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Title: La Perse, la Chaldée et la Susianne
Author: Dieulafoy, Jane
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "La Perse, la Chaldée et la Susianne" ***


Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
http://gallica.bnf.fr)



  La Perse,
  la Chaldée & la Susiane

  PAR
  Madame Jane Dieulafoy

  Librairie Hachette & Cie



  LA PERSE
  LA CHALDÉE ET LA SUSIANE



  Les gravures contenues dans ce volume ont été dessinées sur bois

  d'après les photographies de l'auteur par MM.

  A. de Bar,--Barclay,--É. Bayard,--Eug. Burnand,--H. Catenacci,
  H. Chapuis,--A. Clément,--Hubert Clerget,--Th. Deyrolle,
  M. Dieulafoy,--Dosso,--Ferdinandus,--P. Fritel,--J. Jacquemart,
  D. Lancelot,--J. Laurens,--A. Marie,--Pranishnikoff,--P. Renouard,
  E. Ronjat,--Saint-Elme Gautier,--P. Sellier,--A. Sirouy,--A. Slom,
  F. Sorrieu,--Taylor,--É. Thérond,--L. Thuillier,--Tofani,--Thiriat,
  H. Toussaint,--G. Vuillier,--Th. Weber,--E. Zier,
  et Mlle M. Lancelot.



[Illustration: MADAME DIEULAFOY]



  LA PERSE
  LA CHALDÉE ET LA SUSIANE

  PAR
  MME JANE DIEULAFOY
  CHEVALIER DE LA LÉGION D'HONNEUR, OFFICIER D'ACADÉMIE

  RELATION DE VOYAGE
  CONTENANT
  336 GRAVURES SUR BOIS D'APRÈS LES PHOTOGRAPHIES DE L'AUTEUR
  ET DEUX CARTES

  [Illustration]

  PARIS
  LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie
  79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79

  1887
  Droits de propriété et de traduction réservés



A MA MÈRE

BIEN-AIMÉE


A M. LOUIS DE RONCHAUD

DIRECTEUR DES MUSÉES NATIONAUX


Hommage d'une amie profondément reconnaissante.



[Illustration: VUE DE MARSEILLE. (Voyez p. 5.)]



LA PERSE

LA CHALDÉE ET LA SUSIANE


La vieille thèse si souvent reprise et cependant peu éclairée des
influences de l'art oriental sur l'architecture gothique, l'apport
artistique et industriel des Croisades dans les créations du Moyen Age
avaient toujours excité la curiosité de mon mari.

Le Maroc, l'Algérie, l'Espagne, encore riches en souvenirs de la
domination mauresque; Venise, ses coupoles et ses arcs en accolade; le
Caire, avec ses admirables tombeaux de la plaine de Mokattam et sa
triomphante mosquée d'Hassan interrogés tour à tour, avaient donné leur
contingent de renseignements et d'informations, mais la filiation
orientale de l'art du Moyen Age restait encore à démontrer. Marcel était
intimement persuadé que la Perse Sassanide avait eu une influence
prépondérante sur la genèse de l'architecture musulmane, et que c'était
par l'étude des monuments des Kosroès et des Chapour qu'il faudrait
débuter le jour où l'on voudrait substituer à des théories ingénieuses
des raisonnements appuyés sur des bases solides.

Néanmoins les causeries banales d'érudits de province ou la
fréquentation d'une bibliothèque de cent mille volumes dans laquelle on
ne trouve même pas une bonne édition d'Hérodote ne l'eussent pas
déterminé à persévérer dans la voie qui, peu à peu, s'était ouverte
devant lui et à abandonner momentanément des occupations fort
attrayantes pour courir en Orient. Par bonheur, il était entré depuis
quelques années en relation de service avec Viollet-le-Duc et n'avait
pas manqué d'entretenir le savant archéologue du résultat de ses études.

Les encouragements du maître mirent un terme à toute hésitation. Mon
mari demanda à quitter un important service de construction de chemin de
fer dont il était chargé à titre d'ingénieur des ponts et chaussées.
Cette autorisation obtenue, nous nous mîmes en mesure de prendre au plus
vite la route de l'empire des grands rois.

Tout chemin ne conduit pas en Perse. Les augures consultés furent d'avis
différents. Deux voies étaient ouvertes ou, pour mieux dire, fermées.
L'une traversait le Caucase, passait au pied de l'Ararat et desservait
la grande ville de Tauris; nos agents diplomatiques la parcouraient
assez souvent pour qu'elle fût bien connue au ministère des Affaires
étrangères. Mais le pays était en pleine insurrection, les Kurdes
sauvages mettaient tout à feu et à sang et dépouillaient ou massacraient
impitoyablement les voyageurs.

Le second itinéraire, par Port-Saïd, la mer Rouge, l'océan Indien,
conduisait, après une traversée de plus de quarante jours, à
Bender-Bouchyr, petit port du golfe Persique. Là, paraît-il, on tombait
aux mains d'un valy sauvage, à peu près indépendant de l'autorité du
chah de Perse. Dans le sud comme dans le nord nous courions au-devant
d'un désastre; le moins qu'il pût nous arriver était d'être hachés en
menus morceaux.

L'exagération évidente de ces prédictions fut cause que nous leur
accordâmes médiocre créance.

Mon mari ne s'occupait point d'anthropologie; il ne se sentait même pas
appelé à aller dénicher dans des cimetières quelconques des crânes ou
des ossements tout aussi quelconques dont les légitimes propriétaires
n'avaient jamais sollicité la faveur de venir figurer dans nos muséums
sous de pompeuses étiquettes. Dans ces conditions il n'avait point droit
à émarger au budget des Missions et devait se contenter, pour tout
viatique, d'une belle feuille de papier blanc sur laquelle un
calligraphe de troisième ordre le recommandait aux bons soins de nos
agents diplomatiques en Orient et priait les représentants du ministère
des Affaires étrangères de lui faciliter une mission aussi intéressante
que gratuite.

Encore eut-il l'heureuse fortune d'inspirer confiance à M. de Ronchaud,
alors secrétaire général au ministère des Beaux-Arts. Grâce à
l'intervention et aux démarches bienveillantes de ce haut fonctionnaire,
le fil à la patte qui retenait mon mari en France fut dénoué, et nous
nous trouvâmes enfin libres, libres comme l'air, avec toute une année de
liberté devant nous.

Ces premières difficultés vaincues, quelques amis bien intentionnés
tentèrent de me détourner d'une expédition, au demeurant fort
hasardeuse, et m'engagèrent vivement à rester au logis. On fit miroiter
à mes yeux les plaisirs les plus attrayants. Un jour je rangerais dans
des armoires des lessives embaumées, j'inventerais des marmelades et des
coulis nouveaux; le lendemain je dirigerais en souveraine la bataille
contre les mouches, la chasse aux mites, le raccommodage des
chaussettes. Deux fois par semaine j'irais me pavaner à la musique
municipale. L'après-midi serait consacré aux sermons du prédicateur à la
mode, aux offices de la cathédrale et à ces délicates conversations
entre femmes où, après avoir égorgeaillé son prochain, on se délasse en
causant toilettes, grossesses et nourrissages. Je sus résister à toutes
ces tentations. A cette nouvelle on me traita d'_originale_, accusation
bien grave en province; mes amis les meilleurs et les plus indulgents se
contentèrent de douter du parfait équilibre de mon esprit.

[Illustration: LE PARTHÉNON. (Voyez p. 5.)]

L'heure approchait. De pieuses mains suspendirent à notre cou des
scapulaires, des médailles les mieux bénies, des prières contre la mort;
je fermai les malles et nous partîmes.

Nous nous embarquâmes à Marseille et montâmes sur l'_Ava_, grand navire
des Messageries maritimes habituellement affecté au service de Chine,
mais envoyé par exception à Constantinople. Cinq passagers de première
classe composaient tout l'ornement du bord, mais le bâtiment coulait en
revanche sous le poids des marchandises dont ses cales étaient bondées.

On était en février. Un vent glacial soufflait à travers les ouvertures
mal closes; cependant le capitaine se refusait, sous prétexte de
dégradations imaginaires, à faire allumer le poêle de l'immense salon au
fond duquel nous nous égarions comme des âmes en peine. A dîner nos cinq
voix grelottantes s'unirent dans un unisson lamentable. L'excellent
homme répondit à nos gémissements par la menace de faire mettre en
mouvement le _panka_, cet immense éventail si précieux pendant les
brûlantes traversées de la mer Rouge et de l'océan Indien. Nous nous le
tînmes pour dit: chacun releva le col de son pardessus, et le repas
s'acheva sans qu'on eût aperçu d'ours blanc. Le soir, autre vexation. A
huit heures tous les feux (j'entends les lumières) furent éteints; il ne
fut même pas laissé aux prisonniers le droit de disposer d'une bougie et
de posséder des allumettes.

Que signifiaient ces mesures rigoureuses?

Les énormes cales du navire, les chambres des passagers, les magasins
ménagés sous le grand salon étaient bondés jusqu'à la gueule de poudre,
de munitions, d'armes que le gouvernement français envoyait
fraternellement à la Grèce afin de l'aider à affranchir la Macédoine de
la domination turque.

L'immixtion de la France dans cette tentative d'indépendance et le
concours qu'elle prêtait aux Hellènes n'avaient rien de surprenant. Le
ministère, interpellé à ce sujet par un membre de l'extrême gauche, ne
venait-il pas de le prendre de très haut avec la Chambre: tous les
bruits qui couraient étaient mensongers; jamais on n'avait expédié ou
l'on n'expédierait d'armes en Grèce; la France garderait, en cas de
conflit, la plus stricte neutralité?

En vertu de cette déclaration de principes, l'_Ava_, chance inespérée,
stationna deux jours au Pirée, afin de décharger toute sa cargaison de
poudres neutres et d'obus conciliateurs.

Je ne connaissais les monuments grecs que par des gravures ou des
photographies. Je laisse à penser quelle fut mon émotion en apercevant
les colonnes dorées du Parthénon dominant du haut de l'Acropole la mer
bleue de Salamine et se détachant sur le fond de montagnes dont les
teintes irisées vont se perdre dans l'azur d'un ciel radieux.

Mon enthousiasme fut mis à une dure épreuve en débarquant au Pirée,
vilain bourg bâti à l'italienne et peuplé de marins cosmopolites; il
s'évanouit quand je me trouvai en présence d'un train de chemin de fer.
Je refusai tout d'abord de monter dans ces affreux wagons si déplacés en
semblable pays, je m'entêtai à faire le trajet à cheval ou en litière.
Il me semblait criminel d'arriver à Athènes à la remorque d'une
locomotive, j'avais scrupule de ternir par la fumée du charbon les
maigres oliviers que produit encore la plaine étendue au pied de la
ville de Périclès. Bon gré mal gré, je dus commettre ce sacrilège.

Les temples de Thésée, de Jupiter, le théâtre de Bacchus, l'ascension de
l'Acropole eurent vite raison de ce premier désenchantement.

Je gravis les Propylées, laissant sur ma gauche le joyau précieux connu
sous le nom de Temple de la Victoire Aptère, je parcourus le Parthénon,
l'Érechthéion, je maudis lord Elgin, je cherchai la place de l'olivier
sacré, je suivis le trajet de ce misérable chien qui, sans respect pour
le dieu des mers, pénétra dans la demeure de Poseidon et d'Athéna.
Placée sur les escarpements qui dominent le théâtre, je crus revoir
Xerxès assis sur son trône d'or, s'enthousiasmant aux exploits
d'Arthémise qui coulait un vaisseau perse afin de donner le change aux
Grecs et de se dégager des étreintes ennemies; je vis les deux flottes
aux prises, les efforts des combattants, le désespoir, l'étonnement des
vaincus, la mer teinte de sang, couverte d'agrès et de cadavres; je
m'enorgueillis de la valeur des Hellènes, je me lamentai avec le grand
roi. Comment n'eus-je pas oublié mes premiers griefs?

L'_Ava_ entrait dans le détroit des Dardanelles que j'étais encore
bouleversée par la splendeur d'un art et d'une nature dont jusque-là il
ne m'avait pas été possible de soupçonner la magnificence.

[Illustration: TEMPLE DE LA VICTOIRE APTÈRE. (Voyez p. 5.)]

Dès le début de mon voyage j'étais gâtée. Constantinople acheva de me
tourner la tête. Ici point de chemins de fer apparents, pas de fumée,
pas de charbon, mais de minces caïques filant comme des flèches sur les
eaux tranquilles. A droite, à gauche de la Corne d'Or, des collines
blanches de neige, tachées d'innombrables maisons rouges, bleues,
jaunes; la tour génoise de Galata, la flèche aiguë du Séraskiéra, les
dômes élancés ou aplatis, de nombreuses mosquées, les aiguilles des
minarets; au fond, derrière des ponts de bateaux ployant sous une
avalanche de passants, les sombres cyprès des nécropoles d'Eyoub.
Partout une population pleine de vie, grouillant au milieu de ce
désordre particulier aux ports de mer; dans toutes les rues, des
cavaliers chargés d'armes apparentes, des femmes peu voilées courant
joyeusement vers les cimetières.

[Illustration: CONSTANTINOPLE.--LA FONTAINE DU SÉRAIL. (Voyez p. 9.)]

Quinze jours ne furent pas trop longs pour bien voir les monuments de la
vieille Byzance, les édifices de la moderne Constantinople, assister à
la prière que le sultan dit tous les vendredis à la mosquée construite
auprès de son palais, hurler avec les derviches hurleurs, tourner avec
les tourneurs, parcourir les bazars et les caravansérails malgré la
neige et la boue, goûter aux kebabs de toutes les rôtisseries en plein
vent, me régaler de ces pâtisseries au fromage confectionnées par les
Turcs avec un art sans pareil, me désaltérer à l'eau pure de la fontaine
du sérail et, enfin, apprendre des nombreux négociants persans installés
au bazar de Stamboul que le chemin le plus court et le plus sûr pour
entrer en Perse était encore celui de Tiflis.

Nouvel embarquement sur un bateau russe. Les matelots étaient en général
aussi gris la nuit que le jour, les officiers ne se tenaient guère
mieux, et les tempêtes ou les brouillards de la mer Noire eussent eu
vite raison d'un bateau aussi bien commandé, si la Providence, au
courant de notre situation, ne nous eût octroyé un ciel limpide et une
mer superbe. Peu ou point d'incident, n'était l'entrée en scène du
gouverneur de Trébizonde. Il venait lui-même réclamer une jeune femme
envolée, paraît-il, d'un harem de Stamboul et réfugiée à bord en
compagnie d'un Arménien. La dépêche de l'époux outragé était une vraie
merveille de concision: «Prenez femme; tuez-la».

[Illustration: CONSTANTINOPLE.--LA CORNE D'OR, VUE PRISE DES HAUTEURS
D'EYOUB.]

On retrouva sans peine les fugitifs dans la cabine où ils s'étaient
blottis depuis le départ. Pâris et Hélène se valaient bien. Dieu, les
vilains moineaux! La coupable n'avait pas la moindre envie de se laisser
coudre dans un sac et jeter au fond de la mer. Le séducteur se plaça
avec sa belle sous la protection du pavillon russe, et force fut au
capitaine d'invoquer le même motif pour garder ses passagers. On donna
l'ordre de lever l'ancre: Vénus avait vaincu Thémis.

Le lendemain nous eûmes la chance de passer la barre de Poti. Le ciel
nous continuait ses faveurs: pendant les trois quarts de l'année l'accès
du port est si difficile que les bateaux de la compagnie russe
débarquent habituellement leurs passagers à Batoum, rade conquise sur
les Turcs au cours de la dernière guerre. Libre alors aux nouveaux
arrivés de gagner Poti à la nage, ou tout au moins _par leurs propres
moyens_.

Poti est une petite ville composée de quelques maisons en bois et de
nombreuses cabanes de roseaux, habitées par une population pauvre et
souffreteuse. Le pays est bas, noyé tout l'hiver par des eaux
stagnantes, au total malsain et fiévreux. La France entretient à Poti un
vice-consul. Miracle renversant, cet agent était à son poste. Il nous
rendit le très grand service de faire passer, sans les soumettre à
l'inspection des douanes russes, les glaces de photographie préparées au
gélatino-bromure. Cette délicate affaire terminée, nous nous installâmes
dans les wagons confortables du chemin de fer de Tiflis.

La voie s'allonge d'abord dans la plaine entrecoupée de forêts et de
marécages qui s'étend en arrière de Poti. A part les gares et quelques
villages de misérable apparence, la contrée est à peu près déserte;
seuls d'innombrables troupeaux de porcs encore à demi sangliers
pataugent dans les roseaux et obéissent à grand'peine aux cris de pâtres
tout à fait sauvages. Les marais traversés, on pénètre dans une montagne
abrupte coupée de vallées étroites et torrentueuses. Les rampes sont
raides, les tunnels nombreux; aussi bien la marche du train est-elle par
moments assez lente pour nous permettre d'admirer les cavaliers
géorgiens qui voyagent bardés de poignards, de fusils et de sabres sur
une route côtoyant fréquemment la voie.

[Illustration: POTI ET L'EMBOUCHURE DU PHASE.]

«Les Géorgiens sont tous princes, mais tous princes pauvres, me dit un
négociant grec, notre compagnon de voyage; ils se mettent à dix quand il
leur échoit un poulet maigre, et dévorent avec le même entrain les os et
la chair.»

Au sortir de la montagne la machine s'égosille en conscience: elle entre
à Tiflis.

La vieille capitale de la Géorgie persane a perdu, au moins en
apparence, son caractère original.

Devenue la résidence officielle du gouverneur général des provinces
méridionales de l'empire, occupée par une nombreuse garnison, elle s'est
russifiée de force si ce n'est de gré. Des rues larges et bien percées,
des maisons bâties avec luxe, des jardins à peu près bien tenus, les
palais du grand-duc Constantin et de ses généraux, un musée d'aspect
monumental, de nombreuses casernes, lui donnent l'aspect officiel d'une
capitale.

Seuls les bazars et les quartiers populaires renferment encore des
échantillons de la race autochtone, dont la finesse et l'élégance
n'infirment pas la juste réputation de beauté des femmes géorgiennes.

[Illustration: TUNNEL SUR LE CHEMIN DE FER DE POTI A TIFLIS.]

Le lendemain de notre arrivée, une dépêche de Pétersbourg jetait le
trouble et la confusion dans la ville: le tsar Alexandre venait d'être
assassiné. Des groupes d'officiers, des fonctionnaires bouleversés
stationnaient dans les rues, dans les cafés, narraient de vingt manières
les détails du crime, tandis que le peuple, indifférent, vaquait à ses
affaires quotidiennes.

Le premier émoi passé, on songea à découvrir les coupables; l'ordre de
surveiller tous les voyageurs étrangers fut télégraphié d'un bout à
l'autre de l'empire; défense fut faite de sortir de la ville à tout
inconnu considéré de prime abord comme un assassin ou, au moins, comme
un conspirateur. Arrivés à Tiflis la veille du crime, nous dûmes exhiber
nos passeports et nous réclamer du consul de France. Nous n'en reçûmes
pas moins l'ordre de rester à la disposition des autorités pendant huit
jours.

Je fus dédommagée de ce contretemps par le spectacle des cérémonies
funèbres célébrées en mémoire du tsar défunt et des fêtes données en
l'honneur de la proclamation solennelle du nouveau souverain.

Comme elle était imposante cette interminable procession de popes, aux
longs cheveux tombant sur les épaules, aux tiares et aux chapes d'or,
s'avançant la croix en main au milieu des troupes massées sur la place
d'armes! Les généraux baisèrent les premiers l'Évangile après avoir
prêté serment; puis les rangs s'ouvrirent, et les membres du clergé
reçurent des soldats la promesse de fidélité, pendant que des chœurs
faisaient entendre ces chants harmonieux dont l'Église russe a seule le
secret.

Le tsar est mort, vive le tsar!

Huit jours après la cérémonie, les portes de la ville furent ouvertes
aux voyageurs; trains et diligences reprirent leur marche habituelle.

Nous avions de nouveau le choix entre deux routes. L'une se dirigeait
vers la Caspienne; elle était facile à parcourir, pourvue de relais de
poste munis de nombreux chevaux, mais elle n'offrait aucun intérêt à
l'archéologue. La seconde s'engageait dans le Caucase, passait au pied
de l'Ararat et conduisait jusqu'à Tauris, la capitale de l'Azerbéidjan
(l'Atropatène des Grecs). Elle traversait d'anciennes cités persanes
annexées depuis peu à la Russie et était encore semée de vieux monuments
en assez bon état de conservation. Il n'y avait pas à hésiter: bien que
la fonte des neiges fermât à peu près l'accès de la montagne et que
l'abandon de cette voie par les étrangers rendît les maisons de poste
inhospitalières, nous choisîmes la route du Caucase.

[Illustration: PRINCE GÉORGIEN. (Voyez p. 10.)]

J'avais conservé de mes stations prolongées dans les boues neigeuses de
Stamboul un rhume suffocant; pour le couver tout à l'aise, nous louâmes
avec enthousiasme une berline à huit chevaux, au lieu de nous contenter
des télégas vulgaires. On empila six jours de vivres au fond des
caissons, et nous nous mîmes en route munis d'un _padarojna_ impérial,
sorte de passeport qui donne le droit de requérir les chevaux de chaque
station après que les courriers et les fonctionnaires munis du padarojna
général ont été pourvus. A en croire le maître de poste, nous devions
atteindre en quatre jours la frontière persane.

Au début, tout alla à souhait. La lourde berline roulait comme un
ouragan de coteaux en vallées. Au son de la trompe retentissante du
courrier tous les convois se garaient et laissaient la voie libre; nous
dépassâmes notamment, en les regardant d'un œil et d'un cœur dédaigneux,
des charrettes légères portées sur quatre roues solides, surmontées d'un
capotage de toile posant sur des arcs de bois. Dans le fond de ces
véhicules rustiques s'empilaient des officiers allongés sur des piles de
coussins et de matelas. Combien je regrettai plus tard mon orgueil
déplacé!

Le lendemain du départ le décor changea: au lieu de nous donner des
chevaux, les valets d'écurie remisèrent la voiture dans la cour de la
maison. Le courrier nous avait été fortement recommandé, sous prétexte
qu'il parlait l'italien et le persan. Je lui adressai tour à tour la
parole dans la langue de Fénelon, de Dante et de Saadi; il me répondit
un invariable _sitchas_ (tout de suite) et un non moins invariable
_niet_ (il n'y a rien). A ces gestes je finis néanmoins par comprendre
que la poste avait à notre disposition trois chevaux fourbus. Il fallait
attendre le retour de plusieurs convois et laisser aux animaux fatigués
le temps de se reposer. Engourdis par une immobilité de plus de
vingt-quatre heures passées au fond d'une berline fort mal suspendue et
plus mal rembourrée s'il est possible, nous ne nous fîmes pas demander à
deux genoux de mettre pied à terre.

[Illustration: VUE DE TIFLIS.]

On déchargea les menus bagages, les provisions de ménage, et l'on porta
le tout dans une grande pièce badigeonnée à la chaux aux temps fabuleux
d'Ivan le Terrible. Le mobilier se composait d'un poêle chauffé à blanc,
d'une table sur laquelle flambait une lampe au pétrole et de deux lits
de camp. A part l'écurie et un réduit enfumé où dormaient les
postillons, c'était l'unique salle de la maison de poste. Je m'évertuai
à faire entendre au sieur _Niet_ que je désirais des matelas et des
draps. Il partit vivement, revint bientôt chargé des coussins de la
voiture, les posa sur les lits de camp et me regarda de l'air victorieux
d'un homme qui a reçu le souffle d'en haut.

Je songeai alors au dîner. Le panier aux vivres fut ouvert; un poulet et
des œufs crus en furent extraits et, après avoir attiré l'attention de
Niet, je fis gentiment tourner ces vivres devant la flamme rouge du
poêle. Niet avait le génie des langues: il me répondit sur un mode aussi
silencieux qu'il n'avait ni broche ni marmite. Je restai stupéfiée: qui
m'eût dit, en quittant la France, que je devais emporter mon lit et ma
batterie de cuisine! Dès les premières étapes s'ouvrait tout un horizon
de difficultés et de privations. Par bonheur il se trouva dans nos
bagages un nécessaire de chasse, contenant des boîtes de fer-blanc
capables de supporter le feu, une gamelle, des couverts et des
assiettes.

Vers le soir nous vîmes arriver l'une des télégas que nous avions
devancées le matin; elle avait besoin de deux chevaux et les trouva
sur-le-champ. La comparaison entre notre sort et celui de ces heureux
propriétaires n'était pas de nature à me réjouir. L'écurie s'étant enfin
regarnie, on attela à notre guimbarde douze bêtes vigoureuses, car, à
partir de ce point, la route, couverte de neige, devenait mauvaise, et
Niet reprit triomphalement sa trompe retentissante.

Le chemin, tracé en pleine montagne, s'allongeait sur des croupes
escarpées couvertes de sapins gigantesques. On montait; la température
devenait de plus en plus fraîche, et le vent glacé s'engouffrait dans la
voiture au point de couper la respiration. Avant d'arriver au col, nous
atteignîmes la région des neiges, et dès lors les chevaux, essoufflés,
fatigués par des efforts incessants, eurent grand'peine à déraciner le
lourd véhicule et à le traîner à la prochaine station. Les bêtes furent
changées, et à trois heures du soir la trompe donna le signal du départ.
Le ciel était gris plombé; la neige couvrait d'un manteau sans tache
montagnes et vallées. La symphonie du blanc majeur nous envahissait.
Seules les eaux sombres du Sewanga se détachaient sur le fond de
montagnes neigeuses qui formaient autour du lac une ceinture virginale.

Comme Niet s'évertuait à me conter en pure perte une légende où
revenaient sans cesse les noms de Noé et de ses fils, la neige se mit à
tomber. Les postillons, aveuglés par ses tourbillons, ne tardèrent pas à
perdre la piste et à lancer chevaux et voiture au fond d'un cloaque. Je
me sentis osciller à droite et à gauche, puis je me trouvai sur le sol
ou plutôt sur mon mari: la voiture venait de chavirer. Aucun de nos os
ne craqua. Les postillons déchargèrent d'abord le véhicule, et tentèrent
de le remettre sur ses quatre roues, en invoquant et en insultant tour à
tour les saints les plus puissants du paradis. Prières perdues. Alors,
sous prétexte d'aller chercher du renfort, ils sautèrent sur les chevaux
et disparurent au galop.

Niet ne nous avait pas faussé compagnie; il empila piteusement les
bagages les uns sur les autres et se mit, j'imagine, à composer une
élégie sur la triste aventure de gens perdus au mois de mars au milieu
d'une tourmente de neige.

De fait, nous eussions attendu le jour, morfondus au fond de notre
carrosse, si des ouvriers employés au déblayement de la route n'étaient
venus à passer. Leur village était voisin, mais nous l'avions traversé
sans l'apercevoir. Des cavernes creusées sous terre jusques à quatre
mètres de profondeur et auxquelles conduisaient des rampes rapides,
perdues derrière des buissons chargés de givre, s'étendaient, paraît-il,
sur un vaste espace. Il eût été aussi difficile d'apprécier l'importance
de cette fourmilière humaine qu'il était malaisé de la découvrir pendant
la nuit.

Nos sauveteurs nous guidèrent vers la maison la mieux tenue.

Une jeune femme couronnée d'un diadème de pièces d'argent prépara du thé
brûlant; les enfants, empilés sous le tandour, nous firent place à leurs
côtés, et, quand enfin nos membres furent un peu dégelés, on mit à notre
disposition un feutre épais, tandis que deux paysans allaient au plus
vite monter la garde auprès de la berline naufragée.

Je fus réveillée par un cri strident et un jet de lumière qui éclaira
subitement le centre de la toiture. Le cri avait été poussé par un
veilleur de nuit chargé de déboucher au matin l'ouverture circulaire
ménagée au faîte de chaque maison et d'annoncer aux villageois le retour
de l'aurore. La journée s'annonçait radieuse. Nous courûmes vers la
berline. Bagages et provisions étaient intacts. Bientôt arrivèrent des
postillons et des chevaux; mais, comme la veille, leurs efforts pour
relever le carrosse demeurèrent infructueux. Ce fut à un attelage de
bœufs que revint l'honneur d'avoir raison de la neige et des ornières.
Dès lors il fallut renoncer à traîner la voiture pleine et nous empiler
avec nos bagages sur un de ces traîneaux considérés naguère avec tant de
mépris, tandis que Niet s'acharnait à faire marcher derrière nous la
pompeuse guimbarde.

Jusqu'à Érivan le voyage fut une longue suite de stations douloureuses.
Étapes faites en traîneaux, étapes exécutées dans une berline toujours
prête à verser, interminables arrêts dans des maisons de poste aussi
dépourvues de chevaux que de vivres, se succédèrent dix jours durant.

Il serait monotone de narrer en détail nos déceptions et nos
souffrances. J'ouvrirai donc mes notes en face du premier monument
iranien. Je n'ai pas encore franchi la frontière politique de l'empire
du Chah in Chah, puisque le Dieu des combats a fait russe la
Transcaucasie, mais je suis certainement en Perse, si j'en juge au
costume, au langage des habitants, au bazar et aux édifices qui
m'entourent.

[Illustration: JEUNE FILLE GÉORGIENNE. (Voyez p. 11.)]



[Illustration: PAYSANS RUSSES ET TARTARES.]



CHAPITRE PREMIER

Érivan.--Groupe de paysans.--Enfant arménien.--Ancienne mosquée
d'Érivan.--Menu d'un dîner au Caucase.--Palais des Serdars.--Vue de
l'Ararat.--Cultures aux environs d'Érivan.--Narchivan.--Masdjed
Djouma.--Atabeg Koumbaz.


29 mars 1881.--La ville d'Érivan est gaie d'aspect: ses maisons,
recouvertes en terrasses, sont entourées de jardins. Les coupoles des
mosquées chiites, les murs blanchis à la chaux de quelques habitations à
demi européennes, les fleurs épanouies des arbres fruitiers, tranchent
joyeusement sur la masse grisâtre des constructions. Sans le dôme de
tôle peinte en vert de l'église russe, on se croirait déjà en Perse.

Notre calèche traverse la ville au grand galop des chevaux de poste, et
nous faisons une entrée triomphale dans l'hôtellerie, suivis des
habitants accourus en foule derrière la voiture pour assister à
l'arrivée des étrangers.

Jeunes ou vieux, ces curieux sont également laids. Les uns portent la
casquette plate des «Petits-Russiens» et cette longue lévite boutonnée
connue en Europe sous le nom de _polonaise_; les autres sont coiffés du
_papach_ cylindrique en peau de mouton et affublés du vêtement fourré
des anciens habitants du pays. Tous ont les cheveux collés en longues
mèches plates, le teint blafard. Leur figure, fortement déprimée, ne
respire ni intelligence ni vivacité, et rien dans leurs allures ne vient
démentir l'expression de leur physionomie.

Dans un coin de la cour j'aperçois un jeune garçon dont la mine éveillée
contraste avec l'air pesant des gens qui nous entourent. Ses traits
réguliers rappellent les beaux types de la Grèce; des cheveux noirs et
bouclés encadrent gracieusement une figure éclairée par deux beaux yeux
pleins de malice; un vieux fez rouge, à moitié noyé dans les
broussailles de la chevelure, se détache sur le fond des murs de terre
et attire tout d'abord mon attention. C'est un Arménien de Trébizonde,
abandonné par une caravane de marchands persans. Le gamin, dès qu'il
nous voit, se précipite vers la voiture, s'empare des bagages et nous
guide vers la porte, encombrée d'officiers russes venus à leur pension,
prendre, après la manœuvre, le _zakouski_ national.

L'installation de l'hôtellerie est supérieure à celle des maisons de
poste; néanmoins elle laisse fort à désirer. L'éternel samovar et une
table chargée des éponges et des peignes communs à tous les voyageurs
constituent le mobilier d'une chambre, dont les croisées, vissées, ont
leurs plus petits joints recouverts de papier. Le lit se compose d'un
mince matelas posé sur des sangles et d'une couverture; les draps font
défaut. Ils seraient superflus, les Russes, au moins dans le Caucase,
n'enlevant jamais leurs vêtements avant de se coucher.

[Illustration: ENFANT ARMÉNIEN.]

Mon cœur se soulève en entrant dans cette chambre où l'air n'est jamais
renouvelé. Mais à quoi servirait de se montrer délicate? Il s'agit
d'abord de conquérir le déjeuner. Selon mon habitude, je remplace le
discours éloquent que je ne manquerais pas de placer à cette occasion,
si je savais la langue russe, par des gestes expressifs et animés. Je
rapproche à plusieurs reprises les doigts de ma bouche ouverte, pendant
que de l'autre main je serre ma poitrine afin d'exprimer les angoisses
d'un estomac délabré. Cette demande muette, comprise du Spitzberg à
l'Équateur, reste ici sans réponse. Décidément le moscovite est une
langue bien difficile.

Seul mon petit Arménien paraît frappé d'une idée lumineuse; supposant
que le conducteur de la calèche doit nous comprendre après nous avoir
accompagnés pendant dix jours, il part et me le ramène aussitôt.

Cet honnête Moscovite prend ma montre et, posant son doigt sur la
douzième heure, hurle son _niet_ habituel tout en heurtant ses mâchoires
l'une contre l'autre; puis, faisant parcourir à l'aiguille le quart du
cadran, il se place à table d'un air réjoui. Tout cela veut dire, si je
ne me trompe, que pour le moment on ne trouve rien à manger à
l'hôtellerie, mais qu'à trois heures nous dînerons chez Lucullus.

Alors, également ravis du restaurant et du logis, mais l'estomac creusé
par dix jours de jeûne ou d'oie fumée, nous sortons, espérant trouver,
comme dans les bazars de Stamboul, des cuisines en plein vent toujours
ouvertes aux affamés.

Les bazars d'Érivan sont bruyants et animés; d'étroites boutiques,
placées de chaque côté d'un passage couvert, sont encombrées d'objets
hétéroclites; les négociants, assis sur leurs talons, causent avec leurs
clients, ou roulent mélancoliquement entre leurs doigts les grains d'un
chapelet d'ambre, destiné plutôt à faire des calculs commerciaux qu'à
compter des prières. Changeurs et marchands ambulants parcourent les
rues en poussant des cris stridents; le peuple circule, se pousse,
s'injurie et se faufile au milieu des caravanes de chameaux, de mulets
et d'ânes, animaux trop honnêtes pour écraser quelqu'un dans cette
bagarre.

[Illustration: ANCIENNE MOSQUÉE A ÉRIVAN. (Voyez p. 21.)]

La foule eût-elle été plus compacte, qu'elle ne nous aurait point
empêchés de distinguer une boutique dont l'aspect est des plus
réjouissants: on y confectionne le _loulé kébab_ (rôti en tuyaux), dont
nous avons pu apprécier les mérites sérieux dans les bazars de
Constantinople.

Sur l'étal apparaît un grand bassin rempli de viande de mouton hachée
menu; un fourneau garni d'une braise ardente est disposé à côté, prêt à
cuire rapidement les brochettes. Nous passons derrière l'_achpaz_
(cuisinier), qui nous invite à nous asseoir sur une banquette de bois,
et nous assistons à la confection du kébab. Le Vatel a saisi une poignée
de hachis, qu'il presse en l'allongeant tout autour d'une plate
brochette de fer, puis il humecte sa main avec de l'eau et la promène
lentement sur la viande: à un moment donné, je crois m'apercevoir que
l'artiste s'aide du bout de sa langue afin de fixer quelque morceau
rebelle. Il est inutile de chercher à approfondir une question aussi
dépourvue d'intérêt. En tout cas, cette manœuvre culinaire ne nuit en
rien à la perfection des brochettes qu'on nous sert au bout de quelques
minutes, emmaillotées dans une mince couche de pain. Nous nous
empressons de les dévorer et, ce devoir accompli, poussons une première
reconnaissance dans la ville.

On nous conduit d'abord à une ancienne mosquée en partie détruite: la
coupole, dégradée extérieurement, est revêtue de briques émaillées de
couleur bleue, tandis que les murs de l'édifice sont habillés de plaques
de faïence sur lesquelles le décorateur a peint des fleurs et des
oiseaux; une grande partie des frises, ornées d'écritures jaunes sur
fond bleu, gisent à terre, détachées par la pluie et l'humidité.
Perpendiculairement à la façade principale s'étendent, de chaque côté,
des arcatures disposées autour d'une cour au milieu de laquelle on voit
encore les ruines d'un bassin à ablutions. Ces galeries, sur lesquelles
s'ouvrent les entrées d'un nombre de chambres égal à celui des arceaux
extérieurs, forment le portique de la _médressè_, où l'on apprend aux
enfants à lire le Koran et aux étudiants les principes de la loi
musulmane. Tous les édifices religieux sont élevés aux frais des
particuliers, et la générosité des fondateurs va quelquefois jusqu'à
joindre à ces monuments non seulement des écoles, mais encore un bain et
un caravansérail destinés aux voyageurs. La mosquée a subi plusieurs
restaurations; les faïences ne remontent pas à une époque éloignée; la
coupole, au contraire, paraît avoir été construite à la fin du
dix-septième siècle. Elle est soigneusement décorée à l'intérieur d'une
jolie mosaïque de briques, entremêlée de petits carreaux émaillés
disposés en spirale.

Trois heures sonnent à l'église russe voisine de la mosquée: on dîne
sans doute, hâtons-nous de rentrer au logis. Enfin nous voici à table;
on apporte à chaque convive un grand saladier dans lequel sont réunis
les éléments les plus divers. J'attaque avec hésitation ce mélange de
choux fermentés, de mouton et de lait aigre; le palais, d'abord surpris
de ce bizarre amalgame, s'y habitue cependant, et le _chit_ (je ne
garantis pas l'orthographe) est encore le meilleur de tous les plats
russes servis au Caucase. Le mets national persan, du riz mêlé de
raisins secs, fait ensuite son apparition, et le menu se termine par des
pieds de porc sucrés et cuits dans la confiture de prunes.

Le vin est bien fabriqué; sa couleur dorée, son bouquet agréable
rappellent les vins légers du sud de l'Espagne: on est très porté, après
l'avoir goûté, à rendre grâce au patriarche Noé, qui planta, dit-on,
dans les environs d'Érivan les premiers ceps de vigne. Comme aux temps
bibliques, le raisin provient d'immenses champs s'étendant des portes de
la ville jusqu'au pied de l'Ararat.

Dès que la nuit est tombée, des fusées partent des terrasses ou des
cours de toutes les maisons; les gens les plus graves prennent un
plaisir extrême à courir au milieu des pièces d'artifice qu'ils
enflamment eux-mêmes, sans s'inquiéter des robes brûlées, des barbes et
des cheveux roussis; la joie la plus bruyante éclate de tous côtés.
C'est aujourd'hui le _Norouz_, ou nouvel an persan. L'origine de cette
fête remonterait à une haute antiquité si quelques-uns des bas-reliefs
de Persépolis représentent, comme on le croit, l'arrivée des offrandes
envoyées par les satrapes aux rois achéménides à l'occasion de cette
solennité. A l'exemple de ses aïeux, le chah de Perse accepte les
présents de tous les grands personnages de la cour et des gouverneurs de
province qui ont soin de se rappeler à la bienveillance royale par la
richesse de leurs cadeaux. Les fonds, j'allais dire les impôts, perçus
de ce chef sont très considérables et constituent une importante partie
du budget; aussi, bien que les Sunnites reprochent aux Chiites d'avoir
conservé ce dernier souvenir d'un passé idolâtre, j'imagine que cette
fête ne sera pas de longtemps abolie. Sa Majesté, à son tour, fait
frapper à son effigie une menue monnaie d'or et d'argent, qu'elle
distribue à ses ministres, à ses femmes et aux ambassadeurs.

30 mars.--Le jour est déjà levé quand nous arrivons au palais des
Serdars. Ce charmant édifice, situé, comme la mosquée, à l'intérieur de
la citadelle, était affecté jadis à la résidence des gouverneurs persans
de la province.

La pièce principale, dont la vue se présente dès qu'on entre dans la
cour, est un _talar_, salon ouvert au grand air sur un de ses côtés et
orné de légères colonnes en bois recouvertes de petits miroirs
triangulaires qui se reflètent les uns dans les autres. Le plafond de
cette salle est traité dans le même goût. Du centre partent des rameaux
verts chargés de fleurs et d'oiseaux aux couleurs vives se détachant sur
un fond de glaces. L'ancienne décoration de la salle est aujourd'hui
détruite; les murs pourtant ont conservé les encadrements de vieilles
peintures; quelques lambeaux de toile accrochés à des clous me
permettent de constater que ces tableaux représentaient des chasses
royales. Les _kolahs_ (bonnets) des princes et des officiers
appartiennent par leur forme à la fin du siècle dernier.

Quelques salles bien conservées entourent le talar, elles sont fermées
au moyen de grands et beaux vitraux: les verres rouges, bleus, jaunes et
verts, enchâssés dans de minces plaquettes de bois dur, se mélangent et
forment des combinaisons géométriques qui ont généralement pour base
l'étoile à douze pointes.

Des larges baies du salon intérieur, les regards embrassent un
magnifique panorama. Au pied du palais, bâti sur un rocher escarpé,
coule, en décrivant de nombreux circuits, un cours d'eau torrentueux; un
vieux pont de pierre, encombré de caravanes se dirigeant vers la Perse
ou se rendant en Russie, réunit ses deux berges.

Au delà de la rivière s'étend une vallée verdoyante coupée de canaux et
de bouquets d'arbres; au dernier plan, le grand Ararat[1] élève
majestueusement sa tête couverte de neiges éternelles.

  [1] Le sommet de l'Ararat est à 5650 mètres environ au-dessus du
    niveau de la mer.

Le sommet de la montagne, formé de deux pics de hauteurs inégales
séparés par un col, domine la ligne de faîte. L'arche de Noé, suivant
les traditions, s'arrêta après le déluge sur la cime de droite.

Il doit être pénible de gravir les flancs glacés de l'Ararat, mais les
membres du club Alpin qui tenteraient cette ascension seraient bien
dédommagés de leurs fatigues s'ils trouvaient dans les anfractuosités
des rochers la quille de l'arche biblique, que montrent très
sérieusement au bout d'une lunette les bons moines du monastère du lac
Sewanga.

31 mars.--Deux journées de repos passées à Érivan m'ont rendu courage,
et je me décide à reprendre notre vie de misère, c'est-à-dire la
diligence chargée de nous conduire, aux termes du traité, jusqu'à
Djoulfa, village situé à la frontière de la Russie et de la Perse.

A sept ou huit kilomètres d'Érivan, le postillon trouve encore le moyen
d'engager sa voiture dans une profonde ornière. Mais, comme le soleil
est beau et que nous n'avons plus de neige sous les pieds, notre
philosophie se trouve à la hauteur des circonstances; assis sur un
tertre, nous attendons pendant deux grandes heures qu'Allah donne aux
chevaux de poste et à deux paires de vaches réquisitionnées dans un
champ voisin la force et la bonne volonté nécessaires pour dégager le
carrosse du cloaque dans lequel il est embourbé.

Tout autour de moi le pays est riche et bien cultivé; on voyage au
milieu de plaines irriguées plantées en vigne ou semées en blé, riz ou
coton. Les villages, très voisins les uns des autres, sont entourés de
bouquets de verdure et d'arbres fruitiers en pleine floraison. Le
printemps sonne le branle-bas aux champs; les paysans profitent d'une
belle journée de soleil pour donner les dernières façons aux terres; les
femmes, uniformément revêtues de chemises courtes et de pantalons en
cotonnade rouge, réparent les conduits d'arrosage, sarclent et binent
les récoltes déjà nées ou déchaussent la vigne enterrée pendant l'hiver.

[Illustration: PONT D'ÉRIVAN.]

1er avril.--Le paysage change; toute trace de végétation disparaît, et
la route naguère si riante s'élève dans une vallée caillouteuse
conduisant à un col déchiré; les secousses données par les rochers en
saillie sur le chemin sont des plus violentes. Allons-nous encore
voyager sur la tête? Vers trois heures, douze fortes bêtes montées par
six postillons remplacent l'attelage de quatre chevaux. Je demande des
renseignements: nous allons, m'apprend le conducteur, traverser une
rivière; on n'ignore pas ici l'art de naviguer, mais c'est toujours en
voiture ou à cheval qu'on met à la voile.

Entraînée avec la vitesse du vent par son superbe équipage, la voiture
bondit en tous sens à la rencontre des pierres et des affleurements de
rochers, et nous porte, déjà tout étourdis, sur les bords de la rivière,
grossie par la fonte des neiges. Les postillons, debout sur leurs
étriers, fouettent à tour de bras les chevaux et les lancent sans
hésitation dans le fleuve; le conducteur jure avec furie; l'eau, blanche
d'écume, jaillit de toutes parts et pénètre dans la voiture jusqu'à la
hauteur des coussins; enfin, la lourde calèche gagne l'autre rive et se
dirige vers un relais situé à quelques minutes du gué.

Chevaux et postillons se sont bien conduits; ces derniers, fiers d'avoir
franchi un obstacle bien fait dans cette saison pour arrêter les
voyageurs pendant plusieurs jours, reçoivent néanmoins, avec la modestie
seyant au vrai mérite, les félicitations de leurs camarades. Nous-mêmes
sommes très heureux de trouver ici un bon feu, car un bain de rivière,
au mois de mars, est dépourvu de charme.

Il est nuit close quand nous arrivons au relais de poste de Narchivan;
les chevaux sont dételés, les bagages déchargés, puis on nous conduit
dans une petite salle basse où sept ou huit palefreniers enveloppés dans
des peaux de bique dorment sur des lits de camp. Le maître de poste leur
ordonne de se lever et d'aller se loger ailleurs; mais tous ronflent à
qui mieux mieux, et nul ne paraît avoir entendu cette injonction
désagréable. Un grand fouet ceint les reins de notre introducteur; il en
défait doucement les nœuds et n'a pas encore le manche à la main, que
déjà tous les dormeurs réveillés courent à droite et à gauche,
saisissent armes et bagages et disparaissent.

3 avril.--Narchivan, comme Érivan, conserve de superbes souvenirs de son
passé.

Sur la principale place se trouve un des plus beaux spécimens de
l'architecture mogole au quatorzième siècle. C'est une grande tour
octogonale haute de vingt et un mètres; elle faisait autrefois partie de
la masdjed Djouma, aujourd'hui détruite; chacune de ses faces est ornée
d'une ravissante mosaïque de briques et de bandes d'émail bleu turquoise
s'enchevêtrant les unes dans les autres pour composer des dessins variés
d'une extrême élégance.

Cette construction est précédée de deux minarets flanquant une porte
ogivale d'un bon style; les frises qui entourent la baie sont décorées
d'une large inscription coufique dont les lettres en émail bleu se
détachent sur le fond rosé de la maçonnerie.

Sur le seuil de la porte j'entends pour la première fois parler persan.
J'ai douté jusqu'ici de moi-même et du dictionnaire de Bergé; aussi
j'éprouve un vrai bonheur à reconnaître plusieurs mots péniblement
gravés dans ma mémoire et à pouvoir enfin échanger quelques paroles.
Depuis Tiflis je me suis toujours exprimée par signes ou par dessins, et
il m'est permis de trouver ce langage muet de jour en jour plus
monotone.

Mon premier Persan est le propriétaire de la tour. En apprenant
l'arrivée de deux étrangers, il est sorti de sa maison, bâtie tout au
bout de la mosquée. Surprise de le voir revêtu de l'uniforme des
généraux russes, je m'informe du motif qui l'a engagé à adopter le
costume des conquérants de son pays.

«Mes ancêtres, me répond-il, étaient de père en fils gouverneurs de
cette province, où ma famille possédait d'immenses terres; aujourd'hui
il me reste comme patrimoine la tour objet de votre admiration, les
minarets de l'antique mosquée et le titre de général russe, que le tsar
distribue généreusement à ses victimes infortunées.»

Narchivan fut une ville prospère au Moyen Age. Hors des murs nous
visitons une vaste mosquée couverte d'une coupole en partie ruinée et, à
quelque distance de là, l'Atabeg Koumbaz, charmant petit édifice, où
dort de son dernier sommeil un grand personnage musulman.

La construction repose sur une crypte voûtée; le toit, de forme
pyramidale, est couvert en briques; les frises et les faces du monument
sont, comme celles de la masdjed Djouma, ornées d'inscriptions
coufiques; mais les dessins sont exécutés plus simplement en mosaïque de
briques de couleur uniforme, posées sur fond de mortier.

[Illustration: RUINES DE LA MASDJED DJOUMA ET MINARET A NARCHIVAN.]

Au sommet du toit est un nid de cigognes, où tous les ans, paraît-il,
ces beaux oiseaux viennent pondre et couver leurs œufs. Les petits
mettent quatre à cinq mois à naître ou à grandir et abandonnent ensuite
le nid paternel, tandis que les parents, constants comme les
hirondelles, reviennent chaque année renouveler leur bail avec le faîte
du même monument.

[Illustration: ATABEG KOUMBAZ A NARCHIVAN.]

_Hadji laïlag_ (le pèlerin aux longues jambes) est très aimé par les
habitants des villages; sa présence porte bonheur. Cet oiseau respecté
est domestiqué comme les poules de basse-cour; il se promène dans les
rues sans être inquiété par les gamins, sort paisiblement de la ville
pour faire la chasse aux serpents, divise ces reptiles en menus
fragments, mange la tête et la queue, et réserve les parties les plus
tendres à sa couvée, qu'il soigne avec amour et défend avec courage
contre les attaques des aigles et des vautours.

A l'approche de l'ennemi, hadji laïlag se dresse sur ses longues jambes,
agite avec fureur ses ailes et fait entendre, en frappant l'une contre
l'autre les deux parties de son bec, un bruit de battoir si discordant
qu'il suffit à mettre en fuite les assaillants.

Le propriétaire de l'Atabeg Koumbaz, après m'avoir donné ces détails sur
les mœurs des cigognes, m'invite à entrer dans sa maison et à prendre le
thé; j'accepte avec reconnaissance, heureuse d'entendre parler une
langue que j'ai le plus vif désir d'apprendre. Comme je me dispose à me
retirer, mon hôte me fait plusieurs fois une proposition, que je crois
mal comprendre, tant elle me paraît extravagante: il veut me céder
l'Atabeg Koumbaz et compte bâtir avec le produit de la vente une maison
à la russe en harmonie avec son bel uniforme. Je le remercie, tout en
lui laissant entendre qu'au début d'un long voyage il serait imprudent
de me charger d'un colis aussi volumineux et aussi pesant que son
immeuble.

[Illustration: MOSQUÉE RUINÉE A NARCHIVAN. (Voyez p. 24.)]



[Illustration: CAVALIERS KURDES. (Voyez p. 31.)]



CHAPITRE II

L'Azerbeïdjan.--La douane de Djoulfa.--Le télégraphe anglais.--Les
Kurdes.--Les bagages d'un voyageur persan.--Marande.--Un vieux mendiant
kurde.--Intérieur persan.--Un des neuf cent quatre-vingt-dix-neuf
caravansérails de chah Abbas.--Le préfet de police de Tauris.--Les
souhaits d'un derviche.--Arrivée à Sofia.


4 avril.--La réparation de la voiture brisée au passage de la rivière a
nécessité deux jours. Grâce à l'habileté combinée des forgerons russes
et persans, nous avons enfin gagné Djoulfa, pauvre village bâti sur les
bords de l'Araxe, qui forme la frontière de la Russie et de la Perse.

L'Araxe, le fleuve le plus renommé de l'ancienne Médie, prend sa source
dans les montagnes situées entre Kars et Erzéroum; il traverse l'Arménie
à la latitude de l'Ararat et tombe dans la mer Caspienne après s'être
réuni au Kour. Je parcours ses rives et l'ancien cimetière de Djoulfa,
puis je rentre à la maison de poste, où m'attend un délicieux pilau
accompagné d'une volaille et arrosé de lait aigre. Après le repas, nous
traversons le fleuve sur un bac et nous nous dirigeons vers la demeure
du percepteur de la douane, afin de remettre à ce fonctionnaire une
lettre de recommandation donnée par le consul de Perse à Tiflis. De
nombreux serviteurs fument ou dorment devant la porte; l'un d'eux prend
le pli et nous invite à nous asseoir sur un banc de terre adossé au mur
extérieur. Il revient au bout d'un quart d'heure: «L'aga repose, dit-il,
et vous recevra à son réveil.»

L'habitation de l'agent persan est construite sur une place sablonneuse
autour de laquelle s'entassent en grand nombre les ballots apportés par
les caravanes; les marchandises séjournent dans la cour jusqu'à ce que
les droits de douane aient été acquittés. Derrière cet amoncellement de
colis j'aperçois une maison entourée d'une enceinte de terre et
surmontée de fils télégraphiques. C'est la station de la ligne anglaise
qui relie les Indes à la métropole, passe à travers la Prusse, la
Russie, la Perse, et se termine par le câble sous-marin dont la tête est
à Bender-Bouchyr, dans le golfe Persique. Les fils, fixés sur des
poteaux de fonte semblables à ceux que nous avons déjà rencontrés dans
le Caucase, paraissent soigneusement établis.

Le directeur du bureau anglais de Djoulfa, un Russe, M. Ovnatamof, est
la providence qui va nous permettre d'entrer en Perse. Il parle bien le
français et se met à notre disposition avec la plus extrême
complaisance. Après avoir changé nos _pauls_ russes en monnaie d'argent,
il loue les chevaux de transport, engage des serviteurs, fait accepter
aux muletiers, en payement du premier acompte, les pièces qu'on vient de
nous remettre, et, comme recommandation dernière, engage Marcel à
résister aux instances dont les tcharvadars ne manqueront pas de
l'assaillir afin d'obtenir en route quelques _tomans_: la moindre
complaisance à ce sujet pourrait nous exposer à être abandonnés avant
d'arriver à Tauris.

M. Ovnatamof me donne aussi des renseignements sur la vie que je vais
mener désormais. J'ai eu tort de me plaindre des maisons de poste russes
et de leurs lits de bois; je dois renoncer à ce dernier confortable.
«Vous trouverez comme abri, me dit-il, des caravansérails ouverts à tous
les vents; le sol nu vous servira de matelas, la selle de votre monture
d'oreiller; vous n'aurez même pas la ressource de coucher sur la paille:
il n'en reste plus pour les chevaux, obligés de se nourrir depuis un
mois des herbes vertes qui commencent à couvrir la terre.»

Au moment où tous les préparatifs sont terminés et le départ fixé au
lendemain, la porte s'ouvre; l'agent persan, accompagné de tous ses
serviteurs, entre avec gravité et, la main placée sur le cœur, nous fait
ses offres de service. Je suis polie, et, prenant aussitôt la même pose:
«Votre Excellence a-t-elle bien dormi?» Il hésite un instant,
interrogeant mon regard afin de savoir si je me moque de lui; puis,
reprenant son aplomb, il se met de nouveau à notre disposition. Voilà
mon début avec les fonctionnaires de l'Iran. Ce lourd personnage n'a pas
d'ailleurs la portée que je lui ai généreusement prêtée tout d'abord: il
perçoit à la fois les revenus de la douane et achète au gouverneur de
l'Azerbeïdjan la faveur d'exploiter le bac de Djoulfa.

A tous les degrés de la hiérarchie, les emplois se donnent au plus
offrant dans le royaume du roi des rois. Le bac est affermé quarante
mille francs, mais le concessionnaire est libre de percevoir les droits
de péage à son gré et sans aucun contrôle. Comme de son côté le
gouverneur de l'Azerbeïdjan reçoit à titre de traitement les revenus de
la douane, il laisse pressurer les contribuables, afin d'élever au
maximum le rendement du fermage. Aussi, avant d'obtenir de lui le poste
de Djoulfa, faut-il avancer une somme plus forte qu'aucun autre
prétendant, et présenter en garantie une solide réputation de
friponnerie, nécessaire pour exercer convenablement ces délicates
fonctions.

7 avril.--Me voici au terme de la première étape de caravane. Elle a
duré huit heures. Le plaisir de me retrouver à cheval et le bonheur
d'être débarrassée de cette affreuse diligence russe, toujours prête à
verser, me font oublier toute fatigue.

En quittant les bords de l'Araxe, les guides ont fait un long détour,
dans l'unique dessein d'aller dans un village changer les vigoureuses
bêtes de charge louées par M. Ovnatamof contre de mauvaises rosses
incapables de mettre un pied devant l'autre; la substitution a été
habilement faite, et les bons chevaux sont retournés à Djoulfa.

Nous avons marché cinq heures dans un sauvage défilé de montagne, auquel
a succédé une plaine coupée de hautes collines dont les teintes varient
depuis le vert céladon, bien qu'aucune végétation ne se développe sur
ces mamelons pierreux, jusqu'au rouge le plus intense. A la tombée de la
nuit, nos guides se sont demandé s'ils attendraient le jour dans un
campement kurde établi sur la droite, ou s'il valait mieux se diriger
vers un village situé au pied de la montagne.

Pendant ces pourparlers, les nomades, accourus sur la route, nous ont
regardés avec un air trop peu engageant pour nous encourager à leur
demander l'hospitalité; la caravane a continué sa marche, et, quittant
bientôt le sentier battu, s'est lancée à travers champs dans la
direction du village.

Comment l'avons-nous atteint avec une nuit sans lune et sans étoiles? Je
ne saurais le dire.

Le caravansérail est composé d'une cour assez spacieuse, clôturée par un
mur de pisé autour duquel sont construites une série de loges voûtées
recouvertes en terrasses. Chacun de ces arceaux est attribué à un
voyageur: dès son arrivée il y dépose ses bagages et ses
approvisionnements; seulement, comme le mois de mars est froid dans ce
pays montagneux, les muletiers abandonnent des campements trop aérés et
se retirent dans les écuries, où les chevaux entretiennent une douce
chaleur.

Le gardien nous offre comme domicile une petite pièce humide, sans
fenêtre, dont la porte est fermée par une ficelle en guise de serrure;
cet honneur ne me touche guère et je réclame au contraire la faveur de
partager l'écurie avec les rares voyageurs arrivés avant nous. La place
ne manque pas, car les Persans, redoutant par-dessus tout les morsures
de l'hiver, ne se mettent pas volontiers en route par cette saison
rigoureuse. Le froid n'est pas le seul motif qui ralentisse le mouvement
des caravanes: l'année dernière, l'invasion des Kurdes a été
désastreuse; des hordes sauvages ont pillé les villages frontières,
massacré leurs habitants et répandu la terreur dans toute la province.
Il n'a pas été possible aux paysans échappés à ce désastre de cultiver
la terre; poussés par la famine, ils infestent les chemins et
dépouillent les caravanes trop faibles pour se défendre.

En traversant un défilé sauvage, nous avons été rejoints par cinq ou six
Persans bien montés; au lieu de prendre les devants, ces cavaliers ont
suivi nos pas, nous laissant toujours l'honneur de marcher en tête du
convoi: ce soir je les entends se féliciter d'avoir fait l'étape avec de
braves Faranguis, rarement attaqués par les voleurs, qui connaissent la
portée des armes européennes et savent que les Occidentaux ne se
laissent jamais dévaliser sans se défendre.

Je me considère avec orgueil. Se peut-il qu'un gamin de ma taille et de
ma tournure épouvante les Kurdes, ces farouches nomades? Cette pensée
m'égaye et me tranquillise tout à la fois.

Après avoir rassuré nos compagnons de route et leur avoir promis notre
vaillante protection, chacun de nous se met à déballer ses bagages. En
admirant le matériel de nos compagnons si confortable et si bien
approprié au voyage en caravane, je puis apprécier tout ce qui va nous
manquer jusqu'à notre arrivée à Tauris, la première ville où nous
trouverons à monter notre ménage.

Dans de grandes _mafrechs_, sacoches confectionnées avec des tapis et
fermées par des courroies de cuir, se trouvent les _lahafs_, épais
couvre-pieds de cotonnade fortement ouatés. Quand on veut s'en servir,
il suffit de les plier en quatre doubles, de rouler une des extrémités
en forme de traversin et de les étendre à terre pour pouvoir se reposer
immédiatement; ce lit pratique est adopté dans la Perse tout entière.
L'hiver, un pan du lahaf est ramené sur le corps; mais il devient
inutile de se couvrir durant la belle saison, car ici comme au Caucase
il est dans les habitudes du pays de ne point enlever ses vêtements
pendant la nuit. Les mafrechs contiennent encore les habits de rechange
et les tapis destinés à être jetés sur le sol quand le voyageur arrive à
l'étape.

D'autres poches plus petites, les _khourdjines_, renferment les
ustensiles de ménage, marmites à pilau, plat à cuire les œufs _nimrou_
(au plat), aiguières à ablutions, samovar, et enfin toutes les
provisions de pain, riz, viande, légumes, sucre et bougies nécessaires à
emporter avec soi dans un voyage où il est impossible de
s'approvisionner à chaque étape, et où l'on ne trouve, en arrivant au
gîte, que la paille nécessaire aux chevaux et l'abri si utile aux
cavaliers. Les _khourdjines_ sont connues en France et utilisées à
recouvrir des meubles depuis que les tapis persans ont envahi nos
mobiliers.

Ma première soirée sur la terre de l'Iran se passe à regarder du coin
d'un œil jaloux les préparatifs de nos voisins; un mince plaid nous
servira de matelas, les sacs de nuit d'oreiller, une couverture de
fourrure recouvrira le tout. Le nécessaire de chasse est tout à fait
insuffisant, et nos nouveaux serviteurs, un cuisinier et un maître
d'hôtel déguenillés, gémissent d'être privés de récipients dont ils ont
l'habitude de se servir et réduits à présenter les mets l'un après
l'autre: c'est, paraît-il, une infraction grave aux règles les plus
vulgaires du service de table, l'étiquette persane exigeant que les
divers plats d'un repas soient tous apportés en même temps. Je calme de
mon mieux le souci de ces braves gens en leur assurant qu'à Tauris
j'acquerrai une batterie de cuisine modèle. Cette déférence respectueuse
pour les coutumes du pays fait renaître le calme au fond de ces âmes
troublées. Vers dix heures tout s'endort dans le caravansérail, les
lumières s'éteignent, et dans les profondeurs obscures de l'écurie vibre
seule la braise du foyer, auprès duquel apparaît de temps à autre la
silhouette d'un homme à demi endormi, venant prendre du bout des doigts
les charbons ardents destinés à allumer le kalyan, cette longue pipe qui
ne reste jamais inactive, même pendant le repos de la nuit.

8 avril.--A l'aurore, le _tcharvadar bachy_ (muletier en chef) réveille
ses voyageurs par un vigoureux «_Ya Allah!_» La terre est bien dure et
je suis ravie de voir le jour, car j'espère secouer en chemin la
courbature que je ressens depuis les pieds jusqu'à la tête. Nous sommes
bientôt debout et prêts à partir; les mafrechs de nos compagnons de
route sont bouclées; chaque muletier reprend la charge de ses chevaux,
fixée sur les bâts avec des cordes de poil de chèvre, et nous sortons du
caravansérail, laissant quelques pièces de monnaie au gardien, dont les
remerciements et les vœux nous accompagnent au loin. Le témoignage de sa
reconnaissance me surprend, les Persans m'ayant paru estimer à un très
haut prix les services rendus. Un des voyageurs que je me suis chargée
de défendre contre les Kurdes... s'ils nous attaquent, m'explique alors
que le plus grand nombre des caravansérails sont, comme les mosquées,
des fondations pieuses entretenues par la libéralité des descendants du
donateur. Un homme de confiance payé sur des fonds affectés à cet usage
reçoit les caravanes, ouvre et ferme les portes matin et soir; les
étrangers, s'ils ne lui demandent aucun service personnel, ne lui
doivent aucune rémunération, quelle que soit la durée de leur séjour. Le
gardien se contente d'un modique bénéfice sur les maigres
approvisionnements de paille, de bois et de lait aigre vendus aux
muletiers.

La plupart des travaux d'utilité publique sont édifiés en Perse dans les
mêmes conditions, et c'est le plus souvent à la générosité ou aux
remords de quelques particuliers que piétons et cavaliers sont
redevables des ponts sur lesquels ils traversent les rivières.

Les caravansérails, nombreux autrefois sur les voies importantes,
rendaient les plus grands services au commerce. Construits avec soin,
entourés de murailles flanquées de tours, ils étaient assez bien
fortifiés pour être à l'abri d'un coup de main. Les souverains, jaloux
de la prospérité de la Perse, les avaient multipliés dans toute
l'étendue de leur royaume. Chah Abbas en fit construire neuf cent
quatre-vingt-dix-neuf, disent les chroniques, et assura ainsi des
communications faciles et rapides entre les différentes parties de son
vaste empire. La plupart de ces caravansérails royaux, aujourd'hui
ruinés, ne peuvent plus offrir d'abri aux honnêtes gens et servent
exclusivement aux voleurs de grands chemins, dont ils sont devenus les
quartiers généraux. Le temps n'est pas la seule cause qui ait amené la
destruction de ces édifices: les successeurs de chah Abbas, n'ayant
point hérité avec le trône de ses idées généreuses, eurent le tort de
les louer à des prix trop onéreux et réduisirent ainsi les fermiers à
exploiter les caravanes. Les conséquences de cette détestable
administration ne se firent pas attendre: le trafic se ralentit de jour
en jour, les bâtiments royaux demeurèrent déserts et furent en
définitive abandonnés, au profit des caravansérails particuliers, où les
voyageurs trouvèrent un accueil bienveillant et une hospitalité
économique.

[Illustration: DERVICHE ET VIEUX MENDIANT A MARANDE. (Voyez p. 35.)]

Nous traversons des vallées fertiles et bien cultivées; les cheptels
sont nombreux; on voit à la suite de tous les troupeaux des juments
suivies de leurs poulains. D'ailleurs l'élevage est de tradition dans le
pays. Déjà, au temps de Darius et de ses successeurs, l'Azerbeïdjan
devait fournir aux écuries royales un tribut de vingt mille étalons et
les chevaux niséens attelés au char du grand roi.

Les arbres font seuls défaut dans ces paysages un peu monotones, se
déroulant uniformément de colline en colline: pas une tige élancée, pas
même un buisson touffu où l'on puisse espérer s'abriter des rayons du
soleil. Tout aussi rares que les arbres sont les hameaux et les maisons
isolées. Depuis mon entrée sur le territoire persan j'ai vu les
habitants groupés dans des bourgs plus ou moins importants, les nomades
campés sous la tente, mais nulle part le paysan vivant dans sa ferme au
milieu des champs et des cultures. Aussi le nord de l'Azerbeïdjan
a-t-il, malgré la fertilité bien connue du sol, un aspect triste et
vide, dont les plus pauvres campagnes de France ne sauraient donner une
idée. Les villages eux-mêmes sont très clairsemés, et le voyageur doit
se déclarer fort heureux d'en rencontrer un à chaque étape.

9 avril.--Marande est une petite ville de trois ou quatre mille
habitants. C'est l'ancienne Mandagarana de Ptolémée. D'après les
traditions arméniennes, les plaines environnantes partagent avec celles
d'Érivan l'honneur d'avoir été repeuplées les premières après le déluge.
C'est même à Marande que Noé aurait été enterré après la longue
existence que lui assigne la Bible.

Il est à peine midi quand nous franchissons, grâce à un temps de galop
qui nous vaut les malédictions des tcharvadars, les murs d'enceinte de
la ville. «_Yavach, madian por ast!_» crient derrière moi les muletiers
en levant avec désespoir les bras au ciel. Je ne comprends pas et cours
de plus belle afin de me reposer de l'allure monotone à laquelle me
condamne la marche si lente de la caravane. Mais, quand nos hommes nous
ont rejoints, je suis bien obligée de reconnaître mes torts: _Madian por
ast_ veut dire «la jument est pleine». Si l'«enfant» meurt, ma coupable
folie aura causé cet irréparable malheur. J'interroge ma conscience;
elle me paraît d'autant plus calme que j'ignorais le sexe et l'état
physiologique de ma monture. Je n'ai pas compris non plus la
signification de _yavach_ (doucement). Dans mon dictionnaire, cet
adverbe se traduit par _aesta_. J'apprends alors que cette dernière
expression, usitée dans un sens poétique, ne sert jamais dans le langage
vulgaire. Turcs, Arabes et Persans emploient tous le mot de _yavach_.

La ville s'étend sur les bords d'une jolie rivière au milieu de laquelle
croissent des peupliers argentés et des saules d'un vert sombre; les
eaux, divisées en une multitude de petits ruisseaux, coulent en suivant
une rigole rapide ménagée au milieu de la grand'rue. Les maisons, à un
seul étage, sont bâties en briques séchées au soleil et recouvertes de
terrasses entourées d'un crénelage formant garde-fou. Une porte masquée
ferme l'entrée des habitations, dépourvues de fenêtres extérieures, les
appartements s'éclairant toujours sur des cours centrales. Cependant
quelques maisons luxueuses prennent vue sur la rivière. Une grande baie
carrée, clôturée par un grillage en bois, permet aux femmes de voir sans
être vues; de là elles peuvent suivre des yeux les caravanes piétinant
dans les ruisseaux, et apercevoir au loin, quand le temps est clair, la
pointe aiguë de l'Ararat.

En entrant dans le caravansérail, je me suis presque heurtée contre un
vieux mendiant à barbe blanche: sans avoir l'âge du patriarche Noé, il
doit être depuis bien des années sur la terre. Son costume est des plus
pittoresques; sa coiffure se compose d'un papach conique, supporté par
une légère carcasse d'osier; dans des temps meilleurs le vieillard était
revêtu de deux _koledjas_ (redingotes persanes), l'une bleue, l'autre
rouge. Mais aujourd'hui le vêtement supérieur est tellement déchiré et
l'autre si effiloché, que les lambeaux rouges passent à travers les
trous de la robe bleue, se confondant en un tout si intime, qu'il est
difficile de distinguer à première vue la composition de cette bizarre
étoffe.

[Illustration: FEMMES PERSANES A MARANDE. (Voyez p. 37.)]

Quel ravissant sujet d'aquarelle, et comme ces haillons s'harmonisent
avec la tête de ce vieux bandit, rendue vénérable par les ans!

Notre gîte est bien supérieur à celui du village dans lequel nous avons
passé la nuit dernière; et, si la langue persane était aussi riche dans
ses expressions que la langue espagnole, elle aurait classé notre
campement de la veille au rang des plus modestes _ventanas_, et réservé
le titre pompeux de _posada_ au nouveau caravansérail. La cour est
spacieuse; on nous a logés dans une chambre blanchie à la chaux, munie
de châssis garnis de papier huilé en guise de carreaux; une petite
cheminée dans laquelle pétille un bon feu de broussailles achève de
rendre cette demeure des plus confortables; au coin de la pièce s'ouvre
la porte d'un étroit escalier; je le gravis et parviens à la terrasse,
d'où l'œil plonge tout à l'aise dans les maisons voisines.

[Illustration: CARAVANSÉRAIL RUINÉ SUR LA ROUTE DE MARANDE A TAURIS.
(Voyez p. 38.)]

Au milieu d'une cour, deux jeunes femmes causent avec le maître du
logis; ce sont sans doute des parentes, qui, ne se sachant pas
observées, laissent leur visage à découvert. Une servante agenouillée
sur le sol prépare, avec de la bouse de vache, de la paille hachée et de
la terre, l'enduit destiné à réparer les murailles. Un gros chat noir
s'avance prudemment et seul paraît flairer la présence d'un étranger: je
me dissimule derrière un pan de mur, demande à mon mari les appareils
photographiques et les dispose au plus vite, ravie de dérober à la
jalousie persane une aussi jolie scène d'intérieur.

Le larcin commis et les châssis enveloppés, nous allons courir la ville.
Le bazar, fort bien approvisionné, est tout auprès de notre campement.
Les vivres y sont à si bon marché, que les tcharvadars ne résistent pas
à la tentation de faire un festin. L'un d'eux, le beau parleur de la
troupe, demande à nous présenter une requête, et, tout en dérangeant
avec le bout de ses doigts quelques petites bêtes occupées à se promener
entre sa chevelure et son bonnet d'astrakan, il réclame, au nom de tous,
deux _tomans_ destinés à acheter un mouton et du riz pour se nourrir
jusqu'à Tauris. Les bons conseils de M. Ovnatamof reviennent à ma
mémoire: je refuse d'abord, puis je demande à mon interlocuteur ce
qu'est devenue la somme donnée en acompte à Djoulfa.

«Ne fallait-il pas la laisser à nos femmes et à nos enfants?» répond le
bon apôtre.

Cette réponse me touche et j'engage mon mari à avancer les tomans
nécessaires à l'acquisition de l'animal.

10 avril.--Je n'ai pas tardé à me repentir de ma condescendance. Ce
matin, nos tcharvadars, enhardis par leur succès, réclament une nouvelle
avance. Deux heures se perdent en discussions. De guerre lasse, Marcel
lève son fouet. Les tcharvadars, se sentant en nombre, font blanc de
leurs poignards. Affolée, j'accours, le revolver au poing, et passe à
Marcel un second pistolet. Nos ennemis reculent; nous sommes vainqueurs!

A moitié de l'étape, la caravane fait une halte de plusieurs heures
devant les ruines de l'un des neuf cent quatre-vingt-dix-neuf
caravansérails construits sous chah Abbas. L'édifice est de forme
quadrangulaire; ses murs, bâtis en belle pierre rouge et flanqués de
tours défensives, permettaient de l'utiliser comme forteresse en temps
d'invasion. La porte, en partie écroulée, est ornée d'une charmante
mosaïque de faïence bleue et de briques rosées. Ce caravansérail, comme
ses pareils, a servi longtemps de repaire à des bandits, et nos
valeureux tcharvadars hésitent et tremblent comme la feuille quand
Marcel donne l'ordre d'arrêter les chevaux et de décharger l'appareil
photographique.

Dès que, reprenant notre marche, nous nous sommes éloignés de ce lieu
redouté, l'un des guides s'approche de moi et me dit en confidence:

«Il y a un mois, nous aurions été dévalisés à cette place maudite.
Depuis que le prince gouverneur de la province a fait donner quarante
coups de gaule sur la plante des pieds du chef de la police de Tauris,
les brigands sont moins entreprenants.

--Quel rapport peut-il exister entre ce personnage et des coupe-jarrets?
Je ne suppose pas qu'un si haut dignitaire soit tour à tour directeur de
la sûreté et capitaine de voleurs?

--Vous vous trompez. Bandits et magistrats vivent dans une bonne
intelligence entretenue à nos dépens; cependant, depuis sa dernière
bastonnade, le directeur de la sûreté pourchasse ses meilleurs amis.

--Comment pourrait-il s'y prendre, après avoir été dépouillé de son
autorité?

--Mais son autorité est toujours la même, réplique mon initiateur aux
rouages administratifs de la Perse: quelques jours après lui avoir
infligé la juste punition de ses fautes, le prince, n'ayant plus sujet
de lui garder rancune, lui a envoyé un _khalat_ ou robe d'honneur pour
le consoler de l'endolorissement de ses pieds, et, la semaine dernière,
il l'a rétabli dans l'exercice de ses fonctions.

--Cela n'est pas possible; le gouverneur ne peut rendre sa confiance à
un homme avili.

--La bastonnade n'a rien de déshonorant. En outre, quel homme serait
mieux à même de réprimer le brigandage que le préfet? Il a été en
relation avec tous les malandrins de la province et connaît le châtiment
auquel il s'expose s'il s'intéresse trop vivement à leurs affaires.
Aussi, _inchâ Allah_ (s'il plaît à Dieu), arriverons-nous à Tauris sans
encombre, grâce à la sensibilité des pieds de Son Excellence.»

Quel danger d'ailleurs aurions-nous à redouter? Un saint derviche assis
sur le chemin de Marande à Sofia, qui appelait à haute voix la
bénédiction des saints imams de Mechhed et de Kerbéla sur les passants,
ne s'est-il point souvenu fort à propos que le Koran place au rang des
plus vénérés prophètes le fondateur de notre religion, et ne nous a-t-il
pas souhaité un heureux voyage au nom du Seigneur Jésus et de Madame
Marie?

[Illustration: DERVICHE.]



[Illustration: DERVICHE RÉCITANT DES POÉSIES HÉROÏQUES. (Voyez p. 43.)]



CHAPITRE III

Les premières étapes.--Abaissement de la température.--Les
_kanots_.--Constitution géologique de la Perse.--Un derviche récitant
des poésies héroïques.--Le pont de Tauris.--Misère dans les
faubourgs.--Arrivée au consulat de France.--Visite au gouverneur.--Le
_biroun_ persan.


12 avril.--Hier, en arrivant à l'étape, je suis tombée comme une masse
inerte sur un tapis étendu à la hâte dans une chambre de caravansérail.
Depuis longtemps je n'étais montée à cheval, et ces dix heures de marche
au pas m'avaient fatiguée au point de m'enlever presque conscience de
moi-même. L'odeur du pilau, le kébab lui-même m'ont laissée insensible.
Marcel ne s'est guère mieux comporté que moi.

Ce matin notre état est moins pitoyable, l'appétit a repris ses droits,
et, tous deux, nous dévorons, en essayant de nous réchauffer au coin
d'un maigre feu, les reliefs échappés à la voracité des serviteurs. Nous
nous sommes élevés de plus de cinq cents mètres depuis notre départ de
Djoulfa; le printemps n'a pas atteint ces hauts plateaux. Le ciel, en
harmonie avec le paysage, roule des nuages plombés de couleur bien
inquiétante pour des cavaliers. Il faut partir quand même; nous en avons
vu bien d'autres au Caucase!

La neige, poussée par un violent vent d'est, fouette notre visage et
nous couvre de ses flocons serrés. A la première éclaircie j'aperçois
dans la vallée une gigantesque taupinière partant de la base de la
montagne que nous venons de gravir et descendant dans la plaine. J'avais
été déjà fort intriguée en quittant Djoulfa par de profondes excavations
circulaires rencontrées deçà et delà le long du chemin. J'aurais bien
demandé des explications aux tcharvadars, mais depuis Marande nous
étions en délicatesse. En approchant de Tauris, l'espoir du prochain
bakchich engage les muletiers à nous faire des avances, et l'un d'eux,
désireux de rentrer en grâce, vient m'offrir son manteau de peau de
mouton, excellent, assure-t-il, contre le froid et la neige. Je refuse
les fourrures, mais je profite de la démarche pour satisfaire ma
curiosité.

Les hauts plateaux de la Perse, naturellement secs et arides, ne
seraient propres à aucune culture si les habitants n'allaient chercher
dans le voisinage des chaînes de montagnes des eaux souterraines, et ne
les amenaient au niveau du sol au moyen de longues galeries creusées en
tunnel. Ces conduits, nommés _kanots_, ne sont ni maçonnés ni blindés;
leur pente est ménagée avec le plus grand soin, et cependant leur
longueur atteint souvent de trente à quarante kilomètres, et leur
profondeur à l'origine plus de cent mètres.

La prospérité, la vie même de la Perse dépend du nombre et du bon
entretien des galeries souterraines. La construction d'un nouveau kanot
assure la fertilité des terres irrigables, au centre desquelles s'élève
aussitôt un village. L'oblitération d'un conduit entraîne au contraire
l'abandon immédiat des plaines desséchées. Aussi les Persans, quoique
nonchalants et portés à laisser périr faute d'entretien les travaux
d'utilité publique, apportent-ils un soin extrême à conserver leurs
kanots en bon état.

Pour faciliter la construction et le curage des aqueducs, on les met en
communication avec le sol au moyen de puits verticaux distants les uns
des autres de vingt à trente mètres. Les terres d'extraction accumulées
autour de l'orifice forment ces longues files de tumulus coniques dont
je n'avais pu comprendre la destination.

On s'explique, en étudiant la constitution géologique du sol, la
nécessité de ces immenses travaux.

La Perse est comprise entre les deux hautes chaînes de montagnes
l'Indo-Kouch et les monts Zagros; un déluge venu du nord a comblé
l'immense bassin limité par les deux soulèvements et formé une vallée
étagée en gradins depuis le golfe Persique jusqu'aux plaines centrales.
Les terres entraînées avec les eaux ont seulement laissé à découvert des
sommets ou des lignes de crêtes se dégageant des alluvions tout comme un
rocher émerge au-dessus de la mer: de sorte que l'on passe sans
transition de plaines s'étendant jusqu'au désert au cœur des montagnes.
Les flancs inclinés et les cimes déchirées, incapables de retenir des
terres végétales et par conséquent aussi de porter des arbres ou même
des mousses, laissent écouler les eaux pluviales qui filtrent en
totalité entre le rocher et le sol pour aller s'emmagasiner dans de
profondes vallées souterraines, immenses réservoirs étendus au-dessous
de la Perse. Le grand massif de l'Ararat lui-même, malgré ses immenses
glaciers, ne donne naissance à aucune rivière.

Ce sont ces nappes d'eaux sous-jacentes que les premiers habitants du
pays furent forcés de capter quand ils voulurent fertiliser leur
nouvelle patrie. Strabon fait remonter la date de la construction des
premiers kanots au règne fabuleux de Sémiramis. D'après Polybe, Ecbatane
était alimentée par des galeries souterraines si longues et si antiques,
que les Perses eux-mêmes en avaient oublié l'origine. Ces conduits,
d'après les auteurs anciens, avaient été exécutés sur l'ordre des
fondateurs de la dynastie médique, qui donnèrent pendant cinq
générations les produits des terres irriguées aux ouvriers employés à
creuser les galeries. Leur tracé était naturellement inconnu des
étrangers, et cette ignorance faillit être fatale à l'armée d'Antiochus
lancée à la poursuite d'Arsace.

Aujourd'hui les kanots sont généralement des propriétés particulières
affermées à des prix très élevés; certains d'entre eux, dans le
voisinage de Téhéran, valent de deux à trois millions et rapportent
jusqu'à quatre cent mille francs de revenu brut. On estime l'eau fournie
d'après une mesure appelée «pierre», équivalant au volume de liquide
suffisant pour faire tourner la meule d'un moulin. La pierre d'eau donne
un débit de quinze à vingt litres par seconde.

Le vent, qui n'a cessé de souffler en tempête depuis notre départ de
Sofia, dissipe enfin les nuages; l'horizon s'éclaircit peu à peu, et les
rayons d'un pâle soleil promènent sur la plaine des taches brillantes.

Tout à coup des minarets percent la brume, les faïences bleues des
coupoles s'illuminent, et Tauris apparaît à nos yeux surpris, se
déroulant magnifique le long d'une rivière qui lui sert sur plus de
trois lieues de défense naturelle. Poussée par le froid, la caravane a
marché bien meilleur pas que je ne l'avais espéré. Déjà nous apercevons
le pont jeté sur l'Adjisou et les premières maisons du faubourg, quand
nos gens s'arrêtent, déchargent un mulet, jettent de petits tapis à
terre, et, après s'être orientés vers la Mecque, commencent leur prière.
Cet accès de religiosité est d'autant moins compréhensible que ces
honnêtes musulmans ont apporté jusqu'à présent une médiocre régularité
dans leurs exercices de piété.

Je descends de cheval et regarde patiemment voler les corneilles et les
geais bleus. Bientôt je comprends la véritable cause de l'arrêt de la
caravane. A l'entrée du pont, au milieu de quelques rares auditeurs, un
derviche, brandissant une hache, raconte les exploits de Roustem.

Le drôle a grand air et belle tournure; ses gestes sont majestueux, et
sa pantomime est si expressive qu'on peut suivre le développement de
l'épopée sans comprendre le patois turc dans lequel il s'exprime.

Les citadins ne prêtent guère l'oreille à ces spectacles vulgaires, mais
les paysans se délectent au récit des combats du héros contre les dives
et les enchanteurs. Les tcharvadars se lèvent enfin et nous invitent à
remonter au plus vite à cheval.

Nous franchissons la rivière sur un pont de briques d'une longueur de
cent soixante mètres environ, formant en plan une ligne brisée. La
largeur du tablier entre les parapets est de cinq mètres. De grosses
pierres usées par les pieds des chevaux forment une chaussée à peu près
impraticable; aussi bien, quand les eaux sont basses, les voyageurs
aiment-ils mieux traverser à gué que de s'aventurer sur le pont. On peut
constater alors la singulière construction des avant-becs, tous bâtis
fort économiquement avec des pierres tombales chargées d'inscriptions.

Au delà du fleuve commence une longue avenue bordée de jardins
fruitiers, dont les singulières portes méritent d'être décrites; elles
sont faites d'une épaisse dalle de pierre qui tourne sans effort dans
deux crapaudines creusées sur les faces horizontales du seuil et des
linteaux; les serrures, tout aussi bizarres, se composent d'un mécanisme
auquel on atteint à travers un large trou pratiqué dans la pierre: on
manœuvre le pêne avec une clef de bois longue au moins de quarante
centimètres. Ces fermetures primitives, d'une solidité à toute épreuve,
seraient parfaites s'il ne fallait s'armer, avant de les ouvrir, d'une
patience tout orientale. Le propriétaire d'un jardin passe toujours un
gros quart d'heure à tourner sa clef dans tous les sens avant de faire
mouvoir le pêne, et, quand il a hâte de pénétrer chez lui, il en est
réduit le plus souvent à escalader les murs de clôture.

De nombreuses caravanes se croisent à l'entrée de Tauris, dont les
faubourgs semblent être le lieu d'élection des mendiants de toute la
ville. Routes et carrefours soutiendraient une honorable comparaison
avec la cour des Miracles. Des malheureux hâves et décharnés, des
vieillards décrépits, gisent le long du chemin. L'instinct de la
conservation ne persiste que chez de pauvres enfants, ils implorent à
grands cris notre pitié, et, saisissant avec désespoir la bride de nos
chevaux, espèrent ralentir notre marche et obtenir une aumône. Le
spectacle est navrant, et, quand j'ai épuisé ma monnaie, je suis obligée
de presser le pas afin d'échapper à la vue et au contact de ces cadavres
vivants.

Cette désolante impression m'aurait longtemps poursuivie si mon regard
n'eût été attiré par le drapeau de la France flottant au sommet du mât
consulaire. En revoyant ces trois couleurs, emblème de la patrie,
j'oublie un instant les misères qui m'environnent, pour reporter mon
esprit vers le pays perdu. Absorbée dans mes pensées, je parcours sans
le voir un dédale inextricable de rues étroites et tortueuses, et
j'atteins enfin, après une heure de voyage dans ce labyrinthe,
l'Arménistan ou quartier chrétien de la ville, au centre duquel se
trouve le consulat, gardé par une troupe nombreuse de soldats
déguenillés.

Les intérêts de nos nationaux sont confiés à M. Bernay, consul d'une
remarquable intelligence. Il habite la Perse depuis plusieurs années,
parle avec facilité la langue du pays et connaît les replis les plus
intimes du caractère persan. Ses instances pressantes nous décident à
accepter un petit appartement situé à l'entrée de l'hôtel.

[Illustration: M. BERNAY.]

De vrais lits sont dressés, les bagages mis en ordre, les muletiers
réglés; des chaises, des tables, des cuvettes garnissent nos chambres;
nous allons pendant quelques jours encore vivre à l'européenne.

14 avril.--Tauris est, après Téhéran, la ville la plus peuplée de Perse.
Son diamètre ne mesure pas moins de douze kilomètres, et comme étendue
elle ne le cède qu'à Ispahan. Elle fut fondée, d'après Hamdoulla
Kaswini, en 791, par la sultane Zobeïde, femme du khalife Haroun
al-Raschid, en souvenir d'un médecin qui l'avait guérie d'une maladie
grave.

Au dixième siècle, Soliman en fit le siège, et, la trouvant belle,
racheta à ses soldats le droit aux trois jours de pillage auxquels
étaient condamnées toutes les villes prises d'assaut.

Depuis cette époque, la capitale de l'Azerbeïdjan appartint tour à tour
aux Abbassides, aux Bouïdes, aux Seljoucides, aux Turcs et aux Russes.
Elle fut enfin restituée à la Perse en 1828 à la conclusion du traité de
Turkmenchaï. Les tremblements de terre, très fréquents dans le voisinage
du massif de l'Ararat, l'ont durement éprouvée. En 1721 elle perdit
soixante-dix mille habitants, et en 1780 environ quarante mille. En 1831
elle fut décimée par le choléra; enfin, l'invasion kurde a amené au
cours de ces dernières années une famine telle, qu'au printemps la
population pauvre de la ville sortait par bandes et se répandait dans la
campagne, où elle mangeait le blé encore vert et disputait aux troupeaux
les premières luzernes.

Le gouvernement de l'Azerbeïdjan, dont Tauris est la capitale,
appartient de droit au prince héritier. Le dauphin de Perse n'est pas
toujours le fils aîné du chah, les droits au trône étant exclusivement
réservés aux garçons issus de princesses choisies dans la tribu Kadjar,
afin que, suivant les traditions tartares, les enfants de grande famille
ne soient pas supérieurs en naissance à leurs oncles maternels. Le cas
se présente actuellement à la cour de Téhéran. L'aîné des fils de Nasr
ed-din ayant pour mère une femme de basse condition, il ne peut, à moins
que la nation n'abroge en sa faveur les lois de l'hérédité, aspirer à la
couronne, bien que son intelligence et son habileté administrative le
rendent plus apte que son frère cadet à gouverner un État agrandi et
pacifié par ses soins et ses talents.

Le valyat (héritier du trône) est le second fils du roi. Son précepteur,
Mirza Nizam, brillant élève de l'école Polytechnique, a dirigé avec
intelligence les études et l'éducation de son pupille. A la suite de
plaintes adressées au chah par le clergé de Tauris au sujet de vêtements
de coupe européenne portés par le prince, contrairement à certaines
prescriptions du Koran, Mirza Nizam a été mis en disgrâce.

Le précepteur, qui apprenait à son élève l'histoire de Louis XIV, du
Grand Frédéric et de Napoléon Ier, a été tout d'abord condamné à périr,
en punition de sa soi-disant impiété. Gracié sur la prière du valyat, il
a été envoyé en exil aux environs de Kachan. Après le départ de Mirza
Nizam, l'héritier du trône, bon, mais faible de caractère, est tombé
entre les mains du parti religieux, fanatique et arriéré, et a été
abandonné sans défense à l'influence des mollahs et de sa mère,
véritable sectaire musulmane. Cette fâcheuse révolution de palais a
porté des fruits hâtifs: le prince a perdu toute autorité, et ses
serviteurs en sont venus à lui voler même ses repas. C'est, prétend-on,
à la suite de larcins de ce genre qu'il s'est permis, sans prendre
conseil de son entourage, de faire bâtonner le préfet de police.
«L'estomac est la source de la joie; si son état est satisfaisant, il
n'existe point d'affliction», dit un célèbre poète persan. Le chef de la
sûreté avait oublié ses classiques.

Prévenu de la situation faite à son fils et du désordre qui régnait dans
la province, le chah a rappelé le valyat à Téhéran, où il vit très
retiré, entouré de prêtres et de religieux. Puis, afin de purger la
province de l'Azerbeïdjan des brigands et des voleurs, le roi a chargé
son oncle de rétablir l'ordre dans l'administration et sur les grands
chemins. Ce fonctionnaire, à peine arrivé depuis trois semaines, a fait
administrer la bastonnade sans relâche; des mains et des têtes ont été
coupées; grâce à l'énergie du prince, le calme, comme l'assuraient nos
tcharvadars, renaît dans le pays, naguère encore dangereux à parcourir,
et dans la ville elle-même, où de multiples assassinats étaient commis
toutes les nuits.

Nous allons faire bientôt la connaissance de ce sévère justicier, car,
avant de visiter la ville, il est de bon goût de nous présenter chez le
gouverneur de la province, spécialement chargé de protéger les
étrangers.

Le consul, fort au courant des règles du cérémonial, a fait prévenir Son
Excellence de notre présence à Tauris, et a demandé, selon l'usage
persan, le jour et l'heure auxquels il pourra se rendre au palais avec
mon mari. L'habitude d'offrir une collation en rapport avec la qualité
des visiteurs entraîne chez les musulmans cette complication des
relations sociales adoptée aussi par les Européens, tenus de rendre
strictement les politesses reçues.

Le gouverneur ayant consulté son devin ordinaire, le calendrier officiel
des jours fastes et néfastes, a fait répondre avec une extrême politesse
à la demande du consul.

En conséquence, après le déjeuner, M. Bernay et Marcel, personnages trop
importants pour sortir à pied, se sont dirigés à cheval vers le palais,
précédés d'une nombreuse escorte de soldats armés de fusils et de
domestiques chargés de préparer à coups de bâton le passage du cortège à
travers les rues étroites du bazar.

Le _hakem_ (gouverneur) a été fort aimable; une collation, composée de
pâtisseries douceâtres, a précédé le café et le thé, servis par de
nombreux serviteurs; puis les kalyans ont circulé de main en main,
offerts d'abord au gouverneur et à son entourage, et livrés ensuite à la
foule qui grouillait aux portes et aux fenêtres du _talar_ (salon) afin
de jouir du spectacle gratuit de la réception.

Chez les grands fonctionnaires, le _biroun_ ou appartement des hommes
étant tout à fait distinct de l'_andéroun_, réservé aux femmes, cette
partie extérieure de l'habitation peut être sans inconvénient ouverte à
tout venant. Le plus pauvre hère entre dans le palais d'un gouverneur de
province sans timidité ni fausse honte, pénètre dans le vestibule, salue
l'assistance, s'accroupit sur les talons après avoir ramené les pans de
sa robe sur ses genoux, joint les mains, se tait ou cause s'il en trouve
l'occasion, accepte le thé si on le lui offre, et, quand il se retire,
nul ne pense à l'interroger. En raison de cet usage, la foule afflue
toujours dans les cours, certaine de prendre sa part des distractions
gratuites et variées que lui procure la vie du palais. Tantôt ce sont
les dernières bouffées d'un kalyan que le plus pauvre gamin est admis au
bonheur d'aspirer, ou bien c'est une tasse de café volée au détour d'une
porte. C'est encore la bastonnade qu'on voit administrer au voleur
maladroit pris la veille au bazar, ou au général chargé de passer la
prochaine revue. Les jours de _grandes fonctions_, comme disent les
Espagnols, on distribue les présents du _Norouz_ (nouvel an), on reçoit
un noble Farangui, on prive d'un nez ou d'une oreille quelque bandit
pris les armes à la main. La vue d'un supplice est une fête pour un
Oriental. Ne crions pas à la barbarie: la Perse est aujourd'hui plus
civilisée que l'Espagne du dix-huitième siècle offrant en spectacle à la
foule, aux jours de réjouissance, un bel autodafé où brûlaient par
douzaines juifs et mécréants.

La coutume commune à tous les grands personnages de s'entourer d'une
foule nombreuse comparable à la clientèle romaine les rend d'un abord
facile. Il n'est besoin d'aucune formalité pour s'approcher des
gouverneurs, des ministres. Le roi lui-même est aisément accessible, et
on peut lui demander justice ou protection, lui faire sa cour en toute
occasion, admirer la sagesse de ses paroles, l'élégance de ses discours,
suivant en cela le précepte de Saadi, qui pourrait servir de préface au
manuel du parfait courtisan: Chercher un avis contraire à celui du
sultan, c'est se laver les mains avec son propre sang. S'il dit en plein
jour: «Ceci est la nuit», il faut répondre: «Voici la lune et les
Pléiades».

Cette facilité de voir de près et de causer sans crainte avec des hommes
élevés par leur intelligence ou la faveur royale au-dessus du vulgaire
contribue à donner aux gens du peuple une aisance de manières et une
forme polie dans le langage, qui les rend, à ce point de vue, très
supérieurs aux hommes des classes inférieures de nos pays. Grâce à cette
bonne éducation, les Persans sont de relations agréables et d'un
commerce facile jusqu'à ce qu'une occasion se présente de traiter avec
eux quelque affaire d'intérêt. Alors se révèlent subitement leur
instinct d'intrigue, leur âpreté au gain, et se refroidissent en même
temps les bons sentiments que leur esprit et leur amabilité inspirent
tout d'abord.

Ce raffinement de politesse rend les formes de la langue persane
«élégante» très difficiles à apprendre. Marcel commence à se faire
comprendre, mais il s'exprime comme un grossier personnage; en outre,
son accent est détestable. Il va prendre quelques leçons avec le mirza
du consulat, un vrai lettré, afin de corriger ou tout au moins
d'améliorer la prononciation des mots les plus usuels.

[Illustration: TASSE A CAFÉ PERSANE.]



[Illustration: LES JARDINS PRÈS DE TAURIS. (Voyez p. 55.)]



CHAPITRE IV

Visite aux consuls.--Histoire d'un consul turc.--La mosquée Bleue.--La
citadelle.--Déplacement constant des villes d'Orient.--Les
glacières.--La mort du mouchteïd de Tauris.--Les mollahs.--Excursion à
la mosquée de Gazan Khan.--Visite du gouverneur de Tauris.--Visite à
l'archevêque arménien.--Couvent d'Echmyazin.--Orfèvreries précieuses et
manuscrits.--Notions de dessin d'une femme chaldéenne.--Le calendrier
persan.--Départ de Tauris.--Une caravane de pèlerins se rendant à
Mechhed, dans le Khorassan.--Un page féminin.--Mianeh.--Légende du
château de la Pucelle.--Dokhtarè-pol.


15 avril.--Nous nous sommes rendus aujourd'hui chez les rares Européens
forcés par leur triste destinée d'habiter Tauris.

S'il y avait en Perse, comme en Amérique, des expositions de gens gras,
le consul de Turquie remporterait à l'unanimité des suffrages la
médaille d'honneur; quel que soit son module, elle serait encore
au-dessous du mérite de ce fin diplomate, plus apte à lutter de
prestance avec les animaux des races les plus perfectionnées du comté
d'York qu'à se comparer aux représentants de la race humaine.

L'effendi, trop rond pour pouvoir prendre ses repas à terre, est obligé
de faire transporter à l'avance, dans les maisons où il est invité à
dîner, une table largement entaillée, dans laquelle il incruste son
majestueux abdomen, après s'être excusé auprès des convives de cette
infraction aux usages. L'Excellence, disent les uns, n'a jamais trouvé
un coursier de force à la charrier en une seule fois; elle a perdu de
vue ses pieds depuis de si longues années, prétendent les autres,
qu'elle est heureuse de s'assurer, en se regardant de temps en temps
devant un grand miroir, qu'un chameau ne les lui a pas volés.

Ce même consul fut, l'année dernière, le héros d'une glorieuse aventure,
dont on rit encore dans les bazars de Tauris.

Il avait voulu se rendre à Constantinople par la voie de Trébizonde,
plus facile à parcourir en hiver que celle du Caucase.

Ses collègues avaient tenté de l'en dissuader, lui représentant combien
il était dangereux de traverser le Kurdistan.

«Les Kurdes, avait-il répondu, sont sujets turcs et trembleront devant
le représentant du commandeur des croyants.»

Aucune crainte n'ayant pu pénétrer dans ce cœur valeureux, le consul
partit avec une quarantaine de serviteurs montés sur de magnifiques
chevaux destinés au service du sérail.

A peine la petite troupe eut-elle franchi la frontière persane, qu'elle
fut assaillie par une douzaine de brigands; toute résistance fut
inutile, et les Kurdes s'approprièrent chevaux, bagages, armes et
vêtements. Au moment où ils arrachaient la chemise de l'Excellence, ils
furent pris d'un tel effroi à la vue des charmes surabondants du
diplomate, qu'ils se sauvèrent à toutes jambes, lui abandonnant ce
dernier voile: faiblesse impardonnable chez des hommes de tribu,
certains de tailler dans ce large vêtement une tente capable d'abriter
une nombreuse famille.

Quant à l'effendi, il prit la chose par le bon côté:

«J'avais bien dit à mes collègues que la majesté du représentant de Sa
Hautesse frapperait d'une respectueuse terreur les cœurs les plus
endurcis.»

Nous avons été présentés également aux consuls de Russie et
d'Angleterre. Mrs. Abbott me vante avec enthousiasme les charmes de la
vie à Tauris. Enfermée dans l'étroit quartier arménien, elle ne peut
franchir les portes de la ville à visage découvert sans provoquer
l'attroupement d'une foule avide de regarder une femme non voilée. Le
seul moyen, paraît-il, de passer inaperçue et de circuler librement est
d'adopter le costume musulman, sacrifice des plus répugnants à une
chrétienne.

16 avril.--La ville renferme peu de monuments anciens, mais ceux qu'elle
possède sont très remarquables. Le plus intéressant est sans contredit
la mosquée Bleue, construite au quinzième siècle, sous Djehan Chah,
sultan mogol de la dynastie des Moutons-Noirs.

Ce bel édifice mérite d'être étudié au point de vue de ses dispositions
générales, de la grandeur imposante de sa façade principale, de
l'élégance de ses formes, du fini et de la coloration des magnifiques
mosaïques de faïence dont il est revêtu. Combien il est regrettable que
les coupoles, ébranlées par un tremblement de terre, se soient
écroulées, entraînant dans leur chute les murs lézardés, et couvrant
d'un amoncellement de matériaux le sol des cours intérieures! Les
habitants ont puisé sans scrupule dans ces ruines pour construire leurs
maisons; personne n'a songé à arrêter cet acte de vandalisme, car, la
mosquée ayant été élevée par la secte sunnite, les Persans chiites
voyaient avec bonheur disparaître les derniers débris d'un monument qui
leur rappelait une hérésie odieuse. L'exécration des deux sectes
musulmanes est d'ailleurs bien réciproque. «Il y a plus de mérite à tuer
un Persan chiite qu'à détruire soixante-dix chrétiens», assurent les
oulémas ottomans.

La mosquée était précédée d'une grande cour entourée d'arcades et ornée
au centre d'un vaste bassin à ablutions. Aujourd'hui tout cela est
détruit, des maisons se sont élevées sur l'ancien emplacement des cours,
et une route de caravanes passe au pied des gradins conduisant à la
porte principale. Cette baie se dresse sur une plate-forme et se résume
dans un grand arc de forme ogivale, entouré d'un tore de faïence bleu
turquoise s'allongeant en spirale jusqu'au sommet de l'ogive.

[Illustration: VUE INTÉRIEURE DE LA MOSQUÉE BLEUE DE TAURIS.]

Les faces intérieures du portique sont ornées de ravissantes mosaïques
de faïence taillées au ciseau et juxtaposées avec une telle précision
qu'elles paraissent former un seul et même corps. Leurs dessins, d'un
goût délicat, représentant des enroulements et des guirlandes de fleurs,
ne rappellent en rien les combinaisons géométriques caractéristiques des
arts seljoucides mogols. Enfin une harmonie parfaite s'établit entre les
tons bleu clair, vert foncé, blanc, jaune feuille morte et noir des
sujets et la couleur bleu foncé des fonds, dont ils rompent la monotonie
sans enlever à l'ensemble l'éclat particulier qui a valu à ce monument
le nom de mosquée Bleue.

[Illustration: PORTE EXTÉRIEURE DE LA MOSQUÉE BLEUE DE TAURIS.]

Une porte de peu d'élévation, percée dans la façade intérieure du
portique, donne accès dans le temple. Il est composé de deux vastes
salles bien distinctes, autrefois recouvertes de coupoles et entourées
par des galeries de communication. La première est ornée de mosaïques de
couleurs variées, rappelant comme style celles de l'entrée; leurs
dessins acquièrent, grâce à un sertissage de briques gris rosé, une
valeur et un relief qui manquent aux panneaux recouverts en entier de
faïence émaillée. La seconde, où se trouve le mihrab, est revêtue de
plaques bleues taillées en petits hexagones. Leur émail _ladjverdi_
(bleu foncé), réchauffé par des arabesques d'or, fait valoir la
blancheur éburnéenne des lambris d'agate rubanée que termine à leur
partie supérieure une large inscription en caractères arabes entrelacés
de légères guirlandes de fleurs et de feuillages. Ces magnifiques
dalles, extraites des carrières voisines du lac Ourmiah, sont encore
intactes aujourd'hui: leur poids et leur dureté les ont préservées de
toute détérioration. La partie sacrée de l'édifice respire dans sa
magnificence un calme et une sévérité imposants, qui contrastent avec
l'ornementation plus claire et plus brillante du vaisseau précédent.

Tout autour de la mosquée s'étend jusqu'au mur d'enceinte un vaste
cimetière sunnite, aujourd'hui abandonné.

17 avril.--M. Audibert, chancelier du consulat, est venu se mettre à
notre disposition de la manière la plus obligeante et nous a offert de
nous piloter à travers le dédale des bazars et des faubourgs. En chemin
s'est présentée la citadelle.

Cette imposante masse de maçonnerie, haute de vingt-cinq mètres, qu'on
aperçoit longtemps avant d'arriver à Tauris, occupe le centre d'une
vaste esplanade défendue par une enceinte polygonale flanquée de tours
et entourée de fossés larges et profonds, aujourd'hui en partie comblés.
Les parements des murs sont dressés avec une telle habileté que les
joints verticaux des briques se projettent, quand on les regarde
obliquement, suivant des lignes parallèles toutes équidistantes entre
elles. Autour de cette grande ruine se groupent des bâtiments militaires
de construction récente, occupés par le casernement de la garnison de
Tauris, et une fonderie de canons aujourd'hui inactive. Un escalier
délabré conduit à la plate-forme, recouverte de deux loggias servant
d'abri aux vigies chargées de signaler les incendies.

De ce poste d'observation la vue est très belle. Au loin, les plaines
déjà vertes s'étendent jusqu'aux premiers contreforts des montagnes
neigeuses; à nos pieds, les maisons de terre de la ville se cachent sous
les fleurs blanches et roses des arbres fruitiers; seules les coupoles
des bazars, des caravansérails et des mosquées émergent d'un fouillis de
feuilles naissantes.

Dans le lointain j'aperçois un tumulus étendu entouré de quelques
villages. Les ruines de la mosquée de Gazan khan, élevée au centre de
l'ancienne Tauris, se cachent sous cet amoncellement de terre. Depuis
six cents ans la cité s'est avancée de plus de douze kilomètres et tend
tous les jours à se rapprocher de la rivière. Les faubourgs abandonnés,
les tumulus, les anciens cimetières, sont autant de témoins qui
jalonnent le déplacement progressif de Tauris.

Ces mouvements particuliers à toutes les villes d'Orient sont la
conséquence forcée des mœurs du pays: l'usage de voiler les femmes quand
elles sortent et de les cacher à tous les yeux, même chez elles, oblige
les musulmans à construire des habitations doubles, s'éclairant sur de
vastes cours et comprenant dans leur enceinte des jardins destinés à
laisser respirer à l'aise les compagnes ou les filles du maître du
logis. Dans ces conditions, les dépendances absorbant toute la place
disponible, les pièces dont se compose l'habitation sont peu nombreuses
et à peine suffisantes pour une seule famille et ses serviteurs. Au
moment de leur mariage, les fils quittent la maison paternelle et font
construire dans le quartier à la mode une demeure nouvelle; à la mort de
leurs parents ils louent, s'ils le peuvent, l'ancienne habitation de
famille; dans le cas contraire, ils se contentent d'enlever les
boiseries. Les terrasses et les murs de terre, abandonnés, ne tardent
pas à subir les influences climatologiques; peu à peu les quartiers
écroulés sont nivelés par la charrue, tandis que des faubourgs nouveaux
s'élèvent sur l'emplacement des jardins naguère en culture.

[Illustration: FORTERESSE DE TAURIS.]

Avant de retourner au consulat, nous passons auprès d'un grand nombre de
glacières dans lesquelles se congèle pendant la saison froide la glace
vendue l'été au bazar.

La fabrication est simple et peu coûteuse. Dans un bassin exposé au nord
et abrité des vents du sud par un mur de terre, on amène le soir l'eau
d'un ruisseau voisin. Elle se congèle pendant la nuit, et, le matin
venu, la couche de glace, brisée, est emmagasinée dans des caves ou
_yakhtchal_, recouvertes de coupoles de briques crues, dans lesquelles
elle se conserve jusqu'à la fin de l'été. Bien que le prix de cette
glace soit très modique, chaque yakhtchal rapporte à son propriétaire de
cent à cent vingt tomans[2].

  [2] Le toman vaut en ce moment 9 fr. 60 de notre monnaie; son cours
    est variable.

En quittant les glacières, nous entrons de nouveau dans le bazar; il est
presque désert, les marchands plient en toute hâte leur étalage et
ferment leur boutique. Cependant ce n'est aujourd'hui ni le vendredi des
musulmans, le dimanche des Arméniens, le samedi des juifs ou l'une des
nombreuses fêtes du calendrier persan. Quelle est donc la cause de ce
brusque arrêt dans la vie commerciale d'un bazar aussi important et
animé que celui de Tauris? Un pasteur révéré, le _mouchteïd_, vient,
dit-on, de rendre son âme à Dieu.

C'était un beau vieillard, d'une figure intelligente et distinguée.
Comme tous les grands prêtres, il portait la double robe et le manteau
de laine blanche, et se coiffait de l'immense turban gros bleu réservé
en Perse aux descendants du Prophète. Ce costume d'une majestueuse
simplicité s'harmonisait avec la noblesse de sa démarche et mettait en
relief une physionomie d'ascète bien faite pour inspirer le respect.

Marcel avait voulu, il y a quelques jours, reproduire les traits
intéressants de ce religieux, et lui avait offert de faire sa
photographie, mais le mouchteïd avait exprimé sans fausse honte la
crainte de poser devant l'objectif. «Je suis avancé en âge, avait-il
répondu, et, sans être superstitieux comme les infidèles sunnites, je
redoute, en laissant trop fidèlement reproduire mes traits, de signer le
dernier paragraphe de mon testament; d'ailleurs j'ignore par quel
procédé Dieu ou le diable vous permet de fixer les images, et, dans le
doute, je ne veux pas m'exposer à donner un mauvais exemple aux
musulmans. Cependant, puisque vous désirez conserver un souvenir de moi,
je prierai mes vicaires de se grouper à mes côtés, et vous dessinerez
nos portraits, à condition que nous puissions suivre tous vos
mouvements.» Aujourd'hui la résistance du vieillard à laisser faire sa
photographie assure notre sécurité; car sa personne est si vénérée et le
fanatisme des habitants de l'Azerbeïdjan si ardent, qu'on aurait sans
doute attribué sa mort subite à quelque maléfice.

Les chefs religieux désignés sous le nom de _mouchteïds_ (ce nom dérive
d'un mot arabe et désigne l'ensemble des connaissances nécessaires pour
obtenir le plus haut grade dans la hiérarchie ecclésiastique des
Chiites) ont toujours eu en Perse une situation prépondérante. Ils ne
remplissent aucune fonction officielle, ne reçoivent pas de traitement
et sont élevés à cette haute dignité par le suffrage muet, mais unanime,
des habitants d'un pays qu'ils sont chargés d'instruire dans leur
religion et de défendre contre l'oppression ou l'injustice des grands.
Le gouvernement persan ne saurait conférer ce titre, toujours décerné à
la vertu, au mérite et à l'érudition.

Il y a rarement en Perse plus de trois ou quatre mouchteïds reconnus par
le peuple, l'opinion publique exigeant tout d'abord, avant d'élever un
mollah à cette haute dignité, qu'il ait acquis pendant un stage de vingt
ans, fait à Kerbéla ou à Nedjef, plus de soixante-dix sciences et
enrichi le pays d'une nombreuse postérité. Ces saints personnages, afin
de capter la confiance du peuple, affectent une grande pureté de mœurs,
la plus extrême sobriété, vivent en général fort retirés, fuient les
honneurs et préfèrent aux faveurs royales la confiance populaire. Leurs
discours édifiants sont pleins d'onction; leurs prières, plus longues
que celles des fidèles, se terminent par des exhortations à la vertu
adressées à la foule avide de les écouter; leurs interprétations de la
loi du Chariat sont recherchées; les juges ont recours à leur haute
science dans les questions les plus graves, et acceptent sans discussion
des arrêts considérés comme irrévocables, à moins qu'un mouchteïd plus
en renom de sainteté n'en décide autrement.

Du reste, ces chefs religieux ne s'écartent guère de la ligne de
conduite sévère qui leur vaut leur élévation. S'ils faillaient à leurs
devoirs, le charme serait vite rompu: ils perdraient le fruit des
longues années de travail passées à conquérir le pontificat suprême et à
s'assurer, de la part de tous les musulmans, une obéissance passive à
laquelle les souverains de l'Iran sont obligés de se soumettre.

Depuis quelques années cependant, le pouvoir civil tend à s'affranchir
de la tutelle religieuse, et le temps est passé où l'illustre mouchteïd
d'Ispahan, Hadji Seïd Mohammet Boguir, exerçait dans la province de
l'Irak un pouvoir illimité. Les criminels condamnés par lui à la mort
subissaient en sa présence le dernier supplice, et plusieurs même
sollicitaient la faveur suprême d'être exécutés de sa main. Leur corps
était, en ce cas, enterré dans la cour du palais, et les coupables
mouraient persuadés qu'ils obtenaient ainsi la rémission de leurs fautes
et l'entrée en paradis.

Si l'on peut vanter en général la sagesse et la modération du haut
clergé persan, on n'en saurait dire autant de l'ordre subalterne des
mollahs. Leur rapacité, leur fourberie, leur bêtise font le sujet de
mille contes.

Voici le dernier:

Tandis que le mollah Nasr ed-din prêchait vendredi à la mosquée du Chah,
Houssein, le savetier de la dernière boutique du bazar au cuir,
agenouillé dans le sanctuaire, pleurait à chaudes larmes; ses voisins,
édifiés et le croyant ému par les exhortations touchantes du
prédicateur, s'informèrent avec intérêt du motif de sa douleur. «Hélas!
hélas! Mon bouc est mort, répondit-il entre deux sanglots, et le mollah
en prêchant a fait mouvoir sa barbe comme mon pauvre ami! C'est
l'évocation de cette chère image qui m'a fait pleurer.»

Le fanatisme des mollahs égale leur ignorance et leur avarice; ils
abhorrent les chrétiens; et, si les Kurdes étaient entrés l'année
dernière à Tauris, comme on l'a redouté un instant, les Persans, à
l'instigation du clergé musulman subalterne, se seraient unis aux
envahisseurs et auraient pillé le quartier arménien, quitte à se
partager ensuite les dépouilles à coups de sabre.

La majeure partie des prêtres, avide d'acquérir les biens de la terre et
peu soucieuse de partager ses richesses avec les déshérités de la
fortune, néglige même l'accomplissement du devoir de la charité, si
rigoureusement recommandé par le Koran. Quant à moi, je n'ai jamais vu
un mollah faire l'aumône, bien que la pitié s'exalte au spectacle
affreux de la misère actuelle; mais, en revanche, j'ai été témoin des
reproches amers adressés par l'un d'eux à un aveugle au moment où il
implorait la compassion d'un infidèle. «Faites donc la charité
vous-mêmes, hypocrites et faux musulmans, au lieu de nous laisser mourir
de faim!» répondit l'infirme exaspéré.

[Illustration: LE MOUCHTEÏD DE TAURIS ET SES VICAIRES. (Voyez p. 55.)]

D'après la coutume, l'enterrement du mouchteïd doit avoir lieu deux
heures après sa mort. La foule se précipite en masse vers la maison
mortuaire afin de se joindre au cortège; je veux, moi aussi, prendre
part à la cérémonie. J'emboîte le pas derrière les retardataires, mais
je suis bientôt arrêtée par le guide: il a compris mon intention, tente
d'abord de me détourner de mon chemin sous de mauvais prétextes, et
m'avoue enfin qu'il ne peut laisser stationner des chrétiens sur la voie
suivie par le cortège. Afin de ne point désoler ce brave serviteur et ne
pas créer de difficultés au consul, j'accepte l'offre d'un soldat
d'escorte et je monte sur la terrasse d'une maison, d'où je pourrai voir
sans être vue le défilé de la procession funèbre. A peine y suis-je
arrivée, qu'un bruit confus et des lamentations se font entendre au
loin, annonçant l'approche du convoi.

En tête marche une troupe innombrable de gamins criant, hurlant et
sautant comme tous les petits drôles de leur âge; derrière eux, le
corps, placé sur un brancard, est porté par quatre hommes s'avançant
d'un pas rapide. Le cadavre est recouvert d'un beau cachemire; à la tête
on a posé le large turban bleu; une foule énorme, composée d'hommes de
tout âge et de toute condition, marche ensuite dans un désordre confus,
se foulant, se pressant autour du mort, afin de baiser ou de toucher au
moins de la main le cachemire étendu sur la dépouille du saint prêtre.

En arrière du cortège arrivent des femmes voilées, faisant retentir
l'air de leurs glapissements aigus et de leurs _you, you, you_ funèbres.
Je cherche en vain le gouverneur, les gros fonctionnaires, les soldats
chargés de donner à la cérémonie un caractère officiel: aucun uniforme
ne se montre; c'est une démonstration spontanée de la foule, qui suit
les derniers restes d'un homme dont elle respectait et vénérait les
vertus.

Ce système d'enterrement rapide n'est pas seulement réservé aux grands
dignitaires du clergé persan, il est d'un usage général, et son
principal inconvénient est de favoriser le crime.

Dès qu'une famille a perdu un de ses membres, elle le fait enterrer,
mort ou vif, dans les deux heures, sans qu'aucun médecin contrôleur soit
appelé à vérifier le décès ou à constater le genre de mort. La crainte
d'inhumer des gens vivants préoccupe, il faut l'avouer, assez
médiocrement les Persans: les pauvres considèrent ceux qui les quittent
comme délivrés d'une lourde chaîne inutile à renouer; les riches
expédient leurs morts à Kerbéla ou Nedjef, et le dernier voyage en
caravane est d'assez longue durée pour donner aux cataleptiques le temps
de se réveiller en chemin.

Les précautions hygiéniques sont en harmonie avec la rapidité des
funérailles; le corps, sans bière, est déposé dans une fosse peu
profonde, creusée dans un champ servant de cimetière, sur une place ou
dans un carrefour, et les parents considèrent qu'ils se sont acquittés
de tous leurs devoirs envers le défunt quand ils ont tourné sa tête dans
la direction de la Mecque, et placé sous ses aisselles deux petites
béquilles de bois, sur lesquelles il se lèvera à la voix de l'ange
Azraël.

S'il s'agit d'une femme, l'instinct jaloux des maris complique la
cérémonie. Dans ce cas les plus proches parents étendent tout autour de
la fosse, au moment de déposer le cadavre, un voile épais destiné à
dissimuler les formes féminines.

18 avril.--La mort du mouchteïd est considérée dans la ville comme un
grand malheur; la vie publique est suspendue. En signe de deuil, toutes
les boutiques du bazar restent closes, les bouchers ne tuent pas, les
boulangers ne cuisent pas, et la population est condamnée à se nourrir
de larmes, aliment des moins substantiels. Le meilleur moyen de nous
distraire de la tristesse générale est d'aller avec quelques Européens
faire un tour hors de la ville.

Une nombreuse cavalcade est bientôt organisée, et nous franchissons la
porte de la cité après avoir traversé les bazars et un long faubourg
peuplé de gamins occupés à jouer à la marelle, pendant que d'autres
chantent à tue-tête les exploits de Moukhtar pacha au cours de la guerre
turco-russe.

Les guides nous conduisent aux ruines de la mosquée de Gazan khan, ce
roi mogol si célèbre dans l'histoire de la Perse par ses exploits et ses
conquêtes.

Ce prince, tout à la fois forgeron, menuisier, tourneur, fondeur,
astronome, médecin, alchimiste, «connaissait même l'histoire de son
peuple», ajoute naïvement son historien. Dans sa guerre contre l'Égypte
il rechercha l'appui du Saint-Siège. Le pape Boniface VIII fit connaître
l'alliance qu'il avait contractée avec le souverain persan et détermina
ainsi les princes chrétiens à embrasser une nouvelle croisade en leur
laissant entrevoir la position critique des Sarrasins, attaqués à la
fois par les soldats du Christ et les musulmans. Les relations de Gazan
khan avec le chef de l'Église permettent de supposer que ce roi,
converti en apparence à la religion musulmane avant son avènement au
trône, n'avait jamais abandonné les croyances de ses pères; il protégea
toute sa vie ses sujets chrétiens au détriment des musulmans et vécut en
compagnie d'un moine installé à sa cour. Malgré cela, les historiens
persans le considèrent comme un des plus grands rois qui aient régné sur
l'Iran.

Gazan khan n'était pas un Apollon. «On s'étonne de voir tant de vertus
habiter dans un si laid et si petit personnage», nous dit son conseiller
intime. En revanche, son intelligence était extraordinaire; il se
plaisait à lire la vie des grands hommes dans les écrits fabuleux et
dramatiques de Firdouzi et de Nizamé, et s'était donné comme modèles
Cyrus et Alexandre le Grand.

L'édifice construit sous son règne n'est plus aujourd'hui qu'un vaste
tumulus fouillé et exploité en tous sens; les débris gisant sur le sol
indiquent seuls les plus frappantes analogies entre cette ruine et la
mosquée de Narchivan. Cependant le procédé des mosaïstes diffère: les
faïences bleu turquoise sont disposées en grandes plaques; le dessin est
tracé au burin de façon à enlever par parties l'émail bleu et à laisser
apparaître la brique même. C'est un véritable travail de gravure fini
avec un art et une patience admirables.

Un paysan, qui cherche dans les ruines des matériaux destinés à réparer
sa maison, m'apporte une étoile à huit pointes ornée d'un dessin en
creux. Les briques estampées se mêlaient donc à l'émail dans la
décoration de cet édifice d'un goût exquis, si l'on en juge d'après les
fragments épars sur le sol.

Après avoir parcouru tous les tumulus de l'ancienne Tauris, la cavalcade
s'engage au milieu de jardins embaumés séparés les uns des autres par
des rigoles où circule une eau courante d'une admirable limpidité; les
pêchers, les pommiers, les amandiers et les cognassiers à fruits doux
ombragent de leurs branches couvertes de fleurs des plantations de
melons, de concombres, de pastèques et d'aubergines, semées sans art ni
symétrie, mais rachetant par une vigueur extraordinaire cet apparent
désordre. Quelques échappées à travers la verdure naissante découvrent
de charmants paysages. Là c'est une caravane de petits ânes chargés de
bois, passant à la file sur un pont des plus rustiques; ici, des femmes
enveloppées de leurs voiles bleus se sauvant à l'approche des Faranguis.
Il n'a pas été possible de faire la photographie de la mosquée de Gazan
khan, l'édifice ne conservant même plus de forme; c'est le cas de
prendre ma revanche; je descends de cheval, et, malgré un vent violent
et des nuages noirs amoncelés du côté de la montagne, j'obtiens une
bonne épreuve du jardin et du convoi de baudets. «En selle, en selle!»
s'écrie mon mari. Il est déjà trop tard: le tonnerre gronde, les éclairs
éblouissants déchirent la nue, et la pluie devient bientôt diluvienne.
Nous cherchons en vain un abri sous les arbres, leur feuillage ne peut
plus nous garantir. Sauve qui peut! Chacun prend son parti en brave et
se dirige vers la ville de toute la vitesse de sa monture.

A notre arrivée dans la cour du consulat, nous sommes mouillés jusqu'aux
os; nos chevaux ruissellent de sueur. Le mal n'est pas grave: Dieu
merci, le logis est hospitalier; des habits secs et un bon feu auront
vite raison de notre mésaventure.

Il m'a semblé, en passant auprès du corps de garde, voir les soldats
occupés à décrasser leurs armes: un bruit insolite remplit l'hôtel; du
salon à la cuisine tout est mouvement. Je m'informe. Pendant notre
absence le gouverneur a fait annoncer sa visite pour demain. Ce n'est
pas une petite affaire que la réception d'un si grand personnage; le
Vatel du consulat n'a pas seul la tête à l'envers, son trouble
respectueux n'est rien auprès de l'émoi du _mirza_ (secrétaire
indigène), notre professeur de persan, auquel incombe la tâche glorieuse
de fabriquer d'ici demain une superbe poésie célébrant l'heureuse
conjonction des astres qui a amené le gouverneur à Tauris d'abord, et
puis au consulat de France. Nous serions mal venus de réclamer
aujourd'hui notre leçon quotidienne.

19 avril.--Il est sept heures du matin. Je monte sur la terrasse afin
d'assister à l'arrivée du hakem et de son cortège. Des soldats armés de
bâtons font évacuer la rue et distribuent sans modération des coups
proportionnés en nombre à la haute dignité du personnage attendu.
J'aperçois enfin l'oncle du roi; il est vêtu d'une ample redingote noire
plissée à la taille et coiffé d'un _kolah_ (bonnet) de drap noir adopté
à la cour depuis quelques années, tandis que le kolah d'astrakan est
réservé aujourd'hui aux provinciaux peu au courant de la mode ou aux
gens âgés. L'origine et la puissance du gouverneur de Tauris sont
indiquées par la dignité d'une démarche lente seyant à un homme de
_kheïle ostoran_, «de gros os». Ses traits durs et accentués, sa peau
brune rappellent, paraît-il, le type de la tribu Kadjar, dont il
descend.

Mes regards se portent ensuite sur un magnifique cheval turcoman mené en
main par l'écuyer chargé de jeter sur l'animal un superbe tapis de Recht
dès que l'Excellence aura pénétré dans le consulat. Cette monture pleine
de vigueur et d'élégance est couverte d'un magnifique harnachement d'or
ciselé, dont je ne puis m'empêcher d'admirer la beauté, tout en
regrettant de perdre ainsi de vue les formes de la belle bête qui en est
parée. Les jambes sont fines, la tête bien proportionnée, et la robe
alezan brûlé brille comme de la soie.

Immédiatement après le cheval du gouverneur marche le bourreau, tout de
rouge habillé. Ce personnage, traité avec égard, vu la gravité de ses
importantes fonctions, n'est jamais invité à entrer à la suite de son
maître dans l'intérieur d'une maison amie et doit se contenter de rester
assis à la porte, où lui sont offerts avec empressement le thé, le café
et le kalyan. Derrière l'exécuteur des hautes œuvres s'avancent les
officiers subalternes, les ferachs et une foule de cavaliers d'escorte
vêtus d'habits en lambeaux et coiffés du large papach du Caucase, gris,
marron ou noir, suivant la fantaisie du propriétaire. Ce sont les
cosaques de la garde royale. De quelles guenilles peut-on bien couvrir
les soldats de la ligne?

A peine entré dans le salon, le gouverneur s'est assis et a paru écouter
avec une satisfaction évidente la composition du mirza vantant les
vertus civiles et militaires du noble visiteur dans des termes poétiques
empruntés aux plus beaux passages de Saadi et de Firdouzi. Cette poésie,
débitée sur un ton chantant, paraît très goûtée par l'assistance, qui,
en signe d'approbation, incline la tête aux bons endroits. Quant à moi,
je ne comprends pas un traître mot de ce langage fleuri, mais je juge
opportun d'opiner du bonnet et de faire ainsi preuve d'un esprit
délicat. Les rafraîchissements sont ensuite apportés, et la conversation
traîne pendant plus de deux heures, entrecoupée, suivant la mode
persane, de bâillements et de temps de silence pendant lesquels chacun
paraît se recueillir.

Après un long échange de compliments et de politesses, on se sépare
enfin fort contents les uns des autres. Le cortège se remet en ordre, le
bourreau reprend sa place de bataille, et la rue, tout à l'heure si
animée, redevient silencieuse.

Il était temps. L'archevêque arménien de Tauris a témoigné le désir de
faire faire sa photographie: je craignais d'arriver trop tard au
rendez-vous. Notre appareil nous ouvre toutes les portes. L'archevêché,
bien modeste résidence de Sa Grandeur, est bâti en briques crues, mais
éclairé de tous côtés sur de beaux jardins, au fond desquels s'élèvent
les bâtiments d'une école pour les enfants arméniens. Nous sommes
attendus avec impatience et reçus avec une amabilité parfaite. La
physionomie du prélat respire la bonté; ses traits, largement modelés,
sont éclairés par des yeux intelligents et vifs; sa barbe et ses cheveux
grisonnants indiquent un âge en désaccord avec sa taille droite et
fière. Cette belle tête est mise en relief par un capuchon de moire
antique noire s'appuyant tout droit sur la calotte dure et retombant
presque sur les yeux. Une ample robe de satin noir descend jusqu'aux
pieds; autour du cou s'enroule une longue chaîne d'or soutenant un
christ peint sur émail et encadré de perles et de rubis.

[Illustration: ARCHEVÊQUE ARMÉNIEN.]

Les Arméniens qui entourent Sa Grandeur ont tout l'aspect de sacristains
français, mais savent offrir à l'étranger le café et la pipe avec une
bonne grâce qui ne manquerait pas de scandaliser les serviteurs de notre
clergé national.

«Je suis heureux de vous voir, nous dit le prélat; j'aime les Français.
Puisque vous êtes venus à Tauris par la route du Caucase, vous
m'apportez sans doute des nouvelles du Catholicos.

--Je suis désolé, Monseigneur, répond Marcel, de ne pouvoir satisfaire
votre désir; j'ai honte de l'avouer, mais j'étais déjà à quatre étapes
d'Érivan quand j'ai entendu parler du couvent d'Echmyazin; j'ai donc été
privé de l'honneur de saluer l'archevêque.

--Je le regrette vivement, réplique le prélat. Le Catholicos, chef
suprême de la religion grégorienne, qui s'étend non seulement en Perse,
mais dans la Turquie d'Asie et aux Indes, aurait été heureux de vous
recevoir. C'est un homme de grand talent, il connaît la valeur
intellectuelle des Européens et vous aurait montré avec bonheur les
reliques précieuses du monastère, telles que la lance qui a percé le
côté du Christ, le bras droit de saint Grégoire l'Illuminateur,
enfermées dans des reliquaires véritables chefs-d'œuvre d'orfèvrerie, et
les inappréciables richesses de la bibliothèque, où depuis quinze
siècles se sont entassés les manuscrits les plus précieux. Le couvent
d'Echmyazin, dont le nom signifie «les trois églises», vous aurait
lui-même fort intéressé; il fut bâti en 360 de notre ère, et nos moines
vous auraient fait voir des constructions encore en bon état remontant à
cette date éloignée. A la suite d'invasions successives, les chapelles
de sainte Cayanne et de sainte Cisiphe ont été détruites, il est vrai,
mais le trésor et la bibliothèque ont été sauvegardés et renfermés,
depuis quelques années, dans un bâtiment en pierre de taille, où ils
sont désormais à l'abri de toute détérioration.»

[Illustration: COUVENT D'ECHMYAZIN.]

Nous remercions l'archevêque et nous retirons après avoir fait son
portrait dans plusieurs poses différentes. Quant à revenir en arrière,
il n'y faut pas songer: où trouver le courage nécessaire pour affronter
de nouveau la sainte Russie, ses relais de poste et les pieds de porc à
la confiture de prunes?

20 avril.--C'était grande fête aujourd'hui chez tous les consuls. Après
les réceptions je suis montée sur la terrasse parée du drapeau français.
Le soleil éclairait de ses derniers rayons la cité de Zobeïde; la ville
tout entière semblait embrasée. J'étais absorbée par la contemplation de
ce spectacle, lorsque je m'entendis appeler doucement. «_Khanoum_
(Madame), me dit timidement de la maison voisine une Chaldéenne dont
j'ai entendu vanter la beauté et la pureté de type, montrez-moi donc les
images que vous faites tous les matins sur la terrasse.» J'étais loin de
me douter de cet innocent espionnage quand je venais tirer quelques
épreuves des clichés révélés pendant la nuit. Je salue mon
interlocutrice et lui offre de poser devant mon objectif: elle consent;
l'appareil est bientôt préparé, mais le jour baisse et il devient
impossible de faire une photographie. Je cours chercher mon mari et ses
crayons, car demain peut-être la belle Rakhy ne sera pas maîtresse de
témoigner autant de bonne volonté. Après avoir fait quelques façons pour
abaisser le voile de mousseline qui enveloppe son menton et s'arrête
sous les narines, elle prend son parti en brave, rejette les draperies
sur ses épaules et garde pendant quelques instants une immobilité de
statue. Ses yeux noirs sont pleins de malice; le nez carré donne à la
physionomie une fermeté qu'accentuent la forme et la couleur rouge foncé
de lèvres un peu minces; le trait caractéristique de la figure est la
grande distance qui sépare la base du nez de la bouche. La Chaldéenne
est coiffée d'un foulard de crêpe de Chine vermillon, serré autour du
crâne par un gros nœud formant boule au-dessus du front; les cheveux,
nattés en une multitude de petites tresses, tombent sur le dos, cachés
sous un voile de laine blanche qui entoure plusieurs fois la tête, la
bouche et couvre les épaules.

Une robe de _kalemkar_ (perse peinte à la main) apparaît au-dessous
d'une ample _koledja_ (redingote) de drap bleu ornée d'une fine
passementerie de soie noire. Ce vêtement dissimule entièrement les
formes féminines.

Le portrait achevé à la lumière, Rakhy s'empresse de le regarder en
mettant tout d'abord la tête en bas, indice de notions de dessin assez
élémentaires, et, après nous avoir remerciés avec effusion, elle
s'éloigne tout heureuse en voilant son visage.

21 avril.--Un hadji[3], chef d'une caravane qui doit prochainement se
mettre en route pour Mechhed, est venu hier contempler nos bagages et
apprécier d'un coup d'œil d'aigle le nombre de mulets nécessaire au
transport des colis.

  [3] On donne le nom de _hadji_ aux musulmans qui ont accompli le
    pèlerinage de la Mecque.

Avant de fixer le moment du départ, il faut faire concorder les
prescriptions du calendrier avec les convenances des voyageurs.
L'almanach est un oracle toujours consulté, dans les affaires les plus
graves comme les plus futiles, et jamais on n'accomplit une action sans
s'informer auparavant si les constellations sont favorables. Tel jour
est propice au début d'une entreprise, tel autre est néfaste, souvent
l'heure même est indiquée; jamais un tailleur n'oserait prendre mesure
d'un habit en dehors du temps prescrit: sûrement la coupe serait
manquée.

Les conjonctions sont sans doute heureuses aujourd'hui, car dès la
pointe du jour les tcharvadars viennent demander si nous sommes prêts à
partir. Sur notre affirmation, ils annoncent que les chevaux vont
arriver sans retard, _hala_. Pleine de crédulité, je descends dans la
cour du consulat, mon fusil sur l'épaule, ma cravache à la main, croyant
me mettre en selle dans quelques instants. Il est six heures du matin;
j'attends patiemment jusqu'à sept; puis, ne voyant rien venir, j'entre
dans le salon.

«Que faites-vous casque en tête et fusil sur l'épaule de si grand matin?
me dit le consul.

--Les chevaux devaient venir tout de suite. «_Hala_», ont dit les
tcharvadars, et je pensais partir de bonne heure.

--Ne vous pressez pas tant, reprend M. Bernay. _Hala_ peut s'étendre
d'ici à ce soir; préparez-vous au moins à déjeuner avec nous. Quand on
veut voyager agréablement en caravane, il faut s'armer de patience
jusqu'au jour où l'on a pris l'habitude de se faire attendre. Afin
d'acquérir ici le respect et la considération générale, il est sage de
ne point se montrer avare de son temps. Les gens dépourvus de mérite ont
seuls leurs heures comptées, tandis que les puissants et les savants
traitent leurs affaires avec une intelligence si sûre qu'ils ont
toujours mille loisirs.»

Vers une heure de l'après-midi, la rue, si calme, retentit d'un bruit
inaccoutumé. _Alhamdouallah!_ (grâces soient rendues à Dieu!) ce sont
les dix chevaux de charge nécessaires au transport de nos bagages et de
nos serviteurs. La race turcomane, si vantée dans le pays, est
piteusement représentée par ces pauvres bêtes efflanquées. Dix-huit
étapes nous séparent de Téhéran. Arriverons-nous avec de pareilles
montures? Enfin nous voilà partis.

[Illustration: FEMME CHALDÉENNE.]

Surprise à la porte de la ville de me trouver seule avec les serviteurs
et nos bagages, je cherche des yeux nos compagnons de route, les
pèlerins se rendant au tombeau de l'imam Rezza de Mechhed.

«Je compte passer la nuit à un village situé à deux farsakhs de la
ville, me dit le hadji qui nous a fait l'honneur de nous accompagner:
c'est le rendez-vous général de la caravane, elle doit s'y trouver
réunie ce soir, et demain, dès l'aurore, j'entreprendrai le voyage de
vingt-deux jours au bout duquel nous apercevrons, s'il plaît à Dieu, la
coupole d'or de chah Abdoul-Azim.

--Combien d'heures durent vos étapes?

--Une caravane bien organisée et bien conduite comme la mienne parcourt
trois quarts de farsakh à l'heure et fait dans la journée de six à huit
farsakhs.»

Le farsakh, désigné par les auteurs grecs sous le nom de _parasange_
(pierre de Perse), équivaut à près de six kilomètres. D'après la
traduction de ce mot, il semblerait qu'en Orient comme à Rome les routes
étaient, dans l'antiquité, pourvues de pierres indiquant au voyageur la
distance parcourue. Ces bornes n'existent plus aujourd'hui; néanmoins,
les caravanes suivant toujours le même itinéraire à la même allure, les
tcharvadars connaissent exactement la distance d'une station à la
suivante et la divisent en prenant comme repères les accidents de
terrain. Sur les voies de grande communication les erreurs sont
insensibles, et, si l'étape s'allonge quelquefois hors de proportion
avec le chemin parcouru, il faut s'en prendre aux difficultés des
sentiers rendus impraticables par les intempéries de l'hiver. Le moindre
ruisseau torrentueux descendant des montagnes oblige parfois à faire de
longs détours avant de rencontrer un passage guéable.

Arrivés au village de Basmidj, nos guides nous conduisent au
_tchaparkhanè_ (maison de poste), où se trouvent les chevaux destinés au
service des courriers établis sur la route de Tauris à Téhéran. Cette
construction carrée se compose d'une enceinte contre laquelle s'appuient
à l'intérieur les écuries, recouvertes de terrasses. En été les bêtes
sont attachées autour de la cour, devant des mangeoires creusées dans
l'épaisseur des murs. Au-dessus de la porte d'entrée s'élève une petite
chambre, éclairée par des fenêtres ou par des portes ouvertes dans la
direction des quatre points cardinaux. Les carreaux sont absents; à leur
place on a disposé des grillages de bois assez larges pour permettre à
l'air de circuler, de quelque côté que souffle la bise, mais assez
serrés néanmoins pour arrêter les regards indiscrets. Cette pièce
ventilée, dont nous prenons possession faute de mieux, porte le nom de
_balakhanè_ (maison haute).

Pendant le déballage des mafrechs je vais faire une promenade dans le
bazar du village; il est assez bien approvisionné. Il y a là de belles
bougies russes enveloppées de papier doré, du sucre de Marseille, des
dattes et du lait aigre à profusion. La fille du gardien du tchaparkhanè
me sert de guide; elle a six à sept ans et prend déjà des airs de petite
femme; l'année prochaine on la voilera; on la mariera peu après, et à
douze ans elle se promènera avec un bébé dans les bras.

Au retour de la promenade, la nuit est tombée; mais peu importe
désormais! Depuis notre séjour à Tauris notre mobilier n'est-il pas
complet? Au milieu de la pièce se dresse une table de bois blanc; des
sacs remplis de paille servent de fauteuils, en attendant qu'ils
deviennent des lits; sur les _takhtchès_ (niches creusées dans le mur)
s'étalent une théière, un samovar, un chandelier; et enfin devant un bon
feu chantent des marmites fumantes. Ma fierté est sans égale; mais rien
n'est durable en ce monde, et mon légitime orgueil est bientôt mis à une
rude épreuve. Le vent fraîchit vers le soir, la cheminée rejette des
torrents de fumée, la lumière s'éteint. Borée est maître céans. A tâtons
je finis cependant par étendre devant les grillages de bois des
manteaux, des caoutchoucs et des châles, que l'on fixe avec un marteau
et des clous, achetés sur les conseils du consul de Tauris. Béni soit-il
pour cette bonne pensée.

L'ordre est enfin rétabli dans le balakhanè quand le pilau fait son
apparition. Les cuisiniers préparent très bien cet aliment national. Ils
ont pour le faire cuire, disent les gourmets, autant de recettes que de
jours dans l'année. Le riz, rendu très craquant après avoir été
additionné d'un mélange de beurre et de graisse de mouton appelé
_roougan_, est servi à part. On l'accompagne en général d'un plat de
viande de mouton coupée en menus morceaux, ou d'une volaille baignant
dans une sauce relevée. Certains pilaus sont cuits en une heure, et
c'est là un de leurs principaux mérites.

22 avril.--Je dormais cette nuit du sommeil du juste quand la voix du
hadji retentit.

«Levez-vous, dit-il, nous sommes tous prêts; l'étape est très longue,
et, en quittant de grand matin le tchaparkhanè, c'est tout juste si nous
arriverons au _manzel_ (logis) avant la nuit.»

Il est une heure du matin, et me voilà procédant à une toilette des plus
sommaires. Campés à peu près en plein air, nous avons jugé prudent de
reprendre nos habitudes du Caucase et de coucher tout vêtus, le corps,
la tête et surtout les yeux recouverts de l'immense couvre-pied à la
mode persane fabriqué à Tauris.

Étonnée de la sage lenteur avec laquelle nos domestiques préparent les
charges, je les gourmande de leur paresse.

«Que voulez-vous donc faire pendant les trois ou quatre heures qui nous
restent à passer ici?» répondent-ils.

[Illustration: LA FILLE DU GARDIEN DU TCHAPARKHANÈ.]

Les conseils de M. Bernay et la signification de _hala_ reviennent alors
à ma mémoire. J'achève néanmoins de me convaincre de ma sottise, en
sortant du tchaparkhanè et en me rendant dans le caravansérail, où
presque tous les voyageurs sont réunis. A la lueur de chandelles
fumeuses, disposées sous les arcades établies autour de la cour,
j'aperçois des femmes voilées, habillant des enfants en pleurs, tandis
que les serviteurs allument du feu afin de préparer le thé et les
aliments nécessaires pour la journée. Tout ce monde est parti tard de
Tauris, a voyagé une partie de la nuit et ne paraît nullement pressé de
se remettre en route. Les chevaux mangent paisiblement leur orge, et les
muletiers, roulés dans leurs manteaux de peau de mouton, font autant de
bruit en ronflant que les enfants effrayés par ce réveil matinal. Je
regagne mon logis, où il m'est loisible de méditer tout à mon aise sur
les avantages de l'inexactitude.

A la pointe du jour, des appels nombreux se font entendre, et les
tcharvadars viennent enfin prendre nos mafrechs.

Nous sommes environ quatre-vingts voyageurs, hommes, femmes, enfants,
mollahs et serviteurs, suivis de plus de cent cinquante bêtes de somme.

En tête marchent les chevaux les plus vigoureux, pomponnés comme les
mulets d'Andalousie et porteurs de cloches de cuivre de toutes
grosseurs; les unes, accrochées au collier, sont petites comme des
grelots et rendent un son argentin; les autres, longues de cinquante
centimètres, pendent sur les flancs des animaux et donnent des notes
graves comme celles des bourdons de cathédrale; souvent encore elles
sont enfilées par rang de taille, chaque cloche formant le battant de
celle qui l'enveloppe. D'une extrémité à l'autre de la caravane on
entend leurs tintements, destinés à régler la vitesse de la marche. Ce
bruyant orchestre devient harmonieux lorsqu'on s'en éloigne, et sa
musique, d'une douceur extrême, rappelle alors le son des orgues ou le
bruit plaintif des vents d'automne dans les bois. Vient ensuite le
conducteur spirituel du pèlerinage. C'est un grand mollah au visage
bronzé, coiffé du turban bleu foncé des seïds et vêtu d'une robe de
kalemkar; sur les flancs de sa monture, jadis blanche, aujourd'hui
badigeonnée en bleu de la tête aux pieds (descend-elle aussi du
Prophète?), s'étalent tous les ustensiles de ménage du saint homme:
aiguières à ablutions, poches à kalyan, samovar, marmites; quant à lui,
juché sur une énorme pile de couvertures et de tapis, il paraît, du haut
de sa bête azurée, traiter avec le même dédain les gens et les animaux.
Je m'attendais à le voir, au départ, déployer l'étendard du pèlerinage
et chanter les miracles de l'imam Rezza de Mechhed, au tombeau duquel il
conduit ses ouailles, mais la présence de deux infidèles a troublé sa
ferveur et lui a fait absolument négliger cette action dévote. Il se
venge en me regardant d'un air faux et sournois, et détourne la tête
toutes les fois que les hasards du chemin me rapprochent de lui.

Nous marchons sur ses pas, suivis d'une troupe d'enfants de quinze à
seize ans, tout heureux de faire leur premier grand voyage. Ils
dégringolent à chaque instant des montagnes de bagages au sommet
desquelles ils sont perchés, mais nul ne s'en inquiète: en pèlerinage
peut-on jamais se faire mal?

Voici enfin la partie la plus calme de la caravane, jamais en tête,
jamais en queue.

Sur les mulets destinés à porter les femmes sont assujetties, de chaque
côté du bât, deux caisses longues de quatre-vingts centimètres, sur une
largeur de cinquante-cinq, désignées en persan sous le nom de
_kadjavehs_.

Ces boîtes sont surmontées de cerceaux de bois supportant une couverture
de lustrine verte et fermées par des portières destinées à mettre les
voyageuses à l'abri de la pluie, du soleil et surtout des regards
indiscrets. L'ascension de ces singuliers véhicules n'est pas aisée;
elle se pratique au moyen d'une échelle étroite appuyée contre la
caisse. Quand les femmes sont montées, l'échelle est attachée au-dessous
du kadjaveh jusqu'au manzel suivant, car il n'est pas dans les usages
que les Persanes mettent pied à terre pendant une étape, quelle que soit
sa durée. Assises ou plutôt accroupies sur une pile de couvertures,
elles amoncellent autour d'elles le kalyan, les provisions de bouche,
les enfants trop petits pour monter à cheval et les bébés à la mamelle.

Les kadjavehs des _khanoums_ (dames) sont entourés des plus vieux
serviteurs et des maris jaloux. L'un de ces derniers s'est offert au
moins huit femmes à surveiller, et il paraît s'acquitter de ces
délicates fonctions avec une conscience sans égale. Si j'en juge d'après
le nombre de ses domestiques et le luxe de ses équipages, ce doit être
un grand personnage. Le cheval portant la favorite et sa progéniture est
conduit par un jeune garçon dont le teint rose et les yeux intelligents
attirent mon regard; sa tête rasée est recouverte d'un bonnet rond,
doublé d'une fourrure de peau de mouton noir; il est vêtu d'une koledja
rembourrée de coton, soigneusement piquée et serrée à la taille par une
ceinture accentuant des lignes arrondies. Ce bel enfant paraît dans la
plus grande intimité avec les femmes, auxquelles personne n'adresse la
parole; il va et vient, toujours gai et souriant, fait des commissions
d'un kadjaveh à l'autre, excite de la voix les chevaux retardataires,
allume les kalyans... et les fume, prend les enfants en pleurs, à moitié
étouffés au milieu des voiles maternels, porte ces pauvres petits sur
son épaule pour les consoler, et fait presque toute la route à pied
comme les tcharvadars les plus vigoureux.

Je laisse défiler la caravane et retrouve nos serviteurs à
l'arrière-garde.

«Quel est donc le jeune garçon qui conduit le premier kadjaveh? dis-je à
l'un d'eux.

--C'est un _pichkhedmet_ (valet de chambre), me répond-il; l'_aga_ (le
maître), jugeant, dans sa sagesse, que les servantes de ses femmes ne
peuvent, sans inconvénient, faire à chaque étape le service extérieur, a
choisi une vigoureuse et vaillante paysanne kurde, lui a fait raser la
tête et revêtir un costume masculin afin de lui permettre de sortir sans
scandale à visage découvert. Ali--c'est le nom qu'on lui a donné--fait
tout le service des khanoums, dont aucun homme n'oserait approcher.»

J'ai tenté d'apercevoir au passage les traits de ces beautés si bien
gardées. Peine perdue: au-dessus de grandes draperies bleues, des têtes
couvertes d'un voile de calicot blanc agrafé derrière le crâne se
balançaient désagréablement, secouées à chaque mouvement du cheval;
devant les yeux, l'étoffe, bien qu'amincie par un jour à l'aiguille,
dissimulait encore la forme des paupières et de l'arcade sourcilière.

[Illustration: LE PICHKHEDMET DE L'AGA.]

23 avril.--Avant d'atteindre le village de Turkmenchaï, nous avons
traversé des plaines irriguées et bien cultivées; partout nous avons vu
les paysans occupés à faire leurs semences de printemps. La terre,
labourée déjà deux fois, est retournée maintenant sur la graine, lancée
à pleine main par un semeur marchant à pas cadencés. La charrue persane
est des plus primitives: elle se compose d'un simple soc de bois dur
emmanché sur un timon, que tient à sa partie supérieure la main du
bouvier. La traction se fait au moyen d'un collier formé de deux pièces
de bois réunies à leur extrémité, et passé autour du cou des bœufs; les
animaux, au lieu de tirer la charrue par le joug lié à leurs cornes, ont
la tête libre et reconnaissent cette faveur en se montrant très
indociles. Quand ils reculent, le laboureur serait impuissant à les
diriger si un enfant, assis sur le milieu du collier, le dos tourné au
chemin à parcourir, ne les guidait en les piquant avec un aiguillon, ou
ne les excitait en leur jetant de droite et de gauche une grêle de
petits cailloux rassemblés dans un coin de sa blouse. Dans la campagne
les femmes aident leur mari et prennent part aux travaux agricoles. Par
conséquent elles ne sont pas voilées, mais à l'approche d'un étranger
elles s'éloignent au plus vite si elles sont jeunes; les plus vieilles
se contentent de tourner le dos en maugréant lorsque le sentier de
caravane se rapproche des champs où elles travaillent.

La richesse, ou du moins l'aisance des villageois de Turkmenchaï se
trahit par le soin apporté à la construction des maisons, dont les murs
sont bien dressés et les portes ornées d'élégantes décorations de
plâtre.

Turkmenchaï a joué un rôle important dans l'histoire de la diplomatie
iranienne. En 1828 y fut signé le traité qui termina la guerre entre la
Russie et la Perse. La première de ces puissances s'attribua la Géorgie,
l'Arménie persane et la ville d'Érivan, place frontière importante, dont
le siège avait illustré le général Paskéwitch, surnommé depuis
l'Érivansky.

Des clauses secondaires relatives aux réceptions des ambassadeurs ou aux
questions de préséance, difficiles à régler dans un pays où le peuple
est si chatouilleux sur l'étiquette, trouvèrent place dans ce traité.
Désormais les plénipotentiaires furent autorisés à se présenter devant
le souverain sans avoir revêtu au préalable les grands bas de drap rouge
montant jusqu'à mi-cuisse, que chaussèrent encore au commencement du
siècle les ambassadeurs extraordinaires envoyés à Fattaly chah par la
France et l'Angleterre. Cette singulière prétention de régenter le
costume des ministres des puissances étrangères n'était pas seulement
dans les traditions persanes: on peut voir encore à Constantinople, au
musée des Janissaires, où sont réunis en grande quantité des mannequins
revêtus des anciens costumes du pays, l'étonnant Mamamouchi inscrit dans
le catalogue sous le nom de premier drogman de l'ambassade de France, et
le non moins grotesque interprète de la fière Albion. Les Turcs du
_Bourgeois Gentilhomme_ sont insipides à leurs côtés.

25 avril.--Hier, à quatre heures du soir, après avoir parcouru un pays
désert, nous avons fait notre entrée solennelle à Mianeh, petite ville
d'origine fort ancienne.

Mianeh est le pays originaire d'énormes punaises, dont la piqûre donne
la fièvre pendant deux ou trois jours, et tue quelquefois des enfants en
bas âge: les plaies consécutives à la morsure de ces insectes, très
facilement envenimées par la fatigue de longues étapes, ont souvent
amené des maladies très graves chez les étrangers descendus, sans se
douter du péril, dans les caravansérails.

L'hospitalité des habitants ne nous a pas paru rassurante, aussi
avons-nous préféré aller demander asile, pour cause de punaises, à la
station du télégraphe anglais, placée sous la direction de deux jeunes
gens arméniens.

A peine les bagages sont-ils déballés, qu'on nous annonce la visite du
_ketkhoda_ (image de Dieu), fonctionnaire à tout faire, chargé de rendre
la justice, de percevoir les impôts et d'envoyer aux gouverneurs de
province le contingent annuel de l'armée royale. Il entre dans la cour,
entouré, selon l'habitude, d'un nombreux personnel de serviteurs
porteurs de kalyans tout allumés.

Nous l'invitons à s'asseoir sur un tapis étendu à son intention, et
toute l'assistance s'accroupit à ses côtés, chacun d'après le rang qu'il
occupe dans la hiérarchie sociale.

«Le salut soit sur vous! La santé de Votre Honneur est-elle bonne? dit
le ketkhoda en posant la main sur son cœur.

--Grâces soient rendues à Dieu, elle est bonne, répond mon mari.

--La santé de Votre Honneur est-elle très bonne?

--Par votre puissance, elle est très bonne. Et la santé de Votre Honneur
est-elle bonne?

--Depuis la venue de Votre Honneur dans ce pays, elle est excellente. Il
y a longtemps que votre esclave aspirait à présenter ses hommages à
Votre Honneur.

--Dieu soit loué, c'est votre serviteur qui aurait dû se rendre chez
vous.

--Je remercie infiniment Votre Honneur: votre esclave est toujours prêt
à le devancer.»

[Illustration: LE KETKHODA DE MIANEH ET SES SERVITEURS.]

Ces salutations, interrompues par de légères pauses, étant terminées, le
ketkhoda s'informe de notre nationalité, du but de notre voyage, et se
retire en priant Dieu de veiller sur nos précieuses existences.

Le vêtement du magistrat municipal se compose d'un pantalon de coton
blanc, d'une redingote de même étoffe, plissée tout autour de la taille
et garnie de boutons dorés, sur lesquels se détache le lion surmonté du
soleil des armes royales. La petitesse du kolah indique chez ce
personnage une tendance à suivre les modes de la cour, tandis que les
habitants du village sont encore coiffés du papach arrondi des
Turcomans.

A la nuit, le hadji, après avoir tant bien que mal logé ses pèlerins,
est venu nous prévenir que la lassitude des femmes, et surtout la
fatigue des chevaux, occasionnée par la boue du chemin, l'obligeaient à
demeurer un jour à Mianeh.

«Tant mieux, je prendrai les devants afin de m'arrêter plus longtemps au
Dokhtarè-pol, a répondu mon mari.

--C'est impossible, _Çaheb_ (maître), le pays n'est pas sûr: on vous
volerait mes chevaux.

--Hadji, dis-je à mon tour, je remarque avec chagrin que dans tous tes
discours tes bêtes prennent toujours le pas sur tes voyageurs: cependant
les uns et les autres devraient avoir une égale part à ta sollicitude.
Envoie-nous demain, à l'aube, trois chevaux; si on les vole, nous te les
payerons.

--Dieu est grand!» murmure en s'en allant le brave homme.

26 avril.--A la pointe du jour nous quittons Mianeh, suivis d'un seul
serviteur arménien, dont la mine s'est singulièrement allongée depuis la
veille; les couvertures sont en paquetage, les sacoches contiennent les
appareils photographiques et deux jours de vivres; nos fusils, posés en
travers sur l'arçon de la selle, sont chargés à balles, ainsi que deux
paires de revolvers attachés à notre ceinture. Ce déploiement
d'artillerie effrayera, je l'espère, les voleurs assez téméraires pour
convoiter les chevaux du hadji.

Sur la gauche du sentier s'élèvent les murs ruinés d'une antique _kalè_
(forteresse); des vautours au col déplumé sont campés immobiles sur les
pans délabrés de la maçonnerie de terre. A droite s'étendent des jardins
plantés d'arbres fruitiers en pleine floraison. Dans de grands peupliers
s'ébattent avec mille cris des oiseaux au plumage coloré; les uns ont la
tête, la queue et l'extrémité des ailes d'un noir de jais, le dos et le
ventre jaune d'or; les autres, connus dans le pays sous le nom de _geais
bleus_, ont les ailes azurées, le corps et les pattes rose de Chine.

Un marécage dans lequel les chevaux enfoncent jusqu'aux genoux s'étend
jusqu'au pont de Mianeh. Après avoir remercié de leur bonne volonté cinq
ou six hommes à mauvaise mine qui s'offrent à nous escorter, nous
commençons à gravir le Kaflankou (montagne du Tigre), accompagnés d'un
honnête derviche, dont il est impossible de se débarrasser. Le chemin,
assez soigneusement tracé, paraît avoir été ouvert de main d'homme; il
s'élève par des pentes très raides côtoyant des gorges escarpées au fond
desquelles coulent de petits torrents; la montagne devient de plus en
plus sauvage; enfin, après quatre heures d'ascension, on atteint un col
si difficile à franchir en hiver, que, pour faciliter le passage de
leurs troupes, les Turcs, pendant le temps où ils furent maîtres du
pays, firent paver sur une longueur d'un kilomètre une chaussée de dix
mètres de large. Nos bêtes s'arrêtent, soufflent, et je puis pendant ce
temps-là jouir d'un point de vue magnifique.

Au-dessous du Kaflankou, limite de l'Azerbeïdjan et de l'Irak, s'étend
la plaine verdoyante de Mianeh, dominée par les cimes neigeuses de
l'Elbrouz.

Un beau soleil de printemps, remplaçant les frimas laissés de l'autre
côté du col, projette ses rayons sur les blancheurs éblouissantes des
sommets et sur les roches calcinées des derniers contreforts de la
montagne. A moitié chemin de la descente apparaît, dans la vallée de
Kisilousou, un pic isolé, couronné par une plate-forme étroite servant
de base à un édifice connu dans le pays sous le nom de château de la
Pucelle (Dokhtarè-kalè).

La construction de cette sauvage demeure remonte à une antiquité très
reculée; elle fut, dit-on, élevée sous le règne d'Artakhchathra Ier,
l'Ardechir Derazdast des auteurs pehlvis, l'Artaxerxès Longue-Main des
Grecs, et servit de prison à une princesse rebelle.

[Illustration: LE PONT DE LA PUCELLE (_Dokhtarè-pol_). (Voyez p. 75.)]

Le derviche, notre nouveau compagnon de route, homme à la face épanouie,
mais au caractère sentimental, me conte une autre légende:

«Un roi avait une fille de belle figure, d'un caractère aimable; elle
avait une taille de cyprès, des joues de lune, des lèvres de rubis, un
cou d'argent, la démarche d'un faisan, la voix d'un rossignol. Sa beauté
exhalait une odeur de musc, ravissait les yeux, augmentait la vie et
séduisait le cœur. L'horreur de l'humanité détermina la princesse à fuir
le monde et à venir cacher ses charmes dans cette profonde solitude. Nul
chemin, nul sentier ne permettait de s'élever jusqu'au nid d'aigle où
elle avait fait construire son château. Quel mortel eût été assez
audacieux pour tenter de gravir ces roches inaccessibles? Un jour
cependant, un jeune pâtre, beau comme Joseph, ayant aperçu la vierge,
osa s'aventurer à la suite de ses chèvres sur les flancs escarpés de la
montagne, et il chanta:

«Un ange du ciel s'est présenté à mes regards; sur la terre ne saurait
être splendeur comparable à la sienne; sa figure est devenue la Kèbla
(direction de la Mecque) de mes yeux. Je n'exhalerai pas mes plaintes
devant les heureux de ce monde, mais je dirai ma peine à ceux qui
partagent mes tourments; si les fauves colombes entendaient mes soupirs,
elles pleureraient avec moi; toi seule es insensible. N'auras-tu pas
pitié de ma douleur?»

«Le pâtre revint souvent au pied de la forteresse; la princesse, d'abord
cruelle, sentit son cœur s'attendrir en écoutant la voix du chanteur,
suave comme celle de David.

«Le raisin nouvellement produit est acerbe de goût.

«Prends patience deux ou trois jours, il deviendra agréable.

«Veux-tu ne donner ton cœur à personne? ferme les yeux.»

«Quand les eaux du torrent grossirent et empêchèrent le pâtre de venir
chanter aux pieds de sa belle, la jeune fille fit construire le pont que
l'on voit au milieu de la vallée et qui porte encore le nom de
Dokhtarè-pol (pont de la Pucelle).

«Quelle séparation peut-il exister entre l'amoureux et l'amante? La
muraille même élevée par Alexandre ne saurait leur opposer ni obstacles
ni entraves.

--Dans quel monde enchanteur, derviche, as-tu envoyé le «plongeur de ton
imagination»? dis-je au conteur. Le parfum des roses du Gulistan
s'exhale de tes lèvres, tu parles comme tes patrons Saadi et Hafiz.»

Le château de la Pucelle ne jouit pas dans le pays d'une bonne
réputation; il fut longtemps un des repaires de la célèbre tribu des
Assassins. Pour expulser définitivement ces brigands, Abbas le Grand fut
forcé de démanteler ses hautes murailles; au temps du voyage de Chardin,
en 1672, il était déjà fort délabré. Les descendants des anciens
propriétaires du castel vivent aujourd'hui en bons paysans dans l'Irak
Adjémi et paraissent avoir renoncé à la noble profession de leurs
ancêtres. Tout irait donc au mieux dans la meilleure des Perse si les
Assassins n'avaient eu de successeurs. Ce n'est pas sans raison que M.
Bernay nous a recommandé de redoubler de prudence en traversant le
Kaflankou; un officier anglais, trois courriers du roi, quelques
négociants persans ont été assassinés dans ces deux dernières années
entre les ponts du Mianeh et de la Pucelle.

Afin d'éviter un sort aussi misérable, nous déballons les appareils de
photographie et examinons l'ouvrage nos armes à la main.

Une grande arche ogivale de vingt-quatre mètres de portée, flanquée
symétriquement de deux arches latérales de dix-sept mètres, livre
passage aux eaux de la rivière, fort profonde et infranchissable à gué
pendant six mois de l'année. L'arche centrale est ornée sur la tête
amont d'une inscription tracée en lettres d'or, se détachant en relief
sur un fond d'émail bleu foncé. Cette brillante décoration s'harmonise
merveilleusement avec les teintes des vieilles briques du pont et donne
à tout l'ensemble un caractère de grandeur encore rehaussé par le cadre
de montagnes sauvages sur lesquelles il se détache.

Le plan de l'ouvrage est des plus réguliers et les abords sont
heureusement raccordés avec la route. Mais, de toutes les dispositions
adoptées dans le Dokhtarè-pol, la plus ingénieuse et la plus pratique
est celle qui a été imaginée pour supporter les voûtes d'évidement:
elles sont appuyées sur une nervure formant une sorte d'arc-doubleau
supérieur, dont la fonction est de proportionner en chaque point de la
voûte la résistance aux efforts supportés, et de soumettre par
conséquent tous les matériaux à des pressions à peu près uniformes.

Les inscriptions ornant ce pont pourraient fournir des renseignements
précis sur la date de sa construction; mais, la rivière étant grosse, il
est impossible de se rapprocher de l'ouvrage et de lire le texte persan,
même à l'aide d'une bonne lorgnette. A défaut de ce document, on peut,
en comparant le Dokhtarè-pol à des monuments similaires, faire remonter
son origine à la moitié du douzième siècle.

La nuit nous chasse et nous oblige à gagner un misérable bourg situé à
un farsakh du pont. Les caravanes ne s'arrêtent jamais dans ce village;
aussi ne possède-t-il aucun caravansérail habitable, et avons-nous
beaucoup de peine à trouver un asile chez de pauvres paysans, les gens
aisés ne se souciant pas de loger des «impurs». La famille vit pêle-mêle
avec ses poules et ses pigeons. Il serait outrecuidant de réclamer une
autre place que celle occupée par ces intéressants volatiles; nous avons
à choisir entre ce taudis et l'auberge de la belle étoile; le froid est
trop vif en cette saison, après le coucher du soleil surtout, pour qu'il
soit permis d'hésiter.

28 avril.--Les deux dernières étapes ont été très rudes; aujourd'hui la
caravane est restée treize heures en marche, mais elle sera demain à
Zendjan. Malgré la fatigue, l'idée d'arriver bientôt dans une grande
ville répand un air de béatitude sur les visages les plus moroses. Les
tcharvadars se réjouissent de toucher la seconde partie du prix de la
location de leurs chevaux; les voyageurs, de leur côté, vont pouvoir se
reposer une journée entière et s'approvisionner dans de beaux bazars.

[Illustration: TRONE DU CATHOLICOS D'ECHMYAZIN. (Voyez p. 63.)]



[Illustration: PANORAMA DE SULTANIEH. (Voyez p. 81.)]



CHAPITRE V

Arrivée à Zendjan.--Les Babys.--Le camp de Tébersy.--Révolte
religieuse.--Siège de Zendjan.--Supplice des révoltés.--Une famille
baby.--L'armée persane.--Sultanieh.--Tombeau de chah Khoda Bendeh.--Les
tcharvadars.--Exercice illégal de la médecine.


29 avril.--Zendjan, capitale de la province de Khamseh, est situé sur un
plateau dominant une belle plaine qu'arrose un affluent du Kisilousou,
et doit à son altitude élevée une température très agréable en été, mais
par cela même rigoureuse en hiver. Cette ville, qui se glorifie,
peut-être à tort, d'avoir donné naissance à Ardechir-Babegan, le premier
prince de la dynastie sassanide, fut en partie détruite par Tamerlan,
peu après la ruine de Sultanieh, et perdit pendant cette période un de
ses monuments les plus remarquables, le tombeau du cheikh Abou Féridje.
Des désastres plus récents, conséquence de la révolte des _Babys_, ont
fait oublier l'invasion tartare, mais ont illustré à jamais la vaillante
population de la cité.

En 1843 arrivait à Chiraz un homme d'une grande valeur intellectuelle,
Mirza Ali Mohammed; le nouveau venu prétendait descendre du Prophète par
Houssein, fils d'Ali, bien qu'il n'appartînt pas aux quatre grandes
familles qui, seules, peuvent se targuer, sur des preuves même
discutables, d'une si sainte origine. Il revenait dans sa ville natale,
après avoir accompli le pèlerinage de la Mecque et visité la mosquée de
Koufa, «où le diable l'avait tenté et où il s'était détaché de la loi
orthodoxe». Il se mit immédiatement à parler en public; comme tous les
réformateurs, il s'éleva avec violence contre la dépravation générale,
le relâchement des mœurs, la rapacité des fonctionnaires, l'ignorance
des mollahs, et montra dans ses premiers discours une tendance à ramener
la Perse à une morale empruntée aux religions guèbre, juive et
chrétienne. Dès le début de son apostolat, Mirza Ali Mohammed abandonna
son nom pour adopter le titre de _Bab_ («porte» par laquelle on arrive à
la connaissance de Dieu) et fut bientôt entouré de prosélytes nombreux,
les _Babys_, qu'enthousiasmait sa chaude éloquence. Le nouveau prophète
accordait à ses disciples une liberté d'action et une indépendance
inconnues aux musulmans: «Il n'avait pas reçu mission, disait-il, de
modifier la science de la nature divine, mais il était envoyé afin de
donner à la loi de Mahomet un développement semblable à celui que ce
dernier avait déjà apporté à la loi du Christ.»

Il n'engageait point les fidèles à se lancer dans la recherche stérile
de la vérité, et leur conseillait d'aimer Dieu, de lui obéir, sans
s'inquiéter de rien autre au monde. Afin de compléter l'effet de ses
premières prédications, le Bab publia bientôt deux livres célèbres
écrits en langue arabe: le _Journal du pèlerinage à la Mecque_, et un
_Commentaire de la sourat du Koran intitulée: Joseph_. Ces ouvrages se
faisaient remarquer par la hardiesse de l'interprétation des textes
sacrés et la beauté du style.

Cependant les attaques violentes dirigées par le Bab contre les vices du
clergé ne tardèrent pas à ameuter contre lui tous les prêtres du Fars.
Ceux-ci se plaignirent amèrement au roi et, entre-temps, engagèrent une
discussion avec un adversaire qui les eut bientôt réduits au silence.

Mohammed chah montra peu d'émotion en apprenant les événements survenus
dans le Fars. Doué d'un caractère mou et d'un esprit sceptique, il
vivait en outre sous la tutelle d'un premier ministre plus porté à
approuver en secret les attaques dirigées contre le clergé qu'à
augmenter l'autorité des prêtres en prenant chaudement leur défense. Le
roi se contenta d'interdire aux deux parties de disputer en public sur
les nouvelles doctrines, et ordonna au Bab de s'enfermer dans sa demeure
et de n'en jamais sortir.

Cette tolérance inattendue enhardit les Babys: ils s'assemblèrent dans
la maison de leur chef et assistèrent en nombre toujours croissant à ses
prédications. Celui-ci leur déclara alors qu'il n'était point le Bab,
c'est-à-dire la «porte de la connaissance de Dieu», comme on l'avait cru
jusqu'alors, comme il l'avait supposé lui-même, mais une sorte de
précurseur, un envoyé d'Allah. En conséquence, il prit le titre
d'«Altesse Sublime» et transmit celui de «Bab» à un de ses disciples les
plus fervents, Mollah Houssein, qui devint, à partir de ce moment, le
grand missionnaire de la foi nouvelle.

Muni des œuvres de son maître, le _Journal du pèlerinage à la Mecque_ et
le _Commentaire sur la sourat du Koran_, ouvrages qui résumaient alors
les théories religieuses du réformateur, le nouveau Bab partit pour
Ispahan et annonça au peuple enthousiasmé que l'Altesse Sublime était le
douzième imam, l'imam _Meddy_. Après avoir réussi, au delà de toute
espérance, à convertir non seulement les gens du peuple, mais même un
grand nombre de mollahs et d'étudiants des médressès célèbres de la
capitale de l'Irak, il se dirigea sur Téhéran, demanda une audience à
Mohammed chah, et fut autorisé à lui soumettre ses doctrines et à lui
présenter les livres babys. C'était un triomphe moral d'une portée
considérable.

Pendant que le Bab prêchait dans la capitale et déterminait de très
nombreux adeptes à s'enrôler sous sa bannière, l'agitation gagnait les
andérouns. Dès son apparition, la nouvelle religion avait su intéresser
à son succès les femmes, si annihilées par le Koran, en leur promettant
l'abolition de la polygamie, considérée à juste titre par l'Altesse
Sublime comme une source de vice et d'immoralité, en les engageant à
rejeter le voile, et en leur attribuant auprès de leur mari la place
honorée et respectée que l'épouse et la mère doivent occuper dans la
famille. Toutes les Persanes intelligentes apprécièrent les
incontestables avantages de cette révolution sociale, embrassèrent avec
ardeur les croyances du réformateur et se chargèrent de propager le
babysme dans les andérouns, inaccessibles aux hommes.

L'une d'elles, douée d'une éloquence entraînante et d'une surprenante
beauté, devait soulever la Perse entière. Elle se nommait Zerrin Tadj
(Couronne d'or), mais dès le commencement de son apostolat elle adopta
le nom de Gourret el-Ayn (Consolation des yeux).

Gourret el-Ayn était née à Kazbin et appartenait à une famille
sacerdotale. Son père, jurisconsulte célèbre, l'avait mariée, fort jeune
encore, à son cousin, Mollah Mohammed. Admise chaque jour à entendre
discuter des questions religieuses et morales, elle s'intéressa aux
entretiens en honneur dans sa famille, apprit l'arabe pour les suivre
plus aisément et s'appliqua même à interpréter le Koran. Les
prédications du Bab furent trop retentissantes pour que Gourret el-Ayn
pût en ignorer l'esprit; elle fut frappée des grands côtés de la
nouvelle doctrine, se mit en correspondance suivie avec l'Altesse
Sublime, qu'elle ne connut jamais, paraît-il, et embrassa bientôt toutes
ses idées réformatrices. Peu après, elle reçut du chef de la religion la
mission de propager le babysme, rejeta fièrement le voile, se mit à
prêcher à visage découvert sur les places publiques de Kazbin, au grand
scandale de sa famille, et conquit à la nouvelle foi d'innombrables
adeptes; mais, bientôt fatiguée de lutter sans succès contre tous ses
parents, elle les quitta sans esprit de retour, sortit de Kazbin, et à
partir de cette époque se consacra à l'apostolat dont l'Altesse Sublime
l'avait chargée.

Mollah Houssein et Gourret el-Ayn, tels furent en réalité les grands
propagateurs du babysme, car Mirza Ali Mohammed, toujours enfermé à
Chiraz, s'employait tout entier à coordonner les préceptes de la
religion.

En quittant Téhéran, Mollah Houssein, suivi d'une nombreuse troupe de
fidèles, s'était dirigé vers le Khorassan et n'avait pas tardé à arriver
à Mechhed, où il espérait établir un centre important de prédications.
Contre son attente, il y fut mal accueilli, maltraité même par le
mouchteïd, qui osa lever son bâton sur lui; une sorte d'émeute
s'ensuivit, et Mollah Houssein allait être chassé de la ville quand on
apprit tout à coup la mort de Mohammed chah. A cette nouvelle, les Babys
sortirent de la ville sainte et se dirigèrent vers le Mazendéran, dans
l'espoir de faire leur jonction avec des enthousiastes conduits par
Gourret el-Ayn. Le clergé du Khorassan, plus épouvanté des succès des
Babys que ne l'avaient été les prêtres du Fars, ne s'en rapporta pas,
pour détruire l'hérésie naissante, au zèle religieux du nouveau chah,
Nasr ed-din, qui n'avait point encore eu le temps de procéder aux fêtes
de son couronnement; il prit sur lui de diriger des émissaires sur les
traces du Bab. Ceux-ci surexcitèrent violemment les populations des
campagnes contre les réformés; des insultes on en vint aux coups, enfin
on prit les armes. Mollah Houssein, inquiet du sort des convertis
attachés à ses pas, songea à s'abriter derrière une place forte. Le
tombeau de cheikh Tébersy lui parut favorablement situé; il le fit
entourer de fossés et de murailles, y enferma des approvisionnements
considérables, achetés ou réquisitionnés dans les campagnes, et donna
dès ce moment à ses prédications un caractère plus politique que
religieux: avant un an, à l'entendre, l'Altesse Sublime aurait conquis
les «sept climats de la terre», les Babys posséderaient le monde et se
feraient servir par les gens encore attachés aux vieilles doctrines; on
ne parlait de rien moins, à Tébersy, que de se partager le butin de
l'Inde et du Roum (Turquie).

Les fêtes du couronnement étaient enfin terminées; le nouveau ministre,
l'émir Nizam, sentant que les querelles religieuses ne tarderaient pas à
dégénérer en agitations politiques, envoya des troupes pour disperser
les insurgés du camp de Tébersy. Elles furent d'abord battues à
plusieurs reprises. Cependant de nouveaux renforts arrivèrent, et la
place fut investie. Durant plus de quatre mois, les assiégés
supportèrent de terribles combats et ne se déterminèrent à demander la
capitulation qu'après avoir été réduits à la plus épouvantable famine.
Maigres, hâves, décharnés comme des gens nourris depuis plusieurs jours
de farine d'ossements et du cuir bouilli des ceinturons et des harnais,
les Babys défilèrent semblables à des spectres devant leurs vainqueurs
étonnés que, sur un millier d'hommes réfugiés dans Tébersy, il en restât
à peine deux cents. On profita de l'état de faiblesse des vaincus pour
les griser et, au milieu de la nuit, on les égorgea. Bien peu
échappèrent au massacre, ordonné au mépris des articles de la
capitulation.

A la nouvelle de cette terrible exécution, les Babys jurèrent de venger
leurs martyrs. Mollah Houssein avait été tué pendant le siège; on lui
donna comme successeur Mohammed Ali le _Zendjani_ (natif de Zendjan). Le
nouveau chef prit à son tour le titre de Bab, convertit par ses
éloquentes prédications la population presque tout entière de sa ville
natale, où il jouissait d'une grande influence, et groupa autour de lui
les rares fugitifs du camp de Tébersy.

Une émeute, fomentée directement cette fois contre l'autorité royale et
les prêtres, ne tarda pas à éclater. A la suite d'un différend survenu
entre un Baby et les collecteurs d'impôts, les réformés parcoururent les
bazars de Zendjan, appelant leurs coreligionnaires à la révolte; plus de
la moitié de la population se souleva, prit les armes, pénétra dans les
maisons des mollahs, incendiant et pillant des quartiers entiers, tandis
que Mohammed Ali, chef reconnu de l'insurrection, s'emparait de la
forteresse Ali Merdan khan, dans laquelle se trouvaient des fusils et
des munitions. Telle fut l'origine d'une lutte qui dura plus d'une année
et à la fin de laquelle devaient sombrer les espérances les plus chères
des réformateurs.

Le gouverneur, effrayé de l'enthousiasme et du courage des Babys,
demanda des troupes à Téhéran. Plusieurs mois se passèrent sans que
l'armée royale, forte de dix-huit mille hommes et presque égale en
nombre aux insurgés, osât les attaquer de front. Pendant ce temps
ceux-ci s'étaient barricadés dans les quartiers voisins de la citadelle,
avaient construit des ouvrages de défense appuyés sur les coupoles des
mosquées et des caravansérails, et s'étaient exercés à manier les armes
trouvées dans la forteresse. L'artillerie leur faisait à peu près
défaut: ils ne pouvaient opposer aux huit canons et aux quatre mortiers
de l'armée royale que deux pièces sans portée, qu'ils avaient fondues à
grand'peine.

Le siège des retranchements babys fut enfin commencé; pendant plus de
vingt jours les assiégés soutinrent avec succès les assauts des troupes
royales, mais, obligés bientôt de ménager leurs munitions, ils ne
tardèrent pas à perdre du terrain. Le cinquième jour du Ramazan, malgré
d'incroyables efforts, les insurgés durent abandonner une partie de
leurs positions, et, quelques jours après cet engagement, comme Mohammed
Ali donnait l'ordre d'incendier le grand bazar, dans l'espoir de
produire une diversion, il tomba mortellement frappé. On l'emporta afin
de cacher sa blessure aux combattants, et à partir de ce moment la
maison où il avait été déposé devint le centre d'une résistance si
opiniâtre que les chefs de l'armée royale donnèrent l'ordre de la
canonner. Une construction de terre ne devait pas résister longtemps aux
boulets; elle s'écroula, ensevelissant sous les décombres tous ses
défenseurs. Cependant on retira des ruines Mohammed Ali, mais il ne
survécut pas à ses blessures: huit jours après il expirait, encourageant
les siens à combattre jusqu'au dernier soupir et leur promettant la vie
éternelle en récompense de leur dévouement et de leur courage.

La mort du Bab mit un terme à la lutte; la démoralisation ne tarda pas à
pénétrer dans le cœur des assiégés, et ces hommes, si courageux tant
qu'ils avaient considéré leurs chefs comme des saints les menant à la
victoire, se déterminèrent à se rendre, à condition qu'ils auraient la
vie sauve.

Malgré cette promesse, ils ne furent pas mieux traités que les insurgés
du camp de Tébersy: les plus connus furent massacrés immédiatement; les
autres, amenés à Téhéran à coups de fouet, témoignèrent par leurs
supplices du triomphe de l'armée royale. La prise de Zendjan avait été
aussi meurtrière pour les assiégeants que pour les assiégés. Les troupes
régulières, exaspérées de la résistance des révoltés, rasèrent les
quelques quartiers encore debout et assouvirent leur rage sur tous ceux
qui furent accusés d'avoir favorisé la réforme. Les morts eux-mêmes
n'eurent point la paix. Comme on interrogeait les vaincus sur le sort de
Mohammed Ali, ils assurèrent qu'il avait été tué. On refusa de les
croire; ils désignèrent l'emplacement où le corps était déposé; le
cadavre fut déterré, attaché à la queue d'un cheval et traîné durant
trois jours à travers la ville; les derniers lambeaux du Bab furent
finalement jetés aux chiens. Seules les femmes, qui avaient en grand
nombre pris part à la lutte, obtinrent grâce.

[Illustration: JEUNE FILLE BABY.]

La passion que subit à Tauris l'Altesse Sublime, les tortures infligées
aux captifs conduits à Téhéran, leur courage inébranlable, la
persévérance avec laquelle ils protestèrent de la sainteté de leur
mission, produisirent sur l'esprit public une impression bien différente
de celle qu'on avait attendue de leur supplice. Un grand nombre de
musulmans, attribuant l'étonnante force d'âme des Babys à un pouvoir
surnaturel, se convertirent en secret à la nouvelle religion.

Les principaux d'entre les réformés, profitant de ce retour de fortune,
proclamèrent la déchéance des Kadjars, rompirent tous les liens qui les
rattachaient encore à la dynastie et se donnèrent pour chef un enfant à
peine âgé de seize ans, nommé Mirza Yaya, qui, à l'exemple du fondateur
de la nouvelle religion, prit le titre d'_Altesse Sublime_. Le premier
soin de Mirza Yaya fut de quitter Téhéran et de parcourir toutes les
villes de la Perse. Il sentait combien il était nécessaire de raffermir
le courage des Babys, de soutenir leur constance et de défendre en même
temps toute tentative de soulèvement à main armée. Puis il quitta la
Perse, où sa vie était en péril, et se retira à Bagdad, de manière à se
mettre en relations faciles avec les Chiites qui venaient à Nedjef et à
Kerbéla visiter les tombeaux des imams.

Malgré la tranquillité apparente du pays, l'insurrection n'avait point
désarmé et projetait, faute impardonnable, de s'attaquer à la personne
même du roi.

Au retour de la chasse, Nasr ed-din chah regagnait un jour son palais de
Niavarand, et, afin d'éviter la poussière soulevée par les chevaux de
l'escorte, il marchait seul en avant de ses officiers, quand trois
hommes, sortant inopinément d'une touffe de buissons, se précipitèrent
vers lui. Pendant que l'un d'eux tendait une pétition, que l'autre se
jetait à la tête du cheval et déchargeait un pistolet sur le monarque,
le troisième cherchait à le désarçonner en le tirant violemment par la
jambe. Quelques chevrotines emportèrent le gland de perles attaché au
cou du cheval, les autres criblèrent le bras du roi et effleurèrent ses
reins. Nasr ed-din chah, qui ne le cède en sang-froid et en courage à
aucun de ses légendaires devanciers, ne fut pas troublé de cette
agression: il prit le temps d'assener plusieurs coups de poing sur la
figure de ses adversaires, puis enleva au galop sa monture déjà
épouvantée et put échapper aux mains de ses agresseurs.

Saisis et interrogés sur l'heure, les assassins affirmèrent qu'ils
n'avaient point de complices en Perse et qu'ils étaient innocents, car
ils avaient simplement accompli les ordres émanant d'une autorité
sacrée.

A la suite de cet attentat, plusieurs arrestations eurent lieu à
Téhéran, entre autres celle de la célèbre Gourret el-Ayn, dont on avait
perdu les traces depuis quelque temps. Les captifs, au nombre de
quarante, furent jugés d'une manière sommaire et livrés aux grands
officiers, au corps des mirzas et aux divers fonctionnaires ou employés
des services publics. Avec une cruauté dont on retrouverait
difficilement un second exemple, le premier ministre avait décidé que
les supplices inventés jusqu'à ce jour étaient insuffisants pour punir
les prisonniers: «Le roi, avait-il dit, jugera de l'attachement de ses
serviteurs à la qualité des tortures qu'ils infligeront aux plus
détestables des criminels.»

Les bourreaux se piquèrent d'ingéniosité.

Les uns firent taillader les patients à coups de canif et aidèrent
eux-mêmes à prolonger leurs souffrances; les autres leur firent attacher
les pieds et les mains à des arbres dont on avait rapproché les cimes et
qui, en reprenant leur position naturelle, arrachaient les membres du
condamné. Bon nombre de Babys furent déchirés à coups de fouet; enfin on
vit traîner à travers les bazars de Téhéran des hommes transformés en
torchère ambulante. Sur leur poitrine, couverte de profondes incisions,
on avait planté des bougies allumées, qu'éteignaient, lorsqu'elles
arrivaient au niveau des chairs, les caillots de sang accumulés autour
des plaies. Presque tous ces malheureux montrèrent au milieu des
tortures un courage d'illuminés: les pères marchaient sur le corps de
leurs enfants; les enfants demandaient avec rage à avoir la tête coupée
sur le cadavre de leur père.

Les supplices finirent faute de gens à supplicier.

Restait Gourret el-Ayn. Dès son arrestation elle avait été confiée au
premier ministre, Mahmoud khan, qui l'avait enfermée dans son andéroun
et avait chargé sa femme du soin de la garder. Celle-ci désirait sauver
la vie de la prisonnière et fit dans ce but les plus grands efforts.
Elle lui représenta qu'elle n'avait plus rien à espérer des siens, qu'en
reniant ses doctrines ou en promettant tout au moins de ne plus prêcher
et de vivre retirée, elle obtiendrait certainement sa grâce. Mahmoud
khan lui-même, touché de la beauté de Gourret el-Ayn et émerveillé de
son intelligence, tenta de la convaincre.

«Gourret el-Ayn, lui dit-il un jour, je vous apporte une bonne nouvelle:
demain vous comparaîtrez devant vos juges; ils vous demanderont si vous
êtes Baby, répondez: «non», et vous serez immédiatement mise en liberté.

--Mahmoud khan, demain vous donnerez l'ordre de me brûler vive.»

Gourret el-Ayn comparut en effet devant le conseil; on lui demanda
simplement si elle était Baby, elle répondit avec fermeté, confessant sa
foi comme l'avaient fait ses coreligionnaires: ce fut son arrêt de mort.
Ses juges, après l'avoir obligée à reprendre le voile, lui commandèrent
de s'asseoir sur un monceau de ces nattes de paille que les Persans
posent au-dessous des tapis, et ordonnèrent de mettre le feu à ce bûcher
improvisé. On eut cependant pitié de la martyre et on l'étouffa en lui
enfonçant un paquet de chiffons dans la bouche avant qu'elle eût été
atteinte par les flammes. Les cendres de la grande apôtre furent jetées
au vent.

Depuis la mort de Gourret el-Ayn, le babysme n'est plus ouvertement
pratiqué en Perse. Les réformés renient leur religion et ne se font
aucun scrupule de convenir en public que les Babs étaient de misérables
imposteurs; néanmoins ils écrivent beaucoup, font circuler leurs
ouvrages en secret et constituent une armée puissante, avec laquelle les
Kadjars auront un jour à compter s'ils n'abaissent point l'autorité du
clergé et n'établissent pas dans l'administration du pays une probité au
moins relative. Depuis ces derniers événements l'Altesse Sublime s'est
réfugiée à Akka (Saint-Jean-d'Acre), afin d'échapper aux persécutions et
peut-être à la mort. Les fidèles désireux d'entendre sa parole sont tous
les jours de plus en plus nombreux, et l'on assure que le pèlerinage de
Saint-Jean-d'Acre a fait abandonner celui de la Mecque par un grand
nombre de Chiites.

L'année dernière, Nasr ed-din chah, épouvanté de l'influence toujours
croissante du chef des Babys, voulut tenter de se rapprocher de Mirza
Yaya et lui envoya secrètement un de ses imams djoumas les plus renommés
pour la force de ses arguments théologiques et la fermeté de ses
croyances, avec mission de ramener au bercail la brebis égarée. Je
laisse à penser quelles furent la surprise et l'indignation du souverain
quand, au retour, le vénérable imam djouma avoua à son maître que les
arguments de Mirza Yaya l'avaient convaincu et entraîné dans la voie de
la vérité. A la suite d'un pareil succès, le roi, on le comprend sans
peine, n'a pas été tenté d'expédier à Saint-Jean-d'Acre une seconde
ambassade. Il ne faut pas souhaiter à la Perse le retour d'une ère
sanglante, mais il est à désirer cependant que le sage triomphe des
doctrines nouvelles permette aux musulmans d'abandonner sans secousse
les principes d'une religion néfaste dans ses conséquences, et de se
débarrasser des entraves apportées par le Koran et le clergé à la
réalisation de réformes politiques et sociales des plus urgentes.

Les livres de l'Altesse Sublime renferment un singulier amalgame de
préceptes libéraux et d'idées les plus rétrogrades. Contrairement aux
prescriptions du Koran, Mirza Ali Mohammed abolit la peine de mort en
matière religieuse, recommande le mariage comme le meilleur des états,
condamne la polygamie et le concubinat, et n'autorise le fidèle à
prendre une seconde femme que dans quelques cas très exceptionnels. Il
réprouve le divorce, abroge l'usage du voile, ordonne aux hommes de
vivre dans une douce sociabilité, de se recevoir les uns les autres en
présence des femmes; il n'exige pas les cinq prières réglementaires,
déclare que Dieu se contente d'une seule invocation matinale, s'autorise
d'un passage du Koran dans lequel Mahomet annonce la venue d'un dernier
prophète pour changer à volonté le temps et la durée des jeûnes,
permettre le commerce et même les relations d'amitié avec les infidèles,
et renverser l'impureté légale, cette éternelle barrière jetée entre
l'Islam et l'univers non musulman. Le réformateur, ne jugeant pas que
les ablutions soient particulièrement agréables à Dieu, n'en fait pas
une obligation religieuse. Il interdit la mendicité et la flétrit, bien
qu'à l'exemple de Mahomet il ordonne de répandre autour de soi de
nombreuses aumônes; enfin il défend aux chefs civils d'exiger les impôts
par la force, de donner la mort, d'infliger la torture ou la bastonnade.

En opposition avec ces idées grandes et généreuses, les ouvrages babys
contiennent des prescriptions futiles et un singulier mélange de
superstitions ridicules et d'idées incohérentes. Le Bab, par exemple,
ordonne de croire à la vertu des talismans, de porter des amulettes dont
les formes, minutieusement décrites, sont appropriées au sexe du fidèle,
de se munir de cachets de cornaline, d'orner les temples, d'avoir des
oratoires privés dans les maisons particulières, de célébrer
pompeusement les offices par des chants et de la musique, de faire
asseoir les prêtres sur des trônes; il conseille à ses disciples de se
parer de beaux habits, de raser leur barbe, mais leur défend de fumer le
kalyan, de quitter leur pays, de voyager, et enfin, question bien
autrement grave, de s'adonner à l'étude des sciences humaines qui n'ont
point trait aux affaires de la foi, ou à la lecture de tout livre qui ne
concerne pas la religion.

En résumé, quoique les origines du babysme aient été sanglantes, Mirza
Ali Mohammed ne surexcita jamais l'humeur batailleuse des réformés. Son
caractère paraît d'ailleurs avoir toujours été doux et paisible: s'il
accepta la responsabilité des actes et des violences de ses partisans et
en subit toutes les conséquences, il ne prit jamais une part active et
directe dans la lutte contre le pouvoir royal et consacra sa très courte
existence à l'exposition de la foi.

30 avril.--Nous sommes descendus à la maison de poste. Le gardien du
tchaparkhanè, m'ayant proposé de sortir de la ville, me guide vers de
superbes jardins situés sur les rives d'un cours d'eau légèrement
encaissé. Des arbres fruitiers en plein vent mélangent leurs fleurs de
couleurs différentes et forment des tonnelles sous lesquelles le jour
peut à peine pénétrer. Aucun obstacle ne vient entraver le développement
naturel des branches, que n'ont jamais torturées des piquets ou des fils
de fer. «C'est le paradis terrestre sans la pomme», me dit, en me
montrant ses vergers, Mohammed Aga khan, un des Babys les plus puissants
de Zendjan.

Au retour, cet excellent homme m'engage à entrer dans sa maison et à
venir saluer sa femme. J'accepte avec plaisir, heureuse de pénétrer dans
une famille de réformés. Tout d'abord je suis surprise de l'ordre qui
paraît régner dans cette demeure; je n'aperçois pas ces innombrables
servantes accroupies, inactives, leur kalyan à la main.

L'unique femme et la fille du khan viennent me souhaiter la bienvenue;
aidées de leurs servantes, elles sont occupées à préparer le repas du
soir.

La mère abandonne ce soin à sa fille et m'introduit dans une chambre
élevée de quelques marches au-dessus du sol, où elle m'invite à
m'asseoir sur un superbe tapis kurde ras et fin comme du velours. On
apporte le thé, le café; mais, tout en appréciant la perfection avec
laquelle les femmes persanes préparent ces deux boissons, je ne perds
pas de vue la jolie fille chargée de présider à la confection du pilau
de famille. Des traits largement modelés, des yeux noirs agrandis par
une teinte bistre qui entoure les paupières et accentue les sourcils
donnent à la physionomie une animation toute particulière. La tête est
enveloppée d'un léger voile de laine rouge dont la couleur intense fait
ressortir les tons bronzés de la peau du visage. Deux grosses mèches
brunes se jouent sur les tempes, tandis que la masse des cheveux est
rejetée sur le dos; autour du cou s'enroule un collier formé de plaques
de cornaline mêlées à des morceaux d'ambre jaune d'une beauté parfaite.
La déesse du pilau porte une chemisette de gaze rose dont les minces
plis dessinent avec fidélité un buste développé qui ne connut jamais la
tutelle du corset; sa petite jupe de cachemire de l'Inde, à palmes, est
attachée très bas au-dessous de la chemisette et laisse au moindre
mouvement le ventre nu. C'est la toilette d'hiver. J'aurais bien voulu
prolonger ma visite et faire connaissance avec les ajustements d'été,
mais les heures des voyageurs sont fugitives.

[Illustration: JEUNE FILLE BABY DE ZENDJAN.]

A part ses jardins et les ruines de ses anciens remparts, Zendjan n'a
rien de particulièrement intéressant; aussi Marcel accepte-t-il
volontiers la proposition du hadji de prendre les devants, afin de
s'arrêter à Sultanieh un jour de plus qu'il n'a été convenu avant le
départ de Tauris. Grâce au passage des troupes dirigées sur les
frontières du Kurdistan afin de s'opposer à une nouvelle invasion des
hordes sauvages qui, au printemps dernier, ont dévasté l'Azerbeïdjan,
l'étape entre Zendjan et Sultanieh est d'une sécurité absolue.

1er mai.--En sortant de la ville, j'aperçois sur la droite un campement
composé de tentes de forme européenne, disposées le long d'un front de
bandière. Tout auprès, dans un parc, sont rassemblés en grand nombre des
chevaux appartenant à un corps d'armée arrivé pendant la nuit.

Un officier autrichien commande les troupes, mais il est assisté d'un
général persan chargé de transmettre ses ordres, car tout bon Chiite
refuserait d'obéir à un «chien de chrétien». L'organisation des
régiments paraît assez régulière; les soldats marchent en bataille et en
colonne, font l'exercice avec précision, et sont armés d'excellents
chassepots achetés après nos désastres dans les arsenaux prussiens.

Une courte jaquette gros bleu, un étroit pantalon de même couleur, orné
d'une bande écarlate, ont fait donner à cette collection de héros,
d'ailleurs très fière de ce titre, le nom d'armée _farangui_
(européenne). La coiffure est toute persane: c'est le kolah d'astrakan.
Un pompon et une plaque de cuivre ornée du lion et du soleil
maintiennent une petite queue de crins rouges qui vient passer derrière
l'oreille du soldat et se mêler avec les trois ou quatre mèches de
cheveux réservées de chaque côté du crâne. En dehors des exercices, la
mauvaise tenue des troupes d'élite dépasse tout ce qu'on peut imaginer.
Les officiers indigènes ne portent pas même de chaussettes, et leur
uniforme est d'un débraillé et d'une saleté à défier toute comparaison.

Le système de ravitaillement est un grand élément de désordre dans
l'armée persane; le service de l'intendance étant inconnu, la solde,
très minime, est payée de la manière la plus irrégulière, bien que les
fonds sortent exactement de la caisse royale. Le militaire, habitué à
vivre sans argent, ne s'en rapporte qu'à lui-même du soin de son
entretien et se nourrit à son gré aux dépens du pays où il passe. La
charge d'approvisionner les troupes, mal répartie sur les provinces,
devient ainsi très onéreuse et fait considérer comme un malheur public
le passage d'un corps d'armée. Réglée avec aussi peu de justice que le
service des subsistances, la conscription pèse sur les paysans, à
l'exception des citadins, exemptés de plein droit. Cet immense avantage
fait aux grandes cités contribue au dépeuplement des campagnes, les
prive de l'élément le plus vivant de la nation, et amène dans les villes
des gens sans état, sans moyen régulier d'existence, qui végètent
misérablement jusqu'au jour où leur âge les met à l'abri d'un appel sous
les drapeaux.

Chaque village doit fournir un contingent proportionnel à sa population,
mais le ketkhoda chargé du recrutement exempte du service tout paysan
assez riche pour lui faire un beau présent.

Les hommes sont placés sous les ordres d'un _sultan_ (capitaine), chef
de la compagnie et de l'unité militaire persane. Tous les ordres sont
donnés à ce dernier, exclusivement responsable de sa troupe; il la
dirige comme bon lui semble, sans qu'on puisse, à moins de motifs très
graves, le changer ou le renvoyer. Entre le capitaine et le général il y
a bien les commandants, les lieutenants-colonels et les colonels, mais
leur autorité est nominale.

Les punitions infligées au soldat ne s'appliquent pas à sa personne
seule; en cas de désertion, par exemple, elles atteignent ses parents
eux-mêmes. Sur des ordres envoyés au ketkhoda, le magistrat municipal
fait mettre en prison, après un délai fixé, la femme et les enfants du
fugitif, vendre son bétail, incendier sa maison. Il est bien rare que le
coupable, instruit de la situation faite à sa famille, ne rentre pas au
plus vite au régiment, où, en fait de punition, on lui administre la
bastonnade.

Les troupes campées à Zendjan sont dirigées sur les frontières du
Kurdistan, où se prépare, à l'instigation des Turcs, le soulèvement de
plusieurs tribus.

C'est au moins le but avoué de l'expédition; mais, comme le sultan
envoie à son bon frère de Perse un ambassadeur extraordinaire porteur de
ses sentiments affectueux, le chah, j'imagine, a donné l'ordre de masser
l'armée sur la route du pacha afin de l'intimider par ce déploiement de
forces. En fait de diplomatie il est malaisé de savoir à qui l'on doit,
des Arméniens, des Turcs et des Persans, décerner la palme de
l'habileté, bien que ces derniers proclament leur supériorité avec un
orgueil et une naïveté dépourvus d'artifice. Dans tous les cas, les
communications entre les chancelleries de Téhéran et de Stamboul doivent
être de curieux modèles de duplicité. Mais, j'y pense, diplomatie et
duplicité ne sont-ils pas des variations linguistiques exécutées sur le
mot: «double»?

Je suis le front de bandière; chaque soldat prépare sa soupe dans les
récipients les plus hétérogènes. Nous demandons à visiter le parc
d'artillerie; l'entrée en est interdite: il est défendu de montrer les
pièces à qui que ce soit; pour plus de sûreté, on les a emmaillotées
dans des housses de coutil, destinées à les cacher à tous les yeux comme
de jolies femmes persanes. Le cuisinier de Sa Majesté a probablement
inventé un nouveau modèle de canon: l'usine Krupp n'a qu'à se bien
tenir.

Après avoir parcouru le camp, nous reprenons notre route et voyageons
pendant plusieurs heures dans une plaine sauvage qui s'élève
progressivement jusqu'au plateau connu sous le nom de Kongoroland
(Pâturage des aigles). En continuant à avancer vers l'est, j'aperçois à
l'horizon une tache lumineuse, puis, au-dessous de ce point brillant,
une bande longue et étroite. Quand les formes de cet ensemble de
constructions, que leur éloignement rend confuses, acquièrent de la
netteté, je distingue une coupole aux contours majestueux, écrasant de
toute sa masse et de tout l'éclat de son revêtement de faïence bleu
turquoise le pauvre village étendu à ses pieds. Ce sont les derniers
vestiges de la ville de Sultanieh, fondée vers la fin du treizième
siècle par Arghoun khan, le troisième souverain de la dynastie des
Djenjiskhanides, et agrandie sous le règne d'Oljaïtou Khoda Bendeh, qui
transféra en ce lieu le siège de son gouvernement et fit élever pour lui
servir de mausolée le seul édifice attestant encore aujourd'hui la
grandeur de la ville impériale. Après la mort de chah Khoda Bendeh,
Sultanieh, malgré son titre pompeux, ne tarda pas à perdre sa prospérité
factice. Prise d'assaut par Timourlang en 1381, elle fut saccagée et
abandonnée; le caractère sacré du monument d'Oljaïtou lui a permis de
survivre seul à ce désastre.

La nuit tombe quand, transis et grelottants, nous entrons dans le
tchaparkhanè. Le climat du plateau de Kongoroland passe à bon droit pour
un des plus froids de la Perse. Le tchaparchy--Dieu ait un jour son
âme!--nous introduit heureusement dans une chambre bien close, garnie
d'épais tapis de feutre posés sur des nattes; un bon feu vient
réchauffer nos pieds gelés; enfin, surcroît de bonheur, je vois bientôt
tourner sur de longues baguettes un magnifique rôti de perdreaux.

[Illustration: TOMBEAU DE CHAH KHODA BENDEH A SULTANIEH.]

2 mai.--Notre première visite est due au tombeau royal. La porte est
close et la clef déposée chez le mollah. Celui-ci a été soi-disant faire
un tour dans ses champs, espérant par ce subterfuge adroit empêcher
notre «impureté» de pénétrer dans le sanctuaire.

Entourés de paysans très malveillants, nous nous rendons chez le
ketkhoda, munis d'une lettre du gouverneur de Tauris. L'«image de Dieu»
regarde nos papiers en tous sens, feint d'abord de ne point reconnaître
le cachet apposé en guise de signature au bas de la pièce, mais ordonne
cependant de fort mauvaise grâce de nous introduire dans l'intérieur du
tombeau. Cette autorisation soulève de bruyantes protestations contre la
violation des prétendus droits des vrais musulmans.

«Les ordres du gouverneur sont formels, dit en s'excusant le ketkhoda.
Il m'est prescrit de donner aide et protection à ces étrangers, et de
m'efforcer de leur être agréable.

--Le gouverneur est donc un infidèle?» murmure la foule mécontente.

On retrouve le mollah, et la porte s'ouvre enfin, malgré les gestes
désespérés de tous les dévots.

L'édifice est encore bien conservé. S'il n'avait été restauré par un des
premiers princes Séfévis, qui fit, au commencement du seizième siècle,
cacher la décoration intérieure sous une épaisse couche de stuc et
ajouter au monument primitif une annexe inutile, il aurait traversé
victorieusement les siècles écoulés depuis la mort de son fondateur. Les
modifications apportées au mausolée royal ont eu pour résultat
d'accumuler autour de lui des ruines nombreuses et de dénaturer l'aspect
extérieur. Aussi bien est-il nécessaire, quand on désire embrasser d'un
seul regard l'ordonnance simple et majestueuse du tombeau, de franchir
la porte d'entrée et de pénétrer sous la coupole. L'effet est alors
saisissant. On est en présence d'une grande œuvre harmonieuse dans son
ensemble et ses détails. Cette première impression ne s'analyse pas,
elle se décrit plus difficilement encore.

Cependant, en étudiant avec soin le mausolée d'Oljaïtou, on reconnaît
qu'il faut attribuer sa beauté et son élégance robuste au talent d'un
constructeur très versé dans la connaissance de son art et fidèle
observateur de formules rythmiques connues en Perse dès la plus haute
antiquité.

Nous mesurons à plusieurs reprises la hauteur et la largeur de
l'édifice; la coupole s'élève à cinquante et un mètres au-dessus du
dallage du parvis; son ouverture atteint vingt-cinq mètres cinquante.

Je cite ces deux chiffres, car ils permettent d'apprécier l'importance
du monument.

Une heure s'est à peine écoulée que la mosquée, où nous avions été à peu
près seuls jusque-là, se remplit d'une foule nombreuse. Un parlementaire
s'avance.

«Nous avons déféré à l'ordre du gouverneur, dit-il; vous êtes entrés, au
mépris de nos prescriptions religieuses, dans un tombeau vénéré, vous y
êtes restés déjà trop longtemps: sortez, ou donnez dix tomans (cent
francs) pour chacune des heures que vous y passerez.»

Mon mari, pâle de colère, répond qu'il ne sortira pas, et que, n'ayant
point d'argent sur lui, il ne donnera pas un _chaï_ (sou).

«C'est votre dernier mot? répond le parlementaire.

--Absolument.»

Alors la foule se resserre sur nous, tout en faisant entendre des éclats
de rire endiablés; cinq ou six gaillards nous saisissent aux bras et aux
épaules et nous entraînent de force hors du monument, dont ils referment
la porte avec soin. Par bonheur j'ai eu le temps, avant la bagarre,
d'expédier l'appareil photographique au tchaparkhanè, où il est à l'abri
de tout accident.

Le ketkhoda est encore notre seul appui. Escortés des femmes qui se sont
jointes à leurs maris et débitent avec volubilité un vocabulaire
d'injures dont je démêle mal la signification, mais dont je devine sans
peine le sens, suivis d'une nuée de gamins qui lancent de petites
pierres dans nos jambes, nous arrivons enfin chez le chef du village.

Attiré par un bruit inusité dans sa commune, il sort de sa maison, et
devant la foule assemblée Marcel lui pose, avec l'assurance qui peut
seule nous tirer d'affaire, l'ultimatum suivant: «Si la porte du tombeau
de chah Khoda Bendeh n'est pas ouverte sans délai, je retourne à
Zendjan, où le gouverneur, sur ma demande, me donnera des porte-respect
armés de sabres et de fusils. Toi, ketkhoda, qui laisses maltraiter des
Faranguis, tu perdras ta place; quant à tes administrés, ils devront
nourrir et loger les soldats d'escorte, dont ils connaissent les
exigences, ayant eu, ces derniers jours, le plaisir de recevoir
l'armée.»

Cette argumentation _ad hominem_ fait réfléchir les plus intéressés; les
protestations et les cris se calment subitement. Le ketkhoda, prenant
alors son courage à deux mains, fait mettre l'instigateur de notre
expulsion en prison, et donne l'ordre de nous laisser agir comme nous
l'entendrons, sous peine de bastonnade.

Tout est bien qui finit bien, puisque Marcel a conquis le droit
d'étudier à loisir les détails du monument. L'édifice est construit en
briques carrées; celles de l'intérieur sont couleur crème. Les habitants
du pays, frappés eux-mêmes de leur beauté, prétendent, pour expliquer la
blancheur et la finesse de la pâte, que la terre a été pétrie avec du
lait de gazelle. Les lambris des chapelles et les faces des piliers sont
recouverts de panneaux de mosaïques, dont les dessins, composés
d'étoiles gravées serties d'émaux bleu de ciel, se détachent sur un fond
de briques blanches. A l'extérieur, la coupole est revêtue de faïence
bleu turquoise. Ce sont également des faïences de même couleur,
mélangées avec des émaux blancs et gros bleu, qui composent les
parements des minarets, des piliers et de la corniche extérieure.

Mais, de toutes les parties du monument, les plus soignées et les plus
artistiques à mon goût sont les voûtes des galeries supérieures. Les
dessins exécutés en relief sont recouverts de peintures à la détrempe
dont les tons varient du gris au rouge vineux. Rien ne saurait donner
une idée de la richesse de cette simple polychromie rappelant dans son
ensemble les harmonieuses couleurs des vieux châles des Indes, et de la
valeur que prennent, par leur juxtaposition, les faïences ensoleillées
de la corniche à alvéoles et les broderies mates et sombres des voûtes
extérieures.

A quelque distance du village s'élève un autre mausolée, bâti dans des
proportions plus modestes que celui d'Oljaïtou, mais orné cependant avec
goût. Il est de forme octogonale et recouvert d'une coupole; chacune de
ses faces est décorée d'une jolie mosaïque monochrome; de superbes
briques en forme d'étoile à douze pointes, fouillées comme une dentelle,
indiquent le centre des tympans. A côté de ce tombeau s'étendent les
derniers vestiges d'une mosquée, et tout autour de ces édifices les
lourdes solitudes des nécropoles abandonnées.

4 mai.--La caravane est arrivée. Le hadji, fort contrarié du mauvais
accueil fait par les habitants du village à ses voyageurs, veut encore
une fois les faire entrer dans le tombeau en sa compagnie et prouver à
ses coreligionnaires tout le respect qu'on doit leur porter. En
récompense de cette bonne pensée, et en souvenir de son passage à
Sultanieh avec des Faranguis, nous lui offrons son portrait. Enchantée
de faire d'une pierre deux coups, je le prie de laver à grande eau un
élégant panneau de mosaïque entièrement caché sous une épaisse couche de
poussière; bientôt les tons bleu turquoise et ladjverdi apparaissent, et
je découvre mon objectif.

[Illustration: LES TCHARVADARS LAVANT LES MOSAÏQUES.]

Le hadji et ses serviteurs portent le costume des tcharvadars dans
l'exercice de leur profession. Ils sont vêtus d'un large pantalon taillé
comme un jupon de femme, d'une koledja d'indienne, serrée à la taille
par une ceinture à laquelle vient s'accrocher la trousse des instruments
nécessaires à la réparation des bâts et des licous. Pendant la saison
froide, une jaquette de peau de mouton dont la laine est tournée à
l'intérieur tandis que le cuir paraît au dehors, remplace la koledja.
Une calotte de feutre marron, semblable à un chapeau boule sans ailes,
couvre leur tête. Le chef de la caravane entoure cette calotte d'un
ample foulard rouge. Cette sorte de turban est le seul indice de son
autorité. L'usage de ces coiffures doit être bien ancien en Perse, car
Hérodote en parle dans un chapitre où il met en parallèle la dureté du
crâne des Égyptiens, habitués à vivre nu-tête, et la mollesse de celui
des Perses, toujours couvert d'un épais bonnet de feutre. Les trois
tcharvadars ont mis aujourd'hui des _guivehs_ (chaussures de guenilles),
destinées à laisser reposer leurs pieds fatigués; mais, lorsqu'ils sont
en marche, ils chaussent des espadrilles faites d'un seul morceau de
cuir, et entourent leurs jambes avec des guêtres attachées par de minces
lanières tournant en spirale jusqu'aux genoux. Leurs rotules restent à
découvert quand ils relèvent un pan de leurs larges pantalons dans la
ceinture afin de marcher plus librement.

_Khoremdereh_, 6 mai.--A deux étapes de Sultanieh se trouve le plus joli
village que nous ayons encore rencontré sur notre route depuis Tauris.
De nombreux kanots arrosent la plaine au milieu de laquelle il s'élève.
Dans les champs, le blé alterne avec de grandes plantations de peupliers
et de coton. La végétation luxuriante des jardins et les murs de clôture
recouverts de chèvrefeuille sauvage dissimulent les maisons basses du
village; la seule habitation qu'on aperçoive au bout du chemin est celle
du barbier de l'endroit.

[Illustration: PAYSAGE A KHOREMDEREH.]

Le métier de _dallak_ (barbier) n'est pas une sinécure; non seulement
cet artiste rase la barbe des jeunes gens, mais encore la tête de tous
les hommes, à l'exception de deux mèches de cheveux réservées comme
ornement derrière les oreilles. Là ne s'arrête pas toute sa science: un
bon barbier arrache les dents, pratique la circoncision et sait enfin
purger et saigner selon la formule.

Le Figaro de Khoremdereh est en grande réputation dans le pays; le
hadji, qui a eu recours à nos talents médicaux pendant le voyage et
s'est bien trouvé d'avoir suivi nos ordonnances, est allé lui annoncer
l'arrivée de deux célèbres confrères. La nouvelle s'est rapidement
propagée dans le village, et, quand nous rentrons au logis après avoir
abattu dans les jardins un nombre respectable de geais bleus et de
tourterelles, nous trouvons notre chambre transformée en cabinet de
consultation.

Les uns ont apporté leurs enfants ou amené leurs vieux parents;
d'autres, les plus égoïstes, nous conduisent leur propre personne. La
phtisie, les rhumatismes et l'ophtalmie sont les maladies dominantes.
Joignons-y la saleté repoussante des femmes et des enfants, et j'aurai
terminé cette triste énumération. Nos conseils sont aussi sages que
prudents: vêtements de laine aux phtisiques, frictions aux rhumatisants,
l'eau pure et le savon pour tout le monde.

Nous voici en plein délit d'exercice illégal de la médecine, mais notre
conscience est en repos, car, si nous ne faisons pas de mal à l'exemple
de nos confrères diplômés (ceux de France exceptés), nous n'acceptons
aucune rémunération de nos peines, pas même les douze œufs ou la poule
offerts d'habitude comme honoraires aux plus célèbres praticiens.

Remèdes et conseils, tout est gratuit; notre succès est étourdissant.
Après avoir donné en public une vingtaine de consultations peu variées,
nous sommes forcés de fermer notre... cabinet: nous avons besoin de
repos avant de prendre le chemin de Kazbin.

7 mai.--Au sortir du charmant village de Khoremdereh, le sentier de
caravane côtoie de longs marais vaseux formés par des accumulations
d'eaux fluviales. Un chemin établi en remblai au-dessus du sol traverse
ces bas-fonds, toujours noyés pendant l'hiver; la terre s'étant écroulée
en certains points, la voie se trouve réduite à un passage étroit,
dangereux à traverser à cheval. Le mollah et l'aga, absorbés par une
intéressante dissertation sur les miracles de l'imam Rezza de
Mechhed,--la bénédiction d'Allah soit sur lui!--au point d'oublier le
mauvais état de la route, se sont lancés ensemble sur la chaussée; les
charges se sont accrochées, la monture de l'aga a glissé, et ce digne
personnage est allé se piquer dans les vases du marécage, à la
satisfaction de la caravane tout entière.

Ali lui-même, en voyant son maître sain et sauf, mais en tout semblable
à une grosse grenouille verte, n'a pu retenir un éclat de rire bruyant
et argentin; l'aga s'est retourné et, heureux d'avoir un motif plausible
de se fâcher, a appliqué sur la joue de son pichkhedmet la gifle la plus
sonore que j'aie jamais entendue.

L'enfant n'est pas habituée à de semblables traitements et, bien qu'elle
se reconnaisse coupable et ne dénie pas à l'aga le droit de la châtier,
elle pousse des cris déchirants et vient en courant s'accrocher à
l'arçon de ma selle, où elle se croit à l'abri de nouvelles
représailles.

Elle est bien changée, la pauvre petite, depuis notre départ de Tauris.
Ses belles joues roses ont pris une teinte grise, ses formes arrondies
ont disparu, les lèvres ne sourient plus, excepté cependant quand son
maître tombe de cheval; ces seize jours de marche l'ont fatiguée au
point que, renonçant à conduire le kadjaveh de ses maîtresses, elle a dû
monter sur un de ces petits ânes hauts comme de gros chiens,
qu'enjambent les muletiers quand ils sont las et sur lesquels ils
s'endorment en étreignant de leurs bras le cou de l'animal.

«_Peder Soukhta!_ (Fils de père qui brûle aux enfers), tu m'as frappée!
murmure Ali; eh bien, je vais raconter aux Faranguis de quelle manière
l'imam Rezza--que la bénédiction de Dieu soit sur lui!--a exaucé tes
prières.

«L'aga vient d'être bien injuste à mon égard; je lui ai cependant rendu
de grands services au cours de son premier pèlerinage à Mechhed. Il ne
m'a point récompensée de mes peines, cela va de soi, mais il ne se
souvient même plus de mon dévouement. Ah! le vilain avaricieux. Si le
soleil était sur la nappe à la place de son pain, personne dans le monde
n'y verrait clair jusqu'au jour de la résurrection.

