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Title: Mauprat
Author: Sand, George
Language: French
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generously made available by Hathi Trust.)



GEORGE SAND

MAUPRAT

DIX COMPOSITIONS PAR LE BLANT

GRAVÉES À L'EAU-FORTE PAR H. TOUSSAINT

COLLECTION CALMANN LÉVY

A. QUANTIN, IMPRIMEUR-ÉDITEUR

7, RUE SAINT-BENOIT, PARIS

MDCCCLXXXVI



TABLE

MAUPRAT


Notice

Dédicace

... _Je me cramponnais avec frayeur à la croupière du cheval ou à
l'habit de mon grand-père_...--Dessin de J. LE BLANT, gravure de H.
TOUSSAINT

--_Vous êtes un misérable! dit Edmée en me repoussant de sa
cravache_...--Dessin de J. LE BLANT, gravure de H. TOUSSAINT

... _Mon oncle Laurent, mortellement blessé, venait expirer sous nos
yeux_...--Dessin de J. LE BLANT, gravure de H. TOUSSAINT

... _Je pris Edmée dans mes bras et la portai à l'autre bord du
ruisseau_...--Dessin de J. LE BLANT, gravure de H. TOUSSAINT

... _Je couvrais de mes lèvres la blessure que j'avais faite à
Edmée_...--Dessin de J. LE BLANT, gravure de H. TOUSSAINT

... _Edmée me passa l'anneau au doigt, en adressant quelques reproches
à l'abbé_...--Dessin de J. LE BLANT, gravure de H. TOUSSAINT

... _Jean Mauprat était debout auprès du lit_...--Dessin de J. LE
BLANT, gravure de H. TOUSSAINT

... _Edmée avait reconnu Jean Mauprat sous le capuchon du
moine_...--Dessin de J. LE BLANT, gravure de H. TOUSSAINT

... _Edmée était étendue par terre, baignant dans son
sang_...--Dessin de J. LE BLANT, gravure de H. TOUSSAINT

... _Pendant que Marcasse accomplissait son périlleux trajet, deux
coups de feu partirent de la tour_...--Dessin de J. LE BLANT, gravure de
H. TOUSSAINT


FIN DE LA TABLE



NOTICE

_Quand j'écrivis le roman de Mauprat à Nohant, en 1846, je crois, je
venais de plaider en séparation. Le mariage, dont, jusque-là, j'avais
combattu les abus, laissant peut-être croire, faute d'avoir
suffisamment développé ma pensée, que j'en méconnaissais l'essence,
m'apparaissait précisément dans toute la beauté morale de son
principe._

_À quelque chose malheur est bon, pour qui sait réfléchir: plus je
venais de voir combien il est pénible et douloureux d'avoir à rompre
de tels liens, plus je sentais que ce qui manque au mariage, ce sont des
éléments de bonheur et d'équité d'un ordre trop élevé pour que la
société actuelle s'en préoccupe. La société s'efforce, au
contraire, de rabaisser cette institution sacrée, en l'assimilant à un
contrat d'intérêts matériels; elle l'attaque de tous les côtés à
la fois, par l'esprit de ses mœurs, par ses préjugés, par son
incrédulité hypocrite._

_Tout en faisant un roman, pour m'occuper et me distraire, la pensée me
vint de peindre un amour exclusif, éternel, avant, pendant et après le
mariage. Je fis donc le héros de mon livre proclamant, à quatre-vingts
ans, sa fidélité pour la seule femme qu'il eût aimée._

_L'idéal de l'amour est certainement la fidélité éternelle. Les lois
morales et religieuses ont voulu consacrer cet idéal; les faits
matériels le troublent, les lois civiles sont faites de manière à le
rendre souvent impossible ou illusoire; mais ce n'est pas ici le lieu de
le prouver. Le roman de Mauprat n'a pas été alourdi par cette
préoccupation; seulement, le sentiment qui me pénétrait
particulièrement à l'époque où je l'écrivis se résume dans ces
paroles de Mauprat vers la fin de l'ouvrage: «Elle fut la seule femme
que j'aimai dans toute ma vie; Jamais aucune autre n'attira mon regard
et ne connut l'étreinte de ma main._»


GEORGE SAND.

5 juin 1851.



À GUSTAVE PAPET


Quoique la mode proscrive peut-être l'usage patriarcal des dédicaces,
je te prie, frère et ami, d'accepter celle d'un conte qui n'est pas
nouveau pour toi. Je l'ai recueilli en partie dans les chaumières de
notre vallée Noire. Puissions-nous vivre et mourir là, en redisant
chaque soir notre invocation chérie:


_Sancta simplicitas!_


GEORGE SAND.



MAUPRAT


Sur les confins de la Marche et du Berry, dans le pays qu'on appelle la
Varenne, et qui n'est qu'une vaste lande coupée de bois de chênes et
de châtaigniers, on trouve, au plus fourré et au plus désert de la
contrée, un petit château en ruine, tapi dans un ravin, et dont on ne
découvre les tourelles ébréchées qu'à environ cent pas de la herse
principale. Les arbres séculaires qui l'entourent et les roches
éparses qui le dominent l'ensevelissent dans une perpétuelle
obscurité, et c'est tout au plus si, en plein midi, on peut franchir le
sentier abandonné qui y mène, sans se heurter contre les troncs noueux
et les décombres qui l'obstruent à chaque pas. Ce sombre ravin et ce
triste castel, c'est la Roche-Mauprat.

Il n'y a pas longtemps que le dernier des Mauprat, qui cette propriété
tomba en héritage, en fit enlever la toiture et vendre tous les bois de
charpente; puis, comme s'il eut voulu donner un soufflet à la mémoire
de ses ancêtres, il fit jeter à terre le portail, éventrer la tour du
nord, fendre du haut en bas le mur d'enceinte, et partit avec ses
ouvriers, secouant la poussière de ses pieds, et abandonnant son
domaine aux renards, aux orfraies et aux vipères. Depuis ce temps,
quand les bûcherons et les charbonniers qui habitent les huttes
éparses aux environs passent dans la journée sur le haut du ravin de
la Roche-Mauprat, ils sifflent d'un air arrogant ou envoient à ces
ruines quelque énergique malédiction; mais, quand le jour baisse et
que l'engoulevent commence à glapir du haut des meurtrières,
bûcherons et charbonniers passent en silence, pressant le pas, et, de
temps en temps, font un signe de croix pour conjurer les mauvais esprits
qui règnent sur ces ruines.

J'avoue que, moi-même, je n'ai jamais côtoyé ce ravin, la nuit, sans
éprouver un certain malaise; et je n'oserais pas affirmer par serment
que, dans certaines nuits orageuses, je n'aie pas fait sentir l'éperon
à mon cheval pour en finir plus vite avec l'impression désagréable
que me causait ce voisinage.

C'est que, dans mon enfance, j'ai placé le nom de Mauprat entre ceux de
Cartouche et de la Barbe-Bleue, et qu'il m'est souvent arrivé alors de
confondre, dans des rêves effrayants, les légendes surannées de
l'Ogre et de Croquemitaine avec les faits tout récents qui ont donné
une sinistre illustration, dans notre province, à cette famille des
Mauprat.

Souvent, à la chasse, lorsque mes camarades et moi, nous quittions
l'affût pour aller nous réchauffer au tas de charbons allumés que les
ouvriers surveillent toute la nuit, j'ai entendu ce nom fatal expirer
sur leurs lèvres à notre approche. Mais, lorsqu'ils nous avaient
reconnus, et qu'ils s'étaient bien assurés que le spectre d'aucun de
ces brigands n'était caché parmi nous, ils nous racontaient, à
demi-voix, des histoires à faire dresser les cheveux sur la tête, et
que je me garderai bien de vous communiquer, désolé que je suis d'en
avoir noirci et endolori ma mémoire.

Ce n'est pas que le récit que j'ai à vous faire soit précisément
agréable et riant. Je vous demande pardon, au contraire, de vous
envoyer aujourd'hui une narration si noire; mais, dans l'impression
qu'elle m'a faite, il se mêle quelque chose de si consolant et, si
j'ose m'exprimer ainsi, de si sain à l'âme, que vous m'excuserez,
j'espère, en faveur des conclusions. D'ailleurs, cette histoire vient
de m'être racontée; vous en demandez une: l'occasion est trop belle
pour ma paresse ou pour ma stérilité.

C'est la semaine dernière que j'ai enfin rencontré Bernard Mauprat, ce
dernier de la famille, qui, ayant depuis longtemps fait divorce avec son
infâme parenté, a voulu constater, par la démolition de son manoir,
l'horreur que lui causaient les souvenirs de son enfance. Ce Bernard est
un des hommes les plus estimés du pays; il habite une jolie maison de
campagne vers Châteauroux, en pays de plaine. Me trouvant près de chez
lui avec un de mes amis qui le connaît, j'exprimai le désir de le
voir; et mon ami, me promettant une bonne réception, m'y conduisit
sur-le-champ.

Je savais en gros l'histoire remarquable de ce vieillard; mais j'avais
toujours vivement souhaité d'en connaître les détails, et surtout de
les tenir de lui-même. C'était pour moi tout un problème
philosophique à résoudre que cette étrange destinée. J'observai donc
ses traits, ses manières et son intérieur avec un intérêt
particulier.

Bernard Mauprat n'a pas moins de quatre-vingts ans, quoique sa santé
robuste, sa taille droite, sa démarche ferme et l'absence de toute
infirmité annoncent quinze ou vingt ans de moins. Sa figure m'eût
semblé extrêmement belle, sans une expression de dureté qui faisait
passer, malgré moi, les ombres de ses pères devant mes yeux. Je crains
fort qu'il ne leur ressemble physiquement. C'est ce que lui seul eût pu
nous dire, car ni mon ami ni moi n'avons connu aucun des Mauprat; mais
c'est ce que nous nous gardâmes bien de lui demander.

Il nous sembla que ses domestiques le servaient avec une promptitude et
une ponctualité fabuleuses pour des valets berrichons. Néanmoins, à
la moindre apparence de retard, il élevait la voix, fronçait un
sourcil encore très noir sous ses cheveux blancs, et murmurait quelques
paroles d'impatience qui donnaient des ailes aux plus lourds. J'en fus
presque choqué d'abord; je trouvais que cette manière d'être sentait
un peu trop le Mauprat. Mais, à la manière douce et quasi paternelle
dont il leur parlait un instant après, et à leur zèle, qui me sembla
bien différent de la crainte, je me réconciliai bientôt avec lui. Il
avait, d'ailleurs, pour nous une exquise politesse, et s'exprimait dans
les termes les plus choisis. Malheureusement, à la fin du dîner, une
porte qu'on négligeait de fermer, et qui amenait un vent froid sur son
vieux crâne, lui arracha un jurement si terrible, que, mon ami et moi,
nous échangeâmes un regard de surprise. Il s'en aperçut.

--Pardon, messieurs, nous dit-il; je vois bien que vous me trouvez un
peu inégal; vous voyez peu de chose; je suis un vieux rameau
heureusement détaché d'un méchant tronc et transplanté dans la bonne
terre, mais toujours noueux et rude comme le houx sauvage de sa souche.
J'ai eu encore bien de la peine avant d'en venir à l'état de douceur
et de calme où vous me trouvez. Hélas! je ferais, si je l'osais, un
grand reproche à la Providence: c'est de m'avoir mesuré la vie aussi
courte qu'aux autres humains. Quand, pour se transformer de loup en
homme, il faut une lutte de quarante ou cinquante ans, il faudrait vivre
cent ans par delà pour jouir de sa victoire. Mais à quoi cela
pourrait-il me servir? ajouta-t-il avec un accent de tristesse. La fée
qui m'a transformé n'est plus là pour jouir de son ouvrage. Bah! il
est bien temps d'en finir!

Puis il se tourna vers moi, et, me regardant avec ses grands yeux noirs
étrangement animés:

--Allons, petit jeune homme, me dit-il, je sais ce qui vous amène: vous
êtes curieux de mon histoire. Venez près du feu, et soyez tranquille.
Tout Mauprat que je suis, je ne vous mettrai pas en guise de bûche.
Vous ne pouvez me faire un plus grand plaisir que de m'écouter. Votre
ami vous dira pourtant que je ne parle pas facilement de moi: je crains
trop souvent d'avoir affaire à des sots; mais j'ai entendu parler de
vous, je sais votre caractère et votre profession: vous êtes
observateur et narrateur, c'est-à-dire, excusez-moi, curieux et bavard.

Il se prit à rire, et je m'efforçai de rire aussi, tout en commençant
à craindre qu'il ne se moquât de nous; et, malgré moi, je pensais aux
mauvais tours que son grand-père s'amusait à jouer aux curieux
imprudents qui allaient le voir. Mais il mit amicalement son bras sous
le mien, et, me faisant asseoir devant un bon feu, auprès d'une table
chargée de tasses:

--Ne vous fâchez pas, me dit-il; je ne peux pas, à mon âge, guérir
de l'ironie héréditaire; la mienne n'a rien de féroce. À parler
sérieusement, je suis charmé de vous recevoir et de vous confier
l'histoire de ma vie. Un homme aussi infortuné que je l'ai été
mérite de trouver un historiographe fidèle, qui lave sa mémoire de
tout reproche. Écoutez-moi donc et buvez du café.

Je lui en offris une tasse en silence; il la refusa d'un geste et avec
un sourire qui semblait dire: «Cela est bon pour votre génération
efféminée.»

Puis il commença son récit en ces termes:



I


Vous ne demeurez pas très loin de la Roche-Mauprat, vous avez dû
passer souvent le long de ces ruines; je n'ai donc pas besoin de vous en
faire la description. Tout ce que je puis vous apprendre, c'est que
jamais ce séjour n'a été aussi agréable qu'il l'est maintenant. Le
jour où j'en fis enlever le toit, le soleil éclaira pour la première
fois les humides lambris où s'était écoulée mon enfance, et les
lézards auxquels je les ai cédés y sont beaucoup mieux logés que je
ne le fus jadis. Ils peuvent au moins contempler la lumière du jour et
réchauffer leurs membres froids au rayon de midi.

Il y avait la branche aînée et la branche cadette des Mauprat. Je suis
de la branche aînée. Mon grand-père était ce vieux Tristan de
Mauprat qui mangea sa fortune, déshonora son nom, et fut si méchant,
que sa mémoire est déjà entourée de merveilleux. Les paysans croient
encore voir apparaître son spectre alternativement dans le corps d'un
sorcier qui enseigne aux malfaiteurs le chemin des habitations de la
Varenne, et dans celui d'un vieux lièvre blanc qui se montre aux gens
tentés de quelque mauvais dessein. La branche cadette n'existait plus,
lorsque je vins au monde, que dans la personne de M. Hubert de Mauprat,
qu'on appelait _le chevalier_ parce qu'il était dans l'ordre de Malte,
et qui était aussi bon que son cousin l'était peu. Cadet de famille,
il s'était voué au célibat; mais, resté seul de plusieurs frères et
sœurs, il se fit relever de ses vœux et prit femme un an avant ma
naissance. Avant de changer ainsi son existence, il avait fait, dit-on,
de grands efforts pour trouver dans la branche aînée un héritier
digne de relever son nom flétri et de conserver la fortune qui avait
prospéré dans les mains de la branche cadette. Il avait essayé de
remettre de l'ordre dans les affaires de son cousin Tristan, et
plusieurs fois apaisé ses créanciers. Mais, voyant que ses bontés ne
servaient qu'à favoriser les vices de la famille, et qu'au lieu de
déférence et de gratitude, il ne trouverait jamais là que haine
secrète et grossière jalousie, il renonça à tout accord, rompit avec
ses cousins, et, malgré son âge avancé (il avait plus de soixante
ans), il se maria afin d'avoir des héritiers. Il eut une fille, et là
dut finir son espoir de postérité; car sa femme mourut, peu de temps
après, d'une maladie violente que les médecins appelèrent colique de
_miserere._ Il quitta le pays et ne revint plus que très rarement
habiter ses terres, qui étaient situées à six lieues de la
Roche-Mauprat, sur la lisière de la Varenne du Fromental. C'était un
homme sage et juste, parce qu'il était éclairé, parce que son père
n'avait pas repoussé l'esprit de son siècle et lui avait fait donner
de l'éducation. Il n'en avait pas moins gardé un caractère ferme et
un esprit entreprenant; et, comme ses aïeux, il se faisait gloire de
porter en guise de prénom le surnom chevaleresque de _Casse-Tête_,
héréditaire dans l'ancienne tige des Mauprat. Quant à la branche
aînée, elle avait si mal tourné, ou plutôt elle avait gardé de
telles habitudes de brigandage féodal, qu'on l'avait surnommée Mauprat
Coupe-Jarret. Mon père, qui était le fils aîné de Tristan, fut le
seul qui se maria. Je fus son unique enfant. Il est nécessaire de dire
ici un fait que je n'ai su que fort tard. Hubert Mauprat, en apprenant
ma naissance, me demanda à mes parents, s'engageant, si on le laissait
absolument maître de mon éducation, à me constituer son héritier.
Mon père fut tué par accident à la chasse à cette époque, et mon
grand-père refusa l'offre du chevalier, déclarant que ses enfants
étaient les seuls héritiers légitimes de la branche cadette, qu'il
s'opposerait, par conséquent, de tout son pouvoir à une substitution
en ma faveur. C'est alors que Hubert eut une fille. Mais lorsque, sept
ans plus tard, sa femme mourut en lui laissant ce seul enfant, le désir
qu'avaient les nobles de cette époque de perpétuer leur nom l'engagea
à renouveler sa demande à ma mère. Je ne sais ce qu'elle répondit;
elle tomba malade et mourut. Les médecins de campagne mirent encore en
avant la colique de _miserere._ Mon grand-père était demeuré chez
elle les deux derniers jours qu'elle passa en ce monde...

Versez-moi un verre de vin d'Espagne, car je sens le froid qui me gagne.
Ce n'est rien, c'est l'effet que me produisent mes souvenirs quand je
commence à les dérouler. Cela va se passer.


Il avala un grand verre de vin, et nous en fîmes autant; car nous
avions froid aussi en regardant sa figure austère et en écoutant sa
parole brève et saccadée. Il continua:


Je me trouvai donc orphelin à sept ans. Mon grand-père pilla dans la
maison de ma mère tout l'argent et toutes les nippes qu'il put
emporter; puis, laissant le reste et disant qu'il ne voulait point avoir
affaire aux gens de loi, il n'attendit pas que la morte fut ensevelie,
et, me prenant par le collet de ma veste, il me jeta sur la croupe de
son cheval, en me disant:

--Ah çà! mon pupille, venez chez nous, et tâchez de ne pas pleurer
longtemps; car je n'ai pas beaucoup de patience avec les marmots.

En effet, au bout de quelques instants, il m'appliqua de si vigoureux
coups de cravache, que je cessai de pleurer et que, me rentrant en
moi-même comme une tortue sous son écaille, je fis le voyage sans oser
respirer.

C'était un grand vieillard, osseux et louche. Je crois le voir encore
tel qu'il était alors. Cette soirée a laissé en moi d'ineffaçables
traces. C'était la réalisation soudaine de toutes les terreurs que ma
mère m'avait inspirées en me parlant de son exécrable beau-père et
de ses brigands de fils. La lune, je m'en souviens, éclairait de temps
à autre au travers du branchage serré de la forêt. Le cheval de mon
grand-père était sec, vigoureux et méchant comme lui. Il ruait à
chaque coup de cravache, et son maître ne les lui épargnait pas. Il
franchissait, rapide comme un trait, les ravins et les petits torrents
qui coupent la Varenne en tout sens. À chaque secousse, je perdais
l'équilibre, et je me cramponnais avec frayeur à la croupière du
cheval ou à l'habit de mon grand-père. Quant à lui, il s'inquiétait
si peu de moi, que, si je fusse tombé, je doute qu'il eût pris la
peine de me ramasser. Parfois, s'apercevant de ma peur, il m'en
raillait, et, pour l'augmenter, faisait caracoler de nouveau son cheval.
Vingt fois le découragement me prit, et je faillis me jeter à la
renverse; mais l'amour instinctif de la vie m'empêcha de céder à ces
instants de désespoir. Enfin, vers minuit, nous nous arrêtâmes
brusquement devant une petite porte aiguë, et bientôt, le pont-levis
se releva derrière nous. Mon grand-père me prit, tout baigné que
j'étais d'une sueur froide, et me jeta à un grand garçon estropié,
hideux, qui me porta dans la maison. C'était mon oncle Jean, et
j'étais à la Roche-Mauprat.


[Figure 01]


Mon grand-père était dès lors, avec ses huit fils, le dernier débris
que notre province eût conservé de cette race de petits tyrans
féodaux dont la France avait été couverte et infestée pendant tant
de siècles. La civilisation, qui marchait rapidement vers la grande
convulsion révolutionnaire, effaçait de plus en plus ces exactions et
ces brigandages organisés. Les lumières de l'éducation, une sorte de
bon goût, reflet lointain d'une cour galante, et peut-être le
pressentiment d'un réveil prochain et terrible du peuple, pénétraient
dans les châteaux et jusque dans le manoir à demi rustique des
gentillâtres. Même dans nos provinces du centre, les plus arriérées
par leur situation, le sentiment de l'équité sociale l'emportait
déjà sur la coutume barbare. Plus d'un mauvais garnement avait été
obligé de s'amender en dépit de ses privilèges, et, en certains
endroits, les paysans, poussés à bout, s'étaient débarrassés de
leur seigneur, sans que les tribunaux eussent songé à s'emparer de
l'affaire et sans que les parents eussent osé demander vengeance.

Malgré cette disposition des esprits, mon grand-père s'était
longtemps maintenu dans le pays sans éprouver de résistance. Mais,
ayant eu une nombreuse famille à élever, laquelle était pourvue comme
lui de bon nombre de vices, il se vit enfin tourmenté et obsédé de
créanciers que n'effarouchaient plus les menaces, et qui menaçaient
eux-mêmes de lui faire un mauvais parti. Il fallut songer à éviter
les recors d'un côté, et, de l'autre, les querelles qui naissaient à
chaque instant, et dans lesquelles, malgré leur nombre, leur bon accord
et leur force herculéenne, les Mauprat ne brillaient plus, toute la
population se joignant à ceux qui les insultaient et se mettant en
devoir de les lapider. Alors Tristan, ralliant sa lignée autour de lui,
comme le sanglier rassemble, après la chasse, ses marcassins
dispersés, se retira dans son castel, en fit lever le pont et s'y
renferma avec dix ou douze manants, ses valets, tous braconniers ou
déserteurs, qui avaient intérêt comme lui à se retirer du monde
(c'était son expression) et à se mettre en sûreté derrière de
bonnes murailles. Un énorme faisceau d'armes de chasse, canardières,
carabines, escopettes, pieux et coutelas, fut dressé sur la
plate-forme, et il fut enjoint au portier de ne jamais laisser approcher
plus de deux personnes en deçà de la portée de son fusil.

Depuis ce jour, Mauprat et ses enfants rompirent avec les lois civiles,
comme ils avaient rompu avec les lois morales. Ils s'organisèrent en
bande d'aventuriers. Tandis que leurs amés et féaux braconniers
pourvoyaient la maison de gibier, ils levaient des taxes illégales sur
les métairies environnantes. Sans être lâches (et tant s'en faut),
nos paysans, vous le savez, sont doux et timides par nonchalance, et par
méfiance de la loi, que dans aucun temps ils n'ont comprise, et
qu'aujourd'hui encore ils connaissent à peine. Aucune province de
France n'a conservé plus de vieilles traditions et souffert plus
longtemps les abus de la féodalité. Nulle part ailleurs, peut-être,
on n'a maintenu, comme on l'a fait chez nous jusqu'ici, le titre de
seigneur de la commune à certains châtelains, et nulle part il n'est
aussi facile d'épouvanter le peuple par la nouvelle de quelque fait
politique absurde et impossible. Au temps dont je vous parle, les
Mauprat, seule famille puissante dans un rayon de campagnes éloignées
des villes et privées de communications avec l'extérieur, n'eurent pas
de peine à persuader à leurs vassaux que le servage allait être
rétabli et que les récalcitrants seraient malmenés. Les paysans
hésitèrent, écoutèrent avec inquiétude quelques-uns d'entre eux qui
prêchaient l'indépendance, puis réfléchirent et prirent le parti de
se soumettre. Les Mauprat ne demandaient pas d'argent. Les valeurs
monétaires sont ce que le paysan de ces contrées réalise avec le plus
de peine, ce dont il se dessaisit avec le plus de répugnance. _L'argent
est cher_ est un de ses proverbes, parce que l'argent représente pour
lui autre chose qu'un travail physique. C'est un commerce avec les
choses et les hommes du dehors, un effort de prévoyance ou de
circonspection, un marché, une sorte de lutte intellectuelle qui
l'enlève à ses habitudes d'incurie, en un mot, un travail de l'esprit;
et, pour lui, c'est le plus pénible et le plus inquiétant.

Les Mauprat, connaissant bien le terrain et n'ayant plus de grands
besoins d'argent, puisqu'ils avaient renoncé à payer leurs dettes,
réclamèrent seulement des denrées. L'un subit la surtaxe sur ses
chapons, un autre sur ses veaux, un troisième fournit le blé, un
quatrième le fourrage, et ainsi de suite. On avait soin de rançonner
avec discernement, de demander à chacun ce qu'il pouvait donner sans se
gêner outre mesure; on promettait à tous aide et protection, et,
jusqu'à un certain point, on tenait parole. On détruisait les loups et
les renards, on accueillait et on cachait les déserteurs, on aidait à
frauder l'État, en intimidant les employés de la gabelle et les
collecteurs de l'impôt.

On usa de la facilité d'abuser le pauvre sur ses véritables intérêts,
et de corrompre les gens simples en déplaçant le principe de leur
dignité et de leur liberté naturelle. On fit entrer toute la contrée
dans l'espèce de scission qu'on avait faite avec la loi, et on effraya
tellement les fonctionnaires chargés de la faire respecter, qu'elle
tomba en peu d'années dans une véritable désuétude; de sorte que,
tandis qu'à une faible distance de ce pays, la France marchait à
grands pas vers l'affranchissement des classes pauvres, la Varenne
suivait une marche rétrograde et retournait à plein collier vers
l'ancienne tyrannie des hobereaux. Il fut bien aisé aux Mauprat de
pervertir ces pauvres gens: ils affectèrent de se populariser, afin de
contraster avec les autres nobles de la province, qui conservaient dans
leurs manières la hauteur de leur antique puissance. Mon grand-père ne
perdait pas surtout cette occasion de faire partager aux paysans son
animadversion contre son cousin Hubert de Mauprat. Tandis que celui-ci
donnait audience à ses chevanciers, lui, assis dans son fauteuil, eux
debout et la tête nue, Tristan de Mauprat les faisait asseoir à sa
table, goûtait avec eux le vin qu'ils lui apportaient en hommage
volontaire, et les faisait reconduire par ses gens au milieu de la nuit,
tous ivres morts, la torche en main et faisant retentir la forêt de
refrains obscènes. Le libertinage acheva la démoralisation des
paysans. Les Mauprat eurent bientôt dans toutes les familles des
accointances que l'on toléra parce qu'on y trouva du profit, et,
faut-il le dire? hélas! des satisfactions de vanité. La dispersion des
habitations favorisait le mal. Là, point de scandale, point de censure.
Le plus petit village eût suffi pour faire éclore et régner une
opinion publique; mais il n'y avait que des chaumières éparses, des
métairies isolées; des landes et des taillis mettaient entre les
familles des distances assez considérables pour qu'elles ne pussent
exercer mutuellement leur contrôle. La honte fait plus que la
conscience. Il est inutile de vous dire quels nombreux liens d'infamie
s'établirent entre les maîtres et les esclaves: la débauche,
l'exaction et la banqueroute furent l'exemple et le précepte de ma
jeunesse, et l'on menait joyeuse vie. On se moquait de toute équité,
on ne remboursait aux créanciers ni intérêts ni capitaux, on rossait
les gens de loi qui se hasardaient à venir faire des sommations, on
canardait la maréchaussée lorsqu'elle approchait trop des tourelles;
on souhaitait la peste au parlement, la famine aux hommes imbus de
philosophie nouvelle, la mort à la branche cadette des Mauprat, et on
se donnait par-dessus tout des airs de paladins du XIIe siècle. Mon
grand-père ne parlait que de sa généalogie et des prouesses de ses
ancêtres; il regrettait le bon temps où les châtelains avaient chez
eux des instruments pour la torture, des oubliettes et surtout des
canons. Pour nous, nous n'avions que des fourches, des bâtons et une
mauvaise couleuvrine, que mon oncle Jean pointait, du reste, fort bien,
et qui suffisait pour tenir en respect la chétive force militaire du
canon.



II


Le vieux Mauprat était un animal perfide et carnassier qui tenait le
milieu entre le loup-cervier et le renard. Il avait, avec une élocution
abondante et facile, un vernis d'éducation qui aidait en lui à la
ruse. Il affectait beaucoup de politesse et ne manquait pas de moyens de
persuasion avec les objets de ses vengeances. Il savait les attirer chez
lui et leur faire subir des traitements affreux que, faute de témoins,
il leur était impossible de prouver en justice. Toutes ces
scélératesses portaient un caractère d'habileté si grande, que le
pays en fut frappé d'une consternation qui ressemblait presque à du
respect. Jamais il ne fut possible de le saisir hors de sa tanière,
quoiqu'il en sortît souvent et sans beaucoup de précautions
apparentes. C'était un homme qui avait le génie du mal, et ses fils,
à défaut de l'affection dont ils étaient incapables, subissaient
l'ascendant de sa détestable supériorité et lui obéissaient avec une
discipline et une ponctualité presque fanatiques. Il était leur
sauveur dans tous les cas désespérés, et, lorsque l'ennui de la
réclusion commençait à planer sous nos voûtes glacées, son esprit,
facétieusement féroce, le combattait chez eux par l'attrait de
spectacles dignes d'une caverne de voleurs. C'étaient parfois de
pauvres moines quêteurs qu'on s'amusait à effrayer et à tourmenter:
on leur brûlait la barbe, on les descendait dans des puits et on les
tenait suspendus entre la vie et la mort jusqu'à ce qu'ils eussent
chanté quelque gravelure ou proféré quelque blasphème. Tout le pays
connaît l'aventure du greffier qu'on laissa entrer avec quatre
huissiers, et qu'on reçut avec tous les empressements d'une
hospitalité fastueuse. Mon grand-père feignit de consentir de bonne
grâce à l'exécution de leur mandat et les aida poliment à faire
l'inventaire de son mobilier, dont la vente était décrétée; après
quoi, le dîner étant servi et les gens du roi attablés, Tristan dit
au greffier:

--Eh! mon Dieu, j'oubliais une pauvre haridelle que j'ai à l'écurie.
Ce n'est pas grand'chose; mais encore vous pourriez être réprimandé
pour l'avoir omise, et, comme je vois que vous êtes un brave homme, je
ne veux point vous induire en erreur. Venez avec moi la voir, ce sera
l'affaire d'un instant.

Le greffier suivit Mauprat sans défiance, et, au moment où ils
entraient ensemble dans l'écurie, Mauprat, qui marchait le premier, lui
dit d'avancer seulement la tête; ce que fit le greffier, désireux de
montrer beaucoup d'indulgence dans l'exercice de ses fonctions et de ne
point examiner les choses scrupuleusement. Alors Mauprat poussa
brusquement la porte et lui serra si fortement le cou entre le battant
et la muraille, que le malheureux en perdit la respiration. Tristan, le
jugeant assez puni, rouvrit la porte, et, lui demandant pardon de son
inadvertance avec beaucoup de civilité, lui offrit son bras pour le
reconduire à table, ce que le greffier ne jugea pas à propos de
refuser. Mais, aussitôt qu'il fut rentré dans la salle où étaient
ses confrères, il se jeta sur une chaise, et, leur montrant sa figure
livide et son cou meurtri, il demanda justice contre le guet-apens où
on venait de l'entraîner. C'est alors que mon grand-père, se livrant
à sa fourbe railleuse, joua une scène de comédie d'une audace
singulière. Il reprocha gravement au greffier de l'accuser injustement,
et, affectant de lui parler toujours avec beaucoup de politesse et de
douceur, il prit les autres à témoin de sa conduite, les suppliant de
l'excuser si sa position précaire l'empêchait de les mieux recevoir,
et leur faisant les honneurs de son dîner d'une manière splendide. Le
pauvre greffier n'osa pas insister et fut forcé de dîner, quoique à
demi mort. Ses confrères furent si complètement dupes de l'assurance
de Mauprat, qu'ils burent et mangèrent gaiement, en traitant le
greffier de fou et de malhonnête. Ils sortirent de la Roche-Mauprat
tous ivres, chantant les louanges du châtelain et raillant le greffier,
qui tomba mort sur le seuil de sa maison en descendant de cheval.

Les huit garçons, l'orgueil et la force du vieux Mauprat, lui
ressemblaient tous également par la vigueur physique, la brutalité des
mœurs, et plus ou moins par la finesse et la méchanceté moqueuse. Il
faut le dire, c'étaient de vrais coquins, capables de tout mal et
complètement idiots devant une noble idée ou devant un bon sentiment;
cependant il y avait en eux une sorte de bravoure désespérée, qui
parfois n'était pas pour moi sans une apparence de grandeur. Mais il
est temps que je vous parle de moi et que je vous raconte le
développement de mon âme au sein du bourbier immonde où il avait plu
à Dieu de me plonger au sortir de mon berceau.

J'aurais tort si, pour forcer votre commisération à me suivre dans ces
premières années de ma vie, je vous disais que je naquis avec une
noble organisation, avec une âme pure et incorruptible. Quant à cela,
monsieur, je n'en sais rien. Il n'y a peut-être pas d'âmes
incorruptibles, et peut-être qu'il y en a. C'est ce que ni vous ni
personne ne saurez, jamais. C'est une grande question à résoudre que
celle-ci: «Y a-t-il en nous des penchants invincibles, et l'éducation
peut-elle les modifier seulement ou les détruire?» Moi, je n'oserais
prononcer; je ne suis ni métaphysicien, ni psychologue, ni philosophe;
mais j'ai eu une terrible vie, messieurs; et, si j'étais législateur,
je ferais arracher la langue ou couper le bras à celui qui oserait
prêcher ou écrire que l'organisation des individus est fatale, et
qu'on ne refait pas plus le caractère d'un homme que l'appétit d'un
tigre. Dieu m'a préservé de le croire.

Tout ce que je puis vous dire, c'est que j'avais reçu de ma mère de
bonnes notions sans avoir peut-être naturellement ses bonnes qualités.
Chez elle, j'étais déjà violent, mais d'une violence sombre et
concentrée, aveugle et brutal dans la colère, méfiant jusqu'à la
poltronnerie à l'approche du danger, hardi jusqu'à la folie quand
j'étais aux prises avec lui, c'est-à-dire à la fois timide et brave
par amour de la vie. J'étais d'une opiniâtreté révoltante; pourtant
ma mère seule réussissait à me vaincre; et, sans bien raisonner, car
mon intelligence fut très tardive dans son développement, je lui
obéissais comme à une sorte de nécessité magnétique. Avec ce seul
ascendant, dont je me souviens, et celui d'une autre femme que j'ai subi
par la suite, il y avait et il y a eu de quoi me mener à bien. Mais je
perdis ma mère avant qu'elle eût pu m'enseigner sérieusement quelque
chose; et, quand je fus transplanté à la Roche-Mauprat, je ne pus
éprouver pour le mal qui s'y faisait qu'une répulsion instinctive,
assez faible peut-être, si la peur ne s'y fût mêlée.

Mais je remercie le ciel du fond du cœur pour les mauvais traitements
dont j'y fus accablé, et surtout pour la haine que mon oncle Jean
conçut pour moi. Mon malheur me préserva de l'indifférence en face du
mal, et mes souffrances m'aidèrent à détester ceux qui le
commettaient.

Ce Jean était certainement le plus détestable de sa race: depuis
qu'une chute de cheval l'avait rendu contrefait, sa méchante humeur
s'était développée en raison de l'impossibilité de faire autant de
mal que ses compagnons. Obligé de rester au logis quand les autres
partaient pour leurs expéditions, car il ne pouvait monter à cheval,
il n'avait de plaisir que lorsque le château recevait un de ces petits
assauts inutiles que la maréchaussée lui donnait quelquefois comme
pour l'acquit de sa conscience. Retranché derrière un rempart en
pierres de taille qu'il avait fait construire à sa guise, Jean, assis
tranquillement auprès de sa couleuvrine, effleurait de temps en temps un
gendarme et retrouvait tout à coup, disait-il, le sommeil et l'appétit
que lui ôtait son inaction. Même il n'attendait pas les cas d'attaque
pour grimper à sa chère plate-forme; et là, accroupi comme un chat
qui fait le guet, dès qu'il voyait un passant se montrer au loin sans
faire le signal, il exerçait son adresse sur ce point de mire et lui
faisait rebrousser chemin. Il appelait cela donner un coup de balai sur
la route.

Mon jeune âge me rendant incapable de suivre mes oncles à la chasse et
à la maraude, Jean devint naturellement mon gardien et mon instituteur,
c'est-à-dire mon geôlier et mon bourreau. Je ne vous raconterai pas
les détails de cette infernale existence. Pendant près de dix ans,
j'ai subi le froid, la faim, l'insulte, le cachot et les coups, selon
les caprices plus ou moins féroces de ce monstre. Sa grande haine pour
moi vint de ce qu'il ne put parvenir à me dépraver; mon caractère
rude, opiniâtre et sauvage me préserva de ses viles séductions.
Peut-être n'avais-je en moi aucune force pour la vertu; mais j'en avais
heureusement pour la haine. Plutôt que de complaire à mon tyran,
j'aurais souffert mille morts; je grandis donc sans concevoir aucun
attrait pour le vice. Cependant j'avais de si étranges notions sur la
société, que le métier de mes oncles ne me causait par lui-même
aucune répugnance. Vous pensez bien qu'élevé derrière les murs de la
Roche-Mauprat, et vivant en état de siège perpétuel, j'avais
absolument les idées qu'eût pu avoir un servant d'armes au temps de la
barbarie féodale. Ce qui, hors de notre tanière, s'appelait, pour les
autres hommes, assassiner, piller et torturer, on m'apprenait à
l'appeler combattre, vaincre et soumettre. Je savais, pour toute
histoire des hommes, les légendes et les ballades de la chevalerie que
mon grand-père me racontait le soir, lorsqu'il avait le temps de songer
à ce qu'il appelait mon éducation; et, quand je lui adressais quelque
question sur le temps présent, il me répondait que les temps étaient
bien changés, que tous les Français étaient devenus traîtres et
félons, qu'ils avaient fait peur aux rois, et que ceux-ci avaient
abandonné lâchement la noblesse, laquelle, à son tour, avait eu la
couardise de renoncer à ses privilèges et de se laisser faire la loi
par les manants. J'écoutais avec surprise, et presque avec indignation,
cette peinture de l'époque où je vivais, époque pour moi
indéfinissable. Mon grand-père n'était pas fort sur la chronologie:
aucune espèce de livre ne se trouvait à la Roche-Mauprat, si ce n'est
l'histoire des fils Aymon et quelques chroniques du même genre,
rapportées des foires du pays par nos valets. Trois noms surnageaient
seuls dans le chaos de mon ignorance, Charlemagne, Louis XI et Louis
XIV, parce que mon grand-père les faisait souvent intervenir dans ses
commentaires sur les droits méconnus de la noblesse. Et moi, en
vérité, je savais à peine la différence d'un règne à une race, et
je n'étais pas bien sûr que mon grand-père n'eût pas vu Charlemagne;
car il en parlait plus souvent et plus volontiers que de tout autre.

Mais, en même temps que mon énergie instinctive me faisait admirer les
faits d'armes de mes oncles et m'inspirait le désir d'y prendre part,
les froides cruautés que je leur voyais exercer au retour de leurs
campagnes, et les perfidies au moyen desquelles ils attiraient des dupes
chez eux, pour les rançonner ou les torturer, me causaient des
émotions pénibles, étranges, et dont il me serait difficile,
aujourd'hui que je parle en toute sincérité, de me rendre compte bien
clairement. Dans l'absence de tout principe de morale, il eût été
naturel que je me contentasse de celui du droit du plus fort, que je
voyais mettre en pratique; mais les humiliations et les souffrances
qu'en raison de ce droit mon oncle Jean m'imposait m'avaient appris à
ne pas m'en contenter. Je comprenais le droit du plus brave et je
méprisais sincèrement ceux qui, pouvant mourir, acceptaient la vie au
prix des ignominies qu'on leur faisait subir à la Roche-Mauprat. Mais
ces affronts, ces terreurs, imposés à des prisonniers, à des femmes,
à des enfants, ne me semblaient expliqués et autorisés que par des
appétits sanguinaires. Je ne sais si j'étais assez susceptible d'un
bon sentiment pour qu'ils m'inspirassent de la pitié pour les victimes,
mais il est certain que j'éprouvais ce sentiment de commisération
égoïste qui est dans la nature, et, qui, perfectionné et ennobli, est
devenu la charité chez les hommes civilisés. Sous ma grossière
enveloppe, mon cœur n'avait sans doute que des tressaillements de peur
et de dégoût à l'aspect des supplices que, d'un jour à l'autre, je
pouvais subir pour mon compte au moindre caprice de mes oppresseurs;
d'autant plus que Jean avait l'habitude, lorsqu'il me voyait pâlir à
ces affreux spectacles, de me dire d'un air goguenard:

--Voilà ce que je te ferai quand tu désobéiras.

Tout ce que je sais, c'est que j'éprouvais un affreux malaise en
présence de ces actions iniques; mon sang se figeait dans mes veines,
ma gorge se serrait, et je m'enfuyais pour ne pas répéter les cris qui
frappaient mon oreille. Cependant, avec le temps, je me blasai un peu
sur ces impressions terribles. Ma fibre s'endurcit, l'habitude me donna
des forces pour cacher ce qu'on appelait ma lâcheté. J'eus honte des
signes de faiblesse que je donnais, et je forçai mon visage au sourire
d'hyène que je voyais sur le visage de mes proches. Mais je ne pus
jamais réprimer des frémissements convulsifs qui me passaient de temps
en temps dans tous les membres et un froid mortel qui descendait dans
mes veines au retour de ces scènes d'angoisse. Les femmes traînées,
moitié de gré, moitié de force, sous le toit de la Roche-Mauprat, me
causaient un trouble inconcevable. Je commençais à sentir le feu de la
jeunesse s'éveiller en moi et à jeter un regard de convoitise sur
cette part des captures de mes oncles; mais il se mêlait à ces
naissants désirs des angoisses inexprimables. Les femmes n'étaient
qu'un objet de mépris pour tout ce qui m'entourait; je faisais de vains
efforts pour séparer cette idée de celle du plaisir qui me
sollicitait. Ma tête était bouleversée, et mes nerfs, irrités,
donnaient un goût violent et maladif à toutes mes sensations.

