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Title: La Nonne Alferez
Author: Heredia, José-María de
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "La Nonne Alferez" ***


                     COLLECTION LEMERRE ILLUSTRÉE

                         JOSÉ-MARIA DE HEREDIA

                                  La

                             Nonne Alferez

                            [Illustration]

                            _Illustrations
                                  de
                            DANIEL VIERGE_

                                gravées
                                  par

                            PRIVAT-RICHARD


                                 PARIS

                       ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR

                   _23-31, Passage Choiseul, 23-31_

                                 1894



                                  La
                             Nonne Alferez



                        _Tous droits réservés._



                         JOSÉ-MARIA DE HEREDIA

                                  La
                             Nonne Alferez

                    ILLUSTRATIONS DE DANIEL VIERGE

                      GRAVÉES PAR PRIVAT-RICHARD

                       [Illustration: colophon]

                                 PARIS

                       ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR

                   _23-31, Passage Choiseul, 23-31_

                                 1894



[Illustration]

PRÉFACE


BIEN _qu’elle ait toute l’allure aventureuse et picaresque d’un roman
de cape et d’épée, l’histoire de la Nonne Alferez est une histoire
vraie. Elle sent même parfois terriblement fort la vérité. Catalina
de Erauso a vécu, d’une vie exaspérée, comme disent les Espagnols. Le
récit qu’elle en écrivit, de sa main plus dextre à manier l’épée que
la plume, étonna ses contemporains. De graves historiens font mention
de cette femme extraordinaire. Une première et une seconde_ Relacion
_de ses exploits et hauts faits furent publiées coup sur coup, en 1625,
à Madrid par Bernardino de Guzman et par Simon Faxardo à Séville.
Lorsqu’elle revint en Espagne, l’élève bien-aimé du grand Lope, Juan
Perez de Montalvan, composa et fit jouer à la Cour sa Comédie Fameuse
de la Monja Alferez. Enfin, en 1829, M. Joaquin Maria de Ferrer imprima
à Paris, chez Jules Didot, d’après un manuscrit de l’historien Muñoz,
le texte complet de l’_Historia, _accompagné de nombreuses notes et de
force pièces justificatives, actes de baptême, extraits de registres
conventuels, attestations, états de services, enquêtes, requêtes,
certificats et décrets royaux. Ce petit livre est aujourd’hui des plus
rares. Il s’ouvre par une longue préface où l’éditeur, après avoir
savamment disserté sur les sphinx, les hippogriffes, les acéphales,
les androgynes et les hermaphrodites, compare Doña Catalina aux
femmes illustres de tous les temps, à Sapho, à Aspasie, à Portia, à
Sainte Thérèse et à Madame de Staël. Le portrait de l’héroïne gravé
d’après une peinture du maître Sévillan Pacheco semble peu propre à
justifier, du moins physiquement, cette comparaison. Doña Catalina,
avec la golille, le hausse-col de fer et le pourpoint de buffle aux
aiguillettes mal nouées, est, à vrai dire, peu avenante, d’aspect
viril, militaire et rébarbatif. Nous avons un autre portrait d’elle,
d’après le vif, à la plume. Dans sa dix-septième lettre de Rome, datée
du 11 juillet 1626, le voyageur Pietro della Valle, le Pèlerin, comme
on le nomme, écrivait à son ami Mario Schipano:--Le 5 de juin vint pour
la première fois chez moi l’Alfiere Caterina d’Arcuso, Biscaïenne,
arrivée la veille même d’Espagne. C’est une demoiselle d’environ
trente-cinq à quarante ans.... Sa renommée m’était parvenue jusque
dans l’Inde Orientale. Ce fut mon ami le P. Rodrigo de San Miguel, son
compatriote, qui me l’amena. Je la fis depuis connaître à plusieurs
Dames et à des Cavaliers dont l’entretien lui agréait davantage. Le
Signor Francesco Crescentio, bon peintre, l’a portraicturée. Grande et
forte de taille, d’apparence plutôt masculine, elle n’a pas plus de
gorge qu’une fillette. Elle me dit avoir fait je ne sais quel remède
pour se la faire passer. Ce fut, je crois, un emplâtre fourni par un
Italien. L’effet en fut douloureux, mais fort à souhait. De visage,
elle n’est point trop laide, mais assez fatiguée et déjà sur l’âge.
Ses cheveux noirs sont courts, comme il sied à un homme, et mêlés en
crinière, à la mode du jour. L’air est plutôt d’un eunuque que d’une
femme. Elle s’habille en homme, à l’espagnole, porte l’épée bravement,
comme la vie, avec la tête un peu basse et enfoncée dans des épaules
trop hautes. Bref, elle a la mine plus d’un soldat que d’un mignon de
Cour. Seule, sa main pourrait faire douter de son sexe, car elle est
pleine et charnue, bien que robuste et forte, et le geste en a parfois
encore je ne sais quoi de féminin._

_Telle fut la Nonne Alferez, doña Catalina de Erauso. Écoutez
l’histoire de sa vie qu’elle va vous narrer elle-même. C’est une
confession hardie, peut-être sincère, qu’elle commença d’écrire ou
de dicter le 18 septembre de l’an 1624, alors quelle rentrait en
Espagne sur le galion le Saint-Joseph. Ce fut sans doute pour occuper
le désœuvrement de ces longues journées de traversée qu’allongent
les calmes étouffants de la mer des Tropiques. Peut-être sentit-elle
l’impérieux besoin de décharger sa conscience, son cœur trop lourds.
Dans l’inaction forcée, prisonnière lasse de fouler les planches d’un
pont de navire, elle se plut à revivre par la pensée les aventures
d’autrefois, les courses à cheval à travers les Andes, en quête d’El
Dorado, les querelles, les combats, les fuites, la fortune hasardeuse,
la vie errante et libre. Elle l’a fait dans une langue nette, concise
et mâle. Elle ne parle d’elle-même au féminin que très rarement, dans
les cas désespérés, aux minutes de suprême détresse, alors qu’elle sent
la Mort et qu’elle a peur de l’Enfer. Ce récit naïf et brutal reflète
rapidement son âme et sa vie. Elles furent d’un homme d’action._

[Illustration]



[Illustration]



_LA NONNE ALFEREZ_



CHAPITRE I

    _Son pays, ses parents, sa naissance, son éducation, sa fuite et
    ses courses à travers l’Espagne._


Moi doña Catalina de Erauso, je suis née en la ville de San Sebastian
de Guipuzcoa, l’an mil cinq cent quatre-vingt-cinq, fille du capitaine
don Miguel de Erauso et de doña Maria Perez de Galarraga y Arce,
natifs et bourgeois de ladite ville. Mes parents me nourrirent dans
leur maison avec mes autres frères jusques à l’âge de quatre ans. En
mil cinq cent quatre-vingt-neuf, ils me firent entrer au couvent de
San Sebastian et Antiguo, lequel est de nonnes Dominicaines. Ma tante
doña Ursula de Unza y Sarasti, cousine germaine de ma mère, en était
prieure. J’y fus tenue jusques à l’âge de quinze ans et il fut alors
traité de ma profession. J’étais presque au bout de mon année de
noviciat, lorsque je me pris de querelle avec une nonne professe nommée
doña Catalina de Aliri, laquelle étant veuve, était entrée au couvent
et y avait fait profession. Elle était robuste et moi fillette; elle me
rudoya manuellement et je le ressentis.

La nuit du dix-huit mars de l’an mil six cent, vigile de Saint-Joseph,
la communauté se levant à minuit pour chanter matines, j’entrai dans
le chœur et y trouvai ma tante agenouillée. Elle m’appela et, me
baillant la clef de sa cellule, m’ordonna de lui aller querir son
bréviaire. J’y allai, j’ouvris, le pris et vis, pendues à un clou,
les clefs du couvent. Je laissai la cellule ouverte et rapportai à ma
tante sa clef et son bréviaire. Les nonnes étaient au chœur et les
matines solennellement commencées. A la première leçon, je m’approchai
de ma tante et lui demandai congé, sous prétexte que j’étais malade.
Ma tante, me mettant la main sur la tête, me dit:--Va, couche-toi. Je
quittai le chœur, allumai une chandelle, retournai à la cellule et,
y ayant pris, outre les clefs du couvent, des ciseaux, du fil, une
aiguille et quelques réaux de huit qui traînaient par là, je sortis,
ouvrant et refermant les portes. A la dernière qui était celle de
dehors, j’ôtai mon scapulaire et me lançai dans la rue, sans l’avoir
jamais vue ni savoir de quel côté tirer ni où aller. Je pris à
l’aventure et m’en vins donner en une châtaigneraie qui est hors la
ville, derrière et tout contre le couvent. Je m’y cachai et y demeurai
trois jours, m’accommodant et coupant de quoi me vêtir. Je taillai et
me fis dans une basquine de drap bleu que j’avais, des chausses, et
d’un cotillon vert de tiretaine que je portais dessous, un pourpoint
et des guêtres. Ne sachant que faire de mon habit, je le laissai là.
Je me coupai les cheveux et les jetai. La troisième nuit, je partis
et, poussant à l’aventure à travers routes et villages, afin de gagner
au large, je vins aboutir à Vitoria, à une vingtaine de lieues de San
Sebastian, à pied et très lasse, sans avoir rien mangé que les herbes
que je trouvais le long du chemin.

J’entrai dans Vitoria sans savoir où gîter. Au bout de quelques jours,
je m’accommodai avec le Docteur don Francisco de Cerralta qui y
occupait une chaire,

[Illustration]

lequel m’accueillit facilement, sans me connaître, et m’habilla. Il
était marié avec une cousine germaine de ma mère, à ce que je sus
depuis; mais je ne me découvris point. Je demeurai avec lui quelque
chose comme trois mois, au cours desquels, me voyant bien lire le
latin, il se prit de plus de goût pour moi et me voulut faire étudier.
Je m’y refusai, il s’entêta, insistant à renfort de mains. Là-dessus,
je déterminai de le quitter, ce que je fis ainsi: je lui pris quelque
monnaie, et m’arrangeant avec un muletier qui allait à Valladolid, à
quarante-cinq lieues de là, je partis en sa compagnie.

En entrant à Valladolid où se tenait pour lors la Cour, je me plaçai
comme page chez don Juan de Idiaquez, secrétaire du Roi. Il me vêtit
proprement, et je pris le nom de Francisco Loyola. Je demeurai là sept
mois, bien aise. Au bout de ce temps, une nuit que je me tenais à la
porte avec un autre page, mon compagnon, mon père survint et s’enquit
de nous si le seigneur don Juan était céans. Mon camarade répondit que
oui. Mon père lui dit de l’aviser qu’il était là. Le page monta, et
je restai avec mon père sans nous dire mot et sans qu’il me reconnût.
Le page revint et lui dit de monter. Il entra, je le suivis. Don Juan
sortit sur l’escalier et, l’accolant, s’écria:--Seigneur Capitaine,
quel bon vent vous amène? Mon père lui répondit de telle sorte qu’il
comprit qu’il avait quelque ennui. Il rentra, congédia une visite et
revint. Ils s’assirent. Il demanda ce qu’il y avait de neuf, et mon
père lui dit comme quoi sa fille s’était sauvée du couvent, ce qui
l’amenait dans ces parages, à sa recherche. Don Juan témoigna d’en
être très marri, autant pour le chagrin qu’en avait mon père et pour
moi qu’il aimait fort, qu’à cause du couvent dont il était patron par
fondation de ses ancêtres et du pays où il était né. Quant à moi, après
avoir ouï l’entretien et les doléances paternelles, je me retirai,
courus à mon appartement, pris mes hardes et sortis emportant à peu
près huit doublons que je me trouvais avoir. J’allai à l’auberge où je
dormis cette nuit-là et, ayant su qu’un muletier partait le lendemain
pour Bilbao, je fis prix avec lui et, à l’aube, levai le pied sans
savoir que faire ni où aller, sinon me laisser emporter du vent comme
une plume.

Au bout d’un long chemin, une quarantaine de lieues, ce me semble,
j’entrai dans Bilbao, où je ne trouvai ni gîte ni commodité. Et je
ne savais que faire de moi. Sur ces entrefaites, quelques garçonnets
s’avisèrent de m’entourer et dévisager tant et si bien qu’ils
m’importunèrent. Il me fallut ramasser des pierres et les leur jeter.
Je dus en blesser un, je ne sais où, car je ne le vis point. Là-dessus,
je fus appréhendé au corps et tenu un long mois en la prison, jusqu’à
ce qu’il guérit. Alors, on me lâcha. Les frais payés, il me restait
quelque monnaie. Je sortis incontinent et partis pour Estella de
Navarre, qui doit être à quelque vingt lieues. J’entrai à Estella et
m’y accommodai pour page de don Carlos de Arellano, de l’habit de
Saint-Jacques, en la maison et service duquel je demeurai deux ans
bien traité et vêtu. Après quoi, sans autre raison que mon caprice, je
laissai cette commodité

[Illustration:

_P. 3_
]

et passai à San Sebastian, mon pays, à dix lieues de là, où je me
tins, sans être connu de personne, nippé et galant à merveille. Un
jour, j’allai ouïr la messe à mon couvent. Ma mère y assistait aussi.
Je vis qu’elle me regardait. Elle ne me reconnut pas. La messe dite,
des nonnes m’appelèrent au chœur, mais je fis le sourd et, après force
courtoisies, m’esquivai lestement. C’était au commencement de l’année
mil six cent trois.

De là, je me rendis au port du Pasage qui n’est qu’à une lieue. J’y
fis rencontre du capitaine Miguel de Borroiz dont le navire était
en partance pour Séville. Je le priai de m’emmener, et m’appointai
avec lui au prix de quarante réaux. Je m’embarquai, nous partîmes et
arrivâmes promptement à San Lucar. Aussitôt débarqué, j’allai visiter
Séville et, encore que tout me conviât à m’y amuser, je ne m’y arrêtai
que deux jours et revins sans plus

[Illustration: _P. 6_]

tarder à San Lucar. J’y rencontrai le capitaine Miguel de Echazarreta,
mon compatriote, lequel commandait une patache des galions dont était
Général don Luis Fernandez de Cordova, dans l’Armada que, l’an mil six
cent trois, don Luis Fajardo menait à la pointe de Araya. Je m’enrôlai
comme mousse sur un galion du capitaine Estevan Eguiño, mon oncle,
cousin germain de ma mère, lequel vit aujourd’hui à San Sebastian. Je
m’embarquai, et nous partîmes de San Lucar le Lundi Saint de l’an mil
six cent trois.



CHAPITRE II

    _Elle part de San Lucar pour la pointe de Araya, Carthagène, Nombre
    de Dios et Panama._


Je passai quelques misères au cours du voyage, pour être novice dans le
métier. Sans me connaître, mon oncle me prit en goût et me fit fête en
apprenant d’où j’étais et les noms supposés de mes parents. Il ne me
reconnut point, et j’eus en lui un soutien.

En arrivant à la pointe de Araya, nous y trouvâmes une flottille
ennemie fortifiée à terre. Notre Armada l’en chassa. Finalement, nous
gagnâmes Carthagène des Indes, où nous demeurâmes huit jours. Là, je
me fis rayer du rôle d’équipage et passai au service dudit capitaine
Eguiño, mon oncle. Nous allâmes à Nombre de Dios et y restâmes neuf
jours. Et comme il nous y mourait force gens, on hâta le départ.

