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Title: Des soirs, des gens, des choses... (1909-1911)
Author: La Jeunesse, Ernest
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Des soirs, des gens, des choses... (1909-1911)" ***


    Au lecteur.

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                          ERNEST LA JEUNESSE

                            [Illustration]

                         Des soirs, des gens,
                             des choses...

                              (1909-1911)


                        Ce livre est édité par
                          Maurice de Brunoff
                        32, Rue Louis-le-Grand

                                 PARIS



    Des soirs,

        des gens,

            des choses...



DU MÊME AUTEUR


  =Les Nuits, les Ennuis et les Ames de nos plus notoires
    contemporains=, 1896.
  =L’Imitation de notre maître Napoléon=, 1897.
  =L’Holocauste=, roman, 1898.
  =L’Inimitable=, roman, 1899.
  =Demi-Volupté=, roman, 1900.
  =Sérénissime=, roman, 1900.
  =Cinq ans chez les sauvages=, 1901.
  =L’Huis clos malgré lui=, 1901.
  =Le Boulevard=, roman, 1906.
  =Le Forçat honoraire=, roman, 1907.


_Pour paraître prochainement_

  =L’Épée au fourreau=, roman.
  =Les Ruines=, pièces en quatre actes.
  =La Dynastie=, pièces en quatre actes.
  =Un peu d’immortalité.=
  =Les Franges du Crime.=
  =Poireau.=
  =Le Chien jaune et la Cheminée.=
  =Le Fossé de Bethléem.=



                          ERNEST LA JEUNESSE


                              Des soirs,
                               des gens,
                             des choses...

                              (1909-1911)


                            [Illustration:
                          Ernest La Jeunesse]


                        Ce livre est édité par
                          Maurice de Brunoff
                        32, Rue Louis-le-Grand
                                 PARIS



                           A HENRI LETELLIER
                         au directeur, à l’ami

                          ERNEST LA JEUNESSE



PRÉFACE


_Ah! ce fut un bien beau jour, mes enfants, que le jeudi 18 février de
l’an de grâce 1909!_

_Il y a des printemps qui boudent et d’autres qui se recueillent,
mais ce printemps-là éclatait dans un soleil d’or pâle et déjà chaud,
dans une magnificence caressante et tutélaire, s’installant en plein
hiver, comme chez lui, faisant des risettes à la Seine et mordant à
cru la Coupole. J’avais déjà entendu le tonnerre en janvier, mais
c’était à l’époque où l’Exposition universelle de 1900 emmagasinait
toutes les étrangetés et j’avais, moi-même, assez de chagrins d’amour
et autres pour appeler la foudre sur mes orages personnels. Ce jeudi,
donc, après des prodiges affreux qui avaient emporté Coquelin aîné,
Catulle Mendès et Coquelin cadet, il n’y avait guère qu’un miracle:
la réception à l’Académie française de Jean Richepin par Maurice
Barrès. J’avais assisté, en toute indignité, à cette apothéose encore
touranienne. Siégeant, par mégarde, aux côtés de Mme et de M. Raymond
Poincaré, qui étaient encore dans le civil et qui acceptaient avec la
plus exquise bonté les félicitations les moins prématurées sur leurs
élévations si proches, j’avais été quérir un refuge très haut, dans
un coin, auprès de deux dames qui me parurent de tout repos et qui se
trouvèrent être, modestement, Blanche Pierson et Julia Bartet. J’eus la
joie de reconnaître le talent de Bartet à plier le manteau de Pierson
dont elle fit un petit rien entre les pieds de Descartes, je crois.
Ce fut une cérémonie intime: le Palais-Mazarin était plein à craquer,
d’enthousiasme, et Sarah Bernhardt se tint debout, sur un pied, avec un
héroïsme riant. Il n’y avait que du théâtre. Était-ce un présage?_

_Tant y a que, le soir, j’apportais triomphalement, à l’accoutumée, mon
pâle récit de la fête au secrétaire de la rédaction du_ Journal, _mon
infatigable et excellent ami Alexis Lauze. Les historiens de l’avenir
feront sa place à ce philosophe taciturne et débonnaire, à ce démiurge
timide qui n’a qu’un confident (ou une confidente): sa pipe, et qui a
la sagesse de savoir que les mots sont faits non pour être prononcés,
mais pour être imprimés de temps en temps. Cet humoriste n’eut pas un
regard pour ma copie. Il me dit, le plus négligemment du monde:_

--_Voici des places pour le Gymnase._

--_Que joue-t-on?_

--L’Ane de Buridan.

--_Quand?_

--_Ce soir, je pense._

_Et il ajouta, sans y mettre de cruauté:_

--_Vous ferez le compte rendu._

_J’étais précipité dans la critique dramatique!_

_Mes enfants, mes enfants, ne vous excitez pas, ne vous révoltez
pas, ne criez pas au guet-apens! J’étais prévenu, très vaguement.
D’impavides alliés: Jacques Dhur, représentant des couches profondes
et de la Nouvelle-Calédonie, Arnold Fordyce, délégué du ciel, Sem,
alors ambassadeur du bois de Boulogne et d’autres que je n’oublie
point avaient soutenu ma candidature à la succession fugitive du
pauvre et grand Catulle avec une chaleur qu’excuse seule la tendresse
de la température d’alors. J’avais déjà vu des salles de spectacles,
j’avais déjà été joué, notamment par André Antoine, je n’étais plus un
enfant (si j’ai jamais cessé de l’être), je trottais l’amble vers mes
trente-cinq ans et j’avais été critique dramatique, une fois ou deux,
à la_ Revue blanche, _après Lucien Muhlfeld, Léon Blum, Romain Coolus
et Alfred Athis, ce qui me crée une ancienneté illustre et légendaire.
Le soir de mon entrée en fonctions qui devait être obscure et secrète,
j’eus l’unique consolation de parler art militaire avec le commandant
Targe. Car--ce n’est pas pour la rime--je n’en menais pas large du
tout. Arriver, presque en retard, dans une loge dédaigneuse, la barbe
longue, le veston fripé, être zyeuté par une multitude d’élégantes
effarouchées, par des tas de fracs sous lesquels bouillonnent des
ambitions et des appétits, sentir une sorte d’écume qui froufroute et
qui glougloute: «Lui! Lui! Ça! Ça! Pourquoi ça?», être toisé, discuté,
exécuté, ça compte pour la retraite, mes enfants, et pour l’instant
aussi. Si l’on me fit un peu grâce, c’est que ça ne pouvait pas durer
et que j’étais mal habillé. Quelle joie! Je puis confesser ici--c’est
si loin--que je n’avais pas eu le temps de mettre mon habit et que le
seul vêtement qui m’aille, c’est l’habit noir: j’ai failli naître sous
le prince président, un peu avant M. Paul Bourget. Mais le pli était
pris: je suis très entêté à faire ce que je ne veux pas faire et ce
que je ne devrais pas faire--et ç’a a été si profitable et si facile
pour les revuistes et autres garçons de caricature que je n’ai plus
aucun remords. J’en suis quitte pour admirer de plus près ma collection
de costumes, avec une affection plus jalouse et une science plus
secrète--et c’est quelque chose!..._

_Mais nous parlions d’art dramatique, je crois, et de magistère.
Pendant plus de trente mois--je fonderais les trente mois de critique
pour faire concurrence à l’anticubiste Adrien Bernheim si je n’avais
pas aujourd’hui cinquante-quatre mois de bâtiment et ce n’est pas la
classe!--Pendant plus de trente mois, dis-je, je fus sur la brèche et
comme l’oiseau sur la branche. Paré du beau nom d’_Intérim, _d’abord,
orgueilleusement anonyme ensuite, je tins gravement dans sa gaine grise
un sceptre de critique plus secoué qu’un trône portugais. Je me rendrai
cette justice que je fis mon devoir jusqu’au bout--et je continue--avec
l’héroïsme le plus simple, sans parler du sourire. Le jour de
l’enterrement de mon père, j’assistais à la_ générale _du_ Bois sacré
_et, entre deux évanouissements, j’écrivais un compte rendu que Jeanne
Granier voulut bien trouver «magnifique», et qui, en tous cas, ne
recèle rien de ma lassitude et de ma douleur. D’autres soirs, j’étais
absolument mort, en personne, et, si la pièce ne m’a pas ressuscité, je
n’en ai rien laissé sentir._

_C’est donc un peu pour moi que je publie ces pages lointaines et
auxquelles Maurice de Brunoff, prince-né des éditeurs volontaires,
donne une somptueuse et spontanée hospitalité. Il ne me déplaît pas de
revivre des heures diverses et des batailles contraires où flotta mon
vain fanion d’arbitre (car c’est le public seul qui décide), de revivre
de grandes et rares victoires et de me rappeler que j’en fus et que mon
témoignage ne fit pas tort à l’événement. J’éprouve une douceur aussi
à reconnaître mes enfants, à mettre mon nom au fronton d’une œuvre au
jour le jour où j’ai laissé, malgré tout, quelque chose de moi-même, et
des années et du sang et de la fièvre._

_Ajouterai-je que, à une époque où un chacun réunit en recueil ses
appréciations de ceci ou de ça, je ne pouvais pas, pour mes camarades
de province, encourir le reproche d’avoir sommeillé mon saoul tant de
soirs et de nuits où j’eus dure veillée? Et il m’est si agréable de
nouer, en bouquet, les trop légitimes fleurs, fanées et éternelles, que
je décernai, dans des épithètes à renversement, à des auteurs, à des
artistes interchangeables et immuables!_

_La parade a assez duré, le boniment aussi. Vous trouverez, mes
enfants, dans un autre tome prochain, plus direct et plus intime, mes
idées sur le théâtre. Ici, je conte, je conte. C’est de l’histoire et
de la vie!_

    ERNEST LA JEUNESSE.
    28 août 1913.



[Bandeau]


  THÉATRE DU VAUDEVILLE.--_La Route d’Emeraude_, drame en cinq
  parties, de M. Jean RICHEPIN, d’après le roman de M. Eugène
  DEMOLDER.

Tout rond, tout rose, tout simple et tout bon, M. Eugène Demolder est
la plus riche nature qui soit et ses romans amples et savoureux sont le
délice même.

En adaptant à la scène un fragment de _la Route d’émeraude_ M. Jean
Richepin a tenu, sans aucun doute, à faire part de son ravissement à
des milliers de spectateurs en le traduisant dans ce qu’on appelle la
langue des dieux.

Nous somme au XVIIe siècle, en Hollande, dans un de ces braves
moulins à eau qui sont--déjà--pittoresques et charmants. Le jeune
Kobus roucoule avec sa cousine et fiancée Lisbeth. Mais il n’est
pas heureux. Il se murmure et il dit tout haut, en hollandais:
_Anch’io son pittore!_ Il est peintre, il se sent peintre, il veut
être peintre! Et il en a assez de monter des sacs au grenier. Son
père, l’admirable meunier Balthazar, le laisserait bien étudier,
quoique d’esprit pratique, si un maître l’assurait de son talent.
Et pourtant, les artistes, ça tourne mal si vite! Mais qu’est cela?
Miteux, magnifique, rapiécé, empoussiéré, la face pourpre et la plume
droite au chapeau roussi, un partisan échappé d’une planche de Callot
entre au moulin--comme dans un moulin--demande quelques victuailles à
la gentille Lisbeth restée seule. C’est un peintre! Exquisement, la
fiancée lui montre les croquis de Kobus. Le drille Dirck s’attendrit,
s’exalte, admire. Ce n’est rien! Les compagnons avec lesquels il
remonte l’Escaut, le prestigieux maître Frantz Krul lui-même, admirent,
admirent, admirent. Krul en ôte son chapeau. Kobus sera peintre:
Balthazar le donne à la gloire. Lisbeth s’inquiète bien un peu d’une
donzelle débraillée et empanachée qui cabriole et pérore sur une
table, mais son fiancé la rassure: cette belle furie lui fait horreur.
Et la troupe de l’Art s’en va vers la ville, dans de la musique,
augmentée d’une unité--et quelle!

Deuxième partie. Le célèbre Krul termine dans son atelier son tableau
des syndics qui posent pesamment, gravement, amusés par la verve du
joyeux Dirck. Les élèves jalousent Kobus qui est choyé par le patron.
Mais la toile est terminée: on va boire. Kobus demeure pour entendre
les cris de dame Krul, avaricieuse et ivrognesse, qui veut l’argent des
syndics pour recevoir Rembrandt, qui passe par hasard et qui prononce
un couplet merveilleux et inutile sur la douleur, mère de l’art,
et sur la ténèbre, source de la nuance, pour recevoir aussi--et il
l’attendait--la donzelle qui l’avait dégoûté, au premier acte, et dont,
comme de juste, il est devenu l’amant, entre mille. Siska--elle se
nomme Siska--en a assez d’être modèle: elle est courtisane aussi. Elle
demande à Kobus de l’accompagner dans la Babylone de cette époque, j’ai
nommé Amsterdam. En vain Dirck, qui rentre en titubant, veut-il arrêter
son jeune ami, son _pays_: il a beau lui crier qu’il connaît l’abîme,
qu’il a vécu toutes ces erreurs, toute cette horreur. Il lui faut
laisser partir le jeune homme, fou d’amour. Eh bien, il ne le laissera
pas partir: il le suivra.

Il l’a suivi. C’est l’enfer. Siska a un amant qui l’entretient. Kobus
ne le sait pas. Il l’apprend, grâce à la servante Katje. Et comme ce
noble seigneur revient à contre-temps, le pauvre Kobus est bien obligé
de le tuer, à l’aide d’un couteau qui lui est prêté par l’inépuisable
Dirck.

Il a fallu fuir. On est dans les dunes: la compagnie est un peu mêlée.
Ce ne sont que contrebandiers, routiers, anciens soldats devenus
coupe-bourses, coupe-jarrets et un peu mieux. Ils ont une certaine
considération pour ce trio, Siska, Dirck, Kobus qui n’est pas causeur,
mais qui a le prestige de la potence méritée et peut-être proche. Mais
Kobus a des remords, Siska a un sentiment nouveau et ardent pour le
capitaine des mauvais garçons--et Dirck l’envie de sauver Kobus. Siska
fait une déclaration au susdit capitaine qui ne fait pas le dégoûté
et l’emmène avec ses hommes, à l’aventure, aux aventures, sur une
felouque, pendant que Kobus se démène et que le providentiel Dirck
reçoit, au bon endroit, une balle qui n’était pas pour lui.

Et c’est le retour de l’enfant prodigue. La tendre Lisbeth et le bon
Balthazar s’inquiètent du fils, du fiancé disparu. Mais le voici: hâve,
déguenillé tremblant, il se glisse dans la nuit. Il amène le divin
Dirck qui est mourant, qui prend pour lui le crime de Kobus, signe
d’une main défaillante, son aveu, fait jurer au jeune homme qu’il sera
un meunier incomparable et un peintre de génie et expire en beauté,
dans la paix de l’aurore immense et rayonnante au-dessus de l’eau
calme et souple--cette route d’émeraude qu’il s’agit de descendre ou de
remonter.

Voilà l’épisode. Il est serti, gemmé, orfévré des mille caresses
verbales, de tous les trésors d’horreur, de grâce, d’éloquence et
d’habileté, de la splendeur infinie, de la virtuosité échevelée et sûre
de l’auteur de _Don Quichotte_ et de _Miarka_. Peut-être y a-t-il un
peu trop de rhétorique et d’artifice. Peut-être la prose harmonieuse et
sans apprêt du brave Demolder eût-elle mieux convenu, en sa mollesse
plastique, à cette histoire à la fois naïve, cynique et morale, que le
vers, malgré soi ambitieux, roide et d’une majesté romantique. Et puis
le romancier de la _Route d’émeraude_ a ses sujets dans le sang: il y
met tout son cœur: c’est sa race, ce sont ses aïeux, ses parents, ses
proches. Quoi qu’il en ait, Jean Richepin est assez loin de ses héros
et dans ses pires--et ses meilleurs--emportements lyriques, on décèle
quelque froideur et une trop constante application: pour un peu, cela
ressemblerait à un magnifique et miraculeux devoir, mais, tout de même,
à un devoir.

C’est que l’improvisateur incomparable, le magicien de lettres au sang
éclatant, à la verve épanouie, au cœur débordant, a eu la coquetterie
d’aller butiner dans un jardin qu’il ne connaissait pas bien, loin de
sa Touranie coutumière, de sa Rome admirable, de son Espagne et de ses
mers personnelles. Le succès est vif, les bravos saluent les couplets
et les formules; les vers, bien frappés, retentissent; les décors et
les périodes, en couleurs et en nuances, sont applaudis et acclamés:
pourtant, il faut le dire, cette pièce a été écoutée avec plus de
déférence que d’enthousiasme.

La faute en est un peu à l’interprétation.

L’excellente troupe du Vaudeville se signale unanimement par sa
parfaite inaptitude à dire le vers. M. Gauthier, étonnamment jeune,
dolent et vibrant, M. Lérand, éloquent, majestueux, inspiré et
mélancolique, M. Joffre, bonhomme chaleureux, angoissé et parfait, le
violent et rond Bouthors, M. Vial, très remarquable d’attitude, de
dignité et de composition, M. Ferré, prévôt très bien habillé, émouvant
et ému, M. Bert, joliment sinistre; M. Juvenet, élégant et bien disant
en un rôle ingrat, et tant d’autres--ils sont cinquante--luttent
d’ardeur et de sincérité. Mlle Carèze est charmante et touchante; Mmes
Renée Bussy, Cécile Caron et Ellen-Andrée silhouettent massivement,
adroitement, artistement, des commères dodues, criardes et moustachues.

Quant à Mme Madeleine Carlier, il n’a pas semblé qu’elle fût la Siska
rêvée. Belle à faire peur, elle manque de fatalité et, en dépit de
sa bonne volonté, elle n’a pas eu l’horreur et la séduction d’une
Espagnole un peu gitane qui n’a que des sens et pas de cœur. Ce n’est
pas un défaut: elle a trop de vertu. Enfin Louis Decori n’a pas à être
loué. Il joue de toute son âme un rôle fait à sa taille. Il est mieux
que l’acteur ordinaire des drames de Richepin: il en est l’âme, le
soutènement, le pilotis. Il est l’outrance, le dévouement, le mauvais
garçon sublime, la fantaisie et le regret: il est même--c’est un nouvel
aspect--le repentir.

Et ce récit dialogué, simple, à peine sanglant et qui finit bien, dans
de beaux décors, apportera à M. Jean Richepin un écho boulevardier
et répété de l’apothéose verte qu’il connut, après une autre «route
d’émeraude» accomplie, il y a quinze jours, sous la Coupole.

[Vignette]


  THÉATRE DE LA RENAISSANCE.--_Le Scandale_, pièce en quatre actes,
  de M. HENRY BATAILLE.

Triomphe! triomphe! Toute une salle angoissée, haletante, secouée
d’émotion et d’admiration; des affres et des larmes; un enthousiasme
pleurant, saignant, profond, unanime, tel est le bilan de la soirée
de la Renaissance. Poète d’intimité, de secret et de mystère, peintre
d’âmes voilées, déchiffreur de cœurs troubles, réaliste d’idéal,
brutal et délicat, M. Henry Bataille vient de donner son œuvre la plus
décisive, la plus simple et la plus artiste, la plus cruelle et la plus
tendre.

C’est qu’il a bien situé son drame, en décors et en cœurs et que, de
l’aventure la plus banale, il a su tirer les effets les plus éloquents
et les plus inattendus, qu’il a fait de la souffrance, de la vie, de
l’horreur, de l’inconscient. Et la fatalité prend, sous sa plume, un
petit air provincial qui ne nuit en rien à sa réputation à elle, et à
sa toute-puissante autorité.

Les Férioul et leurs enfants font une saison à Luchon. Maurice Férioul
s’amuse de la cure, du jeu de ses amis: décoré, maire, conseiller
général, peut-être quinquagénaire, il va être sénateur. Sa femme,
Charlotte, dans l’émoi inassouvi de la trentaine, se laisse aller
aux séductions, à l’inconnu, à la tristesse d’un Moldo-Valaque, à la
moustache noire, aux yeux de nuit, aux dents de lait, au teint et aux
mains de bistre. Ce n’a pas été sans remords: elle adore son mari et
songe à lui dans les plus criminelles étreintes. Hé! que faire contre
les soirs bleutés, les massifs, les pièces d’eau, les musiques, les
flammes de Bengale, les feux d’artifice, dans un décor sensuel et
sentimental (il est de Jusseaume)? Mais le bel exotique n’a plus son
étrangeté et son charme (c’est tout un); il se plaint d’ennuis plus
matériels que psychologiques; il accepte une bague de diamant--et
Charlotte Férioul, abîmée de dégoût, de désespoir et de honte, fait
mine--pour son mari et ses amis--de chercher à terre--et plus bas--le
bijou perdu.

Au deuxième acte, elle est revenue chez elle, à Grasse, avec les
siens, précipitamment. Son mari s’occupe largement, ensemble, de son
industrie-fée de parfums qui jaillissent des fleurs en trombes (et qui
a été si joliment chantée par Maeterlinck) et de sa candidature au
Sénat. Charlotte, elle, ne vit plus. Le Roumain Artanezzo l’accable
de lettres: il a abusé de son nom auprès de son bijoutier Herschenn;
il est là, il va voir Maurice Férioul. Malgré tous les efforts de
Charlotte, les deux hommes se voient. Charlotte devient folle: elle
tâche à deviner les paroles qui s’échangent derrière la porte entre
le maître-chanteur et l’époux; elle tâche à s’étourdir; elle écoute,
elle devient plus folle encore. Les deux hommes ressortent: elle ne
reçoit pas le coup d’œil du mari trompé qu’elle attendait et dont elle
mourrait; il ne s’est rien passé! L’angoisse durera! Et Artanezzo,
qui a encore une lueur de chevalerie dans son atrocité, lui rend ses
lettres, toutes ses lettres: il a pour elle de la reconnaissance et
de l’amour; perdu pour perdu--il est dénoncé par le bijoutier qu’il a
battu en l’honneur de Charlotte--il veut finir en beauté.

Mais, au _trois_, la fatalité fait son apparition. Herschenn a fait
arrêter Artanezzo, à Paris, et a fait citer Charlotte comme témoin.
Heureusement, le greffier Parizot a apporté les citations en catimini.
De plus en plus mourante, Mme Férioul va partir pour le tribunal, sous
prétexte de voir sa mère malade. Mais Férioul entre: il n’est plus un
brave homme neutre et ambitieux; c’est un monstre de force, d’énergie,
de jalousie. Avec tous les moyens: peur physique, peur morale, ruine
des siens, il arrache son secret au malheureux Parizot. Il lui a juré
d’être calme, de ne rien faire! Ah! ah! ah! beau serment! Il est
envahi, il déborde de dégoût! Le parfum de sa femme, le papier de sa
femme! Horreur! Il veut une exécution publique: il appelle sa mère, ses
enfants, l’institutrice, les valets, les servantes; il va faire une
exécution publique, chasser, tuer l’épouse indigne, la mère infâme.
Ici le public commençait à protester. Mais quand, tous et toutes
rassemblés, la triste Charlotte, prise par Férioul à bout de poings et
amenée au centre du groupe, échevelée, verte, démente, on a vu le mari
la lâcher, hésiter et, après avoir crié, d’une voix tonnante, d’une
voix d’agonie de bataille: «Il y a...», devenir pourpre et proférer, en
montrant son fils: «Il y a que ce gaillard-là va recevoir la fessée; il
a été chassé du lycée!», lorsqu’on a vu ce géant faire front contre sa
colère, apaiser en lui la bête hurlante et sanglante, toute la salle
a été saisie d’une admiration où il y avait un respect, une sympathie
croissante, le passage de la divine pitié et de la plus divine douleur;
ç’a été plus grand et plus haut que le théâtre: c’était de la vie
humaine, stoïque et évangélique, où il y avait du sang et l’essence
même de l’héroïsme et de l’abnégation.

Un autre se fût arrêté là, sur cet effet sans égal. Henry Bataille a
joué la difficulté. Son quatrième acte est sans horreur. Pour attendre
la misérable Charlotte, qui a été témoigner à Paris, Maurice Férioul a
organisé une fête d’enfants, voit un enfant qui est peut-être le sien,
une jeune femme qui a été sa maîtresse, réfléchit--il n’a pas dormi--et
fait pénitence en soi-même. Mais le scandale a éclaté: on en a jasé,
on en a écrit; le journal local en est plein, le préfet s’en inquiète,
vient, demande au candidat de divorcer. Le mari chasse le préfet et se
démet de tous ses emplois, de toutes ses ambitions. Et la triste épouse
revient, anéantie. Le fils et la mère ont juré de ne lui pas faire dure
mine. Mais, après des propos menus, comment l’époux ferait-il taire
ses yeux? Charlotte les voit enfin, ces yeux qu’elle redoutait depuis
si longtemps. Elle comprend. Il sait: «Tue-moi! Tue-moi!» gémit-elle.
Férioul ne la tuera pas. Il injurie et maudit un peu, puis, dans la
ruine de sa vie, il cherche, pour sa femme accablée et pantelante, des
mots qui lui viennent lentement, difficilement, du ciel et de plus
haut, et où il est question de paix, de pardon, plus tard... plus
tard... Mais Charlotte n’entend plus: la fatigue, la douleur l’ont
couchée; elle dort... Et Maurice la laisse dormir.

Il n’est pas de fin plus douloureuse et plus belle. Terminer en
sourdine cette œuvre de terreur et de violence, c’est du plus grand
art, c’est de l’art de l’auteur de _la Chambre blanche_. Et c’est un
peu de repos dans l’horreur.

M. Bataille a des interprètes sans reproche et non sans gloire. Dans un
rôle épisodique à émotion et à _assent_, Mlle Desclos a été exquise.
Mme Marie Samary est une mère Férioul despotique et tendre, une
octogénaire sur la brèche qui a des proverbes, de la poigne et du cœur.

Mmes Delys, Syntis, Barella, Gravier et Clarens, arborent, non sans
pittoresque ou éloquence, des coiffes et des chapeaux de couleurs.
M. André Dubosc est un jeune médecin très dévoué; M. Mosnier un
préfet plein de zèle; MM. Berthier, Collen et Trévoux incarnent, avec
dévouement, des personnages plus épisodiques les uns que les autres.
M. Armand Bour est tout à fait remarquable dans le rôle du greffier
Parizot: sa sobriété, sa simplicité, son dévouement, son héroïsme
humble et bonhomme tout en lui est une merveille de composition.

Pour Lucien Guitry et Berthe Bady, ils se sont surpassés: Guitry a
été inouï de colère, de furie, de violence, de maîtrise de soi, de
ressentiment et de renoncement final. Bady, d’abord pâmée de nouveauté
et d’amour inconnu, puis courbée de terreur tâchant à s’étourdir, ivre
de silence et de désir d’ignorance, a été toute l’angoisse, toutes les
tortures: c’est la fièvre et l’insomnie qui tâchent à sourire et à
mourir, à disparaître, à s’évanouir en une fumée sans traces. Pierre
Magnier est un rasta suffisamment fatal et miteux. Enfin, il faut
citer M. Angély qui, dans un rôle de loup de mer phraseur, reproduit
exactement le physique du regretté amiral Pottier, sans en avoir,
malheureusement pour les oreilles délicates, le savoureux vocabulaire.

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  THÉATRE DE LA RENAISSANCE.--_J’en ai plein le dos, de Margot!_
  comédie en deux actes, de MM. GEORGES COURTELINE et PIERRE WOLFF;
  _le Juif polonais_, drame en trois actes, d’ERCKMANN-CHATRIAN.

C’est dans la banlieue. Le sieur Lauriane, rond-de-cuir laid, aigri,
tâtillon, vaniteux et plat, accable de piqûres d’épingle, d’injures
et d’outrages sa jeune compagne, la charmante Margot. Une déception
terrible--il n’a pas eu les palmes académiques--le rend plus grossier
et plus injuste que jamais. Margot s’en va. Le peintre Lavernié prend
la défense de la pauvre enfant. Lauriane s’énerve de plus en plus,
lâche sa bile et son fiel. «J’en ai plein le dos de Margot! Elle te
plaît? Prends-la! Tu me feras plaisir!» Et il va prendre le café à
côté. Margot revient, les yeux rouges, conte sa pauvre vie de chien
battu, d’honnête fille sans volonté, avoue qu’elle n’aime pas son amant
et qu’elle aime quelqu’un.

«Qui?» demande Lavernié déjà attendri et qui ne résiste que par
honneur. Elle ne répond pas, s’en va, revient et tombe dans les bras du
peintre.

Au deuxième acte, nous sommes dans l’atelier du peintre Lavernié.
Margot est là comme chez elle, câline, délicieuse, un peu gourde. Du
monde arrive: elle se cache. Ce n’est que Lauriane. Il se plaint de
ne plus voir son vieil ami. Le peintre se dérobe, s’excuse, puis,
tout à trac, clame qu’il est l’amant de Margot. C’est très drôle! Le
rond-de-cuir, si j’ose dire, tape sur les cuisses et s’en va. Mais il
revient, terrible. Une femme jalouse a confirmé la nouvelle. C’est
vrai! c’est trop vrai!

--De quoi te plains-tu? dit Lavernié. Tu me l’as donnée.

--Moi! moi!

La scène entre les deux hommes--deux amis de trente-cinq ans--serait
pénible sans la dignité triste du peintre et la pleutrerie aiguë de
Lauriane. Lavernié interdit à celui-ci de toucher à Margot et les
laisse en tête à tête. Lauriane accuse, geint, menace, supplie la
pauvre fille de plus en plus silencieuse. Enfin, après un tas de
fausses sorties, il lui propose de l’épouser. Et Margot se décide.
Elle le suivra parce qu’elle finirait bien par le suivre. Autant tout
de suite que plus tard: elle n’a pas de volonté. Et le pauvre Lavernié
revient pour les voir partir. Le cœur gros, il a le dernier héroïsme de
mentir, de jurer qu’il n’a jamais été qu’un frère pour la future épouse.

--Parbleu, dit Lauriane, je le savais!

Et le peintre, resté seul, tout seul, enferme le gant qui est l’unique
souvenir de Margot, et, après un silence infini, reprend ses pinceaux,
puisque, dans la détresse comme en tout, il faut toujours faire quelque
chose. Dans sa tendresse lasse et résignée, il ajoute: «Ça vaut
peut-être mieux ainsi!»

Je n’ai pu donner une idée, dans ce résumé, de la fantaisie, de
l’observation, de la vérité ornée et nue de cette pièce au titre
familier, d’un fonds mélancolique et résigné, de forme tantôt
élégamment lâchée, tantôt forcenément recherchée, toujours vivante
et pittoresque, en relief et en nuances, en trouvailles. «Comme
c’est cela!» a-t-on envie de dire à chaque phrase--ou presque. La
misanthropie plutôt misogyne de Georges Courteline, la pitié pour les
femmes de Pierre Wolff se sont fondues en une teinte d’amertume amusée;
les gens ne sont ni bons ni mauvais; à part Lavernié, qui est héroïque,
il y a une petite dinde, Margot, faite pour être bécotée et martyrisée
sans s’en apercevoir; un mufle, Lauriane, qui finit par être touchant:
c’est la vie.

Margot, c’est Mlle Desclos, exquise, dolente, simple dans la trahison
et le triomphe; Lauriane, c’est Galipaux, grotesque, trépidant, âcre,
pitoyable, parfait de suffisance, d’aplatissement et de crédulité
douloureuse et volontaire; Guitry est un Lavernié sincère, protecteur,
tendre, plein d’autorité et de tristesse contenue; Mme Marguerite
Caron est suffisamment odieuse en maîtresse jalouse; Mme C. Delys,
magistrale en servante apeurée et bousculée; enfin, M. Berthier dresse
une ample silhouette de pêcheur à la ligne vermeil, barbu, vaseux,
inoubliable.

Pour accompagner ce problème psychologique très attendu et très
applaudi, M. Guitry a remonté _le Juif polonais_, qui a hérissé les
cheveux de plusieurs générations. Je ne relate le sujet que pour le
plaisir de ressasser une belle et morale histoire. C’est une salle
d’auberge de la vieille Alsace. Le vent, au dehors, et la neige font
rage. On parle des fiançailles de la fille de la maison avec le bel et
jeune maréchal des logis de gendarmerie Christian; on parle du froid,
de la tempête qui rappellent un hiver semblable, il y a quinze ans,
resté mémorable par l’assassinat d’un juif polonais qui vint dans
cette auberge, dit: «La paix soit avec vous, bonnes gens!» et qu’on
ne revit plus. En fumant leurs pipes, les braves consommateurs font
l’éloge du propriétaire de l’auberge, le bourgmestre Mathis, qui est
à la ville. Il revient, formidable, cordial, s’ébroue, parle d’un
magicien--un songeur--qu’il a vu là-bas, qui fait avouer leurs secrets
aux gens qu’il endort. Lui, il n’a pas voulu être endormi. Le vent,
qui redouble, fait reparler du juif polonais: c’est le seul mystère
du pays. Le bourgmestre met les bouchées triples et les coups de vin
blanc aussi. Là-dessus, sur une bourrasque, la porte s’ouvre: un juif
polonais entre, dit: «La paix soit avec vous!» Les clients se lèvent,
hagards: Mathis s’abat, roide.

Il n’est pas mort malheureusement. Au deuxième acte, abêti et se
raidissant, il résiste au médecin et veut le mariage immédiat de sa
fille Annette et du gendarme Christian. Il compte l’or de la dot, mais
un bruit de grelots--les grelots du cheval du juif--couvre le bruit
de l’or, couvrira la parole du notaire pendant le contrat, couvrira
les chants, les chansons, la musique, les danses mêmes--et pourtant,
des bottes de gendarmes et d’Alsaciens!--et le misérable Mathis sent
que lui seul entend cet écho gigantesque de malédiction, tâche à se
ressaisir, s’abandonne, fait un effort démoniaque et s’enfonce de plus
en plus dans l’horreur secrète.

Voici le troisième acte. Les noces s’achèvent. Mathis veut rester seul
et s’enferme dans une sorte de réduit d’où l’on n’entendra pas ses
cauchemars. Il se couche. Il va dormir. Il dort. Une voix le réveille:
«Accusé, vous avez entendu?...» Il n’a rien entendu. Il se retourne
sur sa couche, grommelle, ne veut rien savoir. Mais après la voix qui
se précise, des ombres apparaissent, qui blanchissent, qui rougissent:
c’est un cauchemar! La Cour d’assises! Le président a la tête de son
médecin, les juges ont les perruques du siècle passé: dormons, que
diable! dormons! Il ne va que trop dormir. Puisqu’il n’avoue pas
son crime, le président fait venir le «songeur». Mathis ne veut pas,
ne veut pas! Ce n’est pas légal! Mais déjà le songeur est là. Déjà
il fait lever Mathis, hypnotisé--déjà!--déjà il a réveillé le Mathis
d’autrefois, le jeune Mathis, et lui fait revivre la nuit maudite d’il
y a quinze ans! Et, les yeux fermés, l’aubergiste se retrouve--et se
perd. Des mots, des râles révèlent sa détresse d’homme endetté, sur
le point d’être jeté à la rue, sa tentation en voyant la ceinture
pleine d’or du juif, ses hésitations, sa détermination scélérate,
sa poursuite, ses arrêts, l’acte, l’acte abominable et sauvage et
l’enfournement du corps brûlé avec du plâtre, furieusement. Puis, après
une condamnation à la pendaison, un peu inutile, ses invités trouvent
dans le réduit noir un cadavre écarlate: Mathis est mort de congestion.

--Quelle belle mort! dit quelqu’un; il n’a pas souffert!

Le bourgmestre sera inhumé avec honneur: sa fille et son gendre feront
souche de petits gendarmes, tous plus gentils et plus honnêtes les uns
que les autres.

Ce drame sobre et affreux est plein de cette bonhomie savoureuse de
notre pauvre Alsace: ce ne sont que des braves gens. Il est joué
excellemment. Mme Dux est une épouse dévouée et exquisement effacée;
Mlle Blanche Denêge porte délicieusement le tablier rouge et le bonnet
doré nationaux; M. Magnier arbore avec élégance un uniforme d’ailleurs
faux et un sabre allemand; MM. A. Dubosc, Angély, Mosnier, Berthier et
Collen sont parfaits d’accent, de pittoresque et ont les perruques, les
chapeaux ou les pipes les plus inénarrables, les plus sympathiques et
les plus _nature_.

Mais c’est la soirée de Lucien Guitry. On sait la coquetterie qu’a
ce grand maître de la veulerie contemporaine et du nonchaloir,
d’interpréter, de temps en temps, les rôles les plus épuisants. Ici,
il s’est surpassé. Depuis son entrée, au premier acte, en burgrave
d’auberge, tout puissant et toute considération, il révèle, il accuse
l’inquiétude, l’angoisse, la résistance; c’est un drame intime qui se
multiplie, qui semble s’apaiser, qui reprend, qui gagne, qui passe la
rampe et qui étreint tous les spectateurs; pas de cris, pas de soupirs,
pas d’effets d’yeux: des contractions de visage, une pesanteur de pas,
une lippe: c’est terrible! A l’acte du cauchemar, Guitry ne se livre
pas. Il a des plaintes de gorge qui ne sortent pas, des détresses de
bras pas appuyées, de petits refus d’enfant qui va être grondé. Puis,
quand il est contraint à la confession, quand il conte son histoire, ce
n’est plus du récit, c’est presque de la pantomime, avec des paroles
d’outre-tombe: ah! son expression de la tentation, du besoin, son
effort pour ne pas tuer, les reflets de bonté qui transparaissent sous
sa face et jusqu’en son rictus désespéré lorsqu’il croît que le crime
est impossible, ses gestes d’aveugle pour tâter s’il y a des pistolets
dans le traîneau du juif, l’âpre volupté qu’il a de laver, dans la
bonne neige blanche, ses mains de sang et son visage en feu! Ce n’est
pas du théâtre, c’est de la vie--et quelle vie! Il a l’air de ne pas
se donner: il ne clame pas. On croit que c’est fait avec rien. Il ne
s’agit que de flamme intérieure... Lucien Guitry est incomparable. Son
triomphe aussi.

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  THÉATRE DU VAUDEVILLE.--_L’Ex_, comédie en quatre actes, de M.
  Léon GANDILLOT.

Le bon Léon Gandillot a été quelque temps, avant Georges Feydeau, le
Napoléon du vaudeville: il régnait sur Déjazet, Cluny et autres lieux
de _haulte gresse_; il était dieu du rire--et Francisque Sarcey était
son prophète. Grand, gros et rond, la main tendue, le sourire franc, le
cœur droit, sûr et pur, il incarnait la saine et folle joie, la loyauté
et l’espérance. C’était--et c’est encore--le meilleur des conseillers
et des amis, la crème des hommes et des âmes.

Avec l’âge, l’auteur des _Femmes collantes_ connut la lassitude des
succès faciles. Une teinte d’amertume, de tendresse et de mélancolie
le haussa à la comédie sentimentale et, dans ce délicieux et dolent
_Vers l’Amour_, nous connûmes, il y a quatre ans, un peintre qui
faisait «le tour du lac», au Bois, par en-dessous. Hier, la pièce que
représenta le théâtre du Vaudeville nous parla encore d’un suicide, au
moins, mais nous ne le vîmes pas. Les quatre actes de _l’Ex_ ne sont
cependant point exempts de tristesse: la trop grande conscience de M.
Gandillot les a bourrés de détails psychologiques et pittoresques, de
couplets et d’épisodes qui s’emboîtent mal et ne se rejoignent pas,
de mille détails exquis et peu en place, de _mots_ comme plaqués qui
traversent l’action sans la faire rebondir, qui amènent des lenteurs,
du papillonnement et jusqu’à une certaine gêne, de-ci de-là.

Le thème initial est ingénieux et joli, avec un rien de sublime: il
s’agit d’une maîtresse d’hier, encore aimante, et qui assure le
bonheur de son ancien soupirant en dissipant le malentendu qui existe
entre sa jeune épouse et lui, qui leur apprend, si j’ose dire, à
se connaître, à s’éprendre et à se prendre, qui joue le rôle d’une
belle-mère ou d’une mère expérimentée, morale et providentielle
à l’orée d’une nuit de noces passionnée et sans fin. C’est tout
sacrifice--si je ne me trompe.

Ce pouvait être le plus fin, le plus émouvant, le plus exquis proverbe
en un acte. C’est une comédie en quatre actes. Voyons.

_L’Ex_ s’appelle Renée. Comédienne réputée et inégale, elle ne se
console pas du mariage de son amant officiel, Maurice Dubourg. Elle
résiste aux sollicitations de ses amis plus ou moins désintéressés,
qu’elle traite, en attendant, et qui, par délicatesse, pour n’être pas
les hôtes et les obligés d’une femme seule, lui offrent, qui un prince
russe ou un Jeune-Turc, qui leur propre personne et leur fortune plus
ou moins propre. Mais voici l’ancien seigneur et maître, Maurice, qui
s’est échappé d’une soirée, à côté. Il n’est pas heureux: sa femme,
une jeune fille du meilleur monde et, naturellement, très mal élevée,
ne l’aime pas, l’humilie, le rabroue et ne fait nulle attention à lui.
L’excellente Renée tâche à le consoler, à l’éduquer, lui apprend des
gestes et des attitudes. Mais cela ne suffit pas: elle excitera la
jalousie de la jeune Mme Dubourg, demain, à l’exposition du mobilier
d’une cocotte qui s’est suicidée--et les époux, grâce à elle, seront
réunis.

Ça ne tourne pas aussi bien qu’on le croyait: Marcelle Dubourg est
une pimbêche insolente et presque vicieuse: dans sa visite aux
reliques de la petite courtisane morte d’amour, elle est en compagnie,
flirte, plaisante, fait l’esprit fort. En apercevant Renée, elle se
présente, présente ses amies: c’est un assaut de compliments, d’abord,
d’allusions, d’insolences, ensuite, un tournoi entre le monde et le
demi-monde où le monde, tout court, reçoit son paquet. On se sépare
fraîchement. Mais Renée a vu rôder autour des jupes, pardon! du
fourreau de Marcelle Dubourg le terrible, inévitable et fatal Guernoli;
elle a surpris une provocation, des gestes d’intelligence et ne veut
pas que Maurice soit cocu; elle prie le susdit Guernol de lui venir
parler le soir même.

Renée entre dans son cabinet de toilette, accompagnée du vieux banquier
Vaudieu, sigisbée impatient--et qui annonce sa flamme toute proche et
son actif retour. Elle reçoit Maurice, plus accablé que jamais, et
qui ne se dégèle pas en la voyant se déshabiller, en l’aidant, même,
à enlever des épingles ou à dénouer des cordons. Elle s’exaspère de
son échec, de l’inefficacité de sa beauté dénudée et met en garde le
triste époux contre l’irrésistible Guernol. Mais cette jeune ganache
de Dubourg hausse les épaules: ah! oui, Guernol! Renée en parle parce
qu’elle a été sa maîtresse, elle! Et il s’en va: c’est Guernol qui
entre. Ça ne devrait pas traîner: ça traîne. Ce bellâtre est un escroc:
il a emprunté violemment vingt mille francs à Renée et ne fait la cour
à Mme Dubourg que pour son argent: il a besoin de deux cent mille
francs pour une affaire de tramways en Amérique. Et, par mépris, pour
sauver la femme de son ex-amant, par une reprise des sens aussi, Renée
fait partager sa couche au Guernol-Adonis qui, heureux, désarmera.

Mais Marcelle Dubourg a suivi son époux, elle l’a vu entrer chez
Renée, où il a séjourné. Pour se venger, elle vient chez Guernol, elle
s’offre, se donne à lui. Ce séducteur est obligé de céder, il embrasse
la belle. Ce baiser la rend à elle-même, à son horreur; elle se débat,
trop tard! Non! Renée vient, se venge des dédains passés, la flagelle
de son dégoût, puis la sauve. Et Maurice peut venir, interroger,
menacer, s’affaler en larmes: le blanc repentir de sa moitié
reconquise, les paroles de paix, de conciliation, de savante humanité
de _l’Ex_ arrangeront les pires choses: toutes et tous seront heureux.

Cette comédie est admirablement montée, habillée et déshabillée.
MM. Porel et Peter Carin ont, à leur ordinaire, fait des prodiges;
les décors sont fastueux, les chapeaux fantastiques, les meubles à
souhait. M. Louis Gauthier fait un Maurice Dubourg étrangement veule
et inexistant, c’est une merveille d’abnégation. M. Joffre est un
financier terriblement commun et vorace; M. Levesque, une sorte de
rosse dévouée, cordiale et parfaite; M. Larmandie porte avec aisance
une barbe immense et représente crânement le dernier des pleutres; M.
Lérand (auquel on fait décidément trop de rôles sur mesure) est un
vieux baron délicieux de naturel, de comique inconscient et de tenue;
M. Mauloy (Guernol) fait tout ce qu’il peut, non sans trémolos, d’un
personnage odieux, auquel il ne manque même pas le ridicule d’avoir un
reste de cœur noyé dans la pire fatuité.

Pour sa rentrée, Mlle Yvonne de Bray (Marcelle Dubourg) a été
charmante, évaporée, garçonnière, mutine, taquine, indignée, écroulée
et tendre, Mlle Dherblay, gentiment insupportable; Mlle Lola Noyr est
très amusante en baronne curieuse, indulgente et bavarde, et Mlle Ellen
Andrée très touchante, très juste d’accent et de cœur dans un rôle de
confidente active et sacrifiée. Pour Mme Jeanne Rolly (Renée), elle
s’est donnée toute. Éclatante de santé, de franchise, de simplicité
attendrie et passionnée, maternelle et fraternelle, noyée d’ironie,
écrasante de mépris, elle a été toute vie et toute joie dans l’attaque,
dans la riposte, dans la façon de se refuser, de s’offrir et de se
donner.


[Bandeau]

  COMÉDIE-FRANÇAISE.--_Connais-toi_, pièce en trois actes, en
  prose, de M. Paul HERVIEU.

Depuis les quelque vingt-cinq ans que M. Paul Hervieu, délaissant la
fantaisie satirique, nous offre des peintures profondes et cruelles
de mœurs et de caractères qui n’en sont pas, depuis quinze ans qu’il
exerce au théâtre le plus généreux et le plus sévère apostolat, il
nous a accoutumés à des titres simples et orgueilleux, d’une majesté
antique. Tout le monde se souvient de _Peints par eux-mêmes_, des
_Tenailles_, de _la Loi de l’homme_, de _la Course du flambeau_. En
inscrivant la terrible formule de Socrate en tête de sa nouvelle pièce,
l’auteur de _Diogène le chien_ n’a pas eu la prétention de résoudre un
problème impossible. Une vie entière n’y suffit point et Hegel ne l’a
que trop prouvé.

Fidèle à son principe strict et hautain, Paul Hervieu nous a mis
en face d’un cas de conscience qu’il a traité avec cette éclatante
sobriété, avec cette tendresse et cette rigueur, cette pitié
mathématique dont il garde le secret.

Voyons l’hypothèse, le schéma, la crise dont il tire le drame et la
démonstration.

Jeune divisionnaire, c’est-à-dire assez vieil homme, le général de
Sibéran est une barre de fer étoilée. Il a toujours douté de tout, sauf
de soi, de ce qui l’environne et de ce qu’il touche. Il est le centre
du monde, tout héroïsme, toute droiture, tout orgueil. Il ne veut vivre
que sur l’admiration et la reconnaissance, dans une apothéose et un
rayonnement. C’est une idole qui s’adore elle-même et qui se sacrifie
des victimes, sans s’en apercevoir. Il a épousé, en secondes noces,
une jeune fille sans fortune qu’il a accablée de bienfaits dont il ne
cesse de lui faire sentir le poids. Il a, un soir de grève, recueilli
un orphelin dont il avait peut-être tué le père sur une barricade et
qu’il a conservé auprès de lui comme officier d’ordonnance pour mieux
le surveiller et parce qu’il redoute que, échappant à son émanation, ce
lieutenant Pavail retourne à ses instincts, à son atavique vomissement
d’anarchie. Or, ce jour-là, le général débouche dans le salon de sa
femme, au paroxysme de l’indignation. Au cours d’une promenade avec
son cousin Doucières, qui est son hôte, il a vu une femme s’enfuir de
la maison de Pavail: elle a perdu un gant que Doucières a ramassé--et
c’était le gant de Mme Doucières. C’est abominable! Clarisse de
Sibéran est atterrée: Pavail venait de lui devenir très sympathique
en raison de leur commun servage. Et quand Anna Doucières confirme et
avoue son imprudence, Clarisse est très malheureuse et fort irritée.
Mais voici l’infortuné mari et le général. Doucières, accablé et
pantelant, voudrait pardonner, ramasser des morceaux de bonheur. Fi
donc! Sibéran se cabre. C’est à lui, à sa famille que l’injure a été
faite. Sa femme à lui ne pourra plus voir la coupable et l’époux trop
indulgent. Il faut divorcer. La mort dans l’âme, Doucières divorcera.
Le général le félicite. Et quant à Pavail!...

Le voilà, Pavail. Et il en prend pour son grade, le séducteur! Sibéran
ne mâche pas les mots: abus de confiance, vol qualifié! Le lieutenant
va se révolter, mais il est brisé par son chef: il ira au Tonkin. Il
est resté seul pour écrire la lettre qui l’exilera, quand Clarisse
entre, dédaigneuse. Pourquoi lui avoir fait, le matin, de fausses
confidences! Pavail sent tout son courage l’abandonner: le coupable,
si coupable il y a, ce n’est pas lui, c’est son camarade d’enfance,
son frère d’élection, le propre fils du général, Jean. Il veut bien
souffrir, mais encourir le mépris de Clarisse, jamais! Et, peu à peu,
l’aveu lui vient aux lèvres: s’il est resté jusqu’ici, c’est qu’il
aimait la générale, d’un amour triste de captif à captive, puis d’une
passion fervente; il peut le dire puisqu’il s’en va, puisqu’il ne
reviendra pas. Clarisse s’abandonne, se ressaisit, domine son trouble:
elle ne pleurera que lorsque Pavail sera parti. Voici les coupables:
la frivole Anna, d’abord, qui a laissé accuser un innocent parce que
c’était ainsi, et qui n’a pas donné de nom parce qu’on ne lui en
demandait pas--et, au reste, il n’y avait pas de quoi fouetter un
chat; puis Jean, vibrant, qui brûle de se dénoncer. En vain Clarisse
l’objurgue, en voulant détourner de soi le danger qu’est la présence de
Pavail. Au général abasourdi, défaillant de honte et de colère, Jean se
confesse, atteste sa faute, demande un châtiment. Sibéran, malgré soi,
est plus mou envers son fils. Jean lui fait remarquer son changement
d’opinion, puis il se monte; son crime, il le réparera: il épousera
Anna. Le général n’en croit ni ses yeux, ni ses oreilles: il éclate de
fureur. Sa hautaine chasteté, son affreuse vertu, son démon de devoir
et d’honneur vont le tuer. Non! Il est promis à un pire destin.

Le soir est tombé. Anna et Jean se voient un instant, juste le temps
de s’apercevoir qu’ils ne sont pas faits l’un pour l’autre et que leur
flamme était une flammèche de rien du tout. La vraie flamme, la voici,
dévastatrice. C’est Pavail qui se précipite à l’assaut de Clarisse,
qui reste, qui restera. Jamais! Jamais! Clarisse, en une grande vague
de sincérité et de dignité, convient qu’elle l’aime déjà, qu’elle
l’aimera, mais pas de partage! A l’heure où elle sera sûre de son
cœur et de l’éternité, elle ira rejoindre pour toujours son élu, dans
la misère et le besoin. Le lieutenant veut un gage, un triste gage,
un baiser. A l’instant de l’échange du serment et des deux âmes, le
général paraît. Un hoquet, un sursaut, la folie: Sibéran va écraser
d’un bronze massif le couple injurieux, mais après un simulacre de
lutte, il lâche son arme et chasse Pavail que Mme de Sibéran laisse
aller: elle le rejoindra.

Quelle explication entre les deux époux! Le général voit se briser
sa foi, son culte pour celle qui portait son nom, pour son nom,
surtout--car la femme ne l’intéressait que comme sa chose! C’est
une esclave rebelle, pas même, une chose, une chose à lui qui n’a
plus de valeur! Mais, avant de s’en aller, cette chose parle, clame,
accuse. A-t-elle jamais existé? A-t-elle jamais eu un respect, une
attention pour elle, un amour pour soi? Elle faisait partie du décor,
était choyée ou piétinée sans qu’on y prît garde, caressée, rudoyée,
terrorisée, hagarde comme les chevaux de selle du général quand il
leur portait du sucre dans la main et que leurs yeux cherchaient la
cravache. Ce n’est plus une chose, c’est une femme, une chair et une
âme en soif de liberté, qui peut, qui veut réclamer de l’air et des
ailes, qui s’en va, qui s’enfuit, qui s’envole!... Alors... alors,
le général s’effondre. C’est lui qui demande pardon, en sa rigueur
d’équité, mais pourquoi, pourquoi sa femme n’a-t-elle rien dit, dans sa
vertu? C’est que la vertu ne comporte pas d’éloquence. La passion... Et
le général supplie, balbutie... Le scandale, la honte, les gens: il se
tuera. Et Clarisse est frappée plus haut que le cœur, dans les ailes:
elle ne peut abandonner ce vieillard. Très humble, résignée, elle
murmure: «Gardez-moi!» Ce sont de très pauvres gens qui cultiveront
l’art d’être malheureux. Doucières ne divorcera pas. Il s’étonnera du
revirement de Sibéran, qui lui ordonne de reprendre Anna; c’est que
Sibéran ne se connaissait pas. Il se connaît maintenant! Hélas! Où
est la splendeur? Où est le panache? Et l’idéal? Et la gloire? Et le
rayonnement?

Le troisième acte a été acclamé. Sa douleur et son amertume, sa
grandeur de renoncement et son humilité ont frappé et l’ont emporté sur
les quelques sourires du deuxième acte qui, par instants, faisaient
croire à une pièce gaie. On sait que Paul Hervieu va droit à son but
et gradue ses effets à travers des épisodes variés. L’ironie attristée
de ce sujet et son pessimisme avaient besoin de quelques gentillesses
à côté. Mais l’impression suprême est de la plus noble tristesse et du
désenchantement le plus résigné.

Cette œuvre d’une si haute philosophie et d’une langue précieuse est
admirablement jouée. Le Bargy fait un général de Sibéran svelte,
fier, titanesque jusques au moment où il est foudroyé. Il ne parle
pas: il crie, ordonne, tonne. C’est que ce n’est pas ce général-ci ou
un général: il pourrait aussi bien être empereur; c’est l’autorité,
l’infatuation, Jupiter, que sais-je? c’est une entité. Grand (le
lieutenant Pavail) est merveilleux de jeunesse, de douleur, de fougue,
de passion retenue et débordante: il attendrira jusqu’aux tigres de
l’Indo-Chine. Raphaël Duflos est un Doucières parfait, aussi triste,
aussi mou, aussi résigné que possible. Dehelly a la demi-ardeur et la
jolie insignifiance de son personnage de Jean de Sibéran. Mme Leconte
est délicieuse d’inconscience, de gentillesse, de mondanité pleurante,
souriante, dégoûtée dans le rôle d’Anna. Pour Mme Julia Bartet, elle
a été une Clarisse de Sibéran sans cesse triomphale. Dans sa dignité,
dans sa révolte, dans son ennui, dans son éloquence consolante,
dans ses larmes, dans ses cris, dans ses silences, elle a été toute
humanité, toute pudeur, toute passion, toute suavité et toute grâce.
Lorsque, au dernier acte, elle a dit: «Gardez-moi!» toute la salle a
frémi d’une admiration angoissée. On voyait les ailes se fermer, la
porte de l’ergastule tomber sur les rêves, l’esclavage et le dévouement
consentis, dans du noir, dans du gris. C’est un geste, c’est une
attitude qui dépasse tout applaudissement--et qui va à l’âme.

[Illustration]

  COMÉDIE-FRANÇAISE.--_La Rencontre_, pièce en quatre actes, en
  prose, de M. Pierre BERTON.

Deux êtres sont en présence, M. Serval et Mme de Lançay, très défiants
l’un de l’autre. Le premier est un avocat célèbre, homme d’État de
gauche, ministre de demain. Mme de Lançay est la veuve d’un viveur
dont elle était séparée: l’avocat croit que la veuve a eu des torts
envers son mari, l’autre a entendu Mme Serval, son amie d’enfance, lui
présenter son époux de la belle façon: commun, gauche, fils de petites
gens vulgaires, incapable d’inspirer l’estime et l’amour. Il se trouve
que, au cours d’une conversation d’affaires, la franchise réciproque
des deux interlocuteurs révèle deux âmes d’élite, deux sensibilités
tendres et fières--et la noble dame est émue aux larmes en apprenant
que le plébéien politique doit ses qualités de cœur et d’esprit, sa
sublime et éloquente conscience à ce père, à cette mère dont s’était
gaussée la frivole Mme Serval et qui étaient le modèle des vertus.
Nous sommes très émus, nous aussi: c’est une idée de génie, la scène
des portraits d’Hernani transposée, en prose, pour daguerréotypes.

Au deuxième acte, nous sommes à Ville-d’Avray, dans la résidence d’été
des Serval. Le ministrable va être, de plus en plus et sans retard,
ministre et président du Conseil, mais que lui importe? Il aime Camille
de Lançay, son hôte, qui ne répond pas à ses avances, l’âme déchirée et
qui va s’en aller, par devoir, pour ne pas trahir cette futile amie qui
ne comprend pas le grand et tendre Serval. Le futur secrétaire d’État
part pour une réunion plénière à Paris: tout, dans la villa solitaire,
est livré à l’obscurité et va se livrer au sommeil. Mais Camille, qui
ne peut dormir, vient chercher un livre. Elle aperçoit deux ombres
furtives: c’est Renée Serval qui introduit dans sa chambre son amant,
M. de Brévannes; Mme de Lançay chavire de stupeur et de dégoût! Elle
n’a pas le temps de s’en dire plus: une autre ombre surgit, c’est
Serval! Il n’a rien vu, il n’est sûr que d’une trahison politique:
il est lâché par son groupe. Il exhale son amertume, l’horreur de sa
solitude; il lutte d’éloquence et de passion avec Camille qui parle
avec tout son cœur, qui veut gagner du temps, qui est à la fois
héroïque et sincère et qui, beaucoup par amour, un peu pour sauver
Serval de sa colère et les amants de l’époux justicier, se donne toute
au chef sans soldats, au mari sans femme, à l’âme-sœur en quête, en
besoin d’âme et de chair.

Huit jours se passent. Mme de Lançay veut de plus en plus partir; elle
ne peut condescendre au partage. Mais Renée apprend que son amant va
se marier et que son mari a une maîtresse. Elle accable, de sa rage
double, Camille, hautaine et dolente, qui finit par lui confesser
son dévouement, de haut. La sotte pécore n’a ni reconnaissance, ni
accablement: n’ayant plus Brévannes, elle veut garder Serval. Elle
tente même son amie en lui offrant une lettre, preuve de sa trahison à
elle. Mais, désespérée et bienfaisante, bâillonnée de sa sublimité et
de sa perfection, Mme de Lançay se tait, s’en va, martyre, laissant le
pauvre Serval à la petite harpie sans cœur.

Ne pleurez pas: ça finit bien. Au lendemain d’un discours _rosse_ qui
donne le pouvoir à notre député, Mme de Lançay, revenue de Munich une
minute--le temps de reprendre ses dossiers--ne peut pas se vaincre.
Elle arrache des mains de Serval une lettre où celui-ci recommande le
hideux Brévannes et se porte garant de sa loyauté. Pas ça! Pas ça!
Renée Serval est chassée: les deux êtres d’élite qui se sont rencontrés
par hasard et prédestination, seront heureux l’un par l’autre, l’un
pour l’autre--et pour la bonté, la force, la patrie et l’humanité.

Ils sont venus à cette félicité par le plus long. C’est que M. Pierre
Berton ne nous a fait grâce d’aucun développement, d’aucune habileté,
d’aucun rebondissement: il a trop de métier--et est trop du métier.

L’heureux père (avec M. Charles Simon) de cette exquise _Zaza_ ne nous
en a pas moins donné une comédie dramatique très, très honorable, très
prenante. Elle est sincère, émue, émouvante, d’un style soutenu et
soigné et fait résonner, dans la maison de Molière, un latin qui n’a
rien de moliéresque.

Car il y a un personnage dont je n’ai pas eu à parler et qui est
l’ornement, le pittoresque, la joie de la pièce, qui a été la cause
de ses ajournements et de son retard, qui a tué sous lui le pauvre
Coquelin cadet, qui a mis hors de combat Leloir--et qui n’apporte rien
à l’action. C’est le répétiteur Canuche, négligé et érudit, timide,
orateur, fantaisiste et classique. Brunot y a été délicieux de tact et
de justesse, un peu gris: on imaginait Cadet tout de même; l’utilité du
rôle est morte avec lui. Mais c’est Cadet qui a apporté _la Rencontre_
aux Français!

Georges Grand est parfait d’entrain, de foi, de passion et de désespoir
dans le personnage de Serval; Paul Numa est très élégamment mufle
dans la peau du séducteur Brévannes, et M. Jacques Guilhène est un
secrétaire copurchic et très juvénilement enthousiaste et dévoué.

Camille de Lançay, c’est Mme Cécile Sorel. Elle joue cette grande
amoureuse avec religion et un peu du haut de sa tête: elle est
majestueuse jusque dans l’abandon, sculpturale dans ses silences, ses
hésitations et sa prostration; on ne comprend point qu’elle mette tant
de temps à triompher. Plus magnifique que pathétique, elle impose,
mais elle touche--splendidement. Mlle Provost (Renée Serval), taquine
et insupportable au premier acte, a su habilement parvenir aux pires
sommets de l’odieux et à la plus égoïste et sifflante férocité. Il
paraît que ce n’est pas de son emploi; je l’en félicite. Mais elle est
charmante et acharnée, autant que sa rivale est écrasante et captieuse.
C’est une autre _Rencontre_: _le Duel_--ou _Bataille de dames_.

M. Pierre Berton possède le répertoire--terriblement.

[Vignette]


[Bandeau]

  THÉATRE NATIONAL DE L’ODÉON.--_Beethoven_, drame en trois actes,
  en vers, de M. René FAUCHOIS.

Ce n’est pas un succès: c’est un triomphe. Le rideau s’est relevé
dix fois sur une tempête d’acclamations et d’applaudissements, sur
une rage renaissante, sur une noble et pure furie d’enthousiasme.
Réjouissons-nous, avant tout, de la glorieuse issue d’une aventure qui
n’était pas sans péril et qui couronne du plus rare laurier un jeune
poète digne de toute estime et un théâtre qui mérite la fortune et le
bonheur.

Le drame est très simple. C’est la vie même de Ludwig Beethoven.
Les deux premiers actes se passent en 1809. Illustre, adulé par ses
musiciens--l’un d’eux, Schindler, le compare superbement au vieux Rhin
débordant, jaillissant, sublime--admiré par l’empereur Napoléon, qu’il
n’aime plus, par l’archiduc Rodolphe, frère de l’empereur d’Autriche,
Beethoven n’est pas heureux. Il souffre dans son orgueil, dans sa
famille--son frère Nicolas est par trop bête et presque infâme--; il
souffre même, et surtout, physiquement: il se sent devenir sourd. Une
dernière douleur lui est réservée: la jeune Giulietta, qu’il aime de
toute son âme, lui apprend qu’elle est fiancée à un autre. Il reste
seul avec son génie, dans la nuit, au milieu d’un parc qui s’embrume,
subit les couplets philosophiques d’un mendiant, Thomas Vireloque avant
lettre--et murmure et se plaint.

Au deuxième acte, il est--ou n’est pas--chez lui. Son frère Nicolas,
qu’il a fait chasser du concert qu’il dirigeait, exhale sa colère:
Schlindler=Schindler le défend, l’exalte. Beethoven paraît, reçoit son
ancienne amoureuse Giulietta, qui vient le _taper_ pour son mari joueur
et endetté, reçoit l’archiduc Rodolphe et des princes auxquels il fait
honte de sa misère et qui lui jurent aide et protection, reçoit enfin
la lumineuse et divine Brentano, qui était celle qu’il avait toujours
attendue, qui est sa muse et l’ombre ardente de son génie et qui lui
apporte le salut de Gœthe. Mais elle est fiancée, elle aussi: elle s’en
va. Et le pauvre grand homme, qui s’est senti devenir de plus en plus
sourd, ne peut plus dissimuler, ne peut plus douter: il n’entend plus
ses exécutants et s’abat, atrocement.

Le troisième acte, c’est la suprême coupe d’amertume. Vingt ans--ou
presque--ont passé. Beethoven achève de mourir, abandonné. Il surprend
son neveu adoré en train d’embrasser la femme de son oncle Nicolas et
le voler lui, Ludwig. Il sanglote: pourquoi n’est-il pas aveugle? Il
agonise, solitaire, les infâmes chassés. Il n’a plus ni amis, ni amies,
ni famille. Mais voici des apparitions; ses neuf symphonies sortent
de la neige, du mur sombre et, vivantes, blanches, immortelles, le
consolent, le charment; elles sont ses filles, de chair et d’âme: il
est le père de leur immortalité et, quand elles ont disparu doucement,
le grand homme, les yeux dardés vers l’immense gloire du ciel, se
dresse avec des ailes surnaturelles et s’abîme, géant, dans l’infini.

J’ai dit la fortune de cette pièce noble et haute. M. René Fauchois est
manifestement hanté de ce démon intérieur qu’on appelle aussi parfois
génie. Il aime les grands sujets. Cette fois, il a été payé de retour.
Il jouait cependant une terrible partie: il jouait même la difficulté.
Précédés, accompagnés, suivis de fragments de Beethoven lui-même et
en pleine maîtrise, ses vers étaient pis que réduits à leur propre
éloquence, à leur propre musique: le déchaînement des sonorités et des
caresses, de la divination panthéiste, des mille secrets orchestrés de
la nature et de l’infini, toutes les voix des ondines et des sirènes,
toute l’âme des forêts et des fleuves, toutes les plaintes de la guerre
et de l’amour s’en venaient s’imposer à la méditation, à l’émotion,
à la volupté des spectateurs, les prendre sur leur fauteuil, les
enchaîner dans la nuée du rêve.

Eh bien, non seulement le poème dramatique de M. René Fauchois put
résister, mais, se mariant à cette harmonie écrasante, il finit dans un
_crescendo_ de détresse et de magnificence, d’horreur et de sérénité
plus qu’humaine, par réaliser, si j’ose dire, une symphonie nouvelle.

Il n’est pas de plus bel éloge.

Ce n’est pas toujours parfait: il y a des vers de théâtre, des vers de
comédie, des vers authentiquement prosaïques; mais il y a mieux que des
couplets, mieux que des morceaux de bravoure: des envolées nombreuses,
harmonieuses, énergiques, sublimes: il y a, surtout, toujours un
souffle généreux et inspiré, des formules saisissantes, du cœur--et de
l’âme. C’est un vrai poète.

Il a des interprètes vaillants et quasi religieux. Mlle Albane est
une Brentano mélodieuse, mystérieuse et pure; Mme Barjac une Thérèse
effroyable, Mme de Pouzols une Giulietta perverse et dolente. Mme Luce
Colas une servante très nature, Mlles Damaury, Pascal, Beylat, Lukas,
Merland, Beer, de Villiers, Cassini, Dumoulin les neuf symphonies
mêmes, tout charme, toute harmonie, toute grâce et toute gloire. M.
Desfontaines est un mendiant pittoresque et prophétique, M. Vargas un
bel archiduc chaleureux, costumé en officier d’ordonnance de Napoléon;
Joubé est un poète déjà romantique et dolent; Denis d’Inès est très
consciencieusement ignoble en ivrogne incestueux et voleur, M. Bernard
est--comme toujours--excellent, étonnant et parfait dans le rôle
plus qu’ingrat de Nicolas Beethoven; M. Maupré est un jeune peintre
enthousiaste, M. Grétillat est un Schindler dévoué, ardent, bien
disant, lyrique.

Enfin, il faut louer, comme il le mérite, infiniment, M. Desjardins.
Cet artiste hors de pair, dont on a remarqué depuis si longtemps la
sobriété, la distinction, la perfection, la conscience, a fait une
inoubliable création. Il a toutes les impatiences, toute l’aigreur,
toute l’amertume, toute la fièvre, toutes les ailes de Beethoven. Il
est humain, douloureux et divin. Il nous a fait frémir, pleurer et nous
a enlevés vers l’au-delà.

Et, dans cette journée de pensée et de gloire, comment oublier
l’orchestre Colonne, qui a mené le combat avec une piété savante et que
Gabriel Pierné a dirigé comme un dieu?

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  THÉATRE RÉJANE.--_L’Impératrice_, pièce en trois actes et six
  tableaux, en prose, de Catulle MENDÈS.

Lorsque Mme Réjane, dans la noble émotion qui ne la quitta pas de la
soirée, vint hier prononcer ces paroles: «La pièce que nous avons eu
l’honneur de représenter devant vous est de notre regretté maître
Catulle Mendès», un silence auguste précéda les applaudissements qui,
tout de suite après, jaillirent et éclatèrent longuement, comme des
sanglots. Toute la salle avait communié, dans l’infini, avec le génie,
la tristesse et la grandeur, avec la fatalité et l’immortalité; un
grand souffle avait passé sur elle; ce n’était plus ni du théâtre ni de
la vie, c’était de la beauté et de la douleur, toute douleur et toute
beauté qui ouvraient leurs ailes jumelles dans un ciel de gloire.

C’est que, moins de deux mois après sa fin terrestre, l’auteur de
_l’Impératrice_ est visible et présent, chair, sang, âme et cris, dans
son drame de pitié, de tendresse, de désespoir et d’espérance, dans
ce drame traversé de pressentiments et de présages, et si vaillant,
si héroïque dans sa nostalgie, dans ce drame que les soins pieux
d’une veuve au deuil fervent ont dressé si grand, si vivant au-dessus
d’une fraîche tombe, qu’on ne peut plus songer à la mort et que
l’éternité rejoint la vie, en une active apothéose. Mais Catulle Mendès
s’irriterait et s’irrite de ce préambule. Pour lui, dans l’existence
d’ici et d’au-delà, il n’y avait, il n’y a que le labeur. Voyons la
pièce.

Nous sommes en Pologne, dans cette Pologne que le poète aima toujours,
d’amour, et qui lui donna, entre autres chefs-d’œuvre, ses admirables
_Mères ennemies_. Vieux, usé, ivrogne, débauché et cruel, le comte
Walewsky achève crapuleusement de mourir. Il a horreur de Napoléon qui,
détrôné, croupit à l’île d’Elbe, des Bourbons qui l’ont mal remplacé,
de tout: lui seul sait être tyran.

A table, entre deux attaques et trois vins, il se permet de nouveaux et
pires sarcasmes contre M. de Buonaparte. Sa femme s’en va: il n’y prend
pas garde--et continue. Mais voici passer des malles et des bagages:
c’est la comtesse Walewska qui s’en va pour ne plus revenir. Le comte
s’étonne, s’indigne. Mais Marie-Ange Walewska se redresse, fait venir
ses domestiques, ses serfs, ses paysans et se confesse, se proclame;
elle a été la maîtresse de l’empereur Napoléon, presque poussée dans
ses bras par son ignoble époux; son fils est le fils de l’empereur, et,
puisque Napoléon est vaincu, exilé, solitaire, elle va le rejoindre
avec son jeune enfant. Qu’on l’empêche! Les Polonais tombent à genoux.
Le comte Walewski s’abat, agonisant. Et Marie-Ange va à son angélique
mission de consolation, de réparation, d’abnégation.

L’île d’Elbe. Un grouillement de mercantis plus ou moins espions,
de filles grappilleuses de baïocchi et de soldi, des grenadiers
qui jouent aux boules, tout un petit, tout petit monde, besogneux,
hargneux, mauvais. C’est la nouvelle et dérisoire capitale de Napoléon
le Grand. Et voici son aide de camp, le général Drouot, accompagnant
une jeune fille, Enriquetta, qui le courtise et qu’il aime, mais qu’il
ne veut pas épouser; il se condamnerait à l’inaction dans cette île
trop charmante et annihilante où il n’y a plus place pour la volonté,
où l’Empereur, l’Empereur lui-même a cent ans, les pieds pesants,
l’âme lourde, où il désespère, où il meurt sans fin au lieu d’agir!
Tenez! Après des touristes irrespectueux, Napoléon descend l’escalier,
interminablement, plus vieux que Frédéric II et Frédéric Barberousse
ensemble, écrasé sous le poids de ses vaines conquêtes, de tous les
pays conquis et abandonnés, sous le poids de tous les abandons dont il
est victime! Il y a là un colonel anglais qui le garde et qui le fait
espionner, tous ces traîtres de toutes les nationalités, toute cette
médiocrité d’une île minuscule, tout cet affront d’une souveraineté
illusoire, ironique, injurieuse!...

Mais une rumeur a couru, un bruit se précise: l’impératrice va venir
avec le roi de Rome, elle est annoncée! elle arrive! L’Empereur se
reprend à vivre, se hausse, dans son mesquin palais, à l’enthousiasme,
à l’élégance, à l’étiquette! Son fils! Sa femme! Il reprend les dames
d’honneur sur leur tenue et sur leur mise dont elles ne peuvent mais,
commande le grand service, ses costumes de Marengo et d’Austerlitz,
met en grande tenue les mamelouks et les grenadiers, mobilise le
bataillon corse; il ira au-devant de Marie-Louise en équipage de
luxe, de gloire et d’épopée; c’est pour lui un gage de bonheur et de
splendeur, une réconciliation avec la toute-puissance, un pacte sacré
avec la victoire. Mais son demi-geôlier, le colonel anglais Campbell,
le décourage: «Est-il si sûr que c’est Marie-Louise qui vient?» Et le
pauvre grand homme, creusé d’un doute, accoutumé aux trahisons de ses
maréchaux et de ses dignitaires, le pauvre grand capitaine en jachère,
le triste empereur sans peuples se désole: il ira seul ou presque seul,
sans faste, à l’hypothétique débarquement de son bonheur et de sa
postérité.

Le voilà au bord de la mer, seul avec son immense passé et l’ombre de
son avenir; le voilà luttant avec sa misère et tous ses triomphes, se
souvenant de ce qu’il fut et se rappelant ce qu’il est, appelant ses
légions disparues, esclave de sa gloire, prisonnier de sa défaite,
Titan vaincu et frémissant, comédien lassé de sa résignation,
quadragénaire fatigué, si fatigué! qui n’a plus que dans le quartz
du rocher le reflet brisé de son étoile! Ses emportements d’enfant,
son énergie de surhomme, son impatience d’époux et de père, tout se
mêle en accablement, en bouillonnement; la salve de coups de canon
qui se perd dans la nuit lui remet en mémoire des coups de canon plus
efficaces. Enfin, voici des grelots de voiture, enfin voici un groupe,
enfin voici un jeune enfant qui accourt: Napoléon l’enlève à bout de
bras, l’étreint, l’embrasse passionnément, puis il va à la mère qui,
agenouillée, se cache le visage.

«Sire, sire, gémit-elle, pardonnez-moi! ce n’est que moi!»

L’empereur ne peut pas, ne veut pas voir le sublime de ce dévouement.
Il a été trompé dans sa fièvre, dans son espoir, dans son extase.
Qu’est-ce que cette «servante au grand cœur» en face de son rêve,
ambitieux et légitime? Marie-Ange Walewska, un caprice!... Il pleure,
pleure... L’enfant, fier et autoritaire--il a de qui tenir--tire
Napoléon de ses pleurs. Le souverain de l’île d’Elbe recueillera
Marie-Ange et son fils et se résignera à son bonheur: il le cachera.

Et il est heureux dans sa petite maison de la montagne: tout comme
Henri IV, il joue à califourchon et à cache-cache avec son fils,
l’espiègle petit comte Alexandre Walewski, dorlote sa tendre, aimante
et dolente Marie-Ange, mais, entre les caresses et les gentillesses,
il y a des mots, des phrases, des allusions involontaires à un autre
enfant, à une autre femme. Cet héroïque et sublime Drouot va plus loin:
Napoléon est veuf puisque la seule impératrice, la bonne Joséphine,
est morte; l’église catholique ne reconnaît pas le divorce; la frivole
Marie-Louise n’est qu’une concubine. Que Napoléon épouse Walewska!
Qu’il refasse l’indépendance de la catholique Pologne! Alors, le
malheureux empereur, déjà si affreusement trahi par les meilleurs de
ses lieutenants, croit être trahi une fois de plus. Et dans quelles
circonstances! Et par qui? Cette tendre et douce Walewska n’est qu’une
intrigante, une ambitieuse et, même si elle agit par amour de sa patrie
polonaise, elle ne l’aime pas, lui, Napoléon, déchu et seul. Elle aime
sa puissance d’hier, sa puissance de demain! Il chasse la pantelante
amoureuse et le fils usurpateur; il chasse l’intègre et bavard Drouot;
à peine s’il tempère un instant sa féroce rigueur. Marie-Ange et
Alexandre, l’une portant l’autre, s’en iront, s’en iront tout de suite,
dans la plus atroce tempête, dans le désarroi forcené de la nature
déchaînée.

Walewska est partie, dans la pluie et la foudre, obéissant à son
seigneur, comme Agar chassée par Abraham. Il faut qu’elle s’embarque
tout de suite, qu’elle fuie l’île maudite et bénie. Mais la mer est
démontée, les éléments sont en furie; personne ne sera assez fou pour
fréter une embarcation. Affolée, ayant encore dans les oreilles et
dans le cœur la colère et le désespoir de l’impérial aimé, Marie-Ange
supplie les femmes et les hommes, sur ce rivage sillonné d’éclairs,
battu de paquets d’eau: fuir, fuir. Elle offre son argent, ses bijoux.
Enfin un pêcheur se dévoue. La tempête redouble. Le naufrage est
certain. Les femmes s’agenouillent, sanglotent, hurlent, prient. Le
désastre est plus proche. La fiancée du pêcheur dévoué supplie la
divinité de la mer, lui sacrifie l’or, les joyaux de la passagère. Mais
l’empereur est arrivé. Il n’a pas pu décider les plus fins marins à
prendre la mer. Mais il commandera aux éléments. Les ors, les joyaux
n’ont rien pu sur la tempête. Napoléon fait un plus grand, un suprême
sacrifice: il jette son épée dans la mer. Satisfait de ce don plus que
divin, Neptune s’apaise. C’est un miracle merveilleux: Walewska et le
jeune Alexandre iront à leur destin. Napoléon attendra le sien. Et les
femmes remercient la Vierge.

On voit la grandeur réelle, symbolique, imagée, vibrante et tonnante
d’un tel dénouement--surtout lorsqu’on songe à une catastrophe qui n’a
pas voulu de rançon. Je n’ai presque jamais vu pareille émotion et plus
intense triomphe: il dépasse les larmes.

La pièce a été montée avec une véritable religion; les décors sont
ou magnifiques ou sublimes d’horreur; les costumes splendides quand
ils ne sont pas superbement exacts,--et il y a des meubles de l’île
d’Elbe, prêtés par le prince Roland Bonaparte; un mouchoir authentique
de Napoléon, offert par François Castanié, qu’on ne peut oublier. M.
Duquesne, dans le rôle trop court du comte Walewski, est effroyable et
grandiose d’ignominie. M. Signoret est très souple, très varié et très
habile dans le personnage d’un espion à transformations, sans grande
utilité. M. Varennes est très chaleureux sous l’uniforme du vertueux
Drouot qui parlait un peu moins dans la réalité. M. Fréville a de la
sensibilité et le plus joli habit rouge des fastes britanniques. Mlle
Monna Gondré représente avec crânerie le jeune Alexandre Walewski: elle
ira loin. M. de Max figurait Napoléon. C’est un personnage qui échappe
généralement, fatalement, à toute interprétation; il s’est imposé, il
ne se renouvelle pas. Cette réserve faite, M. de Max a eu toute la
tristesse, toute la force, toute la gaminerie, toute la tyrannie de
son personnage; il a été le Titan foudroyé et la foudre même, la ruine
et le Dieu. Pour Mme Réjane, elle a été sobrement, la révolte et la
caresse qui s’offre, la tendresse et la terreur; elle a été le dégoût
et l’adoration, la mère, l’amante, la consolatrice touchante, dolente,
l’éternel sacrifice.

Et cette pièce en prose qui triomphe est--ai-je à le dire?--rythmique
et musicale, en dehors des airs de M. Reynaldo Hahn, très émouvants
au reste. C’est _le Crépuscule des Dieux_, le crépuscule des héros,
la halte amère entre la défaite et l’épopée brisée; il n’est rien de
plus mélancolique, de plus fort et de plus charmant. Et Catulle Mendès,
dans ce drame, dans ses interprètes, dans son idylle violette, dans
son élégie sombre, acclamé; sa jeune éternité viendra, au cours de
ce printemps qu’il eût aimé, nimber, dans le pâle soleil, l’Arc de
triomphe de l’Etoile.

[Vignette]


  THÉATRE DE L’ŒUVRE (Salle Marigny).--_Le Roi Bombance_, tragédie
  en quatre actes, de M. F. T. MARINETTI.

Il serait cruel d’épiloguer sur la mésaventure du charmant confrère
et du galant homme que ses cartes de visite appellent _il poeta
Marinetti_. Après avoir offert dans une revue à lui, à Milan, la plus
large hospitalité aux poètes français de ses amis, il est venu demander
à Paris ses lettres d’investiture et ses éperons de chevalier, pardon!
de prince lyrique. Il repassera. La stricte vérité nous oblige à
dire qu’à la répétition générale, tout au moins, le spectacle fut
plus dans la salle que sur la scène, non sans indignation exagérée et
enthousiasme hors de saison, avec des cris, des rires, des gloussements
qui n’étaient pas dans le programme. Nous avons été rajeunis de treize
ans: c’était en _rinforzando_, la soirée d’_Ubu roi_. De là à la
journée d’_Hernani_, il y a, je crois, de la marge.

Ce n’est pas que _Le Roi Bombance_ manque de qualités, de verve,
d’outrance, de générosité, de farce tragique: c’en éclate, pour ne pas
employer un mot qu’on trouve un peu trop dans la pièce--et cela seul
me dispenserait d’en dire plus long. Mais il est des choses qui sont à
lire, de temps en temps, et qui ne sont pas bonnes à entendre. Et ce ne
sont pas toujours des paroles.

Que puis-je citer, s’il faut des citations?

--Mes bien-aimés Bourdes, recueillez-vous: le roi va roter!...

--Mes bien-aimés Bourdes, _Deo gratias_, le roi a roté!

La reine écrit à Bombance «Mon pet bien-aimé...» Mais il est tant
question de pets que, lorsqu’il y a eu du tumulte, un enthousiaste
a traité les protestataires de «Tas de constipés!». Je passe sur
les «intestins desséchés» et autres gentillesses; ça ne vaut pas le
«Corne-gidouille!» du bon et pauvre Alfred Jarry.

C’est du symbole trop clair ou trop bruyant, avec de l’obscurité,
des nuages, de l’odeur. En somme, c’est la vieille fable du bon
La Fontaine, _Les Membres et l’Estomac_. Le peuple des Bourdes
(_sic_) détrône son chef, le roi Bombance, chasse toutes les femmes,
s’abandonne aux cuisiniers Tourte, Syphon et Béchamel, est opprimé par
lesdits marmitons, mange le roi, ses ministres et ses maîtres-queux,
est obligé de les vomir,--c’est comme j’ai l’honneur de l’écrire,--et
les rois, prêtres, ministres, reprennent le pouvoir et la tyrannie
jusqu’au moment où Sainte-Pourriture et le vampire Ptio-Karoum s’en
viennent faire justice de tout ce joli monde et le rendre au néant d’où
jamais il n’eût dû sortir. J’allais oublier un poète qui s’appelle
l’Idiot et broche sur le tout, et qui, battu, avalé et rendu comme les
autres, broie du noir et de l’azur et vend de l’idéal pour rien.

Les décors variés et éloquents de Ronsin, les costumes fantaisistes et
truculents du pauvre Ranson, la vaillance héroïque des acteurs n’ont
pas défendu le premier acte de l’indifférence unanime, les autres d’un
hourvari sans respect. M. Marinetti aura sa revanche. Au fond, il
n’est peut-être pas mécontent: inventeur du futurisme, il compte pour
rien le présent. Qu’il se méfie, cependant, de certains blasphèmes
inutiles, d’une verve aussi sacrilège que factice et d’un vocabulaire
culinaire qui n’a pas d’ailes. J’aime mieux _Messer Gaster_ du divin
bonhomme que _Le Roi Bombance_. Il faut louer, parmi les artistes, M.
Garry, poète éthéré et étoilé; M. Jehan Adès, panse auguste et plus
que royale; M. Henry-Perrin, moine pis que rabelaisien; M. Maxime
Léry, très ardent et très bien disant en marmiton-politicien, et tant
d’autres qui piaillent, qui hurlent, qui éructent, qui tuent, qui
meurent et qui renaissent à qui mieux mieux.

Tout de même, mon cher Aurélien-François Lugné-Poé, les temps héroïques
sont passés!

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  THÉATRE RÉJANE.--_Le Refuge_, comédie en trois actes, de M. Dario
  NICCODEMI.

C’est une très piquante, très jolie et très heureuse aventure qui
arrive au théâtre de Mme Réjane et à M. Dario Niccodemi. Celui-ci,
Italo-Argentin, un peu directeur, un peu adaptateur, auteur pour
jeunes filles, joué en espagnol dans les Amériques, dans la langue
de Goldoni à Bruxelles, fier d’avoir appris, en huit ans, depuis le
premier mot de français jusqu’aux pires secrets de notre génie, habile
homme, au reste, et avantageux, prêtait presque à sourire, d’avance,
au petit monde exclusiviste, léger et sans indulgence qui s’appelle le
Tout-Paris des répétitions générales. Et puis, ne s’agissait-il pas
d’une pièce montée, répétée, présentée sans éclat d’avant-garde, sans
«fla-fla», à «la papa»? Si ç’avait dû être bon et beau, on l’aurait su,
n’est-ce pas?

Eh bien, il se trouve que _le Refuge_ est une «œuvre», sans plus, une
œuvre de sincérité, de sobriété, de force et de nouveauté, profondément
humaine et inhumaine--c’est tout un,--d’un développement tranquille,
sûr, impitoyable, sans concessions, sans «trucs», âpre, haute et
cruelle, qui commande le respect et l’émotion. _Le Refuge_ a étonné,
saisi, tenu en haleine les spectatrices et les spectateurs: on l’a
nerveusement et longuement applaudi. Comme il faut des comparaisons, on
prononçait le nom du puissant dramaturge de _Samson_ et du _Voleur_; on
disait: «C’est du théâtre à la Bernstein!». C’est aussi bien du théâtre
à l’Hervieu et, surtout, à la Becque. Mais, pourquoi chercher? C’est
quelque chose, c’est une belle chose, c’est un triomphe qui aura des
lendemains. Voyons:

«Le Refuge», c’est une villa, aux pieds des Alpilles, au bord de la
mer, dans cet Agay de délice cher à Brieux, à Donnay, à Capus, à
Maizeroy, à Willy et à Polaire. Mais le propriétaire, le peintre Gérard
de Volmières, n’a plus goût à rien. Il n’aime plus que le silence et
la solitude, ne reçoit personne et ignore jusqu’à l’heure qu’il est.
Pour parler _peuple_, «il ne veut rien savoir». Il ne s’inquiète ni
du retard prolongé de sa femme et de ses invités et invitées ni de la
probabilité d’un accident d’automobile. Mais voilà les rescapés; il
s’en désintéresse.

Sa femme, Juliette, vient lui faire honte de son indifférence: il ne
répond pas. Les reproches, les supplications, les menaces glissent
sur son mutisme--et ça dure, ça dure!... Mais Juliette vient de lui
dire qu’elle a écrit à sa mère de venir: sa mère! Gérard ne veut pas
mêler sa sainte et vieille mère à cet enfer; il éclate. Par petites
phrases d’abord, par éclats ensuite, il apprend à Juliette qu’il sait
qu’elle l’a trompé, qu’il connaît son amant: il s’est enfui; il s’est
tu des années et des années, mais l’idée de sa mère!... Et il s’est
vengé: il aime, il a une maîtresse qui l’adore. Il ne prend pas garde
à l’accablement de Juliette, écrasée de remords, bouleversée de la
révélation, défaillant de tristesse et de jalousie. A peine s’il la
rappelle, en la chassant à son bridge coutumier, pour lui dire de
télégraphier à la comtesse de Volmières de ne pas se mettre en route.
Et, tout de suite après, il tombe dans les bras de son aimée, Dora
Lacroix, jeune fille de vingt-huit ans, fiancée du sieur Louis de
Saint-Airan, amant en titre de Juliette. Et il ne songe plus qu’à sa
passion et à son délice.

Il y a songé trop longtemps. Tout le monde est debout dans la villa. Le
père, la mère, la petite Lacroix, le fiancé et les comparses s’affolent
de la disparition de Dora. Les deux amants entendent les cris et
s’affolent aussi. Gérard cache sa maîtresse et reçoit sa femme. Il
veut bien lui pardonner--l’inconscient!--si elle demande le divorce,
si elle le laisse à Dora--car il avoue, il proclame sa faute: mais
Juliette ne peut pas et s’enfuit, excédée, torturée d’amour, de haine,
de fièvre. Et c’est l’amant de l’une, le fiancé de l’autre qui entre.
Celui-là est un parfait et lourd coquin. Il oblige Gérard à lui crier
son ignominie--et il veut épouser tout de même, de plus en plus, Dora
décriée et déshonorée.

Le mari outragé lui jette en vain à la face ses rancœurs, ses dégoûts,
des offres d’argent, son jeune amour partagé: Saint-Airan épousera. Et
quand Dora paraît, le drôle trouve le mot effroyable qu’il faut; oui,
il a été l’amant de Juliette, oui, il est son fiancé à elle, Dora: eh
bien, elle n’a pas été l’amour de Gérard, mais sa vengeance! L’époux
trompé a voulu prouver, se prouver qu’il pouvait encore être chéri:
Dora n’a été que le sujet d’une expérience désespérée, la rançon, la
vengeance! Et l’amante s’affale, dans l’horreur.

Toutes et tous sont au courant: la honte de Dora est publique.
Volmières veut divorcer, et l’épouser: elle refuse avec dégoût. La
revanche! la revanche! Elle crie, tempête, repousse. La terreur règne.

Alors, par un geste d’amour dolent et sublime, dans une crise
d’abnégation définitive et magnifique, Juliette de Volmières vient
adjurer sa rivale d’épouser son mari. Elle fait litière de son bonheur,
de sa fierté, de sa jalousie, descend jusqu’au mensonge, monte jusqu’au
pieux parjure, affirme, la haine aux dents et au cœur, par une grandeur
d’âme atroce, que jamais Gérard ne l’a aimée, elle, que sa trahison l’a
laissé calme et qu’il pleure, qu’il va mourir du refus de Dora. Et, si
elle ne peut aller jusqu’à se laisser embrasser par la rivale heureuse,
si elle montre le poing à la porte par où sort cette épouvantable jeune
fille, si elle résiste à la joie stupide, puérile de Gérard régénéré,
si elle subit même l’assaut de la tendresse sénile de la vieille mère
de Gérard qui remarque que jamais son fils n’a été aussi heureux et
aussi jeune depuis ses fiançailles, c’est qu’il faut qu’elle épuise
toutes les douleurs, qu’elle soit, jusqu’au bout, la sacrifiée, la
grande victime et que _le Refuge_ soit le tombeau de sa beauté, de son
cœur incompris, de sa solitude sans rémission et sans consolation.

Il est inutile de dire la maîtrise et l’abandon de Réjane, dans ce
rôle de Juliette. C’est la nature--et quelle nature!--la douleur, la
honte, l’effort pour se perdre et pour vivre, ce sont les accents les
plus déchirants, c’est la crise et le pathétique le plus vrai, le plus
inattendu, rauque et harmonieux, qui râcle l’âme. Mme Daynes-Grassot
est une mère gentiment et savamment septuagénaire qui apporte au
supplice de sa bru le poids de la sainte ignorance qu’on lui doit; Mlle
Blanche Toutain est une Dora libérée et passionnée, qui a les plus
riches soupirs et les cris les plus émouvants; Mme Miller est très
bruyante; Mlle Fusier très touchante, et Mlle Branghetti tout à fait
gentille. M. Castillan est un séducteur bavard, insupportable, cynique,
très traître de mélo; M. Duquesne est, naturellement, le plus noble des
pères; M. Bosman un domestique dévoué et exquis; MM. Tréville, Léon
Michel et Noret jouent excellemment des rôles trop courts. M. Claude
Garry s’est définitivement classé et imposé dans le personnage de
Gérard; son dédain, sa tristesse, sa tendresse, son indignation, son
désespoir, sa résignation au bonheur sont très justes et se joignent
en une progression, en un accent toujours harmoniques et non sans
autorité; il pourra remplacer Guitry lorsque ce maître de la veulerie
éloquente aura décidément chaussé les bottes de Mélingue et le panache
de Frédérick Lemaître.

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  THÉATRE DE LA PORTE-SAINT-MARTIN.--_La Glu_, drame en cinq actes
  et six tableaux, de M. Jean RICHEPIN. (_Reprise._)

L’Académie française qui, sur l’injonction de M. Emile Ollivier, fit
faire défense à Henri Lavedan de se parer du titre d’immortel sur
l’affiche du _Vieux Marcheur_, ne demandera certainement point à Jean
Richepin un pareil sacrifice à l’occasion de _la Glu_. Rien n’est plus
moral, plus édifiant, plus «prix de vertu». Et cependant, lors de la
première de son drame coloré et simplet, l’auteur de la _Chanson des
Gueux_ et des _Blasphèmes_ ne songeait point à devenir le collègue de
Mgr le duc d’Aumale, de M. Octave Feuillet et de M. Xavier Marmier.
Mais déjà, en janvier 1883, dans la poitrine touranienne du poète de
la _Mer_, sous son tricot, grouillait un futur rapporteur des justes
libéralités de feu M. de Montyon.

_La Glu_, vous le savez, c’est «la mauvaise femme», dans toute son
horreur, dans sa beauté du diable, qui n’est ni de la joliesse, ni de
la jeunesse ni de la grâce, c’est la mangeuse d’hommes qui s’offre à
la fois «le petit crevé» Adelphe, son grand-oncle, le comte de Kernan,
et le gas, le brave gas Marie-Pierre, pêcheur de homards, robuste,
frais et pur, qu’elle ensorcelle si bien qu’il découche pour la
première fois, qu’il fait des infidélités à l’Océan--nous sommes au
Croisic--qu’il laisse sa pauvre mère s’affoler et qu’il lève même, de
haut, la main sur elle! Mais le gas abêti et las de luxure, regrette
la chère maisonnée, le bon cidre et le rude pain de chez lui et, quand
sa vorace maîtresse a été faire un tour à la grand’ville, à la ville
de perdition--j’ai nommé Nantes--il suffit d’un air de banjo du divin
vieux Gillioury, il suffit surtout de l’apparition de la maman, Marie
des Anges, pour qu’il se laisse emporter dans la mante de l’une, dans
les airs de l’autre, loin du vice, du luxe et du stupre.

Comme il a bien fait! Il est heureux de vivre et de travailler. Bien
plus! C’est le jour de la fête des sardinières: c’est sa fiancée Naïc
qui est reine et elle le choisit comme roi! Quelle gloire! quelle joie!
Mais le cabaretier François, en bavardant, lui révèle que la Glu a été
à Nantes avec le comte de Kernan pour la godaille, et, ivre de cidre
et de fureur, le pauvre gas retourne chez la sinistre Parisienne du
chalet de la baie des Bonnes-Femmes, laissant en plan tout le cortège
en pleurs et la douce petite reine évanouie.

La _Glu_ n’a pas eu de peine à expliquer son voyage au gas
Marie-Pierre, plus énamouré que jamais, mais un discours du comte qu’il
a entendu derrière la porte--fi! le laid!--le renseigne atrocement: il
se précipite, veut tout étrangler, ne se retire, haletant, que devant
un revolver braqué. Mais quoi? Voilà que le bon docteur Césambre entre
et reconnaît dans la Glu sa propre femme, sa femme légitime, celle qui
a brisé son avenir, sa vie! C’en est trop! Marie-Pierre se casse la
tête contre les murs et est enlevé sanglant, mourant. Démoniaque, la
Glu veut reprendre son époux, qui résiste et s’en va. «Cocu! Cocu!»
hurle la Glu, restée seule.

Elle ne veut pas avouer sa défaite. Elle a, au reste, un coup de cœur
pour ce garçon qui s’est tué--ou à peu près--pour elle. Elle va le
chercher dans son calme et douloureux bonheur, dans son sommeil de
malade, veillé par l’héroïque mère Marie des Anges, par la tendre
fiancée Naïc, qui a reconquis son promis, par l’inépuisable barde
Gillioury. La mère l’écrase. Et le docteur prend le meurtre à son
compte: il ne risque rien et tout le monde sera heureux.

Cette brave pièce, très bien accueillie, a accusé, à certains moments,
des rides, des cheveux blancs et des trous; on a souri, de-ci, de-là,
mais le décor de la falaise des Bonnes-Femmes et les deux derniers
actes, la _Chanson du Pauv’ Gas_, surtout, ont retrouvé leur succès
d’hier--ou d’avant-hier. C’est Mlle Polaire qui faisait la Glu. Je n’ai
pas vu Réjane dans ce rôle et je n’aime pas les comparaisons. Polaire
est pis que collante: elle est corrosive et visqueuse: c’est un lasso
vivant, des yeux d’empoigne et un corps de liane. Elle n’a pas un
instant l’air d’avoir été mariée: elle est canaille et quasi animale,
pieuvre et panthère. Elle joue de tout son être, de ses bras, de ses
dents, de ses cheveux: son jeu est électrique et elle meurt en faisant
le saut périlleux sur place: c’est très émouvant.

Mlle Lucie Brille est une très pathétique Marie des Anges, une mère
tout en cœur et en âme, une âme à laquelle, à la fin, il pousse des
ongles meurtriers et sauveurs; elle a soulevé les spectateurs en
_disant_ la _Chanson du cœur qui pleure le fils assassin_; Mlle Annette
Jary est une Naïc gentille, brave, et angélique, et Mlle Jeanne Ugalde
est un joli diable paresseux, coquet et _gnangnan_.

M. Monteux est un Marie-Pierre ensorcelé, affamé, geignant, fou et
repentant; M. Laroche, un docteur Césambre un peu conventionnel, mais
convaincu; M. Fabre, un roquentin convenable; M. Deschamps, un jeune
daim très nature; M. Chabert, un aubergiste empressé qui débouche le
cidre comme il lâcherait les grandes eaux à Versailles.

Enfin, Jean Coquelin, après la douloureuse et pieuse retraite que
l’on sait, s’est donné tout entier dans le personnage pittoresque,
providentiel, sonore, sourd, patoisant et grommelant de Gillioury.
C’est la cordialité, la rondeur, la Bretagne et la mé. Il a semblé nous
ramener plus que lui-même et on a applaudi en lui, en même temps que
son jeu sincère et vibrant, en même temps que son sûr et harmonieux
effort, une âme encore proche et toute haute et toute vivante.

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  COMÉDIE-FRANÇAISE.--_La Veille du Bonheur_, comédie en un
  acte, en prose, de MM. François DE NION et G. BUYSIEULX; _le
  Stradivarius_, pièce en un acte, en prose, de M. Max MAUREY.

Rien n’est plus mélancolique qu’un renoncement. Il y a des renoncements
héroïques, il en est de piteux. Le héros--si héros il y a--que nous
présentent MM. de Nion et de Buysieulx n’a rien d’héroïque.

Poète célèbre et retiré du monde, il va se rencontrer avec une de ses
correspondantes, l’Américaine Minna Lorgant. Ils ont eu ensemble un
long roman par lettres, ils s’aiment, se plairont et s’épouseront. La
fatalité conduit au vague Palace, où ces deux êtres prédestinés se
vont aborder, une ancienne maîtresse du poète, une marquise sur le
retour qui le confesse--il s’appelle Huguin-Senonges--qui le raille,
qui, par dépit et par tendresse rosse, fait peser sur les épaules du
Céladon grison des cinquante-six ans, sa lourdeur, sa lassitude. Et
quand l’exotique admiratrice est venue, le poète, tout attendri, tout
saisi, tout passionné, n’ose pas se nommer, se déclare à peine, se
donne pour un autre et, meurtri, vieilli encore, si possible, blessé à
mort, laisse aller le délice tout proche et retombe à sa nuit: il y a
eu erreur sur la personne sinon sur l’âme: il n’est plus que l’ombre
de son génie et de son ombre. Il a peur de tout--et de soi--et mourra
solitaire.

