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Title: L'intelligence des fleurs
Author: Maeterlinck, Maurice
Language: French
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                          MAURICE MAETERLINK

                            L’INTELLIGENCE

                              DES FLEURS


                            DEUXIÈME MILLE


                                 PARIS
                       BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER
                       EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR
                        11, RUE DE GRENELLE, 11

                                 1907



                       L’INTELLIGENCE DES FLEURS

                        OUVRAGES DU MÊME AUTEUR


LE TRÉSOR DES HUMBLES (Mercure de France).
  (13ᵉ édition)                                             3 fr. 50

LA SAGESSE ET LA DESTINÉE (26ᵉ mille). (Fasquelle,
  édit.)                                                    3 fr. 50

LA VIE DES ABEILLES (32ᵉ mille). (Fasquelle,
  édit.)                                                    3 fr. 50

MONNA VANNA, pièce en 3 actes (24ᵉ mille).
  (Fasquelle, édit.)                                        2 fr. »

JOYZELLE, pièce en 5 actes (10ᵉ mille). (Fasquelle,
  édit.)                                                    3 fr. 50

LE TEMPLE ENSEVELI (16ᵉ mille). (Fasquelle).                 3 fr. 50

THÉÂTRE. (Lacomblez, éditeur à Bruxelles,
  Belgique)                                                 3 vol. à 3 fr. 50

L’ORNEMENT DES NOCES SPIRITUELLES, de Ruysbrœck
  l’Admirable, traduit du flamand
  et précédé d’une Introduction. (Lacomblez, édit.)         5 fr. »

LES DISCIPLES A SAÏS ET LES FRAGMENTS DE
  NOVALIS, traduits de l’allemand et précédés
  d’une Introduction. (Lacomblez, édit.)                    5 fr. »

SERRES CHAUDES (poésies). (Lacomblez, édit.)                3 fr. »

ALBUM DE DOUZE CHANSONS. (Stock, édit.)                    10 fr. »

LE DOUBLE JARDIN (12ᵉ mille). (Fasquelle)                    3 fr. 50


B--6920.--Impr. MOTTEROZ et MARTINET, 7, rue Saint-Benoît, Paris.


                         Tous droits réservés.

                        _Il a été tiré de cet_

             _15 exemplaires numérotés sur papier du Japon
                                  et
           45 exemplaires numérotés sur papier de Hollande._



L’INTELLIGENCE DES FLEURS


I

Je veux simplement rappeler ici quelques faits connus de tous les
botanistes. Je n’ai fait aucune découverte, et mon modeste apport se
réduit à quelques observations élémentaires. Je n’ai pas, cela va sans
dire, l’intention de passer en revue toutes les preuves d’intelligence
que nous donnent les plantes. Ces preuves sont innombrables,
continuelles, surtout parmi les fleurs, où se concentre l’effort de la
vie végétale vers la lumière et vers l’esprit.

S’il se rencontre des plantes et des fleurs maladroites ou
malchanceuses, il n’en est point qui soient entièrement dénuées de
sagesse et d’ingéniosité. Toutes s’évertuent à l’accomplissement de leur
œuvre; toutes ont la magnifique ambition d’envahir et de conquérir la
surface du globe en y multipliant à l’infini la forme d’existence
qu’elles représentent. Pour atteindre ce but, elles ont, à raison de la
loi qui les enchaîne au sol, à vaincre des difficultés bien plus grandes
que celles qui s’opposent à la multiplication des animaux. Aussi, la
plupart ont-elles recours à des ruses, à des combinaisons, à une
machinerie, à des pièges, qui, sous le rapport de la mécanique, de la
balistique, de l’aviation, de l’observation des insectes, par exemple,
précédèrent souvent les inventions et les connaissances de l’homme.


II

Il serait superflu de retracer le tableau des grands systèmes de la
fécondation florale: le jeu des étamines et du pistil, la séduction des
parfums, l’appel des couleurs harmonieuses et éclatantes, l’élaboration
du nectar, absolument inutile à la fleur, et qu’elle ne fabrique que
pour attirer et retenir le libérateur étranger, le messager d’amour,
abeille, bourdon, mouche, papillon, phalène, qui doit lui apporter le
baiser de l’amant lointain, invisible, immobile...

Ce monde végétal qui nous paraît si paisible, si résigné, où tout semble
acceptation, silence, obéissance, recueillement, est au contraire celui
où la révolte contre la destinée est la plus véhémente et la plus
obstinée. L’organe essentiel, l’organe nourricier de la plante, sa
racine, l’attache indissolublement au sol. S’il est difficile de
découvrir, parmi les grandes lois qui nous accablent, celle qui pèse le
plus lourdement à nos épaules, pour la plante, il n’y a pas de doute:
c’est la loi qui la condamne à l’immobilité depuis sa naissance jusqu’à
sa mort. Aussi sait-elle mieux que nous, qui dispersons nos efforts,
contre quoi d’abord s’insurger. Et l’énergie de son idée fixe qui monte
des ténèbres de ses racine pour s’organiser et s’épanouir dans la
lumière de sa fleur, est un spectacle incomparable. Elle se tend tout
entière dans un même dessein: échapper par le haut à la fatalité du bas;
éluder, transgresser la lourde et sombre loi, se délivrer, briser
l’étroite sphère, inventer ou invoquer des ailes, s’évader le plus loin
possible, vaincre l’espace où le destin renferme, se rapprocher d’un
autre règne, pénétrer dans un monde mouvant et animé... Qu’elle y
parvienne, n’est-ce pas aussi surprenant que si nous réussissions à
vivre hors du temps qu’un autre destin nous assigne, ou à nous
introduire dans un univers libéré des lois les plus pesantes de la
matière? Nous verrons que la fleur donne à l’homme un prodigieux exemple
d’insoumission, de courage, de persévérance et d’ingéniosité. Si nous
avions mis à soulever diverses nécessités qui nous écrasent, celles, par
exemple, de la douleur, de la vieillesse et de la mort, la moitié de
l’énergie qu’a déployée telle petite fleur de nos jardins, il est permis
de croire que notre sort serait très différent de ce qu’il est.


III

Ce besoin de mouvement, cet appétit d’espace, chez la plupart des
plantes, se manifeste à la fois dans la fleur et dans le fruit. Il
s’explique aisément dans le fruit; ou, en tout cas, n’y décèle qu’une
expérience, une prévoyance moins complexe. Au rebours de ce qui a lieu
dans le règne animal, et à cause de la terrible loi d’immobilité
absolue, le premier et le pire ennemi de la graine, c’est la souche
paternelle. Nous sommes dans un monde bizarre, où les parents,
incapables de se déplacer, savent qu’ils sont condamnés à affamer ou
étouffer leurs rejetons. Toute semence qui tombe au pied de l’arbre ou
de la plante est perdue ou germera dans la misère. De là l’immense
effort pour secouer le joug et conquérir l’espace. De là les merveilleux
systèmes de dissémination, de propulsion, d’aviation, que nous trouvons
de toutes parts dans la forêt et dans la plaine; entre autres, pour ne
citer en passant que quelques-uns des plus curieux: l’hélice aérienne ou
samare de l’Érable, la bractée du Tilleul, la machine à planer du
Chardon, du Pissenlit, du Salsifis; les ressorts détonnants de
l’Euphorbe, l’extraordinaire poire à gicler de la Momordique, les
crochets à laine des Ériophiles; et mille autres mécanismes inattendus
et stupéfiants, car il n’est, pour ainsi dire, aucune semence qui n’ait
inventé de toutes pièces quelque procédé bien à elle pour s’évader de
l’ombre maternelle.

On ne saurait croire, en effet, si l’on n’a quelque peu pratiqué la
Botanique, ce qu’il se dépense d’imagination et de génie dans toute
cette verdure qui réjouit nos yeux. Regardez, par exemple, la jolie
marmite à graines du Mouron rouge, les cinq valves de la Balsamine, les
cinq capsules à détente du Géranium, etc. N’oubliez pas d’examiner, à
l’occasion, la vulgaire tête de Pavot qu’on trouve chez tous les
herboristes. Il y a, dans cette bonne grosse tête, une prudence, une
prévoyance dignes des plus grands éloges. On sait qu’elle renferme des
milliers de petites graines noires extrêmement menues. Il s’agit de
disséminer cette semence le plus adroitement et le plus loin possible.
Si la capsule qui la contient se fendait, tombait ou s’ouvrait par le
bas, la précieuse poudre noire ne formerait qu’un tas inutile au pied de
la tige. Mais elle ne peut sortir que par des ouvertures percées tout en
haut de l’enveloppe. Celle-ci, une fois mûre, se penche sur son
pédoncule, «encense» au moindre souffle et sème, littéralement, avec le
geste même du semeur, les graines dans l’espace.

       *       *       *       *       *

Parlerai-je des graines qui prévoient leur dissémination par les oiseaux
et qui, pour les tenter, se blottissent, comme le Gui, le Genévrier, le
Sorbier, etc., au fond d’une enveloppe sucrée? Il y a là un tel
raisonnement, une telle entente des causes finales, qu’on n’ose guère
insister de peur de renouveler les naïves erreurs de Bernardin de
Saint-Pierre. Pourtant les faits ne s’expliquent pas autrement.
L’enveloppe sucrée est aussi inutile à la graine que le nectar, qui
attire les abeilles, l’est à la fleur. L’oiseau mange le fruit parce
qu’il est sucré et avale en même temps la graine _qui est indigestible_.
L’oiseau s’envole et rend peu à près, telle qu’il l’a reçue, la semence
débarrassée de sa gaine et prête à germer loin des dangers du lieu
natal.


IV

Mais revenons à des combinaisons plus simples. Cueillez au bord de la
route, dans la première touffe venue, un brin d’herbe quelconque; et
vous surprendrez à l’œuvre une petite intelligence indépendante,
inlassable, imprévue. Voici deux pauvres plantes rampantes que vous avez
mille fois rencontrées dans vos promenades, car on les trouve en tous
lieux et jusque dans les coins les plus ingrats où s’est égarée une
pincée d’humus. Ce sont deux variétés de Luzernes (_Medicago_) sauvages,
deux mauvaises herbes au sens le plus modeste de ce mot. L’une porte une
fleur rougeâtre, l’autre une houppette jaune de la grosseur d’un pois. A
les voir se glisser et se dissimuler dans le gazon, parmi les
orgueilleuses graminées, on ne se clouterait jamais qu’elles ont, bien
avant l’illustre géomètre et physicien de Syracuse, découvert et tenté
d’appliquer, non pas à l’élévation des liquides, mais à l’aviation, les
étonnantes propriétés de la vis d’Archimède. Elles logent donc leurs
graines en de légères spirales, à trois ou quatre révolutions,
admirablement construites, comptant bien ainsi ralentir leur chute et,
par conséquent, avec l’aide du vent, prolonger leur voyage aérien.
L’une d’elles, la jaune, a même perfectionné l’appareil de la rouge en
garnissant les bords de la spirale d’un double rang de pointes, dans
l’intention évidente de l’accrocher au passage, soit aux vêtements des
promeneurs, soit à la laine des animaux. Il est clair qu’elle espère
joindre les avantages de l’ériophilie, c’est-à-dire de la dissémination
des graines par les moutons, les chèvres, les lapins, etc., à ceux de
l’anémophilie ou dissémination par le vent.

Le plus touchant, dans tout ce grand effort, c’est qu’il est inutile.
Les pauvres Luzernes rouges et jaunes se sont trompées. Leurs
remarquables vis ne leur servent de rien. Elles ne pourraient
fonctionner que si elles tombaient d’une certaine hauteur, du faîte d’un
grand arbre ou d’une altière graminée; mais, construites au ras de
l’herbe, à peine ont-elles fait un quart de tour, qu’elles touchent déjà
terre. Nous avons là un curieux exemple des erreurs, des tâtonnements,
des expériences et des petits mécomptes, assez fréquents, de la nature:
car il faut ne l’avoir guère étudiée pour affirmer que la nature ne se
trompe jamais.

Remarquons, en passant, que d’autres variétés de Luzernes, sans parler
du Trèfle, autre légumineuse papilionacée qui se confond presque avec
celle dont nous nous occupons ici, n’ont pas adopté ces appareils
d’aviation, et s’en tiennent à la méthode primitive de la gousse. Chez
l’une d’elles, la _Medicago aurantiaca_, on saisit très nettement la
transition de la gousse contournée à l’hélice. Une autre variété, la
_Medicago scutellata_, arrondit cette hélice en forme de boule, etc. Il
semble donc que nous assistions au passionnant spectacle d’une espèce en
travail d’invention, aux essais d’une famille qui n’a pas encore fixé sa
destinée et cherche la meilleure façon d’assurer l’avenir. N’est-ce
peut-être pas au cours de cette recherche, qu’ayant été déçue par la
spirale, la Luzerne jaune y ajouta les pointes ou crochets à laine, se
disant, non sans raison, que puisque son feuillage attire les brebis,
il est inévitable et juste que celles-ci assument le souci de sa
descendance? Et n’est-ce pas, enfin, grâce à ce nouvel effort et à cette
bonne idée que la Luzerne à fleurs jaunes est infiniment plus répandue
que sa plus robuste cousine qui porte des fleurs rouges?


V

Ce n’est pas seulement dans la graine ou la fleur, mais dans la plante
entière, tiges, feuilles, racines, que l’on découvre, si l’on veut bien
s’incliner un instant sur leur humble travail, maintes traces d’une
intelligence avisée et vivante. Rappelez-vous les magnifiques efforts
vers la lumière des branches contrariées, ou l’ingénieuse et courageuse
lutte des arbres en danger. Pour moi, je n’oublierai jamais l’admirable
exemple d’héroïsme que me donnait l’autre jour, en Provence, dans les
sauvages et délicieuses gorges du Loup, tout embaumées de violettes, un
énorme Laurier centenaire. On lisait aisément sur son tronc tourmenté et
pour ainsi dire convulsif, tout le drame de sa vie tenace et difficile.
Un oiseau ou le vent, maîtres des destinées, avait porté la graine au
flanc du roc tombant à pic comme un rideau de fer; et l’arbre était né
là, à deux cents mètres au-dessus du torrent, inaccessible et solitaire,
parmi les pierres ardentes et stériles. Dès les premières heures, il
avait envoyé les aveugles racines à la longue et pénible recherche de
l’eau précaire et de l’humus. Mais ce n’était que le souci héréditaire
d’une espèce qui connaît l’aridité du Midi. La jeune tige avait à
résoudre un problème bien plus grave et plus inattendu: elle partait
d’un plan vertical, en sorte que son front, au lieu de monter vers le
ciel, penchait sur le gouffre. Il avait donc fallu, malgré le poids
croissant des branches, redresser le premier élan, couder,
opiniâtrement, au ras du roc, le tronc déconcerté, et maintenir
ainsi,--comme un nageur qui renverse la tête,--par une volonté, une
tension, une contraction incessantes, toute droite dans l’azur, la
lourde couronne de feuilles.

Dès lors, autour de ce nœud vital, s’étaient concentrés toutes les
préoccupations, toute l’énergie, tout le génie conscient et libre de la
plante. Le coude monstrueux, hypertrophié, révélait une à une les
inquiétudes successives d’une sorte de pensée qui savait profiter des
avertissements que lui donnaient les pluies et les tempêtes. D’année en
année, s’alourdissait le dôme de feuillage, sans autre souci que de
s’épanouir dans la lumière et la chaleur, tandis qu’un chancre obscur
rongeait profondément le bras tragique qui le soutenait dans l’espace.
Alors, obéissant à je ne sais quel ordre de l’instinct, deux solides
racines, deux câbles chevelus, sortis du tronc à plus de deux pieds
au-dessus du coude, étaient venus amarrer celui-ci à la paroi de granit.
Avaient-ils vraiment été évoqués par la détresse, ou bien,
attendaient-ils, peut-être prévoyants, depuis les premiers jours,
l’heure aiguë du péril pour redoubler leur aide? N’était-ce qu’un hasard
heureux? Quel œil humain assistera jamais à ces drames muets et trop
longs pour notre petite vie[A]?


VI

Parmi les végétaux qui donnent les preuves les plus frappantes
d’initiative, les plantes qu’on pourrait appeler animées ou sensibles
auraient droit à une étude détaillée. Je me contenterai de rappeler les
effarouchements délicieux de la Sensitive, la Mimosa pudique que nous
connaissons tous. D’autres herbes à mouvements spontanés sont plus
ignorées; les Hédysarées, notamment, entre lesquelles l’_Hédysarium
gyrans_ ou Sainfoin oscillant, s’agite d’une façon bien surprenante.
Cette petite légumineuse, originaire du Bengale, mais souvent cultivée
dans nos serres, exécute une sorte de danse perpétuelle et compliquée en
l’honneur de la lumière. Ses feuilles se divisent en trois folioles,
l’une large et terminale, les deux autres étroites et plantées à la
naissance de la première. Chacune de ces folioles est animée d’un
mouvement propre et différent. Elles vivent dans une agitation
rythmique, presque chronométrique et incessante. Elles sont tellement
sensibles à la clarté que leur danse s’alentit ou s’accélère selon que
les nuages voilent ou découvrent le coin de ciel qu’elles contemplent.
Ce sont, comme on voit, de véritables photomètres; et bien avant
l’invention de Crook, des othéoscopes naturels.


VII

Mais ces plantes, auxquelles il faudrait ajouter les Rossolis, les
Dionées et bien d’autres, sont déjà des êtres nerveux dépassant un peu
la crête mystérieuse et probablement imaginaire qui sépare le règne
végétal de l’animal. Il n’est pas nécessaire de monter jusque-là, et
l’on trouve autant d’intelligence et presque autant de spontanéité
visible, à l’autre extrémité du monde qui nous occupe, dans les
bas-fonds où la plante se distingue à peine du limon ou de la pierre:
j’entends parler de la fabuleuse tribu des Cryptogames, qu’on ne peut
étudier qu’au microscope. C’est pourquoi nous la passerons sous silence,
bien que le jeu des spores du Champignon, de la Fougère et surtout de la
Prêle ou Queue-de-rat, soit d’une délicatesse, d’une ingéniosité
incomparable. Mais parmi les plantes aquatiques, habitantes des vases et
des boues originelles, s’opèrent de moins secrètes merveilles. Comme la
fécondation de leurs fleurs ne peut se faire sous l’eau, chacune d’elles
a imaginé un système différent pour que le pollen puisse se disséminer à
sec. Ainsi les Zostères, c’est-à-dire le vulgaire Varech dont on fait
des matelas, renferment soigneusement leur fleur dans une véritable
cloche à plongeur; les Nénuphars envoient la leur s’épanouir à la
surface de l’étang, l’y maintiennent et l’y nourrissent sur un
interminable pédoncule qui s’allonge dès que s’élève le niveau de l’eau.
Le faux Nénuphar (_Villarsia nymphoides_), n’ayant pas de pédoncule
allongeable, lâche tout simplement les siennes qui montent et crèvent
comme des bulles. La Macre ou Châtaigne d’eau (_Trapa natans_) les munit
d’une sorte de vessie gonflée d’air; elles montent, s’ouvrent, puis, la
fécondation accomplie, l’air de la vessie est remplacé par un liquide
mucilagineux plus lourd que l’eau, et tout l’appareil redescend dans la
vase où mûriront les fruits.

Le système de l’Utriculaire est encore plus compliqué. Voici comme le
décrit M. H. Bocquillon dans _La Vie des Plantes_: «Ces plantes,
communes dans les étangs, les fossés, les mares, les flaques d’eau des
tourbières, ne sont pas visibles en hiver; elles reposent sur la vase.
Leur tige allongée, grêle, traînante, est garnie de feuilles réduites à
des filaments ramifiés. A l’aisselle des feuilles ainsi transformées, on
remarque une sorte de petite poche pyriforme, dont l’extrémité
supérieure et aiguë est munie d’une ouverture. Cette ouverture porte une
soupape qui ne peut s’ouvrir que du dehors en dedans; les bords en sont
garnis de poils ramifiés; l’intérieur de la poche est tapissé d’autres
petits poils sécréteurs qui lui donnent l’aspect du velours. Lorsque le
moment de la floraison est arrivé, les petites outres axillaires se
remplissent d’air; plus cet air tend à s’échapper, mieux il ferme la
soupape. En définitive, il donne à la plante une grande légèreté
spécifique et l’amène à la surface de l’eau. C’est alors seulement que
s’épanouissent ces charmantes petites fleurs jaunes qui simulent de
bizarres petits museaux aux lèvres plus ou moins renflées, dont le
palais est strié de lignes orangées ou ferrugineuses. Pendant les mois
de juin, juillet, août, elles montrent leurs fraîches couleurs au milieu
des détritus végétaux, s’élevant gracieusement au-dessus de l’eau
bourbeuse. Mais la fécondation s’est effectuée, le fruit se développe,
les rôles changent; l’eau ambiante pèse sur la soupape des utricules,
l’enfonce, se précipite dans la cavité, alourdit la plante et la force à
redescendre dans la vase.»

N’est-il pas curieux de voir ramassées en ce petit appareil immémorial
quelques-unes des plus fécondes et des plus récentes inventions
humaines: le jeu des valves ou des soupapes, la pression des liquides et
de l’air, le principe d’Archimède étudié et utilisé? Comme le fait
observer l’auteur que nous venons de citer, «l’ingénieur qui le premier
attacha au bâtiment coulé à fond un appareil de flottage, ne se doutait
guère qu’un procédé analogue était en usage depuis des milliers
d’années». Dans un monde que nous croyons inconscient et dénué
d’intelligence, nous nous imaginons d’abord que la moindre de nos idées
crée des combinaisons et des rapports nouveaux. A examiner les choses de
plus près, il paraît infiniment probable qu’il nous est impossible de
créer quoi que ce soit. Derniers venus sur cette terre, nous retrouvons
simplement ce qui a toujours existé; nous refaisons comme des enfants
émerveillés la route que la vie avait faite avant nous. Il est du reste
fort naturel et réconfortant qu’il en soit ainsi. Mais nous reviendrons
sur ce point.


VIII

Nous ne pouvons quitter les plantes aquatiques sans rappeler brièvement
la vie de la plus romanesque d’entre elles: la légendaire Vallisnère ou
Vallisnérie, une Hydrocharidée dont les noces forment l’épisode le plus
tragique de l’histoire amoureuse des fleurs.

La Vallisnère est une herbe assez insignifiante, qui n’a rien de la
grâce étrange du Nénuphar ou de certaines chevelures sous-marines. Mais
on dirait que la nature a pris plaisir à mettre en elle une belle idée.
Toute l’existence de la petite plante se passe au fond de l’eau, dans
une sorte de demi-sommeil, jusqu’à l’heure nuptiale où elle aspire à une
vie nouvelle. Alors, la fleur femelle déroule lentement la longue
spirale de son pédoncule, monte, émerge, vient planer et s’épanouir à la
surface de l’étang. D’une souche voisine, les fleurs mâles qui
l’entrevoient à travers l’eau ensoleillée, s’élèvent à leur tour,
pleines d’espoir, vers celle qui se balance, les attend, les appelle
dans un monde magique. Mais arrivées à mi-chemin, elles se sentent
brusquement retenues: leur tige, source même de leur vie, est trop
courte; elles n’atteindront jamais le séjour de lumière, le seul où se
puisse accomplir l’union des étamines et du pistil.

Est-il dans la nature inadvertance ou épreuve plus cruelle? Imaginez le
drame de ce désir, l’inaccessible que l’on touche, la fatalité
transparente, l’impossible sans obstacle visible!...

Il serait insoluble comme notre propre drame sur cette terre; mais voici
que s’y mêle un élément inattendu. Les mâles avaient-ils le
pressentiment de leur déception? Toujours est-il qu’ils ont renfermé
dans leur cœur une bulle d’air, comme on renferme dans son âme une
pensée de délivrance désespérée. On dirait qu’ils hésitent un instant;
puis, d’un effort magnifique,--le plus surnaturel que je sache dans les
fastes des insectes et des fleurs,--pour s’élever jusqu’au bonheur, ils
rompent délibérément le lien qui les attache à l’existence. Ils
s’arrachent à leur pédoncule, et d’un incomparable élan, parmi des
perles d’allégresse, leurs pétales viennent crever la surface des eaux.
Blessés à mort mais radieux et libres, ils flottent un moment aux côtés
de leurs insoucieuses fiancées; l’union s’accomplit, après quoi les
sacrifiés s’en vont périr à la dérive, tandis que l’épouse déjà mère
clôt sa corolle où vit leur dernier souffle, enroule sa spirale et
redescend dans les profondeurs pour y mûrir le fruit du baiser héroïque.

Faut-il ternir ce joli tableau, rigoureusement exact mais vu du côté de
la lumière, en le regardant également du côté de l’ombre? Pourquoi pas?
Il y a parfois du côté de l’ombre des vérités tout aussi intéressantes
que du côté de la lumière. Cette délicieuse tragédie n’est parfaite que
lorsqu’on considère l’intelligence, les aspirations de l’espèce. Mais si
l’on observe les individus, on les verra souvent s’agiter maladroitement
et à contre-sens dans ce plan idéal. Tantôt les fleurs mâles monteront à
la surface quand il n’y a pas encore de fleurs pistillées dans le
voisinage. Tantôt, lorsque l’eau basse leur permettrait de rejoindre
aisément leurs compagnes, elles n’en rompront pas moins, machinalement
et inutilement, leur tige. Nous constatons ici, une fois de plus, que
tout le génie réside dans l’espèce, la vie ou la nature; et que
l’individu est à peu près stupide. Chez l’homme seul il y a émulation
réelle entre les deux intelligences, tendance de plus en plus précise,
de plus en plus active à une sorte d’équilibre qui est le grand secret
de notre avenir.


IX

Les plantes parasites nous offriraient également de singuliers et
malicieux spectacles, telle cette étonnante Grande Cuscute qu’on appelle
vulgairement Teigne ou Barbe de moine. Elle n’a pas de feuilles, et à
peine sa tige a-t-elle atteint quelques centimètres de longueur,
qu’elle abandonne volontairement ses racines, pour s’enrouler autour de
la victime qu’elle a choisie et dans laquelle elle enfonce ses suçoirs.
Dès lors, elle vit exclusivement aux dépens de sa proie. Il est
impossible de tromper sa perspicacité, elle refusera tout soutien qui ne
lui plaît pas, et ira chercher, assez loin s’il le faut, la tige de
Chanvre, de Houblon, de Luzerne ou de Lin qui convient à son tempérament
et à ses goûts.

Cette Grande Cuscute appelle naturellement notre attention sur les
plantes grimpantes, qui ont des mœurs très remarquables et dont il
faudrait dire un mot. Du reste, ceux d’entre nous qui ont quelque peu
vécu à la campagne ont eu maintes fois l’occasion d’admirer l’instinct,
la sorte de vision qui dirige les vrilles de la Vigne vierge ou du
Volubilis, vers le manche d’un râteau ou d’une bêche posé contre un mur.
Déplacez le râteau, et le lendemain la vrille se sera complètement
retournée et l’aura retrouvé. Schopenhauer, dans son traité: _Ueber den
Willen in der Natur_, au chapitre consacré à la physiologie des plantes,
résume sur ce point et sur plusieurs autres une foule d’observations et
d’expériences qu’il serait trop long de rapporter ici. J’y renvoie donc
le lecteur; il y trouvera l’indication de nombreuses sources et
références. Ai-je besoin d’ajouter que depuis cinquante ou soixante ans,
ces sources se sont étrangement multipliées et qu’au surplus, la matière
est presque inépuisable?

Entre tant d’inventions, de ruses, de précautions diverses, citons
encore, à titre d’exemples, la prudence de l’Hyoséride rayonnante
(_Hyoseris radiata_), petite plante à fleurs jaunes, assez semblable au
Pissenlit, et qu’on trouve fréquemment sur les vieux murs de la Riviera.
Afin d’assurer à la fois la dissémination et la stabilité de sa race,
elle porte en même temps deux espèces de graines: les unes se détachent
facilement et sont munies d’ailes pour se livrer au vent, tandis que les
autres qui en sont dépourvues, demeurent prisonnières dans
l’inflorescence et ne sont libérées que lorsque celle-ci se décompose.

Le cas de la Lampourde épineuse (_Xanthium spinosum_) nous montre à quel
point sont bien conçus et réussissent effectivement certains systèmes de
dissémination. Cette Lampourde est une affreuse mauvaise herbe hérissée
de pointes barbares. Il n’y a pas bien longtemps, elle était inconnue
dans l’Europe occidentale, et personne, naturellement, n’avait songé à
l’y acclimater. Elle doit ses conquêtes aux crochets qui garnissent les
capsules de ses fruits et qui s’agriffent à la toison des animaux.
Originaire de la Russie, elle nous est arrivée dans les ballots de laine
importés du fond des steppes de la Moscovie, et l’on pourrait suivre sur
la carte les étapes de cette grande migratrice qui s’annexa un nouveau
monde.

La Silène d’Italie (_Silene Italica_), petite fleur blanche et naïve
qu’on trouve en abondance sous les oliviers, a fait travailler sa pensée
dans une autre direction. Apparemment très craintive, très susceptible,
pour éviter la visite d’insectes incommodes et indélicats, elle garnit
ses tiges de poils glanduleux d’où suinte une liqueur visqueuse et où se
prennent si bien les parasites que les paysans du Midi utilisent la
plante comme attrape-mouches dans leurs maisons. Certaines espèces de
Silènes ont d’ailleurs ingénieusement simplifié le système. Comme c’est
surtout les fourmis qu’elles redoutent, elles ont trouvé qu’il
suffisait, pour les empêcher de passer, de disposer sous le nœud de
chaque tige un large anneau gluant. C’est exactement ce que font les
jardiniers quand ils tracent autour du tronc des pommiers afin d’arrêter
l’ascension des chenilles, un anneau de goudron.

Ceci nous mènerait à étudier les moyens de défense des plantes. M.
Henri Coupin, dans un excellent livre de vulgarisation: _Les Plantes
originales_, auquel je renvoie le lecteur qui désire de plus amples
détails, examine quelques-unes de ces armes bizarres. Il y a d’abord la
passionnante question des épines, au sujet desquelles un élève de la
Sorbonne, M. Lothelier, a fait de très curieuses expériences, qui
prouvent que l’ombre et l’humidité tendent à supprimer les parties
piquantes des végétaux. Par contre, plus le lieu où elle croît est aride
et brûlé de soleil, plus la plante se hérisse et multiplie ses dards,
comme si elle comprenait que presque seule survivante parmi les rocs
déserts ou sur le sable calciné, il est nécessaire qu’elle redouble
énergiquement sa défense contre un ennemi qui n’a plus le choix de sa
proie. Il est en outre remarquable que, cultivées par l’homme, la
plupart des plantes à épines abandonnent peu à peu leurs armes,
remettant le soin de leur salut au protecteur surnaturel qui les adopte
dans son clos[B].

Certaines plantes, entre autres les Borraginées remplacent les épines
par des poils très durs. D’autres, comme l’Ortie, y ajoutent le poison.
D’autres, le Géranium, la Menthe, la Rue, etc., pour écarter les
animaux, s’imprègnent d’odeurs fortes. Mais les plus étranges sont
celles qui se défendent mécaniquement. Je ne citerai que la Prêle qui
s’entoure d’une véritable armure de grains de Silex microscopiques. Du
reste, presque toutes les Graminées, afin de décourager la gloutonnerie
des limaces et des escargots, introduisent de la chaux dans leurs
tissus.


X

Avant d’aborder l’étude des appareils compliqués que nécessite la
fécondation croisée, parmi les milliers de cérémonies nuptiales en usage
dans nos jardins, mentionnons les idées ingénieuses de quelques fleurs
très simples où les époux naissent, s’aiment et meurent dans la même
corolle. On connaît suffisamment le type du système: les étamines[C] ou
organes mâles, généralement frêles et nombreuses, sont rangées autour
du pistil robuste et patient. «_Mariti et uxores uno eodemque thalamo
gaudent_», dit délicieusement le grand Linné. Mais la disposition, la
forme, les habitudes de ces organes varient de fleur en fleur, comme si
la nature avait une pensée qui ne peut encore se fixer, ou une
imagination qui se fait son point d’honneur de ne jamais se répéter.
Souvent le pollen, quand il est mûr, tombe tout naturellement du haut
des étamines sur le pistil; mais, bien souvent aussi, pistil et étamines
sont de même taille, ou celles-ci sont trop éloignées, ou le pistil est
deux fois plus grand qu’elles. Ce sont alors des efforts infinis pour se
joindre. Tantôt, comme dans l’Ortie, les étamines, au fond de la
corolle, se tiennent accroupies sur leur tige. Au moment de la
fécondation, celle-ci se détend telle qu’un ressort, et l’anthère ou sac
à pollen qui la surmonte lance un nuage de poussière sur le stigmate.
Tantôt, comme chez l’Épine-vinette, pour que l’hymen ne puisse
s’accomplir que durant les belles heures d’un beau jour, les étamines,
éloignées du pistil, sont maintenues contre les parois de la fleur par
le poids de deux glandes humides; le soleil paraît, évapore le liquide,
et les étamines délestées se précipitent sur le stigmate. Ailleurs c’est
autre chose: ainsi chez les Primevères, les femelles sont tour à tour
plus longues ou plus petites que les mâles. Dans le Lis, la Tulipe,
etc., l’épouse, trop élancée, fait ce qu’elle peut pour recueillir et
fixer le pollen. Mais le système le plus original et le plus fantaisiste
est celui de la Rue (_Ruta graveolens_), une herbe médicinale assez
malodorante, de la bande mal famée des emménagogues. Les étamines,
tranquilles et dociles dans la corolle jaune, attendent, rangées en
cercle autour du gros pistil trapu. A l’heure conjugale, obéissant à
l’ordre de la femme qui fait apparemment une sorte d’appel nominal, l’un
des mâles s’approche et touche le stigmate, puis viennent le troisième,
le cinquième, le septième, le neuvième mâle, jusqu’à ce que tout le rang
impair ait donné. Ensuite, c’est dans le rang pair, le tour du deuxième,
du quatrième, du sixième, etc. C’est bien l’amour au commandement. Cette
fleur qui sait compter me paraissait si extraordinaire que je n’en ai
pas cru, d’abord, les botanistes et que j’ai tenu à vérifier plus d’une
fois son sentiment des nombres avant d’oser le confirmer. J’ai constaté
qu’elle se trompe assez rarement.

Il serait abusif de multiplier ces exemples. Une simple promenade dans
les champs ou les bois permettra de faire sur ce point mille
observations aussi curieuses que celles que rapportent les botanistes.
Mais, avant de clore ce chapitre, je tiens à signaler une dernière
fleur; non qu’elle témoigne d’une imagination bien extraordinaire, mais
pour la grâce délicieuse et facilement saisissable de son geste d’amour.
C’est la Nigelle de Damas (_Nigella damascena_) dont les noms vulgaires
sont charmants: Cheveux de Vénus, Diable dans le buisson, Belle aux
cheveux dénoués, etc., efforts heureux et touchants de la poésie
populaire pour décrire une petite plante qui lui plaît. On la trouve,
cette plante, à l’état sauvage, dans le Midi, au bord des routes et sous
les oliviers, et dans le Nord on la cultive assez souvent dans les
jardins un peu démodés. La fleur est d’un bleu tendre, simple comme une
fleurette de primitif, et les «Cheveux de Vénus, les cheveux dénoués»,
sont les feuilles emmêlées, ténues et légères qui entourent la corolle
d’un «buisson» de verdure vaporeuse. A la naissance de la fleur, les
cinq pistils, extrêmement longs, se tiennent étroitement groupés au
centre de la couronne d’azur, comme cinq reines vêtues de robes vertes,
altières, inaccessibles. Autour d’elles se presse sans espoir la foule
innombrable de leurs amants, les étamines, qui n’arrivent pas à la
hauteur de leurs genoux. Alors, au sein de ce palais de turquoises et de
saphirs, dans le bonheur des jours d’été, commence le drame sans paroles
et sans dénouement que l’on puisse prévoir, de l’attente impuissante,
inutile, immobile. Mais les heures s’écoulent, qui sont les années de la
fleur; l’éclat de celle-ci se ternit, des pétales se détachent, et
l’orgueil des grandes reines, sous le poids de la vie semble enfin
s’infléchir. A un moment donné, comme si elles obéissaient au mot
d’ordre secret et irrésistible de l’amour qui juge l’épreuve suffisante,
d’un mouvement concerté et symétrique, comparable aux harmonieuses
paraboles d’un quintuple jet d’eau qui retombe dans sa vasque, toutes
ensemble se penchent à la renverse et viennent gracieusement cueillir,
aux lèvres de leurs humbles amants, la poudre d’or du baiser nuptial.