L’argent embarqué et tout mis à point pour retourner en Espagne, je fis
à mon oncle un trait de conséquence en lui prenant cinq cents pesos.
Sur les dix heures de nuit, cependant qu’il dormait, je sortis et dis
aux gardes que le capitaine m’envoyait à terre pour affaire. Comme
ils me connaissaient, ils me laissèrent bonnement passer. Je sautai à
terre, et oncques plus ils ne me virent. Une heure après, on tira le
canon de partance et, les ancres levées la flotte mit à la voile.

L’Armada partie, je m’accommodai avec le capitaine Juan de Ibarra,
Facteur des Caisses Royales du Panama, lequel est encore vivant. Quatre
ou six jours après, nous partîmes pour Panama où il habitait. Je restai
environ trois mois avec lui. Ce n’était pas un bon marché que j’avais
fait là, car il était chiche et je dus dépenser tout ce que j’avais
tiré de mon oncle, si bien qu’il ne m’en demeura pas quatre maravédis.
Il me fallut donc prendre congé afin de chercher ailleurs mon remède.
En faisant mes diligences, je découvris Juan de Urquiza, marchand de
Truxillo, avec lequel je m’appointai. Je m’en trouvai à merveille. Nous
demeurâmes trois mois à Panama.

[Illustration: _P. 3_]



CHAPITRE III

    _De Panama, elle passe avec son maître Urquiza, marchand de
    Truxillo, au port de Paita et de là à la ville de Saña._


De Panama, je partis sur une frégate avec mon maître Juan de Urquiza
pour le port de Paita, où il avait une grosse cargaison. En arrivant à
Manta, un si rude coup de vent nous assaillit que nous fîmes côte. Ceux
qui savaient nager comme moi, mon maître et quelques autres, prirent
terre; le reste périt. Nous nous rembarquâmes audit port de Manta sur
un galion du Roi, ce qui nous coûta de l’argent. Bref, nous partîmes et
arrivâmes enfin à Paita.

Mon maître y trouva, comme il l’espérait, toutes ses marchandises
chargées en un navire du capitaine Alonso Cerrato, et m’ayant commandé
de les décharger suivant leurs numéros d’ordre et de lui en faire
à mesure remise là-bas, il partit. Je m’y embesognai aussitôt,
déchargeant les marchandises et les lui remettant à mesure à Saña où
il les recevait. Ladite ville de Saña est à quelque soixante lieues de
Paita. Enfin, avec les dernières charges, je partis de Paita pour Saña.
A l’arrivée, mon maître me reçut à bras ouverts, se montrant satisfait
de ma bonne besogne. Il me fit faire sur-le-champ deux fort braves
habits, l’un noir et l’autre de couleur, me traitant bien en tout. Il
m’installa en une sienne boutique, me confia, tant en marchandises
qu’en argent en compte, plus de cent trente mille pesos, et m’inscrivit
sur un registre les prix auxquels je devais vendre chaque chose. Il me
laissa deux esclaves pour me servir, une négresse pour cuisiner, et
m’assigna trois piastres pour la dépense de chaque jour. Cela fait,
emportant le reste de son bien, il partit pour la cité de Truxillo
distante d’une trentaine de lieues.

[Illustration:

_P. 11_
]

Il me laissa aussi dans ledit registre la liste des personnes
auxquelles je pouvais bailler à crédit la marchandise qu’elles
voudraient et pourraient prendre, comme étant à son gré et sûres, mais
suivant compte raisonné et chaque article couché sur le livre. Cet avis
concernait particulièrement Madame doña Beatriz de Cardenas, personne
de toute sa satisfaction et obligation. Après quoi, il partit pour
Truxillo. Moi, je demeurai à Saña, en ma boutique, vendant conformément
à la règle qu’il m’avait laissée, recouvrant et inscrivant sur le
livre, avec mention du jour, mois et année, qualité, aunage, nom des
acheteurs et prix, ainsi que ce que je donnais à crédit. Madame doña
Beatriz de Cardenas commença à prendre des étoffes, continua et y alla
si largement que j’entrai en doute. Sans qu’elle le pût soupçonner,
j’écrivis tout par le menu à mon maître à Truxillo. Il me répondit que
c’était bien et que, pour le cas de ladite dame, si elle me demandait
la boutique entière, je la lui pouvais bailler. Sur quoi, gardant par
devers moi cette lettre, je laissai courir.

Qui m’eût dit que cette sérénité devait m’être si peu durable et
promptement suivie de si grièves peines! J’étais, un jour de fête, à
la comédie, assis à la place que j’avais prise, lorsque, sans plus
d’égard, un quidam nommé Reyes entra et se mit droit devant, sur un
autre siège si collé à moi qu’il m’empêchait de voir. Je le priai
de s’écarter un peu. Il répondit insolemment, je répliquai du même
ton. Il m’enjoignit de sortir ou qu’il me couperait la figure. Me
trouvant sans autre arme qu’une dague, je lui quittai le lieu, plein de
rancœur. Quelques amis informés du fait me suivirent et m’apaisèrent.
Le lendemain, un lundi, dans la matinée, tandis que j’étais occupé à
vendre dans ma boutique, le Reyes passa devant la porte et repassa.
J’y pris garde, fermai la boutique, saisis un couteau et, courant chez
un barbier, le fis passer à la meule et affiler en scie. Je me mis
une épée qui fut la première que je ceignis, et voyant Reyes qui se
promenait avec un autre devant l’église, j’allai à lui par derrière et
lui criai:--Holà! seigneur Reyes! Il se retourne, disant:--Qu’est-ce
qu’on me veut?--Celle-ci est la figure qui se coupe! fis-je, le
balafrant avec le couteau d’une estafilade à dix coutures. Il porta
les mains à sa plaie, son ami tira l’épée et me vint sus. J’en fis de
même. Nous ferraillâmes et je lui entrai ma pointe par le côté gauche.
Il tomba. Je courus à l’église. Tôt après, le corregidor don Mendo de
Quiñonez, de l’habit d’Alcantara, y entra, me traîna dehors, me mena à
la prison (ce fut ma première) et me fit ferrer et mettre aux ceps.

J’avisai mon maître Juan de Urquiza qui était à Truxillo, à trente
lieues de

[Illustration:

_P. 15_
]

Saña. Il accourut, parla au Corregidor et fit d’autres bonnes
diligences, moyennant quoi il obtint l’allégement de ma prison.
La cause suivit son cours. Je fus, après trois mois de plaids et
procédures du Seigneur Évêque, restitué à l’église d’où j’avais été
extrait. Sur ces entrefaites, mon maître me dit que pour sortir de
ce conflit, éviter le bannissement et m’ôter du sursaut d’être tué,
il avait imaginé une chose bienséante qui était de me marier à doña
Beatriz de Cardenas dont la nièce était femme de ce même Reyes auquel
j’avais coupé la figure; ce qui arrangerait tout. Il faut savoir que
cette doña Beatriz de Cardenas était la mignonne de mon maître qui,
par ce moyen, s’assurait de nous, de moi pour son service et d’elle
pour son plaisir. Ils étaient, ce semble, tous deux d’accord, car après
avoir été restitué à l’église, je sortais de nuit et allais chez ladite
dame qui me caressait fort. Prétextant la peur de la Justice, elle me
suppliait de ne pas rentrer nuitamment à l’église et de rester près
d’elle. Une nuit, elle m’enferma, me déclara que malgré que le diantre
en eût, il me fallait dormir avec elle et me serra de si près que je
dus jouer des mains pour m’esquiver.

Je me hâtai de dire à mon maître qu’il ne pouvait être question d’un
pareil mariage, que pour rien au monde je ne le ferais. Il s’y entêta
et me promit des monts d’or, me représentant la beauté et qualités de
la dame, l’heureuse issue de cette fâcheuse affaire et maintes autres
convenances. Néanmoins, je demeurai ferme. Ce que voyant, mon maître
me proposa de passer à Truxillo, avec les mêmes commodités et emploi.
J’acceptai.



CHAPITRE IV

_De Saña, elle passe à Truxillo et tue un homme._


Je passai à la cité de Truxillo, Évêché suffragant de Lima, où mon
maître m’avait levé boutique. J’y entrai et me mis à débiter en la même
guise qu’à Saña, à l’aide d’un autre livre comme le premier, où je
tenais compte des prix et crédits. Deux mois passèrent ainsi.

Un matin, vers les huit heures, j’étais, dans ma boutique, à payer une
lettre de change de mon maître de quelque vingt-quatre mille pesos,
lorsque entra un nègre qui me dit:--Il y a à la porte des hommes qui
ont l’air d’être armés de rondaches. Je pris l’alarme, dépêchai mon
receveur après en avoir tiré reçu et envoyai querir Francisco Zerain.
Il vint incontinent et reconnut les trois hommes qui se tenaient à
l’entrée. C’étaient Reyes, avec son ami, celui que j’avais couché d’une
estocade à Saña, et un autre. Après avoir recommandé au nègre de clore
la porte, nous sortîmes dans la rue. Aussitôt ils nous chargèrent. Nous
les reçûmes et, nous escrimant, ma malechance voulut que j’allongeasse,
je ne sais où, un coup de pointe à l’ami de Reyes. Il tomba. Nous
continuâmes à batailler deux contre deux, avec du sang.

En ce point, survint le corregidor don Ordoño de Aguirre avec deux
sergents. Il m’empoigna. Francisco Zerain gagna au pied et entra
en lieu saint. Tout en me menant lui-même à la prison (les sergents
étaient occupés avec les autres) le Corregidor me demanda qui et d’où
j’étais. Ayant entendu que j’étais Biscayen, il me dit en basque de
détacher, en passant devant la cathédrale, la ceinture de cuir avec
laquelle il me tenait et de m’y réfugier, ce que je m’empressai de
faire. Je me sauvai dans l’église, et lui resta à jeter les hauts cris.

Réfugié là, j’avisai mon maître à Saña. Il vint sans retard et tâcha
d’accommoder l’affaire, mais il n’y eut pas moyen parce qu’on renforça
l’homicide de je ne sais quelles autres vétilles. Il se fallut résoudre
à me faire filer à Lima. Je rendis mes comptes, mon maître me fit faire
deux habits, me donna deux mille six cents pesos et une lettre de
recommandation, et je partis.



CHAPITRE V

_Elle va de Truxillo à Lima._


Parti de Truxillo, après plus de quatre-vingts lieues de route,
j’entrai dans la cité de Lima, capitale de l’opulent royaume du Pérou,
lequel comprend cent deux cités d’Espagnols, sans compter nombre de
villes, vingt-huit Évêchés et Archevêchés, cent trente-six Corregidors,
les Audiences Royales de Valladolid, Granada, las Charcas, Quito, Chili
et la Paz. Lima a un

[Illustration:

_P. 30_
]

Évêque, une église cathédrale dans le goût de celle de Séville, bien
que moins grande, avec cinq bénéfices, dix chanoines, six prébendes
entières et six demi-prébendes, quatre cures, sept paroisses, douze
couvents de moines et de nonnes, huit hôpitaux, un ermitage, tribunal
d’Inquisition (il y en a un autre à Carthagène), Université, Vice-Roi,
Audience Royale qui gouverne le reste du Pérou, et autres magnificences.

Je rendis ma lettre à Diego de Solarte, très riche marchand, qui est
aujourd’hui Consul Mayor de Lima. C’est à lui que mon maître Juan de
Urquiza m’avait adressé. Il m’accueillit en sa maison avec grâce et
affabilité et, peu de jours après, me remit sa boutique, m’appointant à
six cents pesos l’an. Et je m’y employai fort à son gré et contentement.

Au bout de neuf mois, il me dit de chercher ma vie ailleurs. Voici
pourquoi. Il avait chez lui deux jeunes sœurs de sa femme avec
lesquelles, et surtout avec une qui me plaisait davantage, j’avais
coutume de m’ébattre et folâtrer. Or, un jour que j’étais sur l’estrade
à me peigner, couché parmi ses jupes et me jouant dans ses jambes, il
nous vit par aventure à travers la grille de la fenêtre et l’entendit
qui me disait d’aller au Potosi chercher de l’argent et que nous nous
marierions. Il se retira, tôt après m’appela, me demanda mes comptes,
me congédia, et je m’en allai.

[Illustration]

Me voilà donc mal à l’aise et mal paré. On levait alors six compagnies
pour le Chili. J’allai m’enrôler comme soldat dans l’une d’elles et
reçus sur l’heure deux cent quatre-vingts pesos de solde. Mon maître
Diego de Solarte l’ayant su, en fut très marri. Il n’en demandait pas
autant, paraît-il. Il m’offrit de faire diligence auprès des officiers
afin qu’on me rayât du rôle et de rembourser l’argent que j’avais reçu.
Mais je n’y consentis point, disant que mon inclination me portait à
faire du chemin et à voir le monde. Bref, je fus incorporé dans la
compagnie du capitaine Gonzalo Rodriguez et, avec mille six cents
hommes de troupe dont était Mestre de Camp Diego Bravo de Sarabia, je
partis de Lima pour la cité de la Concepcion qui en est éloignée de
cinq cent quarante lieues environ.



CHAPITRE VI

    _Arrivée à la Concepcion de Chili, elle y trouve son frère,
    passe à Paicabi, prend part à la bataille de Valdivia, gagne une
    enseigne, se retire au Nacimiento, va au Val de Puren, revient à la
    Concepcion et y tue deux hommes et son propre frère._


Nous arrivâmes au port de la Concepcion après vingt jours de route.
C’est une cité passable ayant titre de Noble et Loyale. Elle a un
Évêque. Nous fûmes bien accueillis, vu la faute de gens qu’il y
avait au Chili. Le gouverneur Alonso de Ribera envoya un ordre
de nous faire débarquer immédiatement, lequel fut apporté par son
secrétaire, le capitaine Miguel de Erauso. En entendant son nom, je
me réjouis et compris que c’était mon frère. Je ne l’avais jamais vu
et ne le connaissais point, car il était parti pour les Indes alors
que je n’avais que deux ans; mais j’étais informée de lui, bien que
j’ignorasse sa résidence. Il prit la liste de la troupe et passa,
demandant à chacun son nom et son pays. Quand il fut à moi et qu’il
ouït mon nom et ma patrie, lâchant la plume, il m’accola et se mit à
me faire cent questions sur son père, sa mère, ses sœurs et sa petite
sœur Catalina la nonne. J’y répondis comme je pus, sans me déceler et
sans qu’il se doutât de rien. Il continua sa liste et, l’achevant,
m’emmena dîner chez lui. Je me mis à table. Il me dit que le préside
de Paicabi où j’étais destiné était triste logis à soldats et qu’il
parlerait au Gouverneur pour me faire changer de garnison. Après dîner,
il m’emmena chez le Gouverneur et, après lui avoir fait son rapport sur
l’arrivée de la troupe, le pria en grâce de lui laisser prendre dans sa
compagnie un des nouveaux venus, jouvenceau de sa terre, le seul qu’il
eût vu depuis son départ du pays. Le Gouverneur me fit entrer et, en me
voyant, je ne sais pourquoi, dit qu’il ne me pouvait laisser permuter.
Mon frère piqué sortit. Un moment après, le Gouverneur le rappela et
lui dit de faire à son gré.