Cette grisaille délicate, touchante, un peu pénible et élégante,
est jouée parfaitement, par M. de Féraudy qui s’est fait la tête du
regretté Sully-Prudhomme (à moins que ce ne soit celle de M. Camille
Pelletan), qui est ému, pesant, délicieux d’espoir, de résignation
et d’accablement, qui a la timidité la plus jolie et les nuances les
plus attendries; par Mme Devoyod (la marquise), terriblement avertie,
ironique et câline, trop jeune pour son rôle, et exquise, et par Mme
Piérat, qui est une Américaine très flirt, académique et littéraire,
inconsciemment féroce. Elle a un chapeau vertigineux. N’oublions pas M.
Berteaux, qui est un maître d’hôtel beaucoup trop chic, mais délicieux,
déférent et narquois.

Voilà pour le sentiment. Passons au comique. On sait le goût qu’a
M. Max Maurey pour le fait divers et combien il sait tirer parti
de la moindre situation et de la plus anodine aventure. Il aime
d’amour l’escroquerie pittoresque, et, après _M. Lambert, marchand
de tableaux_, où il avait dramatisé en joie l’infortune classique de
l’aliéniste Legrand du Saulle, il nous relate l’histoire légendaire
de l’humble violon, plus ou moins laissé en gage pour quelques sols,
reluqué par un riche amateur, acheté d’avance pour un stradivarius,
arraché à grand’peine et à grands frais à son légitime propriétaire et
qui reste pour compte à l’avide marchand, dupé comme il est juste.

Mais M. Maurey est bien trop fin pour avoir mis en scène le petit
Italien que nous connaissons. Il a inventé des escrocs sympathiques,
un vieil artiste bohème et un encadreur qui sort d’un de ses cadres,
en haut apparat; il a fait endosser la cupidité naïve du mercanti à un
antiquaire en pied; enfin, il a fait acheter le violon, à bénéfice, par
un passant dont nous n’avons cure. On rit--et l’on rit de tout le monde
et de personne, on rit pour les observations qui sont justes, pour les
mots qui sont drôles, pour tout--et pour rien.

M. de Féraudy est un homme inspiré et crapuleux, d’un tact, d’un
sentiment, d’une sensibilité presque sincères, inventif par gêne et
sans horreur dans le rôle de M. Flure; M. Paul Numa est un comte Krabs
(l’encadreur) d’une allure et d’un cynisme exquis; M. Hamel est une
poire, éclatant de suffisance roublarde; M. Croué est un M. Flack
(l’antiquaire) mielleux, obséquieux, hautain, criard, soufflant et
désopilant.

Mais où diable M. Maurey a-t-il rencontré cette espèce de marchand?
L’antiquaire ne propose pas: il dispose. Il n’offre pas: il laisse
choisir. Sa force, c’est sa nonchalance philosophe et calculatrice.
L’antiquaire du _Stradivarius_ est une figure de pure comédie. Et cela
n’est certes pas une critique. Au contraire!


  COMÉDIE-FRANÇAISE.--_Les Tenailles_, pièce en trois actes, en
  prose, de M. Paul HERVIEU. (_Reprise._)

Il y aura, dans quelques semaines, quatorze ans que nous applaudîmes,
pour la première fois, la pièce brève, âpre, mathématique et humaine
que la Comédie-Française vient de reprendre, parmi de neufs bravos et
une émotion rajeunie.

En septembre 1895, Paul Hervieu était, avant tout, un romancier.
Psychologue subtil, cruel et méticuleux, analyste précis et
pittoresque, il ne semblait pas fait pour le théâtre, malgré trois
batailles vaillantes et indécises. On sait le chemin difficile et
triomphal parcouru depuis, dans une ligne sévère, sans concessions,
conduisant, non sans rigueur et hauteur, le public où il veut.

Avec _les Tenailles_, le Théâtre Français nous offre la formule même de
l’auteur de la _Course du Flambeau_, le nid de ses idées et sentiments
dramatisés: c’est, dans l’histoire de Paul Hervieu, dans l’histoire du
théâtre contemporain, une date--et, heureusement, la pièce ne date pas.
Elle a peut-être plus frappé et plus étonné, même, qu’au premier jour.
Sa fatalité, sa dignité, sa simplicité, sa rapidité logique commandent
l’attention et l’admiration tout ensemble: on a tant à penser qu’on n’a
pas le temps d’applaudir.

Tout le monde connaît le thème de ce drame éternel. Irène Fergan est
l’épouse sans joie d’un gentleman sec et neutre, vertueux par orgueil,
fat pour soi-même, égoïste et insupportable, qui n’a que son droit à la
bouche, sans tendresse, sans cœur. Il est en fer, sinon en bois. Irène,
aimante et sensible, est plus malheureuse que les pierres. Désabusée,
désespérée, elle retrouve, par hasard, un ami d’enfance, le jeune
professeur Michel Davernier, apprend de lui qu’il l’a toujours aimée,
sent elle-même battre son pauvre cœur, s’avoue qu’elle l’aime. Et elle
l’aime si profondément, si purement, qu’elle se refuse à son mari qui
revient du cercle, aimable pour une fois, et qu’elle se verrouille,
laissant furieux Robert Fergan, qui jure: «Elle me le paiera!»

Et elle le paie. Elle s’est dérobée absolument à l’étreinte conjugale.
Le mari, pour la mater, va la mener en exil, à la campagne, au
diable. C’en est trop! Mais ce n’est pas assez! Michel, de plus en
plus amoureux, de plus en plus repoussé, va partir. Qu’il ne parte
pas! Irène divorcera et deviendra sa femme. Faux espoir! Le divorce
existe-t-il pour M. Fergan, homme bien pensant, homme du monde,
propriétaire? Non, non! Il est époux: il restera époux: tous les droits
sont pour lui. Il tient sa femme et ne la lâchera pas. Et l’infortunée,
défaillante, anéantie, criminelle sans être coupable, se donne à
l’infortuné Michel.

Dix ans ont passé, monotones; Irène n’existe plus que pour son jeune
fils, mièvre et délicat. Il n’y a plus de querelles dans le domaine
glacé et lointain. Mais Robert, soudain, veut mettre le jeune René en
pension. Alors, sourdement, fiévreusement, l’épouse blessée et brisée,
l’épouse muette retrouve sa voix et son cri: elle est mère. Et comme
Fergan s’obstine dans son immuable droit, elle finit par avouer, par
proclamer que l’enfant est le fils de Michel Davernier, mort phtisique,
qu’il a besoin de tous ses soins de femme et de mère, qu’il ne partira
pas. Et elle ne divorcera pas: elle a besoin d’un nom et d’honneur pour
René. Robert Fergan lui a refusé sa liberté à elle: il traînera le
boulet. Et tous deux, l’époux et la femme, grâce à la loi ironique et
féroce, demeurent face à face comme deux malheureux, comme deux damnés,
en présence de ce démon inconscient et caressant: l’enfant adultérin.

Cette conclusion douloureuse, nous venons de la voir dans
_Connais-toi_; mais la douleur à deux et à trois, et seul à seul,
n’est-ce pas toute la vie?

Cette œuvre d’angoisse, de style et d’âme, d’ironie exaspérée et de
pitié infinie et sobre n’a plus eu pour la servir la fièvre passionnée
et stricte de Le Bargy, le génie torturé, réveillé, aimant, griffant,
brave et sublime de Marthe Brandès.

Duflos est resté le mari tyrannique, omnipotent et effondré qu’il
avait créé en son entière perfection; Dessonnes est un professeur
trop mondain, un amant pas assez fatal, un phtisique un peu
soufflé: il aura plus d’assurance, et sa chaleur, son élégance, son
intelligence lui rendront l’élan, la grâce, la tristesse qu’il a eus
hier modérément; Siblot est excellent dans le rôle d’un beau-père
philosophe: c’est la nature même. Et Suzanne Devoyod a été charmante,
toute bonne, délicieuse de bonne humeur, de tact, d’émotion. Dans
le personnage d’Irène, Mme Lara m’a semblé trop constamment, trop
délibérément dolente et tragique. Ce n’est qu’un pleur, qu’un dégoût,
qu’un navrement: c’est l’amour dans les ruines et dans les larmes.
Au troisième acte, un peu trop poudrée, elle a trouvé une force et
une énergie qui ont d’autant plus porté qu’on ne s’y attendait pas.
C’est une interprétation nouvelle: on a toujours tort de faire des
comparaisons. En tout cas, elle a été belle, touchante et terrible.

Mais les _Tenailles_ ne doivent être jouées ou, plutôt, répétées en
public que quelques jours, ce mois-ci. C’est l’hiver prochain qu’elles
auront leur triomphe définitif et constant. Ce n’est pas une pièce
d’été.


[Bandeau]

  THÉATRE NATIONAL DE L’OPÉRA-COMIQUE.--_Solange_, opéra-comique en
  trois actes, paroles de M. Adolphe ADERER, musique de M. Gaston
  SALVAYRE.

Il n’est pas, au théâtre, d’époque plus pathétique, plus héroïque et
plus plaisante que la Révolution française. Elle offre des groupements
pittoresques et farouches, des chants et des tonnerres héroïques, les
épisodes les plus touchants. Sachons gré à M. Aderer, à M. Salvayre, à
M. Albert Carré, à M. Lucien Jusseaume, de nous avoir donné tous ces
agréments en vers faciles, en musique simple, alerte, caressante et
ferme, en belle et large mise en scène, en décors sincères, chatoyants
et nuancés.

Solange est la fille du marquis Benoît de Beaucigny. Elle arrive au
château de son père, après la fuite de ce dernier qui s’est décidé à
émigrer, avant d’avoir rencontré le fidèle valet Germain qui devait
la ramener. Elle tombe dans un désordre de piques, de carmagnoles,
de mousquets, de sabres, de hurlements et de désordre: les patriotes
sans-culottes--nous sommes en 1794--pillent les salons et les communs.
Puisque le marquis est parti, sa fille paiera pour lui. Non! Voici une
troupe républicaine qui va à la frontière toute proche. Le lieutenant
réclame la ci-devante. Ça, c’est farce! Le maire, tonnelier de son
métier, les marie. La horde s’en va. Les jeunes époux restent seuls
dans la nuit. Le lieutenant Frédéric Bernier taquine un peu la nouvelle
citoyenne Bernier qui s’effare. Mais il a promis de la sauver: il brûle
l’acte de mariage: son sang rouge n’a pas besoin de sang bleu; il va
le verser pour la Patrie. Solange s’émeut, s’attendrit. Le fidèle
Germain revient, admire, et les trois personnages se séparent, non sans
mélancolie, sans fierté et sans émotion.

Six ans ont passé. L’émigration a connu et connaît encore des jours
amers. Solange est employée chez sa tante, la chanoinesse, qui s’est
établie marchande de frivolités (ou modiste) à Worms. C’est une jolie
boutique peinte en vert, où l’on fait des chapeaux, où l’on conspire,
où le marquis apprend la grammaire française à de jeunes et gauches
Allemands, où le cousin de Solange et son prétendu, le comte de
Saint-Landry, enseigne aux grosses Allemandes les secrets de la pavane
et du menuet. Allemands, Allemandes, émigrés et émigrées s’en vont: il
s’agit de s’habiller pour le bal qu’on donne en l’honneur d’un général
français, de passage. Le voilà, ce général! Solange, demeurée seule, le
reconnaît: c’est Bernier, c’est son mari! Il ne la reconnaît pas, puis
joue et lui demande si elle a des enfants! Et lui? Ah! lui! il a eu
bien le temps! La mitraille! les bivacs! les blessures! les galons, les
étoiles à conquérir! On s’attendrit, on va se reprendre! Mais voilà le
farouche et intransigeant marquis, voici le fidèle Germain qui raconte
le mariage, la grâce accordée par le Premier Consul au beau-père du
général Bernier! Fureur de l’émigré! Et les gens reviennent avec des
fleurs. Au bal, au bal!...

Est-il utile de conter le dernier acte? Beaucigny, rentré à Paris,
prend de grands airs avec Bernier. S’il y a eu mariage, il faut le
divorce. Beaucigny conspire: Bonaparte va disparaître. Coup de foudre:
c’est la machine infernale de Saint-Réjant, rue Saint-Nicaise. Mais
le Premier Consul est sauvé. Après une longue et tendre explication
avec Solange, le général Bernier pardonne et aime. Le marquis, arrêté,
est relâché, juste après le temps d’avoir salué, à la Conciergerie,
le cachot de Marie-Antoinette. Émotion aristocratique et plébéienne,
consentement paternel, douceur exquise, patience et passions
récompensées. Solange et Frédéric, dûment et religieusement mariés--ne
sommes-nous pas à la veille du Concordat?--feront de petits sangs-mêlés
(rouge et bleu) qui seront dignitaires sous le Roi-citoyen.

C’était un thème familier et cher à notre excellent confrère Adolphe
Aderer; c’était, en quelque sorte, son «1807», un peu étoffé, en
vers aisés, en prose chantée. Notre vénérable et sympathique ami
Gaston Salvayre a brodé sur le livret une partition ample et souple,
d’une jeunesse, d’une science, d’une bravoure aussi sûres que sans
prétentions. C’est clair, bien sonnant et sans mystère. Une aventure
dansante et claironnante, où tintent des grelots, des clochettes et
des marottes, où des tambours et des clairons résonnent en sourdine,
où un écho de harpes et de tocsin lutte de discrétion, de charme
et d’intensité, des airs et des ensembles, des récitatifs, des
couplets satiriques, comiques et émus, une gentillesse éternelle
qui court, qui revient, une sûreté volontairement grise de rythme,
d’agrément, d’émotion contenue, une bonne humeur, au fond, qui
reste en mesure, voilà les éléments d’un bel et joli opéra-comique
d’antan, d’un opéra-comique à la française et qui nous rajeunit de
quelque soixante-dix ans. On jurerait voir au balcon M. Grisar qui
approuve, ainsi que la bonne Loïsa Puget, MM. Auber et Adolphe Adam
qui applaudissent cependant qu’à l’orchestre ce M. Berlioz se réserve
méchamment.

C’est une soirée délicieuse, avec des grâces un peu pâles, un peu
archaïques, qui eurent des lendemains. L’envahissement du château est
un tableau grouillant et gras où se distinguent M. Delvoye, un maire
sans-culottes très en écharpe, en voix et en cris, une infinité de
tricoteuses de campagne et d’énergumènes, et M. Gourdon, un cuisinier
épeuré jusqu’à l’épopée et inoubliable.

Le magasin de modes, au deuxième acte, est un enchantement. Il sort
avec ses demoiselles et ses clientes, d’un chapitre de M. Ernest
Daudet, d’une estampe de Marillier ou de Chodowiecki. Le divertissement
et les danses nous offrent les poses les plus gracieuses, comme malgré
elles, les robes les plus seyantes et les plus jolies écharpes. Et
lorsque Mlle Vallandri (Solange) chante, accompagnée par ses compagnes,
le «Combien j’ai douce souvenance», de Chateaubriand, tous les yeux
se mouillent de larmes. Il y a là un effet simple de nostalgie et
d’émotion, un patriotisme sans phrases, un rien de regret infini qui
sort d’échos de vieilles rondes de France qui sont du plus grand art.

M. Francell manque un peu d’autorité dans un rôle de général: il a la
jeunesse la plus souriante, la plus harmonieuse; M. Allard (le marquis)
a une voix généreuse dont il fait ce qu’il veut; M. Cazeneuve (Germain)
est un comédien très habile et qui chante juste; M. de Poumayrac
prête ses grâces de ténor à un Saint-Landry frivole et pleutre et Mme
Judith Lassalle est une chanoinesse de manières nobles, d’afféterie
et de fureur agréables, souple de voix et de comique. Elle a été très
applaudie.

J’ai dit que Mlle Vallandri avait eu un grand succès d’émotion. Elle
fut aussi très dédaigneuse, très attendrie, très discrète et eut un
triomphe en nuances--comme l’œuvre entière, au reste. Il ne faut
crier ni à la révolution ni à la réaction. Il s’agit d’applaudir un
opéra-comique de la bonne époque, de tout plaisir et de tout repos,
bien chanté, bien habillé, bien campé et qui fait le plus joli honneur
à Gaston Salvayre, vétéran chevronné de l’école française.

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[Bandeau]

  THÉATRE DU CHATELET (saison russe).--_Le Pavillon d’Armide_,
  ballet en un acte et trois tableaux, de M. Alexandre BENERS,
  musique de M. N. TCHÉRÉPNINE; _le Prince Igor_, opéra, de
  BORODINE; _le Festin_, danses, musique de RIMSKY-KORSAKOW,
  GLINKA, TCHAIKOVSKY, et GLAZOUNOW.

M. Pierre d’Alheim a publié, il y a un peu plus de douze ans, un
livre intitulé: _Sur les Pointes_, qui était l’histoire de toutes les
Russies et de la cour de Russie, vivante, illuminée par les éclairs,
les zig-zags, le foudroyant et changeant enchantement des pas et des
jetés-battus, des danses et des danseuses et qui était l’épopée intime,
galante, souriante et sanglante de ce qu’on appelle le corps de ballet.
Eh bien, les ivresses chorégraphiques qui ne peuvent s’expliquer que
par l’immensité morose de ce pays infini de glace et de feu pâle, les
joies à la fois âpres, cassantes et caressantes, le délice naïf et
doux, sauvage et presque animal, emporté et alangui, s’enfonçant dans
la terre pour avoir des racines et se jetant au ciel pour retrouver
ses ailes, le délice piétinant, lancé, envolé, tournoyant et planant,
la volupté pâmée, frémissante et sifflante, lassée et insatiable, la
fièvre de mouvement et la volonté d’immobilité plastique, la rage
tourbillonnante et ahurissante, la frénésie des talons à éperons et
la soif d’étoiles, nous avons eu tout cela, en plein Paris, à trois
pas du Palais de Justice, dans un moutonnement, un _crescendo_, une
poussée, un hourvari de musique bêlante, ululante, berçante, crissante,
criante, douloureuse et enveloppante, de musique âpre et rauque,
gémissante et violente, dans un hourvari de tous les sentiments, de
tous les appétits, de toutes les couleurs, de tous les bruits où le cor
et la flûte, le tambour et la harpe donnaient l’assaut à notre goût
et à notre cœur et où nous finîmes par être abîmés de plaisirs et de
séduction, d’admiration quasi animale et de trouble exquisité: ce fut,
ce sera un éblouissement pailleté et perpétré, une acrobatie multiple
et artiste, un rien inoubliable.

On ne me demandera pas, après cette _ouverture_, de détailler les
livrets.

_Le Pavillon d’Armide_ est, proprement, un cauchemar, ou plutôt une
boîte à cauchemars où l’horloge lâche le temps et sa faux, le sujet de
bronze, les heures en tutu, que sais-je? Un voyageur devient Renaud
qui danse éperdument avec Armide--et ce sont des écharpes, des rois
de légende, des diablotins, des Polonais, des nègres, des Maures, des
guerriers et des esclaves, des odalisques et des eunuques, tout cela
dans les plus fines sourdines et les plus sinistres tracas, parmi le
plus grand luxe de lumières violettes, jaunes et pourpres, qui font des
ventres de salamandres et des halos de spectres.

M. Mordkine a déployé dans ce spectacle une émotion et des jambes
appréciables; Mlle Karalli, impérialement belle, a les attitudes, les
dédains, les grâces les plus sveltes et les plus rapides; M. Nijinsi
a été mieux qu’un prodige et un bolide: un saisissement. Il est ailé
et rebondissant; c’est, en dépit d’un visage aigu, Adonis lui-même, en
muscles et en chair qui joue à redevenir dieu et qui hésite avant de
retourner à la terre: il se joue de toutes les lois de l’équilibre et
n’est qu’harmonie, force, grâce et merveille.

Il a retrouvé son triomphe dans une suite de danses, _le Festin_,
qui est comme un pot-pourri des plus célèbres compositions russes et
autres. Ce ne furent que saluts, entrées, czardas et mazurkas, pas
hongrois, amples habillés, peuplés, classiques et diaboliques, semés
de poignards et d’empoignades, de délicatesses et de brutalités, de
sourires et de menaces, pleins de sang, de fièvre, d’étreinte et
d’envol. Dans un _trépak_ de Tchaïkowsky, M. Rosay fut stupéfiant de
force à la fois ramassée et légère, de férocité harmonique, d’épilepsie
jolie et divine. Mais les centaines de danseurs et de danseuses
auraient droit aux plus vifs éloges--et la place manque.

Dans _le Prince Igor_, on entend Mme Petrenko chanter la cantilène
la plus sauvage et la plus prenante, la plus nostalgique, la plus
sensuelle, où il y a de la chatte, de la tigresse, de l’ange exilé et
de l’étoile tombée des cieux: c’est rauque et quasi religieux, asiate
et préhellénique. MM. Charonow (qui a la tête de M. Tristan Bernard),
Smirnow et Zaporojetz ont les voix les plus chaudes et les plus
sympathiques. Et dans les ballets sans fin que le Khan vainqueur offre
à Igor, prisonnier, pour le consoler de sa captivité, il y a une danse
des archers d’une science, d’une spontanéité, d’une habileté virile et
professionnelle insensée.

Mais pourquoi louer? Je le répète: c’est un enchantement. Tous les
costumes, toutes les coutumes de toutes les Russies et de toutes les
légendes, les rythmes les plus lointains et les plus nouveaux, les
combinaisons les plus inattendues, les danseuses et les danseurs les
plus éminents et les plus énamourés de leur art, se surpassant pour
nous, entrant, sortant les uns des autres, s’enlevant, retombant, en
mousse d’idéal, en lumière de soleil, impondérables et athlétiques,
une musique d’ivresse et de délice, voilà le premier spectacle que
nous offre M. Gabriel Astruc. J’allais oublier, dans ce spectacle,
l’assistance si dense, qu’il y avait quatre notoriétés pour se disputer
un fauteuil, l’encorbeillement du balcon où il y avait tous les yeux,
toutes les gorges, tous les cheveux, toutes les épaules, toutes les
pierreries de Paris et d’ailleurs, les loges où il y avait toutes
les Altesses, toutes les Excellences et jusques à l’ambassadeur de
Russie, toute la salle, enfin, si rutilante et débordante de gloire, de
richesse et de splendeurs que, par comparaison, le camp du drap d’or
ne semblait plus qu’une sorte de kermesse de banlieue ou de foire, à
Nijni-Novgorod.

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  THÉATRE NATIONAL DE L’OPÉRA.--_Bacchus_, opéra en quatre actes
  et sept tableaux, poème de Catulle MENDÈS, musique de M. Jules
  MASSENET.

Bacchus est un dieu qui déborde l’Olympe; sa légende dépasse et culbute
toutes les légendes; son cortège bruyant, harmonieux, glorieux et
insane est infini parmi les siècles et l’éternité. Le héros lui-même,
si on le débarrasse de toutes les gloses de ses poètes, des mille
pédanteries de Nonnos le Panopolitain et autres, du poids de ses
mystères et des cérémonies plus lourdes que profondes de ses fidèles,
femelles et mâles, est un mythe plus ou moins solaire, une entité
asiate et grecque, un symbole tout grossier et tout pur, où il y a
la guerre et la paix, le trouble et l’harmonie, le rêve hésitant et
titubant, qui est le prolongement et l’ombre éclatante de la vie, et la
vie surtout, la vie totale, la vie pensante, clamante et vivante, la
vie sonore et guerrière, la vie-lumière, la vie-amour, la vie-délices,
la vie qui prend à la terre-déesse et aux fruits divins de la terre le
secret de la force-joie et de la toujours adolescente immortalité.

C’est un Prométhée d’allégresse et de sérénité passionnée qui fait
jaillir du sol le feu du ciel, qui apprend à Jupiter, son père, et aux
dieux ses proches, des voluptés nouvelles après en avoir fait hommage
aux hommes: c’est le consolateur et l’initiateur, c’est le véritable
créateur de l’existence humaine.

Catulle Mendès n’a pas eu la prétention de jeter sur les planches la
carrière multiple, contradictoire et millénaire du dieu, ses fastes et
ses frasques, sa gloire vermeille et brouillée; tous les théâtres du
monde n’y auraient point suffi. _Bacchus_ n’est que la seconde partie
de cette _Ariane_ que l’on acclame depuis près de trois ans; de cette
_Ariane_ héroïque et mélancolique, harmonieuse et désolée qui était une
enfant préférée de sa verte et active vieillesse et à qui la musique
inspirée de Massenet avait tressé, à travers les siècles et les plus
rares poèmes, la plus suave couronne de lumière et d’ambre chantantes;
de cette _Ariane_ de tendresse géniale et de sublimité dévouée que nous
avons laissée, abandonnée et expirante sur les bords de l’île de Naxos.
Disons tout de suite que l’œuvre nouvelle joint, en perfection, l’œuvre
d’hier et que, plus riche en efforts et en effets, plus difficile
parfois, bigarrée d’accords, de sentiments, de réalisations mélodiques
et symphoniques inespérées, âpre et chaude, câline et féroce, exotique
et classique, débordante de fougue, d’ampleur et de majesté, elle
apporte à sa jeune aînée, dans ce diptyque de nuances et de relief,
tout le mystère de l’Orient, toute énergie et toute fatalité.

Le premier tableau représente les Enfers. Dans ce paysage désolé
les ombres grouillent, inquiètes et grises. Seule lumineuse dans
le pâle rayonnement de son atroce grandeur, toute blanche dans la
nuit, Perséphone songe à la terre qu’elle ne connaît plus depuis si
longtemps, s’attendrit au souvenir des fraîches roses que lui apporta,
naguère, Ariane «l’épouse au grand cœur». Elle s’inquiète de son destin
et la parque Clotho interroge le fuseau des jours et peut rassurer un
peu la souveraine infernale. Soudain un cri: le fil s’est cassé et
c’est la terreur qui souffle, inimaginable, dans l’antre des terreurs.
Lamentations. Mais une splendeur jaillit dans la ténèbre: c’est le
dieu Antéros, un surdieu qui, ému de la sensibilité de Perséphone, lui
révèle le destin d’Ariane, unie à Bacchus, et qui, les Enfers ouverts
pour un instant, fait apparaître le bateau sur lequel Bacchus, ayant
pris la figure et l’apparence du fuyard Thésée, a embarqué la délaissée.

Ce n’est plus le char traîné par des lions de la légende et Bacchus ne
ravit plus Ariane vers les cieux: il l’entraîne aux Indes.

C’est déjà l’Inde bouddhique qui pousse l’austérité et l’abnégation
jusqu’au jeûne et à la macération. Les moines sont atterrés de la
venue de cette troupe, de cette horde porteuse de joie et d’ivresse
et la reine Amahelli s’exaspère: on voit passer sur une sorte de pont
la tumultueuse avant-garde du délicieux conquérant; on déchaînera
contre cette invasion de lumière et de pensée joyeuse la sombre masse
des brutes, des singes innombrables des forêts. Mais les voilà, les
messagers, les apôtres d’ivresse: dans un cortège fervent, Bacchus est
traîné sur un trône, Ariane couchée à ses pieds; il se dresse, vêtu
de lin, cuirassé de peau de tigre, drapé de pourpre étoilée d’or; il
se glorifie d’avoir donné au monde la vie, la joie, l’amour; clame à
pleine voix sa gloire:

    _J’ai massacré la nuit...
    Et j’ai tué la mort!..._

et c’est le triomphe enamouré, heureux et dansant.

Mais voici des stridences gutturales, des bruits de rocs brandis et
assénés, l’écho d’une lutte inégale et inhumaine, le répons de petits
cris sourds à la phrase de guerre: «J’ai massacré la nuit» qui clame de
moins en moins haut, qui devient désespérée et qui meurt cependant que
la nuit bestiale prend possession du champ de bataille, dans le plus
lourd et le plus sanglant silence.

Cette victoire n’en est pas une. Visitant avec ses derviches et ses
soldats, les ruines héroïques, la reine Amahelli est touchée de la
grâce: l’irrésistible Bacchus, sortant à peine de son agonie, l’a
subjuguée. La vue d’Ariane évanouie la frappa de jalousie: qu’elle
meure! puisqu’elle est très belle et qu’elle est l’épouse. Mais sur
la terrasse de son palais, Amahelli est plus encore l’esclave du dieu
prisonnier, triomphant dans les fers et qui l’oblige, quoi qu’elle en
ait, à servir Ariane.

Bacchus est le maître: il instaure son culte: ce ne sont que danses,
initiations, tumultes et joie, parmi des pampres et des ruissellements
orgiaques.

Pourtant, il s’en va porter chez des Barbares son secret de lumière
et sa claire victoire: Amahelli et Ariane songent ensemble au héros,
comme deux épouses fraternellement enamourées, mais la jalousie la plus
atroce reprend la reine: Bacchus va revenir et c’est Ariane qui est
la préférée. Elle a une invention effroyable: Bacchus doit mourir si
quelqu’un ne prend pas sa place sur le bûcher qu’on lui prépare. Ariane
n’hésite pas: elle se sacrifie une fois de plus et, après les plaintes
les plus douces et les plus suaves adieux à la vie, elle se laisse
envelopper du voile noir et va à la mort. Et Bacchus, qui revient, ne
trouve qu’Amahelli, Amahelli caressante et perverse, qui s’offre. Mais
à toutes ses supplications, le dieu, terrible, ne répond que par ces
mots: «Femme, qu’as-tu fait d’Ariane?» Et quand il rejoint, trop tard,
Ariane, qui s’est poignardée sur le bûcher, il ne peut qu’appeler la
colère de son père Jupiter, que voir le gigantesque coup de tonnerre,
la foudre qui abat Amahelli, qui enlève le bûcher,--et l’apothéose où
Ariane trouve enfin son juste séjour, l’Olympe.

Je n’ai pas tâché à rendre la variété, la force, la grâce, le
pathétique de cette musique de sentiments, de cœur et d’âme où
la prière, l’épopée, la passion, la tendresse et le désespoir se
succèdent, se mêlent, s’étreignent, où les sonorités épuisent leur
paroxysme, où les pleurs et la tristesse, de sourdine en sanglots,
font du thème le plus savant, le plus naïf, le plus touchant murmure.
Avec une conscience inspirée, M. Massenet a reconstitué ou inventé des
rythmes sauvages, pis que tziganes--et les plus célestes mélodies.
Et, dans cette œuvre qui a une auguste mélancolie en raison de la
perpétuelle image de la mort et du souvenir trop présent, hélas! d’une
trop proche catastrophe, la vie finit par triompher, en harmonie et en
beauté.

L’interprétation est merveilleuse. Muratore est Bacchus lui-même,
jeune, éclatant, triomphant, nimbé d’amour et de joie féconde: sa voix,
son geste, sa foi, défient toute perfection. Mlle Lucienne Bréval
est une Ariane de délice et de fatalité: elle a les accents les plus
puissants et les plus tendres, un don de son âme constant et chantant,
une grâce à la fois sculpturale et olympienne, une humanité émouvante
et édifiante: c’est du plus grand art.

Mlle Lucy Arbell est une Amahelli forcenément passionnée et tragique,
de voix ample et savante, de mouvement juste, de conviction éloquente
et prenante: elle a sauvé un rôle écrasant. Mme Laute-Brun est une
confidente très dévouée et très en voix. M. Gresse est un révérend très
imposant, et d’un timbre qui remuerait les pires cavernes.

Dans les rôles parlés du premier tableau, Mme Renée Parny a incarné, si
j’ose dire, une superbe Perséphone, tragique d’attitude, bien disante,
émue, majestueuse et toute-puissante malgré soi, Mme Lucie Brille a été
la plus vibrante, la plus virile, la plus séduisante Clotho et M. de
Max est un Antéros plus dieu encore que le surdieu.

Mais, dans ces décors de pittoresque, de rêve et d’infini, parmi
des costumes magnifiquement anachroniques (mais Titien donna-t-il à
Bacchus et aux siens leurs vêtements véritables?), dans un grouillement
inimaginable de guerriers, de bacchantes, d’indiens, de satyres et
de faunes, le ballet a été aux nues avec cette incomparable Zambelli
aérienne, charmeresse, qui, dans sa grâce, dans sa noblesse, dans son
tourbillon divin, est un souffle de délice et qui laisse, dans la
salle, chacun des spectateurs haletant et enthousiaste, le cœur purifié
et l’âme emplie d’ailes!

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  THÉATRE NATIONAL DE L’OPÉRA.--_Le Vieil Aigle_, opéra en un acte,
  paroles et musique de M. Raoul GUNSBOURG.

Dans l’enchantement et l’éblouissement du gala de la Presse où,
entre autres merveilles, nous eûmes l’unique et vrai duo de _Roméo
et Juliette_ avec Smirnow et Lipkowska, _le Vieil Aigle_ de Raoul
Gunsbourg prit dans ses serres puissantes le cœur et l’âme de Paris.

On avait déjà applaudi à Monte-Carlo cet opéra rapide, chaleureux et
nerveux. On le connaît. C’est une œuvre brève, intense, brutale et
passionnée. Poète et musicien tout ensemble, l’auteur s’est interdit
tout développement, toute digression. Il frappe. Il happe l’émotion et
le pathétique. Il a enveloppé étroitement la situation la plus étrange
et la plus féroce, les sentiments excessifs, le pathétique le plus
humain et le plus inhumain. C’est une gageure et un tour de force de
simplicité, c’est la crise, une crise de grandeur et de douleur, de
sublime souffrant et saignant.

Tout lutte, le sentiment et l’appétit, la tendresse et la fringale
charnelle, et la musique de Gunsbourg naît avec son poème même, sans
recherche, mais non sans trouvaille (ou retrouvaille), spontanée, au
petit bonheur, dans un grand souffle de fatalité, riche de couleurs et
de nuances, révélatrice, énergique, psalmodique et tendre, désespérée
et frénétique, rauque et fervente, toute sensualité et toute douceur.

La rivalité amoureuse et fougueuse du vieux Khan Asvad el Moslaïm et
de son propre fils Tolaïk autour de la jolie esclave Zina, la misère
physique et morale du vieux chef gigantesque qui a juré de donner à son
fils tout ce qu’il demanderait, sa magnanime et effroyable résignation,
le pacte de mort conclu entre les deux hommes pour la dolente et
charmante proie, les câlines effusions de Zina et son ensommeillement
enchanté vers la mort, la tristesse surhumaine du Titan esseulé, c’est
un seul thème mélodique où il y a le déchaînement de la sensibilité
humaine exaspérée, les paroxysmes de la passion, de l’harmonie et
du lyrisme mélancolique. Dans les phrases chantées et les phrases
tues, les états d’âme éclatent, les artères battent, la furie sourd:
c’est la chair qui crie, c’est l’instinct contre le bonheur et la
bonté--et c’est simple, invinciblement. Chaliapine a été un formidable
et douloureux Asvad: sa voix d’une profondeur et d’une autorité
changeante et incalculable; sa mimique éloquente, son geste inspiré,
la sincérité de son expression, tout a été aux nues: il a interprété
_le Cantique des Cantiques_, _l’Ecclésiaste_ et _le Miserere_ ensemble:
c’est prodigieux. Rousselière, dans le rôle ingrat du fils Tolaïk,
a eu les accents les plus forcenés et les plus harmonieux, l’ardeur
la plus sauvage, le désir le plus vrai et le plus inhumain. Quant à
Mme Marguerite Carré, pâmée, aimante, s’abandonnant, caressante et
lentement, suavement mourante, elle a été le charme, la grâce, la
mélodie triomphante.

Il n’était que temps, après les bravos et les acclamations, de
laisser la place à l’admirable Bréval, à l’ensorcelante Cavalieri, à
l’impérieux Muratore: ç’allait ressembler à une prise de possession à
l’Académie nationale de Musique...

Et Léon Jehin a conduit _le Vieil Aigle_ à la victoire,--de tout son
cœur.

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  THÉATRE DU CHATELET (saison russe).--_Ivan le Terrible_ (_la
  Pskovitaine_), opéra en trois actes et cinq tableaux, de M. N.
  RIMSKY-KORSAKOW.

Que ce soit du ballet ou de l’opéra, la musique russe est tout
mouvement et tout frisson: lente ou saccadée, populaire ou religieuse,
elle reste rire ou sanglot: dramatique, enfin. Le rêve même, l’extase
et la prière sont réalistes: partant, du sentiment profond, physique
dans le mysticisme et la métaphysique, de la vie sonore, forcenée,
alanguie et brutale, un instinct qui s’attache à la terre et traduit
les cieux, avec des ailes, du bronze, du fer, de la misère, de l’amour
et la grande ombre aveugle et sourde de la fatalité.

Ivan le Terrible était plus désigné que personne pour faire triompher,
en France, un peu d’avance, l’art lyrique de sa patrie. Heureusement
le poème de Meï (auquel le comte Stanislas Rzewuski vient de rendre un
juste hommage) et l’opéra de Rimsky-Korsakow ne nous rendent pas tout
son personnage, à la fois Attila, Louis XI, Néron, Napoléon, Cipriano
Castro et Barbe-Bleue. Il ne s’agit que d’une anecdote passionnée et
héroïque qui relève du _Prophète_, de _la Muette de Portici_, de _la
Juive_ et de _Roméo et Juliette_.

Cela se passe deux ans avant _les Huguenots_, en 1570, à Pskow. En
attendant Ivan le Terrible, qui rôde par là en soumettant les villes
libres et en passant tout au fil de l’épée, la jeune princesse Olga
Tokmakow, fille du maître de la cité, joue avec les compagnes de son
adolescence, reçoit son amoureux, Toutcha, et échange avec lui les plus
harmonieuses et dolentes caresses. Hélas! on la doit faire épouser
par le sinistre boyard Matouta. Les deux amoureux s’attristent et
s’enfuient: voici le père et le fiancé. Et le père apprend au fiancé
qu’Olga n’est pas sa fille: elle est née de sa défunte belle-sœur, Véra
Chéloga et d’un seigneur non dénommé. Mais qu’importent les secrets de
famille? Le tocsin gronde et gémit, la peur, la colère, la dignité, le
besoin d’indépendance agitent le peuple sur la place publique: en vain
Tokmakow veut donner la ville au tsar Ivan qui vient comme la foudre.
On résistera. Toutcha, ulcéré, prendra le commandement de ceux-là qui
ne veulent pas être esclaves. Sa jeune voix s’élève pure et haute, et
la grande voix de la Liberté, de la Liberté héroïque et acharnée chante
dans les centaines de gorges, dans les âmes et dans les gestes de ses
troupes improvisées, résolues et gravement enthousiastes. Cependant
l’autocrate arrive. Tout le peuple l’attend à l’entrée de la ville. On
prépare le pain et le sel et Olga, fort marrie de n’avoir plus de père,
espère furieusement le conquérant. Les images sacrées passent, dans un
brouhaha de respect, l’angoisse augmente: des soldats brandissent des
fouets, la terreur gagne et le cortège d’invasion commence, se déroule,
interminable, pittoresque et farouche: hommes de pied, pertuisaniers,
lansquenets et anspessades, seigneurs et bourreaux, jusques à Ivan,
casqué, cuirassé, en ors, en acier et en pourpre, brandissant son
cimeterre sur son cheval blanc d’écume, entre deux autres cimeterres et
deux autres chevaux blancs d’écume (à la vérité, les cimeterres et les
chevaux sont très sages).

Le Terrible est descendu de son cheval et est l’hôte de Tokmakow. Il se
défie de tous et de tout et joue plus des yeux que des dents, mais la
vue d’Olga le trouble et le ravit: il apprend quelle fut sa mère: il se
signe: Olga est sa fille, sa fille à lui, et une douceur inespérée lui
inonde le cœur et l’âme et fait presque couler un premier pleur parmi
les ondes de sa barbe bifide.

Des accords sauvages et touchants nous apprennent qu’Ivan, pour honorer
son hôte, va tuer des bêtes dans ses forêts et que de jeunes vierges
s’émeuvent et prient. Puis le tsar nous est rendu, sous sa tente,
méditant, creusant l’Apocalypse, devinant l’Histoire, formidable et
mystique. Mais des histoires de famille l’arrachent à l’Histoire. Olga
a été enlevée par le traître Matouta. Ivan se fait amener le piteux
ravisseur, le terrorise, le rejette au néant et, sa fille recouvrée,
s’abandonne à toutes les malices, à toutes les tendresses, à toutes
les délices de la paternité. Horreur! horreur! le duo câlin est
interrompu. On entend une marche guerrière et rebelle: le Terrible fait
donner la garde! Et Olga qui a reconnu la voix de son aimé Toutcha,
Olga qui perçoit l’arquebusade et l’adieu déchirant du pauvre chef de
la Liberté va le rejoindre dans la mort: Ivan ne peut plus embrasser
que le frêle cadavre de sa fille, s’abîmer de détresse dans sa
victoire et bêler, tyran triomphant, parmi les larmes des Pskovitaines
asservies, sur l’âme blanche de la colombe envolée et sanglante!

Enjoué, tremblant et féroce, très riche en nuances et en relief,
débordant de morceaux de bravoure, d’hymnes, de sonneries et de
tonnerres, de symphonies et de cantilènes, l’opéra de Rimsky-Korsakow
a des saveurs de terroir et une ampleur savante, une gradation, un
effort sans peine du plus sûr effet. Et sa suprême gloire, hier, était
de rendre à l’élite de Paris l’immense et unique Chaliapine, nature et
caractère, à la fois tragédien, comédien et chanteur, basse sublime,
mime prodigieux, Tamagno, Novelli et Séverin, qui a du _creux_, du cœur
et de l’âme.

Il a eu toute majesté, toute inquiétude, toute fureur et tout
accablement: ses traits circonflexes, sa bouche en arc, ses cheveux
longs et rares, ses yeux aigus, sa voix, tout est barbare, auguste, pis
qu’impérial et fatal: c’est forcené et harmonieux.

Mais, à côté de ce triomphateur attendu, il faut citer la pure voix,
le jeu charmant et émouvant, les attitudes simples et parfaites de
Mme Lipkowska (Olga), qui est un délice tragique; la chaleur tendre
et courageuse du ténor Damaew (Toutcha); la grandeur simple de Mme
Petrenko, et MM. Kastorsky, Charonow, Danydow qui sont parfaits. Il
ne faut surtout pas oublier les chœurs variés, emportés, vibrants,
vivants qui sont d’ensemble et infinis et qui, après un jeu inouï,
dans l’ivresse des applaudissements, s’en vont, filles et garçons,
chercher des messieurs en habit noir qu’ils amènent de force, se faire
acclamer et qui sont M. Tchérépnine, le chef d’orchestre; M. Ulrich
Ananek, le chef des chœurs; M. Sanine, le régisseur. Vous verrez qu’ils
traîneront devant la salle en délire leurs directeurs Serge de Daghilew
et Gabriel Astruc, qu’ils les martyriseront et que, avec la complicité
du sous-secrétaire d’Etat aux Beaux-Arts, ils les mettront en croix.

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[Bandeau]

  THÉATRE ANTOINE-GÉMIER.--_La Clairière_, pièce en quatre actes,
  de MM. Maurice DONNAY et Lucien DESCAVES. (_Reprise._)

Nous avions, depuis bientôt neuf années, gardé de _la Clairière_ le
souvenir le plus fort, le plus charmé et le plus ému: c’était un drame
neuf, courageux et pittoresque qui restait gravé dans notre mémoire
avec les visages, les attitudes, l’âme visible et en relief d’André
Antoine, de Suzanne Després, d’Eugénie Nau--et tant d’autres!

M. Firmin Gémier, qui y avait trouvé un de ses meilleurs rôles, a eu
l’élégante pensée de reprendre la pièce. Et les auteurs, pour n’être
pas de reste, ont eu la conscience et la coquetterie de la rafraîchir,
de l’élaguer. Ils ont coupé un acte qu’ils jugeaient inutile, à
l’ancienneté, et l’ont distribué à même les autres. Ils ont rajeuni
les _airs_ qui égayaient et occupaient la scène, ont ajouté des
plaisanteries d’actualité; il faut louer le zèle désintéressé de ces
deux maîtres scrupuleux jusqu’à l’abnégation. Ce n’est, au reste, pas
aux lecteurs du _Journal_ qu’il est besoin de vanter Lucien Descaves,
sa générosité infatigable, documentée et ingénieuse, et Maurice Donnay,
qui pousse l’esprit au cœur, à l’âme--et plus loin.

On connaît leur première œuvre dramatique, en collaboration, _la
Clairière_. Il s’agit de braves gens qui, dégoûtés de la société, se
sont retirés du monde. Un vague et ironique bienfaiteur, le sieur
Mouvet, a légué au camarade Rouffieu une terre, une ferme, des biens,
en espérant bien que ce Rouffieu s’y casserait les bras et les jambes,
y compris ses convictions.

Rouffieu, communiste sublime et fervent, a des compagnons et des
compagnes, des ménages plus ou moins réguliers, des gens de tous les
métiers qui travaillent les uns pour les autres: c’est la plus active,
la plus noble, la plus simple fraternité. On se permet même le luxe
de recueillir un vieux mendiant infirme, le père Nu-Tête, de s’offrir
ou d’offrir aux enfants des ménages divers une institutrice, Mlle
Souricet. L’artiste ébéniste Collonges dessine à tous des armoires
en nouveau style et, bientôt, la colonie, la libre colonie, aura son
médecin, le savant docteur Alleyras, le piano de la doctoresse Alleyras
qui accompagnera les chansons allègres du peintre en bâtiment Poulot,
dit Caporal, et de la blonde et vibrante Mme Rouffieu.

Mais, naturellement, tout se gâte. Ces hommes et ces femmes ne sont
pas venus au désert libres de toute entrave, libérés de tout préjugé
civique et humain. Mlle Souricet est venue parce qu’elle était enceinte
des œuvres du jeune Verdier, fils d’un conseiller municipal patelin et
venimeux; les Alleyras s’y réfugient parce qu’ils sont persécutés par
le même édile; le paysan garde son avarice, l’ouvrier son ivrognerie,
le peintre trouve que ça manque de femmes, les femmes s’ennuient et se
jalousent, Mme Rouffieu veut tâter de Collonges qui aime, qui finit
par aimer Hélène Souricet et ça finit par du vilain: elle le dénonce
comme insoumis. Dans les haines, dans les malentendus tragiques, dans
les coups, la Clairière s’émiette, se dissocie, les ménages mêmes ne
résistent pas: c’est la ruine, c’est l’exil, et les pauvres gens ne
peuvent, pour se venger, qu’écraser le buste de l’ironique bienfaiteur,
le regrettable Mouvet.

Il ne leur a manqué que quelques siècles de moins: ils eussent fort
bien fait comme anachorètes, avec de la foi--et sans femmes!... Mais,
au jour d’aujourd’hui!...

Ou plutôt hier... Car la pièce est déjà historique, sinon classique.
Ces temps-ci, les colonies libertaires sont mortes de leur belle mort:
tout est au syndicalisme. Et puis, il y a une thèse, ou mieux une
démonstration. Le père du docteur Alleyras fait une preuve par neuf ou
une preuve par zéro du néant de la conception communiste, il y a trop
de personnages qui entrent comme dans une revue de fin d’année, Lucien
Descaves a mis un peu beaucoup d’économie politique, d’observation
sociale, de dissertation animée et probante, Maurice Donnay, à des mots
exquis, à des à-peu-près profonds, prophétiques et immortels, a ajouté
des _mots_ tout court et des à-peu-près d’à-peu-près.

L’action, toutefois, est prenante et l’œuvre sera très applaudie,
comme elle l’a été. M. Janvier a moins d’autorité qu’Antoine. Il est
excellent, sans plus, dans le rôle de Rouffieu. M. Marchal est très à
son aise dans le personnage d’un vagabond caduc, charmant et ébahi; M.
Flateau est un peintre très excité et très chantant; M. Maxence est un
rustre avaricieux et exact; M. Denevers est un fort congruent ivrogne;
M. Bouyer, un docteur Alleyras très noble; M. Colas, un Alleyras
père cordial, majestueux et sceptique, et M. Clasis, un conseiller
municipal insinuant, tyrannique et vaseux. M. Gémier a repris son rôle
de Collonges avec un véritable amour. Il y a des dédains, des effets
en dedans, un orgueil inquiet, un sentiment grandissant, une sincérité
chaleureuse qui se défend, une explosion tendue, des révoltes, tout
cela dans de la sobriété, de la tenue et comme malgré soi.

C’est Mme Van Doren qui tenait le rôle d’Hélène Souricet. Elle y est
parfaite. Sa pudeur défaillante, sa bonté, son pathétique anguleux
sont du grand art; Mme Cassive est un sourire blond qui chante, qui
ne trahit qu’à regret--et comme on comprend mal qu’on la refuse! Mmes
Lécuyer, Massard et Dinard ont un pittoresque personnel et varié.
Enfin, Mlle Lavigne est la joie de la soirée. Elle a un chapeau, un
sourire, des yeux, des bras, inimaginables: c’est toute la farce et
toute la nature.

Des enfants grouillent, descendent des escaliers pas à pas, ouvrent des
bouches grosses comme des groseilles et ânonnent des rondes au bord des
champs: saluons, c’est la Clairière de demain qui passe.

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  THÉATRE DE LA PORTE-SAINT-MARTIN.--_Lauzun_, pièce en quatre
  actes, de MM. Gustave GUICHES et François DE NION.

La grande Mademoiselle est une héroïne mi-partie tragi-comique, ainsi
que l’on disait à son siècle, le dix-septième de l’ère chrétienne.
Travaillée du sang de son grand-père Henry le Grand, brouillée de
l’humeur de son père Gaston d’Orléans, poussée aux actions extrêmes,
entêtée de grandeur et d’action, irritée de son sexe, enragée de son
tempérament, attachée à sa grandeur vaine, à ses biens immenses et
morts, elle finit longuement, après avoir tiré le canon de la Bastille
contre son présomptif époux Louis XIV, après avoir refusé la main de
Charles II d’Angleterre, d’un roi de Portugal, voire--si l’on veut--de
l’empereur d’Allemagne, par épouser peu ou prou un cadet de Gascogne,
Nompar de Caumont, comte de Lauzun, par se résigner à des caresses
disputées, loin des honneurs, loin de la cour, parmi des horions et
des avanies, ayant, au reste, passé l’âge canonique et dépassant plus
encore du poids de ses ans que de ses couronnes la grâce chétive,
méchante et blondasse de son secret conjoint.

La regrettée Arvède Barine avait consacré, il y a quelques années, deux
volumes amples et pénétrants à cette trop illustre et trop obscure
princesse.

Il eût fallu un Alexandre Dumas ou, tout au moins, un Victorien Sardou,
pour découper en tableaux cette existence de brèche, d’éclat et de
retraite et pour y semer une action. Nos très distingués confrères
Gustave Guiches et François de Nion se sont arrêtés à une anecdote ou
plutôt à une gazette anecdotique romancée et dramatisée, à l’épisode
Lauzun étoffé, agrémenté, monté de ton et d’accent, avec un peu plus
de passion, de fantaisie, de fatalité, de réalité et d’idéal que n’en
comporte la vérité historique.

Le premier acte se passe chez Mademoiselle. On termine _Tartufe_, dans
sa pleine nouveauté. Louis XIV applaudit et les courtisans aussi. Le
maréchal de Créqui, M. de Montespan, M. de Roquelaure, l’abbé Primi
Visconti, échangent des brocards; Mme de Sévigné, qui passe par hasard,
annonce la plus étrange, la plus inattendue, la plus extravagante
des nouvelles (voir sa lettre admirable et trop admirée): Lauzun, le
petit Lauzun, favori de Sa Majesté et capitaine des gardes, va épouser
les quatre duchés, les gouvernements, la personne même de S. A. R.
Mademoiselle! On s’ébouriffe. Mais le voici, Lauzun, magnifique, un
tantinet canaille, pis qu’insolent, grossier, familier, gouailleur,
qui se gausse de tout et de tous et promet sa protection à ses
supérieurs, qu’il a bafoués. Et voilà qu’il s’agit bien de raillerie:
Mademoiselle est venue, qui se confesse, qui interroge: elle veut se
marier et ne tient pas au rang. Le damné Gaston ne veut pas deviner:
il faut qu’un miroir lui jette son nom au visage pour qu’il consente
à des remerciements, à des protestations, à des serments. Eh! il faut
l’agrément du roi--et il y a un cheveu de moustache, un de perruque;
la maîtresse de Sa Majesté, Athénaïs de Montespan, a été, avant son
mariage, la tendre amie de Lauzun: elle s’opposera à ces épousailles.
Mais le roi entre, en cérémonie, et approuve le mariage: il signera le
contrat tout à l’heure.

Il ne le signe pas. La Montespan l’a retourné. Lauzun peste, rage,
jure, s’en prend aux petits et aux grands, à Sa Majesté même, qui
reprend sa parole, tire l’épée, la brise, tout comme dans _la
Favorite_: c’est grave, brrr!... Mais tout va s’arranger: après une
scène d’amour avec sa mélancolique fiancée, il persuade Athénaïs
qu’il ne veut se marier que pour se rapprocher d’elle: la Montespan
pâme; elle va décider le roi. Lauzun triomphe trop tôt, raconte son
stratagème à sa fidèle Mademoiselle. On l’entend, on le trahit.
Et quand il croit que Louis XIV revient signer le contrat, c’est
d’Artagnan et ses mousquetaires qui le font prisonnier et qui
l’emmènent dans la sinistre forteresse de Pignerol.

Il y moisit, dans cette funèbre prison. A peine s’il peut s’échapper
par la cheminée, histoire de faire la causette avec l’infortuné et
somptueux Fouquet et d’aller cueillir des roses aux alentours. Il
attend Mademoiselle, qui doit venir, qui viendra à trois heures et se
moque, en attendant, du stupide gouverneur Saint-Mars, qui, par hasard
et au plus gros de sa colère, reçoit l’ordre de le traiter, lui,
Lauzun, avec les plus grands égards. Mais le miracle devient évident:
voici Mademoiselle, en son héroïque costume de la Fronde, en chapeau
d’amazone, qui arrive, qui apporte la liberté--à un prix courant;
on ne lui a demandé, en échange, que tous ses biens pour le duc du
Maine, fils adultérin de Louis XIV et de la marquise de Montespan.
Et la Montespan arrive elle-même. Lauzun la joue, fait le mourant,
la dupe, faisant donner et reprendre sa parole à son auguste époux,
sur le propos de la donation, pour imiter le roi lui-même, enferme le
gouverneur de la prison, Saint-Mars, et la favorite, s’évade par la
cheminée, revient à Versailles, dans le carrosse même de la Montespan.

A Versailles, tout s’arrange, non sans mal. La Maintenon a remplacé la
Montespan; le roi est devenu dévot; ce ne sont qu’offices, cardinaux,
capucins. Lauzun, accusé de faux, triomphe par sa piété, fait accabler
la Montespan par le naïf témoignage de Saint-Mars: le roi consent à son
mariage avec Mademoiselle, à condition qu’il reste secret: il n’est
connu que de toute la cour.

Cette image d’Epinal, bien découpée--un peu trop--a été fort applaudie.
Elle eût plu davantage si un souci de précision et de vérité assez
mal venu au théâtre n’avait poussé les deux auteurs à donner à Louis
XIV des attitudes presque piteuses, un je ne sais quoi de mesquin et
de faux et si cette pièce avait été un vrai drame au lieu d’être,
aux chandelles, une gazette anecdotique pas très sûre: il ne faut
pas être trop fin au théâtre. MM. Jean Coquelin et Henri Hertz ont
merveilleusement habillé cette anecdote: il y a un luxe de tentures,
d’armoiries, de livrées, d’uniformes, de broderies qui tient du prodige
et de la vérité.

Mme Gilda Darthy est émouvante et délicieuse dans son rôle de
Mademoiselle: elle ne s’est pas assez vieillie: qui le lui reprochera?
Lorsque, à la prison de Pignerol, elle apparaît en amazone de la
Fronde, elle a l’air encore de tirer le coup de canon qui doit tuer son
mari. Mme Franquet est une Montespan joliment et royalement traîtresse,
Mlle Jane Eyrre est une jeune Maintenon un peu maniérée. Mme Carmen
Deraisy est une Mme de Nogent très fraternelle.

M. Laroche a été un Louis XIV un peu bien familier, trop vrai, trop
selon les indications de Saint-Simon et la fameuse cire de Versailles:
il a manqué de grandeur. M. Dorival est un maréchal très suffisant
et très entripaillé; M. Monteux est, contrairement à la vérité, un
Montespan fort intelligemment courtisan; M. Chabert est un adroit
valet. Quant à M. Tarride, il est un Lauzun trop fin, trop en dedans,
trop en nuances. Il est à la fois Damis, Scapin et Mascarille; il
trompe, il exagère, il gasconne: on ne s’en aperçoit pas assez. Il ne
se retrouve que dans des scènes de tendresse et de gentillesse. Mais
il gasconnera un peu mieux et sera moins précieux, l’action deviendra
moins lente, moins longuette, plus sincère et, dans la magnificence
des décors et des costumes, cette jolie histoire d’amour, très noble
et très tendre, connaîtra peut-être le durable succès distingué et
populaire qui convient à un conte de fées et à ce que Mme de Lafayette
appelait une nouvelle historique.

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  THÉATRE DES ARTS.--_Demain_, un acte, de M. P.-H. RAYMOND-DUVAL,
  d’après la nouvelle de Joseph CONRAD; _les Possédés_, trois
  actes, de M. H.-R. LENORMAND.

Après s’être élevé de la frénésie charnelle et colorée de _la
Marquesita_ à la suavité angélique et évangélique de _Mikaïl_, qui
était toute harmonie, toute sainteté et toute nuance (du Tolstoï
orchestré par Robert de Montesquiou), le théâtre des Arts n’a pas
daigné toucher terre à nouveau tout de suite.

Il donne un drame singulier, violent et austère qui frappe et qui émeut
et qui ne laisse retomber le spectateur à la réalité grise qu’après
l’avoir promené sur les ailes les plus fières et les plus hagardes.

Je n’insisterai pas sur _Demain_. C’est un petit acte, un peu long,
où un vieux capitaine au long cours attend si fiévreusement, si
terriblement son fils, qu’il ne veut pas, qu’il ne peut pas le
reconnaître lorsqu’il vient enfin: il ne l’attend que _demain_;
pourquoi vient-il aujourd’hui? Ce n’est pas lui! Ça se passe dans un
décor de brume, à Port-Louis, avec un aveugle, M. Lucien Dayle, très
nature, un marin aventureux, bourlingueur, mélancolique et fatal, M.
Pierre Roux; avec M. Sauriac, un capitaine très, très fou. Mlle Marie
Kalff est une fiancée triste et émouvante.

_Les Possédés_ ce sont les hommes de génie, les créateurs de science
et d’art, les novateurs qui se croient maîtres de la Nature et de
l’infini, et qui sont les esclaves de leur démon intérieur, de leurs
découvertes, de leurs recherches, qui ne sont plus que des machines de
lumière, de beauté et d’idéal, qui n’ont plus de cœur et d’âme, qui
donnent à la flamme d’au-delà non pas seulement leurs meubles, comme
Bernard Palissy, mais leurs amis, leurs proches, leurs enfants, leurs
scrupules, leur bonheur et leur honneur, jusqu’au moment où ils se
consumeront eux-mêmes et que leur raison fondra dans le vain creuset de
gloire, d’inquiétude et de futur.

Voici l’illustration. Heller est un savant fameux: c’est mieux, la
science entière, la plus grande science, hermétique et triomphale.
Il a dissocié le radium--déjà!--et son fils Marcel est, tout jeune,
un musicien de génie. Marcel va faire jouer le premier acte de son
premier opéra--un chef-d’œuvre--et, sou par sou, il a prélevé sur le
maigre produit des leçons qu’il donne la somme énorme de 500 francs
qui va réaliser son rêve et établir sa réputation. Mais il est bon: un
faible et indélicat cousin--un poète--lui rafle ses économies, sous un
prétexte inventé et pour faire la noce. Colère épouvantable du vieil
Heller. Marcel le quitte et ira vivre à Paris avec son amie Suzanne,
fille d’un vieux peintre, Adrar, qui a renoncé au génie, qui fait du
métier et de la bonté.

La misère s’aggrave. Les leçons dépriment et épuisent le musicien. Il
sent son génie l’abandonner. Son père vient le voir: il ne fera rien
pour lui, car il a ses expériences. Mais peut-on hésiter à faire les
pires vilenies quand il s’agit de chef-d’œuvre? Qu’il fasse chanter
son oncle René: il a deux lettres terribles contre lui. Que diable!
Lui-même, l’illustre Heller, n’a-t-il pas jadis, pour la science,
été l’amant rétribué d’une vieille Écossaise mystique? Marcel hésite
encore: il hésite même lorsque sa fripouille d’oncle lui offre une
place infime--comme dans _Chatterton_--et refuse tout secours à l’Art.
Mais une vision fugitive et traquée, une Allemande qui a volé, qui
a entôlé pour nourrir son enfant, enlève ses dernières pudeurs au
créateur. A-t-il le droit, lui, de laisser périr son enfant, à lui, son
œuvre? Et froidement, pardon! fiévreusement, il vend à René Heller les
lettres accusatrices contre 20 000 francs.

Cet argent ne lui a pas porté bonheur. Il est en Suisse, avec son père,
de plus en plus enragé de chiffres, de formules et d’équations, avec
la douce et aimante Suzanne, avec son cousin-poète Jean, avec le vieil
Adrar, qui achève de mourir, en bonté et en beauté. Mais le terrible
Heller a senti que Marcel n’aime plus Suzanne: il fait venir une Russe
qui est plus propre à servir le génie de son fils par sa grâce et ses
airs exotiques. Marcel, bientôt, avoue à sa maîtresse qu’il ne l’aime
plus, qu’il n’aime plus que son génie, qu’il va plus haut, plus haut.
Il va si haut que lorsque tout le monde est désespéré, lorsque le vieil
Adrar est mort dans un demi-enthousiasme et un demi-navrement, il
étrangle son cousin Jean, qui lui a volé son argent, le lance par la
fenêtre dans un précipice tout exprès, s’agite, délire, délire et reste
haletant, béant, hébété et vacillant dans les ténèbres jusqu’à ce que
le rideau tombe.

Cette pièce a été fort acclamée et le jeune auteur, M. H.-R. Lenormand,
a été contraint de s’exhiber et de se prêter aux applaudissements les
plus directs. Elle a de la noblesse, et de l’audace et de l’humanité.
Elle se termine sur un renoncement et sur le tacite éloge de la
famille, de l’amour et de la sensibilité. Peut-être eût-elle gagné à
être jusqu’au bout inhumaine et à ne pas faire de concessions. Il y a
déjà longtemps que Huysmans a écrit: «Avoir un bon appétit et n’avoir
plus de talent, quel rêve!» Mais peut-on comprendre au théâtre le
vierge sacerdoce du génie? Et en outre n’avons-nous pas connu les plus
grands savants comme les plus tendres et les plus prévoyants des époux
et des pères? Les personnages de M. Lenormand sont d’émouvantes entités.

M. Durec est un Marcel Heller humain, surhumain, inhumain, très aimant,
très désespéré, très dément; M. Magnat est un burgrave de laboratoire
majestueux et implacable, M. Albérix est un poète-cambrioleur dolent
et charmant dans le plus ingrat des rôles. Quant à Séverin-Mars, il a
été admirable: il est toute l’humanité de la pièce et il a des coups de
pouce pour modeler l’idéal, des accablements, un sourire de gentillesse
et d’espoir qui illumine jusqu’au tableau noir.

Mlle Marie Kalff a été infiniment dramatique et touchante dans le
personnage de Suzanne. Mlle Jeanne Clado exprime à merveille le charme,
l’inspiration, l’attirance slaves; Mlle Dolorès Mac-Lean est une
entôleuse poignante. Enfin, dans un rôle de femme fatale, Mlle Andrée
Glady a été toute délicieuse de naturel, de fantaisie, de philosophie
pratique, de vie, pour tout dire: c’est le sourire de cette tragédie
antique, c’est _le vivace et le bel aujourd’hui_ de cette idéologie
d’hier et de demain.

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  THÉATRE APOLLO.--_La Veuve Joyeuse_, opérette en trois actes
  (d’après Henri MEILHAC), livret de MM. Victor LÉON et Léo STEIN,
  musique de M. Franz LÉHAR.

Tout arrive. Après tant de _Veuves soyeuses_, _broyeuses_, _aboyeuses_
et _giboyeuses_, après tant de parodies d’avant-garde, d’airs
détachés et de ritournelles, nous avons, bons derniers, cette unique,
illustre et universelle _Veuve joyeuse_ qui fit les beaux soirs,
les belles nuits et les beaux rêves de l’Europe et de l’Amérique,
de l’Océanie et des deux pôles et qui nous vient, plus que légère,
plus que magnifique, en splendeurs, en mousse, en gaze et en jambes,
tuyautée, brodée, surbrodée et sertie d’une musique facile, entêtante
et obsédante, dans un éclat, dans un mouvement, dans un entrain à la
fois magiques et puérils: ça tient des _Mille et une nuits_ et de la
rengaine, de la féerie et du conte moral, c’est tout ballet et toute
romance, tout chahut, toute valse lente, pleurée, chaloupée, ululée,
dolente, tournoyante et tourbillonnante; c’est de la folie et du
sentiment, de l’outrance et de la simplesse: c’est un rien qui souffle
en caresse et en tempête, qui parle aux sens, qui flatte l’oreille
et berce le cœur, qui énerve délicieusement sans en avoir l’air, qui
déchaîne l’applaudissement, qui se fait bisser et trisser: l’infini
sans qu’on sache pourquoi: voilà!

On sait que _la Veuve joyeuse_ nous vient, nous revient, par le plus
long: ce fut _l’Attaché d’ambassade_ du jeune Henri Meilhac, qui se fit
applaudir sur le théâtre du Vaudeville, le 12 octobre 1861 et jours
suivants. Il s’agit d’une très jeune veuve multimillionnaire--les
millions étaient vingt, ils sont cinquante, mais l’argent a tellement
diminué!--qu’il ne faut pas laisser passer à l’ennemi. Les millions
doivent rester nationaux! La nation--c’était en 1861, la principauté
de Birkenfeld? c’est, aujourd’hui, l’Etat de Marsovie (si j’ai bien
entendu)--délègue son ambassadeur à Paris pour empêcher les capitaux
de devenir français. Rassurez-vous tout de suite: ils demeureront
parisiens. L’ambassadeur, qu’il s’appelle le baron Scarpa ou le baron
Popoff, est idiot; mais l’attaché, comte Prax ou prince Danilo, est le
plus charmant, le plus séduisant, le plus désintéressé mauvais sujet du
monde, ivrogne pour avoir une contenance (pardon!), passionné malgré
lui et qui finit par réussir, en dépit de tous et de soi, et qui, quoi
qu’il fasse pour repousser, en même temps qu’une femme qu’il adore, une
fortune qui lui fait honte et horreur, doit doucement, héroïquement et
tendrement se résigner à être le plus heureux des époux aimés et le
plus opulent des diplomates.

Mais quelle importance a donc l’argument? Je sais de vieilles gens de
mes amis qui préfèrent à toute la musique de _la Veuve_ la douzaine de
vers espagnols qui étaient chantés par Juliette Beau en 1861:

    _... Ay chiquita que me muero
    Sabiendo lo que te quiero,
    Y que me muero por ti!..._

Il faut savoir gré à MM. Robert de Flers et Gaston Arman de Caillavet,
qui ont très discrètement mis du français sur le livret viennois,
d’avoir rétabli textuellement des phrases de Meilhac, mais qu’importent
un texte, des paroles, des mots en cette sarabande éblouissante,
en cette furie de mouvements, de sourires, de désirs irrités et de
refus mendiants, de refrains-gigognes qui fusent, qui éclatent,
qui se multiplient, qui, soulignés de gesticulations, de grimaces,
de groupements comiques, de gigues funambulesques, deviennent des
hallucinations mélodiques et les plus gais, les plus tyranniques
cauchemars? _L’Attaché d’ambassade_ ne comportait que deux décors,
une salle de l’ambassade et une serre, à la campagne, près de Paris.
_La Veuve joyeuse_ a la salle de bal, un parc avec temple antique, le
sanctuaire même du bar Maxim’s avec une infinité d’uniformes exacts,
de travestissements nationaux fantastiques, de broderies, de seins, de
cheveux, d’yeux, dans une atmosphère changeante, éternelle, électrique
de sensualité et de sentimentalité. Car il y a la petite fleur bleue
à la viennoise, le souvenir d’enfance, qui se danse et qui pâme, la
_gemütlichkeit_, avec de la fantaisie et des tziganes.

Ç’a été un triomphe: les airs les plus connus ont été salués avec
transport, les airs moins connus ont paru nouveaux: la berceuse, la
valse évanouie et frénétique, la bourrée plus ou moins russe, les
couplets tendres, les couplets farces, tout a plu: c’est touchant.

La veuve joyeuse, c’est miss Constance Drever. On sait que, dans
ce rôle, on n’a que l’embarras du choix: il y a deux mille _veuves
joyeuses_ comme il y a trois mille _Salomé_: eh bien, miss Constance
Drever est étonnante de fougue, de langueur, de sourire, d’exotisme, de
charme artificiel et infatigable, de zézaiement gentil, de voix souple,
de geste infini: quand elle se laisse emporter par le joli baryton
Defreyn (le prince Danilo) en une danse de septième ciel, elle respire
toute la volupté, d’avance. Mme Thérèse Cernay est une ambassadrice
ardente, retenue, pudique et cynique de la plus juste voix. Mme Nell
Breska chante fort bien et trop peu, et Mme Landar est on ne peut plus
comique. J’ai dit la grâce impertinente, l’émotion involontaire et
vibrante, l’énergie virevoltante de l’harmonieux Defreyn: Sardieux, en
hussard, est un ténor élégant; Casella et Saidreau sont coquettement
grotesques; Victor Henry est, comme toujours, le plus irrésistible
bouffon. M. Félix Galipaux joue l’ambassadeur avec une frénésie, une
jeunesse, une conscience, une foi inouïes: il est plus Galipaux que
nature: ses _galipettes_ sont épileptiques, historiques, légendaires.

Et _la Veuve joyeuse_, dans son faste oriental et parisien, avec ses
danseuses, ses mimes, sa figuration, sa folie, sa musique capricante,
berçante et énervante, ses chairs étalées, ses frissons de gaze et de
tulle, ses clochettes et ses violons a pris Paris, un peu tard, comme
tout l’univers.

Quand reprendra-t-on, au Vaudeville ou au Français, l’_Attaché
d’ambassade_--sans musique?


[Bandeau]

  THÉATRE DES ARTS.--_Œuvre posthume_, un acte en vers, de M.
  Alfred MORTIER; _l’Eventail de lady Windermere_, pièce en quatre
  actes, d’Oscar WILDE (adaptation de MM. RÉMON et J. CHALENÇON).

Nous ne sommes plus au temps où «l’Œuvre», non sans héroïsme, jouait
furtivement cette _Salomé_ qui fit, depuis quelques années, son
fructueux et somptueux tour du monde,--du grand monde,--et connut tous
les triomphes. Depuis que M. Wilde est mort, il est entouré de tous les
dévouements.

Mais c’est une piété singulière et comme indiscrète d’avoir fait
franchir le détroit à la comédie à la fois naïve, compliquée,
superficielle, tout en dialogue et si pauvre en action, que donne
le théâtre des Arts. Je crois pouvoir affirmer que l’auteur de _la
Ballade de la geôle de Reading_ ne désirait nullement voir représenter
en France _l’Eventail de lady Windermere_. Dans la complaisance qu’il
avait pour la moindre de ses productions et de ses saillies, il
gardait quelque rigueur à son théâtre: à ses yeux, ses pièces étaient
à la fois des distractions, des besognes destinées à l’amuser et à
assurer «sa matérielle». Empli du plus religieux respect pour ses
poèmes et ses contes, il se présentait, le cigare aux lèvres et avec
le plus nonchalant sourire, aux spectateurs qui acclamaient le plus
frénétiquement ses œuvres dramatiques. Dans la détresse de ses derniers
mois, il souhaitait qu’on jouât _l’Eventail_ aux Etats-Unis, parce
qu’il n’aimait pas les Américains.

Lady Windermere est une jeune dame du plus grand monde, épouse parfaite
du plus noble, du plus insoupçonné des maris. Une vieille folle, la
duchesse de Berwick, vient troubler sa quiétude: Windermere «flirte»
outrageusement avec une dangereuse créature, Mme Erlynne. Lady
Windermere découvre des preuves: son époux donne de grosses sommes
d’argent à cette Mme Erlynne. Et Windermere ne nie pas; à peine s’il
insinue que tout ce qu’il a fait pour Mme Erlynne, il l’a fait pour
sa propre femme; bien plus, il veut la faire inviter, il l’invite au
bal que donne, le soir même, lady Windermere. C’en est trop: si cette
gueuse vient, la jeune femme lui brisera sur la face l’éventail que son
mari lui a offert pour sa fête; elle s’en va, bouleversée, et l’époux,
resté seul, murmure: «Je ne peux pourtant pas lui dire que c’est sa
mère!»

Vous aviez déjà deviné, n’est-ce pas? Et vous n’avez pas besoin du
développement. Vous savez que la jalousie de lady Windermere excitée
contre sa propre mère, en raison de son esprit, de sa séduction, de son
audace et de son aisance, lui fera déserter le domicile conjugal et
aller chez lord Darlington; que Mme Erlynne sauvera sa fille, pour lui
épargner son propre destin, qu’elle se substituera à elle, acceptera
le mépris--dont elle a l’habitude--avec son insouciance coutumière;
dira, quand on découvrira le fatidique éventail, qu’elle l’a emporté
par mégarde; vous avez deviné aussi que tout se termine très bien, que
la mère et la fille se quittent ravies, à peine émues, que Mme Erlynne
emporte la photographie de lady Windermere et de son tout jeune enfant,
le providentiel éventail, et qu’elle vivra heureuse elle-même, en
Italie, mariée à un vieil imbécile--car la vertu doit être récompensée,
en Angleterre.

C’est très gentil, très pailleté, plein de mots, de remarques, de
fantaisies: c’est du sous-Dumas fils, du sous-Sardou, mais qu’importait
à un dandy lyrique, qu’importe à une ombre libérée?

Ce n’est pas excellemment joué: notons Mme Suzanne Avril, évaporée,
astucieuse, dévouée dans des rires, Mme Emmy Lynn, épouse trépidante,
Mme Marie Laure, duchesse en enfance d’enfant terrible, M. Durec, lord
très provincial, M. Dauvilliers, Don Juan assez cockney, et M. Lucien
Dayle, ganache sympathique.

Cette pièce âgée--elle date de 1892--et posthume ici, était précédée
d’un acte en vers du même nom: _Œuvre posthume_. Il y est prouvé
qu’on ne peut faire insérer une poésie dans un journal qu’en étant
cocu--et mort. Et même cela suffit-il? Il est vrai que l’organe en
question s’appelle _le Corsaire_--et ça ne nous rajeunit pas, camarade
Alfred Mortier! Citons, par rang de taille, M. Lucien Dayle, directeur
cynique, M. Dullin, barde de Gavarni, M. Stengel, valet pis que lettré,
et Mlle Hélène Florise, fine, spirituelle et farce, qui a cinq pieds
sept pouces: la stature des carabiniers.


[Bandeau]

  THÉATRE DE L’AMBIGU-COMIQUE.--_L’Assommoir_ (reprise), pièce en
  cinq actes et neuf tableaux, de MM. BUSNACH et GASTINEAU (d’après
  le roman d’Emile ZOLA).

Nous avons revu la ferme! La ferme qui fit les beaux jours de
l’Exposition de 1900 et qui n’était, vous vous rappelez? ni modèle, ni
normande.

Quelle ferme?

--Ta gueule!

Et c’était très parisien, très distingué, très nouveau. Cette estimable
tradition--est-elle de Claudius ou de Lucien Guitry?--retrouve sa
virginité et sa verdeur sympathique. Au reste, neuf ans, c’est un
bail,--et _l’Assommoir_, en gros et en détail, par son thème, ses
hors-d’œuvre, ses à-côtés, son comique et son tragique, par son
ample et diverse horreur, par sa fantaisie, par la splendeur de sa
distribution, demeure classique, redevient neuf, est prodigieusement
saisissant et divertissant.

Il est inutile, n’est-ce pas? de ressasser l’action et l’antienne.
La blanchisseuse Gervaise, abandonnée par son amant Lantier, fessant
à coups de battoir, au lavoir, sa trop heureuse rivale Virginie;
l’idylle mélancolique de Gervaise et du couvreur Coupeau, les noces
pittoresques au sommet de Montmartre, l’accident de Coupeau, précipité
d’un toit, par la rancune de la grande Virginie, qui ne le prévient pas
d’un danger trop réel; l’affreuse emprise de l’ivrognerie sur Coupeau
convalescent et en jachère, l’ivrognerie croissante et triomphale
mangeant la boutique de Gervaise, mangeant le corps, la force, la
dignité, l’âme si j’ose dire, de Coupeau, jetant les Coupeau à la
ruine, au déshonneur, emportant, grâce à la traîtresse Virginie,
Coupeau dans une attaque titanesque de _delirium tremens_; la mort
lamentable et charmante de Gervaise, qui mendie son pain et le repos
éternel dans les bras d’un brave garçon barbu qu’elle a toujours aimé
sans l’avouer, toute cette épopée de honte, de misère et de vérité
trop crue et outrée est universellement connue. D’autant que la pièce,
au moins, est très morale: la traîtresse Virginie, le hideux et
séduisant Lantier sont tués tous deux d’_un_ coup de revolver (ainsi
que le dit le programme) par le tardif mari, le vieux militaire,
l’aspirant-sergent de ville Poisson.

Et ce mélodrame a les décors les plus variés, la figuration la plus
grouillante, les agréments les plus en relief: on y boit, hélas!
mais on y mange; on y crève de faim, mais on y chante; il y a des
convulsions, mais on y pince des entrechats. On n’a pas le temps de
souffler, mais on rit, on pleure, on frémit; c’est admirable.

Pour fêter leur prise de possession de l’Ambigu, Jean Coquelin et Hertz
ont pris à droite et à gauche et dans les plus hautes sphères de l’art
des vedettes, des vedettes et des vedettes.

Le trio de joie, de _rigolade_ qui fait fuser la salle, Mes-Bottes,
Bibi-la-Grillade et Bec-Salé, c’est Paul Fugère, Félix Galipaux.
Déan: c’est énorme, aigu, ahuri, hilare; ce sont tous les appétits,
toutes les farces, toutes les stupeurs; ils sont trois et ils sont
un; c’est la fantaisie et la vie. L’éternel et excellent Dieudonné
fait un Poisson solennel, terrible, d’un comique inconscient; il
n’a pas vieilli d’un poil depuis 1900. M. André Hall est un Lantier
très congrûment élégant et crapuleux. M. Blanchard (Bazouge) est un
croque-mort aimable, sinistre malgré soi et zigzaguant à souhait. M.
Mortimer est un propriétaire qui s’écoute parler. Mme Alice Berton
est une Virginie humiliée, mielleuse, perverse, perfide comme il
convient. Mme Marie Roger est une Nana coquette et insouciante qui fait
prévoir sa vie future. Mme Desclauzas, qui reparaît après une longue
absence, incarne une concierge épique et gaillarde, vénérable avec des
souvenirs et des regrets, le cœur sur la main et la main au balai.
La petite Fromet est une gosse toute menue et délurée qui lâche: «Ta
gueule!» comme père et mère. C’est Léonie Yahne qui joue Gervaise. Cela
pouvait ressembler à une gageure. Cette petite princesse, cette petite
impératrice, toute distinction, toute grâce menue, de suavité et de je
ne sais quoi, portant le seau et le battoir, allant chercher son homme
chez le bistro, crevant de détresse sans gloire, c’était à trembler. Eh
bien! Mme Yahne n’a pas su être _peuple_,--c’était impossible,--mais
elle su, de sa fatalité sans apprêt, de sa douleur vraie, de sa
déchéance, être très vraie, très touchante, très écroulée. On a fort
applaudi son effort et son âpre succès. Coupeau, c’est Louis Decori.
Dans _la Route d’Emeraude_, il figurait un bon et héroïque ivrogne.
Dans _l’Assommoir_, il monte en grade et arrive au _delirium tremens_,
qui est, comme on sait, le bâton de maréchal de l’alcoolique,--bâton
un peu flottant. Tendre, décidé, pâteux, se ressaisissant vainement,
retombant plus bas, hébété, tremblant de tous ses membres, hideux,
pathétique jusque dans la plus hurlante et la plus dolente animalité,
il donne un spectacle d’art et de vérité, et de l’exemple le plus
salutaire. C’est un enseignement d’une grande et belle horreur.

Et cette pièce, magnifiquement habillée et dénudée, grouillante,
amusante, effroyable, fera rire et frissonner Paris une fois encore et
longtemps: tout le monde, bientôt, aura vu la ferme.

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  THÉATRE SARAH-BERNHARDT.--_La Révolution française_, pièce en
  quatre actes et treize tableaux, de MM. Arthur BERNÈDE et Henri
  CAIN.

La Révolution française! Titre immense, prestigieux, terrible,
écrasant! Tant de lumière et de mystère! Tant de gloire et tant de
sang! Derrière le tréteau de victoires et de supplices, derrière les
plus belles paroles, les plus grandes apostrophes et les gestes les
plus magnifiques, grouillent encore tant de secrets, de troubles
desseins et de si insaisissables influences! Après Thomas Carlyle,
Michelet, Louis Blanc, Lenôtre et Gustave Bord,--j’en passe, et
combien!--que pouvaient nous vouloir le bon Henri Cain et l’excellent
Arthur Bernède?

Nous étions un peu rassurés par le qualificatif de leur ouvrage; la
Révolution est tout excepté une pièce: rien de moins composé, rien
de plus imprévu, rien de plus mal fait, pour parler théâtre, rien
de plus grand, de plus fou, de moins humain dans un désir incessant
d’humanité, rien de plus sublime et de plus déconcertant. Ah! l’art des
préparations n’a rien à faire avec les événements--et le métier non
plus! Une force aveugle qui entraîne et qui balaie, une fatalité aux
mille têtes qui tourbillonne du ciel à la fange, secouant la tragédie,
l’épopée, la rafale, la farce et le lyrisme fécond du désespoir, un
long instant qui n’est pas encore, qui ne sera jamais déterminé et qui
ne revivra plus, ce n’est pas une pièce.

Et c’est pour cela que le spectacle de MM. Bernède et Cain est agréable
et émouvant: il est sans prétention et non sans éloquence; des foules
s’y meuvent avec une sorte d’émotion; on y chante, on y rit, on y
meurt: il y a de l’héroïsme souriant et de l’héroïsme presque grave,
de la musique, de la poudre, des tambours, le plus solide patriotisme
et pas de traîtres du tout: ce n’est que braves gens et exaltés.
Imagerie brillante, pathétique, de tout repos! On voit défiler M. de
Robespierre et des femmes affamées; la débandade et l’effroi des gens
de Versailles, de Louis XVI et de la reine, les 5 et 6 octobre 1789,
à l’arrivée des dames de la Halle et de la populace réclamant «le roi,
la reine et le petit mitron»; Jean-Paul Marat, dans sa cave, suant
la peur, distillant la haine, imprimant l’infamie; Danton prêchant
l’audace, enrôlant les braves et les tièdes; Bonaparte se cherchant;
le futur Louis-Philippe servant la République et préparant la bataille
de Valmy; le duc de Brunswick voulant écraser la liberté et raser
Paris; la Convention nationale dévorée d’incertitude et se dévorant
d’avance avant de recevoir l’annonce de la victoire et les drapeaux
ennemis capturés; Marat et Robespierre extorquant laborieusement
l’adhésion de Danton à la condamnation de Louis XVI; les Vendéens
et les Bleus aux prises; William Pitt en action; Robespierre, un
instant avant sa chute, aux prises avec le cul-de-jatte Couthon et le
beau Saint-Just; enfin,--épilogue philosophique et apothéotique,--le
général Bonaparte, campé dans les plaines de la Lombardie, au milieu
de ses troupes ivres de gloire, dans un soleil qui est à la fois le
soleil de Marengo, d’Austerlitz et du retour des cendres, tout doré
et tricolore: c’est la conclusion, mesdames et messieurs, pardon!
citoyennes et citoyens, de _la Révolution française_; minuit sonne,
et vous en avez jusque-là, d’émotion, de civisme guerrier, d’épopée
idyllique: ça vous a fait digérer et ne vous empêchera pas de dormir.
Et l’on applaudit gentiment. L’action? Ah! oui, j’allais oublier
l’action dans cette pièce à tiroirs. La chaîne qui unit quelques-uns
de ces tableaux, pas tous, c’est l’histoire de la famille Laurier.
Le père Laurier, encadreur, a un fils émigré: il s’engage pour le
remplacer, avec son autre fils, qui devient représentant du peuple aux
armées, sa fille qui se fait vivandière et son promis, Jean Michon,
qui est chansonnier en civil et en tenue: l’émigré Laurier, qui a pris
l’écharpe blanche par amour pour la marquise de Lusignan, redevient
Français et devient républicain en voyant les prouesses de Valmy; la
marquise elle-même, après avoir été sauvée de la guillotine, en Vendée,
par sa quasi-belle-sœur et Michon, redevient Française en s’apercevant
que Pitt et Cobourg se moquent du roi, de la royauté et ne veulent que
l’abaissement de la France! Tout finit bien--ou presque.

Il y a des souvenirs de _Charlotte Corday_, du _Lion amoureux_, de
Ponsard, d’_Une Famille au temps de Luther_, de Casimir Delavigne,
de la _Vivandière_, d’Henri Cain (mais ça lui est permis, n’est-ce
pas?), de répliques de manuels d’histoire déjà anciens, de la naïveté
cordiale et généreuse--et c’est panoramique, pittoresque et meublant.
Vous verrez qu’Arthur Bernède, après avoir épuisé son sincère succès
avec son collaborateur, fera de _la Révolution française_ un de ces
romans plus que populaires dont il a le secret. Distribuons des fusils
d’honneur à M. Charlier, un Marat sulfureux; à M. Jean Kemm, un
éclatant, débordant, tonnant et sensible Danton; à M. Krauss, un Pitt
perfide et majestueux; à M. Ferréal, harmonieux, chaleureux et ironique
Michon; à M. Decœur, encadreur paternel et soldat modèle; à MM. Jean
Worms, Duard, Chevillot, Coquelet--ils sont mille! Mlle Pascal est
touchante, enjouée et héroïque; Mlle Van Doren est une héroïne élégante
et forcenée; Mme Jeanne Méa une Marie-Antoinette dédaigneuse. Et elles
sont cent qui, en couleur, en émoi, en nuance, font le plus joli
bouquet... aux trois couleurs!

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  PORTE-SAINT-MARTIN.--_Le Roy sans royaume_, énigme historique
  en trois parties, cinq actes et sept tableaux, de M. Pierre
  DECOURCELLE.

Enigme historique! Depuis que M. Capo de Feuillide publia, en 1835,
_Sémiramis la Grande_, «Journée en Dieu en cinq coupes d’amertume et en
vers», nous avions pris l’habitude de voir un drame s’appeler drame,
une comédie, comédie, et un mélodrame, pièce. En outre, qu’est-ce qui
n’est pas énigme dans l’histoire et dans la vie?

Il est vrai que rien n’est plus énigmatique que la question de la
survivance de Louis XVII; cela tient de la tragédie, de l’élégie et
de la farce; ce ne sont que coups de théâtre, évasion, substitution,
embûches, pièges, assassinats, prisons, ubiquité, reconnaissances et
reniements. Les vrais ou faux dauphins naissent comme à plaisir de
tous les coins du monde, à la fois: condamnés ici, acclamés là, ils
traînent une passion qui n’est pas sans comédie. Qu’ils s’appellent
Mathurin Bruneau, Hervagault ou Richemond, sabotiers ou commis, ils
ont des fidèles irréductibles; je ne parle pas de Naundorff, à qui
une ressemblance criarde avec Louis XVI, une obstination héroïque
des dévouements aveugles et la complaisance des Etats de Hollande
assurèrent le nom de Bourbon, pour les Pays-Bas et sur sa tombe.

Déjà, après les historiens Otto Friedrichs, Lenôtre, Laguerre, etc.,
etc., M. Alban de Polhes nous avait présenté _l’Orphelin du Temple_ à
l’Ambigu, il y a deux ou trois ans; demain, Henri Lavedan nous fera
sourire à _Sire_, qui est des innombrables contrefaçons de Louis XVII.
Le bon Coppée, le pauvre grand Verlaine, Villiers de l’Isle-Adam aussi
avaient été tentés par ce sujet poignant et de droit plus que divin,
par cette figure irréelle et lointaine, couronnée et auréolée, qui se
prête à toute poésie et à toute fantaisie.

Pierre Decourcelle n’a pas hésité. Homme de théâtre habile et émouvant,
il a voulu faire une pièce, sans plus, théorique et mouvementée: son
Louis XVII n’est ni Bruneau ni Naundorff; il disparaît au moment où les
faux dauphins vont pulluler: c’est donc le vrai.

Mais contons l’aventure.

Le tout petit marquis de Montvallon est très malheureux d’être
poitrinaire. Fils d’un héros vendéen, neveu d’une héroïne, fils d’une
mère sublime jusqu’à se donner à Fouché pour délivrer son époux, le
pauvre enfant qui ne peut rien faire de ses dix doigts, de son grand
cœur et de ses tristes bronches, après avoir entendu que l’infortuné
Louis XVII, captif au Temple, va être empoisonné, prend la sublime
résolution de le remplacer dans la réclusion et dans la mort, par
respect pour la devise de sa maison: «Tout pour le Roi, notre sire!»

Et il le fait comme il le dit. Ce n’est pas aisé d’entrer dans un
cachot royal et putride où le fils de Marie-Antoinette souffre mille
morts, où un commissaire inhumain lui fait manger le sansonnet qui
était son plus cher et plus chantant compagnon. Mais le duc de
Montvallon, déguisé en blanchisseur, sait introduire son rejeton qui
injurie l’enfant royal, quitte à tomber à ses genoux et dans ses bras
quand il n’y a plus personne. C’est--ou ce sont--«les deux gosses». Et
le Roy--pourquoi cet y archaïque?--le roi troque ses guenilles contre
les loques du Montvallon, franchit les diverses lignes de sentinelles,
sort de la prison, tandis que le noble phtisique laisse empoisonner ses
derniers jours.

Quatorze ans ont passé. L’épopée napoléonienne bat son plein. La
famille Montvallon, émigrée, vit en Autriche et Louis XVII a quelque
vingt-quatre ans. Joséphine de Beauharnais lui ayant été secourable
dans sa géhenne, il ne peut la chasser du trône. Mais que vient lui
apprendre ce damné Fouché qui allait l’appréhender comme un simple duc
d’Enghien et qui est retourné, tel un gant, en apprenant qu’il aime
Marie de Montvallon, l’enfant de son crime à lui Fouché, la rançon
de la liberté du duc? Devant la possibilité de devenir beau-père de
la main gauche du roi sans royaume, Fouché, donc, veut lui donner
le royaume et l’empire: Joséphine va être débarquée, le divorce est
décidé! Louis-Charles de France ne doit plus rien à Napoléon! En vain
la duchesse de Montvallon prouve à Fouché qu’il n’est pas le père de
Marie: le ministre de la police générale ne peut pas trahir une fois de
plus: le pistolet de Solange de Montvallon l’arrête, l’immobilise sur
une chaise.

Et, quelques minutes avant Wagram, Napoléon le Grand est capturé dans
l’île de Lobau par les quelques fidèles de Louis XVII. Prisonnier,
impuissant! dans la ratière! à quelques pas de ses troupes et de
l’ennemi! Le jeune Roy triomphe. Mais, se contenant, digne, à peine
_commediante et tragediante_, Napoléon invoque la bataille, le génie,
la grandeur de la France! Pour un peu, il dirait: «Le temps de vaincre
et je reviens!» Mais il n’est pas besoin de cette gasconnade à la
Régulus: Louis XVII veut décidément être sans royaume; il ne règne
qu’un instant, le temps de rendre le conquérant à la gloire et à
l’Histoire qui, au reste, allait le lui réclamer.

Et, dès lors, c’est la fin. En 1815, les Montvallon sont dans les
environs de Paris avec leur gendre royal. Il faut fuir: après Waterloo,
le gouvernement provisoire, à la tête duquel est Fouché, veut la
peau de Louis XVII. Et Fouché lui-même arrive avec des policiers et
des grenadiers. Si Marie qui n’est pas sa fille, ne révèle pas la
retraite de Louis-Charles, on fusille son père, son vrai père, devant
elle. Cris, épouvante, supplications. Et, pour échapper au peloton
d’exécution, le duc de Montvallon se brûle la cervelle en lâchant son
cri «Vive le Roi, notre sire!»

Louis XVII lui-même va être fusillé. Le brave commandant Hurlevent
en est désespéré: c’est lui qui commande les dragons à Rambouillet!
Mais, sur le chemin de l’exil, Napoléon passe par là: il sauve celui
qui l’a sauvé; il sauve Louis XVII du pouvoir, de la France et même de
l’Europe et lui fait engager sa parole royale de se retirer à jamais à
la Martinique, dans la maison de Joséphine.

Voilà l’énigme de M. Decourcelle. Elle est claire et n’est pas
historique. Alexandre Dumas a fait capturer Louis XIV par les
mousquetaires; M. Decourcelle a le droit, au théâtre, de livrer
Napoléon à Louis XVII: ça ne dure pas et ça n’a pas d’importance.

Telle quelle, sa pièce intéresse, touche et dure.

Elle est jouée avec chaleur et conviction. Flore Mignot et Castry
sont «les deux gosses», dolents et racés, pathétiques, déjà mûris par
le malheur, un dauphin très loyal, un martyr plus royal encore; Mlle
Franquet est une duchesse de Montvallon qui commande le respect et
qui a des indignations sublimes; Mme Bouchetal est un Jean-Bart en
jupon à qui il ne manque qu’une pipe et qui est très pittoresquement
héroïque. Mlle Bérangère est une jeune fille très dignement amoureuse,
une jeune épouse, une fille déchirante d’émotion; M. Mosnier est un
Fouché plus traître que nature--et c’est difficile--un monstre à face
pis qu’humaine, parfait de cynisme et de férocité; M. Dorival est un
duc de Montvallon qui a la plus belle âme, la plus belle épée, le plus
mâle courage et les plus beaux bras du monde; M. Fabre est un prêtre de
volonté, d’onction et de force; M. Lamothe (Louis XVII) a l’ironie, la
jeune majesté, la résignation, la fierté triste, la chaleur nostalgique
de son personnage; M. Gravier est un grognard cordial et désespéré.
Enfin, après avoir cité MM. Gouget, Angély, Chabert, Liabel, Harmant,
Adam, etc., notons sans phrase que Napoléon, c’est le seul, l’unique
Napoléon de nos jours, Duquesne lui-même, Duquesne qui a été créé et
mis au monde pour incarner le Petit Caporal et pour faire passer sur
des salles pleines le frisson de cette grande ombre vivante.

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  COMÉDIE-FRANÇAISE.--_La Robe rouge_, pièce en quatre actes, en
  prose, de M. BRIEUX. (_Première représentation à ce théâtre._)

Moins de dix ans après son apparition, _la Robe rouge_ est presque
une œuvre classique: sa fougue, sa force, son âpreté et sa précision,
son amère et généreuse humanité, sa tragique équité, se sont imposées
à tous et, à en croire l’auteur, jusques aux pouvoirs publics. Des
réformes et des garanties sont intervenues qui semblent, selon M.
Brieux, ne pas être efficaces mais dont il ne désavoue pas, si j’ose
dire, la paternité sentimentale.

Quoi qu’il en soit, cette pièce de bonne volonté et d’éloquence a
été acclamée au moins autant au Théâtre-Français qu’au boulevard et
l’émotion dure et durera. On sait que le sujet est simple et grand, le
drame un et triple, et qu’il n’est rien de plus habile, comme à regret,
et de plus pathétique: c’est trop vrai et trop criant: nous ne pouvons
pas songer à l’outrance et à la charge, nous sommes emportés. Et c’est
bien là la leçon de l’ouvrage: ce n’est pas une satire générale, c’est
une exception, un fait divers, une terrible tragédie, humble et locale.
La magistrature reste debout--et assise: nous n’avons vu que des
individus très déterminés, pas des types universels--et de pauvres gens!

Je n’ai pas à rappeler le sujet: il s’agit du double martyre
d’Etchepare et de sa femme Yanetta. Le mari est accusé de l’assassinat
d’un vieillard de quatre-vingt-sept ans, est _cuisiné_, torturé,
atrocement câliné, démenti, retourné par le juge Mouzon, joyeux drille
et affreux drôle qui, ambitieux, vaniteux et sadique, joue de son
trouble, de sa peur, de sa brutalité impuissante, avant de jouer
avec sa tête, le mate et l’accule. La femme, épouse irréprochable,
mère admirable, a eu, dix ans auparavant, une aventure ignorée, une
condamnation injuste dont le juge la soufflette et l’étrangle, dont
il ravale ses protestations, sa franchise et sa dignité; il finit par
arrêter la malheureuse, d’un arbitraire insensé, lorsqu’elle se rebiffe
et se relève. Qu’importe, dès lors, que, au grand jour de l’audience,
le ministère public sûr du triomphe, n’ayant plus qu’à tendre sa robe
pour y voir tomber deux têtes innocentes, qu’importe que le procureur
ait une hésitation sublime, une rétractation divine et humaine? Le
président a appris à l’accusé la faute de sa femme. Acquitté, ruiné,
détruit, le paysan basque ne peut supporter une tache de boue sur une
veste brune: il s’en ira avec sa vieille mère dans les Amériques,
en emmenant ses enfants. Yanetta n’a plus qu’à tuer le juge infâme,
l’auteur de son anéantissement de femme et de mère, ce qu’elle fait
avec emportement. «Juge, qui te jugera?» dit l’Ecriture.

--Personne, répond Brieux, frappe, plaideur!

J’ai dit la fortune, le triomphe, même, de cette reprise. Le public,
en sa chaleur, s’intéresse beaucoup moins à la robe rouge, au siège de
conseiller, objet des désirs de tout le parquet, de tout le tribunal de
Mauléon. Et les robes mêmes, noires ou rouges, les ceintures d’un bleu
cru, les toques trop galonnées ne font pas d’effet.

G. Grand, buté, obtus, accablé, simple, fier, tâtonnant et esclave
d’un honneur aveugle; Huguenet, avantageux, faussement subtil,
ahanant, tenaillant, caressant, comme avec un fer rouge, insinuant
et majestueusement crapuleux ont retrouvé, décuplé leur succès du
boulevard. André Brunot est un député conventionnel, familier,
astucieux et d’une philosophie intéressée qui a vieilli. Numa est un
président d’assises un peu chargé, timoré et caricatural. Truffier est
parfait dans un rôle facile de vieux juge sacrifié et frondeur. Lafon
est excellent en témoin ahuri, Croué délicieux en greffier, et M. Garay
a une invraisemblable dragonne d’officier de gendarmerie.

Mme Thérèse Kolb a la plus grande et la plus simple autorité dans le
rôle de la mère d’Etchepare; Mlle Dussanne est charmante en petite
fille de magistrat besogneux; Mlle Bovy, qui paraît une seconde, est
mignonne en montagnarde.

M. Silvain, souffrant encore peut-être, a été un bon procureur déplacé
dans un parquet de province. Suant, soufflant, criant, tragique à vide,
il a haussé et dépassé son personnage, portant la robe en hiérophante
et en grand-prêtre, alentissant l’action et prêtant de la majesté, du
mystère et de la sonorité aux silences mêmes: ce sont les défauts de
ses immenses qualités: il se mettra au point et amenuisera son génie.

Mme Persoons a toutes les grâces neutres de son rôle d’épouse trop
dévouée.

M. Alexandre est un procureur général jupitérien et apeuré; M. Georges
Le Roy un substitut ardent.

Quant à Mlle Delvair (Yanetta), elle est toute franche, toute violente,
tout amour, tout désespoir. Sa vigueur tragique est admirable. Je ne
me livrerai pas au jeu dangereux des comparaisons: mettons que je n’ai
pas vu Réjane dans ce rôle. Mlle Delvair n’a pas ces brisements de
voix, ces brisements de corps, ces agonies de bouche et d’yeux, ces
mille riens de sublime sensibilité... Mais quelle puissance! quelle
involontaire gradation de l’horreur, de la honte à la haine et au
meurtre lorsqu’elle sacrifie le magistrat sacrilège sur les ruines de
son amour à elle et de son foyer!

_La Robe rouge_ donnera des lauriers d’or à la Comédie-Française:
elle y a fait entrer déjà Huguenet et Grand, sans parler de l’habit
vert--couleur complémentaire--qu’elle a donné à Eugène Brieux.

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  VAUDEVILLE.--_Suzette_, pièce en trois actes de M. BRIEUX.

Suzette, c’est l’enfant-roi. Adorée par son père, adulée par sa mère,
elle est _idolée_ par ses grands-parents. Le malheur, c’est que tout ce
monde-là n’est pas d’accord. Et quand je dis ce monde-là, je m’abuse:
ce sont des mondes.