XI

L’imprévu, comme on voit, abonde ici. Il y aurait donc à écrire un gros
livre sur l’intelligence des plantes, comme Romanes en fit un sur
l’intelligence des animaux. Mais cette esquisse n’a nullement la
prétention de devenir un manuel de ce genre; j’y veux simplement attirer
l’attention sur quelques événements intéressants qui se passent à côté
de nous, dans ce monde où nous nous croyons un peu trop vaniteusement
privilégiés. Ces événements ne sont pas choisis, mais pris à titre
d’exemples, au hasard des observations et des circonstances. Au
demeurant, j’entends, en ces brèves notes, m’occuper avant tout de la
fleur, car c’est en elle qu’éclatent les plus grandes merveilles.
J’écarte pour l’instant les fleurs carnivores, Droséras, Népenthès,
Sarracéniées, etc., qui touchent au règne animal et demanderaient une
étude spéciale et développée, pour ne m’attacher qu’à la fleur vraiment
fleur, à la fleur proprement dite, que l’on croit insensible et
inanimée.

Afin de séparer les faits des théories, parlons d’elle comme si elle
avait prévu et conçu à la manière des hommes, ce qu’elle a réalisé. Nous
verrons plus loin ce qu’il faut lui laisser, ce qu’il convient de lui
reprendre. En ce moment, la voilà seule en scène, comme une princesse
magnifique douée de raison et de volonté. Il est indéniable qu’elle en
paraît pourvue; et pour l’en dépouiller, il faut avoir recours à de bien
obscures hypothèses. Elle est donc là, immobile sur sa tige, abritant
dans un tabernacle éclatant les organes reproducteurs de la plante. Il
semble qu’elle n’aie qu’à laisser s’accomplir, au fond de ce tabernacle
d’amour, l’union mystérieuse des étamines et du pistil. Et beaucoup de
fleurs y consentent. Mais pour beaucoup d’autres se pose, gros
d’affreuses menaces, le problème, normalement insoluble, de la
fécondation croisée. A la suite de quelles expériences innombrables et
immémoriales ont-elles reconnu que l’auto-fécondation, c’est-à-dire la
fécondation du stigmate par le pollen tombé des anthères qui l’entourent
dans la même corolle, entraîne rapidement la dégénérescence de l’espèce?
Elles n’ont rien reconnu, ni profité d’aucune expérience, nous dit-on.
La force des choses élimina tout simplement et peu à peu les graines et
les plantes affaiblies par l’auto-fécondation. Bientôt, ne subsistèrent
que celles qu’une anomalie quelconque, par exemple la longueur exagérée
du pistil inaccessible aux anthères, empêchait qu’elles se fécondassent
elles-mêmes. Ces exceptions survivant seules, à travers mille
péripéties, l’hérédité fixa finalement l’œuvre du hasard, et le type
normal disparut.


XII

Nous verrons plus loin ce qu’éclairent ces explications. Pour le moment,
sortons encore une fois dans le jardin ou dans la plaine, afin d’étudier
de plus près deux ou trois inventions curieuses du génie de la fleur. Et
déjà, sans nous éloigner de la maison, voici, hantée des abeilles, une
touffe odorante qu’habite un mécanicien très habile. Il n’est personne,
même parmi les moins rustiques, qui ne connaisse la bonne Sauge. C’est
une _Labiée_ sans prétention; elle porte une fleur très modeste qui
s’ouvre énergiquement, comme une gueule affamée, afin de happer au
passage les rayons du soleil. On en trouve d’ailleurs un grand nombre de
variétés, qui, détail curieux, n’ont pas toutes adopté ou poussé à la
même perfection le système de fécondation que nous allons examiner.

Mais je ne m’occupe ici que de la Sauge la plus commune, celle qui
recouvre en ce moment, comme pour célébrer le passage du Printemps, de
draperies violettes, tous les murs de mes terrasses d’oliviers. Je vous
assure que les balcons des grands palais de marbre qui attendent les
rois, n’eurent jamais décoration plus luxueuse, plus heureuse, plus
odorante. On croit saisir les parfums mêmes des clartés du soleil
lorsqu’il est le plus chaud, lorsque sonne midi...

Pour en venir aux détails, le stigmate ou organe femelle est donc
renfermé dans la lèvre supérieure, qui forme une sorte de capuchon, où
se trouvent également les deux étamines ou organes mâles. Afin
d’empêcher qu’elles ne fécondent le stigmate qui partage le même
pavillon nuptial, ce stigmate est deux fois plus long qu’elles, de sorte
qu’elles n’ont aucun espoir de l’atteindre. Du reste, pour éviter tout
accident, la fleur s’est faite _proténandre_, c’est-à-dire que les
étamines mûrissent avant le pistil, si bien que lorsque la femelle est
apte à concevoir, les mâles ont déjà disparu. Il faut donc qu’une force
extérieure intervienne pour accomplir l’union en transportant un pollen
étranger sur le stigmate abandonné. Un certain nombre de fleurs, les
_anémophiles_, s’en remettent au vent de ce soin. Mais la Sauge, et
c’est le cas le plus général, est _entomophile_, c’est-à-dire qu’elle
aime les insectes et ne compte que sur la collaboration de ceux-ci. Du
reste, elle n’ignore point,--car elle sait bien des choses,--qu’elle vit
dans un monde où il convient de ne s’attendre à aucune sympathie, à
aucune aide charitable. Elle ne perdra donc pas sa peine à faire
d’inutiles appels à la complaisance de l’abeille. L’abeille, comme tout
ce qui lutte contre la mort sur notre terre, n’existe que pour soi et
pour son espèce, et ne se soucie nullement de rendre service aux fleurs
qui la nourrissent. Comment l’obliger d’accomplir malgré elle, ou du
moins à son insu, son office matrimonial? Voici le merveilleux piège
d’amour imaginé par la Sauge: tout au fond de sa tente de soie violette,
elle distille quelques gouttes de nectar; c’est l’appât. Mais, barrant
l’accès du liquide sucré, se dressent deux tiges parallèles, assez
semblables aux arbres pivotants d’un pont-levis hollandais. Tout en haut
de chaque tige se trouve une grosse ampoule, l’anthère, qui déborde de
pollen; en bas, deux ampoules plus petites servent de contrepoids. Quand
l’abeille pénètre dans la fleur, pour atteindre le nectar, elle doit
pousser de la tête les petites ampoules. Les deux tiges, qui pivotent
sur un axe, basculent aussitôt, et les anthères supérieures viennent
toucher les flancs de l’insecte qu’ils couvrent de poussière fécondante.

Aussitôt l’abeille sortie, les pivots formant ressorts ramènent le
mécanisme à sa position primitive, et tout est prêt à fonctionner lors
d’une nouvelle visite.

Cependant, ce n’est là que la première moitié du drame: la suite se
déroule dans un autre décor. En une fleur voisine, où les étamines
viennent de se flétrir, entre en scène le pistil qui attend le pollen.
Il sort lentement du capuchon, s’allonge, s’incline, se recourbe, se
bifurque, de manière à barrer à son tour l’entrée du pavillon. Allant au
nectar, la tête de l’abeille passe librement sous la fourche suspendue,
mais celle-ci vient lui frôler le dos et les flancs, exactement aux
points que touchèrent les étamines. Le stigmate bifide absorbe avidement
la poussière argentée et l’imprégnation s’accomplit. Il est du reste
facile, en introduisant dans la fleur un brin de paille ou le bout d’une
allumette, de mettre en branle l’appareil et de se rendre compte de la
combinaison et de la précision touchantes et merveilleuses de tous ses
mouvements.

Les variétés de la Sauge sont très nombreuses, on en compte environ cinq
cents, et je vous fais grâce de la plupart de leurs noms scientifiques
qui ne sont pas toujours élégants: _Salvia Pratensis_, _Officinalis_
(celle de nos potagers), _Horminum_, _Horminoides_, _Glutinosa_,
_Sclarea_, _Rœmeri_, _Azurea_, _Pitcheri_, _Splendens_ (la magnifique
Sauge écarlate de nos corbeilles), etc. Il ne s’en trouve peut-être pas
une seule qui n’ait modifié quelque détail du mécanisme que nous venons
d’examiner. Les unes, et c’est, je crois, un perfectionnement
discutable, ont doublé, parfois triplé la longueur du pistil, de telle
façon qu’il sort non seulement du capuchon, mais vient amplement se
recourber en panache devant l’entrée de la fleur. Elles évitent ainsi le
danger, à la rigueur possible, de la fécondation du stigmate par les
anthères logées dans le même capuchon, mais, par contre, il se peut
faire, si la _proténandrie_ n’est pas rigoureuse, que l’abeille, au
sortir de la fleur, dépose sur ce stigmate le pollen des anthères avec
lesquelles il cohabite. D’autres, dans le mouvement de bascule, font
diverger davantage les anthères, qui, de cette manière, frappent avec
plus de précision les flancs de l’animal. D’autres enfin n’ont pas
réussi à agencer, à ajuster toutes les parties de la mécanique. Je
trouve, par exemple, non loin de mes Sauges violettes, près du puits,
sous une touffe de Lauriers-roses, une famille à fleurs blanches
teintées de lilas pâle. On n’y découvre ni projet ni trace de bascule.
Les étamines et le stigmate encombrent pêle-mêle le milieu de la
corolle. Tout y semble livré au hasard et désorganisé. Je ne doute pas
qu’il ne soit possible, à qui réunirait les très nombreuses variétés de
cette Labiée, de reconstituer toute l’histoire, de suivre toutes les
étapes de l’invention, depuis le désordre primitif de la Sauge blanche
que j’ai sous les yeux, jusqu’aux derniers perfectionnements de la Sauge
officinale. Qu’est-ce à dire? Le système est-il encore à l’étude dans la
tribu aromatique? En est-on toujours à la période de la mise au point et
des essais, comme pour la vis d’Archimède dans la famille du Sainfoin?
N’y a-t-on pas encore unanimement reconnu l’excellence de la bascule
automatique? Tout ne serait donc pas immuable et préétabli, on
discuterait, on expérimenterait donc dans ce monde que nous croyons
fatalement, organiquement routinier[D]?


XIII

Quoi qu’il en soit, la fleur de la plupart des Sauges offre donc une
élégante solution du grand problème de la fécondation croisée. Mais de
même que, parmi les hommes, une invention nouvelle est aussitôt reprise,
simplifiée, améliorée par une foule de petits chercheurs infatigables,
dans le monde des fleurs qu’on pourrait appeler «mécaniques», le brevet
de la Sauge a été tourné et, en maints détails, étrangement
perfectionné. Une assez vulgaire Scrofularinée, la Pédiculaire des bois
(_Pedicularis sylvatica_), que vous avez sûrement rencontrée dans les
parties ombragées des boqueteaux et des bruyères, y a apporté des
modifications extrêmement ingénieuses. La forme de la corolle est à peu
près pareille à celle de la Sauge; le stigmate et les deux anthères sont
tous trois logés dans le capuchon supérieur. Seule la petite boule
humide du stigmate dépasse le capuchon, tandis que les anthères y
demeurent strictement prisonnières. Dans ce tabernacle soyeux, les
organes des deux sexes sont donc très à l’étroit, et même en contact
immédiat; néanmoins, grâce à un dispositif tout différent de celui de la
Sauge, l’auto-fécondation est absolument impossible. En effet, les
anthères forment deux ampoules pleines de poudre; ces ampoules qui n’ont
chacune qu’une ouverture sont juxtaposées de manière que ces ouvertures
coïncidant, s’obturent réciproquement. Elles sont maintenues de force à
l’intérieur du capuchon, sur leurs tiges repliées qui forment ressort,
par deux sortes de dents. L’abeille ou le bourdon qui pénètre dans la
fleur pour y puiser le nectar, écarte nécessairement ces dents; aussitôt
libérées, les ampoules surgissent, se projettent au dehors et s’abattent
sur le dos de l’insecte.

Mais là ne s’arrêtent pas le génie et la prévoyance de la fleur. Comme
le fait observer H. Müller, qui le premier étudia complètement le
prodigieux mécanisme de la Pédiculaire, «si les étamines frappaient
l’insecte en conservant leur disposition relative, pas un grain de
pollen n’en sortirait, puisque leurs orifices se bouchent
réciproquement. Mais un artifice aussi simple qu’ingénieux vient à bout
de la difficulté. La lèvre inférieure de la corolle, au lieu d’être
symétrique et horizontale, est irrégulière et oblique, au point qu’un
côté est plus haut que l’autre de quelques millimètres. Le bourdon posé
dessus ne peut avoir lui-même qu’une position inclinée. Il en résulte
que sa tête ne heurte que l’une après l’autre les saillies de la
corolle. C’est donc successivement aussi que se produit le déclenchement
des étamines, et l’une, puis l’autre, viennent frapper l’insecte, leur
orifice libre, et l’asperger de poussière fécondante.

«Quand le bourdon passe ensuite à une autre fleur, il la féconde
inévitablement, car, détail omis à dessein, ce qu’il rencontre tout
d’abord en poussant sa tête à l’entrée de la corolle, c’est le stigmate
qui le frôle, juste à l’endroit où il va, l’instant d’après, être
atteint par le choc des étamines, l’endroit précisément où l’ont déjà
touché les étamines de la fleur qu’il vient de quitter.»


XIV

On pourrait multiplier indéfiniment ces exemples, chaque fleur a son
idée, son système, son expérience acquise qu’elle met à profit. A
examiner de près leurs petites inventions, leurs procédés divers, on se
rappelle ces passionnantes expositions de machines-outils, où le génie
mécanique de l’homme révèle toutes ses ressources. Mais notre génie
mécanique date d’hier; tandis que la mécanique florale fonctionne depuis
des milliers d’années. Lorsque la fleur fit son apparition sur notre
terre, il n’y avait autour d’elle aucun modèle qu’elle pût imiter; il a
fallu qu’elle tirât tout de son propre fond. A l’époque où nous en
étions encore à la massue, à l’arc, au fléau d’armes, aux jours
relativement récents où nous imaginâmes le rouet, la poulie, le palan,
le bélier, au temps,--c’était pour ainsi dire l’année dernière,--où nos
chefs-d’œuvre étaient la catapulte, l’horloge et le métier à tisser, la
Sauge avait façonné les arbres pivotants et les contrepoids de sa
bascule de précision, et la Pédiculaire ses ampoules obturées comme pour
une expérience scientifique, les déclenchements successifs de ses
ressorts et la combinaison de ses plans inclinés. Qui donc, il y a moins
de cent ans, se doutait des propriétés de l’hélice que l’Érable et le
Tilleul utilisent depuis la naissance des arbres. Quand
parviendrons-nous à construire un parachute ou un aviateur aussi rigide,
aussi léger, aussi subtil et aussi sûr que celui du Pissenlit? Quand
trouverons-nous le secret de tailler dans un tissu aussi fragile que la
soie des pétales, un ressort aussi puissant que celui qui projette dans
l’espace le pollen doré du Genêt d’Espagne? Et la Momordique ou Pistolet
de Dames dont je citais le nom au commencement de cette petite étude,
qui nous dira le mystère de sa force miraculeuse? Connaissez-vous la
Momordique? C’est une humble Cucurbitacée, assez commune le long du
littoral méditerranéen. Son fruit charnu qui ressemble à un petit
concombre est doué d’une vitalité, d’une énergie inexplicables. Si peu
qu’on le touche, au moment de sa maturité, il se détache subitement de
son pédoncule par une contraction convulsive, et lance à travers
l’ouverture produite par l’arrachement, mêlé à de nombreuses graines, un
jet mucilagineux, d’une si prodigieuse puissance qu’il emporte la
semence à quatre ou cinq mètres de la plante natale. Le geste est aussi
extraordinaire que si nous parvenions, proportion gardée, à nous vider
d’un seul mouvement spasmodique et à envoyer tous nos organes, nos
viscères et notre sang à un demi-kilomètre de notre peau ou de notre
squelette. Du reste, un grand nombre de graines usent en balistique de
procédés et utilisent des sources d’énergie qui nous sont plus ou moins
inconnues. Rappelez-vous, par exemple, les crépitements du Colza et du
Genêt; mais l’un des grands maîtres de l’artillerie végétale c’est
l’Épurge. L’Épurge est une Euphorbiacée de nos climats, une grande
«mauvaise herbe» assez ornementale, qui dépasse souvent la taille de
l’homme. En ce moment, j’ai sur ma table, trempant dans un verre d’eau,
une branche d’Épurge. Elle porte des baies trilobées et verdâtres qui
renferment les graines. De temps en temps, une de ces baies éclate avec
fracas, et les graines douées d’une vitesse initiale prodigieuse
frappent de tous côtés les meubles et les murs. Si l’une d’elles vous
atteint au visage, vous croirez être piqué par un insecte, tant est
extraordinaire la force de pénétration de ces minuscules semences
grosses comme des têtes d’épingle. Examinez la baie, cherchez les
ressorts qui l’animent, vous ne trouverez pas le secret de cette force;
elle est aussi invisible que celle de nos nerfs. Le Genêt d’Espagne
(_Spartium Junceum_) a non seulement des cosses, mais des fleurs à
ressort. Peut-être avez-vous remarqué l’admirable plante. C’est le plus
superbe représentant de cette puissante famille des Genêts, âpre à la
vie, pauvre, sobre, robuste, que ne rebute aucune terre, aucune épreuve.
Il forme le long des sentiers et dans les montagnes du Midi, d’énormes
boules touffues, parfois hautes de trois mètres, qui de mai à juin, se
couvrent d’une magnifique floraison d’or pur, dont les parfums mêlés à
ceux de son habituel voisin, le Chèvrefeuille, étalent sous la fureur
d’un soleil calcaire, des délices qu’on ne peut définir qu’en évoquant
des rosées célestes, des sources élyséennes, des fraîcheurs et des
transparences d’étoiles au creux de grottes bleues...

La fleur de ce Genêt, comme celle de toutes les Légumineuses
papilionacées, ressemble à la fleur des pois de nos jardins; et ses
pétales inférieurs soudés en éperon de galère enferment hermétiquement
les étamines et le pistil. Tant qu’elle n’est pas mûre, l’abeille qui
l’explore la trouve impénétrable. Mais dès qu’arrive pour les fiancés
captifs l’heure de la puberté, sous le poids de l’insecte qui se pose,
l’éperon s’abaisse, la chambre d’or éclate voluptueusement, projetant au
loin, avec force, sur le visiteur, sur les fleurs prochaines, un nuage
de poudre lumineuse, qu’un large pétale disposé en auvent, rabat, par
surcroît de précautions, sur le stigmate qu’il s’agit d’imprégner.


XV

Ceux qui voudraient étudier à fond tous ces problèmes, je les renvoie
aux ouvrages de Christian-Konrad Sprengel, qui le premier, et dès 1793,
dans son curieux travail: _Das entdeckte Geheimniss der Natur_, analysa
les fonctions des différents organes chez les Orchidées; puis aux livres
de Charles Darwin, du docteur H. Müller de Lippstadt, de Hildebrandt, de
l’Italien Delpino, de Hooker, de Robert Brown et de bien d’autres.

C’est parmi les Orchidées que nous trouverons les manifestations les
plus parfaites et les plus harmonieuses de l’intelligence végétale. En
ces fleurs tourmentées et bizarres, le génie de la plante atteint ses
points extrêmes et vient percer d’une flamme insolite la paroi qui
sépare les règnes. Du reste, il ne faut pas que ce nom d’Orchidées nous
égare et nous fasse croire qu’il ne s’agit ici que de fleurs rares et
précieuses, de ces reines de serres qui semblent réclamer les soins de
l’orfèvre plutôt que ceux du jardinier. Notre flore indigène et sauvage,
qui comprend toutes nos modestes «Mauvaises herbes», compte plus de
vingt-cinq espèces d’Orchidées, parmi lesquelles, justement, se
rencontrent les plus ingénieuses et les plus compliquées. C’est elles
que Charles Darwin a étudiées dans son livre: _De la Fécondation des
Orchidées par les insectes_, qui est l’histoire merveilleuse des plus
héroïques efforts de l’âme de la fleur. Il ne saurait être question de
résumer ici, en quelques lignes, cette abondante et féerique biographie.
Néanmoins, puisque nous nous occupons de l’intelligence des fleurs, il
est nécessaire de donner une idée suffisante des procédés et des
habitudes mentales de celle qui l’emporte sur toutes dans l’art
d’obliger l’abeille ou le papillon à faire exactement ce qu’elle désire,
dans la forme et le temps prescrits.


XVI

Il n’est pas facile de faire comprendre, sans figures, le mécanisme
extraordinairement complexe de l’Orchidée; j’essayerai néanmoins d’en
donner une idée suffisante, à l’aide de comparaisons plus ou moins
approximatives, tout en évitant autant que possible l’emploi des termes
techniques, tels que _rétinacle_, _labellum_, _rostellum_, _pollinies_,
etc., qui n’évoquent aucune image précise chez les personnes peu
familières avec la Botanique.

Prenons l’une des Orchidées les plus répandues dans nos contrées,
l’_Orchis maculata_, par exemple, ou plutôt, car elle est un peu plus
grande et par conséquent d’observation plus facile, l’_Orchis
latifolia_, l’_Orchis à larges feuilles_, vulgairement appelée
_Pentecôte_. C’est une plante vivace qui atteint de trente à soixante
centimètres de hauteur. Elle est assez commune dans les bois et les
prairies humides, et porte un thyrse de petites fleurs rosâtres qui
s’épanouissent en mai et en juin.

La fleur type de nos Orchidées représente assez exactement une gueule
fantastique et béante de dragon chinois. La lèvre inférieure très
allongée et pendante, en forme de tablier dentelé ou déchiqueté, sert de
pied-à-terre ou de reposoir à l’insecte. La lèvre supérieure s’arrondit
en une sorte de capuchon qui abrite les organes essentiels; tandis qu’au
dos de la fleur, à côté du pédoncule, s’abaisse une espèce d’éperon ou
de long cornet pointu qui renferme le nectar. Chez la plupart des
fleurs, le stigmate ou organe femelle est une petite houppe plus ou
moins visqueuse qui, patiente, au bout d’une tige fragile, attend la
venue du pollen. Dans l’Orchidée, cette installation classique est
devenue méconnaissable. Au fond de la gueule, à la place qu’occupe la
luette dans la gorge, se trouvent deux stigmates étroitement soudés,
au-dessus desquels s’élève un troisième stigmate modifié en un organe
extraordinaire. Il porte à son sommet une sorte de pochette, ou plus
exactement de demi-vasque qu’on appelle le _rostellum_. Cette
demi-vasque est pleine d’un liquide visqueux, dans lequel trempent deux
minuscules boulettes d’où sortent deux courtes tiges chargées à leur
extrémité supérieure d’un paquet de grains de pollen soigneusement
ficelé.

Voyons maintenant ce qui se produit lorsqu’un insecte pénètre dans la
fleur. Il se pose sur la lèvre inférieure, étalée pour le recevoir, et,
attiré par l’odeur du nectar, cherche à atteindre, tout au fond, le
cornet qui le contient. Mais le passage est, à dessein, très rétréci; et
sa tête en s’avançant heurte forcément la demi-vasque. Aussitôt
celle-ci, attentive au moindre choc, se déchire suivant une ligne
convenable, et met à nu les deux boulettes enduites du liquide visqueux.
Ces dernières en contact immédiat avec le crâne du visiteur s’y
attachent et s’y collent solidement, de façon que, lorsque l’insecte
quitte la fleur, il les emporte et, avec elles, les deux tiges qu’elles
soutiennent et que terminent les paquets de pollen ficelés. Voilà donc
l’insecte coiffé de deux cornes droites, en forme de bouteille à
Champagne. Artisan inconscient d’une œuvre difficile, il visite une
fleur voisine. Si ses cornes demeuraient rigides, elles iraient
simplement frapper de leurs paquets de pollen les paquets de pollen dont
les pieds trempent dans la vasque vigilante, et du pollen qui se
mêlerait au pollen ne naîtrait aucun événement. Ici éclate le génie,
l’expérience et la prévoyance de l’Orchidée. Elle a minutieusement
calculé le temps nécessaire à l’insecte pour pomper le nectar et se
rendre à la fleur prochaine et elle a constaté qu’il lui fallait en
moyenne trente secondes. Nous avons vu que les paquets de pollen sont
portés sur deux courtes tiges qui s’insèrent dans les boulettes
visqueuses; or, aux points d’insertion se trouvent, sous chaque tige, un
petit disque membraneux dont la seule fonction est, au bout de trente
secondes, de contracter et de replier chacune de ces tiges, de manière
qu’elles s’inclinent en décrivant un arc de 90°. C’est le résultat d’un
nouveau calcul, non plus dans le temps, cette fois, mais dans l’espace.
Les deux cornes de pollen qui coiffent le messager nuptial, sont
maintenant horizontales et pointent en avant de sa tête, si bien que,
quand il entrera dans la fleur voisine, elles iront exactement frapper
les deux stigmates soudés que surplombe la demi-vasque.

Ce n’est pas tout, et le génie de l’Orchidée n’est pas encore au bout de
sa prévoyance. Le stigmate qui reçoit le choc du paquet de pollen est
enduit d’une substance visqueuse. Si cette substance était aussi
énergiquement adhésive que celle que renferme la petite vasque, les
masses polliniques, leur tige rompue, s’y englueraient et y
demeureraient fixées tout entières, et leur destinée serait close. Il ne
faut pas que cela arrive; il importe de ne pas épuiser en une seule
aventure les chances du pollen, mais de les multiplier autant que
possible. La fleur qui compte les secondes et mesure les lignes, est
chimiste par surcroît et distille deux espèces de gommes: l’une
extrêmement agrippante et durcissant immédiatement au contact de l’air,
pour coller les cornes à pollen sur la tête de l’insecte, l’autre très
diluée, pour le travail du stigmate. Celle-ci est juste assez prenante
pour dénouer ou déranger un peu les fils ténus et élastiques qui
enveloppent les grains de pollen. Quelques-uns de ces grains y adhèrent,
mais la masse pollinique n’est pas détruite; et quand l’insecte visitera
d’autres fleurs, elle continuera presque indéfiniment son œuvre
fécondante.

Ai-je exposé tout le miracle? Non, il faudrait encore appeler
l’attention sur maint détail négligé; entre autres sur le mouvement de
la petite vasque qui, après que sa membrane s’est rompue pour démasquer
les boulettes visqueuses, relève immédiatement son bord inférieur, afin
de garder en bon état, dans le liquide gluant, le paquet de pollen que
l’insecte n’aurait pas emporté. Il y aurait lieu de noter aussi la
divergence très curieusement combinée des tiges polliniques sur la tête
de l’insecte, ainsi que certaines précautions chimiques, communes à
toutes les plantes, car de très récentes expériences de Gaston Bonnier
semblent prouver que chaque fleur, afin de maintenir intacte son espèce,
sécrète des toxines qui détruisent ou stérilisent tous les pollens
étrangers. C’est, à peu près, tout ce que nous voyons; mais ici, comme
en toutes choses, le véritable et grand miracle commence où s’arrête
notre regard.


XVII

Je viens de trouver à l’instant, dans un coin inculte de l’olivaie, un
superbe pied de Loroglosse à odeur de bouc (_Loroglossum hircinum_),
variété que, je ne sais pour quelle cause (peut-être est-elle
extrêmement rare en Angleterre), Darwin n’a pas étudiée. C’est
assurément de toutes nos Orchidées indigènes, la plus remarquable, la
plus fantastique, la plus stupéfiante. Si elle avait la taille des
Orchidées américaines, on pourrait affirmer qu’il n’existe pas de plante
plus chimérique. Figurez-vous un thyrse, dans le genre de celui de la
Jacinthe, mais un peu plus haut. Il est symétriquement garni de fleurs
hargneuses, à trois cornes, d’un blanc verdâtre pointillé de violet
pâle. Le pétale inférieur orné à sa naissance de caroncules bronzées, de
moustaches mérovingiennes, et de bubons lilas de mauvais augure,
s’allonge interminablement, follement, invraisemblablement, en forme de
ruban tire-bouchonné, de la couleur que prennent les noyés après un mois
de séjour dans la rivière. De l’ensemble, qui évoque l’idée des pires
maladies et paraît s’épanouir dans on ne sait quel pays de cauchemars
ironiques et de maléfices, se dégage une affreuse et puissante odeur de
bouc empoisonné qui se répand au loin et décèle la présence du monstre.
Je signale et décris ainsi cette nauséabonde Orchidée, parce qu’elle
est assez commune en France, qu’on la reconnaît aisément et qu’elle se
prête fort bien, en raison de sa taille et de la netteté de ses organes,
aux expériences que l’on voudrait faire. Il suffit en effet d’introduire
dans la fleur, en la poussant soigneusement jusqu’au fond du nectaire,
la pointe d’une allumette, pour voir se succéder, à l’œil nu, toutes les
péripéties de la fécondation. Frôlée au passage, la pochette ou
_rostellum_ s’abaisse, découvrant le petit disque visqueux (le
Loroglosse n’en a qu’un) qui supporte les deux tiges à pollen. Aussitôt
ce disque agrippe violemment le bout de bois, les deux loges qui
renferment les boulettes de pollen s’ouvrent longitudinalement, et quand
on retire l’allumette, son extrémité est solidement coiffée de deux
cornes divergentes et rigides que terminent des boules d’or.
Malheureusement, on ne jouit pas ici, comme dans l’expérience avec
l’_Orchis latifolia_, du joli spectacle qu’offre l’inclination graduelle
et précise des deux cornes. Pourquoi ne s’abaissent-elles point? Il
suffit de pousser l’allumette coiffée dans un nectaire voisin pour
constater que ce mouvement serait inutile, la fleur étant beaucoup plus
grande que celle de l’_Orchis maculata_ ou _latifolia_, et le cornet à
nectar disposé de telle sorte que, lorsque l’insecte chargé des masses
polliniques y pénètre, ces masses arrivent exactement à la hauteur du
stigmate qu’il s’agit d’imprégner.

Ajoutons qu’il importe, pour que l’expérience réussisse, de choisir une
fleur bien mûre. Nous ignorons quand elle l’est; mais l’insecte et la
fleur le savent, car celle-ci n’invite ses hôtes nécessaires, en leur
offrant une goutte de nectar, qu’au moment où tout son appareil est prêt
à fonctionner.


XVIII

Voilà le fond du système de fécondation adoptée par l’Orchidée de nos
contrées. Mais chaque espèce, chaque famille en modifie, en
perfectionne les détails selon son expérience, sa psychologie et ses
convenances particulières. L’_Orchis_ ou _Anacamptis pyramidalis_, par
exemple, une des plus intelligentes, a ajouté à sa lèvre inférieure ou
_labellum_, deux petites crêtes qui guident la trompe de l’insecte vers
le nectaire et la forcent d’accomplir exactement tout ce qu’on attend
d’elle. Darwin compare très justement cet ingénieux accessoire à
l’instrument dont on se sert parfois pour guider un fil dans le trou
d’une aiguille. Autre amélioration intéressante: les deux petites boules
qui portent les tiges à pollen et trempent dans la demi-vasque sont
remplacées par un seul disque visqueux, en forme de selle. Si l’on
introduit dans la fleur, en suivant le chemin que doit suivre la trompe
de l’insecte, une pointe d’aiguille ou une soie de porc, on constate
très nettement les avantages de ce dispositif plus simple et plus
pratique. Dès que la soie a effleuré la demi-vasque, celle-ci se rompt
suivant une ligne symétrique, découvrant le disque en forme de selle qui
s’attache instantanément à la soie. Retirez vivement cette soie, et vous
aurez tout juste le temps de surprendre le joli mouvement de la selle
qui, assise sur la soie ou l’aiguille, replie ses deux ailes inférieures
de façon à enlacer étroitement l’objet qui la soutient. Ce mouvement a
pour but d’affermir l’adhérence de la selle, et surtout d’assurer avec
plus de précision que chez l’_Orchidée à larges feuilles_, la divergence
indispensable des tiges à pollen. Aussitôt que la selle a embrassé la
soie, et que les tiges à pollen qui y sont implantées, entraînées par sa
contraction, divergent forcément, commence le second mouvement des tiges
qui s’inclinent vers le bout de la soie, de la même manière que dans
l’Orchidée que nous avons précédemment étudiée. Ces deux mouvements
combinés s’effectuent en trente ou trente-quatre secondes.


XIX

N’est-ce pas exactement ainsi, par des riens, par des reprises, des
retouches successives que progressent les inventions humaines? Nous
avons tous suivi, dans la plus récente de nos industries mécaniques, les
perfectionnements minimes mais incessants de l’allumage, de la
carburation, du débrayage, du changement de vitesse. On dirait vraiment
que les idées viennent aux fleurs de la même façon qu’elles nous
viennent. Elles tâtonnent dans la même nuit, elles rencontrent les mêmes
obstacles, la même mauvaise volonté, dans le même inconnu. Elles
connaissent les mêmes lois, les mêmes déceptions, les mêmes triomphes
lents et difficiles. Il semble qu’elles ont notre patience, notre
persévérance, notre amour-propre; la même intelligence nuancée et
diverse, presque le même espoir et le même idéal. Elles luttent comme
nous, contre une grande force indifférente qui finit par les aider. Leur
imagination inventive suit non seulement les mêmes méthodes prudentes et
minutieuses, les mêmes petits sentiers fatigants, étroits et contournés,
elle a aussi des bonds inattendus qui mettent tout à coup au point
définitif, une trouvaille incertaine. C’est ainsi qu’une famille de
grands inventeurs, parmi les Orchidées, une étrange et riche famille
américaine, celle des Catasétidées, a, d’une pensée hardie, brusquement
bouleversé un certain nombre d’habitudes qui lui semblaient sans doute
trop primitives. D’abord, la séparation des sexes est absolue; chacun
d’eux a sa fleur particulière. Ensuite, la pollinie ou, en d’autres
termes, la masse ou le paquet de pollen, ne trempe plus sa tige dans une
vasque pleine de gomme, y attendant, un peu inerte, et en tous cas
privée d’initiative, le bon hasard qui doit la fixer sur la tête de
l’insecte. Elle est repliée sur un puissant ressort, dans une sorte de
loge. Rien n’attire spécialement l’insecte du côté de cette loge. Aussi
bien les superbes Catasétidées n’ont-elles pas compté, comme les
Orchidées vulgaires, sur tel ou tel mouvement du visiteur; mouvement
dirigé et précis, si vous voulez, mais néanmoins aléatoire. Non, ce
n’est plus seulement dans une fleur admirablement machinée, c’est dans
une fleur animée et, au pied de la lettre, sensible, que pénètre
l’insecte. A peine s’est-il posé sur le magnifique parvis de soie
cuivrée, que de longues et nerveuses antennes qu’il doit forcément
effleurer portent l’alarme dans tout l’édifice. Aussitôt se déchire la
loge où est retenue captive, sur son pédicelle replié que soutient un
gros disque visqueux, la masse de pollen, divisée en deux paquets.
Brusquement dégagé, le pédicelle se détend comme un ressort, entraînant
les deux paquets de pollen et le disque visqueux, qui sont violemment
projetés au dehors. A la suite d’un curieux calcul balistique, le disque
est toujours lancé en avant, et va frapper l’insecte auquel il adhère.
Celui-ci, étourdi du choc, ne pense plus qu’à quitter au plus vite la
corolle agressive et à se réfugier dans une fleur voisine. C’est tout ce
que voulait l’Orchidée américaine.