Donc, les compagnies parties, je demeurai avec mon frère, comme son
soldat, mangeant à sa table, quasi trois ans durant, sans qu’il se
doutât de rien. Je l’accompagnai quelques fois chez une maîtresse qu’il
avait, puis j’y retournai seul. Il le vint à savoir, entra en soupçon
et me défendit d’y remettre les pieds. M’ayant guetté, il m’y surprit
encore, m’attendit à la sortie, me tomba dessus à coups de ceinturon et
me blessa à la main. Force me fut de me défendre. Au bruit, survint le
capitaine Francisco de Aillon qui mit la paix. Mais je dus entrer à San
Francisco, par peur du Gouverneur qui était roide. Il le fut en cette
occasion. Mon frère eut beau intercéder, il m’exila à Paicabi et j’y
restai trois ans.

Il me fallut donc aller à Paicabi et y tâter de la misère, trois ans
durant, après avoir auparavant joyeusement vécu. Nous étions toujours
les armes à la main, à cause de la grosse invasion d’Indiens qu’il y
a là. Finalement le gouverneur Alonso de Sarabia arriva avec toutes
les compagnies du Chili. Nous nous joignîmes à lui et nous logeâmes,
au nombre de cinq mille hommes, non sans incommodité, dans les plaines
de Valdivia, en rase campagne. Les Indiens prirent et ruinèrent ladite
ville de Valdivia. Nous leur sortîmes à l’encontre et, dans trois
ou quatre batailles, toujours les maltraitâmes et défîmes. Mais à la
dernière affaire, du renfort leur étant venu, la chose tourna mal
pour nous. Ils nous tuèrent beaucoup de monde, plusieurs Capitaines
et mon Alferez dont ils prirent l’enseigne. La voyant enlever, nous
nous lançâmes derrière, moi et deux autres cavaliers, au milieu de la
presse, foulant, frappant et recevant force horions. Bientôt, un des
trois tomba mort. Nous poursuivîmes, nous atteignîmes l’enseigne. Mon
camarade fut renversé d’un revers de lance. Je reçus un mauvais coup
à une jambe, et je tuai le cacique qui portait l’enseigne et la lui
repris, poussant mon cheval, foulant, occisant et blessant à merveille,
mais aussi lourdement blessé, traversé de trois flèches et d’un coup
de lance à l’épaule gauche, que je sentais cruellement. Enfin, je
parvins jusqu’à nos gens et me laissai choir de cheval. Quelques-uns
accoururent et, parmi eux, mon frère que je n’avais pas revu. Ce me
fut un réconfort. On me guérit, et nous demeurâmes logés là. Au bout
de neuf mois, mon frère m’obtint du Gouverneur l’enseigne que j’avais
gagnée et je devins Alferez de la compagnie de don Alonso Moreno. Peu
de temps après, cette compagnie fut donnée à don Gonzalo Rodriguez, mon
premier capitaine. J’en fus fort aise.

Je fus cinq ans Alferez. Je me trouvai à la bataille de Puren,
où mourut mondit capitaine, et commandai la compagnie six mois
environ, durant lesquels j’eus, non sans diverses blessures de
flèches, plusieurs rencontres avec les ennemis. Dans l’une d’elles,
j’eus affaire à un chef Indien, déjà chrétien, nommé don Francisco
Quispiguancha, homme riche, qui nous avait fort inquiétés par diverses
alarmes. Bataillant avec lui, je le désarçonnai, il se rendit à moi et
je le fis sur-le-champ brancher à un arbre. Le Gouverneur qui désirait
l’avoir vivant en fut très fâché et dit que, pour ce fait, il ne
m’avait point donné la compagnie. Il la donna au capitaine Casadevante,
me réformant et me la promettant pour la première occasion.

Les troupes se retirèrent, chaque compagnie à sa garnison, et je passai
au Nacimiento, bon seulement de nom et, pour le demeurant, une vraie
mort. On y avait, à toute heure, les armes à la main. Je n’y restai que
peu de jours, car le Mestre de Camp don Alvaro Nuñez de Pineda y vint,
d’ordre du Gouverneur, et en retira, ainsi que d’autres garnisons,
jusques à huit cents hommes de cavalerie pour le Val de Puren. J’en
fus, avec d’autres officiers et capitaines. Nous allâmes audit Val
et y fîmes, six mois durant, force dommages, dégâts et incendies de
récoltes. Après quoi, le gouverneur don Alonso de Ribera me donna

[Illustration:

_P. 42_
]

licence de retourner à la Concepcion, et étant rentré avec mon grade
dans la compagnie de don Francisco Navarrete, je m’y tins.

La fortune jouait avec moi à heur ou malheur. J’étais bien tranquille
à la Concepcion, lorsqu’un jour, trouvant au corps de garde un autre
Alferez de mes amis, j’entrai avec lui dans une maison de jeu du
voisinage. Nous nous mîmes à jouer. La partie s’engagea au milieu d’une
nombreuse assistance. Sur un coup douteux, il me dit que je mentais
comme un cornard. Je tirai l’épée et la lui mis dans la poitrine.
On se jeta sur moi, et il en entra tant au bruit que je ne me pus
mouvoir. Un Adjudant, entre autres, me tenait particulièrement serré.
L’Auditeur Général don Francisco de Perraga entra et m’empoigna,
lui aussi, fortement. Il me secouait le pelisson, me faisant je ne
sais quelles questions. Je répondais que par-devant le Gouverneur
je ferais ma déclaration. Là-dessus, survint mon frère qui me dit en
basque de tâcher de sauver la vie. L’Auditeur me prit par le collet du
pourpoint. Je le sommai, la dague haute, de me lâcher. Il me secoua,
je lui allongeai un coup à travers les joues. Il me tenait encore.
Je le frappai derechef, il me lâcha, je tirai mon épée, la foule me
chargea. Je reculai vers la porte, il y eut quelque embarras, je
sortis et gagnai San Francisco qui est proche. Je sus que l’Alferez et
l’Auditeur étaient restés morts sur la place. Le gouverneur don Alonso
Garcia Remon accourut tout à la chaude et entoura l’église de soldats.
Il la tint ainsi six mois. Il fit un ban promettant récompense à qui
me livrerait, avec défense de me laisser embarquer en aucun port.
Les garnisons et places fortes furent avisées et autres diligences
faites. Enfin, le temps qui guérit tout tempéra cette rigueur et, les
intercessions aidant, les gardes

[Illustration:

_P. 51_
]

furent retirées, le sursaut s’accoisa, je fus chaque jour moins
resserré, je trouvai des amis pour me visiter et l’on en vint à
découvrir que la provocation, dès le principe, était extrême et le
péril et la nécessité urgents.

Sur ces entrefaites, un jour, mon ami don Juan de Silva, Alferez en
activité, me vint voir et me dit qu’il avait eu des mots avec don
Francisco de Rojas, de l’habit de Saint-Jacques, qu’il l’avait défié
pour cette nuit même, à onze heures, chacun menant un ami, et qu’il
n’avait personne autre que moi qui lui pût servir de second. J’hésitai
un peu, craignant quelque coup monté pour me prendre. Lui, qui s’en
aperçut, me dit:--Si ça ne vous va pas, rien de fait: j’irai seul, car
je ne fierai mon flanc à nul autre.--Y pensez-vous? répondis-je, et
j’acceptai.

Au coup de cloche de l’oracion, je sortis du couvent et allai à sa
maison. Nous soupâmes et devisâmes jusqu’à dix heures. En les entendant
sonner, nous prîmes les épées et les capes et gagnâmes vitement le lieu
fixé. L’obscurité était si profonde qu’on ne se voyait pas les mains,
ce que remarquant, je convins avec mon ami, pour nous reconnaître au
besoin, de nous attacher chacun le mouchoir au bras.

Les deux autres survinrent, et l’un, que je reconnus à la voix pour don
Francisco de Rojas, dit:--Don Juan de Silva?--Je suis là, répondit don
Juan. Ils mirent la main aux épées et se chargèrent. Moi et l’autre
nous ne bougions. Ils ferraillèrent, et bientôt je sentis que mon
ami avait tâté de la pointe. Je me rangeai incontinent à son côté et
l’autre auprès de don Francisco. Nous tirâmes deux à deux. Peu après,
don Francisco et don Juan tombèrent. Moi et mon adversaire, nous
continuâmes à nous battre, et je lui entrai le fer, suivant qu’il
parut, au-dessous du téton gauche, lui perçant, à ce que je sentis, un
double collet de buffle. Il tomba.--Ah! traître, cria-t-il, tu m’as
tué! Je crus reconnaître la voix de celui que je ne voyais pas et lui
demandai qui il était.--Le capitaine Miguel de Erauso, dit-il. Je
demeurai éperdu. Il criait:--Confession! et les autres aussi. Je courus
à San Francisco et dépêchai deux moines, qui les confessèrent tous.
Les deux premiers expirèrent aussitôt. Mon frère fut porté chez le
Gouverneur dont il était secrétaire de guerre. Médecin et chirurgien le
vinrent panser et firent tout le possible. L’enquête fut ouverte. On
lui demanda le nom du meurtrier. Il réclamait à toute force un peu de
vin. Le docteur Robledo ne voulait pas, disant que cela lui ferait mal.
Il insista. Le docteur refusa. Il dit alors:--Votre Grâce est avec moi
plus cruelle que l’Alferez Diaz! Un instant après, il expira.

Là-dessus, le Gouverneur cerna le couvent et s’y jeta avec sa garde.
Les moines et leur Provincial Fray Francisco de Otalora, lequel vit
aujourd’hui à Lima, résistèrent. Le débat fut âpre, au point que des
moines résolus dirent au Gouverneur de prendre bien garde que s’il
entrait céans, il ne sortirait plus. Sur ce, il se modéra et rebroussa,
laissant les gardes. Mort, ledit capitaine Miguel de Erauso fut enterré
dans le même couvent de San Francisco. Du chœur, je le vis, Dieu sait
avec quelle angoisse!

Je restai là huit mois, entre temps que se poursuivait le procès
de rébellion, l’affaire ne me permettant pas de paraître. Grâce à
l’assistance de don Juan Ponce de Leon qui me fournit cheval, armes et
viatique, je trouvai moyen de sortir de la Concepcion et partis vers
Valdivia et Tucaman.



CHAPITRE VII

_Elle va de la Concepcion à Tucaman._


Je commençai à cheminer tout le long de la côte de la mer, endurant
rudes fatigues et soif, car nulle part je ne trouvai d’eau. En route,
je fis rencontre de deux autres soldats fugitifs, et tous trois nous
suivîmes notre chemin, résolus à mourir avant que de nous laisser
prendre. Nous avions nos chevaux, des armes blanches et à feu, et la
haute providence de Dieu. Nous suivîmes le haut de la Cordillère,
sans trouver durant ces trente lieues de montée, non plus qu’en trois
cents autres que nous fîmes, une bouchée de pain. L’eau était rare.
Rien que des herbes, de petits animaux et quelques racines pour nous
sustenter. De loin en loin, un Indien qui fuyait. Il nous fallut tuer
un de nos chevaux pour en faire sécher la viande; il n’avait que les
os et la peau. Ainsi cheminant, peu à peu, nous en fîmes autant des
autres, restant à pied et sans nous pouvoir tenir. Nous entrâmes en une
terre si froide que nous gelions. Nous rencontrâmes deux hommes adossés
contre une roche. Tout réjouis, nous allâmes à eux, les saluant de loin
et leur demandant ce qu’ils faisaient là. Ils ne répondirent pas. Nous
approchâmes. Ils étaient morts, gelés, la bouche ouverte, comme s’ils
riaient. Cela nous fit peur.

Nous passâmes outre et, la dernière nuit, en nous étendant sur la
pierre dure, l’un de nous, n’en pouvant plus, trépassa. Nous n’étions
plus que deux. Nous continuâmes. Le lendemain, vers quatre heures
de l’après-midi, mon compagnon, ne pouvant plus marcher, se laissa
choir en pleurant et expira. Je lui trouvai dans la poche huit pesos
et poursuivis mon chemin, à l’aventure, chargé de l’arquebuse et du
morceau de viande sèche qui me restait. On voit mon affliction. J’étais
lasse, sans chaussures, les pieds ensanglantés. Je m’appuyai contre un
arbre, je pleurai (je pense que ce fut la première fois), et je dis le
rosaire, me recommandant à la Très-Sainte Vierge et au glorieux Saint
Joseph, son époux. Je me reposai un peu et, me relevant, me remis en
marche. Il me sembla reconnaître à l’air plus tiède que j’étais sortie
du royaume de Chili et entrée dans celui de Tucaman.

Je marchai encore. Le lendemain j’étais à terre, harassée de fatigue et
de faim,

[Illustration]

lorsque je vis venir deux hommes à cheval. Je ne sus si je devais
m’affliger ou me réjouir, ne sachant si c’étaient Indiens cannibales
ou pacifiques. J’armai mon arquebuse sans pouvoir la lever. Ils
approchèrent et me demandèrent où j’allais par là, si isolé. Je
reconnus des chrétiens et vis le ciel ouvert. Je leur dis que j’étais
égaré je ne savais où, rendu et mort de faim, et sans forces pour me
lever. Ils eurent pitié, mirent pied à terre, me donnèrent à manger
de ce qu’ils avaient, me montèrent sur un cheval et me menèrent à une
ferme, à trois lieues de là, où, dirent-ils, était leur maîtresse. Nous
y arrivâmes vers les cinq heures du soir.

La dame était une métisse fille d’Espagnol et d’Indienne, veuve,
bonne femme, qui me voyant et apprenant mon désarroi et ma détresse,
s’apitoya et m’accueillit bien. Toute compatissante, elle me fit
aussitôt coucher dans un bon lit, me servit un bon souper et me laissa
reposer et dormir, ce qui me restaura. Le lendemain matin, elle me
fit bien déjeuner et, me voyant totalement dépourvu, me donna un
bon habit de drap. Elle continua à me traiter de son mieux et à me
régaler à merveille. Elle était bien à son aise et avait force bêtes
et troupeaux. Et comme peu d’Espagnols viennent aborder là, elle eut,
paraît-il, envie de moi pour sa fille.

Au bout de huit jours que j’étais là, la bonne femme me dit de rester
pour gouverner sa maison. Je me montrai fort touché de la grâce qu’elle
me faisait en mon désarroi et m’offris à la servir du mieux que je
pourrais. Peu de jours après, elle me donna à entendre qu’elle verrait
de bon œil mon mariage avec une fille qu’elle avait, laquelle était
très noire et laide comme un diable, fort à l’encontre de mon goût qui
a toujours été pour les beaux visages. Je lui témoignai une extrême
joie d’un si grand bienfait si peu mérité, me mettant à ses pieds
pour qu’elle disposât de moi ainsi que d’une chose à elle, recueillie
comme épave. Je la servis donc le mieux que je pus. Elle me vêtit
galamment et m’abandonna libéralement sa maison et son bien. Deux mois
s’étant passés, nous allâmes à Tucaman afin d’effectuer le mariage.
J’y demeurai deux autres mois, différant l’exécution, sous divers
prétextes, jusqu’à ce que, n’en pouvant plus, je pris une mule et
détalai. Et ils ne m’ont plus vu.