L’ancien magistrat Chambert et sa digne et rigide épouse n’ont pu,
après plus de dix ans, encaisser, si j’ose ainsi parler, leur bru,
Régine Chambert. Fille d’un capitaine au long cours, élevée à la
diable, coquette, étrange, artiste--horreur!--elle dérange leurs
idées glaciales, leur cadre étroit et n’est pas à sa place dans leurs
portraits, pardon! leurs photographies de famille. Elle doit venir dans
leur _mas_ méridional: quel ennui! Un coup de sonnette: c’est le fils
avec sa chère bambine Suzette. Et Régine? Pas de Régine, Henri Chambert
l’a trouvée en train d’embrasser un monsieur. Il l’a rossée: elle a
crié et proclamé qu’elle avait un amant. Joie! Le divorce est là pour
un coup! Et les vieux auront leur Suzette à bouche que veux-tu! Aussi,
lorsque la mère éplorée et repentante vient demander sa fille, lorsque
l’épouse veut s’expliquer avec son mari, je vous laisse à penser de
quelle façon elle est éconduite, expédiée, expulsée par son magistrat
de beau-père: la guillotine sèche, sans plus.

Le second acte nous fait gravir les hauteurs de Montmartre. Le
capitaine au long cours est en train de donner les plus pernicieuses
intonations tragiques à sa fille Myriam, auditrice au Conservatoire,
en train de reconduire poliment un pignouf qui s’est fourvoyé dans
les jupes de sa fille Solange, élève sage-femme et vierge forte au
verbe pittoresque et à la vertu virile, lorsque son autre fille,
l’aînée,--celle qui a mal tourné, car elle est mariée!--Régine, enfin,
vient avec l’éternelle Suzette qu’elle a subrepticement enlevée à
la pension. Elle divorce! Tant mieux! Son paltoquet de mari, peuh!
Mais voici le paltoquet. Les deux époux échangent leurs torts à bout
portant: ça va s’arranger quand les parents Chambert font irruption.
Gabegie sur toute la ligne: le loup de mer et le chat-fourré se mangent
ou presque; les hommes de loi--le divorce est en instance--font
irruption et emportent Suzette tandis que, impuissante et éplorée,
Régine clame sa douleur et son désespoir.

Suzette est aux mains des Chambert. Sa grand’mère lui fait écrire à
Régine les lettres les plus arides. A peine si la malheureuse enfant
a un instant bien à soi pour faire savoir à sa petite maman qu’elle
l’aime toujours. Et le divorce bat son plein. Avoué, avocat blaguent et
triomphent d’avance.

Mais déjà Henri Chambert est touché à vif. Sa femme, dans ses
articulations, ne souffle mot d’une vilaine histoire de fraudes et de
faux poinçons. D’autre part, son prétendu complice est au Japon. Alors,
n’est-ce pas, il suffit que Régine, pantelante, dolente, héroïque,
vienne renoncer à Suzette, pour n’avoir pas à la partager, pour que son
martyre prenne fin, pour que, éperdu de son sacrifice, sûr, d’ailleurs,
de son innocence, le triste époux la retienne, lui tende les bras et
le cœur, pour que le vieux magistrat abandonne la prévention et ses
préventions, un peu honteux de la cruauté de sa femme. Ainsi est fait.
C’est long, et Régine, vraiment, n’est pas fière. Mais que voulez-vous?
Il y a Suzette!

Voilà la pièce. Elle a des flottements et des digressions. Il faut
que M. Brieux parle. Et il parle. Il a des couplets en prose et des
opinions qu’on ne lui demande pas. Mais il ne manque ni de force, ni
de virtuosité. A-t-il voulu s’insurger contre le divorce? Peu importe.
La croisade dure, dure... Et la question de la garde de l’enfant n’est
pas résolue. Ah! que j’aime mieux la délicieuse _Victime_ de Fernand
Vandérem! Notons que les bravos ont salué en trombe la fin du deuxième
acte et presque tout le _trois_: c’est un succès fort honorable.

Est-il besoin de faire l’éloge de l’interprétation? Lérand est parfait
et sobre, à son ordinaire; Levesque, fort drôle un tout petit instant;
Baron fils, Vial, Maxime Léry, Leconte et Chanot, aussi excellents
qu’épisodiques. M. Georges Baud est un domestique déjà vu; M. Jean Dax
(Henri Chambert) est aussi hésitant, dominé, torturé, odieux malgré lui
et repentant qu’il convient. Il faut mettre hors de pair Joffre, qui
interprète largement le capitaine Gadagne et qui en fait une figure
presque historique.

La petite Monna Gondré (Suzette) est un prodige déjà vieux: parfaite
en enfant, exquise, inquiétante de métier! Saluons! Yvonne de Bray
est une délicieuse et souriante virago; Christiane Mancini plie sa
voix harmonieuse et tragique à des effets comiques inattendus et
qui portent; Cécile Caron est une mère dévouée jusqu’au crime, une
belle-mère légendaire, une grand’mère terrible d’affection. Ellen
Andrée touche au génie du grotesque; Renée Bussy a de l’humour et du
cœur. Enfin, Mme Andrée Mégard a animé le personnage de Régine de tout
son tempérament et de son âme: elle vibre, se rebelle, s’abandonne à
souhait. Elle a suscité l’applaudissement, la clameur--et les larmes.

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  THÉATRE ANTOINE-GÉMIER.--_Le Roi s’ennuie_, pièce en un acte,
  de MM. Gaston SORBETS et Albéric CAHUET.--_Papillon, dit
  Lyonnais-le-Juste_, pièce en trois actes, de M. Louis BÉNIÈRE.

Où sont les beaux temps du compagnonnage, du tour de France laborieux,
musard et batailleur chanté jadis par Agricol Perdriguier, dit
Avignonnais-la-Vertu? Le bon Louis Bénière nous affirme qu’on rencontre
encore des fils de Soubise et des fils de Salomon, des mères des
compagnons, des Langevin modèles de l’honneur et, pour faire plaisir à
feu Léon Cladel, des Montauban-tu-ne-le-sauras-pas! Grâces lui soient
rendues!

C’est une très agréable nouvelle pour les profanes dont nous sommes,
et le patron, le camarade Bénière, doit s’y connaître, au jour, à
l’heure et au point! Son esprit pointilleux, méticuleux, d’observation
précise et courte, son réalisme malicieux et gris-noir des _Tabliers
blancs_, des _Experts_ et des _Goujons_, le long travail de silence et
d’accumulation auquel il s’est livré avant de lâcher la truelle pour la
plume, nous sont garants de sa sincérité.

Sa fantaisie est comme involontaire et d’autant plus savoureuse, sa
naïveté fait balle avec ses rancunes; sa grandiloquence, de-ci de-là,
sert au comique, l’inconséquence même du philanthrope qui protège et
adore les domestiques femelles et qui _abomine_ les serviteurs mâles,
qui vilipende les magistrats pour couvrir les braconniers sert de
piment au ragoût d’ironie et de jovialité que présentent M. Gémier et
son excellente troupe.

M. Bénière a voulu faire, comme son vieux copain Sedaine, un
_Philosophe sans le savoir_. C’est joué--et comment!--en farce: ce n’en
est pas une plus mauvaise affaire.

Les Vérillac sont installés dans un domaine royal dont ils sont maîtres
et souverains: le père, président de tribunal, tranche du grand
seigneur; sa fille va épouser le jeune marquis de Sandray--et la mère
Vérillac mène la barque. Au moment où l’on s’y attend le moins, une
canaille de notaire amène par la main l’héritier naturel du légitime
propriétaire du domaine et de la fortune, un bâtard ignoré que son
père s’est avisé de rencontrer, de reconnaître légalement et de nantir
tout ensemble, trois jours avant d’être victime, comme tout le monde,
d’un accident d’automobile, car, vous le savez, une bonne action porte
en soi sa récompense. Tandis que les siens jurent et se lamentent,
l’avisée Mme Vérillac fait bonne mine au gauche intrus, un tailleur de
pierre rustre et timide, et mijote d’arranger les choses en lui faisant
épouser sa fille: rien ne sortira de la famille.

Et c’est l’_Ouvrier gentilhomme_! Le compagnon Papillon, dit
Lyonnais-le-Juste, revêtira le smoking, chassera à courre (il tue le
cerf à plomb--un fusil dans une chasse à courre, où le trouvera-t-on?)
entassera gaffes sur boulettes et sera outrageusement choyé et adulé,
rapport à son argent: il forcera le président à fumer sa pipe, forcera,
sans plus, la sœur du marquis qui lui fait la cour et apprend, pour
le conquérir, des pages entières du manuel Roret, embrassera la
fille des Vérillac et semblera être engagé à elle quand un tardif
éclair de raison et de cœur rappelle à Papillon sa maîtresse, la
repasseuse Balbine, et leur fils Riri, les lui fait rappeler et, dès
lors, n’est-ce pas? les manigances du notaire, les violences de la
Vérillac ne pourront pas séparer ces trois êtres unis par la faim,
par l’abnégation et par l’amour! On donnera un os doré aux chiens,
Vérillac, marquis, marquise et notaire, on s’épousera et à Dieu vat!
Voilà.

On a beaucoup ri au deuxième acte, et on a applaudi. C’est _de la brave
ouvrage_, avec un style adéquat. Papillon n’est pas syndicaliste,
oh! non! n’enverra pas un _pélot_ à la C. G. T. et habille son gosse
en troupier. Alors! C’est sans assise et sans portée: donc ça porte.
Et c’est admirablement joué. Sans étude, d’instinct. Mlle Suzanne
Munte a campé, en un jour, une Balbine Birette avenante, émue, brave
et délicieuse; Rafaële Osborne est une très grande dame excitante
et excitée; Germaine Lécuyer est une petite jeune fille énamourée
et charmante, et la petite Fromet, un petit Riri, bâtard en képi
qui fait l’exercice comme père et mère. M. Clasis est un magistrat
fangeux à souhait, trouble, rageur, à tout faire; M. Lluis, un notaire
effroyable, caressant, avide, admirable; M. Marchal, un braconnier
mieux qu’honorable; M. Pierre Laurent, un valet dont la culotte
framboise est digne de l’Elysée; M. Georges Flateau, un marquis nouveau
jeu et fort sympathique.

M. Gémier aime d’amour son rôle de Papillon: il y est merveilleux.
Ses qualités d’inélégance et de lourde maîtrise y brillent d’un feu
sourd et continu: il patoise, il digère, il se méfie, il se brûle, se
reprend, lance le couplet et bégaie en grand artiste.

Quant à l’admirable nature qu’est Jeanne Cheirel, elle se donne toute
dans Mme Vérillac: son âme et son comique, son intelligence et son
autorité prennent le spectateur: c’est de la vie, c’est de la grâce
sans le vouloir--et du génie.

Le spectacle commence par une historiette assez plaisante: un monarque,
embarrassé de son incognito et de son accent, de ses balourdises et de
la froideur d’une petite femme froissée, la fait marcher sous peine de
mort, grâce à la bombe d’un anarchiste. C’est gentiment joué par M.
Henry Houry et Mlle Lambell. Ça s’appelle _le Roi s’ennuie_. Moi, je ne
suis pas roi. Et vous?

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[Bandeau]

  THÉATRE NATIONAL DE L’ODÉON.--_Les Emigrants_, pièce en trois
  actes, de M. Charles-Henry HIRSCH; _la Bigote_, comédie en deux
  actes, de M. Jules RENARD.

Les beaux décors!

De la pitié, de l’émotion, de la curiosité et de l’habileté de
M. Charles-Henry Hirsch et d’André Antoine sont nées des images
inoubliables et criantes.

C’est un cabaret de Venise, misérable et bariolé, avec ses ivrognes
et ses amoureux, ses filles, ses ruffians et les snobs inutiles qui
cherchent indiscrètement une couleur locale qui n’existe pas.

C’est, surtout, un lamentable et grouillant entrepont de paquebot
d’émigrants, tout chargé de détresse, de faiblesse et de fièvre, de
crainte et d’espoirs falots, où des familles entières, des enfants
vagissants, des vieillards ballottés d’un continent à l’autre dans
une morne attente, des folles hantées du souvenir des tremblements
de terre, des amants traqués et toute une houle de pauvres tâchent à
se caser et à dormir, dans un bercement de douleur, des grincements
d’accordéon, des sifflets de bord, des bruits de manœuvre, des
mouvements d’eau et de ciel dans les hublots.

C’est--magie de l’horreur--la chambre de chauffe du bateau, toute rouge
et toute noire avec son charbon, sa tuyauterie géante, ses soutes, ses
échelles, ses démons humains plus qu’à demi nus colorés par la flamme
et la suie, dans des larmes du rut, de la colère et du sang. Cela est
prodigieux de vérité et de puissance: M. André Antoine, une fois de
plus, a été justement acclamé pour son effort et son résultat.

On a applaudi l’idylle violente de M. Charles-Henry Hirsch. Elle a
une belle simplicité antique: Antonio, un bellâtre vénitien, enivre
Tullio pour lui enlever sa femme Bianca. Quand Tullio est dégrisé,
les deux tourtereaux se sont envolés et vont cacher leurs caresses
dans les Amériques. Mais une chanson, une voix qu’ils reconnaissent
et qui sortent des entrailles du navire les glacent soudainement:
c’est Tullio qui est dans la chaufferie, Tullio qui apporte sa haine
et sa vengeance, Tullio plus épris et plus formidable que jamais: il
ne boit plus. Alors Bianca, qui vient le retrouver dans son trou,
l’étreint, l’enjôle et le paralyse cependant qu’Antonio descend par
une corde, poignarde dans le dos l’infortuné mari, le traîne, le jette
dans le brasier. Et les amants se tordent de frayeur, les officiers
s’affolent, accusent un chauffeur saoul, hilare et gesticulant, et tout
s’achève--sans finir--dans un chaos d’épouvantement pourpre et fumeux.

Ce n’est pas à nos lecteurs qu’il faut vanter les mérites de
Charles-Henry Hirsch: ils connaissent la verve, le relief, la fantaisie
réaliste et nuancée de l’auteur du _Tigre et Coquelicot_ et d’_Eva
Tumarche_. Sa pièce brève, âpre, d’un lyrisme désespéré et court, à la
fois très russe et très italienne, est un peu écrasée par ses masses
accessoires, par le décor, par l’immensité de misère qu’elle remue:
c’est très poignant.

Il faut louer Desjardins, toujours admirable, aussi à l’aise sous la
cotte de Tullio, et avec ses bras nus et noirs, que sous la perruque de
Beethoven, pâteux et net, ardent, pathétique et sobre; Bernard, géante
et fantasque armature de chauffeur ivrogne, philosophe, falot et bon;
Grétillat, amoureux fatal, etc., etc.: ils sont mille. Mme Ventura est
une Bianca à la fois ardente, dolente et traîtresse; Mme Barjac et
Mlle Véniat, pitoyables et charmantes; Mme Barbieri est éloquente et
touchante en vieille émigrante, et Mlle Céliat, qui n’a qu’un cri à
pousser, est déchirante. Il ne faut pas oublier M. Bacqué, juif errant
d’entrepont qui porte en lui toute la douleur des deux mondes.

_La Bigote_, la comédie de M. Jules Renard, nous ramène nos vieux
amis, M. Lepic, Mme Lepic et grand frère Félix. Mais ce ne sont pas
les mêmes. Pourquoi nous tromper, Jules Renard? Déjà, vous subtilisez
à la muette votre éternel Poil-de-Carotte. Vous ajoutez, en douce, une
fille à la famille Lepic, une fille dont nous n’avions jamais entendu
parler! Dans une famille nationale! En outre, Mme Lepic a été jolie et
désirable. Quelle nouvelle! Nous n’en savions rien! Ah! les cheveux
blonds, mousseux et ondulés de Mme Lepic à dix-huit ans ont été pour
nous une bien cruelle révélation! Allons! Avouez que vous avez donné
des noms historiques à des nouveaux venus, à des aventuriers! Ceci
posé, contons.

Gros propriétaire et maire de son village--c’est effrayant comme
nous voyons des maires au théâtre--M. Lepic est époux et père plutôt
taciturne: il ne parle ni à sa femme ni à sa fille, se laisse arracher
de judicieux et amicaux monosyllabes par son seul fils Félix et, sur le
moment d’une demande en mariage, se guêtre et file à la chasse, parce
que Mme Lepic va à vêpres. Chacun ses dieux!

Et lorsque Mme Bache vient avec son neveu, Paul Roland, le futur
présumé, elle en est pour ses frais et pour sa peur.

M. Lepic revient cependant, accepte maussadement le compliment pour
sa fête, s’aperçoit qu’on lui a donné en cadeau une Vierge au lieu
de la République annoncée: le drame commence. Il éclate. C’est une
conversation, une simple conversation entre M. Lepic et Paul Roland.
M. Roland, directeur d’école primaire supérieure, demande la main de
Mlle Lepic. Elle lui est accordée. Mais... il y a un mais... La jeune
fille l’aime-t-elle? Oui... oui... c’est entendu... Très honnête...
si pure!... Exquise! Mais Mme Lepic aussi était exquise, toute
blonde, toute blanche. Trop. Elle n’a jamais trompé M. Lepic. Non!
Mais le curé! Ah! le curé! Et n’importe quel curé! La foi! la figure
du curé dans tous les actes du ménage! dans l’acte même! Obsession,
empoisonnement!... Le jeune Roland ne s’enfuit pas, comme un prétendant
précédent, les accordailles se font--et le curé apporte son onction et
son emprise.

Je ne saurais rendre par ce résumé la force amère, la bonhomie pointue,
la vérité souffrante et méchante du dialogue: ce sont des mots tout
simples, tout éloquents, qui sortent avec de la fumée de pipe et qui
sont de l’atmosphère comme les vieilles assiettes du mur; c’est de la
vie grise et noire qui sort en poussière des housses de meubles, c’est
de la poudre de chasse. Car le poète en prose des _Bucoliques_ et de
_Ragote_ est un convaincu et un lutteur: il a été héroïque, il reste
sur la brèche.

Sa pièce est une pièce de combat--et je le regrette. L’observation, la
malice mélancolique, la rancune même pointue et large de Jules Renard
sont au-dessus des questions du jour, même éternelles.

Je n’aime pas l’anticléricalisme: je sais bien, Jules Renard, que vous
ne visez que l’influence de clocher, mais que voulez-vous?

C’est merveilleusement joué. Marthe Mellot est une Henriette Lepic
avide de se marier, ardente dans son gnangnantisme, menteuse sans
le vouloir, trouble de toute sa jeunesse rentrée, admirable; Mme
Kerwich, blonde comme une Madeleine, est une bigote fort savoureuse
et toute confite; Marley est une fort plaisante caricature; Barbieri,
une paysanne noire taillée à coups de serpe, très en relief, et Mlles
Barsange et du Eyner sont charmantes.

M. Desfontaines est parfait de tenue dans le personnage de Paul
Roland; M. Denis d’Inès est malicieux et juvénile sous l’uniforme du
collégien Félix; M. Bacqué est un curé classique, et M. Stéphen, dans
un rôle trop court, ouvre la bouche le plus joliment du monde, patoise
à merveille et porte le pic avec la plus savante gaucherie. Quant à
Bernard, qui joue M. Lepic, il est au-dessus de tout éloge: le _patron_
a passé par là. De fait, Bernard fait tout ce qu’eût fait Antoine, avec
des moyens en plus. C’est du plus grand art--et du plus simple.

Tout de même, Jules Renard, élevez-vous, comme de coutume, au-dessus
de la politique et de la polémique: faites de l’humanité à fleur
de cerveau, à fleur de peau, à fleur de cœur, à fleur de pleurs.
Rendez-nous Poil-de-Carotte, même en culottes longues, en écharpe, en
poils gris...

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  PORTE-SAINT-MARTIN.--_La Griffe_, pièce en quatre actes, de M.
  Henry BERNSTEIN. (_Première représentation à ce théâtre._)

En attendant le triomphal et messianique _Chantecler_, Lucien Guitry
fait au public de la Porte-Saint-Martin le don traditionnel de joyeux
avènement: il se produit, s’offre tout entier et se surpasse dans ce
drame plein, simple, sincère et terrible de M. Bernstein, dans cette
_Griffe_ que personne n’a oubliée et que tout le monde ira revoir.

Je n’ai pas à revenir sur l’enthousiasme que, voici quelques
années--c’était hier--Catulle Mendès témoignait pour la trouvaille
constante et amère, la force affreuse et sûre, la cruauté fatale du
jeune dramaturge, sur ce sujet éternel, rénové et aggravé en noir: _A
combien l’amour revient aux vieillards?_ sur cette eau-forte humaine
et démoniaque, rehaussée de sanie et de honte, souriante, grimaçante,
hagarde.

Le martyre d’Achille Cortelon, naïf directeur de journal, aveugle
leader socialiste tombé dans un guêpier de coquins, épousant une
ingénue rouée, mené par elle aux trahisons, trahison envers sa fille,
trahison envers son passé, trahison envers son parti; précipité par
elle aux grandeurs bourgeoises et aux abîmes, dégradé de ses espoirs
sociaux, de sa pureté, de sa dignité d’homme, de tous ses orgueils;
ravalé au rôle de la bête, au pauvre rut sans jalousie et coulant,
croulant aux compromissions, aux pires bassesses, au seul besoin; la
fuite, grâce aux sens, de l’idéal vers l’ambition, de la pensée vers
l’action, de la générosité dans l’intérêt, de la fierté dans la vanité,
de l’amour dans la bestialité; l’absorption, si j’ose dire, du génie
et de l’éloquence, de l’honneur et de l’honnêteté, du sens moral et du
sens pratique par la plus abjecte sensualité; le renoncement excité,
l’abdication hystérique, la sénilité exigeante, suppliante, qui glousse
et bave dans son désir; la ruine géante et furieuse, voilà ce qu’a
incarné Lucien Guitry, sans effort apparent, naturellement, presque
à son aise; voilà avec quoi il a tenu la plus difficile des salles,
sous un frisson qui n’était pas sans larmes; voilà la crise infinie, la
déchéance croissante, crissante, honteuse, lamentable, formidable, dont
il a secoué toute la sensibilité d’un public ancien et nouveau.

Il a fait peur. Il nous touche dans notre plus trouble moral et dans
notre pire physique. D’instant en instant, malgré des révoltes, il
se ravale, fripe sa bouche, tremble, balbutie, s’écroule: c’est
effroyable, c’est puissant comme un émiettement de foudre, c’est
admirable.

Autour de Guitry, Jean Coquelin fait un Doulers crapuleux et serein,
beau-père affreux et père complice, une figure de crime et de bonhomie
très haute, très fine, très ronde; Pierre Magnier a les accents de
probité les plus sonores; Mosnier et Saint-Bonnet sont excellents;
Henry Lamothe est un jeune godelureau fort gentiment enamouré, et M.
Arthus a un monocle qui n’est pas toléré à l’Ecole polytechnique.

C’est Mlle Gabrielle Dorziat qui est l’ensorceleuse, la jolie bête à
griffe, la videuse: elle est terrible de séduction, d’hypocrisie, de
tyrannie, à la fois câline et avide, hyène et serpent. Mlle Léonie
Yahne est aussi rêche, indépendante, émancipée, bizarre et touchante
qu’il convient, et Mme Delys est fort plaisante en souillon familier.
Voilà une soirée triomphale qui vous prend à la gorge et vous garde.

Après des œuvres plus difficiles d’accès et de succès moins
incontestés, Henry Bernstein fait, de haute lutte, un nouveau bail avec
la gloire la plus humaine et la plus rare. Et Lucien Guitry met sur le
théâtre de la Porte-Saint-Martin sa griffe bienfaisante et tutélaire,
sa griffe d’ange, d’homme et de lion.

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  THÉATRE DE LA RENAISSANCE.--_La Petite Chocolatière_, comédie en
  quatre actes, de M. Paul GAVAULT.

C’est une jolie et claire soirée, un conte bleu et rose, facile et gai,
une comédie fantaisiste, à la fois endiablée et retenue, un vaudeville
sans grossièreté et d’un multiple et constant agrément.

En descendant d’un ou plusieurs crans dans l’étiage des genres, en
renonçant peu ou prou aux grandes journées, aux journées historiques
de France, Lemaître, Donnay, Capus et Bernstein, la Renaissance nous
offre un succès sûr et sain, de tout repos, sans prétention et non sans
élégance, voire non sans philosophie.

On est dans une minuscule villa normande de Suzy. L’heure du couvre-feu
sonne: le maître de céans, Paul Normand, petit employé au ministère de
la Mutualité, va se coucher tout seul en faisant des rêves exquis: il
attend sa fiancée et son futur beau-père, son propre chef de bureau.
Son hôte, le bohème méridional Félicien Bédarride, n’attend rien du
tout: riche de son bagout, de sa bonne humeur, de son rire sonore,
de son inépuisable esprit d’invention, il dormira avec sa jeune amie
Rosette, simplement. Mais un bruit affreux, dans la nuit. C’est un
pneu qui vient d’éclater, un chauffeur qui s’amène, une chauffeuse
qui survient, Benjamine Lapistolle, fille du grand chocolatier
multimillionnaire. Elle est reçue par Paul comme une chienne dans un
jeu de boules. Timide et quelconque, le jeune rond-de-cuir devient un
mouton enragé lorsque la petite chocolatière déploie ses grâces et
autres séductions: élevée à l’américaine et même à l’apache, enfant
terrible à qui on passe tout, Benjamine s’installe comme chez elle,
en dépit de toutes les protestations et de toutes les rebuffades.
Elle couchera là, puisque le pneu de rechange a éclaté aussi, et M.
Normand n’aura qu’une couverture et une chaise, sans secours aucun: le
chauffeur a emmené la bonne en tandem.

Vous voyez le second acte: l’exaspération de l’employé qui ne fait que
grandir, la surprise, l’émoi, la stupeur de Benjamine en face d’un
homme qui lui tient tête, ne fait pas ses quatre volontés et va jusqu’à
l’_agonir_ d’injures: c’est nouveau pour une enfant délicieusement mal
élevée qui n’a jamais eu que des adulateurs. Elle se pique et s’éprend
de ce porc-épic, encouragée par la verve truculente du Toulousain
Bédarride qui flaire une bonne affaire pour son ami,--et pour lui. Elle
rembarre--et comment!--le futur beau-père et chef de bureau Mingasson,
prudhommesque et prude qui vient avec sa demoiselle, gâte les affaires
de son hôte et déclare à son papa Lapistolle, qui arrive enfin avec son
fiancé Hector de Pavesac, que le citoyen Paul Normand n’est pas comme
tout le monde et qu’elle n’épousera que lui. Le grand chocolatier,
Parisien XXIe siècle, trouve cela très bien: nous sommes dans le bleu,
je vous l’ai dit, dans le bleu le plus bleu!

Mais place au noir! C’est le bureau de l’employé Normand, qui est de
garde. Mélancolique, repoussé par son chef Mingasson, sans espoir de
bonheur et d’avancement, il se voit envahir par le truculent Félicien
et par l’inévitable Benjamine qui lui fait des excuses, lui révèle
qu’il est autoritaire et qu’elle est toute soumise, partage son navarin
aux pommes, injurie le ministre par téléphone, porte le pire désarroi
dans un ministère tranquille. Rejeté définitivement par son beau-père,
révoqué, provoqué par le fiancé Pavesac, Paul nage dans le malheur.
Qu’est-ce qui peut encore lui tomber sur le coin de la tête? Voici: M.
Lapistolle met ses gants et lui demande sa main pour sa fille. Ça non!
Non! Non! Ça passe les bornes! Il n’y a plus qu’à se noyer! En route
pour la rivière de Seine!

Vous savez qu’il ne se noiera pas et qu’il épousera cette brave petite
peste de Benjamine. Mais cela se fait très joliment, dans de la
fantaisie pouffante qui a un grain de mélancolie au milieu de l’atelier
de Bédarride. La petite chocolatière va entrer en religion et le
triste Paul, qui n’a point osé prendre l’eau, va, lui aussi, prendre
le voile, si j’ose dire, mais très loin, très loin de son amoureuse
obstinée. Alors, tout doucement, en se faisant les adieux d’un Titus
d’administration à une Bérénice du haut commerce, en s’appelant «mon
frère» et «ma sœur», ils glissent au plus contagieux attendrissement
et finissent par communier en un baiser qui n’a rien de céleste. Paul
consent à avoir une femme exquise et une immense fortune, Bédarride
épousera Rosette et lâchera ses pinceaux pour le chocolat--et tout le
monde sera heureux. C’est charmant.

Je n’ai pu, je le crains bien, rendre le fondu, la cordialité, la
facilité de cette comédie toute en mots, en sautes, en gaieté, sans
effort. M. Paul Gavault n’a jamais été plus heureux: on ne prend pas
garde aux longueurs de ces quatre actes qui auraient pu n’en être que
deux, il y a des coins de sensibilité qui se perdent dans le comique et
le mouvement.

Gaston Dubosc a composé magistralement le personnage du meneur du jeu,
de ce rapin méridional et picaresque de Félicien; son frère, André
Dubosc, est un délicieux Lapistolle, bonhomme à la fois fantoche et
génial, se fichant de tout, du haut de ses millions, et gentil et fin à
croquer; Bullier est un Mingasson caricatural et hilare; Berthier fait
un vieil employé très farce, très vrai, à peine chargé; Aussand est
un chauffeur à bonnes fortunes d’une lourdeur sympathique, et Pierre
Juvenet, dans le rôle sacrifié du fiancé Pavesac, sait ajouter à son
élégance un humour très distingué et très réjouissant. Mais M. Victor
Boucher s’est révélé grand comédien dans la figure de Paul Normand. Il
joue nature--ou plutôt, ne joue pas: c’est la vie même. Il n’a même
pas de fantaisie et n’en a pas besoin; il est là à s’ennuyer, à se
chercher, à se trouver. Il a été fort applaudi.

Mme Catherine Fonteney a, elle aussi, été une révélation. D’un
personnage de servante rustaude et romanesque, grotesque et pitoyable,
elle a fait de la vie et de la vérité; ce serait un portrait cruel
si le mouvement n’emportait pas tout; c’est parfait de tact dans
la joie. Jane Sabrier a été le modèle gentil et bébête, charmant et
aimant, qui lui convenait; Mlle Dorchèse a à peine paru--et c’est
dommage--et Marthe Régnier--Benjamine--a eu son charme de toujours,
son autorité turbulente et mutine, sa pétulance, sa pudeur sournoise,
sa sentimentalité amusée, sa menue férocité, ses yeux clairs, sa
bouche gourmande, sa petite moue qui commande et demande, sa grâce qui
bouillonne, crépite et mousse.

Et les décors de Lucien Jusseaume sont, comme le texte, jolis, simples,
chatoyants et spirituels.

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  THÉATRE DU GYMNASE.--_La Rampe_, pièce en quatre actes, de M.
  Henri DE ROTHSCHILD.

«La rampe éblouit et aveugle.» Ajoutons qu’elle brûle. Voilà la
formule et la moralité de la nouvelle pièce du Théâtre de Madame.
Jeunes filles qui rêvez de triomphes éclatants et purs, pailletés d’or
vierge, empennés de plumes d’ailes d’ange, jeunes femmes qui voyez
flamber votre idéal dans les yeux d’un acteur-surhomme qui, d’une voix
profonde et caressante, exprime votre lassitude et votre désir, vous
toutes qui vous sentez revivre et naître à l’écho d’une phrase lyrique
et désabusée, et qui vous dites, pour vous-mêmes: «Moi aussi, j’ai
quelque chose là! J’ai du génie! J’aurai ma part d’applaudissements--et
quelle part!» écoutez, femmes et filles du monde, le rude conseil,
le conseil-exemple, le conseil-remède du bon docteur Henri de
Rothschild qui vous ramène sur terre--et plus vite que ça!--par le plus
long,--quitte à vous mettre dessous!

C’est mieux qu’une leçon: c’est une pièce, une vraie pièce, fort
amusante, bien plus dramatique--et qui a réussi.

Il manque un acte,--le premier. Comment et pourquoi Madeleine Grandier,
mondaine riche, choyée et titrée, a-t-elle abandonné son mari, son
foyer, son honneur et son luxe pour courir le cachet, en tournée avec
le fameux comédien Claude Bourgueil? Voilà ce qui aurait été émouvant
et délicieux, la scène d’abandon et de don où Madeleine se serait
révélée à elle-même, dans un enthousiasme artiste et charnel, où elle
aurait découvert, comme malgré elle, par admiration, la grande actrice,
l’amoureuse éloquente sous la mondaine, le geste de simplicité et de
vie sous l’éventail, où la vocation et la passion unies lui auraient
dicté un nouveau destin!

Et comme cela aurait mieux valu que cet acte pâle d’un caravansérail
de Constantinople où, parmi des papotages de revue, Madeleine Grandier
retrouve des amies d’abord gelées, puis domptées, un amoureux transi et
fidèle, un impresario obséquieux et comique--ne faites pas attention
aux adjectifs, M. Henri de Rothschild ne les aime pas--pour finir
par la grande scène au clair de lune, dans la lumière bleue que vous
connaissez depuis _Amants_, par offrir une fois de plus ses lèvres et
son âme à l’irrésistible Claude, en ne regrettant rien, rien, et en
mettant dans leur jeu l’éternité, sans plus.

Mais le malheur veille. Le malheur, c’est que Madeleine a du talent, le
plus rare, le plus soudain, le plus grand talent. Tant qu’il ne s’est
agi que des lauriers turcs, roumains et égyptiens, et des quatorze
rappels serbes chers à Coquelin cadet, ça n’a pas troublé Bourgueil.
Mais le voici à Paris, dans son cabinet directorial, car il est
acteur-directeur, comme tout le monde. Le Théâtre Bourgueil va donner
le lendemain la répétition générale d’une pièce nouvelle du célèbre
auteur Pradel. Et Claude voudrait que ledit Pradel changeât le dernier
acte: il n’y en a que pour Madeleine, rien pour lui: il est mort depuis
quelques scènes. L’amant ne pèse plus une once en face du cabot: la
vanité souffle sur la passion. Et qu’est-ce lorsque l’impresario
Schattmann offre à Madeleine un plus fort cachet qu’à Claude? C’est en
vain que la femme refuse, veut s’effacer, se faire petite, rappelle
qu’elle a puisé dans les yeux, dans le cœur de son amant, de son
maître, sa flamme et son génie: il n’est question que de résultats,
de succès bruyants et monnayés, de gloire brutale: le patron ne peut
pardonner à l’étoile, le cœur--s’il y a eu cœur--est broyé sous le fard.

C’est encore plus atroce à la répétition générale. Il y a duel--et duel
inégal. La sensibilité, l’émotion, le désespoir, la beauté et la bonté
de Madeleine font balle et boulet contre elle avec les hommages, les
applaudissements, les acclamations, l’emballement de toute la salle
en délire: Claude est trahi et n’existe plus: il devient le plus sale
cabot, le pire des mufles. Il est heureux de trouver sous la main une
petite grue de tout repos, la môme Chouquette.

Et lorsque, plus éprise que jamais, Madeleine ne rêve qu’à son amant,
lorsqu’elle l’appelle à son secours quand, dans la griserie et la
communion du triomphe, l’auteur Pradel la serre de près et veut
l’étreindre, c’est le directeur Bourgueil qui vient, très désintéressé
et très froid: cette accolade d’auteur à interprète lui semble fort
naturelle. Grands dieux! s’il lui fallait veiller sur les mœurs de ses
pensionnaires--car Grandier n’est qu’une de ses pensionnaires! Leur
passion? une passade! Madeleine peut supplier, s’offrir, râler: adieu!
adieu! il va souper avec Chouquette!

Dès lors, n’est-ce pas? c’est la catastrophe. Cette admirable
Madeleine, qui est un cœur et une âme sans plus, ne se peut résoudre
à une gloire solitaire, à des apothéoses où le baiser final ne
sera pas celui de Claude. Elle a repoussé Pradel, elle a repoussé
l’obstiné Saint-Clair et, si elle accepte d’aller faire une tournée en
Amérique avec Schattmann, c’est qu’elle médite un plus long voyage.
Mais voici Bourgueil, voici la suprême entrevue, le dernier effort.
Hélas! le comédien est plus maître de soi que jamais: c’est loin,
les giries! Il ne s’agit que de répéter la scène finale de la pièce
de Pradel qui n’est pas au point. Alors, comme par miracle, c’est
un empoisonnement--ça tombe bien!--la triste héroïne, à la fois
géniale et sincère, torturée et pathétique, se suicide sans en trop
faire semblant, écoute, en vacillant, les froids compliments de son
partenaire et s’abat, roide et désespérée, foudroyée par l’aconitine,
tuée par le théâtre, l’illusion, le dégoût!...

Cette fin est émouvante, physiquement et même moralement. Elle
termine brutalement--mais l’auteur n’est-il pas président du Club
du chien de police?--une aventure colorée, brillante, habillée et
vivante, une pièce un peu disparate qui a des longueurs, trop de
_mots_, des personnages et des _utilités_ inutiles, mais qui vit,
rit et vibre, souffre et fait souffrir, qui présente des milieux
curieux, des personnages connus et a une intensité croissante, dans un
papillonnement et des développements attendus. Il y a une thèse, une ou
plusieurs clefs--de si beaux décors et de si somptueuses robes!

Il est inutile, je crois, de dire combien Marthe Brandès a été
admirable dans le personnage de Madeleine qui était fait pour elle.
Elle y a des abandons, des déchirements, une tendresse souriante et
charmante, une foi et une horreur qui espère encore, une harmonie
secrète dans la joie et le sacrifice qui dépassent l’art et la vie
même: c’est à crier. A ses côtés, Mme Frévalles est la plus sympathique
des duchesses, et Mlle Pacitti une Chouquette mal embouchée,
juvénilement sûre de soi, d’une fantaisie délicieuse.

Dieudonné est un vieux cabot un peu chargé mais qu’il rend vénérable
et farce à la fois par son autorité bonhomme; Tervil est un garçon de
bureau inénarrable et montre une fois de plus sa _vis comica_ trop
peu employée; Jean Laurent est parfait de tenue dans son personnage
d’amoureux transi; Arvel est trop criant de ressemblance mais parfait
dans la caricature de l’impresario; Bouchez est très comique; Deschamps
aussi, et Garat a un gâtisme fort seigneurial. Quant à Calmettes et à
Dumény, ils sont dignes de tout éloge. Calmettes, qui faisait l’auteur
Pradel, a su donner sa dignité, sa force, son tact et son charme comme
antidote à la goujaterie de son rôle, et Dumény, par sa tenue, sa
sincérité dans la tristesse et jusque dans le mensonge, son cabotinisme
géant, a prêté des lettres de noblesse à la muflerie meurtrière.

Monsieur le baron est servi!--et comment!

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  THÉATRE DES VARIÉTÉS.--_Le Circuit_, pièce en trois actes, de MM.
  Georges FEYDEAU et Francis DE CROISSET.

M. Francis de Croisset a un génie zinzolin, musqué, archaïque,
voluptueux et pervers qui raffine sur tout--quand il raffine; M.
Georges Feydeau est le jeune vétéran de la joie-née, de la farce
triomphale, de l’invention comique: à deux, c’est le plus joli, le
plus parfait attelage, grâces et ris, poudre et salpêtre, mouches
et chatouilles. Mais, comme dirait M. de La Palisse, l’automobile
souffre-t-elle un attelage?

Car il s’agit d’auto--et le titre le prouve. Titre un peu lointain
déjà: les circuits ont vécu--ou presque. Souhaitons une survie à la
pièce des Variétés.

Elle commence comme _la Veine_, d’Alfred Capus. Dans un garage
peu achalandé et tenu par une beauté sur le retour, Mme Grosbois
(ex-Irène), la nièce de la patronne, la jeune Gabrielle et le chauffeur
Étienne Chapelain s’aiment d’amour si tendre qu’ils se sont mariés
secrètement. Le jeune et gros fabricant Geoffroy Rudebeuf (de la marque
Rudebeuf) s’est épris de Gabrielle et entasse pannes sur pannes,
commandes sur commandes pour la voir et se déclarer. Ça va aller tout
seul: Mme Grosbois traite l’affaire: cinq cents louis à sa nièce,
une belle voiture pour Étienne qui est ambitieux et veut courir dans
le circuit de Bretagne--et voilà! Mais Chapelain ne mange pas de ce
pain-là--ah! mais non! Et comme un ami et concurrent de Geoffroy, M. Le
Brison (de la marque Le Brison), est là, il est si ravi de la maestria
avec laquelle le citoyen Étienne a cueilli, arrangé et _saqué_ le
hideux rival Rudebeuf, qu’il l’engage immédiatement: c’est lui qui
mènera à la victoire la marque Le Brison: c’est la joie, la gloire, la
fortune. Hourrah!

Nous voici en Bretagne, dans le château du comte Amaury de
Châtel-Tarran, fantoche antédiluvien--il date du second
Empire--ex-brillant capitaine de concours hippique, ci-devant amant
de la belle Irène. Il hospitalise Le Brison et son ensorcelante et
fantasque maîtresse Phèdre, le ménage Chapelain et la matrone Grosbois.
Phèdre a des curiosités à l’endroit du vainqueur de demain, du héros
en cotte bleue, du coureur Étienne, qui est «beau môme». Elle oublie
sa dignité à ses pieds, sa face contre sa face et jusqu’à sa main dans
son dos. Le malheur veut que le monde revienne d’une tragi-comique
excursion en auto, et, dans sa hâte à retirer sa main, Phèdre laisse
un souvenir piquant dans l’épine dorsale de Chapelain, une bague
endiamantée. Vous voyez la suite: la jalouse Gabrielle trouve la
fâcheuse bague, l’accepte de son mari, bonasse et honteux, mais il
s’agit pour lui, après, de la gagner: elle vaut douze mille francs et
il ne les a pas sur lui. La satanique et friande Phèdre l’entraîne dans
un réduit galant, tout à fait ignoré, qu’elle a découvert; un autre
secret permettra à tout le monde d’assister, à travers une glace, à
leurs ébats passionnés, mouvementés, répétés, à des effets de draps,
de chemises de nuit, de baisers et de lassitudes qui se reprennent--et
c’est le drame. Il ne s’agit que de divorces, de revanches, de
vengeances, d’assassinats!

Hélas! voici le circuit: il faut vaincre ou mourir--avant de tuer! La
gloire et l’intérêt passent avant l’honneur des familles! Et c’est
tout le tumulte, l’angoisse, la confusion, le tohu-bohu des grandes
épreuves: coups de sifflet, coups de trompe, fumée, passage foudroyant
des voitures à travers des kilomètres ondoyants, des routes en lacs,
entrelacs, zigzags, virages traîtres et angles obtus; à peine si nous
avons le temps de voir échapper Gabrielle en chemise aux baisers trop
vengeurs de Rudebeuf, d’entendre la querelle homérique de ladite
Gabrielle et de Phèdre se disputant leur homme et se voulant crêper le
chignon. L’émotion du danger, l’émotion de la victoire--car Étienne
gagne, n’est-ce pas?--réunit tout le monde en un embrassement--et c’est
la gloire et la fortune--en famille.

Espérons que ce sera le succès pour la pièce. Un peu de tassement et
de clarté, un peu plus d’air au dernier acte, des effets moins gros
à la fin du _deux_, des entr’actes moins longs et portant moins à
l’impatience et au désespoir, un je ne sais quoi de plus léger et de
plus parisien--ce n’est rien pour les deux sympathiques auteurs--et ce
serait, ce sera une jolie carrière. Il y a tant de _mots_ de situation,
de gaieté et de jeunesse!

Et c’est joué!...

Albert Brasseur, en salopette bleue, déploie une bonne humeur, une
fatuité cordiale, une béatitude naïve de septième ciel: c’est un
Étienne naturel et divin. Guy, à son ordinaire, est exquis de mesure
dans le comique: c’est un Le Brison de cercle et de boulevard mieux
qu’authentique; Moricey, tout noir et tout bouillant, est le premier
des chauffeurs; Prince est tout gentil et tout hilarant dans le
personnage de Rudebeuf, et son chauffeur, le veule et joueur prince
Zohar, est très falotement silhouetté par Carpentier.

Mme Grosbois, c’est Marie Magnier, d’une autorité gracieuse, d’un
comique fin et élégant dans la pire outrance; c’est Mlle Diéterle qui
incarne avec crânerie, désinvolture et sincérité la mutine Gabrielle
et qui, piaffante, aguichante, geignante, est toute honnêteté et tout
amour. Mlle Lantelme est la séduction même, infernale et trépidante:
c’est Phèdre, Vénus tout entière à sa proie attachée--et accrochée,
Phèdre aux Porcherons et au garage, Phédrine et Phédrolette, impérative
et suppliante comme une planche de Rops.

Enfin, Max Dearly, ataxique, déboîté, boitillant, est allé aux nues.
Cet Amaury de Châtel-Terran est la plus cruelle caricature de vieux
beau. Il est à crier et à pleurer. Son chapeau, sa badine, son asthme,
sa vue basse, sa moustache teinte, son dandinement douloureux et
prétentieux, tout est d’une vérité à peine chargée, hélas! C’est du
grand art, c’est de l’histoire, c’est très gai--et effroyablement
mélancolique. Déjà!

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  BOUFFES-PARISIENS.--_Lysistrata_, comédie en quatre actes et un
  prologue, de M. Maurice DONNAY. (_Première représentation à ce
  théâtre._)

C’est une idée délicieuse et savoureuse qu’eut Mme Cora Laparcerie
d’inaugurer sa jeune direction sous les auspices d’Athènes et de
Cypris, de la poésie la plus joyeuse, la plus tendre, la plus diaprée,
sous la lueur et le rayonnement de l’étoile de Maurice Donnay.
Voici dix-sept années que cette étoile brilla autour de l’Opéra, à
l’Eden-Porel, après avoir jeté ses premiers feux dans _Phryné_ et dans
_Ailleurs_, au firmament de Rodolphe Salis, berceau de gloire, pour
connaître bientôt l’apothéose d’humanité et d’immortalité, la flamme
immense et alanguie d’_Amants_; et, après une reprise triomphale avec
la créatrice Réjane, il y a treize ans, _Lysistrata_ revient, toute
neuve, toute vraie, toute éloquence, toute chair et tout cœur, charmer
ses anciens et nouveaux amis, susciter les sourires les plus divers,
émouvoir un peu et faire courir, dans cette claire et jolie salle
des Bouffes, un frisson de plaisir, d’aise, de joie, une jouissance,
si j’ose dire,--et c’est le mot,--d’esprit, de finesse, d’à-propos
et d’à peu près ailés, de grâce attique et parisienne, de santé et
de sérénité, de jeunesse verte et bleue, sans parler d’une teinte de
mélancolie qui jette une ombre mauve sur ces marbres animés.

Nous ne réveillerons pas, n’est-ce pas? l’ombre géniale, lyrique,
indécente, réactionnaire et cruelle d’Aristophane. Nous n’avons même
pas à résumer _Lysistrata_: c’est, on le sait, la grève des femmes
d’Athènes, irritées de la longueur d’une guerre qui, depuis quinze
ans, s’arroge et se réserve à peu près toute la chaleur de leurs époux
et de leurs amants. Et, cependanti c’est une guerre à la papa: il y
a le repos hebdomadaire, ou, tout au moins, la trêve de Zeus, où les
hommes rentrent en ville, musique en tête, et embrassent chacun leur
chacune, martialement. Mais les femmes ne veulent plus partager leur
dieu avec Bellone: la belle Lysistrata réunit la cour plénière, le ban
et l’arrière-ban des épouses et des courtisanes d’Athènes, et leur fait
prêter le rude serment de chasteté. Elles ne se laisseront reprendre
ou prendre que lorsque la paix sera signée. Ah! les mines et les
attitudes des pauvres mâles en non-activité par retrait d’emploi--et
leur exode piteux vers les maisons de joie! Mais Lysistrata, rebelle
aux baisers de son mari Lycon, ne peut résister aux supplications de
son ami, le jeune général Agathos,--et c’est dans le temple même de
la chaste déesse Artémis qu’ils iront consommer leur adultère parjure
et sacrilège. Et c’est une leçon très amère. Autre leçon amère: les
courtisanes respectent plus fervemment et férocement leur serment que
les femmes mariées. Et de toute cette amertume sourd un continu délice,
une joie ironique et douce, une fusée de _mots_, de pensées, d’humour,
une forêt de gestes--et des danses, et des chants, et du désir. Et,
lorsque les gestes amoureux d’Agathos et de Lysistrata ont renversé
et brisé la statue d’Artémis dans son temple, ce sera un miracle tout
naturel de la remplacer par l’image triomphale d’Aphrodite: l’Amour
régnera sur Athènes avec la Paix, sa sœur et sa mère,--et ce sera toute
douceur et toute beauté.

Mais faut-il chercher une trame dans cette tapisserie profonde et
irréelle, dans cette savante cataracte de rires, de titillations, de
splendeur et de joliesse?

C’est une débauche d’harmonie, de rythmes, de fantaisie, de réalisme
ironique et lyrique. Et une mise en scène musicale et parfaite
groupe, derrière un rideau délicieux et pensant de Lucien Jusseaume,
des ensembles en nuances de merveilles, des groupes en voiles, des
nudités vaporeuses dans la vapeur du soir idéal de la cité de Platon:
il y a une danseuse asiate, Mlle Napierkowska, qui incarne le délire,
l’impossible, le martyre et la volupté; il y a Mlle Calvill qui déclame
et chante les vers les plus troublants; il y a une musique constante et
archaïque de M. Dutacq.

M. Karl est un Agathos jeune et ferme, un peu railleur, très passionné,
d’une voix juste et chaude et d’un corps sincère; M. Hasti est un
mari très congruent, bâti en hoplite de premier rang et fort excité;
M. Bouthors est aussi gigantesque que désabusé; MM. Lou-Tellegen,
Arnaudy, Darcy, Sauriac, Savry, Chotard, etc., etc., sont excellents et
divers; M. Gandera a très artistement distillé les vers du prologue.
Mlle Renée Félyne est bien disante, très souple, très hiératique dans
son personnage de la courtisane Salabaccha; Mlles Moriane, Vermell,
Florise, Destrelle sont charmantes; Mlle Clairville est tout à fait
exquise de tact et de vérité dans le plus légitime désir; Mlle Lavigne
est, comme toujours, fantastique en nous rendant--et comment!--Lampito,
femme au tempérament excessif.

Quant à Lysistrata, c’est «la patronne» Cora Laparcerie. Un peu gênée
et émue au premier acte, dans son discours, elle s’est reprise et
donnée, ensuite, de tout son talent et de toute son âme: elle a eu
toute l’hésitation, toute la conviction, toute la résistance, toute
la passion, l’autorité et l’abandon, la faiblesse et la rouerie de
son personnage éternel, féministe, amante, enthousiaste et retorse,
religieuse de cœur, impie malgré soi.

Dans cette soirée, Cora Laparcerie a bien mérité de la République dont
elle parle, de la République athénienne.

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  THÉATRE DU VAUDEVILLE.--_Maison de Danses_, pièce en cinq actes,
  de MM. NOZIÈRE et Charles MULLER (d’après le roman de M. Paul
  Reboux).

Mes lecteurs connaissent la conscience et la verve de M. Paul Reboux et
ont pu lire le très vivant et très honorable roman dont MM. Muller et
Nozière ont, l’un après l’autre, tiré la pièce nouvelle du Vaudeville.
M. Muller est fort érudit et se pique de connaître l’Espagne en détail
et à fond; quant à M. Nozière, il est tout esprit critique, toute
sensualité non halante, toute nostalgie sceptique et voluptueuse:
il prête à l’actualité des voiles antiques et fins et trousse sur
n’importe quoi des dialogues platoniciens et aristophanesques, des
fantaisies profondes et parisiennes que Taine et Renan pourraient
signer,--après leur mort.

Le roman de M. Reboux était fort dramatique et terriblement
pittoresque: après cette merveille de Pierre Louys, _la Femme et le
Pantin_, après l’âpre et délicieuse _Marquesita_ du pauvre Jean-Louis
Tallon, il nous faisait goûter du fruit vert, du piment sanglant des
Espagnes. M. Nozière, en transportant sur la scène les _journées_,
de M. Reboux et de M. Muller, y a ajouté du sien, de la grâce, de la
cruauté, de la perversité, de la philosophie, et, dans des décors
somptueux et magnifiques, dans une mise en scène en relief et en chair,
c’est une pièce étrange et composite.

Vous voyez la maison de danses, minable, étique, rutilante au dehors,
affreuse de saleté au dedans; deux servantes pour le patron Ramon et
sa mère Tomasa, pour les artistes mâles et femelles, pour toute la
clientèle de Cadix; la première, Concha, honnête et laborieuse, va
épouser le pêcheur Luisito; l’autre, Estrella, est une moucheronne
bâtarde, toute luisante d’yeux et de cheveux, fainéante, endiablée,
avide déjà de gloire et d’amour, qui joue des prunelles pour tout le
monde, empaume son patron Ramon, enjôle Luisito et son frère Benito, et
veut danser envers et contre tous. Elle a la vocation: elle n’a même
que celle-là; nous verrons trop tôt que c’est dans les jambes, les
jambes seules, que siègent son cœur et son âme.

En affolant l’équivoque Pepillo, en enrageant de jalousie le brutal et
quadragénaire Ramon, avec des refus et des promesses, elle arrive à
prendre ses premières leçons, en fraude; la terrible Tomasa n’aime pas
que ses servantes volent de leur obscurité dans le grand art. Mais la
voilà elle-même la douairière: le sentiment de la perfection l’emporte
sur son autorité jalouse; cette Estrella est douée. C’est elle-même qui
l’éduquera.

Voici le grand soir des débuts: le bouge regorge d’ouvriers, de marins,
de pêcheurs, de soldats; il y a même une ancienne de la maison, une
grande étoile de Paris. La vieille Tomasa chante ses cantilènes les
plus rauques et les plus fiévreuses; les danseuses et les danseurs
font leurs pointes les plus charmantes. Mais place au miracle: c’est
Estrella et Pepillo dansant bouche à bouche et ventre à ventre, c’est
Estrellita mimant la possession et le délice, tous les jeux, tous les
caprices des pires Vénus; le _fandango_, la _sevillana_, le _tango_,
des danses barbares; c’est le triomphe, la quête miraculeuse; c’est la
jalousie plus formidable de Ramon, après l’enthousiasme universel; il
gardera Estrella, l’empêchera de rejoindre le brave père de famille
Benito--et c’est la majestueuse matrone Tomasa qui retiendra la pie au
nid et trompera le malheureux pêcheur.

Les manigances continuent; les ménages frères de Benito et de Luisito
en sont ravagés. La brave Concha et son honnête belle-sœur Amalia,
femme de Benito, sont affolées; la pure Amalia donne des conseils
de courtisane à Conchita pour garder son mari, mais rien n’y fait:
en une visite, l’étoile Estrella, fiancée à Ramon, va emmener toute
la maisonnée, Benito qui doit fuir avec elle, Luisito qui doit la
rejoindre dans le jardin des moines, par la brèche, que sais-je? Le
jaloux Ramon s’est aperçu de la chose: il prouve à ses deux amis qu’ils
sont tout autant bernés que lui: ils tueront la traîtresse. Ou plutôt,
Luisito la tuera tout seul: il le jure sur la croix de la procession du
Vendredi-Saint qui passe sous les fenêtres.

Ils ne tueront rien du tout; dans le jardin rose, mauve et rouille,
Estrella défiera la fureur, la rage, l’enlacement même de ses trois
amants, les excitera, les raillera, les embrassera, les poussera
l’un contre l’autre, et, d’humiliations outrées en caresses mimées,
de supplications en outrages, d’agenouillements en sursauts et en
provocations, susurrante, balbutiante, insolente, diabolique et divine,
finira par s’évader de ce Cadix étroit, de cette conjuration de pauvres
gens, pour rejoindre à Paris son digne compagnon Pepillo, tout vice et
tout infamie, cependant qu’une pauvre gosse de treize ans, qui a soif
de joie et de liberté, clamera, en voyant ce trio de malheureux, de
misérables lassés et meurtris: «Oh! C’est ça les amoureux! Oh! oh!»

Et c’est plus triste que mille morts!

Cette histoire est brodée de mille variations, de mille finesses; il y
a, avant le dénouement, une conversation de trois moines blancs dans
l’horizon rose,--que serait l’Espagne sans moines?--de moines gentils,
idylliques, pacifiques, qui paraîtrait divine dans les colonnes du
_Temps_. Mais dans ce drame ramassé, pourquoi ce hors-d’œuvre à la fin?
Pourquoi le personnage de la vagabonde ne fait-il que traverser les
derniers tableaux? Du symbole? De l’ibsénisme en Espagne? J’aime mieux
Mérimée.

Tenons-nous-en aux réelles qualités de cette action trop riche et
trop simple, trop rapide et trop décousue. Lérand est, naturellement,
admirable d’intensité et de sobriété, de vérité et de chaleur contenue
dans le personnage de Benito; Gauthier est merveilleux de sincérité
et de violence dans le rôle de Luisito; Arquillière campe en pleine
graisse, en pleine colère, en plein cœur, son type difficile de Ramon;
Jean Dax est plus qu’inquiétant en sa trop jolie silhouette du Pepillo
à tout faire--et il danse à ravir; Baron fils est le seul qui fasse
illusion en _sereno_: il est toute l’Espagne.

Mme Tessandier est une admirable Tomasa: patronne et mère, rêche,
dure, affectueuse, elle est rauque et tendre et donne de la majesté
à ses chansons et à tous ses gestes; Cécile Caron et Ellen Andrée
dessinent des caricatures qui doivent retourner Goya dans sa tombe et
qui tenteront Zulaoga, Sancha et Leal da Camara; Suzanne Demay est une
charmante et touchante Concha, Blanche Denège une énergique et dolente
Amalia, Nelly Cormon une fort appétissante danseuse arrivée et Monna
Delza une errante impubère d’un appétit dévorant et de désirs très
définis et infinis.

Pour Mlle Polaire, c’est sa pièce, comme ce serait sa guerre si elle
n’était qu’impératrice. Elle a tout loisir de gaminer, d’allumer, de
terroriser, d’offrir ses lèvres, de mentir, de se courber en deux,
en trois, de se relever en trombe, de jouer de tous ses membres, de
caracoler sur place, d’être très authentiquement saltimbanque et, si
l’on veut, shakespearienne.

Et il y a tant de spectacle, de bruit, de figurants intelligents et
de décors émouvants! Relisez une page de Barrès sur Tolède, après:
vous retrouverez l’Espagne. Le Vaudeville vous donne la violence du
café-concert, de la vie, de l’amour--avec des costumes. Et c’est le
triomphe de Porel.


[Bandeau]

  ODÉON.--_Jarnac_, drame historique en cinq actes et en prose, de
  MM. Léon HENNIQUE et Johannès GRAVIER.

La nouvelle aventure de ce pauvre Jarnac est touchante: Après avoir
joui, pendant des siècles, de la plus triste réputation, après avoir
donné son nom à des traîtrises authentiques et à des vaudevilles,
voilà qu’on découvre qu’il fut le plus loyal des duellistes heureux
et que son adversaire était un bretteur brutal, vénal, avantageux,
trop sûr de soi et fort justement puni. Et MM. Hennique et Gravier
réhabilitent ce vaincu antipathique, lui prêtent du cœur, de l’âme, une
sensibilité virgilienne, racinienne, de l’abnégation et le plus pur
sacrifice! Jarnac et La Châtaigneraie se tuent comme Titus et Bérénice
se quittent; il n’y a plus de coupables, il n’y a plus que la fatalité,
les rois--et les reines de la main gauche.

C’est là une générosité, une imagination extra-historique qui ne peut
nous surprendre de la part du gentilhomme de lettres qu’est M. Léon
Hennique; il n’est pas d’écrivain plus honorable, plus estimable, plus
haut, et le titre de son chef-d’œuvre, _Un caractère_, est son propre
titre à lui, son programme et sa confession. M. Johannès Gravier est
lui-même un dramaturge historien qui écrivit, je crois, un _Simon
Deutz_, très strict et très émouvant. La collaboration de ces deux
auteurs si sympathiques a prêté aux magnifiques décors de l’Odéon, aux
superbes costumes et à la mise en scène d’André Antoine une action
forte, nombreuse, pleine et simple, écrite avec un soin méticuleux et
digne des plus longs applaudissements.

Contons la pièce. François Ier est en train de s’éteindre patiemment.
Il ne meurt pas du mal français et de la belle Ferronnière: il
n’empêche qu’il se meurt. Sa maîtresse, la duchesse d’Étampes, est du
dernier mal avec la maîtresse du dauphin Henri, Diane de Poitiers,
et un peu trop bien avec le jeune gascon Jarnac. Le vieux roi s’en
inquiète et, pour éviter des tourments, la belle affirme que les
assiduités diurnes et nocturnes de Jarnac ne s’adressent qu’à sa jeune
sœur Louise. Vous imaginez avec quel soulagement François apprend cette
nouvelle, donne son consentement, sa signature et une dot énorme. La
délicatesse de Jarnac souffre profondément, d’autant qu’il était chargé
de demander la main de Louise pour son frère d’armes, son frère de
jeu, son frère de toujours, La Châtaigneraie. Mais sa fiancée l’aime
et il s’aperçoit qu’il l’aime aussi, dans sa sœur et en lui-même. Tout
va pour le mieux. Hélas! le dauphin Henri sort avec Diane; Diane et la
duchesse d’Étampes se jettent leurs âges, leurs maris, leurs amants à
la figure. Jarnac, qui est dépensier, prétend faussement qu’il tient
son argent de sa jeune belle-mère, et Henri l’outrage et l’accuse
d’inceste. L’injure est effroyable. La Châtaigneraie l’assume. Les deux
amis, les deux frères, devront se battre. Mais il faut attendre la mort
du roi.

Pour l’instant, Jarnac coule à Rambouillet sa lune de miel, cependant
que l’Italien Caize qu’il s’est attaché grâce à quelques écus, couvre
ses amours. C’est là que l’orage éclate avec la foudre. François,
qui veut une explication, mande La Châtaigneraie: l’outrage est plus
violent: il y aura non duel, mais jugement de Dieu, en champ clos,
solennel, définitif, en cérémonie. Pas tout de suite: Jarnac est
aussi faible que l’autre est fort: il faut qu’il s’entraîne. Le roi a
d’autres chiens à fouetter: son fils et ses courtisans qui complotent,
qui jouent de son cadavre d’avance et de toutes les charges de l’État:
il force les rebelles, les fouaille, les courbe, les agenouille.
Pendant ce temps, Louise a retourné La Châtaigneraie et lui a montré
son erreur; jamais Jarnac n’a abusé d’elle. Et les deux frères se
retrouvent et tombent dans les bras l’un de l’autre; ils ne se haïssent
pas, ils n’ont rien entre eux que l’irréparable, le poids de l’honneur
barbare, de la coutume, deux couronnes et le monde! Mais ils ne se
battront pas tant que le roi vivra.

Hélas! le Roi-chevalier, le Père des Lettres, a été brisé par sa
dernière colère. Il agonise en se faisant lire _les Triomphes_, en se
rappelant Marignan. Il se réconcilie avec son fils, lui recommande la
duchesse d’Étampes, lui fait jurer de ne pas rappeler le connétable de
Montmorency, de ne pas autoriser le duel Jarnac. Henri jure du bout des
lèvres. Et dès que le vaincu de Pavie a fermé les yeux, Henri II, en
vrai Valois, ne songe qu’à faire arrêter Jarnac et Mme d’Étampes, qui
ont fui ensemble.

C’est un jeu pour l’astucieuse et cruelle Diane, devenue
toute-puissante, de torturer Louise de Jarnac qu’elle a gardée en gage.
Mais Jarnac revient la reprendre. Henri II la lui accorde, mais lui
accorde aussi le duel, le jugement de Dieu dont on ne parlait plus.
Hélas! hélas! Mais le divin Châtaigneraie console son adversaire, lui
indique ses points faibles, s’offre en holocauste et a, dans le pire
attendrissement, l’héroïsme le plus bouddhique et le plus moderne.

Et c’est le combat, le fameux combat: la lice, les gardes, les hérauts,
les trompettes, les tentes, les juges, les chevaux, les tenants,
les parrains, les hommes aux couleurs, les oriflammes; ce sont les
serments, les prières des jouteurs, les embrassades assassines de Diane
de Poitiers et de la duchesse d’Étampes; c’est l’assaut, le jarret
tranché de La Châtaigneraie, la supplication de Jarnac pour laisser
la vie au vaincu, pour reprendre son honneur, le silence haineux du
roi, sa réponse glaciale et le long cri de douleur et de reproche du
malheureux La Châtaigneraie qui ne peut traîner une existence ignoble
et un nom aboli et qui meurt, qui mourra.

Tel est ce très vivant et très vibrant spectacle, tout historié,
brodé, archaïque, éternel. Il y manque l’écroulement de Diane de
Poitiers, la figure et l’âme de la reine Catherine de Médicis qui fut
la géniale artisane de cet épisode,--et les effigies d’Henri II et de
Diane sont un peu poussées au noir. Les tableaux, qui sont fort beaux,
ressemblent plus à du Paul Delaroche qu’aux estampes de Tortorel et
Périssin qui eussent été de mise. Enfin, la mort de François Ier, qui
est fort belle, fort grande et est réglée avec majesté, aurait été
plus véridique et plus pittoresque avec les rires des amis du dauphin
et les cris du comte d’Aumale: «Il s’en va, le galant! Il s’en va!»
L’admirable et bourru Maurice Maindron traiterait ce sujet avec un
cynisme plus net et plus en fer.

Si Desjardins a plus la tête de Charles-Quint et d’Henri VIII que le
faciès mince de François Ier, ce n’est pas sa faute; il a au moins
sa grâce souffrante, sa majesté, son autorité: il est au-dessus de
l’éloge. C’est Vargas qui est Jarnac: il est brave, aimant, douloureux.
Joubé a toute l’insolence, tout le navrement, toutes les douleurs de
La Châtaigneraie. Desfontaines est le fou Briandas, fort éloquemment,
et pourra jouer Triboulet de plain-pied; Grétillat est un Henri II
qui ressemble à Philippe II et n’a ni la fougue ni la gentillesse
de son personnage: c’est un traître à l’espagnole, mais toute la
responsabilité en revient aux auteurs; Fabre est délicieux de fantaisie
armée, de courage dansant dans le rôle de l’italien Caize; MM. Coste,
Bacqué, Denis d’Inès, Renoir, Stéphen, Maupré, Dubus, Dujen, Polack,
etc., etc., se prodiguent de tout leur cœur dans des silhouettes
sacrifiées.

Mme Grumbach est une Diane de Poitiers plus méchante que nature (mais
ce n’est pas sa faute) et ne peut déployer son pathétique cordial
et son charme; elle dit bien et juste. Mme Albane est une reine de
vitrail; Mme de Pouzols est une épouse torturée, aimante, révoltée et
pantelante, et Mlle Devilliers éclaire de ses cheveux blonds, de son
sourire, de son regard, l’ombre de la duchesse d’Étampes: elle a une
grâce, une émotion, une dignité royales.


[Bandeau]

  COMÉDIE-FRANÇAISE.--_Sire_, pièce en cinq actes, en prose, de M.
  Henri LAVEDAN.

Il n’y a pas de fantaisie plus plaisante, de drame plus sobre et plus
profond que la comédie en cinq actes divers que vient de nous offrir
le Théâtre-Français. C’est simple et touffu, gaillard et touchant,
pittoresque, attendu, imprévu, vivant, surtout, d’une vie colorée et
nuancée, reconstituée patiemment et joliment, jusqu’au miracle, qui
va de la gaudriole à l’héroïsme, de la farce au martyre, dans une
progression comme nonchalante, une ordonnance sûre et ornée, un tact et
une science voilés d’une écharpe légère.

Henri Lavedan est tout sourire et toute gravité: il avait vingt ans
lorsqu’il écrivit le joli roman dont il a repris le titre. Il a,
aujourd’hui, un peu plus de cinquante printemps: quelques jours. Ces
quelque trente ans d’intervalle lui ont permis d’écrire, de penser, de
souffrir et d’apprendre à son aise, de collectionner, de butiner parmi
les siècles, les objets et les âmes, de scruter les secrets des gilets
et des sabres, de se hisser aux sommets de l’Histoire par la corde
raide de l’anecdote et de coudre la pourpre de la tragédie aux dessous
roses du vaudeville.

L’intime collaboration de l’auteur du _Nouveau Jeu_ et de l’auteur du
_Duel_, leur philosophie amusée et sévère, leur indulgence érudite,
leur goût de l’argot, de la grandiloquence, de la gaminerie et du
bibelot, leur ombre de respect et de tristesse, leur imagination à
la fois débridée et déférente, tout a fait balle--si j’ose dire--et
ballet, tout a porté, ému, charmé.

C’est sur un dialogue entre une cuisinière et une garde-malade,
dialogue digne d’Henri Monnier--et je ne sais pas de plus bel
éloge--que s’ouvre l’action de _Sire_. En haut langage, en hautes
ellipses, on nous fait savoir que la bonne Mademoiselle de Saint-Salbi,
sexagénaire et convalescente, conserve une illusion, une lésion:
elle croit, dur comme fer et or, à la survivance de Louis XVII: elle
l’attend; elle le veut. Nous sommes au 21 janvier 1848. La servante
Gertrude la garde, la lectrice Léonie, ci-devant grisette, les
fidèles commensaux de la comtesse, le docteur et l’abbé se lamentent
en constatant l’absence de la vieille fille: elle s’en est allée en
prières à la chapelle expiatoire, pour l’anniversaire de l’exécution
du Roi-martyr. Et elle revient, plus croyante que jamais: Louis XVII
existe, il est tout proche! Il faut en finir, pour la sauver, lui
montrer un faux dauphin. Mais elle a de la méfiance: Naundorf--qu’en
pensez-vous, Otto Friedrichs?--Richemond--qu’en dites-vous, Jean de
Bonnefon?--lui ont paru des imposteurs. Qui trouver? D’aventure, un
grand gaillard est là, pour réparer la pendule qui ne joue plus: «Vive
Henri IV», un homme à tout faire, horloger, postillon, acteur, valet,
soldat, à l’en croire, qui sait enjôler les filles--telle la lectrice
Léonie Bouquet, et réparer les fourneaux, un bousingot avantageux et
naïf que la bonne Saint-Salbi a congédié avec horreur, tout à l’heure,
parce qu’il lui rappelait le cordonnier Simon: les deux conjurés,
l’abbé et le docteur, le regardent et lui découvrent une autre
ressemblance: c’est Louis XVI tout craché, par conséquent Louis XVII.
On verra.

L’horloger d’occasion se nomme Denis Roulette. Dans son grenier du quai
de Bourbon, en négligé du matin et en bottes à cœur, il fume la pipette
de l’indépendance. C’est un grenier très Béranger et très Paul de Kock:
Denis n’a plus vingt ans, il en a quarante-huit; il est donc très bien.
Des coups de sonnette furieux ne le tirent pas de sa sérénité. Il se
décide à ouvrir: c’est la lectrice Léonie Bouquet qui a promis de venir
le voir, avec un baiser à la clef. Joie, délice, fraîcheur, jeunesse!
Léonie, charmante, admire le capharnaüm, la vue, la friperie, la cage;
elle adore ce vieil enfant, le cœur sur la main et toute chimère dans
les yeux. Elle pâme encore plus lorsqu’il l’enferme dans une cache: on
a frappé--un peu fort. C’est que Roulette est bonne fille; il s’est
laissé enrôler par un vieillard dans la terrible société secrète de la
Main-Rouge--et les voici, les conspirateurs, grotesques et féroces;
jamais Denis ne s’est tant amusé! Il se lance dans les couplets sur les
complots, promet et jure tout ce qu’on veut: on a le temps d’attendre!

Mais après, nouvel aria: c’est le docteur, c’est l’abbé! Ils viennent
faire la leçon au futur faux dauphin et exultent en apprenant qu’il est
comédien, qu’il fut Dorange, l’_Aveugle de Bagnolet_! Il est ignare,
mais il a le physique. L’ex-Dorange ne se tient pas d’aise: jouer,
jouer encore, jouer sous le toit de Léonie, quel rêve! On lui offre
cent francs, pourquoi? Il jouerait pour rien, pour le plaisir! Quelles
effusions, après le départ des excellents _impresarii_! Et l’on rira,
landerirette! Et l’on rira, landerira!

L’on rit. Quelle entrée que l’apparition de Louis XVII, après un long
retard, au _trois_! Il a exigé les flambeaux. Très lointain, très
majestueux, très nuageux malgré son ventre drapé dans le manteau
d’Ossian, nimbé du prestige mystique du malheur, un peu poudré, un
peu pâli, il vient éclairer d’une réalité quasi divine le rêve de
Mlle de Saint-Salbi! Il parle, grasseye, joue, condescend, ravit! Il
convainc! Il laisse lire, sur un chiffon de papier graisseux, le nom
des graines rares--_colorados gigantea_--que la petite Saint-Salbi
lui donna à l’Orangerie, en 1791, et qu’il ne se rappelle pas: c’est
un mot difficile! Et la comtesse ne peut le laisser parti ainsi: elle
le cachera, l’hébergera dans la chambre toujours vide de son frère le
chevalier, se consacrera à lui, corps et biens. Hélas! hélas! le pauvre
Roulette ne peut refuser: il est si bonne fille!

Il s’est laissé faire. C’est pour lui une stupeur épouvantée lorsque la
brave Léonie lui dit son dégoût et son horreur. C’est par bonté qu’il a
accepté ses trois repas, des cadeaux, des hommages! Il s’est amusé, eh!
oui! mais moqué, non! Une canaille? il est une canaille! Jamais! Mais
voilà que Mademoiselle lui apporte cent mille livres de rentes qu’elle
a héritées du chevalier! Il filera sans toucher à l’argent--et Léonie
est si touchée qu’elle l’embrasse!

La comtesse de Saint-Salbi revient, suffoque, chasse la lectrice.

Hélas! encore! Roulette est obligé de rejouer! Il doit à son personnage
de réduire encore, de séduire, en paroles, la pauvre, chaste et vieille
vierge et d’être plus noble que jamais! Hélas! de plus en plus! c’est
fini de rire: l’insurrection gronde, le tambour bat, on attaque
les Tuileries, en face: la Main-Rouge a retrouvé, repris son Denis
Roulette: il part faire le coup de feu. Et, dans la chambre vide, la
vieille illusionnée furette et se reprend: les accessoires sont de
théâtre, le Saint-Esprit est faux: qu’est-ce? Elle saura!

Elle sait!

C’est le 24 février. Un étrange Louis XVII paraît, en capote de garde
national, fumeux de poudre, ivre: il s’abandonne et se confesse,
s’excuse de ses impostures, proclame son honnêteté, se laisse accabler;
mais épouvanté de la grandeur de sa victime, il ne survivra pas aux
résultats de sa farce: il va se faire tuer, quoiqu’il ne soit pas
brave, dans les rangs du peuple. Non! non! d’avoir touché aux fleurs de
lys, comme au voile de Tânit, il est consacré jusque dans le sacrifice:
c’est pour les lys qu’il doit mourir, même pour l’écusson à lambel,
même pour l’usurpateur! Et, dans le fracas des balles, des boulets, de
_la Marseillaise_ et du _Chant du Départ_, nous apprenons qu’il a été
tué en défendant le trône de Louis-Philippe. Léonie sanglote et Mlle de
Saint-Salbi clame plus fort que jamais sa foi en l’éternel Louis XVII.

Ce dévouement tragique a un peu étonné les gens qui tranchent de
tout--et des genres, et qui veulent qu’on soit tout à fait gai ou
terriblement triste.

Et la vie?

Cette délicieuse, laborieuse et joyeuse époque de Louis-Philippe
commence et finit dans le sang. La pièce d’Henri Lavedan pourrait
être plus une et plus gaie: elle est vivante et vraie. Tant pis pour
l’Histoire!

Elle est admirablement jouée. Siblot est un docteur qui sort d’une
miniature de Thévenot et a la plus jolie discrétion et le dévouement
le plus sobre. Louis Delaunay a une silhouette inoubliable d’abbé des
_Mystères de Paris_, le cœur le plus sûr et une éloquence, une onction
aussi involontaires que parfaites; Grandval a toute la sensibilité et
la férocité du citoyen Cherpetit qui aime les pigeons et déteste les
plus doux tyrans; MM. Joliet, Falconnier, Hamel et Lafon sont les plus
ténébreux, les plus comiques des boutiquiers et _carbonari_ de clubs;
M. Garay est un délicieux notaire, et M. Roger Alexandre mime et joue
un peu trop le rôle d’un officier qui devrait être rauque, sans plus,
sans parler d’un bicorne qu’il porte à la main et qui est ridiculement
petit.

Mme Thérèse Kolb est, à son ordinaire, une servante forte en gueule, en
cœur et en âme; Mlle Lynnès, une garde-malade digne de Daumier. Mlle
Marie Leconte a été acclamée: elle a toute la grâce, tout le romantisme
et toute la sagesse de la grisette, la fleur du dévouement et de
l’amour, le sourire de la Grande-Chaumière, la fraîcheur du lilas,
l’éclat des roses de Redouté. Et quelle pureté de voix et de geste!
Elle s’appelle Bouquet: elle est mieux, le délice même.

Blanche Pierson est un miracle de naïveté pensante, de dignité
fiévreuse, d’extase sereine, de colère pure, dans le personnage de Mlle
de Saint-Salbi; elle a un comique aussi sacré que son horreur; c’est
véritablement une sainte et une reine.

Quant à Félix Huguenet, il est lui-même et tout lui-même. Sa
gentillesse, son entrain, sa bonne grâce, sa joie naturelle, sa
facilité, sa rondeur, sa naïveté, tout entraîne, tout plaît, tout
domine. Sa composition du rôle de Denis Roulette est un chef-d’œuvre
sans effort, une création cordiale et profonde qu’on n’oubliera de
sitôt.

Car, dans des décors inouïs et plaisants, dans une mise en scène mieux
qu’historique, avec des bibelots et des accessoires du temps, jusqu’aux
cartons à chapeaux, _Sire_ vivra. On y entend des musiques: le _Chant
du Départ_:

    _La Victoire, en chantant,
    Nous ouvre la barrière..._

Et _la Parisienne_, de Casimir Delavigne:

    _Soudain Paris, dans sa mémoire,
    A retrouvé son cri de gloire:
    En avant, marchons!..._

Soyez tranquille, Henri Lavedan, tout Paris marchera!

[Vignette]


  THÉATRE SARAH-BERNHARDT.--_Le Procès de Jeanne d’Arc_, pièce en
  quatre actes, de M. Émile MOREAU.

Jeanne d’Arc est la patronne de la France. Mieux que sainte Geneviève,
patronne de Paris, plus sainte, plus haute, plus près de la terre et
du ciel, angélique et virile, héroïque et simple, miracle réaliste,
souffle d’acier et d’azur, elle prête des ailes immenses à la force de
la France éternelle, donne un corps à l’espoir de la patrie mourante et
jette sur le malheur même l’ombre sacrée de son armure: militante dans
le triomphe et dans le martyre, elle jaillit toute droite des larmes,
du deuil, de l’horreur d’un pays envahi et comme anéanti, accomplit sa
mission de foi et de gloire, hausse le sublime naïf et voulu jusques au
sacrifice involontaire et à la suprême beauté de l’effort interrompu,
de l’apothéose meurtrie, de l’éternité convulsée.

C’est une figure-âme, une bannière-fée, une épée d’idéal: nous n’en
avons, après des siècles, ni un portrait sûr, ni une authentique
effigie. En peinture, en sculpture, en écriture, on a varié et erré.
Et comment en pourrait-il être autrement pour Celle qui est toute
vertu, _virtus_, courage, pureté, excellence de cœur, innocence armée,
puissance de la terre et du ciel? Je ne veux pas l’imaginer, je ne
veux la voir ni dans un livre ni sur la scène: c’est toute pauvreté et
toute grandeur, c’est la flamme de France, sans visage et sans voix:
sa voix de vierge s’en est allée retrouver les voix de ses saintes,
ses cendres se sont perdues dans le firmament; elle est le signe divin
de la Patrie, le gage entre la France et Dieu. Elle déborde, dépasse,
défie toute histoire et tout drame: c’est un étendard subtil et infini
qui atteste notre éternité.

Me voilà bien à mon aise pour dire que Mme Sarah Bernhardt a été
admirable, émouvante jusqu’à faire crier, écrasante de jeunesse, de
pudeur, de misère pathétique et fière dans le drame sobre, coloré,
dépouillé à dessein qu’écrivit M. Émile Moreau.

Ce consciencieux metteur en scène d’anecdotes petites et grandes, ce
collaborateur érudit et prudent de feu Victorien Sardou avait été, avec
son illustre associé, de la longue victoire de _Madame Sans-Gêne_: son
œuvre présente, c’est _la Pucelle géhennée_.

Mais l’auteur compose et ruse: il veut du nouveau. Du nouveau dans
ce _mistère_ vivant du XVe siècle, qui ne comporte que simplesse et
méchanceté, sainteté et diablerie! Il nous montre un duc de Bedford,
régent d’Angleterre, neurasthénique--déjà!--et sentimental, mystique
et possédé, qui a échappé moins que personne au prestige de la petite
pastoure de Donremy! Jeanne est prisonnière dans la Grosse Tour de
Rouen. Le terrible Warwick veut son jugement et sa mort, d’accord avec
le cardinal Winchester, les docteurs de l’Université de Paris et les
évêques bourguignons: c’est un beau tableau, riche en couleurs: du
fer, de la pourpre, du violet, du noir et du brun, des croix rouges,
jaunes et sombres. L’évêque de Beauvais, Cauchon, tremble, malgré la
promesse du trône archiépiscopal de Rouen; les prouesses et la grâce
de la Pucelle pèsent sur tous, en lumière. La reine-mère, Catherine de
France, admire la captive et la voudrait protéger et sauver; le petit
roi Henri VI frémit de terreur dans cette atmosphère d’inquiétude et
de férocité. Mais le cardinal et les prêtres torturent ce fiévreux
Bedford: il est envoûté, maléficié par Jeanne, qui est satanique;
le régent, malgré la reine, fait signer par le roitelet la mise en
accusation de la prisonnière.

Et c’est l’horreur héroïque et pantelante, l’audience ecclésiastique où
la sainte est amenée en confiance: l’envoyée des bienheureuses parle
devant les prêtres. C’est l’interrogatoire, presque exact, si beau, si
grand, si simple, où la sublime paysanne dit sa pauvre naissance, ses
pauvres travaux, son ordination surnaturelle sous l’arbre des fées, sa
marche vers le roi, ses chevauchées, ses triomphes: elle n’a ni orgueil
ni crainte et va, va, par phrases courtes, par mélopées, comme elle
alla sur les routes, en arroi de guerre. Elle ne perçoit ni les pièges
ni les perfidies: elle s’est étonnée de porter de lourdes chaînes, tout
à l’heure: pourquoi devinerait-elle le mal quand elle ne le fit jamais?
On va la soumettre aux plus atroces tortures: elle a à peine le temps
de s’effacer! Bedford s’élance: non! non! Il se reprend, se précipite:
on ne touchera pas à Jeanne!

Elle est dans son cachot, livrée aux sarcasmes, aux outrages, aux
désirs, même, de ses gardiens, quand l’inévitable Bedford fait son
entrée, chasse à coups de fouet les brutes et s’attendrit, pleure,
s’humilie. Sa tristesse est contagieuse: Jeanne s’apitoie et s’apeure
sur le sort de son amie Perrinaïk livrée aux flammes comme sorcière,
sur son propre sort qu’elle pressent et qui fait horreur à sa jeunesse.
Le régent voudrait la sauver, malgré elle, l’emporter. Mais les juges
reviennent--et l’arrêt. Les docteurs d’Université s’acharnent, Cauchon
le pusillanime s’efface et Jeanne a une défaillance: elle se rétracte,
pour Bedford, pour la reine! Elle aura la vie, avec le pain de douleur
et l’eau d’angoisse, dans un perpétuel cachot!... Voici un bruit, un
son argentin, voici les cloches de l’_Angelus_! Elles apportent à la
captive les voix chères de la forêt lorraine, les voix souveraines
et célestes de Madame sainte Marguerite, de Madame sainte Catherine,
de Monsieur saint Michel! Reconquise et délivrée, Jeanne déchire sa
rétractation, broie le parchemin sauveur: elle mourra, mourra, mourra,
pure de tout péché, de tout mensonge, de toute faiblesse!

Et c’est l’instant du supplice: les juges, les princes, les dignitaires
sont réunis pour voir le cortège: l’épouvante et la mort soufflent sur
eux. Ce sont des maudits qui s’injurient, se déchirent et s’affolent,
dans des sons de cloches, des clameurs et un respect qui ne va à
eux: le petit roi ferme les yeux pendant que la reine Catherine lui
détaille, d’une voix défaillante, la lugubre théorie... Un grand cri de
«Jésus!» vient frapper à l’âme tous ces maudits, cependant qu’un jeu de
flamme du bûcher vient les aveugler et que Bedford, fou, clame, clame,
dans ce chaos de remords et de crime.

Il y a, vous l’avez remarqué, un peu trop de roman dans ce
procès-verbal qui se devrait d’être tout digne, tout nu, roulé dans la
légende dorée. N’est-ce pas pousser un peu loin l’_entente cordiale_
que d’imaginer un Bedford chastement amoureux de sa victime? N’est-ce
pas être trop aimable pour Cauchon, en accablant d’autres prêtres, que
de lui prêter de la pitié et de la déférence?

Mais le spectacle est admirable et l’émotion certaine. La gentillesse
de Bedford pourra servir dans une tournée d’Amérique. A Paris, nous
avons des tapisseries, des costumes, des cuirasses, des chaperons, des
paletots d’armes inouïs.

Nous avons des acteurs excellents et convaincus.

MM. Decœur, Chameroy, Maxudian, Charles Krauss, Guidé, Jean Worms,
Duard, Bussières, Weil, Clarens, etc., etc., luttent de sincérité,
de brutalité, de sensibilité, de puissance, de douleur et d’effroi;
le jeune Debray est charmant dans le rôle du pauvre petit roi Henri
VI; Mme Marie-Louise Derval est admirable de dignité, de tristesse
harmonieuse et touchante, de courage douloureux dans le personnage de
la reine Catherine.

M. de Max, avec ses moyens ordinaires et extraordinaires, sa furieuse
science des attitudes, sa voix bramante, est un Bedford excessif
jusqu’à l’hystérie et à l’épilepsie: c’est de la plus déchirante beauté.

Et j’ai dit la séduction, la grâce, le tragique poignant de Sarah
Bernhardt: sans alternatives, toute et toujours dans le noir, dans
la peine, dans les affres, avec l’envers de ses extases et le seul
trésor de sa prédestination, avec cette seule note de faiblesse fière,
héroïque et résignée, elle est délicieuse de rythme, de suavité;
trompette brisée et harpe d’au-delà, elle touche, frappe, plane, règne;
elle est enfant et déesse, chante, épèle, chevrote, clame, plane dans
le ton des séraphins; c’est toute émotion, toute souffrance, tout
réconfort. Aux innombrables et indéfinis applaudissements du public,
j’ajoute mon salut à la dernière idole.

[Vignette]


  THÉATRE RÉJANE.--_Le Risque_, pièce en trois actes, de M. Romain
  COOLUS.

Poète, philosophe, dramaturge, M. Romain Coolus pousse la subtilité
jusqu’au tourment. Dévoré de la plus noble inquiétude, il cherche
les rimes les plus terribles, les mondes les plus vrais et les moins
probables, les situations les plus inhumaines. Il ne s’agit que de
faire de l’émotion, de la joie ou de la tristesse avec cette algèbre
échevelée et colorée: jeu d’enfant pour l’équilibriste de _4 fois
7, 28_, pour l’humoriste du _Ménage Brézile_, pour le douloureux
scrutateur de _Raphaël_ et de _l’Enfant malade_, pour l’observateur
apitoyé d’_Antoinette Sabrier_, pour le jongleur byzantin d’_Exodes et
Ballades_: il a toujours joué la difficulté.

Une teinte ancienne et persistante de mélancolie amère, ironique et
qui veut s’amuser de soi, une autophagie, si j’ose dire, souriante, se
joignent, chez M. Coolus, à une confiance continue dans ses lecteurs
et ses spectateurs: il est si gentil, si camarade, qu’il imagine
n’avoir de secrets pour personne--et il est tout secret. Il est trop
intelligent. Il croit n’avoir pas besoin d’allumer sa lanterne,
nous imagine aussi au courant que lui de ses relations et de ses
imaginations; c’est nous faire trop d’honneur.

Et, parfois, nous restons en route et en plan.

Comment et pourquoi, entre autres choses, l’héroïne du _Risque_,
Edmée Bernières, est-elle une femme supérieure, une _surfemme_, un
homme de génie? Qu’elle achète des îles, des ruines historiques et
préhistoriques, des marbres et des mers, qu’elle navigue, plane, brasse
des affaires, achète des continents, qu’est-ce que ça nous fait puisque
nous l’apprenons, d’un mot, sans le voir et que ça ne sert de rien?

Donc, Edmée, veuve, je crois, a une certaine et plus que certaine
liberté de vie vagabonde et active. Elle s’est chargée de l’éducation,
si j’ose dire, de sa nièce Louisette, fille de Laure Sourdis, sœur
de ladite Edmée, qui aime mieux faire la grue sur place, à Paris, à
Nice, à Trouville. Louisette nomme Edmée «maman» et n’a pour Laure
qu’un «ma mère» glacé. Nuance. Edmée est tout cœur. Laure n’a que des
entr’actes. Edmée, entourée de soupirants d’âge et de grade, sans
parler de son admirable secrétaire Chartrin, a depuis quelque temps
un grand amour partagé avec Marcel Bauquet qui est, lui aussi, une
manière de génie--en quoi? C’est une faute. Peut-il y avoir un bonheur
tranquille, même irrégulier et caché pour une femme qui n’admet que les
coups de dés, les hasards de mer et de bourse, les tentatives hardies,
les croisières aventureuses, qui ne songe qu’à posséder la terre et à
tenter Dieu?

Ces diverses occupations l’obligent à des voyages, vous le sentez.

Au deuxième acte, Edmée, qui a emmagasiné à Houlgate sa fille adoptive,
son amant, son secrétaire, son médecin, son ami le philosophe Thury,
son autre ami l’inutile Randeax, son esclave tunisienne Traki, etc.,
etc., est contrainte à une tournée d’affaires.

Le secrétaire Chartrin fait une scène à Louisette, qui adore
Marcel Bauquet; Marcel résiste aux représentations du philosophe
Thury--et Marcel enlèvera Louisette: attraction criminelle, presque
incestueuse--maman!--naturelle et aveugle, fatalité, fatalité!

Et lorsque, revenue trop tôt, la triste Edmée sera mise au courant
par le lamentable Chartrin, lorsque Louisette reviendra un instant
pour embrasser sa mère,--sa mère, pas sa maman!--la tante, la _maman_
rivale ne pourra rien, ne voudra rien tenter; c’est en vain qu’elle
affectera de reprendre, de réduire l’enfant voleuse d’amour, qu’elle
fera semblant de la vouloir emmener tout de suite, très loin; elle
lui laissera un instant, le temps de fuir, de rejoindre l’amant
adoré qu’elle n’a pas daigné forcer elle-même: _Mektoub!_ Adieu, va!
Elle restera brisée dans son orgueil intact, ruinée dans sa fierté,
mêlant ses pleurs de reine un instant déchue aux larmes de son grand
serviteur Chartrin.

Et voilà!

C’est _l’Autre Danger_ et c’est _le Refuge_. Mais non! Ce n’est rien
de cela! Il ne s’agit ni de duel d’âges, ni de lassitude. Ce n’est
même pas le proverbe «qui va à la chasse perd sa place», ce n’est
pas le triomphe de la simplicité sur la recherche, de la médiocrité
sur la perfection, ce n’est pas la proclamation de l’exclusivisme de
l’intelligence et de la misère des sens, ce n’est pas le génie qui
prononce ses vœux de chasteté, c’est une aventure menue et douloureuse,
ornée, chantournée, d’un style précieux, élégant, capricant, bosselé
et ciselé, d’un dialogue rebondissant, inextinguible. Pour laisser
toute sa force à son drame, M. Coolus a même, à l’avant-dernier
moment, supprimé un quatrième acte qui lui semblait faire longueur.
C’est héroïque: l’exquis et admirable Maurice Donnay n’avait condamné
à mort «le quatrième acte» en général, qu’avec sursis. L’action,
volontairement dépouillée, en est-elle plus puissante et plus rapide?

Et un peu aux acteurs. Si M. Chautard est excellent, parfait de
dignité légère, de cordialité grave, de dévouement sautillant dans
le personnage d’un médecin ami, le docteur Horvois; si M. Garry est
merveilleux de tenue, de passion bridée, de sobre colère, de douleur
infinie dans le rôle du secrétaire Chartrin; si M. Signoret est aussi
parfait qu’à son ordinaire sous le masque d’un philosophe dramatique
qui devrait être académicien, M. Barré est assez falot dans la peau
d’un vieux satyre sommeillant et M. Castillan, gêné peut-être d’une
barbe sans grâce, n’a ni l’ardeur ni le prestige ni le remords d’un
amant très recherché sur la place et génial par surcroît. Mme Suzanne
Avril est un peu trop en dehors dans le rôle en dehors de la futile
Laure; Mlle Dermoz est un peu trop roide et tragique, trop décidée,
trop cruelle sous les traits juvéniles de Louisette, et Mlle Carène
outre l’exotisme, la sensibilité et les cris de l’inutile esclave Traki.

Il est inutile de faire l’éloge de Réjane: elle s’est prodiguée comme
directrice, comme critique, comme metteuse en scène dans les clairs
décors de Lucien Jusseaume; elle a mené la bataille à fond. De tout son
cœur, de toute sa voix, de toutes ses nuances, de son geste varié, de
son autorité caressante, dolente et rauque, de sa volonté raidie, de
sa tristesse contenue, de son désespoir debout, elle a empli, dressé,
humanisé la conception de la surfemme mère sans enfant, maîtresse sans
amant qui _crâne_ en pleurant, qui règne en craignant et qui n’est
qu’une pauvre chose, un mélancolique défi--et rien qu’un défi. Dans ce
drame d’idées, à peine de cœur, sans péripéties, sans deuils physiques,
elle porte l’angoisse sentimentale, le désarroi intime jusqu’aux larmes
de sang.


[Bandeau]

  THÉATRE NATIONAL DE L’ODÉON.--_Comme les Feuilles..._, pièce en
  quatre actes, en prose, de Giuseppe GIACOSA (traduction de Mlle
  Darsenne); _Moralité nouvelle d’un Empereur_ (adaptation, en
  vers, de M. G. Rial-Faber).

C’est un succès d’émotion, de délicatesse, de simplicité, de grâce un
peu mélancolique et douloureuse, mais qui sonne si bien à l’âme et au
cœur! Du haut du ciel, ce distingué et sympathique Giacosa doit sourire
de toute sa cordialité, de toute sa bonté: celui qui a été le Coppée,
l’Augier, le Feuillet et le Scribe de l’Italie doit être heureux de
dorer d’un rayon céleste et humain cet Odéon perdu en plein quartier
Latin.

_Comme les feuilles..._ est une des dernières productions de l’auteur
d’_Une partie d’échecs_. Il n’a plus ni son goût archaïque de la
chevalerie, ni son réalisme appuyé. Il garde sa jeunesse de cœur, son
observation et son amertume, mais il laisse chanter en soi le soleil
natal: il a, dans la maturité, juste assez de tristesse, juste assez
d’indulgence pour entrevoir la radieuse espérance. Il sait voir,
peindre, faire toucher du doigt l’abîme sans désoler tout à fait,
être exact et vrai sans être navrant, et c’était tout nouveau pour
les spectateurs du second Théâtre-Français, séduits par un texte orné
et simple, strictement traduit par Mlle Darsenne: ils ont fait fête
à cette tranche de vie crue mais non faisandée; ils en ont aimé la
cruauté involontaire et la tacite poésie, la grandeur bourgeoise et la
gentillesse pathétique--et c’est un soir qui aura les plus chaleureux
lendemains.

_Comme les feuilles!..._ Vous vous rappelez la feuille de ce pauvre et
grand Arnault:

    _L’orage a brisé le chêne
    Qui faisait mon seul soutien...
    Où va la feuille de rose...
    Et la feuille de laurier..._

Il ne s’agit pas d’un poète exilé pour sa fidélité à Napoléon: c’est
plus moderne. Il ne s’ensuit pas que cette feuille sache plus où elle
va. C’est, d’ailleurs, une feuille à quatre têtes--et non un trèfle à
quatre feuilles: le bonheur ne souffle pas dessus. Voici.

Le brave industriel Jean Roselle s’est ruiné en travaillant. Ne levant
pas la tête de dessus ses livres et ses machines, se tuant à la besogne
en sublime bête de somme, il ne s’est jamais soucié de son intérieur.
Resté seul avec deux grands enfants, il

    _Leur fit cadeau d’un’ bell’ mère_
    _Vu qu’il s’ trouvait par trop veuf_

comme dans la chanson, et ne s’est pas aperçu que ces trois jeunes
cervelles dilapidaient son or laborieux à qui mieux mieux. C’est de
l’américanisme outrancier, les modes d’après-demain, des jeux, du jeu.
C’est la faillite, presque la banqueroute. Sans un cousin, méprisé
jusque-là, Maxime, ce serait la honte. Jean Roselle a donné tout ce
qu’il avait; sa femme Julie a garé son argent mignon, après avoir
conseillé de dissimuler l’actif, ce dont se serait fort bien accommodé
le jeune Tommy, fêtard et snob: seule, Nénelle a encore des sentiments.
Abandonnés de tous, parents et amis, les Roselle vont cacher leur
misère chez le cousin Maxime, en Suisse.

Dans la médiocrité, les défauts se précisent: Nénelle est toute
éberluée d’avoir eu à donner des leçons chez des croquants mal logés.
Tommy a continué à jouer et a perdu; la belle-mère Julie, plus légère
que jamais, fait avec des peintres suédois des tableaux qu’elle
vendra très cher, pour sûr: il faut que le cousin Maxime, philosophe
pratique, aimant, sage antique et moderne, remette les choses au
point: il réussit auprès de Nénelle, semble réussir sur Tommy, échoue
devant Jules. Pendant ce temps, le chef de la famille, Jean, fait des
écritures très humbles comme il dirigeait ses usines,--très loin.

La rafale souffle plus fort et disperse un peu plus les feuilles. Mal
préparés, pas préparés du tout au combat de la vie, les pauvres gens
s’abandonnent de plus en plus. Julie est pressée de fort près par un de
ses peintres suédois et vole les maigres ressources de la maisonnée.
Tommy joue de plus en plus chez une femme vieille et interlope: quant à
Nénelle, elle est désemparée. Elle voit l’ignominie de sa belle-mère,
la vilenie de son frère, l’aveuglement de son père. Elle est à présent
sérieuse et grave: Maxime demande sa main, mais comment consentir à
cette pitié? Elle ne se sent pas digne de cette union: elle ne veut
plus que mourir.

Elle ne mourra pas. La belle nuit que, tout à fait désespérée, anéantie
à l’idée que son frère sombre dans la honte en épousant la catin de
cagnotte hors d’âge, que sa belle-mère fuit avec son peintre, elle
courra au lac ou au glacier. Mais elle tombe sur son vieux père, qui
veille pour gagner quelques sous, comprend son servage, son abnégation,
sa grandeur--et il suffira d’un soupir, du soupçon, de la certitude
que Maxime veille, lui aussi, dehors, dans le froid et la nuit, pour
qu’elle comprenne qu’elle est aimée, qu’elle doit aimer, qu’elle se
doit au bonheur de son père, de son mari, au sien propre--sur les
ruines.

Cette pièce a beaucoup plu. Elle est entre Becque et Brieux, avec du
liant, de la _morbidezza_, de la santé morale et de la _gemütlichkeit_
à l’allemande, du cœur, pour tout dire. C’est vivant et prenant.

M. Desjardins, qui a fait effort pour n’avoir pas de volonté, est un
très noble Jean Roselle; M. Vargas est un très généreux, vibrant et
sobre Maxime; M. Maupré, un Tommy douloureux dans son insouciance
élégante; MM. Desfontaines et Fabre, fort exotiques dans leurs
tignasses blondes de Norvège. Mme Lucienne Guett a été charmante,
parfaite, très à son aise dans le rôle de cette évaporée de Julie;
on ne voit pas assez le flamboiement intelligent de Mlle Devilliers,
l’assurance de Mlle Barsane, l’indifférence de Mme Juliette Boyer, les
larmes de Mme Kerwich.

Nénelle, c’est Mme Sylvie, qui faisait sa rentrée à l’Odéon: elle y a
ramené son charme un peu plus étoffé, son sourire un peu plus grave,
son émotion un peu plus marquée et grandissant à mesure. Elle a été
toutes nuances et toute progression et s’est attendrie elle-même:
est-il de plus folle louange?