XX

Signalerai-je aussi les simplifications curieuses et pratiques
qu’apporte au système général une autre famille d’Orchidées exotiques,
les Cypripédiées? Rappelons-nous toujours les circonvolutions des
inventions humaines; nous en avons ici une contre-épreuve amusante. A
l’atelier, un ajusteur, au laboratoire, un préparateur, un élève, dit un
jour au patron: «Si nous essayions de faire tout le contraire?--Si nous
renversions le mouvement?--Si nous intervertissions le mélange des
liquides?»--On tente l’expérience; et de l’inattendu sort tout à coup
de l’inconnu. On croirait volontiers que les Cypripédiées ont tenu entre
elles des propos analogues. Nous connaissons tous le _Cypripedium_ ou
Sabot de Vénus; c’est, avec son énorme menton en galoche, son air
hargneux et venimeux, la fleur la plus caractéristique de nos serres,
celle qui nous semble l’Orchidée-type, pour ainsi dire. Le _Cypripedium_
a bravement supprimé tout l’appareil compliqué et délicat des paquets de
pollen à ressort, des tiges divergentes, des disques visqueux, des
gommes savantes, etc. Son menton en sabot et une anthère stérile en
forme de bouclier barrent l’entrée de manière à forcer l’insecte de
passer sa trompe sur deux petits tas de pollen. Mais là n’est pas le
point important; ce qui est tout à fait inattendu et anormal, c’est
qu’au rebours de ce que nous avons constaté chez toutes les autres
espèces, ce n’est plus le stigmate, l’organe femelle qui est visqueux;
mais le pollen lui-même, dont les grains, au lieu d’être pulvérulents,
sont revêtus d’un enduit si gluant qu’on peut l’étirer et l’allonger en
fils. Quels sont les avantages et les inconvénients de cette disposition
nouvelle?--Il est à craindre que le pollen transporté par l’insecte ne
s’attache à tout autre objet que le stigmate; par contre, le stigmate
est dispensé de sécréter le fluide destiné à stériliser tout pollen
étranger. En tout cas, ce problème demanderait une étude particulière.
Il y a ainsi des brevets dont on ne saisit pas immédiatement l’utilité.


XXI

Pour en finir avec cette étrange tribu des Orchidées, il nous reste à
dire quelques mots d’un organe auxiliaire qui met en branle toute la
mécanique: le nectaire. Il a d’ailleurs été, de la part du génie de
l’espèce, l’objet de recherches, de tentatives, d’expériences aussi
intelligentes, aussi variées que celles qui modifient sans cesse
l’économie des organes essentiels.

Le nectaire, nous l’avons vu, est en principe, une sorte de long éperon,
de long cornet pointu qui s’ouvre tout au fond de la fleur, à côté du
pédoncule, et fait plus ou moins contrepoids à la corolle. Il contient
un liquide sucré, le nectar, dont se nourrissent les papillons, les
coléoptères et d’autres insectes, et que l’abeille transforme en miel.

Il est donc chargé d’attirer les hôtes indispensables. Il s’est conformé
à leur taille, à leurs habitudes, à leurs goûts: il est toujours disposé
de telle sorte qu’ils ne puissent y introduire et en retirer leur trompe
qu’après avoir scrupuleusement et successivement accompli tous les rites
prescrits par les lois organiques de la fleur.

Nous connaissons déjà suffisamment le caractère et l’imagination
fantasques des Orchidées, pour prévoir qu’ici, comme ailleurs, et même
plus qu’ailleurs, car l’organe plus souple s’y prêtait davantage, leur
esprit inventif, pratique, observateur et tâtillon, se donne libre
cours. L’une d’elles par exemple, le _Sarcanthus teretifolius_, ne
parvenant probablement pas à élaborer, pour coller le paquet de pollen
sur la tête de l’insecte, un liquide visqueux qui durcît assez vite, a
tourné la difficulté, en s’appliquant à retarder autant que possible la
trompe du visiteur dans les étroits passages qui mènent au nectar. Le
labyrinthe qu’elle a tracé est tellement compliqué, que Bauer, l’habile
dessinateur de Darwin, dut s’avouer vaincu et renonça à le reproduire.

Il en est qui, partant de l’excellent principe, que toute simplification
est perfectionnement, ont bravement supprimé le cornet à nectar. Elles
l’ont remplacé par certaines excroissances charnues, bizarres et
évidemment succulentes, que rongent les insectes. Est-il besoin
d’ajouter que ces excroissances sont toujours disposées de telle sorte
que l’hôte qui s’en régale doit nécessairement mettre en branle toute
la mécanique à pollen?


XXII

Mais, sans nous attarder à mille petites ruses très variées, terminons
ces contes de fées par l’étude des appâts du _Coryanthes macrantha_. En
vérité, nous ne savons plus exactement à quelle sorte d’être nous avons
affaire. La stupéfiante Orchidée a imaginé ceci: sa lèvre inférieure ou
_labellum_ forme une espèce de grand godet dans lequel des gouttes d’une
eau presque pure, sécrétée par deux cornets situés au-dessus, tombent
continuellement; quand ce godet est à demi plein, l’eau s’écoule d’un
côté par une gouttière. Toute cette installation hydraulique est déjà
fort remarquable; mais voici où commence le côté inquiétant, je dirai
presque diabolique de la combinaison. Le liquide que sécrètent les
cornets et qui s’accumule dans la vasque de satin, n’est pas du nectar,
et n’est nullement destiné à attirer les insectes; il a une mission bien
plus délicate, dans le plan réellement machiavélique de l’étrange fleur.
Les insectes naïfs sont invités par les parfums sucrés que répandent les
excroissances charnues dont nous avons parlé plus haut, à prendre place
dans le piège. Ces excroissances se trouvent au-dessus du godet, en une
sorte de chambre où donnent accès deux ouvertures latérales. La grosse
abeille visiteuse,--la fleur étant énorme ne séduit guère que les plus
lourds hyménoptères, comme si les autres éprouvaient quelque honte à
pénétrer en d’aussi vastes et somptueux salons,--la grosse abeille se
met à ronger les savoureuses caroncules. Si elle était seule, son repas
terminé, elle s’en irait tranquillement, sans même effleurer le godet
plein d’eau, le stigmate et le pollen: et rien n’arriverait de ce qui
est requis. Mais la sage Orchidée a observé la vie qui s’agite autour
d’elle. Elle sait que les abeilles forment un peuple innombrable, avide
et affairé, qu’elles sortent par milliers aux heures ensoleillées, qu’il
suffit qu’un parfum vibre comme un baiser au seuil d’une fleur qui
s’ouvre, pour qu’elles accourent en foule au festin préparé sous la
tente nuptiale. Voici donc deux ou trois butineuses dans la chambre
sucrée; le lieu est exigu, les parois sont glissantes, les invitées
brutales. Elles se pressent, se bousculent, si bien que l’une d’elles
finit toujours par choir dans le godet qui l’attend sous le repas
perfide. Elle y trouve un bain inattendu; y mouille consciencieusement
ses belles ailes diaphanes, et malgré d’immenses efforts, ne parvient
plus à reprendre son vol. C’est bien là que la guette la fleur
astucieuse. Il n’existe, pour sortir du godet magique, qu’une seule
ouverture, la gouttière qui déverse au dehors le trop-plein du
réservoir. Elle est tout juste assez large pour livrer passage à
l’insecte dont le dos touche d’abord la surface gluante du stigmate,
puis les glandes visqueuses des masses de pollen qui l’attendent le long
de la voûte. Il s’échappe ainsi, chargé de la poudre adhésive, entre
dans une fleur voisine, où recommence le drame du repas, de la
bousculade, de la chute, de la baignade et de l’évasion, qui met
forcément en contact avec l’avide stigmate le pollen importé.

Voilà donc une fleur qui connaît et exploite les passions des insectes.
On ne saurait prétendre que tout ceci n’est qu’interprétations plus ou
moins romanesques; non, les faits sont d’observation précise et
scientifique, et il est impossible d’expliquer d’autre façon l’utilité
et la disposition des divers organes de la fleur. Il faut accepter
l’évidence. Cette ruse incroyable et efficace est d’autant plus
surprenante, qu’elle ne tend pas à satisfaire ici le besoin de manger,
immédiat et urgent, qui aiguise les plus obtuses intelligences: elle n’a
en vue qu’un idéal lointain: la propagation de l’espèce.

Mais pourquoi, dira-t-on, ces complications fantastiques qui
n’aboutissent qu’à grandir les dangers du hasard? Ne nous hâtons pas de
juger et de répondre. Nous ignorons tout des raisons de la plante.
Savons-nous les obstacles qu’elle rencontre du côté de la logique et de
la simplicité? Connaissons-nous, au fond, une seule des lois organiques
de son existence et de sa croissance? Quelqu’un qui nous verrait du haut
de Mars ou de Vénus nous évertuer à la conquête de l’air, se demanderait
de même: pourquoi ces appareils informes et monstrueux, ces ballons, ces
aéroplanes, ces parachutes, quand il serait si simple d’imiter les
oiseaux et de munir les bras d’une paire d’ailes suffisantes?


XXIII

A ces preuves d’intelligence, la vanité un peu puérile de l’homme oppose
l’objection traditionnelle: oui, elles créent des merveilles, mais ces
merveilles demeurent éternellement les mêmes. Chaque espèce, chaque
variété a son système, et, de générations en générations, n’y apporte
nulle amélioration sensible. Il est certain que depuis que nous les
observons, c’est-à-dire depuis une cinquantaine d’années, nous n’avons
pas vu le _Coryanthes macrantha_ ou les _Catasétidées_ perfectionner
leur piège; c’est tout ce que nous pouvons affirmer, et c’est vraiment
insuffisant. Avons-nous seulement tenté les expériences les plus
élémentaires, et savons-nous ce que feraient au bout d’un siècle les
générations successives de notre étonnante Orchidée baigneuse placées
dans un milieu différent, parmi des insectes insolites? Du reste, les
noms que nous donnons aux genres, espèces et variétés finissent par nous
tromper nous-mêmes, et nous créons ainsi d’imaginaires types que nous
croyons fixés, alors qu’ils ne sont probablement que les représentants
d’une même fleur qui continue de modifier lentement ses organes selon
de lentes circonstances.

Les fleurs précédèrent les insectes sur notre terre; elles durent donc,
quand ceux-ci apparurent, adapter aux mœurs de ces collaborateurs
imprévus toute une machinerie nouvelle. Ce fait seul, géologiquement
incontestable, parmi tout ce que nous ignorons, suffit à établir
l’évolution, et ce mot un peu vague ne signifie-t-il pas, en dernière
analyse, adaptation, modification, progrès intelligent?

Du reste, pour ne pas recourir à cet événement préhistorique, il serait
facile de grouper un grand nombre de faits qui démontreraient que la
faculté d’adaptation et de progrès intelligents n’est pas exclusivement
réservée à l’espèce humaine. Sans revenir sur les chapitres détaillés
que j’ai consacrés à ce sujet dans _La Vie des Abeilles_, je rappellerai
simplement deux ou trois détails topiques qui s’y trouvent cités. Les
abeilles, par exemple, ont inventé la ruche. A l’état sauvage et
primitif et dans leur pays d’origine, elles travaillent à l’air libre.
C’est l’incertitude, l’inclémence de nos saisons septentrionales qui
leur donna l’idée de chercher un abri dans le creux des rochers ou des
arbres. Cette idée de génie rendit au butinage et aux soins du «couvain»
les milliers d’ouvrières autrefois immobilisées autour des rayons afin
d’y maintenir la chaleur nécessaire. Il n’est pas rare, surtout dans le
Midi, que durant les étés exceptionnellement doux, elles retournent à
ces mœurs tropicales de leurs ancêtres[E].

Autre fait: transportée en Australie ou en Californie, notre abeille
noire change complètement ses habitudes. Dès la seconde ou la troisième
année, ayant constaté que l’été est perpétuel, que les fleurs ne font
jamais défaut, elle vit au jour le jour, se contente de récolter le miel
et le pollen indispensables à la consommation quotidienne, et son
observation récente et raisonnée l’emportant sur l’expérience
héréditaire, elle ne fait plus de provisions. Dans le même ordre
d’idées, Büchner mentionne un trait qui prouve également l’adaptation
aux circonstances, non pas lente, séculaire, inconsciente et fatale,
mais immédiate et intelligente: à la Barbade, au milieu des raffineries
où pendant toute l’année elles trouvent le sucre en abondance, elles
cessent complètement de visiter les fleurs.

Rappelons enfin l’amusant démenti qu’elles donnèrent à deux savants
entomologistes anglais: Kirby et Spence. «Montrez-nous, disaient-ils, un
seul cas où, pressées par les circonstances, elles aient eu l’idée de
substituer l’argile ou le mortier à la cire et à la propolis, et nous
conviendrons qu’elles sont capables de raisonner.»

A peine avaient-ils exprimé ce désir assez arbitraire, qu’un autre
naturaliste, André Knight, ayant enduit d’une espèce de ciment fait de
cire et de térébenthine l’écorce de certains arbres, observa que ses
abeilles renonçaient entièrement à récolter la propolis et n’usaient
plus que de cette substance nouvelle et inconnue qu’elles trouvaient
toute préparée et en abondance aux environs de leur logis. Au surplus,
dans la pratique apicole, quand il y a disette de pollen, il suffit de
mettre à leur disposition quelques pincées de farine, pour qu’elles
comprennent immédiatement que celle-ci peut leur rendre les mêmes
services et être employée aux mêmes usages que la poussière des
anthères, bien que la saveur, l’odeur et la couleur soient absolument
différentes.

Ce que je viens de rappeler au sujet des abeilles, pourrait, je pense,
_mutatis mutandis_, se vérifier dans le royaume des fleurs. Il suffirait
probablement que l’admirable effort évolutif des nombreuses variétés de
la Sauge, par exemple, fût soumis à quelques expériences et étudié plus
méthodiquement que n’est capable de le faire le profane que je suis. En
attendant, parmi bien d’autres indices qu’il serait facile de réunir,
une curieuse étude de Babinet sur les céréales nous apprend que
certaines plantes, transportées loin de leur climat habituel, observent
les circonstances nouvelles et en tirent parti, exactement comme font
les abeilles. Ainsi, dans les régions les plus chaudes de l’Asie, de
l’Afrique et de l’Amérique, où l’hiver ne le tue pas annuellement,
notre blé redevient ce qu’il devait être à l’origine; une plante vivace
comme le gazon. Il y demeure toujours vert, s’y multiplie par la racine
et n’y porte plus d’épis ni de graines. Quand, de sa patrie tropicale et
primitive, il est venu s’acclimater dans nos contrées glacées, il lui a
donc fallu bouleverser ses habitudes et inventer un nouveau mode de
multiplication. Comme le dit excellemment Babinet, «l’organisme de la
plante, par un inconcevable miracle, a semblé pressentir la nécessité de
passer par l’état de graine, pour ne pas périr complètement pendant la
saison rigoureuse».


XXIV

En tous cas, pour détruire l’objection dont nous parlions plus haut et
qui nous a fait faire ce long détour, il suffirait que l’acte de progrès
intelligent fût constaté, ne serait-ce qu’une seule fois hors de
l’humanité. Mais à part le plaisir qu’on éprouve à réfuter un argument
trop vaniteux et périmé, que cette question de l’intelligence
personnelle des fleurs, des insectes ou des oiseaux a donc, au fond, peu
d’importance! Que l’on dise, à propos de l’Orchidée comme de l’abeille,
que c’est la Nature et non point la plante ou la mouche qui calcule,
combine, orne, invente et raisonne, quel intérêt cette distinction
peut-elle avoir pour nous? Une question bien plus haute et plus digne de
notre attention passionnée domine ces détails. Il s’agit de saisir le
caractère, la qualité, les habitudes et peut-être le but de
l’intelligence générale d’où émanent tous les actes intelligents qui
s’accomplissent sur cette terre. C’est à ce point de vue que l’étude des
êtres,--les fourmis et les abeilles entre autres,--où se manifestent le
plus nettement, hors de la forme humaine, les procédés et l’idéal de ce
génie, est une des plus curieuses que l’on puisse entreprendre. Il
semble, après tout ce que nous venons de constater, que ces tendances,
ces méthodes intellectuelles soient au moins aussi complexes, aussi
avancées, aussi saisissantes chez les Orchidées que chez les
Hyménoptères sociaux. Ajoutons qu’un grand nombre de mobiles, qu’une
partie de la logique de ces insectes agités et d’observation difficile,
nous échappent encore, au lieu que nous saisissons sans peine tous les
motifs silencieux, tous les raisonnements stables et sages de la
paisible fleur.


XXV

Or qu’observons-nous, en surprenant à l’œuvre la Nature, l’Intelligence
générale, ou le Génie universel (le nom n’importe guère) dans le monde
des fleurs? Bien des choses, et, pour n’en parler qu’en passant, car le
sujet prêterait à une longue étude, nous constatons tout d’abord que son
idée de beauté, d’allégresse, que ses moyens de séduction, ses goûts
esthétiques, sont très proches des nôtres. Mais sans doute serait-il
plus exact d’affirmer que les nôtres sont conformes aux siens. Il est en
effet bien incertain que nous ayons inventé une beauté qui nous soit
propre. Tous nos motifs architecturaux, musicaux, toutes nos harmonies
de couleur et de lumière, etc., sont directement empruntés à la Nature.
Sans évoquer la mer, la montagne, les ciels, la nuit, les crépuscules,
que ne pourrait-on dire, par exemple, sur la beauté des arbres? Je parle
non seulement de l’arbre considéré dans la forêt, qui est une des
puissances de la terre, peut-être la principale source de nos instincts,
de notre sentiment de l’univers, mais de l’arbre en soi, de l’arbre
solitaire, dont la verte vieillesse est chargée d’un millier de saisons.
Parmi ces impressions qui, sans que nous le sachions, forment le creux
limpide et peut-être le tréfonds de bonheur et de calme de toute notre
existence, qui de nous ne garde la mémoire de quelques beaux arbres?
Quand on a dépassé le milieu de la vie, quand on arrive au bout de la
période émerveillée, qu’on a épuisé à peu près tous les spectacles que
peuvent offrir l’art, le génie et le luxe des siècles et des hommes,
après avoir éprouvé et comparé bien des choses, on en revient à de très
simples souvenirs. Ils dressent à l’horizon purifié, deux ou trois
images innocentes, invariables et fraîches, qu’on voudrait emporter dans
le dernier sommeil, s’il est vrai qu’une image puisse passer le seuil
qui sépare nos deux mondes. Pour moi, je n’imagine pas de paradis, ni de
vie d’outre-tombe si splendide qu’elle devienne, où ne serait point à sa
place tel magnifique Hêtre de la Sainte-Baume, tel Cyprès ou tel
Pin-parasol de Florence ou d’un humble ermitage voisin de ma maison, qui
donnent au passant le modèle de tous les grands mouvements de résistance
nécessaire, de courage paisible, d’élan, de gravité, de victoire
silencieuse et de persévérance.


XXVI

Mais je m’éloigne trop; j’entendais simplement remarquer, à propos de la
fleur, que la Nature, lorsqu’elle veut être belle, plaire, réjouir et se
montrer heureuse, fait à peu près ce que nous ferions si nous disposions
de ses trésors. Je sais qu’en parlant ainsi, je parle un peu comme cet
évêque qui admirait que la Providence fît toujours passer les grands
fleuves à proximité des grandes villes; mais il est difficile
d’envisager ces choses d’un autre point de vue que l’humain. Or donc, de
ce point de vue, considérons que nous connaîtrions bien peu de signes,
bien peu d’expressions de bonheur si nous ne connaissions pas la fleur.
Pour bien juger de sa puissance d’allégresse et de beauté, il faut
habiter un pays où elle règne sans partage, comme le coin de Provence,
entre la Siagne et le Loup, où j’écris ces lignes. Ici, vraiment elle
est l’unique souveraine des vallées et des collines. Les paysans y ont
perdu l’habitude de cultiver le blé, comme s’ils n’avaient plus qu’à
pourvoir aux besoins d’une humanité plus subtile qui se nourrirait
d’odeurs suaves et d’ambroisie. Les champs ne forment qu’un bouquet qui
se renouvelle sans cesse, et les parfums qui se succèdent semblent
danser la ronde tout autour de l’année azurée. Les Anémones, les
Giroflées, les Mimosas, les Violettes, les Œillets, les Narcisses, les
Jacinthes, les Jonquilles, les Résédas, les Jasmins, les Tubéreuses
envahissent les jours et les nuits, les mois d’hiver, d’été, de
printemps et d’automne. Mais l’heure magnifique appartient aux Roses de
Mai. Alors, à perte de vue, du penchant des coteaux aux creux des
plaines, entre des digues de vignes et d’oliviers, elles coulent de
toutes parts comme un fleuve de pétales d’où émergent les maisons et les
arbres, un fleuve de la couleur que nous donnons à la jeunesse, à la
santé et à la joie. L’arome à la fois chaud et frais, mais surtout
spacieux qui entr’ouvre le ciel, émane, croirait-on, directement des
sources de la béatitude. Les routes, les sentiers sont taillés dans la
pulpe de la fleur, dans la substance même des Paradis. Il semble que,
pour la première fois de sa vie, on ait une vision satisfaisante du
bonheur.


XXVII

Toujours de notre point de vue humain, et pour persévérer dans
l’illusion nécessaire, à la première remarque ajoutons-en une autre un
peu plus étendue, un peu moins hasardeuse, et peut-être lourde de
conséquences: à savoir que le Génie de la Terre, qui est probablement
celui du monde entier, agit, dans la lutte vitale, exactement comme
agirait un homme. Il use des mêmes méthodes, de la même logique. Il
atteint au but par les moyens que nous emploierions, il tâtonne, il
hésite, il s’y reprend à plusieurs fois, il ajoute, il élimine, il
reconnaît et redresse ses erreurs comme nous le ferions à sa place. Il
s’évertue, il invente péniblement et petit à petit, à la façon des
ouvriers et des ingénieurs de nos ateliers. Il lutte, ainsi que nous,
contre la masse pesante, énorme et obscure de son être. Il ne sait pas
plus que nous où il va; il se cherche, se découvre peu à peu. Il a un
idéal souvent confus, mais où l’on distingue néanmoins une foule de
grandes lignes qui s’élèvent vers une vie plus ardente, plus complexe,
plus nerveuse, plus spirituelle. Matériellement, il dispose de
ressources infinies, il connaît le secret de prodigieuses forces que
nous ignorons; mais intellectuellement, il paraît strictement occuper
notre sphère, nous ne constatons pas, jusqu’ici, qu’il outrepasse ses
limites; et s’il ne va rien puiser par delà, n’est-ce pas à dire qu’il
n’y a rien hors de cette sphère? N’est-ce pas à dire que les méthodes
de l’esprit humain sont les seules possibles, que l’homme ne s’est pas
trompé, qu’il n’est ni une exception ni un monstre, mais l’être par qui
passent, en qui se manifestent le plus intensément les grandes volontés,
les grands désirs de l’Univers?


XXVIII

Les points de repère de notre connaissance émergent lentement,
parcimonieusement. Peut-être l’image fameuse de Platon, la caverne aux
murs de laquelle se reflètent des ombres inexpliquées, n’est-elle plus
suffisante; mais, si l’on voulait lui substituer une image nouvelle et
plus exacte, elle ne serait guère plus consolante. Imaginez cette
caverne agrandie. Jamais n’y pénétrerait un rayon de clarté. Excepté la
lumière et le feu, on l’aurait soigneusement pourvue de tout ce que
comporte notre civilisation; et des hommes s’y trouveraient prisonniers
depuis leur naissance. Ils ne regretteraient point la lumière, ne
l’ayant jamais vue; ils ne seraient pas aveugles, leurs yeux ne seraient
pas morts, mais n’ayant rien à regarder, deviendraient probablement
l’organe le plus sensible du toucher.

Afin de nous reconnaître en leurs gestes, représentons-nous ces
malheureux dans leurs ténèbres, au milieu de la multitude d’objets
inconnus qui les entourent. Que de bizarres méprises, de déviations
incroyables, d’interprétations imprévues! Mais qu’il paraîtrait touchant
et souvent ingénieux le parti qu’ils auraient tiré de choses qui
n’avaient pas été créées pour la nuit!... Combien de fois auraient-ils
rencontré juste, et quelle ne serait pas leur stupéfaction, si tout à
coup, à la clarté du jour, ils découvraient la nature et la destination
véritables d’outils et d’appareils qu’ils auraient de leur mieux
appropriés aux incertitudes de l’ombre?...

Pourtant, au regard de la nôtre, leur situation semble simple et facile.
Le mystère où ils rampent est borné. Ils ne sont privés que d’un sens,
au lieu qu’il est impossible d’estimer le nombre de ceux qui nous
manquent. La cause de leurs erreurs est unique et l’on ne peut compter
celles des nôtres.

Puisque nous vivons dans une caverne de ce genre, n’est-il pas
intéressant de constater que la puissance qui nous y a mis, agit souvent
et sur quelques points importants, comme nous agissons nous-mêmes? Ce
sont des lueurs dans notre souterrain qui nous montrent que nous ne nous
sommes pas trompés sur l’usage de tous les objets qui s’y trouvent; et
quelques-unes de ces lueurs nous y sont apportées par les insectes et
les fleurs.


XXIX

Nous avons mis longtemps un assez sot orgueil à nous croire des êtres
miraculeux, uniques et merveilleusement fortuits, probablement tombés
d’un autre monde, sans attaches certaines avec le reste de la vie, et,
en tout cas, doués d’une faculté insolite, incomparable, monstrueuse. Il
est bien préférable de n’être point si prodigieux, car nous avons appris
que les prodiges ne tardent pas à disparaître dans l’évolution normale
de la nature. Il est bien plus consolant d’observer que nous suivons la
même route que l’âme de ce grand monde, que nous avons mêmes idées,
mêmes espérances, mêmes épreuves et presque,--n’était notre rêve
spécifique de justice et de pitié,--mêmes sentiments. Il est bien plus
tranquillisant de s’assurer que nous employons, pour améliorer notre
sort, pour utiliser les forces, les occasions, les lois de la matière,
des moyens exactement pareils à ceux dont elle use pour éclairer et
ordonner ses régions insoumises et inconscientes; qu’il n’y en pas
d’autres, que nous sommes dans la vérité, que nous sommes bien à notre
place et chez nous dans cet univers pétri de substances inconnues, mais
dont la pensée est non pas impénétrable et hostile, mais analogue ou
conforme à la nôtre.

Si la nature savait tout, si elle ne se trompait jamais, si partout, en
toutes ses entreprises, elle se montrait d’emblée parfaite et
infaillible, si elle révélait en toutes choses une intelligence
incommensurablement supérieure à la nôtre, c’est alors qu’il y aurait
lieu de craindre et de perdre courage. Nous nous sentirions la victime
et la proie d’une puissance étrangère, que nous n’aurions aucun espoir
de connaître ou de mesurer. Il est bien préférable de se convaincre que
cette puissance, tout au moins au point de vue intellectuel, est
étroitement parente de la nôtre. Notre esprit puise aux mêmes réservoirs
que le sien. Nous sommes du même monde, presque entre égaux. Nous ne
frayons plus avec des dieux inaccessibles, mais avec des volontés
voilées et fraternelles, qu’il s’agit de surprendre et de diriger.


XXX

Il ne serait pas, j’imagine, très téméraire de soutenir qu’il n’y a pas
d’êtres plus ou moins intelligents, mais une intelligence éparse,
générale, une sorte de fluide universel qui pénètre diversement, selon
qu’ils sont bons ou mauvais conducteurs de l’esprit, les organismes
qu’il rencontre. L’homme serait, jusqu’ici, sur cette terre, le mode de
vie qui offrirait la moindre résistance à ce fluide que les religions
appelèrent divin. Nos nerfs seraient les fils où se répandrait cette
électricité plus subtile. Les circonvolutions de notre cerveau
formeraient en quelque sorte le bobine d’induction où se multiplierait
la force du courant, mais ce courant ne serait pas d’une autre nature,
ne proviendrait pas d’une autre source que celui qui passe dans la
pierre, dans l’astre, dans la fleur ou l’animal.

Mais voilà des mystères qu’il assez oiseux d’interroger; attendu que
nous ne possédons pas encore l’organe qui puisse recueillir leur
réponse. Contentons-nous d’avoir observé, hors de nous, certaines
manifestations de cette intelligence. Tout ce que nous observons en
nous-mêmes est à bon droit suspect; nous sommes à la fois juge et
partie, et nous avons trop d’intérêt à peupler notre monde d’illusions
et d’espérances magnifiques. Mais que le moindre indice extérieur nous
soit cher et précieux. Ceux que les fleurs viennent de nous offrir sont
probablement bien minimes, au regard de ce que nous diraient les
montagnes, la mer et les étoiles, si nous surprenions les secrets de
leur vie. Ils nous permettent néanmoins de présumer avec plus
d’assurance que l’esprit qui anime toutes choses ou se dégage d’elles
est de la même essence que celui qui anime notre corps. S’il nous
ressemble, si nous lui ressemblons ainsi, si tout ce qui se trouve en
lui, se retrouve en nous-mêmes, s’il emploie nos méthodes, s’il a nos
habitudes, nos préoccupations, nos tendances, nos désirs vers le mieux,
est-il illogique d’espérer tout ce que nous espérons instinctivement,
invinciblement, puisqu’il est presque certain qu’il l’espère aussi?
Est-il vraisemblable, quand nous trouvons éparse dans la vie une telle
somme d’intelligence, que cette vie ne fasse pas œuvre d’intelligence,
c’est-à-dire ne poursuive une fin de bonheur, de perfection, de victoire
sur ce que nous appelons le mal, la mort, les ténèbres, le néant, qui
n’est probablement que l’ombre de sa face ou son propre sommeil?



LES PARFUMS


Après avoir assez longuement parlé de l’intelligence des fleurs, il
semblera naturel que nous disions un mot de leur âme qui est leur
parfum. Malheureusement ici, de même que pour l’âme de l’homme, parfum
d’une autre sphère où baigne la raison, nous touchons tout de suite à
l’inconnaissable. Nous ignorons à peu près entièrement l’intention de
cette zone d’air férié et invisiblement magnifique que les corolles
répandent autour d’elles. Il est en effet fort douteux qu’elle serve
principalement à attirer les insectes. D’abord, beaucoup de fleurs,
parmi les plus odorantes, n’admettent pas la fécondation croisée, de
sorte que la visite de l’abeille ou du papillon leur est indifférente ou
importune. Ensuite, ce qui appelle les insectes, c’est uniquement le
pollen et le nectar, qui généralement, n’ont pas d’odeur sensible. Aussi
les voyons-nous négliger les fleurs les plus délicieusement parfumées,
telles que la Rose et l’Œillet, pour assiéger en foule celles de
l’Érable ou du Coudrier, dont l’arome est pour ainsi dire nul.

Avouons donc que nous ne savons pas encore en quoi les parfums sont
utiles à la fleur, de même que nous ignorons pourquoi nous les
percevons. L’odorat est effectivement le plus inexpliqué de nos sens. Il
est évident que la vue, l’ouïe, le toucher et le goût sont
indispensables à notre vie animale. Seule, une longue éducation nous
apprend à jouir avec désintéressement des formes, des couleurs et des
sons. Du reste, notre odorat exerce aussi d’importantes fonctions
serviles. Il est le gardien de l’air que nous respirons, il est
l’hygiéniste et le chimiste qui veille soigneusement sur la qualité des
aliments offerts, toute émanation désagréable décelant la présence de
germes suspects ou dangereux. Mais, à côté de cette mission pratique, il
en a une autre qui ne répond apparemment à rien. Les parfums sont en
tout point inutiles à notre vie physique. Trop violents, trop
permanents, ils peuvent même lui devenir hostiles. Néanmoins, nous
possédons une faculté qui s’en réjouit et nous en apporte la bonne
nouvelle avec autant d’enthousiasme et de conviction que s’il s’agissait
de la découverte d’un fruit ou d’un breuvage délicieux. Cette inutilité
mérite notre attention. Elle doit cacher un beau secret. Voici la seule
occurrence où la nature nous procure un plaisir gratuit, une
satisfaction qui n’orne pas un piège de la nécessité. L’odorat est
l’unique sens de luxe qu’elle nous ait octroyé. Aussi bien semble-t-il
presque étranger à notre corps, ne pas tenir fort étroitement à notre
organisme. Est-ce un appareil qui se développe ou s’atrophie, une
faculté qui s’endort ou s’éveille? Tout porte à croire qu’il évolue de
pair avec notre civilisation. Les anciens ne s’occupaient guère que des
bonnes odeurs les plus brutales, les plus lourdes, les plus solides,
pour ainsi dire, musc, benjoin, myrrhe, encens, etc., et l’arome des
fleurs est bien rarement mentionné dans les poèmes grecs et latins et
dans la littérature hébraïque. Aujourd’hui, voyons-nous nos paysans,
même dans leurs plus longs loisirs, songer à respirer une Violette ou
une Rose? N’est-ce pas, au contraire, le premier geste de l’habitant des
grandes villes qui découvre une fleur? Il y a donc quelque sujet
d’admettre que l’odorat soit le dernier né de nos sens, le seul
peut-être, qui ne soit pas «en voie de régression», comme disent
pesamment les biologistes. C’est une raison pour nous y attacher,
l’interroger et cultiver ses possibilités. Qui dira les surprises qu’il
nous réserverait s’il égalait, par exemple, la perfection de l’œil,
comme il fait chez le chien qui vit autant par le nez que par les yeux?

Il y a là un monde inexploré. Ce sens mystérieux qui, au premier abord,
paraît presque étranger à notre organisme, à le mieux considérer est
peut-être celui qui le pénètre le plus intimement. Ne sommes-nous pas,
avant tout, des êtres aériens? L’air ne nous est-il pas l’élément le
plus absolument et le plus promptement indispensable, et l’odorat
n’est-il pas justement l’unique sens qui en perçoive quelques parties?
Les parfums qui sont les joyaux de cet air qui nous fait vivre, ne
l’ornent pas sans raison. Il ne serait pas surprenant que ce luxe
incompris répondît à quelque chose de très profond et de très essentiel,
et plutôt, comme nous venons de le voir, à quelque chose qui n’est pas
encore, qu’à quelque chose qui n’est plus. Il est fort possible que ce
sens, le seul qui soit tourné vers l’avenir, saisisse déjà les
manifestations les plus frappantes d’une forme ou d’un état heureux et
salutaire de la matière qui nous réserve bien des surprises.