J’eus à Tucaman une autre aventure du même genre. Au cours de ces deux
mois que j’y passai amusant mon Indienne, je fis par hasard amitié avec
le secrétaire de l’Évêque, lequel me festoya et me mena souvent jouer
chez lui. J’y fis connaissance de don Antonio de Cervantes, chanoine
de cette église et proviseur dudit Évêque. Lui aussi, s’étant pris de
goût pour moi, me pria plusieurs fois à dîner et finalement s’ouvrit
à moi, me disant qu’il avait à la maison une nièce, fillette de mon
âge, des mieux douées et bien dotée, que je lui avais plu, et qu’il lui
semblait bienséant de la fiancer avec moi. Je me montrai fort soumis à
son bienveillant vouloir. Je vis la

[Illustration]

fille, elle me plut. Elle m’envoya un habit de beau velours, douze
chemises, six paires de chausses de toile de Rouen, quelques cols
de Hollande, une douzaine de mouchoirs et deux cents pesos dans un
bassin, le tout en cadeau et par pure galanterie, sans préjudice de
la dot. Je reçus le présent avec plaisir et haute estime et composai
la réponse du mieux que je sus, en attendant de lui aller baiser la
main et me mettre à ses pieds. Je celai ce que je pus à l’Indienne et,
quant au reste, je lui donnai à entendre que ce gentilhomme, mû par son
inclination pour moi, avait voulu fêter mon mariage avec sa fille qu’il
estimait beaucoup. Les choses en étaient là, quand je doublai le cap et
disparus. Je n’ai jamais su ce qu’il était advenu de la négresse et de
la nièce du Proviseur.



CHAPITRE VIII

_Elle part de Tucaman pour le Potosi._


Parti de Tucaman, comme j’ai dit, je piquai droit sur le Potosi qui
est à quelque cinq cent cinquante lieues de là. Je mis trois mois à
les faire, chevauchant par terre froide et presque partout déserte. Je
rencontrai bientôt un soldat qui allait du même côté. J’en fus aise, et
nous fîmes route ensemble. Peu après, trois hommes, coiffés de monteras
et armés d’escopettes, sortirent de huttes sises au bord du chemin et
nous demandèrent la bourse. Il n’y eut pas moyen de les en détourner
ni de leur persuader que nous n’avions rien à donner. Il nous fallut
mettre pied à terre et leur faire tête. Nous nous tirâmes dessus, ils
nous manquèrent; deux d’entre eux tombèrent, l’autre s’enfuit. Nous
remontâmes à cheval et poursuivîmes notre route.

Finalement, à force de marcher et peiner, nous parvînmes au Potosi
après plus de trois mois. Nous y entrâmes sans connaître personne, et
chacun tira de son bord pour faire ses diligences. Quant à moi, je
fis rencontre de don Juan Lopez de Arquijo, natif de la cité de la
Plata dans la province de las Charcas, et m’accommodai avec lui pour
camarero, qui est comme qui dirait majordome, avec salaire appointé
à neuf cents pesos l’an. Il me confia douze mille moutons de somme
du pays et quatre-vingts Indiens, avec lesquels je partis pour
las Charcas. Mon maître y alla aussi. A peine arrivés, il eut avec
d’aucunes gens des ennuis et débats qui finirent en querelles, prison
et saisies, à la suite desquelles je dus prendre mon congé et m’en
revenir.

De retour au Potosi, survint la révolte de don Alonzo Ibañez. Le
corregidor don Rafael Ortiz, de l’habit de Saint-Jean, rassembla contre
les rebelles qui étaient plus de cent, une troupe armée. J’en fus. Nous
sortîmes et les rencontrâmes, une nuit, dans la rue de Santo Domingo.
Au Corregidor qui leur criait:--Qui vive? ils ne sonnèrent mot et se
retiraient. A une deuxième sommation, quelques-uns répondirent:--La
liberté! Le Corregidor, avec plusieurs autres, au cri de: Vive le Roi!
leur courut sus, nous autres le suivant à balles et taillades. Ils se
défendirent. Après les avoir resserrés dans une rue, les prenant à
revers, nous les chargeâmes si roidement qu’ils se rendirent. D’aucuns
s’échappèrent. Trente-six furent pris et, parmi eux, l’Ibañez. Nous
trouvâmes sept des leurs et deux des nôtres morts. Il y eut, des deux
côtés, nombre de blessés. Quelques prisonniers furent mis à la torture
et confessèrent leur dessein de se soulever avec la ville, cette nuit
même. Aussitôt trois compagnies de Biscayens et de gens des montagnes
furent levés pour la garde de la cité. Quinze jours après, ils furent
tous pendus et la ville demeura tranquille.

Sur ce, à cause de quelque brave action que je dus faire ou que
j’avais antérieurement faite, l’office d’adjudant sergent-major me fut
octroyé. Je le remplis deux ans durant. Tandis que je servais ainsi au
Potosi, le gouverneur don Pedro de Legui, de l’habit de Saint-Jacques,
donna l’ordre de lever des gens pour les Chunchos et El Dorado, pays
d’Indiens de guerre, à cinq cents lieues du Potosi, terre riche en or
et pierreries. Don Bartolomé de Alba était Mestre de Camp. Il fit les
préparatifs de l’expédition et, tout étant à point, au bout de vingt
jours, nous quittâmes le Potosi.



CHAPITRE IX

_Elle part du Potosi vers les Chunchos._


Partis du Potosi vers les Chunchos, nous parvînmes à un village
d’Indiens de paix nommé Arzaga, où nous demeurâmes huit jours. Nous
prîmes des guides pour la route, ce qui ne nous empêcha pas de nous
perdre et de nous voir en grand désarroi sur des roches plates d’où
furent précipités cinquante mules chargées de vivres et munitions et
douze hommes.

Entrant dans l’intérieur du pays, nous découvrîmes des plaines plantées
d’une infinité d’amandiers pareils à ceux d’Espagne, d’oliviers
et d’arbres à fruits. Le Gouverneur y voulait faire des semailles
pour suppléer à la perte de nos vivres. L’infanterie n’y voulut
point entendre, disant que nous n’étions pas venus pour semer, mais
pour conquérir et récolter de l’or, et que nous trouverions notre
subsistance. Ayant passé outre, le troisième jour, nous découvrîmes une
peuplade d’Indiens qui nous reçurent en armes. Nous avançâmes. Sentant
l’arquebuse, ils s’enfuirent épouvantés, laissant quelques morts. Nous
entrâmes dans le village, sans avoir pu prendre un Indien de qui savoir
le chemin.

A la sortie, le mestre de camp don Bartolomé de Alba, fatigué du poids
de sa salade, l’ôta pour s’essuyer la sueur. Un endiablé petit gars
d’une douzaine d’années, qui s’était perché sur un arbre en face la
sortie, lui tira une flèche qui lui entra dans l’œil et le renversa, si
grièvement blessé que, le troisième jour, il expira. L’enfant fut mis
en pièces.

Entre temps, les Indiens, au nombre de plus de dix mille, avaient
réoccupé le village. Nous leur revînmes dessus si furieusement et en
fîmes un tel carnage, qu’un ruisseau de sang gros comme une rivière
coulait au bas de la place. Nous menâmes la poursuite et tuerie
jusqu’au delà du rio Dorado. Là, le Gouverneur commanda la retraite.
Nous obéîmes de mauvaise grâce. Quelques-uns avaient recueilli dans les
cases de l’endroit plus de soixante mille pesos de poudre d’or. Sur
les bords du fleuve, d’autres en trouvèrent quantité et en emplirent
leurs chapeaux. Nous apprîmes depuis que les basses eaux en laissent
ordinairement plus de trois doigts. C’est pourquoi nous demandâmes au
Gouverneur licence de conquérir cette terre et comme, pour raisons
à lui, il ne l’octroya pas, plusieurs soldats, entre autres moi,
s’échappant nuitamment, prirent le large. Parvenus en terre chrétienne,
nous tirâmes chacun de notre bord. Moi, je gagnai Cenhiago et, de là,
la province de las Charcas, avec quelques pauvres réaux que, petit à
petit et bien vite, je perdis.



CHAPITRE X

_Elle passe à la cité de la Plata._


Je passai à la cité de la Plata et m’accommodai avec le capitaine don
Francisco de Aganumen, Biscayen, très riche mineur, auprès duquel je
demeurai quelques jours. Je laissai la place à cause d’un désagrément
que j’eus avec un autre Biscayen ami de mon maître. Entre temps que
je cherchais un emploi, je me retirai chez une dame veuve nommée doña
Catalina de Chaves,

[Illustration:

_P. 76_
]

la plus considérable et qualifiée de la ville, à ce qu’on disait. Grâce
à un de ses domestiques avec lequel je m’étais lié par hasard, elle me
permit, en attendant, de prendre gîte dans sa maison.

Or il advint que le Jeudi Saint, cette dame, allant aux stations, se
rencontra à San Francisco avec doña Francisca Marmolejo, femme de
don Pedro de Andrade, neveu du comte de Lemos. Pour des questions de
préséance, elles se prirent de querelle, et doña Francisca s’outrepassa
jusques à frapper de son patin doña Catalina. Là-dessus, grand émoi et
attroupement du populaire. Doña Catalina rentra chez elle, où parents
et connaissances affluèrent. Le cas y fut férocement agité. L’autre
dame demeura dans l’église au milieu de semblable concours des siens,
sans oser sortir jusqu’à l’entrée de la nuit que vint don Pedro son
mari accompagné de don Rafael Ortiz de Sotomayor, Corregidor (qui est
aujourd’hui à Madrid), chevalier de Malte, des Alcaldes Ordinaires et
de sergents, avec des torches allumées pour la reconduire chez elle.

En suivant la rue qui va de San Francisco à la place, on entendit
un bruit de rixe et de couteaux. Corregidors, Alcaldes et sergents
y allèrent, laissant la dame seule avec son mari. Au même temps, un
Indien passa en courant et, au passage, lança à Madame doña Francisca
Marmolejo un coup de couteau ou de rasoir à travers le visage, le lui
coupa de part en part et continua sa course. Le coup fut si soudain que
son mari don Pedro ne s’en aperçut pas tout d’abord. Mais bientôt le
tumulte fut extrême. Vacarme, confusion, rassemblement, nouveaux coups
de couteau, arrestations, le tout sans s’entendre.

Entre temps, l’Indien alla à la maison de Madame doña Catalina et, en
entrant, dit à Sa Grâce:--C’est fait.

L’inquiétude grossissait avec la crainte de plus grands malheurs. Il
dut résulter quelque chose des diligences qui furent faites, car le
troisième jour le Corregidor entra chez doña Catalina, qu’il trouva
assise sur son estrade. Il reçut son serment et s’informa si elle
savait qui avait coupé la figure à doña Francisca Marmolejo. Elle
répondit que oui. Il lui demanda qui c’était:--Un rasoir et cette main,
repartit elle. Là-dessus, il sortit, lui laissant des gardes.

Il interrogea un à un les gens de la maison et en vint à un Indien
auquel il fit peur du chevalet. Le lâche déclara qu’il m’avait vu
sortir sous un habit et perruque d’Indien que m’avait donnés sa
maîtresse, que Francisco Ciguren, barbier Biscayen, avait fourni le
rasoir et qu’il m’avait vu rentrer et entendu dire:--C’est fait. Le
Corregidor prit acte, m’arrêta, moi et le barbier, nous chargea de
fers, nous sépara et nous mit au secret. Quelques jours passèrent
ainsi. Une nuit, un Alcalde de la Royale Audience qui avait pris la
cause en main et avait, je ne sais pourquoi, arrêté des sergents, entra
dans la prison et fit donner la question au barbier, qui avoua aussitôt
son cas et le fait d’autrui. Après quoi, ce fut mon tour. L’Alcalde
reçut ma déclaration. J’affirmai énergiquement ne rien savoir. Il passa
outre et me fit dépouiller et mettre sur le chevalet. Un procureur
entra, alléguant que j’étais Biscayen et qu’il n’était loisible de me
bailler la torture, pour cause de privilège de noblesse. L’Alcalde n’en
fit cas et poursuivit. On commença de serrer les vis. Je demeurai ferme
comme un chêne. L’interrogatoire et les tours de vis continuaient,
lorsqu’on lui fit tenir un papier, à ce que je sus depuis, de doña
Catalina de Chaves. On le lui mit dans la main, il l’ouvrit, lut,
demeura, un moment, immobile, à me regarder et dit:--Qu’on ôte ce
garçon de là. On me retira du chevalet, on me réintégra dans ma prison;
et il s’en retourna chez lui.

Le procès se suivit, je ne saurais dire comme, tant et si bien que j’en
sortis condamné à dix ans de Chili sans solde, et le barbier à deux
cents coups de fouet et six ans de galères. Nous en appelâmes, à grand
renfort de sollicitations de compatriotes. L’affaire suivit son cours,
je ne sais trop comment. Bref, un beau jour, sentence fut rendue en la
Royale Audience, par laquelle j’étais acquitté et Madame doña Francisca
condamnée aux dépens. Le barbier s’en tira aussi. De tels miracles sont
fréquents en semblables conflits, surtout aux Indes, grâce à la belle
industrie.



CHAPITRE XI

_Elle passe à las Charcas._


Quitte de cette angoisse, je ne pus faire moins que de m’absenter de la
Plata. Je passai à las Charcas, à seize lieues de là. J’y retrouvai le
déjà nommé don Juan Lopez de Arquijo, qui me confia dix mille têtes de
moutons du pays avec cent et quelques Indiens et me remit une grosse
somme de deniers pour aller, aux plaines de Cochabamba, acheter du blé
et, après

[Illustration:

_P. 80_
]

l’avoir fait moudre, le vendre au Potosi où il y avait disette. J’y
fus, achetai huit mille fanègues à quatre pesos, les chargeai sur les
moutons, me rendis aux moulins de Guilcomayo, en fis moudre trois mille
cinq cents et, les ayant portées au Potosi, les vendis de prime abord
aux boulangers du lieu à quinze pesos et demi. Puis je retournai aux
moulins, où je trouvai partie du reste moulu et des acheteurs auxquels
je vendis le tout à dix pesos. Après quoi, je revins à las Charcas,
avec l’argent comptant, vers mon maître qui, vu le bon profit, me
renvoya à Cochabamba.

Entre temps, un dimanche, à las Charcas, n’ayant que faire, j’entrai
jouer chez don Antonio Calderon, neveu de l’Évêque. Il y avait là le
Proviseur, l’Archidiacre et un marchand de Séville marié dans le pays.
Je m’assis au jeu avec le marchand. La partie s’engagea. Sur un coup,
le marchand, déjà piqué, dit:--Je fais.--Combien faites-vous?--Je
fais, redit-il.--Combien faites-vous? répétai-je. Il frappa sur la
table avec un doublon, en criant:--Je fais une corne!--Je tiens,
répliquai-je, et je double pour celle qui vous reste. Il jeta les
cartes et tira sa dague. Moi, la mienne. Les assistants se jetèrent
sur nous et nous séparèrent. On changea d’entretien. A la nuit close,
je sortis pour rentrer chez moi. A quelques pas, au coin d’une rue, je
tombe sur mon homme. Il tire son épée et marche sur moi. Je dégaîne,
nous nous chargeons. Après avoir quelque peu ferraillé, je lui poussai
une botte. Il tomba. On vint au bruit, la Justice accourut et me voulut
prendre; je résistai, reçus des blessures et, battant en retraite, me
réfugiai dans la cathédrale. Je m’y tins quelques jours, averti par mon
maître de me garder. Enfin, une belle nuit, toutes précautions prises,
je partis pour Piscobamba.