A cette tragédie domestique, M. André Antoine joignait une vieille
pièce de famille: _la Moralité nouvelle d’un empereur_, qu’on a déjà
applaudie, il y a quatre siècles, et voici quelques jeudis et lundis.
Un empereur centenaire qui a laissé son pouvoir à son neveu sort de son
agonie et comme de son tombeau pour tuer de sa main le successeur qui
a trahi l’honneur et déshonoré une vierge. Ses grands feudataires et
son chapelain le morigènent, mais le Saint-Sacrement s’illumine, donne
raison au vieux souverain qui clame: «J’ai fait justice, chevaliers!»
Cet acte, joliment et pieusement exhumé, écrit en vers de huit pieds
plus que naïfs et agréables, figure une délicieuse imagerie où
l’énergique caducité de Joubé, le cynisme acrobatique de Grétillat, la
simplesse éloquente et farce de Bacqué, Coste, Renoir, Chambreuil et
Desfontaines, la désolation pathétique de Mme Grumbach, les cris noirs
de Colonna Romano tissent comme de grandes figures, de grandes fleurs
et des larmes héraldiques.

C’est une belle et bonne journée.


[Bandeau]

  THÉATRE DES VARIÉTÉS.--_Un Ange!_ comédie en trois actes de M.
  Alfred CAPUS.

Après avoir été l’_Oiseau blessé_ de la Renaissance, Mlle Ève
Lavallière est, aux Variétés, «l’enfant malade et douze fois impur» que
maudit jadis, magnifiquement, le comte Alfred de Vigny.

Mais que dis-je? Malade! impur! Voilà de bien grands mots pour les
Variétés, Lavallière et l’autre Alfred, notre Capus national, si
doux aux choses et aux gens, qui prête--pour rien--à la vie, de la
gentillesse, je ne sais quelle logique cascadante et une sorte de
géométrie hilare, qui a fondu son amertume en réalisme fantaisiste, qui
a cassé les ailes à son ironie pour en faire de l’observation précieuse
et rare, et qui s’est donné les gants du Démiurge lui-même pour tout
refaire dans le plus plan des mondes possibles, à la satisfaction
générale.

J’erre encore: Capus a laissé ses ailes à Lavallière en l’élevant au
grade d’ange; oh! ce n’est pas Eloa, Azraël, Gabriel ou Lucifer: pas
de ciel, un tout petit enfer intérieur, une moyenne hauteur, un tout
modeste envol d’aéroplane au-dessus des misères, des préjugés, de la
raison, des coutumières et pâles vertus de notre planète, la fidélité,
l’économie, que sais-je? Vous lui voudriez un peu de jugement et de
tête? Vous êtes sévère: les ailes ne vous suffisent-elles point? Et
quelles ailes! On en mangerait.

Nous sommes donc dans un casino de Bretagne: l’auteur de _Qui perd
gagne_ et de _Monsieur Piégois_ ne déteste pas le jeu. Mais Antoinette
Lebelloy, née Ramier--les ailes!--l’aime à la folie, le jeu! Et elle
perd, perd--à mériter les plus folles amours. Le malheur, c’est qu’elle
n’avoue ses pertes qu’à la longue et à moitié, qu’elle accepte une
avance d’argent du tenancier Lambrède, des avances d’amour de M. de
Saintfol, que son clerc d’huissier mondain de mari y trouve un cheveu,
et qu’il n’y a guère que la bonne Mme Ramier mère, et son mystérieux
et cordial chevalier-servant de Léopold, sorte de factotum et ancien
conseiller d’Etat, pour déclarer encore que la joueuse impénitente, la
flirteuse effrénée est un ange. Mais voici la catastrophe: Antoinette,
qui a juré de ne plus toucher une carte, rejoue et reperd: Saintfol
répond pour elle, renonce à la main de la fille du brave baron de
Sauterre: scandale, provocation, tumulte. Tout s’arrange sur le champ:
c’est du Capus.

Mais voilà Saintfol empêtré dans les ailes de l’ange Antoinette!

Et comment! Divorcée, compagne libre du seigneur de Saintfol, mais
à la veille de convoler avec lui le plus légitimement du monde,
elle l’a déjà radicalement ruiné. Le papier timbré s’accumule chez
le gentilhomme avec les bibelots impayés: de vagues individualités
viennent jouer; c’est un tripot et un boudoir, un salon et même une
salle à manger, car la maman Ramier, l’inévitable Léopold viennent
y manger sans joie et en silence, car Mme Ramier n’aime pas son
futur gendre. Lorsque les choses semblent amenuisées, explosion! Les
papiers timbrés font balle et boulet: l’huissier fait sa sinistre et
triomphale entrée! Vous l’avez deviné, n’est-ce pas? l’huissier est
l’ex-clerc d’huissier, l’ex-mari d’Antoinette! La scène entre les
deux hommes est exquise et simple, mais pendant que Saintfol est allé
chercher de l’argent, Antoinette arrive, Antoinette un peu aguichée du
prochain mariage de son conjoint d’hier avec une cousine de son amant,
Antoinette montée en ton, ayant réponse à tout, parlant du haut de sa
tête: elle apprend que son époux de demain est radicalement ruiné.
Va-t-elle l’abandonner dans ces conjonctures pour suivre l’huissier
Lebelloy, qui la presse et l’aime toujours? Non! non! Elle se laissera
embrasser pour avoir la paix et rester à Saintfol. Elle est surprise,
vous n’en doutez pas, par son amant, par son mari de demain, et le
retourne comme une crêpe en lui prouvant que si elle a embrassé son
ci-devant époux, c’est par amour pour son amant et pour pouvoir lui
rester fidèle dans sa détresse. Mais quoi? Saint-Fol n’est plus ruiné:
son oncle de quatre-vingt-dix-sept ans est mort et lui laisse une
fortune énorme! Adieu! adieu! Il ne s’agit plus de dévouement! Elle
va retrouver son huissier, à la grande horreur de Léopold, qui se
dévoile, qui n’a jamais adoré qu’elle, qui n’a que quarante-deux ans en
en paraissant cinquante-cinq, qui n’a que quarante-deux mille francs
de rente, mais qui les a pour elle et qui se désole, se désole, se
désole!...

Il ne se désolera pas toujours. Retiré en Bretagne dans le château
de Saintfol, le brave Léopold finira par retrouver, par prendre, par
garder l’ange Antoinette. Saintfol et Lebelloy s’entendent pour n’en
plus vouloir et pour épouser chacun de son côté. Antoinette, survenue
par miracle, après une nouvelle _culotte_ à Biarritz, avant une
nouvelle aventure avec un Anglais, se contente de son vieil amoureux.

Et après? Vous m’en demandez trop; il y a peut-être une autre pièce--ou
deux ou trois.

L’inconscience et le démon du jeu, l’audace calme, l’autorité
caressante et froide à la fois de «l’Ange» peuvent durer encore des
milliers d’années ou, du moins, des centaines d’actes. Arrêtons-nous
ici, avec le délicieux auteur, en acceptant, comme lui, un semblant de
conversion. A vingt-deux ans, avec un mari de quarante-trois hivers, on
peut devenir chaste et rangée... Hum! hum!... vous doutez? Essayez!

Le vrai, c’est que la pièce d’Alfred Capus est toute en cliquetis
de formules magiques et vivantes, en facettes d’humanité cynique,
en hachis de sentiment, en sincérité contenue, en mélancolie
facétieuse, en milliers de larmes retournées en sourires: philosophie,
attendrissement en gelée, émotion qui cabriole: c’est la vie. Et c’est
tout plaisir, toute joie, toute finesse.

J’ai dit la simplicité triomphale, la tranquille férocité de Mlle
Ève Lavallière, qui plane, qui règne, qui gourme, qui séduit et qui
reconquiert avec des yeux larges comme des chapeaux et une voix
sereine comme un mensonge. Mme Marie Magnier est admirable de dignité
comique, de naïveté despotique, de tact outrancier dans le rôle de la
mère Ramier. Mme Jeanne Saulier est une cousine fort élégante, fort
séduisante, fort bien disante. Mlle Jeanne Ugalde est une jeune fille
charmante et très joliment ingénue, et Mmes Marcelle Prince, Chapelas,
Delyane, Fraixe, etc., ont droit à toutes les louanges.

M. Guy a été, mieux que toujours, parfait de tenue, de vérité,
d’émotion voilée, de demi-comique dans le très difficile personnage
de Léopold. M. Max Dearly s’est fait violence pour s’interdire toute
fantaisie, pour être presque grave sans cesser d’être plaisant et
parfait dans la peau de l’huissier Lebelloy. Dieudonné est inouï de
rondeur et de verdeur sous sa pelure de baron breton. Moricey est un
tenancier de cercle tout craché et MM. André Simon, Petit, Rocher,
Avelot, sont exquis.

J’arrive au drame de cette comédie. Contre les médecins, envers et
contre tous, M. Albert Brasseur a interprété jeudi, à la répétition
générale, le rôle de Saintfol: c’était de l’héroïsme. Avec un souffle
de voix, un chuchotement à peine perceptible, une articulation
désespérée, un geste impeccable, une volonté tragique, il a rendu
toute la gentille mièvrerie, tout le néant galant et élégant, toute la
lassitude involontaire de son personnage de luxe. Il en est resté sur
le flanc: honneur à lui!

Après cinq jours de remise--tragédie sans exemple boulevard
Montmartre--Prince a donné à Saintfol sa physionomie mobile, son
sourire disloqué, sa voix changeante, toute sa grâce comique, toute
sa fougue hésitante, toute son autorité comme bégayante, classique,
fantaisiste, irrésistible, qui tient de l’Odéon et des Clodoches. Il a
été acclamé--avec la pièce.


[Bandeau]

  THÉATRE DU GYMNASE.--_Pierre et Thérèse_, pièce en quatre actes,
  de M. Marcel PRÉVOST.

Le titre même de la nouvelle pièce de M. Marcel Prévost,--ces deux
prénoms accolés et comme fondus,--indique le dessein d’une œuvre
intime, intense et brûlante: il s’agit d’une anecdote dramatique et
non d’une thèse générale, plus ou moins philosophique et sociale. Les
questions si graves qui se posent dans ces quatre actes, celle de la
confiance immense et hermétique entre époux, celle de l’estime dans
l’amour ne reçoivent qu’une solution provisoire et particulière. Et
pourrait-il en être autrement? Une des femmes les plus éminentes de ce
temps me disait, un jour de crise: «Le mépris, passe encore! Mais le
dégoût!...» Et le dégoût n’y a rien fait.

L’auteur des _Demi-Vierges_ n’a pas poussé jusqu’à ce cercle de l’enfer
sentimental et sensuel. Son drame consciencieux, intéressant, émouvant,
ne dépasse guère le purgatoire. Voyons:

Thérèse Dautremont a vingt-cinq ans. Fille d’un gros banquier,
sénateur, dignitaire et bien pensant, elle s’est décidée, d’un grand
coup de cœur, après avoir refusé les plus brillants partis de tout
repos, à épouser un Gascon de trente-six ans, nouveau venu dans
le Gotha de la finance, surhomme d’affaires, un peu aventurier et
suffisamment mystérieux, moitié Antony, moitié Robert Macaire (en
plus pâle), Pierre Hountacque. C’est un ami de la femme de confiance
qui a élevé Thérèse, Mme Chrétien, et il a pourvu à l’éducation du
fils Chrétien, ciseleur d’art, le jeune Maxence, vingt et un ans, qui
a conçu pour Thérèse un amour désespéré. La maison inondée, en même
temps que de cadeaux de noces, de lettres anonymes sur le fiancé,
et le frivole babil de la jeune Suze Dautremont, son gentil flirt
avec le baron Moulier ne distraient pas le banquier et sa fille
aînée de l’énigme charmante, puissante et redoutable qu’incarne le
néo-millionnaire Hountacque. Une lettre plus précise, signée, arrive:
une comtesse de Luzeray accuse la mère de Pierre d’avoir volé son époux
et Pierre d’avoir été élevé par lui. Mais voici Pierre, très d’attaque
et très câlin. Il avoue: il a menti. Mais pouvait-il accuser sa mère et
confesser sa honte? Il a fui, dès qu’il a pu. Alors? Et, plus aimante
que jamais, éprise jusqu’à la pâmoison, Thérèse se donne à Pierre qui
n’a plus de secrets, et qui est tout neuf, tout frais--et tout chaud.

L’étreinte dure. C’est la lune de miel, dans un château de Gascogne
où un pavillon de chasse a été réservé à la bonne Mme Chrétien, à son
fils Maxence et au parrain de ce dernier, le bohème ivrogne Coudercq,
ancien employé de banque à Bizerte, que nous avons déjà entrevu et
qui est un vieux camarade d’Hountacque, tombé dans la mendicité.
Absorbé par l’amour, Pierre néglige son vieux collègue qui, malgré les
gentillesses de Thérèse et laissé seul avec son filleul en compagnie
d’une fiole d’armagnac, se laisse arracher l’atroce vérité: il y a neuf
ans, à Bizerte, Pierre a fait ou s’est fait faire des faux pour 170
000 francs; bien plus! il a blessé à peu près mortellement Chrétien,
son autre collègue, le père de Maxence! Et Maxence bout de colère
et d’espérance: en dépit de sa mère, il agira contre ce Pierre qui
embrasse encore Thérèse, il les aura, l’un et l’autre!

Il va, au moins, avoir Pierre. Le soir même de l’inauguration
solennelle et mondaine, en musique et en costumes, de son hôtel, au
moment où Suze et le baron Moulier s’accordent définitivement, en
poudre et en talon rouge, en fantaisie et en pratique, Hountacque est
menacé, directement, du bagne--sans plus! En plein triomphe, il voit
son vieux péché se lever contre lui! Les faux sont là, photographiés.
Et Thérèse sait! Défaillante, elle doit sourire à ses invités et
invitées qui savent aussi et s’en vont, à l’anglaise. C’est la scène,
la scène entre ces époux passionnés, plus amants qu’époux et si unis,
si fiers l’un de l’autre! La fatalité souffle: Pierre avoue. Thérèse
pleure, reproche, s’effondre. Pierre se redresse: il avait le droit
d’accepter les faux qu’on fit pour lui; il s’agissait d’échafauder sa
fortune, sa fortune dont il a fait bon usage, dont il a fait du bien
pour tant de gens qui vivent de lui! Et toutes les fortunes n’ont-elles
pas des hontes et du sang à l’origine? La famille de Thérèse, si
bourgeoise, si sévère, si collet monté, ne s’est-elle pas enrichie par
les exactions de la gabelle, et le sénateur Dautremont n’a-t-il pas
des suicides à son actif? Thérèse n’est pas convaincue: elle luttera
pour son mari, mais elle se refuse à lui, en attendant: le pauvre homme
reste seul, avec ses pensées.

Et quand tout sera arrangé, quand le pauvre Coudercq aura clamé son
innocence, son honnêteté de miséreux tenu par sa drôlesse de femme,
quand Maxence, éperdu et chancelant, aura déchiré les photos des faux
en apprenant que le véritable faussaire était son propre père, Thérèse,
dans le triomphe, demandera à Pierre d’attendre un jour encore avant
de reprendre, au lit, la raison sociale et conjugale.

Ce dénouement en nuance est plus psychologique que dramatique. Il
touche profondément et fait penser. Après ses réflexions. Thérèse ne
sera pas meilleure. Elle se prêtera à une sorte d’adultère légitime;
ce qu’elle retrouvera, ce qu’elle trouvera dans son mari, c’est le
Pierre de ses cauchemars, le Pierre qu’elle ne voulait pas deviner,
le bandit de jadis, le faussaire, le forçat plus ou moins honoraire;
elle humera sur lui son odeur d’aventure, le trouble de son âme, sa
violence, sa fureur de vivre; ce ne sera plus le _self made man_, ce
sera l’_outlaw_--et il y aura je ne sais quel vice dans cette étreinte
renouvelée et passionnée, dans cet amour dans les ruines, dans ce
baiser de pardon sans oubli. Voilà le drame à écrire!

Tenons-nous-en à l’œuvre d’hier qui est sympathique et chaleureuse, qui
a des nerfs et du cœur, qui est réaliste et romanesque, sait sourire à
l’occasion et ne recherche pas un style trop rare.

Marthe Brandès, un peu froide au début, s’abandonne tout à fait dès
que Thérèse se donne: elle met de l’âme dans ses sens et de la fierté
dans sa douleur; elle est très vraie, très haute, très pathétiquement
harmonieuse. Monna Delza est une Suze délicieusement mutine et enjouée,
sérieuse dans son rire et infatigablement exquise; Mme Henriot est
parfaite de tenue et d’émotion dans le personnage de Mme Chrétien;
Mme Claudia est très amusante en institutrice anglaise; Mmes Darmody,
Copernic, Buck, Démétier, etc., tiennent avec distinction ou fantaisie
des rôles épisodiques.

Pierre, c’est M. Dumény, avec son autorité, son aisance ordinaire
et extraordinaire, sa grâce forte, sa déchéance qui se reprend, qui
gronde et qui caresse; Paul Plan est parfait de rondeur, de tenue, de
grandeur bourgeoise et tendre sous la redingote du sénateur Dautremont;
M. Jean Laurent (Maxence) a toute la fièvre, toute la furie, toute la
haine, toute la passion, tout l’écroulement qui conviennent; M. Charles
Deschamps, en baron Moulier d’aujourd’hui, en marquis d’avant-hier,
a toute l’élégance froide de ses rôles et je ne sais quel parfum de
pavane; MM. Arvel, Bouchez, Henry Dieudonné sont excellents; Tervil
est ahurissant sous sa livrée. Enfin Janvier est la joie amère, la
vérité bégayante, criante de la soirée: il a fait du bonhomme Coudercq
une création inoubliable. Ses moustaches tombantes, son honnêteté
ânonnante, éloquente et pâteuse, son désir de faire le bien en laissant
faire le mal, sa misère de pauvre être saisi, ballotté, aimant et
pleurant, tout a été justement acclamé. C’est atrocement grand: c’est
le drame de ce drame.


[Bandeau]

  PORTE-SAINT-MARTIN.--_La Massière_, comédie en quatre actes, de
  M. Jules LEMAITRE. (_Première représentation à ce théâtre_)

Le joli triomphe clair, ému et charmé, le délice à peine douloureux
et profond, le sourire mi-partie de la Massière, son expérience, son
enseignement et sa résignation, tout cela est d’hier--mais hier, c’est
si loin! Lucien Guitry a donc eu raison, cependant qu’il salue ses
drapeaux et étendards d’à côté, de vouloir être acclamé, justement,
dans son rôle de Marèze.

Il s’agit--je n’ai pas à raconter la pièce--de la dernière flambée
d’un cœur quinquagénaire, à la fois tendre, paternel, apitoyé et
artiste: un peintre qui vieillit a une affection trouble et intense
pour la massière de son atelier d’élèves-femmes. Elle est pauvre,
fière, touchante, charmante, jolie, et a beaucoup de talent: le Maître
s’émeut, admire, glisse à un sentiment où entre du désir; la jeune
fille est reconnaissante, flattée, prise dans son âme droite et ferme,
dans son cœur de vierge qui n’a pas connu un père mort trop tôt--et la
femme du peintre, aimante, dévouée, quadragénaire, se désole, se laisse
être jalouse, menace la massière Juliette Dupuis, la chasse même de la
maison, où elle est revenue malgré sa défense.

Mais le fils Marèze, qui a vingt et un ans, qui est toute liberté,
toute fièvre et toute droiture, prend la défense de la pauvre enfant.
Il lui servira de chaperon et de chevalier, quitte à pousser au
désespoir et à une colère quasi meurtrière l’ardent auteur de ses jours.

Et la jeunesse, hélas! triomphant de la maturité, Jacques Marèze
épousera Juliette, qui a touché la brave femme de mère Marèze, qui
désarme le brave homme de père Marèze, qui se contentera de l’épée de
l’Académie des Beaux-Arts, où il vient d’être élu, et qui, en guise de
flamme, s’en tiendra à un coin de feu en compagnie de sa femme exquise
et vieillissant avec lui.

Catulle Mendès a dit naguère, je crois, la grâce diverse, ouatée,
mouillée, rebondissante, naturelle, savante, précise et large,
l’humanité précieuse et exacte, l’angoisse immense et menue de ces
quatre actes en relief et en nuances, le pépiement gentil des élèves,
le malaise inquiet et touchant des époux Marèze à table, en face de
la place vide du grand fils, la bonhomie maternelle de Mme Marèze,
la grandeur simple du renoncement de Marèze, toutes les phrases comme
sans apprêt, mais non sans délice, tous les _mots_ où l’esprit infini,
l’intelligence inégalable, la rare sensibilité de Jules Lemaître
s’éjouaient avec un soupçon de larmes...

Guitry et Judic--les Marèze--ont gardé leur charme et leur autorité.
Anna Judic, bonne et jalouse, irascible et facile à toucher,
est admirable de naturel et tout cœur; Guitry, lourd, avec ses
cinquante-cinq ans bien tassés, un peu trop arrivé, un peu trop
bohème, qui a des ailes à l’âme et des rhumatismes, qui appuie sur ses
phrases et a des «hein! hein!» à démolir l’atelier, qui a des yeux de
dix-huit printemps et des jambes de podagre, des élans, des désespoirs,
de l’enthousiasme, de la fleur bleue, est merveilleux de geste,
d’hésitation, de brusquerie, de silence et d’accent. M. Lamothe est un
jeune Jacques très fanatique, M. Mosnier est un académicien gâteux et
sournois fort hilarant et M. Fabre est un modèle terrible.

Il faut louer Mmes Deréval, Lorey, Fleury, Leduc, qui sont espiègles
et délicieuses; Mme Bouchetal, qui a de la dignité. Enfin, Mlle Jeanne
Desclos, qui représentait Juliette Dupuis, a eu les plus jolies
qualités de fraîcheur, de joliesse et d’ingénuité. C’est Brandès
qui avait créé le rôle. Nous ne nous amuserons pas au jeu facile et
cruel des comparaisons. La nouvelle massière--M. Guitry nous l’avait
cavalièrement confié--n’était pas en possession de tous ses moyens:
émotion, aphonie, maladie. Son filet de voix, son rien de geste a suffi
aux spectateurs, tout heureux de se réchauffer dans une atmosphère
humaine et divine de bonne volonté, d’honnêteté, de bonté, de vertu et
d’esprit.

    _21 décembre 1909._


[Bandeau]

  THÉATRE RÉJANE.--_Madame Margot_, pièce en cinq actes, dont un
  prologue, de MM. Emile MOREAU et CLAIRVILLE.

Avec ou sans M. Clairville, M. Emile Moreau devient une sorte de Cour
de cassation: il évoque par devers lui le procès de Jeanne d’Arc et
la cause de Marguerite de Valois, reine de Navarre. On sait que cette
sainte et cette femme n’ont aucune ressemblance; les dramaturges
veulent rendre au moins à l’épouse divorcée d’Henri IV le mérite et la
vertu d’une inépuisable bonté, d’un dévouement gracieux et gai, sans
parler de son esprit qu’ils n’ont pas rendu tout entier: il y en avait
trop.

En tout cas, _Madame Margot_ est un admirable spectacle, d’une
richesse, d’un pittoresque, d’un agrément pathétiques et spirituels;
on respire l’Histoire à pleins yeux, si j’ose dire, et à plein cœur:
ce ne sont que brocards gaufrés, casques, cuirasses, plumes, salles
merveilleuses de palais, jouets du temps, toques et toquets, fraises et
hauts-de-chausses, musiques d’époques et danses authentiques; c’est un
musée, mais un musée singulièrement vivant et émouvant, changeant et
grand jusque dans l’angoisse.

Et comment pourrait-il en être autrement lorsque le maître du jeu c’est
Réjane, Réjane aussi à l’aise sous le vertugadin empesé de Mme Margot
que sous les atours à la grecque de la maréchale Lefebvre, plus Madame
Sans-Gêne que jamais, dans une action plus ramassée et plus dramatique.

Elle n’est plus la Margot avide d’amour, facile et fatale de la Môle,
celle qui se donne au hasard et par amour du plaisir, frénétique,
italienne, diabolique et charmante quintessence des damnés Valois,
collectionnant les cœurs et les têtes de ses amants, sauvant, par jeu,
Henri de Navarre, son mari, lors de la Saint-Barthélemy, et faisant,
à la veille de sa mort, couper le cou à celui de ses pages qui a
tué l’autre--et ils avaient seize ans et aimaient--comment!--cette
sexagénaire!

Alexandre Dumas prétendait qu’on a le droit de violer l’Histoire
quitte à lui faire des enfants; MM. Moreau et Clairville prétendent
suivre l’Histoire, et ils se contentent de la peupler d’enfants. Mais
n’anticipons pas.

Donc le prologue nous montre Margot à peu près prisonnière, exilée
à Usson: elle s’amuse et gouaille parmi ses regrets et sa ruine,
plaisante avec Bellegarde qui passe. Mais il n’y a pas de quoi rire. La
nouvelle maîtresse du roi Henri, Henriette d’Entragues, est grosse et
le roi veut l’épouser. Tous les d’Entragues et les d’Auvergne viennent
demander à Margot de consentir à la répudiation. Elle refuse. C’est sa
mort: on n’hésite pas, à ce moment, à supprimer les enragées et les
obstinées. Mais voici une visite inattendue: le roi. Il plastronne,
gasconne, hâble, rit: il vient bien se démarier, mais ce n’est pas pour
épouser la d’Entragues, c’est pour s’unir à la propre nièce de Margot,
Marie de Médicis, pour son argent. Et c’est très mélancolique: il est
sans illusion et sans amour. Margot accepte. Elle reviendra à Paris et
veillera sur le nouveau couple.

Comme elle a raison! Quelle pétaudière que le Louvre! Ce ne sont que
favorites et favoris, suceurs de pécune et de peuple: Marie de Médicis
traîne son favori Concino Concini, la d’Entragues a amené sa jolie
famille, le roi est empêtré dans sa marmaille bâtarde et légitime et
joue avec elle devant l’ambassadeur d’Espagne; ce ne sont qu’ennemis
intérieurs, extérieurs, à la ville, à la cour, au lit! C’est Margot,
qui vient en voisine, qui débrouille l’écheveau des trahisons, avec
le fidèle Sully, qui fait arrêter d’Epernon, au moment où toute la
nouvelle cour la raille et l’insulte, Margot qui sauvera la vie du roi.
Car les d’Entragues et les d’Auvergne, de complicité avec le jésuite
Cotton, confesseur d’Henri IV, ont décrété la mort du Béarnais. Un mot
d’enfant,--les enfants jouaient autour des conspirateurs--apprend le
hideux projet à Margot qui, pour empêcher son ancien époux de voler à
la mort, lui rappelle qu’elle a été sa femme et la redevient, peu ou
prou, pour une nuit.

Bellegarde, blessé dans le carrosse royal, prouve à Henri le danger
qu’il a couru: les d’Entragues sont emprisonnés, Margot triomphe et
le Vert-Galant, un peu mélancolique et très attendri, rend grâce à sa
fidèle mie, en attendant la fatalité.

Mais que signifie un résumé? Je n’ai même pas pu mettre à leur place
les colloques, les grâces, les ris, les manières, les danses, le
sérieux précoce, les naïvetés savantes des infants, la pavane dansée
par la toute petite Marie Schiffner, les gentillesses et les singeries
royales des jeunes Andrée Sauterre, Maria Fromet, Madeleine Fromet et
Jane Jantès! Je n’ai pas dit le charme de haulte gresse, l’archaïsme
tout nu et tout coloré du parler, des dialogues, des scènes, leur
brutalité amignotée, leur verdeur à la volée et comique et ravigotante.

J’ai fait deviner, j’espère, la bonne humeur tutélaire, délicieuse,
hautaine et fine, les infinies nuances de l’autorité et du charme
de Réjane; Suzanne Munte est une Henriette d’Entragues suffisamment
séduisante et vipérine, Suzanne Avril jargonne très joliment en Marie
de Médicis, Mme Guertet, Dermoz, Rapp, Renhardt, etc., épandent des
splendeurs et des grâces diverses; M. Garry est un Henri IV un peu
maigre, mais bien disant, fort congru, éloquent et digne, à la fin;
Signoret dessine avec sa maîtrise ordinaire la silhouette sinistre
du père Cotton, Chautard est un Bellegarde chaleureux, spirituel,
parfait; Castillan est inquiétant en Concini, Barré baragouine très
intelligemment en Zamet, Garrigues est un traître convaincu et hérissé
ainsi que Monteaux; enfin, dans le personnage de Vitry, M. Marquet
porte le plus admirable casque du monde.

Et voilà une pièce qui a toutes les magnificences de la féerie, toutes
les richesses de l’histoire--en mieux, puisque c’est une pièce qui
finit bien.

    _24 décembre 1909._


[Bandeau]

  VAUDEVILLE.--_La Barricade_, pièce en quatre actes, de M. Paul
  BOURGET.

M. Paul Bourget a bien mérité de la République. Si sa pièce âpre,
douloureuse et résolue, a eu le triomphe angoissé et tragique, s’il
y a eu dans la salle un peu du frisson des bourgeois de la Décadence
regardant monter les grands Barbares rouges, et si le Moloch avide
et formidable du syndicalisme a semblé apparaître au Vaudeville et
ouvrir sa gueule géante au-dessus d’une rivalité amoureuse, c’est que
le conflit sentimental, l’anecdote, n’étaient que symbole, et que
l’auteur de _Mensonges_ a posé le problème social avec une rigueur
presque atroce, qu’il a peint la guerre de classes férocement en
indiquant, comme d’un coup de sabre, les déchirements intimes qu’elle
provoque et qu’elle provoquera: c’est une large et profonde tragédie.
Les convictions de M. Paul Bourget pouvaient, devaient faire intervenir
dans la lutte la loi d’amour, l’idée chrétienne que la vie est une
épreuve, qu’il faut souffrir pour mériter, qu’il faut obéir; par un
scrupule admirable, il n’a pas voulu de ce secours sublime et commode:
les patrons et les ouvriers n’ont que leurs armes terrestres, leurs
appétits, leur volonté, leur besoin de manger, leur désir de n’être
pas mangés; c’est l’assaut du capital et la défense du coffre-fort:
ce sont, de part et d’autre, des hommes abandonnés à eux-mêmes, à la
condition que ce soient des hommes.

C’est dans une catégorie assez rare du monde du travail que l’auteur
de _l’Etape_ est allé chercher ses personnages: les ébénistes d’art.
Il n’a pas osé manier les masses énormes des terrassiers, des maçons,
des boulangers: sa grève est une grève de luxe: elle n’en est pas moins
violente, et ces ouvriers, plus qu’à demi artistes, n’en sont pas plus
commodes. Mais arrivons à l’action, j’allais dire, un peu trop tôt, à
l’action directe.

M. Breschard a quarante-neuf ans. Il est à la tête d’une grande
fabrique de faux meubles anciens, très loyalement au reste: il
reconstitue, copie, ne truque pas et laisse ses clients titrés faire
de la brocante et vendre ses produits comme du Boule ou du Leroy. Il
a une fille mariée à un riche architecte et un fils de vingt-cinq
ans, Philippe, socialiste de salon et de revue, charmant garçon au
reste, et vertueux, fort épris de Mlle Cécile Tardieu, fille d’un
riche bijoutier. Mais Tardieu ne consent pas au mariage ou n’y
consentira qu’à une condition: si Breschard s’engage à ne pas se
remarier, tout au moins à n’épouser point sa maîtresse--car il a une
maîtresse, irréprochable d’ailleurs, une de ses ouvrières, Louise
Mairet. Le jeune homme est atterré, mais quand son père lui a conté
ses pathétiques et nobles amours, un roman de pitié, de tendresse et
de gratitude commencé au chevet d’une mère mourante, continué dans le
plus grand désintéressement et la plus tendre dignité, Philippe se
sacrifie: que Breschard épouse! Mais en voilà bien d’une autre! Le
comte de Bonneville a fait rapporter un meuble abominablement _saboté_,
empli de tiroirs en tulipier--une hérésie pour du Louis XVI--et quel
tulipier! Ce ne sont qu’inscriptions injurieuses et abjectes! Le patron
interroge son contremaître, le fatal Langouët, qui est comme un frère
pour Philippe et qui a partagé ses jeux, ses rêves, son idéal. Langouët
répond sournoisement: il a son secret. Le vieil ouvrier qui a fait
le meuble, Gaucheron, arrive: il a été mandé d’urgence. Il n’y a pas
d’erreur: c’est du sabotage et du sabotage fait sur place. Mais pas
d’histoires! Il réparera chez lui. Il ne faut rien dire: les ouvriers
s’agitent, la grève couve--et ce n’est pas le moment!

Non certes, ce n’est pas le moment! Breschard doit exécuter, dans un
délai déterminé, une formidable commande pour Londres: il s’agit de
quatre cent mille francs, et il a engagé tous ses fonds. C’est la
ruine, le déshonneur peut-être--et Langouët le sait. La grève couve
de plus en plus: on exige l’unification des salaires. Eh! le patron
cédera! Mais l’homme est soumis à une rude épreuve: sa fille lui dit
que sa maîtresse Louise Mairet aime l’odieux Langouët, et cette Louise
ne veut pas l’épouser parce qu’elle est ouvrière, qu’elle entend
rester ouvrière, «rester de sa classe», et qu’elle fera grève si on
fait grève, qu’elle épousera cette grève qu’elle a tout fait pour
éviter: c’est la fatalité de la Bourse du travail, divinité du jour!
Et la voilà, la grève! Il est quatre heures: le délégué du syndicat,
le camarade Thubeuf, fait son entrée solennelle, suivi des ouvriers:
Breschard ne veut pas le connaître: il n’est pas des siens. Le patron
se cabre: ce qu’il aurait accordé à ses ouvriers, il ne se le laissera
pas extorquer par un étranger, par un ennemi! C’est la grève: tous les
ouvriers, malgré leur attachement à Breschard, suivront l’ordre du
syndicat. Ils s’en vont. C’est la ruine! Non! Un double réconfort est
permis au patron et à l’amant: le vieil et sublime Gaucheron tâchera
à faire l’ouvrage pressé et y réussira: on travaillera en secret, à
la muette, au diable, avec des ébénistes de hasard et merveilleux. On
réussira! Et--miracle plus cher!--l’atelier des femmes n’a pas fait
grève! Louise Mairet passe à l’ennemi, au patron, à l’être cher qui est
malheureux! Ils s’embrassent! Ils s’épouseront--et Breschard reprend
courage tandis que son fils, atteint dans ses espoirs et ses chimères,
retombe dans son sacrifice incessant.

Gaucheron a tenu sa promesse: dans un vieux couvent désaffecté,
la commande a été exécutée, elle est prête à livrer. Les _jaunes_
sarrasinent de tout cœur et mangent de toutes leurs dents. Mais les
grévistes ont été prévenus et viennent chasser les _renards_, débaucher
les travailleurs. Tous abandonnent le labeur, sauf le vieux Gaucheron.
Mais c’est l’œuvre qui est en péril: on va démolir, détruire les
meubles en délicatesse avec le syndicat. Gaucheron les défend de sa
vieille énergie et de son revolver! Le terrible Langouët propose de
l’enfumer. La responsabilité du crime, il l’assumera seul: c’est lui
qui mettra le feu aux copeaux et aux planches! Une dernière générosité
le fait supplier Gaucheron de partir: c’est son ancien apprenti! Mais
le crime ne sera pas commis: Louise Mairet survient, supplie, se laisse
brûler, puis elle s’abandonne, confesse son amour pour Langouët, le
reprend à deux et trois reprises; la police arrive avec Breschard, qui
ne se plaint pas, qui n’en souffre pas moins, et il faut toute la furie
de l’ancien contremaître pour qu’on l’arrête.

On ne le gardera pas. La grève est terminée, les grévistes affamés.
Les patrons ont formé une ligue: personne n’occupera plus Langouët,
qui est en ménage avec Louise. C’est son ancien ami, son ancien frère,
Philippe Breschard, qui exige de son père, qui obtient de lui signifier
son arrêt, cruellement; ce sont _les Petits Oiseaux_, de feu Labiche;
jamais on n’a vu revirement plus complet. Breschard lui-même rejette
les prières de cette Louise qu’il a aimée et qui l’a sauvé, qui n’a
jamais rien accepté, qui est héroïque et sainte, et il faut le _deus ex
machina_ de cette pièce, le merveilleux Gaucheron, pour que le patron
permette, grâce à vingt mille francs donnés anonymement à Louise, de
s’établir avec Langouët, qui ne sera pas contraint de se livrer à
l’ivrognerie et au syndicalisme ensemble.

Ce serait très cruel et même sans noblesse si ce n’était du symbole.
M. Paul Bourget établit, dans sa pièce très éloquente et très
émouvante, que la fraternité d’idées, que le dévouement et l’amour ne
peuvent exister d’un monde à l’autre: il y a le fossé et, en guise de
passerelle, il y a la barricade.

Ce drame a eu, je l’ai dit, une fortune enthousiaste. Lérand est un
Breschard un peu pleurard, mais excellent à son ordinaire; Louis
Gauthier est un Langouët fier, méchant, passionné, titubant; Joffre
est un admirable Gaucheron, fidèle, malin, sublime, bonhomme et qui
serait plus admirable encore s’il ne faisait pas un sort à tous ses
mots; Baron fils est délicieux de naturel, d’aisance, d’autorité
canaille dans le rôle du gréviculteur Thubeuf; Maurice Luguet est un
industriel important; Larmandie, un comte élégamment ficelle; Lacroix
est un Philippe vibrant, jeune, sincère et terrible; Levesque est un
_jaune_ de Bordeaux, jaune de poil, de tablier et de pantalon, et Ferré
un _jaune_ de Marseille, très noir et très comique,--et il y a un gamin
qui fait les plus belles pirouettes.

Nelly Cormon est fort élégante et véhémente; Ellen Andrée est fort
spirituellement pittoresque; Marguerite Carèze est la plus touchante,
la plus émue des ingénues, et Yvonne de Bray fait tout ce qu’elle peut
pour avoir la force, le charme, le trouble, le cœur, l’âme, le malheur
de Louise Mairet.

Mais il s’agit bien d’incarner des héros et des héroïnes dans cette
démonstration, ce drame d’idées, ce cinématographe vivant et pensant de
combat? Par delà l’applaudissement il fera réfléchir--et comment! De
quel côté de la barricade serons-nous?

«Faut-il choisir? disait La Bruyère, je suis peuple!» Mais depuis!...
Il y a encore à monter sur la barricade, simplement pour y mourir, pour
un idéal ou pour Dieu, comme Delescluze, Baudin et Mgr Affre.

[Vignette]


  THÉATRE DE L’ATHÉNÉE.--_Le Danseur inconnu_, comédie en trois
  actes, de M. Tristan BERNARD.

M. Tristan Bernard a tout d’un dieu antique: le tout-puissant mouvement
des sourcils, l’œil impénétrable, le port auguste, la barbe pesante et
sereine: il a beau se donner la plus grande peine, par politesse envers
la terre qu’il habite, pour étudier du plus près les menus détails de
la plus morne existence et pour les rendre avec une atroce exactitude,
crac! il y a du miracle dans son observation--et il ne s’en tient pas
à l’observation! Au moment où vous vous y attendez le moins, d’un coup
de pouce, d’un froncement de front, le dieu Tristan renverse l’ordre
établi des choses, met de la fantaisie--et quelle fantaisie!--dans la
monotonie ambiante, de la gentillesse dans la fatalité.

Et c’est du bonheur à peine un peu ironique, et c’est de la joie
paradoxale, attendrie et profonde. Voilà comment, lecteurs,
spectateurs de demain et d’après-demain, _le Danseur inconnu_ a
triomphé sur la scène de l’Athénée; voilà pourquoi cette jolie pièce
légère et émue, toute frémissante de vie, de gaieté, de sincérité, de
bonhomie et de jeunesse, connaîtra une longue et charmante carrière,
sera la cause efficiente d’unions aussi légitimes qu’inespérées en
assurant la félicité d’une armée de jeunes filles riches et l’opulence
d’une horde de jeunes hommes qui n’ont que du cœur, mais qui en ont
jusque-là!

Oyez donc le conte de fée de cette autre «bonne grosse fée barbue».

Désœuvré, sans plaisir et sans ors, un jeune homme d’une excellente
famille ruinée a emprunté, dans le petit hôtel meublé qu’il fréquente,
son habit à un voisin de chambre et son chapeau de haute forme à un
autre ami. En musant mélancoliquement aux Champs-Élysées, il a vu de
la lumière à un étage quelconque d’un quelconque palace et a suivi des
gens qui montaient. Entré avec eux dans un salon, il a dansé--il est
si triste--avec la première jeune fille venue. Ils se sont plu; ils
se sourient: ils parlent. Quelle importance cela a-t-il puisqu’ils
ne se reverront pas? Ils y vont de toute leur jeunesse et de toute
leur franchise: ils se plaisent de plus en plus. Mais quoi? On va
tirer chacun de son côté: elle est riche, il est pauvre. Il puise
indiscrètement dans les boîtes de cigares, au grand déplaisir des
amphitryons qui, de compte à demi, traitent leurs amis plus ou moins
connus, et boit six ou sept verres de champagne pour imaginer qu’il a
dîné. Mais--hasard! voilà bien de tes coups!--le danseur inconnu n’est
pas un inconnu pour tout le monde! Une honnête crapule qui est là
l’appelle par son nom, Henri Calvel, et lui propose un petit marché: il
a vu son manège avec Berthe Gonthier--c’est la jeune fille--. Henri est
séduisant et charmant; eh bien, il l’épousera s’il lui signe, à lui,
l’honnête Balthazard, deux petits effets de vingt-cinq mille francs! Un
peu ivre, Henri signe tout ce qu’on veut: c’est trop drôle! Et, à sa
grande stupeur, Balthazard le présente au père millionnaire de la jolie
Berthe, lui apprend qu’il gagne soixante mille francs par an, qu’il
représente les plus grandes maisons allemandes de métallurgie et qu’il
devient le fiancé de sa danseuse! Éberlué, engrené, éperdu, Henri doit
suivre le mouvement: le voilà propre!

Et ça va divinement, diaboliquement! Ce diable de Balthazard envoie
pour Henri des bonbons, des bouquets, des pourboires: Henri lui-même
triomphe des _colles_ que lui pose un collègue en métallurgie et semble
un jeune homme très charmant et très fort: il a conquis, en même temps
que la fille, ses amies, le beau-père et les domestiques, mais c’est
trop! Il s’est brûlé à ce jeu; il aimait, de la première heure, et son
cœur se ligue avec sa conscience: mentir, non! non! Il tâche à avouer
qu’il est pauvre, qu’il épouserait sans dot. L’épouserait-on s’il était
dans le dernier dénuement?

--Oui, dit la fiancée.

--Sans doute, acquiesce l’excellent Gonthier. Et Henri va précipiter
sa confession. Mais son beau-père de demain aime mieux qu’il ait de
la fortune. Et le malheureux aime, aime!... Il s’en ira! Il s’en ira
malgré les justes reproches de la bonne fripouille Balthazard, qui
s’est ruiné pour lui, mais qui acceptera immédiatement de servir les
intérêts de l’autre amoureux, Herbert, moyennant finances. Il s’en est
allé, avouant par lettre qu’il est _purée_, qu’il ne connaît rien à la
métallurgie, qu’il gagne cent francs par mois--quand il les gagne--et
qu’il est si malheureux, si malheureux!... Tant pis! Berthe épousera
l’imbécile Herbert: on ne s’obstine pas, dans les œuvres de Tristan
Bernard!

Vous pensez bien que cela s’arrangera: juste le temps de voir le
magasin de meubles où Henri est entré comme vendeur, d’admirer la
stupidité du garçon de magasin, la patience d’un vieux client, la
frénésie désespérée d’Henri, et toute la famille Gonthier arrivera
par petits paquets, et il y aura la scène entre Henri et Berthe,
avec accompagnement de téléphone, échange de tendresses courroucées
et amusées, et le dénouement délicieux et attendu, le mariage de la
tourterelle dorée et du tourtereau désargenté, et tout le monde sera
heureux: le sympathique coquin Balthazard a trouvé une situation
magnifique dans la maison du délaissé Herbert.

J’ai dit la fortune de cette pièce claire, nuancée, rebondissante,
cordiale, narquoise, moderne et éternelle, où il y a le cynisme des
_Pieds nickelés_, la nonchalance de _Triplepatte_, la sentimentalité
d’_Amants et voleurs_, avec la pire honnêteté. Cela tient de Marivaux
et d’Octave Feuillet, des _Fausses Confidences_ et du _Roman d’un
jeune homme pauvre_ de Dickens aussi: c’est tout aimable. Et c’est du
meilleur Tristan Bernard.

Est-il utile d’ajouter que jamais André Brûlé--Henri--n’a été aussi
jeune, aussi brillant, aussi délicat, aussi passionné, et que ses
pudeurs de brave enfant engoncé dans l’escroquerie, de franc garçon
englué dans le mensonge et ses fantaisies de vendeur d’ébénisterie ont
été aux nues et au cœur? Henry Krauss est tout fin et tout rond dans le
personnage du papa Gonthier; André Lefaur est majestueusement stupide
en fiancé évincé; Cazalis est merveilleux de rouerie inconsciente et de
muflerie dévouée en Balthazard; Cousin est un garçon de bureau mieux
que nature; Térof est hilare, et M. Gallet imposant.

Mme Alice Nory est une délicieuse Berthe, farce, enjouée, gamine; Mlle
Goldstein, amusée et réfléchie; Mlle Greuze, très joliment voyou; Mlle
Claudie de Sivry, camérière familière, ont toutes les grâces. Mme Aël
et Mme Bussy, glorieusement appétissantes, sont tout sourire et toute
majesté. Et je suis obligé de ne pas citer tous les soldats et soldates
d’élite qui mènent à la victoire cette comédie parfaite de fond et de
forme.

Et le succès? «Il fallait un calculateur, dit Beaumarchais, ce fut
un danseur qui l’obtint.» Comment dire mieux que le succès est
incalculable?

[Vignette]


  THÉATRE ANTOINE-GÉMIER.--_L’Ange gardien_, pièce en trois actes,
  de M. André PICARD; _le Monsieur au Camélia_, un acte, de M. Jean
  PASSIER.

M. André Picard a l’âme la plus tourmentée qui soit et la sensibilité
la plus hérissée: il met du rare dans les conflits les plus simples
et les intrigues les plus vulgaires; il souffre avec ses héros et ses
héroïnes et ne les sacrifie qu’avec des larmes, il a une perpétuelle
émotion et n’ose choisir entre le vaudeville et la tragédie. Son _Ange
gardien_ pouvait être violemment comique ou atrocement douloureux,
affreusement grand, et il y a, dans son agencement et ses péripéties,
de l’hésitation, de la lenteur, du non fini--ce qui n’est pas l’infini.

Contons.

Thérèse Duvigneau est une empêcheuse de danser en rond (je n’ose pas
emprunter à Willette et au général vicomte Cambronne un qualificatif
plus imagé). Veuve après deux ans et demi de mariage avec un ivrogne
brutal et peu aimant, elle est plus vieille fille qu’une vieille
fille toute simple. Héritière, avec un de ses cousins, d’un château
plus ou moins historique, elle n’a jamais voulu vendre sa part et a
voulu rester copropriétaire, histoire d’irriter et d’exaspérer son
cousin Frédéric Trélart, sa cousine Suzanne Trélart et leurs invités,
car les Trélart sont très mondains et extrêmement hospitaliers. Elle
rôde, surveille, contrôle, aussi sévère pour la poussière des meubles
que pour les mœurs de ses hôtes: elle est chez elle. Dédaigneuse et
hargneusement austère, elle passe, en robe grise, auprès des joueurs
de _bridge_, se laisse injurier gratuitement--car ses hôtes ne sont
pas polis--et ne quitte pas des yeux le manège de sa cousine Suzanne
et du beau peintre Georges Charmier: elle assiste aux séances de pose,
survient dans leurs tête-à-tête, les sépare même sur un canapé et
survient au moment même de leur étreinte pour faire jouer l’électricité
et les séparer, ainsi que l’archange armé d’une épée flamboyante dont
il est question dans la Genèse. Entre temps, elle a rabroué de la bonne
façon, devant le monde, un brave garçon, Gounouilhac, qui s’est avisé
de l’aimer: elle n’aime personne, ne veut aimer personne, elle est
méchante, méchante, méchante, méchante!

Si méchante! Charmier et Suzanne s’affolent à l’idée que leur faute
est découverte: ils accusent le sympathique Gounouilhac, mais ce n’est
pas lui qui a tourné le bouton électrique: c’est Thérèse. Elle fait
mieux qu’avouer, elle se vante de son acte, et proclame sa loi: Georges
et Suzanne se sépareront sur l’heure, Georges partira sans délai,
faute de quoi le terrible époux, Frédéric Trélart, saura tout--et
comment! Épouvantée, Suzanne s’enfuit, en excursion. Et restés seuls,
en une explication nuancée, véhémente, passionnée, Georges et Thérèse
s’abordent, s’injurient, se confessent: l’une dit ses peines, ses
rancœurs, ses colères, sa misère sentimentale; l’autre s’attendrit et
s’excite à la fois, séduit, par fatuité ordinaire, par sentiment et
par curiosité: c’est une impossibilité, une gageure, un miracle: il
vole un baiser qui lui est rendu presque automatiquement, s’énerve,
prend Thérèse, qui résiste et veut s’envoler, la retient à terre,
solidement et l’emporte, mi-défaillante et extasiée, aux pires et plus
essentielles réalités.

Et elle ne dénonce pas sa cousine: mieux, elle ne paraît pas au salon.
Suzanne finit par savoir que Georges est resté plus de dix minutes
avec l’austère Thérèse, et, après une conversation nuancée, angoissée,
pathétique, entre le tendre et discret Gounouilhac et Georges Charmier,
enthousiaste, ledit Gounouilhac a le cœur brisé. Georges est plus
enthousiaste que jamais: à Thérèse, accablée à son tour par Suzanne,
il offre son cœur et son nom. Mais l’ange gardien déchu touche au
fond même du désespoir et de la douleur: elle a discerné, dans la
caresse de Georges, une trahison, un piège, le désir d’un gage, une
horrible vanité. Quel dégoût! Et même, lorsque le séducteur s’humilie,
s’offre et supplie, elle ne peut accepter: elle est exigeante, par
timidité, et son effacement si long veut des revanches: elle demande
une fidélité éternelle; mais, loyalement, le peintre ne peut pas la
promettre. Thérèse partira, retournera dans sa province, reviendra,
l’âme diminuée, à sa tâtillonnerie menue, à son amertume désolée; le
bon Gounouilhac ira, le cœur brisé, retrouver sa petite amie du Havre,
et Georges et Suzanne continueront à exercer leur adultère consacré et
sacré.

Le dernier acte de cette pièce est poignant, a de la grandeur et je ne
sais quelle abnégation: il a été fort applaudi.

Le drame qui, pour rien, serait très comique, se passe dans un monde
bizarre, d’une moralité plus que douteuse, et où la blancheur grise
de Thérèse fait tache. Après le péché, elle pourrait rester; mais,
hélas! elle a des remords! Ne cherchons d’ailleurs pas le symbole de
cette anecdote, simple comme un proverbe, subtile comme une charade
dramatique, trouble comme un symbole, fort bien habillée, et d’un style
plus précieux que sûr.

M. Gémier y est charmant de sincérité gauche, d’éloquence involontaire,
d’émotion qui veut sourire, de grandeur dans le renoncement; M.
Pierre Magnier est un Charmier irascible et tendre, avantageux et
passionné; M. Colas est un mari tout rond et MM. Rouyer et Maxence sont
des _bridgeurs_ de ton monté. Mme Madeleine Carlier est une Suzanne
frivole à souhait, joliment apeurée, gloussante et criante; Mmes
Rafaële Osborne et Léontine Massart sont excellentes et délicieuses
en des rôles trop courts, et Mme Dinard prête à une servante la
plus opulente poitrine. Quant à Mme André Mégard, elle a donné au
personnage de Thérèse Duvigneau un éclat discret, sourd, enveloppé,
une magnificence pathétique et sauvage dissimulée sous une chrysalide
poussiéreuse, toute douleur contenue, toute fièvre sous globe: c’est
du très grand art. Quand lui sera-t-il permis de jouer du François de
Curel, _l’Envers d’une sainte_, par exemple, qui a certains points de
ressemblance avec _l’Ange gardien_?

Le spectacle commence par un acte inoffensif de M. Jean Passier, _le
Monsieur au camélia_, qui évoque les fantômes de Marguerite Gautier,
d’Armand Duval, de M. Duval, et où Mlle Lavigne fait, avec sa drôlerie
ordinaire, des imitations un peu outrées de Mme Sarah Bernhardt.

                                 * * *

M. René Lenormand, qui a donné au théâtre des Arts ces _Possédés_,
qu’on n’a pas oubliés encore, fait applaudir et critiquer au petit
théâtre de l’infatigable Durec, un drame africain qui contient un cas
de conscience militaire et qui est âpre, saccadé, rare: _Au désert_.
L’admirable et effarant _Intérieur_, de Maurice Maeterlinck, avec sa
classique fatalité, et _le Drame de Three Corners bar_, de Pierre
Lecomte du Nouy, complètent le spectacle. Cette dernière pièce est
rauque et tragique: on n’y voit que gitanes, assassinats, erreurs
judiciaires et cow-boys, et l’auteur, qui joue en personne, y imite, à
lui seul, une meute entière de chiens sauvages, à la perfection.


[Bandeau]

  THÉATRE DE L’ŒUVRE (salle Femina).--_La Sonate à Kreutzer_, pièce
  en quatre actes, de MM. Fernand NOZIÈRE et Alfred SAVOIR (d’après
  le roman de Léon Tolstoï).

M. Nozière n’aime pas l’Amour. Il lui avait déjà dit son fait,
vertement, à la fin de _Maison de danses_: aujourd’hui, il unit son
ironie dolente, mélancolique et sensuelle, au tempérament véhément et
quasi sauvage de M. Alfred Savoir pour blesser à mort le petit dieu
malin: les deux auteurs, au reste, nous le présentent tout méchant ou
tout bête, sans flèches et sans ailes.

_La Sonate à Kreutzer_ est une pièce âpre, forte, d’une douleur presque
unie, d’une souffrance et d’une dureté volontaires et constantes: c’est
le _knout_ moral et presque physique.

En écrivant sa nouvelle, Tolstoï voyait ses personnages dans la lumière
sainte: il s’agissait de savoir si la Grâce leur manquait ou non.

Ici, les tristes héros sont abandonnés à leurs propres forces,
c’est-à-dire à leurs pires faiblesses: ce ne sont que des créatures
sans Créateur, tout instinct, toute brutalité, toute misère, toutes
larmes; ils ne sont pas intéressants. Et c’est un jeu, un jeu cruel
pour MM. Nozière et Savoir de buter, brouiller, martyriser et écraser
ces fantoches, victimes sans mérites et bourreaux sans éclat.

Qu’est-ce, en effet, que le barine Pozdnycheff? Un gros garçon
qui s’est marié à trente-cinq ans, après l’existence ordinaire et
frénétique des lourdes orgies de Russie: il est obtus et pesant. Il
aime sa jeune femme Laure comme un ours aimerait une colombe, lui passe
la main dans les cheveux avec la légèreté d’un régiment de cosaques
traversant une serre, la meurtrit de ses baisers, l’écrase de sa
présence harcelante, éternelle. Il n’est pas plus tôt dehors qu’il
revient, tant il est dévoré de l’hydre de la jalousie. Et la pauvre
Laure, romanesque et poétique, se meurt de peur et de dégoût: sa mère
ne la réconforte pas. A peine si un jour, un ancien ami de son mari, le
fat et grotesque virtuose Troukhatcherwski, lui apporte, un peu contre
le gré de Pozdnycheff, l’éploi perdu des rêves en jouant _la Sonate à
Kreutzer_ qu’elle écoute fervemment, fiévreusement, de tout son être.

Elle revit, de cette caresse de musique, et n’est plus la blanche
loque veule et lasse que nous avons pleurée d’avance. Hélas! son
affreux époux, plus jaloux que jamais, d’une défiance effrénée, veut
l’emmener au fin fond des pires steppes: elle résiste. La défiance
de l’époux devient plus atroce: il joue comme un chat-tigre avec ce
rat musqué de Troukhatcherswski, le confesse, le vide, le chasse, et
la malheureuse Laure, bafouée, menacée, privée de tout idéal, vide
le flacon de morphine qu’elle a enlevé au virtuose! De la chambre à
coucher à côté, elle prévient son mari qu’elle va mourir empoisonnée:
il ne bouge pas. Elle résiste: il s’obstine. Enfin, à un dernier cri,
il enfonce la porte: hélas! il n’est pas trop tard, Laure respire
encore!

Hélas! oui! La désespérée guérit ou semble guérir, et l’effroyable
Pozdnycheff a l’air de se laisser accabler par sa belle-mère et
sa belle-sœur Véra, qui lui reprochent d’avoir poussé sa femme au
suicide, mais humilié, outragé, il a son idée: il ne croit pas, ne
veut pas croire que Laure a songé sérieusement à mourir: elle voulait
seulement se rendre intéressante! Patience! Patience! Il se réconcilie
avec sa femme, accepte même de rappeler à la maison le pianiste
Troukhatcherwski. Et c’est ici que l’ironie des deux auteurs devient
féroce--en marge de Tolstoï: le porteur d’idéal, le messager d’au-delà,
l’archange harmonieux et passionné est un cuistre, le lâche des
lâches, menteur, phraseur, toute mollesse, tout néant. Il s’installe,
se vautre, se laisse aimer nonchalamment. Le mari le voit, le sert et
part: il reviendra!

Il revient à l’issue d’une soirée donnée par le virtuose dans
l’appartement familial--dans quel monde sommes-nous, Seigneur?--affole
et chasse à nouveau l’amant qui jouait une fois de plus la _Sonate
à Kreutzer_ déjà entendue, terrorise et prête mille agonies à sa
misérable épouse, l’empêche d’appeler du secours en faisant défiler
devant elle des domestiques et des supplices, la réduit aux pires
plaintes et aux plus dégradants mensonges avant de l’appeler à une
suprême étreinte où il la serre d’un peu près sur sa rude poitrine: la
pauvrette tombe étranglée, et le meurtrier essuie quelques larmes.

La férocité voulue de ce drame s’aggrave de la médiocrité des
personnages: le rêve croule sous l’horreur comique de ses
représentants; Laure est une nymphomane, le virtuose est un misérable,
le mari est une bête féroce, les autres sont des bêtes, tout court.
Il faut un peu comprendre autour et au-dessus de l’action: il y a
une profondeur amère, et qui se désintéresse absolument des lois
dramatiques et du public: c’est très curieux et du meilleur temps de
l’Œuvre, des temps héroïques: vous y trouverez le symbole, l’outrance,
le souci du style et la désespérance finale. On frémit, on applaudit,
on pense. On pense peut-être un peu trop. Mais Lugné-Poé, qui joue
le rôle de Troukhatcherwski, déploie une telle fantaisie compassée,
une telle outrance dans la muflerie lyrique, une telle facilité de
frousse et de fuite qu’on est tout réjoui et qu’on admire, en gaieté.
Et c’est si triste puisque c’est la faillite du songe et de l’idéal.
Arquillière--c’est le mari--est admirable de jalousie, d’inquiétude, de
férocité sournoise, de barbarie absolue et meurtrière; Louis Martin et
Shœffer sont excellents, sous des barbes blanches et brunes, et Luxeuil
a les plus beaux favoris du monde.

Mme Favrel joue une mère éloquente, aimante, excitée et un peu naïve;
Mlle Devimeur est une jeune sœur dévouée et vibrante, et Gabrielle
Dorziat--Laure--sait incarner, merveilleusement, le pire ennui, la
pire nostalgie, le plus grand désespoir et le plus impossible espoir:
elle meurt, en plusieurs fois, avec la plus artiste vérité; elle met
du mystère et de l’éternité dans la niaiserie sentimentale: c’est très
beau.

Et ne nous frappons pas: cette _pièce pour marionnettes_, comme dit
Maurice Maeterlinck, si éloquente, si dure qu’elle soit, ne tue ni
l’Amour, ni la jalousie, hélas!

[Vignette]


  THÉATRE DE LA PORTE-SAINT-MARTIN.--_Chantecler_, six actes en
  vers de M. Edmond ROSTAND.

Entendons-nous, tout d’abord: je ne sais rien, je ne veux rien savoir
du bruit qui s’est fait, depuis des années, autour de _Chantecler_,
des millions de trompettes et de buccins qui ont sonné et fait tonner
sa gloire préventive et ses plus disparates échos de sa réputation
préalable d’événement national et mondial. Si l’_Enéide_, de Virgile,
et _l’Africaine_, de Meyerbeer, furent moins impatiemment attendues, si
la vie publique fut bouleversée et suspendue en son honneur, la faute
n’en est pas à l’auteur, au poète.

M. Edmond Rostand s’est toujours fort peu soucié du décor vivant et
mouvant que font les créatures humaines, en totalité, leurs opinions et
leurs désirs: il arrête le monde à son horizon--et c’est beaucoup--et
écoute l’Univers en s’écoutant. C’est toute bonté, toute noblesse,
toute beauté, toute harmonie, toute licence, toute sévérité. Car, pour
les plus petites choses, l’auteur du _Bois sacré_ veut être parfait
et parfaitement content de soi: il est son critique et son juge, et,
en présence de tous les dangers, devant toutes les ruines et tous les
canons, ne livrera ses actes, vers par vers, que lorsque le moindre
hémistiche, la dernière syllabe, auront sonné franc à son oreille
tyrannique, à son cœur obstiné, à son âme en exil.

Il ne convie pas le public: il le laisse venir, comme à regret. Son
rêve, habillé et paré, frémissant, chantant, languissant, acéré,
large, lumineux, léonin et félin, l’a amusé: qu’il vous amuse! Peu
lui chaut! C’est un rêve qu’il eut, au hasard d’une promenade, une
vision de basse-cour qui grandit, grandit, des jours et des années, au
creuset démesuré du lyrisme de Rostand, de son ingéniosité minutieuse,
tourbillonnante, épuisante, de sa richesse verbale infatigable,
acrobatique et déconcertante, un rêve réel et irréel, réaliste et
idéaliste, qui mûrit, mourut, revécut, s’éternisa, sans contrôle, au
gré de la fantaisie du poète, en famille, dans des jardins de songe,
des marbres, des vasques et des lis, au seuil des pays où Don Quichotte
lutta contre d’effroyables géants qui se muèrent méchamment, à la fin,
en ailes de moulin à vent.

Des ailes! Les voyez-vous, dans un mirage? Vous les allez voir--de
près...

Les trois coups viennent d’être frappés: on va lever le rideau! «Pas
encore!» Et Jean Coquelin vient réciter un prologue devant la large
vague rouge drapée par Lucien Jusseaume. Un prologue? Oui! Ce n’est pas
un monologue: derrière chaque vers spirituel et profond du récitant,
on entend, on sent la vie vraie et simple: les cloches sonnent, les
enfants vont à l’église, les gens vont au marché: c’est dimanche; la
ferme--c’est une ferme--est purgée des hommes: il n’y a plus que les
braves bêtes.

Les voici: elles sont gigantesques: vous vous y attendiez, n’est-ce
pas? et cela ne vous trouble point. Un merle se balance et joue de sa
queue dans une cage d’aigle royal; un chien tire sa chaîne dans une
niche qui suffirait à un rhinocéros, et des poules, de la taille d’une
cantinière de «horse-guards», gloussent précieusement. Le merle raille
et le chien gronde et bénit. On s’entretient du maître et seigneur
du lieu (côté volaille), le coq Chantecler, qui a l’œil et la crête,
l’autorité, la puissance et l’esprit de gouvernement. Le voici qui
s’approche, lentement, majestueusement, le grand-maître, sévère, mais
avantageux, impérial, mais se laissant caresser. Un coup de fusil
éclate: un bond--et un merveilleux faisan tombe dans la cour: plus de
peur que de mal! Le bon chien Patou cachera le fugitif, poursuivi par
des chiens braques qui seront trompés et égarés par le merle subtil.
Mais ce n’est pas un faisan, c’est une faisane! Son plumage rouge et or
est usurpé--et le bon pacha Chantecler tique et plastronne, au grand
déplaisir de Patou, chien philosophe et chaste. Le merle, homme du
monde, est allé prévenir la pintade, qui tient un salon académique, de
l’arrivée miraculeuse d’une faisane écarlate et diaprée dans ses murs,
et la snobinette pintade veut avoir à une de ses réceptions du lundi
cette oiselle d’élite. Elle l’invite et, du même coup, invite le coq
dédaigneux et réservé, qui refuse. Et Chantecler couche ses poules,
veille de haut sur le soir qui tombe, sur la paix de son royaume,
empêche les poussins d’aller à l’aventure. Hélas! il est amoureux,
amoureux de la faisane, qui fait sa sucrée, qui veut le faire marcher
et l’entraîner chez la pintade! Il n’ira pas! il n’ira pas! La nuit
tombe tout à fait et le coucou sonne et s’éveille, cependant que des
oiseaux de nuit répondent à sa chanson et se coalisent.

Ils se coalisent tout à fait. Ils sont là, en pleine nuit, répondant à
un appel de mal et de crime, en allumant, à tour de rôle, leurs yeux
d’or fauve, de feu d’enfer, de vert-de-gris, de soufre vert: il y a là
des grands-ducs plus ou moins petits, le petit scrops, le chat-huant:
ils ont admis le merle et la taupe et le chat. Ils conspirent suivant
les règles, échangent leurs chants de guerre et d’extermination, leur
haine frénétique de la lumière, du jour et de la beauté, crachent
des yeux et du bec, exhalent leur férocité et, si j’ose dire, leur
obscurantisme effréné: il leur faut tuer le coq Chantecler qui aime
le soleil, qui est majestueux et aimé--et le petit scrops a un moyen:
il ouvrira la volière où un amateur a enfermé cent espèces de coqs
exotiques--et parmi eux un coq de combat armé d’éperons d’acier: il
s’agit seulement de faire paraître Chantecler au _five o’clock_ de la
pintade.

Un cocorico tout faible trouble le conciliabule: les oiseaux nocturnes
s’égaillent: le jour va venir et aveugler leurs yeux métalliques. Et
Chantecler paraît. Il n’est pas seul: la faisane sautille devant lui,
mutine et rebelle. Le coq reste galant, mais il n’a pas le cœur à la
bagatelle: il est à son devoir. Mais, passionné, il avoue à la faisane
le secret qu’aucune de ses poules n’a pu lui arracher, son secret plus
que royal, mieux que divin: c’est lui--il en est honteux--qui, entrant
fortement ses ongles dans l’_humus_ qu’il s’agit de féconder, dresse sa
tête dans le ciel, chasse d’un cocorico les ténèbres, place par place,
de la plaine et du mont, fait disparaître le rideau d’ombre tissé sur
la métairie et les prés, éloigne--sans les éteindre--les étoiles, fait
lever, ici et là, le soleil joyeux et nourricier, revêt la terre de
labeur et de joie; c’est lui qui éveille le ciel et le sol, c’est lui
la clef sonore de la vie--et il s’y tue puissamment, harmonieusement!
Il donne, au fur et à mesure de ses cris lyriques, la preuve de son
quotidien miracle--et la faisane est transportée d’un enthousiasme de
catéchumène voluptueuse.

Hélas! elle va chez la pintade! Chantecler ne l’y suivra pas!

Si! Le pauvre merle le félicite si maladroitement, l’admire tellement
en baladin, là où il voulut être dieu, qu’il ira chez la péronelle! Il
y a du danger, une conjuration, un assassin, la lutte, enfin, la lutte!
Il y va, de ce pas!

Et nous voici chez la pintade, dans un potager. C’est la grande,
grande réception: les oiseaux les plus huppés, les plus grands--jars
et oies--se rencontrent avec les hôtes les plus illustres, les plus
exotiques, les plus inespérés, coqs d’Inde, d’Astrakan, des Hébrides,
avec des queues immenses ou absentes, des plumages effarants: la
pintade ne se tient pas de joie et exulte d’orgueil. Chantecler
vient, pour la faisane--et le risque de mort. Hautainement modeste,
rudement simple, il dit son fait au paon fort prétentieux, décadent,
allitératif, aigu et péremptoire, défend la rose contre ces coqs en
pâte et artificiels, la France contre tout, entreprend le combat,
au nom de la rose, envers le coq de combat, et au moment où il est
harassé, où il va mourir, défendant toute cette assemblée persifleuse
et lâche contre un épervier qui pointe, il reprend courage et vigueur,
sort vainqueur de la lutte, prouve longuement au merle qu’il n’a ni
parisianisme ni légèreté et, faisant claquer ses plumes, quittant un
monde d’envie, de papotage et de haineuse médiocrité, s’en va, comme
Alceste, au désert--ou plutôt il suit la faisane dans la forêt libre,
dans la forêt immense.

Hélas! c’est une bien étroite forêt! (Vous pensez! avec l’échelle!
des lapins de deux mètres, des champignons d’une toise!) La nuit, la
libre et merveilleuse nuit des bois s’épand sur la Nature. Le coq
et la faisane vaquent à leurs amours. Mais il y a des embûches ici
et là: un filet de braconnier, des pièges. Un lapin dort en rêvant
tout haut; les oiseaux se rappellent leur grand frère saint François
d’Assise,--et une humanité inassoupie veille sur le sommeil des êtres.
Un seul des habitants, le passager Chantecler, se souvient du jour
qu’il doit éveiller, à l’insu de sa compagne la faisane, reçoit le
fidèle Patou, téléphone au merle dans les liserons. On va l’endormir.
La faisane est jalouse: des crapauds viennent choisir le coq pour roi,
lui offrent un banquet contre le rossignol monotone. Mais, dès qu’il
a entendu le chant du rossignol, Chantecler est ravi et indigné. Il
y a dans la forêt la même méchanceté qu’au potager! Les batraciens
conspirent contre la plus suave harmonie! Mais, à écouter le rossignol,
à converser avec lui, à travers le sublime, à laisser tuer l’oiseau
merveilleux par une balle imbécile, il a laissé le soleil se lever
sans l’avoir appelé! La faisane, femelle orgueilleuse et avide,
triomphe. Mais non! Le coq n’abdique pas! Il est resté de son chant
dans les airs. Il retournera à son poulailler, malgré vent et marée;
la faisane se laissera prendre pour le suivre, humble et captive; la
vie, le travail, la lumière vivront, et, si Chantecler n’éveille plus
le soleil, il éveillera les hommes de labeur: une mélancolie active,
aimante et fière régnera sur le monde.

C’est consolant, triste, un peu précipité et confus. Il n’y a pas là
la Mort qu’aime d’amour Edmond Rostand et qui est nécessaire à son
amour fervent de la vie: c’est un peu hésitant, un peu bourgeois. C’est
la conclusion logique d’une pièce qui n’est pas «du théâtre», où le
troisième acte, trop personnel, trop littéraire, tout en facettes, en
allusions, en caricatures, en agressions directes, en jeux de mots,
en coq-à-l’âne, en allitérations, en calembours dignes du marquis
de Bièvre et de Commerson, a semblé bien long et bien lointain, où
la fantaisie règne sans fin, où le caprice et l’inspiration, le
développement, le morceau de bravoure ne souffrent pas de limite, où
tout est pailleté, pointillé, feuilleté, ciselé, haché menu dans un
délice endiablé, dans un délire d’azur!

Il est bien difficile de démêler, en quelques heures, le symbole
d’une pièce qui a été établie, défaite et refaite pendant des années:
nous y pouvons saluer l’amour de la nation, de la clarté, le mépris
du persiflage, l’horreur de la haine et de l’envie en matière de
littérature, la plus belle générosité et le plus gratuit amour de la
simplicité. C’est fort éloquent, séduisant, imprévu, émouvant.

Mille cris, mille bruits, des millions de plumes, du sublime, de la
drôlerie, de la poésie à foison, un entassement de gemmes plaisantes et
vivantes, d’humour ailé et surailé, une invention trop facile et trop
subtile, jaillissante et renaissante, un paradoxe espiègle, profond,
serti de beautés éternelles, de l’Esope-Platon, de l’Aristophane-Byron,
du La Fontaine-Hugo, du Jules Renard-Grandville, voilà le tableau de
cette chasse aux étoiles et au soleil.

C’est de la féerie un peu amère, c’est du travesti, ce n’est pas
«l’ample comédie» de La Fontaine, ce n’est pas le microcosme, ce
n’est pas la goutte d’eau où l’univers est enclos tout entier, passé
et futur, dans un reflet et des microbes, c’est la goutte d’eau de
Cagliostro, un peu truquée, mais si riche et si prophétique!

Quand le public aura secoué un reste de stupeur, il sera charmé,
séduit,--pour longtemps! Il y a de si beaux décors d’Amable, de
Paquereau, de Jusseaume, ce tapissier du Rêve! Il y a des costumes des
Mille et une Nuits! Il y a la conviction touchante et léchante du chien
Patou, Jean Coquelin; il y a le prestige profond, sonore en dedans,
tout en nuances, de Guitry-Chantecler, qui joue en coq du Walhalla;
il y a la malice délicieuse et incessante du parfait merle Galipaux,
la majesté aiguë du paon Dauchy, la cruauté luisante des nocturnes
Dorival, Mosnier, Renoir, les plus bavants crapauds, les coqs les plus
somptueux, un pivert de l’Académie--et quels jars, quels chapons,
quels canards!

Et si Mme Simone, enfiévrée, alliciante, puis dévouée, ne sait pas fort
parfaitement dire le vers, elle est merveilleuse et pathétique d’allure
et de costume; Mmes de Raisy, Frédérique, Lorsy, Henner sont les
poules les plus grassouillettes et les mieux disantes; Mme Leriche est
exquise, hilarante, tout comique et toute finesse dans le personnage de
la Pintade, et Marthe Mellot--le Rossignol--qu’on ne voit pas, qu’on
entend de tout son cœur, qu’on écoute de toute son âme, a une voix de
nuit, de ciel, de futur où il y a toute nostalgie et toute espérance,
toute harmonie et toute pensée: c’est de la plus pure beauté.

[Vignette]


  BOUFFES-PARISIENS (Cora Laparcerie).--_Gaby_, comédie en trois
  actes de M. Georges THURNER.

Mme Cora Laparcerie a le plus joli esprit et la plus fine fantaisie:
après les éclatantes débauches d’esprit et de chair de cette
triomphale _Lysistrata_, elle nous donne une pièce d’une moralité
mieux qu’exemplaire, d’une tonalité plus que discrète, d’un agrément
janséniste. Mais n’est-ce point un spectacle de saison et ne
sommes-nous pas en carême?

Gaby, c’est Mme Rondet, la jeune, charmante et parfaite épouse d’un
industriel de province un peu lourd. Parisienne, musicienne, instruite,
élégante, elle est un peu étranglée dans ses désirs et ses aspirations:
elle n’a qu’un décor étroit, un entourage de braves gens un peu trop
braves et trop simplets, de bellâtres trop stupides; elle ne s’ennuie
pas, cependant, puisqu’elle est mère de famille. Pourquoi faut-il qu’un
jeune homme séduisant et irrésistible, le jeune docteur Jean Séguin,
revienne, sans le faire exprès, de Paris pour lui rapporter l’air,
l’enivrement, le _je ne sais quoi_ de la capitale? Car il paraît qu’il
y a encore une épidémie de _parisine_ en province, et je l’ignorais!
Pourquoi faut-il que ce Jean ait rendu à Gaby un service signalé en
chemin de fer, dans ces chemins de fer où l’on tue? Pourquoi faut-il
qu’il ait la plus grande élévation d’esprit, le cœur le plus réservé et
le plus sincère, qu’il avoue son amour malgré lui et qu’il ne devienne
pressant que parce qu’il est oppressé du sentiment de l’impossible?
C’est un assaut d’éloquence, de passion qui implore, de tendresse qui
refuse: rien n’est plus honnête, c’est de l’héroïsme de sous-préfecture.

Hélas! L’amour triomphera, un instant, du moins! Dans sa maison
paternelle, Jean se laisse arracher son secret par le vieux médecin
Séguin, son père; par son admirable maman: désolation, objurgations!
Mais voici Gaby elle-même, qui, si bonne mère, si merveilleuse épouse,
inestimable perle de la petite ville, apporte avec elle et en elle
tous les germes de corruption: la vieille Mme Séguin, bouleversée et
maudissante, ne tarde pas à éprouver sa séduction et elle bénirait
peut-être cet adultère!...

Mais le troisième acte est là--et un peu là!--pour tout remettre en
place et pour attester la victoire de la Vertu. Car, au moment où
Gaby va abandonner sa petite fille et chercher, sous d’autres cieux,
en compagnie de Jean, les plus coupables et les plus traditionnelles
délices, voici Rondet, qu’on a déjà vu rôder à l’acte précédent.
Sait-il? ne sait-il pas? Mystère! Mais ce bourgeois brutal et sans
raffinement, ce provincial épais parle si bien au séducteur honteux,
exprime en termes si inspirés, si touchants, si émouvants son amour
pour sa femme, sa croyance en elle, son estime, son besoin d’elle,
que le charme coupable est rompu. Gaby, toute prête à partir, ne se
laissera pas enlever.

    _A l’austère devoir pieusement fidèle_,

elle filera la laine et gardera la maison. Son rêve de liberté et de
large amour, Paris et le reste, ce seront d’obscurs souvenirs; elle
fera litière, si j’ose dire, de sa beauté et de la jeunesse; bourgeoise
bourgeoisante, elle ne régnera que sur sa petite ville, sur sa fille et
son époux. Jean se mariera ailleurs. Et voilà!

C’est très gentil et très sympathique, pas très nouveau, un peu trop en
demi-teinte et en nuances, plus fait pour le roman que pour le théâtre,
un peu uni, mais très honorable.

M. Henry Roussel (Jean) a de la fougue, de l’émotion, de la conviction,
une flamme grise et la plus édifiante contrition; M. Gaston Dubosc
(Rondet) est un mari pathétique, énigmatique, rude et sensible; M.
Hasti (le docteur Séguin) a eu la coquetterie de laisser son genre
hilarant et d’interpréter non sans grandeur un rôle de composition; M.
Pierre Achard est élégant; Mme Marie Laure (Mme Séguin) est sincère,
attendrie, apeurée, émouvante, et Mme Cora Laparcerie-Richepin (Gaby)
déploie toute la gamme de son charme, de sa voix harmonieuse dans
toutes les nuances de la majesté, de la gentillesse, de l’inquiétude,
de l’hésitation, de l’abandon, de la reprise, de la résignation.

    _11 février 1910._


[Bandeau]

  THÉATRE NATIONAL DE L’ODÉON.--_Antar_, pièce en cinq actes, en
  vers, de M. CHEKRI-GANEM, musique de Rimsky-Korsakow.

Il y a du bon, dirait Georges Courteline, pour le lyrisme, l’héroïsme
et la lumière; ce n’est plus, de théâtre en théâtre, que force,
vaillance et chevalerie; au Vaudeville, _la Barricade_, démolie
quelques jours par l’inondation, enseigne plus violemment que jamais
un courage civique et bourgeois; à la Porte-Saint-Martin, _Chantecler_
clame sa foi et son orgueil, et voici que le second Théâtre-Français
fait venir, à grands frais, de l’Orient de mirage et de magie, la
légende la plus brave et la plus claire, la plus claironnante, la plus
fière et la plus dolente, roidie d’enthousiasme et parfumée d’amour,
parée de poésie pensante et guerrière, fleurie de roses et de fer,
enveloppée d’une musique ailée, sonnante, voluptueuse et rauque.

_Antar_ est une épopée élégiaque, un conte d’azur et de pourpre, un
drame profond: M. Chekri-Ganem, par une touchante courtoisie envers
sa seconde ou sa troisième patrie, a écrit sa pièce en vers français,
qui ont de la couleur, de l’énergie, de la grâce, qui ont souvent la
plus classique beauté et sont rarement inférieurs aux vers de comédie
d’Augier, de Pailleron, de Doucet, de Legouvé et du très regretté
Casimir Delavigne.

Il est à peu près inutile de résumer le sujet d’_Antar_, cette rapsodie
éternelle où les Arabes ont condensé leur rêve éclatant et leur action
frénétique, leur sensualité brillante et cavalcadante, leur soif de
chansons et de sang, leur besoin de sentiment berceur et de gloire
équestre; le maître Dinet a, depuis des années, traduit en admirable
peinture bleue les exploits du héros.

Même avec toute l’exaltation de son atavisme, M. Chekri-Ganem ne
pouvait offrir, sur une scène, les combats singuliers et multipliés,
les assauts, les dévouements d’Antar, chevalier errant, pâtre génial,
poète au désert et dans la mêlée, faiseur de miracles, et quelque
peu mythe solaire; il l’a humanisé, a remplacé les batailles par des
récits; c’est un raccourci éloquent, vertigineux, un peu philosophique
et lent, mais d’une radieuse et généreuse beauté.

Nous voyons donc, en des temps très anciens, des hordes d’Arabie,
pâtres à bâtons, pasteurs improvisés soldats, amener un captif:
c’est le chef Zobéir, qui pressurait les peuples et avait enlevé
Abla, la fille de l’émir Malek: Zobéir a été défait et pris par un
étrange sang-mêlé, à la fois parent de l’émir et très plébéien,
Antar, paresseux et musard, qui s’est avisé de faire la guerre et de
vaincre: pourquoi? Son triomphe est agréable à son frère Sheyboub,
à ses frères les bergers, au peuple, dont il est: il est dur au
paresseux émir Malek, au sinistre jeune émir Amarat; lorsqu’il vient,
bondissant, timide et joyeux, très subtil et très ingénu, demander sa
récompense, lorsque, sous les murmures des bergers, le vieux Malek est
obligé de lui accorder la main de celle qu’il a sauvée, on lui impose
d’impossibles épreuves: qu’il apporte une couronne plus introuvable que
la Toison d’or, qu’il s’empare de la Perse invincible. Antar accepte:
le génie n’est-il pas un, poétique et militaire, et, les ailes de
l’Amour et du Désir aidant, n’a-t-il pas à lui la terre et les cieux?
Il va!

Cinq ans ont passé--sans nouvelles. Amarat presse le faible Malek de
lui donner sa fille Abla, restée sans emploi; mais une rumeur approche:
Antar est vivant. Antar a défait les monstres réels et irréels,
accompli tous les prodiges; Amarat ne peut plus que le faire tuer
traîtreusement par Zobéir, aveugle, qui croit avoir eu les yeux crevés
par l’ordre d’Antar. Et le voici, Antar, modeste dans sa gloire quasi
divine, toujours fin poète, amoureux forcené; il rassure sa fidèle
amante qui a peur d’avoir vieilli; souffre impatiemment les fêtes,
fantasias, diffas et danses qu’on lui prodigue à l’occasion de ses
noces qu’on ne peut plus différer: l’amour, bien, très bien, et la
guerre! Il y a des ennemis, tout près, à combattre; il a besoin de sa
femme--et de son monde.

Hélas! il a des ennemis plus proches! Sa première nuit d’amour est
fatale: Zobéir, qui le reconnaît à sa voix, lui décoche une flèche
empoisonnée. Zobéir meurt dans l’impénitence finale du désespoir, en
apprenant que jamais Antar n’aurait consenti à lui ravir la lumière
du jour; mais Antar, le grand et pur Antar, n’en mourra pas moins: il
meurt à cheval, sans faire semblant: il accepte la fatalité, mais il
ne faut pas que sa femme Abla soit triste, il faut que ses soldats
partent sous son ombre vivante pour avoir la confiance qui guide et
la vaillance qui triomphe. Debout sur son cheval de lumière, contenu
par son armure, abaissant insensiblement les yeux sous son casque qui
étincelle, Antar meurt sans mourir. Qu’est-ce qu’un trépas terrestre?
Ses ennemis d’ici et d’ailleurs le croiront, le sauront toujours vivant!

C’est d’une majesté martiale dans la mélancolie. Et, en somme, c’est
très sobre et très haut.

André Antoine a habillé cette _sirvente-cantilène_ de décors simples
et grandioses, de ces foules bigarrées, criantes et souples dont il
a le secret, d’un cheval hiératique, d’un serpent géant et de danses
où Mlle Napierkowska se vêt de pourpre changeante, de rubis pâlissant
et éclatant, d’améthyste fondante, dans des gestes d’une souplesse de
forêt vierge, d’une harmonie d’elfe, d’une science de houri et de péri.

C’est un spectacle de splendeur tragique, d’exotisme sans âge, avec
une musique célèbre que Gabriel Pierné dirige avec feu. Mais le feu
est partout: Mme Ventura (Abla) est embrasée de l’Aurore et du Désir;
Mmes Céliat et Colona Romanno flambent harmonieusement; M. Bernard
(Sheyboub) tonne et fume, même alors qu’il raille; MM. Coste, Denis
d’Inès, Bacqué, Chambreuil, sont autant de tisons, d’étincelles ou
de profonds fumerons sous la cendre; M. Grétillat (Amarat), bout de
haine sournoise et tâche mal à éteindre sa colère orgueilleuse; M.
Desfontaines (l’aveugle Zobéir) est consumé du feu intérieur qui
jaillit--et comment! Enfin, Joubé (Antar) est la flamme même, flamme
de pensée, flamme d’activité, flamme d’amour: il rayonne, consume, est
consumé, irradie en expirant, est toute éloquence, toute sincérité,
toute poésie. Saluons l’éclatante et féconde révélation d’un grand et
sincère artiste tragique et lyrique.

[Vignette]


  COMÉDIE-FRANÇAISE.--_Boubouroche_, pièce en deux actes, en prose,
  de M. Georges COURTELINE (première représentation à ce théâtre);
  _l’Imprévu_, pièce en deux actes, en prose, de M. Victor
  MARGUERITTE; _le Peintre exigeant_, comédie en un acte, en prose,
  de M. Tristan BERNARD.

Georges Courteline est chez lui dans la maison de Molière. C’était
son droit et son devoir d’y amener un de ses meilleurs amis, le gros
Boubouroche, avec sa maîtresse Adèle, ses camarades de café, sans
parler du café lui-même. Ce déménagement, périlleux comme tous les
déménagements, a fort bien réussi. Ce drame intime et universel, d’une
saveur si profonde et d’une joie si amère, cette satire débordante
de bonté, de pitié, d’une observation comme mouillée et d’un comique
abondant, classique, humain et gentiment surhumain, cette coupe de
vie et de vérité où tous les mots, toutes les situations, toutes les
secondes de silence portent en plein joie, en plein souvenir, en pleine
réflexion et en plein cœur, ce chef-d’œuvre, donc, a retrouvé sur la
scène du Théâtre-Français son triomphe coutumier, inévitable et fécond.

Je n’ai pas à rappeler l’épisode, l’acte du café où Ernest Boubouroche
étale, entre une manille et un manillon, son cœur généreux et son âme
exquise, et où un vieux monsieur de malheur, délateur et prétentieux,
vient souffler sur sa candeur, sa confiance et sa molle naïveté et
jeter le soupçon en sa sérénité massive et secourable. Tout le monde a
sous les yeux et dans les oreilles le second acte où l’infidèle Adèle
prouve clair comme le jour à Boubouroche qu’elle est innocente, que
le jeune homme trouvé dans une armoire n’est qu’un secret de famille
et qu’on ne peut se mettre martel en tête pour un monsieur qu’on
ne connaît même pas! Triomphe de la rouerie, de la perversité, de
l’inconscience féminine--car Adèle finit par être de bonne foi! Et,
Adèle, c’est Mme Lara, admirable de naturel, de tranquillité presque
gnangnan, de cruauté douce, d’éloquence bourgeoise, de calme au bord
du précipice; Dehelly est un placide gigolo-gentilhomme; Siblot est
un vieux monsieur bien disant, patelin, archaïque et canaille à
souhait; Décard est parfait en garçon de café qui bâille, et Silvain
(Boubouroche) cartonne, bedonne, biberonne, plastronne, crie et pleure
comme un homme: il joue de tout son cœur, au naturel, et est formidable
et pitoyable. Ah! qu’il est triste que Catulle Mendès n’ait pas vu
cette vivante apothéose de Courteline qu’il avait si heureusement sacré
prince des jeunes poètes comiques!

_L’Imprévu_ est un drame plus noir. Dans un château des bords de la
Loire, parmi des snobs mâles et femelles, plus ou moins méchants et
vicieux, vibrent et souffrent deux femmes et deux hommes; le docteur
Vigneul aime Hélène Ravenel, qui l’adore; Mme Vigneul adore Jacques
d’Amblize, qui l’aime. Mais Pierre Vigneul et Hélène ne se sont pas
avoué leur secret, tandis que Jacques et Denise Vigneul sont amant et
maîtresse. Très nobles tous deux, ils sont décidés à partir ensemble, à
ne plus se joindre de nuit, furtivement--leurs châteaux sont voisins--à
être, pour toujours, l’un à l’autre. Pour toujours! Hélas! Dans un
dernier rendez-vous, au moment où elle a engagé l’éternité de son
amour, Denise entre dans l’éternité pour tout de bon: fébrile, énervée,
brisée par sa passion, elle succombe à une embolie, au seuil de la
chambre à coucher.

Et c’est épouvantable, atroce! A peine si Jacques, anéanti, a pu
faire prévenir par sa vieille nourrice la vaillante et admirable
Hélène--et déjà le docteur Vigneul est là, hagard, flairant le malheur
et la honte. Il trouve le cadavre de sa femme, s’abat, se relève,
effroyable! Alors... alors, défaillante et sublime, Hélène Ravenel
a une invention désespérée: elle s’accuse: c’était elle qui était
la maîtresse de Jacques, et si Denise est morte, c’est en venant la
chercher précipitamment, et de l’émotion d’avoir surpris une scène
violente! Pierre touche au fond même de la douleur! Et Hélène, donc!
Ils s’aimaient et il est contraint de la mépriser, de ne plus la voir:
elle incarne l’horreur même, puisque sa faute, son crime ont tué
Denise! C’est l’abîme. Mais Jacques n’y tient plus: il n’accepte pas ce
sacrifice; il salit justement la morte, pour sauver les probes vivants!
Pierre et Hélène seront heureux dans la douleur, puis dans la joie. Et
tous se courbent sous la fatalité. Le rideau tombe.

Les lecteurs de ce journal connaissent assez la générosité, la
délicatesse, la courageuse sentimentalité de Victor Margueritte pour
que je n’insiste pas sur les qualités de cœur et de style, sur la
finesse et la subtilité un peu ténue et rapide de cette pièce, qui,
comme son titre l’indique, surprend un peu--mais veut-elle mieux? Elle
se passe dans un monde un peu étrange, où Mlles Gabrielle Robinne
et Provost, délicieuses, MM. Grandval et Le Roy s’agitent de leur
mieux, et où Mme Lherbay est parfaite de dévouement. M. Raphaël Duflos
(Vigneul) est douloureux et passionné; M. Dessonnes (Jacques) a de la
grâce, de l’accent, de la fatalité, du désespoir et je ne sais quel
morne courage; quant à Mmes Leconte et Berthe Cerny, elles rivalisent
de tact dans la tendresse et l’émotion, de charme dans la vie et
dans la mort; Cerny (Hélène), héroïque et vibrante d’amour contenu,
souveraine dans la honte imméritée et le sacrifice; Leconte (Denise),
tremblante de passion, suivie dans la caresse, touchante, admirable,
et se brisant toute comme une viole précieuse et une harpe éolienne,
harmonieusement!...

Assez pleuré! Voici _le Peintre exigeant_, de Tristan Bernard. Et
qu’il est exigeant, le gaillard! Sans plaques, sans croix, sans
médaille d’honneur et sans prestance, cagneux, gibbeux, nain et glabre,
malpropre et inélégant, le sieur Hotzeplotz s’est imposé aux époux
Gomois comme portraitiste officiel parce qu’il a du génie, étant
étrange et surtout étranger, comme dit le divin Rostand. Sous couleur
de mieux étudier philosophiquement la physionomie de ses honnêtes
hôtes, il déboise et saccage leur domaine, démolit les meubles,
fait déshabiller complètement leur femme de chambre, prodigue les
observations les plus désobligeantes et les grossièretés les plus
cruelles. C’est le dernier des tyrans--et les Gomois, terrorisés,
obéissent par snobisme. Est-ce encore _Sire_ du bon Lavedan? Eh! oui!
Car Hotzeplotz n’est pas méchant: ce n’est ni un coquin, ni une
gouape, c’est un fou. Fou d’orgueil, fou de faux art! Mais gentil et
tutélaire! Alors qu’il pourrait épouser la charmante Lucie Gomois, il
la fait donner, la donne à un petit imbécile de cousin pour qu’elle
reprenne le sourire, qu’elle redevienne le sourire qu’elle était, pour
pouvoir l’éterniser sur une toile définitive. Après quoi, il s’émeut
du bras d’un ouvrier qui décloue une tapisserie, et pour pouvoir mieux
rendre ce bras, qui est tout l’effort, toute la peine du prolétariat,
il chasse tout le monde de ses yeux, du jardin, de la propriété, de
l’univers: il est le Rêve et l’Illusion.

C’est extrêmement divertissant. M. Georges Berr est inénarrable:
cet Hotzeplotz qu’il nous présente, narquois, cassant, convaincu,
implacable, est plus qu’une caricature: il règne, plane, voltige,
soigne une toile comme avec une flèche caraïbe: c’est un sauvage
d’art, un Aïssaoua et un Groenlandais. M. Siblot (Gomois) est ahuri et
déférent à pleurer, M. Grandval est pathétiquement insignifiant et MM.
Hamel et Lafon sont très bons. Mme Thérèse Kolb est enthousiaste dans
la résignation, Mlle Yvonne Lifraud pleure exquisement et sourit comme
une rose, Mlle Dussane a deux mots à dire, mélodieusement, et un carré
d’âme à montrer, bien en chair.

Et Tristan Bernard, qui n’a pas voulu faire la satire des
impressionnistes, pointillistes et intentionnistes, qui a été l’ami de
Vuillard, de Bonnard, de Lautrec, de Vallotton, de Rippl Ronaï et de
Peské, nous donne une joyeuse et bonne leçon: c’est--ou ce sera--de
l’histoire et restera, avec _Boubouroche_, au répertoire, au musée de
la Comédie-Française.

    _21 février 1910._

[Vignette]


  THÉATRE DU GYMNASE-DRAMATIQUE.--_La Vierge folle_, pièce en
  quatre actes, de M. Henry BATAILLE.

La belle chose!

Dans l’acclamation unanime, dans le long émoi de cette foule saisie,
conquise, écoutant de toutes ses oreilles et, si j’ose dire, de toutes
ses entrailles, dans le respect d’une salle mal disposée devant une
parole inattendue de vérité et de grandeur, dans le culte soudain de
Parisiennes et de Parisiens en présence d’une révélation de douleur
et de grâce divine, dans l’enthousiasme religieux, un peu étranglé
d’angoisse, d’une quasi-élite sceptique admise en un vivant sanctuaire
de sensibilité et de sublimité, il y avait une sorte de miracle, le
plus rare et le plus haut: c’est que _la Vierge folle_, ce drame si
puissant, si serré, si direct est, avant tout, une pièce de poète;
c’est que, remontant le courant de ses triomphes de théâtre, Henry
Bataille, retrouvant toute sa poésie, fondait ensemble son âme lyrique
et élégiaque, sa mélancolie et sa tendresse secrète, son génie de
l’inconscient et de l’inexprimé, sa pudeur et sa fougue, son horreur et
sa passion, et qu’il nous apparaissait, tout d’un coup, avec tous ses
dons et dans toute sa force, en tragédie, en mélodie, en monodie.

C’est que, en exprimant, en épuisant son cœur tourmenté et harmonieux,
l’incomparable récitante de Baudelaire et de Mallarmé a apporté à son
auteur la suavité et la vérité, et que le drame cruel et terrible a
pris à la poésie quelque chose d’éternel et d’auguste, de nouveau et de
classique, d’humain et de divin, un délice amer et puissant, l’aile de
la fatalité et l’aile de l’obstiné sacrifice.

Les lecteurs de ce livre excuseront ce préambule et cette sorte
d’_ouverture_: j’ai voulu seulement leur donner la physionomie,
le portrait sincère, le _crayon_ d’une représentation historique
et unique qui aura des lendemains, par centaines, d’une émotion,
d’une admiration, d’une fièvre qui, sans parler des vagues
d’applaudissements, mettaient dans tous les yeux les plus nobles larmes.

Au triomphe, maintenant!

Personne n’est plus malheureux que le duc de Charance: il souffre dans
son orgueil et dans sa race; il confie à l’abbé Roux, ancien précepteur
de son fils, sa honte de père: sa fille Diane, si belle et si pure,
a été abominablement souillée, à dix-huit ans, par un quadragénaire,
l’illustre avocat Marcel Armaury: elle a été sa maîtresse, et le
demeure. Des lettres enflammées et précises l’attestent. Que faire?
L’abbé n’hésite pas: il faut éviter le scandale, enfermer l’enfant
coupable dans un _in pace_ lointain, la réduire par les humiliations
et les austérités, lui raser la tête et extirper d’elle toute idée
charnelle et mondaine. La duchesse, qui est frivole, tremble mais
accepte. La jeune Diane accepte un peu moins. Mais, auparavant, il faut
se débarrasser de l’effroyable séducteur: qu’on ne le revoie plus,
plus jamais! Avec une simplicité de caste, le duc suppose que la femme
d’Armaury--car Armaury est marié--a couvert ses amours infâmes. Il l’a
convoquée: la voici. La voici, confiante, souriante, affectueuse. On
la glace d’un accueil outrageant, on lui montre les lettres atroces,
et la malheureuse, blessée dans ce qu’elle a de plus cher et de plus
secret, s’épouvante et s’affaisse, si bien que M. de Charance, tout
à l’outrage fait à sa maison, a une sorte de pitié, sans songer à
l’abominable et mortelle blessure de l’épouse qui s’en va, s’en va!
Non, certes! on n’entendra plus parler d’Armaury! Elle le gardera si
loin, si loin! Et il n’y a plus qu’à s’expliquer avec l’enfant perdue,
cette Diane, hier encore Dianette, qui reste têtue et fière, fin de
race et obstinée dans le crime, femme-enfant et démon-né, qui avoue
gentiment des horreurs et ne veut pas de châtiments, qui, jetée à
genoux par son père qui l’appelle «saleté», ne se rend pas, et à qui il
faut des supplications pour murmurer, d’une voix absente, qu’elle ira
au couvent.

Elle n’ira pas. Nous la retrouvons, au deuxième acte, dans le bureau
de l’avocat, à son cou. Elle s’est enfuie, avec sa femme de chambre et
deux valises. Elle est toute joyeuse, toute en mots d’oiseau, toute en
gentillesses, toute en caresses. On va partir: voilà! Où? Qu’importe?
Elle s’est donnée; elle se sacrifie. Que Marcel sacrifie sa situation,
ses clients, son avenir, son honneur, la dignité du conseil de l’Ordre
dont il fait partie, qu’est cela? Vivre, jouir de la vie, se bécoter
comme des pigeonneaux, n’est-ce pas le rêve? L’auto va venir et ce
sera le voyage au pays du Tendre, le saut dans l’infini! Mais voici
un coup de sonnette: c’est Mme Armaury, Fanny, qui accourt. Elle a
reçu une lettre anonyme: elle sait tout. Sans se laisser prendre aux
mensonges puérils de son époux, elle enferme Diane, confond l’infidèle,
le supplie de renoncer à son projet insensé, le presse, l’implore.
Hélas! voici le danger qui accourt: le frère de Diane, le saint-cyrien
en délire Gaston de Charance a reçu, lui aussi, une lettre anonyme et
accourt. Sublime, Fanny fait croire au visiteur imprévu qu’elle est là
depuis longtemps, qu’elle sert de secrétaire à son mari, le confond
et le raille et lui présente un Armaury plus innocent que le lis le
plus pur. Mais la passion veille et gronde: quand tout est arrangé,
la trompe de l’auto rugit comme le cor de Don Luis de Silva. Marcel
vivant, Marcel sauvé n’a plus qu’une idée: la clef, la clef, dont
Fanny a bouclé Diane, la clef d’aventure et de volupté. Il la demande,
affreusement, à voix basse, tandis que l’épouse rédemptrice amuse
l’ennemi. Et, bouleversée et souriante, hésitante et fataliste, Fanny
ne veut pas entendre: enfin, elle cède et tente l’épreuve. Horreur!
L’auto part à toute vitesse: Armaury a trahi, abandonné son admirable
compagne qui s’abat en gémissant, en avouant sa torture et sa misère et
qui s’alliera aux Charance pour une vengeance éclatante et désespérée.

Et, après ces deux actes de mouvement, de sentiment aigu et dévorant,
voici le troisième acte, l’admirable et surhumain troisième acte.
C’est à Londres, dans un grand hôtel. Marcel est traqué. Insulté par
Gaston de Charance, il a refusé de se battre. Il veut vivre, garder
et défendre sa débile proie. On lui dépêche un ambassadeur, l’abbé
Roux, qui échoue puisqu’il parle d’intérêts là où il s’agit de passion,
qui discute, qui oppose l’idéal divin à la volonté et qui n’est pas
de force, armé d’au-delà, avec un adversaire qui est libéré de toute
croyance. Mais voici Fanny qui veut s’indigner et qui ne trouve pas de
reproche, Fanny qui n’est pas morte du coup terrible que lui a porté
la fuite de son mari et qui est là, toute simple, toute petite, toute
malheureuse.