En attendant, il en est encore aux perceptions les plus violentes, les
moins subtiles. C’est à peine s’il soupçonne, en s’aidant de
l’imagination, les profonds et harmonieux effluves qui enveloppent
évidemment les grands spectacles de l’atmosphère et de la lumière. Comme
nous sommes sur le point de saisir ceux de la pluie ou du crépuscule,
pourquoi n’arriverions-nous pas à démêler et à fixer le parfum de la
neige, de la glace, de la rosée du matin, des prémices de l’aube, du
scintillement des étoiles? Tout doit avoir son parfum, encore
inconcevable, dans l’espace, même un rayon de lune, un murmure de l’eau,
un nuage qui plane, un sourire de l’azur...

       *       *       *       *       *

Le hasard, ou plutôt le choix de la vie, m’a ramené ces temps-ci aux
lieux où naissent et s’élaborent presque tous les parfums de l’Europe.
En effet, comme chacun sait, c’est sur la bande de terre lumineuse qui
s’étend de Cannes à Nice, que les dernières collines et les dernières
vallées de fleurs vivantes et sincères soutiennent une héroïque lutte
contre les grossières odeurs chimiques d’Allemagne, lesquelles sont
exactement aux parfums naturels ce que sont aux futaies et aux plaines
de la vraie campagne, les futaies et les plaines peintes d’une salle de
spectacle.

Le travail du paysan y est réglé sur une sorte de calendrier uniquement
floral, où dominent, en mai et en juillet, deux adorables reines: la
Rose et le Jasmin. Autour de ces deux souveraines de l’année, l’une
couleur d’aurore, l’autre vêtue d’étoiles blanches, défilent, de janvier
à décembre, les innombrables et promptes Violettes, les tumultueuses
Jonquilles, les Narcisses naïfs, à l’œil émerveillé, les Mimosas
énormes, le Réséda, l’Œillet chargé de précieuses épices, le Géranium
impérieux, la fleur d’Oranger tyranniquement virginale, la Lavande, le
Genêt d’Espagne, la trop puissante Tubéreuse et la Cassie qui est une
espèce d’Acacia et porte une fleur pareille à une chenille orangée.

Il est d’abord assez déconcertant de voir les grands rustres épais et
balourds, que la dure nécessité détourne partout ailleurs des sourires
de la vie, prendre ainsi les fleurs au sérieux, manier soigneusement ces
fragiles ornements de la terre, accomplir une besogne d’abeille ou de
princesse et ployer sous le faix des Violettes ou des Jonquilles. Mais
l’impression la plus frappante est celle de certains soirs ou de
certains matins de la saison des Roses ou du Jasmin. On croirait que
l’atmosphère de la terre vient de subitement changer, qu’elle a fait
place à celle d’une planète infiniment heureuse, où le parfum n’est
plus, comme ici-bas, fugitif, imprécis et précaire, mais stable, vaste,
plein, permanent, généreux, normal, inaliénable.

       *       *       *       *       *

On a plus d’une fois tracé--du moins je l’imagine--en parlant de Grasse
et de ses alentours, le tableau de cette industrie presque féerique qui
occupe toute une ville laborieuse, posée au flanc d’une montagne, comme
une ruche ensoleillée. On doit avoir dit les magnifiques charretées de
Roses roses déversées au seuil des fumantes usines, les vastes salles où
les trieuses nagent littéralement dans le flot des pétales, l’arrivée
moins encombrante mais plus précieuse des Violettes, des Tubéreuses, de
la Cassie, du Jasmin, en de larges corbeilles que les paysannes portent
noblement sur la tête. On doit avoir décrit les procédés divers par
lesquels on arrache aux fleurs, selon leur caractère, pour les fixer
dans le cristal, les secrets merveilleux de leur cœur. On sait que les
unes, les Roses par exemple, sont pleines de complaisances et de bonne
volonté et livrent leur arôme avec simplicité. On les entasse en
d’énormes chaudières, aussi hautes que celles de nos locomotives, où
passe de la vapeur d’eau. Peu à peu leur huile essentielle, plus
coûteuse qu’une gelée de perles, suinte goutte à goutte en un tube de
verre étroit comme une plume d’oie, au bas de l’alambic pareil à quelque
monstre qui donnerait péniblement naissance à une larme d’ambre.

Mais la plupart des fleurs laissent moins facilement emprisonner leur
âme. Je ne parlerai pas ici de toutes les tortures infiniment variées
qu’on leur inflige pour les forcer d’abandonner enfin le trésor qu’elles
cachent désespérément au fond de leur corolle. Il suffira, pour donner
une idée de la ruse du bourreau et de l’obstination de certaines
victimes, de rappeler le supplice de l’enfleurage à froid que subissent,
avant de rompre le silence, la Jonquille, le Réséda, la Tubéreuse et le
Jasmin.--Remarquons en passant que le parfum du Jasmin est le seul qui
soit inimitable, le seul qu’on ne puisse obtenir par le savant mélange
d’autres odeurs.

On étale donc un lit de graisse épais de deux doigts sur de grandes
plaques de verre, et le tout est abondamment recouvert de fleurs. A la
suite de quelles papelardes manœuvres, de quelles onctueuses promesses,
la graisse obtient-elle d’irrévocables confidences? Toujours est-il que
bientôt les pauvres fleurs trop confiantes n’ont plus rien à perdre.
Chaque matin on les enlève, on les jette aux débris, et une nouvelle
jonchée d’ingénues les remplace sur la couche insidieuse. Elles cèdent à
leur tour, souffrent le même sort, d’autres et d’autres les suivent. Ce
n’est qu’au bout de trois mois, c’est-à-dire après avoir dévoré
quatre-vingt-dix générations de fleurs, que la graisse avide et
captieuse, saturée d’abandons et d’aveux embaumés, refuse de dépouiller
de nouvelles victimes.

La Violette, elle, résiste aux instances de la graisse froide; il faut
qu’on y joigne le supplice du feu. On chauffe donc le saindoux au
bain-marie. A la suite de ce barbare traitement, l’humble et suave fleur
des routes printanières perd peu à peu la force qui gardait son secret.
Elle se rend, elle se donne; et son bourreau liquide, avant d’être repu,
absorbe quatre fois son poids de pétales, ce qui fait que l’ignoble
torture se prolonge durant toute la saison où les Violettes
s’épanouissent sous les Oliviers.

Mais le drame n’est pas terminé. Il s’agit maintenant, qu’elle soit
chaude ou froide, de faire rendre gorge à cette graisse avare qui entend
retenir, de toutes ses énergies informes et évasives, le trésor absorbé.
On y réussit non sans peine. Elle a des passions basses qui la perdent.
On l’abreuve d’alcool, on l’enivre, elle finit par lâcher prise. A
présent c’est l’alcool qui possède le mystère. A peine le détient-il
qu’il prétend, lui aussi, n’en faire part à personne, le garder pour soi
seul. On l’attaque à son tour, on le réduit, on l’évapore, on le
condense; et la perle liquide, après tant d’aventures, pure,
essentielle, inépuisable et presque impérissable, est enfin recueillie
dans une ampoule de cristal.

Je n’énumérerai pas les procédés chimiques d’extraction: aux éthers de
pétrole, au sulfure de carbone, etc. Les grands parfumeurs de Grasse,
fidèles aux traditions, répugnent à ces méthodes artificielles et
presque déloyales, qui ne donnent que d’acres arômes et froissent l’âme
de la fleur.



LA MESURE DES HEURES


L’été est la saison du bonheur. Quand reviennent parmi les arbres, dans
la montagne ou sur les plages, les belles heures de l’année; celles
qu’on attend et qu’on espère du fond de l’hiver, celles qui nous ouvrent
enfin les portes dorées du loisir, apprenons à en jouir pleinement,
longuement, voluptueusement. Ayons pour ces heures privilégiées une
mesure plus noble que celle où nous répandons les heures ordinaires.
Recueillons leurs éblouissantes minutes dans des urnes inaccoutumées,
glorieuses, transparentes et faites de la lumière même qu’elles doivent
contenir; comme on verse un vin précieux non dans les verreries
vulgaires de la table quotidienne, mais dans la plus pure coupe de
cristal et d’argent que recèle le dressoir des grandes fêtes.

       *       *       *       *       *

Mesurer le temps! Nous sommes ainsi faits que nous ne prenons conscience
de celui-ci et ne pouvons nous pénétrer de ses tristesses ou de ses
félicités qu’à la condition de le compter, de le peser comme une monnaie
que nous ne verrions point. Il ne prend corps, il n’acquiert sa
substance et sa valeur que dans les appareils compliqués que nous avons
imaginés pour le rendre visible, et, n’existant pas en soi, il emprunte
le goût, le parfum et la forme de l’instrument qui le détermine. C’est
ainsi que la minute déchiquetée par nos petites montres n’a pas même
visage que celle que prolonge la grande aiguille de l’horloge du beffroi
ou de la cathédrale. Il convient donc de n’être pas indifférent à la
naissance de nos heures. De même que nous avons des verres dont la
forme, la nuance et l’éclat varient selon qu’ils sont appelés à offrir à
nos lèvres le bordeaux léger, le bourgogne opulent, le rhin frais, le
porto lourd ou l’allégresse du champagne, pourquoi nos minutes ne
seraient-elles pas dénombrées selon des modes appropriés à leur
mélancolie, à leur inertie, à leur joie? Il sied, par exemple, que nos
mois laborieux et nos jours d’hiver, jours de tracas, d’affaires, de
hâte, d’inquiétude, soient strictement, méthodiquement, âprement divisés
et enregistrés par les rouages, les aiguilles d’acier, les disques
émaillés de nos pendules de cheminée, de nos cadrans électriques ou
pneumatiques et de nos minuscules montres de poche. Ici, le temps
majestueux, maître des hommes et des dieux, le temps, immense forme
humaine de l’éternité, n’est plus qu’un insecte opiniâtre qui ronge
mécaniquement une vie sans horizon, sans ciel et sans repos. Tout au
plus, aux moments de détente, le soir, sous la lampe, durant la trop
brève veillée dérobée aux soucis de la faim ou de la vanité, sera-t-il
permis au large balancier de cuivre de l’horloge cauchoise ou flamande
d’alentir et de solenniser les secondes qui précèdent les pas de la nuit
grave qui s’avance.

       *       *       *       *       *

D’autre part, pour nos heures non plus indifférentes mais réellement
sombres, pour nos heures de découragement, de renoncement, de maladie et
de souffrances, pour les minutes mortes de notre vie, regrettons
l’antique, le morne et silencieux sablier de nos ancêtres. Il n’est plus
aujourd’hui qu’un inactif symbole sur nos tombes ou sur les tentures
funéraires de nos églises; à moins que, pitoyablement déchu, on ne le
retrouve qui préside encore, dans quelque cuisine de province, à la
cuisson méticuleuse de nos œufs à la coque. Il ne subsiste plus comme
instrument du temps, bien qu’il figure encore, à côté de la faux, dans
ses armoiries surannées. Pourtant il avait ses mérites et ses raisons
d’être. Aux jours attristés de la pensée humaine, dans les cloîtres
bâtis autour de la demeure des trépassés, dans les couvents qui
n’entr’ouvraient leurs portes et leurs fenêtres que sur les lueurs
indécises d’un autre monde, plus redoutable que le nôtre, il était, pour
les heures dépouillées de leurs joies, de leurs sourires, de leurs
surprises heureuses et de leurs ornements, une mesure que nulle autre
n’aurait pu remplacer sans disgrâce. Il ne précisait pas le temps, il
l’étouffait dans la poudre. Il était fait pour compter un à un les
grains de la prière, de l’attente, de l’épouvante et de l’ennui. Les
minutes y coulaient en poussière, isolées de la vie ambiante du ciel,
du jardin, de l’espace, recluses dans l’ampoule de verre comme le moine
était reclus dans sa cellule, ne marquant, ne nommant aucune heure, les
ensevelissant toutes dans le sable funèbre, tandis que les pensées
désœuvrées qui veillaient sur leur chute incessante et muette s’en
allaient avec elles s’ajouter à la cendre des morts.

       *       *       *       *       *

Entre les magnifiques rives de l’été de flamme, il semble meilleur de
goûter l’ardente succession des heures dans l’ordre où les marque
l’astre même qui les épanche sur nos loisirs. En ces jours plus larges,
plus ouverts, plus épars, je n’ai foi et ne m’attache qu’aux grandes
divisions de la lumière que le soleil me nomme à l’aide de l’ombre
chaude de l’un de ses rayons sur le cadran de marbre qui là, dans le
jardin, près de la pièce d’eau, reflète et inscrit en silence, comme
s’il faisait une chose insignifiante, le parcours de nos mondes dans
l’espace planétaire. A cette transcription immédiate et seule
authentique des volontés du temps qui dirige les astres, notre pauvre
heure humaine, qui règle nos repas et les petits mouvements de notre
petite vie, acquiert une noblesse, une odeur d’infini impérieuse et
directe qui rend plus vastes et plus salutaires les matinées
éblouissantes de rosée et les après-midi presque immobiles du bel été
sans tache.

Malheureusement, le cadran solaire qui seul savait noblement suivre la
marche grave et lumineuse des heures immaculées, se fait rare et
disparaît de nos jardins. On ne le rencontre plus guère que dans la cour
d’honneur, aux terrasses de pierre, sur le mail, aux quinconces de
quelque vieille ville, de quelque vieux château, de quelque ancien
palais, où ses chiffres dorés, son disque et son style s’effacent sous
la main du dieu même dont ils devaient perpétuer le culte. Néanmoins,
la Provence, certaines bourgades italiennes sont demeurées fidèles à la
céleste horloge. On y voit fréquemment s’épanouir, au pignon ensoleillé
de la bastide la plus allègrement délabrée, le cercle peint à la fresque
où les rayons mesurent soigneusement leur marche féerique. Et des
devises profondes ou naïves, mais toujours significatives par la place
qu’elles occupent et la part qu’elles prennent à une énorme vie,
s’efforcent de mêler l’âme humaine à d’incompréhensibles phénomènes.
«L’heure de la justice ne sonne pas aux cadrans de ce monde», dit
l’inscription solaire de l’église de Tourette-sur-Loup, l’extraordinaire
petit village presque africain, voisin de ma demeure, et qui semble,
parmi l’éboulement des rocs et l’escalade des agaves et des figuiers de
barbarie, une Tolède en miniature, réduite aux os par le soleil. «_A
lumine motus._» «Je suis mue par la lumière», proclame fièrement une
autre horloge rayonnante. _Amyddst ye flowres, I tell ye houres!_ «Je
compte les heures parmi les fleurs», répète une antique table de marbre
au fond d’un vieux jardin. Mais l’une des plus belles exergues est
certes celle que découvrit un jour aux environs de Venise, Hazlitt, un
essayiste anglais du commencement de l’autre siècle: «_Horas non numero
nisi serenas._» «Je ne compte que les heures claires». «Quel sentiment
destructeur des soucis! Toutes les ombres s’effacent au cadran quand le
soleil se voile, et le temps n’est plus qu’un grand vide, à moins que
son progrès ne soit marqué par ce qui est joyeux, tandis que tout ce qui
n’est pas heureux descend dans l’oubli! Et la belle parole qui nous
apprend à ne compter les heures que par leurs bienfaits, à n’attacher
d’importance qu’aux sourires et à négliger les rigueurs du destin, à
composer notre existence des moments brillants et amènes, nous tournant
toujours vers le côté ensoleillé des choses et laissant passer tout le
reste à travers notre imagination oublieuse ou inattentive!»

       *       *       *       *       *

La pendule, le sablier, la clepsydre perdue donnent des heures
abstraites, sans forme et sans visage. Ce sont les instruments du temps
anémié de nos chambres, du temps esclave et prisonnier; mais le cadran
solaire nous révèle l’ombre réelle et palpitante de l’aile du grand dieu
qui plane dans l’azur. Autour du plateau de marbre qui orne la terrasse
ou le carrefour des larges avenues et qui s’harmonise si bien aux
escaliers majestueux, aux balustrades éployées, aux murailles de verdure
des charmilles profondes, nous jouissons de la présence fugitive mais
irrécusable des heures radieuses. Qui sut apprendre à les discerner dans
l’espace, les verra tour à tour toucher terre et se pencher sur l’autel
mystérieux pour faire un sacrifice au dieu que l’homme honore mais ne
peut pas connaître. Il les verra s’avancer en robes diverses et
changeantes, couronnées de fruits, de fleurs ou de rosée: d’abord celles
encore diaphanes et à peine visibles de l’aube; puis leurs sœurs de
midi, ardentes, cruelles, resplendissantes, presque implacables, et
enfin les dernières du crépuscule, lentes et somptueuses, que retarde,
dans leur marche vers la nuit qui s’approche, l’ombre empourprée des
arbres.

       *       *       *       *       *

Seul il est digne de mesurer la splendeur des mois verts et dorés. De
même que le bonheur profond, il ne parle point. Sur lui, le temps marche
en silence, comme il passe en silence sur les sphères de l’espace; mais
l’église du village voisin lui prête par moments sa voix de bronze, et
rien n’est harmonieux comme le son de la cloche qui s’accorde au geste
muet de son ombre marquant midi dans l’océan d’azur. Il donne un centre
et des noms successifs à la béatitude éparse et anonyme. Toute la
poésie, toutes les délices des environs, tous les mystères du firmament,
toutes les pensées confuses de la futaie qui garde la fraîcheur que lui
confia la nuit comme un trésor sacré, toute l’intensité bienheureuse et
tremblante des champs de froment, des plaines, des collines livrées sans
défense à la dévorante magnificence de la lumière, toute l’indolence du
ruisseau qui coule entre ses rives tendres, et le sommeil de l’étang qui
se couvre des gouttes de sueur que forment les lentilles d’eau, et la
satisfaction de la maison qui ouvre en sa façade blanche ses fenêtres
avides d’aspirer l’horizon, et le parfum des fleurs qui se hâtent de
finir une journée de beauté embrasée, et les oiseaux qui chantent selon
l’ordre des heures pour leur tresser des guirlandes d’allégresse dans le
ciel,--tout cela, avec des milliers de choses et des milliers de vies
qui ne sont pas visibles, se donne rendez-vous et prend conscience de sa
durée autour de ce miroir du temps où le soleil, qui n’est qu’un des
rouages de l’immense machine qui subdivise en vain l’éternité, vient
marquer d’un rayon complaisant le trajet que la terre, et tout ce
qu’elle porte, accomplit chaque jour sur la route des étoiles.



L’INQUIÉTUDE DE NOTRE MORALE


I

Nous sommes à un moment de l’évolution humaine qui ne doit guère avoir
de précédents dans l’histoire. Une grande partie de l’humanité, et
justement cette partie qui répond à celle qui créa jusqu’ici les
événements que nous connaissons avec quelque certitude, quitte peu à peu
la religion dans laquelle elle vécut durant près de vingt siècles.

Qu’une religion s’éteigne, le fait n’est pas nouveau. Il doit s’être
accompli plus d’une fois dans la nuit des temps; et les annalistes de
la fin de l’empire romain nous font assister à la mort du paganisme.
Mais, jusqu’à présent, les hommes passaient d’un temple qui croulait,
dans un temple qu’on édifiait, ils sortaient d’une religion pour entrer
dans une autre; au lieu que nous abandonnons la nôtre pour n’aller nulle
part. Voilà le phénomène nouveau, aux conséquences inconnues, dans
lequel nous vivons.


II

Il est inutile de rappeler que les religions ont toujours eu, par leurs
promesses d’outre-tombe et par leur morale, une influence énorme sur le
bonheur des hommes, bien qu’on en ait vu, et de très importantes, comme
le paganisme, qui n’apportaient ni ces promesses, ni une morale
proprement dite. Nous ne parlerons pas des promesses de la nôtre,
puisqu’elles périssent d’abord avec la foi; au lieu que nous vivons
encore dans les monuments élevés par la morale née de cette foi qui se
retire. Mais nous sentons que, malgré les soutiens de l’habitude, ces
monuments s’entr’ouvrent sur nos têtes, et que déjà en maints endroits,
nous nous trouvons sans abri sous un ciel imprévu qui ne donne plus
d’ordres. Aussi, assistons-nous à l’élaboration plus ou moins
inconsciente et fébrile d’une morale hâtive parce qu’on la sent
indispensable, faite de débris recueillis dans le passé, de conclusions
empruntées au bon sens ordinaire, de quelques lois entrevues par la
science, et enfin de certaines intuitions extrêmes de l’intelligence
désorientée, qui revient, par un détour dans un mystère nouveau, à
d’anciennes vertus que le bon sens ne suffit pas à étayer. Peut-être
est-il curieux de tenter de saisir les principaux réflexes de cette
élaboration. L’heure semble sonner où beaucoup se demandent si, en
continuant de pratiquer une morale haute et noble dans un milieu qui
obéit à d’autres lois, ils ne se désarment point trop naïvement et ne
jouent pas le rôle ingrat de dupes. Ils veulent savoir si les motifs qui
les attachent encore à de vieilles vertus ne sont pas purement
sentimentaux, traditionnels et chimériques; et ils cherchent assez
vainement en eux-mêmes les appuis que la raison peut encore leur prêter.


III

Mettant à part le havre artificiel où se réfugient ceux qui demeurent
fidèles aux certitudes religieuses, les hauts courants de l’humanité
civilisée oscillent en apparence entre deux doctrines contraires.
D’ailleurs, ces deux doctrines, parallèles mais inverses, ont de tout
temps, traversé, comme des fleuves ennemis, les champs de la morale
humaine. Mais jamais leur lit ne fut aussi nettement, aussi rigidement
creusé. Ce qui n’était autrefois que de l’altruisme et de l’égoïsme
instinctifs, diffus, aux flots souvent mêlés, est devenu récemment
l’altruisme et l’égoïsme absolus et systématiques. A leurs sources, non
pas renouvelées mais remuées, se trouvent deux hommes de génie: Tolstoï
et Nietzsche. Mais, comme je l’ai dit, ce n’est qu’en apparence que ces
deux doctrines se partagent le monde de l’éthique. Ce n’est nullement à
l’un ou l’autre de ces points trop extrêmes que se joue le véritable
drame de la conscience moderne. Ils ne marquent guère, perdus dans
l’espace, que deux buts chimériques, auxquels personne ne songe à
arriver. L’une de ces doctrines reflue violemment vers un passé qui
n’exista jamais tel qu’elle se le représente; l’autre bouillonne
cruellement vers un avenir que rien ne fait prévoir. Entre ces deux
rêves, les enveloppant d’ailleurs et les débordant de toutes parts,
passe la réalité dont ils n’ont point tenu compte. C’est dans cette
réalité dont chacun de nous porte en soi l’image, que nous devons
étudier la formation de la morale qui soutient aujourd’hui notre vie.
Ai-je besoin d’ajouter qu’en employant le mot «morale» je n’entends
point parler des pratiques de l’existence quotidienne qui ressortissent
aux usages et à la mode, mais des grandes lois qui déterminent l’homme
intérieur?


IV

C’est dans notre raison, consciente ou non, que se forme notre morale.
On pourrait, à ce point de vue, y marquer trois régions. Tout au bas, la
partie la plus lourde, la plus épaisse et la plus générale, que nous
appellerons le «sens commun». Un peu plus haut, s’élevant déjà aux idées
d’utilité et de jouissance immatérielles, ce qu’on pourrait nommer le
«bon sens», et enfin, au sommet, admettant, mais contrôlant aussi
sévèrement que possible les revendications de l’imagination, des
sentiments et de tout ce qui relie notre vie consciente à l’inconsciente
et aux forces inconnues du dedans et du dehors, la partie indéterminée
de cette même raison totale à laquelle nous donnerons le nom de «raison
mystique».


V

Il n’est pas besoin d’exposer longuement la morale du «sens commun», du
bon gros sens commun qui se trouve en chacun de nous, dans les meilleurs
comme dans les pires; et qui s’édifie spontanément sur les ruines de
l’idée religieuse. C’est la morale du quant à soi, de l’égoïsme pratique
et cubique, de tous les instincts et de toutes les jouissances
matérielles. Qui part du «sens commun», considère qu’il n’a qu’une
certitude: sa propre vie. Dans cette vie, allant au fond des choses, il
n’est que deux maux réels: la maladie et la pauvreté; et deux biens
véritables et irréductibles: la santé et la richesse. Toutes les autres
réalités, heureuses ou malheureuses, en découlent. Le reste, joies et
peines qui naissent des sentiments, des passions, est imaginaire,
puisqu’il dépend de l’idée que nous nous en faisons. Notre droit à jouir
n’est limité que par le droit pareil de ceux qui vivent en même temps
que nous; et nous avons à respecter certaines lois établies dans
l’intérêt même de notre paisible jouissance. A la réserve de ces lois,
nous n’admettons aucune contrainte; et notre conscience, loin d’entraver
les mouvements de notre égoïsme, doit, au contraire, approuver leurs
triomphes, attendu que ces triomphes sont ce qu’il y a de plus conforme
aux devoirs instinctifs et logiques de la vie.

Voilà la première assise, le premier état, de toute morale naturelle.

C’est un état que beaucoup d’hommes, après la mort complète des idées
religieuses, ne dépasseront plus.


VI

Le «bon sens», lui, un peu moins matériel, un peu moins animal, regarde
les choses d’un peu plus haut et voit par conséquent un peu plus loin.
Il remarque bientôt que l’avare «sens commun» mène dans sa coquille une
vie obscure, étroite et misérable. Il observe que l’homme, non plus que
l’abeille, ne saurait demeurer solitaire; et que la vie qu’il partage
avec ses semblables, pour s’épanouir librement et complètement, ne se
peut réduire à une lutte sans justice et sans pitié, ni à un simple
échange de services âprement compensés. Dans ses rapports avec autrui,
il part encore de l’égoïsme; mais cet égoïsme n’est plus purement
matériel. Il considère encore l’utilité, mais l’admet déjà spirituelle
ou sentimentale. Il connaît des joies et des peines, des affections et
des antipathies dont les objets peuvent se trouver dans l’imagination.
Ainsi entendu, et capable de s’élever à une certaine hauteur au-dessus
des conclusions de la logique matérielle,--sans perdre de vue son
intérêt,--il paraît à l’abri de toutes les objections. Il se flatte
d’occuper solidement tous les sommets de la raison. Il fait même
quelques concessions à ce qui n’est pas sensiblement du domaine de
celle-ci, je veux dire aux passions, aux sentiments et à tout
l’inexpliqué qui les entoure. Il faut bien qu’il les fasse, sinon, les
caves obscures où il s’enfermerait ne seraient guère plus habitables que
celles où s’abêtit le morne «sens commun». Mais ces concessions mêmes
appellent l’attention sur l’illégitimité de ses prétentions à s’occuper
de morale dès que celle-ci dépasse les pratiques ordinaires de la vie
quotidienne.


VII

En effet, que peut-il y avoir de commun entre le bon sens et l’idée
stoïcienne du devoir, par exemple? Ils habitent deux régions différentes
et presque sans communications. Le bon sens, quand il prétend promulguer
seul les lois qui forment l’homme intérieur, devrait rencontrer les
mêmes défenses et les mêmes obstacles que ceux où il se heurte dans
l’une des rares régions qu’il n’a pas encore réduites à l’esclavage:
l’esthétique. Il y est très heureusement consulté sur tout ce qui
concerne le point de départ et certaines grandes lignes, et très
impérieusement prié de se taire dès qu’il s’agit de l’achèvement et de
la beauté suprême et mystérieuse de l’œuvre. Mais au lieu qu’en
esthétique il se résigne assez facilement au silence, en morale il veut
tout régenter. Il importerait donc de le remettre une fois pour toutes
à sa place légitime dans l’ensemble des facultés qui constituent notre
personne humaine.


VIII

Un des traits de notre temps, c’est la confiance de plus en plus grande
et presque exclusive que nous accordons à ces parties de notre
intelligence que nous venons d’appeler le sens commun et le bon sens. Il
n’en fut pas toujours ainsi. Autrefois l’homme n’asseyait sur le bon
sens qu’une portion assez restreinte et la plus vulgaire de sa vie. Le
reste avait ses fondements en d’autres régions de notre esprit,
notamment dans l’imagination. Les religions, par exemple, et avec elles
le plus clair de la morale dont elles sont les sources principales,
s’élevèrent toujours à une grande distance de la minuscule enceinte du
bon sens. C’était excessif; il s’agit de savoir si l’excès actuel et
contraire n’est pas aussi aveugle. L’énorme développement qu’ont pris
dans la pratique de notre vie certaines lois mécaniques et
scientifiques, nous fait accorder au bon sens une prépondérance à quoi
il reste à prouver qu’il ait droit. La logique apparemment irréductible,
mais peut-être illusoire, de quelques phénomènes que nous croyons
connaître, nous fait oublier l’illogisme possible de millions d’autres
phénomènes que nous ne connaissons pas encore. Les lois de notre bon
sens sont le fruit d’une expérience insignifiante quand on la compare à
ce que nous ignorons. «Il n’y a pas d’effet sans cause», dit notre bon
sens, pour prendre l’exemple le plus banal. Oui, dans le petit cercle de
notre vie matérielle, cela est incontestable et suffisant. Mais dès que
nous sortons de ce cercle infime, cela ne répond plus à rien, attendu
que les notions de cause et d’effet sont l’une et l’autre
inconnaissables dans un monde où tout est inconnu. Or, notre vie, dès
qu’elle s’élève un peu, sort à chaque instant du petit cercle matériel
et expérimental, et par conséquent du domaine du bon sens. Même dans le
monde visible qui lui sert de modèle en notre esprit, nous n’observons
point qu’il règne sans partage. Autour de nous, dans ses phénomènes les
plus constants et les plus familiers, la nature n’agit pas toujours
selon notre bon sens. Quoi de plus insensé que ses gaspillages
d’existences? Quoi de plus déraisonnable que ces milliards de germes
aveuglément prodigués pour arriver à la naissance hasardeuse d’un seul
être? Quoi de plus illogique que l’innombrable et inutile complication
de ses moyens (par exemple dans la vie de certains parasites et la
fécondation des fleurs par les insectes), pour arriver aux buts les plus
simples? Quoi de plus fou que ces milliers de mondes qui périssent dans
l’espace sans accomplir une œuvre? Tout cela dépasse notre bon sens et
lui montre qu’il n’est pas toujours d’accord avec la vie générale, et
qu’il se trouve à peu près isolé dans l’univers. Il faut qu’il raisonne
contre lui-même et reconnaisse que nous n’avons pas à lui donner, dans
notre vie qui n’est pas isolée, la place prépondérante où il aspire. Ce
n’est pas à dire que nous l’abandonnerons là où il nous est utile; mais
il est bon de savoir qu’il ne peut suffire à tout, n’étant presque rien.
De même qu’il existe hors de nous un monde qui le dépasse, il en existe
un autre en nous qui le déborde. Il est à sa place et fait une humble et
saine besogne dans son petit village; mais qu’il ne prétende pas à
devenir le maître des grandes villes et le souverain des mers et des
montagnes. Or, les grandes villes, les mers et les montagnes occupent en
nous infiniment plus d’espace que le petit village de notre existence
pratique. Il est l’accord nécessaire sur un certain nombre de vérités
inférieures, parfois douteuses mais indispensables et rien de plus. Il
est une chaîne plutôt qu’un soutien. Souvenons-nous que presque tous
nos progrès se sont faits en dépit des sarcasmes et des malédictions
avec lesquels il accueillit les hypothèses déraisonnables mais fécondes
de l’imagination. Parmi les flots mouvants et éternels d’un univers sans
bornes, ne nous attachons donc point à notre bon sens comme à l’unique
roc de salut. Liés à ce roc immobile à travers tous les âges et toutes
les civilisations, nous ne ferions rien de ce que nous devrions faire;
nous ne deviendrions rien de ce que nous pouvons peut-être devenir.


IX

Jusqu’ici, cette question d’une morale limitée par le bon sens n’avait
pas grande importance. Elle n’arrêtait pas le développement de certaines
aspirations, de certaines forces qu’on a toujours considérées comme les
plus belles et les plus nobles qui se trouvent dans l’homme. Les
religions achevaient l’œuvre interrompue. Aujourd’hui, sentant le danger
de ses bornes, la morale du bon sens qui voudrait devenir la morale
générale, cherche à s’étendre autant que possible du côté de la justice
et de la générosité, à trouver, dans un intérêt supérieur, des raisons
d’être désintéressées, afin de combler une partie de l’abîme qui la
sépare de ces forces et de ces aspirations indestructibles. Mais il y a
des points qu’elle ne saurait outrepasser sans se nier, sans se détruire
dans sa source même. A partir de ces points où commencent précisément
les grandes vertus inutiles, quel guide nous reste-t-il?


X

Nous verrons tout à l’heure s’il est possible de répondre à cette
question. Mais en admettant même que par delà les plaines de la morale
du bon sens, il n’y ait plus, qu’il ne doive plus jamais y avoir de
guide, ce ne serait pas une raison pour nous inquiéter de l’avenir moral
de l’humanité. L’homme est un être si essentiellement, si nécessairement
moral, que, lorsqu’il nie toute morale, cette négation même est déjà le
noyau d’une morale nouvelle. La morale est, peut-on dire, sa folie
spécifique. A la rigueur, l’humanité n’a pas besoin de guide. Elle
marche un peu moins vite, mais presque aussi sûrement par les nuits que
personne n’éclaire. Elle porte en elle sa lumière dont les orages
tordent mais ravivent la flamme. Elle est, pour ainsi dire, indépendante
des idées qui croient la conduire. Il est, au demeurant, curieux et
facile de constater que ces idées périodiques ont toujours eu assez peu
d’influence sur la somme de bien et de mal qui se fait dans le monde. Ce
qui a seul une influence véritable, c’est le flot spirituel qui nous
porte, qui a des flux et des reflux, mais qui semble gagner lentement,
conquérir on ne sait quelle chose dans l’espace. Ce qui importe plus
que l’idée, c’est le temps qui s’écoule autour d’elle; c’est le
développement d’une civilisation, qui n’est que l’élévation de
l’intelligence générale à un moment donné de l’histoire. Si demain, une
religion nous était révélée, prouvant scientifiquement et avec une
certitude absolue, que chaque acte de bonté, de sacrifice, d’héroïsme,
de noblesse intérieure, nous apporte immédiatement après notre mort une
récompense indubitable et inimaginable, je doute que le mélange de bien
et de mal, de vertus et de vices au milieu de quoi nous vivons, subisse
un changement que l’on puisse apprécier. Faut-il nous rappeler un
exemple probant? Au moyen âge, il y eut des moments où la foi était
absolue et s’imposait avec une certitude qui répond exactement à nos
certitudes scientifiques. Les récompenses promises au bien, comme les
châtiments menaçant le mal, étaient, dans la pensée des hommes de ce
temps, pour ainsi dire aussi tangibles que le seraient ceux de la
révélation dont je parlais plus haut. Pourtant, nous ne voyons pas que
le niveau du bien se soit élevé. Quelques saints se sacrifiaient pour
leurs frères, portaient certaines vertus, choisies parmi les plus
discutables, jusqu’à l’héroïsme; mais la masse des hommes continuait à
se tromper, à mentir, à forniquer, à voler, à s’envier, à s’entre-tuer.
La moyenne des vices n’était pas inférieure à celle d’à présent. Au
contraire, la vie était incomparablement plus dure, plus cruelle et plus
injuste, parce que le niveau de l’intelligence générale était plus bas.