--Comment oses-tu parler avec aussi peu de respect de cet homme pieux
qui entreprend avec sa nombreuse smala le long pèlerinage de Mechhed?

--Il ferait beau voir qu'il se dispensât d'aller remercier l'imam auquel
il doit les nombreux petits _batchas_ (enfants) que vous voyez dans les
kadjavehs des khanoums!

«Mon maître possède un gros village dans les environs d'Ourmiah, c'est
là que nous habitons. De nombreux kanots fertilisaient une terre
produisant en abondance du blé et du coton, les troupeaux se
multipliaient, les vœux de cet homme étaient comblés, et l'ingrat, qui
eût dû consacrer sa vie à chanter un éternel cantique de remerciements,
n'était point heureux. Marié depuis l'âge de seize ans, il avait vu
passer de nombreuses épouses dans son andéroun sans que les maigres pas
plus que les grasses, les grandes pas plus que les petites, aient pu
parvenir à le rendre père.

«Arrivé à l'âge de quarante-six ans, il commençait à désespérer de la
bonté divine, quand une ancienne esclave, aujourd'hui sa favorite, lui
persuada de se rendre en pèlerinage au tombeau de l'imam Rezza, où
s'accomplissaient, disait-elle, les plus étonnants miracles. Nous
partîmes en caravane et, après un voyage de plus de cinquante jours,
nous arrivâmes enfin dans la capitale du Khorassan. L'aga loua une belle
maison, et bientôt ses femmes nouèrent des relations très intimes avec
de charmantes amies d'un commerce fort agréable, il faut le croire, car
elles passaient ensemble des journées entières.

«Pendant les nombreuses visites que faisaient à l'andéroun les nouvelles
connaissances des khanoums, et que des babouches déposées à la porte
interdisaient à mon maître lui-même l'entrée de sa maison, le digne
homme trouvait parfois les heures bien longues; mais il redoublait de
ferveur et ne s'éloignait du tombeau de l'imam que pour aller fumer le
kalyan ou boire du thé avec de vieux mollahs qui, d'un accord unanime,
lui promettaient une nombreuse postérité en récompense de sa dévotion.
En revanche, les jeunes prêtres goûtaient peu sa compagnie et
s'éclipsaient à son approche, après l'avoir assuré néanmoins de la
ferveur des prières que du matin au soir ils adressaient aux cieux à son
intention.

«Bientôt l'aga n'eut plus à douter de son bonheur, et les grâces de
l'imam furent tellement surabondantes que, non seulement mes maîtresses,
mais encore toutes les servantes, lui annoncèrent bientôt l'heureux
succès du pèlerinage.

«Aussi, après avoir remercié Allah, offert des présents considérables au
tombeau de l'imam, et récompensé les pieux services de ses amis les
mollahs, mon maître se décida, au grand désespoir de ses femmes, à
reprendre le chemin de l'Azerbeïdjan. Sept mois après notre départ de
Mechhed, il eut enfin le bonheur de devenir huit fois père.

«Son orgueil et sa joie étaient sans pareils lorsque les khanoums, et en
particulier la favorite, lui représentèrent qu'il devait, en témoignage
du miracle, conduire à Mechhed sa nombreuse progéniture. Ce désir et ce
conseil partaient d'un sentiment trop pieux pour n'être pas écoutés;
aussi sommes-nous repartis après avoir pendant plusieurs mois fait nos
préparatifs. Cette fois, je l'espère, nous compterons les naissances par
couples de jumeaux.

--Douterais-tu de la puissance de l'imam Rezza? dis-je à Ali: ce serait
mal à toi, le témoin de ses bienfaits.

--J'aurais garde de douter de sa bonté, réplique le pichkhedmet en
souriant; mais, ajoute-t-il après avoir jeté de tous côtés un regard
prudent, ma foi serait bien plus grande si je n'avais vu trop souvent de
jeunes mollahs, cachés sous des voiles épais, pénétrer auprès de mes
maîtresses pendant que ce _pedersag_ (père de chien) se noyait dans les
questions les plus ardues de la théologie musulmane.

--Supposez-vous que ces bons prêtres aient revêtu des costumes féminins
pour exhorter les khanoums à la vertu et à la prière?

--Qu'elles soient Turques ou Persanes, les belles dames, croyez-moi,
emploient toutes les mêmes stratagèmes quand elles sont décidées à
rendre leur époux... _heureux_.»

Pendant qu'Ali me raconte cette histoire miraculeuse, nous descendons
dans une belle vallée que fertilisent les eaux de nombreux kanots; la
végétation est plantureuse, les blés et les orges, d'un vert noir, ont
déjà formé de lourds épis; combien cette superbe campagne contraste dans
mon souvenir avec les rives de l'Araxe et les plateaux désolés que nous
avons rencontrés sur la route de Tauris à Sultanieh. Vers midi les
rayons du soleil deviennent brûlants; l'aga, à peu près sec, attache une
visière de cuir à son kolah et ouvre son parapluie de soie rouge. Mes
regards, sollicités par la vive couleur de l'étoffe, se portent malgré
moi des huit petits bébés sur leur heureux père. S'il est une excuse aux
fautes maternelles, elle s'abrite sous ce parasol.

[Illustration: TOMBEAU PRÈS DE SULTANIEH. (Voyez p. 92.)]



[Illustration: MAISON PERSANE A AZIMABAD.]



CHAPITRE VI

Une maison à Azimabad.--Effets de mirage.--Arrivée à Kazbin.--Abambar
(réservoir).--Le chahzaddè de Kazbin.--Superstitions.--Masdjed djouma de
Kazbin.--Mystères de Houssein.--Imamzaddè Houssein.--Départ de
Kazbin.--Arrivée à Téhéran.


8 mai.--L'étape de Khoremdereh à Azimabad est courte. Après sept heures
de marche j'aperçois un beau village bâti sur les bords du lit aplati
d'une rivière; la caravane traverse le cours d'eau à gué, au grand émoi
d'une multitude de poissons bondissant sous les pieds des chevaux, et
pénètre dans les rues d'Azimabad, à la suite de paysans accourus
au-devant des voyageurs. Ils sont venus nous engager à descendre dans
leurs maisons.

«Cette demeure vous appartient et je suis votre domestique», me dit
notre hôte en s'arrêtant devant une muraille de terre et en ouvrant en
même temps une porte basse et étroite.

Le nouveau gîte a bonne apparence. Au centre de l'habitation est un
porche couvert. Un escalier formé de ces hautes marches auxquelles les
jambes européennes ont tant de peine à s'habituer conduit à la première
pièce. Puis un vestibule sépare deux grandes salles; l'une nous servira
de chambre et de salon; l'autre, où l'on fait la cuisine, sera affectée
à notre maison civile et militaire. Quant aux propriétaires de
l'immeuble, ils se réfugieront dans les étables, ou, s'ils promettent de
ne pas faire trop de bruit, dans le balakhanè élevé au-dessus du
vestibule. Chaque pièce est éclairée par de vastes baies garnies d'un
grillage en bois recouvert de papier huilé, remplaçant les vitres, qu'il
serait sans doute difficile de se procurer dans les villages. Les
plafonds sont formés de rondins de bois juxtaposés; une cheminée
minuscule et deux étages de larges takhtchès décorent les murs blanchis
à la chaux. Passons à l'inventaire du mobilier; sa rédaction ne
demandera pas de nombreuses vacations: des coffres garnis d'ornements de
cuivre ou de fer étamé, des nattes de paille recouvertes çà et là de
tapis usés qui seraient fort appréciés en France, s'ils étaient, en
raison de leur vétusté, qualifiés d'_anciens_, deux ou trois kalyans, un
Koran et quelques ouvrages de poésies persanes ornés de grossières
enluminures. Sur le devant de la maison, des arbres fruitiers, une
ébauche de jardin clôturé par de hautes murailles de terre complètent
l'installation. C'est le type uniforme des habitations des riches
paysans de la contrée.

9 mai.--Vers trois heures du matin la caravane s'est remise en marche.
Elle arrivera aujourd'hui à Kazbin, où elle doit stationner deux jours:
repos bien gagné après un trajet de six cent quarante-trois kilomètres
parcouru avec le mauvais temps et sur de pitoyables sentiers.

A partir d'Azimabad la vallée s'abaisse rapidement. Entre huit et neuf
heures, l'air, réchauffé par les rayons d'un beau soleil, devient
étouffant. Derrière le rideau des légères brumes qui s'élèvent dans le
lointain, apparaissent des coupoles bleues et des minarets élancés
dominant une grande ville étendue au pied des derniers contreforts des
montagnes du Ghilan. Au-dessous de ces dômes élégants j'en vois
d'autres, lourds et aplatis, dépourvus des revêtements de faïence qui
ornent les mosquées. Ces constructions paraissent répandues en grand
nombre dans tous les quartiers et donnent au panorama de la ville un
aspect monumental. Une large ceinture de jardins entoure les murs de
Kazbin, dont nous serions assez rapprochés si un lac immense ne semblait
devoir nous obliger à faire un long détour avant de gagner les
faubourgs.

«Singulière surprise! dis-je à mon mari; je n'avais jamais entendu
parler en Perse que des lacs salés d'Ourmiah et de Chiraz! Quel est donc
celui-ci?»

La carte est déployée; elle ne porte aucune indication de nature à nous
éclairer. Cependant, plus on avance et plus les eaux paraissent
s'étendre sur la droite. Une forêt d'abord inaperçue s'élève derrière ce
rempart aquatique; je pousse mon cheval, mais le lac semble fuir devant
moi; les arbres revêtent des formes qui paraissent se modifier suivant
le caprice d'une imagination en délire; pendant plus d'un quart d'heure
cette illusion de mes sens persiste, et les miroitements des rayons
brûlants du soleil sur les ondes tranquilles éblouissent mes yeux; puis,
tout à coup, lac et forêt disparaissent comme sous l'influence d'une
baguette magique.

C'était un mirage.

A la place d'une nappe liquide et de frais ombrages, un chemin poudreux
compris entre les clôtures de jardins plantés en vignes et en
pistachiers s'ouvre devant nous.

L'eau des nombreux kanots de Kazbin est utilisée à l'arrosage de ces
précieux vergers. Comme elle devient insuffisante l'été à l'alimentation
de la ville, les habitants ont construit de nombreux réservoirs voûtés
nommés _abambar_, dans lesquels l'hiver ils emmagasinent les eaux
surabondantes.

Plusieurs de ces ouvrages se présentent sur notre route, et devant
chacun d'eux la caravane fait une courte halte afin de permettre aux
_pialehs_ (coupes) des tcharvadars de circuler de main en main, à la
grande satisfaction des voyageurs, fort altérés par les rayons de ce
premier soleil de printemps.

Quelques réservoirs peuvent contenir plus de six mille mètres cubes. Ils
sont établis sur un plan carré et couverts de coupoles hémisphériques
posées sur pendentifs; cette partie de la construction émerge seule
au-dessus du sol et donne à la ville l'aspect étrange qui nous a frappés
quand elle nous est apparue. Ainsi conservée, l'eau garde, même au cœur
de l'été, une fraîcheur délicieuse. Un large escalier précédé d'une
porte ornée de mosaïques de faïence d'un goût charmant conduit jusqu'aux
robinets placés au bas du réservoir, à quinze ou vingt mètres de
profondeur. Des bancs de pierre établis sous l'ogive principale, et des
niches prises dans la largeur des pilastres permettent aux passants de
s'asseoir, aux porteurs d'eau de se reposer et de décharger les lourdes
cruches de terre qui viennent d'être péniblement montées. Souvent,
au-dessus de l'ouverture de l'escalier, une inscription en mosaïque
donne la date de l'érection de l'_abambar_ et le nom du généreux
fondateur de l'édifice.

La ville est bâtie sur un emplacement très plat; aussi bien est-il
difficile d'apprécier tout d'abord son importance, les maisons, d'égale
hauteur, se projetant les unes sur les autres. A en juger d'après le
grand nombre de cavaliers qui circulent sur la route, Kazbin doit être
une grande cité. Au milieu des caravanes d'ânes, de chevaux, de mulets
et de chameaux se mêlent des chasseurs élégamment vêtus, montés sur de
beaux chevaux turcomans harnachés avec des brides et des colliers
recouverts de plaques d'argent ou d'or ciselées et entremêlées de
turquoises et de rubis. Ils portent martialement sur l'épaule de belles
carabines anglaises: de leur ceinture sortent les crosses d'énormes
pistolets, tandis que sur la jambe gauche s'appuient des _camas_
(poignards de soixante centimètres de longueur) enfermés dans des gaines
de métal ou de velours.

[Illustration: ABAMBAR (RÉSERVOIR) DE KAZBIN.]

On retrouve en eux les descendants de cette fière population, composée
d'Illiats, de Turcs et de Kurdes, qui en 1723 repoussa l'armée afghane
maîtresse de la Perse depuis sept ans, et détermina par ce fait d'armes
le réveil de l'esprit national et l'expulsion des envahisseurs. Les
Kazbiniens sont considérés à juste titre comme les soldats les plus
braves de l'armée persane. Ils ont conscience de leur valeur et
accablent de quolibets leurs compatriotes au «cœur étroit».

«Sous le règne de Mohammed chah, me dit le hadji, mon cicérone
officieux, une révolte mit en feu le Khorassan; le souverain manda
aussitôt aux régiments d'Ispahan de se rendre sans délai dans la
capitale afin de renforcer la garde royale. Le délai de route étant
expiré et aucune nouvelle de l'arrivée de ces régiments n'étant parvenue
à la cour, le chah, fort inquiet, envoya un nouvel exprès dans la
capitale de l'Irak, avec mandat de rechercher la cause de cet étrange
retard. «Les troupes ne se sont pas mises en route, répondirent sans
embarras les officiers, parce que le désert de Koum est en ce moment
infesté de pillards et qu'il serait dangereux de le traverser sans une
escorte de Kazbiniens.» Le roi, suffisamment édifié sur la valeur des
soldats, se hâta de licencier les contingents d'Ispahan, et pendant
longtemps l'armée ne compta plus dans ses rangs un seul habitant de
l'Irak.»

Derrière les chasseurs viennent des fauconniers tenant sur le poing,
couvert d'un gant épais, l'oiseau de proie encapuchonné. Enfin de beaux
slouguis menés en laisse par des serviteurs bondissent au son des cornes
de chasse.

Mêlées à la foule circulent des femmes chevauchant à califourchon sur
des ânes blancs recouverts de larges selles de peluche blanche ou verte
brodées d'argent. Elles lancent leurs montures au galop et, malgré les
voiles qui leur laissent à peine la possibilité de se conduire, se
jettent avec intrépidité à travers les caravanes, criant, criant et
frappant de leurs longues gaules les bêtes ou les gens trop lents à se
garer. Ces écuyères en babouches défieraient au milieu de pareils
casse-cou nos plus habiles amazones. Iraient-elles en pèlerinage? On le
croirait à voir leur entrain et leur joie.

«Chiennes, filles de chiennes! Que vont penser les Faranguis des femmes
de Perse? dit à l'aga le mollah courroucé.

--N'ayez crainte, reprend l'homme au parapluie rouge, les miennes sont
là; leur bonne tenue et leur décence corrigeront dans le souvenir des
chrétiens la détestable impression laissée par ces démons enragés.»
_Beati possidentes._

Nous voici enfin dans les faubourgs de Kazbin. La ville doit en partie
sa prospérité à sa position géographique; elle est placée à la jonction
des routes qui, de Tauris à l'ouest et de la mer Caspienne au nord, se
dirigent sur Téhéran. C'est ce dernier itinéraire, plus court et plus
facile à parcourir en toute saison que la route d'Arménie, que suivent
tous les ministres plénipotentiaires ou les fonctionnaires diplomatiques
se rendant à leur poste. Il y a quelques années, on a espéré posséder un
chemin de fer raccourcissant encore la durée de ce voyage, qui ne peut
s'effectuer en moins de huit étapes.

Une maison anglaise commanditée par des banquiers allemands avait
proposé au chah de construire cette ligne moyennant la concession
gratuite des forêts et des mines de la Perse, y compris celles des
particuliers, à l'exception cependant des filons d'or, d'argent et
gisements de pierres précieuses. En revanche le Trésor avait la
perspective de percevoir un droit de vingt pour cent sur les bénéfices
de la ligne exploitée, qui devait elle-même faire retour à l'État au
bout de soixante-dix ans. Grâce à une somme de deux millions adroitement
distribuée aux ministres et aux femmes de l'andéroun royal, la
concession avait été accordée et les travaux entrepris. La plate-forme
était déjà établie sur plus de vingt-cinq kilomètres quand la lumière se
fit tout à coup dans l'esprit de Nasr ed-din. Il comprit qu'il avait
misérablement vendu les magnifiques forêts du Mazendéran, dont on retire
les plus grosses et les plus belles loupes de noyer qui existent au
monde, les bois d'orangers et de citronniers du Ghilan et que, par son
imprévoyance, la Compagnie était devenue propriétaire des mines de
cuivre, de manganèse et des riches houillères placées à fleur de sol
dans les environs de Téhéran. Il chercha dès lors un moyen de reprendre
sa parole et, sous prétexte d'un léger retard dans l'exécution des
travaux, la concession fut retirée et l'ordre donné de fermer les
chantiers.

Le directeur de la Compagnie, le baron Reuter, éleva des plaintes amères
et voulut faire agir diplomatiquement auprès du chah. En sa qualité
d'Anglais il ne pouvait se réclamer du gouvernement allemand. De son
côté le ministre de la Reine ne jugea pas à propos de s'occuper d'une
affaire entreprise avec des capitaux germaniques: la ligne fut donc
abandonnée, et ce désastre se solda par une perte sèche de plusieurs
millions. A quelque chose malheur est bon: car, s'il n'y a pas de ligne
ferrée en Perse, il y a au moins depuis cette aventure un ministre des
chemins de fer.

Toutes ces circonstances ont amené à Kazbin un assez grand nombre
d'Européens; les habitants, désormais apprivoisés, ne leur témoignent
aucune malveillance.

Afin de permettre aux ambassadeurs de se reposer quelques jours avant
d'arriver à Téhéran, le chah a fait bâtir une grande maison portant le
nom de _Mehman khanè_ (maison d'hôtes), que deux anciens serviteurs de
Sa Majesté mettent poliment à la disposition des voyageurs de
distinction.

Le Mehman khanè est une grande construction à deux étages, entourée d'un
portique aux lourdes colonnes de maçonnerie.

[Illustration: PLACE DU MARCHÉ A KAZBIN.]

Devant la façade s'étend un petit jardin orné d'un bassin et dans lequel
barbotent des canards et où de nombreux porteurs d'eau viennent remplir
leurs outres de cuir. Une porte percée au centre d'une clôture en bois
donne accès sur une place entourée de quelques boutiques en plein vent,
abritées des rayons du soleil par le feuillage d'un platane centenaire.

Ils sont d'un art bien primitif, ces étalages disposés en cercle autour
d'un fort piquet, à l'extrémité duquel sont fixées des barres soutenant
des nattes plus ou moins déchirées ou des étoffes rapiécées formant
toiture. Les marchands, accroupis auprès de leurs denrées, débitent aux
passants des fruits secs, des oignons, des salades, des oranges, des
grenades, ou présentent aux acheteurs, dans de grands vases bleu
turquoise, des pistaches et du _maçt_ (lait fermenté) accompagné d'un
sirop de sucre de raisin destiné à être mangé avec ce laitage.

10 mai.--Nous avons essayé, mais en vain, de pénétrer dans la masdjed
Chah. Les mollahs en refusant l'entrée à des chrétiens, Marcel a fait
demander audience au gouverneur par l'intermédiaire du directeur du
télégraphe. Quelques instants après, de nombreux serviteurs se
présentent dans le bureau et annoncent que nous sommes attendus au
palais; puis, comme le chahzaddè (prince royal), avec une prévoyance
pleine de politesse, envoie chercher des chaises destinées à faire
asseoir ses visiteurs, nous laissons à ces meubles le temps de prendre
les devants.

On entre dans la demeure du prince en suivant une longue galerie voûtée
donnant accès sur une immense cour plantée de platanes émondés. Une
multitude de _golams_ (gardes) et de soldats encombrent les allées ou
dorment sur le sol. Il fait chaud, efforçons-nous de ne pas troubler le
repos de ces vaillants serviteurs. Une seconde galerie, plus sombre que
la première, conduit à une deuxième cour entourée de portiques, et par
un étroit passage à la salle d'audience. La pièce de réception, assez
vaste, est de forme rectangulaire. Une verrière dont la partie
inférieure est ouverte au moment de notre entrée laisse passer l'air et
la lumière. A travers cette baie on peut apercevoir un beau jardin au
centre duquel se trouve un bassin pavé de briques recouvertes d'une
couche d'émail bleu turquoise donnant une teinte charmante à la mince
couche d'eau courante qui s'écoule de la vasque dans les aqueducs. Le
jardin, planté sans beaucoup d'ordre, est dans toute sa splendeur
printanière: les iris, les tulipes, les lilas et surtout d'énormes
buissons de roses embaument l'air et envoient leurs douces émanations
jusque dans le _talar_ (salon). Une grande tente de coutil rouge et
blanc étendue au-dessus de la verrière atténue l'ardeur des rayons du
soleil. La teinte foncée de l'ombre qu'elle projette fait ressortir la
vigueur des tons du jardin comme un cadre sévère met en valeur un riant
tableau. La décoration du talar est fort simple; les murs sont
recouverts de stuc blanc, ornés de dessins en léger relief et coupés de
plusieurs étages de takhtchès chargés de vieilles porcelaines de Chine
et du Japon; au bout de la pièce se trouve une cheminée toute plate dont
l'ouverture ogivale est surmontée d'une gracieuse archivolte composée de
fleurs et d'oiseaux. De beaux tapis de Farahan recouvrent d'épaisses
nattes de paille posées directement sur le sol, et tout autour de la
salle s'étendent de longues pièces de soie jaune paille et bleu de ciel
maintenues de distance en distance par des blocs d'albâtre.

En haut du talar est accroupi le frère du roi. C'est un homme d'un
certain âge; les yeux sont noirs; le nez crochu; les coins de la bouche
s'abaissent dédaigneusement, mais, en somme, la physionomie paraît plus
douce et plus avenante que ne le comporte d'ordinaire le type kadjar.

Ce prince a été longtemps l'objet de la colère de son frère Nasr ed-din,
et c'est depuis six mois seulement qu'il est rentré en grâce et a été
nommé gouverneur de Kazbin. A son premier voyage en Europe, le souverain
passa à Sultanieh et visita le splendide tombeau de chah Khoda Bendeh.
Frappé de sa beauté et de l'état de délabrement dans lequel on l'avait
laissé tomber, il écrivit une longue lettre à son frère et, tout en lui
donnant ordre de faire réparer les parties ébranlées, lui fit remettre à
cette intention une somme importante.

Le chahzaddè n'eut garde de refuser l'argent, mais pas un ouvrier ne fut
occupé à la restauration de l'édifice. Longtemps après son retour en
Perse, le roi apprit ce qui s'était passé et, fort mécontent de monsieur
son frère, lui prescrivit de venir à Téhéran rendre compte de sa
conduite. Le coupable, épouvanté et redoutant les effets de la juste
colère du monarque, partit à franc étrier pour Recht au lieu de prendre
la route de la capitale, et s'embarqua sur un navire russe avant d'avoir
été rejoint par les soldats mis à sa poursuite.

A cette nouvelle le chah entra dans une violente fureur et, considérant
cette fuite comme un acte de rébellion, demanda aux autorités moscovites
d'arrêter le voyageur à son arrivée à Bakou. Le gouvernement russe
retint le prince prisonnier, mais en même temps il négocia une
réconciliation entre les deux frères et rendit le fugitif sous la
condition expresse que tous ses torts seraient pardonnés.

Le chahzaddè revint donc piteusement à Téhéran et obtint la permission
de se fixer à Constantinople. Plus tard il se rendit à Bagdad.

Le gouverneur se lève en nous apercevant, tend la main à Marcel et nous
invite à nous asseoir sur les fauteuils du télégraphe installés au
milieu de la pièce. On apporte le café dans des tasses minuscules
soutenues par des supports de filigrane d'argent merveilleusement
travaillés; le prince, prenant ensuite la parole en français, s'excuse
d'abord de l'imperfection avec laquelle il parle une langue qu'il a
oubliée (simple formule de politesse, car le frère du roi s'exprime très
purement), s'informe du motif de notre visite et nous demande s'il peut
nous être utile pendant notre séjour à Kazbin.

[Illustration: LE CHAHZADDÈ, GOUVERNEUR DE KAZBIN.]

«Les mollahs, dit Marcel, font quelques difficultés à laisser visiter
aux chrétiens les mosquées de la ville, et dans l'intérêt de mes études
je viens prier Votre Altesse de me faciliter l'accès de ces monuments
aux heures où ils sont déserts.

--Il n'est pas en mon pouvoir de vous donner une réponse favorable; je
suis, quant à moi, un homme _civilisé_, _je ne fais même pas ma prière_,
et, depuis trois mois que je suis arrivé à Kazbin, je n'ai pas encore
mis le pied dans une mosquée. Il me serait donc parfaitement indifférent
de vous autoriser à entrer dans la masdjed Chah, mais l'imam djouma[4]
est très rigide; en définitive je crois que vous feriez bien de renoncer
à votre projet.»

  [4] Chef religieux de la masdjed Chah ou mosquée Royale.

Après un assez long entretien sur le nihilisme, les épreuves des
francs-maçons, les tables tournantes, nous prenons congé de Son Altesse,
qui vient de bâiller deux ou trois fois (ceci, en Perse, n'est point une
impolitesse) d'une façon des plus contagieuses, et nous sortons du
palais, très ennuyés de l'insuccès de notre demande.

Le prince se vante de son irréligion, mais, comme tous les Iraniens, il
est néanmoins très enclin à admettre la puissance des sortilèges, des
devins et du mauvais œil, et à attribuer à la magie tous les faits qu'il
ne s'explique pas.

La science illusoire de l'astrologie, aujourd'hui bannie du monde
occidental, s'est réfugiée en Asie. Pour calculer une nativité ou tirer
un horoscope, on regarde comme essentiel de faire de longues
observations astronomiques, et les devins--c'est leur seule
excuse--emploient à cet usage des instruments ayant quelquefois la plus
grande valeur artistique. Le chah lui-même a ses sorciers officiels; ils
assisteraient certainement à la naissance des enfants royaux, comme
l'astrologue caché dans la chambre de la reine Anne à la naissance de
Louis XIV, si l'andéroun royal était accessible aux simples mortels.

D'ailleurs la superstition n'est pas l'apanage des classes riches, elle
règne en souveraine maîtresse sur l'esprit populaire, et il est même
curieux de retrouver ici certaines croyances de nos campagnes. Nul
n'entreprend un voyage un vendredi ni un treize; ce jour-là toutes les
boutiques sont closes, et chacun, pour éviter de traiter une affaire,
quitte sa maison et va se promener. Dans certaines provinces on
s'efforce même de ne pas prononcer ce chiffre fatidique et, en comptant,
au lieu de treize on dit «douze plus un».

L'année dernière, le bruit a couru dans la Perse entière qu'une poule
blanche pondrait un œuf contenant la peste; dans l'espace de huit jours
toutes les poules blanches ont été détruites, et les poussins nés de
leurs œufs étouffés au sortir de la coquille.

L'œil européen est doué de forces particulièrement malfaisantes. Comme
dans les villages le passage d'un Farangui est fort rare et laisse par
conséquent un souvenir assez durable, on se raconte volontiers que Rezza
a vu périr sa vache le lendemain du passage de l'étranger; que, peu
après, la femme d'Ali mit au monde un enfant mort. Les djins et les
démons sont aussi très redoutés; pendant qu'une femme accouche, on tire
des coups de fusil afin d'écarter le diable, tandis que, pour préserver
l'enfant et la mère des atteintes du mauvais esprit, de sages matrones
mettent auprès d'eux un sabre nu et placent sur la terrasse de la maison
une rangée de pantins habillés en soldats, qu'elles agitent en tirant
des ficelles. Enfin, si l'accouchement est laborieux, on a recours aux
grands moyens: le mari amène un cheval blanc et lui fait manger de
l'orge sur le sein nu de sa femme. Certains quadrupèdes ont acquis de
véritables renommées à la suite du succès de cette singulière
médicamentation. Il est même des villages où, quand deux paysannes
enfantent en même temps, leurs époux et leurs plus proches parents se
disputent à coups de poing le précieux animal. Si le diable a ici une
détestable réputation, il ne la doit pas à sa vive intelligence.

11 mai.--«Le gouverneur ne vous a certainement pas autorisés à entrer
dans la mosquée du roi?» nous dit hier soir d'un air victorieux le
gardien du Mehman khanè. «C'est un homme pusillanime: il n'oserait
affronter le mécontentement des mollahs de la ville. Si vous voulez vous
en rapporter à moi, je vous montrerai qu'un _nooukar_ (domestique) de Sa
Majesté est quelquefois plus adroit et plus désireux d'obliger les
Faranguis que ne le sont les gouverneurs et les chahzaddès. Entre la
prière du point du jour et celle de midi il n'y a personne à la mosquée;
les mollahs prennent leur repas, les marchands sont occupés au bazar: si
vous me promettez de sortir à mon premier signal, je me fais fort de
vous introduire sans danger dans notre plus ancien sanctuaire.»

Ce matin notre protecteur s'est assuré que la masdjed Chah était à peu
près déserte, et, sur un signe, nous l'avons suivi de loin, accompagnés
de trois ou quatre de ses amis.

On pénètre d'abord sous une voûte sombre, puis dans une galerie
découverte bordée de portiques, où gisent quelques mendiants fort
occupés à examiner en silence les allants et venants. Un vestibule
formant angle droit avec ce premier passage conduit à une salle voûtée.
Nous sortons de cette pièce après avoir fait un dernier crochet, et
atteignons enfin la cour centrale. En prenant ces dispositions
compliquées, les musulmans ont eu l'intention de cacher aux regards des
infidèles l'intérieur de la mosquée. La cour est immense, elle est pavée
de briques mal entretenues, couvertes de mousse et d'herbes. Au centre
se trouve un bassin à ablutions qu'ombragent quelques arbres
irrégulièrement plantés. Sur les quatre faces de la construction règne
un portique dont le milieu est signalé par une grande ouverture
constituant l'entrée d'une salle couverte d'une demi-coupole analogue à
celles que les Espagnols désignent sous le nom de _media naranja_. Ces
ouvertures sont dissemblables, mais symétriques par rapport aux grands
axes du bâtiment: les deux plus petites se trouvent sur les deux faces
latérales; la plus grande donne accès dans l'intérieur de la mosquée;
quant à la quatrième, elle est surmontée de deux minarets signalant au
loin l'édifice religieux; c'était autrefois la porte principale du
sanctuaire; elle a été fermée, et on lui a substitué l'entrée latérale
que nous avons suivie, depuis que Kazbin est devenu le point de passage
forcé des chrétiens se rendant à Téhéran.

[Illustration: MASDJED CHAH DE KAZBIN.]

Les fortunes diverses de Kazbin sont écrites sur les murs de briques de
la masdjed Chah. La salle à plan carré du mihrab et sa lourde coupole
rappellent les constructions de Haroun al-Raschid. Les frises et les
rinceaux stuqués, précieuses reliques de l'art persan au douzième
siècle, sont formés de fleurs traitées dans un sentiment très réaliste,
entourant de leurs délicats entrelacs des caractères compliqués. Cette
décoration, exécutée sous la domination des princes Seljoucides, est
contemporaine de la restauration de l'édifice devenue nécessaire après
les tremblements de terre qui, aux onzième et douzième siècles,
dévastèrent et ruinèrent la ville.

Pendant plus d'une heure et demie nous parcourons la mosquée en tous
sens jusqu'à ce que le soleil, d'aplomb sur nos têtes, vienne rappeler à
notre guide que les mollahs vont bientôt annoncer du haut des minarets
l'heure de la prière de midi. Le moment est venu de regagner l'hôtel. A
peine sommes-nous sortis et arrivés sur la place du Marché, que la voix
sonore du prêtre retentit; les fidèles accourent de tous côtés et se
précipitent dans le sanctuaire, sans se douter de la profanation qui
vient de s'accomplir.

12 mai.--Je me promenais ce matin vendredi dans les faubourgs, quand le
son d'un instrument de cuivre a frappé mon oreille; au milieu d'une
place éloignée des routes de caravanes, une foule nombreuse était
rassemblée. Elle assistait à une tragédie religieuse ayant pour sujet la
mort des descendants d'Ali, Hassan et Houssein, tués sur les ordres des
khalifes. Les drames sacrés sont spéciaux à la secte chiite, et, dans
ces jours de douleurs où ils entendent raconter l'histoire des martyrs
de leur foi, les Iraniens s'excitent à la haine la plus violente contre
les Sunnites, auteurs du massacre des descendants légitimes de Mahomet.

Il n'y a point à Kazbin, comme à Téhéran, de salle où l'on puisse
déployer une brillante figuration; les spectateurs, assis sur leurs
talons, sont groupés autour d'un espace libre réservé aux acteurs: d'un
côté, les femmes voilées; de l'autre, les hommes coiffés du bonnet rond
des paysans. Pour tout accessoire, un tapis jeté à terre, sur lequel
reposent un sabre et une aiguière; le bleu intense du ciel remplace la
toile de fond, et un brillant soleil le pâle et fumeux éclairage de nos
théâtres. Deux enfants coiffés d'immenses turbans verts jouent dans ces
mystères le rôle des chœurs antiques dans les tragédies grecques et
disent sur un rythme musical des lamentations qui arrachent des larmes à
tous les spectateurs. Dans les moments pathétiques les acteurs joignent
leurs sanglots à ceux de la foule, et le traître lui-même, dont la
figure est couverte d'un capuchon, pleure et gémit sur sa scélératesse
et sur ses iniquités. Les femmes laissent échapper des hoquets de
douleur ou des paroles de commisération à l'adresse des victimes,
frappent leur poitrine et leurs épaules; puis, quand ces témoignages
d'émotion ou de piété paraissent suffisamment prolongés, elles se
calment et reprennent la conversation enjouée interrompue quelques
instants auparavant. L'orchestre, composé d'un tambour et d'une
trompette, se tient debout au coin du tapis et renforce par des accents
discordants les hurlements pieux de l'assistance. Non loin de là, un
gros homme assis sur un siège de bois trône avec la satisfaction d'un
_impresario_ présentant au public une troupe de choix.

En abandonnant ce spectacle, nous nous dirigeons vers une coupole
émaillée qui recouvre, dit-on, le tombeau d'un enfant de deux ans, fils
de l'imam Houssein. Un vaste cimetière précède la porte d'entrée du
monument. Des femmes assises au pied des tombes causent avec leurs amies
tout en mangeant des _chirinis_ (bonbons). Sur des dalles funéraires
récemment placées, des veuves ou des mères gémissent en mesure et
entrecoupent leurs sanglots de psalmodies du caractère le plus lugubre
sans que leurs voisines paraissent compatir à leur douleur. Elles
portent toutes un costume uniforme. Riches et pauvres passent, avant de
sortir, de vastes _chalvars_ (pantalons à pieds) et s'enveloppent dans
les immenses plis d'un _tchader_ (tente) gros bleu. Ce manteau est jeté
sur la tête et retenu par un _roubandi_ (lien de figure blanc) fait
d'étoffe épaisse et descendant jusqu'aux genoux. Un grillage à mailles
serrées ferme en partie une fente fort étroite ouverte à la hauteur des
yeux. Quand une femme est ainsi empaquetée, fût-elle jeune ou vieille,
grasse ou maigre, imberbe comme l'enfant qui vient de naître ou barbue
comme un sapeur, bien jaloux serait celui qui la reconnaîtrait.

Auprès de la porte de l'imamzaddè j'ai aperçu un escalier conduisant à
une terrasse. Il faut gagner ce point culminant si je veux assister à la
sortie de l'office du vendredi. D'abord nul ne fait attention à nous,
mais bientôt la prière se termine, un vieux mollah aux traits durs et
sévères paraît dans la cour et, sur les indications d'autres prêtres,
tourne les yeux vers l'étroite retraite où nous avons casé notre
«impureté». Le vieillard grimpe le rapide escalier; quelle n'est pas ma
surprise quand, au lieu d'être invités à déguerpir au plus vite, il nous
offre de visiter le tombeau récemment restauré!

L'édifice est carré; au-devant de sa façade principale, décorée de
mosaïques, un porche hypostyle dont les colonnes sont revêtues de
losanges de glace donne accès dans le sanctuaire. Au milieu d'une salle
tapissée d'ornements de glaces biseautées se détachant sur un fond de
stuc blanc, se trouve un grand sarcophage doré; il repose directement
sur le sol et est entouré d'une grille d'argent portant aux quatre
angles de grosses boules de même métal. Cette décoration simple et
brillante tout à la fois est du plus heureux effet. Des tapis étendus
sur le dallage, des lampes de cuivre suspendues à la coupole, quelques
versets du Koran écrits en beaux caractères et attachés à la grille du
tombeau, des lambeaux de vêtements déposés sur le sarcophage comme
_ex-voto_ parent le sanctuaire, dans lequel se presse une foule
recueillie. Les fidèles entrent après avoir déposé leurs babouches à la
porte, s'agenouillent, inclinent la tête jusqu'à terre, se relèvent,
posent les mains sur la grille d'argent et font trois fois le tour du
sarcophage dans la même position. Aux angles ils baisent pieusement la
boule après l'avoir touchée de leur front, tout en marmottant entre
leurs dents des prières arabes dont la plupart d'entre eux ne
comprennent pas le sens; puis ils se retirent à reculons, en faisant à
chaque pas une profonde inclination. Près du tombeau, deux petites
salles sont réservées aux desservants de l'imamzaddè. Les murailles sont
dorées; sur le fond métallique se détachent de charmantes arabesques
rouges, bleues, vertes, harmonisées par le jour discret que laisse
pénétrer une verrière colorée. Dans la direction de la Mecque se trouve
le mihrab, couvert d'une longue draperie dissimulant un portrait dont on
ne voit que le cadre.

Sur ma demande on lève le voile, et j'aperçois une peinture d'une
exécution des plus médiocres. Elle représente un homme aux traits
accentués, coiffé d'un haïk retenu autour du crâne par une corde de poil
de chameau et vêtu d'une robe de laine brune. L'image reproduit très
exactement le type des chefs de caravanes arabes. C'est, paraît-il, un
portrait de Mahomet: il est très singulier de le retrouver dans une
mosquée, la religion musulmane interdisant la reproduction de la figure
humaine.

On nous fait asseoir, et le bon mollah notre introducteur nous prie
d'attendre quelques instants le café préparé à notre intention.

[Illustration: MYSTÈRES D'HOUSSEIN (Voyez p. 109.)]

«Puisque ma bonne étoile m'a conduit chez un savant mouchteïd, je ne me
déciderai pas à vous quitter sans vous demander quelques renseignements
sur la doctrine que vous enseignez, a dit mon mari.

--Je serai heureux de répondre à vos demandes, répond le chef du collège
de prêtres: les questions religieuses sont l'objet de nos constantes
études, et les discussions théologiques forment le sujet de nos
entretiens journaliers. En développant devant vous les beautés de la loi
de Mahomet, je n'ai pas la prétention, quel qu'en soit mon désir, de
convertir des chrétiens obstinés dans la fausse voie, mais j'accomplis
un devoir en répandant autour de moi la vérité. Le poète a dit: «Si je
trouve un aveugle dans le puits de l'erreur et si je reste silencieux,
je commets un crime».

«La doctrine de Mahomet peut se diviser en deux parties: la foi et le
culte. Le fondement de la religion musulmane est un déisme pur, excluant
l'idée même de la représentation divine, qui conduit par une pente si
rapide au paganisme. Il n'y a qu'un Dieu, et Mahomet est son dernier
prophète. L'admission de ce principe implique la croyance aux anges, aux
écritures, à la prophétie, à la résurrection, au jugement dernier et à
la prédestination.

[Illustration: IMAMZADDÈ HOUSSEIN.]

«Les anges sont créés de feu, ne mangent pas, ne se reproduisent pas et
sont toujours occupés à chanter les louanges de Dieu, à lui rapporter
les actions des hommes et à implorer la clémence du Tout-Puissant.
Azrael est l'ange de la mort; Israfil sonnera la trompette du jugement
dernier; enfin Gabriel, qui apporta le Koran à Mahomet, est un esprit
saint entre tous les saints.

«Nous croyons aussi à l'existence d'un certain nombre de bons et de
mauvais génies qui mangent, se reproduisent, meurent comme l'homme et,
comme lui, sont récompensés ou punis suivant leurs actions.

«Depuis la création du monde cent quatre livres sacrés ont été remis aux
hommes par Dieu; dix furent donnés à Adam, cinquante à Seth, trente à
Énoch, dix à Abraham; les Psaumes, le Pentateuque, l'Évangile et le
Koran furent successivement inspirés à David, à Moïse, à Jésus-Christ et
à Mahomet, «le Sceau de tous les prophètes», après la venue duquel nous
ne devons plus attendre de révélation divine. Tous ces livres sont
perdus aujourd'hui, à l'exception des quatre derniers, mais le
Pentateuque, les Psaumes et l'Évangile sont dénaturés, et nous ne
saurions avoir confiance dans les livres restés entre les mains des
juifs ou des chrétiens.

«Nous croyons au jugement et à la résurrection. Après la mort deux anges
noirs, Monkir et Nakir, interrogent les humains sur l'unité de Dieu et
la mission de Mahomet; s'ils répondent bien, leurs corps sont rafraîchis
par l'air du paradis et laissés en repos; dans le cas contraire
les anges frappent les damnés avec de lourdes massues, et
quatre-vingt-dix-neuf dragons armés de sept têtes chacun se précipitent
sur eux pour les déchirer. L'époque de la résurrection est connue de
Dieu seul. Après le jugement dernier les fidèles seront récompensés
suivant leurs œuvres: les bons iront en paradis, les autres en enfer.
Cependant Mahomet intercédera auprès de Dieu et sauvera un grand nombre
de réprouvés. Ce droit de demander grâce sera réservé à Mahomet, le
dernier des prophètes, et refusé à Adam, à Abraham, à Noé et à Jésus.

«Ceux qui approcheront de Dieu, nous dit le Koran, habiteront des
jardins délicieux ombragés de beaux arbres et parcourus par des eaux
toujours fraîches; ils se reposeront sur des couches ornées d'or et de
pierreries; de jeunes esclaves, dont la beauté ne sera jamais altérée,
verseront dans leur coupe un vin délicieux qui ne leur portera point à
la tête et n'égarera pas leur raison. Ils trouveront sous leurs mains
tous les fruits mûrs et les oiseaux rôtis qu'ils voudront manger, et
n'entendront ni accusation ni vains discours: le mot de paix retentira
partout.

--Et les femmes, ai-je demandé au mouchteïd, Mahomet les admet-il aussi
parmi les élus du paradis?

--Hélas! il faut bien en rendre le séjour agréable aux hommes. De belles
jeunes filles aux grands yeux noirs semblables à des perles cachées dans
des coquilles vivront avec les élus, et leur présence sera la récompense
du bien qu'ils auront fait.

--Les femmes seront-elles soumises à la polygamie?

--Oui, et chaque fidèle croyant possédera au moins soixante-deux houris,
outre les femmes qu'il aura eues sur la terre.

--Le paradis comportera-t-il des andérouns où les femmes seront
sévèrement gardées? Quand elles se promèneront dans les jardins
miraculeux, seront-elles voilées?

--Cette précaution sera inutile, me répond le bon prêtre en souriant
légèrement: les bienheureux n'auront qu'un seul œil au-dessus de la tête
et ne verront ainsi que leurs seules épouses.

«Nous admettons aussi la prédestination, car le Koran apprend que Dieu a
dit: «Nous avons attaché le sort de chaque homme autour de son cou».

--Quel mérite en ce cas voyez-vous à bien vivre, et pourquoi seriez-vous
responsable de vos mauvaises actions?

--Et vous, chrétiens, comment admettez-vous en même temps la prescience
divine et le libre arbitre? Mais je ne veux pas en ce moment dénigrer le
christianisme, bien que certains points me paraissent très faciles à
attaquer; je veux achever de vous instruire des formes du culte que nous
rendons à Dieu. La principale de nos obligations est la prière. Cinq
fois par jour, après les ablutions et avant de parler à Dieu, l'homme
doit se dépouiller de tous ses vêtements de prix ou de ses bijoux, afin
que sa parure ne puisse lui inspirer de sentiments d'orgueil, si
contraires à l'humilité nécessaire à celui qui s'adresse à Allah. En
pays sunnite les femmes ne sont pas volontiers admises dans les mosquées
aux heures des cérémonies, de peur que leur présence ne détourne de Dieu
la pensée des hommes. Les prêtres chiites, au contraire, leur
conseillent d'assister aux prières publiques.

«Le Koran ordonne de jeûner pendant le mois de Ramazan, où l'ange
Gabriel remit à Mahomet le livre sacré. En ce saint temps nous devons
nous abstenir de manger, de boire, de fumer et même, suivant quelques
casuistes, de respirer des odeurs agréables, depuis le lever du soleil
jusqu'à son coucher. Les femmes enceintes ou nourrices, les enfants qui
n'ont pas encore atteint quatorze ans et enfin les gens qui voyagent
pour leur agrément sont seuls exempts de cette obligation, mais ils
doivent y suppléer par une aumône ou une œuvre pie.

«La charité est encore plus rigoureusement ordonnée aux musulmans que
l'observation du jeûne: rien ne saurait dispenser de la pratique d'une
vertu que Mahomet a déclarée obligatoire. Néanmoins les aumônes sont
divisées en deux classes: les unes sont volontaires; les autres peuvent
être perçues de force et pèsent sur les individus avec la plus grande
équité; cette imposition, calculée à raison de deux et demi pour cent du
revenu, frappe les biens des musulmans payant une taxe depuis plus de
onze mois. Aux premiers temps de l'Islam elle était remise au Prophète
et affectée à l'entretien de sa maison et de ses armées. Encore
aujourd'hui en Perse, les seïds ses descendants, dont le nombre est très
considérable, ont le droit de toucher la dîme, d'ailleurs presque
toujours remise de gré à gré. Quant à l'aumône volontaire, elle est
considérée comme un des plus sûrs moyens de gagner le ciel.

«Enfin le pèlerinage de la Mecque est ordonné à tout fidèle qui a un
cheval et les moyens de faire le voyage. Ceux que leur santé empêche
d'entreprendre une aussi longue pérégrination doivent y envoyer à leurs
frais un représentant. Je dois ajouter que mes coreligionnaires ont été
forcés d'abandonner le pèlerinage de la Mecque, les Sunnites gardiens de
la Kaaba les obligeant, avant d'y entrer, à aller prier sur les tombeaux
des trois premiers khalifes et à reconnaître comme héritiers légitimes
de Mahomet les assassins des descendants d'Ali. Voilà l'exposé sommaire
de notre doctrine. La loi religieuse et administrative est renfermée,
vous le savez déjà, dans le Koran, livre composé dans un dialecte arabe
si pur qu'il eût été impossible à un homme de l'écrire sans avoir reçu
l'inspiration divine. Nous trouvons dans ses versets les préceptes
nécessaires non seulement pour nous diriger dans la voie du bien, mais
encore pour juger toutes nos contestations judiciaires, et n'avons
jamais recours à l'autorité des premiers interprétateurs de la loi
musulmane, Hannifa, Malek, Chaffi et Hambal, les quatre piliers de la
foi sunnite, piliers de boue et de paille que renverserait un chien
galeux du simple frôlement de son épaule.

--Le Koran est en effet un recueil de conseils sages et prudents, répond
mon mari, et j'admire beaucoup les pages où le Prophète parle de la
Divinité avec une éloquence et une ferveur poussées jusqu'à
l'exaltation: mais d'un autre côté il est regrettable que certains
versets puissent donner sujet à des interprétations opposées et qu'on
retrouve dans le Koran la trace des préoccupations matérielles de
Mahomet. Votre Prophète songe trop, semble-t-il, à satisfaire ses
passions, ses intérêts et à assurer l'avenir de ses descendants.

--Vous êtes un égaré, et ne pouvez pénétrer les mystérieuses pensées de
Dieu. D'ailleurs le Koran n'est pas l'œuvre de Mahomet, mais celle
d'Allah. Comment voulez-vous donc admettre que Dieu, infaillible en son
essence, se soit trompé? Toutes vos prétendues sciences européennes vous
font perdre de vue le but de notre vie et obscurcissent vos idées. Les
versets que les infidèles ne peuvent entendre, dont nous entrevoyons à
peine le sens après avoir passé notre vie à prier et à méditer: Mahomet,
éclairé de l'esprit saint, les comprit sans peine. Instruisez-vous,
passez vingt ans à Kerbéla, approfondissez les livres sacrés, et vous
serez alors persuadés du néant de votre savoir et de la sublimité de
notre religion.»

Marcel n'a pas le temps, avant son retour en France, de mettre à profit
les sages conseils du mouchteïd, aussi abandonne-t-il la controverse.

«Quelles différences existent donc entre la secte des Sunnites et celle
des Chiites? ai-je demandé à mon tour.

--Elles sont immenses, comme celles qui séparent l'erreur de la vérité.
Les Sunnites ont été admis à voir la lumière, mais ils ont transgressé
les volontés divines et, au lieu de suivre l'ordre de succession indiqué
par le Prophète, ont élevé au khalifat des usurpateurs--que la colère de
Dieu pèse sur leurs aïeux et leur postérité!--et massacré les légitimes
descendants de Mahomet. Les pratiques des religions chiite et sunnite
diffèrent peu en apparence, et c'est à peine si dans la prosternation et
la prière les sectateurs d'Omar se sont écartés de la droite voie: mais
tout en eux est imposture et fourberie. Nous, au contraire, pleins d'un
saint respect pour nos martyrs, nous les prions d'intercéder auprès de
Dieu, persuadés qu'ils participent, quoique à un degré inférieur, à la
nature sacrée du Prophète.

--Vous professez, m'avez-vous dit, un véritable culte pour la famille de
Mahomet?

--Les Chiites aiment à se désigner sous le nom d'«amis de la famille»,
et chacun d'eux vénère même les descendants du Prophète sous le nom
d'_imam_ ou d'_imamzaddè_ (descendant d'imam).

«Depuis la fondation de notre religion, douze pontifes se sont succédé;
le dernier, l'imam Meddy, n'est pas mort, il a disparu, et l'on évitera
de lui nommer un successeur jusqu'à ce que sa destinée et sa retraite
soient enfin connues.

«De superbes tombeaux, désignés sous le nom d'_imamzaddè_ comme les
personnages dont ils recouvrent le corps, ont été consacrés à nos
saints; les plus beaux sont ceux d'Ali à Nedjef, d'Houssein à Kerbéla,
de Jaffary à Kasemin et de Rezza à Mechhed. En outre nous élevons des
monuments aux fils de ces imams, et la piété des fidèles se plaît à
enrichir des sanctuaires semblables à celui que je viens de vous faire
visiter.

--Le sarcophage qui se trouve dans cet imamzaddè renferme-t-il
réellement les restes du fils d'Houssein?

--J'en ai la certitude, mais il n'est pas besoin de posséder les cendres
d'un saint pour lui dédier un tombeau. En parcourant la Perse, vous
trouverez plus de vingt imamzaddès consacrés au même imam, aussi bien
dans le pays qui l'a vu naître et mourir que dans ceux où il n'a jamais
vécu; et partout vous verrez les fidèles prier autour du sarcophage avec
une égale ferveur.»

Pendant la durée de cet entretien, les mollahs, ayant achevé leurs
prières, rentrent peu à peu dans la salle et s'accroupissent
silencieusement les uns auprès des autres tout le long de la muraille;
on apporte le kalyan au plus respectable d'entre eux, qui l'offre avec
dignité à tous les autres prêtres, en suivant, dans l'accomplissement de
cette politesse, leur rang hiérarchique. Il le garde enfin quand
l'assistance tout entière a refusé de fumer avant lui. Après avoir
aspiré quelques bouffées de tabac, il passe la pipe au prêtre auquel il
l'avait offerte en premier lieu; celui-ci la saisit, la présente à son
tour à la ronde, et cette formalité se renouvelle jusqu'à ce que le
kalyan, éteint, revienne entre les mains du serviteur chargé de le
regarnir et de le rapporter aussitôt. La cérémonie terminée, quelques
mollahs prennent des livres de théologie posés sur les takhtchès;
d'autres sortent des plis de leur ceinture leur long _galamdan_
(encrier) de laque, déploient des rouleaux de cuir contenant du papier
et se mettent à écrire. Il est temps de nous retirer.

Avant notre départ les mollahs nous ont engagés à visiter les ruines de
l'élégante médressè Bolakhi, qui, dans ses dimensions restreintes,
reproduit les délicates décorations de la masdjed Chah.

[Illustration: RUINES DE LA MÉDRESSÈ BOLAKHI.]

13 mai.--Nous devions partir de Kazbin hier matin, mais Marcel a été
pris, pendant la nuit précédente, d'une fièvre violente, d'intolérables
douleurs de tête et de vomissements. J'ai demandé au chef du télégraphe
s'il y avait en ville un docteur européen; il m'a répondu que les
Persans s'occupaient de thérapeutique, et qu'ils s'en tenaient encore
aux enseignements d'Avicenne, célèbre médecin arabe qui vivait au
dixième siècle. Craignant l'aggravation d'une maladie dont le début
revêt une forme inquiétante, privée de ma pharmacie, que la caravane a
emportée avec les gros bagages, je me suis déterminée à faire
transporter sans délai mon mari à Téhéran. Une route carrossable conduit
à cette ville, où l'on peut arriver dans les voitures destinées au
service des ministres se rendant de Recht à la capitale de la Perse.
Quelques-uns de ces véhicules sont même suspendus, mais on les enferme
dans les remises royales, où ils restent à la disposition de Sa Majesté.
J'ai fini par me procurer une espèce de charrette fixée sur quatre roues
et recouverte d'un mauvais capotage; mon malade s'est étendu sur des
couvertures, et enfin, vers trois heures du matin, j'ai obtenu des
chevaux, après avoir perdu toute une journée à préparer le départ. A
cinq kilomètres de la ville, le chemin, détrempé par les pluies d'un
violent orage, devient impraticable, et les bêtes refusent d'avancer. Le
conducteur, descendant de son siège, les excite à sortir de l'ornière;
je prends les rênes et fouette à tour de bras: tous nos efforts sont
inutiles. Il faut attendre le jour. Quelques paysans, passant avec leurs
vaches, nous tirent de ce mauvais pas. La chaussée est détestable
jusqu'à Téhéran, assurent-ils. Et nous avons cent vingt kilomètres à
faire avant de toucher au port!

Pourquoi reprocherait-on son ignorance à l'ingénieur chargé de la
construction de la chaussée, vaste fossé boueux, que les Persans
qualifient orgueilleusement du nom de route royale? Emin sultan,
l'auteur du projet, est un ancien rôtisseur des cuisines du chah, arrivé
à tous les honneurs par la volonté de son maître. Il est aujourd'hui
ministre d'État, ingénieur, chef de la douane, grand trésorier, mais ne
dédaigne pas, dans les grandes occasions, de relever ses manches, de
ceindre le tablier et de flatter la gourmandise du souverain en
préparant un rôti cuit à point. Un kébab bien réussi a valu au Vatel
persan l'entreprise de la route de Téhéran à Kazbin, dont le prix de
revient s'est élevé à plus de dix mille francs le kilomètre, bien que
les propriétaires des terrains n'aient pas été indemnisés, que la
chaussée ne porte pas trace d'empierrement, que tous les fossés enfin
aient été creusés par corvées et payés à coups de bâton.

[Illustration: LE DÉMAVEND.]

Arrivés à la quatrième station, le maître de poste refuse de me laisser
continuer le voyage, sous prétexte que la nuit tombe; mon
désappointement est cruel: j'aperçois depuis longtemps le pic neigeux du
Démavend et la chaîne de l'Elbrouz, au pied de laquelle est bâti
Téhéran. Je ne suis plus qu'à vingt kilomètres de la ville, et la route,
qui conduit à un château royal, est, paraît-il, assez bonne. A force
d'instances on me donne des chevaux; vers dix heures du soir je franchis
enfin les larges fossés et l'enceinte fortifiée de la capitale de la
Perse. Le postillon qui nous a menés n'appartient pas à
l'administration, c'est un paysan tenté par l'appât de la récompense
promise; il parle un patois kurde auquel je ne comprends pas un mot,
n'est jamais sorti de son village et ne connaît pas Téhéran. Quand je
m'en aperçois, le véhicule est déjà engagé dans un labyrinthe de ruelles
désertes plongées dans une obscurité profonde. Toutes les maisons sont
closes, et il y a trop de boue dans la ville pour qu'on puisse y
circuler à pied.

Après avoir traversé des bazars couverts, encore plus sombres que les
rues, j'entrevois cependant un filet de lumière à travers la porte
entr'ouverte d'une maison de misérable apparence. J'entre et trouve des
soldats persans fumant le kalyan et buvant du thé; je demande le
quartier chrétien; l'un des militaires se lève, vient questionner le
cocher, s'assure que ce dernier est incapable de se retrouver, et
consent à lui servir de guide. Nous retournons sur nos pas, et
débouchons enfin sur une vaste place dont le piètre éclairage éblouit
mes yeux habitués à la nuit noire. Quatre portes monumentales se
présentent à chacune des extrémités de la place; l'une d'elles donne
accès dans le quartier européen; mais là mon soldat m'abandonne: il ne
connaît pas de _mehman khanè farangui_. J'ai de nouveau recours à un
marchand de thé: à force de prières j'obtiens un nouveau guide.

Dix minutes plus tard la voiture s'arrête devant une maison blanchie à
la chaux et d'assez propre apparence.

L'hôtel français n'est autre chose qu'un café tenu par un de nos
compatriotes, ancien confiseur chassé du palais sur la demande du
clergé, qui voyait à regret le chah manger des pâtisseries préparées par
un «impur». Au café sont jointes deux pièces que M. Prévôt loue aux
voyageurs de passage à Téhéran; elles vont sans délai être mises à notre
disposition. Nous sommes arrivés; mais dans quel état est Marcel! il
délire et n'a même pas la force de gagner la chambre où l'attend un bon
lit.

[Illustration: FEMME PERSANE EN COSTUME DE PROMENADE.]



[Illustration: FATTALY CHAH ET SES FILS. (Voyez p. 129.)]



CHAPITRE VII

Le docteur Tholozan.--Les Sœurs de Saint-Vincent de Paul.--Palais du
Négaristan.--Andéroun royal.--Portraits de Fattaly chah et de ses
fils.--Audience royale.--Nasr ed-din chah.


1er juin.--Je suis à Téhéran depuis trois semaines et n'ai pas encore
franchi la porte du jardin placé sous les fenêtres de la chambre où mon
malade commence une pénible convalescence.

Le docteur Tholozan a été notre providence; sans lui que serions-nous
devenus? Ce savant praticien, médecin principal de l'armée française,
est auprès du roi depuis plus de vingt-deux ans. Au lieu de se laisser
aller à cette vie oisive et paresseuse à laquelle les Européens
s'abandonnent si facilement en Orient, il a étudié avec une rare
sagacité les maladies locales: ses travaux sur la genèse du choléra aux
Indes, son histoire de la peste bubonique en Mésopotamie, en Perse, au
Caucase, en Arménie et en Anatolie, enfin de sérieuses recherches sur la
diphtérie, maladie si fréquente dans ces pays, méritent d'être consultés
par tous ceux qui s'intéressent à ces graves questions.

Le docteur Tholozan est le médecin, l'ami et le conseiller du roi. Nasr
ed-din a eu l'esprit de le prendre en grande estime et d'apprécier son
désintéressement et sa science; néanmoins il a été obligé, afin de
satisfaire la cour, de se laisser entourer de médecins indigènes
possédant la confiance de la famille royale, du clergé et surtout des
femmes de l'andéroun. De cette espèce d'antagonisme médical naissent
quelquefois des difficultés, toujours apaisées grâce au caractère
conciliant du docteur, mais dont la santé du roi pourrait avoir
gravement à souffrir.

La thérapeutique persane prescrit la phlébotomie avec une fréquence des
plus imprudentes, non seulement pour guérir les maladies dites autrefois
inflammatoires, mais encore en vue de les prévenir. Ainsi on saigne les
enfants de trois jours de façon à leur enlever le sang impur de la mère,
et tout bon Persan considérerait sa santé comme fort compromise s'il
n'avait recours à son barbier deux fois par mois. Depuis de longues
années le roi n'avait pas été saigné. Dans ces derniers temps cependant,
l'avis de ses femmes ayant prévalu, le monarque se décida à se faire
ouvrir la veine en cachette, puis il se mit au bain et s'évanouit. Je
laisse à penser quels furent l'épouvante des _haakims bachys_ (médecins
en chef) en voyant le roi des rois dans cette piteuse situation, et
l'empressement avec lequel ils envoyèrent demander les secours de leur
confrère français. Le docteur Tholozan eut beaucoup de peine à faire
revenir à lui Nasr ed-din. A la suite de ce bel exploit les médecins
persans furent tout d'abord condamnés à recevoir la bastonnade, mais ils
ne tardèrent pas à être graciés, sur la prière du docteur. Depuis cette
époque Sa Majesté n'a plus aucune velléité de se remettre entre leurs
mains, et a même interdit d'opérer dorénavant le prince héritier, que
l'on rendait à peu près exsangue tous les quinze jours.

2 juin.--Pendant la durée de la maladie de Marcel j'ai été bien soutenue
par mes voisines les Sœurs de Saint-Vincent de Paul. A la nouvelle de
mon arrivée la supérieure, sœur Caroline, est venue m'offrir de faire
transporter mon mari dans un pavillon situé à l'entrée du couvent, où
les chrétiens isolés et souffrants trouvent des soins dévoués, qui leur
seraient refusés partout ailleurs; mais, le docteur Tholozan ayant jugé
ce déplacement imprudent, nous sommes restés dans la maison où nous
étions descendus tout d'abord.

Dès que l'état de mon malade m'a permis de le quitter, je suis allée
remercier les Sœurs de la sympathie qu'elles m'ont témoignée. Un aveugle
est venu m'ouvrir la porte; il n'a pas reconnu ma voix et m'a demandé si
j'étais la dame française arrivée récemment de Tauris; sur ma réponse
affirmative, il m'a servi de guide et m'a conduite, en côtoyant des
bassins pleins d'eau, jusqu'à la pharmacie, où la sœur Caroline faisait
préparer les médicaments destinés aux pauvres de son dispensaire.
C'était le jour des femmes, elles étaient nombreuses. Parmi elles j'ai
remarqué une jeune musulmane dont la physionomie expressive témoignait
d'une vraie douleur. Cette pauvre mendiante venait d'abandonner aux
soins des Sœurs son fils à moitié étouffé par la diphtérie. Accroupie
dans un coin de la cour, elle restait immobile, comme pétrifiée; se
sentant impuissante à sauver la vie de son enfant, elle l'avait sans
espoir remis à des mains plus expérimentées que les siennes. Ses yeux
gonflés étaient sans larmes, sa bouche demeurait muette, et son chagrin
la rendait insensible à tout ce qui se passait autour d'elle.

Il y a à peine quelques années que les Sœurs de charité ont fondé à
Téhéran le couvent où elles élèvent les enfants des rares familles
européennes en résidence en Perse. Un grand nombre d'Arméniennes
fréquentent leur école; des musulmanes ont aussi été confiées à leurs
soins, sous promesse formelle de ne pas chercher à les faire changer de
religion. Ces jeunes filles apprennent à lire, écrire, coudre, repasser,
entretenir un ménage, toutes choses ignorées par les Persanes, et
joignent à cette première éducation l'étude du français, des notions
d'histoire et de géographie.

Les femmes de l'andéroun royal accueillent bien les Sœurs et se montrent
souvent très généreuses. Le chah, en témoignage de satisfaction, fait au
couvent une rente annuelle de deux mille cinq cents francs. Au point de
vue matériel, la situation de la mission est donc à peu près
supportable.

Malheureusement un voyage pénible et une acclimatation difficile
épuisent les forces de ces courageuses femmes; des fièvres et des
maladies de langueur s'emparent d'elles, et la plupart s'éteignent sur
la terre d'exil au bout de très peu d'années. A Ourmiah surtout, où
elles sont privées des secours de la médecine européenne, et où l'on ne
peut accéder que par la voie d'Erzeroum ou de Tauris, la mortalité est
effrayante.

Sur neuf Sœurs arrivées l'année dernière, trois ont succombé à la suite
de refroidissements contractés en traversant des rivières à cheval;
trois autres ont péri de fièvres typhoïdes ou d'accès pernicieux.

Deux Pères lazaristes complètent à Téhéran une mission précieuse, non
seulement en raison des services qu'elle rend à tous les malheureux,
sans distinction de religion ou de nationalité, mais encore au point de
vue de l'accroissement de l'influence française en Orient.

3 juin.--Mon mari reprend rapidement des forces. Demain nous irons à
pied chez le docteur et, si cette promenade n'est pas trop fatigante,
nous serons reçus après-demain par le chah, auquel notre protecteur a
demandé la permission de nous présenter.

[Illustration: LE DOCTEUR THOLOZAN.]

La tribu Kadjar, à laquelle appartient Nasr ed-din, est originaire de la
Syrie. Elle avait déjà une réputation de bravoure incontestée quand
Tamerlan l'amena en Perse. Au dix-septième siècle, chah Abbas la divisa
en trois tronçons et lui confia la protection des frontières les plus
difficiles à garder de son vaste empire. L'une se fixa en Géorgie pour
arrêter les incursions des Lesghées; la seconde s'établit à Merv dans le
Khorassan, afin de défendre le pays contre les Usbegs; la troisième
enfin, d'où descend la dynastie actuelle, planta ses tentes au bord de
la mer Caspienne, dans le voisinage des tribus turcomanes. La tribu
Kadjar d'Astérabad s'était divisée en deux parties quand elle habitait
encore l'Arménie. La première, la branche haute, avait des pâturages
dans les montagnes, et fut considérée comme la plus importante jusqu'au
jour où Fattaly khan, de la branche basse, devint généralissime des
armées de Tamasp II. Depuis cette époque les membres de la tribu basse
des Kadjars occupèrent des postes militaires de la plus grande
importance et, à la fin du siècle dernier, parvinrent même à élever au
trône un de leurs chefs, Aga Mohammed khan, fondateur de la dynastie
régnante.

La destinée de ce prince fut des plus étranges. Il était encore à la
nourrice quand son père fut mis à mort par les ordres de Nadir chah;
lui-même resta comme otage à la cour d'Adil chah, neveu et successeur de
Nadir, qui donna l'ordre barbare d'en faire un eunuque. Le but que le
roi s'était proposé en tentant de l'efféminer ne fut pas atteint; Aga
Mohammed, doué d'une vive intelligence, chercha une distraction à ses
soucis dans un travail opiniâtre et plus tard, quand il fut parvenu au
trône, dans l'organisation de son armée. A cette dure gymnastique son
âme s'endurcit comme son corps. Malgré sa jeunesse, sa dissimulation
était si profonde et son esprit si sérieux, que Kérim khan, qui avait
renversé le dernier Sofi et usurpé le trône, le consultait sur les plus
graves affaires, tout en le gardant prisonnier.

A la mort du roi il s'échappa, gagna le Mazendéran avec une rapidité
prodigieuse et se déclara indépendant. Il pardonna au moins en apparence
à ceux qui l'avaient rendu un objet de pitié pour le dernier de ses
sujets, groupa autour de lui plusieurs chefs puissants du Kurdistan, de
l'Azerbeïdjan et de l'Irak au moment où le pays était déchiré par les
factions, et donna ainsi le trône de Perse à sa tribu.

Bien des raisons engageaient Aga Mohammed à établir le siège du
gouvernement dans le voisinage des possessions héréditaires de sa
famille et à rapprocher sa capitale des gras pâturages où paissaient les
troupeaux des Kadjars.

Au lieu de s'installer, à l'exemple de ses prédécesseurs, dans les
grandes villes de l'Irak Adjémi ou du Fars, il se décida donc à
fortifier Téhéran, représenté par les voyageurs anciens comme une
bourgade où les habitants, vrais troglodytes, vivaient dans des tanières
creusées sous terre, et utilisa comme ligne de défense les montagnes
élevées qui séparent l'Irak du Mazendéran. La réorganisation de l'armée
fut le premier objet de sa sollicitude: il enrôla de nombreux cavaliers,
et avec leur aide ramena à l'obéissance les provinces rebelles, conquit
le Kirman, la Géorgie, entra dans Tiflis et livra la ville à un horrible
carnage. Les femmes jeunes et belles furent seules épargnées et emmenées
en esclavage; plus de seize mille captives suivirent à pied les hordes
victorieuses. Après cette conquête, Aga Mohammed consentit avec une
feinte répugnance à se laisser couronner (1796). «Rappelez-vous, dit-il
à ses soldats en ceignant la couronne, que, si vous me faites roi, vous
vous condamnez aux plus durs labeurs: je ne consentirais jamais à porter
cette tiare si mon pouvoir ne devait égaler celui de mes prédécesseurs
les plus puissants.»

Selon ses promesses il entreprit bientôt la conquête du Khorassan et se
préparait à entrer dans Bokhara, quand les armées de la grande Catherine
furent dirigées vers la Géorgie. Aga Mohammed accourut aussitôt sur ses
frontières, résolu à en faire un désert. La mort de l'impératrice et, à
la suite de cet événement, le rappel des troupes russes interrompirent
les hostilités dès le début de la campagne.

Le chah de Perse ne survécut pas longtemps à son ennemie: trois jours
après son entrée dans Chechah une dispute bruyante s'éleva entre un de
ses serviteurs favoris et un esclave géorgien. Aga Mohammed, impatienté
par leurs cris, ordonna qu'on les fît taire en leur coupant la tête à
tous deux. Plusieurs chefs puissants demandèrent en vain la grâce des
domestiques: l'exécution fut seulement remise au lendemain matin parce
qu'on était au soir d'un vendredi et au moment de faire la prière. A
quel sentiment de témérité ou à quelle folie passagère obéit le roi en
conservant à son service pendant toute la nuit ces deux hommes qui
connaissaient assez le caractère impitoyable de leur maître pour ne pas
douter de leur sort? N'ayant plus rien à craindre, les condamnés
s'adjoignirent un autre serviteur mécontent, pénétrèrent sans bruit dans
la tente du monarque, où les appelait leur tour de service, et le
tuèrent à coups de poignard. Aga Mohammed avait soixante-trois ans. Le
but de la vie de ce prince avait été d'arriver au pouvoir; quand il fut
parvenu à la souveraine puissance, son unique désir fut de l'assurer à
sa famille. Il avait désigné comme son héritier Fattaly khan, son neveu,
auquel il avait voué une affection paternelle, et fit détruire, en vue
de lui assurer la couronne, tous les princes ou tous les membres de la
famille royale assez puissants pour devenir à sa mort des compétiteurs
au pouvoir. Trois de ses frères s'enfuirent, un autre eut les yeux
arrachés, et enfin le dernier, le brave Djaffer Kaoli khan, qui l'avait
aidé à conquérir le trône et à agrandir l'empire, fut aussi sacrifié et
assassiné.

Quand on lui apporta le corps de son frère, Aga Mohammed témoigna un
violent désespoir: il fit approcher son neveu, l'accabla d'injures et,
lui montrant le cadavre sanglant: «Baba khan, s'écria-t-il, l'âme
généreuse qui animait ce corps ne vous aurait jamais laissé jouir en
paix de la couronne. La Perse eût été déchirée par les guerres civiles.
Afin de vous assurer le trône et d'éviter de pareils malheurs, j'ai
détruit le meilleur et le plus dévoué des frères, j'ai commis un meurtre
abominable et me suis montré d'une ingratitude criminelle.»

[Illustration: MENDIANTE PERSANE. (Voyez p. 122.)]

«Voilà mon successeur, disait souvent le roi en désignant le jeune
prince; que de sang j'ai répandu dans l'espoir de lui assurer un règne
paisible!»

Aga Mohammed joignait à une ambition immense une avarice sordide. Il
avait accumulé des trésors considérables et réuni d'admirables joyaux,
arrachés aux descendants de Nadir.

Un jour, un paysan condamné à avoir les oreilles coupées proposait de
l'argent au bourreau s'il voulait n'en trancher qu'une seule; le roi
l'ayant entendu le fit approcher et lui offrit de lui laisser les deux
oreilles intactes s'il consentait à lui donner le double de la somme
promise à l'exécuteur. Le paysan, plein de reconnaissance, se jeta aux
genoux du roi et le remercia, croyant que grâce lui était faite et que
la demande d'argent était une simple plaisanterie, mais il fut bientôt
détrompé et obligé de se plier aux exigences cupides du monarque.

Peu de temps après, Aga Mohammed s'entendit avec un derviche pour
exploiter les hauts fonctionnaires de sa cour.

Comme le roi était au milieu d'eux, un mendiant s'avança et implora la
charité avec la plus grande humilité. Le souverain l'interroge,
s'apitoie sur ses malheurs, ordonne qu'on lui remette en son nom une
somme importante et le recommande chaleureusement à la générosité de ses
courtisans. Chacun s'empresse de vider sa bourse dans un pan de la robe
du bonhomme, qui sort en témoignant sa reconnaissance.

Le roi se montra inquiet tout le reste de la journée; enfin, le soir
venu, il demanda avec irritation à son intendant si le derviche s'était
présenté et, en ce cas, pourquoi on ne l'avait pas introduit: personne
ne l'avait vu. «J'ai été indignement trompé: non seulement ce misérable
m'avait promis de me rendre mon aumône, mais nous devions partager
celles des courtisans.» On fit vainement chercher le derviche; redoutant
la colère de son puissant compère, ce hardi fripon avait pris la fuite.

Malgré sa cruauté et son avarice, Aga Mohammed fut un grand roi: il
accrut la puissance de la Perse, l'administra avec sagesse, se montra
aussi juste que peut l'être un conquérant oriental fondateur de
dynastie, et sut être généreux toutes les fois qu'il s'agit du bien, de
la prospérité du pays ou de l'entretien d'une armée qu'il adorait.

A sa mort, Baba khan monta sur le trône sous le nom de Fattaly chah.
C'était un prince intelligent et initié dès son jeune âge à la pratique
des affaires. Ses armées, d'abord victorieuses dans le Khorassan,
prirent Hérat, mais éprouvèrent de grands revers en Géorgie et en
Arménie, annexées sous son règne à la Russie.

Fattaly chah a été au commencement de ce siècle indirectement mêlé à
notre histoire nationale.

Napoléon, toujours préoccupé de créer des difficultés à l'Angleterre,
tenta de déterminer le roi de Perse à lever des armées et à les jeter
sur les possessions anglaises des Indes. Dans ce but il envoya à Téhéran
une ambassade, conduite par le général Gardanne. Le gouvernement
britannique, instruit de cette manœuvre, chargea de son côté le général
Malcolm d'acheter la neutralité persane moyennant une rente quotidienne
de vingt-cinq mille francs. Le chah traîna en longueur les négociations
avec la France, et notre ambassade se décida à quitter l'Iran au bout de
plusieurs mois, sans avoir conclu de traité.

A la chute de Napoléon, les Anglais, n'ayant plus rien à redouter de la
Perse, cessèrent de payer la pension promise. Fattaly chah, qui avait
pris la douce habitude de recevoir ce présent, se plaignit. Les
engagements furent niés d'abord, puis le cabinet de Saint-James
prétendit que la rente était provisoire; comme le souverain faisait
apporter le traité et en lisait les termes à l'ambassadeur d'Angleterre,
celui-ci, disent les Persans, déchira les signatures et les avala.

Le roi passa dans son harem toute la fin de son existence. Il avait sept
cents femmes et six cents enfants. On prétend que le nombre de ses
descendants s'élève aujourd'hui à plus de cinq mille; l'état des
finances ne permettant pas d'entretenir une famille royale aussi
nombreuse, la pauvreté de la plupart des princes du sang est extrême.
Quelques-uns même ont été obligés d'entrer comme domestiques dans les
grandes familles de Téhéran.

Fattaly chah, successeur d'un souverain chétif et d'aspect féminin,
tirait grande fierté de sa large carrure et d'une superbe barbe noire
qui s'étalait sur sa poitrine et descendait jusqu'à sa taille; aussi
fit-il reproduire ses traits en bas-reliefs sculptés sur les rochers
voisins de Téhéran et peindre son portrait dans chacun de ses palais. Sa
résidence, le Négaristan, est à ce sujet des plus curieuses à visiter.

[Illustration: ANDÉROUN DE FATTALY CHAH. (Voyez p. 129.)]

Derrière une porte monumentale flanquée de bâtiments réservés aux
soldats de garde s'étend un parc superbe, planté de ces platanes émondés
particuliers aux jardins persans; la taille élevée de ces arbres permet
à l'air de circuler pendant la nuit et de rafraîchir la température,
toujours étouffante sous les ombrages bas et épais. On suit d'abord une
avenue composée de cinq allées bordées de canaux remplis d'une belle eau
courante; au bout de cette avenue s'élève un vaste pavillon en forme de
croix grecque, éclairé à l'extrémité de chacun de ses bras par une
verrière colorée. Entre les bras de la croix sont ménagés des vestibules
et deux chambres de repos. La pièce centrale est recouverte d'une
coupole et de quatre berceaux symétriquement disposés, revêtus
d'épaisses et lourdes décorations de plâtre peintes en vives couleurs et
rehaussées d'or. Au delà de cette première construction s'étendent les
jardins de l'andéroun; un grand rideau les sépare du biroun et met les
promeneuses à l'abri des regards indiscrets.

Le palais réservé à la vie intime du souverain se trouve dans cette
deuxième enceinte. Il est de forme rectangulaire; les murs extérieurs
sont dépourvus d'ouvertures, toutes les pièces prenant jour sur une cour
à laquelle on accède par une porte basse et étroite suivie d'un corridor
coudé. Un vaste bassin de marbre blanc occupe le centre de l'habitation
des femmes; il est entouré d'un passage dallé servant de dégagement aux
chambres des favorites, toutes logées dans cette partie du palais. Leurs
petits appartements se composent de deux pièces étroites éclairées par
la porte, qui devait rester ouverte pour laisser entrer l'air et la
lumière.

A-t-elle dû être témoin de poignantes scènes de jalousie et de
désespoir! a-t-elle vu naître et grandir d'ardentes rivalités, cette
retraite où l'on parquait pêle-mêle les infortunées destinées à
satisfaire les passions d'un souverain dont l'indifférence paraissait
encore plus redoutable que la brutalité!

Au centre de l'une des façades s'élève le pavillon royal, orné à
l'intérieur d'une grande peinture murale représentant Fattaly chah
entouré de ses douze fils aînés. Il est assis sur un trône d'or enrichi
de pierreries et surmonté d'un baldaquin reposant sur des colonnes
torses; dans l'entre-colonnement sont disposés des vases étroits
contenant des fleurs d'émeraudes et de turquoises. Le roi, vêtu d'une
koledja dont les pans recouvrent les jambes repliées en arrière, est
coiffé d'une tiare ornée de rubis et de diamants, et s'appuie sur un
coussin brodé de perles fines; il tient à la main un sabre et un
chapelet. Ses douze fils, placés sur deux étages, portent des robes
s'élargissant en forme d'entonnoir; toutes les coutures et les bords de
ces vêtements sont garnis d'un rang de grosses perles. Les princes ne
sont pas couronnés de la tiare des souverains, mais de diadèmes de
pierreries, et rappellent dans leur attitude et leur costume les rois de
nos plus vieux jeux de cartes.

En tête des longs panneaux peints sur les faces latérales de la pièce,
l'artiste a représenté les ambassadeurs de France et d'Angleterre, le
général Gardanne et sir John Malcolm, chaussés des longs bas rouges mis
autrefois, suivant les lois de l'étiquette persane, avant de paraître
devant le souverain. Une double procession de personnages superposés
s'étend à leur suite jusqu'au fond de la pièce: ce sont les portraits de
ministres ou de grands dignitaires. Tous sont habillés d'amples robes de
cachemire ou de brocart d'or bordées de fourrures, et coiffés de larges
turbans ou de bonnets surmontés d'agrafes de pierres précieuses.

Si l'on veut se faire une idée bien exacte de certains côtés de la vie
des souverains orientaux, il est intéressant de visiter dans le même
palais la salle souterraine, résidence d'été de Fattaly chah. On y
descend en suivant une étroite galerie qui conduit d'abord dans un
vestibule, puis dans une salle octogone recouverte d'une coupole et
éclairée à sa partie supérieure par des verres de couleur opaline
laissant arriver dans l'intérieur un jour très discret. La pièce est
revêtue de marbre; sur une de ses faces aboutit l'extrémité d'une
glissière en pente très rapide formée de plaques d'agate rubanée. Les
femmes nues de l'andéroun se plaçaient tour à tour au sommet de ce plan
incliné et venaient tomber avec une extrême vitesse dans un bassin
rempli d'eau situé au milieu de la salle octogone. Le roi, dans ses
vieux jours, passait les meilleures heures de sa vie au fond de ce
souterrain, où régnait une fraîcheur délicieuse, et cherchait à se
distraire en faisant exécuter à ses femmes d'extravagants tours
d'acrobatie.

Le fils aîné de Fattaly chah étant mort avant son père, le vieux
monarque eut pour successeur son petit-fils Mohammed, prince faible et
indolent.

[Illustration: PALAIS DU CHAH.]

En 1848 le fils de ce dernier, Nasr ed-din, souverain actuel de la
Perse, monta sur le trône. Malgré les secousses politiques qui au début
de son règne ont agité le pays, le chah occupera dans l'histoire une
place des plus honorables.

Sous son administration intelligente l'empire Iranien entre dans une ère
de progrès et distance à bien des points de vue toutes les nations
musulmanes. L'influence fanatique du clergé est modérée par une main
pieuse mais juste; des écoles s'ouvrent dans les grandes villes, et leur
succès fait présager un brillant avenir. Enfin la Perse ne dépense pas
plus qu'elle ne peut payer, ne contracte point de dettes et se garde
prudemment des tripotages financiers qui déshonorent les pays turcs.

5 juin.--Marcel a reçu ce matin une lettre du docteur Tholozan. Le chah
nous recevra à deux heures avant le coucher du soleil. Amenés par la
voiture du premier ministre, nous pénétrons dans l'intérieur du palais
après avoir franchi plusieurs corps de garde. La demeure royale, située
au centre de la ville, est composée de bâtiments peu somptueux, enfermés
dans une vaste enceinte, revêtue à l'intérieur de plaques de faïence
peinte où sont représentés des soldats au port d'armes. Leurs figures
bouffies sont d'un rose tendre, leurs yeux entourés d'un cercle noir et
leurs sourcils joints l'un à l'autre par un trait vigoureux. Une koledja
rose et un pantalon ajusté jaune serin achèvent de donner à ces
guerriers un aspect des plus réjouissants.

[Illustration: NASR ED-DIN CHAH.]

De grands talars bien aérés, de beaux jardins coupés de bassins dallés
de faïence bleu turquoise, des arbres d'une superbe venue font l'unique
charme du palais. On nous introduit d'abord dans un pavillon construit
sous le fils de Fattaly chah. Les tapisseries, vertes, jaunes, bleues,
se marient de la façon la plus désagréable et recouvrent les parties
supérieures des murailles, tandis que les lambris, en papier blanc et
or, sont entrecoupés de ces horribles paysages dont on enlaidissait
autrefois les paravents de cheminée. Plusieurs portraits de souverains
européens trônent dans cette pièce en compagnie d'une peinture persane
représentant Nasr ed-din chah à cheval; au-dessous de ces souvenirs
diplomatiques, un nombre égal de pianos permet aux visiteurs d'inonder
la salle de flots d'harmonie, s'accordant fort mal avec les sentiments
que ces «frères» ont éprouvés les uns pour les autres.

Plusieurs serviteurs entrent en courant dans le salon et annoncent que
le chah descend dans le jardin, où il va nous recevoir afin d'ôter à la
présentation tout caractère officiel. Après avoir enfoncé solidement nos
chapeaux sur nos têtes, dans la crainte de les enlever devant le
souverain, ce qui serait de la dernière grossièreté, nous sortons. A
l'extrémité d'une allée apparaît Sa Majesté, accompagnée de son premier
interprète, qui lit à haute voix un journal français. Ce premier groupe
est suivi de quelques serviteurs sans livrée. Le roi a cinquante-trois
ans, mais il paraît moins âgé; ses cheveux, qu'on aperçoit de chaque
côté des oreilles, sont noirs et plats, les yeux grands et beaux, le nez
crochu, les joues creuses, le teint foncé, la moustache encore bien
noire, mais la barbe, très mal faite, est grise; l'étiquette défendant
de raser un chah de Perse avec un rasoir, son barbier se voit obligé de
couper tous les poils aux ciseaux, opération longue, ennuyeuse et
toujours mal réussie. Le costume de Nasr ed-din est des plus simples.
Une redingote de cachemire de Kirman fermée par des brandebourgs dorés
descend jusqu'aux genoux; les pantalons, de coutil blanc, s'arrêtent à
la cheville; une capote militaire en drap bleu foncé avec passepoil
rouge est jetée sur les épaules et maintenue autour du cou sans que les
manches soient passées; le roi porte un simple kolah de drap noir; une
mince cravate de satin bleu de ciel maintient le col de la chemise, de
forme européenne; des escarpins découverts laissent apparaître des
chaussettes blanches; les mains, très petites, sont gantées de coton
blanc.

Suivant l'exemple du docteur Tholozan, nous nous sommes rangés sur le
bord de l'allée. Quand le roi a été à quelques mètres de distance,
chacun de nous s'est incliné et a renouvelé ce salut à deux reprises;
Nasr ed-din s'est alors approché.

[Illustration]



[Illustration: TOUR DE REÏ SUR L'EMPLACEMENT DE L'ANCIENNE RAGÈS. (Voyez
p. 136.)]



CHAPITRE VIII

Audience royale.--Les neveux du chah.--Départ pour Véramine.--Campagne
de Véramine.--La masdjed djouma de Véramine.--Une kalè (forteresse)
sassanide.--Citadelle de Véramine.--Le ketkhoda rendant la
justice.--Imamzaddè Yaya.--Les reflets métalliques.--La décoration en
faïence.--Facéties royales.--Tour et mihrab mogols.--Imamzaddè
Jaffary.--Retour à Téhéran.--Le platane de Tadjrich.--Mirza Nizam de
Gaffary.


7 juin.--«Votre Majesté me permet-elle de lui présenter Madame et
Monsieur Dieulafoy, deux de mes compatriotes arrivés récemment à Téhéran
et auxquels elle a bien voulu accorder une audience? a dit le docteur
Tholozan.

--Comment! ce jeune garçon est une femme? a répondu le roi en persan.

--Oui, Majesté; Monsieur et Madame Dieulafoy sont porteurs d'une lettre
du ministre des Affaires étrangères adressée à la légation de France, et
me sont vivement recommandés par des amis communs.

--Pourquoi, Madame, me dit le roi en français, n'avez-vous pas conservé
les longues robes et les vêtements des dames européennes?

--Parce que je voyage ainsi plus facilement et que je passe toujours
inaperçue. Votre Majesté n'ignore pas combien, dans les pays musulmans,
il est difficile aux femmes de paraître en public à visage découvert: à
cet égard il me semble que les coutumes et les lois religieuses sont
encore plus scrupuleusement suivies en Perse que partout ailleurs.

--C'est exact. Quel chemin avez-vous pris pour venir à Téhéran?

--Celui de Tauris.

--Vous n'avez pas fait ce long trajet à cheval?

--Pardon, Sire, je ne saurais me tenir accroupie dans un kadjaveh et
souffrirais beaucoup de la longue immobilité conséquence de ce genre de
locomotion.

--Où allez-vous maintenant?

--A Ispahan, Chiraz, Firouzabad, et de là à Bagdad, Babylone et Suse.

--Vous mettrez des années à suivre un pareil itinéraire. Aurez-vous la
force d'effectuer ce voyage? cela me paraît bien douteux. Avant de venir
en Perse, avez-vous déjà parcouru l'Orient?

--J'ai visité l'Algérie, l'Égypte et le Maroc.

--Et partout vous avez voyagé sous ce costume?

--Le plus souvent, mais je l'ai adopté d'une manière définitive depuis
mon départ pour la Perse.

--Vous avez très bien fait. Dans nos pays une femme ne peut sortir à
visage découvert sans ameuter la population. Cela paraît vous
surprendre? Croiriez-vous par hasard que, si une Persane voilée et
revêtue de son costume national se rendait en Europe et se promenait sur
les boulevards de Paris, la foule ne se précipiterait pas sur son
passage? Les Français n'auraient cependant pas les mêmes excuses que mes
sujets, car bon nombre de ceux-ci passent souvent leur existence entière
sans voir d'autres femmes que leurs parentes les plus rapprochées.

«Savez-vous peindre? me demande le roi à brûle-pourpoint.

--Non, Sire.

--C'est dommage, j'aurais bien voulu me faire représenter à cheval. Tous
mes portraits sont détestables; j'ai fait faire mon buste à Paris, mais
les princes n'en sont pas contents.»

«Quelles sont vos occupations en France? reprend alors Nasr ed-din en
s'adressant à mon mari; étiez-vous dans l'armée pendant la guerre de
1870?

--Oui, Sire, dans l'armée de la Loire.

--Vous étiez commandé par le général d'Aurelle de Paladines, continue le
roi, qui paraît avoir très présents à la mémoire les détails de la
campagne de France. Que venez-vous faire en Perse?

--J'ai mission d'étudier les ruines des monuments élevés par Kaï Kosro,
Darab et Chapour.

--Lisez Firdouzi: vous trouverez dans le _Chah Nameh_ de précieux
renseignements. En quoi ces constructions peuvent-elles intéresser la
France?»

Puis, changeant tout à coup d'idées:

«Connaissez-vous M. Grévy? Connaissez-vous Gambetta? Comment va M.
Grévy? Je l'ai en grande amitié et désire lui faire savoir que j'ai
demandé de ses nouvelles. Quel âge avez-vous?

--Trente-sept ans.

--Vous paraissez bien plus âgé», reprend le roi avec une franchise
dépouillée d'artifice.

Le docteur Tholozan représente alors au chah que mon mari vient d'être
malade et qu'il sort pour la seconde fois.

«En ce cas, haakim (médecin), il te faut guérir ton ami: tu t'en
acquitteras à merveille.» Puis, se tournant vers nous: «Je vous reverrai
avec plaisir. N'oubliez pas de faire savoir à M. Grévy que je suis son
ami.»

Le roi indique alors d'un signe de main que l'audience est terminée.
Nous nous reculons, faisons nos trois saluts, Nasr ed-din se dirige vers
une allée transversale et continue sa promenade.

Au dire de son entourage, le chah s'est montré très affable. Les yeux du
monarque regardent franchement, et ses lèvres en souriant découvrent de
belles dents blanches. Il parle assez bien le français et n'a eu
recours, en causant avec nous, ni à son premier interprète, Saniet
Dooulet, ni au docteur Tholozan. Seulement, quand nous ne saisissions
pas très vite ses demandes et la signification de ses phrases, d'une
construction quelque peu bizarre, ses narines se relevaient avec
vivacité et produisaient une contraction des muscles de la face qui lui
donnait un aspect félin.

8 juin.--Le roi m'a fait demander de faire la photographie des enfants
de sa sœur, ses neveux les plus chéris. Je me suis empressée de me
rendre à ses désirs. Ils sont gentils tous deux et représentent bien le
type des petits princes persans: à cinq et sept ans, déjà pleins
d'orgueil et se mouvant avec cet air solennel qu'affectent les
personnages puissants ou les grands seigneurs. La fillette s'appelle
Massouine (Sainte); elle est vêtue d'une redingote de velours grenat
brodé d'or, sa tête est couverte d'un _chargat_ (foulard) de soie verte,
une rivière de gros diamants accrochée sur les tempes encadre l'ovale de
la figure, trois grosses broches en brillants forment diadème. Les yeux
sont entourés d'un large cercle noir, et les sourcils, accentués par un
trait vigoureux, se réunissent au-dessus du nez et se prolongent jusque
sous le chargat. Autour des poignets, la petite princesse porte des
perles d'un superbe orient, enfilées sur des cordes de chanvre; une
multitude de bagues parent ses petits doigts effilés. Son frère Houssein
est vêtu, comme le chah, d'une koledja de cachemire et d'un pantalon de
coutil blanc.

[Illustration: NEVEU ET NIÈCE DU CHAH.]

Les enfants ne portent pas ici, de même qu'en Europe, des costumes de
forme spéciale: garçons et fillettes sont habillés comme des hommes ou
des femmes; la mode établit seulement quelque distinction entre la
coiffure des vieillards et celle des jeunes gens. Dans certaines
provinces les gens âgés mettent le turban de préférence au kolah, et en
tout lieu se peignent la barbe avec du henné. Cette teinture donne aux
poils blancs une couleur rouge du plus singulier effet.

_Véramine_, 14 juin.--Nous avons renoncé à aller à Damghan, où se
trouvent, paraît-il, d'intéressants monuments guiznévides. Les caravanes
ont apporté de graves nouvelles: la peste bubonique s'est déclarée du
côté de Mechhed et a causé d'épouvantables ravages dans les villages.
Forcés d'abandonner notre projet, nous nous sommes dirigés vers le pays
de Véramine, situé à douze farsakhs environ de Téhéran, avant de prendre
d'une façon définitive la route du sud.

[Illustration: UNE CASE DU CIMETIÈRE GUÈBRE.]

Au sortir de la capitale on traverse d'abord les murs de l'ancienne Reï,
située au pied de la chaîne de l'Elbrouz, et, après avoir laissé sur la
droite une tour seljoucide que nous avons étudiée avec intérêt, et sur
la gauche un _dakhma_ (cimetière guèbre), où les cadavres des sectateurs
de la religion de Zoroastre sont donnés en pâture aux oiseaux de proie,
afin que, selon les rites sacrés, la pourriture humaine ne souille ni la
terre ni les eaux, nous atteignons une seconde tour, que couronnent les
débris d'une inscription coufique. Au delà des vieilles fortifications
de la ville s'étendent des jardins entourés de murailles en pisé, où se
réfugient aux approches de l'été les andérouns des grands personnages de
Téhéran. Ces installations sont très recherchées à cause du voisinage du
tombeau de chah Abdoul-Azim, signalé au loin par sa coupole dorée, ses
bois de platanes et d'ormeaux. En apercevant ce sanctuaire vénéré, les
tcharvadars se mettent à causer et déplorent l'amoindrissement des
privilèges de la religion depuis l'arrivée des Faranguis en Perse.
«Autrefois, disent-ils, le criminel avait à Chah-Abdoul-Azim un refuge
inviolable, il pouvait y passer sa vie entière entretenu aux frais de la
mosquée; aujourd'hui, quand le roi l'ordonne, les mollahs ne donnent
aucune nourriture au coupable réfugié dans le sanctuaire, et le
réduisent à mourir de faim ou à quitter de lui-même cet asile
protecteur.» Pendant que nos gens se lamentent du tort fait aux
assassins, nous nous rapprochons de la montagne et suivons les premiers
contreforts du Démavend, dont la cime neigeuse, empourprée par les
rayons du soleil couchant, se détache sur un ciel de couleur orange et
sur les masses gris ardoisé de la montagne.

[Illustration: CIMETIÈRE GUÈBRE PRÈS DE TÉHÉRAN.]

A trois farsakhs de Téhéran le paysage change brusquement d'aspect; de
nombreux kanots, reconnaissables aux longues files de remblais coniques,
descendent dans la plaine jaunie par les blés déjà mûrs.

Malgré la nuit on aperçoit de tous côtés, aux rayons brillants de la
pleine lune, des villages perdus dans la verdure et des bandes
d'ouvriers occupés aux travaux de la moisson. Les hommes, armés de
faucilles, abattent de larges sillons, tandis que les femmes et les
enfants, s'avançant en foule derrière eux, forment les javelles. La
chaleur est si intense pendant le jour qu'il serait impossible aux
ouvriers de faire tomber l'épi sans l'égrener; aussi les nomades, qui à
la fin du printemps viennent offrir leurs services aux propriétaires,
passent-ils toute la journée endormis sous de larges auvents formés de
nattes de paille fixées à des perches, et commencent-ils leurs travaux
lorsque le ciel s'illumine de cette profusion d'étoiles dont les
profanes ne soupçonnent même pas l'existence dans nos contrées
brumeuses.

Sous l'influence de la fraîcheur la campagne semble rendue à la vie,
mille bruits se font entendre. Les chants des moissonneurs, les
aboiements des chiens au passage des caravanes, les hennissements des
chevaux, les monotones romances des cigales donnent à la plaine une
animation qui contraste avec le silence des villes à cette heure
avancée.

Nos muletiers, blasés sur la beauté des nuits de Perse, se sont endormis
en marchant; surprise vers une heure du matin de ne pas être encore
arrivée, je les interroge, et ils répondent à mes questions en
m'assurant qu'ils ont pris un raccourci. En langage de tcharvadar,
prendre un raccourci équivaut à perdre sa route; peu après cet entretien
nous sommes effectivement arrêtés par de petits canaux à ciel ouvert
s'entre-croisant comme les fils d'un écheveau; las de les côtoyer sans
arriver à trouver un passage guéable, et comprenant à leurs nombreux
faux pas que nos chevaux se plaignent à leur manière de cette longue
marche dans des terrains détrempés, nous prenons le parti d'atteindre un
hameau voisin signalé par les aboiements des chiens de garde.

Au bruit de notre caravane s'engageant dans la rue, les hommes montrent
prudemment au-dessus des murs l'extrémité du bonnet d'indienne rembourré
de coton dont se parent pendant la nuit les villageois, et interpellent
avec inquiétude nos domestiques.

«Que vient faire à pareille heure dans le village cette petite troupe à
la tête de laquelle nous apercevons des cavaliers armés?

--Nous avons perdu notre chemin, répliquent les muletiers, et nous
voudrions bien, de peur des voleurs, mettre nos bêtes en sûreté, au lieu
de camper dans les champs.»

Sur cette belle et tranquillisante réponse, dans laquelle il n'est même
pas question des voyageurs, on nous signale la maison du ketkhoda, la
plus vaste du village, où les mulets trouveront, paraît-il, une
hospitalité digne d'eux. Le tcharvadar frappe à la porte indiquée; elle
s'ouvre, et nous pénétrons, après avoir longtemps parlementé, dans une
galerie sombre conduisant au jardin. Sous les arbres s'étend, carrelé,
en briques cuites, un large parvis servant en été de chambre à coucher.
Prudents ou frileux, les habitants de cette demeure ne se sont pas
encore aventurés sur leurs terrasses. La nuit est si claire qu'on
distingue nettement les traits de tous les dormeurs allongés les uns
auprès des autres sur leurs couvre-pieds pliés en quatre doubles.

La meilleure place sur le dallage est mise à notre disposition; le
ketkhoda, surpris tout d'abord de nous entendre exprimer des doutes sur
la salubrité d'un aussi bel emplacement, fait ouvrir les portes du
talar. Le campement est bientôt organisé, et tout rentre dans le silence
et le calme, interrompus par notre arrivée.

15 juin.--A l'aurore Marcel donne l'ordre de se remettre en route, afin
de profiter des heures les plus fraîches de la matinée. La caravane
traverse d'abord les nombreux canaux qui, la veille, ont arrêté sa
marche et se dirige vers une bande rougeâtre signalant à l'horizon le
commencement du désert. La campagne présente en cette saison un aspect
d'une surprenante fertilité; les champs, soigneusement cultivés, sont
coupés par de grands bouquets de verdure disséminés sur tous les points
de la plaine; à perte de vue s'étendent des moissons dorées et des
plantations de pavots blancs tout en fleur. C'est le moment de la
première récolte de l'opium. Les têtes déjà mûres sont légèrement
incisées sur le côté avec un instrument tranchant, et la liqueur qui
s'en écoule est recueillie dans une tasse attachée au doigt du paysan
chargé de ce travail. Ces incisions, renouvelées trois fois de quinzaine
en quinzaine, laisseront écouler tout le suc de la plante.

[Illustration: PANORAMA DE VÉRAMINE.]

Au bout de quatre heures d'une marche difficile à travers des récoltes
que nous sommes obligés de fouler aux pieds, à la grande colère des
villageois, je distingue dans le lointain une haute tour couronnée d'un
toit conique et la coupole émaillée d'une mosquée s'élevant au-dessus
d'un fouillis de verdure sombre étendu sur plusieurs kilomètres de
longueur. C'est le village de Véramine. Bientôt après l'avoir aperçu,
nous nous engageons dans un chemin compris entre des jardins enclos de
murs de terre.

Les cerisiers, les abricotiers, les pruniers et les pêchers, serrés en
taillis impénétrables, mêlent leurs fruits si abondants, qu'ils
dissimulent en partie le feuillage sous leurs grappes colorées. Des
mûriers gigantesques sont habités par une multitude de gamins occupés à
picorer les mûres blanches et rouges, grosses comme des œufs de pigeon,
ou à les gauler légèrement et à les recueillir sur des nattes de paille
étendues tout autour des arbres; à l'abri de haute futaie s'étalent des
touffes de grenadiers aux fruits verts et aux fleurs rouge sang.

Véramine, pays essentiellement agricole, n'a pas de caravansérail
convenable; mais le docteur Tholozan n'a rien oublié et nous a pourvus
de si pressantes recommandations, que le ketkhoda s'est empressé de
mettre à notre disposition une partie de sa maison. La chaleur est
extrême au moment de notre arrivée; néanmoins, les visites de politesse
échangées, nous poussons une reconnaissance du côté de la masdjed
djouma, superbe édifice aujourd'hui ruiné et dans lequel on ne fait plus
la prière faute de trouver un emplacement où l'on puisse invoquer Allah
sans risquer de recevoir un pan de mur sur la tête. Grâce à cet état de
délabrement, il est permis aux infidèles d'entrer dans la mosquée et de
se faire écraser tout à l'aise, si cela leur est agréable.

[Illustration: LA MASDJED DJOUMA DE VÉRAMINE (VUE EXTÉRIEURE).]

Le monument est situé à quelque distance du village, au milieu de champs
aujourd'hui couverts d'une épaisse végétation de broussailles et
d'herbes piquantes.

Une façade ornée de ravissantes mosaïques de faïence de deux bleus
précède la grande cour placée au-devant de l'entrée du sanctuaire;
l'éboulement de l'une des parties latérales de la construction permet
d'embrasser d'un seul coup d'œil un édifice rappelant de très près dans
ses grandes lignes la masdjed Chah de Kazbin. La salle du mihrab,
enrichie d'admirables panneaux de fleurs en relief traités avec une
hardiesse et une sûreté de main surprenantes, attire surtout notre
attention. Comme à Kazbin, on retrouve dans l'intérieur de cette salle
les mêmes pendentifs permettant de passer sans transition brusque du
plan carré au plan octogonal et, de ce dernier, à la forme circulaire de
la coupole. Les parements de maçonnerie de briques sont rejointoyés en
blanc et ornés de joints verticaux larges de quatre centimètres, au
milieu desquels sont sculptées en creux, avec la pointe de la truelle,
des arabesques dessinant un semis à motifs multiples régulièrement
disposés et du plus heureux effet. Tout cet ensemble est imposant et
d'un goût très pur.

En montant sur les maçonneries éboulées, on atteint une galerie sans
parapet qui fait le tour de la coupole.

[Illustration: LA MASDJED DJOUMA DE VÉRAMINE (VUE INTÉRIEURE). (Voyez p.
141.)]

De ce point le regard embrasse toute la plaine. Au sud, du côté du
désert, se présente la lande sans bornes, rouge comme le soleil
couchant; au nord, entre la mosquée et la montagne, on aperçoit les murs
de terre d'une immense _kalè_ (forteresse); autour de cette enceinte,
sur un rayon de sept à huit kilomètres, s'étend une ceinture de forts
détachés, comparables aux ouvrages disposés en avant de nos places de
guerre. Le village lui-même est dominé par une citadelle en assez bon
état de conservation et sans doute utilisée dans l'ancien système de
défense. Il serait intéressant de pousser plus loin notre promenade,
mais la nuit tombe et nous devons mettre notre vie en harmonie avec
celle des villageois. En été chacun ici se couche et se lève avec le
soleil; le soir on sort des maisons les couvre-pieds, les oreillers et
les couvertures, on les étend sur les terrasses ou dans les jardins et
l'on s'endort dès que la nuit est close. A l'aube, les rayons du soleil
et les mouches réveillent les plus paresseux; à quatre heures toute la
population du village est sur pied et vaque à ses occupations jusqu'à
huit heures du matin. La chaleur devient alors si intense qu'on se
retire dans les maisons, où l'on s'abandonne aux douceurs du sommeil. Ce
repos est sacré, et l'après-midi on doit même s'interdire de donner des
ordres aux domestiques, toujours plus mécontents d'être dérangés pendant
leur sieste que durant le repos de la nuit. Vers le soir l'air se
rafraîchit et la vie reprend son cours normal.

16 juin.--A l'aurore, les chevaux sont sellés; nous allons visiter la
kalè centrale. C'est une vaste enceinte rectangulaire bâtie en matériaux
de terre crue et flanquée de tours défensives, distantes de trente
mètres les unes des autres. La forme des matériaux n'est plus apparente,
et les murs de terre paraissent construits, comme ceux de Kouyoundjik ou
de Khorsabad, avec des briques posées encore humides les unes au-dessus
des autres et agglomérées au point de composer une masse compacte. Ce
procédé de construction n'ayant jamais à ma connaissance été employé par
les musulmans, nous nous trouvons sans doute en présence d'un ouvrage
sassanide plus ancien que les remparts de Reï. D'après les traditions
locales, l'origine de cette fortification remonterait au temps de
Féridoun, héros favori des anciens poètes persans dont le nom légendaire
a été chanté par Firdouzi. Ces renseignements sont peu concluants; je
dois cependant m'en contenter, car on ne découvre à l'intérieur de
l'enceinte ni mur ni tumulus dont l'examen ou les fouilles puissent
fournir des données certaines sur l'âge et l'histoire de la
fortification. Marcel incline à croire que cette kalè, pourvue de kanots
qui amenaient en tous points une eau fraîche et limpide, est un ancien
camp retranché. Tout autour de l'enceinte nous visitons les forts isolés
que nous avons aperçus hier du haut de la masdjed djouma. Situés sur des
tumulus très élevés et composés de quatre tours massives flanquant des
courtines fort épaisses à leur base, ces ouvrages étaient destinés à
compléter un système de défense formidable dirigé contre les invasions
venues du Khorassan. Le plus grand d'entre eux et le mieux conservé se
trouve dans le village; il est de forme carrée et construit en matériaux
de terre; l'inclinaison considérable donnée aux parements extérieurs des
tours et des courtines rappelle le front des pylônes primitivement
élevés en briques crues et auxquels les Égyptiens conservèrent des
formes devenues hiératiques quand ils construisirent en pierre les
temples de leurs dieux.

[Illustration: LA CITADELLE DE VÉRAMINE.]

La citadelle de Véramine était entourée d'un large fossé et d'un chemin
couvert dont on ne retrouve pas de traces dans les autres ouvrages. Les
murs, d'origine très ancienne, ont été revêtus d'un parement de briques
crues à une époque postérieure à la construction des forts isolés. Il
est donc à supposer que la citadelle ne différait en rien des autres
kalès, et que les défenses accessoires furent élevées par les
Seljoucides ou leurs premiers successeurs afin de rendre imprenable la
résidence du gouverneur de la contrée. Le nom de _kasr_ (château) donné
au fort semble confirmer cette hypothèse.

17 juin.--La température est très élevée. Bien que le soleil fût près de
l'horizon quand nous sommes allés tirer aux cailles et aux alouettes, si
nombreuses dans les champs de blé, le vieux Phébus nous a mis en un tel
état, que nous avons fait serment de ne plus affronter à l'avenir la
chaleur du jour.

A peine de retour au logis, un bruit confus se fait entendre; des cris,
des imprécations retentissent au dehors, et notre habitation, en général
si tranquille, est envahie. C'est aujourd'hui que le ketkhoda rend la
justice.

L'_ourf_ ou loi coutumière est appliquée par le roi, mais le monarque
délègue son autorité à ses lieutenants, aux gouverneurs de province, aux
percepteurs d'impôts et aux chefs de village chargés de juger les cas de
simple police. Les ketkhodas ont le droit d'infliger de légères
punitions, telles que la bastonnade, ou d'imposer des amendes. Si la
faute est grave, le coupable doit être conduit devant le gouverneur de
la province, dont les pouvoirs sont plus étendus; toutefois ces hauts
personnages ne peuvent condamner à la peine de mort, ce droit étant
réservé au chah et, sous la réserve d'une délégation spéciale, aux
princes de sang royal. La procédure dans les affaires sans gravité est
très simple; les jugements sont rapidement rendus, mais les frais, nuls
en apparence, deviennent souvent très onéreux à cause des _pichkiach_
(présents) que les parties envoient aux juges dans l'espoir de les
corrompre.

La cour de la maison du ketkhoda sert de prétoire; au milieu se trouve
une plate-forme carrelée, flanquée à droite et à gauche de deux petits
jardins, dont l'un ne forme qu'un énorme bouquet de passe-roses et
l'autre une touffe de grenadiers chargés de fleurs. A cinq heures du
soir on ouvre un kanot, l'eau inonde le parterre; un serviteur saisit
alors une sébile de bois, arrose la plate-forme, où l'on ne pourrait
s'asseoir, tant elle est brûlante, si l'on n'avait soin de prendre cette
précaution préliminaire, et, dès que le carrelage est sec et bien
balayé, il apporte un tapis de feutre brun et un ballot de couvertures
enveloppées dans une toile de coutil. Le ketkhoda descend du talar,
s'accroupit sur le feutre, appuie son dos contre les literies et invite
le _mirza_ (secrétaire) à s'asseoir à ses côtés. Vis-à-vis du principal
juge prennent place deux conseillers, installés comme lui. Des
domestiques allument les _lalès_ (candélabres surmontés d'une tulipe de
verre destinée à empêcher le vent d'éteindre les bougies), luxe
superflu, car la lune ne va pas tarder à paraître et donnera une telle
clarté, qu'il ne sera pas besoin de lumière artificielle pour lire et
écrire tout à l'aise. Ces préparatifs terminés, les plaignants sont
amenés à la barre. Le demandeur parle le premier, développe son affaire
dans un discours modéré, entremêlé toutefois de quelques perfides
insinuations à l'adresse de son adversaire; celui-ci garde tout en
écoutant une parfaite indifférence et, quand son tour est venu, plaide
avec un calme parfait. La cause est entendue. Le ketkhoda, après avoir
consulté ses conseillers, applique la loi et rend un jugement
généralement sans appel; les deux adversaires, se départant alors de
leur bonne tenue, se retirent en s'injuriant, et terminent la querelle à
coups de poing dès qu'ils ont franchi la porte du jardin.

Les petits procès auxquels nous assistons sont peu variés: ils roulent à
peu près tous sur des vols de volailles, ou bien sur l'inexécution de
contrats passés entre des propriétaires et des ouvriers engagés à
l'année. Ces misérables valets, après s'être fait entretenir tout
l'hiver, ont abandonné leur maître au moment de la moisson afin de
gagner double paye ailleurs. Les sentences me semblent équitables. Celui
qui a volé une poule est condamné à en rendre deux en échange; s'il n'a
pas de poules, il remettra à la partie lésée quatorze chaïs (quatorze
sous), valeur de ces intéressants volatiles. J'étais loin de me douter
de ce prix modeste lorsque je réglais les comptes de notre _achpaz
bachy_ (cuisinier en chef).

Quant à l'ouvrier qui a manqué à ses engagements, il rentrera chez le
maître qui l'a nourri toute l'année ou recevra des coups de bâton: il a
le choix.

La séance devient maintenant tout à fait attachante. A l'audience
précédente, une cause des plus graves a été appelée: un jardinier du
village, nommé Kaoly, est allé, la semaine dernière, porter à Téhéran
plusieurs charges de fruits et de concombres. Puis, ayant repris le
chemin de Véramine avec plusieurs collègues, il a eu la maladresse de se
laisser voler son vêtement pendant le voyage. Dès son retour au village,
Kaoly s'est rendu chez le magistrat pour lui faire part de ses soupçons:
«J'ai fait route avec Rezza, Ali, Houssein, Ismaïl et Yaya; je me suis
endormi pendant que les ânes se reposaient, et au réveil j'ai cherché en
vain ma belle koledja; seuls mes compagnons peuvent avoir dérobé cet
habit.»

Immédiatement appelés, les paysans sont arrivés fort émus et ont cherché
à prouver leur innocence.

Le ketkhoda a ordonné à son mirza de couper cinq jeunes pousses de même
longueur à un grenadier, arbre magique comme chacun sait, et a prescrit
aux accusés de les rapporter à la prochaine audience. «La branche,
a-t-il ajouté, s'allongera entre les mains du coupable.»

Ce soir, tous les assistants attendent avec un vif intérêt la solution
de cette affaire. Les cinq prévenus sont introduits, remettent leur
pousse de grenadier au juge; celui-ci les soumet à un examen attentif,
puis, prenant la parole:

«Yaya, tu es un coquin, tu as volé la koledja.

--Grâces soient rendues à Dieu, ce n'est pas vrai!

--Tu mens, puisque tu as coupé un morceau de ta branche, espérant éviter
ainsi qu'elle ne devînt plus longue que celles de tes compagnons. Kaoly,
rends-toi avec un _golam_ (soldat) au domicile de Yaya; le voleur te
rendra ton vêtement et reviendra ensuite recevoir vingt coups de bâton.»

Sur cette juste sentence, la séance est levée, on ferme les portes, et
le ketkhoda, afin de réparer ses forces, fait apporter le dîner. Après
avoir vu Thémis dans tout l'appareil de sa gloire, nous allons l'admirer
dépouillée de prestige et mangeant avec ses doigts.

Les serviteurs placent sur le sol un _madjmoua_ (plateau circulaire de
la grandeur d'une table); les plats posés au milieu sont peu nombreux,
mais d'aspect réjouissant.

Au centre s'élève une volumineuse montagne de pilau mêlé d'herbes fines,
de courges coupées en morceaux, et accompagné de lait aigre; des
croquettes de mouton font pendant à des volailles nageant dans une sauce
destinée à humecter le riz; entre ces deux plats on a disposé, d'un
côté, une pile de concombres, et, de l'autre, des couches de pain minces
comme des crêpes, superposées sur vingt ou trente épaisseurs. Les
verres, les assiettes, les couteaux, les carafes, les fourchettes sont
choses inconnues: à peine y a-t-il à Téhéran cinq ou six grands
personnages sachant se servir de ces instruments civilisés.

On raconte même à ce sujet que, trois mois avant son premier voyage en
Europe, le chah se fit donner des leçons de fourchette; son éducation
ayant été des plus laborieuses, il eut la fantaisie d'amuser l'andéroun
aux dépens de ses ministres, et les invita, dans ce but, à venir dîner
au palais. L'étiquette persane exigeant que le roi mange seul, il ne
pouvait présider au festin et s'était caché avec ses favorites derrière
un paravent, à travers les joints duquel on pouvait suivre des yeux les
péripéties du banquet.

[Illustration: IMAMZADDÈ YAYA. (Voyez p. 148.)]

Les convives arrivèrent à l'heure dite, tout heureux de goûter aux
merveilles de la cuisine royale; mais la cigogne invitée chez le loup ne
fit pas plus triste figure que les Excellences en constatant que le
dîner, préparé à l'européenne, devait être mangé avec des fourchettes.
Les ministres firent d'abord bonne contenance, s'assirent et mirent la
meilleure volonté du monde à couper avec les couteaux et à maintenir au
moyen de fourchettes les viandes placées sur leurs assiettes; ils
s'encourageaient les uns les autres et enviaient le sort de leurs
collègues assez habiles pour se régaler sans se piquer la langue ou les
lèvres. Le roi et ses femmes se réjouissaient à la vue de l'embarras
général, quand l'une d'elles, voulant prendre la place de sa compagne,
heurta le paravent. Un bruit épouvantable fit retourner tous les
assistants: l'écran s'était abattu. Sauve-qui-peut général: les femmes
non voilées ramènent par un mouvement instinctif leurs jupes sur leur
figure sans songer aux suites de cette imprudente manœuvre, tandis que
les convives, désireux de prouver à leur souverain la pureté de leurs
intentions, mettent d'abord leur main devant leurs yeux, puis se jettent
la face contre terre et se glissent sous la table.

A Véramine on mange avec les doigts, préalablement lavés au-dessous
d'une aiguière. Tous les convives, maîtres et serviteurs, s'agenouillent
en rond autour du plateau, relèvent leur manche droite jusqu'au coude,
appuient le bras gauche sur leur poitrine de manière à retenir les
vêtements et portent la main au plat avec une égale précipitation.
Chacun prend autant de pilau que la paume de sa main peut en contenir,
serre le riz en le pétrissant, saisit ensuite dans tous les plats les
morceaux de viande qu'il préfère, les fait glisser avec le pilau, forme
de ce mélange une boule, qu'il trempe parfois dans du lait aigre, et,
quand elle est à point, ouvre une large bouche et engloutit cet étrange
amalgame, presque sans le diviser avec les dents. Si la boule est trop
volumineuse, on voit les dîneurs allonger le cou à la manière des chiens
qui s'étranglent, afin de comprimer l'œsophage et de faire glisser la
pâtée au fond de l'estomac.

[Illustration: TOUR DÉCAPITÉE A VÉRAMINE. (Voyez p. 149.)]

Il n'est pas dans les habitudes de causer ou de boire pendant les repas.
Que deviendrait la part du bavard ou du paresseux?

Quand le dîner, dont la durée n'a pas dépassé dix minutes, est fini, les
bassins et le plateau sont emportés, et l'on fait passer un saladier
rempli de _serkadjebin_ (vinaigre aromatisé avec de l'eau de roses), que
l'on prend dans de profondes cuillers de bois délicatement travaillées,
puis chacun lave ses mains, fume un kalyan, fait la prière, étend ses
couvertures à terre, s'allonge et s'endort. Qu'un doux sommeil et des
songes heureux soient le partage des juges de Véramine!

18 juin.--Ce matin nous avons visité l'imamzaddè Yaya, un des monuments
les plus intéressants de la contrée, mais aussi le seul qui soit fermé
et gardé.

Il est lambrissé à l'intérieur de belles faïences à reflets métalliques.
Quelques parties de ce revêtement ont été dérobées et vendues à Téhéran
à des prix très élevés; à la suite de ces vols, l'entrée du petit
sanctuaire a été interdite aux chrétiens, et cette défense est d'autant
mieux observée que les chapelles sanctifiées par les tombeaux des imams
sont, aux yeux des Persans, revêtues d'un caractère plus sacré que les
mosquées elles-mêmes. Nous faisons exception à la loi commune, le chah
ayant bien voulu, dans l'intérêt des études de Marcel, nous autoriser à
franchir le seuil du sanctuaire. A la vue de l'ordre royal, le ketkhoda
a chargé son frère de nous accompagner; sa présence n'a pas été inutile.
Au moment où nous sommes arrivés, la garde de la porte était confiée à
des paysans armés de bâtons, entourant un mollah coiffé du turban blanc
réservé aux prêtres.

L'imamzaddè Yaya a été construit à trois époques différentes; la mosquée
est seljoucide et date du douzième siècle, mais elle comprend dans son
ensemble un petit pavillon très ancien à toit pointu dont les formes
rappellent l'Atabeg Koumbaz de Narchivan. Cette enclave remonte sans
doute au temps des Guiznévides, ainsi que l'indique le travail fait pour
raccorder les diverses parties du monument et souder entre elles les
maçonneries anciennes et nouvelles. Toutes les faïences à reflets
métalliques du mihrab, du lambris et du tombeau ont été posées bien
après la construction du deuxième imamzaddè, et l'on a dû, afin de les
placer, détruire une partie de la décoration primitive. Cette
constatation est du plus haut intérêt, car elle détermine d'une manière
positive l'époque exacte à laquelle furent produits en Perse les plus
beaux reflets métalliques. Si je m'en rapporte aux renseignements pris à
Téhéran et à notre impression personnelle, il n'est pas possible
d'obtenir des émaux plus purs et plus brillants que ceux de l'imamzaddè
Yaya.

Les faïences à reflets métalliques peuvent se diviser en trois classes:
les premières sont à peine jaunes; celles de la seconde catégorie ont la
teinte du laiton; les dernières, plus foncées, ont la couleur du cuivre
rouge. Pour qu'une plaque soit vraiment belle, il faut que le reflet
soit de couleur uniforme et franchement métallisé; lorsque la cuisson
n'est pas complète, les oxydes ne se réduisent pas et la brique reste
pâle; quand, au contraire, l'intensité du feu a été trop vive, l'émail
est brûlé, la brique devient brune et terne. Aussi de tous les reflets
ceux qui se rapprochent des deux extrêmes, tout en restant métalliques,
sont les plus estimés. La teinte la plus claire paraît même la plus
prisée des Persans.

[Illustration: MIHRAB A VÉRAMINE.]

La réunion de toutes ces qualités dans les étoiles, les croix ou les
membres d'architecture composant le lambris, le sarcophage et le mihrab,
donne une inappréciable valeur artistique aux carreaux et aux frises de
Véramine, qui l'emportent comme coloris et comme émail sur les faïences
hispano-mauresques et sur les faïences italiennes ainsi qu'un original
sur une copie. Les revêtements de la salle du tombeau ont été posés
après la chute de la dynastie des Seljoucides et sont, par conséquent,
contemporains de la domination des Atabegs de l'Azerbeïdjan, ou des
premiers Mogols, maîtres de la Perse dès le milieu du treizième siècle.

19 juin.--L'intérêt spécial qui s'attache aux monuments de la contrée
est dû aux remarquables spécimens de l'architecture persane groupés
autour du village. On peut étudier ici, dans toutes ses manifestations,
l'histoire de l'art monumental au Moyen Age, c'est-à-dire depuis
l'avènement de la dynastie des Seljoucides jusqu'à la chute des Mogols.

Il n'est pas jusqu'à la petite tour décapitée, à laquelle est joint un
délicieux modèle de mihrab encadré d'une inscription en faïence bleu
turquoise gravée sur un fond de terre cuite, qui ne serve de transition
toute naturelle entre les monuments mogols et ceux qui furent construits
plus tard sous les dynasties des Moutons Blancs et des Moutons Noirs,
spécialement représentés par la mosquée Bleue de Tauris.

Depuis longtemps Marcel est revenu de cette idée préconçue, emportée
pour ainsi dire avec ses bagages, que la décoration de faïence d'un bon
style était exécutée au moyen de carreaux appliqués en revêtement. Le
carreau est une œuvre de décadence.

Le plus ancien monument que nous ayons visité, c'est-à-dire le petit
pavillon guiznévide joint à l'imamzaddè Yaya, ne présente dans sa
décoration aucune trace d'émail. Tous les ornements superficiels sont
exécutés en briques entières, posées de champ.

Sous les Seljoucides, le caractère de la construction change peu; on
commence néanmoins à voir apparaître dans les parements quelques rehauts
de faïence bleu turquoise appliqués directement sur la tranche des
briques; mais ces rehauts sont encore très rares et distribués avec
parcimonie.

Vers 1350 les dessins se compliquent et les couleurs se multiplient;
enfin, à l'époque où nous reporte la tour de Véramine, on intercale dans
les frises des briques carrées, sur lesquelles sont tracées en relief
des lettres émaillées, afin de simuler, sans grande dépense, le travail
très délicat exécuté jusqu'alors en mosaïque.

La construction de la mosquée Bleue de Tauris ouvre une ère nouvelle à
la décoration; les combinaisons géométriques ont perdu toute valeur
artistique par la complication même de leur tracé; les architectes, en
quête de nouveauté, substituent aux lignes droites qui servaient à
composer les mosaïques une ornementation plus libre, puisant surtout
dans le règne végétal ses formes élémentaires; mais, s'ils modifient les
tracés, ils ne touchent point au système, c'est-à-dire que chaque
pétale, chaque fleur sont découpés dans des briques épaisses juxtaposées
les unes à côté des autres de manière à former une véritable
marqueterie. La décadence commence sous les Séféviehs.

Pendant le règne de chah Tamasp, le restaurateur malheureux du tombeau
de chah Khoda Bendeh et de la masdjed Chah à Kazbin, les briques sans
émail, jugées indignes de figurer dans les édifices royaux, ne sont plus
utilisées qu'à titre de matériaux ou dans les encadrements. La
conséquence de cet emploi abusif des surfaces émaillées se fait bientôt
sentir. A la mosaïque, trop coûteuse pour être exécutée sur de grandes
superficies, on substitue des carreaux plats sur lesquels on reproduit
au pinceau les dessins formés autrefois par la juxtaposition des
fragments colorés; déjà à Tauris les maîtres mosaïstes ont ajouté au
bleu clair, au bleu foncé et au blanc le noir, le jaune feuille morte et
le vert; sous le règne de chah Abbas, en même temps que l'usage des
carreaux de faïence se généralise, la palette du décorateur se complète;
les panneaux perdent peu à peu la sobriété de tons et de lignes qui les
a distingués jusque-là, les bonnes traditions tombent en oubli, le goût
s'abâtardit. De transition en transition les peintres arrivent à
composer soit de grands panneaux à fond blanc avec fleurs roses et
rouges, soit des tableaux de bataille où le valeureux Roustem perce de
ses flèches acérées les diables et les dives, soit enfin, dans les
palais du roi et de ses fils, ces abominables soldats plus grands que
nature, dont le dessin et la coloration barbares attestent la chute
absolue d'un art autrefois si brillant et si décoratif.

Ainsi, il faut bien en prendre son parti, ces carreaux de faïence, que
beaucoup d'artistes considèrent à l'heure actuelle comme le dernier mot
de la décoration persane, sont des productions de la décadence. Il
suffit d'ailleurs d'examiner les merveilleux chefs-d'œuvre de l'art du
Moyen Age pour n'avoir plus de doute à ce sujet.

En revenant à Véramine, nous passons sur la principale place du village;
l'animation est grande: c'est jour de marché; les paysans des environs
sont venus vendre leur blé, apporté à dos de mulet dans de grandes
sacoches de poil de chèvre; d'autres villageois ont amené des ânes
chargés de poules attachées au bât par les deux pattes; les femmes de
tribu, à peu près dévoilées, mais fort sauvages, offrent aux passants
des œufs ou des cucurbitacées; enfin, un peu plus loin, se trouve
l'important marché aux bestiaux, où l'on vend des moutons de tout âge,
des chèvres et de ravissants petits ânes gris zébrés de noir. Quelques
bergers descendus des montagnes qui forment le bassin de la mer
Caspienne se sont étendus à l'ombre d'un mur de terre. Leurs traits durs
et leur peau noire rappellent ceux des tribus turcomanes originaires
d'Astérabad; ils sont vêtus d'une koledja de coton vert pomme, coiffés
d'un kolah de drap brun et tiennent à la main le bâton des pasteurs.

[Illustration: BERGERS D'ASTÉRABAD. (Voyez p. 153.)]

Chaque jour nous constatons avec surprise des analogies d'habitudes et
des similitudes de caractère entre les paysans persans et les habitants
de nos villages méridionaux. Ce sont, avant de traiter une affaire, les
mêmes cris, le même marchandage, la même manière chez l'acheteur de
relever ses manches et de soulever l'un après l'autre chaque mouton afin
de connaître son poids, le même système de déprécier la valeur des
animaux qui lui plaisent le plus, la même habitude du vendeur de
demander le triple de la valeur de sa bête alors que l'acheteur en offre
le quart, et que tous deux savent à cinq centimes près à quel prix ils
s'accorderont. Enfin, toujours comme dans nos campagnes, quand l'achat
est conclu, les deux parties se donnent la main et ratifient ainsi leurs
conventions verbales.

L'existence est fort douce à Véramine. L'_achpaz Bachy_ (cuisinier en
chef) tire un parti sortable de nos approvisionnements, et tous les
matins, au retour de nos longues excursions, nous trouvons le logis
frais et la table chargée d'abricots, de prunes et de magnifiques
cerises. Le soir, quand, après le coucher du soleil nous rentrons les
poches pleines de cailles et de geais bleus tués dans les champs et les
vergers, il prépare de délicieux kébabs assaisonnés de verjus. Sur ses
conseils nous nous sommes décidés à boire du _maçt_ (lait fermenté),
auquel nous avions préféré jusqu'ici l'eau, certainement malsaine par
les fortes chaleurs. Depuis cette innovation très goûtée de Marcel, le
maçt entre sous toutes les formes dans nos aliments: maçt à la soupe,
maçt dans les verres, maçt partout, et malgré cet abus nous apprécions
tous les jours davantage ce délicieux laitage.

A l'heure où le soleil s'abaisse sur l'horizon, j'ai détaché le rideau
noir placé devant la porte et je suis allée me promener au jardin. Ma
surprise a été extrême en me sentant brûlée par une brise de feu. Le
ciel est pourpre, et sur le désert le vent va se lever. Je monte sur la
terrasse; le spectacle est étrange et terrible tout à la fois: on sent
qu'un trouble grave va se produire dans les éléments.

Le village, que domine la haute tour seljoucide surmontée d'un toit
pointu semblable à ceux qui devaient recouvrir autrefois la tour de
Narchivan, est encore dans le calme, mais la teinte sombre des feuilles
paraît se décomposer; les terrasses plates ou les coupoles de terre
revêtent une couleur cuivrée, l'air est lourd, étouffant; de tous côtés
les troupeaux de vaches et de moutons, poussés par l'instinct de la
conservation, accourent s'abriter dans le village; les bergers excitent
les animaux retardataires, les chassent devant eux à grands coups de
fouet, tandis que les chiens, abandonnant leurs maîtres, se précipitent
vers le chenil de toute la vitesse de leurs jambes.

Bientôt la couleur du ciel se modifie; de rouge sang elle devient
violette; enfin de grands nuages noirs pareils aux tourbillons de fumée
d'un incendie gigantesque s'élèvent dans les airs. Véramine est à plus
de quinze kilomètres de la steppe, et cependant quelques minutes
suffisent pour apporter jusqu'ici un violent courant d'air. Je descends
au plus vite de la terrasse afin de ne pas être renversée par le
tourbillon; les serviteurs crient à tue-tête de fermer les portes; je
suis leur conseil, et à peine ai-je eu le temps de barricader les
ouvertures, qu'un ouragan terrible semble vouloir écraser la terrasse.
Quelques instants se passent; j'entr'ouvre la porte: il fait presque
nuit, et du ciel tombe une pluie de sable fin. Peu à peu le jour
revient, l'ouragan est passé; mais quel désastre a subi le pauvre
jardin! Les grenadiers, qui ont le plus vigoureusement supporté la
tourmente, sont tout gris; leurs fleurs fanées et leurs fruits gisent à
terre mêlés au sable; on n'aperçoit même plus les passe-rose, renversées
dès le premier coup de vent. De tous côtés les branches d'arbres
cassées, les feuilles arrachées, les ustensiles de ménage oubliés sur
les terrasses, jonchent le sol. Quelques paysans sortent de leurs
maisons, constatent les dégâts et se lamentent en voyant les abricotiers
dépouillés de leurs fruits; d'autres se félicitent d'avoir terminé la
moisson: si l'ouragan avait surpris le blé encore debout, les épis,
chauffés par le soleil, se seraient égrenés en se heurtant les uns
contre les autres, et la récolte eût été perdue.

Les suites de la tourmente auraient pu être désastreuses. La plaine de
Véramine alimentant presque exclusivement la capitale, Téhéran sera
réduit à la famine quand, après un cataclysme atmosphérique, l'eau
viendra à manquer, ou lorsque les sables du désert recouvriront les
champs de leur couche stérile. Dans ce pays privé de canaux, de routes
et de chemins de fer, une grande ville est à la merci de la fertilité
des contrées voisines.

Le ketkhoda est allé hier à la ville; son premier domestique s'appuie ce
soir sur la pile de couvertures et s'apprête à rendre la justice avec le
sérieux et la dignité de Sancho Pança. Un boulanger est introduit. Il
vient se plaindre de n'avoir pas été payé depuis longtemps par un de ses
clients.

«Aga, ajoute-t-il en terminant, cet homme prend tous les jours sa
provision de pain chez moi; vous comprenez quelle serait ma perte si
vous ne l'obligiez pas à acquitter sa dette. Sa conduite est d'autant
plus scandaleuse et d'un mauvais exemple dans le village, qu'il se vante
de jeter une partie de ma marchandise.

--Combien de pains achètes-tu chaque jour? a demandé le juge au paysan.

--Six.

--Qu'en fais-tu?

--J'en garde un, j'en rends deux, je prête les deux autres et je jette
véritablement le dernier.

--Explique-toi et ne te joue pas de mon autorité.

--C'est bien simple; j'ai dit: «je garde un pain», je le mange; «j'en
rends deux», je les donne à mon père et à ma mère; «j'en prête deux
autres», ceux-ci sont destinés à mes enfants; «celui que je jette» est
la part de ma belle-mère.»

Le juge a souri d'un air protecteur et a promis au paysan de songer à
lui.

Mais voici bien une autre affaire. Quel motif amène notre tcharvadar
devant le tribunal? C'est bien le garçon le plus bête qu'ait vu naître
la Perse. Les serviteurs du ketkhoda lui jouent toute espèce de mauvais
tours, l'envoient chercher de l'eau à l'heure de la sieste, l'expédient
au bazar demander de la graisse de genou de cigogne pour frictionner un
de ses mulets boiteux, et rient ensuite de sa complaisance et de sa
sottise.

Hier je l'ai entendu se quereller avec des paysans; ce soir on profite
de l'absence du ketkhoda et on l'engage à se plaindre à son suppléant.

«J'ai prêté à Houssein la corde toute neuve qui me sert à attacher la
paille de mes chevaux, raconte-t-il en larmoyant, et aujourd'hui, quand
j'ai voulu la réclamer, il m'a répondu:

--Mon bon ami, je suis désolé de ne pouvoir te la rendre: je l'ai
étendue dans mon grenier et j'ai mis de l'orge à sécher dessus.»

Là-dessus l'audience a été levée au milieu des explosions d'une folle
gaieté.

Il est intéressant de constater la différence de caractère qui existe
entre les Arabes, généralement sérieux et calmes, et les Persans, pleins
d'humour et d'entrain. La gravité des grands personnages est plus
étudiée que réelle, et les facéties les plus excentriques ont toujours
du succès quand elles sont spirituelles; le roi et ses femmes
n'échappent pas plus que les gens du peuple à la contagion générale et
se laissent aller de temps en temps à satisfaire leurs plus drolatiques
fantaisies.

Nasr ed-din n'a-t-il pas exigé cet hiver qu'un de ses ministres, obèse
comme un Turc, patinât sur un des bassins glacés du palais, afin de se
réjouir au spectacle de ses chutes et de ses cabrioles?

Dernièrement, une des femmes les plus puissantes de l'andéroun royal,
peu enthousiaste de l'intrusion d'officiers européens dans l'armée
persane, a fait peindre sur sa robe une multitude de soldats vêtus à la
dernière mode. A la première visite du chah, elle s'est allongée et
s'est roulée sur les tapis.

«Quelle mouche te pique? a demandé le roi surpris.

--Boussole de l'univers, successeur d'Alexandre, roi des rois, vois donc
le cas que je fais de ton armée farangui», a répondu la princesse en
riant aux éclats.

«Quel est le plus grand monarque, de chah Abbas ou de moi? demandait
l'autre jour Nasr ed-din à son entourage.

--Chah Abbas fut un glorieux conquérant, mais Votre Majesté l'emporte en
puissance et en générosité sur Darius et Alexandre lui-même.

--Vous vous trompez: chah Abbas fut plus habile que moi, car il sut se
garder des imbéciles et des fripons faits à votre image.»

20 juin.--Depuis une semaine nous avons parcouru le territoire de
Véramine, remettant à la fin de notre séjour une excursion au célèbre
imamzaddè Jaffary, dont parlent avec respect tous les paysans. Il est
situé à trois farsakhs (dix-huit kilomètres) du village.

Nous sommes partis ce matin à deux heures. Au jour, grâce à la limpidité
de l'air, j'aperçois un point bleu sur une colline très éloignée: c'est
la coupole de l'imamzaddè; dès lors, sûrs de la direction à suivre, nous
abandonnons notre intelligent tcharvadar, enlevons au galop des chevaux
bien reposés, et entrons bientôt dans un joli hameau groupé autour d'une
mosquée entourée de cyprès qui rappellent les arbres magnifiques des
cimetières d'Eyoub ou de Scutari.

Le sanctuaire date de chah Abbas, le site est ravissant, mais, au point
de vue architectural, l'édifice n'a rien de bien remarquable.

En route nous nous sommes décidés à partir ce soir même pour Téhéran.
Tous les préparatifs achevés, les khourdjines et les mafrechs chargés
sur les mulets, nous avons quitté à regret l'hospitalière maison du
ketkhoda.

21 juin.--Vers deux heures du matin, notre petite caravane arrive sans
encombre aux ruines de Reï. Comme les portes de Téhéran sont fermées la
nuit, les domestiques nous engagent à attendre le jour dans de jolis
jardins, où l'on donne à toute heure le thé, le kalyan et un gîte au
voyageur.

On frappe, la porte s'ouvre, les chevaux sont enfermés, et l'hôte
s'empresse de nous choisir un logis. Après avoir allumé sa lampe, il me
prie de le suivre et se dirige vers l'intérieur du jardin. Arrivé sur
une petite esplanade soigneusement battue, il pose sa lumière et
s'apprête à se retirer.

«Avant d'aller chercher le thé, lui dis-je, donnez-moi une chambre où je
puisse déposer mes armes et dormir en toute tranquillité.»

L'hôte reprend sa lampe et me conduit alors tout au bout du jardin, sur
une nouvelle terrasse, entourée d'arbres au pied desquels coule en
murmurant une eau fraîche et limpide. Comment ne pas me déclarer
satisfaite? je suis dans l'appartement le plus somptueux, le mieux
ombragé et le moins aéré de tout l'établissement. Il faut s'accoutumer à
coucher à la belle étoile; les mafrechs sont apportés, les lahafs
(couvre-pieds) jetés à terre, et je m'endors bientôt du sommeil du
juste.

L'étape a duré dix heures; à son lever, le soleil ne saurait interrompre
mon repos. Ses rayons, tamisés par la verdure placée au-dessus de ma
tête, parviennent d'abord fort adoucis, puis ils se font jour à travers
les interstices du feuillage et me brûlent le visage; le charme est
rompu: il est impossible de dormir plus longtemps. Cela serait d'autant
moins facile qu'il vient d'arriver quelques _demoiselles de Téhéran_
dont les rires et les cris aigus retentissent sous les bosquets. Je ne
suis pas fâchée d'apprendre que:

    Les rendez-vous de bonne compagnie
    Se donnent tous dans ce charmant séjour,

et que l'Étoile du berger se lève en Perse avec le soleil.

A sept heures nous quittons ce jardin hospitalier aux amours, où le
mobilier des chambres et l'entretien des constructions sont si peu
coûteux, et laissons aux groupes joyeux le loisir de se divertir tout à
leur aise, loin des regards indiscrets.

Nous voici à la porte de Téhéran. Elle est surmontée d'un grand panneau
de faïence sur lequel on a retracé en couleurs criardes les exploits de
Roustem. Nous passons devant les douaniers et prenons la direction du
quartier européen. Cette entrée est vraiment indigne d'une capitale dont
l'accroissement a été si considérable depuis quelques années. Il faut
traverser de longs bazars larges de quatre mètres à peine, dont le sol
est semé de puits communiquant avec les kanots d'arrosage. Les mendiants
et les enfants qui grouillent sur les tas d'ordures; les convois de
fourrage vert arrêtés par toutes les bêtes qui les croisent, au grand
mécontentement des propriétaires du foin, les chiens écrasés, les gens
que frôlent les roues des voitures, se mêlent dans un chaos
indescriptible, accompagné des injures et des imprécations échangées
entre les écraseurs et les écrasés.

Le bazar devient même dangereux pour les cavaliers et les piétons quand
les voitures des fonctionnaires persans ou des représentants
diplomatiques s'engagent dans ses voies étroites, où les cochers, déjà
empêchés de guider leurs attelages, sont forcés d'éviter avec le même
soin les puits et les montagnes de décombres. Malgré toutes ces
difficultés, une voiture, c'est la règle, doit toujours marcher au grand
trot, et tout bon Téhéranien serait très humilié si son automédon
ralentissait la vitesse quand il se présente des obstacles. Le maladroit
qui se sera fait écraser s'en prendra à lui seul ou à Allah de sa
mauvaise chance. Ce ne sont point en tout cas les sergents de ville qui
viendraient mettre un peu d'ordre dans la bagarre: ils ont bien d'autres
intérêts à sauvegarder.

Un vol de soixante tomans (six cents francs) a été commis il y a
quelques jours dans une légation: un domestique nègre sur lequel
pesaient de graves soupçons a été livré à la justice. Celle-ci, après
avoir interrogé l'accusé, a déclaré les charges insuffisantes et l'a
fait relâcher. A peine libre, le nègre a avoué le larcin au chancelier
et lui a appris en même temps que les soixante tomans lui avaient été
confisqués en échange de sa liberté. Dévaliser les voleurs est, on le
conçoit, une occupation trop lucrative et trop absorbante pour laisser à
la police le loisir de songer à la sécurité publique. Aussi bien, quand
un Persan est volé, a-t-il deux préoccupations: éviter d'abord que les
agents ne soient instruits de sa mésaventure et obtenir, si l'affaire
s'ébruite, qu'ils ne prennent pas sa cause en main. Il a ainsi quelque
chance de retrouver les objets perdus; tandis qu'il est sans recours
quand le produit du vol a eu le temps de passer des mains des larrons
dans celles des policiers. Lorsque le service de la sûreté consent à
rester neutre, la personne lésée engage un certain nombre d'espions; ils
parcourent les bazars, les bains et surtout les petits établissements où
les gens du peuple vont boire du thé, de l'arak, fumer le kalyan, et
finissent par surprendre, au milieu des confidences de gens abrutis par
l'ivresse, des renseignements qui les mettent sur la trace des voleurs.
Chacun étant autorisé à se faire justice, il suffit alors de quelques
coups de bâton pour obtenir la restitution des objets dérobés.

[Illustration: IMAMZADDÈ JAFFARY. (Voyez p. 155.)]

23 juin.--Nous avons traversé Téhéran, où la chaleur est accablante (45
degrés à l'ombre dans le jardin des Sœurs). Les légations ont abandonné
la ville et se sont réfugiées au fond de jolis villages placés dans les
gorges boisées des contreforts de l'Elbrouz: les Anglais à Zergendeh,
qui leur appartient en toute propriété, les Français et les Turcs à
Tadjrich, les Russes à Goulhec. Tous ne forment qu'une seule famille: on
le voit bien à la manière dont ils s'entre-déchirent.

Le chargé d'affaires de France, le comte de Vieil-Castel, qui représente
notre pays avec une incontestable dignité, nous ayant engagés, avant
notre départ, à aller passer quelques jours à sa campagne, nous nous
sommes fait un plaisir d'accepter cette invitation. Le campement de la
légation est situé à la tête d'un vallon où règne une fraîcheur
délicieuse. Les soirées sont presque froides, et dans le talar, ouvert à
tous les courants d'air et traversé par un ruisseau descendant de la
montagne, la température ne s'élève guère au delà de 25 degrés
centigrades aux heures les plus chaudes de la journée.

De charmantes propriétés entourent le village de Tadjrich. C'est d'abord
le Bag Firdouz, appartenant au gendre du roi. Au milieu d'un grand
jardin planté de platanes magnifiques s'élève un palais inachevé mais
déjà délabré. Les murs du talar sont divisés en panneaux sur lesquels un
barbouilleur italien a reproduit des scènes de danse empruntées à la
chorégraphie européenne, tandis que, dans un petit salon très retiré,
l'artiste, soucieux de donner aux Persans une juste idée des mœurs
occidentales, a représenté un monsieur vêtu d'un pantalon nankin et d'un
veston gris, coiffé d'un chapeau rond posé sur l'oreille, exécutant un
cavalier seul devant une demoiselle dont la tenue est des moins
correctes. Le palais peut donner une juste idée de la vie persane,
splendeur et misère combinées. Ainsi les lambris du salon sont en
superbe agate rubanée, les portes en mosaïques de cèdre et d'ivoire; en
revanche, le sol des pièces, formé de terre battue, est démuni du plus
vulgaire carrelage. Cette résidence n'est pas entretenue et menace
ruine; dans dix ans les toitures seront éboulées, et dans vingt ans le
palais sera détruit.

[Illustration: MIRZA NIZAM DE GAFFARY.]

Les platanes de Bag Firdouz ne sont pas les plus renommés du pays. Un de
ces arbres, compris dans l'enceinte de la mosquée de Tadjrich, est connu
dans la Perse entière sous le nom de _tchanarè Tadjrich_ (platane de
Tadjrich). Les chiffres ne sauraient donner une idée de sa taille
extraordinaire et surtout du développement du tronc qui mesure quinze
mètres de circonférence. On ne peut malheureusement apprécier sa
hauteur: les branches, grosses comme d'énormes arbres, s'étendant
au-dessus de bâtiments assez élevés pour les cacher. L'arbre de Tadjrich
est en réalité la véritable mosquée; les fidèles font la prière sous son
ombrage, les mollahs y rassemblent les enfants à instruire, et des
marchands de thé ou d'eau fraîche trouvent encore la place d'installer
entre les plus grosses racines leurs tasses, leur samovar et leurs
cruches.

Notre compagnon habituel dans nos promenades est un descendant de l'une
des plus anciennes familles religieuses de l'Iran, Mirza Nizam de
Gaffary, ancien élève de l'école Polytechnique et de l'école des Mines,
où il a laissé les plus brillants souvenirs. Tout travail devenant
impossible pendant les grandes chaleurs de l'été, il a abandonné la
route du Mazendéran, dont le roi vient de lui confier la construction
après l'avoir rappelé de son exil, et s'est installé dans une charmante
maison de campagne située à quatre ou cinq kilomètres de la légation.

Mirza Nizam représente le véritable type de la jeune Perse. Doué de
cette brillante intelligence particulière à un grand nombre d'Iraniens,
il a sur ses compatriotes l'avantage d'avoir fait de fortes études. Une
vivacité et une rapidité de conception, contraires au caractère
oriental, doivent le conduire à une haute situation. Elle ne sera jamais
au-dessus de son mérite; si le valyat règne un jour, il le devra
certainement à la fermeté de son ancien précepteur, que l'influence
désastreuse du clergé n'a pu parvenir à lui faire oublier.

[Illustration: LE PLATANE DE TADJRICH.]

13 juillet.--Ce matin nous avons reçu une lettre ornée de tous les
sceaux du _naïeb saltanè_ (lieutenant du royaume), le dernier fils du
roi. Après l'avoir retournée dans tous les sens, Marcel s'est décidé à
l'envoyer au mirza de la légation, afin de lui laisser le temps de
l'étudier tout à l'aise, avant de nous en faire connaître le contenu.
Cette dépêche, parfait modèle d'écriture élégante, est, comme tous les
chefs-d'œuvre de la calligraphie persane, parfaitement indéchiffrable.
Elle est écrite en _chékiastè_ (écriture brisée). En bon français ce mot
signifie qu'il entre à peine un élément de chaque lettre dans la
composition des mots. Les Persans supprimant déjà les voyelles, je
laisse à penser combien leur correspondance est difficile à lire.

«Moi, disait à un de ses collègues un écrivain public établi dans une
des boutiques les mieux achalandées du bazar, je gagne beaucoup
d'argent; d'abord on me paye fort cher mes chefs-d'œuvre épistolaires,
car j'ai une très belle main, et je suffis à peine aux exigences de ma
nombreuse clientèle; puis les personnes auxquelles mes œuvres sont
adressées, ne trouvant personne capable de les déchiffrer, viennent me
chercher et me payent à leur tour afin d'en connaître le contenu.

--Tu es bien heureux! lui répondit avec envie son collègue; malgré ma
bonne volonté, je n'ai pu jusqu'ici arriver à un aussi beau résultat:
mon chékiastè est admirable et on me prie aussi de le lire; mais, comme
je n'ai jamais pu en venir à bout, il ne m'a pas été possible de faire
double bénéfice.»

Le mirza de la légation est un digne émule de Champollion: au bout d'une
heure d'étude, il a pu, sans le secours de ses confrères de Téhéran,
nous lire la prose du naïeb saltanè.

Les fleurs les plus délicates de la rhétorique arabe, les formules les
plus raffinées de la politesse orientale se combinent dans de vaines
phrases. Un post-scriptum fort court, placé au coin de la page, explique
seul le motif de ce modèle de style. Le lieutenant du royaume, voulant
doter la province de Saveh de travaux importants, désire avoir l'avis de
Marcel.

Le docteur Tholozan, avant d'accompagner le roi aux grandes chasses
d'été, s'est chargé de nous conduire au palais du naïeb saltanè.

15 juillet.--L'audience ayant été fixée à ce jour, nous avons quitté
Tadjrich à six heures et nous nous sommes rendus à Téhéran. La route
était encombrée d'une foule de personnages allant à Sultanabad faire
leurs adieux au roi au moment de son départ annuel pour la montagne.
Quelques-uns d'entre eux, empilés dans des voitures d'ailleurs fort mal
tenues, sont accompagnés de cavaliers vêtus avec un luxe douteux. Puis
viennent d'innombrables mulets de charge, destinés aux transports des
bagages de la cour, des approvisionnements du personnel admis à
l'ennuyeux et fatigant honneur d'accompagner Sa Majesté dans ses
déplacements, et enfin les nombreuses tentes des ministres, des
officiers et des courtisans. Chacun doit se faire suivre des objets
nécessaires à son installation, se préoccuper de ses vivres, de ses
serviteurs et se tenir toujours prêt à régler sa marche sur les
mouvements du camp royal. C'est quelquefois fort difficile, le bon
plaisir de Sa Majesté modifiant d'un moment à l'autre toutes les
prévisions. Le roi donne souvent le soir des ordres qu'il contredit à
son réveil, et les voyageurs séparés des convois ne trouvent pas même à
se ravitailler dans les villages.

Pendant le Ramazan, la difficulté et la fatigue que l'on éprouve à
suivre les chasses s'accroissent encore. La loi religieuse exemptant le
chah du jeûne diurne, à condition qu'il délègue à sa place un de ses
officiers, Sa Majesté, bien repue, traîne à sa suite une troupe
famélique et semble se plaire à lui faire effectuer, l'estomac creux,
des courses d'une longueur démesurée. S'il fixe son départ à deux heures
de l'après-midi, et que l'étape soit en outre d'une certaine durée, le
soleil est déjà couché depuis longtemps quand les gens de l'escorte
parviennent à organiser leur campement et à retrouver leurs cuisiniers
et leurs vivres.

Il arrive aussi que Nasr ed-din, ayant mal passé la nuit, prolonge son
repos jusqu'au soir, tandis que depuis cinq heures du matin les
officiers et les courtisans sont en selle et les femmes accroupies dans
leurs kadjavehs. Malgré les ennuis et les fatigues inhérents à ce
voyage, les grands personnages sont tout heureux d'obtenir
l'autorisation d'accompagner Sa Majesté: ils peuvent ainsi lui présenter
des requêtes auxquelles ses ministres l'empêcheraient de faire droit si
elles lui étaient adressées à Téhéran, et ramassent toujours quelques
miettes tombées de la table royale.

[Illustration: PALAIS DU PRINCE ROYAL.]

Avant de franchir les portes de la ville, notre voiture croise
l'équipage de l'imam djouma de Téhéran. Ce prêtre puissant a épousé, il
y a quelques années, une fille du chah. Quatre mouchteïds en réputation
sont entassés avec lui dans une vaste calèche à six chevaux menée à la
Daumont par trois mollahs d'importance secondaire, revêtus néanmoins de
la longue robe et coiffés du turban blanc des membres du clergé
national. Chacun de ces singuliers automédons, armé d'une longue lanière
de cuir tressé, mène au galop la paire de chevaux confiée à ses soins.

Se représente-t-on sérieusement l'archevêque de Paris se servant, en
guise de postillons, des respectables chanoines de Notre-Dame?

Après nous être rendus à la jolie maison moitié persane moitié
européenne du docteur Tholozan, où nous attendent un carrosse et une
nombreuse troupe de cavaliers chargés de nous escorter, nous prenons la
direction du palais du prince royal, situé, comme celui du chah, dans
l'enceinte de l'Arc.

[Illustration: MAISON DU DOCTEUR THOLOZAN A TÉHÉRAN.]

Je traverse d'abord plusieurs salles encombrées de domestiques
paresseusement accroupis sur leurs talons, et je pénètre enfin dans un
grand salon meublé à l'européenne. Des serviteurs apportent, selon
l'usage, des rafraîchissements et, après quelques minutes d'attente,
j'aperçois une troupe de trente ou quarante personnes à la tenue
obséquieuse, marchant sur les pas du naïeb saltanè. Le dernier fils du
roi, son enfant préféré, était, il y a quelques années, un assez joli
garçon, mais aujourd'hui il est envahi par un embonpoint précoce et
paraît âgé de quarante ans, bien qu'en réalité il en ait vingt-six. «Les
années et la laideur de sa femme, racontent les médisants, l'ont vieilli
de bonne heure.»

L'ordre persan enrichi de magnifiques brillants orne le cou du prince;
en guise d'épaulettes il porte des pattes dorées recouvertes de légères
guirlandes de feuillage exécutées en diamants.

Arrivons au fait. Le naïeb saltanè, informé de notre prochain départ
pour Ispahan, a prié mon mari de se détourner de sa route et d'aller
visiter un barrage construit sous chah Abbas aux environs de Saveh. Cet
ouvrage, percé à sa base, n'est d'aucune utilité; le prince désirerait
le faire réparer afin d'augmenter les revenus de la province dont il est
gouverneur.

Marcel, peu soucieux de se charger d'une pareille corvée, n'a pas osé
répondre par un refus à la demande du fils du roi et a accepté sans
empressement de dresser le projet de restauration.

[Illustration: MOLLAHS ET PAYSANS DE VÉRAMINE. (Voyez p. 153.)]



[Illustration: BARRAGE DE SAVEH. (Voyez p. 175.)]



CHAPITRE IX

Départ de Téhéran.--Écarts de température entre le jour et
la nuit.--Mamounieh.--La maison civile d'un gouverneur de
province.--Arrivée à Saveh.--La mosquée.--Le minaret guiznévide.--Les
biens vakfs.


20 juillet.--Guidés par l'aide de camp du prince, le général Abbas Kouly
khan, nous avons quitté hier au soir Téhéran. Dans la journée il avait
fait 40 degrés à l'ombre; pendant la nuit le thermomètre s'est abaissé à
12. On ne saurait croire combien ces rapides changements de température
sont pénibles à supporter.

Nous sommes accompagnés d'un vieux major autrichien et de son fils. Le
major a été envoyé en Perse en qualité d'instructeur militaire et, à ce
titre, fait en français un cours d'entomologie au collège impérial. Il
parle très mal notre langue, mais, comme ses élèves ne la comprennent
pas, professeur et disciples ont toute chance de s'entendre. Nos deux
compagnons de route vont rendre visite à un baron de leurs amis, envoyé
à Saveh comme gouverneur, afin d'expérimenter _in anima vili_ un nouveau
système financier d'importation autrichienne.

A midi la caravane, se traînant avec peine sous un soleil de feu,
franchit les murs d'enceinte, flanqués de tours qui entourent le gros
village de Pick. Le général donne l'ordre de nous conduire chez un
capitaine possesseur de la maison la mieux aménagée du bourg.

Aux extrémités de la salle dans laquelle on nous introduit s'ouvrent, au
niveau du sol, deux grandes cheminées carrées d'un mètre cinquante de
hauteur, dont les canons dominent les terrasses. Ce sont les portes de
deux _badguirds_ (prend le vent) traversés par un fort courant d'air. Il
ne faut rien moins que l'action simultanée de ces bienheureux badguirds,
de l'eau fraîche jetée sur nos cervelles à moitié fondues, et du thé
brûlant que nous apportent les domestiques, pour nous permettre de
reprendre nos esprits.

21 juillet.--Après une journée de repos, la caravane s'engage à la nuit
dans une plaine sèche et aride. Quel triste tableau s'offre à mes yeux
quand le jour se lève! je n'aperçois sur le sol aucune trace de
végétation. Cependant nous sommes près d'arriver à l'étape, assurent nos
guides en me montrant dans la plaine une tache grise qui tranche à peine
sur l'ensemble du paysage. C'est le village de Mamounieh. Son aspect est
des plus étranges. Les maisons, à peine élevées de trois mètres
au-dessus du sol, sont construites en briques crues et recouvertes de
petites coupoles accolées. L'excessive cherté du bois dans ce pays privé
d'arbres oblige les habitants à bâtir en terre les toitures comme les
murailles. Les ouvertures béantes sont elles-mêmes dépourvues de
menuiseries; en hiver, une portière en tapis empêche l'air de pénétrer à
l'intérieur; en été, les villageois n'ont point de secrets les uns pour
les autres.

Il n'y a même pas un arbuste à Mamounieh; les paysans qui ne sont jamais
sortis de leur village verront donc après leur mort, pour la première
fois, des fleurs et des forêts; mais ils seront bien dédommagés de leur
attente, car les jardins d'Éden seront coupés des ruisseaux limpides et
glacés que Mahomet promet aux croyants en récompense de leurs bonnes
actions. Je souhaite aux musulmans que l'eau du paradis soit moins amère
que celle des kanots: nos chevaux ont été malades après en avoir bu. Les
indigènes, habitués à la consommer, la trouvent cependant agréable et ne
ressentent pas l'effet des sels de magnésie dont elle est saturée.

22 juillet.--Avant d'atteindre Saveh, on traverse des steppes tout aussi
désolés que le désert de Mamounieh. L'aspect du pays change cependant.
De tous côtés s'ouvrent des fondrières profondes et des crevasses
difficiles à traverser. Vers minuit nous passons auprès d'un
caravansérail ruiné, fréquenté par des voleurs qui dépouillent les
caravanes et empêchent toutes les communications entre Saveh et la
capitale. Dernièrement quinze brigands cernés dans cette enceinte se
sont défendus avec un courage digne d'une meilleure cause et ont tué
plusieurs soldats de l'armée régulière. Le général Abbas Kouly khan est
brave, mais, en homme prudent, il lui est permis de ne pas être rassuré.
Je dois avouer d'ailleurs que le pays est admirablement propre à dresser
des embuscades.

Tout à coup je vois le héros iranien s'élancer le revolver au poing; je
le suis et l'aperçois chargeant à fond de train deux pauvres diables de
paysans occupés à sangler leurs mulets au milieu d'une fondrière. Je
laisse à penser quel est l'effroi de ces malheureux; ils décampent à
toutes jambes; nos appels réitérés n'arrivent pas à les rassurer, et
nous sommes à une grande distance, qu'ils hésitent encore à revenir sur
leurs pas reprendre leurs bêtes occupées à brouter quelques herbes
sèches. Quant à Abbas Kouly khan, il prétend, touchante modestie, avoir
sauvé nos précieuses existences.

L'aurore, cette belle ennemie des cauchemars et des terreurs nocturnes,
apparaît comme nous sortons du lit desséché d'une rivière. Un
_djélooudar_ (courrier) prend alors les devants afin d'aller annoncer
notre arrivée au gouverneur de Saveh.

Trois heures après le départ du messager, j'aperçois à l'horizon un
nuage de poussière; il s'étend, se rapproche; nos chevaux, excités par
le bruit de l'escadron qui s'avance, hennissent fortement, et nous nous
trouvons enfin devant le puissant administrateur de la province.

Depuis six mois, le naïeb saltanè a eu la singulière idée d'élever aux
importantes fonctions de gouverneur un Autrichien, baron de son métier,
mais financier à l'occasion. Ce personnage, vêtu du costume européen,
n'a rien, on le conçoit, de très intéressant; il en est tout autrement
de son cortège, formé d'après les règles de la stricte étiquette
persane. La maison de tout haut dignitaire est composée, à part les
ferachs chargés spécialement de planter et de garder les tentes, de
plusieurs services bien distincts, qui n'empiètent jamais les uns sur
les autres.

_Cedant arma togæ!_ que les samovars et les broches à rôtir le cèdent
aux _galamdans_ (écritoires de vingt-cinq centimètres de longueur)!

Au premier rang en effet je placerai les mirzas ou secrétaires chargés
de lire et d'écrire la correspondance officielle. La profession de ces
gens, d'un naturel pacifique, leur interdit de porter les armes, et ils
remplacent le _cama_ (poignard) enfoncé dans la ceinture par un
galamdan. Le second rang est acquis au _nazer_ (majordome). Il gourmande
les serviteurs paresseux ou maladroits et transmet les ordres au
nombreux personnel de domestiques qui vivent auprès d'un grand
personnage. Le nazer doit toujours avoir à sa disposition, quelle que
soit la durée de la promenade de son maître: un _abdar_ préposé au soin
de préparer les boissons telles que le thé, les sorbets et le café; un
_kaliadji_ qui bourre et allume la pipe, véritable vestale à moustaches,
également chargé d'entretenir dans un fourneau accroché à l'arçon de la
selle le brasier sacré où il puise suivant les besoins des charbons
incandescents; et enfin le _kebabchi_ auquel est réservé l'honneur de
faire rôtir des brochettes de mouton, toujours préparées.

[Illustration: ABDAR. (Voyez p. 169.)]

Il ne faudrait pas faire à ce dernier personnage l'injure de le
confondre avec les cuisiniers, vile engeance dont la personnalité occupe
dans la hiérarchie des domestiques un rang tout à fait inférieur. Tout
kebabchi peut aspirer au ministère, tandis qu'un gâte-sauce ne s'élèvera
jamais au-dessus de ses marmites à pilau.

Chacun de ces serviteurs emporte à cheval une trousse renfermant les
ustensiles qui lui sont utiles pour remplir convenablement les devoirs
de sa charge, et rien n'est organisé d'une manière plus pratique que les
poches à samovar de l'abdar, les fontes remplies d'eau fraîche du
kaliadji, et les havresacs ou valises de cuir fixés sur le troussequin
de la selle du kebabchi.

Les présentations faites, les deux troupes se massent derrière nous.
Bientôt j'aperçois l'enceinte fortifiée de Saveh.

La ville est bâtie dans une plaine très basse, sur l'emplacement d'un
lac qui se dessécha à la naissance de Mahomet, assurent les légendes. A
quel travail destructeur s'est donc livré le ciel pour célébrer la
naissance de son prophète bien-aimé! Si l'on passe devant une antique
coupole ruinée, au bord d'une rivière tarie ou d'un lac comblé, c'est
toujours à cette époque bénie qu'il faut faire remonter la date de tous
ces accidents! Il n'est pas jusqu'à l'arc de Ctésiphon lui-même qui
n'ait tremblé jusqu'à la base à ce joyeux avènement!

Une multitude de ferachs adossés aux premières maisons de la ville se
lèvent à notre approche; ils se rangent sur deux files et prennent les
devants en faisant le moulinet avec leurs gourdins afin d'éloigner la
foule avide de voir de près les Européens placés en tête du cortège.
«_Borou_ (va-t'en), _bepa_ (prends garde), _khabarda_ (attention)»,
hurlent à tue-tête les hommes d'escorte. A mesure que nous avançons, la
population s'écarte devant les bâtons, mais ne semble pas nous témoigner
des sentiments bien sympathiques. Cet accueil ne doit pas nous
surprendre: le général ne vient-il pas réclamer les impôts perçus plus
ou moins légalement par le gouverneur?

Les extorsions financières sont d'autant plus fréquentes en Perse qu'il
n'y a ni cadastre ni répartition officielle des taxes. Le gouverneur est
libre de fixer les redevances, de les percevoir à son gré, et ne trouve
à son arrivée dans une province ni registres ni indications qui puissent
le guider. C'est à lui de faire espionner ses administrés et de
proportionner ses exigences à leur fortune. Aussi les Persans crient-ils
toujours misère et, par prudence, préfèrent-ils souvent enterrer leur
argent que de l'employer à améliorer leurs terres ou à favoriser des
entreprises commerciales, bien que le taux de l'intérêt soit considéré
comme honnête et légal jusqu'à vingt-cinq pour cent.

A l'instant où le cortège arrive devant le palais, les ferachs
s'écartent; un homme se précipite sous les naseaux de nos chevaux et
décapite d'un seul coup de hache un énorme mouton noir. La tête de la
victime roule d'un côté, le corps tombe de l'autre; la section a été
faite avec une sûreté de main surprenante. L'usage de souhaiter la
bienvenue en offrant un holocauste remonte en Perse à l'antiquité la
plus reculée. Le général applaudit d'un signe de tête à l'adresse du
sacrificateur, descend de cheval et gravit les marches d'une estrade
bâtie à la porte du palais. Nous montons à notre tour les degrés, sur
l'invitation du gouverneur et prenons place sur des chaises alignées les
unes auprès des autres, faisant face à la foule accourue de tous côtés.
Après nous avoir fait remplir consciencieusement pendant plus d'une
heure les devoirs des plus remarquables phénomènes de la foire, Abbas
Kouly khan se décide à lever la séance et demande son cheval. «Nous ne
pouvons, dit-il, loger au palais, où l'espace est fort restreint.» En
réalité il veut être libre de recevoir tout à son aise le
sous-gouverneur indigène, les mécontents et les espions chargés de
surveiller les faits et gestes du baron. Conduits par les ferachs, nous
traversons un cimetière et prenons possession d'une maison très délabrée
dont on vient de chasser les habitants à coups de bâton.

[Illustration: DÔME DE LA MASDJED DJOUMA DE SAVEH. (Voyez p. 171.)]

L'embarras du choix à faire entre les pièces est grave: les unes,
exposées au soleil, ont des semblants de portes qui permettent d'obtenir
une obscurité relative pendant le milieu du jour; les autres, ouvertes
dans la direction du nord, sont privées de toute fermeture: la lumière y
est éblouissante et les mouches aussi nombreuses que les grains de sable
de la cour. Je jette enfin mon dévolu sur une chambre munie d'une porte,
je donne l'ordre d'étendre à terre les lahafs, et, après avoir cloué
devant les ais disjoints des portières de laine noire pour la confection
desquelles j'ai pris à Téhéran un brevet d'invention, je m'allonge,
croyant me livrer à un bienfaisant repos.

Ma quiétude est de courte durée. Tout à coup je crois être le jouet d'un
cauchemar. Quels sont les animaux que j'aperçois sur le sol et ceux qui
se promènent sur ma figure? Je suis couverte de punaises laissées par
les précédents propriétaires; d'énormes araignées dont le corps est
presque de la grosseur d'une fève sont descendues le long des murs de
terre et courent sur le sol.

Je me précipite vers la porte, j'arrache le rideau sur lequel j'avais
fondé de si grandes espérances. La lumière du soleil envahit la chambre,
les vilaines bêtes prennent la fuite et se cachent dans les trous des
murailles. Nous n'avons pourtant pas conquis le repos: les guêpes et les
mouches remplacent nos anciens adversaires et nous les font peut-être
regretter. La température s'élève rapidement: à deux heures le
thermomètre marque quarante-quatre degrés centigrades.

[Illustration: DERVICHE DU KHORASSAN.]

23 juillet.--Le général nous a fait les honneurs de la ville. Saveh est
la capitale d'un district divisé autrefois en quatre cantons, qui
renfermaient cent vingt-huit bourgades, la plupart ruinées aujourd'hui.
Dans les parties irriguées soit par les kanots, soit par les eaux de la
rivière Mezdégan, le sol, très fertile, produit en abondance du coton,
du riz et des froments de bonne qualité, qu'on expédie à Téhéran après
la récolte. Malgré l'excessive chaleur il ne règne dans le pays ni
fièvre ni maladie contagieuse.

Un seul monument, encore en assez bon état de conservation, la masdjed
Djouma, témoigne de l'ancienne richesse de la ville.

Cette mosquée est abandonnée à cause de sa position excentrique: on n'y
fait même plus la prière le vendredi, et elle sert d'asile à des
mendiants et à des derviches de tous pays qui viennent se reposer à
l'ombre de ses épaisses murailles. L'un de ces derniers présente un type
des plus étranges. Il a la peau jaune des Indiens, les cheveux blonds et
crêpés; son torse, largement modelé, se dégage des lambeaux d'un burnous
de laine brune qui traîne à terre et drape le bas du corps de ce pieux
personnage. Pour toute arme le derviche porte un bâton noueux, pour tout
bagage un _cachcoul_ (coque d'un fruit indien) sculpté avec art.

En dehors du mur d'enceinte j'aperçois, sur ma droite, les ruines d'un
vieux minaret bâti en briques cuites et revêtu d'une très belle mosaïque
monochrome dont les éléments sont juxtaposés avec une précision
merveilleuse. Sous la chaude lumière d'un soleil radieux, les ombres
projetées par les briques en relief prennent une coloration azurée qui
s'harmonise d'une façon charmante avec la teinte vieux cuivre de la
construction. La présence de ce minaret indique que la mosquée
seljoucide, restaurée par chah Tamasp, fut elle-même élevée sur les
ruines d'un monument dont il faut faire remonter l'origine aux
Guiznévides.

24 juillet.--Abbas Kouly khan est fort occupé depuis notre entrée à
Saveh; je me demande parfois si je ne fais pas une incursion vers le
passé et ne suis pas revenue aux temps des satrapes et des princes
achéménides. En tout cas, si les siècles se sont écoulés et si la
grandeur de l'Iran est passée à l'état de légende, rien ne paraît s'être
modifié dans l'ordre administratif. Le général peut être comparé aux
«yeux» et aux «oreilles du roi» qui venaient tous les ans visiter les
provinces, recevoir les plaintes portées contre les satrapes, s'enquérir
de l'état du pays, interroger le secrétaire royal, premier espion,
surveillé lui-même par des espions secondaires.

En ce moment la position du satrape ne me semble pas enviable. Le baron
me paraît s'être jeté, soit par nécessité, soit par ambition, dans
d'inextricables difficultés. Projeter des réformes financières dans un
pays comme la Perse, où l'intrigue règne en souveraine maîtresse, quand
on ne connaît ni les mœurs ni surtout la langue des habitants, et qu'on
suit en outre les pratiques d'une religion détestée, indique chez celui
qui entreprend une pareille tâche une suffisance presque voisine de la
folie.

L'ingérence du clergé dans certaines affaires financières complique
encore la position déjà très difficile d'un gouverneur chrétien. Dès
l'arrivée du baron, les mollahs ont refusé de se mettre en rapport avec
un impur; mais, afin d'enlever à leur conduite tout semblant d'offense
au pouvoir royal, ils viennent chaque jour en troupe nombreuse faire de
longues visites au général. Le sujet traité dans ces entretiens est
d'une gravité réelle au point de vue administratif.

La plupart des musulmans laissent, à leur mort, un tiers de leur fortune
immobilière aux mosquées ou autres fondations pieuses. Ces propriétés
prennent le nom de biens _vakfs_. Le donateur a le droit d'en léguer la
gestion à ses enfants ou à ses proches parents et d'établir à son gré
l'ordre de succession d'après lequel ils doivent hériter à perpétuité de
cette fonction. Une partie des revenus est réservée à l'administrateur
et laissée à sa libre disposition, bien qu'il soit censé les utiliser en
œuvres pies. Ces libéralités ont pour but d'assurer à tout jamais une
partie de la fortune du donateur à ses héritiers: placée sous la
protection intéressée du clergé, elle échappe aux confiscations
ordonnées par le roi à la mort des grands personnages ou des officiers
publics.

La loi musulmane exige la plus parfaite régularité dans l'administration
des biens vakfs; elle oblige les détenteurs à se conformer à la volonté
du donateur, leur défend de reverser les revenus d'un bien sur un autre,
d'appliquer à leur usage ou à ceux de leur famille un immeuble vakf,
même en payant loyer, rend les bénéficiaires responsables de toute
dépense ou de tout emploi d'argent qui pourrait contrarier les volontés
du fondateur, et enfin, en cas de malversations, les destitue ou les
remplace.

Les biens vakfs sont inaliénables, car, au terme de la loi, ils
appartiennent à Dieu, tandis que les hommes en ont seulement l'usufruit.
On ne peut les échanger contre des terres d'égale valeur qu'avec
l'assentiment royal. Deux tiers environ du revenu des biens vakfs sont
employés en œuvres charitables, le dernier tiers sert à l'entretien du
clergé. S'il y a des revenus superflus, les administrateurs sont
autorisés à les placer, sous le titre de vakfs secondaires. En cas de
nécessité, ceux-ci peuvent être aliénés comme des biens libres.

On comprend quelles ardentes compétitions s'élèvent entre les membres du
clergé quand un riche personnage meurt sans avoir désigné les
administrateurs de ses vakfs. La décision royale et l'intervention des
mouchteïds parviennent seules à trancher ces importantes questions de
propriété. C'est l'unique cas où les mollahs, toujours en opposition
sourde avec le pouvoir civil, oublient leurs griefs et viennent implorer
l'appui du gouverneur ou des personnages assez influents pour présenter
leur requête au chah. Actuellement le clergé de Saveh et celui d'Ispahan
se disputent l'administration d'un riche bénéfice; et, si nous
n'assistons pas aux audiences données par le général, nous pouvons au
moins apprécier la rapacité des prêtres. Une séance de quatre heures
tous les matins ne leur suffit pas pour faire valoir les arguments qui
militent en leur faveur; ils reviennent encore en cachette les uns des
autres et, mesurant notre influence au respect qu'on nous témoigne,
n'hésitent pas à nous faire leur cour.

[Illustration: MINARET GUIZNÉVIDE DE SAVEH. (Voyez p. 171.)]



[Illustration: TOMBEAUX DES CHEIKHS A KOUM. (Voyez p. 182.)]



CHAPITRE X

La digue de Saveh.--Les tarentules.--Les fonctionnaires persans.--Entrée
à Avah.--Visite à une dame persane.--Voyage dans le désert.--Arrivée à
Koum.--Panorama de la ville.--Plan d'un andéroun.--Le gouverneur de la
ville.--Tombeau de Fatma.--Tombeaux des cheikhs.--Concert de rossignols.


26 juillet.--Me voici depuis deux jours à la digue. Afin d'éviter les
pertes de temps, Marcel a renoncé à aller loger au village de Sabsabad,
situé à un farsakh de l'ouvrage, et a ordonné d'installer notre
campement dans des huttes de terre servant d'habitation à quelques
paysans chargés de cultiver un bosquet de grenadiers plantés auprès
d'une dérivation de la rivière: ces arbres ne donnent encore aucun
ombrage et nous laissent exposés tout le jour aux rayons brûlants du
soleil.

Aux premières lueurs de l'aube nous prenons la direction du barrage. La
vallée s'élève entre deux montagnes à pic et se resserre à tel point que
les parois des rochers semblent se confondre à leur base. Cette brisure
naturelle est fermée par une digue bâtie en moellons de pierre et
mortier de chaux. Malheureusement la construction n'a pas été fondée sur
le roc en place, mais sur d'énormes graviers amoncelés au fond de la
rivière. Aussi, dès que les eaux, en s'élevant dans le bassin, eurent
exercé une pression suffisante, elles filtrèrent à travers le sous-sol,
entraînant les sables, les graviers et les blocs, et en fin de compte
creusèrent un large pertuis à la base de l'édifice.

Depuis de longues années les gouverneurs se sont préoccupés de la
réparation de cette digue, et à plusieurs reprises ils ont fait couler,
à l'entrée de l'ouverture, des blocs de pierre et du mortier: la rivière
impétueuse a balayé comme paille d'aussi insignifiants obstacles.

En descendant du barrage on laisse sur la gauche une petite construction
en briques cuites surmontée d'une coupole en partie ruinée. C'est le
tombeau de l'architecte qui conçut le projet grandiose de cet ouvrage,
mais ne sut pas en diriger l'exécution. Il habitait, dit la tradition,
le village où nous avons été tentés nous-mêmes de nous installer; quand
on vint lui apprendre que les eaux s'étaient frayé un passage au-dessous
de la digue qu'il avait édifiée avec tant de peine, il monta à cheval et
partit au galop, mais, au moment où ses yeux purent distinguer la
rivière s'écoulant torrentueuse dans son ancien lit, il tomba frappé
d'une congestion cérébrale. On l'enterra sur la place même où son corps
fut trouvé.

27 juillet.--Notre existence est encore plus dure ici qu'à Saveh.
La chaleur est intolérable, les tarentules pullulent, les
approvisionnements touchent à leur fin, et tout l'arak destiné à couper
l'eau a été absorbé par l'_ousta_ (maître maçon), sous prétexte qu'il
n'y a pas plus de péché dans une bouteille que dans un verre.

28 juillet.--J'ai trop bien dormi cette nuit; si j'avais un peu mieux
fait ma cour aux étoiles, je ne souffrirais pas aujourd'hui d'une
blessure qui commence déjà à suppurer.

Le soir nous montons sur la terrasse avec une échelle; l'emplacement où
doivent être étendues les paillasses est soigneusement balayé afin d'en
chasser les scorpions ou les tarentules, puis les serviteurs apportent
le ballot contenant les lahafs et visitent à leur tour ces couvertures.
Que s'est-il passé hier? Nos lits ont-ils été posés un instant à terre?
C'est probable, car j'ai été mordue au pied cette nuit. La douleur n'a
pas été vive, je me suis à peine réveillée et n'ai même pas pensé à me
cautériser. Au jour la blessure est déjà enflammée, c'est à peine si je
puis marcher. Je ne saurais cependant, à l'exemple de saint Siméon
Stylite, qui passa, je crois, vingt-deux ans sur un pilier, finir mes
jours sur cette terrasse; il faut d'ailleurs que j'arrive à la tente du
général, où, si j'en crois mes pressentiments, j'assisterai à une bonne
comédie.

Marcel a relevé le plan de la digue, qui, à part ses fondations
vicieuses, est d'une solidité à toute épreuve; il a grossièrement nivelé
la vallée en amont de manière à connaître la quantité d'eau
emmagasinable, et va interroger aujourd'hui le maître maçon chargé de
lui faire connaître le prix des bois, de la main-d'œuvre et des
matériaux, documents nécessaires à l'établissement du devis estimatif.
Le général et l'ousta attendent avec une impatience non dissimulée le
résultat de cette conférence.

Ce dernier prend la parole et fait ses comptes de telle sorte que le
prix de revient de tous les travaux est ici deux fois plus cher qu'en
France ou en Angleterre, bien que le salaire journalier d'un bon ouvrier
persan atteigne à peine un franc cinquante et que les matériaux soient
en partie à pied d'œuvre.

Marcel, pris de dégoût, coupe court à l'entretien et déclare aux deux
hommes de confiance du prince que, ne pouvant se baser sur des
renseignements erronés, il enverra le projet d'Ispahan et se fixera pour
faire ses calculs sur la moyenne des prix de France: le naïeb saltanè se
débrouillera comme il lui plaira. Cette réponse n'est pas du goût du
général. Le guerrier se retire sans mot dire, mais, sous prétexte
d'intolérables douleurs d'entrailles, il refuse de se mettre à table et
finit même par déclarer que le mauvais état de sa santé le met, à son
grand regret, dans l'impossibilité de nous accompagner plus longtemps et
le force à regagner au plus vite Téhéran. En conséquence, notre départ
est fixé à ce soir.

Je donne l'ordre de charger nos mulets, quand on vient m'apprendre que
le général, afin de réaliser une petite économie, a renvoyé depuis
quatre jours ces animaux à Téhéran. On pourrait bien aller chercher des
bêtes à Saveh, mais le Ramazan commence après-demain: les khaters
arriveraient au début de la fête, et les muletiers se refuseraient
certainement à entreprendre un voyage pendant les trois premiers jours
de ce mois béni. Pour conclure, Abbas Kouly khan nous engage à faire
charger les mafrechs et les appareils sur un vieux chameau incapable de
faire plus de dix-huit kilomètres par jour, ou de diviser les colis en
paquets de quarante kilogrammes, que l'on disposera sur de petits ânes
gros comme des chiens. Ce dernier parti est encore le plus sage. Montés
sur des chevaux de selle que nous avons eu le bon esprit de toujours
conserver auprès de notre cabane, nous disons adieu sans regret à la
triste plantation de grenadiers, et prenons la direction de Koum,
accompagnés d'un soldat d'escorte, et suivis de la minuscule caravane de
bourricots.

31 juillet.--Quelle terrible nuit nous avons passée! Je ne me souviens
pas d'avoir éprouvé de ma vie semblable fatigue. Les ânes, malgré toute
leur bonne volonté, ne pouvaient suivre le pas rapide des chevaux et
nous condamnaient à de perpétuels arrêts. Nos efforts étaient
impuissants à retenir de vigoureuses bêtes au repos depuis quatre jours.
Vers minuit, vaincus par la fatigue accumulée à Saveh, tombant de
sommeil, nous nous sommes endormis tous deux, la poitrine appuyée sur
l'arçon des selles et les mains accrochées aux crinières des chevaux. Au
réveil nous étions seuls avec Houssein, le soldat d'escorte. J'ai secoué
ce brave homme et lui ai demandé s'il se sentait capable de nous
conduire à l'étape. «C'est la première fois que je viens dans ce pays,
m'a-t-il répondu, je ne puis connaître le chemin; mais soyez sans
inquiétude: nous ne pouvons être perdus, car les chevaux se sont dirigés
seuls; nous avons pris les devants, la caravane ne nous rejoindra pas
avant une heure.» Alors nous avons mis pied à terre, et, la tête posée
sur nos casques en guise d'oreiller, nous avons repris le somme
interrompu. Au petit jour quelle a été ma surprise, en ouvrant les yeux,
de constater que j'étais étendue sur un sol couvert de cailloux! Marcel
ne s'est pas montré plus douillet, et tous deux avons éprouvé la même
sensation de bien-être quand nous nous sommes allongés il y a deux
heures sur ce lit offert gratis à tous les voyageurs.

Tout à coup j'entends un bruit de grelots: ce sont les âniers; ils nous
engagent à remonter au plus vite à cheval. Le _manzel_ (logement
rencontré à la fin d'une étape) ne doit pas être loin: Avah, nous a-t-on
assuré hier, est à huit heures de marche de la digue. J'interroge les
guides; ces braves gens m'avouent qu'ayant passé une partie de la nuit à
nous chercher, ils se sont perdus à leur tour; peut-être en marchant
rencontreront-ils quelque indice de nature à les remettre dans la bonne
direction. Marcel consulte la boussole et donne l'ordre aux tcharvadars
de se diriger vers le sud-est. Une heure après avoir pris cette
orientation, nos hommes aperçoivent à l'horizon des pans de murs de
villages ruinés. Leurs visages se rassérènent, ils sont sûrs maintenant
d'arriver ce matin à l'étape.

J'éprouve à cette nouvelle une véritable satisfaction; la lutte avec ma
monture et le repos sur un lit de cailloux m'ont brisé l'épine dorsale
et moulu les jambes, la plaie de mon pied s'est largement ouverte: je
suis à bout de forces et de courage.

Enfin, treize heures après notre départ de Saveh, les guides me montrent
l'enceinte d'Avah. C'est le repos! c'est la fraîcheur! Par un dernier
effort je pousse mon cheval et j'arrive enfin devant la porte du bourg.
Des vieillards, à la barbe teinte en rouge, sont assis sur des bancs de
terre et nous indiquent, en fait de logis, une petite place, située hors
du village et plantée d'arbres trop jeunes encore pour donner de
l'ombrage. La perspective de passer toute la journée en plein soleil est
peu séduisante. Nous aurions bien été forcés de nous contenter de ce
pitoyable manzel si les paysans, en s'informant auprès d'Houssein du but
de notre voyage, n'avaient appris de sa bouche que les _Français_
étaient de savants ingénieurs et venaient de visiter la digue de Saveh
afin d'indiquer au chah le moyen de la réparer. A cette nouvelle, les
vieillards se lèvent, nous interrogent avec anxiété; et, quand Marcel
leur affirme qu'il suffit de la bonne volonté royale pour donner de
l'eau à toute la plaine, ces hommes à la mine tout à l'heure si revêche
se précipitent et baisent nos vêtements. «C'est Allah qui vous envoie!
Cinq fois par jour nous prierons Dieu de vous préserver de tout malheur.
Vous êtes les bienvenus, veuillez honorer de votre présence nos pauvres
demeures.» Les uns saisissent les brides et les étriers de nos chevaux,
nous aident à mettre pied à terre; les autres ouvrent la porte du
village et nous conduisent vers un beau balakhanè. En entrant dans cette
pièce, il me semble que j'aurais été dans l'impossibilité de faire un
pas de plus; sans attendre même un tapis, je me laisse tomber sur le sol
à côté d'un morceau de bois que j'ai aperçu dans un coin et dont il me
reste encore l'instinct de faire un oreiller.

Vers trois heures la faim me réveille.

[Illustration: FATMA.]

Le cuisinier ne tarde pas à faire son apparition; ses sacoches sont
bourrées d'approvisionnements offerts par les villageois. Le
propriétaire du balakhanè se présente à son tour, et, après s'être
informé de l'état de notre santé, il nous prie de consentir à dîner dans
la cour de son habitation, afin que tous les paysans, groupés sur les
maisons voisines, puissent nous apercevoir. La curiosité des femmes est
violemment surexcitée; les siennes surtout, ayant appris par notre
indiscret soldat que l'un des Faranguis est une véritable khanoum,
désireraient vivement me recevoir.

Je me lève à regret et, précédée d'une vieille servante, je pénètre dans
la partie la plus retirée de l'habitation. Les femmes, en me voyant,
s'avancent vivement, me tendent le bout de leurs doigts, les portent
ensuite à leurs lèvres, me souhaitent le _khoch amadid_ (la bienvenue),
et m'invitent enfin à m'asseoir. Tous les regards se braquent sur moi;
de mon côté je passe une revue générale de ce bataillon de curieuses.

Fatma, la maîtresse de céans, doit avoir vingt-cinq ans. Sa tête est
couverte d'un chargat de soie blanche attaché sous le menton par une
turquoise; les cheveux, taillés en franges sur le front, sont rejetés
sur le dos et divisés en une multitude de petites tresses; une très
légère chemise de gaze fendue sur la poitrine laisse les seins à peu
près à découvert; la robe, coupée aux genoux, est en soie de Bénarès.
Les autres femmes sont vêtues de la même manière; les plus âgées portent
pudiquement des maillots de coton blanc taillés pour des mollets de
suisse.

Deux enfants de huit et neuf ans aident les servantes à offrir le thé et
les _chirinis_ (bonbons) qu'on vient d'apporter.

«Mériem (Marie) est ma plus jeune enfant. Ali est le fils d'un ami de
l'aga et le fiancé de cette fillette, me dit Fatma en me les présentant.

--Comment, vous pensez déjà à marier ces bébés?

--Pas encore; l'année prochaine on les séparera, pendant quelque temps
ils vivront éloignés l'un de l'autre, et pourront ensuite se marier si
leurs familles n'y voient pas d'empêchement.

--Le plaisir qu'ils ont aujourd'hui à jouer ensemble est-il un sûr
garant qu'ils s'aimeront un jour?

--Les femmes les plus sages de la famille ne sont-elles point là et
n'arrangeront-elles pas tout pour le mieux?

--Mais si ces enfants s'aperçoivent après leur mariage qu'ils ne se
plaisent pas?

--Ils divorceront et se remarieront chacun de leur côté. Approche-toi,
Ali; la khanoum, j'en suis persuadée, croit que tu ne sais pas lire;
prends l'almanach qui est posé sur le takhtchè, et fais-nous connaître
les prescriptions du jour.

--Aujourd'hui il est bon et agréable de recevoir des amis; leur présence
portera bonheur.»

Cette gracieuse attention de Fatma est d'un caractère bien persan.

«Apprend-on à lire aux enfants dans l'almanach?

--Non, dans le Koran; mais il est aussi très utile de leur apprendre à
se servir du calendrier.

--Quelques parties de cet ouvrage m'ont paru traitées avec une extrême
licence de langage et donnent, en outre, des conseils peu appropriés à
l'âge de vos enfants.»

Toutes les femmes me regardent avec étonnement, puis éclatent de rire.

«Que voulez-vous dire? me répond l'une d'elles. Les garçons se
marieront, les filles seront enfermées: quelle nécessité voyez-vous à
les priver les uns et les autres d'une lecture si nécessaire pour agir
en toute circonstance dans des conditions de chance indiscutables?

--Vous venez de la cour, khanoum, reprend Fatma préoccupée. Parlez-nous
des modes. Il paraît que, depuis son dernier voyage en Europe, le chah a
fait raccourcir les jupes des femmes de l'andéroun, et qu'en ce moment
elles les portent à peine longues d'un tiers de _zar_ (le zar équivaut à
peu de chose près au mètre). J'ai également entendu dire que les
princesses entouraient leur visage de merveilleuses fleurs fabriquées
dans le Faranguistan. Je serais bien heureuse si vous vouliez me donner
des guirlandes ou des bouquets: je vous offrirais en échange un de mes
beaux bracelets d'argent, orné de corail, de perles et de turquoises.

--Je suis désolée de ne pouvoir satisfaire votre désir; vous le voyez,
je voyage comme un derviche et, à part les instruments nécessaires aux
travaux de mon mari, quelques vêtements de rechange composent tout mon
bagage.

--Pourquoi travaillez-vous? Vous êtes donc pauvre?

--Non.

--Mais alors pourquoi voyagez-vous? Qu'êtes-vous venue faire en Perse?
Pour toute femme, le bonheur consiste à se reposer et à se parer.

--Vous employez donc toutes vos journées à vous embellir?

--Certainement non, bien que le soin de ma personne absorbe beaucoup de
temps. Voyez comme le henné qui colore l'extrémité de mes doigts est
bien disposé! Combien mes sourcils et mes yeux sont peints avec art! mes
cheveux parfumés! Croyez-vous que tout cela se fasse aisément et soit
l'affaire d'un instant?

--Quand vous avez terminé votre toilette, quelles sont vos occupations?

--Je fume, je prends du thé, je me rends chez des amies, qui sont
heureuses à leur tour de me tenir compagnie. Voici auprès de moi des
khanoums venues dans l'intention de vous voir.»

La conversation s'est longtemps prolongée; j'ai eu beaucoup de peine à
obtenir que ces dames se décidassent à parler l'une après l'autre, et
j'ai dû souvent leur faire répéter leurs questions, afin de les bien
comprendre. Elles ont mis d'ailleurs la meilleure volonté du monde à
saisir le sens de mes paroles, puis elles m'ont fait redire mes phrases
en plaçant les verbes à leur temps, et en intercalant au moment opportun
les formules de politesse usitées dans une semblable conversation. Les
substantifs au nominatif et les verbes à l'infinitif se présentent assez
vite à ma mémoire, mais je confonds le génitif et l'accusatif, le passé,
le présent et le futur, et je manque surtout dans mon langage de ces
élégances qui font, assurent mes professeurs en courts jupons, le grand
charme et le mérite de la langue persane.

Il est cinq heures, le soleil commence à descendre; il est temps de me
retirer et de remercier Fatma de son aimable accueil. Elle me répond en
m'assurant qu'elle est mon esclave et que sa maison m'appartient. A la
nuit, Marcel donne l'ordre de seller les chevaux; mais nos âniers, ayant
appris que la tribu des Chanzaddès, qui mène paître ses troupeaux depuis
les bords de l'Euphrate jusqu'à la mer Caspienne, traverse en ce moment
le pays et dépouille sur son passage les petites caravanes, s'obstinent
à ne pas quitter le village avant le jour. Marcel insiste, car c'est
exposer notre vie que de voyager en plein soleil dans le désert de Koum,
et nous nous mettons enfin en route, réunis en une seule troupe.
L'expérience de la veille ne m'encourage pas à prendre les devants;
d'ailleurs les hommes sont tellement épouvantés, qu'ils se jetteraient à
la tête de mon cheval s'ils me voyaient témoigner l'intention de les
abandonner.

«J'ai perdu la route, dit à l'improviste le tcharvadar bachy, qui ment
comme un candidat à la députation en quête d'électeurs, et je vais vous
conduire à un village signalé par les aboiements des chiens; là on
m'indiquera le chemin.» Comme il nous serait impossible de remettre nos
guides sur la bonne voie, nous sommes forcés d'accepter la solution
proposée. Bientôt les masses noires d'une vaste kalè se dessinent à
travers la nuit. Le tcharvadar bachy, arrivé sous la porte massive,
parle d'abord en maître. «Ouvrez!» s'écrie-t-il impérieusement en
s'adressant aux gens couchés sur les terrasses. Pas de réponse.

Le bonhomme adoucit alors sa voix: «Mes amis chéris, ouvrez la porte à
de pauvres voyageurs bien altérés».

Les Persans ne s'apitoient guère sur le sort des gens souffrants ou
fatigués, mais la soif est un mal si sérieux que tout le monde y
compatit. A cet appel désespéré, une bonne âme a pitié des angoisses du
tcharvadar, une tête apparaît entre les merlons qui couronnent le mur:
«Derrière vous est un canal, buvez.--Mon ami, mon cher ami, reprend
l'orateur en larmoyant, cette eau n'est pas _chirine_ (douce). Je t'en
prie, ouvre-nous la porte, nous sommes tous de pieux musulmans.» Voilà
qui me flatte! Cet argument n'a pas d'ailleurs plus de succès que les
autres. Les Orientaux sont méfiants, c'est là leur moindre défaut.
Finalement, après lui avoir laissé chanter sur tous les tons la romance
_Au clair de la lune_, les paysans engagent le tcharvadar à ne pas
troubler plus longtemps leur sommeil et à camper avec sa caravane devant
la porte du village.

Nos guides à cette réponse prennent une figure si déconfite, que je ne
peux leur garder rancune. Afin de punir ces maîtres menteurs, je leur
ordonne néanmoins de décharger les ânes et d'ouvrir les mafrechs; les
lahafs sont étendus, et nous prenons possession des bancs de terre
élevés auprès de la porte du village avec une satisfaction égale à celle
que nous eussions éprouvée en entrant dans une belle chambre d'hôtel.
Combien je me félicite en ce moment d'avoir adopté le mobilier iranien,
si bien approprié aux vicissitudes de la vie nomade!

Vers trois heures du matin, nos gens, effrayés non sans raison par la
perspective de la chaleur à supporter, demandent à partir. Les plus
lâches, devenus avec le jour les plus braves, accusent de poltronnerie
le chef des âniers:

«Il aurait bien mieux valu voyager à la clarté des étoiles, conclut le
cuisinier.

--Tu ne tiendrais pas de si beaux discours si à cette heure tu avais la
tête séparée du corps», répond l'autre avec humeur.

Traverser en plein jour, au mois de juillet, au train d'une caravane
d'ânes le désert de Koum serait folie. Nous abandonnons à la probité des
guides les bagages, nos fusils, trois mille francs en pièces d'argent
dont le poids pourrait être gênant, et, accompagnés d'Houssein, le
soldat d'escorte monté lui aussi sur un vigoureux coursier, nous nous
décidons à tuer, s'il le faut, les chevaux du naïeb saltané, mais à
gagner Koum avant huit heures du matin.

1er août.--En quittant le village, Marcel a réglé ainsi notre allure: un
quart d'heure au galop, cinq minutes au pas.

[Illustration: DOUBLE MINARET. (Voyez p. 182.)]

Nous avons d'abord suivi une vallée pierreuse comprise entre deux
collines d'une aridité absolue. A part les scorpions cachés sous les
cailloux, qui fuyaient portant en l'air leur queue jaune, je n'ai aperçu
aucun être vivant. «A cinq heures nous avons laissé sur la droite les
ruines d'un caravansérail sans eau situé, assure Houssein, à moitié
chemin de Koum.» Les chevaux sont encore en bon état et n'ont pas une
goutte de sueur, mais supporteront-ils jusqu'au bout une pareille
allure? Combien est merveilleuse la race de ces animaux auxquels on peut
demander des efforts violents après leur avoir fait suivre depuis huit
jours le régime purgatif que procurent les eaux amères du pays!

A six heures la chaleur devient insoutenable. Une heure encore, et le
côté de nos selles exposé au soleil se tortille comme du papier devant
le feu, une étrivière se rompt, les autres sont à demi tranchées sur
toute leur longueur. Nous sommes inondés d'une telle sueur que les
brides, mouillées, glissent de nos doigts, les yeux éblouis et les
paupières irritées par la réverbération du soleil sur le sable refusent
de s'ouvrir, et les tempes battent à croire que notre tête va éclater.
Les chevaux eux-mêmes, malgré leur vigueur, buttent sur les pierres et
s'abattraient si nous ne prolongions les temps de pas. A sept heures
apparaît enfin, scintillant au soleil, la coupole d'or du tombeau de
Fatma, la sainte protectrice de Koum.

Nous entrons dans un beau caravansérail encombré d'une nombreuse
caravane de négociants israélites. Le gardien, reconnaissant à la teinte
amarante de la queue de nos montures les chevaux des écuries royales, ne
doute pas que nous ne soyons de très grands personnages, et son respect
s'accroît encore quand Houssein lui raconte avec fierté que nous sommes
venus d'Avah en moins de trois heures. Le brave homme se précipite vers
ses nouveaux hôtes, nous aide à descendre de cheval, et, nous voyant
tout étourdis, commande à ses serviteurs d'aller remplir les cruches à
l'abambar, afin de verser pendant quelques minutes de l'eau glacée sur
nos têtes congestionnées. J'éprouve d'abord un saisissement extrême,
suivi d'un étrange bien-être.

En reprenant possession de moi-même, je crois entendre le bruit d'une
querelle dans le balakhanè. Le gardien, accompagné de deux serviteurs, a
voulu obliger les israélites à céder cette pièce aux usufruitiers des
montures royales; ceux-là, déclarant qu'ils sont arrivés les premiers,
refusent de sortir. Je ne me suis pas encore rendu bien compte du motif
de la querelle, que les couvertures, les mafrechs, les marmites, les
aiguières, les provisions de ménage, enfin tout le mobilier de ces
pauvres diables dégringole par la fenêtre. Les victimes ne paraissent
guère surprises de cette incroyable façon de les traiter; les juifs sont
si méprisés et si humiliés dans ce pays, où la plupart d'entre eux
exercent des professions peu avouables, qu'ils ne songent pas même à se
plaindre des injustices et des brutalités dont on les accable.

Le balakhanè, vaste et bien aéré, est mis à notre disposition; à travers
les baies qui l'éclairent dans la direction des quatre points cardinaux,
je puis admirer à l'aise le panorama de Koum.

[Illustration: LE GOUVERNEUR DE KOUM.]

Comme à Mamounieh, les maisons sont surmontées de petites coupoles dont
la forme reste apparente à l'extérieur.

Cette multitude de dômes rougis par les rayons du soleil s'éclaire par
taches éclatantes et va en s'estompant se perdre dans une légère brume
bleuâtre qui s'élève au pied des montagnes. Au loin apparaissent les
toits pointus des tombeaux des Cheiks. Sur la gauche s'étendent les
beaux jardins qui entourent le célèbre tombeau de Fatma.

2 août.--Nous dormions encore quand nos serviteurs sont entrés fort émus
dans le balakhanè: «Çahebs, le gouverneur de Koum, Mirza Mehti khan,
ayant appris votre arrivée, envoie trente ferachs. Ils sont chargés de
vous souhaiter la bienvenue et de vous prier de venir loger au palais,
ce caravansérail étant indigne de personnages de votre condition.»

Les domestiques se mettent en procession, nous guident vers un pont jeté
sur une rivière sans eau, longent les ruines d'une mosquée dont les deux
minarets sont encore debout, traversent des bazars, un cimetière, des
ruelles tortueuses, et s'arrêtent enfin devant un portail couvert
d'ornements stuqués. Cette entrée donne accès dans la première cour du
palais, encombrée d'un nombreux personnel de soldats et de prêtres assis
sous des arcades voûtées. Des voleurs attachés les uns aux autres par
des colliers de fer sont exposés nu-tête au grand soleil.

Le gouverneur de Koum est l'époux d'une fille du chah. Pendant l'été la
princesse quitte la ville, une des plus chaudes de la Perse, et se
retire dans la montagne avec ses femmes et ses enfants. L'andéroun étant
vide, le prince a donné l'ordre de nous loger dans cette partie retirée
du palais.

L'imagination des Européens se surexcite vivement au seul mot d'andéroun
ou de harem et se plaît à évoquer, pour se représenter ces demeures
fermées, toutes les splendeurs des récits des _Mille et une Nuits_.

[Illustration: PANORAMA DE KOUM.]

Nous sommes ici dans le palais d'une fille favorite du chah de Perse.
Combien de femmes de notre bourgeoisie provinciale se plaindraient de la
pauvreté de cette installation! Marcel veut bien convenir que je sais
lever un plan, tout en assurant que de sérieuses études me sont encore
nécessaires avant de dessiner d'une manière convenable une élévation et
surtout une coupe. Prenons mon plan et décrivons un andéroun princier.

La communication entre le biroun et le harem s'établit au moyen d'un
corridor, intercepté par plusieurs portes; la dernière s'ouvre sur un
jardin, aux extrémités duquel s'élèvent deux bâtiments à peu près
semblables.

L'un est exposé au nord et habité l'été, l'autre est orienté au sud et
utilisé l'hiver. Les caves voûtées qui portent le nom de _zirzamin_
(sous terre) sont occupées pendant les plus fortes chaleurs. Le pavillon
d'été est divisé en trois salons, éclairés par de nombreuses fenêtres.
Derrière cette première rangée de pièces s'étend une nouvelle série de
chambres; enfin des baies placées au fond de ces dernières et fermées au
moyen de volets de bois donnent accès dans des boudoirs obscurs et
toujours frais, au fond desquels on fait la sieste pendant les heures
les plus chaudes de la journée.

[Illustration: PLAN DE L'ANDÉROUN DU GOUVERNEUR DE KOUM.]

Les femmes dorment la nuit sur les terrasses entourées de hautes
murailles, habitent dès la venue du jour les premières chambres, qui
sont demeurées ouvertes, et, à mesure que la température s'élève, elles
se réfugient dans les parties les plus sombres de la maison, après avoir
soigneusement fermé les volets. Toutes ces pièces sont blanchies à la
chaux; les cheminées seules sont ornées de quelques légères décorations
de plâtre.

Les portes, fort basses, ne sont ni peintes ni cirées; une chaîne de fer
fixée à l'extrémité du vantail s'accroche à un fort piton enfoncé dans
la traverse supérieure du cadre; un clou ou un morceau de bois passé au
travers du piton constitue une serrure aussi économique que gênante.

Le mobilier est des plus élémentaires. Quelques coussins jetés sur des
tapis de Farahan, des rideaux en soie de Yezd attachés à de lourds
crochets de fer, donnent une médiocre idée de la richesse d'imagination
des tapissiers persans.

Le pavillon d'hiver est semblable à celui que je viens de décrire, sauf
les chambres obscures, inutiles pendant la mauvaise saison.

Telle est, en peu de mots, la description fidèle de l'andéroun d'une
puissante princesse. C'est une pauvre demeure pour la femme de l'un des
plus riches seigneurs de Perse, mais c'est un paradis pour de malheureux
voyageurs.

4 août.--La ville, ornée autrefois de plus de deux cents tombeaux, mais
aujourd'hui aux trois quarts ruinée, est d'une telle étendue, que nous
avons dû la visiter à cheval. Elle est d'origine fort ancienne, disent
les historiens, qui font remonter sa fondation à l'année 203 de notre
ère. Les habitants, très fanatiques, ont été de tout temps attachés aux
croyances chiites, apportées par le fils d'Abd Allah ben Sad, ancien
élève du séminaire de Koufa. Le tombeau de Fatma, fille de l'imam Rezza,
contribue à augmenter encore la dévotion des habitants et le zèle des
prêtres.

Ce célèbre imamzaddè est précédé d'une immense nécropole aux pierres
tombales si rapprochées qu'elles recouvrent la terre comme le ferait un
dallage. Outre les reliques plus ou moins authentiques de la
petite-fille de Mahomet, placées sous le dôme, on conserve dans les
bâtiments isolés les restes mortels de Fattaly chah et du père et de la
mère de Nasr ed-din. En raison de ce dépôt sacré Sa Majesté tient en
grand respect le sanctuaire, et en a fait redorer la coupole à ses
frais.

Après le coucher du soleil, le gouverneur nous fait demander de le
recevoir. Marcel s'étant empressé de répondre que nous désirions le
devancer, dix porteurs de _fanous_ (lanternes vénitiennes) se présentent
et nous conduisent au biroun. Mirza Mehti khan est assis sous un porche
en compagnie d'un grand nombre de mollahs et d'officiers. A notre
approche les prêtres se retirent, et le prince nous accueille avec la
plus parfaite affabilité. Il s'informe du but de notre voyage, me
demande si je me trouve bien dans l'andéroun, et finit par m'offrir,
avec une certaine contrainte, de m'envoyer du vin.

Il serait bien tentant d'accepter sa proposition et d'abandonner pendant
quelques jours l'usage du lait aigre.

«Nous ne buvons jamais de boissons alcooliques, au moins en été», répond
cependant Marcel avec sagesse. A ces mots, la figure du gouverneur se
rassérène. Notre discrétion vient de le tirer d'un bien mauvais pas.
Voit-on dans quel embarras il se fût trouvé, lui qui défend l'usage des
liqueurs fermentées à cause du voisinage du tombeau de Fatma et fait
bâtonner tout individu surpris en tête-à-tête avec une bouteille de vin,
s'il eût dû faire sortir de ses caves le liquide prohibé?

5 août.--Malgré la chaleur nous sommes ici dans un véritable pays de
cocagne. Comme les fortunes sont diverses! Étions-nous en assez piteux
état il y a huit jours à peine! Mon pied, cautérisé deux fois, est à peu
près dégonflé; j'ai pu aujourd'hui passer plusieurs heures aux tombeaux
des Cheikhs.

Ces trois grandes tours de l'époque mogole sont placées au milieu de
jardins plantés de grands arbres: les dallages et les boiseries ont
disparu, mais les charmantes ornementations stuquées qui décorent les
tympans des portes ogivales sont en bon état de conservation.

Le pèlerinage aux tombeaux des Cheikhs clôturera nos excursions
suburbaines; rien ne nous retenant plus à Koum, nous avons pris le parti
de continuer notre voyage et de nous joindre à la première caravane qui
se dirigera vers Kachan.

[Illustration: TOMBEAU DE FATMA A KOUM.]

En l'honneur de notre dernière visite, le prince a organisé une
ravissante fête de nuit. Au milieu d'un jardin brillamment éclairé
s'ébat un troupeau de gazelles apprivoisées, tandis qu'une cage
enveloppée d'un voile noir est suspendue aux branches d'un arbre. Un
serviteur la découvre, le rossignol qu'elle renferme se réveille: ébloui
par la vive clarté des lumières, et croyant retrouver dans l'éclat des
lumières la pâle image du soleil, il lance son trille le plus joyeux.
L'oiseau chante ainsi jusqu'à ce qu'il ait compris son erreur, puis
s'arrête brusquement et reste muet; dès qu'il manifeste de l'hésitation,
on apporte une autre cage et on la démasque au moment où le premier
artiste donne ses dernières notes.

A minuit, la caravane est prête à partir; nous faisons nos adieux au
gouverneur et quittons à regret le palais hospitalier où nous avons
passé des jours si calmes et si heureux.

[Illustration: PAS PLUS DE PÉCHÉ DANS UNE BOUTEILLE QUE DANS UN VERRE.]



[Illustration: CARAVANSÉRAIL DE PASSANGAN. (Voyez p. 192.)]



CHAPITRE XI

Phénomène électrique dans le désert de Koum.--Arrivée à Nasrabad.--Les
caravansérails.--Kachan.--Le caravansérail Neuf.--Le bazar.--Minaret
penché.--Aspect de la ville.--L'entrée de la masdjed djouma.--Visite du
gouverneur.--Les mariages temporaires.--La mosquée Meïdan.--Le mihrab à
reflets.--Les dames persanes.--Le palais de Bag-i-Fin.--Mirza Taghuy
khan.--Sa mort.--Départ de Kachan.--La montagne de Korout.


6 août.--Au sortir de Koum la route suit le versant oriental de la
chaîne de montagnes qui traverse la Perse du nord au sud; les vents
brûlants du grand désert viennent mourir au pied de ces hauteurs et
préservent les voyageurs du froid rigoureux dont nous avons souffert à
notre départ de Téhéran. La lune de Ramazan ne se montrant plus
au-dessus de l'horizon, la nuit est noire malgré la pureté de
l'atmosphère et les myriades d'étoiles qui scintillent au firmament.
Vers minuit j'arrête mon cheval en arrière de la caravane et je prends
quelques notes à la lumière de ma lanterne de poche. Mes cahiers mis en
ordre, je me hâte de regagner ma place habituelle en tête du convoi,
quand, en me rapprochant des dernières bêtes de somme, il me semble les
voir marcher au milieu d'une nuée d'étincelles. Suis-je le jouet d'un
rêve? C'est peu probable, car mes idées me paraissent parfaitement
lucides.

Je cours faire part à Marcel de ma perplexité, et, afin de m'assurer que
je n'ai pas encore laissé sur les chemins de Perse le peu de cervelle
que le ciel m'a octroyée, je le prie de venir constater le fait bizarre
dont je viens d'être témoin. Nous mettons pied à terre et nous
rapprochons tous deux des animaux.

Le mystère est bientôt éclairci. Pour chasser les mouches qui les
dévorent même la nuit, les chevaux battent leurs flancs de leur longue
queue. Au contact du corps des animaux et des poils séchés à outrance
par l'atmosphère spéciale aux plateaux de l'Iran, se dégagent de
nombreuses phosphorescences dont la brillante clarté se détache sur les
masses sombres du sol.

Le tcharvadar bachy, étonné de la persistance que je mets à suivre ses
chevaux, vient s'informer du motif qui m'engage à faire depuis quelques
instants la route à pied. «Vous êtes surprise, me dit-il, de voir la
queue de mes animaux produire des étincelles; que diriez-vous si du
papier de vos cahiers je faisais jaillir de la lumière?»

Là-dessus le bonhomme prend dans sa poche quelques-unes de ces graines
de melon que croquent les muletiers pendant la route, les laisse tomber
au milieu du sable et des cailloux, et m'engage à les retrouver. Peines
perdues, toutes mes recherches sont vaines. Mon singulier professeur de
physique s'accroupit alors sur le sol, saisit une feuille de papier par
les deux extrémités et la déchire lentement dans toute sa longueur; à
mesure qu'elle se brise avec un bruit métallique, il se produit une
traînée lumineuse assez éclatante pour permettre à notre guide de
retrouver les graines éparses sur le chemin.

Fortuné pays! une peau de matou remplacerait en Perse les bougies
Jablochkoff ou les lampes Edison.

Ces phénomènes sont évidemment dus à l'extrême siccité de l'air. Le pays
situé entre Koum et Kachan est brûlé par les vents du désert, et, bien
que la température y soit moins élevée que dans le Fars, l'atmosphère y
est cependant privée de cette légère humidité particulière aux terres
voisines de la mer. En somme, ce climat brûlant est très sain; les
viandes sèchent sans se corrompre, les blessures se cicatrisent
rapidement, l'acier exposé à l'air de la nuit reste brillant et ne se
rouille jamais, les habitants ne sont point sujets à la fièvre, comme
ceux des provinces du Mazendéran, du Ghilan ou du Fars.

Au jour, certains de ne pas abandonner la route que jalonnent les
poteaux de la ligne du télégraphe anglais, je propose à Marcel de
prendre les devants afin d'arriver de bonne heure à Passangan.

Habitués aux longues étapes de la province de Saveh et aux interminables
farsakhs des routes peu fréquentées, nous passons devant un beau
caravansérail, malgré les énergiques protestations de nos chevaux, et,
après deux heures de course dans une plaine stérile et déserte, nous
atteignons un nouveau manzel, d'aspect misérable, entouré d'habitations
abandonnées.

«Sommes-nous ici à Passangan? dis-je au gardien, occupé à fumer son
kalyan sur le seuil de la porte.

--Vous avez fait trois farsakhs et demi depuis ce lieu d'étape, me
répond-il. Quel esprit malfaisant vous amène dans ces parages où le
souffle enflammé d'Azraël a tout détruit? Les kanots sont obstrués, les
habitants ont émigré, et le caravansérail, n'ayant à offrir aux
voyageurs que de l'eau amère et bourbeuse, n'est plus fréquenté par les
caravanes. Je n'ai à vous vendre ni pain, ni thé, ni lait aigre; ma
nourriture se compose de pastèques achetées aux tcharvadars.

--Les cucurbitacées constituent la base d'un régime rafraîchissant, mais
peu substantiel, si j'en juge à votre mine efflanquée et à votre humeur
chagrine», lui répond Marcel en riant.

Quant à moi, dévorant sans mot dire des regrets d'autant plus amers que
j'ai laissé dans les khourdjines du cuisinier une belle volaille cuite à
point et deux bouteilles de jus de cerises dues à la prévoyance du
gouverneur de Koum, je vais mélancolique à la recherche d'un logis.

La visite des lieux est bientôt terminée. Le caravansérail tombe en
ruine; la grande porte, construite en pierre, est seule en bon état.
Dans la longueur du vestibule sont pratiquées des niches surélevées
au-dessus de terre.

«Voilà un excellent lit», me dit notre hôte en recouvrant le sol de
l'une d'elles avec un vieux tapis.

Qui dort dîne, assure un proverbe, et nous nous étendons sur les dalles,
pareils à ces statues funéraires placées au-dessus des sarcophages
gothiques. Le gardien n'a pas exagéré les mérites de ce manzel: il est
placé dans un parfait courant d'air. O Mahomet, détache de ton paradis
la plus infime de tes houris, ordonne-lui de chasser les insectes variés
auxquels je sers de pâture, et je te remercierai de m'avoir procuré un
abri si calme et si frais.

Vers midi j'entends tout à coup un bruit de grelots. Les odalisques
célestes se pareraient-elles de clochettes comme le serpent tentateur?
Saints imams de Kerbéla, soyez bénis tout de même! à défaut d'esclaves
éthérées, c'est la caravane.

Les tcharvadars, inquiets, en arrivant à Passangan, de ne point nous
trouver au caravansérail, préoccupés surtout de la manière dont seront
soignés leurs chevaux, ont pris le parti de nous rejoindre. Si les
Persans ont des défauts insupportables, s'ils mentent et volent sans
trêve ni merci, ils possèdent en revanche un fond de résignation et de
patience inépuisable. Ainsi ces muletiers, contraints par suite de notre
étourderie à changer la marche de la caravane et à la mener dans un lieu
dépourvu d'eau et de vivres, ne profèrent même pas une plainte.

Les voyageurs sont tout aussi calmes: pourquoi récrimineraient-ils
contre nous: leur colère modifierait-elle les conséquences de notre
erreur? «Dieu est grand, et les Faranguis sont des _peder soukhta_ (fils
de pères rôtis aux enfers), se contentent-ils de penser à part eux.
Quand on fait route avec des chiens pourris, il ne faut pas s'attendre à
flairer l'odeur de la rose.»