Du reste, j'avais le caractère aussi mal fait que mes compagnons; et,
si mon cœur valait mieux, mes manières n'étaient pas moins
arrogantes, ni mes plaisanteries de meilleur goût. Un trait de ma
méchanceté adolescente n'est pas inutile à rapporter ici, d'autant
plus que les suites de ce fait eurent de l'influence sur le reste de ma
vie.



III


À trois lieues de la Roche-Mauprat, en tirant vers le Fromental, vous
devez avoir vu, au milieu des bois, une vieille tour isolée, célébré
par la mort tragique d'un prisonnier que le bourreau, étant en
tournée, trouva bon de pendre, il y a une centaine d'années, sans
autre forme de procès, pour complaire à un ancien Mauprat, son
seigneur.

À l'époque dont je vous parle, la tour Gazeau était déjà
abandonnée, menaçant ruine: elle était domaine de l'État, et on y
avait toléré, par oubli plus que par bienfaisance, la retraite d'un
vieux indigent, homme fort original, vivant complètement seul, et connu
dans le pays sous le nom du bonhomme Patience.


--J'en ai entendu parler à la grand'mère de ma nourrice, repris-je;
elle le tenait pour sorcier.

--Précisément; et, puisque nous voici sur ce sujet, il faut que je
vous dise au juste quel homme était ce Patience; car j'aurai plus d'une
fois occasion de vous en parler dans le cours de mon récit, et j'ai eu
aussi celle de le connaître à fond.


Patience était un philosophe rustique. Le ciel lui avait départi une
haute intelligence; mais l'éducation lui avait manqué, et, par une
sorte de fatalité inconnue, son cerveau avait été complètement
rebelle au peu d'instruction qu'il avait été à même de recevoir.
Ainsi il avait été à l'école chez les Carmes de ***, et, au lieu de
ressentir ou de montrer de l'aptitude, il avait fait l'école
buissonnière avec plus de délices qu'aucun de ses camarades. C'était
une nature éminemment contemplative, douce et indolente, mais fière,
et poussant jusqu'à la sauvagerie l'amour de l'indépendance;
religieuse, mais ennemie de toute règle; un peu ergoteuse, très
méfiante, implacable aux hypocrites. Les pratiques du cloître ne lui
imposèrent pas, et, pour avoir eu une ou deux fois son franc parler
avec les moines, il fut chassé de l'école. Depuis ce temps, il fut
grand ennemi de ce qu'il appelait la monacaille et se déclara
ouvertement pour le curé de Briantes, qu'on accusait d'être
janséniste. Mais le curé ne réussit pas mieux que les moines à
instruire Patience. Le jeune paysan, quoique doué d'une force
herculéenne et d'une grande curiosité pour la science, montrait une
aversion insurmontable pour toute espèce de travail, soit physique,
soit intellectuel. Il professait une philosophie naturelle à laquelle
il était bien difficile au curé de répondre. On n'avait pas besoin de
travailler, disait-il, quand on n'avait pas besoin d'argent, et on
n'avait pas besoin d'argent quand on n'avait que des besoins modérés.
Patience prêchait d'exemple; dans l'âge des passions, il eut des
mœurs austères, ne but jamais que de l'eau, n'entra jamais dans un
cabaret, ne sut point danser, et fut toujours fort gauche et fort timide
avec les femmes, auxquelles, d'ailleurs, son caractère bizarre, sa
figure sévère et son esprit un peu railleur ne plurent point. Comme
s'il eut aimé à se venger, par le dédain, de cette défaveur, ou à
s'en consoler par la sagesse, il se plaisait, comme autrefois Diogène,
à dénigrer les vains plaisirs d'autrui; et, si quelquefois on le
voyait passer sous la ramée, au milieu des fêtes, c'était pour y
jeter quelque saillie ingénue, éclair de son inexorable bon sens.
Quelquefois aussi son intolérante moralité s'exprima d'une manière
acerbe et laissa derrière lui un nuage de tristesse ou d'effroi dans
les consciences troublées. C'est ce qui lui suscita de violents
ennemis; et les efforts d'une haine inepte, joints à l'espèce
d'étonnement qu'inspirait son allure excentrique, lui attirèrent la
réputation de sorcier.

Quand je vous ai dit que l'instruction manqua à Patience, je me suis
mal exprimé. Avide de connaître les hauts mystères de la nature, son
intelligence voulut escalader le ciel au premier vol; et, dès les
premières leçons, le curé janséniste se vit tellement troublé et
effarouché de l'audace de son élève, il eut tant à lui dire pour le
calmer et le soumettre, il fallut soutenir un tel assaut de questions
hardies et d'objections superbes, qu'il n'eut pas le loisir de lui
enseigner l'alphabet, et qu'au bout de dix ans d'études interrompues et
reprises au gré du caprice ou de la nécessité, Patience ne savait pas
lire. C'est à grand'peine qu'en suant sur son livre, il déchiffrait
une page en deux heures, et encore ne comprenait-il pas le sens de la
plupart des mots qui exprimaient des idées abstraites. Et pourtant ces
idées abstraites étaient en lui; on les pressentait en le voyant, en
l'écoutant; et c'était merveille que la manière dont il parvenait a
les rendre dans son langage rustique, animé d'une poésie barbare, si
bien qu'on était, en l'entendant, partagé entre l'admiration et la
gaieté.

Lui, toujours grave, toujours absolu, ne voulait composer avec aucune
dialectique. Stoïcien par nature et par principe, passionné dans la
propagande de sa doctrine du détachement des faux biens, mais
inébranlable dans la pratique de la résignation, il battait en brèche
le pauvre curé; et c'était à ces discussions, comme il me l'a
raconté souvent dans ses dernières années, qu'il avait acquis ses
connaissances en philosophie. Pour résister aux coups de bélier de la
logique naturelle, le bon janséniste était forcé d'invoquer le
témoignage de tous les Pères de l'Église et de les opposer, souvent
même de les corroborer avec la doctrine de tous les sages et savants de
l'antiquité. Alors les yeux ronds de Patience _grossissaient dans sa
tête_ (c'était son expression), la parole expirait sur ses lèvres,
et, charmé d'apprendre sans se donner la peine d'étudier, il se
faisait longuement expliquer la doctrine de ces grands hommes et
raconter leur vie. En voyant son attention et son silence, l'adversaire
triomphait; mais, au moment où il croyait avoir convaincu cette âme
rebelle, Patience, entendant sonner minuit à l'horloge du village, se
levait, prenait congé de son hôte avec affection, et, reconduit par
lui jusqu'au seuil du presbytère, le consternait avec quelque
réflexion laconique et mordante qui confondait saint Jérôme et
Platon, Eusèbe tout autant que Sénèque, Tertullien non moins
qu'Aristote.

Le curé ne s'avouait pas trop la supériorité de cette intelligence
inculte. Néanmoins il était tout étonné de passer tant de soirs
d'hiver au coin de son feu avec ce paysan, sans éprouver ni ennui ni
fatigue; et il se demandait pourquoi le magister du village, et même le
prieur du couvent, quoique sachant grec et latin, lui semblaient, l'un
ennuyeux, l'autre erroné, dans tous leurs discours. Il connaissait
toute la pureté des mœurs de Patience, et il s'expliquait l'ascendant
de son esprit par le pouvoir et le charme que la vertu exerce et répand
autour d'elle. Puis il s'accusait humblement, chaque soir, devant Dieu
de n'avoir pas disputé avec son élève à un point de vue assez
chrétien. Il confessait à son ange gardien que l'orgueil de sa science
et le plaisir qu'il avait goûté à se voir écouté si religieusement
l'avaient un peu emporté au delà des limites de l'enseignement
religieux; qu'il avait cité trop complaisamment les auteurs profanes;
qu'il avait même trouvé un dangereux plaisir à se promener avec son
auditeur dans les champs du passé, pour y cueillir des fleurs païennes
que l'eau du baptême n'avait pas arrosées et qu'il n'était pas permis
à un prêtre de respirer avec tant de charme.

De son côté, Patience chérissait le curé. C'était son seul ami, le
seul lien qu'il eût avec la société, le seul aussi qu'il eût avec
Dieu par la lumière de la science. Le paysan s'exagérait beaucoup le
savoir de son pasteur. Il ne savait pas que même les plus éclairés
des hommes civilisés prennent souvent à rebours, ou ne prennent pas du
tout le cours des connaissances humaines. Patience eût été délivré
de grandes anxiétés d'esprit s'il eût pu découvrir, à coup sûr,
que son maître se trompait fort souvent, et que c'était l'homme et non
la vérité qui faisait défaut. Ne le sachant pas et voyant
l'expérience des siècles en désaccord avec le sentiment inné de la
justice, il était en proie à des rêveries continuelles; et, vivant
seul, errant dans la campagne à toutes les heures du jour et de la
nuit, absorbé dans des préoccupations inconnues à ses pareils, il
donnait de plus en plus crédit aux fables de sorcellerie débitées
contre lui.

Le couvent n'aimait pas le pasteur. Quelques moines que Patience avaient
démasqués haïssaient Patience. Le pasteur et l'élève furent
persécutés. Les moines ignares ne reculèrent pas devant la
possibilité d'accuser le curé auprès de son évêque de s'adonner aux
sciences occultes, de concert avec le magicien Patience. Une sorte de
guerre religieuse s'établit dans le village et dans les alentours. Tout
ce qui n'était pas pour le couvent fut pour le curé, et
réciproquement. Patience dédaigna d'entrer dans cette lutte. Un beau
matin, il alla embrasser son ami en pleurant et lui dit:

--Je n'aime que vous au monde, je ne veux donc pas vous être un sujet
de persécution; comme, après vous, je ne connais et n'aime personne,
je m'en vais vivre dans les bois à la manière des hommes primitifs.
J'ai pour héritage un champ qui rapporte cinquante livres de rente;
c'est la seule terre que j'aie jamais remuée de mes mains, et la
moitié de son chétif revenu a été employée à payer la dîme de
travail que je dois au seigneur; j'espère mourir sans avoir fait pour
autrui le métier de bête de somme. Cependant, si on vous suspend de
vos fonctions, si on vous ôte votre revenu, et que vous ayez un champ
à labourer, faites-moi dire un mot, et vous verrez que mes bras ne se
seront pas engourdis dans l'inaction.

Le pasteur combattit en vain cette résolution. Patience partit,
emportant pour tout bagage la veste qu'il avait sur le dos, et un
abrégé de la doctrine d'Épictète, pour laquelle il avait une grande
prédilection, et dans laquelle, grâce à de fréquentes études, il
pouvait lire jusqu'à trois pages par jour, sans se fatiguer outre
mesure. L'anachorète rustique alla vivre au désert. D'abord il se
construisit dans les bois une cahute de ramée. Mais, assiégé par les
loups, il se réfugia dans une salle basse de la tour Gazeau, où il se
fit, avec un lit de mousse et des troncs d'arbres, un ameublement
splendide; avec des racines, des fruits sauvages et le laitage d'une
chèvre, un ordinaire très peu inférieur à celui qu'il avait eu au
village. Ceci n'est point exagéré. Il faut voir le paysan de certaines
parties de la Varenne pour se faire une idée de la sobriété au sein
de laquelle un homme peut vivre en état de santé. Au milieu de ces
habitudes stoïques, Patience était encore une exception. Jamais le vin
n'avait rougi ses lèvres, et le pain lui avait toujours semblé une
superfluité. Il ne haïssait pas, d'ailleurs, la doctrine de Pythagore,
et, dans les rares entrevues qu'il avait désormais avec son ami, il lui
disait que, sans croire précisément à la métempsycose et sans se
faire une loi d'observer le régime végétal, il éprouvait
involontairement une secrète joie de pouvoir s'y adonner et de n'avoir
plus occasion de voir donner la mort tous les jours à des animaux
innocents.

Patience avait pris cette étrange résolution à l'âge de quarante
ans; il en avait soixante lorsque je le vis pour la première fois, et
il jouissait d'une force physique extraordinaire. Il avait bien quelques
habitudes de promenade chaque année; mais, à mesure que je vous dirai
ma vie, j'entrerai dans le détail de la vie cénobitique de Patience.

À l'époque dont je vais vous parler, après de nombreuses
persécutions, les gardes forestiers, par crainte de se voir jeter un
sort, plutôt que par compassion, lui avaient enfin concédé la libre
occupation de la tour Gazeau, non sans le prévenir qu'elle pourrait
bien lui tomber sur la tête au premier vent d'orage; à quoi Patience
avait philosophiquement répondu que, si sa destinée était d'être
écrasé, le premier arbre de la forêt serait tout aussi bon pour cela
que les combles de la tour Gazeau.

Avant de vous mettre en scène mon personnage de Patience, et tout en
vous demandant pardon de la longueur trop complaisante de cette
biographie préliminaire, je dois encore vous dire que, dans l'espace de
ces vingt années, l'esprit du pasteur avait suivi une nouvelle
direction. Il aimait la philosophie, et, malgré lui, le cher homme, il
reportait cet amour sur les philosophes, même sur les moins orthodoxes.
Les ouvrages de Jean-Jacques Rousseau le transportèrent, malgré toute
sa résistance intérieure, dans des régions nouvelles; et, un matin
qu'au retour d'une visite à des malades, il avait rencontré Patience
herborisant pour son dîner sur les rochers de Grevant, il s'était
assis près de lui sur la pierre druidique, et il avait fait à son
propre insu la profession de foi du vicaire savoyard. Patience mordit
beaucoup plus volontiers à cette religion poétique qu'à l'ancienne
orthodoxie. Le plaisir avec lequel il écouta le résumé des doctrines
nouvelles engagea le curé à lui donner secrètement quelques
rendez-vous sur des points isolés de la Varenne, où ils devaient se
rencontrer comme par hasard. Dans ces conciliabules mystérieux,
l'imagination de Patience, restée si fraîche et si ardente dans la
solitude, s'enflamma de toute la magie des idées et des espérances qui
fermentaient alors en France, depuis la cour de Versailles jusqu'aux
bruyères les plus inhabitées. Il s'éprit de Jean-Jacques et s'en fit
lire tout ce qu'il lui fut possible d'en écouter sans compromettre les
devoirs du curé. Puis il se fit donner un exemplaire du _Contrat
social_ et alla l'épeler sans relâche à la tour Gazeau. D'abord le
curé ne lui avait communiqué cette manne qu'avec des restrictions, et,
tout en lui faisant admirer les grandes pensées et les grands
sentiments du philosophe, il avait cru le mettre en garde contre les
poisons de l'anarchie. Mais toute l'ancienne science, toutes les
heureuses citations d'autrefois, en un mot, toute la théologie du bon
prêtre fut emportée comme un pont fragile par le torrent d'éloquence
sauvage et d'enthousiasme irréfrénable que Patience avait amassé dans
son désert. Il fallut que le curé cédât et repliât effrayé sur
lui-même. Alors il y trouva le for intérieur lézardé et craquant de
toute part. Le nouveau soleil qui montait sur l'horizon politique et qui
bouleversait toutes les intelligences fondit la sienne comme une neige
légère au premier souffle du printemps. L'exaltation de Patience, le
spectacle de sa vie étrange et poétique qui lui donnait un air
inspiré, la tournure romanesque que prenaient leurs relations
mystérieuses (les ignobles persécutions du couvent ennoblissant
l'esprit de révolte), tout cela s'empara si fort du prêtre, qu'en 1770
il était déjà bien loin du jansénisme et cherchait vainement dans
toutes les hérésies religieuses un point où se retenir avant de
tomber dans l'abîme de philosophie, si souvent ouvert devant lui par
Patience, si souvent refermé en vain par les exorcismes de la
théologie romaine.



IV


Après ce récit de la vie philosophique de Patience, rédigée par
l'homme d'aujourd'hui, continua Bernard après une pause, j'ai quelque
peine à retourner aux impressions bien différentes que reçut l'homme
d'autrefois en rencontrant le sorcier de la tour Gazeau. Je vais
m'efforcer cependant de ressaisir fidèlement mes souvenirs.

Ce fut un soir d'été qu'au retour d'une pipée où plusieurs petits
paysans m'avaient accompagné, je passai devant la tour Gazeau pour la
première fois. J'étais âgé d'environ treize ans; j'étais le plus
grand et le plus fort de mes compagnons, et, en outre, j'exerçais sur
eux, à la rigueur, l'ascendant de mes prérogatives seigneuriales.
C'était entre nous un mélange de familiarité et d'étiquette assez
bizarre. Parfois, quand l'ardeur de la chasse ou la fatigue de la
journée les gouvernait plus que moi, j'étais forcé de céder à leurs
avis, et déjà je savais me rendre à point comme le font les despotes,
afin de n'avoir jamais l'air d'être commandé par la nécessité; mais
j'avais ma revanche dans l'occasion, et je les voyais bientôt trembler
devant l'odieux nom de ma famille.

La nuit se faisait, et nous marchions gaiement, sifflant, abattant des
cormes à coups de pierre, imitant le cri des oiseaux, lorsque celui qui
marchait devant s'arrêta tout à coup, et, revenant sur ses pas,
déclara qu'il ne passerait pas par le sentier de la tour Gazeau, et
qu'il allait prendre à travers bois. Cet avis fut accueilli par deux
autres. Un troisième objecta que l'on risquait de se perdre si on
quittait le sentier, que la nuit était proche et que les loups étaient
en nombre.

--Allons, canaille! m'écriai-je d'un ton de prince en poussant le
guide, suis le sentier, et laisse-nous tranquilles avec tes sottises.

--_Non, moi_[1], dit l'enfant, je viens de voir le sorcier qui dit _des
paroles_ sur sa porte, et je n'ai pas envie d'avoir la fièvre toute
l'année.

--Bah! dit un autre, il n'est pas méchant avec tout le monde. Il ne
fait pas de mal aux enfants; et, d'ailleurs, nous n'avons qu'à passer
bien tranquillement sans lui rien dire; qu'est-ce que vous voulez qu'il
nous fasse?

--Oh! c'est bien, reprit le premier, si nous étions seuls!... Mais M.
Bernard est avec nous, nous sommes sûrs d'avoir _un sort._

--Qu'est-ce à dire, imbécile? m'écriai-je en levant le poing.

--Ce n'est pas ma faute, _monseigneur_, reprit l'enfant. Ce vieux
_chétif_ n'aime pas les _monsieu_, et il a dit qu'il voudrait voir M.
Tristan et tous ses enfants pendus au bout de la même branche.

--Il a dit cela? Bon! repris-je, avançons, et vous allez voir. Qui
m'aime me suive; qui me quitte est un lâche.

Deux de mes compagnons se laissèrent entraîner par la vanité. Tous
les autres feignirent de les imiter; mais, au bout de quatre pas, chacun
avait pris la fuite en s'enfonçant dans le taillis, et je continuai
fièrement ma route, escorté de mes deux acolytes. Le petit Sylvain,
qui allait le premier, ôta son chapeau du plus loin qu'il vit Patience,
et, lorsque nous fûmes vis-à-vis de lui, quoiqu'il eût la tête
baissée et qu'il semblât ne faire aucune attention à nous, l'enfant,
frappé de terreur, lui dit d'une voix tremblante:

--Bonsoir et bonne nuit, maître Patience!

Le sorcier, sortant de sa rêverie, tressaillit comme un homme qui
s'éveille, et je vis, non sans une certaine émotion, sa figure
basanée, à demi couverte d'une épaisse barbe grise. Sa grosse tête
était tout à fait dépouillée, et la nudité du front contrastait
avec l'épaisseur du sourcil, derrière lequel un œil rond et enfoncé
profondément dans l'orbite lançait des éclairs comme on en voit à la
fin de l'été derrière le feuillage pâlissant. C'était un homme de
petite taille, mais large des épaules et bâti comme un gladiateur. Il
était couvert de haillons orgueilleusement malpropres. Sa figure était
courte et commune comme celle de Socrate, et, si le feu du génie
brillait dans ses traits fortement accusés, il m'était impossible de
m'en apercevoir. Il me fit l'effet d'une bête féroce, d'un animal
immonde. Un sentiment de haine s'empara de moi, et, résolu de venger
l'affront fait par lui à mon nom, je mis une pierre dans ma fronde, et,
sans autres préliminaires, je la lançai avec vigueur.

Au moment où la pierre partit, Patience était en train de répondre à
la salutation de l'enfant.

--Bonsoir, enfants; Dieu soit avec vous!... nous disait-il, lorsque la
pierre siffla à son oreille et alla frapper une chouette apprivoisée
qui faisait les délices de Patience et qui commençait à s'éveiller
avec la nuit dans le lierre dont la porte était couronnée.

La chouette jeta un cri aigu et tomba sanglante aux pieds de son
maître, qui lui répondit par un rugissement et resta immobile de
surprise et de fureur pendant quelques secondes. Puis, tout à coup,
prenant par les pieds la victime palpitante, il l'enleva de terre, et,
venant à notre rencontre:

--Lequel de vous, malheureux, s'écria-t-il d'une voix tonnante, a
lancé cette pierre?

Celui de mes compagnons qui marchait le dernier s'enfuit avec la
rapidité du vent; mais Sylvain, saisi par la large main du sorcier,
tomba les deux genoux en terre, en jurant par la sainte Vierge et par
sainte Solange, patronne du Berry, qu'il était innocent du meurtre de
l'oiseau. J'avais, je l'avoue, une forte démangeaison de le laisser se
tirer d'affaire comme il pourrait, et d'entrer dans le fourré. Je
m'étais attendu à voir un vieux jongleur décrépit, et non à tomber
dans les mains d'un ennemi robuste; mais l'orgueil me retint.

--Si c'est toi, disait Patience à mon compagnon tremblant, malheur à
toi, car tu es un méchant enfant, et tu seras un malhonnête homme! Tu
as fait une mauvaise action; tu as mis ton plaisir à causer de la peine
à un vieillard qui ne t'a jamais nui, et tu l'as fait avec perfidie,
avec lâcheté, en dissimulant et en lui disant le bonsoir avec
politesse. Tu es un menteur, un infâme; tu m'as arraché ma seule
société, ma seule richesse; tu t'es réjoui dans le mal. Que Dieu te
préserve de vivre, si tu dois continuer ainsi!

--Ô monsieur Patience! criait l'enfant en joignant les mains, ne me
maudissez pas, ne me _charmez_ pas, ne me donnez pas de maladie; ce
n'est pas moi! Que Dieu m'extermine si c'est moi!...

--Si ce n'est pas toi, c'est donc celui-là? dit Patience en me prenant
par le collet de mon habit, et en me secouant comme un arbrisseau qu'on
va déraciner.

--Oui, c'est moi, répondis-je avec hauteur, et si vous voulez savoir
mon nom, apprenez qu'on m'appelle Bernard Mauprat, et qu'un vilain qui
touche à un gentilhomme mérite la mort.

--La mort! toi, tu me donneras la mort, Mauprat! s'écria le vieillard
pétrifié de surprise et d'indignation. Et que serait donc Dieu si un
morveux comme toi avait le droit de menacer un homme de mon âge? La
mort! ah! tu es bien un Mauprat, et tu chasses de race, chien maudit!
Cela parle de donner la mort, et tout au plus si cela est né! La mort,
mon louveteau! sais-tu que c'est toi qui mérites la mort, non pas pour
ce que tu viens de faire, mais pour être fils de ton père et neveu de
tes oncles? Ah! je suis content de tenir un Mauprat dans le creux de ma
main et de savoir si un coquin de gentilhomme pèse autant qu'un
chrétien.

Et en même temps il m'enlevait de terre comme il eût fait d'un
lièvre.

--Petit, dit-il à mon compagnon, va-t'en chez toi, et ne crains rien.
Patience ne se fâche guère contre ses pareils, et il pardonne à ses
frères, parce que ses frères sont des ignorants comme lui et ne savent
pas ce qu'ils font; mais un Mauprat, vois-tu, ça sait lire et écrire,
et ça n'en est que plus méchant. Va-t'en... Mais non, reste; je veux
qu'une fois dans ta vie, tu voies un gentilhomme recevoir le fouet de la
main d'un vilain. Tu vas voir cela, et je te prie de ne pas l'oublier,
petit, et de le raconter à tes parents.

J'étais pâle de colère, mes dents se brisaient dans ma bouche; je fis
une résistance désespérée. Patience, avec un sang-froid effrayant,
m'attacha à un arbre avec un brin de ramée. Il n'avait qu'à
m'effleurer de sa main large et calleuse pour me plier comme un roseau,
et cependant j'étais remarquablement vigoureux pour mon âge. Il
accrocha la chouette à une branche au-dessus de ma tête, et le sang de
l'oiseau, s'égouttant sur moi, me pénétrait d'horreur; car, quoiqu'il
n'y eût là qu'une correction usitée avec les chiens de chasse qui
mordent le gibier, mon cerveau, troublé par la rage, par le désespoir
et par les cris de mon compagnon, commençait à croire à quelque
affreux maléfice; mais je pense que j'eusse été moins puni s'il
m'eût métamorphosé en chouette que je ne le fus en subissant la
correction qu'il m'infligea. En vain je l'accablai de menaces, en vain
je fis d'effroyables serments de vengeance, en vain le petit paysan se
jeta encore à genoux, en répétant avec angoisse:

--Monsieur Patience, pour l'amour de Dieu, pour l'amour de vous-même,
ne lui faites pas de mal; les Mauprat vous tueront.

Il se prit à rire en haussant les épaules, et, s'armant d'une poignée
de houx, il me fustigea, je dois l'avouer, d'une manière plus
humiliante que cruelle; car, à peine vit-il couler quelques gouttes de
mon sang, qu'il s'arrêta, jeta ses verges, et même je remarquai une
subite altération dans ses traits et dans sa voix, comme s'il se fût
repenti de sa sévérité.

--Mauprat, me dit-il en croisant ses bras sur sa poitrine et en me
regardant fixement, vous voilà châtié; vous voilà insulté, mon
gentilhomme: cela me suffit. Vous voyez que je pourrais vous empêcher
de me jamais nuire, en vous ôtant le souffle d'un coup de pouce, et en
vous enterrant sous la pierre de ma porte. Qui s'aviserait de venir
chercher ce bel enfant de noble chez le bonhomme Patience? Mais vous
voyez que je n'aime pas la vengeance; car, au premier cri de douleur qui
vous est échappé, j'ai cessé. Je n'aime pas à faire souffrir, moi;
je ne suis pas un Mauprat. Il était bon pour vous d'apprendre par
vous-même ce que c'est que d'être une fois la victime. Puisse cela
vous dégoûter du métier de bourreau que l'on fait de père en fils
dans votre famille! Bonsoir! allez-vous-en, je ne vous en veux plus, la
justice du bon Dieu est satisfaite. Vous pouvez dire à vos oncles de me
mettre sur le gril; ils mangeront un méchant morceau, et ils avaleront
une chair qui reprendra vie dans leur gosier pour les étouffer.

Alors il ramassa sa chouette morte, et, la contemplant d'un air sombre:

--Un enfant de paysan n'eût pas fait cela, dit-il. Ce sont plaisirs de
gentilhomme.

Et, se retirant sur sa porte, il fit entendre l'exclamation qui lui
échappait dans les grandes occasions et qui lui avait fait donner le
surnom qu'il portait:

--Patience, patience!... s'écria-t-il.

C'était, selon les bonnes femmes, une formule cabalistique dans sa
bouche, et, toutes les fois qu'on la lui avait entendu prononcer, il
était arrivé quelque malheur à la personne qui l'avait offensé.
Sylvain se signa pour conjurer le mauvais esprit. La terrible parole
résonna sous la voûte de la tour où Patience venait de rentrer, puis
la porte se referma sur lui avec fracas.

Mon compagnon était si pressé de fuir, qu'il faillit me laisser là
sans prendre le temps de me détacher. Dès qu'il l'eut fait:

--Un signe de croix, me dit-il, pour l'amour du bon Dieu, un signe de
croix! Si vous ne voulez pas faire le signe de la croix, vous voilà
ensorcelé: nous serons mangés par les loups en nous en allant, ou bien
nous rencontrerons la grand'bête.

--Imbécile! lui dis-je, il s'agit bien de cela! Écoute, si tu as
jamais le malheur de parler à qui que ce soit de ce qui vient
d'arriver, je t'étrangle.

--Hélas! monsieur, comment donc faire? reprit-il avec un mélange de
naïveté et de malice. Le sorcier m'a commandé de le dire à mes
parents.

Je levai le bras pour le frapper, mais la force me manqua. Suffoqué de
rage par le traitement que je venais d'essuyer, je tombai presque
évanoui, et Sylvain en profita pour s'enfuir.

Quand je revins à moi-même, je me trouvais seul; je ne connaissais pas
cette partie de la Varenne; je n'y étais jamais venu, et elle était
horriblement déserte. Toute la journée, j'avais vu des traces de loups
et de sangliers sur le sable. La nuit régnait déjà; j'avais encore
deux lieues à faire pour arriver à la Roche-Mauprat. La porte serait
fermée, le pont levé; je serais reçu à coups de fusil si je
n'arrivais avant neuf heures. Il y avait à parier cent contre un que,
ne connaissant pas le chemin, il me serait impossible de faire deux
lieues en une heure. Cependant j'eusse mieux aimé subir mille morts que
de demander asile à l'habitant de la tour Gazeau, me l'eût-il accordé
avec grâce. Mon orgueil saignait plus que ma chair.

Je me lançai à la course à tout hasard. Le sentier faisait mille
détours; mille autres sentiers s'entre-croisaient. J'arrivai à la
plaine par un pâturage fermé de haies. Là, toute trace de sentier
disparaissait. Je franchis la haie au hasard et tombai dans un champ. La
nuit était noire; eût-il fait jour, il n'y avait pas moyen de
s'orienter à travers des _héritages_[2] encaissés dans des talus
hérissés d'épines. Enfin je trouvai des bruyères, puis des bois, et
mes terreurs, un peu calmées, se renouvelèrent; car, je l'avoue,
j'étais en proie à des terreurs mortelles. Dressé à la bravoure
comme un chien à la chasse, je faisais bonne contenance sous les yeux
d'autrui. Mû par la vanité, j'étais audacieux quand j'avais des
spectateurs; mais, livré à moi-même dans la profonde nuit, épuisé
de fatigue et de faim, quoique je ne sentisse nulle envie de manger,
bouleversé par les émotions que je venais d'éprouver, assuré d'être
battu par mes oncles en rentrant, et pourtant aussi désireux de rentrer
que si j'eusse dû trouver le paradis terrestre à la Roche-Mauprat,
j'errai jusqu'au jour dans des angoisses impossibles à décrire. Les
hurlements des loups, heureusement lointains, vinrent plus d'une fois
frapper mon oreille et glacer mon sang dans mes veines; et, comme si ma
position n'eût pas été assez précaire en réalité, mon imagination
frappée venait y joindre mille images fantastiques. Patience passait
pour un _meneur de loups._ Vous savez que c'est une spécialité
cabalistique accréditée en tout pays. Je m'imaginais donc voir
paraître ce diabolique petit vieillard escorté de sa bande affamée,
ayant revêtu lui-même la figure d'une _moitié de loup_, et me
poursuivant à travers les taillis. Plusieurs fois des lapins me
partirent entre les jambes, et, de saisissement, je faillis tomber à la
renverse. Là, comme j'étais bien sûr de n'être pas vu, je faisais
force signes de croix; car, en affectant l'incrédulité, j'avais
nécessairement au fond de l'âme toutes les superstitions de la peur.

Enfin j'arrivai à la Roche-Mauprat avec le jour. J'attendis dans un
fossé que les portes fussent ouvertes, et je me glissai à ma chambre
sans être vu de personne. Comme ce n'était pas précisément une
tendresse assidue qui veillait sur moi, mon absence n'avait pas été
remarquée durant la nuit; je fis croire à mon oncle Jean, que je
rencontrai dans un escalier, que je venais de me lever; et, ce
stratagème ayant réussi, j'allai dormir tout le jour dans l'abat-foin.


[Note 1: Locution du pays.]

[Note 2: C'est le nom qu'on donne à la petite propriété.]



V


N'ayant plus rien à craindre pour moi-même, il m'eût été facile de
me venger de mon ennemi; tout m'y conviait. Le propos qu'il avait tenu
contre ma famille eût suffi, sans même invoquer l'outrage fait à ma
personne, et que je répugnais à avouer. Je n'avais donc qu'un mot à
dire: sept Mauprat eussent été à cheval au bout d'un quart d'heure,
charmés d'avoir un exemple à faire en maltraitant un homme qui ne leur
fournissait aucune redevance et qui ne leur eût semblé bon qu'à être
pendu pour effrayer les autres.

Mais, les choses n'eussent-elles pas été aussi loin, je ne sais
comment il se fit que je sentis une répugnance insurmontable à
demander vengeance à huit hommes contre un seul. Au moment de le faire
(car, dans ma colère, je me l'étais bien promis), je fus retenu par je
ne sais quel instinct de loyauté que je ne me connaissais pas, et que
je ne pus guère m'expliquer à moi-même. Et puis les paroles de
Patience avaient peut-être fait naître en moi, à mon insu, un
sentiment de honte salutaire. Peut-être ses justes malédictions contre
les nobles m'avaient-elles fait entrevoir quelque idée de justice.
Peut-être, en un mot, ce que j'avais pris jusque-là en moi pour des
mouvements de faiblesse et de pitié commença-t-il dès lors sourdement
à me sembler plus grave et moins méprisable.

Quoi qu'il en soit, je gardai le silence. Je me contentai de rosser
Sylvain pour le punir de m'avoir abandonné et pour le déterminer à se
taire sur ma mésaventure. Cet amer souvenir était assoupi, lorsque,
vers la fin de l'automne, il m'arriva de battre les bois avec Sylvain.
Ce pauvre Sylvain avait de l'attachement pour moi; car, en dépit de mes
brutalités, il venait toujours se placer sur mes talons, dès que
j'étais hors du château. Il me défendait contre tous ses compagnons,
en soutenant que je n'étais qu'un peu vif et point méchant. Ce sont
les âmes douces et résignées du peuple qui entretiennent l'orgueil et
la rudesse des grands. Nous chassions donc les alouettes au lacet,
lorsque mon page ensaboté, qui furetait toujours à l'avant-garde,
revint vers moi en disant textuellement:

--_J'avise_[3] _eul_[4] _meneu d'loups anc_[5] _eul preneu d'taupes._

Cet avertissement fit passer un frisson dans tous mes membres. Cependant
je sentis le ressentiment faire réaction dans mon cœur, et je marchai
droit à la rencontre de mon sorcier, un peu rassuré peut-être aussi
par la présence de son compagnon, qui était un habitué de la
Roche-Mauprat, et que je supposais devoir me porter respect et
assistance.

Marcasse, dit le _preneur de taupes_, faisait profession de purger de
fouines, belettes, rats et autres animaux malfaisants les habitations et
les champs de la contrée. Il ne bornait pas au Berry les bienfaits de
son industrie; tous les ans, il faisait le tour de la Marche, du
Nivernais, du Limousin et de la Saintonge, parcourant seul et à pied
tous les lieux où on avait le bon esprit d'apprécier ses talents; bien
reçu partout, au château comme à la chaumière, car c'était un
métier qui se faisait avec succès et probité de père en fils dans sa
famille, et que ses descendants font encore, il avait un gîte et une
besogne assurés pour tous les jours de l'année. Aussi régulier dans
sa tournée que la terre dans sa rotation, on le voyait, à époque
fixe, reparaître dans les mêmes lieux où il avait passé l'année
précédente, toujours accompagné du même chien et de la même longue
épée.

Ce personnage était aussi curieux et plus comique, dans son genre, que
le sorcier Patience. C'était un homme bilieux et mélancolique, grand,
sec, anguleux, plein de lenteur, de majesté et de réflexion dans
toutes ses manières. Il aimait si peu à parler, qu'il répondait à
toutes les questions par monosyllabes; toutefois, il ne s'écartait
jamais des règles de la plus austère politesse, et il disait peu de
mots sans élever la main vers la corne de son chapeau en signe de
révérence et de civilité. Était-il ainsi par caractère? ou bien,
dans son métier ambulant, la crainte de s'aliéner quelques-unes de ses
nombreuses pratiques par des propos inconsidérés lui inspira-t-elle
cette sage réserve? On ne le savait point. Il avait l'œil et le pied
dans toutes les maisons; il avait, le jour, la clef de tous les greniers
et place, le soir, au foyer de toutes les cuisines. Il savait tout,
d'autant plus que son air rêveur et absorbé inspirait l'abandon en sa
présence, et pourtant jamais il ne lui était arrivé de rapporter dans
une maison ce qui se passait dans une autre.

Si vous voulez savoir comment ce caractère m'avait frappé, je vous
dirai que j'avais été témoin des efforts de mes oncles et de mon
grand-père pour le faire parler. Ils espéraient savoir de lui ce qui
se passait au château de Sainte-Sévère, chez M. Hubert de Mauprat,
l'objet de leur haine et de leur envie. Quoique don Marcasse (on
l'appelait _don_ parce qu'on lui trouvait la démarche et la fierté
d'un hidalgo ruiné), quoique don Marcasse, dis-je, eût été
impénétrable à cet égard comme à tous les autres, les Mauprat
_Coupe-Jarret_ ne manquaient pas de l'amadouer toujours davantage,
espérant tirer de lui quelque chose de relatif à Mauprat
_Casse-Tête._

Nul ne pouvait donc savoir les sentiments de Marcasse sur quoi que ce
soit; le plus court eût été de supposer qu'il ne se donnait pas la
peine d'en avoir aucun. Cependant l'attrait que Patience semblait
éprouver pour lui, jusqu'à l'accompagner durant plusieurs semaines
dans ses voyages, donnait à penser qu'il y avait quelque sortilège
dans son air mystérieux, et que ce n'était pas seulement la longueur
de son épée et l'adresse de son chien qui faisaient si merveilleuse
déconfiture de taupes et de belettes. On parlait tout bas d'herbes
enchantées, au moyen desquelles il faisait sortir de leurs trous ces
animaux méfiants pour les prendre au piège; mais, comme on se trouvait
bien de cette magie, on ne songeait pas à lui en faire un crime.

Je ne sais si vous avez assisté à ce genre de chasse. Elle est
curieuse, surtout dans les greniers à fourrage. L'homme et le chien
grimpant aux échelles et courant sur les bois de charpente avec un
aplomb et une agilité surprenants; le chien flairant les trous des
murailles, faisant l'office de chat, se mettant à fallut et veillant en
embuscade jusqu'à ce que le _gibier_ se livre à la rapière du
chasseur; celui-ci lardant des bottes de paille et passant l'ennemi au
fil de l'épée: tout cela, accompli et dirigé avec gravité et
importance par don Marcasse, était, je vous assure, aussi singulier que
divertissant.

Lorsque j'aperçus ce féal, je crus pouvoir braver le sorcier, et
j'approchai hardiment. Sylvain me regardait avec admiration, et je
remarquai que Patience lui-même ne s'attendait pas à tant d'audace.
J'affectai d'aborder Marcasse et de lui parler, afin de braver mon
ennemi. Ce que voyant, il écarta doucement le preneur de taupes et,
posant sa lourde main sur ma tête, il me dit fort tranquillement:

--Vous avez grandi depuis quelque temps, mon beau monsieur!

La rougeur me monta au visage, et, reculant avec dédain:

--Prenez garde à ce que vous faites, manant, lui dis-je; vous devriez
vous rappeler que, si vous avez encore vos deux oreilles, c'est à ma
bonté que vous le devez.

--Mes deux oreilles! dit Patience en riant avec amertume.

Et, faisant allusion au surnom de ma famille, il ajouta:

--Vous voulez dire mes deux jarrets? _Patience! patience!_ un temps
n'est peut-être pas loin où les manants ne couperont aux nobles ni les
jarrets ni les oreilles, mais la tête et la bourse...

--Taisez-vous, maître Patience, dit le preneur de taupes d'un ton
solennel, vous ne parlez pas en philosophe.

--Tu as raison, toi, répliqua le sorcier; et, au fait, je ne sais pas
pourquoi je querelle ce petit _gars._ Il aurait dû me faire mettre en
bouillie par ses oncles; car je l'ai fouetté, l'été dernier, pour une
sottise qu'il m'avait faite et je ne sais pas ce qui est arrivé dans la
famille, mais les Mauprat ont perdu une belle occasion de faire du mal
au prochain.

--Apprenez, paysan, lui dis-je, qu'un noble se venge toujours noblement;
je n'ai pas voulu faire punir mes injures par des gens plus forts que
vous; mais attendez deux ans, et je vous promets de vous pendre, de ma
propre main, à un certain arbre que je reconnaîtrai bien, et qui est
devant la porte de la tour Gazeau. Si je ne le fais, je veux cesser
d'être gentilhomme; si je vous épargne, je veux être appelé meneur
de loups.

Patience sourit, et, tout d'un coup devenant sérieux, il attacha sur
moi ce regard profond qui rendait sa physionomie si remarquable. Puis,
se tournant vers le chasseur de belettes:

--C'est singulier, dit-il, il y a quelque chose dans cette race. Voyez
le plus méchant noble: il a encore plus de cœur dans certaines choses
que le plus brave d'entre nous. Ah! c'est tout simple, ajouta-t-il en se
parlant en lui-même; on les élève comme ça, et nous, on nous dit que
nous naissons pour obéir... _Patience!_

Il garda un instant le silence, puis il sortit de sa rêverie pour me
dire d'un ton de bonhomie un peu railleuse:

--Vous voulez me pendre, monseigneur _Brin de chaume?_ Mangez donc
beaucoup de soupe, car vous n'êtes pas encore assez haut pour atteindre
à la branche qui me portera; et, jusque-là... il passera peut-être
sous le pont bien de l'eau dont vous ne savez pas le goût.

--Mal parlé, mal parlé, dit le preneur de taupes d'un air grave;
allons, la paix. Monsieur Bernard, pardon pour Patience; c'est un vieux,
un fou.

--Non, non, dit Patience, je veux qu'il me pende; il a raison, il me
doit cela, et, au fait, cela arrivera peut-être plus vite que tout le
reste. Ne vous dépêchez pas trop de grandir, monsieur; car, moi, je me
dépêche de vieillir plus que je ne voudrais; et, puisque vous êtes si
brave, vous ne voudrez pas attaquer un homme qui ne pourrait plus se
défendre.

--Vous avez bien usé de votre force avec moi! m'écriai-je; ne
m'avez-vous pas fait violence? dites! n'est-ce pas une lâcheté, cela?

Il fit un geste de surprise.

--Oh! les enfants, les enfants! dit-il, voyez comme cela raisonne! La
vérité est dans la bouche des enfants.

Et il s'éloigna en rêvant et en se disant des sentences à lui-même,
comme il avait l'habitude de faire. Marcasse m'ôta son chapeau et me
dit d'un ton impassible:

--Il a tort... il faut la paix... pardon... repos... salut!

Ils disparurent, et là cessèrent mes rapports avec Patience. Ils ne
furent renoués que longtemps après.