XI

Essayons maintenant de jeter quelques lueurs sur le troisième état de
notre morale. Ce troisième état, ou, si l’on veut, cette troisième
morale embrasse tout ce qui s’étend depuis les vertus du bon sens,
nécessaires à notre bonheur matériel et spirituel, jusqu’à l’infini de
l’héroïsme, du sacrifice, de la bonté, de l’amour, de la probité et de
la dignité intérieure. Il est certain que la morale du bon sens, bien
que de quelques côtés, du côté de l’altruisme, par exemple, elle puisse
s’avancer assez loin, manquera toujours un peu de noblesse, de
désintéressement, et surtout de je ne sais quelles facultés capables de
la mettre directement en rapport avec le mystère incontestable de la
vie.

S’il est probable, comme nous l’avons insinué, que notre bon sens ne
répond qu’à une portion minime des phénomènes, des vérités et des lois
de la nature, s’il nous isole assez tristement dans ce monde, nous avons
en nous d’autres facultés merveilleusement adaptées aux parties
inconnues de l’univers, et qui semblent nous avoir été données tout
exprès pour nous préparer, sinon à les comprendre, du moins à les
admettre et à en subir les grands pressentiments: c’est l’imagination et
le sommet mystique de notre raison. Nous avons beau faire et beau dire,
nous n’avons jamais été, nous ne sommes pas encore une sorte d’animal
purement logique. Il y a en nous, au-dessus de la partie raisonnante de
notre entendement, toute une région qui répond à autre chose, qui se
prépare aux surprises de l’avenir, qui attend les événements de
l’inconnu. Cette partie de notre esprit que j’appellerai imagination ou
raison mystique, dans les temps où nous ne savions pour ainsi dire rien
des lois de la nature, nous a précédés, a devancé nos connaissances
imparfaites; et nous a fait vivre moralement, socialement et
sentimentalement à un niveau bien supérieur à celui de ces
connaissances. A présent que nous avons fait faire à ces dernières
quelques pas dans la nuit, et qu’en ces cent années qui viennent de
s’écouler nous avons débrouillé plus de chaos qu’en mille siècles
antérieurs, à présent que notre vie matérielle semble sur le point de
se fixer et de s’assurer, est-ce une raison pour que cette faculté cesse
de nous précéder ou pour la faire rétrograder vers le bon sens? N’y
aurait-il pas, au contraire, de très sérieux motifs de la pousser plus
avant, afin de rétablir les distances normales et l’avance
proportionnelle? Est-il juste que nous perdions confiance en elle?
Peut-on dire qu’elle ait empêché un progrès humain? Peut-être nous
a-t-elle plus d’une fois trompés; mais ses erreurs fécondes, en nous
forçant à faire du chemin, nous ont révélé plus de vérités, dans le
détour, que n’en eût jamais soupçonné le piétinement sur place du bon
sens trop timide. Les plus belles découvertes, en biologie, en chimie,
en médecine, en physique, sont presque toutes parties d’une hypothèse
fournie par l’imagination ou la raison mystique, hypothèse que
confirmèrent les expériences du bon sens, mais que celui-ci, adonné à
d’étroites méthodes, n’eût jamais entrevue.


XII

Dans les sciences exactes, où il semble qu’elles devraient être d’abord
détrônées, l’imagination et la raison mystique, c’est-à-dire cette
partie de notre raison qui s’étale au-dessus du bon sens, ne conclut pas
et fait une part énorme et légitime aux hésitations et aux possibilités
de l’inconnu, notre imagination, dis-je, et notre raison mystique ont
encore une place d’honneur. En esthétique, elles règnent à peu près sans
partage. Pourquoi faudrait-il leur imposer silence dans la morale, qui
occupe une région intermédiaire entre les sciences exactes et
l’esthétique? Il n’y a pas à se le dissimuler, si elles cessent de venir
en aide au bon sens, si elles renoncent à prolonger son œuvre, tout le
sommet de notre morale s’affaisse brusquement. A partir d’une certaine
ligne que dépassent les héros, les grands sages et même la plupart des
simples gens de bien, tout le haut de notre morale est le fruit de notre
imagination et appartient à la raison mystique. L’homme idéal, tel que
le forme le bon sens le plus éclairé et le plus étendu, ne répond pas
encore, ne répond même pas du tout à l’homme idéal de notre imagination.
Celui-ci est infiniment plus haut, plus généreux, plus noble, plus
désintéressé, plus capable d’amour, d’abnégation, de dévouement et de
sacrifices nécessaires. Il s’agit de savoir lequel a tort ou raison,
lequel a le droit de survivre. Ou plutôt, il s’agit de savoir si quelque
fait nouveau nous permet de nous faire cette demande et de mettre en
question les hautes traditions de la morale humaine.


XIII

Ce fait nouveau, où le trouverons-nous? Parmi toutes les révélations que
la science vient de nous faire, en est-il une seule qui nous autorise à
retrancher quelque chose de l’idéal que nous proposait Marc-Aurèle, par
exemple? Le moindre signe, le moindre indice, le moindre pressentiment
éveille-t-il le soupçon que les idées mères qui jusqu’ici ont conduit le
juste, doivent changer de direction; et que la route des bonnes volontés
humaines soit une fausse route? Quelle découverte nous annonce qu’il est
temps de détruire en notre conscience tout ce qui dépasse la stricte
justice, c’est-à-dire ces vertus innommées qui, par delà celles qui sont
nécessaires à la vie sociale, paraissent des faiblesses et font
cependant du simple honnête homme le véritable et profond homme de bien?

Ces vertus-là, nous dira-t-on, et une foule d’autres qui ont toujours
formé le parfum des grandes âmes, ces vertus-là seraient sans doute à
leur place dans un monde où la lutte pour la vie ne serait plus aussi
nécessaire qu’elle ne l’est actuellement sur une planète où ne s’est
pas encore achevée l’évolution des espèces. En attendant, la plupart
d’entre elles désarment ceux qui les pratiquent en face de ceux qui ne
les pratiquent point. Elles entravent le développement de ceux qui
devraient être les meilleurs, au profit des moins bons. Elles opposent
un idéal excellent, mais humain et particulier, à l’idéal général de la
vie; et cet idéal plus restreint est forcément vaincu d’avance.

L’objection est spécieuse: d’abord, cette soi-disant découverte de la
lutte pour la vie, où l’on cherche la source d’une morale nouvelle,
n’est au fond qu’une découverte de mots. Il ne suffit pas de donner un
nom inaccoutumé à une loi immémoriale pour légitimer une déviation
radicale de l’idéal humain. La lutte pour la vie existe depuis qu’existe
notre planète; et pas une de ses conséquences ne s’est modifiée, pas une
de ses énigmes ne s’est éclaircie, le jour que l’on crut en prendre
conscience en l’ornant d’une appellation qu’un caprice du vocabulaire
changera peut-être avant un demi-siècle. Ensuite, il convient de
reconnaître que si ces vertus nous désarment parfois devant ceux qui
n’en ont pas la notion, elles ne nous désarment qu’en de bien misérables
combats. Certes, l’homme trop scrupuleux sera trompé par celui qui ne
l’est pas; l’homme trop aimant, trop indulgent, trop dévoué souffrira
par celui qui l’est moins; mais est-ce cela qui peut s’appeler une
victoire du second sur le premier? En quoi cette défaite atteint-elle la
vie profonde du meilleur? Il y perdra quelque avantage matériel; mais il
perdrait bien plus à laisser en friche toute la région qui s’étend par
delà la morale du bon sens. Qui enrichit sa sensibilité enrichit son
intelligence; et ce sont là les forces proprement humaines qui finissent
toujours par avoir le dernier mot.


XIV

Du reste, si quelques pensées générales parviennent à émerger du chaos
de demi-découvertes, de demi-vérités qui hallucinent l’esprit de l’homme
moderne, l’une de ces pensées n’affirme-t-elle pas que la nature a mis
en chaque espèce d’êtres vivants tous les instincts nécessaires à
l’accomplissement de ses destinées? Et de tout temps, n’a-t-elle pas mis
en nous un idéal moral qui, chez le sauvage le plus primitif, comme chez
le civilisé le plus raffiné, garde, sur les conclusions du bon sens, une
avance proportionnelle sensiblement égale? Le sauvage, de même que le
civilisé dans une sphère plus élevée, n’est-il pas d’ordinaire
infiniment plus généreux, plus loyal, plus fidèle à sa parole que ne le
conseillent l’intérêt et l’expérience de sa misérable vie? N’est-ce pas
grâce à cet idéal instinctif que nous vivons dans un milieu où, malgré
la prépondérance pratique du mal, qu’excusent les dures nécessités de
l’existence, l’idée du bien et du juste règne de plus en plus
souverainement, où la conscience publique qui est la forme sensible et
générale de cette idée, devient de plus en plus puissante et sûre
d’elle-même? N’est-ce pas grâce au même idéal que la morale d’une foule
(au théâtre, par exemple) est infiniment supérieure à la morale des
unités qui la composent?


XV

Il conviendrait de s’entendre une fois pour toutes sur les droits de nos
instincts. Nous n’admettons plus que l’on conteste ceux de n’importe
quels instincts inférieurs. Nous savons les légitimer et les ennoblir en
les rattachant à quelque grande loi de la nature; pourquoi certains
instincts plus élevés, aussi incontestables que ceux qui rampent tout
au bas de nos sens, n’auraient-ils pas les mêmes prérogatives?
Doivent-ils être niés, suspectés ou traités de chimères parce qu’ils ne
se rapportent pas à deux ou trois nécessités primitives de la vie
animale? Du moment qu’ils existent, n’est-il pas probable qu’ils sont
aussi indispensables que les autres à l’accomplissement d’une destinée
dont nous ignorons ce qui lui est utile ou inutile, puisque nous n’en
connaissons pas le but? Et, dès lors, n’est-il pas du devoir de notre
bon sens, leur ennemi inné, de les aider, de les encourager et d’enfin
s’avouer que certaines parties de notre vie échappent à sa compétence?


XVI

Nous devons avant tout nous efforcer de développer en nous les
caractères spécifiques de la classe d’êtres vivants à laquelle nous
appartenons; et de préférence ceux qui nous différencient le plus de
tous les autres phénomènes de la vie environnante. Parmi ces caractères,
l’un des plus notoires, est peut-être moins notre intelligence que nos
aspirations morales. Une partie de ces aspirations émane de notre
intelligence; mais une autre a toujours précédé celle-ci, en a toujours
paru indépendante, et ne trouvant pas en elle de racines visibles, a
cherché ailleurs, n’importe où, mais surtout dans les religions,
l’explication d’un mystérieux instinct qui la poussait plus outre.
Aujourd’hui que les religions n’ont plus qualité pour expliquer quelque
chose, le fait n’en demeure pas moins; et je ne crois pas que nous ayons
le droit de supprimer d’un trait de plume toute une région de notre
existence intérieure, à seule fin de donner satisfaction aux organes
raisonneurs de notre entendement. Du reste, tout se tient et
s’entr’aide, même ce qui semble se combattre, dans le mystère des
instincts, des facultés et des aspirations de l’homme. Notre
intelligence profite immédiatement des sacrifices qu’elle fait à
l’imagination lorsque celle-ci caresse un idéal que celle-là ne trouve
pas conforme aux réalités de la vie. Notre intelligence, depuis quelques
années, est trop portée à croire qu’elle peut se suffire à elle-même.
Elle a besoin de toutes nos forces, de tous nos sentiments, de toutes
nos passions, de toutes nos inconsciences, de tout ce qui est avec elle
comme de tout ce qui lui tient tête, pour s’étendre et fleurir dans la
vie. Mais l’aliment qui lui est plus que tout nécessaire, ce sont les
hautes inquiétudes, les graves souffrances, les nobles joies de notre
cœur. Elles sont vraiment pour elle, l’eau du ciel sur les lis, la rosée
du matin sur les roses. Il est bon qu’elle sache s’incliner et passer en
silence devant certains désirs et devant certains rêves de ce cœur
qu’elle ne comprend pas toujours, mais qui renferme une lumière qui l’a
plus d’une fois conduite vers des vérités qu’elle cherchait en vain aux
points extrêmes de ses pensées.


XVII

Nous sommes un tout spirituel indivisible; et c’est seulement pour les
besoins de la parole que nous pouvons séparer, lorsque nous les
étudions, les pensées de notre intelligence, des passions et des
sentiments de notre cœur.

Tout homme est plus ou moins victime de cette division illusoire. Il se
dit, dans sa jeunesse, qu’il y verra plus clair quand il sera plus âgé.
Il s’imagine que ses passions, même les plus généreuses, voilent et
troublent sa pensée, et se demande, avec je ne sais quel espoir,
jusqu’où ira cette pensée quand elle régnera seule sur ses rêves et ses
sens apaisés. Et la vieillesse vient; l’intelligence est claire, mais
elle n’a plus d’objet. Elle n’a plus rien à faire, elle fonctionne dans
le vide. Et c’est ainsi que dans les domaines où les résultats de cette
division sont le plus visibles nous constatons qu’en général l’œuvre de
la vieillesse ne vaut pas celle de la jeunesse ou de l’âge mûr, qui
cependant a bien moins d’expérience et sait bien moins de choses, mais
n’a pas encore étouffé les mystérieuses forces étrangères à
l’intelligence.


XVIII

Si l’on nous demande maintenant quels sont enfin les préceptes de cette
haute morale dont nous avons parlé sans la définir, nous répondrons
qu’elle suppose un état d’âme ou de cœur plutôt qu’un code de préceptes
strictement formulés. Ce qui constitue son essence, c’est la sincère et
forte volonté de former en nous un puissant idéal de justice et d’amour
qui s’élève toujours au-dessus de celui qu’élaborent les parties les
plus claires et les plus généreuses de notre intelligence. Il y aurait à
citer mille exemples; je n’en prendrai qu’un seul, celui qui est au
centre de toutes nos inquiétudes, et à côté duquel tout le reste n’a
plus d’importance, celui qui, lorsque nous parlons ainsi de morale haute
et noble et de vertus parfaites, nous interpelle comme des coupables
pour nous demander brusquement: «Et l’injustice dans laquelle vous
vivez, quand y mettrez-vous fin?»

Oui, nous tous qui possédons plus que les autres, nous tous qui sommes
plus ou moins riches, contre ceux qui sont tout à fait pauvres, nous
vivons au milieu d’une injustice plus profonde que celle qui provient de
l’abus de la force brutale, puisque nous abusons d’une force qui n’est
même pas réelle. Notre raison déplore cette injustice, mais l’explique,
l’excuse et la déclare inévitable. Elle nous démontre qu’il est
impossible d’y apporter le remède efficace et rapide que cherche notre
équité; que tout remède trop radical amènerait (surtout pour nous) des
maux plus cruels et plus désespérés que ceux qu’il prétendrait guérir;
elle nous prouve enfin que cette injustice est organique, essentielle et
conforme à toutes les lois de la nature. Notre raison a peut-être
raison; mais ce qui a bien plus profondément, bien plus sûrement raison
qu’elle, c’est notre idéal de justice qui proclame qu’elle a tort. Alors
même qu’il n’agit pas, il est bon, sinon pour le présent, du moins pour
l’avenir, que cet idéal ressente vivement l’iniquité; et, s’il
n’entraîne plus de renonciations ni de sacrifices héroïques, ce n’est
point qu’il soit moins noble ou moins sûr que l’idéal des meilleures
religions, c’est qu’il ne promet d’autres récompenses que celles du
devoir accompli; et que ces récompenses sont précisément celles que
seuls quelques héros comprirent jusqu’ici, et que les grands
pressentiments qui flottent au delà de notre intelligence cherchent à
nous faire comprendre.


XIX

Au fond, il nous faut si peu de préceptes!... Peut-être trois ou quatre,
tout au plus cinq ou six, qu’un enfant pourrait nous donner. Il faut
avant tout les comprendre; et «comprendre» tel que nous l’entendons,
c’est à peine, d’habitude, le commencement de la vie d’une idée. Si cela
suffisait, toutes les intelligences et tous les caractères seraient
égaux; car tout homme d’intelligence même très médiocre est apte à
comprendre, à ce premier degré, tout ce qu’on lui explique avec une
clarté suffisante. Il y a autant de degrés dans la façon de comprendre
une vérité, qu’il y a d’esprits qui la croient comprendre. Si je
démontre, par exemple, à tel vaniteux intelligent ce qu’il y a de puéril
dans sa vanité, à tel égoïste capable de conscience ce qu’il y a
d’excessif et d’odieux dans son égoïsme, ils en conviendront volontiers,
ils renchériront même sur ce que j’aurai dit. Il n’est donc pas douteux
qu’ils aient compris; mais il est à peu près certain qu’ils continueront
d’agir comme si l’extrémité de l’une des vérités qu’ils viennent de
reconnaître n’avait même pas effleuré leur cerveau. Au lieu que dans tel
autre elles entreront un soir, ces vérités, couvertes des mêmes mots, et
pénétrant soudain, par delà ses pensées, jusqu’au fond de son cœur,
bouleverseront son existence, déplaceront tous les axes, tous les
leviers, toutes les joies, toutes les tristesses, tous les buts de son
activité. Il a compris plus profondément, voilà tout; car nous ne
pouvons nous flatter d’avoir compris une vérité, que lorsqu’il nous est
impossible de n’y pas conformer notre vie.


XX

Pour revenir à l’idée centrale de tout ceci, et pour la résumer,
reconnaissons qu’il est nécessaire de maintenir l’équilibre entre ce que
nous avons appelé le bon sens et les autres facultés et sentiments de
notre vie. Au rebours de ce que nous faisions autrefois, nous sommes
aujourd’hui trop enclins à rompre cet équilibre en faveur du bon sens.
Certes, le bon sens a le droit de contrôler plus strictement que jamais
tout ce qui dépasse la conclusion pratique de son raisonnement, tout ce
que lui apportent d’autres forces; mais il ne peut empêcher celles-ci
d’agir que lorsqu’il a acquis la certitude qu’elles se trompent; et il
se doit à lui-même, au respect de ses propres lois, d’être de plus en
plus circonspect dans l’affirmation de cette certitude. Or, s’il peut
avoir acquis la conviction que ces forces ont commis une erreur en
attribuant à une volonté, à des ordres divins et précis, la plupart des
phénomènes qui se manifestent en elles, s’il a le devoir de redresser
les erreurs accessoires qui découlent de cette erreur initiale, en
éliminant, par exemple, de notre idéal moral une foule de vertus
stériles et dangereuses, il ne saurait nier que les mêmes phénomènes
subsistent, soit qu’ils viennent d’un instinct supérieur, de la vie de
l’espèce, infiniment plus puissante en nous que la vie de l’individu, ou
de toute autre source inintelligible. En tout cas, il ne saurait les
traiter de chimères, car, à ce compte, nous pourrions nous demander si
ce juge suprême, débordé et contredit de tous côtés par le génie de la
nature et les inconcevables lois de l’univers, n’est pas plus chimérique
que les chimères qu’il aspire à anéantir.


XXI

Pour tout ce qui touche à notre vie morale, nous avons encore le choix
de nos chimères; le bon sens même, c’est-à-dire l’esprit scientifique,
est obligé d’en convenir. Donc, chimères pour chimères, accueillons
celles d’en haut plutôt que celles d’en bas. Les premières, après tout,
nous ont fait parvenir où nous sommes; et lorsqu’on envisage notre point
de départ, l’effroyable caverne de l’homme préhistorique, nous leur
devons quelque reconnaissance. Les secondes chimères, celles des régions
inférieures, c’est-à-dire du bon sens, n’ont fait leurs preuves
jusqu’ici qu’accompagnées et soutenues par les premières. Elles n’ont
pas encore marché seules. Elles font leurs premiers pas dans la nuit.
Elles nous mènent, disent-elles, à un bien-être régulier, assuré,
mesuré, exactement pesé, à la conquête de la matière. Soit, elles ont
charge de ce genre de bonheur. Mais qu’elles ne prétendent pas que pour
y arriver il soit nécessaire de jeter à la mer, comme un poids
dangereux, tout ce qui formait jusqu’ici l’énergie héroïque,
sourcilleuse, infatigable, aventureuse de notre conscience. Laissez-nous
quelques vertus de luxe. Accordez un peu d’espace à nos sentiments
fraternels. Il est fort possible que ces vertus et ces sentiments qui ne
sont pas strictement indispensables au juste d’aujourd’hui, soient les
racines de tout ce qui s’épanouira quand l’homme aura fait le plus dur
de l’étape de la «lutte pour la vie». Il faut aussi que nous tenions en
réserve quelques vertus somptueuses, afin de remplacer celles que nous
abandonnons comme inutiles; car notre conscience a besoin d’exercice et
d’aliments. Déjà nous avons dépouillé bien des contraintes assurément
nuisibles, mais qui du moins entretenaient l’activité de notre vie
intérieure. Nous ne sommes plus chastes, depuis que nous avons reconnu
que l’œuvre de la chair, maudite durant vingt siècles, est naturelle et
légitime. Nous ne sortons plus à la recherche de la résignation, de la
mortification, du sacrifice, nous ne sommes plus humbles de cœur ni
pauvres d’esprit. Tout cela est fort légitime, attendu que ces vertus
dépendaient d’une religion qui se retire; mais il n’est pas bon que la
place reste vide. Notre idéal ne demande plus à créer des ascètes, des
vierges, des martyrs; mais bien qu’elle prenne une autre route, la force
spirituelle qui animait ceux-ci doit demeurer intacte et reste
nécessaire à l’homme qui veut aller plus loin que la simple justice.
C’est par delà cette simple justice que commence la morale de ceux qui
espèrent en l’avenir. C’est dans cette partie peut-être féerique mais
non pas chimérique de notre conscience que nous devons nous acclimater
et nous complaire. Il est encore raisonnable de nous persuader qu’en le
faisant nous ne sommes pas dupes.


XXII

La bonne volonté des hommes est admirable. Ils sont prêts à renoncer à
tous les droits qu’ils croyaient spécifiques, à abandonner tous leurs
rêves et toutes leurs espérances de bonheur; comme beaucoup d’entre eux
ont déjà abandonné, sans se désespérer, toutes leurs espérances
d’outre-tombe. Ils sont d’avance résignés à voir leurs générations se
succéder, sans but, sans mission, sans horizon, sans avenir, si telle
est la volonté certaine de la vie. L’énergie et la fierté de notre
conscience se manifesteront une dernière fois dans cette acceptation et
dans cette adhésion. Mais avant d’en venir là, avant d’abdiquer aussi
lugubrement, il est juste que nous demandions des preuves; et jusqu’ici,
elles semblent se tourner contre ceux qui les apportent. En tout cas,
rien n’est décidé. Nous sommes encore en suspens. Ceux qui assurent que
l’ancien idéal moral doit disparaître parce que les religions
disparaissent, se trompent étrangement. Ce ne sont point les religions
qui ont formé cet idéal; mais bien celui-ci qui a donné naissance aux
religions. Ces dernières affaiblies ou disparues, leurs sources
subsistent qui cherchent un autre cours. Tout compte fait, à la réserve
de certaines vertus factices et parasites qu’on abandonne naturellement
au tournant de la plupart des cultes, il n’y a encore rien à changer à
notre vieil idéal aryen de justice, de conscience, de courage, de bonté
et d’honneur. Il n’y a qu’à s’en rapprocher davantage, à le serrer de
plus près, à le réaliser plus efficacement; et, avant de le dépasser,
nous avons encore une longue et noble route à parcourir sous les
étoiles.



ÉLOGE DE LA BOXE


Il convient, parmi nos soucis intellectuels, de s’occuper parfois des
aptitudes de notre corps et spécialement des exercices qui augmentent le
plus sa force, son agilité et ses qualités de bel animal sain,
redoutable et prêt à faire face à toutes les exigences de la vie.

Je me souviens, à ce propos, qu’en parlant naguère de l’épée, entraîné
par mon sujet, je fus assez injuste envers la seule arme spécifique que
la nature nous ait donnée: le poing. Je tiens à réparer cette
injustice.

L’épée et le poing se complètent et peuvent faire, s’il est gracieux de
s’exprimer ainsi, fort bon ménage ensemble. Mais l’épée n’est ou ne
devrait être qu’une arme exceptionnelle, une sorte d’_ultima et sacra
ratio_. Il n’y faudrait avoir recours qu’avec de solennelles précautions
et un cérémonial équivalent à celui dont on entoure les procès qui
peuvent aboutir à une condamnation à mort.

Au contraire, le poing est l’arme de tous les jours, l’arme humaine par
excellence, la seule qui soit organiquement adaptée à la sensibilité, à
la résistance, à la structure offensive et défensive de notre corps.

       *       *       *       *       *

En effet, à nous bien examiner, nous devons nous ranger, sans vanité,
parmi les êtres les moins protégés, les plus nus, les plus fragiles,
les plus friables et les plus flasques de la création. Comparons-nous,
par exemple, avec les insectes, si formidablement outillés pour
l’attaque et si fantastiquement cuirassés! Voyez, entre autres, la
fourmi sur laquelle vous pouvez accumuler dix ou vingt mille fois le
poids de son corps sans qu’elle en paraisse incommodée. Voyez le
hanneton, le moins robuste des coléoptères, et pesez ce qu’il peut
porter avant que craquent les anneaux de son ventre, avant que fléchisse
le bouclier de ses élytres. Quant à la résistance de l’escarbot, elle
n’a pour ainsi dire pas de limites. Nous sommes donc, par rapport à eux,
nous et la plupart des mammifères, des êtres non solidifiés, encore
gélatineux et tout proches du protoplasme primitif. Seul, notre
squelette, qui est comme l’ébauche de notre forme définitive, offre
quelque consistance. Mais qu’il est misérable, ce squelette que l’on
dirait construit par un enfant! Considérez notre épine dorsale, base de
tout le système, dont les vertèbres mal emboîtées ne tiennent que par
miracle; et notre cage thoracique qui n’offre qu’une série de porte à
faux qu’on ose à peine toucher du bout des doigts. Or c’est contre cette
molle et incohérente machine qui semble un essai manqué de la nature,
c’est contre ce pauvre organisme d’où la vie tend à s’échapper de toutes
parts, que nous avons imaginé des armes capables de nous anéantir même
si nous possédions la fabuleuse cuirasse, la prodigieuse force et
l’incroyable vitalité des insectes les plus indestructibles. Il y a là,
il faut en convenir, une bien curieuse et bien déconcertante aberration,
une folie initiale, propre à l’espèce humaine, qui, loin de s’amender,
va croissant chaque jour. Pour rentrer dans la logique naturelle que
suivent tous les autres êtres vivants, s’il nous est permis d’user
d’armes extraordinaires contre nos ennemis d’un ordre différent, nous
devrions, entre nous, hommes, ne nous servir que des moyens d’attaque et
de défense fournis par notre propre corps. Dans une humanité qui se
conformerait strictement au vœu évident de la nature, le poing, qui est
à l’homme ce que la corne est au taureau et au lion la griffe et la
dent, suffirait à tous nos besoins de protection, de justice et de
vengeance. Sous peine de crime irrémissible contre les lois essentielles
de l’espèce, une race plus sage interdirait tout autre mode de combat.
Au bout de quelques générations on parviendrait à répandre ainsi et à
mettre en vigueur une sorte de respect panique de vie humaine. Et quelle
sélection prompte et dans le sens exact des volontés de la nature
amènerait la pratique intensive du pugilat, où se concentreraient toutes
les espérances de la gloire militaire! Or la sélection est, après tout,
la seule chose réellement importante dont nous ayons à nous préoccuper;
c’est le premier, le plus vaste et le plus éternel de nos devoirs envers
l’espèce.

       *       *       *       *       *

En attendant, l’étude de la boxe nous donne d’excellentes leçons
d’humilité et jette sur la déchéance de quelques-uns de nos instincts
les plus précieux une lumière assez inquiétante. Nous nous apercevons
bientôt qu’en tout ce qui concerne l’usage de nos membres, l’agilité,
l’adresse, la force musculaire, la résistance à la douleur, nous sommes
tombés au dernier rang des mammifères ou des batraciens. A ce point de
vue, dans une hiérarchie bien comprise, nous aurions droit à une modeste
place entre la grenouille et le mouton. Le coup de pied du cheval de
même que le coup de corne du taureau ou le coup de dent du chien sont
mécaniquement et anatomiquement imperfectibles. Il serait impossible
d’améliorer, par les plus savantes leçons, l’usage instinctif de leurs
armes naturelles. Mais nous, les «hominiens», les plus orgueilleux des
primates, nous ne savons pas donner un coup de poing! Nous ne savons
même pas quelle est au juste l’arme de notre espèce! Avant qu’un maître
ne nous l’ait laborieusement et méthodiquement enseignée, nous ignorons
totalement la manière de mettre en œuvre et de concentrer dans notre
bras la force relativement énorme qui réside dans notre épaule et dans
notre bassin. Regardez deux charretiers, deux paysans qui en viennent
aux mains: rien n’est plus pitoyable. Après une copieuse et dilatoire
bordée d’injures et de menaces, ils se saisissent à la gorge et aux
cheveux, jouent des pieds, du genou, au hasard, se mordent,
s’égratignent, s’empêtrent dans leur rage immobile, n’osent pas lâcher
prise, et si l’un d’eux parvient à dégager un bras, il en porte, à
l’aveuglette et le plus souvent dans le vide, de petits coups
précipités, étriqués, bredouillés; et le combat ne finirait jamais si le
couteau félon, évoqué par la honte du spectacle incongru, ne surgissait
soudain, presque spontanément, de l’une ou l’autre poche.

Contemplez d’autre part deux boxeurs: pas de mots inutiles, pas de
tâtonnements, pas de colère; le calme de deux certitudes qui savent ce
qu’il faut faire. L’attitude athlétique de la garde, l’une des plus
belles du corps viril, met logiquement en valeur tous les muscles de
l’organisme. Aucune parcelle de force qui de la tête aux pieds puisse
encore s’égarer. Chacune d’elles a son pôle dans l’un ou l’autre des
deux poings massifs surchargés d’énergie. Et quelle noble simplicité
dans l’attaque! Trois coups, sans plus, fruits d’une expérience
séculaire, épuisent mathématiquement les mille possibilités inutiles où
s’aventurent les profanes. Trois coups synthétiques, irrésistibles,
imperfectibles. Dès que l’un d’eux atteint franchement l’adversaire, la
lutte est terminée à la satisfaction complète du vainqueur qui triomphe
si incontestablement qu’il n’a nul désir d’abuser de sa victoire, et
sans dangereux dommage pour le vaincu simplement réduit à l’impuissance
et à l’inconscience durant le temps nécessaire pour que toute rancune
s’évapore. Bientôt après, ce vaincu se relèvera sans avarie durable,
parce que la résistance de ses os et de ses organes est strictement et
naturellement proportionnée à la puissance de l’arme humaine qui l’a
frappé et terrassé.

       *       *       *       *       *

Il peut sembler paradoxal, mais il est facile de constater que l’art de
la boxe, là où il est généralement pratiqué et cultivé, devient un gage
de paix et de mansuétude. Notre nervosité agressive, notre
susceptibilité aux aguets, la sorte de perpétuel qui-vive où s’agite
notre vanité soupçonneuse, tout cela vient, au fond, du sentiment de
notre impuissance et de notre infériorité physique qui peine de son
mieux à en imposer, par un masque fier et irritable, aux hommes souvent
grossiers, injustes et malveillants qui nous entourent. Plus nous nous
sentons désarmés en face de l’offense, plus nous tourmente le désir de
témoigner aux autres et de nous persuader à nous-mêmes que nul ne nous
offense impunément. Le courage est d’autant plus chatouilleux, d’autant
plus intraitable que l’instinct effrayé, tapi au fond du corps qui
recevra les coups, se demande avec plus d’anxiété comment finira
l’algarade. Que fera-t-il, ce pauvre instinct prudent, si la crise
tourne mal? C’est sur lui que l’on compte, à l’heure du péril. A lui
sont dévolus le souci de l’attaque, le soin de la défense. Mais on l’a
si souvent, dans la vie quotidienne, éloigné des affaires et du conseil
suprême, qu’à l’appel de son nom il sort de sa retraite comme un captif
vieilli qu’éblouirait soudain la lumière du jour. Quel parti
prendra-t-il? Où faudra-t-il frapper, aux yeux, au ventre, au nez, aux
tempes, à la gorge? Et quelle arme choisir, le pied, la dent, la main,
le coude ou les ongles? Il ne sait plus; il erre dans sa pauvre demeure
qu’on va détériorer, et durant qu’il s’affole et les tire par la manche,
le courage, l’orgueil, la vanité, la fierté, l’amour-propre, tous les
grands seigneurs magnifiques, mais irresponsables, enveniment la
querelle récalcitrante, qui aboutit enfin, après d’innombrables et
grotesques détours, à l’inhabile échange de horions criards, aveugles,
hybrides et pleurards, piteux et puérils et indéfiniment impuissants.

Au contraire, celui qui connaît la source de justice qu’il détient en
ses deux mains fermées n’a rien à se persuader. Une fois pour toutes il
sait. La longanimité, comme une fleur paisible, émane de sa victoire
idéale mais certaine. La plus grossière insulte ne peut plus altérer son
sourire indulgent. Il attend, pacifique, les premières violences, et
peut dire avec calme à tout ce qui l’offense: «Vous irez jusque-là». Un
seul geste magique, au moment nécessaire, arrête l’insolence. A quoi
bon faire ce geste? On n’y songe même plus tant l’efficace est sûre. Et
c’est avec la honte de frapper un enfant sans défense, qu’à la dernière
extrémité on se résout enfin à lever contre la plus puissante brute, une
main souveraine qui regrette d’avance sa victoire trop facile.



A PROPOS DU ROI LEAR


Il est facile de constater qu’en ces dernières années, notamment à
partir de la grande période romantique, le royaume de la poésie,--auquel
on n’avait guère touché depuis la perte définitive des vastes mais
inhabitables provinces du poème épique,--s’est graduellement rétréci et
se voit actuellement réduit à quelques petites villes isolées dans la
montagne. Elle y demeurera vraisemblablement vivace et inexpugnable, et
y gagnera en pureté et en intensité ce qu’elle a perdu par ailleurs en
étendue et en abondance. Elle s’y dépouillera peu à peu de ses vains
ornements didactiques, descriptifs et narratifs, pour n’être bientôt
qu’elle-même; c’est-à-dire la seule voix qui nous puisse révéler ce que
le silence nous cache, ce que la parole humaine ne dit plus et ce que la
musique n’exprime pas encore.

       *       *       *       *       *

Il y aura toujours une poésie lyrique; elle est immortelle étant
nécessaire. Mais quel sort l’avenir et même le présent réserve-t-il, je
ne dis pas au dramaturge ou au dramatiste, mais au poète tragique
proprement dit, à celui qui s’efforce de maintenir un certain lyrisme
dans son œuvre en y représentant des choses plus grandes et plus belles
que celles de la vie réelle?

Il est certain que la tragédie lyrique des Grecs, la tragédie classique
telle que la conçurent Corneille et Racine, le drame romantique des
Allemands et de Victor Hugo, puisent leur poésie à des sources
définitivement taries. Le grand drame des foules, au sein duquel on
croyait avoir découvert une source inconnue et inépuisable, n’a donné
jusqu’ici que des résultats assez médiocres. Et les mystères nouveaux de
notre vie moderne, qui ont remplacé tous les autres et du côté desquels
Ibsen a tenté quelques fouilles, sont depuis trop peu de temps en
contact direct avec l’homme, pour qu’ils élèvent et dominent visiblement
et efficacement les paroles et les actes des personnages d’une pièce. Et
cependant, il n’y a pas à se le dissimuler, et l’instinct poétique de
l’humanité l’a toujours pressenti, un drame n’est réellement vrai que
lorsqu’il est plus grand et plus beau que la réalité.