7 août.--A minuit la caravane arrive à Simsin; le village est très
éloigné de la voie; le caravansérail, abandonné, n'a ni porte ni
gardien; le tchaparkhanè se trouve heureusement sur notre chemin; on
frappe, le tchaparchy se fait longtemps héler avant de donner signe de
vie et répond, après avoir parlementé, qu'il n'a à vendre aucun
approvisionnement. Il consent cependant à nous céder deux œufs durs et
un paquet de pains.

Depuis hier toute la caravane ne s'est délectée que de pastèques
avariées et de fruits véreux; nous seuls cependant, malgré le secours
d'une volaille, crions famine de caravansérail en tchaparkhanè et
faisons des bassesses pour deux œufs. C'est humiliant.

Me serais-je trop pressée d'admirer la patience des Persans? Il en est
un qui proteste, ce me semble, de la belle façon contre les fantaisies
des Faranguis: mon mulet, furieux de passer sans s'y arrêter devant tous
les caravansérails classiques, se plaint de cette infraction aux usages
et témoigne son mécontentement en se couchant. Dès que j'ai mis pied à
terre, la bête se relève, fait des façons avant de m'autoriser à
remonter sur son dos et se décide enfin à repartir; nous voyageons
quelques instants comme de bons amis, puis elle s'agenouille de nouveau.
Sept fois de suite, depuis minuit jusqu'à l'aurore, elle me dépose sur
le sol, et, comme ces déplacements pourraient à la longue être fort
nuisibles à un voyageur porteur d'armes chargées, mon bonheur est égal à
celui de ma fantasque monture quand j'aperçois les grands jardins
plantés tout auprès du village de Nasrabad. La caravane est en route
depuis trente heures et en a passé vingt et une en marche: _mea culpa,
mea maxima culpa_; mais trois farsakhs seulement la séparent de Kachan.
A tout péché miséricorde.

La route de Téhéran à Kachan, une des voies les plus fréquentées de la
Perse, traverse sur tout son parcours des villages très pauvres. Les
voyageurs, ne pouvant, comme dans l'Azerbeïdjan, loger chez l'habitant,
vont chercher un abri dans des caravansérails approvisionnés d'eau, de
paille, de pastèques et de lait aigre.

La création de ces vastes édifices remonte à une antique origine.
Hérodote ne parle que des gîtes d'étapes placés sur la route de Suse à
Sardes, mais il est probable que, de son temps, on trouvait déjà dans
tout l'Iran des constructions destinées à recevoir les caravanes ou les
troupes en marche. La distribution des étapes, commandée par la position
géographique des cols et des kanots, ne doit guère avoir été modifiée,
et les dispositions des bâtiments appropriés au climat du pays ont
persisté en dépit des siècles et des architectes.

Le caravansérail de Nasrabad est une immense construction quadrangulaire
dont une cour entourée d'arcades occupe le centre. Derrière ces arcades
se trouvent les écuries, disposées dans des galeries voûtées, semblables
aux nefs des églises gothiques, et divisées en compartiments par des
contreforts intérieurs sur lesquels viennent buter les arcs-doubleaux et
les formerets. Un passage ménagé au centre des galeries dessert tout à
la fois les estrades réservées aux muletiers et les boxes dans lesquels
on enferme les chevaux.

En été les voyageurs de distinction occupent pendant la journée les
zirzamins, creusés à cinq mètres au-dessous du sol, au fond desquels
aboutissent des escaliers servant en même temps de cheminée d'aération.
La fraîcheur est délicieuse dans ces caves, qu'éclaire un demi-jour qui
invite au repos. A la nuit les heureux possesseurs de zirzamin quittent
leurs logements souterrains, où les bêtes venimeuses seraient attirées
par la lumière, et vont sur le _takht_, large estrade découverte, élevée
de deux mètres au-dessus du sol et entourée de fossés pleins d'eau. Les
voyageurs montent à cette place stratégique en se servant d'une échelle,
qu'ils s'empressent de retirer dès que l'ascension est terminée. Ces
minutieuses précautions permettent de se préserver des scorpions, fort
nombreux dans le pays et dont la piqûre est souvent mortelle.

8 août.--Au delà de Nasrabad la contrée est aride et poussiéreuse; mais
bientôt apparaissent les tumulus coniques indiquant la présence de
kanots d'irrigation; la plaine devient fertile, et au pied de la
montagne j'aperçois de nombreux villages cachés sous la verdure. Partout
où se portent mes regards s'étendent des champs de melons, de pastèques,
de concombres et d'immenses plantations de coton et de tabac.

Un vaste caravansérail précède Kachan; nos montures ont déjà franchi la
porte d'entrée quand deux serviteurs se présentent. Ils viennent de la
part de leur maître, le directeur du télégraphe, nous prier de descendre
à la station, où un appartement nous est préparé, sur la recommandation
gracieuse du colonel Smith, _superintendent_ de la ligne télégraphique
anglaise qui relie les Indes à la métropole.

Kachan, d'après plusieurs écrivains orientaux, fut fondé par la célèbre
sultane Zobeïde, femme du calife Haroun el-Rachid. Ces auteurs font
allusion, j'imagine, à l'origine de la ville musulmane, car un célèbre
historien, Ibn el-Acim, assure que Kachan et Koum fournissaient vingt
mille soldats aux armées du dernier monarque sassanide.

L'histoire de Kachan est intimement liée à celle d'Ispahan, sa célèbre
voisine. Les Afghans la dévastèrent au dix-huitième siècle; Hadji
Houssein khan la rebâtit et reconstruisit les palais et les édifices
religieux de la capitale des rois sofis.

Aujourd'hui encore cette cité, plus riche et plus industrieuse que ne le
sont les villes persanes, paraît en pleine prospérité. Les maisons,
bâties en matériaux de terre, sont entretenues avec soin; les murs, bien
dressés, n'encombrent pas les rues de leurs débris poussiéreux; presque
toutes les voies sont pavées et munies d'un ruisseau central qui écoule
les eaux pluviales ou ménagères; des dalles de pierre placées au-dessus
des puits des kanots permettent aux piétons et aux cavaliers de circuler
sur les chaussées sans risque d'accident; enfin--ce détail paraîtra très
extraordinaire aux voyageurs habitués à la saleté proverbiale des villes
d'Orient--les rues sont balayées.

Le bazar, largement percé et recouvert de petites coupoles accolées, est
coupé de distance en distance par les portes de vastes caravansérails à
marchandises, qu'il faut se garder de confondre avec les abris de
caravane désignés sous le même nom. Ceux-ci s'ouvrent à la première
réquisition des voyageurs, tandis que ceux-là sont des entrepôts, de
véritables docks, où l'on ne donne asile ni aux gens ni aux animaux.
Autant la construction des hôtelleries est simple et peu coûteuse,
autant les docks sont bâtis et décorés avec luxe.

Un des plus beaux types de ce genre d'édifice est le caravansérail
_Tasa_ (Neuf), élevé aux frais d'une corporation de marchands.

[Illustration: LE CARAVANSÉRAIL TASA DE KACHAN.]

Il se présente sous la forme d'un prisme carré dont on aurait abattu les
angles. Deux des grandes faces parallèles sont occupées par les portes
d'entrée; des nefs rectangulaires, terminées à leur extrémité par des
demi-octogones réguliers, sont greffées sur les deux autres. Les dômes
et tout l'ensemble du monument sont construits en briques. Quelques-uns
de ces matériaux, recouverts sur leurs tranches d'émail bleu clair,
mettent en relief les nerfs de la voûte et les ornements disposés au
milieu de chaque voûtin.

Trois ouvertures circulaires ménagées au sommet du dôme central et des
deux demi-coupoles éclairent le caravansérail.

Une construction aussi importante donne mieux que des statistiques une
haute idée de la prospérité commerciale de la ville.

Dans le caravansérail Neuf on vend des étoffes de soie et des brocarts
tissés par les ouvriers de Kachan, dont l'habileté et la propreté sont
renommées à juste titre.

Les fabriques méritent d'être visitées. A cause de l'extrême siccité de
l'air, et afin de ne point briser les fils de soie, les tisserands sont
obligés de se retirer dans des chambres souterraines où ne pénètre
qu'une lumière diffuse. L'eau contenue dans plusieurs bassins posés sur
le sol entretient, en s'évaporant, de l'humidité dans l'atmosphère.
Chaque homme, placé devant un métier des plus élémentaires, travaille nu
jusqu'à la ceinture et fait à lui seul sa pièce.

Les étoffes sont de deux qualités: les unes, minces et légères, servent
à doubler des vêtements; les autres, lourdes et épaisses, sont employées
à recouvrir les petits matelas capitonnés que les Persans placent debout
le long des murs et contre lesquels ils appuient leur dos. Les dessins
blancs, verts et jaunes de toutes ces soieries se détachent généralement
sur un fond d'un beau rouge; d'ailleurs les Iraniens, en vrais
Orientaux, ne fabriquent jamais deux pièces pareilles; s'ils arrivent à
copier les dessins, ils échouent dans l'assortiment des couleurs, car
ils n'ont jamais senti la nécessité de doser les teintures.

Si le caravansérail Neuf est le centre le plus riche du commerce de
Kachan, le bazar aux cuivres est certainement le plus fréquenté. Quatre
cents chaudronniers travaillent dans de longues galeries, animées par le
passage continuel des caravanes de chameaux qui apportent de Russie le
cuivre roulé en paquets ou viennent prendre des chargements de marmites,
qu'on expédie de Kachan dans toutes les villes de Perse.

Le bruit insupportable des marteaux retombant régulièrement sur le métal
sonore ne blesse pas seulement les oreilles des Européens: les Persans
eux-mêmes, ne pouvant traiter leurs affaires au milieu d'un pareil
vacarme, se contentent en général de désigner au marchand les pièces qui
leur conviennent et les font apporter chez eux, afin de discuter à
l'aise les conditions du marché.

Une vieille chronique, malgré son exagération, donne une juste idée de
ce tapage étourdissant. Avicenne, alors qu'il habitait Ispahan, vint un
jour se plaindre au roi.

«Les chaudronniers de Kachan font tant de bruit depuis quelques jours,
dit-il, que j'ai été obligé d'interrompre mes études.

--C'est grand dommage, répondit le chah en souriant; je vais ordonner de
suspendre momentanément la fabrication des objets de cuivre: tu pourras
ainsi reprendre le cours de tes travaux.»

Le lendemain, Avicenne fit remercier le roi: aucun bruit n'était parvenu
jusqu'à lui, et il avait, dans le calme et le silence, écrit un chapitre
presque entier de son grand ouvrage médical.

Cependant, au bout de quatre jours de repos forcé, les chaudronniers de
Kachan se plaignirent avec amertume du préjudice que leur occasionnait
la fantaisie ou la folie d'un homme logé à trois étapes de leur bazar.

[Illustration: MINARET PENCHÉ A KACHAN.]

«Le roi a promis une semaine de silence à son médecin, dit le
gouverneur: quatre jours se sont déjà écoulés; saisissez sans crainte
vos outils: ce n'est pas d'Ispahan que l'on peut entendre la chanson du
marteau. En tout cas je vais prévenir Sa Majesté: elle pourra ainsi se
convaincre de la mauvaise foi d'Avicenne.»

Les travaux furent donc repris, et de plus belle le cuivre résonna sur
l'enclume.

Le soir même, Avicenne se présentait au palais.

«Votre Majesté est mal obéie: dès ce matin les chaudronniers de Kachan
ont ouvert leur bazar.»

9 août.--Pour se rendre bien compte de la topographie du pays et du bon
entretien de la ville, il faut monter au sommet d'un superbe minaret
penché, bâti au treizième siècle. Cette élégante construction, édifiée
avec des briques de trois centimètres d'épaisseur, s'élève à
quarante-sept mètres au-dessus du sol de la rue. Un escalier tournant,
en parfait état de conservation, permet d'arriver jusqu'à la corniche,
démunie de parapet.

Vues du haut de la tour, les fortifications paraissent dessiner un
cercle parfait, au milieu duquel se pressent, dans un ensemble confus,
des arbres, des terrasses et des coupoles émaillées, pareilles à de
grosses turquoises. La cité est vivante sur toute son étendue; on
n'aperçoit pas, comme à Tauris ou à Koum, d'immenses quartiers
abandonnés.

J'ai beaucoup de peine à dominer le vertige dont je suis saisie quand
j'aperçois au-dessous de moi la ville sur laquelle le minaret semble
s'abattre: mes mains cherchent un appui et s'accrochent instinctivement
aux dernières marches de l'escalier. Je ne suis point d'ailleurs la
première personne qui ait éprouvé des sensations désagréables sur cette
plate-forme: c'est du haut de la tour penchée que l'on précipitait, il y
a encore peu d'années, les femmes convaincues d'adultère.

Le mari, aidé de ses parents et souvent de la famille même de la
coupable, obligeait sa chère moitié à gravir les marches de ce terrible
escalier, et il lui suffisait de la pousser quand elle avait atteint les
derniers degrés, pour la lancer dans l'éternité.

[Illustration: UNE RUE DE KACHAN.--MASDJED DJOUMA.]

La victime n'avait pas grand'chance d'effectuer sans dommage ce voyage
aérien. On raconte cependant que l'esclave d'un riche négociant, accusée
d'avoir empoisonné son maître, et condamnée à subir le sort réservé aux
adultères, tomba si heureusement sur le sol, qu'elle se releva
sur-le-champ en prenant Allah à témoin de son innocence. La foule,
émerveillée, crut à un miracle, arracha les voiles de cette femme, en
fit des reliques et la ramena en triomphe au palais du gouverneur. Par
respect pour la volonté divine, les habitants de Kachan ne se
contentèrent pas de la vénérer à l'égal d'une sainte, ils lui assurèrent
pendant toute sa vie une existence indépendante.

En rentrant au télégraphe, nous passons auprès de la masdjed djouma. Sur
la rue même s'élève un antique minaret, dont les parties inférieures
sont encore revêtues d'élégantes mosaïques de briques monochromes; je
demande à mon guide s'il nous est permis de visiter cet édifice, son
état de ruine me semblant autoriser cette infraction aux usages.

«Le clergé de Kachan et les habitants eux-mêmes sont très tolérants, me
répond-il: un chrétien n'a jamais été maltraité dans nos murs. Vous
feriez bien cependant de vous abstenir d'entrer dans les mosquées tant
que l'imam djouma ne vous en aura pas donné l'autorisation: cet
excellent homme vous accordera cette faveur sans aucune difficulté, et
vous serez ainsi à l'abri des insultes des fanatiques.»

Il serait imprudent de ne point tenir compte des sages conseils de notre
cicérone; l'ardeur du soleil nous engage d'ailleurs à rentrer au plus
vite.

10 août.--Le gouverneur, en réponse au message qui lui annonce notre
arrivée, vient d'envoyer, pendant notre absence, un superbe _pichkiach_
(cadeau), composé de quatre charges de pastèques, de melons, de pêches
et d'abricots, et de deux ravissants petits agneaux: l'un blanc avec les
pattes, le museau et les cornes noirs, l'autre immaculé comme la neige
de l'Ararat; en échange il nous fait demander de faire sa photographie
équestre. Cette manie, particulière à tous les grands personnages
persans, nous inquiète. Cependant comment refuser de satisfaire le
caprice de ces grands enfants qui nous accueillent avec tant de
courtoisie et peuvent nous faciliter l'entrée des monuments religieux et
des sanctuaires les plus vénérés? Le rendez-vous est fixé à deux heures
avant le coucher du soleil. Vers le soir j'aperçois le cortège qui
débouche sur la route, par la porte du bazar aux cuivres.

Le gouverneur, entouré de ses familiers, arrive à la station; auprès de
son beau cheval noir marchent à pied un mirza et des officiers
d'ordonnance précédés d'une nombreuse troupe de domestiques armés de
bâtons; enfin un écuyer porte respectueusement sur l'épaule la superbe
housse en mosaïque de drap que les grands dignitaires ont seuls le droit
de faire jeter sur leurs chevaux dès qu'ils mettent pied à terre.

Le hakem est âgé d'environ quarante ans. Sa large carrure, son teint
brun et ses traits vulgaires indiquent à première vue son origine. Il
est fils d'un savetier de Téhéran et doit son élévation à la protection
de sa sœur Anizeh Dooulet, la favorite de Nasr ed-din chah.

La grande fortune de cette femme est due à un singulier hasard.

Partant un jour pour la chasse, le roi rencontra au bazar une jeune
paysanne portant une cruche d'eau sur la tête. L'éclat des yeux et la
vivacité de la physionomie de cette enfant firent une si profonde
impression sur l'esprit de Nasr ed-din, qu'il ordonna de la conduire au
palais et ne tarda pas à contracter avec elle une union emphytéotique de
quatre-vingt-dix-neuf ans.

A ce propos il est intéressant de rappeler que les Chiites sont, comme
les Sunnites, autorisés à divorcer dans divers cas, réglés par une loi
fort accommodante, et qu'ils peuvent même s'unir en justes noces à
l'année, au mois ou même à l'heure.

Les femmes épousées dans les formes ordinaires ne doivent se donner un
nouveau maître que trois mois après la rupture de leur premier mariage,
tandis que les beautés faciles liées par une union temporaire ont le
droit de convoler tous les vingt-cinq jours. Il ne faudrait pas croire
que ces accouplements n'aient aucune sanction légale: les mollahs les
encouragent et leur donnent même, à raison de vingt-cinq à trente sous
pièce, une consécration pieuse. Le clergé persan n'est pas exigeant:
«Gagner peu, mais marier beaucoup», telle est sa devise. Tous les
enfants nés de ces unions sont légitimes et ont droit à l'héritage
paternel.

Les mariages à l'heure sont fréquents dans les villages. Les paysans, à
l'arrivée d'un grand personnage ou des princes, se prêtent sans aucun
scrupule à des combinaisons qui leur valent toujours un beau présent et
peuvent quelquefois, si leur fille ou leur sœur est intelligente et
adroite, les amener à de hautes situations. Tel est le cas du gouverneur
de Kachan.

[Illustration: LE GOUVERNEUR DE KACHAN ET SA SUITE.]

Sa sœur Anizeh Dooulet, douée d'une gaieté, d'un entrain
extraordinaires, d'un esprit brillant et caustique, quoique vulgaire,
prit bientôt le pas sur les femmes légitimes et ne tarda pas à occuper
la première situation de l'andéroun royal. Avec la facilité
d'assimilation que possèdent toutes les femmes, elle sut se plier aux
manières raffinées de la cour, tout en conservant les allures délibérées
d'une fille du peuple. Comprenant en même temps combien il déplairait au
roi de trouver auprès d'elle des parents grossiers et sans instruction,
elle les éloigna en leur faisant attribuer de si hautes et si lucratives
fonctions, que la plupart d'entre eux, notamment notre ami le hakem,
perdirent le souvenir de leur modeste origine.

Un cordonnier de Téhéran, passant un jour à Kachan, eut la pensée de
venir visiter son compère devenu gouverneur, et se présenta dans ce but
au palais.

La condition du bonhomme était humble et ses vêtements fort simples;
mais, au souvenir de l'amitié qui l'avait autrefois uni au beau-frère de
Nasr ed-din, il s'avança, la main tendue vers son ancien compagnon.

«Qui es-tu?» demanda, avec une arrogance très rare chez les plus hauts
personnages, le gouverneur de Kachan.

L'artisan, tout ému de cet accueil inattendu, hésite d'abord, puis,
reprenant son sang-froid:

«Je suis Ali Mohammed, votre ancien voisin du bazar aux chaussures. J'ai
entendu dire à Téhéran que, succombant sous le poids des labeurs
administratifs, vous étiez tombé malade; à cette fâcheuse nouvelle je
suis accouru pour vous consoler et vous aider à supporter vos
infirmités. Mais, hélas! vous êtes encore plus affaibli que je ne le
craignais. Vous avez déjà perdu la vue, mon pauvre camarade, puisque
vous ne reconnaissez pas vos plus vieux amis.»

Dès son arrivée, le beau-frère du roi se perche sur un fauteuil, et,
tout en prenant le thé, regarde avec un vif intérêt le petit orgue placé
dans un coin du salon.

«Je voudrais bien, dit-il, entendre jouer de cet instrument.»

Le directeur du télégraphe s'excuse en assurant qu'il connaît à peine
les notes; le gouverneur insiste; bref, à la prière de mon hôte je
m'assieds devant l'harmonium. Mes auditeurs sont peu faits pour
m'intimider, mais le choix du morceau me rend fort perplexe. Les hauts
faits de Cyrus, de Darius ou de Xerxès lui-même n'ont jamais, que je
sache, été mis en musique. Tranchons la difficulté et attaquons... _la
Fille de madame Angot_. Afin d'apprécier plus à l'aise les charmes de
l'opérette, le gouverneur se laisse glisser au bas de son fauteuil et
s'accroupit sur les talons. Tout à coup il m'interrompt:

«Cet air est charmant, dit-il, mais vous le jouez beaucoup trop vite,
c'est à en perdre la tête. _Frappez_ encore cette mélodie très lentement
et bien fort.»

Je recommence sur un rythme à porter en terre mademoiselle Angot
elle-même: alors l'enthousiasme éclate de tous côtés; le gouverneur
dodeline sa tête de droite à gauche comme les enfants musulmans auxquels
on enseigne le Koran; le mirza et les serviteurs, suivant l'exemple de
leur maître, font entendre des cris d'admiration: tous ces gens-là ont
l'air parfaitement idiots.

J'abandonne la place et j'invite le hakem à venir, à son tour, essayer
l'instrument.

«Je veux bien, dit-il, j'adore la musique; mais je m'aperçois que vous
agitez simultanément les pieds et les mains, et que tout votre corps est
en mouvement: cela doit être bien pénible: mes doigts ne suffiraient-ils
pas à _faire le bruit_?»

De mes explications sommaires l'Excellence conclut qu'un artiste de
mérite doit se borner à _taper_ sur le clavier, et que la mise en
mouvement des soufflets est un travail de vil manœuvre tout au plus
digne d'un Farangui. Rassuré par cette pensée, il s'assied devant
l'orgue, fait signe à deux ferachs de s'allonger à ses pieds et de lever
et baisser les pédales, tandis qu'il frappe sur les touches à tort et à
travers; la joie de mon élève est sans égale: il crie, rit aux éclats,
s'agite sur sa chaise et distribue, en témoignage de satisfaction, une
grêle de coups aux serviteurs étendus à terre, tout en se plaignant que
ces paresseux ne donnent pas assez de vent. Blessés de ces reproches
immérités, les domestiques redoublent d'ardeur; le petit orgue, plein
d'air, souffle poussivement et ne tarderait pas à se briser si le
directeur du télégraphe ne se rappelait à propos que le soleil baisse et
que l'heure est venue de faire la photographie du gouverneur.

Toute la troupe défile devant ma lentille. Le mirza et les officiers
d'ordonnance veulent être séparés des serviteurs subalternes, et l'un
d'eux a même fait apporter sa petite fille, une gamine de quatre à cinq
ans; elle est arrivée sur les bras d'un jeune nègre, qui, au moment où
je vais découvrir l'appareil, se précipite au milieu du groupe, dans
l'espoir d'avoir, lui aussi, sa noire frimousse dans le _nakhche_
(dessin).

En rémunération de mes peines et en souvenir des flots d'harmonie dont
nous nous sommes mutuellement régalés, je demande au gouverneur
l'autorisation de visiter les mosquées de Kachan. Il me promet de
transmettre ma requête le soir même à l'imam djouma; si cette faveur est
accordée, il m'en avisera sans délai.

[Illustration: MIRZA ET OFFICIERS.]

11 août.--Le hakem est homme de parole. Son nazer nous a apporté ce
matin la permission d'entrer dans la masdjed Meïdan. La construction de
cet édifice, situé au centre de la ville dans le quartier le plus
populeux du bazar, remonte au quatorzième siècle. L'orientation de
toutes les mosquées étant commandée par la position de la Kaaba, vers
laquelle le fidèle musulman doit toujours se tourner en faisant sa
prière, l'architecte a été obligé de disposer l'entrée principale en
biais sur l'axe de la rue. Afin de dissimuler ce défaut, il a ouvert,
dans une façade symétrique à celle de la masdjed Meïdan, l'entrée d'une
_médressè_ (école) et jeté sur l'angle que forment les deux murs une
trompe dont la tête se trouve parallèle à la façade des autres
bâtiments.

La mosquée est vaste, traitée dans un bon style, mais le principal
intérêt artistique de cet édifice réside dans son admirable mihrab,
revêtu de faïences à reflets métalliques; ces émaux égalent en beauté
ceux du célèbre imamzaddè Yaya de Véramine. Il n'est pas étonnant de
retrouver ici un aussi splendide monument: Kachan est en effet la patrie
originelle des faïences à reflets métalliques baptisées du nom de
_kachys_, en souvenir de la ville où elles ont été le mieux fabriquées.

Laissant Marcel admirer à son aise cette merveille céramique, je vais
établir mon appareil dans le bazar. Le va-et-vient est continuel: ce
sont des serviteurs se rendant aux approvisionnements, des marchands de
pêches ou de concombres offrant aux passants leur magnifique
marchandise, puis de longues files de mulets et de chameaux chargés de
ballots qu'ils transportent dans les caravansérails; la voie est déjà
trop étroite pour tout ce monde, et je ne pourrais jamais opérer si
quelques dilettanti ne se chargeaient bénévolement de contenir la foule,
dans l'espoir de figurer dans l'_ax_ (photographie) en récompense de
leur obligeance.

[Illustration: ENTRÉE DE LA MOSQUÉE MEÏDAN DE KACHAN.]

Il ne me reste plus qu'à découvrir la lentille, quand tout à coup mes
aides, qui avaient jusqu'ici imposé de leur propre autorité un arrêt à
la circulation, se replient vivement devant quelques domestiques
précédant une caravane de femmes montées à califourchon sur des ânes
couverts de housses brodées d'argent.

Les nouveaux venus se précipitent sur moi et m'ordonnent de m'écarter au
plus vite afin de laisser passer le cortège. L'injonction est faite sur
un ton si violent, j'ai placé l'appareil avec tant de peine, et si peu
d'instants me sont nécessaires pour terminer mon épreuve, que je refuse
obstinément de me retirer.

«Les khanoums peuvent s'aventurer devant l'objectif sans crainte d'être
dévorées», dis-je aux serviteurs.

[Illustration: MOSQUÉE MEÏDAN DE KACHAN.--MIHRAB A REFLETS MÉTALLIQUES.
(Voyez p. 204.)]

L'observation reste sans effet; mes agresseurs, pleins d'arrogance,
portent sur les châssis une main sacrilège et me refoulent, ainsi que
Marcel accouru au bruit de la dispute, dans une boutique du bazar.

En Perse même, où les mœurs sont beaucoup plus douces et plus paisibles
que dans la Turquie d'Asie, un Européen ne peut supporter une
humiliation sans perdre tous les privilèges dus à son origine. La foule
ne voit plus en lui qu'un chrétien, c'est-à-dire un paria auquel on peut
sans crainte faire subir de mauvais traitements. Il est nécessaire de
protester avec énergie contre la vexation dont nous venons d'être
l'objet, sous peine de supporter les conséquences de notre patience
pendant tout notre séjour à Kachan. Marcel, d'une voix impérieuse,
ordonne à nos serviteurs de se rendre immédiatement au palais et de
porter plainte au gouverneur; puis, avec l'air digne et fier des gens
certains de se faire rendre justice, nous sortons du bazar, suivis d'une
nuée de gamins. Ces mauvais drôles, interprètes fidèles des sentiments
de la population, font des cabrioles autour de nous, sans oublier de
nous traiter de «chiens», de «fils de chiens», de «fils de père qui
brûle aux enfers», dès qu'ils ont repris la position verticale et
l'usage de jambes habiles à les mettre à l'abri de justes représailles.

[Illustration: MARCHAND DE PÊCHES A KACHAN. (Voyez p. 205.)]

A peine sommes-nous de retour au télégraphe, que le principal mirza du
palais se présente tout effaré. Le hakem a appris avant l'arrivée de nos
serviteurs l'incident du bazar: la caravane cause première de toute
cette désagréable affaire escortait sa propre femme, qui rentrait à
Kachan après une absence de quelques jours; comme son escorte, elle
ignorait par conséquent l'arrivée de deux savants faranguis.

L'Excellence nous prie d'excuser la brutalité des ferachs; elle nous
informe en même temps que, désireux de réparer la juste humiliation
ressentie par des personnes de notre qualité, elle a donné l'ordre de
bâtonner les domestiques, et nous invite même à venir assister à
l'exécution, espérant en cela nous être agréable. On n'est vraiment pas
plus gentleman. Satisfaits de ces explications, nous déclarons
l'intervention du bâton superflue et faisons demander la grâce des
coupables.

L'aventure ne s'arrête pas là: à la tombée de la nuit, une servante
musulmane se présente et demande à me parler.

«En arrivant au palais, me dit-elle, ma maîtresse a demandé le nom des
deux Faranguis dont la présence avait arrêté un moment sa marche devant
la mosquée Meïdan. Apprenant que l'un de ces photographes était une
dame, elle a témoigné l'intention de faire faire son portrait. Le hakem
a refusé, sous de mauvais prétextes, de se plier à ce caprice: alors ma
maîtresse s'est décidée à avoir recours en cachette à vos talents: elle
se rendra demain, sans suite et sous les voiles fanés d'une servante,
chez la femme de l'imam djouma, après lui avoir envoyé à l'avance le
costume dont elle veut se parer dans cette grande circonstance.»

Rendez-vous est donc pris pour demain trois heures après le lever du
soleil. Marcel doit aller remercier le chef officiel de la religion; je
l'accompagnerai et, dans un passage obscur placé à l'entrée de la
maison, je trouverai mon interlocutrice, chargée de m'introduire dans
l'andéroun tandis que mon mari se dirigera vers le talar.

12 août.--Le programme arrêté a été scrupuleusement exécuté. Au moment
où je franchis le seuil de la maison de l'imam djouma, deux femmes me
prennent les mains et me conduisent, à travers un dédale de corridors
sombres, dans l'andéroun de ce haut dignitaire.

Je traverse une cour semblable à celle que j'ai déjà vue à Avah et
j'entre dans un jardin, où les deux khanoums m'attendent avec anxiété.

La femme du hakem s'excuse d'abord de la brutalité de ses gens et me
remercie de ne lui avoir pas gardé rancune. Elle est très jolie... pour
une Persane. Les poètes admirateurs des belles à figure de lune
chanteraient sa face ronde et plate, et n'oublieraient pas de louer son
teint blanc et rose, les taches sombres de ses grands yeux brillants,
les lèvres carminées de sa bouche un peu épaisse. En ce moment la
physionomie de cette femme, animée par la joie qu'elle éprouve à
désobéir à son mari, est tout à fait charmante.

En revanche, l'épouse de l'imam djouma est consciencieusement laide et
paraît avoir renoncé à toute prétention.

«Vous savez faire l'_ax_? m'a dit à mon arrivée la femme du gouverneur
(_ax_ est le nom persan donné à la photographie, il signifie «opposé, à
l'envers»). Vous êtes _ackaz bachy dooulet farança_ (littéralement:
«retourneur en chef du gouvernement français»)?

--Certainement, ai-je répondu sans hésitation, car il ne s'agit pas ici
d'avoir l'air d'un photographe sans clientèle.

--Dans cette haute position, combien faites-vous de _madakhel_ annuels?»
(_Madakhel_ est la désignation euphémique et aimable que donnent les
Persans aux malversations, virements et vols de toute sorte commis
régulièrement par les fonctionnaires au préjudice de la caisse du chah.)

A cette question ma bonne foi reprend mal à propos le dessus.

«Aucun, dis-je avec embarras.

--Mais alors votre mari s'enrichit pour deux.»

Franchise aimable d'un esprit sans préjugés!

L'attrait de l'étude, l'honneur scientifique, le désintéressement sont
inconnus ici; le Persan aime l'argent et mesure le mérite de chaque
fonctionnaire à son indélicatesse. La femme du gouverneur se fera une
idée du degré d'estime qu'elle doit m'accorder quand elle connaîtra la
somme que je suis susceptible de dérober.

Désirant faire cesser ce gênant interrogatoire sans achever de me
déconsidérer en avouant que Marcel et moi ne sommes pas venus en Perse
dans l'espoir de nous enrichir, je me dispose à monter mes appareils.
Pendant ces préparatifs, les deux amies causent à voix basse, et moi, la
tête cachée sous les voiles noirs, je ne perds pas un mot de leur
entretien.

«Dans le Faranguistan, dit la femme du gouverneur à l'épouse de l'imam
djouma, qu'elle paraît traiter en naïve provinciale, les femmes sont
bien moins heureuses qu'en Perse: les hommes les obligent à travailler.
Celle-ci est _ackaz bachy_ (photographe en chef), d'autres sont _mirzas_
(écrivains) ou _moallem_ (savants); quelques-unes même, comme la fille
du _chah des Orous_ (le roi des Russes), ont obtenu le grade de général
et font manœuvrer des armées.

--Tu te ris de mon ignorance? répond l'autre avec un air de doute.

--_Allamdoullah!_ (grâces soient rendues à Dieu) je t'ai dit la vérité,
amie chérie. Non seulement dans le Faranguistan il y a des femmes qui
commandent des régiments, mais il y en a une qui est chah. Interroge
_khanoum ackaz bachy_: elle te dira que cette princesse a un ambassadeur
à Téhéran. Enfin, ajoute-t-elle comme information supplémentaire, si la
fille du roi des Orous porte un casque et des épaulettes, la khanoum
chah possède en outre de longues moustaches.»

Dans la pensée des Persanes, la supériorité de l'homme sur la femme est
attestée par la barbe et par la forme des vêtements. Cette idée
expliquerait pourquoi des princesses indiennes investies de la puissance
souveraine ont fièrement rejeté le voile pour revêtir le costume des
rajahs, et dans quel but la grande reine Hatasou portait en campagne les
attributs des rois de la haute et de la basse Égypte et suspendait à son
menton la barbe osiriaque.

La femme de l'imam djouma est tenace et désire s'instruire.

«La khanoum chah a-t-elle plusieurs maris dans son andéroun?»
demande-t-elle après quelques minutes de profonde réflexion.

Ici je juge opportun de dégager ma tête des voiles sous lesquels
j'étouffe. Il est temps d'intervenir et d'assurer que la reine
d'Angleterre est imberbe d'abord, n'a eu qu'un seul époux, et que dans
sa vie privée elle a toujours donné l'exemple de toutes les vertus
domestiques.

La photographie est terminée et j'en suis bien aise, car le latin
paraîtrait chaste à côté du persan de mes aimables modèles. Au moment où
je couvre mes clichés d'un linge noir, une vieille postée en grand'garde
dans le corridor accourt annoncer le départ de Marcel; il est temps
d'aller le rejoindre dans le passage où nous nous sommes séparés. Les
khanoums m'adressent à la hâte les protestations d'usage, et je prends
la fuite.

13 août.--Pendant l'été les habitants de Kachan vont s'installer ou du
moins faire de fréquentes stations au village de Fin, situé à un farsakh
à peine de la ville. Le site est enchanteur; une source abondante
alimente de ses eaux une quarantaine de moulins et entretient une belle
verdure autour d'un palais construit sous les successeurs d'Abbas le
Grand. C'est dans cette paisible retraite que le chah a fait exécuter
son beau-frère, l'émir nizam Mirza Taghuy khan.

Dans son enfance, Nasr ed-din avait pris en grande amitié un de ses
compagnons de jeu, fils d'un serviteur du palais. Devenu roi, il combla
de titres et d'honneurs son favori, l'éleva à la dignité de premier
ministre et mit le comble à ses bontés en le mariant à sa propre sœur.

Ces faveurs étaient justifiées: l'émir nizam était un grand esprit
politique et possédait une vertu bien rare en Orient: la probité.

Il s'efforça d'imposer le respect de l'autorité royale à de nombreux
feudataires à peu près indépendants, diminua la prépondérance du clergé
dans les affaires juridiques et essaya de réprimer les abus
administratifs.

Ces tentatives de réforme lui valurent la haine des grands et des
prêtres; mais il aurait cependant surmonté tous les obstacles, s'il
n'avait commis l'imprudence d'adresser à sa belle-mère de sévères
remontrances sur les débordements de sa conduite privée. A partir de ce
moment sa mort fut résolue, et l'on ne chercha plus qu'à le perdre dans
l'esprit du roi. Instruit des complots tramés contre lui, et comprenant
à la froideur toujours croissante de son souverain que sa vie était en
péril, le premier ministre commit une faute impardonnable en demandant à
l'ambassadeur de Russie, auquel il avait rendu de grands services, des
gardes pour le protéger.

C'était méconnaître les droits de la royauté et essayer même de les
violer.

A cette nouvelle, Nasr ed-din crut que son beau-frère poussait
l'ambition jusqu'à vouloir le détrôner; il fut saisi d'un accès de
fureur sauvage, fit prévenir l'ambassadeur de Russie que, si ses gardes
ne quittaient pas sur-le-champ le palais du premier ministre, il irait
lui-même les en chasser, et ordonna au soi-disant rebelle de se rendre
en exil à Kachan.

L'émir nizam ne se fit aucune illusion sur le sort qui l'attendait. «Je
suis le serviteur de Nasr ed-din chah et je pars à l'instant même,
dit-il: ma perte est certaine, mais je mourrai avec la consolante pensée
que je serai regretté.» Ses pressentiments ne le trompaient pas:
profitant d'un instant de faiblesse du roi, les ennemis de l'émir nizam
obtinrent la permission de le tuer. Le messager envoyé à Kachan était
parti depuis deux heures quand Nasr ed-din, revenu à lui, fut saisi de
terribles remords et expédia en toute hâte un second courrier, chargé de
contremander les premiers ordres.

Quelle fut la personne assez influente et assez audacieuse pour retarder
le départ de cet émissaire de miséricorde? C'est un point qui n'a jamais
été éclairci. Quoi qu'il en soit, quand la grâce du premier ministre
arriva à Bag-i-Fin, l'émir nizam nageait dans son sang; on lui avait
ouvert les quatre veines, et depuis quelques minutes il avait rendu le
dernier soupir.

Le repentir et la douleur de Nasr ed-din apprirent aux ennemis du
premier ministre combien était redoutable l'adversaire dont ils
s'étaient si cruellement défaits. Pendant longtemps le chah ne put se
consoler de la mort de son ancien favori, et depuis cet événement sa
physionomie prit le caractère morose qu'elle a toujours conservé.

14 août.--Il faut tout quitter quand on voyage, même les villes bien
balayées.

Deux voies de caravane mettent en communication Kachan et la capitale de
l'Irak. La route d'hiver longe le désert et passe à Nateins, où
s'élèvent les ruines d'une mosquée revêtue autrefois d'admirables
faïences à reflets métalliques; la route d'été, impraticable pendant la
mauvaise saison, serpente sur les flancs de hautes montagnes; c'est
celle que nous avons suivie.

Les sauvages beautés du paysage font oublier les difficultés du chemin.
Sous les rayons d'une lune étincelante, l'un des flancs de la montagne
semble éclairé par la lumière électrique, tandis que la gorge, plongée
dans une obscurité complète, est couronnée de clartés brillantes,
accrochées sur les crêtes les plus hautes. La violente opposition de
l'ombre et de la lumière accentue les lignes grandioses de ces rochers
escarpés.

A mi-chemin du col, la caravane passe devant un grand caravansérail.
«C'est un repaire de bandits», assurent les tcharvadars. Je suis en
Perse depuis quatre mois et n'ai pas voyagé une seule nuit sans entendre
parler de brigands et de voleurs: cependant en fait de fripons je n'ai
jamais vu que des domestiques ou des administrateurs. En considération
de la frayeur des femmes, je passe devant les portes du caravansérail,
sans défier, à l'exemple de don Quichotte mon patron, les habitants de
cette paisible auberge, et j'arrive bientôt sur les bords d'un grand lac
artificiel formé par un barrage placé entre deux montagnes. Cette digue,
construite sous chah Abbas, probablement à la même époque que celle de
Saveh, retient toutes les eaux hivernales qui arrosent et fertilisent
pendant l'été la plaine de Kachan.

A partir du lac, le sentier devient à peu près impraticable, l'air
fraîchit et nous apercevons bientôt le pic le plus élevé de cette partie
de la chaîne; il atteint, si je m'en rapporte aux levés des employés
de la ligne télégraphique anglaise, trois mille cinq cent
quatre-vingt-quinze mètres.

Après huit heures d'ascension, la caravane franchit un premier col. Des
troupeaux de moutons placés sous la garde de molosses farouches sont
parqués dans un repli de ce passage: les bergers nous offrent du fromage
et du lait aigre, les chevaux soufflent un moment, puis nous nous
remettons en route. Une heure plus tard apparaît Korout.

Le bourg, perdu au milieu des rochers et de la verdure, se présente à
mes yeux surpris comme une évocation d'un site des Alpes ou des
Pyrénées; n'étaient les minarets et les terrasses, je me croirais
volontiers dans les environs d'Interlaken ou de Luchon.

Les paysans de Korout, préservés du contact des hordes arabes et mogoles
par la hauteur de leurs montagnes, ensevelis tout l'hiver sous la neige
et privés pendant la moitié de l'année de communications avec les gens
de la plaine, ont conservé pures de tout mélange leur race et leur
langue. Aussi le dialecte iranien parlé sur ces hauteurs contient-il peu
de racines étrangères et paraît-il avoir les plus grandes analogies avec
le pehlvi.

Comme dans tous les pays de montagnes, les troupeaux constituent la
richesse des villageois: les moutons ne sont pas seulement remarquables
par leur taille élevée, la saveur de leur chair et la finesse de leur
laine utilisée dans la fabrication des tapis, mais encore par la queue
volumineuse qui couvre entièrement le train postérieur et retombe sur
les cuisses; cet énorme appendice graisseux est quelquefois si développé
après l'engraissement, que les bergers sont obligés de le faire reposer
sur de petites charrettes. Les Persans ne mangent pas d'ailleurs la
queue de mouton; ils la jettent dans des marmites, en extraient une
graisse très fine, la mêlent au beurre, et fabriquent ainsi le
_roougan_, avec lequel on prépare tous les aliments.

15 août.--Le thermomètre centigrade marque six degrés et demi quand nous
sortons de Korout vers onze heures du soir. Hier, à Kachan, il indiquait
quarante-six degrés à l'ombre; cette différence de température provient
du rayonnement nocturne et de la différence d'altitude des deux
stations. Pendant la durée de la dernière étape nous nous sommes en
effet élevés de près de dix-sept cents mètres. Nos domestiques, vêtus de
légères robes de coton, claquent des dents et feraient des emprunts à
notre garde-robe si, en bons musulmans, ils ne craignaient de
s'impurifier en touchant à des vêtements de chrétiens.

Tout notre monde met pied à terre, et la caravane atteint vivement la
ligne de faîte. Au delà du col (deux mille neuf cents mètres au-dessus
du niveau de la mer), le sentier s'élargit, descend dans des
vallonnements dénués de culture, traverse des plateaux hérissés de
rochers et conduit enfin au village de Saux, bâti à l'entrée de la
plaine qui s'étend au sud jusqu'à Ispahan.

Une petite coupole de maçonnerie construite au pied d'une roche escarpée
attire tout d'abord mon regard. Ici repose Hadji Yaya, général persan,
traîtreusement assassiné par un de ses soldats, qui fut pelé vivant en
punition de son crime.

L'édifice, inachevé, est fort simple, et je me repentirais d'avoir perdu
mon temps à venir le visiter, si une fondation pieuse du caractère le
plus singulier n'était attribuée à ce tombeau.

[Illustration: MONTAGNARDS DE KOROUT ET MOUTONS A GROSSE QUEUE.]

Au milieu de la cour s'étend un vaste bassin rempli d'eau courante. En
m'approchant, j'aperçois sur le sol maçonné une tache noire à peu près
immobile. Je jette un morceau de pain à la surface de l'eau;
immédiatement la tache se divise en une infinité de parties, et des
poissons au dos noir et au ventre argenté se précipitent en foule sur
l'appât offert à leur voracité: il ne faut pas assister à leurs combats
homériques et à leurs manœuvres gloutonnes, quand le morceau de pain est
trop dur ou trop volumineux pour être avalé avant d'avoir été détrempé,
si l'on veut conserver quelque estime pour la gent aquatique. «Personne
n'est autorisé à manger ces animaux: ils sont sacrés, et ceux qui ont
osé les tuer sont morts sur-le-champ en punition de leur sacrilège»,
assure d'un ton doctoral une vieille sorcière chargée de surveiller
cette sainte école de pisciculture.

Le but de cette fondation m'échappe et je cherche en vain le lien
mystérieux qui peut unir des carpes à la peau tannée d'un vieux général
persan.

Seul le prince Zellè sultan, en véritable sceptique, s'est hasardé à
faire frire les poissons sacrés; par privilège spécial il a échappé à la
mort, mais le sort de l'un de ses serviteurs coupable d'avoir goûté, lui
aussi, aux débris de ce régal, a été moins heureux. Ce pauvre garçon fut
trouvé mort, la tête trouée d'une balle, une heure après son repas.
Désarmés en face du chahzaddè, les mollahs avaient fait assassiner son
domestique, car les musulmans fanatiques n'hésitent jamais à commettre
un crime quand il s'agit de réveiller la foi endormie des fidèles. «Les
poissons se sont vengés eux-mêmes», répéta-t-on dans le pays. (Autant
valait dire qu'un de ces animaux avait maintenu le fusil avec ses
nageoires et avait tiré le coup.) Quoi qu'il en soit, nul ne trouva
surnaturelle cette histoire à dormir debout, et l'affaire n'eut pas de
suite.

Nous quittons Saux et ses estimables poissons à la nuit tombante. La
plaine succède brusquement aux montagnes, et le convoi s'avance à
travers les sables arides, si j'en puis juger par la pâle clarté de la
lune. Nuit monotone s'il en fut jamais. Je m'endors, je me réveille, ma
tête chute à droite, tombe à gauche; au demeurant, j'arrive, rendue de
fatigue, au tchaparkhanè de Guez, au moment où l'aube matinale éteint la
lueur des étoiles voisines de l'horizon. Avant de se jeter sur le sol,
Marcel a commandé des chevaux de poste au tchaparchy bachy. Sept
farsakhs nous séparent d'Ispahan: nous pouvons nous permettre
d'abandonner nos bagages et de parcourir en grands seigneurs cette
dernière étape.

[Illustration: DAME PERSANE. (Voyez p. 210.)]



[Illustration: SŒURS DE SAINTE-CATHERINE A DJOULFA. (Voyez p. 226.)]



CHAPITRE XII

Arrivée à Ispahan.--Tchaar-Bag.--Djoulfa.--Le couvent des
Mékitaristes.--Le P. Pascal Arakélian.--Origine de la colonie
arménienne.--Destruction de Djoulfa sur l'Araxe.--Établissement des
Arméniens dans l'Irak.--Un dimanche à Djoulfa.--L'évêque schismatique et
son clergé.--Les Sœurs de Sainte-Catherine.--La préparation de
l'opium.--Une noce arménienne.


16 août.--Au delà de Guez, huit ou dix sentiers, coupés en tous sens par
une multitude de kanots et de ruisseaux, se dirigent vers Ispahan. La
vallée, que nous parcourons au galop précipité de nos montures, est
comprise entre deux collines et barrée à son extrémité par de belles
montagnes, dont les lignes majestueuses et la chaude coloration semblent
empruntées aux chaînes du Pentélique ou de l'Hymette.

La capitale de l'Irak, noyée dans une vapeur azurée, s'étend au pied de
ces rochers abrupts, créés sans doute pour faire ressortir l'admirable
végétation jetée comme un manteau de verdure autour d'Ispahan. Aux
rayons du soleil couchant scintillent les émaux bleu turquoise de la
masdjed Chah, tandis que sur le fond du ciel se découpent les fines
silhouettes de minarets élancés, semblables aux flèches les plus aiguës
de nos cathédrales gothiques. De tous côtés sont dispersées des tours
massives décorées de mosaïques de briques, vers lesquelles se dirigent à
tire-d'aile des pigeons si nombreux, qu'en passant bruyamment au-dessus
de nos têtes ils obscurcissent, nuage vivant, la lumière du jour.

La voilà donc «cette moitié du monde, cette belle Ispahan, cette
merveille des merveilles, cette rose fleurie du paradis, l'idole des
poètes persans. Ses routes et ses sentiers sont verdoyants; un printemps
éternel revêt la vallée d'une parure qui rend la terre jalouse; les
fleurs parfument l'air comme le musc; les ruisseaux répandent une eau
limpide comme la fontaine de vie. Le vent, en soufflant au milieu des
riants bosquets et des arbres aux épais feuillages, imite la voix
plaintive de la colombe ou les gémissements du rossignol. Que la pluie
t'arrose, ô Ispahan, entre toutes les villes, que la rosée du ciel te
rafraîchisse parmi toutes les cités, lorsque le tonnerre mugit au loin
et que l'éclair, semblable à l'œil des vipères, traverse les nuées.
Hamadan est un lieu de délices que chacun désire habiter, mais Ispahan
est l'image du paradis.»

Nous laissons en arrière quelques petits villages ruinés et nous nous
jetons à travers des vergers couverts de pastèques et de melons déjà
mûrs. La terre, noire et humide, est encore imprégnée des eaux
d'irrigation; les ruisseaux qui bruissent au milieu des plantations de
maïs et de sorgho rappellent à mon souvenir les rives du Nil au
lendemain de l'inondation et les merveilleux jardins de Syout, la reine
de la haute Égypte.

Je me rapproche des murailles, je franchis les fortifications, mes yeux
se portent autour de moi, et subitement je m'arrête. Quelle amère
déception est la mienne! Suis-je dans une ville saccagée prise d'assaut?
En arrière de l'enceinte se présentent des ruelles couvertes d'un épais
matelas d'immondices; à droite et à gauche s'ouvrent des bazars
abandonnés, des rues désertes que jalonnent des pans de murs prêts à
s'écrouler sur les passants. On n'aperçoit âme qui vive dans ces
faubourgs devenus l'asile des scorpions et des serpents; la dévastation
est complète et semble avoir été systématiquement opérée: les baies sont
dépourvues de boiseries; on a renversé les terrasses pour arracher les
poutres qui les soutenaient; les revêtements de faïence ont été
brutalement brisés ou volés; les murs de terre, lavés par les pluies,
restent seuls debout.

En passant dans un autre quartier, encore plus ruiné s'il est possible
que les précédents, j'aperçois de bons paysans chargeant les débris des
maisons dans des couffes de paille suspendues aux flancs de petits ânes.
Ces briques de terre crue, imbibées de salpêtre, sont appréciées à
l'égal des meilleurs amendements.

La «moitié du monde», la «rose fleurie du paradis», la cité royale sert
aujourd'hui à faire pousser des pastèques et de savoureux concombres.

Je continue ma route en philosophant sur les étranges destinées des
villes et des empires, et j'arrive enfin à l'entrée du Tchaar-Bag
(Quatre-Jardins). Cette magnifique promenade, plantée sous chah Abbas,
est ainsi nommée parce qu'elle fut créée sur l'emplacement de quatre
biens vakfs, appartenant à une mosquée et pour la location desquels le
roi s'engagea, en bonne et due forme, à payer éternellement un fermage
annuel. Elle est formée de cinq larges allées ombragées par des platanes
près de trois fois centenaires. Les siècles n'ont pas été cléments à ces
vieillards: un grand nombre d'arbres sont morts et ont laissé en
périssant d'attristantes trouées dans cette superbe plantation.

Le Tchaar-Bag s'étend sur une longueur de plus de trois kilomètres.
L'avenue centrale, réservée aux piétons, est pavée et encadre un canal
destiné à amener les eaux dans une série de bassins de formes et de
grandeurs différentes; les contre-allées servent aux cavaliers. A droite
et à gauche je laisse les ruines d'une dizaine de palais où vivaient
autrefois les plus puissants personnages de la cour, j'admire au passage
la façade extérieure de la médressè de la Mère du roi, et j'atteins le
célèbre pont dû à la munificence d'Allah Verdi khan, l'ami et le
généralissime d'Abbas le Grand. L'ouvrage, jeté sur le Zendèroud, repose
ses deux cent quatre-vingt-quinze mètres de longueur sur trente-quatre
piles également espacées. La chaussée centrale, large et bien
entretenue, est destinée aux caravanes; de chaque côté de la voie
s'élèvent, en guise de parapet, de hautes galeries couvertes, réservées
aux piétons. Les arches et les tympans sont construits en briques
cuites; seuls les soubassements des piles sont en pierre.

Après avoir traversé la rivière, je descends une rampe assez douce et je
m'arrête un instant sur les bords du Zendèroud, ce cours d'eau généreux
qui sacrifie son titre de fleuve à la richesse de l'Irak, et, loin de
chercher une vaine illustration en allant se jeter dans la mer, donne
toutes ses eaux pour arroser les plaines qu'il traverse.

[Illustration: LE TCHAAR-BAG.]

La route tourne à droite et pénètre bientôt dans Djoulfa, où sont réunis
tous les chrétiens, une ancienne loi encore en vigueur leur défendant
d'habiter Ispahan.

Je suis frappée tout d'abord du contraste que présentent la ville
musulmane et la cité chrétienne. On retrouve bien à Djoulfa des maisons
en terre cachées derrière des murailles grises; mais l'ordre et la
propreté règnent dans les rues, divisées en deux parties par un canal
coulant sous de beaux arbres. Ces ombrages garantissent les promeneurs
et les passants des rayons ardents du soleil et abritent également les
boutiques des marchands de fruits et les étaux des bouchers. Les rues ne
sont guère animées; quelques notes gaies tranchent pourtant sur le fond
sombre de la verdure. Ce sont des enfants arméniens coiffés de calottes
de laine vermillon qui reviennent de l'école et nous saluent gentiment
au passage d'un _bonjour, mossioû_, ou d'un _good morning_, des femmes
voilées de blanc qui circulent à pas comptés le long des murailles.

Chaque quartier est séparé de ses voisins par des portes massives
fermées dès la tombée de la nuit; tout auprès de l'une d'elles, une
ruelle détournée conduit au monastère des Mékitaristes, où depuis
vingt-deux ans vit en véritable anachorète le R. P. Pascal Arakélian,
l'unique pasteur du petit troupeau d'Arméniens unis de Djoulfa. Tous les
Européens de passage à Ispahan sont désireux de se mettre sous la
protection de cet homme respectable et, certains d'être bien accueillis,
viennent demander l'hospitalité au couvent.

Nous sommes attendus; au premier coup de marteau la porte s'ouvre toute
grande, sous l'effort d'un gamin qui sert de portier, d'écuyer, de valet
de chambre et de sacristain au bon Père. Celui-ci accourt au-devant de
nous, embrasse Marcel comme au vieux temps du christianisme, et nous
conduit, après avoir traversé un cloître pavé de dalles tombales, dans
une vaste pièce où deux appartements parisiens danseraient tout à
l'aise.

«N'attendez pas, nous dit le Père d'une voix profonde comme un bourdon
de cathédrale, que les moines dont j'étais le supérieur viennent vous
souhaiter la bienvenue et vous présenter leurs respects: quelques années
de séjour dans ce pays, l'ennui, le découragement peut-être m'ont enlevé
tous mes frères, couchés aujourd'hui sous les dalles du cloître. Quant à
moi, j'ai résisté jusqu'ici aux influences pernicieuses du climat, grâce
à mon origine orientale et à mon vigoureux tempérament. Je suis décidé à
rester à Djoulfa jusqu'à ce que Dieu m'appelle à lui, mais, en attendant
cette fatale échéance, je remercie le Seigneur de vous avoir envoyés à
Ispahan: vous ne sauriez comprendre le plaisir que vous me faites en
venant changer le cours de mes tristes pensées. Soyez donc les
bienvenus: le couvent tout entier vous appartient, et son supérieur sera
toujours heureux d'être à votre disposition, de vous accompagner quand
cela vous sera agréable, ou de vous procurer tous les renseignements qui
pourront vous être nécessaires. Votre chambre est très fraîche le jour,
et vous y serez bien, je l'espère; mais la nuit elle manquerait d'air:
aussi ai-je fait préparer à votre intention la partie haute du clocher,
où j'ai l'habitude de dormir tout l'été.»

La nuit étant venue, le Père nous invite à nous mettre à table devant un
dîner des plus appétissants; puis, en attendant que notre caravane soit
arrivée, il nous conduit dans le jardin, planté de peupliers et de
vignes, au milieu desquels une gazelle fort sauvage bondit en causant
mille dégâts.

«Quelle est l'origine de cette colonie arménienne perdue au cœur d'un
pays musulman, et à quelle époque remonte sa fondation? ai-je demandé au
Père.

--Les Arméniens, dans des temps très reculés, se fixèrent au pied du
mont Ararat. D'après d'anciennes traditions, leur nom serait dérivé de
celui d'Aram, qui fonda en 1800 avant Jésus-Christ le royaume d'Arménie.

«Au quatrième siècle de notre ère, mes compatriotes embrassèrent la
religion chrétienne. A dater de leur conversion s'ouvrit pour eux une
ère de prospérité et de progrès intellectuel; des auteurs célèbres
traduisirent des ouvrages hébreux, syriaques et chaldéens, mirent même
en hexamètres les œuvres d'Homère, et portèrent notre littérature à son
apogée vers l'époque du concile de Chalcédoine, après la scission
religieuse qui divisa les Arméniens et les Grecs. Les recueils
liturgiques remontant à cette date contiennent des prières sublimes
écrites dans la vieille langue, qui diffère sensiblement de l'arménien
moderne, abâtardi et mélangé de mots étrangers.

[Illustration: RUE DE DJOULFA.]

«Le royaume d'Arménie fut puissant jusqu'au règne de Livon VI; ce
prince, chassé par l'invasion de hordes barbares, laissa son pays aux
mains des envahisseurs et alla mourir à Paris en 1393.

«Le caractère des Arméniens était doux et pacifique, leurs mœurs
patriarcales; privés de leurs biens fonciers à la suite de la conquête,
ils durent chercher dans la banque et le commerce des moyens d'existence
et firent dans tout l'Orient une concurrence redoutable aux Israélites.

«Quand chah Abbas se décida, en 1585, à transporter la capitale de
Kazbin à Ispahan, il ne se préoccupa pas seulement d'embellir sa
nouvelle résidence, il voulut encore la rendre riche et industrielle.
Dans ce but, le roi sofi accorda de nombreux privilèges aux Arméniens
qui voulurent s'y établir, leur promit le libre exercice de leur culte
et mit des capitaux à leur disposition; mais, voyant les chrétiens
rester sourds à son appel, il ordonna à toute la population de la ville
de Djoulfa, bâtie sur la frontière actuelle de la Russie et de la Perse,
de se transporter sans délai à Ispahan. Cet exode forcé n'étant pas du
goût des Arméniens, ils tentèrent de faire la sourde oreille; mais mal
leur en prit.

«Pour les obliger à quitter leur patrie, le roi fit dessécher toutes les
fontaines, combler les kanots, couper les ponts et réduisit la ville à
la famine. Les Djoulfaiens, contraints d'abandonner un pays devenu
stérile, emmenèrent familles et troupeaux et se dirigèrent vers Ispahan.
Un grand nombre d'entre eux moururent en chemin, les autres se fixèrent
dans les villages où ils purent se réfugier; cent soixante mille
arrivèrent cependant dans la capitale de l'Irak. Fidèle à sa promesse,
chah Abbas leur concéda des terrains sur la rive droite du Zendèroud,
les autorisa à donner à la nouvelle patrie le nom de leur cité détruite,
fit élever des églises consacrées au culte chrétien, construisit des
ponts afin de permettre aux Arméniens de venir en tout temps dans les
bazars et les caravansérails de la ville musulmane, et favorisa avec
tant d'intelligence les intérêts de la nouvelle colonie, qu'elle ne
tarda pas à accaparer le commerce de la Perse tout entière, et sut
attirer dans ses riches comptoirs les marchandises de la Chine et des
Indes.

«La prospérité de Djoulfa n'eut pas une durée plus longue que la vie de
son fondateur. Avares et cupides, les successeurs de chah Abbas se
laissèrent tenter par les richesses des Arméniens; ils ne comprirent
point qu'en s'emparant des capitaux de la colonie ils détruisaient toute
sa puissance commerciale et tuaient la poule aux œufs d'or.

«D'énormes impôts furent d'abord exigés des Djoulfaiens; plus tard, chah
Soliman et chah Houssein eurent recours aux plus détestables exactions
et aux supplices pour les dépouiller, et traitèrent avec une cruauté
sauvage les chrétiens de toute secte. L'évêque protesta contre cet
intolérable abus de pouvoir; sur l'ordre du roi il fut saisi, bâtonné
jusqu'au sang et jeté encore vivant dans une cuve d'eau bouillante.
Plusieurs négociants demandèrent à leur tour l'autorisation de venir
présenter leurs doléances au souverain et n'eurent pas un sort plus
heureux que le prélat: sept d'entre eux furent saisis dès leur entrée
dans le palais et attachés au sommet de bûchers préparés à leur
intention.

«Enfin, sous le règne de Nadir chah, la colonie, déjà ruinée, perdit ses
dernières espérances. Pendant une année entière le roi la condamna à
payer un tribut journalier de trente mille francs, et, quand elle se
trouva dans l'impossibilité absolue de réunir cette somme, il fit
exécuter vingt des principaux habitants. Le lendemain de ce jour
néfaste, les chrétiens reçurent l'ordre de fermer leurs églises et
d'embrasser la religion musulmane.

«En proie à une invincible terreur, les gens aisés s'expatrièrent en
masse, tandis que les pauvres, attachés par la misère aux rives du
Zendèroud, furent obligés de se soumettre aux vexations exercées chaque
jour contre eux.

«Une loi, par exemple, interdit aux Arméniens d'entrer à Ispahan à
cheval; ils devaient marcher à pied, traînant leur monture par la bride;
les jours de pluie, leur présence dans les quartiers commerçants n'était
pas même tolérée, car l'eau tombée de leurs vêtements pouvait souiller
les robes des pieux musulmans. Le droit de représailles leur fut enlevé,
et, il y a trente ans, les chrétiens n'osaient pas franchir seuls la
distance de six kilomètres qui sépare Djoulfa d'Ispahan, les _loutis_
(pillards) placés à l'entrée des ponts les dépouillant et les tuant sans
merci.

«Aujourd'hui, grâce à l'esprit libéral de notre gouverneur, le prince
Zellè sultan, toutes ces mesures vexatoires sont suspendues, les
Arméniens ont été autorisés à ouvrir les églises et à reprendre
publiquement l'exercice de leur culte; néanmoins les chrétiens, à peine
au nombre de trois mille dans cette ville autrefois si populeuse,
tiennent à longue distance leurs anciens oppresseurs, pour lesquels ils
ont conservé une profonde aversion. Les hommes parlent seuls le persan,
les femmes se font un point d'honneur d'ignorer la langue iranienne, et
il n'en est peut-être pas dix dans toute la ville qui aient traversé les
ponts et parcouru Ispahan, où on ne les laisserait d'ailleurs pénétrer
que voilées et revêtues du costume musulman.

«La colonie, restée très pauvre après tant d'épreuves, aurait
complètement disparu si depuis deux siècles les chefs de famille
n'avaient pris l'habitude d'aller chercher fortune aux Indes. Chacun
d'eux quitte à regret cette terre de l'Irak où le souvenir de l'antique
prospérité de sa nation lui fait oublier sa misère actuelle, emporte les
ressources financières dont tous les siens peuvent disposer et fait
parvenir à Djoulfa les premiers bénéfices qu'il a pu réaliser. Si Plutus
lui sourit, il appelle sa femme et ses enfants: plusieurs puissantes
maisons arméniennes de Bénarès et de Bombay n'ont pas d'autre origine;
quand la fortune montre mauvais visage à l'émigrant, il travaille avec
opiniâtreté jusqu'à ce qu'il ait réuni un pécule suffisant pour le
mettre à même de vivre sans travailler à son retour dans sa chère
Djoulfa.

«En somme, mes coreligionnaires seraient heureux dans leur paisible
médiocrité, si les avantages accordés aux renégats ne venaient apporter
dans les familles le trouble et la perturbation. Les nouveaux convertis
sont fêtés, promenés en triomphe au bazar, habillés de neuf, comblés de
cadeaux, et acquièrent, par le seul fait de leur coupable conduite, des
droits exclusifs à la succession de leurs parents les plus éloignés, au
détriment des frères, des sœurs et des enfants. Les musulmans eux-mêmes
prétextent fréquemment des liens de parenté afin de nous dépouiller plus
à l'aise; comme il est très difficile, faute d'état civil, de repousser
leurs prétentions et que les contestations de ce genre sont soumises au
jugement de mollahs fanatiques, on voit souvent des familles chrétiennes
possédant une honnête aisance tomber, à la mort de leur chef, dans la
plus extrême misère. Je dois ajouter, à la louange des Djoulfaiens, que,
malgré tous les avantages faits aux renégats, ils restent presque tous
fidèles aux croyances de leurs pères.

«Il est bientôt minuit, me dit le P. Pascal en se levant; votre
appartement du clocher est certainement préparé, allez vous reposer et
dormez bien. C'est demain dimanche, vous verrez à la messe presque tous
les catholiques de Djoulfa. Ne vous préoccupez point d'être exacts à
l'office, ajoute-t-il en souriant: la cloche placée au-dessus de vos
têtes vous servira de réveille-matin, et, quand elle se mettra en
branle, vous ne serez pas tentés de prolonger vos rêves.»

17 août.--Notre installation est des plus confortables. Quatre
contreforts massifs supportent le sommet du clocher ajouré sur trois
côtés et surmonté d'un pavillon pointu. De minces matelas placés
au-dessous du carillon viennent augmenter l'épaisseur de nos lahafs,
tandis que de belles bûches empruntées au traversin du Père élèvent nos
oreillers. Le jour et le chant des rossignols, perchés sur de hauts
peupliers dont les cimes atteignent jusqu'aux baies de notre logis, me
réveillent de bonne heure; je pourrais presque saisir les chanteurs avec
la main si je ne craignais d'interrompre leur concert matinal. Au lever
du soleil, le paysage s'éclaire de lueurs rosées, et une harmonie
radieuse s'établit entre les arbres des jardins verdoyants, le lit
bleuté du Zendèroud, les coupoles émaillées et les noirs platanes
d'Ispahan. Je regarde et je m'extasie devant cette splendide nature,
quand un vacarme infernal me rappelle brusquement à la vie réelle. La
cloche du couvent tient les promesses du Père et sonne à toute volée. Il
est temps de se précipiter du haut en bas de l'escalier et de pénétrer
dans l'église, où depuis deux heures déjà les offices préparatoires sont
commencés.

[Illustration: LE P. PASCAL ARAKÉLIAN.]

La chapelle est grande; les murs, enduits au plâtre, supportent une
voûte décorée dans le goût italien du dix-huitième siècle.

Quelques tableaux de sainteté, peints par les Dominicains anciens
possesseurs du couvent, donnent à ce sanctuaire l'aspect d'une église de
la Toscane, tandis que de beaux tapis étendus sur le sol rappellent les
mosquées musulmanes et amortissent le bruit des pas des arrivants, qui
déposent d'ailleurs leurs chaussures à la porte.

Les Arméniens unis sont au nombre de trois cents environ; tout le reste
de la population de Djoulfa est schismatique et vit sous la direction
d'un évêque nommé par le catholicos d'Echmyazin et de trois prêtres
subalternes.

Agenouillés sur de minces coussins, les hommes occupent le haut de la
nef. Ils sont vêtus de redingotes croisées sur la poitrine, laissant
apparaître une chemise sans col, bordée d'une passementerie blanche; le
kolah noir et l'ample pantalon indigo complètent un ajustement qui n'a
rien d'élégant. Les femmes sont assises les unes auprès des autres au
fond de l'église. De grands foulards drapés avec art sur leurs têtes,
des robes de soie taillées en forme de redingote et serrées sur les
hanches par une ceinture de filigrane d'argent composeraient un charmant
costume, si un épais voile blanc ne venait cacher la partie inférieure
du visage et la déformer sous sa pression constante; les Arméniennes
portent ce bandeau quand elles sortent, et le conservent même dans leurs
maisons dès qu'elles sont mariées. A l'église comme dans la rue, les
chrétiennes sont couvertes des pieds à la tête d'un grand manteau de
calicot blanc qu'elles savent draper avec une habileté consommée et dont
elles ne cessent de manœuvrer les larges plis si elles ont à faire
valoir l'élégance de leur toilette ou la forme de leur taille élancée.

La messe commence, chantée sur un ton nasillard par les clercs placés
sous la haute direction de Kadchik, qui joint à son emploi de portier,
d'écuyer et de valet de chambre celui de maître de chapelle, et n'a pas
son pareil pour crier comme quatre au moment où s'égare la voix de ses
acolytes.

L'office est écrit en vieil arménien. Les fidèles, cela va sans dire, ne
comprennent pas mieux cette langue que nos dévotes n'entendent le latin.

Dans les moments solennels, deux enfants de chœur s'avancent vers
l'autel; ils portent à la main de longues hampes de bois entourées de
voiles de pourpre et surmontées d'une plaque de cuivre, qu'ils agitent
de manière à faire résonner des anneaux de métal enfilés tout autour du
disque.

Après la messe, les femmes et les artisans sortent du monastère; les
gens de distinction viennent saluer le Père dans un vaste parloir, où
les sacristains servent le thé. La réunion est nombreuse aujourd'hui. A
l'arrivée d'un chrétien dans une ville persane, il est d'usage que tous
ses coreligionnaires lui fassent la première visite et lui souhaitent la
bienvenue. Aussi voyons-nous défiler ce matin des représentants de
nationalités différentes. Tous n'ont pas assisté à l'office, parce que
la plupart pratiquent la religion anglicane ou luthérienne, mais ils se
sont néanmoins empressés de venir rendre leurs devoirs aux hôtes du
couvent.

L'évêque schismatique, suivi de ses vicaires, fait d'abord son entrée.
Nous recevons ensuite MM. Collignon et Muller, gérants d'une importante
maison de commerce hollandaise, ils parlent très bien le français et
nous invitent à venir visiter leur fabrique d'opium; puis arrive un
négociant bagdadien, Kodja Yousouf, accompagné de sa charmante femme; le
directeur du télégraphe indo-européen se présente à son tour et après
lui un riche Djoulfaien qui marie son fils dans deux jours et vient nous
prier d'assister aux fêtes données à cette occasion.

La bonne grâce avec laquelle chacun nous accueille est vraiment
touchante.

18 août.--A tout seigneur tout honneur: l'évêque arménien a reçu ce
matin notre première visite.

Sa vaste demeure, qualifiée du titre pompeux de palais, longe une rue
ombragée par des arbres au feuillage assez épais pour abriter les
passants des rayons du soleil et plonger dans une demi-obscurité les
porches construits devant les maisons. On pénètre d'abord dans une vaste
cour et l'on trouve en face de soi l'entrée de l'église épiscopale; elle
est close pendant la semaine; à gauche de la grande porte s'ouvre une
longue galerie où reposent couchés dans leurs sarcophages de pierre les
corps des évêques arméniens morts en défendant les droits de cette
poignée de chrétiens égarée au milieu du monde musulman. A l'extrémité
de la salle funéraire se présente une cour, sur laquelle s'éclairent des
appartements très modestes.

Le prélat, quoique jeune, remplit avec beaucoup de tact les devoirs
difficiles de son ministère. Ses manières sont empreintes d'une parfaite
distinction. Une grande robe de cachemire grenat drape sa taille
élancée, et un capuchon de soie noire met en relief une physionomie
pleine de douceur. Comme tous les hauts dignitaires du clergé arménien,
il fait partie de l'ordre des moines: seuls, en effet, les religieux qui
ont prononcé des vœux de chasteté et vécu dans les couvents, où ils font
de fortes études théologiques, peuvent aspirer à l'épiscopat, tandis que
les membres du clergé séculier, autorisés à se marier une seule fois
dans leur vie, renoncent à tout avancement dans la hiérarchie
ecclésiastique et remplissent les fonctions dévolues à nos desservants.

L'évêque officie toutes les semaines, mais les fidèles ne sont conviés
aux cérémonies qu'aux jours de grandes fêtes, car les Arméniens
croiraient manquer de respect envers le saint sacrifice de la messe
s'ils assistaient à sa célébration quotidienne. Les prélats arméniens
relèvent du patriarche d'Echmyazin, le catholicos, qui les nomme et les
consacre. Le pape, à leur avis, serait le premier des évêques de la
chrétienté et aurait même le droit de présider les conciles: toutefois
ils ne sauraient le considérer comme le chef suprême de l'Église.

En somme, les différences qui séparent les schismatiques des catholiques
sont si peu importantes, qu'en cas de conversion le baptême arménien est
considéré comme valable. Pour les mêmes raisons, les ecclésiastiques
disposés à rentrer dans le giron de l'Église romaine n'ont pas à
recevoir de nouveau les ordres et sont considérés comme des prêtres
suspendus auxquels leur évêque rend les droits sacerdotaux.

Après avoir fait honneur à une collation préparée à notre intention,
nous accompagnons le prélat à la chapelle de l'évêché; il veut lui-même
nous en faire admirer la splendeur.

Elle est construite en forme de croix grecque et surmontée d'une haute
coupole éclairée à sa base par huit fenêtres. Les trumeaux placés entre
ces ouvertures sont peints à fresque et ornés de médaillons qui se
détachent sur un fond bleu rehaussé d'arabesques d'or du plus brillant
effet. Les murailles sont couvertes de tableaux bibliques, œuvres de
moines italiens; bien que toutes ces compositions soient traitées avec
un mérite inégal, on est frappé, en entrant dans le sanctuaire, de leur
chaude coloration, en parfaite harmonie avec les bleus des voûtes, les
ors de la coupole et les beaux émaux à fond jaune qui lambrissent la
nef. Trois tableaux remarquables sont placés derrière le maître autel:
ils reposent sur un revêtement de faïence blanc laiteux, décoré d'anges
aux ailes violacées; ces séraphins tiennent des palmes vertes qui
forment autour d'eux d'élégantes volutes.

Pas une éraflure, pas une brisure ne dépare l'intérieur de cet édifice:
le temps, ce redoutable ennemi de tous les monuments orientaux, n'a
laissé dans celui-ci d'autre trace de son passage que cette patine
harmonieuse dont il dore toutes les œuvres d'art.

[Illustration: ÉVÊQUE ARMÉNIEN DE DJOULFA.]

«Mon peuple est fier de la splendeur de son église, me dit l'évêque, et
j'attribue en partie à la conservation de ce sanctuaire les pieux
sentiments qui rattachent les Arméniens à cette terre de Perse où ils
ont tant souffert. Je suis heureux d'être commis à la garde de ce
temple, qui atteste le zèle pieux d'une colonie autrefois si puissante.»

Après nous avoir fait visiter le trésor, riche surtout en inventaires
des objets dont on a dépouillé l'évêché, l'_épiscopos_ nous remet aux
mains du sacristain et nous engage à monter sur la terrasse placée
autour de la coupole. De ce point élevé nous pourrons apprécier
l'importance de la cité et compter plus de vingt monastères, en partie
détruits.

A part les chapelles de l'évêché et du couvent catholique, deux églises
seulement sont rendues au culte; on aperçoit sur la gauche la coupole de
la cathédrale et, plus loin, un second édifice, auquel est annexée une
maison de retraite pour les vieilles femmes.

«Quel est donc le bruit de crécelle qui depuis quelques instants s'élève
jusqu'à nous?

--On sonne l'office des Sœurs de Sainte-Catherine, répond mon guide.

--Le singulier carillon!

--Le couvent est tout près d'ici, voulez-vous le visiter?» ajoute le
sacristain.

J'accepte. Arrivés à l'extrémité de la rue, nous suivons quelques femmes
se rendant à la chapelle, et nous pénétrons bientôt dans une vaste cour
entourée de cellules. Au milieu de l'emplacement laissé libre par des
constructions à un seul étage, s'élève un échafaudage de bois,
supportant au moyen de cordes un épais madrier percé de trous. Deux
sœurs armées de marteaux de fer frappent à tour de rôle, avec une
violence qui témoigne de leur ferveur, sur cette singulière boîte
d'harmonie, et, à défaut de cloches, appellent ainsi les fidèles à la
prière. Elles battent d'abord des rondes, puis des blanches, des noires,
des croches et enfin des doubles et des triples croches; leur habileté
rendrait jaloux le plus chevronné de nos tambours.

La porte entr'ouverte du sanctuaire permet d'apercevoir les religieuses.
Les unes sont assises dans des stalles, les autres se relayent devant un
pupitre pour chanter avec des voix de stentor les louanges du Seigneur;
toutes portent des robes en coton gros bleu, taillées selon l'ancienne
forme des vêtements arméniens; le voile enroulé autour de leur tête et
le bandeau placé devant la bouche sont de la couleur générale de
l'accoutrement. Avant d'aller au chœur, elles jettent sur leurs épaules
un long burnous de laine noire, muni d'un capuchon pointu, qui retombe
sur leurs yeux: le diable ne s'attiferait pas autrement s'il devait un
jour chanter nones et matines. Aux fêtes carillonnées, elles sont
autorisées à servir la messe et remplissent alors les fonctions de
diacres.

La discipline du couvent me semble des plus douces: les sœurs
schismatiques sortent à leur gré et reçoivent parents et amis dans leurs
cellules; aussi leur sainte maison a-t-elle plutôt l'aspect d'un
caravansérail que celui d'un monastère.

Le partage équitable de la nourriture et l'observance du vœu de
virginité sont les seuls points sur lesquels les nonnes se montrent
intraitables.

Chaque sœur est autorisée à manger seule dans sa cellule; mais, afin
d'éviter les contestations qui ne manqueraient pas de s'élever au sujet
du choix des morceaux, elle est forcée d'assister tous les jours à la
distribution des viandes crues, de prendre la portion désignée par le
sort et de la marquer avec un vieux clou, une plume de poulet, une
chaussette hors d'usage, ou tout autre objet ne pouvant pas nuire à la
santé de la communauté, afin de la reconnaître quand on la sortira de la
marmite, où tous les morceaux doivent confraternellement bouillir.

Sauver l'honneur du couvent étant la seconde préoccupation des Filles de
Sainte-Catherine, l'ensemble de la communauté condamne aux châtiments
les plus barbares les nonnes dont la culpabilité a des suites fâcheuses,
car, il faut bien le dire, à la honte des habitants de Djoulfa, il s'est
trouvé des hommes assez courageux pour aider Satan à tendre des embûches
à ces vénérables dames.

Il y a quelques années, les parents d'une religieuse vinrent se plaindre
à l'évêque. Depuis plusieurs semaines ils n'avaient pu voir leur fille;
on avait d'abord prétexté une maladie, puis un départ, et finalement on
leur avait refusé l'entrée du couvent. La supérieure fut interrogée; ses
réponses parurent si étranges qu'une perquisition fut jugée nécessaire.

On avait vainement bouleversé toutes les cellules sans trouver trace de
la sœur disparue, quand l'un des assistants s'arrêta devant la porte
d'une chambre fraîchement close; la maçonnerie fut démolie, et l'on se
trouva en présence d'un horrible spectacle: un cadavre de femme gisait
sur le sol, auprès du corps à moitié dévoré d'un enfant à la mamelle. De
leurs blanches mains les nonnes avaient emmuré leur compagne vivante,
étaient restées sourdes à ses déchirantes supplications et l'avaient
misérablement laissée mourir de faim.

L'évêque, indigné d'une pareille cruauté, voulut _ab irato_ fermer le
couvent; puis il préféra étouffer cette malheureuse affaire et parut, au
bout de quelques jours, céder aux prières des coupables. Depuis cette
époque l'influence et la considération dont jouissaient les religieuses
se sont fort amoindries, et celles-ci n'ont en fait de revenu que les
maigres rémunérations versées par les parents des rares jeunes filles
envoyées à leur école. Telle est la trop véridique histoire des vestales
de Djoulfa.

[Illustration: ÉGLISE ARMÉNIENNE DE DJOULFA. (Voyez p. 225.)]

Pour être juste, il faut avouer que les Sœurs nous offrent après la
cérémonie un vin délicieux fabriqué au couvent, et qu'en somme,
dépouillées de leur cagoule de pénitentes, elles ont l'air assez bonnes
filles.

Les deux vénérables supérieures, ridées comme des Parques et appuyées
sur des cannes, emblèmes de leur autorité, nous servent d'échanson; la
plus jeune de ces Hébé, maîtresse incontestable de deux dents, met le
comble à ses faveurs en nous octroyant une tartine couverte de caviar.

Après avoir retrouvé le Père, que nous avions laissé causant théologie
avec l'évêque, nous retournons à notre couvent en suivant les rives du
Zendèroud.

Au temps de chah Abbas la ville actuelle était habitée par les artisans
et les pauvres hères. Tous les riches négociants avaient construit leurs
maisons au bord du fleuve; quand s'ouvrit l'ère des persécutions et que
les gens fortunés durent s'expatrier, ils abandonnèrent leurs demeures,
de telle sorte que les maisons les plus vastes et les plus riches
quartiers sont aujourd'hui les plus ruinés.

Trop pauvres pour quitter la Perse, les habitants des faubourgs situés
du côté de la montagne ont labouré l'emplacement des cours, des maisons
et des jardins abandonnés, et les ont mis en culture, tout en conservant
ou en réparant même les murs d'enceinte, qui protègent leurs nouveaux
champs contre les maraudeurs et les bestiaux. Ces murs de terre semblent
cacher encore des habitations, et il est aussi difficile, en circulant
dans la ville, de distinguer les quartiers vivants de ceux qui sont
déserts que de se retrouver à travers le dédale confus de ces ruelles
sans nom. L'une d'elles, percée dans la direction du fleuve, est
pourtant désignée sous le nom de rue des Quarante mille tomans.

Sous le règne d'Abbas le Grand, les riches Djoulfaiens payaient seuls
l'impôt; les artisans ou les gens peu aisés en étaient exempts, et le
roi avançait même des capitaux aux petits négociants assez hardis pour
tenter de grandes entreprises commerciales. Un Arménien enrichi depuis
peu, mais fort consciencieux de son naturel, vint trouver un jour le
répartiteur. «Vous avez sans doute oublié d'inscrire mon nom parmi ceux
des négociants obligés d'acquitter les taxes foncières, lui dit-il; on
ne m'a demandé aucune contribution.

--Quelle fortune avez-vous?

--Quarante mille tomans (quatre cent mille francs).

--Rentrez chez vous, reprend le percepteur, vous êtes un pauvre homme;
le roi ne demande rien aux malheureux.» Le héros de cette honnête
aventure habitait, il est inutile de l'ajouter, la rue aux Tomans.

«Aujourd'hui, ajoute le père Pascal avec tristesse, on aurait bien de la
peine à réunir dans Djoulfa tout entier une somme de quarante mille
_krans_ (trente-six mille francs environ).»

19 août.--Nous avons visité hier la fabrique d'opium de M. Collignon.

Les sucs recueillis autour des incisions faites aux capsules du pavot
sont apportés dans des bassins de cuivre et traités de deux manières
différentes, suivant qu'ils doivent être employés à des préparations
pharmaceutiques ou fumés.

Dans le premier cas, on se contente, après avoir fait évaporer l'eau
contenue dans le sirop, d'étendre l'opium sur des planches avec des
lames de fer très plates; puis, quand il est réduit en pâte et
débarrassé des matières étrangères, on le divise en boules d'égal
volume, qu'on laisse sécher sur de la paille avant de les envoyer en
Angleterre ou en Hollande.

Quand, au contraire, l'opium est destiné aux fumeurs, les ouvriers le
nettoient, le pétrissent comme l'opium pharmaceutique et le mélangent
ensuite avec une certaine quantité d'huile destinée à faciliter sa
combustion. Après avoir amalgamé soigneusement ces deux matières en les
foulant aux pieds comme de la vendange, on les repasse de nouveau sous
le couteau, de manière à éliminer le liquide excédant et à donner, par
une dernière manipulation, une plus grande finesse à la pâte. Les boules
sont ensuite expédiées en Chine, aux Indes, ou vendues en cachette à
quelques Persans.

La culture du pavot est une grande source de revenus pour la campagne
d'Ispahan, qui produit des sirops de première qualité. Pris sur le lieu
de production, l'opium se vend déjà à un prix très élevé; une boule
coûte une livre anglaise, et une charge de mulet vaut de cinq à six
mille francs.

[Illustration: PRÉPARATION DE L'OPIUM A FUMER.]

20 août.--«N'oubliez pas de faire une longue sieste, nous a dit
aujourd'hui le Père après déjeuner; les fêtes du mariage auquel on vous
a conviés commencent ce soir, et, comme les cérémonies les plus
essentielles dureront deux jours, il est prudent de prendre des forces à
l'avance.»

Les cérémonies des épousailles se célèbrent à la fois dans les familles
des deux fiancés. Nous sommes invités chez les parents du marié.

Au coucher du soleil, le futur époux se présente au couvent afin de nous
guider jusqu'à la maison paternelle. En gens dont l'éducation se
perfectionne tous les jours, nous causons avec lui de choses banales,
n'ayant nul rapport avec son mariage, et, après l'avoir fait longtemps
attendre avec une politesse des plus raffinées, car il serait de mauvais
goût de témoigner de l'empressement à nous rendre au banquet, nous nous
décidons enfin à prendre la route de la maison nuptiale.

[Illustration: PRÉPARATION DE L'OPIUM PHARMACEUTIQUE.]

A l'extérieur, aucun signe spécial ne distinguerait l'habitation du
futur époux si la porte d'entrée n'était grande ouverte, contrairement
aux habitudes orientales. Notre hôte, prévenu de notre arrivée par des
serviteurs postés sur les terrasses, vient au-devant de nous afin de
nous introduire lui-même dans sa demeure.

Au delà de l'inévitable vestibule contourné en zigzag se présente une
vaste cour plantée d'arbres fruitiers et égayée par des plates-bandes
fleuries. Les talars s'ouvrent sur un perron précédé d'un large
escalier; les hommes groupés sur cette espèce de terrasse sont séparés
des femmes, réunies à l'intérieur des salons.

[Illustration: ARMÉNIENNES DE DJOULFA.]

On me conduit d'abord à la mère du fiancé. La bonne dame est vêtue du
vieux costume arménien: robe de brocart, ceinture de filigrane d'argent,
grand voile de gaze blanche entourant toute la tête et retombant sur le
dos. La présentation est solennelle et dure longtemps, car les
compliments gracieux, mais amphigouriques, dont nous nous régalons
mutuellement, traversent la bouche d'un interprète chargé de traduire
mon persan en pur arménien, et l'arménien de mon hôtesse en persan
élégant. Toutes ces cérémonies terminées, mon hôtesse me prend la main
et m'introduit dans une vaste pièce. Émerveillée du charmant spectacle
qui s'offre à mes yeux, je m'arrête éblouie sur le seuil de la porte.

Quel peintre rendrait le fouillis des habits de soie ou de velours aux
chatoyantes couleurs, portés par une trentaine de femmes dont les traits
assez accentués et la peau brune prennent la plus étrange tonalité sous
la lumière des lanternes vénitiennes et des verres colorés suspendus au
plafond du talar? La plupart des invitées, coiffées de foulards de
Bénarès bordés de franges soyeuses, sont vêtues de robes de damas
s'ouvrant sur une longue chemise de crêpe de Chine vermillon
délicatement brodé d'or.

Les lignes du corps, que ne détériorent pas les prétendus artifices du
corset, se dessinent dans toute leur grâce naturelle; les tiraillements
infligés à l'étoffe voisine des nœuds de rubans accentuent les formes de
gorges peu développées, mais d'une parfaite pureté de contours. Une
large ceinture de filigrane d'argent posée très bas sur les hanches
rappelle celles que portaient au Moyen Age les reines dont les vieilles
sculptures nous ont conservé les traits et le costume.

Il semble qu'un génie bienfaisant ait pris la peine d'animer les figures
placées autour du chevet de la cathédrale d'Albi et les ait transportées
sous mes yeux.

Ce sont bien les mêmes vêtements de damas rouge et vert réchauffés par
le ton des vieux ors, les mêmes robes ajustées, les mêmes manches
collantes descendant jusque sur les doigts. Je reconnais, pour les avoir
si souvent admirées à Sainte-Cécile, ces formes si féminines et
cependant si chastes, ces mêmes grâces naïves et nonchalantes.

Une jeune femme, le dos paresseusement appuyé contre le chambranle d'une
porte, berce du bout du pied son enfant endormi dans un berceau de bois
placé sur des patins. C'est une parente venue du _biaban_ (campagne)
pour prendre part aux fêtes du mariage et qui a conservé le costume de
son village. Comme toutes les Arméniennes mariées, elle a le bas du
visage soigneusement caché; mais le voile ne l'empêche pas d'être
charmante avec son diadème de médailles et de plaques d'argent soutenant
un fichu de pourpre, sa robe de brocart vert vénitien et le triple
collier d'ambre et de pièces d'or à l'effigie de Marie-Thérèse qui
couvre la poitrine.

Si je voulais bien chercher dans les fonds sombres du tableau, je
découvrirais de çà, de là, quelques vieilles aussi laides et décrépites
que savent le devenir avec l'âge les femmes d'Orient, ou de puissantes
matrones laissant s'étager jusqu'au-dessous de leur ceinture ce qu'en
terme poli nous nommerons une poitrine opulente; grâce à Dieu, la
fatigue de leurs vieilles jambes ou peut-être même un sentiment de
pudeur bien comprise les a engagées à s'effondrer le long des murailles
et à se dissimuler derrière ce qui est jeune et beau.

Je sais gré à ces fleurs fanées de s'isoler du bouquet cueilli à la
fraîche rosée du matin. Trouverait-on une pareille abnégation en pays
civilisé?

S'il m'est loisible de m'extasier tout à l'aise sur la beauté et les
magnifiques ajustements des invitées, je ne puis, à mon grand regret, me
faire la plus vague idée de l'intelligence ou des vertus domestiques des
chrétiennes de Djoulfa. Ce n'est pas que la conversation manque
d'entrain ou d'animation, les Arméniennes, comme les filles d'Ève de
tout pays, sont fières et heureuses d'être admirées; la surprise que
j'ai éprouvée à leur aspect ne leur a pas échappé, et depuis mon arrivée
c'est à qui prendra les poses les plus charmantes, fera chatoyer les
plis de sa robe, mettra en évidence les saillies les mieux modelées, se
montrera de profil, si le profil vaut mieux que la face, rira si les
dents sont belles, portera les mains à ses bijoux si les doigts sont
effilés, ou dira mille choses spirituelles tout à fait perdues pour moi,
infortunée, qui ne puis applaudir ce joli manège qu'à l'aide d'un
vocabulaire arménien bien restreint: «Bonjour,--bonsoir,--que Dieu soit
avec vous!»

Mais voici la fête religieuse qui commence; tous les invités se
rassemblent, et l'on me ramène sur le perron, où le prêtre va bénir les
vêtements du marié. Ils sont étendus dans un large plateau posé sur le
sol, recouverts d'une gaze dorée et entourés de bouquets et de lumières.
Le P. Pascal, revêtu de sa grande dalmatique et précédé d'enfants de
chœur portant des cierges allumés, arrive de la maison de la fiancée, où
vient d'être célébrée une cérémonie analogue à celle dont nous allons
être témoins; il s'avance sur le perron et entonne de sa plus belle voix
une longue prière, à laquelle assistants et clercs répondent sur un ton
nasillard. Les chants religieux durent trois quarts d'heure. La mère du
marié, s'approchant alors de l'officiant, lui présente, avec une émotion
très réelle, un large ruban rouge, brodé d'or, que le nouvel époux, à
l'exemple de tous ses aïeux, portera demain sur la poitrine durant la
messe du mariage. La mère de famille est dépositaire de ce ruban
consacré par de si touchants souvenirs et le remet en ce moment solennel
à son fils aîné, chargé de le transmettre à son tour à la génération
issue de lui.

[Illustration: ARMÉNIENNE DES ENVIRONS D'ISPAHAN.]

La première partie de la fête est terminée; place au festin! Des tapis
longs et étroits sont étendus sur le perron et recouverts de _kalemkar_
(litt.: travail à la plume). Les convives sont invités à s'accroupir
tout le long de la nappe. A la place d'honneur, c'est-à-dire au bout de
la table, s'installe le P. Pascal, flanqué à droite et à gauche de nos
estimables personnes; vis-à-vis du prêtre s'assied le fiancé, entouré
des seigneurs sans importance; le père et la mère ne prennent pas part
au banquet: debout tous deux, ils dirigent le service et veillent à ce
que les mâchoires des invités ne demeurent jamais inactives.

Chacun des assistants reçoit sa ration d'eau, de pain, de vin et de lait
aigre, accompagnée d'un bouquet d'herbes aromatiques, que les Arméniens,
comme les Géorgiens, broutent tout en mangeant les viandes. Nous sommes
gratifiés, à titre d'étrangers, d'assiettes de rechange, de fourchettes,
de cuillères et de couteaux, tous instruments de torture inutiles aux
Orientaux.

L'ordonnance d'une fête gastronomique est de nature à bouleverser toutes
les idées d'un maître d'hôtel érudit; mais, en y réfléchissant, on
s'aperçoit que dans les pays chauds elle n'a rien de contraire aux
règles du bon sens.

Les serviteurs s'avancent d'abord chargés de plateaux couverts de
liqueurs, d'eau-de-vie parfumée à l'anis, et d'une profusion de gâteaux
et de sucreries classés sous le nom générique de _chirinis_. Toutes ces
boissons ou pâtisseries altérantes seraient mal venues à la fin du repas
et sont avantageusement remplacées à ce moment par des melons et des
fruits très aqueux. Les Boissier ou les Siraudin d'Ispahan ne sauraient
rivaliser d'habileté avec ceux de Stamboul; je dois avouer néanmoins que
leurs chefs-d'œuvre ont une apparence bien faite pour tenter la
gourmandise.

Le plus estimé de tous les bonbons arméniens est une bien vieille
connaissance. C'est le _geizengebin_ ou la manne que les Juifs
trouvèrent fade après s'en être nourris pendant quarante ans dans le
désert.

Un ver engendre cette substance sucrée comme miel. L'animal vit aux
dépens d'un arbrisseau spécial aux montagnes de l'Arménie et aux
campagnes d'Ispahan, et dépose sur les feuilles une sécrétion que les
paysans recueillent au matin en agitant les branches au-dessus de nattes
de paille étendues sur le sol. Parfois aussi les vents régnants
entraînent la neige animale et la transportent jusqu'à cent ou cent
cinquante lieues de distance dans des contrées désertes où l'on vient la
chercher. A l'état brut, la manne chargée de poussière et de détritus
serait désagréable à manger; les confiseurs la posent sur un feu doux,
de façon à laisser déposer ou à enlever avec l'écume toutes les matières
étrangères, et la mélangent ensuite, afin de la rendre moins sucrée,
avec une certaine quantité de farine de blé. En ajoutant à la pâte des
amandes sèches ou des pistaches de Kazbin, on forme un bonbon naturel
qui rappelle comme goût le nougat de Montélimar. La manne est un aliment
très azoté, et, à l'exemple des Juifs, on pourrait se nourrir de ce
chirini, si son prix élevé ne le mettait hors de portée pour les petites
bourses.

Ces préliminaires terminés, on présente un bouillon de volaille au riz,
des poules rôties, blanches et dodues, des gigots de moutons de Korout
engraissés pour la circonstance, et enfin, avant de clore le premier
service, un énorme pilau mêlé de légumes et assaisonné au karik. Le
deuxième et le troisième service diffèrent du premier en ce que les
pilaus sont mélangés soit à des viandes hachées, soit à des lentilles,
et surtout en ce que le mouton précède ou accompagne la volaille. Les
domestiques chargés de faire circuler ces plats substantiels vont et
viennent au milieu de la nappe après avoir--suprême délicatesse--enlevé
leurs souliers. Les bassins à ablutions sont présentés, tous les
convives se lèvent d'un air satisfait, on emporte la vaisselle et les
verres, puis chacun s'assied de nouveau autour de plateaux couverts
d'énormes pêches, de raisins, de brugnons, de melons et de pastèques
coupés en menus morceaux.

Il n'y a pas de belle fête sans feu d'artifice. A peine les femmes, qui
ont dîné à part, sont-elles de retour, que les fusées et les chandelles
romaines s'élèvent de la cour et retombent en pluie rose ou bleue sur
les terrasses des Djoulfaiens émerveillés. Les pièces sont nombreuses et
les artificiers plus habiles que je ne l'aurais cru; aussi tout irait à
merveille si l'assistance, dès l'explosion des premières gerbes
d'étincelles, ne paraissait en proie à un délire dangereux. C'est à qui
se précipitera du haut en bas du perron et enflammera fusées ou pétards;
des gamins ont découvert des torches mises en dépôt: ils s'en sont
saisis, les ont allumées et gambadent comme de vrais démons, prêts à
terminer les réjouissances en brûlant la maison et la ville elle-même,
si ses murailles de terre et ses toitures en terrasse ne s'opposaient à
la propagation de l'incendie.

Tout à coup de grands cris retentissent dans le talar. Une fusée mal
dirigée a passé au-dessus de nos têtes et s'est abattue, après avoir
touché le mur, sur les femmes placées au fond de la pièce. Avec le
contenu de quelques gargoulettes on éteint les robes brûlées et les
cheveux roussis; néanmoins l'accident a refroidi le zèle des plus
enthousiastes, et l'on abandonne le feu d'artifice, qui d'ailleurs
touchait à sa fin, en faveur de la musique.

Un bonhomme assis sur ses talons place alors devant lui une sorte de
boîte harmonique munie de cordes de métal, qu'il met en vibration au
moyen de petits marteaux.

Le jeu de l'artiste est vif et rapide, mais il est impossible de
distinguer un _piano_ ou un _forte_ dans ses phrases vides de mélodie.
Une oreille exercée et savante peut seule apprécier à sa juste valeur
cette musique enchanteresse, à laquelle, j'en conviens avec la plus
profonde humilité, je ne comprends absolument rien. A une heure du
matin, le virtuose en est encore, assure-t-il, au prélude de ses plus
belles compositions: le concert menace de devenir long; nous seuls, il
est vrai, y voyons un inconvénient, car les assistants, en vrais
mélomanes et en amis fidèles, ont l'intention de rester avec le marié
jusqu'à ce que le lever du jour l'autorise à aller chercher sa fiancée
pour la conduire au couvent.

21 août.--Dès six heures les cloches sonnent à perdre haleine, la messe
de mariage va commencer, mais depuis l'aurore la noce est réunie dans
l'église, où elle a déjà assisté à un long office préliminaire.

La fiancée, assise au milieu des autres femmes, ne se distingue de ses
compagnes que par le voile écarlate jeté sur sa tête.

A part cette coiffure de circonstance, la jeune fille s'est revêtue
d'atours des plus répréhensibles et a maladroitement abandonné le joli
costume national pour tailler, dans une pièce de brocart vert lamé d'or,
une robe «à la mode farangui».

Debout dans le chœur, flanqué de ses amis, l'époux est également vêtu
d'un habit de forme européenne venu en droite ligne de Bagdad, et paré
du ruban béni placé en travers sur la poitrine.

L'office et la messe ayant pris fin, le P. Pascal descend de l'autel,
prononce un long discours et fait signe à la mariée de s'avancer.

La mère joue alors un rôle très actif dans la cérémonie: elle aide son
enfant à se lever, lui donne la main et dirige vers l'autel, où l'attend
son futur maître, une épousée trop émue pour y voir et se conduire.

L'officiant place les fiancés en face l'un de l'autre, front contre
front, pose sur leurs deux têtes mises ainsi en contact une croix dont
la branche transversale est placée du côté de la jeune fille, et
entonne, soutenu par la voix des clercs unie à celles des assistants, un
hymne nuptial. On apporte ensuite un plateau sur lequel sont placés un
verre de vin et deux nouvelles croix. L'époux, après avoir bu le
premier, donne la coupe à sa belle-mère, qui la fait parvenir, non sans
peine, jusqu'aux lèvres de sa fille, serrées sous les plis du voile
écarlate, et remet le reste du vin béni aux mains du premier clerc.
Notre ami Kadchic l'achève d'un air très satisfait. Nouvelle reprise du
chœur: «Hyménée! hyménée! la sainte journée!» Les fidèles remplissent la
nef de leurs chants joyeux: la cérémonie touche évidemment à sa fin. Le
prêtre prend les deux croix enfilées sur des rubans, les attache au cou
des nouveaux mariés, donne à l'époux, qui les place triomphalement dans
l'ouverture de sa redingote, la croix et le mouchoir de gaze tenus à la
main par tout officiant arménien, et sort de l'église vêtu de ses
ornements sacerdotaux afin d'assister au défilé du cortège et de saluer
l'heureux couple. C'est de tout cœur, j'imagine: la cérémonie a duré
près de quatre heures.

La jeune femme est alors conduite dans la maison qu'elle doit habiter
désormais, et toute la journée se passe en galas et en divertissements.
Au coucher du soleil, le P. Pascal ira de nouveau célébrer un long
office, après lequel il reprendra les croix confiées aux mariés. A
partir de ce moment, le nouveau ménage sera autorisé à ne plus voir ni
amis ni parents pendant trois ou quatre jours et à se reposer des
interminables fêtes durant lesquelles il n'aura pu un instant s'isoler
des invités. Ce délai passé, il réunira de nouveau les gens de la noce
et les conviera à une dernière cérémonie, très goûtée des assistants. Le
célébrant est convoqué et bénit dès son arrivée une grande caisse placée
au milieu de la pièce. On ouvre la boîte à surprises où sont renfermés,
outre le trousseau matrimonial, des cadeaux destinés à tous les parents.
Ces objets ont généralement une valeur minime, mais leur caractère
utilitaire empêche néanmoins de les considérer comme de purs souvenirs.

Le plus beau présent est réservé au P. Pascal. Il recevra comme juste
rémunération de ses peines et soins un pain de sucre et quatre livres de
bougie. A ceux qui seraient choqués de la magnificence de ce cadeau, je
ferai observer que le prêtre a fourni sur ses deniers personnels
l'éclairage, les fleurs, payé les chantres et donné gratuitement ses
prières.

[Illustration: FAMILLE ARMÉNIENNE.]



[Illustration: PANNEAU DE FAÏENCE PERSANE. (Voyez p. 254.)]



CHAPITRE XIII

La fondation d'Ispahan.--L'histoire de la ville.--Ses monuments.--Le
palais des Tcheel-Soutoun (Quarante-Colonnes).--Le général-docteur Mirza
Taghuy khan.--Le pavillon des Hacht-Bechet (Huit-Paradis).--Audience du
sous-gouverneur.--La vieillesse de chah Abbas.--Salle du
Çar-Pouchideh.--Le prince Zellè sultan.--Les faïences persanes.--La
médressè de la Mère du Roi.--Un caravansérail.


25 août.--Les fêtes du Ramazan se terminent dans trois jours. Le moment
est venu de demander l'autorisation de visiter les mosquées et les
édifices religieux de la ville musulmane. Malheureusement les
difficultés que soulèvent toujours les prêtres quand ils sont saisis de
pareilles requêtes vont encore s'accroître en l'absence de Zellè sultan
(l'ombre du roi), car seul le fils aîné du chah a assez d'autorité et de
puissance pour oser marcher à l'encontre du fanatisme du clergé.

Avant de quitter Ispahan, le prince a nommé un sous-gouverneur, mais il
a laissé à son médecin et confident, le général Mirza Taghuy khan, la
haute direction des affaires.

Mirza Taghuy khan est venu nous voir dès notre arrivée. Sur la
recommandation de son ancien maître le docteur Tholozan, il nous a fait
ses offres de service; toutefois il ne nous a pas laissé ignorer que la
capitale de l'Irak est peuplée de dévots et d'hypocrites réputés pour
leur caractère querelleur et acariâtre.

«Ispahan est un jardin de délices; mais pourquoi faut-il qu'il soit
habité? Tout serait bien dans cette ville s'il n'y avait point
d'Ispahaniens.»

Les seïds (descendants du Prophète) sont aussi fort nombreux et
s'efforceront de profiter de l'éloignement de Zellè sultan pour se
venger sur nous de la sévérité que ce prince déploie à l'égard du
clergé, et de la considération qu'il témoigne généralement aux
chrétiens. En forme de conclusion, Mirza Taghuy khan nous a engagés à
nous montrer très circonspects et à ne pas chercher à entrer dans les
mosquées jusqu'à ce que, sur un firman de Zellè sultan, l'imam djouma et
le mouchteïd nous aient autorisés à y pénétrer.

En attendant le retour d'un courrier envoyé en toute hâte à Bouroudjerd,
où stationne le fils aîné du roi, nous visiterons les monuments qui
n'ont point une affectation purement religieuse.

Bien qu'il n'existe dans Ispahan aucun vestige d'édifice antique, on ne
saurait contester à la ville une ancienne origine. Placée sur le
Zendèroud, l'unique fleuve de l'Irak, elle doit, au contraire, avoir été
bâtie à une époque très reculée. Malheureusement il n'y a pas de fil
conducteur qui permette de découvrir la vérité à travers des faits
participant tour à tour de la fable et de la légende.

Les Persans font remonter la fondation d'Ispahan à l'époque de Djemchid,
l'un des Peychdadiens. Dans le _Chah Nameh_ (Livre des Rois) Firdouzi,
le célèbre poète du onzième siècle, attribue à un forgeron d'Ispahan,
nommé Kaveh, la gloire d'avoir renversé Zoak, cet abominable tyran qui
faisait panser deux ulcères développés sur ses épaules avec des
emplâtres de cervelles humaines. Kaveh, ayant appris que sa fille allait
être livrée aux pharmaciens royaux, attacha son tablier de cuir à
l'extrémité d'une hampe, rallia les mécontents autour de cet étendard de
révolte, chassa l'usurpateur et rétablit Féridoun sur le trône de ses
ancêtres. En souvenir de cet exploit, le drapeau du célèbre forgeron fut
précieusement conservé et confié à la garde du contingent d'Ispahan,
plus brave dans l'antiquité, paraît-il, que dans les temps modernes.
Enrichi de pierres précieuses par tous les successeurs de Féridoun,
l'étendard devint si lourd et si grand que, au moment de la conquête
arabe, six hommes suffisaient à peine à le porter, et que les soldats
musulmans s'enrichirent en se partageant le précieux trophée, bien que
ces «mangeurs de lézards» eussent égaré une grande partie des
pierreries, dont ils ignoraient la valeur.

D'après l'auteur arabe Yakout, Ispahan était connue jadis sous le nom de
Djeï et s'élevait sur l'emplacement du Chéristan actuel. Après la prise
de Jérusalem, Bakht en-Nasr (Nabuchodonosor) exila les Juifs dans
l'Iran. Ils errèrent longtemps avant de se déterminer à choisir une
nouvelle patrie et s'arrêtèrent en un lieu nommé Djira, où la terre et
l'eau leur parurent avoir le même poids que celles de leur patrie. Une
cité qui prit le nom de Yaoudiè (Juiverie) fut fondée; la race d'Israël
y prospéra; Yaoudiè s'agrandit aux dépens de Djeï et devint la ville
moderne d'Ispahan.

M. Silvestre de Sacy considère cette tradition comme erronée. Il
s'appuie, pour la ranger dans le domaine des légendes, sur l'histoire
arménienne, qui fait remonter l'établissement des Juifs à Ispahan à une
époque postérieure à la conquête de l'Arménie sous le roi sassanide
Chapour. Tout ce que l'on peut affirmer, c'est qu'aucune des capitales
des rois mèdes ou des rois perses, des dynasties achéménides, parthes et
sassanides, ne saurait être identifiée avec la capitale de l'Irak
Adjemi.

Sous le khalifat d'Omar, Ispahan devint la proie des hordes islamites.
Traitée avec modération, la cité consentit à payer un tribut et à se
faire musulmane; les habitants qui refusèrent d'embrasser la religion du
Prophète furent autorisés à s'expatrier. La province de l'Irak resta
sous la domination arabe jusqu'au dixième siècle, puis elle appartint
successivement aux Guiznévides, aux Seljoucides, aux dynasties éphémères
des Moutons Blancs, des Moutons Noirs, aux Atabegs du Fars, et tomba aux
mains de Timour Lang (Timour le Boiteux), le Tamerlan des historiens
occidentaux.

Ispahan n'opposa pas une vigoureuse résistance au vainqueur de la Perse
et n'aurait pas eu à se repentir de sa capitulation si, à la suite de
troubles fomentés par les vaincus, Timour Lang n'avait ordonné le
massacre de la population et n'avait fait périr en un seul jour plus de
cent mille habitants (1385).

Pendant que le conquérant campait autour de la ville, il se plaisait à
réunir sous sa tente des poètes et des derviches.

«Quel est ton nom? demanda-t-il un jour à un moine poète qui venait de
déclamer avec talent un fragment du _Chah Nameh_.

--Je m'appelle Dooulet (Fortune).

--La fortune est aveugle.

--Certainement: si elle ne l'était point, accompagnerait-elle un boiteux
comme vous?»

Timour Lang fut ravi de la hardiesse de cette réponse et fit faire de
beaux présents au derviche.

A partir de l'invasion mogole, la Perse entre dans une période de
guerres et de troubles pendant laquelle Ispahan occupe dans l'histoire
un rang des plus modestes. Mais en 1585 chah Abbas, ayant transporté la
capitale sur les bords du Zendèroud, enrichit sa résidence favorite de
palais, de mosquées et de bazars et augmenta l'importance de la cité
souveraine en obligeant les Arméniens de Djoulfa à venir s'établir dans
l'Irak. La cruauté de ses successeurs Séfi Ier et Abbas II s'exerça sur
les courtisans, compagnons des débauches royales, ou sur les chrétiens,
sans nuire au prodigieux accroissement de la capitale, dont la
population s'éleva bientôt à six cent mille âmes, nombre égal à celui
des habitants de Paris sous Louis XIV. Les excès, le luxe raffiné des
rois sofis, la richesse de leur cour et la splendeur de leurs palais
étonnèrent à cette époque l'Asie et l'Europe.

Pendant la durée des règnes suivants, Ispahan s'embellit encore. Chah
Soliman fait élever, dans une gorge d'où l'on embrasse tout le panorama
de la ville, un pavillon connu sous le nom de takhtè Soleïman, tandis
que chah Houssein bâtit au-dessus de Djoulfa l'immense palais de
Farah-Abad (Séjour-de-la-Joie). Sous le règne de ce prince, livré aux
mains des mollahs et des eunuques, un fléau encore plus terrible que
l'invasion mogole s'abat sur la capitale des sofis.

Depuis de longues années la Perse possédait dans l'Afghanistan la
province de Kandahar. Des gouverneurs inhabiles administraient cette
contrée lointaine et persécutaient la population, composée de musulmans
sunnites. Poussés à bout, les Afghans se révoltèrent; ils furent vaincus
à grand'peine.

Leur chef, Mir Weis, fait prisonnier, fut amené à Ispahan. Pendant sa
captivité il vécut assez près du souverain pour constater la faiblesse
du pouvoir royal, devenu le jouet des intrigants et des eunuques; l'Iran
était une proie offerte à tout homme audacieux. Mir Weis comprit la
gravité de cette situation; à peine rendu à la liberté et de retour à
Kandahar, il prépara un nouveau soulèvement. Ses troupes étaient
rassemblées, les ordres de marche transmis, quand la mort vint le
frapper: Allah réservait au fils du révolté l'honneur de conquérir la
Perse. Mahmoud, décidé à porter la guerre au cœur même de l'Iran,
l'envahit par le désert de Seistan et vint mettre le siège devant Yezd
et Kirman (1721).

Abandonnant ces deux places fortes après plusieurs assauts infructueux,
le général afghan se dirigea vers la capitale de la Perse et n'hésita
pas à planter ses tentes à Golnabad. De longues marches et divers
combats avaient décimé son armée. Au moment où elle arriva en vue
d'Ispahan, elle ne comptait guère plus de vingt mille hommes. Une
centaine de petits canons portés à dos de chameaux et propres à lancer
des boulets d'une à deux livres composaient une artillerie insuffisante
pour faire brèche dans les murailles d'une ville munie de plus de quatre
cents pièces de gros calibre. La cité, mise en communication avec ses
deux faubourgs de la rive droite, Djoulfa et Abbas-Abad, au moyen de
deux ponts bien défendus, était garantie contre les surprises par la
rivière qui coulait au pied de ses murailles. Il semblait donc que les
efforts d'ennemis peu nombreux, coupés de leurs communications par les
troupes de Yezd et de Kirman, dussent misérablement échouer.

Chah Houssein avait abandonné la direction des affaires à deux hommes de
caractères bien différents. Le premier ministre, Mohammed Kouly khan,
alléguant avec raison les insuccès des Afghans devant Yezd et Kirman,
prétendait que les ennemis ne réussiraient jamais à s'emparer de la
capitale, puisqu'ils avaient échoué sous les murs de villes mal
défendues, et donnait le sage conseil de ne point mettre l'armée
persane, levée à la hâte et composée d'une population peu belliqueuse,
en présence de soldats aguerris, audacieux et rompus aux dangers et aux
fatigues. Le chef des tribus arabes au service de la Perse, le valy
d'Arabie, proposait un plan de campagne fort différent. Plein de
violence, il s'emportait avec fureur contre la lâcheté du premier
ministre. «Si un brigand comme Mahmoud, disait-il, peut, à la tête de
quelques misérables soldats, insulter à la majesté du trône de Perse et
assiéger la capitale de l'empire, si nous devons nous morfondre derrière
nos remparts, au lieu de porter le fer et le feu dans le camp ennemi,
nous ferons bien d'abandonner la tête et le cœur d'un pays dont nous
n'avons pas le courage de prendre la défense. Condamnons-nous à cette
terrible extrémité, ou marchons sur-le-champ contre les Afghans et
vengeons notre honneur en détruisant de vils ennemis. Ils ne doivent
leur vie qu'à notre honteuse prudence.» Cette explosion de vanité, si
bien en harmonie avec l'orgueil des Persans, devait fatalement entraîner
le faible chah Houssein. Après avoir goûté d'abord les sages conseils de
son premier ministre, il se rangea, en définitive, à l'avis présomptueux
du valy, et donna l'ordre de livrer bataille; mais il compromit le
succès militaire de ses troupes en les mettant sous les ordres de deux
hommes hostiles l'un à l'autre et dont les avis au conseil avaient été
diamétralement opposés. L'armée persane, forte de soixante mille hommes
magnifiquement équipés, quitta Ispahan dans ces conditions défavorables.

Les troupes royales étaient fraîches et montées sur des chevaux
somptueusement harnachés, tandis que les Afghans, vêtus de haillons et
hâlés par le soleil, observaient avec emphase que les sabres et les
lances brillaient seuls dans leur camp.

La droite, commandée par Roustem khan, général des gardes royaux,
s'appuyait sur le village d'Ispahanec, situé dans la plaine, vis-à-vis
du takhtè Soleïman; le valy d'Arabie à la tête de ses troupes la
secondait. Le premier ministre dirigeait l'aile gauche, renforcée par le
valy du Loristan, sous les ordres duquel marchait un corps de cinq mille
cavaliers. Au centre se massaient l'infanterie et l'artillerie.

Le chef afghan avait partagé sa petite armée en quatre divisions:
entouré de guerriers éprouvés, il commandait le centre, avait placé la
droite sous les ordres d'Aman Ullah khan, l'un de ses généraux, et mis à
la gauche, qui était composée exclusivement de Guèbres révoltés, un de
leurs chefs religieux; au quatrième corps était confié l'honneur de
soutenir l'artillerie, cachée à dessein derrière l'aile droite. Avant le
combat, Mahmoud monta sur un éléphant et parcourut les rangs de son
armée, encourageant ses soldats, leur rappelant leurs exploits, leur
représentant que le pillage d'Ispahan serait le prix de la victoire,
tandis que la honte et la mort ignominieuse deviendraient leur partage
s'ils étaient vaincus et réduits à battre en retraite dans un pays
ennemi. Il fit comprendre aux Guèbres révoltés que les Persans
vainqueurs exerceraient sur eux les plus terribles représailles; puis il
attendit le choc des Ispahanais. L'action fut engagée par l'aile droite
persane; l'ardeur avec laquelle l'attaque fut conduite jeta d'abord la
confusion dans les rangs des ennemis. Le valy d'Arabie, tournant
brusquement une division désorganisée, tomba sur le camp des
envahisseurs, mais ses Arabes restèrent si longtemps occupés à le piller
qu'on ne put les réunir de la journée et les ramener au combat.

Pendant ce temps le premier ministre, à la tête de l'aile gauche,
chargeait la droite des Afghans. Aman Ullah khan donna l'ordre à ses
troupes de prendre la fuite; les Persans, tout joyeux, les poursuivirent
avec ardeur, mais se trouvèrent bientôt devant les cent canons portés
sur les chameaux agenouillés. Un feu nourri, dirigé avec justesse, vint
abattre les premiers rangs de la colonne ispahanienne et jeta une telle
panique parmi cette troupe inexpérimentée que, brusquement attaquée par
les fugitifs reportés en avant à la voix de leur général, elle fut
taillée en pièces et entraîna dans sa déroute l'armée tout entière. Aman
Ullah khan poursuivit le mouvement offensif, chargea l'artillerie
persane, restée sans défense, sabra les canonniers et, dirigeant les
bouches à feu sur l'infanterie placée au premier rang, en fit un carnage
épouvantable. A la vue de leur propre artillerie couvrant de mitraille
leur arrière-garde, les Persans perdirent tout courage, abandonnèrent le
champ de bataille et cherchèrent leur salut derrière les murs d'Ispahan,
munis de plus de quatre cents canons. Bon nombre d'entre eux désertèrent
et reprirent directement, en petits corps isolés, le chemin de leur
village.

Mahmoud ne songea même pas à profiter du désordre des vaincus et à
entrer avec eux dans Ispahan; stupéfié par son bonheur, il regagna ses
retranchements et laissa les Persans ramener tranquillement quelques-uns
des canons abandonnés sur le champ de bataille. Il ne se décida à
reprendre les hostilités qu'après avoir entendu de la bouche d'un espion
le récit des scènes de désordre et de confusion qu'avait provoquées en
ville le désastre des troupes royales. La cour avait quitté Farah-Abad;
les Afghans y entrèrent, puis Mahmoud s'avança sur Djoulfa, qui soutint
un assaut de plus de deux jours, réduisit la ville chrétienne à demander
la capitulation, exigea pour la préserver du pillage une contribution de
soixante-dix mille tomans et un tribut de cinquante belles jeunes
filles, choisies dans les premières familles de la cité, et établit
enfin le centre de ses opérations sur la rive droite du Zendèroud, à
l'extrémité du Tchaar-Bag. Le vainqueur, malgré son audace justifiée par
des succès inespérés, aima mieux investir la ville que de tenter un
assaut avec des forces insuffisantes.

Le blocus commença dès le mois de mars; en août la population mangea les
mulets, les chevaux et les chameaux; en septembre elle eut recours à la
viande de chien et de chat, puis elle se nourrit de pain d'écorce
d'arbres et enfin de chair humaine.

Pendant toute la durée du siège, chah Houssein, livré aux factions, se
contentait de répéter aux chefs de chacune d'elles:

«Prenez des troupes, défendez-vous; je serai content s'il me reste le
palais de Farah-Abad.»

Le P. Krusinski, moine polonais qui habitait Ispahan à cette époque,
nous a laissé l'effroyable peinture des horreurs de ce siège. Les
souffrances de la population étaient devenues insoutenables; l'eau du
Zendèroud était corrompue par les cadavres qu'elle charriait, la famine
décimait le peuple. Quand la cour en fut réduite aux aliments qui
soutenaient encore les hommes les plus vigoureux, sa constance ne dura
pas longtemps. Des négociations furent ouvertes, et chah Houssein se
décida à abdiquer en faveur de Mahmoud, afin d'éviter à sa capitale les
horreurs d'une prise d'assaut.

Le 23 octobre il monta à cheval, vêtu de deuil, et s'achemina tristement
vers Farah-Abad, ce «séjour de la joie» auquel il avait tout sacrifié.
On fit attendre longtemps l'infortuné monarque à l'entrée de son propre
palais, sous prétexte que le vainqueur dormait; et, quand on l'eut
introduit enfin dans le grand talar, il trouva le chef afghan assis sur
le trône royal.

«Mon fils, dit-il noblement à Mahmoud qui n'avait pas daigné recevoir
debout le prince vaincu, puisque le souverain maître de l'univers ne
permet pas que je règne plus longtemps et qu'a sonné l'heure de ton
élévation au trône de Perse, je te cède l'empire. Puisse ton règne être
heureux!

--Telle est, lui répond le vainqueur, l'instabilité des grandeurs
humaines. Dieu dispose à son gré des couronnes; il les ôte à l'un pour
les donner à l'autre.»

Après avoir rendu hommage au conquérant et attaché à son bonnet
l'aigrette de diamants, emblème du pouvoir suprême, Houssein reçut
l'ordre de se retirer au fond d'un petit palais, où il vécut sept années
dans une captivité relativement douce. Plus tard les envahisseurs, ayant
éprouvé quelques revers et redoutant un changement de fortune, mirent
fin à sa triste existence.

Ispahan avait cruellement souffert pendant le siège. Non seulement la
majeure partie de la population avait péri, mais les campagnes et les
villages étaient saccagés, les kanots obstrués. Kérim khan en
transférant la capitale à Chiraz, sa patrie, et la dynastie kadjar en
ramenant le siège du gouvernement dans le nord, consommèrent sa ruine.
La majeure partie de la population s'exila, les palais les plus vastes
et les édifices les plus beaux furent abandonnés.

Et pourtant ce sont les monuments élevés sous les règnes des princes
sofis qui embellissent encore la ville, et c'est dans l'enceinte des
palais de chah Abbas et de ses successeurs que se trouvent les
constructions civiles les plus intéressantes à étudier.

Le pavillon des Tcheel-Soutoun (Quarante-Colonnes), vers lequel nous
conduit d'abord Mirza Taghuy khan, est situé au milieu d'une immense
cour entourée de murailles peu élevées et plantée de vieux arbres et de
rosiers arborescents. Au nord, un long bassin rempli d'eau conduit le
regard jusqu'à des degrés de marbre blanc, servant de soubassement à une
terrasse couverte, placée au-devant du palais.

Le pavillon des Tcheel-Soutoun, bâti par chah Houssein, paraît avoir été
élevé sur les fondations d'un palais de chah Abbas, qui succédait
lui-même à un édifice sassanide, ainsi que semblent l'attester quelques
fragments de sculpture incrustés dans les murailles de l'enceinte.

L'ancien monument fut incendié pendant une fête sous le règne de chah
Houssein. Il eut été facile d'arrêter les progrès du feu, disent les
chroniques, mais le souverain craignit de pécher en cherchant à
s'opposer aux manifestations de la volonté divine et donna l'ordre de
laisser brûler l'édifice, tout en promettant de le faire reconstruire
superbement.

Dix-huit colonnes de bois, revêtues de miroirs taillés en forme de
losange, supportent la toiture jetée au-devant du palais; celles qui
sont au centre du porche reposent sur des lions qui lancent des jets
d'eau dans un bassin de marbre placé en face de la salle du trône. Une
corniche en mosaïque de bois entremêlée d'étoiles scintillantes soutient
le plafond, divisé en compartiments carrés, garnis de glaces biseautées
et de prismes de cristal.

Le porche précède un talar recouvert d'une demi-coupole aux alvéoles de
cristal sertis dans une monture métallique. De chaque côté de cette
salle, où était placé le trône royal, emporté ou détruit à l'époque de
l'invasion afghane, se présentent deux appartements, destinés l'un au
souverain, l'autre à ses ministres. Toute l'ornementation extérieure de
ces pièces et de la salle du trône est formée par la juxtaposition de
miroirs de toutes tailles entourés de cadres dorés.

En l'état actuel il est difficile d'apprécier le mérite de cette
décoration brillante, toute particulière à la Perse; les glaces, dont le
tain est terni, sont couvertes d'une épaisse couche de poussière et ont
aujourd'hui toute l'apparence de vieilles plaques d'argent bruni et
oxydé. La variété des miroirs et des cadres nuit d'ailleurs bien moins
qu'on ne pourrait le croire à l'ensemble général. Les légers ornements
vénitiens ne jurent pas dans le voisinage des lourdes dorures Louis XIV
rougies par le grand air, et de ce rapprochement d'objets de styles si
disparates naît un tout parfaitement harmonieux. Explique qui pourra ce
singulier phénomène. Quant à moi, je l'attribuerai volontiers à
l'atmosphère lumineuse de ces pays ensoleillés qui enveloppe d'un jour
harmonieux les ors répandus à profusion sur les parois.

Trois portes en mosaïque de bois sont placées au fond du talar et
donnent accès dans une nef voûtée, qui tient en travers toute la largeur
de la salle du trône et des deux corps avancés. Cette longue pièce est
dominée par trois coupoles sur pendentifs. Le dôme central est peint en
rouge; les deux extrêmes en bleu; les pendentifs sont divisés en
losanges brodés de légères arabesques d'or.

[Illustration: SALLE DU TRÔNE DU PALAIS DES TCHEEL-SOUTOUN.]

Des peintures à fresque représentant des réceptions royales ou des
batailles tapissent les panneaux placés au-dessous des coupoles. Elles
ont tous les mérites mais aussi tous les défauts des œuvres persanes:
étude minutieuse des accessoires et des détails aux dépens des figures
principales, richesse de coloris, raideur des attitudes et dédain absolu
des lois de la perspective. L'un de ces tableaux reproduit les épisodes
d'un combat où figurent des nègres d'un noir d'ébène montés sur des
éléphants blancs. Près de la porte de l'est, chah Abbas, ayant à ses
côtés Allah Verdy khan, généralissime des armées et fondateur du pont
qui porte son nom, reçoit des ambassadeurs indiens. Les types et les
costumes sont fidèlement étudiés; il est regrettable que l'artiste,
préoccupé de rendre le chatoiement des magnifiques étoffes d'or et les
feux des pierres précieuses, ait traité sous jambe les danseuses placées
au premier plan.

Entre ces grandes compositions et le lambris s'étend une frise de petits
tableaux représentant des scènes de la vie domestique. Ces compositions
sont peintes avec une certaine grâce et fournissent d'intéressants
documents pour l'histoire du costume persan sous les sofis.

Les Tcheel-Soutoun ne sont plus habités; aujourd'hui pourtant la grande
nef abrite de nombreux ouvriers occupés à coudre de superbes tentes de
soie rouge, jaune et verte, destinées au prince Zellè sultan. Chacun
travaille en silence et n'interrompt son ouvrage que pour faire sa
prière à l'appel des mollahs ou prendre de temps à autre le thé, qu'un
gamin fait circuler à la ronde.

Mirza Taghuy khan nous sert de cicérone pendant toute la durée de notre
visite aux Tcheel-Soutoun. Dans l'espoir de faire faire son portrait
équestre, il a revêtu un brillant uniforme et se trouve un peu gêné par
une longue épée qui s'insinue au moindre mouvement dans les jambes de
ses voisins; mais il reprend courage sur son cheval de bataille.

Son costume tout doré est celui des _sartips_ ou généraux de première
classe. Il ne faudrait pas supposer, en voyant notre ami porter le
harnais des chefs de guerre, qu'il soit amoureux de Bellone: non, son
humeur est pacifique; et s'il est général, c'est que ce titre purement
honorifique est donné en Perse, comme en Russie, à tous les hauts
fonctionnaires civils et... même aux militaires.

Outre ses nombreuses fonctions, le général-docteur est chargé de rédiger
le journal d'Ispahan, moniteur du gouverneur de l'Irak. Il doit être
d'autant plus honoré de cette haute preuve de la confiance du prince
Zellè sultan, que le chah lui-même n'a jamais osé livrer à un de ses
serviteurs la direction de l'esprit public, et qu'il s'astreint à écrire
le journal officiel de sa propre main, quitte à abandonner la rédaction
de la gazette littéraire à son premier ministre.

Mirza Taghuy khan aspire, je crois, à joindre à tous ces titres celui de
recteur des Facultés d'Ispahan.

Comment ne pas dire un mot de cette Université, bien qu'il ne nous ait
pas été donné d'apprécier le savoir des étudiants, envoyés en vacances
durant tout l'été?

A l'exemple du roi son auguste père, le chahzaddè fait de louables
efforts en vue d'organiser des écoles et de réagir contre les traditions
cléricales qui donnent à la science théologique la première place dans
l'enseignement. Tout serait au mieux si les élèves de la médressè
n'étaient aussi rares que les maîtres. Les cours de physique, de
mathématiques, d'histoire et de langues étrangères sont professés avec
un égal mérite par un jeune savant livré tout le jour aux rêves
enivrants que procure l'opium. Cet émule de Pic de la Mirandole, j'ai le
regret d'en convenir, a fait son éducation à Paris et à Londres; mais,
au lieu de s'instruire et de chercher à développer son intelligence au
contact des Occidentaux, il s'est empressé, comme bon nombre de Persans
venus en Europe, de greffer sur les vices communs aux Asiatiques nos
plus détestables défauts.

Maître et élèves de l'Université d'Ispahan sont logés dans un ravissant
pavillon situé au milieu de vastes jardins confinant à ceux des
Tcheel-Soutoun. Ce palais d'été, élevé jadis par Fattaly chah, porte le
nom de Hacht-Bechet (Huit-Paradis), parce qu'il contient, outre les
appartements royaux, quatre corps de logis à deux étages, destinés aux
huit favorites du roi.

[Illustration: PAVILLON DES TCHEEL-SOUTOUN.]

Quand on se rend des Tcheel-Soutoun aux Hacht-Bechet, on longe d'abord
un bassin qui s'étend entre deux jardins d'un caractère bien persan. Les
parcs anglais, avec leurs pelouses de gazon égayées par des corbeilles
fleuries ou des bouquets d'arbres; les jardins français du dix-huitième
siècle, avec leurs formes raides et sévères, ne sauraient en donner une
idée; les _bags_ (jardins), semés sous de hauts platanes émondés jusqu'à
la cime, sont de véritables champs couverts de fleurs serrées les unes
auprès des autres, sans aucun souci des couleurs ni des espèces.
L'aspect de ces longs parterres est étrange, et si, en s'en approchant,
on peut leur reprocher un certain désordre, il faut avouer que, vus à
distance et au grand soleil, ils produisent un effet charmant, chaque
fleur paraissant alors plus éclatante que les brillants papillons qui
les caressent de leurs ailes. Au delà du bassin s'élève le pavillon
octogonal des Hacht-Bechet, composé d'une grande salle placée au centre
de l'édifice, de quatre porches et de quatre corps de bâtiments. Il
comprend sur deux hauteurs d'étages les «Huit-Paradis», desservis par
des escaliers spéciaux mis en communication au moyen de galeries jetées
au-dessus des porches.

[Illustration: PAVILLON DES HACHT-BECHET.]

Sur les murs des appartements placés auprès du portique s'étendent deux
grandes compositions, représentant, l'une Fattaly chah entouré de ses
fils, l'autre le même souverain chassant les fauves. Le roi, penché sur
le cou de sa monture, traverse de sa lance la gueule d'une bête féroce,
un lion ou une panthère, je ne saurais le dire. L'artiste, justement
préoccupé de la figure royale, a négligé de préciser les formes de
l'animal.

Les Hacht-Bechet sont démeublés aujourd'hui, les huit favorites ont
disparu, pas un nom n'est resté attaché aux appartements embellis jadis
de leur présence, et l'on chercherait vainement les traces des déesses
qui régnèrent il y a quelque soixante ans dans cette ruche royale.
Étaient-elles majestueuses ou mignonnes, brunes ou blondes, gaies ou
sérieuses? Aucun indice n'est venu me révéler ces secrets; il est à
supposer néanmoins que le père de plus de six cents enfants devait avoir
au nombre de ses épouses des types de beauté très variés.

Je suis fort reconnaissante au général Mirza Taghuy khan de m'avoir
prévenue que je me trouvais dans un collège, car sans cet avertissement
je ne me serais jamais douté de l'affectation actuelle de l'édifice.
Bancs, pupitres, ardoises traditionnelles, chaire de professeur,
bibliothèque, constituent ici un mobilier inutile. Les Iraniens, grands
et petits, calligraphes de profession ou écoliers maladroits, écrivent
en tenant le papier appuyé sur la paume de la main, de telle sorte qu'en
étendant un tapis sur le sol et en mettant dans un coin la perche et les
verges nécessaires pour donner la bastonnade, un local quelconque peut
servir de collège ou de ministère.

Les élèves auraient vraiment bien tort de se plaindre des coups de gaule
dont on les gratifie: ces soins prévoyants endurcissent dès l'enfance la
plante de leurs pieds et les mettent en état de supporter bravement les
infortunes à venir; la première école n'est-elle pas celle de
l'adversité? D'ailleurs, si les professeurs distribuent plus de coups de
bâton que de sages conseils, les collégiens reçoivent en dédommagement,
comme leurs collègues de la capitale, un traitement fort honorable et un
habit neuf tous les ans. Les Persans sont en avance, on le voit, sur les
peuples qui s'enorgueillissent de donner l'instruction gratuite et
obligatoire.

1er septembre.--Hier, à notre retour au couvent, nous avons été prévenus
que le sous-gouverneur nous recevrait le lendemain, deux heures après le
lever du soleil. A peine _l'aurore au voile de safran se dispersait-elle
sur la terre_, que la voix tonitruante du bon Père a retenti sur la
terrasse, où il dort d'habitude auprès de son écuyer Kadchic. Il
s'agissait d'étriller nos montures avec le plus grand soin, afin
d'entrer dignes et solennels au palais du gouverneur et de racheter par
la bonne tenue des cavaliers et de leurs chevaux le misérable état du
harnachement.

Tous ces préparatifs nous ayant mis en retard, nous traversons Djoulfa
au galop et nous nous décidons à passer à gué le Zendèroud, afin de
raccourcir la distance qui nous sépare du palais.

Il y a environ un mètre d'eau dans le fleuve; cependant le courant nous
entraîne à la dérive et me donne un vertige qu'il me serait difficile de
dominer, si je ne tenais les yeux obstinément fixés sur la rive vers
laquelle nos chevaux se dirigent. La berge atteinte, le Père gagne une
allée bordée de palais en ruine, traverse les jardins des Tcheel-Soutoun
et s'arrête enfin devant une porte basse. Après avoir franchi un
vestibule tortueux, nous pénétrons dans une cour plantée d'arbres
fruitiers mêlés à des rosiers et à des vignes disposées en tonnelles.

Le représentant du prince nous reçoit sous un talar fort simple; la
réception sera néanmoins cérémonieuse, si je m'en rapporte à l'élégance
du costume de ce haut dignitaire: koledja de satin violet, abba de poil
de chameau mêlé de fil d'or, kolah de fin astrakan taillé à l'ancienne
mode.

Le sous-gouverneur passe à juste titre pour un des plus charmants
causeurs de la Perse; il parle en savant grammairien le persan de Chiraz
sa patrie, et s'exprime néanmoins avec une simplicité dont je lui sais
le meilleur gré. C'est à la fois un lettré et un érudit.

Nous avons sérieusement étudié l'histoire de la Perse. Notre
interlocuteur ne tarde pas à s'en apercevoir, et l'entretien, prenant
dès lors une allure fort attachante, roule sur les hauts faits de chah
Abbas. Tout le monde connaît les exploits du grand sofi, la manière dont
il échappa au massacre de toute sa famille ordonné par son oncle, chah
Ismaïl; les scrupules de son bourreau, homme pieux qui voulut attendre
la fin du Ramazan avant de le tuer; sa jeunesse passée dans le
Khorassan, son avènement au trône (1585), ses guerres victorieuses
contre les Usbegs et les Turcs, l'extension donnée à l'empire à la suite
de conquêtes qui portèrent les frontières de la Perse jusqu'à
l'Euphrate, ses relations d'amitié avec les Européens installés à sa
cour, l'embellissement d'Ispahan devenue sa capitale et l'une des plus
belles villes du monde, enfin la richesse et la prospérité auxquelles
atteignit sous son règne un royaume qu'il avait disputé à l'étranger et
arraché à la guerre civile. Mais les dernières années de sa vie, passées
au fond de son andéroun, sont restées couvertes d'un voile si épais, que
peu de personnes ont pu le déchirer. L'esprit du roi, hanté par les
folles terreurs qui saisissent dans leur vieillesse les souverains
orientaux quand, arrivés au terme de l'existence, ils se prennent à
redouter l'impatience de leurs héritiers, s'aigrit au point de le rendre
injuste envers ses plus fidèles serviteurs.

Chah Abbas ne se contentait pas de se montrer d'une sévérité sans
exemple pour les grands de la cour; sa famille elle-même n'échappait pas
à sa méfiance et à sa jalousie. Il avait tendrement aimé ses quatre fils
pendant leur jeunesse; mais, le jour où il ne vit plus en eux que des
successeurs, son esprit ombrageux s'émut et il se prit à considérer les
personnes dévouées à ses enfants comme des ennemis personnels pressés de
le voir mourir ou de lui ravir la couronne. Il se détermina à ordonner
la mort de son fils aîné, Suffi Mirza, en voyant les regards des
courtisans se porter avec respect sur l'héritier du trône au moment où
il sortait du palais royal.

Les remords qu'il éprouva après l'exécution de cet ordre barbare
semblèrent, au lieu de le calmer, exciter encore sa fureur. Le second de
ses fils, Khoda Bendeh, était aussi bien doué que Suffi Mirza; ses
vertus ne le préservèrent pas des soupçons paternels. Le prince, informé
inopinément que son terrible père avait fait prendre et tuer sous
prétexte de conspiration un des officiers auxquels il était le plus
affectionné, ne sut maîtriser sa colère et son désespoir, accabla le
chah des plus amers reproches, et, oubliant toute prudence, tira son
épée du fourreau.

Il fut immédiatement désarmé et allait être décapité, quand chah Abbas,
sur la prière de ses petits-enfants, consentit à lui laisser la vie, et
se contenta de lui faire arracher les yeux.

Un profond désespoir s'empara du malheureux Khoda Bendeh; dans l'état
misérable où il était réduit, sa colère et sa haine contre son père
s'accrurent de jour en jour, et toutes ses pensées se concentrèrent sur
un seul projet: tirer vengeance de son bourreau.

Il avait deux enfants: un fils et une fille. La petite Fatime était
adorée de son grand-père, qui ne pouvait se passer d'elle. Seule, comme
David auprès de Saül, elle parvenait à apaiser les fureurs du vieillard
par ses caresses et sa gentillesse.

Khoda Bendeh écoutait avec une joie farouche tout ce qu'on lui disait de
l'affection du roi pour la petite princesse, de l'influence qu'elle
avait su prendre sur lui, et de la tristesse où le plongeait son
éloignement momentané. La vengeance était prête. Un matin, au moment où
l'enfant venait baiser ses paupières d'aveugle, il la saisit et
l'égorgea sous les yeux de sa femme affolée, puis il se précipita sur
son fils accouru au bruit de la lutte et tenta, mais en vain, de lui
faire subir le sort de sa sœur; on parvint à arracher l'enfant, encore
vivant, des mains de son père, et l'on avertit chah Abbas. Les
exclamations de rage et de désespoir du vieux monarque devant le cadavre
de sa petite-fille firent goûter au meurtrier un suprême et sauvage
bonheur; pendant quelques instants il savoura avec avidité son horrible
vengeance et mit fin à son existence en avalant un poison foudroyant.
Oserais-je comparer les fureurs des héros d'Eschyle ou d'Euripide à
celles de Khoda Bendeh? Cependant nous ne sommes point en présence d'une
fable plus ou moins ingénieuse ou d'une histoire légendaire comparable à
celle de la terrible Médée égorgeant ses enfants pour se venger de
l'abandon de Jason; cette tragédie, à laquelle il serait bien difficile
de trouver un plus épouvantable dénouement, n'est pas un récit composé
par des aèdes et transfiguré par des poètes, mais un fait historique,
qui s'est passé il n'y a pas trois siècles dans les appartements voisins
de ceux où nous nous trouvons.

Le sous-gouverneur s'étonne de notre émotion; à son avis, le souverain
est le maître absolu du bien et de la vie de ses sujets; il serait même
prêt à excuser et à approuver, dans une certaine mesure, l'action du
vieux roi qui, maître d'enlever la vie à son fils, se contenta de le
priver de la vue. Il s'arrête néanmoins au milieu de ses souvenirs
historiques et nous propose d'aller visiter le pavillon du
_Çar-Pouchidèh_ (Tête-Couverte), résidence favorite du prince Zellè
sultan lorsqu'il vient dans son gouvernement d'Ispahan.

Cette petite salle, gaie et claire, est bien de nature à faire diversion
aux récits tragiques de notre guide. Toute la décoration repose sur un
ingénieux emploi de miroirs à facettes et présente beaucoup d'analogie
avec celle des Tcheel-Soutoun. Chacun des quatre supports octogones de
la toiture s'appuie sur un groupe de quatre demoiselles court vêtues;
elles-mêmes soutiennent des têtes de lion qui vomissent des jets d'eau
dans une vasque placée au centre de la pièce. Au seul examen de ces
sculptures, on reconnaît que les artistes persans n'ont pas l'habitude
de modeler des figures humaines; ces statues, les seules que j'aie vues
en Perse, ne sont pas dépourvues néanmoins d'une certaine grâce naïve.

Un passage ménagé tout autour du bassin permet d'accéder aux
appartements disposés sur chaque côté de la salle. La pièce la plus
vaste est meublée à l'européenne et munie d'une psyché que le prince
fait habituellement placer devant lui quand il désire suivre des yeux
ses mouvements et juger s'ils sont empreints de la grâce, jointe à la
majesté, qui siéent à un descendant des Kadjars.

[Illustration: PALAIS DU ÇAR-POUCHIDÈH.]

Si Allah s'est montré généreux envers Zellè sultan en lui accordant une
brillante intelligence, il l'a peut-être moins gâté au point de vue des
avantages physiques. A en juger d'après ses nombreux portraits, le fils
du roi est petit et un peu gros; à la suite d'un coup reçu sur l'œil
pendant son enfance, une de ses paupières est restée abaissée, et il
aurait peu sujet, il me semble, de se montrer coquet. Mais un prince, et
surtout un prince oriental, ne court jamais le risque de s'apprécier à
sa juste valeur; d'ailleurs, s'il avait quelque velléité de voir la
vérité toute nue, ses flatteurs aux aguets ne laisseraient point
pénétrer cette impudique personne sans l'avoir auparavant soigneusement
voilée.

Le prince Zellè sultan se croit donc proche parent d'Apollon: aussi bien
le soin de sa personne et de ses costumes est-il une de ses
préoccupations favorites. Il a dans sa garde-robe les uniformes de tous
les souverains de l'Europe, les met à tour de rôle, et disait
dernièrement au représentant de la maison Holtz, en voyant une charmante
photographie du duc de Connaught en uniforme de général anglais:

«Je désire avoir un costume pareil à celui-là.

--Altesse, la couleur rouge signale tous les défauts d'une coupe
défectueuse, et, si vous désirez que cet habit aille tout à fait bien,
il serait utile que je prisse quelques mesures.

--_Lazem nist_ (cela n'est pas nécessaire)», reprend le prince avec
horreur, car, à l'exemple de son auguste père, il n'a jamais toléré
qu'un de ses inférieurs osât lui manquer de respect jusqu'à le toucher;
«prévenez seulement le tailleur que cet uniforme est destiné à un jeune
homme bien fait, dont les formes sont plus majestueuses que celles du
duc de Connaught.»

Le commissionnaire, ayant recommandé à ses correspondants de rêver d'un
tonneau de bière en promenant les ciseaux dans l'étoffe, a eu néanmoins
le regret de voir arriver un habit trop étroit pour son client.

On est heureux de n'avoir à signaler que de si réjouissants travers chez
un prince auquel sa naissance, sa puissance et les traditions locales
auraient pu donner de redoutables défauts.

Derrière le Çar-Pouchidèh s'étend l'andéroun réservé aux concubines de
Zellè sultan, qui ne s'est pas remarié légitimement depuis la mort de sa
première femme, la fille de l'émir nizam. Je n'ai point visité cette
partie du palais, le prince n'étant pas là pour m'y introduire; mais, au
dire des serviteurs, j'ai vu, en compensation, des gens autrement
intéressants que _des femmes, cette vulgaire marchandise humaine_, en la
personne de quatre porcs, gras, luisants et en parfait état de santé.

[Illustration: SULTAN MAÇOUD MIRZA, ZELLÈ SULTAN (L'OMBRE DU ROI), FILS
AÎNÉ DE NASR ED-DIN CHAH, GOUVERNEUR GÉNÉRAL DE L'IRAK, DU FARSISTAN, DU
LORISTAN, DU KHOUSISTAN, ETC.]

Les élèves du chahzaddè sont les seuls spécimens de leur espèce qui
aient jamais franchi les frontières de la Perse, l'entrée du porc,
vivant ou mort, étant sévèrement interdite et jamais la chair de cet
animal n'ayant osé s'étaler ici comme à Constantinople sous forme de
jambon et de saucisse. L'intention du prince, en construisant une
porcherie dans son palais, n'a pas été de faire un essai
d'acclimatation: il a voulu, en se montrant si peu respectueux des
prescriptions du Koran, protester contre des préjugés religieux, et l'on
raconte même que, le jour de la réception du Norouz (nouvel an), alors
que tous les fonctionnaires et le clergé sont forcés de venir présenter
leurs vœux de bonne année au fils du roi, celui-ci a donné l'ordre de
faire passer le cortège dans la cour souillée par les animaux les plus
impurs de la création.

Les prêtres voient avec horreur les tendances de Zellè sultan, mais ils
sont bien obligés de se dire les très humbles serviteurs d'un prince qui
gouverne tout le midi de la Perse et tentera, à la mort de son père, de
former un royaume indépendant dans le sud en laissant provisoirement le
nord à son frère le valyat, quitte à l'en déposséder plus tard, si les
Russes ne se sont pas chargés de ce soin. Zellè sultan est trop
ambitieux et trop courageux pour renoncer à la haute situation qu'il
occupe. De son côté, le valyat, s'il monte sur le trône, cherchera à se
défaire d'un si redoutable vassal. Aussi pense-t-on, sans oser le dire
tout haut, que l'Iran appartiendra à celui des deux frères qui pourra
faire tuer l'autre.

Le chah connaît la haine qui divise les princes depuis leur plus tendre
enfance.

Dès l'âge de douze ans, Zellè sultan gravait, sur une lame de sabre
faite à son intention, cette phrase significative: «C'est avec cette
arme que je tuerai mon frère le valyat». A cette époque le roi
n'accordait pas à son fils aîné la considération due à un prince
intelligent, bon administrateur, et qui seul de tous ses enfants lui
fournit de l'argent, au lieu de lui en demander; il n'admettait pas
surtout que les lois d'hérédité faites en faveur du premier-né d'une
princesse kadjar pussent être violées. En voyant s'élever dans une si
jeune tête de pareilles idées de révolte et d'usurpation, il entra en
fureur et donna l'ordre de crever les yeux du coupable. On obtint la
grâce de Zellè sultan en considération de son jeune âge, et désormais le
prince apprit à cacher soigneusement sa pensée et à ne plus se livrer à
des accès de franchise qui pouvaient lui coûter la vie.

Depuis quelques années, le chah, bien revenu de ses préventions,
dépouille successivement tous ses frères de leurs gouvernements et les
remet entre les mains de son fils aîné. Est-ce la tendresse ou l'intérêt
qui le guide? Allah seul connaît le cœur de Nasr ed-din son serviteur.

En rentrant à Djoulfa, nous avons suivi la grande voie de Tchaar-Bag.
Généralement triste et abandonnée, elle reprend quelque animation vers
le soir, au moment où les caravanes se mettent en marche. Mais que sont
les allées et venues de muletiers et de pauvres diables auprès de la
foule animée et luxueuse qui embellissait cette promenade il y a deux
cents ans! A en juger d'après les détails donnés sur les costumes du
dix-septième siècle par les peintures des Tcheel-Soutoun, on devait voir
se promener, sur les dalles de marbre de l'allée centrale, des seigneurs
vêtus de cachemire, d'étoffes d'or ou de pourpre, et, sur les voies
latérales, courir d'élégants cavaliers luttant de vitesse et de vigueur,
ou faisant exécuter à des étalons somptueusement harnachés des passes
brillantes, sous les yeux des belles khanoums assises dans le balakhanè
construit en tête de la promenade. Je suis entrée, en escaladant les
terrasses de maisons voisines, dans ce célèbre pavillon et j'ai regardé.
Plus de cavaliers, hélas! plus de gentilshommes aux glorieux
ajustements. Quelques piétons s'avancent lentement, affaissés sous le
poids de lourds fardeaux; les platanes gigantesques, mais à la cime
chenue, sont dépouillés de cette verdure qui promet aux arbres une
longue existence; les dalles des trottoirs sont ébranlées, les canaux
desséchés; les bassins, remplis d'une eau croupissante, supportent des
fleurs de marécage; les parterres, sans arbustes ni verdure, ne se
parent même pas de ces grands rosiers sauvages, ornement naturel des
jardins les moins soignés.

Malgré la sauvagerie du tableau je n'ai pas eu à regretter mon ascension
jusqu'aux étages supérieurs du balakhanè. Autour des pièces règnent de
magnifiques lambris de faïence.

Ces peintures, divisées en tableaux distincts, représentent des scènes
d'andéroun traitées avec un incontestable mérite. Vêtues de robes de
brocart, coiffées de turbans ou de diadèmes de pierreries, de jeunes
femmes sont assises dans des jardins et mangent des chirinis (bonbons)
et des fruits. Leurs vêtements sont peints en couleurs vives et
franches, tandis que les figures ne sont guère plus colorées que les
fonds blancs laiteux sur lesquels elles se dessinent. Si l'on considère
la finesse et la forme des traits, qui ne rappellent en rien le type des
belles Iraniennes, il est permis de supposer que les faïenciers se sont
inspirés de modèles chinois. Cette hypothèse est admissible, car à
l'époque du grand sofi la Perse a fabriqué des plats et des vases peints
en bleu sur fond blanc, imitant à s'y tromper les porcelaines du
Céleste-Empire.

Hélas! presque toutes les figures des panneaux du Tchaar-Bag ont été
brisées à coups de marteau. Cette mutilation barbare a sans doute été
faite sous chah Abbas II, prince si dévot qu'au début de son règne on
n'osait écouter que des exhortations pieuses. Sur la fin de son
existence il racheta, j'en conviens, cet excès de zèle par les plus
affreux désordres. Ayant fait tuer sa favorite durant une nuit
d'ivresse, il ordonna, en reprenant possession de lui-même, qu'on
immolât aux mânes de la défunte toutes les bouteilles vides ou pleines
de l'empire: repentir bien méritoire, mais dont ses sujets firent tous
les frais, car, si Abbas II renonça désormais à conserver son vin dans
des récipients de verre, il remplit de ce précieux liquide des amphores
de faïence dont la contenance était double ou triple de celle des
bouteilles brisées.

En descendant du pavillon par des marches de trente-cinq centimètres de
hauteur, le Père, auquel notre séjour au couvent paraît avoir rendu
quelque gaieté, s'arrête tout à coup.

[Illustration: PORTE DE LA MÉDRESSÈ DE LA MÈRE DU ROI. (Voyez p. 256.)]

«Le sous-gouverneur, dit-il, n'est pas le seul à connaître la vie intime
de chah Abbas le Grand. Ce souverain, m'a-t-on conté, se plaisait à
adresser à son bouffon des questions bizarres. «Un homme a commis une
faute très grave: comment peut-il, en voulant se la faire pardonner,
présenter une excuse qui soit pire que la faute commise?» lui
demanda-t-il un jour. Le lendemain, comme le roi montait les degrés
conduisant à l'appartement de ses femmes, le fou s'approcha et le pinça
fortement au mollet.

«--Qu'est-ce à dire? s'écria le roi en courroux.

«--Excusez-moi, Majesté, gémit le coupable, je croyais tenir la jambe de
la favorite.»

On connaît une autre solution du même problème donnée naïvement par le
grand maître des cérémonies de Charles X. Après l'enterrement de son
frère Louis XVIII, le roi se plaignit amèrement du désordre du cortège
funèbre. «Sire, nous ferons mieux la prochaine fois», répondit en
tremblant l'officier incriminé.

3 septembre.--Souvent déjà, tout en longeant le Tchaar-Bag, je suis
passée devant la façade de la médressè de la Mère du Roi, et toujours
j'ai été tentée de visiter cet édifice, merveilleux à en juger d'après
les proportions monumentales de sa porte d'entrée et l'éclat des émaux à
fond bleu turquoise de la coupole et des minarets cachés en partie
derrière un rideau de verdure. Tout ce que j'avais rêvé n'est rien
auprès de la réalité.

La baie ogivale qui constitue l'entrée de la médressè s'élève au centre
d'une façade à deux étages longue de près de cent mètres. Une large
torsade de faïence bleu turquoise, reposant à ses extrémités sur des
bases d'albâtre, dessine tout autour de l'ouverture une brillante
archivolte. La porte en bois de cyprès est couverte de plaques d'argent
ciselées avec art.

Je franchis le seuil et pénètre dans un large vestibule octogone
recouvert d'une coupole; à droite et à gauche sont placés des gradins de
bois, sur lesquels des marchands de comestibles étalent des pêches
magnifiques, des raisins dont les ancêtres sont nés au pays de Chanaan,
du lait aigre, des concombres, des kébabs prêts à rôtir, en un mot les
approvisionnements d'un restaurant bien achalandé.

Ce vestibule, où viennent se pourvoir aux heures des repas maîtres et
élèves, est percé de larges baies: l'une communique avec la porte
extérieure; celles de droite et de gauche s'ouvrent sur deux vestibules
secondaires; la quatrième donne accès dans la cour de la médressè,
ombragée de platanes vigoureux. Il n'est point étonnant que ces arbres
soient, malgré le développement de leurs branches inférieures, plus
fournis à la cime que les platanes du Tchaar-Bag, car la médressè de la
Mère du Roi a été bâtie en 1710 sous le règne de chah sultan Houssein,
près de cent ans après la plantation de la fameuse promenade de chah
Abbas.

Les yeux, éblouis par les reflets des briques émaillées qui scintillent
aux rayons du soleil, ne distinguent à première vue que les grandes
masses du tableau. Au premier plan, les arbres du jardin se
réfléchissent sur les eaux cristallines de longs bassins d'albâtre et
forment de leurs rameaux épais un cadre sombre au milieu duquel se
détachent comme noyés dans une buée lumineuse le dôme et les minarets
revêtus d'une mosaïque de briques émaillées. Le fond bleu turquoise de
la coupole sert de fond à de gracieuses volutes blanches et à des
arabesques jaune clair, serties, suivant le cas, d'un mince filet gros
bleu ou noir. Le revêtement de toutes les parties inférieures du
monument est formé de carreaux de faïence d'un blanc laiteux recouverts
d'entrelacs bleu foncé, donnant aux parties les plus résistantes de la
construction un aspect de solidité en harmonie avec leur rôle dans
l'ensemble du monument.

Les artistes qui ont produit une œuvre aussi admirable ont droit à tout
notre respect; on ne saurait élever à un plus haut degré la décoration
architecturale et profiter plus judicieusement des ressources que la
nature a réparties à l'Orient. Quant à moi, je ne connais pas en Europe
de monument susceptible de produire une impression analogue à celle que
l'on éprouve en présence de la médressè de la Mère du Roi.

Les élèves ne sont pas nombreux en cette saison. N'étaient les marchands
installés sous le vestibule et quelques prêtres occupés à fumer le
kalyan avec une gravité toute sacerdotale, on pourrait croire la
médressè presque aussi déserte que le caravansérail de la Mère du Roi et
le bazar contigus. Nous ne serons guère gênés aujourd'hui pour faire
tout à notre aise nos relevés et nos photographies.

[Illustration: LA MÉDRESSÈ DE LA MÈRE DU ROI.]

Pendant que nous opérons, le P. Pascal va rendre visite aux professeurs
de l'école; entre gens instruits la théologie étant un perpétuel sujet
d'entretien, il ne tarde pas à trouver au nombre des mollahs quelques
adversaires tout prêts à soutenir une controverse religieuse. La dispute
devient bientôt si intéressante, que les marchands de fruits abandonnent
leurs étalages et se groupent autour du moine chrétien et des prêtres
musulmans. Les Persans, il est intéressant de le constater, traitent en
général sans aucune acrimonie des sujets dont la discussion soulève au
milieu de nos sociétés civilisées d'inévitables conflits; plusieurs fois
déjà j'ai eu l'occasion de constater cette modération des chiites dans
des circonstances où leur fanatisme excessif pouvait faire redouter de
bruyants éclats: chacun ici parle à son tour, attaque la thèse de son
interlocuteur, parfois avec une grande justesse d'arguments, et toujours
avec une parfaite tranquillité d'esprit et de gestes.

[Illustration: DERVICHE ET ÉTUDIANTS.]

Au moment où nous venons reprendre le Père, la parole appartient à un
honnête derviche aux cheveux incultes, que j'ai aperçu tantôt assis sur
une de ces grandes jarres à blé qui furent jadis si fatales aux quarante
voleurs des _Mille et une nuits_. Le disciple d'Hafiz est descendu de
son trône de terre cuite pour venir, lui aussi, causer dogme et morale.
«Il est un peu fou, comme tous ses pareils, m'assure un jeune
théologien, qui le considère pourtant avec le respect voué par les
Orientaux à ceux qui ont perdu la raison. Il n'était ni gras ni fortuné
quand il arriva à la médressè, mais il abritait au moins sa tête des
rayons du soleil et des neiges hivernales sous un excellent bonnet de
feutre; des _loutis_ (pillards) passant auprès de lui et le voyant
endormi lui volèrent sa coiffure. A son réveil l'infortuné chercha
vainement son bien, puis, en désespoir de cause, il se rendit au
cimetière, s'assit sur une tombe et pendant plusieurs mois y demeura
depuis l'aurore jusqu'au coucher du soleil.

«--Pourquoi vous éternisez-vous dans ce lieu funèbre? lui dit un de ses
camarades.

--J'attends mon voleur; il viendra ici, puisque tout le monde y vient,
et ce jour-là je reprendrai mon bien.»

Le P. Pascal aurait alimenté longtemps la discussion si l'heure n'était
venue de déjeuner.

Nos longues courses, les chaleurs du mois de septembre, la nécessité de
faire honneur à la cuisine persane sous peine d'humilier nos hôtes, nous
fatiguent à tel point, que notre excellent guide nous a engagés à ne
point rentrer à Djoulfa au milieu du jour, et à venir déjeuner au
caravansérail, où Kodja Youssouf a établi ses dépôts de marchandises. Le
comptoir de ce négociant est situé dans la partie la plus animée du
quartier commerçant. Je n'ai vu nulle part, pas même à Constantinople, à
Téhéran ou à Kachan, une foule comparable à celle qui grouille dans ces
merveilleux bazars, les plus beaux et les plus fréquentés de tout
l'Orient. Des potiches de vieux chine ou de vieux japon, des vases en
cuivre ciselé remontant au siècle de chah Abbas, des suspensions en
argent massif, incrustées de turquoises et de perles, parent les
éventaires et font des galeries du quartier commerçant de véritables
musées; musée, c'est le mot, car il faut se contenter d'admirer et ne
pas songer à acheter ces œuvres d'art, les marchands, jaloux et
orgueilleux de posséder des trésors dont ils connaissent toute la
valeur, ne consentant à les céder ni pour or ni pour argent.

Le rôle de ces objets n'est pas d'ailleurs purement décoratif: ils sont
tous garnis d'énormes bouquets de roses blanches ou jaunes, de jacinthes
et de jasmins, dont le parfum pénétrant vient heureusement corriger les
odeurs qui se dégagent de la foule.

Dans cette saison, l'aspect du bazar aux comestibles est
particulièrement ravissant. De tous côtés s'empilent des montagnes de
pêches vermeilles, des pyramides de limons doux, de melons et de
concombres; des pastèques pourfendues par la moitié montrent aux
passants altérés leur chair rouge gonflée d'une eau délicieuse, tandis
que roulent pêle-mêle sur le sol des raisins et des aubergines monstres;
en concurrence avec ces boutiques se présentent les étalages des
épiciers, pharmaciens, droguistes, où miroitent, sous les rayons
lumineux tombés du haut des toitures en forme de coupoles, des bocaux de
cristal contenant toute une collection de sel de fer, de cuivre, de
manganèse, et de longs vases de verre remplis de piment, de safran ou
d'autres épices, condiments obligés de certains mets persans.

Le caravansérail arménien, dans lequel se trouvent les bureaux de Kodja
Youssouf, est entouré d'une série de chambres profondes, fermées par des
volets en mosaïque de bois. Au milieu du jour toutes ces portes sont
soigneusement cadenassées, car les riches négociants se contentent de
passer quelques heures à leur comptoir, à l'inverse des petits marchands
du bazar, dont la boutique reste toujours ouverte.

Le Père frappe; des serviteurs se présentent et nous introduisent dans
une salle voûtée; l'air de la pièce a conservé une bienfaisante
fraîcheur. Nos domestiques apportent d'une rôtisserie voisine de
délicieux kébabs emmaillotés dans une couche de pain, et des fruits
confits dans du sirop aigre. Ces hors-d'œuvre, désignés sous le nom de
_torchis_ (aigreur), sont des aubergines de la grosseur d'une figue de
vigne, des prunes de la taille d'une olive, ou des noix à peine formées.
Les Persans mangent à tous les repas ces mets excitants, très agréables
pendant les fortes chaleurs.

Après le déjeuner, Kodja Youssouf profite de notre présence à Ispahan
pour faire défiler devant nous les plus habiles forgerons ispahaniens;
ils portent avec eux des canards, des chameaux, des ânes, des boucliers
et des aiguières en acier, façonnés au marteau et rehaussés de minces
filets d'or ou de platine incrustés dans le dur métal.

Nous recevons également la visite de plusieurs grands marchands de
tapis. L'un d'eux nous invite à venir prendre le thé dans sa maison, ses
marchandises étant trop lourdes pour être facilement transportées.
J'accepte son offre avec d'autant plus d'empressement qu'il est marié,
prétendent les matrones d'Ispahan, à l'une des plus jolies femmes de la
ville.

L'entrée de l'andéroun sera difficile à forcer, et j'aurai bien du mal à
me faire présenter à la belle, car le bonhomme, trompé comme le commun
des mortels par mes habits et la peau tannée de mon visage, a cru être
agréable à Marcel en lui faisant sur moi les compliments les plus
aimables.

«Votre esclave a vu du premier coup d'œil que ce jeune homme est le fils
de Votre Honneur. Dieu a donné à cet enfant des traits qui reproduisent
trop fidèlement votre bienfaisante image pour que l'on n'en soit point
frappé.»

Les Persans, sans oser se l'avouer, ont si peu de confiance dans la
vertu de leurs femmes, que la constatation de la ressemblance entre père
et fils est un compliment délicat toujours reçu avec le plus grand
plaisir.

Marcel, très touché des bonnes paroles du marchand de tapis, s'est
confondu en remerciements.

[Illustration: CARAVANSÉRAIL ARMÉNIEN.]



[Illustration: PANORAMA DE DJOULFA. (Voyez p. 264.)]



CHAPITRE XIV

Les jardins de l'évêché.--Le clergé grégorien.--L'andéroun de hadji
Houssein.--Souvenirs de voyage d'une Persane à Moscou.--La tour à
signaux.--Lettre du chahzaddè Zellè sultan.


2 septembre.--«Aïe! aïe! la! la! la! Assez! pardon! père, je ne
recommencerai plus. Aïe! aïe!» hurle notre ami Kadchic en recevant sur
la plante des pieds quelques légers coups de gaule.

Le mauvais drôle s'est permis de goûter à un _pichkiach_ que l'évêque
arménien nous a envoyé par l'entremise d'un vicaire, chargé de nous
rappeler également que Sa Grandeur nous attendait ce soir à dîner dans
son jardin des bords du Zendèroud. Le cadeau épiscopal ne se composait
que de six pêches, mais elles étaient assez grosses pour remplir à elles
seules une grande corbeille d'osier. Les fruits les plus parfumés des
jardins d'Europe ne sauraient rappeler, même de loin, la chair à la fois
ferme et fondante, la peau fine et la saveur musquée des pêches
d'Ispahan. J'excuse, en les admirant, la gourmandise de Kadchic; sa
grâce obtenue, le gamin se relève et se sauve en courant.

«La plante de tes pieds n'est-elle pas endolorie?

--Pas le moins du monde; elle est dure comme une semelle de cuir, mais
je crie de toutes mes forces afin d'apitoyer bien vite le Père.»

Exacts au rendez-vous, nous franchissions, trois heures avant le coucher
du soleil, l'enceinte de terre bâtie autour des jardins de l'évêché. Sa
Grandeur ne tarde pas à arriver, montée sur un superbe cheval noir et
suivie de ses vicaires, qui caracolent derrière elle. C'est évidemment
ainsi que voyageaient autrefois en France les plus grands dignitaires de
l'Église.

Non loin de la porte d'entrée s'étend une esplanade couverte d'un dôme
de verdure. Sous cet épais ombrage s'abrite une citerne alimentée par
les eaux du Zendèroud. La roue d'une grossière machine élévatoire tourne
en gémissant sur son arbre de couche et vient déverser, à la tête des
rigoles d'irrigation, l'eau contenue dans les godets de bois dont elle
est entourée. Quatre bœufs superbes attelés à un manège mettent en
mouvement cet appareil aussi bruyant que primitif. Les élèves de
l'évêché, grâce à leur grande taille et à leur belle conformation, dues
probablement à l'abondance et à la qualité de la nourriture qui leur est
donnée, diffèrent des bêtes de labour, petites, maigres, mal faites, et
dont la chair coriace est si mauvaise au goût que les plus pauvres gens
seuls peuvent se décider à la consommer.

Le bouvier, en me vantant la vaillance et la douceur des animaux confiés
à ses soins, et en me faisant admirer leur poil brillant, ne se doute
point, le malheureux, des instincts carnassiers et des idées criminelles
qui, je l'avoue à ma honte, se réveillent en moi. Depuis plus de six
mois nous n'avons pas été régalés du moindre bifteck! En revenant en
France, j'en fais le serment, je ne mangerai de six mois ni pré-salé, ni
côtelette nature. Pour donner un autre cours à des pensées d'autant plus
malséantes qu'elles se présentent à mon esprit au moment où le mouton va
essayer de tenter mon appétit en se déguisant sous huit ou dix formes
différentes, je m'enfonce au plus épais du verger. Le sol,
merveilleusement fécond, est couvert de trois étages de verdure; des
platanes et des peupliers dominent de leurs cimes élancées figuiers,
pêchers, grenadiers et cognassiers, chargés eux-mêmes de fruits si doux
qu'on les mange comme des pommes; les branches de ces arbres
s'affaissent sous le poids de la récolte et touchent presque la terre,
couverte de légumes auxquels l'ombre est nécessaire.

Mahomet a dû rêver de Djoulfa en décrivant les jardins d'Éden.

Nous sortons du verger à la voix de l'évêque et montons sur la terrasse
d'un pavillon placé à l'entrée de la grande allée. De ce point culminant
le regard s'étend dans toutes les directions; il suffit d'évoluer
lentement sur soi-même pour voir se développer, comme dans un
gigantesque panorama: au nord-est, la ville musulmane aux coupoles
d'émail bleu; à l'est, le fleuve s'écoulant sous les nombreuses arches
des ponts Allah Verdy khan et Mamnoun; plus bas, les toits coniques du
couvent des derviches et le minaret de Chéristan élevé dans le plus
vieux quartier de la ville, l'antique Djeï; au sud, Djoulfa dont les
terrasses entrecoupées de coupoles et de jardins se détachent sur un
fond de montagnes violacées; enfin, à l'ouest et au nord-ouest, la
fertile plaine de Coladoun formant au loin une immense tache verte.

A la nuit les invités arrivent en troupes. Ce sont les plus dévots
personnages de Djoulfa, les conseils et les appuis de l'évêque, tous
gens savants, mais timides et réservés en présence de leur pasteur.

On prélude au repas en buvant du thé, boisson considérée comme un
apéritif; puis, à neuf heures du soir, chacun prend place à table. Les
convives, gratifiés de fourchettes, de cuillères et de couteaux,
regardent avec une méfiance non dissimulée ces instruments de torture,
et prennent, à leur aspect, une figure si déconcertée que je regrette de
n'avoir pas le courage, m'affranchissant d'absurdes préjugés, de plonger
mes doigts dans les plats, tant je rends malheureux les pauvres gens
invités, ou plutôt condamnés à dîner en ma compagnie.

Le menu ressemble beaucoup à celui du festin servi à la noce arménienne;
les convives étant moins nombreux, les plats sont plus soignés et les
mets plus variés. Le vin noir de Kichmich surtout est exquis. Il
provient d'un vignoble planté à l'extrémité du jardin.

Les Arméniens entendent aussi bien la culture de la vigne que la
fabrication du vin. Ils font monter les ceps le long de treillages
formant des tonnelles plates, étendent les sarments sur des claies assez
larges pour laisser passer la grappe au moment de sa formation, et lui
permettent ainsi de se développer tout à l'aise à l'intérieur de la
tonnelle. Le raisin, abrité des rayons du soleil par les feuilles
demeurées au-dessus du clayonnage, et maintenu à une assez grande
distance du sol pour n'être point brûlé par la chaleur rayonnante,
atteint parfois jusqu'à quarante centimètres de longueur; son grain est
gros, couvert d'une peau fine, et clairsemé sur la grappe. Quand j'ai
goûté à ce fruit exquis, j'ai cru me retrouver encore dans les huertas
de Murcie ou de Malaga. Les Arméniens ne coupent le raisin que lorsqu'il
est arrivé à complète maturité; les vendanges faites, il est égrappé,
foulé et mis à fermenter; après la décuvaison on fait cuire le vin afin
qu'il puisse traverser sans danger les fortes chaleurs de l'été, puis on
le mélange à des matières destinées à le rendre plus excitant, la
meilleure de toutes les boissons, au goût des Persans, étant celle qui
amène le plus tôt le buveur à un état d'ivresse agréable.

Au dessert l'évêque prend la parole en arménien et prie l'un des
convives de nous traduire ses paroles en langue persane.

[Illustration: UN BŒUF DE L'ÉVÊCHÉ.]

«Je suis heureux, dit-il, de réunir autour de moi les chefs des
principales familles de Djoulfa et de les mettre à même de témoigner
leur sympathie aux hôtes que le ciel m'a envoyés, aux enfants de cette
fière nation qui depuis tant de siècles est la protectrice et l'ange
tutélaire des chrétiens d'Orient. La France se souviendra des saintes
traditions de son passé, ajoute-t-il, et toujours les opprimés
tourneront vers elle leurs regards suppliants.»

Perdus en pleine Asie, comment ne serions-nous pas émus en entendant
parler avec respect et confiance de la patrie lointaine?

Ces quelques mots ont d'ailleurs une portée réelle; quoique forcé de
résider à Djoulfa, le prélat qui nous reçoit à sa table n'en occupe pas
moins une très haute situation. Son titre de primat des Indes en fait le
chef hiérarchique et le représentant de tous les chrétiens schismatiques
établis en Hindoustan. Les revenus du siège épiscopal sont même dus en
partie à la générosité des Arméniens installés à Bombay ou à Bénarès,
car, à part le produit de ses jardins et de quelques terres disséminées
autour de Djoulfa, l'évêché ne peut guère compter sur les secours des
Iraniens, trop pauvres pour offrir à leur pasteur autre chose que les
prémices de leurs récoltes.

Les fonds provenant des Indes sont considérables, mais la manière dont
ils sont recueillis est tout au moins singulière. L'évêque de Djoulfa
dispose à son gré des cures de ces pays, et donne les mieux rétribuées
aux prêtres capables de lui offrir en échange de leur nomination un
cautionnement destiné à garantir la redevance qu'ils s'engagent à lui
payer annuellement. Réunir à l'avance les fonds nécessaires à
l'obtention d'une cure à gros bénéfices est la grande préoccupation des
membres du clergé subalterne: il n'y a pas de trafic ou de commerce
clandestin auxquels les prêtres ne se livrent en vue de satisfaire les
exigences pécuniaires de leur chef hiérarchique. Les abus les plus
criants résultent de ces détestables agissements, mais on ne saurait
juger avec trop d'indulgence le pasteur quand on connaît le troupeau. Si
les prélats ne prenaient la précaution d'exiger un cautionnement avant
de nommer les curés, les membres du bas clergé, sortis généralement des
classes les plus infimes de la société, privés d'une instruction assez
solide pour suppléer à l'éducation première, dépourvus d'idées très
nettes sur la valeur d'une parole donnée et ne voyant guère dans le
sacerdoce qu'un état lucratif, s'empresseraient, une fois nommés, de
manquer à leurs promesses.

Ces conventions sont entachées de simonie; néanmoins les grégoriens ne
paraissent pas les considérer comme illicites et les concluent du haut
en bas de la hiérarchie ecclésiastique. Le patriarche d'Echmyazin, chef
reconnu de l'Église schismatique, exige tout le premier, des évêques
consacrés par lui, des cadeaux proportionnels à la dotation de leurs
sièges épiscopaux, et ne saurait trouver mauvais que ceux-ci, à leur
tour, aient recours à des procédés analogues envers les simples prêtres;
d'autant plus que les prélats, se trouvant dans l'impossibilité de se
livrer aux entreprises commerciales qui enrichissent les fidèles, sont
obligés de pressurer le bas clergé afin de réunir les fonds promis à
Echmyazin, de subvenir aux frais du culte, et de pourvoir à leur
entretien personnel, à celui des bâtiments de l'évêché, des écoles et
des établissements de bienfaisance.

Le marchandage des offices religieux n'empêche pas d'ailleurs les
prêtres de témoigner le plus profond respect à leur pasteur; et ils
songent même si peu à murmurer contre des demandes d'argent publiquement
avouées, que le curé de la cathédrale de Djoulfa, désireux d'être promu
à une cure des Indes, est venu prier le P. Pascal de lui servir de
caution auprès de l'évêque. L'idée était au moins originale. Le Père a
refusé d'intervenir dans une affaire où son immixtion aurait pu être
considérée comme un empiètement indiscret dans les affaires des
grégoriens. Il doit se montrer d'autant plus prudent que, jusqu'à ces
dernières années, l'Église romaine et l'Église schismatique de Djoulfa
ont été des rivales acharnées.

Peu d'années avant la venue à Djoulfa du P. Pascal et de l'évêque, la
majorité grégorienne persécuta de la manière la plus cruelle la minorité
romaine; les prêtres catholiques, menacés dans leur existence, furent
même obligés de se réfugier chez des musulmans. Le souvenir de ces excès
n'était pas encore effacé à l'arrivée des deux nouveaux chefs, et leurs
relations se ressentirent tout d'abord de l'état d'hostilité de leurs
ouailles; aujourd'hui elles sont devenues des plus amicales, grâce aux
sentiments généreux du P. Pascal.

Il y a six ans, l'évêque, montrant, au dire des fidèles, trop de
modération envers les catholiques, fut gravement attaqué; on lui
reprocha avec amertume ses tendances à se rapprocher des romains au
détriment des grégoriens.

Les mauvais sentiments de la population de Djoulfa éclatèrent avec une
telle violence, que le prélat, désolé, se résigna à abandonner son siège
de Perse et à aller vivre aux Indes au milieu de fidèles respectueux et
soumis. Il quitta son palais, franchit à peu près seul les murs de la
cité, dure humiliation quand on a la coutume de vivre entouré de
nombreux amis, et s'engageait en pleurant sur la route de Chiraz, quand
il fut rejoint par le Père Pascal. Le moine, ému de pitié, avait sellé
son cheval et était venu consoler le voyageur. Celui-ci fut profondément
touché de cet acte de charité. Les deux prêtres cheminèrent ensemble une
journée, et en se séparant, l'un pour s'éloigner de son ingrate ville
épiscopale, l'autre pour revenir au milieu de ses quelques catholiques
fidèles, ils se promirent de resserrer les liens de leur amitié si des
circonstances favorables les réunissaient un jour à Djoulfa.

Le repentir des schismatiques ne se fit pas longtemps attendre. Les
nombreuses charités de l'évêque manquèrent aux pauvres dès le premier
hiver; la population aisée, livrée sans défense aux fantaisies
autoritaires du pouvoir civil, ne tarda pas à comprendre de son côté que
non seulement elle avait commis une injustice, mais s'était privée d'un
chef éminent, capable de grouper autour de lui la colonie et de la
défendre contre les vexations des musulmans. Au bout d'une année les
Djoulfaiens se décidèrent à envoyer à l'évêque des Indes des émissaires
chargés de lui porter leurs excuses et de le prier de revenir reprendre
sa place au milieu d'eux. Le prélat se montra généreux et promit de
revenir en Perse si les sentiments de la population ne variaient pas au
cours d'une nouvelle année. Ce délai passé, il quitta courageusement sa
nouvelle résidence, où il vivait entouré de respect et jouissait de tous
les avantages de la civilisation, et revint dans la sauvage Djoulfa qui
avait si durement méconnu ses bonnes intentions; son retour fut un
véritable triomphe. Depuis cette époque pas un nuage ne s'est élevé
entre la colonie schismatique et son pasteur, bien que l'évêque soit
devenu l'ami intime du P. Pascal. Les deux moines s'ingénient à ne point
blesser les susceptibilités de leurs fidèles respectifs, et grâce à leur
bonne entente une harmonie remarquable règne entre les sectateurs de
religions naguère encore si acharnées l'une contre l'autre.

[Illustration: SACRISTAIN ARMÉNIEN.]

A onze heures le P. Pascal se lève, transmet nos remerciements à
l'évêque et le prie de venir à son tour dîner au couvent, où il veut
réunir en notre honneur les Européens et les catholiques les plus
fervents de Djoulfa. L'invitation est acceptée avec bonté, et l'on donne
l'ordre d'allumer les _fanous_ destinés à éclairer la route.

Guidés par le sacristain, huit ou dix domestiques s'emparent de ces
immenses lanternes et forment, en s'avançant sous les tonnelles de
verdure et les branches des cognassiers chargés de fruits dorés, un
cortège des plus pittoresques. Sur un signe de l'évêque, nous nous
plaçons auprès de lui, comme étant les gens les plus respectables de la
bande, tandis que les autres invités traînent leurs babouches au-devant
de nous et soulèvent un nuage de poussière que nous sommes obligés de
dévorer consciencieusement, afin de garder le rang auquel nous avons
droit.

De retour au couvent, j'adresse au P. Pascal d'amers reproches au sujet
de la prodigalité dont il veut se rendre coupable en essayant de lutter
d'amabilité avec l'évêque, lui qui n'a pas à sa disposition les revenus
des cures des Indes.

«Ne vous mettez point en peine, me répond-il. D'abord nous tuerons la
gazelle: elle brise mes fleurs, broute mes treilles et ne se montre
nullement touchée de mes soins; elle a été jugée et condamnée à mort.
Les fruits, les melons, les légumes, proviendront de l'ancien enclos des
jésuites, attribué à mon couvent à défaut d'autre possesseur; mes
paroissiens m'enverront aussi quelques pichkiach de volailles ou de
moutons; enfin on m'a écrit d'aller toucher une partie de la pension
annuelle de deux mille cinq cents francs que le prince Zellè sultan
m'alloue généreusement. Je suis, vous le voyez, dans une situation
prospère et puis me permettre de vous fêter et de témoigner devant tous
mes fidèles paroissiens du plaisir que j'ai à vous recevoir. Vous irez
seuls demain à Ispahan; en votre absence je ferai toutes mes
invitations.»

5 septembre.--Marcel est resté au couvent afin de remettre au courrier
de Téhéran le projet de restauration du barrage de Saveh, que le docteur
Tholozan veut bien se charger de présenter au roi. L'accomplissement de
la mission confiée à mon mari a été pour lui l'occasion de grandes
fatigues; non seulement il a été obligé de se détourner de sa route et
de faire un voyage très pénible, mais il a dû calculer et exécuter
lui-même dessins et devis.

Ma présence étant inutile à Djoulfa, je me suis rendue chez Mme Youssouf
et l'ai priée de tenir la promesse qu'elle m'avait faite de me présenter
à sa belle amie, la femme de hadji Houssein.

J'aurais été très fière de servir de cavalier à mon aimable guide; mais,
comme il est interdit à une femme de pénétrer dans Ispahan sans avoir
couvert son visage du voile épais porté par toutes les Persanes, et
qu'il serait extrêmement dangereux pour Mme Youssouf de cheminer en
costume musulman à côté d'un Farangui, je me suis bornée à assister au
départ de la charmante khanoum. Elle est montée à califourchon sur un
superbe cheval noir, présent vraiment royal du chahzaddè; puis, suivie
de deux servantes, elle a enlevé sa monture au galop de chasse, sans se
préoccuper du labyrinthe tortueux des rues étroites de Djoulfa, et s'est
bientôt perdue dans un nuage de poussière. Je ne puis m'empêcher de
remarquer, à son sujet, combien le costume persan, si disgracieux au
premier abord, sied bien à une jolie femme, et combien le large pantalon
porté hors des maisons doit être pratique pour monter à cheval et
marcher dans la poussière ou dans la boue.

Une demi-heure après le départ de Mme Youssouf, j'ai quitté Djoulfa à
mon tour, accompagnée des plus fidèles serviteurs du couvent.

Hadji Houssein m'attendait dans le talar de son biroun et avait éloigné
par discrétion ses clients habituels; deux ou trois personnes à peine se
trouvaient dans la cour de sa maison quand il m'a conduite à l'andéroun
sans me demander compte de ma ressemblance avec Marcel.

Sa femme mérite la réputation de beauté dont elle jouit unanimement à
Ispahan. On voit à sa toilette sommaire qu'elle a vécu à la cour. Est-ce
à la chaleur ou à la coquetterie qu'il faut attribuer la suppression
d'une chemisette de gaze destinée à voiler légèrement le buste des
femmes persanes? je ne saurais le décider; mais j'envierais la bonne
fortune d'un peintre ou d'un sculpteur qui serait assez heureux pour
faire poser devant lui un pareil modèle. A mon point de vue particulier,
j'ai été surtout frappée de la vivacité d'esprit de Ziba khanoum, de la
gaieté de son caractère, des expressions choisies dont elle se sert en
causant, et de l'aisance de ses gestes, empreints d'une certaine
noblesse. Elle se plaît à nous parler du temps heureux où elle vivait
auprès du roi. Les voyages du chah en Europe lui ont laissé une
impression d'autant plus vive qu'elle accompagna les deux favorites que
Nasr ed-din emmena avec lui jusqu'en Russie, mais qu'il fut obligé de
renvoyer à son départ de Moscou.

«Le chah eut un vif chagrin, me dit-elle, quand il monta sur le navire
qui devait le transporter à Bakou. Tout l'andéroun l'avait accompagné
jusqu'au port d'embarquement; au moment où l'on donna l'ordre de lever
l'ancre, les abandonnées poussèrent de tels gémissements et se livrèrent
à un tel désespoir, que le souverain, ému de leurs démonstrations de
douleur, eut un instant la pensée de renoncer à son voyage et donna
l'ordre de le ramener à terre. Il n'aurait jamais quitté ses États si le
docteur Tholozan et plusieurs personnes de sa suite ne lui avaient
représenté combien l'Europe et la Perse même seraient défavorablement
impressionnées en apprenant que le roi des rois s'était laissé attendrir
par les pleurs de quelques femmes et avait contremandé un voyage déjà
commencé et annoncé solennellement à toutes les puissances.

--Comment avez-vous trouvé la Russie? dis-je à la belle khanoum.

[Illustration: MADAME YOUSSOUF.]

--Je ne connais pas ce pays. A partir du moment où le bateau s'éloigna
du rivage, nous demeurâmes, mes compagnes et moi, enfermées au fond de
cabines sans air; plus tard on nous fit entrer dans des voitures de
chemin de fer dont les stores étaient soigneusement baissés. Enfin, à
notre arrivée à Moscou, on nous assigna des chambres closes, d'où les
eunuques de Sa Majesté ne nous laissèrent jamais sortir. Le chah, très
occupé des splendides réceptions données en son honneur, ne pouvait,
comme à Téhéran, passer ses soirées auprès de ses femmes. Elles étaient
très attristées de leur solitude et de leur réclusion, quand le roi,
frappé des difficultés qu'on avait déjà dû vaincre pour nous amener
jusqu'à Moscou sous notre costume persan, et comprenant combien il
serait malaisé désormais de faire voyager des femmes en les préservant
de toute souillure, se décida à nous renvoyer sur la terre bénie de
l'Iran. Malgré les regrets qu'éprouvèrent les khanoums au moment de le
quitter, elles obéirent à ses ordres avec plaisir, car depuis deux mois
elles n'avaient guère vu ni la lumière du soleil ni un coin du ciel
bleu. Nasr ed-din chah était d'ailleurs ravi de son voyage: il recevait
partout l'accueil le plus respectueux; des fêtes superbes lui étaient
offertes, et dans les grandes villes on rassemblait en son honneur des
troupes magnifiquement habillées.

«La première fois qu'il assista à une de ces grandes manœuvres
militaires, il ne put, à la vue des beaux uniformes des soldats russes,
réprimer son émotion et sa jalousie. De retour au palais il se montra
fort courroucé contre le _spaçalar_ (généralissime des armées persanes).

«Que fais-tu, lui dit-il, de tout l'argent que je consacre à
l'habillement de mes troupes? Le tsar aurait-il des serviteurs intègres,
et moi des esclaves dignes de mourir sous le bâton?»

«En entendant de la pièce voisine la voix vibrante de Sa Majesté, nous
nous prîmes à trembler pour la vie du spaçalar; mais ce grand ministre,
dont personne ne soupçonnait alors les détournements, répondit avec une
telle présence d'esprit, que la fureur de son maître disparut comme les
gelées d'hiver aux premiers rayons du soleil.

«Votre Majesté ne sait-elle donc pas qu'en l'honneur du passage du
successeur de Djemchid et de Kosroès, le tsar a fait habiller à neuf son
armée tout entière?»

«Quelle impression Sa Majesté a-t-elle rapportée des différents pays
d'Europe? ai-je repris.

--Nasr ed-din chah aime beaucoup le Faranguistan (nom persan de
l'Europe). Il a vu à ses pieds les plus grands rois et les plus
puissantes princesses du monde chrétien; il a admiré des danseuses
étonnamment agiles et des femmes belles et élégantes: mais rien ne lui a
paru comparable à son pays natal.

«A son retour d'Europe il vint, après avoir débarqué, se reposer le soir
dans un talar bâti sur les rivages désolés de la mer Caspienne, et,
saisi d'une émotion subite, il s'écria, en prenant à témoin ses
compagnons de voyage:

«Regardez ce paysage, cette eau, ce soleil: en est-il un parmi vous qui
ait vu un pays plus beau que la Perse?»

«Le chah parle cependant avec plaisir de son passage dans les grandes
villes du Faranguistan; afin de conserver un souvenir durable de ses
voyages, il a fait exécuter une grande boule d'or sur laquelle on a
tracé, en rubis, émeraudes et saphirs enlevés aux couronnes de ses
ancêtres ou de ses prédécesseurs, les mers, les montagnes, les vallées
et les villes des pays qu'il a parcourus. Les plus beaux diamants du
trésor signalent l'emplacement des capitales.

--Avez-vous vu ce globe terrestre, khanoum?

--Certainement; il a été déposé quelques jours chez Anizeh Dooulet, qui
a vertement reproché au roi d'avoir fait un aussi mauvais usage de
bijoux d'aussi grande valeur.

--Il est regrettable en effet que Sa Majesté ait détruit des joyaux
historiques.

--C'était bien là le dernier souci d'Anizeh Dooulet! Elle aurait mieux
aimé que le roi les lui eût donnés!

--Vous a-t-elle parlé de l'origine de ces trésors?

--La plupart, prétend-elle, ont été rapportés des Indes après les
conquêtes de Nadir chah. A la mort de ce prince ils furent remis à
Mohammed-Aga, le fondateur de la dynastie kadjar. Seul chah Rokhch, le
souverain dépossédé, refusa de livrer les richesses qu'il réservait à
ses enfants à défaut de la couronne. Bien que privé de la vue, il cacha
ses pierres précieuses, dérouta les espions du nouveau roi et affirma
sous les serments les plus solennels qu'il n'avait en sa possession
aucun joyau de valeur.

[Illustration: ZIBA KHANOUM.]

«Chercher à soustraire des trésors au terrible Mohammed-Aga, c'était
s'exposer aux plus grands dangers. L'infortuné chah Rokhch supporta
d'abord avec un courage surprenant chez un homme âgé les plus
douloureuses tortures; vaincu par la souffrance, il se décida à indiquer
la position de quelques brillants dissimulés soit dans des puits, soit
dans les fondations des murs du palais, mais l'obstiné vieillard ne fit
connaître la cachette du rubis extraordinaire placé autrefois sur la
couronne du dernier prince de la race de Timour (Aurengzeb), qu'au
moment où il sentit couler sur sa tête, entourée d'un bourrelet de
plâtre, du plomb en fusion versé goutte à goutte.

[Illustration: TOUR A SIGNAUX A ISPAHAN. (Voyez p. 274.)]

«Mohammed-Aga témoigna la joie la plus vive en retrouvant le précieux
rubis et sans tarder donna l'ordre de mettre fin au supplice du
vieillard, mais il était trop tard: chah Rokhch, victime de son avarice,
mourut au bout de peu de jours.

«L'inestimable joyau qui lui coûta la vie est placé sur la sphère
terrestre de Nasr ed-din chah, non loin d'un diamant magnifique pris sur
Achraf, le dernier roi afghan de la Perse, et envoyé avec la tête de ce
prince à chah Tamasp par un chef de tribu du Béloutchistan. Le rubis de
chah Rokhch rappelle au roi que le Démavend est la plus haute montagne
du monde, et le brillant d'Achraf que Téhéran l'emporte en beauté sur
toutes les capitales.»

Essayer de réformer l'instruction géographique d'une femme persane
serait plus difficile que d'expliquer la géométrie à un _khater_
(mulet).

«Pourquoi, belle comme vous l'êtes, avez-vous quitté la cour de Téhéran?

--Nasr ed-din chah, désireux de témoigner à hadji Houssein une estime
méritée par de nombreux et signalés services, m'a donnée à lui en
mariage. Je ne saurais me plaindre de mon sort, car l'aga est bon,
m'aime tendrement et n'a pas d'autre épouse légitime que moi; mais je ne
puis m'empêcher parfois de regretter avec amertume de ne plus prendre
part aux grands voyages entrepris par l'andéroun pour suivre pendant
l'été les déplacements du camp royal, et de ne plus assister aux fêtes
du Norouz ou aux belles représentations religieuses données au palais
pendant le mois de Moharrem en souvenir des martyrs de notre foi.»

Sur ces paroles, Ziba khanoum se lève et m'invite à visiter sa maison.
La cour, plantée de beaux arbres, est rafraîchie par de nombreux jets
d'eau qui envoient une poussière humide jusque dans le talar; des
rosiers couverts de fleurs, des jasmins blancs et jaunes embaument l'air
et mêlent leurs parfums pénétrants à celui des essences répandues sur le
tapis. L'habitation est couverte d'une terrasse entourée de murs
construits en briques; les joints verticaux sont assez larges pour
permettre de regarder au dehors sans risquer d'être aperçu des voisins
indiscrets. A travers les jours réguliers ménagés dans la maçonnerie de
cette singulière cage apparaît une belle tour à signaux élevée sous la
domination mogole. Elle est revêtue d'une mosaïque de briques et de
larges inscriptions. Un escalier tournant, encore en parfait état de
conservation, permet, paraît-il, d'accéder jusqu'au sommet de l'édifice,
élevé de cinquante-deux mètres au-dessus du sol; mais une porte placée
devant le premier palier empêche les curieux d'atteindre la plate-forme
et de regarder de ce point culminant dans les cours intérieures des
maisons où les femmes vont et viennent dévoilées.

Avant de rentrer à Djoulfa, Mme Youssouf m'engage à visiter l'entrepôt
des tapis situé dans le biroun.

Ces _farchs_ (tapis), spécialement fabriqués à Farahan en vue de
l'exportation, sont couverts de dessins jaunes, bleus et rouges aux tons
heurtés et criards. En examinant les nouveaux produits de l'industrie
persane, on ne peut que regretter les anciens tapis tissés chez les
nomades avec des laines dont les teintes harmonieuses ne se fanent
jamais. Aujourd'hui les Persans, après avoir reconnu les inconvénients
des couleurs à base d'aniline employées dans les fabriques de Farahan,
ont à peu près renoncé à acheter les tapis de cette région, et envoient
leurs commandes dans le Fars, où la civilisation n'a pas encore fait
abandonner les teintures naturelles, si belles et si durables.

A mon retour au couvent je trouve Marcel, le P. Pascal et Mirza Taghuy
khan réunis au parloir. Le docteur vient nous communiquer la réponse de
Zellè sultan à notre lettre; elle est arrivée sous l'escorte de deux
courriers, l'un chargé de la porter, l'autre de s'assurer qu'elle sera
exactement remise à nos _excellences_. Le prince nous assure de ses bons
sentiments et témoigne aux «gentilshommes français», dont le renom est
parvenu jusqu'à lui depuis leur entrée en Perse, le plaisir qu'il aurait
à les recevoir à Boroudjerd, où il campera quelques jours encore. La
missive, fort gracieusement tournée, invite le sous-gouverneur d'Ispahan
à nous traiter avec les plus grands égards, et à s'entendre avec le
mouchteïd et l'imam djouma afin que nous puissions visiter sans péril
tous les édifices affectés d'une manière plus ou moins directe au culte
musulman.

Le prince ordonne encore d'expédier aux hakems des provinces du Sud les
instructions les plus sévères et de leur enjoindre de faire tous leurs
efforts pour faciliter notre voyage, soit que nous désirions suivre, en
quittant Chiraz, la voie directe de Bouchyr, ou celle de Firouzabad.
Zellè sultan pousse même la prévoyance jusqu'à prévenir les gouverneurs
qu'ils auront à lui rendre compte de leur conduite s'il nous arrive
malheur. Quant aux simples mortels assez audacieux pour nous offenser,
ils devront, sur la seule vue du firman, recevoir double ration de coups
de bâton. Si j'en juge par ces précautions, le sud de la Perse doit être
difficile et dangereux à parcourir.

Une expédition de la dépêche de Zellè sultan est déjà parvenue au
sous-gouverneur, à l'imam djouma et au mouchteïd. Ce dernier a paru
blessé des termes du firman, mais il n'a pas osé soulever d'objection.
Néanmoins, comme le clergé ispahanien se pique de suivre à la lettre les
prescriptions religieuses et que la loi musulmane interdit aux chrétiens
l'entrée des mosquées, il est nécessaire que les casuistes mettent à
contribution toute leur science et découvrent un texte de nature à tirer
les prêtres d'embarras. Le livre révélé et ses commentaires sont d'une
interprétation trop facile pour que, sur l'ordre du prince, d'adroites
recherches restent infructueuses. En attendant la décision des
théologiens, Mirza Taghuy khan nous offre de nous conduire à Coladoun,
un des sites les plus charmants des environs d'Ispahan.

Un chemin très plat menant au village, le docteur veut faire sortir en
notre honneur les voitures de son maître, et nous donner le plaisir de
voyager en carrosse au cœur de la Perse. Ces équipages, solides comme
des prolonges d'artillerie, sont habitués à des exercices variés, mais
on ne saurait cependant les faire passer dans quelques rues étroites ou
trop ruinées de la ville, ni leur faire escalader avec la seule aide des
chevaux l'entrée des ponts jetés sur le Zendèroud. Il est donc convenu
que nous nous rendrons à cheval jusqu'à Coladoun et qu'au retour les
voitures ramèneront les excursionnistes sur les bords du fleuve.

[Illustration: UNE RUE D'ISPAHAN.]



[Illustration: UN COLOMBIER DANS LES ENVIRONS D'ISPAHAN. (Voyez p.
285.)]



CHAPITRE XV

Partie de campagne à Coladoun.--Les minarets tremblants.--Puits
d'arrosage.--Culture autour d'Ispahan: tabac, coton.--Amendements donnés
aux terres.--Les voitures en Perse.


6 septembre.--En sortant de Djoulfa on traverse un bazar animé et
largement approvisionné, bien que ses étalages ne puissent être comparés
à ceux de la ville musulmane. Les denrées alimentaires y sont en
majorité; melons, pastèques, fruits secs, bois à brûler et bougies
encombrent tous les auvents. Le quartier commerçant est fermé à son
extrémité par de lourdes huisseries de bois bardées de fer et munies de
verrous gigantesques.

Cette porte vit passer les Afghans quand ils envahirent Djoulfa. Deux
inscriptions commémoratives incrustées dans le mur témoignent de ce
fait. L'une est écrite en langue arménienne, l'autre en latin; celle-ci
est due aux compagnons du P. Krusinski, qui furent autorisés à la
sceller dans la muraille en souvenir des services rendus par les moines
chrétiens à la population de Djoulfa pendant la période néfaste du siège
d'Ispahan.

Au delà de l'enceinte s'étend une campagne ravissante. Sous un épais
fouillis d'arbres se perdent une multitude de jolis villages et de
jardins entourés de clôtures de terre dissimulées sous le chèvrefeuille
en fleur et les rosiers sauvages. De distance en distance la verdure
s'éclaircit et laisse apparaître les ruines de petites mosquées encore
recouvertes de charmantes mosaïques de faïence. Les voûtes sont
écroulées depuis le passage des Afghans; les paysans, très pauvres, ne
les ont pas relevées et s'en repentent amèrement aujourd'hui en voyant
les regards impurs de deux infidèles souiller des sanctuaires où l'on
fait encore la prière. En continuant notre route à travers cet Éden
enchanté, nous atteignons le village de Coladoun. Sur la place s'élève
un imamzaddè surmonté de deux minarets célèbres malgré la simplicité de
leur architecture.

Qui ne connaît en Perse, au moins de réputation, les _minars djonbouns_
(minarets tremblants)?

Nous pénétrons sans difficulté dans la cour, grâce à la fierté
qu'éprouvent les villageois à faire assister des Européens à un
véritable miracle.

Une baie ogivale éclaire la chapelle; au centre se trouve un tombeau
recouvert de haillons sordides déposés là en guise d'_ex-voto_.

De chaque côté de la baie s'élèvent les minarets; un gardien monte au
sommet de l'un d'eux et imprime de ses mains de violentes secousses à la
muraille. Sous ses efforts réitérés la tour oscille sur elle-même et
transmet son mouvement à sa voisine.

Quand l'action extérieure cesse, la construction reprend peu à peu son
équilibre.

En présence de ce phénomène vraiment étrange, les musulmans ont crié au
miracle et prétendu que le saint personnage enseveli dans le tombeau
s'agitait et mettait l'édifice en mouvement; les philosophes persans ont
fait ouvrir le sarcophage et se sont assurés _de visu_ de l'immobilité
du mort. Le cas devenant très grave, les savants européens s'en sont
mêlés et ont déclaré que les tours étaient construites à l'extrémité
d'une pièce de bois horizontale posée en équilibre sur l'extrados de la
voûte. L'explication n'est guère plausible, car en ce cas le mouvement
d'oscillation se compliquerait d'un mouvement de translation de haut en
bas. Il n'est pas d'ailleurs de pièce de bois assez solide pour
supporter sans se rompre un poids aussi considérable que celui des
minarets.

[Illustration: MINARETS TREMBLANTS.]

En reconnaissant au premier coup d'œil l'âge d'une mosquée ou d'un
monument, Marcel s'est fait depuis notre entrée en Perse une réputation
d'oracle: nous ne sommes pas passés dans une grande ville, nous n'avons
pas assisté à une seule réception, sans qu'on lui ait demandé
d'expliquer les mouvements des _minars djonbouns_. Il a refusé de se
prononcer avant d'avoir vu ces édifices, mais aujourd'hui il peut faire
connaître librement sa pensée, car, si la classe pauvre et surtout les
femmes persanes croient aux miracles, les gens instruits, à part leur
confiance dans l'astrologie judiciaire, se montrent fort incrédules.

Après avoir examiné avec soin le monument, Marcel constate que les deux
tours, d'ailleurs fort légères, sont raidies par une pièce de bois noyée
dans le giron de l'escalier. Chaque minaret, étant planté sur une sorte
de crapaudine, peut décrire des oscillations de très faible amplitude
autour de son axe vertical. Ces oscillations, perceptibles seulement au
sommet, déterminent une série de chocs sur le tympan MN de la voussure,
chocs qui se répercutent sur la tour B. Sous cette influence, le minaret
B entre lui-même en mouvement, tandis que les maçonneries du tympan
restent immobiles; c'est, on le voit, l'application fortuite d'un
théorème de mécanique élémentaire. L'amplitude des oscillations
répercutées est d'ailleurs beaucoup plus faible que celles décrites par
la tour A, sur laquelle on agit directement.

Un fait nouveau tendrait à prouver l'exactitude de ce raisonnement: une
personne placée en D, à la base de l'arcature, reçoit dans le dos,
pendant toute la durée de l'expérience, des chocs semblables à ceux
qu'elle percevrait si l'on ébranlait à coups de bélier la paroi
extérieure de la muraille.

[Illustration: PUITS D'ARROSAGE A LA MONTÉE.]

Ce phénomène ne se produirait pas si, au lieu d'osciller autour de leur
axe, les tours étaient soumises à un mouvement de translation verticale.

Dans ce dernier cas il n'y aurait pas seulement des fissures en M et en
N, mais des lézardes horizontales, divisant en deux tronçons le fût
cylindrique des minarets. Or il est facile de vérifier que leur
maçonnerie n'est interrompue en aucun point.

Nous nous remettons en selle et, sous la conduite du P. Pascal, nous
arrivons en moins d'un quart d'heure au palais de Coladoun, bâti au
milieu de la plaine d'Ispahan, dans une situation ravissante.

Des arbres touffus, des eaux vives, un beau tapis de verdure, n'est-ce
pas la réalisation des rêves d'un Oriental? C'est ce que pensait sans
doute, en édifiant sa demeure, le dernier propriétaire du palais, obligé
de quitter le pays, il y a deux ans à peine, pour se rendre en
pèlerinage à la Mecque, sur un ordre du prince Zellè sultan.

Le roi et son fils imposent à leurs sujets l'accomplissement de ce pieux
devoir toutes les fois qu'ils veulent se débarrasser d'un personnage
gênant par son influence, ou d'un fonctionnaire dont la fortune est hors
de proportion avec les bénéfices licites ou illicites que tolèrent les
habitudes très larges du pays.

Il est de tradition que les pèlerins partis sur l'ordre du souverain ne
reviennent guère des lieux saints: les fatigues d'un long voyage
expliquent le trépas inopiné de ces dévots malgré eux.

Le propriétaire de Coladoun n'a pas eu un sort exceptionnel: six mois
après son départ, la nouvelle de son décès est arrivée à Ispahan. Allah
ait pitié de son âme! il est mort sur le chemin du salut. Mais que sont
devenus ses héritiers naturels, ses femmes et ses enfants?

Il ne serait pas délicat d'interroger à ce sujet Mirza Taghuy khan: en
fidèle serviteur le docteur doit approuver toutes les actions de son
maître. Quoi qu'il en soit, la belle propriété du hadji appartient
aujourd'hui au prince Zellè sultan.

Des fenêtres du talar la vue s'étend au loin sur une campagne fertile
limitée à l'horizon par la chaîne de montagnes des Bakhtiaris. A nos
pieds coulent, à travers des plantations de tabac et de sorgho, des
ruisseaux peuplés de tortues de grande taille.

Un profond réservoir placé au centre du jardin fournit l'eau nécessaire
à l'arrosage des parterres et des vergers qui entourent Coladoun, tandis
que les plantations de tabac et de coton sont irriguées avec des eaux
sous-jacentes, au moyen d'engins analogues au chalouf dont se servent
les Égyptiens quand ils amènent l'eau du Nil au-dessus des berges du
fleuve. Seulement, les Persans intelligents et pratiques attellent des
animaux à leurs machines élévatoires au lieu de les manœuvrer à bras
d'hommes.

Si les puits, percés au-dessus des kanots et généralement cachés sous
les branches touffues des arbres, n'attirent pas le regard, le
grincement des poulies décèle bruyamment leur présence.

Deux murailles de terre élevées de chaque côté de l'orifice supportent
une barre de fer sur laquelle s'enfile un large cylindre de bois; la
corde qui s'enroule tout autour de cette espèce de treuil soutient à
l'une de ses extrémités une large poche de cuir, et par l'autre
s'attache au collier d'un bœuf ou d'un cheval. Au-devant des puits, un
chemin en pente très rapide, creusé entre deux murs de soutènement, sert
de passage aux animaux attelés à la machine élévatoire. Quand le cheval
ou le bœuf remonte la pente en se dirigeant vers l'orifice du puits, la
poche de cuir descend dans l'eau et se remplit. Le conducteur fait alors
retourner la bête, dont l'effort, ajouté à son propre poids, suffit à
élever le récipient; un homme saisit la poche de cuir, l'attire à lui et
déverse son contenu dans les rigoles d'irrigation. Les bœufs et les
chevaux, habitués à descendre et à monter tous les jours ces chemins en
pente, obéissent machinalement à leur conducteur et amènent en peu de
temps une grande quantité d'eau à la surface du sol.

A Coladoun la couche liquide est très rapprochée de terre; les paysans
en profitent pour faire produire à leurs champs jusqu'à trois récoltes
chaque année.

Les cultures du coton et du tabac forment avec celle du pavot la grande
richesse agricole de la plaine du Zendèroud.

A part une irrigation soignée, à défaut de laquelle la graine ne
germerait même pas, le tabac, dont la tige s'élève à quatre-vingts
centimètres de hauteur, vient à peu près sans travail et sans soin.
Quand la plante a produit toutes ses feuilles, on les laisse sécher sur
pied avant de les cueillir, puis on les divise en dix ou douze classes,
s'étageant depuis la feuille fine et tendre d'un prix élevé jusqu'au
bois concassé mis à la portée des petites bourses.

Le tabac d'Ispahan est renommé et l'emporte comme parfum sur celui de
Chiraz, particulièrement réservé aux Constantinopolitains ou aux
Syriens, qui le fument comme les Persans dans des kalyans ou des
narguilés.

La culture du coton demande moins de chaleur que celle du tabac, et
couvre par conséquent une grande étendue de terre dans les provinces du
nord comme dans celles du centre de la Perse.

Au moment de la floraison, l'arbrisseau se couvre de fleurs jaunes, puis
les pétales tombent et sont remplacés par une capsule rouge de la
grosseur d'une petite noix. Cette enveloppe se décolore et se sèche tout
à la fois; devenue boisée, elle éclate et laisse apparaître le coton
blanc comme de la neige. Le vent ne tarderait pas à emporter ce fin
duvet si, au moment opportun, une nuée de paysans ne cueillaient
rapidement les capsules.

Après avoir emmagasiné le coton, il reste à le débarrasser des matières
étrangères, à l'emballer ensuite dans de vastes sacs de toile, puis à
l'expédier vers les ports d'embarquement, à destination de la France ou
de l'Angleterre.

La culture de cette plante textile serait aussi rémunératrice que celle
de l'opium ou du tabac, si cette matière était mise en œuvre sur les
lieux mêmes de production. Malheureusement les négociants indigènes ne
profitent même pas, en qualité d'intermédiaires, des bénéfices laissés
par les diverses transactions auxquelles le coton donne lieu, et se
trouvent, envers deux maisons européennes établies sur la voie de
Téhéran à Bouchyr, dans un état de dépendance très nuisible au
développement de l'industrie locale. Un exemple entre mille. Les
marchandises importées ou exportées de Perse doivent être soumises à un
seul droit de douane évalué à cinq pour cent de la valeur vénale: telle
est la fiction. En réalité, les convois sont arrêtés et visités non
seulement à l'entrée et à la sortie du royaume, mais encore aux portes
de chaque ville. Il faut alors donner, pour dégager les marchandises,
des pichkiach aux gouverneurs, aux officiers de douane et aux nombreux
serviteurs du palais, toujours plus âpres et plus difficiles à tromper
que leurs maîtres, et dépenser en gratifications trois et quatre fois le
montant de la taxe réglementaire, suivant le bon plaisir et les
exigences des autorités répandues le long de la route que suivent les
caravanes.

Tout autre est la situation des Européens. Protégés par leurs consuls,
ils payent à la douane la redevance légale et, cet unique impôt
acquitté, n'ont à surmonter aucun obstacle pour faire conduire les
convois jusqu'à leurs caravansérails.

Dans cette situation privilégiée, il leur est possible, tout en
prélevant un bénéfice considérable, de donner leurs marchandises à un
prix très inférieur à celui que demandent les négociants indigènes.

Cet état de choses est fort regrettable, car, s'il est à désirer de voir
l'influence européenne s'établir en Orient à un point de vue
moralisateur, scientifique ou même industriel, il est fâcheux que les
avantages faits aux comptoirs étrangers soient pour l'Iran une source
d'appauvrissement et de ruine.

[Illustration: BAZAR A DJOULFA. (Voyez p. 277.)]

A dire vrai, je ne puis comprendre vers quel but tend le gouvernement
persan en opprimant ses sujets au profit des étrangers. J'aime à croire
que la manière dont les droits de douanes sont perçus est soigneusement
cachée au roi, et j'aime mieux attribuer des mesures injustes à la
rapacité des gouverneurs qu'à l'indifférence du souverain. Quoi qu'il en
soit, le commerce ispahanien lui-même, si prospère et si puissant sous
chah Abbas et ses successeurs, est à peu près mort aujourd'hui; les
négociants indigènes ont tout avantage à acheter et à vendre leurs
marchandises aux courtiers étrangers taxés avec équité et ne traitent
plus directement aucune affaire. Les Persans souffrent d'autant plus de
l'infériorité industrielle à laquelle ils se trouvent condamnés envers
les maisons européennes qu'ils ne sont point, comme les Arabes, des
poètes et des rêveurs et aiment par tempérament les entreprises
commerciales et les spéculations aventureuses.

«L'âpreté au gain, sentiment si développé chez les Ispahaniens, est dû à
l'air du pays», assure un vieil auteur.

Je ne sais trop quel rapport on peut avoir la prétention d'établir entre
l'atmosphère d'une contrée et la rapacité de ses habitants, mais il est
certain que l'Européen lui-même est saisi, dans cette ville, d'un
insatiable désir de richesse. A part quelques très rares exceptions,
chacun ici trafique et brocante, ouvertement quand il l'ose, ou en
cachette si sa situation lui interdit d'avoir un magasin et de traiter
des affaires au grand jour. Le mal est inévitable: c'est dans l'air.

Sans irrigation les terres les plus fertiles resteraient improductives.
Le fait est constant. Néanmoins l'eau ne suffirait pas seule à assurer
de belles récoltes de coton et d'opium: les amendements, appropriés à
chaque culture, ont aussi une importance capitale. Les Ispahaniens
s'ingénient de toute manière à augmenter la quantité des fumiers,
conservent, sans se préoccuper de leur origine, les matières
fertilisantes, et recueillent même dans des watercloset primitifs,
creusés à ciel ouvert au pied des murs extérieurs des maisons, celles
qui sont élaborées par les habitants de chaque demeure. En été ces
inodores dégagent des parfums peu agréables; mais l'inconvénient est
minime auprès de celui qu'offrent les fosses pendant la saison
pluvieuse: bientôt remplies d'eau, elles débordent et entraînent dans
les rues des courants fertilisateurs que les habitants cherchent à
arrêter en élevant en tout sens de petites digues.

«O terre, mère nourricière, assise sur de solides fondements très
antiques; toi qui nourris sur ton sol tout ce qui existe», fais-moi
pardonner ces détails trop réalistes.

L'habitude de jeter sur les champs des engrais humains n'est pas
nouvelle à Ispahan. Un géographe persan raconte avec bonhomie qu'un de
ses riches compatriotes, très entendu en agriculture, traitait souvent
chez lui de nombreux amis et ne leur demandait en échange de son
hospitalité que de s'égarer, avant de quitter sa demeure, dans les
parties les plus retirées de son jardin. Le savant ajoute qu'un des
convives, ayant un jour franchi la limite de la maison de son hôte sans
avoir tenu ses engagements, reçut de ce dernier les reproches les plus
amers au sujet de sa coupable ingratitude. Cette singulière manière de
favoriser l'agriculture n'étant pas à la portée de tous les
cultivateurs, les propriétaires ruraux ont bâti tout autour de la ville
ou des villages une multitude de superbes colombiers.

En arrivant à Ispahan, on serait très porté à croire que les habitants
font des pigeons leur nourriture exclusive; il n'en est rien pourtant:
cet oiseau est aussi un invité auquel on demande de pulluler et de
rester le plus possible dans son nid, car la colombine, mêlée avec les
débris des maisons ruinées, est l'amendement le mieux approprié à la
culture du melon et de ces magnifiques _indevanehs_ (pastèques) qui
composent pendant l'été la nourriture des habitants de l'Irak.

«Les gens d'Ispahan ne mangent que des ordures», dit avec mépris un
vieil auteur, sujet sans doute à des douleurs d'entrailles.

Les meilleurs melons ne viennent pourtant pas à force d'engrais. Les
plus estimés poussent sur la limite du désert, dans des terres
légèrement salées, et doivent leur délicieux parfum au terroir. Au dire
des fins connaisseurs, on peut à peine une fois chaque trente ans
cultiver le précieux cucurbitacé sur le même emplacement. C'est au moins
dans ces conditions que sont récoltés les melons servis au chah.

La grande chaleur commence à tomber; en sortant des jardins, Mirza
Taghuy khan nous propose d'aller visiter une ancienne construction
élevée au sommet d'un affleurement rocheux situé au centre de la vallée
du Zendèroud.

Un belvédère cylindrique, recouvert autrefois d'une coupole et percé à
sa base de huit ouvertures symétriquement disposées sur sa
circonférence, couronne le point culminant. On reconnaît à la forme des
arcatures que cette construction a été restaurée à une époque
relativement récente, mais on ne trouve à l'intérieur du pavillon ni une
moulure ni un profil permettant de lui assigner un âge certain.
Au-dessous de l'édifice central s'étendent les ruines de maisons
écroulées, et autour de ces habitations un mur bâti en briques carrées
ayant quarante centimètres de côté sur douze centimètres d'épaisseur.
Les lits de matériaux sont séparés par des couches de roseaux semblables
à celles que l'on trouve dans les vieux monuments de la Babylonie.

L'origine et la destination de ces ruines sont mal connues des
Ispahaniens, qui les désignent cependant sous le nom d'_Atechaga_ (autel
du feu).

Il est possible que, dans des temps très reculés, des pyrées guèbres
aient été élevés sur la montagne, mais leur présence en ce lieu
n'expliquerait pas celle des épaisses murailles de terre bâties sur la
cime du pic, les adorateurs du soleil n'ayant jamais construit de temple
et ayant toujours, au dire d'Hérodote, entretenu le feu sacré en plein
air. Il semble plutôt résulter de l'étude attentive des ruines de
l'Atechaga que les plus anciennes constructions sont les débris d'une
forteresse sassanide destinée à défendre le cours du Zendèroud ou à
permettre au gouverneur du Djeï de se retirer en temps de guerre
derrière les murailles d'une place à peu près inexpugnable.