[Note 3: Je vois.]

[Note 4: Le.]

[Note 5: Avec.]



VI


J'avais quinze ans quand mon grand-père mourut; sa mort ne causa point
de douleur, mais une véritable consternation à la Roche-Mauprat. Il
était l'âme de tous les vices qui y régnaient, et il est certain
qu'il y avait en lui quelque chose de plus cruel et de moins vil que
dans ses fils. Après lui, l'espèce de gloire que son audace nous avait
acquise s'éclipsa. Ses enfants, jusque-là bien disciplinés, devinrent
de plus en plus ivrognes et débauchés. D'ailleurs, les expéditions
furent chaque jour plus périlleuses.

Excepté le petit nombre de féaux que nous traitions bien et qui nous
étaient tous dévoués, nous étions de plus en plus isolés et sans
ressources. Le pays d'alentour avait été abandonné à la suite de nos
violences. La frayeur que nous inspirions agrandissait chaque jour le
désert autour de nous. Il fallait aller loin et se hasarder sur les
confins de la plaine. Là, nous n'avions pas le dessus, et mon oncle
Laurent, le plus hardi de tous, fut grièvement blessé dans une
escarmouche. Il fallut chercher d'autres ressources. Jean les suggéra.
Ce fut de se glisser dans les foires sous divers déguisements et d'y
commettre des vols habiles. De brigands, nous devînmes filous, et notre
nom détesté s'avilit de plus en plus. Nous établîmes des
accointances avec tout ce que la province recélait de gens tarés, et,
par un échange de services frauduleux, nous échappâmes encore une
fois à la misère.

Je dis nous, car je commençais à faire partie de cette bande de
coupe-jarrets quand mon grand-père mourut. Il avait cédé à mes
prières et m'avait associé à quelques-unes des dernières courses
qu'il tenta. Je ne vous ferai point d'excuses, mais vous voyez devant
vous un homme qui a fait le métier de bandit. C'est un souvenir qui ne
me laisse nul remords, pas plus qu'à un soldat d'avoir fait campagne
sous les ordres de son général. Je croyais encore vivre au moyen âge.
La force et la sagesse des lois établies étaient pour moi des paroles
dépourvues de sens. Je me sentais brave et vigoureux; je me battais. Il
est vrai que les résultats de nos victoires me faisaient souvent
rougir; mais, n'en profitant pas, je m'en lavais les mains, et je me
souviens avec plaisir d'avoir aidé plus d'une victime terrassée à se
relever et à s'enfuir.

Cette existence m'étourdissait par son activité, ses dangers et ses
fatigues. Elle m'arrachait aux douloureuses réflexions qui eussent pu
naître en moi. En outre, elle me soustrayait à la tyrannie immédiate
de Jean. Mais, quand mon grand-père fut mort, et notre bande dégradée
par un autre genre d'exploits, je retombai sous cette odieuse
domination. Je n'étais nullement propre au mensonge et à la fraude. Je
montrais non seulement de l'aversion, mais encore de l'incapacité pour
cette industrie nouvelle. On me regarda comme un membre inutile, et les
mauvais procédés recommencèrent. On m'eût chassé si on n'eût
craint que, me réconciliant avec la société, je ne devinsse un ennemi
dangereux. Dans cette alternative de me nourrir ou d'avoir à me
redouter, il fut souvent délibéré (je l'ai su depuis) de me chercher
querelle et de me forcer à une rixe dans laquelle on se déferait de
moi. C'était l'avis de Jean; mais Antoine, celui qui avait perdu le
moins de l'énergie et de l'espèce d'équité domestique de Tristan,
opina et prouva que j'étais plus précieux que nuisible. J'étais un
bon soldat, on pouvait avoir besoin encore de bras dans l'occasion. Je
pouvais aussi me former à l'escroquerie: j'étais bien jeune et bien
ignorant; mais si Jean voulait me prendre par la douceur, rendre mon
sort moins malheureux, et surtout m'éclairer sur ma véritable
situation, en m'apprenant que j'étais perdu pour la société et que je
ne pouvais y reparaître sans être pendu aussitôt, peut-être mon
obstination et ma fierté plieraient-elles devant le bien-être d'une
part, et la nécessité, de l'autre. Il fallait au moins le tenter avant
de se débarrasser de moi.

--Car, disait Antoine pour conclure son homélie, nous étions dix
Mauprat l'année dernière; notre père est mort, et, si nous tuons
Bernard, nous ne serons plus que huit.

Cet argument l'emporta. On me tira de l'espèce de cachot où je
languissais depuis plusieurs mois; on me donna des habits neufs; on
changea mon vieux fusil pour une belle carabine que j'avais toujours
désirée; on me fit l'exposé de ma situation dans le monde; on me
versa du meilleur vin à mes repas. Je promis de réfléchir, et, en
attendant, je m'abrutis un peu plus dans l'inaction et dans l'ivrognerie
que je n'avais fait dans le brigandage.

Cependant ma captivité me laissa de si tristes impressions, que je fis
le serment, à part moi, de m'exposer à tout ce qui pourrait m'advenir
sur les terres du roi de France, plutôt que de supporter le retour de
ces mauvais traitements. Un méchant point d'honneur me retenait seul à
la Roche-Mauprat. Il était évident que l'orage s'amassait sur nos
têtes. Les paysans étaient mécontents, malgré tout ce que nous
faisions pour nous les attacher; des doctrines d'indépendance
s'insinuaient sourdement parmi eux; nos plus fidèles serviteurs se
lassaient d'avoir le pain et les vivres en abondance; ils demandaient de
l'argent, et nous n'en avions pas. Plusieurs sommations nous avaient
été faites sérieusement de payer à l'État les impôts du fisc; et,
nos créanciers se joignant aux gens du roi et aux paysans révoltés,
tout nous menaçait d'une catastrophe semblable à celle dont le
seigneur de Pleumartin venait d'être la victime dans le pays[6].

Mes oncles avaient longtemps projeté de s'adjoindre aux rapines et à
la résistance de ce hobereau. Mais, au moment où Pleumartin, près de
tomber au pouvoir de ses ennemis, nous avait donné sa parole de nous
accueillir comme amis et alliés si nous marchions à son secours, nous
avions appris sa défaite et sa fin tragique. Nous étions donc à toute
heure sur nos gardes. Il fallait quitter le pays ou traverser une crise
décisive. Les uns conseillaient le premier parti; les autres
s'obstinaient à suivre le conseil du père mourant et à s'enterrer
sous les ruines du donjon. Ils traitaient de lâcheté et de couardise
toute idée de fuite ou de transaction. La crainte d'encourir un pareil
reproche et peut-être un peu d'amour instinctif du danger me retenaient
donc encore; mais mon aversion pour cette existence odieuse sommeillait
en moi, toujours prêle à éclater violemment.

Un soir que nous avions largement soupe, nous restâmes à table,
continuant à boire et à converser, Dieu sait dans quels termes et sur
quels sujets! Il faisait un temps affreux, l'eau ruisselait sur le pavé
de la salle par les fenêtres disjointes, l'orage ébranlait les vieux
murs. Le vent de la nuit sifflait à travers les crevasses de la voûte
et faisait ondoyer la flamme de nos torches de résine. On m'avait
beaucoup raillé, pendant le repas, de ce qu'on appelait ma vertu; on
avait traité ma sauvagerie envers les femmes de continence, et c'était
surtout à ce propos qu'on me poussait à mal par la mauvaise honte.
Comme, tout en me défendant de ces moqueries grossières et en
ripostant sur le même ton, j'avais bu énormément, ma farouche
imagination s'était enflammée, et je me vantais d'être plus hardi et
mieux venu, auprès de la première femme qu'on amènerait à la
Roche-Mauprat, qu'aucun de mes oncles. Le défi fut accepté avec de
grands éclats de rire. Les roulements de la foudre répondirent à
cette gaieté infernale.

Tout à coup le cor sonna à la herse. Tout rentra dans le silence.
C'était la fanfare dont les Mauprat se servaient entre eux pour
s'appeler et se reconnaître. C'était mon oncle Laurent qui avait été
absent tout le jour et qui demandait à rentrer. Nous avions tant de
sujets de méfiance, que nous étions nous-mêmes porte-clefs et
guichetiers de notre forteresse. Jean se leva en agitant les clefs; mais
il resta immobile aussitôt pour écouter le cor, qui annonçait par une
seconde fanfare qu'il amenait une prise, et qu'il fallait aller
au-devant de lui. En un clin d'œil, tous les Mauprat furent à la herse
avec des flambeaux, excepté moi, dont l'indifférence était profonde,
et les jambes sérieusement avinées.

--Si c'est une femme, s'écria Antoine en sortant, je jure sur l'âme de
mon père qu'elle te sera adjugée, vaillant jeune homme! et nous
verrons si ton audace répond à tes prétentions.

Je restai les coudes sur la table, plongé dans un malaise stupide.

Lorsque la porte se rouvrit, je vis entrer une femme d'une démarche
assurée et revêtue d'un costume étrange. Il me fallut un effort pour
ne pas tomber dans une sorte de divagation, et pour comprendre ce que
l'un des Mauprat vint me dire à l'oreille. Au milieu d'une battue aux
loups, à laquelle plusieurs seigneurs des environs, avec leurs femmes,
avaient voulu prendre part, le cheval de cette jeune personne s'était
effrayé et l'avait emportée loin de la chasse. Lorsqu'il s'était
calmé après une pointe de près d'une lieue, elle avait voulu
retourner en arrière; mais, ne connaissant pas le pays de la Varenne,
où tous les sites se ressemblent, elle s'était de plus en plus
écartée. L'orage et la nuit avaient mis le comble à son embarras.
Laurent, l'ayant rencontrée, lui avait offert de la conduire au
château de Rochemaure, qui était en effet à plus de six lieues de
là, mais qu'il disait très voisin, et dont il feignait d'être le
garde-chasse. Cette dame avait accepté son offre. Sans connaître la
dame de Rochemaure, elle était un peu sa parente et se flattait d'être
bien accueillie. Elle n'avait jamais rencontré la figure d'aucun
Mauprat et ne songeait guère être si près de leur repaire. Elle avait
donc suivi son guide sans défiance, et, n'ayant vu de sa vie la
Roche-Mauprat ni de près ni de loin, elle fut introduite dans la salle
de nos orgies sans avoir le moindre soupçon du piège où elle était
tombée.

Quand je frottai mes yeux appesantis et regardai cette femme si jeune et
si belle, avec un air de calme, de franchise et d'honnêteté que je
n'avais jamais trouvé sur le front d'aucune autre (toutes celles qui
avaient passé la herse de notre manoir étant d'insolentes prostituées
ou des victimes stupides), je crus faire un rêve.

J'avais vu des fées figurer dans mes légendes de chevalerie. Je crus
presque que Morgane ou Urgande venait chez nous pour faire justice, et
j'eus envie un instant de me jeter à genoux et de protester contre
l'arrêt qui m'eût confondu avec mes oncles. Antoine, à qui Laurent
avait rapidement donné le mot, s'approcha d'elle, avec autant de
politesse qu'il était capable d'en avoir, et la pria d'excuser son
costume de chasse et celui de ses amis. Ils étaient tous neveux ou
cousins de la dame de Rochemaure, et ils attendaient, pour se mettre à
table, que cette dame, qui était fort dévote, fût sortie de la
chapelle, où elle était en conférence pieuse avec son aumônier.
L'air de candeur et de confiance avec lequel l'inconnue écouta ce
mensonge ridicule me serra le cœur; mais je ne me rendis pas compte de
ce que j'éprouvais.

--Je ne veux pas, dit-elle à mon oncle Jean, qui faisait l'assidu d'un
air de satyre auprès d'elle, déranger cette dame; je suis trop
inquiète de l'inquiétude que je cause moi-même à mon père et à mes
amis dans ce moment pour vouloir m'arrêter ici. Dites-lui que je la
supplie de me prêter un cheval frais et un guide, afin que je retourne
vers le lieu où je présume qu'ils peuvent avoir été m'attendre.

--Madame, répondit Jean avec assurance, il est impossible que vous vous
remettiez en route par le temps qu'il fait; d'ailleurs, cela ne
servirait qu'à retarder le moment de rejoindre ceux qui vous cherchent.
Dix de nos gens bien montés et armés de torches partent à l'instant
même par dix routes différentes et vont parcourir la Varenne sur tous
les points. Il est donc impossible que, dans deux heures au plus, vos
parents n'aient pas de vos nouvelles, et que bientôt vous ne les voyiez
arriver ici, où ils seront hébergés le mieux possible. Tenez-vous
donc en repos et acceptez quelques cordiaux pour vous remettre, car vous
êtes mouillée et accablée de fatigue.

--Sans l'inquiétude que j'éprouve, je serais affamée, répondit-elle
en souriant. Je vais essayer de manger quelque chose; mais ne faites
rien d'extraordinaire pour moi. Vous avez déjà mille fois trop de
bonté.

Elle s'approcha de la table où j'étais resté accoudé, et prit un
fruit tout près de moi sans m'apercevoir. Je me retournai et la
regardai effrontément d'un air abruti. Elle supporta mon regard avec
arrogance. Voilà du moins ce qu'il me sembla. J'ai su depuis qu'elle ne
me voyait seulement pas; car, tout en faisant effort sur elle-même pour
paraître calme et répondre avec confiance à l'hospitalité qu'on lui
offrait, elle était fort troublée de la présence inattendue de tant
d'hommes étranges, de mauvaise mine et grossièrement vêtus. Pourtant
nul soupçon ne lui venait. J'entendis un des Mauprat dire près de moi
à Jean:

--Bon! tout va bien; elle donne dans le panneau; faisons-la boire, elle
causera.

--Un instant, répondit Jean, surveillez-la, l'affaire est sérieuse; il
y a mieux à faire ici qu'à se divertir. Je vais tenir conseil, on vous
appellera pour dire votre avis; mais ayez l'œil un peu sur Bernard.

--Qu'est-ce qu'il y a? dis-je brusquement en me retournant vers lui.
Est-ce que cette _fille_ ne m'appartient pas? N'a-t-on pas juré sur
l'âme de mon grand-père...?

--Ah! c'est parbleu vrai! dit Antoine en s'approchant de notre groupe,
tandis que les autres Mauprat entouraient la dame. Écoute, Bernard, je
tiendrai ma parole à une condition.

--Laquelle?

--C'est bien simple: d'ici à dix minutes, tu ne diras pas à cette
donzelle qu'elle n'est pas chez la vieille Rochemaure.

--Pour qui me prenez-vous? répondis-je en enfonçant mon chapeau sur
mes yeux. Croyez-vous que je sois une bête? Attendez, voulez-vous que
j'aille prendre la robe de ma grand'mère qui est là-haut, et que je me
fasse passer pour la dévote de Rochemaure?

--Bonne idée, dit Laurent.

--Mais, avant tout, j'ai à vous parler, reprit Jean.

Et il les entraîna dehors, après avoir fait un signe aux autres. Au
moment où ils sortaient tous, je crus voir que Jean voulait engager
Antoine à me surveiller; mais Antoine, avec une insistance que je ne
compris pas, s'obstina à les suivre. Je restai seul avec l'inconnue.

Je demeurai un instant étourdi, bouleversé, et plus embarrassé que
satisfait du tête-à-tête; puis, en cherchant à me rendre compte de
ce qui se passait de mystérieux autour de moi, je parvins à
m'imaginer, à travers les fumées du vin, quelque chose d'assez
vraisemblable, quoique pourtant ce fût une erreur complète.

Je crus expliquer tout ce que je venais de voir et d'entendre, en
supposant: 1° que cette dame si tranquille et si parée était une de
ces filles de bohème que j'avais vues quelquefois dans les foires; 2°
que Laurent, l'ayant rencontrée par les champs, l'avait amenée pour
divertir la compagnie; 3° qu'on lui avait fait confidence de mon état
d'ivresse fanfaronne, et qu'on l'amenait pour mettre ma galanterie à
l'épreuve, tandis qu'on me regarderait par le trou de la serrure. Mon
premier mouvement, dès que cette pensée se fut emparée de moi, fut de
me lever et d'aller droit à la porte, que je fermai à double tour et
dont je tirai les verrous; puis je revins vers la dame, déterminé que
j'étais à ne pas lui donner lieu de railler ma timidité.

Elle était assise sous le manteau de la cheminée; et, comme elle
était occupée à sécher ses habits mouillés et penchée vers le
foyer, elle ne s'était pas rendu compte de ce que je faisais; mais
l'expression étrange de mon visage la fit tressaillir lorsque je
m'approchai d'elle. J'étais déterminé à l'embrasser pour commencer;
mais, je ne sais par quel prodige, dès qu'elle eut levé ses yeux sur
moi, cette familiarité me devint impossible. Je ne me sentis que le
courage de lui dire:

--Ma foi! mademoiselle, vous êtes charmante, et vous me plaisez, aussi
vrai que je m'appelle Bernard Mauprat.

--Bernard Mauprat! s'écria-t-elle en se levant; vous êtes Bernard
Mauprat, vous? En ce cas, changez de langage et sachez à qui vous
parlez; ne vous l'a-t-on pas dit?

--On ne me l'a pas dit, mais je le devine, répondis-je en ricanant et
en m'efforçant de lutter contre le respect que m'inspiraient sa pâleur
subite et son attitude impérieuse.

--Si vous le devinez, dit-elle, comment est-il possible que vous me
parliez comme vous faites? Mais on m'avait bien dit que vous étiez mal
élevé, et pourtant j'avais toujours désiré vous rencontrer.

--En vérité, dis-je en ricanant toujours, vous! princesse de grandes
routes, qui avez connu tant de gens en votre vie? Laissez mes lèvres
rencontrer les vôtres, s'il vous plaît, ma belle, et vous saurez si je
suis aussi bien élevé que messieurs mes oncles, que vous écoutiez si
bien tout à l'heure.

--Vos oncles! s'écria-t-elle en saisissant brusquement sa chaise et en
la plaçant entre nous comme par un instinct de défense. Oh! mon Dieu!
mon Dieu! je ne suis pas chez Mme de Rochemaure!

--Le nom commence toujours de même, et nous sommes d'aussi bonne roche
que qui que ce soit.

--La Roche-Mauprat!... murmura-t-elle en frissonnant de la tête aux
pieds comme une biche qui entend hurler les loups.

Et ses lèvres devinrent toutes blanches. L'angoisse passa dans tous ses
traits. Par une involontaire sympathie, je frémis moi-même et je
faillis changer tout à coup de manières et de langage.

--Qu'est-ce que cela a donc de surprenant pour elle? me disais-je;
n'est-ce pas une comédie qu'elle joue? et, si les Mauprat ne
sont pas là derrière quelque boiserie à nous écouter, ne leur
racontera-t-elle pas mot pour mot tout ce qui se sera passé? Cependant
elle tremble comme une feuille de peuplier... Mais si c'est une
comédienne? J'en ai vu une qui faisait Geneviève de Brabant et qui
pleurait à s'y méprendre.

J'étais dans une grande perplexité, et je promenais des yeux hagards
tantôt sur elle, tantôt sur les portes, que je croyais toujours près
de s'ouvrir toutes grandes, aux éclats de rire de mes oncles.

Cette femme était belle comme le jour. Je ne crois pas que jamais il
ait existé une femme aussi jolie que celle-là. Ce n'est pas moi
seulement qui l'atteste; elle a laissé une réputation de beauté qui
n'est pas encore oubliée dans le pays. Elle était d'une taille assez
élevée, svelte et remarquable par l'aisance de ses mouvements. Elle
était blanche avec des yeux noirs et des cheveux d'ébène. Ses regards
et son sourire avaient une expression de bonté et de finesse dont le
mélange était incompréhensible; il semblait que le ciel lui eût
donné deux âmes, une toute d'intelligence, une toute de sentiment.
Elle était naturellement gaie et brave; c'était un ange que les
chagrins de l'humanité n'avaient pas encore osé toucher. Rien ne
l'avait fait souffrir, rien ne lui avait appris la méfiance et
l'effroi. C'était donc là la première souffrance de sa vie, et
c'était moi, brute, qui la lui inspirais. Je la prenais pour une
bohémienne, et c'était un ange de pureté.

C'était ma jeune tante à la mode de Bretagne, Edmée de Mauprat, fille
de M. Hubert, mon grand-oncle (à la mode de Bretagne aussi), qu'on
appelait le chevalier, et qui s'était fait relever de l'ordre de Malte
pour se marier dans un âge déjà mûr; car, ma tante et moi, nous
étions du même âge. Nous avions dix-sept ans tous deux, à quelques
mois de différence, et ce fut là notre première entrevue. Celle que
j'aurais dû protéger au péril de ma vie, envers et contre tous,
était là, devant moi, palpitante et consternée comme une victime
devant le bourreau.

Elle fit un grand effort, et, s'approchant de moi, qui marchais avec
préoccupation dans la salle, elle se nomma et ajouta:

--Il est impossible que vous soyez un infâme comme tous ces brigands
que je viens de voir et dont je sais la vie infernale. Vous êtes jeune;
votre mère était bonne et sage. Mon père voulait vous élever et vous
adopter. Encore aujourd'hui, il regrette de ne pouvoir vous tirer de
l'abîme où vous êtes plongé. N'avez-vous pas reçu plusieurs
messages de sa part? Bernard, vous êtes mon proche parent, songez aux
liens du sang; pourquoi voulez-vous m'insulter? Veut-on m'assassiner ici
ou me donner la torture? Pourquoi m'a-t-on trompée en me disant que
j'étais à Rochemaure? pourquoi s'est-on retiré d'un air de mystère?
Que prépare-t-on? que se passe-t-il?

La parole expira sur ses lèvres; un coup de fusil venait de se faire
entendre au dehors. Une décharge de couleuvrine y répondit, et la
trompe d'alarme ébranla de sons lugubres les tristes murailles du
donjon. Mlle de Mauprat retomba sur sa chaise. Je restai immobile, ne
sachant si c'était là une nouvelle scène de comédie imaginée pour
se divertir de moi, et décidé à ne point me mettre en peine de cette
alarme jusqu'à ce que j'eusse la preuve certaine qu'elle n'était pas
simulée.

--Allons, lui dis-je en me rapprochant d'elle, convenez que tout ceci
est une plaisanterie. Vous n'êtes pas mademoiselle de Mauprat, et vous
voulez savoir si je suis un apprenti capable de faire l'amour.

--J'en jure par le Christ, répondit-elle en prenant mes mains dans ses
mains froides comme la mort, je suis Edmée, votre parente, votre
prisonnière, votre amie; car je me suis toujours intéressée à vous,
j'ai toujours supplié mon père de ne pas vous abandonner... Mais
écoutez, Bernard, on se bat, on se bat à coups de fusil! C'est mon
père qui vient me chercher sans doute, et on va le tuer! Ah!
s'écria-t-elle en tombant à genoux devant moi, allez empêcher cela,
Bernard, mon enfant! Dites à vos oncles de respecter mon père, le
meilleur des hommes, si vous saviez. Dites-leur que, s'ils nous
haïssent, s'ils veulent verser du sang, eh bien, qu'ils me tuent!
qu'ils m'arrachent le cœur, mais qu'ils respectent mon père...

On m'appela du dehors d'une voix véhémente.

--Où est ce poltron? où est cet enfant de malheur? disait mon oncle
Laurent.

On secoua la porte; je l'avais si bien fermée, qu'elle résista à des
secousses furieuses.

--Ce misérable lâche s'amuse à faire l'amour pendant qu'on nous
égorge! Bernard, la maréchaussée nous attaque. Votre oncle Louis
vient d'être tué. Venez, pour Dieu, venez, Bernard!

--Que le diable vous emporte tous! m'écriai-je, et soyez tué
vous-même, si je crois un mot de tout cela; je ne suis pas si sot que
vous pensez; il n'y a de lâches ici que ceux qui mentent. Moi, j'ai
juré que j'aurais la femme, et je ne la rendrai que quand il me plaira.

--Allez au diable! répondit Laurent, vous faites semblant...

Les décharges de mousqueterie redoublèrent. Des cris affreux se firent
entendre. Laurent quitta la porte et se mit à courir vers le bruit. Son
empressement marquait tant de vérité, que je n'y pus résister.
L'idée qu'on m'accuserait de lâcheté l'emporta; je m'avançai vers la
porte.

--Ô Bernard! ô monsieur de Mauprat! s'écria Edmée en se traînant
après moi, laissez-moi aller avec vous; je me jetterai aux pieds de vos
oncles, je ferai cesser ce combat, je leur céderai tout ce que je
possède, ma vie, s'ils la veulent... pour que celle de mon père soit
sauvée.

--Attendez, lui dis-je en me retournant vers elle, je ne peux pas savoir
si on ne se moque pas de moi. Je crois que mes oncles sont là derrière
la porte, et que, pendant que nos valets de chiens tiraillent dans la
cour, on tient une couverture pour me berner. Vous êtes ma cousine, ou
vous êtes une... Vous allez me faire un serment, et je vous en ferai un
à mon tour. Si vous êtes une princesse errante, et que, vaincu par vos
grimaces, je sorte de cette chambre, vous allez jurer d'être ma
maîtresse et de ne souffrir personne auprès de vous avant que j'aie
usé de mes droits; ou bien, moi, je vous jure que vous serez corrigée
comme j'ai corrigé ce matin Flore, ma chienne mouchetée. Si vous êtes
Edmée, et que je vous jure de me mettre entre votre père et ceux qui
voudraient le tuer, que me promettez-vous, que me jurez-vous?

--Si vous sauviez mon père, s'écria-t-elle, je vous jure que je vous
épouserais.

--Oui-da! lui dis-je, enhardi par son enthousiasme, dont je ne
comprenais pas la sublimité. Donnez-moi donc un gage, afin qu'en tout
cas, je ne sorte pas d'ici comme un sot.

Elle se laissa embrasser sans faire résistance; ses joues étaient
glacées. Elle s'attachait machinalement à mes pas pour sortir; je fus
obligé de la repousser. Je le fis sans rudesse; mais elle tomba comme
évanouie. Je commençai à comprendre la réalité de ma situation; car
il n'y avait personne dans le corridor, et les bruits du dehors
devenaient de plus en plus alarmants. J'allais courir vers mes armes,
lorsqu'un dernier mouvement de méfiance, ou peut-être un autre
sentiment, me fit revenir sur mes pas et fermer à double tour la porte
de la salle où je laissais Edmée. Je mis la clef dans ma ceinture, et
j'allai aux remparts, armé de mon fusil, que je chargeai en courant.

C'était tout simplement une attaque de la maréchaussée; il n'y avait
là rien de commun avec Mlle de Mauprat. Nos créanciers avaient obtenu
prise de corps contre nous. Les gens de loi, battus et maltraités,
avaient requis de l'avocat du roi au présidial de Bourges un mandat
d'amener, que la force armée exécutait de son mieux, espérant
s'emparer de nous avec facilité au moyen d'une surprise nocturne. Mais
nous étions en meilleur état de défense qu'ils ne pensaient; nos gens
étaient braves et bien armés, et puis nous nous battions pour notre
existence tout entière; nous avions le courage du désespoir, et
c'était un avantage immense. Notre troupe montait à vingt-quatre
personnes, la leur à plus de cinquante militaires. Une vingtaine de
paysans lançaient des pierres sur les côtés; mais ils faisaient plus
de mal à leurs alliés qu'à nous.

Le combat fut acharné pendant une demi-heure; puis notre résistance
effraya tellement l'ennemi, qu'il se replia et suspendit ses
hostilités; mais il revint bientôt à la charge et fut de nouveau
repoussé avec perte. Les hostilités furent encore suspendues. On nous
somma de nous rendre pour la troisième fois, en nous promettant la vie
sauve. Antoine Mauprat leur répondit par une moquerie obscène. Ils
restèrent indécis, mais ne se retirèrent pas.

Je m'étais battu bravement; j'avais fait ce que j'appelais mon devoir.
La trêve se prolongeait. Nous ne pouvions plus juger de la distance de
l'ennemi, et nous n'osions risquer une décharge dans l'obscurité, car
nos munitions de guerre étaient précieuses. Tous mes oncles étaient
cloués aux remparts dans l'incertitude d'une nouvelle attaque. L'oncle
Louis était grièvement blessé. Ma prisonnière me revint en mémoire.
J'avais, au commencement du combat, entendu dire à Jean Mauprat qu'il
fallait, en cas de défaite, l'offrir à condition qu'on lèverait le
siège, ou la pendre aux yeux de l'ennemi. Je ne pouvais plus douter de
la vérité de ce qu'elle m'avait dit. Quand la victoire parut se
déclarer pour nous, on oublia la captive. Seulement le rusé Jean se
détacha de sa chère couleuvrine qu'il pointait avec tant d'amour, et se
glissa comme un chat dans les ténèbres. Un mouvement de jalousie
incroyable s'empara de moi. Je jetai mon fusil, et je m'élançai sur
ses traces, le couteau dans la main, et résolu, je crois, à le
poignarder s'il touchait à ce que je regardais comme ma capture. Je le
vis approcher de la porte, essayer de l'ouvrir, regarder avec attention
par le trou de la serrure, pour s'assurer que sa proie ne lui avait pas
échappé. Les coups de fusil recommencèrent. Il tourna sur ses talons
inégaux avec l'agilité surprenante dont il était doué et courut aux
remparts. Pour moi, caché dans l'ombre, je le laissai passer et ne le
suivis pas. Un autre instinct que celui du carnage venait de s'emparer
de moi. Un éclair de jalousie avait enflammé mes sens. La fumée de la
poudre, la vue du sang, le bruit, le danger et plusieurs rasades
d'eau-de-vie avalées à la ronde pour entretenir l'activité, m'avaient
singulièrement échauffé la tête. Je pris la clef dans ma ceinture,
j'ouvris brusquement la porte, et, quand je reparus devant la captive,
je n'étais plus le novice méfiant et grossier qu'elle avait réussi à
ébranler; j'étais le brigand farouche de la Roche-Mauprat, cent fois
plus dangereux cette fois que la première. Elle s'élança vers moi
avec impétuosité. J'ouvris mes bras pour la saisir; mais, au lieu de
s'en effrayer, elle s'y jeta en criant:

--Eh bien, mon père?

--Ton père, lui dis-je en l'embrassant, n'est pas là. Il n'est pas
plus question de lui que de toi sur la brèche à l'heure qu'il est.
Nous avons _descendu_ une douzaine de gendarmes, et voilà tout. La
victoire se déclare pour nous comme de coutume. Ainsi ne t'inquiète
plus de ton père; moi, je ne m'inquiète plus des gens du roi. Vivons
en paix et fêtons l'amour.

En parlant ainsi, je portai à mes lèvres un broc de vin qui restait
sur la table. Mais elle me l'ôta des mains d'un air d'autorité qui
m'enhardit.

--Ne buvez plus, me dit-elle; songez à ce que vous dites. Est-ce vrai,
ce que vous avez dit? en répondez-vous sur l'honneur, sur l'âme de
votre mère?

--Tout cela est vrai, je le jure sur votre belle bouche toute rose, lui
répondis-je en essayant de l'embrasser encore.

Mais elle recula avec terreur.

--Oh! mon Dieu, dit-elle, il est ivre! Bernard! Bernard! souvenez-vous
de ce que vous avez promis, gardez votre parole. Vous savez bien, à
présent, que je suis votre parente, votre sœur.

--Vous êtes ma maîtresse ou ma femme, lui répondis-je en la
poursuivant toujours.

--Vous êtes un misérable! reprit-elle en me repoussant de sa cravache.
Qu'avez-vous fait pour que je vous sois quelque chose? Avez-vous secouru
mon père?

--J'ai juré de le secourir, et je l'aurais fait s'il eût été là;
c'est donc comme si je l'avais fait. Savez-vous que, si je l'avais fait
et que j'eusse échoué, il n'y aurait pas eu à la Roche-Mauprat de
supplice assez cruel et assez lent pour me punir à petit feu de cette
trahison! J'ai juré assez haut, on peut l'avoir entendu. Ma foi, je ne
m'en soucie guère, et je ne tiens pas à vivre deux jours de plus ou de
moins; mais je tiens à vos faveurs, ma belle, et à n'être pas un
chevalier langoureux dont on se moque. Allons, aimez-moi tout de-suite,
ou, ma foi, je m'en retourne là-bas, et, si je suis tué, tant pis pour
vous. Vous n'aurez plus de chevalier, et vous aurez encore sept Mauprat
à tenir en bride. Je crains que vous n'ayez pas les mains assez fortes
pour cela, ma jolie petite linotte.

Ces paroles, que je débitais au hasard et sans y attacher d'autre
importance que de la distraire pour m'emparer de ses mains ou de sa
taille, firent une vive impression sur elle. Elle s'enfuit à l'autre
bout de la salle et s'efforça d'ouvrir la fenêtre; mais ses petites
mains ne purent seulement en ébranler le châssis de plomb aux ferrures
rouillées. Sa tentative me fit rire. Elle joignit les mains avec
anxiété et resta immobile; puis tout à coup l'expression de son
visage changea; elle sembla prendre son parti et vint à moi l'air riant
et la main ouverte. Elle était si belle ainsi, qu'un nuage passa devant
mes yeux, et pendant un instant je ne la vis plus.


[Figure 02]


Passez-moi une puérilité. Il faut que je vous dise comment elle était
habillée. Elle ne remit jamais ce costume depuis cette nuit étrange,
et pourtant je me le rappelle minutieusement. Il y a longtemps de cela.
Eh bien, je vivrais encore autant que j'ai vécu, que je n'oublierais
pas un seul détail, tant j'en fus frappé au milieu du tumulte qui se
faisait au dedans et au dehors de moi, au milieu des coups de fusil qui
battaient le rempart, des éclairs qui sillonnaient le ciel, et des
palpitations violentes qui précipitaient mon sang de mon cœur à mon
cerveau, et de ma tête à ma poitrine.

Oh! qu'elle était belle! Il me semble que son spectre passe encore
devant mes yeux. Je crois la voir, vous dis-je, avec son costume
d'amazone qu'on portait dans ce temps-là. Ce costume consistait en une
jupe de drap très ample; le corps serré dans un gilet de satin gris de
perle boutonné, et une écharpe rouge autour de la taille; en dessus,
on portait la veste de chasse galonnée, courte et ouverte par devant;
un chapeau de feutre gris à grands bords, relevés sur le front, et
ombragé d'une demi-douzaine de plumes rouges, surmontait des cheveux
sans poudre, retroussés autour du visage et tombant par derrière en
deux longues tresses, comme ceux des Bernoises. Ceux d'Edmée étaient
si longs, qu'ils descendaient presque à terre.

Cette parure fantastique pour moi, cette fleur de jeunesse et ce bon
accueil qu'elle semblait faire à mes prétentions, c'en était bien
assez pour me rendre fou d'amour et de joie. Je ne comprenais rien de
plus agréable qu'une belle femme qui se donnait sans paroles
grossières et sans larmes de honte. Mon premier mouvement fut de la
saisir dans mes bras; mais, comme vaincu par ce besoin irrésistible
d'adoration qui caractérise le premier amour, même chez les êtres les
plus grossiers, je tombai à ses genoux et je les pressai contre ma
poitrine; c'était pourtant, dans cette hypothèse, à une grande
dévergondée que s'adressait cet hommage. Je n'en étais pas moins
près de m'évanouir.

Elle prit ma tête dans ses deux belles mains, en s'écriant:

--Ah! je le voyais bien, je le savais bien, que vous n'étiez pas un de
ces réprouvés. Oh! vous allez me sauver, Dieu merci! Soyez béni, ô
Dieu! et vous, mon cher enfant, dites de quel côté... Vite, fuyons!
Faut-il sauter par la fenêtre? Oh! je n'ai pas peur, mon cher monsieur;
allons!

Je crus sortir d'un rêve, et j'avoue que cela me fut horriblement
désagréable.

--Qu'est-ce à dire? lui répondis-je en me relevant; vous jouez-vous de
moi? ne savez-vous pas où vous êtes, et croyez-vous que je sois un
enfant?

--Je sais que je suis à la Roche-Mauprat, répondit-elle en redevenant
pâle, et que je vais être outragée et assassinée dans deux heures
si, d'ici là, je n'ai pas réussi à vous inspirer quelque pitié. Mais
j'y réussirai, s'écria-t-elle en tombant à son tour à mes genoux,
vous n'êtes pas un de ces hommes-là. Vous êtes trop jeune pour être
un monstre comme eux; vous avez eu l'air de me plaindre; vous me ferez
évader, n'est-ce pas, n'est-ce pas, _mon cher cœur?_

Elle prenait mes mains et les baisait avec ardeur pour me fléchir; je
l'écoutais et je la regardais avec une stupidité peu faite pour la
rassurer. Mon âme n'était guère accessible par elle-même à la
générosité et à la compassion, et, dans ce moment, une passion plus
violente que tout le reste faisait taire en moi ce qu'elle essayait d'y
trouver. Je la dévorais des yeux sans rien comprendre à ses discours.
Toute la question pour moi était de savoir si je lui avais plu, ou si
elle avait voulu se servir de moi pour la délivrer.

--Je vois bien que vous avez peur, lui dis-je; vous avez tort d'avoir
peur de moi; je ne vous ferai certainement pas de mal. Vous êtes trop
jolie pour que je songe à autre chose que vous caresser.

--Oui, mais vos oncles me tueront, s'écria-t-elle, vous le savez bien.
Est-il possible que vous vouliez me laisser tuer? Puisque je vous plais,
sauvez-moi, je vous aimerai après.

--Oh! oui, après, après! lui répondis-je en riant d'un air niais et
méfiant, après que vous m'aurez fait pendre par les gens du roi, que
je viens d'étriller si bien. Allons, prouvez-moi que vous m'aimez tout
de suite, je vous sauverai après; après, moi aussi.

Je la poursuivis autour de la chambre; elle fuyait. Cependant elle ne me
témoignait pas de colère et me résistait avec des paroles douces. La
malheureuse ménageait en moi son seul espoir et craignait de m'irriter.
Ah! si j'avais pu comprendre ce que c'était qu'une femme comme elle, et
ce qu'était ma situation! Mais j'en étais incapable et je n'avais
qu'une idée fixe, l'idée qu'un loup peut avoir en pareille occasion.

Enfin, comme à toutes ses prières je répondais toujours la même
chose: «M'aimez-vous, ou vous moquez-vous?» elle vit à quelle brute
elle avait affaire; et, prenant son parti, elle se retourna vers moi,
jeta ses bras autour de mon cou, cacha son visage dans mon sein et me
laissa baiser ses cheveux. Puis elle me repoussa doucement en me disant:

--Eh! mon Dieu, ne vois-tu pas que je t'aime et que tu m'as plu dès le
moment que je t'ai vu? Mais ne comprends-tu pas que je hais tes oncles
et que je ne veux appartenir qu'à toi?

--Oui, lui répondis-je obstinément, parce que vous avez dit: «Voilà
un imbécile à qui je persuaderai tout ce que je voudrai en lui disant
que je l'aime; il le croira, et je le mènerai pendre.» Voyons, il n'y
a qu'un mot qui serve, si vous m'aimez...

Elle me regardait d'un air d'angoisse, tandis que je cherchais à
rencontrer ses lèvres quand elle ne détournait pas la tête. Je tenais
ses mains dans les miennes, elle ne pouvait plus que reculer l'instant
de sa défaite. Tout à coup sa figure pâle se colora, elle se mit à
sourire, et, avec une expression de coquetterie angélique:

--Et vous, dit-elle, m'aimez-vous?

De ce moment, la victoire fut à elle. Je n'eus plus la force de vouloir
ce que je désirais; ma tête de loup-cervier fut bouleversée, ni plus
ni moins que celle d'un homme, et je crois que j'eus l'accent de la voix
humaine en m'écriant pour la première fois de ma vie:

--Oui, je t'aime! oui, je t'aime!

--Eh bien, dit-elle d'un air fou et avec un ton caressant, aimons-nous
et sauvons-nous.

--Oui, sauvons-nous, lui répondis-je; je déteste cette maison et mes
oncles. Il y a longtemps que je veux me sauver. Mais on me pendra, tu
sais bien.

--On ne te pendra pas, reprit-elle en riant; mon prétendu est
lieutenant général.

--Ton prétendu! m'écriai-je, saisi d'un nouvel accès de jalousie plus
vif que le premier; tu vas te marier?

--Pourquoi non? répondit-elle en me regardant avec attention.

Je pâlis et je serrai les dents.

--En ce cas..., lui dis-je en essayant de l'emporter dans mes bras.

--En ce cas, me répondit-elle en me donnant une petite tape sur la
joue, je vois que tu es jaloux; mais c'est un singulier jaloux que celui
qui veut posséder sa maîtresse à dix heures pour la céder à minuit
à huit hommes ivres qui la lui rendront demain aussi sale que la boue
des chemins.

--Ah! tu as raison, m'écriai-je, va-t'en! va-t'en! Je te défendrais
jusqu'à la dernière goutte de mon sang; mais je succomberais sous le
nombre et je périrais avec la pensée que tu leur restes. Quelle
horreur! tu m'y fais penser; me voilà triste. Allons, pars!

--Oh! oui! oh! oui! mon ange, s'écria-t-elle en m'embrassant sur les
joues avec effusion.

Cette caresse, la première qu'une femme m'eût faite depuis mon
enfance, me rappela, je ne sais comment ni pourquoi, le dernier baiser
de ma mère; et, au lieu de plaisir, elle me causa une tristesse
profonde. Je me sentis les yeux pleins de larmes. Ma suppliante s'en
aperçut et baisa mes larmes en répétant toujours:

--Sauve-moi! sauve-moi!

--Et ton mariage? lui dis-je. Oh! écoute, jure-moi que tu ne te
marieras pas avant que je meure; ce ne sera pas long, car mes oncles
font bonne justice et courte justice, comme ils disent.

--Est-ce que tu ne vas pas me suivre? reprit-elle.

--Te suivre? Non! pendu là-bas pour avoir fait le métier de bandit,
pendu ici pour t'avoir fait évader, ce sera toujours bien la même
chose, et, du moins, je n'aurai pas la honte de passer pour un délateur
et d'être pendu en place publique.

--Je ne te laisserai pas ici, s'écria-t-elle, dussé-je y mourir; viens
avec moi; tu ne risques rien, crois-en ma parole. Je réponds de toi
devant Dieu. Tue-moi si je mens; mais partons vite... Mon Dieu! je les
entends chanter! Ils viennent! Ah! si tu ne veux pas me défendre,
tue-moi tout de suite!

Elle se jeta dans mes bras. L'amour et la jalousie gagnaient de plus en
plus en moi; j'eus, en effet, l'idée de la tuer, et j'eus la main sur
mon couteau de chasse tout le temps que j'entendis du bruit et des voix
dans le voisinage de la salle. C'étaient des cris de victoire. Je
maudis le ciel de ne l'avoir pas donnée à nos ennemis. Je pressai
Edmée sur ma poitrine, et nous restâmes immobiles dans les bras l'un
de l'autre, jusqu'à ce qu'un nouveau coup de fusil annonçât que le
combat recommençait. Alors je la serrai avec passion sur mon cœur.