       *       *       *       *       *

Voyons, en attendant que les poètes sachent de quel côté diriger leurs
pas, l’un des plus fameux modèles de ces drames qui élargissent la
vérité sans la fausser, l’un des rares qui, après plus de trois siècles,
demeure encore vert et vivant en toutes ses parties: j’entends parler du
_Roi Lear_ de Shakespeare.

On peut affirmer, disais-je naguère,--en exagérant un peu, comme il est
impossible de ne le point faire dans le léger et délicieux accès de
fièvre qui saisit tous les fervents de Shakespeare au moment où l’on
ressuscite un de ses chefs-d’œuvre,--on peut affirmer, après avoir
parcouru les littératures de tous les temps et de tous les pays, que la
tragédie du vieux roi constitue le poème dramatique le plus puissant, le
plus vaste, le plus émouvant, le plus intense qui ait jamais été écrit.
Si l’on nous demandait du haut d’une autre planète quelle est la pièce
représentative et synthétique, la pièce archétype du théâtre humain,
celle où l’idéal de la plus haute poésie scénique est le plus pleinement
réalisé, il me semble certain qu’après en avoir délibéré tous les
poètes de notre terre, les meilleurs juges en l’occurrence,
désigneraient unanimement le _Roi Lear_. Ils ne pourraient mettre un
instant en balance que deux ou trois chefs-d’œuvre du théâtre grec; ou
bien, car au fond Shakespeare n’est comparable qu’à lui-même, l’autre
miracle de son génie: la tragique histoire d’Hamlet, prince de Danemark.

       *       *       *       *       *

_Prométhée_, «l’Orestie», _Œdipe roi_, ce sont des arbres merveilleux
mais isolés, au lieu que le _Roi Lear_, c’est une forêt merveilleuse.
Convenons que le poème de Shakespeare est moins net, moins visiblement
harmonieux, moins pur de lignes, moins parfait, au sens assez
conventionnel de ce mot; accordons qu’il a des défauts aussi énormes que
ses qualités,--il n’en reste pas moins qu’il l’emporte sur tous les
autres par le nombre, l’acuité, la densité, l’étrangeté, la mobilité,
la prodigieuse masse des beautés tragiques qu’il renferme. Je sais bien
que la beauté totale d’un ouvrage ne s’estime pas au poids ni au volume;
que les dimensions d’une statue n’ont point un rapport nécessaire à sa
valeur esthétique. Néanmoins on ne saurait contester que l’abondance, la
variété et l’ampleur ajoutent à la beauté des éléments vitaux et
inaccoutumés; qu’il est plus facile de réussir une statue unique, de
grandeur médiocre et d’un mouvement calme, qu’un groupe de vingt statues
de taille surhumaine, aux gestes passionnés et cependant coordonnés;
qu’il est plus aisé d’écrire un acte tragique et puissant où se meuvent
trois ou quatre personnages, que d’en écrire cinq où s’agite tout un
peuple et qui maintiennent à une hauteur égale, durant un temps cinq
fois plus long, ce même tragique et cette même puissance; or, au regard
du _Roi Lear_, les plus longues tragédies grecques ne sont guère que des
pièces en un acte.

D’autre part, si l’on entend le comparer à _Hamlet_, il est probable que
la pensée y est moins active, moins aiguë, moins profonde, moins
frémissante, moins prophétique. En revanche, combien le jet de l’œuvre
paraît plus énergique, plus massif et plus irrésistible! Certaines
aigrettes, certains filets de lumière sur l’esplanade d’Elseneur
atteignent et éclairent un instant, comme des lueurs d’outre-tombe, de
plus inaccessibles ténèbres; mais ici la colonne de fumée et de flammes
illumine d’une façon permanente et uniforme tout un pan de la nuit. Le
sujet est plus simple, plus général et plus normalement humain, la
couleur plus monotone, mais plus majestueusement et plus harmonieusement
grandiose, l’intensité plus constante et plus étendue, le lyrisme plus
continu, plus débordant et plus hallucinant, et cependant plus naturel,
plus près des réalités quotidiennes, plus familièrement émouvant, à
cause qu’il ne sort point de la pensée, mais de la passion; qu’il
enveloppe une situation qui, bien qu’exceptionnelle, est toutefois
universellement possible, qu’il ne nécessite point un héros
métaphysicien comme Hamlet, mais qu’il touche immédiatement à l’âme
primitive et presque invariable de l’homme.

       *       *       *       *       *

_Hamlet_, _Macbeth_, _Prométhée_, «l’Orestie», _Œdipe_ appartiennent à
une classe de poèmes plus augustes que les autres parce qu’ils se
déroulent sur une sorte de montagne sacrée entourée d’un certain
mystère. C’est ce qui, dans la hiérarchie des chefs-d’œuvre, met
incontestablement _Hamlet_ au-dessus d’_Othello_, par exemple, bien
qu’_Othello_ soit aussi passionnément, aussi profondément et sans doute
plus normalement humain. Ils doivent à cette montagne qui les porte
entre ciel et terre le meilleur de leur sombre et sublime puissance. Or,
si l’on examine de quoi est formée cette montagne, on se rend compte
que les éléments qui la composent sont empruntés à un surnaturel
variable et arbitraire; c’est de l’«au-delà» sous une espèce et une
apparence contestables, religieuses ou superstitieuses, par conséquent
transitoires et locales. Mais--et c’est ce qui lui fait une place à part
parmi les quatre ou cinq grands poèmes dramatiques de la terre--dans le
_Roi Lear_ il n’y a pas de surnaturel proprement dit. Les dieux, les
habitants des grands mondes imaginaires ne se mêlent pas à l’action, la
Fatalité même y est tout intérieure, elle n’est que de la passion
affolée; et cependant l’immense drame développe ses cinq actes sur une
cime aussi haute, aussi surchargée de prestiges, de poésie et
d’inquiétudes insolites que si toutes les forces traditionnelles des
cieux et de l’enfer avaient rivalisé d’ardeur pour en surélever les
pics. L’absurdité de l’anecdote primitive (presque tous les grands
chefs-d’œuvre, devant représenter des actions types forcément outrées,
exclusives et excessives, sont fondés sur une anecdote plus ou moins
absurde) disparaît dans la grandiose magnificence de l’altitude où elle
évolue. Étudiez de près la structure de cette cime: elle est uniquement
formée d’énormes stratifications humaines, de gigantesques blocs de
passion, de raison, de sentiments généraux et presque familiers,
bouleversés, accumulés, superposés par une tempête formidable, mais
profondément propre à ce qu’il y a de plus humain dans la nature
humaine.

C’est pourquoi le _Roi Lear_ demeure la plus jeune des grandes œuvres
tragiques, la seule où le temps n’ait rien flétri. Il faut un effort de
notre bonne volonté, un oubli de notre situation et de nos certitudes
actuelles pour que nous puissions sincèrement et complètement nous
émouvoir au spectacle d’_Hamlet_, de _Macbeth_ ou d’_Œdipe_. Au
contraire, la colère, les rugissements de douleur, les malédictions
prodigieuses du vieillard et du père bafoué semblent sortir de notre
cœur et de notre raison d’aujourd’hui, s’élever sous notre propre ciel,
et sous le rapport de toutes les vérités profondes qui forment
l’atmosphère spirituelle et sentimentale de notre planète, il n’y a rien
d’essentiel à y ajouter ou retrancher. Shakespeare revenant parmi nous
sur la terre ne pourrait plus écrire _Hamlet_ ou _Macbeth_. Il sentirait
que les sombres et augustes idées mères sur quoi reposent ces poèmes ne
les porteraient plus; tandis qu’il n’aurait pas à modifier une situation
ni un vers du _Roi Lear_.

       *       *       *       *       *

La plus jeune, la plus inaltérable des tragédies est aussi le poème
dramatique le plus organiquement lyrique qui ait jamais été réalisé; le
seul au monde où la magnificence du langage ne nuise pas une seule fois
à la vraisemblance, au naturel du dialogue. Aucun poète n’ignore qu’il
est presque impossible d’allier, au théâtre, la beauté des images au
naturel de l’expression. On ne saurait le nier; toute scène, dans la
plus haute tragédie comme dans la plus banale comédie, n’est jamais,
ainsi que le faisait observer Alfred de Vigny, qu’une conversation entre
deux ou trois personnages réunis pour parler de leurs affaires. Ils
doivent donc parler, et pour nous donner ce qui est au théâtre
l’illusion la plus nécessaire, l’illusion de la réalité, il faut qu’ils
s’écartent le moins possible du langage employé dans la vulgaire vie de
tous les jours. Mais dans cette vie assez élémentaire nous n’exprimons
presque jamais par la parole ce que peut avoir d’éclatant ou de profond
notre existence intérieure. Si nos pensées habituelles se mêlent aux
grands et beaux spectacles, aux plus hauts mystères de la nature, elles
demeurent en nous à l’état latent, à l’état de songes, d’idées, de
sentiments muets qui, tout au plus, se trahissent parfois par un mot,
par une phrase plus justes et plus nobles que ceux de la conversation
vraisemblable et usuelle. Or le théâtre ne pouvant presque rien exprimer
qui ne s’exprimerait pas dans la vie, il s’ensuit que toute la partie
supérieure de l’existence y demeure informulée, sous peine de déchirer
le voile de l’illusion indispensable. Le poète a donc à choisir: il sera
lyrique ou simplement éloquent, mais irréel (et c’est l’erreur de notre
tragédie classique, du théâtre de Victor Hugo et de tous les romantiques
français et allemands, quelques scènes de Gœthe exceptées), ou bien il
sera naturel mais sec, prosaïque et plat. Shakespeare n’a pas échappé
aux dangers de ce choix. Dans _Roméo et Juliette_, par exemple, et dans
la plupart de ses pièces historiques, il verse dans la rhétorique,
sacrifie sans cesse à la splendeur, à l’abondance des métaphores, la
précision et la banalité impérieusement nécessaires des tirades et des
répliques.

       *       *       *       *       *

Par contre, dans ses grands chefs-d’œuvre il ne se trompe point; mais la
manière même dont il surmonte la difficulté dévoile toute la gravité du
problème. Il n’y arrive qu’à l’aide d’une sorte de subterfuge auquel il
a toujours recours. Comme il semble acquis qu’un héros qui exprime sa
vie intérieure dans toute sa magnificence ne peut demeurer vraisemblable
et humain sur la scène qu’à la condition qu’il soit représenté comme fou
dans la vie réelle (car il est entendu que les fous seuls y expriment
cette vie cachée), Shakespeare ébranle systématiquement la raison de ses
protagonistes, et ouvre ainsi la digue qui retenait captif l’énorme flot
lyrique. Dès lors, il parle librement par leur bouche, et la beauté
envahit le théâtre sans craindre qu’on lui dise qu’elle n’est pas à sa
place. Dès lors aussi, le lyrisme de ses grandes œuvres est plus ou
moins haut, plus ou moins vaste, à proportion de la folie du héros
central. Ainsi, il est intermittent et contenu dans _Othello_ et dans
_Macbeth_, parce que les hallucinations du thane de Cawdor et les
fureurs du More de Venise ne sont que des crises passionnelles; il est
lent et pensif dans _Hamlet_, parce que la folie du prince d’Elseneur
est engourdie et méditative; mais nulle part comme dans le _Roi Lear_ il
ne déborde, torrentiel, ininterrompu et irrésistible, entre-choquant en
d’immenses et miraculeuses images l’océan, les forêts, les tempêtes et
les étoiles, parce que la magnifique démence du vieux monarque dépossédé
et désespéré s’étend de la première à la dernière scène.



LES DIEUX DE LA GUERRE


La guerre offrit toujours aux méditations des hommes un thème magnifique
et incessamment renouvelé. Il demeure, hélas! bien certain que la
plupart de nos efforts et de nos inventions convergent toujours vers
elle et en font une sorte de miroir diabolique où se reflète, à l’envers
et en creux, le progrès de notre civilisation.

Je ne veux aujourd’hui l’envisager qu’à un seul point de vue, afin de
constater une fois de plus qu’à mesure que nous conquérons quelque chose
sur les forces inconnues, nous nous livrons davantage à celles-ci. Dès
que nous avons saisi dans la nuit ou le sommeil apparent de la nature
une lueur, une source d’énergie nouvelles, nous devenons souvent ses
victimes et presque toujours ses esclaves. On dirait qu’en croyant nous
délivrer, nous délivrons de redoutables ennemis. Il est vrai qu’à la
longue ces ennemis finissent par se laisser conduire et nous rendent des
services dont nous ne saurions plus nous passer. Mais à peine l’un d’eux
a-t-il fait sa soumission qu’en passant sous le joug il nous met sur la
trace d’un adversaire infiniment plus dangereux, et notre sort devient
ainsi de plus en plus glorieux et de plus en plus incertain. Parmi ces
adversaires, il s’en trouve d’ailleurs qui semblent tout à fait
indomptables. Mais peut-être ne demeurent-ils rebelles que parce qu’ils
savent mieux que les autres faire appel à de mauvais instincts de notre
cœur qui retardent de plusieurs siècles sur les conquêtes de notre
intelligence.

       *       *       *       *       *

Il en va notamment ainsi dans la plupart des inventions qui se
rapportent à la guerre. Nous l’avons vu en de récents et monstrueux
conflits. Pour la première fois, depuis l’origine de l’histoire, des
puissances entièrement nouvelles, des puissances enfin mûres et dégagées
de l’ombre de séculaires expériences préparatoires, vinrent supplanter
les hommes sur le champ de bataille. Jusqu’en ces dernières guerres,
elles n’étaient descendues qu’à mi-côte, se tenaient à l’écart et
agissaient de loin. Elles hésitaient à s’affirmer, et il y avait encore
quelque rapport entre leur action insolite et celle de nos propres
mains. La portée du fusil ne dépassait pas celle de notre œil, et
l’énergie destructive du canon le plus meurtrier, de l’explosif le plus
redoutable gardait des proportions humaines. Aujourd’hui, nous sommes
débordés, nous avons définitivement abdiqué, notre règne est fini, et
nous voilà livrés, comme des grains de sable, aux monstrueuses et
énigmatiques puissances que nous avons osé appeler à notre aide.

       *       *       *       *       *

Il est vrai que, de tout temps, la part humaine des combats fut la moins
importante et la moins décisive. Déjà, aux jours d’Homère, les divinités
de l’Olympe se mêlaient aux mortels dans les plaines de Troie et,
presque invisibles mais efficaces dans leur nuée d’argent, dominaient,
protégeaient ou épouvantaient les guerriers. Mais c’étaient des
divinités encore peu puissantes et peu mystérieuses. Si leur
intervention paraissait surhumaine, elle reflétait la forme et la
psychologie de l’homme. Leurs secrets se mouvaient dans l’orbite de nos
secrets étroits. Ils émanaient du ciel de notre intelligence, ils
avaient nos passions, nos misères, nos pensées, à peine un peu plus
justes, plus hautes et plus pures. Puis, à mesure que l’homme s’avance
dans le temps, qu’il sort de l’illusion, que sa conscience augmente, que
le monde se dévoile, les dieux qui l’accompagnent grandissent mais
s’éloignent, deviennent moins distincts mais plus irrésistibles. A
mesure qu’il apprend, à mesure qu’il connaît, le flot de l’inconnu
envahit son domaine. A proportion que les armées s’organisent et
s’étendent, que les armes se perfectionnent, que la science progresse et
asservit des forces naturelles, le sort de la bataille échappe au
capitaine pour obéir au groupe des lois indéchiffrables qu’on appelle la
chance, le hasard, le destin. Voyez, par exemple, dans Tolstoï,
l’admirable tableau, qu’on sent authentique, de la bataille de Borodino
ou de la Moskova, type de l’une des grandes batailles de l’Empire. Les
deux chefs, Koutouzof et Napoléon, se tiennent à une telle distance du
combat, qu’ils n’en peuvent saisir que d’insignifiants épisodes et
ignorent presque tout ce qui s’y passe. Koutouzof, en bon fataliste
slave, a conscience de la «force des choses». Énorme, borgne, somnolent,
écroulé devant une cabane, sur un banc recouvert d’un tapis, il attend
l’issue de l’aventure, ne donne aucun ordre, se contentant de consentir
ou non à ce qu’on lui propose. Mais Napoléon, lui, se flatte de diriger
des événements qu’il n’entrevoit même pas. La veille, au soir, il a
dicté les dispositions de la bataille; or, dès les premiers engagements,
par cette même «force des choses» à laquelle se livre Koutouzof, pas une
seule de ces dispositions n’est ni ne peut être exécutée. Néanmoins,
fidèle au plan imaginaire que la réalité a complètement bouleversé, il
croit donner des ordres et ne fait que suivre, en arrivant trop tard,
les décisions de la chance qui précèdent partout ses aides de camp
hagards et affolés. Et la bataille suit son chemin tracé par la nature,
comme un fleuve qui coule sans se soucier du cri des hommes rassemblés
sur ses rives.

       *       *       *       *       *

Pourtant Napoléon, de tous les généraux de nos dernières guerres, est le
seul qui maintienne l’apparence d’une direction humaine. Les forces
étrangères qui secondaient ses troupes et qui déjà les dominaient
sortaient à peine de l’enfance. Mais aujourd’hui que ferait-il?
Parviendrait-il à ressaisir la centième part de l’influence qu’il avait
sur le sort des batailles? C’est qu’à présent les enfants du mystère ont
grandi, et ce sont d’autres dieux qui surplombent nos rangs, poussent et
dispersent nos escadrons, rompent nos lignes, font chanceler nos
citadelles et couler nos vaisseaux. Ils n’ont plus forme humaine, ils
émergent du chaos primitif, ils viennent de bien plus loin que leurs
prédécesseurs, et toute leur puissance, leurs lois, leurs intentions se
trouvent hors du cercle de notre propre vie et de l’autre côté de notre
sphère intelligente, dans un monde absolument fermé, le monde le plus
hostile aux destinées de notre espèce, le monde informe et brut de la
matière inerte. Or, c’est à ces inconnus aveugles et effroyables, qui
n’ont rien de commun avec nous, qui obéissent à des impulsions et à des
ordres aussi ignorés que ceux qui régissent les astres le plus
fabuleusement éloignés, c’est à ces impénétrables et irrésistibles
énergies que nous remettons le soin de trancher ce qui est le plus
proprement, le plus exclusivement réservé aux plus hautes facultés de la
forme de vie que nous représentons seuls sur cette terre; c’est à ces
monstres inclassables que nous confions la charge presque divine de
prolonger notre raison et de faire le départ du juste et de
l’injuste...

       *       *       *       *       *

A quelles puissances avons-nous donc livré nos privilèges
spécifiques?--Je fais parfois ce rêve que l’un de nous soit doué d’un
œil qui saisisse tout ce qui évolue autour de nous, tout ce qui peuple
ces clartés où flottent nos regards et que nous croyons transparentes et
vides, comme l’aveugle--si d’autres sens ne le détrompaient
point--croirait vides les ténèbres qui enserrent son front. Imaginons
qu’il perce le tain de cette sphère de cristal où nous vivons et qui ne
réfléchit jamais que notre propre face, nos propres gestes et nos
propres pensées. Imaginons qu’un jour, à travers toutes les apparences
qui nous emprisonnent, nous atteignions enfin les réalités essentielles,
et que l’invisible qui de toutes parts nous enveloppe, nous abat, nous
redresse, nous pousse, nous arrête ou nous fait reculer, dévoile
subitement les images immenses, affreuses, inconcevables que revêtent
sûrement, dans un creux de l’espace, les phénomènes et les lois de la
nature dont nous sommes les fragiles jouets. Ne disons pas que ce n’est
là qu’un songe de poète; c’est maintenant, en nous persuadant que ces
lois n’ont ni forme ni visage et en oubliant si facilement leur
toute-puissante et infatigable présence, c’est maintenant que nous
sommes dans le songe, dans le tout petit songe de l’illusion humaine; et
c’est alors que nous entrerions dans la vérité éternelle de la vie sans
limites où baigne notre vie. Quel spectacle écrasant et quelle
révélation qui frapperait d’effroi et paralyserait au fond de son néant
toute énergie humaine! Voyez-vous, par exemple, entre tant d’autres
triomphes illusoires de notre aveuglement, voyez-vous ces deux flottes
qui se préparent au combat?--Quelques milliers d’hommes, aussi
imperceptibles et inefficaces sur la réalité des forces mises en jeu
qu’une pincée de fourmis dans une forêt vierge, quelques milliers
d’hommes se flattent d’asservir et d’utiliser, au profit d’une idée
étrangère à l’univers, les plus incommensurables et les plus dangereuses
de ses lois. Essayez de donner à chacune de ces lois un aspect ou une
physionomie proportionnée et appropriée à sa puissance et à ses
fonctions. Pour ne pas vous heurter dès l’abord à l’impossible, à
l’inimaginable, négligez, si vous en avez peur, les plus profondes et
les plus grandioses, entre autres celle de la gravitation, à laquelle
obéissent les vaisseaux et la mer qui les porte, et la terre qui porte
la mer, et toutes les planètes qui soutiennent la terre. Il vous
faudrait chercher si loin, dans de telles solitudes, dans de tels
infinis, par delà de tels astres, les éléments qui la composent, que
l’univers entier ne suffirait pas à lui prêter un masque, ni aucun rêve
à lui donner une apparence plausible.

       *       *       *       *       *

Ne prenons donc que les plus limitées, s’il en est qui connaissent des
limites, les plus proches de nous, s’il en est qui soient proches.
Bornons-nous pour l’instant à celles que ces vaisseaux croient soumises
en leurs flancs, à celles que nous croyons spécialement dociles et
filles de nos œuvres. Quelle monstrueuse face, quelle ombre gigantesque
attribuerons-nous, pour ne parler que d’elle, à la puissance des
explosifs, dieux récents et suprêmes, qui viennent de détrôner, aux
temples de la guerre, tous les dieux d’autrefois? D’où, de quelles
profondeurs, de quels abîmes insondés surgissent-ils, ces démons qui
jusqu’ici n’avaient jamais atteint la lumière du jour? A quelle famille
de terreurs, à quel groupe imprévu de mystères faut-il les
rattacher?--Mélinite, dynamite, panclastite, cordite et roburite,
lyddite et balistite, spectres indescriptibles, à côté desquels la
vieille poudre noire, épouvante de nos pères, la grande foudre même, qui
résumait pour nous le geste le plus tragique de la colère divine,
semblent des bonnes femmes un peu bavardes, un peu promptes à la gifle,
mais presque inoffensives et presque maternelles: personne n’a effleuré
le plus superficiel de vos innombrables secrets, et le chimiste qui
compose votre sommeil, aussi profondément que l’ingénieur ou l’artilleur
qui vous réveille, ignore votre nature, votre origine, votre âme, les
ressorts de vos élans incalculables et les lois éternelles auxquelles
vous obéissez tout à coup. Êtes-vous la révolte des choses
immémorialement prisonnières? la transfiguration fulgurante de la mort,
l’effroyable allégresse du néant qui tressaille, l’éruption de la haine
ou l’excès de la joie? Êtes-vous une forme de vie nouvelle et si ardente
qu’elle consume en une seconde la patience de vingt siècles? Êtes-vous
un éclat de l’énigme des mondes qui trouve une fissure dans les lois de
silence qui l’enserrent? Êtes-vous un emprunt téméraire à la réserve
d’énergie qui soutient notre terre dans l’espace? Ramassez-vous en un
clin d’œil, pour un bond sans égal vers un destin nouveau, tout ce qui
se prépare, tout ce qui s’élabore, tout ce qui s’accumule dans le secret
des rocs, des mers et des montagnes? Êtes-vous âme ou matière ou un
troisième état encore innomé de la vie? Où puisez-vous l’ardeur de vos
dévastations, où appuyez-vous le levier qui fend un continent et d’où
part votre élan qui pourrait dépasser la zone des étoiles où la terre
votre mère exerce sa volonté?--A toutes ces questions, le savant qui
vous crée répondra simplement que «votre force vient de la production
brusque d’un grand volume gazeux dans un espace trop étroit pour le
contenir sous la pression atmosphérique». Il est certain que cela répond
à tout, que tout est éclairci. Nous voyons là le fond du vrai, et nous
savons dès lors, comme en toutes choses, à quoi nous en tenir.



LE PARDON DES INJURES


Il n’est pas inutile d’interroger de temps à autre le sens de certains
mots qui couvrent d’un vêtement invariable des sentiments qui se sont
transformés.

Le mot pardonner, par exemple, qui paraît, au premier abord, l’un des
plus beaux de la langue, a-t-il encore, eut-il jamais le sens d’amnistie
presque divine que nous lui accordons? N’est-il pas un de ces termes qui
montrent le mieux la bonne volonté des hommes, puisqu’il renferme un
idéal qui ne fut jamais réalisé?--Quand nous disons à qui nous fit
injure: «Je vous pardonne et tout est oublié», qu’y a-t-il de vrai au
fond de cette parole?--Tout au plus ceci, qui est le seul engagement que
nous puissions prendre: «Je ne chercherai point à vous nuire à mon
tour.» Le reste, que nous croyons promettre ne dépend pas de notre
volonté. Il nous est impossible d’oublier le mal qu’on nous a fait,
parce que le plus profond de nos instincts, celui de la conservation,
est directement intéressé à se souvenir.

L’homme qui, à un moment donné, pénètre dans notre existence, nous ne le
connaissons jamais en soi. Il n’est pour nous qu’une image que lui-même
dessine dans notre mémoire. Il est bien vrai que la vie qui l’anime a un
visage révélateur, indéfinissable, mais puissant. Ce visage apporte une
foule de promesses qui sont probablement plus profondes et plus sincères
que les paroles ou les actes qui les démentiront bientôt. Mais ce grand
signe n’a guère qu’une valeur idéale. Nous nous trouvons dans un monde
où bien peu d’êtres, soit par la force des circonstances, soit par
suite d’une erreur initiale, vivent selon la vérité que leur présence
fait pressentir. A la longue, l’expérience morose nous apprend à ne plus
tenir compte de ce visage trop mystérieux. Un masque net et dur le
recouvre, qui porte l’empreinte de tous les faits et gestes qui nous
atteignirent. Les bienfaits l’enluminent de couleurs attrayantes et
fragiles, tandis que les offenses le creusent profondément. En réalité,
c’est uniquement sous ce masque modelé selon le souvenir d’agréments ou
d’ennuis que nous apercevons celui qui nous approche; et lui dire, s’il
nous a offensé, que nous lui pardonnons, c’est lui affirmer que nous ne
le reconnaissons point.

       *       *       *       *       *

Il s’agit de savoir quelle influence cette reconnaissance inévitable
aura sur nos relations avec celui qui nous fut injurieux. Ici, comme
sur tant d’autres points, dès que notre bonne volonté se réveille, ses
premiers pas, encore inconscients, la ramènent sur la vieille route de
l’idéal religieux. Au plus haut de cet idéal, on pourrait ériger, comme
un symbole, le groupe légendaire de la chrétienne ensevelissant, au
péril de ses jours, les restes exécrés de Néron. Il est incontestable
que le geste de cette femme est plus grand, surpasse davantage la raison
humaine, que le geste d’Antigone qui domine l’antiquité païenne.
Néanmoins, il n’épuise pas tout le pardon chrétien. Supposons que Néron
ne soit pas mort, mais chancelle aux dernières limites de la vie, où un
héroïque secours puisse seul le sauver. La chrétienne lui devra ce
secours, encore qu’elle sache avec certitude que la vie qu’elle rend
ramènera en même temps la persécution. Elle peut encore monter plus
haut: imaginez qu’elle ait à choisir, dans la même angoisse, entre son
frère et l’ennemi qui la fera périr, elle n’atteindra le suprême sommet
que si elle préfère l’ennemi.

       *       *       *       *       *

Cet idéal, sublime malgré les récompenses infinies qu’il escompte, qu’en
faut-il penser dans un monde qui n’attend rien d’un autre monde? Auquel
des trois moments surhumains appellerons-nous fou celui qui se jettera
dans l’un de ces trois abîmes du pardon? Autour du premier, nous
trouverons encore aujourd’hui quelques traces de pas; mais autour des
deux autres, personne ne s’égarera plus. Reconnaissons qu’il y a là une
sorte de marché héroïque de la foi qui n’est plus possible; mais, la foi
enlevée, il n’en reste pas moins, jusque dans la déraison de cet idéal,
quelque chose d’humain qui est comme un pressentiment de ce que l’homme
voudrait faire si la vie n’était pas si cruelle.

Et ne croyons pas que des exemples de ce genre, pris aux extrémités de
l’imagination, soient oiseux ou absurdes. L’existence nous apporte sans
cesse des équivalents moins tragiques mais aussi difficiles; et de
l’esprit qui préside à la solution des plus hauts cas de conscience
dépend celle des plus humbles. Tout ce qu’on imagine en grand finit un
jour par se réaliser en petit; et du choix que nous ferions sur la
montagne, dépend exactement celui que nous ferons dans la vallée.

       *       *       *       *       *

Nous pouvons d’ailleurs apprendre à pardonner aussi complètement que le
chrétien. Non plus que lui nous ne sommes prisonniers de ce monde que
nous voyons avec les yeux de notre tête. Il suffit d’un effort analogue
au sien, mais vers d’autres portes, pour nous en évader. Le chrétien,
tout comme nous, n’oubliait pas l’injure, il ne tentait pas
l’impossible, mais il allait noyer d’abord dans l’infini divin tout
désir de rancune. Cet infini divin, à le regarder d’un peu près, n’est
pas bien différent du nôtre. Ils ne sont, au fond, l’un et l’autre, que
le sentiment de l’infini sans nom où nous nous débattons. La religion
élevait mécaniquement, pour ainsi dire, toutes les âmes sur les hauteurs
que nous devons atteindre par nos propres forces. Mais comme la plupart
des âmes qu’elle y entraînait étaient encore aveugles, elle n’essayait
pas inutilement de leur donner une idée des vérités qu’on aperçoit de
ces hauteurs. Elles ne les auraient pas comprises. Elle se contentait de
leur décrire des tableaux appropriés et familiers à leur aveuglement et
qui, par des causes très différentes, produisaient à peu près les mêmes
effets que la vision réelle qui nous frappe à présent. «Il faut
pardonner les offenses parce que Dieu le veut et a donné lui-même
l’exemple du pardon le plus complet qu’on puisse imaginer.» Cet ordre
qu’on peut suivre sans ouvrir les yeux est exactement le même que celui
que nous donnent, au moment où nous les regardons d’une altitude
suffisante, les nécessités et l’innocence profonde de toute vie. Et si
ce dernier ordre ne va pas comme le premier jusqu’à nous pousser à
préférer notre ennemi parce qu’il est notre ennemi, ce n’est pas qu’il
soit moins sublime, c’est qu’il parle à des cœurs plus désintéressés en
même temps qu’à des intelligences qui ont appris à ne plus apprécier
uniquement un idéal selon qu’il est plus ou moins difficile de
l’atteindre. Dans le sacrifice, par exemple, dans la pénitence, les
mortifications, il y a ainsi toute une série de victoires spirituelles
de plus en plus pénibles, mais qui ne sont pas réellement hautes parce
qu’elles ne s’élèvent point dans l’atmosphère humaine, mais dans le vide
où elles brillent non seulement sans nécessité, mais souvent d’une façon
très dommageable. L’homme qui jongle avec des boules de feu sur la
pointe d’un clocher fait lui aussi une chose très difficile; pourtant
nul ne songera à comparer son courage inutile au dévouement, presque
toujours moins périlleux, de celui qui se jette à l’eau ou dans les
flammes pour sauver un enfant. En tout cas, et peut-être plus
efficacement que l’autre, l’ordre dont nous parlions dissipe toute
haine, car il ne descend plus d’une volonté étrangère, il naît en nous à
la vue d’un immense spectacle où les actions des hommes prennent leur
place et leur signification véritables. Il n’y a plus de mauvaise
volonté, d’ingratitude, d’injustice, ni de perversité, il n’y a même
plus d’égoïsme dans la nuit magnifique et illimitée où s’agitent de
pauvres êtres menés par des ténèbres que chacun d’eux suit de très bonne
foi en croyant remplir un devoir ou exercer un droit.

       *       *       *       *       *

Ne craignons pas que cette vision et tant d’autres plus grandioses et
aussi exactes, qui devraient être toujours présentes à nos regards,
nous désarme et fasse de nous des victimes ou des dupes dans une vie de
réalités moins vastes et plus dures. Il en est bien peu parmi nous qui
aient à renforcer leurs moyens de défense, à aiguiser leur prudence,
leur méfiance ou leur égoïsme. L’instinct et l’expérience de la vie n’y
pourvoient que trop largement. Ce n’est jamais du côté opposé à nos
petits intérêts de chaque jour qu’il y a danger de perdre l’équilibre.
Tous les efforts d’une pensée vigilante suffisent à grand’peine à nous
maintenir droits. Mais il n’est pas indifférent, pour les autres et
surtout pour nous-mêmes, que nos gestes d’attaque et de défense se
profilent sur le fond morne de la haine, du mépris, du désenchantement,
ou sur l’horizon transparent de l’indulgence et du pardon silencieux qui
explique et comprend. Avant tout, à mesure que s’écoulent nos années,
gardons-nous des leçons basses de l’expérience. Il y a dans ces leçons
une partie opaque et lourde qui de droit appartient à l’instinct et
descend aux limons nécessaires de la vie. Nul besoin de s’en occuper;
elle germe et multiplie prodigieusement dans l’inconscient. Mais il en
est une autre plus pure et plus subtile que nous devons apprendre à
saisir et à fixer avant qu’elle s’évapore dans l’espace. Tout acte
comporte autant d’interprétations différentes qu’il y a de forces
diverses en notre intelligence. Les plus basses semblent d’abord les
plus simples, les plus justes et les plus naturelles, parce qu’elles
sont les premières venues, celles du moindre effort. Si nous ne luttons
pas sans répit contre leur envahissement sournois et familier, elles
rongent, elles empoisonnent peu à peu toutes les espérances, toutes les
croyances dont notre jeunesse avait formé les régions les plus nobles et
les plus fécondes de notre esprit. Il ne nous resterait bientôt, vers la
fin de nos jours, que les plus tristes déchets de la sagesse. Il importe
donc que l’interprétation la plus haute que nous puissions donner des
faits qui nous heurtent à tout moment, s’élève à proportion que
s’accumule le grossier trésor du sens pratique de l’existence. A mesure
que notre sens de la vie s’accroît par les racines dans l’humus, il est
indispensable qu’il monte dans la lumière par les fleurs et les fruits.
Il faut qu’une pensée toujours en éveil soulève, aère et anime sans
cesse le poids mort des années. Du reste, cette expérience si positive,
si pratique, si débonnaire, si tranquille, si naïve et si sincère en
apparence, elle sait bien au fond qu’elle nous cache quelque chose
d’essentiel; et si l’on avait la force de la pousser jusqu’en ses plus
secrets retranchements, on finirait par lui arracher à coup sûr l’aveu
suprême qu’en dernière analyse et au bout de tout compte,
l’interprétation la plus haute est toujours la plus vraie.



L’ACCIDENT


A mesure que nous asservissons les forces de la nature se multiplient
nos chances d’accidents, de même que croissent les dangers du dompteur à
raison du nombre de fauves qu’il «fait travailler» dans la cage.
Autrefois, nous évitions autant que possible le contact de ces forces;
aujourd’hui elles sont admises dans notre domestique. Aussi, malgré nos
mœurs plus prudentes et plus pacifiques, nous arrive-t-il plus souvent
qu’à nos pères de voir la mort d’assez près. Il est donc probable que
plusieurs de ceux qui liront ces notes auront éprouvé les mêmes
émotions et eu l’occasion de faire des remarques analogues.