CHAPITRE XII

_Elle part de las Charcas pour Piscobamba._


Arrivé à Piscobamba, je me retirai chez un ami, Juan Torrizo de
Zaragoza, où je demeurai quelques jours. Une nuit, tout en soupant, on
organisa une partie avec quelques amis qui étaient entrés. Je m’assis
en face d’un Portugais, Fernando de Acosta, fort ponte. Son enjeu était
de quatorze pesos par pinta. Je lui tirai seize pintas. En les voyant,
il se donna un soufflet au visage, s’exclamant:--Le diable incarné
m’assiste!--Jusqu’à présent, qu’a donc perdu Votre Grâce pour perdre
ainsi le sens? lui dis-je. Il allongea les mains à me toucher le menton
et cria:--J’ai perdu les cornes de mon père! Je lui jetai les cartes au
nez et tirai mon épée. Lui, la sienne. Les assistants s’entremirent et
nous retinrent. Tout s’arrangea, on plaisanta et rit des piques du jeu.
Il paya et s’en alla, en apparence bien tranquille.

A trois nuits de là, rentrant à la maison, vers les onze heures,
j’entrevis un homme posté au coin d’une rue. Je mis la cape de
biais, dégaînai et m’avançai. En approchant, il se jeta sur moi, me
chargeant et criant:--Gueux de cornard! Je le reconnus à la voix. Nous
ferraillâmes. Presque aussitôt, je lui donnai de la pointe et il tomba
mort.

Je restai un moment, songeant à ce que je ferais. Je regardai de tous
côtés et ne vis personne. J’allai chez mon ami Zaragoza et me couchai
sans mot dire. Dès le matin, le corregidor don Pedro de Meneses me vint
faire lever et m’emmena. J’entrai à la prison et on me mit aux fers.
Au bout d’une heure environ, le Corregidor revint avec un greffier et
reçut ma déclaration. J’affirmai ne rien savoir. On passa aux aveux.
Je niai. L’acte d’accusation fut dressé, je fus admis à la preuve. Je
la fis. La publication faite, je vis des témoins que je ne connaissais
aucunement. Sentence de mort fut rendue. J’en appelai. Ce nonobstant
on ordonna d’exécuter. J’étais fort affligé. Un moine entra pour me
confesser, je m’y refusai; il s’obstina, je tins bon. Il se mit à
pleuvoir des moines. J’en étais submergé, mais j’étais devenu un vrai
Luther. Enfin, ils me vêtirent d’un habit de taffetas et me hissèrent
sur un cheval, le Corregidor ayant répondu à leurs instances que si je
voulais aller en enfer cela ne le regardait point. On me tira de la
prison,

[Illustration]

me conduisant par des rues détournées et peu fréquentées, de peur des
moines. J’advins au gibet. Les moines m’avaient ôté tout jugement, à
force de cris et de poussées. Ils me firent monter quatre échelons, et
celui qui m’assommait le plus était un dominicain, Fray Andrès de San
Pablos, que j’ai vu et à qui j’ai parlé, à Madrid, il y a à peu près
un an, dans le collège d’Atocha. Je dus monter plus haut. On me jeta le
voletin (c’est le mince cordeau avec lequel on pend). Le bourreau me le
mettait de travers.--Ivrogne, lui dis-je, mets-le bien ou ôte-le, car
ces bons pères m’ont suffisamment jugulé!

J’en étais là, lorsque entra à toute poste un courrier de la cité
de la Plata dépêché par le Secrétaire, sur l’ordre du Président don
Diego de Portugal, à la requête de Martin de Mendiola, Biscayen, qui
avait été informé de mon procès. Ce courrier rendit en mains propres
au Corregidor, par-devant un greffier, un pli dans lequel l’Audience
lui ordonnait de surseoir à l’exécution de la sentence, et de remettre
l’accusé et les pièces à la Royale Audience, à douze lieues de là. La
cause en fut singulière et manifeste miséricorde de Dieu. Il paraît
que ces témoins soi-disant oculaires qui déposèrent contre moi dans
l’affaire du meurtre du Portugais, tombèrent aux mains de la justice
de la Plata, pour je ne sais quels méfaits, et furent condamnés à
la potence. Au pied du gibet, ils déclarèrent, sans savoir l’état
où j’étais, que induits et payés, ils avaient, sans me connaître,
faussement témoigné contre moi dans cette affaire d’homicide. C’est
pourquoi l’Audience, à la requête de Martin de Mendiola, s’émut et
ordonna le renvoi.

Cette dépêche venue si à point excita l’allégresse du peuple
compatissant. Le Corregidor me fit ôter du gibet et ramener à la
prison, d’où il m’expédia sous bonne garde à la Plata. A peine arrivé,
mon procès fut revu et annulé sur la déclaration faite par ces hommes
au pied de la potence, et, n’ayant rien autre à ma charge, je fus
relâché au bout de vingt-quatre jours. Je séjournai quelque temps à la
Plata.



CHAPITRE XIII

_Elle passe à la cité de Cochabamba et revient à la Plata._


De la Plata, je passai à la cité de Cochabamba, afin d’y régler
des comptes qu’avait ledit Juan Lopez de Arquijo avec don Pedro de
Chavarria, Navarrais de naissance, y résidant et marié à doña Maria
Davalos, fille de feu le capitaine Juan Davalos et de Maria de Ulloa,
nonne à la Plata dans le couvent qu’elle y fonda. Nous arrêtâmes les
comptes, et il en résulta un reliquat de mille pesos en faveur dudit
Arquijo, mon maître. Ledit Chavarria me les versa de fort bonne grâce,
m’invita à dîner et m’hébergea deux jours. Ensuite, je pris congé et
partis, chargé par la femme de plusieurs commissions pour sa mère,
nonne à la Plata, que je devais aller visiter de sa part.

Après avoir quitté mes hôtes, je m’amusai avec des amis à des
bagatelles, jusque sur le tard. Enfin je partis. Mon chemin était de
passer devant la porte de Chavarria. En passant, je vis du monde dans
l’allée de la maison; au dedans on menait grand bruit. Je m’arrêtai
pour écouter. Au même instant, doña Maria Davalos me cria de la
fenêtre:--Seigneur capitaine, emmenez-moi, mon mari veut me tuer!
Ce disant, elle se jette en bas. Deux moines s’approchèrent et me
dirent:--Emmenez-la! son mari l’a trouvée avec don Antonio Calderon,

[Illustration:

_P. 89_
]

neveu de l’Évêque; il a tué l’homme et veut en faire autant à la femme,
qu’il tient enfermée. Sur ce, ils me la mirent en croupe et je piquai
ma mule.

Je n’arrêtai pas de marcher jusqu’à la minuit que j’arrivai au rio
de la Plata. J’avais rencontré en chemin, venant de la Plata, un
domestique de Chavarria qui nous dut reconnaître, malgré tout ce que
je fis pour m’écarter et me celer. Il avisa probablement son maître.
En arrivant au fleuve, je fus désespéré; il était fort gros et il me
parut impossible de le franchir à gué. Elle me dit:--En avant! Il faut
passer, coûte que coûte, à la grâce de Dieu! Je mis pied à terre,
tâchai de découvrir un gué et me décidai pour celui qui me parut le
meilleur. Je remontai, mon affligée toujours en croupe, et entrai
dans l’eau. Nous enfonçâmes, Dieu nous soutint et nous passâmes. Une
auberge était proche, je réveillai l’hôte qui fut ébahi de nous voir
à pareille heure, ayant traversé le fleuve. Je m’occupai de faire
reposer ma mule. L’hôte nous servit des œufs, du pain et des fruits.
Nos vêtements tordus et égouttés, nous repartîmes grand’erre et, au
point du jour, découvrîmes, à cinq lieues environ, la cité de la Plata.

Cette vue nous avait un peu consolés, quand tout à coup doña Maria
m’étreint plus fort en s’écriant:--Aïe, Seigneur, mon mari! Je me
tournai et le vis monté sur un cheval qui paraissait rendu.

Je ne sais vraiment pas, et j’en suis encore émerveillé, comme cela
se put faire. Je partis de Cochabamba le premier, le laissant dans sa
maison, et, sans m’arrêter une minute, j’allai jusqu’au fleuve, je le
passai, gagnai l’auberge, y demeurai à peu près une heure et repartis.
D’ailleurs, il fallut à ce domestique rencontré en route, et qui
probablement l’avisa, le temps d’arriver et à Chavarria celui de monter

[Illustration]

à cheval et de partir. Comment donc me sortit-il à l’encontre sur le
chemin? Je n’y comprends rien, à moins que, connaissant mal le pays,
je n’aie fait plus de détours que lui.

Quoi qu’il en soit, il nous tira un coup d’escopette à trente pas et
nous manqua. Les balles nous passèrent si près que nous les ouïmes
siffler. Je poussai ma mule et dévalai à travers les halliers d’une
côte, sans plus le voir. Son cheval devait être fourbu. Après quatre
longues lieues de course, j’entrai à la Plata, las et éreinté, et
allant droit à la grand’porte du couvent de San Agustin, je remis doña
Maria Davalos à sa mère.

En revenant prendre ma mule, je me trouvai nez à nez avec Pedro de
Chavarria. Il se jeta sur moi, l’épée au poing, sans me donner le
loisir de le raisonner. Sa brusque apparition m’alarma fort. Il me
surprenait, recru de fatigue, plein de compassion pour son erreur,
car il me tenait pour l’affronteur. Je tâchai de me défendre. Tout en
ferraillant, nous entrâmes dans l’église. Là, il me piqua par deux
fois à la poitrine, sans que je l’eusse touché. Il était sans doute
plus dextre que moi. La colère me gagna, je le pressai et le menai
toujours rompant, jusqu’à l’autel. Là, il me porta une rude botte à
la tête, je la parai de la dague et lui entrai d’un empan mon fer à
travers les côtes. La foule était telle qu’il ne put riposter. La
Justice survint qui nous voulait tirer de l’église. Mais deux moines de
San Francisco qui est en face me transportèrent dans le couvent avec
l’aide secrète de l’Alguacil Mayor don Pedro Beltran, beau-frère de mon
maître Juan Lopez de Arquijo. Recueilli charitablement et assisté en ma
cure par ces saints pères, je demeurai cinq mois dans cette retraite de
San Francisco.

Chavarria resta aussi de longs jours à se guérir de sa blessure,
toujours réclamant à grands cris sa femme. Il y eut à ce sujet
procédures et diligences. Elle résistait, alléguant le risque
manifeste de la vie. L’Archevêque, le Président et d’autres seigneurs
s’y employèrent et convinrent enfin qu’ils entreraient tous deux en
religion et feraient profession, elle au couvent où elle était et lui
là où il lui plairait.

Il ne restait plus à régler que mon cas. Plainte avait été déposée. Mon
maître Juan Lopez de Arquijo vint et informa l’Archevêque don Alonso
de Peralta, le Président et les Seigneurs de la vérité et de la rare
aventure où, naïvement et sans malice aucune, je m’étais embesogné, si
différente de ce que cet homme s’était imaginé, n’ayant fait rien autre
que secourir au dépourvu une femme qui s’était jetée à moi pour fuir la
mort et la remettre, sur sa requête, au couvent de sa mère. La chose
vérifiée et reconnue patente fut jugée satisfaisante et la plainte sans
objet. On poursuivit l’entrée en religion des deux autres. Je sortis de
ma retraite, réglai mes affaires et visitai fréquemment ma nonne, sa
mère et d’autres dames du lieu qui, par reconnaissance, me régalèrent à
qui mieux mieux.



CHAPITRE XIV

_Elle passe de la Plata à Piscobamba et à Mizque._


Je me mis en quête d’un emploi. Madame doña Maria de Ulloa, sensible
à mon service, m’obtint du Président et de l’Audience une commission
pour Piscobamba et les plaines de Mizque, ayant pour objet la recherche
et le châtiment de certains délits qui y avaient été commis. Flanqué
d’un greffier et d’un alguacil, je partis. J’allai à Piscobamba où
je poursuivis et appréhendai l’Alferez Francisco de Escobar résidant
et marié audit endroit. Il était accusé d’avoir traîtreusement occis
deux Indiens pour les voler et de les avoir enterrés chez lui, dans
une carrière. J’y fis creuser et les retrouvai. Je poursuivis la cause
dans tous ses termes jusqu’à la mettre en état. Je la fermai. Les
parties citées, je rendis sentence, condamnant le coupable à mort. Il
en appela. J’octroyai l’appel, et procès et accusé furent transférés à
l’Audience de la Plata. Le jugement y fut confirmé et l’homme pendu.

Je passai aux plaines de Mizque et, après avoir réglé l’affaire qui m’y
appelait, je revins rendre compte de ma mission et remettre les pièces
concernant Mizque. Puis je restai quelques jours à la Plata.



CHAPITRE XV

_Elle va à la cité de la Paz et tue un homme._


Je passai à la Paz où je vécus tranquille pendant quelque temps. Un
beau jour, libre de tout souci, je m’arrêtai à la porte du corregidor
don Antonio Barraza à converser avec un sien domestique, quand le
diable soufflant la braise, il finit par me donner un démenti et me
frappa de son chapeau par le visage. Je tirai la dague et il tomba mort
sur la place. Tant de gens se ruèrent sur moi que je fus saisi, blessé
et jeté en prison. Ma guérison et mon procès marchèrent de compagnie.
La cause fut instruite, mise en état, d’autres y furent jointes et le
Corregidor me condamna à mort. J’en appelai, mais, ce nonobstant, il
fut ordonné de passer outre à l’exécution.

Je mis deux jours à me confesser. Le suivant, la messe fut dite dans
la prison et le saint prêtre, ayant consommé, se retourna, me donna la
communion et revint à l’autel. Tout aussitôt, je crachai l’hostie que
j’avais dans la bouche et la reçus dans la paume de la main droite en
criant:--J’en appelle à l’Église! J’en appelle à l’Église! Le tumulte
fut extrême. Tous disaient que j’étais hérétique. Le prêtre vint au
bruit et défendit que personne m’approchât. Comme il achevait sa
messe, le seigneur Évêque don fray Domingo de Valderrama, dominicain,
entra accompagné du Gouverneur. Prêtres et peuple s’assemblèrent, les
cierges furent allumés, le dais apporté, et l’on me mena en procession
au tabernacle. Là, tous à genoux, un prêtre revêtu de ses ornements
me prit l’hostie de la main et l’introduisit dans le tabernacle. Je
ne vis pas où il la mit. Ensuite, on me gratta la main, on me la lava
à plusieurs reprises et on me l’essuya. Après quoi, l’église évacuée
et Leurs Seigneuries sorties, je restai seul. Un saint religieux
franciscain qui était dans la prison, et qui en dernier lieu me
confessa, m’avait, outre ses bons avis, donné ce bon conseil.