--Tu me rappelles, lui dis-je, une pauvre tourterelle qui, étant
poursuivie par le milan, vint, un jour, se jeter dans ma veste et se
cacher jusque dans mon sein.

--Et tu ne l'as pas livrée au milan, n'est-ce pas? reprit Edmée.

--Non, de par tous les diables! pas plus que je ne te livrerai, toi, le
plus joli des oiseaux des bois, à ces méchants oiseaux de nuit qui te
menacent.

--Mais comment fuirons-nous? dit-elle en écoutant avec terreur la
fusillade.

--Aisément, lui dis-je; suis-moi.

Je pris un flambeau, et, levant une trappe, je la fis descendre avec moi
dans la cave. De là, nous gagnâmes un souterrain creusé dans le roc,
et qui servait autrefois à risquer un grand moyen de défense quand la
garnison était plus considérable; on sortait dans la campagne par une
extrémité opposée à la herse, et on tombait sur les derrières des
assiégeants, qui se trouvaient pris entre deux feux. Mais il y avait
longtemps que la garnison de la Roche-Mauprat ne pouvait plus se diviser
en deux corps, et, d'ailleurs, durant la nuit, il y aurait eu folie à
se risquer hors de l'enceinte. Nous arrivâmes donc sans encombre à la
sortie du souterrain; mais, au dernier moment, je fus saisi d'un accès
de fureur. Je jetai ma torche par terre, et, m'appuyant contre la porte:

--Tu ne sortiras pas d'ici, dis-je à la tremblante Edmée, sans être
à moi.

Nous étions dans les ténèbres; le bruit du combat ne venait plus
jusqu'à nous. Avant qu'on vînt nous surprendre en ce lieu, nous avions
mille fois le temps d'échapper. Tout m'enhardissait, Edmée ne
dépendait plus que de mon caprice. Quand elle vit que les séductions
de sa beauté ne pouvaient plus agir sur moi pour me porter à
l'enthousiasme, elle cessa de m'implorer et fit quelques pas en arrière
dans l'obscurité.

--Ouvre la porte, me dit-elle, et sors le premier, ou je me tue; car
j'ai pris ton couteau de chasse au moment où tu l'oubliais sur le bord
de la trappe, et, pour retourner chez tes oncles, tu seras obligé de
marcher dans mon sang.

L'énergie de sa voix m'effraya.

--Rendez ce couteau, lui dis-je, ou, à tout risque, je vous l'ôte de
force.

--Crois-tu que j'aie peur de mourir? dit-elle avec calme. Si j'avais
tenu ce couteau là-bas, je ne me serais pas humiliée devant toi.

--Eh bien, malheur! m'écriai-je, vous me trompez, vous ne m'aimez pas!
Partez! je vous méprise, je ne vous suivrai pas.

En même temps, j'ouvris la porte.

--Je ne veux pas partir sans vous, dit-elle; et vous, vous ne voulez pas
que nous partions sans que je sois déshonorée. Lequel de nous deux est
le plus généreux?

--Vous êtes folle, lui dis-je, vous m'avez menti, et vous ne savez que
faire pour me rendre imbécile. Mais vous ne sortirez pas d'ici sans
jurer que votre mariage avec le lieutenant général ou avec tout autre
ne se fera pas avant que vous ayez été ma maîtresse.

--Votre maîtresse? dit-elle. Y pensez-vous? Ne pouvez-vous du moins,
pour adoucir l'insolence, dire votre femme?

--C'est ce que diraient tous mes oncles à ma place, parce qu'ils ne se
soucieraient que de votre dot. Moi, je n'ai envie de rien autre que de
votre beauté. Jurez que vous serez à moi d'abord, et, après, vous
serez libre; je le jure. Si je me sens trop jaloux pour le souffrir, un
homme n'a qu'une parole, je me ferai sauter la cervelle.

--Je jure, dit Edmée, de n'être à personne avant d'être à vous.

--Ce n'est pas cela; jurez d'être à moi avant d'être à qui que ce
soit.

--C'est la même chose, répondit-elle, je le jure.

--Sur l'Évangile? sur le nom du Christ? sur le salut de votre âme? sur
le cercueil de votre mère?

--Sur l'Évangile, sur le nom du Christ, sur le salut de mon âme, sur
le cercueil de ma mère!

--C'est bon.

--Un instant, reprit-elle: vous allez jurer que ma promesse et son
exécution resteront un secret entre nous, que mon père ne le saura
jamais ni personne qui puisse le lui redire?

--Ni qui que ce soit au monde. Qu'ai-je besoin qu'on le sache, pourvu
que cela soit?

Elle me fit répéter la formule du serment, et nous nous élançâmes
dehors, les mains unies en signe de foi mutuelle.

Là, notre fuite devenait périlleuse. Edmée craignait presque autant
les assiégeants que les assiégés. Nous eûmes le bonheur de n'en
rencontrer aucun; mais il n'était pas facile d'aller vite: le temps
était si sombre que nous nous heurtions contre tous les arbres, et la
terre si glissante, que nous ne pouvions nous soutenir. Un bruit
inattendu nous fit tressaillir; mais, aussitôt, au son des chaînes
qu'il traînait aux pieds, je reconnus le cheval de mon grand-père,
animal extraordinairement vieux, mais toujours vigoureux et ardent:
c'était le même qui m'avait amené dix ans auparavant, à la
Roche-Mauprat; il n'avait qu'une corde autour du cou pour toute bride.
Je la lui passai dans la bouche avec un nœud coulant; je jetai ma veste
sur sa croupe, j'y plaçai ma fugitive, je détachai les entraves, je
sautai sur l'animal, et, le talonnant avec fureur, je lui fis prendre le
galop à tout hasard. Heureusement pour nous qu'il connaissait les
chemins mieux que moi et n'avait pas besoin d'y voir pour en suivre les
détours sans se heurter aux arbres. Cependant il glissait souvent, et,
pour se retenir, il nous donnait des secousses qui nous eussent mille
fois désarçonnés (équipés comme nous l'étions) si nous n'eussions
été entre la vie et la mort. Dans de semblables situations, les
entreprises désespérées sont les meilleures, et Dieu protège ceux
que les hommes poursuivent. Nous semblions n'avoir plus rien à
craindre, lorsque tout à coup le cheval heurta une souche, son pied se
prit dans une racine à fleur de terre, et il s'abattit. Avant que nous
fussions relevés, il avait pris la fuite dans les ténèbres, et
j'entendais ses pas rapides s'éloigner de plus en plus. J'avais reçu
Edmée dans mes bras; elle n'eut aucun mal, mais je pris une entorse si
grave qu'il me fût impossible de faire un pas. Edmée crut que j'avais
la jambe cassée; je le croyais un peu moi-même tant je souffrais; mais
je ne pensai bientôt plus ni à la souffrance ni à l'inquiétude. La
tendre sollicitude que me témoignait Edmée me fit tout oublier. En
vain je la pressais de continuer sa route sans moi; elle pouvait
maintenant s'échapper. Nous avions fait beaucoup de chemin. Le jour ne
tarderait pas à paraître. Elle trouverait des habitations, et partout
on la protégerait contre les Mauprat.

--Je ne te quitterai pas, répondit-elle avec obstination; tu t'es
dévoué à moi, je me dévoue à toi de même; nous nous sauverons tous
deux ou nous mourrons ensemble.

--Je ne me trompe pas, m'écriai-je; c'est une lumière que j'aperçois
entre ces branches. Il y a là une habitation. Edmée, allez y frapper.
Vous m'y laisserez sans inquiétude, et vous trouverez un guide pour
vous conduire chez vous.

--Quoi qu'il arrive, je ne vous quitterai pas, dit-elle; mais je vais
voir si l'on peut vous secourir.

--Non, lui dis-je, je ne vous laisserai pas frapper seule à cette
porte. Cette lumière, au milieu de la nuit, dans une maison située au
fond des bois, peut cacher quelque embûche.

Je me traînai jusqu'à la porte. Elle était froide comme du métal;
les murs étaient couverts de lierre.

--Qui est là? cria-t-on du dedans avant que nous eussions frappé.

--Nous sommes sauvés, s'écria Edmée: c'est la voix de Patience.

--Nous sommes perdus, lui dis-je: nous sommes ennemis mortels, lui et
moi.

--Ne craignez rien, dit-elle, suivez-moi; c'est Dieu qui nous amène
ici.

--Oui, c'est Dieu qui t'amène ici, fille du ciel, étoile du matin, dit
Patience en ouvrant la porte, et quiconque te suit soit le bienvenu à
la tour Gazeau!

Nous pénétrâmes sous une voûte surbaissée, au milieu de laquelle
pendait une lampe de fer. À la clarté de ce luminaire lugubre
et des maigres broussailles qui flambaient dans l'âtre, nous
vîmes avec surprise que la tour Gazeau était honorée d'une compagnie
inusitée. D'un côté, la figure pâle et grave d'un homme en habit
ecclésiastique recevait le reflet de la flamme; de l'autre côté, un
chapeau à grands bords ombrageait un cône olivâtre terminé par une
maigre barbe, et le mur recevait la silhouette d'un nez tellement
effilé, qu'il n'y avait rien au monde qui pût lui être comparé, si
ce n'est une longue rapière posée en travers sur les genoux du
personnage, et la face d'un petit chien qu'on eût prise, à sa forme
pointue, pour celle d'un rat gigantesque, si bien qu'il régnait une
harmonie mystérieuse entre ces trois pointes acérées, le nez de don
Marcasse, le museau de son chien et la lame de son épée. Il se leva
lentement et porta la main à son chapeau. Ainsi fit le curé
janséniste. Le chien allongea la tête entre les jambes de son maître,
et, muet comme lui, montra les dents et coucha les oreilles sans aboyer.

--Chut! _Blaireau!_ lui dit Marcasse.


[Note 6: Le seigneur de Pleumartin a laissé dans le pays des souvenirs
qui préserveront le récit de Mauprat du reproche d'exagération. La
plume se refuserait à tracer les féroces obscénités et les
raffinements de torture qui signalèrent la vie de cet insensé, et qui
perpétuèrent les traditions du brigandage féodal dans le Berry
jusqu'aux derniers jours de l'ancienne monarchie. On fit le siège de
son château, et, après une résistance opiniâtre, il fut pris et
pendu. Plusieurs personnes encore vivantes, et d'un âge qui n'est pas
même très avancé, l'ont connu.]



VII


À peine le curé eut-il reconnu Edmée, qu'il fit trois pas en arrière
avec une exclamation de surprise; mais ce ne fut rien auprès de la
stupéfaction de Patience, lorsqu'il eut promené sur mes traits la
lueur du tison enflammé qui lui servait de torche.

--La colombe en compagnie de l'ourson! s'écria-t-il; que se passe-t-il
donc?

--Ami, répondit Edmée en mettant, à mon propre étonnement, sa main
blanche dans la main grossière du sorcier, recevez-le aussi bien que
moi-même. J'étais prisonnière à la Roche-Mauprat, et il m'a
délivrée.

--Que les iniquités de sa race lui soient pardonnées pour cette
action! dit le curé.

Patience me prit le bras sans rien dire et me conduisit auprès du feu.
On m'assit sur l'unique chaise de la résidence, et le curé se mit en
devoir d'examiner ma jambe, tandis qu'Edmée racontait, jusqu'à certain
point, notre aventure, et s'informait de la chasse et de son père.
Patience ne put lui en donner aucune nouvelle. Il avait entendu le cor
résonner dans les bois, et la fusillade contre les loups avait troublé
son repos plusieurs fois dans la journée. Mais, depuis l'orage, le
bruit du vent avait étouffé tous les autres bruits, et il ne savait
rien de ce qui se passait dans la Varenne. Marcasse monta lestement une
échelle qui, à défaut de l'escalier rompu, conduisait aux étages
supérieurs de la tour; son chien le suivit avec une merveilleuse
adresse. Ils redescendirent bientôt, et nous apprîmes qu'une lueur
rouge montait sur l'horizon du côté de la Roche-Mauprat. Malgré la
haine que j'avais pour cette demeure et pour ses hôtes, je ne pus me
défendre d'une sorte de consternation en entendant dire que, selon
toute apparence, le manoir héréditaire qui portait mon nom était pris
et livré aux flammes; c'était la honte et la défaite, et cet incendie
était comme un sceau de vasselage apposé sur mon blason par ce que
j'appelais les manants et les vilains. Je me levai en sursaut, et, si je
n'eusse été retenu par une violente douleur au pied, je crois que je
me serais élancé dehors.

--Qu'avez-vous donc? me dit Edmée, qui était près de moi en cet
instant.

--J'ai, répondis-je brusquement, qu'il faut que je retourne là-bas;
car mon devoir est de me faire tuer plutôt que de laisser mes oncles
parlementer avec la canaille.

--La canaille! s'écria Patience en m'adressant pour la première fois
la parole; qui est-ce qui parle de canaille ici? J'en suis, moi, de la
canaille; c'est mon titre, et je saurai le faire respecter.

--Ma foi! ce ne sera pas de moi, dis-je en repoussant le curé, qui
m'avait fait rasseoir.

--Ce ne serait pourtant pas pour la première fois, répondit Patience
avec un sourire méprisant.

--Vous me rappelez, lui dis-je, que nous avons de vieux comptes à
régler.

Et, surmontant l'affreuse douleur de mon entorse, je me levai de
nouveau, et, d'un revers de main, j'envoyai don Marcasse, qui voulut
succéder au curé dans le rôle de pacificateur, tomber à la renverse
au milieu des cendres. Je ne lui voulais aucun mal, mais j'avais les
mouvements un peu brusques; et le pauvre homme était si grêle, qu'il
ne pesait pas plus dans ma main qu'une belette n'eût fait dans la
sienne. Patience était debout devant moi, les bras croisés, dans une
attitude de philosophe stoïcien; mais son regard laissait jaillir la
flamme de la haine. Il était évident que, retenu par ses principes
d'hospitalité, il attendait, pour m'écraser, que je lui eusse porté
le premier coup. Je ne l'eusse pas fait attendre, si Edmée, méprisant
le danger qu'il y avait à s'approcher d'un furieux, ne m'eût saisi le
bras en me disant d'un ton absolu:

--Rasseyez-vous, tenez-vous tranquille, je vous l'ordonne.

Tant de hardiesse et de confiance me surprit et me plut en même temps.
Les droits qu'elle s'arrogeait sur moi étaient comme une sanction de
ceux que je prétendais avoir sur elle.

--C'est juste, répondis-je en m'asseyant.

Et j'ajoutai en regardant Patience:

--Cela se retrouvera.

--_Amen_, répondit-il en levant les épaules.

Marcasse s'était relevé avec beaucoup de sang-froid, et, secouant les
cendres dont il était sali, au lieu de s'en prendre à moi, il essayait
à sa manière de sermonner Patience. La chose n'était pas facile en
elle-même; mais rien n'était moins irritant que cette censure
monosyllabique jetant sa note au milieu des querelles comme un écho
dans la tempête.

--À votre âge, disait-il à son hôte, pas patient du tout! Tout le
tort, oui, tort, vous!

--Que vous êtes méchant! me disait Edmée, en laissant sa main sur mon
épaule; ne recommencez pas, ou je vous abandonne.

Je me laissais gronder par elle avec plaisir, et sans m'apercevoir que,
depuis un instant, nous avions changé de rôle. C'était elle
maintenant qui commandait et menaçait; elle avait repris toute sa
supériorité réelle sur moi en franchissant le seuil de la tour
Gazeau; et ce lieu sauvage, ces témoins étrangers, cet hôte farouche,
représentaient déjà la société où je venais de mettre le pied, et
dont j'allais bientôt subir les entraves.

--Allons, dit-elle en se tournant vers Patience, nous ne nous entendons
pas ici, et, moi, je suis dévorée d'inquiétude pour mon pauvre père,
qui me cherche et qui se tord les bras à l'heure qu'il est. Bon
Patience! trouve-moi un moyen de le rejoindre avec ce malheureux enfant
que je ne puis laisser à ta garde, puisque tu ne m'aimes pas assez pour
être patient et miséricordieux avec lui.

--Qu'est-ce que vous dites? s'écria Patience en posant sa main sur son
front comme au sortir d'un rêve. Oui, vous avez raison; je suis un
vieux brutal, un vieux fou. Fille de Dieu, dites à ce garçon... à ce
gentilhomme que je lui demande pardon du passé, et que, pour le
présent, je mets ma pauvre cellule à ses ordres; est-ce bien parler?

--Oui, Patience, dit le curé; d'ailleurs, tout peut s'arranger; mon
cheval est doux et solide, Mlle de Mauprat va le monter; vous et
Marcasse le conduirez par la bride, et, moi, je resterai ici près de
notre blessé. Je réponds de le bien soigner et de ne l'irriter en
aucune façon. N'est-ce pas, monsieur Bernard, vous n'avez rien contre
moi, vous êtes bien sûr que je ne suis pas votre ennemi?

--Je n'en sais rien, répondis-je, c'est comme il vous plaira. Ayez soin
de _la cousine_, conduisez-la; moi, je n'ai besoin de rien et je ne me
soucie de personne. Une botte de paille et un verre de vin, c'est tout
ce que je voudrais, si c'était possible.

--Vous aurez l'un et l'autre, dit Marcasse en me présentant sa gourde,
et voici d'abord de quoi vous réconforter; je vais à l'écurie
préparer le cheval.

--Non, j'y vais moi-même, dit Patience; ayez soin de ce jeune homme.

Et il passa dans une autre salle basse qui servait d'écurie au cheval
du curé, durant les visites que celui-ci lui rendait. On fit passer
l'animal par la chambre où nous étions, et Patience, arrangeant le
manteau du curé sur la selle, y déposa Edmée avec un soin paternel.

--Un instant, dit-elle avant de se laisser emmener; monsieur le curé,
vous me promettez sur le salut de votre âme de ne pas abandonner mon
cousin avant que je sois revenue avec mon père pour le chercher?

--Je le jure, répondit le curé.

--Et vous, Bernard, dit Edmée, vous jurez sur l'honneur que vous
m'attendrez ici?

--Je n'en sais rien du tout, répondis-je; cela dépendra du temps et de
ma patience; mais vous savez bien, cousine, que nous nous reverrons,
fût-ce au diable, et, quant à moi, le plus tôt possible.

À la clarté du tison que Patience agitait autour d'elle pour examiner
le harnais du cheval, je vis son beau visage rougir et pâlir; puis elle
releva sa tête penchée tristement et me regarda fixement d'un air
étrange.

--Partons-nous? dit Marcasse en ouvrant la porte.

--Marchons, dit Patience en prenant la bride. Ma fille Edmée,
baissez-vous bien en passant sous la porte.

--Qu'est-ce qu'il y a, Blaireau? dit Marcasse en s'arrêtant sur le
seuil et en mettant en avant la pointe de son épée glorieusement
rouillée dans le sang des animaux rongeurs.

Blaireau resta immobile, et, s'il n'eût été _muet de naissance_,
comme le disait son maître, il eût aboyé; mais il avertit à sa
manière en faisant entendre une sorte de toux sèche, qui était son
plus grand signe de colère et d'inquiétude...


[Figure 03]


--Quelque chose là-dessous, dit Marcasse.

Et il avança fort courageusement dans les ténèbres en faisant signe
à l'amazone de ne pas sortir. La détonation d'une arme à feu nous fit
tous tressaillir. Edmée sauta légèrement à bas de cheval, et, par un
mouvement instinctif qui ne m'échappa point, vint se placer derrière
ma chaise. Patience s'élança hors de la tour; le curé courut au
cheval épouvanté, qui se cabrait et reculait sur nous; Blaireau
réussit à aboyer. J'oubliai mon mal, et, d'un saut, je fus aux
avant-postes.

Un homme, criblé de blessures et répandant un ruisseau de sang, était
couché en travers devant la porte. C'était mon oncle Laurent,
mortellement blessé au siège de la Roche-Mauprat, qui venait expirer
sous nos yeux. Avec lui était son frère Léonard, qui venait de tirer
à tout hasard son dernier coup de pistolet et qui heureusement n'avait
atteint personne. Le premier mouvement de Patience fut de se mettre en
défense; mais, en reconnaissant Marcasse, les fugitifs, loin de se
montrer hostiles, demandèrent asile et secours, et personne ne crut
devoir leur refuser l'assistance que réclamait leur déplorable
situation. La maréchaussée était à leur poursuite. La Roche-Mauprat
était la proie des flammes; Louis et Pierre s'étaient fait tuer sur la
brèche; Antoine, Jean et Gaucher étaient en fuite d'un autre côté.
Peut-être étaient-ils déjà prisonniers. Rien ne saurait rendre
l'horreur des derniers moments de Laurent. Son agonie fut rapide, mais
affreuse. Il blasphémait à faire pâlir le curé. À peine la porte
fut-elle refermée et le moribond déposé à terre, qu'un râle
horrible s'empara de lui. Malgré nos représentations, Léonard, ne
connaissant d'autre remède que l'eau-de-vie, arrachant de mes mains
(non sans m'adresser en jurant un reproche insultant pour ma fuite) la
gourde de Marcasse, desserra de force, avec la lame de son couteau de
chasse, les dents contractées de son frère, et lui versa la moitié de
la gourde. Le malheureux bondit, agita ses bras dans des convulsions
désespérées, se redressa de toute sa hauteur, et retomba raide mort
sur le carreau ensanglanté. Nous n'eûmes pas le loisir d'une oraison
funèbre; la porte retentit sous les coups redoublés de nouveaux
assaillants.

--Ouvrez, de par le roi! crièrent plusieurs voix; ouvrez à la
maréchaussée.

--À la défense! s'écria Léonard en relevant son couteau et en
s'élançant vers la porte. Vilains, montrez-vous gentilshommes! Et toi,
Bernard, répare ta faute, lave ta honte, ne souffre pas qu'un Mauprat
tombe vivant dans les mains des gendarmes!

Commandé par l'instinct du courage et de la fierté, j'allais l'imiter,
quand Patience, s'élançant sur lui et le terrassant avec une force
herculéenne, lui mit le genou sur la poitrine en criant à Marcasse
d'ouvrir la porte. Cela fut fait avant que j'eusse pu prendre parti pour
mon oncle contre son hôte inexorable. Six gendarmes s'élancèrent dans
la tour et nous tinrent tous immobiles au bout de leurs fusils.

--Holà! messieurs! dit Patience, ne faites de mal à personne et prenez
ce prisonnier. Si j'eusse été seul avec lui, je l'eusse défendu ou
fait sauver; mais il y a ici des braves gens qui ne doivent pas payer
pour un coquin, et je ne me soucie pas de les exposer dans un
engagement. Voilà le Mauprat. Songez que votre devoir est de le
remettre sain et sauf dans les mains de la justice. Cet autre est mort.

--Monsieur, rendez-vous, dit le sous-officier de maréchaussée en
s'emparant de Léonard.

--Jamais un Mauprat ne traînera son nom sur les bancs d'un présidial,
répondit Léonard d'un air sombre. Je me rends, mais vous n'aurez que
ma peau.

Et il se laissa asseoir sur une chaise sans faire de résistance.

Tandis qu'on se préparait à le lier:

--Une seule, une dernière charité, mon père, dit-il au curé.
Passez-moi le reste de la gourde; je me meurs de soif et d'épuisement.

Le bon curé lui passa la gourde, qu'il avala d'un trait. Sa figure
décomposée avait une sorte de calme effrayant. Il semblait absorbé,
atterré, incapable de résistance. Mais, au moment où on lui liait les
pieds, il arracha un pistolet à la ceinture d'un des gendarmes et se
fit sauter la cervelle.

Je fus bouleversé de ce spectacle affreux. Plongé dans une morne
stupeur, ne comprenant plus rien à ce qui m'entourait, je restai
pétrifié, ne m'apercevant pas que, depuis quelques instants, j'étais
l'objet d'un débat sérieux entre la maréchaussée et mes hôtes. Un
gendarme prétendait me reconnaître pour un Mauprat Coupe-Jarret.
Patience niait que je fusse autre chose qu'un garde-chasse de M. Hubert
de Mauprat escortant sa fille. Ennuyé de ce débat, j'allais me nommer,
lorsque je vis un spectre se lever à côté de moi. C'était Edmée qui
s'était collée entre la muraille et le pauvre cheval effrayé du
curé, lequel, les jambes étendues et l'œil en feu, lui faisait comme
un rempart de son corps. Elle était pâle comme la mort, et ses lèvres
étaient tellement contractées d'horreur, qu'elle fit d'abord des
efforts inouïs pour parler, sans pouvoir s'exprimer autrement que par
signes. Le sous-officier, touché de sa jeunesse et de sa situation,
attendit avec déférence qu'elle réussît à s'expliquer. Enfin, elle
obtint qu'on ne me traitât pas en prisonnier et qu'on me conduisît
avec elle au château de son père, où elle donnait sa parole d'honneur
qu'on fournirait sur mon compte des explications et des garanties
satisfaisantes. Le curé et les deux autres témoins appuyant cette
promesse, nous partîmes tous ensemble, Edmée sur le cheval du
sous-officier, qui prit celui d'un de ses hommes, moi sur le cheval du
curé, Patience et le curé à pied entre nous, la maréchaussée sur
nos flancs, Marcasse en avant, toujours impassible au milieu de
l'épouvante et de la consternation générales. Deux gendarmes
restèrent à la tour pour garder les cadavres et constater les faits.



VIII


Nous avions fait une lieue environ dans les bois, nous arrêtant à
chaque embranchement de route pour appeler; car Edmée, convaincue que
son père ne rentrerait pas chez lui sans l'avoir retrouvée, suppliait
ses compagnons de voyage de l'aider à le rejoindre; ce à quoi les
gendarmes répugnaient beaucoup, craignant d'être surpris et attaqués
par quelques groupes des fuyards de la Roche-Mauprat. Chemin faisant,
ils nous apprirent que le repaire avait été conquis à la troisième
attaque. Jusque-là, les assaillants avaient ménagé leurs forces. Le
lieutenant de maréchaussée voulait qu'on s'emparât du donjon sans le
détruire, et surtout des assiégés sans les tuer; mais cela fut
impossible à cause de la résistance désespérée qu'ils firent. Les
assiégeants furent tellement maltraités à leur seconde tentative,
qu'ils n'avaient plus d'autre parti à prendre que le parti extrême ou
la retraite. Le feu fut mis aux bâtiments d'enceinte, et, au troisième
engagement, on ne ménagea plus rien. Deux Mauprat furent tués sur les
débris de leur bastion; les cinq autres disparurent. Six hommes furent
dépêchés à leur poursuite d'un côté, six de l'autre; car on avait
trouvé sur-le-champ la trace des fugitifs, et ceux qui nous
transmettaient ces détails avaient suivi de si près Laurent et
Léonard, qu'ils avaient atteint de plusieurs balles le premier de ces
infortunés, à peu de distance de la tour Gazeau. Ils l'avaient entendu
crier qu'il était mort, et, selon toute apparence, Léonard l'avait
porté jusqu'à la demeure du sorcier. Ce Léonard était le seul qui
méritât quelque pitié, car c'était le seul qui eut peut-être été
susceptible d'embrasser une meilleure vie. Il était parfois
chevaleresque dans son brigandage, et son cœur farouche était capable
d'affection. J'étais donc très touché de sa mort tragique, et je me
laissais entraîner machinalement, plongé dans de sombres pensées, et
résolu à finir mes jours de la même manière si l'on me condamnait
aux affronts qu'il n'avait pas voulu subir.

Tout à coup le son des cors et les hurlements des chiens nous
annoncèrent l'approche d'un groupe de chasseurs. Tandis qu'on leur
répondait par des cris de notre côté, Patience courut à la
découverte. Edmée, impatiente de retrouver son père et surmontant
toutes les terreurs de cette nuit sanglante, fouetta son cheval et
atteignit les chasseurs la première. Lorsque nous les eûmes rejoints,
je vis Edmée dans les bras d'un homme de grande taille et d'une figure
vénérable. Il était vêtu avec luxe; sa veste de chasse, galonnée
d'or sur toutes les coutures, et le magnifique cheval normand qu'un
piqueur tenait derrière lui, me frappèrent tellement, que je me crus
en présence d'un prince. Les témoignages de tendresse qu'il donnait à
sa fille étaient si nouveaux pour moi, que je faillis les trouver
exagérés et indignes de la gravité d'un homme; en même temps, ils
m'inspiraient une sorte de jalousie brutale, et il ne me venait pas à
l'esprit qu'un homme si bien mis pût être mon oncle. Edmée lui parla
bas et avec vivacité. Cette conférence dura quelques instants, au bout
desquels le vieillard vint à moi et m'embrassa cordialement. Tout me
paraissait si nouveau dans ces manières, que je me tenais immobile et
muet devant les protestations et les caresses dont j'étais l'objet. Un
grand jeune homme, d'une belle figure et vêtu avec autant de recherche
que M. Hubert, vint me serrer la main et m'adresser des remerciements
auxquels je ne compris rien. Ensuite il entra en pourparlers avec les
gendarmes, et je compris qu'il était le lieutenant général de la
province et qu'il exigeait qu'on me laissât libre de suivre mon oncle
le chevalier dans son château, où il répondait de moi sur son
honneur. Les gendarmes prirent congé de nous, car le chevalier et le
lieutenant général étaient assez bien escortés par leurs gens pour
n'avoir à craindre aucune mauvaise rencontre. Un nouveau sujet de
surprise pour moi fut de voir le chevalier donner de vives marques
d'amitié à Patience et à Marcasse. Quant au curé, il était avec ces
deux seigneurs sur un pied d'égalité. Depuis quelques mois, il était
aumônier du château de Sainte-Sévère, les tracasseries du clergé
diocésain lui ayant fait abandonner sa cure.

Toute cette tendresse dont Edmée était l'objet, ces affections de
famille dont je n'avais pas l'idée, ces cordiales et douces relations
entre des plébéiens respectueux et des patriciens bienveillants, tout
ce que je voyais et entendais ressemblait à un rêve. Je regardais et
n'avais le sens d'aucune appréciation sur quoi que ce soit. Mon cerveau
commença cependant à travailler lorsque, la caravane s'étant remise
en route, je vis le lieutenant général (M. de La Marche) pousser son
cheval entre celui d'Edmée et le mien, et se placer de droit à son
côté. Je me souvins qu'elle m'avait dit à la Roche-Mauprat qu'il
était son fiancé. La haine et la colère s'emparèrent de moi, et je
ne sais quelle absurdité j'eusse faite, si Edmée, semblant deviner ce
qui se passait dans mon âme farouche, ne lui eût dit qu'elle voulait
me parler et ne m'eût rendu ma place auprès d'elle.

--Qu'avez-vous à me dire? lui demandai-je avec plus d'empressement que
de politesse.

--Rien, me répondit-elle à demi-voix. J'aurai beaucoup à vous dire
plus tard; jusque-là, ferez-vous toutes mes volontés?

--Et pourquoi diable ferais-je vos volontés, cousine?

Elle hésita un peu à me répondre, et, faisant un effort, elle dit:

--Parce que c'est ainsi qu'on prouve aux femmes qu'on les aime.

--Est-ce que vous croyez que je ne vous aime pas? repris-je brusquement.

--Qu'en sais-je? dit-elle.

Ce doute m'étonna beaucoup, et j'essayai de le combattre à ma
manière.

--N'êtes-vous pas belle, lui dis-je, et ne suis-je pas un jeune homme?
Peut-être croyez-vous que je suis trop enfant pour m'apercevoir de la
beauté d'une femme; mais, à présent que j'ai la tête calme et que je
suis triste et bien sérieux, je puis vous dire que je suis encore plus
amoureux de vous que je ne pensais. Plus je vous regarde, plus je vous
trouve belle. Je ne croyais pas qu'une femme pût me paraître aussi
belle. Vrai, je ne dormirai pas tant que...

--Taisez-vous! dit-elle sèchement.

--Oh! vous craignez que ce monsieur ne m'entende, repris-je en lui
désignant M. de La Marche. Soyez tranquille, je sais garder un serment,
et j'espère qu'étant une fille bien née, vous saurez aussi garder le
vôtre.

Elle se tut. Nous étions dans un chemin où l'on ne pouvait marcher que
deux de front. L'obscurité était profonde, et, quoique le chevalier et
le lieutenant général fussent sur nos talons, j'allais m'enhardir à
passer mon bras autour de sa taille, lorsqu'elle me dit d'une voix
triste et affaiblie:

--Mon cousin, je vous demande pardon si je ne vous parle pas. Je ne
comprends pas bien ce que vous me dites. Je me sens exténuée de
fatigue, il me semble que je vais mourir. Heureusement, nous voici
arrivés. Jurez-moi que vous aimerez mon père, que vous céderez à
tous ses conseils, que vous ne prendrez parti sur quoi que ce soit sans
me consulter. Jurez-le-moi si vous voulez que je croie à votre amitié.

--Oh! mon amitié, n'y croyez pas, j'y consens, répondis-je; mais
croyez à mon amour. Je jure tout ce qu'il vous plaira; mais vous, ne me
promettez-vous rien, là, de bonne grâce?

--Que puis-je vous promettre qui ne vous appartienne? dit-elle d'un ton
sérieux; vous m'avez sauvé l'honneur, ma vie est à vous.

Les premières lueurs du matin blanchissaient alors l'horizon, nous
arrivions au village de Sainte-Sévère, et bientôt nous entrâmes dans
la cour du château. En descendant de cheval, Edmée tomba dans les bras
de son père; elle était pâle comme la mort. M. de La Marche fit un
cri et aida à l'emporter. Elle était évanouie. Le curé se chargea de
moi. J'étais fort inquiet sur mon sort. La méfiance naturelle aux
brigands se réveilla dès que je cessai d'être sous la fascination de
celle qui avait réussi à me tirer de mon antre. J'étais comme un loup
blessé, et je jetais des regards sombres autour de moi, prêt à
m'élancer sur le premier qui ferait un geste ou dirait un mot
équivoque. On me conduisit à un appartement splendide, et une
collation, préparée avec un luxe dont je n'avais pas l'idée, me fut
servie immédiatement. Le curé me témoigna beaucoup d'intérêt, et,
ayant réussi à me rassurer un peu, il me quitta pour s'occuper de son
ami Patience. Mon trouble et un reste d'inquiétude ne tinrent pas
contre l'appétit généreux dont est douée la jeunesse. Sans les
empressements et les respects d'un valet beaucoup mieux mis que moi, qui
se tenait derrière ma chaise, et auquel je ne pouvais m'empêcher de
rendre ses politesses chaque fois qu'il s'élançait au-devant de mes
désirs, j'eusse fait un déjeuner effrayant; mais son habit vert et ses
culottes de soie me gênaient beaucoup. Ce fut bien pis lorsque,
s'étant agenouillé, il se mit en devoir de me déchausser pour me
mettre au lit. Pour le coup, je crus qu'il se moquait de moi, et je
faillis lui assener un grand coup de poing sur la tête; mais il avait
l'air si grave en s'acquittant de cette besogne, que je restai
stupéfait à le regarder.

Dans les premiers moments, me trouvant au lit, sans armes, et avec des
gens qui allaient et venaient autour de moi en marchant sur la pointe du
pied, il me vint encore des mouvements de méfiance. Je profitai d'un
instant où j'étais seul pour me relever, et, prenant sur la table à
demi desservie le plus long couteau que je pus choisir, je me couchai
plus tranquille et m'endormis profondément en le tenant bien serré
dans ma main.

Quand je m'éveillai, le soleil couchant jetait sur mes draps, d'une
finesse extrême, le reflet adouci de mes rideaux de damas rouge, et
faisait étinceler les grenades dorées qui ornaient les coins du
dossier. Ce lit était si beau et si moelleux, que je faillis lui faire
des excuses de m'être couché dedans. En me soulevant, je vis une
figure douce et vénérable qui entr'ouvrait ma courtine et qui me
souriait. C'était le chevalier Hubert de Mauprat, qui m'interrogeait
avec intérêt sur l'état de ma santé. J'essayai d'être poli et
reconnaissant; mais les expressions dont je me servais ressemblaient si
peu aux siennes, que je me troublai et souffris de ma grossièreté sans
pouvoir m'en rendre compte. Pour comble de malheur, à un mouvement que
je fis, le couteau que j'avais pris pour camarade de lit tomba aux pieds
de M. de Mauprat, qui le ramassa, le regarda, et me regarda ensuite avec
une extrême surprise. Je devins rouge comme le feu et balbutiai je ne
sais quoi. Je m'attendais à des reproches pour cette insulte faite à
son hospitalité; mais il était trop poli pour pousser plus loin
l'explication. Il posa tranquillement le couteau sur la cheminée, et,
revenant à moi, il me parla ainsi:

--Bernard, je sais maintenant que je vous dois la vie de ce que j'ai de
plus cher au monde. Toute la mienne sera consacrée à vous prouver ma
reconnaissance et mon estime. Ma fille aussi a contracté envers vous
une dette sacrée. N'ayez donc aucune inquiétude pour votre avenir. Je
sais à quelles persécutions et à quelles vengeances vous vous êtes
exposé pour venir à nous; mais je sais aussi à quelle affreuse
existence mon amitié et mon dévouement sauront vous soustraire. Vous
êtes orphelin, et je n'ai pas de fils. Voulez-vous m'accepter pour
votre père?

Je regardai le chevalier avec des yeux égarés. Je ne pouvais en croire
mes oreilles. Toute impression était paralysée chez moi par la
surprise et la timidité. Il me fut impossible de répondre un mot; le
chevalier éprouva lui-même un peu de surprise, il ne s'attendait pas
à trouver une nature aussi brutalement inculte.

--Allons, me dit-il, j'espère que vous vous accoutumerez à nous.
Donnez-moi seulement une poignée de main pour me prouver que vous avez
confiance en moi. Je vais vous envoyer votre domestique: commandez-lui
tout ce que vous voudrez, il est à vous. J'ai seulement une promesse à
exiger de vous, c'est que vous ne sortirez pas de l'enceinte du parc
d'ici à ce que j'aie pris des mesures pour vous soustraire aux
poursuites de la justice. On pourrait faire rejaillir sur vous les
accusations qui pèsent sur la conduite de vos oncles.

--Mes oncles! dis-je en passant mes mains sur ma tête, est-ce un
mauvais rêve que j'ai fait? Où sont-ils? Qu'est devenue la
Roche-Mauprat?

--La Roche-Mauprat a été préservée des flammes, répondit-il.
Quelques bâtiments accessoires ont été détruits; mais je me charge
de réparer votre maison et de racheter votre fief aux créanciers dont
il est aujourd'hui la proie. Quant à vos oncles... vous êtes
probablement le seul héritier d'un nom qu'il vous appartient de
réhabiliter.

--Le seul! m'écriai-je. Quatre Mauprat ont succombé cette nuit; mais
les trois autres...

--Le cinquième, Gaucher, a péri dans sa fuite; on l'a retrouvé ce
matin noyé dans l'étang des _Froids._ On n'a retrouvé ni Jean ni
Antoine; mais le cheval de l'un et le manteau de l'autre, trouvés à
peu de distance du lieu où gisait le cadavre de Gaucher, sont des
indices sinistres de quelque événement semblable. Si l'un des Mauprat
s'est échappé, c'est pour ne plus reparaître, car il n'y aurait plus
d'espoir pour lui; et, puisqu'ils ont attiré sur leur tête ces orages
inévitables, mieux vaut pour eux et pour nous, qui avons le malheur de
porter le même nom, qu'ils aient eu cette fin tragique les armes à la
main que de subir une mort infâme au bout d'une potence. Acceptons ce
que Dieu a décidé à leur égard. L'arrêt est rude. Sept hommes
pleins de force et de jeunesse appelés, dans une seule nuit, à rendre
un compte terrible!... Prions pour eux, Bernard, et, à force de bonnes
œuvres, tâchons de réparer le mal qu'ils ont fait et d'enlever les
taches qu'ils ont imprimées à notre écusson.

Ces dernières paroles résumaient tout le caractère du chevalier. Il
était pieux, équitable, plein de charité; mais, chez lui, comme chez
la plupart des gentilshommes, les préceptes de l'humilité chrétienne
venaient échouer devant l'orgueil du rang. Il eût volontiers fait
asseoir un pauvre à sa table, et, le vendredi saint, il lavait les
pieds à douze mendiants; mais il n'en était pas moins attaché
à tous les préjugés de notre caste. Il trouvait ses cousins
beaucoup plus coupables d'avoir dérogé à leur dignité d'homme, étant
gentilshommes, que s'ils eussent été plébéiens. Dans cette
hypothèse, selon lui, leurs crimes eussent été de moitié moins
graves. J'ai partagé longtemps cette conviction; elle était dans mon
sang, si je puis m'exprimer ainsi. Je ne l'ai perdue qu'à la suite des
rudes leçons de ma destinée.

Il me confirma ensuite ce que sa fille m'avait dit. Il avait désiré
vivement être chargé de mon éducation dès ma naissance; mais son
frère Tristan s'y était opposé avec acharnement. Ici, le front du
chevalier se rembrunit.

--Vous ne savez pas, dit-il, combien cette velléité de ma part a eu
des suites funestes pour moi et pour vous aussi. Mais ceci doit rester
enveloppé dans le mystère... mystère affreux, sang des Atrides!...

Il me prit la main et ajouta d'un air accablé:

--Bernard, nous sommes victimes tous deux d'une famille atroce. Ce n'est
pas le moment de récriminer contre ceux qui paraissent à cette heure
devant le redoutable tribunal de Dieu; mais ils m'ont fait un mal
irréparable, ils m'ont brisé le cœur... Celui qu'ils vous ont fait
sera réparé, j'en jure par la mémoire de votre mère. Ils vous ont
privé d'éducation, ils vous ont associé à leurs brigandages; mais
votre âme est restée grande et pure comme était celle de l'ange qui
vous donna le jour. Vous réparerez les erreurs involontaires de votre
enfance; vous recevrez une éducation conforme à votre rang; vous
relèverez l'honneur de la famille, n'est-ce pas, vous le voulez? Moi,
je le veux; je me mettrai à vos genoux pour obtenir votre confiance, et
je l'obtiendrai, car la Providence vous destinait à être mon fils. Ah!
j'avais rêvé jadis une adoption plus complète. Si, à ma seconde
tentative, on vous eût accordé à ma tendresse, vous eussiez été
élevé avec ma fille, et vous seriez certainement devenu son époux.
Mais Dieu ne l'a pas voulu. Il faut que vous commenciez votre
éducation, et la sienne s'achève. Elle est d'âge à être établie,
et, d'ailleurs, elle a fait son choix; elle aime M. de La Marche,
qu'elle est à la veille d'épouser; elle vous l'a dit.