A la nuit, Marcel se décide enfin à rejoindre les voitures du prince,
arrêtées auprès d'un village voisin. Je monte avec Mirza Taghuy khan
dans un coupé attelé de six chevaux. Le P. Pascal, mon mari et plusieurs
autres personnes s'emparent d'une calèche. Fouette cocher! nous voilà
partis accompagnés des salams (saluts) et des témoignages de respect des
villageois, ébahis à l'aspect des équipages princiers.

Bientôt nous gagnons la campagne et nous roulons sur des chaussées
étroites comprises entre des murs de clôture et des canaux à ciel
ouvert, peu profonds il est vrai, mais assez creux pour me faire
craindre que voiture, chevaux et voyageurs ne fassent une vilaine salade
s'ils ont la malchance d'y tomber. Pour comble de bonheur, trente
cavaliers galopent en tête du cortège et soulèvent de tels nuages de
poussière, que nous ne pouvons, mon compagnon de route et moi, ouvrir la
bouche et les yeux, de peur d'être asphyxiés ou aveuglés; mais tout cela
n'est rien auprès de la gymnastique à laquelle nous condamnent les
bosselures de la route.

Le carrosse, lancé au galop, bondit comme une balle, accrochant les
murailles de terre, qui s'écorchent non sans dommage pour les roues,
franchit les fossés et les canaux dépourvus de ponts, tandis que, les
doigts crispés sur les portières, nous nous efforçons de ne pas défoncer
aux dépens de nos crânes le capotage de la voiture.

Mirza Taghuy khan fait contre mauvaise fortune bon cœur. Quoi qu'il
arrive, le général veut me prouver que le mot _impossible_ n'est pas
persan; mais, à part lui, il n'est pas moins fort inquiet. Le prince
Zellè sultan a écrit hier à son médecin une lettre confidentielle dans
laquelle il se plaint de la laideur des femmes de Bouroudjerd et demande
qu'on lui expédie immédiatement quelques belles de l'andéroun. Afin que
les khanoums n'arrivent pas trop défraîchies à la suite d'un long voyage
à cheval, on doit les emballer soigneusement dans les deux carrosses qui
franchissent aujourd'hui canaux et fossés en notre compagnie. Quand les
sentiers seront trop étroits ou les montagnes trop raides pour laisser
passer les véhicules, quatre compagnies d'infanterie, désignées à cet
effet, les traîneront à bras.

[Illustration: UN PIGEONNIER DU HÉZAR DJÉRIB. (Voyez p. 285.)]

Je laisse à penser quelles émotions agitent ce brave Mirza Taghuy khan.
Si les voitures se brisent dans leurs bonds désordonnés, la fleur des
princes iraniens sera réduit à s'accommoder des paysannes de
Bouroudjerd!

Allamdoualah! nous voici enfin arrivés. Les roues sont au complet:
ressorts et essieux ont résisté à tous les contre-coups.

Avec quel soupir d'intime satisfaction chacun met pied à terre! Nous
hésitons à nous reconnaître les uns les autres; cheveux, barbes et
vêtements sont blancs à rendre jaloux les plus poudreux derviches de
l'Asie entière.

Pendant les longues étapes de caravane, endormie la nuit sur l'arçon de
ma selle et réveillée à tout instant par la crainte de me laisser choir
en bas de ma monture, j'ai souvent regretté avec amertume de n'avoir pas
à ma disposition une mauvaise charrette de Gascogne. Aujourd'hui j'ai
goûté, une heure durant, le plaisir de parcourir la Perse en coupé à
huit ressorts; cette expérience me suffit. Dans un pays où il n'y a pas
de route entretenue, les systèmes de locomotion les plus primitifs sont
encore les meilleurs; le voyageur n'a jamais à craindre de rester en
chemin; et, s'il est condamné à demeurer de longues journées sur son
séant, en revanche il respire un air pur et n'est pas secoué au point
d'en perdre la tête.

A minuit je retrouve enfin mon clocher. Je ne m'occuperai pas
d'astronomie ce soir, je préfère m'abandonner au dieu des rêves. Il me
montrera de riches pèlerins en route pour la Mecque et l'armée persane
traînant à travers les défilés des montagnes les favorites du chahzaddè.

[Illustration: PUITS D'ARROSAGE A LA DESCENTE. (Voyez p. 281-282.)]



[Illustration: MUSICIENS SALUANT LE LEVER DU SOLEIL. (Voyez p. 290.)]



CHAPITRE XVI

Interprétation des livres sacrés.--Le Meïdan Chah.--Comparaison entre le
Meïdan Chah et la place Saint-Marc à Venise.--Le pavillon Ali Kapou.--La
masdjed Chah.--Les divers types de mosquées.--Les ablutions.--La
prière.--Nécessité d'orienter les mosquées dans la kébla (direction de
la maison d'Abraham).--La masdjed djouma.--Le mihrab de la mosquée
d'Almansour.--Visite chez un seïd.--Histoire d'un missionnaire laïque à
Djoulfa.--Les descendants de Mahomet.--Les impôts exigés en vertu des
sourates du Koran.


_Ispahan_, 8 septembre.--Les théologiens d'Ispahan chargés par le
mouchteïd de torturer en notre faveur les livres sacrés ont été
récompensés de leurs patientes recherches et ont exhumé de leur
bibliothèque un texte élastique qui leur permet d'introduire un chrétien
dans la masdjed Chah.

La mosquée, paraît-il, se compose de quatre grands corps de bâtiments,
réunis les uns aux autres par des portiques à deux étages; la cour
centrale autour de laquelle s'élève l'édifice est un passage destiné à
mettre en communication les principales entrées et doit, affirment les
casuistes, être considérée comme un espace libre que des infidèles
peuvent traverser sans enfreindre la loi musulmane. Le mouchteïd met
également à notre disposition une série de chambres ménagées sous les
arceaux des galeries supérieures, et nous autorise en outre à circuler
sur les _pochtèbouns_ (terrasses), comme sur le sol même de la cour.
Enfin toute liberté nous sera laissée pourvu que nous ne cherchions pas
à pénétrer dans la salle du mihrab.

Rendons grâces à Dieu! A vrai dire, je n'avais jamais compté sur une
aussi large autorisation. Les plus belles et les plus solides coupoles
de l'Islam, celle d'Aya Sophia elle-même ne doivent-elles pas
s'effondrer et entraîner dans leur ruine le premier Farangui qui les
foulera sous son pied profanateur?

Je vais faire consigner soigneusement la décision des mollahs
ispahaniens; cette habile interprétation des textes nous sera peut-être
fort utile dans les provinces du sud.

9 septembre.--Le soleil n'a pas encore fait son apparition au-dessus de
l'horizon quand notre petite troupe débouche sur le Meïdan. Cette vaste
esplanade, tracée par Abbas le Grand vers 1580, s'étend en forme de
parallélogramme et couvre près de dix hectares. La place est entourée de
superbes bazars. Celui des tailleurs, notamment, est un des plus beaux
et des plus élégants de la Perse entière. Une porte, désignée sous le
nom de Négarè Khanè, le met en communication avec le Meïdan. Elle est
flanquée à droite et à gauche de loggias, aujourd'hui insolides, dans
lesquelles se plaçaient les deux musiques turque et persane du grand
sofi.

Du haut des balcons réservés aux orchestres royaux, l'esplanade, avec sa
ceinture de canaux revêtus de marbre blanc, se présente sous un aspect
vraiment grandiose. Son étendue et la parfaite symétrie des
constructions sont d'autant plus dignes de remarque, que ces qualités
sont en désaccord avec les habitudes et les idées non seulement de
l'Orient, mais même de l'Occident à l'époque où le Meïdan fut tracé.

La conception des grandes lignes de ce plan dénote chez chah Abbas une
puissance d'imagination et une rectitude d'esprit dont nous avons déjà
eu la mesure en parcourant les quadruples allées du Tchaar-Bag et les
ruines des vingt palais disposés comme de somptueux jalons en bordure de
cette avenue.

N'est-il pas singulier de rencontrer dès la fin du seizième siècle, dans
un pays où l'art a toujours conservé un caractère essentiellement libre,
une de ces grandes ordonnances caractéristiques de l'architecture
française du dix-septième siècle et des ruineuses fantaisies du
roi-soleil? C'est à se demander si l'âme de l'un des grands
constructeurs de la Rome impériale, avant de transmigrer dans le corps
du Bernin ou de Le Nôtre, ne se serait pas incarnée dans l'architecte du
Tchaar-Bag et du Meïdan Chah.

Sans essayer d'élucider après Pythagore une aussi grave question, je
constate simplement qu'il n'existe pas dans le monde civilisé une place
fermée digne de rivaliser en étendue, en symétrie et même en beauté avec
l'esplanade de la masdjed Chah. Cette opinion ne m'est pas exclusivement
personnelle: les rares voyageurs venus en Perse au dix-huitième siècle
s'accordent à dire qu'aucune ville d'Europe ne présente un ensemble de
constructions comparable au Meïdan Chah d'Ispahan.

La première fois que j'ai traversé l'esplanade, je me suis pourtant
souvenu de la place Saint-Marc. Toutes deux sont entourées de bâtiments
à arcades réunis à l'une des extrémités par un temple magnifique; la
mosquée Cheikh Lotf Oullah, placée sur la gauche de la masdjed Chah,
rappelle par sa position la grande horloge vénitienne, tandis que, sur
la droite, à la place du campanile, s'élève le pavillon connu sous le
nom d'Ali Kapou.

Ne prolongeons pas ce parallèle: il ne serait pas à l'avantage de
l'Italie. Je chercherais en vain à Venise: un ciel admirablement pur
faisant vibrer sur un fond d'un bleu presque noir les émaux turquoise
mêlés aux volutes blanches ou jaunes des coupoles et des minarets; le
soleil radieux qui semble étendre sur tous les édifices un mince glacis
d'or; les nombreux chameaux dont la grande taille se perd dans
l'immensité du cadre qui les entoure; et enfin, ces musiciens venant, en
souvenir du culte de leurs ancêtres, saluer le soleil, symbole des
forces vivantes de la nature, à l'instant où il s'éteint dans les ombres
du crépuscule et où il renaît chaque matin au lever de l'aurore. De
longues trompettes de cuivre n'ayant rien à envier comme sonorité à
celles des guerriers placés en tête du cortège d'_Aïda_, des tambours en
forme d'obus cylindro-coniques, constituent les éléments bruyants de
l'orchestre pittoresque qui s'installe soir et matin sur l'une des
terrasses placées au-devant du Négarè Khanè ou du palais Ali Kapou, le
plus élevé de tous les monuments d'Ispahan.

[Illustration: MEÏDAN CHAH D'ISPAHAN.]

Sous ce même talar, dont le plafond peint et doré est soutenu par douze
colonnes de cèdre, se groupait aussi, à l'époque de la splendeur
d'Ispahan, la cour des rois sofis lorsque le monarque rendait la justice
à son peuple ou venait assister aux fêtes toujours données au Meïdan
depuis la construction de la masdjed Chah. Vue de ce point, la mosquée
se développait aux yeux du roi dans toute sa splendeur, l'angle sous
lequel il l'apercevait atténuant jusqu'à un certain point la position
irrégulière de l'édifice, dont la porte extérieure se trouve seule dans
l'axe de l'esplanade, tandis que l'axe de la nef proprement dite est
déjeté sur la droite et orienté dans la direction de la Mecque. Cette
position biaise du sanctuaire par rapport au Meïdan prouve qu'il
existait avant le règne de chah Abbas, au cœur du quartier commerçant,
un vaste emplacement libre de constructions, dans lequel le roi dut se
contenter de tracer une place rectangulaire sans toucher à des bazars
trop importants pour être déplacés. Quant à l'édifice religieux, il fut
bâti sur une melonnière appartenant à une vieille femme. La rivale du
meunier de Sans-Souci se refusa obstinément à vendre son jardin au
souverain, jusqu'au jour où les prêtres lui firent un cas de conscience
de sa résistance.

Cette difficulté vaincue, chah Abbas voulut mettre la main à l'œuvre;
et, comme les marbres tardaient à arriver, il ordonna de démolir la
masdjed djouma, de s'emparer de ses matériaux et de commencer sans délai
la construction du nouveau temple. Les prêtres, prévenus de cette
décision, eurent le courage de venir se jeter aux genoux du roi, et le
supplièrent de respecter un sanctuaire aussi remarquable par son
architecture que par son antique origine.

La nouvelle de l'arrivée prochaine des marbres attendus, plus encore que
l'éloquence des mollahs, sauva la vieille mosquée d'une destruction
certaine.

La première pierre de la masdjed Chah fut posée en 1580. A dater de ce
jour, les travaux marchèrent avec une fiévreuse activité.

La grande porte élevée en façade sur le Meïdan est encadrée d'une triple
torsade d'émail bleu turquoise dont les extrémités reposent sur des
culs-de-lampe d'albâtre en forme de vases.

Le porche, placé en arrière de la baie, couvert d'une voussure composée
de petits alvéoles accolés les uns au-dessus des autres, est entièrement
tapissé, comme les murailles, les tympans et les minarets, de plaques
émaillées sur lesquelles sont peints en vives couleurs des entrelacs
d'arabesques et de fleurs entourées d'inscriptions pieuses.

Si les revêtements en carreaux de faïence employés dans les
constructions des rois sofis sont peu coûteux et d'une exécution facile,
en revanche ils sont bien moins durables que les parements exécutés sous
les Seljoucides, et bien moins artistiques que les mosaïques mogoles,
composées d'émaux découpés et reliés en grands panneaux.

On doit attribuer en partie l'harmonieuse coloration et l'éclat des
véritables mosaïques de faïence au procédé de fabrication et au triage
des matériaux. Tous les fragments de même couleur, étant pris dans une
plaque de teinte uniforme, pouvaient être cuits séparément et amenés à
la température la mieux appropriée à chaque émail, tandis que les
carreaux peints en couleurs différentes, vitrifiables à des températures
inégales, ont souffert, dans l'ensemble de leur tonalité, de la chaleur
moyenne du four, trop élevée pour les plus fusibles et trop basse pour
les autres.

Quant à l'insolidité des revêtements en carreaux de faïence, je n'en
veux pour preuve que le vénérable squelette de bois qui étale avec
ostentation, devant la porte principale, ses grands bras décharnés.

[Illustration: VESTIBULE DE LA MASDJED CHAH D'ISPAHAN.]

Officiellement il sert, paraît-il, à remplacer les carreaux qui se
détachent des murs sous l'influence de l'humidité des hivers; cependant,
si j'en crois la rumeur populaire, sa destination serait tout autre,
car, de mémoire de Persan, on n'a jamais effectué de réparations à la
mosquée du Roi: sa présence en avant de la grande entrée démontre aux
rares étrangers de passage à Ispahan les mérites d'un gouvernement
soucieux d'entretenir en bon état les édifices historiques, et assure
aux architectes et aux mollahs chargés de la surveillance des prétendus
travaux une rente perpétuelle que le roi est bien obligé de payer. Cette
explication exhale un parfum de _madakhel_ (malversation) assez prononcé
pour ne pas être mensongère; en tout cas, le jour où l'on voudra réparer
la porte de la mosquée, on devra tout d'abord reconstruire
l'échafaudage, sur lequel on n'oserait même pas aventurer l'ombre d'un
chrétien.

Derrière le porche s'étend un spacieux vestibule d'où l'on aperçoit la
grande cour de la mosquée avec ses deux étages de galeries. Dans l'axe
de la place se trouve une vasque de porphyre semblable à un baptistère;
l'eau, toujours fraîche, qu'elle contient sert à désaltérer les fidèles
croyants.

[Illustration: NOTRE ESCORTE A LA MASDJED CHAH D'ISPAHAN.]

Une vingtaine de mollahs envoyés par le mouchteïd à titre d'escorte nous
attendent patiemment assis sur les bancs d'albâtre disposés sous la
grande porte. Les uns sont coiffés du volumineux turban de mousseline
blanche qui ajoute à leur gravité naturelle la gravité physique
nécessaire au maintien en équilibre de ce couvre-chef monumental; les
autres sont affublés de turbans gros bleu, réservés en Perse aux
descendants du Prophète, tout comme la coiffure et la ceinture verte
sont arborées dans les pays sunnites par les mortels assez hardis pour
revendiquer cette sainte origine.

La scission entre Chiites et Sunnites est tellement profonde qu'elle
affecte même la pupille des deux sectes ennemies: l'une a vu gros bleu
ce même turban de Mahomet que l'autre affirme avoir été vert de pré.

Non loin de ce premier groupe se tient un individu vêtu d'une _koledja_
(redingote) de drap gris et coiffé d'un bonnet d'astrakan. Il se
présente à nous avec un air fort satisfait et nous annonce pompeusement
que nous sommes en présence du «protecteur des étrangers», spécialement
chargé par le chahzaddè d'Ispahan de veiller à la sécurité des voyageurs
et de les protéger en cas de mouvement populaire. «Je suis prêt, dit-il,
avec mon cœur et ma vie à monter la garde autour de la tête de Vos
Excellences pendant toute la durée de leur bienfaisant séjour à
Ispahan.»

Marcel remercie ce mielleux personnage de ses bonnes paroles, s'excuse
de n'avoir pas été lui rendre ses devoirs et de ne s'être pas entendu
avec lui au sujet de la visite des édifices religieux.

«A quelle époque voulez-vous voir les mosquées, Çaheb? répond-il avec un
air hypocrite; tous mes efforts tendront à satisfaire Vos Excellences.
Elles auront, je l'espère, à se louer de mon dévouement et pourront
témoigner de mon zèle auprès de Sa Majesté et de Son Altesse le prince
Zellè sultan.

--A l'instant même: les envoyés du mouchteïd sont prêts à nous conduire.

--On m'aurait dit vrai! vous voulez donc pénétrer dans la masdjed! Allah
soit loué qui permet à votre esclave de se trouver ici et de vous
détourner de ce dessein!

--Quel danger courons-nous? Ne devez-vous pas, selon votre mandat, nous
accompagner et veiller à notre sécurité?

--Entrer avec vous dans la masdjed! Dieu puissant! et si l'on vous
molestait? Je puis vous protéger contre vos erreurs, car mon esprit est
fort; mais mon bras est faible, et au moment d'une bagarre je n'aurais
aucune influence sur la population surexcitée. C'est en évitant de
s'exposer au danger que les hommes en qui Allah a mis sa sagesse savent
se préserver de tout accident.

--N'avez-vous rien de mieux à me dire? Je vous suis reconnaissant de vos
conseils, mais je vous serais très obligé de ne pas me faire perdre mon
temps. Dieu l'a déclaré par la bouche de votre Prophète: «Chaque homme a
sa destinée attachée à son cou». Retournez dans votre andéroun et
demandez à vos femmes des leçons d'orthodoxie et de courage.»

Là-dessus nous abandonnons le «protecteur des étrangers» et allons
saluer les mollahs.

Pour apprivoiser Cerbère il fallait lui jeter un gâteau de miel. N'ayant
dans mes poches ni gâteau ni miel, j'offre gracieusement aux assistants
de faire leur photographie. Les prêtres se récrient d'abord: la loi
religieuse ne défend-elle pas la reproduction des images? Mais leur
vertu n'est pas à la hauteur de la tentation: ils s'examinent
sournoisement les uns les autres et finissent bientôt par se grouper
tout souriants devant mon appareil.

Après avoir, avec une patience dont je ne me serais jamais crue capable,
enveloppé tour à tour la tête de plus de vingt curieux pour leur
montrer, sous les voiles sombres, l'image de leurs compagnons reflétée
sur la glace dépolie, avoir répondu avec sang-froid aux questions les
plus bizarres et provoqué les exclamations et les interjections les plus
pittoresques, je crois être en droit de pénétrer dans les galeries et de
grimper sur les pochtèbouns. Un mollah et un seïd prennent la tête du
cortège et nous guident à travers la mosquée, suivant les conditions
arrêtées la veille; puis ils nous font monter sur les toitures des
bazars et des maisons et nous conduisent par cette voie aérienne
jusqu'aux terrasses de l'édifice religieux. De ce point on peut se
rendre compte de la superficie du monument et apprécier l'importance de
l'œuvre gigantesque que chah Abbas sut mener à bonne fin.

Devant nous s'élève un porche flanqué de deux minarets revêtus de
carreaux de faïence. Ce porche sert de vestibule au sanctuaire, que
signalent au loin la grande coupole bleue et le croissant d'or de
l'Islam, placés à cinquante-cinq mètres au-dessus du parvis.

Le centre des deux ailes perpendiculaires à la salle du mihrab est
occupé par un porche d'une importance secondaire, placé au-devant d'une
salle recouverte d'un dôme. De chaque côté de ces grands motifs
d'architecture se présentent deux étages de galeries voûtées couvertes
d'un épais matelas de terre.

Aucune moulure, aucun ornement ne couronne ces divers bâtiments, dont
les parties supérieures sont limitées par une large frise ornée
d'inscriptions peintes en blanc sur des carreaux de faïence bleue.

[Illustration: LA MASDJED CHAH D'ISPAHAN.]

A la suite des galeries, et de chaque côté de la colonnade ménagée à
droite et à gauche de la salle du mihrab, se trouvent deux longues cours
entourées de portiques et ornées de pièces d'eau. Le vendredi et les
jours de fête, ces officines supplémentaires de propreté sont ouvertes
au peuple, tandis que le bassin à ablutions de la cour centrale est
réservé aux gens pieux qui viennent journellement faire à la mosquée les
prières réglementaires.

Le plan de la masdjed Chah est on ne peut mieux approprié au culte
musulman.

La mosquée, cela devait être, diffère du temple païen. Ici point de
_cella_ où la divinité soigneusement cachée communique avec le fidèle
par l'intermédiaire du prêtre; point d'images ou de représentations
humaines conduisant aisément à l'idolâtrie des esprits ignorants, doués
d'une imagination trop impressionnable. Mahomet voulut au contraire
faire de l'édifice religieux un lieu de réunion (_djouma_) accessible
dans toutes ses parties. Malgré sa simplicité, ce programme de
construction était d'une exécution difficile, car les Arabes, avant la
venue de leur Prophète, savaient à peine bâtir; la Kaaba, cette relique
de l'antiquité ismaélite que Mahomet fut obligé d'adopter comme le
sanctuaire de la nouvelle foi, suffisait à des idolâtres habitués à
vivre sous la tente. Quand la prière fut imposée aux musulmans comme le
plus grand des devoirs envers Dieu, ils sentirent la nécessité de
construire des enceintes où leur piété trouverait à se recueillir: sous
la direction de quelques architectes étrangers, probablement originaires
de Byzance, ils rassemblèrent toutes les colonnes des temples païens
qu'ils avaient détruits, appuyèrent sur les supports disposés autour
d'une cour rectangulaire des bois de toute provenance, et parvinrent
ainsi à former des galeries couvertes. Le sanctuaire proprement dit
occupait une salle divisée en plusieurs travées parallèles par des
rangées de colonnes. Une niche dépourvue d'autel, mais ornée de
revêtements de faïence ou de marbres précieux, placée au fond de la nef
centrale, sollicitait le regard et le conduisait dans la direction de la
maison d'Abraham.

Près du mihrab se trouvait le menber, espèce de chaire en forme
d'escalier, recouverte d'un clocheton pyramidal servant d'abat-voix.

Des portiques latéraux, réservés aux fidèles désireux de se reposer
avant de se recueillir, s'étendaient sur les deux façades adjacentes à
celle du sanctuaire; de hautes plates-formes voisines de la porte
d'entrée permettaient aux prêtres d'appeler cinq fois par jour les
fidèles à la prière.

Voilà bien l'édifice religieux d'un peuple nomade, maison hospitalière
ouverte à tous les fidèles, dans laquelle le passant trouve de l'ombre,
et le voyageur de l'eau pour se rafraîchir et se purifier avant de se
prosterner devant Dieu. Telle se présente la mosquée d'Amrou, bâtie au
Caire l'an 21 de l'hégire. Les mêmes divisions et les mêmes caractères
se retrouvent dans les mosquées d'el-Hakem et de Touloun. Mais bientôt
ce type primitif, dont les Maures d'Espagne ont laissé à Cordoue un
magnifique spécimen, ne paraît plus aux conquérants arabes en harmonie
avec la puissance de l'Islam. Les grêles colonnes qui soutiennent la
toiture ne permettent pas d'élever à une grande hauteur l'ensemble de la
construction; elles sont incapables de supporter un poids considérable
et encombrent par leur multiplicité l'intérieur des salles; la mosquée
doit donc se modifier.

Il existait sur les rives du Tigre un monument célèbre dans tous les
pays musulmans, bâti, suivant les traditions locales, par le grand
Kosroès. C'était le superbe palais de Ctésiphon, dont la voûte se fendit
(d'après la légende) le jour même de la naissance de Mahomet.

Consacrer au culte d'Allah un temple semblable au palais du grand
monarque sassanide fut, au quatorzième siècle, le rêve du sultan Hassan.
Dans ce but il envoya un de ses architectes en Mésopotamie avec mission
d'étudier l'antique édifice; celui-ci voyagea en Perse, fut frappé de la
majesté des coupoles élevées au-dessus des monuments civils ou
religieux, et, l'esprit imbu de tous ces souvenirs, il revint au Caire
jeter les fondements de la mosquée de Hassan, prototype d'un second
genre de mosquées, dans lequel le grand berceau, imité du talar de
Kosroès, remplace la couverture en charpente des salles hypostyles
primitives.

Au lieu de frêles abris, soutenus par de grêles colonnes, s'élevèrent
des monuments, entourés de murailles épaisses et couverts de voûtes
lancées avec la hardiesse que donnait aux architectes une connaissance
approfondie de leur art.

Cent ans se sont écoulés. Mahomet II entre à Sainte-Sophie et traverse
la nef en foulant sous les pieds de son cheval plusieurs couches de
cadavres. L'impression du conquérant et de ses soldats, à la vue de la
vieille église byzantine, est si vive, leur admiration si enthousiaste,
qu'ils ne se contentent pas de transformer la basilique en mosquée:
quand ils veulent, à leur tour, élever de nouveaux édifices religieux,
ils abandonnent le type primitif du temple musulman et copient, sans
modification, le plan de Sainte-Sophie, oubliant de reconnaître dans ses
grandes lignes la croix abhorrée, cette rivale et cette ennemie du
croissant. Aussi voit-on avec étonnement les piliers intérieurs des plus
belles mosquées de Constantinople et du Caire, la Mohammédiè et
l'Almédiè, dessiner sur le sol les branches de la croix grecque.

[Illustration: PLAN DE LA MOSQUÉE D'AMROU, AU CAIRE.]

La cour placée devant le monument est la reproduction de l'atrium des
vieilles basiliques. Seuls les bassins à ablutions et les minarets
élancés signalent le sanctuaire musulman.

Il résulte de ce fait bizarre que le dernier type de la mosquée sunnite,
devenu canonique dans tous les pays turcs ou arabes, reproduit les
dispositions des églises antérieures à l'Islam. La copie est tellement
nette que, si les chrétiens parvenaient un jour à débarrasser l'Europe
des Ottomans, ils n'auraient pas plus de difficulté à célébrer les
offices dans les mosquées construites après la prise de Constantinople
que dans Sainte-Sophie elle-même.

Il est intéressant d'examiner le parti que les Iraniens, ces artistes si
éminemment personnels, ont tiré d'un édifice dont les dispositions leur
étaient imposées dès leur conversion à la religion des conquérants.

Les Perses, avant l'ère musulmane, n'avaient jamais eu de temple. Le
culte mazdéique--les témoignages d'Hérodote et des auteurs anciens en
font foi--s'exerçait en plein air.

Les nouveaux convertis n'eurent pas à se préoccuper de modifier des
constructions déjà existantes pour les approprier aux exigences du
culte; ils adoptèrent sans y rien changer les plans des sanctuaires
édifiés par leurs vainqueurs, c'est-à-dire le type de la mosquée
d'Amrou, mais signalèrent à l'extérieur la salle du mihrab en élevant
au-dessus d'elle ces grandes coupoles posées sur pendentifs qu'ils
savaient construire depuis des siècles et, faute de bois, remplacèrent
les toitures en charpente par de petites voûtes accolées.

La comparaison des plans des mosquées d'Amrou et de Hassan avec ceux des
nouvelles mosquées de Stamboul permet de suivre sans effort
l'enchaînement d'idées ou plutôt le changement d'état social qui
entraîna les musulmans sunnites à modifier les dispositions de leurs
monuments religieux: en introduisant la coupole dans la composition de
leurs temples, les Arabes et les Turcs eurent en vue de leur donner un
caractère imposant: mais la forme détruisit l'esprit, accident fort
naturel chez deux peuples qui ne se piquèrent jamais d'être rationnels
dans leur art.

[Illustration: PLAN DE LA MASDJED CHAH D'ISPAHAN.]

Si l'on met en parallèle la mosquée d'Amrou et les vieilles mosquées de
Kazbin, de Véramine ou d'Ispahan, on s'aperçoit au contraire que les
architectes iraniens se sont montrés persévérants dans leurs œuvres, ont
pieusement conservé le plan des premiers édifices religieux de l'Islam
et, enfin, que les mosquées persanes, les plus anciennes comme les plus
modernes, reproduisent d'une manière logique les formes hiératiques des
temples primitifs.

La lecture d'un plan est souvent bien aride; il me semble pourtant, et
c'est peut-être là une nouvelle forme de l'amour-propre d'auteur, que,
après avoir décrit les dispositions d'ensemble des vieilles mosquées
chiites, il est intéressant de mettre en parallèle le plan du sanctuaire
d'Amrou et celui de la moderne masdjed Chah.

Sous la coupole je retrouve l'ancienne salle du mihrab; dans les
galeries latérales, les travées secondaires qui l'accompagnaient; dans
les arcatures disposées autour de la cour, les portiques à l'usage des
élèves, des fidèles et des voyageurs; jusqu'aux bassins à ablutions, aux
communs, aux logements des gardiens, qui occupent dans les deux édifices
la même position.

Il n'y avait pas grand monde dans la masdjed Chah quand nous y sommes
entrés ce matin: aussi avons-nous pu en étudier tout à l'aise les
dispositions; mais, au moment où nous dressons nos appareils, les
fidèles occupés à noyer fraternellement leur vermine dans le bassin à
ablutions se montrent fort émus. Du haut des terrasses nous les voyons
lever les bras au ciel avec stupéfaction, et nous les entendons même
lancer à notre adresse des imprécations que le vent, fort poli, empêche
d'arriver distinctement à nos oreilles.

Je remarque surtout, à l'animation de ses gestes, un véritable Quasimodo
coiffé du turban bleu des seïds. Ce piètre échantillon de la race du
Prophète, moins haut que n'est large son volumineux couvre-chef,
vocifère de toute la force de ses rachitiques poumons et excite sans
doute les sentiments hostiles de la foule à notre égard, car bientôt le
peuple se précipite comme un flot humain à l'assaut des terrasses.

Le P. Pascal n'a pas voulu nous laisser seuls courir le danger de
visiter les mosquées, danger peut-être moins imaginaire qu'on ne
pourrait le supposer; il exhorte les serviteurs du mouchteïd à montrer
de la fermeté et à s'opposer au brusque envahissement des pochtèbouns en
se plaçant à la tête de l'étroit escalier reliant les toitures du bazar
à celles de la mosquée. «Il faut éviter, ajoute-t-il, que vos
coreligionnaires ne nous fassent un mauvais parti avant qu'on ait eu le
temps de leur faire connaître les ordres des chefs civils et religieux
en vertu desquels nous sommes ici.» A peine ces premières dispositions
sont-elles prises que nos ennemis débouchent subitement sur les toitures
inférieures. La troupe, dans sa pieuse ardeur, a précipité sa course et
son ascension, elle arrive fort essoufflée; d'autre part, bon nombre des
auditeurs du petit seïd ont réfléchi en route à la gravité de l'acte
qu'ils commettaient en cherchant querelle à des Faranguis, ces suppôts
de l'enfer, et se sont sagement dispersés en chemin; c'est à peine si
une vingtaine d'assaillants suivent le promoteur de l'attaque.

Le voilà, ce brave des braves! ce rempart de la foi! ce fils du
Prophète! Il prend son élan, il monte à l'assaut; soudain son gros
turban bleu semble osciller; le gnome, troublé par la sainte colère qui
enflamme son cœur, a embarrassé ses jambes torses dans les longs plis de
sa robe; il chancelle et va tomber à la renverse sur la tête de ses
acolytes, en montrant jusqu'au-dessus des genoux ses maigres jambes de
chien basset. Notre ennemi n'est pas lourd malheureusement, et dans sa
chute il n'assomme personne; nous avons néanmoins bataille gagnée: le
seïd est si ridicule quand on le redresse et qu'il apparaît avec son
horrible tête rasée, veuve du magnifique turban qui roule de toiture en
toiture entraînant sur le sol le prestige de son propriétaire, qu'un
éclat de rire général retentit au même instant dans le camp des
assiégeants et sur les terrasses des assiégés. En habile stratégiste, le
P. Pascal profite de cet instant de détente; il engage le chef de notre
escorte à menacer de la vindicte du chahzaddè les audacieux assez
imprudents pour chercher à nous faire un mauvais parti, et demande
insidieusement au petit seïd à quel motif a obéi l'heureux possesseur du
plus beau turban bleu d'Ispahan, en ne venant pas se ranger parmi les
mollahs que le çaheb _ackaz bachy_ a photographiés il y a quelques
heures.

Notre ennemi découronné, dont le pouvoir subit en ce moment une éclipse
partielle, se montre moins féroce que je ne l'avais redouté et désarme
définitivement à ces paroles:

«Est-il encore temps d'avoir mon image isolée? demanda-t-il avec
anxiété.

--Cela dépend de votre conduite à venir», répond le Père.

Le fils du Prophète, ramené à de meilleurs sentiments, tourne sa figure
de singe vers ses amis. «Retirez-vous, leur dit-il; ces chrétiens sont
ici sous la protection du mouchteïd: les maltraiter serait manquer de
respect à ce saint personnage.»

Après avoir constaté de ses propres yeux la pleine déroute de nos
ennemis, le Père vient nous retrouver sur la terrasse, où nous nous
sommes efforcés de travailler avec calme et de faire la meilleure des
contenances. «Vous voilà débarrassés de tous ces importuns, dit-il en
français; toutefois vous agiriez en gens sages et prudents si vous
abandonniez les terrasses au moment où les musulmans vont arriver en
grand nombre à la prière de midi; aurions-nous raison deux fois de la
malveillance et du fanatisme de ces pieux disciples de Mahomet? En tout
cas il est prudent de ne pas s'exposer à être bousculés ou précipités
par inadvertance du haut en bas de la mosquée.»

Le conseil du Père est d'autant plus sage que les pochtèbouns sont
dépourvus de tout parapet. Marcel déclare donc ses études terminées et
demande à descendre dans les galeries du premier étage, à la grande
satisfaction de l'escorte, obligée, à regret, de protéger des infidèles
contre des coreligionnaires dont elle approuve en secret la pieuse
indignation.

Les galeries inférieures sont réservées au logement des prêtres; nous
entrons chez le plus vénérable d'entre eux. Le visage bronzé de ce beau
vieillard est mis en relief par une robe et un turban blancs. Il nous
fait poliment asseoir sur son tapis, ordonne d'apporter les pipes et le
thé en attendant que la prière soit terminée et qu'il puisse mettre à
notre disposition la loggia placée au-devant de sa cellule. De
l'intérieur de la pièce je puis suivre des yeux la cérémonie religieuse.

Le croyant entre dans la mosquée ses babouches à la main, se dirige vers
le bassin à ablutions, enlève sa coiffure et laisse sa tête à nu. Elle
est accommodée de deux manières différentes. Les porte-turbans
abandonnent tout leur crâne au barbier; ceux qui adoptent le bonnet
d'astrakan ou de feutre se font raser depuis le front jusqu'à la nuque,
en réservant de chaque côté des oreilles une grosse mèche bouclée,
destinée, j'imagine, à soutenir la coiffure. Ces graves études
capillaires ne peuvent être faites qu'à la mosquée ou chez les barbiers,
les musulmans considérant comme la dernière des impolitesses de se
montrer en public la tête découverte. Après avoir posé à terre coiffure
et sandales, le fidèle tousse, crache, se mouche, le tout à grand
renfort d'eau fraîche, et satisfait à toutes les exigences de la loi
religieuse, minutieusement indiquée dans plusieurs versets du Koran. «Ne
priez pas quand vous êtes souillés, attendez que vous ayez fait vos
ablutions, à moins que vous ne soyez en route... Si vous êtes malade ou
en voyage, frottez-vous le visage et les mains avec de la poussière, à
défaut d'eau. Dieu est puissant et miséricordieux.»

Les ablutions terminées, le chiite se coiffe, reprend sa chaussure,
pénètre dans la salle du mihrab, se place dans la direction de la Kaaba,
s'accroupit sur les tapis qui recouvrent le sol de cette partie de
l'édifice, se prosterne le front contre terre, puis il se relève et, les
bras tombant le long du corps, commence la prière dans l'apparence du
plus profond recueillement. «Observez avec soin les heures réservées à
la prière, et pénétrez-vous de la Majesté divine.»

Si la position des bras et des mains est différente chez les Sunnites et
les Chiites, les prosternations qui viennent interrompre à plusieurs
reprises les oraisons sont exécutées de la même manière «Tu les verras,
agenouillés et prosternés, rechercher la faveur de Dieu et sa
satisfaction. Sur leur front tu verras une marque, trace de leur piété.»
Ces prosternations multipliées, jointes à la nécessité de frapper la
terre avec le front, obligent les musulmans à porter des coiffures sans
visières. Comme il serait néanmoins très difficile à des gens habitués à
prier sur des nattes ou des tapis de garder des marques visibles de leur
ferveur, tout vrai croyant est muni d'un tesson de poterie de forme
ronde ou carrée sur lequel il frappe son front en se prosternant. Dans
tous les caravansérails on trouve un assortiment complet de ces briques
de prière destinées aux voyageurs et aux tcharvadars. L'oraison
terminée, chacun saisit les babouches déposées à la porte de la salle du
mihrab et se dirige vers la sortie.

«Êtes-vous satisfait de votre visite à la masdjed Chah? demande le
mollah à mon mari, dès notre entrée dans la loggia. Aya Sophia de
Stamboul (Sainte-Sophie) égale-t-elle en splendeur le plus beau joyau
d'Ispahan, comme l'assurent certains de nos compatriotes?

--Il est très difficile de comparer ces deux édifices, répond Marcel
poliment: la masdjed Chah est superbe, mais il est très fâcheux qu'elle
ne soit point construite dans l'axe du Meïdan: l'ensemble des bâtiments
et leur aspect général y gagneraient. L'orientation d'un temple dans la
direction de la Mecque est-elle donc si nécessaire qu'on ne puisse
apporter aucun tempérament à cette règle rigoureuse?

[Illustration: MOLLAH HOUSSEIN.]

--Le livre révélé ne dit-il pas: «Quand même tu ferais, en présence de
ceux qui ont reçu les écritures, toutes sortes de miracles, ils
n'adopteraient pas ta kébla. Toi, tu n'adopteras pas non plus la leur.
Parmi eux-mêmes, les uns ne suivent point la kébla des autres. Si, après
la science que tu as reçue, tu suivais leur désir, tu serais du nombre
des impies»... «Tourne ton front vers le temple d'Haram: en quelque lieu
que tu sois, porte tes regards vers ce sanctuaire auguste»... «Nous
t'avons vu tourner ton visage de tous les côtés du ciel, nous voulons
que tu le diriges dorénavant vers une région dans laquelle tu te
complairas»... «Oriente-toi vers la plage de l'oratoire sacré. En
quelque lieu que tu sois, tourne ton front vers cette plage.» Comment,
si nous négligions de suivre ces ordres divins, nous distinguerait-on
des chrétiens, qui dirigent leurs yeux vers le tombeau de Sidna Aïssa
(Jésus), la bénédiction d'Allah soit sur lui?

--Les Sunnites font cependant la prière à Sainte-Sophie, bien qu'elle
soit orientée dans la direction du Saint-Sépulcre, dis-je à mon tour;
ils se contentent d'étendre leurs tapis dans le sens de la kébla.

--Comment osez-vous comparer des chiens maudits destructeurs de la race
d'Ali à de pieux Chiites? Si Aya Sophia était tombée entre nos mains,
nous l'aurions détruite; ainsi avons-nous fait de plusieurs édifices
religieux mal orientés. Quant à moi, mollah Houssein, le jour où il me
serait prouvé que la masdjed Chah, dans laquelle j'ai passé une partie
de ma longue existence, n'est point bâtie en conformité des saints
préceptes de notre loi, que Dieu me protège, je serais le premier à y
porter la pioche et à la démolir.»

10 septembre.--«Posez solidement l'échelle; est-elle suffisamment
inclinée? Non, elle est trop droite. Les montants sont-ils solides? Les
barreaux ne sont-ils pas pourris? La terrasse ne menace-t-elle pas de
s'effondrer? demande le P. Pascal aux serviteurs de l'imam djouma
chargés de nous guider sur les pochtèbouns de cette célèbre mosquée du
Vendredi que chah Abbas voulut un moment détruire afin d'en employer les
matériaux à l'édification de la masdjed Chah.

--Ne craignez rien et donnez-moi la main, _khalifè_ (nom donné aux
moines chrétiens par les Persans). En montant les uns après les autres,
vous ferez l'ascension sans accident, _Inchallah_ (s'il plaît à Dieu)!»

[Illustration: LE MIHRAB RESTAURÉ DE L'ANCIENNE MOSQUÉE D'ALMANSOUR A
ISPAHAN. (Voyez p. 306.)]

Fidèle à son rôle d'observateur, le protecteur des étrangers a trouvé
moyen de venir encore ce matin nous ennuyer de ses protestations et de
ses conseils, et s'est assis au pied du mur avec l'intention bien
formelle d'attendre là notre retour. Le P. Pascal, Marcel et moi
gravissons péniblement les barreaux, séparés les uns des autres par un
espace de plus de cinquante centimètres, tandis que les gens de notre
escorte sautent comme des chats de terrasse en terrasse. A peine
avons-nous atteint l'extrémité de l'échelle, qu'il faut s'aventurer sur
des madriers très étroits placés au-dessus de petites coupoles
effondrées. Après avoir aperçu à travers ces brèches la plus antique
partie de la mosquée, élevée, nous dit-on, en 755 par le khalife
abbasside Almansour, et admiré les belles inscriptions koufiques placées
autour d'un vieux mihrab restauré au XVe siècle, nous pénétrons enfin
dans les galeries latérales, d'où la vue embrasse la cour entière.

Les différentes adjonctions ou restaurations exécutées à l'époque de
Malek chah, prince seljoucide, de chah Tamasp, dont le zèle pieux a
amené la détérioration de tous les temples de l'empire, et enfin sous le
règne d'Abbas II le Séféviè, enlèvent toute valeur artistique à cet
antique sanctuaire, relégué d'ailleurs au second rang depuis la
construction de la masdjed Chah. Néanmoins la mosquée cathédrale est en
grand renom dans Ispahan et a conservé son titre et ses prérogatives.
C'est dans l'enceinte de la masdjed djouma que se célèbre tous les
vendredis l'office royal en souvenir du départ de Mahomet pour Médine.
D'après la loi religieuse, le chah devrait en cette circonstance faire à
haute voix la prière solennelle. Comme à ses nombreux privilèges il ne
joint pas le don de l'ubiquité, il délègue à un de ses représentants,
désigné sous le nom d'«imam djouma», l'honneur de remplir en son nom ce
pieux devoir dans les principales villes de l'empire. Après la prière,
les mollahs lisent ou expliquent le Koran, et la journée tout entière
est consacrée à de saints exercices, bien qu'il ne soit imposé aux
fidèles aucune obligation particulière.

C'est une fatalité! Nous ne serons pas entrés dans une mosquée d'Ispahan
sans y avoir éprouvé quelque désagrément! Grâce à l'état d'éticité
auquel nous ont réduits les fatigues et la chaleur, grâce à la
précaution que nous prenons de tenir nos mains accrochées aux montants
de l'échelle, de manière à peser le moins possible sur les barreaux,
nous arrivons à terre sans accident: il n'en est pas de même de notre
excellent ami le P. Pascal. Plus habile à caracoler sur un beau cheval
qu'à faire de la gymnastique, il pose, malgré nos avis, ses pieds au
milieu des barreaux. Pleins d'anxiété, nous suivons des yeux les
péripéties de sa descente; un craquement se fait entendre,... un des
échelons vient de se briser à l'une de ses extrémités. Le Père se trouve
un instant suspendu dans le vide; d'une main vigoureuse il s'accroche
aux montants et prend pied sur le sol sans mal apparent.

Les mollahs, dissimulant à grand'peine leur joie sous des témoignages
d'intérêt, entourent le _khalifè_, qui, malgré sa pâleur, fait bonne
contenance, et donnent l'ordre de chercher le propriétaire de l'échelle,
afin de lui payer à coups de bâton la location de son engin; on ne le
trouve pas, bien entendu, et nous nous mettons en selle avec l'intention
de regagner Djoulfa.

«J'ai une écorchure à la jambe; elle me fait souffrir plus que je n'ai
voulu l'avouer devant ces mécréants, me dit le Père au bout de quelques
instants; entrons chez l'un de mes meilleurs amis, il me donnera de
l'eau fraîche pour laver ma blessure.»

La maison dans laquelle nous pénétrons s'étend sur les quatre côtés
d'une cour spacieuse. Le talar élevé au centre de chaque façade est
flanqué à droite et à gauche de vestibules blanchis à la chaux. La pièce
de réception est couverte d'une coupole ornée de fins alvéoles exécutés
en plâtre comme la décoration des takhtchès disposés tout autour de la
salle. Une verrière colorée ferme la baie du talar et laisse pénétrer à
l'intérieur de l'appartement un demi-jour discret.

Un homme à la physionomie fort douce est assis sur des coussins au
milieu de livres épars. A ma grande surprise, il est coiffé de ce
sinistre turban bleu dont l'apparition est toujours de si mauvais
augure. Le maître de la maison se lève d'un air empressé, écoute avec
intérêt le récit de l'accident arrivé au Père et donne l'ordre
d'apporter un bassin à laver, une aiguière et quelques plantes
médicinales destinées à faire rapidement sécher les blessures. Pendant
qu'il s'apprête à panser lui-même la plaie, il invite ses petits enfants
à me conduire auprès de leur mère.

[Illustration: LA MASDJED DJOUMA D'ISPAHAN.]

L'intérieur de l'andéroun, éclairé sur la cour, est caché aux regards
par des rideaux de soie tendus à plat devant toutes les ouvertures.

Chirin khanoum (traduction: Mme Sucrée), la première femme du seïd, fume
son kalyan. A mon arrivée elle me fait asseoir, et, enlevant la pipe de
ses lèvres, elle me l'offre poliment.

Tout aussi poliment je refuse: les musulmans, je ne l'ignore pas, sont
aussi dégoûtés de se servir d'un objet touché par un chrétien, qu'il
nous est désagréable d'user d'un kalyan promené de bouche en bouche
entre gens de même religion, depuis le chah jusqu'au mendiant édenté et
repoussant qui va quêtant une bouffée de tabac tout comme un morceau de
pain.

[Illustration: CHIRIN KHANOUM.]

Chirin khanoum semble comprendre la signification de mon refus. «Vous
êtes ici dans une maison amie», me dit-elle sans insister davantage.
Nous causons pendant quelques instants des mosquées de la ville, et je
profite de l'arrivée d'une visiteuse pour rejoindre mes compagnons au
moment où tous deux se remettent en selle.

«Vous choisissez donc vos amis intimes parmi les seïds, ces
incorrigibles fanatiques? dis-je au Père en reprenant le chemin de
Djoulfa.

--J'aime de tout mon cœur seïd Mohammed Houssein, parce que cet homme de
bien a sauvé un chrétien d'une mort certaine. Il y a quelques années,
nous vîmes arriver un Français à Djoulfa: votre compatriote n'avait
point reçu les ordres, mais, soutenu par une foi ardente, il venait
néanmoins évangéliser la Perse. Il ne tarda pas à s'apercevoir que ses
tentatives de conversion seraient toujours infructueuses s'il
s'adressait aux musulmans, et chercha alors à ramener à la religion
catholique, apostolique et romaine les âmes des Arméniens schismatiques
de Djoulfa.

«Ses efforts ne furent pas longtemps ignorés du prédécesseur de l'évêque
actuel. Indigné d'apprendre que les prédications d'Eugène Bourrée
faisaient une vive impression sur l'esprit de ses ouailles, il surexcita
contre le missionnaire la communauté schismatique. D'après les ordres du
prélat, plusieurs fanatiques tentèrent de s'emparer de votre compatriote
pour le lapider et postèrent devant la maison catholique où il s'était
réfugié de mauvais garnements chargés de le saisir à sa première sortie.
La situation devint même si critique que les personnes charitables au
foyer desquelles il avait trouvé asile craignirent de voir leur
habitation envahie et pillée.

«Mohammed Houssein apprit le danger que courait mon ami et n'hésita pas
à lui sauver la vie. Accompagné de nombreux serviteurs, il vint à
Djoulfa, passa devant la maison où l'attendait Eugène Bourrée vêtu en
musulman, lui fit une place dans son escorte et gagna Ispahan; les
Arméniens se doutèrent bien que leur proie leur échappait, mais ils
n'osèrent pas s'attaquer à une nombreuse troupe conduite par un des plus
respectables turbans bleus du pays. Ils se contentèrent d'envoyer des
hommes armés dans les plus mauvais passages des chemins de caravane
conduisant soit à Chiraz, soit à Kachan, et ordonnèrent à leurs
estafiers de prendre le missionnaire mort ou vif.

«Le seïd cacha le chrétien dans sa maison pendant plus d'un mois, et,
quand il apprit que les Arméniens s'étaient relâchés de leur
surveillance, il le conduisit lui-même jusqu'à Kachan. De là le fugitif
put gagner sans encombre un des ports de la mer Caspienne.

--Tous les Ispahaniens descendent-ils donc du Prophète? ai-je encore
demandé. Je n'ai vu aujourd'hui que des turbans bleus.

--Ils sont en effet nombreux et puissants dans la province de l'Irak.
Bien que Mahomet n'ait laissé en mourant qu'une fille, Fatma, mariée à
son neveu Ali, sa race, par une bénédiction spéciale du ciel, s'est
multipliée avec une étonnante rapidité, au moins si l'on en juge d'après
le nombre incalculable de turbans bleus ou verts portés en Orient.

«D'ailleurs la satisfaction de s'attribuer une antique origine et
d'arborer sur la tête et autour du ventre une étoffe verte ou bleue
n'est pas l'unique motif qui engage beaucoup de musulmans à revendiquer
la seule noblesse dont s'enorgueillissent les sectateurs de l'Islam; les
seïds ont un but bien autrement pratique. En prophète prudent, Mahomet
se fit attribuer par Allah des biens et des richesses périssables.

«S'ils t'interrogent au sujet du butin, réponds-leur: «Le butin
appartient à Dieu et à son envoyé»... «Sachez, dit le Koran, que lorsque
vous aurez fait un butin, la cinquième partie en revient à Dieu ou au
Prophète, _aux parents_, aux orphelins, aux pauvres et aux voyageurs.»
Et plus loin: «Ce que Dieu a envoyé au Prophète des biens des habitants
des différents bourgs appartient à Dieu, au Prophète et à ses
_proches_»... «Prenez ce que le Prophète vous donne, et abstenez-vous de
ce qu'il vous refuse; craignez Dieu, il est terrible dans ses
châtiments.»

«Après la mort de Mahomet, ses descendants, forts de l'autorité des
textes sacrés, exigèrent le cinquième de tous les revenus des musulmans,
firent peser pendant plusieurs siècles de lourdes charges sur leurs
coreligionnaires et se multiplièrent en raison du temps, et surtout des
avantages matériels attachés à leur sainte origine.

«L'habitude de payer un impôt régulier aux seïds est maintenant à peu
près tombée en désuétude; mais dans les grandes villes, comme Ispahan
par exemple, où les soi-disant descendants de Mahomet se sont constitués
en corps nombreux, ils ont conservé une influence prépondérante et
dépouillent impunément les petits négociants trop faibles pour oser leur
refuser leurs marchandises ou leurs services.

«Gratifiés en outre, même avant les mollahs, de l'administration de tout
bien vakf tombé en déshérence, les descendants vrais ou faux du Prophète
tirent de ces bénéfices ecclésiastiques des profits qui permettent à la
plupart d'entre eux de vivre sans travailler. A moins d'être bien
exigeante, vous ne pouvez demander à de pareils hommes d'aimer les
Européens. Nous devons cependant être reconnaissants à l'imam djouma et
au mouchteïd de vous avoir fait escorter par quelques turbans bleus, car
leur présence à vos côtés était la meilleure des sauvegardes; sans leur
intervention, la foule ne nous aurait jamais laissés appuyer une échelle
sur les murs de la masdjed djouma.

«Nous voici revenus sains et saufs à Djoulfa; dorénavant nous ferons
bien de rester au rez-de-chaussée des mosquées et de ne plus nous
aventurer sur les terrasses, dont le sol, vous l'avez expérimenté,
n'offre aucune sécurité.»

[Illustration: SEÏD MOHAMMED HOUSSEIN.]



[Illustration: UNE RUE D'ABBAS-ABAD. (Voyez p. 329.)]



CHAPITRE XVII

Imamzaddè Jaffary.--Minaret mogol.--Le protecteur des étrangers.--Le
palais de Farah-Abad.--Le takhtè Soleïman.--Le champ de bataille de
Golnabad.--Le cimetière arménien.--Circoncision des tombes
chrétiennes.--Accueil fait à une robe de Paris par l'aristocratie de
Djoulfa.--Jardin du Hezar Djerib.--Palais du Ainè Khanè.--Pont Hassan
Beg.--Minaret et imamzaddè du Chéristan.--Pont du Chéristan.--Contrat
passé avec les tcharvadars.--Le dîner au couvent.--Départ pour Chiraz.


_Ispahan_, 13 septembre.--Merci, mon Dieu! nos pèlerinages aux mosquées,
koumbaz et autres édifices religieux touchent à leur fin; il ne nous
reste plus à visiter désormais que l'imamzaddè Jaffary. Pas plus que les
autres tombeaux du saint imam élevés dans les grandes villes de la
Perse, cette chapelle ne contient la dépouille mortelle du compagnon du
Prophète. Les fidèles ispahanais l'ont cependant en grande vénération;
aussi le P. Pascal nous a-t-il engagés à partir de Djoulfa en pleine
nuit, afin d'arriver à l'imamzaddè avant que les vrais croyants aient
quitté leurs maisons pour se rendre à la mosquée ou au bazar.

Le monument est situé au milieu d'une cour irrégulière bordée de
bâtiments en terre crue, complètement ruinés. C'est un charmant petit
édifice mogol, construit sur plan octogonal et recouvert d'une coupole
que devait autrefois surmonter une toiture pyramidale analogue à celle
des tombeaux des cheikhs. La corniche et la frise, ornées de caractères
arabes et de guirlandes de fleurs entrelacés, brillent de tout l'éclat
de leurs émaux bleu turquoise. Les parties inférieures de la
construction sont bâties en belles briques blanches, entre lesquelles on
a ménagé des joints creux pareils à ceux que l'on retrouve dans les
édifices français du Moyen Age. A part quelques dégradations dans la
partie supérieure de la corniche et la disparition de la toiture en
éteignoir, l'imamzaddè est en parfait état de conservation et charme les
yeux par l'élégance de ses proportions et la délicatesse de ses
ornements.

[Illustration: REVÊTEMENT EXTÉRIEUR D'UNE MOSQUÉE MOGOLE.]

En arrivant, mon premier soin est d'installer mon appareil, car je
tremble toujours quand je vois la foule hostile ou simplement curieuse
se presser autour de nous. L'épreuve terminée aux premiers rayons du
soleil, les châssis et les lentilles rentrent dans les valises de cuir
et reprennent sans délai le chemin de Djoulfa. Désormais tranquilles sur
le sort du précieux instrument, nous procédons à un examen attentif de
l'édifice. Tout à coup la roulette qui me servait à mesurer les
dimensions du tombeau m'échappe des mains, car je viens d'apercevoir au
bout de la rue un énorme turban bleu. L'ennemi (ce ne peut être qu'un
ennemi) s'avance avec un empressement de mauvais augure, fait irruption
dans la cour et, levant vers le ciel ses bras indignés, n'a pas assez de
souffle pour débiter une longue kyrielle d'invectives, au milieu
desquelles nous distinguons facilement le fameux _peder soukhta_ (fils
de père qui brûle aux enfers), _haram zaddè_ (fils d'impur), et le
_peder cag_ (fils de chien) dont nos oreilles ont déjà été régalées au
bazar de Kachan. Finalement le seïd nous enjoint en termes grossiers de
ne pas souiller plus longtemps le sol du sanctuaire. Nous nous
empressons de lui rire au nez; sa colère ne connaît plus de bornes, et,
après avoir attiré sur nos têtes toutes les malédictions du ciel, il
sort et se dirige à toutes jambes vers le bazar. Dix minutes ne se sont
pas écoulées qu'une troupe de marchands ameutés à sa voix envahit la
cour; les uns nous saisissent les bras, les autres nous poussent par les
épaules, et malgré nos protestations nous mettent brutalement dehors.

Dans cette circonstance délicate--je me plais à le constater--Marcel et
moi avons gardé un calme parfait. Le temps est passé où nous nous
laissions aller aux premières inspirations d'un amour-propre hors de
saison. Sachant à quelles gens nous avons affaire, et ayant appris par
expérience que ces orages populaires se résolvent en une bousculade au
demeurant peu dangereuse, nous avons tous deux pelotonné notre tête
entre les épaules et mis en saillie, dès le commencement de l'action,
des coudes assez maigres pour devenir offensants.

[Illustration: IMAMZADDÈ JAFFARY.]

A peine dégagés de la foule, nous rejoignons le Père, demeuré à quelque
distance de l'enceinte, et Marcel, s'élevant sur-le-champ aux sublimes
hauteurs du mode cicéronien, harangue nos ennemis dans le langage qu'ils
entendent le mieux.

«Jusques à quand, graine d'ânes, abuserez-vous de notre patience et vous
permettrez-vous d'_empiéter sur le chemin de notre volonté_? Vous
montrez de la fierté parce que, au nombre de cent ou cent cinquante
braves, vous avez l'audace d'attaquer deux Faranguis. Vermine, fils de
vermine, vous nous respecteriez si nous traînions à notre suite une
escorte de pouilleux faits à votre image; vous redouteriez de voir le
bâton réprimer vos moindres incartades; mais n'ayez nulle crainte,
chiens sans religion, la gaule qui doit vous frapper n'est pas loin de
ma main. Vous apprendrez bientôt à redouter ma juste colère, et, quand
vous regagnerez vos demeures, traînant dans la poussière la plante de
vos pieds offensés, vous saurez qu'un Farangui ne remet pas à des
ferachs le soin de sa vengeance. Laissez-moi le temps de me rendre chez
le mouchteïd, et vous assisterez, je vous en donne ma parole, à un
spectacle instructif. Les plus terribles turbans bleus qui vous ont
menés au combat viendront _baiser le pan de la robe de ma
condescendance_.»

Après avoir terminé cette brève catilinaire, à laquelle ne font même pas
défaut les _très bien_ et les _bravo_ réglementaires accentués par la
voix de basse du P. Pascal, Marcel toise une dernière fois ses
auditeurs, fait faire une volte à la bête sur laquelle il est monté,
afin de lancer avec plus d'éclat ses dernières imprécations, et vient se
ranger à mes côtés. La foule, inquiète, s'écarte à notre approche, et
nous nous éloignons lentement, non sans constater avec quelque surprise
que les Ispahaniens, prenant nos menaces pour argent comptant, se
reprochent les uns aux autres la manière brutale dont ils ont traité les
Faranguis et cherchent déjà à désigner celui d'entre eux qui portera
avec le plus d'aisance les cornes du bouc émissaire.

Sans perdre un instant, nous nous dirigeons vers la maison du mouchteïd,
afin de porter plainte contre le seïd et de réclamer une escorte. La
requête, présentée par le P. Pascal, est accueillie avec bienveillance;
une trentaine de serviteurs et de respectables mollahs prennent la tête
du cortège et nous ramènent processionnellement à l'imamzaddè. La porte
est close, le fils de Mahomet ayant emporté en guise de trophée la clef
de bois, longue de cinquante centimètres, qui sert à manœuvrer cette
serrure primitive. Aucun de nous maintenant n'est d'humeur à se laisser
arrêter par de pareils obstacles; les serviteurs soulèvent les battants,
le pêne se dégage, et la troupe pénètre de nouveau dans cette cour d'où
la foule nous a expulsés il y a une heure à peine.

Les marchands ont posté un espion près du tombeau; ils accourent, bien
décidés à faire payer cher à ces démons de Faranguis l'effraction de la
porte. Mais à la vue des gens du mouchteïd ils deviennent subitement
souples et plats comme des chiens couchants. Seul le seïd, que préserve
de toute punition la noblesse de sa race et qui attribue à son turban
bleu les vertus du palladium, se laisse emporter par sa fureur.

«J'ai trop vécu, puisque j'ai vu des chrétiens se vautrer dans le
tombeau de l'imam Jaffary,--la bénédiction d'Allah soit sur lui! Les
infidèles peuvent désormais se baigner dans les piscines des mosquées
et, ruisselants de l'eau souillée à leur odieux contact, inonder nos
tapis de prière et les parvis sacrés. Si les musulmans continuent à se
montrer les humbles serviteurs des chrétiens, ces chiens auront bientôt
l'audace de pénétrer sous la coupole du tombeau d'Ali et fouleront de
leurs pieds immondes le parvis de la Kaaba. Pour moi, je me retire, mes
yeux ne pouvant supporter plus longtemps le douloureux spectacle qui
s'offre ici à tous les regards.

--En attendant que le mouchteïd vous inflige la juste punition de votre
insolence, allez donc baigner vos paupières dans une infusion de thé et
d'essence de rose; à ma connaissance il n'est pas de meilleur collyre»,
dis-je triomphalement au seïd en forme de conclusion.

Nous n'abusons pas de notre victoire: après avoir laissé à la foule le
temps de constater sa défaite, Marcel donne l'ordre de refermer la porte
du tombeau, et nous reprenons sans nouvel incident le chemin de Djoulfa.

Il serait encore nécessaire de visiter les ruines d'une mosquée mogole,
mais nous sommes tellement rassasiés de mollahs, de seïds, de
pochtèbouns, d'échelles, de protecteurs des étrangers et des tombes
saintes de l'Islam, que nous nous contenterons de prendre la vue
extérieure d'un minaret élégant, décoré de faïences en relief et de
charmantes combinaisons de mosaïques bleues et noires traitées dans le
style des ornements de l'imamzaddè Jaffary,--la bénédiction d'Allah soit
sur lui!

[Illustration: MINARET MOGOL A ISPAHAN.]

Les mosquées d'Ispahan sont, on ne saurait le contester, fort belles et
fort intéressantes, mais elles sont aussi d'un accès bien difficile. Il
a fallu le caractère péremptoire des ordres du chahzaddè, l'énergie du
P. Pascal et aussi, je dois en convenir, notre ténacité, pour arriver à
vaincre toutes les résistances.

14 septembre.--«Père», s'écrie Kadchic en entrant dans la salle à
manger, la bouche pleine et les mains embarrassées d'un melon dans
lequel il mord à belles dents, «ce chien maudit, ce suppôt de l'enfer,
cette bête malfaisante a osé poser son pied exécré sur le seuil de votre
porte et a l'audace de demander à vous saluer.

--De qui donc parles-tu avec pareille hardiesse? Ne t'ai-je pas
recommandé cent fois de qualifier en termes polis les étrangers qui se
présentent au couvent?

--De qui pourrais-je parler, si ce n'est de ce protecteur des étrangers,
de cet homme qui riait bêtement quand vous avez failli tomber de
l'échelle, de cet être sournois qui est allé hier prévenir les seïds de
la présence des Faranguis à l'imamzaddè Jaffary? Khalifè, j'ai été ce
matin au bazar d'Ispahan, j'ai écouté les conversations des barbiers et
des marchands de thé: je sais à quoi m'en tenir à son sujet.

--Garde ta langue, Kadchic; si la parole vaut un _kran_ (un franc), le
silence vaut un _toman_ (dix francs). Introduis ici le protecteur des
étrangers.»

«Allah soit loué, Père! Puissé-je monter la garde autour de votre tête!
Votre santé est-elle bonne, la santé de vos hôtes est-elle bonne?
Puissé-je être sacrifié pour vous! Votre santé est-elle très bonne? La
santé de Leurs Excellences est-elle très bonne? demande en entrant le
nouvel arrivant.

--Quel motif vous amène à Djoulfa? répond sèchement le Père à ces
doucereuses salutations.

--L'honneur immense pour votre esclave d'être admis à vous présenter ses
devoirs. Nul autre motif, Allah soit loué! n'a conduit mes pas jusqu'à
votre demeure bénie. Je désirais aussi adresser mes protestations de
dévouement aux hôtes que le ciel vous a envoyés. Puissé-je monter la
garde autour de leur tête et leur dire combien j'ai été favorisé par la
fortune en ayant eu le bonheur de leur être utile.

--Si c'est là l'unique but de votre promenade à Djoulfa, répond le Père,
vous auriez pu sans inconvénient éviter à votre cheval la peine de faire
deux farsakhs. Mes hôtes apprécient votre dévouement à leurs personnes
et sont convaincus que vous auriez protégé leurs vies avec courage si
elles eussent été en danger.

--J'ai rempli sans effort un devoir léger à mon cœur. Il me semble
cependant qu'en récompense de mes services les Excellences, si leurs
âmes sont reconnaissantes, devraient au moins me faire obtenir la
décoration française; mon ambition est modeste, je me contenterai du
second degré.

--Croyez-vous donc que la croix de la Légion d'honneur ait été créée
pour des poltrons et des hypocrites? s'écrie Marcel, subitement
exaspéré.

--Calmez-vous, dit le Père en s'apercevant que la figure du solliciteur
blêmit sous cette brusque apostrophe. Je suis surpris de vos
prétentions, Khan. Demandez à Sa Majesté le Chah l'ordre iranien en
récompense de la manière dont vous remplissez les honorables fonctions
qui vous sont confiées. Quand vous aurez obtenu le Lion et le Soleil de
Perse, nous verrons s'il y a lieu de solliciter en votre faveur le
gouvernement français.»

Au premier abord l'audace du protecteur des étrangers nous a paru folle:
elle est rationnelle cependant et prouve que l'on distribue trop
facilement à l'étranger les grades les plus élevés de notre ordre
national. Un personnage de l'importance du khan ne conçoit pas qu'on
puisse lui refuser la rosette d'officier quand il voit accorder, faute
d'informations suffisantes, des plaques et des grands cordons à des
rôtisseurs du roi ou à des gens occupant à la cour les positions les
moins considérées, je pourrais même dire les moins honorables. On
n'agirait pas avec plus de désinvolture s'il s'agissait d'octroyer la
croix de Saint-Potin.

15 septembre.--S'il faut aller chercher les mosquées dans la ville
musulmane et sur la rive gauche du Zendèroud, les palais d'été élevés
par les successeurs de chah Abbas se trouvent, en revanche, sur la rive
droite du fleuve. Les souverains persans désirèrent-ils, en établissant
leurs résidences auprès de la ville chrétienne, lui témoigner leur
confiance, ou plutôt voulurent-ils, dans un ordre d'idées tout
différent, se rapprocher de la nouvelle colonie afin de la mieux
surveiller et de la dépouiller sans peine? Je n'en serais point
surprise. La plus vaste et la plus importante de ces demeures royales,
Farah-Abad (Séjour-de-la-Joie), fut construite au pied du Kou Sofi
(Montagne des Sofi) par ce même chah Houssein qui persécuta durement les
Arméniens et tarit ainsi les sources de la prospérité de Djoulfa.

On arrivait à Farah-Abad en suivant une avenue longue de plusieurs
kilomètres, comprise entre deux galeries interrompues de distance en
distance par des pavillons réservés aux gardes du roi. Cette voie
grandiose aboutissait à une vaste esplanade autour de laquelle se
développait l'habitation particulière du souverain. Des canaux revêtus
de marbre blanc amenaient des eaux courantes dans un bassin de porphyre
placé au centre de l'édifice, ou la distribuaient aux merveilleux
jardins dont les voyageurs du dix-septième siècle nous ont laissé une si
enthousiaste description.

Des esprits chagrins pourront reprocher à chah Houssein d'avoir
construit un palais comparable en étendue aux légendaires demeures de
Sémiramis, mais ils ne l'accuseront jamais d'avoir ruiné son peuple en
acquisitions de pierres de taille et de bois de charpente. Tous les murs
et toutes les voûtes sont bâtis en briques séchées au soleil; les
parements sont enduits de plâtre et ne conservent aucune trace de
sculptures ou de peintures décoratives: les parquets, les planchers même
n'ont jamais été un luxe de l'Orient, de tout temps le sol battu a été
recouvert de nattes sur lesquelles on étendait des tapis; enfin, s'il
existe dans quelques embrasures des traces de ces verrières encore en
usage dans les constructions actuelles, la majeure partie des baies, il
est aisé de le constater, n'avaient pas de fermeture et devaient être
abritées des rayons du soleil par de grandes tentes placées au devant
des ouvertures. Plus encore que le temps, les envahisseurs ont eu raison
du palais de chah Houssein. Lorsque les Afghans, vaincus par Nadir,
général en chef des armées de chah Tamasp, quittèrent Ispahan après la
bataille du 15 novembre 1729, ils ordonnèrent d'incendier le palais des
rois sofis et de démolir les vastes talars sous lesquels ils avaient
eux-mêmes trôné pendant plusieurs années.

Chah Tamasp arriva trop tard pour s'opposer au sac de la demeure
favorite de sa famille. En voyant autour de lui le spectacle d'une
pareille dévastation, il ne put contenir ses larmes. Il pleurait son
palais écroulé et réduit en poussière, son père et ses frères égorgés,
l'enlèvement des princesses de sa maison, emmenées prisonnières par
Achraf, quand une femme misérablement vêtue se précipita vers lui et le
serra dans ses bras. C'était sa mère. Cachée sous les humbles vêtements
d'une esclave, elle avait mieux aimé remplir pendant quatorze ans les
offices les plus infimes que de se faire connaître et de se soumettre au
vainqueur. Aujourd'hui tous les aqueducs sont détruits, les marbres
précieux ont disparu, les voûtes de terre se sont effondrées et couvrent
de leurs débris poudreux l'emplacement des jardins, où ne verdissent
plus les parterres de fleurs et les platanes ombreux. Dans cet état de
ruine il est difficile de porter un jugement sur le palais de
Farah-Abad, un des plus vastes que j'aie jamais vus. Je croirais
volontiers que son aspect ne devait être ni grandiose ni imposant; les
coupoles encore debout paraissent trop lourdes, et les murailles des
galeries disposées autour des cours sont trop basses. Le charme de la
résidence royale était dû à l'abondance des eaux, à la fraîcheur des
bosquets, à la beauté du paysage et surtout au luxe effréné d'une cour
d'adulateurs, de courtisans et d'eunuques.

«Où allez-vous? me demande le Père au moment où je me remets en selle.
J'ai chanté de grand matin l'office et la messe, rien ne me rappelle au
couvent avant trois heures.

--Il existe, m'avez-vous dit, dans le voisinage de Farah-Abad, au milieu
d'une anfractuosité du Kou Sofi, un second palais digne d'être visité?

--Le takhtè Soleïman? Nous avons bien le temps de l'aller voir demain!

--Père, reprend alors Marcel, vous nous faites passer à Djoulfa une
existence bien douce, néanmoins il faut songer à nous remettre en route:
depuis bientôt un mois nous sommes à Ispahan.

--Déjà! Mais je ne consentirai pas de longtemps à vous laisser quitter
Djoulfa. Vous emploierez quinze grands jours à visiter la rive droite du
fleuve si vous mettez dans ces tournées la modération que je me suis
promis de vous faire apporter désormais dans vos courses; vous avez
beaucoup travaillé depuis votre arrivée, reposez-vous avant de reprendre
le cours de vos pérégrinations. Quatorze pénibles étapes séparent
Ispahan de Chiraz. Croyez-en mon expérience, des semaines et même des
mois comptent pour peu dans un voyage long et difficile. Demeurez cet
hiver à Djoulfa, nous nous efforcerons tous de vous rendre la vie
agréable.

--Notre temps est limité, vous connaissez du reste notre projet de
visiter la Susiane et la Babylonie; si nous passions l'hiver ici, nous
traverserions au cœur de l'été des contrées dont la température est
redoutable. D'après les nouvelles apportées par les dernières caravanes,
la fièvre annuelle de Chiraz est en décroissance; il est temps, vous le
voyez, de songer au départ. Nous n'abandonnerons pas le couvent sans
regrets, soyez-en persuadé, et nous remercierons tous les jours le ciel
de vous avoir mis sur notre chemin.

--Je me soumets aux décrets de la Providence, reprend le Père. J'avais
soigneusement prié tous nos amis de ne point vous parler du départ, très
prochain, d'une nombreuse caravane d'Arméniens, de crainte que vous
n'eussiez l'idée de vous joindre à elle; mais, puisque vous êtes décidés
à continuer votre voyage, je prierai les tcharvadars chargés de la
conduire de ne point activer leurs préparatifs: avant de vous remettre
en route, vous pourrez ainsi terminer vos travaux en toute tranquillité
d'esprit. Remontons à cheval et allons, suivant votre désir, visiter le
takhtè Soleïman.»

Après avoir descendu au petit galop la longue avenue qui sert d'entrée
au palais, nous gravissons les flancs abrupts de la montagne et, prenant
un chemin tracé en lacet, nous atteignons bientôt une étroite
plate-forme creusée de main d'homme dans une anfractuosité du rocher. Un
palais ruiné la couronne.

L'histoire de cet édifice donne une idée fort exacte des procédés
administratifs des rois de Perse.

Chah Soleïman étant à la chasse vint se reposer un jour à l'ombre d'un
bouquet d'arbres arrosé par une source.

«Quel admirable paysage! dit-il à son grand vizir en contemplant la
vaste plaine étendue à ses pieds; j'aimerais à conduire ma mère en ce
lieu et à lui faire admirer d'ici le panorama d'Ispahan; de nulle part
il ne se présente sous un aspect aussi enchanteur.»

Le vizir ne souffla mot, mais dès le lendemain il engagea quatre mille
ouvriers et les fit conduire dans la montagne avec ordre de creuser le
rocher et de déblayer un emplacement suffisant pour y bâtir un palais.
En même temps il faisait tracer un chemin en lacet, afin de permettre
aux gens de corvée de monter les briques et la chaux nécessaires à
l'édification du monument projeté.

Les habitants d'Ispahan ne tardèrent pas à connaître les intentions du
ministre et à encombrer le chantier; ils venaient juger par eux-mêmes du
mérite de la position choisie et de la vigoureuse impulsion donnée aux
travaux. Cette affluence de curieux donna au vizir la singulière pensée
de mettre les visiteurs à contribution en les obligeant à monter au
takht une charge de matériaux.

«Par la tête du roi, s'écriait-il quand il rencontrait quelque rebelle,
vous travaillerez comme je le fais moi-même, car c'est le bon plaisir de
Sa Majesté. Qui de vous serait assez audacieux et assez perfide pour
oser refuser son concours au roi?»

Ces paroles glaçaient de terreur les Ispahaniens. Hommes, femmes,
enfants chargeaient de briques leurs épaules et leurs bras et, baudets
volontaires, s'élevaient jusqu'à la plate-forme, persuadés que le chah,
instruit de leur dévouement, les en récompenserait. Quelques légères
faveurs distribuées à propos firent naître chez les manœuvres dilettanti
une telle émulation, que le transport des matériaux à pied d'œuvre fut
payé tour à tour avec des menaces et des paroles encourageantes, monnaie
facile à se procurer en tous pays.

«Notre promenade, nous dit le Père, me remet en mémoire un trait bien
singulier de la vie du fondateur de ce palais. Chah Soleïman avait
autant de superstition que de caprices. Sur l'avis de ses devins, il
attribua une maladie grave dont il fut atteint dès le début de son règne
à la fâcheuse conjonction des astres sous lesquels avait eu lieu son
couronnement. Comme il n'était pas homme à se laisser dominer par de
vulgaires étoiles, il échangea simplement son nom de Suffi contre celui
de Soleïman et se fit couronner une seconde fois afin de conjurer le
mauvais sort.» Il est vraiment fâcheux que ce remède souverain ne soit
pas à la portée des simples mortels.

Le palais de chah Soleïman fut bâti en briques cuites. Malgré la nature
de ses matériaux il est presque en aussi mauvais état que celui de
Farah-Abad.

Il n'a pas été au pouvoir des Afghans--nous devons nous en féliciter
aujourd'hui--de détruire en même temps que les demeures des rois sofis
le superbe panorama dont on jouit de ce point élevé. En se plaçant à
l'extrémité d'une sorte de promontoire dominé par une tour, dernier
vestige du palais, on découvre toute la plaine d'Ispahan, la route de
Chiraz et, confondue dans les brumes bleues de l'horizon, la vallée de
Golnabad, tristement célèbre dans l'histoire ispahanienne depuis
l'invasion afghane. Les envahisseurs, pendant leur courte domination, se
montrèrent tellement cruels pour les vaincus, et après plus d'un siècle
le souvenir de leurs excès est resté si vivace dans la mémoire des
habitants d'Ispahan, que les enfants eux-mêmes sont capables de raconter
en détail les diverses péripéties du combat de Golnabad et du siège de
la ville.

En redescendant du takhtè Soleïman, mes yeux sont attirés par une tache
s'enlevant en brun sur le fond des rochers rougeâtres éboulés du Kou
Sofi. C'est le cimetière arménien, couvert de noirs monolithes taillés
en forme de cercueils. Ce champ de repos, sans arbre ni végétation
d'aucune sorte, est d'un aspect particulièrement sinistre et laisse,
quand on le traverse, une impression de tristesse bien en harmonie avec
sa lugubre destination. Les pierres placées sur les tombes fraîchement
ouvertes sont aussi sombres que les dalles funéraires les plus
anciennes, mais elles se distinguent de ces dernières en ce qu'elles
sont intactes. Au temps des malheurs de Djoulfa et des persécutions
exercées contre les chrétiens, les musulmans, sous le singulier prétexte
de circoncire les infidèles après leur mort, ébréchaient d'un coup de
marteau les angles des pierres tombales. Pendant de longues années, les
Arméniens n'osèrent pas s'opposer à cette profanation et supportèrent
humblement un outrage considéré comme des plus sanglants; mais
aujourd'hui ils ont recouvré une sécurité relative et en profitent pour
faire respecter leurs dernières demeures: aucun musulman n'oserait
franchir les limites du cimetière chrétien et s'approcher d'une tombe,
de crainte d'être massacré.

16 septembre.--«Nous sommes dans une bien singulière ville! Je ne crois
pas qu'elle ait sa pareille au monde, nous a dit hier soir le P. Pascal.
Je tiens absolument à donner un dîner aux notables djoulfaiens en
l'honneur de votre présence dans notre ville, mais je me demande encore
si je mènerai à bien cette délicate entreprise. L'aristocratie de
Djoulfa, vous avez pu le constater, se compose, non compris l'évêque, de
six familles, chez lesquelles il serait fort agréable de se réunir de
temps à autre. Or ces six maisons forment six groupes distincts qui
passent le plus clair de leurs jours à médire les uns des autres. Tous
mes paroissiens ne sont pas constamment brouillés, mais il n'existera
jamais entre eux de lien de sympathie. Pierre a volé un bon domestique à
son voisin; Marie dénigre le pilau et les confitures de Catherine; enfin
le cheval, le chat, le chien, tout est matière à querelle et à dispute.
Mettre en présence, à ma table, des gens qui s'abhorrent me paraît fort
délicat: ceux-ci prétexteront de l'invitation adressée à ceux-là pour ne
point se rendre à mon dîner, et cependant je ne puis faire un choix,
sous peine d'indiquer une préférence; vous me voyez dans un cruel
embarras. Les brouilles cependant seraient passagères et n'auraient pas
de gravité si, depuis l'arrivée de Mme Youssouf, les rivalités féminines
n'avaient été surexcitées au plus haut degré par l'élégance de la
nouvelle venue. Les dames d'Ispahan n'ont pas voulu convenir de leurs
sentiments jaloux, et, non contentes de donner libre cours à leur bile,
ont failli par leurs manœuvres souterraines amener une véritable
catastrophe dans cette ville généralement si calme.

--Vous ne nous aviez jamais entretenus de cette terrible histoire, Père.

--L'hiver dernier, Mme Youssouf a fait venir de Paris une superbe robe à
la mode farangui et elle a profité du mariage de l'une de mes
paroissiennes pour abandonner les vêtements larges des femmes
arméniennes et se montrer dans tous ses atours.» A ce moment, le Père,
baissant la voix, regarde de tous côtés afin de s'assurer que les portes
sont bien closes, puis il reprend: «J'ai peut-être tort de vous mettre
au courant d'un pareil secret; promettez-moi au moins que vous ne le
révélerez à personne?

--Vous n'avez rien à craindre, Père: mon départ prochain est un gage
certain de ma discrétion.

--Vous avez raison; néanmoins je désire que nul en Perse ne connaisse
les détails de ce triste incident.»

Fort intrigués par ce long préambule, nous nous rapprochons du Père, qui
nous souffle à l'oreille la fin de cette grave affaire.

«L'émotion causée par la toilette de Mme Youssouf fut d'autant plus
grande que, sous un corsage de satin noir collant comme un bas de soie,
elle laissait admirer une taille d'une extrême finesse et une poitrine
dont l'opulence et les contours eussent excité la jalousie des houris
promises aux fidèles musulmans. Personne ne connaissait le secret de
cette transformation; mais, avant d'éclaircir le mystère, les six
familles, mortellement brouillées depuis plus d'un an, se
réconcilièrent, mirent en commun leurs médisances et attaquèrent à
belles dents les nouveaux avantages de Mme Youssouf. Sa toilette,
vint-on me dire, était inconvenante, outrageante pour les bonnes mœurs;
je ne devais pas tolérer qu'une femme se montrât dans une cérémonie
religieuse vêtue d'un accoutrement aussi démoniaque. Je me laissai
influencer, et j'eus le tort d'aller parler de tout cela à Kodja
Youssouf. Mon paroissien, il m'en souvient, reçut assez froidement mes
observations.

«Sur ces entrefaites, le prince Zellè sultan, ayant eu à se louer d'une
fourniture militaire faite avec beaucoup d'intelligence par Kodja
Youssouf, le nomma son _tadjer bachy_ (marchand en chef), fit cadeau à
sa femme d'un superbe cheval et l'autorisa en même temps à employer
pendant quelques jours, chez elle, un charpentier arménien, nommé
Kadchic, dont l'habileté est proverbiale et que le prince seul occupe
depuis quelques années.

«Ce fut une proie nouvelle offerte à la médisance; on ne pouvait s'en
prendre ni au prince ni aux Youssouf: on décréta que Kadchic, quand il
aurait terminé les travaux du palais, ne mettrait plus les pieds dans
aucune des grandes maisons de Djoulfa.

«Celui-ci, fort troublé à l'annonce de ce brutal décret d'expulsion,
commit alors l'incroyable faute de raconter, en payement de son
pardon..., je vous en prie, jurez-moi de garder le secret, il y va du
repos de toute la paroisse», reprend tout à coup le Père de plus en plus
ému, mais trop avancé dans ses confidences pour pouvoir s'arrêter en
chemin. «Il raconta donc que Mme Youssouf, avant de revêtir sa fameuse
robe de Paris, emprisonnait sa taille dans une mécanique faite en barres
de fer recouvertes de satin rose; sa servante favorite tirait alors
pendant deux ou trois heures sur des cordes fixées à la machine, et
transformait ainsi le buste de sa maîtresse.

«Un vent violent n'aurait pas, au moment de la récolte, répandu plus
facilement sur Ispahan le fin duvet du coton que nos matrones cette
prodigieuse nouvelle: elle franchit même le Zendèroud, devint le sujet
des conversations de tous les andérouns, et de vingt côtés à la fois fut
rapportée à Djoulfa. Mme Youssouf, très fière de ses avantages, conçut
une colère des plus violentes contre Kadchic, car, si les femmes
chrétiennes se montrent à peu près à visage découvert, elles jettent, en
revanche, un voile d'autant plus épais sur leur vie privée. Elle parla
même de faire tuer le charpentier: la faute de Kadchic était grave, très
grave, j'en conviens, mais que seraient devenus les cinq jeunes enfants
et la femme de ce malheureux, s'il eût péri?

«Cette raison me détermina, non pas à demander la grâce du coupable, je
ne l'aurais pas obtenue après l'insuccès de ma première ambassade, mais
à lui trouver une cachette.

«La première colère passée, Mme Youssouf s'est fort bien conduite; quand
Kadchic est sorti de sa prison volontaire, elle lui a fait donner cent
coups de bâton, et depuis cette époque elle ne lui a plus témoigné le
moindre ressentiment.

«Grâce à moi, vous le voyez, cette affaire s'est arrangée au mieux de
tous les intérêts; mais c'est précisément à cause de la condescendance
montrée à cette occasion par les Youssouf, que je suis obligé de les
inviter à dîner et de donner à ma belle paroissienne la première place
auprès de l'évêque; en votre honneur, elle ne manquera pas de mettre sa
robe et sa mécanique de Paris, et vous pourrez juger par vous-même de
l'effet produit sur l'assistance. Quant à moi, je suis désespéré de ces
dissensions. Il faut vivre en un pays sauvage pour se trouver en face
d'une situation aussi délicate.

--Ne dites pas de mal d'Ispahan, Père, et ne conservez pas d'illusions
sur l'Europe: il vous suffirait d'habiter quelque temps en France une
ville de province pour vous apercevoir qu'en fait de sottise et de
jalousie les dames de Djoulfa n'ont rien inventé. Si j'étais à votre
place, je me garderais bien de faire des invitations, et j'abandonnerais
simplement le projet de donner un dîner en somme fort inutile.

--C'est impossible: à plusieurs reprises vous m'avez empêché d'offrir ce
repas, je ne saurais plus longtemps tarder à rendre à l'évêque
schismatique la politesse qu'il vous a faite. Peut-être même cette
réunion, durant laquelle mes invités seront forcés en votre honneur de
garder une certaine réserve, deviendra-t-elle le point de départ d'une
réconciliation générale. Advienne que pourra: je vais engager les six
familles. Demain je vous abandonnerai à votre bonne étoile et me mettrai
de mon côté en tournée de visites.»

17 septembre.--Laissant le Père à ses préparatifs, nous nous sommes
dirigés ce matin vers les bords du Zendèroud.

En redescendant le cours du fleuve, nous n'avons pas tardé à atteindre
la partie du Tchaar-Bag située sur la rive droite à la suite du pont
Allah Verdi Khan. Elle aboutissait autrefois à un immense parc, connu
sous le nom de Hezar Djerib (les Mille Arpents). Des tumulus de terre
délayée par les pluies et un beau pigeonnier témoignent seuls de la
splendeur des constructions élevées dans ce jardin. Après avoir dépassé
ces tristes ruines, nous apercevons un bouquet de platanes ombrageant un
charmant pavillon, le Ainè Khanè (Maison des Miroirs).

[Illustration: AINÈ KHANÈ (MAISON DES MIROIRS).]

La façade, ouverte dans la direction du Zendèroud, est ornée d'un
portique hypostyle. Ses colonnes, au nombre de douze, étaient revêtues
autrefois de miroirs taillés à facettes. Les plafonds, en mosaïques de
bois de cyprès et de platanes, rehaussés de filets d'or, les lambris de
faïence colorée, les portes et les croisées fermées par des vantaux
travaillés à jour comme les _moucharabies_ du Caire, composent un
ensemble des plus séduisants.

Quand ils viennent à Ispahan tenir les audiences solennelles, les rois
de la dynastie Kadjar se placent généralement sous ce portique, d'où
l'on aperçoit le cours du fleuve et les deux ponts Allah Verdi Khan et
Hassan Beg. En 1840 notamment, Mohammed chah y présida une cour de
justice et s'y montra si sévère qu'il rétablit l'ordre dans la province
de l'Irak, infestée par des hordes de brigands.

[Illustration: PONT HASSAN BEG.]

Tout à côté du Ainè Khanè débouche le pont Hassan Beg. Il est moins long
que le pont Allah Verdi Khan, mais digne cependant d'une étude
attentive. Cette construction, traitée avec un soin et un luxe
particuliers, sert tout à la fois de pont et de barrage. Les piles sont
établies sur un radier de vingt-six mètres de largeur, destiné à élever
les eaux de deux mètres au-dessus de l'étiage; chacune des arches se
compose d'une voûte d'arête surhaussée, soutenue par quatre massifs de
maçonnerie. Il résulte de cette singulière disposition que le spectateur
placé sous le pont dans l'axe de la chaussée voit se développer
l'ouvrage dans toute sa longueur, semblable à une succession de salles
couvertes de coupoles. Toutes les parties inférieures de la
construction, telles que le radier, les culées et les piles, ont été
exécutées en pierres dures assisées, tandis que les arches et les
tympans sont en belle maçonnerie de briques revêtue de mosaïques de
faïences polychromes.

La chaussée du pont Hassan Beg est comprise entre deux galeries
réservées aux piétons. Au centre de ces galeries s'élèvent des pavillons
octogonaux en saillie sur le nu de l'ouvrage. Ils comprennent plusieurs
étages, divisés en chambres mises gratuitement à la disposition des
voyageurs. Des inscriptions sans intérêt couvrent la majeure partie des
murs, blanchis à la chaux. Parmi elles s'est pourtant égarée une pensée
pleine de philosophie et d'à-propos.

«Le monde est un vrai pont, achève de le passer, mesure, pèse tout ce
qui se trouve sur ta route: le mal partout environne le bien et le
surpasse.»

Si le point de vue dont on jouit du pavillon greffé sur le pont Hassan
Beg n'est pas de nature à ravir les yeux, il est susceptible de les
intéresser. Au-dessous du barrage, le lit desséché du fleuve est
couvert, en cette saison, par les produits des fabriques de _kalamkars_.
Le kalamkar (litt. «travail à la plume») est le modèle original des
cotonnades désignées en France sous le nom de «perse». Les Ispahaniens
peignent ces tissus avec un art consommé et sont redevables du mérite et
de la solidité des couleurs appliquées sur l'étoffe aux eaux du
Zendèroud, dont ils les arrosent pendant plusieurs jours.

[Illustration: DESSOUS DU PONT HASSAN BEG.]

Toutes les perses de l'Irak sont charmantes, surtout quand, rehaussées
de quelques arabesques d'or, elles sont employées comme portières ou
jetées en guise de nappes sur les tapis. Leur fabrication a pris depuis
quelques années une telle importance, qu'on est même arrivé à imprimer
les couleurs avec des moules à main, afin de livrer l'étoffe courante à
bon marché; quant aux beaux kalamkars, ils sont toujours dessinés à la
plume et peints avec une grande netteté de contours.

[Illustration: MOSQUÉE A ABBAS-ABAD. (Voyez p. 330.)]

18 septembre.--Nous avons réservé pour la dernière de nos courses autour
d'Ispahan la visite du Chéristan, le plus vieux quartier de la ville,
bâti sur l'emplacement de l'antique Djeï, et éloigné aujourd'hui de près
de deux farsakhs de la cité moderne.

Quand on se rend au Chéristan, on suit d'abord la rive droite du fleuve;
on longe ensuite le joli faubourg d'Abbas-Abad, bâti, comme Djoulfa, le
long de canaux ombragés; puis le chemin disparaît et l'on ne reconnaît
plus la route qu'aux empreintes laissées par les pieds des chevaux sur
la terre sablonneuse; après une heure de marche je traverse la rivière
et me trouve en présence d'un splendide minaret élevé de plus de
trente-neuf mètres au-dessus du sol et décoré d'une inscription en
mosaïque monochrome. Cette belle construction est due à un roi mogol,
Roustem chah, qui régna sur la Perse au quinzième siècle.

Les murailles et la couverture de l'imamzaddè ont résisté
victorieusement au temps et aux hommes; les voûtes surtout sont
intéressantes à examiner: dépouillées de toute ornementation extérieure,
elles expliquent avec une parfaite netteté la raison constructive de ces
voussures compliquées dont les Persans, comme les Arabes, se sont
montrés si prodigues dans leur architecture.

Non loin de l'imamzaddè, les arches d'un quatrième pont jeté devant
Ispahan réunissent les deux rives du fleuve. Les piles de cet ouvrage
sont en grossière maçonnerie de pierre, et les parties supérieures des
arches ont été bâties en briques à une époque de beaucoup postérieure à
la fondation primitive des piles.

La circulation, se portant tous les jours davantage vers les ponts Allah
Verdi Khan et Hassan Beg, est fort peu active sur celui du Chéristan.
D'ailleurs le bourg lui-même paraît si désert que notre arrivée ne
réussit pas à attirer sur la place plus d'une vingtaine de curieux.

Quelques maisons, le minaret, l'imamzaddè, une mosquée délabrée et le
pont sont les seules constructions signalant aujourd'hui l'emplacement
de Djeï.

18 septembre.--Je suis encore tout émue de ma première entrevue avec le
_tcharvadar bachy_ (muletier en chef), grand organisateur de la caravane
arménienne à laquelle nous devons nous joindre. Par un acte fait en
double et de bonne foi, en présence du P. Pascal... sans collègue, nous
sommes bel et bien locataires, pendant la durée du voyage, de quinze
mulets destinés au transport de nos gens et de nos bagages, et de deux
chevaux intelligents, capables de conduire leurs cavaliers dans les
meilleures conditions de sécurité au milieu d'un convoi composé de plus
de trois cents bêtes. A Abadeh la caravane fera une halte de
vingt-quatre heures afin de laisser reposer les animaux et les gens, et
stationnera un jour à Mechhed Mourgab. A partir de Maderè Soleïman nous
serons libres de nous arrêter en route, tandis que le gros de la
_gaféla_ (caravane) continuera sa route vers Chiraz, éloigné de trois
étapes des célèbres ruines achéménides.

[Illustration: PONT DU CHÉRISTAN.]

Pendant cette dernière période du voyage, le tcharvadar bachy emportera
nos bagages en garantie des quatre chevaux que nous devons conserver
avec nous, de façon à se récupérer de sa perte si, par un malheureux
hasard, nous étions dévalisés dans les défilés de montagnes situés entre
Maderè Soleïman et Persépolis.

[Illustration: PESÉE DES BAGAGES. (Voyez p. 333.)]

Toutes ces conventions acceptées de part et d'autre, le tcharvadar
bachy, assisté de son lieutenant, a reçu en bonne monnaie d'argent la
moitié du prix de la location de ses animaux, a examiné chaque kran
(quatre-vingt-dix centimes), fait un triage des pièces frappées à des
époques différentes, afin de choisir les meilleures, et finalement en a
refusé plus de cent, sous les prétextes les plus divers. Cette
fastidieuse cérémonie terminée, notre homme a annoncé qu'il reviendrait
demain peser les charges avec une romaine, et s'assurer que chacune
d'elles n'excédait pas le poids réglementaire de treize _batmans
tabrisi_ (soixante-quinze kilos), soit pour un mulet cent cinquante
kilos. Cette limite ne saurait être dépassée sans danger pour les bêtes
de somme, tant sont mauvaises et accidentées les routes d'Ispahan à
Chiraz.

«Quand partons-nous? ai-je demandé.

--Dieu est grand! m'a répondu le lieutenant du tcharvadar: un de nos
voyageurs est malade; s'il n'expire pas d'ici à trois ou quatre jours,
sa maladie sera de longue durée, et en ce cas nous le forcerons bien à
se mettre en route; si Allah, au contraire, met un terme à sa vie, nous
attendrons sa mort, pareil incident n'étant pas de bon augure dès les
premiers jours d'un long voyage.»

Nous avons, je le vois, tout le temps de terminer nos courses autour
d'Ispahan et de faire en conscience nos préparatifs de départ.

19 septembre.--Victoire! le dîner d'hier soir s'est terminé sans
accident! Tous les invités du Père ont gardé une tenue digne d'éloges;
la gazelle était délicieuse, les pilaus cuits à point, et rien ne
manquait au festin, pas même la présence de la «mécanique» célèbre de
cette charmante Mme Youssouf. L'«accoutrement diabolique» se composait
d'une jupe de satin noir drapée avec un certain art, d'un corsage de
même étoffe, montant jusqu'au cou, ajusté comme un vêtement confectionné
à quatre mille lieues de la personne à laquelle il est destiné, et posé
sur un corset exécuté dans les mêmes conditions que le corsage. Je dois
avouer cependant que, mise en comparaison avec les sacs portés en guise
de robes par l'aristocratie d'Ispahan, la toilette à la mode farangui
était de nature à troubler la paix des familles.

Au dessert, l'évêque a bu à notre heureux voyage, à l'espoir de nous
revoir à Ispahan; puis on a quitté le réfectoire, et les convives sont
rentrés au parloir. La trêve accordée par des estomacs affamés n'avait
plus dès lors sa raison d'être, la jalousie a repris ses droits, et les
ennemis de la «mécanique» se sont enfuis de bonne heure.

Nous travaillons depuis trois jours à faire et défaire nos caisses, sans
pouvoir atteindre exactement le poids réglementaire; quand les boîtes de
clichés, les objets achetés au bazar d'Ispahan et notre collection de
carreaux de faïence ont été soigneusement emballés dans du coton et
rangés au fond des coffres, les tcharvadars ont apporté un instrument à
peser, fixé à trois barres posées en faisceau; les charges étaient trop
lourdes, je les ai rendues plus légères; alors tous les objets se sont
mis à danser. Bref, il a fallu rapetisser les caisses et les régler à
nouveau. Nous avons repris quelques krans que les tcharvadars ont
trouvés trop légers après une seconde vérification, et nos hommes se
sont enfin décidés à lier les bagages.

Je croyais être au bout de mes peines; quelle erreur! Les muletiers, en
appareillant les colis deux à deux, et en les reliant l'un à l'autre
avec des câbles légers, mais très résistants, fabriqués en poil de
chèvre, ont laissé échapper une extrémité de la corde et ont lancé en
l'air un nuage de poussière; Marcel, qui, contrairement à ses habitudes,
surveillait les travailleurs, a fortement éternué. Frappés de stupeur,
les muletiers se sont regardés d'un air anxieux: «Éternuez, au nom du
ciel, éternuez encore deux fois, si vous le pouvez», a soufflé Mirza
Taghuy khan.

Mon mari a suivi ce conseil, et les tcharvadars ont repris sur-le-champ
l'opération interrompue. Éternuer une fois est un présage de malheur,
devant lequel personne n'hésite à cesser tout travail; éternuer trois
fois est, en revanche, d'un heureux augure. Sans l'avis charitable de
Mirza Taghuy khan, les bagages n'étaient pas liés aujourd'hui et, comme
demain n'est pas un jour propice, nous risquions fort de rester à
Ispahan encore une demi-semaine.

Dieu veuille que nous n'ayons pas, au nombre de nos compagnons de route,
des gens enrhumés du cerveau!

20 septembre.--Grâce à Dieu, l'habillage des colis est terminé, les
bagages sont ficelés et les charges également réparties sur les chevaux.

Dans la matinée nous avons fait nos adieux à nos amis de Djoulfa et
d'Ispahan. Tous ont été parfaits à notre égard: nous aurions chargé une
caravane avec les cadeaux de fruits, de cherbets et de confitures qu'ils
voulaient nous forcer à emporter. J'ai accepté cependant, sous la forme
d'un melon et d'une pastèque, le témoignage de la reconnaissance de deux
jeunes filles arméniennes. Ces gentilles enfants m'ont demandé de faire
leur portrait et m'ont priée de l'expédier à leur père, qui habite
Bombay, dès mon arrivée à Bouchyr. J'entends dans la rue le bruit de
plusieurs cavaliers: ils veulent se joindre au Père et nous accompagner
jusqu'à moitié chemin de la première étape. Quant à moi, j'écris
toujours et ne puis me résoudre à fermer mon cahier, car je ne quitte
pas sans regrets et sans appréhensions cette bonne ville de Djoulfa.

Mais fi de la tristesse, et en selle pour Chiraz, le pays du vin, des
roses et des poètes.

[Illustration: JEUNES ARMÉNIENNES.]



[Illustration: ARMÉNIENS SE RENDANT A BOMBAY. (Voyez p. 341.)]



CHAPITRE XVIII

Départ d'Ispahan.--Grande caravane d'octobre.--Le caravansérail de Kalè
Chour.--Village de Mayan.--Koumicheh.--Arrivée à Yezd-Khast.


_Ispahanec_, 21 septembre.--Au coucher du soleil, nous avons remercié
nos amis de Djoulfa d'avoir songé à nous escorter pendant quelques
heures, et, après leur avoir dit adieu, nous les avons engagés à
retourner sur leurs pas afin de regagner la ville avant la fermeture des
portes; puis nous avons tristement continué notre route, suivis du
tcharvadar qui conduit les mulets de charge et d'un domestique arménien
nommé Arabet. Ce pauvre garçon vient de quitter femme et enfants, non
sans verser d'abondantes larmes, et s'est engagé à notre service en
qualité d'intendant; l'espoir de faire fortune aux Indes l'a poussé, lui
aussi, à abandonner sa patrie. A son arrivée à Bouchyr il nous quittera
et payera avec ses gages son passage sur un bateau à destination de
Bombay.

A peine les derniers rayons du soleil ont-ils disparu que les ombres de
la nuit s'étendent autour de nous avec une étonnante rapidité. Le
crépuscule n'existe pas en Orient; le ciel de ces heureux pays n'admet
pas un état transitoire entre la grande lumière qui active la vie
végétale et l'obscurité si favorable au repos de la nature tout entière.
Nous marchons silencieux; seuls les cris monotones des oiseaux, les
chants plus monotones encore du muletier et les tintements produits par
les fers des chevaux sur les cailloux du chemin troublent la quiétude de
la nuit.

Laissant bientôt sur la droite une large voie due au passage de nombreux
convois, les mulets de tête s'engagent dans de petits sentiers, puis ils
suivent des frayés à peine indiqués et ne tardent pas à gagner une lande
déserte.

«Pourquoi donc as-tu quitté la grand'route? ai-je demandé au tcharvadar
avec méfiance.

--Afin de prendre un raccourci.

--Si tu prends des chemins de traverse, nous n'arriverons pas avant
minuit au caravansérail d'Ali Khan.

--Je ne vous conduis pas au caravansérail d'Ali Khan; la caravane est
campée non loin d'ici. Peut-être ferions-nous bien de nous arrêter, nous
l'apercevrions sûrement au petit jour.

--En ce cas, nous aurions quitté Djoulfa dans l'unique but de venir nous
perdre à trois heures de marche de la ville? Tâche de te retrouver, car
je ne te laisserai pas arrêter que nous n'ayons rencontré la caravane et
le _manzel_.»

Le tcharvadar ne dit mot et pousse mélancoliquement ses bêtes en avant,
tandis que nous nous plaçons à l'arrière-garde afin de mieux surveiller
le convoi. Tout à coup le guide pousse un cri de joie, il vient de
rencontrer un petit canal: le campement ne doit pas être éloigné de
l'eau. Nous contournons, ne pouvant les franchir, une multitude de
conduits d'arrosage, le muletier hèle à pleins poumons ses camarades:
aucun bruit ne se fait entendre; serions-nous véritablement égarés?
Après une nouvelle tentative, de lointains hennissements de chevaux,
auxquels répondent poliment nos deux bucéphales, nous apprennent que
nous suivons la bonne direction. Bientôt, en effet, je distingue, malgré
l'obscurité de la nuit, des taches noires et blanches se mouvant auprès
d'un énorme amoncellement de colis; ce sont les chevaux et les mulets de
transport, attachés à un câble passé dans des crampons fichés en terre.
Sur les caisses et les ballots dorment des tcharvadars. Il serait fort
difficile de deviner des êtres humains sous les épais manteaux de feutre
qui les recouvrent, si de sonores ronflements ne décelaient leur
présence. Huit ou dix gardiens armés de fusils veillent sur la caravane.

«Je m'empresse de vous apporter vos mafrechs, nous dit le guide en se
hâtant d'enlever les selles et les brides de nos chevaux.

--Je n'ai point l'intention de coucher en plein air, je croyais te
l'avoir déjà fait comprendre, répond Marcel; conduis-moi au plus vite
dans un caravansérail où nous puissions trouver un abri et du bois.

--Çaheb, il n'y a ni caravansérail ni maison à deux heures à la ronde.
Depuis près d'une semaine on transporte ici des marchandises; en
semblable occurrence il eût été imprudent d'établir notre campement
auprès des voies fréquentées. C'eût été s'exposer à tenter les passants.

--Où sont donc nos compagnons de route?

--Les uns dorment sur les bagages, vous seriez très bien à leur côté, je
vous assure; les femmes arméniennes se sont arrêtées au village de
Takhtè-Poulad; enfin quelques retardataires sont encore à Ispahan.»

La perspective de prendre place à notre tour sur la pyramide de colis où
l'on ronfle de si bon cœur nous sourit d'autant moins que, depuis le
commencement du mois de septembre, la fraîcheur des nuits nous a forcés
d'abandonner le clocher du couvent et de nous retirer dans les chambres
closes; ce soir, nous sommes déjà tout transis et nous nous arrêterions
sans enthousiasme à l'idée de jeûner et de dormir au grand air.

«Vous n'avez point, j'imagine, campé votre caravane au milieu d'une
plaine sans eau? reprend Marcel avec assurance. Quand il y a des kanots,
il y a des terres fertiles, des paysans et des villages; si vous ne me
conduisez pas immédiatement dans une habitation quelconque, je reprends
le chemin de Djoulfa, et, à votre tour, vous attendrez mon bon plaisir.»

Il nous serait bien impossible de mettre à exécution les menaces de mon
mari: on voit à peine à deux pas devant soi, et nous avons contourné
tant de fossés, que nous avons perdu jusqu'à l'idée de la direction
d'Ispahan.

Cependant les Orientaux, très portés à attribuer aux Faranguis tous les
talents, même celui de se conduire la nuit en pays inconnu, rechargent
les mulets et nous engagent à les suivre. Nous marchons pendant un quart
d'heure et atteignons un grand village tout voisin du campement, ainsi
que nous l'avait fait présumer la position des kanots. Le tcharvadar
frappe à la première porte, mais, comme nous sommes en plein _biyaban_
(campagne), où les paysans, fort pusillanimes, rêvent voleurs nuit et
jour, on ne répond même pas à son appel; une seconde, une troisième
tentative ont un égal insuccès; enfin nous arrivons à la maison du
ketkhoda.

«Ouvrez, au nom du chahzaddè!» s'écrie impérativement Marcel avec son
plus détestable accent ispahanien.

Si le ciel nous favorise, nous ne passerons pas la nuit dehors! Plafond
doré ou toiture de terre, peu importe, pourvu que nous dénichions un
abri. Un paysan d'assez honnête figure se présente dès que deux ou trois
valets d'écurie ont entr'ouvert la porte, et prend, à l'aspect de nos
casques blancs, une figure toute décontenancée.

Le cuisinier, fort à propos, se porte garant de notre honnêteté.

«Ces Faranguis, dit-il, sont des gens calmes et tranquilles, vous pouvez
sans inquiétude leur donner asile dans votre maison; le bois et le logis
vous seront généreusement payés.

--Je n'ai jamais refusé l'hospitalité gratuite à de fidèles croyants,
mais je n'oserais introduire chez moi des infidèles sans l'assentiment
de mes femmes; attendez un instant, je vais les consulter.»

Et le ketkhoda, laissant à ses serviteurs le soin de garder la porte,
disparaît. Bientôt un concert discordant parvient à nos oreilles. La
proposition du maître de céans a soulevé une telle indignation dans
l'andéroun, que cet heureux époux, presque honteux de son audace,
revient, tout penaud, nous faire part de l'impossibilité où il se trouve
de nous recevoir.

«Il y a, dit-il, à l'extrémité du village une ancienne mosquée où vont
parfois camper les tcharvadars; vous n'y seriez vraiment pas mal, et, si
vous consentiez à vous y rendre, je vous ferais porter, sans en rien
dire à mes femmes, du bois et du charbon.»

En route pour l'auberge du bon Dieu.

La mosquée occupe les quatre côtés d'une cour carrée; à droite et à
gauche du sanctuaire s'élevaient autrefois des galeries voûtées dont les
débris gisent sur le sol; en face de la porte d'entrée s'étend le corps
principal, presque aussi ruiné que les ailes latérales; mais, dans un
angle, trois petites coupoles encore debout promettent un abri ventilé
aux voyageurs malheureux. On décharge les vivres et les mafrechs; le
ketkhoda, fidèle à ses promesses, envoie une charge de fagots; vers onze
heures du soir, le feu est allumé, le kébab de mouton grésille sur les
charbons ardents, la bouilloire chante et, bien qu'aveuglés par une
épaisse fumée, nous nous laissons aller à l'impression d'un bien-être
d'autant plus vif que depuis deux heures il était plus inattendu.

21 septembre.--«Comme on fait son lit, on se couche», dit un proverbe
véridique. Après dîner j'ai jeté de grandes brassées de bois au feu,
puis, roulée dans mon lahaf, je me suis allongée sur le sol.

A mon réveil, le soleil est dans toute sa splendeur; il est sept heures
du matin, les mouches et les abeilles bourdonnent, et cette mosquée en
ruine, d'un aspect si lugubre cette nuit, se pare en ce moment de la
beauté d'une merveilleuse campagne, que l'on aperçoit à travers les
brèches des murailles éboulées. Marcel est debout depuis longtemps; à
mon tour je me lève et je me trouve bientôt sur les limites d'un beau
village: là où je n'ai vu avec les ténèbres que lande sauvage, je
n'aperçois aux rayons du soleil que terres riches et fertiles.

La caravane, campée à trois cents mètres de notre gîte, s'étend au loin
dans la plaine. Nulle part je n'ai vu, depuis mon entrée en Perse, une
aussi nombreuse agglomération de chevaux et de marchandises: le convoi
de pèlerins en compagnie duquel nous avons voyagé entre Tauris et
Téhéran ne saurait en donner une idée. Sur une longueur de près d'un
kilomètre s'entassent, à partir du village, des caisses d'opium et de
tabac, d'énormes ballots enveloppés de _kilims_ (étoffes de poil de
chèvre), des rouleaux de tapis, des bois et des toiles de tente, en un
mot toutes les marchandises destinées à l'exportation et amoncelées
pendant quatre mois dans les caravansérails d'Ispahan. Des femmes,
assises au pied de ces montagnes de colis, cherchent à s'abriter des
regards indiscrets sous d'épaisses couvertures, tandis que les hommes
attisent des feux tout autour du campement et préparent le pilau
journalier; une soixantaine de tcharvadars dispersés au milieu des
mulets étrillent les uns avec des instruments dont le moindre
inconvénient est de faire un bruit de crécelle fort désagréable, et
conduisent les autres vers les kanots, où ils pourront se désaltérer.
L'importance exceptionnelle de ce convoi s'explique aisément: depuis le
commencement de l'été, les chevaux et les mulets ayant été
réquisitionnés pour le transport du campement du chahzaddè, la marche de
toutes les caravanes a été interrompue entre Ispahan et Chiraz.

Je suis tout occupée à considérer cette scène pleine d'animation, quand
Marcel me rejoint accompagné du tcharvadar bachy.

«Sais-tu où nous sommes? me dit-il en riant. A Ispahanec, à ce village
qu'on nous a montré du haut du takhtè Soleïman! Nous avons marché près
de cinq heures pour faire quelques kilomètres et atteindre, au bout de
l'étape, cette délicieuse auberge! Si nous continuons à aller de ce
train, nous mettrons autant de temps à gagner Chiraz que les Hébreux à
conquérir la Terre Promise.»

Rien ne me fait enrager comme l'humeur guillerette de mon mari quand il
nous arrive une fâcheuse aventure.

«Si votre intention est de nous garder en dépôt pendant quelques jours,
je vous avertis que je m'en retourne à Djoulfa, dis-je, rouge de colère,
au chef de la caravane.

--Pourquoi vous fâchez-vous, Excellence? Vous êtes injuste. La plupart
de vos compagnons de route attendent ici depuis trois jours le moment du
départ, et pourtant ils ne se plaignent pas. Je ne puis réunir en
vingt-quatre heures une caravane de plus de deux cents personnes et de
quatre cents mulets. Nous sommes obligés d'assigner un rendez-vous
général, où l'on apporte toutes les marchandises et où se réunissent les
voyageurs à mesure qu'ils sont prêts. Dans ces conditions il est
impossible de camper auprès d'un caravansérail. Je n'ai pu, la nuit
dernière, faire encore arriver toutes les charges, mais ce soir, sans
faute, la _gaféla_ (nom donné à une caravane par les muletiers) se
mettra en marche. D'ailleurs je suis décidé à ne pas attendre plus
longtemps les retardataires; tous les voyageurs s'éparpillent sur la
route d'Ispahan: celui-ci va chercher son kalyan oublié, l'autre
embrasser une dernière fois sa femme et ses enfants, un troisième voit
grande nécessité à acheter un _chaï_ (sou) de sel ou de poivre; quoi
qu'il arrive, je partirai cette nuit. Cependant, si vous ne vous plaisez
pas dans la masdjed, gagnez le caravansérail d'Ali Khan, bâti sur la
route de Chiraz, je vous ferai prévenir une heure avant le passage de la
caravane, et vous vous joindrez à nous.»

[Illustration: LA CARAVANE A ISPAHANEC.]

Enchantée des promesses du tcharvadar bachy, satisfaite de nous assurer
pour cette nuit une résidence honnête dans le cas où les circonstances
empêcheraient notre homme de mettre ses projets à exécution, je donne
sans tarder l'ordre de seller les chevaux; nous longeons le campement,
qui me paraît de plus en plus étendu à mesure qu'il se déploie sous mes
yeux, et, après deux heures de marche, nous atteignons le magnifique
caravansérail de Kalè Chour, élevé par le scrupuleux fonctionnaire qui
possédait jadis le palais de Coladoun et que le chahzaddè envoya naguère
à la Mecque afin de lui ouvrir plus tôt la porte du paradis.

_Mayan_, 22 septembre.--Au milieu de la nuit, un djelooudar dépêché par
le tcharvadar bachy est venu nous réveiller. Nous nous sommes levés
aussitôt et avons été nous asseoir, en attendant le passage de la
caravane, sur les bancs de terre placés le long du chemin. Bientôt
parviennent à mon oreille les grandes ondes sonores que je n'avais pas
entendues depuis l'époque où je voyageais sur la route de Tauris; les
cloches, dont les tintements deviennent distincts, lancent dans les airs
des modulations tour à tour graves et aiguës. Le bruit augmente, ce
n'est plus le murmure du vent d'automne dans les bois, ou le chant des
orgues plaintives des chapelles; c'est un orage musical comparable au
vacarme produit par la chute d'une cataracte, ou au roulement d'une
avalanche balayant sans merci tous les obstacles qui s'opposent à son
passage: les chaudières de cuivre chargées sur les mulets se heurtent,
les bois des tentes s'accrochent et se rompent, les enfants pleurent,
les tcharvadars excitent les mulets et pressent le pas des
retardataires, en invoquant tour à tour Dieu, le diable ou les saints
imams. L'avertissement qu'on vient de nous donner tout à l'heure était
bien superflu: le passage de la gaféla suffirait à réveiller les sept
dormants.

Dès l'apparition des premiers mulets, nous avons pris tous deux la tête
du convoi, tandis que nos serviteurs se rangeaient à l'arrière-garde.
Quand on n'est point perché au sommet des charges volumineuses attachées
sur le dos des animaux, et que l'on a, comme tout bon Farangui, les
jambes pendantes de chaque côté de la selle, il est impossible de se
mêler aux bêtes de somme, sous peine d'avoir les os rompus et les
membres pilés comme chair à pâté. Les mulets, pleins d'une émulation
louable, cherchent à se devancer les uns les autres, marchent en zigzag,
mordant à droite, poussant à gauche, et se servent avec une intelligence
si déplorable de leur charge en guise de coin, qu'il est très difficile
d'éviter le contact des caisses attachées sur leurs flancs. L'expérience
rend sage. Sois fière, ô gaféla! te voilà précédée par deux valeureux
champions, le fusil au poing! Réjouissez-vous, bêtes et gens, la fine
fleur des pontifex et des akkas bachys de France vous devance!

Ainsi conduit, le convoi ne pouvait manquer d'arriver en bon état au
village de Mayan.

Nous prenons gîte dans un beau caravansérail bâti sous chah Abbas.
L'édifice est dégradé aujourd'hui, mais des réparations peu importantes
suffiraient à le remettre en bon état.

Je vois ce soir, pour la première fois, les dames arméniennes de notre
caravane. Ce sont les parentes de deux Djoulfaiens qui ont établi il y a
quelques années un comptoir à Bombay. Ces négociants ont vu prospérer
leur maison de commerce et ils appellent leur famille auprès d'eux. L'un
des associés est venu à Djoulfa, a vendu les immeubles patrimoniaux et
emmène aux Indes mère, femmes, enfants et serviteurs. Ce brave homme est
tout au moins colonel honoraire, mais en tout cas son fils, seul
héritier mâle de cette nombreuse famille, porte le titre de caporal, en
harmonie avec la valeur guerrière de ce militaire âgé de trois ans, dont
la solde a servi jusqu'ici à payer la nourrice.

_Koumicheh._--Nos tcharvadars suivent les errements de ceux qui nous ont
conduits à Téhéran: ils réveillent régulièrement leurs voyageurs à dix
heures afin d'être prêts à se mettre en marche vers minuit, et, à partir
du moment où le soleil se couche, nous laissent à peine quelques
instants de repos. Les étapes ont une durée de huit à neuf heures; la
température, glaciale pendant la nuit, s'élève à tel point au milieu du
jour, que nous passons le temps réservé au sommeil à nous éventer et à
chasser les mouches, très piquantes et assez agiles pour échapper à
toute vengeance. Quelle plaisante invention que la statistique! Toutes
les vingt-quatre heures nous passons sans transition de la température
du Pôle à celle de l'Équateur, et, grâce à la science des moyennes, nous
sommes censés vivre sous un climat tempéré!

[Illustration: VUE DE KOUMICHEH.]

La plaine de Koumicheh se présente au voyageur qui vient par la route
d'Ispahan sous un aspect des plus pittoresques. Une large vallée toute
verdoyante, semée de villages, de jardins et d'une multitude de
pigeonniers encore plus élevés que ceux d'Ispahan, mais construits
cependant avec moins d'élégance, s'étend sur la gauche; à droite
j'aperçois le dôme émaillé d'un édifice religieux, bien proche parent
des mosquées construites sous chah Abbas.

Quant à la ville, elle est sans intérêt. L'arrivée de la caravane donne
pourtant aux bazars, d'ailleurs bien fournis, un surcroît d'activité.

23 septembre.--Dès notre sortie de Koumicheh j'ai été saisie d'un
malaise indéfinissable: je frissonnais et j'éprouvais en même temps une
lassitude extrême. Après avoir mis pied à terre et tenté de me
réchauffer en marchant, j'ai dû remonter à cheval, mes jambes se
refusant absolument à porter leur propriétaire. Cet étrange état, que
j'attribue au froid de la nuit, s'est dissipé au jour, mais a laissé mon
pauvre corps si courbatu, qu'en arrivant au caravansérail de Maksoudbey
je n'ai pas eu le courage de faire un mouvement.

[Illustration: MOSQUÉE DE KOUMICHEH.]

24 septembre.--Grâce à d'ingénieuses précautions, nous n'avons eu cette
nuit que les pieds, le nez et les oreilles gelés: c'est une faible
souffrance en comparaison de la courbature d'hier. Notre installation
pendant la dernière étape était, à vrai dire, des plus confortables; les
oreillers, ficelés dans les sacs à paille fixés à l'arçon des selles,
nous servaient d'appui; les lahafs, attachés autour du cou par de
solides ficelles, pendaient sur le dos et les jambes et nous
préservaient de tout refroidissement.

Nous devions avoir fière tournure, tous deux, emmaillotés dans les
ramages rouges et bleus de nos grands couvre-pieds ouatés, au-dessus
desquels se montraient seuls les casques de feutre blanc et les canons
des fusils! Il y a beau jour, heureusement, que nous ne sommes plus
tourmentés par des soucis de toilette; une suprême élégance n'est point
ici de rigueur.

[Illustration: VUE DE YEZD-KHAST.]

Dès le lever du soleil, la plaine, déserte depuis Koumicheh, m'est
apparue cultivée avec grand soin et semée de villages entre lesquels
circulent de petites caravanes de paysans; la voie de Chiraz est
encombrée de cavaliers, de piétons, de bêtes de somme et semble aussi
fréquentée qu'une grande route de France. A midi nous arrivons en vue de
Yezd-Khast.

O mon lahaf, que je vous remercie! Vous me valez aujourd'hui le bonheur
d'avoir les membres souples comme ceux d'un acrobate et de pouvoir
monter jusqu'au village, dès que j'ai pris possession du balakhanè d'un
beau caravansérail bâti dans la plaine.

Au milieu d'une vallée fertile divisée en une multitude de jardins et de
champs, émerge brusquement un rocher, de forme oblongue, mesurant
environ cinq cents mètres de longueur sur cent soixante-dix de largeur.
Il est couvert de maisons, dont les murailles semblent prolonger les
parois verticales de l'escarpement. Cette forteresse naturelle, mise en
communication avec la partie la plus élevée de la plaine au moyen d'un
pont-levis, est traversée à l'intérieur par des rues parallèles à l'axe
longitudinal du rocher. Les maisons s'éclairent toutes sur la campagne;
l'élévation des fenêtres au-dessus de la plaine, l'éloignement des
crêtes environnantes, la nécessité d'aérer les habitations, trop serrées
les unes auprès des autres, expliquent cette infraction aux usages du
pays.

La population de Yezd-Khast, très dense relativement à la superficie du
village, jouit néanmoins de cette médiocrité dorée chantée par le poète.
Elle doit cette aisance à la fertilité des terres, aux eaux très
abondantes d'un torrent qui s'écoule pendant l'hiver de chaque côté du
rocher, et surtout aux soins intelligents que les paysans donnent à la
culture des céréales. On ne saurait, en revanche, vanter sans être taxé
de partialité la voirie du bourg. Ne sachant ou ne pouvant creuser des
fosses et des égouts dans le rocher qui sert de base à leurs maisons,
les habitants déversent à l'extérieur les immondices de toute nature;
les liquides se mêlent aux eaux du torrent, les solides s'amoncellent et
forment autour du village une couronne de stalagmites brunes, aiguës à
leur extrémité comme des aiguilles. Quand la stalagmite menace
d'atteindre les balcons, ses légitimes propriétaires l'attaquent à coups
de pioche, la coupent en tranches et la portent sur les champs, où,
bientôt délitée par les eaux d'irrigation, elle communique à la terre
une fertilité proverbiale.

Est-ce à l'eau du torrent, puisée, bien entendu, en amont des
stalagmites brunes, ou à la qualité des blés récoltés dans cette plaine
couverte d'humus, que l'on doit l'excellente qualité du pain fabriqué à
Yezd-Khast? Je ne saurais le dire; mais dès Tauris j'ai entendu vanter
la légèreté incomparable et le goût agréable du nânè-Yezd-Khast (galette
de Yezd-Khast). «Rien n'est comparable en ce monde au vin de Chiraz, au
pain de Yezd-Khast et aux femmes de Kirman», dit un proverbe iranien,
emprunté, dirait-on, aux _Quatrains_ de Khèyam. En vrais Persans, les
habitants du bourg exploitent la réputation de leur pain et sont tous
boulangers dilettanti ou de profession. Ils offrent leur marchandise
comme on propose du nougat à la station de Montélimart; les voyageurs
s'en approvisionnent consciencieusement; au bout d'une semaine le pain
sera dur au point de ne pouvoir être mangé sans avoir été cassé avec un
caillou et détrempé dans l'eau; mais qu'importe? Ne sera-t-il pas
toujours de Yezd-Khast?

Malgré la réputation de ses galettes, le commerce du bourg est resté
honnête... au moins en apparence.

Le Persan est dupeur et dupé, mais ne veut paraître ni trompeur ni
trompé. Les denrées comestibles du prix le plus modique s'achètent au
poids, tout comme des objets de grande valeur; pourvu que les balances y
passent, acheteurs et vendeurs sont contents. Deux corbeilles fixées
avec des cordes en sparterie à un bâton que l'on tient par le milieu,
des cailloux de grosseurs différentes, auxquels il ne manque que le
poinçonnage pour devenir des poids parfaits, constituent l'instrument
emblématique de la justice. S'il faut peser des fractions plus légères
que les cailloux, le marchand rétablit avec un objet quelconque
l'horizontalité du fléau, et Thémis serait bien exigeante si elle ne se
déclarait pas satisfaite.

Avant l'arrivée de nos serviteurs j'ai voulu, ce matin, acheter un
melon, qui pesait un peu plus d'un batman; le jardinier, ne parvenant
pas à équilibrer les plateaux, a jeté sa pantoufle dans la balance avec
un geste que Brennus lui-même aurait revendiqué.

«Combien pèse ton guiveh? a demandé un assistant méticuleux.

--Un dixième de batman.

--Avec poussière ou sans poussière?

--Sans poussière.

--Alors pourquoi négliges-tu de secouer ta pantoufle?

--C'est juste», répond le marchand, et, prenant la chaussure, il la
frappe avec conscience contre sa cuisse et la replace ensuite dans le
plateau.

J'aurais mauvaise grâce à regretter mes trois chaïs.

A son tour, le maraîcher examine minutieusement ma monnaie, la fait
résonner sur une pierre, exige que je lui échange deux pièces sur trois
et se déclare enfin satisfait.

Trois sous un melon du poids de six kilos et d'une pantoufle _sans
poussière_! La vie est vraiment facile à Yezd-Khast, et feu Gargantua
lui-même n'y aurait pas épuisé sa bourse, quel qu'eût été son appétit.

Le cuisinier me fait payer un mouton quatre francs, une volaille
soixante centimes, une douzaine d'œufs vingt centimes, et cependant il
prélève sur nous un scandaleux madakhel, si j'en crois les exclamations
indignées du ketkhoda du bourg, auquel j'ai communiqué mon cahier de
dépenses.

Cet estimable fonctionnaire ne serait pas Persan s'il ne faisait
remonter l'origine de sa ville natale aux temps héroïques du célèbre
Roustem, mieux vaut dire au déluge dans un pays dépourvu de traditions
plus certaines que le _Chah Nameh_ de Firdouzi.

«Sous le règne de Roustem, me dit le ketkhoda plus préoccupé de faire
briller le courage de ses héros favoris que la vive intelligence de ses
aïeux, une forteresse inexpugnable couronnait déjà la plate-forme sur
laquelle s'élève la ville. Roustem en fit le siège, et malgré sa valeur
il ne put s'en emparer de vive force. Le héros simula une retraite
précipitée et s'éloigna avec toutes ses troupes; puis, ayant appris que
les assiégés manquaient de sel, il se déguisa en marchand, mit sur des
chameaux des sacs remplis en apparence de cette précieuse denrée, et se
présenta ainsi devant la ville.

«Les défenseurs de la place, naïfs comme des Troyens, laissèrent
pénétrer le convoi. A la nuit, des soldats cachés dans les sacs
sortirent de leur prison, ouvrirent les portes aux assiégeants revenus
sur leurs pas et donnèrent Yezd-Khast à Roustem.

«Si vous permettez au plus indigne de vos esclaves de vous accompagner
jusqu'à l'entrée de la ville, ajoute le narrateur avec un geste
théâtral, je vous montrerai le lieu où s'est passé un drame plus récent
qui souilla notre chère cité peu de mois avant l'accession au trône du
premier Kadjar.

«A la mort de Kérim khan, qui avait régné à Chiraz sous le titre de
_vakil_ (régent), Aga Mohammed khan, l'arrière-grand-oncle de Nasr
ed-din, s'enfuit de la cour, où on le retenait prisonnier depuis son
enfance, parcourut avec une étonnante rapidité la distance qui le
séparait du Mazandéran, souleva les tribus tartares et se dirigea à leur
tête vers Ispahan.

«Les frères et les enfants de Kérim khan, au lieu de s'emparer du trône,
s'étaient laissé supplanter par le premier ministre, Zucché khan.
Celui-ci, en apprenant la marche audacieuse d'Aga Mohammed, leva à la
hâte quelques bataillons et se porta à la rencontre des révoltés. En
arrivant à Yezd-Khast, il réclama avec une extrême violence la somme de
sept mille francs que lui devaient, assurait-il, les habitants. Ceux-ci
avaient acquitté leurs impôts et représentèrent l'impossibilité où ils
étaient de verser dans les caisses royales une contribution aussi forte.
Zucché khan était assis sur ce balcon très élevé qu'on aperçoit à
l'extrême pointe du rocher quand les notables habitants lui apportèrent
cette réponse. Exaspéré de leur résistance, il donna l'ordre de les
précipiter les uns après les autres dans le vide: il en mourut ainsi
dix-huit. Ce premier massacre étant resté sans résultat, le prince
envoya saisir dans sa maison un seïd en grande odeur de sainteté et
l'accusa d'avoir détourné l'argent dont il poursuivait infructueusement
la rentrée. Le malheureux nia, fut poignardé et précipité à la suite des
autres victimes au bas du rocher. Zucché khan n'était pas au terme de
ses crimes, il fit amener en sa présence les femmes et les filles du
seïd et les livra à son escorte. Tout sauvages qu'ils étaient, les
soldats frémirent à la pensée de souiller l'andéroun d'un descendant du
Prophète. Ils entrèrent dans une conspiration fomentée par les parents
des victimes et égorgèrent le tyran pendant que, penché à sa fenêtre, il
considérait les corps des malheureux suppliciés.»

[Illustration: SABRE ET POIGNARD PERSANS.]



[Illustration: LES CHATS ANGORAS.]



CHAPITRE XIX

Un convoi de chats angoras.--Les promesses d'un tcharvadar.--La célèbre
mosquée d'Éclid.--Les sources.--Chasses de Baharam.--Femmes de la tribu
des Bakhtyaris.--Sourmek.--Village de Dehbid.--Un enterrement en
caravane.


25 septembre.--Nous serons désormais suivis de notre musique
particulière, tout comme les souverains en activité de service.

Les professions les plus diverses sont représentées dans la caravane.
Entre autres voyageurs il y a un marchand de chats et un matelassier
mélomane qui exécute des variations musicales sur son appareil à carder
le coton. Autrefois bons amis, ils ont loué un mulet de compte à demi, à
condition d'y monter chacun à leur tour; mais, contre leur attente, ils
n'ont pas tardé à se quereller et à se brouiller à la suite d'un échange
de paroles désobligeantes. L'un prétendait que les miaulements des chats
mettaient en fuite toutes ses inspirations musicales; l'autre, que ses
pauvres matous s'énervaient et maigrissaient à entendre les
insupportables mélodies exécutées soir et matin par le matelassier.

A la suite de ces démêlés le protégé de Mercure, plus favorisé de la
fortune que le fils d'Apollon, a traîtreusement soudoyé le tcharvadar
bachy et s'est fait attribuer la propriété exclusive du mulet. Le
malheureux musicien, privé de moyens de transport et craignant d'être
abandonné dans le caravansérail, est venu humblement nous prier de le
prendre à notre service. Il assaisonnera de ses mélodies chacun de nos
repas, et en retour il sera autorisé à placer son instrument et sa
personne sur l'un de nos mulets de charge.

L'outil à deux fins de notre barde est taillé en forme d'arc et muni
d'une unique corde, sur laquelle il frappe de la main droite avec un
maillet de bois, tandis que de la main gauche, cachée sous une épaisse
frange de laine, il soutient l'instrument. Ce bracelet n'est pas une
vaine parure, car l'artiste briserait ses os sans ce matelas protecteur
quand, animé du souffle divin, il tape à tort et à travers sur la corde
tendue et fait rendre à l'instrument à carder des sons aussi mélodieux
que ceux d'un tambour de basque.

L'ennemi de notre musicien, le propriétaire des chats, est un habitant
de Yezd en Kirmanie, qui transporte de Tauris à Bombay une vingtaine de
beaux angoras. Depuis plusieurs années il voyage sans trêve ni répit
entre la Perse et les Indes et tire profit, paraît-il, de son étrange
marchandise.

Si les chats orientaux n'apprécient pas mieux la musique classique que
leurs frères européens, on ne saurait leur en vouloir; ils me paraissent
même dans leur droit en se montrant nerveux et irritables pendant la
durée du pénible voyage auquel on les condamne. Quelle dure épreuve à
imposer à un matou d'humeur peu vagabonde que soixante jours de gaféla
et treize jours de mer! Dans le fait, on ne réussirait pas à transporter
à dos de mulet des animaux d'un caractère aussi indépendant et aussi
difficile à discipliner que celui des chats, si leur maître ne les
soumettait à un règlement sévère et ne leur en faisait exécuter tous les
articles avec autant de rigueur que le permet la marche de la caravane.

A l'arrivée au caravansérail, le Yezdien choisit une pièce isolée, ou
tout au moins fort éloignée du campement du musicien; il plante deux
crampons de fer dans le sol, attache une longe à l'extrémité de chacun
d'eux et fixe à cette corde une ficelle cousue au collier des chats.
Chaque animal, placé par rang de taille, le plus gros en tête, assis ou
couché sur le sac de toile dans lequel il voyage la nuit, est séparé de
son voisin par un intervalle de cinquante centimètres. Les enfants à la
mamelle sont enfermés avec leur mère dans des boîtes à claire-voie assez
large pour leur permettre de passer à travers.

La troupe féline demeure tout le jour dans une sorte de léthargie et se
réveille, en menant grand vacarme, aux heures des repas, exclusivement
composés de viande de mouton. Alors ce sont des bonds désordonnés, des
cabrioles, des cris, des miaulements désespérés, semblables aux
hurlements des bêtes fauves. Cette animation extraordinaire se calme dès
que la nourriture est distribuée: chaque animal dévore gloutonnement sa
ration et retombe dans sa torpeur résignée. Les tout petits chats
paraissent mieux supporter la fatigue que les gros; ils jouent entre eux
sans songer à s'échapper, tandis que leurs camarades plus âgés
s'efforcent sans jamais se rebuter de déchirer avec leurs griffes et
leurs dents les solides cordelles de poil de chèvre qui les retiennent
prisonniers. Au départ, chacun des matous est enfermé dans sa maison de
toile; les sacs sont attachés deux par deux et placés sur un cheval,
bien surpris de porter une marchandise très disposée à témoigner toutes
les nuits son mécontentement par un concert de miaulements discordants.

Les chats expédiés aux Indes dans ces conditions sont des angoras
blancs; arrivés à destination, ils vaudront de cinquante à soixante
francs chacun.

26 septembre.--Pendant la durée des deux dernières étapes il nous a
semblé, réduits, faute de lune, aux pâles clartés des planètes, que le
pays était désert, et la montagne dépourvue de toute végétation. Nous
voici à Abadeh. La ville paraît importante et, bonheur suprême, est
dotée d'une station télégraphique et d'un gouverneur.

L'intervention de ce dernier nous est fort utile: le tcharvadar bachy se
refuse à tenir la promesse qu'il nous a faite de s'arrêter un jour à
Abadeh pendant que, doublant les étapes, nous irons à l'oasis d'Éclid
visiter une mosquée des plus remarquables dont on nous a parlé à
Téhéran, et nous informer ensuite si la tribu des Bakhtyaris, cette
souveraine maîtresse des défilés du Loristan, laisse circuler les
étrangers entre le Fars et la Susiane.

[Illustration: LE MUSICIEN DE LA CARAVANE.]

Marcel regretterait beaucoup de renoncer à cette partie de notre voyage:
nous saisissons donc avec empressement l'occasion de faire comparaître
le tcharvadar bachy devant le gouverneur. Le hakem, après nous avoir
donné un témoignage public de sa haute considération en nous envoyant un
pichkiach dès notre arrivée, ne peut admettre que l'on ose nous
résister. «Comment, misérable ver de terre, dit-il au tcharvadar tout
tremblant, tu as promis, par acte écrit, de stationner à Abadeh, de
laisser aux çahebs le temps d'aller visiter Éclid, et tu refuses de
tenir ta promesse! Sache que, s'il plaisait à Leurs Excellences de faire
arrêter ta caravane pendant dix jours, avec ou sans contrat, je saurais
bien te contraindre à obéir.

--Hakem, je ne puis demeurer plus longtemps. Mes bêtes sont vigoureuses
et peuvent sans dommage continuer leur route; quatre cents mulets
mangent de la paille et de l'orge pendant une journée; si j'ai promis de
m'arrêter, j'ai eu tort, mais je suis obligé de partir demain.

--Sais-tu nager?» s'écrie le gouverneur en faisant signe aux ferachs de
son escorte.

A peine a-t-il dit ces paroles que, sans laisser au tcharvadar bachy le
temps de répondre, quatre hommes le saisissent par les bras et les
jambes et le balancent dans la direction d'une pièce d'eau creusée au
centre de la cour. Je trouve heureusement l'occasion d'arrêter le
mouvement et de demander la grâce du malheureux, à la grande déconvenue
de l'assistance, déjà toute réjouie à l'idée de voir le patient barboter
au milieu du bassin et sortir de l'eau avec des vêtements mouillés et
déchirés.

«Ah! Khanoum, me dit le muletier en se remettant sur ses jambes, vous me
sauvez la vie: j'ai soixante ans d'âge, je suis tout en sueur tant j'ai
été ému par les paroles du hakem: que serais-je devenu sans votre
intervention? Ma caravane marchera comme vous l'ordonnerez, mais
séjournez le moins possible aux environs d'Éclid; si j'ai eu le tort de
vouloir manquer à ma parole, je ne vous ai pas trompé en vous disant que
le pays était dangereux à parcourir.

--Te tairas-tu, fils de chien! s'écrie le gouverneur. Veux-tu que je te
fasse appliquer deux cents coups de bâton? Qui ose parler de brigands
dans une province soumise à ma juridiction? Allah soit loué! mon fils
lui-même accompagnera ces illustres étrangers jusqu'à Éclid et veillera
à leur sécurité. Va-t'en. Demain les chevaux des çahebs et ceux de leurs
serviteurs devront être ici à l'aurore: je l'ordonne.»

Cette affaire réglée, nous allons nous promener au bazar, seul endroit
où les voyageurs en Orient puissent se faire une idée du commerce et des
industries locales. La caractéristique de celui d'Abadeh est la
sculpture sur bois de poirier: les ouvriers travaillent avec beaucoup de
goût de charmantes cuillers utilisées comme verre dans le service de
table, des cadres de miroir, des encriers et enfin des boîtes à bijoux
sur lesquelles sont enlevés en creux ou en relief le soleil et le lion
des armes persanes.

_Éclid_, 27 septembre.--Malgré les ordres du hakem, nous sommes partis
assez tard d'Abadeh. A l'aurore, nos mafrechs allaient être chargées,
quand plusieurs paysans ont demandé à nous entretenir. Privés d'armes,
et surtout de poudre, ils ne peuvent parvenir à détruire le gibier qui
pullule, et venaient nous supplier de tirer sur les perdreaux, fléaux de
leurs jardins. Nous avons suivi leurs pas et, au bout de deux heures,
Marcel et moi avions abattu tant d'oiseaux, qu'on s'est lassé de les
compter et surtout de les ramasser, les paysans ne goûtant pas
volontiers au gibier tué par des chrétiens.

A sept heures nous avons pris la direction d'Éclid, accompagnés du fils
du gouverneur, jeune homme de seize ans environ, fort ennuyé sans doute
de quitter l'andéroun dont son père l'a gratifié depuis trois mois, pour
aller courir la montagne en notre compagnie. Il fait néanmoins contre
mauvaise fortune bon cœur et se montre très désireux de nous complaire.
Après six heures de marche dans des vallonnements incultes et desséchés,
nous apercevons une brèche naturelle au milieu de laquelle se perd le
prolongement du chemin.

«Le pays d'Éclid commence derrière cette porte, me dit notre guide; mais
à quels ennemis en veulent donc les gens que j'aperçois sur les sommets
voisins du col?»

A peine a-t-il achevé ces mots, que de multiples détonations se font
entendre et que des balles tombent dans notre direction.

«Allons-nous être attaqués et devons-nous répondre à ces coups de fusil?
ai-je demandé.

--Tirez en l'air pour montrer à ces fils de chiens que vous êtes armés;
je vais m'informer de la cause de cette agression. Allah nous protège!
Ne vous exposez pas à blesser aucun de ces bandits; le premier sang
versé serait le signal de votre massacre et je périrais à vos côtés sans
réussir à vous sauver. Nous serons peut-être dévalisés, mais, si vous
êtes prudents, il ne nous sera fait aucun mal.»

Puis il enlève son cheval au galop de charge, agite les bras en l'air et
nous laisse arrêtés sur le chemin, tandis que le cuisinier fait faire
une volte à son mulet et prend à bride abattue la direction d'Abadeh.

Les gens postés en haut de la colline aperçoivent bientôt les signaux du
fils du gouverneur; ils descendent dans la vallée et viennent, au nombre
de huit ou dix, entourer le cheval du jeune homme; lui-même nous invite
du geste à venir le rejoindre, et nous ne tardons pas à nous trouver au
milieu de quelques habitants d'Éclid munis de fusils à pierre et
coupables d'avoir dirigé sur des inconnus le canon de leurs armes, afin
de les inviter à venir montrer patte blanche.

Éclid n'est point un village, comme je l'avais supposé, mais une vaste
oasis qui s'étend sur une longueur de près de trente kilomètres au pied
des contreforts inférieurs des montagnes du Loristan. Des sources
abondantes jaillissent de la montagne et communiquent à tout le plateau
une merveilleuse fertilité.

L'altitude élevée de l'oasis favorise la culture des arbres fruitiers
des pays froids, tels que les noyers et les pommiers, mais la principale
récolte est celle des céréales. Cette graminée pousse avec une telle
vigueur que jamais les habitants de ces plateaux fortunés n'ont connu
les horreurs de la famine, rendue si fréquente en Perse par la
difficulté d'établir des communications entre les pays riches ou
pauvres. Aussi bien, en temps de disette, Éclid ne peut-il faire
profiter les contrées environnantes de ses excédents de récolte: la
crainte des voleurs arrête les transports, et le fléau s'aggrave de ses
propres conséquences.

Pendant la durée de la dernière famine, survenue il y a trois ans, les
paysans d'Éclid tentèrent de porter du blé à Abadeh, mais ils durent y
renoncer, bien que les deux villages ne fussent guère distants de plus
de quarante kilomètres et que le _khalvar_ (trois cents kilos) de blé
valût quinze francs à Éclid et soixante à Abadeh. Les villageois
venaient attendre les convois à leur sortie de l'oasis, les pillaient et
tuaient les marchands qui essayaient de les défendre. Au retour des
temps plus prospères, les voleurs conservèrent l'habitude d'exploiter la
route d'Éclid, continuèrent à dérober des moutons aux bergers et à
dévaliser les petites caravanes. Les habitants portèrent aux pieds du
roi leurs doléances; peine perdue: Nasr ed-din n'avait pas plus souffert
de la famine que du brigandage. Alors les paysans de l'oasis résolurent
de former et d'entretenir une milice locale chargée de surveiller du
haut des pics la plaine d'Abadeh et d'arrêter à coups de fusil tout
cavalier inconnu qui paraîtrait se diriger vers Éclid.

«Est-ce que votre milice garde l'oasis de tous côtés? ai-je demandé au
_toufangtchi_ (garde armé de fusil) qui a pris la parole.

--Non, les postes sont établis sur les sommets qui commandent les routes
d'Ispahan et de Chiraz; les Bakhtyaris occupent la montagne située de
l'autre côté d'Éclid et ne laissent pénétrer chez eux aucun étranger. En
hiver ils descendent dans les vallées basses, mais en cette saison ils
sont campés sur les hauteurs.

--Qu'est-ce donc que ces Bakhtyaris?

--Les Bakhtyaris appartiennent à une tribu très puissante qui habite les
montagnes du Loristan. Leur chef, l'Il Khany, est digne de rivaliser en
force et en courage avec le chah lui-même.

--N'y a-t-il aucun moyen d'entrer en communication avec lui, de
traverser le Loristan et de gagner la Susiane?

[Illustration: LE FILS DU GOUVERNEUR D'ABADEH.]

--Pas en ce moment. L'Il Khany est dans le nord, et sans une
autorisation signée de sa main il est inutile de songer à s'engager dans
le pays; le moindre ennui qui pourrait arriver aux voyageurs assez
audacieux pour tenter pareille aventure serait d'être invités à
rebrousser chemin au plus vite, si l'on ne commençait d'abord par tirer
sur eux.

--Vous avez pris des leçons de politesse chez les Bakhtyaris?

--Oh! Çaheb, nos fusils n'atteignent pas aux deux tiers de la distance à
laquelle nous avons fait feu sur Vos Excellences.

--Qu'auriez-vous dit si j'avais répondu à votre salut malveillant par
une réplique de ma façon, moi qui possède un fusil portant à un farsakh?
ai-je repris avec une exagération tout orientale, mais bien de
circonstance.

--Nous obéissons à une consigne rigoureuse; d'ailleurs, puisque le fils
du hakem d'Abadeh répond de vous, soyez les bienvenus.

--Tout cela est bel et bon, mais vos coups de fusil ont effarouché notre
cuisinier, et le prudent Yousef s'enfuit comme un chacal; nous nous
passerions bien de ses services, s'il n'emportait avec lui provisions,
lits et marmites; prenez nos chevaux, lancez-vous à sa poursuite et
ramenez-le. Vous êtes autorisés à lui faire grand'peur, mais pas le
moindre mal. Je donnerai deux krans de bakchich au vainqueur de la
course», dis-je à deux jeunes gens doués de toutes les qualités
désirables pour mener à bien cette chasse à l'homme.

Voilà nos cavaliers partis; ils descendent à fond de train dans la
vallée, poussent avec une énergie incroyable nos yabous fatigués et se
rapprochent bientôt du cuisinier. Celui-ci ne tarde pas à entendre le
bruit d'un galop rapide, il se retourne et aperçoit les nouveaux venus
montés sur nos chevaux.

Ne doutant plus que ses maîtres ne soient morts ou prisonniers, il
fouette son mulet à tour de bras, et précipite l'allure de la pauvre
bête, peu faite cependant à courir en steeple-chase. Nos émissaires
tirent deux coups de fusil en l'air; Yousef, au comble de l'effroi, juge
prudent de simplifier les formalités, en se laissant choir sur le sol
comme un homme mort, tandis que le mulet, éreinté par ce train de pur
sang, s'arrête à quelques pas de son cavalier. Les gardiens d'Éclid
descendent de cheval, saisissent notre féal serviteur, l'attachent sur
la charge après l'avoir réconforté d'une bourrade de coups de poing, et
nous le ramènent en triomphe. Si le pilau est brûlé ce soir, Yousef,
sans mentir, pourra prétexter de sa vive émotion.

Nous nous remettons en selle et entrons enfin dans Éclid.

L'oasis, très étendue, me paraît cependant moins belle et surtout moins
pittoresque que celle de Korout. Elle est coupée de sentiers ménagés
entre des jardins magnifiques, traversée de multitudes de ruisseaux,
mais le sol est si plat qu'il est difficile de se faire une idée de
l'étendue des terres cultivées, tandis que Korout, s'étalant en
amphithéâtre, se montre au premier coup d'œil dans toute sa splendeur. A
peine avons-nous mis nos armes et nos bagages en sûreté chez un riche
propriétaire, absent d'Éclid en ce moment, que nous demandons à visiter
la mosquée. Les toufangtchis nous guident à travers un grand village en
partie ruiné, se dirigent vers un énorme bouquet de noyers encore plus
beaux que ceux des jardins, et nous introduisent, sans objecter ni notre
impureté ni les défenses des prêtres, dans une petite mosquée bâtie en
terre; la salle du mihrab, recouverte d'une horrible coupole construite
avec les mêmes matériaux que les murs, est bossuée comme une vieille
marmite. En revanche, l'édifice est proprement tenu, les murailles sont
blanchies à la chaux et ornées de versets du Koran peints en vert pomme.

Ma stupéfaction n'a d'égale que ma colère. Comment! nous avons failli
noyer notre tcharvadar, tuer de frayeur le cuisinier, et ajouté un
trajet de soixante-dix kilomètres au chemin déjà si long d'Ispahan à
Chiraz, dans le seul but de rendre visite à cette mosquée villageoise!

Encore si, en pieux musulmans, nous avions à faire ici quelques utiles
dévotions? Allah, s'il était consciencieux, nous tiendrait compte en
paradis de notre pénible pèlerinage; mais nous n'avons pas même cette
consolation à nous offrir. Jurant, trop tard hélas! d'être à l'avenir
plus circonspects, nous sortons au plus vite de la mosquée et nous
dirigeons vers les célèbres sources d'Éclid. Elles sourdent du rocher
par plusieurs bouches et alimentent des bassins profonds dans lesquels
se sont noyées, paraît-il, toutes les personnes qui ont tenté de s'y
baigner. En explorateurs scrupuleux, nous visitons encore les ruines de
terre d'un petit palais sofi et rentrons enfin au logis, très fatigués
et plus désappointés que nous ne sommes las.

La maison mise à notre disposition est charmante. On reconnaît du
premier coup d'œil que le bois est abondant dans le pays: les salles
sont couvertes de chevronnages relevés de minces filets de couleur;
toutes les ouvertures sont fermées par des huisseries massives décorées
de peintures à l'huile dont les sujets sont empruntés au célèbre _Livre
des Rois_; l'une d'elles reproduit les exploits cynégétiques de Baharam.

La vie du roi chasseur est d'autant plus connue dans l'oasis, que c'est
à Éclid, à en croire les paysans, que se déroula l'aventure
extraordinaire retracée sur les panneaux des portes de notre chambre.

«Baharam, le Nemrod de la Perse, tirait de l'arc avec une merveilleuse
habileté et se plaisait à donner à ses sujets des preuves de son
adresse. Un jour qu'il se trouvait à la chasse avec une de ses femmes,
il aperçut une gazelle endormie. Il l'ajuste et décoche le trait avec
tant de précision que la flèche effleure l'oreille de l'animal.
Subitement réveillée, la bête essaye avec son pied de derrière de
chasser la guêpe qui la tourmente. A ce même moment, une seconde flèche
lancée par le roi fixe cette patte dans le cou de la gazelle. Le prince,
plein de fierté, se retourne alors du côté de sa favorite, espérant
recueillir sur ses lèvres la juste récompense de son adresse; mais la
belle, médiocrement enthousiasmée, se contente de jeter au chah ces
paroles peu encourageantes: «L'habitude rend tout facile».

[Illustration: RENCONTRE DE BAHARAM ET DE SON ANCIENNE FAVORITE.]

«J'ai vécu trop longtemps avec cette hargneuse personne, s'écria le roi
au comble de la colère. Conduisez-la dans la montagne et faites-la
mourir.»

«En homme prudent, le ministre d'État s'empressa de désobéir à son
maître et permit à la belle dédaigneuse de se retirer au fond d'un petit
village situé sur une déclivité de la vallée d'Éclid. Du prix de ses
bijoux elle fit construire une maison adossée au rocher et acheta une
vache afin de se nourrir de son lait. Au bout de quelques mois la vache
vêla, et tous les soirs la jeune femme, qui, faute de mieux, s'était
attachée au petit veau, laissait la mère paître dans la montagne,
prenait l'animal sur ses épaules et le portait chez elle.

«Pendant quatre années elle continua cette gymnastique salutaire, et vit
croître ses forces en raison du poids de la bête.

«Baharam avait oublié depuis longtemps son ancienne favorite, quand, au
cours d'une chasse à l'âne sauvage, il aperçut une femme portant un
taureau sur ses épaules et gravissant malgré le poids de ce fardeau
l'escalier d'une maison. Fort surpris, il envoya un de ses courtisans
demander à la dame comment, sous une apparence aussi délicate, pouvait
se cacher une si grande vigueur.

«C'est mon secret, répondit-elle, je le confierai à votre maître.» Le
monarque, très intrigué, se rendit aussitôt à cette invitation, et,
comme il prodiguait mille compliments à la jeune femme: «Ne louez pas ce
qui ne mérite pas de l'être, lui dit-elle en levant son voile:
«_l'habitude rend tout facile._»

«Le monarque, touché du sentiment qui avait engagé sa maîtresse à
consacrer plus de quatre années à l'espoir de reconquérir ses bonnes
grâces, l'emmena avec lui après avoir donné l'ordre de construire un
palais sur l'emplacement de la petite maison.»

La légende ne dit pas si le bœuf fut du voyage ou si, pour obtenir un
pardon définitif, la dame dut pousser l'imitation de Milon de Crotone
jusqu'à tuer d'un coup de poing le robuste animal et à dévorer sa chair
en une seule journée; nous savons seulement que Baharam épousa son
ancienne maîtresse, que les noces furent merveilleuses et que le roi et
la reine eurent beaucoup d'enfants. Quant au bon vizir, il reçut comme
prix de sa désobéissance un superbe _khalat_ (robe d'honneur).

28 septembre.--Le climat d'Éclid doit être fort sain; un air pur, des
eaux limpides et courantes, des arbres superbes font de ce pays un coin
de terre privilégié. Aussi bien la santé des habitants serait-elle
excellente, s'ils n'avaient pris la détestable habitude de se vêtir de
cotonnades anglaises expédiées à Abadeh par les négociants d'Ispahan;
cette imprudence, jointe à la nécessité de travailler les pieds dans
l'eau au curage des ruisseaux d'irrigation, rend endémiques la phtisie
pulmonaire et les rhumatismes.

Le jour ne s'était pas encore levé, quand nous avons entendu frapper à
la porte de la cour. Bientôt le vestibule a été encombré de malades que
leurs parents ont amenés des environs.

Au nombre de nos clientes se trouvent deux belles femmes bakhtyaris.
L'une d'elles a appris notre arrivée par un de ses serviteurs, venu hier
à Éclid. Elle est immédiatement partie, accompagnée de sa sœur, et a
voyagé à cheval toute la nuit, transportant un pauvre enfant de cinq ans
dont les os n'ont encore pris aucune consistance. Elles ont vraiment
l'air fier ces deux femmes au visage dévoilé, drapées avec un art qui
s'ignore dans de légères étoffes de laine gros bleu étroitement serrées
autour de leur tête et retombant en larges plis sur la _pyrahan_ (sorte
de chemise courte) et sur de larges pantalons froncés autour de la
cheville. Ce sont bien les descendantes de ces farouches montagnards du
Loristan célèbres par leur valeur et leur indomptable énergie: Darius
payait un tribut aux Bakhtyaris toutes les fois qu'il traversait leur
pays pour se rendre de Suse à Persépolis; Alexandre lui-même ne put les
soumettre; et, de nos jours encore, ils sont restés à peu près
indépendants de l'autorité du chah de Perse.

La consultation touche à sa fin quand le fils du gouverneur d'Abadeh
entre dans le talar.

«Les chevaux sont prêts, nous dit-il, et je viens de faire mettre des
gardiens à la porte extérieure afin de contenir vos clients; si vous
prêtez l'oreille à toutes les misères de ces gens-là, vous n'en finirez
jamais. Venez donc, l'étape est longue, nous avons à peine le temps
d'arriver à Sourmek avant la nuit et de rejoindre la caravane.»

Le conseil est bon, mais difficile à suivre: avant tout il s'agit
d'enfourcher nos montures. Sur le pas de la porte nous sommes assaillis
par une nuée de malades; tous ces malheureux parlent à la fois, nous
montrent leurs yeux, leurs poitrines, leurs bras, se querellent et
essayent de conquérir à la force du poignet le privilège de nous toucher
et de se faire entendre; les gardiens les menacent du bâton, et enfin
nous partons.

Tout à coup nos guides eux-mêmes prient instamment Marcel de s'arrêter
et lui désignent un homme qui accourt au galop portant sur ses épaules
un vieillard aveugle. Énée éloignant son père Anchise des ruines
fumantes de Troie ne devait pas avoir un air plus noble que ce brave
garçon.

Marcel examine le vieillard. Il est atteint de la cataracte. «Conduis
ton père à Chiraz: le médecin de la station anglaise lui rendra
peut-être la vue et enlèvera le voile qui arrête les rayons lumineux.

--Pourquoi ne veux-tu pas le guérir toi-même, puisque tu connais la
nature du mal?

--Parce que je n'ai pas sur moi des instruments assez tranchants.»

A ces mots, le vieillard tire vivement de sa manche un couteau dont la
gaine est fixée autour de son bras par un bracelet de cuir, le présente
à Marcel et lui dit avec un calme stoïque: «Tiens, voilà une lame
effilée: coupe et fabrique-moi des yeux nouveaux.

--C'est impossible, s'écrie Marcel: l'opération dont je t'ai parlé
nécessite des précautions minutieuses. Viens à Chiraz, je m'engage à te
faire soigner.

[Illustration: FEMMES BAKHTYARIS.]

--Je t'en prie, répond l'aveugle si impassible tout à l'heure et dont
les yeux éteints roulent de grosses larmes, aie pitié de mon malheur, au
nom d'Allah! au nom de ton père et de ta mère!»

Le désespoir de ce vieillard est navrant; son fils est pâle d'une colère
qu'il contient avec peine, et attribue l'attitude de mon mari à une
mauvaise volonté, bien éloignée de sa pensée. Fuyons au plus vite cette
vallée si belle, si séduisante, mais dont les ombrages cachent tant de
misères.

Nous voici hors du village; la plaine est bien cultivée dans toute la
partie irrigable; au delà de la zone fertilisée par les eaux on ne
trouve plus qu'une lande où poussent de rares bruyères. Elles suffisent
cependant à nourrir des troupeaux de moutons à grosse queue, que les
bergers gardent du haut de petites éminences de terre élevées de main
d'homme. Tous les pâtres filent de la laine, qu'ils tiennent pressée
dans le creux de la main pendant que le fil s'enroule sur une baguette
de bois en guise de fuseau.

Sourmek, que nous atteignons après six heures de marche, est une petite
cité entourée de murs de terre; jadis elle dut avoir une certaine
importance, car au milieu des jardins se voient encore les soubassements
d'une forteresse sassanide dont les habitants attribuent la fondation à
Baharam. Cette immense construction de terre crue est flanquée de douze
tours de défense et atteint encore vingt mètres au-dessus du sol, bien
que ses matériaux, utilisés comme ceux des maisons abandonnées
d'Ispahan, fertilisent depuis de bien longues années les melonnières
fort renommées de Sourmek. A quelque distance du village il existe
d'autres forteresses, remontant aux premiers siècles de notre ère; mais
celle-ci est la mieux conservée.

_Dehbid_, 29 septembre, à 2 400 mètres au-dessus du niveau de la
mer.--Nous avons atteint le point le plus élevé de la route de Chiraz à
Ispahan. Le village, très petit et très pauvre, se compose: d'une
forteresse sassanide beaucoup plus ruinée que celle de Sourmek, dont
elle reproduit au reste les dispositions essentielles, de quelques
maisons de terre et d'une station du télégraphe anglais; tout cela est
très misérable.

Il y a, paraît-il, dans les environs de Dehbid un plateau d'une grande
fertilité; mais le village ne se ressent guère de la richesse des terres
qui l'avoisinent.

Les deux dernières étapes ont été longues et pénibles: les chemins,
couverts de cailloux roulés, étaient escarpés et, partant, difficiles à
parcourir; les chevaux tombaient sous le faix, il fallait les décharger
sans cesse pour leur permettre de se relever. De leur côté, les femmes
arméniennes sont rendues de fatigue, les enfants pleurent tout le jour;
le voyageur parti d'Ispahan malgré son état de maladie paraît à la
veille de rendre son âme à Dieu. Nous-mêmes faisons assez triste figure.
Ces étapes de nuit se succédant sans interruption sont tuantes; je n'ai
jamais connu lassitude semblable à celle que j'éprouve depuis deux
jours, et aspire au moment où, arrivée enfin à Persépolis, je ne serai
plus condamnée à enfourcher mon yabou tous les soirs.

Le tcharvadar bachy aurait bien accordé une journée de repos à sa
caravane avant d'entreprendre la traversée des montagnes et la terrible
étape de dix farsakhs qui nous sépare de Maderè Soleïman, mais il n'a
plus de paille à donner à ses chevaux: on ne peut éviter, par
conséquent, de se remettre en route. Le départ est fixé à huit heures du
soir; nous aurons bien de la chance si, dans l'état où sont les bêtes de
somme, nous arrivons au gîte avant dix heures du matin.

[Illustration: PORTE DE SOURMEK.]

Le même jour, minuit.--Toute la caravane vient de s'arrêter à la voix
des tcharvadars; le malade que nous traînions à notre suite a expiré peu
de temps après avoir quitté Dehbid. On s'est aperçu de sa mort en voyant
la tête du cadavre heurter régulièrement le bois du kadjaveh. Il s'agit
d'enterrer le corps avant le lever du soleil, et chacun témoigne de son
mécontentement; ce n'est pas qu'un accident de ce genre soit de nature à
émotionner les muletiers ou les voyageurs, mais, comme l'étape est très
longue, il est désagréable de perdre une demi-heure à creuser une fosse.
On allume des torches; les tcharvadars, armés de couteaux et de bâtons,
commencent à faire un trou au milieu du chemin, puis ils apportent le
cadavre, dépouillé de ses meilleurs habits, et, suivant les habitudes du
pays, ils l'étendent encore chaud dans sa dernière demeure. La seule
différence à signaler entre cet enfouissement et celui d'un chien, c'est
qu'on a été chercher sur le mulet où il dormait à poings fermés un
superbe derviche toujours couvert d'une peau de tigre en guise de
manteau, pour le prier d'orienter le mort dans la direction de la
Mecque, et de placer sous ses aisselles les béquilles sur lesquelles il
se soulèvera à la voix de l'ange Azraël. On rejette ensuite la terre
dans le trou en s'aidant des pieds et des mains, puis on recouvre la
tombe de quelques cailloux: les funérailles sont terminées. Les rares
curieux qui avaient mis pied à terre remontent sur les chevaux ou sur
leurs ânes, et la gaféla reprend sa marche.

Je m'explique maintenant la présence de ces tas de pierres si nombreux
sur la route des caravanes: ils signalent des sépultures.

[Illustration: LE DERVICHE A LA PEAU DE TIGRE.]



[Illustration: GABRE MADERÈ SOLEÏMAN. (Voyez p. 376.)]



CHAPITRE XX[5]

Les défilés de Maderè Soleïman.--Le village de Deh Nô.--Takhtè Maderè
Soleïman.--Tombeau de Cambyse 1er.--Palais de Cyrus.--Portrait de
Cyrus.--Itinéraire d'Alexandre.--Topographie de la plaine du
Polvar.--Gabre Maderè Soleïman.--Description du tombeau de Cyrus laissée
par Aristobule.--Les défilés du Polvar.--Les hypogées et le tombeau
provisoire de Nakhchè Roustem.--Les sculptures sassanides.--Les atechgas
de Nakhchè Roustem.

  [5] Les gravures de ce chapitre sont dessinées d'après des
    héliogravures de _l'Art antique de la Perse_, publié par M.
    Dieulafoy (5 volumes petit in-folio, Librairie centrale
    d'Architecture, 1884).


30 septembre.--Au jour la caravane a atteint les bords d'une rivière
connue sous le nom de Polvar Roud; elle l'a traversée, et, au lieu de
suivre les sinuosités de son cours, elle s'est dirigée vers une montagne
abrupte; sur ses flancs serpente un chemin tracé par les pieds des
chevaux.

Le soleil était déjà haut lorsque nous avons terminé l'ascension du col;
nous nous apprêtions à descendre vers Maderè Soleïman en suivant une
gorge égayée par quelques buissons rabougris, quand les cris des
tcharvadars ont retenti d'un bout à l'autre du convoi; les muletiers
viennent de constater la disparition de deux bêtes de somme. Pendant
qu'ils faisaient péniblement franchir le Polvar à la caravane, deux
mulets se sont égarés, à moins qu'ils ne soient devenus la proie des
brigands, très nombreux dans ces défilés. Montés sur des chevaux
déchargés au plus vite, cinq ou six tcharvadars redescendent vers la
plaine, tandis que hommes et bêtes restent stationnaires en attendant
leur retour.

Pourquoi ne pas prendre les devants et, au lieu de dresser notre table
sur l'arçon de nos selles, ne pas aller étendre notre couvert à l'abri
d'un buisson? Je me mets en quête du cuisinier et nous descendons vers
la vallée, arrêtés à chaque pas par des amoncellements de rochers
glissants placés en travers du sentier. Après une heure de marche, notre
petite troupe atteint un arbuste épineux qui nous garantira tant bien
que mal des rayons du soleil.

«Prends ton fusil, nous allons être attaqués», me dit tout à coup mon
mari.

Je me retourne vivement et j'aperçois, derrière une crête de rocher
placé en contre-bas du chemin, de hautes coiffures de feutre, puis des
canons de fusil et enfin quatre hommes à la mine patibulaire.

Allons-nous servir de cible comme à Éclid?

«Au large! s'écrie Marcel en saisissant ses armes et en dirigeant le
canon de son fusil dans la direction des nouveaux venus, pendant que de
mon côté j'exécute le même mouvement.

--Arrêtez! _Machallah!_ (grand Dieu!) Vous risqueriez de tuer les
toufangtchis (fusiliers) préposés à la garde du chemin. Ne seriez-vous
pas ces gentilshommes faranguis si impatiemment attendus par le
gouverneur de Chiraz? ajoute l'orateur de la troupe. Nous vous
surveillons depuis quelques instants, mais à votre mine pitoyable nous
vous aurions pris plutôt pour de pauvres derviches que pour de grands
personnages.

--Nous sommes en effet recommandés à votre maître.

--En ce cas, nous avons ordre de vous escorter.

--C'est inutile: en plein jour je ne m'égarerai pas.

--Notre consigne est formelle. Depuis quelques années, de nombreux
crimes ont été commis dans ces montagnes, des caravanes ont été
dévalisées et vous-mêmes auriez couru le risque d'être maltraités si, à
la nouvelle de votre prochaine venue, le hakem n'avait fait garder les
défilés.»

Là-dessus ces singuliers gendarmes s'assoient à quelque distance de nous
et considèrent avec la plus grande attention les préparatifs de notre
repas; décidément cette escorte ne me dit rien qui vaille. Le repas
terminé, j'engage Marcel à ne pas se commettre avec les soi-disant
toufangtchis; je suis d'autant moins rassurée que nos gardes, après nous
avoir pressés de partir, nous prient de leur prêter nos armes et de leur
permettre de les examiner.

Voilà une demande bien grave: assurément nous avons affaire à de rusés
bandits. Pour toute réponse nous serrons de plus près fusils et
revolvers.

L'un des soldats se lève alors, se rapproche de moi et me tend son bras:

«Si vous ne voulez pas me laisser toucher à vos armes, guérissez-moi, au
moins, d'un mal qui me tue. Je suis bien portant aujourd'hui, mais hier
j'avais la fièvre, demain elle reviendra et me laissera plus faible
qu'un chien.

--Ce mal est-il fréquent dans le pays?

--Tout le monde y est plus ou moins sujet.

--Quels remèdes vous ordonnent les médecins indigènes?

--Ils recommandent de couvrir le crâne des fiévreux d'une couche de
feuilles de saule; mais un Farangui de passage dans le pays a donné, il
y a quelques années, à plusieurs d'entre nous une poudre blanche qui
rend la vie. En auriez-vous? Une caravane tout entière chargée de ce
précieux médicament ne suffirait pas à guérir les malades de la
province.

--Non, je n'en ai plus.»

Et la conversation s'interrompt de nouveau, car mes soupçons ne se sont
pas encore dissipés et je suis plus occupée de suivre des yeux le
moindre mouvement des toufangtchis que de répondre à leurs questions.

Allah soit loué! Jamais le bruit d'une caravane en marche ne m'a paru si
mélodieux. Les tcharvadars, tous réjouis d'avoir retrouvé leurs deux
mulets occupés à paître sur les bords du Polvar, nous rejoignent en
chantant et font mille protestations d'amitié à nos compagnons, de très
braves gens de Chiraz, affirment-ils.

«Vos amis les gendarmes ont la tournure de brigands fieffés, dis-je au
tcharvadar bachy.

--La vue de leur uniforme ne vous a donc pas rassurée?

--Quel uniforme? bonnets de feutre, robes, koledjas sont de couleurs et
de grandeurs différentes. Je n'aperçois rien dans leur costume rappelant
une tenue militaire.

--N'avez-vous donc pas remarqué la plaque de métal du ceinturon, la
poire à poudre et la trousse d'outils nécessaires à l'entretien du
fusil?»

C'est juste, je passe condamnation. La description de cet uniforme
constitué par une plaque de ceinturon et une poire à poudre mériterait
tout un poème.

A midi passé, nous arrivons en vue du bourg de Mechhed Mourgab, où se
fabriquent des tapis fond bleu à palmes cachemyres. Nous continuons
notre route, et vers une heure nous atteignons un misérable village
composé de maisons en terre groupées autour d'un large tas de fumier et
d'ordures. Depuis dix-sept heures nous sommes en chemin.

Je cherche des yeux un caravansérail: il n'y en a point; mais les
villageois de Deh Nô (Village Neuf), fort pauvres, et par conséquent
obligés de s'imposer les plus désagréables sacrifices dans l'espoir de
gagner quelques pièces de monnaie, veulent bien consentir à donner asile
à des chrétiens. Pendant que je procède au choix d'un logis et que je
songe avec volupté à étendre sur le sol mes membres endoloris, Marcel
s'est réveillé de l'espèce de torpeur où la lassitude l'avait plongé et
examine attentivement du haut de son bucéphale les collines dominant Deh
Nô. En punition de mes péchés il aperçoit, sur la gauche du village, une
construction blanche placée au sommet d'un coteau. Oubliant alors la
fatigue, la longueur de l'étape, le soleil qui darde ses rayons de feu
sur nos têtes, il ne descend même pas de cheval, saisit l'appareil
photographique et part, malgré les protestations des tcharvadars,
désolés de voir les yabous s'éloigner encore de la caravane.

Si l'amour-propre et la curiosité ne me rendaient quelque force, je
renoncerais à suivre mon mari. Mes plus grands défauts viennent
heureusement soutenir mon courage défaillant, et me voilà suivant
Marcel, tout en maugréant et en regrettant au fond du cœur que les
myopes armés d'un lorgnon aient souvent trop bonne vue.

Après une demi-heure de marche au pas--nos malheureuses montures
seraient bien empêchées de prendre une allure plus vive--nous atteignons
une colline surmontée d'un long soubassement construit en pierres
calcaires. Nous mettons pied à terre ou, pour être plus véridiques, nous
nous laissons rouler sur le sol, car, au premier moment, nos jambes,
raidies par la fatigue, se refusent absolument à nous porter. Marcel
finit enfin par se remettre d'aplomb; quant à moi, tous mes efforts sont
vains, et je vais définitivement échouer sur une touffe d'herbes sèches.
Cependant, après une grande heure de repos, je parviens à me lever et à
monter sur la plate-forme. De ce point culminant j'embrasse des yeux
toute la construction.

Le soubassement désigné par les habitants de Deh Nô sous le nom de
Takhtè Maderè Soleïman (Trône de la Mère de Salomon) est une
réminiscence des grandes terrasses sur lesquelles les souverains de la
Babylonie construisaient leurs palais. Il est certain néanmoins que
jamais édifice ne s'éleva sur ce sol artificiel, puisque le soubassement
est lui-même inachevé. Cette observation ne résulte pas seulement de
l'imperfection des parements extérieurs du takht,--les plus beaux
monuments de la Grèce, les Propylées, le temple d'Éleusis, offrent de
semblables anomalies,--mais de l'état des assises supérieures. A côté
des pierres travaillées sur toutes leurs faces, on en rencontre d'autres
dont les lits et les joints sont à peine ébauchés.

Mais quels sont donc ces signes gravés en creux sur les pierres
inférieures du takht? Je ne reconnais ni les hiéroglyphes d'Égypte, ni
les écritures cunéiformes des Babyloniens ou des Perses. Serais-je en
présence de caractères jusqu'ici inconnus?

«Non, me dit Marcel, dont la belle ardeur s'est enfin calmée, ces
figures n'appartiennent à aucun alphabet: ce sont des marques
d'ouvriers, laissées sans doute à titre de témoins pour servir de base
au règlement des travaux.

«Contemple, ajoute mon mari, le beau point de vue qui se présente du
haut de cette terrasse et, si tu ne me gardes pas rancune de t'avoir
entraînée hors du village après une si longue étape, tu conviendras que
jamais emplacement mieux choisi ne domina un plus magnifique panorama.»

Je suis peu disposée à m'enthousiasmer en ce moment. A ces paroles je
jette cependant les yeux dans la direction de la plaine du Polvar, et je
ne puis m'empêcher d'admirer, sans en rien avouer, le grand cirque
violacé qui nous entoure. A l'ouest la vallée est limitée par un massif
de hautes montagnes se rattachant à la chaîne des Bakhtyaris; au sud une
ramification de ce soulèvement ferme l'entrée du Fars; à l'est apparaît
la partie la plus sauvage et la plus déserte de la Kirmanie; au nord,
des plateaux conduisent à Sourmek et à Dehbid. Un cours d'eau serpente
dans la plaine; sur ses rives j'aperçois des constructions blanches,
derniers vestiges de monuments anciens, car les villages modernes sont
tous bâtis en terre grise. A cette vue, une vengeance diabolique se
présente à mon esprit: Marcel est presque aussi fourbu que moi; si je
l'engageais très sérieusement à aller visiter une muraille située à
trois cents mètres environ en contre-bas du takht?

«C'est impossible, me répond-il; je ne me tiens plus debout.»

Ouf! Avec quelle impatience j'attendais cet aveu. Il faut faire lever
les chevaux à coups de gaule; nous choisissons les grosses pierres
éboulées de façon à nous élever jusqu'à la hauteur des étriers, nous
nous hissons péniblement sur nos montures et rentrons à Deh Nô. Pendant
notre absence les serviteurs ont préparé une bonne chambre; le kébab et
le pilau sont à point! hélas, ni l'un ni l'autre n'avons la force d'y
toucher.

30 septembre.--Il serait peut-être vaniteux de comparer ma petite
personne à celle d'Antée; néanmoins, tout comme le géant libyen, j'ai
repris des forces en touchant la terre, notre mère commune. Après avoir
voyagé à cheval pendant quatorze nuits, comme il est doux de passer la
quinzième allongée sur un sol bien battu, dans une chambre bien close!
Ce matin, découragement, fatigue, mauvaise humeur, se sont évanouis; je
puis me remettre au travail avec ardeur et retourner aux ruines. Nous
passons au bas du takht et arrivons bientôt devant la façade du petit
édifice aux environs duquel je voulais méchamment, hier au soir, envoyer
promener mon mari.

Ce monument affectait la forme d'une tour carrée. Les murailles étaient
construites en pierres calcaires assemblées sans mortier, mais réunies
par des goujons, comme celles du takht. Un escalier dont les
arrachements sont encore visibles permettait de s'élever jusqu'à la
porte percée au milieu de la façade. Des piliers saillants renforçaient
les angles de la construction; un ornement denticulé formant corniche
constituait le couronnement. Bien que la tour paraisse avoir été
appareillée par des Grecs, elle ne présente, sauf l'ornement denticulé,
aucune des formes architecturales de la Hellade, mais offre au contraire
de surprenantes analogies avec certains tombeaux de la Lycie, copiés
eux-mêmes sur d'antiques sépultures construites en bois.

A n'en pas douter, ce sont des ruines d'un monument funéraire destiné à
renfermer la dépouille d'un roi ou d'un puissant personnage. Descendons
dans la plaine: l'examen de pierres amoncelées que domine une colonne
encore debout nous fournira peut-être des renseignements sur l'âge de
ces constructions. Nous nous approchons; la colonne est en pierre
calcaire, sa hauteur totale dépasse onze mètres, et son diamètre est
d'un mètre cinq. Le fût, entièrement lisse, repose sur un mince tambour
cylindrique de basalte noir; le chapiteau a disparu ou gît brisé en
mille morceaux au pied de la colonne. Sur le même emplacement on
rencontre encore quelques autres bases de basalte symétriquement
placées; elles servent d'appui à des supports semblables à celui qui est
encore debout.

[Illustration: TAKHTÈ MADERÈ SOLEÏMAN. (Voyez p. 367.)]

Non loin des colonnes s'élèvent trois piliers bâtis également en pierre
calcaire. Ils ont huit mètres de hauteur, se composent de trois pierres
superposées évidées sur une de leurs faces en forme de niche, et portent
à leur partie supérieure une inscription en caractères cunéiformes.
Évidemment nous sommes en présence de ce fameux texte perse, médique et
assyrien que les savants se sont accordés à traduire par ces mots: «Moi,
Cyrus, roi achéménide».

[Illustration: FAÇADE DU TOMBEAU DE CAMBYSE Ier. (Voyez p. 368.)]

Marcel retrouve le nom du fondateur de la monarchie perse et le titre de
Khchâyathiya, équivalant au _sar_ des nations sémitiques et au βασιλεύς
des Grecs. C'est de ce premier titre que provient, par une abréviation
propre à un grand nombre de langues, le nom de «chah» que porte encore
de nos jours Sa Majesté Iranienne.

En continuant à parcourir les ruines, nous apercevons, brisées presque à
fleur de terre, quatre plaques de basalte noir, ornées sur leurs faces
intérieures de belles sculptures représentant les pieds d'un homme
faisant vis-à-vis aux serres d'un oiseau gigantesque. Ces bas-reliefs
devaient représenter la lutte victorieuse du fondateur du palais contre
un animal fabuleux: sujet gravé fréquemment sur des cylindres
babyloniens. A part ces débris et les massifs de fondations en partie
cachés sous les décombres, il ne reste plus aucun vestige du monument.
La colonne, les bases de basalte, les trois piliers et les crémaillères
pratiquées au sommet de chacun d'eux suffisent cependant pour
reconstituer une grande salle hypostyle couverte d'une toiture en bois,
précédée d'un porche et flanquée à droite et à gauche de petites pièces
symétriquement disposées, communiquant par de larges baies avec le
portique.

[Illustration: PILIER DU PALAIS DE CYRUS.]

«Sommes-nous sur les ruines d'un temple ou d'un tombeau? dis-je à Marcel
après avoir passé une bonne partie de la journée à relever de mon mieux
le plan de la construction.

--A quoi te sert d'encombrer tes poches des histoires d'Hérodote? me
répond-il. Ne te souviens-tu pas que les Perses sacrifiaient au soleil,
à la lune, au feu, à l'eau et aux vents sur la cime des monts et qu'ils
n'avaient point de temples? Ces débris ne peuvent pas être non plus les
derniers vestiges d'un tombeau, puisque nous ne retrouvons pas trace de
la chambre sépulcrale caractéristique de ce genre de monuments. J'y
verrais les ruines d'un palais de Cyrus.»

Non loin de ce premier édifice j'aperçois, vers l'est, une grande pierre
blanche posée sur champ; je m'en rapproche. Elle faisait également
partie d'une habitation royale. Sur l'une de ses faces, au-dessous d'une
inscription trilingue identique à celle que nous avons déjà relevée, je
remarque une belle figure rongée par des mousses. Le personnage qu'elle
représente accuse un type aryen: il a le sommet de la tête rasé; les
cheveux qui couvrent les tempes et le derrière du crâne sont rassemblés
en nattes, arrivant à peine au-dessus de la nuque; la barbe est courte
et frisée. Il est vêtu de cette longue pelisse, fourrée à l'intérieur et
boutonnée sur le côté, que les Persans portent encore en hiver et que
les Grecs adoptèrent après les guerres médiques, si l'on en croit
Aristophane. La coiffure se compose d'une couronne ornée d'uræus,
semblable aux tiares de certaines divinités égyptiennes; sur les épaules
sont fixées les grandes ailes éployées des génies assyriens et des
khéroubins bibliques.

De l'avis de Marcel cette figure portant les attributs des divinités
adorées par les peuples voisins de l'Iran ne représente pas le génie
tutélaire de Cyrus, mais le portrait du roi lui-même.

Cyrus, devenu maître d'un vaste empire s'étendant de l'Égypte aux rives
de la Caspienne, aurait senti la nécessité de perpétuer à son profit la
fiction grecque ou égyptienne qui faisait remonter jusqu'aux dieux
l'origine des races royales, et se serait paré, dans l'espoir
d'augmenter son autorité, d'attributs empruntés au panthéon de toutes
les nations soumises aux Perses.

Ce bas-relief est un des documents les plus intéressants de la Perse
antique, car il fournit des renseignements précieux sur l'origine de la
sculpture dans l'Iran, et donne en outre une idée des vues politiques et
religieuses de Cyrus, en prouvant l'éclectisme de ce souverain qui ne
faisait aucune distinction entre les dieux nationaux et ceux des nations
annexées à la Perse.

[Illustration: PORTRAIT DE CYRUS.]

Il répugnait à Xénophon de faire du héros de son roman politique un
prince et un parent rebelle, aussi imagina-t-il, le premier, de le
représenter comme l'héritier d'Astyage. Cette version doit être écartée:
Cyrus, on ne saurait en douter, conquit la Médie les armes à la main.

D'après Hérodote, ce fut même à la cruauté d'Astyage que le jeune prince
fut redevable de ses premiers succès. Le roi, apprenant que son
petit-fils Cyrus vivait encore, malgré les ordres qu'il avait donnés
autrefois à Harpages de le faire mourir, fit venir ce dernier, et,
dissimulant son ressentiment, il lui ordonna d'envoyer son propre fils
au palais pour en faire le compagnon de Cyrus et l'invita en même temps
à venir souper avec lui. «A ces paroles, Harpages se prosterna et
retourna en sa demeure, se glorifiant au fond de l'âme de ce que sa
faute avait tourné à bien et de ce que, par un bonheur inappréciable, le
roi l'invitait à souper. Il rentra chez lui bien empressé. Il avait un
fils unique âgé de treize ans au plus. Il le fait appeler et lui
prescrit d'aller au palais d'Astyage et de se conformer en tout aux
ordres du roi.

«Cependant il raconte tout joyeux à sa femme les événements de la
journée. De son côté l'enfant arrive chez Astyage, mais soudain le roi
l'égorge, le dépèce membre à membre, rôtit une part de ses chairs, met
bouillir le reste et tient prêt le tout, bien dressé. A l'heure du
souper les autres convives et Harpages se réunissent. Devant les
premiers et devant Astyage étaient placées des tables couvertes de chair
de mouton; sur celle d'Harpages on avait servi le corps entier de son
enfant, hormis la tête et les doigts des pieds et des mains, que
contenait à part une corbeille couverte. Dès qu'il parut à Astyage
qu'Harpages devait être rassasié: «Ne trouves-tu pas à ce mets, lui
dit-il, une saveur particulière?» Harpages assura qu'il l'avait trouvé
excellent. Alors des serviteurs, selon leurs instructions, lui
présentèrent la tête et les doigts de son fils, que cachait un linge, et
l'invitèrent à les découvrir pour prendre ce qui lui conviendrait. Il
obéit et leva le voile de la corbeille. Il vit les membres de son
enfant. Mais à cet aspect ses sens ne furent point troublés; il sut se
contenir, et, quand Astyage lui demanda s'il reconnaissait de quelle
bête il avait mangé, il répondit qu'il le reconnaissait et que tout ce
que faisait le roi lui était agréable. Après cette réponse il recueillit
le reste des chairs et s'en alla à sa maison, où il avait le dessein
d'ensevelir les lambeaux qu'il avait rapportés. Telle fut la punition
qu'Astyage infligea à Harpages.»

Sur le conseil des mages, le roi renvoya Cyrus en Perse auprès de son
père Cambyse, tandis qu'Harpages, brûlant de se venger, s'attacha le
jeune prince par des présents et persuada aux Mèdes de déposer leur roi.
«Quand Cyrus fut en âge de régner, Harpages l'engagea à se révolter. «O
fils de Cambyse, lui écrivit-il, venge-toi d'Astyage ton meurtrier, car
selon sa volonté tu as péri; grâce aux dieux et à moi, tu as survécu.
Entraîne les Perses à la révolte, conduis-les contre les Mèdes. Si
Astyage choisit pour commander moi ou l'un des premiers du peuple, c'est
tout ce que tu peux désirer. Nous sommes tous conjurés contre Astyage.
Nous l'abandonnerons pour embrasser ton parti et nous tenterons de le
déposer. Tout est prêt ici, agis donc et agis promptement.»

Cyrus profite des conseils d'Harpages, rassemble les tribus perses
soumises à ses ordres; Astyage, apprenant ces menées, lui envoie l'ordre
de revenir à Ecbatane. Cyrus refuse d'obéir aux injonctions de son
grand-père et lui fait même répondre qu'il arrivera dans la capitale de
la Médie plus tôt que le roi ne le désire. Alors Astyage, frappé
d'aveuglement, confie le commandement de ses troupes à Harpages: _Quos
vult perdere Jupiter, dementat prius._

Au premier engagement quelques Mèdes qui ne sont pas du complot
combattent, d'autres passent à l'ennemi, le plus grand nombre manque de
cœur et prend la fuite. «A la nouvelle de la honteuse dispersion de son
armée, Astyage, menaçant son petit-fils, s'écrie: «Cyrus n'aura pas
longtemps sujet de se réjouir». Il dit; puis d'abord il fait empaler les
mages interprètes des songes qui lui ont conseillé de congédier Cyrus;
et en second lieu il arme les Mèdes jeunes et vieux et se dirige vers la
Perse.

Quand on a vécu en Asie et que l'on est familiarisé avec les mœurs et
l'histoire des despotes turcs ou persans, on est vivement frappé par la
narration d'Hérodote. La vengeance cruelle que le roi tire d'Harpages,
la composition du repas où il n'entre que du mouton, alors que les Grecs
dans leurs grands festins servaient généralement de la viande de bœuf,
la précaution de faire empaler les mages dont Astyage avait eu à se
plaindre, la nature de leur supplice, si ordinairement appliqué en
Assyrie, donnent à l'histoire de la révolte de Cyrus un caractère de
vérité surprenante. La version d'Hérodote doit nous inspirer d'autant
plus de confiance que cet historien est le seul qui nous ait laissé une
généalogie de Cyrus confirmée par la lecture du grand texte de
Bisoutoun.

A peine peut-on lui reprocher de faire de Cyrus le fils d'un Perse de
condition inférieure à celle des grandes familles mèdes. Eût-il pu dans
ce cas, lorsqu'il échappe à la surveillance de son grand-père, convoquer
les tribus nobles de la Perse avant de leur avoir fait connaître le
motif de leur réunion, et Hérodote ne dit-il pas lui-même que son jeune
héros descendait d'Achémènes, l'illustre aïeul des rois du Fars, et
qu'il faisait partie de la tribu des Pasargade, «la plus noble entre les
tribus nobles de la Perse»? Il est probable seulement que la condition
de Cambyse, roi à demi barbare d'un petit État fort éloigné de la Médie,
parut des plus humbles aux courtisans efféminés d'Astyage.

Que l'on compare la situation du roi de Navarre quand il arriva à Paris
à celle du petit prince du Fars, et l'on aura, il me semble, une faible
idée de la position effacée de Cambyse à la cour de son suzerain.

Enfin l'image de Cyrus, si je l'interroge et lui demande de trancher le
différend de Xénophon et d'Hérodote, ne me répond-elle pas par
l'inscription gravée au-dessus de sa tête: «Moi, Cyrus, roi achéménide»?

Cyrus était donc Perse de sang royal et descendait d'Achémènes au même
titre que Darius.

Dès notre retour au village le tcharvadar bachy demande à nous parler.
«Je pars ce soir avec la caravane, nous dit-il; je vous laisse deux
hommes pour soigner les chevaux de selle et les mulets chargés de votre
bagage journalier. Bien qu'il me soit très pénible de me séparer de mes
animaux, je suis sans inquiétude sur leur sort, grâce à la présence des
toufangtchis préposés à votre garde par le gouverneur de Chiraz. Je vous
recommande néanmoins de ne pas abandonner les soldats pendant la
traversée des défilés du Polvar, de mettre pied à terre dans les
détestables chemins que vous suivrez, de veiller à ne point fatiguer les
bêtes, et enfin, à l'arrivée de l'étape, de les faire couvrir de leur
bât après leur avoir enlevé vos selles à la farangui.

--Vos animaux seront soignés comme nous-mêmes, je vous le promets
solennellement, ai-je répondu. Pouvez-vous en demander davantage?

--N'y a-t-il point de passage permettant de franchir la montagne sans
traverser les défilés de Maderè Soleïman? demande Marcel à son tour.

--Non, Çaheb; croyez-vous donc que, si les tcharvadars pouvaient éviter
ce chemin, même en faisant un long détour, ils iraient de gaieté de cœur
perdre tous les ans des charges et des mulets en parcourant ces passages
maudits? Quand les eaux sont basses, les caravanes suivent les rives du
Polvar et franchissent le défilé sans accident; mais l'hiver il faut se
lancer sur un chemin à pic, taillé dans le roc à une époque si reculée
que personne ne connaît le nom des _dives_ qui l'ont tracé.

--Si vous vouliez vous diriger vers l'est et marcher vers Kirman,
seriez-vous encore dans la nécessité de traverser les passes? Ne
pourriez-vous brusquement vous jeter sur la gauche?

--Non, certes. Le désert à l'est de Mechhed Mourgab est le plus sec et
le plus désolé de l'Iran tout entier, bien riche cependant en mauvaises
terres. Aucune caravane n'oserait s'y aventurer.

--Ainsi vous en êtes bien sûr: on ne peut aller de Kirman à Maderè
Soleïman sans passer par Darab et le Takhtè Djemchid?

--J'en suis certain, Çaheb. D'ailleurs interrogez les tcharvadars. Il
n'est pas nécessaire d'avoir traîné ses guivehs durant soixante années
sur les routes de caravane pour être renseigné à ce sujet.

--Dans quel but t'informes-tu avec cette insistance des chemins qui
conduisent à l'est? dis-je à Marcel. Nous n'avons jamais eu l'intention
de visiter la Kirmanie.

--Parce que nous sommes dans le voisinage de l'itinéraire suivi par
Alexandre à son retour des Indes, et qu'il est du plus haut intérêt de
constater que le roi macédonien n'a pu venir à Persépolis en traversant
le désert de Kirman, Maderè Soleïman et les gorges du Polvar, mais qu'il
a été forcé de suivre les routes de caravane et de rentrer en Perse par
Darab et les passes de Sarvistan.»

1er octobre.--Au milieu de la nuit j'ai été réveillée par un bruit
infernal: après deux jours de repos la caravane reprend sa marche.
Tandis que je me prélasse mollement allongée sur une paillasse
fraîchement garnie, je me prends à répéter avec un bonheur égoïste les
vers du poète:

    _Suave, mari magno, turbantibus æquora ventis,
    E terra magnum alterius spectare laborem;
    Non quia vexari quemquam est jucunda voluptas,
    Sed, quibus ipse malis careas, quia cernere suave est[6]._

  [6] «Il est doux, quand la vaste mer est bouleversée par les vents,
    d'assister du rivage aux dures épreuves subies par un autre que
    nous; non pas qu'on trouve une jouissance dans les souffrances
    d'autrui, mais c'est une douceur de voir les maux dont on est
    exempt.» (_Lucrèce_, trad. de Crousté.)

    (_Note de l'éditeur._)

Je me repose et mes compagnons de route grimpent mélancoliquement sur
leurs montures ou s'effondrent dans les kadjavehs en se rappelant
peut-être, de leur côté, le célèbre passage d'Hafiz: «Lorsque nous
fendons dans une nuit obscure des vagues terribles et des gouffres
effrayants, combien de ceux qui habitent en sûreté le rivage peuvent
comprendre notre situation?»

A l'aurore nous nous mettons en selle, et, laissant sur notre gauche les
ruines du takht et des palais, nous nous dirigeons vers un village
d'aspect misérable, placé non loin de la brèche au fond de laquelle
s'écoule le Polvar. Les maisons bâties en terre s'appuient sur
d'antiques soubassements de pierres blanches. Marcel voudrait les
examiner, mais ce serait s'exposer à troubler la paix des ménages: il
faut y renoncer. Au delà de ces constructions s'élève un petit monument
dont la couleur dorée me rappelle la teinte si chaude des beaux marbres
pentéliques. Il est isolé du village et d'un accès facile. Les chevaux
traversent un cimetière et s'arrêtent au pied même de l'édicule désigné
par les Anglais sous le nom de Tombeau de Cyrus, et par les Persans sous
celui de Gabre Maderè Soleïman (Tombeau de la Mère de Salomon).

De toutes les constructions de la plaine du Polvar c'est
incontestablement la plus intéressante et la mieux conservée. Le
caractère archaïque de l'architecture grecque du naos et le fronton qui
le couronne, le seul que l'on puisse signaler dans toute la Perse,
attirent tout d'abord notre attention. Le tombeau est porté sur six
gradins de dimensions décroissantes, reposant eux-mêmes sur un socle
débordant largement au-dessous de la dernière marche; un escalier, en
partie détruit, servait à gravir les degrés. Tout cet ensemble est bâti
en pierres calcaires colossales, assemblées avec la plus grande
précision; la couverture est massive et exécutée en pierre, comme tout
le reste du monument. Le gabre était entouré d'un portique: je retrouve
des bases et même des fûts de colonnes sur trois côtés, mais sur le
quatrième je recherche en vain des traces de construction. On pénétrait
dans la cour centrale par trois portes basses et étroites, dont les
montants sont encore debout; mais je suis surprise de constater que les
deux baies se faisant vis-à-vis ne sont point placées dans le
prolongement de l'axe du naos et que l'édicule n'occupe pas le centre de
l'espace limité par la colonnade.

[Illustration: GABRE MADERÈ SOLEÏMAN. (RESTITUTION DE M. DIEULAFOY.)]

Je gravis les degrés du gabre, je pousse une porte de bois et j'entre
dans une pièce fort petite. Une des faces est ornée d'un mihrab sculpté
à une époque relativement récente; les autres parois sont unies et
laissent apprécier la grosseur des matériaux. Des cordes accrochées à
des chevilles de bois enfoncées dans les joints des blocs soutiennent
des lampes de métal et des chiffons de toutes les couleurs déposés là en
guise d'_ex-voto_.

2 octobre.--Me suffirait-il d'atteindre ces monuments, vers lesquels
nous nous dirigeons avec tant de peine depuis neuf mois, pour tomber
malade? Hier j'ai d'abord aidé Marcel à prendre toutes les dimensions du
gabre, puis j'ai écrit quelques notes et monté mon appareil
photographique; mais à ce moment j'ai été saisie par des frissons si
violents, malgré les rayons brûlants du soleil, que j'ai dû recommencer
quatre épreuves avant de parvenir à découvrir l'objectif sans le
déplacer. Marcel est venu à mon secours, et, tant bien que mal,
l'opération s'est terminée. Alors je me suis étendue sur les dalles
fraîches de la chambre sépulcrale et j'ai été prise d'un violent accès
de fièvre. Des femmes, il m'en souvient cependant, ont essayé de
m'expulser, sous prétexte que les hommes ne doivent pas entrer dans le
Tombeau de la Mère de Salomon. Elles auraient bien pu me prendre par la
tête et les pieds et me jeter dehors, j'aurais été dans l'impossibilité
d'opposer la moindre résistance; tout à coup, mais sans qu'il m'eût été
possible de saisir le motif de leur retraite, elles se sont éloignées en
criant comme des oies effarouchées. Vers la nuit, quand je me suis
trouvée mieux, on m'a remise à cheval et nous sommes rentrés à Deh Nô.

L'accès d'hier a été long et douloureux, mais il me laisse au moins
l'esprit tranquille. L'extrême fatigue qui m'accable depuis quelques
jours, les hallucinations nocturnes auxquelles je suis sujette
m'inquiétaient au point de me faire craindre de rester en chemin.
Maintenant je suis rassurée: j'ai la fièvre intermittente avec son
cortège de douleurs articulaires, de frissons, de délire; je connais
l'ennemi, il n'y a plus qu'à tâcher de se défendre.

Il me faudra prendre part au festin de quinine que Marcel s'offre toutes
les semaines depuis sa maladie de Téhéran, régal auquel il est sans
doute redevable de traverser impunément la plaine du Polvar.

Aujourd'hui je n'aurai pas d'accès: il s'agit de profiter de ce répit
pour terminer le lever du gabre et nous lancer dans les fameux défilés
que nous devions visiter hier.

«Que penses-tu de ce tombeau? dis-je à Marcel quand nous repassons
devant le gabre et que je puis suivre avec intérêt toutes ses
démonstrations.

--Ce petit édicule n'a jamais abrité la dépouille mortelle de Cyrus,
j'en ai la conviction.

«Il n'y a aucune analogie entre ce monument et le tombeau de Cyrus, dont
Arrien et Strabon ont emprunté la description à Aristobule, qui le
visita et le fit réparer sur l'ordre d'Alexandre.

«Le tombeau du fondateur de la monarchie perse s'élevait au milieu des
jardins du roi; il était entouré d'arbres, d'eaux vives et d'épais
gazons. C'était une tour carrée, assez peu haute pour rester cachée sous
les ombrages qui l'environnaient. A la partie supérieure se trouvait la
chambre sépulcrale, couverte d'une toiture en pierre. On y pénétrait par
une porte fort étroite. Aristobule y vit un lit d'or, une table avec des
coupes à libations, une auge dorée propre à se laver ou à se baigner, et
une quantité de vêtements et de bijoux. Au moyen d'un escalier intérieur
on communiquait avec la chambre où se tenaient les prêtres préposés à la
garde du monument funéraire.

«Sur la façade du tombeau était gravé en langue et caractères perses: «O
homme, je suis Cyrus, fils de Cambyse. J'ai fondé l'empire des Perses et
commandé à l'Asie. Ne m'envie pas cette sépulture.»

«Un Grec, ajoute mon mari, n'eût jamais comparé le Gabre Maderè Soleïman
à une tour carrée, pas plus qu'il ne se fût contenté, pour décrire le
soubassement de six gradins, d'énoncer simplement que le bas de la tour
était solide. D'ailleurs il eût été matériellement impossible d'enfermer
dans une chambre mesurant à peine six mètres carrés les sarcophages, le
lit d'or, la table avec coupe à libations, l'auge dorée propre à se
baigner et la grande quantité de vêtements et de bijoux qu'Aristobule
vit dans le tombeau. Où serait enfin l'inscription que les Grecs firent
traduire dans leur langue?

«Selon moi, le Gabre Maderè Soleïman était un tombeau de femme. Cette
hypothèse étant admise, la distribution de tout l'édifice devient claire
et logique: la porte extérieure faisait partie d'une haute enceinte
enveloppant tout l'ensemble des constructions; l'espace laissé libre
entre la première clôture et le mur du portique était réservé aux
serviteurs chargés de la garde du monument, serviteurs qui ne devaient
pas pénétrer dans la cour intérieure et ne pouvaient pas même apercevoir
l'édifice quand s'entr'ouvraient les portes de communication. Si on
voulait entrer dans le naos, les difficultés redoublaient. La baie, tu
l'as vu, était fermée par une double huisserie: il fallait donc tout
d'abord rabattre à l'intérieur la porte extérieure, puis entrer dans la
chambre laissée entre les deux vantaux, fermer le premier, qui aurait
fait obstacle à la manœuvre du second, et tirer alors à soi la deuxième
porte.

«J'ai beaucoup pensé à la disposition topographique de la plaine de
Mechhed Mourgab, aux montagnes placées autour d'elle comme une barrière
infranchissable, à l'impossibilité d'entrer dans le Fars en d'autres
points que celui-ci, et je suis arrivé à cette conclusion, que les
ruines de Maderè Soleïman sont les débris de la ville construite par
Cyrus sur les confins de la Perse et de la Médie, quand, à la suite de
sa victoire sur son grand-père Astyage, ce prince devint roi des Perses
et des Mèdes.

«La plaine de Mechhed Mourgab, située en avant des gorges étroites et
tortueuses qui commandent l'entrée du Fars et que l'on est obligé de
franchir avant de pénétrer dans cette région en venant d'Ecbatane, était
pour les Perses un champ de bataille très favorable et un point
stratégique d'une telle importance, que les troupes de Cyrus durent, au
prix des plus grands efforts, en disputer la possession aux armées mèdes
envoyées à leur rencontre.»

Arrivés à l'entrée des gorges, nous prenons le chemin d'hiver taillé à
pic dans le rocher et nous atteignons avec beaucoup de mal un premier
plateau dominé par un sommet élevé. Marcel prend quelques mesures avec
son théodolite afin de vérifier la carte anglaise; levés modernes et
auteurs anciens en main, il est impossible de ne pas reconnaître, en
jetant les yeux sur la plaine de Mechhed Mourgab et les gorges du
Polvar, les champs de bataille où les Perses enlevèrent aux Mèdes
l'hégémonie de l'Iran. Hérodote nous a laissé un long récit des faits
qui précèdent la révolte de Cyrus; je décris d'après Nicolas de Damas
les péripéties du combat.

«Cyrus, ayant levé l'étendard de la révolte, fut mandé à la cour
d'Ecbatane. Il battit le parti de cavaliers chargés de le capturer et, à
la nouvelle de l'arrivée des Mèdes, organisa son armée avec l'aide de
son père et d'un certain Ebare, «homme sage et prudent, dans lequel il
avait mis toute sa confiance». Après avoir incendié et détruit toutes
les villes placées sur le trajet que devaient parcourir les
envahisseurs, il ramena en arrière la population, s'enferma dans le camp
retranché et fit également fortifier et occuper les défilés des
montagnes par lesquelles les Mèdes pouvaient pénétrer en Perse et les
sommets qui commandaient l'entrée des passes. Au premier choc les Mèdes
sont repoussés. Astyage assis sur un trône élevé domine le champ de
bataille. «Se peut-il, s'écrie-t-il, que ces mangeurs de pistaches se
conduisent avec tant de courage! Malheur à mes généraux s'ils ne
triomphent pas des révoltés.»

Cependant, accablés par le nombre, les Perses sont obligés de battre en
retraite et de s'enfermer dans le camp retranché devant lequel ils
combattent. Cyrus pénètre avec les derniers de ses compagnons d'armes
dans l'enceinte fortifiée, rassemble aussitôt ses soldats et leur
adresse la parole:

«O Perses! voici votre sort: si vous êtes vaincus, vous serez tous
massacrés; si vous êtes victorieux, vous cesserez d'être les esclaves
des Mèdes et vous conquerrez le bonheur et la liberté.»

Il leur représente également, afin de raffermir leur courage, qu'ils ont
fait un grand carnage des Mèdes et leur recommande d'envoyer pendant la
nuit les femmes et les enfants sur la plus haute montagne du pays,
nommée Pasargade.

Au lendemain, le jeune général sort des retranchements, dont il confie
la garde à son père et aux soldats les moins jeunes et, suivi d'Ebare,
se précipite au combat. Le sort de cette deuxième journée devait être
funeste aux Perses. Un parti mède qui a abordé l'aile droite des
révoltés marche sur le camp retranché, l'enlève de haute lutte, fait
prisonnier le père de Cyrus et l'amène percé de coups au roi d'Ecbatane.

«Ne me tourmente pas, lui dit le captif, mon âme va s'échapper de mon
corps.»

«C'est contre ton avis, je le sais, répond Astyage, que Cyrus s'est
révolté; je ne saurais te reprocher les crimes de ton fils. Meurs en
paix, je te ferai faire des funérailles dignes de ton rang.»

Pendant ce temps les envahisseurs, maîtres de la plaine, cherchent à
gravir les sentiers qui conduisent au sommet du mont Pasargade.

Ebare a compris le danger que courent ses compatriotes. Traversant des
gorges à lui seul connues, il se porte avec mille hommes au-devant des
ennemis, tandis qu'Astyage, informé de la manœuvre exécutée par le
général perse, donne l'ordre à vingt mille combattants de tourner la
montagne; mais à peine essayent-ils de s'engager dans les défilés,
qu'ils sont accueillis par une avalanche de pierres que les troupes
préposées à la garde du plateau situé au-dessous du mont Pasargade font
rouler sur les flancs escarpés des rochers. Après deux jours de repos
les Mèdes, qui s'étaient précédemment emparés des points les plus bas de
la montagne, tentent un suprême effort et s'élancent à l'assaut des
positions ennemies. Les Perses, surpris, déploient une extrême bravoure,
mais fléchissent sur tous les points. Refoulés lentement par les
envahisseurs, ils remontent en combattant les pentes qui conduisent au
sommet, quand accourent au-devant d'eux leurs femmes et leurs mères.
Celles-ci, après les avoir apostrophés avec une crudité de langage que
le latin lui-même se refuserait à rendre, les renvoient à l'ennemi.

Saisis de honte, enflammés d'un terrible courroux, les Perses reviennent
au combat et font de leurs ennemis un terrible carnage. Après des revers
suivis de retours de fortune, la lutte, longtemps indécise, se termine
enfin par la déroute des armées d'Ecbatane.

Cyrus victorieux entre dans la tente du roi mède et s'assied sur le
trône de son ancien suzerain. Les Mèdes étaient vaincus, mais quatre
hommes surtout avaient rendu leur défaite irrémédiable. C'était d'abord
Artasyras, satrape d'Hyrcanie, qui fit défection avec cinquante mille
hommes et rendit hommage à Cyrus. A la suite du général hyrcanien se
présentèrent les chefs des Parthes, des Socares et des Bactres.

Quant à Astyage, se voyant abandonné de tous les siens, il vint à son
tour trouver Cyrus, qui l'accueillit avec honneur, tout en le retenant
prisonnier.

«La ville dont les ruines sont à nos pieds serait donc la Pasagarde (la
Place Forte) construite par Cyrus sur l'emplacement où il avait vaincu
ses ennemis, ville qu'il faut se garder de confondre avec la vieille
capitale des Achéménides nommée Pasargade et visitée par Alexandre à son
retour des Indes avant d'atteindre Persépolis. Cette dernière cité,
signalée par le tombeau de Cyrus, était voisine de Darab ou de Fæsa. Ce
sont des similitudes de noms qui expliqueraient la confusion dans
laquelle sont tombés à leur sujet les auteurs anciens en attribuant à
Pasargade des faits relatifs à Pasagarde. En ce cas, la tour funéraire
placée auprès du takht recouvrirait les cendres de Cambyse Ier, inhumées
sur le lieu même où il trouva une mort glorieuse. Le Gabre Maderè
Soleïman devrait être identifié avec la sépulture de la mère ou de la
femme de Cyrus, mortes toutes deux sous le règne de ce prince. Toutefois
j'inclinerais à penser que Cyrus, à la mort de sa mère, Mandane, lui fit
élever un tombeau dans le voisinage de celui de son mari et fit, au
contraire, transporter le corps de sa femme, Cassandane, «à la mort de
laquelle il mena grand deuil», au dire d'Hérodote, dans l'antique
Pasargade, où il devait lui-même être enseveli auprès de ses aïeux.
Ainsi se vérifierait la désignation de Maderè Soleïman, donnée par les
Persans à la plaine du Polvar. Le nom de Salomon, qui revient sans cesse
dans le Koran, aurait été substitué à celui de Cyrus, aujourd'hui tout à
fait inconnu du peuple.

«La tradition qui fait du gabre un tombeau de reine est si généralement
adoptée dans le village, qu'hier, croyant avoir affaire à un jeune
garçon, les paysannes t'auraient impitoyablement précipitée du haut en
bas de l'édicule, sous le fallacieux prétexte que les hommes ne doivent
pas entrer dans un tombeau de femme, si je ne les avais assaillies à
coups de pierres et ne leur avais jeté, comme dernier argument, mes deux
guivehs (chaussures de guenilles) à la tête.

--Quelle imprudence! Tu t'exposais à ameuter contre toi le clan des
maris!

--Les maris! mais ils m'auraient aidé à rosser ces mégères si je les en
avais priés. Pas un d'entre eux ne tolérerait qu'on regardât ces guenons
ou qu'on fût simplement poli avec elles; mais tous vous sont
reconnaissants de les assommer à coups de savate. C'est une fatigue
journalière qu'on leur évite.»

En résumé, les ruines que nous avons trouvées dans la plaine du Polvar,
le takht, la façade de la tour carrée, les palais et le gabre, sont les
derniers vestiges des monuments élevés par le grand Cyrus au sixième
siècle avant notre ère. Cet âge se lit sur leurs pierres, sur leurs
ornements, sur les membres les plus essentiels comme sur les détails les
plus intimes de leur architecture. On ne saurait hésiter non plus à
reconnaître en eux des monuments apparentés de très près aux édifices
ioniens ou gréco-lyciens. Sont-ils les prototypes des monuments élevés
dans les colonies grecques de l'Asie Mineure? Je ne le pense pas.
Antérieurement à la conquête de la Lydie, les habitants du Fars
n'avaient jamais eu de relation directe avec les Grecs et menaient
encore une existence sauvage au moment où Cyrus substituait chez les
Aryens la suprématie des Perses à celle des Mèdes.

Peut-être même l'architecte qui les construisit fut-il choisi dans
l'entourage de Crésus, devenu, après la prise de Sardes, l'ami et le
conseiller de son vainqueur.

5 octobre.--Après deux étapes, me voici installée dans le tchaparkhanè
de Kenarè, à quelques kilomètres de la célèbre Persépolis.

En quittant Maderè Soleïman, nous nous sommes engagés dans les défilés
étroits du Polvar. Nous avons tout d'abord côtoyé les rives du fleuve,
encombrées d'une superbe végétation de roseaux et de ginériums. Le
tcharvadar bachy avait raison de vouer ce chemin aux dieux infernaux;
mais, uniquement préoccupé de questions techniques, il avait oublié de
nous parler de l'aspect pittoresque des gorges. Au sortir de la partie
la plus sauvage de la montagne, nous avons passé au pied d'un bas-relief
sassanide grossièrement sculpté sur les parois du rocher; puis, en
arrivant sur les plateaux inférieurs, j'ai aperçu d'innombrables
familles de sangliers qui venaient se désaltérer au bord du cours d'eau;
plus bas, les toufangtchis m'ont montré les tentes en poil de chèvre
sous lesquelles ont élu domicile leurs confrères chargés de la garde du
défilé.

Quelles fières tournures de bandits ont ces braves gens! Comme les
hommes de notre escorte, ils portent une tiare de feutre brun, le long
fusil jeté en travers des épaules, et un pantalon si large qu'ils sont
obligés de ramener un pan de chaque jambe dans leur ceinture pour
pouvoir marcher. Leur brillant uniforme (la plaque de ceinturon) et le
droit de répondre à coups de bâton à toute question indiscrète les
autoriseraient à se montrer arrogants; il n'en est rien: les gendarmes
bavardent tout le long du chemin et ne dédaignent pas de nous mettre au
courant de leurs affaires privées.

«Alors tu es enchanté de ton sort? ai-je demandé à l'un d'eux qui
soutient la tête de mon cheval quand il passe sur une roche glissante.

--Que pourrais-je demander à Allah? Je jouis d'une bonne santé et, grâce
au ciel, mes pieds n'ont pas encore fait connaissance avec le bâton.

--Quelle est ta solde?

--Je gagne soixante-dix krans (soixante-dix francs) par an, me répond-il
avec orgueil.

--Tu dois nager dans l'or?

--J'étais en effet bien à l'aise il y a quelques années, mais je me suis
marié: mes femmes m'ont donné huit enfants, et depuis lors j'ai quelque
peine à finir l'année. Si le gouverneur, sur votre demande, augmentait
seulement mes appointements de dix krans, je serais le plus heureux des
toufangtchis de Sa Majesté.

--Je m'occuperai de toi si tu me conduis à un manzel convenable.»

Les monuments de Persépolis sont divisés en deux groupes, désignés sous
les noms de Nakhchè Roustem (Dessins de Roustem) et de Takhtè Djemchid
(Trône de Djemchid). Ces deux groupes sont distants l'un de l'autre de
huit à dix kilomètres. Une masure décorée du nom de tchaparkhanè est
placée entre les deux: c'est l'horrible gîte choisi par notre escorte.
Les voyageurs ne s'arrêtent pas à Persépolis, à cause de l'air malsain
qu'on y respire; le service de la poste est peu actif dans le Fars:
aussi les terrasses et le balakhanè de notre auberge sont-ils écroulés.
L'unique pièce dans laquelle on peut s'abriter est embarrassée de vieux
licous, de guivehs hors d'usage et des maigres provisions du tchapartchi
(gardien du tchaparkhanè), dont la mine pitoyable ne fait pas honneur à
la salubrité du pays. Sur nos instances, la chambre est nettoyée et mise
à notre disposition.

Après le dîner, prenant pitié de nos serviteurs, je les engage à venir
s'étendre dans la seule pièce habitable.

«Nous nous garderions bien de dormir sous un toit, me dit le cuisinier;
dès que vous aurez éteint la lumière, vous serez dévorés par les
moustiques; le seul moyen de ne pas être mangé tout vif est de passer la
nuit au grand air.»

[Illustration: TOMBEAU PROVISOIRE DE NAKHCHÈ ROUSTEM.]

Hélas! le cuisinier avait dit vrai: à peine avions-nous cessé de remuer,
que nous nous sommes sentis transpercés par mille aiguillons. Les
moustiques de Persépolis sont silencieux, mais ils rachètent leur
mutisme par une voracité sans exemple. La nature, trop bienveillante à
leur égard, les a fait minces et petits, et leur a permis ainsi de
s'introduire à travers les plus étroites ouvertures des vêtements.
Marcel crut déjouer les attaques de ces impitoyables ennemis en ficelant
son pantalon autour des jambes, en couvrant ses pieds d'une épaisse
chaussure de cuir, et en emmaillottant ses mains dans des serviettes.
Vaines espérances! les bourreaux se sont dédommagés aux dépens de la
figure, et des lèvres surtout, qu'il fallait bien laisser à découvert
pour respirer. La crainte de la fièvre nous a néanmoins retenus dans la
chambre; le soleil, trop long à venir, nous y a trouvés debout! L'astre
du jour eût mieux fait de se cacher à jamais que d'éclairer nos masques
grotesques aux yeux boursouflés, aux lèvres tuméfiées. Il ne s'agit pas
de pleurer sur cette pitoyable transformation, mais de se diriger vers
un grand rocher taillé à pic, que la caravane a laissé cette nuit sur sa
droite, en entrant dans la plaine de la Merdach. En me rapprochant de
cette montagne abrupte, mes yeux se portent d'abord sur la façade de
quatre hypogées, puis sur un petit monument quadrangulaire placé
vis-à-vis des parois du rocher; il nous est déjà connu: chaque face
reproduit, à s'y tromper, l'élévation de l'édifice ruiné que nous avons
rencontré dans la plaine du Polvar, et que Marcel suppose avoir été le
tombeau de Cambyse Ier, père de Cyrus. A Maderè Soleïman une seule
façade est encore debout; ici le tombeau est complet, il n'y manque pas
une pierre. La forme générale de l'édifice est celle d'une tour carrée
pleine à la base. Sa partie supérieure est occupée par une salle très
simple d'aspect; le plafond est formé de belles dalles juxtaposées; les
murs sont nus, les coins arrondis. Une porte, de dimensions restreintes,
met cette pièce en communication avec l'extérieur; un escalier, dont les
fondations et les arrachements sont encore visibles, permettait de
s'élever jusqu'à la chambre; deux glissières parallèles, creusées dans
l'axe de la porte, servaient à faciliter l'entrée ou la sortie du
sarcophage. La construction est couronnée, comme celle de Mechhed
Mourgab, par un ornement denticulé; enfin, de grandes plaques de basalte
noir, placées sur les trois faces opposées à la porte, simulent des
fenêtres, bien qu'en réalité l'édicule n'ait qu'une seule ouverture. La
présence exceptionnelle d'une glissière dans ce monument fait supposer à
mon mari que cet édifice doit être assimilé aux _dakhmas_ ou tours
funéraires des Guèbres, et que ce tombeau est en réalité le pourrissoir
où les cadavres des rois subissaient, avant d'être transportés dans les
hypogées, la décomposition exigée par le culte mazdéïque. Quoi qu'il en
soit, les deux tours carrées des plaines du Polvar et de la Merdach
offrent, à n'en pas douter, les modèles des sépultures princières
importées par Cyrus à son retour de l'Ionie; tandis que les hypogées,
creusés à la mode d'Égypte dans la montagne de Nakhchè Roustem, furent
les tombes des premiers princes de la deuxième dynastie achéménide.