Durant plus d’un mois, le Gouverneur tint l’église cernée. Moi, je m’y
tenais bien à couvert. Enfin, il retira les gardes. Un saint prêtre du
lieu, par ordre du seigneur Évêque, à ce que je supposai, après avoir
reconnu les alentours et la route, me donna une mule et de l’argent et
je partis pour le Cuzco.



CHAPITRE XVI

_Elle part pour la cité du Cuzco._


La cité du Cuzco ne le cède en rien à Lima en habitants et richesses.
Tête d’Évêché, sa cathédrale dédiée à l’Assomption de Notre-Dame
est desservie par cinq prébendiers et huit chanoines. Elle a huit
paroisses, quatre monastères de religieux Franciscains, Dominicains,
Augustins et de la Merci, quatre collèges, deux couvents de femmes et
trois hôpitaux.

Là m’advint, au bout de quelques jours, une cruelle mésaventure
réellement et vraiment non méritée, car je n’étais aucunement coupable,
mais bien mal noté. Une nuit, à l’improviste, mourut don Luis de
Godoy, Corregidor du Cuzco, Cavalier des mieux doués et qualifiés de
l’endroit. Il fut tué, comme on le découvrit depuis, par un certain
Carranza, à la suite de contestations trop longues à déduire. L’auteur
du méfait étant inconnu, on me l’imputa. Le corregidor don Fernando de
Guzman m’arrêta et me tint cinq mois en prison et lourde affliction.
Enfin, au bout de ce temps, Dieu permit que la vérité fût découverte
et ma complète innocence en cette affaire. Je fus mis en liberté et
déguerpis du Cuzco.

[Illustration:

_P. 114_
]



CHAPITRE XVII

    _Elle passe à Lima, prend part à la sortie contre le Hollandais,
    fait naufrage, est recueillie par la flotte ennemie et jetée sur la
    côte de Paita d’où elle rentre à Lima._


Je gagnai Lima. Don Juan de Mendoza y Luna, marquis de Montes Claros,
était en ce temps vice-roi du Pérou. Le Hollandais battait alors
Lima avec huit navires de guerre et la cité était en armes. Nous lui
sortîmes à l’encontre du port du Callao, dans cinq bateaux. Longtemps
tout alla bien pour nous, quand notre nef Amirale fut si rudement
abordée qu’elle coula. Seuls, trois hommes purent s’échapper en nageant
vers un navire ennemi qui les recueillit. C’était moi, un Franciscain
déchaux et un soldat. L’ennemi nous traita mal, nous bafouant et
moquant. Tout l’équipage de l’Amirale périt.

Au matin, nos quatre nefs, dont était général don Rodrigo de Mendoza,
étant rentrées au port du Callao, on trouva en moins neuf cents hommes,
parmi lesquels je fus compté comme perdu avec l’Amirale. J’étais
au pouvoir des ennemis, craignant fort qu’ils ne m’emmenassent en
Hollande. Au bout de vingt-six jours, ils nous jetèrent, moi et mes
deux compagnons, sur la côte de Paita, à une centaine de lieues de
Lima. Après plusieurs journées de misère, un brave homme, apitoyé par
notre dénûment, nous habilla et nous donna de quoi regagner Lima.

[Illustration]

J’y demeurai environ sept mois, m’ingéniant du mieux que je pus.
J’avais acheté un bon cheval, à bon marché, et je me plaisais à le
monter en attendant mon départ pour le Cuzco. Un jour, prêt à partir,
je traversais la place, quand un alguacil vint à moi et me dit que
le seigneur Alcalde don Juan de Espinosa, chevalier de l’Ordre de
Saint-Jacques, me faisait appeler. Je m’avançai vers Sa Grâce.
Deux soldats étaient là. A mon approche, ils s’écrièrent:--C’est
lui, seigneur! Ce cheval est le nôtre, c’est celui qui nous manque
et nous en donnerons sans tarder des preuves suffisantes! Des
sergents m’entourèrent et l’Alcalde s’exclama:--Que faire? Le cas
est embarrassant. Moi, prise au dépourvu, je ne savais que dire.
Inquiète et confuse, je devais avoir l’air coupable, lorsqu’il me
vint à l’idée d’ôter vivement ma cape et, la jetant sur la tête du
cheval:--Seigneur, fis-je, je supplie Votre Grâce de vouloir bien
demander à ces gentilshommes quel est l’œil qui manque à ce cheval,
le droit ou le gauche? Ce peut être une autre bête et ces messieurs
peuvent faire erreur.--C’est juste, dit l’Alcalde. Vous autres,
répondez en même temps, de quel œil est-il borgne? Ils demeurèrent
confus.--Allons, insista l’Alcalde, dites ensemble.--Du gauche, dit
l’un.--Du droit, fit l’autre, du gauche, veux-je dire!--Votre preuve
ne vaut rien et ne concorde guère, conclut l’Alcalde. Là-dessus, tous
deux se mirent à crier à la fois:--Du gauche! du gauche! Nous l’avons
dit tous les deux, d’ailleurs, ce n’est pas se tromper de beaucoup.
J’intervins:--Seigneur, il n’y a pas là de preuve, l’un dit blanc
et l’autre noir.--Non! Nous avons toujours répondu de même, protesta
l’un d’eux, qu’il est borgne de l’œil gauche: j’allais le dire, la
langue m’a tourné, mais je me suis repris aussitôt et j’affirme que
ce cheval est borgne de l’œil gauche! L’Alcalde hésitait.--Qu’ordonne
Votre Grâce? lui demandai-je.--Que s’il n’est d’autre preuve, vous
alliez avec Dieu à vos affaires. Alors, tirant ma cape:--Votre Grâce le
peut voir, ni l’un ni l’autre n’a dit vrai, mon cheval est sain et non
point borgne. L’Alcalde se leva, s’approcha du cheval, le regarda et
dit:--Montez, Monsieur, et allez avec Dieu! Puis se retournant vers les
deux compères, il les fit empoigner.

J’enfourchai mon cheval et m’en allai, sans savoir la fin de leur
mésaventure, car je partis pour le Cuzco.



CHAPITRE XVIII

_Au Cuzco, elle tue le Nouveau Cid et est grièvement blessée._


Je revins au Cuzco et me logeai dans la maison du Trésorier don Lope de
Alcedo. J’y demeurai quelque temps. Un jour, j’entrai chez un ami pour
jouer. Nous étions deux amateurs assis à la table. Le jeu courait. Le
Nouveau Cid vint se mettre à côté de moi. C’était un homme brun, velu,
de très haute taille et de mine farouche. On

[Illustration]

l’avait surnommé le Nouveau Cid. Je continuai mon jeu et gagnai un
coup. Il allongea la main dans mon argent, prit quelques réaux de huit
et sortit. Un moment après, il rentra et, manœuvrant de même, prit une
autre poignée et se mit derrière moi. Je préparai ma dague et continuai
de jouer. Pour la troisième fois, il recommença son manège. Je le
sentis venir, d’un coup de dague lui clouai la main sur la table et,
me levant, tirai mon épée. Les assistants en firent autant. D’autres
amis du Cid vinrent à la rescousse et me serrèrent de près. Blessé en
trois endroits, je gagnai la rue et ce fut heureux, car ils m’auraient
mis en pièces. Le premier qui sortit derrière moi fut le Cid. Je le
reçus par une estocade, mais il était plastronné. Les autres sortirent
et me pressèrent. Deux Biscayens qui passaient par là fort à point
accoururent au bruit et, me voyant seul et contre cinq, se mirent à
mon côté. Néanmoins, nous avions le dessous et il nous fallut filer
tout le long d’une rue pour prendre le large. En arrivant auprès de San
Francisco, le Cid me dagua par derrière si furieusement qu’il me perça
de part en part l’épaule. Un autre m’entra d’un empan son épée dans le
côté gauche. Je chus à terre dans une mer de sang.

Sur ce, les uns et les autres gagnèrent au pied. Je me relevai, dans
l’angoisse de la mort, et vis le Cid à la porte de l’église. J’allai
sur lui. Il vint à moi:--Chien! Tu es donc encore vivant! et il
me détacha une estocade. Je la parai avec la dague et ripostai si
heureusement que mon fer, pénétrant au creux de l’estomac, le traversa.
Il tomba, demandant confession. Je tombai aussi. Le peuple s’attroupa
avec quelques moines et le corregidor don Pedro de Cordova, de l’habit
de Saint-Jacques, qui me voyant empoigner par les sergents, leur
dit:--Laissez! Il n’est plus bon qu’à confesser. Le Cid expira sur
la place. Des âmes charitables me portèrent chez le Trésorier où je
logeais. On me coucha. Le chirurgien n’osa pas me toucher avant que
je ne fusse confessé, de peur que je n’expirasse. Le Père fray Luis
Ferrer de Valence, un fameux homme, vint et me confessa. Me voyant
mourir, j’avouai mon sexe. Il s’émerveilla, me donna l’absolution et
tâcha de me conforter et consoler. Après avoir reçu le viatique, je me
sentis plus fort.

Le pansement commença. J’en souffris beaucoup. La douleur et le sang
perdu m’ôtèrent tout sentiment. Je restai en cet état quatorze heures
et, tout ce temps, ce saint homme ne me quitta pas. Que Dieu le lui
paye! Je revins à moi, appelant Saint Joseph. J’eus là de hautes
assistances. Dieu sait pourvoir à la nécessité. Les trois jours se
passèrent. Au cinquième, on commença d’espérer. Bientôt, une nuit, on
me transporta à San Francisco, dans la cellule du Père fray Martin de
Arostegui, où je passai les quatre mois que dura ma maladie. A cette
nouvelle, le Corregidor furieux

[Illustration:

_P. 123_
]

fit garder les alentours et battre les chemins.

Déjà mieux portant, convaincu que je ne pouvais rester au Cuzco et
redoutant la haine de certains amis du mort, avec l’aide et sur le
conseil des miens, je résolus de changer d’air. Le Capitaine don Gaspar
de Carranza me donna mille pesos, le Trésorier don Lope de Alcedo trois
mules et des armes, don Francisco de Arzaga trois esclaves. Ainsi muni
et accompagné de deux amis Biscayens, hommes sûrs, je partis une belle
nuit du Cuzco vers Guamanga.



CHAPITRE XIX

    _Partie du Cuzco pour Guamanga, elle passe par le pont de
    Andahuilas et Guancavélica._


Étant sorti du Cuzco, ainsi que je l’ai conté, j’arrivai au pont
d’Apurimac où je trouvai la Justice et les amis du défunt Cid qui me
guettaient au passage.--Je vous arrête! cria le sergent, et il me vint
mettre la main dessus, assisté de huit autres personnages. Nous étions
cinq qui ne nous laissâmes pas intimider. L’affaire fut chaude.

[Illustration]

De prime abord, un de mes nègres fut jeté bas. Un homme de l’autre
bande le suivit de près, puis un autre. Mon second nègre tomba. D’un
coup de pistolet, je renversai le sergent. Plusieurs de ses partisans
étaient blessés. Au bruit des armes à feu, ils décampèrent laissant,
sauf à y revenir, trois des leurs sur la place. La juridiction du Cuzco
s’étend, à ce qu’on dit, jusqu’à ce pont, mais ne passe pas plus outre.
C’est pourquoi mes camarades, après m’avoir accompagné jusque-là,
rebroussèrent. Je poursuivis ma route.

En entrant à Andahuilas, je rencontrai le Corregidor qui, de la
façon la plus affable et courtoise, m’offrit sa personne et sa
maison, et m’invita à dîner. Je n’acceptai pas et, me méfiant de tant
d’honnêtetés, je partis.

Arrivé à la cité de Guancavélica, je descendis à l’auberge. J’employai
un couple de jours à visiter l’endroit. En entrant sur une petite
place, proche la colline de vif-argent, j’y aperçus le Docteur
Solorzano, Alcalde de Cour de Lima, qui était venu prendre résidence
au Gouverneur don Pedro Osorio. Je vis un alguacil, que je sus depuis
se nommer Pedro Xuarez, s’approcher de lui. Le Docteur tourna la tête,
me regarda, tira un papier, y jeta l’œil et me regarda derechef.
L’alguacil et un nègre s’avancèrent aussitôt vers moi. Je m’esquivai
d’un air indifférent, quoique fort soucieux au fond. J’avais à peine
fait quelques pas, que l’alguacil, me dépassant, m’ôte son chapeau.
J’ôte le mien. Le nègre, venu par derrière, m’empoigne la cape. Je la
lui laisse aux mains et tire mon épée et un pistolet. Ils me chargent
tous deux, l’arme haute. Je lâche le coup, l’alguacil s’effondre,
j’estocade le nègre, il tombe, je détale, et rencontrant un Indien qui
tenait par la bride un cheval, que je sus depuis être à l’Alcalde, je
le lui prends, saute dessus, et pique vers Guamanga, à quatorze lieues
de là.

Après avoir traversé le rio de Balsas, je descendis pour laisser un
peu souffler le cheval. A ce moment, je vois arriver trois cavaliers
qui entrent jusqu’au milieu de la rivière. Mû par je ne sais quel
pressentiment, je leur criai:--Où allez-vous donc, messieurs?--Vous
arrêter, seigneur Capitaine, me répondit l’un d’eux. Je tirai mes
armes, armai deux pistolets, et dis:--Vous ne m’aurez pas vivant, il
faut me tuer pour me prendre. Et je m’approchai de la berge. Alors
un autre:--Seigneur Capitaine, nous avons des ordres et il faut bien
marcher, mais nous sommes tout au service de Votre Grâce. Et ils
étaient toujours arrêtés au beau milieu de l’eau. Je leur sus gré du
bon procédé. Déposant sur une pierre trois doublons, je remontai à
cheval et, après force courtoisies, repris le chemin de Guamanga.



CHAPITRE XX

    _Son entrée à Guamanga et ses aventures jusqu’à ses aveux au
    seigneur Évêque._


J’entrai dans Guamanga et me logeai à l’hôtellerie. J’y rencontrai
un soldat de passage qui s’éprit du cheval; je le lui vendis deux
cents pesos. J’allai visiter la ville. Elle me parut belle, pleine de
beaux édifices, les meilleurs que j’aie vus au Pérou. Je vis trois
couvents de Religieux de la Merci, de Franciscains et de Dominicains,
un couvent de nonnes, un hôpital, une multitude d’Indiens et nombre
d’Espagnols. Le lieu est agréablement tempéré. C’est une plaine ni
froide ni chaude, riche en froment, vin, fruits et grains divers.
L’église est bonne, avec trois prébendes, deux chanoines et un saint
Évêque, don fray Agustin de Carvajal, religieux Augustin, qui me fut
secourable médecin. Il me manqua trop tôt, trépassant subitement l’an
mil six cent vingt. Il était Évêque, à ce qu’on disait, depuis l’an
douze.