Je balbutiai quelques paroles confuses. Les caresses et les paroles
généreuses de ce vieillard respectable m'avaient vivement ému, et je
sentais comme une nouvelle nature se réveiller en moi. Mais, lorsqu'il
prononça le nom de son futur gendre, tous mes instincts sauvages se
réveillèrent, et je sentis qu'aucun principe de loyauté sociale ne me
ferait renoncer à la possession de celle que je regardais comme ma
proie. Je pâlissais, je rougissais, je suffoquais. Nous fûmes
heureusement interrompus par l'abbé Aubert (le curé janséniste), qui
venait s'informer des suites de ma chute. Alors seulement le chevalier
sut que j'étais blessé, circonstance qu'il n'avait pas eu le loisir
d'apprendre dans l'agitation de tant d'événements plus graves. Il
envoya chercher son médecin, et je fus entouré de soins affectueux qui
me parurent assez puérils, et auxquels je me soumis pourtant par un
instinct de reconnaissance.

Je n'avais pas osé demander au chevalier des nouvelles de sa fille. Je
fus plus hardi avec l'abbé. Il m'apprit que la prolongation et
l'agitation de son sommeil donnaient quelque inquiétude; et le
médecin, étant revenu le soir pour me faire un nouveau pansement, me
dit qu'elle avait beaucoup de fièvre, et qu'il craignait pour elle une
maladie grave.

Elle fut, en effet, assez mal pendant quelques jours pour donner de
l'inquiétude. Dans les terribles émotions qu'elle avait éprouvées,
elle avait déployé beaucoup d'énergie; mais elle subit une réaction
assez violente. De mon côté, je fus retenu au lit; je ne pouvais faire
un pas sans ressentir de vives douleurs, et le médecin me menaçait d'y
rester cloué pour plusieurs mois si je ne me soumettais à
l'immobilité pendant quelques jours. Comme j'étais d'ailleurs en
pleine santé et que je n'avais jamais été malade de ma vie, la
transition de mes habitudes actives à cette molle captivité me causa
un ennui dont rien ne saurait rendre les angoisses. Il faut avoir vécu
au fond des bois, dans toute la rudesse des mœurs farouches, pour
comprendre l'espèce d'effroi et de désespoir que j'éprouvai en me
trouvant enfermé pendant plus d'une semaine entre quatre rideaux de
soie. Le luxe de mon appartement, la dorure de mon lit, les soins
minutieux des laquais, tout, jusqu'à la bonté des aliments,
puérilités auxquelles j'avais été assez sensible le premier jour, me
devint odieux au bout de vingt-quatre heures. Le chevalier me faisait de
tendres et courtes visites, car il était absorbé par la maladie de sa
fille chérie. L'abbé fut excellent pour moi. Je n'osais dire ni à
l'un ni à l'autre combien je me trouvais malheureux; mais, lorsque
j'étais seul, j'avais envie de rugir comme un lion mis en cage, et, la
nuit, je faisais des rêves où la mousse des bois, le rideau des arbres
de la forêt et jusqu'aux sombres créneaux de la Roche-Mauprat
m'apparaissaient comme le paradis terrestre. D'autres fois, les scènes
tragiques qui avaient accompagné et suivi mon évasion se retraçaient
si énergiquement à ma mémoire, que, même éveillé, j'étais en
proie à une sorte de délire.

Une visite de M. de La Marche augmenta le désordre et l'exaspération
de mes idées. Il me témoigna beaucoup d'intérêt, me serra la main à
plusieurs reprises, me demanda mon amitié, s'écria dix fois qu'il
donnerait sa vie pour moi, et je ne sais combien d'autres protestations
que je n'entendis guère; car j'avais un torrent dans les oreilles
tandis qu'il me parlait, et, si j'avais eu mon couteau de chasse, je
crois que je me serais jeté sur lui. Mes manières farouches et mes
regards sombres l'étonnèrent beaucoup; mais, l'abbé lui ayant dit que
j'avais l'esprit frappé des événements terribles advenus dans ma
famille, il redoubla ses protestations et me quitta de la manière la
plus affectueuse et la plus courtoise.

Cette politesse que je trouvais dans tout le monde, depuis le maître de
la maison jusqu'au dernier des serviteurs, me causait un malaise inouï,
bien qu'elle me frappât d'admiration; car, n'eût-elle pas été
inspirée par la bienveillance qu'on me portait, il m'eût été
impossible de comprendre qu'elle pouvait être une chose bien distincte
de la bonté. Elle ressemblait si peu à la faconde gasconne et
railleuse des Mauprat, qu'elle était pour moi comme une langue tout à
fait nouvelle que je comprenais, mais que je ne pouvais parler.

Je retrouvai pourtant la faculté de répondre, lorsque l'abbé, m'ayant
annoncé qu'il était chargé de mon éducation, m'interrogea pour
savoir où j'en étais. Mon ignorance était tellement au delà de tout
ce qu'il eût pu imaginer, que j'eus honte de la lui révéler, et, ma
fierté sauvage reprenant le dessus, je lui déclarai que j'étais
gentilhomme et que je n'avais nulle envie de devenir clerc. Il ne me
répondit que par un éclat de rire qui m'offensa beaucoup. Il me tapa
doucement sur l'épaule d'un air d'amitié, en disant que je changerais
d'avis avec le temps, mais que j'étais un drôle de corps. J'étais
pourpre de colère quand le chevalier entra. L'abbé lui rapporta notre
entretien et ma réponse. M. Hubert réprima un sourire.

--Mon enfant, me dit-il avec affection, jamais je ne veux me rendre
fâcheux pour vous, même par amitié. Ne parlons pas d'études
aujourd'hui. Avant d'en concevoir le goût, il faut que vous en
compreniez la nécessité. Vous avez l'esprit juste, puisque vous avez
le cœur noble; l'envie de vous instruire vous viendra d'elle-même.
Soupons. Avez-vous faim? aimez-vous le bon vin?

--Beaucoup plus que le latin, répondis-je.

--Eh bien, l'abbé, pour vous punir d'avoir fait le cuistre, reprit-il
gaiement, vous en boirez avec nous. Edmée est tout à fait hors de
danger. Le médecin permet à Bernard de se lever et de faire quelques
pas. Nous souperons dans sa chambre.

Le souper et le vin étaient si bons, en effet, que je me grisai très
lestement, selon la coutume de la Roche-Mauprat. Je crois que l'on m'y
aida, afin de me faire parler et de connaître tout de suite à quelle
espèce de rustre on avait affaire. Mon manque d'éducation surpassait
tout ce qu'on avait prévu; mais sans doute on augura bien du fond, car
on ne m'abandonna pas et on travailla à tailler ce quartier de roc avec
un zèle qui marquait de l'espérance. Dès que je pus sortir de la
chambre, mon ennui se dissipa. L'abbé se fit mon compagnon inséparable
tout le premier jour. La longueur du second fut adoucie par l'espérance
qu'on me donna de voir Edmée le lendemain, et par les bons traitements
dont j'étais l'objet, et dont je commençais à sentir la douceur, à
mesure que je m'habituais à ne plus m'en étonner. La bonté
inséparable du chevalier était bien faite pour vaincre ma
grossièreté; elle me gagna rapidement le cœur. C'était la première
affection de ma vie. Elle s'installait en moi de pair avec un amour
violent pour sa fille, et je ne songeais pas seulement à faire lutter
un de ces deux sentiments contre l'autre. J'étais tout besoin, tout
instinct, tout désir. J'avais les passions d'un homme dans l'âme d'un
enfant.



IX


Enfin, un matin, M. Hubert, après déjeuner, m'emmena chez sa fille.
Quand la porte de sa chambre s'ouvrit, l'air tiède et parfumé qui me
vint au visage faillit me suffoquer. Cette chambre était simple et
charmante, tendue et meublée en toile de Perse à fond blanc, et toute
parfumée de grands vases de Chine remplis de fleurs. Il y avait des
oiseaux d'Afrique qui jouaient dans une cage dorée et qui chantaient
d'une voix douce et amoureuse. Le tapis était plus moelleux aux pieds
que la mousse des bois au mois de mars. J'étais si ému qu'à chaque
instant ma vue se troublait; mes pieds s'accrochaient gauchement l'un à
l'autre, et je heurtais tous les meubles sans pouvoir avancer. Edmée
était couchée sur une chaise longue et roulait nonchalamment un
éventail de nacre entre ses doigts. Elle me sembla encore plus belle
que je ne l'avais vue, mais si différente, que je me sentis tout glacé
de crainte au milieu de mon transport. Elle me tendit la main; je ne
savais pas que je pusse la lui baiser devant son père. Je n'entendis
pas ce qu'elle me disait; je crois que ce furent des paroles
affectueuses. Puis, comme brisée de fatigue, elle pencha sa tête en
arrière sur son oreiller et ferma les yeux.

--J'ai à travailler, me dit le chevalier, tenez-lui compagnie; mais ne
la faites pas beaucoup parler, car elle est encore bien faible.

Cette recommandation ressemblait vraiment à une raillerie; Edmée
feignait d'être assoupie pour cacher peut-être un peu d'embarras
intérieur; et, quant à moi, j'étais si incapable de combattre cette
réserve, que c'était vraiment pitié de me recommander le silence.

Le chevalier ouvrit une porte au fond de l'appartement et la referma;
mais, en l'entendant tousser de temps en temps, je compris que son
cabinet n'était séparé que par une cloison de la chambre de sa fille.
Néanmoins j'eus quelques instants de bien-être en me trouvant seul
avec elle tant qu'elle parut dormir. Elle ne me voyait pas et je la
regardais à mon aise; elle était aussi pâle et aussi blanche que son
peignoir de mousseline et que ses mules de satin garnies de cygne; sa
main fine et transparente était à mes yeux comme un bijou inconnu. Je
ne m'étais jamais douté de ce que c'était qu'une femme; la beauté,
pour moi, ç'avait été jusqu'alors la jeunesse et la santé, avec une
sorte de hardiesse virile. Edmée, en amazone, s'était un peu montrée
sous cet aspect la première fois, et je l'avais mieux comprise;
maintenant je l'étudiais de nouveau, et je ne pouvais plus concevoir
que ce fut là cette femme que j'avais tenue dans mes bras à la
Roche-Mauprat. Le lieu, la situation, mes idées elles-mêmes, qui
commençaient à recevoir du dehors un faible rayon de lumière, tout
contribuait à rendre ce second tête-à-tête bien différent du
premier.

Mais le plaisir étrange et inquiet que j'éprouvais à la contempler
fut troublé par l'arrivée d'une duègne qu'on appelait Mlle Leblanc,
et qui remplissait les fonctions de femme de chambre dans les
appartements particuliers, celles de demoiselle de compagnie au salon.
Elle avait peut-être reçu de sa maîtresse l'ordre de ne pas nous
quitter; il est certain qu'elle s'assit auprès de la chaise longue, de
manière à présenter à mon œil désappointé son dos sec et long, à
la place du beau visage d'Edmée; puis elle tira son ouvrage de sa poche
et se mit à tricoter tranquillement. Pendant ce temps, les oiseaux
gazouillaient, le chevalier toussait, Edmée dormait ou faisait semblant
de dormir, et j'étais à l'autre bout de l'appartement, la tête
penchée sur les estampes d'un livre que je tenais à l'envers.

Au bout de quelque temps, je m'aperçus qu'Edmée ne dormait pas et
qu'elle causait à voix basse avec sa suivante; je crus voir que
celle-ci me regardait en dessous de temps en temps et comme à la
dérobée. Pour éviter l'embarras de cet examen, et aussi par un
instinct de ruse qui ne m'était pas étranger, j'appuyai mon visage sur
le livre, et le livre sur la console, et, dans cette posture, je restai
comme endormi ou absorbé. Alors elles élevèrent peu à peu la voix,
et j'entendis ce qu'elles disaient de moi.

--C'est égal, mademoiselle a pris un drôle de page.

--Leblanc, tu me fais rire avec tes pages. Est-ce qu'on a des pages à
présent? Tu te crois toujours avec ma grand'mère. Je te dis que c'est
le fils adoptif de mon père.

--Certainement, M. le chevalier fait bien d'adopter un fils; mais ou
diable a-t-il pêché cette figure-là?

Je jetai un regard de côté, et je vis qu'Edmée riait sous son
éventail; elle s'amusait du bavardage de cette vieille fille, qui
passait pour avoir de l'esprit et à qui on laissait le droit de tout
dire. Je fus très blessé de voir que ma cousine se moquait de moi.

--Il a l'air d'un ours, d'un blaireau, d'un loup, d'un milan, de tout,
plutôt que d'un homme! continua la Leblanc. Quelles mains! quelles
jambes! et encore ce n'est rien à présent qu'il est un peu décrassé.
Il fallait le voir, le jour où il est arrivé avec son sarrau et ses
guêtres de cuir; c'était à faire trembler!

--Tu trouves? reprit Edmée. Moi, je l'aimais mieux avec son costume de
braconnier; cela allait mieux à sa figure et à sa taille.

--Il avait l'air d'un bandit; mademoiselle ne l'a donc pas regardé?

--Si fait.

Le ton dont elle prononça ce _si fait_ me fit frémir, et je ne sais
pourquoi l'impression du baiser qu'elle m'avait donné à la
Roche-Mauprat me revint sur les lèvres.

--Encore, s'il était coiffé! reprit la duègne; mais jamais on n'a pu
le faire consentir à se laisser poudrer. Saint-Jean m'a dit qu'au
moment où il avait approché la houppe de sa tête, il s'était levé
furieux en disant: «Ah! tout ce que vous voudrez, excepté cette
farine-là. Je veux pouvoir remuer la tête sans tousser et éternuer.»
Dieu! quel sauvage!

--Mais, au fond, il a bien raison: si la mode n'autorisait pas cette
absurdité-là, tout le monde s'apercevrait que c'est laid et incommode.
Regarde s'il n'est pas plus beau d'avoir de grands cheveux noirs.

--Ces grands cheveux-là? Quelle crinière! cela fait peur.

--D'ailleurs, les enfants ne portent pas de poudre, et c'est encore un
enfant que ce garçon-là.

--Un enfant? Tudieu! quel marmot! il en mangerait à son déjeuner, des
enfants! C'est un ogre. Mais d'où sort ce gaillard-là? M. le chevalier
l'aura tiré de la charrue pour l'amener ici. Est-ce qu'il s'appelle?...
Comment donc s'appelle-t-il?

--Curieuse, je t'ai dit qu'il s'appelle Bernard.

--Bernard! et rien avec?

--Rien, pour le moment. Que regardes-tu?

--Il dort comme un loir! Voyez ce balourd! Je regarde s'il ressemble à
M. le chevalier. C'est peut-être un instant d'erreur: il aura eu un
jour d'oubli avec quelque bouvière.

--Allons donc! Leblanc, vous allez trop loin...

--Eh! mon Dieu! mademoiselle, est-ce que M. le chevalier n'a pas été
jeune comme un autre? et cela empêche-t-il la vertu de venir avec
l'âge?

--Sans doute, tu sais ce qui en est par expérience. Mais écoute, ne
t'avise pas de taquiner ce jeune homme. Tu as peut-être deviné juste;
mon père exige qu'on le traite comme l'enfant de la maison.

--Eh bien, c'est agréable pour mademoiselle! Quant à moi, qu'est-ce
que cela me fait? Je n'ai pas affaire à ce monsieur-là.

--Ah! si tu avais trente ans de moins!...

--Mais est-ce que monsieur a consulté mademoiselle pour installer ce
grand brigand-là chez elle?

--Est-ce que tu en doutes? Y a-t-il au monde un meilleur père que le
mien?

--Mademoiselle est bien bonne aussi... Il y a bien des demoiselles à
qui cela n'aurait guère convenu.

--Et pourquoi donc? ce garçon-là n'a rien de déplaisant; quand il
sera bien élevé...

--Il sera toujours laid à faire peur.

--Il s'en faut de beaucoup qu'il soit laid, ma chère Leblanc; tu es
trop vieille, tu ne t'y connais plus.

Leur conversation fut interrompue par le chevalier qui vint chercher un
livre.

--Mademoiselle Leblanc est ici? dit-il d'un air très calme. Je vous
croyais en tête à tête avec mon fils. Eh bien, avez-vous causé
ensemble, Edmée? lui avez-vous dit que vous seriez sa sœur? Es-tu
content d'elle, Bernard?

Mes réponses ne pouvaient compromettre personne; c'étaient toujours
quatre ou cinq paroles incohérentes, estropiées par la honte. M. de
Mauprat retourna à son cabinet, et je me rassis, espérant que ma
cousine allait renvoyer sa duègne et me parler. Mais elles
échangèrent quelques paroles tout bas; la duègne resta, et deux
mortelles heures s'écoulèrent sans que j'osasse bouger de ma chaise.
Je crois qu'Edmée dormait réellement. Quand la cloche sonna le dîner,
son père revint me prendre, et, avant de quitter son appartement, il
lui dit de nouveau:

--Eh bien, avez-vous causé?

--Oui, mon bon père, répondit-elle avec une assurance qui me
confondit.

Il me parut prouvé, d'après cette conduite de ma cousine, qu'elle
s'était jouée de moi et que, maintenant, elle craignait mes reproches.
Et puis l'espérance me revint lorsque je me rappelai le ton dont elle
avait parlé de moi avec Mlle Leblanc. J'en vins même à penser qu'elle
craignait les soupçons de son père, et qu'elle n'affectait une grande
indifférence que pour m'attirer plus sûrement dans ses bras quand le
moment serait venu. Dans l'incertitude, j'attendis. Mais les jours et
les nuits se succédèrent sans qu'aucune explication arrivât et sans
qu'aucun message secret m'avertît de prendre patience. Elle descendait
au salon une heure le matin; le soir, elle venait dîner et jouait au
piquet ou aux échecs avec son père. Pendant tout ce temps, elle était
si bien gardée, que je n'aurais pas même pu échanger un regard avec
elle; le reste du jour, elle était inabordable dans sa chambre.
Plusieurs fois, voyant que je m'ennuyais de l'espèce de captivité où
j'étais forcé de vivre, le chevalier me dit:

--Va causer avec Edmée, monte à sa chambre, dis-lui que c'est moi qui
t'envoie.

Mais j'avais beau frapper, sans doute on m'entendait venir et on me
reconnaissait à mon pas incertain et lourd. Jamais la porte ne
s'ouvrait pour moi; j'étais désespéré, j'étais furieux.

Il est nécessaire que j'interrompe le récit de mes impressions
personnelles pour vous dire ce qui se passait à cette époque dans la
triste famille des Mauprat. Jean et Antoine avaient réellement pris la
fuite, et, quoique les recherches eussent été sévères, il fut
impossible de s'emparer de leurs personnes. Tous leurs biens furent
saisis, et la vente du fief de la Roche-Mauprat fut décrétée par
autorité de justice. Mais on n'alla pas jusqu'au jour de
l'adjudication: M. Hubert de Mauprat fit cesser les poursuites. Il se
porta adjudicataire; les créanciers furent satisfaits, et les titres de
propriété de la Roche-Mauprat passèrent dans ses mains.

La petite garnison des Mauprat, composée d'aventuriers de bas étage,
avait subi le même sort que ses maîtres. Elle était, comme on sait,
réduite depuis longtemps à très peu d'individus. Deux ou trois
périrent; d'autres prirent la fuite: un seul fut mis en prison. On
instruisit son procès, et il paya pour tous. Il fut grandement question
d'instruire aussi par contumace contre Jean et Antoine de Mauprat, dont
la fuite paraissait prouvée; car on n'avait pas retrouvé leurs corps
après le desséchement du vivier où celui de Gaucher avait surnagé;
mais le chevalier craignit pour l'honneur de son nom une sentence
infamante, comme si cette sentence eût pu ajouter quelque chose à
l'horreur du nom de Mauprat. Il usa de tout le crédit de M. de La
Marche et du sien propre (qui était réel dans la province, surtout à
cause de sa grande moralité) pour assoupir l'affaire, et il y réussit.
Quant à moi, quoique j'eusse certainement trempé dans plus d'une des
exactions de mes oncles, il ne fut pas question de m'accuser même au
tribunal de l'opinion publique. Au milieu du déchaînement
qu'excitaient mes oncles, on se plut à me considérer uniquement comme
un jeune captif, victime de leurs mauvais traitements et plein
d'heureuses dispositions. Le chevalier, dans sa générosité
bienveillante et dans son désir de réhabiliter la famille, exagéra
beaucoup, à coup sûr, mes mérites, et fit partout répandre le bruit
que j'étais un ange de douceur et d'intelligence.

Le jour où M. Hubert se porta adjudicataire, il entra dès le matin
dans ma chambre, accompagné de sa fille et de l'abbé, et, me montrant
les actes par lesquels il consommait le sacrifice (la Roche-Mauprat
valait environ deux cent mille livres), il me déclara que j'allais
être mis sur-le-champ en possession, non seulement de ma part
d'héritage, qui n'était pas considérable, mais encore de la moitié
du revenu de la propriété. En même temps, la propriété totale,
fonds et produit, m'allait être assurée par testament du chevalier, le
tout à _une seule condition_: c'est que je consentirais à recevoir une
éducation _sortable à ma qualité._

Le chevalier avait fait toutes ces dispositions avec bonté et
simplicité, moitié par reconnaissance de ce qu'il savait de ma
conduite envers Edmée, moitié par orgueil de famille; mais il ne
s'attendait pas à la résistance qu'il trouva en moi au sujet de
l'éducation. Je ne saurais dire quel mécontentement souleva en moi le
mot de _condition._ Je crus y voir surtout le résultat de quelque
manœuvre d'Edmée pour se débarrasser de sa parole envers moi.

--Mon oncle, répondis-je après avoir écouté toutes ses offres
magnifiques dans un silence absolu, je vous remercie de tout ce que vous
voulez faire pour moi; mais il ne me convient pas de l'accepter. Je n'ai
pas besoin de fortune. À un homme comme moi, il ne faut que du pain, un
fusil, un chien de chasse et le premier cabaret qui se trouvera sur la
lisière du bois. Puisque vous avez la complaisance de me servir de
tuteur, payez-moi la rente de mon huitième de propriété sur le fief,
et n'exigez pas que j'apprenne vos sornettes de latin. Un gentilhomme en
sait assez, quand il peut abattre une sarcelle et signer son nom. Je ne
tiens pas à être seigneur de la Roche-Mauprat, c'est assez d'y avoir
été esclave. Vous êtes un brave homme, et, sur mon honneur, je vous
aime; mais je n'aime guère les conditions. Je n'ai jamais rien fait par
intérêt; et j'aime mieux rester ignorant que de devenir bel esprit aux
gages du prochain. Quant à ma cousine, je ne consentirai jamais à
faire une pareille brèche dans sa fortune. Je sais bien qu'elle ferait
volontiers le sacrifice d'une partie de sa dot pour se dispenser...

Edmée, qui était restée fort pâle et comme distraite jusque-là, me
lança tout à coup un regard étincelant et m'interrompit pour me dire
avec assurance:

--Pour me dispenser de quoi, s'il vous plaît, Bernard?

Je vis que, malgré son courage, elle était fort émue; car elle brisa
son éventail en le fermant. Je lui répondis, avec un regard où
l'honnête malice du campagnard devait se peindre:

--Pour vous dispenser, cousine, de tenir certaine promesse que vous
m'avez faite à la Roche-Mauprat.

Elle devint plus pâle qu'auparavant, et son visage prit une expression
de terreur que déguisait mal un sourire de mépris.

--Quelle promesse lui avez-vous donc faite, Edmée? dit le chevalier en
se tournant vers elle avec candeur.

En même temps, le curé me serra le bras à la dérobée, et je compris
que le confesseur de ma cousine était en possession de notre secret.

Je haussai les épaules; leurs craintes me faisaient injure et pitié.

--Elle m'a promis, repris-je en souriant, de me regarder toujours comme
son frère et son ami. Ne sont-ce pas là vos paroles, Edmée, et
croyez-vous que cela se prouve avec de l'argent?

Elle se leva avec vivacité, et, me tendant la main, elle me dit d'une
voix émue:

--Vous avez raison, Bernard, vous êtes un grand cœur, et je ne me
pardonnerais pas si j'en doutais un instant.

Je vis une larme au bord de sa paupière, et je serrai sa main un peu
trop fort sans doute, car elle laissa échapper un petit cri accompagné
d'un charmant sourire. Le chevalier m'embrassa, et l'abbé dit à
plusieurs reprises en s'agitant sur sa chaise:

--C'est beau! c'est noble! c'est très beau! On n'a pas besoin
d'apprendre cela dans les livres, ajouta-t-il en s'adressant au
chevalier. Dieu écrit sa parole et répand son esprit dans le cœur de
ses enfants.

--Vous verrez, dit le chevalier vivement attendri, que ce Mauprat
relèvera l'honneur de la famille. Maintenant, mon cher Bernard, je ne
te parlerai plus d'affaires. Je sais comment je dois agir, et tu ne peux
pas m'empêcher de faire ce que bon me semblera pour que mon nom soit
réhabilité dans ta personne. La seule réhabilitation véritable m'est
garantie par tes nobles sentiments; mais il en est encore une autre que
tu ne refuseras pas de tenter: c'est celle des talents et des lumières.
Tu t'y prêteras par affection pour nous, je l'espère; mais ce n'est
pas encore le temps d'en parler. Je respecte ta fierté et veux assurer
ton existence _sans condition._ Venez, l'abbé, vous allez m'accompagner
à la ville chez mon procureur. La voiture est prête. Vous, enfants,
vous allez déjeuner ensemble. Allons, Bernard, donne le bras à ta
cousine, ou, pour mieux dire, à ta sœur. Apprends la courtoisie des
manières, puisque, avec elle, c'est l'expression de ton cœur.

--Vous dites vrai, mon oncle, répondis-je en m'emparant un peu rudement
du bras d'Edmée pour descendre l'escalier.

Elle tremblait; mais ses joues avaient repris leur incarnat, et un
sourire affectueux errait sur ses lèvres.

Quand nous fûmes vis-à-vis l'un de l'autre à table, notre bon accord
se refroidit en peu d'instants. Nous redevînmes embarrassés tous les
deux; si nous eussions été seuls, je me serais tiré d'affaire par une
de ces brusques sorties que je savais m'imposer à moi-même quand
j'étais trop honteux de ma timidité; mais la présence de Saint-Jean,
qui nous servait, me condamnait au silence sur le point principal. Je
pris le parti de parler de Patience et de demander à Edmée comment il
se faisait qu'elle fût si bien avec lui, et ce que je devais penser du
prétendu sorcier. Elle me raconta en gros l'histoire du philosophe
rustique et me dit que c'était l'abbé Aubert qui l'avait menée à la
tour Gazeau. Elle avait été frappée de l'intelligence et de la
sagesse du cénobite stoïcien, et prenait à causer avec lui un plaisir
extrême. De son côté, Patience avait conçu pour elle tant d'amitié,
que, depuis quelque temps, il s'était relâché de ses habitudes et
venait assez souvent lui rendre visite en même temps qu'à l'abbé.

Vous pensez bien qu'elle eut quelque peine à rendre ces explications
intelligibles pour moi. Je fus très frappé des éloges qu'elle donnait
à Patience et de la sympathie qu'elle éprouvait pour ses idées
révolutionnaires. C'était la première fois que j'entendais parler
d'un paysan comme d'un homme. En outre, j'avais considéré jusque-là
le sorcier de la tour Gazeau comme bien au-dessous d'un paysan
ordinaire, et voilà qu'Edmée le plaçait au-dessus de la plupart des
hommes qu'elle connaissait, et prenait parti pour lui contre la
noblesse. Je réussis à en tirer cette conclusion, que l'éducation
n'était pas si nécessaire que le chevalier et l'abbé voulaient bien
me le faire croire.

--Je ne sais guère mieux lire que Patience, ajoutai-je, et je voudrais
bien que vous eussiez autant de plaisir dans ma société que dans la
sienne; mais il n'y parait guère, cousine, car, depuis que je suis
ici...

Comme nous quittions alors la table et que je me réjouissais de me
trouver enfin seul avec elle, j'allais devenir beaucoup plus explicite,
lorsqu'on entrant dans le salon, nous y trouvâmes M. de La Marche, qui
venait d'arriver et qui entrait par la porte opposée. Je le donnai,
dans mon cœur, à tous les diables.

M. de La Marche était un jeune seigneur tout à fait à la mode de son
époque. Épris de philosophie nouvelle, grand voltairien, grand
admirateur de Franklin, plus honnête qu'intelligent, comprenant moins
ses oracles qu'il n'avait le désir et la prétention de les comprendre;
assez mauvais logicien, car il trouva ses idées beaucoup moins bonnes
et ses espérances politiques beaucoup moins douces le jour où la
nation française se mit en tête de les réaliser; au demeurant, plein
de bons sentiments, se croyant beaucoup plus confiant et romanesque
qu'il ne l'était en effet; un peu plus fidèle à ses préjugés de
caste et beaucoup plus sensible à l'opinion du monde qu'il ne se
flattait et ne se piquait de l'être: voilà tout l'homme. Sa figure
était charmante; mais je la trouvais excessivement fade, car j'avais
contre lui la plus ridicule animosité. Ses manières gracieuses me
semblaient serviles auprès d'Edmée; j'eusse rougi de les imiter, et
pourtant je n'étais occupé qu'à renchérir sur les petits services
qu'il pouvait lui rendre. Nous sortîmes dans le parc, qui était
considérable et coupé par l'Indre, qui n'est là qu'un joli ruisseau.
Chemin faisant, il se rendit agréable de mille manières; il
n'apercevait pas une violette, qu'il ne la cueillît pour l'offrir à ma
cousine. Mais, quand nous arrivâmes au bord du ruisseau, nous
trouvâmes la planche sur laquelle on le traversait en cet endroit
rompue et emportée par les orages des jours précédents. Alors je pris
Edmée dans mes bras sans lui en demander la permission, et je traversai
tranquillement. J'avais de l'eau jusqu'à la ceinture, et je portais ma
cousine à bras tendus avec tant de force et de précision, qu'elle ne
mouilla pas un de ses rubans. M. de La Marche, ne voulant pas paraître
plus délicat que moi, n'hésita pas à mouiller ses beaux habits et à
me suivre avec des éclats de rire un peu forcés; mais, quoiqu'il ne
portât aucun fardeau, il trébucha plusieurs fois sur les pierres dont
le lit de la rivière était encombré et ne nous rejoignit qu'avec
peine. Edmée ne riait pas; je crois qu'en faisant malgré elle cette
épreuve de ma force et de ma hardiesse, elle fut très effrayée de
songer à l'amour qu'elle m'inspirait. Elle était même irritée et me
dit, lorsque je la déposai doucement sur le rivage:


[Figure 04]


--Bernard, je vous prie de ne jamais recommencer de pareilles
plaisanteries.

--Ah! bon, lui dis-je, vous ne vous en fâcheriez pas de la part de
l'autre.

--Il ne se le permettrait pas, reprit-elle.

--Je le crois bien, répondis-je, il s'en garderait! Regardez comme le
voilà fait... Et, moi, je ne vous ai pas dérangé un cheveu. Il
ramasse très bien les violettes; mais, croyez-moi, dans un danger, ne
lui donnez pas la préférence.

M. de La Marche me fit de grands compliments sur cet exploit. J'avais
espéré qu'il serait jaloux; il ne parut pas seulement y songer et prit
son parti gaiement sur le pitoyable état de sa toilette. Il faisait
extrêmement chaud, et nous étions séchés avant la fin de la
promenade; mais Edmée demeura triste et préoccupée. Il me sembla
qu'elle faisait effort pour me montrer autant d'amitié que pendant le
déjeuner. J'en fus affecté; car je n'étais pas seulement amoureux
d'elle, je l'aimais. Il m'eût été impossible de faire cette
distinction; mais les deux sentiments étaient en moi: la passion et la
tendresse.

Le chevalier et l'abbé rentrèrent à l'heure du dîner. Ils
s'entretinrent à voix basse avec M. de La Marche du règlement de mes
affaires, et, au peu de mots que j'entendis malgré moi, je compris
qu'ils venaient d'assurer mon existence dans les conditions brillantes
qui m'avaient été annoncées le matin. J'eus la mauvaise honte de ne
point en témoigner naïvement ma reconnaissance. Cette générosité me
troublait, je n'y comprenais rien; je m'en méfiais presque comme d'une
embûche qu'on me tendait pour m'éloigner de ma cousine. Je n'étais
pas sensible aux avantages de la fortune. Je n'avais pas les besoins de
la civilisation, et les préjugés nobiliaires étaient chez moi un
point d'honneur, nullement une vanité sociale.

Voyant qu'on ne me parlait pas ouvertement, je pris le parti peu
gracieux de feindre une complète ignorance.

Edmée devint toujours plus triste. Je remarquai que ses regards se
portaient alternativement sur M. de La Marche et sur moi avec une
inquiétude vague. Toutes les fois que je lui adressais la parole, ou
même que j'élevais la voix en parlant aux autres personnes, elle
tressaillait, puis elle fronçait légèrement le sourcil, comme si ma
voix lui eût causé une douleur physique. Elle se retira aussitôt
après le dîner; son père la suivit avec inquiétude.

--Ne remarquez-vous pas, dit l'abbé en les voyant s'éloigner et en
s'adressant à M. de La Marche, que Mlle de Mauprat est bien changée
depuis ces derniers temps?

--Elle est maigrie, répondit le lieutenant général; mais je crois
qu'elle n'en est que plus belle.

--Oui; mais je crains qu'elle ne soit plus malade qu'elle ne l'avoue,
repartit l'abbé. Son caractère est aussi changé que sa figure; elle
est triste.

--Triste? Mais il me semble qu'elle n'a jamais été aussi gaie que ce
matin; n'est-il pas vrai, monsieur Bernard? C'est depuis la promenade
seulement qu'elle s'est plainte d'avoir un peu de migraine.

--Je vous dis qu'elle est triste, reprit l'abbé. Quand elle est gaie,
maintenant, elle l'est plus que de raison; il y a en elle quelque chose
d'étrange alors et de forcé, qui n'est pas du tout dans sa manière
d'être accoutumée. Puis, un instant après, elle retombe dans une
mélancolie que je n'avais jamais remarquée avant la fameuse nuit de la
forêt. Soyez sûr que les émotions de cette nuit ont été graves.

--Elle a été témoin, en effet, d'une scène affreuse à la tour
Gazeau, dit M. de La Marche; et puis cette course de son cheval à
travers la forêt, lorsqu'elle a été emportée loin de la chasse, a
dû la fatiguer et l'effrayer beaucoup. Cependant elle est douée d'un
courage si admirable!... Dites-moi, cher monsieur Bernard, lorsque vous
la rencontrâtes dans la forêt, vous parut-elle très épouvantée?

--Dans la forêt? repris-je. Je ne l'ai point rencontrée dans la
forêt.

--Non, c'est dans la Varenne que vous l'avez rencontrée, dit l'abbé
avec précipitation... À propos, monsieur Bernard, voulez-vous bien me
permettre de vous dire un mot d'affaires en particulier sur votre
propriété de...

Il m'entraîna hors du salon et me dit à voix basse:

--Il ne s'agit pas d'affaires; je vous supplie de ne laisser soupçonner
à qui que ce soit, pas même à M. de La Marche, que Mlle de Mauprat
ait été seulement l'espace d'une seconde à la Roche-Mauprat...

--Et pourquoi donc? demandai-je, n'y a-t-elle pas été sous ma
protection? n'en est-elle pas sortie pure, grâce à moi? et peut-on
ignorer dans le pays qu'elle y ait passé deux heures?

--On l'ignore entièrement, répondit-il; au moment où elle en sortait,
la Roche-Mauprat tombait sous les coups des assiégeants, et aucun de
ses hôtes ne reviendra du sein de la tombe ou du fond de l'exil pour
raconter ce fait. Quand vous connaîtrez davantage le monde, vous
comprendrez de quelle importance il est pour la réputation d'une jeune
personne qu'on ne puisse pas supposer que l'ombre d'un danger ait
seulement passé sur son honneur. En attendant, je vous adjure, au nom
de son père, au nom de l'amitié que vous avez pour elle, et que vous
lui avez exprimée ce matin d'une manière si noble et si touchante!...

--Vous êtes très adroit, monsieur l'abbé, dis-je en l'interrompant;
toutes vos paroles ont un sens caché que je comprends fort bien, tout
grossier que je suis. Dites à ma cousine qu'elle se rassure. Je n'ai
pas sujet de nier sa vertu, très certainement, et je ne suis,
d'ailleurs, pas capable de faire manquer le mariage qu'elle désire.
Dites-lui que je ne réclame d'elle qu'une chose, c'est cette promesse
d'_amitié_ qu'elle m'a faite à la Roche-Mauprat.

--Cette promesse a donc à vos yeux une singulière solennité? dit
l'abbé. Et quelle méfiance peut-elle vous laisser en ce cas?

Je le regardai fixement, et, comme il me semblait troublé, je pris
plaisir à le tourmenter, espérant qu'il rapporterait mes paroles à
Edmée.

--Aucune, répondis-je; seulement, je vois qu'on craint l'abandon de M.
de La Marche au cas où l'aventure de la Roche-Mauprat viendrait à se
découvrir. Si ce monsieur est capable de soupçonner Edmée et de lui
faire outrage à la veille de ses noces, il me semble qu'il y a un moyen
bien simple de raccommoder tout cela.

--Et lequel, selon vous?

--C'est de le provoquer et de le tuer.

--Je pense que vous ferez tout pour épargner cette dure nécessité et
ce péril affreux au respectable M. Hubert.

--Je les lui épargnerai de reste en me chargeant de venger ma cousine.
C'est mon droit, monsieur l'abbé; je connais les devoirs d'un
gentilhomme tout aussi bien que si j'avais appris le latin. Vous pouvez
le lui dire de ma part. Qu'elle dorme en paix; je me tairai, et, si cela
ne sert à rien, je me battrai.

--Mais, Bernard, reprit l'abbé d'un ton insinuant et doux, songez-vous
à l'attachement de votre cousine pour M. de La Marche?

--Eh bien, raison de plus, m'écriai-je, saisi d'un mouvement de rage.

Et je lui tournai le dos brusquement.

L'abbé rapporta toute cette conversation à sa pénitente. Le rôle de
ce digne prêtre était fort embarrassant; il avait reçu sous le sceau
de la confession une confidence à laquelle il ne pouvait que faire des
allusions très détournées, en s'entretenant avec moi. Cependant il
espérait, au moyen de ces délicates allusions, me faire comprendre le
crime de mon obstination et m'amener à y renoncer loyalement. Il
augurait trop bien de moi; tant de vertu était au-dessus de mes forces,
comme elle était au-dessus de mon intelligence.



X


Quelques jours se passèrent dans un calme apparent. Edmée se disait
souffrante et sortait peu de sa chambre; M. de La Marche venait presque
tous les jours, son château étant situé à peu de distance. Je le
prenais de plus en plus en aversion, malgré les politesses dont il me
comblait. Je ne comprenais rien à ses affectations de philosophie, et
je le combattais avec toute la grossièreté de préjugés et
d'expressions dont j'étais susceptible. Ce qui me consolait un peu de
mes souffrances secrètes, c'était de voir qu'il n'était pas reçu
plus que moi dans les appartements d'Edmée.

Le seul événement de cette semaine fut l'installation de Patience dans
une cabane voisine du château. Depuis que l'abbé Aubert avait trouvé
auprès du chevalier une existence à l'abri des persécutions
ecclésiastiques, il n'y avait plus pour lui de nécessité à voir
secrètement son ami le cénobite. Il l'avait donc vivement engagé à
quitter le séjour des bois et à se rapprocher de lui. Patience
s'était fait beaucoup prier. Tant d'années passées dans la solitude
l'avaient tellement attaché à sa tour Gazeau, qu'il hésitait à lui
préférer la société de son ami. En outre, il disait que l'abbé
allait se corrompre dans le _commerce des grands_, que bientôt il
subirait à son insu l'influence des vieilles idées, et qu'il se
refroidirait à l'égard de la _cause sainte._ Il est vrai qu'Edmée
avait gagné le cœur de Patience, et qu'en lui offrant une petite
habitation appartenant à son père, et située dans un ravin
pittoresque, à la sortie de son parc, elle s'y était prise avec assez
de grâce et de délicatesse pour ne pas blesser sa fierté
chatouilleuse. C'était à l'effet de terminer cette grande négociation
que l'abbé s'était rendu à la tour Gazeau avec Marcasse, le soir où,
retenus par l'orage, ils avaient donné asile à Edmée et à moi. La
scène affreuse qui suivit notre arrivée trancha toutes les
irrésolutions de Patience. Enclin aux idées pythagoriciennes, il avait
horreur du sang répandu. La mort d'une biche lui arrachait des larmes,
comme au Jacques de Shakespeare; à plus forte raison les meurtres
humains lui étaient impossibles à contempler, et, du moment que la
tour Gazeau eut été le théâtre de deux morts tragiques, elle lui
sembla souillée, et rien n'eût pu le décider à y passer une nuit de
plus. Il nous suivit à Sainte-Sévère, et bientôt il laissa vaincre
ses scrupules philosophiques par les séductions d'Edmée. La
maisonnette dont on lui fit accepter la jouissance était assez humble
pour ne pas le faire rougir d'une transaction trop apparente avec la
civilisation. Il y trouva une solitude moins profonde qu'à la tour
Gazeau; mais les fréquentes visites de l'abbé et celles d'Edmée ne
lui laissèrent pas le droit de se plaindre.


Ici le narrateur interrompit de nouveau son récit pour entrer dans le
développement du caractère de Mlle de Mauprat.


Edmée, dit-il, et croyez bien que ce n'est pas le langage de la
prévention, était, au sein de sa modeste obscurité, une des femmes
les plus parfaites qu'il y eût en France. Pour qu'elle fût citée et
vantée entre toutes, il ne lui a manqué que le désir ou la
nécessité de se faire connaître au monde. Mais elle était heureuse
dans sa famille, et la plus douce simplicité couronnait ses facultés
et ses hautes vertus. Elle ignorait son mérite comme je l'ignorais
moi-même à cette époque, où, brute avide, je ne voyais que par les
yeux du corps et croyais ne l'aimer que parce qu'elle était belle. Il
faut dire aussi que son fiancé, M. de La Marche, ne la comprenait
guère mieux. Il avait développé la pâle intelligence dont il était
doué à la froide école de Voltaire et d'Helvétius. Edmée avait
allumé sa vaste intelligence aux brûlantes déclamations de
Jean-Jacques. Un temps est venu où j'ai compris Edmée; le temps où M.
de La Marche l'aurait comprise ne fût jamais arrivé.