       *       *       *       *       *

Une des premières questions qui se posent est celle du pressentiment.
Est-il vrai, comme beaucoup l’affirment, que nous ayons dès le matin une
sorte d’intuition de l’événement qui menace la journée? Il est difficile
de répondre, attendu que notre expérience ne peut guère porter que sur
des événements qui «ne tournèrent pas mal» ou qui, tout au moins,
n’eurent pas de suites graves. Il paraît donc naturel que ces accidents
qui ne devaient pas avoir de conséquences n’aient point remué par avance
les eaux profondes de notre instinct, comme il est vrai, je crois,
qu’ils ne les effleurent même pas. Quant aux autres, qui entraînent une
mort plus ou moins prochaine, il est rare que la victime ait la force
ou la lucidité requise pour satisfaire notre curiosité. En tout cas, ce
que peut recueillir sur ce point notre expérience personnelle est fort
incertain et l’interrogation demeure.

       *       *       *       *       *

Nous voilà donc partis dès l’aurore d’un beau jour, en automobile, à
bicyclette, à motocyclette, en canot, peu importe à l’événement qui se
prépare; mais, pour préciser les images, prenons de préférence
l’automobile ou la motocyclette qui sont de merveilleux instruments de
détresse et qui interrogent le plus âprement la Fortune au grand jeu de
la vie et de la mort. Tout à coup, sans motifs, au détour du chemin, au
beau milieu de la longue et large route, au début d’une descente, ici ou
là, à droite ou à gauche, saisissant le frein, la roue, la direction,
barrant subitement tout l’espace sous l’apparence fallacieuse et
parfaitement transparente d’un arbre, d’un mur, d’un rocher, d’un
obstacle quelconque, voici face à face, surgissante, imprévue, énorme,
immédiate, indubitable, inévitable, irrévocable, la Mort qui ferme d’un
déclic l’horizon qu’elle laisse sans issue...

Aussitôt commence entre notre intelligence et notre instinct une
passionnante, une interminable scène qui tient en une demi-seconde.
L’attitude de l’intelligence, de la raison, de la conscience, comme il
vous plaira de l’appeler, est extrêmement intéressante. Elle juge
instantanément, sainement et logiquement que tout est perdu sans
ressource. Pourtant elle ne s’affole ni ne s’épouvante. Elle se
représente exactement la catastrophe, ses détails et ses conséquences,
et constate avec satisfaction qu’elle n’a pas peur et garde sa lucidité.
Entre la chute et le choc, elle a du temps de reste, elle muse, elle se
distrait, elle trouve le loisir de penser à toute autre chose,
d’évoquer des souvenirs, de faire des rapprochements, des remarques
minimes et précises. L’arbre qu’on voit à travers la mort est un
platane, il a trois trous dans son écorce diaprée... il est moins beau
que celui du jardin... le rocher sur lequel le crâne s’écrasera a des
veines de mica et de marbre bien blanc... Elle sent qu’elle n’est pas
responsable, qu’on n’a nul reproche à lui faire; elle est presque
souriante, elle goûte je ne sais quelle volupté ambiguë et attend
l’inévitable avec une résignation adoucie où se mêle une prodigieuse
curiosité.

       *       *       *       *       *

Il est évident que si notre vie n’avait à compter que sur l’intervention
de cet amateur indolent, trop logique et trop clairvoyant, tout accident
finirait fatalement en catastrophe. Heureusement, prévenu par les nerfs
qui tourbillonnent, perdent la tête et criaillent comme des enfante en
démence, fruste, brutal, nu, musculeux, bousculant tout et saisissant
d’un geste irrésistible les débris d’autorité et les chances de salut
qui lui tombent sous la main, un autre personnage bondit sur la scène.
On l’appelle l’Instinct, l’Inconscient, le Subconscient, que sais-je et
qu’importe?--Où était-il, d’où sort-il? Il dormait quelque part ou
s’occupait à d’obscures et ingrates besognes au fond des cavernes
primitives de notre corps. Il en était naguère le roi incontesté; mais
depuis quelque temps on le relègue dans les ténèbres basses, comme un
parent pauvre, mal élevé, mal tenu et mal embouché, témoin gênant et
souvenir désagréable de l’infortune originelle. On n’y pense, on n’y a
plus recours qu’aux secondes éperdues des suprêmes angoisses. Par
bonheur il est brave homme, sans amour-propre et sans rancune. Il sait
d’ailleurs que tous ces ornements du haut desquels on le méprise sont
éphémères, peu sérieux et qu’il est au fond le seul maître de la
demeure humaine. D’un coup d’œil plus sûr, plus rapide que l’élan
formidable du péril, il juge la situation, en démêle d’emblée tous les
détails, toutes les issues, toutes les possibilités, et c’est, en un
clin d’œil, un magnifique, un inoubliable, spectacle de force, de
courage, de précision, de volonté, où la Vie invaincue saute au visage
de la Mort invincible.

       *       *       *       *       *

Au sens le plus strict, le plus minutieux du mot, le champion de
l’existence, surgi comme le sauvage velu des légendes au secours de la
princesse désespérée, opère des miracles. Avant tout, il a dans
l’urgence une prérogative incomparable: il ignore la délibération, tous
les obstacles qu’elle soulève, toutes les impossibilités qu’elle impose.
Il n’accepte jamais le désastre, pas un instant n’admet l’inévitable, et
sur le point d’être broyé, agit allégrement contre toute espérance,
comme si le doute, l’inquiétude, la peur, le découragement étaient des
notions absolument étrangères aux forces primitives qui l’animent. A
travers un mur de granit, il n’aperçoit que le salut, pareil à un trou
de lumière, et à force de le voir il le crée dans la pierre. Il ne
renonce pas à arrêter une montagne qui se précipite. Il écarte un
rocher, il s’élance sur un fil de fer, il se faufile entre deux colonnes
qui mathématiquement ne pouvaient pas livrer passage. Parmi les arbres
il choisit infailliblement le seul qui cédera parce qu’un ver invisible
a rongé sa racine. Dans un fouillis de feuilles vaines il découvre
l’unique branche forte qui surplombe l’abîme, et dans un chaos de
porphyres aigus il semblera qu’il ait dressé par avance le lit de
mousses et de fougères qui recevra le corps...

De l’autre côté du péril, la raison stupéfaite, pantelante, incrédule,
un peu déconcertée, tourne la tête pour contempler une dernière fois
l’invraisemblable; puis elle reprend, de droit, la direction, tandis que
le bon sauvage, que nul ne songe à remercier, rentre en silence dans sa
caverne.

       *       *       *       *       *

Peut-être n’est-il pas étonnant que l’instinct nous sauve des grands
dangers habituels et immémoriaux: l’eau, le feu, la chute, le choc,
l’animal. Il y a là évidemment une accoutumance, une expérience atavique
qui explique son habileté. Mais ce qui m’émerveille, c’est l’aisance, la
promptitude avec lesquelles il se met au courant des inventions les plus
complexes, les plus insolites de notre intelligence. Il suffit de lui
montrer une bonne fois le mécanisme de la machine la plus
imprévue,--quelque étrangère et inutile qu’elle soit à nos besoins réels
et primitifs,--il comprend, et désormais, dans la nécessité, en
connaîtra les derniers secrets et le maniement mieux que l’intelligence
qui la construisit.

C’est pourquoi, si nouveau, si récent ou si formidable qu’en soit
l’instrument, on peut affirmer qu’en principe, il n’y a pas de
catastrophe inévitable. L’inconscient est toujours à la hauteur de
toutes les situations imaginables. Entre les mâchoires de l’étau que
referme la puissance de la mer ou de la montagne, on peut, on doit
s’attendre à un mouvement décisif de l’instinct qui a des ressources
aussi inépuisables que l’univers ou la nature au creux desquels il puise
à même.

       *       *       *       *       *

Pourtant, s’il faut tout dire, nous n’avons plus tous le même droit de
compter sur son intervention souveraine. Il ne meurt, il ne boude, il ne
se trompe jamais; mais bien des hommes le bannissent à de telles
profondeurs, lui permettent si rarement de revoir un rayon de soleil, le
perdent si totalement de vue, l’humilient si cruellement, le garrottent
si étroitement que, dans l’affolement de l’urgence, ils ne savent plus
où le trouver. Ils n’ont plus, matériellement, le temps de le prévenir
ou de le délivrer au fond des oubliettes où ils l’ont enchaîné, et quand
il monte enfin à la rescousse, plein de bonne volonté, ses outils à la
main, le mal est fait, il est trop tard, la mort vient d’accomplir son
œuvre.

Ces inégalités de l’instinct, qui tiennent plutôt, je suppose, à la
promptitude de l’appel qu’à la qualité du secours, se manifestent dans
tous les accidents. Mettez deux automobilistes en deux dangers
parallèles, inéluctables et exactement identiques, un coup de volant
inexplicable, on ne sait quel bond, quelle torsion, quel détour, quelle
immobilité, quel prestige sauvera l’un, pendant que l’autre ira
normalement et misérablement se briser sur l’obstacle. Dans une
voiture, des six personnes qui l’occupent et qu’enveloppe strictement le
même sort, trois feront le seul mouvement possible, illogique, imprévu
et nécessaire, au lieu que les trois autres agiront trop intelligemment,
à contre-sens. Je fus témoin, ou presque,--car si j’arrivai après
l’accident, du moins en ai-je recueilli sur les lieux mêmes et parmi les
réchappés, les impressions encore palpitantes,--je fus un jour témoin
d’une de ces surprenantes manifestations de l’instinct. C’était à la
descente de Gourdon, l’âpre petit village bien connu des touristes de
Cannes et de Nice, perché, pour échapper aux Barbaresques, sur un rocher
à pic, haut de plus de huit cents mètres. Il est de toutes parts
inaccessible, nul chemin n’y mène, sauf une terrible route en lacet qui
dévale entre deux abîmes. Une carriole surchargée de huit personnes
parmi lesquelles une femme portant son enfant âgé de quelques semaines,
descendait la voie périlleuse, quand le cheval prit peur, s’emballa et
s’alla jeter dans le gouffre. Les voyageurs se sentirent rouler dans la
mort, et la femme, d’un admirable geste d’amour maternel, voulant sauver
l’enfant, le lança, au suprême moment, de l’autre côté de la carriole,
où il tomba sur la route, tandis que tous les autres disparaissaient
dans le précipice hérissé de rocs meurtriers. Or, par un miracle assez
habituel quand il s’agit de vies humaines, les sept victimes, retenues à
des broussailles, à de vagues branchages, n’eurent que d’insignifiantes
égratignures, au lieu que le pauvre petit mourait sur le coup, le crâne
défoncé par une pierre du chemin. Deux instincts contraires avaient ici
lutté, et celui où s’était probablement mêlé une lueur de réflexion,
avait fait le geste le plus maladroit. On parlera de chance, de guignon.
Il n’est pas défendu d’évoquer ces mots mystérieux, pourvu qu’il demeure
entendu qu’ils s’appliquent aux mystérieux mouvements de l’inconscient.
Il est en effet préférable, chaque fois que la chose est possible, de
reporter en nous la source d’un mystère; c’est restreindre d’autant le
champ néfaste de l’erreur, du découragement, de l’impuissance.

       *       *       *       *       *

Immédiatement, demandons-nous si nous pouvons sinon perfectionner
l’instinct, que je crois toujours parfait, du moins le rappeler plus
près de notre volonté, desserrer ses liens, lui rendre son aisance
originelle. Cette question exigerait une étude spéciale. En attendant
qu’on l’entreprenne, il paraît assez probable qu’en nous rapprochant
habituellement, systématiquement des forces, des faits matériels, de
tout ce qu’en un mot qui dit d’énormes choses nous nommons la nature,
nous diminuons d’autant, chaque jour, la distance que l’instinct aura à
parcourir pour nous venir en aide. Cette distance, encore inappréciable
chez les sauvages, les simples et les humbles, augmente à chaque pas que
fait notre éducation, notre civilisation. Je suis persuadé qu’on
pourrait établir qu’un paysan, un ouvrier, même moins jeune, moins
agile, surpris dans la même catastrophe que son propriétaire ou son
patron, a deux ou trois chances de plus que celui-ci de s’en tirer
indemne. En tout cas, il n’est pas d’accident dont la victime n’ait, _a
priori_, tort. Il convient qu’elle se dise, ce qui est vrai au pied de
la lettre, que tout autre, à sa place, aurait réchappé; par conséquent,
la plupart des hasards qu’on se permet autour d’elle lui demeurent
interdits. Son inconscient qui se confond ici avec son avenir n’est pas
«en forme». Elle doit dorénavant se défier de sa chance. Elle est, au
point de vue des grands périls, un _minus habens_, comme on disait en
droit romain.

       *       *       *       *       *

Il n’empêche, quand on considère l’inconsistance de notre corps, la
puissance démesurée de tout ce qui l’entoure et le nombre de dangers où
nous nous exposons, que notre chance comparée à celle des autres êtres
vivants n’apparaisse prodigieuse. Parmi nos machines, nos appareils, nos
poisons, nos feux, nos eaux, toutes les forces plus ou moins asservies
mais toujours prêtes à la révolte, nous risquons notre vie vingt ou
trente fois plus souvent que le cheval, par exemple, le bœuf ou le
chien. Or, dans un accident de la rue ou de la route, dans une
inondation, un tremblement de terre, un orage, un incendie, dans la
chute d’un arbre ou d’une maison, l’animal sera presque toujours frappé
de préférence à l’homme. Il est évident que la raison, l’expérience et
l’inconscient mieux avisé de celui-ci le préservent dans une large
mesure. Néanmoins, on dirait qu’il y a encore autre chose. Tous risques,
tous hasards égaux et les parts faites à l’intelligence et à l’instinct
plus adroit et plus sûr, il reste que la nature semble avoir peur de
l’homme. Elle évite religieusement de toucher à ce corps si fragile;
elle l’entoure d’une sorte de respect manifeste et inexplicable, et
lorsque, par notre faute impérieuse, nous l’obligeons de nous blesser,
elle nous fait le moins de mal possible.



NOTRE DEVOIR SOCIAL


Partons loyalement de la grande vérité: il n’y a, pour ceux qui
possèdent, qu’un seul devoir certain: qui est de se dépouiller de ce
qu’ils ont, de façon à se mettre en l’état de la masse qui n’a rien. Il
est entendu, en toute conscience lucide, qu’il n’en existe pas de plus
impérieux, mais on y reconnaît en même temps, qu’il est, par manque de
courage, impossible de l’accomplir. Du reste, dans l’histoire héroïque
des devoirs, même aux époques les plus ardentes, même à l’origine du
christianisme et dans la plupart des ordres religieux qui cultivèrent
expressément la pauvreté, c’est peut-être le seul qui n’ait jamais été
entièrement rempli. Il importe donc, en s’occupant de nos devoirs
subsidiaires, de ne point oublier que l’essentiel est sciemment éludé.
Que cette vérité nous domine. Souvenons-nous que nous parlons dans son
ombre, et que nos pas les plus hardis, les plus extrêmes, ne nous
conduiront jamais au point où il faudrait que nous fussions d’abord.

       *       *       *       *       *

Puisqu’il paraît qu’il s’agit là d’une impossibilité absolue autour de
laquelle il est oiseux de s’étonner encore, acceptons la nature humaine
telle qu’elle s’offre. Cherchons donc sur d’autres routes que la seule
directe,--n’ayant pas la force de la parcourir,--ce qui, en attendant
cette force, peut nourrir notre conscience. Il y a ainsi, pour ne plus
parler de la grande, deux ou trois questions que se posent sans cesse
les cœurs de bonne volonté. Que faire en l’état actuel de notre société?
Faut-il se ranger, _a priori_, systématiquement, du côté de ceux qui la
désorganisent ou dans le camp de ceux qui s’évertuent à en maintenir
l’économie?--Est-il plus sage de ne point lier son choix, de défendre
tour à tour ce qui semble raisonnable et opportun dans l’un et l’autre
parti? Il est certain qu’une conscience sincère peut trouver ici ou là
de quoi satisfaire son activité ou bercer ses reproches. C’est pourquoi,
devant ce choix qui s’impose aujourd’hui à toute intelligence honnête,
il n’est pas inutile de peser le pour et le contre plus simplement qu’on
ne le pratique d’habitude, et comme le pourrait faire l’habitant
désintéressé de quelque planète voisine.

       *       *       *       *       *

Ne reprenons pas toutes les objections traditionnelles, mais seulement
celles qui peuvent être assez sérieusement défendues. Nous rencontrons
d’abord la plus ancienne qui soutient que l’inégalité est inévitable,
étant conforme aux lois de la nature. Il est vrai; mais l’espèce humaine
paraît assez vraisemblablement créée pour s’élever au-dessus de
certaines lois de la nature. Si elle renonçait à surmonter plusieurs de
ces lois, son existence même serait remise en péril. Il est conforme à
sa nature particulière d’obéir à d’autres lois que celle de sa nature
animale, etc. Du reste, l’objection est dès longtemps classée parmi
celles dont le principe est insoutenable et mènerait au massacre des
faibles, des malades, des vieillards, etc.

On dit ensuite qu’il est bon, pour hâter le triomphe de la justice, que
les meilleurs ne se dépouillent pas prématurément de leurs armes dont
les plus efficaces sont précisément la richesse et le loisir. On
reconnaît suffisamment ici la nécessité du grand sacrifice, et l’on ne
met en question que son opportunité. Soit; à condition qu’il demeure
bien convenu que ces richesses et ce loisir servent uniquement à hâter
les pas de la justice.

Un autre argument conservateur, digne d’attention, affirme que le
premier devoir de l’homme étant d’éviter la violence et l’effusion du
sang, il est indispensable que l’évolution sociale ne soit pas trop
rapide, qu’elle mûrisse lentement, qu’il importe de la tempérer en
attendant que la masse s’éclaire et soit portée graduellement et sans
dangereuses secousses vers une liberté et une plénitude de biens qui, en
ce moment, ne déchaîneraient que ses pires instincts. Il est encore
vrai; néanmoins il serait intéressant de calculer,--puisqu’on n’arrive
au mieux que par le mal,--si les maux d’une révolution brusque, radicale
et sanglante l’emportent sur les maux qui se perpétuent dans l’évolution
lente. Il conviendrait de se demander s’il n’y a pas avantage à agir au
plus vite; si tout compte fait, les souffrances silencieuses de ceux
qui attendent dans l’injustice ne sont pas plus graves que celles que
subiront durant quelques semaines ou quelques mois les privilégiés
d’aujourd’hui. On oublie volontiers que les bourreaux de la misère sont
moins bruyants, moins scéniques, mais infiniment plus nombreux, plus
cruels, plus actifs que ceux des plus affreuses révolutions.

       *       *       *       *       *

Enfin, dernier argument et peut-être le plus troublant: l’humanité,
déclare-t-on, depuis plus d’un siècle parcourt les années les plus
fécondes, les plus victorieuses, les années probablement climatériques
de sa destinée. Elle semble, à considérer le passé, dans la phase
décisive de son évolution. On croirait, à certains indices, qu’elle est
près d’atteindre son apogée. Elle traverse une période d’inspiration à
laquelle nulle autre ne se peut historiquement comparer. Un rien, un
dernier effort, un trait de lumière qui reliera ou soulignera les
découvertes, les intuitions éparses ou en suspens, la sépare seule
peut-être des grands mystères. Elle vient d’aborder des problèmes dont
la solution, aux dépens de l’ennemi héréditaire, c’est-à-dire du grand
inconnu de l’univers, rendrait vraisemblablement inutiles tous les
sacrifices que la justice exige des hommes. N’est-il pas dangereux
d’arrêter cet élan, de troubler cette minute précieuse, précaire et
suprême? En admettant même que ce qui est acquis ne se puisse plus
perdre comme dans les bouleversements antérieurs, il est néanmoins à
craindre que l’énorme désorganisation exigée par l’équité mette
brusquement fin à cette période heureuse; et il n’est pas indubitable
qu’elle renaisse de longtemps, les lois qui président à l’inspiration du
génie de l’espèce étant aussi capricieuses, aussi instables que celles
qui président à l’inspiration du génie de l’individu.

C’est peut-être, comme je l’ai dit, l’argument le plus inquiétant. Mais,
sans doute, attache-t-il trop d’importance à un danger assez incertain.
Au surplus, il y aura à cette brève interruption de la victoire humaine,
de prodigieuses compensations. Pouvons-nous prévoir ce qu’il adviendra
lorsque l’humanité entière prendra part au labeur intellectuel qui est
le labeur propre à notre espèce? Aujourd’hui, c’est à peine si un
cerveau sur cent mille se trouve dans des conditions pleinement
favorables à son activité. Il se fait en ce moment un monstrueux
gaspillage de forces spirituelles. L’oisiveté endort par en haut autant
d’énergies mentales que l’excès de travail manuel en éteint par en bas.
Incontestablement, quand il sera donné à tous de se mettre à la tâche à
présent réservée à quelques élus du hasard, l’humanité multipliera des
milliers de fois ses chances d’arriver au grand but mystérieux.

       *       *       *       *       *

Voilà, je pense, le meilleur du pour et du contre, les raisons les plus
raisonnables que puissent invoquer ceux qui n’ont point hâte d’en finir.
Au milieu de ces raisons se dresse l’énorme monolithe de l’injustice. Il
est inutile de lui prêter une voix. Il oppresse les consciences, il
borne les intelligences. Aussi ne saurait-il être question de ne le
point détruire; on demande seulement à ceux qui le veulent renverser
quelques années de patience, afin qu’après avoir déblayé ses entours, sa
chute entraîne de moindres désastres. Faut-il accorder ces années et
parmi ces motifs de hâte ou d’attente, quel sera donc le choix de la
meilleure foi?

       *       *       *       *       *

Les arguments qui demandent quelques années de répit vous semblent-ils
suffisants? Ils sont assez précaires; mais encore ne serait-il pas
juste de les condamner sans considérer le problème d’un point plus élevé
que la raison pure. Ce point doit toujours être recherché dès qu’il
s’agit de questions qui débordent l’expérience humaine. On pourrait fort
bien soutenir, par exemple, que le choix ne saurait être le même pour
tous. L’espèce, qui a probablement de ses destinées une conscience
infinie qu’aucun individu ne peut saisir, aurait très sagement réparti
entre les hommes les rôles qui leur conviennent dans le haut drame de
son évolution. Pour des motifs que nous ne comprenons pas toujours, il
est sans doute nécessaire qu’elle progresse lentement; c’est pourquoi
l’énorme masse de son corps l’attache au passé et au présent, et de très
loyales intelligences peuvent se trouver dans cette masse, comme il est
possible à de très médiocres de s’en évader. Qu’il y ait satisfaction ou
mécontentement désintéressé du côté de l’ombre ou de la lumière, peu
importe: c’est souvent une question de prédestination et de
distribution de rôles plutôt que d’examen. Quoi qu’il en soit, ce serait
pour nous, dont la raison juge déjà la faiblesse des arguments du passé,
un motif nouveau d’impatience. Admettons-en, par surcroît, la force très
plausible. Il suffit donc qu’aujourd’hui ne nous satisfasse point, pour
que nous ayons le devoir, pour ainsi dire organique, de détruire tout ce
qui le soutient, afin de préparer l’arrivée de demain. Alors même que
nous verrions fort nettement les dangers et les inconvénients d’une trop
prompte évolution, il est requis, pour que nous remplissions fidèlement
la fonction assignée par le génie de l’espèce, que nous passions outre à
toute patience, à toute circonspection. Dans l’atmosphère sociale, nous
représentons l’oxygène, et si nous nous y conduisons comme l’azote
inerte, nous trahissons la mission que nous a confiée la nature, ce qui,
dans l’échelle des crimes qui nous restent, est la plus grave et la
plus impardonnable des forfaitures. Nous n’avons pas à nous préoccuper
des conséquences souvent fâcheuses de notre hâte; cela n’est pas écrit
dans notre rôle, et en tenir compte, serait ajouter à ce rôle des mots
infidèles qui ne se trouvent point dans le texte authentique dicté par
la nature. L’humanité nous a désignés pour accueillir ce qui s’élève à
l’horizon. Elle nous a donné une consigne qu’il ne nous appartient pas
de discuter. Elle répartit ses forces comme bon lui semble. A tous les
carrefours de la route qui mène à l’avenir, elle a mis, contre chacun de
nous, dix mille hommes qui gardent le passé; ne craignons donc point que
les plus belles tours d’autrefois ne soient pas suffisamment défendues.
Nous ne sommes que trop naturellement enclins à temporiser, à nous
attendrir sur des ruines inévitables; c’est notre plus grand tort. Le
moins que puissent faire les plus timorés d’entre nous,--et ils sont
déjà bien près de trahir,--c’est de ne point ajouter à l’immense poids
mort que traîne la nature. Mais que les autres suivent aveuglément
l’élan intime de la puissance qui les pousse plus outre. Quand bien même
leur raison n’approuverait aucune des mesures extrêmes auxquelles ils
prennent part, qu’ils agissent et espèrent par delà leur raison; car, en
toutes choses, à cause de l’appel de la terre, il faut viser plus haut
que le but qu’on aspire à atteindre.

       *       *       *       *       *

Ne craignons pas d’être entraînés trop loin; et que nulle réflexion,
quelque juste qu’elle soit, ne brise ou tempère notre ardeur. Nos excès
d’avenir sont nécessaires à l’équilibre de la vie. Assez d’hommes autour
de nous ont le devoir exclusif, la mission très précise d’éteindre les
feux que nous allumons. Allons toujours aux lieux les plus extrêmes de
nos pensées, de nos espoirs et de notre justice. Ne nous persuadons pas
que ces efforts ne sont imposés qu’aux meilleurs; il n’en est rien, et
les plus humbles d’entre nous qui pressentent une aurore qu’ils ne
comprennent pas, doivent l’attendre tout au haut d’eux-mêmes. Leur
présence sur ces sommets intermédiaires remplira de substance vivante
l’intervalle dangereux des premiers aux derniers et maintiendra les
communications indispensables entre l’avant-garde et la masse.

Songeons parfois au grand vaisseau invisible qui porte sur l’éternité
nos destinées humaines. Il a, comme les vaisseaux de nos océans limités,
ses voiles et son lest. Si l’on craint qu’il roule ou qu’il tangue au
sortir de la rade, ce n’est pas une raison pour augmenter le poids du
lest en descendant à fond de cale les belles voiles blanches. Elles ne
furent pas tissées pour moisir dans l’obscurité à côté des pierres du
chemin. Le lest, on en trouve partout; tous les cailloux du port, tout
le sable des plages y est propre. Mais les voiles sont rares et
précieuses; leur place n’est point dans les ténèbres des sentines, mais
parmi la lumière des hauts mâts où elles recueilleront les souffles de
l’espace.

       *       *       *       *       *

Ne nous disons pas: c’est dans la mesure, dans l’honnête moyenne que se
trouve toujours la meilleure vérité. Cela serait peut-être vrai, si la
plupart des hommes ne pensaient, n’espéraient beaucoup plus bas qu’il ne
convient. C’est pourquoi il est nécessaire que les autres pensent et
espèrent plus haut qu’il ne paraît raisonnable. La moyenne, l’honnête
moyenne d’aujourd’hui sera prochainement ce qu’il y aura de moins
humain. Je trouve, au hasard d’une récente lecture, dans la vieille
chronique flamande de Marcus van Warnewyck, un curieux exemple de cette
excellente opinion du bon sens ou plutôt du sens commun et du juste
milieu. Marcus van Warnewyck était un riche bourgeois de Gand, lettré et
extrêmement sage. Il nous a laissé le journal minutieux de tous les
événements qui se déroulèrent dans sa ville natale, de 1566 à 1568,
c’est-à-dire du premier délire des iconoclastes, à la terrible
répression du duc d’Albe. Ce qu’il convient d’admirer dans ce récit
authentique et savoureux, ce n’est pas tant la vive couleur, la
précision pittoresque des moindres tableaux: pendaisons, scènes de
bûchers, tortures, émeutes, batailles, prêches, etc., pareils à des
Breughels, que la sereine et limpide impartialité du narrateur.
Catholique fervent, il blâme d’une plume égale et modérée les excès des
Réformés et des Espagnols. Il est le juge incorruptible, le juste par
excellence. Il représente vraiment la suprême sagesse pratique et
pondérée, la meilleure volonté, l’humanité la plus raisonnable, la plus
saine, l’indulgence, la pitié la mieux équilibrée, la plus éclairée de
son temps. Il se permet parfois de trouver regrettable que tant de
supplices soient nécessaires. Il semble estimer, sans oser ouvertement
soutenir une opinion aussi paradoxale, qu’il ne serait peut-être pas
indispensable de brûler un si grand nombre d’hérétiques. Mais il ne
paraît pas se douter un instant qu’il serait préférable de n’en point
brûler du tout. Cette opinion est si extravagante, se trouve à de telles
extrémités de la pensée humaine, qu’elle ne lui vient même pas à
l’esprit, qu’elle n’est pas encore visible à l’horizon ou aux sommets de
l’intelligence de son époque. C’est pourtant l’humble opinion moyenne
d’aujourd’hui. N’en va-t-il pas de même, en ce moment, dans nos
questions irrésolues du mariage, de l’amour, des religions, de
l’autorité, de la guerre, de la justice, etc.? L’humanité n’a-t-elle pas
encore assez vécu pour qu’elle se rende compte que c’est toujours l’idée
extrême, c’est-à-dire la plus haute, celle du sommet de la pensée qui a
raison? En ce moment, l’opinion la plus raisonnable au sujet de notre
question sociale, nous invite à faire tout le possible afin de diminuer
peu à peu les inégalités inévitables et répartir plus équitablement le
bonheur. L’opinion extrême exige sur l’heure le partage intégral, la
suppression de la propriété, le travail obligatoire, etc. Nous ne savons
pas encore comment se réaliseront ces exigences; mais il est d’ores et
déjà certain que de très simples circonstances les feront paraître un
jour aussi naturelles que la suppression du droit d’aînesse ou des
privilèges de la noblesse. Il importe, en ces questions d’une durée
d’espèce et non de peuple ou d’individu, de ne point se limiter à
l’expérience de l’histoire. Ce qu’elle confirme et ce qu’elle dément
s’agite dans un cercle insignifiant. La vérité ici se trouve bien moins
dans la raison, toujours tournée vers le passé, que dans l’imagination
qui voit plus loin que l’avenir.

       *       *       *       *       *

Que notre raison s’efforce donc de monter plus haut que l’expérience.
C’est facile aux jeunes gens, mais il est salutaire que l’âge mûr et la
vieillesse apprennent à s’élever à l’ignorance lumineuse de la jeunesse.
Nous devons, à mesure que s’écoulent nos années, nous prémunir contre
les dangers que font courir à notre confiance, le grand nombre d’hommes
malfaisants que nous avons rencontrés. Continuons, malgré tout, d’agir,
d’aimer et d’espérer comme si nous avions affaire à une humanité idéale.
Cet idéal n’est qu’une réalité plus vaste que celle que nous voyons. Les
fautes des individus n’altèrent pas davantage la pureté et l’innocence
générales, que les vagues de la surface, vues d’une certaine hauteur, ne
troublent, au dire des aéronautes, la limpidité profonde de la mer.

       *       *       *       *       *

N’écoutons que l’expérience qui nous pousse en avant; elle est toujours
plus haute que celle qui nous retient ou nous rejette en arrière.
Repoussons tous les conseils du passé qui ne nous tournent pas vers
l’avenir. C’est ce que comprirent admirablement, et pour la première
fois peut-être dans l’histoire, certains hommes de la Révolution; et
c’est pourquoi cette Révolution est celle qui fit les plus grandes
choses et les plus durables. Ici, cette expérience nous enseigne qu’au
rebours de ce qui a lieu dans les choses de vie journalière, il importe
avant tout de détruire. En tout progrès social, le grand travail, et le
seul difficile, c’est la destruction du passé. Nous n’avons pas à nous
soucier de ce que nous mettrons à la place des ruines. La force des
choses et de la vie se chargera de reconstruire. Elle n’a même que trop
de hâte à réédifier, et il ne serait pas bon de l’aider dans sa tâche
précipitée. N’hésitons donc point à user jusqu’à l’excès de nos forces
destructives: les neuf dixièmes de la violence de nos coups se perdent
parmi l’inertie de la masse; comme le choc du plus lourd marteau se
disperse dans une grosse pierre et devient pour ainsi dire insensible à
la main de l’enfant qui soutient celle-ci.

       *       *       *       *       *

Et ne redoutons pas qu’on puisse aller trop vite. Si, à certaines
heures, on semble brûler dangereusement les étapes, c’est pour balancer
des retardements injustifiés et rattraper le temps perdu durant des
siècles inactifs. L’évolution de notre univers continue pendant ces
périodes d’inertie, et il est probablement nécessaire que l’humanité se
trouve à tel point déterminé de son ascension au moment de tel
phénomène sidéral, de telle crise obscure de la planète ou même de la
naissance de tel homme. C’est l’instinct de l’espèce qui décide de ces
choses, c’est son destin qui parle; et si cet instinct ou ce destin se
trompe, il ne nous appartient pas d’intervenir, car tout contrôle cesse;
nous sommes au bout et au sommet de nous-mêmes; et plus haut, il n’y a
plus rien qui puisse corriger notre erreur.



L’IMMORTALITÉ


I

En cette ère nouvelle où nous entrons et où les religions ne répondent
plus aux grandes questions de l’humanité, un des problèmes sur quoi l’on
s’interroge avec le plus d’inquiétude est celui de la vie d’outre-tombe.
Tout finit-il à la mort? Y a-t-il une survie imaginable? Où allons-nous,
que devenons-nous? Qu’est-ce qui nous attend de l’autre côté de
l’illusion fragile qu’on appelle l’existence? A la minute où s’arrête
notre cœur, est-ce la matière ou l’esprit qui triomphe, la lumière
éternelle ou les ténèbres sans fin qui commencent?

Comme tout ce qui existe, nous sommes impérissables. Nous ne pouvons
concevoir que quelque chose se perde dans l’univers. A côté de l’infini,
il est impossible d’imaginer un néant où un atome de matière puisse
tomber et s’anéantir. Tout ce qui est sera éternellement, tout est, et
il n’est rien qui ne soit point. Sinon, il faudrait croire que notre
cerveau n’a rien de commun avec l’univers qu’il s’efforce de concevoir.
Il faudrait même se dire qu’il fonctionne au rebours de celui-ci, ce qui
n’est guère probable, puisqu’après tout, il n’en peut être qu’une sorte
de reflet.

Ce qui semble périr ou du moins disparaître et se succéder, c’est les
formes et les modes sous lesquels nous percevons la matière
impérissable; mais nous ignorons à quelles réalités répondent ces
apparences. Elles sont le tissu du bandeau qui, posé sur nos yeux, donne
à ceux-ci, sous la pression qui les aveugle, toutes les images de notre
vie. Ce bandeau enlevé, que reste-t-il? Entrons-nous dans la réalité qui
existe indubitablement par delà; ou bien les apparences même
cessent-elles pour nous d’exister?...