Je séjournai quelque temps à Guamanga et le guignon voulut que
j’entrasse parfois dans une maison de jeu. Un jour que je m’y trouvais,
le corregidor don Baltasar de Quiñones survint et, me regardant, me
demanda d’où j’étais.--De Biscaye, répondis-je.--Et d’où venez-vous
présentement?--Du Cuzco. Il resta un moment à m’examiner, et dit:--Je
vous arrête.--Bien volontiers, repartis-je, et, tirant l’épée, je
reculai vers la porte. Il se mit à crier:--Main-forte au Roi! Je
rencontrai à la porte une telle résistance, que je ne pus sortir. Je
montrai un pistolet à trois canons. On me fit place et je disparus
pour aller me cacher au logis d’un nouvel ami que je m’étais fait. Le
Corregidor partit et fit saisir ma mule et quelques menues choses que
j’avais à l’hôtellerie.

Je demeurai plusieurs jours chez ledit ami, ayant découvert qu’il était
Biscayen. Cependant on ne sonnait mot de l’aventure, et la Justice ne
semblait pas s’en occuper. Néanmoins, il nous parut prudent de changer
d’air; il n’était pas plus sain là qu’ailleurs. Le départ fut décidé.
Une nuit, je sortis. A peine dehors, ma malechance me fait rencontrer
deux alguacils.--Qui va là?--Ami.--Votre nom?--Le Diable! La réponse
était incongrue, ils veulent m’arrêter, je dégaîne. Grand tapage.
Ils crient:--Main-forte! à l’aide! On s’attroupe. Le Corregidor
sort de chez l’Évêque. Des sergents me happent. Me voyant pris, je
lâche un coup de pistolet. J’en abats un. Le tumulte redouble. Mon
ami le Biscayen et d’autres compatriotes se rangent auprès de moi.
Le Corregidor hurlait:--Tuez-le! Les coups de feu partaient de tous
côtés. Tout à coup, éclairé par quatre torches flambantes, l’Évêque
parut et entra dans la mêlée. Son secrétaire don Juan Bautista de
Arteaga s’achemina vers moi. Il s’avança et me dit:--Seigneur Alferez,
rendez-moi vos armes.--Seigneur, lui répondis-je, j’ai ici bien des
ennemis.--Rendez-les, insista-t-il, vous êtes en sûreté avec moi et je
vous donne parole de vous tirer d’ici sain et sauf, quoi qu’il m’en
puisse coûter. Alors je m’écriai:--Illustrissime Seigneur, sitôt que
je serai dans l’église, je baiserai les pieds à votre Très Illustre
Seigneurie. Au même instant, quatre esclaves du Corregidor se

[Illustration:

_P. 136_
]

jettent sur moi, me tiraillant outrageusement, sans aucun égard pour
une si glorieuse présence, de sorte que, me défendant, il me fallut
jouer des mains et en culbuter un. Le secrétaire du seigneur Évêque,
l’épée nue et le bouclier au poing, me vint à la rescousse avec
d’autres personnes de sa maison, jetant les hauts cris d’un tel manque
de respect. La bagarre s’apaisa. L’Illustrissime me prit par le bras,
m’ôta les armes des mains et, me plaçant à son côté, m’emmena et me
mit dans son palais. Il me fit sur l’heure panser une petite plaie que
j’avais, me donna souper et gîte, et, m’enfermant, emporta la clef. Le
Corregidor survint et eut, à mon sujet, avec Sa Seigneurie un long et
orageux entretien dont je fus par la suite plus amplement informé.

Le lendemain, vers les dix heures du matin, l’Illustrissime, m’ayant
fait mener en sa présence, me demanda qui j’étais, de quel pays,
fils de qui et tout le compte de ma vie, les causes et les voies qui
m’avaient conduit là, détaillant tout et mêlant à son interrogatoire
de bons conseils sur les risques de la vie, l’effroi de la mort
toujours menaçante et l’horreur de l’autre vie pour une âme mal
préparée, m’exhortant à m’apaiser, à dompter mon esprit inquiet et à
m’agenouiller devant Dieu. Je me sentis devenir tout petit et voyant un
si saint homme, comme si j’eusse été devant Dieu, j’avouai tout et lui
dis:--Seigneur, tout ce que j’ai conté à Votre Seigneurie Illustrissime
est faux. Voici la vérité: Je suis une femme, née en tel lieu, fille
d’un tel et d’une telle, mise dans tel couvent, à tel âge, avec une
mienne tante; j’y grandis, pris l’habit et fus novice; sur le point de
professer, je m’évadai pour tel motif, gagnai tel endroit, me dévêtis,
me rhabillai, me coupai les cheveux, allai ici et là, m’embarquai,
abordai, trafiquai, tuai, blessai, malversai et courus jusques à
présent où me voici rendue aux pieds de Votre Très-Illustre Seigneurie.

Tout le temps que dura mon récit, jusqu’à une heure, le saint Évêque
demeura en suspens, oreille ouverte, bouche close, sans cligner l’œil.
Après que j’eus fini, il resta sans parler, pleurant à larmes vives.
Enfin, il me dit d’aller reposer et manger et, agitant une sonnette,
fit venir un vieux chapelain qui me conduisit à son oratoire. On m’y
dressa la table et un matelas, puis on m’enferma. Je me couchai et
dormis. Vers les quatre heures du soir, le seigneur Évêque me fit
rappeler et me parla avec une grande bonté d’âme, m’engageant à bien
remercier Dieu de la miséricorde dont il avait usé envers moi en
me montrant le chemin de perdition qui me menait droit aux peines
éternelles. Il m’exhorta à repasser ma vie et à faire une bonne
confession qu’il considérait d’ailleurs comme à peu près faite et peu
malaisée; après quoi, Dieu aidant, nous aviserions pour le mieux. En
tels et semblables propos, s’acheva la journée. Je me retirai et, après
un bon souper, je me couchai.

Le lendemain matin, le seigneur Évêque dit la messe. Je l’entendis.
Après avoir fait son action de grâces, il m’emmena déjeuner avec lui.
Il reprit et poursuivit le discours de la veille et convint qu’il
tenait mon cas pour le plus notable en son genre qu’il eût ouï de sa
vie. Il finit par dire:--Enfin, est-ce bien vrai?--Oui, seigneur,
répondis-je.--Ne vous étonnez pas, répliqua-t-il, qu’une si rare
aventure inquiète la crédulité. Je lui dis alors:--Seigneur, c’est
ainsi; et si une épreuve de matrones peut tirer de ce doute Votre
Très-Illustre Seigneurie, je m’y prêterai volontiers.--J’y consens,
dit-il, et j’en suis aise.

Je me retirai, car c’était l’heure de l’audience. A midi je dînai,
puis reposai un peu. Le soir, sur les quatre heures, entrèrent deux
matrones. Elles m’examinèrent à leur satisfaction et déclarèrent
par-devant l’Évêque, sous serment, qu’elles m’avaient visitée et
reconnue autant qu’il était nécessaire pour pouvoir certifier m’avoir
trouvée vierge intacte comme au jour où je naquis. L’Illustrissime
s’attendrit, congédia les commères et, m’ayant fait comparaître,
accompagnée du chapelain, m’embrassa tendrement et, se mettant debout,
me dit:--Ma fille, maintenant je crois sans doute aucun ce que vous
m’avez dit et dorénavant je croirai tout ce que vous me direz; je vous
vénère comme une des personnes notables de ce monde et promets de vous
assister de tout mon pouvoir et de m’employer pour votre bien et le
service de Dieu.

Un appartement décent fut disposé pour moi. Je m’y installai
commodément, préparant ma confession que je fis le mieux que je pus.
Après quoi, Sa Seigneurie me donna la communion.

Le cas s’étant divulgué, le concours des curieux fut immense. Malgré
tout l’ennui que j’en avais ainsi que l’Illustrissime, il ne fut pas
possible de refuser l’entrée aux personnes de marque.

Enfin, au bout de six jours, Sa Seigneurie détermina de me faire
entrer au couvent des nonnes de Sainte-Claire de Guamanga. C’est la
seule maison de religieuses qu’il y ait là. J’en revêtis l’habit.
L’Évêque sortit de son palais, me menant à son côté, au milieu d’un
si merveilleux peuple que toute la ville y devait être, de sorte
qu’on tarda longtemps à gagner le couvent. Enfin, nous parvînmes
à la grand’porte. Il fallut renoncer à entrer dans l’église où
l’Illustrissime voulait d’abord aller, car elle était comble. Toute la
communauté, cierges allumés, nous attendait à la porte. Là, l’Abbesse
et les plus anciennes passèrent un acte par lequel la communauté
s’engageait à me remettre au prélat ou à son successeur, toutes les
fois qu’il me demanderait. Sa Très-Illustre Seigneurie m’accola, me
donna sa bénédiction, et j’entrai. Menée processionnellement au chœur,
j’y fis mon oraison. Je baisai la main à Madame l’Abbesse, et après
avoir embrassé toutes les nonnes et en avoir été embrassée, elles me
menèrent à un parloir où l’Illustrissime m’attendait. Il me donna de
bons conseils, m’exhorta à être bonne chrétienne, à rendre grâces à
Notre-Seigneur, à fréquenter les sacrements, s’engageant, comme il le
fit plusieurs fois, à me les venir administrer. Puis, m’ayant offert
généreusement tout ce dont je pourrais avoir besoin, il partit.

La nouvelle de cet événement courut partout. Ceux qui m’avaient vue
auparavant et ceux qui, dans toutes les Indes, avant et depuis,
connurent mes aventures, s’émerveillèrent.

Cinq mois plus tard, l’an mil six cent vingt, mon saint Évêque trépassa
subitement. La perte pour moi fut grande.



CHAPITRE XXI

    _Sur l’ordre du seigneur Archevêque, elle passe, en habit de
    nonne, de Guamanga à Lima, entre au couvent de la Trinidad, en
    sort, retourne à Guamanga et en repart pour Santa Fé de Bogota et
    Tenerife._


Sitôt après la mort de l’Illustrissime Évêque de Guamanga, le
Très-Illustre seigneur don Bartolomé Lobo Guerrero, Archevêque
métropolitain de Lima depuis l’an mil six cent sept jusques au douze
de janvier mil six cent vingt-deux qu’il décéda, m’envoya quérir.
Les nonnes me laissèrent aller, non sans extrême regret. Je partis en
litière, escortée de six prêtres, quatre moines et six hommes d’épée.

[Illustration]

Nous entrâmes dans Lima à la nuit close, et néanmoins nous ne pouvions
avancer à travers la foule des curieux qui voulaient voir la Nonne
Alferez. On me fit descendre chez le seigneur Archevêque. J’eus toutes
les peines à entrer. Je baisai la main de Sa Seigneurie qui me régala à
merveille et m’hébergea cette nuit-là. Le lendemain matin, on me mena
au palais voir le Vice-Roi don Francisco de Borja, comte de Mayalde et
prince d’Esquilache, qui gouverna le Pérou de l’an mil six cent quinze
à mil six cent vingt-deux. Je dînai chez lui ce même jour. Je rentrai
à la nuit chez le seigneur Archevêque où je trouvai bon souper et bon
gîte.

Le lendemain, Sa Seigneurie me dit de voir et de choisir le couvent où
il me plairait demeurer. Je lui demandai la permission qu’il m’octroya
de les visiter tous. J’entrai dans tous et les vis tous, restant trois
ou quatre jours dans chacun. Finalement, je me décidai pour celui de la
Très-Sainte Trinité des Commanderesses de Saint-Bernard, grand couvent
où sont entretenues cent religieuses de voile noir, cinquante de voile
blanc, dix novices, dix converses et seize servantes. J’y séjournai
juste deux ans et cinq mois, jusqu’à ce que vinrent d’Espagne les
preuves authentiques que je n’avais été ni n’étais nonne professe. Sur
quoi, je fus autorisée à sortir du couvent, à l’universel regret des
nonnes, et me mis en route pour l’Espagne.

J’allai tout d’abord à Guamanga voir les dames du couvent de
Sainte-Claire et prendre congé d’elles. J’y fus retenue huit jours avec
bien de l’agrément, cadeaux et regrets au départ. Je continuai mon
voyage vers la cité de Santa Fé de Bogota, dans le Nouveau Royaume de
Grenade. Je vis le seigneur Évêque don Julian de Cortazar qui me pressa
instamment d’y rester dans le couvent de mon ordre. Je lui répondis
que je n’étais d’aucun ordre ni couvent et que je n’avais d’autre
souci que de retourner au pays où je ferais ce qui me semblerait plus
convenable à mon salut. Sur ce et avec un beau présent qu’il me fit,
je pris congé. Je passai à Zaragoza en remontant le fleuve de la
Madalena. J’y tombai malade. Le terroir est, à mon avis, malsain pour
les Espagnols. J’y fus à la mort. Au bout de quelques jours, allant un
peu mieux, un médecin me fit partir. Je ne me tenais pas encore sur
mes pieds. Je descendis le fleuve jusqu’à Tenerife où je me rétablis
promptement.



CHAPITRE XXII

    _Elle s’embarque à Tenerife, passe à Carthagène et, de là, part
    pour l’Espagne sur la flotte._


L’Armada du général don Tomas de Larraspuru se trouvant à Carthagène
en partance pour l’Espagne, je m’embarquai sur la Capitane, l’an mil
six cent vingt-quatre. Le Général m’y accueillit fort obligeamment, me
régala, me fit asseoir à sa table et me continua cet honnête traitement
jusques à plus de deux cents lieues en

[Illustration]

deçà du canal de Bahama. Mais, un beau jour, dans une querelle de
jeu, il m’advint d’égratigner quelqu’un au visage avec un couteau qui
se trouva là. On s’en inquiéta fort. Le Général se vit contraint
de m’éloigner et me transborda sur la nef Amirale où j’avais des
compatriotes. Ce changement ne fut pas de mon goût et je le priai
de me faire passer sur le San Telmo, capitaine Andrès de Oton. Il y
consentit; mais j’y eus de l’ennui, car cette patache qui servait
d’aviso faisait eau et nous faillîmes nous y noyer.

Grâces à Dieu, nous arrivâmes à Cadix le premier de novembre de mil six
cent vingt-quatre. Nous débarquâmes et je restai huit jours en cette
ville. Le seigneur don Fadrique de Toledo, général de l’Armada, fut
très gracieux pour moi. Il avait à son service deux de mes frères que
je reconnus et lui fis connaître. Depuis lors, pour me faire honneur,
il les avança beaucoup, gardant l’un d’eux à son service et donnant une
enseigne à l’autre.



CHAPITRE XXIII

    _Elle va de Cadix à Séville, de Séville à Madrid, à Pampelune et à
    Rome, mais ayant été détroussée au Piémont, elle rentre en Espagne._


De Cadix, j’allai à Séville où je demeurai quinze jours, me celant
autant que possible et fuyant le peuple qui s’attroupait pour me voir
vêtue en habits d’homme. De là, je gagnai Madrid. J’y restai vingt
jours sans me montrer. On m’arrêta, je ne sais pourquoi, par ordre du
Vicaire. Le comte de Olivares me fit aussitôt relâcher. Alors, je
m’accommodai avec le comte de Javier qui partait pour Pampelune et lui
fis compagnie et service environ deux mois.