Edmée, privée de sa mère dès le berceau et abandonnée à ses jeunes
inspirations par un père plein de confiance, de bonté et d'incurie,
s'était formée à peu près seule. L'abbé Aubert, qui lui avait fait
faire sa première communion, n'avait point proscrit de ses lectures les
philosophes qui l'avaient séduit lui-même. Ne trouvant autour d'elle
ni contradiction ni même discussion, car, en toute chose, elle
entraînait son père dont elle était l'idole, Edmée était restée
fidèle à des principes en apparence bien opposés: la philosophie, qui
préparait la ruine du christianisme, et le christianisme, qui
proscrivait l'esprit d'examen. Pour expliquer cette contradiction, il
faut que vous vous reportiez à ce que je vous ai dit de l'effet que
produisit sur l'abbé Aubert la _Profession de foi du vicaire savoyard._
Vous n'ignorez pas, d'ailleurs, que dans les âmes poétiques le
mysticisme et le doute règnent de pair. Jean-Jacques en fut un exemple
éclatant et magnifique, et vous savez quelles sympathies il éveilla
chez les prêtres et chez les nobles, alors même qu'il les gourmandait
avec tant de véhémence. Quels miracles n'opère pas la conviction,
aidée d'une éloquence sublime! Edmée avait bu à cette source vive
avec toute l'avidité d'une âme ardente. Dans ses rares voyages à
Paris, elle avait recherché les âmes sympathiques à la sienne. Mais,
là, elle avait trouvé tant de nuances, si peu d'accord, et surtout,
malgré la mode, tant de préjugés indestructibles, qu'elle s'était
rattachée avec amour à sa solitude et à ses poétiques rêveries sous
les vieux chênes de son parc. Elle parlait déjà de ses déceptions et
refusait avec un bon sens au-dessus de son âge, et peut-être de son
sexe, toutes les occasions de se mettre en rapport direct avec ces
philosophes dont les écrits faisaient sa vie intellectuelle.

--Je suis un peu sybarite, disait-elle en souriant. J'aime mieux
respirer un bouquet de roses préparé pour moi dès le matin dans un
vase, que d'aller le chercher au milieu des épines et à l'ardeur du
soleil.

Ce qu'elle disait de son sybaritisme n'était, d'ailleurs, qu'une
figure. Élevée aux champs, elle était forte, active, courageuse,
enjouée: elle joignait à toutes les grâces de la beauté délicate
toute l'énergie de la santé physique et morale. C'était une fière et
intrépide jeune fille autant qu'une douce et affable châtelaine. Je
l'ai trouvée souvent bien haute et bien dédaigneuse; Patience et les
pauvres de la contrée l'ont toujours trouvée humble et débonnaire.

Edmée chérissait les poètes presque autant que les philosophes
spiritualistes; elle se promenait toujours un livre à la main. Un jour
qu'elle avait pris le Tasse, elle rencontra Patience, et, selon sa
coutume, il s'enquit avec curiosité et de l'auteur et du sujet. Il
fallut qu'Edmée lui fît comprendre les croisades: ce ne fut pas le
plus difficile. Grâce aux récits de l'abbé et à sa prodigieuse
mémoire des faits, Patience connaissait passablement le canevas de
l'histoire universelle. Mais ce qu'il eut de la peine à saisir, ce fut
le rapport et la différence de la poésie épique à l'histoire.
D'abord il était indigné des fictions des poètes et prétendait qu'on
n'eût jamais dû souffrir de telles impostures. Puis, quand il eut
compris que la poésie épique, loin d'induire les générations en
erreur, donnait, avec de plus grandes proportions, une éternelle durée
à la gloire des faits héroïques, il demanda pourquoi tous les faits
importants n'avaient pas été chantés par les bardes, et pourquoi
l'histoire de l'humanité n'avait pas trouvé une forme populaire qui
pût, sans le secours des lettres, se graver dans toutes les mémoires.
Il pria Edmée de lui expliquer une strophe de la _Jérusalem_; il y
prit goût, et elle lui en lut un chant en français. Quelques jours
plus tard, elle lui en fit connaître un second, et bientôt Patience
connut tout le poème. Il se réjouit d'apprendre que ce récit
héroïque était populaire en Italie, et essaya, en résumant ses
souvenirs, de leur donner en prose grossière une forme abrégée; mais
il n'avait nullement la mémoire des mots. Agité par ses vives
impressions, mille images grandioses passaient devant ses yeux. Il les
exprimait dans des improvisations où son génie triomphait de la
barbarie de son langage; mais il lui était impossible de ressaisir ce
qu'il avait dit. Il eut fallu qu'on pût l'écrire sous sa dictée, et
encore cela n'eût servi de rien; car, au cas où il eût réussi à le
lire, sa mémoire, n'étant exercée qu'au raisonnement, n'avait jamais
pu conserver un fragment quelconque précisé par la parole. Il citait
pourtant beaucoup, et son langage était parfois biblique; mais, au
delà de certaines expressions qu'il affectionnait et d'un nombre de
courtes sentences qu'il trouvait encore moyen de s'approprier, il
n'avait rien retenu des pages qu'il s'était fait souvent relire et
qu'il écoutait toujours avec la même émotion que la première fois.
C'était un véritable plaisir que de voir l'effet des beautés
poétiques sur cette puissante organisation. Peu à peu l'abbé, Edmée
et moi-même, par la suite, nous vînmes à bout de lui faire connaître
Homère et Dante. Il était si frappé des événements, qu'il pouvait
faire l'analyse de _la Divine Comédie_ d'un bout à l'autre sans
oublier ni transposer la moindre partie du voyage, des rencontres et des
émotions du poète: là se bornait sa puissance. Quand il essayait de
ressaisir quelques-unes des expressions qui l'avaient charmé à
l'audition, il arrivait à une abondance de métaphores et d'images qui
tenait du délire. Cette initiation de Patience à la poésie marqua
dans sa vie une époque de transformation; elle lui donna en rêve
l'action qui manquait à son existence réelle. Il contempla dans son
miroir magique des combats gigantesques, vit des héros hauts de dix
coudées; il comprit l'amour, qu'il n'avait jamais connu; il combattit,
il aima, il vainquit, il éclaira les peuples, pacifia le monde,
redressa les torts du genre humain et bâtit des temples au grand esprit
de l'univers. Il vit dans la sphère étoilée tous les dieux de
l'Olympe, pères de la primitive humanité; il lut dans les
constellations l'histoire de l'âge d'or et celle des âges d'airain; il
entendit dans le vent d'hiver les chants de Morven et salua dans les
nuées orageuses les spectres de Fingal et de Comala.

--Avant de connaître les poètes, disait-il dans ses dernières
années, j'étais comme un homme à qui manquerait un sens. Je voyais
bien que ce sens était nécessaire, puisque tant de choses en
sollicitaient l'exercice. Je me promenais seul la nuit avec inquiétude,
me demandant pourquoi je ne pouvais dormir, pourquoi j'avais tant de
plaisir à regarder les étoiles, que je ne pouvais m'arracher à cette
contemplation; pourquoi mon cœur battait tout d'un coup de joie en
voyant certaines couleurs, ou s'attristait jusqu'aux larmes à
l'audition de certains sons. Je m'en effrayais quelquefois jusqu'à
m'imaginer, en comparant mon agitation continuelle à l'insouciance des
autres hommes de ma classe, que j'étais fou. Mais je m'en consolais
bientôt en me disant que ma folie était douce, et j'eusse mieux aimé
n'être plus que d'en guérir. À présent, il me suffit de savoir que
ces choses ont été trouvées belles de tout temps par tous les hommes
intelligents, pour comprendre ce qu'elles sont et en quoi elles sont
utiles à l'homme. Je me réjouis dans la pensée qu'il n'y a pas une
fleur, pas une nuance, pas un souffle d'air qui n'ait fixé l'attention
et ému le cœur d'autres hommes, jusqu'à recevoir un nom consacré
chez tous les peuples. Depuis que je sais qu'il est permis à l'homme,
sans dégrader sa raison, de peupler l'univers et de l'expliquer avec
ses rêves, je vis tout entier dans la contemplation de l'univers; et,
quand la vue des misères et des forfaits de la société brise mon
cœur et soulève ma raison, je me rejette dans mes rêves; je me dis
que, puisque tous les hommes se sont entendus pour aimer l'œuvre
divine, ils s'entendront aussi, un jour, pour s'aimer les uns les
autres. Je m'imagine que, de père en fils, les éducations vont en se
perfectionnant. Peut-être suis-je le premier ignorant qui ait deviné
ce dont il n'avait aucune idée communiquée du dehors. Peut-être aussi
que bien d'autres avant moi se sont inquiétés de ce qui se passait en
eux-mêmes, et sont morts sans en trouver le premier mot. Pauvres gens
que nous sommes! ajoutait Patience; on ne nous défend ni l'excès du
travail physique, ni celui du vin, ni aucune des débauches qui peuvent
détruire notre intelligence. Il y a des gens qui payent cher le travail
des bras, afin que les pauvres, pour satisfaire les besoins de leur
famille, travaillent au delà de leurs forces; il y a des cabarets et
d'autres lieux plus dangereux encore, où le gouvernement prélève,
dit-on, ses bénéfices; il y a aussi des prêtres qui montent en chaire
pour nous dire ce que nous devons au seigneur de notre village, et
jamais ce que notre seigneur nous doit. Il n'y a pas d'écoles où l'on
nous enseigne nos droits, où l'on nous apprenne à distinguer nos vrais
et honnêtes besoins des besoins honteux et funestes, où l'on nous dise
enfin à quoi nous pouvons et devons penser quand nous avons sué tout
le jour au profit d'autrui, et quand nous sommes assis, le soir, au
seuil de nos cabanes à regarder les étoiles rouges sortir de
l'horizon.

Ainsi raisonnait Patience; et croyez bien qu'en traduisant sa parole
dans notre langue méthodique, je lui ôte toute sa grâce, toute sa
verve et toute son énergie. Mais qui pourrait redire l'expression
textuelle de Patience? Son langage n'appartenait qu'à lui seul;
c'était un composé du vocabulaire borné, mais vigoureux, des paysans,
et des métaphores les plus hardies des poètes, dont il enhardissait
encore le tour poétique. À cet idiome mélangé, son esprit
synthétique donnait l'ordre et la logique. Une incroyable abondance
naturelle suppléait à la concision de l'expression propre. Il fallait
voir quelle lutte téméraire sa volonté et sa conviction livraient à
l'impuissance de ses formules; tout autre que lui n'eût pu s'en tirer
avec honneur, et je vous assure que, pour qui songeait à quelque chose
de plus sérieux qu'à rire de ses solécismes et de ses hardiesses, il
y avait dans cet homme matière aux plus importantes observations sur le
développement de l'esprit humain, et à la plus tendre admiration pour
la beauté morale et primitive.

À l'époque où je compris entièrement Patience, j'avais un lien
sympathique avec lui dans ma destinée exceptionnelle. Comme lui,
j'avais été inculte; comme lui, j'avais cherché au dehors
l'explication de mon être, comme on cherche le mot d'une énigme.
Grâce aux circonstances fortuites de la naissance et de la richesse,
j'étais arrivé à un développement complet, tandis que Patience se
débattit jusqu'à la mort dans les ténèbres d'une ignorance dont il
ne voulait ni ne pouvait sortir; mais ce ne fut pour moi qu'un sujet de
plus de reconnaître la supériorité de cette organisation puissante
qui se dirigeait plus hardiment à l'aide de faibles lueurs
instinctives, que moi à la clarté de tous les flambeaux de la science,
et qui n'avait pas eu, d'ailleurs, un seul mauvais penchant à vaincre,
tandis que je les avais eus tous.

Mais, à l'époque dont j'ai à poursuivre le récit, Patience n'était,
à mes yeux, qu'un personnage grotesque, objet d'amusement pour Edmée
et de compassion charitable pour l'abbé Aubert. Lorsqu'ils me parlaient
de lui d'un ton sérieux, je ne les comprenais plus et je m'imaginais
qu'ils prenaient ce sujet comme une sorte de texte parabolique pour me
démontrer les avantages de l'éducation, la nécessité de s'y prendre
de bonne heure et les regrets inutiles des vieilles années.

J'allais rôder cependant dans les taillis dont sa nouvelle demeure
était entourée, parce que j'avais vu Edmée s'y rendre à travers le
parc, et que j'espérais obtenir, par surprise, un tête-à-tête avec
elle au retour. Mais elle était toujours accompagnée de l'abbé,
quelquefois même de son père; et, si elle restait seule avec le vieux
paysan, il l'escortait ensuite jusqu'au château. Souvent, caché dans
les touffes d'un if monstrueux qui étendait ses nombreux rejets et ses
branches pendantes à quelques pas de cette chaumière, je vis Edmée
assise au seuil, un livre à la main, tandis que Patience l'écoutait,
les bras croisés, la tête courbée sur la poitrine et brisée en
apparence par l'effort de l'attention. Je m'imaginais alors qu'Edmée
essayait de lui apprendre à lire, et je la trouvais folle de s'obstiner
à une éducation impossible. Mais elle était belle aux reflets du
couchant, sous le pampre jaunissant de la chaumière, et je la
contemplais en me disant qu'elle m'appartenait, en me jurant à
moi-même de ne jamais céder à la force ni à la persuasion qui
voudraient m'y faire renoncer.

Depuis quelques jours, ma souffrance était excitée au dernier point;
je ne trouvais d'autre moyen de m'y soustraire qu'en buvant beaucoup à
souper, afin d'être à peu près abruti à cette heure, si douloureuse
et si blessante pour moi, où elle quittait le salon après avoir
embrassé son père, donné sa main à baiser à M. de La Marche, et dit
en passant devant moi: «Bonsoir, Bernard!» d'un ton qui semblait dire:
«Aujourd'hui finit comme hier, et demain finira comme aujourd'hui.»

C'est en vain que j'allais m'asseoir dans le fauteuil le plus voisin de
la porte, de manière qu'elle ne pût sortir sans que son vêtement
effleurât le mien, je n'en obtenais jamais autre chose, et je
n'avançais pas ma main pour solliciter la sienne; car elle me l'eût
accordée d'un air négligent, et je crois que je l'eusse brisée dans
ma colère.

Grâce aux larges libations du souper, je parvenais à m'enivrer
silencieusement et tristement. Je m'enfonçais ensuite dans mon fauteuil
de prédilection, et j'y restais sombre et assoupi jusqu'à ce que, les
fumées du vin étant dissipées, j'allasse promener dans le parc mes
rêves insensés et mes projets sinistres.

On ne semblait pas s'apercevoir de cette grossière habitude. Il y avait
pour moi dans la famille tant d'indulgence et de bonté, qu'on craignait
de me faire la plus légitime observation; mais on avait très bien
remarqué ma honteuse passion pour le vin, et le curé en avisa Edmée.
Un soir, à souper, elle me regarda fixement à plusieurs reprises et
avec une expression étrange. Je la regardais à mon tour, espérant
qu'elle me provoquerait; mais nous en fûmes quittes pour un échange de
regards malveillants. En sortant de table, elle me dit tout bas, très
vite et d'un ton impérieux:

--Corrigez-vous de boire, et apprenez tout ce que l'abbé vous
enseignera.

Cet ordre et ce ton d'autorité, loin de me donner de l'espérance, me
parurent si révoltants, que toute ma timidité se dissipa en un
instant. J'attendis l'heure où elle montait à sa chambre, et je sortis
un peu avant elle pour aller l'attendre sur l'escalier.

--Croyez-vous, lui dis-je, que je sois dupe de vos mensonges, et que je
ne m'aperçoive pas très bien, depuis un mois que je suis ici sans que
vous m'adressiez la parole, que vous m'avez berné comme un sot? Vous
m'avez menti, et, aujourd'hui, vous me méprisez, parce que j'ai eu
l'honnêteté de croire à votre parole.

--Bernard, me dit-elle d'un ton froid, ce n'est pas ici le lieu et
l'heure de nous expliquer.

--Oh! je sais bien, repris-je, que ce ne sera jamais le lieu ni l'heure
selon vous; mais je saurai les trouver, n'en doutez pas. Vous avez dit
que vous m'aimiez; vous m'avez jeté les bras au cou, et vous m'avez
dit, en m'embrassant, ici, je sens encore vos lèvres sur ma joue:
«Sauve-moi, et je jure par l'Évangile, par l'honneur, par le souvenir
de ma mère et de la tienne, que je t'appartiendrai.» Je sais bien que
vous avez dit tout cela parce que vous aviez peur de ma force; et, ici,
je sais bien que vous me fuyez parce que vous avez peur de mon droit.
Mais vous n'y gagnerez rien; je jure que vous ne vous jouerez pas
longtemps de moi.

--Je ne vous appartiendrai jamais, répondit-elle avec une froideur de
plus en plus glaciale, si vous ne changez pas de langage, de manières
et de sentiments. Tel que vous êtes, je ne vous crains pas. Je pouvais,
lorsque vous me paraissiez bon et généreux, vous céder moitié par
peur et moitié par sympathie; mais, du moment que je ne vous aime plus,
je ne vous crains pas davantage. Corrigez-vous, instruisez-vous, et nous
verrons.

--Fort bien, lui dis-je; voilà une promesse que j'entends. J'agirai en
conséquence, et, ne pouvant être heureux, je serai vengé.

--Vengez-vous tant qu'il vous plaira, dit-elle; cela fera que je vous
mépriserai.

Elle tira, en parlant ainsi, un papier de son sein et le brûla
tranquillement à la flamme de sa bougie.

--Qu'est-ce que vous faites là? lui dis-je.

--Je brûle une lettre que je vous avais écrite, répondit-elle. Je
voulais vous faire entendre raison, mais c'est bien inutile; on ne
s'explique pas avec les brutes.

--Vous allez me donner cette lettre! m'écriai-je en me jetant sur elle
pour lui arracher le papier enflammé.

Mais elle le retira brusquement, et, l'éteignant dans sa main avec
intrépidité, elle jeta le flambeau à mes pieds et s'échappa dans les
ténèbres. Je la poursuivis en vain. Elle gagna la porte de son
appartement avant moi et la poussa sur elle. J'entendis tirer les
verrous, et la voix de Mlle Leblanc qui demandait à sa jeune maîtresse
la cause de sa frayeur.

--Ce n'est rien, répondit la voix tremblante d'Edmée; c'est une
espièglerie.

Je descendis au jardin et j'arpentai les allées d'un pas effréné. À
cette fureur succéda la plus profonde tristesse. Edmée, fière et
audacieuse, me paraissait plus belle et plus désirable que jamais. Il
est de la nature de tous les désirs de s'irriter et de s'alimenter de
la résistance. Je sentis que je l'avais offensée, qu'elle ne m'aimait
pas, qu'elle ne m'aimerait peut-être jamais, et, sans renoncer à la
criminelle résolution de la posséder par la force, je cédai à la
douleur que me causait sa haine. J'allai m'appuyer au hasard contre un
mur sombre, et, cachant ma tête dans mes mains, j'exhalai des sanglots
désespérés. Ma robuste poitrine se brisait, et mes larmes ne la
soulageaient pas à mon gré. J'aurais voulu rugir, et je mordais mon
mouchoir pour ne pas céder à cette tentation. Le bruit sinistre de mes
cris étouffés éveilla l'attention d'une personne qui priait dans la
chapelle, de l'autre côté du mur où je m'étais adossé à tout
hasard. Une fenêtre en ogive, garnie de ses meneaux de pierre
surmontés d'un trèfle, était située immédiatement à la hauteur de
ma tête.

--Qui donc est là? demanda une figure pâle qu'éclairait le rayon
oblique de la lune à son lever.

En reconnaissant Edmée, je voulus m'éloigner; mais elle passa son beau
bras entre les meneaux et me saisit par le collet de mon habit en me
disant:

--Pourquoi donc pleurez-vous, Bernard?

Je cédai à cette douce violence, moitié honteux d'avoir laissé
surprendre le secret de ma faiblesse, moitié ravi de voir qu'Edmée n'y
était pas insensible.

--Quel chagrin avez-vous donc? reprit-elle. Qui peut vous arracher de
tels sanglots?

--Vous me méprisez, vous me haïssez, et vous demandez pourquoi je
souffre, pourquoi je suis en colère!

--C'est donc de colère que vous pleurez? dit-elle en retirant son bras.

--C'est de colère et d'autre chose encore, répondis-je.

--Mais quoi encore? dit Edmée.

--Je n'en sais rien; peut-être de chagrin, comme vous avez dit. Le fait
est que je souffre; ma poitrine se brise. Il faut que je vous quitte,
Edmée, et que j'aille vivre au milieu des bois. Je ne puis pas rester
ici.

--Pourquoi souffrez-vous tant? Expliquez-vous, Bernard; voici l'occasion
de nous expliquer.

--Oui, avec un mur entre nous. Je conçois que vous n'ayez pas peur de
moi ici.

--Et pourtant je ne vous témoigne que de l'intérêt, il me semble, et
n'ai-je pas été aussi affectueuse il y a une heure, lorsqu'il n'y
avait pas un mur entre nous?

--Je crois que vous n'êtes pas craintive, Edmée, parce que vous avez
toujours la ressource d'éviter les gens ou de les attraper avec de
belles paroles. Ah! on m'avait bien dit que toutes les femmes sont
menteuses et qu'il n'en faut aimer aucune.

--Qui est-ce qui vous disait cela? votre oncle Jean, ou votre oncle
Gaucher, ou votre grand-père Tristan?

--Raillez, raillez-moi tant que vous voudrez! Ce n'est pas ma faute si
j'ai été élevé par eux. Mais ils pouvaient dire parfois quelque
chose de vrai.

--Bernard, voulez-vous que je vous dise pourquoi ils croyaient les
femmes menteuses?

--Dites.

--C'est qu'ils employaient la violence et la tyrannie avec des êtres
plus faibles qu'eux. Toutes les fois qu'on se fait craindre, on risque
d'être trompé. Lorsque, dans votre enfance, Jean vous frappait,
n'avez-vous jamais évité ses brutales corrections en déguisant vos
petites fautes?

--C'est vrai: c'était ma seule ressource.

--La ruse est donc, sinon le droit, du moins la ressource des opprimés.
Ne le sentez-vous pas?

--Je sens que je vous aime, et qu'il n'y a pas là de motif pour que
vous me trompiez.

--Aussi qui vous dit que je vous trompe?

--Vous m'avez trompé; vous m'avez dit que vous m'aimiez, vous ne
m'aimiez pas.

--Je vous aimais, parce que je vous voyais, partagé entre de
détestables principes et un cœur généreux, pencher vers la justice
et l'honnêteté. Et je vous aime parce que je vois que vous triomphez
des mauvais principes, et que vos méchantes inspirations sont suivies
des larmes d'un bon cœur. Voilà ce que je puis vous dire devant Dieu
et la main sur la conscience, aux heures où je vous vois tel que vous
êtes. Il y a d'autres moments où vous me semblez si au-dessous de
vous-même que je ne vous reconnais plus et que je crois ne pas vous
aimer. Il ne tient qu'à vous, Bernard, que je ne doute jamais ni de
vous ni de moi.

--Et comment faut-il faire pour cela?

--Vous corriger de vos mauvaises habitudes, ouvrir l'oreille aux bons
conseils, le cœur aux préceptes de la morale. Vous êtes un sauvage,
Bernard, et soyez bien sûr que ce n'est ni votre gaucherie à faire un
salut ni votre ignorance à tourner un compliment qui me choquent en
vous. Au contraire, ce serait à mes yeux un charme très grand s'il y
avait de grandes idées et de nobles sentiments sous cette rudesse. Mais
vos sentiments et vos idées sont comme vos manières, et c'est là ce
que je ne puis souffrir. Je sais que ce n'est pas votre faute, et, si je
vous voyais décidé à vous corriger, je vous aimerais autant à cause
de vos défauts qu'à cause de vos qualités. La compassion entraîne
l'affection; mais je n'aime pas le mal, je ne peux pas l'aimer, et, si
vous le cultivez en vous-même, au lieu de l'extirper, je ne peux pas
vous aimer. Comprenez-vous cela?

--Non.

--Comment, non?

--Non, vous dis-je. Je ne sens pas qu'il y ait du mal en moi. Si vous
n'êtes pas choquée du peu de grâce de mes jambes, du peu de blancheur
de mes mains et du peu d'élégance de mes paroles, je ne sais plus ce
que vous haïssez en moi. J'ai entendu de mauvais préceptes dès mon
enfance, mais je ne les ai pas acceptés. Je n'ai jamais cru qu'il fût
permis de commettre de mauvaises actions, ou du moins je ne l'ai jamais
trouvé agréable. Quand j'ai fait le mal, j'ai été contraint par la
force. J'ai toujours détesté mes oncles et leur conduite. Je n'aime
pas la souffrance d'autrui; je n'aime à dépouiller personne; je
méprise l'argent, dont on faisait un dieu à la Roche-Mauprat; je sais
être sobre et je boirais de l'eau toute ma vie, quoique j'aime le vin,
s'il fallait, comme mes oncles, répandre le sang pour me procurer un
bon souper. Cependant j'ai combattu avec eux; cependant j'ai bu avec
eux; pouvais-je faire autrement? Aujourd'hui que je peux me conduire
comme je veux, à qui fais-je du mal? Votre abbé, qui parle de vertu,
me prend-il pour un assassin et pour un voleur? Ainsi, avouez-le,
Edmée, vous savez bien que je suis honnête; vous ne me croyez pas
méchant; mais je vous déplais parce que je n'ai pas d'esprit, et vous
aimez M. de La Marche parce qu'il sait dire des niaiseries dont je
rougirais.

--Et si, pour me plaire, dit-elle en souriant, après m'avoir écouté
avec beaucoup d'attention, et sans retirer sa main, que j'avais prise à
travers le grillage; si, pour être préféré à M. de La Marche, il
fallait acquérir de l'esprit, comme vous dites, ne le feriez-vous pas?

--Je n'en sais rien, répondis-je après un instant d'hésitation;
peut-être serais-je assez fou pour cela, car je ne comprends rien au
pouvoir que vous avez sur moi; mais ce serait une grande lâcheté et
une grande folie.

--Pourquoi, Bernard?

--Parce qu'une femme qui aime un homme, non pas pour son bon cœur, mais
pour son bel esprit, ne vaut guère la peine que je me donnerais. Voilà
ce qu'il me semble.

Elle garda le silence à son tour et me dit ensuite en me pressant la
main:

--Vous avez bien plus de sens et d'esprit qu'on ne croirait. Me voilà
forcée d'être tout à fait sincère avec vous et de vous avouer que,
tel que vous êtes, et quand même vous ne devriez jamais changer, j'ai
pour vous une estime et une amitié qui dureront autant que ma vie.
Soyez sûr de cela, Bernard, quelque chose que je puisse vous dire dans
un moment de colère, car vous savez que je suis très vive: cela est de
famille. Le sang des Mauprat ne coulera jamais aussi tranquillement que
celui des autres humains. Ménagez donc ma fierté, vous qui savez si
bien ce que c'est que la fierté; ne vous targuez jamais avec moi des
droits acquis. L'affection ne se commande pas, elle se demande ou
s'inspire: faites que je vous aime toujours; ne me dites jamais que je
suis forcée de vous aimer.

--Cela est juste, en effet, répondis-je; mais pourquoi me parlez-vous
quelquefois comme si j'étais forcé de vous obéir? Pourquoi, ce soir,
m'avez-vous _défendu_ de boire et _ordonné_ d'étudier?

--Parce que, si on ne peut commander à l'affection qui n'existe pas, on
peut du moins commander à l'affection qui existe, et c'est parce que je
suis sûre de la vôtre que je lui commande.

--C'est bien! m'écriai-je avec transport; j'ai donc le droit de
commander à la vôtre aussi, puisque vous m'avez dit qu'elle existait
certainement... Edmée, je vous commande de m'embrasser.


[Figure 05]


--Laissez, Bernard, s'écria-t-elle, vous me cassez le bras. Voyez, vous
m'avez écorchée contre le grillage.

--Pourquoi Vous êtes-vous retranchée contre moi? lui dis-je eh
couvrant de mes lèvres la légère blessure que je lui avais faite au
bras. Ah! que je suis malheureux! Maudit grillage! Edmée, si vous
vouliez pencher votre tête, je pourrais vous embrasser... vous
embrasser comme ma sœur. Edmée, que craignez-vous?

--Mon bon Bernard, répondit-elle, dans le monde où je vis, on
n'embrasse même pas sa sœur, et nulle part on ne s'embrasse en secret.
Je vous embrasserai devant mon père, tous les jours si vous voulez,
mais jamais ici.

--Vous ne m'embrasserez jamais! m'écriai-je, rendu à mes fureurs
accoutumées. Et votre promesse? et mes droits?...

--Si nous nous marions ensemble.... dit-elle avec embarras, quand vous
aurez reçu l'éducation que je vous supplie de recevoir...

--Mort de ma vie! vous moquez-vous? Est-il question de mariage entre
nous? Nullement; je ne veux pas de votre fortune, je vous l'ai dit.

--Ma fortune et la vôtre n'en font plus qu'une, répondit-elle. Entre
parents aussi proches que nous le sommes, le tien et le mien sont des
mots sans valeur. Jamais la pensée ne me viendra de vous croire cupide.
Je sais que vous m'aimez, que vous travaillerez à me le prouver, et
qu'un jour viendra où votre amour ne me fera plus peur, parce que je
pourrai l'accepter à la face du ciel et des hommes.

--Si c'est là votre idée, repris-je tout à fait distrait de mes
sauvages transports par la direction nouvelle qu'elle donnait à mes
pensées, ma position est bien différente; mais, à vous dire vrai, il
faut que j'y réfléchisse... Je n'avais pas songé que vous
l'entendriez ainsi...

--Et comment voulez-vous que je puisse l'entendre différemment?
reprit-elle. Une demoiselle ne se déshonore-t-elle pas en se donnant à
un autre homme que son époux? Je ne veux pas me déshonorer, vous ne le
voudriez pas non plus, vous qui m'aimez; vous ne voudriez pas me faire
un tort irréparable. Si vous aviez cette intention, vous seriez mon
plus mortel ennemi.

--Attendez, Edmée, attendez, repris-je; je ne puis rien vous dire de
mes intentions, je n'en ai jamais eu d'arrêtées à votre égard. Je
n'ai eu que des désirs, et jamais je n'ai pensé à vous sans devenir
fou. Vous voulez que je vous épouse? Eh! pourquoi donc, mon Dieu?

--Parce qu'une jeune fille qui se respecte ne peut appartenir à un
homme sans la pensée, sans la résolution, sans la certitude de lui
appartenir toujours. Ne savez-vous pas cela?

--Il y a tant de choses que je ne sais pas, ou auxquelles je n'ai jamais
pensé!

--L'éducation vous apprendrait, Bernard, ce que vous devez penser des
choses qui vous intéressent le plus, de votre position, de vos devoirs,
de vos sentiments. Vous ne voyez clair ni dans votre cœur ni dans votre
conscience. Moi qui suis habituée à m'interroger sur toute chose et à
me gouverner moi-même, comment voulez-vous que je prenne pour maître
un homme soumis à l'instinct et guidé par le hasard?

--Pour maître! pour mari! Oui, je comprends que vous ne puissiez
soumettre votre vie tout entière à un animal de mon espèce... Mais je
ne vous demandais pas cela, moi!... et je n'y puis penser sans frémir!

--Il faut que vous y pensiez cependant, Bernard; pensez-y beaucoup, et,
quand vous l'aurez fait, vous sentirez la nécessité de suivre mes
conseils et de mettre votre esprit en rapport avec la nouvelle position
où vous êtes entré en quittant la Roche-Mauprat; quand vous aurez
reconnu cette nécessité, vous me le direz, et alors nous prendrons
plusieurs résolutions nécessaires.

Elle retira doucement sa main d'entre les miennes, et je crois qu'elle
me dit bonsoir, mais je ne l'entendis pas. Je restai absorbé dans mes
pensées, et, quand je relevai la tête pour lui parler, elle n'était
plus là. J'allai à la chapelle; elle était rentrée dans sa chambre
par une tribune supérieure qui communiquait avec ses appartements.

Je retournai dans le jardin, je m'enfonçai dans le parc et j'y restai
toute la nuit. Ma conversation avec Edmée m'avait jeté dans un monde
nouveau. Jusque-là, je n'avais pas cessé d'être l'homme de la
Roche-Mauprat, et je n'avais pas prévu que je pusse ou que je dusse
cesser de l'être; sauf les habitudes qui avaient changé avec les
circonstances, j'étais resté dans le cercle étroit de mes pensées.
Au sein de toutes les choses nouvelles qui m'environnaient, je me
sentais blessé de leur puissance réelle et je raidissais ma volonté
en secret, afin de ne pas me sentir humilié. Je crois qu'avec la
persévérance et la force dont j'étais doué, rien n'eût pu me faire
sortir de ce retranche ment d'obstination, si Edmée ne s'en fût
mêlée. Les biens vulgaires de la vie, les satisfactions du luxe,
n'avaient pour moi d'autre charme que celui de la nouveauté. Le repos
du corps me pesait, et le calme de cette maison, pleine d'ordre et de
silence, m'eût écrasé, si la présence d'Edmée et l'orage de mes
désirs ne l'eussent remplie de mes agitations et peuplée de mes
fantômes. Je n'avais pas désiré un seul instant devenir le chef de
cette maison, le maître de cette fortune, et je venais, avec plaisir,
d'entendre Edmée rendre justice à mon désintéressement. Cependant je
répugnais encore à l'idée d'associer deux buts si distincts, ma
passion et mes intérêts. J'errai dans le parc en proie à mille
incertitudes, et je gagnai la campagne sans m'en apercevoir. La nuit
était magnifique. La pleine lune versait des flots de sa lumière
sereine sur les guérets altérés par la chaleur du jour. Les plantes
flétries se relevaient sur leur tige, chaque feuille semblait aspirer
par tous ses pores l'humide fraîcheur de la nuit. Je ressentais aussi
cette douce influence; mon cœur battait avec force, mais avec
régularité. J'étais inondé d'une vague espérance; l'image d'Edmée
flottait devant moi sur les sentiers des prairies et n'excitait plus ces
douloureux transports, ces fougueuses aspirations qui m'avaient
dévoré.

Je traversais un lieu découvert où quelques massifs de jeunes arbres
coupaient çà et là les verts steppes des pâturages. De grands bœufs
d'un blond clair, agenouillés sur l'herbe courte, immobiles,
paraissaient plongés dans de paisibles contemplations. Des collines
adoucies montaient vers l'horizon, et leurs croupes veloutées
semblaient jouer dans les purs reflets de la lune. Pour la première
fois de ma vie, je sentis les beautés voluptueuses et les émanations
sublimes de la nuit. J'étais pénétré de je ne sais quel bien-être
inconnu; il me semblait que, pour la première fois aussi, je voyais la
lune, les coteaux et les prairies. Je me souvenais d'avoir entendu dire
à Edmée qu'il n'y avait pas de plus beau spectacle que celui de la
nature, et je m'étonnais de ne l'avoir pas su jusque-là. J'eus par
instants la pensée de me mettre à genoux et de prier Dieu; mais je
craignais de ne pas savoir lui parler et de l'offenser en le priant mal.
Vous avouerai-je une singulière fantaisie qui me vint comme une
révélation enfantine de l'amour poétique au sein du chaos de mon
ignorance? La lune éclairait si largement les objets, que je
distinguais dans le gazon les moindres fleurettes. Une petite marguerite
des prés me sembla si belle, avec sa collerette blanche frangée de
pourpre et son calice d'or plein des diamants de la rosée, que je la
cueillis et la couvris de baisers, en m'écriant, dans une sorte
d'égarement délicieux:

--C'est toi, Edmée! oui, c'est toi! te voilà! tu ne me fuis plus!

Mais quelle fut ma confusion lorsqu'en me relevant je vis que j'avais un
témoin de ma folie! Patience était debout devant moi.

Je fus si mécontent d'avoir été surpris dans un tel accès
d'extravagance, que, par un reste d'habitude de coupe-jarret, je
cherchai mon couteau à ma ceinture; mais je n'avais plus ni ceinture ni
couteau. Mon gilet de soie à poches me fit souvenir que j'étais
condamné à n'égorger plus personne. Patience sourit.

--Eh bien, eh bien, qu'y a-t-il? dit le solitaire avec calme et douceur;
croyez-vous que je ne sache pas bien ce qui en est? Je ne suis pas si
simple que je ne comprenne; je ne suis pas si vieux que je ne voie
clair. Qui est-ce qui secoue les branches de mon if toutes les fois que
la fille sainte est assise à ma porte? Qui est-ce qui nous suit comme
un jeune loup, à pas comptés, sous le taillis, quand je reconduis la
belle enfant chez son père? Et quel mal y a-t-il à cela? Vous êtes
jeunes tous deux, vous êtes beaux tous deux, vous êtes parents, et, si
vous vouliez, vous seriez un digne et honnête homme, comme elle est une
digne et honnête fille.

Tout mon courroux était tombé en écoutant Patience parler d'Edmée.
J'avais un si grand besoin de m'entretenir d'elle, que j'en aurais
entendu dire du mal pour le seul plaisir d'entendre prononcer son nom.
Je continuai ma promenade côte à côte avec Patience. Le vieillard
marchait pieds nus dans la rosée. Il est vrai que ses pieds, ayant
oublié depuis longtemps l'usage des chaussures, étaient arrivés à un
degré de callosité qui les mettait à l'abri de tout. Il avait pour
tout vêtement un pantalon de toile bleue qui, faute de bretelles,
tombait sur ses hanches, et une chemise grossière. Il ne pouvait
souffrir aucune contrainte dans ses habits, et sa peau, endurcie par le
hâle, n'était sensible ni au chaud ni au froid. On l'a vu, jusqu'à
plus de quatre-vingts ans, aller tête nue au soleil le plus ardent, et
la veste entr'ouverte à la bise des hivers. Depuis qu'Edmée veillait
à tous ses besoins, il était arrivé à une certaine propreté; mais,
dans le désordre de sa toilette et sa haine pour tout ce qui dépassait
les bornes du strict nécessaire, se retrouvait, sauf l'impudeur, qui
lui avait toujours été odieuse, le cynique des anciens jours. Sa barbe
brillait comme de l'argent. Son crâne chauve était si luisant, que la
lune s'y reflétait comme dans l'eau. Il marchait lentement, les mains
derrière le dos, la tête levée, comme un homme qui surveille son
empire. Mais le plus souvent ses regards se perdaient vers le ciel, et
il interrompait sa conversation pour dire en montrant la voûte
étoilée:

--Voyez cela, voyez comme c'est beau!

C'est le seul paysan que j'aie vu admirer le ciel, ou tout au moins
c'est le seul que j'aie vu se rendre compte de son admiration.

--Pourquoi, maître Patience, lui dis-je, pensez-vous que je serais un
honnête homme _si je voulais?_ Croyez-vous donc que je ne le sois pas?

--Oh! ne soyez pas fâché, répondit-il; Patience a le droit de tout
dire. N'est-ce pas le fou du château?

--Edmée prétend que vous en êtes le sage, au contraire.

--Prétend-elle cela, la sainte fille de Dieu? Eh bien, si elle le
croit, je veux agir en sage et vous donner un bon conseil, maître
Bernard Mauprat. Voulez-vous l'entendre?

--Il paraît que tout le monde ici se mêle de conseiller. N'importe,
j'écoute.

--Vous êtes amoureux de votre cousine.

--Vous êtes bien hardi de faire une pareille question.

--Ce n'est pas une question, c'est un fait. Eh bien, je vous dis, moi:
faites-vous aimer de votre cousine et soyez son mari.

--Et pourquoi me portez-vous cet intérêt, maître Patience?

--Parce que je sais que vous le méritez.

--Qui vous l'a dit? l'abbé?

--Non pas.

--Edmée?

--Un peu. Et cependant elle n'est pas bien amoureuse de vous, au moins.
Mais c'est votre faute.

--Comment cela, Patience?

--Parce qu'elle veut que vous deveniez savant, et vous, vous ne le
voulez pas. Ah! si j'avais votre âge, moi, pauvre Patience, et si je
pouvais, sans étouffer, me tenir enfermé dans une chambre seulement
deux heures par jour, et si tous ceux que je rencontre s'occupaient de
m'instruire! si l'on me disait: «Patience, voilà ce qui s'est fait
hier; Patience, voilà ce qui se fera demain.» Mais baste! il faut que
je trouve tout moi-même, et c'est si long, que je mourrai de vieillesse
avant d'avoir trouvé le dixième de ce que je voudrais savoir. Mais
écoutez, j'ai encore une raison pour désirer que vous épousiez
Edmée.

--Laquelle, bon monsieur Patience?

--C'est que ce La Marche ne lui convient pas. Je le lui ai dit, oui-da!
et à lui aussi, et à l'abbé, et à tout le monde. Ce n'est pas un
homme, cela. Cela sent bon comme tout un jardin; mais j'aime mieux le
moindre brin de serpolet.

--Ma foi! je ne l'aime guère non plus, moi. Mais si ma cousine l'aime,
hein! Patience?

--Votre cousine ne l'aime pas. Elle le croit bon, elle le croit
_véritable_; elle se trompe, et il la trompe, et il trompe tout le
monde. Je le sais, moi, c'est un homme qui n'a pas de _cela_ (et
Patience posait la main sur son cœur). C'est un homme qui dit toujours:
«Moi, la vertu! moi, les infortunés! moi, les sages, les amis du genre
humain, etc., etc.» Eh bien, moi, Patience, je sais qu'il laisse mourir
de faim de pauvres gens à la porte de son château. Je sais que, si on
lui disait: «Donne ton château, mange du pain noir, donne tes terres,
fais-toi soldat, et il n'y aura plus d'infortunés dans le monde, le
genre humain, comme tu dis, sera sauvé», l'_homme_ dirait: «Merci,
je suis seigneur de mes terres, et je ne suis pas soûl de mon
château.» Oh! je les connais bien, ces _faux bons!_ Quelle différence
avec Edmée! Vous ne savez pas cela, vous! Vous l'aimez parce qu'elle
est belle comme la marguerite des prés, et moi je l'aime parce qu'elle
est bonne comme la lune qui éclaire tout le monde. C'est une fille qui
donne tout ce qu'elle a, qui ne porterait pas un joyau, parce qu'avec
l'or d'une bague, on peut faire vivre un homme pendant un an. Et, si
elle rencontre dans son chemin un petit pied d'enfant blessé, elle
ôtera son soulier pour le lui donner et s'en ira pied nu. Et puis,
c'est un cœur qui va droit, voyez-vous. Si demain le village de
Sainte-Sévère allait la trouver en masse et lui dire: «Demoiselle,
c'est assez vivre dans la richesse; donnez-nous ce que vous avez, et
travaillez à votre tour.--C'est juste, mes bons enfants», dirait-elle.
Et gaiement elle irait mener les troupeaux aux champs! Sa mère était
de même; car, voyez-vous, j'ai connu sa mère toute jeune, comme elle
est à présent, et la vôtre aussi, da! Et c'était une maîtresse
femme, charitable, juste. Et vous en tenez, à ce qu'on dit.

--Hélas! non, répondis-je, saisi d'attendrissement par le discours de
Patience. Je ne connais ni la charité ni la justice.