Mais comment rendre son discours, si simple et d’un lyrisme terre à
terre et éthéré? Comment rendre toute la tristesse, toute l’étreinte
de mots, tout l’éploi, tout l’envol de cette femme qui dit à son mari
qu’il ne l’a jamais aimée, jamais désirée charnellement, qu’elle le
sait, qu’elle en a toujours souffert et que son amour à elle, oh! son
amour, dépasse l’univers et les cieux, qu’elle est sa chose et sa
part de paradis ici-bas, qu’elle ne lui demande que de revenir à elle
un jour, plus tard, n’importe quand, blessé, malade, vieilli, pour
qu’elle ait au moins une espérance, une image de piété, un réconfort,
une illusion, quelque chose qui soit à elle, dans la réalité ou
l’illumination. Et c’est si touchant, si pur dans le vain désir, si
ange gardien et si femme, si humble et si grand qu’il n’y a rien de
plus beau et de plus saint: c’est une élégie et une hymne, un _lamento_
et un cantique; on a envie de crier--et l’on ne peut que pleurer, en
communion. Quand elle évoque ses espoirs de jeunesse taris et son
pauvre espoir vacillant de recueillir un vieillard flétri en restant
la même, elle fait passer par toute la salle et par delà le théâtre,
dans l’infini, le souffle de l’amour malgré tout, indestructible et
invincible. Et de quel cœur, après avoir chassé son mari lourd d’amour
honteux et trouble, pressé de retrouver sa pauvre petite amante, de
quel cœur Fanny pourra fouailler et chasser ces Charance qui ne pensent
pas à sa détresse à elle, qui ne songent qu’à leur souillure à eux, qui
ne conviennent même pas de la perversion et des dispositions spéciales
de la jeune Diane au vice! Et de quel cœur, après le départ des
chasseurs dépités dont elle s’est séparée, elle s’évanouira, anéantie,
après avoir été courageuse, dolente, sublime et furieuse, après avoir
sauvé l’infidèle, heureuse de tomber en son nom, dans son image, pour
lui.

Mais son œuvre n’est pas terminé. La précaire et violente volupté de
Diane et de Marcel se précipite dans les transes: Marcel ne veut pas
avoir peur et Diane ne veut pas laisser son amant aux dangers. Elle
a, en outre, des ressouvenirs de son éducation religieuse, entre deux
baisers en argot, et une veilleuse lui rappelle les vierges folles qui
dissipèrent l’huile de la lampe, n’assisteront pas au festin divin et
ne verront pas la face de l’Époux. Et Fanny surviendra encore pour
apprendre à son triste époux qu’il est guetté dans la maison, dans le
couloir mêmes, pour recevoir le terrible Gaston qui s’est glissé dans
l’appartement et qui clame, qui injurie le séducteur, qui l’appelle,
qui le fait venir. Mais ce n’est pas Marcel qui mourra. Après avoir
affreusement admiré la grandeur de cœur et d’âme de l’épouse trahie,
après avoir arraché son revolver à son frère forcené, Diane n’a
plus rien à connaître sur terre: elle impose une dernière épreuve à
son amant, se fait dire qu’elle est encore la plus aimée et que le
sacrifice de Fanny ne compte pas pour ce quadragénaire affolé: alors,
elle qui, en des mois d’attente et de fraude, en huit jours de caresses
effrénées, a épuisé sa part de joie et sa quotité de vie, elle, qui ne
veut plus exister socialement, moralement, librement, prend le revolver
de famille et se tue gentiment. Le pauvre Marcel ne peut que pleurer
à la lune et crier: «C’est une pauvre petite fille, une pauvre petite
fille de rien du tout!»

Après? Eh! mon Dieu! que vous faut-il? N’avez-vous pas là le drame
le plus violent, le plus plein, le plus magnifique? La pauvre nature
humaine est secouée de tout son long--et l’on n’en peut plus! Vous
avez touché le fond même de la douleur, le paroxysme de la passion
involontaire et presque animale, tout l’orgueil, toute la révolte,
toute l’horreur merveilleuse de l’abnégation. La maîtrise d’Henry
Bataille, affirmée par _l’Enchantement_, _la Femme nue_ et _le
Scandale_, se fixe ici, règne et rayonne: c’est admirable.

Ne nous arrêtons pas à des longueurs et à d’autres inutilités, à des
_mots_, à des subtilités, ne reprochons pas à l’abbé Roux (c’est
l’excellent Armand Bour qui joue le rôle en grand artiste) de porter
indiscrètement l’habit de camérier secret, de se promener à Londres
en _monsignor_ romain et d’être un peu trop dur et trop cruellement
onctueux; ne reprochons pas au duc de Charance (André Calmettes) d’être
un gentilhomme d’avant-hier, insolent, rogue et grossier; à Gaston de
Charance (Monteaux) de manquer de naturel et d’être tout d’une pièce:
ils ont tous de l’émotion, de la fureur, de la tristesse et sont des
entités.

Juliette Darcourt est une duchesse toute molle et d’un savoureux
comique rentré, Mmes Copernic et Valois sont des soubrettes
délicieuses, MM. Bouchez, Dieudonné, Legrand et Barklett sont
excellents.

Diane, c’est Monna Delza, échappée d’une fresque de Botticelli,
virginale, gamine, enamourée, évaporée, avec des yeux d’ange,
orgueilleuse dans la volupté et la mort, exquise et fatale. Il est
inutile de dire que M. Dumény (Marcel Armaury) est égal à lui-même et à
la perfection ardente et dolente.

Pour Berthe Bady (Fanny Armaury), j’ai cru dire, en passant, sa
fascination mélancolique, son charme incessant et comme involontaire
de résolution, de renoncement, d’amour honteux et tutélaire, de force
amère, de grâce souveraine et nostalgique: elle fait entendre une voix,
des voix dont nous nous défendons et qui amènent le ciel secourable et
la terre nourricière, la famille et les souvenirs qui attachent, une
voix de cœur, intime, harmonieuse, qui prend, qui tient.

Mais des mots ne suffisent pas à ce miracle vivant qu’est Berthe Bady
dans _la Vierge folle_, au miracle vivant, saignant et pensant qu’est
ce drame triomphal, cette pièce de poète.

    _25 février 1910._

[Vignette]


  THÉATRE DE LA RENAISSANCE.--_Une Femme passa_..., pièce en trois
  actes, de M. Romain COOLUS.

La huitième plaie d’Egypte, d’Asie, de France et d’ailleurs, c’est une
femme du monde qui danse, qui sait danser, j’entends qui danse comme
Zambelli, Trouhanowa, Napierkoswka ou Cléo: rappelez-vous l’aventure de
la princesse Salomé, qui fut si fatale! Mme Suzette Sormain, qui danse
à ravir, ne peut--et pour cause--s’offrir ou se faire offrir la tête
de saint Jean Baptiste, que d’aucuns appellent Iokanaan: elle n’a pas
de tétrarque sous la main ou sous les pieds. Elle ne peut que capter
le cerveau et le cœur du capitaine Héricy, un des héros du Tonkin,
de Madagascar, de Sikasso et de l’Ouadaï; le cœur et le cerveau du
professeur Jean Darcier, docteur éminent, spécialiste des maladies
nerveuses: le premier, Don Juan de cape, de brousse et d’épée, n’a
jamais eu pitié des femmes; le second, bénédictin scientifique, s’en
est tenu, pour les choses de l’amour, à son exquise épouse, associée
merveilleuse et chaleureuse, tendre et dévouée: Suzette bouleverse
cette fantaisie et cette harmonie. C’est en vain que, au cours d’une
soirée chez les Charlines, Simone Darcier s’aperçoit du manège et tâche
à protéger, à emmener son mari: le mal est fait. Comme l’astrologue qui
se laisse tomber dans un puits, le neurologue s’est laissé tomber dans
un cas--un cas de neurasthénie.

Et comment! Ce vigoureux et laborieux quadragénaire s’est tassé,
aigri, lassé, affaissé: il a des impatiences d’enfant gâté et
de vieillard gâteux, va dîner et souper en ville, et se permet
même--horreur!-d’aller au théâtre. Et il lui suffit d’un mot de sa
maîtresse, d’une promesse de rendez-vous pour le jeter dans une joie
folle, dans une crise de familiarité affectueuse, dans une hilarité
d’adolescent; le docteur n’a pas eu de jeunesse et son équilibre n’est
pas solide! Hélas! quelqu’un vient troubler la fête: un client--et
quel client! C’est l’irrésistible et papillonnant capitaine Héricy,
devenu une loque vacillante, secouée du désir de tuer, du besoin de
se tuer! Et c’est une femme qui l’a mené là, à force de le berner, de
l’épuiser, de se dérober! Héricy est jaloux, en outre: il a trouvé une
lettre enflammée!... Vous savez que la femme est Suzette Sormain, que
la lettre est de Darcier: le drame n’éclatera pas encore. Le docteur
n’écrira pas d’ordonnance pour ne pas se trahir: il n’a pas peur, mais
il a la mauvaise fièvre de se rendre compte de son malheur à lui. Tout
à l’heure, il confondra, il injuriera, prostrera l’hypocrite Suzette en
la traitant de _saleté_--ce qui devient un mot de théâtre--mais il n’y
tiendra pas, et ira voir ce qu’elle fait de sa nuit.

Il n’en revient pas--et ne revient point. L’admirable Simone devient
folle: son époux s’est-il tué? A-t-il été assassiné? Pas d’indice!
Un visiteur! C’est Héricy! Peut-être est-il un messager de bon ou de
mauvais augure: dans son émoi, Mme Darcier cite le nom de Suzette
Sormain. Bon! bon! Héricy repassera: il a compris! Et lorsque le
triste Jean Darcier a regagné le bercail pour repartir loin, très
loin, fourbu, vidé, désespéré, le capitaine le confond, l’outrage,
se jette sur lui: hélas! il est si faible qu’une crise l’abat: il
faut le soigner! Voilà donc ce qu’une petite femme de passage, de
passade et de passe a fait d’une magnifique intelligence et de la plus
martiale énergie: deux ruines! Darcier qui n’est plus que l’ombre de
son ombre s’en ira cacher sa déchéance! Non! Non! Dans une très belle
scène, Simone pleure, supplie, pardonne, relève: le savant redeviendra
lui-même, par le travail, par le foyer, le médecin fera son devoir et
oubliera sa maladie en soignant, en sauvant ses malades: la mauvaise
femme n’a fait que passer: elle n’est déjà plus!

Cette crise est traitée nerveusement et fortement: Romain Coolus a
écrit une pièce sobre, nette et simple: pas de mièvrerie, pas de jeux,
pas d’afféterie. C’est d’un style sûr, pur--et très théâtre. Dans de
pittoresques et heureux décors de Lucien Jusseaume, les personnages
s’agitent à la perfection: M. Bullier est très cordial et très comique;
MM. Berthier, Trévoux, Laforest, Cognet et Gambard sont excellents;
Mmes Camille Delys, Jane Sabrier, Jahde et Stylite sont charmantes;
Mlle Dorchèze fait une très curieuse silhouette de doctoresse, et Mme
Catherine Laugier est la plus dévouée, la plus délicieuse des amies.
L’effroyable Suzette, c’est Mlle Louisa de Mornand, qui, de sa danse,
de son sourire, de sa voix, est l’ensorcellement même. M. Capellani
(Héricy) montre tragiquement quel veule néant la passion peut faire
d’un guerrier; M. Tarride (Jean Darcier) est charmant, puissant, jeune,
amoureux, puis vieillit avec une impressionnante rapidité, des élans,
une fougue hystériques, un accablement et un désespoir de très grand
art.

Et Simone Darcier prend la figure et l’âme de Marthe Brandès.
C’est dire si le rôle est tenu et si toute la flamme de tendresse,
d’angoisse, de délice honnête et tutélaire, de navrement et de
rédemption brille et irradie, magiquement, dans la belle et brave pièce
de M. Romain Coolus.

    _25 février 1910._

[Vignette]


  THÉATRE RÉJANE.--_La Flamme_, pièce en trois actes, de M. Dario
  NICCODEMI.

M. Signoret a fort brillamment débuté, avant-hier soir, dans l’emploi
de pince-sans-rire. Après la chute du rideau sur le troisième et
dernier acte du drame de M. Dario Niccodemi, il s’avança et prononça
solennellement:

--Mesdames, messieurs, la pièce que le théâtre Antoine...

Mme Réjane vint précipitamment et gentiment lui faire rentrer le
_lapsus_ dans la gorge.

Mais ce n’était pas si bête! Un peu exagéré, tout de même. Le
Théâtre-Libre, un soir quelconque, ou mieux, un vague théâtre
d’avant-garde, un bon petit théâtre à côté...

C’est que, après le noble et grand triomphe du _Refuge_, l’an dernier,
M. Niccodemi s’est un peu trop abandonné à sa nature, qu’il a péché
par excès de confiance en soi et de conscience--dirai-je littéraire?
qu’il a marché tout roide et tout fort, sans assez éclairer sa
lanterne. Il nous a donné trois actes violents, en raccourci--et ils
semblent longs--une action simpliste qui est pleine de complications
et de subtilités, une tragédie cinématographique qui n’est pas sans
obscurité. Familier des tropiques, commensal du soleil, camarade des
volcans, parent du Stromboli et du Chimborazo, l’auteur se croit en
communion avec nous, Parisiens de pluies et de brumes: il imagine que
nous sentons la chaleur lourde, électrique, mauvaise conseillère,
atrocement tyrannique de la Sicile où il situe son fait divers; eh!
est-ce qu’un décor, à la cantonade, nous souffle, à nous, le paroxysme
et la folie? est-ce qu’une paysanne pittoresque qui passe, la cruche
à l’épaule, nous rend un paysage embrasé, magnifique et maléfique?
Est-ce que, même, trois ou quatre palmiers sur toile ont pu jamais
nous évoquer les fièvres et le _cafard_ de la brousse africaine? Nous
ne pouvons prendre chaque personnage qu’en soi, sans nous arrêter à la
latitude et à la température! Et, au reste, _la Flamme_ pourrait brûler
et dévorer aussi bien à Nanterre ou à Palaiseau qu’à Taormine!

Or donc, voici, dans une villa de Sicile, un jeune couple, M. et Mme
Dauvigny, et la jeune femme, en secondes noces, du père de Geneviève
Dauvigny, Françoise Vigier. Geneviève crève de jalousie: elle a cru
démêler une intrigue entre sa belle-mère et son mari. Il est vrai
qu’Antoine Dauvigny est un ami d’enfance de Françoise, qu’il l’a
peut-être aimée de loin, jadis, mais pouvait-il unir sa misère à sa
pauvreté? Il a été sincèrement heureux de la voir épouser son patron,
son protecteur, son père adoptif, dont lui-même devenait le gendre;
mais voici que ses sentiments secrets se réveillent et se révèlent, sur
un mot méchant de sa femme: il se confesse à Françoise, qui résiste,
qui lui rappelle ce qu’il doit à son bienfaiteur, qui est toute pudeur
et tout sacrifice; ils seront malheureux tous les deux, voilà tout!
Mais la panthère déchaînée qu’est Geneviève a appelé d’urgence son
père. Vigier débarque, farouche et muet: il ne répond pas aux saluts et
rumine d’atroces projets.

Le voici dans l’exercice de ses fonctions d’inquisiteur et de bourreau:
il tâche à arracher des aveux à Françoise et à Antoine, séparément,
puis il les confronte. Un peu trop vite pénétré de l’astuce du pays,
il feint de s’adoucir, de se lasser, d’abdiquer, arrache à sa femme
et à son gendre un lamento d’amour, une fervente et mélancolique
déclaration, puis se redresse, hideusement: ainsi, c’était vrai!
Horreur! Il cassera tout, s’en ira avec sa fille, et lui, qui aime
encore--et comment!--lui qui est trahi par ses créatures, souffrira de
longs jours, toute sa vie, et sa fille aussi! C’est un inacceptable
sacrifice: Françoise et Antoine sont acculés au renoncement. Les
Dauvigny fileront purement, simplement, sur l’heure.

Mais, tout de même, Geneviève est un peu trop ce que, dans la
première version de _Boubouroche_, Georges Courteline appelait «un
petit chameau». Elle écrase de dédain et d’invectives son héroïque
belle-mère, submerge de sarcasmes et de menaces son mari plein
d’abnégation: ah! ils auront une jolie existence, les uns et les
autres! Humiliation constante pour Antoine, humiliation, servitude et
torture pour Françoise, que le barbare Vigier gardera étroitement dans
le plus sauvage exil. Une seconde avant le départ sans retour, Dauvigny
n’en peut plus: il supplie Françoise de l’arracher à son cauchemar, de
partager sa vie errante et misérable; elle se débat encore, refuse,
mollit, se laisse emporter enfin. Hélas! c’est une fuite brève: une
carabine qui se trouve là, providentiellement, permet à la sauvage
Geneviève d’abattre sa belle-mère, d’éteindre la mauvaise flamme. Il
n’y a plus que de la nuit.

Cette pièce brutale et nuancée fera verser des larmes et M. Niccodemi
retrouvera sa veine admirable; il a assez d’avenir pour qu’on se
permette envers lui quelque sévérité. Je lui souhaite, au reste, pour
sa pièce présente, le plus long succès: l’interprétation le mérite.
Vargas (Antoine Dauvigny) est chaleureux, sincère, ému et véhément;
Claude Garry (Vigier) est terrible d’attitude, tragiquement trompeur,
angoissé, éloquent et douloureux; Bosman est un bon domestique et Mlle
Diris une accorte soubrette.

Mlle Rapp est une image charmante de Sicilienne; Mme Sylvie (Geneviève)
garde, dans sa fureur infinie, sa grâce, sa force et sa vérité, et
est harmonieusement forcenée, et Réjane (Françoise) est un miracle
de résignation et de charme, d’amour contenu et débordant, de poésie
triste, de fatalité. C’est admirable.

Signoret n’a pas de rôle, mais, comme vous savez, il s’en fait
lui-même, au moins un soir.

    _28 février 1910._

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  THÉATRE ANTOINE-GÉMIER.--_1812_, pièce en quatre actes, en vers,
  de M. Gabriel NIGOND.

Après avoir usé d’une prose savoureuse, caressante et simple pour
chanter le Berry, ses gens et George Sand, après avoir fait le meilleur
emploi du vers ample et aisé, souple et comique pour railler Hercule
dans _Keroubinos_, à la veille de faire jouer, toujours en vers, une
_Mademoiselle Molière_ (en société avec feu Leloir), M. Gabriel Nigond
nous donne, en vers encore, une pièce historique et philosophique,
violente, dolente, amère, éloquente et tragique, une image d’Epinal en
noir et rouge, volontairement simple, morne et atroce.

1812! L’année du destin! ce n’est pas un «admirable sujet à mettre en
vers latins», voire en vers français. «Des vers! disait Danton à Fabre
d’Eglantine dans la charrette du bourreau, nous en ferons d’ici huit
jours plus que nous en voudrons!» 1812! L’horreur déborde et submerge
toute poésie: «Il neigeait!» écrit Victor Hugo--et c’est tout! Cette
ruée de gloire joyeuse, d’héroïsme entraînant qui se brise contre les
éléments, cette marche de parade qui s’arrête court devant un incendie
et qui devient une fuite à tâtons, dans des rafales et des assassinats,
cette misère soudaine, étroite et géante, la faim, la soif, le froid,
la médiocrité, la bassesse du danger, la mort sournoise qui guette les
plus braves et les plus grands, la poursuite harcelante des cosaques
couchés sur leurs chevaux-loups, la vermine envahissante, la trahison
des hommes et des choses, du feu et de la glace, voilà le bilan de
la lutte entre le génie divin de Napoléon le Grand et le mysticisme
fataliste d’Alexandre de Russie, du duel entre l’Occident en marche et
l’Orient rétrograde, jusqu’au moment où l’Empereur des Français fuit ce
cauchemar, menacé dans Paris même par le coup de main génial du général
Malet--et ses soldats continuent à errer, à mourir sans lui!...

Cette épouvantable épopée n’est pas scénique: c’est un cinématographe
d’enfer. M. Gabriel Nigond ne nous a offert ni l’incendie de Moscou, ni
le passage de la Bérézina; nous n’avons que des épisodes--et c’est bien
assez.

Dans un village lorrain, règnent l’enthousiasme et l’angoisse: c’est
la levée en masse. Les conscrits de plusieurs classes sont appelés
ensemble, jusqu’aux infirmes--ou presque. Les deux fils Archer vont
partir: l’aîné, Jean, dit Janet, s’en va simplement, magnifiquement.
Jusqu’au dernier moment il forge et bat l’enclume; le cadet, François,
est moins décidé.

Leur mère, la cornélienne Catherine, se résigne à l’absence, malgré
les blasphèmes et les hurlements de la vieille Mautournée dont le fils
ne revient pas de l’armée: le père Faroux vante l’Empereur et le jeune
Claudin, tout frêle, reviendra pour sa fiancée Annette, tandis que
Jean Archer rejoindra, plus tard, sa promise Francine. Mais Francine
est aimée de François Archer qu’elle aime! Quand les conscrits seront
rassemblés sur la place, au bruit des tambours et des clairons, un
appelé manque: c’est François qui a pris la fuite: il est déserteur!

Dès lors, nous vivons le poème du regretté Victor de Laprade, _Pernette
ou les Réfractaires_; mais Francine ne se contente pas d’aller porter
des provisions dans les bois, à l’insoumis épuisé et traqué; elle le
reçoit à la maison, à l’insu de la mère Archer! Un beau soir, sur
la dénonciation du vieux traître Faroux, les gendarmes cernent la
demeure, fouillent, furettent; la mère Archer, réveillée, leur fait,
inconsciemment, découvrir la retraite de son fils, qui bondit, mais
trop tard. Une carabine de maréchaussée l’étend sanglant et la mère
ne peut que demeurer seule auprès du cadavre ou du quasi-cadavre de
François, car le malheureux respire encore!

Voilà pour le déserteur! Voyons pour le brave guerrier! Et c’est la
Russie: un mal blanc! C’est la suprême horreur de la déroute, la
débandade, le lent et pénible grouillis des débris de toutes armes,
des épaves plus ou moins armées des corps d’élite et de la ligne,
chevau-légers, lanciers, grenadiers, fantassins; tout est gelé, tout
roule, tout meurt. Une cantinière au grand cœur ranime les blessés qui
lui plaisent et chante aux étoiles absentes, au ciel en congé sa foi
dans les armes françaises et son culte pour Napoléon. Surviennent nos
vieux amis Claudin et Jean Archer, dit Janet, l’un soutenant l’autre.
Et, après de belles paroles de pitié, d’héroïsme, de désolation et de
grandeur, les boulets qui font rage rasent les deux bras de Janet, qui
était en mal de dévouement. Et ce sont encore de beaux vers, tristes.

Puis, c’est le retour au village, trois ans après, après les
humiliations de la captivité et les hasards du vagabondage à travers
les routes. La Mautournée exulte d’avoir retrouvé son fils sain et
sauf: qu’adviendra-t-il à la Catherine? Voici Claudin, tout neuf, tout
frais, qui saute au cou d’Annette. Mais Jean? Il n’ose venir: il est
tout honteux; il n’a plus de bras! Et quand il vient, ne pouvant ni
étreindre, ni boire, quand il voit que son frère le déserteur, bien
portant, rose et gras est l’amant, le mari de Francine, il voudra
mourir sans pouvoir se détruire, partir sans pouvoir ouvrir la porte
et restera, par pitié, auprès de sa mère, inutile, incapable d’effort,
paquet vivant et souffrant, laissé pour compte de la mort et de la
gloire, fantôme opaque et incomplet.

Eh! monsieur Nigond, il se souviendra! Il aura des récits immortels et
sera l’idole de son village, l’étendard magnifique et criblé, déchiré,
qui atteste et éternise la Patrie! Il ne forgera plus, de ses bras!
Mais je n’insiste pas: vous n’avez pas voulu, n’est-ce pas? faire
l’apologie du déserteur en regard du martyre du soldat? C’est une
aventure que vous avez contée en vers éloquents, faciles, bien frappés,
parfois sonores et héroïques. Bien! Vive l’Empereur!

Et mettons à l’ordre de l’armée Jeanne Cheirel, cantinière épique,
maternelle, vibrante, touchante, qui a toute la pitié du roman russe,
toute la bravoure des chansons de geste, Jeanne Éven qui est une mère
tremblante et digne, pleine de tendresse et d’autorité, Yvonne Mirval,
qui est une amoureuse tendre, décidée et énergique, Jeanne Fusier qui
est toute gentille et tout aimante, Léontine Massart, qui a buriné
en deux tons éloquents la silhouette de la Mautournée qui déteste et
adore avec feu pour son fieu. Louons civilement le chaleureux et
sincère déserteur Georges Flateau (François), et présentons les armes
à Lhuis, un Claudin cordial, jeune, exubérant, puis joliment épuisé;
à Maxence (le père Faroux), patriote jusqu’à la délation; à Saillard,
Marchal, Marcel André, Kerguen et Dujeu, soldats malheureux, et à
Firmin Gémier, qui est simple, de bonne volonté, de belle souffrance,
de sublime désespoir. Relisons _la Guerre et la Paix_, relisons surtout
_Victoires et Conquêtes_, et M. Gémier nous ferait plaisir si, dans un
des beaux décors de Bertin, il remplaçait les images de Georgin, qui
datent de 1840--et nous sommes en 1812--par des estampes à un sol, en
couleurs, de la rue Augustin.

    _1er mars 1910._

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  THÉATRE SARAH-BERNHARDT.--_La Beffa_, drame italien en quatre
  actes, en vers, de M. Sem BENELLI (adaptation, en vers français,
  de M. Jean Richepin).

En dépit de ce que le nom de Mme Sarah Bernhardt et sa carrière parmi
les _Fédora_, _Théodora_ et autres _Tosca_ sembleraient indiquer, la
_Beffa_ n’est pas une femme: c’est ce que nous appelons une _blague_,
une _très, très sale blague_, une _brimade_, un mortel affront. Et
si vous songez que la chose se passe à Florence au début du seizième
siècle, au moment où la jeune Renaissance apportant de Grèce, en
un magnifique chaos, la poésie, la science et l’art, soufflait,
avant tout, une liberté de mœurs, un dérèglement insensés, où les
pires instincts, aiguisés jusqu’au paroxysme, s’alliaient à la plus
pernicieuse culture et à une finesse byzantine, où la perfection
croissait dans la plus élégante pourriture, où le crime, le génie, le
brigandage, le sacrilège et la débauche étaient étroitement unis, vous
voyez que c’est une belle fête!

Et c’est une fête pour Sarah Bernhardt. Après avoir interprété--comme
vous savez!--_Lorenzaccio_, voilà qu’il lui est donné d’incarner la
faiblesse pensante, la haine désarmée et puissante, l’amour trahi,
méprisant et veillant, la cruauté souriante, la rage indéfectible, la
ruse sauvage d’un seigneur débile et efféminé, d’un bouffon cauteleux
et tyrannique, fourbe par rancune et méchant, méchant, jusqu’à se
dégoûter lui-même, voilà qu’elle a à exprimer le ressentiment d’un
cœur mort, qui ne vit plus que pour l’horrible et hypocrite flamme de
dévastation, qu’elle n’existe plus que contre quelqu’un, et que c’est
une âme perdue dans la désespérance finale, et qui s’escrime contre la
force triomphante, qu’elle symbolise l’honneur aboli qui mange, mange
son bourreau: subtilité, férocité! Elle est bien un être du temps des
Médicis et un Médicis même, comme nous les peint Pierre-Gauthiez: un
amphibie orné, ambigu, armé, saoul de volupté et de désirs, implacable,
souple, avide, léopard, serpent et chacal.

La pièce de M. Sem Benelli triomphe inlassablement en Italie; elle est
ingénieuse dans son invention de tortures et son ingénieuse brutalité;
c’est tortueux et sûr, pathétique et direct, calculé et terrible: la
finesse nationale y trouve son compte, ainsi que le goût de l’amour et
l’amour de la _vendetta_.

Voyons la très fidèle, très habile et très poétique adaptation de M.
Jean Richepin.

Gianetto Malespini a été atrocement humilié par son rival Néri
Chiaramantesi, qui, non content de lui ravir sa maîtresse, la belle
courtisane Ginevra, l’a fait, aidé de son frère Gabriel, coudre dans
un sac, plonger trois fois dans l’Arno, non sans le faire larder, à
très petits coups de dagues et d’épées. Grotesque aux yeux de tous les
Florentins et de toutes les Florentines, honteux de l’existence que
son ennemi lui a dédaigneusement laissée, publiquement lâché et lâche,
Gianetto affecte de ne pas se souvenir et offre lui-même, lui, victime,
un souper de réconciliation. Il n’empoisonnera pas ses bourreaux: ce
serait trop peu pour sa haine. Il se laisse railler et presque battre,
encore! Mais il boit et fait boire et engage un pari avec Néri. Il
le défie d’aller dans un cabaret, en casque et armure, le glaive nu,
dans l’habit et la pose d’un croisé, d’un chevalier errant. Le pari
est tenu. Et, tandis que Néri part en guerre, le doux rêveur qu’est
Gianetto fait prévenir les buveurs du cabaret que Néri Chiaramantesi
est fou furieux et avise le souverain Laurent le Magnifique de certains
propos séditieux du même Néri. On va rire.

Et l’on rit! A Ginevra, affolée de la crise de folie de son nouvel
amant, Gianetto se présente, couvert des habits de ville de Néri, la
presse, la reprend, la caresse de mépris cependant que le dit Néri qui
s’est échappé, revient, l’écume à la bouche, interroge, s’épouvante,
menace: il est repris par les valets, des estafiers du Médicis! Quand
il est dûment lié, Gianetto s’intéresse atrocement à son sort, pour le
faire écumer, le touche, l’embrasse: il est tellement son ami! Ah! il
faut bien le soigner! Il tient à sa peau et à son âme!

On le soigne! Et comment! Attaché par les quatre membres aux bras et
aux pieds d’une rude chaise, les fers au cou, aux jambes et aux poings,
Néri, détenu dans la pire des maisons de fous et de force, est dûment
exorcisé et réduit à _quia_. Il s’agit de savoir s’il est possédé ou
seulement dément. Et son frère Gabriel est revenu de voyage et s’agite.
Gianetto tourmente son ennemi enchaîné, l’accable, l’excite. Mais
voici une aide: c’est une ancienne fiancée de Néri qui l’aime dans sa
détresse et veut le sauver. Restée seule avec lui, Lisabetta le calme,
le console, tâche à lui donner de l’espoir: qu’il fasse le fou, on le
laissera à elle comme une chose inexistante--et Néri fera le fou. Il
le fera merveilleusement, trompera jusqu’au médecin, mais ne trompera
pas Gianetto qui, à la lueur de sa haine, voit vivre et durer une haine
perspicace et atroce, qui, du souvenir de la _beffa_ qu’il a subie,
voit lever la _beffa_ suprême qui vengera la _beffa_ qu’il inflige au
faux dément. Mais il s’agit bien de cela. Il le délivrera, envers et
contre tous et contre soi! Et, dès que Néri est libre, dès que Néri est
dehors, Gianetto se laissera secouer par la plus épouvantable joie: on
ne l’a pas deviné, lui seul va jusqu’au fond de sa férocité: il rit,
rit, rit, en dément qu’il est! Sa _beffa_, sa _beffa_, à lui, est du
dernier cercle de l’enfer!

Car--vous l’avez deviné--lorsque Néri viendra poignarder Gianetto chez
Ginevra, c’est son propre frère, Gabriel, qu’il tuera sous l’habit de
son ennemi, et, fratricide, insensé, inhumain, il clamera sa plainte de
bête sous l’œil enfin satisfait de Gianetto vengé.

C’est un peu violent, brutal, raffiné, voire enfantin. M. Sem Benelli a
dû beaucoup souffrir pour arriver à cette maîtrise dans la _morbidezza_
et la perversité, dans l’amour patient du mal et je ne sais quel
sadisme dans l’usure de la loi du talion. Le robuste et saint Jean
Richepin a dû bien s’amuser à rendre ces mièvreries sanglantes, mais il
est tout apostolat: il adapte pour son plaisir, comme il fait des cours
publics et des conférences pour jeunes filles. Et c’est du très bon
travail.

Peut-être le public français n’aura-t-il pas pour _la Beffa_ la
frénésie séculaire de l’Italie: la neurasthénie n’est plus à la mode et
la lâcheté n’est pas populaire.

Mais Sarah Bernhardt est si belle! Jeune, trépidante, sournoise,
traîtresse, elle ment avec passion et sourit pour mordre: sa douleur
intérieure et secrète éclate dans ses périodes et ses silences, dans
ses gestes de joie et de fausse pitié: elle est extraordinaire de
ravissement infernal, bruyante, volcanique à la fin du troisième
acte: c’est de la plus effroyable beauté. Et Marie-Louise Derval
est impérialement belle, d’un charme souverain et caressant et si
harmonieux dans ses terreurs! Et Seylor est pure dans son verbe, qui
est comme un chant! Et Misley est angélique et délicieuse! Duard est
un docteur plaisant et grotesque à souhait, Worms est le plus suave,
le plus éloquent, le plus dévoué des écuyers; Laurent est un frère
généreux et passionné; Maxudian a de la majesté et de la bonhomie;
enfin, dans le rôle écrasant de Néri, Decœur a une satisfaction de
belle brute, un orgueil de bravache avantageux, une rage de bête
traquée, un abattement chaleureux, une dissimulation de prisonnier, une
fureur de vaincu sanguinaire qui donnent le frisson.

Et le public est remué, ému, terrorisé par ce drame où il y a des
sentiments effrénés, des costumes admirables, des tentures, des voûtes
bien reproduites, des sérénades, des cris, des lames, des armures, de
la fatalité voulue--et, en travesti violet pourpre, sous une perruque
noire et un voile de faiblesse et de méchanceté, les yeux, la bouche,
la grande voix et le grand cœur de Sarah Bernhardt.

[Vignette]


  BOUFFES-PARISIENS-CORA LAPARCERIE.--_Le Jeune Homme candide_,
  comédie en deux actes, en prose, de M. Pierre MORTIER; _Xantho
  chez les courtisanes_, comédie en trois actes (dont un prologue)
  en vers, de M. Jacques RICHEPIN, musique de M. Xavier Leroux.

Ce qu’il y a d’extraordinaire et d’inattendu dans les deux petits actes
de cet ironique et brillant Pierre Mortier, c’est que le titre n’est
pas menteur: il s’agit bien d’un jeune homme candide--et comment! Ce
Gaston qui a peur de la liberté de propos et de gestes de sa fiancée
Madeleine, par ailleurs sa cousine, qui brise son mariage, qui se
laisse prendre aux fadeurs sournoises de Mlle Évangéline Tambour,
élève du Conservatoire, qui se laisse escroquer un baiser furtif et
terrible, qui se laisse menacer par le frère Martial Tambour jusques
aux justes noces, inclusivement, qui se laisse taper et cocufier par
son ami La Bréautière, prince du Pape (_sic_) et roquentin, qui laisse
embrasser sa cabotine de femme par le cabot Saint-Éloi, qui reçoit chez
lui une Totoche en jupe courte qui danse «Caroline», c’est une preuve
suffisante d’excessive candeur.

Il finit par se reprendre et se révolter, par retourner à l’amour
de sa cousine Madeleine, divorcée de son côté et mieux élevée,
à l’ancienneté, par ne plus trembler devant la colichemarde du
frère-bretteur Marius, par divorcer et épouser sa première fiancée.
C’est gentillet, avec des _mots_ de revue, de la bonne humeur et de
l’_humour_.

M. Rozenberg est excellent dans le rôle de La Bréautière; M. Henry
Lamothe est délicieux de bonne volonté et d’ahurissement en Gaston; M.
Arnaudy est sagacement féroce et M. Régnier a de l’aisance.

Pour Mlle Juliette Clarens, dont c’était la rentrée aux sites de son
premier triomphe, elle a été émue, mutine et charmante. Mlle Marie
Calvill, pleine d’autorité doucereuse et cynique, Mlle Alice Vermell,
les jambes nues et le corps en toute aisance, donnent de l’air et du
ton à ce proverbe moderne d’un très jeune auteur qui a le plus joli
passé et le plus riche avenir.

_Xantho chez les courtisanes_ est, comme son nom l’indique, une
initiation très spéciale, une descente aux enfers de volupté, une
incursion de l’honnêteté en mal de plaisir dans les gouffres les
plus savants de la caresse opportuniste et licencieuse. Mais l’art
de Jacques Richepin n’est pas brutal: il ne nous introduit pas tout
de go dans les arcanes du baiser, dans les écoles d’étreinte et de
stupre gracieux de Corinthe: ce sont les trois Grâces elles-mêmes,
Thaïs, Aglaé, Euphrosine, qui, toutes dolentes de leur béatitude et
de leur éternité dans le délice des champs élyséens, soupirent vers
les joies de la terre, et, doucement, en vers évocateurs, souples,
ailés et fléchissant un peu des charmes d’ici-bas, elles nous ramènent
à Corinthe, où l’on enseignait la beauté et les suprêmes plaisirs.
Saluons ces déesses bien disantes et parfaites, Mlles Florise
(Euphrosine), exquise, céruléenne et nostalgique; Moriane (Aglaé),
délice à peine vivant et si pensif; Marie Marcilly, majestueusement
mélancolique et tendre.

Et voici les courtisanes, en pleine action. Mais comment détailler
ces leçons de choses et de gestes, ces dessins de pensers soumis et
galants, ces raffinements présentés en raccourci, de vers souples,
faciles et qui font tout pour rester chastes dans la vérité la plus
éperdue?

Myrrhine, grande-prêtresse de l’Aphrodite des jardins et des chambres
closes, reçoit, après avoir congédié, un instant, ses actives élèves,
la matrone Xantho qui voudrait savoir comment retenir et garder
son fugace époux Phaon. Vous dire comment, un moment après avoir
appris les premiers éléments, après avoir mi-accueilli, mi-repoussé
l’irrésistible Lycas, Xantho assiste, derrière un rideau propice,
aux ébats de son mari Phaon, qui redevient un ancien chevrier, avec
l’omnisciente Myrrhine; comment elle s’éprend, de rage, de la plus
atroce passion pour le beau Lycas; comment Lycas, pour avoir épuisé
sa force de passion, de tendresse et de courtoisie avec des esclaves
noires, ne peut répondre aux prévenances de Xantho voilée et qui veut
confondre son volage époux, je ne le pourrais pas même en le désirant
violemment. Tout finit très bien: à peine si Phaon a été infidèle: il a
trouvé dans sa faute--mais est-ce une faute? nous sommes en Grèce?--une
vigueur nouvelle et des sciences sans fin: sa femme, sans péché, malgré
elle, se révèle à lui; en enlevant un à un ses sept voiles de mystère:
ils seront très heureux.

Mais il ne s’agit que de l’atmosphère opiacée, des aromates, des
étoffes, des corps charmants et à demi dévêtus, des danses endiablées
et divines où la chair a l’air de tourner pour débrider l’âme et où le
mouvement, la ligne, l’insinuation vont jusqu’à l’évanouissement et la
petite mort! Mlle Esmée a été la danseuse de cette extrême frénésie.
Mlle Calvill a une majesté alliciante, une sincérité, un sourire
merveilleux, Mmes Vermeil, Mielly, Florent, Mancel, Yval, de Beaumont,
Stamani, etc., sont les corps les plus délicieux, les yeux les plus
éloquents, les voix les plus profondes.

M. Henry Lamothe est un Lycas avantageux, énamouré, las, très
pathétique et très amusant; MM. Arnaudy, Trévoux, Régnier, Frick
sont excellents et élégants; M. Hasti (Phaon) a le comique comme
involontaire et profond, savoureux et sûr de son personnage, en même
temps qu’une certaine émotion, et Mme Cora Laparcerie (Xantho) a de la
pudeur, de l’héroïsme, de l’horreur, du penchant, de la passion, de la
rage et la tendresse la plus mélancolique.

Tout cela, dans de bons vers faciles, amples, gais et sûrs, dans
des décors aimables et superbes, dans de la musique langoureuse et
savante--mais ce n’est pas mon rayon--est un gage multiple de durée et
de triomphe: tout le monde--enfin--voudra et pourra aller à Corinthe, à
la Corinthe de Cora.

    _17 mars 1910._

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  THÉATRE DES VARIÉTÉS.--_Le Bois sacré_, comédie en trois actes,
  de MM. Gaston Arman de CAILLAVET et Robert DE FLERS.

Que la grande ombre sereine et blanche de Puvis de Chavannes me
pardonne: la comédie-ballet qui a, hier, triomphé aux Variétés, ne
m’a pas évoqué un instant son chef-d’œuvre pensant et nostalgique.
Au reste, _le Bois sacré_ de MM. Caillavet et de Flers n’a ni
lointain ni mystère: c’est la direction des Beaux-Arts, direction
toute fantaisiste (puisque, ces temps-ci, c’est un sous-secrétariat
d’État), et qui stupéfierait le bon M. Marcel, ferait sourire
l’exquis Henry Roujon, le charmant et regretté Gustave Larroumet,
scandaliserait Turquet et Castagnary, et tuerait net--si ce n’était
fait depuis longtemps--l’immarcescible Sosthène de La Rochefoucauld,
qui mettait des feuilles de vigne aux statues et cadenassait le
sourire de la Joconde--ou presque! Eh bien, vicomte, on s’embrasse,
on chante, on danse, on _flirte_ aux Beaux-Arts, en 1910, on s’y
excite, on s’y pâme: l’ambition, la grâce, l’à-peu-près, la pantomime
et l’outrance y dansent un cancan où ne manque même pas une musique
offenbachique! Et, tout de même, vous ne seriez peut-être pas si
indigné que cela, mon pauvre Sosthène, puisque les deux auteurs
survivants du _Roi_ disent son fait à la République, raillent
l’ignorance des ministres démocratiques (fantaisie! vous dis-je,
fantaisie!), font de l’antiféminisme galant, prêchent la vie de famille
saine et franche--oh! avec des accrocs!--prônent les charmes de la
campagne--avec un enthousiasme très parisien,--qui caricaturent avec
bonheur le snobisme exotique, le ballet russe, et jusques à l’âme
slave, chère à Eugène-Melchior de Vogué, qui ont même, à la suite de
Mme Marcelle Tinayre, des _mots_ sur la Légion d’honneur des femmes,
et (peut-être) des hommes de lettres... Tenez, Sosthène, vous leur
donneriez le cordon noir de Saint-Michel, comme dans le tableau de M.
Heim, grand-père de notre Dumény!

Mais ces moralistes satiriques n’en ont cure: décorés tous deux,
naturellement--on ne blague le ruban rouge que quand on l’a--ils
auront le grand succès d’argent, d’esprit, de joie, de rire et de
sourire, avec une pièce-revue, une pièce gigogne, aisée, lâchée,
pailletée, pimentée, honnête, au fond, élégante, fine, froufroutante et
tourbillonnante, jouée à la perfection--et quelle perfection, vivante,
intense, heureuse!

Donc, Francine Margerie est une des premières romancières du temps.
Elle est très simple et très heureuse et imagine à loisir. Terriblement
popote, elle se console des adultères et des incestes qu’elle échafaude
en aimant bêtement, depuis quatorze ans, son magnifique bêta de
mari, Paul, homme d’épée, de sport, de grand air. Elle a horreur des
distinctions honorifiques et n’admet que la paix des champs. Pourquoi
faut-il qu’un hasard de cabinet de lecture lui fasse trouver dans
un tome des _Mémoires de la duchesse de Dino_ une lettre d’amour?
Pourquoi faut-il que l’auteur de cette missive vienne chez elle pour
organiser une représentation au bénéfice des anciens premiers prix du
Conservatoire, et que cet auteur soit la femme légère et frivole du
directeur des Beaux-Arts, Champmorel? Pourquoi faut-il qu’un étrange
comte russo-napolitain, le colonel-danseur Zakouskine, soit là pour
s’être reconnu dans un des héros de Francine--et comment!--et fasse
une impression immédiate sur l’inflammable et électrique Adrienne
Champmorel? Et pourquoi faut-il, surtout, que, par jalousie contre sa
rivale, Mme de Valrené, qui va être décorée, Francine, soudainement,
aspire à l’étoile de Napoléon, qu’elle retourne son époux, déboucle ses
malles, se décide à intriguer, à faire intriguer et à envahir le Bois
sacré, la direction des Beaux-Arts?

Nous y voici, au Bois: il y a des lauriers et des verdures de Beauvais;
la sous-Excellence Champmorel, béate, ignare, monumentale; un huissier
contempteur du présent et ancien suisse à Saint-Roch; des attachés fort
détachés de tout savoir; un grand désordre et une paresse souveraine.
Mais ne détaillons pas: Francine vient solliciter Champmorel, qui la
presse--et qui le gifle; Adrienne désire véhémentement Paul qui se
refuse; l’irrésistible et volage Zakouskine tâche à se disculper, par
pantomime et danses, d’une infidélité certaine que ladite Adrienne
ne veut pas encaisser; Francine, pour retrouver sa croix, engage son
mari à être aimable envers la surintendante, et, de fil en aiguille,
Paul Margerie se laisse aller, embobiner et lier. Sa «bonne figure
de distribution de prix» s’unira au museau d’écureuil d’Adrienne--et
voilà un beau dévouement. Quant à Champmorel, repoussé par Francine,
il se consolera avec Mme de Valrené: horreur! la voici: c’est un vieux
monsieur!

Et comment conter le troisième acte? C’est la répétition du
divertissement en l’honneur des lauréats du Conservatoire: Champmorel
y prononce un discours, Francine s’aperçoit de son infortune et
reçoit la croix d’honneur, Paul et Adrienne y échangent les adieux de
Titus et de Bérénice et les adieux de Fontainebleau. Francine et Paul
se réconcilient, se retrouvent et se reprennent, redeviennent tout
simples et campagnards, au point que la romancière renonce à son ruban
si chèrement gagné, mais, avant ce dénouement ironique et charmant,
quelles comédies, quelle danse inouïe de Zakouskine et d’Adrienne, quel
chahut rythmique, voluptueux, canaille, satirique et chaleureux, en
costume, en œillades, en pointes, d’un comique qui trotte, qui bondit,
qui souligne! Quelle pétarade de _mots_, de gestes, quel spectacle,
quelle parade, quelle parodie philosophique, mondaine et presque
sociale!

Les danseurs sont Max Dearly et Ève Lavallière--et ils parlent. La
sûre fantaisie de Dearly, fine dans la pire outrance, juste et quasi
justicière, sa fatuité candide et chantante, la gaminerie innocente
et pimentée de Lavallière, ses yeux, sa bouche de lis, ses jambes de
péri et son baiser congénital n’ont pas besoin de commentaire: c’est le
chef-d’œuvre, c’est la nature. Nature aussi, ce Paul Margerie d’Albert
Brasseur, ouvert comme une fleur, solide, tout costaud, tout offert,
sucre de pomme, et si facile au bonheur! Nature, majestueusement,
merveilleusement, en grand artiste, Guy (Champmorel), si à son aise
dans la pourpre démocratique et la sérénité conjugale! nature, le
gaffeur prédestiné et trop dévoué des Fargettes (Prince)! nature,
l’huissier réactionnaire et dédaigneux Benjamin (Moricey)! nature, MM.
Avelot, Dupuis, Charles Bernard, Girard, Didier et Dupray! Et Mmes
Marcelle Prince, Chapelas, Debrives, Fraixe, etc., sont délicieuses et
vraies.

Mme Jeanne Granier (Francine) est un miracle de charme, de simplicité,
de pétulance, d’inconscience, d’injustice, de jolie émotion, de gentil
dépit--et son rire, vous le connaissez! Et il serait incroyable,
n’est-ce pas? que dans cette pièce épicée et savoureuse, on ne parlât
pas de caviar: c’est le gigantesque M. Strub qui en parle à la
perfection--en russe.

                                 * * *

Le noble auteur d’_Electre_, Alfred Poizat, vient de faire applaudir
à _Femina_ une tragédie d’honneur et de devoir, _Sophonisbe_, que Mme
Bartet voulait interpréter, et qu’elle interprétera un jour, et, aux
Mathurins, M. Charles Simon, l’un des auteurs de cette inoubliable
_Zaza_, a vivement intéressé un public chaleureux aux péripéties
commerciales et sentimentales de la maison _Doré sœurs_. Saluons les
traînes des robes parisiennes et les voiles africains, classiques et
nouveaux.

    _21 mars 1910._

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  THÉATRE ANTOINE-GÉMIER.--_La Bête_, pièce en quatre actes, de M.
  Edmond FLEG.

Mlle Lucienne Esselin a vingt-quatre ans, tous les dons et toutes
les vertus. C’est «la bonne fée» de Boischarmant. Entre sa mère
et son admirable grand-père, le docteur Bussière, octogénaire et
entomologiste--depuis l’admirable article de Mæterlinck sur M. Fabre,
l’entomologisme se porte beaucoup--elle épand ses bienfaits sur le
village, ne se marie pas et semble «aimer l’horreur d’être vierge»
chère à l’Hérodiade de Mallarmé. Son cousin germain, Guillaume
Bussière, partage son temps entre les plus rares études scientifiques
et la pire débauche, mais ce jeune homme indifférent fronce le sourcil
en apprenant qu’un de ses anciens amis, Pierre Marcès, est dans les
environs et qu’on le reçoit: ce Pierre est le plus méchant des hommes,
aigri par sa misère passée et tombé du génie au vice torturant et
amusé, en compagnie de son complice le peintre Claude Patrice, qui, par
hasard, est là aussi. Et, en effet, fat, plat, insolent, Marcès tient
tête à tous les sarcasmes de la jeune fille, s’invite, s’installe,
domine Mme Esselin, ensorcelle le docteur. Une mystérieuse visiteuse
endeuillée vient prévenir Mme Esselin: Marcès est l’indignité même,
séduisante, irrésistible; il a fait un pacte avec Patrice pour réduire
Lucienne au rôle de jouet: qu’on prenne garde! Et c’est la propre mère
de Marcès! Horreur! On chasse l’infâme. Mais il a tout entendu et, sans
hésiter, il s’empare de la vierge-fée, étouffe ses cris, l’entraîne, la
prend de force--et comment!

Oui, comment! Car Lucienne a pris goût à son tourment et à sa honte.
Ses sens se sont éveillés, tout-puissants; elle est l’esclave ravie,
l’épouse-maîtresse de Marcès. Elle reçoit ses amis tarés, ses anciennes
maîtresses, sourit à tous et à toutes, et, la nuit, se livre à tous les
caprices, à tous les raffinements de son bourreau dépravé. Elle est la
proie humide et froissée, la bête pantelante, un réceptacle de volupté
charmé, grouillant et goulu. Son cousin Guillaume, devenu grand homme
et--enfin!--amoureux d’elle, tâche à retrouver dans ce gouffre un peu
de la fée-vierge d’hier, d’il y a deux ans: il y parvient et Lucienne
se secoue, crie son dégoût et sa lassitude; mais le monstre, Pierre
Marcès, revient dompter sa femelle: elle s’abandonne et son sexe lui
remonte au cerveau. Heureusement, Marcès n’a pas son compte de délices:
il lui manque le piment de la jalousie. Il lance son Claude Patrice,
retour de l’Inde, comme M. Brieux, sur sa femme, oblige Lucienne à lui
faire bon visage, à se laisser émouvoir par lui, écoute, caché, tel
Néron, leur discours, et ne paraît que lorsque le peintre va étreindre
la pauvre bête: c’est bien, très bien: il a vibré!

Et le bon Guillaume, qui ramène la mère de Lucienne, qui ramène à la
misérable et passive brute sa pureté première, sa famille irritée, le
calme saint du village enchanté, se brise ou se briserait au pouvoir
cynique et malsain du démon Marcès, à son priapisme incisif, à ses
évocations de stupre, à son argument--dirai-je _ad hominem_?--du lit
soudain étalé, du lit glorieusement crevassé, éventré et souillé,
si lui-même, le bon Guillaume, n’entraînait pas, n’emportait pas
brutalement sa cousine écartelée entre le vice et la vertu! Et Marcès
ricane: la fugitive restera sa chose: elle a sa marque, son sceau, ses
morsures: elle aura faim et soif de lui.

Et il en est ainsi, malgré tout. A Boischarmant, redevenue fée
enseignante et jeune fille, Lucienne repousse la mère de Marcès, mais
n’ose se donner à Guillaume, dans la crainte que le geste ne lui
rappelle, ne lui rapporte son être de bestialité passive dans le même
temps que le souvenir, l’empreinte, l’étreinte de son triste époux. Il
faut que Marcès vienne lui-même, qu’elle se dépouille de sa terreur,
qu’elle puisse le recevoir, l’entendre sans l’écouter, pour qu’elle
s’aperçoive qu’elle ne subit plus son ascendant, que la bête est morte
en elle, qu’elle recouvre sa virginité d’âme et--presque--de corps et
qu’elle peut se donner, en bon ange, à l’angélique Guillaume. Et le
mauvais ange Marcès s’en va, foudroyé, en proférant de vagues et vaines
malédictions.

Telle est cette pièce symbolique et biblique où les luttes du mal et
du bien revêtent un costume moderne, où l’on dit des _mots_ parisiens
et où l’on vante même telle ou telle marque bien moderne, telle ou
telle maison consacrée. Il y a eu, de-ci, de-là, un peu de flottement
et d’hésitation, des inexpériences et des morceaux de bravoure un peu
préparés et presque inutiles, une distinction d’esprit trop constante
et assez maniérée et comme une certaine naïveté dans le profil perdu
du vice et l’ombre portée de ses manifestations, mais il y a du
pathétique, de la subtilité, de la sincérité, de la flamme et jusqu’à
une atmosphère de lubricité coupable et, d’ailleurs, condamnée.

Mais qu’importe en une parabole? Dans la réalité, un être aussi méchant
que Pierre Marcès tuerait et ne s’effacerait pas; mais n’est-ce pas
l’ange déchu de la Bible qui se laisse accabler? Et Lucienne, sous
la caresse de Guillaume, ne se souviendra-t-elle pas de Pierre?
Revoyez _l’Empreinte_, de M. Abel Hermant! Mais nous assistons à une
_moralité_, à un drame symbolique et éternel où la chair, la chair
serve est un véhicule de l’esprit de Dieu, de l’âme éparse, et qui
triomphe à son heure, en famille.

M. Edmond Fleg a eu des interprètes ondoyants: si, dans le personnage
de Pierre Marcès, M. Gémier a été implacable, câlin, sournois, félin,
formidable et lâche, un Karagheuz-Tartufe, un Don Juan-vampire, un
Satan-Taupin, M. Rouyer, un Claude Patrice pleurard, pitoyable et d’une
audace tactile un peu brusque, Henry Roussell est un Guillaume d’abord
riant, puis bouillant, et d’une ardeur assez monotone; M. Clasis fait
une jolie figure d’entomologiste; MM. Flateau et Saillard passent trop
vite, excellemment.

Mmes Jeanne Éven (Mme Esselin), Léontine Massart (Mme Marcès) sont
dignes, pathétiques et charmantes; Mmes Mirval et Lécuyer passent,
délicieusement; Mlle Jeanne Fusier est une gamine qui saute, danse,
pépie et palpite, et Mme Andrée Mégard (Lucienne) est tout esprit
et tout chair: elle a des yeux de martyre, des bras d’étreinte, une
chair où il reste de la volupté, de la crainte où stagne du désir, de
l’inconscience qui se repent: c’est moderne, antique, réel.

    _4 avril 1910._


[Bandeau]

  THÉATRE DES NOUVEAUTÉS.--_Le Phénix_, pièce en trois actes, de
  M. Raphaël VALABRÈGUE: _On purge Bébé_, pièce en un acte, de M.
  Georges FEYDEAU.

Non content de devoir, comme ses mythiques congénères, renaître un jour
de ses cendres, _le Phénix_ de M. Raphaël Valabrègue a mis vingt-quatre
années à se produire à la rampe. Mais depuis que la race maudite et
sacrilège des critiques dramatiques ne fait qu’une bouchée des plus
larges efforts et ne bénit pas les auteurs qui ont œuvré des siècles
pour la faire bâiller quelques heures à peine, qu’importe le temps,
hélas!

Donc, le phénix en question, c’est ce brave docteur Delamarre qui,
chaque été, se donne un mois de congé, va le passer dans les Alpes
ou les Pyrénées, présente un faux docteur Delamarre (son fidèle ami
Ducastel), se présente lui-même sous des pseudonymes variés, fait un
doigt ou une main de cour à des dames diverses, se les _envoie_, si
j’ose dire, quitte à les épouser plus tard; se permet des différences
au jeu qu’il paiera le lendemain et, crac! fait disparaître au bon
moment son personnage d’emprunt au fond d’une crevasse complaisante!
Plus de fiancé! plus de débiteur! Et il n’y a plus que l’honorable et
grave docteur Delamarre!

Le malheur est qu’il est tombé, cette fois, à Allevard, sur la fille
d’une tireuse au pistolet qui fait mouche à tout coup, que cette
tireuse, Mme Prune--rien de l’héroïne de Loti--est une ancienne
maîtresse de son beau-père, M. d’Outreval, que tout le monde se
retrouve à Paris, que d’Outreval doit épouser Mme Prune, que le fidèle
Ducastel, arrêté pour avoir assassiné les fausses incarnations de
Delamarre, ne peut épouser la belle sœur de Delamarre, en l’honneur
de laquelle il a été héroïque, parce qu’il est un fils naturel de
d’Outreval; que la terrible Prune joue de son revolver à tout bout
de champ et qu’il faut trois actes--trois grands actes--pour que
Ducastel ne soit plus le frère de sa fiancée et qu’il l’épouse; pour
que d’Outreval n’épouse plus Mme Prune et pour que le docteur Delamarre
revienne totalement à ses malades, à sa charmante épouse Cécile, et
renonce à ses déguisements, à ses frasques et à sa phénicité.

Louons Mme Caumont (Mme Prune), exubérante et à répétition; la
charmante Carlix, l’exquise Louise Bignon, Mlles Parys, Jenny Rose
et Delys, MM. Coquet (Delamare), Gorby (Ducastel), Landrin, Minard,
Choisy, Lauret et Grelé, et Germain, qui reste lui-même--et c’est tout
un orchestre, à lui seul, de fantaisie et de gaieté.

Si le personnage principal de l’_Iphigénie à Aulis_, d’Euripide, n’est
autre que le vent, l’âme de la pièce de M. Feydeau est, si j’ose dire,
un seau de toilette, sans parler de deux pots de chambre qui meurent
à la cantonade, à la fleur de l’âge. Cette farce est effroyablement
comique. Il s’agit, au propre, d’un bébé qu’on purge, que l’on purge
pour de vrai. Et tout disparaît devant cette opération qui tarde à
être miraculeuse. Mme Follavoine ne s’habille pas pour rester plus
servilement mère, met son seau sur les fauteuils et le bureau de
son époux, traîne son peignoir sale et lâche, ses sandales, ses bas
tombants, ne parle que de la matière et de son angoisse d’une noblesse
intime, néglige ses cheveux et ses invités. C’est à mourir de rire.
Et ça devient tragique: l’invité de marque, directeur au ministère
de la guerre, doit boire l’eau dépurative pour mettre l’enfant en
confiance, l’enfant tonne, rue, ne boit rien, et l’invité apprend, pour
rien, qu’il est cocu: sa femme s’évanouit, l’amant éclate et bat! Mais
comment conter cette pantomime, pour ainsi parler, farcie de _mots_, de
gestes, et qui n’est pesante que pour s’affirmer moliéresque?

Cassive est épique et inoubliable de naturel, de justesse à peine
appuyée dans le rôle de la mère; Marcel Simon est parfait en père
martyr; la petite Lesseigne est un gosse très rigolo et M. Germain
est la plus délicieuse et la plus majestueuse des ganaches. Georges
Feydeau, grand maître du Rire, a triomphé, une fois de plus, _in
materialibus_. Ajoutons que, officier d’administration de territoriale,
il a fort spirituellement blagué le sous-secrétariat d’Etat à la
guerre. Si on lui donnait le troisième galon? Il a bien mérité de la
joie nationale!

    _13 avril 1910._


[Bandeau]

  THÉATRE DU VAUDEVILLE.--_Le Costaud des Epinettes_, comédie en
  trois actes, de MM. Tristan BERNARD et Alfred ATHIS.

C’est le _Soupeur inconnu_.

Ou plutôt, c’est l’éternel héros de Tristan Bernard, se déhanchant
entre le vice et la vertu, entre la fatalité et la veine, veule,
gentil et _gnangnan_, loupeur, gouape et pis, au demeurant le meilleur
fils du monde. De son observation et de sa fantaisie, de petits faits
pittoresques et parfois inutiles, recueillis avec amour, l’auteur
d’_Amants et voleurs_ orne, sertit, soutache et charge sa philosophie
optimiste et ironique: le Hasard mi-partie, mauvais et bon, s’offre
et dispose; les événements se coalisent et se neutralisent--et tout
finit bien, à cause de l’adorable et merveilleuse paresse du fécond
Tristan qui ne peut rester trop longtemps sur un sujet, à cause de
sa tendresse incurable qui ne peut imaginer des êtres trop ignobles
ou trop malheureux--et voilà la raison d’une délicieuse mollesse,
d’un arbitraire exquis, d’un mouvement sans rigueur dans la technique
dramatique et la psychologie de M. Bernard. (Alfred Athis me pardonnera
de ne pas parler de lui: le collaborateur profond, savant et délicat de
Tristan Bernard est pour lui un autre lui-même et je l’en félicite de
tout cœur.)

Et _le Costaud des Epinettes_, qui a ému et charmé, aurait pu, pour
son triomphe, se restreindre à son troisième acte, plein, varié,
tragique et alangui, très Grand-Guignol en ce temps où le Grand-Guignol
s’installe partout--et au Théâtre-Français. Mais MM. Bernard et Athis
ont tenu gentiment à préparer ce drame intime, à éclairer leur lanterne
sourde, à détailler leur horreur et leur délice. Merci.

Nous passons donc le premier acte dans un brave caboulot de chevaux
de retour, apprentis-repris de justice, chevaux de retour et autres
poulains: c’est du bon monde. Or, tandis qu’on fête l’ami La Tanche,
frais revenu de la prison de Fresnes, un monsieur élégant vient
demander M. Doizeau, qui sert de comptable, de temps en temps, au
patron du lieu, l’oncle Tabac. Il s’agit d’un _coup_--et le type est
là: c’est Gabriel, un dur et un solitaire. Et comme c’est simple!
Il ne faut que buter une grue qui ne veut pas se séparer de lettres
compromettantes pour un député qui fut jadis son amant! Rien du tout,
quoi! Mais, quand il apprend qu’il faut lier conversation avec la
personne et l’empaumer avant, le Gabriel s’excuse: il n’est pas
causant! Le _turbin_, soit! Le _pallas_, nib de nib! Gomez, le monsieur
élégant, en resterait comme deux ronds de frites, et l’entremetteur
Doizeau serait chocolat s’ils ne s’avisaient pas de recourir à l’oncle
Tabac: justement, ce bistro a quelqu’un dans son garde-manger, un
ancien riche, Claude Brévin, qui lui doit deux mille francs et qui,
après quatre cent dix-neuf métiers et trente mille malheurs, est
_sec_ et _sans un_, prêt à tout. Il est moins prêt depuis qu’il s’est
restauré, grâce à la générosité de Tabac: il a des bouffées d’honneur
et d’héroïsme. Mais tant pis! il consent au crime pour payer ses
dettes. Et il ira au souper de centième où il trouvera sa victime.

Nous y voici. Défilé de courtisanes huppées, décolletées, endiamantées,
d’auteurs plus ou moins grotesques, d’acteurs paonnant, de _mots_,
d’à-propos, de _chichis_: hors-d’œuvre et entremets. Voici surtout
Claude Brévin, le costaud des Epinettes, en habit loué, surveillé
étroitement par son sanglant _manager_ Doizeau. Il rencontre un ancien
ami, Valtier, qui le réconforte un peu et rassure son honnêteté plus
qu’hésitante. Mais Claude, entre sa vie d’avant-hier, son néant d’hier,
son horreur d’aujourd’hui, frémit atrocement à la vue de chaque femme
qui entre: est-ce celle-là qu’il doit tuer tout à l’heure? Un moment,
il saute de joie: sa victime présomptive, Irma Lurette, a la fièvre:
elle ne viendra pas! La voilà: une toilette--et quelle toilette!--a
eu raison de son malaise! Déjà Claude est touché: le bongarçonnisme
faubourien et un tantinet mélancolique d’Irma va l’achever. Mais,
hélas! la courtisane l’agonit d’injures parce qu’il éloigne d’elle,
en une colère nerveuse, un banquier bien intentionné. Tant pis pour
elle! Elle n’est qu’une fille vénale et malapprise! Elle ne le suit (ou
l’emmène) que pour un rubis offert! Tant pis! Tant pis! Tant pis!

Nous voilà chez la pauvre Irma. Les domestiques ont été savamment
éloignés. La malheureuse est un peu embarrassée, un peu charmée de
ce drôle de type qu’elle a emmené. Elle ne le connaît pas; il lui a
donné une bague, il dit qu’il est riche, mais sans conviction. Elle
ne l’aime pas et ne se donnera pas à lui. De fil en aiguille, par
besoin de parler, elle se confesse à ce passant: elle n’a pas de chance
et n’en aura jamais, elle est une bonne fille méconnue et qui se
défend--d’avance. L’infortuné Claude avoue à son tour, avec rage, qu’il
est pauvre. Qu’importe? Ah! la vie n’est pas drôle! La mort non plus!
Tandis qu’Irma est dans sa chambre à coucher et revêt un peignoir,
le sieur Brévin redevient (ou devient) le Costaud des Epinettes: il
éteint l’électricité et prépare ses instruments. Mais qu’est-ce? Une
ombre! Claude l’étreint, la renverse: un cambrioleur, peut-être un
assassin! Le meurtrier officiel a sauvé sa victime d’un surineur de
hasard! Et la triste Irma est tellement saisie d’épouvante, après
avoir renvoyé l’intrus, qu’elle s’évanouit, qu’elle a besoin des soins
de Claude, qu’elle est une toute petite fille de rien. Alors le Costaud
n’en peut plus: il crache et pleure sa honte, dit ce qu’il était venu
faire. Horreur! horreur! Mais vous voyez que tout se termine--si c’est
finir--en attendrissement, en douce: pardon général! amour partagé! Le
hideux et tremblant Doizeau, qui habite au-dessus, a entendu la chute
d’un corps: il reçoit les lettres compromettantes, donne les dix mille
francs, prix du sang, et le billet pour Bruxelles qui doit éloigner
l’assassin de l’échafaud: ai-je besoin d’ajouter que c’est précisément
à Bruxelles que se rend la tournée dont fait partie Irma et à laquelle
Claude va s’adjoindre? N’empêche que Doizeau a frémi du cynisme du
Costaud: tout est bien!

Et tous ces gens-là sont très gentils: il n’y a pas un seul vrai
coupable: les voleurs aiment bien leurs pères, le bistro ne refuse pas
un verre de vin ou un «ordinaire» et le cambrioleur a peur de sortir
seul la nuit! Ah! mon vieux Tristan! et vous, mon cher Athis, faites
des apaches et des honnêtes gens à votre image! Mais c’est de la
littérature!

Claude Brévin, c’est Louis Gauthier, parfait de colère, de tendresse,
d’angoisse, pathétique et simple; Lérand est merveilleux dans sa
silhouette aiguë du sinistre Doizeau, et Joffre magistral dans son
personnage d’oncle Tabac. Jean Dax est un cambrioleur discret, poli et
pittoresque; MM. Levesque, Baron fils, Luguet, Léry sont très amusants
dans des figures épisodiques; Larmandie (Gomez) est coquettement
sinistre, Pierre Juvenet est joliment honnête, spirituel et courageux;
Lecomte est un Fresnard effréné, Ferré un lutteur qui a le sourire et
le mot, MM. Keller, Faivre, Duperré, Lacroix et Vertin sont excellents.

Il faut louer les charmantes Carèze, Dharblay, Farna, Fusier, Lyanne et
Gipsay, la parfaite Cécile Caron, l’inénarrable Ellen-Andrée. Mais--il
faut être juste pour tout le monde--Mlle Lantelme vient de gagner--pour
de bon--ses éperons. Gamine, populacière, outrancière, argotique,
rosse, cavale qui secoue ses glands d’or comme d’incommodes liens
ou brave petite âme qui s’évade de son passé et de son métier, qui
retrouve et reconquiert sa tendresse et son sentiment, à la fatigue,
elle a eu des mines, des gestes, des rires, de la fièvre, de la peur et
de la joie, à nouveau, qui sont, en détail et en bloc, une révélation.
Grâce à elle, Irma Lurette est un peu là! Et l’on ne peut imaginer une
seconde qu’on la tue! Lantelme est une grande artiste et--ce qui est
plus rare--une grande artiste en pleine jeunesse, en pleine vie, en
pleine action.


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  THÉATRE SARAH-BERNHARDT.--_Le Bois sacré_, pantomime en deux
  tableaux, sur un poème rythmé de M. Edmond ROSTAND, musique de M.
  Reynaldo Hahn.

Ah! la radieuse antiquité! Le parfum de pureté, de charme et d’harmonie
qui enveloppe les pires tumultes de la Grèce, le sentiment--sentiment
aussi parfait que la pensée--qui voile et glorifie les œuvres de chair
et les sourires, la grâce aisée et ailée qui drape les attitudes, les
sommeils et les réveils!

    _Là tout est ordre et beauté_...

Lorsque le fervent et lointain Pierre Louys, qui sut retrouver si
magnifiquement l’âme d’Alexandrie, de Corinthe et d’Athènes, se
demanda s’il pouvait exister, en notre temps de progrès ouvrier et
de civilisation bourgeoise, _une volupté nouvelle_, il imagina des
poètes et des courtisanes--et c’est tout un, n’est-ce pas, Claude
Farrère?--qui ne _s’épatent_ de rien en notre confort vertigineux
et notre vitesse démoniaque, qui regrettent de luxueuses recherches
et, finalement, ne goûtent qu’une découverte, qu’une conquête: la
cigarette!...

Mais ce ne sont que des hommes et des femmes. Restent les dieux,
les dieux de l’Olympe et du Taygète, les dieux tout-puissants sous
le contrôle de la Fatalité, les dieux tout aimables, formidables de
suavité et d’enchantement, passionnés d’aventures, de miracles et
de sérénité, de métamorphoses terribles et souriantes, les dieux au
caducée, les déesses aux yeux de violette, au croissant d’or, au casque
d’argent, troupe toute armée, toute aimante, souveraine et farce, élite
de délice enivrée d’ambroisie, d’hymnes et de sacrifices, les déesses
et les dieux qui avaient besoin, pour vivre, des chants d’Hésiode, de
Sophocle et de Virgile et qui sont morts avec le grand Pan, en un jour
de brume inélégante et obscurantiste.

Eh! non! ils ne sont pas morts! Un peu traqués, un peu dédaigneux, ils
voguent sur la terre comme aux temps où ils émigrèrent en Egypte. Ils
hantent le bois sacré que nous peignit l’immortel Puvis de Chavannes
et que, après lui, Lucien Jusseaume, qui sera immortel, nous orna,
nous noua féeriquement et divinement. Dieux en exil, ils devisent
des grandeurs passées; le bon Louis Ménard n’est même plus là pour
leur tresser des couronnes: ils sont abandonnés, invisibles comme un
simple Gygès, et, s’ils ont de l’esprit et de la gaieté, c’est que
M. Edmond Rostand est là, dans un joli élan de piété et de pitié,
dans un beau mouvement de fantaisie amusée et profonde, dans un geste
exquis de raccommodeur de siècles, de civilisations, d’ères et de
cycles, d’Empyrées et de ciels. Vous pensez bien, mortels, que, dans
nos jours disgracieux, ces habitants de l’Olympe en non-activité par
retrait d’emploi ne peuvent se contenter d’une simple cigarette pour se
réconcilier avec notre engeance: il leur faut plus gros gibier et plus
gros feu.

C’est une automobile, une brave _auto_ qui les ravit et les ranime, une
auto en panne, montée par deux amoureux: les amoureux ont avivé les
cœurs des dieux et l’auto, remise en action par cet excellent Vulcain,
les emmène en voyage...

Mais comment détailler la gaminerie pensante et rêveuse, la légèreté
élégiaque, la joliesse majestueuse de ce poème? Comment louer la
diction superbe et attendrie de ce magnifique Brémond qui est le
récitant, l’évocateur, et qui, lui-même, sort, un instant, de l’Olympe?
Et si les deux amants, M. Guidé et Mlle Marcelle Péri, sont divinement
en chairs et en os, M. Decœur (Vulcain), M. Krauss (Mercure), M.
Maxudian (Pan), M. Cauroy (Morphée), MM. Duard, Worms, Luitz; Mmes Jane
Méa (Vénus), Marie-Louise Derval (Hébé exquise); Mlle Pascal (Junon);
Mmes Desroches, Ringer et Lysia, les jeunes Debray et Schiffner sont
une couronne scintillante de dieux et de déesses païens à damner tous
les saint Antoine et c’est un spectacle charmant, lointain, rare, d’une
beauté sonore, discrète et voilée à laquelle une musique savante de
Reynaldo Hahn apporte un bruissement éolien, d’une volupté en sourdine,
d’une demi-ironie teintée, d’une saveur pieuse et proche qui touche,
pâme et dure...

Et pour que ce soit, tout à fait, un soir de poésie, la grande Sarah
Bernhardt reprend ce rôle de Jacasse, si jeune, si joli, multiple et
ému, dans ces adorables _Bouffons_ de Miguel Zamacoïs: vous avez encore
dans l’oreille la chanson du vent, vous avez dans l’esprit, lecteurs,
l’article vibrant que Catulle Mendès consacra, d’enthousiasme, à cette
fantaisie parfaite et parfaitement enjouée qui a retrouvé son premier
triomphe.

Voilà une belle journée d’art qui aura les plus délicieux lendemains:
les vers vont refleurir sur les lèvres des hommes, les femmes vont
redire un poème d’amour: Mme Sarah Bernhardt a bien mérité d’Apollon,
de Cupidon et d’Hébé!


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  THÉATRE NATIONAL DE L’ODÉON.--_Coriolan_, drame en trois parties,
  de William SHAKESPEARE. (traduction de M. Paul SONNIÈS.)

Parmi les hommes de guerre qui portent les armes contre leur patrie,
Coriolan a toujours eu une moins mauvaise presse que le connétable de
Bourbon ou cet étourneau d’Alcibiade: c’est qu’il n’est presque pas
traître. S’il accepte, si, même, il propose de marcher sur Rome à la
tête des armées volsques qu’il écrasa jadis, c’est que ses ingrats
compatriotes l’ont banni et ruiné, que, de son métier, il est général
et général vainqueur, et qu’il ne sait pas faire autre chose. Sont-ce,
d’ailleurs, des compatriotes qu’il vient réduire à _quia_? Qu’y a-t-il
de commun entre sa grande âme patricienne, son génie de bravoure et son
cœur de lion et cette plèbe lépreuse, pleine de fiel et de vermine,
baveuse et lâche, vile et méchante? Au reste, dire que, avant ou après
sa victoire de Corioles, Caius Marcius traite le peuple comme poisson
pourri serait singulièrement affaiblir sa pensée. Voici comment il
parle aux électeurs: «Que demandez-vous, chiens?... Quiconque se fie
à vous trouve des lièvres quand il voudrait trouver des lions, et des
oies quand il voudrait des renards; vous n’êtes pas plus sûrs, non,
que le charbon de feu placé sur la glace, ou les grêlons exposés au
soleil.» Par une coïncidence curieuse, mais pas très rare en ce moment,
les abords de l’Odéon étaient occupés par des foules que haranguait
l’illustre citoyen Renaudin et, par les bribes de discours qui
traversèrent les murailles, je dois avouer qu’il était bien plus poli
que le Romain Caius Marcius.

La lutte éternelle entre le génie et la sottise, les excitations
sournoises des tribuns Silanus Velutus et Junius Brutus, la grasse
et joviale sagesse du sénateur Menenius Agrippa, la tendresse, et
l’éloquence de la mère de Coriolan, Volumnia, et de son épouse
Virgilia, les scènes populaires de faim, d’émeute, de vote et de
révolte, les scènes militaires de luttes, de sièges, de mort et de
triomphe, les festins et les conspirations ont été admirablement
comprises et rendues par le délicat et profond poète qu’est Paul
Sonniès: il a découpé, avec une habileté précise, l’intégral
chef-d’œuvre de Shakespeare en vingt-six scènes poignantes, ironiques,
sarcastiques et cruelles: son éloquence personnelle a pris l’éloquence
shakespearienne par la gorge et lui a fait rendre tous ses sons, tous
ses mots: c’est de la lave frémissante où l’invective, le dégoût, la
rage galopent, crachent, foudroient: c’est terrible!

Et André Antoine, incomparable metteur en scène, a su enfermer et
encadrer, en un décor unique, et presque sans entr’acte, les vingt-six
décors changeants et renaissants de _Coriolan_, les rues de Rome,
la maison de Coriolan, la maison d’Aufidius à Antium, la tente du
général, le Sénat de Corioles, etc. Et rien n’est plus grand que la
colère de Coriolan et son lent attendrissement devant les supplications
de sa mère, de sa femme et de son enfant qui emportent sa rancune
mortelle contre son autre mère, l’ingrate Rome. C’est très bien joué.
Romuald Joubé est un Coriolan sauvage, passionné, pathétique; M. Lou
Tellegen est un vibrant et généreux Cominius; M. Bernard est un ample,
merveilleux, délicieux et tendre Menenius Agrippa; MM. Chambreuil,
Desfontaines, Denis d’Inès, Grétillat, Coste, etc., etc.--ils sont
cent--sont excellents; Mme Grumbach est une mère d’une sincérité
criante et d’une puissance dramatique fort touchante; harmonieusement
pitoyables et douces, Colonna, Romano et Véniat, etc.

Et cette pièce peuplée et tumultueuse, héroïque et fière, hérissée de
piques, de triques, de trompettes et de tambours, veut le succès le
plus antique, le plus moderne, le plus pittoresque et le plus édifiant.

[Vignette]


  COMÉDIE-FRANÇAISE.--_Le Songe d’un soir d’amour_, poème théâtral
  en un acte en vers, de M. Henry BATAILLE.

On n’aime qu’une fois. Que les sens, la chair, le démon de la vie, le
vain désir d’échapper à tous les jeux du désespoir nous secouent et
nous semblent revêtir d’une nouvelle casaque de forçat sentimental,
nous retrouvons sous ces couleurs notre vieux cœur troué, notre pauvre
âme morte: tout est souvenir et comparaison; nous nous retrouvons
lorsque nous voulons nous oublier, et la plus profonde apparence de
volupté fond à la mélancolie irrésistible et persistante du délice
passé: il n’y a ni deux baisers ni deux étreintes!

Voilà le poème d’Henry Bataille. Poème dramatique? Non, heureusement,
non! Qu’il y ait deux messieurs en habit noir dans cette tragédie
élégiaque et un salon cossu et chargé, qu’une dame--c’est Cécile
Sorel--soit la plus réelle, la plus élégante, la plus vivante des
femmes adorables en activité de séduction, qu’il y ait là des vases
massifs et des lampes pesantes, ce n’est que rêve, évocation, désespoir
armé, ce n’est que vapeur de tristesse et d’éternité, ce n’est que
nuance de larmes...

Qu’un M. Henri, célèbre par ses vers, plus célèbre par l’éclat d’une
liaison notoire et par la rupture de cette union libre, soit appelé,
cajolé et pressé par une citoyenne éprise de ce roman, en mal de
passion littéraire et qui veut surtout entendre parler de _l’autre_
sur l’oreiller et faire faire le parallèle, si j’ose dire, des
caresses; qu’un fantôme trop vrai, qu’un fantôme agissant s’en vienne
traverser cette idylle faisandée, que ce fantôme féminin--et plus que
féminin--empêche le susdit Henri de parler et d’écrire, qu’il lui
coupe toutes déclarations et toute inspiration, qu’il effeuille des
roses, avance des pendules, baisse des abat-jour, raille, soupire,
défie, qu’il--ou elle--finisse par emmener son amant défaillant et
accablé, ce n’est pas étonnant, ce n’est pas effrayant. Mais, dans le
drame si court, dans la quasi-pantomime, dans la récitation à la fois
gamine et lyrique, il y a la poésie tourmentée, rare et familière de
l’auteur de la _Chambre blanche_ et du _Beau Voyage_; il y a sa terreur
secrète et son infini et le frisson d’ici et d’au-delà qu’il adapte
ou veut adapter à la scène, avec ses ailes et son cri... L’apparition
est-elle morte? Est-elle vivante? Cette pure image est-elle celle d’une
traîtresse? Nous ne le saurons jamais, comme nous ne pouvons savoir,
dans la fluidité et la souplesse des vers, si c’est du vers ou de la
prose: Lamartine, Musset, Poe, Baudelaire, Mallarmé, Jules Renard
même, peuvent se retrouver en ce trouble harmonieux, en cette cascade
mélancolique, fine, auguste et ironique au plus creux de la douleur.

C’est divinement joué. M. George Grand, poète un peu étoffé, a une
jolie tristesse, fait un bel effort pour se ressaisir et pour échapper
à l’obsession, est éloquemment possédé et repris; M. Alexandre ne
fait que passer, excellemment; j’ai dit le _los_ de Cécile Sorel, fée
mondaine et désolée, admirable de noblesse câline et de gentillesse
impériale et royale.

Quant à Julia Bartet, blanche, hiératique et molle de tendresse, voilée
de lumière, de fleurs, de gaze, impondérable, errante, elle est le
mystère et le miracle: de sa voix d’ailleurs, de son geste de rêve, de
ses attitudes de tendresse et de sommeil, elle a replacé ce _songe_
dans les nuages les plus émouvants: ange gardien, femme attachée à la
chair, Muse et maîtresse--mais comment put-elle être infidèle?--elle a
atteint la plus humaine et la plus inhumaine beauté et comme un sublime
de sensualité ailée.

Et cette parabole en habit noir et en robe rose nous donne les mots de
passe du paradis: Éternité, Fidélité!

    _26 avril 1910._


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  THÉATRE DE LA RENAISSANCE.--_Mon ami Teddy_, comédie en trois
  actes, de MM. André RIVOIRE et Lucien BESNARD.

C’est tout plein gentil. MM. Rivoire et Besnard viennent de découvrir
l’Amérique. Et quelle Amérique brillante, lettrée, artiste, armée
de goût et de volonté, tacticienne et triomphatrice, charmante et
irrésistible! Ce n’est pas seulement pour n’avoir pas à saluer son
prénom que l’ex-président Roosevelt a fui, en même temps que Paris,
cette pièce patriotique et yankee: il en serait mort d’émotion,
d’orgueil et de reconnaissance.

Touchant rectificateur de légendes, André Rivoire, auteur de _Il était
une Bergère_ et du _Bon roi Dagobert_, s’est attaqué à la légende de
l’oncle Sam, brutal et grossier, et le réaliste attendri qu’est Lucien
Besnard lui a emboîté le pas. Ils nous ont donc présenté leur ami Teddy
Kimberley, lauréat de l’Université d’Harvard, presque aussi érudit que
M. Morton Fullerton et ayant à peine un peu plus d’accent que lui--pour
la convention théâtrale. Introduit par le dessinateur humoriste
d’Allonne dans le salon de sa cousine Madeleine, mariée au député
influent Paul Didier-Morel, il condamne d’un seul coup d’œil et de peu
de mots les jeunes filles, plus ou moins divorcées, qui y pépient, et
une pendule faussement attribuée à Falconnet ou à Le Roy: cet oiseau
rare, cet aigle étoilé, ce lynx d’_Union-Jack_ sait tout et voit tout:
l’empire de la torrentielle et tumultueuse Mme Roucher, présidente de
la République de la veille et perpétuelle Egérie en disponibilité sur
le barbu et nul Didier-Morel, la déplaisante assiduité du bellâtre
secrétaire d’ambassade Bertin auprès de Madeleine Didier-Morel, enfin
et surtout la grâce, la dignité, la perfection de ladite Madeleine.
Il écarte le Bertin, cause tout son saoul avec Madeleine et déclare
sereinement à son ami d’Allonne qu’elle est la seule jeune fille de
céans et qu’il l’épousera. Il a été un peu odieux envers tout le monde
et personne ne répondra à l’invitation qu’il a faite à la ronde, mais
voici qu’il donne aux protecteurs du Louvre (dont Didier-Morel est
président) un tableau de Rubens, _la Vierge aux Orties_, qu’il leur
a enlevé moyennant 80 000 francs. C’est beau, la fortune! On ira, en
troupe, dans sa villa de Deauville. Quel bon garçon!

Mais ce solide, cordial, franc et éloquent garçon est un général
d’armée: à Deauville, il arrange tout, comme innocemment, pour la
réussite de ses affaires: il enferme Didier-Morel avec la présidente
Roucher dans un petit cabaret, leur prouve qu’ils sont faits l’un
pour l’autre, mais, quand la démonstration est faite, quand les
Didier-Morel sont décidés à divorcer, voilà que ce brave et familier
Teddy a travaillé pour un autre, pour ce Jacques Bertin, secrétaire
de pacotille! Que de diplomatie perdue! Que d’efforts naïfs perdus!
Pourquoi le cœur lutte-t-il contre l’esprit? Mais, n’est-ce pas? il
fallait un troisième acte?

N’insistons pas sur les incidents qui le peuplent et dont le détail
est délicieux et émouvant. Vous savez que Teddy mettra à la porte, par
la persuasion et en faisant des effets de poings, l’hésitant et mollet
Bertin, qu’il convaincra de son amour la bonne Madeleine, déjà plus
qu’à moitié conquise, et que la pièce se terminera à souhait, sous la
bénédiction du papa Verdier, père de l’ex-Mme Didier-Morel, du vieux
domestique Dominique et de l’humoriste d’Allonne. _All’s right! Hip
hip! hurrah!_ Et l’on applaudit de tout cœur!

Car, un peu lente, pas très rebondissante et se complaisant assez à des
effets sûrs mais répétés, cette comédie, plaisante, honnête, cordiale
et charmante, plairait à Scribe, à Meilhac et Halévy, aux admirateurs
de leurs plus récents et plus réputés successeurs; gentiment ironique,
elle fait l’éloge de l’amour, de l’énergie et même de l’argent bien
employé, ce qui ne gâte rien. Ce ne sont que braves gens, et tout le
monde est heureux.

L’interprétation est parfaite. Il faut mettre hors de pair Mme Cheirel
(la présidente Roucher), bourdonnante et tourbillonnante, d’une
autorité bonhomme, d’une prétention souriante, si vivante, si gaie, si
vraie: c’est une très grande artiste. Et Abel Tarride est admirable
dans le personnage de Teddy: sympathique, timide, puissant, volontaire,
robuste et fin, ému et gauche, il a composé une silhouette inoubliable
et définitive avec un accent et une âme. M. André Dubosc (Didier-Morel)
est important, imposant et comique; Victor Boucher (d’Allonne)
est amusant et preste; Capellani (Jacques Bertin) est élégant et
spirituellement fat; Berthier (Verdier) est touchant et bonhomme;
Cognet est le plus vénérable des vieux serviteurs et Savin et Jacks
parlent très bien l’anglais (goût _yankee_).

Mme Yvonne de Bray (Madeleine) est très joliment railleuse, vibrante et
attendrie; Mlles Gisèle Gravier, Stylite, Valois, Silvaire rivalisent
de caquet et de joliesse, sans oublier Mlle Irène Bordoni qui, tout
charme et toute séduction, joint à sa grâce physique et morale le plus
rare génie--celui du zézaiement.


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  THÉATRE NATIONAL DE L’ODÉON.--_Mademoiselle Molière_, pièce en
  quatre actes, en vers, de Louis LELOIR et de M. Gabriel NIGOND.

Rien n’est plus respectable, sympathique et touchant que le nouveau
spectacle poétique du second Théâtre-Français: l’un de ses auteurs
n’est que tendresse et l’autre, hélas! le pauvre Louis Leloir, n’a pu
prendre sa part des applaudissements émus et renaissants qui ont salué
son testament artistique, la posthume apologie de sa profession et
sa profession de foi pathétique et dramatique. Une sorte de majesté
douloureuse et cependant sereine entourait l’œuvre et évoquait, sous
l’agonie du Maître des maîtres comiques, le spectre myope, long et
pointu du sociétaire arraché trop tôt à sa chère Comédie-Française et
aux Lettres consolatrices.

Ceci posé (comme on dit à l’École polytechnique qui, paternellement,
_donna_ furieusement dans le succès du drame), feu Leloir et M. Gabriel
Nigond nous offrent, en pied et en âme, Jean-Baptiste Poquelin de
Molière. Tâche héroïque et terrible! Cet homme dont on ne connaît
pas, même à Chantilly, de portrait certain et dont on n’a que trois
ou quatre signatures diverses, cet homme qui déconcerte, en dépit de
Taschereau, les historiens et les exégètes, qui a tout vu, tout dit
et tout prédit, en dix ans de travail précipité, cet homme qui est
le secret et la somme de l’humanité, domine tout le théâtre--et lui
échappe. Il s’enveloppe si bien dans le sac de Scapin qu’on ne peut
démêler l’auteur du _Misanthrope_ et celui de _Mélicerte_, celui du
_Sicilien_ et celui de _Don Garcie de Navarre_. Son œuvre, c’est le
Grand Livre de la Vie, dont parlait son maître, René Descartes: qu’on y
puise la farce, l’amertume, la fantaisie, la liberté, le bon sens, la
résignation et la vertu: c’est un microcosme en relief et à facettes de
joie!

Mais le montrer, lui! Louis Leloir qui l’avait beaucoup joué, qui
avait vu représenter un grand nombre d’à-propos d’anniversaire, n’a
pas hésité: Gabriel Nigond, qui aime l’imagerie pittoresque, attendrie
et dolente, a accordé sa lyre flexible et facile, tressé ses couplets
de bravoure incessants et d’un effet sûr: nous n’avons pas eu, à la
scène, toutes les infamies débitées sur Armande Béjart dans _la Fameuse
comédienne_ et autres pamphlets; par une pudeur trop louable, les deux
collaborateurs ne nous ont pas dit que Molière avait été, à vingt ans
de distance, l’amant de la vieille Madeleine Béjart et le mari de sa
trop jeune sœur Armande et n’ont pas insinué, comme tant d’autres
(et le distingué Serge Basset), qu’il était le père de sa femme. Pas
d’inceste! Merci!

On parle peu d’Armande, au premier acte. Nous sommes à la campagne, aux
environs d’Avignon, et c’est très _Roman comique_ et--déjà!--_Capitaine
Fracasse_. Les comédiens de la troupe de Molière ont faim et n’ont
plus foi en leur chef; en dépit de son amie dévouée et tutélaire,
Catherine Debrie, ils vont déserter. En attendant, ils dépouillent
plaisamment le gâte-sauces Pampelonne de son panier de victuailles.
Molière paraît, dit le _los_ de son art, réduit les rebelles, s’attire
la haine du confident de Mazarin, Roquette, en lui refusant son cheval,
s’attire l’adoration du capitaine La Thorillière, qui aime le théâtre,
et s’endort, au clair de lune, en proférant des vers lyriques qui
l’auraient profondément étonné, car le XVIIe siècle méconnaissait la
nature et la sensibilité descriptive...

Maintenant, nous sommes à Paris. Le temps de voir Roquette demander
la tête (ou le théâtre) de Molière à Mazarin, le temps de voir
Molière demander audit cardinal le paiement d’une note paternelle, le
temps d’entendre Mazarin tousser et défaillir pour ne pas répondre,
le temps d’écouter Molière gourmander et repousser Armande Béjart
qui le harcèle, et, déjà, nous savons qu’Armande veut aimer Molière
malgré lui, que Molière l’aime et, par un sacrifice sublime, la
fidèle Catherine présidera à leur mariage. Le roi aussi, d’ailleurs,
car, entre temps, Louis XIV est entré, a servi de valet de chambre à
l’acteur qui s’habille en Mascarille, dans le bureau même du ministre,
a loué son art et ses productions et lui a donné une salle nouvelle.

Hélas! les années ont passé, l’enthousiasme d’Armande aussi, qui a
abandonné depuis trois ans son époux plus quadragénaire que jamais
et qui n’a plus que son génie et la poupée de sa petite fille
Madeleine! Mais c’est le jour de la Saint-Jean, fête de Molière.
Fête mélancolique. La Thorillière revient des Flandres sans apporter
l’autorisation de jouer _Tartufe_, et si Lulli fait jouer le menuet
du _Bourgeois gentilhomme_, si La Fontaine improvise un facile et
laborieux pastiche sur le sauvetage d’un chien martyr, si l’infatigable
Catherine est là, si la petite Madeleine embrasse gentiment son père,
Armande n’est pas là... Armande! Hé! elle vient, froufroutante,
inconsciente, exquise, ensorcelante, et Molière se laisse aller à
la joie jusqu’au moment où il sent que ce n’est pas l’épouse qui est
retournée à l’époux, que c’est la comédienne à l’assaut d’un rôle et
caressant l’auteur! Ce n’est pas tout! Armande veut chasser Catherine
qui l’a injuriée jadis, et ce pauvre benêt de génie chasserait sa
grande amie si La Thorillière ne surgissait pas à temps pour confondre
l’infidèle, non sans avoir tué ce jésuite de Roquette qui avait pris la
femme de Molière, moins par amour que par haine du mari.

Dès lors, il ne s’agit plus pour Molière que de mourir, ce qu’il fait
non sans soubresauts, quintes et autres éloquences, refusant, au prix
d’une sépulture en terre sainte, de renoncer à son art, s’endormant
au son de l’entrée du _Malade imaginaire_ et rendant, enfin, les yeux
obscurcis, justice à la sublime Catherine qu’il prend pour sa seule
femme, cependant qu’il ne reconnaît pas Armande tant réclamée, Armande
venue trop tard et qui pleure un moment.

J’ai dit le succès de cette pièce constamment et ingénument touchante,
parfois pleurarde et anachronique, qui n’a pas de profondeur, mais qui
est si gentiment plane et imagée. Ne nous demandons pas si Molière
a souffert exprès et si sa douleur privée n’était pas la volontaire
rançon et la source de son génie: n’était-ce pas à cette époque qu’on
publiait _l’Art d’être malheureux_? Attendons l’_Armande Béjart_ de
Maurice Donnay.

Louons M. Desjardins, qui est, comme toujours, émouvant, varié et
parfait en Molière: il plaisante, tonne, vibre, étouffe magistralement;
M. Grétillat est un chevaleresque et chaleureux La Thorillière, M.
Vargas un effroyable et cauteleux Roquette, M. Bernard est tout
simplement admirable de bonhomie en La Fontaine; M. Maupré est un
Louis XIV jeune, brillant, souriant, d’une majesté à croquer; M.
Desfontaines est un Mazarin très comique et un peu forcé; M. Stéphen,
le plus burlesque des patronnets, et MM. Coste, Denis d’Inès, Bacqué,
Chambreuil, etc., excellents.

Armande c’est Mlle Ventura, harmonieuse, angélique et démone, fatale
et puérile; Mlle Barjac a de la grandeur, de la grâce mélancolique,
une autorité éloquente et de l’âme dans le personnage de la sublime
Catherine; Mlle Kerwich est délicieuse sous le bonnet de la bonne La
Forêt; la petite Fromet gazouille joliment; Mlle Devilliers est exquise
et Mlles Véniat et Lyrisse aussi. J’allais oublier M. Savry, qui a
eu beaucoup de discrétion et de noblesse dans son interprétation du
curé de Saint-Roch, qui tâche vainement d’arracher Molière au théâtre
tyrannique, au théâtre dont on vit et dont on meurt, au théâtre profane
et créateur, au Théâtre-Dieu!

    _14 mai 1910._


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  THÉATRE ANTOINE-GÉMIER.--_La Fille Elisa_, pièce en quatre
  actes, tirée du roman d’Edmond DE GONCOURT, par M. Jean AJALBERT
  (reprise); _Nono_, pièce en trois actes, de M. Sacha GUITRY
  (première représentation à ce théâtre).

Lors de sa création et de son interdiction en 1890, lors de sa reprise
en 1900, _la Fille Elisa_ consistait essentiellement en la lecture
d’une lettre d’amour faite d’une voix mouillée par l’inoubliable
Eugénie Nau, en une épuisante plaidoirie nuancée, outrée et mugie par
André Antoine et en une pantomime d’agonie d’Eugénie Nau, déjà nommée,
tant à la cour d’assises qu’à la maison centrale.

Nous avons, aujourd’hui, un tableau de plus, au début, celui de
l’estaminet public, féminin et martial des abords de l’Ecole militaire,
où rien ne manque, ni les filles en peignoir, ni les soldats, ni
les querelles, ni même la négresse traditionnelle, sans parler d’un
inénarrable invalide qui a connu l’empereur un peu jeune, car les
uniformes sont du plus strict 1900 (les fantassins ont le collet et la
soubise rouges). Cette tenue moderne n’empêche pas le fusilier Tanchon
d’être aussi simple et aussi fervent que devant--et Élisa retrouve
pareillement sa lointaine candeur et sa vaine soif de pureté sainte.

Si elle tue son tourlourou pour sauver son âme devant un _bistro_ au
lieu de vagabonder idylliquement et tragiquement parmi les tombes
fleuries du petit cimetière du bois de Boulogne, nous avons le morceau
d’éloquence ampoulé et sincère, creux et vibrant, puissant et monotone
de l’avocat, nous avons un cri de bête nouveau et terrible, au prononcé
de la condamnation à mort, et un très beau mutisme, un bestial effort,
une ruée de sentiment et tout l’afflux du sentiment et du désespoir,
dans la prison perpétuelle, lorsque Élisa se voit abandonnée de tous
et de sa mère, et qu’elle n’a plus que le ressouvenir chevroté de sa
pauvre lettre d’amour.

Élisa, c’est Suzanne Desprès, en bois, en fer, en nerfs, en larmes,
effroyable de tendresse raidie, de pudeur hystérique, de passivité
tragique; Jeanne Éven (la mère d’Élisa) est gentiment crapule; Yvonne
Mirval (Marie-Coup-de-Sabre), est étonnante de vulgarité dramatique
et comique; Jeanne Fusier est très digne en sœur de charité et de
chiourme; Léontine Massart, Vernon, Zerka, Lambell, Greyval et Lécuyer
ont une verve et un brio inouïs, M. Saillard (Tanchon) est très
cordialement naïf et enamouré; M. Marchal (l’invalide) est purement
exquis. MM. Clasis, Rouyer, Colas, sont parfaits, et M. Firmin Gémier,
dans son rôle écrasant d’avocat, est admirable de courage, d’ironie, de
force, de vérité et de lassitude.

Avec _Nono_, nous sortons du noir. Ce petit chef-d’œuvre de cynique
et de sensibilité voilée où tout rebondit, situations et _mots_, où
tout est fantaisie et vérité, où tout est joie, avec une pointe de
mélancolie, a été aux nues. On a ri, à ailes déployées!... Je n’ai pas
à conter cette petite anecdote où un brave homme de poète emprunte sa
maîtresse à un jeune ami et la lui rend après deux mois, en gardant
l’argent de son entretien et en demeurant délivré de son vieux
_collage_, indépendant et riche.

On a ri--inextinguiblement. Il faut dire que Sacha Guitry, l’auteur en
personne, est admirable d’autorité et de comique comme involontaire,
que M. de Guingand est frénétique et irrésistible, que rien n’est
plus amusant que M. Marchal, que Mlle Lambell est plaisante, que Mme
Léontine Massart est pathétique, touchante et déconcertante et que
Mme Charlotte Lysès est d’une fantaisie tourbillonnante, toujours
renouvelée, et d’une distinction telle qu’elle fait joujou avec les
pires horreurs et que lorsqu’elle dit--avec quelle suavité!--«Je
m’emm.....!», elle semble avoir plus de branche, plus de branches de
lauriers que le général vicomte Cambronne!

[Vignette]


  THÉATRE SARAH-BERNHARDT.--_Vidocq_, empereur des policiers, pièce
  en cinq actes et sept tableaux, de M. Émile BERGERAT.

Il n’y a pas plus plat coquin que François-Eugène Vidocq. Il commence
par voler son père, par déserter en Autriche et en France: forçat
évasionniste, il trahit ses camarades; sous-mouchard et chef indigne
d’une bande de traîtres, il a juste assez d’imagination pour organiser
un complot contre sa propre existence, et un gigantesque vol pour faire
_pincer_ les menus coupables; industriel en papier et en carton, à
Saint-Mandé, il ne sait pas exercer son métier d’honnête homme, retombe
à la contre-police, aux filatures, aux renseignements faux, au chantage
et, surtout, aux vantardises: sa jactance d’ancien dentiste de grand
chemin alimente un tas de folliculaires en mal de copie sans l’enrichir
lui-même et il meurt à quatre-vingt-deux ans, en 1857, en se décernant
un brevet de vertu civile et militaire et en affirmant que, sans ses
malheurs, il aurait pu être un autre Kléber!