II

Que le néant soit impossible, qu’après notre mort tout subsiste en soi
et que rien ne périsse: voilà qui ne nous intéresse guère. Le seul point
qui nous touche, en cette persistance éternelle, c’est le sort de cette
petite partie de notre vie qui percevait les phénomènes durant notre
existence. Nous l’appelons notre conscience ou notre moi. Ce moi, tel
que nous le concevons quand nous réfléchissons aux suites de sa
destruction, n’est ni notre esprit ni notre corps, puisque nous
reconnaissons qu’ils sont l’un et l’autre des flots qui s’écoulent et se
renouvellent sans cesse. Est-ce un point immuable qui ne saurait être
la forme ni la substance, toujours en évolution, ni la vie cause ou
effet de la forme et de la substance? En vérité, il nous est impossible
de le saisir ou de le définir, de dire où il réside. Lorsqu’on veut
remonter jusqu’à sa dernière source, on ne trouve guère qu’une suite de
souvenirs, une série d’idées d’ailleurs confuses, et variables, se
rattachant au même instinct de vivre; une série d’habitudes de notre
sensibilité et de réactions conscientes ou inconscientes contre les
phénomènes environnants. En somme, le point le plus fixe de cette
nébuleuse est notre mémoire, qui semble d’autre part une faculté assez
extérieure, assez accessoire, en tout cas, une des plus fragiles de
notre cerveau, une de celles qui disparaissent le plus promptement au
moindre trouble de notre santé. «Cela même, a dit très justement un
poète anglais, qui demande à grands cris l’éternité, est ce qui périra
en moi.»


III

Il n’importe; ce moi, si incertain, si insaisissable, si fugitif et si
précaire, est tellement le centre de notre être, nous intéresse si
exclusivement, que toutes les réalités de notre vie s’effacent devant ce
fantôme. Il nous est absolument indifférent que durant l’éternité, notre
corps ou sa substance connaisse tous les bonheurs et toutes les gloires,
subisse les transformations les plus magnifiques et les plus
délicieuses, devienne fleur, parfum, beauté, lumière, éther, étoile: il
nous est pareillement indifférent que notre intelligence s’épanouisse
jusqu’à se mêler à la vie des mondes, à la comprendre et à la dominer.
Notre instinct est persuadé que tout cela ne nous touchera pas, ne nous
fera aucun plaisir, ne nous arrivera pas à nous-mêmes, à moins que cette
mémoire de quelques faits, presque toujours insignifiants, ne nous
accompagne et ne soit témoin de ces bonheurs inimaginables. Il m’est
égal que les parties les plus hautes, les plus libres, les plus belles
de mon esprit soient éternellement vivantes et lumineuses dans les
suprêmes allégresses; elles ne sont plus à moi, je ne les connais plus.
La mort a tranché le réseau de nerfs ou de souvenirs qui les rattachait
à je ne sais quel centre où se trouve le point que je sens être tout
moi-même. Déliées ainsi et flottant dans l’espace et le temps, leur sort
m’est aussi étranger que celui des plus lointaines étoiles. Tout ce qui
advient n’existe pour moi qu’à la condition que je puisse le ramener en
cet être mystérieux, qui est je ne sais où et précisément nulle part;
que je promène comme un miroir par ce monde dont les phénomènes ne
prennent corps qu’autant qu’ils s’y sont reflétés.


IV

Ainsi, notre désir d’immortalité se détruit en se formulant, attendu que
c’est sur une des parties accessoires et des plus fugaces de notre vie
totale, que nous fondons tout l’intérêt de notre survie. Il nous semble
que si notre existence ne se continue pas avec la plupart des misères,
des petitesses et des défauts qui la caractérisent, rien ne la
distinguera de celle des autres êtres; qu’elle deviendra une goutte
d’ignorance dans l’océan de l’inconnu, et que dès lors, tout ce qui s’en
suivra ne nous regarde plus.

Quelle immortalité peut-on promettre aux hommes qui presque
nécessairement la conçoivent ainsi? Qu’y faire? nous dit un instinct
puéril mais profond. Toute immortalité qui ne traîne pas à travers
l’éternité, comme le boulet du forçat que nous fûmes, cette bizarre
conscience formée durant quelques années de mouvement, toute immortalité
qui ne porte pas ce signe indélébile de notre identité, est pour nous
comme si elle n’était point. La plupart des religions l’ont bien
compris, qui ont tenu compte de cet instinct qui désire et détruit en
même temps la survie. C’est ainsi que l’église catholique, remontant
jusqu’aux espérances les plus primitives, nous garantit non seulement le
maintien intégral de notre moi terrestre, mais même la résurrection dans
notre propre chair.

Voilà le centre de l’énigme. Cette petite conscience, ce sentiment d’un
moi spécial, presque enfantin et en tout cas extraordinairement borné,
infirmité probable de notre intelligence actuelle, exiger qu’il nous
accompagne dans l’infini des temps pour que nous comprenions celui-ci,
que nous en jouissions, n’est-ce pas vouloir percevoir un objet à l’aide
d’un organe qui n’est pas destiné à le percevoir? N’est-ce pas demander
que notre main découvre la lumière ou que notre œil soit sensible aux
parfums? N’est-ce pas, d’autre part, agir comme un malade qui, pour se
retrouver, être sûr qu’il est bien lui-même, croirait qu’il est
nécessaire de continuer sa maladie dans la santé et dans la suite
illimitée des jours? La comparaison est d’ailleurs plus exacte que ne
l’est d’habitude une comparaison. Représentez-vous un aveugle en même
temps paralytique et sourd. Il est en cet état depuis sa naissance et
vient d’atteindre sa trentième année. Qu’auront brodé les heures sur le
tissu sans images de cette pauvre vie? Le malheureux doit avoir
recueilli au fond de sa mémoire, à défaut d’autres souvenirs, quelques
chétives sensations de chaud et de froid, de fatigue et de repos, de
douleurs physiques plus ou moins vives, de soif et de faim. Il est
probable que toutes les joies humaines, toutes les espérances et tous
les songes de l’idéal et de nos paradis, se réduiront pour lui au
bien-être confus qui suit l’apaisement d’une douleur. Voilà donc la
seule armature possible de cette conscience et de ce moi. L’intelligence
n’ayant jamais été sollicitée du dehors, dormira profondément en
s’ignorant elle-même. Néanmoins, le misérable aura sa petite vie à quoi
il tiendra par des liens aussi étroits, aussi ardents que le plus
heureux des hommes. Il redoutera la mort; et l’idée d’entrer dans
l’éternité sans y emporter les émotions et les souvenirs de son grabat,
de ses ténèbres et de son silence, le plongera dans le désespoir où nous
plonge la pensée d’abandonner pour les glaces et la nuit de la tombe une
vie de gloire, de lumière et d’amour.


V

Supposons qu’un miracle anime tout à coup ses yeux et ses oreilles, lui
révèle, par la fenêtre ouverte au chevet de son lit, l’aurore sur la
campagne, le chant des oiseaux dans les arbres, le murmure du vent dans
les feuilles et de l’eau sur les rives, l’appel transparent des voix
humaines parmi les collines matinales. Supposons encore que le même
miracle, achevant son œuvre, lui donne l’usage de ses membres. Il se
lève, il tend les bras à ce prodige qui pour lui n’a pas encore de
vraisemblance ni de nom: la lumière! Il ouvre la porte, chancelle parmi
les éblouissements et tout son corps se fond en toutes ces merveilles.
Il entre dans une vie indicible, dans un ciel qu’aucun rêve n’avait su
pressentir; et, par un caprice fort admissible en ces sortes de
guérisons, la santé en l’introduisant dans cette existence inconcevable
et inintelligible, efface en lui tout souvenir des jours passés.

Quel sera l’état de ce moi, de ce foyer central, réceptacle de toutes
nos sensations, lieu où converge tout ce qui appartient en propre à
notre vie, point suprême, point «égotique» de notre être, si l’on peut
hasarder ce néologisme? La mémoire abolie, retrouvera-t-il en lui
quelques traces de l’homme antérieur? Une force nouvelle,
l’intelligence, s’éveillant et déployant soudain une activité inouïe,
quel rapport cette intelligence gardera-t-elle avec le germe inerte et
sombre d’où elle s’est élevée? A quels angles de son passé se
raccrochera-t-il pour se continuer? Et cependant, ne subsistera-t-il pas
en lui quelque sentiment ou quelque instinct, indépendant de la mémoire,
de l’intelligence et de je ne sais quelles autres facultés, qui lui fera
reconnaître que c’est bien en lui que vient d’éclater le miracle
libérateur, que c’est bien sa vie et non celle de son voisin,
transformée, méconnaissable, mais substantiellement identique, qui
sortie des ténèbres et du silence, se prolonge dans la lumière et
l’harmonie? Pouvons-nous imaginer le désarroi, les flux et reflux de
cette conscience affolée? Savons-nous de quelle façon le moi d’hier
s’unira au moi d’aujourd’hui, et comment le point «égotique», le point
sensible de la personnalité, le seul que nous tenions à conserver
intact, se comportera dans ces délires et ces bouleversements?

Essayons d’abord de répondre avec une précision suffisante à cette
question qui est du domaine de notre vie actuelle et visible; et si nous
ne pouvons le faire, comment espérer de résoudre l’autre problème qui se
dresse devant tout homme à l’instant de la mort?


VI

Ce point sensible où se résume tout le problème, car il est le seul en
question; et à la réserve de ce qui le concerne, l’immortalité est
certaine, ce point mystérieux, auquel, en présence de la mort, nous
attachons un tel prix, il est assez étrange que nous le perdions à tout
moment dans la vie sans éprouver la moindre inquiétude. Non seulement
chaque nuit il s’anéantit dans notre sommeil, mais même à l’état de
veille, il est à la merci d’une foule d’accidents. Une blessure, un
choc, une indisposition, quelques verres d’alcool, un peu d’opium, un
peu de fumée suffit à l’effacer. Même quand rien ne l’altère, il n’est
pas constamment sensible. Il faut souvent un effort, un retour sur
nous-mêmes pour le ressaisir, pour prendre conscience que tel ou tel
événement nous advient. A la moindre distraction, un bonheur passe à
côté de nous, sans nous toucher, sans nous livrer le plaisir qu’il
renferme. On dirait que les fonctions de cet organe par quoi nous
goûtons la vie et la rapportons à nous-mêmes, sont intermittentes, et
que la présence de notre moi, excepté dans la douleur, n’est qu’une
suite rapide et perpétuelle de départs et de retours. Ce qui nous
tranquillise, c’est qu’au réveil, après la blessure, le choc, la
distraction, nous nous croyons sûrs de le retrouver intact, au lieu que
nous nous persuadons, tant nous le sentons fragile, qu’il doit à jamais
disparaître dans l’effroyable secousse qui sépare la vie de la mort.


VII

Une première vérité, en en attendant d’autres que l’avenir dévoilera
sans doute, c’est qu’en ces questions de vie et de mort, notre
imagination est demeurée bien enfantine. Presque partout ailleurs, elle
précède la raison; mais ici elle s’attarde encore aux jeux des premiers
âges. Elle s’entoure des rêves et des désirs barbares dont elle berçait
les craintes et les espérances de l’homme des cavernes. Elle demande des
choses impossibles, parce qu’elles sont trop petites. Elle réclame des
privilèges qui, obtenus, seraient plus redoutables que les plus énormes
désastres dont nous menace le néant. Pouvons-nous penser sans frémir à
une éternité enfermée tout entière en notre infime conscience actuelle?
Et voyez comme en tout ceci nous obéissons aux caprices illogiques de
celle qu’on appelait autrefois la «folle du logis». Qui de nous, s’il
s’endormait ce soir, avec la certitude scientifique et expérimentale de
se réveiller dans cent ans, tel qu’il est aujourd’hui et dans son corps
intact, même à la condition de perdre tout souvenir de sa vie antérieure
(ces souvenirs ne seraient-ils pas inutiles?), qui de nous
n’accueillerait ce sommeil séculaire avec la même confiance que le doux
et bref sommeil de chaque nuit? Loin de la redouter, beaucoup
n’accourraient-ils pas à cette épreuve avec une curiosité empressée? Ne
verrait-on pas bien des hommes assaillir de leurs prières le
dispensateur du sommeil féerique et implorer comme une grâce ce qu’ils
croiraient un miraculeux prolongement de leur vie? Pourtant, durant ce
sommeil, que resterait-il, et à leur réveil, que retrouveraient-ils
d’eux-mêmes? Quel lien, au moment où ils ferment les yeux, les
rattacherait à l’être qui doit se réveiller sans souvenirs, inconnu,
dans un monde nouveau? Néanmoins, leur consentement et toutes leurs
espérances à l’entrée de la longue nuit, dépendraient de ce lien qui
n’existerait pas. Il n’y a, en effet, entre la mort véritable et ce
sommeil que la différence de ce réveil retardé d’un siècle, réveil aussi
étranger à celui qui s’était endormi que le serait la naissance d’un
enfant posthume.


VIII

D’autre part, comment répondons-nous à la question quand il ne s’agit
plus de nous, mais de ce qui respire avec nous sur la terre? Avons-nous
souci, par exemple, de la survie des animaux? Le chien, le plus fidèle,
le plus affectueux, le plus intelligent, dès qu’il est mort, n’est plus
qu’un répugnant débris dont nous nous débarrassons au plus vite. Il ne
nous paraît même pas possible de nous demander si quelque chose de la
vie déjà spirituelle que nous avons aimée en lui subsiste ailleurs que
dans notre souvenir, et s’il existe un autre monde pour les chiens. Il
nous semblerait assez ridicule que le temps et l’espace conservassent
précieusement, durant l’éternité, parmi les astres et dans les palais
sans bornes de l’éther, l’âme d’un pauvre animal, faite de cinq ou six
habitudes touchantes mais bien naïves, et du désir de boire, de manger,
de dormir au chaud et de saluer ses pareils de la manière que l’on sait.
Que resterait-il d’ailleurs de cette âme formée tout entière de quelques
besoins d’un corps rudimentaire, lorsque ce corps ne serait plus? Mais
de quel droit imaginons-nous, entre nous et l’animal, un abîme qui
n’existe même pas du minéral au végétal, du végétal à l’animal? C’est ce
droit à nous croire si loin, si différent de tout ce qui vit sur la
terre; c’est cette prétention à nous mettre dans une catégorie et dans
un règne où les dieux mêmes que nous avons créés n’auraient pas toujours
accès, qu’il faudrait examiner tout d’abord.


IX

On ne saurait exposer tous les paralogismes de notre imagination sur le
point qui nous occupe. Ainsi, nous nous résignons assez facilement à la
dissolution de notre corps dans le tombeau. Nous ne tenons nullement à
ce qu’il nous accompagne dans l’infini des temps. A y réfléchir, nous
serions même chagriné qu’il nous y escortât avec ses inévitables
misères, ses tares, ses laideurs, et ses ridicules. Ce que nous
entendons y conduire, c’est notre âme. Mais que répondrons-nous à qui
nous demande s’il est possible de concevoir que cette âme soit autre
chose que l’ensemble de nos facultés intellectuelles et morales,
jointes, si l’on veut, pour faire pleine mesure, à toutes celles qui
ressortissent à l’instinct, à l’inconscient, au subconscient? Or,
lorsqu’aux approches de la vieillesse, nous voyons s’affaiblir, soit en
nous, soit dans les autres, ces mêmes facultés, nous ne nous inquiétons,
nous ne nous désespérons pas plus que nous ne nous inquiétons ou
désespérons quand il s’agit de la lente décadence des forces
corporelles. Nous gardons intact notre espoir confus de survie. Il nous
semble tout naturel que l’état des unes dépende de l’état des autres.
Lors même que les premières sont complètement abolies dans un être que
nous aimons, nous ne croyons pas l’avoir perdu, ni qu’il ait, lui, perdu
son moi, sa personnalité morale, dont cependant rien ne subsiste. Nous
ne pleurerions pas sa perte, nous ne croirions pas qu’il n’est plus, si
la mort conservait ces facultés dans leur état d’anéantissement. Mais si
nous n’attachons pas une importance capitale à la dissolution de notre
corps dans la tombe, ni à la dissolution de nos facultés
intellectuelles durant la vie, que demandons-nous à la mort d’épargner;
et de quel rêve irréalisable exigeons-nous la réalisation?


X

En vérité, nous ne pouvons, du moins pour l’instant, imaginer une
réponse acceptable à la question de l’immortalité. Pourquoi s’en
étonner? Voici ma lampe sur ma table. Elle ne renferme aucun mystère;
c’est l’objet le plus ancien, le plus connu et le plus familier de la
maison. J’y vois de l’huile, une mèche, une cheminée de verre; et tout
cela forme de la lumière. L’énigme ne commence qu’au moment où je me
demande ce qu’est cette lumière, d’où elle vient quand je l’appelle, où
elle va quand je l’éteins. Et tout de suite, autour de ce petit objet
que je soulève, que je démonte et que je pourrais avoir façonné de mes
mains, l’énigme est insondable. Assemblez autour de ma table tous les
hommes qui vivent sur cette terre, pas un seul ne pourra nous dire ce
qu’est en soi cette flamme légère qu’à mon gré je fais naître ou mourir.
Et si l’un d’eux hasarde une de ces définitions appelées scientifiques,
chacun des mots de la définition multipliera l’inconnu et ouvrira de
toutes parts des portes imprévues sur la nuit infinie. Si nous ignorons
tout de l’essence, du destin, de la vie d’un peu de clarté familière
dont tous les éléments furent créés par nous, dont la source, les causes
prochaines et les effets tiennent dans une coupe de porcelaine, comment
espérer de pénétrer l’incompris d’une vie dont les éléments les plus
simples sont situés à des millions d’années, à des milliards de lieues
de notre intelligence?


XI

Depuis qu’elle existe, l’humanité n’a pas avancé d’un pas sur la route
du mystère que nous méditons. Toute question que nous nous posons à son
sujet, ne touche plus, par aucun côté, semble-t-il, à la sphère dans
laquelle notre intelligence s’est formée et se meut. Il n’y a peut-être
aucun rapport possible ou imaginable entre l’organe qui pose la question
et la réalité qui devrait y répondre. Les plus actives et les plus
rigoureuses recherches de ces dernières années ne nous ont rien appris.
De savantes et consciencieuses sociétés psychiques, notamment en
Angleterre, ont réuni un imposant ensemble de faits qui tendent à
prouver que la vie de l’être spirituel ou nerveux peut continuer pendant
un certain temps après la mort de l’être matériel. Admettons que ces
faits soient incontestables et scientifiquement établis; ils
déplaceraient simplement de quelques lignes, de quelques heures, le
commencement du mystère. Si le fantôme d’une personne aimée,
reconnaissable et apparemment si vivant que je lui adresse la parole,
entre ce soir dans ma chambre à la minute même où la vie se sépare du
corps qui gît à mille lieues de l’endroit où je me trouve, cela, sans
doute, est bien étrange dans un monde dont nous ne comprenons pas le
premier mot; mais cela montre au plus que l’âme, l’esprit, le souffle,
la force nerveuse et insaisissable de la partie la plus subtile de notre
matière, peut se détacher de celle-ci et lui survivre un instant, comme
la flamme d’une lampe qu’on éteint se détache parfois de la mèche et
flotte un moment dans la nuit. Certes, le phénomène est étonnant; mais
étant donnée la nature de cette force spirituelle, il devrait nous
étonner bien davantage qu’il ne se produise pas fréquemment et à notre
gré, dans la plénitude de la vie. En tout cas, il n’éclaire nullement
la question. Jamais un seul de ces phantasmes n’a paru avoir la moindre
conscience d’une vie nouvelle, d’une vie supra-terrestre et différente
de celle que venait de quitter le corps dont il émanait. Au contraire,
leur vie spirituelle à tous, à ce moment où elle devrait être pure
puisqu’elle est débarrassée de la matière, semble fort inférieure à ce
qu’elle était lorsque la matière l’enveloppait. La plupart poursuivent
machinalement, dans une sorte d’hébétude somnambulique, les plus
insignifiantes de leurs préoccupations habituelles. L’un cherche son
chapeau oublié sur un meuble, l’autre s’inquiète d’une petite dette ou
s’informe de l’heure. Et tous, peu après, alors que devrait commencer la
survie véritable, s’évaporent et disparaissent à jamais. J’en conviens,
cela ne prouve rien ni pour ni contre la survie possible. Nous ne savons
si ces brèves apparitions sont les premières lueurs d’une autre
existence ou les dernières de celle-ci. Peut-être que les morts usent
et profitent ainsi, faute de mieux, du dernier lien qui les unit et les
rend encore sensibles à nos sens. Peut-être qu’ensuite ils continuent de
vivre autour de nous, mais ne parviennent plus, malgré tous leurs
efforts, à se faire reconnaître, ni à nous donner une idée de leur
présence, parce que nous n’avons pas l’organe nécessaire pour les
percevoir; de même que tous nos efforts ne réussiraient pas à donner à
un aveugle-né la moindre notion de la lumière ou des couleurs. En tous
cas, il est certain que les enquêtes et les travaux de cette science
nouvelle du «_Borderland_», comme l’appellent les Anglais, ont laissé le
problème exactement au point où il se trouvait depuis les origines de la
conscience humaine.


XII

Dans l’ignorance invincible où nous sommes, notre imagination a donc le
choix de nos destinées éternelles. Or, en examinant les possibilités
diverses, on est forcé de reconnaître que les plus belles ne sont pas
les moins vraisemblables. Une première hypothèse à écarter d’emblée,
sans discussion, nous l’avons vu, est celle de l’anéantissement absolu.
Une deuxième hypothèse, ardemment caressée par nos instincts aveugles,
nous promet la conservation plus ou moins intégrale, à travers l’infini
des temps, de notre conscience ou de notre moi actuel. Nous avons
également étudié cette hypothèse, un peu plus plausible que la première,
mais au fond si étroite, si naïve et si puérile, qu’on ne voit guère,
non plus pour l’homme que pour les plantes et les animaux, le moyen de
la situer raisonnablement dans l’espace sans bornes et le temps sans
limites. Ajoutons que de toutes nos destinées possibles, elle serait la
seule vraiment redoutable et que l’anéantissement pur et simple lui
serait mille fois préférable.

Reste la double hypothèse d’une survie sans conscience, ou avec une
conscience élargie et transformée, dont celle que nous possédons
aujourd’hui ne nous peut donner aucune idée, qu’elle nous empêche plutôt
de concevoir, de même que notre œil imparfait nous empêche de concevoir
une autre lumière que celle qui va de l’infra-rouge à l’ultra-violet;
alors qu’il est certain que ces lumières, probablement prodigieuses,
éblouiraient de toutes parts, dans la nuit la plus noire, une prunelle
autrement façonnée que la nôtre.

Bien que double au premier abord, l’hypothèse se ramène à la simple
question de conscience. Dire, par exemple, comme nous sommes tentés de
le faire, qu’une survie sans conscience équivaut à l’anéantissement,
c’est trancher _a priori_ et sans réflexion ce problème de la
conscience, le principal et le plus obscur de tous ceux qui nous
intéressent.

Il est, comme l’ont proclamé toutes les métaphysiques, le plus difficile
qui soit, attendu que l’objet de la connaissance est cela même qui
voudrait connaître. Que peut donc ce miroir toujours en face de
lui-même, sinon se refléter indéfiniment et inutilement? Pourtant, en ce
reflet impuissant à sortir de sa propre multiplication, dort le seul
rayon capable d’éclairer tout le reste. Que faire? Il n’est d’autre
moyen de s’évader de sa conscience que de la nier, de la considérer
comme une maladie organique de l’intelligence terrestre, maladie qu’il
faut essayer de guérir par un acte qui doit nous paraître un acte de
folie violente ou volontaire; mais qui, de l’autre côté de nos
apparences, est probablement un acte de santé.


XIII

Mais il est impossible de s’évader; et nous revenons fatalement rôder
autour de notre conscience fondée sur notre mémoire, la plus précaire
de nos facultés. Étant évident, disons-nous, que rien ne peut périr,
nous avons nécessairement vécu avant notre vie actuelle. Mais puisque
nous ne pouvons rattacher cette existence antérieure à notre vie
présente, cette certitude nous est aussi indifférente, passe aussi loin
de nous, que toutes les certitudes de l’existence postérieure. Et voilà,
avant la vie comme après la mort, l’apparition du moi mnémonique, dont
il convient, une fois de plus, de se demander si ce qu’il fait durant
les quelques jours de son activité est vraiment assez important pour
décider ainsi, à son seul égard, du problème de l’immortalité. De ce que
nous jouissons de notre moi sous une forme exclusive, si spéciale, si
imparfaite, si fragile, si éphémère, s’ensuit-il qu’il n’y ait nul autre
mode de conscience et nul autre moyen de jouir de la vie? Un peuple
d’aveugles-nés, pour revenir à la comparaison qui s’impose puisqu’elle
résume le mieux notre situation parmi la nuit des mondes, un peuple
d’aveugles-nés, à qui un unique voyant révèlerait les allégresses de la
lumière, nierait non seulement que celle-ci soit possible, mais même
imaginable. Pour nous, n’est-il pas à peu près certain qu’il nous manque
ici-bas, entre mille autres sens, un sens supérieur à celui de notre
conscience mnémonique, pour jouir plus amplement et plus sûrement de
notre moi? Ne pourrait-on pas dire que nous saisissons parfois des
traces obscures ou des velléités de ce sens en germe ou atrophié, en
tout cas opprimé et presque supprimé par le régime de notre vie
terrestre qui centralise toutes les évolutions de notre existence sur le
même point sensible? N’y a-t-il pas certains moments confus, où, si
impitoyablement, si scientifiquement que l’on fasse la part de l’égoïsme
recherché jusqu’en ses plus lointaines et secrètes sources, il demeure
en nous quelque chose d’absolument désintéressé qui goûte le bonheur
d’autrui? N’est-il pas également possible que les joies sans but de
l’art, la satisfaction calme et pleine où nous plonge la contemplation
d’une belle statue, d’un monument parfait, qui ne nous appartient pas,
que nous ne reverrons jamais, qui n’excite aucun désir sensuel, qui ne
peut nous être d’aucune utilité; n’est-il pas possible que cette
satisfaction soit la pâle lueur d’une conscience différente qui filtre à
travers une fissure de notre conscience mnémonique? Si nous ne pouvons
imaginer cette conscience différente, ce n’est pas une raison pour la
nier. Je crois même qu’il serait plus sage d’affirmer que c’est un motif
de l’admettre. Toute notre vie se passerait au milieu de choses que nous
n’aurions pu imaginer si nos sens, au lieu de nous être donnés tous
ensemble, nous étaient accordés un à un et d’année en année. Au reste,
un de ces sens, le sens génésique, qui ne s’éveille qu’aux approches de
la puberté, nous montre que la découverte d’un monde imprévu, le
déplacement de tous les axes de notre vie, dépend d’un accident de notre
organisme. Durant l’enfance, nous ne soupçonnions point l’existence de
tout un univers de passions, d’ivresses et de douleurs qui agitent «les
grandes personnes». Si d’aventure, quelque écho mutilé de ces bruits
arrivait à nos innocentes et curieuses oreilles, nous ne parvenions pas
à comprendre quelle espèce de frénésie ou de folie s’emparait ainsi de
nos aînés; et nous nous promettions, le moment venu, d’être plus
raisonnables, jusqu’au jour où l’amour brusquement apparu dérangeait le
centre de gravité de tous nos sentiments et de la plupart de nos idées.
On voit donc que concevoir ou ne pas concevoir, tient à trop peu de
chose pour que nous ayons le droit de douter de la possibilité de ce que
nous ne pouvons imaginer.


XIV

Ce qui nous interdit et nous interdira longtemps encore les trésors de
l’univers, c’est la résignation héréditaire avec laquelle nous
séjournons dans la morne prison de nos sens. Notre imagination, telle
que nous la menons aujourd’hui, s’accommode trop aisément de cette
captivité. Il est vrai qu’elle est la fille esclave de ces sens qui
l’alimentent seuls. Mais elle ne cultive pas assez en elle les
intuitions et les pressentiments qui lui disent qu’elle est absurdement
prisonnière et qu’elle doit chercher des issues par delà même les
cercles les plus grandioses et les plus infinis qu’elle se représente.
Il importe qu’elle se dise de plus en plus sérieusement que le monde
réel commence à des milliards de lieues plus loin que ses songes les
plus ambitieux et les plus téméraires. Elle n’eut jamais le droit ni le
devoir d’être plus follement audacieuse. Tout ce qu’elle réussit à bâtir
et multiplier dans l’espace et le temps les plus énormes qu’elle soit
capable de concevoir, n’est rien au regard de ce qui existe. Les plus
petites révélations de la science dans l’humble vie quotidienne lui
apprennent déjà que même en ce modeste milieu elle ne peut tenir tête à
la réalité, qu’elle est constamment débordée, déconcertée, éblouie par
tout ce qui se cache d’inattendu dans une pierre, un sel, un verre
d’eau, une plante, un insecte. C’est déjà quelque chose que d’en être
convaincu, puisque cela met dans un état d’esprit qui guette toutes les
occasions de rompre le cercle magique de notre aveuglement; puisque cela
persuade qu’il ne faut espérer dans ce cercle nulle vérité définitive;
et que toutes sont situées plus outre. L’homme, pour garder le sens des
proportions, a besoin de se dire à tous moments que, placé tout à coup
au milieu des réalités de l’univers, il serait exactement comparable à
une fourmi qui, ne connaissant que les étroits sentiers, les trous
minimes, les abords et les horizons de sa fourmilière, se trouverait
soudain sur un fétu de paille au milieu de l’Atlantique. En attendant
que nous soyons sortis d’une prison qui nous empêche de prendre contact
avec les réalités d’outre-imagination, il y a bien plus de chance
d’atteindre par hasard un fragment de vérité en imaginant les choses les
plus inimaginables, qu’en s’évertuant à conduire parmi l’éternité, entre
les digues de la logique et des possibilités actuelles, les songes de
cette imagination. Efforçons-nous donc d’écarter de nos yeux, chaque
fois qu’un nouveau rêve se présente, le bandeau de notre vie terrestre.
Disons-nous que parmi toutes les possibilités que nous cache encore
l’univers, une des plus faciles à réaliser, des plus probables, des
moins ambitieuses et des moins déconcertantes, est certes la possibilité
d’un mode de jouir de l’être, plus haut, plus large, plus parfait, plus
durable et plus sûr que celui qui nous est offert par notre conscience
actuelle. Cette possibilité admise, et il en est peu d’aussi
vraisemblables, le problème de notre immortalité est, en principe,
résolu. Il s’agit maintenant d’en saisir ou d’en prévoir les modes; et
parmi les circonstances qui nous intéressent le plus, de connaître la
part de nos acquisitions intellectuelles et morales qui passera dans
notre vie éternelle et universelle. Ce n’est point l’œuvre d’aujourd’hui
ni de demain; mais celle d’un autre jour...


FIN



TABLE


L’Intelligence des Fleurs                                              1

Les Parfums                                                          109

La Mesure des Heures                                                 123

L’Inquiétude de notre Morale                                         137

Éloge de la Boxe                                                     183

A propos du _Roi Lear_                                               195

Les Dieux de la Guerre                                               211

Le Pardon des Injures                                                225

L’Accident                                                           237

Notre Devoir social                                                  255

L’Immortalité                                                        277


B--6920.--Impr. MOTTEROZ et MARTINET, 7, rue Saint-Benoît, Paris.

       *       *       *       *       *

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NOTES:

[A] Rapprochons de ceci l’acte d’intelligence d’une autre racine dont
Brandis (_Uber Leben und Polaritat_) nous rapporte les exploits. Elle
avait, en s’enfonçant dans la terre, rencontré une vieille semelle
de botte; pour traverser cet obstacle qu’elle était apparemment la
première de son espèce à trouver sur sa route, elle se subdivisa en
autant de parties qu’il y avait de trous laissés par les points de
couture, puis, l’obstacle franchi, elle réunit et ressouda toutes ses
radicelles divisées, de manière à reformer un pivot unique et homogène.

[B] Parmi les plantes qui ne se défendent plus, le cas le plus frappant
est celui de la Laitue. «A l’état sauvage, comme le fait remarquer
l’auteur cité plus haut, si l’on casse une tige ou une feuille, on en
voit sortir un suc blanc, un latex, corps formé de matières diverses
qui défend vigoureusement la plante contre les atteintes des limaces.
Au contraire, dans l’espèce cultivée qui dérive de la précédente, le
latex fait presque défaut; aussi la plante, au grand désespoir des
jardiniers, n’est-elle plus capable de lutter et se laisse-t-elle
manger par les limaces.» Il conviendrait cependant d’ajouter que ce
latex ne manque guère que chez les jeunes plantes, au lieu qu’il
redevient fort abondant quand la Laitue se met à «pommer» et quand
elle monte en graine. Or c’est au début de sa vie, au moment de ses
premières et tendres feuilles, qu’elle aurait surtout besoin de se
défendre. On dirait que la plante cultivée perd un peu la tête, si l’on
peut s’exprimer ainsi, et qu’elle ne sait plus au juste où elle en est.

[C] Au début de cette étude qui pourrait devenir le livre d’or des
noces de la fleur (dont je laisse le soin à plus savant que moi), il
n’est peut-être pas inutile d’appeler l’attention du lecteur sur la
terminologie défectueuse, déconcertante, dont on use en Botanique pour
désigner les organes reproducteurs de la plante. Dans l’organe femelle,
le pistil, qui comprend l’ovaire, le style et le stigmate qui le
couronne, tout est du genre masculin et tout semble viril. Par contre,
les organes mâles, les étamines, que surmontent les anthères, ont un
nom de jeune fille. Il est bon de se pénétrer une fois pour toutes de
cette antonymie.

[D] Je poursuis depuis quelques années une série d’expériences sur
l’hybridation des Sauges, fécondant artificiellement, après les
précautions d’usage pour écarter toute intervention du vent et des
insectes, une variété dont le mécanisme floral est très perfectionné,
avec le pollen d’une variété très arriérée et inversement. Mes
observations ne sont pas encore suffisamment nombreuses pour que j’en
puisse donner ici le détail. Néanmoins il semble qu’une loi générale
commence déjà de s’en dégager, à savoir que la Sauge arriérée adopte
volontiers les perfectionnements de la Sauge avancée, au lieu que
celle-ci prend rarement les défauts de la première. Il y aurait
là une assez curieuse échappée sur les procédés, les habitudes,
les préférences, le goût du mieux de la Nature. Mais ce sont des
expériences qui sont forcément lentes et longues, à cause du temps
perdu à réunir les variétés diverses, des épreuves et contre-épreuves
nécessaires, etc. Il serait donc prématuré d’en tirer la moindre
conclusion.

[E] Je venais d’écrire ces lignes, quand M. E.-L. Bouvier fit à
l’Académie des Sciences (Compte rendu du 7 mai 1906) une communication
au sujet de deux nidifications en plein air constatées à Paris, l’une
sur un _Sophora Japonica_, l’autre sur un Marronnier d’Inde. Cette
dernière, suspendue à une petite branche munie de deux bifurcations
assez voisines, était la plus remarquable, à cause de l’adaptation
évidente et intelligente à des circonstances particulièrement
difficiles. «Les abeilles (je cite le résumé de M. de Parville dans la
Revue des Sciences des _Débats_, 31 mai 1906) établirent des piliers de
consolidation et eurent recours à des artifices vraiment remarquables
de protection et finirent par transformer en un plafond solide la
double fourche du Marronnier. Un homme ingénieux eût sans doute fait
moins bien.»

«Pour se défendre contre la pluie, elles avaient installé des
clôtures, des épaississements, et des stores contre le soleil. On ne
peut se faire une idée de la perfection de l’industrie des abeilles
qu’en voyant de près l’architecture des deux nidifications qui sont
aujourd’hui au Muséum.»





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