De Pampelune, quittant le comte de Javier, je partis pour Rome, car
c’était l’année sainte du grand Jubilé. Je m’acheminai par la France.
Je souffris de cruelles misères, car, en traversant le Piémont,
aux approches de Turin, je fus accusé d’être un espion Espagnol,
arrêté, dépouillé du peu de deniers et d’habits que j’avais, et tenu
cinquante jours en prison. Après quoi, ces gens ayant, à ce que
je présume, fait leurs diligences et n’ayant relevé aucune charge
contre moi, me relâchèrent. Mais ils ne me laissèrent pas continuer
mon voyage et m’enjoignirent de rebrousser chemin, sous peine des
galères. Je dus donc m’en retourner à grand’peine, pauvre, à pied et
mendiant. Ayant gagné Toulouse de France, je me présentai au comte de
Gramont, Vice-Roi de Pau et Gouverneur de Bayonne, auquel en venant
j’avais apporté et remis des lettres d’Espagne. En me voyant, ce bon
gentilhomme s’affligea, me fit habiller, me régala et me donna, pour la
route, cent écus et un cheval. Je partis.

Je vins à Madrid et me présentai devant Sa Majesté, La suppliant de
récompenser mes services que j’exposai dans un mémoire que je remis
en Ses Royales mains. Sa Majesté me renvoya au Conseil des Indes. Je
m’y adressai, avec les papiers que j’avais sauvés de mon désastre.
Les Seigneurs du Conseil me virent et me favorisant, sur avis de Sa
Majesté, je fus appointé à huit cents écus de rente viagère, un peu
moins de ce que j’avais demandé. Ce fut au mois d’août de mil six cent
vingt-cinq. Entre temps, il m’advint à la Cour quelques aventures de
mince étoffe que j’omets. Peu après, Sa Majesté partit pour les Cortès
d’Aragon et vint à Saragosse dans les premiers jours de janvier de mil
six cent vingt-six.



CHAPITRE XXIV

_Elle part de Madrid pour Barcelone._


Je m’acheminai vers Barcelone avec trois amis qui allaient de ce
côté. Ayant pris quelque relâche à Lérida, nous nous remîmes en route
le Jeudi Saint, après midi. Vers les quatre heures du soir, nous
approchions de Velpuche, bien joyeux et libres de souci, quand tout à
coup, au tournant du chemin, d’un hallier sur la droite, sortent neuf
hommes avec leurs escopettes, les chiens levés, qui nous entourent
et nous crient:--Pied à terre! Nous ne pûmes qu’obéir et descendre
de cheval, trop heureux de le faire vivants. Ils nous prirent armes,
chevaux, habits et tout ce que nous avions, sauf nos papiers que nous
leur demandâmes en grâce. Après les avoir examinés, ils nous les
rendirent sans nous laisser un fil d’autre.

A pied, nus, honteux, nous poursuivîmes notre chemin et entrâmes à
Barcelone le Samedi Saint de mil six cent vingt-six, dans la nuit,
sans savoir, moi du moins, que devenir. Mes compagnons tirèrent je ne
sais de quel côté, cherchant leur remède. Quant à moi, de porte en
porte, récitant mon lamentable cas, je récoltai quelques haillons et
une méchante cape pour me couvrir. La nuit s’avançant, je me réfugiai
sous un portail, où je trouvai d’autres pauvres hères couchés. J’appris
d’eux que le roi était céans et que le Marquis de Montes Claros, brave
et charitable Cavalier que j’avais hanté et entretenu à Madrid, était
à son service. Au matin, je l’allai trouver et lui contai ma disgrâce.
Le bon seigneur s’affligea de me voir en si pitoyable état, me fit
incontinent vêtir et, saisissant l’occasion, m’introduisit auprès de Sa
Majesté.

J’entrai et relatai à Sa Majesté, fort ponctuellement, ma
mésaventure. Elle m’écouta et me dit:--Comment vous laissâtes-vous
détrousser?--Seigneur, répondis-je, je n’en pouvais mais.--Combien
étaient-ils donc?--Neuf, Seigneur, avec des escopettes, les chiens
levés, qui nous prirent en sursaut, au coin d’un hallier. Sa Majesté
fit signe avec la main de vouloir mon placet. Je le baisai et le Lui
remis.--Je le verrai, dit-Elle. Et Sa Majesté, qui était alors debout,
sortit.

Je ne tardai guère à recevoir le mandat par lequel Sa Majesté ordonnait
de me pourvoir de quatre rations d’Alferez réformé et de trente ducats
de gratification. Sur ce, ayant pris congé du Marquis de Montes Claros,
auquel je devais tout, je m’embarquai sur la galère courrière de
Sicile, le San Martin, qui faisait route pour Gênes.



CHAPITRE XXV

_Elle va de Barcelone à Gênes et de là à Rome._


Partis de Barcelone sur la galère, nous arrivâmes rapidement à Gênes,
où nous restâmes quinze jours. Un beau matin, il me vint à l’esprit
d’aller voir le contrôleur général Pedro de Chavarria, de l’habit de
Saint-Jacques. Il était, paraît-il, de trop bonne heure; sa maison
n’était pas encore ouverte. Je me mis à me promener pour tuer le temps.
Puis je m’assis sur un banc de pierre à la porte du prince Doria. Peu
après, un homme bien vêtu vint aussi s’y asseoir. C’était un galant
soldat, à la longue chevelure, que je reconnus au parler pour un
Italien. Nous nous saluâmes. La conversation s’engagea. Bientôt il me
dit:--Vous êtes Espagnol? Je lui répondis que oui.--J’en conclus que
vous devez être glorieux, car, pour arrogants, les Espagnols le sont,
bien qu’ils n’aient pas autant de poigne qu’ils s’en vantent.--Moi, je
les vois en tout et pour tout très excellents mâles, répliquai-je.--Et
moi je sais qu’ils ne sont tous que de la merda! Alors me levant:--Ne
parlez pas de la sorte, car le dernier des Espagnols vaut mieux que le
meilleur Italien.--Soutiendrez-vous votre dire? fit-il.--Certes!--Eh
bien, soit, sur-le-champ! Je passai derrière un château d’eau qu’il y
avait là. Il me suivit. Nous mîmes les épées au clair et commençâmes à
ferrailler. Tout à coup je vois un

[Illustration]

autre galant s’aligner à son côté. Tous deux s’escrimaient de taille
et moi d’estoc. Je touchai l’Italien, il tomba. Il me restait l’autre,
que je faisais rompre devant moi, quand arrive un bien gaillard
boiteux, sans doute un ami, qui se met à son côté et me pousse
vivement. Un troisième survient et se range auprès de moi, peut-être
parce qu’il me vit seul, car je ne le reconnus pas. Bref, il accourut
tant et tant d’amateurs, que ce devint une vraie bagarre, dont, tout
bellement, m’étant retiré sans que personne s’en aperçût, peu curieux
du dénouement, je regagnai ma galère où je pansai une égratignure que
j’avais à la main. Le marquis de Santa Cruz était alors à Gênes.

De Gênes, j’allai à Rome. Je baisai le pied de Sa Sainteté Urbain VIII
et Lui narrai brièvement, du mieux que je pus, ma vie, mes aventures,
mon sexe et ma virginité. Sa Sainteté parut trouver mon cas étrange
et m’octroya très gracieusement licence de porter habit d’homme, me
recommandant de continuer à vivre honnêtement, de m’abstenir d’offenser
le prochain et de me garder d’enfreindre, sous peine de la vengeance
de Dieu, son commandement qui dit: Non occides. Là-dessus, je pris
congé.

Mon cas fut bientôt notoire dans Rome et notable le concours de gens
dont je fus entouré, personnages, princes, Évêques et Cardinaux.
Toutes portes m’étaient ouvertes, si bien que, durant le mois et
demi que je séjournai à Rome, rare fut le jour où je ne fus invité
et fêté chez quelque prince. Particulièrement, un certain vendredi,
sur l’ordre exprès et aux frais du Sénat, je fus convié et régalé
par des gentilshommes qui m’inscrivirent sur le livre des citoyens
romains. Puis, le jour de Saint-Pierre, vingt-neuf de juin mil six
cent vingt-six, ils me firent entrer dans la Chapelle où je vis les
cérémonies accoutumées de la fête et les Cardinaux. Tous ou quasi
tous se montrèrent envers moi fort affables et caressants. Plusieurs
me parlèrent et, le soir, me trouvant en une assemblée avec trois
Cardinaux, l’un d’eux, c’était le Cardinal Magalon, me dit que mon
seul défaut était d’être Espagnol. A quoi je répliquai:--A mon avis,
Monseigneur, et sauf le respect que je dois à Votre Illustrissime
Seigneurie, je n’ai que cela de bon.

[Illustration:

_P. 167_
]



CHAPITRE XXVI

_De Rome, elle va à Naples._


Après un mois et demi de séjour à Rome, je partis pour Naples. Le cinq
de juillet mil six cent vingt-six, nous nous embarquâmes à Ripa.

Un jour, à Naples, me promenant sur le môle, je remarquai les éclats
de rire de deux donzelles qui parlaient avec deux beaux fils en me
regardant. Je les dévisageai. L’une d’elles me dit alors:--Madame
Catalina, où allez-vous comme ça?--Vous administrer cent claques sur
le chignon, dames putes, et cent estocades au ruffian qui vous oserait
défendre! Elles se turent et me quittèrent la place.



ÉPILOGUE


C’est _là, sur le môle de Naples, en pleine querelle, au mois de
juillet 1626, que la Nonne Alferez nous quitte brusquement. Ces arrêts
sont fréquents chez les picaresques espagnols. Lazarille laisse le
lecteur au milieu d’un chapitre; le Buscon de Quevedo ne finit pas. La
querelle si bien entamée se termina-t-elle pour Doña Catalina, comme
à l’ordinaire, par un trop heureux coup de pointe et quelque départ
précipité? Ou plutôt ne fut-ce pas l’ennui d’écrire, le dégoût de
vivre et de conter toujours la même vie?_

_Quoi qu’il en soit, ses traces se perdent durant quatre années. Nous
la retrouvons en Espagne. A la date de 1630, on lit dans un journal
manuscrit des choses de Séville cité par Muñoz:--Le 4 juillet, la Monja
Alferez alla à la Cathédrale. Elle avait été nonne à San Sebastian,
s’enfuit, passa aux Indes en 1603, y fut, pendant vingt ans qu’elle y
servit, tenue pour castrat, revint en Espagne, alla à Rome où le pape
Urbain VIII lui octroya dispense et licence de se vêtir en homme....
Le Capitaine Don Miguel de Echazarreta, qui l’avait jadis menée aux
Indes comme mousse, y retourne en qualité de Général et l’emmène comme
Alferez.--Effectivement, à la date du 21 juillet de la même année, au
folio 160 du livre de Despacho, l’Alferez doña Catalina de Erauso est
inscrit comme passager sur la flotte à destination de la Nouvelle
Espagne, par cédule de Sa Majesté._

_Enfin, en 1645, le P. Fray Nicolas de Renteria, de l’ordre des
Capucins, la rencontra plusieurs fois à la Vera Cruz où elle était
connue sous le nom de Don Antonio de Erauso et faisait, avec
quelques mulets et quelques nègres qu’elle avait, des transports de
marchandises. Elle conduisit même Fray Nicolas et son bagage de la côte
jusqu’à Mexico. Elle était tenue pour un brave sujet, dit le Révérend
Père, de beaucoup de cœur et de dextérité; vêtue d’un habit d’homme,
elle portait une épée et sa dague garnies d’argent. Elle pouvait être
âgée de cinquante ans environ, bien bâtie, bien en chair, de visage
basané, avec quelques petits poils de moustache._

_Et c’est tout. On ne sait plus rien de la Nonne Alferez doña Catalina
de Erauzo. Elle disparaît sans retour. Mourut-elle dans son lit, de sa
triste mort, comme dit un chroniqueur militaire? D’aucuns prétendent
que son convoi de mules fut attaqué et qu’elle fut détroussée et
assassinée par une bande de ces braves gens qui, dès lors, battaient
les grands chemins, au Mexique. Son corps fut sans doute jeté dans
quelqu’une de ces ravines profondes qui bordent la route de Vera Cruz à
Mexico. D’autres croient qu’elle fut emportée par le Diable._



[Illustration]



NOTE BIBLIOGRAPHIQUE


C’est _à l’obligeance de l’éminent érudit D. Pedro de Madrazo que nous
devons nos renseignements sur la_ Relacion Verdadera _et la_ Segunda
Relacion _imprimées à Madrid par Bernardino de Guzman en 1624 et 1625,
et sur les manuscrits de_ La Vida y sucesos de la Monja Alferez, _dont
l’un appartient à D. Sancho Rayon et l’autre à la Bibliothèque de
la Royale Académie de l’Histoire. Ce dernier provient de Muñoz et a
servi à M. de Ferrer pour établir le texte de l’_Historia _imprimée
en 1829 par Jules Didot. L’année suivante, Bossange édita une très
médiocre version française qui est aujourd’hui peut-être plus rare
encore que l’original. Nous avons eu sous les yeux une autre édition de
l’_Historia _(Barcelona, imprenta de José Tauló. 1838) qui n’est qu’une
reproduction du texte de Ferrer_.

_Nous devons mentionner encore, dans le Musée des Familles de 1838-39,
un article où, en quelques pages, la duchesse d’Abrantès a fort
agréablement résumé la vie de notre héroïne. Enfin, M. Alexis de Valon_
(Nouvelles et Chroniques. _Dentu, 1851_), _dans un récit intitulé_
Catalina de Erauso, _a fâcheusement dénaturé cette figure singulière
de la Monja Alferez, dont les Mémoires si caractéristiques nous ont
paru dignes d’être fidèlement traduits en français._

                                                               J.-M. H.



                          _Achevé d’imprimer_

          le treize mars mil huit cent quatre-vingt-quatorze

                                  PAR

                           ALPHONSE LEMERRE

                   25, RUE DES GRANDS-AUGUSTINS, 25

                               _A PARIS_



COLLECTION LEMERRE ILLUSTRÉE

Volumes in-32, illustrés de gravures sur bois, imprimés sur papier
vélin.

Chaque volume: broché, 2 francs; relié: 3 francs.


PAUL BOURGET: _Un Scrupule_                    1 vol.
    Illustrations de Myrbach.

FRANÇOIS COPPÉE: _Rivales_                     1 vol.
    Illustrations de Moisand.

A. DE MUSSET: _Frédéric et Bernerette_.        1 vol.
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ANDRÉ THEURIET: _L’Abbé Daniel_.               1 vol.
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A. DE MUSSET: _Le Fils du Titien.--Croisilles_ 1 vol.
    Illustrations de Paul Chabas.

STENDHAL: _L’Abbesse de Castro_.               1 vol.
    Illustrations de Paul Chabas.

PAUL BOURGET: _Un Saint_.                      1 vol.
    Illustrations de Paul Chabas.

MARCEL PRÉVOST: _Le Moulin de Nazareth_        1 vol.
    Illustrations de Myrbach.

J.-M. DE HEREDIA: _La Nonne Alferez_.          1 vol.
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FRANÇOIS COPPÉE: _Henriette_.                  1 vol.
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_Paris. Imp. Lemerre, 25, r. des Grands-Augustins._





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