Le poète Émile Bergerat, qui a autant d’indulgence que de fantaisie et
qui se soucie de l’histoire comme le poisson de Pisistrate de la pomme
du berger Pâris, le Bergerat des _Ballades et Sonnets_, a pétri cette
âme de boue et en a fait un composite de Jean Valjean et de Jacques
Collin, de Sherlock Holmes et de M. Claude. Ce n’est, d’ailleurs, qu’un
épisode, une anecdote.

Nous sommes en 1819. Le sieur Vidocq, policier, vivrait fort heureux
en compagnie de sa vaillante femme Annette et de son fils intelligent
et travailleur Gabriel s’il pouvait être légalement le mari de l’une
et le père de l’autre: il lui faut sa réhabilitation. Ah! être, non
plus un instrument méprisé, un outil précieux et piteux, mais un
homme! Justement, il s’agit de retrouver un collier de la duchesse de
Berry, égaré par une de ses dames d’honneur, la marquise de Madiran.
Sera-ce l’occasion de l’apothéose judiciaire? Entre temps, le ci-devant
galérien se déguise en Napoléon pour amuser son gamin qui a été premier
en histoire--ce qui fait fuir un garde du corps (oui, un garde du
corps!) qui est venu le chercher de la part du ministre Decazes.

Vous sentez comme il le met dans sa poche, Decazes, l’ancien galérien!
Il lui montre une perle du collier, retrouvée d’avance à Saint-Germain,
lui prouve que l’objet a été non perdu mais volé, que le vol est
délicat et intime, confesse la marquise de Madiran et devine sous le
frac d’un de ses danseurs--qui n’est pas le danseur inconnu--la casaque
(sic) d’un de ses camarades de chaîne.

En avant, les travestissements! Sous l’habit de _cockney_, il pénètre
dans l’antre des receleurs; le maître de relais de poste (sans
chevaux), Arigonde, attache le complice, le garde-chasse Utinet;
danse avec la jeune Léocadie qu’on lui a en vain présentée comme
cul-de-jatte, trouve le rosaire dans le court-bouillon; sous l’habit
d’un vénérable prêtre, à l’hôtel Madiran, il convainc la marquise
atterrée que son heureux soupirant, le comte de Casagoras, n’est que
le galérien basque Salvador, et il arrêterait sur l’heure le bandit si
l’infortuné époux, le marquis de Madiran, colonel des gardes du corps
(où avez-vous vu, mon vieux Bergerat, un colonel de gardes du corps?)
si le colonel-marquis, donc, ne survenait pas! Et le Salvador, qui a si
bien coupé le collier avec des cisailles, a une lettre accablante pour
la marquise et il faut que le marquis ne sache rien!

Il ne saura rien. C’est en vain que, arrêté après une lutte terrible,
Salvador aura envoyé son esclave Léocadie porter la lettre-talisman
au colonel, de garde à l’Élysée-Bourbon: le prestidigitateur Vidocq
embobinera le marquis, bonapartiste de la veille et royaliste dévoué;
il lui fera croire que cette missive est un document politique, un
appel aux armes, lui en substituera une autre et tout sera bien: les
Madiran seront heureux, Vidocq réhabilité et le guitariste Salvador
pourrira au bagne.

Cette pièce, honnête et simple, éloquente et malicieuse, pittoresque
et mouvementée, est amusante et reposante: elle permet à l’éclatante
Marie-Louise Derval de révéler ses dons de charme, d’émotion et de
douleur dans le personnage de Charlotte de Madiran et à Andrée Pascal
de dessiner une silhouette exquise, sauvage et passionnée, magnifique.
La parfaite Renée Parny (Annette) est accorte, rieuse, harmonieuse et
héroïque, et, sous ses oripeaux de mégère, Jeanne Méa a l’air d’un Goya.

M. Jean Worms (Salvador) est le plus séduisant, le plus élégant des
bandits; M. Duard (Arigonde) est un forçat chaleureux et touchant;
M. Guidé (Madiran) a de la dignité et de la grandeur; M. Luitz
(Decazes) est très secrétaire d’État; M. Andrieux est un garde-chasse
spirituellement ahuri, et M. Bussières est excellent sous ses
déguisements de police, quoiqu’un peu inattendu, lorsqu’il prête les
intonations de Dumanet, Pitou et autres Polin à un aristocratique
garde du corps (on a rang d’officier, monsieur, et Lamartine fut des
vôtres!). Quant à Jean Kemm (Vidocq), s’il a vingt centimètres de trop
pour chausser la redingote et le chapeau de Napoléon, il est admirable
de force, de tendresse, de rage, d’humilité léonine, d’onction
traîtresse, de volonté et de simplicité. Son masque tragique et mobile,
sa grande voix, son geste puissant et sobre, son autorité sous tous
les déguisements, sa majesté, si j’ose dire, ont fait merveille: il a
prêté une vie réelle et cordiale à une fantaisie, en prose, de poète;
il a fait mieux qu’incarner Vidocq: il l’a régénéré! Et le petit Debray
(Gabriel) est énergique et charmant.


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  THÉATRE FEMINA (Saison d’été, direction Richemond).--_Bigre!_
  revue en deux actes et quatre tableaux, de M. RIP.

En ces temps où la charité est si durement persécutée, M. Rip ne
risque pas grand’chose; il est impitoyable avec une outrance joviale
et forcenée, avec des éclats de voix et des éclats de rire énormes et
la plus allègre sérénité. Dans la revue au titre à la fois prometteur,
comme on dit, et modéré, dont il effare les pudiques tréteaux du
théâtre Femina, il commence par sourire de la maison même, ce qui
ne lui permet pas la moindre indulgence pour des immeubles et des
personnages moins limitrophes, si j’ose m’exprimer ainsi.

Il taille en pièce M. Mayol, pour changer, et le _puzzle_, l’innocent
et absorbant _puzzle_, déchire l’opérette viennoise, blesse à mort le
duel, damne Dieu lui-même, assomme du même coup M. Adolphe Brisson et
Mmes Cora Laparcerie, Polaire et Régina Badet, Mlle Lantelme, et le
docteur Doyen, M. Duez et M. Maurice Rostand, les cantatrices mondaines
et les apprenties, l’inévitable Alexandre Duval et le Champ de Mars,
que sais-je encore? Il faut dire tout de suite que celles des victimes
qui étaient dans la salle prenaient le pire plaisir à leur propre
étripement, et je n’ai pas de chance: c’était la première fois que je
voyais une revue de M. Rip, il n’y avait aucun des traits, injustes
au reste, et féroces, dont, paraît-il, il me larda des années durant!
Ça ne m’empêche pas de constater sa fougue, sa verve, son bonheur
d’expressions, d’à-peu-près et autres calembours, la grâce de ses
couplets, la souplesse de son vers, sa grivoiserie à l’eau-forte, et
jusqu’à une certaine profondeur morale et sociale, voire une excellente
critique des conférences, en termes précis, d’une éloquence incisive et
si amusante!

Je n’en jette plus: voilà assez de lauriers pour tant de chicotin
amer et de vitriol à rimes. Je ne sais si _Bigre!!!_... aura place
dans l’_Histoire de la revue de fin d’année_ de M. Robert Dreyfus ou
de ses successeurs: ce n’est pas de l’histoire, même de la petite
histoire en chansons, et M. Rip s’attache moins aux événements
qu’aux personnalités--et c’est très personnel et très littéraire,
de temps en temps. Ça se termine par la moins attendue des parodies
de _Chantecler_, où le coq est remplacé par un clairon d’infanterie
(rien de _Lili_), où le chien permute avec un chien de quartier, où
la pintade devient colonelle, où le rossignol se mue en chanteuse
de café-concert à soldats, et où les crapauds sont figurés par les
_troubades_ en personne, qui psalmodient gravement:

    _Depuis qu’ nous somm’s sous les drapeaux,
    C’te femm’ là nous porte à la peau!_

On a beaucoup ri et on rira terriblement, un peu longuement tout de
même, car il y a des longueurs et des choses inutiles.

C’est délicieusement joué par Le Gallo, qui charge à peine; par Mlle
Spinelly, qui, en travesti, en _arpète_, est effroyable de malice,
de vérité, d’outrance presque tragique; par Mlle Dyanthis, qui est
harmonieuse et farce; par Mlle Barda, agréable et fine; par l’étonnant
Hasti, brigadier de police qui fait rire par ordre, auteur ahuri et
docile, clairon avantageux; par M. Arnaudy, qui, tout de même, a un
peu _cherré_ dans son personnage d’Adolphe Brisson; par Mlles Léger,
Perret, Franka, Renouardt, Dalbe, Williams, Rossi, Figus, MM. Marius,
Herté, etc., etc. Et gardons des éloges de luxe pour les petits et
petites Livettini, Willem, Walter et Dormel, délurés et savants, et
pour l’incommensurable Koval, qui, entre toutes ses incarnations
hilares et géantes, est hallucinant en cantatrice mondaine, bas
décolleté et girafique à crier, qui a une voix de tête à un kilomètre
de ses épaules. Ah! j’allais oublier: on danse, dans _Bigre!!!_...
comme partout. Et comment! C’est Mlle Spinelly...

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  COMÉDIE-FRANÇAISE.--_La Fleur merveilleuse_, pièce en quatre
  actes, en vers, de M. Miguel ZAMACOÏS.

Comme nous avons eu peur! Le premier acte de la pièce de M. Zamacoïs
était tout noir, tout noir: ce n’étaient qu’auberge ténébreuse et
sanglante, coups de pistolet, coups de poignards, tentative de viol,
pleurs de mères, plaintes hagardes de fou, sans parler du tonnerre
et des éclairs qui font rage, à la cantonade, et d’une diablesse de
gitane, échappée des œuvres de Jean Richepin et de Xavier de Montépin!
Heureusement, des ténèbres, nous sommes allés à la lumière, de l’âpre
Artois à la grasse et bonne Hollande--et l’exquis Miguel, lâchant
l’asphodèle pour la violette, la violette pour le myrte, le myrte pour
la pensée, est arrivé enfin à la tulipe triomphale et symbolique qui
était le couronnement, pour ainsi parler, de son effort et de son rêve.

Déroulons donc l’imagerie qui a plu et qui a charmé et où les talents
de peintre, de monologuiste et de poète de l’auteur ont jeté des
valeurs un peu faciles mais sûres, des tons savamment pâles, des
grouillements avantageux, des couplets rebondis, la plus roublarde
naïveté, la grâce la plus touchante, une mélancolie de tout repos et la
graine, si j’ose dire, des plus pures et des plus douces larmes.

L’auberge sanglante n’est pas à Peyrebeilhes: elle jouxte Arras. Nous
n’y rencontrons pas encore M. de Robespierre: nous ne sommes qu’en
1636. Mais un orage diluvien amène dans la société des malandrins qui
y gîtent: un gentilhomme ruiné, M. de Blancourt; son valet Romain, qui
tire bien au pistolet et empêche son maître d’être égorgé; la triste
veuve Régine et son fils Gilbert, qu’un chagrin d’amour a rendu fou et
qui errent de compagnie sur les routes, avec leur cocher Gobelousse, à
la vaine recherche de l’infidèle et l’égyptiaque bohémienne Speranza,
vagabonde aux pieds nus, que l’hôte inhumain Médard voudrait envoyer
aux cinq cents diables! Pour avoir laissé entrer et se chauffer la
romanichelle qui est devineresse, comme toutes les romanichelles, pour
l’avoir empêchée d’être tuée par son ancien soupirant Ziska, pour avoir
fait tuer ledit Ziska par ses camarades, la noble Régine est assurée
du dévouement exaspéré de Speranza, pour avoir cravaché le chevalier
de Blancourt qui, ivre, la pressait un peu, elle peut compter sur la
rancune de ce peu scrupuleux gentilhomme. Et Speranza voit, dans les
cartes, qu’elle guérira Gilbert le taciturne, à son grand dam à elle,
car elle l’aime! Déjà!

Et nous voici dans Haarlem, cité toute blanche et rouge, tintante,
carillonnante, joviale, active et buvante, où tout respire l’aise et
la gaieté. Tout, excepté Gilbert, qui, cependant, est moins fou et
moins sinistre, et qui se laisse interroger par un trio de grâces
hollandaises, la délicieuse Griet Amstel, et ses amies Mietje et
Alida. Il se rappelle une chanson jadis écrite par lui, parle, conte.
Un miracle va peut-être lui rendre la raison. Hélas! il ne s’agit,
en ce pays, que de tulipes! On donne tout son bien pour une tulipe
rare! On s’entre-tue pour la couleur d’une tulipe! Et l’odieux
Blancourt peut venir demander la main de Griet Amstel, le vieil Amstel,
exaspéré d’être vaincu dans un concours de tulipes par l’ignoble Jacob
Teylingen, ne donnera sa fille et sa fortune qu’à celui--connu ou
ignoré--qui lui apportera la plus belle tulipe, la tulipe imbattable,
la fleur merveilleuse.

Vous voyez la suite: la sainte Régine, qui a surpris une lueur dans
l’œil de son gars dément en présence de Griet, veut lui assurer
le prix: c’est la surhumaine Speranza qui lui apporta la fleur
introuvable, germée d’une graine séculaire et mystérieuse, en se
sacrifiant héroïquement. Mais voici une jolie scène: tout Haarlem,
processionnellement, a admiré la merveille: Griet vient à son tour.
Gentiment, elle demande à emporter le trophée, à le donner à un ami
d’enfance. Et, quand elle comprend que la mère veut la prendre en
holocauste, pour tâcher à sauver son fils, elle se rebelle: ça n’est
pas bien! Quoi! disposer d’elle ainsi! L’abandonner à un maniaque!
Horreur! Vous sentez bien que, consulté, le magnanime Gilbert donnera
la fleur à Griet, ne voulant pas d’un amour contraint et forcé! Mais
Griet, déjà touchée, n’est pas loin: elle entend que Gilbert l’aime,
qu’il s’est sacrifié, qu’il est tout près d’être régénéré par elle--et
elle rapporte la fleur. Apothéose!

Que nous importent, dès lors, les manigances de l’épouvantable
Blancourt qui, après avoir cru écraser la fleur sauvée par le
providentiel et divin valet Romain, veut, au dernier moment, à
l’instant du triomphe, prouver que Gilbert est fou et qu’on ne donne
pas sa fille à un aliéné? Nous savons que ça finira bien! Mais il
y avait, au quatrième acte, un si copieux mouvement de foules, des
costumes parfaits et chatoyants, des drapeaux, des tambours, de la
musique, un géant et un admirable décor de Jusseaume! Les kermesses
sont si demandées! Et c’est ainsi que cette pièce de peintre est un
musée présenté en vers faciles, avec du Meissonier, du Roybet, du
Juana Romani, du Terburg, du Joseph Bail, du Rembrandt un peu clair,
du Teniers assagi, du Van Ostade en demi-teinte, et de l’Hobbema. Nous
avons même Franz Hals, en personne, et c’est Roger Alexandre qui lui
prête des couleurs et de l’accent.

L’accent, le véritable et respectable _assent_ est représenté par
M. Georges Berr (Gobelousse), étincelant de verve et de comique; M.
Silvain est un majestueux, éloquent et tutélaire bourgmestre; M.
Raphaël Duflos (Blancourt) a une élégance bravache et fatale; M. Siblot
(Van Amstel) a de la bonhomie railleuse et de l’ivresse puissante;
M. Dessonnes (Gilbert) est mélancolique à souhait et passionné
harmonieusement; M. Ravet est un beau bandit; M. Croué (Romain) un
valet au grand cœur; M. Grandval (Jacob) est un bien faible fourbe
tulipier, etc., etc.: ils sont cent!

Il faut louer hautement Mlle Géniat (Speranza): elle a une sincérité,
une bonté, un courage, une grâce mélancolique et sacrifiée, une
fatalité battue qui sont admirables; il est inutile de dire que Mlle
Leconte (Griet Amstel) est toute jeunesse, tout charme et toute
émotion; que Mme Louise Silvain (Régine) est douloureuse, tragique,
fière et émouvante; que Mlles Lifraud et Provost sont un double délice;
que Mlles Bergé et Bovy sont exquises en travesti; que Mlles Hébert et
Beauval sont des servantes à croquer, etc., etc. Et ce spectacle est
très séduisant, très moral, très reposant, très agréable.

    _23 mai 1910._


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  THÉATRE DE L’AMBIGU-COMIQUE.--_Bagnes d’Enfants_, drame en quatre
  actes, de MM. André DE LORDE et Pierre CHAINE (d’après le roman
  _En Correction_, de M. Edouard QUET).

Après avoir été instruit devant les cours et tribunaux, le grand
et douloureux procès des colonies pénitentiaires, des prisons de
jeunes détenus, de l’enfance abandonnée ou coupable, de l’autorité
paternelle, répressive et tyrannique, est évoqué--et comment!--par la
Grand’Chambre du Parlement, séant en cet Ambigu qui, jouxte la rue de
Bondy, a réformé tant d’arrêts du Grand et Petit-Châtelet et rendu
l’honneur--avec quels applaudissements!--à tant d’illustres victimes et
autres pauvres condamnés.

Sur un acte d’accusation, précis et noir, de M. Edouard Quet, l’avocat
général Pierre Chaine et le procureur général André de Lorde ont
édifié un réquisitoire si habile, si éloquent, si généreux, que,
dans l’émotion unanime, les prisons de gosses ont été virtuellement
démolies, leurs directeurs et gardiens exécutés à mort et que, pour
un peu, le parricide aurait été déclaré d’utilité publique! Encore
faut-il noter que, par une modération louable, on ne nous a pas montré
les petits prisonniers à la tête à moitié rasée présentés jadis par
Steinlen et Zo d’Axa, à la mode d’Aniane, que nous n’avons pas vu les
joies des soixante jours de cachot en cave, avec la camisole de force
et les fers aux pieds, chantés par M. Quet, et que, si nous avons eu
des râles, nous n’avons pas aperçu les rats des cellules de punition.
Il y a eu assez d’horreur, de compassion, d’émotion, de larmes, pour un
triomphe de première instance, d’appel et de cassation.

Frémissez, enfants d’hier, spectateurs de demain, lecteurs sensibles et
humains! Voici. Pour avoir bu quelques bocks, dépensé quelques louis,
souri à quelques fillettes et cassé une glace dans un bouis-bouis de
Montmartre, le jeune Georges Lamarre, potache de seize ans, en rupture
de _bachot_, est condamné par son implacable bourgeois de père à six
mois de correction paternelle. Naturellement! Ce n’est pas difficile:
il suffit de le demander à un président de tribunal! En dépit de ses
supplications, en dépit de l’indulgence de son oncle, le malheureux
adolescent est _emballé_ en l’absence de sa mère, ligoté, garrotté,
enlevé par deux affreux drôles: c’est pesé! En route pour Montlieu!

Montlieu, ce n’est pas un paradis terrestre! Les gardiens ont des
gourdins, le directeur ne songe qu’à ne pas nourrir ses pensionnaires,
les faire travailler à force, les punir à foison, tromper les
inspecteurs: c’est un chacal tigré, bien secondé par sa digne épouse,
sucrée et carnassière. Les pupilles sont abêtis de persécutions et de
terreurs: Georges est en bonnes mains!

Et c’est l’horreur de l’horreur. Voici la cour de la prison où, pieds
nus, en pantalon de droguet, la face bleue de froid et verte de faim,
les cheveux tondus, les enfants punis font alterner, sous la trique des
gardes-chiourmes, le pas gymnastique et le pas accéléré, bouche cousue
et yeux saignants; voici Mme la directrice qui offre à d’élégantes
amies le spectacle de ses esclaves; voici la rentrée des colons,
minuscules et géants, de quatre à vingt ans, faisant sonner leurs
lourds sabots et suer leurs doigts las et leurs têtes rasées; voici des
luttes, des conciliabules, des injures, des sous-entendus et des ruses.
Et voici la pire horreur: il y a eu un complot! On veut s’en aller! Un
détenu, l’Idiot, sous un prétexte, emmène trois ou quatre gardiens. Il
n’y en a plus que deux, qui rient, qui s’apeurent, qui s’épouvantent en
voyant que les reclus ne jouent plus, ne parlent plus, qu’ils se sont
tapis à terre et que leurs yeux luisent. Ils ont peur, peur, peur. Les
enfants se taisent, se taisent... L’angoisse sourd et sue... Et c’est
la révolte, les gardiens renversés, blessés, les gosses en fuite...
C’est très émouvant...

Hélas! les évadés ne vont pas loin! Le tocsin sonne, les gendarmes
battent les buissons, les paysans livrent les enfants, pour la prime,
et, malgré le dévouement d’une petite fille, le triste Georges se
pend dans une grange, pour ne pas retourner au trou, cependant que
sa mère affolée et son père repentant viennent le rechercher. Nous
n’assistons qu’à une partie de leur désolation parce qu’un brigadier de
maréchaussée leur cache l’état civil du suicidé.

Ce drame, où la pitié et l’attendrissement vont jusqu’au sadisme, a été
acclamé. Il est joué avec chaleur et férocité. M. Laurent (Georges)
est élégant, dolent, pitoyable; M. Strény (l’Apôtre) est sublime; M.
Chevillot (l’Idiot) est fort intelligent; M. Andréyor (le Directeur)
est joliment sinistre, et MM. Dalleu, Liézer, Kalfayan, féroces; M.
Colas (le père) est parfait de méchanceté et de désespoir; M. Gouget
est un oncle pitoyable; MM. Schultz, Poggy, Colsy, Renaz, Stamovitz
sont poignants ou plaignants. Mme Léontine Massart (Mme Lamare) est
douloureuse et aimante; Mme Talmont (la directrice) est élégamment
odieuse; Mlle Renée Leduc est une petite fille de tête et de cœur,
délicieuse.

Enfin--et avant tout--il faut citer la troupe anonyme des prisonniers,
résignée, saccadée, grondante et scandante, qui apporte à cette pièce
une vision de limbes infernaux, de souffrance jeune, imméritée et
atroce, une valeur documentaire et justicière, une vérité sociale et
humaine qui passe la rampe et va toucher le cœur et l’âme du spectateur
et--qui sait?--du législateur!

    _2 juin 1910._

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  THÉATRE DE LA RENAISSANCE (saison belge).--_Le Mariage de Mlle
  Beulemans_, comédie en trois actes, de MM. Frantz FONSON et
  Fernand WICHELER.

La triomphante exposition de Bruxelles déborde jusque sur notre
boulevard Saint-Martin et, en vérité, en cet épanouissement de saisons
russes et italiennes, il nous manquait une saison belge! Convenons
que la bouffonnerie d’observation appuyée et de candide malice de MM.
Fonson et Wicheler est très amusante et plaisante, qu’elle a beaucoup
plu et qu’elle plaira. Elle est exotique et honnête, lointaine et
proche, et a déchaîné, à l’Olympia de Bruxelles, l’enthousiasme
délirant des gens de Schaerbeck et de Molenbeck, qui n’aiment rien tant
qu’être gentiment blagués.

Voyons l’histoire, la simple histoire. Le jeune Parisien Albert
Delpierre a été placé par son papa dans les bureaux du riche brasseur
brabançon Beulemans, à cette fin d’apprendre le belge--et vous verrez
que c’est exact--et le commerce. Là, il est l’objet de mille vexations:
il n’est pas du pays, c’est un «Fransquillon à la pose» qui n’a pas
la grasse nonchalance de l’accent de terroir et qui emploie des mots
prétentieux--et trop français. Seule la jeune Suzanne Beulemans,
qui travaille sur le même bureau, lui est amicale et douce, très
camarade, mais camarade seulement, parce qu’elle doit épouser, tout
naturellement, son ami d’enfance Séraphin Meulemester. Et tout le
monde est à _cran_: le père Beulemans n’a pas été élu président
d’honneur de son syndicat, ce pourquoi il est agoni par sa revêche
épouse, cependant que le gentil fiancé Séraphin propose, sans rire, à
Albert, de reprendre à son compte une vieille maîtresse à lui, un petit
bâtard à lui, pour lui permettre d’épouser Suzanne. Albert refuse avec
indignation: il aime la fille du patron! Et il jure, comme de juste, la
discrétion d’honneur.

Mais que nous fait l’affabulation? Tout est dans les caractères, les
silhouettes un peu forcées, le soupçon de caricature de ces solides
fantoches!

Le second acte, qui tient dans la lutte de M. Beulemans et de son
bouton de col, de sa crainte de sa femme et de leur vieille affection,
dans la conversation entre Suzanne et Albert, sur le propos d’un bec de
gaz, et où ils découvrent leur amour, sur un entretien entre le père
Beulemans et le père Meulemester où le dernier esquive tout soupçon
de dépense et de dot, sur un dialogue entre Suzanne et Séraphin où la
première renvoie--si exquisement!--le premier à son faux ménage et à
son brave gosse; le second acte, donc, est une merveille bourgeoise,
caustique, attendrie et bonhomme dont rien ne donne l’idée--car il faut
l’accent!

Et le _trois_, pour enchaîner! Je n’ai pas à vous dire qu’Albert épouse
Suzanne après avoir fait nommer son beau-père président d’honneur!
Mais ce n’est pas une victoire française, c’est une nouvelle conquête
belge! Car le jeune Albert Delpierre n’est plus poseur, n’est plus
fransquillon, parle belge à la perfection et avec des dons d’orateur
que lui eussent enviés MM. Frère-Orban, Malou, Van den Pereboom et
Volders!

C’est si gentil, si frais, si gros, si massif jusque dans le sentiment
qu’il n’y a qu’à être touché et à applaudir! _Saison belge_, c’est un
peu court pour ce vaudeville, quand il y a Maeterlinck, Verhaeren,
Eckhoud, Giraud, Gille, Gilkin, etc.! Mais c’est si amoureusement
joué! Mlle Lucienne Roger (Suzanne), délurée et innocente, tyrannique
et tendre, est délicieuse; Mme Brenda (Mme Beulemans) a l’autorité la
plus aiguë et la plus caressante, et Mlles Vitry et Adriana ont le beau
sans-gêne des servantes limitrophes.

M. Jules Berry (Albert) est séduisant, dolent, farce et très parisien
pour Laeken; M. Morin (Séraphin) est cordialement grotesque; M.
Amleville (le père Meulemester) est rondement et glorieusement mufle;
M. Frémont a de l’allure; MM. Mylo, Marmont, Vitry, Dural, Andé,
Janssens, Leunac et Penninck sont vivants de vérité! Enfin, M. Jacque
(le père Beulemans) a du génie. Rond, cordial, résigné, soupçonneux,
droit et cagnard, il est tout l’accent et toute la bonhomie de la
pièce. Lorsque, dans une neuve et familière formule, il cita les
auteurs de la pièce, il avait conquis Paris. Et la douane pouvait
venir: on était un peu là!

    _8 juin 1910._


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  COMÉDIE-FRANÇAISE:--_Un cas de conscience_, pièce en deux actes,
  en prose, de MM. Paul BOURGET et Serge BASSET; _les Erinnyes_,
  tragédie antique en deux parties, en vers, de LECONTE DE LISLE,
  musique adaptée d’après la partition de M. J. Massenet (première
  représentation à ce théâtre).

Aimez-vous les médecins? On en a mis partout. Pour moi, qui partage à
leur endroit l’avis de Molière, je les vois avec plaisir à la scène;
pour la plupart, ils goûtent tant le théâtre! Et vous sentez, vous
savez bien que Paul Bourget étend sa passion du sacerdoce jusques à
la fonction du praticien, et que, puisque nous sommes au spectacle,
le doux et habile Serge Basset amenuise l’horreur du dénouement de
la nouvelle à peu près célèbre d’où est tiré le sévère et angoissant
_proverbe_ que nous donne la Comédie!

_Un cas de conscience!_ Les deux collaborateurs sont modestes! C’est
un cas-gigogne, qui en fait éclore une nichée, tout autour de lui,
et, à la fin, c’est sur une conscience infinie, sur une explosion de
conscience que le rideau tombe, triomphalement. Mais ne discutons pas:
contons.

Dans un château perdu au fond d’une province, un vieux gentilhomme,
le comte de Rocqueville, agonise d’une attaque d’urémie compliquée de
crises morales. Pour être moins sûr de mourir sans délai, il a fait
venir aux côtés du docteur Poncelet, son antique médecin ordinaire, le
jeune spécialiste Odru, chef de clinique de l’illustre Louvet, et, en
une sorte de consultation, le vieillard Poncelet confie au jouvenceau
Odru les secrets de la famille: le comte est surtout malade d’avoir
appris une très ancienne trahison de sa femme, de savoir qu’un de
leurs trois fils n’est pas de lui, sans pouvoir mettre un nom sur le
bâtard. Mais il n’y a pas d’erreur: l’intrus, c’est le second, Robert.
_Motus!_ naturellement! On est entre confrères! Et le bon Poncelet
s’en va, car il n’aime pas les histoires. Hélas! elles viennent! elles
viennent péniblement! Car le moribond Rocqueville se fait traîner au
salon, éloigne ou chasse sa femme, qui veille farouchement sur lui et
claustre ses derniers moments, objurgue Odru d’adresser des dépêches
pressantes à ses trois enfants. Le docteur refuse. Cas de conscience.
Mais le malade insiste. Ce refus le tuera. Nouveau cas de conscience.
Au risque de la vie, Rocqueville, marchant et écrivant par miracle,
ahanant, suant, épuisé, trace lui-même les lignes fatidiques. Il ne
s’agit plus que de porter les télégrammes à la poste, pour convier les
fils au chevet du père en partance, du malade en furie, du criminel en
exercice. Car le comte médite de se venger de sa femme coupable par
une déclaration atroce, de la déshonorer devant ce qu’elle a de plus
cher, en déshéritant le fruit de l’adultère, en semant la pire haine
et le plus odieux mépris. La comtesse a deviné la conversation et le
complot, elle qui fait un siège si étroit autour de son vacillant et
tragique époux, elle qui ne veut pas rougir devant ses enfants! Odru ne
se laisse pas entamer: il ira à la poste, tout seul, à pied.

Il y est allé. Les trois Rocqueville sont annoncés. Le moribond, de
plus en plus enragé et moribond, demande à sa femme le nom du bâtard:
c’est sa dernière chance pour n’être pas déshonorée: il se contentera
de déshériter le malheureux. Autre cas de conscience. La comtesse
refuse, se traîne à genoux, implore, offre sa souffrance, ses remords,
ses larmes. Rien. Mais l’impitoyable agonisant s’évanouit sérieusement.
Le docteur, qui a tout entendu, accourt. Ne pourrait-on pas laisser
expirer tranquillement ce quasi-cadavre qui ne peut renaître que pour
peu d’instants, instants de torture torturante et scélérate? Christine
de Rocqueville n’a pas plus tôt interrogé le médecin qu’elle s’effondre
en pires larmes: le crime partout, le crime! Elle s’abandonne à sa
destinée, à l’affreuse fatalité! Le vieux seigneur, dûment saigné, se
réveille à demi: déjà, il a serré dans ses bras son aîné, le capitaine
Georges, son dernier-né, le polytechnicien André. Derrière--car il n’a
pas trois bras--il ne reste que le diplomate Robert... Le comte sait,
sait,... Tragique, il s’avance sur l’intrus, le toise, le flaire; déjà,
les mots de révélation et de malédiction vont sortir de cette bouche
d’outre-tombe, mais les deux vrais fils se précipitent: ils aiment
tant leur frère. Et, dans un semblant d’effort pour embrasser l’enfant
adultérin, le comte s’abat, muet et quelque peu apaisé et compatissant:
espérons que Dieu aura pitié de cette âme!

Dans la nouvelle, M. de Rocqueville va jusqu’au bout de son idée. Mais
les malheurs qu’il déchaîne ne sont pas le fait du médecin. Le médecin
n’a à être ni juge, ni Dieu, ni bourreau. Ici, la fin est reposante--et
il est temps! Ce drame de Grand-Guignol et d’enfer, angoissant,
énervant, qui triture les entrailles et l’âme jusqu’au spasme, avait
besoin d’une conclusion humaine, sinon chrétienne, pour sembler à sa
place au Théâtre-Français. Il est très émouvant, très serré, à l’étau.
Mme Renée du Minil est une comtesse tyrannique et tyrannisée, hautaine
et haletante, dolente, suppliante, avec autant d’autorité que de
douleur; M. Siblot (le docteur Poncelet) a de la bonhomie; MM. Joliet
et Falconnier sont les plus nobles des valets; MM. Gerbault, Basseuil
et Normand sont des fils pathétiques; M. Paul Mounet (le comte)
sait souffrir, faire souffrir, mourir en plusieurs fois, torturer,
ahaner, s’évanouir et pardonner avec une férocité et des faiblesses
augustes, et M. Roger Alexandre (le docteur Odru) a une jeunesse
stricte et chaleureuse, une sincérité brave, une fermeté harmonieuse
et catégorique qui lui assurent le plus sérieux avenir, sinon dans le
concours d’agrégation, au moins au sociétariat du Théâtre Français.

Et la Maison de Molière a--enfin!--inscrit sur son fronton et sur
ses tablettes de gloire ces admirables et effroyables _Erinnyes_
qui attendaient depuis près de quarante ans. Je ferais injure à mes
lecteurs en résumant cette divine et sanglante condensation d’Eschyle,
la tragédie antique et sauvage de l’aède des _Poèmes barbares_
présentant, en moins de deux heures, l’assassinat d’Agamemnon par sa
femme Klytaïmnestra, le meurtre par Orestès de sa mère et de l’amant de
Klytaïmnestra. C’est de l’histoire. C’est de l’épopée dramatique, de la
plus haute, de la plus stridente, de la plus rare. Ne nous arrêtons pas
aux costumes saugrenus, à un minimum de musique où Massenet n’est pour
rien. Et si le chef-d’œuvre paraît trop sanglant et trop nu (Leconte de
Lisle était de l’île Bourbon), attendons l’harmonieuse _Iphigénie_ du
pauvre et grand Moréas et la mélodieuse et rauque _Dame à la faulx_ de
Saint-Pol-Roux: c’est pour bientôt! Louons Mounet-Sully (Agamemnon),
Paul Mounet (Orestès sublime), Louis Delaunay, Mayer, Alexandre;
acclamons Mme Weber (Kassandra), qui est le verbe, la douleur et
l’harmonie dans le désespoir; Louise Silvain, terrible, affreuse,
qui arrache la pitié et l’admiration dans son personnage épuisant de
Klytaïmnestra; Delvair, qui met son âme dans ses cris; Lara (Elektra),
qui a du cœur et des larmes, et Gabrielle Robinne (Kallirhoé), qui est
tout charme et toute suavité et qui apporte un rayon de soleil cendré
dans cette affreuse nuit d’Argos, peuplée de fantômes méchants et
tentaculaires.

    _4 juillet 1910._

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  COMÉDIE-FRANÇAISE.--_Comme ils sont tous!_ comédie en quatre
  actes, en prose, de MM. Adolphe ADERER et Armand EPHRAÏM.

L’aimable familiarité du titre de la nouvelle comédie du
Théâtre-Français, son air mi-partie,--thèse et proverbe,--le nom et
la carrière de ses deux sympathiques et honorables auteurs, le temps
même de sa naissance aux chandelles, très tôt dans la demi-saison et
très tard dans l’année, un peu avant les roses d’automne, tout donne
la note du succès réel qui a accueilli une pièce distinguée et facile,
gentiment ironique et sincèrement émue, d’un sentiment profond et
moral: on sourit, on s’attendrit, on vibre même--et cela durera et ce
sera justice.

Justice un peu partiale, tout de même--et je ne puis m’en plaindre,
même en ce moment où le vent est à la sévérité la plus draconienne,
car si MM. Aderer et Ephraïm préconisent la plus large indulgence, une
indulgence conjugale, à l’usage des dames, en faveur de leurs pauvres
gens de maris, une indulgence civile et martiale, universelle et
touchante: c’est pour l’enfant! Et l’époux est un autre enfant dont il
faut faire quelqu’un, un homme, voire un homme public! Et voilà comme
nous sommes, nous autres, tous les hommes, car _ils_, c’est nous!

Contons l’anecdote. Le sénateur Ménard a deux filles, Laure et Ginette.
Laure, mal mariée, trompée et revêche, a divorcé, non sans prendre
un grand dégoût du sexe fort: elle excommunie tous les mâles, en
bloc, et les donne au diable, sans confession. Or, sa sœur Ginette
s’éprend «du plus beau cavalier de la cavalerie française», le comte de
Latour-Guyon, capitaine de cuirassiers. Cet écuyer cavalcadour, bien
éperonné par sa préfète de cousine, embrasé lui-même, se déclare, et se
déclare, en outre, libre de tout engagement, car Ginette, jeune fille
pure mais avertie, un peu type de Gyp, un peu américanisée à la douce,
veut une couronne et un mari bien à soi: le capitaine jure et jure. Il
n’a oublié que sa grande liaison, sa maîtresse secrète et terrible,
la baronne de Chanceney, femme d’un député rallié. Mais la comtesse
n’est pas si terrible: elle crie, pleure, tempête et se résignera, tout
cela dans des flots de musique militaire, car l’acte se passe à la
préfecture de Seine-et-Manche, le jour de la réception d’un ministre,
et cela nous offre un général de brigade sans officiers d’ordonnance,
des colonels, des professeurs, des instituteurs, un proviseur, des
inspecteurs, des uniformes, des robes et des _mots_ à l’avenant.

Donc voici Ginette mariée, comtesse, mère de famille et heureuse. Si
heureuse! Trop heureuse! L’amère Laure empoisonne sa joie: il faut
attendre et faire attention! Le délice d’avoir un époux parfait et un
poupon magnifique de trois mois, la belle affaire! Tous les hommes sont
volages! Et, en effet, qu’est-ce qui tombe sur le coin de la figure
et du cœur de Latour-Guyon? La baronne de Chanceney, amenée par la
bonne préfète qui ne savait rien, la baronne qui ne fait pas de scène
à son ex-amant et qui, à petits coups, le retourne comme un gant, le
réenchaîne à son char, solidement. Et allez donc!

Ginette met du temps à s’apercevoir de son infortune. Il faut que sa
douce sœur lui ouvre les yeux, grand comme une porte cochère, que
ce délicieux et hilare Chanceney lui avoue que Latour-Guyon ne met
jamais les pieds au cercle où il est censé passer ses soirées pour
qu’elle se résolve à croire à son malheur. Un moment, elle songe à
apprendre--une politesse en vaut une autre--au baron qu’il est aussi à
plaindre qu’elle, mais il ne comprendrait pas! Son mari revient: elle
le confond, se lamente, reprend l’infidèle; elle le berce du souvenir
de leur nuit de noces, tout est arrangé! Patatras! En demandant un
serment, elle s’avise de parler de sa dot: le capitaine avait des
dettes, avant les justes noces! Révolte, indignation, fureur! On se
raidit, dans des crises de nerf, dans des crises de dignité, dans des
sanglots, dans du silence--ce sanglot viril. On divorcera, madame, on
divorcera!

Et l’on ne divorce pas. Mais il faut que la préfète vienne à Paris,
à cette fin d’enseigner le pardon des injures à Ginette et la façon
de considérer les hommes comme des pantins dont on tire la ficelle,
il faut que Ginette, jeune savante, arrache une lettre d’adieu de la
baronne, et tout s’arrange: le ménage est _rabiboché_, aura du bonheur
un peu effiloché, un peu mélancolique, avec un rien de doute, de
remords et de dédain. Et c’est la vie!

Le public a applaudi. Que toutes ces dames et tous ces messieurs se
soient reconnus dans ces généralisations un peu arbitraires, qu’on ait
été déchiré et secoué à la folie, ce n’est pas la question: cet exemple
de grammaire conjugale et humaine, cette leçon de choses de ménage a
plu, diverti et touché; l’ordonnance un peu lente de la comédie, son
style excellent et parfois attendu, son honnêteté voulue et non sans
finesse ont fait songer déjà--et ce n’est pas un mince éloge--à une
pièce du répertoire.

L’interprétation est éblouissante: jamais on ne fut habillé d’une
façon si suave, si ample, si étroite, si magnifique. Mlle Provost
(la baronne de Chanceney) était un poème de plumes et de soie, et
sa coquetterie agaçante, sa fureur plus ou moins feinte, sa grâce
perverse et sa résignation orgueilleuse ont fait merveille. Mme Renée
du Minil (la préfète) a de l’autorité, de l’entrain, de la conviction
et la plus généreuse mélancolie; Mlle Bovy est étonnante en un rôle
d’épouse justicière et patoisante qui, après avoir tué son coureur de
mari, cherche un nouveau conjoint; Mlle Dussane (Laure) parvient à être
charmante en un personnage insupportable, et Mme Piérat (Ginette),
tour à tour espiègle et conquise, persifleuse et aimante, épanouie et
tendre, accablée, frémissante, résignée et spirituellement hautaine, a
connu les acclamations.

M. Georges Grand (Latour-Guyon) a de la prestance, de l’accent, de la
fatuité, de la faiblesse et du désespoir; M. Léon Bernard (Chanceney)
est un fantoche puissant et classique; M. Numa a de l’aisance, M.
Jacques de Féraudy du sifflement, MM. Le Roy, Garay, Lafon, Guilhène
et Gerbault ne font que passer, mais le font très bien; MM. Décard et
Berteaux aussi. Et c’est une excellente soirée de paix, de conciliation
et d’optimisme: tout le monde applaudira MM. Aderer et Ephraïm, sauf
les suffragettes et les vitrioleuses. Mais on vitriole beaucoup ces
jours-ci.

    _10 septembre 1910._

[Illustration]


  THÉATRE ANTOINE-GÉMIER.--_César Birotteau_, pièce en quatre actes
  et cinq tableaux, de M. Émile FABRE (d’après Honoré de BALZAC).

Balzac est un bloc. Ses héros, ses héroïnes, leurs aventures, leur
volonté et leur fatalité, le décor naturel, sentimental et social, le
détail technique, les discours et les silences tout fait corps, balle
et boulet, vérité, lyrisme et histoire, tout est serti dans la lave
éclatante, féconde et unique du romancier, tout est partie intime et
profonde de l’épopée, et les épisodes les plus saisissants, les figures
les plus durement frappées, les âmes les plus hautes et les plus rares,
sont prisonnières de cette éloquence dévorante et descriptive, de cette
philosophie enflammée et précise, de cette innombrable et vivante
armée, de ce peuple, de ce paysage, de ce monde inoubliables que
l’auteur de _Louis Lambert_ a su créer de sa vie fiévreuse et lucide
et rendre immortels de sa trop prompte mort.

Cela dit, je suis tout à fait à mon aise pour admirer, avec le public,
le drame ou mélodrame émouvant, aigu et large que M. Émile Fabre a
écrit en marge de _Grandeur et Décadence de César Birotteau_. C’est
poignant. L’honneur, qu’il soit commercial ou militaire, est un ressort
vital, une fin et un idéal: la bataille pour la boutique est plus
âpre que pour une couronne--et, débarrassée de toute la menuaille de
manuels Roret, qui mettait en joie Hippolyte Taine, la nouvelle pièce
du théâtre Antoine est fort pathétique.

Nous découvrons César Birotteau au jour même de son apothéose.
Propriétaire et fondateur de la parfumerie A _la Reine des Roses_,
juge consulaire, adjoint au maire de son arrondissement, chevalier de
l’Ordre royal de la Légion d’honneur--la chose se passe en 1819,--père
de la charmante Césarine, bon chrétien, bon époux, fidèle serviteur
des Bourbons, heureux et hardi spéculateur sur les terrains de la
Madeleine, il ne songe qu’à s’agrandir, à attester son honnêteté
triomphante, à déployer son faste naïf: il fait construire, meubler,
donne un bal gigantesque. Heureux, généreux, excellent, il a tout à
espérer, rien à craindre. Hélas! Son notaire est une canaille qui lui
a amené, comme associé plus ou moins en titre, d’autres canailles, un
faux banquier et un ancien employé à lui, Birotteau, Adrien du Tillet,
qui lui a volé trois mille francs et qui a tâché à lui souiller sa
femme, l’admirable Mme Birotteau.

Au sein des splendeurs et des félicités de façade, le notable
commerçant voit arriver l’ennemi croissant et infini, le créancier:
ses capitaux sont employés et la spéculation le mange: peu à peu
l’inquiétude le saisit et, lorsque les coups les plus inattendus et les
plus affreux l’auront touché, lorsque son notaire sera en fuite avec
ses fonds, lorsque ses disponibilités se seront évanouies, un spectre
affreux, celui de la faillite, se présentera à ses yeux d’honnête
homme, à son cœur pur, à son esprit borné. La faillite! non! non! Il
lutte! Il luttera! Il mentira à ses amis et à ses ennemis, acceptera
l’argent de son caissier, demandera à son fidèle et délicieux ancien
commis Popinot de se sacrifier pour lui, ira solliciter, à travers
champs, les pires usuriers et les plus effroyables banquiers, remuera
ciel et terre: et, lorsque tout a été inutile, lorsque sa femme
même n’a pu, au prix de la pire humiliation, lui éviter la honte de
commerce, c’est en prononçant le Pater et en se crucifiant lui-même
qu’il signera son bilan, qu’il se remettra à l’injustice des hommes
et à la sublime pitié de Dieu. La scène est d’une grandeur un peu
apprêtée, d’une intimité assez déclamatoire, mais elle porte--et c’est
très bien.

Vous savez la suite et la fin: Birotteau, recueilli par le caniche
Popinot, travaille avec acharnement, pour payer intégralement tous ses
créanciers: il a son concordat; il veut sa réhabilitation, sa croix,
son honneur. Il y arrive, grâce aux efforts de sa femme et de sa fille,
grâce surtout à la stratégie de son oncle Pillerault, à la tactique de
Popinot, qui arrachent cent mille francs au triste du Tillet.

Et c’est la victoire. Le tribunal de commerce proclame la gloire de
César. César revient dans sa boutique en triomphateur. Des fleurs, des
discours, des embrassades! L’héroïque Popinot épousera la charmante
Césarine, mais Birotteau, le pur et symbolique Birotteau, est épuisé; à
peine s’il peut remercier, balbutier, s’attendrir. Il s’empare de ses
livres, les parcourt jusqu’à la fin... Ils sont en règle. «Payé!...
Payé!... Payé!...» clame-t-il, en un délice délirant, et il s’abat sur
ces témoins de sa probité: il a payé, lui aussi... C’est la mort dans
l’apothéose.

Cette pièce, si profondément édifiante et morale, si touchante et si
noble, un peu lente, par respect, fort pittoresquement habillée, a
ému et saura émouvoir pendant longtemps. Elle est jouée avec âme. Mme
Archaimbaud est une Mme Birotteau d’une chaleur, d’une sincérité, d’une
simplicité, d’une autorité exquises; Mlle Jeanne Fusier (Césarine) a la
plus fine, la plus franche ingénuité affectueuse; Mme Eugénie Noris a
de la rondeur combative, Mme Yvonne Dinard de la rondeur compatissante.
Mlles Miranda et Bastia sont charmantes. M. Janvier (Pillerault) est
admirable de bon sens, de subtilité, de tristesse contenue et de malice
agressive; M. Clasis est éclatant de sympathie et de dévouement,
M. Lhuis (Popinot) a été acclamé pour son héroïsme claudicant, son
activité spirituelle, sa cordialité infinie; M. Rouyer (du Tillet) est
un fort comique coquin; M. Céalis un coquin crapuleux et pas mauvais
diable, M. Préval un coquin fort coquet, M. Marchal un Gobsek inouï,
M. Marquet un fort digne prêtre. M. Saillard a de l’élégance, M. Méret
de la branche et MM. Dumont, Cailloux, Maupain, Piéret, Dujeu et Noël
sont excellents. Quant à Firmin Gémier, il est étonnant et merveilleux.
De César Birotteau, il exprime la vanité satisfaite, la considération
pour les dignités et les dignitaires, la bonté, l’angoisse, l’effroi
croissant, la terreur devant les responsabilités, la loi et les juges,
le fétichisme pour tout ce qui est ordre et régularité, la douleur,
la résignation frémissante, l’agonie de la dignité, l’anéantissement
vivant. Peut-être, en ses magnifiques trouvailles, a-t-il un peu
exagéré en se signant longuement et trop bas devant son bilan;
peut-être a-t-il été trop mime et presque bestial en étreignant,
en happant, en lappant dans son grand-livre les preuves de sa
réhabilitation, mais c’est si habile et si _théâtre_! Et qui pourrait
souhaiter à son pire ennemi de jouer _César Birotteau_ au naturel?

    _7 octobre 1910._


[Bandeau]

  THÉATRE DE L’AMBIGU-COMIQUE.--_Ces Messieurs_, comédie en cinq
  actes, de M. Georges ANCEY. (_Première représentation à ce
  théâtre._)

La belle et forte pièce de M. Georges Ancey, âpre, ironique, humide
d’émotion et de passion secrète, d’une écriture si sûre et si ample,
a retrouvé à l’Ambigu, avec un caractère de sérénité, le succès
qu’elle avait connu au Gymnase, il y a cinq ans, après avoir triomphé
à Bruxelles aux temps où quelque chose nous arrivait encore du Nord,
voire la lumière!

Comme nous allons vite! On se demandait hier, on se demandera comment
cette comédie a pu paraître dangereuse, comment elle a pu être
interdite par la défunte censure! A cette époque où tout ce qui touche
à la religion est devenu sympathique et attendrissant, nous ne pouvons
pas discerner dans _Ces Messieurs_ la moindre tache anticléricale!

Cette étude de mœurs de province, ce drame d’âmes, ce conflit entre
les devoirs de famille et les besoins d’une sensibilité terrestre et
extra-terrestre, ce duel entre le bon sens et le mysticisme, cette
lutte entre le réel et l’irréel plus ou moins matérialisé, tout a une
sincérité, une vigueur, un lyrisme et jusques à un comique à la fois
très distingués et irrésistibles. C’est très profond et très _théâtre_,
même pour les rudes populations des abords de la place de la République.

Je n’ai pas à conter cette comédie déjà classique, la pénétration,
l’enveloppement de la famille Censier par le clergé, en dépit de
l’opposition de Pierre Censier, de sa femme et de ses enfants trop
jeunes, le facile succès du nouveau curé, l’abbé Thibault, éloquent et
jeune, sur la veuve inconsolée Henriette, privée même de son unique
enfant et amenée par les épreuves et les deuils à une religiosité
coupable où se mêlent les macérations et les béatitudes, où les
corps et les âmes se rencontrent, dans de l’encens et des cantiques;
l’envoûtement céleste et humain de l’illuminée qui se dépouille,
entasse fondations sur fondations, crèches sur basiliques, pour plaire
à Dieu et à son prophète; son désespoir, sa rage, sa fureur de cœur
et de sens lorsque l’abbé Thibault doit quitter sa cure de Sérignez et
aller à Versailles, ses désirs de représailles et de violent scandale,
et comme il est difficile à son frère Pierre de la ramener de sa colère
à la raison, de son ciel maladif à la saine terre, de son idéal à la
famille reposante, de son trouble amour à l’amour des siens et de leurs
enfants.

Cette action est, on le sait, très habillée, très vivante. Il y a
des scènes de famille laïque, de famille sacerdotale d’une intensité
criante, de l’intimité brûlante et cette scène fameuse de la réception
de l’évêque où les pompiers présentent l’arme, où les enfants chantent
_la Marseillaise catholique_ devant un colonel en tenue. Heureux temps!
Mais c’est du rétrospectif.

Ces messieurs, ce sont l’abbé Thibault, dont Pierre Magnier incarne
avec un relief, une magnificence et une autorité admirables, la
prestance, l’agrément, l’éloquence et les hésitations sentimentales,
morales et ambitieuses; l’abbé Morvan (Etiévant), brave homme de
saint, missionnaire et sauveteur, négligé et méprisé pour ses vertus;
l’abbé Nourrisson (Gouget), jésuite à l’Eugène Sue, méchant, onctueux,
envieux et avide; l’abbé Roturel (Chevillot), qui fait des vers pour
serpents d’église, et Mgr Gaufre, dont Signoret a fait une figure
exquise de finesse, de résignation aux biens temporels et aux pauvretés
spirituelles, d’une force d’administration, de sagesse et de bonhomie
dignes des meilleurs temps de l’Église. Il faut louer, parmi les laïcs,
M. Monteux (Pierre), qui résiste avec chaleur; MM. Lorrain et Harment,
qui sont joliment timides; M. Blanchard, colonel de cavalerie édifiante
et sacrée; MM. Habay, les petits Lecomte et Gros, qui sont charmants,
et la petite Gentès, qui est étonnante.

Parmi ces dames, à défaut de Mlle Henriette Sauret qui, poétesse
passionnée et charmante, se réserve pour d’absolues créations, il faut
parer du laurier sacré Mmes Bérangère et Petit, qui sont exquises de
gentillesse et de rosserie; Irma Perrot, merveilleuse de vérité aiguë;
Vartilly et Vassort, sorcières pittoresques; Blémont, ronde et fervente;
Clasis, Frantz et Delys. Henriette, c’est Mlle Franquet, qui a été
admirable, émouvante, parfaite d’extase et de furie, d’élan religieux
et de nervosité charnelle, d’harmonie et de désespoir. C’est une très
belle artiste.

Et le drame de l’auteur de _la Dupe_ et de _l’Ecole des veufs_, cette
école de veuves et de dupes, douloureuse, animée, violente, comique,
parfaite de forme et de ton, retrouve une vie nouvelle, parmi des
applaudissements sans haine, sans crainte, et toujours renaissants.

    _12 octobre 1910._


[Bandeau]

  VAUDEVILLE.--_Le Marchand de bonheur_, comédie en trois actes, de
  M. Henry KISTEMAECKERS.

Lorsque ce pauvre M. de Voltaire écrivait, sans rire:

    _J’ai fait un peu de bien: c’est mon meilleur ouvrage_,

il était en proie à une de ces crises de vanité dont il ne se défendait
pas assez: on ne fait pas le bien, on ne fait pas concurrence à la
Providence, on ne contrecarre pas la Destinée, et, si le bien se fait
par vous, comment savoir si c’est le Bien--ou le Mal? La plus exquise
intention, la plus scrupuleuse délicatesse morale peut-elle quelque
chose contre la Fatalité, contre tous les chocs de la vie, contre la
misère de la nature humaine, contre l’instinct de haine et d’amour?
L’argent est une force aveugle et le bon riche doit être aveugle,
passer après avoir semé ses bienfaits, ne pas revenir à ses champs de
victoire, ne pas savoir ce que sont devenus ses obligés, sous peine de
mécomptes et de remords: on ne peut être dieu qu’un tout petit instant.

Voilà, je crois, la philosophie désenchantée de la nouvelle œuvre
dramatique de M. Henry Kistemaeckers, qui a été chaleureusement
accueillie au Vaudeville, qui a de l’entrain, de la vie, de l’émotion
et de la nouveauté. «Le marchand de bonheur», c’est le jeune René
Brizay, dit «le petit chocolatier», fêtard infatigable et sentimental,
inépuisable ami, millionnaire charmant et mélancolique, en mal
d’ennui, d’enthousiasme et de gentillesse. Il ne vend pas le bonheur,
il le donne--et il en est cependant le mauvais marchand, comme nous
l’allons voir. L’action s’ouvre dans la loge de la célèbre actrice
Monique Méran, un soir de répétition générale: il y a là l’ancien
amant de cœur de Monique, l’équivoque et méprisable _cabot_ Barroy,
l’auteur neurasthénique Fortunet, il y a bientôt la foule d’élite
des admirateurs--car il y a eu triomphe,--et, parmi eux, le jeune
Brizay, déjà nommé, le vieil et sinistre multimillionnaire Mourmelon,
des hommes du monde et autres _tapeurs_, des femmes de lettres, des
inutiles des deux sexes, des inventeurs, que sais-je? Félicitations,
embrassades, présentations, maquignonnages... Monique résiste à
l’antique et implacable céladon Mourmelon, au jouvenceau René Brizay,
mais voici le petit chocolatier qui donne cent mille francs à
l’aviateur Ferrier, qui donne un hôtel et une rente princière à une
petite figurante de rien du tout, Ginette Dubreuilh, qui est entrée
par hasard et a parlé de sa détresse,--et tout cela pour rien, pour
le plaisir du miracle; René et Monique partiront ensemble, en une
admiration réciproque.

Ils sont heureux. Pas si heureux que ça, tout de même. Fastueux et
magnifiques, ils souffrent en secret. René voudrait épouser Monique,
mais il ne lui pardonnerait pas Barroy s’il savait... Et Monique est
accablée de lettres anonymes! D’autre part, le jour même où il a convié
le ban et l’arrière-ban de Paris à un envol (ou survol ou contrevol)
superbe, le petit chocolatier reçoit les reproches et les malédictions
préalables de la femme de l’aviateur Ferrier. Et il ne s’aperçoit pas
que Ginette, devenue femme à la mode, l’aime d’une reconnaissance
éperdue qui est devenue passion pure et furieuse. Mais l’effroyable et
caduc Mourmelon a vu la chose: il faut que Ginette lui appartienne ou
il ruinera à blanc le coquebin Brizay. Ginette supplie et ricane: tant
pis! tant pis! qu’elle réfléchisse! Et le pauvre marchand de bonheur,
ignorant ces affres, a en vain empêché Ferrier de voler; on saccage
ses pelouses, ses hangars; la foule de ses invités le pille et le
bafoue. Ferrier vole par honneur, pour soi, et se fracasse. Cri atroce,
malédiction légitime de sa femme! On le sauvera, mais déjà le petit
chocolatier est atteint au cœur.

Et que sera-ce lorsqu’il verra l’odieux Barroy serrer dans ses bras la
triste Monique! Mais ce n’est pas ce qu’il croit. Monique est touchée,
après une scène pénible, de savoir que les lettres anonymes n’étaient
pas de ce Barroy qui vaut mieux que sa réputation. Mais alors? Et on
avait affirmé à René que Barroy était toujours l’amant de la vedette.
Qui, on? Mais Ginette, parbleu! Ginette, désespérée de voir Brizay
épouser une femme qu’elle croit indigne de lui! Ginette, possédée de
gratitude et d’un démon d’adoration! Ginette, qui ne veut pas perdre
son bienfaiteur, son sauveur, son dieu, et qui, dans la candeur
perverse de son âge et de son être, a cru, elle aussi, faire le bien!
Elle le fera. Et comment! Car, après s’être abîmée, après avoir reçu
son pardon, ne croyant plus à rien et sans espoir, elle deviendra la
maîtresse du hideux Mourmelon et sauvera René sans qu’il en sache rien.

Telle est la morale, un peu déconcertante, mais scénique et pathétique,
de la pièce de M. Kistemaeckers. Peut-être aurait-il mieux valu voir
le marchand de bonheur ruiné et achetant son bonheur à lui pour rien,
dans la misère, avec Ginette. Mais c’est une autre histoire. La
comédie du brillant et abondant auteur de _Lit de cabot_, des _Amants
romanesques_, de _l’Instinct_, de _la Rivale_ et d’_Aéropolis_ a sa
thèse, son éclat, son mouvement et ses applaudissements. Il y a des
phrases bizarres, du style mou, mais au théâtre!...

L’interprétation est fort brillante. Aux côtés des vétérans glorieux et
jeunes de la scène française, d’un Lérand, nerveux et ferme, goguenard
et attendri, d’un Joffre (Mourmelon), catégorique, tyrannique et
majestueusement sinistre, d’un Jean Dax (Barroy), cynique, menaçant,
avantageux, au demeurant le meilleur fils du monde; de MM. Baron fils,
Maurice Luguet, Brousse, Baud, Lecomte, Chanot, etc., etc., un débutant
(ou presque), M. Edgar Becman, a fait sensation dans le personnage de
René Brizay. Élégant et fin, plein de feu, de tact, de dédain et de
noblesse, il tient de M. Le Bargy et de M. de Max: il en a la voix, le
geste et un peu d’exotisme. Il ira loin.

C’est aussi une artiste peu connue jusqu’ici, Mlle Terka Lyon, qui
incarne Monique Méran. Elle a de la grâce, de la sensibilité, une
tenue harmonieuse et de la voix. Mme Marie Marcilly a de la sincérité,
une tendresse vibrante, et pousse un admirable cri; Mmes Dherblay,
Leduc, Berthe Fusier, Loriano et Isabelle Fusier sont pittoresques et
charmantes; enfin, dans le rôle disputé de Ginette, Mlle Lantelme a
fait des prodiges. Désemparée, _gnangnan_ et fataliste simplement sous
ses loques du premier acte, amèrement triomphante, et se débattant
rageusement, au deux, pantelante, accablée, désespérée au _trois_, elle
a été d’une vérité éclatante, intense, humaine. Et quand, après s’être
confessée, après avoir ramé des bras dans l’infini et le néant, elle
a essuyé ses yeux à la fin et s’est résignée, presque gaminement, à
l’étreinte sans joie, elle a symbolisé magnifiquement la vie, la vie
médiocre et quotidienne qui remet, hélas! le sublime au pas et qui
répare, ric et rac, à la petite semaine, les merveilles inespérées et
les mauvais miracles.

[Illustration]


  COMÉDIE-FRANÇAISE.--_Les Marionnettes_, comédie en quatre actes,
  en prose, de M. Pierre WOLFF.

«L’homme s’agite et Dieu le mène.» La femme aussi. Mais ce n’est pas
le Dieu de Bossuet, c’est le petit Dieu de M. Artus. Et la pièce de
M. Pierre Wolff n’est pas aussi terrible que son titre--son titre
nouveau--pouvait le faire craindre. Que tout ne soit, parmi les êtres
vivants, qu’automatisme et inconscience, égoïsme, prétention et
faiblesse, que tout soit représentation, parade et duperie, voilà
une thèse philosophique connue et trop connue, et qui n’est pas très
scénique: au théâtre, le déterminisme le plus convaincu se nomme
fatalité.

En outre, comment prêter à l’auteur du _Ruisseau_ une intention aussi
désespérante? Il a fait _le Secret de Polichinelle_, et non _les
Polichinelles_, qu’Henry Becque a laissés pour jamais à l’état de
reliques amères, frustes et grandes. Il a lâché, voici des temps déjà,
son masque rosse pour un masque rose; il n’est qu’attendrissement,
indulgence, optimisme dans l’observation, jusque dans le trait et le
_mot_, voire dans le pire parisianisme; il a réconcilié le boulevard
et le bonheur, Montmartre et la morale, l’union libre et les vierges
quadragénaires (en collaboration avec Gaston Leroux); il a accordé son
pardon à la pire sottise (avec M. Courteline); il est, enfin, tout
pathétique, tout sensible et tout aimant.

C’est dire qu’il prête à ses marionnettes le pouvoir de se commander,
de se diriger, l’une par l’autre, en zig-zag, sous le pouvoir
discrétionnaire de l’Amour, de la bonne fantaisie et de la douce
raison, qu’il leur prête de la chair, du cœur et de l’âme, qu’il leur
prête surtout le don des larmes, ce qui, bien mieux que le rire, est le
propre de l’homme et de la femme, le don des larmes qui se communiquent
et qui font communier les spectateurs et les acteurs, des larmes des
cerfs aux abois, des biches en agonie, des larmes rédemptrices et
triomphales. Car la comédie émouvante et émue de M. Pierre Wolff a été
fort chaleureusement accueillie.

Elles sont, au reste, de très bonne compagnie, ses marionnettes, et du
plus pur faubourg Saint-Germain. Jugez-en.

Sur le coup de ses trente-trois ans, le marquis Roger de Monclars a
été condamné par sa noble mère à épouser, sous peine de mourir de
faim,--il avait des dettes,--une jeune pensionnaire de province,
empêtrée et gauche, Fernande. Léger, fat et un peu _mufle_, il ne
pardonne pas à son épouse de lui avoir été uni par force: elle lui
semble ambitieuse, insignifiante, odieuse. Il l’accable d’avanies et
de dédains, lui expose, simplement, son dessein de la négliger comme
un colis encombrant. Et la pauvre enfant ne pourrait que mourir de
douleur si un ami inconnu, Pierre Vareine, ne lui permettait pas de
se rappeler ses souvenirs de couvent, si, surtout, son oncle, M. de
Ferney, entomologiste distingué (je vous avais dit il y a huit mois que
ça se porterait beaucoup cet hiver, l’entomologiste), ne lui suggérait
point, par l’exemple des insectes, la pensée de se rebiffer, de lutter,
de conquérir l’époux rebelle.

Un mois a passé. Monclars est allé rejoindre une maîtresse, Mme
de Jussy, à Montreux. Il est revenu. Il assiste, ce soir, à une
fête terriblement mondaine, donnée par l’impénitent et délicieux
Nizerolles, grand amant, enfant à cheveux gris et auteur de
tragi-comédies pour marionnettes. On y joue, on y soupe, on y _puzzle_,
on y farandole (si j’ose dire), on y _flirte_ et on y médit. Au moment
où l’on s’y attend le moins, voici venir Fernande de Monclars--mais
quelle Fernande! Merveilleusement élégante, divinement habillée et
diaboliquement dévêtue, un peu trop cynique pour être sincère, elle
entre, séduit, règne. Son époux, scandalisé, est déjà pris. Mais il
résiste. Elle résiste. Elle laisse Roger souper avec sa maîtresse. Elle
se résigne elle-même à souper à la table du ténébreux Pierre Vareine.
Seul, le bon oncle Ferney a deviné que sa nièce n’aime que son volage
époux. Mais à quand l’aveu?... Et si l’on va trop loin...

Et l’on va trop loin. La passion légitime du marquis est exaspérée
par l’indifférence de sa femme, et celle-ci se trouble dans son jeu.
Heureusement, Vareine est fou et téléphone à Fernande, en pleine nuit,
de venir le rejoindre: Roger qui revient à propos--parbleu!--entend
tout, fracasse le téléphone, meurtrit sa femme, s’abandonne à sa
douleur: tout est sauvé! Il méprisait l’épouse innocente, il adorera
celle qu’il croit adultère, se reprochera son aveuglement, et sa furie
même poussera sa flamme au paroxysme!

C’est l’affaire du quatrième acte, lorsque l’inépuisable Ferney aura
rajusté aux mains tremblantes de la pure et repentante Fernande les
fils du pantin Roger: elle ne cédera pas, acceptera les soupçons, la
séparation, que sais-je? et ce n’est que dans un baiser passionné et
définitif qu’elle avouera, sans paroles, son amour et son pardon. Et
l’oncle qui a tenu les ficelles laissera ces braves enfants à leur
bonheur et retournera à d’autres hannetons, plus _nature_.

La philosophie gentille et immédiate de ce proverbe en quatre actes, sa
psychologie simple et compliquée, son imagerie et sa musique--car on y
danse et on y chante,--son entrain, son écriture appliquée, son émotion
à la fois parisienne et à l’allemande--c’est la _gemütlichkeit_, dans
toute sa séduction presque physique,--sa subtilité facile et morale,
son babillage, ses morceaux de bravoure (il y a des tas de monologues
et de couplets, d’_effets_ et d’habiletés aimables), tout a charmé,
avec des longueurs.

Georges Grand (Roger) y étale un détachement élégant, une impertinence,
puis une fougue, un désespoir des plus véhéments; M. Alexandre (Pierre
Vareine) y est sentimental avec tact et passionné avec férocité; M.
de Féraudy (Ferney) a une finesse toute ronde, toute aiguë, toute
providentielle, qui a rappelé M. Got, en mieux; MM. Paul Numa, Jacques
de Féraudy et Lafon rivalisent d’élégance et de fantaisie; M. Granval
est fort comique, et Léon Bernard (Nizerolles) est tout à fait
remarquable de jeunesse attiédie, de demi-résignation, de cordialité
primesautière et mélancolique, d’âme, enfin.

Fernande, c’est Mlle Piérat, qui a été parfaite, qui a étonné, touché,
séduit. Sa pudeur outragée, son impudeur malaisée, le combat de
son pauvre cœur, son inélégance charmante, son élégance malgré soi
triomphale, ses sourires, ses cris, ses larmes, tout est d’une grande
artiste qui comprend, vibre et compose. Mlle Gabrielle Robinne (Mme de
Jussy) est belle et harmonieuse à damner les saints; Mlle Maille est
étincelante et superbe; Mlles Provost et Jane Faber sont éclatantes,
et Mlle Fayolle a les malices et artifices d’une fée Carabosse très
droite, très belle, et qui finit par avoir un cœur excellent.

Mais Pierre Wolff est un sorcier si humain qu’il n’a voulu dans sa
pièce ni monstres ni héros... Des marionnettes en bleu et or, avec un
rien de noir et, parfois, un soupçon d’auréole!...

    _27 octobre 1910._

[Vignette]


  THÉATRE DE LA PORTE-SAINT-MARTIN.--_L’Aventurier_, pièce en
  quatre actes, de M. Alfred CAPUS.

Epique, héroïque, immense et légendaire, par nature et par définition,
armé d’éperons et d’ailes, le mot _aventurier_ a pris un caractère
auguste depuis que, dans un discours que tout le monde n’a pas
oublié, l’empereur d’Allemagne en a paré et sacré Napoléon le Grand.
L’aventurier rêve et agit, combat et règne, fait des mondes, des
océans, des civilisations et des morales à son image, à la mesure de
son énergie et de sa volonté: il est pratique, lyrique, prédestiné,
providentiel.

Dans l’aimable et émouvante pièce qui vient de triompher à la
Porte-Saint-Martin, Alfred Capus ne nous a pas--est-il besoin de le
dire?--présenté son personnage sous tous les aspects que je viens de
dénombrer. L’auteur de _la Veine_ a du goût, de la modération et de
la sobriété. Il laisse les tropiques et leur outrance au torrentueux
Marinetti, abandonne l’horreur coloniale à François de Curel, qui nous
donna cet admirable _Coup d’aile_, ne suit pas les conquistadors sur la
galère d’or de José-Maria de Heredia et ne nous présente, enfin, son
héros qu’en famille.

Car il entend prouver seulement que le miracle prend la figure qui
lui chante, que les plus honnêtes gens ont besoin d’autres gens, que
l’irrégularité et la fantaisie peuvent venir en aide aux choses les
plus droites, les plus régulières et sauver la vertu même, que la force
s’impose à la grâce, que le cœur crève la cuirasse--et c’est déjà bien.
Ajouterai-je que la démonstration est faite avec autant de finesse que
de maîtrise et que l’optimisme final, fatal et attendu, s’achète au
prix de l’observation la plus piquante, la plus mélancolique et la plus
savoureuse? Mais contons.

Nos pères et grands-pères ont connu l’_oncle d’Amérique_. L’Aventurier,
c’est _le neveu d’Afrique_. Il débarque chez son oncle Guéroy, non sans
avoir été annoncé. C’est la honte de la famille. Il a fait des dettes,
les 419 autres coups, que sais-je? Il s’en est allé chez les nègres
pour se refaire une autre vie, c’est-à-dire pour achever de crever.
Et voilà-t-il pas que non seulement il n’est pas mort, mais encore
qu’il tue des gens, qu’on parle de lui dans les journaux--et comment!
Il met en danger l’empire noir de la France! Vous voyez la désolation
de son brave oncle usinier de l’Isère, de son cousin Jacques Guéroy,
sous-usinier et ancien vice-major de l’Ecole polytechnique, de sa
cousine Marthe Guéroy, etc.

Mais voici l’aventurier, Etienne Ranson, en bottes, en _sombrero_,
en trique, moustachu, basané, cicatrisé. Accueilli avec une réserve
certaine et une pointe d’effroi, il calme vite son brave homme d’oncle:
il a payé avec intérêts tout ce qu’il devait dans le pays et donne au
vieux Guéroy une quarantaine de mille francs dont il avait reçu partie.
On l’invitera à déjeuner, mais pas aujourd’hui: on attend le préfet.
Il se trouve que le préfet est l’ami d’enfance d’Etienne et qu’il a à
lui parler. Il arrive que ledit Etienne raconte sa vie de découvreur de
_placers_ d’or, de chasseurs d’éléphants, de dénicheur de caoutchouc à
sa cousine Marthe, à sa petite cousine Geneviève, sœur de Marthe,--et
qui commence à l’intéresser. Et l’on est en famille.

L’intimité s’est resserrée, à Paris. Etienne, objet d’une
interpellation, arrêté arbitrairement--nous sommes au théâtre--a fait
tomber le ministère et est devenu une bête curieuse et une puissance,
ce qui est tout un. En confiance, sa cousine Marthe lui fait une
confidence: elle et son mari sont ruinés, l’usine de l’Isère perdue, si
l’aventurier ne les sauve pas: on a perdu à la Bourse. Mais le brave
Etienne a tout juste le pauvre petit million dont il est besoin--et il
a été dur à gagner, si dur! Il s’attendrit tout de même en se rappelant
des souvenirs de jeunesse avec Marthe. Il s’attendrit tout à fait en
s’apercevant, en avouant qu’il aime Geneviève, et se sacrifiera avec
feu, mais, hélas! n’apprend-il pas que cette Geneviève est fiancée au
député André Varèze! C’est André Varèze qui a demandé et obtenu son
arrestation à lui, Ranson! Ça n’a pas d’importance! Mais il ne veut pas
donner son argent pour rien. Bonsoir! bonsoir!

Et les événements s’aiguisent. Les Guéroy donnent une grande fête pour
célébrer la chute d’un ministère ou la constitution d’un cabinet (ça se
ressemble) et, entre temps, Jacques Guéroy va se tuer: il ne peut, en
effet, rien demander à son père, qui ne sait rien et qui ne pourrait
rien, en outre. Geneviève, qui a découvert la lettre d’adieux de son
beau-frère, s’affole: il n’y a qu’un recours, Etienne Ranson. Et il
ne vient pas! L’heure passe... Mais il arrive, Etienne. Il reçoit le
choc, dirai-je, en plein cœur? Il se défend. Qu’a-t-on fait pour lui?
La famille? Elle a été jolie pour lui, la famille! On l’a laissé peiner
et crever dix ans en pleine brousse! On l’a méprisé! On le reconnaît
maintenant comme outil de réparation! Alors, alors, la pauvre Geneviève
finit par s’apercevoir qu’elle aime ce grand gaillard d’aventure et
de hasard! Elle le dit, à peine, à peine... Et Etienne, l’irrégulier,
arrache des mains du régulier, du polytechnicien André, le revolver
déjà armé!

Ce n’est pas fini. Il faut que Ranson force la porte de la famille, de
la société, remonte le commerce et l’industrie de ses cousins. Ça se
fait très gentiment. Le député Varèze se pique, renonce à la main de
Geneviève, épousera une baronnette, Lucienne, et Etienne, vainqueur de
tout et de tous, même de son oncle tyrannique, régnera sur l’Isère, sur
toutes les usines et sur Geneviève.

Ce sec résumé ne peut donner une idée de la philosophie, de la
fantaisie, du génie de formules et de mots de l’auteur. On le connaît.
On le reconnaît ici, dans toute sa verve, dans la pire verdeur de son
audacieuse moralité.

Il plaît et fait penser. Il fait sourire et pleurer. C’est gentil et
profond.

C’est merveilleusement joué. Guitry (Etienne) est admirable de tenue,
de gouaille, de faux cynisme, de vertu fière, d’attendrissement viril,
de révolte, d’orgueil, de force, enfin; Jean Coquelin (Guéroy) a
une vanité, une pétulance, une bonhomie de premier ordre; Signoret
(Jacques) a le plus beau désespoir; Pierre Magnier (Varèze) la plus
belle importance, Juvenet la barbe la plus administrative et la plus
élégante, MM. Mosnier, Angély, Person, etc., sont excellents.

Il faut louer Mme Gabrielle Dorziat, exquise de jeunesse, de fraîcheur,
de grâce, d’émotion trouble et de tendresse dans le personnage de
Geneviève; Emilienne Dux, parfaite de tact, de sensibilité honnête et
tragique sous les traits de Marthe; Juliette Darcourt, baronne d’une
élégance spirituelle, pointue, terrible; Jeanne Desclos, ingénue
avertie, volontaire, très nouvelle d’accent, de geste, de voix et de
cœur; Mmes Delys, Grési et Netter. C’est un ensemble délicieux.

Et la pièce de Capus, morale et hardie, familiale et narquoise,
démolissante et reconstituante, classique et romantique, aura la plus
belle carrière. N’oublions pas le décor de Jusseaume, qui nous montre
un Dauphiné accidenté et des montagnes qui incitent aux montées, aux
escalades, à l’aventure, enfin!

    _4 novembre 1910._

[Vignette]


  VAUDEVILLE.--_Montmartre_, comédie en quatre actes, de M. Pierre
  FRONDAIE.

Souvenirs d’enfance! La butte sacrée! le nombril du monde! Mânes
de Rodolphe Salis, de Mac Nab, de Jules Jouy, d’Albert Tinchant,
de Brandimbourg, mânes du grand Allais et du bon Emile Goudeau, ne
tressaillez-vous point à ce titre: _Montmartre_? Mais ce n’est pas
votre Montmartre de blague et de rêve, de poésie et de gaminerie, de
folie philosophique et de sagesse outrancière, de beuverie ailée, de
tabagie dansante, que M. Frondaie nous a amené au boulevard: il est
terriblement jeune, M. Frondaie, et le Montmartre qu’il a connu est un
pauvre Montmartre de vadrouille voyoute, de licence coloriée, de noce
exotique, de délire et de _chahut_ à goût américain.

Tel quel, il est encore hanté d’ombres lyriques puisque son air reste
chargé d’effluves, de mystère, de charme et de séduction, puisqu’il
inflige la nostalgie, qu’il attache, retient, appelle, qu’il consume,
qu’il tyrannise. Peut-être y a-t-il, à la cantonade, un dialogue divin
de Villiers de l’Isle Adam et de Charles Cros; peut-être le rire de
Louise France répond-il aux boutades de Marcelin Desboutins: en tout
cas, nous sommes dans une atmosphère sursaturée d’électricité, d’un
pouvoir secret et d’une force diabolique.

Nous sommes au Moulin-Rouge, côté jardin. Il y a là toutes ces
dames et tous ces messieurs: on boit, on tâche à rire, on marche,
on tâche à marcher, on fume, on s’offre. Des fredons de valses plus
ou moins lentes viennent vous assaillir, des femmes font leur
compte, des couples se forment, les gardes bâillent. Parmi les
étoiles de libre-échange qui brillent en ce lieu, un astre--un astre
noir--surpasse les autres en éclat et en fantaisie: c’est Marie-Claire,
un peu tzigane, un peu panthère, très sauvageon et très _ohé! ohé!_ qui
n’en veut faire qu’à sa tête--et à ses sens. Elle a un fort _pépin, le
béguin_ sérieux, le coup de cœur, quoi! pour un jeune croque-notes,
Pierre Maréchal, qui est sentimental, poli et rive-gauche. Elle l’aime
d’amour, mais ne veut pas quitter son cher Montmartre, toujours en
fête et en trépidation. Il faut un emportement du musicien, fou de
rage parce que cette troublante Marie-Claire s’est laissé présenter le
grossier milliardaire Lagerce qu’il a connu au lycée, pour qu’il oblige
cette grisette nouveau-siècle à quitter la Butte et à venir avec lui au
bout du monde, de l’autre côté de la Seine, rue de Lille.

Les deux amants sont les êtres les plus heureux du monde: ils vivent
dans la gêne la plus artiste et la plus cordiale, avec des compagnons
choisis, le violoniste Parmain et son exquise femme Charlotte. Maréchal
a fait un opéra superbe qui attend la gloire et la fortune. En
attendant Marie-Claire s’ennuie. Charlotte Parmain est trop honnête,
trop popote. Elle a invité, _en catimini_, deux anciennes compagnes de
Montmartre qui, par la verdeur de leurs propos et leurs propositions
non équivoques, mettent en fuite la vertueuse Charlotte et, par suite,
son noble époux. Mais Pierre Maréchal n’a pas le temps de s’indigner:
son vieil ami, le caricaturiste Tavernier, vient de lui apprendre que
son opéra va être joué. Alors, c’est la joie, c’est la fête: on va
aller sabler le champagne à Montmartre! à Montmartre! «Veine!» rugit
Marie-Claire. «Désolation!» pleure Pierre. Lutte, glorification,
excommunication de Montmartre. Marie-Claire y va. Pierre reste. Hélas!

Car Marie-Claire devient une grande cocotte, se laisse entretenir
pontificalement par le hideux Lagerce--et nous la retrouvons à Ostende
qui est un Montmartre d’été, sur la plage. Ce ne sont qu’élégances,
diamants, perles, tziganes. Mais on apprend que Maréchal n’est pas
loin, en plein triomphe. Marie-Claire veut le voir, le voit, est
abreuvée de mépris par lui et sent qu’elle l’aime, qu’elle l’aime!...
Elle le suivra malgré lui, d’autant qu’ils sont surpris, que l’odieux
Lagerce accuse son ancien condisciple de faire un marché, de vouloir,
avec sa maîtresse, ses parures et ses richesses. Alors, alors,
Marie-Claire jette à la figure de son tyran un collier de perles
d’un demi-million: cette rançon se brise; les hommes et les femmes
se jettent sur les perles détachées: «Picorez les poules! Voici des
graines!» crie la Montmartroise--et en route vers l’amour!...

Des années ont passé. Le Moulin-Rouge est toujours à sa place. Et
Marie-Claire y est toujours. Elle n’a pu rester en ménage. Il lui
a fallu les ailes du Moulin, la joie factice, la _vadrouille_. Le
soir où Maréchal célèbre, décoré, vient par surprise et la revoit
avec une émotion atroce, elle ne le reconnaît qu’à peine. Est-ce
jeu? Est-ce grandeur d’âme? Est-ce désir de ne pas troubler une
existence bourgeoise et considérable? N’insistons pas. Pierre pleure;
Marie-Claire rit. L’un travaillera et sera de l’Institut. L’autre fera
la noce et mourra au ruisseau. _Tout va des mieux_, comme on disait
là-haut, aux temps héroïques.

Espérons qu’il en sera de même pour la pièce de M. Frondaie. Elle
est jeune et sincère, avec des formules, une profondeur parfois
facile, du convenu et de l’attendu. Elle a des lenteurs et un rien de
provincialisme, un lyrisme court et une sorte de moralité latente qui
n’est pas désagréable. Il y a là-dedans du mouvement, du sang et de
l’âme. Des décors d’Amable et Cioccari--sous le règne de Porel--font
flamber les ailes rouges du Moulin et illuminent des halls et des
promenoirs. C’est assez magnifique. Et, sans compter les figurants,
il y a quarante artistes en pleine action. Louis Gauthier (Pierre
Maréchal) a de la chaleur, de la douleur, de la noblesse; Lérand
(Tavernier) a la plus belle sensibilité en peintre rosse, Jean Dax
est un Lagerce de magistrale muflerie, Lacroix (Parmain) a de la
distinction, Baron fils est très comique et MM. Brousse, Vertin, Baud,
Faivre, etc., sont excellents. Il faut louer M. Ferré, qui dessine
largement une excellente silhouette d’amant de cœur et M. Suarès qui a
été fort joliment pittoresque et mélancolique sous le dolman bariolé
d’un tzigane.

Ai-je à vous dire que dans le rôle de Marie-Claire, Polaire s’est
surpassée? Elle se surpasse toujours. Ça passera. Elle a eu de beaux
couplets, de beaux gestes, une belle passion, une belle indifférence:
c’est toujours le criquet, le friquet, la guêpe, le papillon, la
libellule, le hanneton, la péri. Elle a été un peu femme: c’est
beaucoup. Ellen Andrée a été tout à fait étonnante en vieille catin
pratique: c’est un Goya, un Constantin Guys--et je ne sais de plus
fol éloge. Mme Berthe Fusier a été joliment et finement inquiétante,
amère et philosophe. Mme Lola Noyr est très plantureusement spirituelle
et drôle, Mme Dherblay est joliment comique, Mmes Farna, Piernold,
Sylvès, Géraldi, Loriano sont exquises et Mme Georgette Armand, dans un
personnage de petite femme courageuse, artiste et honnête, a une grâce
pudique, un dégoût strict et un tact, voire une harmonie qui font le
pont entre ce Montmartre de crime et de prédestination et le boulevard
où, comme on sait, règnent l’ordre et la vertu. Et c’est délicieux.

    _24 novembre 1910._


[Bandeau]

  THÉATRE DES ARTS.--_Le Carnaval des Enfants_, pièce en trois
  actes, de M. SAINT-GEORGES DE BOUHÉLIER.

C’est «la Morte du mardi gras». Des masques, des souquenilles, des
flonflons courent et se traînent autour d’une agonie--et les âmes
sont déguisées aussi, les cœurs _itou_. La chose se passe dans la
boutique et l’arrière-boutique d’une pauvre lingère: c’est la poétique
violente, le pathétique brutal de M. Saint-Georges de Bouhélier. On
connaît le génie précipité, tumultueux et bouillonnant de l’auteur
du _Roi sans couronne_, de _Tragédie royale_ et de _la Victoire_: il
aime noyer la suprême noblesse dans la plus minable trivialité et
inversement; il aime d’amour la détresse et la maladie, le hoquet, le
sanglot, le soupir--et cela ne laisse pas d’être angoissant, puissant,
vivant. Tranchons le mot: en passant par Tolstoï, Ibsen et Mæterlinck,
Bouhélier s’affirme le Shakespeare des Batignolles.

Le drame symbolique, populaire et funambulesque que, pour sa prise de
possession du théâtre des Arts, enrichi et embelli, M. Jacques Rouché
a monté dans des décors simples et nobles de Maxime Dethomas et avec
une singulière recherche de discrétion et de demi-obscurité, ce drame,
donc, immense et intime, atroce et poignant, qui fait râler et penser,
nous offre l’ultime calvaire de l’infortunée Céline. Elle est couchée
dans l’alcôve vitrée de son magasin, cependant que sa fille aînée,
l’adolescente Hélène, se laisse conter fleurette par le maître d’études
Marcel, que sa fille cadette Lie tâche à jouer, que l’oncle Anthime
geint et qu’il annonce que, en présence des troubles cardiaques de la
malade et de la misère de la maison, il a fait appel aux deux vieilles
sœurs de la lingère. Elles arrivent lentement, pauvres, provinciales,
et sinistres. Et quand elles sont là, la pauvre alitée clame: «Je ne
veux pas les voir! Je ne veux pas les voir!»

Comme elle a raison, la malheureuse! Car il advient qu’elle va mieux,
qu’elle peut causer gentiment avec le voisin Masurel et qu’elle
veut rire même de son costume de Pierrot. Mais, à côté, des ombres
familiales s’agitent. Les sœurs Bertha et Thérèse ont révélé au
coquebin Marcel que la jeunesse de Céline n’a pas été sans reproche,
qu’elle est fille-mère et que ses deux filles n’ont pas le même papa.
Horreur et désolation! Céline agonit de reproches ces austères harpies,
mais, hélas! Marcel est ébranlé: il abandonne la dolente Hélène qui
repousse sa mère mourante: le fiancé lui tient plus à cœur que l’auteur
de ses tristes jours. Alors, la martyre montre qu’elle est belle
encore, se dépoitraille, proclame le droit à l’amour et à la vie, se
lève pour prouver son dire et, comme de juste, tombe roide pour ne se
relever point.

Et le troisième acte nous présente tout l’arsenal des désolations:
Hélène se désespère de n’avoir pas été assez tendre avec sa mère
défunte, la petite Lie veut la rejoindre au ciel, un garçon boucher
s’attriste de n’être pas payé; l’oncle Anthime se lamente d’être
dérangé par des masques; les tantes Bertha et Thérèse ne peuvent se
consoler de n’avoir pas assez torturé leur sœur décédée. Et la jeune
Hélène s’en va avec le jeune Marcel enfin reconquis: la triste histoire
de sa mère recommencera. Et Lie en fera autant quand elle sera grande.
Et les tantes seront aussi méchantes. Et l’oncle boira--car il boit. Et
les masques feront de la musique. Et c’est terrible, profond, puéril
comme les choses éternelles, mieux qu’honorable et pas définitif, pour
parler la langue des cénacles.

Mlle Véra Sergine a été admirable dans le rôle de Céline: elle a des
gestes de souffrance, d’amour maternel, d’amour tout court absolument
déchirants, un orgueil de chair mourante très beau et une mort
merveilleusement brusque. Mlle Cécile Guyon s’est révélée dans le
personnage d’Hélène avec une passion, une horreur et un repentir, un
désir de vie saisissants; les tantes, Gina Barbieri et Mady Berry, sont
parfaitement effroyables, et cette vieille cabotine de Mona Gondré,
qui a bien douze ans, est merveilleuse d’émotion, d’inconscience et
de métier--déjà! M. Durec (Anthime) est fort pathétique et varié,
M. Dullin (Masurel) a du sentiment, M. Gaston Mars (Marcel) a de la
chaleur, la jeune Choquet a de la drôlerie, et les masques (où nous
retrouvons Manon Loti) font un joli défilé d’épouvante.

_30 novembre 1910._

[Vignette]


[Bandeau]

  THÉATRE DE L’ATHÉNÉE.--_Les Bleus de l’amour_, comédie en trois
  actes, de M. Romain COOLUS.

C’est un succès de gaieté, d’émotion amusée et furtive, de jeunesse et
de claire philosophie, de vie, enfin, qui se contient, qui éclate et
qui finit par triompher--avec la pièce.

La nouvelle comédie de M. Coolus est toute militaire: _les Bleus de
l’amour_, ce ne sont pas les chocs et autres _gnons_ que nous recevons
du petit Dieu, ce sont bel et bien les conscrits, voire même les
inconscients réfractaires de la grande armée du Pays de Tendre, les
jeunes gens qui pratiquent l’imitation de Jeanne d’Arc et qui, comme
Stéphane Mallarmé le disait:

    _Aiment l’horreur d’être vierges..._

Vous savez qu’à l’Athénée ça ne dure pas: _la Cornette_, de M. et Mlle
Ferrier, consentait elle-même à l’hymen. Mais contons.

Dans son château des bords de la Loire, la comtesse de Simières,
quinquagénaire pétulante et éclatante, débordant de sang, de tendresse,
de fierté, la comtesse de Simière, donc, n’est pas heureuse. Depuis
des années, elle doit unir sa nièce chérie Emmeline à son bon neveu
Bertrand, et ce Bertrand-là n’aime que ses chiens, ses chasses, ses
terres et ses bois: il est digne de toutes les fleurs, de tous les
orangers, et, sans avoir prononcé de vœux, ne veut pas démordre de
sa pureté rustaude. Il faut le déniaiser,--et ce n’est pas facile!
Heureusement, voici venir un autre neveu, le fêtard Gaspard de
Phalines, qui a besoin d’argent. Ce brillant mauvais sujet s’est marié
en Amérique, a plaqué sa femme de l’Ohio, et fait si irréductiblement
la noce qu’il initiera bien l’Hippolyte tourangeau aux finesses des
bars parisiens et au contact des nymphes de Montmartre. Après, ça ira
tout seul. Mais, précisément, ce Gaspard de la nuit ou des nuits a tout
ce qu’il faut dans son auto: un ami et une actrice. On fera passer
l’actrice pour la femme de l’ami, on les invitera à déjeuner, Bertrand
s’allumera sur la jeune enfant, et, une fois la flamme allumée...

Il arrive que Bertrand est de plus en plus froid; que celui qui
s’allume, c’est le jeune fils d’un président de cour plébéien qui rêve
d’unir ce rejeton à la noble famille des Simières-Phalines; que la
douce Emmeline, ingénument, délicieusement, avoue à son cousin, le
méchant Gaspard, qu’elle aimerait plutôt un homme dans son genre que
tout autre homme, que Gaspard s’énerve de cette confidence, qu’il se
laisse embrasser par une camériste et l’actrice précitée et que, de
dépit, la furieuse et fiévreuse Emmeline sonne la cloche pour annoncer
qu’elle épouse n’importe qui, le nommé Alfred Brunin, fils du président
précité.

Mais ce coquebin fuit avec l’actrice qu’il prend pour une femme
mariée: la bonne comtesse enverra Bertrand, qui se repent de son
indifférence, se préparer un peu à Paris. Non! Gaspard s’est interrogé
et a laissé parler son cœur; il sait qu’il aime sa cousine, mais il
n’est pas digne d’elle; il a _soupé_ de la fête. Il fera une fin, tout
seul. Et l’excellente tante Simières s’aperçoit que sa nièce aime
Gaspard. Horreur! il est marié! Et on ne divorce pas dans sa maison.
Il n’est pas marié. Il n’a jamais été marié. Il n’y a pas d’Ohio, pas
d’Amérique. Gaspard épousera Emmeline qui a tout entendu--et ils feront
un tas d’enfants!

J’ai dit que cette comédie, parfois un peu bondissante, un peu lente,
cordiale, touchante, gaie, a eu un succès sincère et profond qui
tiendra longtemps. Elle a des grâces classiques, rappelle Labiche et
La Fontaine (_le Carnaval d’un merle blanc et la Coupe enchantée_) et
certains contes de Théodore de Banville. Et il y a un entrain terrible.

C’est Augustine Leriche qui mène l’affaire tambour battant, fanfare en
tête. C’est une femme-orchestre. Elle est toute action, toute frénésie,
tout rire, toute éloquence, tout cœur: on a acclamé la comtesse de
Simières. Alice Nory (Emmeline) est délicieuse de charme, de colère, de
jeunesse et de vérité et s’habille comme les Hermengarde de légende;
Andrée Barelly a de la finesse et de l’accent dans un rôle de cabotine
stupide, et Maud Gauthier est la plus aguichante des caméristes
passionnées.

M. Victor Boucher (Gaspard) est parfait d’aisance, de mélancolie,
d’élégance et de séduction désabusée. Cazalis est un Bertrand impayable
de rustauderie gentille; Gandéra est un jeune robin très snob,
très incandescent et très enveloppant; M. Gallet est un intendant
magnifiquement barbu et d’une conscience plus magnifique; M. Térof est
un président fort comique. M. Rolley est très amusant et M. Borderie
fort correct. Il faut mettre au tableau le chien Jupiter qui sait ne
pas aboyer et les décors de MM. Fournery et Deshayes qui nous font
admirer un château à peu près historique et des bords de Loire peuplés
et égayés de soleil.

C’est un succès habillé, historié, simple et lumineux.

    _11 décembre 1910._


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  THÉATRE NATIONAL DE L’ODÉON (_Matinées du samedi_).--_Les
  Affranchis_, pièce inédite en trois actes, en prose, de Mlle
  Marie LENÉRU.

C’est très beau. C’est très dur. C’est un drame immense et intime,
moderne et éternel, où le duel entre la pensée et la chair, entre la
volonté et le désir, entre la philosophie et le besoin prend toute
sa rigueur, toute son horreur, toute sa misère: proprement, c’est
_Grandeur et Servitude humaines_. Nous connaissons, au _Journal_,
Mlle Marie Lenéru: c’est ici même que, à la suite du concours
littéraire de 1908, a été publié cet étrange et inoubliable poème
en prose _la Vivante_, et il faut louer, avec l’ombre tutélaire de
notre pauvre et grand Catulle Mendès, Mme Rachilde, Fernand Gregh, et
_la Vie heureuse_, qui imposèrent, sous le consulat dévoué d’André
Antoine, cette œuvre implacable et frémissante à un public parisien.
Il faut louer aussi le public--ou l’élite--qui a applaudi, non sans
la plus noble émotion, ce théorème enthousiaste et déchirant, cette
démonstration lyrique et désenchantée.

Il s’agit de l’histoire d’un surhomme et d’une petite fille. Le
surhomme, Philippe Alquier, professeur illustre en Sorbonne, ne croit à
rien, nie la vertu, gourmande seulement sa vertueuse femme de n’avoir
pas assez de coquetterie, se soucie peu de ses enfants, se moque
de l’opinion publique en accueillant sous son toit sa belle-sœur,
abbesse toute-puissante des Cisterciennes, chassée par les lois
scélérates, lui, athée et amoral--et voici que soudain, sur le coup de
sa quarante-cinquième année, il est forcenément troublé par l’arrivée
d’une petite novice de l’abbesse, la toute jeune Hélène.

Il l’enseigne, elle le saisit: à ce jeune esprit ignorant et tout
possédé de Dieu et de la règle il révèle le monde, l’univers, la
science (nous sommes au théâtre, ça va vite et sans preuves); quant
à elle, elle n’a que son âme, son feu, sa fièvre, sa jeunesse qui
consument l’ascète. L’abbesse est, après des siècles, l’héritière de
cette abbesse de Fontevrault qui traduisit si galamment le terrible
_Banquet_ de Platon, mais Mlle Lenéru l’a lu de plus près ce livre
sublime et presque infâme: entre la pure Hélène et l’effroyable
Philippe il y a un appel d’âme et un appel de corps, et, selon la fable
et l’expression du philosophe antique, ce sont les deux moitiés du même
être qui se veulent rassembler, qui se cherchent et qui se trouvent.

Ils ont beau lutter, ces deux êtres: celui qui a été tout esprit et
qui n’a fait œuvre de chair que physiquement, celle qui n’a respiré
que l’encens, suivi que la plus stricte observance et qui a adoré
sans jamais penser. Il l’a convertie et presque pervertie: elle n’est
plus vierge que de corps. Et, après s’être refusés l’un à l’autre,
successivement, pour les autres, pour les principes, pour leurs
sentiments les plus secrets, les voilà qui sont à l’image l’un de
l’autre, _affranchis_ de tout, foulant aux pieds famille, religion,
devoir. Mais ils sont trop pareils: c’est, décidément, trop la
moitié l’un de l’autre, la jeunesse qui vient rejoindre la gloire et
l’expérience et lui infuser une âme neuve. C’est trop beau! L’humanité,
sous les espèces de Dieu, sous l’habit de l’abbesse, sépare et désunit
cette perfection: le devoir, l’étroit devoir terrestre ramènera le
professeur à ses élèves, à son épouse, ramènera la nonne à ses œuvres,
à la Terre sainte, aux lépreux. C’est le sacrifice: il n’y a pas
d’_affranchis_, il n’y a que des esclaves, esclaves du doute, esclaves
de l’idéal--et les plus hautes pensées ne nous défendent pas des pires
misères. Voilà la conclusion odéonienne, mais je m’en tiens à mon sens
platonicien.

J’ai dit combien cette pathétique, haute et profonde illustration, ce
style lointain et nerveux, la grandeur de la pensée avaient touché
et frappé. L’œuvre est magnifiquement et héroïquement servie par
Desjardins (Philippe), serein et torturé, par le fougueux Joubé et
le loyal et sage Desfontaines. Mme Gilda Darthy (l’abbesse) a de la
majesté et de la férocité. Mlle Sylvie est admirable d’attitudes et
d’émotion contenue; Mlle Ventura (Hélène) est douloureuse et résignée
à souhait; Mme Guiraud est sympathique, Mme Osborne élégante et bien
disante, Mlle de France fort simplement puérile.

Et cette tragédie pensante et spontanée, qui s’apparente aux plus
sévères chefs-d’œuvre, nous pénètre pour son auteur, qui, comme on
sait, n’a pas tous les trésors de la vie et qui, dans une méditation
passionnée et décuplée, mêle l’existence, le rêve, le possible et
l’impossible. Cette féerie réaliste, condensée, amère, éloquente et
algébrique nous emplit donc, pour Mlle Marie Lenéru, d’une pitié sombre
et magnifique, où s’inscrit la plus stricte admiration et la plus
radieuse envie!

    _12 décembre 1910._


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  GYMNASE.--_La Fugitive_, pièce en quatre actes, de M. André PICARD.

C’est _la Course du flambeau_, à quelques étages au-dessous. Ce serait
même _la Course de la chandelle_, tant il est question de voluptés
réelles et solides, maternelles et filiales, si la sensibilité délicate
et inquiète, le scrupule incessant, la nuance artiste et morale de M.
André Picard n’avaient pas enveloppé cette aventure d’une atmosphère
d’émotion, de noblesse, de bataille et de sacrifice, voire d’héroïsme.
Et on a été touché et l’on a applaudi.

Sachez donc que, après avoir lutté pour ses filles, et après les avoir
casées, Marthe Journand, quadragénaire peut-être, mais fort belle
encore et le cœur vibrant d’avoir été si longtemps contenu, se laisse
aller à des idées de vagabondage à deux, de tourisme idyllique et
élégiaque: un archéologue costaud, Georges Mariaud, veut lui enseigner,
sur place, l’emplacement des Pyramides, les distances des cataractes
et les dissemblances des scarabées: en route pour l’Égypte! Mais,
veuve depuis des temps, elle n’est pas libre: elle est esclave de ses
enfants, sinon de son âge. Aimer, maman! êtes-vous folle? Et nous? M.
de Faramond a traité âprement ce sujet dans _le Mauvais Grain_. M.
Picard est moins rustique; il est aussi cruel. Car l’une des filles de
Marthe a épousé le notaire Léon Ourier, qui n’est pas poétique. Elle
accepte les hommages et les doléances du jeune prodigue Edmond Danver,
dont son croque-notes d’époux est conseil judiciaire.

Et, lorsque Marthe revient du pays des Pharaons et de Mariette-bey,
lorsqu’elle demande des explications à sa descendante, l’aimable enfant
lui dit: «J’aime. Tu aimes. Nous aimons.» Et la veuve Journand aime
tant l’amour qu’elle protège--ou presque--les galanteries de M. Danver.