--Vous n'avez pu encore les pratiquer; mais cela est écrit dans votre
cœur, je le sais, moi. On dit que je suis sorcier, et je le suis un
peu. Je connais un homme tout de suite. Vous souvenez-vous de ce que
vous m'avez dit un jour sur la fougère de Validé? Vous étiez avec
Sylvain; moi, j'étais avec Marcasse. Vous me dîtes qu'un honnête
homme vengeait ses querelles lui-même. Et à propos, monsieur Mauprat,
si vous n'êtes pas content des excuses que je vous ai faites à la tour
Gazeau, il faut le dire. Voyez, il n'y a personne ici, et, tout vieux
que je suis, j'ai encore le poignet aussi bon que vous; nous pouvons
nous allonger quelques bons coups, c'est le droit de nature; et, quoique
je n'approuve pas cela, je ne refuse jamais de donner réparation à qui
la demande. Je sais qu'il y a des hommes qui mourraient de chagrin s'ils
n'étaient pas vengés, et moi qui vous parle, il m'a fallu plus de
cinquante ans pour oublier un affront que j'ai reçu... et, quand j'y
pense encore, ma haine pour les nobles se réveille, et je me fais un
crime d'avoir pu pardonner dans mon cœur à quelques-uns.

--Je suis pleinement satisfait, maître Patience, et je sens, au
contraire, de l'amitié pour vous.

--Ah! c'est que je gratte l'œil qui vous démange! Bonne jeunesse!
Allons, Mauprat, du courage. Suivez les conseils de l'abbé, c'est un
juste. Tâchez de plaire à votre cousine, c'est une étoile du
firmament. Connaissez la vérité; aimez le peuple; détestez ceux qui
le détestent; soyez prêt à vous sacrifier pour lui... Écoutez,
écoutez! je sais ce que je dis; faites-vous l'ami du peuple.

--Le peuple est-il donc meilleur que la noblesse, Patience? De bonne
foi, et puisque vous êtes un sage, dites la vérité.

--Le peuple vaut mieux que la noblesse, parce que la noblesse l'écrase
et qu'il le souffre! Mais il ne le souffrira peut-être pas toujours.
Enfin, il faut que vous le sachiez; vous voyez bien ces étoiles? Elles
ne changeront pas, elles seront à la même place et verseront autant de
feu dans dix mille ans qu'aujourd'hui; mais, avant cent ans, avant moins
peut-être, il y aura bien des changements sur la terre. Croyez-en un
homme qui pense à la vérité et qui ne se laisse pas égarer par les
grands airs des forts. Le pauvre a assez souffert; il se tournera contre
le riche, et les châteaux tomberont, et les terres seront dépecées.
Je ne verrai pas cela, mais vous le verrez; il y aura dix chaumières à
la place de ce parc, et dix familles vivront de son revenu. Il n'y aura
plus ni valets, ni maîtres, ni vilains, ni seigneurs. Il y aura des
nobles qui crieront haut et qui ne céderont qu'à la force, comme
eussent fait vos oncles s'ils eussent vécu, comme fera M. de La Marche,
malgré ses beaux discours. Il y en aura qui s'exécuteront
généreusement comme Edmée, et comme vous, si vous écoutez la
sagesse. Et alors il sera bon pour Edmée qu'elle ait pour mari un homme
et non pas un brin de muguet. Il sera bon que Bernard Mauprat sache
pousser une charrue ou tuer le gibier du bon Dieu, pour nourrir sa
famille; car le vieux Patience sera couché sous l'herbe du cimetière
et ne pourra rendre à Edmée les services qu'il aura reçus. Ne riez
pas de ce que je dis, jeune homme; c'est la voix de Dieu qui dit cela.
Voyez le ciel. Les étoiles vivent en paix, et rien ne dérange leur
ordre éternel. Les grosses ne mangent pas les petites, et nulle ne se
précipite sur ses voisines. Or un temps viendra où le même ordre
régnera parmi les hommes. Les méchants seront balayés par le vent du
Seigneur. Assurez vos jambes, seigneur Mauprat, afin de rester debout et
de soutenir Edmée; c'est Patience qui vous avertit, Patience qui ne
vous veut que du bien. Mais il y en aura d'autres qui voudront le mal,
et il faut que les bons se fassent forts.

Nous étions arrivés jusqu'à la chaumière de Patience. Il s'était
arrêté à la barrière de son petit enclos, et, une main appuyée sur
les barreaux, gesticulant de l'autre, il parlait avec énergie. Son
regard brillait comme la flamme, son front était baigné de sueur; il y
avait en lui quelque chose de puissant comme la parole des vieux
prophètes, et la simplicité plus que plébéienne de son accoutrement
rehaussait encore la fierté de son geste et l'onction de sa voix. La
Révolution française a fait savoir, depuis ce temps, qu'il y avait
dans le peuple de fougueuses éloquences et une implacable logique; mais
ce que je voyais en ce moment était si neuf pour moi et me fit une
telle impression, que mon imagination sans règle et sans frein se
laissa entraîner aux terreurs superstitieuses de l'enfance. Il me
tendit la main, et j'obéis à cet appel avec plus d'effroi que de
sympathie. Le sorcier de la tour Gazeau, suspendant sur ma tête la
chouette ensanglantée, venait de repasser devant mes yeux.



XI


Lorsque, accablé de lassitude, je m'éveillai le lendemain, tous les
incidents de la veille m'apparurent comme un songe. Il me sembla
qu'Edmée, en me parlant de devenir ma femme, avait voulu reculer mes
espérances indéfiniment par un leurre perfide; et, quant à l'effet
des paroles du sorcier, je ne me les rappelais pas sans une profonde
humiliation. Quoi qu'il en soit, cet effet était produit. Les émotions
de cette journée avaient laissé en moi une trace ineffaçable; je
n'étais déjà plus l'homme de la veille, et je ne devais jamais
redevenir complètement celui de la Roche-Mauprat.

Il était tard, et j'avais réparé dans la matinée seulement les
heures de mon insomnie. Je n'étais pas levé, et déjà j'entendais sur
le pavé de la cour résonner le sabot du cheval de M. de La Marche.
Tous les jours, il arrivait à cette heure; tous les jours, il voyait
Edmée aussitôt que moi, et, ce jour-là même, ce jour où elle avait
voulu me persuader de compter sur sa main, il allait poser avant moi son
fade baiser sur cette main qui m'appartenait. Cette pensée réveilla
tous mes doutes. Comment Edmée souffrait-elle ses assiduités, si elle
avait réellement l'intention d'en épouser un autre que lui? Peut-être
n'osait-elle pas l'éloigner; peut-être était-ce à moi de le faire.
Je ne savais pas les usages du monde où j'entrais. L'instinct me
conseillait de m'abandonner à mes impétueuses inspirations, et
l'instinct parlait haut.

Je m'habillai à la hâte. J'entrai au salon pâle et en désordre;
Edmée était pâle aussi. La matinée était pluvieuse et fraîche. On
avait fait du feu dans la vaste cheminée. Étendue dans sa bergère,
elle chauffait ses petits pieds en sommeillant. C'était l'attitude
nonchalante et transie qu'elle avait eue durant ses jours de maladie. M.
de La Marche lisait la gazette à l'autre bout de la chambre. En voyant
Edmée brisée plus que moi par les émotions de la veille, je sentis ma
colère tomber, et, m'approchant d'elle, je m'assis sans bruit et la
regardai avec attendrissement.

--C'est vous, Bernard? me dit-elle sans faire un mouvement et sans
ouvrir les yeux.

Elle avait les coudes appuyés sur les bras de son fauteuil et les mains
gracieusement entrelacées sous son menton. Les femmes avaient à cette
époque et presque en toute saison les bras demi-nus. J'aperçus à
celui d'Edmée une petite bande de taffetas d'Angleterre qui me fit
battre le cœur. C'était la légère blessure que je lui avais faite la
veille contre le grillage de la croisée. Je soulevai doucement la
dentelle qui retombait sur son coude, et, enhardi par son demi-sommeil,
j'appuyai mes lèvres sur cette chère blessure. M. de La Marche pouvait
me voir, et il me voyait en effet, et j'agissais à dessein. Je brûlais
d'avoir une querelle avec lui. Edmée tressaillit et devint toute rouge;
mais, reprenant aussitôt un air d'enjouement plein d'indolence:

--En vérité, Bernard, me dit-elle, vous êtes galant ce matin comme un
abbé de cour. N'auriez-vous pas fait quelque madrigal la nuit
dernière?

Je fus singulièrement mortifié de cette raillerie; mais, payant
d'assurance à mon tour:

--Oui, j'en ai fait un hier au soir à la fenêtre de la chapelle,
répondis-je; et, s'il est mauvais, cousine, c'est votre faute.

--Dites que c'est la faute de votre éducation, reprit-elle en
s'animant.

Et elle n'était jamais plus belle que lorsque sa fierté et sa
vivacité naturelles se réveillaient.

--M'est avis que j'ai beaucoup trop d'éducation, en effet,
répondis-je, et que, si j'écoutais davantage mon bon sens naturel,
vous ne me railleriez pas tant.

--Il me semble, en vérité, que vous faites assaut d'esprit et de
métaphores avec Bernard, dit M. de La Marche en pliant son journal d'un
air indifférent et en se rapprochant de nous.

--Je l'en tiens quitte, répondis-je, blessé de cette impertinence;
qu'elle garde son esprit pour vos pareils.

Je me levai pour l'affronter, mais il ne parut pas s'en apercevoir; et,
s'adossant à la cheminée avec une incroyable aisance, il dit, en se
penchant vers Edmée, d'une voix douce et presque affectueuse:

--Qu'a-t-il donc? comme s'il se fut informé de la santé de son petit
chien.

--Que sait-on? répondit Edmée du même ton.

Puis elle se leva en ajoutant:

--J'ai trop mal à la tête pour rester là. Donnez-moi le bras pour
remonter dans ma chambre.

Elle sortit appuyée sur lui; je restai stupéfait.

J'attendis, résolu à l'insulter dès qu'il serait revenu au salon;
mais l'abbé entra, et, peu après, mon oncle Hubert. Ils se mirent à
causer de sujets qui m'étaient tout à fait étrangers (et il en était
ainsi de presque tous les sujets de conversation). Je ne savais que
faire pour me venger; mais je n'osais me trahir en présence de mon
oncle. Je sentais ce que je devais au respect et aux droits de
l'hospitalité. Jamais je ne m'étais fait une telle violence à la
Roche-Mauprat. L'outrage et la colère se manifestaient spontanément;
je faillis mourir dans l'attente de ma vengeance. Plusieurs fois le
chevalier, remarquant l'altération de mes traits, me demanda avec
bonté si j'étais malade. M. de La Marche ne parut s'apercevoir ni se
douter de rien. L'abbé seul m'examinait avec attention. Je surprenais
ses yeux bleus, ou la pénétration naturelle se voilait toujours sous
une habitude de timidité, attachés sur moi avec inquiétude. L'abbé
ne m'aimait pas. Il m'était facile de voir que ses manières douces et
enjouées devenaient froides comme malgré lui dès qu'il s'adressait à
moi; je remarquais même qu'en tout temps, son visage s'attristait à
mon approche.

Me sentant près de m'évanouir, tant la contrainte que je subissais
était hors de mes habitudes et au-dessus de mes forces, j'allai me
jeter sur l'herbe du parc. C'était là mon refuge dans toutes mes
agitations. Ces grands chênes, cette mousse centenaire qui pendait à
toutes les branches, ces fleurs de bois pâles et odorantes, emblèmes
des douleurs cachées, c'étaient là les amis de mon enfance, les seuls
que j'eusse retrouvés sans altération dans la vie sociale comme dans
la vie sauvage. Je cachai mon visage dans mes mains; je ne me rappelle
pas avoir souffert davantage dans aucune des calamités de ma vie.
Pourtant j'en éprouvai de bien réelles par la suite, et, à tout
prendre, j'eusse dû m'estimer heureux, au sortir du rude et périlleux
métier de coupe-jarret, de trouver tant de biens inespérés,
affection, sollicitude, richesse, liberté, enseignement, bons conseils
et bons exemples. Mais il est certain que, pour passer d'un état de
l'âme à un état opposé, même du mal au bien, même de la douleur à
la jouissance et de la fatigue au repos, il faut que l'homme souffre, et
que, dans cet enfantement d'une nouvelle destinée, tous les ressorts de
son être se tendent jusqu'à se briser. Ainsi, à l'approche de
l'été, le ciel se couvre de sombres nuées, et la terre, frémissante,
semble prête à s'anéantir sous les coups de la tempête.

Je n'étais occupé en ce moment qu'à chercher un moyen d'assouvir ma
haine contre M. de La Marche, sans trahir et sans laisser même
soupçonner le lien mystérieux dont je me prévalais auprès d'Edmée.
Quoique rien ne fût moins en vigueur à la Roche-Mauprat que la
sainteté du serment, les seules lectures que j'eusse faites étant,
comme je vous l'ai dit, quelques ballades de chevalerie, je m'étais
pris d'un romanesque amour pour la fidélité des promesses, et c'était
à peu près la seule vertu que j'eusse acquise. Le secret dû à Edmée
me retenait donc invinciblement.

--Mais ne trouverai-je pas, me disais-je, quelque prétexte plausible
pour me jeter sur mon ennemi et pour l'étrangler?

À dire vrai, cela n'était pas facile avec un homme qui semblait avoir
un parti pris de politesse et de prévenances à mon égard.

Dans ces perplexités, j'oubliai l'heure du dîner, et, quand je vis le
soleil descendre derrière les tours du château, je me dis trop tard
que mon absence avait dû être remarquée, et que je ne pourrais
rentrer sans subir ou les brusques questions d'Edmée ou ce clair et
froid regard de l'abbé, qui me semblait toujours éviter le mien, et
que je surprenais tout à coup plongeant au plus profond de ma
conscience.

Je résolus de ne rentrer qu'à la nuit, et je m'étendis sur l'herbe,
essayant de dormir pour reposer ma tête brisée. Je m'endormis en
effet. Quand je m'éveillai, la lune montait dans le ciel, encore rouge
des feux du soir. Le bruit qui m'avait fait tressaillir était bien
léger; mais il est des sons qui frappent le cœur avant de frapper
l'oreille, et les plus subtiles émanations de l'amour pénètrent
quelquefois la plus rude organisation. La voix d'Edmée venait de
prononcer mon nom à peu de distance, derrière le feuillage. D'abord je
crus avoir rêvé; je restai immobile, je retins mon haleine et
j'écoutai. C'était elle qui se rendait chez le solitaire avec l'abbé.
Ils s'étaient arrêtés dans le sentier couvert, à cinq ou six pas de
moi, et ils causaient à demi-voix, mais de cette manière distincte
qui, dans les confidences, donne à l'attention tant de solennité.

--Je crains, disait Edmée, qu'il ne fasse un esclandre à M. de La
Marche; quelque chose de plus sérieux encore, que sait-on? Vous ne
connaissez pas Bernard.

--Il faut à tout prix l'éloigner d'ici, répondit l'abbé. Vous ne
pouvez vivre de la sorte, continuellement exposée à la brutalité d'un
brigand.

--Il est certain que ce n'est pas vivre. Depuis qu'il a mis le pied ici,
je n'ai pas eu un instant de liberté. Prisonnière dans ma chambre, ou
forcée de recourir à la protection de mes amis, je n'ose faire un pas.
C'est tout au plus si je puis descendre l'escalier, et je ne traverse
pas la galerie sans envoyer Leblanc en éclaireur. La pauvre fille, qui
m'a vue si brave, me croit folle. Cette contrainte est odieuse. Je ne
dors plus que sous les verrous. Et voyez, l'abbé, je ne marche pas sans
un poignard, ni plus ni moins qu'une héroïne de ballade espagnole.

--Et, si ce malheureux vous rencontre et vous effraye, vous vous en
frapperez le sein, n'est-ce pas? De pareilles chances ne peuvent
s'accepter. Edmée, il faut trouver le moyen de changer une position qui
n'est pas tenable. Je conçois que vous ne vouliez pas lui ôter
l'amitié de votre père, en confessant à celui-ci la monstrueuse
transaction que vous avez été forcée de faire avec ce bandit à la
Roche-Mauprat. Mais, quoi qu'il arrive... Ah! ma pauvre Edmée, je ne
suis pas un homme de sang, mais je me prends vingt fois le jour à
déplorer que mon caractère de prêtre m'empêche de provoquer cet
homme et de vous en débarrasser à jamais.

Ce charitable regret, exprimé si naïvement à mon oreille, me donna
une violente démangeaison de me montrer brusquement, ne fût-ce que
pour mettre à l'épreuve l'humeur guerrière de l'abbé; mais j'étais
enchaîné par le désir de surprendre enfin les véritables sentiments
et les véritables desseins d'Edmée à mon égard.

--Soyez donc tranquille, dit-elle d'un air dégagé; s'il lasse ma
patience, je n'hésiterai nullement à lui planter cette lame dans la
joue. Je suis bien sûre qu'une petite saignée calmera son ardeur.

Alors ils se rapprochèrent de quelques pas.

--Écoutez-moi, Edmée, dit l'abbé en s'arrêtant de nouveau; nous ne
pouvons parler de cela devant Patience; ne rompons pas cet entretien
sans conclure quelque chose. Vous arrivez avec Bernard à la crise
imminente. Il me semble, mon enfant, que vous ne faites pas tout ce que
vous devriez faire pour prévenir les malheurs qui peuvent nous frapper;
car tout ce qui vous sera funeste nous le sera à tous et nous frappera
au fond du cœur.

--Je vous écoute, mon excellent ami, répondit Edmée, grondez-moi,
conseillez-moi.

En même temps, elle s'adossa contre l'arbre au pied duquel j'étais
couché parmi les broussailles et les hautes herbes. Je pense qu'elle
eût pu me voir, car je la voyais distinctement; mais elle était loin
de soupçonner que je contemplais sa figure céleste, sur laquelle la
brise faisait passer alternativement l'ombre des feuilles agitées et
les pâles diamants que la lune sème dans les bois.

--Je dis, Edmée, reprit l'abbé en croisant ses bras sur sa poitrine et
en se frappant le front par instants, que vous ne jugez pas nettement
votre situation. Tantôt elle vous afflige au point que vous perdez
toute espérance et que vous voulez vous laisser mourir (oui, ma chère
enfant, au point que votre santé en est visiblement altérée), et
tantôt, je dois vous le dire, au risque de vous fâcher un peu, vous
envisagez vos périls avec une légèreté et un enjouement qui
m'étonnent.

--Ce dernier reproche est délicat, mon ami, répondit-elle; mais
laissez-moi me justifier. Votre étonnement vient de ce que vous ne
connaissez pas bien la race Mauprat. C'est une race indomptable,
incorrigible, et dont il ne peut sortir que des _casse-têtes_ ou des
_coupe-jarrets._ À ceux que l'éducation a le mieux rabotés, il reste
encore bien des nœuds: une fierté souveraine, une volonté de fer, un
profond mépris pour la vie. Vous voyez que, malgré sa bonté adorable,
mon père est si vif parfois, qu'il casse sa tabatière en la posant sur
la table, lorsque vos arguments l'emportent sur les siens en politique,
ou lorsque vous le gagnez aux échecs. Pour moi, je sens que mes veines
sont aussi larges que si j'étais née dans les nobles rangs du peuple,
et je ne crois pas que jamais aucun Mauprat ait brillé à la cour par
la grâce de ses manières. Comment donc voudriez-vous que je fisse
grand cas de la vie, étant née brave? Il est pourtant des instants de
faiblesse ou je me décourage de reste et m'apitoie sur mon sort comme
une vraie femme que je suis. Mais que l'on me fâche, que l'on me
menace, et le sang de la race forte se ranime; et alors, ne pouvant
briser mon ennemi, je me croise les bras et me mets à rire de pitié de
ce qu'il espère me faire peur. Tenez, l'abbé, que ceci ne vous
paraisse pas une exagération; car, demain, ce soir peut-être, ce que
je dis peut se réaliser: depuis que ce couteau de nacre, qui n'a pas
l'air bien matamore, mais qui est bon, voyez, a été affilé par don
Marcasse (qui s'y entend), je ne l'ai quitté ni jour ni nuit, et mon
parti a été pris.

«Je n'ai pas le poignet bien ferme, mais je saurais me donner un coup
de couteau aussi bien que je sais donner un coup de cravache à mon
cheval. Eh bien, cela posé, mon honneur est en sûreté: ma vie seule
tient à un fil, à un verre de vin de plus ou de moins qu'aura bu un de
ces soirs M. Bernard, à une rencontre, à un regard qu'il aura cru
surprendre entre de La Marche et moi; à rien peut-être! Qu'y faire?
Quand je me désolerais, effacerais-je le passé? Nous ne pouvons
arracher une seule page de notre vie, mais nous pouvons jeter le livre
au feu. Quand je pleurerais du soir au matin, empêcherais-je que la
destinée, dans un jour de méchante humeur, ne m'ait conduite à la
chasse, qu'elle ne m'ait égarée dans les bois et fait rencontrer un
Mauprat, qui m'a conduite dans son antre, où je n'ai échappé à
l'opprobre et peut-être à la mort qu'en liant à jamais ma vie à
celle d'un enfant sauvage qui n'avait aucun de mes principes, aucune de
mes idées, aucune de mes sympathies, et qui peut-être (et qui sans
doute, devrais-je dire) ne les aura jamais? Tout cela, c'est un malheur.
J'étais dans tout l'éclat d'une heureuse destinée, j'étais l'orgueil
et la joie de mon vieux père, j'allais épouser un homme que j'estime
et qui me plaisait; aucune douleur, aucune appréhension n'avait
approché de moi; je ne connaissais ni les jours sans sécurité ni les
nuits sans sommeil. Eh bien, Dieu n'a pas voulu qu'une si belle vie
s'accomplit; que sa volonté soit faite! Il est des jours où la perte
de toutes mes espérances me semble tellement inévitable, que je me
considère comme morte et mon fiancé comme veuf. Sans mon pauvre père,
j'en rirais vraiment, car la contrariété et la peur sont si peu faites
pour moi, que je suis déjà lasse de la vie, pour le peu de temps que
je les ai connues.

--Ce courage est héroïque, mais il est affreux! s'écria l'abbé d'une
voix altérée. C'est presque la détermination au suicide, Edmée.

--Oh! je disputerai ma vie, répondit-elle avec chaleur; mais je ne
marchanderai pas avec elle un instant si mon honneur ne sort pas sain et
sauf de tous ces risques. Quant à cela, je ne suis pas assez pieuse
pour accepter jamais une vie souillée, par esprit de mortification pour
des fautes dont je n'eus jamais la pensée. Si Dieu est sévère à ce
point avec moi que j'aie à choisir entre la mort et la honte...

--Il ne peut jamais y avoir de honte pour vous, Edmée; une âme aussi
chaste, une intention aussi pure...

--Oh! n'importe, cher abbé! je ne suis peut-être pas aussi vertueuse
que vous pensez; je ne suis pas très orthodoxe en religion, ni vous non
plus, l'abbé!... Je me soucie peu du monde, je ne l'aime pas; je ne
crains ni ne méprise l'opinion, je n'aurai jamais affaire à elle. Je
ne sais pas trop quel principe de vertu serait assez puissant pour
m'empêcher de succomber, si le mauvais esprit m'entreprenait. J'ai lu
_la Nouvelle Héloïse_, et j'ai beaucoup pleuré. Mais, par la raison
que je suis une Mauprat et que j'ai un inflexible orgueil, je ne
souffrirai jamais la tyrannie de l'homme, pas plus la violence d'un
amant que le soufflet d'un mari; il n'appartient qu'à une âme vassale
et à un lâche caractère de céder à la force ce qu'elle refuse à la
prière. Sainte Solange, _la belle pastoure_, se laissa trancher la
tête plutôt que de subir le droit du seigneur. Et vous savez que, de
mère en fille, les Mauprat sont vouées au baptême sous les auspices
de la patronne du Berry.

--Oui, je sais que vous êtes fière et forte, dit l'abbé; et, parce
que je vous estime plus qu'aucune femme au monde, je veux que vous
viviez, que vous soyez libre, que vous fassiez un mariage digne de vous,
afin de remplir, dans la famille humaine, le rôle que savent encore
ennoblir les belles âmes. Vous êtes nécessaire à votre père,
d'ailleurs; votre mort le précipiterait dans la tombe, tout vert et
tout robuste qu'est encore le Mauprat. Chassez donc ces pensées
lugubres et ces résolutions extrêmes. Il est impossible que cette
aventure de la Roche-Mauprat soit autre chose qu'un rêve sinistre. Nous
avons tous eu le cauchemar dans cette nuit d'épouvante, mais il est
temps de nous éveiller; nous ne pouvons rester accablés de stupeur
comme des enfants; vous n'avez qu'un parti à prendre, celui que je vous
ai dit.

--Eh bien, l'abbé, c'est celui que je regarde comme le plus impossible
de tous. J'ai juré par tout ce qu'il y a de plus sacré dans l'univers
et dans le cœur humain.

--Un serment arraché par la menace et la violence n'engage personne,
les lois humaines l'ont décrété; les lois divines, dans des
circonstances de ce genre principalement, en délient sans nul doute la
conscience humaine. Si vous étiez orthodoxe, j'irais à Rome, et
j'irais à pied, pour vous faire relever d'un vœu si téméraire; mais
vous n'êtes pas soumise au pape, Edmée..., ni moi non plus.

--Ainsi vous voudriez que je fusse parjure?

--Votre âme ne le serait pas.

--Mon âme le serait! j'ai juré, sachant bien ce que je faisais, et
pouvant me tuer sur l'heure; car j'avais dans la main un couteau trois
fois grand comme celui-ci. J'ai voulu vivre, j'ai voulu surtout revoir
mon père et l'embrasser. Pour faire cesser l'angoisse où ma
disparition le laissait, j'eusse engagé plus que ma vie, j'eusse
engagé mon âme immortelle. Et depuis, je vous l'ai dit encore hier au
soir, j'ai renouvelé mon engagement, et bien librement encore; car il y
avait un mur entre mon _aimable_ fiancé et moi.

--Comment avez-vous pu faire une telle imprudence, Edmée? Voilà encore
où je ne vous comprends plus.

--Oh! pour cela, je le crois bien, car je ne me comprends pas moi-même,
dit Edmée avec une expression singulière.

--Ma chère enfant, il faut que vous me parliez à cœur ouvert. Je suis
le seul ici qui puisse vous porter conseil, puisque je suis le seul à
qui vous puissiez tout dire sous le sceau d'une amitié aussi sacrée
que le secret de la confession catholique peut l'être. Répondez-moi
donc. Vous ne regardez pas comme possible un mariage entre vous et
Bernard Mauprat?

--Comment ce qui est inévitable serait-il impossible? dit Edmée. Il
n'est rien de plus possible que de se jeter dans la rivière; rien de
plus possible que de se vouer au malheur et au désespoir; rien de plus
possible, par conséquent, que d'épouser Bernard Mauprat.

--Ce ne sera toujours pas moi qui prêterai mon ministère à cette
union absurde et déplorable, s'écria l'abbé. Vous, la femme et
l'esclave de ce coupe-jarret! Edmée, vous disiez tout à l'heure que
vous ne supporteriez pas plus la violence de l'amant que le soufflet du
mari.

--Vous pensez qu'il me battrait?

--S'il ne vous tuait pas!

--Oh! non, répondit-elle d'un air mutin en faisant sauter son couteau
dans sa main, je le tuerais auparavant. À Mauprat, Mauprat et demie!

--Vous riez, Edmée, ô mon Dieu! vous riez à la pensée d'un tel
hymen! Mais, quand même cet homme aurait de l'affection et des égards
pour vous, songez-vous à l'impossibilité de vous entendre, à la
grossièreté de ses idées, à la bassesse de son langage? Le cœur se
lève de dégoût à l'idée d'une telle association, et dans quelle
langue lui parleriez-vous, grand Dieu!

Je faillis encore une fois me lever et tomber sur mon panégyriste; mais
je vainquis ma colère, Edmée parlait. Je redevins tout oreilles.

--Je sais fort bien qu'au bout de trois jours, je n'aurai certainement
rien de mieux à faire que de me couper la gorge; mais puisque, d'une
manière ou de l'autre, il faut que cela arrive, pourquoi n'irais-je pas
devant moi jusqu'à l'heure inévitable? Je vous avoue que j'ai un peu
de regret à la vie. Tous ceux qui ont été à la Roche-Mauprat n'en
sont pas revenus. Moi, j'ai été, non y subir la mort, mais me fiancer
avec elle. Eh bien, j'irai jusqu'au jour de mes noces, et, si Bernard
m'est trop odieux, je me tuerai après le bal.

--Edmée, vous avez la tête pleine de romans à présent, dit l'abbé
fort impatienté. Votre père, Dieu merci, ne consentira pas à ce
mariage; il a donné sa parole à M. de La Marche, et vous aussi, vous
l'aviez donnée. C'est cette promesse-là qui seule est valide.

--Mon père souscrirait avec joie à un accord qui perpétuerait
directement son nom et sa lignée. Quant à M. de La Marche, il me
relèvera de ma parole sans que je prenne la peine de le lui demander;
dès qu'il saura que j'ai passé deux heures à la Roche-Mauprat, il ne
sera pas besoin d'autre explication.

--Il faudrait qu'il fût bien indigne de l'estime que je lui porte s'il
croyait votre nom souillé par une aventure malheureuse dont vous êtes
sortie pure.

--Grâce à Bernard! dit Edmée, car enfin je lui dois de la
reconnaissance, et, malgré ses réserves et conditions, son action est
grande et inconcevable de la part d'un coupe-jarret.

--Dieu me préserve de nier les bonnes qualités que l'éducation eût
pu développer dans ce jeune homme, et c'est à cause de ce bon côté
qu'il est possible de lui faire entendre raison.

--Pour s'instruire? Jamais il n'y consentira; et, quand il s'y
prêterait, il ne le pourrait pas plus que Patience. Quand le corps est
fait à la vie animale, l'esprit ne peut plus se plier aux règles de
l'intelligence.

--Je le crois; aussi je ne parle pas de cela. Je parle d'avoir une
explication avec lui et de lui faire comprendre que son honneur l'engage
à vous rendre votre promesse et à prendre son parti sur votre mariage
avec M. de La Marche; ou ce n'est qu'une brute indigne de toute estime
et de tout ménagement, ou il sentira son crime et sa folie et
s'exécutera honnêtement et sagement. Déliez-moi du secret que vous
m'avez imposé, autorisez-moi à m'ouvrir à lui, et je vous réponds du
succès.

--Je vous réponds du contraire, moi, dit Edmée, d'ailleurs, je n'y
saurais consentir. Quel que soit Bernard, je tiens à sortir avec
honneur de mon duel avec lui, et il aurait sujet, si j'agissais comme
vous voulez, de croire que je l'ai indignement joué jusqu'ici.

--Eh bien, il est un dernier moyen: c'est de vous confier à l'honneur
et à la sagesse de M. de La Marche. Qu'il juge librement votre
situation, et qu'il en décide. Vous avez bien le droit de lui confier
votre secret, et vous êtes bien sûre de son honneur. S'il a la
lâcheté de vous abandonner dans une pareille situation, il vous reste
pour dernière ressource de vous mettre à l'abri des violences de
Bernard derrière les grilles d'un couvent. Vous y resterez quelques
années; vous ferez mine de prendre le voile. Le jeune homme vous
oubliera; on vous rendra votre liberté.

--C'est, en effet, le seul parti raisonnable, et j'y ai déjà songé;
mais il n'est pas encore temps d'y recourir.

--Sans doute. Il faut tenter l'aveu à M. de La Marche. S'il est homme
de cœur, comme je n'en doute pas, il vous prendra sous sa protection,
et il se chargera d'éloigner Bernard, soit par la persuasion, soit par
l'autorité.

--Quelle autorité, l'abbé, s'il vous plaît?

--L'autorité qu'un gentilhomme peut avoir sur son égal dans nos
mœurs, l'honneur et l'épée.

--Ah! l'abbé, vous aussi, vous êtes un homme de sang! Eh bien, voilà
ce que j'ai voulu éviter jusqu'ici, ce que j'éviterai, dût-il m'en
coûter la vie et l'honneur! Je ne veux pas de conflit entre ces deux
hommes.

--Je le conçois; l'un des deux vous est cher à juste titre. Mais
évidemment, dans ce conflit, le danger ne serait pas pour M. de La
Marche.

--Il serait donc pour Bernard! s'écria Edmée avec force. Eh bien,
j'aurais horreur de M. de La Marche s'il provoquait en duel ce pauvre
enfant, qui ne sait manier qu'un bâton ou une fronde. Comment de telles
idées peuvent-elles vous venir, à vous, l'abbé? Il faut que vous
haïssiez bien ce malheureux Bernard! Et moi qui le ferais égorger par
mon mari pour le remercier de m'avoir sauvée au péril de sa vie! Non,
non, je ne souffrirai ni qu'on le provoque, ni qu'on l'humilie, ni qu'on
l'afflige. C'est mon cousin, c'est un Mauprat, c'est presque un frère.
Je ne souffrirai pas qu'on le chasse de cette maison; j'en sortirai
plutôt moi-même.

--Voilà de très généreux sentiments, Edmée, répondit l'abbé. Mais
avec quelle chaleur vous les exprimez! J'en demeure confondu, et, si je
ne craignais de vous offenser, je vous avouerais que cette sollicitude
pour le jeune Mauprat me suggère une étrange pensée.

--Eh bien, dites-la donc, reprit Edmée avec une certaine brusquerie.

--Je la dirai si vous l'exigez; c'est que vous semblez porter à ce
jeune homme un plus vif intérêt qu'à M. de La Marche, et j'aurais
aimé à rester dans la persuasion contraire.

--Lequel a le plus besoin de cet intérêt, mauvais chrétien? dit
Edmée en souriant; n'est-ce pas le pêcheur endurci dont les yeux n'ont
pas vu la lumière?

--Mais enfin, Edmée, vous aimez M. de La Marche? Ne plaisantez pas au
nom du ciel!

--Si par _aimer_, répondit-elle d'un ton sérieux, vous entendez avoir
confiance et amitié, j'aime M. de La Marche; ou bien, si vous entendez
avoir compassion et sollicitude, j'aime Bernard. Reste à savoir
laquelle des deux affections est la plus vive. Cela vous regarde,
l'abbé; moi, je m'en inquiète peu; car je sens que je n'aime qu'une
personne avec passion, c'est mon père, et qu'une chose avec
enthousiasme, c'est mon devoir. Je regretterai peut-être les soins et
le dévouement du lieutenant général; je souffrirai du chagrin que je
serai forcée de lui faire bientôt, en lui annonçant que je ne puis
être sa femme; mais cette nécessité ne me jettera dans aucune nuance
de désespoir, parce que je sais que M. de La Marche se consolera
aisément... Je ne plaisante pas, l'abbé; M. de La Marche est un homme
léger et un peu froid.

--Si vous ne l'aimez pas plus que cela, tant mieux! c'est une souffrance
de moins parmi tant de souffrances; et pourtant je perds, en apprenant
cette indifférence, le dernier espoir que j'eusse conservé de vous
voir échapper à Bernard Mauprat.

--Allons, ami, ne vous désolez point: ou Bernard sera sensible à
l'amitié et à la loyauté, et il s'amendera, ou je lui échapperai.

--Mais par quelle issue?

--Par la porte du couvent ou par celle du cimetière.

En parlant ainsi d'un air calme, Edmée secoua sa longue chevelure
noire, qui s'était déroulée sur ses épaules, et dont une partie
couvrait son visage pâle.

--Allons, dit-elle, Dieu viendra à notre aide; c'est folie et impiété
que de douter de lui dans le danger. Sommes-nous donc des athées pour
nous décourager ainsi? Allons voir Patience, il nous dira quelque
sentence qui nous rassurera; il est le vieux oracle qui résout toute
chose sans en savoir aucune.

Ils s'éloignèrent et je demeurai consterné.

Oh! combien cette nuit fut différente de la précédente! Quel nouveau
pas je venais de faire dans la vie, non plus sur le sentier fleuri, mais
sur le roc aride! Maintenant je connaissais tout l'odieux réel de mon
rôle, et je venais de lire jusqu'au fond du cœur d'Edmée la crainte
et le dégoût que je lui inspirais. Rien ne pouvait calmer ma douleur,
car rien ne pouvait plus exciter ma colère. Elle n'aimait point M. de
La Marche, elle ne se jouait ni de lui ni de moi; elle n'aimait aucun de
nous; et comment avais-je pu croire que cette pitié généreuse envers
moi, ce dévouement sublime à la foi jurée, fussent de l'amour?
Comment, aux heures où cette présomptueuse chimère m'abandonnait,
pouvais-je croire qu'elle eût besoin, pour résister à ma passion,
d'avoir de l'amour pour un autre? Enfin, je n'avais donc plus de
ressource contre mes propres fureurs! Je ne pouvais en obtenir autre
chose que la fuite ou la mort d'Edmée! Sa mort! À cette idée, mon
sang se glaçait dans mes veines, mon cœur se serrait, et je sentais
tous les aiguillons du repentir le traverser. Cette douloureuse soirée
fut pour moi le plus énergique appel de la Providence. Je compris enfin
ces lois de la pudeur et de la liberté sainte que mon ignorance avait
outragées et blasphémées jusque-là. Elles m'étonnaient plus que
jamais, mais je les voyais; elles étaient prouvées par leur évidence.
L'âme forte et sincère d'Edmée était devant moi comme la pierre du
Sinaï, où le doigt de Dieu venait de tracer la vérité immuable. Sa
vertu n'était pas feinte, son couteau était aiguisé et toujours prêt
à laver la souillure de mon amour! Je fus si effrayé du danger que
j'avais couru de la voir expirer dans mes bras, si consterné de
l'outrage que je lui avais fait en espérant vaincre sa résistance, que
je cherchai tous les moyens extrêmes de réparer mes torts et de lui
rendre le repos.

Le seul qui parût au-dessus de mes forces fut de m'éloigner; car, en
même temps que le sentiment de l'estime et du respect se révélait à
moi, mon amour, changeant pour ainsi dire de nature, grandissait dans
mon âme et s'emparait de mon être tout entier. Edmée m'apparaissait
sous un nouvel aspect. Ce n'était plus cette belle fille dont la
présence jetait le désordre dans mes sens; c'était un jeune homme de
mon âge, beau comme un séraphin, fier, courageux, inflexible sur le
point d'honneur, généreux, capable de cette amitié sublime qui
faisait les frères d'armes, mais n'ayant d'amour passionné que pour la
Divinité, comme ces paladins qui, à travers mille épreuves,
marchaient à la terre sainte sous une armure d'or.

Je sentis dès ce moment mon amour descendre des orages du cerveau dans
les saines régions du cœur, et le dévouement ne me parut plus une
énigme. Je résolus de faire dès le lendemain acte de soumission et de
tendresse. Je rentrai fort tard, accablé de lassitude, mourant de faim,
brisé d'émotions. J'entrai dans l'office, je pris un morceau de pain
et je le mangeai trempé de mes larmes. J'étais appuyé contre le
poêle éteint, à la lueur mourante d'une lampe épuisée; Edmée entra
sans me voir, prit quelques cerises dans le bahut et s'approcha
lentement du poêle; elle était pâle et absorbée. En me voyant, elle
jeta un cri et laissa tomber ses cerises.

--Edmée, lui dis-je, je vous supplie de n'avoir plus jamais peur de
moi; c'est tout ce que je puis vous dire, car je ne sais pas
m'expliquer; et pourtant j'avais résolu de vous dire bien des choses.

--Vous me direz cela une autre fois, mon bon cousin, me répondit-elle
en essayant de me sourire.

Mais elle ne pouvait dissimuler la peur qu'elle éprouvait en se
trouvant seule avec moi.

Je n'essayai pas de la retenir; je ressentais vivement la douleur et
l'humiliation de sa méfiance, et je n'avais pas le droit de m'en
plaindre; cependant jamais homme n'avait eu autant besoin d'être
encouragé.

Au moment où elle quittait l'appartement, mon cœur se brisa, et je
fondis en larmes, comme la veille, à la fenêtre de la chapelle. Edmée
s'arrêta sur le seuil, hésita un instant; puis, entraînée par la
bonté de son cœur et surmontant ses craintes, elle revint vers moi,
et, s'arrêtant à quelques pas de ma chaise:

--Bernard, vous êtes malheureux, me dit-elle; est-ce donc ma faute?

Je ne pus répondre, j'étais honteux de mes larmes; mais plus je
faisais d'efforts pour les retenir, plus ma poitrine se gonflait de
sanglots. Chez les êtres aussi physique ment forts que je l'étais, les
pleurs sont des convulsions; les miens ressemblaient à une agonie.

--Voyons! dis donc ce que tu as! s'écria Edmée avec la brusquerie de
l'amitié fraternelle.

Et elle osa poser sa main sur mon épaule. Elle me regardait d'un air
d'impatience, et une grosse larme coulait sur sa joue. Je me jetai à
genoux et j'essayai de lui parler, mais cela me fut encore impossible;
je ne pus articuler que le mot _demain_ à plusieurs reprises.

--Demain? quoi donc, demain? dit Edmée; est-ce que tu ne te plais pas
ici? est-ce que tu veux t'en aller?

--Je m'en irai si vous voulez, répondis-je; dites, voulez-vous ne me
revoir jamais?

--Je ne veux point de cela, reprit-elle; vous resterez ici, n'est-ce
pas?

--Commandez, répondis-je.

Elle me regarda avec beaucoup de surprise; je restais à genoux; elle
s'appuya sur le dos de ma chaise.

--Moi, je suis sure que tu es très bon, dit-elle, comme si elle eût
répondu à une objection intérieure; un Mauprat ne peut rien être à
demi, et, du moment que tu as un bon quart d'heure, il est certain que
tu dois avoir une noble vie.

--Je l'aurai, répondis-je.

--Vrai? dit-elle avec une joie naïve et bonne.

--Sur mon honneur, Edmée, et sur le tien! Oses-tu me donner une
poignée de main?

--Certainement, dit-elle.

Elle me tendit la main; mais elle tremblait.

--Vous avez donc pris de bonnes résolutions? me dit-elle.

--J'en ai pris de telles, que vous n'aurez jamais un reproche à me
faire, répondis-je. Et maintenant retirez-vous dans votre chambre,
Edmée, et ne tirez plus les verrous; vous n'avez plus rien à craindre
de moi; je ne voudrai jamais que ce que vous voudrez.

Elle attacha encore sur moi ses regards avec surprise, et, pressant ma
main, elle s'éloigna, se retourna plusieurs fois pour me regarder
encore, comme si elle n'eût pu croire à une si rapide conversion; puis
enfin, s'étant arrêtée sur la porte, elle me dit d'une voix
affectueuse:

--Il faut aller vous reposer aussi; vous êtes fatigué, vous êtes
triste et très changé depuis deux jours. Si vous ne voulez pas
m'affliger, vous vous soignerez, Bernard.