[Illustration: LES HYPOGÉES DE NAKHCHÈ ROUSTEM.]

La façade des monuments funèbres de Darius et de ses successeurs
reproduit en relief, sur la paroi verticale du rocher, un édifice à
colonnes. L'entablement, en tous points analogue à l'entablement ionien
primitif, ressemble à celui que supportent les arrhéphores du portique
de l'Érechthéion. Les colonnes, lisses, sont surmontées à leur sommet
d'un chapiteau formé de deux taureaux soudés entre eux par la moitié du
corps. Un couronnement égyptien termine les portes, à multiples
linteaux.

Au-dessus d'un trône apparaît le roi, adressant des prières au dieu
Aouramazda, qui plane dans les airs.

Les plates-formes ménagées au devant des tombeaux sont trop élevées et
la paroi du rocher trop raide pour qu'on puisse y accéder de la plaine.
Quand on désire visiter les hypogées, on est réduit à se laisser passer
autour du corps une longue corde et à se faire hisser par des hommes
placés sur la crête du rocher. Marcel exécute le premier cette
ascension, et ce n'est pas sans inquiétude que je le vois suspendu à un
câble paraissant à peine gros comme un fil. La descente s'effectue sans
accident, et je m'apprête à mon tour à effectuer ce voyage aérien.

«Que veux-tu aller faire là-haut? me dit mon mari; les parois des
chambres sont grossièrement taillées dans le roc et ne portent trace ni
de sculptures ni de peintures; les plafonds sont façonnés en forme de
voûte, et les sarcophages creusés dans la pierre ressemblent en tout
point à ceux des sépultures égyptiennes.

--Je veux voir de près la physionomie de Darius. J'imagine aussi que du
haut des tombeaux je jouirai d'une magnifique vue sur toute la plaine de
la Merdach.

--N'insiste pas, je ne te laisserai jamais faire cette folie. Tu n'as
pas l'idée de l'impression désagréable que l'on éprouve à quinze mètres
au-dessus du sol, quand on est suspendu à l'extrémité d'une corde. Rien
ne me prouve d'ailleurs que tu prendrais pied sur la plate-forme.
T'attacherais-tu solidement avant de redescendre? Tu n'iras pas au
tombeau», ajoute-t-il en hélant les hommes placés au sommet de la
montagne et en leur ordonnant de redescendre.

Ce _veto_ me paraît très déplacé, mais j'ai beau supplier et me mettre
fort en colère, je suis réduite, pour la première fois depuis que j'ai
fait serment d'obéissance, à me plier aux volontés de mon seigneur et
maître. Ce n'était pas la peine de venir chercher si loin une pareille
humiliation.

En supposant que je fusse montée aux hypogées et qu'il me fût arrivé
quelque accident, le monde en eût été moins ému que ne le fut la Perse,
il y a quelque deux mille quatre cents ans, à la suite de l'ascension de
la même plate-forme, tentée par les parents de Darius. Le roi, charmé
d'offrir une agréable distraction à son père et à sa mère, les invita à
visiter son tombeau, les fit asseoir dans une benne et confia aux mages
le soin de hisser ses vieux parents jusqu'à la plate-forme placée au
devant de la porte d'entrée. Quarante prêtres montèrent sur la crête du
rocher, saisirent les cordes et élevèrent à eux le père et la mère de
leur souverain. Mais, au moment où ces estimables vieillards se
balançaient au gré des vents, un énorme serpent sortit des rochers et
vint jeter la terreur et la déroute dans les rangs des mages. Les
prêtres, éperdus, n'eurent rien de plus pressé que de lâcher les câbles
et de laisser choir sur les rochers la benne et son précieux fardeau. Le
désespoir de Darius fut profond, il ordonna de saisir les coupables et
les fit tous empaler sous ses yeux.

Au-dessous des tombes achéménides se trouvent les célèbres sculptures
sassanides auxquelles l'ensemble des monuments placés à l'entrée de la
plaine de la Merdach doit le nom de Nakhchè Roustem (Dessins de
Roustem).

L'un de ces bas-reliefs, long de onze mètres environ, représente le
triomphe de Chapour sur Valérien. Le roi perse est à cheval; l'empereur
romain, lauré, vêtu d'une tunique et du paludamentum, implore à genoux
la pitié du vainqueur. L'humble attitude prise par le prisonnier ne
l'empêcha pas de servir pendant six ans de marchepied au souverain
sassanide, et d'être finalement empalé et promené en guise de trophée à
la tête des armées victorieuses. Sur les fonds du bas-relief est gravée
une inscription en langue pehlvi qui rappelle la victoire d'Édesse
remportée par Chapour sur les Romains.

[Illustration: CHAPOUR TRIOMPHANT.]

Le sujet traité sur le deuxième tableau est difficile à comprendre. Deux
rois à cheval tiennent un symbole d'alliance, et contrastent par leur
impassibilité avec la fougue de deux guerriers que l'on voit, dans une
troisième composition, se précipiter l'un sur l'autre, la lance en
arrêt, semblables aux preux du Moyen Age.

Le dernier de ces bas-reliefs, placé presque au niveau du sol, est
malheureusement fort dégradé.

La sculpture monumentale des Sassanides semble plutôt procéder de l'art
romain que de l'art grec. Les figures, soigneusement martelées depuis
l'ère musulmane, sont dans un état qui ne permet pas d'apprécier le
modelé et le fini des nus; mais les mains, souvent intactes, pèchent par
la lourdeur de l'exécution; les draperies, tourmentées, manquent de
vérité. En revanche, l'attitude des rois est simple et noble; les
animaux sont traités avec une grande habileté de main par des artistes
de talent, comprenant bien mieux la sculpture décorative que les auteurs
des bas-reliefs officiels sculptés à la partie supérieure des quatre
tombes achéménides.

Le dernier de tous les monuments du groupe de Nakhchè Roustem, et
peut-être le plus intéressant d'entre eux, se trouve au sud des
hypogées.

[Illustration: LES ATECHGAS (AUTELS DU FEU) DE NAKHCHÈ ROUSTEM.]

Ce sont deux atechgas (autels du feu) jumeaux, taillés dans le roc en
place. Ils se composent d'une table carrée supportée par quatre arceaux
en plein cintre, reposant sur des colonnes engagées dans les angles des
pyrées. Une ligne de merlons triangulaires couronne la partie supérieure
de l'autel. Tous ces ornements sont barbares, grossièrement exécutés et
procèdent d'un art beaucoup moins avancé que celui des monuments élevés
sous le règne de Cyrus. Si l'on rapproche cette donnée du caractère
franchement assyrien des merlons, des colonnes engagées et des arcs en
plein cintre, on se convainc aisément que les atechgas de Nakhchè
Roustem sont les plus anciens monuments des plaines du Polvar et de la
Merdach, et remontent au delà du règne de Cyrus.

Les pieux souvenirs et les traditions qui se rapportaient à ces antiques
autels du feu engagèrent probablement Darius à choisir comme nécropole
royale les rochers avoisinant les pyrées. Les mêmes motifs sans doute
amenèrent à leur tour les Sassanides à faire graver leurs exploits sur
les parois de cette montagne célèbre. De tous temps les sectateurs de
Zoroastre affluèrent auprès des atechgas de Nakhchè Roustem, et, de nos
jours encore, bien que les Parsis aient à peu près perdu le souvenir de
leur passé glorieux, ils viennent des Indes visiter en nombreux
pèlerinages les autels du feu et le tombeau provisoire désigné dans le
pays sous le nom de Kaaba des Guèbres.

[Illustration: ROIS SASSANIDES.]



[Illustration: PERSÉPOLIS.--PALAIS DE DARIUS. (Voyez p. 399.)]



CHAPITRE XXI[7]

Le village de Kenaré.--Les emplâtrés.--Takhtè Djemchid.--Les taureaux
androcéphales.--L'_apadâna_ de Xerxès.--Palais de Darius.--La sculpture
persépolitaine.--Costumes des Mèdes et des Perses.--Ruines de
l'apadâna à cent colonnes.--La rentrée des impôts.--Les tombes
achéménides.--L'incendie de Persépolis.--La ruine d'Istakhar.--Une
famille guèbre en pèlerinage à Nakhchè Roustem.--La religion des Perses
au temps de Zoroastre.--Le Zend-Avesta.--Départ de Kenaré pour Chiraz.

  [7] Les gravures de ce chapitre sont dessinées d'après des
    héliogravures de _l'Art antique de la Perse_, publié par M.
    Dieulafoy (Librairie centrale d'Architecture, 1884).


6 octobre.--La nécessité de renouveler nos approvisionnements épuisés,
l'impossibilité de supporter pendant plusieurs nuits de suite les
piqûres des moustiques, nous ont obligés à fuir pendant deux jours
l'abominable tchaparkhanè voisin du Takhtè Djemchid et à venir chercher
un refuge dans le petit village de Kenarè, situé à deux farsakhs des
palais persépolitains. L'éloignement des ruines nous condamne matin et
soir à une longue course à cheval; mais que ne ferait-on pas pour
échapper aux moustiques et à l'insomnie, leur inséparable compagne?

Nous avons trouvé un gîte honnête dans un balakhanè élevé au-dessus de
la maison d'un riche paysan. Murs et plafonds sont crépis en mortier de
terre; une natte de paille étendue sur le sol et une amphore de cuivre
constituent le mobilier de la pièce. Cette installation n'a rien de
sardanapalesque, mais nous paraît cependant des plus confortables, car
la hauteur de la pièce au-dessus du sol nous protège contre les
émanations fétides des rues et nous permet de respirer à pleins poumons
l'air pur des montagnes que nous apporte la brise de l'est. Les
avantages de la position du balakhanè se payent au prix de quelques
sacrifices: forcés de dîner sur la terrasse, de développer les clichés
et de préparer les châssis au clair de lune, nous sommes ici, comme à
Saveh, le point de mire des femmes de tout âge, qui se pressent en foule
sur les toits du voisinage.

Depuis Maderè Soleïman la race paraît se modifier: en promenant les
regards autour de moi, j'aperçois des jeunes filles à la taille élancée,
aux yeux bleus, aux cheveux blonds et souples, les premiers que j'aie
vus en Perse; notre tcharvadar lui-même, un enfant du pays, est
possesseur d'une perruque rousse et de pupilles d'un vert glauque à
faire envie aux bébés de porcelaine. Ce changement m'a surprise, et je
suis allée aux informations. «Les cheveux jaunes et les yeux verts,
m'a-t-on répondu, sont d'autant moins rares qu'on descend davantage vers
le sud.» Somme toute, le type de la population s'embellit. En voyageur
véridique, je dois ajouter cependant que les femmes âgées, à Kenaré
comme dans tout l'Orient, sont décrépites, repoussantes, et joignent aux
infirmités, fruits amers de la vieillesse, la malpropreté particulière
aux habitants des villages du Fars. Les paysannes ne peignent presque
jamais leurs cheveux, se lavent rarement, portent des vêtements sans les
nettoyer ni les blanchir jusqu'à ce qu'ils soient en lambeaux.

Une jupe d'indienne attachée au-dessous du ventre et tombant à peine aux
genoux, une chemise flottante, largement fendue sur la poitrine, mais
s'arrêtant à la ceinture, suffisent à les voiler sans les couvrir.

Si le corps est soumis à toutes les variations de la température et des
saisons, la tête est, au contraire, soigneusement garantie du soleil ou
de la gelée, grâce à l'épaisse couche de voiles sales et de torchons
graisseux entortillés autour du crâne. Les villageoises sont bonnes
mères et n'accaparent pas tous les oripeaux de la famille: les pauvres
bébés, qu'il serait malsain, paraît-il, de laver avant l'âge de trois
ans, sont absolument nus, été comme hiver, mais ont, eux aussi, la
figure engloutie sous une telle cargaison de haillons, de perles de
verre et d'amulettes, que les plus vigoureux paraissent chétifs et
grotesques sous ce couvre-chef disproportionné avec leur corps. Cette
interversion dans le rôle des habits, jointe à l'habitude de saigner les
nouveau-nés à trois jours pour leur enlever le sang impur de leur mère,
et de les nourrir dès la mamelle avec des fruits aqueux, la coutume
d'attendre que la saleté se détache de la peau en longues écailles et
que les mouches serrées tout le long des paupières débarrassent ces
petits malheureux des matières purulentes accumulées autour de leurs
yeux, expliquent l'effrayante mortalité des enfants; aussi bien les
femmes persanes, après avoir donné le jour à une douzaine de mioches, se
considèrent comme très favorisées du ciel quand elles parviennent à en
conserver trois ou quatre.

O Mahomet! tu avais donc visité les villages du Fars avant d'ordonner
aux sectateurs de ta religion les cinq ablutions journalières!

Les habitants de la province ne peuvent arguer pour leur défense du
manque d'eau et de leur pauvreté: les environs de Persépolis, que
traversent de nombreux kanots, sont d'une surprenante richesse. Des
gerbes d'orge cultivées en seconde récolte et encore empilées sur les
champs témoignent par leur volume et leur belle apparence de la
fertilité exceptionnelle des terres irriguées. En revanche, la zone
privée d'eau est inculte et abandonnée; j'ai donc été fort surprise, en
me rendant ce matin aux ruines en compagnie de nos braves toufangtchis,
d'apercevoir auprès du takht six monticules de terre fraîchement remuée.

«Pourquoi creuse-t-on des silos dans ce désert? ai-je demandé à nos
guides.

--Ces tumulus recouvrent des emplâtrés, m'a répondu l'un d'eux. Ce sont
les tombeaux de six brigands pris le mois dernier et suppliciés il y a
peu de jours. Depuis quelques années la province était gouvernée par un
frère du roi, homme pieux mais trop débonnaire. Sûrs de l'impunité, les
brigands et les assassins infestaient les chemins et dévalisaient les
caravanes, quand Sa Majesté s'est enfin décidée à rappeler son frère à
Téhéran et à nommer à sa place son petit-fils, un enfant de douze ans.
En même temps il donnait comme tuteur au jeune prince un sous-gouverneur
connu dans l'Iran pour sa sévérité.

--Mais qu'est-ce donc que l'emplâtrage?

--A en juger d'après les soubresauts du patient, ce doit être un
supplice affreux! Les valets du bourreau creusent d'abord un puits dans
la terre et posent en travers de l'excavation une barre au milieu de
laquelle ils attachent les pieds du condamné, de façon que sa tête
touche à peu près le fond de la fosse; puis le bourreau gâche du plâtre
et le coule lentement autour du corps. Quand l'opération est terminée,
et lorsque le plâtre atteint le niveau du sol, on rejette sur la tombe
la terre extraite du puits et l'on forme les monticules que vous venez
d'apercevoir.»

Bien que la sensibilité s'émousse vite en voyage, je ne puis cependant,
en écoutant ce simple récit, réprimer un geste d'horreur.

«Vous désapprouvez peut-être la manière d'agir du gouverneur? reprend le
toufangtchi.

--Oui, certes.

--Vous avez raison. Il est fort dommage de perdre dans ces exécutions
une grande quantité de plâtre, quand il serait si peu coûteux de faire
périr les assassins sous le bâton; mais vous ne regretteriez pas cette
dépense si vous saviez combien est salutaire l'impression produite par
un pareil supplice.»

Tout en écoutant les sages réflexions de mon guide, j'arrive au pied
d'une terrasse de dix mètres de hauteur, construite en blocs de pierre
soigneusement dressés. Cet immense soubassement, connu en Perse sous le
nom de Takhtè Djemchid, s'appuie sur une chaîne de montagnes sauvages et
rappelle comme ensemble la plate-forme de Maderè Soleïman, dont il est
certainement une copie. La hauteur de la terrasse n'est pas uniforme;
les constructions qu'elle supporte sont élevées sur trois étages
différents. Un magnifique escalier à double volée, formé de cent six
marches et coupé par deux larges paliers symétriques, conduit de la
plaine à l'étage intermédiaire. Les volées sont parallèles au mur et
prises dans l'épaisseur de la maçonnerie. Quant aux degrés, ils sont si
doux qu'il est aisé de les monter ou de les descendre à cheval, et si
larges que dix hommes placés sur la même ligne peuvent les gravir en
même temps. Je m'élève par cette rampe et j'entre dans Persépolis.

Nous avons visité les vieilles forteresses de Ragès, de Véramine et de
Sourmek; nous avons parcouru le champ de bataille où les Perses
inaugurèrent, en écrasant les armées d'Astyage, le règne glorieux de
Cyrus; naguère encore nous pénétrions dans les tombeaux des rois
achéménides: mais de tous les souvenirs de la grandeur passée de l'Iran
il n'en est pas un qui nous ait plus vivement impressionnés que les
squelettes décharnés des palais persépolitains.

L'histoire traditionnelle de la Perse, telle qu'elle nous est rapportée
par les poètes épiques, n'est pas d'un grand secours quand on veut
étudier les origines de Persépolis. Mieux vaudrait encore consulter les
auteurs grecs, si la lecture presque récente des textes cunéiformes
gravés sur les pierres des palais ne venait substituer la certitude
scientifique aux douteuses légendes et nous apprendre que le Takhtè
Djemchid (Trône de Djemchid) est l'œuvre de Darius fils d'Hystaspe et de
ses premiers successeurs.

Comment, dans les traditions persanes, Djemchid a-t-il usurpé la gloire
des Darius et des Xerxès? C'est un problème difficile à résoudre.
D'après les légendes anciennes recueillies par Firdouzi, Djemchid aurait
été le premier et le plus grand des législateurs de l'Iran. L'auteur de
l'épopée persane lui attribue la division du peuple en quatre classes:
celles des prêtres, des écrivains, des guerriers et des artisans. C'est
également à Djemchid qu'il faut faire remonter l'usage de compter le
temps par années solaires. Le souverain fixa le commencement de l'année
au jour précis où le soleil entrait dans la constellation du Bélier et
ordonna de célébrer cet anniversaire par la grande fête du Norouz, ou
nouvel an, dont la tradition s'est perpétuée jusqu'à nos jours. Pas plus
que les simples mortels, les princes légendaires ne sont parfaits. Après
avoir rendu son peuple heureux, Djemchid inventa le vin et, dès lors, se
laissa aller à la débauche. Je laisse à Mollah Ackber le soin de conter
cet épisode de la vie du roi.

Djemchid eût donné tous les fruits de ses vergers pour une grappe de
raisins. Désirant en conserver une provision d'hiver, il en enferma dans
une grande jarre et fit déposer le vase au fond d'une cave profonde.
Lorsque plus tard on ouvrit la jarre, les raisins avaient fermenté et
s'étaient transformés en un jus rouge d'une odeur et d'un goût
pénétrants. Le roi se méprit sur les qualités de cette liqueur et en fit
remplir quelques amphores de terre, sur chacune desquelles on écrivit le
mot «poison». Les propriétés du vin fussent demeurées longtemps ignorées
si l'une des femmes de l'andéroun, sujette à d'intolérables douleurs de
tête, n'eût cherché dans la mort la fin de tous ses maux. Elle prit le
vase sur lequel était écrit «poison» et en avala le contenu. La belle
khanoum, peu faite aux liqueurs alcooliques, tomba en léthargie et se
trouva fort calmée à son réveil. Enchantée d'avoir découvert un remède à
ses maux, elle revint souvent à la cruche, et bientôt le vin du monarque
fut bu tout entier. Le prince s'aperçut du larcin: la dame avoua sa
faute, mais dépeignit en termes si engageants les divins effets de
l'ivresse, que le roi voulut à son tour goûter au jus de raisin. A la
récolte suivante on fit une plus grande quantité de vin; Djemchid
d'abord, puis toute sa cour firent leurs délices de ce nouveau breuvage,
qui, en raison de la manière dont il avait été connu, fut longtemps
nommé le «délicieux poison».

Djemchid, il faut le croire, ne tarda pas à abuser du «délicieux
poison», car il se proclama dieu, ordonna à ses sujets de lui élever des
statues, et les dégoûta à tel point de lui, qu'ils le trahirent et se
soumirent à Zohak, prince syrien.

Le malheureux souverain prit la fuite; poursuivi dans le Seistan, l'Inde
et la Chine, il fut enfin conduit devant son ennemi, qui le fit placer
entre deux planches et scier en plusieurs morceaux avec une arête de
poisson. Au dire de Firdouzi, Djemchid régna sept cents ans et fut
l'ancêtre du fameux Roustem.

C'est probablement à l'ensemble de ces traditions que ce personnage
héroïque doit le renom dont il n'a cessé de jouir chez les Persans et
l'honneur de signer toutes les œuvres des Achéménides.

«Djemchid, disent en effet les auteurs du Moyen Age, bâtit un palais
fortifié au pied d'une montagne qui borde au nord-ouest la plaine de la
Merdach. Le plateau sur lequel il était élevé a trois faces vers la
plaine et une vers la montagne. Les pierres avec lesquelles il est
construit sont en granit noir et dur; l'élévation à partir de la plaine
est de quatre-vingt-dix pieds, et chaque pierre employée dans cette
construction a de neuf à douze pieds de long sur une largeur
proportionnelle. Il y a, pour arriver au palais, deux grandes volées de
marches, si faciles à monter qu'on peut le faire à cheval. Sur cette
plate-forme était bâti l'édifice, dont une partie subsiste encore dans
son premier état; le reste est en ruine. Le palais de Djemchid est celui
qu'on appelle maintenant Tcheel-Minar ou les Quarante-Colonnes. Chacune
de ces colonnes est faite d'une pierre sculptée et a soixante pieds de
haut; elles sont travaillées avec tant d'art qu'il semblerait difficile
d'exécuter sur bois ces beaux ornements, sculptés cependant sur un dur
granit. On ne trouverait pas en Perse une pierre pareille à celle de ces
colonnes, et l'on ne sait d'où celle-ci a été apportée. Quelques figures
très belles et très extraordinaires ornent aussi ce palais. Toutes les
colonnes qui jadis soutenaient la voûte (car aujourd'hui elle est
tombée) sont composées de trois tronçons si bien assemblés que le
spectateur ne peut éviter de croire que le fût ne soit d'une seule
pièce. On trouve sur les bas-reliefs plusieurs figures de Djemchid: ici
il tient une urne dans laquelle il brûle du benjoin tout en adorant le
soleil; là il est représenté poignardant un lion.»

A part quelques inexactitudes de peu d'importance et des exagérations
propres au caractère oriental, l'ancienne description de l'auteur arabe
s'applique encore à ce qui reste du Takhtè Djemchid.

[Illustration: TAUREAUX ANDROCÉPHALES.]

Dès que l'on a gravi les dernières marches de l'escalier, on se trouve
en face d'un portique orné de quatre taureaux, dont deux androcéphales,
sculptés sur les montants de l'édifice. Ces bêtes fantastiques, taillées
dans un massif composé de pierres volumineuses, reproduisent les formes
des taureaux ninivites, mais l'emportent en beauté et en grandeur sur
les gardiens des palais de Sargon et de Sennachérib. Le modelé est gras,
les jambes bien étudiées; les extrémités des ailes décrivent une courbe
gracieuse qui contraste avec la raideur des monstres assyriens; enfin
les animaux perses ne sont point munis de cette cinquième patte
qu'octroyèrent généreusement les sculpteurs de Dour Saryoukin aux
taureaux ou aux lions chargés de la garde des demeures royales.

Comme leurs modèles assyriens, dont ils ont conservé l'attitude et les
poils frisés, les monstres assyriens portent la tiare royale des vieux
princes de la Chaldée. Cette coiffure, formée d'une toque couronnée d'un
rang de plumes, est ornée de fleurons semblables aux antémions si
souvent employés dans les bijoux des Atrides à l'époque de la guerre de
Troie. Le caractère divin de l'animal se reconnaît aux cornes placées
autour de la tiare.

Les monstres de pierre, faits à l'image d'une bête fabuleuse que le
légendaire Isdoubar, aidé de son serviteur Noubaïn, captura à la chasse,
devinrent dès les temps les plus reculés les gardiens attitrés, les
génies tutélaires de tous les palais d'Orient; aussi voit-on des
conquérants, tels qu'Assour-ban-Habal, se vanter, dès le neuvième siècle
avant Jésus-Christ, d'avoir renversé les taureaux ailés fixés aux portes
des palais de l'Élam, «qui jusqu'alors n'avaient pas été touchés».

Au-dessus des ailes de l'animal s'étendent trois tablettes
d'inscriptions trilingues, écrites en caractères cunéiformes; elles nous
disent que cette entrée grandiose est l'œuvre de Xerxès:

«C'est un grand dieu qu'Aouramazda (Ormuzd): il a créé la terre, il a
créé le ciel, il a créé l'homme, il a donné à l'homme le bonheur, il a
fait Khchayârchâ (Xerxès) seul roi sur des milliers d'hommes, seul
maître sur des milliers d'hommes.»

«Je suis Khchayârchâ le grand roi, le roi des rois, le roi des pays bien
peuplés, le roi de cette vaste terre, qui commande au loin et auprès. Je
suis fils de Dârayaou (Darius), roi achéménide.»

«Khchayârchâ le grand roi déclare: «Ce portique, nommé Viçadahyu («d'où
l'on découvre tous les pays»), je l'ai bâti ainsi que beaucoup d'autres
monuments dont j'ai doté cette Parça, je les ai construits comme mon
père les a construits, et cette œuvre magnifique et tous ces édifices
splendides nous les avons élevés par la grâce d'Aouramazda.» Khchayârchâ
le roi déclare: «Qu'Aouramazda me protège, moi et mon empire et mon
œuvre et les œuvres de mon père! Qu'Aouramazda les protège!»

Au delà des piliers se trouvent les restes de cinq colonnes qui
soutenaient le plafond du portique; disposés en arrière de ces supports,
deux taureaux, semblables aux premiers, dirigent leurs regards vers la
montagne. Quand on a franchi le vestibule défendu par ces génies,
témoins impassibles de la splendeur et de la ruine de la cité royale, on
gravit quelques degrés et l'on pénètre dans l'_apadâna_ de Xerxès.

L'apadâna, ou salle du trône, doit être assimilé au talar dans lequel
les souverains persans donnent encore aujourd'hui leurs audiences
solennelles, reçoivent les ambassadeurs ou daignent accueillir les
hommages et les présents de leurs sujets à l'occasion des fêtes du
Norouz (nouvel an).

Le palais de Xerxès se composait d'une salle hypostyle à trente-six
colonnes, entourée de portiques sur trois de ses faces. Les plafonds de
ces portiques étaient soutenus par deux rangs de supports, que
couronnaient des chapiteaux formés par la réunion des parties
antérieures du corps de deux taureaux accroupis sur leurs pattes.

Sur ces colonnes reposait une charpente horizontale en bois. Les Perses,
ayant adopté depuis le règne de Cyrus un ordre grêle des plus élégants,
ne pouvaient, comme les Égyptiens, le charger de lourdes architraves de
pierre: l'écartement des colonnes, leur faible diamètre, leur grande
hauteur, les encastrements ménagés dans la pierre et destinés à loger
les poutres, suffiraient à prouver ce fait, si des fragments de bois
carbonisés, retrouvés il y a quelques années en fouillant le sol, ne
venaient confirmer à leur tour les témoignages fournis par l'ensemble de
la construction.

Toutes les pièces de la charpente étaient en cèdre du Liban, et l'on
avait dû, pour les transporter dans le Fars, leur faire franchir à bras
d'hommes les défilés les plus abrupts de la Perse et les cols des monts
Zagros, dont l'altitude dépasse deux mille huit cents mètres.

[Illustration: PORTIQUE SUD DE L'APADÂNA DE XERXÈS.]

Au-dessus du plafond on étendait un matelas de terre, destiné à garantir
les hôtes du palais des chaleurs estivales.

Marcel, après avoir calculé la résistance des bois d'après les
dimensions des encastrements préparés dans la pierre, a trouvé que la
hauteur et la largeur des pièces étaient plus que suffisantes pour
résister victorieusement à l'effort qu'elles étaient destinées à
supporter. La couche de pisé comprise entre trois cours de poutres
revêtues à l'extérieur de plaques de faïence bleue était recouverte d'un
carrèlement en briques, faisant saillie au-dessus de la frise émaillée.
La dernière brique, disposée en encorbellement, était même enveloppée
d'une gaine métallique.

On a comparé le Tcheel-Soutoun au grand palais de Xerxès, et conclu, des
légères toitures jetées sur le talar ispahanien, que les constructions
persépolitaines n'étaient point couvertes de terre. C'est une erreur: le
climat d'Ispahan est relativement très frais, si on le compare à celui
de Persépolis, et telle couverture convenable sur les bords du Zendèroud
ne suffirait pas, dans la plaine de la Merdach, à rendre une demeure
habitable pendant les chaudes journées d'été. Du reste, quelle qu'ait
été la forme des toitures, l'aspect de l'apadâna n'en était pas moins
grandiose. Lorsque je fais revivre dans ma pensée les portiques à
colonnes de marbre ou de porphyre, les chapiteaux formés avec des
taureaux dont on avait peut-être doré les cornes, les yeux et les
colliers, les plafonds et les charpentes de cèdre, les mosaïques de
briques mêlées aux faïences colorées qui devaient revêtir les parements
des murs comme d'une lourde dentelle; les corniches couvertes d'émaux
bleu turquoise et terminées par un trait de lumière accroché à l'arête
saillante des stillicides d'or ou d'argent; lorsque je considère les
draperies accrochées au-devant des portes, les fins tapis étendus sur le
sol, je me demande si les monuments religieux de l'Égypte ou de la Grèce
devaient produire sur l'imagination du visiteur une impression aussi
vive que la vue des palais du grand roi.

Après avoir examiné ce premier édifice, je contourne le bas d'un
deuxième monument pour aller chercher à l'est les degrés qui y mènent.
Deux escaliers placés parallèlement à la façade conduisent à un porche
supporté par huit colonnes. Ce porche précède un palais, affecté, ce me
semble, à la demeure privée du souverain. Une large baie comprise entre
quatre fenêtres s'ouvre sur le portique et donne accès dans une salle
hypostyle à seize colonnes. Autour de cette pièce se présentent cinq
ouvertures, semblables à la porte d'entrée; elles mettent en
communication le hall central avec des pièces ménagées tout autour.
Entre ces baies, placées dissymétriquement les unes par rapport aux
autres, se trouvent quatre fenêtres prenant jour sur le portique, et de
grandes niches rectangulaires semblables aux takhtchés creusés encore
aujourd'hui dans les murs des maisons persanes. Les pieds-droits, les
linteaux et les couronnements des portes et des fenêtres, les bases des
colonnes, sont en porphyre gris foncé, mis en œuvre avec une
merveilleuse précision.

Autour des takhtchés et des fenêtres, à l'intérieur des portes, sur les
murs de soutènement des escaliers, sont gravées, en guise d'ornement,
des inscriptions cunéiformes d'une parfaite netteté; elles abondent en
détails intéressants et nous apprennent que ce palais fut construit sous
Darius et terminé par son fils Xerxès.

De toutes les richesses répandues dans cette antique demeure, les plus
attrayantes à mon avis sont les sculptures en bas-relief dont elle est
ornée. Placées, comme les inscriptions, dans l'épaisseur des portes et
sur les parements des murs qui supportent les degrés, elles sont tout à
la fois remarquables par leur valeur artistique et par les
renseignements qu'elles nous fournissent sur le costume et le mobilier
des Perses, détails en parfaite concordance d'ailleurs avec les récits
des auteurs anciens.

Jusqu'au temps de Cyrus, les Perses avaient porté le vêtement fourré de
peau de bête désigné par les Grecs, et en particulier par Aristophane,
sous le nom de «perside». C'est la tunique dont Cyrus est revêtu dans le
bas-relief de Maderè Soleïman. Plus tard, après la conquête de la Médie,
dit Hérodote, les vainqueurs prirent les costumes efféminés des Aryens
du Nord et les longues robes brodées des seigneurs d'Ecbatane. Les rois
achéménides adoptèrent même les jupes, les trois pantalons, les doubles
vestes et le manteau des femmes mèdes.

[Illustration: PORTE DU PALAIS DE DARIUS. (Voyez p. 399.)]

La première tunique était blanche; la seconde était brodée de fleurs et
tombait sur les pieds; le manteau était pourpre en hiver, brodé de
fleurs en été; enfin les princes et les grands dignitaires portaient une
tiare semblable aux bonnets de laine foulée des paysans du Fars, tandis
que les gens du peuple s'enveloppaient la tête dans une mitre de feutre
mou fermée sous le menton. C'est à l'action de cette coiffure
malfaisante qu'Hérodote, observateur sagace, mais anthropologiste
médiocre, attribue la fragilité et le peu d'épaisseur du crâne des
Perses. La mitre me paraît avoir la plus grande analogie avec le bachlik
du Caucase.

Le changement de mode signalé par Hérodote et Strabon est confirmé par
les bas-reliefs de Maderè Soleïman et de Persépolis: les vêtements de
Darius et de ses successeurs diffèrent en tout point de ceux de Cyrus,
mais concordent au contraire avec les descriptions qui en sont parvenues
jusqu'à nous. L'observation de ce fait est des plus intéressantes: il ne
s'agit pas seulement de suivre sur les dalles de porphyre comme sur un
journal de mode les modifications apportées à la coupe des vêtements,
mais de constater une fois de plus que les palais de Persépolis sont
postérieurs aux édifices élevés dans la plaine du Polvar, et que le
bas-relief de Maderè Soleïman représente bien le grand Cyrus, et non
Cyrus le jeune, comme on l'avait supposé il y a quelques années.

[Illustration: DARIUS COMBATTANT UN MONSTRE.]

Le premier bas-relief qui frappe mes regards représente un exploit
cynégétique du souverain. A la chasse, et probablement dans toutes les
occasions où il avait besoin de sa liberté d'action, le roi relevait la
seconde robe dans sa ceinture. Tel il est représenté à Persépolis et sur
les dariques. Un lion, parfois aussi un animal fabuleux, se dresse sur
les pattes de derrière et se précipite sur le souverain. Le monarque
reçoit le choc de la bête sauvage avec le calme dont ne doit jamais se
départir un Oriental, et de la main droite il lui plante tranquillement
une dague en pleine poitrine. Le dessin et le modelé de cette sculpture,
dont le sujet est souvent reproduit sur les cylindres chaldéens, sont
d'un bon style; l'exécution est parfaite: l'animal bien étudié, les
vêtements du roi sont traités avec une certaine science. Tout le sujet
est en saillie sur le nu de la pierre; les plans ne sont pas indiqués,
comme dans le bas-relief de Maderè Soleïman ou les bas-reliefs égyptiens
et assyriens, par la disposition des contours, mais par la dégradation
des reliefs.

Dans un autre tableau, le roi se promène, appuyé sur un bâton de
commandement identique à la haute canne que tiennent à la main les
dignitaires du clergé chiite; il est suivi de deux officiers portant le
flabellum et l'ombrelle, objets bien précieux quand on doit affronter le
soleil brûlant du pays. En ce cas, Darius laisse traîner sur le sol les
plis de la longue jupe, qui signale également les gardes royaux, tandis
que les soldats ou les serviteurs d'un ordre subalterne, appelés par
leur service au dehors du palais, sont vêtus d'une tunique serrée à la
taille et de l'anaxyris ou pantalon qui caractérise les guerriers
parthes dans les bas-reliefs romains.

Une inscription placée au-dessus de la tête du principal personnage est
ainsi conçue: «Darius grand roi, rois des rois, roi des provinces, fils
d'Hystaspe Achéménide, a construit ce palais.»

Si les bas-reliefs sculptés sur les chambranles des portes reproduisent
tous des épisodes particuliers de la vie du souverain, les tableaux qui
recouvrent les rampes de l'escalier ont, en revanche, un caractère
beaucoup plus intime. Des serviteurs s'élèvent jusqu'au palais en tenant
dans leurs bras de jeunes chevreaux, des plats de fruits, des outres
pleines de vin ou des sacs de grain.

[Illustration: ESCALIER DU PALAIS DE DARIUS.]

Je me souviens avoir vu, dans les escaliers conduisant des cours aux
terrasses du temple d'Edfou, de longues théories de prêtres sculptées en
bas-relief tout le long des degrés et transportant processionnellement,
à l'occasion de certaines fêtes, des barques ou des emblèmes sacrés.
L'idée de cette singulière décoration serait donc égyptienne. Mais il ne
saurait en être de même de la scène représentée: les personnages qui
gravissent les rampes viennent, à l'occasion du nouvel an, offrir un
présent à leur souverain. Vingt-cinq siècles se sont écoulés depuis que
ces bas-reliefs ont été taillés, et la très antique fête dont ils
reproduisent l'épisode essentiel se célèbre tous les ans à Téhéran, pour
la plus grande satisfaction du roi des rois. Au-dessous de ces
personnages, et pour remplir l'angle formé par les dernières marches de
l'escalier au-dessus du sol, les décorateurs ont placé une des plus
intéressantes sculptures de Persépolis: le combat du taureau et du lion.
La bête sauvage mord à la cuisse son ennemi, et d'un coup de sa
puissante patte lui brise les reins. Les attitudes sont vraies, l'épaule
et la patte du lion supérieurement rendues; le dessin est pur et
élégant; le porphyre, très dur, est mis en œuvre avec une habileté et un
fini remarquables.

D'après certains auteurs les deux animaux personnifieraient Ormuzd et
Ahriman, ou la lutte des principes du bien et du mal. La licorne serait
l'image du Dieu bienfaisant et créateur; le lion représenterait une
puissance exterminatrice et destructive. Il m'est difficile de partager
cette manière de voir; le même sujet a souvent été traité dans
l'antiquité, et depuis les Babyloniens jusqu'aux Grecs il n'est pas de
peuple, quelle que soit d'ailleurs sa religion, qui n'ait gravé sur la
pierre un combat où la victoire reste au roi des animaux.

A soixante-quinze mètres environ du palais de Darius s'étendent les
débris de deux autres palais bâtis par Xerxès et ses successeurs; ils
reproduisent le modèle des monuments construits par le fondateur de
Persépolis.

Enfin, en revenant vers le nord-ouest et en longeant la montagne, on
arrive à l'édifice le plus vaste et le plus grandiose du Trône de
Djemchid: l'apadâna à cent colonnes qui recouvrait sous son immense
toiture près de cinq mille mètres carrés de terrain. Le chambranle et le
linteau des portes et des croisées placées sur ses quatre faces sont
encore debout, mais à part ces lourdes pierres on ne voit au-dessus du
sol que les bases des colonnes.

[Illustration: SERVITEUR, SOLDAT DE LA GARDE ROYALE ET CAVALIER PERSE.
(RESTITUTION DE M. DIEULAFOY.)]

Quelques bas-reliefs taillés dans l'épaisseur des portes reproduisent
des tableaux semblables à ceux du palais de Darius; d'autres offrent un
caractère tout particulier. L'un d'eux représente sans doute la rentrée
des impôts. Sur le premier registre on voit le roi assis sur un trône en
forme de chaise. La tête du monarque est protégée par un dais; ses pieds
s'appuient sur un tabouret carré; un flabellifère l'évente, des gardes
l'entourent de tous côtés; un officier, que désigne le sabre suspendu à
sa ceinture, apporte un sac pesant et présente probablement au souverain
le tribut monnayé de certaines satrapies. Dans les registres inférieurs
je reconnais à leur longue robe et à leur coiffure les gardes
particuliers du roi: les terribles immortels. Quelques-uns, comme les
soldats représentés sur les bas-reliefs placés au bas de l'escalier du
palais de Darius, portent la lance, le carquois; d'autres sont armés de
l'arc et des flèches dont les Parthes firent contre les Romains un si
terrible usage.

La forme du trône est assyrienne, avec cette différence que les pieds du
siège sont tournés au lieu d'être simplement équarris; les pentes du
dais, fort probablement en étoffe d'or, sont d'un dessin très curieux;
elles se composent de deux litres lourdement brodées. A une double
rangée d'antémions succède une bande ornée de taureaux; au centre
apparaît l'emblème ailé d'Aouramazda; enfin la litre inférieure se
termine par un galon et une lourde frange. La superposition des emblèmes
ailés donne à cette draperie l'aspect d'une tente égyptienne. C'est une
nouvelle manifestation de cette tendance particulière aux Perses d'aller
chercher à l'étranger des modèles qu'ils faisaient ensuite reproduire
par leurs propres ouvriers.

Ne semble-t-il pas que Darius ait voulu rassembler dans sa demeure
souveraine toutes les merveilles de l'Asie et de l'Afrique, et qu'il ait
fait contribuer à l'ornementation de ses palais les arts et les
richesses des nations tributaires de la Perse?

A l'Ionie il emprunta l'ordonnance de l'édifice, la forme des ouvertures
et la sculpture ornementale; à la Lycie, les charpentes et les
terrasses; à l'Égypte, les colonnes, leur base, leur chapiteau et le
couronnement des portes; à l'Assyrie, la statuaire; mais il s'en
rapporta aux Perses pour harmoniser des types de provenances si diverses
avec le goût et la mesure toujours observés par les Iraniens dans
l'ornementation de leurs édifices.

L'étude des bas-reliefs de Persépolis me permet de constater la
supériorité des sculptures du Takhtè Djemchid sur celles de Maderè
Soleïman. Les œuvres des artistes contemporains de Darius et de ses
successeurs ont grande allure et cadrent, malgré leurs défauts, avec les
édifices qu'elles sont destinées à orner. Le dessin est correct, le
modelé ne trahit aucune des exagérations caractéristiques des sculptures
chaldéennes ou ninivites, et l'exécution est parfaite. Ce n'est pas
l'habileté de main qu'il faut seulement louer chez les Iraniens: les
Perses sont surtout redevables de leur supériorité artistique à leur
intelligence, qui leur a fait comprendre les véritables conditions du
bas-relief et les a amenés les premiers à renoncer aux paysages et à
grouper sur le même plan tous les personnages d'une même scène.

De pareils efforts devaient malheureusement être perdus pour les siècles
futurs; l'art persépolitain, imposé à la Perse par Cyrus et ses
successeurs, n'a pas survécu au dernier représentant de la dynastie
achéménide. Il ne pouvait en être autrement dans une contrée privée de
bois et dans un pays où les matériaux de terre sont seuls d'un usage
pratique: c'est ainsi que les palais du Takhtè Djemchid n'ont jamais été
imités ou copiés après la chute de Darius Codoman, et que les rois
parthes et sassanides ont de nouveau construit des monuments en briques
recouverts des hautes coupoles, caractéristiques de l'architecture
nationale de l'Iran.

Deux hypogées creusés dans la montagne au pied de laquelle les
Achéménides ont assis le soubassement du Takhtè Djemchid ont fait
supposer à tort que les édifices construits au-dessous d'eux étaient des
temples funéraires semblables à ceux que les souverains de l'Égypte
élevaient à leur propre mémoire dans la nécropole de Thèbes. Cette
hypothèse me paraît hasardée: les tombes de Darius et celles de ses
premiers successeurs sont creusées dans les rochers de Nakhchè Roustem,
à plus de dix kilomètres des palais élevés par ces rois à Persépolis; le
voisinage des deux derniers hypogées achéménides, préparés longtemps
après l'édification du takht, ne peut communiquer aux palais une
destination funéraire, d'ailleurs contredite par les inscriptions
cunéiformes.

[Illustration: LA RENTRÉE DES IMPÔTS SOUS LES ROIS ACHÉMÉNIDES.
(RESTITUTION DE M. DIEULAFOY.)]

Toutes les questions relatives à l'origine de Persépolis semblent ainsi
résolues. A quelle époque doit-on faire remonter la destruction des
palais?

Persépolis, assurent presque tous les historiens anciens, fut incendiée
par Alexandre le Grand pendant une nuit d'orgie. D'après les récits de
Plutarque, les délices de la ville royale furent funestes au roi de
Macédoine: il céda à une impérieuse passion pour le vin et adopta
l'usage de ces interminables festins qui se prolongeaient, chez les
Perses, une semaine entière. Il passait les nuits revêtu de la robe
blanche et du diadème des princes achéménides, parlait le langage des
vaincus, vivait sous la garde de jeunes gens choisis dans les premières
familles du pays, et s'entourait du cortège de courtisanes que
traînèrent après eux tous les conquérants de l'antiquité.

Assise à l'ombre d'une porte de l'apadâna de Xerxès, je relis, dans la
Vie d'Alexandre traduite par le vieil Amyot, le récit de l'incendie de
Persépolis, et, bien qu'il m'en coûte de charger d'un pareil crime la
mémoire du roi de Macédoine, je suis forcée, en présence de ces pierres
calcinées, de ces colonnes rongées par les flammes, de ces débris de
poutres carbonisées, de me ranger à l'avis de l'historien grec.

«Et depuis, comme Alexandre se préparait pour aller encore après Darius,
il se mit un jour à faire bonne chère et à se récréer en un festin où on
le convia avec ses mignons, si privément, que les concubines même de ses
familiers furent au banquet avec leurs amis, entre lesquelles la plus
renommée était Thaïs, native du pays de l'Attique, étant l'amie de
Ptolémée, qui, après le trépas d'Alexandre, fut roi d'Égypte. Cette
Thaïs, partie louant Alexandre dextrement, et partie se jouant avec lui
à table, s'avança de lui entamer un propos bien convenable au naturel
affété de son pays, mais bien de plus grande conséquence qu'il ne lui
appartenait, disant que ce jour-là elle se sentait bien largement à son
gré récompensée des travaux qu'elle avait soufferts à aller errant çà et
là dans tous les pays d'Asie en suivant son armée, quand elle avait eu
cette grâce et cet heur de jouer à son plaisir dans le superbe palais
royal des grands rois de Perse; mais que, encore, prendrait-elle bien
plus grand plaisir à brûler, par manière de passe-temps et de feu de
joie, la maison de Xerxès, qui avait brûlé la ville d'Athènes, en y
mettant elle-même le feu en la présence et devant les yeux d'un tel
prince comme Alexandre, à cette fin que l'on pût dire, aux temps à
venir, que les femmes suivant son camp avaient plus magnifiquement vengé
la Grèce des maux que les Perses lui avaient faits par le passé, que
n'avaient jamais fait tous les capitaines grecs qui furent oncques, ni
par terre, ni par mer. Elle n'eut pas sitôt achevé ce propos, que les
mignons d'Alexandre y assistant se prirent incontinent à battre des
mains et à mener grand bruit de joie, disant que c'était le mieux dit du
monde et incitant le roi à le faire.

«Alexandre se laissa aller à ces instigations, se jeta en pieds, et,
prenant un chapeau de fleurs sur sa tête et une torche ardente en sa
main, marcha lui-même le premier; ses mignons allèrent après tout de
même, criant et dansant tout à l'entour du château.

«Les autres Macédoniens qui en sentirent le vent y accoururent aussi
incontinent avec torches et flambeaux tout ardents, en rang de
réjouissance, parce qu'ils faisaient leur compte que cela était signe
qu'Alexandre pensait de s'en retourner dans son pays, non pas faire sa
demeurance entre les Barbares, puisqu'il brûlait et gâtait ainsi le
château royal. Voilà comme l'on tient qu'il fut ars et brûlé: toutefois
il y en a qui disent que ce ne fut pas de cette sorte en manière de jeu,
mais par délibération du conseil: comment que ce soit, c'est bien chose
confessée de tous, qu'il s'en repentit sur l'heure même, et qu'il
commanda que l'on éteignît le feu.»

«Ainsi périt, dit à son tour Quinte-Curce, la reine de l'Orient, la
capitale qui dicta des lois à tant de nations, le berceau des puissants
monarques, l'unique objet de la terreur de la Grèce, la ville dont les
armées portées par mille vaisseaux avaient autrefois inondé l'Europe.»

Quels beaux sujets à développer en hexamètres ronflants si l'Université
n'avait proscrit de ses programmes classiques les dactyles et les
spondées! Quelles heureuses réminiscences fournirait aux _jeunes élèves_
l'incendie de Troie! quelles belles périodes! quels superbes parallèles!
quelles vives antithèses! Les Perses qualifiés de barbares, pour avoir
détruit le Parthénon, par ces mêmes Grecs qui se montrent à Persépolis
plus sauvages que leurs anciens adversaires! L'incendie de Sardes
occasionne la destruction d'Athènes; la ruine du Parthénon est vengée
deux siècles plus tard par le sac de Persépolis!

La ville proprement dite, désignée par les auteurs arabes sous le nom
d'Istakhar, ne subit pas tout d'abord le triste sort des palais royaux;
elle resta longtemps debout, au dire de quelques auteurs persans. Après
la ruine du Takhtè Djemchid et la mort du conquérant macédonien, le
satrape Penceste y sacrifia aux mânes de Philippe et d'Alexandre;
Ardéchir Babégan y demeurait quand il se révolta contre les Parthes;
Chapour II enleva à cette cité six mille habitants pour repeupler
Nisibin, qu'il avait détruite. En 632 Istakhar était encore la résidence
du dernier roi sassanide; mais Omar vint mettre le siège devant cette
malheureuse ville dès les premiers siècles de l'hégire, la détruisit de
fond en comble et fit transporter à Chiraz presque tous les habitants. A
dater de cette époque, la vieille capitale fut définitivement
abandonnée. Un hakem de Chiraz lui réservait un dernier outrage: las de
faire rendre justice aux familles des gens assassinés dans le voisinage
des ruines, devenues un repaire de brigands, ce parfait fonctionnaire
voulut détruire l'effet en renversant la cause et donna l'ordre
d'anéantir tout ce qui restait de Persépolis. Les énormes pierres des
palais de Darius et de Xerxès, qui avaient bravé pendant plus de
vingt-deux siècles les forces destructives de la nature, tinrent
longtemps en haleine les ouvriers du hakem. Grâce à Dieu, le
gouvernement de Téhéran fut informé à temps de cet acte de vandalisme;
il ordonna de suspendre les travaux et d'arrêter la démolition. Depuis
cette époque on a respecté ces reliques de la Perse ancienne, et c'est à
peine si, à deux reprises différentes, on a égratigné le sol des palais.

Il y aurait probablement encore des découvertes du plus haut intérêt à
faire à Persépolis, mais l'air y est si insalubre, les chaleurs si
fortes, les moustiques si piquants, que les voyageurs n'ont qu'une idée,
quand ils ont passé quelques journées à visiter le Takhtè Djemchid,
c'est de fuir au plus vite ce pays empesté.

7 octobre.--En entrant hier soir à Kenarè, j'ai aperçu en dehors du
village un campement de Guèbres venus en pèlerinage à Nakhchè Roustem.
On désigne en Perse sous le nom de Guèbres, et sous celui de Parsis aux
Indes, les derniers sectateurs de l'antique religion professée avant la
venue de Mahomet par les habitants de l'Iran. Ce matin j'ai fait
demander aux nouveaux arrivés de me recevoir. Le chef de la famille est
vêtu comme les Persans de la classe pauvre, avec cette différence que
ses habits, faits en bon drap, sont d'une extrême propreté. Bien qu'ils
paraissent neufs, ils sont ostensiblement rapiécés sur l'épaule d'une
étoffe de couleur différente de celle de la tunique. Les musulmans
distinguent à cette marque humiliante les Guèbres des sectateurs de
l'Islam. La femme, encore jeune, est grande, mince, d'aspect élégant,
mais, pas plus que son mari, elle ne diffère par son type des musulmans
du Fars. Elle porte un costume pareil à celui de Chapour dans le
bas-relief de Nakhchè Roustem; je retrouve dans son ajustement les trois
pantalons, la tunique à manches des anciens Mèdes de la classe moyenne
et la mitre avec le léger turban que dès la plus haute antiquité les
habitants de l'Iran enroulaient autour de leur tête.

[Illustration: VUE D'ENSEMBLE DES RUINES DE PERSÉPOLIS.]

Ces braves gens nous proposent de visiter les ruines en notre compagnie;
j'accepte avec plaisir, et nous nous dirigeons ensemble vers le takht.
Je regrette bien vivement de ne pas connaître le patois persan parlé par
mes compagnons de route, car il m'est impossible de causer avec eux sans
l'intermédiaire de mes toufangtchis, dont ils paraissent se méfier à bon
droit.

[Illustration: FAMILLE GUÈBRE.]

Je puis comprendre néanmoins que près de huit mille Guèbres, presque
tous réfugiés à Yezd, ville désignée sous le nom de «Cité de la
lumière», pratiquent la vieille religion de Zoroastre. Aidés par leurs
nombreux coreligionnaires de l'Inde, ils entretiennent des écoles et ont
échappé jusqu'ici à la haine des musulmans grâce à une lettre d'Ali dans
laquelle le gendre de Mahomet leur promet sa protection. Ils sont
autorisés à livrer leurs morts aux oiseaux de proie, mais ne peuvent
exercer leur culte en plein air, monter à cheval dans les villes et
porter des habits intacts.

Laborieux et intelligents, les Guèbres ont des mœurs pures, ils sont
monogames; leurs filles et leurs femmes vivraient à visage découvert si
les lois religieuses de la Perse toléraient cette infraction aux usages
musulmans. Leur respect pour la vérité et leur probité commerciale les
distinguent de leurs compatriotes. Ces vertus, bien rares en Orient,
leur ont permis d'accaparer tout le commerce des provinces du sud-est.

Beaucoup plus sobres de renseignements quand je me veux faire instruire
de leurs pratiques religieuses, les Yezdiens se contentent de
m'apprendre qu'ils considèrent certains monuments de Persépolis comme
sanctifiés par des souvenirs religieux, et que de tous les pays du monde
ils viennent en pèlerinage visiter les atechgas, les tombes achéménides
et la tour carrée de Nakhchè Roustem.

La religion professée encore de nos jours par les Guèbres est une forme
abâtardie d'un culte fort ancien qui dérivait des anciennes croyances
aryennes telles que les ont fait connaître les livres sacrés des Indes.
Les Mèdes furent plus spécialement dualistes; les Perses, au moins sous
leurs premiers rois, restèrent monothéistes, en ce sens que le principe
mauvais fut toujours sacrifié à l'esprit du bien; ils reconnaissaient un
Dieu suprême, immuable, universel, entouré d'une pluralité d'attributs
susceptibles de prendre une vie propre et indépendante. Les légendes
rapportent au prophète Zoroastre l'honneur d'avoir établi la religion
mazdéique chez les Mèdes. A quelle époque vécut ce grand législateur? Je
l'ignore, et j'ai la consolation de ne pas être la seule à laisser la
question sans réponse. Les auteurs classiques s'accordent tous à lui
attribuer une très antique origine. Hermipe et Eudoxe le font vivre six
ou sept mille ans avant la mort d'Alexandre; Pline, mille ans avant
Moïse; Xanthe de Lydie, plus de six cents ans avant le règne de Darius;
quelques auteurs modernes l'ont considéré comme le contemporain du roi
achéménide, ce qui ne paraît point exact, car Darius, en se vantant
d'avoir relevé les autels renversés par les mages, nous apprend que le
magisme était antérieur à son avènement au trône. En réalité, on ne sait
même pas si Zoroastre a jamais existé.

D'après les traditions iraniennes, Zoroastre naquit à Ourmiah, en Médie,
dans la province actuelle de l'Azerbeïdjan. Son enfance et sa jeunesse
se passèrent à lutter victorieusement contre les démons; à l'âge de
trente ans, un génie supérieur nommé Vohou-Mano lui apparut et le
conduisit en présence d'Aouramazda. En prophète qui connaît son métier,
il demanda au Dieu suprême des renseignements sur la morale, la
hiérarchie céleste, les cérémonies religieuses, la fin de l'homme, les
révolutions et l'influence des astres, et termina par cette question:
«Quelle est la créature la meilleure qui soit sur la terre?--L'homme qui
a le cœur le plus pur», lui fut-il répondu.

«_Quare opium facit dormire?_

--_Quia..._» etc.

Zoroastre, alléché sans doute par la netteté de cette première réponse,
voulut ensuite connaître les fonctions des anges, distinguer les bons et
les mauvais esprits. Avant de satisfaire sa curiosité, Aouramazda lui
ordonna de traverser une montagne enflammée, le condamna à se laisser
ouvrir les entrailles, et fit verser du métal en fusion dans la plaie
béante. Le prophète supporta sans douleur cette terrible opération et
reçut de Dieu, après avoir subi toutes ces épreuves, l'Avesta ou livre
de la loi; puis il fut renvoyé sur la terre. Il se rendit à la cour de
Guchtasp, roi de Bactriane, défia les sages de la cour qui voulaient le
faire mourir, les vainquit à coups de miracles (toujours d'après les
légendes) et obtint enfin l'adhésion du roi et de sa famille à la
nouvelle religion.

Le Zend-Avesta était une encyclopédie canonique, un rituel et un
bréviaire. Longtemps inconnu des Occidentaux, qui en défiguraient le nom
de mille manières, il a été apporté en France, il y a un peu plus d'un
siècle, par Anquetil-Duperron.

L'ensemble des livres attribués à Zoroastre formait vingt et un
ouvrages, qui existaient encore, nous dit la tradition, au temps
d'Alexandre. Aujourd'hui on possède seulement deux recueils de
fragments: le Vendîdâd Sâdeh et le Yecht Sâdeh. Le premier de ces
recueils se compose du Vendîdâd ou livre contre les démons, du Yaçna,
livre du sacrifice, et du Vispered, livre liturgique; tous ces ouvrages
sont écrits en langue zend ou mède.

Avant toute chose, la religion mazdéique recommande à ses adeptes
d'adorer Aouramazda, l'esprit sage, le lumineux, le resplendissant, le
très grand, le très bon, le très parfait, le très actif, le très
intelligent et le très beau. C'est la divinité ailée devant laquelle se
tient Darius sur les bas-reliefs des tombes achéménides. Aouramazda
avait pour coadjuteurs dans son œuvre créatrice et bienfaisante six
Amecha-Çpentas et une multitude de génies, les Yazatas chargés de la
conservation de l'univers; enfin, sous les ordres des Yazatas, se
trouvaient des esprits destinés à veiller sur chaque créature en
particulier. Ces êtres immatériels, nommés _safravashi_ ou _férouer_,
devenaient d'autant plus heureux dans le ciel, qu'ils avaient mieux
rempli leur tâche sur la terre, et semblent être la première forme des
anges gardiens de la religion chrétienne.

En même temps qu'Aouramazda, dont le nom signifie «Seigneur omniscient»
et qui est appelé aussi Çpenta-Mainyou (l'Esprit qui dilate), créait le
monde et suscitait les forces qui le régissent, le principe destructeur
apparaissait sous la forme d'Angro-Mainyou (Esprit d'angoisse) ou
d'Ahriman. Angro-Mainyou tirait du néant toutes les choses nuisibles,
comme Aouramazda avait donné naissance au bien, à la beauté et à la
lumière. La nécessité de se faire aider dans sa tâche dévastatrice
engageait l'esprit du mal à s'entourer de _daeves_ (dives) destinés à
semer dans le monde le chagrin ou le péché. Les six plus puissants
d'entre eux étaient opposés aux Amecha-Çpentas.

Les prescriptions liturgiques de l'Avesta sont admirables de sagesse. Le
législateur s'est donné pour but de créer une société calme, riche et
heureuse. L'agriculture est la base d'un système économique développé
avec une admirable prévoyance; les formules de la religion sont simples;
Zoroastre demande seulement à l'homme d'adresser des prières et des
sacrifices à son dieu, d'être simple de cœur, sincère de paroles et
loyal dans ses actions.

Aouramazda n'avait ni statue ni temple mystérieux, mais au faîte des
montagnes s'élevaient des pyrées sur lesquels des prêtres entretenaient
le feu sacré. Les Perses lui offraient en sacrifice le bœuf, le cheval,
la chèvre et la brebis; la chair de ces animaux était placée devant le
brasier et non sur la flamme, qu'elle aurait pu souiller. La crainte de
détruire la pureté de la terre, du feu et de l'eau empêchait également
les sectateurs de la religion de Zoroastre de brûler, d'enterrer et de
jeter dans les rivières les corps morts. Ils les déposaient à
l'intérieur de grandes tours sans toiture, connues sous le nom de
_dakhmas_ (tours du silence), et les abandonnaient aux oiseaux de proie.
Après la mort, l'âme restait trois ou quatre jours auprès de sa
dépouille terrestre, puis elle se présentait devant un tribunal. Le
génie Rachnou pesait ses bonnes et ses mauvaises actions, et la
conduisait ensuite sur un pont jeté au-dessus de l'enfer. Si les
mauvaises actions l'emportaient sur les bonnes, elle tombait au fond du
gouffre et devenait la proie d'Ahriman; dans le cas contraire, elle
traversait le pont, arrivait devant Vohou-Mano, qui la présentait à
Aouramazda.

Les ministres du culte, généralement connus sous le nom de «mages»,
portaient en réalité le titre d'_atravan_. Mage chez les Mèdes, comme
Lévi chez les Juifs, désignait peut-être la tribu au sein de laquelle se
recrutaient les prêtres, qui héritaient leur charge sacerdotale de leurs
ascendants directs. Cette tradition s'est perpétuée chez les Guèbres des
Indes. Le mot «mage», que les auteurs anciens empruntèrent aux Perses,
était sans doute une désignation qu'employaient en mauvaise part les
adversaires religieux des prêtres mèdes. Telles sont de nos jours les
qualifications d'ultramontains et de huguenots appliquées aux
ultracatholiques et aux calvinistes.

Quoi qu'il en soit à ce sujet, les mages avaient conquis la Médie et
s'apprêtaient à envahir la Perse, quand ils furent arrêtés dans leur
essor par l'insuccès de l'entreprise de Gaumata sur le trône de Cambyse.

Darius, forcé de sévir contre les ministres de la religion, paraît,
pendant toute la durée de son règne, avoir tenu les prêtres en légitime
suspicion. Le clergé ne conserva pas longtemps cette situation
humiliante: sous Artaxerxès Ochus, le culte d'Anahita et de Mithra
s'introduisit en Perse; plus tard les Arsacides, à la suite de la
conquête d'Alexandre, abaissèrent plus encore que leurs prédécesseurs
les dieux nationaux devant le polythéisme étranger.

Les Sassanides avaient restauré dans toute sa pureté le culte mazdéique
et rendu aux mages toute leur autorité, quand les Arabes, devenus
maîtres de la Perse, substituèrent l'islamisme à la vieille religion des
Aryens.

8 octobre.--Depuis une semaine nous rendons des hommages journaliers à
Aouramazda et nous vivons en commerce intime avec les Achéménides de
pierre. Marcel a rempli de notes et de dessins un cahier de plus de deux
cents pages; mes clichés, pris avec soin et lavés avec une eau très
pure, sont irréprochables. Il est temps de dire adieu aux débris des
palais des grands rois et d'abandonner les champs où fut Persépolis.

Nos mafrechs sont bouclées, les chevaux sellés: en route pour Chiraz, la
moderne capitale de la province du Fars!

La trouverai-je digne de la réputation que lui a faite Hafiz, le plus
illustre de ses enfants?

«Qu'est-ce donc, dit-il, que le Caire et Damas, et la terre et la mer?
Ce sont des villages. Chiraz seule est une ville.»

[Illustration: COMBAT D'UN LION ET D'UN TAUREAU. (Voyez p. 402.)]



[Illustration: ENTRÉE DU BAZAR DE CHIRAZ. (Voyez p. 419.)]



CHAPITRE XXII

Départ de Kenarè.--Le Tang Allah Akbar.--Entrée du bazar.--Arrivée à la
station du télégraphe anglais.--La vie des femmes européennes à
Chiraz.--La capitale de Kérim khan.--Le protecteur des étrangers.


_Chiraz_, 9 octobre.--Les domestiques et les tcharvadars, toujours
pressés d'abandonner le gîte, ont quitté Kenarè à la tombée de la nuit.

«Nous prenons les devants, m'ont-ils dit; en sortant du village, suivez
les poteaux télégraphiques, vous êtes certains de ne pas vous perdre.

--_Kheilè khoub_ (très bien)», ai-je répondu.

Vers dix heures nous avons chargé fusils et pistolets et, enchantés
d'avoir échappé au voisinage souvent gênant des toufangtchis, nous nous
sommes mis en route. Un quart d'heure après, nous étions égarés. Pas
plus de route royale que de poteaux; il a bien fallu se décider à
revenir en arrière. Le paysan chez lequel nous avions logé a consenti à
se déranger et à nous remettre dans la bonne voie.

«Maintenant, guidez-vous sur les frayés tracés par les caravanes et vous
rejoindrez bientôt vos serviteurs, si telle est la volonté d'Allah.»

Nous n'avons pas perdu la piste tant que les chevaux ont foulé un sol
caillouteux, mais bientôt ils ont atteint des roches plates sur
lesquelles il était impossible de découvrir aucune empreinte. Après
avoir erré à droite et à gauche, maîtres et bêtes se sont trouvés
tellement désorientés qu'ils n'ont osé ni avancer ni reculer. Un seul
espoir nous restait, celui de découvrir les poteaux du télégraphe
anglais; mais la nuit était noire et, à moins de se heurter contre eux,
il eût été difficile de les apercevoir. Dans cette délicate occurrence
nous avons mis pied à terre, afin de tenir conseil. «De la discussion
naît la lumière», dit un proverbe consolant. L'un restera immobile,
l'autre décrira des cercles concentriques de plus en plus grands jusqu'à
ce qu'il ait trouvé un indice sauveur. Ce rôle actif est échu à Marcel,
en sa qualité de myope.

Depuis une grosse demi-heure mon mari battait la plaine, me hélant sans
cesse pour s'assurer que nous étions en communication, et, tout penaud
de sa déconvenue, revenait m'engager à m'étendre sur les pierres en
attendant le jour, quand il pousse tout à coup un formidable _eurêka!_
Le vent, qui venait de s'élever avec une certaine violence, avait fait
résonner au-dessus de sa tête les fils du télégraphe sous lesquels il
était probablement passé plusieurs fois sans les distinguer. Retrouver
un poteau n'était plus dès lors une grande affaire. Guidés par les sons
éoliens de la harpe d'Albion, nous avons marché toute la nuit de crêtes
en ravins, franchissant des amoncellements de rochers que nous n'aurions
jamais osé affronter en plein jour, et nous avons enfin reconquis la
piste. A l'aube j'ai aperçu dans le lointain la caravane et les
toufangtchis.

Je m'apprêtais, en rejoignant nos serviteurs, à les rassurer sur notre
sort, mais ils paraissaient s'inquiéter si peu de notre incroyable
retard, que je les ai gratifiés au contraire d'une semonce épouvantable
pour avoir marché toute la nuit sans songer autrement à leurs bons
maîtres.

«Excellence, vous avez bien tort de nous réprimander durement; le soin
de vos précieuses existences est l'unique souci de vos esclaves. Depuis
l'aurore nous interrogeons tous les passants et nous enquérons de l'état
sanitaire du pays. Les nouvelles sont mauvaises: la fièvre cet automne a
été si meurtrière à Zargoun, que tous les enfants en bas âge sont morts
et que les grandes personnes, après avoir été décimées, se sont décidées
à abandonner le village et à aller camper dans la montagne.

--Faudra-t-il donc parcourir d'une traite les douze farsakhs qui
séparent Persépolis de Chiraz?

--Certainement, _Machallah!_ (par Dieu!) Il y a trois mois encore, quand
les muletiers sont venus de Chiraz à Ispahan, quelques habitants du
village s'obstinaient à rester auprès de leurs récoltes; mais
aujourd'hui il n'y aurait à l'étape ni paille pour les chevaux, ni
provision à notre usage.»

La nécessité où il se trouve de faire doubler l'étape à ses chers
_khaters_ (mulets) contrarie vivement notre tcharvadar _Mirim_
(Partons-Nous), ainsi baptisé depuis notre séjour à Persépolis. Comme
ces amours d'enfants que leur mère amène faire des visites et qui ne
manquent jamais de s'écrier au bout de cinq minutes: «Maman,
allons-nous-en», de même notre estimable muletier ne pouvait demeurer en
paix dans une ruine sans venir tous les quarts d'heure nous engager à
prendre le chemin de Chiraz. Le nom de _Mirim_ lui en est resté. Quant à
nos montures, elles ont les jambes trop bien placées pour ne pas être
reconnaissantes aux admirateurs des Achéménides d'une longue semaine de
repos; aussi bien ont-elles continué bravement leur marche au delà de
Zargoun.

L'extrême monotonie du pays, les chauds rayons du soleil de midi, la
marche lente des chevaux, m'avaient presque endormie sur le dos de mon
bucéphale, quand tout à coup, à travers une étroite échancrure de la
montagne, j'ai aperçu, encadrée dans les rochers rougeâtres, une large
plaine au milieu de laquelle se détache une ville de forme oblongue,
entourée de fortifications et dominée par des coupoles bulbeuses
revêtues de faïence colorée. Autour des murs d'enceinte s'étendent des
jardins plantés de cyprès aussi noirs et aussi beaux que ceux des
cimetières d'Eyoub ou de Scutari. Çà et là, tranchant sur les lignes
sévères de ces arbres, s'élancent gracieusement quelques bouquets de
palmiers. Les Persans, fort sensibles aux beautés de la nature, citent
le panorama de Chiraz comme un des plus beaux points de vue de leur
pays. Ils désignent même le défilé à travers lequel on aperçoit la ville
pour la première fois sous le nom caractéristique de _Tang Allah Akbar_
(Défilé de Dieu est grand!), en raison de l'exclamation admirative
arrachée à tout étranger qui débouche brusquement en vue de la moderne
capitale du Fars, après une longue marche au milieu de vallonnements
arides.

[Illustration: PANORAMA DE CHIRAZ.]

Cette passe étroite, la seule par laquelle on puisse gagner la plaine,
est fermée à environ un kilomètre de la ville par un corps de garde
fortifié. Dans le balakhanè élevé au-dessus de la porte on conserve
précieusement une belle copie du Koran, écrite tout entière de la main
de sultan Ibrahim, fils de chah Rokhch. Le pieux derviche préposé à la
garde de ce trésor calligraphique met la plus insigne mauvaise grâce à
comprendre que nous avons hâte d'arriver au gîte, et qu'une étape de
soixante-douze kilomètres, parcourue sous un soleil de plomb, ne
prédispose ni à la curiosité ni à l'admiration. Laissant à droite un
bas-relief taillé sur les parois du rocher à l'imitation des sculptures
sassanides et représentant Fattaly chah entouré de plusieurs de ses
fils, nous descendons dans la vallée et atteignons enfin la Cœlé-Persi
ou Perse Creuse des auteurs grecs, désignée à juste titre par les
Iraniens sous le nom de «Terre-Chaude», bien que l'altitude de Chiraz
atteigne encore quinze cent cinquante mètres.

Une allée large et régulière, digne de donner accès dans une capitale,
traverse de beaux jardins et aboutit à des prétendues fortifications,
composées de fossés remplis d'immondices, de tours en ruine et de
courtines démantelées. Au delà de la poterne s'ouvre un bazar ombragé
par un plafond de verdure. Le quartier commerçant est presque mort. Bon
nombre de gens étendus le long des murs et enveloppés de manteaux
fourrés grelottent malgré l'ardeur du soleil; en pénétrant plus avant
dans la ville, je constate que deux boutiques sur trois sont fermées;
parfois je distingue, à travers les volets entre-bâillés, les négociants
allongés au milieu de leurs marchandises. La caravane se traîne
péniblement au milieu de ruelles infectes et atteint une grande place,
dont l'une des faces est occupée par les bureaux du télégraphe.
Plusieurs serviteurs assis sous la porte se lèvent et nous prient, de la
part du directeur de la station, d'arriver jusqu'à la campagne, située à
trois kilomètres de la ville et où nous serons moins exposés à prendre
la fièvre qu'à Chiraz. Il est dur, après avoir passé treize heures à
cheval, de se remettre en route, mais il est pire encore d'être en proie
aux frissons et au délire.

Nous franchissons de nouveau l'enceinte, cheminons dans la plaine
poussiéreuse et, par une large avenue, parvenons à un jardin au centre
duquel s'élève une maison bâtie moitié à la persane, moitié à
l'européenne. Elle est entourée de parterres de fleurs occidentales; sur
la droite s'étendent des carrés de choux, d'artichauts, d'aubergines,
qu'ombragent des poiriers et des pommiers d'assez belle venue.

Me voici revenue en pays civilisé!

M. Blackmore, sous-directeur de la station, nous reçoit, met à notre
disposition deux pièces meublées de tables et de sièges, et nous demande
ensuite la permission d'aller se recoucher, car il est en plein accès de
malaria et peut à grand'peine se tenir debout.

«Il y a un autre Farangui à Chiraz, me dit le ferach qui nous a
introduits: le docteur Odling, médecin spécial des employés de la ligne
télégraphique anglaise. Il viendra certainement vous voir cet
après-midi, s'il n'a pas la fièvre comme ces jours derniers.»

En quel pays sommes-nous, grands dieux! Depuis mon arrivée je n'entends
parler que de fièvre et de fiévreux.

10 octobre.--J'étais tout occupée à déballer les appareils de
photographie et à m'assurer qu'ils étaient arrivés à bon port, quand des
cris aigus se font entendre; un instant après, le cuisinier, dépouillé
de son kolah, les habits déchirés, se précipite en courant vers la
maison.

«Justice! justice! Khanoum; le tcharvadar--que son père brûle aux
enfers!--a osé porter la main sur l'esclave de Votre Excellence. Ce
chien sans religion m'a volé mon bakchich: il avait pourtant juré de me
remettre une étrenne quand il toucherait le prix du louage de vos
montures. Châtiez-le; en me trompant, il vous insulte!»

Il s'agit d'une éternelle question de _madakhel_ (bénéfice). Après avoir
pris livraison de tous les gros bagages que nous avions confiés au
tcharvadar bachy quand nous nous sommes séparés de sa caravane à Maderè
Soleïman, nous avons réglé le compte de ce brave homme. Mais à peine
nous avait-il quittés, que Yousef, le cuisinier, est venu lui réclamer,
à titre de commission, une partie de l'argent qu'il venait de prendre.
Le muletier a déclaré qu'il avait été suffisamment rançonné à Ispahan et
qu'il était décidé à ne pas donner un _chaï_ (sou) de plus.

Grande fureur de notre féal serviteur! Il a traité le tcharvadar de
voleur, de chien, de vermine, de fripon, etc. A ces insultes le muletier
a répondu par une volée de coups de poing et a administré à son
interlocuteur une maîtresse leçon de politesse. C'est à la suite de cet
incident que notre cuisinier, se sentant incapable de répondre à de
pareils arguments, a mieux aimé prendre la fuite et se jeter en
suppliant à nos genoux.

Je trouve plaisant de connaître le taux du madakhel, et je me mets en
quête du tcharvadar bachy. En vain je le cherche à la cuisine, à
l'écurie, quand, par hasard, je l'aperçois derrière un massif, fort
occupé à gratifier son nez d'une grêle de coups de poing. Inquiet des
suites de sa colère, il redoute d'être puni et n'a rien trouvé de mieux
que de provoquer une hémorragie nasale et de se présenter à nous comme
une victime ensanglantée de la brutalité de Yousef.

«Khanoum, s'écrie-t-il triomphalement, voyez dans quel pitoyable état
m'a mis votre méchant serviteur! Je lui avais déjà donné six _tomans_ à
Ispahan: aujourd'hui il exige encore de moi pareille somme. Que
deviendrai-je si je dois laisser entre ses mains tout mon bénéfice?»

Je ne puis maîtriser un franc éclat de rire. Le tcharvadar bachy,
interdit de l'accueil fait à sa miraculeuse invention, reste bouche
béante, tout prêt à frapper de nouveau sur son pauvre nez qui tarit: je
mets fin à des tentatives en somme fort désagréables pour cet innocent
appendice, en laissant entendre au muletier que je ne nourris aucune
rancune contre lui, mais que je punirai, au contraire, le cuisinier
infidèle; puis je l'engage à aller se débarbouiller au plus vite. A mon
retour j'adresse de violents reproches à Yousef et le menace de me
plaindre de lui au gouverneur.

«Je me moque pas mal de vous et du gouverneur, me répond-il avec
désinvolture: Chiraz est ville sainte; je vais m'enfermer dans la
masdjed: bien malin sera celui qui m'en fera sortir.»

Portée sur un pareil terrain, la discussion ne pouvait tourner à mon
avantage; je me hâte donc de régler avec une probité des plus
regrettables le compte de ce maître fripon.

«Je te chasse, va loger à l'hôtellerie de tes rêves.

--Et mes vêtements déchirés, vous oubliez de me les payer, riposte le
drôle.

--Adresse-toi au mouchteïd. S'il héberge des coquins de ta sorte, il
doit aussi les habiller.»

11 octobre.--J'ai fait hier plus ample connaissance avec M. Blackmore et
le docteur Odling.

Tous deux sont veufs. La fièvre, les chaleurs, l'ennui et le
découragement ont enlevé, après un séjour de quelques années, les deux
jeunes femmes qui avaient généreusement consenti à venir vivre en Perse.
En arrivant à Chiraz, l'une et l'autre avaient essayé de se promener à
cheval et de lutter à force d'énergie contre le climat si débilitant du
pays; mais l'apparition de femmes non voilées dans la ville avait
soulevé une telle réprobation, que leurs maris, accompagnés de nombreux
serviteurs, n'avaient pas suffi à préserver ces pauvres exilées des plus
grossières insultes: le gouverneur, auquel les deux Anglais s'étaient
plaints, avait été lui-même dans l'impossibilité de maîtriser l'émotion
de la foule. Mme Blackmore et son amie se seraient peut-être décidées à
adopter le costume des musulmanes afin de pouvoir paisiblement sortir de
chez elles, mais dans ce cas il leur eût été défendu de paraître en
public avec des Européens. De guerre lasse, elles se sont emprisonnées
au fond de leur jardin, préférant la réclusion aux injures de la plèbe.
Mme Blackmore a succombé l'été dernier; Mme Odling a été emportée par la
fièvre il y a trois semaines à peine: je laisse à penser au milieu de
quelle tristesse nous arrivons.

Cette année les Européens n'ont pas été seuls à payer leur tribut: la
fièvre a tout aussi durement éprouvé la population indigène. Comme à
Zargoun, presque tous les enfants sont morts.

Il n'y a pas un Chirazi qui puisse se vanter d'avoir échappé aux accès
palustres; les uns sont atteints violemment, les autres ont une fièvre
bénigne, mais tout le monde est frappé. Chacun d'ailleurs prend son mal
en patience, et personne ne se prive de se gorger soir et matin de
melons, de pastèques et de concombres.

La quinine approvisionnée chez les pharmaciens a été rapidement épuisée,
et il n'y a plus moyen de s'en procurer aujourd'hui à n'importe quel
prix.

Les habitants attribuent la violence de la malaria aux orages
exceptionnellement fréquents du printemps. La pente insignifiante de la
vallée ne permettant pas aux eaux pluviales de s'écouler, le soleil est
devenu brûlant avant que la terre se soit asséchée; aussi les premières
chaleurs ont-elles engendré les miasmes pestilentiels qui ont empoisonné
la population.

12 octobre.--J'ai consacré toute la matinée à recevoir des visites:
d'abord celle d'un jeune médecin indigène, que le docteur Tholozan, son
maître, nous a présenté à Téhéran il y a quelques mois; il est bientôt
suivi d'un homme aux yeux un peu hagards. Ce dernier personnage, nommé
Mirza Salih khan, remplit à Chiraz les fonctions de protecteur des
étrangers; il a été longtemps secrétaire à la légation de Londres, mais,
avec cette originalité si caractéristique du caractère persan, il s'est
empressé d'y apprendre notre langue, tandis qu'il n'entend pas un
traître mot d'anglais. Je le soupçonne d'avoir passé maintes fois le
détroit pour venir perdre sur les boulevards de Paris le souvenir des
rives brumeuses de la Tamise. N'a-t-il pas eu la patience, pendant son
séjour en Europe, de faire venir un _achpaz_ (cuisinier) de Chiraz et de
le mettre pendant une année entière en apprentissage chez Bignon? Si le
protecteur des étrangers ne nous est pas d'un plus grand secours que
celui d'Ispahan, l'émule de Carême nous offrira du moins quelque
spécimen de son savoir-faire: Mirza Salih khan, en se retirant, nous a
invités à aller déjeuner chez lui après-demain et s'est chargé
d'annoncer notre visite à Çahabi divan, sous-gouverneur du Fars et
tuteur du jeune fils de Zellè sultan.

Le protecteur parti, nous avons été faire un tour dans la ville. O
Chiraz, patrie des poètes, pays des roses, des bosquets ombreux sous
lesquels chante perpétuellement le rossignol, qu'es-tu devenu
aujourd'hui! En parcourant ton enceinte, je n'ai vu que rues sales et
mal tenues, monuments chancelants et crevassés sous les secousses des
tremblements de terre! Elle ne remonte cependant pas à une époque
lointaine, cette ville qui succéda à Istakhar dans l'hégémonie du Fars.
Fondée en 695, assurent les auteurs arabes, elle passa tour à tour au
pouvoir des différentes dynasties persanes, et atteignit l'apogée de sa
prospérité sous le règne de Kérim khan, le célèbre _Vakil_ (régent) qui
gouverna l'Iran au milieu du siècle dernier.

Kérim khan avait fait de Chiraz sa capitale afin de se rapprocher des
tribus qui l'avaient élevé au trône. Il entoura de remparts sa résidence
de prédilection, construisit de beaux édifices, planta en dehors de
l'enceinte de magnifiques jardins de cyprès et d'orangers, bâtit, dans
le quartier qui a conservé son nom, le palais, le bazar voûté le plus
beau de toute la ville, et joignit à ces premières constructions une
mosquée, un bain et une médressè.

[Illustration: ENTRÉE DE LA MOSQUÉE DU VAKIL.]

Kérim khan est célèbre à Chiraz comme chah Abbas à Ispahan; en passant
devant les grands édifices, je ne demande même plus le nom du fondateur,
mes guides répondraient invariablement: «c'est le Vakil, toujours le
Vakil».

Bien qu'élevés sur le plan des mosquées d'Ispahan, les monuments
religieux de Chiraz forment, au point de vue décoratif, une catégorie
bien spéciale: les artistes chiraziens semblent avoir abandonné la
palette de leurs prédécesseurs pour demander aux jardins de la ville un
nouvel élément d'ornementation. De grands buissons de roses sont peints
sur les revêtements de faïence blanche des murailles et donnent à
l'ensemble des panneaux une coloration très claire, dans laquelle
dominent les laques carminées.

[Illustration: MOSQUÉE DU VAKIL.]

De toutes les œuvres du Vakil, la plus intéressante au point de vue de
l'ornementation polychromée est l'école construite auprès de la mosquée.
Les carreaux émaillés dont elle est revêtue formeraient, s'ils étaient
détachés, de ravissants tableaux de fleurs, dignes de figurer auprès des
œuvres les plus remarquables des peintres occidentaux. Malheureusement
tous ces édifices se sont lézardés à la suite des tremblements de terre
dont les mânes d'Hafiz et de Saadi n'ont pas réussi à les préserver.

Kérim khan ne s'appliqua pas seulement à embellir sa capitale, il songea
encore, œuvre méritoire s'il en fut jamais, à faire le bonheur du
peuple; sa bonté n'est pas moins célèbre à Chiraz que sa magnificence.

Il encouragea le commerce et l'industrie, donna aux Arméniens une
liberté dont ils étaient privés depuis le règne de chah Abbas, et
mérita, assurent les Persans, le surnom de «Père du peuple».

[Illustration: MÉDRESSÈ DU VAKIL. (Voyez p. 422.)]

«Les rayons de ce soleil majestueux, s'écrie son historien Ali Reza,
s'étendaient sur tout l'empire, mais l'influence de sa douce chaleur se
faisait particulièrement sentir à Chiraz: les habitants de cette ville
favorisée jouissaient du bonheur le plus tranquille près de jeunes
filles à la face de lune; les jours s'écoulaient dans une douce
oisiveté; le vin coulait à flots dans les festins et animait les fêtes;
l'amour remplissait tous les cœurs de ses plus douces jouissances.»

D'autres auteurs, moins hyperboliques qu'Ali Reza, racontent des traits
touchants de la bonté de Kérim khan.

Il venait un jour de rendre la justice et se retirait très fatigué,
quand un homme se présenta et demanda à être entendu sans délai.

«Qui es-tu? demande Kérim khan.

--Un marchand auquel des voleurs viennent de dérober tout ce qu'il
possédait.

--Et que faisais-tu pendant qu'on te volait?

--Je dormais.

--Pourquoi t'étais-tu endormi? reprend le prince avec colère.

--Parce que je croyais que vous veilliez sur moi.

--C'est juste, reprit Kérim khan, subitement calmé par cette réponse
hardie; que l'on conduise cet homme chez mon trésorier, on lui
remboursera la valeur des objets qu'il a perdus: c'est à moi de
retrouver le voleur.»

Depuis Kérim khan, les temps ont bien changé: les gouverneurs laissent
les voleurs pratiquer leur industrie en toute tranquillité et se croient
quittes envers Dieu et ses créatures en affectant une profonde horreur
pour le vin. D'ailleurs, s'ils s'abreuvent publiquement de _cherbets_
(sorbets) ou d'autres boissons débilitantes, ils prennent, paraît-il,
une fière revanche en particulier et rendraient, entre quatre murs, des
bouteilles aux Polonais.

«Quand vous irez demain déjeuner chez Mirza Salih khan, vous ferez bien
de lui demander s'il a annoncé votre visite au gouverneur, nous a dit ce
matin M. Blackmore.

--Pourquoi donc? Ne nous a-t-il pas proposé avec beaucoup de bonne grâce
de préparer cette entrevue?

--Parce que d'habitude il est gris huit jours sur sept, s'il est
possible. Après être venu vous voir dans un état à peu près normal, il a
dû se dédommager des privations qu'il s'était imposées en votre honneur,
et peut-être même serait-il dans l'impossibilité de vous recevoir
demain, s'il n'avait eu la prudence de vous inviter à déjeuner de très
bonne heure: dans la matinée il conserve parfois un reste de bon sens.

--Les Chiraziens fréquenteraient-ils les vignes du Seigneur?

--Ils s'en défendent beaucoup devant les Européens, mais bien peu
suivent à cet égard les préceptes du Koran.

--Votre vin de Chiraz a un goût et un parfum si agréables, qu'il porte
en lui-même l'excuse de ses appréciateurs trop enthousiastes.

--C'est vrai; son bouquet n'est pourtant point un mérite aux yeux de ses
adorateurs. Les Iraniens aiment leur vin parce qu'il les amène
rapidement à un état d'ivresse béate. Un Persan ne se grise jamais par
hasard ou par entraînement, mais de propos délibéré et afin de se
plonger dans ce qu'il appelle lui-même les «charmes des rêves couleur de
rose».

«En voulez-vous un exemple? Il y a quelques mois, le _superintendent_
est venu à Chiraz en tournée d'inspection; le prédécesseur de Çahabi
divan s'est empressé de lui rendre ses devoirs et, dans la conversation,
lui a demandé des renseignements sur les boissons alcooliques fabriquées
en Europe, en particulier sur la bière. Après le départ de l'Excellence,
le superintendent a ordonné de porter au palais, la nuit s'entend, un
panier de dix bouteilles de _pale ale_. Le lendemain, un agent du
télégraphe rencontre au bazar le valet de chambre du hakem et essaye de
lier conversation avec lui. L'autre répond d'abord froidement à ces
avances, puis tout à coup: «Quelle est donc cette drogue que ton maître
a envoyée hier soir au palais? Le hakem en a bu cinq bouteilles de suite
et il a été obligé de recourir à de l'_arak_ (eau-de-vie de dattes) pour
se griser.»

13 octobre.--On nous l'avait bien dit! Dès notre arrivée dans le talar,
où nous attendait Mirza Salih khan, nous nous sommes aperçus que notre
hôte ne pouvait même pas se tenir debout. C'est en bredouillant qu'il
nous a priés de nous asseoir sur un tapis de Bokhara étendu auprès d'une
fenêtre.

«Une fièvre ardente me dévore, mais je suis néanmoins heureux de vous
revoir, bien que vous arriviez fort en retard», nous dit-il poliment
entre deux hoquets.

Cette formule de bienvenue, employée par tous les Persans quand ils
reçoivent des invités, a eu le don de m'irriter tant que je n'en ai pas
connu la véritable signification. J'ai même le remords d'avoir répondu
assez vertement à un brave homme, fort désireux de m'être agréable, qui
me reprochait avec une insistance des plus déplaisantes de l'avoir fait
attendre pendant plus de deux heures. Une bonne âme me fit comprendre
que mon hôte, en me reprochant mon inexactitude, avait voulu me donner
la mesure de tout le plaisir qu'il aurait ressenti à me voir devancer de
deux heures le moment du rendez-vous, et à jouir plus longtemps de «ma
bienfaisante présence».

«Avant de nous mettre à table, je veux vous présenter mon prédécesseur,
reprend Mirza Salih khan en nous désignant un vieillard coiffé du turban
bleu des seïds. La vue de ce vénérable hadji s'affaiblit beaucoup depuis
quelque temps; je lui ai annoncé hier qu'il était arrivé à Chiraz un des
plus illustres médecins du Faranguistan, et il est venu vous consulter.

--Je ne suis pas médecin, répond Marcel; vous avez ici un habile
praticien, le docteur Odling: c'est à lui et non à moi que le seïd doit
s'adresser.

--Un sentiment dont j'apprécie toute la délicatesse vous dicte cette
réponse, mais je sais à quoi m'en tenir à votre égard; je vous en prie,
examinez mon ami, vous me ferez plaisir. Seulement, comme il est très
tourmenté de son état, gardez-vous bien de trahir votre pensée: s'il
croyait perdre la vue, il mourrait de chagrin. Vous me ferez connaître
votre opinion en français.»

Marcel examine le vieux seïd; il a la cataracte.

«Est-il un moyen de lui conserver la vue? demande Mirza Salih khan.

--Peut-être, mais le moment de faire l'opération n'est pas encore venu.
D'ici à quelque temps votre ami perdra l'usage de l'œil gauche;
envoyez-le alors chez M. Odling. Le docteur lui abaissera ou lui
extirpera le cristallin opacifié. En tout cas, je suis de votre avis: il
est inutile d'avertir le seïd du sort qui l'attend.

--Certainement, certainement», reprend en persan notre hôte, dont
l'intelligence paraît s'obscurcir de minute en minute et qui n'est même
plus en état de s'exprimer en français; puis tout à coup: «Ami chéri,
s'écrie-t-il joyeusement en frappant ses mains l'une contre l'autre et
en accentuant ses paroles d'une pantomime des plus expressives,
_baricallah! baricallah!_ (bravo! bravo!). Je vais te répéter
textuellement les paroles du Farangui: «Dans un an tu perdras
entièrement la vue,... la vue;... alors viendra un autre Farangui,... il
prendra un grand couteau, détachera ton œil, l'extirpera de ta tête, le
posera sur cette table et fera passer sur lui... la force du télégraphe;
puis il le fourrera de nouveau dans son orbite et... à partir de ce
moment tu y verras plus clair que jamais, et cela jusqu'à la fin de...,
de tes jours. Du reste, n'aie pas peur: cette opération n'est pas
douloureuse.»

Le vieux seïd entrevoit bien que son «ami chéri» n'a pas conscience de
ses paroles, mais il devient néanmoins vert comme un concombre. Marcel
essaye de le rassurer et de lui faire entendre que les discours de Mirza
Salih khan sont les enfants d'un cerveau en délire; celui-ci se récrie
avec colère et proteste de sa véracité en entremêlant ses antiennes de
hoquets et de _baricallah!_ de plus en plus bruyants.

On apporte enfin le déjeuner. Le protecteur se met d'abord à table, mais
à peine a-t-il commencé à manger que, ne pouvant plus tenir sur son
séant, il se laisse glisser sur le tapis, tempête une dernière fois
contre la fièvre et s'endort au milieu de cauchemars auxquels notre
présence ne doit pas être étrangère. Ses ronflements sonores n'empêchent
pas Marcel de faire consciencieusement honneur à un déjeuner exquis,
préparé par les soins de l'élève de Bignon, et de retrouver avec un
plaisir fort avouable la cuisine française la plus délicate. Quant à
moi, écœurée par cette scène d'ivresse, je n'ai pu me dominer au point
de prendre part au festin; j'en suis maintenant fort marrie, car, après
avoir passé plus de huit mois au régime du pilau, le déjeuner de ce
matin devait avoir bien des charmes.

Qu'est devenue notre demande d'audience? Au dire des serviteurs de Mirza
Salih khan, ils ne pourront interroger leur maître avant deux jours. Je
crois qu'il est prudent d'envoyer un autre émissaire chez Çahabi divan
si nous ne voulons pas rester à Chiraz jusqu'à la fin de notre vie.

[Illustration: UN DE NOS CHEVAUX.]



[Illustration: TOMBEAU DU POÈTE SAADI A CHIRAZ. (Voyez p. 431.)]



CHAPITRE XXIII

Un palais achéménide près de Chiraz.--Bas-reliefs sassanides.--Antiquité
de la ville prouvée par ses divers monuments.--Une nourrice
musulmane.--Les tombeaux d'Hafiz et de Saadi.--Les médecins indigènes.


14 octobre.--Dieu merci, les jours se suivent et ne se ressemblent pas.
Accompagnés du docteur Odling et de M. Blackmore, en ce moment
débarrassés de la fièvre, nous nous sommes mis en selle dès la pointe du
jour et avons suivi un chemin tracé dans l'axe de la plaine.

A droite et à gauche se présentent des terres noires que des paysans
travaillaient avec des socs de bois traînés par des attelages
incohérents d'ânes, de mulets et de chameaux; puis nous nous sommes
élevés sur les flancs de la montagne qui ferme au nord la vallée.

Après avoir traversé un vaste emplacement couvert de débris de briques
cuites et de poteries, et longé un rocher percé d'une quantité de petits
hypogées, nous gagnons les ruines d'un palais semblable à celui de
Darius à Persépolis.

L'édifice, placé sur un monticule, se compose d'une salle hypostyle
éclairée par des portes ouvertes au centre de chaque façade. Les baies
sont encadrées de linteaux à nombreux listels et surmontées du
couronnement égyptien; les exploits cynégétiques d'un souverain sont
retracés en bas-relief sur les chambranles des ouvertures. La
construction est malheureusement dans un état de ruine qui défie toute
détérioration nouvelle. Il y a peu d'années, un gouverneur de Chiraz, en
faisant enlever une pierre destinée à la porte de son jardin, trouva des
dariques dans les fondations. Alléché par cette première découverte, il
fit pratiquer des fouilles au-dessous de toutes les portes. Aux
premières pluies d'hiver, les terres humides s'éboulèrent et
entraînèrent avec elles les constructions qu'elles supportaient.

Au bas de la terrasse naturelle sur laquelle s'élevait le palais, coule
une rivière dont les eaux cristallines, cachées sous des roseaux et des
ginériums, sont habitées par des crabes bleu turquoise. Sur la rive
gauche se dresse un rocher presque vertical; trois bas-reliefs d'une
exécution bien inférieure à celle des tableaux de Nakhchè Roustem sont
sculptés sur les parois. Ces œuvres, exécutées par de mauvais artistes
de province, n'ont aucune valeur: les têtes égalent presque la quatrième
partie des corps; les draperies sont dessinées sans art ni vérité, et
avec une complication de lignes qui rend leur disposition presque
incompréhensible. Quant aux parties nues, il est impossible, dans l'art
actuel de la sculpture, d'apprécier leur mérite, tant elles ont été
défigurées et martelées. On ne peut même reconnaître les personnages
représentés. Le roi seul est facile à distinguer, grâce à sa coiffure et
à sa longue chevelure bouclée.

[Illustration: BAS-RELIEF SASSANIDE.]

L'ensemble de ces monuments, les débris de fortifications bâties sur la
montagne, la rencontre, au sommet d'un pic dominant à la fois le Tang
Allah Akbar et la vallée de Chiraz, de deux puits à section
rectangulaire, d'une profondeur de deux cent douze mètres, m'amènent à
penser qu'il serait imprudent de prendre au pied de la lettre les récits
des auteurs arabes faisant remonter à l'époque de la ruine d'Istakhar la
fondation de Chiraz.

Le site choisi par les Sassanides pour y faire graver leur image est
d'ailleurs charmant et mérite bien les vers enthousiastes qu'Hafiz lui a
consacrés. En montant sur les rochers on voit se développer tout
entières les belles chaînes de montagnes qui emprisonnent la vallée,
tandis qu'en suivant des yeux le cours sinueux du Rokn-Abad, le regard
se porte au loin sur un lac de sel formé par les eaux descendues des
montagnes.

«Déjeunons à l'ombre des arbres et des ginériums», a dit le docteur
Odling.

Les domestiques étendent sur le sol une nappe bien blanche, posent
devant chacun de nous des assiettes, des verres de cristal, des pièces
d'argenterie ciselées par les joailliers du pays. Ce luxe de très bon
goût me paraît si surprenant que je me prends à regarder les sassanides
de pierre, prête à les voir partager mon enthousiasme. Hélas! «ne
s'étonner de rien» est depuis longtemps leur maxime favorite.

Vers le soir, nous reprenons le chemin de Chiraz; mais, au lieu de
rentrer directement à la station du télégraphe, je demande à aller voir
les petits enfants du docteur. La nounou, très prévoyante, a fait une
grande toilette aux deux bébés et s'est parée elle-même de ses plus
beaux atours. C'est une musulmane que le docteur a prise à la mort de
Mme Odling. Il a fallu le croissant et la bannière pour arracher aux
grands dignitaires du clergé local la permission de la garder chez lui.
Les immenses services que le docteur rend à la population, la crainte de
le voir quitter la ville, ont seuls déterminé l'imam djouma et le
mouchteïd à autoriser le séjour d'une femme chez un infidèle.

Les difficultés les plus graves n'étaient pas encore surmontées: il
était nécessaire de vaincre la répulsion instinctive de la nourrice
elle-même, qui eût mieux aimé donner le sein à un singe ou à un petit
chat qu'à un enfant chrétien. Il a donc été convenu qu'elle recevrait
cent krans de gages mensuels,--une fortune dans le Fars,--qu'elle aurait
droit à une robe de soie par saison, et disposerait d'une servante
chargée d'entretenir et d'allumer son kalyan, l'usage de la pipe et du
tabac étant, prétendait-elle, merveilleusement propre à exciter la
sécrétion du lait.

14 octobre.--La trêve accordée par la fièvre à M. Blackmore nous a
permis de faire ce matin une nouvelle excursion hors de la ville et de
visiter les tombeaux d'Hafiz et de Saadi, les deux célèbres poètes dont
Chiraz s'honore d'avoir été le berceau.

Le premier de ces deux édifices, désigné sous le nom d'Hafizieh, est
situé à l'entrée d'une vallée fertile arrosée par un large canal qui
déverse ses eaux dans la plaine de Chiraz. Un sarcophage d'agate, orné
de belles inscriptions empruntées aux œuvres du défunt, est devenu le
centre d'un cimetière où se font enterrer des admirateurs du poète
désireux de reposer auprès de lui.

Hafiz naquit à Chiraz au quatorzième siècle. Ses débuts dans la vie
furent des plus humbles. Avant de sacrifier aux muses il pétrissait du
pain. Le succès de ses œuvres s'affirma rapidement et le jeune mitron ne
tarda pas à devenir le compagnon favori des plus grands princes de son
temps.

Les œuvres d'Hafiz forment un recueil de cinq cent soixante-neuf ghazels
(sortes de sonnets), encore très populaires, bien que chargés de
comparaisons et d'hyperboles. Elles sont parfois si énigmatiques
qu'elles partagent avec le Koran le droit d'être admirées sans être
comprises et de servir d'oracle: on les ouvre au hasard afin d'y
chercher un bon conseil, quelquefois même la réponse à une pensée ou à
un vœu. Ces pratiques superstitieuses, connues dans la langue persane
sous le nom de _téfanik_, peuvent être comparées aux _sortes Virgilianæ_
de l'Europe du moyen âge.

Hafiz, tout le premier, a bénéficié du singulier privilège attaché à ses
œuvres. Les docteurs et les mollahs de Chiraz menèrent grand bruit avant
de laisser rendre les derniers devoirs à un écrivain qu'ils accusaient
d'athéisme. Ses amis obtinrent qu'on ne le condamnerait pas sans
chercher un augure dans ses odes; on tomba successivement sur deux
passages où le poète, tout en avouant ses erreurs, se réjouissait à
l'idée d'obtenir une place en paradis. Le sort en avait décidé et les
plus intraitables dévots durent se soumettre à ses arrêts.

Les ghazels, qui valurent à leur auteur le surnom d'Anacréon de la
Perse, se chantent tantôt comme des couplets propres à exciter au
plaisir, et parfois, au contraire, se récitent comme des hymnes destinés
à rappeler aux hommes graves et sérieux les délices de l'amour divin.
Ces deux interprétations ne sont pas contradictoires, car chez plusieurs
classes de suffites, les sensations naturelles de l'homme sur la terre,
et l'attrait immortel qui porte l'âme vers son créateur, sont
inséparables. Pourquoi s'étonner si un poète imbu de cette étrange
philosophie associait de la façon la plus bizarre des genres bien
différents?

La confusion qui règne dans les poésies d'Hafiz, l'extrême licence de
quelques-uns de ses écrits, n'empêchent pas les Persans de placer ses
œuvres en tête des plus belles productions littéraires de leur pays. Les
lettrés savent ses odes par cœur, les gens du peuple aiment à déclamer
ses ghazels les plus connus; il n'est pas jusqu'au plus pauvre hère qui
n'ait au fond de son sac quelque anecdote plus ou moins spirituelle dont
le célèbre poète est toujours le héros:

«Hafiz habitait Chiraz quand la ville tomba au pouvoir de l'émir Timour
(Tamerlan), me dit un vieux derviche chargé de nous escorter jusqu'au
jardin; le conquérant tartare envoya sur-le-champ quérir le poète et lui
tint à peu près ce discours:

«J'ai subjugué la plus grande partie de la terre, j'ai dépeuplé un grand
nombre de villes et de provinces pour augmenter la richesse de
Samarkande et de Bokhara, les deux roses fleuries, les deux yeux de mon
empire, et cependant, toi, misérable poète, tu prétends donner
Samarkande et Bokhara en échange du signe noir qui relève les traits
d'un beau visage!»

«--Hélas! prince, je dois à cette prodigalité la misère dans laquelle
vous me voyez plongé.»

«Timour, ravi de cette réponse, s'attacha le poète chirazien et le
combla de ses faveurs.»

En quittant le tombeau d'Hafiz, nous remontons une route embaumée tracée
au milieu de jardins dont les murs de clôture sont tapissés de roses
sauvages, et nous trouvons, à l'extrémité du chemin, le monument funèbre
de Saadi, l'auteur du _Bostan_ (le Verger) et du _Gulistan_ (la
Roseraie). La tombe du poète est placée dans une chapelle précédée d'une
cour carrée; elle est couverte d'une pierre tumulaire en calcaire tendre
et ornée d'inscriptions. L'édifice a été construit ou du moins restauré
à l'époque de Kérim khan.

Cheikh Moslih oud-din Saadi, ou tout simplement le Cheikh, ainsi que
l'appellent les Persans, naquit à Chiraz en 1194 de notre ère. Il
parcourut presque toute l'Asie, prit part aux expéditions dirigées en
Syrie contre les croisés, fut quelque temps prisonnier des chrétiens et
composa après avoir regagné sa patrie les poésies auxquelles il doit sa
célébrité. Ses œuvres écrites en prose et en vers, plus faciles à
comprendre que celles d'Hafiz, sont entre les mains de tous; les enfants
apprennent à lire dans le Gulistan aussi bien que dans le Koran.

Les contes de Saadi, dont on ne saurait trop louer le style net et
concis, se terminent par des réflexions morales appropriées au sujet;
ses _ghazels_ et ses _kacidas_, tenus pour les plus parfaits modèles du
beau langage, ne sont pas, plus que les contes, chargés de ces
hyperboles et de ces figures outrées d'un usage si fréquent dans la
poésie orientale. On ne peut cependant, malgré le mérite littéraire du
Gulistan et du Bostan, entendre, sans en être choqué, certains vers
auxquels les Persans, à l'exemple des anciens, n'attachent aucune
importance. Privés d'offrir des bouquets à Chloris, ils se dédommagent
en tressant des couronnes à Alexis.

Mais l'éternel honneur des deux poètes chiraziens sera d'avoir fixé la
syntaxe du persan moderne.

[Illustration: NOURRICE MUSULMANE. (Voyez p. 431.)]

La langue parlée à Téhéran et dans toutes les provinces du nord et du
sud dérive du pehlvi, forme altérée du perse, et serait même, en cette
qualité, un des types les mieux caractérisés du groupe indo-germanique,
si la religion musulmane, en imposant le Koran aux vaincus, n'avait
introduit dans l'iranien un très grand nombre de racines sémitiques qui
ont défiguré le vieux langage. Malgré cette transformation, on est
frappé, dès que l'on commence à comprendre les sujets du chah, des
nombreuses analogies que leur idiome présente avec le grec, le latin,
l'allemand et l'anglais.

La phrase affecte l'allure latine, le verbe est le plus souvent rejeté à
la fin; la syntaxe rappelle en simplicité celle de la grammaire
anglaise; les verbes irréguliers sont peu nombreux; les mots
s'agglutinent entre eux comme en allemand. De la facilité avec laquelle
se forment les mots composés sont nés un très grand nombre
d'auxiliaires, qui, en s'ajoutant à un substantif, constituent des
verbes nouveaux. Un de ceux qui sont le plus fréquemment employés est le
verbe _kerden_ (faire). L'usage en est si commun qu'il se transforme
même, suivant la qualité de la personne à laquelle on s'adresse, en
_nemouden_ (paraître), _fermouden_ (ordonner). Ce n'est même pas une des
moindres difficultés de la langue que de savoir si votre interlocuteur a
droit au _kerden_, au _nemouden_ ou même au _fermouden_, le Persan, très
pointilleux sur les questions d'étiquette, attachant la plus grande
importance à ces détails, et jugeant le plus souvent à la manière dont
on le traite de la considération qu'il doit témoigner à un étranger.

Ainsi, pour inviter à regarder, on dit à son domestique «regard
faites»,--à son égal «regard paraissez»,--au roi ou aux membres de sa
famille «regard ordonnez». Quant à moi, en ma qualité officiellement
reconnue de _doouletman_ (gentilhomme) et d'_akkaz bachy dooulet
farança_, je m'attribue le droit de traiter de pair toutes les
excellences persanes, et je serais à contre-cœur forcée de châtier à
coups de cravache le malotru qui, en me parlant, emploierait le verbe
_kerden_.

D'ailleurs, afin de ne pas m'embrouiller dans cet écheveau grammatical,
j'ai adopté un formulaire diplomatique des plus simples: dès que
j'arrive devant un gouverneur ou un personnage important, je commence
par lui déclarer que j'ignore les finesses et les élégances de la
langue, ayant eu en fait de professeurs les tcharvadars racolés tout le
long de la route. Grâce à cette précaution préliminaire, je me contente
d'employer l'auxiliaire _kerden_, et je donne du _chuma_ (vous), au lieu
du _nemouden_, du _fermouden_ et du _tachrif_ (votre honneur) que
m'octroient généreusement les parents les plus rapprochés de Sa Majesté.

Outre le verbe _kerden_, il est deux autres mots caractéristiques du
persan qu'on peut jeter à tort et à travers dans la conversation sans
courir grand'chance de se tromper. L'un est _mal_, qui dans l'acception
la plus générale exprime les relations de possession et d'appartenance;
_mal_ s'emploie aussi bien en se plaignant du frisson, _malè tab_
(résultat de la fièvre), qu'en parlant d'un vieux monument désigné sous
le nom de _malè gadim_ (bien de l'antiquité); l'autre _ta_, dont le sens
est assez difficile à rendre en français et que l'on ajoute toutes les
fois qu'il s'agit d'objets multiples; ainsi _do ta yabous_ se dit pour
deux chevaux, _cé ta tcherag_ pour trois lampes, etc. En sachant
agréablement varier l'emploi de ces deux substantifs et du verbe
_kerden_, on est toujours certain de ne pas rester à court dans une
conversation. Beaumarchais prétendait qu'avec _goddam_ on ne manquait de
rien en Angleterre; le vocabulaire persan est plus compliqué que le
dictionnaire anglais, puisqu'à moins de savoir trois mots on ne peut se
sortir d'affaire.

Il est bien encore un quatrième vocable fort nécessaire à connaître,
mais il n'est pas utile de le mentionner, car il résonne si souvent aux
oreilles et ponctue les phrases d'un accent si vigoureux, qu'il suffit
de passer une heure avec un Persan pour retenir à tout jamais le mot
_poul_ (argent).

16 octobre.--La fièvre a réapparu chez nous: notre hôte, le jardinier,
deux palefreniers sont sur le flanc depuis hier au soir. Marcel vient
d'être, à son tour, saisi d'un frisson violent et grelotte, étendu sur
un sac de paille. Le manque de lit européen est bien dur à supporter
pendant un accès: les transpirations abondantes du deuxième stade
rendent tout à fait gênants les vêtements que l'on est forcé de
conserver; j'en ai fait la dure expérience à Maderè Soleïman. Sur ma
demande, le docteur Odling vient d'arriver; il a trouvé Marcel assez
légèrement atteint, M. Blackmore en très mauvais état, les serviteurs
plus ou moins malades. J'ai également reçu la visite du jeune élève du
docteur Tholozan. Ce brave Mohammed porte, malgré ses vingt-cinq ans, le
vieux costume des médecins, car, en Perse comme en France au temps de
Molière, le pelage plus que le talent inspire confiance au malade.
Coiffé d'un volumineux turban de cachemire à fond blanc, vêtu d'une robe
de laine grise recouverte d'un manteau de soie violette, notre ami,
quand il se montre de dos, a un aspect des plus respectables. Il est
accompagné de l'Esculape en chef du palais, son respectable père, auquel
il doit succéder un jour, le sacerdoce médical étant héréditaire dans sa
famille depuis plusieurs générations.

Tous deux viennent nous engager à passer chez eux la journée de demain.
Cette visite sera d'autant plus intéressante que les mœurs médicales des
Persans sont tout au moins bizarres.

Les praticiens iraniens ne connaissent pas l'anatomie, car il leur est
défendu de faire une autopsie et de se souiller au contact du sang. Il
est étonnant que, placés dans des conditions si mauvaises, ils puissent
pratiquer avec succès quelques opérations, telles que celle de la
taille. En général, ils se contentent d'ordonner aux malades des remèdes
de bonne femme, dont ils se transmettent la recette de père en fils, et
quelques préparations conseillées par Avicenne. Leur nullité
scientifique les mettant dans une situation très fausse envers les
médecins du télégraphe ou des légations, ils redoutent infiniment le
concours des chers confrères européens et ne permettent aux clients
d'appeler en consultation un Farangui que pour lui faire supporter la
responsabilité de la mort.

Les malades eux-mêmes éprouvent une répugnance instinctive à se confier
à un chrétien. Si, vaincus par la souffrance et dans l'espoir de guérir,
ils veulent bien se prêter à un examen, la famille tout entière pousse
les hauts cris, parle de profanation, d'impiété, et aime mieux
généralement laisser mourir le patient que d'encourir la réprobation du
clergé.

La mère du docteur Mohammed a été victime de cet incroyable fanatisme.
Il y a un an à peu près, le docteur Odling fut appelé auprès de cette
estimable dame: la tendresse que le hakim bachy avait pour elle, les
prières de son fils, avaient décidé le premier praticien du pays à
porter ce terrible coup à l'édifice médical indigène.

La malade refusa d'abord de se laisser examiner, et le docteur se
retirait en déclarant qu'il lui était impossible de la soigner sans la
voir, quand elle se décida enfin à se montrer au Farangui. Elle avait
une hernie étranglée. La réduction fut tentée sans succès; une opération
chirurgicale était de la dernière urgence. Le mari, consulté, déclara
qu'il n'oserait jamais prendre une pareille responsabilité et qu'il
devait au préalable avertir sa famille, et surtout celle de sa femme. On
envoya querir les parents les plus rapprochés; ils délibérèrent pendant
trente-quatre heures avant de se mettre d'accord; et, quand enfin M.
Odling fut autorisé à agir, il était trop tard: la gangrène avait envahi
le corps de la malheureuse femme, il ne restait plus qu'à recueillir son
dernier soupir.

Si l'on n'exige pas des médecins persans une grande science, on rétribue
bien maigrement leurs soins. Après une longue maladie terminée par un
heureux dénouement, les gens de moyenne condition payent la visite à
raison de cinquante centimes; les intrigants, à force de marchander,
obtiennent sur ce prix une réduction de cinquante pour cent; les chefs
religieux ne donnent rien et se contentent de promettre leur protection
ou leur appui. Cependant la clientèle du haut clergé est toujours la
plus recherchée, parce qu'elle entraîne des profits indirects.

Un exemple entre mille.

Le docteur Tholozan avait soigné pendant plusieurs mois et guéri d'une
coxalgie la fille de l'imam djouma de Téhéran. Jamais il n'était venu à
la pensée de ce respectable personnage qu'il devait une rémunération au
chirurgien de Sa Majesté; s'abaisser jusqu'à payer son médecin, c'eût
été une mesquinerie indigne de son caractère. Mais un des mollahs de sa
maison, d'un tempérament moins orgueilleux, arrive un jour en grande
pompe, entouré de nombreux témoins et apporte cinquante tomans au
docteur, dans l'unique espoir de se faire bien venir de son chef
hiérarchique.

A quelque temps de là, un ami du grand prêtre se casse le bras. M.
Tholozan le lui remet et reçoit des honoraires honorables.

«Combien vous a donné Mirza Akhmed? demande l'imam djouma.

--Vingt-cinq tomans.

--C'est un pleutre! s'écrie le religieux: je lui conseillerai de tripler
cette somme.»

Ce qui fut dit fut fait.

17 octobre.--Comme le prophétisait la faculté cosmopolite de Chiraz,
Marcel s'est trouvé bien ce matin et m'a priée de l'accompagner chez le
hakim bachy. Après nous avoir fait les honneurs d'un lunch soigneusement
préparé, le vénérable docteur demanda les kalyans, tout en ordonnant aux
serviteurs de s'éloigner; puis il prit la parole et prétexta de l'état
fiévreux de Çahabi divan pour l'excuser du retard qu'il avait mis à nous
recevoir. «Je suis fort inquiet, a-t-il ajouté; mon illustre malade est
vieux, usé, digère mal la quinine, et je crains bien, si les accès ne le
quittent pas, que nous n'ayons bientôt un autre gouverneur. Je
regretterais vivement de voir mourir Çahabi divan, car il est pour moi
un véritable ami.

--Pourquoi n'essayeriez-vous pas de lui donner de l'arsenic?» dit Marcel
en français.

A ces mots, le docteur en herbe pâlit. Le père, inquiet de l'émotion de
son fils, l'interroge.

«L'Excellence propose de soigner le gouverneur avec du _margèmouch_
(litt.: «mort aux rats»).

--C'est impossible: ce remède n'est pas noble», reprend sentencieusement
le hakim bachy; puis, après un quart d'heure de silence, qu'interrompent
seuls les glouglous des kalyans, il s'informe cependant de la dose
d'arsenic qu'on peut administrer sans danger, et me propose enfin de me
conduire dans son andéroun.

Femmes du père, femmes du fils, jeunes filles, enfants de différents
ménages, paraissent vivre en bonne intelligence; je suis évidemment au
sein d'une famille patriarcale.

Les khanoums m'engagent de nouveau à prendre du thé, du café; puis c'est
à qui tâtera mes gros souliers de cuir, défera les lacets afin
d'examiner les crochets de cuivre, essayera mon casque de feutre sans
témoigner de dégoût (ô les braves femmes!), fouillera mes poches,
s'extasiera sur les objets qu'elles contiennent, et me priera de lui en
expliquer l'usage. Le mouchoir, surtout, que ces dames ont pris tout
d'abord pour un tapis de prière, a eu l'honneur de les intriguer
sérieusement. J'ai dû opérer à plusieurs reprises afin de leur apprendre
qu'il est aisé de se moucher sans se servir exclusivement de ses doigts,
ce que toute Persane avait cru jusqu'ici impossible.

Le costume de mes élèves ne diffère guère de celui des musulmanes
d'Ispahan, cependant les jupes sont plus longues que dans l'Irak et
descendent jusqu'au mollet. Le type chirazien est élégant; mais pourquoi
faut-il que les femmes les plus laides et les plus décrépites soient
aussi les plus désireuses de faire reproduire leurs traits? J'ai trouvé
d'ailleurs un moyen poli de satisfaire les vieilles admiratrices de mes
talents de photographe. J'introduis un châssis vide, je fais poser mon
modèle pendant trois minutes dans une attitude mal équilibrée, et
finalement je déclare que l'épreuve est manquée, faute d'une immobilité
suffisante. J'ai utilisé trois fois aujourd'hui cette formule simple et
peu coûteuse, et bien m'en a pris, car j'ai pu, grâce à mon stratagème,
photographier la fille et la bru de mon hôte et conserver une glace avec
laquelle il m'a été possible de répondre au désir du gouverneur, fils
aîné de Zellè sultan.

[Illustration: FEMMES DE CHIRAZ.]

En rentrant à la station, j'ai trouvé le jardin envahi par une suite
nombreuse; elle escortait le petit prince, exilé de Chiraz sur l'ordre
de son père et confiné dans la montagne, où l'on a moins à redouter les
fièvres qu'en plaine. Sous prétexte de faire une promenade à cheval, cet
enfant a quitté son campement et a demandé à venir se reposer à la
station du télégraphe. La vérité est qu'il voulait mettre à contribution
l'_akkaz bachy dooulet farança_, dont la réputation s'étend beaucoup
plus qu'il ne serait nécessaire.

Le jeune prince a un air digne et posé qu'on retrouverait difficilement
en France, chez un gamin de son âge. S'il joue et s'il rit, ce doit être
en cachette, car il reçoit les témoignages de respect de sa suite et des
agents du télégraphe avec un sérieux des mieux étudiés. Se montrer en
toute occasion grave et solennel est la recommandation favorite des
précepteurs iraniens. L'équitation, le maniement des armes,
l'endurcissement du corps et de l'âme complètent l'éducation d'un grand
seigneur persan.

Djellal-Dooulet paraît avoir bien profité des excellentes leçons qui lui
ont été données: il manie son poney comme un centaure, abat au vol les
oiseaux rapides et paraît inaccessible à la frayeur.

Par surcroît le jeune prince a reçu une éducation libérale. Il commence
à entendre le français, connaît les classiques de son pays et promet de
devenir un parfait gentilhomme, si on ne le gratifie pas, d'ici à deux
ou trois ans, d'un lot de femmes légitimes et illégitimes.

Que Zellè sultan monte un jour sur le trône, et Djellal-Dooulet
deviendra héritier présomptif.

Les Anglais, qu'il n'aime point, et dont il s'est obstinément refusé à
apprendre la langue, ne s'en réjouiront peut-être pas.

[Illustration: DJELLAL-DOOULET, GOUVERNEUR DE CHIRAZ, FILS DU PRINCE
ZELLÈ SULTAN.]



[Illustration: LA MASDJED DJOUMA DE CHIRAZ. (Voyez p. 445.)]



CHAPITRE XXIV

La masdjed djouma de Chiraz.--Sa fondation.--La Khoda Khanè.--Antiquité
de la ville de Chiraz.--Cuve à ablutions.--Masdjed Nô.--La médressè
Khan.--Le bazar du Vakil.--La fièvre à Chiraz.--Consultation médicale
chez le gouverneur Çahabi divan.


_Chiraz_, 17 octobre.--«Les Perses abhorraient le mensonge et se
nourrissaient de cresson», m'enseignait, sur la foi de Xénophon, mon
vieux professeur d'histoire.

Cette phrase avait dû faire sur moi une bien profonde impression, car,
dès mon arrivée en Perse, elle s'est présentée à ma mémoire avec une
telle vivacité, que naïvement je me suis mise en quête d'un Persan
disant la vérité, d'un Persan se nourrissant de cresson et buvant de
l'eau claire. Vains efforts! je n'ai encore trouvé ni l'un ni l'autre de
ces phénomènes.

Si mon vieux maître était de ce monde, je lui enlèverais une illusion et
je lui conseillerais de modifier légèrement ses leçons, ou, tout au
moins, d'expliquer à ses élèves que la _Cyropédie_, au point de vue de
la véracité, mérite de prendre une place honorable auprès du _Grand
Cyrus_ de Mlle de Scudéry.

Il n'est pas besoin d'être longtemps en contact avec les fils des
anciens Perses pour se convaincre que, s'ils mentent à bouche que
veux-tu, ils ne broutent des herbages que si la dure nécessité leur en
fait une loi. L'expérience donne même au voyageur une telle habitude de
prendre en suspicion les protestations de chacun et de tous, qu'il
éprouve toujours une surprise extrême à se trouver en face de gens
véridiques et sobres. Après tout, l'exception confirme la règle, dit un
profond aphorisme de grammaire dont je n'ai jamais très bien démêlé le
sens.

Au moment de notre départ d'Ispahan, le chahzaddè Zellè sultan nous
avait pourvus de recommandations si particulièrement chaleureuses, il se
proclamait notre ami avec une si parfaite bonne grâce (nous ne l'avons
jamais vu), menaçait de punitions si sévères les gens assez audacieux
pour oser nous résister, et donnait avec une telle précision l'ordre de
nous introduire dans les mosquées de Chiraz les plus soigneusement
fermées aux chrétiens, que je m'étais souvent demandé, en chemin, si la
dépêche dont nous étions porteurs n'avait pas été précédée d'une
communication moins gracieuse mais plus directe, adressée au gouverneur
du Fars. Il n'en était rien cependant, j'en ai la preuve aujourd'hui:
malgré l'extrême fanatisme de la population et les scrupules du clergé,
nous sommes autorisés depuis ce matin à visiter toutes les mosquées de
la ville.

Ce serait tomber dans une étrange erreur que d'attribuer l'intolérance
spéciale des Chiraziens à une fervente piété ou à un respect exagéré des
monuments consacrés à l'exercice de leur religion: les habitants du Fars
ne témoigneraient pas à tout propos et même hors de propos de leur
parfaite orthodoxie, si leur pays, durant ces dernières années, n'avait
été inféodé au babysme, et si la religion qui avait sapé profondément à
la base la loi de Mahomet ne s'était attaquée au pouvoir royal. Depuis
ces événements, les babys, très nombreux dans la province, déploient un
zèle d'autant plus grand qu'ils ont plus à redouter d'être accusés
d'hérésie et de rébellion. Comme, d'autre part, l'ardeur des vrais
croyants s'est ravivée au contact de l'hérésie naissante, réformés et
orthodoxes font aujourd'hui assaut de purisme et, partant,
d'intolérance.

Après avoir été le berceau du babysme, la capitale du Fars est restée le
rendez-vous des mécontents et le foyer toujours latent d'une nouvelle
insurrection. Plus de la moitié de la population, assure-t-on, est
attachée aux nouvelles doctrines. J'ai déjà expliqué combien
l'antagonisme entre les réformés et les vieux chiites enflammait le zèle
pieux des Chiraziens; en raison du fanatisme local, la situation des
membres des communautés non musulmanes est devenue intolérable. Les
israélites notamment, bien qu'ils forment une nombreuse colonie, ont une
position des plus précaires. Cantonnés dans un quartier particulier, une
sorte de _ghetto_, ils font le commerce des métaux, la banque, prêtent
souvent à cent pour cent et vivent maltraités et méprisés par les
emprunteurs, trop heureux cependant d'avoir recours à leur
intermédiaire. Les plus pauvres d'entre eux ont obtenu le privilège
d'aller fabriquer à domicile, moyennant une petite redevance, le vin si
renommé de Chiraz.

Les israélites du Fars ont adopté le costume iranien, mais ils
conservent en toute longueur les cheveux des tempes roulés en longues
papillotes, par opposition aux «coins coupés» des musulmans. Les femmes
se revêtent, quand elles sortent, du grand tchader gros-bleu. N'étant
pas autorisées à porter le _roubandi_ blanc, ou voile de visage, que les
Persanes tiennent à honneur de jeter sur leur face, elles sont signalées
aux regards et aux injures des musulmans, et Dieu sait pourtant si elles
apportent un soin vigilant à maintenir de la main gauche les plis du
tchader étroitement serré sur la figure!

[Illustration: LA KHODA KHANÈ DE LA MASDJED DJOUMA DE CHIRAZ. (Voyez p.
445.)]

Le type de la colonie juive de Chiraz est très pur, mais hommes et
femmes, écrasés sous le poids d'une oppression séculaire, paraissent
avoir perdu tout sentiment de dignité. A proprement parler, la justice
n'existe pas pour eux: ils peuvent être battus, volés, tués même, sans
que le coupable soit jamais recherché. Avant-hier, en parcourant la
juiverie, j'ai vu un bambin musulman, à peine âgé de dix ans, monté sur
un poney et accompagné d'un seul serviteur, cingler à coups de fouet la
figure de plusieurs marchands israélites assis sur le seuil de leur
échoppe, sans qu'aucun d'eux ait paru songer à protester contre cette
incroyable brutalité. L'enfant sortit du quartier après avoir insulté,
de la manière la plus grossière et la plus inattendue de la part d'un
gamin de son âge, trois jeunes femmes, qui rentrèrent au plus vite dans
leur maison.

18 octobre.--Si le fanatisme des Chiraziens est excessif, il ne va pas
au delà de démonstrations peu coûteuses. A l'exception de la mosquée du
Vakil, construite au siècle dernier, tous les édifices religieux sont
dans un état de délabrement vraiment pitoyable.

La plus ancienne de toutes les mosquées de Chiraz, et par conséquent la
plus intéressante à visiter, fut bâtie en 875 sous le règne d'Amrou ben
Leis, aussi célèbre par sa piété que par ses guerres contre les
successeurs du Prophète. Comme son frère Yacoub, il entretint d'abord
des relations de bon vasselage avec les khalifes de Bagdad et gouverna
pendant quelques années l'Irak, le Fars, le Khorassan, le Séistan et le
Tabaristan sous le titre d'«Esclave du Commandeur des croyants». Sa
soumission était pourtant plus apparente que réelle. Peu de temps après
son accession au trône, nous disent de vieux manuscrits persans, il
ordonna aux chefs de mille cavaliers de paraître devant lui avec une
masse d'or à la main. En les voyant au nombre de cent, un cri douloureux
s'échappa de sa poitrine: «Oh! pourquoi la Providence ne m'a-t-elle pas
permis de conduire cette armée au secours de Hassan et de Houssein dans
la plaine de Kerbéla!» «Souhait bien digne, ajoute pieusement l'écrivain
chiite, de procurer à ce prince une belle et grande place aux régions de
l'éternel bonheur.»

L'homme religieux était doublé chez Amrou ben Leis d'un profond
philosophe. Vaincu dans une campagne dirigée contre un chef tartare
soulevé à l'instigation des khalifes de Bagdad, il fut fait prisonnier.
Le soir venu, il s'était assis à terre et laissait à un soldat le soin
de préparer quelques grossiers aliments au fond d'un vase de cuivre, à
large panse et à ouverture étroite, quand un chien s'approcha; l'animal
enfonça la tête dans le récipient, puis, entendant du bruit, et ne
pouvant se dégager à temps, s'enfuit au galop, emportant avec lui
marmite et potage.

Le monarque prisonnier éclata de rire, et, comme les soldats
s'informaient des motifs de cette gaieté si peu en harmonie avec sa
triste situation, il leur répondit: «Ce matin encore l'intendant de ma
maison se plaignait de ce que trois cents chameaux ne suffisaient point
à transporter mes provisions de bouche; voyez comme mon service est
simplifié ce soir: un chien enlève sans peine mon dîner et ma batterie
de cuisine.»

Malgré les dégradations des arceaux, des murs et des portiques ruinés
par les tremblements de terre, le vieux temple d'Amrou ben Leis conserve
encore un aspect imposant.

Au milieu de la cour, à la place occupée d'habitude par un bassin à
ablutions, j'aperçois un petit monument carré, bâti en pierre, flanqué à
chaque angle d'une tour de peu d'élévation et copié, assurent nos
guides, sur la Kaaba de la Mecque.

La Khoda Khanè (Maison de Dieu), tel est le nom de l'édicule, est veuve
de ses toitures et se présente aux fidèles sous un aspect bien
attristant.

Vers le sommet des tours s'enroule une belle inscription d'émail bleu
turquoise encastrée dans la pierre. Ce document, consacré à la gloire
d'Allah, nous apprend que la construction remonte à l'année 1450. Cette
date doit être exclusivement attribuée à l'édifice dont nous considérons
les ruines, mais ne saurait faire préjuger de l'époque où fut
primitivement fondé le monument dont la «Maison de Dieu» occupe la
place. En faisant le tour des murs extérieurs, nos guides nous signalent
en effet une grosse pierre noire engagée dans les décombres. Ce moellon
célèbre, connu sous le nom prosaïque de _dick_ (marmite), joue dans le
sanctuaire chirazien un rôle à peu près analogue à celui de la pierre
noire de la Kaaba. Quelle est ma surprise en reconnaissant dans ce
caillou vénéré un bloc de porphyre absolument pareil, comme forme et
ornementation, aux bases des colonnes achéménides de Persépolis!

[Illustration: CUVE A ABLUTIONS DE LA MASDJED DJOUMA. (Voyez p. 449.)]

Si nous n'étions pas les premiers Européens qui eussions visité la
masdjed djouma, la légende qui veut faire de Chiraz une ville moderne
eût déjà été combattue, car il ne me semble pas possible, étant donnés
la position de la base achéménide et le respect que les citadins de
génération en génération professent pour cette pierre noire, qu'elle ait
été fortuitement apportée de Persépolis; un pareil déplacement serait
d'ailleurs tout à fait contraire aux idées et aux habitudes des Arabes.
Il existait donc à Chiraz, aux temps des Darius et des Xerxès, une
grande cité ornée d'édifices de pierre.

Peut-être ne restait-il, au moment où les conquérants musulmans
envahirent le Fars, aucun vestige de l'ancienne cité, mais on ne saurait
admettre que les Achéménides aient bâti des palais de pierre,
c'est-à-dire des demeures royales, loin de tout centre d'habitations, et
que, dans un royaume où les plaines fertiles et bien arrosées sont si
rares, la vallée de Chiraz ait été précisément délaissée à l'époque la
plus prospère de l'histoire de Perse, sous le règne des souverains qui
faisaient de leur pays originel leur séjour de prédilection. J'ai déjà
fait pareille remarque en visitant, aux environs de Chiraz, le petit
monument de style persépolitain, les forteresses voisines de ce palais
et les puits du Tang Allah Akbar.

[Illustration: TOMBEAU DU SEÏD MIR AKHMED. (Voyez p. 450.)]

En s'éloignant de la Khoda Khanè, le mollah qui nous accompagne se
dirige vers la plus ancienne partie de la mosquée. Elle est constituée
par une salle longue et étroite, ornée à l'une de ses extrémités d'un
vieux mihrab de pierre d'un grossier travail.

Au-dessus de ce spécimen d'un art encore barbare s'étend, en revanche,
le plus ravissant plafond de mosaïque de cèdre et d'ivoire qu'il soit
possible d'imaginer. Grâce à quelques restaurations faites avec une
extrême habileté, cette charmante marqueterie est en bon état de
conservation et rappelle à mon souvenir, sous une forme plus délicate et
plus élégante, les mosaïques de bois et d'ivoire que l'on fabrique
aujourd'hui au bazar. Le style archaïque de l'écriture permet
d'attribuer à ce plafond une date très voisine de la fondation de la
mosquée.

Mon brave mollah ne me tiendra quitte ni d'une pierre ni d'un coin noir.
Tout auprès de la porte extérieure, sous une niche obscure, il me fait
remarquer une belle cuve de porphyre. Elle est taillée en forme de
prisme à douze pans; chaque face est séparée de sa voisine par une
colonnette s'appuyant sur une base en forme de vase d'un très beau
caractère.

En résumé, la mosquée djouma, malgré son état de ruine, malgré les
nombreuses mutilations qui ont enlevé toute unité à son ensemble, est
encore un des monuments les plus intéressants de la Perse musulmane.
L'introduction d'une Kaaba au milieu de la cour centrale, la base
achéménide découverte au pied des murailles de la Khoda Khanè, la
vieille partie du sanctuaire, son singulier mihrab, ses plafonds
charmants, la cuve de porphyre, peut-être empruntée à un édifice
antique, signalent d'une façon toute particulière ce temple à
l'attention et à l'intérêt de l'archéologue. La masdjed djouma paraît
avoir servi de type à toutes les mosquées de Chiraz et en particulier à
la masdjed Nô (mosquée Nouvelle), toujours désignée sous ce nom, bien
qu'elle ait été bâtie en 1300 environ, sous le règne de l'atabeg du
Fars, Ali bou Siad. Cet édifice, d'une dimension colossale (il recouvre
près d'un hectare), ne paraît guère avoir souffert des secousses des
tremblements de terre: à part quelques fissures dans les grands arcs, il
est en assez bon état d'entretien et contraste par sa propreté relative
avec la masdjed djouma.

La médressè Baba Khan serait assez éloignée de la masdjed Nô, si l'on
était obligé, comme en Europe, de fouler prosaïquement le sol des rues,
mais dans la patrie d'Hafiz les ailes poussent, il faut le croire, aux
plus vulgaires prosateurs, car c'est en grimpant tout d'abord sur les
terrasses que nous prenons la route de l'édifice.

«Quel chemin d'écureuil nous fais-tu suivre, _machallah_? ai-je demandé
à mon guide.

--Le chemin le plus court, Çaheb: les jardins ou les cours étant très
rares et les rues, déjà fort étroites, se trouvant en partie couvertes,
il existe une double vicinalité; aussi bien, tout bon Chirazien est
capable de se diriger sur les terrasses avec autant d'aisance que dans
les rues et les bazars, et ne se décide à dévorer la poussière que s'il
monte à cheval ou s'il est forcé de sortir en plein midi.

--En route!» Et nous nous sommes rendus sans quitter les toitures, pour
ainsi dire à vol d'oiseau, de la mosquée Nô à la médressè Baba Khan,
située au milieu du marché aux légumes.

L'école, bâtie sur un plan rectangulaire, est immense. Autour de la
cour, plantée d'arbres superbes, s'ouvrent les chambres des élèves,
desservies par de larges galeries. Toutes ces pièces sont désertes; des
plâtras et des ordures de toute sorte encombrent les corridors; les
carreaux de faïence qui recouvraient les murs de la cour gisent sur le
sol; en certains points les murs se sont écroulés sous les secousses des
tremblements de terre.

Comme à la médressè du Vakil, quelques moutards assis sur leurs talons
écoutent de la moitié d'une oreille la lecture que leur fait un mollah,
un peu plus distrait qu'eux, s'il est possible.

La partie la mieux conservée et la plus intéressante du monument est le
péristyle d'entrée, d'une époque antérieure à celle des principaux
bâtiments. Quatre grands arceaux entrecoupés de niches en pierre grise
supportent une voûte plate tapissée d'une belle mosaïque à fond
gros-bleu, comparable aux panneaux émaillés qui décorent la mosquée de
Tauris. Les faïences sont entourées d'une frise couverte d'inscriptions
et comprises dans les archivoltes de pierre des arceaux. Tout l'édifice,
excepté le péristyle d'entrée et les minarets placés de chaque côté de
la porte, est dû, il est inutile de le dire, à la munificence du Vakil,
comme le magnifique bazar que nous traversons en regagnant nos pénates.
Avant de rentrer, nous passons auprès du tombeau de Seïd Mir Akhmed,
dont la coupole bulbeuse domine tous les édifices de la ville.

[Illustration: MASDJED NÔ A CHIRAZ. (Voyez p. 449.)]

19 octobre.--Quel abominable et monotone climat que celui de Chiraz en
cette saison! Marcel est encore malade: depuis deux jours son pouls
n'est guère tombé au-dessous de cent vingt pulsations; M. Blackmore,
notre hôte, n'a presque pas quitté le lit depuis notre arrivée, et à
partir d'avant-hier j'ai été seule à table, servie par le cuisinier,
l'unique domestique qui soit debout; la maison du télégraphe est
transformée en hôpital. L'aire carrelée placée au bas de l'escalier et
orientée au midi est couverte tout le long du jour des vêtements et des
couvertures trempés de sueur que chaque fiévreux vient, en se traînant,
étendre au soleil dès que le mal lui donne un moment de répit.

Les fièvres du Fars sont terribles; les accès se compliquent de délire
ou tout au moins d'hallucinations très fatigantes, et laissent
finalement le patient dans un état de pitoyable faiblesse. Il est bien
pénible en cet état de manquer de draps de lit; j'ai envoyé au bazar de
Chiraz, mais il n'a pas été possible de se procurer de la toile. Les
Persans naissent et meurent tout habillés et ne connaissent point, à
l'exception de la chemise, l'usage du linge. Marcel ne se plaint point
cependant; quand il ne délire pas, il joue avec une famille de souris
qui a établi son domicile sous les couvertures brûlantes.

[Illustration: LE BAZAR DU VAKIL A CHIRAZ.]

Nous sommes à la fin d'octobre, les frileuses petites bêtes voient avec
regret la température s'abaisser pendant la nuit et elles n'ont rien
trouvé de mieux que de venir se réchauffer auprès d'un fiévreux. Le
premier soir, un «papa et une maman souris» sont arrivés; au matin ils
se sont mutuellement déclaré qu'ils n'avaient jamais passé meilleure
nuit et sont revenus le jour même accompagnés de leur postérité, cinq ou
six souriceaux gras, bien portants et d'une gaieté des plus
impertinentes. Leur va-et-vient n'a pas le don de me distraire; est-ce
lassitude morale ou fatigue physique, je l'ignore, mais je me sens
courbatue et démoralisée hors de toute mesure: c'est à peine si ce soir,
après le coucher du soleil, j'ai eu la force d'aller jusqu'au bout du
jardin et de revenir.

J'ai cependant reçu le hakim bachy (médecin en chef), notre ami. Il
venait demander à Marcel de vouloir bien se rendre auprès du gouverneur
de la ville. Çahabi divan se trouve en si mauvais point, qu'il s'est
décidé, d'accord en cela avec son médecin, à demander secours à Dieu, au
diable, voire même à des Faranguis. J'ai engagé le hakim à faire
connaître au gouverneur l'impossibilité dans laquelle se trouvait mon
mari de se rendre au palais et l'ai prié de remettre à plus tard la
consultation. Le digne praticien se serait bien contenté de mon
concours, et m'a assuré, avec une politesse très flatteuse pour moi,
qu'il avait autant de confiance en mes talents que dans la science de
Marcel, mais j'ai jugé prudent de me montrer modeste en pareil cas.
«Soigner un gouverneur est trop grande affaire, lui ai-je répondu
sérieusement; jamais je n'oserais m'aventurer à prendre sur moi seule
une aussi lourde responsabilité.»

Vivez en Orient, vivez en Occident, et partout vous trouvez l'esprit
humain également détraqué: toujours amoureux de surnaturel, de
nouveautés, de contradictions absurdes. Il y a à Chiraz un bon médecin,
le docteur Odling, qui habite le pays depuis cinq ans et connaît
parfaitement les maladies locales: le gouverneur se garde de le
consulter. Viennent deux étrangers, deux inconnus ne sachant pas même se
soigner eux-mêmes, mais ayant par accident soulagé quelques tcharvadars,
et le digne homme n'a de cesse qu'il ne se soit mis entre leurs mains,
au risque d'en mourir, pour peu que ces médecins d'occasion aient le
goût des expériences _in anima vili_.

23 octobre.--Mon cahier vient d'être fermé pendant trois jours; comme
Marcel commençait à se rétablir, le droit m'est échu de réchauffer la
famille de souris. Les accès de Maderè Soleïman m'avaient permis de
faire un apprentissage de la fièvre, me voilà aujourd'hui passée maître.

Ce matin, me sentant mieux, j'ai engagé le «grand docteur» de la famille
à tenir la promesse faite au hakim et l'ai envoyé chez le gouverneur.

Aucun serviteur ne s'est présenté pour tenir le cheval de mon mari quand
il est arrivé devant le palais. Tout était silence dans cette demeure
habituellement si bruyante. En traversant le vestibule où se tient le
corps de garde, Marcel a eu l'explication de cette morne réception.

    Ils ne dormaient pas tous, mais tous étaient frappés;
        On n'en voyait point d'occupés
    A chercher le soutien d'une mourante vie:
        L'_eau seule_ excitait leur envie.

De tous côtés étaient étendus des soldats plus ou moins débraillés; le
concierge lui-même n'avait pas le courage de prélever son bakchich
habituel sur les rares personnes que leurs affaires amenaient au
divankhanè. La fièvre faisait rage au logis du gouverneur.

[Illustration: SAADOUK KHAN, GÉNÉRAL COMMANDANT L'ARTILLERIE DE CHIRAZ.]

Çahabi divan grelottait assis, ou plutôt allongé sur une pile de
couvertures au fond du talar officiel; sa belle robe de satin violet
mettait en relief une figure livide et ridée. La barbe, passée jadis au
henné, comme celle de tous les vieillards, ne conservait de traces
rouges qu'à l'extrémité des poils; les naissances étaient blanches comme
du lait. Ce bizarre assemblage de couleurs donnait au malade un aspect
rébarbatif, que démentait, hélas! sa mine dolente. Autour du gouverneur
étaient rangés en ordre hiérarchique une série de graves personnages;
tous gardaient un silence respectueux, entrecoupé seulement par les
plaintes du maître. A son turban bleu on reconnaissait d'abord un seïd
très respecté dans la ville; puis venaient l'imam djouma, deux ou trois
mollahs, le général commandant l'artillerie, vieille culotte de peau
appelée à prendre part au conseil en vertu de son grade et de ses
fonctions, purement honorifique du reste, les trois canons fossiles
composant le parc de Chiraz ayant été, dans ces derniers temps, envoyés
à Bouchyr; puis encore le protecteur des étrangers, qui n'avait pas jugé
utile de se dégriser complètement en l'honneur de la consultation; enfin
le barbier, personnage fort influent, le hakim bachy et son fils, plus
un lot de trois ou quatre _Avicennes_ jeunes ou vieux, mais de peu
d'importance.

Dès que Marcel est entré, le malade a fait quelques efforts pour se
soulever et s'est affaissé sur les couvertures en gémissant. Mon mari a
d'abord serré la main de l'imam djouma, avec lequel nous entretenons les
meilleures relations, et a simplement salué le reste de l'assistance
sans s'offusquer des regards furibonds du seïd, indigné de voir la santé
du gouverneur aux mains d'un chrétien, et de la mine rébarbative du
barbier, qui frémit à la pensée de laisser un Farangui empiéter sur ses
fonctions.

On a apporté le kalyan; les membres du conseil, insensibles aux
gémissements et aux soupirs du patient, se le sont poliment fait passer
de main en main pendant plus d'un quart d'heure; puis le vénérable hakim
bachy, ayant assuré son turban de cachemire et croisé les mains sur son
abdomen, a pris la parole.

«Notre respecté hakem--puisse Allah lui conserver le gouvernement de
cette province pendant plus de cent ans!--est atteint depuis la fin de
l'hiver de violents accès de fièvre. Tous les remèdes usités en pareil
cas ont été employés: de nombreuses applications de feuilles de saule
ont été faites sur le crâne de Son Excellence...

--Moi, interrompt le barbier, son indigne esclave, j'ai saigné
l'Excellence plus de trois fois depuis le mois dernier.

[Illustration: CORPS DE GARDE A L'ENTRÉE DU PALAIS DU GOUVERNEUR DU
FARS. (Voyez p. 453.)]

--Le vénérable seïd, qui veut bien honorer le conseil de sa présence
bénie, a remis au hakem des talismans précieux et des versets du Koran,
dont l'application sur les membres a été faite sous mes yeux. Nous avons
même eu recours au _quinèquinè_ (sulfate de quinine). Tous ces
médicaments sont restés sans effet.

«Cependant il est de la plus grande utilité que le gouverneur, auquel
nous devons la paix et la tranquillité de la province, reprenne bientôt
sa place sur le tapis du divankhanè (maison de justice). Mais ce
seigneur, comparable en équité aux khalifes les plus renommés, ne peut
continuer à diriger les affaires du peuple, si Allah ne lui rend la
santé. Mon fils, qui a puisé des trésors de science auprès des médecins
de Sa Majesté le chah--Allah puisse-t-il conserver pendant plus de cent
ans le trône à la boussole de l'univers!--m'a conseillé de traiter le
hakem par un remède dont je crains de prononcer le nom, tant j'ai de
respect pour l'auguste malade et pour la vénérable assistance qui
m'écoute. Ce remède, que les Faranguis, affligés de toutes sortes de
maux, sont forcés d'employer, n'est point noble. S'il s'agissait de
l'appliquer à un malade vulgaire, je n'aurais peut-être pas hésité à le
prescrire, mais jamais je n'oserais, sans l'assentiment du clergé et les
encouragements de mes savants confrères, l'ordonner à un gouverneur.

--Parlez sans crainte, seigneur docteur, a répondu le seïd, faites-nous
connaître votre pensée; vous êtes, nous le savons tous, un pieux
musulman. De quoi s'agit-il?

--Je conseillerais d'administrer au hakem, à très faible dose s'entend,
un remède dont je m'excuse encore de prononcer le nom. Je veux parler de
l'arsenic, _margèmouch_.

--La mort aux rats à un gouverneur! s'écrient unanimement tous les
assistants, y compris le malade, qui s'est soulevé avec épouvante.

--Là! je me doutais bien que je trouverais parmi vous une opposition
indignée; mais je désirerais cependant connaître l'opinion des fidèles
interprètes de la loi et m'informer si le Koran défend pareille
médicamentation.

--Pas à mon avis, répond le seïd, bien que ce poison du Faranguistan
doive être tenu en grande suspicion.

--Pour ma part, dit un des vieux _Avicennes_, je suis complètement
opposé à l'emploi de la «mort au rats», parce que la maladie du
gouverneur est une affection chaude. Nos anciens nous ont enseigné à
diviser en quatre classes les maux qui affligent l'humanité: les
maladies froides, chaudes, sèches et humides; et nous ont appris à les
conjurer en donnant des médicaments ou des traitements de nature
contraire aux symptômes constatés; or, s'il est un mal dont la chaleur
soit la caractéristique, c'est bien la fièvre. Elle doit donc être
soignée par des saignées ou des boissons rafraîchissantes, et non par
des poisons secs, comme l'arsenic. Il faut vraiment, vénérable hakim
bachy, que vous ayez oublié les premiers principes de la thérapeutique.
En résumé, je tiens la feuille de saule pour un médicament d'un emploi
hasardé, le quinèquinè pour subversif, je considère l'usage de l'arsenic
comme absolument démoniaque et m'oppose en conséquence à ce qu'il soit
administré au gouverneur.

--Quant à moi, dit l'imam djouma, désireux de faire preuve de grand
jugement et de montrer un esprit de conciliation en harmonie avec son
caractère bienveillant, je suis tout prêt à me rallier à l'opinion du
hakim bachy, s'il ne juge pas indispensable d'administrer la mort aux
rats sous forme de boisson. Ne pourrait-on pas faire de petits sachets,
les remplir d'arsenic et les attacher autour du cou ou des bras de Son
Excellence en les entremêlant de versets du Koran destinés à atténuer ou
à détruire les effets du médicament, dans le cas où le remède serait
pernicieux?

--Si l'on m'écoutait, intervient le général d'artillerie, on jetterait à
la rue toutes ces drogues imaginées par des fabricants de cataplasmes,
et, avec la permission du mouchteïd et de l'imam djouma, on ferait
prendre tous les jours à Son Excellence deux ou trois bouteilles de bon
vieux vin de Chiraz. Bien que je n'aie jamais manqué aux préceptes de
notre loi, je sais, par ouï-dire simplement, qu'il n'est pas de meilleur
remède contre la fièvre.

--_Baricalla, baricalla!_ (bravo, bravo!), s'écrie le protecteur des
étrangers, que le seul mot de vieux vin de Chiraz semble tirer de sa
torpeur, voilà un traitement raisonnable, le seul qui nous ait permis au
général et à moi de lutter contre le climat malsain du pays.

--Te tairas-tu, fils d'ivrogne brûlé, reprend l'ami, furieux d'être
trahi, tu...

--Çaheb, dit aussitôt le hakim bachy en s'adressant à mon mari, que
pense Votre Excellence de la proposition de l'imam djouma?»

L'Excellence, qui ne se doutait guère de la portée de ses conseils quand
elle engageait l'autre jour le hakim bachy à traiter le gouverneur par
l'arsenic, se hâte de clore la conférence.

«Je ne doute pas que la vertu des sourates du Koran ne fasse éprouver au
malade un grand soulagement. Ce serait, en tout cas, fort à désirer, car
l'arsenic administré comme le propose le vénérable imam djouma ne
saurait agir d'une manière très efficace. Si le conseil s'oppose à
l'usage de boissons arsenicales, verrait-il quelque inconvénient à
employer ce médicament en frictions sur le ventre et l'estomac du
malade? Dieu aidant, le gouverneur s'en trouverait peut-être bien.
Enfin, hakim bachy, pourquoi ne compléteriez-vous pas ce traitement en
envoyant Son Excellence dans la montagne, où l'air est plus sain qu'à
Chiraz? Il serait toujours temps de donner l'arsenic comme je vous l'ai
conseillé tout d'abord, si l'état général venait à s'aggraver.»

Sur cette belle tirade, qui a l'avantage de contenter à peu près tous
les membres de l'assemblée, on passe aux voix. Le conseil décide que le
gouverneur sera transporté dans la montagne, et qu'à partir de demain il
lui sera fait, matin et soir, deux frictions arsenicales sur le ventre
et sur le creux de l'estomac. Chaque friction ne devra pas avoir une
durée moindre de trois quarts d'heure. Si le pauvre homme résiste à ces
manipulations, ce sera un fier argument en faveur de la grandeur
d'Allah.

[Illustration: ÇAHABI DIVAN, SOUS-GOUVERNEUR DE CHIRAZ.]



[Illustration: LA DARIATCHA (PETITE MER), PRÈS DE CHIRAZ. (Voyez p.
464.)]



CHAPITRE XXV

Visite de Mme Fagregrine.--La morale s'accroît-elle en Perse en raison
de la longueur des jupes?--Départ de Chiraz.--Le lac salé.--Arrivée à
Sarvistan.


_Chiraz_, 24 octobre.--Le soleil s'abaissait vers l'horizon, et j'étais
béatement occupée à suivre des yeux les mouvements des poissons mordorés
qui se jouaient dans un bassin creusé au-devant de la maison, quand la
porte du jardin s'est ouverte à deux battants devant une femme
soigneusement voilée et montée sur un merveilleux âne blanc. La nouvelle
venue était escortée de nombreux serviteurs, l'âne paré d'une housse de
Kirmanie et d'une selle de velours bleu brodé d'argent. La favorite d'un
mouchteïd ne voyagerait pas en si pompeux équipage.

Allah très grand! comment une fidèle chiite ose-t-elle s'aventurer dans
cet antre de chrétiens? c'est à n'en pas croire mes yeux! L'élégante
khanoum saute vivement à terre, se dirige vers moi et me tend gentiment
la main: «Bonsoir, Madame», me dit-elle. Mon étonnement est au comble:
jamais depuis mon arrivée en Perse je n'ai entendu sortir un mot de
français ou d'anglais des lèvres d'une femme iranienne: «Je suis Mme
Fagregrine, reprend la visiteuse en levant son voile, j'ai très vivement
regretté d'être absente de Chiraz quand vous êtes venue m'apporter la
lettre du consul de Tauris, M. Bernay; dès mon retour de la campagne
j'ai tenu à venir vous dire moi-même tout le plaisir que j'éprouvais à
voir des compatriotes.»

Mon interlocutrice est une preuve en _tchader_ et _roubandi_ de la
difficulté qu'éprouvent les individus ou les familles privés de toute
communication avec la mère patrie à résister longtemps aux influences
des milieux ambiants. Son père, un Français, vint s'établir en Perse il
y a une cinquantaine d'années et se maria, peu après son arrivée, avec
une Arménienne de Djoulfa. Il se préoccupa de donner à l'enfant née de
cette union une éducation européenne, mais ne songea guère à l'instruire
des principes de la religion chrétienne. Dans ces conditions, la jeune
fille trouva tout naturel d'épouser, à l'âge de seize ans, un Suédois
qui était venu à pied de l'extrémité septentrionale de l'Europe, avait
fait rapidement fortune et s'était finalement décidé à confesser la foi
musulmane afin d'obtenir le titre et l'emploi de médecin en chef de
l'armée royale. Voilà donc la fille d'un Français obligée, pour sa part,
bien qu'elle n'ait jamais renié les croyances de ses pères, de vivre et
de se voiler, au moins en public, comme une Persane.

Mme Fagregrine a deux filles charmantes; l'une se dit protestante: elle
obéit en cela à la volonté formelle de son père, volonté qui ne témoigne
pas de la fermeté des convictions musulmanes de ce singulier néophyte;
l'autre est catholique, afin d'être agréable à sa mère. En réalité,
prêtres et pasteurs faisant également défaut à Chiraz, elles vivent dans
une ignorance complète de leur religion. Ainsi s'est rompu le premier
lien qui rattache les enfants perdus à la mère patrie. La culture
intellectuelle des demoiselles Fagregrine est à la hauteur de leur
instruction religieuse: tandis que la mère parle la langue originelle de
sa famille et a conservé l'esprit enjoué de notre race, les filles, en
véritables khanoums, seraient même dans l'impossibilité de me faire
entendre en français qu'elles ont avec moi une communauté d'origine.

Cinquante ans et deux générations ont opéré cette absorption complète de
l'élément européen.

Il suffit d'ailleurs de passer quelque temps en Orient pour juger par
soi-même combien il est mal aisé de réagir contre les mœurs, les
coutumes et les idées du pays où l'on vit.

A mon arrivée en Perse la seule idée de voir appliquer une bastonnade me
serrait le cœur; le sang me montait à la face quand j'entendais parler
des madakhels, vols plus ou moins déguisés des gouverneurs aux dépens du
roi, des femmes au détriment de leur mari, des domestiques au préjudice
de leurs maîtres; je me servais moi-même; je me pressais quand je
croyais être en retard; j'étais exacte à mes rendez-vous; je connaissais
le quantième du mois et tenais à jour mon calendrier.

Aujourd'hui je promets et, à la rigueur, je ferais moi-même administrer
la bastonnade aux gens qui me gênent ou m'ennuient; j'apprends sans
rougeur appréciable que le dernier gouverneur de Chiraz, un frère de Sa
Majesté, ne négligeait pas les bénéfices les plus modestes et se faisait
payer une rente journalière de cinq francs par le portier de son palais,
quitte à autoriser le pipelet à rançonner les gens que leurs affaires
appelaient auprès du chef de la province. Je n'ouvre plus des yeux
ébaubis quand les dames du _high life_ persan me racontent naïvement
qu'elles font danser l'anse du panier et thésaurisent toute leur vie
afin de s'assurer une belle situation à la mort de leur mari;
j'appellerais plutôt deux serviteurs que de ramasser de mes propres
mains mon mouchoir ou mon ombrelle; j'arrive toujours en retard d'une
heure aux rendez-vous donnés; enfin, en comparant mes cahiers avec le
calendrier du télégraphe, je me suis aperçue que, depuis mon départ de
Téhéran, j'ai rajeuni de trois jours.

25 octobre.--Je m'étais promis d'aller avant mon départ remercier mon
aimable compatriote des bons moments qu'elle m'avait fait passer, et je
me suis rendue dans ce but à la ville.

Bâtie sur le modèle des maisons musulmanes, la vaste habitation de Mme
Fagregrine est claire et bien aérée. Plusieurs «belles à figure de lune»
s'y étaient donné rendez-vous et attendaient avec impatience mon
arrivée. En honnêtes provinciales, elles n'ont point encore adopté les
modes de la cour. A mesure qu'on descend vers le sud, les robes
s'allongent: à Téhéran, où le climat est frais, elles arrivent à peine à
mi-cuisse; à Ispahan les jupes atteignent le genou; à Chiraz, où l'on
étouffe, elles tombent jusqu'au mollet.

La morale y gagne-t-elle? je n'en puis juger que par ouï-dire. «Celles
de nos femmes qui n'ont point failli n'ont jamais trouvé l'occasion de
se mal conduire», m'assurait dernièrement un vieux Chirazien. J'aime à
croire qu'il était misanthrope.

Après une conversation toujours amenée sur les mêmes sujets et
agrémentée des mêmes questions: «Pourquoi travaillez-vous? Combien votre
mari a-t-il de femmes?» je me suis remise en selle et j'ai été retrouver
Marcel dans un jardin planté d'orangers superbes et de rosiers de toute
taille et de toute espèce qui s'étage en terrasse autour du Bagè-Takht,
copie moderne des jardins suspendus de Babylone. Les fleurs blanches et
carminées se sont flétries aux chaudes ardeurs du soleil, mais les
arbres du verger ploient sous le nombre des grenades, des coings doux,
des oranges et des citrons musqués. Le poète perd à cette
transformation; le philosophe se console en goûtant à ces fruits exquis
de n'avoir pas été témoin de la période de la floraison.

[Illustration: LE BAGÈ-TAKHT.]

26 octobre.--Nous l'avons échappé belle: on vient de déclarer la
faillite d'un riche banquier de la ville. Le passif atteindra cinq cent
mille krans, somme colossale pour le pays. Grâce à Dieu, nos lettres de
crédit ne sont pas payables chez ce financier. Nous ne nous sommes pas
moins empressés d'aller toucher chez un de ses confrères les trois cents
_tomans_ qui doivent nous être remis. Ah! ce n'est pas petite affaire
que de compter trois mille krans! La cérémonie, plusieurs fois retardée,
a été fixée à ce jour. M. Blackmore a mis à notre disposition l'agent du
télégraphe chargé de la vérification des monnaies; le banquier a délégué
son expert, et ces deux personnages en ont désigné un troisième, suprême
arbitre appelé à trancher toutes les difficultés.

Le papier-monnaie n'existe pas, le toman d'or est rarement accepté dans
les campagnes; nous sommes donc obligés de nous charger de krans
d'argent, monnaie de valeur variable suivant le titre, la date de
l'émission, le pays où on les reçoit, la contrée où on les donne, et
enfin en raison de la dépréciation que leur ont fait subir en les
rognant, ou en les passant à l'eau régale, les divers banquiers entre
les mains desquels ils ont séjourné.

Le bailleur s'assied au milieu d'une salle, dont il ferme soigneusement
les portes, de façon à n'avoir pas à se préoccuper des allants et des
venants; il vide sur le tapis un sac de pièces, les saisit à pleines
mains et les dispose en piles régulières, de façon à pouvoir compter les
tas en longueur et largeur.

Cette première opération terminée, la partie prenante visite à son tour
tous les krans, les fait résonner sur une pierre, rejette les plus
douteux. Les deux experts discutent, crient, s'injurient, entaillent le
métal avec un canif, le flairent et font un lot des pièces sur la valeur
desquelles ils ne peuvent s'entendre. Elles sont remises au troisième
augure, qui coupe un bras à l'une des parties, une jambe à l'autre et
arrive toujours à mettre d'accord les deux adversaires. L'argent, jeté
dans un sac, est porté à son légitime propriétaire. Celui-ci doit à son
tour le compter et finalement l'enfermer dans une caisse assez solide
pour enlever aux domestiques toute idée de faire des emprunts à son
trésor, et assez petite cependant pour être gardée sous la tête pendant
les repos de caravane. Tant que les charges sont aux mains des
tcharvadars, gens probes et méritants s'il en fut jamais, on peut être
sans inquiétude: à moins que la caravane ne soit dépouillée par les
voleurs, le dépôt sera fidèlement rendu; malheureusement on arrive à
l'étape, les muletiers remettent alors à chacun les colis lui
appartenant et n'en répondent plus jusqu'au moment où ils les rechargent
de nouveau. L'obligation de monter la garde autour du coffre-fort, que
signalent son poids et la nécessité de l'ouvrir presque tous les jours,
devient alors un véritable assujettissement.

La réception de nos fonds terminée, il s'agit de trouver de bons chevaux
et de préparer notre prochain départ.

Dès son arrivée, Marcel s'est préoccupé de la route que nous aurions à
suivre pour atteindre le golfe Persique. Depuis l'insuccès d'Eclid nous
avons renoncé à gagner la Susiane par la montagne des Bakhtyaris, quitte
à prendre plus tard une voie moins dangereuse et plus abordable. Restent
donc en présence deux itinéraires conduisant à Bouchyr: l'un, qui passe
par Kaseroun et Chapour, est suivi par toutes les caravanes, la poste et
les voyageurs; l'autre, beaucoup plus long, se dirige sur Firouz-Abad et
offre un intérêt tout particulier, en raison des constructions voûtées
élevées auprès de cette ville. En outre, si nous choisissons le chemin
de Firouz-Abad, nous pourrons nous détourner pendant quelques jours de
notre route et visiter le palais de Sarvistan, dont on nous a parlé déjà
à Maderè Soleïman, et les plaines de Darab, c'est-à-dire tout l'ancien
Fars.

Nous nous sommes arrêtés à cette dernière solution, bien qu'elle nous
force à prolonger de trois semaines la durée de notre voyage et à
supporter des fatigues d'autant plus grandes que nous allons abandonner
les voies de caravanes. Je n'entends pas désigner sous le nom de «voie
de caravanes» une route bien empierrée ou simplement tracée (cette
merveille ne se trouve pas en Perse), mais un chemin frayé sur lequel
s'exerce quelque trafic.

Nous voilà donc obligés de former notre convoi, de louer à la journée
muletiers et chevaux, et de nous en rapporter à la grâce de Dieu pour
nous tirer d'affaire par la suite. De crainte des voleurs, Marcel s'est
décidé à confier nos gros colis à un tcharvadar qui les portera chez le
gouverneur de Bouchyr; il gardera seulement les bagages journaliers:
appareils photographiques, batterie de cuisine, vêtements de rechange et
couvertures.

Demain de vigoureux chevaux me mèneront loin de la capitale du
Fars,--Allah bénisse Chiraz! L'un ou l'autre nous n'avons cessé d'y être
malades depuis notre arrivée.

27 octobre.--Maudits soient le madakhel, les Persans et la fièvre! Ce
matin je me suis levée avant l'aurore afin de terminer les préparatifs
du départ, vérifier si les khourdjines contenaient les provisions que
j'ai ordonné d'acheter, inspection indispensable quand on veut éviter de
mourir de faim; puis, tous les paquets achevés, j'ai attendu. A neuf
heures, les chevaux commandés pour la pointe du jour n'avaient pas paru;
un domestique envoyé à Chiraz est revenu à midi: les bêtes étaient en
chemin et allaient arriver incessamment. Vers trois heures, un bruit de
bon augure a retenti sur le sol carrelé disposé devant la maison; je
suis sortie et me suis trouvée en présence de deux yabous si maigres,
qu'ils auraient pu servir de pièces anatomiques. L'un était borgne,
l'autre boiteux. L'imagination s'avouait impuissante à définir leur
couleur. Tous deux portaient au garrot une plaie énorme causée par le
frottement d'un bât mal rembourré et trop lourdement chargé; ils
n'avaient pas plus de poil sur la peau qu'un tambour de basque; une
brise légère les eût enlevés comme un cerf-volant. Une nuit a suffi pour
transformer en squelettes ambulants les brillants coursiers qu'on nous a
présentés hier et dont Marcel, trop confiant, avait payé d'avance la
location!

J'ai refusé de laisser mettre nos selles sur des rosses à peine dignes
de porter des picadors. Mon mari s'est courroucé contre le tcharvadar, a
réclamé les chevaux choisis; le muletier s'est mis à pleurer et a
confessé qu'il ne possédait pas d'autres animaux. C'est un tour
d'Arabet, l'Arménien qui nous a été recommandé par le P. Pascal et qui
vient d'être promu cuisinier au lieu et place de Yousef: ces honnêtes
serviteurs ont toujours quelques nouvelles combinaisons dans leur
bissac. Arabet a prélevé une forte prime sur le prix de la location et a
conseillé au muletier d'emprunter deux bonnes bêtes, de nous les amener
et de leur substituer au dernier moment ses haridelles légitimes. Notre
ardent désir de quitter au plus vite la patrie de la fièvre était un sûr
garant que nous aimerions mieux chevaucher le balai des sorcières que de
prolonger notre séjour. Que faire, en effet? Nous avons la chance d'être
tous deux sur pied en même temps! Refuser les chevaux? Obliger les
domestiques à rendre la prime? Mais ces fils de chien éloigneront les
tcharvadars et retarderont ainsi notre départ! Le muletier a promis, au
nom d'Allah et du Prophète, qu'il changerait les bêtes dès que nous
arriverions dans le pays où les tribus s'occupent d'élevage; nous avons
fait semblant de croire à une parole aussi solennelle, et, après avoir
fait nos adieux au très obligeant M. Blackmore et à l'excellent docteur
Odling, nous nous sommes mis en route, accompagnés de deux golams de la
maison de Çahabi divan. Sans l'intervention de ces vaillants guerriers,
nous risquerions, en notre qualité de chrétiens, de voir tous les
villages du Fars se fermer devant nous et même de ne pas trouver de
vivres à acheter.

O Rossinante, après toutes tes infortunes tu n'avais pas une tournure
plus pitoyable que le bidet efflanqué sur lequel je viens de faire cette
étape! Si encore le cavalier, par sa noble mine, rachetait l'éticité de
sa monture! Hélas! je n'oserais pas me comparer au chevalier de la
triste figure.

Après avoir longé les murs en partie éboulés de la capitale de Kérim
Khan, traversé les vignobles où l'on récolte le vin si renommé de
Chiraz, passé en vue d'un pont, le Pol-è-Fœsa, jeté sur la rivière, nous
avons atteint, vers le soir, un pavillon bâti à l'entrée d'un magnifique
jardin appartenant au gouverneur du Fars.

Le site était enchanteur, le ciel d'une admirable sérénité, la campagne
calme et paisible. Les ombres d'Hafiz ou de Saadi voletaient sans doute
autour de ma tête: n'ai-je pas voulu faire des vers! mais la muse m'a si
durement repoussée que j'en suis encore toute meurtrie. Mon imprudence
était impardonnable: étais-je aujourd'hui montée sur Pégase?

_Kérabad_, 28 octobre.--L'homme propose et les serviteurs disposent.
«L'étape est fort longue, et, afin de gagner Kérabad avant la chaleur,
nous partirons à minuit.» «_Tchechm_ (sur mes yeux)», avaient répondu à
l'unisson les tcharvadars et les golams; mais, à minuit, golams,
muletiers, domestiques, qui nous avaient éloignés du chemin de Sarvistan
afin de venir s'installer dans un campement agréable, ont prétexté la
nuit, les voleurs, la crainte de perdre les sentiers, et ont fait durer
si longtemps la confection de leur thé et le chargement des bêtes, qu'à
six heures du matin seulement ils ont été prêts à se mettre en route. Je
n'étais pas à trois cents pas du jardin, que mon cheval s'abattit et
précipita sur le sol ma personne flanquée de toute son artillerie. Allah
est de plus en plus grand, car je me suis relevée sans autre dommage que
des habits déchirés et un canon de fusil légèrement faussé. Une litanie
de _peder soukhta!_ et une volée de coups dont l'effet a été plus actif
que les injures ont démontré à ma monture la nécessité de reprendre
position sur ses trois ou quatre pieds; mais, quand elle a été debout,
j'ai refusé de continuer la route sur le cheval de l'Apocalypse et me
suis emparée du mulet d'Arabet, animal à la jambe sûre et à l'œil vif,
sans paraître m'apercevoir du mécontentement de ce dévoué serviteur. «Un
mulet ne saurait convenir à un personnage de votre rang, me dit-il.--Je
te cède tous mes droits à tomber de cheval avec dignité», et je me suis
bravement installée sur la bête aux longues oreilles.

A peine en branle, la caravane s'est engagée dans une montagne sauvage,
en partie couverte de buissons noueux et rabougris. De tous côtés
courent, semblables à des poules de basse-cour, une multitude de
perdreaux rouges, beaucoup plus effrayés du bruit des chevaux que des
coups de fusil tirés par le plus jeune de nos golams, un beau garçon du
Loristan, à la chevelure bouclée et aux yeux intelligents, qui brûle à
tort et à travers la mauvaise poudre de Sa Majesté et jette aux oiseaux,
en guise de plomb, des balles coupées en quatre.

Après deux heures de marche, nous contournons un massif de rochers, et
brusquement nous nous trouvons en présence du plus étrange des
spectacles: au fond d'un cirque formé par des montagnes aux lignes
majestueuses et sévères, s'étend un lac bleu foncé; une ceinture de
neige, éblouissante de blancheur, fait ressortir les tons sombres des
eaux et la chaude couleur des rochers qui les dominent.

Tel se présenterait un paysage polaire noyé dans la brillante atmosphère
d'un climat tropical, telle s'offre à nos yeux la _Dariatcha_ (Petite
Mer). L'hiver, le lac, grossi par les apports de rivières salées, couvre
la plaine; l'été, les eaux se retirent lentement et, à mesure qu'elles
s'évaporent, déposent sur les terres l'épaisse couche de chlorure de
sodium que nous avions prise tout d'abord pour de la neige.

Les bords du lac sont peu fertiles; cependant une petite tribu abritée
sous des tentes de poil de chèvre, ou sous des nattes de paille
soutenues par quelques piquets, cultive des plantations de tabac, dont
les feuilles veloutées viennent jeter une note de verdure tout à fait
inattendue auprès de la plage étincelante.

Comme les peuples heureux, la Dariatcha n'a ni histoire ni légende; ses
eaux profondes n'ont jamais été complices d'aucun crime: elles sont si
lourdes qu'elles soutiennent les corps à leur surface et que nul
désespéré n'est jamais parvenu à se noyer dans leurs flots. En revanche,
il suffit de s'y plonger un instant pour en sortir cristallisé comme une
boule de gomme roulée dans du sucre candi.

Aveuglés par la réflexion du soleil sur le sel, nous maudissions les
tcharvadars et les golams dont la paresse nous forçait à voyager en
plein jour, quand le cheval que je montais ce matin s'est subitement
affaissé. On a déchargé la pauvre bête, on l'a frappée avec l'espoir de
la contraindre à se relever et de l'amener jusqu'au village de Kérabad
que ses murs d'enceinte signalent à l'horizon. Peine perdue: elle avait
succombé à une insolation. Attristés par la mine pitoyable de l'animal,
touchés du désespoir larmoyant des muletiers, nous avons laissé nos gens
déferrer l'infortuné yabou, et nous avons pris les devants afin de
gagner Kérabad avant la nuit.

M'y voici enfin, à sept heures du soir, après une étape d'une longueur
inaccoutumée. Nous avons parcouru huit farsakhs, au dire de notre hôte.
Le farsakh dans ces pays perdus est-il de six, de huit ou même de dix
kilomètres? Nul ne saurait le dire, si ce n'est mes reins qui opinent
pour des farsakhs exceptionnels. L'estomac, en revanche, ne se fatiguera
pas de ce soir: la chaleur de la journée a décomposé les viandes; à
cette heure avancée on ne peut tuer un mouton; quelques concombres et
une grande sébile de lait aigre restent seuls à notre disposition. En
fait de draps de lit, je possède un pantalon et un habit rapiécés; un
casque de feutre me sert de traversin; le sol sur lequel je vais
m'étendre est tourmenté comme le dos d'un chameau: des rats dansent une
sarabande effrénée à travers les fagots placés auprès de moi; des
araignées géantes se promènent sur les murs. J'aurais pleuré sur mon
sort si, dans mes cauchemars de jeune fille, je m'étais vue en si piteux
équipage!

_Sarvistan_, 29 octobre.--Les malheurs s'abattent sur nous comme la
grêle sur les gens ruinés. Marcel, se sentant fatigué et craignant un
accès de fièvre, s'est administré avant de partir plus d'un gramme de
quinine. L'exagération de la dose, combinée avec le mouvement du cheval,
n'a pas tardé à lui donner de telles douleurs qu'il s'est jeté sur le
sol et s'est trouvé dans l'impossibilité d'aller plus loin.

Vers dix heures la température est devenue insoutenable; les golams nous
ont représenté que nous ne pouvions rester ainsi immobiles en plein
soleil, sans bois pour préparer quelques aliments, sans eau pour
abreuver les chevaux; tant bien que mal, ils ont assis Marcel sur le
mulet de charge, et nous avons gagné en ce triste équipage une enceinte
de terre flanquée de tours.

Je m'attendais à trouver des maisons derrière les murs; il n'en était
rien, tout le sol était couvert d'une multitude de taupinières, d'où
sortaient de temps en temps, par des portes semblables à de gigantesques
trous de rats, des paysans déguenillés et farouches. Nous nous sommes
mis à l'abri du soleil sous un porche ménagé auprès de la porte
d'entrée, et j'ai eu recours sans succès à tous les calmants de la
pharmacie. En désespoir de cause, il m'est venu la pensée de faire
chauffer sur un grand feu les assiettes, les marmites, les théières de
cuivre qui composent notre ménage, et de les appliquer toutes brûlantes
sur la peau de l'estomac et de la plante des pieds. De grosses cloches
se sont immédiatement formées. Au bout d'une heure, les douleurs aiguës
se calmaient et un profond sommeil s'emparait du malade. Vers le soir,
mon mari, peu désireux de passer la nuit au fond d'une taupinière et de
se soigner avec du lait aigre et des dattes véreuses, a demandé de
lui-même à se rapprocher du gros bourg de Sarvistan, éloigné d'une
vingtaine de kilomètres.

J'ai immédiatement fait prendre les devants à un golam, puis nous nous
sommes mis en route. L'inquiétude morale dans laquelle le plonge la
crainte de faire un voyage inutile surexcite encore les douleurs
physiques de Marcel. Nous nous sommes décidés à venir étudier les palais
voûtés de Sarvistan et de Firouz-Abad sur des indications assez vagues,
et nul ne connaît le premier de ces monuments. Depuis que nous avons
quitté le lac salé, j'interroge l'horizon et les paysans: horizon et
paysans sont également muets. On me montre de ci de là quelques
imamzaddès en ruine, mais personne ne me signale de palais abandonné.
Ferions-nous une nouvelle campagne d'Éclid?

Dès notre arrivée au village, nous nous sommes présentés chez le _naïeb_
(litt.: «lieutenant, chef d'un district»). Cet homme, aux traits durs et
à l'aspect malveillant, nous a souhaité la bienvenue du bout des lèvres
en regardant Marcel de travers, et a fait ouvrir en notre honneur la
porte d'un taudis noir de fumée et de crasse. Un tapis en lambeaux jeté
dans un coin de la pièce constitue le mobilier.

[Illustration: GOLAM DE LA MAISON DU GOUVERNEUR DE CHIRAZ. (Voyez p.
465.)]



[Illustration: PALAIS DE FIROUZ-ABAD. (Voyez p. 480.)]



CHAPITRE XXVI

Séjour à Sarvistan.--Le palais de Sarvistan.--Départ pour
Darab.--Retraite sur Chiraz.--La plaine de Kavar.--Modification du
caractère des montagnes.--La Forteresse de la Fille.--Bas-relief
sassanide.--Le palais de Firouz-Abad.


30 octobre.--Les douleurs durent sans interruption depuis deux jours.
Elles s'exagèrent au moindre mouvement et ne permettent à Marcel ni de
se mettre sur son séant ni de prendre d'autre nourriture que de l'eau de
riz et du jus de grenade.

J'ai maintenant l'explication de l'inconcevable accueil du naïeb de
Sarvistan et de la brutalité avec laquelle il me traite depuis notre
arrivée.

Le golam chargé de lui annoncer notre venue lui a fait une description
fort exagérée de l'état du Farangui. De ces renseignements il a conclu
que, à l'exemple des Persans dénués de toute force de résistance à la
maladie, l'un de nous venait chercher un tombeau à Sarvistan. La figure
décomposée de mon mari a mis le comble à l'inquiétude de notre hôte. Il
a récapitulé, à quelques chaïs près, la dépense que lui occasionneraient
les grattages, lavages et blanchiments à la chaux d'une maison souillée
par le décès d'un chrétien, et cette addition l'a rendu féroce. Le naïeb
n'a point osé nous chasser, dans la crainte d'encourir les représailles
de Çahabi divan, mais il veut à tout prix nous envoyer trépasser
ailleurs.

«Sarvistan est malsain, fiévreux, le climat est humide, les eaux sont
nuisibles; vous seriez bien mieux dans un village voisin, à peine
éloigné de douze kilomètres», me répète-t-il sans cesse.

A la quatrième invitation, je me suis fâchée. «S'il suffisait de faire
plusieurs étapes sur les mains pour me débarrasser de votre présence et
de vos conseils, ai-je répliqué, je tenterais l'expérience; mais je suis
décidée à ne pas quitter Sarvistan avant la guérison complète de çaheb.»
Finalement j'ai prié mon hôte de ne pas me gratifier d'aussi fréquentes
visites et de passer la porte sur-le-champ. Depuis cette algarade, le
naïeb m'a prise par la famine et a chargé du soin de me tourmenter une
sorte de gamin de douze à quatorze ans, aux traits délicats mais
flétris, auquel tous les domestiques obéissent respectueusement et qui
fait dans la maison la pluie et le beau temps.

[Illustration: TOMBEAU DU CHEIKH YOUSEF BEN YAKOUB.]

Le gouverneur ne s'est pas contenté de nous couper les vivres: hier
soir, quand j'ai voulu envoyer au village faire des approvisionnements,
les golams s'y sont refusés. Acheter des aliments au bazar pendant que
nous sommes censés recevoir l'hospitalité du naïeb serait faire à ce
personnage une injure dont aucun marchand n'oserait se rendre complice!

Marcel heureusement va de mieux en mieux. J'ai eu le bonheur de trouver
un habitant du village qui connaissait les _koumbaz malè gadim_
(coupoles, bien de l'antiquité); cette nouvelle a rempli mon mari de
joie et lui a rendu courage. Notre situation s'améliorera dès qu'on le
verra debout.

1er novembre.--Je ne m'étais pas trompée. Le spectre de Banquo assis à
la table de Macbeth ne causa pas plus d'effroi au thane de Glemmir que
la résurrection de mon mari à notre entourage. Naïeb, golams,
domestiques se sont jetés à plat ventre devant lui en même temps que
volailles, œufs, mouton affluaient au logis.

Cette politesse tardive et hypocrite s'il en fut jamais n'a pas eu le
don de me désarmer, et, sans prendre garde à la mine piteuse de notre
hôte: «Je demande à Dieu, lui ai-je dit d'un ton solennel, que malade,
loin de votre patrie, loin de votre famille, vous trouviez une
hospitalité pareille à celle que vous nous avez donnée.»

Le naïeb a pâli sous cette malédiction, comme s'il redoutait de la voir
plus tard peser sur lui, et s'est retiré sans prononcer un mot.

Enfin nous avons fui Sarvistan!

A part la beauté des jardins et des vergers, je ne vois à signaler dans
le village que le tombeau ruiné du cheikh Yousef ben Yakoub, bâti en
1341, mais modifié et agrandi depuis cette époque. Une partie de la
construction est en pierre. La salle du tombeau, ornée de colonnes, est
entourée d'un beau lambris de faïences à reflets métalliques formé
d'étoiles cuivrées, réunies les unes aux autres par des croix d'émail
bleu turquoise. L'effet général de cette décoration est charmant; mais,
si l'on compare entre elles les étoiles, on s'aperçoit que l'émail
métallique est quelquefois trop cuit, souvent pas assez, et que les
plaques les mieux réussies n'ont cependant pas la beauté des émaux de
Kachan ou de Véramine et ont été fabriquées en pleine période de
décadence.

Avant mon départ, le naïeb a eu l'audace de me demander sa photographie.
Je me suis donné le malin plaisir de le faire poser huit ou dix fois de
suite, puis je lui ai déclaré que, n'ayant pas le temps de tirer une
épreuve, je lui enverrais son portrait... plus tard. Croirait-on que cet
abominable personnage a confié à l'un de ses serviteurs la mission de
nous suivre et de prendre sa photographie quand je voudrais bien
l'achever? Voilà un garçon destiné à voir du pays, j'en fais mon
affaire!

[Illustration: PLAN DU PALAIS DE SARVISTAN.]

En sortant du village, nous abandonnons le sentier de montagne qui porte
le titre orgueilleux de «_Vieille route de Bender Abbas_», et nous
voyageons pendant trois heures dans une vallée sauvage. Au fond de cette
plaine couverte d'herbes sèches et dures s'élèvent les ruines imposantes
d'un palais, dont l'aspect général rappelle celui des vieilles mosquées
mogoles. Cette impression se modifie quand on pénètre à l'intérieur du
monument; les briques énormes qui jonchent le sol, le tracé elliptique
des arcs et de la coupole, les rares ornements qui garnissent les murs,
présentent un caractère archaïque très prononcé.

La partie la plus intéressante de l'édifice est, sans contredit, la
grande salle. Le dôme qui la recouvre est de forme ovoïde; il repose sur
quatre trompes bandées entre les angles, et sur quatre pendentifs
raccordant la base de la coupole aux faces verticales des murs. Ces
dispositions permettent de faire remonter au moins jusqu'à l'édifice de
Sarvistan l'origine de la coupole sur pendentifs, l'une des plus
puissantes conceptions architecturales des Byzantins.

L'aspect du palais de Sarvistan est majestueux et imposant; l'étude de
chaque partie de l'édifice est des plus attrayantes et prouve que les
Iraniens, non contents d'établir une relation simple entre la montée et
l'ouverture des arcs générateurs de la coupole et des berceaux,
comprirent, à l'exemple des Grecs, la nécessité de ne jamais abandonner
au caprice du constructeur la détermination des grandes lignes d'un
édifice. Les Grecs calculaient les dimensions d'un temple en prenant
pour unité le demi-diamètre moyen de la colonne; les Perses choisirent
l'ouverture de l'arc comme base de leur système modulaire. L'architecte
de Sarvistan n'a eu garde de s'affranchir des sujétions harmoniques et
des règles sévères léguées par ses devanciers, sujétions dont l'usage
s'est perpétué jusqu'à la fin du treizième siècle. Les infractions que
l'on peut signaler à Sarvistan ne s'élèvent jamais au-dessus d'un
centième de la cote moyenne. Elles doivent être attribuées à la
négligence et à l'ignorance des chefs d'ateliers, et ne sauraient en
tout cas infirmer l'emploi d'une théorie modulaire.

Sur les côtés de la salle centrale s'élèvent de longues galeries,
divisées en travées par des contreforts portés à leur base sur des
colonnes bâties en moellons grossièrement dégrossis. Les quillages sont
lourds, les contreforts massifs; la corniche est uniformément composée
d'un ornement en dents de scie compris entre deux listels. L'exécution
technique de cette partie de l'édifice n'est nullement en harmonie avec
l'habileté déployée par les architectes qui ont conçu le plan du palais
et la hardiesse des maçons qui ont osé jeter les coupoles.

Déterminer l'âge de ce monument est une question fort délicate; tout ce
que l'on peut affirmer, c'est qu'il paraît remonter bien au delà de
l'ère musulmane. Les légendes locales, dont il ne faut pas, je dois
l'avouer, faire grand cas, attribuent aux princes achéménides, ou plutôt
à Djemchid, l'origine des kanots et la grande prospérité de cette partie
du Fars; c'est la seule tradition à laquelle on puisse se rattacher. Si
l'on remarque, d'un autre côté, que les rois achéménides ont toujours
occupé le Fars, que les nombreuses forteresses placées sur les sommets
voisins de Chiraz, les puits profonds percés dans le roc, soit auprès de
cette ville, soit au-dessus de Sarvistan, sont leur œuvre, on est amené
à penser que le palais de Sarvistan, bâti pendant une période où le Fars
jouissait d'une grande prospérité, est antérieur à l'avènement des
Sassanides. Cette hypothèse me paraît d'autant moins hasardée que les
Sassanides ont toujours vécu soit à Chouster, soit dans les provinces du
nord-ouest, c'est-à-dire dans le voisinage des frontières que menaçaient
les Romains ou les Byzantins, et que le Fars, au contraire, fut
abandonné par les rois de cette dynastie, comme l'indique la ruine
totale de la Chiraz achéménide.

Les renseignements les plus précis que j'ai pu obtenir de nos gens ont
trait à de délicieux pilaus que l'on préparait jadis sous les grandes
coupoles de Sarvistan, devenues de vulgaires cuisines, et que des
courriers lancés au triple galop apportaient, encore tout fumants, à
leur souverain logé dans une citadelle bâtie au sommet de la montagne.

La mimique de mon guide en parlant d'un hypothétique plat de riz
confectionné il y a plus de deux mille ans est si expressive, il lèche
ses lèvres d'une façon si gourmande à l'idée de ce repas, qu'à son
exemple je suis toute prête à chercher au loin les rapides cavaliers
commis au transport de ce dîner royal.

[Illustration: PALAIS DE SARVISTAN.]

_Miandjangal_, 2 novembre.--Hier soir, au sortir du palais, les golams
nous ont engagés à prendre un chemin de traverse et nous ont conduits
directement à Miandjangal, première étape sur la route de Darab. L'heure
étant trop avancée pour réclamer un gîte dans la maison du ketkhoda,
nous avons pris possession d'un imamzaddè tout en ruine, occupé déjà par
des moines mendiants. Je venais de m'étendre à la place fraternellement
cédée par les derviches, quand je me suis sentie dévorée d'une façon
tout à fait intolérable. J'ai allumé ma lanterne de poche et j'ai poussé
un cri d'horreur. Bien des fois, depuis que nous sommes en route, j'ai
fait connaissance avec certains animaux blancs ou noirs, à pattes
multiples et à figure repoussante, avec des poux, puisqu'il faut les
nommer par leur nom, mais jamais je n'en avais vu en telle abondance. Le
plus vieux de nos golams s'est réveillé au bruit de ma chasse
vengeresse, a dégagé sa tête du grand couvre-pied qui l'enveloppe la
nuit et m'a demandé la cause de mon émoi: «La présence de ces insectes
vous portera bonheur: ils viennent de la Mecque», a-t-il dit après avoir
considéré avec une certaine complaisance les petits _hadjis_ qui se
promenaient sur sa barbe rouge. Puis, comme le limaçon rentrant dans sa
coquille, il a rabattu la couverture sur sa tête et s'est rendormi.

[Illustration: GALERIES LATÉRALES DE SARVISTAN.]

_Nabandagan_, 3 novembre.--A l'aurore, nous nous sommes mis en selle.

Le sentier suit d'abord un défilé étroit, le Tangè-Kerim, puis il
descend dans une vallée resserrée entre deux montagnes d'un aspect très
pittoresque, et traverse enfin une plaine fertile, semée de nombreux
villages.

Le soir du même jour.--Le sort en est jeté! Nous revenons sur nos pas.
Marcel a ressenti une nouvelle atteinte du mal qui l'a tant fait
souffrir à Sarvistan. Se lancer en un pareil état dans un pays à peu
près sauvage serait folie; il est impossible de continuer notre marche
sur Darab. Les golams me montrent au loin des massifs d'arbres, indices
certains de la richesse de la vallée, et m'assurent que Darab est au
milieu de ces bouquets de verdure; mais, Cyrus en personne résidât-il
sous ces ombrages, nous n'irions pas plus loin.

D'ailleurs Marcel, atterré par la souffrance, est obsédé d'une idée
fixe. Il ne prend plus aucun intérêt au voyage et veut se rapprocher au
plus vite de Chiraz, de façon à permettre au docteur Odling de nous
rejoindre, si cela devient nécessaire. Dès que je verrai la possibilité
de nous remettre en route, je me rendrai à son désir.

_Koundjoun_, 5 novembre.--Après un jour de repos à Nabandagan, nous
avons pu faire les deux étapes qui nous séparaient de Sarvistan. Sans
nous arrêter au bourg, nous sommes venus chercher gîte au village de
Koundjoun. Maintenant que mon malade est débarrassé de toutes ses
douleurs, il est désespéré d'être revenu sur ses pas sans avoir atteint
Darab, et se plaint sans trêve ni merci de mon manque de fermeté. Si je
montrais le moindre bon vouloir, il demanderait à rebrousser chemin.
Toutes ces belles remontrances me laissent la conscience parfaitement en
repos: les Achéménides m'ont occasionné assez de tourments. Néanmoins
j'aurais mauvaise grâce, en l'état actuel, à vouloir gagner Chiraz; il a
donc été décidé que, si la santé de Marcel continuait à s'améliorer,
nous poursuivrions notre voyage vers Firouz-Abad. Grâce à ce compromis,
la paix s'est rétablie dans notre ménage.

_Deh Nô_, 6 novembre.--Décidément nous sommes en route pour Firouz-Abad.

Au sortir de la montagne, aride, hélas! comme toutes les montagnes de la
Perse, nous avons gagné, vers le soir, une plaine magnifique, plus vaste
encore que celle de Sarvistan. Les champs de blé ensemencés depuis
quelques jours sont saupoudrés d'émeraudes; des femmes, des enfants
préparent les rigoles d'arrosage; plus loin les laboureurs retournent la
terre, tandis que les semeurs s'avancent derrière eux d'un pas cadencé
et lancent à pleine main le grain dans le sillon. Depuis Véramine je
n'avais vu de paysage agricole aussi riche et aussi riant. Le ciel sans
doute prend à tâche de me dédommager des mauvais jours passés.

Nous sommes venus coucher au village de Kavar, situé à la jonction des
chemins de Chiraz à Lar et de Chiraz à Firouz-Abad. Ce matin, à
l'aurore, les chevaux étaient sellés. Le sentier de Firouz-Abad s'élève
d'abord sur un cône de déjections, puis il pénètre dans une gorge
étroite couronnée de rochers assez élevés pour nous donner de l'ombre.
Après plusieurs heures d'une ascension rendue très pénible par la
déclivité du chemin, nous atteignons enfin le col; rien à cela
d'extraordinaire; mais la merveille des merveilles est le tableau qui
s'offre à mes yeux après avoir franchi la ligne de faîte. Nos regards,
habitués aux sauvages escarpements et aux rochers dénudés, sont ravis à
la vue de _khonars_ (buissons arborescents) au milieu desquels on a
toutes les peines du monde à se diriger, sans laisser aux épines deux
choses précieuses, les yeux des cavaliers et les oreilles des mulets.
Autant sont noueux les troncs des buissons cachés sous les épaisses
branches retombant en cascade sur le sol, autant le feuillage est léger
et délicat. En me piquant beaucoup les doigts, j'ai pu faire une
abondante provision de baies d'un goût délicieux, à la chair douce et
sucrée comme celle d'une prune.

Les beautés du paysage sont étrangères, paraît-il, à l'émotion qui
étreint les caravanes en traversant le pays. Des toufangtchis campés au
col m'ont appris, tout en m'aidant à faire ma récolte de baies, que la
montagne et les défilés abritaient naguère encore les repaires d'une
bande de voleurs régulièrement organisée. Ces émules de Mandrin
détroussaient avec tant de conscience les voyageurs et avaient si
aisément raison des muletiers, dont les velléités de résistance étaient
paralysées par les dispositions des chemins, que les tcharvadars avaient
abandonné la route de Chiraz à Firouz-Abad.

Çahabi divan, dès son arrivée au pouvoir, s'est décidé à faire cesser un
état de choses si préjudiciable au commerce de la province, et a expédié
des soldats avec ordre de s'emparer des voleurs. La lutte a été
meurtrière des deux côtés; néanmoins un grand nombre de brigands ont été
pris; plusieurs ont subi le supplice de l'emplâtrage; les autres,
dispersés et effrayés, ne sont plus en état de tenir le pays.

Les toufangtchis m'ont également expliqué la destination de quelques tas
de cailloux amoncelés sur des emplacements bien en vue et désignés par
eux sous le nom de _nechânèh_. Les tcharvadars qui voyagent dans ces
contrées rarement parcourues, contraints de suivre des chemins mal
tracés et souvent même détruits par les avalanches ou les éboulements de
rochers, jalonnent la voie au moyen de tas de pierres, comparables aux
cailloux que le petit Poucet semait sur sa route afin de retrouver la
maison paternelle. En marchant de _nechânèh_ en _nechânèh_, les
voyageurs sont sûrs de suivre un itinéraire praticable, ou du moins de
ne point s'égarer.

La montagne à chaque heure nous réserve de nouvelles surprises: les
buissons noueux font place à un arbre de taille moyenne, dont le
bouquet, en forme de boule, est planté sur un fût court et rugueux. Le
feuillage, très épais, d'un vert assez clair, est taché de grappes d'un
beau rouge vermillon. Ce fruit ou cette fleur, j'hésite à lui donner
l'un de ces deux noms à l'exclusion de l'autre, paraît de loin
irrégulier comme une éponge; si l'on s'en rapproche, on s'aperçoit qu'il
est composé d'une multitude de petites tiges séparées, rappelant par
leur forme, leur couleur, leur vernis, les branches de corail rouge. Les
muletiers ont fait de grandes provisions de ces baies et m'ont assuré
que ce soir, après avoir été cuites, elles seront pour nous un véritable
régal. Sommes-nous encore dans cette Perse que j'ai toujours vue si
sèche et si déserte? Plus nous nous abaissons--et Dieu sait si nous
dévalons depuis quelques jours--plus le paysage devient splendide. De
l'eau, des torrents, des cascades; sur le bord des torrents une
végétation impénétrable où se mêlent les acacias, les chênes verts, les
buis à fleurs blanches, les aubépines arborescentes, dont les fruits
rouges et parfumés atteignent la grosseur d'une cerise, les figuiers
sauvages au feuillage découpé et aux baies à peine grosses comme une
noisette.

7 novembre.--Nous sommes venus passer la nuit dans un village d'assez
pauvre apparence à l'entrée duquel des hommes et des femmes étaient
occupés à battre du riz. Marcel se perfectionne et en remontrerait en
susceptibilité à un fonctionnaire indigène des plus pointilleux. Ne
s'est-il pas avisé de se fâcher tout rouge contre notre hôte, le
ketkhoda, parce que ce malheureux ne nous avait pas salués à notre
arrivée avec tout le respect dû à Nos Excellences? Mon mari était dans
son droit, car les golams ont surenchéri sur ses témoignages de
mécontentement et ont tellement pétrifié le coupable, qu'il est venu
s'excuser et affirmer qu'en nous voyant en si mince équipage il ne
s'était certes point douté de l'importance de nos personnes. Sur cette
flatteuse explication, nous avons jugé habile de nous montrer bons
princes et de laisser au chef du village l'honneur de baiser humblement
un pan de nos jaquettes. Cette affaire était à peine terminée que nous
voyons se faufiler par l'entre-bâillement de la porte le serviteur du
naïeb de Sarvistan.

«Le portrait du naïeb est-il prêt? demande-t-il pour la centième fois.

--Va-t'en au diable, toi, ton maître, vos ascendants et descendants! Si
tu reparais, je te fais administrer cent coups de bâton.

--Excellence, c'est deux cents coups que je recevrai si je reviens les
mains vides auprès du naïeb.

--En ce cas, ajoute mon mari, je vais te les remplir.» Et le voilà
écrivant de sa plus belle main une lettre brève, mais dont les termes
concis ont dû combler de joie le destinataire.

_Firouz-Abad_, 8 novembre.--Hier, à la tombée de la nuit, un chant d'un
charme bizarre, composé sur un rythme assez lent, mêlé de notes graves
et aiguës mises brusquement en opposition, a retenti sur la terrasse.
C'était un serviteur du ketkhoda de Deh Nô, mollah bénévole, qui
appelait les paysans à la prière du soir. Il accomplissait avec une
conviction touchante ce pieux devoir recommandé par le Koran comme un
acte des plus agréables à Dieu, et, quand il entonnait la grande formule
de l'islam: «Allah seul est Dieu...», il communiquait à son chant une
émotion inoubliable.

Réveillés ce matin à la voix du même prêtre, nous étions en route avant
le jour; le froid était mordant. Une demi-heure après notre départ du
village, nous avons pu réchauffer nos membres glacés à de grands feux
allumés par des pâtres. Assise auprès des tisons, j'ai interrogé du
regard la plaine et j'ai vu avec surprise la trace blanche du chemin
s'arrêter au pied d'une véritable muraille de rochers. Aurions-nous à
faire l'ascension de ces sommets à l'aspect inaccessible? A ma grande
surprise, les guides m'ont appris que d'ici à Firouz-Abad le chemin
allait sans cesse en descendant. Nous nous sommes remis en selle, et, au
moment où les mulets heurtaient de leurs longues oreilles les parois de
la montagne, le golam placé en tête du convoi a brusquement disparu
derrière un contrefort dissimulant une brèche étroite, digne de
rivaliser avec les Portes de fer de la Kabylie ou avec la célèbre
brisure ouverte par la Durandal.

Au delà de la brèche, la vallée s'élargit, le sentier court sur le flanc
gauche de la montagne, traverse une seconde porte semblable à la
première et débouche enfin dans une gorge admirable, au fond de laquelle
coule un torrent impétueux caché sous la plus merveilleuse végétation de
ginériums et de lauriers-roses que j'aie encore vue dans l'Iran.

Vers deux heures du soir, après une marche dont la lenteur est
l'inévitable corollaire des difficultés du chemin, nous avons rejoint
une petite caravane d'ânes venant de Chiraz. Chaque animal porte deux
grosses bouteilles d'eau de rose à la panse fragile revêtue d'une
épaisse natte de paille. Bien avant de se mêler au convoi on vit dans
une atmosphère embaumée. Les pauvres bourricots, en glissant
maladroitement sur les rochers, ont cassé ou fêlé un certain nombre de
bonbonnes de verre, de telle sorte que leurs longs poils, lustrés comme
les cheveux d'une belle khanoum au sortir du hammam, laissent sur leur
passage une traînée d'air parfumé. Il semble que l'on voyage à travers
les roseraies si vantées par Hafiz et Saadi, ou, plus prosaïquement, que
l'on visite le bazar aux drogues d'une ville quelconque de l'Orient.

[Illustration: LA FEMME D'UN MARCHAND D'EAU DE ROSE.]

Tout comme les bonbonnes sèment leur eau de rose, j'ai failli arroser de
mon sang les rochers du chemin. Dans un passage très difficile, où les
chevaux avaient à descendre sans le secours d'une main courante sept ou
huit degrés de soixante à quatre-vingts centimètres d'élévation, j'ai
jugé prudent, instruite par les fâcheuses expériences des petits ânes,
de mettre pied à terre et d'abandonner à mon mulet le soin de sa
sécurité. Bien m'en a pris: je n'avais pas quitté ma selle depuis deux
minutes, que la bête dégringolait la tête la première de marche en
marche et allait, heureusement, tomber dans la rivière après avoir mis
en marmelade tout son harnachement. Il ne fallait rien moins qu'un
accident aussi grave pour faire sortir la femme du marchand d'eau de
rose du kadjaveh où elle se tenait blottie. Ce passage traversé, nous
avons franchi un dernier _tang_ très étroit dominé par un château connu
sous le nom de Kalè Dokhtar (Forteresse de la Fille). Je mesure des yeux
la hauteur vertigineuse des remparts au-dessus du chemin, car les
guides, depuis ce matin, me rebattent les oreilles de merveilleuses
légendes ayant trait à ce nid d'aigle. Je dédie la suivante aux figaros,
perruquiers et inventeurs d'eau capillaire des deux mondes.

[Illustration: FIROUZ-ABAD.--INTÉRIEUR DE LA SALLE CENTRALE. (Voyez p.
480.)]

Zal, le père du célèbre Roustem, le héros légendaire de tous les contes
persans, étant un jour à la chasse, vit sur la tour de la forteresse une
jeune fille belle à rendre jalouse la lune dans son plein. La princesse,
qui n'était autre que la fille du roi de Caboul, retenue prisonnière
dans le château, aperçut Zal et l'aima. Après s'être longtemps
contemplés à distance, les deux amants trouvèrent monotone cette
situation ultra-platonique et cherchèrent le moyen de «couronner leur
flamme»; mais, à moins d'emprunter à l'amour ses propres ailes, Zal ne
pouvait songer à s'élever jusqu'à sa bien-aimée. Désespéré de l'insuccès
de toutes ses tentatives, il grossissait de ses larmes les eaux du
torrent, quand un expédient des plus ingénieux se présenta à l'esprit de
la dame. Elle dénoue ses longs cheveux, en laisse dérouler les bruns
anneaux jusqu'au pied de la tour et permet ainsi à son amoureux
d'escalader, à l'aide de cette poétique échelle, les murs élevés qui la
retenaient prisonnière. Laquelle des deux, de la belle ou de l'histoire,
a été le plus tirée par les cheveux?

Le défilé étroit au-dessus duquel s'élève la Kalè Dokhtar était jadis
fréquenté par de nombreuses caravanes; des souvenirs glorieux
s'attachaient peut-être à la défense des passes, car, vis-à-vis de la
forteresse et sur les parois d'un rocher qui surplombe la rive droite du
sentier, s'étend une de ces grandes réclames sassanides traitées en
forme de bas-relief et destinées à apprendre aux siècles futurs les
exploits guerriers des souverains de l'Iran. L'épisode, représentant un
combat de cavalerie, paraît traité dans un beau sentiment, mais il est
difficile d'apprécier la composition à sa juste valeur: si l'on se place
à courte distance, on n'embrasse pas d'un regard d'ensemble le tableau,
long de plus de vingt mètres; si l'on s'installe sur le chemin, il est
impossible, eût-on des yeux de lynx, de distinguer les détails du
bas-relief, tant la pierre est dégradée.

Au sortir de la gorge, qui débouche brusquement sur une plaine
verdoyante, s'élèvent, au-dessus d'un monticule naturel situé sur la
rive droite de la rivière, les grandes ruines du palais de Firouz-Abad.

L'édifice s'annonce sous un aspect des plus imposants, mais semble à
première vue beaucoup plus massif que celui de Sarvistan. Dès que l'on a
pénétré à l'intérieur de la construction, on est frappé de la simplicité
du plan et de la majesté d'une ordonnance que n'embellit aucun décor. On
entre d'abord dans un large vestibule voûté communiquant au moyen de
grands arceaux avec quatre pièces symétriquement disposées par rapport à
l'axe du vestibule et du monument. La nef précède une vaste salle
recouverte d'une coupole ovoïde que les constructeurs semblent n'avoir
osé claver qu'après en avoir réduit l'ouverture. La pièce centrale est
mise en communication par une porte percée dans l'axe du vestibule avec
une cour remplie de décombres au milieu desquels poussent des figuiers
sauvages, et, par des baies voûtées, avec deux pièces absolument
semblables à la première: celle de gauche, comme toute la partie qui
regarde Firouz-Abad, est à moitié ruinée; celle de droite est en parfait
état de conservation. Les portes d'accès et les niches destinées à les
équilibrer dans l'ornementation générale sont décorées de moulures en
plâtre imitées des formes caractéristiques des baies persépolitaines.
Sur la cour se présente l'entrée des nombreuses chambres affectées au
harem; au fond de l'une d'elles, couverte d'une voûte en berceau,
débouche l'escalier d'un vaste souterrain, semblable à ces zirzamins que
les Persans habitent pendant l'été, et qu'ils abandonnent le soir pour
leurs terrasses.

Tout l'ensemble de la construction, y compris les demi-colonnes engagées
dans les parements extérieurs, est bâti en moellons à peine dégrossis;
les matériaux employés aux voûtes sont taillés en forme de dalles plates
et mis en œuvre comme le seraient des briques.

La plaine au milieu de laquelle s'élève le palais est couverte de
monticules de terre et de débris de poteries, derniers vestiges de
maisons abandonnées. Au-devant du grand vestibule s'étend encore un lac
artificiel dont les eaux, amenées par une dérivation souterraine de la
rivière, s'écoulent au milieu des broussailles et des pierres éboulées
qui formaient autrefois les parapets. Tout cela est triste au possible,
et engendre une mélancolie qu'il est malaisé de secouer en parcourant
ces ruines depuis si longtemps abandonnées aux dévastations des hommes
et des siècles.

Assigner une date à un monument aussi grossièrement construit que celui
du Sarvistan nous avait paru bien téméraire; le palais de Firouz-Abad,
d'une période plus barbare encore, a été bâti dans des conditions qui
permettent de sortir du doute. Deux points saillants témoignent de son
origine: ses voûtes, d'un caractère très archaïque, sont d'une époque de
beaucoup antérieure aux coupoles byzantines et aux dômes de Sarvistan;
la décoration gréco-égyptienne, conservée autour des portes des grandes
salles, est achéménide et n'a jamais été utilisée en Perse depuis le
temps où les successeurs de Darius régnaient à Persépolis. Si l'on tient
compte également du soin avec lequel sont défendues les passes de
Sarvistan et de Firouz-Abad, qui commandent toutes deux l'entrée du
patrimoine des Achéménides, on est conduit à penser que le château de
Firouz-Abad a été construit sous les règnes des grands rois pour servir
de résidence au gouverneur militaire de la province placée à l'entrée
des gorges. Le palais de Sarvistan, fort supérieur comme exécution à
celui de Firouz-Abad, aurait été bâti sous la même dynastie, mais à une
époque plus moderne.

[Illustration: RUINES DE FIROUZ-ABAD.--VUE LONGITUDINALE.]

A la nuit close, nous avons quitté les ruines avec l'intention de les
revoir plus en détail le lendemain, et nous sommes venus, en longeant la
rivière bordée de figuiers magnifiques et de palmiers élancés, coucher
au village de Firouz-Abad _gadim_ (vieux), l'ancienne Djour. Comme je
l'avais supposé en examinant de loin ses maisons mal bâties, le vieux
bourg est la demeure de paysans assez pauvres, vivant pêle-mêle avec
leurs bestiaux; tandis que les gens riches de la plaine habitent tous
Firouz-Abad _nô_ (nouveau), que l'on aperçoit à huit ou dix kilomètres,
cachée sous une végétation luxuriante.

[Illustration: BAS-RELIEF DE FIROUZ-ABAD. (Voyez p. 480.)]



[Illustration: ÉDICULE A COUPOLE DE FERACHBAD. (Voyez p. 502.)]



CHAPITRE XXVII

Atechga de Firouz-Abad.--L'ilkhany de Firouz-Abad.--Deh
Nô.--Une tribu en voyage.--La fabrication des tapis.--Mœurs des
nomades.--Ferachbad.--Les plantations de palmiers.--Contes du
bazar.--Édicule à coupole de Ferachbad.--Village d'Aharam.--Première
apparition du golfe Persique.


9 novembre.--Comme toutes les maisons de Firouz-Abad gadim, notre logis
est bâti sur des ruines antiques. Relever le plan d'un soubassement en
partie caché sous les cahutes de paysans, serait fort difficile. Il n'en
est point de même d'un énorme massif de maçonnerie situé en dehors du
village: ce monument, qui n'offre d'ailleurs aucun point de comparaison
avec les édifices anciens ou modernes de la Perse, se compose d'une
plate-forme au-dessus de laquelle se dresse une tour de plus de
vingt-six mètres d'élévation. Un escalier extérieur, dont les traces
sont encore apparentes, conduisait jusqu'au faîte de la construction.
Les degrés sont tombés, la plate-forme s'est effritée sous les
influences atmosphériques et les secousses des tremblements de terre,
mais les dispositions générales de l'édifice sont encore très nettes et
permettent à Marcel de reconstituer un monument analogue aux _zigourat_
ou temples à étages de la Babylonie, et de reconnaître dans la tour de
Firouz-Abad le modèle primitif des minarets de la vieille mosquée de
Touloun.

Si l'on s'en rapporte aux traditions locales conservées par
l'Isthakhari, voyageur persan du dixième siècle, la tour de Firouz-Abad
ne serait autre que l'_Atechga_ élevé à Djour par Ardéchir Babégan, le
fondateur de la dynastie sassanide. En ce cas, le palais achéménide
situé à la sortie des gorges du Khounaïfigân appartiendrait à la cité
qui, au dire du géographe iranien, avait précédé Djour dans l'hégémonie
de la contrée.

Nous n'aurions pas voulu quitter Firouz-Abad sans aller jusqu'à la ville
neuve, signalée au loin par une magnifique ceinture de verdure, rendre
nos devoirs au puissant gouverneur des tribus de la vallée, désigné dans
le pays sous le titre d'_ilkhany_. La maladie de Marcel a tellement
bouleversé nos prévisions, que nous nous sommes contentés de lui envoyer
le plus respectable de nos golams. L'ambassadeur avait mission de porter
à ce grand personnage les compliments des voyageurs et de lui expliquer
que des causes indépendantes de leur volonté les obligeaient, à leur
grand regret, de gagner Bouchyr au plus vite.

[Illustration: ATECHGA DE FIROUZ-ABAD (ÉTAT ACTUEL). (Voyez p. 485.)]

«L'ilkhany a vivement regretté de n'avoir pas à vous ouvrir sa maison»,
est venu me dire ce soir notre émissaire. «Il eût été heureux de vous
présenter sa famille et de vous offrir, en souvenir de votre passage
dans le Fars, un tapis fabriqué par les femmes de sa tribu.

--Belles paroles que tout cela», a interrompu le golam du Loristan, qui
ne peut entendre vanter d'autre ilkhany que le chef suprême de la tribu
des Bakhtyaris, dont il dépend. «L'hiver dernier, m'a-t-on raconté,
trois marchands de Bagdad se présentèrent un soir chez le khan de
Firouz-Abad, munis de lettres d'introduction pressantes, et reçurent dès
leur arrivée un accueil des plus chaleureux. Pilaus, tchelaus, kébabs
d'agneau, de mouton, de volaille, melons et pastèques, crème, fruits,
pâtisseries plus douces que miel, sirop d'eau de rose, thé, café, rien
ne manquait au banquet qu'on leur servit. L'ilkhany lui-même vint saluer
ses invités et les assurer de sa bienveillance. «Ma maison, mes chevaux
vous appartiennent, leur dit-il, usez de mes biens comme des vôtres.»

«Dans la nuit éclata un violent orage. Les voyageurs, au souvenir des
protestations de leur hôte, se décidèrent à prolonger leur séjour à
Firouz-Abad, et, tout en se félicitant d'un accident qui allait leur
permettre de recommencer la bonne chère de la veille, attendirent avec
un estomac plein de joyeuses espérances l'heure du repas.

«L'ordonnance du dîner fut plus simple que ne devaient le laisser
présager les recherches et l'abondance du festin précédent: deux pilaus
au lieu de trois firent leur apparition, les tchelaus furent peu variés,
la crème remplacée par du _maçt_ (lait fermenté). Ce changement de
régime n'émut pas outre mesure les étrangers, qui assistaient d'un œil
tranquille à la bataille des éléments.

«La tempête fit rage pendant trois jours. Plus le ciel se rembrunissait,
moins le cuisinier de l'ilkhany était généreux; en fin de compte, les
marchands, aussi affamés que leurs chevaux, quittèrent Firouz-Abad à
moitié morts d'inanition, bien que le temps ne se fût pas encore
embelli.

«De là à donner un tapis à Çaheb, conclut l'orateur, je vois bien du
chemin à parcourir.

--Le khan de Firouz-Abad est donc pauvre, qu'il ne puisse offrir
l'hospitalité sans regret? ai-je demandé.

--Son prestige s'est bien amoindri depuis qu'il paye tribut au chah;
néanmoins il jouit encore d'une fortune princière.»

[Illustration: ATECHGA DE FIROUZ-ABAD. RESTITUTION DE M. DIEULAFOY.
(Voyez p. 485.)]

L'ilkhany, en effet, malgré sa parcimonie apparente ou sa prudence, est
l'un des seigneurs les plus puissants de cette féodalité qui détient
toutes les terres du sud de la Perse. Sa fortune, ses troupeaux, ses
soldats ne limitent ni n'augmentent ses privilèges. Quelle que soit leur
désignation, khans, cheikhs et ketkhodas du Fars, du Loristan ou de la
Susiane sont soumis à l'autorité royale, mais jouissent, en qualité de
chefs de tribus, d'une sorte d'inamovibilité, en ce sens que la charge
et les droits afférents ne peuvent leur être enlevés que pour être
transmis à un membre de leur famille. Dans cette situation, ils
balanceraient la puissance du roi si les jalousies et les haines qui
divisent les grands vassaux de la couronne ne permettaient à Sa Majesté
Iranienne de les dominer en les opposant les uns aux autres. Veut-il
châtier l'un de ses feudataires, le chah n'a besoin ni de troupes ni de
généraux: il excite sourdement un voisin à aller piller le village ou le
campement du rebelle. Cette mission, toujours reçue avec joie et
exécutée avec conscience, contribue à augmenter la désunion des tribus
et donne aux hakems le droit d'intervenir dans le conflit et d'imposer
de fortes amendes aux belligérants.

Un ketkhoda ou un khan met-il une mauvaise volonté trop évidente à
acquitter ses redevances, le gouverneur de la province invite l'un des
membres de la famille du payeur récalcitrant à venir en secret dans sa
capitale; il lui fait apprécier les avantages qu'il trouverait à prendre
la place d'un frère ou d'un cousin détesté et, en fin de compte, lui
cède, au poids de l'or, tous les droits de son parent.

Ces ventes sont généralement consenties à des prix très onéreux... pour
la tribu qui est chargée d'acquitter les frais de la transaction, car,
avant d'entrer en possession de sa charge, le khan remet au hakem, à
titre de _pichkiach_, une somme s'élevant parfois jusqu'à deux cent
mille francs, et fait agréer la solide caution d'un banquier, qui doit
garantir le payement régulier des impôts et habiter au siège même du
gouvernement. Toutes ses obligations remplies, le nouveau dignitaire
rentre au village, d'où son prédécesseur s'est prudemment enfui afin
d'éviter la corde ou le poison, prend possession des terres et des
palmiers et conserve sa charge jusqu'au jour où le dépossédé achète à
son tour les droits de son heureux concurrent.

De semblables négociations seraient très difficiles à traiter dans un
pays où il n'existe ni cadastre ni rôle d'imposition, si les gouverneurs
n'arrivaient à se faire une idée de la redevance qu'ils peuvent exiger
de chaque village soumis à leur autorité, en se basant sur les
dénonciations des ennemis et des adversaires personnels de chacun des
ketkhodas.