Mais ce gentilhomme fait des bêtises, et le tabellion Léon en a assez.
Il sait, et ne veut pas en savoir davantage. Froid, mesuré, tâtillon,
il a un cœur. Il aime sa femme. Il demande à sa belle-mère qu’il
appelle mère, d’être son alliée. Hélas! a-t-elle l’autorité morale
d’interdire à sa fille ce qu’elle se permet? Elle est libre, soit!
Mais, n’appartient-elle pas à sa nouvelle famille? Douairière sans
douaire, en se donnant à quelqu’un, elle est adultère à son passé, à
son présent, à son futur. Elle n’existe plus. Elle a trahi ses devoirs
en ne surveillant pas son enfant, en se donnant du bon temps, quand
elle ne devait plus qu’être duègne et _camerara mayor_. Et l’amoureuse
Marthe courbe la tête, ne la relève que pour arracher Antoinette à
son indigne soupirant. Et puisqu’elle doit donner l’exemple, elle le
donnera!

Elle le donne, non sans en être priée. Les Ourier sont en Suisse et
Antoinette va être maman. On adjure la pauvre Marthe de se résigner à
son rôle de grand’mère. Elle est encore toute chaude d’amour, toute
frémissante d’aspirations et de désirs. Le bonheur est à la porte,
sûr et durable. Elle hésite. Un appel de son amant l’emporte, mais un
cri--qui n’est peut-être pas sincère--de sa fille la rappelle. Elle a
abdiqué. Elle est esclave, elle est finie!

J’ai dit le succès de cette pièce sympathique et d’écriture distinguée.
On y a acclamé la sincérité, la vérité, le naturel, la pétulance,
l’émotion de cette grande artiste qu’est Jeanne Cheirel, l’égoïsme
agréable et joli d’Yvonne de Bray, les charmes et l’élégance de Mmes
Marthe Barthe, Frévalles, Fleurie, Louise Marquet, Alice Walser et
Blanche Guy, l’autorité passionnée de M. Claude Garry, l’émotion de M.
Gaston Dubosc, la désinvolture de M. Charles Dechamps; et MM. Arvel,
Berthault, Labrousse, Dieudonné et Laferrière sont excellents. Des
décors honorables de M. Amable rehaussent la qualité de cette pièce
morale et grave qui ne peut désespérer que les dames ayant dépassé
l’âge canonique. Mais, tant que la bulle _Quam singulari_ ne se sera
pas prononcée sur cette question, les mères pourront mener leurs filles
au Gymnase avec confiance. Et qu’elles se remarient, légalement, après
les avoir mariées. Elles auront la paix--et nous aussi.

    _13 décembre 1910._

[Vignette]


  THÉATRE ANTOINE-GÉMIER.--_La Femme et le Pantin_, pièce en quatre
  actes et cinq tableaux, de MM. Pierre LOUYS et Pierre FRONDAIE.

M. Pierre Louys est un écrivain magnifique, et c’est ici même, je
crois, que parut ce petit chef-d’œuvre de sensualité rêvante et de
sadisme alangui qu’est _la Femme et le Pantin_. C’était au temps
où l’on n’abusait pas de toutes les Espagnes, où Séville avait du
lointain, Cadix du mystère, où Barrès seul régnait sur Tolède et où le
Greco n’était pas tombé dans le domaine public. L’adaptation de cette
tragédie muette par M. Frondaie a de la grâce et du pathétique, et a
fort bien réussi. Vous connaissez l’aventure. Un don Juan un peu las,
don Mateo Diaz, quitte sa maîtresse, la belle Bianca Romani, pour une
petite cigarière de Séville, Concha Perez, qui l’a séduit en chantant
et en raillant une pauvre gitane qui ne dansait pas assez bien à son
gré; elle lui a paru piquante et il va voir comme elle est cruelle!

Et cependant elle l’aime! Mais elle est si fière de son petit corps,
de son petit cœur, de son âme libre! Elle veut se donner d’elle-même,
toute. Elle désespère l’infortunée Bianca, et, quand elle s’est promise
à Mateo, elle s’en va, s’en va parce que cet homme riche a donné de
l’argent à sa mère et a semblé l’acheter! Horreur!

C’est à Cadix que l’ex-don Juan la retrouve, dansant pour vivre dans
une guinguette à matelots et donnant des répétitions assez dévêtues
pour des touristes anglais. Mateo écume de rage et de jalousie brise
la porte, chasse les clients, mais la petite ballerine le bafoue et
l’accable: elle est vierge. On peut être vierge et nue, tout de même!
Et l’autre reste tout bête.

Il a pu, grâce à Dieu! la retirer de son bastringue et la mettre dans
ses meubles, voire lui louer ou lui acheter un bel hôtel avec une
grille. Le soir de la prise de possession, Concha, selon son habitude,
déclare forfait, se fait embrasser furieusement par l’éphèbe Morenito,
et le lamentable Mateo Diaz, nargué et enragé, s’abat comme une masse,
pantin lourd et cassé, devant la grille symbolique, dans un passage de
masques.

Mais le pantin a du ressort: lorsque Concha vient le relancer chez lui
et lui cracher de nouveaux sarcasmes, il commence par où il aurait dû
commencer, la roue de coups, la laisse pâmée et ravie; elle est à lui,
plus vierge que jamais, et à jamais pantelante et soumise.

Il n’y a pas un abîme trop grand entre le style somptueux, les
descriptions merveilleuses de Louys et les réalisations toujours un
peu brutales des décors et de la mise en scène. Le drame est réel--et
fort bien joué. M. Gémier est un Mateo très convaincu, très vibrant;
il n’est pas joli, joli, mais il sait être très pantin. Il se souvient
d’avoir joué _Ubu roi_. MM. Rouyer, Saillard, Lluis, Marchal, Piéray,
Dumont sont aimables, violents, caressants, excellents.

Mme Dermoz a de l’abatage, du _chic_, de l’émotion; Mme Bade a de la
bonhomie, Jeanne Fusier a de la fantaisie, Zerka de la diablerie; Mmes
Miranda, Noizeux, Batia, etc., sont exquises. Mais l’événement, ce
devait être, ça été Régina Badet. Le rôle de Concha, très convoité,
comme on sait, lui a été donné par droit de conquête. Elle a été
tout à fait jeune, tout à fait désintéressée, tout orgueil et toute
fantaisie, comme une pigeonne, comme un cabri; elle a chanté, miaulé,
parlé, dansé en ange et en démon, a dévoilé des trésors de lis et de
rose, de candeur et d’agilité; elle a été l’aile et le poignard, le
poison et la rose. Et il ne faut pas oublier, en cette Espagne, la
guitare de M. Amalio Cuenca, qui fait des prodiges et qui nous amène un
peu du pays de Zuloaga et de Perez Galdos.

    _18 décembre 1910._

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  THÉATRE SARAH-BERNHARDT.--_Les Noces de Panurge_, pièce en cinq
  actes et six tableaux, en vers, de MM. Eugène et Édouard ADENIS.

C’est tout gentil, tout aimable et tout frais. Et le théâtre a fait les
plus grands frais pour nous offrir un spectacle admirable. On rit au
carrefour, on rit à table, on rit du juge et l’on rit du sergent. Vous
me direz que c’est assez facile. Vous me direz... mais vous m’en direz
tant que j’aime mieux noter, en codicille, qu’on rit partout, voire
dans un couvent.

Ce n’est pas tout Rabelais. Ce n’est pas tout Panurge. Nous verrons,
cet hiver, le _Pantagruel_ débordant du regretté Jarry et de Claude
Terrasse. Les frères Adenis, qui sont les plus sympathiques des
frères, n’ont pas eu l’ambition de mettre à la scène la moelle, les
images, les symboles, les mystères, les indécences et les amphigouris
de l’inextricable philosophe de _Gargantua_. Ils ont fait du
pantagruélisme sans Pantagruel. Et leur Panurge est si gentil, si
bénin, qu’il est à croquer.

C’est un bon escholier qui raille à peine les Sorbonnards et les
archers, qui ne fuit sur les toits que pour le plaisir, qui hésite
à épouser avec la plus gaillarde cabaretière, le cabaret le plus
achalandé, et qui n’est pas loin de s’attendrir lorsqu’il s’aperçoit
que la jeune pucelle qui vient de le sauver de la prison et de la hart,
n’est autre qu’une certaine Bachelette, avec laquelle jadis il joua,
enfantelet, aux abords de la Loire dorée. Mais voici que des amis, le
lettré Rondibilis et l’ymagier Cahuzac, lui apportent le redoutable
arrêt de je ne sais quelle sorcière: il sera cocu! Il fuira toutes les
femmes: adieu! adieu!

Mais il reste les farces: il s’agit de permettre au noble parrain de
Bachelette, le seigneur de Basché, de battre et martyriser l’huissier
Chicanou, au nom des coutumes des noces tourangelles, où l’on brime
les invités: rien de plus simple! Panurge fera semblant d’épouser
Bachelette! L’huissier sera terriblement fustigé! Et de rire!

Et les noces se font. Cortège merveilleux et comique! Entrées
truculentes! Mais ne voilà-t-il pas qu’un vrai prêtre, ennemi de
Panurge, s’est substitué au faux desservant, et que le mariage est
valable et excellent? Cependant que le Chicanou est rossé, la gente
Bachelette et le sournois Panurge vont prendre, en une demi-teinte
d’émotion, leur parti de leur délice, lorsqu’une dernière crainte
chasse le sinistre époux de son plaisir légal. Une épouse! Oh! oh!
Cocu! Ah! ah!

Réfugié dans un monastère franciscain, battu et content, satisfaisant
à sa goinfrerie, il est rejoint par un moinillon qui n’est autre que
Bachelette, et, ne boudant plus contre son cœur, il revient à Paris,
empêche son épousée d’obtenir l’annulation de son mariage, est heureux
envers et contre tous et nous invite à en faire autant.

Cela ne se passe pas sans défilés, costumes, ânes, chevaux, litières,
fontaines et autres splendeurs. Les vers ne cassent rien, mais ont leur
mérite et leur sincérité. C’est très plaisant, très vivant, très allant.

Distribuons des palmes et des couronnes à M. Krauss (Basché), qui a de
la rondeur et de la fureur; à MM. Chameroy, Térestri, Duard, Darsay,
Philippe Damorès, Cintract, Bussières et Degui, etc., etc.--ils sont
cinquante--qui sont épiques, violents et hilares; à M. Maxime Léry, qui
est un Chicanou de vitrail burlesque; à Mlle Andrée Pascal, qui est
exquise d’ingénuité délicieuse en Bachelette; à Mlle Cerda, qui a des
formes et de l’accent; à Mmes Lacroix, Alisson, Prévost, Marion--elles
sont mille--qui sont charmantes; à Mlle Sohège qui est le plus divin
patronnet, et enfin à M. Félix Galipaux (Panurge), qui est étonnant de
verve, de prestesse, de pétulance, qui, jusqu’à l’âge de Mastuvusalem,
aura quinze ans, et qui, à son génie d’acrobate, joint une jeunesse de
sentiment et un brio éblouissants.

Les décors de MM. Bertin, Amable et Cioccari, les costumes, tout donne
à cette illustration en marge de Rabelais une note chatoyante qui va
de Robida à Henri Pille et ressemble à un éternel ballet. Et l’on a
applaudi fort légitimement.

    _21 décembre 1910._

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  THÉATRE NATIONAL DE L’ODÉON.--_Roméo et Juliette_, drame en
  deux parties et vingt-quatre tableaux, de William SHAKSPEARE,
  traduction intégrale de M. Louis DE GRAMONT.

Nous n’avons pas vu Footitt. Ces temps-ci, c’était toute la question de
l’Odéon, tout Antoine et tout Shakspeare. Le grand effort littéraire
de Louis de Gramont, l’immense effort artistique d’André Antoine, la
tragique suavité de l’œuvre du grand Will, tout disparaissait derrière
l’aube du clown national et international. Eh bien! nous n’avons pas vu
Footitt.

Avons-nous vu _Roméo et Juliette_? La traduction intégrale, hélas! en
vers plus ou moins blancs, la mise en scène merveilleuse, les costumes
éclatants, les décors ingénieux et beaux, les accords, la furie, la
tristesse, la passion douloureuse du grand Berlioz, interprétées par
l’orchestre Colonne avec l’harmonieux Gabriel Pierné, c’est d’une
conscience, d’un ordre, d’une succession sans pitié. C’est beau à
en mourir, avec les héros--et c’est assez écrasant. Je ne ferai pas
l’injure aux lecteurs de ce journal de leur conter la touchante et
atroce histoire de Juliette Capoletta et de Romeo Monteccio. Ces deux
victimes des haines de leurs familles et de leur propre amour vivent
dans tous les cœurs, cependant que leur tombeau de Vérone attire les
touristes et les amants. Gramont a mis tous ses soins à rendre la
fièvre, la férocité, la sauvagerie de l’époque moyenâgeuse à travers ce
voyant et cet ignorant de Shakspeare, la fougue de Roméo, bravant les
pires rancunes pour venir, sous un masque, à la fête de ses ennemis,
tuant, malgré lui, le cousin de sa secrète fiancée, Tybalt, sauvage
adolescent, sauvage amoureux, sauvage exilé--et M. Romuald Joubé a
été plus sauvage que nature, électrique de jeunesse et de passion,
romantique jusqu’à l’épilepsie. Juliette, elle aussi--c’est Mlle
Ventura--a du sang, de la fureur, un peu plus d’extase que d’innocence,
d’extase passionnée et gourmande: c’est que si, dans le texte, elle n’a
que quatorze ans, elle sait qu’elle mourra jeune et veut cueillir son
seul jour et sa seule nuit. Mais le duo d’amour à la fenêtre, mutin,
câlin, enfantin, forcené et infini, le duo du lit, au matin, enragé et
prédestiné, les entretiens avec frère Laurence où la magie et la mort
viennent faire leur partie, la soif de mort pour le délice sans fin et
la course au suicide, parmi le meurtre, ont toute leur puissance, leur
grâce et jusques à leur naïveté grandiose et précipitée.

La nouveauté, c’est autour de cette intimité traversée, un incessant
mouvement de décors pourtant monotones, une vie, enfin, qui s’agite et
se consume.

C’est poignant, historique, légendaire, effroyable. Aux côtés des
protagonistes, hissons sur le pavois la truculente, grésillante
et pourpre Barjac, nourrice épique, l’aiguë Kerwich et la dolente
Barsange, le noble Grétillat, le très noble Flateau, le bon
Desfontaines, l’horrifique Person-Dumaine, le hideux Denis d’Inès,
l’auguste Chambreuil, le galant Vargas et le délicieux Maupré. Gay a
de la rondeur et Desjardins, qui s’est voué à représenter les grands
hommes, a, à peu près, la tête de Shakspeare. Et, à défaut de Footitt,
le jeune Stéphen a été funambulesque un peu plus que de raison.

Souhaitons le pire triomphe à ce spectacle habillé, paré, réaliste,
fantastique, rythmique et caressant dans la terreur. Mais, à force
d’avaler du Shakspeare _intégral_, ne finira-t-on pas, hélas! à
partager l’opinion de cette vieille canaille de Voltaire qui, après
avoir inventé--ou presque--le grand Will, finit par en avoir assez,
presque jusqu’à le vomir?

Nous en reviendrons aux adaptations de Ducis.

    _22 décembre 1910._

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  THÉATRE DE L’ŒUVRE (_salle Femina_).--_Hedda Gabler_, drame
  en quatre actes, d’Henrik IBSEN, traduction du comte PROZOR.
  (_Première représentation à ce théâtre._)

Ce fut, il y a dix-neuf années, une date, un événement, un monument
de sensibilité et de snobisme, ce qu’on appelait alors un état d’âme,
ce qui était un état de nerfs, une crise--et des crises. La Nora, de
_Maison de Poupée_, avec Réjane, Hedda Gabler, avec Brandès, Ibsen,
avec la complicité d’Antoine, de Porel, d’Henry Bauër et de Jules
Lemaître faisandaient le tempérament de notre pays: la femme de
Scandinavie et de fatalité, l’instinct, la perversité, la complication
et la naïveté nous trouaient et nous enveloppaient de leurs phrases et
de leurs trames.

Aujourd’hui... Mais contons.

Fille d’un officier général, adonnée à des exercices de force, de
violence, d’hippisme et de tir, Hedda Gabler a épousé, par lassitude
et par hasard, un benêt de savantasse, docteur d’hier, professeur de
demain, Georges Tesman, qui n’a ni fortune, ni conversation. Après
un voyage de noces, sans joie, rentrée dans son trou de Norvège,
agacée de la visite d’une tante sans jeunesse et sans prestige, Hedda
reçoit une amie de pension, Mme Elvstedt, femme d’un juge de paix, qui
souffre atrocement; il s’agit d’un camarade, Eylert Loevborg, sorte
de génie qu’elle a sauvé des aventures et de l’ivrognerie, qu’elle a
rendu au travail et à la gloire et qui l’a compromise. Ça s’arrangera:
les Tesman l’inviteront et la médisance sera muselée. Mais il y a eu
des choses entre Hedda et Eylert: mordue des mille serpents de la
jalousie, de toutes les jalousies, enragée de n’avoir pu inspirer son
ancien soupirant, de ne pas compter dans l’existence, d’être rivée
à la médiocrité, Hedda n’a plus de mesure lorsque Eylert lui confie
qu’il a fait un chef-d’œuvre sans égal sur l’avenir et lorsqu’il la
taxe de lâcheté pour ne l’avoir pas tué jadis avec l’un des pistolets
de son général de père. Elle brise le bonheur et la communion de ces
deux âmes, Eylert et Elvstedt, défie le régénéré de boire, le rend
à l’alcool et l’envoie faire la fête avec cette chiffe de Tesman et
l’assesseur Brack, qui n’a ni grandeur, ni franchise. Ah! elle n’a pas
d’importance! Eh bien, d’un héros, elle a fait un pantin désarticulé!

Ce n’est pas tout: au cours de sa randonnée de nuit, et parmi divers
scandales, Eylert a perdu son manuscrit de lumière. Tesman l’a
retrouvé, mais lorsque le malheureux, fou de honte, vient proclamer
qu’il a déchiré son œuvre et finit par confesser qu’il a perdu son
enfant, Hedda ne se résout pas à lui rendre le fruit de ses veilles
et de ses rêves, puisque c’est l’enfant de cette Elvstedt--et elle
est en mal de maternité. Elle ne peut que lui donner un des pistolets
du général en lui disant de mourir en beauté, en beauté! Et Hedda
elle-même se tuera, après avoir brûlé le manuscrit d’idéal, après le
suicide du héros, après des désillusions et du néant, pour n’être pas
la proie de l’assesseur, après avoir vu que, grâce à des notes de
Mme Elvstedt, le manuscrit revivra; il n’y aura que des cadavres de
chair et de désespoir. Nous ne commenterons point cette œuvre et ces
mystères. Il faut louer l’exaltation et l’accablement de Lugné-Poë
(Eylert), l’insignifiance et l’habileté de Savoy (Tesman), l’astuce et
la stupidité de Bourny (l’assesseur Brack), la grâce et l’émotion d’Ève
Francis (Mme Elvstedt), la bonhomie de Mme Jeanne Guéret (la tante
Tesman), le pittoresque de Mlle Franconi. Quant à Mlle Greta Prozor
(Hedda Gabler), elle a Ibsen dans le sang, dans les yeux, dans ses
frissons et autres mouvements du corps. Son père a traduit l’auteur de
la pièce. Elle ne l’a pas trahi.

_10 janvier 1910._


[Bandeau]

  THÉATRE DE LA RENAISSANCE.--_Le Vieil Homme_, de M. Georges de
  PORTO-RICHE.

Ç’a été non une répétition générale, mais une cérémonie, une solennité,
avec des allures d’apothéose. La Renaissance semblait un temple où
l’on n’entrait pas pendant les actes qui se devaient entendre dans
le pur silence: le texte était une infinie et diverse symphonie, et
si la ferveur ne s’était pas muée en enthousiasme, si la constante
admiration, si l’émotion et l’angoisse ne s’étaient pas soulagées
par des tonnerres d’applaudissements, on aurait cru assister à un
service divin et humain, avec les lenteurs d’usage: la fête dura cinq
heures d’horloge. Mais la pièce qu’on attendit quinze ans et qui erra,
incomplète, de théâtre en théâtre, fuyant sans cesse vers la plus
rare perfection, la pièce, forte, ardente et désenchantée, terrible,
et tendre, où le poète de _Bonheur manqué_ versa toute son expérience
des baisers et des meurtrissures, toute sa science des pardons,
des trahisons, des rechutes et des remords, tout son lyrisme et sa
sensualité, son humour même et sa douleur, cette tragédie classique et
biblique, cette parabole de caresses, de larmes et de sang, ce poème en
prose rythmée et pure s’est imposé à Paris et à l’humanité, dans son
texte et dans son esprit, dans sa fière intégralité.

Il parle aux nerfs, au cœur et à l’âme; il mord et déchire.

Jugez. C’est une famille d’imprimeurs, à Vizille, dans les Alpes, une
jeune famille: un père de quarante ans, une femme de trente-cinq,
un garçon de quinze ans. Ils travaillent: ils sont heureux. Michel
Fontanet dirige deux cents ouvriers et l’affaire sera bonne; Thérèse
Fontanet tient les livres avec passion et l’adolescent Augustin,
fragile et fiévreux, s’occupe de la composition, fait des notices pour
des rééditions romantiques et réalistes, lit, lit, rêve, s’exalte et
surtout adore sa mère, dont il a le tempérament sensible, câlin et
aimant. Il n’y a que cinq ans que les Fontanet sont dans la montagne et
dans les affaires. Avant, c’était Paris et son trouble: Michel était
terriblement infidèle et Thérèse atrocement malheureuse. L’époux s’est
rangé, après la ruine, est devenu sérieux et garde ses trésors de
tendresse pour son admirable femme et son bijou de fils: cette famille
goûte toutes les sérénités et toutes les douceurs. A peine si, de temps
en temps, dans la paix alpestre, Michel regrette le bruit des fiacres
de la grand’ville, ce qui fait enrager son ladre de beau-père, le sieur
Chavassieux.

Et voici que, dans cette ruche et cet ermitage, vient débarquer une
vague amie de Paris, Brigitte Allin, femme d’un marchand de pâtes
alimentaires, qui lui est indifférent, bonne mère de quelques moutards,
bonne fille bien vulgaire, pratique et si facile! La poétique Thérèse
a tout de suite horreur de cette grosse et belle femme et ne tient pas
du tout à la garder un instant sous son toit. Elle le dit tout net
à son mari, qui a beau avoir fait peau neuve: est-ce que le «vieil
homme» ne s’agite pas, ne renaît pas, ne grouille pas sous sa carapace
d’imprimeur? Elle se souvient de ses insomnies de jadis, de ses
tortures, de ses mille morts.

Mais le petit Augustin insiste: il a pris de la santé à l’insolente
santé de Mme Allin, il a retrouvé de son enfance à son approche, il est
transfiguré, rose, heureux. Thérèse invite cette fâcheuse Brigitte, qui
se laisse faire. Et à Dieu vat!

Trois semaines ont passé. Mme Allin est toujours là. Elle peint des
amours Louis XV sur les murs, mange terriblement, sourit à tous, ne
comprend rien à rien et est odieusement gentille et complaisante. Elle
est maternelle à ce Chérubin romantique d’Augustin, qui aime l’amour,
de loin, est espiègle avec Michel et ignore l’inquiétude, la haine
et le mépris de Thérèse, qui la voudrait aux cinq cents diables. Et
Michel, chez qui le «vieil homme» s’est réveillé tout à fait, lutine et
presse la douce Brigitte. On fait de la musique, on remplace Bizet et
Berlioz par Jacques Offenbach--et le jeu continue. Mme Allin finit par
se laisser convaincre: le bouillant Fontanet la retrouvera à côté, dans
sa propriété de la Commanderie.

Nous voici en plein dans le drame: Thérèse devine son malheur! Tout,
dans son intérieur, lui apporte un détail, une révélation, des feuilles
et des fleurs froissées, des papiers découpés, des riens; elle se
déchaîne; c’est une femelle en rage, une bête à qui on a pris son mâle;
elle secoue son père, tempête, rugit: elle chassera cette intruse,
dont elle devine, dont elle vit amèrement le délice et le crime, elle
chassera cette voleuse, elle chassera... Mais quelqu’un entre: le petit
Augustin.

--Qui dois-tu chasser, maman?

Et la mère a peur. Elle invente. Elle ment. Elle ment mal. Le triste
Augustin veut la confesser et se confesse: il aime Mme Allin, il
l’aime, de tout son être, de toute son âme: à sa sensibilité, il
fallait un début éternel. Et c’est une passion d’enfer et de ciel.
C’est du plus grand art et d’une beauté tragique; la mère doit se
forcer, se taire; l’enfant de seize ans est jaloux. S’il était jaloux
de son père, s’il savait, il se tuerait. Alors, la mère étouffe
l’épouse et l’amante, sourit aux deux coupables, demande à son mari
de partir quelques jours pour que l’enfant ne sache pas, demande à sa
complice de rester quelques jours pour calmer un peu la blessure du
petit. Quel supplice!

Et l’inconscient Michel est heureux! Il a fait une bonne affaire: on
lui a apporté trois cent mille francs! Il est content de lui, content
des autres. Il fait des difficultés pour aller à Paris: c’est la bonne
Allin qui l’en prie, mais il se fera payer sa complaisance. Le vieil
homme est toujours là! Le pauvre Augustin, après avoir dit tous ses
rêves d’amour et sa religieuse ferveur de l’adoration, comprend que
son père a été l’amant de sa déesse. Il mourra. Les deux époux se
retrouvent et la sublime Thérèse va pardonner lorsque l’idée du fils
absent, du fils qui est peut-être perdu dans la tempête, frappe au
cœur la mère: c’est déchirant. Et la terreur dure, dure. Le père ment
et veut se sauver: la mère reste mère. Elle ne veut plus songer aux
trahisons dont son mari veut la distraire: elle crie, elle maudit,
elle appelle. Et lorsque le frêle cadavre amoureux est apporté, elle
ne peut même pas laisser mourir son mari; ils pleureront ensemble et
ramasseront dans un deuil inconsolé les noires miettes d’un amour sans
foi.

Comment faire sentir, dans ce sommaire hâtif, la sensibilité, le
désespoir, la finesse, la violence, l’emportement et la minutie de
cette œuvre de fièvre et de patience, comment indiquer la richesse
de sentiments, de _mots_, de _couplets_, la vérité d’observation, la
cruauté et la pitié, la vie enfin, intime et débordante, secrète et
éternelle de ce _cantique des cantiques_ désabusé, de cet _Ecclésiaste_
lyrique, de ce drame, enfin, où il y a tout l’amour et toute la peine?

C’est admirablement joué. Tarride (Michel) est le charme et
l’inconscience mêmes et il n’en émeut que davantage; André Dubosc
(Chavassieux) a dessiné la plus amusante silhouette de vieux grigou
égoïste et paillard; Mlle Liceney est sympathique et délicieuse, et
Mlle Vermell est une pittoresque, âpre et délurée servante. Dans le
personnage de Mme Allin, notre nationale Lantelme a été ébouriffante
de naturel, de gentillesse, de gaieté et de bonne volonté. Quant à
Mme Simone (Thérèse), elle est prodigieuse de force, de tristesse, de
passion; elle a des cris et des nuances inoubliables. Et, dans son
rôle divers et écrasant d’Augustin, dans son travesti fatal, Mlle
Jeanne Margel est admirable de mélancolie, d’enthousiasme, de gaminerie
caressante et terrible, de prédestination, d’éloquence harmonieuse, de
gestes, de mines, de silences. Dans le simple et majestueux décor de
Lucien Jusseaume, elle me rappelait une pauvre petite inconnue qui,
au cœur des mêmes Alpes, se suicida jadis à quatorze ans en laissant
cette lettre: «Le plaisir de mourir sans peine vaut bien la peine de
mourir sans plaisir.» Mais Georges de Porto-Riche croit à la peine, au
plaisir, à la vie...

    _11 janvier 1911._

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  AU VAUDEVILLE.--_Le Cadet de Coutras_, de MM. Abel HERMANT et
  Yves MIRANDE.

Ce n’est pas aux lecteurs de ce journal que j’ai à présenter les héros
de la nouvelle pièce en cinq actes de MM. Abel Hermant et Yves Mirande.
C’est de nos colonnes que s’égaillèrent, il n’y a pas trois ans, ce
falot et impulsif Maximilien de Coutras, gosse dégénéré et charmant;
ce Gosseline, Pic de la Mirandole cynique et ingénu, et toute cette
sarabande de fantoches mâles et femelles que nous avons retrouvés ce
soir. La merveille est d’avoir pu faire une pièce de ce qui avait, par
miracle, empli un livre--ou deux.

On sait, depuis trente années, l’incomparable aisance de M. Abel
Hermant à tout saisir, à tout traiter, à faire de tout une chose à
son ironie, à son esprit, à sa juridiction. A l’exemple de Platon,
il a des personnages changeants, mais de tout repos (puisqu’il les
fait et les défait à sa fantaisie) et qui disent son mot, ses _mots_
et ses phrases sur le présent, le passé, l’avenir, l’Histoire,
l’anecdote et la légende. En ces derniers temps, il s’est plus attaché
aux choses du jour et de la veille--et cette _Chronique du Cadet de
Coutras_ s’emparait, à vif, des événements, des incidents, des potins,
d’aventures brûlantes, d’aventures plus lointaines qu’elle animait,
qu’elle mêlait, qu’elle mettait en œuvre et en action.

De là à les mettre en actes--et en cinq actes!... il n’y fallait que la
vigoureuse jeunesse de M. Yves Mirande qui ne doute de rien, jointe à
la subtilité mûrie de l’auteur d’_Ermeline_, qui doute de tout. Et cela
donne un chaud-froid aristocrate et peuple, très jeune, un peu trop
jeune, trop exactement tiré des articles que nous connaissons mais où
il y a de la vie, du mouvement, du sentiment et de l’émotion.

Je n’ai pas à rappeler que l’adolescent et pauvre marquis de Coutras,
confié par son oncle le duc au précepteur Gosseline, à peine adulte,
fait avec lui les quatre cent dix-neuf coups, fréquente les hétaïres
Irma et Lucienne, les fait fréquenter par son cousin Hubert, par
son ami, le milliardaire Coco Sorbier, encore mineur, par son garde
du corps, le frénétique Fauchelevent, camelot de tout ce que vous
voudrez et qu’il a, comme il le dit lui-même, plus de délicatesse que
d’honnêteté.

Il n’éprouve aucune répugnance à faire des faux ou presque--et a une
grande peine à se savoir trompé. Vous savez aussi que Coco Sorbier est
tuberculeux, que les trois amis, Gosseline compris, mousquetaires de
la Troisième une et indivisible, vont aux houzards, que Coco Sorbier,
après avoir fait arrêter Maximilien, meurt d’attendrissement entre ses
bras, que Maximilien a été blessé au cours d’une grève non sans avoir
tué son ancien ami, un ouvrier, et que la fortune de Sorbier va au
cadet de Coutras et à Gosseline.

Au théâtre, les deux derniers actes, un peu montés de ton, ne nous
donnent que l’agonie de Coco, discrète et distinguée, dans son petit
château de garnison et à l’hôpital militaire, et l’apothéose du cadet
de Coutras, médaillé pour avoir sauvé son capitaine.

Il y a des mots, presque tous les mots, même des chroniques qui
ont perdu de la saveur, des remarques qui ont de la bouteille, des
raccourcis qui exigent la lecture des volumes, mais ça a de l’allure et
même de la gueule, car M. Mirande a accroché aux sarcasmes de l’auteur
d’_Eddy et Paddy_ des termes d’argot et de haulte gresse. On hésite
entre le sourire et l’émoi: c’est très curieux--et assez long, assez
menu, non sans hésitation.

Les décors sont parfaits et l’interprétation fort brillante: M. Jean
Dax est un Gosseline un peu vulgaire mais fort; M. Roger Puylagarde
est un peu trop jeune et trop forcené en Maximilien, tour à tour trop
féminin et trop mâle; M. Becman est un Coco Sorbier très _coco_ et
très toussotant, M. Joffre est un duc épique à empailler vivant, M.
Baron fils est un énergumène trop doux, M. Lacroix est fort gentil, MM.
Luguet, Vertin, Charrot, Chartrettes, etc., etc., sont excellents.

Mme Jeanne Dirys est une Irma séduisante et attendrie, Mlle Ellen
Andrée est la plus effarante des manucures, la plus inquiétante des
marchandes à la toilette; Mmes Théray et Vallier sont aussi duchesse et
marquise que possible; les deux Fusier sont charmantes. Enfin, il faut
louer l’effort de Mlle Dherblay, qui a été exquise dans le personnage
de Lucienne: elle remplaçait, au pied levé, cette délicieuse et
poignante Annie Perey, qui se faisait une fête de créer ce rôle: elle a
été, elle est encore à la peine; qu’elle soit à l’honneur.

Mais pourquoi diable MM. Hermant, Mirande et Porel donnent-ils
un pantalon de sous-officier à un garde-manège et une tenue de
sous-intendant à un médecin principal?


[Bandeau]

  AU GYMNASE.--_Papa._

Le duo Flers-Caillavet module triomphalement une romance panachée: «Ah!
quel malheur d’avoir un père!»

Ah! que j’aime le don des larmes! Que j’aime les pleurs charmants,
l’attendrissement souriant, l’émotion furtive qui, de fondation,
élurent domicile au Théâtre de Madame et qui, hier, revécurent en
une apothéose courante! Avec leur escorte ailée de Pierre Wolff,
d’Octave Feuillet, de Scribe, de Sedaine et de La Chaussée, les
conquérants irrésistibles que sont Robert de Flers et Gaston A. de
Caillavet s’adjugeaient un nouveau domaine, tout mouillé de rosée et
de sentiment. On a ri, souri, éclaté, pleuraillé: il y en a eu pour la
rate, le cœur et même le cerveau, et ces trois actes fort applaudis ont
apporté jusqu’à de l’imprévu--ou presque--et de l’incertitude. Voici:

A Lannemezan, au pied des Pyrénées, le jeune Jean Bernard vit
indépendant et respecté. Il chasse à sa soif, règne sur les paysans
à qui il donne des conseils, est adoré du brigadier de gendarmerie,
de son vieux serviteur Aubrun, du vénérable curé, l’abbé Jocasse, de
la jolie soubrette Jeanne, fille d’Aubrun, et même de la troublante
Georgina Coursan, à demi Moldo-Valaque et qui a le même accent que Max
Dearly dans _le Bois sacré_. Tout ce petit monde qui lutte d’_assents_
est parfaitement heureux et biblique lorsque deux messieurs d’âge
débarquent dans le pays. Le bon curé Jocasse est là à point pour les
confesser ou, plutôt, pour permettre au comte de Larzac, chef de
la bande, d’éclairer sa lanterne--et la nôtre. Ce gentilhomme est,
simplement, le père de Jean Bernard. Jusque-là, il ne s’en est occupé
que pour parer à ses besoins matériels, mais tout a une fin, même la
noce la plus élégante. Il va dételer après avoir reçu ce que M. Paul
Bourget appelle sa «tape de vieux» et devient père avec transport,
avec tant de transport qu’il a peur de son émotion: il se rappelle,
en effet, la mère, délicieuse sociétaire de la Comédie-Française, des
ivresses, que sais-je? Il repart pour Paris, non sans avoir mandé son
fils. Celui-ci n’est pas très heureux de quitter sa chère campagne,
mais la romantique Georgina l’aime follement depuis qu’elle connaît
son état d’enfant naturel!

Il ne le restera pas longtemps. Le voilà à Paris, le voilà vicomte,
à son corps défendant, le voilà dans le salon de son diplomate de
père, en compagnie de femmes élégantes et jouant au naturel le rôle
de Papillon dit Lyonnais-le-Juste! Et ça se gâte: le nouveau vicomte
ne veut pas vivre la grande vie et prétend épouser tout de suite
l’exquise Georgina. Ça, jamais! C’est la fille d’un banqueroutier! Jean
s’en va. Et, naturellement, au moment où on l’attend si peu, si peu,
voici Georgina, simple et digne, qui retourne le comte de Larzac comme
une crêpe, qui s’impose à lui tandis qu’il l’éblouit elle-même de sa
faconde et de ses manières. Ils retourneront ensemble à Lannemezan.

Et la double séduction continuera. Inconsciemment, la jeune fille et
le vieil homme s’aimeront à travers et par-dessus le pauvre Jean qui
se voit de plus en plus réduit à rien, piteux causeur et rustique
amoureux. Il discerne le brillant, l’égoïsme, le papillonnement,
la jeunesse nouvelle de l’auteur de ses jours, se sacrifie, oblige
Georgina et Larzac à se déclarer, les jette doucement, doucement, dans
les bras l’un de l’autre. Et, lui-même, il ne sera pas malheureux
du tout: il épousera (ou n’épousera pas) l’exquise Jeanne Aubrun et
restera dans ses montagnes.

Il faut imaginer là-dessus la plus riche fantaisie, de la philosophie,
des traits, des _mots_, une atmosphère de tendresse et d’ironie, de
l’entrain, de l’aisance, du je ne _sais quoi_. C’est un peu long, mais
ça se tasse. Et c’est très public. L’interprétation est éclatante.
Huguenet est un Larzac plastronnant, piaffant, épanoui, pétillant
d’esprit et de cœur; Gaston Dubosc est un prêtre bon, fin, pittoresque;
André Lefaur a dessiné merveilleusement un profil perdu de confident,
de ganache sacrifiée et tendre; Paul Bert (Aubrun) est montagnard et
cocasse; MM. Arvel, Berthault, Labrousse, Cosseron et Lafferrière sont
excellents. Jean Bernard, c’est Louis Gauthier qui a des élans, de
la jeunesse, de la mélancolie et de l’abnégation, mais il est un peu
rustaud pour le fils d’une comédienne supérieure et d’un diplomate
fameux.

Yvonne de Bray est extraordinaire de brio, de grâce exotique,
d’humanité, de pétulance et d’honnêteté dans le personnage de Georgina;
Lucie Pacitty est extraordinairement sympathique sous la coiffe de
Jeanne Aubrun; Louise Bignon est parfaite et Mmes Blanche Guy et
Claudia, qu’on voit trop peu, sont magnifiques.

J’allais oublier le héros le plus authentique de cette pièce: un chien,
l’inévitable chien de toutes les comédies qui se respectent, un chien
superbe qui fait le saut périlleux et ne revient que pour saluer, sans
phrases!

    _11 février 1911._


[Bandeau]

  A LA COMÉDIE-FRANÇAISE.--_Après Moi_, de M. Henri BERNSTEIN.

M. Henry Bernstein a de l’audace, de la férocité et même de la
brutalité. Son théâtre est violent et direct comme un coup de poing.
Il s’est surpassé dans la pièce nouvelle que le Théâtre-Français vient
d’offrir, en répétition générale, à des auditeurs un peu médusés mais
attentifs, un peu gênés de leur émotion mais émus et qui ont fini par
applaudir, de tous leurs nerfs et non sans larmes. L’auteur de _la
Rafale_ et du _Voleur_ était venu tout simplement s’installer chez
Molière avec armes et bagages, avec ses _mots_, ses procédés, ses
à-coups et ses coups, tout court.

Mais contons:

Nous sommes dans un château, près de Dieppe, chez le terrible raffineur
Guillaume Bourgade. Des mazettes mâles et femelles flirtent et jouent
au bridge; une jeune fille charmante, Henriette Mantyn-Fleurion,
s’essuie furtivement les yeux, en raison de l’indifférence de son
éternel fiancé, le jeune James Aloy, dont le tyrannique Bourgade a été
le tuteur, je crois, et qui songe plus à son yacht et à des croisières
qu’à l’amour et au mariage. C’est en vain que Guillaume Bourgade le
presse d’épouser sans délai l’exquise et malheureuse enfant, qu’il fait
intervenir l’honneur et la parole du même nom, la mère du yachtsman,
l’excellente Mme Aloy: James refuse et se défile, au risque d’un éclat.
C’en est trop: Guillaume lui refuse la main et prévient la vieille
Aloy qu’il lui parlera cette même nuit. Là-dessus, tout s’éteint dans
le manoir: les hôtes se couchent, plus ou moins seuls. Et ce méchant
garçon de James qui a affecté d’aller dormir dans son bateau, en
rade, revient furtivement. Une ombre légère se dessine sur l’escalier
en spirale: c’est l’irréprochable et divine Irène Bourgade, qui a
trente-huit années de vertu et dix-sept ans de fidélité conjugale. Elle
n’a qu’un instant à donner à James, juste le temps de le désespérer et
de se retirer en beauté, mais elle le fait si bien et le jeune homme
répond avec tant de poésie tacite et de désespoir muet que l’épouse
impollue finit par s’abandonner et que, involontairement et du seul
droit d’Amour vainqueur, ces deux êtres qui se sont attendus cinq ans,
s’unissent en une étreinte éternelle. Nous nous expliquons maintenant
la fureur de Bourgade et nous devinons la matière de l’entretien qu’il
aura dans quelques instants avec la maman Germaine Aloy.

Eh bien, non! Une simple tragédie passionnelle ne suffit pas à la
fièvre d’Henry Bernstein qui veut tous les facteurs de vie et de
mort. Ce que Guillaume Bourgade a à dire à Germaine Aloy, c’est tout
simplement qu’il est un voleur, que, pour avoir voulu voir et faire
grand, il l’a ruinée, elle et les siens, et que son trust des huiles a
échoué au port. Il est même très étonné, dans sa morgue qui survit à sa
fortune, que la bonne dame ne lui serre pas la main et qu’elle ait un
tout petit peu d’amertume: ne lui donne-t-il pas un bon conseil en lui
enjoignant--car il garde son autorité--de marier sans retard le jeune
James à l’héritière Henriette. Au reste, n’est-il pas beau joueur? Il
a perdu: il paiera; il va payer tout de suite. Il a son revolver sous
la main. Et son vieil ami, son confident, son frère de cœur Etienne a
beau se lamenter et avoir des expressions de dévouement antique, non,
non! il va se tuer, tout seul, là! Mais ce n’est pas tout que d’être
confident! Il laisse des commissions à Etienne pour le faire ramasser
mort, pour prévenir Irène, en douceur, pour lui faire remettre les
trois cent mille francs de sa petite dot pour qu’elle puisse se faire
sa vie, après lui.

«Après moi!» Il songe encore à l’existence future et proche de sa
femme, lorsque, stoïquement, il approche le pistolet de sa tempe. Mais
une porte s’ouvre: une femme échevelée, dépoitraillée, se précipite,
c’est Irène! Le fier Bourgade arrête son œuvre de destruction,
s’émeut: s’inquiète. Irène se doutait-elle? Non! Alors d’où sort-elle?
Et ce désespéré se reprend à la vie par une douleur nouvelle: sa
femme le trompait! Par une cruauté nouvelle: il la bat! Avec qui le
trompait-elle? Par une sorte de sadisme, il avoue sa situation, sa
détermination, son geste! Mais non! il veut savoir! Et la malheureuse,
qui n’aime pas son mari, qui le respectait, qui le vénérait, souffre
mille morts à leur double honte et à son martyre à elle, car Guillaume
la meurtrit et la brise: que risque-t-il? Elle refuse de répondre,
héroïquement. Eh bien! il attendra: on a toujours le temps de se
suicider!

Et, au troisième acte, par un beau geste inconscient, James se dénonce.
Il est venu serrer le main du voleur et lui apporter son pardon; mais
n’a-t-il pas demandé des nouvelles d’Irène? Bourgade _cuisine_ le naïf
sans en avoir l’air, le laisse se dédire et se vendre; puis il éclate:
il tient son voleur d’honneur, le vrai, le seul voleur, qui lui a pris
sa femme, qui voudrait lui prendre sa vie, pour avoir la sérénité dans
le crime! Il appelle Irène. Il jouit effroyablement de la passion de
ces deux êtres jeunes et purs l’un pour l’autre; mais lui, lui! Une
jalousie presque posthume, pis que posthume, d’un sadisme dévorant, le
possède et l’exalte: il a bien voulu, il a voulu que sa femme, après sa
disparition, fût l’épouse de quelque chose de vague. Mais de quelqu’un,
d’un quelqu’un certain, connu, halte-là! Loque déjà courbée, forçat de
demain, il a son instinct de bête, de mâle, s’il n’a plus le moindre de
ses orgueils! Le jeune James se cabre et proteste. Irène ne dit rien.
Plus vieille que son amant, désolée d’avoir perdu sa jeunesse, pouvant
reconquérir encore des années de joie, de plaisir et de douceur, elle
se sacrifie avec dégoût, non sans cris: elle sera la compagne du
vieux vagabond déshonoré qui ira traîner sa contumace sur des routes
d’Amérique. Elle dit adieu à tout ce qui est beau; elle ne sera plus
rien que la chose de rien, de ce triste misérable sans courage, de ce
mâle en qui ne survit qu’une abjecte jalousie! Et le rideau tombe sur
la désespérance finale.

J’ai raconté cette pièce avec des détails pour laisser à mes lecteurs
le soin de la juger: je n’en ai pas le temps. Elle frappe, saisit,
glace et étonne: elle échappe à la tradition, à la discipline du
théâtre classique et romantique. C’est une tragédie avec toutes les
règles; mais quelle tragédie!

[Vignette]


  A LA PORTE SAINT-MARTIN.--_L’Enfant de l’Amour._

La suprême vertu de M. Henry Bataille est, peut-être, de s’écouter et
de n’écouter que soi. Il imagine, extériorise, bâtit des situations
impossibles, prête des figures, des cris, des couplets et des
jurons à des symboles, mêle des subtilités ailées aux plus inutiles
grossièretés et fait de ce chaos pensant de la matière dramatique,
pathétique, unique, irrésistible. Il pèse sur notre sensibilité, sur
notre conscience, sur notre patience, même, et nous oblige à accepter
un monde inconnu, trop haut jadis, trop bas aujourd’hui, nous entraîne
en un tourbillon où il fait passer toutes les sensations, toute
l’humanité, les colères, les audaces et les désespoirs, l’héroïsme et
l’immoralité, et s’en va vers d’autres rêves pis que matérialisés, en
nous laissant à notre accablement et à notre émotion.

Dans l’_Enfant de l’Amour_, l’auteur de _Maman Colibri_ triomphe par
le plus long; il nous étreint jusqu’au malaise et ne tâche pas à nous
amuser: ah! ces quatre actes ne font pas un spectacle de carnaval! Ils
sont âcres et forts, troublants et parfois déconcertants, mais résolus;
ce n’est pas du théâtre, au sens universitaire du mot: Henry Bataille
ne nous présente pas de _types_. Il nous offre des exemplaires
d’humanité qui souffrent quand ils le peuvent, tant qu’ils peuvent,
qui s’abandonnent à cœur-que-veux-tu, qui ont les revirements les plus
inattendus et les plus neurasthéniques, qui sont de pauvres êtres,
enfin, des hommes, des femmes, des enfants!

Voici la chose. Liane Orland est une grande hétaïre élevée au rang
de riche femme entretenue. Maîtresse en titre du milliardaire
Rantz, ancien directeur de journal, ancien propriétaire d’écurie de
courses, député depuis vingt ans et dilettante mélancolique, elle
reçoit la société la plus mêlée avec laquelle elle fait la fête pour
se distraire et pour distraire son seigneur et maître. De temps en
temps, à la dérobée, elle reçoit, entre deux portes, son grand fils,
Maurice Orland, qu’elle a élevé en catimini, dont les vingt-deux ans
accusent un peu trop sa quarantaine, et à qui elle donne quelque
argent, non sans combler de robes sa petite maîtresse, la charmante
midinette Aline. Le jeune Maurice attend à la cuisine que sa mère
ait un instant, est tutoyé, d’assez haut, par le maître d’hôtel
Raymond, et, malgré des délicatesses d’âme, en prend son parti: il
est le petit moineau grappilleur, n’a pour lui que sa trop jolie
figure; on le désire sur sa bonne mine, on ne lui permet ni pudeur
ni honneur. Et les pires calamités fondent sur Liane: son amant, son
amour de dix-sept années, Rantz, s’est laissé nommer sous-secrétaire
d’Etat aux postes et télégraphes; c’est une trahison! Lui préférer la
République et le pouvoir, c’est lui signifier qu’elle n’existe plus!
Querelle! Mots irréparables! Douleur. Départ de Rantz. Larmes. Le
petit Maurice revient. Ah! il est bien gentil! Il apprend à sa mère
qu’elle a un fils, un fils qui l’aime, qui se rappelle toutes les
rares circonstances où il l’a vue. Il reste quelque chose à la triste
Liane! Non! M. Rantz revient. On renvoie Maurice. Mais le prestigieux
sous-secrétaire n’est revenu que pour mieux s’en aller, plus dignement,
en mufle grandiose. Horreur et solitude!

Nous voici dans la garçonnière de Maurice, au Palais-Royal, avec
Raymond, un vague jockey, Bowling, qui a été mis à pied sur le propos
d’une vieille escroquerie de Rantz qui lui a fait _tirer_ un cheval à
Auteuil, et la jeune Aline. Maurice attend la propre fille de Rantz,
Nelly, vierge romanesque qui l’aime, qui doit se marier le lendemain,
et qui veut le voir une seconde avant. Il congédie ses invités, reçoit
la mélancolique fiancée, l’égaie, lui rend des lettres, lui promet une
soirée d’innocente _vadrouille_: ce sera très gentil. Mais on frappe.
A peine si le jeune homme a le temps d’expédier Mlle Rantz dans un
café en face et d’accueillir en ses bras un paquet déchiré, pantelant,
sanglotant: sa mère. C’est fini. Rantz l’a plaquée, lui envoyant
cinq cent mille francs qu’elle a refusés, la rejetant, la fuyant!
Elle a voulu se jeter dans la Seine, se précipiter du haut de l’Arc
de Triomphe! Et, malgré les paroles gamines et câlines de son fils,
malgré les gentils souvenirs et les consolations délicieuses qu’il fait
jaillir de son cœur primesautier, l’amante obstinée s’empoisonne--ou
presque! C’est bien. Qu’elle laisse faire Maurice! Il la vengera
d’avance, et la mariera ensuite. Elle n’a qu’à s’aller coucher. Et
lui, Maurice, ne se couche pas. Il a fait revenir Nelly Rantz et soupe
avec elle, fraternellement, mais non sans avoir fait prévenir son
sous-ministre de père que sa fille a été enlevée et qu’elle est quelque
part, Dieu sait où!

Vous songez si Rantz se désespère! Maîtresse délaissée ici, fille
perdue ailleurs! un discours à prononcer! des gens à recevoir! On
annonce Liane Orland: il fuit et s’enferme. Scandale. Liane s’irrite,
s’indigne, ameute des gens, se fait traîner par les domestiques:
c’est douloureux jusqu’à l’écœurement. Et on expulse cette martyre de
l’amour. Elle a laissé là ses souvenirs, ses bijoux, ses valeurs, mais
son pauvre petit bâtard, son pauvre sacrifié, va la défendre et la
déifier. Il est entré par surprise, le brave petit Maurice; il reprend
des papiers terribles, somme Rantz d’épouser sa mère, ne s’émeut ni de
ses sarcasmes, ni de ses dédains, ni de ses injures, lui rappelle son
_coup_ d’Auteuil, lui avoue, en outre, qu’il détient sa fille, pure
d’ailleurs, se laisse insulter, frapper, et ne perd contenance qu’en
apprenant qu’il est le fils d’un garçon de café de banlieue! Alors, il
chancelle, demande grâce, offre tout. Pourquoi? Qu’est-ce que ça peut
lui faire? Fils de catin, en face d’un voleur et d’un traître, est-il
en état d’infériorité? Évidemment--et je l’en félicite.--M. Bataille
ne va pas à la brasserie, mais un limonadier est-il un forçat? J’en
appelle à Ponchon! Quoi qu’il en soit, le hurlement plaintif de ce
paladin, miroir à dames et champion de billard, sa désespérance, son
néant retournent le terrible Rantz. Le bâtard ne lui demande plus que
de voir sa maman. Il ira! D’autant qu’on lui rendra sa fille intacte,
d’avance!

Et c’est le sacrifice. Rantz va épouser Liane. Ah! ils ne seront
pas heureux! Leurs vieilles querelles renaîtront! Leur amour est
dans la cendre! Leurs dix-sept ans d’apprentissage sont entre eux!
Mais surtout, surtout, le sous-secrétaire ne veut plus voir Maurice.
Ce n’est pas lui qui l’oblige au mariage! Ce n’est pas lui qui...
Qu’il s’en aille! On lui fera 28 000 francs de rente, dans une mine
d’anthracite, près de Chicago.

Et le pauvre petit, providentiel et exaucé, s’en ira, avec sa brave
petite amie Aline, s’en ira, malgré sa mère, qui redevient, qui devient
mère trop tard... Chacun sa vie!... Il a fait son devoir et plus que
son devoir. Le devoir de sa mère est d’être heureuse. Le sera-t-elle?
Lui, il a la jeunesse, la beauté. Adieu!

Voilà! Je n’ai pas pu noter, dans ce dialogue halluciné, les nuances,
les lyrismes, les cris, les _mots_. Je n’ai pu indiquer la violence,
les heurts et les à-coups. On a murmuré, de-ci de-là, à certains
vocables. Ça s’en ira. L’impression est écrasante: Bataille assène son
étrange et profond triomphe. Que veut-il prouver? C’est _la Course du
Flambeau_, à l’envers, c’est _Jack_ et c’est plus, c’est de l’humanité,
de la sensibilité hors des règles et des gonds, c’est de l’instinct,
c’est un désir de vie, une ruée vers une jeunesse qui s’évanouit,
vers un délice qui s’éloigne; c’est la négation même de l’honneur,
car tous ces gens n’ont pas d’honneur; c’est frénétique et presque
épileptique--et c’est de la vie, de la vie d’amphithéâtre moral et
d’enfer terrestre. C’est, en tout cas, effroyablement poignant.

[Vignette]


  THÉATRE RÉJANE.--_L’Oiseau Bleu._

Voici près de trois années que les Anglais et les Moscovites
s’enivraient purement de la grâce, du charme, des mille significations
morales, des infinies splendeurs décoratives et magiques de _l’Oiseau
bleu_. Grand maître de la mélopée et du balbutiement, de la pensée à
demi exprimée, du rêve vagissant et du sentiment ululé, poète unique de
l’inconscient et de la fatalité, seigneur suzerain des limbes et de la
voie lactée, M. Maeterlinck avait rendu leur enfance aux spectateurs
les plus sceptiques et les plus endurcis en faisant pèleriner deux
enfants parmi ce monde-ci et les autres mondes, entre ciel et terre, et
plus bas et plus haut. En prêchant la pitié, la bonté, la résignation
et je ne sais quel optimisme mélancolique, il avait fait œuvre de
beauté, et, surtout, il avait fait communier son innombrable public
dans l’amour de la famille, dans la sagesse dévouée, dans l’espérance,
dans le goût de la vie et de la simplicité et même dans l’innocence.

C’est cette immense et dangereuse moisson verte et bleue que Mme
Réjane ramena, sur une galère américaine, à notre décevant Paris. Et
la femme du dramaturge, Georgette Leblanc-Maeterlinck, acclimata le
chef-d’œuvre, créa et recréa des chœurs sans fin d’enfants, recruta à
travers les crèches et finit par nous donner un spectacle inoubliable,
qui fait pleurer et sourire à la fois, en une extase qui dure un peu
trop, qui nous rend nos cinq ans, qui nous prête des ailes et qui
nous ouvre tous les mystères, à la papa! On a crié et béé au délice,
on a été submergé de naïveté et de sublimité, ensemble, on a eu les
larmes qui vous débarbouillent jusqu’au périsprit; ç’a été un long
triomphe unanime. Il y avait peut-être un peu trop de joliesses, de
gentillesses, de prédestination et de prophétie, mais pourquoi bouder
contre son extase? Et il y avait des décors merveilleux, inattendus,
qui avaient l’air de sortir de notre songe même: cette féerie alla aux
nues et les enfants la mèneront jusqu’à leur ciel à eux, qui est le
huitième, comme chacun sait!

La pièce est archiconnue. Dans une cabane de bûcheron, le petit Tyltyl,
la petite Mytyl passent une nuit de Noël sans joie. Ils s’amusent à
regarder les enfants riches d’en face manger des gâteaux, dans de la
musique, lorsqu’une vieille mégère fait son entrée dans la pauvre
demeure. C’est une fée. Elle commande aux deux enfançons d’aller
chercher l’oiseau bleu qui donne la santé et le bonheur. Elle donne
à Tyltyl le chaperon à diamant magique qui montre la réalité, fait
sortir, sous leurs figures vivantes, sous leurs costumes appropriés,
doués de la parole et de tous les sentiments humains, le pain de la
huche, le sucre de l’armoire, l’eau du robinet, le lait de la jatte,
les heures de l’horloge, le chien, le chat, le feu, la Lumière, enfin.
Et en route!

La Lumière, bienfaisante et toute-puissante, prend la tête du cortège,
la Fée prend à peine le temps de donner des vêtements magnifiques à
tout ce petit monde--et déjà le chat, le pain, le sucre deviennent
traîtres: ils ont peur de la mort! Mais le chien veille et grogne, en
sa folie de dévouement. Et les deux tout petits, un peu tremblants,
mais forts de leur mission, vont chercher le volatile d’idéal. Ils sont
dans la forêt, pas fiers, et voici que les arbres s’écartent, que les
verdures disparaissent, que la terre s’ouvre, qu’ils retrouvent leurs
grands-parents décédés, leurs petits frères et petites sœurs disparus,
qu’ils s’attendrissent ensemble plus loin que la sensibilité humaine,
qu’ils vont jusqu’au bout de l’émotion, qu’ils découvrent, même, que
l’oiseau des bons vieux est bleu; mais il devient noir à la lumière.

Il leur faut querir un autre fétiche ailé et azuré dans le palais de la
Nuit farouche, au milieu des épouvantements des Maladies, des Guerres,
parmi les affres des ténèbres, mais ces oiseaux, si bleus sous le
baiser du clair de lune, meurent à l’aurore, par brassées! Ils vont le
chercher dans le royaume de l’Avenir, au milieu des enfants à naître,
mais là, il n’y a que des anges pressés d’être des hommes, des hommes
utiles et vivants: pas d’oiseau bleu! Pas d’oiseau bleu non plus au
cimetière où il n’y a pas même de morts et où les feux follets font un
ballet d’étoiles! Pas d’oiseau bleu au jardin des Bonheurs où il n’y a
que des voluptés saines, morales, simples et hautes, tristes seulement
de ne pas voir plus loin que soi et à qui manque le rayonnement de la
Lumière! Et le cortège revient, harassé, fourbu, avant de se dissocier,
avant que les éléments redeviennent éléments, les bêtes bêtes, les
matières matières. Déchirement! Et Tyltyl et Mytyl se réveillent dans
leur lit, trouvent l’oiseau bleu au-dessus de leur tête, le donnent à
une petite voisine--et l’oiseau s’envole!

Symbole! Fable! Ce sont _les Deux Pigeons_, c’est «l’homme qui cherche
la Fortune et qui la trouve endormie à sa porte», c’est un _mistère_
gentil et savant, plein de choses, lourd de pensées, éclatant de
poésie, se jouant à travers les méandres métaphysiques, puéril jusqu’au
miracle et d’une telle humanité qu’elle néglige Dieu, l’immortalité de
l’âme et l’âme même--parce qu’il est tout âme!

Le ravissement est infini. Les décors de M. Wladimir Egoroff ont fait
époque et révolution: ils sont uniformément délicieux. Ce n’est plus
du théâtre, c’est de l’estampe changeante et vivante, c’est du ballet
stagnant. Les costumes de Georgette Leblanc sont exquis. Les acteurs...
Mais sont-ce des acteurs? A part M. Delphin, officier d’académie, qui
a su encore diminuer sa taille naine et qui, à force de labeur, a
retrouvé très joliment et non sans autorité les sept ans, je pense, de
son rôle écrasant, à part la pathétique grand’maman Daynes-Grassot,
l’excellent grand-papa Maillard, la bonne fée Gina Barbieri, le rond
Pain-R.-L. Fugère, l’aigu Sucre-Bosman, le terrible chat Stéphen,
l’effroyable et magistral Temps-Garry, la serpentine Eau-Isis, le
pleurard Lait-Diris, les parents exquis Barré et Méthivet, ce n’est que
marmaille divine, depuis l’infatigable et intelligente Odette Carlia
(Mytyl), jusqu’aux plus petits bonheurs, jusqu’aux plus mignons enfants
à naître qui jouent comme des amours--qu’ils sont!

Citons, au hasard,--on les retrouvera,--Batistina Rousseau, Maria
Fromet, Laura Walter, Maud Loti, Maria Dumont, Fleury, Borlys, Suzanne
Bailly; mais ils (ou elles) sont mille. Et il y a des danseuses, des
étoiles, des heures: qu’elles m’excusent!

Louons la fureur de M. Aurèle Sydney (le Feu), la très remarquable,
grondante, aboyante, éloquente et forte création du rôle du chien
par le grand artiste qu’est Séverin Mars, et tressons nos éloges en
couronne pour l’incomparable Georgette Leblanc, maîtresse du jeu,
qui a formé toutes ces troupes d’anges, qui a présidé à toutes les
illuminations, et qui, de sa splendeur de corps, de son arc d’âme, de
son sourire de foi, du songe de ses yeux, a mis à la tête de cette
lumineuse et profonde féerie une figure, un génie de Lumière qui ne
s’éteindra point!


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  A L’ODÉON.--_L’Armée dans la ville._

Les matinées inédites du samedi entrent en pleine action. La pièce
de M. Jules Romains, chef de l’école unanimiste, a déchaîné des
enthousiasmes et de la colère: on s’est presque compté et colleté!
C’est dire que le spectacle n’est pas indifférent. L’auteur de
_l’Armée dans la Ville_ est, après un des héros d’Edgar Poe, «l’homme
des foules». Il écoute, perçoit et rend leur grande voix et leur
sourd murmure, fait vibrer leur âme lourde et secrète et méprise les
individualités jusqu’au vomissement. Pour lui, les agglomérations se
suffisent à elles-mêmes--et il nous le fait bien voir.

Donc, nous sommes dans une ville prise, ville indéterminée et confuse.
Depuis dix mois, elle souffre en silence sous la botte du vainqueur.
Dans la ville close et grondante, l’armée est entrée, bête géante et
sonnante, et les deux blocs ont vécu depuis en face l’un de l’autre,
en faisant le gros dos: l’un, humilié; l’autre, victorieux. La pièce,
au reste, s’ouvre magnifiquement. C’est la reprise d’un café, d’un
pauvre petit café, par les bourgeois de la cité captive. Il n’y a pas
de soldats, ce jour-là, pas le moindre soldat! Ah! que les murs nus
semblent étincelants! Ah! que le vin a de nerf et de grâce! Il y a de
l’indépendance, de la liberté, de la patrie dans l’air et dans les
verres! On chante, on danse, on crie, on se déchaîne. Mais voici des
fantassins ennemis qui entrent, revenant de la manœuvre, pestant et
grommelant. Les bourgeois fuient. Et voici des cavaliers, furieux.
Les gens de pied et les gens de cheval vont en venir aux mains par
esprit de corps, lorsque de nouveaux citadins remettent en ordre la
masse d’investissement. L’Armée se vante et se glorifie, s’exalte,
pour écraser les vaincus et surtout pour s’affirmer: il y a là, entre
autres, un très beau couplet qui a été acclamé et qui a porté aux nues
son récitant inspiré, le soldat Hervé.

Dès lors, ça va moins bien. Nous sommes sous la tente du général en
chef. Il est très mécontent et très las. Trop de violences, trop
d’indiscipline! Et les officiers supérieurs ne savent plus écouter, la
main sur la couture de leur pantalon! Le maire de la ville vient le
voir, lui parler d’une fête locale qu’on va donner, inviter le général
lui-même chez lui. Le général lui prouve qu’il connaît un complot
tramé, qu’il a vent d’une trahison, mais accepte tout parce qu’il
entend parler de chasse à courre et qu’il aime à tenter Dieu. Mais il
prend à témoin son aide de camp qu’il fait une sottise.

Quelle sottise! Les dames de la ville ont simplement projeté d’égorger
chaque soldat et chaque officier séparément, à la table de famille. Les
dames s’exaltent, sous la présidence de la femme du maire, Déborah et
Judith exaspérée! Les filles publiques offrent leur concours qui est
déclaré magnifique! Et le conseil municipal, qui hésite et _flanche_,
est flétri d’importance par madame la mairesse qui incarne tout
l’héroïsme, toute la rancune de la ville, qui va chercher le général
ennemi dans son camp, qui l’oblige à venir chercher la mort, la mort
qu’il pressent, la mort qui l’enserre! Mais cet officier la prévient,
cela ne servira de rien: il n’est rien, lui, le chef! L’armée est tout
et l’armée aura raison de la ville!

Il en est ainsi. Il faut beaucoup de mots, beaucoup de gestes, voire
une comédie d’amour à la mairesse pour décider son écharpé d’époux à
tirer un coup de revolver sur le général, cependant qu’on _zigouille_
les soldats en détail. Mais le héros ne tombe pas d’un coup: il
trébuche, se relève, clame et maudit; il repousse les remords et les
aveux passionnés de la triste Judith municipale. Elle n’est pas l’âme
de la ville! Il n’est pas, lui, le chef de l’Armée! Son enveloppe
humaine peut disparaître! L’Armée reste! L’Armée qui n’a pas péri
entière, l’Armée dont il reconnaît les coups de fusil, les coups de
canon, les clairons, les charges, l’Armée qui ne fera qu’une bouchée
de cette ville assassine. Et il meurt, en apothéose, en entendant
caracoler son cœur multiple: «Je suis vivant, crie-t-il, je suis
vivant!» Et il est le nombre!

Ce dernier acte, un peu haché et très long, a gêné. Des acclamations
imprudentes ont amené des gloussements. Mais ces vers blancs--et
rouges, le lyrisme, la fureur continue, la véhémence de tous les
personnages, tout enfin, même les naïvetés, a de la gueule, de la force
et de la forme. On se reverra.

Il faut louer la conviction énergique et désenchantée du général Joubé,
la frénésie de la mairesse Dionne, l’effort éloquent et charmant de
Mmes Barjac, Guyta, Dauzon, Delmas, Colonna-Romano, Didier, Rosay,
Barsange, etc.; de MM. Desfontaines, Bacqué, Gay, Daltour fils, du très
remarquable Chambreuil, de MM. Clamour, Coste, Jean d’Yd, Flateau,
Person-Dumaine, Dubus, Denis d’Inès, etc., etc.--ils sont cent!

Et c’est, côté cour et côté jardin, une belle bataille!


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  AU VAUDEVILLE.--_Le Tribun_, chronique, de M. Paul BOURGET.

Voici un fait divers d’une intensité tragique et éternelle: un père a
pris son fils en flagrant délit de vol. Affreusement héroïque, il fait
chercher la gendarmerie. Les deux êtres restent ensemble, étrangers,
ennemis, muets. Tout à son devoir, le père ne connaît plus l’enfant
qui a failli et l’abandonne à son destin, à la prison, au bagne: la
honte ne remonte pas. Tout à coup le jeune homme lâche une plainte, une
demande désespérée:

--Papa, faut-il que je me tue?

Et le justicier hésite, tremble, étouffe: la mort? la mort! il n’avait
pas songé à cela! Ses préjugés, ses idées, tout disparaît devant
l’instinct, devant la tendresse sauvage de l’animal humain qui a donné
la vie: il capitulera, avec armes, bagages, dignité et conscience.
Et quand la gendarmerie viendra, il la renverra: elle s’est trompée
d’étage! Il y a là un silence angoissé, ahanant, affolé qui est plus
éloquent que toutes les paroles et dont Lucien Guitry a fait une des
plus belles choses du monde, une des plus grandes sensations de théâtre
et de vie--et il a triomphé inoubliablement.

Mais à cette scène qui se suffit à elle-même et qui suffit à l’émotion
de cette soirée et des soirées qui viendront, en nombre, M. Paul
Bourget a soudé des scènes moins directes et deux actes de paroles, de
théories et de démonstration qui pourraient être facultatifs.

Ce n’est pas que l’auteur de _la Barricade_ ait voulu faire violemment
œuvre sociale et polémique animée: son drame est intime et chante
la famille pour elle-même. Prédicateur, il a choisi comme avocat du
diable un socialiste de marque et de poids, un philosophe ou plutôt
un professeur de philosophie (ce qui n’est pas la même histoire),
nietzschéen et nihiliste, président du conseil des ministres, par
surcroît, voulant supprimer absolument l’autorité paternelle,
le mariage, l’héritage et ne reconnaissant que l’individu, la
responsabilité personnelle.

Donc le citoyen Portal, universitaire incorruptible, président et
ministre de l’Intérieur, a son jeune fils Georges comme chef de cabinet
et n’en est pas très content. C’est fâcheux, car l’homme d’État,
théoricien éloquent jusqu’à être nommé familièrement «le Tribun»,
est plein de projets et à la veille de réaliser ses chimères. Il va
ruiner ses adversaires politiques, les ignobles modérés, grâce à un
scandale de corruption sur les fournitures de la marine: on tient les
coupables et un carnet de chèques secret livre les parlementaires et
leurs tenants. Là-dessus, un vieil ami de Portal, un socialiste de la
première heure, le bailleur de fonds des débuts, Claudel, a un malheur.
Bijoutier, il s’est laissé voler un collier qui n’était pas à lui:
c’est la faillite, l’expatriation, avec sa charmante femme et ses tout
petits enfants. Et il n’y a rien à faire: les Portal sont glorieusement
pauvres! Voici le malheureux: il n’est pas tout à fait perdu et n’y
comprend rien: il vient de recevoir cent mille francs, comme prémisses
d’une restitution anonyme. D’où vient cet argent? Il faut retrouver
l’expéditeur--et le ministre convoque l’employé des postes, interroge,
s’inquiète et s’agite.

Il y a de quoi! Que trouvons-nous dans sa bibliothèque, au début
du second acte? La corruption, en double exemplaire! Le terrible
Moreau-Janville, corrupteur en chef, et le sous-corrupteur Mayence,
son âme damnée, l’homme au carnet de chèques--et le carnet de chèques
a disparu! En présence du ministre, les deux aigrefins _crânent_:
ils le croient complice et l’ingénu Mayence le lui dit, simplement.
Portal l’étrangle à demi et le chasse. Mais les excuses ironiques de
Moreau-Janville et son impudente sérénité apprennent au père la hideuse
vérité: c’est son chef de cabinet, son fils Georges, qui a vendu cent
mille francs l’arme, la preuve, le carnet de chèques, c’est lui qui
a envoyé ces cent mille francs criminels à Claudel dont il aime la
femme! Et le théoricien, le socialiste, le vertueux amoral voit monter
à l’horizon dans la chair de sa chair la trahison, la vénalité, toute
l’horreur! Il n’est pas responsable: il n’a jamais voulu peser sur
l’instruction, sur l’éducation, sur la conscience de son fils! Il
livrera à la justice les trois coupables. Le temps de confesser Georges
en cinq sec, à la laïque, et le procureur de la République est mandé
dare-dare, par téléphone. J’ai dit le coup de théâtre qui termine cet
acte, en fanfare. Le procureur arrive pour annoncer un non-lieu!...

Mais ce n’est pas fini. Nous n’avons vu que des individus: place,
place à la famille, la famille, seul héros de cette pièce, la famille,
panacée sociale de M. Bourget, la famille, cellule primordiale de
l’édifice humain! Car c’est cette conception romaine qui arrange tout
en détruisant tout, au reste. L’excellente Mme Portal, trop tard maman,
donne tout pour rembourser les corrupteurs, Portal tâche à ne plus
songer à son fils, mais la nature est plus forte: il en arrive à se
considérer comme solidaire et responsable: c’est sa faute.

«Et j’ai vu mon péché se lever contre moi!» L’arrivée du bijoutier
Claudel qui a retrouvé son voleur et son collier, qui sait d’où
viennent les cent mille francs, qui sait la trahison de sa femme,
qui sait la complicité morale du ministre, fait des reproches et des
larmes. Il n’a pardonné, lui, qu’à cause de son petit garçon! Portal ne
frappera-t-il pas son fils coupable? Il l’a déjà frappé et exilé; il ne
gardera pas son portefeuille; il partira en croisière avec sa femme,
après avoir embrassé Georges repentant et abandonné de sa maîtresse.
Le bijoutier part, lui aussi, avec sa femme reconquise et ses enfants
sauveurs. Le monde est si petit: tous ces gens se retrouveront. Portal,
converti au culte de la famille, sera chef d’un cabinet conservateur
après avoir commandé en chef un cabinet socialiste. Ce sera une autre
pièce--la même peut-être--mais ce n’est pas M. Bourget qui l’écrira.

Il a écrit celle que je viens de conter avec une simplicité dépouillée:
il n’y a même pas assez d’ornements et pas assez d’éloquence. C’est
de confiance que nous devons accepter «le Tribun»; nous ne le voyons
pas en pleine action; il est en conversations, pas en discours; sur
le gril, non en flammes. C’est un pauvre homme, un honnête homme
dévoyé, qui manque d’idéal divin: l’auteur de _l’Etape_ l’a peint
avec un dessein de loyauté inattaquable, mais il l’a peint menu,
étroit, vulgaire et sans défense. L’existence nous a réservé de
plus pathétiques exemples. Le devoir civique doit l’emporter sur
des traverses plus intimes. Je sais bien que Portal dit à un de ses
collègues que la fuite de sa femme ne compte pour rien et que M.
Bourget goûte une exquise ironie à montrer qu’une blessure personnelle
a, pour un socialiste comme pour un autre, plus de cuisant que la
blessure d’un autre. C’est là jeu de prince et facile.

En abandonnant pour une mésaventure, son poste de combat,
l’irréductible tribun pourrait être taxé de désertion, mais il plante
là aussi ses idées et alors! Un professeur de philosophie, ça change!

Shakspeare fait dire à Henri V: «Ainsi, si un fils envoyé faire le
commerce à l’étranger se conduit criminellement sur mer, son crime
sera imputé à son père!... Non! non!... le père et le maître ne sont
pas responsables de l’état dans lequel meurent fils et serviteurs!»
Vous me direz que personne ne meurt dans _le Tribun_; que Shakspeare
est Shakspeare, et M. Bourget, M. Bourget; que Shakspeare ne faisait
pas de pièce à thèse et à portée politique; que Paul Bourget fait pour
un parti ce que Beaumarchais fit pour un autre parti... Mais je ne
vous suis pas: l’auteur de _Crime d’amour_ nous a simplement donné une
anecdote qui a des conclusions, comme tout au monde.

Je ne saurais assez redire combien Lucien Guitry a été grand, poignant,
magnifique. Sa confiance, sa foi, sa colère, son effondrement, son
effort pour revivre, c’est de la beauté et la beauté même. M. Lérand a
été, comme toujours, parfait dans un rôle de vieux professeur bohème,
bienfaisant et tutélaire; M. Joffre a dessiné un coquin tranquille avec
majesté et M. Jean Dax une crapule bavarde avec agitation; M. Mosnier
a été un bijoutier héroïque; M. Henri Lamothe (Georges) a du feu, de
l’amour, de l’accablement et de la tendresse; MM. Baron fils, Maurice
Luguet, Vertin, Chanot et Guilton sont excellents.

Mme Grumbach (Mme Portal) est exquise de sensibilité grondante et de
sensibilité douloureuse, Mme Henriette Roggers (Mme Claudel) est une
femme adultère de vitrail, déjà pardonnée et si dolente! Ellen Andrée
est une vieille servante d’honneur et de dévouement digne de Balzac et
d’Henry Monnier; Mlle Terka-Lyon est une exquise postière, Mme Marcelle
Thomerey est toute charmante. Pour que cette pièce de famille fût plus
familiale encore, Lucien Guitry, après avoir essayé toutes les têtes
des ministres d’hier et d’avant-hier, s’est fait semblable à son fils
Sacha, autre triomphateur. Et le voilà qui a été premier ministre
dans _la Griffe_, de M. Bernstein, le voilà premier ministre dans _le
Tribun_! Il piétine sur place. Mais je sais quelqu’un qui a pour lui un
rôle d’empereur!

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  THÉATRE DE LA RENAISSANCE.--_La Gamine._

C’est une très jolie chose que le premier acte de la nouvelle comédie
de MM. Pierre Veber et Henry de Gorsse. Nous sommes à Pont-Audemer,
chez les vieilles demoiselles Auradoux. Pour augmenter leurs petites
rentes, elles ont pris un pensionnaire pour la saison, le célèbre
peintre Delaunoy, membre de l’Institut, officier de la Légion
d’honneur, qui les scandalise par son impiété et sa liberté et qui
a fait une immense impression sur leur jeune nièce, Colette, dont
les dix-huit ans sont impatients, dont la langue a des audaces et
qui--abomination de la désolation!--vient de portraicturer, d’après
nature, un homme tout nu, un homme de cinq ans! Il faut la marier tout
de suite. On la mariera au fils du notaire, le jeune benêt Alcide
Pingois. Maurice Delaunoy, consulté par la pauvrette, l’engage à ne pas
se laisser sacrifier et s’en retourne à Paris. Voici les fiançailles,
le notaire, la notairesse, de braves dames, le bon curé. Il ne manque
que la fiancée qui s’est donné de l’air et qui, pour ne pas épouser
un type qu’elle ne peut pas aimer, s’est enfuie au bout du monde,--à
Paris. C’est plein d’observation, de fantaisie, de légèreté, de détails
exquis. Mais, enchaînons!

C’est à Paris que nous retrouvons Maurice Delaunoy, parmi des amis, le
sculpteur Simoneau, le commissaire amateur Vergnaud et son jeune élève
Pierre Sernin, né natif de Pont-Audemer, comme Colette elle-même. Il
reçoit avec attendrissement un ancien modèle, Nancy Vallier, devenue
sociétaire de la Comédie-Française, et lui donne rendez-vous dans
la nuit. Mais voici une hôtesse imprévue, Colette fugitive, Colette
vagabonde, qui demande asile avant d’aller se jeter à la Seine. Le
peintre s’émeut un peu et cède; le commissaire Vergnaud, revenu sur
mandat, exprès pour rechercher la mineure disparue, s’émeut et ne
recherche pas plus avant. Mais la triste Colette pleure parce que Nancy
Vallier est revenue et que Delaunoy l’accompagne coucher.

Ça se précise, se précipite et se gâte. Maurice Delaunoy fait, comme
de juste, pour le Salon, le portrait de Nancy Vallier--et ça défrise
la jeune Colette. Elle confesse son _pays_, Pierre Sernin, en se
confessant à lui; apprend de lui qu’il l’aime en lui apprenant qu’elle
aime le maître Delaunoy,--et c’est très délicat--; les deux jeunes
gens ne veulent pas se comprendre; Delaunoy ne veut rien entendre non
plus, car ses cinquante années sonnent terriblement à ses oreilles et
à ses artères: c’est en vain que Colette agonit d’injures la douce
Nancy: c’est _à l’œil_ qu’elle dégrade son effigie! Il faut que, dans
un mouvement nerveux, elle se laisse aller à embrasser le compatriote
Sernin pour que le maître vieillissant comprenne son sentiment: il
chasse son élève et accepte le bonheur!

Hélas! hélas! Il va cuver sa félicité dans le décor ordinaire des
quatrième actes--ai-je dit que les décors de Lucien Jusseaume sont
charmants?--et là, ça se décolle. Les vieilles tantes de Colette se
sont mises à ses trousses, et son ancien fiancé, Alcide Pingois, passe
par hasard, en galante compagnie, au Cap-Martin--car nous sommes au
Cap-Martin--et le commissaire Vergnaud, en l’envoyant au Moulin-Rouge,
l’a condamné à la noce à perpétuité. Mais ces dangers extérieurs ne
sont rien: la blessure est profonde. Delaunoy qui veut épouser Colette
a peur, peur d’elle et peur de soi. Colette épouse par obéissance
et par indulgence: ce n’est plus ça! Un hasard, la découverte d’un
chiffon de lettre, inspire au peintre quinquagénaire un héroïsme joli:
il renonce à Colette, la donne au jeune Sernin--et vieillira le plus
lentement possible avec la fidèle Nancy Vallier. Et c’est mélancolique,
gentil, consolant, un peu long--et ça finit bien en faisant un peu mal.

Cette pièce, écrite avec soin, d’une conscience qui se fait sentir
dans ses outrances mêmes, est philosophique et traditionnelle: elle se
dresse contre le prestige moderne des cheveux gris, mais elle y met
le temps et nous rend sympathique le don Juan palmé en vert qu’elle
doit abattre. Alors? Il y a là un peu d’indécision et de lenteur,
de flottement et de vague. Mais ça se tassera, ça doit déjà s’être
tassé--et ça ira très bien.

La gamine, c’est Lantelme--et comment! Cette Colette mal embouchée
et de cœur profond, qui tire la langue et qui a des sursauts et des
délicatesses d’âme unique, qui s’attendrit et qui se cache, est très
amusante, très émouvante, et c’est une création véritable. Catherine
Laugier est très élégante, très sincère en Nancy Vallier; Cécile Caron
est très curieuse, parfaite en vieille fille et Delys aussi, et Irma
Perrot _itou_; Vermeil, Gravier, Guizelle, Favrel, Cardin, Carlovna et
Margane luttent de charme, de simplicité et d’esprit.

Maurice Delaunoy, c’est M. Candé, qui a la plus grande autorité et
le plus profond sentiment; sa rentrée a été impressionnante: on
retrouvait Guitry dans son ancien chez soi. M. André Dubosc (Vergnaud)
est joliment fantaisiste, M. Capellani a un dévouement spirituel, M.
Bullier a la plus chaleureuse jeunesse, M. Berthier a une onction
savante, M. Cognet une bonhomie très fine; enfin, M. Victor Boucher
a été tout à fait délicieux dans le personnage bégayant et divers
d’Alcide Pingois.

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  A L’ATHÉNÉE.--_Maman Colibri._

Depuis sept ans, l’harmonieuse et douloureuse tragédie d’Henry Bataille
est restée dans toutes les mémoires et dans tous les cœurs: c’est de
l’histoire. C’est une date de passion, d’enthousiasme et d’amertume, de
foi physique et sentimentale, d’inquiétude, de damnation et de martyre
voluptueux. Mais l’auteur de _la Vierge folle_ a trop bien parlé de sa
constante intention, de son cycle, de son œuvre complète et à compléter
pour que je me permette la moindre glose et la moindre louange.

Cette lutte de l’âge, du devoir et de l’instinct, de la liberté, du
besoin d’aimer envers et contre tous, cette quête de souffrance et de
dévouement, sous les couleurs de la joie, cette soif de se donner,
cette apparence d’inconscience prêtée à l’abnégation et au sacrifice,
cette grâce qui indispose jusqu’au malaise et qui est la grâce même, la
misère de l’idéal, l’horreur du délire, l’étranglement du rêve, vous
connaissez tout cela, si vous connaissez Henry Bataille,--et c’est dans
_Maman Colibri_ que vous trouvez, avec plus d’intensité et de netteté
que partout ailleurs, son éternité, son immensité en présence des lois
et de l’existence mortelle.

Vous vous rappelez le thème que Catulle Mendès commenta, en le
chantant: à la veille de la quarantaine, trop jeune mère de grands
enfants dont elle semble la sœur cadette, pépiante, gênée de ses ailes
repliées, n’ayant pas assez d’amies pour tous ses sourires et ses
rires, Irène de Rysberghe a adopté un nouvel enfant de chair et puise
une jeunesse neuve dans les caresses d’un camarade de son fils, le
vicomte Georges de Chambry. Richard de Rysberghe se doute de l’horrible
chose. Le père Rysberghe aussi; des scènes, des pièges. La pauvre Irène
est chassée de la maison, abandonnée à son péché. Elle suit son triste
petit amant qui est incorporé aux chasseurs d’Afrique--et c’est une
idylle à Mustapha, la lamentable idylle d’un jeune homme qui s’ouvre
à la vie, d’une femme qui se sent vieillir, qui se sent délaisser et
qui abdique peu à peu, vite, en dignité. C’est le départ devant une
jeune fille quelconque, mais jeune; c’est la ruée vers la famille qui
se dérobe, vers un fils marié dont la femme ne veut rien savoir, vers
un mari très digne qui ne peut pas pardonner, vers la vieillesse,
enfin, la vieillesse définitive et serve. Maman Colibri devient une
grand’mère, à peine acceptée, un meuble d’affection tolérée, de
tendresse humiliée.

Vous savez tout ce que cette aventure recèle de détails, de couplets,
de poésie. Et ç’a été très bien joué. Kemm a une autorité, un sentiment
profond et caché dans le personnage du baron de Rysberghe; Marteaux
est un fils indigné et attendri; Puylagarde a de la fougue, de la
passion, de la nonchalance--et une bien étrange ceinture d’uniforme.
MM. Cazalis, Larmandie, Roch, etc., sont parfaits. Mlle Alice Nory a de
l’espièglerie et du charme, Mlle Goldstein est exquise, Mme Fournier
est très vraie et très intéressante, Mme Henriette Andral aussi, ainsi
que Mmes Jane Loury, Dubreuil, Russy, Lindsay et Zorn, ainsi que les
aimables petites moricaudes Lubineau et Decreq.

C’est Berthe Bady qui porte tout le poids, tout le cher fardeau de
la pièce. Elle est admirable. Riante et gloussante, transfigurée
de volupté, illuminée de la splendeur d’une jeunesse nouvelle et
d’une nouvelle vie, se donnant toute et sans cesse, creusant à même
la déception et la douleur, elle exprime, rythmiquement, toute la
confiance et tout le désespoir, incarne le septième ciel et les
derniers cercles de l’enfer, la joie animale et supra-terrestre et la
pire déchéance consentie: c’est la vie elle-même--et quelle vie!


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  A L’ODÉON.--_Rivoli._

M. René Fauchois est tout amour. Il s’éprend véhémentement des sujets
qu’il rencontre au hasard de la fourchette, s’échauffe, s’inspire
par auto-suggestion et nous sert son enthousiasme en ébullition: ça
«rend» parfois. Ah! les beaux soirs de _Beethoven_! Mais ça peut aussi
ne pas «rendre»! _La Fille de Pilate_ et _Louis XVII_ avaient eu des
douceurs pour l’auteur de _l’Exode_, et voilà qu’il se jette, les bras
ouverts, le cœur débordant, vers Napoléon Bonaparte! C’est un morceau
plus difficile. Il ne veut pas être chanté en passant. Il exige le don
de l’être entier, de la vie entière, du cœur et de l’âme, de la foi
totale, de l’énergie absolue. La gentillesse de René Fauchois ne peut
aller jusque-là. Il a découvert Bonaparte comme il a découvert Jean
Racine--et c’est l’espace d’un moment. Il ne faut donc pas s’étonner
si le téméraire dramaturge s’aveugle, s’obstine, se désarçonne, s’il
erre dans les redites et piétine dans de l’attendu, avec la plus belle
santé, au reste, et une bonne volonté qui rime.

Quelle aventure! André Antoine reçoit _Rivoli_ sur son seul titre:
Fauchois va étudier et faire sa pièce en Italie, retrouver sur place,
reconstituer, recommencer la victoire, redevenir, devenir Bonaparte
lui-même jusques à vouloir jouer son héros en personne, sur le théâtre
de la guerre et le second Théâtre-Français! Il a le généreux dessein,
l’admirable illusion de happer l’âme des foules errantes, dénudées et
armées, des généraux avides et affamés, du chef maigre et prédestiné,
des drapeaux, des canons, des chevaux, l’âme même de la liberté et
de la conquête, l’âme de Bellone aussi qui, voici plus d’un siècle,
régnaient sur ces plaines et sur l’histoire, et voilà un _mélo_ sans
action, un panorama sans largeur, pas même un cinématographe! Et c’est
une prose bourgeoise, ce sont des vers bourgeois!

Donc, nous voyons l’armée d’Italie, sans pain, sans souliers et
sans peur. Il y a des propos sans atticisme et un relâchement très
sans-culotte, de la neige et de l’ennui. Les généraux pestent contre
leur nouveau chef, Buonaparte, qui est trop jeune; mais le vieux
Sérurier lui obéira parce qu’il a le culte de la discipline. Le voici,
le chef: à vos rangs, fixe! Et la prose, instantanément, devient du
vers.

Des mois ont passé, cueillant des lauriers. Ç’a été Arcole, Montenotte,
Lodi. Les généraux ont de l’enthousiasme pour leur supérieur. Mais
celui-ci est sans tendresse. A Augereau, à Masséna--notre national
Edouard Gachot ne sera pas content--il reproche des déprédations, des
vols, des concussions. Il les confond si bien qu’ils ne songent plus
qu’à vaincre et à mourir pour lui. Là-dessus, Bonaparte attend sa femme
qui est à Milan: elle ne vient pas; elle est enceinte! Joie du jeune
général: il a le temps d’aller la rejoindre, la surprendre à franc
étrier avant que de voler au secours de Joubert qui est en danger.

C’est l’autre danger--ou le danger de _l’autre_. Joséphine, la
langoureuse Joséphine, est en galante conversation avec un bellâtre, le
capitaine Charles, des houzards. Horreur! Douleur et colère du héros
qui s’aperçoit de son infortune, qui livre le séducteur aux bureaux--il
n’en sortira plus car il n’est pas digne de combattre--et qui renvoie
l’épouse adultère à Paris: la bataille du lendemain n’a plus de rivale!

On m’excusera d’avouer ici ingénument ma gêne: j’ai pour Napoléon
Bonaparte un culte absolu. Je ne veux pas le voir en posture de
mari trompé. Que m’importe cette misère domestique? La seule misère
de Napoléon est une misère publique, immense, divine: Waterloo,
Sainte-Hélène! Je l’ai ici, à vingt-sept ans, lourd de son génie, dans
toute son action, dans toute sa pensée, éployant ses ailes, mordant
à même la gloire, les pays, les peuples, terrassant le monde, à
mesure, faisant de sa jeunesse pensante un levier infini, une éternité
conquérante: vous me jetez à travers ce miracle, René Fauchois, un
désespoir misérable! Vous mêlez à sa divination militaire, à l’acte
suivant, des souvenirs empoisonnés, une affreuse pitié qui lui fait
absoudre un soldat assassin par jalousie, vous lui faites, lui-même,
désirer la mort! C’est de l’humanité, du réalisme? Qui vous en demande
pour Bonaparte? Vous faites intervenir--et vous n’êtes pas encore
William Shakspeare--l’ombre de César pour lui apprendre qu’il n’est pas
le seul cocu de l’état-major général des siècles, et qu’il a à songer à
son armée, à son avenir, à son immortalité!...

Ah! ce monologue et ce dialogue! Je n’ai pas vu Jules César--et j’en
suis heureux. J’imaginais le vrai Bonaparte brûlé d’une fièvre sereine,
vivant d’avance toute la bataille, aile par aile, carrés par carrés,
faisant en soi, par soi, la mise en place de toutes les batteries,
de tous les mouvements, de tous les à-coups, vivant, si j’ose dire,
les deux armées, à lui tout seul, s’épuisant en calculs, en désir,
en besoin de vaincre pour s’endormir à la première fusillade, à la
première volée de canon: il avait gagné son repos; la bataille était
gagnée!...

Ici nous avons la bataille, rideau baissé, comme dans le _Bacchus_ de
notre Mendès et de M. Massenet. Nous avons des sonneries, des chants,
des bruits de charge et de mousquetades; nous avons, rideau levé,
l’odeur du triomphe, des drapeaux ennemis couchés en tapis sur lesquels
Lasalle, demi-nu, vient s’étendre avec son cheval...

Et je ne sais pas si le triomphe passe la rampe.

La défense est héroïque. M. Desjardins est un Bonaparte grave,
inspiré, sévère et prédestiné. M. Chambreuil est un Augereau violent
et dépité. M. Grétillat, un Masséna impulsif et déférent. M. Colas
est l’irrésistible et infortuné capitaine Charles. M. Vargas est
le digne Sérurier. M. Flateau, un assez pâle Joubert (eh! eh!
Fauchois, le connaissez-vous bien?). M. Hervé est un beau Marmont. M.
Person-Dumaine, un joli Junot, M. Raymond Lion, un séduisant Duroc,
M. Maupré, un mignon Louis Bonaparte (avec d’étranges épaulettes).
Lasalle, c’est M. Gay qui caracole chaleureusement. M. Coste est un
grand-père Hugo sans souliers. M. Jean d’Yd est un pauvre berger.
MM. Desfontaines, Denis d’Inès, Dubus, Clameur, de Canonge, etc.,
ont de la gueule et de la voix sous leurs haillons d’uniformes. Mlle
Lucienne Guett est une Joséphine langoureuse, pâmée et prostrée, fort
belle; Mlle Barjac est une confidente futée et Mlle Rosay est une
brave cantinière. La mise en scène est simple, comme il convient à une
pièce républicaine; les bruits de bataille ne dépassent pas le fracas
d’un 14 juillet dans un chef-lieu de canton--et c’est tant mieux pour
nos oreilles,--il y a des chefs d’escadrons de dragons qui ont des
crinières de trompettes, des soldats de grosse cavalerie qui ont des
casques--déjà?--des plumets, et des chapeaux sans plumes, des culottes,
même, qu’on n’attendait pas. André Antoine me dira que, à son âge,
Napoléon était mort; mais il a encore les yeux de Bonaparte. Et c’est
toujours ça!

[Vignette]


  AU THÉATRE ANTOINE-GÉMIER.--_Marie-Victoire._

Salut et fraternité, citoyennes et citoyens! Voici du beau spectacle
émouvant et habillé, de l’histoire en tranches saignantes, des épisodes
tricolores, de l’angoisse rouge, de l’idylle noire, du tambour, des
clairons, des foules sur scène et à la cantonade, de l’amour et de
l’héroïsme conjugal, des prisons et un tribunal, bref, ce qu’on
appelait, à l’époque, un «pot-pourri révolutionnaire». Les quatre
actes et les cinq tableaux de M. Edmond Guiraud découpent, en jolie
intensité, sept ans de la vie nationale, à l’époque héroïque. Et il
y a des chants et des fleurs jusque dans les geôles et au pied de
l’échafaud. Rassurez-vous, au reste: ici l’on danse et l’on étrangle;
on n’y guillotine point.

Nous sommes à Louveciennes, en septembre 1793. Le ci-devant comte
Maurice de Lanjallay et sa délicieuse épouse Marie s’adorent en ce
décor champêtre, en dépit de la loi des suspects. Ils ne conspirent
pas et ont invité à déjeuner leur ancien aide-jardinier, Simon, devenu
député à la Convention et poète élégiaque, cependant que leur ancien
jardinier en pied Cloteau, devenu adjudant de section et geôlier,
jette un œil sur les rosiers et les ifs. Le malheur veut qu’ils aient
convié aussi le chevalier de Clorivière, qui vient, au débotté--et
en bottes--de l’armée de Condé, et qui est suspect à plein nez. S’il
n’était que ça! Mais il aime sinistrement Marie de Lanjallay, fait
partir au fin fond de la Bretagne le pauvre Maurice et son fidèle
écuyer, le marin Kermarec, pour pouvoir pousser sa pointe à la comtesse
isolée. Mais les officieux, qui gardent des âmes de valets, ont dénoncé
leurs maîtres et leurs hôtes. Suspects, suspects, suspects!

Aussi, nous sommes en prison, depuis près d’une année. On ne s’ennuie
pas. A part une fille d’Opéra, quelques républicains, dont Simon et un
vague prêtre jureur, il n’y a là que la meilleure société, marquises
et marquis, mousquetaires et gendarmes rouges--ils sont habillés en
blanc,--dames d’honneur et chevaliers de Malte. On rit, on joue, on
batifole, et les souvenirs de la cour, l’attente de la Mort mêlent
l’insouciance à l’élégance, le sourire à la stoïcité. Vivons puisque
Samson est là avec sa _Louisette_! Mais la comtesse Marie, malgré
tout, ne songe qu’à son époux qu’elle sait mort! Et le chevalier de
Clorivière en est pour ses frais. Ajoutons que le girondin Simon est
un peu là, aussi, car il aime son ancienne patronne d’un amour muet.
Enfin, le geôlier, c’est Brutus Cloteau, qui est brutal et féroce,
avec des chiens de police--déjà!--quand il promène dans sa prison un
représentant du peuple, mais qui est un père pour ses détenus. Hélas!
voici la liste fatale des victimes de demain: Marie en est, Clorivière
aussi, le prêtre jureur _itou_ et une novice de dix-sept ans! Fatalité!
Cloteau ne peut qu’embrasser son ancien ami Simon et étrangler un
mouchard, un de ces faux accusés que nous révèle _l’Almanach des
Prisons_!

Mais c’est plus triste pour Marie. Une émotion bien naturelle la fait
défaillir entre les bras du chevalier: elle n’a plus rien à perdre que
la vie. Et elle n’a pas l’excuse de l’Abbesse de Jouarre: elle a connu
la tendresse. Mais la mort!... la mort!... Et c’est la délivrance qui
vient, c’est le 9 thermidor, la chute de Robespierre: on entend battre
la générale, passer les charrettes, hurler la populace... Marie va
sortir de geôle... Et l’honneur?

Six ans ont passé. Marie a renoncé à son premier prénom. Elle s’appelle
Victoire et a une maison de modes, sans parler d’un petit enfant, le
charmant Georges. Ça va, les affaires: l’ancien jardinier, l’ex-geôlier
Cloteau, a l’œil à tout. Victoire est triste, mais c’est Noël: on
réveillonnera. Hélas! voici le passé, voici le père de Georges, le
chevalier de Clorivière, qui vient en passant, pour ne plus revenir; il
embrassera son fils. Et voici le fidèle écuyer du comte de Lanjallay,
le marin Kermarec, qui sort de l’enfer. Attendrissement de Cloteau.
Il le prépare à l’histoire du gosse, et le marin pleure: ça lui est
arrivé, à lui! Mais il n’a pas le temps de mettre au courant son maître
qui est vivant, bien vivant, qui embrasse sa femme et qui, après une
explosion effroyable--c’est l’attentat de la rue Saint-Nicaise--voit
arriver, en chemise, un enfant qu’il ne connaît pas, voit jaillir
un Clorivière qu’il connaît trop, voit que l’un est le père de
l’autre... Ah! les gendarmes peuvent se précipiter et l’arrêter,
lui, l’innocent Lanjallay! Le tribunal criminel peut le condamner;
il ne tient pas à cette sale existence! Il faut que son admirable
épouse lui serve--étrangement--de défenseur officieux, qu’elle conte
merveilleusement la vérité, qu’elle plaide avec tout son cœur pour
qu’il se résigne à vivre et à être heureux, d’autant que--enfin--le
chevalier se brûle la cervelle en criant: «Vive le roi!»

Ce drame--on peut s’en rendre compte--est copieux et nourri. Il a des
lenteurs et des rebondissements, de l’éloquence et de la fantaisie, de
l’émotion et de l’attendrissement, du mouvement et de l’harmonie: on
chante, et c’est frais et joli.

Andrée Mégard (Marie-Victoire) n’avait qu’à paraître pour être
acclamée. Après son accident!... Mais elle a tenu à mériter son ovation
préalable--et elle a été émouvante, gracieuse, éloquente. La petite
Gentès (le petit Georges) a été étonnante, comme toujours; Mlle Jeanne
Fusier a été virginale et touchante; Mlle Mirval a eu de la violence,
Mlle Miranda du charme et de la finesse; Mmes Noizeux, Modave, Deredon,
Batia, Martia ont été excellentes.

Le chevalier, c’est Frédal qui est séduisant et infernal. Clasis
(Kermarec) a une bonhomie cordiale et savante; Reusy (Simon) a de
l’accent et du sentiment; Déan est un traître bien venu; MM. Rouyer,
Lluis, Saillard, Marchal, Préval, etc., etc., font des personnages
admirables. Gémier (Maurice) est naturellement magistral. Enfin, dans
le rôle de Cloteau, Duquesne a eu vraiment tous les tons et toutes les
âmes, tous les dévouements, tous les sentiments: c’est un très grand
artiste.

    _7 avril 1911._


[Bandeau]

  A LA COMÉDIE-FRANÇAISE.--_Le Goût du vice._

C’est un adorable feu d’artifice auquel--peut-être--il manque une pièce.

L’auteur du _Duel_ est un délice vivant, pensant et souriant. Il n’est
pas dévoré de ces «haines vigoureuses» qui sont chères au misanthrope.
Il goûte un innocent plaisir à stigmatiser en demi-teinte, à railler à
la détrempe, à condamner avec sursis--et la douceur même qu’il éprouve
à observer, l’amusement qu’il ressent à décortiquer ses fantoches
l’inclinent à la pire pitié, au plus impardonnable pardon. Ah! quelle
jolie âme a Henri Lavedan! Et comme le titre de sa nouvelle comédie
était déconcertant!