Ces procédés administratifs sont d'un usage journalier. Parfois, les
hakems s'efforcent d'attirer dans la capitale de la province le chef
insoumis et l'y retiennent prisonnier jusqu'à ce qu'il ait payé rançon.
Aussi bien khans et ketkhodas redoutent-ils par-dessus tout de se
rapprocher des centres d'habitation. Si quelque affaire de la plus
grande urgence les y appelle, ils viennent camper à cinq ou six
kilomètres des portes, accompagnés de trois ou quatre cents cavaliers
bien armés, et, en cas d'alerte, trouvent dans cette escorte des
défenseurs dévoués.

_Timent satrapas et dona ferentes._

10 novembre.--Il était impossible de songer à franchir en une seule
étape les montagnes qui limitent, au sud, la vallée de Firouz-Abad; nous
avons donc fait une dernière visite aux ruines du palais, et, à quatre
heures du soir, notre petite caravane s'est dirigée vers le village de
Deh Nô, situé au pied des hauteurs que nous gravirons demain. Les
paysannes occupées à battre le riz sur les terrasses de leurs maisons
nous ont aperçus au loin et n'ont pas manqué d'aller prévenir leurs
maris. Ceux-ci se sont précipités vers les portes de l'enceinte et les
auraient certainement fermées à notre barbe, si les golams, s'élançant
au galop, n'étaient arrivés à temps pour les empêcher de mettre leur
projet à exécution.

Les logements sont bien dignes des habitants; néanmoins personne ne veut
souiller les murs de son taudis: c'est à qui enfumera sa niche, ou se
barricadera chez lui, afin de nous enlever toute envie ou toute
possibilité d'y entrer.

Je vois le moment où nous allons être forcés de camper sur la place, ou
plutôt sur le fumier de vache et de mouton qui en est le plus bel
ornement, quand nos golams s'emparent de haute lutte de la tanière d'une
femme veuve et l'obligent, malgré ses cris et ses pleurs, à nous faire
une place chez elle. Prise de compassion, je me précipite, j'essaye de
calmer ma propriétaire et je lui mets dans la main quelques pièces
d'argent, une petite fortune; elle me les jette à la tête avec colère et
s'enfuit en me dévouant aux dieux infernaux. Cette aventure m'apprendra
à jouer au chevalier errant et à prendre en pitié la veuve et
l'orphelin.

Vers le soir, mon ennemie, subitement calmée par l'humidité de l'air
extérieur, s'est décidée à rentrer au logis, et, en ce moment, blottie
avec deux ou trois moutards au fond d'une de ces grandes jarres de terre
où les paysans enferment leur provision de riz, elle me regarde avec des
yeux de tigresse en colère. Quant aux petits sauvages, ils dateront,
j'imagine, leurs souvenirs d'enfance de l'apparition de Chitan (Satan)
au foyer de leur mère.

_Ferachbad_, 11 novembre.--Voyagé pendant toute la matinée au milieu de
défilés inextricables, suivi des chemins à peine indiqués par des
_nechânèh_ formés de branches de lauriers-roses en partie recouverts
d'une grosse pierre, rencontré en route une nombreuse tribu illiate qui
descendait des plateaux supérieurs vers les plaines basses et attiédies,
où les troupeaux trouveront encore de bons pâturages.

En tête du convoi marchent les chèvres et les moutons, chassés par des
enfants à la figure sauvage et aux cheveux vierges de tout contact avec
un peigne; les jeunes poulains aussi peu chargés que le quatrième
officier de Marlborough, les ânons bondissant, indisciplinés et déjà si
volontaires qu'ils donnent plus de mal à leurs gardiens que tout le
reste de la bande; puis défile la partie sérieuse du convoi: juments
dissimulées derrière les sacoches d'où se dégagent les frimousses
inquiètes des chevreaux et des agneaux trop jeunes encore pour faire la
route à pied, les mulets portant les tentes et les métiers à tisser les
tapis. Ces bagages encombrants sont surmontés des coqs et des poules,
attachés par les pattes et ne bougeant ni bec ni aile, en gens
expérimentés et habitués à de longs voyages. Enfin viennent les vaches,
bâtées comme des mulets et succombant sous le poids des objets les plus
lourds, tels que moulin à farine, mortier à décortiquer le riz ou à
broyer le café. Tous ces objets, couverts de paquets de hardes, servent
de siège aux enfants de trois à sept ans, liés aux charges par les pieds
et la ceinture; les plus petits bébés, ficelés comme des saucissons,
sont étendus à plat.

Dans les passages dangereux, où les vaches n'ont souvent d'autre
ressource que de se laisser glisser de rocher en rocher, les mères
détachent les enfants, fixent les nourrissons sur leur dos au moyen de
courroies et font trotter les autres moutards, qui se tirent d'affaire
avec l'aide d'Allah, spécialement chargé, en Orient comme en Occident,
de veiller sur les déshérités de tout âge et de toute condition. Le
mauvais pas franchi, la tribu continue sa marche, d'autant plus
irrégulière que bêtes et gens, serrés au point de rouler pêle-mêle au
fond des précipices quand le sentier se rétrécit, sont clairsemés si le
chemin vient à s'élargir.

Les femmes des tribus ne portent pas de voile et laissent admirer à
l'aise des traits largement taillés, une peau très brune et des yeux
d'une extrême vivacité. Les cheveux, coupés en frange sur le front et
laissés aux tempes en toute longueur, tombent bouclés sur la poitrine.
L'originalité de cette coiffure est pour beaucoup dans le charme sauvage
des femmes illiates.

«_Peder soukhta!_ (enfant de père brûlé!), va-t-il falloir te traîner
jusqu'au bas de la montagne?» Je me retourne et j'aperçois, animée par
la lutte qu'elle a engagée avec une vache récalcitrante, une jeune fille
qui me paraît réaliser le type parfait de ces beautés nomades. Les
prunelles sont noires; le nez, assez fin, est percé à la narine et paré
d'une turquoise; les cheveux, ébouriffés, encadrent le front; les
boucles déroulées en larges anneaux dissimulent mal une jeune poitrine
bronzée que caressent à l'aise les rayons du soleil; une courte jupe
d'indienne rouge, un collier d'ambre enroulé autour d'un cou puissamment
attaché, des grains de corail accrochés dans les broussailles des
cheveux, complètent l'ajustement de la petite Illiate.

Que l'on porte des turquoises au bout du nez, au lieu de perles à
l'extrémité des oreilles, on n'en est pas moins coquette; comme
j'essayais de me rapprocher de cette jolie enfant pour la voir de près,
elle a poussé un cri d'effroi et, abandonnant ses frères et la vache qui
leur sert de monture, s'est enfuie comme un jeune faon au travers des
rochers.

Je n'ai pas eu le temps de me reprocher ma maladresse et ma curiosité
indiscrète; au premier tournant du chemin, j'ai retrouvé la fugitive.
Combien elle diffère d'elle-même! Désireuse de se rendre plus belle, la
pauvrette a noyé ses charmes dans les eaux vertes du torrent. Plus de
cheveux bouclés, plus d'ombre sur les yeux; en revanche de longues
chandelles noires, à demi dissimulées par le chargat soigneusement
ramené sur le front. Les broussailles sont rentrées dans l'ordre, la
sauvagerie a disparu, la tenue, en devenant correcte, a perdu tout
charme et toute saveur. Les grains d'ambre et de corail eux-mêmes
semblent avoir pâli.

Deux heures nous ont à peine suffi pour atteindre la tête du convoi.
Après l'avoir dépassé, nous sommes entrés dans une vaste plaine où sont
déjà installés les campements d'une nouvelle tribu illiate. Les golams
ont trouvé chez les nomades bonne provision de lait aigre et de fromage,
et nous ont engagés à mettre pied à terre.

Les tentes des peuplades du Fars, plutôt destinées à préserver du soleil
que du froid, ne brillent ni par leur confortable ni par leur propreté.
Elles sont formées de cinq pièces d'étoffes tissées en poil de chèvre ou
de chameau. Le plafond horizontal est posé sur des piquets raidis au
moyen d'un certain nombre de haubans fixés en terre à des crampons de
bois noueux. Des khourdjines toujours prêtes à être chargées
maintiennent le bord inférieur de la muraille orientée au sud; la toile
exposée au nord est relevée et forme une sorte d'auvent sous lequel la
famille se tient à l'abri du soleil. A l'une des extrémités de la tente
se trouve le métier à tisser les tapis. Trois brins fichés en terre et
liés en faisceau à leur extrémité soutiennent et arrêtent une barre à
laquelle sont attachées les extrémités de la chaîne. L'autre bout des
fils est pris dans une traverse, maintenue par deux fortes chevilles.
Tout le métier est légèrement incliné. La femme qui travaille s'assied
sur les fils tendus, saisit de la main gauche un bâton qu'elle introduit
entre eux et, de la main droite, fait pénétrer dans l'intervalle laissé
libre le paquet de laine colorée qui correspond à la teinte du dessin
exécuté. Elle enlève ensuite le bâton, presse vivement avec un peigne de
fer le dernier fil de la trame contre celui qui l'a précédé, et
recommence la même manœuvre autant de fois qu'il est nécessaire.

Le campement vient-il à être levé, l'ouvrière réunit les barres du
faisceau, roule sur les traverses la partie du tapis déjà exécutée et la
chaîne encore libre, charge le tout sur un mulet et replante son métier
au prochain arrêt de sa tribu. Maintenant que je connais les outils
employés, j'excuse les Illiates de gauchir les bordures et de modifier
en cours d'exécution le tracé et les teintures des mêmes ornements.

Les métiers montés sous mes yeux servent à la fabrication des tapis
«secs», en grand usage dans les provinces du sud. Quant au tissage des
tapis veloutés, il ne nécessite pas un outillage plus compliqué. Un
grossier couteau et une paire de ciseaux complètent en ce cas le
matériel des nomades.

Les femmes des tribus travaillent sans modèle et sans autre guide que la
tradition. Chacune d'elles sait exécuter quelques dessins peu variés
dont le secret se transmet de mère en fille avec les procédés de
teintures végétales. Les couleurs données aux laines qui sèchent autour
des tentes sont d'une extrême solidité: exposées tour à tour au soleil
et à la pluie, elles se fanent même si peu que les tapis, après avoir
servi à deux ou trois générations et enveloppé les corps morts que de
toute la Perse on envoie à Kerbéla, nous arrivent beaux, si ce n'est
propres, et excitent notre admiration, au point que nous les
introduisons dans nos appartements, sans souci de leur destination
précédente et des germes plus ou moins malsains dont ils sont empestés.

Les Persans n'estiment que les tapis neufs et font fi des vieilleries,
qu'ils nous envoient; ils en sont encore à comprendre l'engouement des
Européens pour leurs défroques et la valeur que nous attachons à des
objets usés et salis. Quant à moi, je les approuve sans restriction: le
changement de climat ne peut transformer en tapis de grand prix les
linceuls accrochés aux devantures des beaux magasins de Paris et de
Londres.

Puisqu'il est admis que des couleurs et des goûts il ne faut pas
discuter, je ferai profiter les amateurs de draperies macabres des
renseignements que j'ai pu recueillir jusqu'à ce jour.

Les Persans divisent les tapis en quatre groupes bien distincts, qu'il
serait aisé à un entomologiste de scinder en un grand nombre de classes,
genres et variétés.

Les plus beaux et les plus estimés sont très fins, ont le poil ras, et
n'atteignent jamais de grandes dimensions. Tels sont les velours à fond
blanc de Kirmanie et à fond noir ou jaune du Kurdistan. Les bokhara à
dessin blanc, noir, orange, relevé d'une légère pointe de bleu sur fond
gros rouge et munis de franges blanches sont particulièrement appréciés;
j'ai vu dans le palais du chahzaddè d'Ispahan des tapis ayant à peine un
mètre quarante de long sur un mètre de large et valant de douze à quinze
cents francs.

[Illustration: LA FABRICATION DES TAPIS CHEZ LES ILLIATES.]

La seconde catégorie comprend les _farch_ (tapis) de Farahan, à dessins
sans caractère, se détachant sur des fonds bleus, et les tapis de
Mechhed Mourgab, à palmes cachemires. Les uns et les autres sont assez
grossiers, et valent à peine, à surface égale, le quart des velours à
laine courte et rase. Ces tissus, destinés à couvrir des pièces ou des
fractions de pièces, sont en général de grande dimension, tandis que les
carpettes précieuses sont jetées à la place d'honneur ou accrochées le
long des murs, en guise de lambris.

La troisième catégorie est représentée par les _gilims_ (tapis «secs»),
formés simplement d'une trame et d'une chaîne très solides. Ils sont
employés à faire les tentes, les khourdjines, les sacoches de toute
espèce, et sont pour ainsi dire inusables.

Enfin les _namats_ (feutres blancs ou bruns), si nécessaires dans les
pays humides, formeront la dernière série. Le feutre n'entre pas
seulement dans la fabrication des tapis imperméables: il sert aussi à
confectionner les calottes rondes dont se couvrent tous les hommes
riches ou pauvres de la province du Fars, et ces longs habits à manches
raides comme des planches, qui jouent tour à tour le rôle de waterproof
et de matelas.

Le tissage des tapis est un travail exclusivement féminin; souvent j'ai
vu des hommes occupés à filer de la laine, je n'en ai jamais aperçu
devant un métier. Les femmes illiates sont d'ailleurs vaillantes et bien
autrement méritantes que les Persanes des villes; elles occupent dans
leur famille, où la polygamie est à peu près inconnue, une place
honorée, et se montrent dignes de la liberté qui leur est laissée. Leur
morale, toute primitive, est pure; elles n'admettent pas le mariage
temporaire et n'usent guère de la facilité de divorcer, ou plutôt de
changer de mari: le divorce impliquant la reconnaissance d'un code civil
ou religieux. La religion des tribus est, il est vrai, le mahométisme,
mais un mahométisme rudimentaire, car, faute de mollahs, les nomades
savent à peine quelques courtes prières et vivent, semblables aux
antiques pasteurs de la Chaldée, sous l'empire de lois patriarcales.

En quittant le campement illiate, les guides se sont perdus plusieurs
fois, et nous ont forcés par leur maladresse à rester plus de quinze
heures à cheval. Marcel, désespérant d'arriver ce soir à un gîte
quelconque, voulait à tout prix passer la nuit à l'abri de buissons
touffus, bien insuffisants pour nous préserver des rosées devenues très
abondantes depuis que nous avons abandonné les hauts plateaux et que
nous sommes descendus dans les plaines voisines du golfe Persique. J'ai
usé le peu de force qui me restait à combattre cette idée, et bien m'en
a pris: vers neuf heures du soir nous avons deviné dans l'ombre les
palmiers de Ferachbad. Quelques instants après avoir aperçu les
premières plantations, nous entrions chez le naïeb.

Me voici enfin sous un solide toit de troncs de palmiers, et d'autant
plus ravie de mon installation que j'ai bien craint de coucher à la
belle étoile et de dîner de souvenirs variés.

Sombres pensées et noirs soucis vont bientôt rejoindre les neiges
d'antan. Les golams, que ce brusque changement de fortune a mis aussi en
belle humeur, traduisent leur joie par des exclamations et des
explosions de gaieté qui parviennent jusqu'à nous à travers la cour.
Fort intriguée, je me lève et j'entre dans la salle réservée à nos gens.

Assis sur un banc fait en feuilles de palmier, un homme à la physionomie
intelligente dit à un nombreux auditoire, composé de tcharvadars, de
paysans, de toufangtchis et de serviteurs, un de ces récits dont les
Persans sont si friands.

En m'apercevant, le narrateur interrompt son discours.

«Continuez, je vous écouterai avec grand plaisir.»

Le bonhomme hésite.

«Finis donc l'histoire, s'écrient en chœur les assistants.

--Je n'ose pas.

--Pourquoi? demandent les golams; ne t'intimide pas. Çaheb te donnera un
bakchich.

--Je ne puis pourtant vous narrer à nouveau les aventures du derviche de
Samarkande.

--Dis-nous des contes de bazar.»

Et les assistants, poussant par les épaules l'orateur qui avait
abandonné son trône et s'était modestement mêlé à la foule, le ramènent
à la place d'honneur. Afin de lui rafraîchir la mémoire, on lui passe un
kalyan; il fume en recueillant ses souvenirs, avale une sébile d'eau, se
mouche avec les doigts et prend enfin la parole.

                   *       *       *       *       *

«Des voleurs s'étaient introduits pendant la nuit dans le bazar de
Chiraz, toujours très mal gardé, comme chacun le sait, et avaient
dévalisé la boutique d'un marchand de coton. La victime alla se plaindre
à Kérim khan. Ce soleil de justice et d'équité lui promit qu'il
s'emploierait de tous ses efforts à découvrir les coupables et qu'il les
traiterait selon leurs mérites. Le marchand se retira après avoir baisé
la terre de l'hommage. Le lendemain, les ferachs du palais furent mis en
campagne, les barbiers et les vendeurs de thé interrogés; toutes les
recherches demeurèrent infructueuses.

«--D'audacieux coquins ne tiendront pas plus longtemps en échec les
esclaves de Votre Majesté: si elle veut bien m'y autoriser, je me fais
fort de retrouver les voleurs», dit au vakil le premier ministre.

«--Par Allah, tu as plein pouvoir», répliqua le roi à son serviteur.

«Celui-ci s'empressa d'envoyer ses domestiques prier à un grand banquet
les gens qu'il croyait capables d'avoir pris part au larcin. Ils
arrivèrent tous à l'heure dite, coiffés de leurs turbans les plus beaux,
vêtus de leurs abbas les plus magnifiques, fiers d'être conviés à dîner
chez un puissant personnage.

«Après avoir remercié l'Excellence de l'honneur fait à leur famille, les
invités, tout joyeux, attaquaient déjà le pilau, quand soudain le
ministre s'écria:

«--Voyez, les méchantes gens! ils ont encore du coton sur la barbe et
ils osent se présenter chez moi!»

«Sur-le-champ les voleurs portèrent avec effroi la main à leur visage et
se trahirent tous par ce geste inconsidéré.

                   *       *       *       *       *

«_Baricallah! baricallah!_ (bravo! bravo!), s'exclament tous les
assistants.

--C'est moi qui me ferais coudre les mains dans les poches si jamais
l'on m'invite chez un gouverneur, dit l'un.

--Tu ferais bien mieux de te faire coudre les lèvres, réplique le
voisin.

--Chut, silence, laissez parler Ali.»

                   *       *       *       *       *

«Une femme de médiocre condition se rendait au bain sans escorte. Un
homme s'obstinait à suivre ses pas.

«--Dans quel but m'accompagnez-vous?» lui dit-elle en se retournant.

«--Parce que je suis devenu amoureux de vous.

«--Pourquoi donc êtes-vous devenu amoureux de moi?

«--Vous êtes pétrie de lis et de roses; de la vie, mes yeux ne
quitteront la direction de votre gracieux visage.

«--Ma sœur, qui vient à quelque distance, est mille fois plus belle que
votre servante: allez la trouver.»

«L'homme retourna sur ses pas, rencontra une négresse laide à rendre des
points à Khanoumè Chitan (Mme Satan), et courut tout penaud vers la fine
commère.

«--Vous vous êtes moquée de moi?» lui dit-il.

«--C'est vous qui m'avez trompée: si vous aviez été réellement épris,
vous ne m'auriez pas quittée pour aller porter vos hommages à une autre
femme.»

«C'est bien fait: on n'essaye pas d'ensorceler les belles quand on est
bête comme ton amoureux», reprend l'interrupteur en guise de morale.

«--Te tairas-tu, bavard?»

                   *       *       *       *       *

«Un orfèvre alla trouver le chah et lui dit:

«--Un étranger s'introduit tous les jours dans mon andéroun et couvre ma
famille de honte et d'infamie. Bien que j'aie le plus grand désir de le
surprendre en flagrant délit, je n'ai pu encore y parvenir.

«--Es-tu bien certain d'être trompé?

[Illustration: CONTEUR PERSAN.]

«--Je ne saurais douter de mon malheur.

«--En ce cas, prends ce flacon d'huile parfumée, remets-le à ta femme et
recommande-lui de le garder précieusement pour ton usage.»

«Le soir même le roi ordonna à ses gardes de surveiller la maison de
l'orfèvre, de flairer tous les hommes qui en sortiraient et de lui
amener celui qui sentirait la rose.

«La nuit venue, l'amant se faufila chez sa belle. «Mon mari, lui
dit-elle dès qu'il fut entré, m'a apporté un flacon d'huile
délicieusement parfumée; personne n'est plus digne que toi d'en user»,
et elle lui en arrosa la barbe et les cheveux.

«Au sortir de la maison, l'heureux mortel, signalé aux gardes par les
vapeurs odorantes qui l'enveloppaient, fut pris et conduit au palais.
«Voilà l'amant de ta femme, dit le roi à l'orfèvre; fais-en à ta guise:
il est à ta disposition.»

                   *       *       *       *       *

«--Mon cheval est malencontreusement tombé la semaine passée et s'est
cassé la jambe, disait ces jours derniers un marchand d'Ispahan à un de
ses confrères fort gêné dans ses affaires: vends-moi ta jument, je t'en
offre quarante tomans.

«--Donne-m'en quarante-cinq, et l'affaire est conclue.

«--J'y consens.

«--Accordé.

«--Ne va pas te dédire, a repris l'acquéreur, car aujourd'hui même Yaya,
le sellier, m'a offert un cheval au moins aussi joli que ta jument;
demain il ne sera plus temps de l'acheter.

«--Les saints imams m'entendent! Si je manque à ma parole, je t'autorise
à couper dans ma chair une tranche de deux _mescals_[8].»

  [8] Dix grammes environ.

«Le lendemain, l'acheteur vint prendre livraison de l'animal.

«--Ma bête n'est plus à vendre, s'écria le marchand: j'ai reçu hier une
bonne nouvelle. Un négociant de Chiraz qui me devait depuis de longues
années une grosse somme d'argent va s'acquitter envers moi. Je puis donc
continuer mon commerce, et dans ces conditions je n'ai plus aucun motif
de me défaire d'une monture excellente.

«--En ce cas apprête-toi à me laisser prendre les deux mescals de chair
que tu m'as promis au nom des saints imams. Je te laisse le choix:
veux-tu que j'attaque la proéminence de droite ou celle de gauche? Tu es
gras, il n'y paraîtra même pas.

«--Jamais, fils de chien! Me prends-tu pour un animal de ton espèce?»

«Les deux adversaires, ne pouvant s'entendre, allèrent soumettre leur
cas à la sagesse du juge. Le digne magistrat représenta vainement au
demandeur que l'exécution de cet engagement était aussi désagréable pour
l'une des parties que peu profitable à l'autre, que les gigots d'un
mouton feraient bien mieux son affaire que deux mescals de chair
humaine; les plus sages exhortations ne réussirent pas à calmer
l'impitoyable créancier.

«--Eh bien, puisque tu veux quand même obliger ton débiteur à acquitter
sa dette, je vais ordonner aux ferachs d'étendre à terre ce malheureux
et de te le livrer pieds et poings liés. Tu couperas en pleine chair les
deux mescals qui te sont dus; mais, si le morceau détaché excède ce
poids ou ne l'atteint pas, je fais tomber ta tête.»

                   *       *       *       *       *

«Le mollah Nasr ed-din reçut un jour en pichkiach une gazelle tuée par
l'un de ses amis. Fort touché de cette attention, il invita le chasseur
à dîner, et tous deux se régalèrent de gibier et de pâtisseries exquises
préparées par les femmes du maître du logis. Le convive se retira fort
satisfait, et publia dans toute la ville que le mollah Nasr ed-din
n'était pas redevable à l'air du temps des roses de son teint et de la
majesté de son embonpoint.

«Un gourmand alléché se présenta le jour suivant au logis du bon prêtre:

«--Je suis le frère de la personne qui vous a envoyé hier une gazelle.»

«Comment éviter de reconnaître par une seconde invitation la gracieuseté
d'un ami? Nasr ed-din prie le nouveau venu à dîner.

«Le lendemain un autre étranger frappa à la porte:

«--Je suis le cousin du frère du chasseur qui vous a envoyé une
gazelle.»

«Nasr ed-din, quoique à regret, se crut forcé de se montrer encore
aimable et garda le cousin à souper. La réputation de la cuisine du
mollah allait toujours s'affermissant.

«Le surlendemain arrivèrent deux voyageurs:

«--Nous sommes les amis du cousin du frère de l'ami qui vous a envoyé
une gazelle.

«--Enchanté de vous recevoir. Permettez-moi seulement de faire part à
l'andéroun du bonheur qui m'échoit en partage.»

«Et l'homme de Dieu s'en alla trouver sa femme:

«--Quand l'heure du dîner sera venue, lui dit-il, mettez un peu de
graisse dans de l'eau chaude et faites porter ce ragoût au biroun.»

«--Pouah! quelle est cette drogue, mollah? s'écrièrent les convives en
goûtant à la soupe. Avez-vous engagé Azraël (l'ange de la mort) pour
cuisinier?

«--Ce bouillon ne serait-il pas à votre goût? Il est cependant l'ami du
cousin du frère de celui que j'ai fait avec la gazelle que m'a envoyée
l'ami du cousin du frère de votre ami!»

                   *       *       *       *       *

«Le mollah Nasr ed-din, un digne prêtre, comme vous venez d'en juger,
possédait un âne de si agréable compagnie que ses paroissiens
n'hésitaient pas, lorsqu'ils allaient faire du bois, à emmener l'animal
et à le reconduire à son maître chargé d'une bonne provision de fagots.

«Poussé par l'esprit malin, le mollah ne s'avisa-t-il pas de dire au
cours d'une conversation où chacun célébrait à l'envi les qualités de sa
monture: «Mon âne est si intelligent qu'il va tout seul à la forêt,
charge lui-même du bois sur son bât et rentre ensuite à la maison.»

«C'était commettre une grave imprudence et, pour un saint homme, faire
preuve d'une coupable ingratitude.

«Les voisins de Nasr ed-din, ayant eu vent du propos, emmenèrent comme
de coutume le baudet et, leur travail terminé, se retirèrent en
l'abandonnant dans la campagne. A la nuit tombante, le prêtre, inquiet
de ne pas voir rentrer son fidèle camarade, s'en alla trouver les
bûcherons.

«--Qu'est-il arrivé à mon âne? il n'a pas encore réintégré son étable.

«--Votre âne nous a dit: «Faites beaucoup de salams de ma part à mon
maître, et avertissez-le que je vais me placer à Téhéran en qualité de
domestique, afin de gagner une grosse somme d'argent.»

«--Mon âne est trop intelligent pour rester dans une position infime»,
pensa Nasr ed-din à part lui; «cet animal ne peut manquer de devenir un
grand personnage». Et, sur cette réflexion judicieuse, il se mit en
route.

«Le mollah approchait de la capitale et voyait déjà poindre à l'horizon
la coupole d'or de chah Abdoul-Azim, quand il rencontra un bouffon de Sa
Majesté et l'instruisit du but de son voyage.

«--Je puis vous donner de très bonnes nouvelles de votre âne», répondit
sérieusement le fin compère. «Cet animal est fort habile: toutes les
affaires qu'il entreprend lui réussissent. Le voici devenu aujourd'hui
l'un des plus riches négociants de Kazbin.»

«--Pourquoi m'arrêterais-je ici? se dit le mollah: allons tout droit
jusqu'au domicile de mon âne.»

«En ce temps-là, le gouverneur de Kazbin, ayant eu une querelle avec son
vizir, avait porté sa plainte au pied du trône impérial. Sa Majesté
s'était prononcée en faveur du vizir et l'avait promu au rang de
gouverneur de Recht, tandis qu'elle avait mandé son adversaire à
Téhéran.

«Le hakem destitué ne pardonna pas à un vil subalterne de l'avoir
supplanté dans l'esprit du roi, et quitta son gouvernement de fort
méchante humeur. Un soir, arrivant au gîte, il rencontra le mollah. On
causa des affaires de la province, de la pluie, du beau temps, des
difficultés du voyage. Enfin Nasr ed-din, incapable de réprimer sa
curiosité:

«--Ne pourriez-vous pas me donner des nouvelles d'un âne savant qui est
devenu l'un des plus riches négociants de Kazbin?»

«Tout à sa mésaventure, l'ex-gouverneur se méprit sur le sens de la
question. A son avis, il ne pouvait exister d'autre âne que son ancien
subordonné.

«Aussi reprit-il:

«--Rien de plus aisé: je l'avais choisi pour vizir, et le roi vient de
le nommer hakem de Recht.»

«Huit jours après cet entretien, le mollah arrivait à Recht et se
présentait au palais:

«--Je veux voir le gouverneur, dit-il fièrement aux ferachs.

«--Le gouverneur ne reçoit pas les petites gens de votre espèce.»

«Cependant le mollah versa tant de larmes et se fit si humble qu'il
obtint une audience.

«A peine était-il introduit dans la pièce où était assis le nouveau
dignitaire, qu'il s'avança la bouche en cœur, en pointant ses deux index
au-dessus de sa tête.

«--Mollah, qu'avez-vous? Êtes-vous devenu fou? s'écria le hakem
stupéfait.

«--Non, mon âne, je ne suis pas fou... Je sais que vous êtes devenu très
savant. Le roi, en vous nommant gouverneur, a rendu un fier service à la
province; mais... qu'avez-vous donc fait de vos longues oreilles?»

                   *       *       *       *       *

«Le mollah Nasr ed-din aimait à se plonger dans les abîmes insondables
de la métaphysique religieuse. Une nuit que le sommeil se montrait peu
disposé à partager avec la théologie la couche du brave homme, Nasr
ed-din sortit de son andéroun et se dirigea vers le bassin situé au
milieu de son jardin. Le ciel était clair et la lune se réfléchissait
sur les eaux tranquilles. Le promeneur, fort agité, retourna
immédiatement chez lui.

«--Sais-tu, ma tourterelle, dit-il à sa femme, que le ciel est en grand
remue-ménage, la lune est tombée au milieu de notre bassin. En ma
qualité de mollah, je ne puis la laisser en aussi fâcheuse situation.»

«Nasr ed-din saisit une fourche, attache une corde à son extrémité,
lance ce crampon dans la pièce d'eau et s'efforce de ramener la lune sur
le sol. Après bien des essais infructueux, la fourche s'accroche à une
pierre, le bon prêtre redouble ses efforts, brise la corde et tombe
rudement à la renverse. Alors, voyant la lune au ciel: «Par Allah! je me
suis rompu les reins, mais j'ai remis la lune à sa place.»

                   *       *       *       *       *

Les plus belles histoires du monde n'ont pas le privilège de tenir
éternellement éveillés des gens moulus par une longue étape. Après avoir
récompensé le conteur de sa complaisance, nous regagnons notre chambre
en recommandant aux golams de nous réveiller une heure avant le jour.

12 novembre.--Nous avions fait le projet d'aller visiter dès l'aurore un
petit monument voûté que nous avions laissé hier sur nos pas, et de
continuer ensuite notre route vers le sud, mais les guides nous ont
appris que la prochaine étape était encore fort longue, et nous ont
engagés à remettre le départ au lendemain.

Dès que notre hôte a été informé de notre résolution, il est venu nous
rendre visite, accompagné de son frère. Tous deux ont grande mine et
fière allure. Le naïeb est vêtu de l'abba et coiffé d'un bonnet marron
fait en feutre très fin et aplati en travers; son frère porte la koledja
de Téhéran et le large pantalon des habitants du Fars.

«Vos Excellences étaient bien lasses hier au soir? nous dit le naïeb en
entrant. Je crains que le bavard auquel j'ai confié le soin de distraire
mes serviteurs ne vous ait fatigués; on m'a prévenu qu'il avait osé
prendre la parole en votre présence.

--Ses récits sont fort amusants, au contraire. Vous le voyez, nous
sommes ce matin en parfaites dispositions.

--En ce cas, je proposerai à Vos Excellences de les conduire dans nos
jardins et de leur faire parcourir de nouvelles plantations de
palmiers.»

Après avoir franchi les murs bien dressés qui entourent le village, j'ai
pu apprécier au grand jour la beauté et la richesse de l'oasis.

[Illustration: LE FRÈRE DU NAÏEB DE FERACHBAD.]

A Firouz-Abad j'avais déjà vu des palmiers isolés, ici je me trouve en
présence d'immenses forêts. Il a suffi de parcourir une étape de
soixante kilomètres pour passer d'un climat analogue à celui du sud de
l'Europe dans une contrée qui rappelle la Haute Égypte. A ces soixante
kilomètres, il est vrai, correspond un abaissement d'altitude de huit
cents mètres.

Le palmier constitue l'unique richesse agricole des plaines de Ferachbad
et de Bouchyr, peu propres, paraît-il, à la culture des céréales. Le
rendement de l'arbre est très variable. A Ferachbad, grâce aux copieuses
fumures et aux arrosages abondants, il produit par stipe jusqu'à
vingt-cinq francs et fournit des dattes exquises, comme je n'en ai
encore mangé nulle part, tandis que dans d'autres villages le palmier
donne à peine trois ou quatre francs de revenu. J'ai parcouru les forêts
en plein rapport et les jeunes plantations: partout j'ai été frappée de
la bonne tenue des terres.

«Vous devez être très encouragé à étendre une culture aussi productive?
ai-je dit au naïeb.

--Je ne plante plus de palmiers depuis dix ans.

--Ne disposeriez-vous pas de sources abondantes?

--Les eaux des kanots suffisent largement aux irrigations, et je ne
regretterais pas d'ailleurs de faire creuser de nouvelles galeries, mais
la plantation du palmier est très onéreuse. La jeune pousse réclame de
grands soins: jusqu'à l'âge de dix ans, époque où elle commence à donner
ses premiers produits, il faut la fumer, la travailler et l'irriguer. A
six ans surtout, au moment où le fût commence à s'élever, le palmier
absorbe une quantité d'eau considérable et ne se développe bien que
grâce à des travaux minutieux et constants. Les arbres plantés par mon
père sont vieux, ceux que j'ai semés dans ma jeunesse produisent des
récoltes superbes, les pousses nouvelles vont commencer à donner des
fruits: quel intérêt aurais-je à étendre mes plantations? Mes fils
jouiront-ils après moi du fruit de mes travaux, ou verront-ils un
gouverneur vendre ma succession à un parent éloigné? Dans ces conditions
d'instabilité, je n'ai aucun avantage à entreprendre des améliorations à
long terme.»

Sans y songer, le naïeb fait en quelques mots le procès de
l'administration locale: les paysans ne peuvent, faute d'argent, capter
un volume d'eau suffisant pour mettre en valeur les immenses plaines de
la Perse; les ketkhodas ou les chefs de tribus sédentaires, opprimés par
les gouverneurs, aiment mieux réaliser pendant la durée de leur
administration une fortune qui les mette, eux et leur famille, à l'abri
de toute vicissitude que de faire des avances dont profiteraient un
étranger ou leurs chefs.

Tout en parcourant les jardins, Marcel n'a pas manqué d'adresser au
naïeb son éternelle question:

«Connaissez-vous dans la contrée des bâtiments anciens, des koumbaz
_malè gadim_ (coupoles «bien de l'antiquité») pour tout dire en trois
mots?

--A quelque distance du village, il existe une construction ruinée
auprès de laquelle vous avez dû passer avant d'arriver à Ferachbad.

--Nous l'avons aperçue, en effet, mais l'obscurité ne nous a pas permis
de l'examiner.

--Vous serait-il agréable de la revoir?»

Et aussitôt nous sommes revenus sur nos pas et avons fait seller nos
montures: Marcel, son cheval de derviche; notre hôte et son frère, des
juments magnifiques que l'on a parées de colliers et de brides couverts
de lames d'argent entremêlées de rubis cabochons et de turquoises; moi,
mon mulet aux longues oreilles.

«Prenez mon cheval, il vous appartient», est venu me dire un des jeunes
fils du naïeb au moment de nous mettre en selle. A cette formule d'une
politesse exquise, et sans plus de portée en Perse qu'au pays des
castagnettes, je réponds par le refus obligatoire et je m'empresse
d'enfourcher maître aliboron afin de couper court à des instances
d'autant plus pressantes que mon interlocuteur est plus certain de ne
pas voir ses offres prises au sérieux; puis nous nous mettons en chemin,
suivis d'une quarantaine de cavaliers armés jusqu'aux dents. Je ne peux
me faire d'illusions: nous faisons triste figure en tête du cortège. Je
dois cependant rendre justice à mon mulet: cet animal intelligent,
démesurément flatté de se trouver en si brillante compagnie, a fait les
plus généreux efforts pour se donner les airs fringants d'un cheval de
bonne maison. Par bonheur, le monument à visiter n'était guère éloigné
du village, et nous avons pu faire le trajet sans avoir recours aux hi!
ha! hu! au _peder soukhta!_ (père brûlé!) et au _peder cag!_ (père
chien!) qui forment le fond de nos entretiens avec nos piètres montures.

Le petit édifice présente des analogies de style avec le palais de
Sarvistan, mais il est bâti dans des proportions beaucoup plus
restreintes.

Une particularité des voûtes mérite d'être signalée: les pendentifs, au
lieu d'être liés à des murs pleins, reposent sur quatre piliers
maçonnés. Cette disposition, qui avait été adoptée dans un des petits
porches de Sarvistan, est caractéristique et permet d'établir un
rapprochement nouveau entre la coupole byzantine et la vieille coupole
perse.

Les raffinements de politesse de nos hôtes, les termes choisis avec
lesquels ils s'expriment, le luxe relatif de leur installation féodale,
font paraître plus étrange leur singulière ignorance du monde civilisé.
Éloignés des routes de caravanes, habitués à ne jamais franchir les
limites de leurs terres afin de ne point compromettre leur sécurité,
privés de journaux arabes ou persans, la poste n'atteignant pas à cette
partie du Fars, ils dépensent toute leur activité d'esprit dans un
cercle fort restreint.

Les fils du naïeb ont montré grande envie de se renseigner sur l'Europe
et m'ont demandé quel était le régime gouvernemental de la France.

«La République (_Djoumaouri_)», ai-je répondu.

Ici je me suis trouvée dans le plus grand embarras: expliquer le
mécanisme des «institutions qui nous régissent», le système des deux
Chambres, le suffrage universel, la responsabilité ministérielle, etc.,
à des gens qui ont toujours vécu sous un régime absolument autoritaire,
est une entreprise au-dessus de ma patience: quand je crois avoir
présenté à mon interlocuteur une vue d'ensemble de nos rouages
administratifs, une question inattendue montre l'insuccès de mes
efforts. Comme je m'épuisais à leur faire comprendre le mode d'élection
du Président de de la République, l'un d'eux m'a demandé si le chef de
la _Djoumaouri_ était le fils de _Napolion bezeurg_ (le grand).

Enfin ils m'ont posé une question à laquelle j'ai répondu avec la plus
complète franchise, n'en déplaise à nos voisins d'outre-Manche.

Il s'agissait de savoir si, comme l'affirment certaines gens, peut-être
mal intentionnés, le «chah des Anglais» était bien une femme. Les
Orientaux ont tant de peine à admettre qu'une nation gouvernée par une
reine puisse être puissante et forte, que les Anglais en sont arrivés à
qualifier en Orient la reine Victoria du titre «d'Empereur» des Indes et
à la traiter dans tous les actes officiels en souverain et non en
souveraine. Cet usage est général, et il est de bon goût, entre
Européens vivant en Perse et s'exprimant dans la langue du pays, de ne
pas trahir le secret gardé avec un soin si jaloux par les sujets de sa
très gracieuse Majesté.

13 novembre.--Après être restés deux jours à Ferachbad, semblables au
Juif errant, nous nous sommes remis en chemin. A la nuit close, les
guides se sont fait ouvrir les portes d'une kalè bâtie autour de
quelques cabanes construites en feuilles de palmier. La caravane était
en route depuis quatorze heures. Ces étapes démesurément longues
dépassent nos forces et nous fatiguent à tel point qu'elles nous
enlèvent non seulement cet enthousiasme si nécessaire à des voyageurs
obligés de supporter des privations de tout genre, mais encore toute
curiosité. Le pays est splendide; des montagnes multicolores servent de
cadre à des plaines vertes, parsemées de magnifiques khonars
arborescents, et cependant Marcel et moi passons des journées entières
sans même prononcer une parole. Au bout de six ou sept heures de marche,
un engourdissement général s'empare de nous; les reins endoloris
supportent péniblement le poids du corps; les jambes moulues ne
s'appliquent même plus sur les flancs du cheval; la gorge devient
brûlante; la déglutition de la salive presque impossible; pendant toute
la fin de l'étape nous devenons aphones et n'agissons plus que d'une
façon machinale.

Je m'attendais à être fort mal logée ce soir: il n'en est rien. Le
ketkhoda a donné l'ordre de faire évacuer en notre honneur une écurie,
précédemment affectée à une belle poulinière; le sol, bien balayé, a été
couvert de feutres épais, un feu clair pétille auprès de la porte: au
total tout serait parfait si l'eau n'était par trop amère. Le thé, qui
forme en ce moment notre unique boisson, est à tel point inacceptable
que nous en sommes réduits à boire du jus de _madani_ (citron doux).

[Illustration: PRÉPARATION DE LA FARINE. (Voyez p. 504.)]

14 novembre.--J'ai eu tout le loisir d'admirer la montagne pendant cette
dernière étape. Nos bêtes, fort empêchées de sucer, comme leurs maîtres,
des limons aqueux, ont été purgées par l'eau amère, au point de ne
pouvoir mettre un pied devant l'autre. A trois heures du soir, les
muletiers ont aperçu un village et, jugeant, non sans raison, que les
animaux n'étaient pas capables d'arriver à l'étape, ont demandé à Marcel
la permission de s'y arrêter. Leur cause était gagnée d'avance; en huit
heures nous avions à peine parcouru vingt-cinq kilomètres!

A Ferachbad les stipes des palmiers servaient à couvrir les maisons: ici
le feuillage constitue les murs et les toitures. Le premier gîte mis à
ma disposition était une hutte de forme conique composée de branches
fichées en terre et liées en faisceau à leur extrémité supérieure. Une
habitation d'un autre modèle m'a paru présenter d'incontestables
avantages. Aux quatre angles s'élèvent des fûts de palmiers réunis par
des sablières; des colonnes soutiennent à l'intérieur une charpente
horizontale qui vient s'appuyer sur l'enceinte; les murs sont faits en
fagots attachés les uns aux autres par des cordes de sparterie. Une
natte couvre le sol de ce palais hypostyle, dont les indigènes arrosent
les toitures à grande eau pendant les plus chaudes heures du jour.

[Illustration: VILLAGE D'AHARAM.]

La rustique demeure mise à notre disposition était abandonnée depuis
quelque temps, et se signalait par les fâcheuses interruptions de ses
murailles; quelques fagots dressés en palissade ayant suffi pour la
remettre en bon état d'entretien locatif, j'en ai pris immédiatement
possession sans état de lieux, bail ou autres formalités si profitables
aux scribes de tous pays.

Il faisait grand jour encore, nous avions un toit assuré, il ne nous
restait plus qu'à rendre visite à nos voisins.

Tapis, mortiers, khourdjines et moulin à farine composent le mobilier
des villageois. Ce dernier instrument, dont les formes rappellent celles
des moulins romains, est formé de meules coniques emboîtées l'une dans
l'autre. Le grincement des pierres, intolérable à des oreilles
européennes, paraît sans doute fort harmonieux aux Illiates et n'empêche
pas en tout cas les oisifs et les jolis cœurs de faire la roue autour
des belles meunières de la tribu.

Vers le soir, le ketkhoda s'est fait annoncer. Il était coiffé d'un
turban de soie rouge et bleue confectionné à la dernière mode de
Bouchyr, et suivi de plusieurs toufangtchis nègres. Des nègres, des
maisons de feuilles de palmier! L'été ne doit pas être frais dans cette
région!

[Illustration: LES PALMIERS D'AHARAM. (Voyez p. 507-508.)]

15 novembre.--Je bénis le ciel d'avoir placé hier un village sur notre
route, car jamais, dans l'état archipitoyable de nos montures, nous ne
serions arrivés à Aharam en suivant les sentiers de chèvres qui
conduisent à Bouchyr.

Je croyais, au sortir des défilés de Firouz-Abad, avoir franchi les plus
mauvaises gorges du monde; celles que j'ai vues aujourd'hui sont bien
pires encore. En se retournant, il est impossible de retrouver le chemin
qu'on a suivi; en regardant droit devant soi, on n'a pas même l'idée de
la direction à prendre. Les pentes sont excessivement rapides, le
sentier domine des précipices insondables, et, quand il ne côtoie pas
des abîmes, il suit le lit de torrents encombrés de pierres énormes, au
milieu desquelles il est encore plus difficile de se mouvoir que sur le
flanc des montagnes. Par quel miracle les canons envoyés d'Ispahan à
Bouchyr, il y a quelques mois, sont-ils arrivés à destination?

[Illustration: LE KETKHODA D'AHARAM. (Voyez p. 508.)]

Je ferais bon marché des dangers de la route si je pouvais m'abreuver
aux ondes cristallines du ruisseau: depuis deux jours la soif me dévore,
et cette rivière qui effleure mes lèvres roule des eaux plus purgatives
que les célèbres sources de Pullna, de Birmenstorf ou de Hunyadi Janos.
J'ai mesuré pour la première fois, aujourd'hui, toute l'horreur du
supplice de Tantale.

Je suivais toute pensive le chemin de Bouchyr, ma main laissait flotter
les rênes sur le cou de ma monture, quand Marcel a poussé un cri de
joie. Entre deux sommets séparés par une gorge profonde, apparaît une
immense plaine ensoleillée; à l'horizon un trait bleu foncé sépare le
ciel des sables d'or. Cette ligne bleue, c'est le golfe Persique! c'est
la mer! Cette mer est le chemin qui nous relie à la France.

Les splendeurs d'Ispahan, les rayonnements d'une nuit d'été, les cyprès
de Chiraz, les palmiers du Fars, les vieux palais achéménides, ne m'ont
jamais causé émotion comparable à celle que produit sur moi cette bande
d'azur.

Comment dirai-je le bonheur que sa vue me fait éprouver? Depuis le mois
de mars j'ai fait à cheval quatre-vingt-onze étapes et près de quatre
mille kilomètres à travers un pays sans routes, dans une contrée
dépourvue de tout confortable.

Excepté dans les grandes villes, j'ai eu pour tout logis de pauvres
caravansérails ou des gîtes bien pires encore! Dieu soit loué! il nous a
conduits durant huit mois par de bien difficiles sentiers, des glaciers
du Caucase jusque sous le ciel des tropiques, des plaines désolées aux
oasis de palmiers, mais il nous amène enfin au port.

Marcel n'est pas moins joyeux que moi, et tous deux hâtons si bien la
marche de nos montures, que, trois heures après l'avoir aperçu pour la
première fois, nous atteignons enfin le beau village d'Aharam.

Les golams ont apporté nos bagages dans un balakhanè mis à notre
disposition par le ketkhoda, superbe vieillard, dont les traits me
rappellent le Darius des bas-reliefs persépolitains.

De mes fenêtres j'aperçois à l'horizon les hautes montagnes que nous
venons de franchir, plus près d'Aharam d'immenses forêts de palmiers; à
mes pieds s'étend le village de terre égayé par des touffes d'arbres
perdues au milieu des maisons. Une population très brune de peau
grouille dans les rues et forme, au coin de chaque porte, des groupes
aussi vivants que colorés.

Pourquoi faut-il que les sources d'Aharam fournissent un breuvage
tellement amer que les indigènes ne puissent eux-mêmes le tolérer, et
qu'ils soient contraints de consommer l'eau de pluie recueillie pendant
l'hiver, et conservée soit dans des citernes, soit dans des trous à ciel
ouvert, au fond desquels elle croupit et se décompose! En goûtant ce
liquide, j'ai cru, tant il était saumâtre, que, par erreur, on m'avait
apporté le récipient à pétrole. La couleur m'a tranquillisée: le pétrole
est blanc, l'eau d'Aharam plus brune qu'une décoction de tabac.

Je me suis procuré à grand'peine un peu de lait, puis, comme nous
voyions la provision de citrons doux près de s'épuiser, nous nous sommes
résignés à rester à jeun afin de mieux supporter les intolérables
douleurs que donne la soif, ou de nous garantir des brûlures pires
encore occasionnées par l'eau de citerne.

Soumis à un pareil régime, de malheureux voyageurs morts de fièvre et de
fatigue ne se referont pas de sitôt.

[Illustration: LE BALAKHANÈ DU KETKHODA D'AHARAM.]



[Illustration: VILLAGE DE GOUREK.]



CHAPITRE XXVIII

Le village de Gourek.--Chasse au faucon.--Arrivée à Bouchyr.--Aspect de
la ville.--Le port.--Le ver de Bouchyr.--La mort du _çpâhçâlâr_.--Départ
de Bouchyr.


16 novembre.--La distance d'Aharam à Bouchyr n'excède pas huit farsakhs,
et cependant nous n'avons pu la franchir en une étape, tant les chevaux
étaient éprouvés par le régime purgatif auquel ils sont soumis depuis
quatre jours.

Enfin, la caravane a atteint le village de Gourek! Cinq minutes après
mon arrivée, j'étais en possession d'une sébile d'eau fort douce, si je
la compare à l'infecte boue d'Aharam. Ce breuvage réparateur nous a
permis de prendre quelque nourriture et de renouveler nos forces
épuisées.

Ce village se compose de cabanes construites, comme toutes les
habitations du Fars méridional, en stipes et en branches de palmier; les
rues ménagées au-devant des portes sont encombrées de beaux enfants, de
chiens jaunes et de poules noires, tous également sauvages; autour des
habitations s'étend une plaine couverte d'une maigre végétation d'herbes
et de buissons. Le pays n'est pourtant pas stérile: non loin d'ici les
terres produisent de plantureuses récoltes de blé; la vigueur des
villageois, leurs habits fort propres, témoignent d'ailleurs de leur
bien-être.

Le cheikh de Gourek mène une existence comparable à celle des grands
seigneurs de la féodalité française, et peut, à son gré, se donner le
plaisir de la chasse à courre et au vol, plaisirs très appréciés de tous
les Iraniens, mais à la portée seulement des chefs de tribu assez
puissants et assez riches pour entretenir des chevaux, des meutes et des
oiseaux de proie.

Ce n'est pas avec des noyaux de pêches qu'on alimente une fauconnerie.
La valeur intrinsèque des gerfauts est souvent considérable en raison de
leur bonne éducation; le prix de leur nourriture, composée de volaille
et de mouton, est élevé; il faut affecter à chaque animal un serviteur,
et à ce serviteur un bon cheval. Au total on estime que l'entretien
particulier de l'oiseau de proie, de son valet de chambre et de son
coursier coûte, bon an mal an, de huit cents à mille francs.

[Illustration: LE CHEIKH DE GOUREK.]

Une bête possédant un pareil train de maison ne saurait être élevée avec
trop de soins; aussi bien l'envoie-t-on à l'école de bonne heure. Dès
que le fauconneau a mis ses ailes, on le dresse à aller chercher de la
viande crue dans les orbites d'une gazelle ou d'une outarde empaillée. A
mesure qu'il prend goût à cet exercice, on éloigne l'appât et on le
dispose à une distance telle, que l'oiseau ne puisse le distinguer s'il
reste à terre. Il s'élève alors, cherche des yeux le mannequin et fond
sur lui avec une foudroyante rapidité. Devenu grand, le faucon se
précipitera de la même manière sur le gibier dans la direction duquel le
lancera le chasseur, et l'aveuglera afin de saisir derrière ses
prunelles la pâtée qu'il espère y trouver.

Quand un gerfaut doit aller à la chasse, on le laisse à jeun pendant
tout un jour; au moment du départ on le coiffe d'un capuchon enrichi de
pierreries, et l'on attache à sa patte une légère lanière de cuir. Puis,
muni d'un perchoir formé d'une boule de cuir emmanchée sur une broche de
fer, d'une éponge destinée à débarbouiller l'animal, d'un tambour
servant à le rappeler s'il s'éloigne trop, l'oiseleur pose le faucon sur
son poing recouvert d'un gantelet rembourré, choisit un cheval rapide et
sort dans la campagne à la suite de son maître. C'est à la tête d'un
nombreux équipage de chasse que nous avons rencontré à une petite
distance du village le cheikh de Gourek. J'ai vainement cherché à ses
côtés châtelaines chevauchant belles haquenées, brillants seigneurs,
damoiselles, pages ou varlets. Les châtelaines de Gourek sont trop
occupées à se crêper le chignon ou à confectionner des pilaus, quand les
luttes intestines leur en laissent le loisir, pour prendre part à des
expéditions cynégétiques; les seigneurs sont remplacés par des
moricauds, les varlets par des brigands à mine patibulaire, décorés du
nom de toufangtchis.

Les péripéties de la chasse n'en ont pas moins été très émouvantes.

L'_obarè_ (outarde) sur laquelle on venait de lancer un faucon était de
la taille d'une grosse poule. Dès qu'elle a aperçu l'assaillant, au lieu
de se tapir ou de se cacher sur le sol, elle s'est bravement élevée dans
les airs. A partir de ce moment les deux adversaires ont cherché sans
cesse à se dominer l'un l'autre, afin d'éviter les coups de bec qu'ils
essayaient mutuellement de se lancer; bientôt nous avons perdu de vue
les combattants. Cependant deux points réapparaissent. Les lutteurs
ailés se maintiennent à égale hauteur, bec contre bec, serres contre
serres; ils redescendent; l'outarde semble lasse, le faucon garde encore
toute sa vigueur. Tout à coup ce dernier étreint sa victime, celle-ci
tente un suprême effort, et les deux oiseaux, ne formant qu'une boule de
plumes hérissées, s'abattent sur le sol. L'obarè est aveuglée et
vaincue.

Dès qu'il s'est rendu maître de sa proie, le gerfaut la dévorerait tout
entière si le chasseur ne venait la lui disputer. Néanmoins il est
indispensable de récompenser le vainqueur en lui donnant la tête et le
foie de chaque pièce de gibier; si on négligeait de lui tenir compte de
sa peine, l'oiseau se refuserait à chasser plus longtemps.

Le faucon est vorace, mais n'a aucune ténacité. Lui arrive-t-il
plusieurs fois de suite de ne pas apercevoir sa proie ou de la manquer,
il revient de fort méchante humeur auprès de son maître et reste
insensible à tout encouragement. De la manière plus ou moins habile dont
l'oiseau est décapuchonné et de la promptitude avec laquelle il est
lancé dépend donc le plus souvent le succès de la chasse.

L'oiseau le plus vigoureux, le mieux dressé, le mieux dirigé, n'est
pourtant pas toujours vainqueur. Les vieilles outardes, expertes en
ruses de guerre, le battent même assez souvent. Quand elles ont tenté,
sans succès, de dominer l'assaillant, elles simulent une extrême
fatigue, battent faiblement des ailes, guettent le moment où leur
ennemi, les croyant à bout de forces, va s'élancer sur elles et, faisant
alors une brusque volte, lui lancent à la tête un jet de fiente qui
l'aveugle et le laisse si penaud qu'il s'abat comme une masse. En ce
cas, l'oiseleur doit prendre l'animal, le débarbouiller au plus vite
avec l'éponge et le rapporter au logis, car après une pareille
mésaventure il ne voudrait plus combattre de la journée.

On n'emploie pas seulement le faucon à chasser des oiseaux ou des
lièvres: les gerfauts de grande race sont lancés sur la grosse bête et
en particulier sur la gazelle. Les cavaliers poursuivent d'abord le
gibier avec des lévriers très agiles, connus sous le nom de _tazi_.
Quand les chiens commencent à se fatiguer, le fauconnier décapuchonne
son animal. L'oiseau fond sur la tête de la gazelle, l'aveugle et la
livre impuissante aux mains des chasseurs.

_Bouchyr_, 17 novembre.--La plaine de Gourek est séparée de la mer par
des dunes de sables mobiles, dans lesquelles nos malheureuses montures
pénètrent jusqu'au jarret. Quand on croit en être quitte avec les
difficultés du chemin, on rencontre une nappe de boue dissimulée sous
une mince couche d'eau. Les saints eux-mêmes perdraient leur sérénité à
franchir un pareil marais sur des bêtes médicamentées. Pour nous, qui
avons dépensé depuis longtemps la provision de patience départie par le
ciel à chaque mortel, nous nous contentons d'exécuter au-dessus des
oreilles de nos montures des exercices de haute voltige:

    La chute succède aux chutes,
    Les culbutes aux culbutes[9].

  [9] Que Lamartine me pardonne ce plagiat acrobatique.

Malheureusement toutes ces cabrioles, que nous tombions pile ou que nous
tombions face, se terminent d'une manière uniforme dans la vase. Nous
serions encore englués au fond de quelque bourbier, si la vue de Bouchyr
surgissant du milieu des flots n'avait relevé notre courage défaillant.

Au-dessus d'une enceinte flanquée de tours apparaissent des maisons à
plusieurs étages, surmontées d'une forêt de badguirds (prend-le-vent)
hauts et élancés comme des clochers de cathédrale. Ces singulières
dispositions architecturales consécutives au climat et au sol de la côte
méridionale de la Perse donnent au grand port iranien un caractère tout
différent de celui des villes de l'intérieur. Roustem, mon vieux golam,
m'explique que Bouchyr, entouré d'un côté par la mer, de l'autre par des
terres marécageuses, est forcément malsain et humide. Les habitants
renoncent donc à occuper le rez-de-chaussée de leur maison et s'en
servent comme de caves destinées à supporter les chambres et les talars.
Ces dernières pièces, percées de nombreuses portes-fenêtres, se dégagent
sur la terrasse qui recouvre le soubassement. Grâce à la multiplicité
des baies, il suffit de fermer les ouvertures pratiquées sur trois côtés
et d'ouvrir les fenêtres orientées à la brise pour modérer l'intensité
d'une chaleur d'autant plus insupportable qu'elle est lourde et humide.

[Illustration: LA FLOTTE ROYALE A BOUCHYR.]

Avant de franchir l'enceinte fortifiée, la caravane longe le port. Ses
eaux sont peu profondes, et à peine aperçoit-on çà et là quelques
barques de pêcheurs. Non loin des portes de la ville s'étalent,
mélancoliquement couchés sur leur flanc, quatre bateaux ou plutôt quatre
coques désemparées veuves de voile et de mâture. Saluez! c'est la flotte
impériale et royale de la Perse, qui pourrit depuis de longues années
sur la grève. Jadis elle affronta sans trembler les colères de Neptune:
aujourd'hui elle est digne de porter des champignons ou d'être exploitée
par la Société concessionnaire des allumettes incombustibles.

Cet état de vétusté la mettant à l'abri de toute entreprise commerciale
de la part des fonctionnaires iraniens, je proposerais au chah, si
j'avais l'insigne honneur d'être de ses conseillers, de réunir dans un
musée les archéologiques débris de ses escadres et d'en nommer
conservateur son grand amiral. Il sauverait ainsi les apparences et
permettrait à cet «immense dignitaire» de regarder de haut en bas ses
collègues de la Confédération Helvétique.

Après avoir dépassé les vénérables reliques d'une marine dont le renom
n'a jamais troublé les mers, nous nous sommes rendus directement au
palais du gouverneur, Mirza Mohammed Moustofi Nizam, afin de lui porter
les lettres de recommandation que le docteur Tholozan, un de ses
protecteurs, nous a données lors de notre passage à Téhéran. Pendant la
durée de notre entrevue avec le hakem, les ferachs se mettaient en quête
d'une maison inhabitée et y faisaient porter nos bagages; prévenus du
succès de leurs recherches, nous nous sommes hâtés d'aller prendre
possession de notre appartement.

[Illustration: FAUCONNIER DU CHEIKH DE GOUREK. (Voyez p. 510.)]

J'étais d'autant plus désireuse de me renfermer dans une chambre bien
close, que depuis longtemps je caressais une idée fixe, celle de rompre
au moyen de nombreuses ablutions d'eau de mer avec les petits hadjis de
Miandjangal et de cacher aux Européens, toujours très empressés à venir
rendre visite aux nouveaux venus, les graves dangers qu'il y aurait à
nous introduire dans leur maison. Mes projets mis à exécution, je me
lance à la découverte. Un régiment logerait à l'aise dans notre demeure;
du haut des terrasses on aperçoit la ville, la plaine de Gourek, la mer
et, tout à l'horizon, la mâture de deux navires anglais. En réalité il
n'y a ni port ni rade à Bouchyr: les bateaux de fort tonnage ne peuvent
s'approcher de la ville, entourée de bas-fonds dangereux, et mouillent à
une distance que les barques indigènes à voile ou à rames mettent plus
de deux heures à franchir. Souvent même, quand le vent souffle du large,
les navires sont obligés de gagner la pleine mer sans avoir complété
leur chargement. Les caboteurs calant de trois à quatre pieds
s'aventureraient sans talonner dans la crique qui sert de havre, mais en
ce cas ils ne trouveraient point de bouées et courraient le risque
d'être jetés à la côte par les gros temps de nord-ouest. Les navires
anglais n'hésitèrent pas cependant à traverser ces bas-fonds et à
s'embosser dans la rade intérieure lorsqu'ils bombardèrent Bouchyr il y
a quelque trente ans.

Le chahzaddè Zellè sultan aurait eu le dessein, m'a dit le gouverneur,
d'attirer les petits navires à Bouchyr et de faire construire à cet
effet une jetée et un quai vertical, mais il a craint d'éveiller les
susceptibilités du chah son père, et attend une occasion favorable pour
rendre praticable le seul port qui permette à la Perse d'entretenir des
relations directes avec l'Europe. Ce projet, tout à l'honneur du prince,
ne sera pas, je le crains, mis de longtemps à exécution.

18 novembre.--Je suis désespérée et cruellement punie de m'être séparée
de mes bagages.

Après avoir fait peau neuve autant que le permettait une garde-robe
devenue bien restreinte, nous nous sommes enquis de nos caisses. Elles
devraient être ici depuis longtemps; il faut huit jours pour venir de
Chiraz à Bouchyr, et nous en avons mis vingt à faire la tournée du Fars;
cependant personne, à la douane ou au palais, n'a pu nous renseigner sur
leur compte. Les ferachs assurent même qu'il n'est arrivé aucune
caravane depuis quinze jours.

C'est un vrai désastre. Sans compter les tapis et les menus objets
achetés en chemin, clichés, cahiers, dessins, fruits d'un long et
pénible voyage, sont peut-être perdus à jamais. Le gouverneur a pris
pitié de mon émoi: il s'est chargé d'envoyer un télégramme à Chiraz et
de savoir si la caravane s'est mise en marche; mais nous ne pouvons
recevoir une réponse avant deux jours.

Les membres de la colonie européenne de Bouchyr, Malcolm khan, riche
négociant d'origine française (il m'a assuré avoir une parenté très
rapprochée avec Rousseau), et les représentants de la maison Holtz ont
apporté un peu de calme dans mon esprit en m'assurant à l'unanimité que
mes bagages ne pouvaient être égarés. Le premier secrétaire du consulat
d'Angleterre, un très aimable officier, et le médecin de la résidence,
neveu du consul général, ont achevé de me rendre confiance.

Ces deux messieurs venaient, au nom du colonel Ross, en ce moment en
villégiature aux environs de la ville, nous offrir l'hospitalité à
l'hôtel du Consulat ou à sa campagne de Çabs-Abad (Lieu-Vert), distante
du port de deux farsakhs. En se retirant, le docteur Ross nous a
recommandé de nous abstenir rigoureusement de l'eau de Bouchyr. Elle est
malsaine, corrompue, contribue à donner la fièvre, et contient le germe
d'une filaire analogue au ver de Guinée, qui se développe dans
l'économie, chemine lentement le long des muscles et finit, après avoir
occasionné d'insupportables souffrances, par se présenter sous le derme.
Le traitement en faveur chez les indigènes est simple, mais exige
beaucoup de patience de la part du malade. Dès que la tête apparaît sous
la peau, on pratique une incision et on la saisit. Il s'agit alors de la
fixer avec une épingle sur une bobine de bois, et de tourner tous les
jours la bobine jusqu'à ce que l'animal soit enroulé en entier. Si,
impatienté par la lenteur de cette opération, on exécute trop rapidement
la traction, le ver se contracte et se brise, la partie demeurée dans
les chairs s'enfonce, reprend une vie nouvelle, et, après une longue
promenade, se montre parfois à une très grande distance du point où la
première incision avait été faite. Certains vers nonchalants se laissent
extirper en une semaine, d'autres résistent pendant deux mois au
supplice de la bobine. Les eaux de Bouchyr ne favorisent pas également
tout le monde; quelques malheureux sont parfois gratifiés de plusieurs
filaires et ne peuvent se mouvoir sans risquer de déplacer la bobine du
mollet ou celle du biceps. La maladie, déjà fort douloureuse, devient
alors intolérable, en raison des positions extravagantes que le patient
est obligé de garder pour ne point briser ses appareils.

Les Européens et les riches habitants de Bouchyr se préservent de ces
parasites en buvant de l'eau du Tigre ou de Karoun, apportée de Bassorah
ou de Mohamméreh dans des barques pontées; mais il n'en est pas de même
des pauvres gens, obligés de consommer le liquide saumâtre emmagasiné
dans les citernes; presque tous sont atteints au moins une fois dans
leur vie.

Voilà des renseignements de nature à me faire apprécier à leur juste
valeur deux grandes carafes d'eau envoyées en pichkiach par le hakem.

Sans compter le ver de Guinée, les indigènes sont sujets en toute saison
à des maladies terribles: choléra, accès pernicieux, diphtérie les
déciment à l'envi. Logés dans les rez-de-chaussées qui servent de
soubassement aux maisons, mal nourris, mal abreuvés, paralysés par la
fièvre et impropres au travail pendant une partie de l'année, les gens
du peuple tomberaient dans une extrême misère et périraient en grand
nombre s'ils ne trouvaient remèdes et conseils au dispensaire organisé
par les soins de Mme Ross.

19 novembre.--Dieu soit béni! les bagages sont retrouvés ou du moins sur
le point de l'être. Nous étions invités à dîner hier soir chez le
gouverneur; dès notre venue, le hakem nous a transmis la réponse au
télégramme qu'il avait envoyé la veille à Chiraz.

Çahabi divan remercie d'abord Marcel de ses salutaires ordonnances et se
plaît à attribuer aux frictions arsenicales et au séjour dans la
montagne l'amélioration de sa santé. Le gouverneur s'excuse ensuite du
retard apporté au départ de la caravane: ignorant que nous avions laissé
une partie de nos bagages au tcharvadar bachy, il a réquisitionné tous
les chevaux de la province, afin de leur faire transporter ses tentes et
sa maison hors de la ville. Pas un convoi n'est sorti de la cité pendant
deux semaines; mais, comme depuis cinq jours les caravanes ont repris
leur marche normale, nous ne tarderons pas à rentrer en possession de
nos précieux colis.

Cette bonne nouvelle, en dissipant nos inquiétudes, nous a permis de
goûter avec une attention recueillie aux chefs-d'œuvre de l'_achpaz_
(cuisinier) du palais.

Le dîner était servi à la mode européenne. Cristaux, linge, argenterie,
occupaient sur un grand guéridon leur place réglementaire; mais les
plats, en vertu d'un habile compromis, ne défilaient pas sur la table et
se trouvaient disposés par rang de taille sur deux longues nappes
étendues à terre. Soupes variées, volailles, gigots d'agneau et de
mouton, poissons emmaillotés dans une friture blonde, melons, pastèques,
concombres, aubergines bouillies et farcies, _torchis_ (fruits ou
légumes confits au vinaigre), nougats, pâtisseries jaunes, roses ou
blanches, auraient suffi à rassasier cinquante Persans bien affamés.

Le gouverneur, après avoir jeté le coup d'œil du maître sur ces
brillants spécimens de la cuisine iranienne, nous a priés de faire notre
choix; nous nous en sommes rapportés à ses lumières et, sur son ordre,
les _pichkhedmed_ (valets de chambre) ont fait circuler à la ronde un
plat de chaque espèce: dîner exquis et bien fait pour ravir d'aise des
gens soucieux de ne point s'offrir une rage de dents en mangeant trop
chaud.

Je n'ai pas été la seule à apprécier les mérites du festin. C'était
plaisir de voir les mines gourmandes d'une trentaine de serviteurs assis
à l'extérieur de la salle à manger. Ces invités de deuxième catégorie
happaient au passage les plats desservis, et faisaient disparaître leur
contenu avec une telle dextérité que les derniers venus ou les plus
timides avaient l'unique consolation de lécher la sauce attachée au fond
des plats.

Après le repas, nous nous sommes retirés dans le salon; les nuits sont
trop fraîches et trop humides à Bouchyr en cette saison pour que l'on
puisse passer la soirée sur les terrasses. La conversation a roulé sur
la France, sur Paris, que le hakem regrette de ne plus habiter, bien
qu'il soit encore tout à la joie d'avoir été nommé gouverneur.

Mirza Mohammed était fort inquiet, nous a-t-il assuré, à son arrivée à
Chiraz: le pauvre homme se demandait dans sa naïveté comment il
fournirait au roi une redevance supérieure à celle qu'acquittait son
prédécesseur, et comment surtout il rentrerait dans les _madakhels_ que
tout fonctionnaire doit distribuer avant d'obtenir sa charge.
Aujourd'hui le hakem est fort tranquille à cet égard. Sa quiétude ne
repose pas sur une étude approfondie des registres de la province,
paperasses encombrantes et inutiles, mais sur l'expérience de ses
secrétaires, habiles à découvrir des mines d'or et d'argent monnayé à
l'effigie du souverain sans le secours d'incantations ou de baguette de
coudrier.

Comme nous nous apprêtions à nous retirer, plusieurs serviteurs, la mine
à l'envers, sont entrés au salon. Ils apportaient une dépêche dont le
bruit public ou leur curiosité leur avait fait connaître la teneur. Le
télégramme venait de Téhéran et ne contenait que ces mots: «Dieu a
rappelé à lui le _çpâhçâlâr_.»

Le titre honorifique de çpâhçâlâr, équivalant à celui de généralissime
des armées persanes, était porté par l'avant-dernier ministre d'État,
l'une des plus puissantes figures de la cour de Nasr ed-din. La mort
inattendue de ce personnage suscite une émotion d'autant plus grande que
le défunt, parti de bien bas, avait joui pendant plusieurs années d'une
autorité souveraine.

Fils d'un étuvier de Kazbin, le çpâhçâlâr abandonna de bonne heure le
hammam paternel et se fit admettre au palais dans des offices très
infimes. Sa vive intelligence lui permit de sortir rapidement de
l'obscurité et de prendre plus tard une telle influence sur l'esprit du
roi, que celui-ci n'hésita pas à lui confier d'abord le département des
affaires étrangères, puis à le nommer enfin premier ministre.

La facilité et la régularité de ses rapports avec les agents
diplomatiques, les sympathies qu'il avait su s'attirer en renonçant aux
éternelles tergiversations de la politique orientale, engagèrent le chah
à amener son grand vizir en Europe et à en faire le confident de ses
plus secrètes pensées. Pendant le voyage, un fait grave se produisit à
la cour de Téhéran. La sœur du souverain, veuve de l'émir Nizam, se
mariait avec Yaya khan, frère du çpâhçâlâr. Le roi vit, paraît-il, cette
union avec déplaisir et dès cette époque prêta l'oreille aux
dénonciations des ennemis d'un homme devenu trop puissant pour ne pas
traîner à sa suite un cortège d'envieux et de mécontents.

A l'avènement au trône d'Alexandre III, le chah parut oublier ses griefs
et chargea son ancien serviteur d'aller féliciter le nouveau souverain.
L'ambassadeur devait en même temps remettre au tsar une épée dont le
fourreau était enrichi d'émeraudes, et à la tsarine une turquoise
estimée vingt mille francs. Le çpâhçâlâr ne réclama, à cette occasion,
ni traitement ni subvention; il se fit accompagner d'un nombreux
personnel, représenta dignement son maître et revint en Perse avec
l'espoir, bien légitime, de rentrer dans ses bonnes grâces.

Lors de mon passage à Téhéran, je me souviens qu'amis et ennemis
discutaient entre eux les chances du ministre. En général on s'accordait
à croire que le roi, après avoir imposé une si lourde contribution à son
ancien favori, lui tiendrait compte de son obéissance.

Trois jours ne s'étaient pas écoulés depuis son arrivée, que le
çpâhçâlâr, nommé gouverneur du Khorassan, était invité à partir pour
Mechhed, situé à vingt-cinq jours de marche de la capitale. Quoique
cette situation, une des plus hautes du royaume, soit toujours donnée à
un parent très rapproché du roi, en raison de la richesse de la province
et de l'omnipotence que prend bien vite un gouverneur fort éloigné du
pouvoir central, le généralissime ne se méprit pas sur les intentions du
chah, et comprit qu'il était condamné à un exil déguisé. Dans l'espoir
de rentrer en grâce, il alla, assure-t-on, jusqu'à offrir un million à
son souverain s'il voulait l'autoriser à rester à Téhéran. En réponse à
sa proposition, il reçut l'ordre formel de gagner son poste et de
quitter la capitale sous quatre jours.

Le voisinage du tombeau de l'imam Rezza n'a-t-il point suffi à le
consoler de sa disgrâce, et le chagrin a-t-il achevé de détruire une
constitution usée par les travaux et les plaisirs? Nul ne le sait.

Le çpâhçâlâr avait rendu de grands services à la Perse en la mettant
plus directement que par le passé en rapport avec la diplomatie
européenne, et avait achevé de constituer l'unité du royaume en
soumettant d'une manière définitive les tribus du Fars et de
l'Arabistan, jusqu'alors à peu près indépendantes. Ses procédés
administratifs étaient malheureusement plus discutables que ses vues
politiques. Contrairement aux usages de ses prédécesseurs, il ne vendait
ni les charges ni les offices, mais il se dédommageait, sans scrupule,
au préjudice du trésor royal.

Dès son arrivée aux affaires, il avait senti le besoin de se débarrasser
d'un contrôle quelconque ou de l'espionnage d'un personnel subalterne,
et, pour inaugurer l'ère des réformes, il avait renvoyé tous les
employés des ministères. Tour à tour receveur et payeur,
expéditionnaire, chef de bureau, chef de division et président du
Conseil, il tenait à lui seul ses livres de comptabilité et suffisait à
sa correspondance. Les procédés administratifs et financiers de ce
ministre idéal sont néanmoins connus de tout le monde: s'il comptait,
par exemple, le prix d'un uniforme de soldat cinquante francs, de
mémoire de fournisseur il n'en donnait jamais plus de vingt; il
encourageait le roi à augmenter la solde de l'armée et engageait les
hommes au rabais. Officiers et soldats n'osaient se plaindre, et se
contentaient de rentrer dans leurs foyers, à la grande joie de leur
généralissime, qui n'avait plus à les habiller ni à les payer, et les
faisait cependant figurer sur ses états de solde. Une pareille situation
ne pouvait se prolonger éternellement. Quand les courtisans furent bien
convaincus que Nasr ed-din, à son retour d'Europe, était las de son
ancien favori, ils dénoncèrent au roi le ministre concussionnaire et
précipitèrent sa chute.

Le peuple, aux dépens duquel le çpâhçâlâr ne s'enrichit jamais, et qui
aime mieux, sentiment mesquin mais naturel, voir piller la caisse royale
que dépouiller les cultivateurs et les petits marchands, le regrette;
les grands personnages eux-mêmes partagent ce sentiment. Aujourd'hui
qu'il faut payer pour obtenir un gouvernement, payer pour être nommé
général, payer pour se faire rendre justice, payer pour se faire
arrêter, payer pour se faire administrer la bastonnade, toute la nation
déplore la chute d'un homme qui montrait envers elle un certain
désintéressement, et voit dans sa mort inattendue une occasion de
rappeler ses bonnes qualités. Dieu nous préserve du jour des louanges!

«En somme, me dit sous forme de conclusion, et avec une franchise
charmante, le gouverneur de Bouchyr, souverain, hakems ou ministres
tournent dans un cercle vicieux. Le chah, sachant que ses proches
parents et les plus hauts fonctionnaires de son empire sont tous enclins
au madakhel (bénéfice), ne se fait nul scrupule de saigner leur
coffre-fort de temps à autre; ceux-ci, de leur côté, prévenus du sort
qui les attend, se hâtent de pressurer le peuple et de s'enrichir afin
de conserver un bien-être décent, après avoir satisfait aux demandes
parfois exagérées de leur maître.»

... Il n'est pas surprenant que l'état sanitaire de Bouchyr laisse tant
à désirer: jamais je n'ai vu une ville aussi sale et aussi mal tenue.
Que les places envahies par des tombes creusées à fleur du sol, les rues
encombrées d'ordures animales et végétales, les fosses d'aisances à ciel
ouvert ne fleurent point la rose, c'est là une bagatelle insignifiante,
à peu près commune à toutes les villes de l'Orient; mais ici le mal est
bien autrement grave. Les étages supérieurs des maisons sont seuls
habités, et les propriétaires, n'ayant point adopté l'usage des tuyaux
de descente, se débarrassent des immondices de tout genre en les
déversant au moyen de gargouilles de bois dans le fossé creusé au milieu
des rues. Quoi qu'ils fassent, les passants doivent s'estimer fort
heureux d'échapper au jet principal et d'être seulement atteints par les
éclaboussures secondaires. A quelle dure épreuve doivent être soumis de
pieux musulmans exposés, dès le pas de leur maison, à recevoir sur la
tête des souillures immondes!

Bouchyr ne mérite pas d'ailleurs que l'on s'aventure dans ses rues. La
ville, de fondation moderne, ne possède aucun monument digne d'intérêt
et n'a pour elle que l'animation de ses bazars encombrés de gens
affairés et de portefaix arabes dont la vigueur contraste avec l'aspect
chétif des indigènes.

Le costume des hommes du peuple se ressent déjà du voisinage de
l'Arabie: chemise de laine blanche serrée autour des reins par une
écharpe colorée, abba (grand manteau), turban d'indienne bleue rayée de
rose.

Les femmes portent le _tchader_ persan, mais remplacent le _roubandi_,
beaucoup trop chaud dans un pays où l'air est étouffant, par un grillage
de crin noir. Toutes sont chaussées de bottes jaunes à entonnoir. Ainsi
attifées, les grandes élégantes ont bien, quand elles marchent, un faux
air d'oies grasses en promenade, mais peuvent au moins circuler sans
dommage au milieu des immondices de toute sorte amoncelées en ville.

On comprendra sans peine que les cochers les plus prudents et les plus
habiles ne viennent pas à bout de faire passer leurs carrosses dans les
rues; tout au plus se hasardent-ils sur la route de Çabs-Abad. C'est
pourtant sur un dogcart, solidement construit il est vrai, que nous
avons quitté Bouchyr afin d'aller remercier le colonel et Mme Ross de
leur gracieuse invitation.

Nous avons d'abord suivi une côte sablonneuse et d'une aridité
désespérante. A dix kilomètres de la ville, au milieu des dunes, des
négociants sont parvenus à créer les maigres jardins où s'élève la
maison d'été du représentant de la Reine. Quelques arbres en carton, la
vue de la mer, un _home_ confortablement installé, dédommagent le consul
général de la tristesse de sa résidence d'hiver.

Le colonel Ross est le roi du golfe Persique, mais il use si bien de sa
royauté qu'il est impossible de ne pas envier à l'Angleterre un
fonctionnaire d'un mérite aussi exceptionnel.

Très touchés du sympathique accueil du colonel et de Mme Ross, nous
avons cependant résisté à la tentation de passer quelques jours à
Çabs-Abad. Le _djélooudar_ (courrier) de la caravane est arrivé; demain
nous serons en possession de nos bagages, le bateau de la compagnie
British India, qui fait le service entre Bombay et Bassorah, est attendu
ces jours-ci: il faut songer à s'embarquer.



[Illustration: TORKAN KHANOUM ET SA PANTHÈRE. (Voyez p. 528.)]



CHAPITRE XXIX

A bord du _Pendjab_.--Les côtes persanes.--Le Chat el-Arab.--La barre de
Fau.--Rives du Chat el-Arab.--Mohamméreh.--Le cheikh de Felieh.--Torkan
khanoum.--Qualités de cœur d'une panthère.--Office en l'honneur de
Hassan et de Houssein.


20 novembre. A bord du _Pendjab_.--La chaloupe à vapeur du consul
d'Angleterre nous a conduits ce soir à bord de ce steamer, qui, destiné
à transporter des Orientaux, manque du confortable que l'on s'attendrait
à trouver sur une ligne où les prix de transport sont très élevés. Les
cabines n'ont pas de couchettes, mais des coussins de crin, sur lesquels
on étend pompeusement des serviettes. Ces matelas ne valent guère mieux
que nos couvre-pieds persans; en tout cas le dîner de ce soir m'a fait
regretter le pilau journalier confectionné par les soins des Arabet,
Mohammed, Ali, etc.

Et moi qui me réjouissais à la pensée de mener durant un jour tout
entier une vie de sybarite!

21 novembre.--Un vent assez violent s'est levé cette nuit, le _Pendjab_
n'a pu terminer son chargement et a levé l'ancre vers deux heures du
matin.

Au jour je suis montée sur le pont. Nous longions encore les côtes de
Perse. Elles sont plates, très basses, d'une couleur uniformément jaune,
dépourvues de toute espèce de végétation.

A huit heures, le bateau s'engage dans un estuaire vaste comme une mer;
c'est le Chat el-Arab, formé par la réunion du Tigre et de l'Euphrate:
les rives sont sablonneuses et d'une extrême monotonie.

A huit heures et demie, le navire prend toute sa vitesse et franchit
sans encombre une barre vaseuse qu'il est difficile de faire passer aux
navires calant plus de dix-huit pieds. Au delà de la barre de Fau, les
rives se rapprochent, et, bien que le fleuve ait encore près de six
kilomètres de largeur, on aperçoit cependant sur ses bords une maigre
végétation; puis apparaissent des palmiers rabougris et tordus par les
vents de mer, enfin des forêts de plus en plus belles à mesure qu'on
avance dans l'intérieur des terres. Nulle maison, nul panache de fumée
ne décèle la présence de l'homme. Les rives du Chat el-Arab paraîtraient
désertes si le fleuve n'était sillonné de barques rapides qui vont se
perdre dans les rigoles d'irrigation. Chaque rameur est armé d'un aviron
de la grandeur et de la forme d'une cuiller à potage, et s'aide en guise
de voile de son abba suspendu au manche de la gaffe.

Vers une heure nous passons en vue d'un gros bourg fortifié situé à
l'embouchure du Karoun. Mohamméreh fut pris par les Anglais en même
temps que Bouchyr, puis restitué à l'Iran au moment de la délimitation
des frontières turco-perses. Les murailles de terre démantelées portent
encore les traces des boulets envoyés par l'escadre victorieuse.

A quelque distance de Mohamméreh, le capitaine du _Pendjab_ fait mettre
une chaloupe à l'eau et, sur notre prière, nous débarque à Felieh,
village d'assez pauvre apparence, habité par un chef de tribu auquel
Çahabi divan nous a spécialement recommandés.

Marcel demande s'il y a un caravansérail; on lui répond en nous
conduisant tout droit chez le cheikh.

Dès l'entrée, la maison s'annonce comme une demeure hospitalière: autour
d'une gigantesque cafetière posée sur des cendres chaudes, sont groupés
des mariniers et des toufangtchis; chaque étranger qui franchit le seuil
de la porte reçoit des mains d'un _gahvadji_ préposé à ce soin une tasse
de café puisée dans la chaudière.

Consommateurs civils ou militaires diffèrent des Persans par leur type,
leur costume et leur langage. A la longue gandourah, à l'abba, à la
couffè que retient sur la tête une volumineuse corde de poil de chameau,
on reconnaît immédiatement les Arabes de l'Hedjaz.

Après avoir franchi ce vestibule toujours très encombré, nous pénétrons
dans une immense cour entourée de bâtiments de peu d'élévation,
construits en terre crue et en stipes de palmiers. A notre droite trente
ou quarante serviteurs épluchent des légumes, préparent des viandes et
font cuire en plein air, dans huit marmites, dignes compagnes de la
cafetière, un repas à rassasier Gargantua et ses hôtes. On croirait
assister aux préparatifs des noces de Gamache.

En fait, s'il faut nourrir les chefs arabes qui fument sous une galerie,
les derviches qui pérorent au milieu d'une troupe de soldats bien armés,
les dormeurs étendus deci delà, le contenu des huit grandes marmites
sera à peine suffisant.

Un vieil intendant nous introduit dans une chambre fort propre.

«Dès que le cheikh reviendra de la chasse, je lui annoncerai qu'Allah
lui a envoyé des hôtes.

--Cheikh Djaber n'est-il pas infirme? Cette lettre du gouverneur ne lui
serait-elle pas adressée?

--Mon pauvre maître n'est plus. Allah l'a rappelé à lui il y a quinze
jours à peine, mais son fils, Meuzel, fera honneur aux recommandations
adressées à un père regretté.»

Au coucher du soleil la maison s'ébranle des zirzamins aux terrasses: de
toutes les salles sortent en courant des serviteurs. Derviches,
toufangtchis et mariniers se joignent aux domestiques, se précipitent
vers la porte et se rangent en ligne pour recevoir de nouveaux
arrivants.

[Illustration: ENTRÉE DE LA MAISON DU CHEIKH DE FELIEH.]

Un homme dans la force de l'âge, aux traits superbes mais à la
physionomie sévère, s'avance le premier; il précède un jeune garçon de
dix-sept à dix-huit ans, dont le type fin et délicat décèle l'origine
arabe; tous deux portent de longues robes, des abbas et des turbans
noirs sans aucun ornement. Ce sont cheikh Meuzel et son plus jeune
frère, en grand deuil de leur père. Ils sont suivis d'un bel éphèbe
préposé à la garde et à l'entretien du kalyan.

[Illustration: CHEFS ARABES DANS LA MAISON DU CHEIKH DE FELIEH. (Voyez
p. 522.)]

Avant de rentrer dans son appartement, cheikh Meuzel se dirige vers la
pièce où nous sommes assis. Les salutations d'usage échangées, il prend
les lettres dans lesquelles Çahabi divan le prie de faciliter à mon mari
l'entrée en Susiane, et déclare qu'il est heureux de pouvoir mettre à
notre disposition une chaloupe à vapeur. Elle nous conduira en remontant
le Karoun jusqu'au barrage d'Avas, distant de Dizfoul de cinq étapes.
Malheureusement l'embarcation n'est pas en bon état. Notre hôte s'est
engagé à la faire réparer et a bien voulu assurer à Marcel que son plus
grand désir était de nous garder à Felieh aussi longtemps que nous nous
y plairions.

Cheikh Meuzel, comme je m'en étais doutée en pénétrant dans son
habitation, est le chef de l'une des plus puissantes tribus de
l'Arabistan. Il peut lever en moins de quinze jours dix mille
toufangtchis armés d'excellents fusils américains, et possède un navire
à vapeur et de nombreux _kachtis darya_ (grandes nefs semblables aux
navires du Moyen Age) qui portent aux Indes les denrées de ses immenses
terres. Il n'aurait pas dû hériter le titre et la fortune de son père,
mais le chah, usant en cela de son droit absolu, l'a confirmé dans
toutes les prérogatives du vieux cheikh au détriment d'un frère aîné qui
vient de prendre la fuite. Tous ces détails m'ont été donnés par le
sous-gouverneur de l'Arabistan, venu ici, j'imagine, pour négocier le
prix du firman qui régularisera cette situation. Je dois ajouter, à
l'honneur du nouveau cheikh, qu'il paraît doué d'une vive intelligence
et que tous les chefs des petites tribus soumises à son autorité sont
unanimes à se féliciter de la décision royale.

22 novembre.--Meuzel est venu ce matin nous faire une longue visite.
Deux passions très pardonnables et deux tourments bien légitimes agitent
son cœur.

Il aime à la folie les chevaux et les belles armes, et se désole à
l'idée d'envoyer son dernier frère à Téhéran. Le roi a témoigné le désir
de se charger de l'avenir de ce jeune homme, mais en réalité il veut le
conserver comme un gage de la fidélité de son vassal. La séparation est
d'autant plus douloureuse qu'Allah, et c'est le dernier chagrin de notre
hôte, n'a pas béni les multiples mariages de son serviteur et ne lui a
point accordé d'héritier.

«Combien de femmes avez-vous donc? ai-je demandé au cheikh au moment où
il s'apprêtait à nous quitter.

--Dix.

--C'est maigre: complétez au moins les deux douzaines, ai-je repris en
riant.

--Mon andéroun est en effet bien mesquin en comparaison de celui de mon
voisin le cheikh de Kara Sala, qui contient cent quarante khanoums de
tout âge et de tout pays: mais il est bien nombreux si je songe à la
tranquillité de mon existence.»

Cette visite terminée, le vieil intendant m'a offert de me conduire dans
le harem de son maître. J'ai accepté avec empressement la proposition.
Après avoir traversé une suite de terrasses d'inégales hauteurs, de
pièces désertes, de talars inhabités, je suis descendue dans une cour
exiguë entourée de chambres d'une extrême pauvreté. Dans l'une d'elles,
qui n'était ni blanchie à la chaux ni meublée de tapis, était étendue
une femme vêtue de noir. C'est la favorite du cheikh défunt; en signe de
deuil, elle a abandonné l'appartement aéré qu'elle occupait pendant la
vie de son mari, pour se confiner au fond de ce triste réduit.

Torkan khanoum, après avoir fait allusion au malheur qui l'a frappée,
quitte son lit de tiges de palmier et me prie de la suivre jusqu'aux
appartements du premier étage, car elle ne peut, ajoute-t-elle, me
recevoir dignement en un lieu consacré au chagrin et à la tristesse;
puis elle frappe dans les mains: plusieurs servantes accourent et
reçoivent l'ordre d'aller prévenir le harem de mon arrivée.

Le salon officiel est meublé comme toutes les pièces de réception du
biroun, de tapis, de coussins, de pendules en simili-bronze, de fleurs
artificielles abritées sous des globes de verre. Nous étions à peine
assises depuis cinq minutes que plusieurs femmes entrent successivement,
s'avancent vers Torkan khanoum, la baisent au front en lui souhaitant
paix, santé et bonheur, et vont s'accroupir en rang d'oignons, le long
des murs, après s'être saluées de la tête les unes les autres. Cette
cérémonie glaciale évoque dans ma pensée de lointains souvenirs de
pension. La mère abbesse recevant ses nonnes ne montrait pas plus de
dignité que la favorite du vieux cheikh accueillant les hommages de ses
compagnes. Les bonnes sœurs, non! les épouses régulières et irrégulières
de cheikh Meuzel sont vêtues de longues chemises de laine noire tombant
jusqu'aux pieds, et d'amples pantalons froncés autour de la cheville.
Torkan khanoum porte sur la tête un fichu de gaze noire qui, après avoir
encadré sa figure, tourne autour du cou. Ses compagnes ont la même
coiffure, mais le dernier pli du voile est ramené sur la bouche et
couvre toute la partie inférieure du visage. Le type des jeunes khanoums
est élégant; elles sont grandes, bien faites et savent se draper avec un
art ou une coquetterie incomparables dans leurs vilains sarraux. Pieds,
mains, front, sont couverts de tatouages bleus figurant des
circonférences séparées par des barres horizontales; enfin le nez, percé
de trois trous, est privé en ce moment des anneaux chargés de pierreries
qui le parent d'habitude, mais que les jeunes femmes ont enlevés depuis
la mort du vieux cheikh.

[Illustration: CHEIKH MEUZEL KHAN.]

Le type singulier de Torkan khanoum, son nez vierge de perforation, la
facilité avec laquelle elle traduit en arabe toutes mes paroles, sa
première question, «parlez-vous russe?» m'avaient fort intriguée; au
retour, j'ai demandé à mon guide des renseignements sur son aimable
maîtresse. «Elle est Circassienne, m'a-t-il répondu. Mon maître l'acheta
à Constantinople il y a une quinzaine d'années, l'éleva au rang de
favorite, et n'a jamais cessé de lui témoigner une grande affection,
bien qu'elle ne lui ait pas donné d'enfants. Torkan khanoum est fort
instruite; elle a appris à lire et à écrire à Tiflis, et parle aussi
bien le persan et l'arabe que le turc et le russe. Son influence est
immense; non seulement elle dirige la maison du khan, mais même la
tribu: du vivant de cheikh Djaber toutes les affaires importantes
étaient traitées par son intermédiaire, et si la paix, toujours bien
difficile à maintenir dans un andéroun aussi nombreux que celui du
cheikh de Felieh et de ses fils, règne chez nous, c'est qu'aucune femme
n'a jamais contesté son autorité et méconnu la droiture de son
jugement.»

Une remarque singulière: les domestiques mâles pénètrent dans le harem
sans scandaliser les khanoums et sans qu'elles tentent même de se voiler
le visage. Comme il y a loin de ces appartements aux andérouns si
rigoureusement fermés des Persans de race aryenne!

23 novembre.--Je suis encore toute saisie au souvenir de ma seconde
visite à Torkan khanoum. Je mettais la meilleure volonté du monde à
admirer une épouvantable robe de moire antique que la favorite avait
fait tailler à Bagdad, quand un rugissement sauvage retentit à mes
côtés: je me retourne et me trouve nez à nez avec une magnifique
panthère.

«Venez ici, Ourida (Petite-Rose)», s'écrie Torkan khanoum.

La panthère se redresse et va lentement s'étendre auprès de sa maîtresse
sans cesser de me regarder de travers.

«C'est un agneau, une colombe», ajoute Torkan khanoum en saisissant
l'animal à pleins bras et en le poussant sur moi comme elle ferait d'un
jeune chat. La _Petite-Rose_ n'a pas de sympathie pour les chrétiens et
répond à mes timides avances par des grognements. A la vue de ses
blanches quenottes je me sens prise d'une folle envie de gagner un logis
plus sûr, et de mettre mon pauvre moi à l'abri d'un jeu de patte ou d'un
coup de dent; je n'en témoigne rien cependant et j'applaudis, sans avoir
parfaite conscience de mes actes, aux talents de société d'Ourida. Cette
aimable bête sait donner la main, se rouler sur le dos en rugissant et
en montrant toutes ses griffes, puis faire patte de velours, lécher les
mains de sa maîtresse et s'asseoir enfin sur un coussin en personne qui
s'apprête à prendre part à la conversation.

Ourida ne brille pas seulement par son intelligence: sous les taches
brunes de son pelage tressaille un cœur sensible et reconnaissant.

Il y a trois semaines, le vieux cheikh, sentant sa fin prochaine, voulut
quitter les tentes où il avait passé l'été et rentrer à Felieh. Le
départ fut précipité, on espérait revenir bientôt au campement: bref, la
panthère fut laissée au soin de son gardien. D'abord elle ne fit que
pleurer et gémir, puis elle refusa toute nourriture et montra les crocs
aux domestiques. Cet état de colère allant tous les jours s'aggravant,
le gardien lui mit une chaîne de fer au cou et la ramena à Felieh, où
elle donna, en revoyant sa maîtresse, les démonstrations de la joie la
plus folle. L'affection d'Ourida pour Torkan khanoum n'a rien de
particulier: les panthères des bords du Karoun et du Chat el-Arab, si
sauvages et si dangereuses quand elles vivent en liberté, s'apprivoisent
très vite et s'attachent à l'homme avec autant de fidélité que le
caniche le plus soumis.

L'admiration que m'inspirent les incontestables qualités de cœur des
fauves en général et d'Ourida en particulier ne m'a pas empêchée
d'éprouver une véritable sensation de bien-être en sortant de
l'andéroun. Ma belle hôtesse a voulu me remettre elle-même sur le chemin
du biroun et me faire visiter au passage le jardin qui s'étend sur les
bords du Tigre tout le long de l'habitation. En traversant le village,
j'ai été frappée de l'attitude de la population en présence de la
favorite. Telle vivrait une reine au milieu de sa cour: hommes, femmes,
enfants se précipitaient sur ses pas, baisaient les bords de ses
vêtements ou le sceau monté en bague qu'elle porte au doigt, et lui
souhaitaient, comme l'avaient fait tantôt ses compagnes du harem, santé,
paix et bonheur. Torkan khanoum a accueilli les hommages de ses esclaves
avec l'attitude superbe d'une souveraine blasée sur de pareils
témoignages de respect, et nous sommes entrées dans le jardin. Les
bananiers, les palmiers, les orangers sont si épais et si touffus qu'à
travers leurs branches on ne voit même pas le ciel. Il n'y a ni pelouse,
ni allée, une herbe étiolée par la privation d'air et de lumière tapisse
le sol, tandis qu'au-dessus de la tête et à portée de la main se
présentent des oranges de toute taille et de toutes qualités, les unes
petites et très vertes, les autres énormes et couvertes d'une peau jaune
pâle.

[Illustration: LE SUPÉRIEUR DU COUVENT DES ALEAKHS DE TÉHÉRAN. (Voyez p.
531.)]

Ces dernières, produites par un arbre originaire des Indes, le
pamplemousse, sont, paraît-il, inférieures aux petites oranges du pays,
dont Torkan khanoum a bourré mes poches après avoir mis dans mes bras un
des gros fruits que j'avais regardés avec envie.

Chargée de butin, j'ai repris le chemin du biroun, non sans me retourner
de temps en temps afin de m'assurer que la _Petite-Rose_ n'allait pas
éclore sur mes talons. Je viens de mesurer mon orange: elle a
cinquante-deux centimètres de circonférence. Cette opération faite, je
l'ai ouverte. Sa chair est d'un beau rouge sang; les quartiers, posés
sur une assiette, ont toute l'apparence de côtes de melon; le goût est
amer, mais une légère addition de sucre le corrige aisément.

Après le déjeuner nous avons rendu au canot à vapeur notre visite
quotidienne. Nous l'avons trouvé abandonné. Au retour, Marcel a
rencontré le cheikh et lui a demandé s'il songeait à faire mettre le
bateau en bon état.

«Voudriez-vous déjà quitter Felieh? a-t-il repris avec étonnement;
j'espérais vous garder ici quelques mois, et je n'ai pas encore prévenu
le mécanicien de Bassorah.»

La surprise de Meuzel n'a rien d'extraordinaire: certains de ses hôtes
venus chez lui il y a un an prendre une tasse de café ont trouvé le moka
tellement à leur goût qu'ils n'ont point encore fini de le boire.

«Votre invitation me touche, mais je ne puis prolonger mon séjour sous
votre toit patriarcal. Si la réparation de la chaloupe devait durer trop
longtemps, je serais même forcé de prendre des chevaux et de remonter le
long des rives du Karoun», a répondu Marcel, qui commence à trouver très
longs ces jours d'attente, bien qu'il ait lié sérieuse amitié avec un
théologien de grand renom, le supérieur des Aleakhs de Téhéran, installé
chez le cheikh depuis l'hiver dernier.

«Je ne vous permettrai jamais de vous rendre à Avas en caravane: je
craindrais que vous ne fussiez dépouillés par les tribus nomades de
l'Arabistan. Quand elles ont fait une razzia dans nos provinces, elles
passent la frontière; si elles dépouillent une caravane en Turquie,
elles regagnent la Perse. Leur mobilité les rend à peu près
insaisissables et leur assure une impunité absolue. Soyez du reste sans
inquiétude: je vais écrire aujourd'hui même à Bassorah, et avant peu de
jours ma chaloupe sera à votre disposition.»

Les conseils de notre hôte nous ont paru sages; nous nous sommes décidés
à les suivre.

24 novembre.--Quand je quitterai Felieh, la panthère de Torkan khanoum
ne maigrira pas de douleur. Ce matin encore, elle était couchée sur une
terrasse voisine de l'appartement de sa maîtresse et dormait auprès d'un
quartier de mouton saignant; dès qu'elle m'a entendue venir, elle s'est
levée et s'est dirigée vers moi avec une mine des plus rébarbatives. Mon
vieux guide l'a chassée à coups de guiveh; la bête s'est éloignée en
bâillant et en frappant ses flancs de sa longue queue.

Torkan khanoum était seule dans le salon. Je lui ai demandé des
nouvelles de ses compagnes.

«Toutes mes parentes sont à l'office religieux que nous célébrons
aujourd'hui en l'honneur des martyrs Hassan et Houssein.

--Ne pourrais-je pas assister à la cérémonie?

--Elle vous paraîtra bien longue et bien ennuyeuse», m'a-t-elle répondu
avec la désinvolture d'une musulmane mauvais teint; «néanmoins, si vous
le désirez, suivez-moi, nous allons descendre à la masdjed.»

[Illustration: PORTE-KALYAN DE CHEIKH MEUZEL. (Voyez p. 525.)]

Au rez-de-chaussée de la maison se trouve une chapelle domestique
plongée dans un demi-jour mystérieux que dispensent avec parcimonie les
épaisses dentelles des moucharabiehs placées devant les baies. Des
femmes sont assises le long du mur, tandis qu'une belle fille déclame
sur un mode suraigu une scène du martyre des imams.

Torkan khanoum entre, s'assied au milieu de la pièce et m'invite du
geste à prendre place auprès d'elle. J'obéis, et me voilà introduite en
pleine mosquée chiite, au grand ahurissement des assistantes, stupéfiées
de cette scandaleuse intrusion. On chuchote à droite et à gauche,
l'office s'interrompt. Torkan khanoum ne perd pas la tête, ordonne
impérieusement à la lectrice de continuer la cérémonie, et le calme se
rétablit.

A mesure que mes yeux s'habituent à l'obscurité, je distingue dans
l'ombre un grand nombre de femmes que je n'avais pas aperçues d'abord.
Toutes ont ramené leur abba sur la tête, mis à nu le sein et l'épaule
gauche, et les frappent en mesure avec la paume de la main afin
d'accompagner sur ce tambourin vivant les lamentations de la lectrice.

Dans les moments les plus pathétiques, l'assistance gémit et sanglote en
répétant en chœur: «Hassan, Hassan, Hassan; Houssein, Houssein,
Houssein», et en entremêlant ces démonstrations bruyantes de claques
sonores. Les plus vieilles matrones sont naturellement les plus
ferventes; l'une de ces parques, qui rendrait des mois de nourrice à
Mathusalem, a trouvé moyen de se faire bien venir des imams sans
dénuder, à force de coups, les os déjà bien apparents de son épaule
décharnée: elle a installé sur son genou gauche la plante de son pied
droit et frappe sur ce vénérable cuir avec une ardeur des plus
méritoires.

Le kalyan qui circule de main en main, le café délicieux qu'une négresse
distribue à toutes les pleureuses, ne privent les fils d'Ali ni d'un
gémissement ni d'un sanglot. Une jeune vierge a déclaré, entre deux
soupirs étouffés, que le breuvage n'était pas suffisamment chaud, et a
dévotement jeté le contenu de sa tasse à la figure de la servante.
Torkan khanoum s'est empressée de punir l'échanson négligent, et la
cérémonie s'est enfin terminée.

L'émotion de l'assemblée paraissait si sincère qu'en revenant au grand
jour je me suis hâtée de chercher sur le visage des pleureuses les
traces de leurs larmes et de leur douleur: toutes m'ont semblé
parfaitement calmes et très heureuses d'aller reprendre le cours de
leurs sempiternels bavardages.

Quant à Torkan khanoum, elle a assisté impassible et sans pousser un
seul gémissement à toute la cérémonie. Faut-il qu'elle soit sûre de sa
puissance et de son ascendant pour se conduire avec un pareil sans-gêne
dans une famille où toutes les femmes se font gloire d'user leur peau en
l'honneur de Hassan et de Houssein!

[Illustration: CHEIKH REZZAL, FRÈRE DE CHEIKH MEUZEL.]



[Illustration: CANAL INTÉRIEUR A BASSORAH. (Voyez p. 543.)]



CHAPITRE XXX

Départ de Felieh.--Mohamméreh.--Huit jours sur le Karoun.--A la
dérive.--Retour à Mohamméreh.--La quarantaine et la douane
turque.--Bassorah au clair de lune à marée haute.--Bassorah à marée
basse.--Insalubrité de la ville.--La multiplicité des religions au
confluent du Tigre et de l'Euphrate.--Les chrétiens de saint Jean.


25 novembre.--Le ménage Dieulafoy est encaqué dans une cabine étroite et
basse. En nous serrant coude à coude, nous touchons les parois
latérales; en me mettant sur mon séant, je risque de défoncer le
plafond. Cette pièce constitue à elle seule la chambre à coucher, le
salon et la salle à manger de la chaloupe à vapeur mise gracieusement à
notre disposition par cheikh Meuzel.

Le mécanicien nègre qui travaillait depuis deux jours à réparer
l'embarcation vint nous annoncer hier soir que la machine fonctionnait à
merveille, et que nous pouvions nous mettre en route si tel était notre
bon plaisir. Le départ fut fixé à ce matin, mais je me suis déclarée
fort heureuse de larguer les amarres au coucher du soleil.

Toute la chaloupe est taillée dans les proportions de notre appartement.
Au centre s'élève la cabine; au-dessus de cette pièce s'étend une
terrasse garnie de coussins et surmontée d'une tente de coutil. La
machine est placée à l'arrière, la soute aux provisions à l'avant.
L'équipage se compose d'un _reïs_ ou capitaine, du mécanicien, de quatre
toufangtchis bien armés, préposés à la garde du bateau, et d'un
intendant placé à la tête du personnel.

Au sortir du canal de Felieh, sur lequel stationnent les deux bâtiments
destinés à transporter aux Indes les denrées recueillies sur les
immenses terres du cheikh, la chaloupe s'engage dans le Chat el-Arab. Le
courant trop rapide, la machine trop vaillante ne nous laissent pas le
temps d'admirer à notre gré le brillant spectacle que présente le fleuve
monstre à la tombée du jour. A droite et à gauche, les eaux opalines
sont enserrées par des forêts de palmiers et de grasses prairies où
paissent tranquillement les buffles, quand ces derniers représentants
des âges antédiluviens ne viennent pas regarder de leurs grands yeux
étonnés la chaloupe qui longe de très près la rive verte.

Le soleil s'abaisse à l'horizon et, avant de se baigner dans le fleuve,
communique aux eaux des vibrations si flamboyantes, que l'œil ne peut,
sans être ébloui, en supporter l'étincelant éclat. Puis les embrasements
de l'atmosphère pâlissent, les nuages pourpres s'éteignent, les cimes
des palmiers se confondent avec les profondeurs bleutées du crépuscule,
les silhouettes des buffles disparaissent dans les fourrés, de rares
étoiles scintillent au firmament, leur éclat diamanté devient plus
intense à mesure que le ciel s'assombrit: c'est la nuit, la nuit pleine
de majesté et de silence. Elle est venue avec cette rapidité
particulière aux climats tropicaux et nous a laissé à peine le temps
d'arriver à Mohamméreh.

Ce port, que nous avons déjà rangé en venant de Bouchyr, est situé à
l'embouchure du Karoun, immense cours d'eau qui descend des montagnes du
Kurdistan et relie par une voie de communication, trop peu fréquentée,
la Susiane au golfe Persique. Les rives du fleuve, taillées à pic,
forment des quais naturels, devant lesquels viennent s'amarrer tous les
bateaux qui apportent les blés de l'Arabistan.

Mohamméreh est actuellement le siège d'un comptoir français créé en vue
d'acheter les céréales disponibles de la Susiane. A tort ou à raison,
nos compatriotes se plaignent des difficultés de tout genre que leur
suscitent les indigènes, à l'instigation des agents britanniques,
désireux d'ôter à la compagnie l'envie de conserver un établissement qui
pourrait faire concurrence au commerce anglais.

Manchester, Manchester _for ever_!

Nous avons attendu la marée montante, dont l'influence se fait sentir à
plus de trente kilomètres en amont du port, et à minuit nous nous sommes
enfin lancés sur les flots du Karoun.

A la pointe du jour je serai à mi-chemin d'Avas. Faire en une nuit sans
peine et sans fatigue huit grandes étapes, n'est-ce point un rêve
vraiment royal?

Depuis mon arrivée à Felieh j'ai pris à tâche de ne point m'habituer à
cette douce idée, tant une déception m'eût été cruelle: aujourd'hui je
crois à la chaloupe de cheikh Meuzel, je crois à la présence d'une
machine à vapeur en Perse, je crois aux mécaniciens de Bassorah; comme
saint Thomas, je crois parce que je vois.

26 novembre.--Ne me serais-je pas trop pressée de vanter la vapeur et de
médire de la gaféla? Si le mulet a ses inconvénients, il a aussi ses
avantages. Ce n'est pas tout d'imiter le lièvre de la fable: comme la
tortue il faut encore arriver.

Dès l'aurore je suis sortie de ma boîte et me suis informée auprès du
mécanicien de la distance parcourue. Cette question était d'autant moins
indiscrète que j'avais cru distinguer à plusieurs reprises un bruit
insolite dans la machine.

«Nous avons fait dix farsakhs environ, me répond-il, tout en lâchant la
vapeur et en éteignant les feux, tandis que le bateau accoste et que les
toufangtchis sautent sur la berge et fixent des amarres.

--Pourquoi nous arrêtons-nous?

--Deux tubulures de la chaudière se sont percées cette nuit, elles
laissent fuir la vapeur, je ne puis maintenir la machine en pression.»

Il faut mater les joints et vérifier quelques raccords trop sommairement
réparés à Felieh. Nous voici sur les rives désertes du Karoun, exposés
sans abri au soleil, encore bien chaud pendant le milieu du jour.

L'équipage profite de cet arrêt forcé pour cuire du pain. L'installation
du four n'est pas compliquée. Les hommes coupent des ronces
arborescentes, très abondantes le long du fleuve, y mettent le feu,
arrosent les tisons ardents avec l'eau du fleuve et, munis de ce
charbon, disposent leurs brasiers sous des plaques de fer en forme de
champignon. Le boulanger s'avance alors, portant un plat de bois rempli
de farine délayée avec une grande quantité d'eau, plonge la main dans ce
liquide et le projette sur la plaque brûlante. Bientôt saisie par la
chaleur, la pâte prend l'apparence d'une crêpe très épaisse. Le pain est
fait: il n'y a plus qu'à le saisir avec un crochet de fer et à l'exposer
au soleil afin de lui laisser perdre l'excédent d'eau qu'il pourrait
avoir conservé.

27 novembre.--A huit heures du soir nous nous sommes remis en route.
Quel trajet avons-nous parcouru? je l'ignore, car au milieu de la nuit
la pompe d'alimentation a cessé de fonctionner. Le bateau, devenu
poussif, ne marche plus que par saccades: toutes les fois que l'eau
baisse, on laisse tomber la pression et l'on remplit la chaudière à
coups de marmite, puis on allume de nouveau les feux; nous nous
installons anxieusement auprès du manomètre: au bout d'une heure
l'aiguille se met en mouvement. La pression monte, on lance le bateau à
toute vitesse, mais bientôt, hélas! le niveau d'eau nous condamne à un
nouvel arrêt, et l'on stoppe pour recommencer le même manège. C'est
idéal!

Nous en sommes à nous demander si la machine ne se permettra pas
d'éclater et si chaloupe et voyageurs n'iront pas faire une promenade
intempestive dans les airs, avant de retomber en marmelade au milieu des
flots du Karoun.

A force d'énergie et de patience, nous avons amené l'embarcation devant
un pauvre village abrité sous un bouquet de chétifs palmiers. La
machine, vient de déclarer le mécanicien, a décidément besoin de
nombreuses réparations; mieux vaut en terminer une bonne fois. Combien
de jours allons-nous passer ici?

L'équipage s'énerve, chacun essaye de faire prévaloir ses idées, de
donner des conseils; l'un veut rentrer sur-le-champ à Felieh afin de
mettre, à coups de bâton, la paix entre ses deux femmes, capables
d'incendier, en son absence, maison et mobilier; un autre ne s'attendait
pas à rester plusieurs jours hors de chez lui et n'a pas pris ses
dispositions en conséquence; le troisième se plaint de la fièvre, le
quatrième de douleurs d'entrailles. Tous insultent à dire d'expert le
mécanicien et lui font perdre le peu de jugeote que le ciel lui a
départi. Celui-là, de son côté, craignant, s'il revient en arrière,
d'être puni par le cheikh, reste sourd à toutes les remontrances, et se
venge sur la machine, qui n'en peut mais, en cognant, limant, polissant
à tort et à travers ses principaux organes. L'insubordination est à son
comble; jamais nous ne nous sommes trouvés dans une situation aussi
critique.

30 novembre.--Ma cabine, mon mécanicien, tous mes toufangtchis pour une
gaféla! Depuis trois jours la barque est amarrée devant cet abominable
bouquet de palmiers! Les journées sont aussi monotones que le triste
paysage qui s'offre à nos yeux.

Les rives du Karoun s'élèvent d'aplomb au-dessus du fleuve; la plaine
s'étend à perte de vue, plate et unie comme les polders de la Hollande.
Seules les traces des canaux d'irrigation témoignent de l'ancienne
fertilité du pays. Aux plantations de canne à sucre a succédé depuis des
siècles une maigre végétation d'arbustes épineux et de ginériums; aux
habitants et à leurs innombrables villages, des compagnies de pélicans,
de canards sauvages et de grues, qui se cachent au milieu du jour dans
les broussailles et viennent, soir et matin, s'ébattre et pêcher sur le
fleuve.

Il faut même renoncer au plaisir de poursuivre nos voisins emplumés! les
lions, les guépards pullulent dans la plaine, et les Arabes nomades,
plus terribles que les fauves, au dire de l'équipage, guettent tout
imprudent qui s'éloigne de sa barque. Les craintes de nos gens ne sont
pas simulées: pendant tout le jour, les quatre toufangtchis, armés de
fusils à répétition, montent la garde sur la berge et vont en
éclaireurs, à cent pas à la ronde, s'assurer que nous ne serons pas
surpris. La nuit, nous mouillons en pleine rivière, afin de mettre entre
la rive et l'embarcation une barrière difficile à franchir. Je me retire
alors tout au fond de l'étroite cabine du canot, dont les minces parois
me transmettent les modulations attristantes des chacals, ces lugubres
ténors de l'Orient, et les rugissements plus sonores des fauves attirés
dans notre voisinage par les eaux du Karoun.

Et le mécanicien travaille toujours! Les toufangtchis ne sont pas restés
inactifs: ils se sont cotisés et ont offert un kran tout entier à un
derviche contemporain d'Abraham afin qu'Allah, sur sa prière, daigne
s'intéresser à la réparation de la machine. Le derviche, en
vieillissant, n'a pas pris grand crédit au ciel: nos hommes sont volés;
la machine, remise en place, perd l'eau comme un panier.

Ce voyant, Marcel donne l'ordre de revenir en arrière. La chaloupe
suivra le courant, car elle n'est pourvue ni de rames ni de voiles pour
la pousser, ni de câbles pour la haler vers Mohamméreh. Dans combien de
jours atteindrons-nous au port? Dieu seul le sait; nous ignorons
absolument en quel point du fleuve nous nous trouvons.

1er décembre.--Au retour d'une visite à un tombeau en partie détruit et
tout à fait abandonné, je me suis étendue sur le plancher de la cabine,
ma méchante humeur ne me permet pas de noircir mon cahier. Marcel est
loin d'imiter le mauvais exemple que je lui donne, mais il n'est pas
récompensé de sa patience; depuis notre départ il travaillait à tailler
une voile dans la tente de coutil: dès que cet engin a été prêt, le vent
a cessé de souffler; hélas! trois fois hélas! nos vivres tirent à leur
fin.

_Mohamméreh_, 2 décembre.--Il y avait deux jours que nous descendions
mélancoliquement le Karoun, perdant à la marée montante le chemin que
nous avions gagné à la marée descendante, quand la brise s'est levée. Le
gai bruissement du vent et le clapotis des eaux me font sortir de ma
retraite; Allah est grand et les derviches sont de saints personnages!
Pour avoir fait long feu, les prières du vieillard n'en ont pas été
moins efficaces: à l'arrière apparaît la proue d'un bateau chargé de
blé.

Faire des signaux de détresse, recevoir une amarre, la laisser échapper
et assister avec désespoir à la fuite rapide des blanches voilures du
kachti, a été pour nos habiles matelots l'affaire d'un instant. On
allume la machine et, au risque de sauter avec elle, Marcel fait
surcharger les soupapes; le feu est poussé avec vigueur, la pression
s'élève, notre chaloupe s'élance et atteint, à bout de souffle, le
bateau, retenu par le vent contraire dans un coude du fleuve. A la
pointe du jour, remorqueur et remorqués arrivent enfin à Mohamméreh.
Nous touchons au terme de notre triste odyssée.

Le canot à vapeur va rester ici, car il est dans l'impossibilité de
remonter le Tigre jusqu'à Felieh. Quant à nous, dégoûtés à tout jamais
de la navigation du Karoun, nous n'avons qu'une idée: gagner Bassorah et
Bagdad, afin de chercher une autre voie pour pénétrer en Susiane.

Gagner Bassorah, quoi de plus simple! Les barques à rames mettent huit
heures à faire le trajet qui sépare Mohamméreh de cette ville. Le mal
est que les voyageurs et les provenances de Perse sont soumis, sous
prétexte de peste, à une quarantaine de dix jours en abordant la rive
turque.

Le lazaret où l'on entasse pêle-mêle les arrivants de tous pays comprend
quelques huttes de paille bâties sur un sol humide et marécageux. Les
voyageurs y sont si mal approvisionnés et si mal installés que, dans le
cas même où ils ne se communiquent pas les uns aux autres de maladies
contagieuses, ils sortent de cet étrange établissement affaiblis par la
fièvre et l'abstinence.

On s'explique d'autant moins l'application de mesures aussi sévères que
depuis bien des années la peste n'a point apparu en Perse, tandis
qu'elle est endémique dans le vilayet de Bagdad. La parabole de la
paille et de la poutre sera-t-elle toujours vraie?

[Illustration: TOMBEAU SUR LES BORDS DU KAROUN.]

Au dire des gens du pays, la quarantaine n'est pas le fruit du tendre
attachement que porte le sultan à ses fidèles sujets. Elle aurait une
tout autre origine et son implantation dans le vilayet de Bagdad serait
due aux fonctionnaires turcs, qui font doubler leurs appointements en
temps d'épidémie et détroussent sans pudeur les hôtes de
l'administration. Les plus gros bonnets s'adjugent le droit
d'approvisionner le lazaret, et se débarrassent ainsi de denrées
douteuses ou de vivres de rebut que nul ne consentirait à consommer,
mais que les pseudo-infectés, à moins de mourir de faim, sont encore
bien heureux d'acquérir à chers deniers. Quant aux petits employés, ils
se contentent de percevoir de temps à autre quelques beaux bakchichs et
de vendre à prix d'or la clef des champs aux voyageurs assez naïfs pour
se laisser prendre dans le traquenard sanitaire, et assez riches pour
payer leur rançon.

La nécessité de ne jamais laisser chômer le lazaret a fait propager par
les Turcs un singulier aphorisme sanitaire. A entendre les Osmanlis, la
Perse serait le foyer de toutes les infections morales et physiques,
tandis qu'en réalité les plaines malsaines et les marais de Nedjef et de
Kerbéla sont les terres natives des maladies pestilentielles. En fait,
la peste n'est jamais entrée en Perse qu'à la suite des pèlerins revenus
des tombeaux des saints imams. Quoi qu'il en soit, la perspective
d'aller passer dix jours dans des cabanes humides et empestées ne nous
charme guère; aussi bien avons-nous pris le sage parti d'éviter, coûte
que coûte, la quarantaine. Il a été décidé que, cachés au fond d'un
petit bateau, nous remonterions le Chat et que nous suivrions, au milieu
de la nuit, le canal conduisant à la ville de Bassorah, éloignée de plus
de deux farsakhs du port où stationnent les navires.

3 décembre.--Mouillés, morfondus, mais quittes de la quarantaine, nous
voici enfin au port. Soigneusement dissimulés au milieu de nos
khourdjines et de paniers de dattes, nous avons longé les rives du Chat
en nous aidant à tour de rôle de la gaffe et de l'aviron. Au droit de
chaque village on voit sortir du fleuve des claires-voies exécutées en
nervures de palmiers. Ces grillages constituent de véritables cages à
poisson. A certaines époques de l'année, les paysans font des pêches
abondantes; ne pouvant en consommer tout le produit, ils jettent les
plus belles prises dans ces parcs toujours baignés par des eaux rapides,
et se créent ainsi des réserves où ils viennent puiser les jours de
disette.

Jamais je n'ai contemplé un paysage plus riche que celui des rives du
Chat au-dessus de Felieh: des palmiers superbes s'élèvent au-dessus les
uns des autres comme s'ils faisaient assaut de vigueur et d'élégance; le
sol, couvert d'une herbe touffue, est coupé de canaux animés par des
troupeaux de buffles qui nagent paisiblement, l'extrémité de la tête
hors de l'eau.

Quatre heures après avoir quitté Mohamméreh, nous abandonnions la rive
droite; le belem traversait le fleuve et venait atterrir devant un épais
bouquet de bananiers. De là on apercevait au loin les mâts de plusieurs
navires à l'ancre dans le port. Le bois était désert et ce rivage peu
fréquenté; cependant deux barques chargées de paysans ont passé près de
nous.

«Où vas-tu? que portes-tu? ont demandé des curieux au patron de notre
minuscule bateau.

--Je vais vendre des dattes à Bassorah.»

Et les barques se sont éloignées sans que les passagers nous aient
aperçus. Le vif désir de brûler la quarantaine ne nous a pas seulement
condamnés à ne bouger ni pied ni patte de toute la journée, nous avons
aussi renoncé à dîner, afin de ne point déplacer le chargement, et nous
nous sommes contentés de quelques dattes généreusement offertes par nos
matelots.

A minuit le belem se remet en marche; il longe, en se dissimulant le
long de ses bordages, une frégate turque abandonnée, laisse à bâbord un
navire de la _British Indian_ et le stationnaire du consulat
d'Angleterre, et pénètre enfin dans le canal el-Acher.

Il faut redoubler de prudence et avancer à la gaffe: nous passons au
milieu du cordon sanitaire!

Mais voici bien une autre histoire: nos gens ne se sont pas fait
scrupule de duper les agents de la quarantaine, mais ils nous déclarent
que leur conscience leur défend de frauder la douane. Sans tenir compte
de mes protestations, un des nègres saute sur la rive et ramène un lot
de huit ou dix individus à mine de forbans. Les nouveaux venus se
précipitent dans le belem, au risque de le faire couler, et se mettent
en devoir de forcer les serrures de nos colis, sous prétexte qu'ils
contiennent des fusils et des munitions. Ne sachant à quelle sorte de
gens nous avons affaire, nous nous opposons à toute inspection.

[Illustration: CANAL EL-ACHER A BASSORAH.]

«Menez-les au lazaret», s'écrie le chef de la bande.

A ce mot magique c'est à qui, du mari et de la femme, se précipitera de
meilleure grâce, détachera les cordes et, le sourire aux lèvres,
présentera aux douaniers la clef de chaque caisse.

Notre empressement, appuyé d'un bon bakchich, touche nos persécuteurs:
ils daignent reconnaître que les niveaux d'eau, les mires et les
lunettes n'ont rien de commun avec des fusils américains; l'un d'eux
avise un bocal d'hyposulfite de soude.

«Voilà de la quinine, me dit-il en persan, donnez-m'en, au nom d'Allah!»

Je me montre généreuse. Un autre saisit un pain de savon, le flaire, le
lèche avec délices, proteste qu'il n'a jamais rien goûté de si _chirin_
(doux, sucré), et, sur ma permission, le fait disparaître dans ses
vastes poches; un troisième, plus pratique, a jeté son dévolu sur mes
chaussures, mais les laisse, faute de pouvoir y faire pénétrer son gros
orteil; un quatrième prend des crayons et des couleurs pour enluminer un
Koran. Tant bien que mal, les colis sont remis en état, et, tout heureux
de sortir à si bon compte des griffes des douaniers, nous entrons dans
le canal de Bassorah.

Libre de regarder à droite et à gauche, car tout péril est maintenant
écarté, et tranquille aux rayons argentés d'une lune radieuse, je jouis
du spectacle féerique qui se déroule sous mes yeux.

Je suis à Venise, mais dans une Venise tropicale, au ciel sans nuages,
aux maisons perdues sous des touffes de palmiers géants, d'orangers
couverts de fruits, de bananiers aux larges feuilles, d'_acacia
nilotica_ aux fleurs embaumées. Tantôt les maisons plongent brusquement
dans le canal, tantôt au contraire elles sont bordées d'un quai étroit;
des barques élégantes, plus légères encore que des gondoles, sont
amarrées devant les portes des plus belles habitations. A mes pieds, de
la verdure, des fleurs, des fruits, des eaux calmes et brillantes;
au-dessus de ma tête, le firmament avec ses scintillantes et
innombrables escarboucles!

La barque accoste. Après avoir traversé une place couverte d'une halle
qui abrite de grands tas de blé, entre lesquels circulent des gardiens
munis de lanternes, les guides frappent à la porte du consulat; il est
grand temps de trouver une chambre close et de nous débarrasser de
vêtements aussi mouillés par la rosée que si nous avions fait un
plongeon dans le canal el-Acher, afin d'échapper aux agents de la
quarantaine.

4 décembre.--Suivant qu'on visite Bassorah à marée haute ou à marée
basse, on traverse un paradis ou un réseau d'égouts. Quand je suis
sortie ce soir, les canaux étaient à sec: les eaux, en se retirant,
avaient laissé à découvert des boues infectes et des détritus de toute
espèce; les belems, entourés d'ordures, ressemblaient à des épaves
échouées sur la vase; des odeurs miasmatiques envahissaient l'air et
faisaient oublier le charme des palmiers et des bosquets d'orangers.

A l'infection consécutive au flux et au reflux des eaux, aux chaleurs
humides et très intenses du climat, causes premières de l'insalubrité de
la ville, il faut en joindre une troisième, due à l'incurable apathie de
l'autorité turque. Les digues du Tigre s'étant rompues il y a quelque
soixante ans en amont de Bassorah, les eaux inondèrent la plaine et
formèrent un marécage immense, alimenté tous les ans par les crues
hivernales du fleuve. Depuis cette époque néfaste, la fièvre sévit
pendant toute l'année et décime la population. Allah kerim! ce n'est
peut-être pas un grand mal.

Si l'archéologue ne trouve rien à glaner dans les rues d'une ville
relativement moderne, le coloriste est mis en joie par l'animation des
bazars grossièrement édifiés, mais encombrés d'une population aux
costumes bariolés. Les Turques substituent au _tchader_ des Persanes
l'_izza_, grande pièce de soie bleue, rose, blanche, jaune, rayée d'or
ou d'argent. Sous l'izza apparaissent parfois la chemisette de gaze
brodée de lourdes fleurs métalliques, la petite veste ronde, la grosse
ceinture fermée par deux énormes demi-sphères d'or enrichies de
pierreries et les bottes en cuir canari qui nous sont apparues à Bouchyr
pour la première fois. Les Arméniennes ont adopté les jupes à traîne
taillées à la mode franque, et balayent de leurs plis mal drapés les
rues uniformément poudreuses de la ville. A l'exemple des musulmanes,
les chrétiennes ne sortent jamais à visage découvert: les unes jettent
sur leur figure un voile de crin noir, les autres des mouchoirs de soie
colorée. En revanche elles montrent avec orgueil à l'œil curieux des
passants leurs bijoux les plus éclatants attachés sous l'izza à la
racine des cheveux, ou les plaques incrustées de roses et de mauvais
brillants dont elles parent journellement leurs poignets et leur
poitrine. Quant à leur chaussure, elle heurte les yeux d'une façon si
désespérante, qu'il faut posséder un grand fond de générosité pour
pardonner aux élégantes de Bassorah des bottines bleues ou vertes à
boutons de cuivre ou de cristal, produits caractéristiques du
Royaume-Uni.

Si les dames chrétiennes ont abandonné une partie de l'ajustement
national pour adopter les modes _franques_, les hommes ont fait le
sacrifice complet du costume oriental: tous sont vêtus de pantalons d'un
gris jaune tirant sur le rouge violacé, et d'ignobles jaquettes coupées
dans un drap de couleur encore plus indécise. Ce malencontreux
accoutrement leur fait perdre le prestige que conservent encore les
Arabes vêtus d'abbas bruns rayés d'or ou de soie, et coiffés de grands
foulards que retiennent autour du crâne des cordes de poil de chameau ou
des torsades de laine serrées de distance en distance par des fils
d'argent.

5 décembre.--Fièvre.

6 décembre.--Fièvre.

7 décembre.--Soit à titre de collègues, soit, hélas! comme malades, nous
avons fait connaissance, depuis notre départ, avec tous les médecins
indigènes ou européens des contrées que nous traversons. Marcel et moi
sortons d'une crise douloureuse. Le docteur Aché, médecin du consulat,
s'est montré bien digne de toute la reconnaissance que nous lui avons
vouée. Il venait faire de longues visites à ses deux malades, aussi
désireux de leur remonter le moral que de leur administrer de la
quinine. Après avoir perdu plus de quinze jours soit à Felieh, soit sur
le Karoun, voir s'approcher la saison des pluies, craindre, malgré une
bonne volonté à toute épreuve, de ne pouvoir atteindre enfin au jardin
des Hespérides, sont des perspectives bien faites pour décourager de
plus patients que moi. Afin de me distraire de toutes mes
préoccupations, le docteur s'est plu à me donner des renseignements
curieux relatifs à Bassorah.

La ville, bâtie sur des alluvions de formation récente, n'est pas fort
ancienne: elle fut fondée par Omar peu après la mort de Mahomet et
devint aussitôt l'entrepôt des produits de la Chaldée et de la
Mésopotamie. Son histoire est celle des luttes perpétuelles des Turcs et
des Persans, qui la conquirent tour à tour. A la fin du siècle dernier,
elle supporta un siège de treize mois, devint la proie des _Adjémis_
(nom donné aux Persans en pays arabes) et resta aux mains des vainqueurs
jusqu'à la fin du règne du Vakil. Les successeurs de Kérim khan ne
surent point garder cette précieuse conquête: occupés à se maintenir sur
le trône de Perse, ils abandonnèrent sans combat une possession trop
lointaine et livrèrent la place aux Ottomans. Bien que depuis cette
époque la population ait à peu près diminué de moitié et qu'elle s'élève
à peine à quinze mille habitants, Bassorah n'en est pas moins demeurée
un centre commercial important, en rapport journalier avec les Indes.
Les innombrables piles de blé jetées sous la halle de la grande place
témoignent de l'activité de ce trafic. Les dattes forment aussi une des
principales richesses du pays; elles sont brunes, sucrées, très
alcooliques, et universellement appréciées. On les expédie à l'étranger
dans des paniers de sparterie très souples faits en feuilles de palmier
et cousus avec la fibre de cet arbre précieux. Le palmier, toujours le
palmier. Comment s'étonner du culte que les Orientaux professent pour un
arbre qui leur donne en même temps aliment et breuvage, bois de
construction, tapis, cordes et corbeilles? Sans vouloir soutenir, comme
un vieux conteur persan, que le palmier peut être utilisé à trois cent
soixante-trois usages différents, je conçois l'orgueil emphatique des
musulmans, qui se vantent d'en être seuls les heureux possesseurs.
«L'arbre béni, remarque Kazvini, ne pousse que dans les pays où l'on
professe la religion islamique.» Le Prophète avait déjà dit: «Honorez le
palmier: il est votre tante paternelle; il a été formé avec le reste du
limon qui servit à composer le corps d'Adam.»

[Illustration: GRANDE PLACE DU MARCHÉ AU BLÉ.]

Au dire du docteur Aché, les religions professées à Bassorah ou à
l'embouchure du Chat égaleraient en nombre les métamorphoses du palmier.
Nestoriens, Sunnites, Chiites, Babys, Wahabites, Juifs, Arméniens unis
et schismatiques, Chrétiens romains, Chrétiens chaldéens, Soubas,
Yézidis, se coudoient, sans se faire trop ouvertement la guerre. Chaque
confession a ses cérémonies particulières, assez semblables à celles qui
se célèbrent dans d'autres pays; seule la religion souba fait exception
à la règle.

Les Soubas ou Sabéens, désignés aussi sous le nom de «Chrétiens de
Saint-Jean», considèrent le précurseur comme le Messie et voient en
Jésus-Christ le successeur et l'inférieur de Saint-Jean. Ils n'ont ni
temples ni autels, et reçoivent tous les sacrements dans l'eau. Le plus
important, paraît-il, est le baptême. Les fidèles s'en approchent aussi
souvent qu'ils le désirent, mais il leur est ordonné de se faire
baptiser au moins une fois l'an, pendant les jours qui précèdent la
grande fête du Panjeah, afin d'obtenir le pardon de leurs fautes.

Les Soubas se confessent et doivent donner une petite offrande avant de
recevoir l'absolution. Ils sont monogames et ne pratiquent pas la
circoncision. Toutes les semaines, le prêtre bénit du pain sans levain,
le saupoudre de sésame, en consomme une partie et distribue le reste aux
nouveaux baptisés.

Les distinctions subtiles entre les objets ou les êtres purs ou impurs
paraissent être poussées chez les Chrétiens de Saint-Jean jusqu'à la
folie. Les prêtres sont mariés, mais il est défendu à leur femme de
toucher aux objets leur appartenant; ils doivent eux-mêmes préparer
leurs repas et faire leur ménage. Il est interdit à tout fidèle de
manger de la chair de bœuf, de buffle, de chèvre ou de chameau,
considérée comme impure en raison d'un défaut des plus bizarres tenant à
la conformation de ces animaux; seuls l'agneau mâle et le mouton sont
consommés par les Soubas: encore faut-il qu'ils soient égorgés de la
main du prêtre suivant certains rites. Toutes les denrées alimentaires
doivent être lavées avec soin et placées ensuite dans des plats de
faïence ou de cuivre. Les purifications ordonnées après le mariage et
les naissances sont minutieusement réglées; mais il ne saurait être
question de la mort, car rien n'égale l'horreur que les cadavres
inspirent aux Soubas et l'égoïsme sauvage auquel les entraîne à cet
égard la pratique des prescriptions religieuses.

Quand un chrétien de Saint-Jean est sur le point de rendre l'âme, ses
parents vont au cimetière, creusent une fosse et y déposent le
malheureux, afin de n'avoir pas à se souiller en le touchant après sa
mort; puis, agenouillés autour de la tombe, ils attendent, en
sanglotant, son dernier soupir. Quelques pelletées de terre jetées sur
le corps achèvent trop vite peut-être des funérailles commencées si
prématurément. L'âme doit paraître devant Dieu dans un délai de quarante
jours. Pendant ce temps les parents et les amis se rassemblent matin et
soir à la maison mortuaire et assistent à un repas béni par le prêtre et
composé d'agneau, de poisson et de fruits; puis on demande à chaque
convive des prières pour le salut du trépassé. De semblables cérémonies
seraient bien coûteuses, s'il n'était d'usage d'offrir des cadeaux à la
famille du défunt.

A part la barbarie qu'ils montrent envers les agonisants, les Soubas
sont doux et humains. Ils travaillent les métaux avec habileté et
joignent à une intelligence très vive une probité à toute épreuve. Fort
attachés à leur religion, ils sont restés rebelles à toutes les
prédications des Carmes de Mossoul et aux arguments des pasteurs
protestants, quelque prix qu'aient mis ces derniers à récompenser les
conversions.

«Le campement de la tribu souba est-il éloigné de Bassorah? ai-je
demandé.

--Vous n'êtes pas encore debout, a répondu le docteur, et vous avez déjà
la fantaisie de courir chez les Chrétiens de Saint-Jean! Le voyage ne
serait pas de longue durée si vous pouviez le faire à vol d'oiseau, mais
en cette saison la plaine située à l'ouest de la ville est couverte par
les eaux sur une étendue considérable, et vous mettriez plus de huit
jours avant d'avoir tourné le marécage qui nous sépare de la tribu
souba. Du reste, le trajet fût-il moins long, que je m'opposerais de
toutes mes forces à votre projet. Ne trouvez-vous pas assez fiévreux
l'air de Bassorah?»

Adieu, Soubas, vendanges sont faites! Y a-t-il lieu de me désoler? La
pensée qu'on pourrait me mettre de mon vivant dans la tombe refroidit ma
curiosité.

[Illustration: DAME CHRÉTIENNE DE BASSORAH. (Voyez p. 544.)]



[Illustration: TOMBEAU D'ESDRAS. (Voyez p. 552.)]



CHAPITRE XXXI

La navigation sur le Tigre.--Nos compagnons de route.--L'arbre de la
science du bien et du mal.--Tombeau du prophète Esdras.--Bois
sacré.--Échouage du _Mossoul_.--Tribus arabes.--Arrivée à Ctésiphon.--Le
palais des rois sassanides.--Séleucie.--Sa ruine.--Son état actuel.--La
nuit sur les bords du Tigre.--Retour à bord du _Mossoul_.


8 décembre.--Dès que nous avons été capables de mettre un pied devant
l'autre, nous avons fui avec empressement l'atmosphère empestée et le
ciel humide de Bassorah. Deux services de paquebots mettent cette ville
en relation avec Bagdad. L'un a été créé par la compagnie Linch de
Londres et fonctionne avec régularité toutes les semaines. Ses bateaux,
médiocrement aménagés, sont tenus avec autant de propreté que le
comportent les mœurs des voyageurs, tous habitués à faire leur cuisine
sur le pont. L'autre est entre les mains de l'administration ottomane et
fait deux trajets par mois. C'est sur un bateau turc, le _Mossoul_,
partant ce matin avec une semaine de retard, que nous nous sommes hâtés
de prendre place.

Tout ici paraît marcher à la diable... ou à la turque.

État-major et équipage, payés d'une façon intermittente, sont obligés,
faute d'appointements réguliers, d'avoir recours à des expédients fort
désagréables, dont le public est le premier à souffrir. Le pont des
premières est encombré de cages pleines de poules que les matelots ont
achetées à Bassorah et qu'ils revendront à Bagdad avec deux ou trois
sous de bénéfice par volaille. Les officiers, dont l'ambition est plus
haute, sont bien obligés de tolérer que la basse-cour de l'équipage
envahisse le pont quand eux-mêmes garnissent la cale de leurs colis.

Nous avons pour compagnon de route un Corse, le capitaine Dominici, qui
a longtemps commandé le _Mossoul_ et s'est retiré à Bagdad après avoir
été privé de ses fonctions. Il n'a pas été nécessaire de faire longtemps
route avec ce brave marin pour connaître tous les détails de sa
mésaventure.

Il y a un an à peine, l'administration turque se mit en tête de payer
ses fournisseurs de la même monnaie que ses fonctionnaires. Un de
ceux-ci, irrité d'être renvoyé aux calendes grecques, perdit patience et
déclara qu'il n'enverrait plus un sac de charbon si son compte n'était
intégralement soldé. Le _Mossoul_ attendait son combustible, quand le
capitaine reçut l'ordre de lever l'ancre sur-le-champ.

«Les soutes sont à peu près vides. Je ne puis partir sans charbon, fit
observer l'officier au pacha placé à la tête de la compagnie.

--A ce compte, nous n'avons plus besoin de vos services. Marcher en
brûlant du charbon, la belle malice!

--Le mot «impossible» n'est pas français», répliqua M. Dominici en
passant la main dans l'ouverture de son gilet.

Et voilà le _Mossoul_ qui largue ses amarres et vogue fièrement sur le
Tigre. Au bout de deux jours il ne restait plus un atome de houille:
mais le chargement du navire était composé de sésame.

«En avant le sésame, jetez le grain au feu», commande le capitaine. La
machine ronfle de plus belle, et au bout de huit jours le _Mossoul_
arrive triomphalement à Bagdad, après avoir réduit en fumée une
cargaison estimée plus de trente mille francs. Le capitaine payait de sa
place l'honneur d'avoir paraphrasé les paroles de son empereur et
d'avoir rétabli sur le Tigre le prestige du nom français, tandis que le
directeur de la compagnie--vertu, tu n'es qu'un mot--bénéficiait de
cette singulière aventure. Le pacha, ayant déclaré qu'après une
expérience aussi décisive on ne pouvait éviter de solder la fourniture
de charbon, proposa au gouvernement d'attribuer au créancier, faute de
numéraire, huit cents chameaux provenant d'une razzia faite sur une
tribu insurgée. Le fournisseur s'est montré bon prince et, enchanté de
recevoir en nature une valeur à peu près double de la somme qui lui
était due, a repassé au pacha deux ou trois cents bêtes avariées.

«Toute l'affaire était préparée et concertée d'avance, assure avec une
douce philosophie la victime expiatoire: _sic vos non vobis_; j'ai été à
la peine et ils ont passé à la caisse; j'ai semé du sésame et ils ont
récolté des chameaux.»

Outre M. Dominici, nous avons à bord un fils d'Albion, récemment arrivé
des Indes. Embarqué à bord du _Mossoul_, parce que les bateaux turcs ont
la réputation d'atterrir beaucoup plus souvent que les paquebots
anglais, il espère avoir de nombreuses occasions de satisfaire sa
passion pour la chasse en se faisant débarquer à chaque échouage.

Parties de chasse, échouages! allons-nous par hasard recommencer
l'expédition du Karoun?

«Commandant Dominici, dites-moi la vérité: combien de jours dure le
voyage de Bassorah à Bagdad? ai-je demandé avec inquiétude.

--Les eaux sont hautes en ce moment, m'a répondu le héros du sésame, et
nous avons d'autant moins à redouter de sérieux atterrissements, que le
_Mossoul_, grâce à mes soins, est bien approprié à la navigation du
Tigre. Dans huit ou dix jours au plus, nous pouvons être rendus à
Bagdad, mais il ne faut jurer de rien: j'ai navigué bien des années sur
ce fleuve capricieux et je n'ai jamais trouvé deux fois de suite le
chenal à la même place. Les courants très rapides déplacent des bancs de
sable et les entraînent en des points où se rencontraient huit jours
auparavant des eaux profondes. Le plus souvent on est obligé de naviguer
la sonde à la main. C'est en été surtout, quand les eaux sont basses,
que le service devient pénible! Les journées se passent à échouer, à
renflouer le navire et à échouer encore. Dès que le bateau a touché sur
un banc de sable ou de vase nouvellement apporté et qu'il ne peut se
dégager en faisant vapeur arrière, le capitaine doit, sans hésitation,
donner l'ordre de décharger la cargaison et de la transporter sur la
rive avec les chaloupes. Parfois même on est obligé de vider les
chaudières et les soutes. Quand l'opération n'est pas exécutée avec
décision, le bateau s'enfonce peu à peu dans la vase et y demeure à demi
enseveli jusqu'à ce qu'un remorqueur le tire de cette fâcheuse
situation. Aussi bien matelots et passagers, connaissant les difficultés
très grandes de la navigation du Tigre, n'hésitent-ils jamais à se
mettre à l'œuvre. Hommes, femmes, enfants, tous, dans la mesure de leurs
moyens, aident au déchargement. Le navire renfloué, on rapporte à bord
les marchandises et l'on repart pour aller échouer parfois à dix
kilomètres plus loin.

--Si j'avais connu tous ces détails, s'est écrié avec regret notre
nemrod, je ne serais pas venu chasser en hiver sur les rives du Tigre:
j'aurais attendu la belle saison des atterrissements.

--Je vous plains de tout mon cœur d'avoir été aussi mal renseigné; quant
à moi, si vous me le permettez, je me réjouirai de votre désespoir, car
je n'ai nulle envie d'apprendre à arrimer les marchandises à fond de
cale.»

[Illustration: KOURNAH.]

A quelques heures de Bassorah le bateau a passé devant Kournah, étroite
langue de terre en aval de laquelle se réunissent, pour former le Chat
el-Arab, le Tigre et l'Euphrate. Aux avant-dernières nouvelles, on
plaçait ici le paradis terrestre. Une rive très basse inondée par les
eaux quand le fleuve déborde, des pâturages marécageux où paissent des
vaches couvertes jusqu'à l'échine de boue desséchée, des maisons de
terre cachées sous d'épaisses touffes de palmiers, des buffles se
prélassant dans les canaux d'irrigation, un tronc d'arbre deux ou trois
fois centenaire, mais indigne de représenter l'arbre de la science du
bien et du mal, meublent un paysage que ne reconnaîtraient peut-être pas
nos premiers ancêtres.

9 décembre.--Babylone n'est plus que poussière, et Esdras, qui partagea
la captivité des Juifs dans cette cité fameuse et eut le bonheur de
ramener ses compatriotes à Jérusalem, repose encore sur les rives du
Tigre.

J'ai pu faire au vol une photographie du tombeau du prophète en mettant
à profit les rares minutes accordées à quelques israélites pour monter à
bord du _Mossoul_. L'édifice, surmonté d'une coupole de faïence traitée
dans le style persan du temps de chah Abbas, remplace un monument
probablement très ancien, car les traditions font remonter jusqu'à une
époque lointaine l'existence en ce point d'un pèlerinage très fréquenté.
De nos jours les israélites viennent en foule, à l'occasion des grandes
fêtes, visiter la dernière demeure d'Esdras. Si l'on enlevait aux
compagnies de navigation du Tigre le transport des pieux voyageurs de
toutes les religions qui se rendent aux tombeaux des prophètes et des
imams, les sociétés anglaises ou turques feraient faillite.

A quelque distance du pèlerinage, mais sur la rive droite du fleuve,
j'aperçois une plantation d'arbres dont le vert sombre se détache sur le
fond uniformément jaune de la plaine. C'est un bois sacré; on ne le
coupe jamais, et celui qui s'aventurerait à y casser une seule branche
serait puni de mort. Des Arabes campés sous des tentes veillent à ce que
nul ne s'approche de ce lieu saint et montent la garde autour d'une
petite mosquée chiite où repose Abou Sidra, fils de Kasemaine. Ces
sentinelles vigilantes autorisées à brûler en hiver les branches qui
tombent à terre aimeraient mieux mourir de froid que de prendre en
secret un morceau de bois vert. Personne ne peut m'indiquer l'origine de
cette tradition bien singulière chez un peuple aussi monothéiste que les
Arabes; il faut y voir, j'imagine, un dernier reflet des vieilles
coutumes religieuses de l'Élam et un souvenir de ces forêts inviolables
où les Susiens cachaient leurs divinités.

10 décembre.--La navigation sur le Tigre ne guérira jamais un
mélancolique; le fleuve est encaissé entre des berges naturelles si
élevées que du bateau on n'aperçoit pas la plaine qu'on traverse. Ce
matin nous avons laissé sur la droite l'embouchure d'un beau canal, et,
quelques minutes après, nous faisions escale à Amarah. La ville, de
fondation toute récente, doit sa prospérité aux caravanes de Kermancha
et de Chouster, qui apportent à Bagdad des indigos et des blés. Nous
avons déchargé des poulets et des dattes, rechargé d'autres poulets et
d'autres dattes. Le trafic consistant à transporter de droite à gauche
et de gauche à droite des objets similaires me surprend au dernier
point; mais j'ai beau demander des explications, il m'est impossible
d'éclaircir un mystère aussi obscur.

11 décembre.--«Voici trois jours que je suis à bord et je n'ai pu tirer
sur les pélicans et les canards sauvages. Mon expédition est absolument
manquée, s'exclame depuis hier notre compagnon de voyage.

--Descendez à Kout el-Amara, où nous faisons escale, a répondu le
capitaine lassé de ces plaintes, vous battrez le pays tout à votre aise,
et dans trois jours vous reprendrez le bateau anglais le _Khalifè_, qui
doit s'arrêter à son tour devant cette ville. La plaine est giboyeuse,
et vous ne pourrez manquer de faire bonne chasse avant de vous
rembarquer.»

Notre camarade s'est trop pressé de suivre les conseils du commandant:
depuis son départ nous avons échoué à trois reprises différentes. Ces
accidents n'ont pas eu de suites fâcheuses: à peine débarrassé des très
nombreux voyageurs entassés sur le pont, le bateau a témoigné par
quelques mouvements le désir de se dégager au plus vite de la vase et
n'a pas tardé à flotter sur les eaux du Tigre.

Nous avons profité de cet arrêt pour aller visiter, non loin d'un
village ruiné, une petite tribu arabe campée sous des tentes de poil de
chèvre. Les hommes, d'aspect fort sauvage, sont vêtus d'une chemise de
laine marron ou bleue, coiffés d'un foulard fixé sous une corde de poil
de chameau, et marchent fièrement appuyés sur de longues lances. Les
femmes, brunes de peau et viriles d'attitude, ne se distingueraient pas
des jeunes gens par les traits ou le costume, si elles ne portaient,
enfilés dans le nez ou enroulés autour du poignet, de nombreux anneaux
d'argent ou de cuivre.

J'ai, paraît-il, devant les yeux des représentants de la tribu des Beni
Laam, grands éleveurs de chevaux. Au sud d'Amarah vivent les Beni Abou
Mohammed, qui s'adonnent au commerce des buffles; auprès de Bagdad nous
traverserons des plaines habitées par les Chamars, les nomades les plus
puissants de la Babylonie et les implacables ennemis des Osmanlis.

En réalité, Beni Laam, Beni Abou Mohammed, Chamars, vivent de pillage et
n'ont à cet égard rien à se reprocher.

[Illustration: VILLAGE AU BORD DU TIGRE.]

Tout est heur et malheur dans la vie: le timonier vient de s'apercevoir
que le navire ne gouvernait plus, la barre s'est cassée lors de notre
dernier échouage. Cet accident nous vaut une station de quelques heures
et une scène très vive et très gaie entre l'ancien et le nouveau
capitaine du _Mossoul_. Le brave commandant Dominici a foudroyé son
adversaire et s'est complu dans le récit palpitant de nombreux naufrages
et la description de tous les expédients auxquels il a eu recours
pendant sa longue carrière de marin pour gouverner sans le secours de la
barre, non pas sur un misérable fleuve, mais au milieu des écueils et
des tempêtes des mers de Patagonie. Nous n'avons pas expérimenté ces
mirifiques recettes; vers le soir le _Mossoul_ a repris sa marche
régulière.

12 décembre.--Le capitaine n'a pas vu sans un secret dépit un de ses
passagers préférer à la vie de bord la chasse aux canards sauvages;
toute peine mérite salaire, toute vertu encouragement, aussi nous a-t-il
annoncé hier au soir qu'en récompense de notre fidélité il nous
débarquerait devant l'arc de Ctésiphon. Les bateaux mettent quatre
longues heures à doubler la péninsule sur laquelle s'élevait la capitale
de Kosroès, tandis qu'on peut traverser l'isthme en vingt minutes. Nous
aurons le temps de jeter un premier coup d'œil sur les ruines du palais
avant de venir rejoindre le navire, dont nous entendrons d'ailleurs les
signaux et les appels.

En vertu de la promesse du capitaine, le canot a accosté vers midi, non
loin d'un édifice colossal que j'avais aperçu une première fois dans la
matinée.

L'arc de Ctésiphon, entièrement construit en épaisses briques cuites, se
compose d'une façade longue de quatre-vingt-onze mètres et haute de
trente-cinq, immense écran pénétré en son milieu par une salle voûtée de
vingt-cinq mètres de largeur. Le talar occupe toute la hauteur actuelle
de l'édifice et a valu à l'ensemble du palais le nom de Tag-Kesra (Voûte
de Kosroès), que lui donnent encore aujourd'hui les indigènes.

A droite et à gauche de la nef centrale existaient des galeries
accolées, destinées sans doute aux gardes, aux clients et aux scribes
royaux. De semblables pièces ne pouvaient être affectées à l'habitation
des femmes, que les monarques sassanides cachaient à tous les regards
avec un soin aussi jaloux que le font encore de nos jours les disciples
les plus rigoristes de Mahomet.

Sous une forme différente apparaît donc à Ctésiphon le palais royal, tel
qu'il est défini à Persépolis; c'est bien la même distinction entre
l'appartement officiel du souverain et les pièces réservées à la vie
intime: distinction d'autant plus intéressante à constater que les
châteaux de Sarvistan et de Firouz-Abad comprennent au contraire dans
une même enceinte le biroun et l'andéroun. Je ne m'étais donc pas
trompée en classant les constructions achéménides du Fars au nombre des
habitations privées, et en faisant de celles-ci, quels que fussent
d'ailleurs leur aspect imposant et leurs vastes proportions, les
demeures des gouverneurs de province.

Les ailes du palais de Ctésiphon ont disparu; à peine les arrachements
des murs de refend et les fondations témoignent-ils de la grandeur et
des dimensions des salles latérales.

Quant aux logements du harem et des services secondaires, bâtis sans
doute en briques crues, comme je l'ai déjà constaté à Persépolis, ils se
sont fondus et apparaissent sous forme de tumulus peu élevés, bien
souvent mais infructueusement fouillés.

Quelques monnaies parthes, des tessons de poterie résument les richesses
archéologiques trouvées dans ces monticules de débris. Il est à noter
que les monnaies sassanides sont beaucoup plus rares au Tag-Kesra que
celles des Parthes. Cette observation vient à l'appui des récits des
auteurs anciens, qui font remonter à un certain Vardane peu connu, mais
dont le nom semble appartenir à un Arsacide, la fondation d'une ville
dans la presqu'île de Ctésiphon.

A part les deux portes du rez-de-chaussée et la grande baie centrale, la
façade n'est percée d'aucune ouverture; en revanche, elle est ornée de
quatre étages de colonnettes engagées dans la maçonnerie et réunies par
des arceaux à leur partie supérieure. Ces colonnettes, qui, au premier
abord, paraissent jouer dans la construction un rôle purement décoratif,
raidissent cette immense muraille, de façon à lui permettre de braver
sans appui intermédiaire l'influence des temps et les secousses des
tremblements de terre. Au dire des chroniqueurs, elles auraient été
entourées de gaines d'argent. D'argent, c'est peu probable; mais de
plaques de cuivre argenté posées comme les revêtements métalliques des
coupoles de Koum et de Chah Abdoul-Azim, je serais assez portée à le
croire. En tout cas, un enduit ou un habillage devait les recouvrir, car
les briques qui les composent sont taillées avec une négligence qui
contraste avec la beauté des parements plans de la façade.

Si l'on pénètre dans la grande salle, on est frappé de la majesté
imposante de la nef et de la hardiesse du berceau. Une partie de cette
épaisse toiture s'est écroulée le jour de la naissance de Mahomet, en
signe de réjouissance sans doute; l'autre est en parfait état de
conservation et se trouve percée, à intervalles réguliers, de tuyaux de
poterie destinés, assurent les Arabes, à manœuvrer les lampes suspendues
à l'intérieur de la salle. La porte ménagée au fond du talar permettait
au roi d'arriver de ses appartements particuliers jusqu'à son trône. A
ce moment l'ouverture des parties inférieures du velum suspendu
au-devant du grand arc, orienté de manière à recevoir les premiers
rayons du soleil, indiquait aux courtisans que le grand roi était
disposé à donner audience à ses esclaves. «Lorsque la nuit eut fait
place au jour, on ouvrit le rideau du palais, et le _monde_ fut admis
auprès du chah.» (Firdouzi.)

Un voile d'or ou de pourpre, une muraille d'argent, des tapis immenses
jetés sur d'épaisses nattes de paille, de fins tissus accrochés en guise
de lambris le long des murailles; au fond de la salle, le roi des rois
assis sur un trône d'ivoire, entouré de ce nombreux cortège de
courtisans si cher aux fastueux monarques de l'Asie, ne devaient pas
produire une impression moins vive et inspirer un respect moins grand
que le spectacle offert le soir par l'illumination du Tag, quand des
milliers de lampes constellant sa voûte sombre luttaient d'éclat avec
les étoiles.

[Illustration: L'ARC DE CTÉSIPHON, FAÇADE POSTÉRIEURE.]

Le temps et les hommes se sont acharnés sur le colosse, mais la masse de
l'édifice était si résistante que Romains, Arabes, Turcs n'ont pu avoir
raison de son puissant squelette, et se sont contentés d'arracher
lambeau par lambeau toutes les parties secondaires de la construction.
Plus d'enceinte, plus de cour au-devant du grand talar, plus de salles
sur ses côtés: seule l'ossature imposante du géant atteste toujours la
puissance des rois de Ctésiphon. Les derniers hôtes du palais sassanide,
oiseaux de nuit à la voix plaintive, corneilles à la noire livrée,
s'épeurent au bruit de nos voix grossies par la résonance des voûtes,
et, traversant à tire-d'aile la grande nef, nous abandonnent bientôt
leur triste demeure.

Accorde ta lyre, ô poète, et, avant de la brûler et de couper tes
doigts, redis-nous devant cette ruine désolée ta suprême lamentation:

«Illustre Kosroès, grand et fier monarque, héros magnanime, où est ta
grandeur, ta majesté, ta fortune, ton diadème? Ton rang élevé, ta
couronne, tes bracelets et ton trône d'ivoire, où sont-ils? Le salon où
tes chanteurs se réunissaient la nuit? Les chefs de la citadelle et de
la cour? Le diadème, le drapeau de Kaveh, tes glaives à la lame
bleuâtre? Qu'est devenu ton noble Mobed Djanosipar, qui avait un trône
d'or et des pendants d'oreilles? Où est ton casque, ta cotte de mailles
dorée dont chaque bouton était orné d'une pierre fine? Et ton cheval
Schebdiz à l'étrier d'or, le cheval qui frémissait sous toi? Et tes
cavaliers aux rênes d'or qui faisaient du corps des ennemis le fourreau
de leur épée?

«Ils désespèrent tous de ta vie.

«Où sont tes dromadaires, tes éléphants blancs, tes chameaux aux pas
cadencés, tes litières dorées, tes serviteurs empressés? Et ta parole
douce et persuasive, ton cœur, ton esprit brillant, où sont-ils?
Pourquoi restes-tu ici seul et privé de tout? As-tu trouvé dans les
livres un jour pareil à celui-ci? Il ne faut pas se targuer des faveurs
de la fortune, elle a plus de poisons que de contrepoisons.

«Tu cherchais dans ton fils un ami, un soutien, et c'est lui qui t'a mis
aux prises avec le malheur. Des rois trouvent dans leurs enfants une
force, un abri contre les atteintes du sort, mais le roi des rois a vu
diminuer sa force et sa puissance au fur et à mesure que son fils
grandissait.

«Quiconque voit la situation de Kosroès ne doit pas se fier à ce monde.
Que l'Iran ne soit plus à tes yeux qu'un amas de ruines, qu'un repaire
de léopards et de lions! Le chef de la race iranienne, le roi dont la
puissance était sans égale, meurt, et l'Iran meurt avec lui; les
espérances de ses ennemis triomphent: voilà tout ce qui reste de
défenseurs à celui qui accueillait jadis les plaintes de l'armée. La
faute en est au grand berger si les loups se glissent aujourd'hui à
travers les brèches. Dites à Shiroui: Roi sans vergogne, ce n'est pas
ainsi qu'on traite un souverain; ne compte pas sur la fermeté de ton
armée quand la guerre éclatera de tout côté.

«Mais toi, ô Kosroès, que Dieu protège ta vie! qu'il abaisse le front de
tes calomniateurs! Je le jure par Dieu, par ton nom royal, par le Nôrouz
et le Mihrdjân, par le printemps heureux: si ma main fait retentir de
nouveaux accords, que mon nom soit privé de bénédiction! Je jure de
brûler tous ces instruments pour ne plus voir ton ennemi aux sinistres
pensées!» (Firdouzi.)

13 décembre.--Les ascensions, les marches délabrées et les escaliers
sombres des clochers gothiques ou des minarets n'ont rien qui me
séduise; on s'essouffle en montant, on cueille des rhumes variés quand,
après avoir gravi et compté quatre ou cinq cents marches, on atteint
haletant une plate-forme exposée aux vents les plus frais de la
création; on admire déjà transi une collection de toitures, de
cheminées, de taches vertes et de champs gris; on s'extasie devant une
buée bonne fille qui représente tour à tour à l'horizon la mer ou une
chaîne de montagnes; on dégringole, en se cramponnant à une corde
graisseuse et gluante, l'escalier qui vous ramène sur le sol, et, en fin
de compte, on s'estime heureux de regagner, même au prix de l'étrenne
obligatoire, le plancher dévolu aux mammifères à deux pattes.

Ces réflexions que j'ai faites sous toutes les latitudes me reviennent
trop tard à l'esprit au moment où, m'aidant des pieds, des coudes et des
genoux, je m'accroche aux aspérités des murs du palais de Ctésiphon
dégradés par le temps et les hommes.

    Arrêtons-nous ici! l'aspect, etc.

Je suis bien à vingt mètres au-dessus du sol, suspendue à une corniche
digne de servir de soutien aux chauves-souris et aux hiboux, hôtes
habituels de ces solitudes.

Comme je redescendrais si je ne servais de point de mire à toute notre
escorte de marins et aux nomades campés dans les environs! Ouf!
l'honneur est sauf: me voici sur l'extrados de la voûte. J'ai bien gagné
le droit d'admirer à l'aise le paysage historique étalé à mes pieds. Du
sommet de mon observatoire, combien de siècles vais-je contempler?

[Illustration: L'ARC DE CTÉSIPHON, FAÇADE ANTÉRIEURE.]

Je domine de si haut la plaine du Tigre, que je puis voir, à l'aide
d'une lorgnette, non seulement l'emplacement de Ctésiphon, sur lequel se
dressent les tentes brunes des Arabes, et l'édifice à coupole qui
renferme le tombeau de Soleïman le Pur, le célèbre barbier de Mahomet,
mais franchir du regard les eaux bleues du fleuve et découvrir sur la
rive droite quelques tumulus élevés, seuls vestiges de la ville de
Séleucie. On sent bien, en considérant ces deux cités si voisines,
qu'elles ont dû vivre en sœurs jalouses, et que, si l'une a été la
sentinelle avancée de l'Occident, l'autre fut au contraire la gardienne
vigilante des frontières de la Perse.

Ctésiphon, fondée par les Parthes, ou peut-être même par les derniers
Achéménides, pouvait revendiquer une antique origine; peu d'années
suffirent à Séleucie, créée sous les successeurs d'Alexandre, pour
éclipser sa rivale. Tandis que la cité perse était encore un triste
faubourg où campaient les armées scythes, la civilisation faisait son
œuvre à Séleucie. La ville grecque prospérait, s'enrichissait et voyait
sa population dépasser six cent mille habitants. Au temps de Pline elle
était libre et conservait au milieu de pays barbares les mœurs de
l'Occident. Le sénat était composé de trente membres, choisis en
considération de leur intelligence et de leur fortune; le peuple prenait
part au gouvernement et formait le noyau de cohortes courageuses, très
supérieures aux armées du monarque de Ctésiphon. Malheureusement on
politiquait beaucoup trop à Séleucie: les factions se déchiraient à
belles dents, et les chefs du parti le plus faible, plutôt que
d'accepter leur défaite, appelaient les Parthes à leur aide et mettaient
ainsi les ennemis implacables de leur patrie à même de faire la loi aux
vainqueurs et aux vaincus. Ce ne sont point seulement les visites de ces
justiciers intéressés qui hâtèrent la décadence de la cité: au temps de
Marc-Antoine, Lucius Vérus, violant la foi des traités, la saccagea et
la réduisit en cendres; la peste, qui survint à la suite de ce désastre,
empêcha la ville de se relever; puis elle tomba au pouvoir de Sévère,
passa enfin sous le joug des Sassanides et devint à son tour un faubourg
de Ctésiphon.

A part des débris d'une enceinte de terre, pas un vestige de la capitale
de Séleucus ne subsiste aujourd'hui; les terres fertiles sur lesquelles
elle s'étendait en dessinant un aigle aux ailes déployées ne sont plus
foulées que par les pieds de quelques gardeurs de chèvres.

Le jour tombe. Il faut regagner la rive que longe le _Mossoul_. Nous
nous lançons à travers un fourré inextricable de ronces et de ginériums,
et, grâce à des sentiers dus aux travaux combinés des sangliers et des
maraudeurs, nous arrivons sans encombre au bord du fleuve.

A peine le crépuscule, suprême adieu du soleil couchant, a-t-il disparu
pour faire place à une nuit très sombre, que la température s'abaisse
avec rapidité. Assise sur la berge, je cherche à apercevoir les feux du
bateau; mon oreille attentive n'est pas mieux récompensée de ses peines
que mes yeux impuissants à percer l'obscurité. Je payerais bien
volontiers des trois poils de la barbe de Mahomet conservés dans le
tombeau de son fidèle barbier Soleïman le Pur le plaisir de retrouver
bientôt le salon relativement confortable du _Mossoul_. Le capitaine
Dominici me paraît plus impatient que de raison; il va à droite, regarde
à gauche et fait entretenir de la plus mauvaise grâce du monde un feu
allumé à grand'peine et qui nous rôtit un côté du corps pendant que
l'autre se congèle. Au bout d'une heure d'attente, l'inquiétude et
l'agitation de notre protecteur deviennent extrêmes.

«Voyez s'élever autour de nous ces colonnes de fumée rougies par les
reflets de brasiers incandescents. Les nomades sont en nombre. Ils vont
se glisser à travers les broussailles, et, quand ils auront reconnu
notre petite troupe, ne tenteront-ils pas de l'attaquer? S'ils nous
laissaient semblables à cet hôte du consul d'Angleterre qui, s'étant
aventuré le mois dernier aux environs du Tag, a été fort heureux, après
son entrevue avec les Arabes, de trouver dans les nombreuses feuilles du
_Times_ l'étoffe de l'élégant complet qui lui a permis d'opérer une
rentrée correcte à Bagdad! Éteignez au plus vite le feu. Couvrez de
sable ces cendres révélatrices et fuyons à grands pas le long du
fleuve.»

Il est un cauchemar des plus désagréables: le dormeur se voit assailli
par une bande d'assassins; les poignards brillent, les yeux de ses
persécuteurs roulent de funèbres éclairs; la victime veut échapper à la
mort, mais les plis de vêtements trop longs paralysent ses mouvements;
ses jambes sont impuissantes à l'éloigner du péril. Nous vivons, pour
l'instant, ce rêve classique. A droite, les buissons deviennent de plus
en plus touffus; sur la gauche, les berges sont éboulées ou corrodées;
il faut renoncer à battre en retraite tant que la lune n'éclairera pas
la route, à moins de s'exposer à prendre un bain intempestif avec
l'unique espoir de rejoindre le bateau à la nage. La terreur que nous
inspirent les nomades, la crainte de tomber dans quelque embuscade sans
même avoir le temps de faire usage de nos armes, la faim, le froid, font
paraître éternelles ces heures d'attente, et nous en sommes à
délibérer--fâcheuse situation--quand un clapotement vient troubler le
silence de la nuit. Il est produit par une barque à voiles qui descend à
Kout el-Amara et longe la berge où nous nous lamentons. Le capitaine
hèle les bateliers, le kachti accoste, nous montons à son bord, et une
heure plus tard nous apercevons les feux du _Mossoul_. Peu après notre
départ, le bateau a échoué de nouveau sur un banc de vase; la mise à
flot a nécessité plusieurs heures de travail: telle est la cause du
retard.

A minuit je me retrouve enfin dans le salon servant tout à la fois de
chambre, de salle à manger et de cabinet au commandant et aux passagers
de première classe; la nappe est mise, la lampe jette sur le pilau une
belle lumière, je me sens à l'abri des piquantes bises de la nuit, il
n'est question ni du _Times_ ni des nomades; Allah soit cinq fois béni!

«Je désespérais de dîner ce soir», a dit en se mettant à table le
capitaine Dominici au commandant son successeur. «Que vous est-il donc
arrivé?

--Rien.

--Comment, rien! Vous deviez nous repêcher trois heures après nous avoir
mis à terre: il me semble que vous n'êtes pas en avance.

--Moi, en retard! Jamais je ne suis en retard.»

Et, avec un entêtement tout breton, le commandant n'a jamais voulu
convenir de sa mésaventure.

[Illustration: CHEIKH DE LA TRIBU DES CHAMARS. (Voyez p. 552.)]



[Illustration: COUFFE ANTIQUE, D'APRÈS UN BAS-RELIEF NINIVITE. (Voyez p.
566.)]



CHAPITRE XXXII

Arrivée à Bagdad.--L'aspect de la ville.--Kachtis, keleks et
couffes.--Les barques babyloniennes d'après Hérodote et les bas-reliefs
ninivites.--Le consulat de France.--La vie en Chaldée.--Fondation de
Bagdad.--La porte et la tour du Talism.--Tombeaux de cheikh Omar et
d'Abd el-Kader.--Les quatre sectes orthodoxes sunnites.--Les
Wahabites.--Un jour de fête à Bagdad.--Le bouton de Bagdad.


14 décembre.--Les matelots traversent en courant le salon, qui, à ses
diverses attributions, joint aussi l'honneur de réunir l'avant et
l'arrière du _Mossoul_: nous jetons l'ancre dans le port de Bagdad. Je
me lève avec le jour, j'ouvre la porte, et à ma grande surprise
j'aperçois sur le spardeck et les cages à poulets une mince couche de
givre. C'est la première gelée blanche de l'hiver: il eût été malsain de
passer la nuit sans manteau ni couverture au milieu des maquis de
Ctésiphon.

Quel merveilleux climat que celui de l'Orient! L'hiver lui-même ne revêt
pas la terre d'une livrée de deuil; à peine modifie-t-il l'aspect du
paysage: il gèle, et Bagdad m'apparaît au milieu d'arbres toujours
verts, belle comme la fiancée du printemps.

Le ciel s'éclaire; peu à peu se montrent sur la rive droite: les
bâtiments du sérail, les casernes, les coupoles de faïence, bientôt
couvertes d'innombrables pigeons qui viennent sécher leurs ailes aux
premiers rayons du soleil; puis, les minarets élancés à rendre jaloux
les palmiers voisins; la médressè, les beaux bâtiments de la douane,
devant lesquels se pressent déjà Juifs, Arméniens et Arabes en costumes
colorés. Enfin, à l'aval du débarcadère, on aperçoit, à demi noyés dans
les brumes du Tigre, des jardins magnifiques dominés par le pavillon du
consulat d'Angleterre.

Le paysage de la rive droite est encore plus verdoyant. Les heureux
habitants de ces maisons cachées sous les konars et les palmiers
devraient passer leurs jours dans un délicieux farniente et se
désintéresser de l'administration et du commerce, concentrés dans le
sérail et les bazars. Il n'en est rien néanmoins, si j'en juge à
l'encombrement des voies de communication établies entre les deux
villes. Un pont de bateaux de largeur très variable, tordu en largeur,
tordu en hauteur, ploie sous les pas d'une multitude de femmes couvertes
d'_izzas_ rouges, bleus ou verts, d'hommes habillés de robes jaunes ou
blanches, de caravanes de chameaux, d'ânes, de mulets qui se pressent,
se foulent et forment au-dessus du tablier sans parapets une longue
bande empruntant à l'écharpe d'Iris ses plus brillantes couleurs. On ne
saurait comparer Bagdad à Constantinople, le Tigre à la Corne-d'Or;
jamais cependant je n'ai vu sur les ponts de Stamboul, au Séraskiérat ou
à Top-Hanè une population aussi bariolée jeter dans le paysage une note
plus chaude et plus gaie.

Le port de Bagdad, mieux vaut dire le fleuve lui-même, n'est pas moins
animé que le pont jeté entre les deux rives: les berges disparaissent
sous les amarres; plusieurs rangs d'embarcations de types bien
différents couvrent les eaux.

Les _kachtis_, grands bateaux à voiles appropriés au transport des
céréales, sont construits en bois de palmier et enduits, à l'extérieur,
d'une épaisse couche de bitume; très marins et faciles à réparer, il
suffit, quand survient un accident, de les calfater à nouveau pour les
remettre en état. Plusieurs de ces embarcations, la quille en l'air,
sont entre les mains des ouvriers, occupés à faire fondre le bitume et à
l'étendre brûlant sur le bois comme on coule l'asphalte sur les
trottoirs de Paris.

Les kachtis font de très longs voyages, entre Bagdad et Bassorah, et
s'amarrent presque tous en aval du pont, tandis qu'en amont se serrent
les _keleks_, spécialement utilisés à l'amont de la ville.

Lorsque les bateliers du Tigre supérieur ont à transporter un
chargement, ils remplissent d'air un certain nombre d'outres de cuir;
après les avoir liées les unes aux autres par rangées concentriques, ils
les recouvrent d'un plancher, étendent sur ces bois une épaisse couche
de bruyères, destinée à préserver la cargaison des atteintes de l'eau,
empilent leurs marchandises sur la plate-forme, et, munis de perches qui
leur servent à diriger ce radeau, ils descendent le fleuve. Bien qu'à
chaque voyage les kelekchis crèvent quelques outres, ils sortent le plus
souvent indemnes de ces aventureuses expéditions.

Arrivés à destination, les mariniers vendent le bois et les bruyères à
un prix élevé, dégonflent les outres, les chargent sur des ânes,
regagnent leur pays, et recommencent indéfiniment la même manœuvre. Le
prix de location des keleks est proportionnel au nombre des outres
employées à leur construction. Il en entre quatre-vingts dans les
radeaux destinés à des passagers; en ce cas on installe sur la charpente
une cabine ou une tente; mais cinquante suffisent pour porter des
moutons ou des marchandises, telles que volailles, dindons, fruits,
fromages en grosses meules, blés concassés avec lesquels on confectionne
de délicieux pilaus.

Les keleks viennent de pays lointains, puisque leur construction exige
des bois de charpente très rares en Chaldée. Les petits trajets entre
Bagdad et les campagnes environnantes s'effectuent au moyen
d'embarcations de formes bien spéciales connues ici sous le nom de
_couffes_ (paniers). De tous côtés je vois pirouetter sur le fleuve des
corbeilles rondes faites en côtes de palmier et enduites de bitume. Deux
hommes les manœuvrent en leur imprimant un mouvement de rotation. Elles
n'avancent pas avec rapidité, mais elles sont très solides, déplacent un
volume d'eau considérable, si on le compare à la surface mouillée,
chavirent difficilement et n'embarquent jamais une goutte d'eau, bien
que le bordage de certaines d'entre elles, chargées de melons et de
pastèques, ne s'élève pas à plus de quinze centimètres au-dessus du
niveau de l'eau.

[Illustration: PANORAMA DE BAGDAD.]

Dans laquelle de ces catégories classerai-je les embarcations
chaldéennes décrites par Hérodote?

Pendant les loisirs de ma navigation j'ai lu et relu les passages des
histoires relatives à la marine des Babyloniens, et, les pièces du
procès sous les yeux, je condamne sans sursis ni appel toute
identification entre la barque babylonienne et le _kelek_. Je me demande
même comment certains auteurs ont pu confondre avec un radeau la
corbeille, décrite pourtant en termes précis par l'historien grec.

[Illustration: COUFFE DE BAGDAD.]

«Les Babyloniens n'ont d'autres barques que celles qui descendent le
Tigre jusqu'à la ville; elles sont rondes et toutes de cuir, car,
lorsqu'ils en ont façonné les côtés, en taillant des saules qui
croissent en Arménie au-dessus de l'Assyrie, ils étendent extérieurement
des peaux apprêtées de telle sorte qu'elles forment le fond, sans
distinguer la poupe, sans rétrécir la proue. Ces barques sont
circulaires comme des boucliers; ils les doublent en dedans de roseaux,
puis ils partent et font leur transport en descendant le fleuve. Leur
chargement consiste en marchandises diverses, et surtout en vases de
terre pleins de vin de palmier. Deux hommes se tenant debout dirigent la
barque, chacun avec une barre. L'un tire sa perche, tandis que son
compagnon pousse la sienne au fond de l'eau. On construit sur ce modèle
de grandes et de petites embarcations; les plus vastes reçoivent une
cargaison du poids de cinq mille talents. Lorsque en naviguant elles
sont arrivées à Babylone et que les mariniers ont disposé du fret, ils
vendent à l'encan les roseaux et la carcasse, puis ils chargent les
peaux sur leurs ânes et s'en retournent en Arménie, car il est
impossible de remonter le cours du fleuve à cause de sa rapidité. C'est
pour cela qu'ils ne font point leurs bateaux en bois, mais en cuir.
Lorsque les conducteurs des ânes sont de retour en Arménie, ils se
remettent à construire leurs bateaux par le même procédé.»

Hérodote parle positivement de barques; il ajoute que ces barques n'ont
ni proue ni poupe, et qu'elles sont rondes comme des boucliers. Il
décrit donc, à mon avis, un corps évidé semblable à un bateau, mais en
différant par sa forme circulaire. Afin de ne laisser à ses lecteurs
aucun doute à ce sujet, l'auteur indique même que les côtés et les
bordages sont faits en branches de saule, c'est-à-dire en bois flexible
pouvant se courber avec facilité, et en roseaux, jouant dans ce système
de construction le rôle de l'osier dans le clayonnage des corbeilles. La
forme de l'embarcation est acquise au débat: Hérodote décrit une
_couffe_ semblable à celles qui tourbillonnent sous mes yeux et que
représentaient sur leurs bas-reliefs, huit cents ans avant notre ère,
les sculpteurs assyriens.

Il y a cependant une différence entre la couffe actuelle et la barque
d'Hérodote: l'une est seulement enduite de bitume, l'autre est «couverte
de peaux préparées». Mais, de ce que ces peaux étaient enlevées dès
l'arrivée des barques à destination et rapportées à leur lieu d'origine,
faut-il conclure qu'Hérodote ait voulu dépeindre le _kelek_? Je ne le
crois pas. Le dernier des matelots grecs n'eût point employé le même mot
pour désigner des peaux apprêtées et des outres gonflées d'air: il eût
encore moins parlé de proue et de poupe à propos d'un radeau. Enfin
conçoit-on un radeau de forme circulaire? Comment assemblerait-on en ce
cas les poutres et les pièces maîtresses, et dans quel but
compliquerait-on à plaisir et sans profit une charpente qui doit par sa
nature être fort simple et qu'il est si facile de rendre solide en la
faisant sur plan rectangulaire? En définitive, je crois qu'il faut s'en
tenir à la description d'Hérodote sans y rien ajouter, sans en rien
retrancher. L'embarcation babylonienne était évidemment une couffe de
plus ou moins grandes dimensions, habillée de peaux cousues ensemble, et
qu'il était aisé de fixer sur la carcasse ou de détacher quand on
voulait vendre les bois. La couffe des bas-reliefs ninivites, sur
laquelle on voit se dessiner d'une manière très apparente de grands
panneaux carrés, répond de tous points à cette description.

Mon premier essai de navigation en canot bagdadien a été des plus
désagréables. A peine avions-nous rejoint nos bagages empilés au centre
de la couffe, que nous nous sommes mis, à notre tour, à pirouetter avec
tant de vitesse que je me suis crue un instant transformée en toupie
hollandaise; nous n'en avons pas moins atteint sans accident la rive du
fleuve. Les rameurs se sont jetés à l'eau, ont tiré l'embarcation sur la
terre ferme comme on le ferait d'une corbeille trop lourde, puis ils
m'ont tendu la main: je suis sortie de mon panier et j'ai foulé pour la
première fois le sol de la cité de Zobeïde et de Haroun al-Rachid. Le
consul de France, prévenu de l'arrivée du bateau, avait envoyé un
_cawas_ à notre rencontre. Sur l'ordre de ce brave homme, de vigoureux
hammals s'emparent des colis, et nous nous engageons à leur suite dans
les vilaines rues du quartier chrétien.

Le poste de consul de France est confié à M. Péretié, fils de
l'archéologue si connu auquel on doit la découverte du célèbre
sarcophage d'Echmounasar et de tant d'autres trésors scientifiques.
Notre représentant est entouré de sa femme, de ses enfants, et c'est
avec un véritable bonheur que nous retrouvons, après tant de mois
d'isolement, la vie de famille dans ce qu'elle a de plus intime et de
plus charmant. Mme Péretié a tenu à me faire accepter la chambre de ses
filles; je serai donc ce soir en possession d'un lit. Cette bonne chance
ne m'était pas échue depuis que j'ai quitté Téhéran, car je ne saurais,
en toute justice, qualifier du nom de lit l'estrade de bois blanc et les
bûches bien dignes d'un ascète mises à ma disposition par notre
excellent ami le P. Pascal. Vais-je me prélasser ce soir sur ces matelas
moelleux, dans ces draps fins et blancs!

En attendant cette heureuse fortune, les filles de Mme Péretié me
servent de cicérone et me font visiter la maison.

L'hôtel du consulat, construit par des Bagdadiens et pour des
Bagdadiens, reproduit fidèlement les dispositions générales de toutes
les maisons de la ville.

Au milieu d'une rue fort étroite s'élève un grand mur sans autre
ouverture qu'une porte fort basse. La baie est suivie d'un vestibule
coudé servant de corps de garde aux _cawas_ chargés de protéger,
d'accompagner le consul et de faire ses commissions. Au delà de cette
pièce on trouve une vaste cour, entourée des dépendances de la maison:
cuisines, écurie, sellerie. Une porte pratiquée au centre de l'aile
gauche donne accès dans une deuxième cour, autour de laquelle s'élève
l'habitation proprement dite, avec ses balcons ajourés, ses fenêtres
garnies de mosaïques de bois et de verre, et ses grandes tentes de
coutil blanc et rouge destinées à arrêter les rayons du soleil encore
vifs au milieu du jour.

Nous avons vu le plan: passons à la coupe transversale. Les chaleurs
excessives de l'été, les froids rigoureux de l'hiver obligent à chaque
saison les Bagdadiens à mettre leur installation en harmonie avec les
variations atmosphériques, et les forcent par conséquent à construire
leurs demeures de manière à résoudre quatre fois l'an ce difficile
problème.

Toutes les habitations reposent sur des caves voûtées creusées à trois
ou quatre mètres de profondeur. C'est au fond de ces souterrains, qui
portent le nom de _serdab_ et sont analogues au _zirzamin_ de la Perse,
que descendent au printemps toutes les familles riches. Elles y
transportent non seulement les objets d'un usage quotidien, mais encore
tous leurs meubles; les bois eux-mêmes seraient dévorés par les mites et
tomberaient en poussière si on les abandonnait pendant l'été dans les
pièces du premier étage ou du rez-de-chaussée. Quand les fortes chaleurs
se sont déclarées, on s'enferme au plus vite dans le serdab, ventilé par
le _badguird_ (cheminée d'aération), et l'on en sort le soir pour aller
respirer sur les terrasses un air étouffant, car à Bagdad, contrairement
à ce qui arrive en Perse, où les nuits sont toujours fraîches, la
température s'abaisse à peine de quelques degrés après le coucher du
soleil. La ville, morte tout le jour, semble revivre au crépuscule: les
dames se réunissent et se visitent de terrasse à terrasse, passent la
nuit à causer, à fumer et à savourer des _cherbets_ (sorbets); mais,
obligées, pour éviter les moustiques, de se priver de lumière, elles se
condamnent pendant toute la saison chaude à une oisiveté des plus
énervantes. A l'aurore chacun reprend le chemin de son _serdab_ et y
reste plongé pendant tout le jour dans une torpeur à laquelle les
tempéraments les plus énergiques éprouvent la plus grande difficulté à
échapper. Les froids venus, on regagne les appartements du premier étage
et, bien qu'on entretienne des feux dans les cheminées, on grelotte avec
d'autant plus de raison que l'on a été plus affaibli par les chaleurs.

Le sort des dames de Bagdad n'est guère plus enviable l'hiver que l'été:
les rues, mal aérées, se transforment en cloaques de boue au milieu
desquels il est difficile de s'aventurer avec des jupes européennes, et
sont envahies par les immondices de toute nature que des tuyaux amènent
dans des puisards à ciel ouvert creusés devant chaque maison. Quand les
pluies sont abondantes, les réservoirs sont bientôt remplis d'eau, et à
partir de ce moment les tuyaux s'égouttent directement sur le sol. Les
hommes eux-mêmes ne sauraient sortir le soir sans se faire précéder de
fanaux que les serviteurs soutiennent à vingt centimètres de terre. Je
ne m'étonne plus si la peste se déclare en ville au cœur de la mauvaise
saison, pour suspendre ses ravages dès les mois de mai ou de juin. A
cette époque il fait en Mésopotamie une température si élevée que
l'épidémie en meurt, ou en devient si paresseuse qu'il lui reste à peine
le courage de vivre au fond de son serdab.

L'automne seul a été accordé aux malheureux habitants de Bagdad en
dédommagement de la triste existence qui leur est faite durant les trois
quarts de l'année. Le temps est encore très beau, il n'y a ni pluie ni
orage; les familles riches en profitent et vont planter leurs tentes
dans les plaines de Ctésiphon et de Séleucie. La distraction la plus
goûtée pendant ces mois de villégiature est la chasse au sanglier,
chasse très émouvante, mais aussi fort périlleuse. Le maniement de la
lance, seule arme avec laquelle on attaque la bête, la nature du
terrain, percé comme un tamis par les mulots, occasionnent souvent aux
Européens de terribles accidents. Les dames ne suivent pas, en général,
ces steeple-chases dangereux et se contentent de tirer aux perdreaux ou
aux oiseaux d'eau, toujours très nombreux sur les bords du Tigre.

Quel doit être le découragement des malheureux fonctionnaires condamnés
à vivre dans ce pays, qu'ils ont été habitués à voir miroiter à travers
le prisme magique des _Mille et une Nuits_!

15 décembre.--Les délices de Capoue m'ont empêchée de dormir: les
oreillers de plume, les épais matelas, les draps fins et blancs ne sont
plus faits pour moi. Je me bats avec les uns, je m'étouffe sur les
autres, je les entraîne tous dans une mêlée générale: bref, j'ai passé
une nuit abominable, et, si je n'avais craint les indiscrétions des
serviteurs, j'aurais couru chercher mon lahaf dédaigné: ce vieux
compagnon d'infortune ne dissimule à mes os aucune des inégalités du
sol, mais j'en ai si bien pris l'habitude que, dès mon retour en France,
je sacrifierai à mon couvre-pied les lits et leurs inutiles garnitures.
A l'aube je descends dans la cour; à peine m'ont-ils aperçue, que les
_cawas_ du consulat revêtent leurs brillants uniformes et s'apprêtent à
me servir de guides. J'avais hâte de faire une première reconnaissance
des rues et des places et de rechercher les traces de Zobeïde. Hélas!
elles sont bien profondément ensevelies sous l'épaisse couche de
décombres et de ruines que les invasions et les sièges ont accumulés sur
Bagdad.

Les auteurs occidentaux et orientaux ne s'accordent guère sur le sens
étymologique du nom de la ville. D'après ceux-là, Bagdad signifierait
«Donné par Dieu» ou «Présent de _Bag_» (vieille idole chaldéenne); si
l'on en croyait au contraire les Arabes, Bagdad (Jardin de Dad) serait
ainsi appelée en souvenir de Dad, sage ermite qui aurait vécu il y a de
longs siècles dans un enclos planté par lui sur l'emplacement de la
ville des califes; à moins encore que Bagdad ne veuille dire simplement
«jardin donné».

Quoi qu'il en soit, la découverte d'un monument en briques sigillées au
nom de Nabuchodonosor prouve qu'une ville s'élevait jadis sur la rive
gauche du Tigre. Elle avait probablement disparu quand le calife Abou
Djafar Abdallah el-Mansour, le deuxième monarque abbasside, jeta en l'an
145 de l'hégire les fondements de sa capitale.

El-Mansour, après avoir fait construire Bagdad, vint l'habiter et lui
donna le surnom de Dar es-Salam (Séjour de la Paix). Jamais parrain ne
fut plus mal inspiré en baptisant sa filleule, soit dit en passant.

En même temps que la ville s'élevait sur la rive gauche, la rive droite
se peuplait de maisons et de jardins; deux beaux ponts réunirent bientôt
les deux berges du fleuve, assurent les chroniques; Bagdad devint
rapidement la riche et puissante métropole du monde musulman, le foyer
d'une civilisation d'autant plus rayonnante que l'Europe, à cette
époque, était plongée dans l'ignorance et la barbarie. Les descriptions
laissées par les vieux auteurs arabes tiennent du merveilleux: les
palais, les bains, les collèges, ne se comptaient plus; la population
était si dense que près d'un million de personnes assistèrent aux
funérailles du célèbre docteur Ibn Hambal, chef de l'une des quatre
grandes sectes orthodoxes. L'esprit des Bagdadiens était cependant mutin
et querelleur; trois califes abbassides durent fixer leur résidence à
Samara, qu'ils avaient fait bâtir à dix lieues de leur capitale, afin de
fuir une population trop remuante.

Les luttes intestines qui avaient ruiné Séleucie amenèrent la décadence
de la puissance des califes. Les Bouides en 949, les Seljoucides en
1055, assiégèrent Bagdad et y entrèrent de vive force; mais le «Séjour
de la Paix» ne souffrit jamais autant de la guerre qu'en 1258: pris par
Houlagou, petit-fils de Djandjis-Khan, il fut livré aux hordes tartares
et mogoles, et vit périr avec le dernier de ses califes plus de
quatre-vingt mille personnes. Tombée au pouvoir de Tamerlan en 1392,
Bagdad perdit à cette époque presque tous les édifices dont l'avaient
dotée les Abbassides, et acquit, en revanche, une pyramide colossale
élevée avec les crânes de ses enfants. En 1406, après la mort du
conquérant, elle essaya de relever ses murailles, mais tomba tour à tour
aux mains des dynasties des Moutons noirs, des Moutons blancs et de chah
Ismaël le Sofi, qui venait de reconquérir l'Iran sur les usurpateurs
mogols. Tour à tour aux Perses et aux Ottomans, elle devint enfin la
capitale d'une province turque et fut gouvernée par des pachas jusqu'à
l'époque où l'aga des janissaires révoltés la livra, en 1624, à Abbas le
Grand.

L'émoi fut très vif à Constantinople quand on connut la perte de la
seconde ville de l'empire; à plusieurs reprises des troupes furent
dirigées sur la Mésopotamie: toutes les tentatives demeurèrent
infructueuses.

[Illustration: PORTE DU TALISM A BAGDAD.]

Ce fut à l'instigation d'un derviche que la guerre reçut une impulsion
nouvelle. Sultan Mourad faisait, un vendredi, la prière solennelle à la
mosquée, quand un pèlerin demanda à lui parler. Le voyageur arrivait de
Bagdad et frémissait encore à la pensée que la ville des califes était
aux mains des Persans infidèles: «Tu te caches au fond de ton harem,
indigne successeur du Prophète, pendant que des animaux impurs se
vautrent dans ton héritage! Sais-tu seulement que des Chiites détestés
ont détruit le tombeau d'Abd el-Kader?» Ému par cette violente
apostrophe, le commandeur des croyants jura sur le Koran de reprendre la
ville et de reconstruire le monument du saint docteur. Il tint parole,
se mit en campagne l'année suivante, parut sous les murs de Bagdad
dix-neuf jours après avoir quitté Scutari, disent ses panégyristes, et,
après un siège des plus brillants, reçut la soumission de la place.
Mais, le lendemain de la reddition, les habitants refusèrent d'évacuer
leurs demeures avant midi, comme l'exigeait le vainqueur. Mourad,
redoutant une trahison, ordonna à ses soldats d'entrer dans le «Séjour
de la Paix» et d'en massacrer les défenseurs. Trente mille Chiites
furent passés au fil de l'épée. A la suite de cet exploit sanguinaire un
traité fut conclu: les Persans cédèrent aux Turcs tout le territoire de
Bagdad et reçurent en retour la province d'Érivan.

Les assiégeants envahirent la place par une porte qui est encore debout.
Une inscription commémorative gravée au-dessus de ce témoin muet de la
victoire de Mourad rappelle le triomphe des troupes ottomanes: «_Le 24
décembre 1638_, sultan Mourad est entré à Bagdad par la porte du Talism,
après un siège de quarante jours.»

La baie, illustre désormais, fut murée et n'a jamais été ouverte depuis
cet événement. Elle desservait un superbe donjon construit en briques et
relié à la courtine voisine au moyen d'un pont fortifié, que battaient
deux tours flanquantes. Une belle frise, incrustée tout en haut de cet
ouvrage défensif, porte une longue épigraphe faisant suite à un verset
du Koran:

«Alors les fondations de la maison furent élevées par Ibrahim et Ismaïl.

«Seigneur, exauce nos prières, c'est toi qui entends et qui sais tout.

«Cette construction fut ordonnée par notre seigneur et maître l'imam
Abou'l-Abbas Ahmed el-Nassir ed-din Allah, émir des croyants, à qui le
monde entier doit obéissance; l'esclave d'Allah, l'ornement de
l'univers, la preuve de l'existence de Dieu, l'émir que le monde entier
doit suivre et aider.

[Illustration: TOUR DU TALISM.]

«Salut soit sur lui et sur ses aïeux purs et vertueux! Que ses
invocations guident toujours les croyants sur le chemin du salut et de
la justice, où ils doivent tous le suivre et l'aider!

«La tour a été terminée en l'année 628 (1230 de l'ère chrétienne).

«Que le salut de Dieu soit sur notre seigneur et prophète Mohammed,
ainsi que sur sa bonne et pure famille!»

Quelles singulières analogies existent entre la fortification musulmane
du Moyen Age et la fortification française de la même époque! Il est
impossible, en regardant la grande tour du Talism, de ne point la mettre
en parallèle avec le donjon de Couci; mêmes corbeaux destinés à
supporter les hourds, mêmes baies servant de dégagement à ces ouvrages
de charpente, mêmes meurtrières ouvertes sur toute la hauteur de la
tour, mêmes escarpes et contrescarpes défendues par des chemises
extérieures, mêmes plafonds nervés réunis par des voûtains ogivaux. Si
ce n'était la substitution de l'ogive iranienne à l'ogive occidentale et
des caractères arabes aux caractères gothiques, je me croirais au pied
de l'enceinte d'une ville française du Moyen Age.

Une seule différence existe entre les ouvrages militaires des musulmans
et ceux des chrétiens, et elle est très frappante. Soit que le temps,
sous le ciel de l'Orient, s'imprime sur les édifices en traits moins
sévères que dans nos climats brumeux, soit que le caractère propre de
l'architecture persane n'ait guère changé depuis huit cents ans, la tour
du Talism, antérieure à des fortifications françaises similaires, garde
un aspect de jeunesse qui pourrait la faire croire née d'avant-hier et
bombardée d'hier, tandis que les remparts de Couci, de Carcassonne,
d'Avignon, même après la restauration qu'on leur a fait subir, semblent
d'une époque d'autant plus reculée que nos idées sur les formes
architecturales et le mode de construction se sont modifiées
profondément depuis le treizième siècle.

Tout auprès et à l'intérieur des fortifications s'étend un cimetière
immense, placé sous la protection du tombeau de cheikh Omar. Le monument
funéraire est surmonté d'une toiture en forme d'éteignoir, ornée à
l'extérieur de côtes saillantes dessinant les alvéoles qui tapissent
l'intérieur de la voûte. En se dirigeant du côté de la ville, on longe
ensuite une rue relativement belle, et l'on atteint ce célèbre tombeau
d'Abd el-Kader que sultan Mourad fit serment de reconstruire quand il se
décida, dans la mosquée de Stamboul, à conduire ses armées sous les murs
de Bagdad.

[Illustration: TOMBEAU DE CHEIKH OMAR.]

Une coupole aplatie, percée d'une multitude de petites ouvertures,
recouvre la mosquée. Je vois accolé à cette lourde masse un autre dôme,
de forme plus élégante, revêtu de faïences colorées et traitées dans le
style persan du temps des rois sofis. Il abrite la salle du tombeau.

La grande cour est entourée d'arcades, campements gratuits offerts aux
voyageurs pauvres et aux derviches. Plus loin se trouve une médressè.
Ces dernières constructions, comme les deux minarets élevés à l'entrée
de l'enceinte, sont bâties depuis peu d'années.

A quelques pas du tombeau d'Abd el-Kader on me montre un autre monument
funéraire; sur notre droite, des minarets appartenant à la mosquée de
cheikh Yousef; à gauche, la porte de la masdjed Abd er-Rahman. J'en
passe, et des plus saints, car il serait aussi long d'énumérer les
édifices consacrés au culte qui se rencontrent ici dans chaque rue, que
de compter les églises et les chapelles de Rome.

16 décembre.--J'aurais désiré mettre à profit nos pèlerinages aux
mosquées et aux tombeaux, pour approfondir les subtilités qui
distinguent les rites orthodoxes sunnites, mais l'extrême difficulté que
j'éprouve à dire quelques mots d'arabe me rend ce travail très ardu,
d'autant plus que mon interprète, en sa qualité de fidèle chiite, n'est
guère porté à faciliter mes investigations.

Comme toutes les religions nouvelles, l'islamisme, à ses débuts,
traversa une longue période de crise. Les textes n'étaient pas fixés,
les traditions restaient incertaines, et le dogme devenu plus tard la
pierre d'angle de la foi musulmane, l'origine sacrée du Koran, était
discuté par les plus fervents disciples du Prophète. Au milieu de ce
chaos religieux, les doctrines de Mahomet eussent peut-être succombé
s'il n'était apparu successivement quatre docteurs qui donnèrent une
version définitive de tous les textes sacrés et prouvèrent à leurs
adeptes que le livre de la loi avait été dicté par Dieu lui-même: «Allah
seul était capable de parler une langue aussi pure que l'arabe dans
lequel est écrit le livre révélé».

Le premier en date des docteurs de la loi musulmane, Abou Hanifa, naquit
en Perse vers l'an 700 et vint de bonne heure s'établir à Bagdad. Ses
disciples sont les Baloutches, les Afghans et les Turcs. Malik, le
docteur de Médine (795), avait fait adopter ses doctrines par les
Africains; Ach-Chafi (820), qui descendait, comme Mahomet, de la tribu
de Koraïch, vivait à Médine, tandis que Ibn Hambal (855), le docteur de
Bagdad, recrutait ses partisans parmi les Arabes.

Bien que les chefs des sectes orthodoxes aient toujours été d'accord sur
toutes les questions de dogme, et que les divergences qui existent entre
leurs doctrines reposent seulement sur les diverses manières
d'interpréter quelques textes religieux ou législatifs, leurs disciples
se distinguent les uns des autres par l'esprit qui les anime. Les
Hambalites, les derniers venus au monde musulman, forment une secte
sévère, puritaine, intolérante. Sous le règne des Abbassides ils
révolutionnèrent Bagdad au nom de la religion, et suscitèrent de
nombreuses insurrections. Véritables sectaires, leurs prêtres
s'introduisaient dans les maisons, cassaient les vases contenant du vin,
battaient les chanteurs, brisaient les instruments de musique et
rossaient leurs coreligionnaires suspects de tiédeur. Les Hanafites, en
revanche, ont hérité de leur maître un esprit large et libéral; les
Malékites et les Chafféites ont des opinions modérées.

Malgré le zèle et la foi de leurs défenseurs, les doctrines orthodoxes
triomphèrent péniblement. Aux premiers temps de l'Islam les dissensions
religieuses dégénérèrent même en combats. L'ardeur des partis était
extrême, les luttes sanglantes; Ibn Hambal, le dernier des docteurs, eut
un bras cassé dans un de ces mouvements populaires.

Les questions religieuses paraissent aujourd'hui laisser l'esprit public
fort en repos, mais pas un Sunnite, il est vrai, ne se refuse à
confesser la céleste origine du Koran.

Les points de doctrine sur lesquels reposent les dernières hérésies
musulmanes sont bien autrement délicats. La plus célèbre de toutes les
sectes nouvelles, celle qui a causé le plus d'émoi dans l'Islam et
occasionné les guerres civiles les plus graves, est connue sous le nom
de wahabisme.

[Illustration: TOMBEAU D'ABD EL-KADER. (Voyez p. 571.)]

Son chef, Wahab, sorte de réformateur puritain, commença ses
prédications en 1740. Le succès en fut prodigieux; ses partisans
s'enhardirent, prirent prétexte de la réforme religieuse pour engager
une guerre civile, et, fidèles aux vieilles traditions de l'Islam,
convertirent, le sabre en main, les paisibles habitants du Nedj. En 1785
ils osèrent s'attaquer aux caravanes de pèlerins qui se rendaient à la
Kaaba; quelques années plus tard ils s'emparèrent de la Mecque, de
Médine, pillèrent Kerbéla, le sanctuaire chiite, et pendant dix ans
défendirent aux musulmans, sous prétexte d'indignité, de pénétrer dans
les lieux saints.

Ce fut un deuil public.

En 1813 le sultan s'émut enfin. Les fauteurs de l'hérésie furent chassés
du Hedjaz par une armée égyptienne, et le gouvernement turc reconquit la
pierre noire et la tombe du Prophète.

Les Wahabites, encore nombreux en Chaldée, y vivent très surveillés: non
que leur doctrine soit bien damnable, mais parce qu'on redoute toujours
de voir se renouveler un scandale pareil à celui qui attrista l'Islam au
commencement de ce siècle.

[Illustration: MOSQUÉE ET RUE A BAGDAD.]

Rien de pareil n'est à attendre des Persans, et cependant il n'est pas
d'infidèle qui ne soit à Bagdad en meilleure situation que les sujets du
chah. Ils y restent néanmoins, attirés par le voisinage de Nedjef et de
Kerbéla où reposent leurs grands patrons Ali et Houssein, les légitimes
et infortunés successeurs du Prophète, ou peut-être même afin de
bénéficier du passage des innombrables caravanes venant de toutes les
contrées chiites: caravanes de vivants se rendant aux tombeaux des
imams, caravanes de morts en quête d'une dernière demeure en terre
sanctifiée.

Bien que les quartiers de la rive gauche soient en communication directe
avec la route de l'Iran, les Persans habitent presque tous la petite
ville de Kâzhemeine, bâtie à près de six kilomètres de Bagdad _gadim_
(l'ancienne), sur la rive droite du fleuve, autour du tombeau de l'imam
Mouça.

Avant d'atteindre Kâzhemeine, où elles font généralement une station,
les caravanes sont donc obligées de traverser toute la ville sunnite, et
ce n'est point une des moindres occupations des gamins que de guetter
leur arrivée, afin de jouer à de pauvres hères harassés de fatigue
quelques tours de leur façon.

Mieux que partout ailleurs on peut juger sur la place du Meïdan, la plus
belle et la plus fréquentée de Bagdad et où s'élève la charmante mosquée
d'Akhmet Khiaïa, de l'intensité de la haine qui divise les Sunnites et
les Chiites.

Quand débouche, de la porte d'Orient, un long convoi de Persans morts ou
vivants, ceux-là ficelés dans des tapis et attachés par paquets de
quatre, ceux-ci huchés sur les vastes poches qui contiennent tout leur
mobilier de voyage, on voit des nuées d'enfants charger les
retardataires en poussant des cris féroces, leur enlever soit une
couverture mal attachée, soit une aiguière suspendue aux paquetages,
soit un kalyan ou un pot à beurre, et s'enfuir à toutes jambes, les uns
au bazar, les autres dans la caserne qui occupe tout un côté du Meïdan.

Si les pèlerins sont des gens pratiques et ont eu le soin de ne rien
laisser traîner sur les flancs de leur monture, les polissons,
désappointés, se munissent de petits cailloux et les lancent dans les
jambes des chevaux. Les malheureuses bêtes ripostent, détachent des
ruades, et, à la grande joie des badauds, renversent à terre colis et
cavaliers.

Les Chiites, bien entendu, doivent prendre leur mal en patience et ne
pas se bercer du vain espoir d'obtenir justice; se plaindre aux
autorités ou aux gens de police serait peine perdue: ils s'exposeraient
aux railleries des hommes, après avoir souffert des injures et des
rapines des enfants.

17 décembre.--C'est aujourd'hui jour de fête. Dès l'aurore nous avons
été réveillés par le joyeux carillon de l'église des Carmes et, peu
après, nous nous sommes rendus à la messe, accompagnés du personnel
catholique du consulat. L'église, grande, bien tenue, solidement
construite, est desservie par une mission française établie depuis de
longues années en Mésopotamie. Les Pères dirigent aussi une école très
prospère installée dans des bâtiments qui viennent d'être terminés. Les
élèves appartiennent à toutes les religions confessées à Bagdad, et
paraissent, quelle que soit leur croyance, témoigner un grand respect à
leurs maîtres. La plupart reçoivent une instruction élémentaire, mais
étudient d'une manière fort sérieuse la langue française. Je ne me
réjouirais pas outre mesure d'être saluée au bazar d'un: «Bonjour,
Mossiou», au lieu d'un _Good morning, Sir_, ou d'un _Salam_, si je ne
savais combien l'enseignement donné par les Carmes à plusieurs
générations d'enfants contribue à rehausser le prestige dont la France
jouit encore à Bagdad et à Mossoul, prestige bien atteint dans la
majorité des pays que nous avons traversés au cours de nos lointaines
pérégrinations.

Les Révérends Pères ont pour auxiliaires de leur œuvre morale et
civilisatrice les Sœurs de Saint-Joseph. L'instruction donnée aux jeunes
Turques est plus sommaire que celle des garçons; elle consiste surtout
en leçons de couture et de repassage, leçons bien précieuses, car filles
pauvres et filles riches sont également incapables d'employer utilement
les dix doigts que la nature a pourtant octroyés aux Orientales tout
comme aux femmes d'Occident.

Les ressources de la communauté sont malheureusement aussi insuffisantes
que les bâtiments sont exigus. Pendant la belle saison on réunit les
enfants dans les cours, mais, quand viennent les pluies, les Sœurs sont
obligées, faute de locaux, de renvoyer chez leurs parents une partie de
leurs pensionnaires. Combien je me prends à regretter, en voyant tout le
bien qu'on pourrait faire ici avec un peu d'argent, le superflu de tant
d'œuvres d'une utilité quelquefois contestable!

[Illustration: PLACE DU MEÏDAN A BAGDAD.]

Les Pères et les Sœurs se louent beaucoup de l'intelligence et des bons
sentiments de leurs élèves, mais ils se désolent de ne pouvoir
accueillir les tout jeunes enfants avant qu'ils aient pu subir
l'influence délétère de leur famille.

Les pauvres Sœurs surtout ont une tâche bien ardue et parfois bien
écœurante. Les petites marmottes confiées à leurs soins feraient rougir
un régiment de dragons et témoignent, même par leurs jeux, que la vie,
avec son cortège de joies et de misères, ne leur réservera aucune
surprise.

[Illustration: MOSQUÉE D'AKHMET KHIAÏA, SUR LE MEÏDAN. (Voyez p. 576.)]

La Sœur surveillante d'une classe de fillettes, dont la plus âgée avait
à peine sept ans, fut appelée au parloir la semaine dernière, pendant la
récréation. Quelle fut sa surprise de trouver, à son retour, toutes ses
élèves fort affairées auprès d'une gamine à demi nue, qui poussait des
cris de paon, tandis que les autres s'empressaient pour la secourir.

«Que faites-vous donc, mes enfants? Que signifie cette mauvaise tenue?»

Alors la fillette qui paraissait jouer, après la malade, le principal
rôle, saisissant un bébé de porcelaine soigneusement pomponné:

«C'est fini, ma sœur: khanoum a bien souffert, mais elle vient de mettre
au monde un beau garçon, que je suis heureuse de vous présenter.»

Essayez de faire un cours de jardinage et de parler de choux pommés à
ces sages-femmes de sept ans!

Quelles louanges seraient à la hauteur du dévouement des pauvres
religieuses qui viennent se heurter à tant de misères morales? Elles
arrivent de Beyrouth à Bagdad par le désert, voyagent pendant
vingt-quatre jours à cheval, elles que les règles monastiques n'ont
pourtant pas préparées à ces exercices équestres, passent les nuits sous
les voûtes effondrées de caravansérails ouverts à tous les vents, et en
définitive perdent toujours leur santé, et souvent la vie, dans ce rude
apprentissage de la vie nomade.

La communauté de Bagdad possède cinq Sœurs. Deux d'entre elles sont
arrivées ici dans un tel état d'épuisement, qu'elles n'ont jamais pu se
rétablir et s'acclimater; les trois autres élèvent cinq cents enfants,
et on leur demande encore d'ouvrir un dispensaire.

[Illustration: DAME JUIVE DE BAGDAD.]

Après l'office du dimanche, beaucoup de chrétiens et de chrétiennes
profitent de ce qu'ils sont en grande toilette pour faire quelques
visites. Le consul de France est naturellement au nombre des
privilégiés. A peine étions-nous de retour de la messe que les
réceptions ont commencé.

Les hommes étaient introduits dans le cabinet officiel, les dames
entraient chez Mme Péretié. Toutes portent, quand elles sortent, de
grands izzas de soie lamée d'or ou d'argent qui les enveloppent de la
tête aux pieds et leur donneraient grande tournure si elles consentaient
à ne pas exhiber leur toilette d'apparat. Les jeunes femmes se coiffent
d'une toque ornée de broderies et d'un gros gland; le long des joues
pendent de lourdes nattes attachées sans malice à la coiffure; les
matrones recouvrent la toque d'un petit foulard tombant en pointe sur le
front. Mères et filles ont de longues jupes de soie sans caractère, des
vestes de velours ou de brocart ouvertes sur une chemise de gaze
surchargée de massives broderies d'or, et sont parées de bijoux à faire
envie à Notre-Dame del Pilar: colliers, broches, ceintures,
ferronnières, boucles d'oreilles si pesantes qu'il faut les accrocher à
la toque à côté des nattes de cheveux, bracelets, bagues accumulées sur
les doigts jusqu'à la dernière phalange, font l'orgueil et la joie des
opulentes citoyennes de Bagdad.

Que dirai-je de la beauté des Chaldéennes? Hélas! comme celle des
chrétiennes, des musulmanes ou des israélites, elle a un cruel ennemi:
il n'est pas venu aujourd'hui une seule femme dont le visage ne parût
avoir été aspergé d'acide sulfurique. Les amoureux déçus, je me hâte de
le proclamer, restent étrangers à ces ravages, dus à une maladie
spéciale: le bouton de Bagdad ou d'Alep.

Le bouton apparaît d'abord sous la forme d'un point blanc, dur et de la
grosseur d'une tête d'épingle. Il reste ainsi pendant trois mois, puis
rougit, gonfle, suppure et se recouvre enfin d'une croûte épaisse qui
laisse à nu, en se détachant, la chair corrodée et mangée comme par un
chancre. Le bouton, lorsqu'il est seul, est mâle; s'il s'étend et se
divise en nombreuses pustules, il est désigné sous le nom de «bouton
femelle», galant qualificatif! Tous les habitants de Bagdad, y compris
les chats et les chiens, portent les traces indélébiles de ce vilain
mal. Les étrangers prennent eux-mêmes plus ou moins vite le germe de la
maladie: les uns passent plusieurs années sans en être atteints, les
autres voient le fatal point blanc apparaître dès le lendemain de leur
arrivée. On a d'ailleurs fait la remarque que, si les indigènes ont la
face ravagée, les Européens atteints le sont généralement à la surface
du corps.

Il n'existe pas encore de remède préventif ou curatif contre le bouton
de Bagdad. Quelques médecins anglais avaient eu l'espoir de le faire
avorter par des cautérisations, mais à ce traitement ont succédé des
plaies de si mauvaise nature qu'ils recommandent aujourd'hui de laisser
le bouton se développer tout à son aise. C'est encore le meilleur moyen
d'avoir des cicatrices peu apparentes. Les émollients, que sont toujours
tentés de mettre les Européens, ramollissent la peau et agrandissent les
plaies, au point qu'on peut y loger une pièce de cinq francs en argent;
les emplâtres violents préconisés à Bagdad pour faire tomber les croûtes
creusent les chairs et leur laissent longtemps une teinte violacée.

Les traces du bouton de Bagdad sont surtout désagréables à des yeux
européens; ici, tous les visages étant plus ou moins déparés, on estime
que les coutures laissées par ce vilain mal n'ont jamais gâté un joli
visage.

La réception terminée, nous nous sommes mis à table.

On a beaucoup causé de Mossoul, des ruines de Khorsabad et de
Kouioundjik. Marcel serait bien désireux d'aller en Assyrie, mais le
Père prieur des Carmes de Mossoul, récemment arrivé au consulat, l'a
détourné de ce projet. Les fouilles sont depuis longtemps interrompues,
les palais ensevelis sous les sables du désert. Si l'on veut jamais
revoir dans leur ensemble les demeures des Sargon et des Sennachérib, il
faudra les exhumer à nouveau. Telle n'est pas notre intention.

[Illustration: DAME CHALDÉENNE DE BAGDAD.]



[Illustration: CARAVANE CHARGÉE DE POISSONS DE TOBIE. (Voyez p. 585.)]



CHAPITRE XXXIII

Les Turcs.--Les causes de leur dégénérescence physique et
morale.--Procédés administratifs des fonctionnaires turcs.--Le tramway
de Kâzhemeine.--Le tombeau de l'imam Mouça.--Un voyageur que son bagage
n'embarrasse guère.


18 décembre.--Pendant mon séjour en Perse je n'ai cessé de maugréer
contre l'administration et les mœurs locales, tout en reconnaissant
d'ailleurs la haute portée intellectuelle et le génie artistique des
Iraniens. «Allah, en créant les Osmanlis, a voulu me faire regretter les
Persans», me disait hier Marcel: «depuis le jour où j'ai mis le pied en
Turquie, il me semble que j'aie été transporté du paradis en enfer». Et
pourtant les habiles politiques de l'Europe se sont bercés de l'idée
qu'en imposant nos institutions aux Orientaux on leur inculquerait en
même temps notre civilisation. Il ne me reste plus d'illusion à ce
sujet; les machines administratives de l'Occident sont bien trop
compliquées pour qu'on puisse en isoler quelques rouages et les confier
à des mains inexpérimentées. Ce n'est pas en s'efforçant de calquer, en
tout ou en partie, les coutumes européennes, que les peuples musulmans
progresseront, mais en suivant l'esprit de perfectionnement et les
méthodes politiques caractéristiques des grandes nations de l'Orient.
Combien je préfère à la Turquie de la réforme la vieille Perse avec ses
satrapes et sa féodalité! Tandis que l'autorité du sultan est méconnue
et bafouée; tandis que les procureurs généraux, leurs substituts et
leurs _zaptiés_ (gendarmes) sont impuissants à protéger la vie et les
biens des étrangers, l'existence et la fortune des plus fidèles rayas:
la Perse, avec ses institutions immuables, reste attachée à des
gouverneurs assez puissants et assez respectés pour assurer, sans
tribunaux et sans gendarmes, la sécurité matérielle et la bonne police
du pays.

Je suis obligée de convenir que l'antipathie de mon mari pour la Turquie
officielle n'est pas toute de sentiment; ce n'est pas au Caire
d'ailleurs, ce n'est pas à Constantinople ou dans les villes du littoral
de la Méditerranée, caravansérails cosmopolites où affluent les
Levantins et les Européens, que l'on peut apprécier la valeur de la
régénération de la Turquie sous l'influence des idées occidentales.

La crainte de la France et de l'Angleterre, un certain vernis que
l'Oriental prend facilement au contact des Occidentaux, donnent au monde
officiel, en partie composé de fils d'Arméniens, de Grecs ou de Syriens
convertis à l'islamisme, une souplesse féline qui trompe les plus
habiles.

Si l'on veut étudier l'administration turque dans toute sa beauté, il
faut aller loin de l'Europe, loin des regards chrétiens, il faut venir à
Bagdad par exemple, cette deuxième capitale de l'empire, et suivre dans
ses rapports avec la population cette armée de concussionnaires éhontés
qui constitue le corps des fonctionnaires turcs.

Un banquier chaldéen a fait faillite à Mossoul en 1880. Au nombre des
gens atteints par ce désastre se trouvait un employé de la douane, qui
avait trouvé moyen d'économiser, sur de maigres appointements
irrégulièrement payés, plus de six cent mille francs. Ce chiffre n'a
rien d'exagéré, quand on songe qu'un modeste administrateur, avec la
complicité de ses chefs, est parvenu à bâtir, brûler, reconstruire et
incendier à nouveau un monument public dont on n'avait même pas creusé
les fondations.