_Le Goût du vice!_ C’est énorme! On imagine les plus effroyables
perversités, les monstruosités les plus inattendues. Il y faut cet
Hercule qui nettoya les écuries d’Augias et le feu du ciel qui anéantit
Sodome et Gomorrhe! Mais la Comédie-Française et quatre actes, c’est
court! Le très agréable ouvrage que nous avons applaudi et qui sera
fort applaudi nous offre un dialogue toujours rebondissant, une
fantaisie diaprée, un tourbillon de _mots_, d’à peu près, de formules
heureuses autour d’une aventure conjugale qui finit bien, autour
d’une singerie, si j’ose dire, de sensations, qui ne dépasse pas la
conversation. C’est une idylle, et voilà tout--une idylle qui prend par
le plus long et où deux braves époux n’apprennent à se connaître qu’à
quelque mois et à quelques kilomètres d’une sacristie parisienne. Il
n’y a pas ombre de vice là-dedans: il n’y a guère que du goût--et c’est
beaucoup.

Contons:

Mme Lortay est une excellente mère, dévouée jusqu’au sacrifice. Restée
veuve, de bonne heure, d’un chef de bataillon d’infanterie, elle s’est
consacrée entièrement à son fils André qui, aujourd’hui, a vingt-six
ans. Elle l’a laissé vivre sa vie et n’a pas contrarié sa vocation, si
j’ose m’exprimer ainsi. Car André Lortay s’est avisé d’écrire--pour
ainsi parler--des romans libidineux à titres de scandales et qui
_tirent_, qui _tirent_! C’est une bénédiction,--une bénédiction
immorale et laïque. La toute bonne Mme Lortay corrige les épreuves de
son fils, vit avec lui en camarade, va avec lui aux spectacles les plus
_ohé-ohé_! et, je crois, à certains bals de mi-carême. Elle est fière
d’une correspondance amoureuse qu’il entretient avec «une inconnue» et
conte tout cela à l’austère critique Tréguier, quadragénaire ingénu,
ami sûr. Elle ne craint qu’une chose, la vénérable dame: l’amour de son
fils pour la fille de son éditeur, Lise Bernin. Cette demoiselle est
trop évaporée, trop jupe-culotte: quelle tenue! quels propos! Et la
voici. Mme Lortay s’éloigne. L’héroïque Tréguier s’offre à la terrible
donzelle: il a cru lire en elle et elle n’est pas si atroce que ça!
Mais Lise rit du soupirant: elle est vicieuse, vicieuse, et ne peut
épouser que le vice lui-même. Ce qu’elle fait tout de suite, non sans
lutte, après avoir prouvé à André qu’elle est l’auteur des lettres
de l’_Inconnue_ et que sa virginité authentique en sait long, long,
long!... Et la pauvre maman consent à cette union, les larmes aux yeux.

Nous sommes en Bretagne, au bord de la mer--dans un pittoresque et
admirable décor de Lucien Jusseaume. André et Lise--qui s’appelle
maintenant Mirette, du nom dont elle signait les lettres de
l’_Inconnue_, sont très las, après dix mois de mariage. Ils ne peuvent
s’aimer que quand il y a du monde: il leur faut des douaniers pour
se baigner ensemble, assez nus; il faut la présence de l’excellent
Tréguier, qu’ils ont invité tout exprès, pour s’étreindre, genoux aux
genoux. Ils reçoivent les illustrés les plus dégoûtants, _l’Amoral en
action_, _le Petit Trou pas cher_, _l’Echo de Lesbos_, que sais-je?
La maman, qui a teint ses cheveux blancs par ordre, rougit et écrit
des lettres anonymes--elle aussi--pour arrêter son fils dans sa
littérature. Et Tréguier va s’en aller, d’horreur. Mais il découvre que
le livre lu par Mirette, et qu’elle disait être du marquis de Sade,
c’est _Paul et Virginie_! Bon petit masque! bon petit cœur! Et voilà
qu’André lui dit de faire la cour à sa femme, pour la dégeler! Voilà
que le bellâtre d’Aprieu, qui attendait le mariage de Lise-Mirette pour
lui pousser sa pointe, est là, flanqué de sa sainte maîtresse, Jeanne
Frémy. Il y a danger! Tréguier restera, envers et contre tous!

Ça se précipite: André fait la cour à Jeanne Frémy. Mirette s’en
aperçoit et est jalouse, mais elle résiste aux instances d’Aprieu comme
elle résiste aux sollicitations de son époux, qu’elle ne veut plus
connaître. Il ne lui a appris que des caresses d’amant, n’a jamais été
qu’un animal d’amour sensuel. Pouah! pouah! Elle pousse le verrou,
repousse son verrat de mari, repousse, non sans l’aide du providentiel
Tréguier, ce voyou d’Aprieu, qui est revenu, et se décide; elle accepte
l’amitié, la tendresse, la passion du tutélaire Tréguier, et sera sa
femme réhabilitée et heureuse.

Heureuse? Tréguier hésite. Il a trop l’esprit critique, cet homme,
pour s’en tenir à la communion nerveuse d’un instant! Il reconnaît
et fait reconnaître aux deux époux qu’ils s’aiment toujours, qu’ils
commencent seulement à s’aimer. Il se sacrifie. André changera son
fusil d’épaule, défendra la morale, et sa mère, après lui avoir donné
le titre de son précédent volume: _les Derniers Outrages_, lui dicte
celui du nouveau roman: _le Dégoût du Vice_!

Et voilà! C’est tout plein gentil. Je ne vous ferai pas remarquer
que les honnêtes gens sont victimes, que Tréguier et l’admirable
Jeanne Frémy restent sur le carreau (espérons qu’ils s’épouseront
plus tard) et qu’il n’y a de la veine que pour la canaille: André
et Lise sont revenus à la vertu--et ils n’avaient pas grand chemin
à faire, ces deux gosses! Tréguier les traite de fanfarons du vice!
Fanfarons! Ce sont des enfants qui jouent au satyre et à la goule, à
cinq ans, ce sont _les Romanesques_ du roman grivois et, pour parler
_peuple_, ils ne sont «pas secs derrière les oreilles»: ils y ont de
l’encre d’imprimerie! Ah! si c’était tout le vice de la terre et,
simplement, tout le vice de Paris! Mais Henri Lavedan ne vise pas à
l’éloquence brutale et lointaine du frère Maillard, à la violence
de Fournier-Verneuil, à l’éclat de Louis Veuillot! C’est un certain
snobisme qu’il a ridiculisé comme il s’était attaqué jadis, dans _les
Médicis_, à un autre snobisme, qui n’est pas enterré tout entier.

Mais sa chronique est si nourrie, si éclatante! C’est une fanfare,
une symphonie de plaisanteries, de maximes déguisées en coq-à-l’âne,
de morceaux de bravoure qui ne se prolongent pas, par élégance,
de sévérités qui restent légères, d’anathèmes qui sourient. C’est
l’Ecclésiaste, un soir de carnaval--et qui va souper chez M. Scribe. Et
il y a des braves gens qui se reprennent et qui s’appellent Légion. Et
comme Lavedan a un dialogue, un vocabulaire, un argot à lui! Comme on
sent qu’il s’amuse en nous amusant et en musant dans un développement
d’_humour_ plus ou moins profond! C’est de l’éblouissement...

C’est très bien joué. Lortay, c’est Dessonnes, élégant, souriant,
hésitant et dolent: Granval est un d’Aprieu suffisamment fatal et fat,
Léon Bernard est tout à fait remarquable dans son rôle de raisonneur
amoureux et de prédicant héroïque (Tréguier). Mme Pierson est une
Madame Lortay, merveilleuse d’inconscience maternelle et d’émotion
bourgeoise. Mme Piérat (Lise) a une aisance dans l’espièglerie,
l’audace, la séduction, une sincérité dans la colère, le dégoût, un
abandon, enfin, de grande artiste et Mlle Constance Maille a fait du
personnage de Jeanne Frémy un poème de gentillesse de résignation,
d’humilité reconnaissante et de fierté pudique digne d’un autre âge:
elle est faite pour jouer du George Sand--et ce n’est pas un mince
éloge. N’oublions pas Mlle Faylis, soubrette affolée, et M. Chaize,
qui porte avec sérénité l’uniforme d’un douanier de côte et qui laisse
profaner la mer.

    _10 avril 1911._


[Bandeau]

  THÉATRE DE L’AMBIGU.--_A la Nouvelle._

Ce n’est pas à nos lecteurs que j’ai à vanter l’œuvre infini de Jacques
Dhur, son éloquence généreuse, à cheval sur toutes les questions, son
inquiétude des moindres problèmes économiques et sociaux, sa fièvre de
justice et de bonté, son effort pour les faibles, les opprimés, les
méconnus. Je n’ai même pas à m’étendre sur la pièce qu’il vient de
donner, au théâtre de l’Ambigu-Comique, et qui a fait rire, pleurer,
frémir et réfléchir.

Il avait même le droit d’y ajouter de l’orgueil: sa mission volontaire
en Nouvelle-Calédonie lui avait permis, non sans travail, de sauver,
de réhabiliter des innocents, et il n’a pas voulu que son apostolat
fût unilatéral; c’est trop facile de faire le bien, sur un seul côté
de médaille! Le monde a deux faces: il faut porter ici la lumière
bienfaisante et là le fer rouge.

Jacques Dhur n’a pas failli à sa tâche à la fois humaine et
providentielle: la merveille est que, parmi les mille besognes de son
apostolat, il ait pu parfaire un ouvrage dramatique, alerte, nourri,
savant et prenant comme celui que nous avons applaudi hier.

Il nous transporte--c’est le mot--dans un monde assez spécial. Déjà feu
Guérin et Paul Ginisty nous avaient donné au Théâtre-Libre ces _Deux
Tourtereaux_, où un assassin, je crois, et une avorteuse roucoulaient
délicieusement dans leur case de relégués. Ici, c’est plus fort.
Nous sommes dans une concession pénitentiaire et confortable de la
«Nouvelle». Le paysage est délicieux et la mer s’étend, si bleue,
si bleue! (Les décors sont de M. Maurice Maréchal.) Il y a là un
ancien sergent d’infanterie coloniale, Jean, qui sert de domestique
au ci-devant forçat Dumas, et la pure enfant de ce Dumas qui est
maintenant propriétaire. Ces deux enfants s’aiment peut-être, mais le
bagnard libéré a des dettes, des billets souscrits à un ex-condamné, M.
Nantès, qui fut notaire en France, et qui, ici, est usurier.

Cet affreux homme, vieux, inexorable et libidineux, s’est excité
sur le frais visage et l’honnêteté de l’adorable Marie Dumas. Et
comme le Dumas vient d’amener de Bourail une nouvelle compagne,
Marthe--sa première femme étant morte de honte, après quelques mois de
colonie,--le hideux Nantès annonce à cette forçate qu’il tiendra Dumas
quitte de tout engagement s’il lui donne sa fille en légitime mariage.
Entre temps, nous avons vu passer, mendiant sur les routes, la veuve
et les petits enfants d’un brave colon libre: l’administration ne fait
rien pour les gens qui n’ont pas subi de condamnations afflictives et
infamantes.

Mais pour les bagnards libérés! Ce ne sont que nopces et festins!
Voici, justement, des mariages de libérés et de libérées, à
Bourail-les-Vertus. Ce sont six couples assez _dessalés_ et qui n’ont
rien à s’apprendre! On apprend à un ex-marlou, Bubu, qu’il n’a pas à
exiger de sa femme la moindre fidélité--et qu’il en peut vivre. Et
comment! Et l’on boit, l’on boit, l’on boit! Un ancien curé, condamné
pour viol, l’abbé Poiriès, devenu marchand de légumes, décore tout le
monde de ses poireaux; un autre satyre, gracié de la peine de mort, se
fait offrir par une ogresse une jeune proie et l’usurier Nantès vient
réclamer son dû, en argent ou en nature. Dumas entre en fureur. Ça va
faire du vilain. Mais ça se calme. Cependant, on a vu passer une équipe
de forçats en activité qui rigolent un peu moins que leurs aînés.

Il faut, il faut absolument que Marie épouse l’ex-notaire. Larmes,
protestations. Mais la terrible Marthe en fait son affaire. Et la
triste Marie n’a plus d’autre consolation que d’aller pleurer et prier
sur la tombe de sa mère, au cimetière de Bourail, où cette infortunée
est enterrée à l’abri des forçats. Elle y rencontre l’ex-sergent de
marsouins, Jean, qui porte des fleurs à une mère, à défaut de la
sienne qu’il n’a pas connue. Les deux jeunes gens se comprennent et
s’attendrissent: ils s’aiment! Hélas! il y a tant de dangers qui les
menacent! C’est surtout cette Marthe qui veut la donner au notaire!
Mais Marie connaît une cachette où cette mauvaise femme cache ses
papiers: on les lira, on saura qui elle est--et on la fera marcher
droit. Au bagne, n’est-ce pas? on aurait bien tort de se gêner.

Horreur! la lecture des papiers et du _Journal_ de Marthe apprend à
Marie et à Jean qui est survenu que le dit Jean est le fils de Marthe
et que Marthe est à peu près pure! Jean s’enfuit, éperdu et chassé par
Dumas, tandis que Marthe se jure bien d’empêcher le notaire d’épouser
Marie!

Précisément, le sardanapalesque Nantès, président du syndicat des
forçats, traite magnifiquement le commandant de gendarmerie et sa
lubrique épouse. Il n’a que six domestiques, mais quelle morgue! Il
repousse les suppliants, raille un vieux colon libre qui sollicite
un prêt et lui dit de revenir «après avoir pris un numéro», après
un petit passage au bagne! Et voilà Marthe qui prie à son tour, qui
réclame, qui prend les billets signés par Dumas! Malheur! Mais le
malheur vient d’une autre main: c’est le vieux colon qui assassine
l’usurier pour «prendre son numéro»!

Tout le monde est sauvé. Dumas redeviendra honnête. Jean et Marie
s’épouseront, mais Marthe se tue et meurt longuement, pardonnée et
bénie par ses deux enfants.

Et c’est un triomphe pour de longs soirs et pour des matinées sans
fin. Le peuple vibrera et même cette pièce n’enverra pas beaucoup
de costauds au bagne, car elle est morale et ne montre que des
exceptions. Je serais tenté de reprocher à Jacques Dhur de ne nous
montrer que des forçats vertueux et innocents. L’habitude! Excepté
le hideux satyre Bourbonneau, sorte de Soleilland, l’ogresse Zidore
et ce Shylock de Nantès, ce sont des candidats aux prix Montyon.
L’abbé Poiriès (Chabert) est l’abbé Constantin de la pègre, onctueux
et brave homme; Bubu (Villé) est un Parigot nerveux et verveux;
d’autres bagnards, merveilleusement incarnés par MM. Lorrain, Harment,
Blanchard, etc., ont du bagout, de la voix, du geste, pas la moindre
scélératesse. L’équipe de condamnés, conduite par M. Blanchard et menée
par le gentil garde-chiourme Gouget, est sympathique et navrante.
Le commandant (Duval) est autrement méchant! Quant aux personnages
principaux: jugez-en. Dumas (Dorival) a été envoyé à la Nouvelle
parce que, garçon de recette, il s’est laissé dévaliser, étant saoul;
Marthe a été envoyée à Bourail pour avoir eu un amant qui vola avec
effraction--et elle est institutrice! Elle a été, par erreur, inscrite
sur les registres de la préfecture! (Mlle Dux a été, dans ce rôle,
très remarquable de férocité, de trouble, de remords, de reprise et
de douleur.) Enfin ce ne sont que braves gens. Tant mieux! La satire
sociale n’en a que plus de force à n’avoir pas besoin d’exemples
directs. Et le drame est plus puissant à ne pas nous présenter de
monstres.

Tel quel, il a triomphé en toute simplicité large et grande. M. Renoir
(Jean) est chaleureux et pathétique; M. Etiévant (le notaire) est
effroyable; M. Monteux (le vieux colon) tire les larmes; Mlle Bérangère
(Marie) est la grâce et l’innocence mêmes; Mme Petit est une mendiante
terriblement touchante; Mme Frédérique est une commandante trop
passionnée et hilarante; les deux petites Haye sont charmantes et Mmes
Blémont, Delys, Beer sont des forçates honoraires, un peu éblouissantes
de pelures mais bien cocasses.

Jacques Dhur a connu les joies de l’ovation populaire; on l’a acclamé à
la sortie; le triomphe est dans la salle.

    _13 avril 1911._


[Bandeau]

  THÉATRE DES ARTS.--_Les Frères Karamazov._

C’est un terrible succès d’horreur, mais profond et pensant. Le théâtre
des Arts va connaître à nouveau les beaux jours, si j’ose dire, du
_Grand Soir_--et c’est justice. En portant à la scène le dernier roman
de Dostoïevski, le plus désespéré, à la fois infernal et divin, celui
qui servit de livre de chevet à Léon Tolstoï, fatigué des autres
prières, MM. Jacques Copeau et Jean Croué ont un peu diminué, altéré,
grossi, interprété ce mystère intime, national et universel; ils ont,
parfois, un peu trop respecté le texte et ses longueurs, mais ils ont
su garder assez de son autorité secrète, de sa grandeur barbare, de sa
sensibilité effroyable pour que le public, à certains moments, n’ait
pas cru avoir le droit d’applaudir, tant son émotion était intense et
comme religieuse! Dans les décors de Maxime Dethomas, dans des lumières
démoniaques de M. Jacques Rouché, cette histoire d’Atrides scythes
habillés à la mode de 1850 vous prend à la gorge, aux entrailles, à
l’âme. C’est atroce--et admirable.

Nous sommes dans un monastère, près de Moscou. Le vénérable et
centenaire père Zossima arrive, soutenu par son très jeune disciple
Aliocha. Zossima sait et devine tout; Aliocha est toute virginité
et toute ferveur: il est le dernier fils du terrible gentilhomme
Karamazov, le plus jeune des trois frères Karamazov (qui sont quatre
ou trois et demi, car il y a un bâtard épileptique, Smerdiakov, qui
sert de laquais)--et il a à prier pour toute sa famille. Voici un de
ses frères, Dmitri, nature magnifique et dégradée, qui va épouser
la charmante et volontaire Katherina. Mais il ne l’aime plus et
elle ne l’aime plus. Il l’a humiliée jadis en lui faisant chercher
de l’argent chez lui, pour son père, et en n’abusant pas d’elle, et
elle l’a humilié, depuis, en lui confiant de l’argent, 3 000 roubles
qu’elle savait qu’il volerait--car il en est là, dans sa passion pour
le jeu, dans sa passion, surtout, pour la courtisane Grouchenka qui
est courtisée par son propre père, par le burgrave Feodor Pavlovitch
Karamazov, tandis que Katherina aime le frère aîné, Ivan, la forte
tête, le penseur! Et voilà les trois, les quatre frères en présence,
le père aussi, sauvage et hypocrite, voici les haines qui se lèvent,
des menaces de Dmitri, des colères, presque des coups! Et le vieux pope
se prosterne devant Dmitri parce qu’il aura tant à souffrir, tant à
souffrir!!!...

Chez Katherina. Elle n’ose aimer Ivan. Elle plaint Dmitri, offre son
amitié à Grouchenka qui feint de l’accepter et qui raille ensuite
l’innocente et lui avoue qu’elle a connu l’histoire de la visite chez
Dmitri, qu’elle l’a apprise au cabaret! Colère! Et lorsque Dmitri
vient, en personne, c’est pour réclamer Grouchenka. Katherina est «très
russe», comme disait Jean Lorrain. Elle se vengera: elle lâche le fils
sur le père.

Le vieux Karamazov est plus saoul que nature; son fils Ivan lui dit
qu’il n’y a pas de Dieu, pas de péché, rien, et le demi-fils Smerdiakov
qui sert à boire et qui entend mal parler de sa mère, prostituée
puante, qui a trop entendu le scepticisme d’Ivan, rôde, rôde. Il y a
trois mille roubles, là, pour Grouchenka qui va venir--et Dmitri aussi
va venir. Le vieux Feodor s’est allé coucher; Smerdiakov s’amuse à
intriguer, à tenter le noble Ivan qui est dégoûté de son père; il n’a
qu’à s’en aller: lui, Smerdiakov est épileptique, il aura une crise;
qu’ils laissent, tous deux, les événements s’accomplir.

Ils se sont accomplis: Dmitri est arrêté dans une taverne, près de
Grouchenka; il a du sang à la manche. On l’accuse du meurtre de son
père, on le condamne à vingt ans de Sibérie...

Et voilà le jour du départ vers les mines, Smerdiakov revient de
l’hôpital: il a eu sa crise. Grouchenka, tout à fait ressuscitée et
purifiée, va accompagner, avec le saint Aliocha, le martyr Dmitri
vers son supplice--et Dmitri lui-même veut expier tout, jusques à son
innocence même. Il ne reste que la vindicative Katherina, Ivan, qui
est devenu inquiet, malade et presque fou, et le pauvre Smerdiakov.
Alors Smerdiakov, plaintivement, cyniquement, avoue que c’est lui,
l’assassin--mais ils sont deux! N’est-ce pas Ivan qui l’a laissé faire,
qui lui a poussé le bras, la tête, le cœur? Ivan touche le fond de
l’enfer. Smerdiakov se pend. Et Ivan, tout à fait fou, heureux d’avoir
vu disparaître l’ombre de son âme, se laisse aller, avec Katherina, à
une vie animale, sans aller sauver son frère forçat...

Et Dieu triomphe, dans une pitié hérissée.

Katherina, c’est Mme Van Doren, tendre et incisive; Grouchenka,
c’est Juliette Margel, à la fois cynique, gracieuse, passionnée et
mystique--et Mmes Brécilly, Lestrange et Roger sont parfaites.

M. Roger Karl est un Dmitri éclatant et pathétique; M. Laumonier un
Aliocha de vitrail; M. Dullin est un Smerdiakov admirable d’humilité et
de révolte, de frisson et d’insolence; M. Denneville a de l’onction;
MM. Blondeau, Liesse, Millet, Guyon sont excellents.

Mais tout le succès de la mise en scène vient à Durec, qui est très
sobre en Ivan, et Henry Krauss a triomphé, en vieux barine féroce
et tremblant, effroyable, naïf, diabolique: c’est une silhouette
inoubliable.

    _14 avril 1911._


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  A L’ODÉON.--_Vers l’Amour._

L’émouvante et profonde comédie de Léon Gandillot est-elle une
pièce-fétiche? Il le faut souhaiter pour le second Théâtre-Français et
pour André Antoine, qui mena ces cinq actes à la victoire, il y a six
ans, tout cœur battant et sous l’uniforme de garde du Bois! Et c’est
si aimable, si clair, si pathétique, d’une si belle fraîcheur, dans le
sourire et dans les larmes: on en mangerait!

On connaît l’histoire de ce peintre de talent, Jacques Martel, qui, le
même jour, au restaurant montmartois de _la Poule verte_, obtient à la
fois le ruban rouge et le cœur exquis, le corps délicieux de la jeune
Blanche, mannequin de la rue de la Paix; qui croit qu’il ne s’agit que
d’une passade et qui considère sa conquête comme un gentil petit objet,
qui la plaque pour épouser--ou presque--une perruche bourgeoise; qui
met des mois et des années à découvrir l’amour et la passion,--son
amour et sa passion à lui--à s’apercevoir qu’il est pris jusqu’aux
moelles, jusqu’à l’âme, par cette pauvre Blanche, mariée et très
richement mariée, devenue femme du monde, un peu trop femme, coquette
et désabusée, qui se redonne, qui se reprend, qui réfléchit entre deux
baisers, qui espace les étreintes, qui monte tandis que le peintre
descend et qui finit par s’en aller loin, très loin, et pour toujours,
sans méchanceté, laissant là, au bord du lac du Bois, un être falot et
vidé qui n’a plus qu’à marcher à la mort, dans les flots...

Jacques a découvert enfin l’amour, à la fatigue, à la fatigue de son
esprit épuisé, de sa main séchée, de ses yeux éteints, de sa vie
démissionnaire, de son immortalité désaffectée: le secret est assez
cher et assez douloureux! Mais comme la fatalité est doucement et
joliment conduite! Pas de violence! Pas d’horreur! Une sensibilité, une
sentimentalité constantes et nuancées, une sincérité contagieuse, une
belle pièce de brave homme!

On pleure doucement et longtemps. Jeanne Rolly (Blanche) est admirable
de tendresse, d’abandon, de liberté, de grâce souveraine et de
détachement innocent; Renée Maupin a le chien, la bohème, la sérénité
de la Butte; Andrée Méry a une élégance agressive; Mazalto a une
rondeur insinuante et Germaine de France une innocence canaille; Mlle
Barsange est fort spirituelle; Mlles Didier, Rosay, Delmas, Descorval,
etc. sont pittoresques et exquises; M. Claude Garry (Jacques) ne fait
pas oublier Georges Grand mais a de l’émotion et de la détresse; Colas
est parfait; Chambreuil effroyablement distingué; Denis d’Inès est très
fin et Grétillat très émouvant. Louons MM. Flateau, Coste, Bacqué,
Dubus, Jean d’Ys, etc., qui sont excellents.

Ce seront de beaux soirs: espérons--les grilles du Luxembourg ferment
de bonne heure--que personne ne s’en ira noyer dans la fontaine Médicis!

    _22 avril 1911._

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  A L’ODÉON.--_L’Apôtre._

Rien n’est plus estimable que la fièvre de M. Paul Hyacinthe-Loyson:
il ne brûle que pour les grandes choses et les idées les plus
hautes--et il brûle sans fin. Sa générosité et son éloquence, une
sorte d’ingénuité angélique, un désir de loyauté qui va jusqu’à la
frénésie, tout est pour toucher ses amis et ses adversaires politiques,
surtout ceux-là. Sa pièce nouvelle, _l’Apôtre_, est aussi édifiante que
civique--et d’une hauteur morale indéniable.

Voici. Le citoyen Baudoin est l’honneur et le fondement même de la
République. On l’appelle «le père Conscience» et il habite, avec sa
digne compagne, un vertueux cinquième du sixième arrondissement. Il
est sénateur et son fils est député. Tout à coup sa simplicité, sa
sérénité démocratiques, sont troublées: un scandale d’argent--des
représentants du peuple achetés par les congrégations--a renversé le
ministère: il faut que Baudoin, apôtre laïque, accepte le portefeuille
de l’Instruction publique et des Cultes. Il ne veut pas: on le
presse, on l’accule; le président de la Chambre fait un effort inouï
pour le décider: il parle! Le tribun--pardon! l’apôtre--accepte
enfin mais à une condition: c’est lui qui dirigera l’enquête--c’est
anticonstitutionnel--et qui punira tous les coupables.

Hélas! Le premier coupable, le plus en vue, c’est son fils! Ce mari
d’une femme exquise, ce père de délicieux enfants était un coureur!
Il entretenait des danseuses! Il a reçu vingt mille francs d’une
banque catholique et son secrétaire, un néophyte très pur, s’est
suicidé parce qu’il avait signé le reçu! Est-ce cela seulement? Non!
Et la jeune Mme Baudoin le proclame très simplement: il s’est tué
parce qu’il l’aimait, elle! Mais le parlementaire Baudoin n’a pas de
délicatesse: il est mort! Tant pis pour lui! Il endossera toutes les
responsabilités, le mort! Qu’est-ce qu’il risque? C’est en vain que
l’apôtre vitupère et prêche. Des mots! des mots! La conscience? un
sobriquet! Le devoir, l’honneur! des rimes! Et la pauvre Mme Baudoin
mère tremble et s’accuse: pourquoi lui a-t-on ôté son Dieu et sa morale
religieuse, à cet enfant? Il est comme les bêtes? Quoi de plus naturel:
il n’a pas fait sa prière depuis l’âge de six ans! La raison ne fait
pas la vertu! Et ces gens sont très malheureux.

Ils le seront davantage. L’apôtre se décide mollement à faire tout son
devoir et à livrer son fils. Mais quoi? des journaux paraissent qui
apportent la preuve de la culpabilité du secrétaire: on a trouvé chez
lui deux mille francs, des tickets de courses, des chemises de femme,
des photos obscènes! C’est lui, le coupable! Bon, le crime du fils
est plus grand: il a truqué la perquisition et sali le mort! Horreur!
Aussi, le ministère a beau triompher, le président de la Chambre peut
venir supplier Baudoin: il ne veut pas de cette hideuse victoire et,
après une adjuration de son héroïque bru, il descend du Capitole en
pleine honte et donne son indigne fils au juge d’instruction. Vive la
République!

Je ne suis pas sûr que ce cri-là soit sur toutes les lèvres au sortir
de la pièce de M. Loyson. Il lui a dit ses quatre vérités à Marianne,
naïvement. Il a eu tort. La République est un mot qui vogue si haut,
qui est si plein de joie et d’espoir, si lourd de symbole, de liberté
et d’aise qu’il n’a rien à voir avec ses hideuses statues et avec
ceux de ses gens qui sont abjects: il faut l’aimer pour elle-même,
la République. Elle fait mieux que dévorer ses enfants: elle les
vomit--et recommence. Quelle statue de Moloch ferait, avec des trous,
la _Liberté_ de feu Bartholdi! Et M. Paul Hyacinthe-Loyson peut avoir
des regrets pour un régime précédent où son illustre père triomphait
saintement et était l’homme de la cour, de la ville--et de Dieu!

En tout cas, _l’Apôtre_ est un ouvrage très vénérable. J’aime mieux
_le Tribun_, de M. Bourget, qui a un cri. Mais c’est si sincère et
si brave! Il faut louer Mme Delphine Renot, mère dévouée et émue; M.
Mauloy, prévaricateur cynique et costaud; M. Tunc, parfait président
du Conseil; M. Séverin-Mars, qui se souvient un peu trop de _l’Oiseau
bleu_ et qui aboie son rôle de président de la Chambre; MM. Andrégor,
Chevillot, Fabry, Max-Valléry, Pratt, Roubaud, Devarenne, Etchepare,
qui ont de la gueule et du geste--et sont excellents.

Et surtout il faut mettre sur le même pavois Louise Silvain, magnifique
d’abnégation, d’héroïsme et de grandeur d’âme, qui rugit la vérité, qui
abhorre le mensonge avec frénésie, d’une voix si harmonieuse et si
déchirante, et Silvain, bonhomme et demi-dieu de la République, qui va
tout droit aux abîmes et au désespoir, qui lutte, anathématise, doute,
s’abat, se relève, cherche son devoir et son âme avec une énergie
et une sincérité qui vous sèchent la gorge. Ce n’est pas «le père
Conscience», c’est la conscience même.

    _4 mai 1911._

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  A LA COMÉDIE-FRANÇAISE.--_Le Roi s’amuse._

Triboulet! Triboulet! Triboulet! morne peine!

Ce n’est pas en nommant Victor Hugo officier de la Légion d’honneur et
pair de France que cette Majesté constitutionnelle de Louis-Philippe
a bien mérité de l’auteur de _Hernani_: c’est en interdisant ou en
laissant interdire _le Roi s’amuse_, le 23 novembre 1832. Un magnifique
soldat, le général de Ladmirault, rendit, en 1873, le même service
au poète de _l’Année terrible_. Et le jubilé solennel et glacial de
ce drame illustre, le 22 septembre 1882, reste dans la mémoire des
survivants qui maudissent encore Got-Triboulet, Maubant-Saint-Vallier,
tout en rendant justice à Mounet-Sully qui fut François Ier et à
Mme Bartet (Blanche): on doit, dit un vieil ouvrage, la vérité aux
morts, de la considération aux vivants. Ce fut, tout de même, une
apothéose--sur la place du Théâtre-Français. Le peuple, qui n’avait pas
assisté à la représentation, acclama le _vates_ octogénaire.

Hier, il n’y eut plus d’apothéose: la place du Théâtre-Français aime
mieux manifester _contre_ que _pour_ et le Dieu n’est plus. La salle
hésita et s’étonna: on eût voulu sonner au drapeau, à l’auréole--et le
respect même fléchissait: le jeu des acteurs, le décor, les costumes,
tout accusait, tout enflait le généreux enfantillage, la brave fausseté
de cette _moralité_ «dessus de pendule», sa poussière sans époque, sa
rouille antithétique!

Ah! l’antithèse! la sempiternelle et facile antithèse! Opposer,
dans le même être, la hideur et la splendeur, le vice et la vertu,
quelle volupté, quel procédé! Quasimodo, Triboulet, Lucrèce Borgia,
la Tisbe, le crapaud, c’est tout un--et voilà un ressort, une mine,
un _poncif_, une machine à couplets de bravoure, un éblouissement à
jet continu et à jet double, une source pétrifiante à vous endormir
debout, en apothéose! Les idées jonglent, avec réverbération, dans
une magnificence verbale qui s’écoute et ne s’entend pas: un écho
prestigieux répercute les hémistiches et les pages--et c’est l’ivresse
des Bacchantes; disons l’ivresse pindarique. Ivresse toute livresque.
Le théâtre est un crible et un laminoir. Lorsque je n’ai pas mon
trouble intérieur, mon angoisse intime pour prolonger, pour éterniser
mon émotion et mon enthousiasme, lorsque je ne puis pas m’arrêter sur
un vers, sur un mot, prêter des ailes à une métaphore et laisser vibrer
un sanglot, adieu! cherche! Un acteur n’est jamais que le monsieur qui
passe--de Musset--et le monsieur qui reste, le monsieur qui dit son
texte, comme il l’a appris, comme il le comprend, et qui n’est pas
en communion avec moi. C’est sa voix, sa seule voix que j’entends,
sans l’accompagnement de tous mes souvenirs, de toutes mes fureurs
romantiques, et, tout _hugolâtre_, tout _hugolo_ que je sois, j’entends
grêle et petit et faux. Et ce n’est plus un état d’âme, c’est un
spectacle.

Je n’aurais pas à le conter si le programme--qui se défie des
spectateurs et de leur patience--ne le détaillait pas à loisir. C’est
à la cour du roi François. L’on y danse, l’on y chante. On n’y boit
pas. Le bouffon Triboulet rit de tous et de tout--et de toutes. Il est
entremetteur et pourvoyeur de bourreau. Les haines s’amassent autour
de lui. Voici venir--on entre comme dans un moulin, en ce Louvre--un
condamné à mort honoraire, M. de Saint-Vallier, qui reproche au roi
d’avoir pris la vertu de sa fille en échange de sa tête à lui, et qui
le menace de venir à chacune de ses orgies, cette tête à la main. On
finit par empoigner ce vieillard à bout de souffle, non sans qu’il ait
maudit François Ier et son chien, ce Triboulet qui s’est gaussé de lui!

Mais je n’ai pas à vous résumer le reste, que Triboulet a une fille
secrète et un cœur occulte, qu’il aide ses ennemis à enlever cette
fille, l’innocente Blanche, en croyant enlever Mme de Cossé, que
Blanche aime le roi qu’elle croit un pauvre écolier, qu’elle l’aime
encore alors qu’il l’a déshonorée, et que son père Triboulet a
révolutionné la cour et condamné à mort le roi François Ier. Je n’ai
même pas à vous apprendre, hélas! que cette amoureuse de seize ans se
fait tuer par le bon spadassin Saltabadil, parce que la sœur de cet
honnête homme a eu pitié de l’infortuné François que le brave garçon
avait charge de tuer, d’ordre de Triboulet, et que le bouffon en civil,
chargé du sac où gît l’assassiné, trouve sa fille--et crie, crie,
crie... J’omets le tonnerre, les éclairs, l’illustration...

J’espère que le public sera très nombreux et très ému pendant des
charretées de représentations. Je l’espère--et n’en suis pas très sûr.
De temps en temps, dit Horace, le bon Homère s’ensommeille. Hugo, lui,
ne s’endort que pour avoir de braves cauchemars publics, des cauchemars
rutilants et faciles, où tout s’enchaîne pour mal finir. Comme ça
tombe! L’hôtel de Cossé et la maison de Triboulet se jouxtent, Blanche
et François s’aiment déjà, Triboulet ne s’aperçoit pas qu’on lui bande
les yeux tandis qu’il tient l’échelle, les courtisans se laissent
chasser par un bouffon et laissent un proscrit agonir d’injures Sa
Majesté très chrétienne pendant une heure, cependant que la garde
écossaise et la garde suisse écoutent la diatribe avec admiration,
et que des servantes montent des cuisines pour entendre les quatre
vérités du patron, que sais-je? Et c’est le monarque de l’ordonnance
de Villers-Cotterets, le monarque de «Car tel est notre plaisir»,
qui souffre tout cela! N’insistons pas. Saluons. M. Paul Desjardins
écrivait jadis qu’un garçon qui compose la _Chasse du Burgrave_ à
dix-sept ans lui avait toujours paru un peu en retard. Victor Hugo
avait trente ans lorsqu’il accomplit _le Roi s’amuse_, en vingt jours...

M. Jules Claretie, qui a pour l’auteur des _Misérables_ le culte le
plus éclairé--n’est-ce pas lui qui, en 1870, le ramena de Bruxelles à
Paris?--a donné à l’œuvre les plus beaux décors et les plus magnifiques
costumes: on en mangerait. Je sais bien que ces dames sociétaires
et pensionnaires étouffent sous ces velours, ces brocarts et autres
tissus du Camp du drap d’or; que ces messieurs sont très gênés par
leurs collants, leurs manches, leurs plumes, leurs chaînes et leurs
manteaux, et qu’ils évoquent parfois un cortège à pied de la mi-carême,
mais je voudrais vous y voir! Il faut louer M. Croué, un Marot violet,
vindicatif et sensible encore; MM. Garay, Alexandre, Jean Worms,
Gerbault, Chaize, Georges Le Roy, gentilshommes très consciencieusement
abjects et complaisants; M. Lafon, un Cossé grotesque et féroce; MM.
Décard et Charles Berteaux, serviteurs fort séants; M. Falconnier,
enfin, qui occupe avec autorité le rôle falot et légendaire du
chirurgien. M. Paul Mounet est un Saltabadil délicieux de fantaisie
rouge; M. Mounet-Sully, Saint-Vallier frémissant et inépuisable, a déjà
l’air d’avoir sa tête à la main et d’être le fantôme chenu de son juste
et vibrant ressentiment; M. Jacques Fenoux--j’annonce le roi--est trop
esclave du texte et de l’esprit de Victor Hugo: ce n’est guère qu’un
ivrogne et un libertin, lourd de volupté et de désir. Où est la grâce,
où est le prestige du roi-chevalier?

Mme Thérèse Kolb est une dame Bérarde astucieuse, confortable et
avide; Mme Lherbay a de l’émotion; Mme Jane Faber de la coquetterie,
Mlle Dussane la plus joviale santé, le plus innocent cynisme et une
générosité à faire frémir, et Mlle Géniat, qui joue Blanche envers et
contre toutes, est admirable de confiance, de désespoir, d’ingénuité
douloureuse et passionnée: elle est harmonieuse dans les larmes de la
mort. Et Mlle Chasles danse à la perfection.

Quant à Silvain, il est inouï et mérite le respect le plus formidable.
Mafflu et monstrueux, il fait de Triboulet--ce scorpion sentimental,
ce roquet attendri--un mammouth immense et divin: il ne pique pas et
n’embrasse pas: il écrase de sa bave et de son baiser; il ne ricane
pas: il tonne! Il ne se lamente pas; il se foudroie avec l’univers
entier. Et, dans l’orage du dernier acte, il est tous les tonnerres de
Dieu. Il porte sa bosse sur l’oreille--et sa marotte est le sceptre de
Charlemagne. Vénérons l’effort de cet homme qui, en un mois, a été le
Polymnestor de son _Hécube_, _l’Apôtre_ et Triboulet!...

Maintenant, nous pouvons relire _Tristesse d’Olympio_ et le Waterloo
des _Misérables_!

    _15 mai 1911._

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  AU THÉATRE MOLIÈRE.--_Demain._

Jamais deux sans trois ou sans quatre. Dans _la Barricade_ et dans
_le Tribun_, Paul Bourget met aux prises un fils et un père. Dans
_l’Apôtre_, Paul Hyacinthe-Loyson oppose un père et un fils. M. Pataud
ne pouvait faire moins.

Mais n’anticipons pas.

L’auteur (en société avec M. Olivier Garin) a anticipé, à l’exemple de
M. Jules Lemaître ou de M. Wells. Il nous fait vivre, tout de suite, en
1925, environ--et je vous le souhaite.

Il n’y a pas grand’chose de changé: à peine si le progrès
scientifique--Dieu vous bénisse!--a centralisé toute la vie motrice du
pays dans un centre industriel de Paris, propriété de la Compagnie du
_trust_ «Force et Lumière». Les ouvriers, par habitude, veulent avoir
un salaire un peu moins insignifiant, voire participer aux bénéfices.
Un conseil d’administration, où l’un des membres siège en bottes et en
éperons, offre à leur délégué Langlade une participation grotesque,
deux pour cent, cinq pour cent, au plus. Langlade gronde. Qu’il aille
se promener! La société a un rempart, un otage, le propre fils de
Langlade auquel ce bon bougre a fait donner la pire instruction et qui
est devenu le plus dévoué soutien de la classe bourgeoise--_l’Etape_,
Pataud!--l’ingénieur le plus habile et le plus discipliné de la
compagnie. On jette à la porte--ou presque--le représentant du ministre
du Travail, on chasse un inventeur de génie. On congédie les ouvriers
amenés par Langlade. C’est la lutte finale, enfin!

D’autant plus finale, si j’ose dire, que Langlade expose, à la Bourse
du Travail, un plan sans réplique. Puisqu’on a tout centralisé, il ne
s’agit que d’aller au centre même et de tout supprimer en frappant, au
cœur même, le capital tout-puissant, en stérilisant le totalisateur des
câbles à haute tension, en faisant un court-circuit géant et général.

C’est l’héroïque et génial Langlade qui se charge de l’opération, de la
délicate opération qui délivrera le peuple du machinisme, lui permettra
d’employer ses bras et d’échapper à des salaires de famine. Comme vous
le devez penser, c’est son propre fils, transfuge de caste, qui le
tuera avant qu’il ait agi. Et c’est le vieil ingénieur spolié et raillé
qui accomplira le geste. C’est le prolétariat intellectuel qui sauve
la totalité du prolétariat--et qui en meurt, avec sa science et ses
conquêtes.

Cette conclusion n’est pas sans grandeur et elle a, comme toute la
pièce, quelque amertume. Le fils de Langlade est tout à fait traître et
parricide, par destination et fatalité. M. Pataud est plus eschylien
que Bourget. Et il a une sorte de désespérance finale. Espérons que ça
ne durera pas.

Sa pièce, pour nous en tenir aux fastes dramatiques, a de la gueule, de
l’accent, des déclamations,--mais la Révolution française n’en est-elle
pas truffée?--de la gouaille et des _mots_. On y a remarqué MM. Rémy,
qui silhouette douloureusement et violemment l’ingénieur infortuné
et providentiel; Schaeffer, le fils dénaturé; Dauvilliers, Lacroix,
Paul Daubry, Desplanques, Faurens, Arquillière, étonnant de puissance
et de vérité; Mévisto, qui s’est prodigué; Eugénie Nau, pathétique,
véridique, clamante et résignée.

A la prochaine, camarade!

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  THÉATRE DE L’APOLLO.--_Les Transatlantiques._

Depuis son apparition à la lumière des librairies et du théâtre, il y
a quatorze ou quinze ans, la famille Shaw est aussi populaire, aussi
illustre que la famille Benoîton. Elle est plus savoureuse, étant un
peu plus américaine, tout de même, et plus neuve. Jamais le clair et
pénétrant génie de M. Abel Hermant ne campa des personnages plus
éclatants, plus vivants, jamais sa verve ne fut plus riche, avec un
fond de bonhomie joviale, assez rare--et d’autant plus précieux--chez
l’auteur de _la Surintendante_.

Et voici _les Transatlantiques_ lyriques et dansants: Franc-Nohain,
quittant un instant son sceptre de moraliste, et ne se souvenant que de
sa vieille muse, et ce Silène harmonieux et fusant de Claude Terrasse
se sont adjoints au père de M. de Courpière; cette collaboration de
choix sarcastique et ailée, nous a donné les trois actes, les quatre
tableaux qui viennent de triompher et qui triompheront longtemps. Je
n’ai pas à conter les calmes et agréables péripéties de cette pièce
historique, le mariage, en musique, à Newport, du jeune marquis de
Tiercé et de Diana Shaw, la présentation de la dame Shaw et des enfants
Shaw aux photographes, les réflexions effrayantes et naïves du jeune
Bertie, colonel d’une équipe de natation à seize ans--mais n’avons-nous
pas eu le colonel et l’état-major des plongeurs à cheval?--et de la
plus jeune Beddy, élèves d’une école mixte où l’on enseigne le baiser,
en mesure, la méchanceté de l’aîné des Shaw, Marck, l’entrée des
créanciers du marquis, et leur trio qui, déjà, doit être célèbre, je
n’ai pas à vous présenter la princesse de Béryl, Américaine si _ohé!
ohé!_ qu’elle veut compléter sa centaine d’amants.

Je n’ai pas à vous introduire, à Paris, dans le salon glacial de la
marquise de Tiercé douairière, à vous faire assister à l’invasion de
cette Morgue armoriée par toute la tribu des Shaw, venue pour voir
si leur fille et sœur est heureuse, je n’ai pas à vous relater leurs
ébats, leurs impairs, leurs cris et leur appétit, l’ahurissement de la
douairière et de son frère, le comte Adhémar, la fraternisation, si
j’ose dire, un peu poussée des enfants Shaw et des jeunes Tiercé: c’est
une joie diverse, épileptique, hallucinante. Et c’est jeune, et c’est
charmant. Vous savez aussi que, à un hôtel fameux et mieux qu’impérial,
tout le monde se rencontre et se trompe de porte, que, pour compléter
son cent d’amants avant de revenir à Marck Shaw, la princesse se donne
au vieux comte Adhémar, que le marquis se fait pincer avec son ancienne
maîtresse, Valentine Chesnet, dont le patriarche Shaw vient de se
déclarer épris: c’est le divorce.

Le divorce n’aura pas lieu. Voici Noël, le joyeux Noël! En préparant
l’_egg-nog_ de rigueur, en faisant des effets de tablier et des
effets de cuiller, la famille Shaw arrange tout: par amour de
l’almanach de Gotha et pour que Marck puisse épouser la fille du roi
de Macédoine--vous vous rappelez bien que ce monarque est l’amant de
Valentine--les époux Tiercé ne divorcent plus. On s’aime, on passe sous
le gui, et cela vous donne, dans des lumières de rêve changeantes, le
plus joli ballet du monde.

Voilà. Mais comment rendre la prestesse sautillante et saccadée des
vers, l’habileté des couplets, l’accent, l’air des gens, l’atmosphère?
Comment détailler l’ample musique de Claude Terrasse, son étoffe,
sa facilité savante, sa magnificence discrète? Il y a des choses
appuyées et des motifs fuyants, une idée constante de parodie et de
bouffonnerie, un sourire infini et contagieux. Ce ne sont pas de ces
rythmes berceurs et qui rêvent debout, qui câlinent la pâmoison et
qui font valser des momies, ce ne sont pas des coups d’archet dans un
manège de chevaux de bois, c’est de la musique bien franche et bien
carrée, plus séduisante que toutes les singeries tziganes et d’une
distinction amusante, d’une sûreté comique, d’une grâce et d’une
drôlerie couplées qui font plaisir.

Et c’est très joliment joué. M. Defreyn est un marquis très gentil
et qui sera parfait dès qu’il ne sera plus enroué; M. Gaston Dubosc
a une autorité, un aplomb et un entrain infatigables; M. Henry
Houry est très comique; M. Clarel fort amusant; MM. Yvan Servais,
Miller et Isouard sont des fournisseurs désirables; M. Georges Foix
et Blanche Capelli sont exquis de jeunesse; Mlle Alice O’Brien
(Diana) est étourdissante; Mlle Cesbon-Norbens (la princesse) a le
plus harmonieux cynisme; MM. Désiré, Harvana, Aldura, etc., sont
excellents; Mme J. Landon est gentiment confortable; Mme Leone
Mariani a une beauté étonnante et fascinante; Mlle Evelyn Rosel est
extraordinaire et vertigineuse; M. Paul Ardot est inimaginable de
clownerie vocale, de jeunesse simiesque, de prestesse spirituelle.
Enfin, dans une ariette inespérée et inattendue, Mme Louise Marquet (la
douairière) a ravi et charmé longuement toute l’assistance: c’était
le XVIIIe français qui revenait, en équipage et dans son naturel, et
qui reprenait--tranquillement--possession de l’antre de l’opérette
viennoise et hongroise. C’est la victoire.

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  THÉATRE DU CHATELET.--_Le Martyre de Saint Sébastien_, mystère
  en cinq actes, de M. Gabriele D’ANNUNZIO, musique de M. Claude
  Debussy.

Longtemps avant de voir le jour, la nouvelle pièce de M. Gabriele
d’Annunzio était mieux qu’illustre, puisqu’elle était persécutée
d’avance, et, pour obéir à son titre même, par les pouvoirs les
plus vénérables et les plus sacrés. J’ai dit «la pièce» et je m’en
excuse. Pièce? Non! C’est un événement et presque un avènement, dans
notre pays démocratique. N’est-ce pas un don de plus ou moins joyeux
avènement que l’octroi à sa nouvelle patrie d’un poème dramatique en
sa langue, en toutes ses langues, neuve et vieillie, vers et prose,
d’un effort-chef-d’œuvre, de je ne sais quel monument hiératique et
frémissant, monstrueux et divin, immense, énorme, infini et d’une
irritante délicatesse? Pour son premier ouvrage français, l’«exilé
florentin»--c’est ainsi que, dans sa bonne volonté, se nomme le
poète de _la Fille de Jorio_--s’est dépassé dans son outrance, dans
son invention, dans sa subtilité, dans sa splendeur et sa volupté.
Il fait une entrée démesurée dans le parler français--sur une scène
présentement russe--avec toutes ses métaphores, toutes ses images,
toute sa recherche du rare, de l’impossible, du contradictoire, avec
une érudition et un vocabulaire incalculables, avec son âme lourde
de tous les désirs et de tous les orgueils, avec son cœur avide
d’adoration, inquiet, mécontent, enthousiaste et tourbillonnant.

Le résultat, c’est un chatoiement de couleurs, de nuances, de
lumières, une profusion d’attitudes, une ruée de magnificences:
c’est une douzaine--ou deux--de tableaux vivants _quattrocentistes_,
merveilleusement disposés--grâce à M. Barkst--et clairs et pensants,
une floraison plus ou moins pure, mais abondante et enivrante, de
fleurs, de gemmes, de tristesses orfévrées, de fièvres et de malaises
en beauté, c’est un microcosme de vitrail où les vertus et les vices,
où le trouble inavoué de la vie et de l’au-delà viennent danser une
danse des morts.

_Mystère_, prétend l’auteur de _la Nave_. _Mistère!_ soit! Mais mistère
hérétique. Mistère qu’aurait pu écrire ce Dolcin ou Doussin qui prêcha
l’amour dans la souffrance et toutes les souffrances, toutes les amours
défendues. Mais ça ne me regarde pas. J’aimerais mieux que le héros
de cette féerie lyrique ne s’appelât pas saint Sébastien, d’autant
que le christianisme n’a rien à faire en cette fiction platonicienne
ou néo-platonicienne, mais je ne suis ici qu’un juge profane--et si
profane puisque tout y est musique!

Donc, nous sommes dans un décor admirable et fantaisiste. C’est la
_Cour des lys_, où rougeoie un brasier, où deux jeunes frères jumeaux,
déjà torturés, attachés à deux poteaux, attendent le dernier coup
du martyre. Il sont si grêles et déjà si mourants! On pourrait les
sauver encore! La foule manifeste sa pitié. Le préfet, sur sa chaise
curule, absoudrait avec bonheur. Voici la mère, voici les sept jeunes
sœurs des suppliciés. Elles les supplient délicieusement. Mais, au
moment où l’un d’eux, au moins, va céder, un murmure, un frisson d’or
ébranlent le monde. Les archers viennent de s’apercevoir que leur très
jeune et adorable chef qui, casqué et en armure de rêve, reste tout
droit sur son arc, commence à saigner sans fin, des deux paumes de ses
mains blanches. Et voici que ce prince-enfant encourage et détermine
les martyrs vacillants, qu’il lit dans l’âme de la mère douloureuse,
des sœurs très douces, et qu’il les donne à la bonne mort, au Christ
miséricordieux. Voici que, en dépit des supplications de ses hommes, de
tous les hommes et de toutes les femmes qui l’aiment unanimement, il se
dépouille de son armure et de ses armes, de sa dernière flèche qu’il
tire vers le ciel et qui y entre--miracle!--qu’il danse sur le brasier
une danse mystique, sans rencontrer de charbons ardents, en sentant
seulement à ses pieds le baiser des lys courbés et couchés...

Et nous voilà dans une chambre d’idoles: toutes les figures du
Zodiaque, enchaînées et prophétiques, annoncent du nouveau, un dieu
nouveau. Et des foules vivantes entrent, par des soupiraux, dans
ce temple à la porte d’airain: elles attendent des guérisons, des
miracles, de ce Sébastien qui donne la mort aux faux dieux et la vie aux
agonisants. Mais il vient et détrompe son public: s’il a donné la voix
aux muets, c’est pour qu’ils puissent confesser le Christ et aller à la
mort; il n’y a que l’amour dont il est archer et la mort dont il est
l’amant--et l’immortalité et Dieu. Et qui s’avance? Quelle est cette
malade consumée et extatique, si fière de sa fièvre et si glorieusement
inguérissable? C’est Celle à qui _le Mauvais_ a donné le suaire de
Jésus, celle dont la poitrine est effroyablement et exquisement mordue
par la Face auguste, qui est brûlée par Dieu, sans fin et vivante. On
la supplie de montrer le visage d’éternité. Quand elle s’y décide, elle
tombe morte: elle est guérie des fièvres. Et la porte d’airain s’ouvre
large...

Les trompettes sonnent: l’empereur est sur son trône, entouré de ses
soldats, de ses archers, de ses captifs, de ses captives, de ses
mages, des prêtres de toutes ses religions: et Sébastien est là, lui
aussi. L’empereur, qui l’aime d’un tendre amour--car il est beau--ne
veut pas qu’il soit chrétien, qu’il soit martyr. Il l’abandonne pour
le ressaisir, le condamne pour le sauver, l’adjure, lui offre des
provinces, des temples, la divinité, l’empire. Sébastien, las et
convaincu, se cache le visage et se laisse voir, prend la cithare et
est proclamé Orphée, Adonis, Adonaï: tous les prêtres orientaux et plus
lointains encore le reconnaissent pour un Dieu, leur Dieu à eux. Et
lui, après avoir confessé le Christ jusqu’à le danser, dans sa Passion,
depuis la marche et les accablements jusqu’à la mise en croix et aux
fléchissements de la tête et des bras, il a sa tentation et accepte le
globe du monde: cette folie ne dure pas. Il jette à terre l’emblème
du pouvoir suprême! C’en est trop: il sera supplicié! On attachera
ses cheveux aux cordes de la cithare, on lui mettra le plectre sur la
poitrine, on l’ensevelira sous les fleurs... «Doucement, dit haletant
l’empereur désespéré, doucement--car il est beau!»

Dès lors, c’est le vrai martyre--comment faire autrement?--le laurier
sacré, les archers qui ne veulent pas tirer, Sébastien, qui «meurt
de ne pas mourir» et qui meurt à la terre, non des flèches qui ne
l’atteignent pas, mais de l’extase d’aller rejoindre, d’aller compléter
Dieu. Et ce sont les anges, les cantiques, j’allais écrire l’apothéose.

Car ce mystère n’est pas naïf--et comment Gabriele d’Annunzio, qui a
toutes les autres grâces, pourrait-il prétendre à la grâce naïve, de
bon escholier, de gentil basochien? Louons l’artiste sans mesure et
repos, louons son génie qui se prolonge et rebondit, qui cavalcade de
trouvailles en métaphores, qui se précipite d’audaces en prodiges, au
risque de la gêne morale et du sacrilège, qui bondit parmi les tours
de force verbaux, les sauts périlleux, harmonieux et rythmiques, qui,
parfois, ne s’entend plus, dans le déchaînement de sa pensée, de ses
souvenirs, de son éloquence, et qui continue pour nous plaire, pour
nous ensevelir sous les périodes et les répons, comme il ensevelit
saint Sébastien, sous les fleurs. C’est un chaos savant de toutes
les croyances et de toutes les impiétés, c’est _la Tentation de
Saint Antoine_ de Flaubert avec une aggravation de volupté constante
et solitaire; c’est l’Homme-Dieu, le Dieu total et unique dans son
impénétrable et effroyable orgueil.

Il faut louer Mme Adeline Dudlay, qui pleure avec passion--c’est la
mère des martyrs--et se sacrifie avec passion; Mlle Véra Sergine
(la fille aux fièvres), qui est effroyablement pathétique et
vertigineusement suave; M. Desjardins (l’empereur), qui a de la
majesté, de la pitié, de la colère, du devoir; Henry Krauss, le bon
préfet, et tant d’excellents artistes des deux sexes! C’est parfait.
Quant à Mme Ida Rubinstein (le saint), les autres lyriques, les décors,
les chœurs, l’admirable mise en scène d’Armand Bour, l’effort de
Gabriel Astruc, etc., etc., je les laisse, non sans déférence, à notre
éminent et harmonieux Reynaldo Hahn; c’est, comme toute la pièce, je le
répète, de la musique, de la musique, de la musique!...


J’avais laissé à notre rythmique ami Reynaldo Hahn l’honneur de louer,
comme il convient, dans _le Martyre de Saint Sébastien_, qui est son
œuvre et sa chose, Mlle Ida Rubinstein, qui se prodigue, qui s’offre,
qui est chair--si peu--et âme, qui est mélodie et cantique. Je ne
voudrais pas que cette interprète passionnée et inspirée demeurât sans
salut et sans gloire. Avec toutes les réserves de droit, j’admire son
effort et sa grâce, et, dans son rude accent qui ajoute à la majesté et
au lointain du mystère, je l’admire pour sa volonté, son résultat, son
idéal.

    _22 mai 1911._

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  COMÉDIE-FRANÇAISE.--_Cher Maître._

Il faut le dire tout de suite: l’amusante et profonde comédie de M.
Fernand Vandérem a très franchement charmé et a recueilli les plus
sincères applaudissements--et les plus nombreux. Sa vertu comique,
plus large que dans les autres ouvrages de l’auteur, sa légèreté, sa
facilité inespérée ont fait passer un dénouement à la fois simple et
triste, mélancoliquement optimiste, et, si j’ose dire, moral; mais,
comme on sait, la Comédie-Française ne veut plus rien de plus ou moins
irréparable.

Voici la chose. Frédéric Ducrest est un météore du barreau. A
quarante-cinq ans, il a été député et ministre; il va être de
l’Académie française, et, à la cour comme à la ville, il garde tous ses
moyens--et quels! Les plaideurs au civil et au criminel se l’arrachent
au prix du _radium_; les femmes, plaideuses ou non, se le disputent, et
lui, candide et serein, surhomme conscient et organisé, idole agissante
et dédaigneuse, il se prête et se refuse, régnant, triomphant, ténor de
prétoire et de boudoir, Dieu de lit de justice et petit dieu de lit,
tout court, pas beau, pas jeune, ne gardant sa voix d’assises que grâce
à des gargarismes, mais jouissant partout--et comment!--de ce prestige
qui manqua toujours, hélas! à feu M. Bourbeau! Sa sultane favorite
est, pour l’instant, Mme Valérie Savreuse, qui a quitté pour lui son
mari--ce qui est peu--et le richissime Chanteau--ce qui est plus. Paris
applaudit.

Il y a une ombre à ce tableau de chasse, à ce tableau d’honneurs: c’est
la propre épouse du maître, Henriette Ducrest, qui est un monstre
d’honnêteté et d’insignifiance, petite bourgeoise d’extraction et de
destination, ne sachant ni parler, ni s’habiller, ni s’amuser, pauvre
chose tyrannisée et passive. On ne sait pas--et nous le saurons pour
rien--qu’elle sait tout, qu’elle lit, en français, en latin, en grec,
en chinois, tous les livres qu’on adresse à son époux; qu’elle est
son fond, son âme... Et, un soir de fête, des invités classiques, en
clabaudant sur elle, lui prêtent les instincts les plus étroits et
jusques à de la méchanceté. Là-dessus, un des secrétaires de Ducrest,
ployé sur un dossier saumâtre, se dresse, clamant, non sans déclamer,
sa foi ardente en _la patronne_ et tous les mérites d’icelle. Les
invités fuient, le secrétaire--il se nomme Amédée Laveline--aussi. Il
n’y a plus personne: Ducrest va rejoindre la superbe Valérie Savreuse
au bal de l’ambassade d’Angleterre. C’est en vain que sa pauvre femme
veut le retenir. Elle n’a qu’à se taire, qu’à obéir, qu’à subir. Aussi,
lorsque le jeune Amédée vient solliciter son pardon de l’avoir défendue
et compromise, lui faire ses adieux et lui avouer un amour imprévu et
désespéré, à peine si la pauvre _associée_ a le courage de le laisser
partir--pour le rappeler par téléphone. Son honnêteté la gardera.

Hélas! quand nous retrouvons nos héros à Aix-les-Bains, on ne reconnaît
plus Henriette Ducrest: elle est élégante, spirituelle, agressive,
jolie! A quoi tient cette transformation? Ducrest en est sidéré et
abasourdi, d’autant que sa femme a attaqué sa maîtresse Valérie, et
qu’elle ne veut pas retourner à Paris pour ses affaires à lui! Une
rébellion! Qui a pu la tourner ainsi? Il s’en ouvre au jeune Amédée
Laveline qui est sur le gril, qui se croit découvert--il est l’amant
adoré d’Henriette et c’est lui la cause de la métamorphose!--et qui
ne se rassure que lorsque le maître omniscient attribue le changement
de sa femme à l’influence d’une amie quelconque. Mais voilà mieux:
brutalement, en pleine crise d’égoïsme et de muflerie, Ducrest réclame
sa liberté à Henriette en lui déniant à elle toute existence, tout
charme, tout droit à l’amour, tout pouvoir d’être aimée: elle éclate,
avoue, proclame sa faute. L’avocat est abasourdi: il est atteint au
plein de sa vanité: il n’existe plus, puisque sa femme existe, aime
et est aimée! C’est l’abomination de la désolation! Il ne sait plus,
laisse aller l’irrésistible Valérie et est un pauvre homme, un très
pauvre homme! C’est très comique, très joli, très savoureux.

Et Ducrest, qui a côtoyé le grotesque, est tout à fait un pauvre
homme. Il est revenu à Paris parce que sa femme l’a voulu, a des
fureurs et des timidités, veut faire appel à des agences de police
et n’ose pas, tremble, plaide pour soi, pleure--ou presque. Et cet
imbécile de Laveline, ce coquebin incurable a encore le respect,
le culte du patron, ne le trompe qu’avec des larmes. Il a toujours
le prestige, le cher Maître, et, dans sa candeur, Amédée n’imagine
pas que cette pauvre Henriette soupçonne la grandeur, l’immensité
de son époux! L’associée n’aurait qu’un mot à dire et à avouer sa
collaboration, sa science, son effort. Non! Elle aime mieux--et comme
je la comprends!--mépriser son timide complice. Et le pauvre cher
Maître n’aura qu’à parler de ses douze ans d’union, de se repentir un
peu, de promettre un vague oubli, qu’à prendre à la gorge le pitoyable
séducteur, pour que tout s’arrange: le secrétaire disparaîtra; il
n’y aura pas de divorce! Mme Savreuse est retournée à son Chanteau.
Peut-être les quarante-cinq ans qui viennent de sonner violemment
à l’âme de Ducrest, peut-être la piètre aventure d’Henriette
rapprochent-ils, l’Académie aidant, ces deux époux, qui se comprennent
mieux! Peut-être l’homme rendra-t-il un peu plus justice, en raison de
sa faute à elle, à l’_associée_ dévouée en laquelle il trouve une femme.

J’ai dit avec quelle faveur avait été accueillie cette pièce qui
aura de longs et beaux soirs: je n’ai pu conter que l’anecdote, sans
insister sur la verve, la fantaisie véridique, la caricature. Nous ne
pouvons prendre ces gens au sérieux. On s’attendrirait sur Henriette,
cette Cendrillon du Palais, si elle ne s’effaçait pas autant pour
rebondir d’autant plus et pour rentrer dans le devoir avec d’autant
plus de sérénité. En entendant le jeune Amédée chanter violemment ses
airs amoureux, nous devinons que ça ne durera pas. Et nous ne tenons
pas rigueur à Ducrest de sa vanité, de sa muflerie, de sa paonnerie,
pour ne pas dire pis. Et la tristesse de la conclusion «douze ans de
misère l’emportant sur quelques mois d’ivresse» ne nous attriste pas:
c’est une pièce agréable, une moralité spirituelle. Applaudissons--et
sourions. Remercions Vandérem de n’avoir pas fait préciser à la femme
sa supériorité intellectuelle et morale, remercions Mme Lara d’avoir
été si belle, d’attitudes, de robes, de raillerie, de gronderie, de
résurrection et de résignation, Mme Robinne d’avoir été une Savreuse
si somptueusement belle, harmonieuse et vainement fatale; Mmes Berthe
Bovy, Suzanne Devoyod, Jane Faber et Faylis d’avoir été élégantes,
aigres ou charmantes; M. Ravet, d’incarner un policier parfait; M.
Jacques Guilhène, d’avoir chanté la chanson de Fortunio continûment,
rythmiquement, sans fatigue; MM. Paul Numa, Georges Le Roy, Jean Worms,
Lafon, Décard, Ch. Berteaux, excellents, barbus, décorés. Enfin M. de
Féraudy, qui porte le poids de la pièce, est un Ducrest merveilleux
d’inconscience, d’infatuation, d’intoxication glorieuse, qui, tout d’un
coup, se met à souffrir comme s’il n’avait fait que ça toute sa vie et
qui redeviendra lui-même tout à l’heure, quand nous ne serons plus là.
Mais je vous connais, lecteurs, vous y retournerez.

    _8 juin 1911._

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  ATHÉNÉE.--_M. Pickwick._

C’est mieux qu’un succès, mieux qu’un triomphe: c’est du plaisir, du
plaisir continu, fusant, tourbillonnant, loyal, honnête, du plaisir
logé en de braves gens qui sont reposants à voir et irrésistibles en se
trémoussant, du plaisir logé en des décors, en des estampes anglaises
de belle couleur, vivantes, en pleine pâte, en pleine digestion. Mon
_spleen_, profond et légitime, n’a pu résister un seul instant à ce
pot-pourri échevelé, à ce centon épileptique: la pièce de Georges Duval
et de Robert Charvay fera, en gaieté, le tour du monde.

La merveille, c’est d’avoir pu tirer une pièce de la rapsodie-gigogne,
comique et hybride de Dickens, d’avoir rapproché, rabiboché, cousu
des bribes de cette satire énorme et menue, d’avoir tissé une trame
où il n’y a que caricature, farce et apitoiement. En intitulant leur
œuvre «comédie burlesque», Duval et Charvay avouaient leur choix: ils
négligent le Pickwick tardivement--et avant la lettre--surhomme; ils
lui permettent d’être bon mais ne l’empêchent pas d’être bête. Ils
laissent Térence et Sedaine à leur place et s’en tiennent à Rowlandson
et aux Cruikshank.

Donc voici. Grand homme de petite ville ou grand homme pour une
demi-douzaine de gens, auteur d’un ouvrage sur l’appendice des
tétards, président du club qui porte son nom, Samuel Pickwick néglige
l’amour admiratif que lui porte sa maîtresse de pension et s’en va à
l’aventure, en un voyage de découverte à vingt lieues, avec ses trois
disciples, un Nemrod de vitrine, un amoureux pour la lune, un poète
pour glaciers. Il arrive à ce quatuor grotesque toutes les aventures:
soupçons, coups, duel, escroquerie. Il arrive mieux: la maîtresse de
pension Bardell, conseillée par les deux aigrefins, Fogg et Dodson,
arrive à se faire compromettre pour pouvoir épouser l’éminent Pickwick:
en recousant sa culotte, elle a vu... son caleçon. Elle empoisonne
l’existence du brave homme et le fait condamner à une amende par un
tribunal hilarant. Mais, par horreur de l’injustice, Pickwick aime
mieux faire de la contrainte par corps et pourrir en prison que de
payer l’amende inique. Prison de délices. Ai-je à vous dire qu’il
en sort triomphalement, que Mme Bardell y entre, de bon cœur, pour
n’avoir pas voulu toucher l’argent de la honte, que les Pickwickiens
épousent les femmes et les filles de leur choix et que tout le monde
est heureux? Il n’y a pas de coquin là-dedans--et c’est miraculeusement
gai, chantant, dansant!

Très dansant. Une affriolante musique de M. Heintz met en branle tous
ces braves gens--et ce sont des gigues et des cabrioles!... Il y a un
tableau de Noël qui tire les larmes--de rire!

Et c’est joué de tout cœur.

Gorby a une majesté dans le ridicule, qui est du grand art; Gallets,
Cueille et Mathillon, déchaînés et extatiques; Térof et Combes,
démoniaques; Saint-Ober, sentencieux et benêt; Sauriac, Lecomte,
Péricaud, Termy, etc., etc., méritent tout éloge. Jane Loury est
extraordinaire, ainsi que Germaine Ety et Magde Lanzy; Jeanne Lezay,
Tellier, etc., sont charmantes. Une fois de plus, Victor Henry s’est
affirmé grand artiste: sa fantaisie souple et rebondissante, son
cynisme mélancolique, son panache de pauvre, tout porte, tout fait
rire--et penser. Enfin, Joseph Leroux s’est révélé comédien de poids et
de grâce: il chante à ravir et s’agite avec maestria. Il est, comme la
pièce, tout rond et tout bon. Comment pourrais-je mieux finir?

    _21 septembre 1911._

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  THÉATRE DE LA PORTE SAINT-MARTIN.--_Hécube._

Comme un scrupule littéraire, classique et dramatique peut donner de
l’intrépidité et de la férocité à un doux poète, à deux poètes très
doux! Sollicitée par une demi-douzaine d’_Hécubes_, Mme Louise Silvain
ne se décidait pas: ce n’était point cela, ce n’était pas Euripide!
Trop de fleurs et trop de grâces! Alors, le glorieux vice-doyen de la
Comédie-Française, par amour de sa femme et par amour du grec, revint
à ses premières amours; il rappela ses souvenirs d’avant la guerre,
alors qu’il n’était pas encore le tout jeune capitaine Silvain et il
refit de la traduction juxtalinéaire et syllabique. A vrai dire, il la
fit en vers, avec son vieux complice Ernest Jaubert--et il y a loin de
cette effroyable tragédie qui vient de triompher avec la plus pure
simplicité aux malicieuses ballades de Jaubert, aux agréables sonnets
de Silvain!

C’est l’horreur même, la fatalité antique, restituée avec un atroce
bonheur. Jamais tragédie ne recéla autant la terreur et la pitié,
chères à Aristote et à l’abbé d’Aubignac! Et quelle pitié! Et quelle
terreur!

Vous ne pouvez pas ne pas vous en souvenir: depuis des siècles et des
siècles, des époques et des légendes,--c’est tout chaud! Veuve de
l’auguste Priam, mère de cinquante fils, sans compter les filles, reine
de la défunte Ilion, Hécube, devenue esclave, n’a plus que son enfant
Polyxène: son dernier rejeton mâle, le jeune Polydore, nous est apparu,
ombre vaine et sans sépulture, pour nous annoncer sa mort, d’autres
morts toutes proches et la venue de son triste cadavre. Quant à
Cassandre, elle partage sans joie la couche d’Agamemnon. Mais les Grecs
vainqueurs n’ont pas plus de vent pour gonfler leurs voiles de retour
qu’ils n’en ont eu pour pousser leurs vaisseaux de conquête: il a fallu
sacrifier une fille royale de sang grec pour partir; il faudra immoler
une fille royale de sang troyen pour regagner ses foyers. La figure
d’Achille a réclamé sa proie, jaillissant du tombeau--et Polyxène
est là. Hécube clame son désespoir surhumain, la stoïque Polyxène
préfère la mort à la servitude: Hécube supplie Ulysse et se désespère
atrocement, mais Polyxène, après un attendrissement filial, va tendre
sa gorge au fer libérateur.

Hélas! hélas! le héraut Talthybios vient à peine de conter la fin
édifiante de Polyxène et l’émotion des Grecs qu’on apporte un cadavre:
ce n’est pas la fille d’Hécube, c’est son fils, son dernier-né,
Polydore, que la mer rend à ses larmes. Et Hécube, dans ses pleurs
et dans ses cris, devine: c’est l’homme à qui elle avait confié cet
enfant trop tendre, c’est son hôte, le roi scythe Polymestor, qui l’a
tué pour s’emparer de son or! Horreur! Trahison! Voici Agamemnon, roi
des rois, qui vient lui présenter des condoléances. Elle finit par le
supplier, par lui demander vengeance. Le roi hésite: en somme, on est
chez Polymestor et les Grecs ont mieux à faire qu’à venger les injures
des Troyens: il est souverain, constitutionnel, lui, le roi des rois!
C’est bien; qu’on laisse faire Hécube!

Et c’est l’horreur de l’horreur! Traîtresse envers le traître, Hécube
a fait venir Polymestor et ses fils tout petits, sous couleur de
leur révéler un autre trésor: ses compagnes égorgent les enfants,
crèvent les yeux du roi barbare et inhospitalier--et ce sont les
cris de douleur de Polymestor, la joie bestiale de la mère vengée,
les prédictions effroyables de l’aveugle, une crainte religieuse qui
descend sur tous cependant que le chœur émet des maximes et que le sang
gronde avec la mort...

C’est sauvage, et Silvain-Jaubert ne nous ont fait grâce ni d’un
détail, ni d’une redite. Ils ont eu raison. Leur vers, même,
consciencieux et changeant, ne s’élève pas trop: il a des sublimités,
de la facilité, de l’attendu, plus de force et de poids que d’ailes.
Mais c’est intégral, et l’émotion est certaine, l’effroi indéniable,
la portée morale absolue. On a applaudi les distiques éternels qui
valaient les quatrains de Pibrac, et, parfois, les aphorismes du
maréchal de La Palisse. (Euripide a quelque ancienneté de plus et ne
chicanons pas, sur la façon d’exprimer des vérités éternelles, des
traducteurs-poètes de rigueur et de bonne volonté.) On a vivement
acclamé l’effort et le résultat.

On a acclamé l’héroïque et infatigable Louise Silvain, majestueuse
et accablée, mère écrasée et stridente, qui supplie, qui pleure, qui
maudit et qui ricane, de toute la force unique de ses souffrances
multiples, de ses mille morts; elle incarne toutes les misères, toute
la juste vengeance; elle est admirable, pathétique au possible et à
l’impossible, harmonieuse dans la pire outrance--et vraie autant que je
puis m’y connaître en cette débordante atrocité. Marcelle Géniat est
une Polyxène pudique et fière, d’une grâce exquise et mélancolique.
Berthe Bovy est une ombre bien disante et le plus patient cadavre.
Yvonne Ducos, à elle toute seule, est le chœur le plus éloquent; Jane
Éven a du cœur et de l’âme.

Leitner a un peu trop de sensibilité dans Ulysse; Ravet est un
Agamemnon de grande mine; Alexandre est un Talthybios qui a de l’accent
et de l’autorité. Enfin, Silvain en personne, dans le personnage
du détestable Polymestor, a de la finesse, de la cupidité, de
l’hypocrisie, la pire douleur, le plus épouvantable, le plus hurlant
désespoir: il a fait crier de peur!

Cette représentation unique, dans un décor unique de Dujardin-Beaumetz,
a déjà un lendemain. Et le vénérable et délicieux Laurent Léon
interprétera, dans un décor plus coutumier, sa brave et discrète
musique, tragique et philosophique--athénienne!

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TABLE DES MATIÈRES


  _La Route d’Emeraude_, de M. Jean Richepin                          5
  _Le Scandale_, de M. Henry Bataille                                 8
  _J’en ai plein le dos de Margot!_ de M. Georges Courteline et
    Pierre Wolff                                                     11
  _Le Juif Polonais_, d’Erckmann-Chatrian                            11
  _L’Ex_, de M. Léon Gandillot                                       15
  _Connais-toi_, de M. Paul Hervieu                                  18
  _La Rencontre_, de M. Pierre Berton                                21
  _Beethoven_, de M. René Fauchois                                   24
  _L’Impératrice_, de Catulle Mendès                                 26
  _Le Roi Bombance_, de M. F.-T. Marinetti                           30
  _Le Refuge_, de M. Dario Niccodemi                                 32
  _La Glu_, de M. Jean Richepin                                      35
  _La Veille du Bonheur_, de MM. François de Nion et J. Buysieulx    37
  _Le Stradivarius_, de M. Max Maurey                                37
  _Les Tenailles_, de M. Paul Hervieu                                39
  _Solange_, de M. Adolphe Aderer et G. Salvayre                     41
  _Le Pavillon d’Armide_, de M. Alexandre Beners                     44
  _Le Prince Igor_, de Borodine                                      44
  _Le Festin_, de Rimsky-Korsakow                                    44
  _Bacchus_, de Catulle Mendès et Jules Massenet                     46
  _Le Vieil Aigle_, de M. Raoul Gunsbourg                            50
  _Ivan-le-Terrible_, de M. N. Rimsky-Korsakow                       51
  _La Clairière_, de MM. Maurice Donnay et Lucien Descaves           54
  _Lauzun_, de MM. Gustave Guiches et François de Nion               56
  _Demain_, de M. P.-H. Raymond-Duval                                59
  _Les Possédés_, de M. H.-R. Lenormand                              59
  _La Veuve Joyeuse_ (d’après H. Meilhac), de MM. Victor Léon et
    Léon Stein; musique de Franz Léhar                               61
  _Œuvre Posthume_, de M. Alfred Mortier                             64
  _L’Eventail de Lady Windermere_, d’Oscar Wilde (adaptation de
    MM. Rémon et G. Chalençon)                                       64
  _L’Assommoir_, de MM. Busnach et Gastineau, d’après E. Zola        66
  _La Révolution Française_, de MM. Arthur Bernède et Henri Cain     68
  _Le Roy sans royaume_, de M. Pierre Decourcelle                    70
  _La Robe rouge_, de M. Brieux                                      73
  _Suzette_, de M. Brieux                                            75
  _Le Roi s’ennuie_, de MM. Gaston Sorbets et Albéric Cahuet         77
  _Papillon, dit Lyonnais-le-Juste_, de M. Louis Bénière             77
  _Les Emigrants_, de M. Charles-Henry Hirsch                        80
  _La Bigote_, de M. Jules Renard                                    80
  _La Griffe_, de M. Henry Bernstein                                 83
  _La Petite Chocolatière_, de M. Paul Gavault                       84
  _La Rampe_, de M. Henri de Rothschild                              87
  _Le Circuit_, de MM. Georges Feydeau et Francis de Croisset        90
  _Lysistrata_, de M. Maurice Donnay                                 92
  _Maison de Danses_, de MM. Nozière et Charles Muller (d’après
    M. Paul Reboux)                                                  95
  _Jarnac_, de MM. Léon Hennique et Johannès Gravier                 98
  _Sire_, de M. Henri Lavedan                                       101
  _Le Procès de Jeanne d’Arc_, de M. Emile Moreau                   105
  _Le Risque_, de M. Romain Coolus                                  108
  _Comme les feuilles..._, de Giuseppe Giacosa (Traduction de
    Mlle Darsenne)                                                  111
  _Moralité nouvelle d’un Empereur_, de M. J. Rial-Faber            111
  _Un Ange_, de M. Alfred Capus                                     114
  _Pierre et Thérèse_, de M. Marcel Prévost                         117
  _La Massière_, de M. Jules Lemaître                               120
  _Madame Margot_, de MM. Emile Moreau et Clairville                121
  _La Barricade_, de M. Paul Bourget                                124
  _Le Danseur inconnu_, de M. Tristan Bernard                       127
  _L’Ange Gardien_, de M. André Picard                              130
  _Le Monsieur au Camélia_, de M. Jean Passier                      130
  _Le Sonate à Kreutzer_, de MM. Fernand Nozière et Alfred Savoir
    (d’après Tolstoï)                                               133
  _Chantecler_, de M. Edmond Rostand                                135
  _Gaby_, de M. Georges Thurner                                     140
  _Antar_, de M. Chékri-Ganem                                       142
  _Boubouroche_, de M. Georges Courteline                           144
  _L’Imprévu_, de M. Victor Margueritte                             144
  _Le Peintre exigeant_, de M. Tristan Bernard                      144
  _La Vierge folle_, de M. Henry Bataille                           147
  _Une femme passa..._, de M. Romain Coolus                         152
  _La Flamme_, de M. Dario Niccodemi                                154
  _1812_, de M. Gabriel Nigond                                      156
  _La Beffa_, de M. Sem Benelli, adaptation de M. Jean Richepin     159
  _Le Jeune Homme candide_, de M. Pierre Mortier                    162
  _Xantho chez les Courtisanes_, de M. Jacques Richepin             162
  _Le Bois sacré_, de M. Aman de Caillavet et Robert de Flers       164
  _La Bête_, de M. Edmond Fleg                                      167
  _Le Phénix_, de M. Raphaël Valabrègue                             170
  _On purge Bébé_, de M. Georges Feydeau                            170
  _Le Costaud des Epinettes_, de MM. Tristan Bernard et
    Alfred Athis                                                    172
  _Le Bois sacré_, de M. Edmond Rostand                             175
  _Coriolan_, de William Shakespeare. Traduction de
    M. Paul Sonniès                                                 177
  _Le Songe d’un soir d’amour_, de M. Henry Bataille                178
  _Mon Ami Teddy_, de MM. André Rivoire et Lucien Besnard           180
  _Mademoiselle Molière_, de MM. Louis Leloir et Gabriel Nigond     182
  _La Fille Elisa_, de M. Jean Ajalbert (d’après Ed. de Goncourt)   185
  _Nono_, de M. Sacha Guitry                                        185
  _Vidocq, Empereur des Policiers_, de M. Emile Bergerat            186
  _Bigre!_ de M. Rip                                                189
  _La Fleur merveilleuse_, de M. Miguel Zamacoïs                    190
  _Bagnes d’Enfants_, de MM. André de Lorde et Pierre Chaine
    (d’après M. Ed. Quet)                                           193
  _Le Mariage de Mlle Beulemans_, de MM. Frantz Fonson et
    Fernand Wicheler                                                195
  _Un cas de Conscience_, de MM. Paul Bourget et Serge Basset       197
  _Les Erinnyes_, de Leconte de Lisle                               197
  _Comme ils sont tous!_ de MM. Adolphe Aderer et Armand Ephraïm    200
  _César Birotteau_, de M. Emile Fabre (d’après H. de Balzac)       202
  _Ces Messieurs_, de M. Georges Ancey                              205
  _Le Marchand de bonheur_, de M. Henry Kistemaeckers               207
  _Les Marionnettes_, de M. Pierre Wolff                            209
  _L’Aventurier_, de M. Alfred Capus                                212
  _Montmartre_, de M. Pierre Frondaie                               215
  _Le Carnaval des Enfants_, de M. Saint-Georges-de-Bouhélier       218
  _Les Bleus de l’Amour_, de M. Romain Coolus                       220
  _Les Affranchis_, de Mlle Marie Lenéru                            222
  _La Fugitive_, de M. André Picard                                 224
  _La Femme et le Pantin_, de MM. Pierre Louys et Pierre Frondaie   225
  _Les Noces de Panurge_, de MM. Eugène et Edouard Adenis           227
  _Roméo et Juliette_, de William Shakespeare. Traduction de
    M. Louis de Gramont                                             229
  _Hedda Gabler_, d’Henrik Ibsen. Traduction du comte Prozor        230
  _Le Vieil Homme_, de M. Georges de Porto-Riche                    232
  _Le Cadet de Coutras_, de MM. Abel Hermant et Yves Mirande        235
  _Papa_, de MM. de Flers et de Caillavet                           237
  _Après Moi_, de M. Henry Bernstein                                239
  _L’Enfant de l’Amour_, de M. Henry Bataille                       241
  _L’Oiseau bleu_, de M. Maurice Maeterlinck                        244
  _L’Armée dans la Ville_, de M. Jules Romains                      247
  _Le Tribun_, de M. Paul Bourget                                   249
  _La Gamine_, de MM. Pierre Veber et Henri de Gorsse               252
  _Maman Colibri_, de M. Henry Bataille                             254
  _Rivoli_, de M. René Fauchois                                     256
  _Marie-Victoire_, de M. Edmond Guiraud                            258
  _Le Goût du Vice_, de M. Henri Lavedan                            261
  _A la Nouvelle_, de M. Jacques Dhur                               264
  _Les Frères Karamazov_, de MM. Jacques Copeau et Jean Croué
    (d’après Dostoïevski)                                           267
  _Vers l’Amour_, de Léon Gandillot                                 269
  _L’Apôtre_, de M. Paul Hyacinthe-Loyson                           270
  _Le Roi s’amuse_, de Victor Hugo                                  272
  _Demain_, de MM. Pataud et Olivier Garin                          275
  _Les Transatlantiques_, de MM. Abel Hermant et Franc-Nohain.
    Musique de M. Claude Terrasse                                   277
  _Le Martyre de saint Sébastien_, de M. Gabriele d’Annunzio        279
  _Cher Maître_, de M. Fernand Vandérem                             283
  _Monsieur Pickwick_, de MM. Georges Duval et Robert Charvay       286
  _Hécube_, de MM. Silvain et Jaubert                               287

[Vignette]



[Bandeau]

TABLE ALPHABÉTIQUE


A

  _Affranchis_ (_les_), de Mlle Lenéru,                             222
  _Ange_ (_un_), de M. Alfred Capus,                                114
  _Ange Gardien_ (_l’_), de M. André Picard,                        130
  _Antar_, de M. Chékri-Ganem,                                      142
  _Apôtre_ (_l’_), de M. Paul-Hyacinthe Loyson,                     270
  _Après Moi_, de M. Henri Bernstein,                               239
  _Armée dans la Ville_ (_l’_), de M. Jules Romains,                247
  _Assommoir_ (_l’_), de MM. Busnach et Gatineau
    (d’après Emile Zola),                                            66
  _Aventurier_ (_l’_), de M. Alfred Capus,                          212

B

  _Bacchus_, de Catulle-Mendès. Musique de Massenet,                 46
  _Bagne d’Enfants_, de MM. André de Lorde et Pierre Chaine
    (d’après M. Edouard Quet),                                      193
  _Barricade_ (_la_), de M. Paul Bourget,                           124
  _Beethoven_, de M. René Fauchois,                                  24
  _Beffa_ (_la_), de Sem Benelli, adaptée par Jean Richepin,        159
  _Bête_ (_la_), de M. Edmond Fleg,                                 167
  _Bigote_ (_la_), de Jules Renard,                                  80
  _Bigre!_, revue de M. Rip,                                        189
  _Bleus de l’Amour_ (_les_), de M. Romain Coolus,                  220
  _Bois Sacré_ (_le_), de M. Edmond Rostand,                        175
  _Bois Sacré_ (_le_), de MM. de Flers et de Caillavet,             164
  _Boubouroche_, de M. Georges Courteline,                          144

C

  _Cadet de Coutras_ (_le_), de MM. Abel Hermant et Yves Mirande,   235
  _Carnaval des Enfants_ (_le_), de M. Saint-Georges de Bouhélier,  218
  _Cas de Conscience_ (_un_), de MM. Paul Bourget et Serge Basset,  197
  _César Birotteau_, de M. Emile Fabre (d’après H. de Balzac),      202
  _Chanteclerc_, de M. Edmond Rostand,                              135
  _Cher Maître_, de M. Fernand Vandérem,                            283
  _Circuit_ (_le_), de MM. Georges Feydeau et Francis de Croisset,   90
  _Clairière_ (_la_), de MM. Maurice Donnay et Lucien Descaves,      54
  _Comme ils sont tous_, de MM. Adolphe Aderer et Armand Ephraïm,   200
  _Comme les Feuilles..._, de Giuseppe Giacosa. (Traduction de
    Mlle Darsenne),                                                 111
  _Connais-toi_, de M. Paul Hervie,                                  18
  _Coriolan_, de William Shakespeare. (Traduction de M.
    Paul Sonniès),                                                  177
  _Costaud des Epinettes_ (_le_), de M. Tristan Bernard et
    Alfred Athis,                                                   172

D

  _Danseur Inconnu_ (_le_), de M. Tristan Bernard,                  127
  _Demain_, de M. P.-H. Raymond-Duval (d’après Joseph Conrad),       59
  _Demain_, de MM. Pataud et Olivier Garin,                         275

E

  _Emigrants_ (_les_), de M. Charles-Henry Hirsch,                   80
  _Enfant de l’Amour_ (_l’_), de M. Henry Bataille,                 241
  _Erinnyes_ (_les_), de M. Leconte de Lisle, 197
  _Eventail de Lady Windermere_ (_l’_), d’Oscar Wilde, adaptée par
    MM. Rémon et J. Chalençon,                                       64
  _Ex_ (_l’_), de M. Léon Gandillot,                                 15

F

  _Femme et le Pantin_ (_la_), de MM. Pierre Louys et
    Pierre Frondaie,                                                225
  _Femme passa_ (_une_), de M. Romain Coolus,                       152
  _Festin_ (_le_), suite de danses,                                  44
  _Fille Elisa_ (_la_), de M. J. Ajalbert
    (d’après Ed. de Goncourt),                                      185
  _Flamme_ (_la_), de M. Dario Niccodemi,                           154
  _Fleur Merveilleuse_ (_la_), de M. Miguel Zamacoïs,               190
  _Frères Karamazow_ (_les_), de MM. Jacques Copeau et Jean Croué
    (d’après Dostoïewski),                                          267

G

  _Gaby_, de M. Georges Thurner,                                    140
  _Gamine_ (_la_), de M. Pierre Veber et Henry de Gorsse,           252
  _Glu_ (_la_), de M. Jean Richepin,                                 35
  _Goût du Vice_ (_le_), de M. Henri Lavedan,                       261
  _Griffe_ (_la_), de M. Henry Bernstein,                            83

H

  _Hedda Gabler_, d’Henrik Ibsen (traduction du comte Prozor),      230
  _Hécube_, de MM. Silvain et E. Jaubert,                           287

I

  _Impératrice_ (_l’_), de M. Catulle Mendès,                        26
  _Imprévu_ (_l’_), de M. Victor Margueritte,                       144
  _Ivan-le-Terrible_, de M. N. Rimsky-Korsakow,                      51


J

  _Jarnac_, de MM. Léon Hennique et Johannès Gravier,                98
  _J’en ai plein le dos de Margot_, de MM. Georges Courteline et
    Pierre Wolff,                                                    11
  _Jeune Homme candide_ (_le_), de M. Pierre Mortier,               162
  _Juif Polonais_ (_le_), d’Erckmann-Chatrian,                       11

L

  _Lauzun_, de MM. Gustave Guiches et François de Nion,              56
  _Lysistrata_, de M. Maurice Donnay,                                92

M

  _Madame Margot_, de MM. Emile Moreau et Clairville,               121
  _Mademoiselle Molière_, de Louis Leloir et de M. Gabriel Nigond,  182
  _Maison de Danses_, de MM. Nozière et Charles Muller,              95
  _Maman Colibri_, de M. Henry Bataille,                            254
  _Marchand de bonheur_ (_le_), de M. Henry Kistemaeckers,          207
  _Marie-Victoire_, de M. Edmond Guiraud,                           258
  _Mariage de Mlle Beulemans_ (_le_), de MM. Frantz Fonson et
    Fernand Wicheler,                                               195
  _Marionnettes_ (_les_), de M. Pierre Wolff,                       209
  _Martyre de Saint-Sébastien_ (_le_), de M. Gabriele d’Annunzio,   279
  _Massière_ (_la_), de M. Jules Lemaître,                          120
  _Messieurs_ (_ces_), de M. Georges Ancey,                         205
  _1812_, de M. Gabriel Nigond,                                     156
  _Mon Ami Teddy_, de MM. André Rivoire et Lucien Besnard,          180
  _Monsieur au Camélia_ (_le_), de M. Jean Passier,                 130
  _Montmartre_, de M. Pierre Frondaie,                              215

N

  _Noces de Panurge_ (_les_), de MM. Eugène et Edouard Adenis,      227
  _Nono_, de M. Sacha Guitry,                                       185
  _Nouvelle_ (_à la_), de M. Jacques Dhur,                          264

O

  _Œuvre Posthume_, de M. Alfred Mortier,                            64
  _Oiseau bleu_ (_l’_), de M. Maurice Maeterlinck,                  244
  _On purge Bébé!_ de M. Georges Feydeau,                           170

P

  _Papa_, de MM. R. de Flers et A. de Caillavet,                    237
  _Papillon, dit Lyonnais-le-Juste_, de M. Louis Bénière,            77
  _Pavillon d’Armide_ (_le_), de M. A. Beners,                       44
  _Peintre exigeant_ (_le_), de M. Tristan Bernard,                 144
  _Petite Chocolatière_ (_la_), de M. Paul Gavault,                  84
  _Phénix_ (_le_), de M. Raphaël Valabrègue,                        170
  _Pickwick_ (_Monsieur_), de MM. Georges Duval et Robert Charvay,  286
  _Pierre et Thérèse_, de M. Marcel Prévost,                        117
  _Possédés_ (_les_), de M. H.-R. Lenormand,                         59
  _Prince Igor_ (_le_), de M. Borodine,                              44
  _Procès de Jeanne d’Arc_ (_le_), de M. Emile Moreau,              105

R

  _Rampe_ (_la_), de M. Henry de Rothschild,                         87
  _Refuge_ (_le_), de M. Dario Niccodemi,                            32
  _Rencontre_ (_la_), de M. Pierre Berton,                           21
  _Révolution Française_ (_la_), de MM. Arthur Bernède et
    Henri Cain,                                                      68
  _Risque_ (_le_), de M. Romain Coolus,                             108
  _Rivoli_, de M. René Fauchois,                                    256
  _Robe Rouge_ (_la_), de M. Brieux,                                 73
  _Roi Bombance_ (_le_), de M. F.-T. Marinetti,                      30
  _Roi s’amuse_ (_le_), de Victor Hugo,                             272
  _Roi s’ennuie_ (_le_), de MM. Gaston Sorbets et Abéric Cahuet,     77
  _Roméo et Juliette_, de William Shakespeare. (Traduction de
    Louis de Gramont),                                              229
  _Route d’Emeraude_ (_la_), de M. Jean Richepin (d’après
    Eugène Demolder),                                                 5
  _Roy sans Royaume_ (_le_), de M. Pierre Decourcelle,               70

S

  _Scandale_ (_le_), de M. Henry Bataille,                            8
  _Sire_, de M. Henri Lavedan,                                      101
  _Solange_, de M. Adolphe Aderer, musique de M. Gaston Salvayre,    41
  _Sonate à Kreutzer_ (_la_), de MM. Fernand Nozière et
    Alfred Savoir (d’après Léon Tolstoï),                           133
  _Songe d’un soir d’amour_ (_le_), de M. Henry Bataille,           178
  _Stradivarius_ (_le_), de M. Max Maurey,                           37
  _Suzette_, de M. Brieux,                                           75

T

  _Tenailles_ (_les_), de M. Paul Hervieu,                           39
  _Transatlantiques_ (_les_), de MM. Abel Hermant et Franc-Nohain,
    musique de M. Claude Terrasse,                                  276
  _Tribun_ (_le_), de M. Paul Bourget,                              249

V

  _Veille du bonheur_ (_la_), de MM. François de Nion et
    J. Buysieulx,                                                    37
  _Vers l’Amour_, de Léon Gandillot,                                269
  _Veuve Joyeuse_ (_la_), de MM. Victor Léon et Léon Stein
    (d’après H. Meilhac). Musique de Franz Léhar,                    61
  _Vieil Aigle_ (_Le_), de M. Raoul Gunsbourg,                       50
  _Vieil Homme_ (_le_), de M. Georges de Porto-Riche,               232
  _Vierge folle_ (_la_), de M. Henry Bataille,                      147
  _Vidocq, Empereur des Policiers_, de M. Emile Bergerat,           186

X

  _Xantho chez les Courtisanes_, de M. Jacques Richepin,            162


IMP. KAPP, PARIS


       *       *       *       *       *


    Corrections.

    Page   7: «se» remplacé par «ses» (a ses sujets dans le sang).
    Page  28: «coup» remplacé par «coups» (en mémoire des coups de
              canon).
    Page  30: «prine» remplacé par «prince» (prêtés par le prince
              Roland Bonaparte).
    Page  35: «benjo» remplacé par «banjo» (un air de banjo du
              divin vieux).
    Page  46: «poar» remplacé par «pour» (quatre notoriétés pour se
              disputer).
    Page  48: «quelle» remplacé par «qu’elle» (qu’elle meure!
              puisqu’elle est très belle).
    Page  61: «noblese» remplacé par «noblesse» (Elle a de la
              noblesse ).
    Page  72: «Prisonner» remplacé par «Prisonnier» (Prisonnier,
              impuissant! dans la ratière).
    Page  74: «s’ntéresse» remplacé par «s’intéresse» (s’intéresse
              beaucoup moins à la robe rouge).
    Page  74: «a hannant» remplacé par «ahanant» (faussement subtil,
              ahanant, tenaillant, caressant).
    Page  76: «soliment» remplacé par «poliment» (reconduire
              poliment un pignouf).
    Page  81: «la» remplacé par «le» (le jette dans le brasier).
    Page  84: «sensiblité» remplacé par «sensibilité» (toute la
              sensibilité d’un public).
    Page  97: «meurtrir» remplacé par «meurtris» (misérables lassés
              et meurtris ).
    Page 105: «an» remplacé par «au» (jusques au sacrifice
              involontaire).
    Page 106: «pasyanne» remplacé par «paysanne» (la sublime
              paysanne dit sa pauvre naissance).
    Page 118: «innoncence» remplacé par «innocence» (aura clamé son
              innocence ).
    Page 130: «qu’un» remplacé par «qu’une» (plus vieille fille
              qu’une vieille fille).
    Page 133: «quatres» remplacé par «quatre» (pièce en quatre
              actes).
    Page 163: «te re» remplacé par «terre» (soupirent vers les
              joies de la terre ).
    Page 178: «MM.» remplacé par «M.» (M. Decœur (Vulcain), M. Krauss).
    Page 181: «MM.» remplacé par «M.» (M. André Dubosc (Didier-Morel)
              est important).
    Page 183: «d-mander» remplacé par «demander» (Le temps de voir
              Roquette demander la tête).
    Page 183: «etsi» remplacé par «et si» (et si Lulli fait jouer
              le menuet).
    Page 197: «qu’u» remplacé par «qu’un» (de savoir qu’un de leurs
              trois fils).
    Page 200: «le» remplacé par «les» (un peu avant les roses
              d’automne).
    Page 201: «génralisations» remplacé par «généralisations» (dans
              ces généralisations un peu arbitraires).
    Page 210: «marionnetttes» remplacé par «marionnettes» (il prête
              à ses marionnettes le pouvoir de se commander).
    Page 210: «ziag» remplacé par «zag» (en zig-zag, sous le pouvoir
              discrétionnaire de l’Amour).
    Page 220: «Simière» remplacé par «Simières» (la comtesse de
              Simières, donc).
    Page 222: «HÉA TRE» remplacé par «THÉATRE» (THÉATRE NATIONAL DE
              L’ODÉON).
    Page 230: «déjaut» remplacé par «défaut» (Et, à défaut de
              Footitt).
    Page 231: «jauvier» remplacé par «janvier» (_10 janvier 1910_).
    Page 232: «meutrissures» remplacé par «meurtrissures» (son
              expérience des baisers et des meurtrissures).
    Page 242: «grapilleur» remplacé par «grappilleur» (le petit
              moineau grappilleur ).
    Page 246: «l’âme--même parce qu'il» remplacé par «l’âme
              même--parce qu'il» (et l’âme même--parce qu’il est
              tout âme).
    Page 250: «damée» remplacé par «damnée» (son âme damnée,
              l’homme au carnet de chèques).
    Page 252: «premir» remplacé par «premier» (qui a été premier
              ministre dans _la Griffe_).
    Page 252: «désoiation» remplacé par «désolation» (abomination
              de la désolation ).
    Page 263: «Cest» remplacé par «C’est» (Et voilà! C’est tout
              plein gentil).
    Page 265: «l’épouse» remplacé par «épouse» (il faut absolument
              que Marie épouse l’ex-notaire).
    Page 267: «le frère le frère» remplacé par «le frère»
              (Katherina aime le frère aîné, Ivan).
    Page 278: «junesse» remplacé par «jeunesse» (Georges Foix et
              Blanche Capelli sont exquis de jeunesse ).
    Page 285: «recousanat» remplacé par «recousant» (en recousant
              sa culotte).
    Page 289: «Stadivarius» remplacé par «Stradivarius» (_Le
              Stradivarius_, de M. Max Maurey)
    Page 294: «Hémon» remplacé par «Rémon» (adaptée par MM. Rémon
              et J. Chalençon).





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