Les autorités militaires se sont piquées d'honneur et ont surenchéri sur
cet exploit. Dernièrement les généraux ont laissé écraser dans une
embuscade un corps d'armée qui n'avait jamais quitté Bagdad.

Cette fausse défaite a été imaginée pour apurer une comptabilité
défectueuse, couvrir des ventes clandestines d'armes et de munitions de
guerre, et le renvoi de trop nombreux soldats indûment portés sur les
états de solde.

Les gouverneurs, dont on a admiré à Stamboul les idées progressistes,
les chefs religieux, dont on respecte la sainteté, épousent les filles
des cheikhs rebelles, préviennent leurs beaux-pères des mouvements de
l'armée ou du départ des grandes caravanes, et leur permettent ainsi
d'échapper aux troupes dirigées contre eux et de piller sans danger les
voyageurs. Telle est la source de la scandaleuse fortune des Khamavend.
La tribu ne compte pas plus de deux cents familles et brave depuis plus
de cinquante ans, grâce à la complicité intéressée des hauts
fonctionnaires, toutes les forces du sultan.

L'officier qui a retenu de son passage dans nos écoles militaires la
fière devise inscrite sur le drapeau de l'armée française, et ne laisse
passer aucune occasion de se targuer de ses sentiments patriotiques et
généreux, fomente chez les Chamars une révolte qui lui permettra de
diriger contre les Arabes une expédition militaire où mourront par
centaines les soldats confiés à ses soins, mais d'où il retira honneur
et fortune.

Tels sont les Turcs de la nouvelle école: ils ont tous les défauts de
leurs prédécesseurs et n'en ont pas la franchise: en revêtant l'habit et
le pantalon de la réforme, ils sont devenus faux et hypocrites.
Gardez-vous de vous fier à ces aimables convives qui partagent avec vous
les meilleurs vins de France, et dégustent, en raillant Mahomet et le
Koran, la viande de porc ou la cuisine impure des Francs: ils seraient
les premiers à massacrer les Européens s'ils se croyaient sûrs de
l'impunité, car, s'il est un sentiment vivace chez les musulmans, et
chez les Turcs en particulier, c'est le fanatisme religieux, qui se
réduit aujourd'hui à la haine du chrétien. Le Turc nous hait de toute la
force de son âme: il nous hait parce que nous sommes les représentants
de ces infidèles dont on lui apprend à redouter jusqu'au contact; il
nous hait parce que nous reprenons possession des terres d'où ses
ancêtres nous ont autrefois chassés; il nous hait parce que, malgré les
préjugés et l'éducation, il reconnaît dans ce chrétien méprisable, dans
ce chien fils de chien, son supérieur et son maître.

Les causes qui tendent à précipiter la désorganisation de l'empire
Ottoman sont d'autant plus graves que la victime est atteinte aux
sources de la vie sociale par la pratique de la polygamie et la croyance
au dogme de la prédestination, causes de dégénérescence que tempère,
jusqu'à un certain point, chez les Chiites, l'admission du libre
arbitre.

A la polygamie les Turcs sont redevables de la perte de toute notion de
morale publique.

Le Koran, par exemple, ordonne au mari de loger chacune de ses épouses
légitimes dans une maison isolée et de les traiter toutes avec une
égalité parfaite.

Ces installations multiples, les exigences chaque jour renouvelées de
femmes naturellement jalouses et haineuses, amènent le chef de famille à
entretenir un état de maison fort au-dessus de sa position sociale, et
le forcent à gaspiller sa fortune en vaines dépenses. Quand les revenus
ne suffisent plus, quand les Arméniens et les Juifs restent sourds à ses
appels, le mari, se sentant ruiné et à bout de ressources, a recours aux
«bénéfices».

Comment résisterait-il à la tentation et à l'entraînement général?

Les ministres, les gouverneurs, les chefs de la religion lui donnent
l'exemple et dépouillent sans pudeur les particuliers. Les collecteurs
d'impôts, les officiers, les chefs de village tripotent à l'envi les
fonds dont ils ont le maniement; les intendants et les domestiques
trompent leurs maîtres; le négociant dupe le client, et le client à son
tour est bien malavisé s'il ne se venge pas de ses exploiteurs. Cette
situation est d'autant plus grave que, suivant une expression énergique
de mon mari, les femmes dans le harem sont devenues, comme les chevaux à
l'écurie, des objets de vaine ostentation, et que leur nombre n'est plus
en rapport avec les fantaisies amoureuses du maître, mais avec son
orgueil et le rang qu'il aspire à occuper.

Les conséquences de la croyance à la prédestination ne sont pas moins
funestes que l'autorisation accordée à un seul homme de prendre
plusieurs femmes.

Le fatalisme vient au secours de l'incurable paresse des Turcs sunnites
et leur fournit un prétexte à tout laisser péricliter. Dans quel but
combattrait-on un fléau, une épidémie? A quoi servirait de prendre corps
à corps la mauvaise fortune? «L'homme n'a-t-il pas son oiseau (sa
destinée) attaché autour du cou?»

L'esprit ne se soumet pas volontiers à ce dogme, et les musulmans les
plus fervents protestent, sans en avoir conscience, contre cette loi
terrible, en introduisant dans la fatalité une sorte de limite
d'élasticité. De même qu'un morceau de fer, à la suite d'une traction
trop énergique, perd tout ou partie de sa force, de même le dogme de la
prédestination ne résiste pas à une trop dure épreuve et éclate en
maints endroits. Ainsi, à Constantinople, il existe des pompes
manœuvrées par des pompiers qui s'évertuent à éteindre les incendies et
ne s'en remettent plus au ciel de ce soin. Les ulémas de Stamboul
eux-mêmes ont décidé que lorsque, en temps d'épidémie, le nombre des
décès dépassait le chiffre de cinq cents, un musulman ne commettait pas
une faute en quittant la ville pour échapper au fléau. Néanmoins le
principe subsiste, et avec le principe ses conséquences funestes:
l'insouciance et l'incurie.

Cette tendance à ne voir dans l'histoire de l'humanité que la
réalisation des prévisions inscrites de toute éternité sur le
grand-livre divin, jointe à l'instinct commun à toutes les races
guerrières, a fini par faire des Sunnites les plus funestes des
sectaires.

Aussi, dans tous les pays où Turcs et Arabes ont posé les pieds, la
fertilité de la terre semble s'être tarie à leur contact.

Que sont devenues entre les mains des sectateurs de l'Islam les riches
alluvions du Tigre et de l'Euphrate? Elles sont recouvertes de marais
immenses, foyers de peste et de fièvre, dont nous subissons tout les
premiers les funestes influences. Les terres, riches en humus, ne
peuvent être mises en culture faute d'eau bien distribuée, et restent
stériles. Le sang des races primitives n'a pas été modifié, mais il
s'est appauvri sous l'influence de la polygamie, tandis que le nombre
des habitants a diminué en raison directe des superficies de terres
laissées en jachère.

Je me prends à philosopher aujourd'hui plus que de raison. Il faut en
accuser Mahomet et ses disciples: depuis mon entrée en Chaldée je vois
si bien à chaque pas et à chaque heure combien la plaie est profonde,
que mon esprit, obsédé de la même idée, rapproche sans cesse de la
richesse et de la gloire évanouies des âges babyloniens la pauvreté et
la décrépitude actuelles.

Comment oublier, en parcourant les environs de Bagdad transformés en
déserts, les terres où le blé rendait trois cents pour un, où la feuille
du froment et celle de l'orge avaient quatre doigts de large, ces champs
où les récoltes de maïs et de sésame étaient si plantureuses qu'Hérodote
se refuse à donner la hauteur de leur tige, tant il redoute d'être taxé
d'exagération. Est-ce ma faute si je ne puis sortir du consulat sans
qu'un incident vienne me rappeler la profonde incurie dans laquelle est
plongée la Turquie d'Asie? En passant à Bassorah, j'ai visité une
frégate qui, à la suite d'une détérioration survenue à son hélice, a été
abandonnée et s'enfonce dans la vase avec les nombreux millions qu'elle
représente sans que personne songe à apporter remède à un mal bien
aisément curable. Aujourd'hui encore nous avons pris sur la rive droite
un tramway qui, sur la foi des traités, devrait nous conduire à
Kâzhemeine en un quart d'heure ou vingt minutes: à moitié chemin le
cocher, un flegmatique Oriental, est venu nous prier de mettre pied à
terre.

La voie, qui décrit en ce point une courbe fort brusque, s'est tellement
affaissée que la voiture serait projetée sur la route si elle continuait
à avancer. Cet état de choses dure depuis dix-huit mois. Croirait-on que
pendant un an et demi les prétendus ingénieurs turcs ont eu le courage
de contempler impassibles la ruine du matériel confié à leurs soins? La
compagnie a installé auprès de la courbe un poste de _hamals_
(portefaix); quand on a atteint l'endroit fatal, les voyageurs
descendent, et les ouvriers traînent péniblement le véhicule sur les
rails. Comme la distance totale entre Kâzhemeine et Bagdad n'excède pas
une lieue, et que l'on emploie un quart d'heure à remettre la voiture en
état de continuer la route, les voyageurs désertent le tramway et
reprennent l'habitude d'effectuer le voyage à pied. En deux heures de
travail on riperait la voie et on relèverait les rails.

La répulsion instinctive des Turcs pour toutes les manifestations du
génie occidental n'empêche pas les Bagdadiens de tirer beaucoup plus de
vanité de leur tramway que ne se sont jamais enorgueillis les Français
du percement de l'isthme de Suez, ou les Américains de l'exécution du
chemin de fer de New-York à San-Francisco. Cette voie, à peine longue de
six kilomètres, a été établie pendant le court passage de Midhat pacha
au gouvernement de la Mésopotamie. Jamais gouverneur ne projeta d'aussi
brillantes réformes, jamais envoyé de la cour de Stamboul ne laissa en
Asie un nom plus populaire. Midhat pacha, doué d'une intelligence très
vive, avait l'intuition de la bonne administration sans en avoir le sens
pratique. En décrétant la construction d'un tramway entre Bagdad et
Kâzhemeine, son unique souci était de doter la capitale du vilayet d'une
voie absolument droite.

L'ingénieur chargé d'étudier le projet eut toutes les peines du monde à
lui faire entendre que, le Tigre décrivant entre les deux villes des
courbes très brusques, la ligne devait suivre les grandes sinuosités de
la rive, sous peine de passer au milieu du fleuve. Il se rendit enfin;
mais la crainte d'entreprendre un travail que n'auraient pu solder tous
les revenus de la province l'empêcha seule de persister dans son désir
et de faire jeter, comme il l'avait ordonné tout d'abord, un pont en
long sur le Tigre. Allah lui avait-il fait pressentir les inconvénients
des courbes mal entretenues et montré en songe les voitures remorquées à
bras par les hamals?

Le tramway est donc établi sur la rive gauche, tout auprès d'un sentier
poudreux, où circulent une multitude de marchands et de femmes. Les
voyageurs vont et viennent entre les deux villes, chevauchant de petits
ânes qui foulent de leurs pieds indifférents les lisières de champs de
blé, mal défendus par des bordures de palmiers et d'orangers en pleine
floraison. L'éclat de la verdure, les parfums capiteux répandus dans
l'atmosphère me grisaient déjà. A quel malencontreux sentiment ai-je
donc obéi en changeant de banquette? Le charme a été aussitôt rompu. Au
delà d'une mince zone cultivée j'ai aperçu une terre indéfiniment
stérile, dont les rares ondulations sont dues aux berges ruinées de
canaux antiques. L'aspect du pays est d'autant plus attristant qu'il
contraste d'une façon brutale avec la beauté des cultures irriguées.

Dès la sortie de Bagdad j'avais vu au-dessus des palmiers de Kâzhemeine
les flèches étincelantes des quatre minarets élevés autour du tombeau de
l'imam Mouça; en me rapprochant, je distingue entre les découpures du
feuillage deux belles coupoles rappelant par leur forme et leur
revêtement d'or martelé le dôme de Koum élevé à la mémoire de Fatma,
mais en vain je me huche auprès du conducteur: les murs d'enceinte bâtis
autour de la ville dissimulent à mes regards le corps de l'édifice.

Nous débarquons devant la porte de Kâzhemeine. Le cawas notre guide nous
invite, en criant d'autant plus fort que nous comprenons moins son
mauvais turc, à nous installer sur les bancs d'un _gaoua khanè_ situé
tout auprès de la station, et nous engage d'un air fort aimable à
attendre en ce lieu le départ du tramway, qui ne reviendra pas à Bagdad
avant deux heures. Le brave homme s'imagine, sans doute, que la
satisfaction de faire cinq ou six kilomètres dans une voiture cahotante
et, pour varier nos plaisirs, de nous percher au retour sur l'impériale
du même véhicule, est l'unique but de notre promenade? Le cawas se
moquerait-il des hôtes de son maître? Il ferait beau voir! En route et
visitons tout d'abord la mosquée.

Des gestes expressifs expliquent mes intentions à notre guide; il
riposte en entremêlant sa pantomime d'interjections effarées, et se
décide enfin à abandonner son banc et à emboîter le pas.

Des rues relativement propres, si on les compare à celles de Bagdad, des
bazars tous aux mains de Persans, Chiites comme la population de
Kâzhemeine, nous mènent à une place encombrée de montagnes de légumes.
Sur trois faces sont disposés des étalages de comestibles; la quatrième
est occupée par la porte de la mosquée. Cette baie donne passage, au
moment où nous arrivons, à une nombreuse escouade d'ouvriers. Je
franchis les tas de choux, de raves, de pastèques amoncelés sur le sol,
et je marche fièrement vers l'édifice, persuadée que je vais y pénétrer
sans plus de difficulté que dans tous les autres sanctuaires de Bagdad.

Ali, Houssein, Hassan! quelle erreur était la mienne! A peine les
maraîchers ont-ils compris mon intention, qu'avec une touchante
unanimité ils abandonnent leurs légumes et me barrent le passage à
l'instant où je vais franchir le seuil de la porte. «L'entrée du tombeau
de l'imam Mouça est interdite aux chrétiens: éloignez-vous!» hurlent à
l'envi les marchands de choux et de pastèques sur un ton impératif, mais
encore à peu près poli. Cependant la foule grossit à vue d'œil, elle se
rue sur le cawas, lui reproche en termes amers de nous avoir amenés, le
presse, le bouscule, le bombarde d'injures dont je démêle plus
facilement l'esprit que le sens. Furieux, notre homme cherche à se
dégager et à tirer son sabre du fourreau. L'affaire devient grave; s'il
y a une goutte de sang répandu, nous allons être assommés tous les
trois. Marcel se précipite dans la mêlée, saisit le cawas par le bras
et, malgré sa résistance, l'oblige à nous suivre, tout en lui permettant
de lancer des ruades savantes et de riposter aux horions que cherchent
encore à lui appliquer ses chers coreligionnaires.

A quelques coups de poing près, cette aventure me rappelle notre
première expédition contre l'imamzaddè Djaffari d'Ispahan.

«Qu'allons-nous faire? me dit Marcel: tentons-nous un nouvel assaut?

--Gardons-nous-en bien et rentrons tranquillement au logis. Les Turcs,
fort malveillants à l'égard des Européens, refuseraient de nous donner
une escorte suffisante pour nous conduire sans danger au cœur d'une
mosquée chiite; quant aux Persans, ils sont si jaloux de leurs
privilèges religieux, les seuls qu'ils aient conservés dans ce pays
soumis autrefois à leur domination, qu'ils se retrancheraient derrière
des remparts théologiques dont il faut renoncer à faire le siège.»

Nous serions peut-être arrivés à un meilleur résultat si nous nous
étions présentés seuls devant le tombeau de l'imam Mouça, ou si nous
avions eu la prudence de réclamer aux chefs religieux la permission de
visiter l'édifice, en basant notre demande sur les sourates du Koran
commentées en Perse à notre intention; mais, en l'état actuel, la partie
est perdue sans espoir de revanche.

La situation des Européens, à quelque nationalité qu'ils appartiennent,
est en ce moment-ci très précaire dans la Turquie d'Asie. Un chrétien
est-il molesté, maltraité, assassiné: les plaintes de son consul restent
sans effet, et l'on n'arrête jamais le coupable; si le prévenu est livré
à la justice par la victime ou par sa famille, les juges l'acquittent,
le code Napoléon à la main. Les Anglais eux-mêmes, toujours si fiers et
si respectés en Orient, sont insultés tous les jours et ne peuvent avoir
raison de l'inertie de l'administration ottomane.

Dernièrement encore, un mécanicien qui arrivait de Newhaven a été
poignardé en plein jour. Le consul anglais a fait connaître le nom de
l'assassin et a désigné les témoins du crime. Peine perdue: le coupable,
un Turc naturellement, vaque à ses affaires; il n'a jamais été question
de l'arrêter, moins encore de le mettre en accusation.

Le sage doit tirer de semblables aventures de prudents enseignements:
aussi bien, sans faire parade d'un héroïsme hors de saison, moi en tête,
Marcel au centre, tirant le cawas qui forme une arrière-garde bien
récalcitrante, nous avons battu en retraite et gagné une ruelle étroite,
non sans recevoir à travers les jambes quelques raves heureusement
pourries. Pendant la mêlée je n'ai pas perdu mon temps et, laissant à
mon mari le soin de parlementer à coups de poing avec la foule, j'ai
jeté à travers la porte restée ouverte un rapide coup d'œil sur
l'édifice. Au fond d'une vaste cour se présente la façade principale.
Elle est revêtue de briques émaillées et précédée d'un porche soutenu
par de grêles colonnes ornées de miroirs à facettes. Cet ensemble
rappellerait assez exactement à mon souvenir le pavillon des
Tcheel-Soutoun, si le monument n'était surmonté des deux coupoles d'or
qui recouvrent les tombeaux du septième et du douzième imam. Des angles
de la construction s'élancent, insigne distinction réservée aux
sanctuaires les plus en honneur, quatre grands minarets de faïence,
dorés à leur partie supérieure et pourvus de ces balustrades ajourées
derrière lesquelles les mollahs appellent à la prière les fidèles
croyants. Tout auprès des dômes sont placées des tourelles en forme
d'échauguette. En continuant notre promenade devenue désormais très
paisible, nous avons fait le tour des murs de clôture et, à travers les
ais mal joints des portes de dégagement, nous avons constaté que
l'édifice comprenait, outre le sanctuaire et la masdjed proprement dite,
une médressè, des caravansérails et des bains appropriés aux besoins des
fidèles et des voyageurs fatigués.

[Illustration: TOMBEAU DE L'IMAM MOUÇA A KÂZHEMEINE.]

La mosquée primitive de Kâzhemeine remontait aux premiers temps de
l'Islam; celle que la piété des Chiites vient de lui substituer est à
peine achevée et fait plus d'honneur au goût architectural des Persans
qu'à l'énergie des mortiers iraniens. Les plâtres ne sont pas encore
séchés, le gros œuvre des parties secondaires de l'édifice n'est pas
terminé, et déjà quelques-unes des briques bronzées formant le
merveilleux revêtement des coupoles se sont détachées en laissant
apparaître sur l'un des dômes ces taches de lèpre qui signalent les
monuments menacés d'une ruine prochaine.

Bon gré mal gré, il a bien fallu, après avoir fait le tour de
l'enceinte, attendre au café le départ du tramway et supporter gaiement
les lazzi d'une troupe de gamins attirés par notre piteux retour. Deux
tasses de moka, quelques cherbets, trois ou quatre narguilés, ont fait
oublier au cawas les contusions que lui ont values son tarbouch rouge,
sa qualité de Sunnite et le plaisir de nous escorter.

Enfin la voiture est prête. Le conducteur exécute le dernier voyage de
la journée, et il a une telle hâte de retourner auprès de ses femmes,
que, sans souci du lourd véhicule qui bondit au risque de ne point
retomber sur les rails, il lance ses chevaux au triple galop. Les vitres
des fenêtres ne se casseront pas, car il reste à peine les traces du
mastic qui les maintenait jadis; mais chrétiens, juifs et musulmans
sautent comme des poissons vivants jetés dans une poêle à frire. Le
déraillement nous donne l'occasion de reprendre haleine; le mauvais
passage franchi, l'allure devient encore plus rapide; les femmes
poussent des cris d'effroi, le conducteur fouette à tour de bras les
chevaux confiés à ses soins paternels, franchit, pareil à une trombe,
les murs de Bagdad _gadim_ et continue à galoper à travers les rues.
L'une des plus étroites est encombrée par une caravane de petits ânes
chargés chacun d'un poisson énorme posé sur leur dos tête de ci, queue
de là.

Ces gigantesques habitants du Tigre, connus en Mésopotamie sous le nom
de «poissons de Tobie», n'ont point hérité de leur ancêtre biblique le
privilège de guérir la cécité, les nombreux aveugles de Bagdad en
témoignent; ils sont néanmoins une précieuse ressource pour les pauvres
gens, heureux, faute d'un fiel médicinal, de trouver dans les flancs de
leur poisson favori une chair très abondante et par conséquent à très
bon marché. Je laisse à penser si notre impétueuse arrivée trouble la
caravane. Les ânes, épouvantés, prennent la fuite; les poissons, fort
empêchés d'avoir une opinion, se traînent dans la poussière; les
pêcheurs vomissent des malédictions, le cocher riposte: la petite fête
est complète.

Combien je regrette de n'avoir pu cueillir au vol la fusillade d'injures
qu'ont échangée les belligérants! Désormais j'eusse été à même
d'entretenir avec les Turcs une conversation suivie.

Le dernier voyage entre Kâzhemeine et Bagdad s'exécute tous les jours,
paraît-il, dans les mêmes conditions et alimente de jambes et de bras à
raccommoder les officines des rebouteurs de l'endroit. Mais qui
songerait à se plaindre des conducteurs? Ils ne sauraient être
responsables de la casse: s'il y a dommage, c'est que telle était la
volonté d'Allah.

En résumé, nous sommes revenus au consulat plus riches qu'au départ: le
cawas, tatoué de meurtrissures aux couleurs variées, rapporte un œil en
marmelade; quant à moi, j'ai hérité pendant la voltige du tramway le
contenu d'un pot de mélasse qu'un de mes voisins tenait pieusement
embrassé et qu'il est venu, à son grand regret, déverser dans mon gilet.

Ma mésaventure ne sera pas aussi complète que je l'avais redouté. M.
Mougel, l'ingénieur du vilayet, auquel je l'ai narrée tout au long, doit
m'envoyer une superbe photographie de la mosquée de l'imam Mouça. En sa
qualité de chrétien, il n'aurait jamais pu, assure-t-il, fouler les
dalles du sanctuaire si les Chiites n'avaient eu besoin de son concours,
il y a quelques mois, pour faire placer une horloge à l'intérieur de
l'édifice. Grâce à cette circonstance, il a pu installer son appareil
sur la terrasse d'une maison voisine de la mosquée et prendre sans
difficulté quelques vues extérieures du sanctuaire.

Assis autour d'un bon feu, nous avons, comme de coutume, passé en
famille la fin de la journée.

Fille de consul, femme de consul, Mme Péretié a déjà vu bien des
voyageurs, et nous a tracé, d'une main aussi délicate que légère, les
amusants portraits de tous les Juifs errants qu'elle a connus.

«Avez-vous jamais rencontré M...? Je ne vous dirai pas son nom, je
préfère vous laisser le plaisir de le deviner. Qu'il vous suffise de
savoir que mon héros a exploré l'Abyssinie et les Indes. Y êtes-vous?
Quel homme d'esprit! Quel érudit original et charmant! Il avait quinze
cents francs de rente et ne savait comment gaspiller ses revenus royaux.

«Dès son arrivée à Bagdad, l'ami du négus Théodoros avait témoigné le
désir d'aller visiter les ruines de Babylone. Une expédition fut
rapidement organisée, et, au bout de huit jours, les voyageurs
rentraient au consulat suants, haletants, couverts de poussière, ainsi
qu'il convient à des cavaliers qui ont fait trois étapes à cheval dans
les plaines de la Chaldée. Chacun à l'envi se précipitait vers sa
chambre, désireux de changer de linge et de revêtir des habits frais.
Seul M..., assis dans un fauteuil du salon, s'occupait à me narrer tous
les incidents de l'excursion.

«Supposant que mon hôte restait auprès de moi par politesse, je
m'évertuais à lui faire comprendre qu'il était libre de se retirer, et
cela avec d'autant plus d'insistance qu'il paraissait avoir recueilli
double ration de poussière et de sueur sur les chemins de la
Mésopotamie.

«--Je crains, lui dis-je enfin, pour couper court à la conversation,
qu'on n'ait oublié de mettre à votre disposition les objets de toilette
qui vous sont nécessaires. Je vais m'assurer que vous avez du savon...

«--Merci mille fois, je ne me raserai pas aujourd'hui, et d'ailleurs, à
l'exemple du sage, j'ai l'habitude de porter sur moi tous les outils et
ingrédients que nécessite cette opération», interrompit mon Abyssin en
sortant de sa poche un canif ébréché et un morceau de savon rouge. «J'ai
fait mes approvisionnements avant de quitter Marseille.

«--Ah!... Et y a-t-il longtemps que vous avez quitté Marseille?

«--Non, trois ans tout au plus; mais, comme j'usais trop vite mon savon,
je me suis décidé à laisser croître une partie de ma barbe.»

«Il ouvrit alors sa veste et me présenta respectueusement l'extrémité
d'une barbiche toute nattée, longue de plus de trente centimètres, qu'il
tenait habituellement dissimulée entre son gilet et sa chemise, pour ne
pas en être gêné et s'épargner ainsi la peine de la peigner de temps en
temps.

«--C'est vraiment merveilleux! Vous avez eu là une idée des plus
pratiques.

«--Oui, oui, j'entends assez bien les préparatifs de voyage: ainsi j'ai
traversé en tous sens l'Abyssinie sans autre malle que mon carton à
chapeau.

«--Où mettiez-vous donc vos habits, votre linge?

«--En partie dans mes poches: c'est un excellent système lorsqu'on veut
toujours avoir sous la main les objets de première nécessité. Quant à
mes chemises, j'en ai enfilé cinq en quittant Marseille. Lorsque je
m'aperçois que la chemise supérieure est un peu défraîchie, je la sors,
je la jette, et c'est la seconde qui apparaît. J'en porte encore deux:
elles me mèneront facilement en France.»

«A cet instant critique entra la femme de chambre, qui venait demander
au voyageur s'il désirait de l'eau froide ou de l'eau chaude.

[Illustration: UNE RUE DE BAGDAD. (Voyez p. 591.)]

«--Ni chaude ni froide: il y a longtemps que je suis déshabitué de ces
conforts vraiment superflus.»

«Il se rassit sans être autrement troublé par cette proposition
intempestive, et reprit la conversation au point où elle avait été
interrompue. Croiriez-vous, a ajouté en riant Mme Péretié, que mon hôte,
après ces aveux dénués d'artifices, s'empressa de m'offrir son bras pour
passer à la salle à manger et que je n'osai le refuser? Et pourtant, au
cours de notre entretien, j'avais vu se promener sur l'extrémité de la
tresse laissée à découvert toute une petite population de parasites que
l'excellent homme rapportait d'Abyssinie en France avec sa dernière
chemise.»

«Madame est servie, vient annoncer le valet de chambre.

--Vous allez me servir de cavalier, et tâchez de vous montrer galant»,
me dit d'un ton joyeux Mme Péretié.

Je rougis, je verdis encore à cette invitation, moi qui n'ai pu me
défaire des petits hadjis recueillis sur la route de Darab, bien que je
n'éprouve pas à l'égard de l'eau chaude et de l'eau froide la répulsion
de l'X*** qui nous a précédés au consulat! J'avais cru, lors de mon
séjour à Bouchyr, me débarrasser à tout jamais de mes ennemis en les
noyant dans les eaux salées du golfe Persique: illusion! Les bains de
mer leur ont été salutaires!

Dans mon désir de rompre avec des voisins aussi désagréables que
compromettants, j'ai même fait le sacrifice de me raser la tête et de
porter sur les épaules un crâne semblable au chef dénudé de cet assassin
auquel un représentant de la vindicte publique reprochait, dans un
dernier élan d'indignation, la rareté de ses cheveux et son _calvinisme_
précoce, indices certains des mauvaises passions qui dévoraient son âme.
Tous les remèdes ont échoué. Si je pouvais au moins sauver les
apparences!

[Illustration: FEMME PERSANE.]



[Illustration: CIMETIÈRE A BAGDAD.]



CHAPITRE XXXIV

Visite aux cimetières de la rive gauche.--Tombeau de Josué.--La colonie
juive de Bagdad.--Le tombeau de la sultane Zobeïde.--Incendie dans le
bazar.--Le Khan Orthma.--Le minaret de Souk el-Gazel.--Les bazars et les
marchands de Bagdad.


19 décembre.--J'ai passé la journée à parcourir les cimetières et les
tombeaux de la rive gauche situés sur le sol abandonné de la vieille
Bagdad. Une ville morte habitée par des cadavres n'a rien en soi de bien
attrayant. En Europe peut-être, mais sous le ciel de la Chaldée les
figurants de la danse macabre revêtiraient eux-mêmes un aspect
enchanteur. Quel magicien que le soleil, et comme je comprends le culte
des vieux peuples de l'Orient pour ce dieu de la vie et de la lumière!

Les champs de repos en ce pays ont un caractère moins lugubre encore
qu'à Stamboul ou à Scutari. Nulle barrière morale ou matérielle ne
s'interpose entre les morts et les vivants; les ombres n'effrayent
personne.

Le plus grand de tous ces cimetières s'étend autour de la mosquée
funéraire du frère de Haroun al-Rachid. La chapelle est précédée d'une
superbe allée de palmiers. Leurs verts panaches sont le rendez-vous de
chanteurs emplumés, qui nous régalent de leurs gazouillements, tout en
volant de branche en branche jusque sur les fils d'un télégraphe chargé
de porter la pensée bien loin de ce ciel enchanteur. Les tombes, plates
ou bombées, suivant le sexe de l'habitant, sont toutes recouvertes d'une
construction exécutée en matériaux des plus grossiers et maçonnés avec
du mortier de terre.

Pendant que j'examinais la tour d'Akerkouf, dont la grande masse se
dessine en gris bleuté sur le fond uniformément jaune de la plaine, et
que j'invectivais à bonne distance les minarets d'or de Kâzhemeine, de
lugubres lamentations sont arrivées jusqu'à moi: un convoi s'avançait à
pas précipités. Le cadavre est porté sur une civière et recouvert d'un
cachemire surmonté, du côté de la tête, d'une sorte de couronne. Allah a
rappelé à lui une des houris promises à ses élus. Le cortège s'arrête
auprès d'une fosse fraîchement creusée; je veux me rapprocher afin
d'assister aux cérémonies: peine perdue, le cawas accourt et me donne
une deuxième représentation de la pantomime de Kâzhemeine. J'essaye de
rester sourde à ses supplications, mais le pauvre homme me montre sa
figure d'un geste si pitoyable que je me rassieds à l'instant: il serait
peu charitable de hasarder le dernier œil de mon Turc. Je n'ai pas eu à
regretter ce sacrifice: la civière a été déposée tout près de la fosse,
les plus proches parents se sont serrés autour de la morte, et, prenant
dans leurs mains une haute draperie, l'ont soutenue tout autour du
tombeau, afin de dissimuler, au moment de confier le cadavre à notre
commune mère, jusqu'à l'idée des formes féminines. La terre a bientôt
remplacé pour l'éternité ce voile à l'abri duquel la femme musulmane
traverse la vie; la foule s'est dispersée; les oiseaux, effarouchés par
le cortège, ont repris leur concert interrompu et ont donné à la
nouvelle arrivée une aubade de bienvenue.

[Illustration: JEUNES FILLES JUIVES DE BAGDAD.]

A notre tour nous avons quitté le cimetière et nous sommes dirigés vers
un monument dont les coupoles dépassent à peine les murs qui
l'entourent. Nous frappons à une porte bardée de fer: le guichet
s'ouvre, un gardien passe la main à travers le judas et exige avant de
tirer les verrous un kran de bakchich par personne. Marcel s'exécute: on
ne saurait payer trop cher l'honneur de contempler le tombeau d'un homme
qui a arrêté le soleil, et nous pénétrons... dans la cour placée
au-devant du cénotaphe de Josué. De longues sentences écrites en
caractères hébraïques de couleur vert pomme et bleue courent sur
l'archivolte d'une seconde baie, qui donne accès à l'intérieur de
l'édifice. Deuxième guichet, deuxième main tendue.

Nous prendrait-on pour des Rothschild en déplacement? Les sacristains et
les portiers des galeries flamandes sont des écoliers bien modestes
auprès des concierges de Josué. Enfin! nous voici dans la place. La vue
d'une salle blanchie à la chaux et d'un bloc de maçonnerie grossièrement
exécuté n'est jamais fort intéressante: mais, quand on a acheté ce
spectacle au prix de huit francs et d'une demi-heure de pourparlers, on
a le droit de se déclarer volé. Le sanctuaire, malgré son extrême
simplicité, est tenu en grande vénération. Les Israélites, à certaines
époques de l'année, y affluent en nombreux pèlerinages, non seulement de
Bagdad, mais encore de la Chaldée tout entière. La main mise sur le
cénotaphe d'Esdras et de Josué indique combien sont puissants et
nombreux les juifs du vilayet. Descendent-ils de ces Babyloniens qui
quittèrent les rives du Tigre vers 1030 après Jésus-Christ, ou bien
vinrent-ils en Mésopotamie au temps des califes se mettre à l'abri des
tempêtes que déchaînait contre eux l'intolérance des nations
européennes?

Quoi qu'il en soit, la colonie constitue une force commerciale très
importante, détient les affaires financières de la province, et fait
preuve en toute circonstance d'une intelligence et d'une activité
extraordinaires.

Les maisons du quartier israélite se distinguent des habitations
musulmanes à leur aspect moins rébarbatif et moins claustral. Des
fenêtres percées dans les murs extérieurs, des moucharabiehs jetés en
encorbellement sur les rues permettent aux dames juives de suivre, sans
être vues, les allées et venues des passants. Toutes mènent une
existence très retirée et en apparence fort simple, mais exhibent, si
l'occasion s'en présente, une profusion de pierreries et de perles qui
constituent à elles seules des fortunes faciles à emporter ou à
dissimuler.

[Illustration: TOMBEAU DE ZOBEÏDE. (Voyez p. 600.)]

Combien de fois ai-je entendu vanter la splendeur des colliers à six
rangs de perles portés par les enfants d'un riche banquier, sans
préjudice des bracelets, broches, bagues, boucles d'oreilles en
brillants et calottes semées de roses dont se parent, aux jours de
grandes fêtes, ces filles d'Israël?

Si l'on n'ouvre point sans parlementer et sans clef d'argent la porte du
monument funéraire de Josué, on ne pénètre pas--à moins d'avoir des
ailes à sa disposition et de se présenter devant les ouvertures ménagées
au sommet des alvéoles de la pyramide--dans le charmant tombeau de
Zobeïde, la sultane favorite de Haroun al-Rachid, ce calife qui envoya à
Charlemagne une ambassade et des présents. La porte du monument est
murée.

Cette mesure témoigne d'un profond respect pour une femme qui fut mariée
à l'un des plus puissants souverains de l'Orient, et d'une tendre
sollicitude à l'égard des voleurs.

Des malfaiteurs, paraît-il, avaient établi dans ce pieux édifice, situé
auprès de la route de Bagdad à Hillah et Kerbéla, leur résidence de
prédilection. L'administration turque, toujours secourable aux bandits
et aux coupe-jarrets, pensa qu'il serait peu délicat de déloger les
hôtes de Zobeïde. Dans la bagarre les zaptiés eussent été forcés de
saisir quelque voleur maladroit, un bavard peut-être; une première
indiscrétion en eût amené une seconde, et d'indiscrétion en indiscrétion
on en fût arrivé à compromettre... Allah lui-même. Procéder ainsi,
quelle mauvaise politique! Foin des sbires et des gendarmes! Un matin
que l'on savait les voleurs en promenade, le valy se contenta d'envoyer
une escouade de pacifiques maçons avec ordre de fermer sur-le-champ
l'unique baie qui donnait accès dans le tombeau. Les expulsés
apprécièrent les bons procédés de l'administration à leur endroit,
dédaignèrent de renverser une muraille à peine terminée et allèrent
porter ailleurs leurs culottes et leur quartier général.

Je dois ajouter cependant que, sur la demande des gens dévots, le
gouvernement a fait ménager un trou carré au milieu de la maçonnerie: en
y introduisant la tête comme un rat dans une souricière, on peut
parcourir du regard l'intérieur de l'édicule.

La salle est octogonale et surmontée d'une voûte ornée d'alvéoles
reproduits en relief sur l'enveloppe extérieure de la pyramide. Les
murs, sans ornements, sont blanchis à la chaux et dépourvus de lambris
ou de revêtements. Zobeïde ne repose pas seule au milieu de l'édifice:
la femme d'un très puissant chef arabe a sollicité et obtenu la faveur
de dormir son dernier sommeil à côté de la sultane. Les tombes sont
couvertes de blocs exécutés en grossière maçonnerie.

La paix soit sur les deux belles!

L'extérieur du monument de Zobeïde rachète par sa grâce et son élégance
la pauvreté des dispositions intérieures. L'édifice est d'ailleurs très
postérieur à la sultane, puisque le mode de construction et le style des
ornements permettent de le classer au nombre des œuvres architecturales
du commencement du treizième siècle. Les jolies mosaïques monochromes
des tympans, les terres cuites estampées avec une grande délicatesse et
placées au-dessus des ogives, rappellent d'une manière frappante les
monuments de la période seljoucide.

20 décembre.--Tout Bagdad est en émoi: un incendie s'est déclaré cette
nuit au bazar. Le feu a été vivement attaqué par les marchands, qui en
pareil cas emploient un procédé fort ingénieux pour mettre leurs
boutiques à l'abri des flammes, des pompiers et des voleurs. Dès qu'un
sinistre est signalé, tous les intéressés courent sur les terrasses de
bois et de terre jetées au-dessus des rues ménagées entre les boutiques,
et coupent à la hache les pièces maîtresses de cette épaisse toiture: en
tombant, elle étouffe le feu sous les décombres et obstrue en même temps
toutes les ouvertures des magasins. Aujourd'hui le bazar incendié offre
l'aspect d'une ruine, mais, dans deux ou trois jours, les négociants,
n'ayant plus à redouter les tisons mal éteints, déblayeront les terres,
remettront les bois à leur place, et ouvriront sans inquiétude leurs
échoppes demeurées intactes.

[Illustration: LE KHAN ORTHMA.]

Le feu s'est déclaré à peu de distance de la plus ancienne partie du
quartier commerçant, non loin du magnifique Khan Orthma (Caravansérail
Couvert). Si le foyer de l'incendie n'eût été circonscrit avec décision,
les flammes se fussent propagées jusqu'à cet entrepôt, et eussent privé
Bagdad d'un des plus beaux spécimens de l'architecture persane du
douzième siècle.

[Illustration: VUE DE BAGDAD DU HAUT DU KHAN ORTHMA.]

Le Khan Orthma est un vaisseau rectangulaire recouvert de voûtes
élégamment appareillées. Des contreforts extérieurs, distants de trois
mètres environ, reçoivent la retombée d'arcs-doubleaux jetés en travers
de la nef et réunis entre eux par des voûtains. Ces voûtains sont
surmontés de coupoles ajourées portant en partie sur le tympan des
grands arcs. Le mur qui vient clore latéralement la salle est percé d'un
double étage d'ouvertures; les deux murs pignons sont eux-mêmes terminés
par des maçonneries évidées laissant filtrer quelques rayons de soleil
dont l'éclat vient s'ajouter à la lumière fournie par les fenêtres et
par les coupoles. Les mosaïques monochromes qui décorent l'ensemble de
ces voûtes sont d'une légèreté et d'une grâce incomparables. Pourtant
l'architecte s'est surpassé le jour où il a conçu la galerie de
circulation placée tout autour de la nef.

Il est bien difficile à un constructeur, quand il ne dispose que de
briques, c'est-à-dire de matériaux de petites dimensions, de créer des
encorbellements résistants; les Persans sont passés maîtres dans cet
art, et c'est au désir de ménager à l'intérieur des pièces des saillies
considérables que l'on doit ces élégants pendentifs et ces ruches
d'abeilles considérés, à tort, comme des ornements caractéristiques de
l'architecture arabe, alors qu'ils représentent les parements des
petites voûtes de briques destinées à raidir et à porter les maçonneries
en surplomb.

[Illustration: MINARET DE SOUK EL-GAZEL.]

Les alvéoles en ruches d'abeilles eussent juré avec la disposition
générale du Khan Orthma: l'architecte s'arrêta à un parti sévère et,
procédant par saillies successives, jeta des arceaux sur des corbeaux
implantés dans le mur; les tympans de ces arceaux servent d'appui à des
consoles réunies au moyen d'une architrave courbe. Il prépara ainsi un
encorbellement d'un mètre trente environ, et le couronna d'un fort cavet
que surmonte une légère balustrade en bois. Les bandeaux et les tympans
sont couverts de briques estampées analogues à celles que nous avons
vues au tombeau de Zobeïde et que l'on retrouve si fréquemment dans les
édifices de la période seljoucide.

Un escalier large et bien compris, phénomène rare en pays musulman,
conduit à une terrasse qui domine de toute sa hauteur l'ensemble des
constructions particulières de la ville. Les minarets, les palmiers, les
coupoles brillantes sont ici, comme dans toutes les cités d'Orient, les
traits caractéristiques du paysage.

La présence à Bagdad d'un monument franchement iranien n'est pas un fait
isolé; non loin des murailles du caravansérail s'élève encore le
magnifique minaret de Souk el-Gazel, qui présente, avec son couronnement
d'alvéoles à petites imbrications, tous les caractères de l'art persan
du douzième siècle. Plus loin se dressent les bâtiments d'une école
transformée aujourd'hui en entrepôt des douanes, bâtiments qui doivent
leur renom à leurs beautés architecturales et à de superbes inscriptions
devant lesquelles se pâment les artistes calligraphes.

Une remarque et je clos cette longue parenthèse archéologique. Les
nombreux édifices que renferme Bagdad n'ont pas seulement une valeur
intrinsèque: ils forment une sorte de musée où l'on peut suivre plus
aisément qu'en Perse l'histoire des différentes manifestations de l'art
iranien depuis l'avènement des Seljoucides jusqu'à nos jours. Le style
de chaque époque a laissé ici son empreinte, tandis que dans leur pays
originel les monuments sont dispersés suivant la position de la capitale
choisie par la dynastie qui les a élevés.

En descendant de la terrasse du Khan Orthma, je deviens la proie des
marchands de tapis persans ou turcs. J'ai vainement cherché au milieu
d'un prodigieux amoncellement de tissus quelques pièces remarquables. On
ne m'a montré que les laines grossières et mal teintes des fabriques de
Farahan ou les épaisses carpettes de Smyrne.

Outre les tapis on trouve au bazar les soies de Damas en pièce, les
mousselines blanches brodées de soie jaune, les abbas lamés d'or que les
hommes jettent sur leurs épaules, les izzas réservés aux femmes, les
babouches colorées et, dans les galeries voisines, des harnachements
couverts de mosaïques de cuir ou de drap: c'est-à-dire tout l'arsenal du
luxe banal de l'Orient. Mais il ne faut point chercher ici ces armes
précieuses, ces émaux ou ces brocarts que l'on rencontre à Kachan, à
Ispahan et surtout à Stamboul. D'ailleurs y fussent-ils qu'on ne les y
découvrirait point: l'abondance des marchandises vulgaires, jointe à la
maussaderie des négociants si on les oblige à déplier leurs
marchandises, ne facilite guère les recherches.

[Illustration: INSCRIPTION DANS L'ENTREPÔT DE LA DOUANE.]

Quant aux produits de l'industrie locale, on doit, à Bagdad comme en
Perse, les commander et les solder en même temps; ce singulier système
de transaction empêche les étrangers, souvent condamnés à partir à jour
fixe, d'emporter des souvenirs qu'on serait forcé de payer plusieurs
mois à l'avance et dont il faudrait attendre indéfiniment la livraison.
Les gens expérimentés, les habitants du pays sont souvent victimes de
l'âpreté des négociants; je laisse à penser de quelle manière sont
traités les voyageurs.

Mme Péretié me montrait ces jours-ci quatre belles portières lamées d'or
qu'elle venait de faire tisser, et me faisait remarquer qu'à moitié
hauteur la couleur incarnat de la soie se transformait subitement en une
teinte rouge framboise. Dès son arrivée à Bagdad elle commanda ses
portières au hadji Baba, l'un des meilleurs tisserands de la ville, et,
suivant l'usage, elle remit d'avance la moitié du prix convenu, en
promettant de donner le solde au moment où le travail serait à demi
exécuté. Deux mois se passent, le marchand se présente et prie sa
cliente de venir constater que les portières sont à demi tissées. Mme
Péretié se rend à la fabrique, se déclare très satisfaite et remet en
partant le prix intégral de la commande. Six mois s'écoulent encore; un
beau matin on annonce hadji Baba: aidé de ses apprentis, il apporte
l'ouvrage terminé. On déplie les pièces de soie; elles sont chacune de
deux couleurs différentes. Mme Péretié, stupéfaite, adresse de violents
reproches au marchand, mais celui-ci, sans se troubler, se contente de
lui répondre en se retirant:

«Vous m'avez donné l'argent en deux fois: j'ai préparé la teinture à
deux reprises. Si les couleurs ne sont pas exactement les mêmes, c'est
votre faute, et non la mienne.»

Il a bien fallu garder les portières: elles étaient payées.

Et c'est ainsi que se traitent les affaires à Bagdad!

Attribuer à la pénurie de capitaux les singulières exigences des
marchands serait une erreur. Les banquiers, fort nombreux, sont toujours
disposés à ouvrir des crédits aux petits négociants, et l'argent,
quoique prêté à gros intérêt, ne fait jamais défaut aux industriels
honnêtes et laborieux. En outre ils jouissent de privilèges qui
facilitent singulièrement leurs affaires; l'État, en vue de favoriser
les transactions, ne les charge ni d'impôts ni de patentes, et les
oblige seulement à acquitter des droits d'entrée d'autant moins onéreux
qu'il est toujours aisé de se mettre d'accord avec les préposés de la
douane. En réalité, les marchands bagdadiens exigent le payement des
commandes avant la livraison, d'abord parce qu'ils bénéficient des
intérêts autant qu'il leur plaît de faire durer le travail, et, en
second lieu, parce que les ruses de leurs clients ordinaires les ont mis
depuis longtemps à une dure école.

Les bazars les plus riches ne sont pas les plus fréquentés, les objets
de valeur étant apportés d'habitude au domicile des clients; mais, en
revanche, on ne saurait concevoir une animation pareille à celle des
quartiers où l'on vend les cotonnades anglaises, la quincaillerie russe
et les merveilleux anneaux de verre devant lesquels s'arrêtent,
haletantes et l'œil allumé de convoitise, les femmes nomades qui
viennent apporter des poules, des œufs ou des légumes au marché. Toutes
arrivent le visage découvert, mais dès leur entrée au bazar elles
cherchent à ramener sur leur figure un pan du voile de laine qui enserre
leur tête, afin de copier autant que possible les modes de Bagdad. Quand
on y tient, il est pourtant facile de voir de très près les femmes
arabes: c'est encore meilleur marché que d'entrer dans le tombeau de
Josué. Le type est assez vulgaire et semble avoir perdu cette élégance
de formes que j'ai tant admirée chez les nomades de la tribu de Filieh.

Pour être juste, je dois ajouter que les paysannes appartiennent à la
classe la plus pauvre et portent les traces des durs labeurs auxquels
elles sont assujetties pendant que leurs maris courent à la chasse ou au
pillage.

J'ai terminé mes promenades à travers la cité des califes en allant
visiter les marchés aux vivres. Est-il spectacle plus réjouissant et
plus coloré que la vue des étalages où s'amoncellent les produits qu'il
faut servir tous les jours aux mille bouches d'une ville? Seuls le
vernis des légumes, leur chaude coloration, le pelage et la fourrure du
gibier sont capables de briller dans les atmosphères grises du Nord, et
d'égayer les parois utilitaires de nos halles de fer; mais, quand on
sort de l'usine où s'écoule la vie européenne, lorsque le soleil pénètre
en souverain au milieu des pyramides de fruits qu'il a fait mûrir, le
tableau devient d'autant plus enchanteur que la nature dispose d'ors et
d'émaux assez variés pour composer des symphonies toujours nouvelles. A
Bagdad en particulier, les bazars, dès la pointe du jour, sont
abondamment approvisionnés de vivres et encombrés de marchands et
d'acheteurs, parfois contraints de s'ouvrir un passage à l'aide du
bâton, tant la foule est compacte. La vie matérielle, quand on
s'accommode des mets du pays, ne doit pas être ruineuse. La volaille et
le gibier sont livrés à très bas prix; un mouton coûte six francs; le
poisson est abondant. Les légumes, surtout les cucurbitacées, apportés
en couffes de la Mésopotamie supérieure, ont une valeur dérisoire et
s'entassent dans un débarcadère spécial, tant leur masse est
considérable et encombrante. Je ne puis comparer le volume des barques
qui les contiennent à la faible capacité des estomacs européens, sans me
sentir prise d'un certain respect pour des gens qui auront digéré avant
ce soir les montagnes de melons et de pastèques approvisionnés sous mes
yeux.

Pourtant, si jamais je m'égare, que l'on ne vienne pas me chercher dans
ce pays de cocagne. Je ne me déciderai à y planter ma tente que le jour
où on l'aura purgé des fonctionnaires turcs, de la peste et du bouton de
Bagdad. De ces trois fléaux, les deux derniers me paraissent encore les
moindres.

[Illustration: LE DÉBARCADÈRE DES COUFFES A BAGDAD.]



[Illustration: TRANSPORT DES CADAVRES A KERBÉLA. (Voyez p. 611.)]



CHAPITRE XXXV

Départ pour Babylone.--La traversée du pont de bateaux.--Les zaptiés
d'escorte.--Le caravansérail de Birounous.--Convoi mortuaire sur la
route de Kerbéla.--Iskandéryeh-Khan.--Apparition du tumulus de
Babylone.--Un orage en Chaldée.--La plaine de Hillah.--Les rives de
l'Euphrate.--La tour de Babel identifiée avec le Birs Nimroud et le
temple de Jupiter Bélus.--Le kasr ou château de Nabuchodonosor.--Les
jardins suspendus.--Le tombeau de Bel-Mérodach.


21 décembre 1881.--Il faut renoncer à rendre visite aux palais des
Sargon et des Sennachérib, trop éloignés de Bagdad. Nous ne pouvons, en
revanche, passer indifférents dans le voisinage de la tour de Babel, des
murs de Babylone et des célèbres jardins suspendus, ces merveilles du
monde ancien dont les descriptions ont excité nos premières curiosités
d'enfant.

Malgré mon antipathie pour les Turcs de la Turquie officielle, je me
suis placée ce matin sous la protection de quatre zaptiés mis à nos
ordres par le valy de Bagdad et, chevauchant un squelette de cheval
jaune serin, que son propriétaire, de peur des mauvais esprits, a décoré
sur l'épaule d'une main peinte au henné, j'ai franchi le pont de bateaux
et rejoint le frayé de Babylone.

Si les lazzi des gamins attroupés devant mon bucéphale canari ne
m'avaient assourdie à mon passage dans la ville, j'aurais trouvé grande
allure à notre petite troupe. Des zaptiés vêtus, contrairement à
l'usage, d'abbas, de coiffures fort propres et armés de fusils Snider,
qu'ils déchargent en accentuant une bizarre fantasia, un cuisinier
d'occasion, des muletiers, des bêtes ployant sous le poids des
provisions, suivent nos pas. Seul un colonel de l'armée des Indes, qui
avait demandé à Marcel la permission de se joindre à nous, a manqué à
l'appel; nous l'avons vainement attendu au pied du tombeau de Zobeïde.
Anne, ma sœur Anne, je n'ai rien vu venir. L'air qui passe sur Borsippa
rendrait-il oublieux, comme l'assure le Talmud.

Le frayé traverse d'abord une plaine verdoyante semée en blé et coupée
de rigoles d'irrigation, puis il rejoint les bords du Tigre, franchit un
canal sur un pont de bateaux digne de rivaliser en solidité avec un
praticable de théâtre, et nous conduit auprès d'une machine routière
hors d'usage. On taxerait volontiers de folle l'idée d'envoyer dans un
pays dépourvu de routes, de ponts, de charbon et de trafic un engin
d'une utilité bien contestable même en Europe: mais comme on change de
manière de voir quand on suppute le nombre de livres que le gouvernement
ottoman a dépensées avant d'amener sur les berges boueuses du canal une
semblable machine, et le nombre de familles honorables qui ont vécu
durant des années de cette exploitation du trésor public!

Dès lors nous entrons dans le désert. De nombreux canaux fertilisaient
autrefois la contrée; il ne reste de ces cours d'eau que les ruines de
digues assez élevées pour arrêter encore le regard.

L'abandon de cette plaine jadis si fertile ne date pas, semble-t-il,
d'une époque bien reculée: sans remonter à Hérodote, qui signale le
territoire de Babylone comme l'un des plus riches de l'empire Perse, on
peut prendre à témoin de la fertilité de la Chaldée les géographes du
douzième siècle. «Le chemin de Hillah à Babylone, disait Ibn Djobaïr,
est un des plus beaux et des plus agréables de la terre; les plaines
fertiles sont semées d'édifices qui se touchent et de villes qui se
pressent à droite et à gauche de la route.» Il n'a pas fallu longtemps
aux fils de Mahomet pour réduire à néant l'inépuisable richesse du pays.

Tout en devisant du sort des empires et en évoquant la Bible et les
prophètes, nous gagnons de pauvres maisons groupées autour du
caravansérail d'Azad-Khan. Quelques paniers de dattes étalés sous un
auvent, une boutique où l'on distribue du café bouillant, sont des
attractions trop vives pour des philosophes de notre trempe. Une tasse
de café me met en appétit; je me laisse tenter par la vue des sacoches
rebondies, et, comme rien ne nous oblige à hâter notre marche, nous
mettons pied à terre et déchirons à belles dents un poulet tendre
quoique musulman. Autant de pris sur l'ennemi.

Mais quels sont les cavaliers que j'aperçois à l'horizon? Ils s'avancent
aussi rapidement que le permet le train des mulets d'escorte chargés de
cantines et de tentes. La troupe se rapproche et je distingue bientôt le
compagnon de voyage vainement attendu ce matin. Il est vêtu du costume
adopté aux Indes par les officiers anglais mis à la tête des troupes
indigènes, et coiffé d'une calotte de feutre rouge autour de laquelle
s'enroule une longue pièce d'étoffe bleue dont une extrémité retombe sur
les épaules et sert de couvre-nuque.

Le colonel Gérard, un descendant de ces Français exilés lors de la
révocation de l'édit de Nantes, n'a pas abandonné le projet de parcourir
la Mésopotamie; s'il nous eût faussé compagnie, ce n'eût point été de
son plein gré. Campé sur un beau poulain acheté la veille aux environs
de Ctésiphon, il se présentait ce matin à l'entrée du pont de bateaux
jeté sur le Tigre. Le vent était frais et le tablier, cédant à
l'influence de la brise, dansait une sarabande effrénée. Notre compagnon
de route fit tous ses efforts pour encourager son cheval récalcitrant à
avancer; peine perdue: «il mangea la défaite», comme disent nos amis les
Persans, et, à la grande joie des badauds, fut forcé de mettre pied à
terre; muletiers et serviteurs s'attelèrent à l'animal, et, en fin de
compte, sous peine de s'exposer à un accident ou de voir le cheval
affolé se précipiter dans le fleuve, le colonel dut reprendre le chemin
du consulat et louer au plus vite une bête plus docile. Combien de fois
n'ai-je pas vu de petits ânes se débattre rageusement à l'entrée du pont
et atteindre l'autre extrémité la queue la première, à la remorque de
leurs conducteurs accrochés à cet appendice! Seuls des fatalistes
peuvent s'engager sans frissonner sur les ouvrages d'art construits par
messieurs les Turcs, et maître aliboron est trop intelligent pour avoir
embrassé la foi islamique.

Le colonel achevait de nous conter sa mésaventure quand un nuage de
poussière s'élève de nouveau dans la direction de Bagdad. Le tourbillon
se rapproche, grossit, pirouette sur lui-même et s'ouvre enfin. Bien
loin de dissimuler Jupiter en personne, il enfante deux cavaliers à
figure patibulaire, mal vêtus, mal armés et sales à faire peur au diable
lui-même.

Les nouveaux venus s'arrêtent devant les marchands de dattes et
fraternisent avec nos zaptiés. Aurions-nous la malchance de faire route
avec de pareils bandits? Nous ne sommes pas en possession de grandes
richesses, mais il serait bien dur de donner le peu qui nous reste à des
gens d'aussi mauvaise mine.

«Çaheb, permettez-moi de présenter à Votre Excellence les zaptiés qui
vont désormais l'accompagner, dit en s'avançant le chef de notre
escorte.

--Deux hommes ne suffisent donc pas à épouvanter les voleurs?

--Là n'est pas la question. A votre départ de la ville, vous avez été,
sur la demande du consul, entouré des zaptiés les plus beaux et les
mieux vêtus de Bagdad, de vrais zaptiés de luxe; nous vous avons fait
faire une sortie digne de votre rang, il ne nous reste plus qu'à vous
saluer et à reprendre le chemin de la caserne. Des gens bien montés et
bien équipés ne sauraient courir les chemins de caravane. Donnez-nous le
bakchich qui nous est dû pour avoir brûlé sans compter la poudre du
gouvernement et usé nos habits en votre honneur, et qu'Allah vous
accompagne!»

Cela dit, les zaptiés de parade reprennent aussitôt le chemin de la
boîte à coton où on les conserve à l'abri de la poussière et des
mouches, et nous laissent en compagnie des deux forbans mis désormais à
notre solde.

Nous voyageons toute la journée au milieu de terres incultes, de canaux
éboulés et de briques jetées sur le sol comme de la jonchée devant la
procession. On croirait fouler aux pieds les ruines d'immenses villages.
A la tombée de la nuit, une grande construction de briques apparaît à
l'horizon et se détache sur le fond orangé du ciel: c'est le magnifique
caravansérail de Birounous, ainsi nommé d'un puits creusé à mi-chemin de
Bagdad à Hillah. Bâti par des Persans, sur des dimensions proportionnées
au nombre des Chiites qui viennent y chercher un refuge, cet édifice
reproduit à grande échelle les caravansérails de l'Iran. La porte,
surmontée d'un balakhanè (maison haute), donne accès dans une cour
centrale entourée d'arcades. Le temps est-il beau, les voyageurs
prennent possession de ces niches aérées; les bises de l'hiver
soufflent-elles, ils aiment mieux les galeries ménagées en arrière des
arcades; chacun s'assied sur les hautes estrades construites entre les
contreforts intérieurs portant les arcs-doubleaux des voûtes, et garde
ses bagages tout en surveillant les bêtes de somme installées dans la
niche opposée.

Il fait froid, nous nous réfugions à l'intérieur du caravansérail. Des
colis longs d'environ deux mètres et jetés en tas irréguliers le long
des murs remplissent les arcades voisines de celle où nous campons. Ils
appartiennent, paraît-il, à des pèlerins chiites arrivés avant nous, et
sont confiés à notre probité. Je serais très fière de cette preuve de
confiance s'il ne se dégageait de ce dépôt une odeur infecte. Inquiète,
je palpe les paquets. Je ne rêve pas, ce sont des cadavres!... les uns
habillés de tapis et ficelés comme des saucissons de Lyon, les autres
couchés dans des caisses, qui laissent apparaître à travers leurs ais
mal joints les chairs noircies et desséchées de leurs horribles
propriétaires. De la Perse entière et même des Indes, les Chiites
transportent leurs morts sur les terres sanctifiées par le voisinage du
tombeau d'Houssein, fils d'Ali; j'ai pour voisins de nouveaux arrivants.
Malgré tout mon respect pour ces momies vagabondes, je ne me suis pas
senti le cœur de les tutoyer toute une nuit. Nous avons déménagé et
porté nos pénates au dehors. Le colonel a suivi notre exemple, et la
soirée s'est terminée tristement, sans qu'il ait été possible de se
soustraire aux bouffées empestées apportées de l'intérieur du
caravansérail par la brise du soir.

Le désir commun à tous les Chiites de se faire inhumer à Kerbéla quand
ils peuvent se permettre ce luxe posthume, remonte sans doute aux
premiers temps de l'Islam, car il se rattache de très près aux
dissensions intestines nées au lendemain de la mort du Prophète entre
les candidats à sa succession.

A en croire les Chiites, Mahomet, avant de rendre le dernier soupir,
aurait désigné pour son héritier son neveu et disciple bien-aimé Ali,
l'époux de sa fille Fatime. Ses volontés ne furent pas respectées:
Abou-Bekr, Omar et Othman occupèrent successivement le califat. Après la
mort d'Othman, survenue en 656, Ali, déjà vieux, devint enfin commandeur
des croyants. Les sectaires qui avaient empêché Ali d'accéder au pouvoir
ne désarmèrent pas après sa mort et s'acharnèrent sur ses fils Hassan et
Houssein; tous deux périrent assassinés, l'un à Médine, l'autre à
Kerbéla, et consacrèrent par leur martyre les plaines arrosées de leur
sang. De cette époque date la scission entre les Chiites et les
Sunnites, ou des partisans d'Ali et des disciples d'Omar.

En me plaçant à un point de vue purement spéculatif, je me suis souvent
demandé qui, des Alites ou des Sunnites, était en possession de la vraie
foi musulmane. Sans entrer dans des discussions de théologie
transcendantale, il me semble que la réponse est écrite en grosses
lettres dans le Koran. Mahomet, après s'être soucié d'enrichir sa
famille au point d'ordonner à tous les fidèles de consacrer à
l'entretien de ses descendants une bonne part de tous leurs biens et du
butin qu'ils conquerraient à la guerre, ne pouvait frustrer son neveu et
gendre de l'héritage politique dont il avait seul la disposition, pour
le transmettre à des disciples qui n'étaient supérieurs à Ali ni en
dévouement, ni en courage, ni en intelligence. _Quod est absurdum_,
c'est d'autant plus absurde qu'on ne saurait contester à Mahomet le
talent d'avoir su intéresser Allah à ses petites affaires et de s'en
être fait, quand son intérêt personnel ou celui des siens était en jeu,
un auxiliaire logique et tenace. J'approuve donc les Persans d'avoir
choisi Ali pour leur patron et d'entreprendre, si cette idée les charme
pendant leur vie, un dernier voyage à Kerbéla peu de jours après leur
mort.

S'il y a loin de la coupe aux lèvres, combien plus loin encore de la
Perse ou des Indes au tombeau d'Houssein, distant parfois de plus de six
mois de la maison mortuaire! Aussi bien, à moins d'avoir été sur terre
un grand personnage, tout autant dire un grand pécheur, et de voyager
avec son ex-maison et même avec ses ex-femmes, autorisées, afin de se
distraire des lenteurs du voyage, à prendre des maris de caravane, ne
peut-on jamais se promettre d'arriver à destination. Quant aux pauvres
diables confiés à la seule protection des anges Nekir et Monkir, ils
font leur funèbre pèlerinage ficelés quatre par quatre sur un seul
cheval, aussi gentiment empaquetés que les crocodiles de Siout, et
n'atteignent pas toujours la dernière demeure de leurs rêves. Pas un
brave homme de tcharvadar qui n'hésite, s'il vient à perdre un mulet, à
se débarrasser d'un chargement impossible à transporter, au profit des
aigles ou des chacals, habitués à une table moins bien servie que celle
du roi des oiseaux.

22 décembre.--Un bruit de castagnettes produit par les étrilles des
muletiers m'arracha dès l'aube à mes rêves macabres. Prendre les devants
sur nos voisins de la nuit fut ma première préoccupation; peine perdue:
la route était sillonnée de cadavres en déplacement et villégiature. A
midi nous passons devant le caravansérail d'Iskandéryeh, moins beau que
celui de Birounous, mais tout aussi fréquenté, car il est bâti à la
bifurcation des chemins qui se dirigent, l'un vers Kerbéla, l'autre vers
Hillah. Nous ne sommes qu'à quatre heures de la capitale de la célèbre
Nitocris et de la non moins légendaire Sémiramis.

23 décembre.--J'ai traversé Babylone sans m'en douter, et Dieu sait
pourtant que ce ne sont point les maisons qui m'ont empêchée
d'apercevoir la ville.

Le soleil avait déjà parcouru les deux tiers de sa course, en langue
vulgaire il était près de deux heures, quand le ciel s'est obscurci
soudain. Le vent soulevait des tourbillons de sable au milieu desquels
nous disparaissions, le tonnerre grondait, les éclairs sillonnaient le
ciel au-dessus de la vieille capitale de la Chaldée sans plus de respect
que s'il se fût agi de bouleverser une simple butte à moulins; enfin la
pluie s'est mise à tomber lourde et serrée.

C'était la première fois depuis le mois de mars dernier que nous
recevions une averse. Le ciel est un honnête payeur: il nous a rendu le
capital et ne nous a pas marchandé les intérêts. Mouillés jusqu'aux os,
nous longeons sans la distinguer la masse de terre que nous avions
aperçue dès notre départ d'Iskandéryeh et pénétrons dans des champs
ensemencés. Il fait un temps à ne pas mettre un Turc à la porte. Quelle
belle occasion pour nos guides de choisir un raccourci: ils ne tardent
pas à être complètement égarés!

Nos chevaux atteignent bientôt une éminence formée de tessons de
poteries et coupée en tous sens de tranchées profondes; ces indices nous
permettent de reprendre la bonne piste et, peu d'instants après,
d'arriver, ruisselants d'eau et de sueur, devant une maison habitée par
l'agent indigène des fouilles de Babylone.

Depuis plusieurs années déjà, l'Angleterre bouleverse l'emplacement des
palais de Nabuchodonosor. Un conservateur du British Museum vient tous
les ans constater l'état des «excavations» et donner, si cela est
nécessaire, une impulsion nouvelle aux travaux; mais la surveillance
journalière est confiée à un Arménien, chez lequel nos guides nous ont
amenés. Le brave homme me montre le produit des fouilles. Depuis six
mois on a trouvé des tablettes de terre cuite couvertes d'inscriptions
en caractères cunéiformes, des fragments d'animaux domestiques ayant
probablement appartenu à des arches de Noé données en étrennes aux
gamins babyloniens, des vases en agate rubanée, et des figurines de
terre cuite traitées dans le style grec le plus pur. L'orage s'étant
calmé pendant la durée de cet intéressant examen, la caravane reprend
bientôt le chemin de Hillah, où elle trouvera logement et provisions. A
peine avons-nous abandonné les montagnes de décombres, que nous entrons
dans une voie ménagée entre de belles plantations de palmiers. La pluie
semble communiquer une vie nouvelle à toute la nature: la verdure des
arbres est plus brillante; les rayons du soleil, surpris d'avoir un
moment disparu, se jouent à travers les gouttes de cristal suspendues à
l'extrémité des feuilles; les colombes, les tourterelles se poursuivent
de branche en branche, tandis que sur le chemin, plaqué de larges
flaques d'eau, sautillent d'impertinentes corneilles toutes prêtes à
narguer les passants.

A trois heures de marche des tumulus, apparaissent de blancs minarets,
puis les premières habitations des faubourgs de Hillah, l'Euphrate, un
pont de bateaux moins mobile que celui de Bagdad, et enfin la ville
elle-même.

Les zaptiés, partis en éclaireurs, ont déjà choisi les logements et nous
attendent sur le meïdan afin de nous conduire dans la demeure déserte
d'un riche personnage parti récemment pour la Mecque.

Hillah, l'une des _moutessarafiehs_ (sous-préfecture) du vilayet de
Bagdad, a été décimée par la peste en 1831 et compte à peine aujourd'hui
une population d'environ quinze mille habitants, composée d'Arabes, de
Chaldéens, de Juifs industrieux et puissants, de Persans chiites et de
fonctionnaires de la Sublime-Porte, ces chancres rongeurs de toutes les
villes turques. Il faut joindre à ce noyau les voyageurs et les nomades,
si nombreux dans les villes d'Orient et surtout dans les centres voisins
des pèlerinages célèbres.

Les maisons de Hillah, bâties en matériaux empruntés aux monuments
antiques, ainsi qu'en témoignent les briques sigillées au nom de
Nabuchodonosor et les couches de bitume employées en guise de mortier,
sont aussi hautes que celles de Bagdad, mais conservent néanmoins un
caractère oriental très prononcé avec leurs murs sans ouverture
extérieure et leurs terrasses que dominent des bouquets de palmiers et
de bananiers. La luxuriance de la végétation corrige heureusement la
sévérité et la monotonie de cette architecture aveugle. Du haut de notre
terrasse en particulier, le panorama est des plus gais; la vue s'étend
sur les deux rives du fleuve, plantées de superbes dattiers, et sur les
eaux animées par le va-et-vient des embarcations et des cavaliers qui
font baigner leurs chevaux. Semblables à un orchestre de pibrochs
aquatiques, de nombreux villageois, trop paresseux pour aller chercher
le pont de bateaux, préfèrent se dépouiller de leurs vêtements, gonfler
d'air des outres de cuir et se lancer à la nage en serrant dans les bras
ces précieux flotteurs. Ainsi déjà en usaient leurs ancêtres quand leurs
talents natatoires ne leur permettaient pas de compter sur la brasse et
la coupe.

[Illustration: PASSAGE DE L'EUPHRATE A LA NAGE: BAS-RELIEF ASSYRIEN.]

Il n'existe point à Hillah de monuments intéressants de la période
musulmane; cependant, le long de la route de Kerbéla, s'élève une petite
mosquée connue sous le nom de Mechhed ech-Chems ou Mosquée du Soleil.
D'après les traditions populaires, elle signalerait le champ de bataille
où Ali, craignant à l'approche de la nuit de perdre les bénéfices d'une
victoire certaine, s'inspira des procédés bibliques et arrêta du regard
et du geste la marche de l'astre lumineux. Si l'on s'en rapporte au
contraire à un texte antique, il est permis de supposer que cet édifice
est bâti sur l'emplacement d'un temple du soleil érigé par
Nabuchodonosor: «Au soleil, le suprême arbitre qui règle les différends
dans mon palais, j'ai construit en briques et en bitume, dans Babylone,
le temple du juge de l'univers, le temple du dieu Chamach».

Hillah, en tant que ville musulmane, succéda à la vieille cité
chaldéenne au commencement du douzième siècle.

[Illustration: RIVES DE L'EUPHRATE A HILLAH.]

A cette époque, les derniers rayons du soleil babylonien éclairaient
encore les rives de l'Euphrate: aujourd'hui la rivale de Ninive, la
capitale de Nabuchodonosor est tombée au rang d'une sous-préfecture
turque. La chute ne serait pas plus profonde si César ou Napoléon,
ressuscités par une méchante fée, étaient réduits à s'affubler d'un faux
nez et à servir comme caporaux dans l'armée d'un Cettivayo ou d'un
Soulouque. «Que Babel atteigne le ciel et qu'elle ait rendu inaccessible
la hauteur de sa force, c'est de moi que lui viendra sa destruction»,
dit le Seigneur. Il s'est cruellement vengé, le dieu d'Israël! Les
prophètes n'avaient prédit que la ruine: ils n'avaient pas rêvé pour
Babylone cette grotesque survivance.

Si l'on examine les environs de la ville, et si l'on suit du regard des
murs éboulés qui semblent relier les deux tumulus placés aux extrémités
de Babylone, on est amené à penser que Hillah devait occuper à peu près
le centre des cinq cent treize kilomètres carrés compris dans l'enceinte
aux cent portes d'airain. Il ne faut pas conclure de l'immense espace
entouré de défenses à une innombrable quantité de maisons. Quinte-Curce
affirme que les constructions groupées sur les rives de l'Euphrate
couvraient seulement quatre-vingt-dix stades carrés[10]; le reste du
terrain, mis en culture, suffisait, en temps de siège ou durant une
période de famine, à nourrir les citoyens. Quoique la place réservée aux
habitants ne fût pas très considérable, la population devait néanmoins
être fort dense, car les maisons, contrairement aux usages des villes
d'Orient, où le terrain à bâtir est le plus souvent sans valeur,
s'élevaient sur trois ou quatre étages.

  [10] Le stade babylonien avait quatre mètres de plus que le stade
    olympique. Le stade olympique valait cent quatre-vingts mètres.

24 décembre.--Je reviens du Birs Nimroud ou tour de Babel. Si l'on admet
avec la Bible que ce monument si célèbre dans l'histoire hébraïque est
la cause première de la confusion des langues, je dois le maudire, car
nous lui sommes redevables de déclinaisons cabalistiques, de
conjugaisons infernales, de syntaxes sataniques qu'il faut apprendre en
tous pays avec l'appréhension de ne les savoir jamais. Ce n'est pourtant
pas d'une montagne de lexiques ou de grammaires comparées que se compose
le tumulus du Birs, mais de blocs faits en briques de tout âge et de
toute taille.

Après avoir franchi la porte de Mechhed Ali, et pris la route de Hillah,
on traverse une plaine déserte; au milieu des ruines que les millénaires
ont accumulées et les siècles aplanies se dresse, dans la direction du
sud, une montagne créée de main d'homme, ainsi que l'indique la
configuration du pays. A mesure que l'on se rapproche de cette masse,
l'œil la juge plus énorme qu'il ne l'avait supposée tout d'abord, et il
renonce bientôt à l'analyser en entier pour en étudier successivement
les diverses parties. Nous avançons. Nos chevaux, fatigués par l'orage
de la veille et par l'allure rapide que nous leur avons fait prendre
depuis notre départ de Hillah, gravissent péniblement des montagnes de
décombres, se lancent à l'assaut d'une colline artificielle, le Tell
Ibrahim, et s'arrêtent essoufflés au pied d'un édifice arabe. La coupole
blanche du monument recouvre les cendres fort hypothétiques d'Abraham.
Le tombeau du patriarche, en aussi grande vénération en Chaldée que les
cénotaphes d'Esdras ou d'Ézéchiel en Mésopotamie, sert d'abri aux
villageois qui viennent cultiver les terres voisines du Birs Nimroud.
Une jarre de terre remplie d'eau, mise à la disposition des passants, a
mérité ou valu à ce petit sanctuaire les marques de reconnaissance des
pèlerins. Je suis flattée de retrouver sur tous les murs de l'imamzaddè
des empreintes de mains rouges semblables à celles qui décorent la
croupe de mon cheval canari.

Une dépression peu profonde sépare le Tell Ibrahim du Birs Nimroud,
identifiée depuis les travaux de l'illustre assyriologue M. Oppert avec
le temple décrit par Hérodote sous le nom de Jupiter Bélus. Le Birs est
surmonté d'un pan de mur plein, haut de onze mètres, qui affecte la
forme d'une tour carrée déchirée à son sommet. Autour de ce massif sont
épars d'énormes blocs de briques qui forment, au-dessous d'une
vitrification verte des plus étranges, un conglomérat dur comme du fer.
De ce point toutes les ruines paraissent s'abîmer devant le Birs
Nimroud. La vue s'étend indéfiniment, et, grâce à la transparence de
l'air, on aperçoit, en évoluant sur soi-même: au sud les minarets de
Mechhed Ali, au nord-ouest les murs de Hillah, au nord les palmiers de
Kerbéla, enfin à nos pieds les lacs de Harkeh et de Hindiyeh, couverts
de villages lacustres où se réfugient les tribus arabes, certaines
d'échapper ainsi au contrôle soupçonneux de l'autorité turque. Heureuses
tribus!

[Illustration: PLAN DE BABYLONE.]

Ces points topographiques soigneusement reconnus, grâce aux nombreuses
informations prises par le colonel Gérard, nous descendons au pied du
tumulus. En le considérant de la plaine, il est aisé de retrouver dans
les masses d'abord un peu confuses du Birs les grandes lignes d'un
édifice formé d'étages successifs et superposés. Il serait plus
difficile de déterminer la hauteur totale de la construction, les
premiers étages étant profondément ensevelis sous les sables de la
plaine et mêlés aux ruines détachées du sommet. En se référant aux cotes
directement déterminées et aux analogies du _birs_ avec le _zigourat_
(tour à étages) compris dans le palais de Sargon, on peut néanmoins
assigner à l'édifice une hauteur approximative de quatre-vingts mètres.
Dans cette hypothèse les sept étages de la tour avaient chacun huit
mètres et reposaient sur une terrasse de cent vingt-huit mètres de
longueur et de vingt-cinq mètres de hauteur. Les gradins étaient reliés
les uns aux autres par des rampes douces ménagées devant les façades
nord-ouest. Tous étaient revêtus d'un parement de briques émaillées. Si
l'on s'en rapporte à la description de la forteresse d'Ecbatane laissée
par Hérodote et aux traces de couleurs découvertes sur le _zigourat_ de
Dour Saryoukin (Khorsabad), il semble même que ces gradins étaient
consacrés aux dieux protecteurs de la semaine, portaient leurs couleurs
caractéristiques et que leur ordre suivait la marche des jours.
Au-dessus de la dernière et septième tour se trouvait la tente de Nébo,
l'arbitre suprême du ciel et de la terre.

On rechercherait en vain la table et le grand lit richement paré sur
lequel le dieu venait se reposer auprès d'une vierge indigène, et cette
chapelle où les prêtres brûlaient tous les ans mille talents d'encens et
sacrifiaient des victimes parfaites devant la statue sacrée: tout est
ruines et décombres, du faîte au pied du Birs Nimroud.

[Illustration: BIRS NIMROUD OU TOUR DE BABEL.]

J'ai déjà dit que l'identification du Birs avec le temple de Jupiter
Bélus d'Hérodote, le temple des Sept Lumières de la tradition
babylonienne, ne saurait faire de doute aujourd'hui; mais un fait bien
plus singulier a été révélé par la lecture des cylindres chaldéens
découverts par sir Rawlinson dans les angles de l'édifice. Ces documents
viennent au secours de la tradition hébraïque, tout en donnant au temple
de Bélus une origine relativement moderne.

Nabuchodonosor nous dit lui-même: «Pour l'autre, qui est cet édifice-ci,
le temple des Sept Lumières, et auquel remonte le plus ancien souvenir
de Borsippa, un roi antique le bâtit (on compte de là quarante-deux vies
humaines), mais il n'en éleva pas le faîte. Les hommes l'avaient
abandonné depuis les jours du déluge, proférant leurs paroles en
désordre. Le tremblement de terre et le tonnerre avaient ébranlé la
brique crue, avaient fendu la brique cuite des revêtements; la brique
crue des massifs s'était éboulée en formant des collines. Le grand dieu
Mérodach a engagé mon cœur à le rebâtir: je n'en ai pas changé
l'emplacement, je n'en ai pas altéré les fondations. Dans le mois du
salut, au jour heureux, j'ai percé par des arcades la brique crue des
massifs et la brique cuite des revêtements. J'ai ajouté les rampes
circulaires; j'ai écrit la gloire de mon nom sur la frise des arcades.

«J'ai mis la main à construire la tour et à en élever le faîte; comme
jadis elle dut être, ainsi je l'ai refondue et rebâtie; comme elle dut
être dans les temps éloignés, ainsi j'en ai élevé le sommet.»

Ce serait donc en ce lieu que se serait formée la tradition que les
Hébreux apportèrent en Judée, et sous mes pieds se retrouverait la
célèbre tour de Babel. A quel ordre de phénomènes historiques ou
géologiques se rapportent l'érection de cette immense construction et la
légende de la confusion des langues? je ne saurais le dire: de
mystérieuses obscurités enveloppent encore les premiers âges de
l'humanité.

Le temple des Sept Lumières, pour lui donner désormais son vrai nom, ne
s'élevait pas au cœur même de Babylone, mais dominait le faubourg de
Borsippa. Il ne faudrait pas conclure cependant de l'extrême éloignement
des deux centres religieux et royaux représentés l'un par les palais,
l'autre par le Birs, que Babylone et Borsippa aient toujours été deux
villes distinctes; d'après Hérodote par exemple, l'enceinte extérieure
enveloppait Borsippa. On ne me surprendrait pas toutefois en m'apprenant
qu'il n'en fut pas toujours ainsi et que, tour à tour distante de la
ville ou confondue avec les faubourgs, la cité religieuse fut comprise
dans les fortifications ou reléguée hors des murailles élevées par les
rois, murailles renversées et reconstruites sur des dimensions plus
restreintes ou plus larges selon l'inclémence ou la prospérité des
temps.

25 décembre.--Au retour de Borsippa nous sommes venus camper sur le
tumulus d'Amran-ibn-Ali, que nous avions foulé aux pieds il y a trois
jours, alors que nous étions en quête d'un abri.

Des collines de briques pulvérisées, des tranchées dont les déblais ont
servi à combler d'autres tranchées plus anciennes, font de cette partie
de Babylone un dédale au milieu duquel on circule sans trouver de point
de repère. Quelques lourds massifs de maçonnerie reliés par des mortiers
durs comme du fer, un lion de basalte, d'un travail très barbare, à demi
enseveli dans les décombres, signalent seuls la demeure des rois
chaldéens, le palais mortuaire d'Alexandre.

Moins de traces encore des jardins suspendus élevés par Nabuchodonosor,
prince amoureux et galant, afin de satisfaire un caprice de sa femme
Amytis, fille d'Astyage, roi de Médie, et de rappeler à la jeune reine
qui ne pouvait s'accoutumer à l'aspect monotone des plaines de la
Chaldée les hautes montagnes de sa patrie.

Les jardins suspendus n'eurent pas une longue durée: Quinte-Curce les
dépeint comme une merveille de son temps, mais Diodore de Sicile en
parle toujours au passé. Après la mort d'Alexandre et la fondation de
Séleucie, Babylone fut peu à peu abandonnée, perdit son titre de
capitale, et assista dès cette époque à la destruction progressive du
chef-d'œuvre des architectes babyloniens. Un arrosage insuffisant amena
la mort des arbres, le défaut d'entretien l'éboulement des murs, et le
paradis d'Amytis mêla sa poussière aux cendres de son inspiratrice. Au
temps des Arsacides la ruine était consommée et les jardins servaient de
nécropole, comme le prouve la découverte de nombreux tombeaux parthes
exhumés il y a quelques années.

[Illustration: PATRE GARDANT SON TROUPEAU SUR LES RUINES DE BABYLONE.
«... ET JE RÉDUIRAI LA TERRE DES CHALDÉENS A UNE ÉTERNELLE SOLITUDE.»
(Voyez p. 624.)]

Les recherches pratiquées autour du château royal ont toujours été
heureuses. Aujourd'hui trois ou quatre cents Arabes sont occupés à
extraire la terre amoncelée entre des murs en brique crue d'une
épaisseur formidable, et à mettre à découvert des salles hautes, longues
et étroites semblables à celles que j'ai déjà visitées autour du Birs
Nimroud. Des objets sans grande valeur artistique, mais du plus grand
intérêt historique, tels que des tablettes de terre cuite couvertes
d'inscriptions cunéiformes si serrées les unes contre les autres qu'on
ne suit pas même la direction des lignes, résument les trouvailles
faites ces derniers jours; mais que de paniers de terre il a fallu
remuer et que de patience on a dû déployer pour arriver quelquefois à
rencontrer au fond d'un vase fêlé une omoplate de chacal ou une mâchoire
de cheval!

[Illustration: TOMBEAU DE BEL-MÉRODACH.]

A deux kilomètres environ au nord de la cité royale s'élève, en forme de
pyramide tronquée, l'énorme tumulus que nous avions aperçu
d'Iskandéryeh-Khan et qui semble, avec le Birs Nimroud, déterminer les
limites extrêmes de Babylone. Ce colosse d'argile, haut de quarante
mètres, long de plus de cent quatre-vingts et tout entier élevé de main
d'homme, porte dans le pays le nom de Babil. Il répond comme position au
tombeau de Bélus des auteurs grecs et doit être identifié au temple «des
assises de la terre» bâti en l'honneur du dieu Bel-Mérodach sous le
règne d'Assarhaddon (Assour-Akhé-iddin), roi d'Assyrie. Embelli et
agrandi sous Nabuchodonosor et Nériglissor (Nirgal-sar-Oussour), détruit
et pillé par Xerxès, déblayé sur les ordres d'Alexandre, qui eut un
moment la pensée de faire reconstruire un sanctuaire cher aux
Babyloniens, finalement transformé en forteresse grecque, le temple de
Bel-Mérodach n'est plus aujourd'hui qu'un informe monceau de détritus et
de terre crue. En grimpant le long des parois éboulées, on atteint sans
peine la plate-forme qui couronne la pyramide. A la place des statues
d'or enlevées par Xerxès, je ne vois que des matériaux émiettés et un
puits qui ne correspond à aucune galerie apparente. Il était peut-être
destiné à faire le bonheur des astrologues chaldéens. Deci delà,
répandus au milieu des décombres, se montrent quelques fragments
d'inscriptions grecques ou araméennes. En portant mes pas jusqu'à
l'extrémité méridionale de la pyramide et en me laissant glisser le long
des éboulis qui couvrent ses flancs, j'arrive à des excavations revêtues
de parois maçonnées. Les fouilles pratiquées sur ce point n'ont,
paraît-il, amené aucun résultat intéressant et ont été abandonnées.

Vues du tombeau de Bélus, les ruines de la vieille cité m'apparaissent
plus tristes et plus désolées que jamais; tandis que le _kasr_ (château)
est encore animé par les manteaux colorés et les tarbouchs rouges des
Arabes et des Turcs employés aux fouilles, et que les échos répètent les
sonores chansons des terrassiers, le tumulus de Babil, entouré de
buissons et d'herbes dures, n'est visité que par des chèvres et des
pâtres aussi sauvages que le paysage.

«Et lorsque les soixante-dix ans seront accomplis, je visiterai dans ma
colère les rois de Babylone et leur peuple, dit le Seigneur; je jugerai
leur iniquité et la terre des Chaldéens et je la réduirai à une
éternelle solitude.»

[Illustration: LE LION DE BABYLONE. (Voyez p. 620.)]



[Illustration: TENTE ARABE. (Voyez p. 626.)]



CHAPITRE XXXVI

Pèlerinage à Kerbéla.--Le bazar aux pierres tombales.--Entrée en
ville.--Visite au consul de Perse.--Insuccès de nos démarches.--Les
cimetières de Kerbéla.--Retour à Bagdad.


26 décembre.--Je gémis tous les jours de ne pas avoir visité Babylone il
y a quelque deux mille six cents ans, sous les règnes du glorieux
Nabuchodonosor ou de ses très regrettés prédécesseurs. J'en aurais
profité pour demander aux humbles sujets du protégé de Nébo l'une de ces
consultations originales dont ils avaient le secret.

Lorsqu'un habitant de Babylone tombait malade, il se faisait porter sur
la place du marché ou dans un carrefour fréquenté. Chacun au passage
devait l'interroger et lui indiquer les remèdes qui, en semblable
occurrence, avaient guéri ses maux ou ceux de ses amis. Il n'était
permis à personne de passer indifférent auprès de ces singuliers clients
de la bonne volonté publique.

Que les bonnes femmes et les amateurs de suffrage universel devaient
être heureux à Babylone, et que de maux de dents devaient y être soignés
comme des cors aux pieds!...

Il me faudrait sans doute verser bien des larmes et lever longtemps les
bras vers le ciel avant d'obtenir des divinités chaldéennes la
résurrection de Babylone et de ses pratiques institutions; aussi ai-je
mieux aimé renoncer à prendre une attitude au demeurant fort humiliante
et gagner au plus vite Kerbéla afin de hâter mon retour en France, où je
trouverai, mieux que sur les rives du Tigre et de l'Euphrate, un remède
à mes détestables fièvres.

Nous avons quitté le colonel Gérard. Notre compagnon de route remonte
vers le Kurdistan, tandis que nous allons visiter le foyer rayonnant de
la foi chiite et le séminaire célèbre où les élèves zélés mettent
parfois plus de vingt ans à parfaire leurs études religieuses. En
sortant de Babylone, les guides nous font longer un canal creusé entre
Hillah et Kerbéla. Des embarcations à voiles sillonnent ses eaux
tranquilles. Le pays, coupé de rigoles nombreuses, est en ce moment
uniformément jaune et ne garde aucune trace des récoltes plantureuses
qu'il a produites au printemps dernier. Aussi loin que les regards
s'étendent, on n'aperçoit ni maison ni village, mais, à deux heures de
marche de _Babil_, nous rencontrons les tentes brunes d'une tribu
établie au milieu des ginériums et des hautes herbes qui poussent sur
les berges toujours humides du canal. L'une d'elles, placée au milieu du
campement, se distingue de ses voisines par son étendue, sa hauteur,
l'espace ménagé autour de ses murailles et plus encore par le drapeau
attaché à une longue lance plantée devant la principale ouverture.

Seul le chef de la tribu a le droit de signaler ainsi sa demeure: à la
première alerte il faut que les soldats puissent se rallier autour de
leur maître, et que le maître trouve à sa portée un guidon et une arme
de combat. Nasr ed-din chah lui-même a conservé l'usage de cet insigne
militaire, et dans son palais de Téhéran, tout comme dans ses campements
de chasse, l'appartement ou la tente affecté chaque heure de nuit ou de
jour à la demeure du souverain est reconnaissable à l'étendard kadjar
dont les plis se déploient à l'extrémité d'une lance.

La caravane hâte vainement sa marche; le soleil, perdu derrière des
nuages, s'incline vers l'horizon, la nuit nous poursuit à grands pas et
nous sommes encore bien loin du bouquet de palmiers que les guides
signalent depuis le départ comme le point de jonction du sentier de
Hillah et de la route de Kerbéla. De minute en minute le ciel
s'assombrit, de gros nuages noirs apportés par des rafales de vent
courent sur nos têtes; une pluie fine commence à tomber; le chemin
devient de plus en plus difficile à suivre et nous ne tardons pas à
marcher à l'aventure au milieu des rigoles en partie remplies d'eau et
des fondrières dissimulées sous de hautes herbes.

Nos gens ne sont même pas capables de nous donner l'exemple de la
résignation: à peine un guide oriental a-t-il perdu sa route, qu'il perd
également la tête et ne tarde pas, surtout en pleine nuit, à devenir un
véritable embarras. «Les hommes armés doivent toujours marcher en tête
d'un convoi égaré», ont assuré les muletiers en se rangeant derrière nos
talons. Et, à dater de cette déclaration de principes, ils se sont
déchargés de toute responsabilité et s'en sont rapportés à nous pour les
amener à un gîte quelconque.

Eussions-nous eu des yeux de lynx que nous n'aurions pas réussi à
retrouver la direction du bouquet de palmiers vers lequel nous marchions
depuis plusieurs heures, si quatre fantômes coiffés de hautes pyramides
noires n'étaient subitement apparus à nos côtés. Le fusil en main, nous
nous apprêtions à les tenir à bonne distance tandis que nos gens
épouvantés prenaient la fuite et se dissimulaient dans les broussailles:
mais notre heure dernière n'avait pas encore sonné. Belzébuth et ses
acolytes se présentent à nous sous la figure de bûcherons chargés
d'énormes paquets de broussailles. Après avoir hésité à envoyer quelques
balles à ces pauvres diables, nous bénissons la Providence de les avoir
placés sur notre chemin et leur demandons l'hospitalité en récompense de
l'épouvante que nous leur avons causée. Les guides, revenus de leur
frayeur, accourent et décident l'un des nomades à les conduire jusqu'au
village, à peine distant de quelques kilomètres du marais où patauge la
caravane. Enfin nous voici à couvert après avoir franchi une porte
vermoulue devant laquelle il a fallu patienter un bon quart d'heure. Un
caravansérail placé au milieu d'un bazar éclairé par des lampes fumeuses
nous servira de gîte ce soir. Il était temps d'arriver au logis, car la
pluie dégénère en déluge.

_Kerbéla_, 27 décembre.--Que faire dans un caravansérail, à moins que
l'on ne dorme? Au soleil levant, nous avons traversé un pont de bateaux
jeté entre les deux rives de l'Euphrate et rejoint la route de Kerbéla.
A partir de ce point, l'aspect du paysage se modifie complètement. A des
plaines désertes succèdent de superbes jardins, défendus des
déprédations des passants par des murs de clôture et des fossés
profonds. Le chemin, tracé au milieu de bosquets de palmiers et
d'orangers, va toujours descendant et serpente à travers des arbres si
touffus et si verts qu'ils semblent avoir accaparé la chlorophylle de la
création tout entière.

[Illustration: CARAVANSÉRAIL A KERBÉLA.]

Si nous avons parcouru hier des pays abandonnés et sauvages, nous en
sommes trop amplement dédommagés aujourd'hui. Une multitude de femmes,
les unes à pied, les autres à cheval, circulent dans toutes les
directions et ne manquent pas d'accabler les «chiens de chrétiens» des
compliments les moins aimables. Leurs compagnons, plus timides et
persuadés que nous n'aurons pas à leur endroit le respect dont ils nous
savent imbus envers le beau sexe, quelle que soit sa laideur, se
tiennent à distance de nos fouets, mais nous pétrifieraient de leurs
regards farouches s'ils pouvaient leur communiquer les vertus de la tête
de Méduse. On respire déjà un capiteux parfum de fanatisme.

La splendeur de la végétation aide à faire oublier l'aménité des
passants, et notre petite troupe arrive sans encombre devant la cité de
Houssein.

Au-devant d'une porte à prétentions monumentales s'étend une vaste place
encombrée de dalles tumulaires, les unes déjà achevées, les autres à
l'état d'ébauche. Les tailleurs de pierre, assis sur leurs talons,
guettent la venue des convois mortuaires et d'un air engageant proposent
leur marchandise aux parents des défunts. Les prix longuement débattus
et l'affaire terminée, ils prennent sur-le-champ les noms du mort, de
ses ascendants et descendants, et gravent au plus vite l'inscription
afin qu'arrivés en terre sanctifiée les cadavres n'aient point à
attendre longtemps une sépulture qu'ils sont venus chercher de si loin.

Le bazar aux pierres tombales franchi, nos guides se dirigent vers la
porte; mais des gardiens les arrêtent et d'un ton bourru leur intiment
l'ordre péremptoire de rebrousser chemin, de longer l'enceinte et de
choisir, pour pénétrer dans la ville sainte, un quartier moins populeux,
afin que les yeux délicats des pèlerins ne soient point blessés à la vue
des infidèles.

Une confusion extraordinaire règne près des murs entourés de ces
innombrables campements de dévots qui ne peuvent, faute d'argent,
fréquenter les caravansérails. Chaque voyageur, campé auprès de bagages
misérables et de chevaux étiques, chantonne quelque invocation pieuse
tout en mangeant des dattes mieux pourvues de noyaux que de chair.

Une porte donnant accès sur un boulevard d'haussmannisation récente
s'ouvre à l'extrémité des fortifications et conduit jusqu'à une vaste
place. Les guides s'arrêtent à mi-chemin et entrent enfin dans une
maison de très pauvre apparence dont les misérables chambres entourent
une sorte de poulailler boueux. Kerbéla est un pèlerinage trop suivi
pour qu'on n'y trouve point de meilleur caravansérail; mais nos
serviteurs ont fait preuve de prudence en ne nous mettant pas en contact
avec des gens fanatisés par les exhortations des mollahs et énervés par
les fatigues d'un long voyage. Après avoir pris possession de pièces
étroites situées au premier étage, je monte jusqu'aux terrasses, mes
observatoires habituels, et j'aperçois enfin l'ensemble de la ville. A
gauche s'élèvent la coupole et les minarets d'or du tombeau de Houssein;
à droite, un dôme revêtu de faïence bleu turquoise, construit sans doute
sous les derniers Sofis.

S'il a jamais été utile de faire œuvre de diplomate, c'est bien
aujourd'hui, car il s'agit de fouler de nos pieds européens un
sanctuaire plus vénéré en Perse que la Kaaba de la Mecque elle-même. Et,
de fait, nous n'avions jamais été forcés de suivre les petits chemins et
de nous loger dans un bouge infect. Instruit par l'aventure de
Kâzhemeine, Marcel s'est muni de lettres de recommandation destinées aux
chefs civils, religieux ou militaires; je le soupçonne même d'en avoir
demandé à feu Mahomet.

Tout d'abord nous allons rendre visite au consul de Perse, digne
fonctionnaire dont les quatre-vingt-quatre ans sont gravés sur sa figure
en rides profondes. Ce vieux débris diplomatique est entouré d'une bande
de mollahs et d'une nombreuse clientèle. Il renvoie ceux-ci, congédie
ceux-là, et, lorsqu'il ne reste plus autour de lui que les intimes de la
maison, il écoute notre requête. «Jamais un chrétien n'a visité le
tombeau de l'imam Houssein», répond le consul à mon mari, «je ne
désespère pas cependant du succès de votre demande. Comptez en tout cas
sur le représentant du plus puissant monarque de l'Islam.» Et le consul
fait avertir le _cliddar_ (celui qui a la clef du tombeau) de notre
arrivée. Entre-temps nous sommes invités à admirer un superbe bambin qui
s'ébat bruyamment sous les regards attendris du vieillard. Je félicite
le bonhomme, certaine de prendre le chemin de son cœur en faisant
l'éloge de sa postérité.

«Cet enfant, dit-il, est magnifique, en effet; je n'en ai jamais eu de
plus fort et de plus vigoureux; mes arrière-petits-fils sont des
avortons si je les compare au dernier de mes héritiers né sous la
protection de Houssein.»

L'assistance opine du bonnet, et la conversation se traîne jusqu'au
moment où revient enfin l'ambassadeur envoyé chez le porte-clef. «Le
_cliddar_ est allé respirer l'air pur des champs et ne rentrera pas à
Kerbéla avant la fin de la semaine.» Cette réponse est de mauvais
augure, car chacun sait très bien de quelle manière il doit interpréter
l'absence du gardien de la mosquée: notre interlocuteur cesse de vanter
l'omnipotence du représentant du roi des rois et, sans transition
préparatoire, se prend à gémir sur la situation précaire des Persans,
contraints dans la Turquie d'Asie de se conformer aux volontés des
fonctionnaires ottomans. Il termine ses lamentations en essayant de nous
persuader que l'autorité turque est seule assez puissante pour nous
faire pénétrer dans une mosquée chiite. Ce raisonnement sonne juste
comme une épinette brouillée avec son accordeur, mais Marcel se donne
l'air de le tenir pour juste, et, sous forme de conclusion, sort de sa
poche une lettre du valy de Bagdad adressée à son subordonné le
moutessaref de Kerbéla.

[Illustration: VUE DE KERBÉLA.]

Le vieillard, interloqué, s'écrie que nul désormais ne peut marcher à
l'encontre de notre désir et ordonne de seller son cheval afin qu'il
puisse aller à la campagne du cliddar lui faire part de notre démarche.
Il enverra la réponse dès son retour.

Vers le soir, une douzaine de mollahs envahissent notre chambre. Les
porte-turban débitent à tour de rôle une interminable litanie de
compliments et laissent enfin la parole au beau parleur de la troupe.
Après un préambule savant, consacré à exalter les sentiments du consul à
notre égard, le respect du cliddar pour nos lettres de recommandation,
la sainteté de la mosquée de Kerbéla, où le chah lui-même n'est entré
qu'après avoir traversé à pied la ville entière, l'orateur affirme que
nous profiterions d'une faveur insigne refusée jusqu'ici à des
étrangers, si nous étions autorisés à monter sur la terrasse d'une
maison voisine de l'édifice et à examiner la cour centrale du haut de
cet observatoire. Nous devrons toutefois nous coiffer du tarbouch
sunnite, afin de ne point éveiller l'attention des fidèles.

«Cette condition est de tous points inacceptable, a répondu Marcel; je
ne reconnais pas l'autorité du commandeur des croyants, et dans aucun
cas je ne subirai l'humiliation que vous me proposez.»

Sur ces paroles, dont le sens injurieux pour les Sunnites a ravi nos
interlocuteurs, les mollahs semblent s'amadouer: «ils comprennent notre
répulsion» et se retirent en promettant de venir nous prendre le
lendemain à la pointe du jour afin de nous introduire sur les terrasses
de la mosquée avant l'ouverture des portes.

28 décembre.--L'aurore n'avait pas encore terni la clarté des étoiles et
je guettais du balakhanè l'arrivée des turbans blancs. Peine perdue; le
soleil s'est levé, les dômes d'or de la masdjed ont scintillé à ses
premiers rayons, deux heures se sont passées: les mollahs ne sont point
venus. Lassé par ces déceptions énervantes, Marcel a envoyé le cawas
demander des explications au consul et, en attendant son retour, nous
sommes allés visiter la ville.

Il faut parcourir cette immense nécropole pour se rendre compte de son
étendue. Non seulement la mosquée chiite est entourée de tombes placées,
suivant les moyens pécuniaires de leur propriétaire, dans les galeries
voisines du sanctuaire et dans les cours intérieures, mais, de tous
côtés, en dehors de l'enceinte, s'étendent, cachés sous des arbres
magnifiques, d'immenses champs de repos destinés au commun des mortels.
Ces bosquets ombreux disposent à une quiétude sereine, et j'en arrive à
comprendre l'entraînement qui pousse les Persans à souhaiter quelques
pieds de terre dans ces jardins où rien ne semble devoir troubler leur
dernier sommeil.

Les turbans blancs peuvent seuls rivaliser en nombre avec les pierres
des cimetières; en file, en bataille, partout on rencontre des mollahs:
les uns vieux, tristes, sévères, les autres jeunes, roses, fringants,
gras, coquets et aussi bruyants que peuvent l'être des étudiants quand
ils peuplent une ville universitaire. Tous, petits et grands, vivent aux
dépens des pèlerins et touchent une partie du prix des concessions
vendues chaque année à leur profit. En somme, bien malin est le voyageur
qui sort de Kerbéla sans y avoir engagé ses tapis et son argenterie s'il
est riche, sa pipe et son aiguière s'il est pauvre.

Comme j'ai été bien inspirée de ne point perdre la matinée en démarches
inutiles! A notre retour au logis nous avons trouvé une nouvelle
ambassade, chargée de reprendre la question des tarbouchs. Marcel,
impatienté par les éternelles tergiversations d'une diplomatie aux
abois, n'a pas attendu la fin de l'explication pour mettre les mollahs à
la porte et donner du haut en bas de la maison l'ordre de seller les
chevaux, qui l'emporteront bien loin d'une cité où les Chiites ne savent
pas mieux tenir leur parole que de vulgaires Sunnites.

Quelques instants plus tard nous sortions de Kerbéla, vouant aux mêmes
divinités infernales le cliddar, le consul, la mosquée, Hassan et
Houssein, Omar et Abou-Bekr, Persans et Turcs, Sunnites et Chiites.

29 décembre.--Nous voici de retour à Bagdad.

La ville, éclairée aux rayons du soleil couchant et noyée dans les
légères brumes d'or qui s'élevaient du sol jusqu'aux verts panaches des
palmiers, ne m'avait jamais paru plus radieuse et plus belle. Combien
Babylone devait être majestueuse quand ses monuments gigantesques, ses
jardins suspendus, ses palais merveilleux, ses murs et ses portes
d'airain se présentaient aux yeux surpris des voyageurs!

La ville de Nabuchodonosor est redevenue poussière; quel sort l'avenir
réserve-t-il à la cité des califes? Elle est bien déchue depuis les
jours où ses premiers souverains s'élançaient à la conquête du monde et
portaient leur étendard triomphant jusqu'à Grenade et à Cordoue!

Sa destruction et sa ruine définitives sont-elles prochaines? Je ne le
souhaiterai pas, mais je m'arrêterai à un moyen terme: qu'Allah balaye
les valys, les magistrats, les douaniers et toute la vermine
administrative accumulée derrière ses murs, qu'il protège ses gracieux
édifices et qu'il ne les confonde pas dans le néant avec tant d'autres
merveilles que leur grandeur et leur solidité semblaient devoir
préserver des atteintes du temps, le plus terrible et le plus inexorable
des dieux!

[Illustration: VUE PRISE A BAGDAD AU BORD DU TIGRE.]



[Illustration: LE TIGRE A AMARA. (Voyez p. 634.)]



CHAPITRE XXXVII

Départ de Bagdad.--A bord du _Khalifè_.--Arrivée à Amara.--Les chevaux
de pur sang.--La colonie chrétienne d'Amara.--Une nuit de janvier dans
le _hor_.--Les tribus nomades.--Tag Eïvan.--Imamzaddè Touïl.--Le
campement de Kérim khan.


_Amara_, 1er janvier 1882.--Par quel souhait remplacerai-je aujourd'hui
les vœux qui n'arriveront point, hélas, jusqu'à moi? Si je pouvais
bientôt revoir ma belle France! Et cependant, avec une ténacité qui fait
honneur au caractère de Marcel, nous avons formé le projet de pénétrer,
coûte que coûte, en Susiane. Cette nouvelle tentative sera-t-elle plus
heureuse que les précédentes? Le début de cette expédition est bien de
nature à me décourager.

Désireux de passer quelques jours à Ctésiphon avant de dire adieu à la
Mésopotamie, nous sommes sortis de Bagdad dans l'après-midi du 30
décembre. On semait les orges quand nous avons traversé la campagne. Aux
terres cultivées succèdent un désert et une lande couverte de buissons
noueux sous lesquels s'abritent des chèvres et des moutons; aux
laboureurs, des nomades à l'œil inquiet et farouche. Bientôt apparaît le
palais de Ctésiphon, s'enlevant en noir sur le fond pur du ciel. Les
ombres de la nuit nous enveloppent; au loin les chacals glapissent la
lugubre retraite du désert.

Deux jours nous ont suffi pour revoir les ruines et l'emplacement de la
ville sassanide, suivre les remparts de sa rivale Séleucie, faire nos
dévotions au tombeau de Soleïman le Pur et nous embarquer à bord du
_Khalifè_, superbe bateau de la compagnie Linch, affecté au service du
Tigre.

Comme le _Mossoul_, le _Khalifè_ a tout son avant surchargé de pèlerins.
En circulant au milieu des bagages de ces pauvres hères, j'ai remarqué
un tapis qui avait échappé aux griffes rapaces des prêtres de Kerbéla:
une vraie merveille aux teintes délicieuses, aux dessins délicats. Je
saisis le propriétaire après une de ses oraisons et lui demande le prix
de son tapis. A ses prétentions il est aisé de voir que la probité
commerciale du disciple de Mahomet n'est pas à la hauteur de sa fervente
piété, et je le quitte. A peine rentrée dans ma cabine: toc, toc; on
frappe à la porte. C'est un autre pèlerin, il apporte sous son bras un
objet soigneusement empaqueté.

«J'ai une affaire à vous proposer, me dit-il avec mystère, et il
découvre une paire de bottes européennes, assez éculées pour avoir joué
un rôle actif dans les voyages du Juif errant.

--Aurais-tu l'intention de me vendre cette chaussure?

--Pourquoi non? N'avez-vous pas proposé à Taghuy de lui acheter son
tapis de prière? Mes bottes sont bien plus antiques.»

Le bonhomme s'est retiré fort surpris de me voir refuser une marchandise
d'une vieillesse indiscutable et en somme difficile à se procurer en
Mésopotamie.

Le lendemain de notre embarquement à Ctésiphon, le _Khalifè_ a fait
escale à Amara. La ville, de fondation récente, s'étend le long du
fleuve, sur les bords d'un quai naturel si solide et si bien dressé
qu'il suffit aux matelots de jeter un simple madrier pour mettre en
communication avec la terre les cursives du paquebot. A peine ce léger
pont est-il lancé que la foule se précipite à bord et envahit le
_Khalifè_.

Nous nous étions réfugiés dans le salon et attendions, avant de
débarquer, la fin de la tourmente, lorsqu'un Turc, vêtu de beaux habits
et suivi de nombreux serviteurs, a demandé au capitaine la faveur d'un
entretien particulier. Il ne s'agit pas de bottes ce coup-ci. L'œil
brillant, l'extrémité de l'index dans la bouche, indice certain d'une
ardente convoitise:

«Donne-moi, dit-il, deux bouteilles de ton excellent bordeaux.

--Qu'en veux-tu faire? Ne serais-tu pas un pieux musulman?

--L'eau de raisins ne m'est pas destinée: je possède une jument de pur
sang; elle est malade, et le sorcier m'a conseillé de lui frictionner le
ventre avec le meilleur vin du Faranguistan.»

Comment résister à une pareille demande? Le capitaine donne l'ordre
d'apporter deux bouteilles de bordeaux, et le quémandeur, ne se fiant
pas à la discrétion des domestiques, fait disparaître le trésor sous ses
amples vêtements.

«Que le gouvernement anglais, dit-il plein de reconnaissance, soit grand
après le gouvernement turc!

--Qu'est-ce à dire? s'écrie le commandant blessé dans son amour-propre
national; oserais-tu mettre en parallèle ta patrie et la mienne?

--Non, reprend l'effendi d'un air contrit, j'ai souhaité seulement à
l'Angleterre d'être aussi glorieuse et aussi puissante que la Turquie.»

Nous débarquons. La ville, créée, il y a à peine trente ans, au point où
le Tigre dans ses nombreux méandres se rapproche le plus de la frontière
persane, est dépourvue de ressources, et nous eussions été fort en
peine, si le consul de Bagdad n'avait eu la prévoyance de nous
recommander à un négociant chrétien. Notre hôte porte le nom de Jésus.
Il a mis à notre disposition la plus belle pièce de sa maison, mais a
vainement tenté de nous procurer des chevaux. Les rares habitants qui
pourraient nous sortir d'embarras possèdent tous de superbes poulinières
du Hedjaz, et ne consentiraient pas plus à déshonorer des bêtes de pur
sang en posant sur leurs nobles reins un fardeau quelconque, qu'à les
exposer à être prises par les Beni Laam, campés dans les déserts compris
entre le Tigre et Dizfoul.

Si le _Stud-book_ arabe n'est point imprimé sur vélin, il n'en est pas
moins gravé au plus profond de la mémoire des nomades; tous savent par
cœur l'arbre généalogique de chaque habitant de leur écurie et vouent à
leurs juments surtout un attachement sans limite.

«Veux-tu ma fille?» disait dernièrement un chef de tribu au gouverneur
d'Amara, qui lui avait rendu un service signalé, «elle est à toi; j'aime
mieux te la donner et la doter de cent mille medjidiés que de me séparer
de Samas, ma jument favorite.»

Un cheikh vient-il à perdre ses troupeaux dans une razzia et a-t-il
besoin d'argent: il se refuse en général à vendre l'entière propriété de
ses juments et cède le quart ou la moitié de la bête avec ou sans la
bride, c'est-à-dire avec ou sans le droit de la monter. En même temps il
se réserve la faculté de racheter la fraction aliénée. Si la jument met
au monde un poulain, on le vend, et les copropriétaires se partagent le
produit de l'affaire; si, au contraire, il naît une pouliche, le maître
de la bride doit l'élever pendant une année et offrir au copropriétaire
le choix entre la moitié de la mère et la fille tout entière. Ces
transactions sont réglées par un véritable code, que les cheikhs arabes
connaissent et interprètent avec justice.

Les nomades n'exigent pas de leurs chevaux une grande vitesse; ils ne
sauraient utiliser cette qualité dans un pays sans routes, couvert de
broussailles ou de marécages et dépourvu le plus souvent d'eau potable;
mais en revanche ils demandent à leur monture de résister aux privations
et à la fatigue, et de les transporter à de grandes distances, parfois
sans boire ni manger. Certaines juments bien connues ont marché durant
trois jours et trois nuits sans débrider et n'ont pas été atteintes de
fourbure après une pareille course. Somme toute, deux bons yabous et
quelques forts mulets feraient en ce moment bien mieux notre affaire que
de nobles coursiers, impossibles d'ailleurs à se procurer.

3 janvier.--Le ciel est gris et maussade, la saison des pluies s'annonce
comme très prochaine, la fièvre nous guette, et les jours se passent
sans être utilisés.

4 janvier.--Hier soir, notre hôte, Jésus, vint nous demander s'il nous
serait agréable de l'accompagner à l'office, célébré par un prêtre
chaldéen dans une église bâtie aux frais de la colonie chrétienne
d'Amara.

A la pointe du jour nous franchissons le seuil d'une salle étroite à
peine haute de trois mètres. Cette pauvre chapelle, bâtie en torchis et
couverte d'une terrasse de pisé portée sur des chevrons noueux, ne
possède d'autre ouverture que la porte. Je passe au milieu d'une
soixantaine de fidèles pieusement recueillis, puis je viens prendre
place devant le plus pauvre des autels: il est en terre; la nappe, faite
d'une indienne colorée, le dissimule à peine; une boîte peinte tient
lieu de tabernacle. Dès notre arrivée les marguilliers se sont empressés
d'allumer une vingtaine de bougies; un brillant éclairage est le luxe
suprême de toutes les cérémonies religieuses ou profanes de l'Orient, et
la messe chaldéenne a commencé, tantôt chantée par le prêtre, tantôt
nasillée par les enfants, qui viennent soutenir aux moments solennels
les voix plus graves des hommes, réunis au fond de l'église. Je n'ai
point éprouvé pendant cette longue cérémonie l'impression de lassitude
que l'on ressent dans nos églises de village; je me suis crue ramenée à
bien des siècles en arrière, alors que la foi naïve était encore dans
toute sa primitive ardeur, en ces temps de persécution où les néophytes
se réunissaient pour prier derrière les murs épais d'une maison fidèle,
ou invoquaient le Dieu tout-puissant sous les voûtes des catacombes.
N'a-t-elle point, comme l'église naissante, surmonté des obstacles sans
nombre, cette petite colonie chrétienne? Il y a un an encore, elle
n'avait pas même de desservant. Les enfants naissaient, les morts s'en
allaient en terre sans prière et sans bénédiction. A Pâques seulement
elle était visitée par un Père carme de Mossoul ou de Bagdad, chargé de
mettre ordre en quelques heures aux affaires spirituelles de la
communauté. Aujourd'hui, au contraire, les mourants reçoivent les
dernières consolations, les nouveau-nés l'eau baptismale, et les fiancés
peuvent s'unir en légitime mariage pendant toute l'année.

Après la messe les chefs de la colonie chrétienne nous ont invités à les
suivre chez leur pasteur. Le prêtre habite une cabane de terre bâtie non
loin de l'église. L'appartement se réduit à une seule pièce, servant à
la fois de parloir et de chambre à coucher. Quelques couvertures jetées
sur une estrade de roseaux, une malle utilisée tour à tour comme armoire
ou comme fauteuil, des livres de prières respectueusement posés sur une
table, composent toutes les richesses du desservant. Quelle pauvreté!
mais aussi quelle paix et quelle heureuse insouciance règnent ici! Il
est bien en harmonie avec la chapelle, le presbytère d'Amara.

5 janvier.--Dieu d'Isaac, d'Abraham et de Jacob, soyez béni! Une
caravane chargée d'indigo vient d'arriver de Dizfoul: nous partons
demain. Ce n'a pas été petite affaire que de décider le tcharvadar bachy
à détacher six bêtes de son convoi. Le brave homme a allégué la fatigue
de ses animaux, le danger de traverser en si petite troupe le pays des
Beni Laam; bref, le consul de Perse s'en est mêlé, mon mari a promis
d'indemniser les muletiers si on leur volait nos montures, et les arrhes
ont été acceptées. Afin de donner confiance à nos gens, Marcel est allé
trouver le _moutessaref_ (sous-préfet turc) et lui a demandé une escorte
de quatre zaptiés: «Je me garderais bien de m'occuper de vos affaires,
s'est écrié ce nouveau Pilate. Et, s'il vous arrivait malheur, quelle
situation serait la mienne? Ma responsabilité serait engagée. En vous
déconseillant au contraire le voyage de Dizfoul, je fais œuvre d'ami
sincère et de fonctionnaire prudent. Vous n'aurez à vous en prendre qu'à
vous-même des suites d'une pareille équipée.» Quelle leçon
d'administration a reçu là mon mari!

7 janvier.--Nous sommes partis d'Amara vers midi avec l'intention
d'aller coucher aux tentes de Douéridj.

Le convoi a côtoyé pendant plus de quatre heures un canal le long duquel
s'étendent de belles prairies; puis, arrivé en vue d'un bouquet de
palmiers, il a fait halte. «Vous ne trouverez plus désormais que de
l'eau amère», disent nos guides. Les chevaux, débridés, sont menés à
l'abreuvoir, Marcel tire de ses fontes une vieille croûte de pâté, et
nous dînons en considérant les gros nuages amoncelés au-dessus de nos
têtes. Un vol de corneilles passe à notre gauche; au même instant je
reçois quelques gouttes de pluie. Si ces oiseaux de mauvais augure
pouvaient nous prêter leurs ailes, nous irions nous installer, à leurs
côtés, sous les larges feuilles des arbres; hélas! les vertes toitures
ne sont pas le fait de mammifères de notre espèce! En selle, et tâchons
d'atteindre au plus vite les tentes de Douéridj. La caravane se lance
dans un étang que l'on doit traverser avant d'y parvenir; mal lui en
prend: la pluie augmente, la nuit tombe, et, après avoir battu de droite
à gauche roseaux et ginériums, les guides déclarent qu'ils ont perdu la
route et que, privés de la vue des étoiles, ils ne peuvent sortir du
marais avant le jour.

On décharge les mulets. Marcel fait empiler les bagages de façon à nous
préparer un siège au-dessus des eaux, et nous nous asseyons au sommet
d'une malle, avec la sombre perspective de passer toute la nuit exposés
à l'orage. Encore si l'on pouvait chanter, causer, dîner, on ne perdrait
pas tout courage, mais nos gens sont décidément des empêcheurs de danser
en rond. Non seulement ils ont résisté à la tentation d'allumer leurs
kalyans, mais ils nous ont même suppliés de garder le silence afin de ne
point avertir de notre présence les nomades du _hor_ (marais). «Ne
payant pas de redevance à la tribu campée dans ces parages, elle est
maîtresse de nous traiter fort mal», concluent-ils en hommes habitués à
tenir compte du droit du plus fort. Eux-mêmes se couchent dans l'eau
croupissante et, l'oreille tendue, l'œil au guet, ils surveillent les
mulets, qui, la tête basse, tournent le dos à l'ouragan. Nous seuls et
Séropa, le nouveau cuisinier, juché comme un singe sur la plus haute de
ses marmites, dominons la situation. Il est à peine onze heures, la
pluie redouble de violence, le vent fait rage. Quelle belle nuit,
messeigneurs, pour une orgie à la tour de Nesle, mais quelle triste
aventure pour des voyageurs installés entre deux eaux, sans autre abri
que des casques défoncés et des imperméables perméables! La lassitude a
triomphé des éléments et j'ai fini par m'endormir.

[Illustration: UNE NUIT DE JANVIER DANS LE HOR.]

Au jour je me suis aperçue que Marcel avait amoncelé sur moi toutes les
couvertures et que, planté au centre de notre petit îlot en guise de
piquet, il avait disposé son caoutchouc autour de nous afin d'éloigner
le plus gros de l'averse; à part les pieds et les jambes, déjà trempés
la veille, j'étais fort peu mouillée. Au premier mouvement je me suis
néanmoins trouvée si raide, si courbatue, envahie par un frisson si
pénétrant, que j'ai désespéré de pouvoir remonter à cheval; il a bien
fallu néanmoins se remettre en chemin. A huit heures le soleil ne
s'était pas encore levé, la pluie recommençait à tomber de plus belle;
les guides ont repris leur folle promenade à travers les roseaux et ont
bien voulu reconnaître qu'ils avaient tout hier au soir marché à l'ouest
au lieu de se diriger vers l'est.

J'ai conscience d'avoir souffert mort et passion pendant cette étape: un
violent accès de fièvre s'était déclaré, mes artères battaient à se
rompre, tout mon corps gémissait, et quand, trente et une heures après
avoir quitté Amara, nous avons atteint le campement de Douéridj,
j'aurais été obligée de me laisser choir à terre si Marcel et l'un des
muletiers ne m'avaient déchargée comme l'on ferait d'un colis, portée
sous une tente spacieuse et couchée au milieu d'un parc de petits
agneaux. S'envelopper dans des couvertures, changer de vêtements, il n'y
fallait pas songer: les unes étaient imprégnées de pluie, les autres
avaient trempé à même le marécage et étaient encore plus humides que les
habits abrités sous nos caoutchoucs. La douce chaleur de mes gentils
voisins m'a rendu la vie; ce matin je me suis trouvée mieux et en état
de plaindre l'infortuné Séropa. Notre dix-septième cuisinier ne cesse de
tousser; il gît à l'autre extrémité de la tente, à peine couvert et la
tête entourée d'un ignoble chiffon.

«Est-tu malade, Séropa? ai-je demandé.

--Malade? non,... mort: j'ai la fièvre, une fluxion de poitrine et me
voilà perclus de rhumatismes. Je suis à moitié nu! ne le voyez-vous pas?

--As-tu perdu ton abba et ton beau tarbouch rouge? T'en serais-tu
débarrassé au profit du _hor_? Qu'as-tu fait de ta malle? elle était, il
me semble, assez bien garnie.

--Hélas, je ne la verrai plus! Ce n'est pas moi qui userai tous les
beaux effets qu'elle contient. Faites préparer ma fosse.

--Dans un instant, si tu n'es pas trop pressé. Réponds d'abord à mes
questions. Où est ta malle?

--Chez votre ami Jésus. La veille de notre départ, le moutessaref--que
ses femmes et ses juments restent bréhaignes!--m'envoya chercher en
secret et me dit: «Tu es au service des Faranguis et tu vas les suivre
en Susiane?--Oui, Excellence.--Je les ai avertis des dangers qu'ils
avaient à courir en route et je me suis efforcé de les retenir à Amara:
ils n'ont rien voulu entendre. Tant pis pour eux; quoi qu'il arrive, je
m'en lave les mains. Quant à toi, tu es sujet turc, c'est donc une autre
affaire. Si tu m'en crois, tu abandonneras ces fous à leur triste sort
et tu retourneras à Bagdad.» J'ai remercié de sa bienveillance le
moutessaref et lui ai promis de suivre ses bons conseils. Comme je ne
suis pas un ingrat et que je mange votre pain, je n'ai pas voulu vous
quitter. La peau du fils de ma mère n'était guère de nature à tenter les
Arabes: j'ai donc confié ma malle à Jésus et, choisissant mes plus
vieilles défroques, je me suis mis en route à la queue du convoi, un peu
honteux de mon nouvel équipage. Depuis deux jours je suis transi, je
tousse à m'étouffer et ne puis plus me tenir sur mes pauvres jambes.
Combien je regrette de m'être laissé effrayer par les paroles du
moutessaref!

--Prends de l'argent, fais tuer un mouton et habille-toi avec sa toison;
pendant que le cuir se tannera sur ton dos, la laine, laissée à
l'intérieur, te préservera du froid et de l'humidité. Depuis que tu es
malade, qui donc s'occupe de préparer les repas de Çaheb?

--Oh! personne. Tous les vivres sont là, on n'y a même pas touché. Je
crois que les Arabes ont donné à Çaheb du riz et du lait aigre.

Il est grand temps que je revienne à la santé et que je reprenne les
rênes du gouvernement. Si je n'y prenais garde, mon pauvre Marcel se
laisserait mourir de faim.

10 janvier.--Revenir à la vie! Encore quelques étapes comme la dernière,
et l'on pourra me chercher un asile sous les beaux ombrages de Kerbéla.
Hier matin, le temps s'étant éclairci, les muletiers nous ont conseillé
de profiter de l'embellie, car on ne peut, en cette saison, compter sur
une suite de beaux jours. J'avais eu la fièvre toute la nuit; cependant
le soleil était si beau, l'air si doux et si pur, la plaine si verte que
je n'ai pas hésité à me remettre en route. Nous avons d'abord franchi un
cours d'eau étroit, mais fort torrentueux, et marché ensuite dans la
direction de grands tumulus. De droite et de gauche paissaient des
troupeaux de chameaux; à l'horizon se dressait une haute chaîne aux
crêtes neigeuses. C'est au pied de ces montagnes qu'était bâtie Suse et
que s'élève encore la moderne Dizfoul.

Arriverai-je au but? Je n'étais pas en route depuis une heure, que des
frissons m'ont saisie de nouveau, des spasmes violents se sont déclarés;
incapable de continuer plus longtemps à me tenir en selle, je me suis
laissée glisser sur le sol humide. Les encouragements de mon mari, ses
supplications sont restés sans résultat; on m'aurait tuée que je
n'aurais pas fait un pas en avant. Nous ne pouvions cependant demeurer
dans la gorge où j'étais tombée. Sans eau, sans vivres, sans bois, sans
abri, sans défense, nous n'avions pas grand choix: périr de misère ou
être dévalisés et tués par les Arabes. Il fallait à tout prix arriver
aux tentes, ou tout au moins à un endroit découvert. Quelques gouttes
d'eau de pluie découvertes dans les anfractuosités rocheuses atténuent
les haut-le-cœur; des couvertures fortement fixées sur une charge
constituent une sorte de lit, au-dessus duquel on m'a étendue et
attachée; à droite se tenait un tcharvadar chargé de diriger le mulet;
Marcel marchait à gauche afin de maintenir en équilibre son compagnon de
misère. Sans avoir trop conscience de moi-même, j'ai pu, grâce à cette
installation, supporter sept ou huit heures de cheval et atteindre vers
le soir un campement de nomades établi au pied d'un tumulus élevé.

Malgré mon extrême fatigue, malgré l'insouciance et la paresse d'esprit,
conséquences de la maladie, je n'ai pu assister indifférente au
spectacle biblique des tentes, quand, au soleil couchant, les troupeaux
de brebis, rentrant du pâturage, se sont élancés vers leurs agneaux
bondissants, que les chèvres, les vaches et de colossales chamelles sont
venues se grouper dans des parcs clôturés avec quelques broussailles.

A peine les troupeaux étaient-ils rassemblés autour du campement, que
pâtres et pastoures ont envahi la tente où l'on nous avait donné asile
et nous auraient certainement étouffés si notre hôte ne les avait
contraints à réprimer leur curiosité et à s'éloigner. Les femmes,
belles, de noble attitude, vêtues de longues chemises fendues dans le
dos et sur la poitrine, coiffées de turbans de laine légère, parées de
pendeloques de verroterie, de bracelets d'argent incrustés de
turquoises, ont alors passé au second rang, tandis que les maris, peu
galants, s'asseyaient autour d'un brasier destiné tout à la fois à nous
réchauffer et à nous éclairer. Aux lueurs brutales du foyer je contemple
le tableau placé sous mes yeux et admire sans me lasser ces Arabes aux
traits fins et énergiques, aux longs cheveux tombant en nattes sur la
poitrine, aux membres vigoureux et élégants.

Éloignés de tout centre de civilisation, livrés à leur propre
initiative, sans prêtres, à peu près sans religion, les nomades vivent
sous l'empire de la loi naturelle. Un seul groupe social est solidement
constitué: la famille. Elle doit pourvoir à la reproduction de la race
et donner des défenseurs à la tribu. Une guerre vient-elle à éclater
entre deux cheikhs rivaux: les femmes sont les premières à exciter les
guerriers au combat et suivent d'assez près les péripéties de la lutte
pour que leurs époux et leurs fils entendent auprès d'eux les hou! hou!
hou! gutturaux dont elles accompagnent les grandes cérémonies civiles et
religieuses. C'est à elles également qu'échoit la douce part de
tourmenter le vaincu devenu leur prisonnier, d'inventer en son honneur
des tortures nouvelles, d'exagérer ses souffrances en ralentissant son
martyre, de le brûler ou de le couper tout vivant en menus morceaux.
Leur enthousiasme arrive même à un tel paroxysme, que celles dont les
maris périssent dans la mêlée se glorifient de la mort de leur époux et
se remarient dès le lendemain si elles trouvent à lui donner un
remplaçant: le vif prime le mort.

[Illustration: FEMME ARABE DE LA TRIBU DES BENI LAAM.]

On doit également ranger dans le code patriarcal des nomades les lois
ayant trait au vol des troupeaux et des récoltes, à l'enlèvement des
jeunes filles. En ce cas, et chez les Beni Laam, nos hôtes actuels, les
parents de la belle se présentent devant le conseil des anciens, vêtus
de deuil, armés jusqu'aux dents, la figure lamentable, les yeux roulant
dans leur orbite, et s'assoient sans mot dire. La famille du ravisseur
montre plus de calme. Le président prend alors la parole, interroge les
assistants et cherche à accommoder l'affaire en engageant les avocats du
coupable à donner trente chameaux à la famille de l'ex-vierge. Sur cette
proposition, des cris de colère s'élèvent de toutes parts; les parties
se querellent, discutent pendant plusieurs heures, s'accordent enfin sur
le chiffre de vingt chameaux, et il ne reste plus aux plaideurs qu'à
abandonner leur mine lugubre et à célébrer la fin des hostilités en se
gorgeant de riz, de mouton et de lait aigre.

Il paraît difficile de s'enivrer avec du riz et du lait: le fait se
produit pourtant tous les jours. A la suite de ces agapes judiciaires,
les convives, sous l'influence de la légère alcoolisation du _maçt_ ou
lait fermenté, tombent ivres morts. Le même phénomène s'observe quand
les Arabes mangent en quantité des raisins ou des dattes. Mahomet eut
peut-être raison d'interdire le vin à des têtes si fragiles.

Le tribunal arbitral porte le nom de _aarfa_; ses jugements sont sans
appel, au moins chez les Beni Laam. La paix ne se signerait point aussi
aisément dans les tribus des Anizeh et des Chammar, bien autrement
aristocratiques: seule la mort du coupable ou de l'un de ses proches
parents peut réparer l'honneur d'une famille outragée.

Le gouvernement turc n'a pas réussi à soumettre les nomades à son
autorité et se déclare trop heureux quand les impôts rentrent sans
combat. Si les tribus se refusent à acquitter leurs redevances, le valy
envoie, en guise de collecteur, un colonel suivi de son régiment. Les
Arabes, toujours prévenus du départ des troupes, se jettent au cœur des
marais, dont ils connaissent seuls les détours; le colonel, suivi de son
régiment, hésite à se hasarder dans le _hor_, fait demi-tour et rentre
bredouille à Bagdad. Sont-ils pris à l'improviste, les nomades lèvent
leur campement, cachent sous les eaux stagnantes les caisses contenant
leur argent et leurs bijoux, et fuient vers la montagne; les troupes
parties, ils reviendront chercher leurs richesses et planteront leurs
tentes sur le lieu même qu'ils ont dû abandonner. Les tribus riches,
nombreuses et par conséquent moins mobiles, usent d'un autre stratagème:
elles prennent à gages, au prix annuel de douze à quinze cents francs,
un seïd (descendant du Prophète) et déposent sous sa tente, asile
inviolable, toutes les marchandises ou les objets de valeur. Ce sont
également les seïds qui sont chargés de venir chez le moutessaref régler
les affaires de la tribu et transiger avec les collecteurs. L'illustre
origine de ces avocats en turbans bleus ou verts, les mettant à l'abri
de toute violence, oblige les chefs administratifs à les écouter avec
attention et leur donne une autorité dont ils usent et mésusent en vue
de conquérir une existence douce et facile. Ah! Mahomet, la crème des
aïeux, avec quelle sollicitude tu as préparé le bonheur de ta postérité!

Les nomades chez lesquels nous venons de recevoir l'hospitalité n'ont
pas, comme leurs frères de Douéridj, à se préoccuper des collecteurs et
des soldats: à cheval sur les frontières de Turquie et de Perse, ils
passent tour à tour dans l'un de ces deux pays quand ils se sentent
poursuivis dans l'autre, et jouissent ainsi d'une parfaite indépendance.
Heureux les peuples libres, malheureux les voyageurs forcés de les
visiter! A proprement parler, nos hôtes sont les voleurs les plus
audacieux et les plus adroits de la contrée. Ils vivent de rapines et
sont aussi redoutables à leurs compatriotes qu'aux Persans. Quand on
s'entend avec eux, on paye à leur cheikh une prime d'assurance de dix
francs par bête de charge et l'on voyage tranquille entre Dizfoul et
Amara; mais, si l'on veut circuler sans acquitter cette odieuse rançon,
on risque fort d'être dévalisé et massacré.

11 janvier.--J'ai passé la moitié de la dernière étape allongée comme
hier et attachée sur mon cheval. Surprise de voyager sans souffrance, je
me serais dorlotée toute la journée si, vers midi, nous n'avions aperçu
deux monuments imposants. Le premier, surmonté d'une coupole allongée,
de forme très élégante, rappelle à mon souvenir le tombeau de Zobeïde.
Point de gardien ni de porte à l'imamzaddè Touïl. Liberté complète au
passant de chercher un gîte dans ce tombeau abandonné et d'admirer tout
à l'aise les charmantes imbrications de style arabe qui tapissent
l'intérieur de la voûte.

[Illustration: TAG EÏVAN.]

Même liberté et même solitude au Tag Eïvan, que nous atteignons une
demi-heure après avoir abandonné l'imamzaddè Touïl. Sur l'un des côtés
d'une immense enceinte rectangulaire bâtie en terre crue, s'élève un
édifice ayant tout l'aspect d'une cathédrale gothique. La voûte,
supportée autrefois par de nombreux arcs-doubleaux, encombre de ses
débris une salle longue d'une vingtaine de mètres et large de près de
neuf. De hautes fenêtres prises entre deux arcs consécutifs éclairent la
nef. Marcel se pâme devant cette construction, dont l'origine sassanide
est indiscutable. Et, de fait, l'antiquité du Tag Eïvan est un argument
bien puissant en faveur de la filiation perse de l'architecture
gothique. Ce n'est pas seulement l'ogive que l'on retrouve en Orient,
mais le principe essentiel des vaisseaux du Moyen Age.

Si l'on examine la plate forme qui se prolonge dans l'axe de la salle
encore debout, on se convainc facilement que la construction devait
s'étendre sur une longueur à peu près double de celle des ruines
actuelles, et qu'au centre s'élevait une coupole jetée au-dessus d'un
vestibule carré. Du haut des ruines on aperçoit en tous sens une
multitude de tumulus: les uns très élevés au-dessus de la plaine, les
autres formant de simples vallonnements.

[Illustration: IMAMZADDÈ TOUÏL. (Voyez p. 642.)]

En quittant Eïvan, je me suis huchée de nouveau sur mon trône de
couvertures, mais bientôt nous avons atteint les bords de la Kerkha,
large rivière qu'il a fallu franchir à gué. L'instinct de la
conservation a vaincu la paresse, j'ai réclamé la liberté de mes
mouvements et, avant de lancer mon cheval à l'eau, je me suis remise en
selle: prudence est mère de sûreté. A peine sommes-nous engagés dans le
courant, que les bêtes commencent à dériver, l'eau monte jusqu'à
l'épaule de mon cheval; de crainte de me mouiller, je croise les jambes
sur la selle: «Hu! hi! _peder soukhta, peder cag_, vas-tu avancer?»--«Je
n'en puis plus et voudrais vous voir à ma place», semble me répondre ma
monture. Sains et saufs cependant les cavaliers atteignent la terre
ferme; mais l'un des mulets, chargé de provisions, est roulé, entraîné,
noyé, perd en se débattant tous ses colis et ne peut être repêché qu'à
quelque dix-huit cents mètres en aval du point de départ. Je pleurais
déjà quatre pains de sucre fondus au profit des poissons de la Kerkha,
quand les guides m'ont engagée à modérer mes lamentations; le fleuve se
divise au-dessus du gué; nous sommes en ce moment dans une île et je
serai autorisée à gémir si nous perdons le second mulet de charge en
franchissant le dernier bras, au moins aussi rapide que le premier.
_Macte animo puer_, et remettons-nous en route. Un quart d'heure de
marche, et nous voici de nouveau sur la rive. Les chevaux, encore émus
au souvenir du dernier bain, refusent d'avancer et montrent leur croupe
à la rivière au moment où l'on croit les avoir lancés dans les flots;
coups de fouet, coups de talon, cris des tcharvadars, invocations à
Allah restent sans effet: nos vaillants bucéphales s'entêtent à ne pas
abandonner le plancher des vaches. L'homme est parfois supérieur au
mulet, je le constate non sans une certaine fierté. La natation est un
art dont je n'ai jamais approfondi les mystères; j'ai eu tout à l'heure
une peur fort raisonnable quand le courant entraînait mon cheval; la
tête me tournait au milieu du brouhaha général, mes yeux troublés
voyaient avec anxiété fuir la rive, mon esprit se refusait à admettre
que je me rapprochais de terre, et cependant je n'hésite pas à tenter le
passage du deuxième bras du fleuve: car je serais forcée, pour l'éviter,
d'effectuer une seconde fois la traversée du premier. J'ai beau
expliquer cette situation à mon rossard, il s'obstine à serrer les
oreilles, à trembler sur ses jambes et se montre sourd aux plus simples
raisonnements.

Nous aurions peut-être été forcés de faire une installation durable dans
l'île, si quatre ou cinq cavaliers montant de belles juments n'étaient
apparus de l'autre côté de la rivière. Attirés par les cris des
muletiers et voyant notre embarras, ils n'ont pas hésité à se jeter à
l'eau et à prendre la tête du convoi. Sauvés! merci, mon Dieu! Un
dernier coup de rein, et nous voici sur la berge. La Kerkha a fait bien
des façons avant de se laisser traverser; elle a eu tort, c'est
indiscutable, mais il est permis à un noble fleuve de se souvenir de sa
grandeur passée et de ne point se livrer au premier venu. N'est-ce pas
la Kerkha qui arrosait Suse, l'une des plus anciennes villes du monde?
n'est-ce point la Kerkha dont les eaux cristallines conservées dans des
vases d'argent étaient servies en tous lieux sur la table du roi des
rois? Quels vins fameux pourraient invoquer des titres équivalents?
Lorsque les chaleurs torrides de l'été, ces chaleurs légendaires de la
Susiane, ont brûlé et desséché le sol, on peut encore franchir en
quelques rares passages le fleuve épuisé, mais pendant neuf mois de
l'année on doit avoir recours aux embarcations semblables aux keleks de
l'Euphrate.

L'un de nos guides est le fils d'un chef louri nommé Kérim khan, dont
les campements, suivant la saison, sont établis tout auprès de la Kerkha
ou au pied des montagnes voisines de Dizfoul. Sur l'invitation du jeune
homme, nous sommes entrés dans la tente de son père. On a apporté des
pipes, du thé, du lait aigre, du pain chaud, que les hommes fabriquaient
en couvrant d'une mince couche de pâte des plaques de cuivre rougies au
feu; puis nous nous sommes remis en route après avoir échangé avec nos
hôtes d'innombrables souhaits de bonheur. «Je suis votre frère», nous
disait notre nouvel ami, et, pour rendre ses sentiments d'une façon
expressive, il accrochait l'un à l'autre ses deux index. «Bien obligée,
mon cher Mohammed, à la vie, à la mort; c'est chose conclue.»

Autour du campement s'étendent de verts pâturages et de grands champs
semés en blé; au delà, longeant la route, maintenant frayée grâce au
passage des caravanes, se présentent des multitudes de villages entourés
de jardins qui témoignent de la fertilité du sol, quand elle est
sollicitée par le travail et les arrosages. Nous marchons d'oasis en
oasis, et bientôt Dizfoul s'offre à notre vue.

[Illustration: VUE DU PONT ET DE LA VILLE DE DIZFOUL. (Voyez p. 649.)]

La ville, bâtie sur les bords de l'Ab-Dizfoul, torrent descendu des
montagnes du Loristan, s'étend en amphithéâtre le long d'une rive très
escarpée. Elle se présente sous l'aspect le plus gai; longtemps avant de
l'atteindre, j'ai aperçu aux rayons d'un beau soleil couchant ses
jardins, ses maisons aux terrasses étagées et le pont grandiose auquel
Dizfoul doit son nom, le «pont de la Forteresse». Fondé, au dire des
chroniqueurs iraniens, par Ardéchir Babégan, cet ouvrage est formé
d'énormes piles construites, à la manière romaine, en béton revêtu d'une
enveloppe de pierre de taille, tandis que ses plus vieilles arches,
faites en briques et de style franchement persan, remontent à l'époque
du sultan Saladin. A la nuit close nous laissons à notre gauche une
lourde bâtisse, résidence d'été du gouverneur, et nous nous engageons
sur le pont. La porte de la ville, située à son extrémité, est close
depuis le coucher du soleil, et l'on refuse tout d'abord de l'ouvrir.
Par bonheur on peut parlementer entre ses ais disjoints. Marcel met tout
d'abord un bakchich dans la main du gardien; celui-ci trouve le présent
insuffisant et, d'un geste plein de dignité, le restitue, avec l'espoir
de le voir s'accroître.

[Illustration: FABRICATION DU PAIN CHEZ LES NOMADES.]

«Je vous ouvrirai à l'aurore, laissez-moi dormir en paix.

--Tu trouves le cadeau insuffisant! s'écrie Marcel en heurtant de son
fusil les battants de la porte; avant un quart d'heure tu me conduiras
gratuitement chez le gouverneur. En attendant, cours au palais et remets
au hakem cette lettre de Son Altesse Zellè sultan; les ferachs te diront
si tu as agi en homme sage en me faisant attendre.»

Intimidé, le gardien saisit le pli, examine le sceau et, revenant
subitement à de bons sentiments, s'empresse d'offrir à nos gens,
toujours à travers les fentes des vantaux, un kalyan tout allumé.

«Excusez-moi, Excellence, le pays est infesté de bandits, j'ai cru avoir
affaire à des Beni Laam, je vais chercher le porte-clefs.»

Et notre homme s'éloigne.

Arrive un compère:

«Excellence, donnez un petit bakchich à un malheureux concierge réveillé
dans son premier sommeil.

--Ouvre d'abord, nous causerons ensuite de tes affaires.»

Et la vieille porte, grinçant sur ses gonds, s'entre-bâille pour donner
passage à notre petite caravane et à des bûcherons, profonds
philosophes, qui, arrivés trop tard à la ville, attendaient le jour
couchés sur leurs fagots. Suivant les prédictions de Marcel, le gardien
nous guide à travers le dédale boueux des rues de Dizfoul. Animaux et
piétons, ceux-là barbotant dans le canal ménagé au centre de la voie,
ceux-ci rasant les murs au pied desquels sont réservés des trottoirs
étroits, arrivent néanmoins chez le gouverneur. Nous mettons pied à
terre; le nazer reçoit nos lettres et, à la vue du cachet princier,
s'empresse de mettre à notre disposition une chambre bien close: les
portes et les fenêtres ont des volets, si ce n'est des carreaux. L'abri
n'est point à dédaigner; qu'il pleuve, qu'il vente ou qu'il grêle, le
dos rôti par un bon feu, je fais la nique aux éléments et classe dans le
domaine des souvenirs les nuits terribles que depuis mon départ d'Amara
j'ai passées au milieu du _hor_ ou sous les tentes des Arabes Beni Laam.

[Illustration: ARABE BENI LAAM.]



[Illustration: TEINTURERIE D'INDIGO AUX ENVIRONS DE DIZFOUL. (Voyez p.
652.)]



CHAPITRE XXXVIII

Dizfoul.--Prospérité commerciale et agricole de la ville.--Visite aux
trois andérouns du _naïeb loukoumet_ (sous-gouverneur).--Heureuse
prédiction.


13 janvier.--Nous sommes à Dizfoul depuis deux jours. Malgré tout notre
désir, nous n'avons point encore visité l'emplacement de Suse, à peine
distante de six à sept farsakh. S'il eût fait seulement une éclaircie,
j'aurais trompé mon impatience en montant sur la terrasse, d'où l'on
peut, m'assure-t-on, apercevoir le _tell_ quand l'atmosphère est pure:
mais depuis notre arrivée il n'a pas cessé un seul instant de pleuvoir.

Les heures, toujours trop longues lorsqu'elles ne reçoivent pas un
emploi utile, se sont passées à échanger des politesses avec nos hôtes.

L'Arabistan, l'une des plus importantes provinces du sud-ouest de la
Perse, est gouverné actuellement par un oncle du roi, Hechtamet Saltanè.
Ce prince varie ses plaisirs et change de résidence à chaque saison; il
habite le plus souvent Chouster, toutefois il vient passer le printemps
à Dizfoul, où la température est plus fraîche que dans sa capitale
d'hiver. En son absence l'administration de la ville est confiée à un
lieutenant ou _naïeb loukoumet_. Le sous-gouverneur, escorté de ses
mirzas, est venu nous rendre ses devoirs et nous a fortement engagés à
attendre à Dizfoul la fin de la saison des pluies. Entre-temps il nous a
mis au courant des affaires de la province. A l'entendre, la ville, en
pleine voie d'agrandissement et de prospérité, mériterait mieux que
Chouster, aujourd'hui bien déchue, le titre de capitale de l'Arabistan.
La population s'est doublée depuis quelques années, et le commerce a
pris une extension et un développement auxquels ne pourra jamais
prétendre sa rivale. Dans les plaines fertiles des environs on recueille
sans travail de superbes récoltes de blé, les troupeaux donnent des
laines renommées par leur finesse; la culture très fructueuse de
l'indigo alimente de nombreuses teintureries. Toutes primitives qu'elles
sont, ces officines préparent aux tisserands les fils colorés que
nécessite la fabrication des tchaders bleus et blancs portés par les
femmes pauvres ou de condition moyenne. Les mirzas m'ont aussi vanté
l'eau _chirin_ (sucrée, douce) de l'Ab-Dizfoul, la fraîcheur des
_zirzamins_ (caves) creusés dans le poudingue sur lequel la cité est
assise, et, avant tout, l'incomparable voirie de la ville. «En vérité,
leur répond Marcel, il y a bien un peu d'eau dans les rues, mais, en
relevant vos pantalons jusqu'aux oreilles, vous pouvez encore faire
quelques pas.»

[Illustration: LES MIRZAS DU GOUVERNEUR DE L'ARABISTAN. (Voyez p. 651.)]

«De l'eau dans les rues! Mais voilà la merveille; pendant l'hiver la
chaussée se transforme en torrent, et les pluies nous débarrassent ainsi
de toutes les immondices accumulées l'été.» La rue-égout mérite d'être
propagée. «Voir Dizfoul et puis mourir», chantent nos Persans.--«Voir
Suse et puis partir», ai-je pensé. En réalité Dizfoul deviendra une cité
florissante le jour où on la mettra en communication soit avec le golfe
Persique par la Perse, soit avec le Tigre par la Turquie. Amara ne
doit-elle pas déjà la vie et l'aisance aux caravanes assez audacieuses
pour braver les Beni Laam, les déserts, l'eau amère et le _hor_?

Le naïeb, en se retirant, m'a demandé s'il me serait agréable d'aller
visiter ses andérouns, et, sur ma réponse affirmative, il a prié son
fils de m'accompagner. Jamais je n'eus plus gentil introducteur: c'était
merveille de voir ce petit maître des cérémonies me guider avec mille
précautions sur les terrasses plus ou moins insolides qui mettent en
communication toutes les maisons de la ville et, après m'avoir
introduite, n'oublier aucun des détails si compliqués de l'étiquette:
imposant silence aux femmes si leur conversation devenait trop animée ou
trop bruyante, les écartant d'un geste autoritaire quand elles me
serraient de trop près.

La première visite a été pour la doyenne des femmes de mon hôte. A mon
arrivée, Bibi Cham Sedjou s'est levée, m'a tendu la main et l'a portée à
son front en signe de respect, tout en me souhaitant le _khoch amadid_
(la bienvenue). Puis elle m'a désigné du geste un grand fauteuil de bois
placé au milieu de la pièce. Ce meuble est historique. Il fut
confectionné en l'honneur de sir Kennett Loftus, quand il vint, il y a
une trentaine d'années, présider à la délimitation des frontières
turco-perses. Depuis le départ de ce diplomate, le _takht_ (trône),
comme le désignent les Dizfouliennes, a été oublié sous une épaisse
couche de poussière jusqu'au jour où l'arrivée de l'un de ces animaux à
deux pattes qui perchent sur les sièges comme des perroquets est venue
le rendre un instant à sa destination première.

Je me suis assise gravement. Cham Sedjou et ses nombreuses amies,
assemblées en cette circonstance, se sont accroupies tout autour de moi,
et par trois fois nous nous sommes mutuellement informées de l'état de
nos précieuses santés. Bibi a déclaré qu'elle s'était réveillée le matin
avec un violent mal de tête, mais que la joie de recevoir ma visite et
enfin ma présence bénie avaient achevé de dissiper ses douleurs. Les
approbations enthousiastes de l'assistance me prouvent combien la phrase
est dans le goût persan; je me contente de m'incliner, faute de savoir
surenchérir sur pareilles amabilités.

Bibi Cham Sedjou est une Persane: les narines vierges de perforation
témoignent de sa race. En femme intelligente, elle supplée aux charmes
envolés par une conversation agréable et moins banale que celle dont
sont régalés habituellement les murs des andérouns. Son instruction
n'est pas à la hauteur de sa bonne volonté; les notions les plus
élémentaires de la géographie lui font défaut. Elle a bien entendu
parler d'une terre connue sous le nom de Faranguistan, terre misérable
dévolue aux Anglais et aux Russes infidèles, grands mangeurs de porc et
grands buveurs d'eau-de-vie, mais elle ignore le nom même de la France.
Elle croit aussi, à en juger à ma tête tondue, qu'aux Persanes seules
Allah a octroyé des tresses longues et souples, pour la plus grande
jouissance de ses fidèles serviteurs sur la terre et de ses élus au
ciel, et que la couleur blonde de mes cheveux, n'ayant rien de naturel,
doit être due à une sorcellerie particulière. J'ai essayé, sans la
convaincre, d'expliquer à mon interlocutrice combien des nattes seraient
gênantes pendant la durée d'un très long voyage, mais j'ai négligé de
l'entretenir d'autres inconvénients graves dont il eût été aussi
malséant de lui parler que de corde devant un pendu.

«Pourquoi se peigner tous les jours? m'a-t-elle répondu avec surprise,
il est bien suffisant de procéder à cette opération une fois par
semaine, en allant au bain.»

Les servantes apportent le thé. La première tasse m'est présentée, on
offre la seconde à mon guide. Il la prend en sa qualité de mâle, et ne
manifeste même pas l'intention de la passer à la femme de son père ou
aux khanoums ses voisines. Puis, toutes les amies de Bibi Cham Sedjou
ayant essayé mon casque blanc, non sans rire à se tordre, et s'étant à
tour de rôle mirées dans un fragment de glace entouré d'une superbe
bordure en mosaïque de cèdre et d'ivoire, je reprends possession de ma
coiffure et me retire afin de terminer en un seul jour, s'il est
possible, la revue des andérouns où je suis attendue.

«Allons voir maman», a dit joyeusement mon jeune guide après avoir fait
charger sur la tête d'un serviteur le fauteuil qui doit me précéder.

Matab khanoum est une fille de tribu. Il n'est pas besoin de la voir
pour s'en convaincre. En véritable Arabe, elle a installé ses juments de
pur sang dans la cour de la maison, afin de ne jamais les perdre de vue;
l'escalier s'ouvre justement derrière les sabots d'une belle poulinière.

Le logis, semblable à celui de Bibi Cham Sedjou, est orné avec un luxe
relatif. Des porcelaines de vieux chine contemporaines de chah Abbas
encombrent les takhtchés et provoquent mon admiration, tandis qu'une
horrible soupière de faïence anglaise fait vis-à-vis à une superbe coupe
émaillée. On pose le fauteuil sur un tapis kurde fin et ras comme du
velours et je m'assieds auprès d'un métier à tisser. Matab khanoum
emploie ses loisirs à confectionner ces grands filets de soie rose ou
jaune à pasquilles d'or qui couvrent sans les voiler la tête et la
poitrine de toutes les femmes de la Susiane.

La maîtresse de la maison est petite, maigre, brune de peau, peu
séduisante, mais, en sa qualité de mère de l'unique héritier de la
maison, elle jouit d'une supériorité incontestée sur les autres femmes
de son époux. Son humeur est d'autant plus difficile qu'elle est jalouse
en ce moment d'une rivale fort belle et pour laquelle elle craint d'être
délaissée. Les regards de Matab khanoum s'adoucissent pourtant quand ils
se dirigent vers son fils, «la fraîcheur de ses yeux». L'amabilité et la
bonne éducation de mon petit ami lui ont valu mes félicitations; alors,
souriante, en vraie maman elle m'a appris que les mollahs étaient
surpris de l'intelligence de Messaoud. «Cet enfant est appelé aux plus
hautes destinées: il deviendra l'une des lumières de l'État. Agé de dix
ans à peine, il sait déjà par cœur plusieurs chapitres du Koran et les
plus beaux morceaux de nos poètes classiques.»

«Veux-tu, Messaoud, nous dire un de ces contes que tu apprenais hier à
ta petite sœur?

--Brisez-moi la tête, coupez-moi les oreilles, arrachez-moi les yeux: je
serai toujours prêt à vous obéir», a répondu l'enfant. Puis, sans
témoigner ni timidité ni embarras, il a pris la parole.

«Un pauvre homme vivait du produit de sa pêche et de sa chasse, et,
comme il était habile à lancer l'épervier et à appeler les oiseaux
auprès de ses lacets, l'une et l'autre étaient souvent abondantes. Un
jour, après avoir disposé ses pièges, il s'était caché dans les roseaux
et guettait trois perdrix, quand il entendit à ses côtés de bruyants
éclats de voix. C'étaient deux écoliers qui discutaient avec chaleur une
question de jurisprudence.

«Le chasseur s'avança, les supplia de ne point faire de bruit et de ne
point effaroucher le gibier. «Nous le voulons bien, répondirent les
étudiants, mais à condition que tu donneras un oiseau à chacun de nous.

«--O mes maîtres, ma famille vit du produit de ma chasse; que
deviendrai-je lorsque je rentrerai au logis avec une perdrix à partager
entre dix personnes?»

«Le pauvre homme eut beau gémir et représenter aux étudiants que le
filet n'était pas plus à eux que la graine semée comme appât, ils ne
voulurent rien entendre. Alors le chasseur tira la corde, prit les trois
bêtes et les partagea avec ses tyrans.

«Quand il les eut satisfaits, il leur dit: «Si vous me dédommagiez au
moins du tort que vous me causez, en m'apprenant le motif de votre
discussion?

«--Volontiers: nous disputions sur l'héritage de l'hermaphrodite.

«--Que signifie le mot «hermaphrodite»?

«--L'hermaphrodite est mâle et femelle», répliquèrent les jeunes gens en
s'en allant.

«Sur ce, le chasseur, attristé, rentra chez lui, et sa famille, qui
l'attendait, dut se contenter ce soir-là de l'unique perdreau qu'il
avait apporté.

«Peu de jours après, lorsque les étoiles se furent cachées et qu'un beau
soleil aux ailes d'or eut apparu à l'horizon, le pêcheur prit ses filets
et se dirigea vers la rivière. Il jeta son épervier et ramena un poisson
si beau, si grand et de couleur si éclatante que de sa vie il n'avait vu
pareil animal.

«Plein de joie, il le prend et, sans plus tarder, le porte à son
souverain.

«Le sultan était couché sur un lit de repos, auprès d'un bassin
d'albâtre où voguaient des embarcations d'aloès semblables au croissant
de la lune. Des carpes aux vives couleurs dont les seins étaient
d'argent et les oreilles chargées d'anneaux d'or s'ébattaient dans les
eaux cristallines. Tremblant et anxieux, notre homme s'approcha, étala
le poisson qu'il avait pêché et pria le monarque de l'accepter.

«Je suis ravi de ton cadeau et vais donner l'ordre au grand vizir de te
compter mille dinars.» Mais le ministre, mécontent, souffla à voix
basse: «Désormais il vaudrait mieux proportionner la faveur au mérite.
Si l'on paye un poisson mille dinars, tout l'or du trésor passera en
ruineuses folies.»

«--Tu as raison, reprit le sultan; mais comment me dédire?

«--Demandez à cet homme: «Ce poisson est-il mâle ou femelle?» S'il
répond: «C'est un mâle», vous lui direz: «Je te donnerai les mille
dinars quand tu m'apporteras la femelle.» S'il réplique: «C'est une
femelle», vous répondrez: «Apporte-moi le mâle et tu auras ton
bakchich.» Enchanté de la sagesse de son vizir, le souverain se tourne
vers le pêcheur: «Ton poisson est-il mâle ou femelle?»

«Le brave homme comprit le sens caché de cette demande et, après avoir
prudemment fouillé dans son esprit la perle d'une réponse à présenter
sur le plat de l'explication, il dit: «O roi, sagesse de lumière du
monde, ce poisson est mâle et femelle: il est hermaphrodite».

«La sagesse et la sagacité du pêcheur surprirent si agréablement le
sultan, qu'il lui fit donner les mille dinars et le mit au nombre de ses
conseillers.»

Je ne puis transcrire les changements de voix et la mimique intelligente
du jeune conteur; je le regrette, car le petit homme a joué son charmant
récit en acteur consommé.

Courons vers un autre andéroun. Avant de me laisser franchir le seuil de
la porte, Matab khanoum m'a arrêtée un instant: «Pourquoi avez-vous la
tête nue? Vous devez avoir bien froid? et en outre... c'est très
inconvenant!

--Vous moquez-vous de moi?

--Non certes: notre Prophète a défendu aux femmes de montrer leurs
cheveux, et par conséquent d'avoir la tête découverte.

--Je tiendrai compte de sa recommandation quand je me ferai musulmane.
En attendant cet heureux jour, venez dans le Faranguistan et vous verrez
ce que l'on pensera de vos seins, de votre ventre et de vos jambes nus,
toujours prêts à se montrer au moindre mouvement.»

Pour me rendre chez Bibi Dordoun, la favorite de mon hôte et la rivale
de Matab khanoum, j'ai dû abandonner le chemin des terrasses et changer
de quartier. Un mari, quand il se pique d'être bon musulman, doit
joindre à mille autres vertus d'une essence rare l'astuce du renard et
la prudence du serpent et ne pas exposer ses nombreuses épouses à laver
leur linge sale devant toutes les terrasses du voisinage. En suivant des
rues en partie barrées par les maisons qui se sont fondues sous
l'influence des pluies de l'hiver, j'atteins enfin le troisième
andéroun. Je n'ai point perdu ma peine. Depuis mon arrivée à Dizfoul je
n'ai vu femme pareille à Bibi Dordoun. Bien que de race arabe, elle est
blanche de peau; ses yeux et ses cheveux d'un noir d'ébène se détachent
sur une chair mate et font ressortir les tons de grenade d'une bouche
trop épaisse, mais derrière laquelle se présentent des dents admirables.
La toilette est d'une élégance raffinée: jupe de brocart à fond rose,
calotte de cachemire de l'Inde retenant un filet semé de perles fines,
foulard de soie de Bombay, anneau de narine couvert de pierres
précieuses, talisman de nacre incrusté d'or, bracelets formés de grosses
boules d'ambre et de corail rose; aux deux chevilles, de véritables
chaussettes de perles de couleurs montant jusqu'au mollet et laissant
tomber sur le pied nu une frange de rubis.

Bibi Dordoun m'attendait au rez-de-chaussée de sa maison; dès mon
arrivée elle m'a guidée vers le premier étage et a soigneusement fermé
la porte derrière moi. Puis elle s'est mise à éplucher des limons doux
avec l'air d'une personne convaincue de la gravité de cette occupation.
Ce n'était pas le moyen de satisfaire la curiosité d'une vingtaine de
voisines accourues à la nouvelle de mon arrivée.

[Illustration: BIBI DORDOUN.]

Les filles d'Ève se sont d'abord annoncées en jetant leur nom à travers
la porte, puis, ne recevant pas de réponse, elles ont gratté au battant:
manière polie de demander à entrer,... et Bibi Dordoun épluchait
toujours ses limons doux. Tout à coup, nerveuse et rouge de colère, elle
se lève, court vers l'entrée de la chambre, met en fuite les visiteuses
importunes en leur jetant ses deux babouches à la tête, et vient tout
essoufflée se rasseoir à mes côtés. Dans quel but me ménager ce
silencieux tête-à-tête? Je veux me lever, elle me retient et m'ouvre
enfin les plus profonds replis de son cœur:

«Je possède toute la confiance et toute l'affection de l'aga, mais je
suis par cela même en butte à la jalousie de Matab khanoum. En
définitive, je récolte plus d'épines que de roses. Cinq fois le ciel m'a
rendue mère: des filles! toujours des filles! Allah a béni mon union, et
d'ici à peu de jours j'attends ma sixième délivrance. Vous, une femme
instruite comme un _mollah_, vous, une Faranguie, ne pourrez-vous rien
pour moi, ne me direz-vous pas si mon espoir doit toujours être déçu, ou
si l'enfant qui va naître sera enfin ce fils tant désiré dont la venue
me fera bénéficier de la haute situation réservée jusqu'ici à Matab
khanoum et augmentera, s'il est possible, l'affection de mon époux?»

Cette femme est pâle d'émotion. Je n'hésite pas et lui promets gravement
un garçon. A ces mots elle me saute au cou et m'embrasse à me
débarbouiller, si besoin était.

En définitive, je suis sortie de chez Bibi Dordoun sacrée sorcière; si
elle a un fils, elle demeurera toute sa vie persuadée que les Faranguis
ont le don de double vue. Mais si elle a une fille! Bah! je lui aurai
toujours donné quinze jours de bonheur.

Mon ami Messaoud aurait bien voulu s'acquitter jusqu'au bout de ses
devoirs d'introducteur et me mener au quatrième andéroun paternel.
Pendant mes diverses visites j'avais absorbé sans sourciller huit ou dix
tasses de thé et de café, des confitures au miel, des bonbons en plâtre,
des citrons doux; j'avais prêté mon casque, ma veste, mes souliers
eux-mêmes, prédit à mon hôtesse la naissance d'un héritier: je méritais
bien quelque repos. D'ailleurs les nuages s'étaient dissipés, un coin de
ciel bleu m'était apparu, et je voulais avertir Marcel de cette bonne
nouvelle. Je suis arrivée trop tard: les ordres sont donnés, et nous
partons pour Suse dès le lever de l'aurore.

[Illustration: MATAB KHANOUM.]



[Illustration: GABRE DANIAL (TOMBEAU DE DANIEL). (Voyez p. 660.)]



CHAPITRE XXXIX

Visite au cheikh Thaer, administrateur des biens vakfs de Daniel.--Les
tumulus.--Le tombeau de Daniel.--Le palais d'Artaxerxès Mnémon.--Chasse
au sanglier.--Une nuit dans le tombeau de Daniel.


_Suse_, 14 janvier.--«En route!» me suis-je joyeusement écriée ce matin
en entendant résonner sur le dallage de la cour le pas des chevaux
destinés à nous porter à Suse.

«Pas encore, a répondu Marcel: le naïeb est venu me voir pendant ton
absence et m'a engagé à aller rendre visite au cheikh Thaer,
l'administrateur des biens vakfs de Daniel. Sans son autorisation nous
ne trouverions pas d'abri au tombeau du prophète, et en cette saison il
est prudent de s'assurer une autre auberge que celle de la belle
étoile.»

L'utilité de cette démarche était hors de discussion; toutes les valises
bouclées, nous avons pris le chemin de l'habitation du cheikh Thaer.

Les abords de la maison, le vestibule disposé derrière la grande porte,
les cours, étaient encombrés de mollahs coiffés d'énormes turbans
blancs, de seïds et même de fonctionnaires placés sous la sujétion et la
dépendance morale du chef religieux. Celui-ci, entouré de quelques
intimes, était assis sur une terrasse d'où l'on domine le cours du
fleuve, et attendait notre visite, annoncée depuis la veille. Il n'a pas
encore enjambé le siècle, et pourtant il marcherait vers son deuxième
centenaire que je n'en serais guère surprise, tant son corps est cassé,
déformé, sa figure vieille et ridée: la fée Carabosse en turban. A peine
peut-il se tenir debout, à peine y voit-il pour se conduire: mais dans
cet être délabré la vie intellectuelle paraît, en dépit des ans, avoir
conservé toute sa vigueur.

L'accueil du cheikh a été poli et cérémonieux. Néanmoins il nous a donné
clairement à entendre que, si l'on voulait bien tolérer des chrétiens
durant une nuit ou deux tout auprès du _gabre_, on ne saurait sous aucun
prétexte les autoriser à visiter la salle close où se trouve le
cénotaphe. Marcel a vainement insisté: «Daniel, a-t-il insinué, est un
prophète aussi vénéré des chrétiens que des musulmans». Le cheikh Thaer,
en véritable égoïste, a réclamé l'entière propriété du saint, et il a
fallu la lui abandonner afin d'obtenir le droit d'asile dans le tombeau
très apocryphe du patron des dompteurs de lions.

La discussion close, le cheikh est allé faire sa prière, nous
abandonnant aux mains de ses secrétaires, esprits forts qui n'ont
consenti à nous laisser partir qu'après avoir obtenu leur photographie.
Je me suis prêtée de bonne grâce à leur fantaisie: du haut de la
terrasse se déroulait l'un des plus séduisants paysages de Dizfoul.

A midi nous avons conquis notre liberté. La caravane traverse la rivière
sur le pont sassanide et atteint des champs de blé, puis un village
entouré d'une enceinte de terre dissimulée sous une épaisse verdure,
enfin, à quelques kilomètres de la ville, la lande déserte. Toute
culture cesse et la terre ne produit plus que des arbustes malingres et
des _konars_ rachitiques redevables de la vie à l'humidité entretenue
dans le sous-sol par un bras de la Kerkha. Les chevaux franchissent le
fleuve avec de l'eau jusqu'au ventre, et nous continuons notre route.
Plus de champs de blé, plus de jungle, mais une région sillonnée de
digues ruinées et semée de collines artificielles habillées jusqu'à leur
sommet d'herbes verdoyantes. De tous côtés s'étend la plaine, couverte
de chardons desséchés. Je ne vois jusqu'à l'horizon ni villages, ni
tentes, ni troupeaux: c'est le désert dans toute sa désolation,
désolation bien attristante, car elle est due à l'abandon et à l'oubli
des hommes. Nous avançons; le soleil perce les nuages et éclaire à une
distance difficile à apprécier un énorme _tell_ qui va se prolongeant
sur une longue étendue. On se croirait en présence d'une montagne
naturelle, n'était la crête unie du massif. Situé à l'extrême droite, un
plateau plus élevé domine l'ensemble du tumulus: «Chous!» s'écrient les
tcharvadars.

Laissant à l'est un petit imamzaddè en ruine, les guides nous conduisent
jusqu'au bas du tumulus; ses dimensions colossales me frappent d'autant
plus que je puis les mesurer à notre échelle.

Le tombeau de Daniel se présente au pied et à droite de la haute
terrasse désignée dans le pays sous le nom de _kalè Chous_ (forteresse
de Suse). Un cours d'eau marécageux, le Chaour, qui jaillit de terre à
quelque dix farsakhs en amont et va se perdre dans l'Ab-Dizfoul, baigne
les murs du saint édicule.

«Est-ce là le gabre?

--Oui, Çaheb.»

Il ne valait vraiment pas la peine de faire tant d'embarras pour nous
laisser y pénétrer. Le monument n'est en harmonie ni avec sa réputation
ni avec le zèle pieux des nombreux pèlerins qui viennent chaque
printemps le visiter. En venant de Dizfoul, on aperçoit tout d'abord des
murs de terre et une massive porte d'entrée. On se croirait devant un
petit village enceint de murs bien entretenus, si un clocher en pain de
sucre ne se dressait au centre des constructions et n'indiquait la
destination de l'édifice. Les façades perpendiculaires à celle du
sanctuaire sont bâties en arcades, formant chacune un réduit spécial
réservé aux gardiens du tombeau et à quelques pâtres aussi sauvages que
les chiens jaunes couchés sur les tas de fumier amoncelés au milieu de
la cour.

Des rideaux formés de tiges de ginériums réunies par des cordes faites
en fibres de palmier mettent les habitants des loges à l'abri des
grandes pluies, qui viendraient les fouetter jusqu'au fond de leur
tanière.

Le _motavelli_ (gardien du tombeau) nous a d'abord offert un asile sous
une arcade inhabitée et dépourvue de rideau de feuillage; puis, à la vue
des nuages sombres, présage certain de la reprise des pluies, il s'est
ravisé. Après avoir relu la lettre de son chef, il a donné l'ordre de
débarrasser un cabinet noir dont la porte s'ouvre sous le péristyle du
tombeau, et a permis à Séropa d'y transporter nos bagages.

[Illustration: L'AB-DIZFOUL ET LES SECRÉTAIRES DU CHEIKH THAER.]

Assurés d'un logis sec, si ce n'est propre, nous sommes sortis d'un
édifice peu intéressant, du moment que l'on nous interdisait l'entrée du
tombeau et le plaisir de contempler dans sa gigantesque beauté le corps
du _peïghambar_ (prophète), _long de quarante mètres et large de dix à
la hauteur des épaules_. Marcel a loué des ânes, et, suivis du
motavelli, un brave homme décidément, nous avons gravi les tumulus, afin
de jeter un premier coup d'œil sur la ville royale des Nakhounta et des
Assuérus.

Sans s'arrêter aux nombreux vallonnements et aux mouvements de terrain
qui s'étendent jusque sur la rive droite de la Kerkha, trois énormes
masses de terre bien séparées et bien distinctes les unes des autres se
dressent devant nous. La plus imposante, celle dont le sommet m'est
apparu dominant tout le tell, la _kalè Chous_, s'élève à trente-six
mètres au-dessus du niveau du Chaour. Les pluies ont raviné ses parois,
aujourd'hui tapissées de ronces, mais on ne saurait cependant atteindre
la plate-forme, à moins de suivre deux frayés de chèvres: l'un est
l'œuvre personnelle de ces intéressants animaux; l'autre, fort ancien,
servait de chemin d'accès aux habitants de la citadelle. Nous suivons ce
dernier; à l'extrémité d'un sentier en lacet se présente une porte
défendue par d'énormes blocs de maçonnerie en briques séchées au soleil,
conservant encore l'apparence de tours. Au delà s'étend une plate-forme
de peu d'étendue, à l'extrémité sud de laquelle commence une voie très
étroite ménagée au-dessus d'une haute courtine. Cet isthme était sans
doute le dernier obstacle à affronter quand les assaillants, après avoir
gravi le sentier et enlevé la première porte, se présentaient devant le
corps de place. A partir de l'étranglement le tumulus s'élargit en un
vaste plateau, d'où l'on domine la plaine et les deux tumulus voisins.
Je suis au cœur de cette inexpugnable forteresse, l'orgueil des rois de
Suse, de ce château où s'entassaient leurs trésors, de cette citadelle
qui devint après la conquête macédonienne la résidence d'une garnison
chargée de maîtriser, en l'absence d'Alexandre, les derniers efforts des
vaincus. Les historiens grecs nous ont laissé l'énumération des
richesses trouvées à Suse: quarante mille talents d'or et d'argent
monnayés, des meubles précieux, trois mille livres de pourpre d'Hermione
que les rois avaient accumulées depuis deux cents ans dans le trésor, et
dont la couleur était si fraîche et si claire qu'elle paraissait
extraite de la veille; et ces vases d'or où l'on conservait l'eau du Nil
et du Danube en témoignage de l'immensité de l'empire. L'inventaire est
coquet; pourtant chacune des résidences des rois achéménides,
Persépolis, Pasargades, Ecbatane, Babylone, possédait des trésors au
moins équivalents à ceux de Suse.

Aujourd'hui des mauves arborescentes couvrent le sol, trop fidèle
gardien des secrets du passé, et on chercherait vainement un témoin
inanimé des tragiques événements dont la forteresse fut jadis le
théâtre.

«Vous perdez votre temps, nous dit le motavelli: descendons et allons
voir le palais avant la tombée de la nuit.»

Le conseil est sage; j'enfourche maître aliboron et je me dirige vers
l'angle nord du tumulus situé le long du chemin de Dizfoul. Là notre
guide, écartant des ronces vigoureuses, nous montre les socles de
plusieurs colonnes disposées en quinconce. Quatre d'entre elles sont
ornées d'inscriptions trilingues gravées en caractères cunéiformes. Les
socles, enfoncés à plus d'un mètre au-dessous du niveau du sol actuel,
furent découverts, il y a quelque trente ans, par le colonel Williams et
mis au jour par sir Loftus (le propriétaire du fauteuil de Dizfoul). Ils
permirent à ce dernier de reconstituer le plan d'un édifice hypostyle
entouré de portiques sur trois faces et ayant les plus étroites
analogies avec l'apadâna de Xerxès à Persépolis. Les dispositions
générales, une base de colonnes à peu près intacte, la patte repliée
sous le ventre d'un animal de taille colossale, sont des indices
indiscutables de l'origine achéménide du monument susien. A défaut de
ces preuves, la lecture des inscriptions trilingues, dont on est parvenu
à connaître le sens, nous apprendrait que ce palais, construit à
l'époque d'Artaxerxès Mnémon, remplaçait la salle du trône de Darius
incendiée sous le règne de l'un de ses successeurs. Ce serait donc à
l'abri de ces colonnades qu'apparut aux yeux éblouis du roi des rois la
rayonnante beauté d'Esther et que le souverain abaissa vers elle son
sceptre d'or.

A part les bases de colonne, débris de sa grandeur évanouie, Suse ne
s'enorgueillit plus que de l'admirable rideau de montagnes neigeuses
placé comme une barrière infranchissable entre l'Élam et la Perse. Si
les hommes pouvaient détruire les œuvres divines comme ils brisent les
ouvrages sortis de leurs mains, ils auraient aussi anéanti ces
brillantes cimes, tant il a passé ici de barbares guerriers et de
conquérants redoutables.

D'après mon mari, la façade extérieure du palais n'aurait pas été
orientée au nord vers la chaîne des Bakhtyaris, ainsi que semblent
l'avoir cru les archéologues anglais; la vue des montagnes était
réservée au roi, mais l'entrée principale, les portes monumentales
devaient se dresser au sud de l'apadâna. La position des inscriptions
trilingues gravées sur les faces est, sud et ouest des bases en est la
preuve. Si le trône eût été orienté vers le nord, les visiteurs se
fussent trouvés vis-à-vis de la partie des colonnes demeurée lisse et
n'eussent pu lire à l'aise qu'une seule épigraphe. Tournons au contraire
le siège royal de cent quatre-vingts degrés: les heureux mortels admis
en présence du souverain arriveront par une route longeant la
forteresse; dès qu'ils auront franchi l'entrée du palais, ils
apercevront au fond de la salle le monarque dans tout l'éclat de sa
majesté, et, s'ils sont admis à s'approcher du trône, ils déchiffreront
sans peine les trois textes cunéiformes.

[Illustration: BASE D'UNE COLONNE DU PALAIS D'ARTAXERXÈS MNÉMON.]

Que de trésors ont été enfouis, que de ruines se sont amoncelées sous
les flancs de ces énormes tumulus, que de générations ont regardé cette
vaste plaine aujourd'hui stérilisée et cette chaîne aux crêtes blanches
depuis le jour où Suse vit s'avancer sur la Kerkha la flotte de
Sennachérib, au lieu d'une armée que les Élamites avaient été chercher
vers le nord, et depuis l'heure néfaste où Assour-ban-habal emporta les
redoutables défenses que les rois d'Élam avaient accumulées autour de
leurs palais! Mais aussi comme il est orgueilleux et sauvage, l'hymne
triomphant du vainqueur!

[Illustration: LES TUMULUS DE SUSE.]

«Par la volonté d'Assour et d'Istar, je suis entré dans ces palais et je
m'y suis reposé avec orgueil. J'ai ouvert leurs trésors, j'ai pris l'or
et l'argent, leurs richesses, tous ces biens que les premiers rois
d'Élam et les rois qui les ont suivis avaient réunis et sur lesquels
encore aucun ennemi n'avait mis la main, je m'en suis emparé comme d'un
butin... J'ai enlevé Sousinak, le dieu qui habite les forêts, et dont
personne n'avait encore vu la divine image, et les dieux Soumoudou,
Lagamar, Partikira, Amman-Kasibar, Oudouran, Sapak, dont les rois du
pays d'Élam adoraient la divinité. Ragiba, Soungoumsoura, Karsa,
Kirsamas, Soudounou, Aipaksina, Biloul, Panimtimri, Silagara, Napsa,
Narlitou et Kindakourbou, j'ai enlevé tous ces dieux et toutes ces
déesses avec leurs richesses, leurs trésors, leurs pompeux appareils,
leurs prêtres et leurs admirateurs, j'ai tout transporté au pays
d'Assour. Trente-deux statues des rois, en argent, en or, en bronze et
en marbre, provenant des villes de Sousan, de Madaktou, de Houradi, la
statue d'Oummanigas, le fils d'Oumbadara, la statue d'Istar Nakhounta,
celle d'Hallousi, la statue de Tammaritou, le dernier roi qui, d'après
l'ordre d'Assour et d'Istar, m'avait fait sa soumission, j'ai tout
envoyé au pays d'Assour. J'ai brisé les lions ailés et les taureaux qui
veillaient à la garde des temples. J'ai renversé les taureaux ailés
fixés aux portes des palais du pays d'Élam, et qui jusqu'alors n'avaient
pas été touchés; je les ai jetés bas. J'ai envoyé en captivité les dieux
et les déesses. Leurs forêts sacrées, dans lesquelles personne n'avait
encore pénétré, dont les frontières n'avaient pas été franchies, mes
soldats les envahirent, admirant leurs retraites, et les livrèrent aux
flammes. Les hauts lieux de leurs rois, les anciens et les nouveaux, qui
n'avaient pas craint Assour et Istar, mes seigneurs, et qui étaient
opposés aux rois mes pères, je les ai renversés, je les ai détruits, je
les ai brûlés au soleil; j'ai emmené leurs serviteurs au pays d'Assour,
j'ai laissé leurs croyants sans refuge, j'ai desséché les citernes.»

Suse ne se releva pas de longtemps d'une ruine aussi complète et aussi
méthodiquement exécutée. Après des siècles de tristesse et de deuil elle
revit pourtant des jours de gloire. C'est de Suse, mise en communication
avec Sardes par une route d'étape pourvue de caravansérails regorgeant
d'approvisionnements et de vivres, que partit Darius à la tête d'une
armée de sept cent mille hommes conduite contre la Thrace.

Puis l'horizon s'assombrit de nouveau. Atossa a pleuré sur la défaite de
Xerxès. La Perse a pris le deuil de ses défenseurs immolés pour la plus
grande gloire de la Grèce et des fils de Pallas-Athènè. Les chants du
poète tragique nous redisent les sanglots du peuple de Suse:

«Hélas! hélas! inutilement, par myriades, de toutes sortes, les armées
se sont levées à tous les points de l'Asie, se sont ruées à la terre des
héros, au pays de la Hellade!

«Ils sont partout, les cadavres des misérables victimes; partout aux
rivages de Salamine, partout au pays d'alentour.

«Hélas! hélas! pauvres Perses! Ainsi des flots submergés, noyés, leurs
cadavres roulent pêle-mêle parmi les agrès fracassés, jouets des flots.

«Inutiles ont été les arcs. Tout entière elle a péri, l'armée abîmée au
choc des vaisseaux.

«O douleur! effroyable malheur! Trop misérables Perses, perdus sans
retour! Hélas! hélas! c'en est fait de l'armée.

«O, de tous les noms le plus abominable, lugubre Salamine! Athènes!
Athènes! de sinistre souvenir!

«Terrible Athènes, de si amer souvenir à tes ennemis! Que de femmes
perses par toi sans fils, par toi sans maris.»

Après les derniers Achéménides, Suse tomba dans l'oubli. De ses débris
se formèrent Chouster, Dizfoul, Eïvan; des pierres arrachées à ses
palais furent construits les ponts jetés au-devant des cités nouvelles.
A chaque invasion s'ajoutait une strate au tumulus. L'étage arabe fut le
dernier. Depuis le huitième siècle le tell est abandonné, et chaque
hiver agrandit les crevasses au fond desquelles gîtent les guépards et
pullulent les sangliers. Seule une tradition religieuse a surnagé; le
tombeau de Daniel permet encore de donner un nom aux lieux où régnèrent
ces dynasties qui, aux temps archaïques, balancèrent la puissance de
Babylone.

La nuit nous chasse des tumulus sans nous laisser le temps de les
parcourir en tous sens, et, l'esprit rempli des souvenirs du passé, nous
regagnons l'hôtellerie du grand _peïghambar_. La cour paraît plus
encombrée qu'elle ne l'était à notre arrivée. Des troupeaux de moutons
et de chèvres, conduits le jour dans la plaine, sont venus à la tombée
de la nuit se mettre à l'abri des maraudeurs. Avec les troupeaux sont
rentrés les habitants du tombeau: les femmes chargées de broussailles,
les hommes armés de la fronde ou du bâton. Çà et là courent des marmots
vêtus d'une petite chemise de cotonnade descendant à peine jusqu'au
creux de l'estomac, mais grotesquement coiffés de turbans énormes; aussi
nous apporte-t-on en guise d'apéritif trois enfants rachitiques et
perclus de rhumatismes. Comme Marcel reprochait aux mamans de ne point
couvrir leur progéniture, toutes nous ont montré avec la satisfaction du
devoir accompli les paquets d'étoffes amoncelées autour de la tête de
leurs rejetons, et se sont bien promis, sans doute, de ne point faire de
sacrifices inutiles pour vêtir les membres violacés de ces petits
malheureux.

La consultation terminée, je m'apprêtais à donner la dernière main à
notre installation, quand la porte de l'enceinte retentit sous des coups
violents. On ouvre, et une nombreuse troupe de serviteurs précédant un
seïd monté sur un âne blanc envahit la cour. Le fils de Mahomet, en
homme habitué à voir ses moindres désirs satisfaits, ordonne de nettoyer
la chambre noire voisine du tombeau et de la mettre à sa disposition dès
qu'il aura terminé sa prière. «Cette pièce est occupée par des
Faranguis», lui dit-on. Un accès de colère fait oublier au saint homme
ses pieuses intentions. Quelques injures parviennent jusqu'à moi; je les
écoute d'une oreille distraite, je pourrais venir en aide au seïd si la
mémoire venait à lui manquer: «Jamais des infidèles n'auraient dû
approcher leur _impureté_ du sanctuaire de Daniel! Le motavelli a eu
tort de tolérer une semblable profanation. Il faut chasser sur l'heure
ces mécréants, ces fils de chiens!» Le parc aux bestiaux est trop bon
pour nous; les vaches et les buffles protesteraient peut-être si on les
forçait à vivre dans notre voisinage.

Le motavelli s'excuse de son mieux et déclare qu'il est prêt à obéir et
à nous expulser, si le seïd persiste dans sa manière de voir après avoir
pris connaissance de la lettre d'introduction que nous a donnée le
cheikh Thaer.

A ce nom révéré, le turban bleu change subitement de ton. Il installera
ses bagages sous le vestibule du tombeau; la pièce est ouverte au vent
et à la pluie, mais de cet observatoire il pourra nous surveiller
pendant toute la nuit et s'assurer que nous ne déroberons pas les
reliques du saint prophète.

[Illustration: INTÉRIEUR DE LA COUR QUI PRÉCÈDE LE TOMBEAU DE DANIEL.]

Ne nous plaignons pas: le seïd va se mouiller, et nous serons à l'abri
des giboulées.

15 janvier.--Les sentinelles vigilantes qui ont monté la garde devant le
tombeau de Daniel se sont montrées à la hauteur de leur mission: elles
ont chanté, causé, prié, fumé, absorbé du thé et du café jusqu'à
l'aurore et fait un tel vacarme qu'il ne nous a pas été possible de
dormir une minute. Comme elles commençaient à se calmer et à s'assoupir,
nous nous sommes levés et, franchissant leurs corps, avons pris le
chemin du troisième tumulus.

Plus vaste encore que ses deux voisins, il était, lui aussi, enceint de
murs de terre, complètement éboulés aujourd'hui. Vers l'ouest se
présente un bas-fond de forme rectangulaire, au centre duquel les
explorateurs anglais ont pratiqué des _excavations_, d'ailleurs peu
fructueuses. A l'extrémité méridionale de la plate-forme, sur une sorte
de presqu'île reliée au tell par un isthme étroit, surgissent deux
pierres sculptées d'origine achéménide. Ici une base de colonne avec
inscription cunéiforme gravée sur le tore, là un débris de volute très
dégradé. Ces deux fragments doivent à leur poids et à leur volume de
n'avoir pas pris le chemin du Musée Britannique quand sir Kennett
Loftus, traqué par le clergé de Dizfoul, menacé par les fanatiques, fut
obligé d'abandonner les fouilles et de quitter précipitamment la
Susiane.

En redescendant les pentes abruptes des éboulis, nous nous sommes
brusquement trouvés nez à nez avec une famille de sangliers: «Les
étranges bipèdes! avait l'air de dire le papa en nous regardant de ses
yeux vifs.--Décampons, soufflait la prudente maman.--Voulons pas partir,
na! braillaient les moutards, voulons voir le grand Monsieur, et le
petit Monsieur aussi.--Nous reviendrons demain, a répliqué la laie; en
route!» Et de son groin elle a poussé époux et progéniture vers un
marais fangeux situé auprès du tell. Le temps de glisser des cartouches
à balles dans les fusils, et la poudre parlait. Au bruit de nos armes,
un nombreux troupeau de sangliers que nous n'avions pas aperçu a détalé
à toutes jambes. Lassée de tirer sans résultat, la distance étant
devenue trop grande, je me suis amusée à compter les fugitifs. J'en ai
signalé plus de soixante, éparpillés sur la plaine, puis je les ai
perdus de vue. Depuis notre entrée en Susiane nous n'avons pas été tous
les jours aussi malheureux: nous aurions chargé un mulet avec nos
victimes si nous ne nous étions fatigués à poursuivre le gibier. Canards
sauvages, obarès, francolins, outardes, perdrix à panache noir, pigeons
et alouettes sont assez nombreux pour faire perdre la tête au moins zélé
disciple de saint Hubert.

Laissant à Marcel le soin de parcourir de nouveau les tumulus, j'ai
repris le chemin du tombeau. J'entre, et dès la porte un spectacle des
plus étranges se présente à mes regards. La caravane du seïd occupe
encore le milieu de la cour, les mulets sont bâtés, les chevaux sellés,
mais les cavaliers ont mis pied à terre et entourent leur maître. Le
saint homme, assis sur des coussins, les traits décomposés, la face
verte, paraît en proie à une attaque de délire épileptique: les dents
claquent, les mains tremblent, les yeux apparaissent blancs dans leur
orbite.

Je m'approche afin de porter secours à mon ennemi d'hier, j'écarte les
paysans assemblés; mais une main s'appesantit sur mon épaule, à cette
main s'emmanche Séropa: «Qu'allez-vous faire, Khanoum? ne troublez pas
le seïd: il est animé de l'esprit divin et guérit un des enfants que
vous avez examinés hier au soir.»

Oh! oh! ne dérangeons pas mon confrère; volons-lui seulement sa recette.
Je m'avance et vois enfin la pauvre victime. Le seïd la tient des deux
mains et lui communique par moments ses frissons bénis. Le bébé pleure,
crie à se rompre les cordes vocales; on le trémousse de plus belle. A ce
moment décisif le convulsionnaire m'aperçoit au premier rang des
curieux: va te promener, le charme est rompu. Mon impureté met en fuite
l'esprit saint, au grand chagrin de l'assistance, et le docteur,
ressaisi par les nécessités de la vie, réclame son kalyan.

«Ce n'est pas vous qui recevez le souffle d'Allah et guérissez les
infirmes rien qu'en frissonnant», me dit un grand diable en haussant les
épaules.

«Tes reproches ne me vont point au cœur, fils du désert; ma conscience
médicale me défend de pactiser avec les charlatans et les empiriques.»

Quand je pense pourtant que ce descendant du Prophète vient de recevoir
comme honoraires une poule et douze œufs, et que durant toute ma
carrière médicale on ne m'a jamais offert que six noix véreuses, je suis
saisie d'un profond découragement. Humaine nature, ton vrai nom est
injustice!

Le seïd est parti, le motavelli parcourt les tumulus avec Marcel, les
nomades ont suivi leurs troupeaux: j'ai tout le loisir d'examiner la
salle funéraire.

Mon audace a été mal récompensée. La pièce, de dimensions restreintes,
blanchie à la chaux, couverte d'une voûte, contient une construction
rectangulaire en forme de sarcophage. Le tombeau est entouré d'un de ces
grillages autour desquels se promènent pieusement les mains des fidèles.
Aux quatre angles luisent des boules volumineuses, polies par
l'attouchement des fronts respectueux.

Rien de plus, rien de moins dans la dernière demeure de Daniel. Un homme
assez habile pour expliquer des songes à un potentat, alors que ledit
potentat ne se les rappelait pas lui-même, méritait mieux. Tout passe,
tout lasse, dit le proverbe. Depuis la mort du prophète l'édifice a dû
être reconstruit bien des fois; pourquoi s'étonner si la piété des
fidèles a été diminuant, au point de consacrer au _peïghambar_ un
tombeau si modeste?

[Illustration: ORNEMENT DE CHAPITEAU SASSANIDE.]



[Illustration: VILLAGE DE KONAH. (Voyez p. 672.)]



CHAPITRE XL

Le site de Djoundi-Chapour.--Le village de Konah.--Panorama de
Chouster.--Aspect intérieur de la cité.--Misère de la population.--Le
gouverneur de l'Arabistan et son armée.


17 janvier.--De la pluie, toujours la pluie! D'incessants abats d'eau, à
peine coupés de courtes éclaircies, nous ont contraints, il y a deux
jours, de revenir de Suse à Dizfoul. La crainte de ne pouvoir, après le
déluge hivernal, franchir la rivière de Konah qui arrose la plaine
comprise entre Dizfoul et Chouster nous a décidés à repartir aussitôt
après notre arrivée. Un coin de ciel s'est montré à travers les nuages
plombés au moment où nous franchissions les portes de la ville, mais,
hélas! il n'a point tenu ses trompeuses promesses et a bientôt disparu
derrière une pluie fine et pénétrante.

La majesté de la chaîne au pied de laquelle s'allonge le chemin, la
plaine verdoyante, les cimes blanches qui se découvrent entre chaque
ondée, me font oublier les heures; mais il n'en est pas de même de nos
gens, peu sensibles aux pleureuses beautés de la nature. Les muletiers
pataugent tristement dans la boue liquide, les cavaliers d'escorte se
montrent encore plus mélancoliques et proposent de camper à l'abri d'un
buisson. Ces offres ne me tentent guère: le souvenir du _hor_ est encore
présent à mon esprit. Lassée cependant des éternelles lamentations de
nos serviteurs, je les ai engagés à s'arrêter sous une touffe d'herbe à
leur choix; la ligne du télégraphe nous servira de guide.

«Vous quitter! se sont écriés les soldats épouvantés, Allah ne le
voudrait pas: nous perdrions nos seuls défenseurs!»

La singulière escorte! Tout aussi singulière est la ligne télégraphique.
Accroché à des poteaux tordus, noueux, de hauteur inégale, le fil
d'Ariane qui nous indique la direction de Chouster caresse le sol, ou se
cache sous les buissons. Parfois les poteaux, renversés sur une longueur
assez considérable, laissent des lacunes, préjudiciables, j'imagine, à
la bonne transmission des dépêches.

Lorsque le gouvernement anglais obtint, il y a quelques années,
l'autorisation d'établir la ligne télégraphique qui traverse le royaume,
il s'engagea à placer sur ses poteaux un fil spécialement réservé au
service du chah. Des bureaux indigènes furent créés auprès des bureaux
anglais, et le télégraphe persan, réparé à chaque accident par les
agents étrangers, fonctionna avec régularité. Charmé de cette innovation
merveilleuse, ravi d'être en communication constante avec les
gouverneurs de ses provinces, Nasr ed-din donna l'ordre de construire à
ses frais une ligne particulière entre son palais et la province si
lointaine de l'Arabistan. Le nommé _Madakhel_ se mit de la partie. Aux
solides colonnes de fonte on substitua de mauvais poteaux en bois; aux
excellents appareils anglais, des machines de pacotille, et l'on ouvrit
triomphalement la ligne nationale. L'installation faite, les agents
persans se gardèrent de remédier aux avaries, si bien qu'au bout d'un an
ou deux, les poteaux étant renversés, les fils brisés, les appareils
détraqués, il devenait plus économique et surtout plus rapide de confier
les dépêches à des courriers. De cette infructueuse tentative il ne
reste plus aujourd'hui que les employés, véritables coqs en pâte, à peu
près logés, à peu près payés, et dont l'unique crainte est de voir
arriver un jour ou l'autre les ouvriers chargés de réparer la ligne. Les
agents ne sont point les seuls à se féliciter d'un accident qui leur
assure une vie douce et sans fatigue. Pendant les quelques mois utilisés
par les pseudo-télégraphistes à détraquer leurs appareils, le gouverneur
de l'Arabistan eut une existence vraiment trop dure. Sa Majesté,
constamment suspendue à son fil, ne laissait aucun repos à ce digne
fonctionnaire: tantôt c'étaient des demandes d'argent, tantôt des
contingents à lever, et sur-le-champ il fallait répondre au souverain et
satisfaire des exigences plus ou moins bizarres.

Aujourd'hui l'Arabistan est rentré dans le calme. Pendant la belle
saison un messager met un gros mois pour parvenir de Téhéran à Chouster,
et, quand après ce trajet il arrive à destination, le hakem conserve
tout le loisir de préparer une réponse honnête. Et puis enfin le
gouverneur a dans son jeu tous les imprévus de l'hiver. Le courrier,
obligé de traverser à pied la plus haute partie des montagnes des
Bakhtyaris, sera peut-être arrêté par les neiges et arrivera à Chouster
quand Allah s'en occupera. Étant données l'expérience du passé et la
quiétude du présent, je laisse à penser si les fils télégraphiques se
cacheront longtemps sous la poussière de l'été ou la boue de l'hiver.

Cinq heures après avoir quitté Dizfoul, la caravane passe en vue d'un
imamzaddè entouré d'arbres et de verdure. A quelque distance de ce
sanctuaire s'étendent les murs d'enceinte d'une ville comme tant
d'autres disparue, mais encore désignée sous le nom de Chahabad. Elle
devrait, paraît-il, être identifiée avec Djoundi-Chapour, fondée par le
fils d'Ardéchir Babégan après sa victoire sur Valérien, et agrandie à
l'époque de son septième successeur, Chapour Dhou'l-Aktaf. En l'année
350 elle devint le siège d'une église nestorienne, et, quand plus tard
elle s'éleva au rang des villes les plus importantes de la province, le
métropolitain qui, au dire des écrivains syriaques, avait eu jusque-là
sa résidence à Ahwaz, se transporta dans ses murs.

Sous Anouchirvan ses universités acquirent le plus grand renom; les
écoliers et les théologiens accoururent en foule, et leur présence
contribua à donner encore un nouvel essor à la cité. La décadence de
Djoundi-Chapour date du treizième siècle, époque de la grande prospérité
de Chouster. Peu après, son nom disparaissait de l'histoire du pays.

L'ancienne ville s'étendait probablement jusqu'au bord d'une rivière que
nous devons traverser à gué avant d'atteindre le bourg de Konah. Avec
ses mille bras séparés par des bancs de graviers très plats, ce cours
d'eau me rappelle les torrents des Alpes. Le courant est rapide, mais le
gué, plus aisément praticable que celui de la Kerkha au-devant d'Eïvan,
peut encore être franchi sans encombre. Vers la nuit nous atteignons la
rive droite et pénétrons dans un caravansérail veuf de ses toitures. Une
soupente noire ménagée sous un escalier offre seule un abri contre la
pluie. Maîtres et valets s'y empilent; Séropa allume le feu nécessaire à
la préparation du pilau quotidien, et, comme il n'y a ni cheminée ni
trou de dégagement pour la fumée, il ne nous reste plus qu'à fermer les
yeux et à nous étendre, la bouche au ras du sol, afin d'échapper à une
asphyxie certaine.

18 janvier.--Dieu merci, les jours se suivent et ne se ressemblent pas!
Le tonnerre, les éclairs, le vent, ayant fait rage toute la nuit, ont eu
la belle inspiration de céder la place ce matin à une aurore radieuse et
aux rayons du plus puissant des magiciens. Le joli village de Konah
m'est apparu environné de jardins, situé au milieu d'une plaine
verdoyante, entouré d'innombrables troupeaux de moutons et de vaches.

[Illustration: PRÉPARATION DU PILAU.]

Les séduisantes harmonies de la nature mettent nos gens en joie, et dès
la sortie de Konah les muletiers nous régalent de leurs pitoyables
chansons. Nos guerriers ne veulent pas être en reste de bonne humeur.
Perchés sur de hautes selles rembourrées, ils se poursuivent les uns les
autres de toute la vitesse de leurs montures et prennent la fuite tout
en déchargeant leurs fusils. Le coup de feu est lancé comme la flèche du
Parthe. Quand les chevaux, fatigués de galoper sur la terre molle,
perdent de leur ardeur, les cavaliers plantent en terre leur longue
lance et, sans en abandonner la poignée, tentent d'en faire le tour.
Bien que les chevaux persans soient très souples et habitués de bonne
heure à cette passe brillante, il est très difficile de l'exécuter au
galop, et à diverses reprises nous avons été juges du tournoi sans avoir
eu de vainqueur à couronner.

A quatre heures, après avoir franchi la cime d'une crête rocheuse et
dépassé une porte naturelle, nous apercevons à l'horizon la ville de
Chouster, bâtie sur les bords d'un beau fleuve, le Karoun, et précédée
d'un pont sassanide. Bientôt je distingue les coupoles d'émail, les
toits pointus de blancs imamzaddès, le minaret décapité de la masdjed
djouma et enfin, sur la gauche, dominant le cours du fleuve, l'antique
château _Selasil_. Derrière ses murs, si l'on en croit une légende
encore vivace, vécut pendant dix ans le prisonnier de Chapour, le
malheureux empereur Valérien. Quand son vainqueur montait à cheval, il
était forcé de prêter en guise de marchepied son épaule, couverte
naguère de la pourpre romaine. Plus tard, cette humiliation ayant cessé
de satisfaire Chapour, la peau du césar fut tannée, empaillée et portée
comme un trophée au-devant des armées sassanides.

Le pont de Chouster sert aussi de barrage. Il n'est point bâti en ligne
droite: les fondations, jetées de façon à profiter d'affleurements de
rochers, décrivent des courbes fantaisistes. N'en déplaise à Marcel,
j'aime assez cette façon de rompre en visière avec les vieilles
coutumes.

Les plus petits ponts de l'Iran, attribués par les traditions autant au
miracle qu'à l'invention humaine, ont tous leurs légendes. Un ouvrage
long de plus de cinq cents mètres, jeté sur un fleuve impétueux, était
bien de nature à surexciter l'imagination populaire. Firdouzi lui-même a
chanté le pont de Chouster, et nos muletiers n'ont eu garde de le
parcourir sans nous en signaler l'origine.

«Si tu es un habile constructeur, dit Chapour à Baranouch, captif roumi,
tu jetteras à cette place un pont semblable à une corde; car nous
retournerons à la terre, mais le pont restera par l'effet de la science
donnée par Dieu à notre guide; quand tu feras ce pont long de mille
coudées, tu demanderas dans mon trésor tout ce qu'il faut pour cela.
Exécute dans ce pays par la science des savants roumis de grandes
œuvres, et, quand le pont ouvrira un passage vers mon palais, passe-le
et sois mon hôte tant que tu vivras, en joie et en sécurité, et loin du
mal et du pouvoir d'Ahriman.»

«Le savant Baranouch se mit à l'œuvre et termina ce pont en trois ans.
Lorsqu'il fut achevé, le roi sortit de Chouster et passa dans son palais
en toute hâte.»

Comme sa rivale Djoundi-Chapour, Chouster fut fondée ou du moins
agrandie et embellie par le grand Chapour. Le roi sassanide, grâce au
concours des captifs romains, régularisa le cours du Karoun, suréleva
les eaux derrière des digues savamment construites, creusa des canaux,
des dérivations et, ces travaux terminés, défricha les terres
environnantes.

Le sol du Khousistan (ancien nom de l'Arabistan persan) était
extraordinairement fertile; il rendit au centuple les dépenses faites
pour le mettre en culture. Le blé, le coton, la canne à sucre y
prospérèrent à souhait; si l'on en croit le vieil auteur persan Hamed
Allah Moustofi, la vie devint même à si bon marché que pendant les
disettes elle y était moins dispendieuse qu'à Chiraz dans les années
d'abondance.

Plus fertile que le Fars et l'Irak, la Susiane devait tenter la
convoitise des Arabes. Les habitants de Chouster opposèrent aux
envahisseurs la plus opiniâtre résistance. A la suite d'une bataille,
les soldats de Bassorah et de Kouffa s'avancèrent jusqu'aux portes de la
ville, et l'hormuzan, chef persan préposé à la défense, contraint de
ramener ses troupes en arrière, perdit en un seul jour plus de onze
cents des siens. Six cents prisonniers furent passés au fil de l'épée.

Malgré le courage des Arabes et leur barbarie, le siège menaçait de
traîner en longueur, quand un Iranien se présenta au camp des
assiégeants. Il promettait en échange de sa grâce de se convertir à
l'islamisme et de guider les ennemis au cœur de la cité.

[Illustration: PONT DE CHOUSTER.]

Abou Mouça, le chef arabe, fut trop heureux d'accepter ses offres. Le
transfuge, accompagné d'un soldat de la tribu des Beni Cheïban, traversa
le petit Tigre (Karoun), et parvint à une anfractuosité de rochers d'où
l'on dominait la ville et le camp de l'hormuzan. Dès le retour de
l'éclaireur, Abou Mouça désigna quarante hommes, commandés par Mikhrah
ben Thawr, les fit escorter à distance par un peloton de deux cents
soldats, et leur ordonna de partir la nuit sous la conduite du renégat.
Les Arabes escaladèrent les remparts, tuèrent les sentinelles et
pénétrèrent dans la ville tandis que l'hormuzan, surpris, s'enfermait à
l'intérieur de la citadelle, où étaient amoncelés tous ses trésors. Le
lendemain, dès l'aube, Abou Mouça, ayant passé le fleuve à la tête de
ses troupes, envahit Chouster. Devançant les habitants de Missolonghi,
les Persans saisirent leurs femmes et leurs enfants, les égorgèrent et
les précipitèrent dans le fleuve plutôt que de les exposer aux outrages
de l'ennemi.

L'hormuzan demanda grâce, mais Abou Mouça refusa de la lui accorder
avant d'avoir consulté le calife; entre-temps il fit massacrer tous les
défenseurs de la citadelle qui refusèrent de déposer les armes.

La capitale de Chapour n'était pas au bout de ses vicissitudes: aux
Arabes succédèrent les Mogols. Bagdad prise, Houlagou khan ordonna à
Timour Beik de s'emparer de Chouster.

Les habitants de la ville vinrent au-devant du général avec des vivres,
des présents, et firent leur soumission. Le chef tartare défendit à ses
soldats de commettre la moindre violence; malgré les conseils d'un
atabek du petit Lour qui l'accompagnait et lui reprochait sa faiblesse
envers les vaincus, il traita les suppliants avec la plus grande
humanité: Chouster ne devait pas subir deux fois les horreurs d'une
prise d'assaut.

Délivrée des sièges et des guerres, la capitale du Khousistan tombait
aux mains des théologiens. Au commencement du neuvième siècle de
l'hégire, l'émir Nedjm ed-din Mahmoud el-Amali, de la famille d'Ali,
était venu à Chouster et y avait épousé la fille d'Yzz ed-douleh, chef
des chérifs de cette contrée. Fixé désormais auprès de son beau-père, il
consacra tous ses soins à la propagation de la foi chiite; une partie
des citoyens répondirent à son appel. Enfin, sous les premiers monarques
sefevis, Seïd Nour Allah Mir'achi, chef de la noblesse des Alides,
termina l'œuvre de prosélytisme commencée par Nedjm ed-din, et dès lors
Chouster rivalisa de zèle et d'intolérance avec Koum et Kerbéla. C'est à
cette fervente piété qu'il faut attribuer les nombreuses mosquées et les
tombeaux construits dans tous les quartiers de la ville.

Moins pompeux en appareil que le roi sassanide inaugurant l'œuvre de son
ingénieur, nous franchissons le Karoun et entrons à Chouster. Une grande
rue bordée de boutiques où se vendent des limons et des dattes se
présente d'abord. Le mouvement des allants et venants, mais surtout la
foule qui se groupe autour des Faranguis, lui donne une animation
factice. Échappés à la curiosité populaire, nous suivons un labyrinthe
de ruelles bordées de maisons ruinées pour la plupart, et atteignons
enfin le palais du gouverneur de la ville, le seïd Assadoullah khan.
Lorsqu'on y pénètre, on suit d'abord un vestibule sous lequel sont
paisiblement assis des brigands et des assassins, les pieds enchaînés,
mais en relations aimables avec tous les serviteurs du khan. La prison
franchie, je coupe en diagonale une cour réservée au corps de garde; je
gravis quelques marches et traverse un jardin planté de palmiers, à
l'extrémité duquel s'élève un vaste talar. Cette pièce, recouverte d'une
voûte, s'ouvre sur une terrasse spacieuse.

Nul paysage mieux fait pour surprendre et charmer le regard ne pouvait
s'offrir à ma vue. Vis-à-vis de moi, à quelque deux cents mètres, se
dresse une haute muraille de rochers rougeâtres dont la tête semble
supporter la plaine verdoyante, tandis que ses pieds, plongés au fond
d'un gouffre, baignent dans les flots du Karoun. Je me penche afin de
mieux suivre des yeux les méandres du fleuve et je constate que le
palais d'Assadoullah khan est fondé sur des rochers à pic pareils à ceux
qui me font face, et que le torrent s'écoule entre de gigantesques
Portes de Fer. L'espace compris entre les deux murailles n'est point
tout entier couvert par les eaux: à gauche s'étendent des alluvions
plantées de palmiers magnifiques. Malgré leurs dimensions, les arbres
disparaîtraient dans la profondeur de l'abîme, et leur feuillage vert se
confondrait avec la teinte sombre des eaux, n'étaient des bouquets
d'orangers chargés de fruits d'or.

[Illustration: PALAIS DU SEÏD ASSADOULLAH KHAN. (Voyez p. 677.)]

19 janvier.--Si l'on en croit une tradition musulmane, celui qui durant
sa vie se sera malhonnêtement enrichi aux dépens de son prochain
paraîtra devant le juge suprême les épaules écrasées sous le poids de
ses biens mal acquis: d'où je conclus que, le jour où le gouverneur de
l'Arabistan sonnera à la porte du palais infernal, il sera contraint de
prier les démons de l'aider à porter une charge en disproportion avec
les forces humaines. Depuis hier nos oreilles sont rebattues de
lamentations et de plaintes. Les exactions s'entassent sur les
malversations comme Pélion sur Ossa; la province est misérable:
négociants et petits tenanciers sont réduits aux plus dures extrémités,
les impôts ont doublé, les maisons tombent en ruine, et leurs
propriétaires ne peuvent les relever; les paysans abandonnent la terre
qui ne leur donne plus de pain noir à manger; les riches cultivateurs ne
plantent plus ni palmiers ni cannes à sucre; les tribus émigrent vers la
montagne avec leurs troupeaux; les canaux sont comblés, les villages
désertés, et le chahzaddè augmente tous les jours les charges qui pèsent
plus durement sur le peuple en raison de la disparition des nomades et
de la ruine de la province. Comment remédier à cet état de choses? Les
plus hardis n'ont même pas la ressource de faire monter leurs plaintes
jusqu'aux pieds de Sa Majesté, les timides n'oseraient élever leurs yeux
vers Hechtamet saltanè, un prince du sang, un oncle du roi, un seigneur
puissant et cruel. Mais tous à l'envi, mollahs, seïds, mirzas, viennent
nous prier d'être l'interprète de leurs doléances dès que nous serons
éloignés de l'Arabistan.

[Illustration: GRANDE RUE A CHOUSTER.]

Qui entend deux cloches entend deux sons. Je tremblais la fièvre lorsque
Marcel est allé présenter ses devoirs au chahzaddè, et n'ai pu jouer mon
rôle dans cette cérémonie; dès son retour, mon mari m'a conté sa visite.
Le hakem de l'Arabistan lui a donné à entendre que ses administrés sont
d'enragés fanatiques, très entichés de leur noblesse religieuse, avares,
menteurs, inintelligents et d'une bonne foi des plus douteuses. A qui
donner tort ou raison? Il faudrait habiter depuis longtemps le pays pour
savoir qui ment le mieux, du gouverneur ou des gouvernés. Chouster, je
dois en convenir, est loin d'être prospère. Partout des quartiers morts,
des maisons en ruine acquises en toute propriété par Hadji Laïlag, le
«pèlerin aux longues jambes». Deci delà quelques chambres s'ouvrent
encore sur les rues boueuses et laissent voir dans un demi-jour attristé
un métier primitif. L'outil sert aux tisserands à confectionner ces
tapis ras spéciaux aux fabriques de Chouster, ou l'étoffe de coton à
carreaux blancs et bleus qui signale les femmes de moyenne condition
quand elles sortent de chez elles; mais en général le silence et
l'inaction s'appesantissent sur la ville. Un seul quartier fait
exception à la règle et conserve encore du mouvement et de l'activité.
Il s'étend le long du fleuve même, à l'aval d'un ouvrage sassanide
servant à la fois de pont et de barrage. Les eaux du Karoun,
emmagasinées derrière la digue, alimentent une longue suite de moulins
étagés où sont fabriquées, à très bas prix, toutes les farines de la
région. A part l'industrie meunière, le commerce de la province de
Chouster et son agriculture sont morts et bien morts. Et cependant,
quelle devait être la richesse de ce pays, irrigué jadis avec une
science dont témoignent encore aujourd'hui les ruines d'anciens ouvrages
sassanides. Comme il serait facile de rendre à cette capitale de
l'Arabistan sa prospérité évanouie! Il suffirait de mettre les terres en
culture et d'ouvrir des voies de communication avec Ispahan et le golfe
Persique: mais un pareil effort ne saurait être demandé aux habitants et
moins encore au gouverneur. La plupart des barrages sont détruits; les
dérivations, sauf le Chetet, que l'on traverse en entrant à Chouster
quand on vient de Dizfoul, sont comblées; la province, traversée par
l'un des plus beaux fleuves de l'Orient, n'a point d'eau à répandre sur
les plaines desséchées et ne donne de récoltes que dans la zone comprise
entre le Karoun et sa dérivation.

[Illustration: RUELLE A CHOUSTER. (Voyez p. 679.)]

La peste de 1832, jointe à une administration défectueuse et trop
indépendante du pouvoir central, a fait du pays le plus riche du monde
l'un des plus pauvres et des plus malheureux.

20 janvier.--Les plaintes et les témoignages de mécontentement échappés
hier à Hechtamet saltanè, la peine qu'il prétend éprouver à entretenir
sur un pied convenable la maison d'un homme de son rang lorsqu'il a
prélevé sur de maigres impôts les redevances à fournir au roi, ne l'ont
pas privé du plaisir, gratuit j'en conviens, de se faire photographier à
la tête de ses troupes et dans tout l'éclat de sa gloire militaire.
Rendez-vous avait été pris, et ce matin je devais aller au palais; mais
depuis deux jours la fièvre ne m'a pas laissé de répit; les accès
violents ont fait place à un malaise ininterrompu; l'appétit, ce sauveur
de toutes les misères, a disparu; avec la force physique est morte aussi
la résistance morale. Bref, au moment de partir, je n'ai pas eu le
courage de me mettre sur mon séant. Marcel a pris l'appareil et s'est
dirigé vers la forteresse.

[Illustration: LES MOULINS DE CHOUSTER.]

Il était accompagné de Mirza Bozorg, le secrétaire intime de Son
Excellence, un Choustérien aux traits superbes. Le guide de mon mari est
coiffé d'un turban de gaze bleue lamée d'or, spécial aux riches
habitants de la ville qui ne peuvent revendiquer le droit de couvrir
leur tête du turban de deuil conservé par les descendants chiites de
Mahomet en souvenir du massacre de Hassan et de Houssein.

La kalè Selasil, demeure officielle du gouverneur de l'Arabistan, est
bâtie sur un plateau rocheux au pied duquel s'écoule la dérivation du
Karoun, désignée sous le nom de Chetet. Des constructions d'origine
sassanide la défendent du côté de la ville. Seules les parties
inférieures des murs sont bâties en pierres, tandis que les crêtes et
les courtines élevées sur la place d'armes sont de réfection récente et
construites en terre cuite. A en juger d'après la facilité avec laquelle
on se fraye un chemin à travers les fortifications, ces murs seraient,
en temps de guerre, d'un médiocre secours pour les défenseurs de la
citadelle. Comme l'entrée du palais s'ouvrait sur un marécage boueux
jauni par les ordures des chevaux campés autour de la porte, et qu'il
était impossible à des piétons d'arriver sans se souiller jusqu'à la
demeure du gouverneur, le mirza a ordonné à quatre soldats de pratiquer
une brèche à la muraille, et c'est par cette ouverture que Marcel et
l'homme au turban de soie ont fait leur entrée dans la forteresse des
Chapour.

Le désordre de la première cour défie toute description. Elle est
entourée de casernes appuyées contre les murs d'enceinte, et envahie par
les soldats de la garnison. Au delà de cette singulière place d'armes se
présente un canal de dérivation creusé à même le roc et mis en
communication directe avec le Karoun. En cas de siège les défenseurs
pouvaient ainsi s'approvisionner d'eau au cœur même de la citadelle.
L'édifice qui couronne aujourd'hui le plateau ne rappelle en rien le
château antique des princes sassanides: c'est un simple pavillon compris
entre des emplacements de jardins. Arbres, fleurs, gazons, brillent
également par leur absence. Les salles, les talars sont blanchis à la
chaux; le sol, sans dallage, est dissimulé sous des nattes de paille et
de tapis; les portes de bois blanc ont pour unique fermeture ces chaînes
de fer que l'on enfile à un crochet planté dans la partie supérieure du
chambranle. En revanche, du haut des balcons construits en surplomb
au-dessus du fleuve, on jouit d'un admirable point de vue sur le Karoun,
le Chetet, les montagnes des Bakhtyaris et trois ou quatre imamzaddès
aux coupoles bleues, bâtis non loin de la célèbre Digue de l'Empereur
(_Bendè Kaiser_), dont les ruines sont encore signalées par le remous
des eaux.

Le hakem attendait avec impatience l'arrivée de mon mari. Afin de se
donner une figure séduisante, il avait, la veille au soir, ordonné à son
_hakim bachy_ (médecin en chef) de lui cautériser les paupières;
celui-ci avait largement profité de l'autorisation et mis les yeux de
son maître en marmelade. Néanmoins on est toujours beau quand on est
Kadjar et que l'on figure à la tête d'un régiment. Cinq ou six cents
hommes, le plus grand nombre en guenilles, les plus élégants vêtus de
ces uniformes en drap de rebut, vendus, dirait-on, à la Perse par tous
les fripiers d'Europe, envahissent bientôt la cour et le jardin. Le
kolah d'astrakan décoré d'une plaque de cuivre sur laquelle se détachent
en relief le lion et le soleil, le ceinturon aux mêmes armes, donnent
seuls quelque unité au costume de cette horde qui a la prétention d'être
une armée.

Une heure se passe à faire mettre les hommes sur deux rangs et à
reléguer au second les plus sales ou les plus fantaisistes. Puis les
chefs commandent quelques mouvements difficiles: «Portez armes!--Arme
bras.--Reposez armes.--En place, repos.» Et entre ces divers ordres,
donnés dans un langage mi-parti iranien, mi-parti français et exécutés
d'ailleurs avec une lenteur et une indépendance de mouvements vraiment
charmantes, chaque officier reçoit des mains d'une ordonnance placée
derrière ses talons un kalyan tout allumé. Il met son épée entre les
jambes, tire consciencieusement quelques bouffées de tabac, regarde
s'envoler la fumée et rend enfin la précieuse pipe à son serviteur. Le
brave garçon ne la laissera pas inactive.

Les grandes manœuvres ayant pris fin, le hakem se place en avant de ses
troupes. Attention! mon mari opère lui-même. Un défilé, véritable
débandade, termine la fête. L'état-major, félicité par le chahzaddè sur
la bonne tenue et l'instruction des hommes, vient, la figure rayonnante
de fierté, s'asseoir sous le talar. Que la Russie veille à ses
frontières quand il aura à sa disposition les canons commandés en
Europe!

[Illustration: MIRZA BOZORG. (Voyez p. 683.)]



[Illustration: IMAMZADDÈ ABDOULLA BANOU. (Voyez p. 686.)]



CHAPITRE XLI

Masdjed djouma de Chouster.--Imamzaddè Abdoulla Banou.--Départ de
Chouster.--Une nuit chez les nomades.--Le village de Veïs.--Ahwas.--Sur
le Karoun.--A bord de l'_Escombrera_.


_Chouster_, 21 janvier.--Hechtamet saltanè n'avait pas trompé Marcel en
lui représentant ses administrés comme des gens intolérants et
fanatiques. Les Chiraziotes et les Ispahaniens, intraitables pourtant,
sont des anges de douceur et des esprits libéraux si on les compare aux
Chousteriens.

Habitée par une noblesse redevable de ses titres et de son influence à
son origine sainte, la capitale du Khousistan se fait gloire de ses
sentiments de haine envers ceux qui ne professent point le credo
musulman, et proteste contre le relâchement des cités où l'on accueille
d'impurs chrétiens. N'ayant pas la prétention d'échapper aux témoignages
de l'aversion générale, nous aurions peut-être renoncé à parcourir la
ville et les bazars, si Assadoullah khan ne nous eût donné une escorte,
placée sous les ordres du vieil intendant de sa maison. La présence de
ce serviteur bien connu de toute la ville nous a permis de sortir sans
être injuriés, mais nous avons dû néanmoins renoncer à pénétrer dans la
masdjed djouma, antique édifice en grand renom de sainteté. Demande
polie adressée à l'imam djouma, visite au jeune seïd Mirza Djafar, qui
passe pour représenter l'esprit de progrès, interprétation des textes du
Koran donnée en notre honneur par les théologiens d'Ispahan, sont
restées sans résultat: nous ne sommes point venus à bout du mauvais
vouloir des prêtres. Il a fallu se contenter de photographier au point
du jour le minaret de la masdjed et de jeter un coup d'œil furtif à
travers l'entre-bâillement des portes.

L'édifice est en pierre et, autant qu'il m'a semblé, bâti sur le plan de
la vieille mosquée d'Amrou. Peu de décoration. Seuls les tympans des
portes, des fenêtres ogivales et le minaret, séparé de la nef par un
cimetière moussu, sont ornés de mosaïques de briques d'une élégante
simplicité. L'ensemble des constructions, en parfait état de
délabrement, s'harmonise avec l'aspect des quartiers voisins.

[Illustration: SEÏD MIRZA DJAFAR. (Voyez p. 685.)]

Nous n'avons pas été plus heureux dans notre visite à l'imamzaddè
Abdoulla Banou. La construction, couverte d'une coupole bleue appuyée
sur un fût revêtu de mosaïques colorées, serait assez gracieuse, mais
elle est aussi bien chichement entretenue. Des lichens verdâtres
remplacent en partie les briques émaillées, des cigognes fort occupées à
réparer leur nid et à faire des projets d'avenir tiennent lieu de
croissant terminal. En nous apercevant, M. et Mme Hadji Laïlag, de pieux
musulmans j'imagine, témoignent leur indignation et prennent la fuite à
tire-d'aile, sans oublier de faire entendre ce vilain bruit de battoir
qu'ils produisent en frappant l'une contre l'autre les deux parties de
leur long bec.

Décidément nous sommes de trop ici, et il est grand temps de songer au
retour. On nous a bien parlé d'importants tumulus voisins de Chouster,
d'antiques forteresses situées à quelques jours de marche dans la
montagne, d'anciennes villes abandonnées et même d'un second tombeau de
Daniel, une concurrence sans doute, car je tiens pour authentique le
monument de Suse: je verrai toutes ces merveilles dans mes rêves. La
saison est si pluvieuse qu'on ne peut se lancer à l'aventure; la fièvre
nous dévore tous les deux, et, quant à moi, elle m'a épuisée au point
que les jambes se refusent à me porter. Depuis longtemps déjà les objets
fragiles ne sont plus en sûreté dans mes mains tremblantes; enfin,
est-ce l'espoir de toucher bientôt au terme de nos fatigues, ou bien, en
arrivant au port, ma volonté faiblirait-elle, mais il est certain que je
passe indifférente là où, il y a quelques mois, j'aurais volontiers
planté ma tente. Aujourd'hui mes pensées constantes, mes préoccupations
de jour et de nuit tendent vers un but: le retour. Comme une écolière
paresseuse et impatiente de voir s'écouler les jours, je trace de gros
traits noirs sur le calendrier et j'ai marqué d'un point rouge la date
probable du départ d'un bateau français qui doit quitter Bassorah vers
la fin de ce mois. Je me sens à bout de forces, mais avec quelle joie
j'entreprendrai mon dernier voyage en caravane!

[Illustration: MUR EXTÉRIEUR ET MINARET DE LA MASDJED DJOUMA DE
CHOUSTER.]


25 février. A bord de l'_Escombrera_, dans la mer Rouge.

As-tu été assez longtemps délaissé, mon pauvre cahier! Et cependant te
voilà revenu dans mes mains; trop débiles pour transcrire les pensées
d'une tête plus faible encore, elles t'ont repoussé pendant bien des
jours, mais elles te retrouvent avec plaisir, compagnon d'infortune,
confident des misères passées. Gravir l'échelle de l'_Escombrera_ a été
mon dernier effort. Il n'eût pas fallu m'en demander davantage: j'étais
exténuée et n'aurais pu, à mon arrivée sur le navire, aller d'une
extrémité à l'autre de la dunette sans m'abattre comme un cheval fourbu.
Un repos absolu, du sommeil à discrétion m'ont rendu quelques forces. Je
pense, donc je vis. Cependant j'en suis encore à me demander comment
j'ai pu, dans l'état où je me trouvais en quittant Chouster, faire
quatre étapes à cheval, recevant tous les jours de la pluie, pataugeant
au milieu des marais et n'ayant pas même le courage de manger. Peu de
souvenirs de ce voyage, si ce n'est celui de mes souffrances, sont
restés gravés dans ma mémoire. L'esprit inerte, j'ai traversé tout le
sud-ouest de la Susiane sans regarder, sans voir, et c'est à la mémoire
de mon mari que je dois la description du pays compris entre Chouster et
Mohamméreh.

[Illustration: PONT LACHGIAR A CHOUSTER.]

Le 22 janvier nous sortîmes de la ville par ce pont Lachgiar qui sert de
barrage et complète le système d'irrigation des Sassanides. Après avoir
voyagé toute la journée dans une plaine toute verdoyante, nous ne
savions guère, à la nuit tombante, où trouver un gîte, quand des
colonnes de fumée signalèrent la présence d'un campement. Des chiens
farouches aboient à notre approche, et ils grondent encore que nous
sommes déjà installés sous la tente du cheikh. L'abri est spacieux,
mais, comme le temps est menaçant, il est encombré de vaches, de jeunes
agneaux et de poulinières. Tout ce monde nous fait place au feu et à la
chandelle, représentée par une lampe de terre remplie de graisse, et
d'abord un colloque animé s'engage entre notre hôte et les deux soldats
de l'escorte. Ceux-ci, charmés de faire à bon compte étalage de leur
zèle et surtout de réconforter leur estomac, exigent le sacrifice d'un
mouton. Le chef de la tribu allègue sa pauvreté et propose de tuer un
bel agneau, suffisant en somme pour le repas de six personnes. Sur
l'acquiescement des guerriers, il sort afin de donner des ordres, et
revient une demi-heure après.

«Çaheb, dit-il à Marcel, votre escorte veut me contraindre à tuer un
agneau en votre honneur. Dispensez-moi d'un pareil impôt: ma tribu est
si pauvre!

--Je te payerai ton agneau.

[Illustration: FABRICATION DU «DOUKH» (PETIT-LAIT). (Voyez p. 693.)]

--C'est impossible: le chahzaddè saurait que je n'ai pas fait honneur à
sa recommandation. Si vous vouliez une belle poule?

--Apporte ta poule.»

Sur le doux espoir de dîner bientôt, nous avons attendu l'arrivée de la
volatile, mais on la cherchait encore à onze heures du soir. De
concession en concession, nous avons dîné d'un peu de lait aigre, au
grand mécontentement des soldats et des tcharvadars. Ce maigre régal
terminé, Marcel organise nos couvertures et, par habitude, place
derrière les oreillers une caisse de tôle où s'entassait jadis notre
fortune. Quelle inspiration céleste! Comme je dormais à moitié, secouée
par les frissons et la fièvre, un bruit épouvantable résonne à mon
oreille et me fait brusquement sauter sur mon séant. A la lueur diffuse
que projettent les charbons à demi éteints, nous pouvons alors juger du
péril auquel nous venons d'échapper. Un poulain, après avoir rompu ses
entraves, est venu faire la cour à une jeune pouliche modestement
couchée auprès de sa mère. La bonne dame, indignée de cette audace, a
décoché à l'intrus une ruade vigoureuse, tandis que l'amoureux répondait
aux avances de sa belle-mère en faisant voler ses pieds au-dessus de nos
têtes. Le coffre seul a été blessé dans la bagarre. Quelques centimètres
plus à gauche ou plus à droite, plus haut ou plus bas, et nos crânes
eussent eu le sort de la boîte défoncée. Allah le veut, nous sortirons
saufs, si ce n'est sains, de ce maudit pays.

[Illustration: BILDARS. (Voyez p. 693.)]

Dès l'aurore tout est bruit autour de nous. Les troupeaux s'élancent au
dehors, les _bildars_ (possesseurs d'une bêche) s'apprêtent à aller
creuser des rigoles d'égouttement au milieu des champs ensemencés en
blé. Ici des femmes bronzées par le soleil, mais belles de formes et
d'attitude, impriment un rapide mouvement à une outre suspendue à trois
perches réunies en faisceaux et séparent ainsi la crème du _doukh_
(petit-lait); là des cavaliers sautent sur le dos de leurs coursiers et
partent pour la chasse ou la maraude, tandis que les vieillards allument
leurs pipes, s'asseyent en cercle et, silencieux, gardent le campement.
Comme à Douéridj, la race est vigoureuse et ne se ressent en rien du
voisinage des rachitiques habitants de Dizfoul et de Chouster.

[Illustration: HABITANT DU VILLAGE DE VEÏS.]

J'ai parcouru durant toute la seconde étape une plaine très basse
transformée en un véritable marécage. Eau dessous, brume dessus. Vers
les cinq heures la nuit est tombée; seul le clapotis monotone que
produisaient les bêtes en marchant dans le marais troublait le silence.
Pas de tentes à espérer. J'avais froid, j'étais lasse, très lasse;
l'idée de passer une nouvelle nuit dehors, l'état de l'atmosphère me
remplissaient le cœur d'angoisse et de terreur.

«J'entends des aboiements!» s'écrie Marcel.

Les braves chiens, ils sont tous méchants, hargneux, galeux, mais
néanmoins je les aurais embrassés si je les avais tenus à portée de mes
bras. Vers dix heures nous avons atteint les _kapars_ (maisons faites de
branchages) d'une tribu arabe.

De ce campement à Veïs on suit une route jalonnée par les substructions
de monuments sassanides. Tous les édifices dont les débris jonchent le
sol étaient bâtis en moellons, posés tantôt de champ, tantôt sur lit.
Quelques ruines semblent être les derniers vestiges de petits palais ou
de vastes maisons, les autres marquent la place des kanots destinés à
surélever les eaux du Karoun au-dessus du niveau de la plaine.

Veïs est le seul village important que nous ayons rencontré depuis
Chouster. Il est placé à la limite des possessions de cheikh Meusel et
profite du trafic qui se fait avec Mohamméreh. Des barques, utilisées au
transport des blés, sillonnent le Karoun, bordé de maisons assez
proprement bâties et surmontées de terrasses; de nombreux troupeaux de
moutons et de vaches témoignent de l'aisance des villageois. Le bourg
est d'ailleurs dans ses beaux jours: la population, en habits de fête,
célèbre le mariage du fils aîné du ketkhoda.

Dès notre arrivée, l'heureux époux est venu nous prier de prendre part
aux réjouissances de sa famille. J'ai dû, à regret, décliner
l'invitation: ma figure décomposée était ma meilleure excuse. Nous n'en
avons pas moins été considérés comme gens de la noce. J'ai eu droit aux
_chirinis_ (sucreries), apportées en grande pompe, et à la visite d'un
jeune danseur, charmant enfant qu'à sa robe flottante, à ses longues
manches, semblables, quand il tournoyait, aux ailes d'un papillon, à ses
longs cheveux bouclés, aux bijoux répandus sur toute sa personne, à ses
poses alanguies, on aurait plutôt pris pour une fille que pour un
garçon. A peine le danseur avait-il cessé ses exercices chorégraphiques,
exécutés au son grinçant d'une viole monocorde, qu'il a dû céder la
place à des artistes conduits par un derviche du Fars. Deux énormes
singes à poils gris se sont livrés à une débauche de cabrioles et ont
fourni un prétexte honnête à la curiosité d'innombrables visiteurs. Des
Européens sont des bipèdes bien autrement intéressants à examiner que
les singes les mieux éduqués, et il serait mal à nous de ne pas jouer de
bonne grâce le rôle de bête curieuse.

La quatrième et dernière étape en caravane nous a conduits au village
d'Ahwas. Vingt ou trente masures délabrées indiquent seules la place
d'une ville fort puissante au temps des Sassanides.

Les chevaux ne peuvent plus désormais s'avancer vers le sud;
l'inondation couvre la plaine; il faut fréter un bateau et dire adieu à
nos braves mulets et à nos excellents tcharvadars. Mes épaules rompues,
mes jambes brisées, mes reins en marmelade ne vous regretteront pas,
pauvres amis; je ne vous oublierai pas non plus: maîtres et bêtes
constituez la meilleure race de l'Orient. Vous êtes bien un peu têtus et
indisciplinés, mais vous avez le pied sûr, l'estomac accommodant, le
cœur vaillant et le caractère profondément honnête.

[Illustration: BATELIER D'AHWAS.]

Ahwas est bâti auprès d'un antique barrage. L'ouvrage, destiné à relever
les eaux du Karoun et de l'Ab-Dizfoul, qui se réunissent à Bendè khil,
est des plus intéressants. Construit en biais sur l'axe du fleuve, il
n'a pas moins d'un kilomètre de longueur. A considérer les canaux
majeurs creusés en amont de la digue et dont les dimensions
transversales dépassent cent mètres, on peut se rendre compte de
l'immense quantité d'eau charriée par eux et de la richesse du sud-ouest
de la Susiane sous les règnes glorieux des fils de Sassan. Est-il besoin
d'ajouter que les canaux sont obstrués et la digue fort compromise?

Le barrage n'est point la seule relique de l'antique cité sassanide. Si,
après avoir dépassé les anciens remparts, changés en collines, on tourne
brusquement vers l'est, on longe une crête calcaire qui va se relier aux
montagnes des Bakhtyaris. Tout le rocher, à la surface et sur sa
hauteur, est découpé en compartiments funéraires à une ou deux places.
Des dalles de pierre recouvraient ces sépultures--les feuillures
ménagées pour les recevoir en témoignent--mais elles ont été enlevées
pour construire des maisons, ou bien transportées sur les tombes
musulmanes qui s'étendent dans la plaine tout le long du cimetière
antique. Pas un signe, pas une inscription ne permet d'assigner une date
précise à ce champ de repos; il fut creusé, je pense, au temps de la
prospérité de la ville, c'est-à-dire à l'époque des Sassanides.
D'innombrables fragments des poteries enlevées des tombes au moment où
elles ont été violées couvrent le sol, et les villageois assurent qu'en
temps de pluie les eaux entraînent vers le fleuve des bijoux d'or, des
pierres gravées et des monnaies à l'effigie des Chapour.

Aujourd'hui Ahwas compte à peine deux cents habitants, tous fort
pauvres. Ils vivent opprimés par un cheikh, horrible vieillard à barbe
rouge, le plus mauvais homme que j'aie encore rencontré. Ce monstre a
compris dès notre venue le parti qu'il pouvait tirer de notre état de
maladie, et, au lieu de nous aider à trouver un bateau pour descendre le
Karoun jusqu'à Mohamméreh, il s'est adjugé à lui-même l'entreprise de
notre transport et a défendu à tous les bateliers de nous louer aucune
embarcation. Pendant trois jours il a bataillé avec Marcel et n'a jamais
voulu se contenter de nos derniers krans, trois ou quatre fois
supérieurs à la valeur de son _belem_ (embarcation en bois léger enduit
de bitume).

[Illustration: MONTREURS DE SINGES A VEÏS.]

De guerre lasse, et croyant, en nous prenant par la famine, forcer à son
profit la serrure de la fameuse caisse de fer, il a interdit aux
villageois de nous vendre des vivres sous peine du bâton, et nous a
contraints à lui acheter ses poules maigres et ses œufs couvis.

Nous désespérions de satisfaire cet Harpagon en turban, quand il se
présente dans l'écurie où nous sommes installés:

«Un bon belem est préparé par mes soins, les bateliers acceptent un prix
minime, et vous êtes libres de partir sur-le-champ.»

C'était à n'en pas croire nos oreilles!

Une heure plus tard nous prenions possession d'un canot si étroit que
des coudes on heurtait les bordages, si petit que le moindre mouvement
l'eût fait chavirer.

[Illustration: UN LION SUR LE BORD DU KAROUN. (Voyez p. 698.)]

Deux rameurs, munis d'avirons en forme de cuillers, se plaçaient l'un à
l'avant, l'autre à l'arrière, et le léger esquif, lancé en plein
courant, laissait bientôt dans la brume Ahwas, son barrage et son cheikh
maudit.

Non moins surpris que ses maîtres, Séropa interroge les matelots: Avant
l'aube, répondent-ils, un courrier entrait à Ahwas et annonçait la
prochaine arrivée du général Mirza Taghuy khan à bord du _Karoun_, le
grand bateau à vapeur de cheikh Meusel. L'Excellence se rend à Chouster
afin de négocier une importante affaire avec le gouverneur de la Susiane
au nom de son maître le prince Zellè sultan. A cette malencontreuse
nouvelle le cheikh a pris peur et il a voulu couper court aux justes
plaintes et aux récriminations de ses prisonniers en se débarrassant
d'eux au plus vite.

Les rives du Karoun ne m'avaient point paru belles à notre premier
voyage; ont-elles changé d'aspect? je serais bien empêchée d'avoir une
opinion à ce sujet. Couchée au fond du batelet, couverte d'un caoutchouc
assez large pour déverser l'eau de pluie à droite et à gauche des
bordages, j'ai passé deux jours et deux nuits insensible, immobile et en
proie à un accès des plus violents.

Le lendemain de notre départ, le belem a stationné plusieurs heures
auprès d'un campement, où Marcel a trouvé du pain et du lait aigre. Nos
gens, un peu reposés, se sont remis en route. Vers minuit le vent se
lève, sa violence est telle, que les matelots, redoutant de voir sombrer
l'embarcation trop chargée, accostent de nouveau auprès d'une rive basse
et attachent deux amarres à des touffes de buissons. Ils dormaient sans
doute d'un seul œil, car tout à coup je les entends chuchoter et
demander à mon mari si nos armes sont chargées. Pour la première fois
depuis mon départ d'Ahwas je me soulève et, saisissant mon fusil, je
regarde autour de moi. La pluie a cessé, le vent a dispersé les nuages
noirs, la lune éclaire la rive et me permet d'apercevoir, se détachant
comme une ombre chinoise sur un fond clair, un magnifique lion à la
crinière fournie, aux membres énormes. L'animal se promène; s'il nous a
vus, il ne paraît éprouver aucune envie de nous goûter. Nous sommes si
maigres! Les matelots, redoutant que le lion, malgré des blessures
mortelles, ne bondisse jusqu'à nous, tranchent les amarres sans nous
laisser le temps d'ajuster le fauve, et lancent le belem en plein
courant.

A minuit nous arrivions à Mohamméreh. Le lendemain Marcel louait une
nouvelle embarcation et nous prenions joyeusement la direction de
Bassorah. Ce voyage n'a pas été de longue durée: le canot atteignait
l'embouchure du Karoun quand j'aperçus sur le Tigre un joli navire paré
à son arrière du drapeau tricolore: c'était l'_Escombrera_, le bateau
sur lequel je comptais rentrer en France.

S'il ne s'arrête pas devant Mohamméreh, où la compagnie dont il dépend a
établi un comptoir, il nous faudra attendre pendant un grand mois un
nouveau départ, ou bien aller chercher aux Indes des communications avec
notre patrie. Cependant l'_Escombrera_ siffle à pleins poumons d'airain
et semble témoigner l'intention de stopper. Il mouille ses ancres?--Non!
Les dieux sont contre nous: les trois couleurs ont dépassé l'embouchure
du Karoun! Mon chagrin est extrême; je n'ose prononcer une parole, et,
malgré moi, un déluge de larmes déborde de mes yeux comme d'une coupe
trop pleine; il faut tenir mon cœur à deux mains si je veux éviter qu'il
ne se brise... Mais! le croirai-je?... le vapeur ralentit sa marche! Nos
matelots, excités par l'appât d'un gros pourboire, font voler le belem:
nous approchons, nous touchons le flanc du navire, je saisis un câble,
je gravis l'échelle, je suis à bord!

A la première tentative faite pour s'arrêter devant Mohamméreh, où
l'_Escombrera_ devait prendre des marchandises, la chaîne de l'ancre
s'est cassée, et le courant a entraîné le bateau. En quelques minutes
l'équipage avait paré la deuxième ancre, et l'on mouillait à un
demi-mille de l'embouchure du Karoun.

J'ai dû à cet accident la dernière angoisse que j'ai éprouvée en Perse.

[Illustration: FEMMES D'AHWAS. (Voyez p. 693.)]



[Illustration: PASSAGE DU CANAL DE SUEZ.]



CHAPITRE XLII

Résumé de l'histoire artistique et littéraire de l'Iran.--Achéménides,
Parthes, Sassanides.--Conquête musulmane.--Guiznévides, Seljoucides,
Mogols, Sofis, Kadjars.


28 février.--Mes forces reviennent lentement, mais chaque jour je
constate un progrès. Une promenade d'un bout à l'autre du bateau ne
m'effraye plus, et mes esprits eux-mêmes semblent sortir de
l'engourdissement où ils se complaisaient. Pendant ces soirées si calmes
et si tièdes passées sur l'océan Indien et sur la mer Rouge à regarder
jouer les dauphins qui paraissent, dans la phosphorescence des belles
nuits, s'ébattre comme des bêtes de feu dans une mer de flammes, je
reviens en arrière, je rassemble mes souvenirs, j'évoque les paysages,
et je reconstitue les grandes époques de l'Iran.

Dégagée des préoccupations de la vie journalière, soulagée d'un contact
fatigant avec les Persans, je juge sans passion les hommes et les
choses. Pour moi, désormais, l'histoire commence à Cyrus et se termine à
Nasr ed-din chah.

La genèse du peuple perse, ses progrès intellectuels et artistiques, sa
décadence même, l'aspect du pays où se sont déroulées les pages de son
épopée, les liens de famille qui le rattachent aux races latines et
germaniques, ses dix siècles de luttes contre la Grèce et Rome, me
semblent d'autant plus dignes d'étude et d'intérêt que seule la
monarchie constituée il y a près de trente siècles par les ancêtres
d'Astyage et de Cyaxare a échappé au naufrage des nations asiatiques et,
quoique bien déchue de son ancienne splendeur, a conservé son caractère
propre, ses arts et, jusque dans la religion musulmane importée à la
suite des vainqueurs, un schisme distinct.

Les premières lueurs qui éclairent d'un jour certain l'histoire du
plateau de l'Iran nous montrent ce pays occupé par les tribus aryennes.
Au nord règnent les Madaï ou les Mèdes. Au contact des Assyriens ils
conquièrent de bonne heure une civilisation relative et en profitent
pour asservir les tribus sauvages du Fars. Maîtres et sujets, vainqueurs
et vaincus parlent un idiome apparenté avec les vieilles langues des
Indes et vivent sous l'empire de lois autoritaires. Leur religion,
connue aujourd'hui, le mazdéisme, ainsi désigné en l'honneur de son dieu
Aouramazda, avait été révélée aux Aryens par le légendaire Zoroastre.

En Médie, sous l'influence d'une caste sacerdotale très puissante et
peut-être même autochtone, elle s'était modifiée et avait admis comme
principe fondamental le dualisme défini par la lutte du bien et du mal,
des dieux et des démons. En Perse elle semblait au contraire être
demeurée plus attachée à la forme ancienne, au culte primitif des
Aryens.

Les Mèdes entrent en scène pour la première fois à l'occasion de leur
alliance avec les vassaux révoltés de l'empire ninivite. Sous les coups
de Nabou-bal-Oussour, gouverneur de Babylone pour le roi d'Assyrie, et
de Cyaxare, souverain de la Médie, le colosse assyrien s'écroule. Quel
rôle les Perses jouèrent-ils dans cette tragédie? On l'ignore; mais il
est à supposer qu'il fut considérable et leur valut tout ou partie de la
Susiane, jointe dès cette époque à la Perse méridionale.

C'est probablement dans ce petit royaume, désigné par les inscriptions
babyloniennes sous le nom de royaume d'Ansan, que naquit Cyrus d'un
souverain de nationalité perse, originaire de cette grande famille
achéménide dont la branche aînée habitait à Pasargade et gouvernait le
Fars. A Suse comme à Pasargade on reconnaissait la suzeraineté du roi
d'Ecbatane.

            Moi    Darius            roi

  PERSE:    [Cunéiforme]
            A-da-m D-â-ra-ya-v-ou-ch khchâyathiya

  MÉDIQUE:  [Cunéiforme]
            U Da-ri-ya-va-os unan

  ASSYRIEN: [Cunéiforme]
            Anakou Da-ri-ya-vus sar

  INSCRIPTIONS CUNÉIFORMES.

En 560 avant notre ère, Cyrus monte sur les trônes de Perse et de Médie
après sa victoire sur Astyage. De ce jour la Perse est faite et prend
rang parmi les grandes puissances de l'Orient. Une architecture
nouvelle, due au caprice royal et enfantée à la suite de la conquête de
l'Ionie et de la Lydie, apparaît sur les plateaux de Mechhed Mourgab.
Aux palais de terre de ses ancêtres Cyrus substitue des édifices
hypostyles construits en pierres et en briques; il sculpte son image sur
les piliers de sa demeure et pour la première fois inscrit en langue
perse, mais en lettres cunéiformes, d'aspect analogue aux caractères
assyriens, la célèbre formule: «Moi Cyrus, roi achéménide».

Cambyse agrandit l'œuvre de son père et soumet l'Égypte. Pendant son
règne tourmenté, la caste des mages semble triompher de l'autorité
royale, et l'un d'eux, Gaumata (le Pseudo Smerdis), en profite pour se
faire couronner. Darius, fils d'Hystaspe, petit-fils du dernier roi du
Fars, descendant d'Achémènes, renverse l'usurpateur, monte sur le trône
de Cyrus et étend son autorité sur l'Asie, des rives de l'Indus jusqu'à
Chypre, de Memphis en Bactriane, de Susiane en Arménie.

Les conquêtes du chef de la seconde dynastie achéménide apparaissent
dans toutes leurs orgueilleuses conséquences sur les palais de
Persépolis et sur les tombeaux de Nakhchè Roustem. Salles hypostyles,
bas-reliefs sculptés sur la pierre dure, demeures funèbres, reflètent
les influences des arts grec et égyptien.

La littérature de cette glorieuse période nous est mal connue; cependant
la grande inscription de Bisoutoun et les parties transcrites du
testament de Darius gravé en caractères cunéiformes et écrit en trois
langues au-dessus de son tombeau ont une noble allure et ne manquent pas
de beauté, malgré la forme concise et pourtant monotone de la rédaction.

Sous Darius l'empire achéménide arrive à son apogée; il touche même à
son déclin le jour où les armées du grand roi échouent à Marathon.
Xerxès couvre encore les terrasses persépolitaines de palais dignes des
constructions édifiées sous le règne de son père, mais il procure aux
Grecs leur plus glorieux triomphe. L'Orient se meurt; le génie de
l'Occident s'est révélé.

Dès lors la puissance des Achéménides va tous les jours s'amoindrissant.
Avilis par la vie de harem et les intrigues de palais, les Artaxerxès
sont les meilleurs auxiliaires d'Alexandre et de l'invasion des
Macédoniens. Sous les derniers d'entre eux l'architecture, la langue
même, sont en pleine décadence; les écrivains royaux chargés de rédiger
les inscriptions relatant les hauts faits du souverain commettent des
solécismes et des fautes d'orthographe dont auraient rougi les plus
humbles ou les moins lettrés des scribes de Darius.

Alexandre passe comme un météore vengeur; il détruit, mais n'a point le
temps de fonder. Les Séleucides lui succèdent, anéantissent l'esprit
national et se réchauffent au rayon mourant des influences
macédoniennes. Durant cette période la vieille religion de l'Iran
subissait elle-même de graves modifications. Battu en brèche dès les
derniers Achéménides par les croyances de l'Asie occidentale, le
mazdéisme avait été pénétré plus tard par le polythéisme grec. Des
symboles nouveaux, tels que les autels du feu, remplaçaient les emblèmes
les plus caractérisés; les livres de Zoroastre étaient perdus ou brûlés;
la vieille Perse, résignée, attendait les sacrificateurs. Cette lutte
suprême, aucune nation ne fut capable de l'entreprendre. Les empires
créés sur les frontières de l'Iran par les successeurs d'Alexandre
s'étaient affaiblis au lieu de grandir en puissance, et l'Iran, revenu
de la stupeur où l'avait plongé l'invasion macédonienne, secoua le joug
étranger et reconquit son indépendance.

Alors commence la période parthe ou arsacide, la plus obscure de
l'histoire de Perse. De petits princes confédérés, et formant une sorte
de féodalité, prennent en main les nouvelles destinées du pays. Toute la
vie de la Perse se concentre sur les frontières; nous connaissons les
victoires et les revers des Arsacides, mais à peine pourrions-nous dire
les noms des souverains qui se partagent l'héritage de Cyrus.

Point d'architecture, point de littérature sous ces chefs de guerre qui
firent trembler les vieux légionnaires et reculer des soldats
redoutables devant la flèche du Parthe. La léthargie intellectuelle de
l'Iran touche pourtant à sa fin. Des symptômes heureux se manifestent
déjà sous le règne des derniers rois; Vologèse essaye de réunir les
fragments des textes sacrés du magisme et de codifier la vieille
littérature religieuse. Vienne une dynastie répondant aux aspirations du
pays, et nous assisterons à la renaissance de l'Iran.

Au centre du Fars, dans la patrie des Achéménides, régnaient des
vice-rois qui commandaient au nom des Arsacides. L'éloignement de cette
province du siège du gouvernement, reporté, sous le règne des Parthes,
tout auprès des frontières occidentales, et le peu d'intérêt
qu'inspirait la vieille Perse à des souverains originaires du
nord-ouest, avaient rendu à peu près indépendants les feudataires du
sud.

L'un d'eux, Ardéchyr Babégan, le premier des Sassanides, rêve de Cyrus,
compose un arbre généalogique au sommet duquel se trouvait Achémènes,
excite les passions des nomades du Fars, rappelle aux tribus leur
glorieux passé, montre aux populations restées fidèles le magisme avili
par les souverains commis à sa défense, et se déclare indépendant. Le
nouveau roi éprouva moins de peine à vaincre son légitime souverain qu'à
soumettre les membres de sa propre famille. Il battit ses parents dans
la plaine de Firouzabad; l'atechgâ de Djour paraît être le monument
commémoratif de sa victoire et de l'avènement au trône de l'une des
dynasties les plus brillantes qui aient régné sur la Perse. La renommée
d'Ardéchyr s'étend bientôt de tous côtés. Les petits États voisins de
son empire se soumettent à sa puissance; sur le champ de bataille où il
vient de défaire l'armée d'Arduan, il est salué du glorieux titre de
_Chah in chah_ ou Roi des rois, nom que porteront désormais tous les
souverains de la Perse; les princes de l'Orient recherchent son amitié
et lui envoient des présents. Rassasié de succès et fatigué du pouvoir,
il n'attend pas que la mort lui donne un successeur et abandonne la
couronne de Djemchid à son fils Chapour.

Ardéchyr, pour monter sur le trône, s'était appuyé sur le magisme et
s'était fait le champion des antiques croyances. Sa foi était peut-être
sincère. Devançant Louis XIV de bien des siècles, il adresse, au moment
d'abdiquer, ces grandes paroles à son héritier: «Sachez, ô mon fils, que
la religion et la royauté sont deux sources qui ne peuvent exister l'une
sans l'autre, car la religion est la base de la royauté, et la royauté
la protectrice de la religion».

Il est peu de pays qui aient été plus riches et plus puissants que la
Perse au temps des Sassanides. Ctésiphon a succédé à Suse et à Babylone,
le magisme à un polythéisme plus grossier; une population compacte
couvre des plaines bénies où l'eau semble disputer au soleil le droit de
fertiliser la terre; les villes touchent les villes; les canaux
s'étendent comme les mailles d'un gigantesque filet; les guerres
entreprises contre les Romains se terminent par des victoires et la
prise de l'empereur Valérien.

Aussitôt naît une architecture nouvelle. La Perse nous a habitués à ces
soudaines explosions. En moins de quarante ans ne l'a-t-on pas vue créer
à l'usage de ses premiers rois les palais de Mechhed Mourgab et de
Persépolis? Les rois achéménides dominaient le peuple de si haut qu'ils
n'avaient pas consenti à habiter des palais faits à l'image des demeures
de leurs sujets. De même qu'ils conservaient derrière des portes de
bronze leur trésor et quelques urnes pleines d'eau du Danube, du Nil et
du Choaspe, emblèmes de l'immensité de l'empire, ils avaient confondu
dans les palais persépolitains les symboles artistiques de l'Égypte, de
la Grèce et de la Chaldée. Avec les premiers Sassanides les conditions
d'existence se modifient. Les temples bâtis à la grecque sous les
dynasties parthes et séleucides sont désertés en faveur de l'atechgâ.
L'architecture nationale, dont l'élément constitutif est la brique
employée en arceaux et en coupoles, redevient en honneur. Le grand
palais de Ctésiphon élève sur les bords du Tigre sa masse colossale
dégagée de toute influence étrangère. La construction d'ouvrages
d'utilité publique, ponts, routes, barrages, canaux, devient la
préoccupation de souverains dont les prédécesseurs avaient eu l'égoïste
et unique pensée de faire bâtir des palais. Des relations s'établissent
entre Ctésiphon et Byzance; d'une manière indirecte, Byzance emprunte à
sa rivale la coupole de Sainte-Sophie et les procédés décoratifs
recueillis par les Perses après le naufrage de la Susiane et de
l'Assyrie. La sculpture est moins personnelle que l'architecture; elle
semble avoir emprunté, suprême injure faite aux vaincus, le ciseau des
artistes romains pour graver sur les rochers de Nakhchè Roustem le
triomphe de Chapour sur Valérien, des combats de cavaliers ou des
alliances royales, tout comme celle-ci avait mis à contribution les
ingénieurs d'Occident pour construire des ponts et des barrages.

Pendant ce temps l'Avesta est traduit en langue pehlvie. Nouchirvan
récompense généreusement le médecin Barzouyeh lorsqu'il rapporte des
Indes avec le jeu d'échecs les contes populaires qui seront traduits en
langue perse et exploités dès lors par les fabulistes de l'Occident. A
la même époque viennent également des Indes le roman géographique de
Sindbad le Marin, les apologues des Sept Vizirs, tandis que la vie
aventureuse de Baharam Gour, la gloire et les revers de Perviz, thèmes
favoris des trouvères, se perpétuent dans les récits en vers des
Dihkans. La Chine elle-même s'ouvre peut-être pour la première fois à
l'Orient et échange les œuvres de ses artistes contre les objets
fabriqués par les sujets du Chah in chah.

Les siècles passent; une seconde période s'ouvre dans l'histoire de la
Perse. Le dernier des Sassanides, Yeuzdijird, bien que plus énergique
que Darius Codoman, prend la fuite devant les armées victorieuses du
commandeur des croyants, et les hordes musulmanes parcourent la Perse,
depuis les rives de l'Euphrate jusqu'à celles de l'Oxus, détruisant dans
leur fureur religieuse tous les obstacles qui semblaient devoir arrêter
leur extension.

On vit alors ces «mangeurs de lézards», ces Arabes qui demandaient de
l'argent en échange de l'or, dont ils ne soupçonnaient pas la valeur, et
troquaient contre du maïs les perles arrachées à l'étendard de Kaveh,
renverser les autels du feu et imposer, le fer en main, leurs croyances
aux vaincus.

La lutte fut vive, mais de peu de durée: Allah remplaça Aouramazda, les
Perses retrouvèrent dans le Koran les idées sur la vie future, la fin du
monde, le paradis, l'enfer, empruntées par Mahomet aux traditions juives
ou chrétiennes, et transportèrent en masse leur mythologie, dives,
djinns et génies, dans la religion nouvelle.

Pendant plus de deux siècles l'Iran est administré comme une province du
vaste empire des califes. Son histoire fait nécessairement partie de
celle du vainqueur et y tient même une place insignifiante. Elle prend
quelque intérêt quand les gouverneurs, sentant trembler le trône de
leurs maîtres, se révoltent, se déclarent indépendants et héréditaires,
quittes à s'humilier plus tard devant le pouvoir, si leurs tentatives
ont été prématurées.

En Perse, le pouvoir des califes, tout comme celui des gouverneurs
indigènes nommés par leur soin, n'eut jamais ni éclat ni solidité.
Cependant deux grandes créations sont à signaler: l'une est toute
littéraire, l'autre religieuse. Déjà, sous le règne de Nasr le Samanide,
était né un genre de poésie légère, le ghazel et le qasida, empruntés à
la littérature arabe. Vienne Mahmoud le Guiznévide, qui profite des
désordres de l'Iran pour le conquérir, et le fier sauvage de
l'Afghanistan, vite apprivoisé au contact de ses nouveaux sujets,
présidera à l'âge d'or de l'épopée iranienne. Il chargera Firdouzi de
continuer en langue persane les récits empruntés à des documents pehlvis
réunis sous ses prédécesseurs, et le _Chah Nameh_ ou Livre des Rois
verra enfin le jour. C'est dans ce poème merveilleux, où la vérité
côtoie trop souvent la fable, que les peuples asiatiques apprennent une
histoire de la Perse embellie de fictions et de licences poétiques.

L'épopée était le produit d'une renaissance nationale, la tragédie
devait naître de querelles religieuses. A la mort de Mahomet, Omar avait
été déclaré commandeur des croyants au détriment d'Ali, considéré par
les Persans comme légitime successeur du Prophète. Le neveu du fondateur
de l'islamisme, contraint d'attendre successivement la fin d'Omar,
d'Abou-Bekr et d'Othman, avant d'arriver au pouvoir suprême, n'avait pu
assurer le trône à ses descendants.

Après lui ses fils, Hassan et Houssein, n'échappèrent pas à la vengeance
des familles détrônées et périrent misérablement tous deux dans les
plaines de Médine et de Kerbéla. De leur sang répandu naîtra le schisme
chiite, de leurs querelles avec les califes un drame pieux, qui formera
au dix-huitième siècle l'élément constitutif du théâtre dramatique. A
partir de cette époque la scission est complète entre les Sunnites et
les Chiites; la vénération de ces derniers pour Ali devient une sorte de
culte; ses vertus, ses exploits, le massacre de ses fils sont les
uniques objets de leur dévotion et de leur piété:

«Qui était plus empressé à la paix, plus riche en science, qui avait une
famille, une postérité plus pure?

«Qui proclamait l'unité de Dieu, alors que le mensonge associait à Dieu
des idoles et de vains simulacres?

«Qui tenait d'un pied ferme au combat quand la déroute était générale,
et se prodiguait dans le danger quand chacun était avare de sa vie?

«Qui était plus juste dans ses arrêts, plus équitable dans sa
mansuétude, plus sûr dans ses menaces et ses promesses?

«... Pleurez, mes yeux; que vos larmes se mêlent à mes soupirs; pleurez
la famille du Prophète!»

Ruiné, vaincu, asservi par les Arabes, l'Iran était demeuré mort pour
les arts, depuis la conquête musulmane jusqu'à l'avènement des
Guiznévides. Des peuples malheureux, des princes sans cesse occupés à
guerroyer, devaient laisser tomber en ruine les palais de Sassan et se
contenter de mesquines demeures de terre. Mahmoud le Guiznévide reprend
les traditions royales, mais il élève ses grands monuments à Delhi, sa
capitale. Seuls le minaret de Véramine et les tombeaux dispersés dans le
Khorassan peuvent nous donner l'idée d'un art sobre, élégant et
majestueux.

Ce ne sont plus ces constructions hybrides des puissants Achéménides, ce
ne sont pas les massifs palais des rois sassanides, mais des monuments
en briques, qui empruntent tout leur mérite au soin extrême avec lequel
ils sont exécutés, à la beauté de leurs formes, à une solidité capable
de défier le temps, si ce n'est les envahisseurs. C'est vraiment le type
du bel art persan; l'architecture ira se modifiant à chaque siècle et
selon les pays où le conquérant la transportera, mais elle affirmera ses
anciennes traditions jusque dans les charmants tombeaux de la plaine du
Mokattam.

Le onzième siècle amène au trône la famille des Seljoucides. Elle était
déjà forte et nombreuse sous le premier Guiznévide, cette tribu tartare,
et Mahmoud put avoir de son vivant comme une vision de l'avenir.

«Quelles forces pourriez-vous amener à mon secours? demanda-t-il, avant
d'entreprendre une campagne, à l'ambassadeur de Michel, le chef
seljoucide.

--Envoyez-moi ce trait, dit celui-ci en présentant au prince une des
deux flèches qu'il tenait à la main, et il paraîtra cinquante mille
chevaux.

--Est-ce tout? demanda Mahmoud.

--Envoyez encore celle-ci, et vous aurez encore cent mille guerriers,
ajouta-t-il en offrant une seconde flèche.

--Mais, reprit le monarque, en supposant que je fusse dans un extrême
embarras et que j'eusse besoin de toutes vos forces?

--Alors, répliqua l'ambassadeur, envoyez-moi cet arc, et deux cent mille
cavaliers seront à vos ordres.»

Alp Arselan (le Lion Conquérant) met le sceau à la gloire de la dynastie
en écrasant l'armée byzantine dans l'Azerbeïdjan et en s'emparant de
Romain-Diogène, l'époux de l'impératrice Eudoxie. Son fils Malik chah
étend les limites de l'empire, et chaque jour on prononce son nom de la
Mecque à Samarkand, de Bagdad à Kachgar. Jamais empire plus vaste ne
jouit d'une paix plus complète. Le sort des paysans est amélioré par la
création de nombreux canaux; d'intéressantes observations astronomiques
amènent des modifications dans le calendrier; des mosquées, des collèges
embellissent toutes les villes importantes. Il faut faire honneur à
cette époque brillante du charmant tombeau à toiture pyramidale de
Narchivan, de l'imamzaddè Yaya, de la première mosquée de Véramine, de
l'admirable médressè de Kazbin et, peut-être aussi, du Khan Orthma et de
la médressè de Bagdad, aujourd'hui transformée en douane.

La littérature ne le cède pas à l'architecture. Dès le onzième siècle
fleurit la poésie lyrique. Khakany fait sa cour à sultan Mahmoud et nous
laisse une peinture, écrite en termes obscurs, de la cour des
Seljoucides. Nizami compose le poème encore si célèbre _Kosro et Chirîn_
et un ouvrage didactique, _l'Iskender Nameh_. L'homme de cour écrit des
panégyriques exagérés, l'homme pieux se lance dans le mysticisme et
atteint aux plus étranges conceptions du soufisme, vieille doctrine qui
enseigne à attendre la suprême béatitude de l'abnégation de soi-même, du
mépris absolu des biens d'ici-bas et de la constante contemplation des
choses célestes.

Par un étrange contraste, Omar Kheyyam, le précurseur de Gœthe et de
Henri Heine, publie ses immortels quatrains, singulier mélange de
dénégation amère et d'ironie sceptique, et célèbre en termes réalistes
le plaisir et les charmes de l'ivresse.

L'Envari Soheïli dépeint sous les plus vives couleurs la misère du
Khorassan après le passage de la tribu de Ghus.

«En ces lieux où la désolation a fixé son trône, y a-t-il quelqu'un à
qui sourie la fortune ou que la joie accompagne? Oui, c'est ce cadavre
qu'on descend dans la tombe. Y a-t-il une femme intacte là où se
commettent chaque jour d'odieuses violences? Oui; c'est cette enfant qui
vient de sortir du sein de sa mère.»

«La mosquée ne reçoit plus notre peuple fidèle; il nous a fallu céder
aux plus vils animaux les lieux saints. Convertis en étables, ils n'ont
plus ni toits ni portiques. Notre barbare ennemi ne peut lui-même faire
proclamer son règne à la prière; tous les crieurs du Khorassan ont été
tués, et les chaires sont renversées.

«Une mère tendre aperçoit-elle tout à coup parmi les victimes de cette
foule d'assassins un fils chéri, la consolation de ses yeux: depuis
qu'ici la douleur manifeste est devenue un crime, la crainte sèche la
larme prêle à couler; la terreur étouffe les gémissements, et la mère
épouvantée n'ose demander comment est mort son enfant.»

Avec Toghal, second fils de Malik chah, finit la dynastie des
Seljoucides de Perse (1193). Les Atabeks, petits seigneurs féodaux,
profitant de la faiblesse de leurs maîtres, régentent les principales
provinces de l'empire. L'un d'eux, un Atabek du Fars, bâtit la célèbre
masdjed djouma de Chiraz sur l'emplacement d'un palais achéménide. Les
vertus de son fils Abou Beker ben Sade ont pour chantre l'immortel
Saadi, l'auteur du _Gulistan_ (la Roseraie) et du _Bostan_ (le Verger).
Saadi est un soufi, mais un soufi dont la morale est pure et tolérante.
Le douzième siècle s'enorgueillit encore de deux autres écrivains: l'un,
Attar, compose un traité allégorique en cent mille vers, _le Colloque
des Oiseaux_, et un traité de morale, le _Pend Nameh_, où il prêche
l'humilité, la patience et la modération dans les désirs. Le second,
Hafiz, le chantre enthousiaste du vin et de l'amour, confond volontiers
la beauté plastique et la perfection idéale. Les luttes entre les
Atabeks conduisent jusqu'à Djengis khan (1221). A en croire les auteurs
persans, la horde conquérante laissa le pays en ruine. Des villes
entières furent saccagées, les bibliothèques changées en écuries, les
livres saints détruits et enfin, suprême sacrilège, les feuillets du
Koran jetés en litière aux chevaux.

Djengis khan s'occupa néanmoins du bonheur de ses peuples. Il codifia
les coutumes et les usages locaux et donna des institutions civiles et
militaires, dont ne s'écartèrent guère ses successeurs.

Son petit-fils Houlagou (1258) prend Bagdad à l'instigation de son
ministre Nasr ed-din. Ce parfait conseiller, doublé d'un astrologue
accompli, avait lu dans les astres que la maison d'Abbas tomberait
devant celle de Djengis.

Le règne du petit-fils d'Houlagou est brillant pour la Perse. Gazan khan
est juste et sage, il fait revivre en les réformant les institutions de
Djengis, rétablit un bon système de perception des revenus publics,
impose des règlements aux auberges et aux caravansérails, réprime le vol
et fixe la valeur des monnaies. Son influence s'étend même à l'extérieur
de son royaume. Bien que, suivi de cent mille de ses soldats, il ait
embrassé la religion musulmane, il lie des relations diplomatiques avec
le pape Boniface VIII et, en haine des Turcs, engage le souverain
pontife à lancer la chrétienté dans une nouvelle croisade.

Gazan khan était un constructeur habile; il ne reste malheureusement
plus que des ruines informes de la mosquée élevée par ses ordres à
Tauris. Au milieu des décombres on retrouve quelques carreaux estampés,
des mosaïques de briques mêlées à des émaux turquoise ou bleu ladj
verdi, couleurs introduites sous les Mogols dans la décoration
monochrome inaugurée à l'époque de Mahmoud le Guiznévide et conservée
par les architectes des rois seljoucides. C'est vers la même époque,
sans doute, que fut construite cette belle mosquée de Narchivan dont la
splendide tour permet à peine de soupçonner toute la magnificence.

Le frère de Gazan khan (1303) lègue à sa patrie la plus belle création
architecturale de la Perse mogole: le tombeau de chah Khoda Bendè, qui
domine encore de sa masse et de sa splendeur l'emplacement de Sultanieh.
Si l'on croit les traditions, cette mosquée funéraire n'eût été que l'un
des nombreux monuments de cette ville éphémère.

Les Mogols sont emportés dans la tourmente tartare, et, pour tout
édifice, Tamerlan (1393) (Timourlang, Timour le Boiteux) élève sur son
passage des pyramides de têtes humaines. «Un jour de combat, répétait-il
à ses soldats, est un jour de danse. Les guerriers ont pour salle de
fête un champ de bataille. L'appel aux armes et le son des trompettes
sont leurs chants et leur musique, et le vin qu'ils boivent est le sang
de leurs ennemis.» Que devint la Perse écrasée sous le talon du
vainqueur? Les habitants de Kandahar, de Kaboul et d'Hérat, réduits à la
mendicité, émigrent au loin; Sultanieh est prise et ruinée; les
provinces soumises n'échappent pas au pillage et leurs habitants au
massacre.

Les nombreux descendants de Tamerlan se disputent le pouvoir; puis la
Perse est déchirée par les querelles des princes turcomans, appartenant
aux dynasties des Moutons Blancs et des Moutons Noirs, ainsi nommés des
béliers blancs ou noirs représentés sur leurs étendards. Entre deux
combats, l'un de ces princes, Djehan chah (1404), élève cette
merveilleuse mosquée de Tauris, le chef-d'œuvre de la décoration persane
arrivée à son apogée. Non seulement les émaux turquoise et ladj verdi
s'adjoignent, comme dans les édifices des Mogols, à la mosaïque de
brique, mais les faïences découpées forment une véritable polychromie où
les blancs, les noirs, les bleus sont relevés par un très léger appoint
de vert et de jaune. Enfin les mosaïstes, au lieu de s'en tenir aux
formes géométriques, composent de gracieux dessins et forment de
véritables tableaux sertis dans un cadre de briques rosées. C'est de ce
parfait modèle que s'inspireront les rois sofis lorsqu'ils élèveront les
palais et les mosquées d'Ispahan.

Les productions littéraires des treizième, quatorzième et quinzième
siècles sont nombreuses. Katibi, disciple de Nizami, compose une
charmante fantaisie, _le Narcisse et la Rose_; Rachid ed-din écrit une
histoire des Mogols; Moustofi de Kazbin établit une chronologie
musulmane; Djami, soufi convaincu, donne le roman de _Yousef et
Zouleïka_; Absal nous fait connaître l'état des esprits à la fin du
Moyen Age dans son ouvrage _les Effluves de l'intimité et de la
sainteté_.

Les guerres intestines des dynasties turcomanes ont bientôt lassé la
Perse et préparent les voies à des rois paisibles qui semblent avoir
pour unique souci le rétablissement de la paix intérieure. Les Sofis
tiraient leur nom de celui de leur ancêtre Sofi ed-din (Pureté de la
foi), qui vivait à Ardébil sous le règne de Tamerlan et jouissait dans
tout l'Islam d'un immense renom de vertu.

«Que désires-tu? lui dit un jour le maître de l'Asie.

--Que vous mettiez en liberté les prisonniers amenés de Turquie», lui
fut-il répondu.

Les fils de ceux que cheikh Sofi avait ainsi sauvés élevèrent plus tard
au trône les descendants du vertueux Ardébilain.

Chah Ismaël (1502) tenait de son ancêtre une fervente piété et, comme
lui, il était persuadé de la légitimité des droits d'Ali et de ses fils.
A son instigation le chiisme devient une religion d'État et une forme
nouvelle du patriotisme. Sous son successeur chah Tamasp, Pir Bodak
khan, un Kadjar, est nommé gouverneur de la province de Kandahar; pour
la première fois apparaît dans l'histoire le nom de cette tribu dont les
descendants occupent le trône de Perse depuis près d'un siècle.

Avec chah Abbas le Grand (1585) s'ouvre la période la plus glorieuse de
la Perse moderne. L'empire du roi sofi n'a pas l'étendue de celui de
Darius, mais des guerres victorieuses assurent l'unité et la
tranquillité du pays. La richesse et la prospérité se manifestent par la
construction d'innombrables monuments; palais, mosquées, médressès,
ponts, routes et caravansérails couvrent le royaume. Malgré les ruines,
funeste et unique héritage de l'invasion afghane, on ne peut encore
aujourd'hui demander à un tcharvadar le nom du fondateur d'un monument,
qu'il ne vous réponde avec la plus parfaite assurance: «_Malè chah
Abbas_» (C'est l'œuvre de chah Abbas).

Beaucoup construire ne veut pas dire bien construire; néanmoins les
édifices élevés par le grand Sofi et ses successeurs seraient encore
debout si la rage des envahisseurs ne s'était assouvie sur eux. Les
palais d'Ispahan, sauf les Tcheel Soutoun, sont renversés et ruinés;
heureusement leur destination pieuse a sauvé les mosquées et la médressè
Maderè Chah. Quoique grands et magnifiques, les monuments de chah Abbas
témoignent de la décadence de l'art. Combien sont plus beaux et plus
purs de style le tombeau de chah Khoda Bendè à Sultanieh et la mosquée
de Djehan chah à Tauris! Non seulement les édifices sofis sont moins
bien bâtis que leurs devanciers, mais ils sont aussi décorés avec moins
de soin. Le maître émailleur a dû renoncer aux belles mosaïques ajustées
avec une précision qui rappelle les œuvres des Vénitiens et couvrir des
surfaces immenses de carreaux de faïence appliqués les uns au-dessus des
autres de façon à vêtir sans délai les nombreux squelettes préparés par
les maçons royaux.

La décadence se fait aussi sentir dans l'agencement des couleurs. Le
jaune, employé jusque-là en très légers rehauts, prend une place
importante sur la palette du peintre; le rose et le vert font également
leur apparition, et dès les successeurs de chah Abbas on sent la
tendance qui mènera la polychromie persane aux mièvreries roses et
jaunes caractéristiques des palais bâtis à Chiraz par Kérim khan, et
enfin aux panneaux bariolés des grandes portes élevées de nos jours à
Téhéran.

La littérature persane n'est pas florissante à la cour des Sofis. «Les
poètes ne sont plus que des courtisans, de brillants perroquets
mordillant du sucre du bout de leur bec.»

A la fin du dix-huitième siècle Mohammed-Aga, l'eunuque Kadjar, saisit
de sa puissante main le trône chancelant. Son administration sévère, son
énergie rendent à la Perse la prospérité que lui donnent tous les
gouvernements forts. Pas de palais, pas de mosquées, pas de littérature
sous le règne d'un prince avare par tempérament et, par principe,
ménager à l'excès des deniers royaux et de l'encre des poètes.

Fattaly chah, son neveu, se montre aussi large et aussi généreux que son
oncle l'était peu. Il peuple le harem, bien délaissé depuis l'avènement
de son prédécesseur, de milliers de concubines, et, pour loger ces
troupeaux de femmes indisciplinées, il construit à Téhéran, la capitale
de la dynastie nouvelle, à Ispahan et dans les principales villes du
royaume, des palais sans style et sans beauté, indignes d'abriter la
majesté du roi des rois.

La sculpture des Kadjars n'est pas supérieure à l'architecture. Fier de
son aspect viril, Fattaly chah veut lutter de réclame avec les
souverains sassanides, et, sur tous les rochers où les Chapour ont gravé
leurs exploits, il fait sculpter des bas-reliefs consacrés à la
glorification éternelle de ses avantages physiques. Un hiératisme
particulier préside à ces compositions. A part les figures princières
que les artistes paraissent avoir étudiées en vue de les rendre
ressemblantes, les personnages ne varient ni dans leur attitude, ni dans
leur action. Telles j'ai vu les peintures du palais du Négaristan, tels
je retrouve les bas-reliefs dispersés sur les rochers qui bordent la
route de Téhéran à Chiraz.

Mohammed chah vit paisiblement, et sous son règne la Perse n'a guère à
souffrir que des intrigues fomentées par ses innombrables frères.

Avec Nasr ed-din éclate un grand mouvement religieux, le babysme, qui
tend à la rénovation morale du pays. Pour la première fois la Perse
entre franchement en communication avec les nations civilisées. Des
envoyés intelligents et sans fanatisme se plient aux coutumes de
l'Occident et s'installent à poste fixe en pays chrétiens. Les étrangers
établis dans l'Iran sont bien reçus et bien traités, les voyageurs
eux-mêmes n'ont à accuser des difficultés qu'ils rencontrent à chaque
pas que le climat et la nature d'un pays peu peuplé et dénué de tout
moyen de transport pratique. L'empire est uni: les tribus du Fars, du
Loristan, de l'Arabistan sont soumises, si ce n'est obéissantes; ce
pays, à peu près sans armée, tout à fait sans police, vit tranquille,
grâce à la terreur qu'inspire une répression prompte et énergique.

Le roi lui-même ne craint pas d'affronter l'Occident; s'il ne rapporte
pas de son double voyage une idée bien nette de nos mœurs et de notre
civilisation, il n'en éprouve pas moins, en regagnant sa capitale, le
désir de faire entrer son peuple dans une voie nouvelle et de se
rapprocher de ces Occidentaux dont il vient d'apprécier le talent et le
savoir. Une première tentative ne pouvait avoir un plein succès. Le roi
lutte contre un clergé puissant soumis à un chef étranger, et contre des
préjugés plus puissants encore que les prêtres; comment à lui seul
imposerait-il des réformes qui doivent, pour être durables, devenir
l'œuvre des siècles? Cette rénovation sera la gloire de ses successeurs;
mais qu'ils se gardent surtout, le jour où ils seront acculés au
progrès, de suivre le procédé turc et d'adopter par lambeaux une
civilisation incompatible avec les mœurs des peuples musulmans. Mieux
vaut un Oriental avec tous ses préjugés, mais son honnêteté native, que
ces métis qui vont perdre en Europe leurs vertus nationales et
rapportent de leur voyage le manteau hypocrite dont ils couvrent leurs
vices afin de se faire pardonner une excursion en pays infidèles.

                   *       *       *       *       *

Au moment de livrer mes notes à l'impression, je me sens prise du désir
de donner une conclusion à ce long voyage. Malgré les réelles
jouissances que j'ai éprouvées en parcourant les monuments si
remarquables de la Perse, en me réchauffant aux rayons de son soleil, en
rêvant sous un ciel étoilé et brillant comme un dôme d'argent, en
admirant ses bosquets de platanes, ses forêts d'orangers, ses bois de
palmiers et de grenadiers, ses déserts sauvages et ses plaines fertiles,
je n'oserais pas souhaiter pareil bonheur à mon plus mortel ennemi (en
supposant que j'aie mérité d'avoir de mortels ennemis). Que l'infortuné
s'aventure tout le long de la ligne du télégraphe anglais de Téhéran à
Chiraz, je le lui permettrai encore, mais que sa mauvaise étoile ne
l'amène jamais dans le Fars, dans le Khousistan ou sur les rives
maudites du Karoun, ces terres d'élection des fièvres paludéennes.

J'ai payé par l'absorption de deux cents grammes de quinine le plaisir
de conter mes aventures: si je fais volontiers mon deuil de la note du
pharmacien, je regretterai longtemps mes forces perdues et mes yeux
affaiblis.

_Vale._

Jane DIEULAFOY.

[Illustration: FAUCONNIER, SUR UNE PLAQUE DE FAIENCE PERSANE.]



INDEX ALPHABÉTIQUE


A

AARFA, tribunal arbitral des nomades, p. 642.

ABADEH, petite ville située sur la route d'Ispahan à Chiraz, station
télégraphique, p. 350.

ABAMBAR (magasin d'eau), réservoir dans lequel on conserve une provision
d'eau toujours fraîche, p. 100.

ABBA, grand manteau porté par les Arabes, p. 519.

ABBAS IER (CHAH), roi de Perse, de la dynastie des Sofis, monta sur le
trône en 1585. Son règne est un des plus brillants de l'histoire de la
Perse moderne. Les monuments construits sous ses ordres s'étagent sur
toutes les routes du Caucase jusqu'à Bagdad. Voir les chapitres
d'Ispahan à partir de la p. 214.

ABBAS II, p. 254.

ABBAS-ABAD, faubourg d'Ispahan, p. 241.

ABBASSIDES, dynastie de 37 califes qui tire son nom d'Abbas, oncle de
Mahomet. Elle remplaça la dynastie des Ommiades et régna de 750 à 1258.

ABDAR (celui qui a l'eau), serviteur chargé de préparer les boissons, p.
169.

AB-DIZFOUL, rivière qui prend sa source dans les montagnes des
Bakhtyaris et se jette dans le Karoun, p. 694.

ABDOUL-AZIM, tombeau situé dans le voisinage de Téhéran et bâti sur
l'emplacement de l'ancienne Reï, p. 136.

ABOU HANNIFA, docteur de la loi musulmane, mort en 767, p. 572.

ACH-CHAFFI, docteur de la loi musulmane (820), p. 572.

ACHÉMÈNES, fondateur de la dynastie achéménide, p. 375.

ACHPAZ (celui qui cuit la soupe), cuisinier.

ACROPOLE, citadelle d'Athènes qui renfermait le Parthénon et la statue
de Minerve, p. 5.

ADIL CHAH, neveu et successeur de Nadir chah, p. 124.

ADJÉMIS, nom donné aux Persans en pays arabes, p. 544.

ADJISOU, rivière qui arrose Tauris, p. 43.

AFGHANISTAN, région montagneuse comprise entre l'Inde et la Perse, p.
241.

AGA (maître, seigneur), titre donné aux chefs de famille et porté
également dans les grandes maisons par les eunuques.

AGA MOHAMMED KHAN, fondateur de la dynastie kadjar, p. 123.

AHARAM, village situé dans la plaine de Bouchyr, p. 508.

AHRIMAN, principe divinisé du mal et des ténèbres, toujours en lutte
contre Aouramazda, p. 413.

AHWAS, village bâti sur l'emplacement d'une antique ville sassanide, p.
694.

AINÈ KHANÈ (maison des Miroirs), palais situé sur la rive gauche du
Zendèroud, p. 325.

AKERKOUF, tour ou observatoire construit dans le voisinage de Bagdad, p.
597.

AKKAZ BACHY (photographe en chef), p. 209.

AKKAZ BACHY DOOULET FARANÇA (photographe en chef du gouvernement
français), p. 435.

ALEP, la plus importante des villes de la Syrie. Soie, damas, tapis.
Maladie spéciale désignée sous le nom de «bouton d'Alep», p. 580.

ALEXANDRE (le Grand) (356-323 av. J.-C), fils de Philippe de Macédoine
et d'Olympias, vainqueur des Perses, p. 404.

ALHAM-DOUALLAH (grâces soient rendues à Dieu!).

ALI, neveu et gendre de Mahomet. Considéré par les Persans comme le
successeur légitime du Prophète. Obtient le califat et meurt assassiné
en 661. Son tombeau à Mechhed Ali est en grande vénération, p. 612.

ALI BOU SIAD, Atabeg du Fars, fondateur de la masdjed Nô de Chiraz
(1300), p. 449.

ALLAH, nom particulier de Dieu: Allah seul est Dieu. Allah a tout créé;
il est incréé et maître du monde.

ALLAH VERDY KHAN, généralissime d'Abbas le Grand, p. 245.

ALTESSE SUBLIME, titre adopté par Ali Mohammed quand il abandonna à
Mollah Houssein le titre de _Bab_ (Porte par laquelle on arrive à la
connaissance de Dieu), p. 78.

AMARAH, petite ville de fondation récente, bâtie sur les bords du Tigre,
p. 551, 632.

AMER BEN LEIS, bâtit la mosquée djouma de Chiraz en 875, p. 445.

AMROU, construit au Caire la plus ancienne mosquée qui existe, p. 300.

AMYOT, évêque d'Auxerre (1513-1593), traducteur de Plutarque, p. 407.

AMYTIS, femme de Nabuchodonosor, pour laquelle furent construits les
jardins suspendus, p. 620.

ANAXYRIS, nom grec du pantalon porté par les guerriers parthes, p. 401.

ANDÉROUN, partie de la maison persane exclusivement réservée aux femmes.
Voir l'andéroun de Fattaly chah, p. 126.

ANDROCÉPHALE, tête d'homme, p. 395.

ANQUETIL-DUPERRON (1731-1805), premier traducteur du Zend Avesta, p.
412.

ANTÉE, géant libyen, p. 368.

AOURAMAZDA, dieu suprême de la religion mazdéique, p. 413.

APADÂNA. Ce mot qui, en langue perse, désigne la salle du trône, a passé
dans l'hébreu avec le sens de tabernacle, p. 396.

ARABISTAN, nom d'une province persane située entre les montagnes des
Bakhtyaris, la Turquie d'Asie et le golfe Persique. Capitale Chouster.
P. 672.

ARAK, eau-de-vie de dattes.

ARARAT, haute montagne de l'Arménie, au sommet de laquelle, d'après la
Bible, s'arrêta l'arche de Noé, p. 22.

ARAXE, fleuve qui prend sa source dans les montagnes situées entre Kars
et Erzéroum, traverse l'Arménie à la latitude de l'Ararat et se jette
dans la mer Caspienne après s'être réuni au Kour, p. 28.

ARC-DOUBLEAU, arc lancé en travers d'une nef et réunissant deux
contreforts symétriques.

ARCHITRAVE, poutre de pierre posée directement sur les chapiteaux des
colonnes, p. 396.

ARDÉCHIR BABEGAN, roi sassanide, fils de Sassan, père de Chapour, qui
lui succéda en 240 ap. J.-C, p. 408.

ARISTOBULE, fut chargé par Alexandre de réparer le tombeau de Cyrus, p.
379.

ARISTOPHANE, grand poète comique d'Athènes. Cinquième siècle av. J.-C,
p. 372.

ARRHÉPHORES, nom donné aux statues qui supportent l'entablement du
portique de Pandrose joignant l'Érechthéion, p. 387.

ARRIEN, historien grec du deuxième siècle après J.-C. Auteur de
l'_Expédition d'Alexandre_, p. 379.

ARTAKHCHATHRA Ier. L'Ardéchir Deraz Dast des auteurs pehlvis,
l'Artaxerxès Longue-Main des Grecs, p. 72.

ARTASYRAS, satrape d'Hyrcanie, p. 381.

ARTAXERXÈS MNÉMON, roi de Perse (405 à 362 av. J.-C). Triomphe à Cunaxa
de son frère, Cyrus le Jeune, et signe en 387 le traité avantageux
d'Antalcidas. Sous son règne a lieu la retraite des Dix Mille, p. 664.

ARTÉMISE, reine de Carie, joignit sa flotte à celle de Xerxès lors de
son expédition contre la Grèce et ne se sauva du désastre de Salamine
qu'en coulant un navire perse. Elle aima un jeune homme d'Abydos, en fut
dédaignée, dit la légende, lui fit crever les yeux et se précipita dans
la mer du haut du rocher de Leucade.

ARYEN, peuple du nord de la presqu'île Indienne qui a couvert presque
toute l'Europe, p. 372.

ASSASSINS, tribu guerrière et pillarde, p. 75.

ASSOUR-BAN-HABAL, roi d'Assyrie (667 av. J.-C), p. 396.

ASSYRIE, un des plus grands royaumes de l'ancienne Asie, aujourd'hui le
Kurdistan. Capitale Ninive. P. 565.

ASTÉRABAD, ville située à l'extrémité E. du Mazendéran, non loin de la
mer Caspienne. Pays occupé par la tribu kadjar. P. 124.

ASTYAGE, roi de Médie, p. 374.

ATABEG KOUMBAZ (coupole de l'Atabeg), p. 27.

ATECHGA (autel du feu), p. 286 et 389.

ATHÉNA, nom grec de la déesse que les Romains appellent Minerve.

ATOSSA, femme de Darius, mère de Xerxès, p. 666.

ATRIDES. Agamemnon et Ménélas, petits-fils d'Atrée, roi d'Argos et de
Mycènes et arrière-petits-fils de Pélops. Atrée, pour se venger de son
frère Thyeste, lui servit dans un repas ses deux enfants, p. 396.

ATTAR, auteur du _Colloque des Oiseaux_, p. 707.

AVAH, village situé dans la vallée qui s'étend de Saveh à Koum, p. 177.

AVESTA, p. 412. Je renverrai les personnes qui voudraient étudier le
Zend Avesta et la religion mazdéique à la traduction et aux études
magistrales de M. James Darmesteter, professeur au Collège de France.

AVICENNE, célèbre médecin arabe (980 à 1037), p. 438.

AX (contraire, c'est-à-dire photographie), ainsi nommé en persan parce
que l'image apparaît renversée sur la glace dépolie.

AZAD KHAN, caravansérail sur la route de Bagdad à Hillah.

AZERBEÏDJAN, province située au nord-ouest de la Perse, confinant à
l'Arménie russe et à la province persane du Gilan. Ancienne Atropatène
des Grecs. Capitale Tauris. P. 44.

AZRAEL. L'ange de la mort joue un grand rôle dans le Koran.


B

BAB (Porte par laquelle on arrive à la connaissance de Dieu). Titre
porté par Mirza Ali Mohammed au début de ses prédications et adopté
successivement, depuis qu'il l'avait abandonné à Mollah Houssein, par
les chefs de la nouvelle religion. P. 77.

BABIL, tumulus babylonien identifié au temple des «Assises de la terre»,
p. 623.

BABYSME, secte religieuse, p. 77.

BACTRIANE, province puis royaume de l'Asie ancienne, aujourd'hui le
Turkestan, p. 412.

BADGUIRD (prend-vent), cheminée d'aération, p. 165.

BAGDAD, chef-lieu du pachalik de Bagdad sur le Tigre. Capitale du
califat d'Orient sous les Abbassides. P. 561.

BAHARAM, roi sassanide. L'histoire des exploits et de la vie de ce
souverain a été racontée par Firdouzi dans un des plus beaux chapitres
du _Chah Nameh_. P. 357.

BAKCHICH, pourboire, cadeau.

BAKHTYARIS, importante tribu nomade campée sur les montagnes qui
séparent l'Irak de la Susiane, p. 355.

BAKOU, port russe sur la mer Caspienne, mis en communication avec la
Perse par un service de bateaux qui fonctionne entre Bakou et Recht.
Voir RECHT.

BALAKHANÈ (maison haute), pièce élevée au-dessus des terrasses et percée
de nombreuses ouvertures pratiquées dans la direction des vents
régnants.

BANDEAU. On désigne sous ce nom, en architecture, un large décor plat.

BARICALLAH! bravo!

BASSORAH, ville relativement moderne, bâtie sur les alluvions du Chat
el-Arab, p. 543.

BATCHA (enfant). Ce mot s'emploie pour désigner un enfant, et aussi pour
appeler un serviteur.

BATMAN TABRISI, mesure de poids équivalant à peu près à 6 kilogrammes.
Treize batmans tabrisi font une demi-charge de mulet.

BATOUM, port de mer turc sur la mer Noire où s'arrêtent les navires qui
ne peuvent franchir la barre de Poti.

BAZAR, ensemble de toutes les boutiques d'une ville réunies dans un même
quartier clos et inhabité la nuit.

BÉNARÈS, capitale de la province anglaise de Bénarès (Résidence de
Calcutta). Ville sainte des Hindous, bâtie sur le Gange. Fabriques
d'étoffes de soie et de gaze de soie lamée d'or.

BEND AKHIL, jonction de l'Ab-Dizfoul, du Chetet et du Karoun, p. 694.

BENDER ABBAS, port de mer persan sur la mer d'Oman. Sa prospérité
relative date de la prise d'Ormuz sous chah Abbas le Grand, p. 471.

BENI ABOU MOHAMMED, tribu nomade campée au sud d'Amarah. Élevage des
buffles, p. 552.

BENI LAAM, tribu campée sur les bords du Tigre. Les tentes du chef
actuel de cette tribu, Msban, sont en général plantées près d'Amarah, p.
552.

BEPA, prends garde.

BERNIN (1598-1680), peintre, architecte et sculpteur italien. Auteur de
la colonnade de Saint-Pierre et d'un grand nombre d'édifices bâtis en
France sous Louis XIV, p. 288.

BIABAN, campagne, ou, pour préciser: ce qui n'est pas compris dans
l'enceinte des villes.

BILDAR, possesseur d'une pelle.

BIROUN (extérieur), partie de la maison persane réservée aux hommes et
affectée aux réceptions, p. 45.

BIROUNOUS (en arabe puits du milieu), caravansérail à mi-chemin d'Hillah
à Bagdad, p. 611.

BIRS NIMROUD ou Tour de Babel. Voir à ce sujet les remarquables travaux
consacrés par M. Oppert à l'identification du Birs avec le temple de
Jupiter Bélus décrit par Hérodote, p. 617.

BISOUTOUN, rochers situés près de Kirmancha, sur lesquels est gravée, en
caractères cunéiformes, une longue inscription trilingue relatant la
généalogie de Darius et ses exploits, p. 375.

BOKHARA, grande ville de la Bokhari, située au nord de la Perse. Tapis
estimés, p. 426.

BOLAKHI (médressè), située à Kazbin, p. 117.

BOMBAY, capitale de la Résidence de Bombay (Inde anglaise), située dans
une île de la mer d'Oman.

BONIFACE VIII, pape, p. 60.

BOROU, va-t'en.

BORSIPPA, ville tantôt comprise dans les remparts de Babylone, tantôt
exclue de l'enceinte de la ville, p. 620.

BOUCHYR (BENDER), port persan sur le golfe Persique. Centralise tout le
commerce d'exportation et d'importation du sud de la Perse, p. 514.

BOUROUDJERD, ville située sur les limites de l'Irak Adjémi et de
l'Arabistan, connue pour la fraîcheur de son climat, p. 239.

BYZANCE, ville située sur le Bosphore de Thrace. Elle prit le nom de
Constantinople en l'an 328 de J.-C., lorsque Constantin y transporta la
capitale de l'empire.


C

ÇABS-ABAD (Lieu-Vert), résidence d'été du consul général de Sa Majesté
Britannique à Bouchyr, p. 515.

CACHCOUL, coque de fruit indien, souvent sculptée avec art, portée au
bras par les derviches; elle contient en général toute la fortune de ces
pieux personnages, p. 171.

CAFÉ. _Recette._--Prenez du café de couleur verte et à grains bien
égaux, brûlez-le dans un poêle en fer posé sur un feu vif, et agitez les
grains avec une spatule, de façon qu'ils cuisent régulièrement.
Pulvérisez les grains dans un mortier de fer ou de marbre avec un pilon
de fer jusqu'à ce que la poudre soit impalpable. Ayez une cafetière de
cuivre à fond large et à col resserré. Remplissez-la d'eau bouillante,
jetez-y le café. Mettez sur un feu doux, retirez quand le café en
ébullition menace de s'échapper; remettez sur le feu et faites ainsi
monter le café trois fois de suite. Puis laissez bouillir cinq ou six
minutes. Faites reposer pendant trois minutes de manière que la poudre
se dépose au fond. On peut à volonté sucrer le café dans la cafetière
avant la dernière ébullition ou dans la tasse. Une cuillère à dessert de
grains brûlés doit suffire pour une tasse de café. Il est très essentiel
de ne brûler le café qu'au moment de s'en servir.

ÇAHEB (maître, propriétaire), titre donné aux Européens par les Persans.

CAIRE (LE), capitale moderne de la Basse-Égypte, bâtie non loin de
Memphis, p. 300.

CALIFE (du mot arabe _khalifat_, «successeur»), titre donné aux
successeurs de Mahomet.

CAMA, poignard, p. 101.

CAMBYSE Ier, père de Cyrus, enterré dans la plaine du Polvar, p. 368.

CARAVANSÉRAIL, vaste hôtellerie où s'arrêtent les caravanes, les
voyageurs et les marchands. Le séjour en est gratuit si l'on n'occupe
que la cour, les galeries ou les écuries publiques. On n'y trouve, en
fait d'approvisionnements, que de l'eau, du bois, de la paille et
quelques vivres très grossiers.

ÇAR-POUCHIDEH (Tête-Couverte), palais de Zellè sultan à Ispahan, p. 251.

CASPIENNE (MER), mer intérieure située entre la Russie à l'ouest et au
nord, la Tartarie à l'est, la Perse au sud. Elle reçoit le Volga, le
Kour, l'Oural, le Térek, etc. Les anciens la connaissaient sous le nom
d'Hyrcanum.

CASSANDANE, femme de Cyrus, p. 382.

CATHOLICOS, chef suprême de la religion grégorienne. Il réside à
Echmyazin, p. 63.

CAUCASE, chaîne de montagnes s'étendant entre la mer Noire et la mer
Caspienne, de Derbend à l'embouchure du Kouban, p. 12.

CAWAS, domestique indigène mis au service des agents diplomatiques ou
des consuls, p. 566.

CHAH. Le titre de _chah_ est probablement l'un des plus anciens qui
soient portés par les souverains régnants. Cyrus, Darius et ses
successeurs achéménides se qualifient eux-mêmes de _khchayathiyâ_ sur
les inscriptions de Persépolis. Le pouvoir du chah est autocratique dans
la plus large acception du mot.

CHAH NAMEH (Livre des Rois). Voir FIRDOUZI.

CHAH TAMASP rentre à Ispahan après l'expulsion des Afghans battus par
son général Nadir. Il est détrôné par le vainqueur et meurt en 1736, p.
320.

CHAHZADDÈ (né de chah), prince du sang.

CHAÏ, sou de cuivre. Il y a en Perse des pièces de deux chaï, d'un chaï
et d'un demi-chaï (le _poul_).

CHALDÉE, dénomination ancienne de la partie sud-ouest de la Babylonie.

CHALVAR, pantalon à pied qui s'attache à la ceinture et enferme toutes
les jupes des femmes lorsqu'elles sortent, p. 110.

CHAMACH, divinité chaldéenne, p. 614.

CHAMARS, tribu campée près de Bagdad. Élevage des chevaux, p. 553.

CHAMBRANLE, encadrement d'une porte ou d'une fenêtre, p. 403.

CHAPOUR II, roi de la dynastie sassanide, fils d'Ardéchir. Guerre contre
les Romains. Fait prisonnier l'empereur Valérien. Chouster devient sa
capitale. Meurt en 271, p. 388.

CHARGAT, foulard de soie ou de mousseline que les femmes persanes
jettent sur la tête lorsqu'elles sont à l'intérieur de leur maison.

CHAT EL-ARAB. Le Chat el-Arab commence à Kournah, au confluent du Tigre
et de l'Euphrate. Son embouchure dans le golfe Persique est vaste comme
une mer, p. 522.

CHECHAH, ville de Géorgie, p. 124.

CHEIKH, titre arabe réservé aux chefs de tribu, p. 526.

CHEIKH YOUSEF BEN YACOUB, enterré à Sarvistan (1341), p. 468.

CHÉKIASTÈ, écriture brisée, p. 161.

CHÉRISTAN, quartier d'Ispahan, p. 329.

CHETET, dérivation du Karoun, p. 680.

CHIITE, secte musulmane qui refuse de reconnaître comme successeurs
légitimes de Mahomet les trois premiers califes Omar, Othman et Abou
Bekr. Elle considère les sultans de Constantinople et du Maroc comme les
détenteurs illégitimes de la succession de Mahomet et les chefs d'une
religion hérétique. La religion chiite est professée par les Persans,
quelques Afghans, de rares Belouchs et par le plus grand nombre des
tribus arabes campées dans le voisinage de Kerbéla.

CHIRAZ, capitale du Fars, occupe l'emplacement d'une ancienne ville
achéménide. Tombeaux d'Hafiz et de Saadi. Berceau du babysme, p. 418.

CHIRINI. On désigne sous ce nom les bonbons, les gâteaux, les
confitures: en général tout ce qui est sucré.

CHIT, plat russe, servi au Caucase, composé d'un mélange de choux et de
lait fermenté, p. 21.

CHOUMA (vous), p. 435.

CHOUSTER, capitale de l'Arabistan persan, p. 677.

CLIDDAR (celui qui a la clef), p. 628.

COLADOUN, village et plaine très fertile situés aux environs d'Ispahan,
p. 270.

CONSTANTINOPLE, capitale de l'empire Ottoman.

CONTREFORT, maçonnerie saillante à l'intérieur ou à l'extérieur des
murs, destinée soit à contrebuter la poussée d'un arceau, soit à
consolider une muraille, p. 472.

CORBEAU, grosse console moindre en hauteur qu'en saillie, p. 603.

COUFFE, embarcation ronde faite en côtes de palmiers; elle marche en
pirouettant sur elle-même, p. 562.

ÇPAHÇALAR, général en chef des armées persanes, p. 270 et 517.

CRÉSUS, roi de Lydie, p. 382.

CTÉSIPHON, ville bâtie non loin de Bagdad sur les bords du Tigre, p.
554.

CTÉSIPHON, palais élevé par Kosroès, p. 554.

CULÉE, massif de maçonnerie engagé en tout ou partie dans la berge et
contre lequel viennent s'appuyer les arches extrêmes d'un ouvrage d'art.

CUNÉIFORME (en forme de clous). On désigne sous le nom de «cunéiformes»
des caractères dont chaque élément affecte la forme d'un clou. Ces
écritures, dérivées d'hiéroglyphes plus anciens, furent surtout
employées en Chaldée, en Susiane, en Assyrie et dans l'Iran. Sauf en
Perse et dans le royaume de Van, elles ont toujours été syllabiques et
idéographiques, p. 404.

CYRUS, fils de Cambyse et de Mandane. Fondateur de l'empire perse.
Conquiert la Médie en 559 av. J.-C. S'empare de la Lydie et de Babylone.
Devient l'ami de Crésus, qu'il avait vaincu, et meurt, dit-on, en 529,
dans une expédition contre les Scythes, p. 372.


D

DAKHMA (Tour du silence), tour à ciel ouvert dans laquelle les Guèbres
déposent leurs morts afin qu'ils soient dévorés par les oiseaux de
proie, p. 138.

DALLAK, barbier. Un barbier saigne, purge et taille la barbe et les
cheveux. Dans les campagnes il remplace le médecin.

DAMGHAN, ancienne ville du Khorassan, aujourd'hui presque entièrement
ruinée, p. 135.

DANIEL, prophète hébreu, fut amené captif à Babylone. Il expliqua les
songes de Nabuchodonosor et, pendant le festin de Balthasar, les trois
caractères mystérieux. Jeté dans la fosse aux lions, il fut
miraculeusement sauvé. Il obtint de Cyrus le retour des Juifs en
Palestine. On connaît deux tombeaux de Daniel: c'est peu pour un
prophète, p. 660.

DARAB, petite ville du Fars. Construite probablement sur l'emplacement
d'une grande ville antique, p. 375.

DARDANELLES, autrefois l'Hellespont. Détroit qui joint la mer de Marmara
à celle de l'Archipel, p. 6.

DARIUS, fils d'Hystaspe, conspire contre Smerdis le Mage et lui succède
en 521 av. J.-C. Divise la Perse en satrapies. Après de nombreux succès
remportés sur ses peuples révoltés, il est vaincu par les Thraces. Ses
généraux Datis et Artapherne sont défaits à Marathon. Meurt en 485 av.
J.-C., p. 401.

DARIUS CODOMAN (336-330 av. J.-C.), perd contre Alexandre les batailles
du Granique, d'Issus, d'Arbelles et périt assassiné par Bessus, p. 404.

DARYATCHA (Petite-Mer), lac salé situé non loin de Chiraz, p. 464.

DEHBID, village situé à deux étapes d'Abadeh. Point culminant de la
route d'Ispahan à Chiraz. Station télégraphique, p. 360.

DEHNÔ (Village-Neuf), bâti près des ruines de Maderè Soleïman, p. 367.

DÈLAL, courtier dont on est forcé de subir les bons ou les mauvais
offices quand on veut acquérir des objets rares ou curieux.

DÉMAVEND, pic de la chaîne de l'Elbrouz qui s'élève dans le voisinage de
Téhéran, p. 118.

DERVICHE, moine mendiant ayant fait vœu de pauvreté et de chasteté.

DIZFOUL, deuxième ville de la Susiane au point de vue officiel, mais la
première au point de vue commercial, p. 649.

DJAMI, poète, p. 708.

DJEHAN CHAH, de la dynastie des Moutons Noirs, conquiert la Géorgie, une
grande partie de l'Irak, le Fars tout entier et le Kirman (1464). Bâtit
la mosquée Bleue de Tauris. Battu et tué en 1466 par le chef des
Turcomans du Mouton Blanc, p. 48.

DJEÏ, ville antique sur le territoire de laquelle s'élève aujourd'hui
Ispahan, p. 240.

DJELLAL DOOULET, fils du prince Zellè sultan, p. 439.

DJÉLOOUDAR (courrier). Précède toutes les caravanes afin d'annoncer
l'arrivée d'un grand personnage ou d'un convoi et de faire préparer les
provisions nécessaires aux hommes et aux bêtes, p. 166.

DJEMCHID, roi légendaire de la Perse. Paraît avoir accaparé la gloire de
plusieurs générations de princes, p. 393.

DJOULFA, ville arménienne bâtie par chah Abbas sur les bords du
Zendèroud, p. 221.

DJOULFA (sur l'Araxe), ville ruinée volontairement par chah Abbas. D'une
cité riche et populeuse il ne reste aujourd'hui que quelques misérables
maisons situées sur la frontière de la Russie et de la Perse, p. 29,
221.

DJOUMAOURI (la Réunion), nom donné par les Persans au gouvernement
républicain, p. 505.

DJOUNDI-CHAPOUR, ville sassanide, disparue aujourd'hui, p. 672.

DJOUR ou GOUR (tombeau), nom sassanide de Firouz-Abad, p. 483.

DOKHTARÈ-POL (Pont de la Fille), p. 75.

DOOULETMAN, gentilhomme, p. 435.

DOUERIDJ, vaste emplacement, long et large parfois de plus de 100
kilomètres et dans lequel se meut une tribu à mesure que ses troupeaux
paissent les herbes, p. 636.

DOUKH, petit-lait, p. 690.


E

EBARE, général et conseiller de Cyrus, aide son jeune maître à vaincre
Astyage, p. 380.

ECBATANE, aujourd'hui Hamadan. Ancienne capitale de la Médie. Fondée par
Déjocès et entourée de sept murailles de hauteurs et de couleurs
différentes. C'est dans cette ville que Parménion fut mis à mort par
ordre d'Alexandre. Résidence d'été des rois achéménides et des rois
parthes. Climat très froid, hautes montagnes. Altitude de la ville: près
de 1800 mètres, p. 374.

ECHMYAZIN (les Trois-Églises), couvent grégorien situé près d'Érivan.
Résidence du catholicos. P. 63.

ÉCLID, pays agricole situé au pied des montagnes des Bakhtyaris, p. 353.

EDFOU, village de la Haute-Égypte sous lequel on a retrouvé, il y a
quelques années, un temple admirablement conservé, p. 402.

EFFENDI, titre donné en Turquie aux fonctionnaires.

EL-ACHER, canal qui met Bassorah en communication avec le Chat el-Arab,
p. 540.

ELBROUZ, chaîne de montagnes qui limite la Perse au nord et s'étend le
long de la mer Caspienne. Elle prolonge la grande arête transversale de
l'Asie centrale, p. 118.

ELLIPTIQUE. L'ellipse est une courbe allongée résultant de la section
d'un cône par un plan oblique à l'axe, p. 471.

ÉMIR NIZAM, général en chef des troupes régulières, p. 211.

ENTABLEMENT, partie de la construction des édifices hypostyles comprise
entre le chapiteau et la toiture. L'entablement classique comprend
l'architrave, la frise et la corniche, p. 387.

ENVARI SOHEÏLI, poète, p. 707.

ÉRIVAN, capitale de la province du même nom. Ancienne ville persane
appartenant aujourd'hui à la Russie, p. 17.

ESCHYLE, né à Athènes. Servit dans les armées de la république avant de
composer ses admirables tragédies. Le premier il introduisit plusieurs
acteurs à la fois sur la scène, leur donna des costumes propres à leur
rôle, des masques et le cothurne. Des quatre-vingt-dix tragédies en vers
qu'il écrivit, il ne nous en reste que sept: _Prométhée_, _les
Sept-Chefs devant Thèbes_, _les Perses_, _Agamemnon_, _les Choéphores_,
_les Euménides_ et _les Suppliantes_. Il mourut en 456 av. J.-C., p. 251
et 666.

ESDRAS, docteur de la loi juive (Ve siècle av. J.-C.). Auteur des
_Paralipomènes_, p. 552.

ESTHER, Juive de la tribu de Benjamin, née à Babylone pendant la
captivité, p. 664.

EUDOXIE, femme de l'empereur Constantin XI, se fit proclamer impératrice
après la mort de son époux (1067) et associa à l'empire ses trois fils,
Michel VII, Andronic Ier et Constantin XII. Attaquée par les Turcs, elle
voulut donner un appui à ses enfants et épousa Romain Diogène, qu'elle
éleva au rang de tuteur des princes. Elle cultiva la littérature avec
succès, p. 706.

EUPHRATE, fleuve de la Turquie d'Asie, prend sa source en Arménie, se
joint au Tigre et se jette dans le golfe Persique sous le nom de Chat
el-Arab, 2 860 kil., p. 551.

EURIPIDE, poète tragique grec, né à Salamine (480 avant J.-C.). Étudia
la rhétorique sous Prodicus et la philosophie sous Socrate et Anaxagore.
Débuta dans la carrière dramatique la première année de la LXXXIe
olympiade. Sa rivalité avec Sophocle fournit un fond inépuisable aux
railleries d'Aristophane. Euripide, dégoûté de son pays, se retira chez
Archélaüs, roi de Macédoine. Des soixante-quinze tragédies qu'il
composa, il ne nous en reste que dix-neuf, p. 251.

EYOUB, village situé à l'extrémité de la Corne-d'Or.


F

FANOUS, grande lanterne de forme vénitienne que les Persans font porter
devant eux pour éclairer la route.

FARAH-ABAD (Séjour de la Joie), palais bâti auprès d'Ispahan par chah
Houssein, p. 320.

FARAHAN, ville de l'Irak dans laquelle on fabrique des tapis. Les
produits des manufactures étaient tombés en discrédit parce qu'on y
employait des couleurs à base d'aniline. Depuis que le roi a ordonné de
reprendre les anciens procédés de teinture, les tapis de Farahan sont
rentrés en faveur, p. 493.

FARANGUIS, nom donné par les Persans aux Européens, de quelque
nationalité qu'ils soient.

FARCH, tapis, p. 274.

FARS, Vieille Perse. Patrie originelle des tribus perses. Il est limité
aujourd'hui par l'Irak Adjémi, l'Arabistan, le golfe Persique et le
Kirman. Pays très montagneux, p. 421.

FARSAKH doit être le _parasange_ des auteurs grecs, dans lequel il est
aisé de retrouver les mots de _pars sang_ (pierre Perse). Hérodote
estimait sa longueur à trente stades, soit environ 5 kilomètres et demi.
C'est encore la mesure moyenne du farsakh. Sur les routes parcourues par
les courriers royaux, le farsakh est d'autant plus court que la location
du cheval se paye au nombre de farsakhs effectués. Dans le sud, où l'on
rencontre les marcheurs les plus vigoureux de la Perse, il atteint
parfois de 7 à 9 kilomètres. En fait, on peut estimer que le farsakh,
comme la lieue ancienne, correspond au chemin parcouru en une heure par
un bon piéton.

FATIME, petite-fille de chah Abbas le Grand, p. 251.

FATMA, fille de l'imam Rezza, enterrée à Koum, p. 186.

FATTALY CHAH, neveu et successeur d'Aga Mohammed khan, monte sur le
trône en 1797, p. 125.

FAU, barre vaseuse située à l'embouchure du Chat el-Arab. Station
télégraphique anglaise. Les navires calant de 18 à 19 pieds et arrivant
sur la barre avec une vitesse de 10 à 11 nœuds la franchissent aisément
pendant les marées de vive eau, p. 522.

FELIEH, village groupé autour de la maison d'un cheikh très puissant: le
cheikh Meuzel khan, p. 522.

FERACH, serviteur chargé de l'entretien des tentes et de leur
installation. En ville, et même dans les déplacements, les ferachs sont
aussi chargés d'attributions policières.

FERACHBAD, gros bourg situé entre Firouzabad et Bender Bouchyr, p. 501.

FERMOUDEN, ordonner, p. 435.

FIN, village situé aux environs de Kachan, p. 211.

FIRDOUZI, né dans le Khorassan (950), fut attaché de bonne heure à la
cour et s'y fit connaître par d'heureux essais poétiques. Sur l'ordre du
sultan Mahmoud il entreprit son poème héroïque, le _Chah Nameh_ ou Livre
des Rois, qui lui coûta trente ans de travaux et renferme l'histoire
légendaire des anciens rois de Perse. Firdouzi mourut pauvre vers l'an
1030.

FIRMAN, mot qui signifie «ordre», de _fermouden_, «ordonner».

FIROUZ-ABAD, ville du Fars, bâtie non loin d'une cité et d'un palais
antiques, p. 274.

FORMERET, arc longitudinal réunissant deux contreforts successifs.


G

GABRE, tombeau.

GABRE MADERÈ SOLEÏMAN (Tombeau de la Mère de Salomon), p. 376.

GABRIEL, ange qui, au dire des musulmans, apporta le Koran à Mahomet, de
la part de Dieu, p. 113.

GADIM, ancien.

GAFÉLA, caravane.

GALAMDAN, boîte allongée dans laquelle sont renfermés tous les objets
nécessaires pour écrire. Les mirzas ou secrétaires le portent
généralement passé en travers de leur ceinture. Il vaut mieux écrire ce
substantif avec un _k_ initial.

GALATA, quartier de Constantinople placé sur la gauche de la Corne-d'Or
et habité par les Européens, p. 6.

GARDANNE, général français envoyé par Napoléon Ier à Fattaly chah, p.
125.

GAZAN KHAN, roi mogol, fils d'Arghoun khan, descendant de Djengis khan.
Ses institutions ont été traduites par le général Kirkpatrick. Mort en
1303, p. 60.

GEIZENGEBIN, sécrétion d'un ver, p. 236.

GÉORGIE, région caucasienne de l'Asie, située entre la mer Noire et la
mer Caspienne. Sa capitale, Tiflis, est la résidence officielle d'un
gouverneur russe. Palais, musée, ponts et bazars très animés. Beauté des
femmes géorgiennes, p. 8.

GILAN, province du nord de la Perse, comprise entre la mer Caspienne,
l'Azerbeïdjan et le Mazendéran.

GILIM, étoffe de poil de chèvre dans laquelle on enveloppe les colis, p.
493.

GOLAM, garde particulier d'un gouverneur de province.

GOLNABAD, village des environs d'Ispahan où fut livrée par les Afghans
la bataille qui décida du sort de la Perse, p. 241.

GOULHEC, résidence de la légation de Russie, près de Téhéran, p. 157.

GOUREK, village près de Bouchyr, p. 509.

GOURRET EL-AYN, apôtre du babysme, née à Kazbin, morte à Téhéran, p. 79.

GUÈBRE, sectateur de la religion de Zoroastre, p. 136, 408.

GUEZ, caravansérail près d'Ispahan, sur la route de Kachan, p. 215.

GUIVEHS (litt. «chaussure de guenilles»). La semelle, très épaisse, se
compose de chiffons comprimés; l'empeigne, en étoffe de coton, est
fabriquée à l'aiguille. Cette chaussure inusable, réservée généralement
aux gens du peuple, est portée l'été par les grands personnages en guise
de pantoufles. Le prix des guivehs varie de 2 à 20 francs, suivant la
finesse du tissu de coton.

GUIZNÉVIDES, dynastie qui régna à Guizneh de 976 à 1160. Le plus connu
de ses rois, Mahmoud, envahit la Perse et l'Inde, monta sur le trône en
997 et mourut en 1028.

GULISTAN. Voir SAADI.


H

HACHT-BECHET (Huit-Paradis), palais construit par Fattaly chah, p. 246.

HADJI, titre donné par les musulmans à ceux d'entre eux qui, obéissant
aux prescriptions religieuses, ont accompli le pèlerinage de la Mecque.

HADJI-LAÏLAG (pèlerin aux longues jambes), nom donné à la cigogne. Cet
oiseau est très respecté en Perse; sa présence, comme celle des
hirondelles dans nos pays, porte, dit-on, bonheur.

HAFIZ, poète persan né à Chiraz au commencement du XIVe siècle de notre
ère. Mort en 1394. Surnommé l'Anacréon persan, p. 437.

HAÏK, pièce d'étoffe de laine, parfois rayée de soie, dans laquelle les
hommes de certaines tribus arabes s'enveloppent la tête et le corps.
Elle est retenue autour du crâne au moyen d'une corde appelée _khet_,
et, sur les épaules, par le burnous, p. 110.

HAKEM, gouverneur de province.

HAKIM (médecin). Ce titre n'est jamais porté seul: il est toujours suivi
du qualificatif supplémentaire _bachy_. Médecin en chef.

HALA, maintenant.

HAMAL, portefaix turc, p. 586.

HAMMAM, bain.

HARAM ZADDÈ, né d'impur.

HARKEH, lac situé auprès du Birs Nimroud, p. 618.

HAROUN AL-RACHID, cinquième calife abbasside. Monta sur le trône en 786.
Expéditions contre les Grecs, présents envoyés à Charlemagne. Meurt en
809 à l'âge de quarante-sept ans. Protecteur des arts et des lettres, p.
600.

HARPAGES, ministre d'Astyages. Sauva la vie à Cyrus, p. 374.

HASSAN, fils d'Ali. Tué et enterré à Médine, p. 109.

HATASOU, reine d'Égypte de la XVIIIe dynastie. Un des plus grands
souverains qui aient régné sur l'Égypte, p. 210.

HENNÉ, plante dont la feuille séchée et réduite en poudre sert à teindre
les cheveux et la barbe des vieillards, les mains et les pieds de tous
les gens aisés.

HÉRAT, principauté du Khorassan oriental, comprise dans le royaume de
l'Afghanistan. Capitale du même nom.

HÉRODOTE, célèbre historien grec, né à Halicarnasse, en Carie, 484 av.
J.-C. Traduction de Giguet.

HÉZAR-DJÉRIB (Mille-Arpents), pigeonnier aux environs d'Ispahan, p. 287.

HILLAH, moutessarafieh du vilayet de Bagdad, p. 613.

HINDYEH, lac situé auprès du Birs Nimroud, p. 618.

HOR, marais en langue arabe, p. 636.

HOUSSEIN (CHAH). Sous son règne ont lieu l'invasion afghane et le siège
d'Ispahan, p. 241.

HOUSSEIN, fils d'Ali. Tué dans les plaines de Kerbéla. Cimetières
immenses placés autour de la mosquée qui renferme son tombeau.
Pèlerinage renommé, p. 109.

HOUSSEIN (MOLLAH), apôtre du babysme, p. 78.

HYPOGÉE, tombeau souterrain, p. 387.

HYPOSTYLE, se dit d'une pièce dont le plafond est supporté par des
colonnes, p. 396.


I

IBN HAMBAL, docteur de Bagdad (855), p. 572.

ILKHANY, titre donné aux chefs de quelques tribus persanes. Je n'ai
entendu parler en Perse que de l'ilkhany des Bakhtyaris et de l'ilkhany
de Firouz-Abad, p. 486.

ILLIAT, tribus nomades à petit parcours, établies dans le Fars,
l'Arabistan, le Kurdistan et le Fars, p. 489.

IMAM, titre donné aux premiers successeurs du Prophète. Les Persans
comptent douze imams; le treizième, l'imam Meddy ou Mahady, est caché.
En pays arabes on croit que le Mahady reparaîtra escorté du Christ pour
assurer le triomphe de l'Islam sur toutes les religions.

IMAMZADDÈ (litt. «né d'imam»). Titre donné aux descendants des imams et,
par abréviation, à leurs tombeaux.

INCHA ALLAH! s'il plaît à Dieu!

INDEVANEH, pastèque, p. 286.

INDO-KOUCH, chaîne de montagnes reliant les monts Zagros au massif de
l'Himalaya.

IRAK ADJÉMI, Perse centrale. Ispahan, la capitale de la province, fut
habité sous chah Abbas et ses successeurs par les monarques persans.

IRAN. Voir Perse.

ISDOUBAR, personnage légendaire de la vieille histoire de la Chaldée, p.
396.

ISKANDÉRIEH, caravansérail situé à la jonction des routes d'Hillah,
Kerbéla et Bagdad, p. 612.

ISPAHAN, capitale de l'Irak Adjémi. Deuxième ville de Perse depuis que
la dynastie kadjar a transporté le siège du gouvernement à Téhéran, p.
214.

ISPAHANEC, village aux environs d'Ispahan, p. 334.

ISRAFIL, ange qui, d'après Mahomet, sonnera la trompette du Jugement
dernier, p. 113.

ISTAKHAR, nom arabe de Persépolis, p. 408.

ISTHAKHARI, voyageur persan du Xe siècle, p. 485.

IVAN LE TERRIBLE, Ivan III (1462-1505). A certains égards le Louis XI de
la Russie. L'unification du pays et la soumission de la féodalité russe
lui ont valu le surnom de Grand; son despotisme cruel lui fit donner
celui de Terrible, p. 12.

IZZA, grande pièce de soie, quelquefois lamée d'or ou d'argent, dans
laquelle s'enveloppent les femmes de la Turquie d'Asie lorsqu'elles
sortent de leur maison, p. 543.


J

JAFFARY (IMAM), tombeau à Ispahan, p. 313.

JOSUÉ, tombeau près de Bagdad, p. 598.


K

KAABA, maison carrée construite au milieu de la cour centrale de la
mosquée de la Mecque, p. 445.

KACHAN, ville de l'Irak Adjémi, célèbre par ses soies et ses anciennes
faïences à reflets métalliques, p. 194.

KACHTI, bateau à voile qui navigue sur le Tigre, p. 562.

KACHTI DARYA, bateau de mer, p. 526.

KACHY, faïence à reflets métalliques, p. 204.

KADJAR, tribu turcomane campée sur les bords de la mer Caspienne, dans
le voisinage d'Asterabad. La dynastie régnante est kadjare, p. 124.

KADJAVEH, caisse en bois léger recouverte d'un capotage de lustrine dans
laquelle voyagent les femmes persanes. Les kadjavehs se chargent
toujours par paire et sont attachés de chaque côté de la bête qui les
porte. P. 68.

KAFLANKOU, montagne du Tigre qui sépare l'Azerbeïdjan de l'Irak, p. 72.

KALAMKAR (litt. «travail à la plume»), perse peinte à la main. Les
fabriques d'Ispahan sont les plus renommées.

KALÈ, forteresse.

KALÈ CHOUS, forteresse de Suse, p. 660.

KALÈ DOKHTAR, forteresse de la Fille, p. 72-478.

KALYAN, pipe persane ayant beaucoup d'analogie avec le narguilé turc.

KALYANDJI, serviteur spécialement chargé de l'entretien des kalyans, p.
169.

KANOT, galerie souterraine destinée à amener l'eau à la surface du sol,
p. 42.

KAROUN, grand fleuve qui descend des montagnes des Bakhtyaris et se
jette dans le Chat el-Arab, p. 525-536.

KASEROUN, ancienne ville sassanide située entre Chiraz et Bender
Bouchyr. Bas-reliefs sassanides, p. 462.

KASR, château, p. 623.

KATIBI, poète, 708.

KAVAR, village placé à la jonction des chemins de Chiraz à Lar et de
Chiraz à Firouzabad, p. 476.

KAVEH, forgeron d'Ispahan qui renversa Zoak, p. 240.

KAZBIN, ville située au pied des montagnes de l'Elbrouz, à quelque 120
kilomètres de Téhéran. Kazbin était la capitale du royaume avant que
chah Abbas transférât à Ispahan le siège du gouvernement, p. 100.

KAZHEMEINE, ville persane et chiite construite près de Bagdad, autour du
tombeau d'imam Mouça, p. 589.

KÉBAB, viande de mouton coupée en morceaux, marinée pendant plusieurs
heures et cuite en brochettes sur des charbons ardents.

_Recette._--Le kébab est difficile à préparer en France parce que le
mouton de nos pays n'a pas la grosse queue graisseuse qui entre pour une
bonne part dans la confection d'un kébab. A son défaut on peut employer
le lard d'un porc fraîchement tué, mais les brochettes sont loin d'y
gagner.

Prenez du filet de mouton ou la partie qui forme les côtelettes,
c'est-à-dire de la viande très tendre et sans nerfs, coupez-la en
morceaux de la grosseur d'une noix; mettez-la à mariner dans un grand
bol avec tranches d'oignon, sel, poivre, vinaigre, muscade et quelques
herbes aromatiques. Laissez mariner 12 heures. Enfilez les morceaux sur
une longue brochette de fer munie d'un manche de bois à l'une de ses
extrémités; intercalez entre chaque morceau de viande une tranche de
lard. Allumez du charbon de bois et cuisez les brochettes en les faisant
tourner à la main comme une broche. Le kébab doit être servi brûlant.
Quand la bouche peut le tolérer, il est déjà trop froid.

KÉBABCHI, rôtisseur, p. 169.

KÉBLA, direction dans laquelle les musulmans doivent se placer pour
prier, p. 304.

KELEKS, radeau soutenu par des outres remplies d'air, p. 562.

KÉNARÈ, village voisin de Persépolis, p. 382.

KERBÉLA, ville de l'Arabie où se trouve le tombeau d'Houssein, fils
d'Ali. Pèlerinage, université, cimetières célèbres, p. 628.

KERDEN, faire, p. 435.

KÉRIM KHAN, régna à Chiraz sous le titre de Vakil ou régent, p. 124 et
425.

KERKHA, large rivière qui descend des montagnes des Bakhtyaris et se
perd, sous forme de canal, dans le Karoun et le Chat el-Arab, p. 645.

KERMANCHA, grande ville située sur la route de Bagdad à Hamadan et
auprès de la frontière turco-perse, p. 551.

KETKHODA, chef de village.

KHAN, titre nobiliaire donné par le roi aux gouverneurs de province et
aux grands personnages.

KHABARDA, attention! dans le sens de «prenez garde», p. 169.

KHAKANY, poète, p. 706.

KHALAT, cadeau composé généralement d'une robe de cachemire. Tout
gouverneur de province qui ne reçoit pas chaque année ses deux khalats
royaux est certain de tomber en disgrâce. L'usage d'envoyer ces présents
intéressés, car la réception d'un khalat oblige le destinataire à rendre
dix fois la valeur de l'objet qu'il a reçu, remonte à une antiquité
reculée.

KHALIFÈ, titre donné en Perse aux moines chrétiens, p. 305.

KHALVAR, mesure équivalant à un poids de trois cents kilogrammes, p.
354.

KHAMAVEND, tribu arabe peu nombreuse, mais très riche et très pillarde,
p. 584.

KHANOUM, féminin de _khan_. Voir KHAN.

KHATERS, mulets.

KHCHAYATHIYA, titre donné par les anciens Perses à leurs souverains, p.
371.

KHEÏLE OSTORAN, Adam, litt. «homme de beaucoup d'os», équivaut à
l'expression française «homme de poids».

KHOCH AMADID, bienvenue.

KHODA BENDEH (Esclave de Dieu), second fils de chah Abbas, p. 251.

KHODA BENDEH, frère de Gazan khan (1303). Premier roi de Perse qui fit
profession de foi chiite. Construisit Sultanieh et y éleva un tombeau
encore debout aujourd'hui, p. 88.

KHODA KHANÈ (Maison de Dieu), sanctuaire situé au milieu de la cour de
la masdjed djouma de Chiraz, p. 449.

KHORASSAN, province persane qui confine avec la Russie et l'Afghanistan.
Capitale Mechhed, p. 96.

KHOREMDÈREH, village bâti sur la route de Tauris à Téhéran, p. 94.

KHORSABAD, tumulus découvert, fouillé par Botta et d'où sont sorties les
premières sculptures ninivites venues en Europe. On sait aujourd'hui que
Khorsabad, dont le nom antique était Dour-Sarioukin, fut fondée par
Sargon vers la fin du VIIIe siècle av. J.-C., p. 581.

KHOURDJINES, doubles poches en tapis dans lesquelles on enferme soit les
effets mobiliers, soit les provisions de grains. On les charge sur les
bêtes de somme, l'une de ci, l'autre de là.

KICHMICH, nom d'un raisin noir à très petits grains, aussi bon à manger
qu'à écraser pour en faire du vin, p. 264.

KIRMAN, province comprise entre le Fars, l'océan Indien et le
Béloutchistan. Capitale Yezd; grand centre guèbre.

KOLAH, bonnet persan de forme pointue, fait autrefois en peau de mouton,
en feutre ou en astrakan, suivant la fortune de son propriétaire.
Aujourd'hui la cour et les grands personnages ne portent plus que le
kolah de feutre noir semblable au tarbouch des Turcs.

KOLEDJA, redingote dont la basque est plissée tout autour de la taille.

KONAH, rivière de l'Arabistan, p. 672.

KONAR, buisson arborescent, p. 476.

KONGOROLAND (Pâturage des Aigles), plaine qui s'étend autour des ruines
de Sultanieh, p. 88.

KOUIOUNDJIK, village situé sur un tumulus placé vis-à-vis de Mossoul.
Des fouilles commencées par Botta et terminées par Layard ont amené la
découverte en ce point des palais de Sennachérib et d'Assarhaddon, p.
581.

KOUNDJOUN, village situé sur la route de Sarvistan à Firouz-Abad, p.
474.

KORAN, livre sacré des musulmans, apporté du ciel, selon Mahomet, par
l'ange Gabriel, et adopté comme code religieux et civil. Réunion de
récits, de visions, de préceptes, de conseils dictés sous l'influence
des idées orientales, mais empruntés aux livres saints des chrétiens et
des Juifs. En 635 le calife Abou Bekr, successeur de Mahomet, fit
rassembler les feuillets épars et en forma un livre.

KOROUT, village situé dans la montagne entre Kachan et Ispahan.
Altitude, 2933 mètres, p. 212.

KOSROÈS, roi de Perse (603 ap. J.-C.). Monte sur le trône grâce à
l'appui de l'empereur Maurice; après la mort de ce monarque il déclare
la guerre aux Romains. La Syrie est dévastée, la Palestine ravagée,
Jérusalem pris et saccagé. Ses généraux s'emparent de la Syrie, de la
Nubie, de l'Égypte et de la Colchide; mais en 622 Héraclius envahit à
son tour la Perse. Kosroès refuse une paix avantageuse. Il meurt
assassiné la même année par son fils Siroui. L'amour de Kosroès pour la
belle Chirin ne lassera jamais l'inspiration des poètes persans, p. 555.

KOUFA, ville située au nord de Bagdad. Célèbre sous les califes. Belle
mosquée. C'est de Koufa que les caractères koufiques tirent leur nom, p.
76.

KOUM, ville située à quatre étapes de Téhéran, à l'extrémité ouest du
grand désert, p. 183.

KOUMICHEH, petite ville située sur la route d'Ispahan à Chiraz. Station
télégraphique, p. 342.

KOU SOFI, montagne qui domine Ispahan, p. 322.

KOUT EL-AMARAH, petite ville bâtie sur les bords du Tigre non loin de
Bagdad, p. 560.

KURDES, peuple de l'Asie occidentale qui habite en Turquie et en Perse
le pays montagneux situé à l'est des rives du Tigre appelé par les
Persans «Kurdistan». La race kurde est forte et d'humeur très
belliqueuse. L'insurrection contre leurs maîtres turcs ou persans paraît
être l'objet des constants efforts de ces tribus nomades.


L

LADJVERDI, couleur gros bleu.

LAHAF, couvre-pied ouaté utilisé tour à tour comme matelas ou comme
couverture.

LALÈ (tulipe), chandelier dans lequel la bougie, supportée par un
ressort, monte à mesure qu'elle brûle. Un globe de verre en forme de
sphère permet de conserver les lalès allumés au grand air.

LE NÔTRE, architecte et dessinateur des jardins de Louis XIV. Anobli par
le roi, et créateur des jardins de Marly, Trianon, Chantilly,
Saint-Cloud, des Tuileries et de la terrasse du château de Saint-Germain
(1613-1700).

LESGHÉES, tribu nomade campée au nord de la Géorgie, p. 123.

LINTEAU, traverse de bois ou de pierre placée sur une baie, p. 399.

LISTEL, petite moulure carrée et unie, p. 472.

LOFTUS, SIR KENNETT, diplomate et naturaliste anglais, p. 664.

LOULE KÉBAB (kébab en tuyau), viande de mouton hachée en très menus
morceaux, pressée autour d'une brochette de fer et grillée sur des
charbons ardents, p. 21.

LOUTI (vaurien). Le louti inspire une si grande terreur, que personne
n'ose porter plainte contre lui. Il règne par la frayeur qu'il inspire à
tous ses voisins, p. 222.

LYCIE, pays de l'Asie Mineure qui confine avec la Méditerranée et la mer
Égée, p. 368.


M

MACHALLAH! grand Dieu!

MAÇT, lait fermenté.

MADAKHEL. Les gens à conscience large traduiraient ce mot par
«bénéfice»; les scrupuleux écriraient «vol».

MADIAN, jument.

MADJMOUA, plateau circulaire dans lequel on apporte en même temps tous
les plats d'un dîner.

MAFRECHS, sacoches taillées en forme de malle, dans lesquelles on
emporte en voyage les literies et les vêtements. Les mafrechs sont
toujours vendues par paires et forment la charge d'un mulet.

MAHMOUD, général afghan, fils de Mir Weis. Envahit la Perse et se fit
proclamer roi à Ispahan, p. 241.

MAHOMET, en arabe Mohammed, fondateur de la religion musulmane. Voir sa
doctrine, p. 113.

MAHOMET II, prend Constantinople (1453), p. 300.

MAL, «bien» dans le sens de possession, p. 435.

MALCOLM, général anglais qui fut envoyé à Fattaly chah pour
contre-balancer l'influence du général Gardanne, p. 126.

MALEK, docteur de Médine (795), p. 572.

MAMNOUN, nom d'un pont jeté sur le Zendèroud au devant d'Ispahan.

MAMOUNIEH, village sur la route de Téhéran à Saveh. État particulier du
pays, p. 166.

MANDANE, mère de Cyrus, p. 382.

MANZEL, lieu où l'on s'arrête quand l'étape est terminée.

MARANDE, ville d'Arménie, ancienne Mandagarana de Ptolémée, p. 35.

MARGÈMOUCH (mort aux rats), arsenic, p. 437.

MAROC. Empire composé des provinces de Fez, de Maroc, de Sous, de
Tafilet, de Sedjelmesse et de Darah. L'empereur est indépendant de la
Turquie. La population est formée de Maures, d'Arabes et de Berbers. La
religion est le mahométisme, mais les chrétiens et les juifs sont
tolérés dans les provinces septentrionales.

MASDJED CHAH, mosquée du Chah.

MASDJED DJOUMA, mosquée où l'imam djouma dit, au nom du roi, la prière
du vendredi.

MAYAN, village situé sur la route d'Ispahan à Chiraz, p. 341.

MAZENDÉRAN, province du nord de la Perse, limitée par la mer Caspienne,
le Gilan, l'Irak Adjémi et le Khorassan. Pays montagneux, forêts de
noyers, mines de cuivre, de manganèse, p. 102.

MECHHED, capitale du Khorassan. Tombeau de l'imam Rezza. Pèlerinage,
université, p. 65 et _passim_.

MECHHED ECH-CHEMS (mosquée du Soleil), près d'Hillah, p. 614.

MECHHED MOURGAB, gros bourg situé à une forte étape de Persépolis.
Fabrique de tapis, p. 367.

MECQUE (LA), ville sainte des musulmans, où se trouve la Kaabah. La
Mecque et la Kaabah sont très antérieures à l'islamisme et furent
imposées au Prophète par les vieilles traditions locales, p. 293 et
_passim_.

MÉDIE, royaume de l'ancienne Asie, compris entre l'Assyrie, la Perse et
la mer Caspienne. Capitale Ecbatane, p. 375.

MÉDINE, deuxième ville sainte de l'Islam, au nord de la Mecque. Elle
renferme le tombeau de Mahomet, p. 306.

MÉDRESSÈ, école presque toujours placée dans le voisinage d'une mosquée
si ce n'est à l'intérieur.

MEHMAN KHANÈ (maison d'hôte), située à Kazbin sur la route qui conduit
de Recht à Téhéran. Réservée aux agents diplomatiques et aux rares
personnes autorisées à y descendre, p. 103.

MÉIDAN, place.

MÉKITARISTES, ordre religieux. Ses principaux couvents sont à Venise et
à Vienne, p. 218.

MENBER, chaire dans laquelle montent les mollahs pour prêcher, p. 299.

MERDACH, rivière qui coule dans la plaine située au-dessous des ruines
de Persépolis, p. 387.

MERLON. Dans un crénelage on désigne sous le nom de merlon les parties
de maçonnerie pleine derrière lesquelles s'abritent les défenseurs et,
par créneau, les vides compris entre les merlons, p. 389.

MÉRODACH, divinité chaldéenne, p. 619.

MESCAL, environ 5 grammes, p. 496.

MÉSOPOTAMIE, région de l'ancienne Asie comprise entre le Tigre et
l'Euphrate, p. 576.

MIANDJANGAL, village situé près de Sarvistan sur la route de Darab, p.
472.

MIANEH, village situé sur la route de Tauris à Téhéran. Punaises
redoutables, p. 70.

MIHRAB, niche dont les revêtements sont plus ou moins ornés et qui, dans
la mosquée, indique la direction de la Mecque.

MINARS DJONBOUNS, minarets tremblants, p. 278.

MIR WEIS, chef afghan, p. 241.

MIRZA. Placé avant le nom propre ou seul, le titre de _mirza_ signifie
«secrétaire, lettré». Après le nom propre il équivaut à Altesse royale
et n'est porté que par les princes du sang.

MIRZA ALI MOHAMMED, fondateur de la religion baby. Voir BABYSME.

MIRZA YAYA. _Bab_ actuel, qui vit hors de Perse, p. 83.

MITRE, turban et coiffure en feutre mou connue d'Hérodote, p. 400.

MOALLEM, savant, p. 210.

MOGOLS. Ils envahissent la Perse au treizième siècle sous la conduite de
Djengis khan. Après la mort du conquérant, son empire, qui s'étendait
depuis la mer de Chine et la mer des Indes jusqu'à la mer Glaciale et
aux frontières de la Pologne, est démembré (1227). Timour Lang subjugue
de nouveau l'Asie. Babour, un de ses descendants, fonde aux Indes, en
1519, l'empire du Grand Mogol.

MOHAMMED ALI, apôtre du babysme, successeur de Mollah Houssein, p. 80.

MOHAMMED CHAH, père de Nasr ed-din chah, p. 710.

MOHAMMÉREH, petite ville située à l'embouchure du Karoun sur le Chat
el-Arab, p. 522.

MOHARREM, mois pendant lequel les Chiites donnent des représentations
dramatiques en l'honneur des martyrs de leur foi, Hassan et Houssein, p.
273.

MOKATTAM, dernier contrefort de la chaîne libyque tout voisin du Caire,
p. 1.

MOLLAH, membre du clergé subalterne.

MOSSOUL, ville musulmane construite sur la rive droite du Tigre
vis-à-vis de l'emplacement de l'antique Ninive, p. 581.

MOTAVELLI, titre donné au gardien de tombeaux vénérés; notamment au
gardien du tombeau de Daniel, p. 660.

MOUÇA (Imam), tombeau à Kâzhemeine, près Bagdad, p. 589.

MOUCHARABIEH, fenêtre en saillie et close au moyen de légères dentelles
de bois derrière lesquelles se placent les femmes musulmanes afin de
voir sans être vues, p. 325.

MOUCHTEÏD, chef religieux nommé par acclamation, p. 55.

MOUKIR. Voir NAKIR.

MOUSTOFI DE KAZBIN, auteur d'une chronologie musulmane, p. 708.

MOUTESSAREF, sous-préfet turc, p. 636.

MOUTESSARAFIEH, sous-préfecture.

MOUTONS, Turkomans de l'Asie Mineure partagés en deux tribus, celle du
Mouton Noir et celle du Mouton Blanc, en raison des figures de ces
animaux qui étaient peintes ou brodées sur leurs étendards respectifs,
p. 708.


N

NABUCHODONOSOR, un des derniers rois de Babylone, p. 619.

NADIR CHAH, né en 1688, général de chah Tamasp, qu'il détrône en 1732.
Après de nombreux succès militaires sur les Afghans, il est battu par
les Arabes à Samara. Nadir revient à la charge l'année suivante, tue le
général ottoman, investit Bagdad et signe une paix avantageuse qui,
après une nouvelle prise d'armes, lui assure la Géorgie et l'Arménie. A
la mort de chah Tamasp il prend le titre de chah (1736). Il conduit une
expédition dans l'Inde et meurt assassiné en 1747, p. 320.

NAÏEB SALTANÈ (lieutenant du royaume), troisième fils de Nasr ed-din
chah, p. 158.

NAKHCH, dessin.

NAKHCHÈ ROUSTEM (dessin de Roustem), bas-reliefs achéménides et
sassanides sculptés sur des rochers voisins de Persépolis et au-dessous
des tombes des princes achéménides, p. 388.

NAKIR, ange noir, qui interroge les morts sur l'unité de Dieu et la
mission de Mahomet, p. 114.

NAMAT, tapis de feutre, p. 493.

NAPOULIOUN BEZEURG, Napoléon le Grand, p. 505.

NARCHIVAN, ancienne ville persane, aujourd'hui comprise dans les
possessions russes. Ruines de mosquées et de tombeaux anciens, bazars
animés, p. 24.

NASRABAD, caravansérail sur la route de Koum à Kachan, p. 193.

NASR ED-DIN (CHAH), fils de Mohammed chah, né en 1828, monte sur le
trône en 1848. Souverain régnant, p. 132 et 710.

NATEINS, mosquée renommée pour ses émaux à reflets métalliques, p. 211.

NAZER, intendant.

NÉBO, divinité chaldéenne, p. 619.

NÉCHANÈ (signal), laissé par les muletiers sur les routes de caravane,
p. 477.

NEDJ, province de l'Arabie turque, p. 572.

NEDJEF, ville de l'Arabie située au sud de Kerbéla. C'est à Nedjef que
se trouve le tombeau d'Ali, neveu et gendre de Mahomet. Lieu de
pèlerinage très célèbre chez les Chiites. Université, p. 55.

NÉGARISTAN, palais construit à Téhéran par Fattaly chah, p. 127.

NEMOUDEN, paraître, p. 435.

NESTORIENS. Ils séparent la nature divine et la nature humaine de
Jésus-Christ. Nestorius, patriarche de Constantinople, mort en 439, est
le chef de cette hérésie, p. 547.

NIAVARAND, palais royal aux environs de Téhéran.

NICOLAS DE DAMAS, historien grec, né en 64 avant J.-C, p. 380.

NIET, mot russe qui signifie «il n'y a rien».

NIMROU, œufs au plat.

NISIBIN, ville forte située entre le Tigre et l'Euphrate. Elle passa
tour à tour aux mains des Perses et des Romains. Prise par Chapour après
la conquête de l'Arménie, p. 408.

NITOCRIS. Il semble que Nitocris ait été la femme de Nabou-pal-Oussour,
prédécesseur de Nabuchodonosor II, p. 613.

NIZAMÉ, auteur de l'_Iskender Nameh_ et du poème intitulé _Kosro et
Chirin_, p. 706.

NOIRE (MER), le Pont-Euxin des anciens; située entre la Russie, la
Turquie d'Europe, celle d'Asie et les régions caucasiennes. Elle reçoit
de grands fleuves, entre autres le Danube, le Dniester, le Dnieper et le
Kouban, p. 7.

NOOUKAR (domestique). Ce nom s'applique non seulement aux serviteurs,
mais encore à tout individu placé sous les ordres d'un autre. Le premier
ministre est le premier _nooukar_ du roi.

NOROUZ (fête du nouvel an), dont l'origine paraît remonter à la plus
haute antiquité perse. Elle donne lieu à de grandes réjouissances et se
célèbre toujours avec solennité, p. 22.

NOUBAÏN, serviteur d'Isdoubar qui aida son maître à purger la terre de
tous les monstres qu'elle nourrissait, p. 396.


O

OBARÈ, outarde que l'on chasse au faucon, p. 510.

OCÉAN INDIEN, ou mer des Indes, compris entre l'Afrique, l'Asie et la
Nouvelle-Hollande.

OKHTMA, caravansérail bâti à Bagdad, p. 603.

OMAR KHAYYAM, précurseur de Gœthe et de Henri Heine, suivant
l'appréciation de M. Barbier de Meynard, p. 707.

OPIUM, p. 229.

ORMUZD. Voir AOURAMAZDA.

OURF, loi coutumière, p. 145.

OURMIAH, ville de l'Azerbeïdjan, bâtie sur les bords du lac du même nom.
Siège d'un évêché, p. 52.

OUSTA, titre donné à tous les chefs ouvriers.

OVOÏDE, qui a la forme d'un œuf, p. 471.


P

PADAROJNA, passeport donnant droit de requérir des chevaux dans toutes
les maisons de poste russes, p. 12.

PANKA, éventail rectangulaire suspendu au plafond et mis en mouvement à
bras d'homme au moyen d'un système de poulies très simple. Les
serviteurs chinois le manœuvrent avec une habileté toute particulière.
Le panka est indispensable dans les pays chauds. Les casernes anglaises,
à Aden et aux Indes, en sont pourvues, p. 5.

PAPACH, coiffure tronconique formée d'une peau de mouton montée sur une
carcasse d'osier, p. 17.

PARSIS, nom donné aux Guèbres des Indes, p. 408.

PARTHÉNON, temple consacré à Minerve, bâti sur le point le plus élevé du
rocher de l'Acropole. Détruit par les Perses, il fut reconstruit par
Périclès. La statue de la déesse, chef-d'œuvre de Phidias, était d'or et
d'ivoire. Les Turcs, les Vénétiens et enfin les Anglais ont travaillé de
leur mieux à la ruine de cet édifice, p. 5.

PARTHES, tribu scythe établie dans la Parthie ou Parthiène, au sud de
l'Hyrcanie. La Parthie forma sous Arsace (250 av. J.-C.) un royaume qui
s'étendit de la mer Caspienne à l'Indus et à l'Euphrate, lutta contre
Rome et ses empereurs et succomba devant les Sassanides (226 ap. J.-C),
p. 554.

PASAGADE, montagne située entre Maderè Soleïman et Persépolis. Ville
bâtie par Cyrus sur l'emplacement où il vainquit Astyage, p. 381.

PASARGADE, vieille capitale achéménide dont on doit retrouver un jour
les ruines à Darab ou à Fœsa, p. 381.

PASSANGAN, caravansérail sur la route de Koum à Kachan, p. 192.

PAUL, monnaie d'or russe, p. 30.

PEDER CAG, litt. «père chien» (sous-entendu «fils de»). En réalité
l'insulte doit s'entendre «fils de père chien».

C'est aux ascendants que les plus grossières injures sont adressées.
_Passim_.

PEDER SOUKHTA, litt. «père brûlé» (sous-entendu «fils de»), et doit
s'entendre «fils de père qui brûle aux enfers». _Passim_.

PEHLVI, langue perse parlée du temps des Sassanides, p. 212.

PEÏGHAMBAR (prophète), p. 663.

PENDENTIF, surface courbe qui raccorde une portion de la base d'une
coupole avec des arceaux jetés au-dessus des piliers placés aux angles
d'une salle carrée.

PERSE, nom donné par les Européens au royaume gouverné par le chah. Les
Persans désignent leur patrie sous le vieux nom d'Iran, et réservent les
dérivés du mot Fars pour qualifier leur langue et une province du sud
dont Chiraz est la capitale. Cette distinction est exacte: le nom d'Iran
appartenant dans l'antiquité au pays lui-même, tandis que les Persans
sont des Aryens qui conquirent le sud de l'Iran avant de régner sur la
totalité du pays. Les Arabes désignent les Persans sous le nom
d'Adjémis. _Passim_.

PERSÉPOLIS, nom donné par les Grecs à l'une des anciennes capitales des
Perses située dans le nord du Fars. Le nom véritable paraît avoir été
Parsa. Palais et tombeaux achéménides, bas-reliefs sassanides, p. 383.

PERSIDE, vêtement fourré de peau de bête, connu d'Aristophane, p. 400.

PERSIQUE (Golfe), situé entre la Perse à l'est et l'Arabie à l'ouest, se
terminant auprès de l'embouchure du Tigre et de l'Euphrate. Sa longueur
est d'environ 250 lieues, sur une largeur variant de 90 à 22. Sa
profondeur ne dépasse en aucun point 200 mètres. Tempêtes fréquentes;
groupe des îles Baharin, p. 2, 507.

PETITS-RUSSIENS, habitants de la Russie méridionale, p. 17.

PHASE, rivière qui prend sa source dans le Caucase et se jette dans la
mer Noire. Les anciens prétendent que l'expédition des Argonautes
s'arrêta à la ville d'Oca, construite près de son embouchure. Les rives
du Phase sont peuplées d'oiseaux qui lui doivent son nom: les faisans,
p. 8.

PHILIPPE II de Macédoine (359 à 336 av. J.-C.), fils d'Amyntas III,
soumit la Thrace, vainquit à Chéronée les Athéniens et les Thébains
réunis contre lui à la voix de Démosthène, et périt assassiné par
Pausanias. Père d'Alexandre le Grand, p. 408.

PIALEH, petite coupe en métal de la forme d'une sébile.

PICHKHEDMET, valet de chambre, p. 68.

PICHKIACH, cadeau que l'on fait avec l'intention d'obtenir une faveur ou
une étrenne supérieure à la valeur de l'objet offert, p. 487.

PICK, gros village situé sur la route de Téhéran à Saveh, p. 165.

PILAU. _Recette._--Prenez deux livres de riz à grains très fins; mettez
à tremper dans de l'eau froide pendant trois heures; changez l'eau et
faites crever le riz pendant vingt minutes; posez le riz sur une claie
d'osier et lavez-le à l'eau froide, de façon à enlever toutes les
parties amidonnées et à ne conserver que le gluten. Laissez sécher sur
la claie pendant une demi-heure. Prenez une marmite ou une grande
casserole de cuivre; jetez-y le riz assaisonné de sel et de poivre,
ajoutez-y une demi-livre de beurre très frais divisé en petits morceaux.
Fermez le récipient, entretenez du charbon ardent dessus et dessous
pendant une heure ou une heure et demie et n'ouvrez qu'au moment de
servir. La croûte dorée qui s'attache au fond de la marmite doit être
retournée et posée au sommet du plat de riz. C'est la partie du pilau
préférée par les Persans. Si le pilau est bien réussi, le riz, après
entière cuisson, doit se détacher grain par grain, comme s'il était cru.
Le pilau se sert à part et se mêle dans l'assiette de chaque convive
avec toutes sortes de plats de viande préparés en sauce, des crèmes, de
la confiture, en un mot avec des mets assez liquides pour humecter le
riz.

PIR-BODAK KHAN, premier kadjar qui joue un rôle actif dans l'histoire de
la Perse, p. 708.

PISÉ, mortier de terre mêlé de paille, p. 399.

PLINE L'ANCIEN, écrivain latin, auteur d'une _Histoire naturelle_. Périt
en voulant voir de trop près une éruption du Vésuve (23-79 ap. J.-C), p.
412.

PLUTARQUE, historien et moraliste grec, né à Chéronée, en Béotie (50-120
ap. J.-C). Précepteur d'Adrien. Créé consul par Trajan. Il nous reste de
lui des œuvres morales et les _Vies des hommes illustres_, grecs et
romains, p. 407.

POCHTÈBOUN, terrasse qui recouvre les maisons ou les édifices, p. 288.

POLVAR-ROUD, rivière torrentueuse qui prend sa source dans les montagnes
des Bakhtyaris et court vers Persépolis, p. 365.

POLYBE, historien grec, né à Mégalopolis (Arcadie) vers 204 av. J.-C.
Son père était chef de la ligue Achéenne. Élève de Philopœmen. De ses
ouvrages il ne reste plus que l'_Histoire universelle_, s'étendant
depuis le commencement des guerres puniques jusqu'à la fin des guerres
de Macédoine, p. 42.

PORT-SAÏD, ville de formation récente, construite à l'entrée du canal de
Suez. Son accroissement est constant, p. 2.

POSADA, mot espagnol qui signifie «hôtellerie».

POSEIDON, nom grec du dieu que les Romains appelèrent Neptune, p. 5.

POTI, petit port de mer russe, d'un accès très difficile durant la plus
grande partie de l'année, situé à l'embouchure du Phase, sur la mer
Noire. Une ligne de chemin de fer, construite actuellement jusqu'à
Tiflis, réunira dans peu d'années la mer Noire à la mer Caspienne, p. 7.

POUL (argent), p. 435.

PTOLÉMÉE (306-285 av. J.-C), roi d'Égypte, après la mort d'Alexandre.

PUR SANG, p. 635.

PYRAHAN, courte chemise descendant à peine plus bas que la ceinture, p.
358.

PYRÉE, autel du feu. Voir ATECHGA.


Q

QUINTE-CURCE, historien latin dont la vie et l'époque sont inconnues.
Auteur d'une _Vie d'Alexandre_. Il est probable qu'il vivait sous
Trajan, p. 407-614.

QUILLAGE (mot dérivé de quille); se dit en architecture de tous les
systèmes de supports verticaux, p. 472.


R

RADIER, maçonnerie placée en travers d'une rivière et formant une
fondation indiscontinue sur laquelle sont bâties les piles d'un pont ou
tout autre ouvrage d'art, p. 326.

RAMAZAN ou RAMADAN, suivant qu'on adopte la forme persane ou arabe, mois
de jeûne ordonné aux musulmans en souvenir du saint temps où l'ange
Gabriel apporta le Koran à Mahomet, p. 115.

RACHID ED DIN, historien, p. 708.

RAWLINSON, général, diplomate et célèbre assyriologue anglais, p. 619.

RECHT, port persan sur la mer Caspienne, mis en communication avec
Téhéran par une route de caravane jusqu'à Kazbin et par un fossé
rarement carrossable de Kazbin à Téhéran, p. 497.

REÏ, l'antique Ragès, s'élevait non loin de l'emplacement actuel de
Téhéran. Fortifications antiques. Deux tours de la période musulmane, p.
138.

REÏS, titre arabe donné au capitaine d'un bateau, p. 536.

REZZA (IMAM), enterré à Mechhed, dans le Khorassan. Pèlerinage en grande
vénération, p. 65.

ROKHCH (CHAH), p. 273.

ROMAIN DIOGÈNE, époux de l'impératrice Eudoxie et tuteur de ses fils, p.
706.

ROOUGAN, mélange de beurre et de graisse de queue de mouton avec lequel
on fait la cuisine.

ROUBANDI (lien de figure), voile de toile blanche porté par les femmes
persanes dès qu'elles franchissent le seuil de leur maison, p. 110.

ROUGE (MER), grand golfe de la mer des Indes connu des anciens sous le
nom de mer Érythrée. Cette mer est peu profonde, semée d'îlots et de
rochers et sujette à des coups de vent violent; ses chaleurs suffocantes
sont redoutables. Le canal de Suez la met aujourd'hui en communication
avec la mer Méditerranée.

ROUSTEM, personnage légendaire sur lequel l'épopée persane s'est plu à
accumuler la gloire de plusieurs générations de guerriers redoutables.
Lire dans le _Chah Nameh_ de Firdouzi l'admirable passage où le héros
vainqueur reconnaît son propre fils Sohrab dans l'ennemi étendu à ses
pieds, ainsi que le navrant tableau du désespoir et de la folie de la
mère de Sohrab. _Passim_.


S

SAADI, poète et philosophe persan né à Chiraz au XIIe siècle. Auteur du
_Gulistan_ (Roseraie), du _Bostan_ (Verger) et du _Pend Nameh_ (Livre
des conseils). On doit à l'éminent professeur au Collège de France, M.
Barbier de Meynard, une traduction du _Bostan_ aussi élégante qu'exacte.

SABÉENS ou SOUBAS, désignés dans la Turquie d'Asie sous le nom de
chrétiens de saint Jean; ils considèrent saint Jean comme le véritable
Messie, p. 547.

SABLIÈRE, pièce de bois longitudinale sur laquelle reposent les chevrons
de la charpente, p. 506.

SALAMINE, île de l'Archipel située vis-à-vis d'Éleusis, en Attique, dont
elle n'est séparée que par un canal. La baie de Salamine est surtout
célèbre par la grande victoire que Thémistocle y remporta sur la flotte
de Xerxès (480 av. J.-C.), p. 666.

SAMOVAR, récipient chauffé par un réchaud à charbon et dans lequel on
conserve de l'eau en ébullition destinée à faire le thé.

SARDES, capitale de la Lydie, p. 193.

SARGON ou SARIOUKIN II (721-704 av. J.-C.), roi d'Assyrie, successeur de
Salmanazar. Il construisit le palais retrouvé par M. Place dans le
village de Khorsabad, p. 395-581.

SARTIP (général), p. 246.

SARVISTAN (Terre des Cyprès), bourg de la province du Fars au sud de
Chiraz, p. 465.

SASSANIDES, dynastie perse qui succéda aux Arsacides. Sassan, son
fondateur, monta sur le trône vers l'an 200 de J.-C. Chapour Ardéchir,
Kosroès Anouchirvan sont au nombre des principaux rois sassanides, p.
388-703.

SAUX, village entre Korout et Ispahan. Station télégraphique, p. 213.

SAVEH, ville située au sud-ouest de Téhéran, p. 171.

SÉFÉVIE, dynastie persane connue aussi sous le nom de Sofi. Son
fondateur, chah Ismaïl, prétendait descendre du septième imam (1478). Le
dernier roi sofi, chah Houssein, est renversé par l'invasion afghane.
Voir Chah ABBAS.

SEÏD (en persan prononcez Seïed), descendant de Mahomet. Se distingue du
commun des mortels par le turban ou la ceinture de couleur verte s'il
est sunnite, de couleur bleu noir s'il est chiite, p. 115.

SÉLEUCIE, ville de l'ancienne Babylonie, bâtie sur le Tigre. Capitale
des Séleucides, p. 559.

SELJOUCIDES, dynastie turque qui régna sur l'Asie au XIIe siècle et
disparut devant Djengis khan, p. 707.

SÉMIRAMIS, reine, peut-être légendaire, au compte de laquelle les
historiens grecs ont mis tous les hauts faits des princes de la
Babylonie et de l'Assyrie. Son nom ne se trouve dans aucun texte, mais
une des femmes de Binmirari, qui régnait sur l'Assyrie au commencement
du VIIIe siècle, se nommait Sammourramit. Comme ce nom est le type
original du nom de Sémiramis, on a proposé de reconnaître dans la femme
de Binmirari la Sémiramis d'Hérodote. Cette reine, fait anormal chez les
Assyriens, fut associée au trône par son royal époux, p. 613.

SENNACHÉRIB, en assyrien Sin-akhè-irib (704-681 av. J.-C.), un des plus
puissants rois qui aient régné sur l'Assyrie, p. 395-581.

SERDAB, appartement creusé dans le sol, où se réfugient pendant l'été
les habitants de Bagdad, p. 567.

SERDAR (celui qui tient la tête), titre porté autrefois par les
gouverneurs persans de la province d'Érivan, p. 22.

SERKADJEBIN, vinaigre sucré et aromatisé avec de l'eau de roses, p. 148.

SEWANGA (LAC), situé dans les montagnes du Caucase, p. 15.

SIMSIN, caravansérail sur la route de Koum à Kachan, p. 193.

SIOUT, capitale de la Haute-Égypte, p. 216 et 612.

SITCHAS, mot russe qui signifie «tout de suite», p. 12.

SLOUGUI (TAZI en persan), lévrier très agile utilisé par les Arabes pour
chasser le lièvre ou la gazelle.

SMYRNE, grande ville de la Turquie d'Asie sur le golfe de Smyrne.
Commerce de tapis, p. 605.

SOFIA, village de l'Arménie, p. 39.

SOLEÏMAN (Chah), p. 321.

SOUK-EL-GAZEL, minaret à Bagdad, p. 604.

SOURMEK, village situé à une étape d'Abadeh, vieille forteresse
sassanide, p. 360.

STADE, mesure de longueur, environ 182 mètres, p. 614.

STAMBOUL, nom turc de Constantinople, p. 7.

STILLICIDE, saillie de la toiture portée sur les chevrons, p. 399.

STRABON, célèbre géographe grec né vers l'an 60 av. J.-C., mort dans les
premières années de Tibère. Auteur d'une géographie comprenant la
description de tous les pays connus de son temps, p. 42 et _passim_.

SUFFI MIRZA, fils aîné de chah Abbas le Grand, p. 251.

SULTANIEH, ville bâtie sur le plateau du Kongoroland par le sultan mogol
chah Khoda Bendeh. Prise d'assaut et saccagée par Timourlang en 1381, p.
88.

SUNNITES. Composent l'immense majorité des musulmans. A l'encontre des
Chiites, ils considèrent les trois premiers califes comme les
successeurs légitimes de Mahomet et acceptent comme loi religieuse la
Sunna, d'où leur nom de Sunnite, p. 115 et 547.

SUSE, ancienne capitale de l'Élam. Ruinée par Assour-ban-Habal, p. 660.

SUSIANE, pays situé au sud-ouest de la Perse, à l'est de la Mésopotamie.
Il fut habité aux temps qui confinent avec les époques préhistoriques
par une race distincte des Sémites et des Aryens. Le pays est souvent
désigné sous le nom d'Élam et d'Ansan.


T

TAB (fièvre), p. 435.

TACHRIF, formule de politesse qui signifie «Votre Honneur».

TADJER BACHY, marchand en chef.

TADJRICH, village situé dans une vallée formée par deux contreforts de
l'Elbrouz. Résidence ordinaire des légations de France et de Turquie,
qui y louent des villas, p. 157.

TAG, voûte en berceau, p. 554.

TAG EÏVAN (Voûte d'Eïvan), monument sassanide bâti sur la rive droite de
la Kerkha, p. 645.

TAG KŒSRA (voûte de Kosroès), immense palais dont les ruines signalent
seules la position de Ctésiphon, p. 554.

TAKHT (plate-forme élevée), par analogie «trône, lit, terrasse.»

TAKHTCHÈ, niche creusée dans la muraille et sur la tablette de laquelle
on dépose les objets d'un usage journalier; cette sorte de décoration se
répète tout autour des pièces et constitue de véritables armoires non
fermées.

TAKHTÈ DJEMCHID (Trône de Djemchid), nom donné par les Persans au grand
soubassement qui supporte les ruines des palais de Darius et de ses
successeurs, p. 393.

TAKHTÈ MADERÈ SOLEÏMAN (Trône de la Mère de Salomon), p. 367.

TAKHTÈ POULAD, village situé aux portes d'Ispahan, p. 336.

TAKHTÈ SOLEÏMAN (Trône de Soleïman), palais aux environs d'Ispahan, p.
321.

TALAR, salon dont une des faces peut s'ouvrir ou se fermer à volonté au
moyen de châssis ornés de vitraux de couleur. C'est la pièce principale
d'une habitation; elle fait en général partie du biroun.

TAMASP II, chah de Perse, p. 320.

TAMERLAN (Timour Lang, Timour le Boiteux) [1336-1405], fait de
Samarcande sa capitale, ravage la Perse, la Russie méridionale, s'avance
dans l'Inde jusqu'à Delhi, bat et prend le sultan Bajazet Ier à Ancyre.
Laisse des mémoires écrits en langue mogole, p. 88 et _passim_.

TANG, défilé, p. 478.

TARBOUCH, coiffure de feutre rouge portée par les musulmans turcs; ils
ne l'abandonnent jamais, même lorsqu'ils revêtent le costume européen,
p. 631.

TASA, neuf, p. 194.

TAURIS, capitale de l'Azerbeïdjan; mosquée Bleue, pont, bazar, commerce
important avec la Russie, p. 43.

TAZI, lévrier très agile, p. 513.

TCHAAR-BAG (Quatre-Jardins), promenade plantée de platanes, p. 216.

TCHADER (tente), grand voile de coton gros bleu dans lequel
s'enveloppent les femmes persanes quand elles sortent. Quelques dames de
la cour ont adopté depuis peu le tchader de soie noire, p. 110.

TCHANARÈ TADJRICH (platane de Tadjrich), p. 159.

TCHAPARCHY, gardien d'une maison de poste.

TCHAPAR KHANÈ, maison de poste où l'on entretient des chevaux réservés
aux courriers royaux. L'administration autorise les voyageurs à louer
ces bêtes lorsqu'elles sont inutilisées. La grande voie de Téhéran à
Chiraz est seule bien pourvue de chevaux.

TCHARVADAR, litt. «propriétaire de bêtes à quatre pattes»; en réalité,
«muletier».

TCHEEL-MINAR (Quarante-Minarets). Voir Takhtè Djemchid, p. 394.

TCHEEL-SOUTOUN (Quarante-Colonnes), palais bâti à Ispahan par chah
Abbas, reconstruit après un incendie par chah Houssein, p. 244.

TCHÉRAG, lampe, p. 435.

TÉBERSY (CAMP DE). Voir l'insurrection baby, p. 79.

TÉHÉRAN, capitale de la Perse depuis l'avènement au trône de la dynastie
kadjar, p. 121.

TELL, surélévation artificielle du sol, p. 651.

THAÏS, courtisane venue en Perse avec l'armée d'Alexandre et qui,
suivant Plutarque, proposa de mettre le feu à Persépolis, p. 407.

THÉ. _Recette._ Voulez-vous substituer une boisson aromatique à la
décoction de sainfoin que vous prenez tristement sous le nom de thé, au
lendemain d'un malaise d'estomac? procurez-vous tout d'abord un thé fin,
brisé, concassé même et mettez à l'écart ces belles et larges feuilles
devant lesquelles se pâment d'aise tous les Français. Puis achetez un
samovar, car, s'il faut un lièvre pour faire un civet, axiome tout au
moins contestable, il faut à plus forte raison un samovar pour
confectionner du thé. Quand on a acquis cet instrument, on met dans une
très petite théière, rincée à trois eaux bouillantes, la feuille,
additionnée d'une faible quantité d'eau en pleine ébullition. Puis on
pose le récipient sur la cheminée du samovar et l'on recouvre le tout
d'un tapis ouaté. Veut-on prendre du thé: on rincera à l'eau chaude de
petits verres, bien supérieurs aux vulgaires tasses de porcelaine, on
versera de l'essence puisée dans la théière et l'on étendra cette
essence d'une quantité d'eau bouillante empruntée au samovar, quantité
variable suivant le goût du dégustateur. On ajoutera du sucre, une mince
tranche de citron et l'on verra merveille, suivant l'heureuse expression
de Brillat-Savarin.

THÈBES, ancienne capitale de la Haute-Égypte, p. 404.

THÉODOROS, négus d'Abyssinie, p. 592.

TIFLIS, capitale de la Géorgie située sur le Kour, annexée aujourd'hui à
la Russie, p. 8.

TIGRE, fleuve de la Turquie d'Asie qui prend sa source dans les
montagnes d'Erzeroum, passe à Diarbekir, Mossoul, Bagdad et se joint à
l'Euphrate à Kournah. 1800 kilomètres de longueur, p. 551.

TOBIE (POISSON DE). On le pêche dans le Tigre; il est le principal
élément de l'alimentation des Bagdadiens pauvres, p. 591.

TOMAN, monnaie d'or d'un usage effectif peu commun, équivalent à dix
krans. La valeur du kran est variable suivant que les rois sous lesquels
ils ont été frappés ont plus ou moins altéré les monnaies. On peut
néanmoins considérer que le toman ne vaut pas moins de 9 francs et pas
plus de 10 fr. 50.

TORCHI, fruit ou légume confit dans du vinaigre, p. 516.

TOUFANGTCHI, garde armé d'un fusil.

TOUÏL, imamzaddè situé sur les bords de la Kerkha, p. 645.

TOULOUN, mosquée du Caire, p. 485.

TRAVÉE, espace compris entre deux poutres et rempli par un certain
nombre de solives. Par extension: espace d'une salle compris entre deux
groupes successifs de contreforts symétriques, p. 472.

TRÉBIZONDE, chef-lieu d'un pachalik; bâtie sur la mer Noire. Consulats
français et anglais. Commerce de toiles, cotonnades, chanvre, cuivre,
argent, lin, tabac et citrons, p. 7.

TROIE, ville célèbre de l'antiquité dont le site et les ruines ont été
découverts par M. Schliemann, p. 408.

TROMPE, voûte conique jetée sur un angle rentrant, p. 471.

TURKMENTCHAÏ, village situé dans la province de l'Azerbeïdjan. En 1828
la Russie et la Perse y signèrent un traité tout à l'avantage de la
première de ces puissances, p. 70.

TYMPAN, partie pleine des murs posée en prolongement des têtes des
arceaux et au-dessus de ceux-ci.


U

USBEGS, tribu campée sur les frontières de l'Afghanistan, p. 123.


V

VAKIL (régent), titre sous lequel régna Kérim khan, p. 347.

VAKF. Voir p. 172.

VALÉRIUS, empereur romain fait prisonnier par Chapour à la bataille
d'Édesse. Mort en captivité, p. 259.

VALYAT, titre donné à l'héritier présomptif du trône de Perse.

VEÏS, village près d'Ahwas, p. 693.

VENTANA, auberge espagnole de dernière catégorie.

VÉRAMINE, grande plaine cultivée qui s'étend à l'est de Téhéran. Village
du même nom bâti sur l'emplacement d'une ville ancienne abandonnée, p.
140.

VICTOIRE APTÈRE (Victoire sans ailes). Les Grecs lui avaient coupé ces
gracieux appendices pour s'assurer qu'elle leur resterait toujours
fidèle, p. 5.

VOHOU MANO, p. 412.


W

WAHAB, fondateur d'une secte musulmane dissidente. A commencé ses
prédications en 1740, p. 572.


X

XANTHE DE LYDIE, un des plus anciens historiens de la Grèce, né à Sardes
en Lydie, vers 503 av. J.-C., p. 412.

XÉNOPHON, né à Athènes (445-355 av. J.-C.), fit partie de l'expédition
des Dix Mille, dont il a raconté l'histoire dans l'_Anabase_, p. 373.

XERXÈS IER (Khchayârchâ), fils de Darius, succéda à son père en 486 av.
J.-C. Il réduisit l'Égypte et résolut ensuite de conquérir la Grèce. Son
armée, forte de 5 millions d'hommes au dire d'Hérodote, passa
l'Hellespont, pénétra dans l'Attique en 480, franchit les Thermopyles et
s'avança jusqu'à Athènes, qu'elle détruisit. A l'approche de l'ennemi
les Athéniens s'étaient sauvés sur leurs vaisseaux. La sanglante
bataille de Salamine vit périr toute la flotte perse et obligea Xerxès à
regagner au plus vite l'Iran. Il mourut assassiné en 472 av. J.-C.


Y

YABOU, cheval de peu de valeur, p. 435.

YAKHTCHAL, cave recouverte d'une coupole maçonnée, et dans laquelle on
conserve la glace fabriquée en hiver.

YAKOUT, géographe du XIIe siècle, issu d'une famille grecque. C'est à
Merv en 1218 qu'il commença à écrire son _Dictionnaire des pays_. Voir
la traduction de M. Barbier de Meynard, professeur au Collège de France.

YAVACH (doucement).

YEZD, capitale du Kirman, p. 241.

YEZD-KHAST, petite ville située sur la route de Koumicheh à Abadeh, p.
345.

YÉZIDIS. Ils ont une vénération particulière pour le mauvais principe,
Satan, mais paraissent aussi adorer le soleil. Leur religion, dont ils
n'ont pas eux-mêmes une idée très nette, semble une dégénérescence des
religions dualistes de la Médie, dans laquelle le mauvais principe,
Ahriman, a pris le pas sur Aouramazda. L'auteur qui a le mieux étudié
cette singulière croyance est encore M. Layard: _Niniveh discoveries_.


Z

ZAGROS, grande chaîne de montagnes qui sépare les plaines de l'Arabistan
et de la Mésopotamie, de la Perse proprement dite, p. 42.

ZAKOUSKI, petit repas composé de hors-d'œuvre salés, et arrosé
d'eau-de-vie, que les Russes prennent une demi-heure avant de se mettre
à table.

ZAPTIÉ, cavalier turc enrégimenté, utilisé comme gendarme et comme
soldat, p. 611.

ZAR, mesure équivalant à peu près au mètre.

ZARGOUN, village situé à proximité d'un marais, entre Persépolis et
Chiraz, p. 416.

ZELLÈ SULTAN (l'ombre du roi), fils aîné de Nasr ed-din chah, p.
251-253.

ZENDÈROUD, cours d'eau qui prend sa source dans les monts Zagros, arrose
Ispahan et se perd dans les sables du désert, p. 217.

ZENDJAN, capitale de la province de Khamseh, p. 77.

ZERGENDEH, village situé auprès de Téhéran, au pied des montagnes de
l'Elbrouz. Habitation d'été de la légation d'Angleterre, qui possède ce
village en toute propriété, p. 157.

ZIGOURAT, temple à étages de la Babylonie et de la Chaldée, p. 485 et
618.

ZIRZAMIN (sous terre), appartements souterrains dans lesquels les
Persans passent les heures les plus chaudes des jours d'été.

ZOAK, prince syrien, dont l'histoire plus ou moins légendaire a été
racontée par Firdouzi, p. 394.

ZOBEÏDE, femme du calife Haroun Al-Rachid. Prétendue fondatrice de
Tauris (791); tombeau à Bagdad, p. 44 et 600.

ZOROASTRE, fondateur de la religion mazdéique, p. 389 et 412.


FIN DE L'INDEX ALPHABÉTIQUE.



TABLE DES GRAVURES


NOTA.--Toutes les gravures contenues dans ce volume ont été faites
d'après les photographies et les dessins de M. et de Mme Dieulafoy, sauf
celles dont le nom est précédé d'un astérisque.

Introduction.--ATHÈNES, CONSTANTINOPLE et TIFLIS

  Gravures.                                                       Pages.
    1. * Vue de Marseille.--Dessin de Th. Weber, d'après une
       photographie                                                    1
    2. * Le Parthénon.--Dessin de Thérond, d'après une photographie    3
    3. * Temple de la Victoire Aptère.--Dessin de Thérond, d'après
       une photographie                                                6
    4. * Constantinople.--La fontaine du Sérail.--Dessin de
       Thérond, d'après une photographie                               7
    5. * Constantinople.--La Corne d'Or, vue prise des hauteurs
       d'Eyoub.--Dessin de F. Sorrieu, d'après un croquis de
       J. Laurens                                                      9
    6. * Poti et l'embouchure du Phase.--Dessin de Th. Weber,
       d'après une photographie                                       10
    7. * Tunnel sur le chemin de fer de Poti à Tiflis.--Dessin de
       Taylor, d'après une photographie                               11
    8. * Prince géorgien.--Dessin de A. Sirouy, d'après une
       photographie                                                   12
    9. * Vue de Tiflis.--Dessin de Thérond, d'après une
       photographie                                                   13
   10. * Jeune fille géorgienne.--Dessin de Th. Deyrolle, d'après
       nature                                                         16

CHAP. Ier.--ÉRIVAN et NARCHIVAN

   11. Paysans russes et tartares.--Dessin de Pranishnikoff,
       d'après une photographie                                       17
   12. Enfant arménien.--Dessin de Pranishnikoff, d'après une
       photographie                                                   18
   13. Ancienne mosquée à Érivan.--Dessin de Barclay, d'après une
       photographie                                                   19
   14. Pont d'Érivan.--Dessin de Taylor, d'après une photographie     23
   15. Ruines de la masdjed djouma et minaret à Narchivan.--Dessin
       de D. Lancelot, d'après une photographie                       25
   16. Atabeg Koumbaz à Narchivan.--Dessin de H. Clerget, d'après
       une photographie                                               27
   17. Mosquée ruinée à Narchivan.--Dessin de H. Clerget, d'après
       une photographie                                               28

CHAP. II.--MARANDE

   18. * Cavaliers kurdes.--Dessin de E. Burnand, d'après une
       photographie                                                   29
   19. Derviche et vieux mendiant à Marande.--Dessin de
       Pranishnikoff, d'après une photographie                        33
   20. Femmes persanes à Marande.--Dessin de Pranishnikoff,
       d'après une photographie                                       36
   21. Caravansérail ruiné sur la route de Marande à Tauris.
       --Dessin de D. Lancelot, d'après une photographie              37
   22. Derviche.--Dessin de P. Fritel, d'après une photographie       39

CHAP. III.--TAURIS

   23. Derviche récitant des poésies héroïques.--Dessin de Tofani,
       d'après une photographie                                       41
   24. M. Bernay.--Dessin de E. Ronjat, d'après une photographie      44
   25. * Tasse à café persane.--Dessin de Catenacci, d'après une
       photographie                                                   46

CHAP. IV.--TAURIS (_suite_), ECHMYAZIN et MIANEH

   26. Les jardins près de Tauris.--Dessin de Taylor, d'après une
       photographie                                                   47
   27. Vue intérieure de la mosquée Bleue de Tauris.--Dessin de
       Barclay, d'après une photographie                              49
   28. Porte extérieure de la mosquée Bleue de Tauris.--Dessin de
       Barclay, d'après une photographie                              51
   29. Forteresse de Tauris.--Dessin de Taylor, d'après une
       photographie                                                   53
   30. Le mouchteïd de Tauris et ses vicaires.--Dessin de Tofani,
       d'après un croquis de M. Dieulafoy                             57
   31. Archevêque arménien.--Dessin de Pranishnikoff, d'après une
       photographie                                                   62
   32. Couvent d'Echmyazin.--Dessin de Taylor, d'après une
       photographie                                                   63
   33. Femme chaldéenne.--Dessin de Mlle Lancelot, d'après un
       croquis de M. Dieulafoy                                        65
   34. La fille du gardien du tchaparkhanè.--Dessin de
       Pranishnikoff, d'après une photographie                        67
   35. Le pichkhedmet de l'aga.--Dessin de Pranishnikoff, d'après
       une photographie                                               69
   36. Le ketkhoda de Mianeh et ses serviteurs.--Dessin de
       Pranishnikoff, d'après une photographie                        71
   37. Le pont de la Pucelle (_Dokhtarè-pol_).--Dessin de Taylor,
       d'après une photographie                                       73
   38. Trône du catholicos d'Echmyazin.--Dessin de Barclay,
       d'après une photographie                                       76

CHAP. V.--ZENDJAN, SULTANIEH et KHOREMDEREH

   39. Panorama de Sultanieh.--Dessin de Taylor, d'après une
       photographie                                                   77
   40. Jeune fille baby.--Dessin de A. Marie, d'après une
       photographie                                                   81
   41. Jeune fille baby de Zendjan.--Dessin de Pranishnikoff,
       d'après une photographie                                       85
   42. Tombeau de chah Khoda Bendeh à Sultanieh.--Dessin de
       Barclay, d'après une photographie                              89
   43. Les tcharvadars lavant les mosaïques.--Dessin de
       Pranishnikoff, d'après une photographie                        93
   44. Paysage à Khoremdereh.--Dessin de Taylor, d'après une
       photographie                                                   94
   45. Tombeau près de Sultanieh.--Dessin de Barclay, d'après une
       photographie                                                   97

CHAP. VI.--AZIMABAD et KAZBIN

   46. Maison persane à Azimabad.--Dessin de M. Dieulafoy, d'après
       nature                                                         99
   47. Abambar (réservoir) de Kazbin.--Dessin de Barclay, d'après
       une photographie                                              101
   48. Place du marché à Kazbin.--Dessin de G. Vuillier, d'après
       une photographie                                              103
   49. Le chahzaddè, gouverneur de Kazbin.--Gravure de Thiriat,
       d'après une photographie                                      105
   50. Masdjed Chah de Kazbin.--Dessin de Barclay, d'après une
       photographie                                                  107
   51. Mystères d'Houssein.--Dessin de Tofani, d'après une
       photographie                                                  111
   52. Imamzaddè Houssein.--Dessin de Taylor, d'après une
       photographie                                                  113
   53. Ruines de la médressè Bolakhi.--Dessin de Barclay, d'après
       une photographie                                              117
   54. * Le Démavend.--Dessin de J. Laurens, d'après nature          118
   55. Femme persane en costume de promenade.--Dessin de
       E. Ronjat, d'après une photographie                           119

CHAP. VII.--TÉHÉRAN

   56. Fattaly chah et ses fils.--Dessin de H. Chapuis, d'après
       une photographie                                              121
   57. Le docteur Tholozan.--Gravure de Thiriat, d'après une
       photographie                                                  123
   58. Mendiante persane.--Dessin de Pranishnikoff, d'après une
       photographie                                                  125
   59. Andéroun de Fattaly chah.--Dessin de Taylor, d'après une
       photographie                                                  127
   60. * Palais du chah.--Dessin de Barclay, d'après une gravure
       persane                                                       130
   61. * Nasr ed-din chah.--Gravure de Thiriat, d'après une
       photographie                                                  131
   62. Poterie persane.--Dessin de M. Dieulafoy                      132

CHAP. VIII.--TÉHÉRAN (_suite_) et VÉRAMINE

   63. * Tour de Reï sur l'emplacement de l'ancienne Ragès.
       --Dessin de Thérond, d'après une photographie                 133
   64. Neveu et nièce du chah.--Dessin de E. Ronjat, d'après une
       photographie                                                  135
   65. * Une case du cimetière guèbre.--Dessin d'Émile Bayard,
       d'après une photographie                                      136
   66. * Cimetière guèbre près de Téhéran.--Dessin de Thérond,
       d'après une photographie                                      137
   67. Panorama de Véramine.--Dessin de G. Vuillier, d'après une
       photographie                                                  140
   68. La masdjed djouma de Véramine (vue extérieure).--Dessin de
       Taylor, d'après une photographie                              141
   69. La masdjed djouma de Véramine (vue intérieure).--Dessin de
       H. Clerget, d'après une photographie                          142
   70. La citadelle de Véramine.--Dessin de Taylor, d'après une
       photographie                                                  143
   71. Imamzaddè Yaya.--Dessin de Taylor, d'après une photographie   147
   72. Tour décapitée à Véramine.--Dessin de H. Clerget, d'après
       une photographie                                              148
   73. Mihrab à Véramine.--Dessin de H. Clerget, d'après une
       photographie                                                  149
   74. Bergers d'Astérabad.--Dessin de E. Ronjat, d'après une
       photographie                                                  151
   75. Imamzaddè Jaffary.--Dessin de H. Clerget, d'après une
       photographie                                                  157
   76. Mirza Nizam de Gaffary.--Dessin de E. Ronjat, d'après une
       photographie                                                  158
   77. Le platane de Tadjrich.--Dessin de G. Vuillier, d'après une
       photographie                                                  159
   78. * Palais du prince royal.--Dessin de Barclay, d'après une
       gravure persane                                               162
   79. Maison du docteur Tholozan à Téhéran.--Dessin de Taylor,
       d'après une photographie                                      163
   80. Mollahs et paysans de Véramine.--Dessin de Tofani, d'après
       une photographie                                              164

CHAP. IX.--MAMOUNIEH et SAVEH

   81. Barrage de Saveh.--Dessin de Taylor, d'après une
       photographie                                                  165
   82. Abdar.--Dessin de Tofani, d'après une photographie            167
   83. Dôme de la masdjed djouma de Saveh.--Dessin de Barclay,
       d'après une photographie                                      170

   84. Derviche du Khorassan.--Dessin de M. Dieulafoy, d'après
       nature                                                        171
   85. Minaret guiznévide de Saveh.--Dessin de Barclay, d'après
       une photographie                                              173

CHAP. X.--SAVEH (_suite_), AVAH et KOUM

   86. Tombeaux des Cheikhs à Koum.--Dessin de G. Vuillier,
       d'après une photographie                                      175
   87. Fatma.--Dessin de M. Dieulafoy, d'après nature                178
   88. Double minaret.--Dessin de D. Lancelot, d'après une
       photographie                                                  181
   89. Le gouverneur de Koum.--Dessin de E. Ronjat, d'après une
       photographie                                                  182
   90. Panorama de Koum.--Dessin de Taylor, d'après une
       photographie                                                  183
   91. Plan de l'andéroun du gouverneur de Koum                      185
   92. Tombeau de Fatma à Koum.--Dessin de Taylor, d'après une
       photographie                                                  187
   93. Pas plus de péché dans une bouteille que dans un
       verre.--Dessin de M. Dieulafoy                                189

CHAP. XI.--NASRABAD, KACHAN et KOROUT

   94. Caravansérail de Passangan.--Dessin de D. Lancelot, d'après
       une photographie                                              191
   95. Le caravansérail Tasa de Kachan.--Dessin de Barclay,
       d'après une photographie                                      195
   96. Minaret penché à Kachan.--Dessin de D. Lancelot, d'après
       une photographie                                              198
   97. Une rue de Kachan.--Masdjed djouma.--Dessin de M.
       Dieulafoy, d'après nature                                     199
   98. Le gouverneur de Kachan et sa suite.--Dessin de Tofani,
       d'après une photographie                                      201
   99. Mirza et officiers.--Dessin de Tofani, d'après une
       photographie                                                  204
  100. Entrée de la mosquée Meïdan de Kachan.--Dessin de Barclay,
       d'après une photographie                                      205
  101. Mosquée Meïdan de Kachan.--Mihrab à reflets métalliques.
       --Dessin de Barclay, d'après une photographie                 206
  102. Marchand de pêches à Kachan.--Dessin de Tofani, d'après une
       photographie                                                  207
  103. Montagnards de Korout et moutons à grosse queue.--Dessin de
       Tofani, d'après une photographie                              213
  104. Dame persane.--Gravure de Thiriat, d'après une photographie   214

CHAP. XII.--DJOULFA

  105. Sœurs de Sainte-Catherine à Djoulfa.--Dessin de P.
       Dufour, d'après une photographie                              215
  106. Le Tchaar-Bag.--Dessin de Dosso, d'après une photographie     217
  107. Rue de Djoulfa.--Dessin de Ferdinandus, d'après une
       photographie                                                  219
  108. Le P. Pascal Arakélian.--Dessin de M. Dieulafoy, d'après
       nature                                                        223
  109. Évêque arménien de Djoulfa.--Dessin de E. Ronjat, d'après
       une photographie                                              225
  110. Église arménienne de Djoulfa.--Dessin de Taylor, d'après
       une photographie                                              227
  111. Préparation de l'opium à fumer.--Dessin de A. Sirouy,
       d'après une photographie                                      230
  112. Préparation de l'opium pharmaceutique.--Dessin de
       A. Sirouy, d'après une photographie                           231
  113. Arméniennes de Djoulfa.--Dessin de Tofani, d'après une
       photographie                                                  233
  114. Arménienne des environs d'Ispahan.--Dessin de Tofani,
       d'après une photographie                                      235
  115. Famille arménienne.--Dessin de A. Sirouy, d'après une
       photographie                                                  238

CHAP. XIII.--ISPAHAN

  116. Panneau de faïence persane.--Dessin de Matthis, d'après une
       photographie                                                  239
  117. Salle du trône du palais des Tcheel-Soutoun.--Dessin de
       Barclay, d'après une photographie                             245
  118. Pavillon des Tcheel-Soutoun.--Dessin de Barclay, d'après
       une photographie                                              247
  119. Pavillon des Hacht-Bechet.--Dessin de Barclay, d'après une
       photographie                                                  249
  120. Palais du Çar-Pouchidèh.--Dessin de Barclay, d'après une
       photographie                                                  252
  121. Sultan Maçoud Mirza, Zellè sultan (l'ombre du roi), fils
       aîné de Nasr ed-din chah, gouverneur général de l'Irak, du
       Farsistan, du Loristan, du Khousistan, etc.--Gravure de
       Thiriat, d'après une photographie                             253
  122. Porte de la médressè de la Mère du Roi.--Dessin de Barclay,
       d'après une photographie                                      255
  123. La médressè de la Mère du Roi.--Dessin de A. de Bar,
       d'après une photographie                                      257
  124. Derviche et étudiants.--Dessin de E. Ronjat, d'après une
       photographie                                                  259
  125. Caravansérail arménien.--Dessin de Ferdinandus, d'après une
       photographie                                                  261

CHAP. XIV.--DJOULFA et ISPAHAN

  126. Panorama de Djoulfa.--Dessin de Taylor, d'après une
       photographie                                                  263
  127. Un bœuf de l'évêché.--Dessin de A. Clément, d'après une
       photographie                                                  265
  128. Sacristain arménien.--Dessin de M. Dieulafoy, d'après
       nature                                                        267
  129. Mme Youssouf.--Dessin de M. Dieulafoy, d'après nature         269
  130. Ziba khanoum.--Dessin d'Émile Bayard, d'après une
       photographie                                                  271
  131. Tour à signaux à Ispahan.--Dessin de D. Lancelot, d'après
       une photographie                                              273
  132. Une rue d'Ispahan.--Dessin de M. Dieulafoy, d'après nature    275

CHAP. XV.--ENVIRONS D'ISPAHAN

  133. Un colombier dans les environs d'Ispahan.--Dessin de
       Ferdinandus, d'après une photographie                         277
  134. Minarets tremblants.--Dessin de Thuillier, d'après M.
       Dieulafoy                                                     278
  135. Bazar à Djoulfa.--Dessin de E. Ronjat, d'après une
       photographie                                                  279
  136. Puits d'arrosage à la montée.--Dessin de E. Burnand,
       d'après une photographie                                      283
  137. Un pigeonnier du Hézar Djérib.--Dessin de J. Laurens,
       d'après nature                                                287
  138. Puits d'arrosage à la descente.--Dessin de Taylor, d'après
       une photographie                                              288

CHAP. XVI.--ISPAHAN (_suite_)

  139. Musiciens saluant le lever du soleil.--Dessin de Taylor,
       d'après un croquis de M. Dieulafoy                            289
  140. Meïdan Chah d'Ispahan.--Dessin de Barclay, d'après une
       photographie                                                  291
  141. Vestibule de la masdjed Chah d'Ispahan.--Dessin de Barclay,
       d'après une photographie                                      294
  142. Notre escorte à la masdjed Chah d'Ispahan.--Dessin de
       Tofani, d'après une photographie                              295
  143. La masdjed Chah d'Ispahan.--Dessin de Barclay, d'après une
       photographie                                                  297
  144. Plan de la mosquée d'Amrou, au Caire                          300
  145. Plan de la masdjed Chah d'Ispahan                             301
  146. Mollah Houssein.--Dessin de E. Ronjat, d'après une
       photographie                                                  304
  147. Le mihrab restauré de l'ancienne mosquée d'Almansour à
       Ispahan.--Dessin de Barclay, d'après une photographie         305
  148. La masdjed djouma d'Ispahan.--Dessin de Barclay, d'après
       une photographie                                              307
  149. Chirin khanoum.--Dessin de E. Ronjat, d'après une
       photographie                                                  309
  150. Seïd Mohammed Houssein.--Dessin de E. Ronjat, d'après une
       photographie                                                  311

CHAP. XVII.--ABBAS-ABAD, FARAH-ABAD et CHÉRISTAN

  151. Une rue d'Abbas-Abad.--Dessin de G. Vuillier, d'après une
       photographie                                                  313
  152. Revêtement extérieur d'une mosquée mogole.--Dessin de H.
       Chapuis, d'après une photographie                             314
  153. Imamzaddè Jaffary.--Dessin de H. Chapuis, d'après une
       photographie                                                  315
  154. Minaret mogol à Ispahan.--Dessin de D. Lancelot, d'après
       une photographie                                              317
  155. Ainè Khanè (Maison des Miroirs).--Dessin de G. Vuillier,
       d'après une photographie                                      325
  156. Pont Hassan Beg.--Dessin de Taylor, d'après une
       photographie                                                  326
  157. Dessous du pont Hassan Beg.--Dessin de H. Clerget, d'après
       une photographie                                              327
  158. Mosquée à Abbas-Abad.--Dessin de D. Lancelot, d'après une
       photographie                                                  329
  159. Pont du Chéristan.--Dessin de Taylor, d'après une
       photographie                                                  330
  160. Pesée des bagages.--Dessin de Tofani, d'après une
       photographie                                                  331
  161. Jeunes Arméniennes.--Dessin de Ferdinandus, d'après une
       photographie                                                  334

CHAP. XVIII.--ISPAHANEC, KALÈ CHOUR, MAYAN, KOUMICHEH, YEZD-KHAST

  162. Arméniens se rendant à Bombay.--Dessin de Ferdinandus,
       d'après une photographie                                      335
  163. La caravane à Ispahanec.--Dessin de Taylor, d'après une
       photographie                                                  339
  164. Vue de Koumicheh.--Dessin de Barclay, d'après une
       photographie                                                  342
  165. Mosquée de Koumicheh.--Dessin de Barclay, d'après une
       photographie                                                  343
  166. Vue de Yezd-Khast.--Dessin de Barclay, d'après une
       photographie                                                  345
  167. Sabre et poignard persans.--Dessin de P. Sellier              348

CHAP. XIX.--ÉCLID, SOURMEK, DEHBID

  168. Les chats angoras.--Dessin de P. Renouard, d'après un
       croquis de M. Dieulafoy                                       349
  169. Le musicien de la caravane.--Dessin d'Émile Bayard, d'après
       une photographie                                              351
  170. Le fils du gouverneur d'Abadeh.--Dessin de Ferdinandus,
       d'après une photographie                                      355
  171. Rencontre de Baharam et de son ancienne favorite.--Dessin
       de E. Ronjat, d'après une peinture persane                    357
  172. Femmes bakhtyaris.--Dessin de E. Ronjat, d'après une
       photographie                                                  359
  173. Porte de Sourmek.--Dessin de Mlle Lancelot, d'après une
       photographie                                                  361
  174. Le derviche à la peau de tigre.--Dessin de Ferdinandus,
       d'après une photographie                                      363

CHAP. XX.--MADERÈ SOLEÏMAN, DEH NO, LE POLVAR, NAKHCHÈ ROUSTEM

  175. Gabre Maderè Soleïman.--Dessin de D. Lancelot, d'après une
       photographie                                                  365
  176. Takhtè Maderè Soleïman.--Dessin de Taylor, d'après une
       photographie                                                  369
  177. Façade du tombeau de Cambyse Ier.--Dessin de D. Lancelot,
       d'après une photographie                                      371
  178. Pilier du palais de Cyrus.--Dessin de Taylor, d'après une
       photographie                                                  372
  179. Portrait de Cyrus.--Dessin de M. Dieulafoy                    373
  180. Gabre Maderè Soleïman.--Dessin de H. Toussaint, d'après la
       restitution de M. Dieulafoy                                   377
  181. Tombeau provisoire de Nakhchè Roustem.--Dessin de D.
       Lancelot, d'après une photographie                            384
  182. Les hypogées de Nakhchè Roustem.--Dessin de Taylor, d'après
       une photographie                                              385
  183. Chapour triomphant.--Gravure de Thiriat, d'après une
       photographie                                                  388
  184. Les atechgas (autels du feu) de Nakhchè Roustem.--Dessin de
      Taylor, d'après une photographie                               389
  185. Rois sassanides.--Dessin de H. Chapuis, d'après une
       photographie                                                  390

CHAP. XXI.--KENARÉ, TAKHTÈ DJEMCHID, PERSÉPOLIS

  186. Persépolis.--Palais de Darius.--Dessin de Deroy, d'après
       une photographie                                              391
  187. Taureaux androcéphales.--Dessin de Taylor, d'après une
       photographie                                                  395
  188. Portique sud de l'apadâna de Xerxès.--Dessin de Taylor,
       d'après une photographie                                      397
  189. Porte du palais de Darius.--Dessin de Taylor, d'après une
       photographie                                                  400
  190. Darius combattant un monstre.--Héliogravure de Dujardin,
       d'après une photographie                                      401
  191. Escalier du palais de Darius.--Dessin de Taylor, d'après
       une photographie                                              402
  192. Serviteur, soldat de la garde royale et cavalier perse.
       --Dessin de Tofani, d'après la restitution de M. Dieulafoy    403
  193. La rentrée des impôts sous les rois achéménides.--Dessin de
       Tofani, d'après la restitution de M. Dieulafoy                405
  194. Vue d'ensemble des ruines de Persépolis.--Dessin de Taylor,
       d'après une photographie                                      409
  195. Famille guèbre.--Dessin de Tofani, d'après une photographie   411
  196. Combat d'un lion et d'un taureau.--Dessin de H. Chapuis,
       d'après une photographie                                      414

CHAP. XXII.--CHIRAZ

  197. Entrée du bazar de Chiraz.--Dessin de Taylor, d'après une
       photographie                                                  415
  198. Panorama de Chiraz.--Dessin de Taylor, d'après une
       photographie                                                  417
  199. Entrée de la mosquée du Vakil.--Dessin de Barclay, d'après
       une photographie                                              422
  200. Mosquée du Vakil.--Dessin de Barclay, d'après une
       photographie                                                  423
  201. Médressè du Vakil.--Dessin de Barclay, d'après une
       photographie                                                  425
  202. Un de nos chevaux.--Dessin de A. Marie, d'après une
       photographie                                                  428

CHAP. XXIII.--CHIRAZ (_suite_)

  203. Tombeau du poète Saadi à Chiraz.--Dessin de M. Dieulafoy,
       d'après nature                                                429
  204. Bas-relief sassanide.--Dessin de P. Sellier, d'après une
       photographie                                                  430
  205. Nourrice musulmane.--Dessin de A. Marie, d'après une
       photographie                                                  433
  206. Femmes de Chiraz.--Dessin de A. Marie, d'après une
       photographie                                                  438
  207. Djellal-Dooulet, gouverneur de Chiraz, fils du prince Zellè
       sultan.--Dessin de A. Marie, d'après une photographie         439

CHAP. XXIV.--CHIRAZ (_suite_)

  208. La masdjed djouma de Chiraz.--Dessin de Barclay, d'après
       une photographie                                              441
  209. La Khoda Khanè de la masdjed djouma de Chiraz.--Dessin de
       Barclay, d'après une photographie                             443
  210. Cuve à ablutions de la masdjed djouma.--Dessin de M.
       Dieulafoy, d'après nature                                     446
  211. Tombeau du seïd Mir Akhmed.--Dessin de Barclay, d'après une
       photographie                                                  447
  212. Masdjed Nô à Chiraz.--Dessin de Barclay, d'après une
       photographie                                                  450
  213. Le bazar du Vakil à Chiraz.--Dessin de Barclay, d'après une
       photographie                                                  451
  214. Saadouk khan.--Dessin de E. Ronjat, d'après une
       photographie                                                  454
  215. Corps de garde à l'entrée du palais du gouverneur du
       Fars.--Dessin de Tofani, d'après un croquis de M. Dieulafoy   455
  216. Çahabi Divan, sous-gouverneur de Chiraz.--Dessin de M.
       Dieulafoy, d'après nature                                     458

CHAP. XXV.--CHIRAZ et SARVISTAN

  217. La Dariatcha (petite mer), près de Chiraz.--Dessin de
       Taylor, d'après un croquis de M. Dieulafoy                    459
  218. Le Bagè-Takht.--Dessin de Taylor, d'après une photographie    461
  219. Golam de la maison du gouverneur de Chiraz.--Dessin de E.
       Ronjat, d'après une photographie                              466

CHAP. XXVI.--SARVISTAN, RETOUR A CHIRAZ, LA PLAINE DE KAVAR et
FIROUZ-ABAD

  220. Palais de Firouz-Abad.--Dessin de D. Lancelot, d'après une
       photographie                                                  467
  221. Tombeau du cheikh Yousef ben Yakoub.--Dessin de Barclay,
       d'après une photographie                                      468
  222. Plan du palais de Sarvistan, dressé par M. Dieulafoy          469
  223. Palais de Sarvistan.--Dessin de D. Lancelot, d'après une
       photographie                                                  471
  224. Galeries latérales de Sarvistan.--Dessin de Barclay,
       d'après une photographie                                      473
  225. La femme d'un marchand d'eau de roses.--Dessin de A. Marie,
       d'après un croquis de M. Dieulafoy                            477
  226. Firouz-Abad.--Intérieur de la salle centrale.--Dessin de
       Barclay, d'après une photographie                             479
  227. Ruines de Firouz-Abad.--Vue longitudinale.--Dessin de D.
       Lancelot, d'après une photographie                            481
  228. Bas-relief de Firouz-Abad.--Dessin de M. Dieulafoy, d'après
       nature                                                        483

CHAP. XXVII.--FIROUZ-ABAD, DEH NO, FERACHBAD, AHARAM

  229. Édicule à coupole de Ferachbad.--Dessin de Taylor, d'après
       une photographie                                              485
  230. Atechga de Firouz-Abad.--Dessin de Taylor, d'après une
       photographie                                                  486
  231. Atechga de Firouz-Abad.--Dessin de Taylor, d'après la
       restitution de M. Dieulafoy                                   487
  232. La fabrication des tapis chez les Illiates.--Dessin de
       Tofani, d'après un croquis de M. Dieulafoy                    491
  233. Conteur persan.--Dessin de M. Dieulafoy, d'après nature       495
  234. Le frère du naïeb de Ferachbad.--Dessin de Pranishnikoff,
       d'après une photographie                                      499
  235. Préparation de la farine.--Dessin de Tofani, d'après une
       photographie                                                  503
  236. Village d'Aharam.--Dessin de Taylor, d'après une
       photographie                                                  504
  237. Les palmiers d'Aharam.--Dessin de Taylor, d'après une
       photographie                                                  505
  238. Le ketkhoda d'Aharam.--Dessin de A. Sirouy, d'après une
       photographie                                                  507
  239. Le balakhanè du ketkhoda d'Aharam.--Dessin de Taylor,
       d'après une photographie                                      508

CHAP. XXVIII.--GOURECK et BOUCHYR

  240. Village de Gourek.--Dessin de Taylor, d'après une
       photographie                                                  509
  241. Le cheikh de Gourek.--Dessin de Pranishnikoff, d'après une
       photographie                                                  510
  242. La flotte royale à Bouchyr.--Dessin de M. Dieulafoy,
       d'après nature                                                512
  243. Fauconnier du cheikh de Gourek.--Dessin de A. Sirouy,
       d'après une photographie                                      513

CHAP. XXIX.--LE CHAT EL-ARAB, MOHAMMÉREH et FELIEH

  244. Torkan khanoum et sa panthère.--Dessin de Tofani, d'après
       une photographie                                              521
  245. Entrée de la maison du cheikh de Felieh.--Dessin de E.
       Ronjat, d'après une photographie                              523
  246. Chefs arabes dans la maison du cheikh de Felieh.--Dessin de
       E. Ronjat, d'après une photographie                           525
  247. Cheikh Meuzel khan.--Dessin de E. Ronjat, d'après une
       photographie                                                  527
  248. Le supérieur du couvent des Aleakhs de Téhéran.--Dessin de
       A. Sirouy, d'après une photographie                           529
  249. Porte-kalyan de cheikh Meuzel.--Dessin de M. Dieulafoy,
       d'après nature                                                532
  250. Cheikh Rezzal, frère de cheikh Meuzel.--Dessin de E.
       Ronjat, d'après une photographie                              533

CHAP. XXX.--MOHAMMÉREH, LE KAROUN et BASSORAH

  251. Canal intérieur à Bassorah.--Dessin de A. de Bar, d'après
       une photographie                                              535
  252. Tombeau sur les bords du Karoun.--Dessin de Taylor, d'après
       une photographie                                              539
  253. Canal el-Acher à Bassorah.--Dessin de A. de Bar, d'après
       une photographie                                              541
  254. Grande place du marché au blé.--Dessin de Barclay, d'après
       une photographie                                              545
  255. Dame chrétienne de Bassorah.--Dessin de E. Ronjat, d'après
       une photographie                                              548

CHAP. XXXI.--SUR LE TIGRE, TOMBEAU D'ESDRAS, CTÉSIPHON et SÉLEUCIE

  256. Tombeau d'Esdras.--Dessin de A. de Bar, d'après une
       photographie                                                  549
  257. Kournah.--Dessin de M. Dieulafoy, d'après nature              551
  258. Village au bord du Tigre.--Dessin de M. Dieulafoy, d'après
       nature                                                        553
  259. L'arc de Ctésiphon (façade postérieure).--Dessin de
       Barclay, d'après une photographie                             555
  260. L'arc de Ctésiphon (façade antérieure).--Dessin de Barclay,
       d'après une photographie                                      557
  261. Cheikh de la tribu des Chamars.--Gravure de Thiriat,
       d'après une photographie                                      560

CHAP. XXXII.--BAGDAD

  262. Couffe antique, d'après un bas-relief ninivite.--Dessin de
       P. Sellier, d'après une photographie                          561
  263. Panorama de Bagdad.--Dessin de Barclay, d'après une
       photographie                                                  563
  264. Couffe de Bagdad.--Dessin de Pranishnikoff, d'après une
       photographie                                                  565
  265. Porte du Talism à Bagdad.--Dessin de Barclay, d'après une
       photographie                                                  569
  266. Tour du Talism.--Dessin de D. Lancelot, d'après une
       photographie                                                  570
  267. Tombeau de cheikh Omar.--Dessin de D. Lancelot, d'après une
       photographie                                                  571
  268. Tombeau d'Abd el-Kader.--Dessin de Barclay, d'après une
       photographie                                                  573
  269. Mosquée et rue à Bagdad.--Dessin de D. Lancelot, d'après
       une photographie                                              575
  270. Le Meïdan à Bagdad.--Dessin de Pranishnikoff, d'après une
       photographie                                                  577
  271. Mosquée d'Akhmet Khiaïa sur le Meïdan.--Dessin de Barclay,
       d'après une photographie                                      579
  272. Dame juive de Bagdad.--Gravure de Thiriat, d'après une
       photographie                                                  580
  273. Dame chaldéenne de Bagdad.--Gravure de Thiriat, d'après une
       photographie                                                  581

CHAP. XXXIII.--KAZHEMEINE

  274. Caravane chargée de poissons de Tobie.--Dessin de M.
       Dieulafoy, d'après nature                                     583
  275. Tombeau de l'imam Mouça à Kâzhemeine.--Dessin de Barclay,
       d'après une photographie                                      589
  276. Une rue de Bagdad.--Dessin de D. Lancelot, d'après une
       photographie                                                  593
  277. Femme persane.--Dessin de A. Marie, d'après une
       photographie                                                  595

CHAP. XXXIV.--BAGDAD (suite)

  278. Cimetière à Bagdad.--Dessin de A. de Bar, d'après une
       photographie                                                  597
  279. Jeunes filles juives de Bagdad.--Dessin de E. Ronjat,
       d'après une photographie                                      598
  280. Tombeau de Zobeïde.--Dessin de D. Lancelot, d'après une
       photographie                                                  599
  281. Le Khan Orthma.--Dessin de Barclay, d'après une
       photographie                                                  601
  282. Vue de Bagdad du haut du Khan Orthma.--Dessin de Barclay,
       d'après une photographie                                      603
  283. Minaret de Souk el-Gazel.--Dessin de D. Lancelot, d'après
       une photographie                                              604
  284. Inscription dans l'entrepôt de la douane.--Dessin de
       Barclay, d'après une photographie                             605
  285. Le débarcadère des couffes à Bagdad.--Dessin de
       Pranishnikoff, d'après une photographie                       607

CHAP. XXXV.--L'EUPHRATE, LA PLAINE DE HILLAH, LA TOUR DE BABEL et
  BABYLONE

  286. Transport des cadavres à Kerbéla.--Dessin de Tofani,
       d'après un croquis de M. Dieulafoy                            609
  287. Passage de l'Euphrate à la nage: bas-relief antique.
       --Héliogravure de Dujardin, d'après une photographie          614
  288. Rives de l'Euphrate à Hillah.--Dessin de Dosso, d'après une
       photographie                                                  615
  289. Plan de Babylone                                              618
  290. Birs Nimroud ou tour de Babel.--Dessin de Slom, d'après une
       photographie                                                  619
  291. Pâtre gardant son troupeau sur les ruines de Babylone.
       «... Et je réduirai la terre des Chaldéens à une éternelle
       solitude.»--Dessin de Tofani, d'après une photographie        621
  292. Tombeau de Bel-Mérodach.--Dessin de Slom, d'après une
       photographie                                                  623
  293. Le lion de Babylone.--Dessin de Slom, d'après une
       photographie                                                  624

CHAP. XXXVI.--KERBÉLA

  294. Tente arabe.--Dessin de Tofani, d'après une photographie      625
  295. Caravansérail à Kerbéla.--Dessin de Tofani, d'après une
       photographie                                                  627
  296. Vue de Kerbéla.--Dessin de Barclay, d'après une
       photographie                                                  629
  297. Vue prise à Bagdad au bord du Tigre.--Dessin de G.
       Vuillier, d'après un croquis de lady Anna Blunt               632

CHAP. XXXVII.--AMARA, TAG EÏVAN et DIZFOUL

  298. Le Tigre à Amara.--Dessin de Barclay, d'après une
       photographie                                                  633
  299. Une nuit de janvier dans le _hor_.--Dessin de Tofani,
       d'après un croquis de M. Dieulafoy                            637
  300. Femme arabe de la tribu des Beni Laam.--Dessin de M.
       Dieulafoy, d'après nature                                     641
  301. Tag Eïvan.--Dessin de Taylor, d'après une photographie        643
  302. Imamzaddè Touïl.--Gravure de Hildibrand, d'après une
       photographie                                                  645
  303. Vue du pont et de la ville de Dizfoul.--Dessin de Taylor,
       d'après une photographie                                      647
  304. Fabrication du pain chez les nomades.--Dessin de Tofani,
       d'après une photographie                                      649
  305. Arabe Beni Laam.--Gravure de Thiriat, d'après une
       photographie                                                  650

CHAP. XXXVIII.--DIZFOUL (_suite_)

  306. Teinturerie d'indigo aux environs de Dizfoul.--Dessin de
       Tofani, d'après une photographie                              651
  307. Les mirzas (secrétaires) du gouverneur de l'Arabistan.
       --Dessin de Tofani, d'après une photographie                  652
  308. Bibi Dordoun.--Dessin de E. Zier, d'après une photographie    656
  309. Matab khanoum.--Dessin de E. Zier, d'après une photographie   657

CHAP. XXXIX.--LE TOMBEAU DE DANIEL et LE PALAIS D'ARTAXERXÈS MNÉMON

  310. Tombeau de Daniel.--Dessin de Taylor, d'après une
       photographie                                                  659
  311. L'Ab-Dizfoul et les secrétaires du cheikh Thaer.--Dessin de
       Tofani, d'après une photographie                              661
  312. Base d'une colonne du palais d'Artaxerxès Mnémon.--Dessin
       de Barclay, d'après une photographie                          664
  313. Les tumulus de Suse.--Dessin de Taylor, d'après une
       photographie                                                  665
  314. Intérieur de la cour qui précède le tombeau de Daniel.
       --Dessin de Taylor, d'après une photographie                  667
  315. * Ornement de chapiteau sassanide.--Dessin de J. Jacquemart   669

CHAP. XL.--DJOUNDI-CHAPOUR, KONAH et CHOUSTER

  316. Village de Konah.--Dessin de Taylor, d'après une
       photographie                                                  671
  317. Préparation du pilau.--Dessin de M. Dieulafoy, d'après
       nature                                                        673
  318. Pont de Chouster.--Dessin de Barclay, d'après une
       photographie                                                  675
  319. Palais du seïd Assadoullah khan.--Dessin de Barclay,
       d'après une photographie                                      678
  320. Grande rue à Chouster.--Dessin de Mlle Lancelot, d'après
       une photographie                                              679
  321. Ruelle à Chouster.--Dessin de D. Lancelot, d'après une
       photographie                                                  680
  322. Les moulins de Chouster.--Dessin de Taylor, d'après une
       photographie                                                  681
  323. Mirza Bozorg.--Gravure de Thiriat, d'après une photographie   684

CHAP. XLI.--CHOUSTER (_suite_), VEÏS, AHWAS, LE KAROUN

  324. Imamzaddè Abdoulla Banou.--Dessin de D. Lancelot, d'après
       une photographie                                              685
  325. Seïd Mirza Djafar.--Gravure de Thiriat, d'après une
       photographie                                                  686
  326. Mur extérieur et minaret de la masdjed djouma de Chouster.
       --Dessin de D. Lancelot, d'après une photographie             687
  327. Pont Lachgiar à Chouster.--Dessin de Barclay, d'après une
       photographie                                                  689
  328. Fabrication du _doukh_ (petit-lait).--Dessin de M.
       Dieulafoy, d'après nature                                     690
  329. Bildars.--Gravure de Hildibrand, d'après une photographie     691
  330. Habitant du village de Veïs.--Croquis de M. Dieulafoy,
       d'après nature                                                693
  331. Batelier d'Ahwas.--Croquis de M. Dieulafoy, d'après nature    694
  332. Montreurs de singes à Veïs.--Dessin de E. Zier, d'après une
       photographie                                                  695
  333. Un lion sur le bord du Karoun.--Dessin de M. Dieulafoy,
       d'après nature                                                697
  334. Femmes d'Ahwas.--Croquis de M. Dieulafoy, d'après nature      698

CHAP. XLII.--RÉSUMÉ HISTORIQUE

  335. Passage du canal de Suez.--Dessin de Th. Weber, d'après une
       photographie                                                  699
  336. Fauconnier, sur une plaque de faïence persane ancienne.
       --Dessin de Saint-Elme Gautier, d'après l'original            700


FIN DE LA TABLE DES GRAVURES.



TABLE DES CHAPITRES


  DÉDICACE                                                             V

Introduction.--ATHÈNES, CONSTANTINOPLE et TIFLIS

  Introduction                                                         1

CHAP. Ier.--ÉRIVAN et NARCHIVAN

  Érivan.--Groupe de paysans.--Enfant arménien.--Ancienne mosquée
  d'Érivan.--Menu d'un dîner au Caucase.--Palais des Serdars.--Vue
  de l'Ararat.--Cultures aux environs d'Érivan.--Narchivan.
  --Masdjed djouma.--Atabeg Koumbaz                                   17

CHAP. II.--MARANDE

  L'Azerbeïdjan.--La douane de Djoulfa.--Le télégraphe anglais.--Les
  Kurdes.--Les bagages d'un voyageur persan.--Marande.--Un vieux
  mendiant kurde.--Intérieur persan.--Un des neuf cent
  quatre-vingt-dix-neuf caravansérails de chah Abbas.--Le préfet de
  police de Tauris.--Les souhaits d'un derviche.--Arrivée à Sofia     29

CHAP. III.--TAURIS

  Les premières étapes.--Abaissement de la température.--Les
   _kanots_.--Constitution géologique de la Perse.--Un derviche
  récitant des poésies héroïques.--Le pont de Tauris.--Misère dans
  les faubourgs.--Arrivée au consulat de France.--Visite au
  gouverneur.--Le _biroun_ persan                                     41

CHAP. IV.--TAURIS (_suite_), ECHMYAZIN et MIANEH

  Visite aux consuls.--Histoire d'un consul turc.--La mosquée
  Bleue.--La citadelle.--Déplacement constant des villes d'Orient.
  --Les glacières.--La mort du mouchteïd de Tauris.--Les mollahs.
  --Excursion à la mosquée de Gazan Khan.--Visite du gouverneur de
  Tauris.--Visite à l'archevêque arménien.--Couvent d'Echmyazin.
  --Orfèvreries précieuses et manuscrits.--Notions de dessin d'une
  femme chaldéenne.--Le calendrier persan.--Départ de Tauris.--Une
  caravane de pèlerins se rendant à Mechhed.--Un page féminin.
  --Mianeh.--Légende du château de la Pucelle.--Dokhtarè-pol          47

CHAP. V.--ZENDJAN, SULTANIEH et KHOREMDEREH

  Arrivée à Zendjan.--Les Babys.--Le camp de Tébersy.--Révolte
  religieuse.--Siège de Zendjan.--Supplice des révoltés.--Une
  famille baby.--L'armée persane.--Sultanieh.--Tombeau de chah
  Khoda Bendeh.--Les tcharvadars.--Exercice illégal de la médecine    77

CHAP. VI.--AZIMABAD et KAZBIN

  Une maison à Azimabad.--Effets de mirage.--Arrivée à Kazbin.
  --Abambar (réservoir).--Le chahzaddè de Kazbin.--Superstitions.
  --Masdjed djouma de Kazbin.--Mystères de Houssein.--Imamzaddè
  Houssein.--Départ de Kazbin.--Arrivée à Téhéran                     99

CHAP. VII.--TÉHÉRAN

  Le docteur Tholozan.--Les Sœurs de Saint-Vincent de Paul.
  --Palais du Négaristan.--Andéroun royal.--Portraits de Fattaly
  chah et de ses fils.--Audience royale.--Nasr ed-din chah           121

CHAP. VIII.--TÉHÉRAN (_suite_) et VÉRAMINE

  Audience royale.--Les neveux du chah.--Départ pour Véramine.
  --Campagne de Véramine.--La masdjed djouma de Véramine.--Une
  kalè (forteresse) sassanide.--Citadelle de Véramine.--Le
  ketkhoda rendant la justice.--Imamzaddè Yaya.--Les reflets
  métalliques.--La décoration en faïence.--Facéties royales.--Tour
  et mihrab mogols.--Imamzaddè Jaffary.--Retour à Téhéran.--Le
  platane de Tadjrich.--Mirza Nizam de Gaffary                       133

CHAP. IX.--MAMOUNIEH et SAVEH

  Départ de Téhéran.--Écarts de température entre le jour et la
  nuit.--Mamounieh.--La maison civile d'un gouverneur de province.
  --Arrivée à Saveh.--La mosquée.--Le minaret guiznévide.--Les
   biens vakfs                                                       165

CHAP. X.--SAVEH (_suite_), AVAH et KOUM

  La digue de Saveh.--Les tarentules.--Les fonctionnaires persans.
  --Entrée à Avah.--Visite à une dame persane.--Voyage dans le
  désert.--Arrivée à Koum.--Panorama de la ville.--Plan d'un
  andéroun.--Le gouverneur de la ville.--Tombeau de Fatma.
  --Tombeaux des cheikhs.--Concert de rossignols                     175

CHAP. XI.--NASRABAD, KACHAN et KOROUT

  Phénomène électrique dans le désert de Koum.--Arrivée à
  Nasrabad.--Les caravansérails.--Kachan.--Le caravansérail Neuf.
  --Le bazar.--Minaret penché.--Aspect de la ville.--L'entrée de
  la masdjed djouma.--Visite du gouverneur.--Les mariages
  temporaires.--La mosquée Meïdan.--Le mihrab à reflets.--Les
  dames persanes.--Le palais de Bag-i-Fin.--Mirza Taghuy khan.
  --Sa mort.--Départ de Kachan.--La montagne de Korout               191

CHAP. XII.--DJOULFA

  Arrivée à Ispahan.--Tchaar-Bag.--Djoulfa.--Le couvent des
  Mékitaristes.--Le P. Pascal Arakélian.--Origine de la colonie
  arménienne.--Destruction de Djoulfa sur l'Araxe.--Établissement
  des Arméniens dans l'Irak.--Un dimanche à Djoulfa.--L'évêque
  schismatique et son clergé.--Les Sœurs de Sainte-Catherine.
  --La préparation de l'opium.--Une noce arménienne                  215

CHAP. XIII.--ISPAHAN

  La fondation d'Ispahan.--L'histoire de la ville.--Ses monuments.
  --Le palais des Tcheel-Soutoun (Quarante-Colonnes).--Le
  général-docteur Mirza Taghuy khan.--Le pavillon des Hacht-Bechet
  (Huit-Paradis).--Audience du sous-gouverneur.--La vieillesse de
  chah Abbas.--Salle du Çar-Pouchideh.--Le prince Zellè sultan.
  --Les faïences persanes.--La médressè de la Mère du Roi.--Un
  caravansérail                                                      239

CHAP. XIV.--DJOULFA et ISPAHAN

  Les jardins de l'évêché.--Le clergé grégorien.--L'andéroun de
  hadji Houssein.--Souvenirs de voyage d'une Persane à Moscou.
  --La tour à signaux.--Lettre du chahzaddè Zellè sultan             263

CHAP. XV.--ENVIRONS D'ISPAHAN

  Partie de campagne à Coladoun.--Les minarets tremblants.--Puits
  d'arrosage.--Culture autour d'Ispahan: tabac, coton.
  --Amendements donnés aux terres.--Les voitures en Perse            277

CHAP. XVI.--ISPAHAN (_suite_)

  Interprétation des livres sacrés.--Le Meïdan Chah.--Comparaison
  entre le Meïdan Chah et la place Saint-Marc à Venise.--Le
  pavillon Ali Kapou.--La masdjed Chah.--Les divers types de
  mosquées.--Les ablutions.--La prière.--Nécessité d'orienter les
  mosquées dans la kébla (direction de la maison d'Abraham).--La
  masdjed djouma.--Le mihrab de la mosquée d'Almansour.--Visite
  chez un seïd.--Histoire d'un missionnaire laïque à Djoulfa.--Les
  descendants de Mahomet.--Les impôts exigés en vertu des sourates
  du Koran                                                           289

CHAP. XVII.--ABBAS-ABAD, FARAH-ABAD et CHÉRISTAN

  Imamzaddè Jaffary.--Minaret mogol.--Le protecteur des étrangers.
  --Le palais de Farah-Abad.--Le takhtè Soleïman.--Le champ de
  bataille de Golnabad.--Le cimetière arménien.--Circoncision des
  tombes chrétiennes.--Accueil fait à une robe de Paris par
  l'aristocratie de Djoulfa.--Jardin du Hezar Djerib.--Palais du
  Ainè Khanè.--Pont Hassan Beg.--Minaret et imamzaddè du Chéristan.
  --Pont du Chéristan.--Contrat passé avec les tcharvadars.--Le
  dîner au couvent.--Départ pour Chiraz                              313

CHAP. XVIII.--ISPAHANEC, KALÈ CHOUR, MAYAN, KOUMICHEH, YEZD-KHAST

  Départ d'Ispahan.--Grande caravane d'octobre.--Le caravansérail
  de Kalè Chour.--Village de Mayan.--Koumicheh.--Arrivée à
  Yezd-Khast                                                         335

CHAP. XIX.--ÉCLID, SOURMEK, DEHBID

  Un convoi de chats angoras.--Les promesses d'un tcharvadar.--La
  célèbre mosquée d'Éclid.--Les sources.--Chasses de Baharam.
  --Femmes de la tribu des Bakhtyaris.--Sourmek.--Village de
  Dehbid.--Un enterrement en caravane                                349

CHAP. XX.--MADERÈ SOLEÏMAN, DEH NO, LE POLVAR, NAKHCHÈ ROUSTEM

  Les défilés de Maderè Soleïman.--Le village de Deh Nô.--Takhtè
  Maderè Soleïman.--Tombeau de Cambyse Ier.--Palais de Cyrus.
  --Portrait de Cyrus.--Itinéraire d'Alexandre.--Topographie de
  la plaine du Polvar.--Gabre Maderè Soleïman.--Description du
  tombeau de Cyrus laissée par Aristobule.--Les défilés du Polvar.
  --Les hypogées et le tombeau provisoire de Nakhchè Roustem.
  --Les sculptures sassanides.--Les atechgas de Nakhchè Roustem      365

CHAP. XXI.--KENARÉ, TAKHTÈ DJEMCHID, PERSÉPOLIS

  Le village de Kenaré.--Les emplâtrés.--Takhtè Djemchid.--Les
  taureaux androcéphales.--L'_apadâna_ de Xerxès.--Palais de
  Darius.--La sculpture persépolitaine.--Costumes des Mèdes et
  des Perses.--Ruines de l'apadâna à cent colonnes.--La rentrée
  des impôts.--Les tombes achéménides.--L'incendie de Persépolis.
  --La ruine d'Istakhar.--Une famille guèbre en pèlerinage à
  Nakhchè Roustem.--La religion des Perses au temps de Zoroastre.
  --Le Zend-Avesta.--Départ de Kenaré pour Chiraz                    391

CHAP. XXII.--CHIRAZ

  Départ de Kenarè.--Le Tang Allah Akbar.--Entrée du bazar.
  --Arrivée à la station du télégraphe anglais.--La vie des femmes
  européennes à Chiraz.--La capitale de Kérim khan.--Le protecteur
  des étrangers                                                      415

CHAP. XXIII.--CHIRAZ (_suite_)

  Un palais achéménide près de Chiraz.--Bas-reliefs sassanides.
  --Antiquité de la ville prouvée par ses divers monuments.--Une
  nourrice musulmane.--Les tombeaux d'Hafiz et de Saadi.--Les
  médecins indigènes                                                 429

CHAP. XXIV.--CHIRAZ (_suite_)

  La masdjed djouma de Chiraz.--Sa fondation.--La Khoda Khanè.
  --Antiquité de la ville de Chiraz.--Cuve à ablutions.--Masdjed
  Nô.--La médressè Khan.--Le bazar du Vakil.--La fièvre à Chiraz.
  --Consultation médicale chez le gouverneur Çahabi divan            441

CHAP. XXV.--CHIRAZ et SARVISTAN

  Visite de Mme Fagregrine.--La morale s'accroît-elle en Perse en
  raison de la longueur des jupes?--Départ de Chiraz.--Le lac
  salé.--Arrivée à Sarvistan                                         459

CHAP. XXVI.--SARVISTAN, RETOUR A CHIRAZ, LA PLAINE DE KAVAR et
FIROUZ-ABAD

  Séjour à Sarvistan.--Le palais de Sarvistan.--Départ pour Darab.
  --Retraite sur Chiraz.--La plaine de Kavar.--Modification du
  caractère des montagnes.--La forteresse de la Fille.--Bas-relief
  sassanide.--Le palais de Firouz-Abad                               467

CHAP. XXVII.--FIROUZ-ABAD, DEH NO, FERACHBAD, AHARAM

  Atechga de Firouz-Abad.--L'ilkhany de Firouz-Abad.--Deh Nô.--Une
  tribu en voyage.--La fabrication des tapis.--Mœurs des nomades.
  --Ferachbad.--Les plantations de palmiers.--Contes du bazar.
  --Édicule à coupole de Ferachbad.--Village d'Aharam.--Première
  apparition du golfe Persique                                       485

CHAP. XXVIII.--GOUREK et BOUCHYR

  Le village de Gourek.--Chasse au faucon.--Arrivée à Bouchyr.
  --Aspect de la ville.--Le port.--Le ver de Bouchyr.--La mort du
  _cpâhçâlâr_.--Départ de Bouchyr                                    509

CHAP. XXIX.--LE CHAT EL-ARAB, MOHAMMÉREH et FELIEH

  A bord du _Pendjab_.--Les côtes persanes.--Le Chat el-Arab.--La
  barre de Fau.--Rives du Chat el-Arab.--Mohamméreh.--Le cheikh de
  Felieh.--Torkan khanoum.--Qualités de cœur d'une panthère.
  --Office en l'honneur de Hassan et de Houssein                     521

CHAP. XXX.--MOHAMMÉREH, LE KAROUN et BASSORAH

  Départ de Felieh.--Mohamméreh.--Huit jours sur le Karoun.--A la
  dérive.--Retour à Mohamméreh.--La quarantaine et la douane
  turque.--Bassorah au clair de lune, à marée haute.--Bassorah à
  marée basse.--Insalubrité de la ville.--La multiplicité des
  religions au confluent du Tigre et de l'Euphrate.--Les chrétiens
  de saint Jean                                                      535

CHAP. XXXI.--SUR LE TIGRE, TOMBEAU D'ESDRAS, CTÉSIPHON et SÉLEUCIE

  La navigation sur le Tigre.--Nos compagnons de route.--L'arbre
  de la science du bien et du mal.--Tombeau du prophète Esdras.
  --Bois sacré.--Échouage du _Mossoul_.--Tribus arabes.--Arrivée à
  Ctésiphon.--Le palais des rois sassanides.--Séleucie.--Sa ruine.
  --Son état actuel.--La nuit sur les bords du Tigre.--Retour à
  bord du _Mossoul_ 549

CHAP. XXXII.--BAGDAD

  Arrivée à Bagdad.--L'aspect de la ville.--Kachtis, keleks et
  couffes.--Les barques babyloniennes d'après Hérodote et les
  bas-reliefs ninivites.--Le consulat de France.--La vie en
  Chaldée.--Fondation de Bagdad.--La porte et la tour du Talism.
  --Tombeaux de cheikh Omar et d'Abd el-Kader.--Les quatre sectes
  orthodoxes sunnites.--Les Wahabites.--Un jour de fête à Bagdad.
  --Le bouton de Bagdad                                              561

CHAP. XXXIII.--KAZHEMEINE

  Les Turcs.--Les causes de leur dégénérescence physique et
  morale.--Procédés administratifs des fonctionnaires turcs.--Le
  tramway de Kâzhemeine.--Le tombeau de l'imam Mouça.--Un voyageur
  que son bagage n'embarrasse guère                                  583

CHAP. XXXIV.--BAGDAD (_suite_)

  Visite aux cimetières de la rive gauche.--Tombeau de Josué.--La
  colonie juive de Bagdad.--Le tombeau de la sultane Zobeïde.
  --Incendie dans le bazar.--Le Khan Orthma.--Le minaret de Souk
  el-Gazel.--Les bazars et les marchands de Bagdad                   597

CHAP. XXXV.--L'EUPHRATE, LA PLAINE DE HILLAH, LA TOUR DE BABEL et
BABYLONE

  Départ pour Babylone.--La traversée du pont de bateaux.--Les
  zaptiés d'escorte.--Le caravansérail de Birounous.--Convoi
  mortuaire sur la route de Kerbéla.--Iskandéryeh-Khan.
  --Apparition du tumulus de Babylone.--Un orage en Chaldée.--La
  plaine de Hillah.--Les rives de l'Euphrate.--La tour de Babel
  identifiée avec le Birs Nimroud et le temple de Jupiter Bélus.
  --Le kasr ou château de Nabuchodonosor.--Les jardins suspendus.
  --Le tombeau de Bel-Mérodach                                       609

CHAP. XXXVI.--KERBÉLA

  Pèlerinage à Kerbéla.--Le bazar aux pierres tombales.--Entrée en
  ville.--Visite au consul de Perse.--Insuccès de nos démarches.
  --Les cimetières de Kerbéla.--Retour à Bagdad                      625

CHAP. XXXVII.--AMARA, TAG EIVAN et DIZFOUL

  Départ de Bagdad.--A bord du _Khalifé_.--Arrivée à Amara.--Les
  chevaux de pur sang.--La colonie chrétienne d'Amara.--Une nuit
  de janvier dans le _hor_.--Les tribus nomades.--Tag Eïvan.
  --Imamzaddè Touïl.--Le campement de Kérim khan                     633

CHAP. XXXVIII.--DIZFOUL (_suite_)

  Dizfoul.--Prospérité commerciale et agricole de la ville.
  --Visite aux trois andérouns du _naïeb loukoumet_
  (sous-gouverneur).--Heureuse prédiction                            651

CHAP. XXXIX.--LE TOMBEAU DE DANIEL et LE PALAIS D'ARTAXERXÈS MNÉMON

  Visite au cheikh Thaer, administrateur des biens vakfs de
  Daniel.--Les tumulus.--Le tombeau de Daniel.--Le palais
  d'Artaxerxès Mnémon.--Chasse au sanglier.--Une nuit dans le
  tombeau de Daniel                                                  659

CHAP. XL.--DJOUNDI-CHAPOUR, KONAH et CHOUSTER

  Le site de Djoundi-Chapour.--Le village de Konah.--Panorama de
  Chouster.--Aspect intérieur de la cité.--Misère de la
  population.--Le gouverneur de l'Arabistan et son armée             671

CHAP. XLI.--CHOUSTER (_suite_), VEÏS, AHWAS, LE KAROUN

  Masdjed djouma de Chouster.--Imamzaddè Abdoulla Banou.--Départ
  de Chouster.--Une nuit chez les nomades.--Le village de Veïs.
  --Ahwas.--Sur le Karoun.--A bord de l'_Escombrera_                 685

CHAP. XLII.--RÉSUMÉ HISTORIQUE

  Résumé de l'histoire artistique et littéraire de l'Iran.
  --Achéménides, Parthes, Sassanides.--Conquête musulmane.
  --Guiznévides, Seljoucides, Mogols, Sofis, Kadjars                 701

Index alphabétique                                                   711

Table des gravures                                                   727

Table des chapitres                                                  735


FIN DE LA TABLE DES CHAPITRES.


6185-36. CORBEIL.--TYP. ET STÉR. CRÉTÉ.



ERRATA


Dans la Carte pour servir à l'intelligence du voyage de Mme Dieulafoy,
_au lieu de_: Avas, dans la Susiane, _lire_: Ahwas. Et _au lieu de_:
Koornah, sur l'Euphrate, _lire_: Kournah.

Dans la carte de l'Itinéraire général, _au lieu de_: Kakoum, près de
Dizfoul, _lire_: Karoun.



  [Illustration: ITINÉRAIRE GÉNÉRAL
  DU VOYAGE
  de MME DIEULAFOY]



  [Illustration: CARTE
  pour servir à l'intelligence du voyage
  DE MME DIEULAFOY
  DE TIFLIS A BAGDAD, SUSE
  ET MOHAMERÈ]



  La Perse,
  la Chaldée & la Susiane

  PAR
  Madame Jane Dieulafoy

  Librairie Hachette & Cie



Note du transcripteur

On a corrigé certaines erreurs manifestement dues au typographe. On a
cependant conservé les variantes orthographiques des noms propres et des
mots étrangers (par exemple al-Rachid/al-Raschid) sauf en cas de
prédominance flagrante d'une forme sur les autres. On a représenté entre
caractères soulignés les _passages en italique_.





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