Elle me fit un signe de tête amical et doux. Il y avait dans ses grands
yeux, creusés déjà par la souffrance, une expression indéfinissable,
où la méfiance et l'espoir, l'affection et la curiosité, se
peignaient alternativement et parfois tous ensemble.

--Je me soignerai, je dormirai, je ne serai pas triste, répondis-je.

--Et vous travaillerez?

--Et je travaillerai... Mais vous, Edmée, vous me pardonnerez tous les
chagrins que je vous ai causés, et vous m'aimerez un peu.

--Et je vous aimerai beaucoup, répondit-elle, si vous êtes toujours
comme ce soir.

Le lendemain, dès le point du jour, j'entrai dans la chambre de
l'abbé; il était déjà levé et lisait.

--Monsieur Aubert, lui dis-je, vous m'avez proposé plusieurs fois de me
donner des leçons; je viens vous prier de mettre à exécution votre
offre obligeante.

J'avais passé une partie de la nuit à préparer cette phrase de début
et le maintien que je voulais garder vis-à-vis de l'abbé. Sans le
haïr au fond, car je sentais bien qu'il était bon et n'en voulait
qu'à mes défauts, je me sentais beaucoup d'amertume contre lui. Je
reconnaissais bien intérieurement que je méritais tout le mal qu'il
avait dit de moi à Edmée; mais il me semblait qu'il eût pu insister
un peu plus sur ce bon côté dont il n'avait dit qu'un mot en passant,
et qui n'avait pu échapper à un homme aussi sagace que lui. J'étais
donc décidé à rester très froid et très fier à son égard. Pour
cela, je pensais avec assez de logique que je devais montrer beaucoup de
docilité tant que durerait la leçon, et qu'aussitôt après, je devais
le quitter avec un remerciement très bref. En un mot, je voulais
l'humilier dans son emploi de précepteur, car je n'ignorais pas qu'il
tenait son existence de mon oncle, et qu'à moins de renoncer à cette
existence ou de se montrer ingrat, il ne pouvait se refuser à faire mon
éducation. En ceci, je raisonnais très bien, mais d'après un très
mauvais sentiment; et, par la suite, j'en eus tant de regret, que je lui
en fis une sorte de confession amicale, avec demande d'absolution.

Mais, pour ne pas anticiper sur les événements, je dirai que les
premiers jours de ma conversion me vengèrent pleinement des
préventions trop bien fondées, à beaucoup d'égards, de cet homme,
qui eût mérité le nom de juste, octroyé par Patience, si une
habitude de méfiance n'eût gêné ses premiers mouvements. Les
persécutions dont il avait été si longtemps l'objet avaient
développé en lui ce sentiment de crainte instinctive qu'il conserva
toute sa vie, et qui rendit toujours sa confiance difficile, et d'autant
plus flatteuse et plus touchante peut-être. J'ai remarqué ce
caractère, par la suite, chez beaucoup de prêtres honnêtes. Ils ont
généralement l'esprit de charité, mais non le sentiment de l'amitié.

Je voulais le faire souffrir, et j'y réussis. Le dépit m'inspirait; je
me conduisis en véritable gentilhomme vis-à-vis de son subalterne.
J'eus une excellente tenue, beaucoup d'attention, de politesse, et une
raideur glacée. Je ne lui laissai aucune occasion de me faire rougir de
mon ignorance; et, pour cela, je pris le parti d'aller au-devant de
toutes ses observations, en m'accusant moi-même de ne rien savoir et en
l'engageant à m'enseigner les choses à l'état le plus élémentaire.
Quand j'eus pris ma première leçon, je vis dans ses yeux pénétrants,
où j'étais arrivé à pénétrer moi-même, le désir de passer de
cette froideur à une sorte d'intimité; mais je ne m'y prêtai
nullement. Il crut me désarmer en louant mon attention et mon
intelligence.

--Vous prenez trop de soin, monsieur l'abbé, lui répondis-je; je n'ai
pas besoin d'encouragement. Je ne crois nullement à mon intelligence,
mais je suis sûr de mon attention; et, comme je ne rends service qu'à
moi-même en m'appliquant de mon mieux à l'étude, il n'y a pas de
raison pour que vous m'en fassiez compliment.

En parlant ainsi, je le saluai et me retirai dans ma chambre, où je fis
tout de suite le thème français qu'il m'avait donné.

Quand je descendis pour le déjeuner, je vis qu'Edmée était déjà
informée de l'exécution de mes promesses de la veille. Elle me tendit
sa main la première et m'appela son bon cousin à plusieurs reprises
durant le déjeuner, si bien que M. de La Marche, dont le visage
n'exprimait jamais rien, exprima de la surprise ou quelque chose
d'approchant. J'espérais qu'il chercherait l'occasion de me demander
l'explication de mes grossières paroles de la veille, et, quoique je
fusse déterminé à apporter beaucoup de modération à cet entretien,
je me sentis très blessé du soin qu'il prit de l'éviter. Cette
indifférence à une injure venant de moi impliquait une sorte de
mépris dont je souffris beaucoup; mais la crainte de déplaire à
Edmée me donna la force de me contenir.

Il est incroyable que la pensée de le supplanter ne fût pas un instant
ébranlée par cet apprentissage humiliant qu'il me fallut faire avant
d'arriver seulement à saisir les premières notions de toute chose. Un
autre que moi, pénétré comme je l'étais du repentir des maux qu'il
avait causés, n'eût pas trouvé de manière plus certaine de les
réparer qu'en s'éloignant et en rendant à Edmée sa parole, son
indépendance, son repos absolu. Ce moyen fut le seul qui ne me vint
pas; ou, s'il me vint, il fut repoussé avec mépris, comme l'aveu d'une
défection. L'obstination, alliée à la témérité, coulait dans mes
veines avec le sang des Mauprat. À peine avais-je entrevu un moyen de
conquérir celle que j'aimais, que je l'avais embrassé avec audace, et
je pense qu'il n'en eût pas été autrement lors même que ses
confidences à l'abbé dans le parc m'eussent appris qu'elle avait de
l'amour pour mon rival. Une pareille confiance de la part d'un homme qui
prenait à dix-sept ans sa première leçon de grammaire française, et
qui s'exagérait de beaucoup la longueur et la difficulté des études
nécessaires pour être l'égal de M. de La Marche, accusait, vous
l'avouerez, une certaine force morale.

Je ne sais si j'étais heureusement doué sous le rapport de
l'intelligence. L'abbé l'assura; mais je pense que je ne dois faire
honneur de mes progrès rapides qu'à mon courage. Il était tel, qu'il
me fit trop présumer de mes forces physiques. L'abbé m'avait dit
qu'avec une forte volonté on pouvait, à mon âge, en un mois,
connaître parfaitement les règles de la langue. Au bout d'un mois, je
m'exprimais avec facilité et j'écrivais purement. Edmée avait une
sorte de direction occulte sur mes études; elle voulut que l'on ne
m'enseignât pas le latin, assurant qu'il était trop tard pour
consacrer plusieurs années à une science de luxe, et que l'important
était de former mon cœur et ma raison avec des idées, au lieu d'orner
mon esprit avec des mots.

Le soir, elle prétextait le désir de relire quelque livre favori, et
elle lisait haut, alternativement avec l'abbé, des passages de
Condillac, de Fénelon, de Bernardin de Saint-Pierre, de Jean-Jacques,
de Montaigne même et de Montesquieu. Ces passages étaient certainement
choisis d'avance et appropriés à mes forces; je les comprenais assez
bien et je m'en étonnais en secret; car, si dans la journée j'ouvrais
ces mêmes livres au hasard, il m'arrivait d'être arrêté à chaque
ligne. Dans la superstition naturelle aux jeunes amours, je m'imaginais
volontiers qu'en passant par la bouche d'Edmée, les auteurs
acquéraient une clarté magique, et que mon esprit s'ouvrait
miraculeusement au son de sa voix. Du reste, Edmée ne me montrait pas
ouvertement l'intérêt qu'elle prenait à m'instruire elle-même. Elle
se trompait sans doute en pensant qu'elle devait me cacher sa
sollicitude; j'en eusse été d'autant plus stimulé et ardent au
travail. Mais en ceci elle était imbue de l'_Émile_ et mettait en
pratique les idées systématiques de son cher philosophe.

Au reste, je ne m'épargnai guère, et, mon courage ne souffrant pas la
prévoyance, je fus bientôt forcé de m'arrêter. Le changement d'air,
de régime et d'habitudes, les veilles, l'absence d'exercices violents,
la contention de l'esprit, en un mot, l'effroyable révolution que mon
être était forcé d'opérer sur lui-même pour passer de l'état
d'homme des bois à celui d'homme intelligent, me causa une maladie de
nerfs qui me rendit presque fou pendant quelques semaines, idiot ensuite
durant quelques jours, et qui enfin se dissipa, me laissant tout rompu,
tout anéanti à l'égard de mon existence passée, mais pétri pour mon
existence future.

Une nuit, à l'époque de mes plus violentes crises, dans un moment
lucide, je vis Edmée dans ma chambre. Je crus d'abord faire un songe.
La veilleuse jetait une lueur vacillante; une forme pâle, immobile,
était couchée dans une grande bergère. Je distinguai une longue
tresse noire détachée et tombant sur une robe blanche. Je me soulevai,
faible, pouvant à peine me mouvoir; j'essayai de sortir de mon lit.
Aussitôt Patience m'apparut et m'arrêta doucement. Saint-Jean dormait
dans un autre fauteuil. Toutes les nuits, deux hommes veillaient ainsi
près de moi pour me tenir de force lorsque j'étais en proie aux
fureurs du délire. Souvent c'était l'abbé, parfois le brave Marcasse,
qui, avant de quitter le Berry pour faire sa tournée annuelle dans les
provinces voisines, était revenu faire une dernière chasse dans les
greniers du château, et qui obligeamment relayait les serviteurs
fatigués dans le pénible emploi de me garder.

N'ayant pas la conscience de mon mal, il était fort naturel que la
présence inopinée du solitaire dans ma chambre me causât une grande
surprise et jetât le désordre dans mes idées. J'avais eu de si
violents accès ce soir-là, qu'il ne me restait plus de force. Je me
laissai donc aller à des divagations mélancoliques, et, prenant la
main du bonhomme, je lui demandai si c'était bien le cadavre d'Edmée
qu'il avait posé sur ce fauteuil auprès de moi.

--C'est Edmée bien vivante, me répondit-il à voix basse; mais elle
dort, mon cher monsieur, ne la réveillons pas. Si vous avez désir de
quelque chose, je suis ici pour vous soigner, et c'est de bon cœur,
oui-da!

--Mon bon Patience, tu me trompes, lui dis-je; elle est morte, et moi
aussi, et tu viens pour nous ensevelir. Il faut nous mettre dans le
même cercueil, entends-tu? car nous sommes fiancés. Où est son
anneau? Prends-le et mets-le à mon doigt; la nuit des noces est venue.

Il voulut en vain combattre cette hallucination; je persistai à croire
qu'Edmée était morte, et je déclarai que je ne m'endormirais pas dans
mon linceul tant que je n'aurais pas l'anneau de ma femme. Edmée, qui
avait passé plusieurs nuits à me veiller, était si accablée, qu'elle
ne m'entendait pas. D'ailleurs, je parlais bas, comme Patience, par un
instinct d'imitation qui ne se rencontre que chez les enfants ou chez
les idiots. Je m'obstinai dans ma fantaisie, et Patience, qui craignait
qu'elle ne se changeât en fureur, alla prendre doucement une bague de
cornaline qu'Edmée avait au doigt et la passa au mien. Aussitôt que je
l'eus, je la portai à mes lèvres, puis je croisai mes mains sur ma
poitrine dans l'attitude qu'on donne aux cadavres dans le cercueil, et
je m'endormis profondément.

Le lendemain, quand on voulut me reprendre la bague, j'entrai en fureur,
et on y renonça. Je m'endormis de nouveau, et l'abbé me l'ôta pendant
mon sommeil. Mais, quand j'ouvris les yeux, je m'aperçus du rapt et je
recommençai à divaguer. Aussitôt Edmée, qui était dans la chambre,
accourut à moi et me passa l'anneau au doigt en adressant quelques
reproches à l'abbé. Je me calmai sur-le-champ et dis en levant sur
elle des yeux éteints:

--N'est-ce pas que tu es ma femme après ta mort comme pendant ta vie?

--Certainement, me dit-elle; dors en paix.

--L'éternité est longue, lui dis-je, et je voudrais l'occuper du
souvenir de tes caresses. Mais j'ai beau chercher, je ne retrouve pas la
mémoire de ton amour.

Elle se pencha sur moi et me donna un baiser.


[Figure 06]


--Vous avez tort, Edmée, dit l'abbé: de tels remèdes se changent en
poison.

--Laissez-moi, l'abbé, lui répondit-elle avec impatience en s'asseyant
près de mon lit; laissez-moi, je vous en prie.

Je m'endormis une main dans les siennes, et lui répétant par
intervalles:

--On est bien dans la tombe; on est heureux d'être mort, n'est-ce pas?

Durant ma convalescence, Edmée fut beaucoup moins expansive, mais tout
aussi assidue. Je lui racontai mes rêves et j'appris d'elle ce qu'il y
avait de réel parmi mes souvenirs; sans cette confirmation, j'aurais
toujours cru que j'avais tout rêvé. Je la suppliai de me laisser la
bague, et elle y consentit. J'aurais dû ajouter, pour reconnaître tant
de bontés, que je gardais cet anneau comme un gage d'amitié et non
comme un anneau de fiançailles; mais l'idée d'une telle abnégation
était au-dessus de mes forces.

Un jour, je demandai des nouvelles de M. de La Marche. Ce fut seulement
à Patience que j'osai adresser cette question.

--Parti, répondit-il.

--Comment! parti? repris-je; pour longtemps?

--Pour toujours, s'il plaît à Dieu! Je n'en sais rien, je ne fais pas
de questions; mais j'étais dans le jardin par hasard quand il a fait
ses adieux, et tout cela était froid comme une nuit de décembre. On
s'est pourtant dit de part et d'autre: «Au revoir!» mais, quoique
Edmée eût l'air bon et franc qu'elle a toujours, l'autre avait la
figure d'un fermier qui voit venir la gelée en avril. Mauprat, Mauprat,
on dit que vous êtes devenu _grand étudiant_ et _grand bon sujet._
Souvenez-vous de ce que je vous ai dit: quand vous serez vieux, il n'y
aura peut-être plus de titres ni de seigneuries. Peut-être qu'on vous
appellera le père Mauprat, comme on m'appelle le père Patience, bien
que je n'aie jamais été ni moine ni père de famille.

--Eh bien, où veux-tu en venir?

--Souvenez-vous de ce que je vous ai dit, répéta-t-il; il y a bien des
manières d'être sorcier, et on peut connaître l'avenir sans s'être
donné au diable; moi, je donne ma voix à votre mariage avec la
cousine. Continuez à vous bien conduire. Vous voilà savant; on dit que
vous lisez couramment dans le premier livre venu. Qu'est-ce qu'il faut
de plus? Il y a ici tant de livres, que la sueur me coule du front rien
qu'à les voir; il me semble que je recommence _à ne pouvoir pas
apprendre à lire._ Vous voilà bientôt guéri. Si M. Hubert voulait
m'en croire, on ferait la noce à la Saint-Martin.

--Tais-toi, Patience! lui dis-je, tu me fais de la peine; ma cousine ne
m'aime pas.

--Je vous dis que si, moi; vous mentez par la gorge! comme disent les
nobles. Je sais comme elle vous a soigné, et Marcasse, étant sur le
toit, l'a vue à travers sa fenêtre, qui était à genoux au milieu de
sa chambre à cinq heures du matin, le jour que vous étiez si mal.

Les imprudentes assertions de Patience, les tendres soins d'Edmée, le
départ de M. de La Marche, et, plus que tout le reste, la faiblesse de
mon cerveau, furent cause que je me persuadai ce que je désirais; mais,
à mesure que je repris mes forces, Edmée rentra dans les bornes de
l'amitié tranquille et prudente. Jamais personne ne recouvra la santé
avec moins de plaisir que moi; car chaque jour rendait les visites
d'Edmée plus courtes, et, quand je pus sortir de ma chambre, je n'eus
plus que quelques heures par jour à passer près d'elle, comme avant ma
maladie. Elle avait eu l'art merveilleux de me témoigner la plus tendre
affection sans jamais se laisser amener à une explication nouvelle sur
nos mystérieuses fiançailles. Si je n'avais pas encore la grandeur
d'âme de renoncer à mes droits, du moins j'avais acquis assez
d'honneur pour ne plus les rappeler, et je me retrouvai précisément
dans les mêmes termes avec elle qu'au moment où j'étais tombé
malade. M. de La Marche était à Paris; mais, selon elle, il y avait
été appelé par les devoirs de sa charge, et il devait revenir à la
fin de l'hiver où nous entrions. Rien dans les discours du chevalier ou
de l'abbé ne témoignait qu'il y eût rupture entre les fiancés. On
parlait rarement du lieutenant général, mais on en parlait
naturellement et sans répugnance; je retombai dans mes incertitudes et
n'y trouvai d'autre remède que de ressaisir l'empire de ma volonté.
«Je la forcerai à me préférer», me disais-je en levant les yeux de
dessus mon livre et en regardant les grands yeux impénétrables
d'Edmée attachés avec calme sur les lettres de M. de La Marche, que
son père recevait de temps en temps, et qu'il lui remettait après les
avoir lues. Je me replongeai dans l'étude. Je souffris longtemps
d'atroces douleurs à la tête, mais je les surmontai avec stoïcisme;
Edmée reprit le cours d'études qu'elle faisait pour moi indirectement
durant les soirs d'hiver. J'étonnai de nouveau l'abbé par mon aptitude
et la rapidité de mes triomphes. Les soins qu'il avait eus de moi dans
ma maladie m'avaient désarmé, et, quoique je ne pusse encore l'aimer
cordialement, sachant bien qu'il ne me servait pas auprès de ma
cousine, je lui témoignai beaucoup plus de confiance et d'égards que
par le passé. Ses longs entretiens me furent aussi utiles que mes
lectures: on m'associa aux promenades du parc et aux visites
philosophiques à la cabane couverte de neige de Patience. Ce fut un
moyen de voir Edmée plus souvent et plus longtemps. Ma conduite fut
telle que toute sa méfiance se dissipa et qu'elle ne craignit plus de
se trouver seule avec moi. Mais je n'eus guère l'occasion de prouver
là mon héroïsme; car l'abbé, dont rien ne pouvait endormir la
prudence, était toujours sur nos talons. Je ne souffrais plus de cette
surveillance; au contraire, elle me satisfaisait; car, malgré toutes
mes résolutions, l'orage bouleversait mes sens dans le mystère, et,
une fois ou deux, m'étant trouvé en tête-à-tête avec Edmée, je la
quittai brusquement et la laissai seule pour lui cacher mon trouble.

Notre vie était donc tranquille et douce en apparence, et pendant
quelque temps elle le fut en effet; mais bientôt je la troublai plus
que jamais par un vice que l'éducation développa en moi, et qui
jusque-là était resté enfoui sous des vices plus choquants, mais
moins funestes; ce vice, qui fit le désespoir de mes nouvelles années,
fut la vanité.

Malgré leur système, l'abbé et ma cousine commirent la faute de me
savoir trop de gré de mes progrès. Ils s'étaient si peu attendus à
ma persévérance, qu'ils en firent tout l'honneur à mes hautes
facultés. Peut-être aussi y eut-il de leur part un peu de triomphe
personnel à voir avec exagération le succès de leurs idées
philosophiques appliquées à mon développement. Ce qu'il y a de
certain, c'est que je me laissai facilement persuader que j'avais une
haute, intelligence et que j'étais un homme très au-dessus du commun.
Bientôt mes chers instituteurs recueillirent le triste fruit de leur
imprudence, et déjà il était trop tard pour arrêter l'essor de cet
amour démesuré de moi-même.

Peut-être aussi cette passion funeste, comprimée par les mauvais
traitements que j'avais subis dans mon enfance, ne fit-elle que se
réveiller. Il est à croire que nous portons en nous, dès nos premiers
ans, le germe des vertus et des vices que l'action de la vie extérieure
féconde avec le temps. Quant à moi, je n'avais pas encore trouvé
d'aliment à ma vanité; car de quoi aurais-je pu me pavaner dans les
premiers jours que je passai auprès d'Edmée? Mais, dès que cet
aliment fut trouvé, la vanité souffrante se leva dans son triomphe et
m'inspira autant de présomption qu'elle m'avait suggéré de mauvaise
honte et de farouche retenue. J'étais, en outre, aussi charmé de
pouvoir enfin communiquer facilement ma pensée que le jeune faucon qui
sort du nid et essaye ses ailes nouvellement poussées. Je devins donc
aussi bavard que j'avais été silencieux. On se plut trop à mon babil.
Je n'eus pas le bon sens de voir qu'on l'écoutait comme celui d'un
enfant gâté; je me crus un homme, et, qui plus est, un homme
remarquable. Je devins outrecuidant et souverainement ridicule.

Mon oncle le chevalier, qui ne s'était point mêlé de mon éducation
et qui avait seulement souri avec une bonté paternelle à mes premiers
pas dans la carrière, fut le premier aussi qui s'aperçut de la fausse
voie où je m'engageais. Il trouva déplacé que j'élevasse le ton
aussi haut que lui, et en fit la remarque à sa fille. Elle m'avertit
avec douceur et me dit, pour me faire supporter ses remontrances, que
j'avais raison dans la discussion, mais que son père n'était pas
d'âge à être converti aux idées nouvelles, et que je devais à sa
dignité patriarcale le sacrifice de mes assertions enthousiastes. Je
promis de ne plus recommencer, mais je ne tins pas parole.

Le fait est que le chevalier était imbu de beaucoup de préjugés. Il
avait reçu une très bonne éducation pour son temps et pour un noble
campagnard; mais le siècle avait marché plus vite que lui. Edmée,
ardente et romanesque; l'abbé, sentimental et systématique, avaient
marché plus vite encore que le siècle; et si l'immense désaccord qui
se trouvait entre eux et le patriarche ne se faisait guère sentir,
c'était grâce au respect qu'il inspirait ajuste titre et à la
tendresse qu'il avait pour sa fille. Je me jetai à plein collier, comme
vous pouvez croire, dans les idées d'Edmée; mais je n'eus pas, comme
elle, la délicatesse de me taire à point. La violence de mon
caractère trouvant une issue dans la politique et dans la philosophie,
je goûtais un plaisir indicible à ces orageuses disputes qui
préludaient alors en France, dans toutes les réunions et jusque dans
le sein des familles, aux tempêtes révolutionnaires. Je pense qu'il
n'était pas une maison, palais ou cabane, qui ne nourrît alors son
orateur, âpre, bouillant, absolu, et prêt à descendre dans la lice
parlementaire. J'étais donc l'orateur du château de Sainte-Sévère,
et mon bon oncle, habitué à une apparence d'autorité qui l'empêchait
de voir la révolte réelle des esprits, ne put souffrir une
contradiction aussi ingénue que la mienne. Il était fier et bouillant,
et, de plus, il avait une difficulté à s'exprimer qui augmentait son
impatience naturelle, et qui lui donnait de l'humeur contre les autres,
à force de lui en donner contre lui-même. Il frappait du pied sur les
bûches enflammées de son foyer. Il mettait en pièces ses verres de
lunettes, il répandait son tabac à grands flots sur le parquet et
faisait retentir des éclats de sa voix sonore les hauts plafonds de son
manoir. Tout cela me divertissait cruellement; car, d'un mot tout
fraîchement épelé dans mes livres, je renversais le fragile
échafaudage des idées de toute sa vie. C'était une grande sottise et
un fort sot orgueil de ma part; mais ce besoin de lutte, ce plaisir de
déployer intellectuellement l'énergie qui manquait à ma vie physique,
m'emportaient sans cesse. En vain Edmée toussait pour m'avertir de me
taire et s'efforçait, pour sauver l'amour-propre de son père, de
trouver, contre sa propre conscience, quelque raison en sa faveur; la
tiédeur de son assistance et l'espèce de concession qu'elle semblait
me commander irritaient de plus en plus mon adversaire.

--Laissez-le donc dire, s'écriait-il; Edmée, ne vous mêlez pas de
cela; je veux le battre sur tous les points. Si vous nous interrompez
toujours, je ne pourrai jamais lui prouver son absurdité.

Et alors la bourrasque soufflait en _crescendo_ de part et d'autre,
jusqu'à ce que le chevalier, profondément blessé, sortît de
l'appartement et allât passer sa mauvaise humeur sur son piqueur ou sur
ses chiens de chasse.

Ce qui contribuait à ramener ces querelles déplacées et à nourrir
mon obstination ridicule, c'était la bonté extrême elle rapide retour
de mon oncle. Au bout d'une heure, il ne se souvenait plus de mes torts
ni de sa contrariété; il me parlait comme de coutume et s'enquérait
de tous mes désirs et de tous mes besoins avec cette inquiétude
paternelle qui le tenait toujours en haleine de générosité. Cet homme
incomparable n'eût pas dormi tranquille, s'il n'eût, avant de se
coucher, embrassé tous les siens, et s'il n'eût réparé, par une
parole ou un regard bienveillant, les vivacités dont le dernier de ses
valets avait eu à souffrir dans la journée. Cette bonté eût dû me
désarmer et me fermer la bouche à jamais; j'en faisais le serment
chaque soir; mais chaque matin, je retournais, comme dit l'Écriture, à
_mon vomissement._

Edmée souffrait chaque jour davantage du caractère qui se développait
en moi, et elle chercha le moyen de m'en corriger. S'il n'y eut jamais
de fiancée plus forte et plus réservée, jamais il n'y eut de mère
plus tendre qu'elle. Après beaucoup de conférences avec l'abbé, elle
résolut de décider son père à rompre un peu l'habitude de notre vie
et à transporter notre établissement à Paris pendant les dernières
semaines du carnaval. Le séjour de la campagne, le grand isolement où
la position de Sainte-Sévère et le mauvais état des chemins nous
laissaient depuis l'hiver, l'uniformité des habitudes, tout contribuait
à entretenir notre fastidieux ergotage; mon caractère s'y corrompait
de plus en plus; mon oncle y prenait encore plus de plaisir que moi,
mais sa santé en souffrait, et ces puériles émotions journalières
hâtaient sa caducité. L'ennui avait gagné l'abbé; Edmée était
triste, soit par suite de notre genre de vie, soit par suite de causes
cachées. Elle désira partir, et nous partîmes; car son père, inquiet
de sa mélancolie, n'avait d'autre volonté que la sienne. Je
tressaillais de joie à l'idée de connaître Paris; et tandis qu'Edmée
se flattait de voir le commerce du monde adoucir les aspérités de mon
pédantisme, je me rêvais une attitude de conquérant dans ce monde
décrit avec tant de dénigrement par nos philosophes. Nous nous mîmes
en route par une belle matinée de mars, le chevalier avec sa fille et
Mlle Leblanc dans une chaise de poste; moi dans une autre avec l'abbé,
qui dissimulait mal sa joie de voir la capitale pour la première fois
de sa vie, et mon valet de chambre Saint-Jean, qui faisait de profonds
saluts à tous les passants pour ne pas perdre ses habitudes de
politesse.



XII


Le vieux Bernard, fatigué d'avoir tant parlé, nous avait remis au
lendemain. Sommé par nous, à l'heure dite, de tenir sa parole, il
reprit son récit en ces termes:

Cette époque marqua dans ma vie une nouvelle phase. À Sainte-Sévère,
j'avais été absorbé par mon amour et mes études. J'avais concentré
sur ces deux points toute mon énergie. À peine arrivé à Paris, un
épais rideau se leva devant mes yeux, et, pendant plusieurs jours, à
force de ne rien comprendre, je ne me sentis étonné de rien.
J'attribuais à tous les acteurs qui paraissaient sur la scène une
supériorité très exagérée; mais je ne m'exagérais pas moins la
facilité que j'aurais bientôt à égaler cette puissance idéale. Mon
naturel entreprenant et présomptueux voyait partout un défi et nulle
part un obstacle.

Logé à un étage séparé dans la maison qu'occupaient mon oncle et ma
cousine, je passai désormais la plus grande partie de mon temps auprès
de l'abbé. Je ne fus point étourdi des avantages matériels de ma
position; mais, en voyant beaucoup de positions équivoques ou
pénibles, je commençai à sentir le bien-être de la mienne. Je
compris l'excellent caractère de mon gouverneur, et le respect de mon
laquais ne me sembla plus incommode. Avec la liberté dont je jouissais,
l'argent qui m'était fourni à discrétion et la vigueur athlétique de
ma jeunesse, il est étonnant que je ne sois pas tombé dans quelque
désordre, ne fût-ce que dans celui du jeu, qui n'allait pas mal à mes
instincts de _combativité._ Ce fut mon ignorance de toute chose qui me
préserva; elle me donnait une méfiance excessive, et l'abbé, qui
était très pénétrant et qui se sentait responsable de mes actions,
sut habilement exploiter ma sauvagerie dédaigneuse. Il l'augmenta à
l'égard des choses qui m'eussent été nuisibles, et la dissipa dans le
cas contraire. Puis il sut accumuler autour de moi les distractions
honnêtes, qui ne remplacent pas les joies de l'amour, mais qui
diminuent l'âcreté de ses blessures. Quant aux tentations de la
débauche, je ne les connus point. J'avais trop d'orgueil pour désirer
une femme qui ne m'eût pas semblé, comme Edmée, la première de
toutes.

L'heure du dîner nous réunissait, et, le soir, nous allions dans le
monde. En peu de jours, j'en appris plus, à examiner d'un coin de
l'appartement ce qui se faisait là, que je ne l'aurais fait en un an de
conjectures et de recherches. Je crois que je n'aurais jamais rien
compris à la société, vue d'une certaine distance. Rien
n'établissait des rapports bien nets entre mon cerveau et ce qui
occupait le cerveau des autres hommes. Dès que je me trouvai au milieu
de ce chaos, le chaos fut forcé de se débrouiller devant moi et de me
laisser connaître une grande partie de ses éléments. Cette route qui
me menait à la vie ne fut pas sans charmes, je m'en souviens, à son
point de départ. Je n'avais rien à demander, à désirer ou à
débattre dans les intérêts sociaux. La fortune m'avait pris par la
main. Un beau matin, elle m'avait tiré d'un abîme pour m'asseoir sur
l'édredon et pour me faire enfant de famille. Les agitations des autres
étaient un amusement pour mes yeux. Mon cœur n'était intéressé à
l'avenir que par un point mystérieux, l'amour que j'éprouvais pour
Edmée.

La maladie, loin de diminuer ma force physique, l'avait retrempée. Je
n'étais plus cet animal lourd et dormeur que la digestion fatiguait,
que la fatigue abrutissait. Je sentais la vibration de toutes mes fibres
élever dans mon âme des accords inconnus, et je m'étonnais de
découvrir en moi des facultés dont pendant si longtemps je n'avais pas
soupçonné l'usage. Mes bons parents s'en réjouissaient sans en
paraître surpris. Ils avaient si complaisamment auguré de moi dès le
principe, qu'ils semblaient n'avoir pas fait d'autre métier toute leur
vie que de civiliser des barbares.

Le système nerveux qui venait de se développer en moi, et qui me fit
payer pendant tout le reste de ma vie, par de vives et fréquentes
souffrances, les jouissances et les avantages qu'il me procura, m'avait
rendu surtout impressionnable; et cette aptitude à ressentir l'effet
des choses extérieures était aidée d'une puissance d'organes qu'on ne
trouve que chez les animaux ou chez les sauvages. Je m'étonnais de
l'étiolement des facultés chez les autres. Ces hommes en lunettes, ces
femmes dont l'odorat était émoussé par le tabac, ces vieillards
précoces, sourds et goutteux avant l'âge, me faisaient peine. Le monde
me représentait un hôpital, et, quand je me trouvais avec mon
organisation robuste au milieu de ces infirmes, il me semblait que, d'un
souffle, je les aurais lancés dans les airs comme des graines de
chardon.

Cela me donna le tort et le malheur de m'abandonner à un genre
d'orgueil assez sot, qui est de se prévaloir des dons de la nature.
Cela me porta à négliger longtemps leur perfectionnement véritable,
comme un progrès de luxe. La préoccupation où je fus bientôt de la
nullité d'autrui m'empêcha moi-même de m'élever au-dessus de ceux
que je croyais désormais m'être inférieurs. Je ne voyais pas que la
société est faite d'éléments de peu de valeur, mais que leur
arrangement est si savant et si solide, qu'avant d'y mettre la moindre
pièce, il faut être reçu praticien. Je ne savais pas qu'il n'y a pas
de milieu dans cette société entre le rôle de grand artiste et celui
de bon ouvrier. Or je n'étais ni l'un ni l'autre, et, s'il faut dire
vrai, toutes mes idées n'ont jamais abouti à m'affranchir de la
routine, toute ma force ne m'a servi qu'à réussir à grand'peine à
faire comme les autres.

Ainsi, en peu de semaines, je passai d'un excès d'admiration à un
excès de dédain pour la société. Dès que j'eus saisi le sens de ses
ressorts, ils me parurent si misérablement poussés par une
génération débile, que l'attente de mes maîtres fut déçue sans
qu'ils s'en doutassent. Au lieu de me sentir dominé et de chercher à
m'effacer dans la foule, je m'imaginai que je pourrais la dominer quand
je voudrais, et je m'entretins secrètement dans des rêves dont le
souvenir me fait rougir. Si je ne me rendis pas souverainement ridicule,
c'est grâce à l'excès même de cette vanité, qui eût craint de se
commettre en se manifestant.

Paris offrait alors un spectacle que je n'essayerai pas de vous
retracer, parce que vous l'avez sans doute étudié maintes fois avec
avidité dans les excellents tableaux qu'en ont tracés des témoins
oculaires, sous forme d'histoire générale ou de mémoires
particuliers. D'ailleurs, une telle peinture sortirait des bornes de mon
récit, et j'ai promis seulement de vous raconter le fait capital de mon
histoire morale et philosophique. Pour que vous vous fassiez une idée
du travail de mon esprit à cette époque, il suffira de vous dire que
la guerre de l'indépendance éclatait en Amérique, que Voltaire
recevait son apothéose à Paris, et que Franklin, prophète d'une
religion politique nouvelle, apportait au sein même de la cour de
France la semence de la liberté. La Fayette préparait secrètement sa
romanesque expédition, et la plupart des jeunes patriciens étaient
entraînés par la mode, par la nouveauté et par le plaisir inhérent
à toute opposition qui n'est pas dangereuse.

L'opposition revêtait des formes plus graves et faisait un travail plus
sérieux chez les vieux nobles et parmi les membres des parlements;
l'esprit de la ligue se retrouvait dans les rangs de ces antiques
patriciens et de ces fiers magistrats, qui d'une épaule soutenaient
encore pour la forme la monarchie chancelante, et de l'autre prêtaient
un large appui aux envahissements de la philosophie. Les privilégiés
de la société donnaient ardemment les mains à la ruine prochaine de
leurs privilèges, par mécontentement de ce que les rois les avaient
restreints. Ils élevaient leurs fils dans des principes
constitutionnels, s'imaginaient qu'ils allaient fonder une monarchie
nouvelle où le peuple les aiderait à se replacer plus haut que le
trône, et c'est pour cela que les plus grandes admirations pour
Voltaire et les plus ardentes sympathies pour Franklin furent exprimées
dans les salons les plus illustres de Paris.

Une marche si insolite, et, il faut le dire, si peu naturelle, de
l'esprit humain avait donné une impulsion toute nouvelle, une sorte de
vivacité querelleuse aux relations froides et guindées des vestiges de
la cour de Louis XIV. Elle avait aussi mêlé des formes sérieuses et
donné une apparence de fond aux frivoles manières de la Régence. La
vie pure, mais effacée, de Louis XVI ne comptait pas et n'imposait rien
à personne; jamais on ne vit tant de grave babil, tant de maximes
creuses, tant de sagesse d'apparat, tant d'inconséquences entre les
paroles et la conduite, qu'il s'en débita à cette époque parmi les
castes soi-disant éclairées.

Il était nécessaire de vous rappeler ceci pour vous faire comprendre
l'admiration que j'eus d'abord pour un monde en apparence si
désintéressé, si courageux, si ardent à la poursuite de la vérité;
le dégoût que je ressentis bientôt pour tant d'affectation et de
légèreté, pour un tel abus des mots les plus sacrés et des
convictions les plus saintes. J'étais de bonne foi pour ma part et
j'appuyais ma ferveur philosophique, ce sentiment de la liberté
nouvellement révélé qu'on appelait alors _le culte de la raison_, sur
les bases d'une inflexible logique. J'étais jeune et bien constitué,
condition première peut-être de la santé du cerveau; mes études
n'étaient pas étendues, mais elles étaient solides; on m'avait servi
des aliments sains et une digestion facile. Le peu que je savais me
servait donc à voir que les autres ne savaient rien ou qu'ils mentaient
à eux-mêmes.

Il ne vint pas beaucoup de monde dans les commencements chez le
chevalier. Ami d'enfance de M. Turgot et de plusieurs hommes
distingués, il ne s'était point mêlé à la jeunesse dorée de son
temps, il avait vécu sagement à la campagne après s'être loyalement
conduit à la guerre. Sa société se composait donc de quelques graves
hommes de robe, de plusieurs vieux militaires et de quelques seigneurs
de sa province, vieux et jeunes, à qui une fortune honnête permettait,
comme à lui, de venir passer à Paris un hiver sur deux; mais il avait
conservé de lointaines relations avec un monde plus brillant, où la
beauté et les excellentes manières d'Edmée furent remarquées dès
qu'elle y parut. Fille unique, convenablement riche, elle fut
recherchée par les importantes maîtresses de maison, espèce
d'entremetteuses de haut lieu qui ont toujours quelques jeunes
protégés endettés à établir aux dépens d'une famille de province.
Puis, quand on sut qu'elle était fiancée à M. de La Marche, rejeton
à peu près ruiné d'une très illustre famille, on lui fit encore plus
d'accueil, et peu à peu le petit salon qu'elle avait choisi pour les
vieux amis de son père devint trop étroit pour les beaux esprits de
qualité et de profession et les grandes dames à idées philosophiques,
qui voulurent connaître la _jeune quakeresse_ ou _la rose du Berry_ (ce
furent les noms qu'une femme à la mode lui donna).

Ce rapide succès d'Edmée, dans un monde auquel jusque-là elle avait
été inconnue, ne l'étourdit nullement; et l'empire qu'elle possédait
sur elle-même était si grand, que jamais, malgré toute l'inquiétude
avec laquelle j'épiais ses moindres mouvements, je ne pus savoir si
elle était flattée de produire tant d'effet. Ce que je pus remarquer,
ce fut l'admirable bon sens qui présidait à toutes ses démarches et
à toutes ses paroles. Son attitude à la fois naïve et réservée, un
certain mélange d'abandon et de fierté modeste, la faisaient briller
parmi les femmes les plus admirées et les plus habituées à capter
l'attention; et c'est ici le lieu de dire que je fus extrêmement
choqué tout d'abord du ton et de la tenue de ces femmes si vantées;
elles me semblaient ridicules dans leurs grâces étudiées, et leur
grande habitude du monde me faisait l'effet d'une insupportable
effronterie. Moi, si hardi intérieurement et naguère si grossier dans
mes manières, je me sentais mal à l'aise et décontenancé auprès
d'elles; et il me fallait tous les reproches et toutes les remontrances
d'Edmée pour ne pas me livrer à un profond mépris pour cette
courtisanerie des regards, de la toilette et des agaceries, qui
s'appelait dans le monde la coquetterie _permise_, le _désir charmant_
de plaire, l'amabilité, la grâce. L'abbé était de mon avis. Quand le
salon était vide, nous restions quelques instants en famille au coin du
feu avant de nous séparer. C'est le moment où l'on sent le besoin de
résumer ses impressions éparses et de les communiquer à des êtres
sympathiques. L'abbé rompait donc les mêmes lances que moi contre mon
oncle et ma cousine. Le chevalier, galant admirateur du beau sexe, qu'il
n'avait jamais beaucoup pratiqué, prenait, en vrai chevalier français,
la défense de toutes les beautés que nous attaquions impitoyablement.
Il accusait, en riant, l'abbé de raisonner à l'égard des femmes comme
le renard de la fable à l'égard des raisins. Moi, je renchérissais
sur les critiques de l'abbé; c'était une manière de dire avec chaleur
à Edmée combien je la préférais à toutes les autres; mais elle en
paraissait plus scandalisée que flattée et me reprochait sérieusement
cette disposition à la malveillance, qui prenait sa source,
disait-elle, dans un immense orgueil.

Il est vrai qu'après avoir généreusement embrassé la défense des
personnes mises en cause, elle se rangeait à notre opinion dès que,
Rousseau en main, nous lui disions que les femmes du monde avaient à
Paris un air _cavalier_ et une manière de regarder un homme en face qui
n'est pas tolérable aux yeux d'un sage. Edmée ne savait rien objecter
quand Rousseau avait prononcé; elle aimait à reconnaître avec lui que
le plus grand charme d'une femme est dans l'attention intelligente et
modeste qu'elle donne aux discours graves; et je lui citais toujours la
comparaison de la femme supérieure avec un bel enfant aux grands yeux
pleins de sentiment, de douceur et de finesse, aux questions timides,
aux objections pleines de sens, afin qu'elle se reconnut dans ce
portrait, qui semblait avoir été tracé d'après elle. Je
renchérissais sur le texte, et, continuant le portrait:

--Une femme vraiment supérieure, lui disais-je en la regardant avec
ardeur, est celle qui en sait assez pour ne jamais faire une question
ridicule ou déplacée, et pour ne jamais tenir tête à des gens de
mérite; cette femme sait se taire, surtout avec les sots qu'elle
pourrait railler et les ignorants qu'elle pourrait humilier; elle est
indulgente aux absurdités parce qu'elle ne tient pas à montrer son
savoir, et elle est attentive aux bonnes choses parce qu'elle désire
s'instruire. Son grand désir, c'est de comprendre et non d'enseigner;
son grand art (puisqu'il est reconnu qu'il faut de l'art dans l'échange
des paroles) n'est pas de mettre en présence deux fiers antagonistes,
pressés d'étaler leur science et d'amuser la compagnie en soutenant
chacun une thèse dont personne ne désire trouver la solution, mais
d'éclaircir toute discussion inutile en y faisant intervenir tous ceux
qui peuvent à point y jeter du jour. C'est un talent que je ne vois
point chez ces maîtresses de maison si prônées. Chez elles, je vois
toujours deux avocats en vogue et un auditoire ébahi, où personne
n'est juge; elles ont l'art de rendre le génie ridicule, le vulgaire
muet et inerte; et l'on sort de là en disant: «C'est bien parlé», et
rien de plus.

Je pense bien que j'avais raison; mais je me souviens aussi que ma
grande colère contre les femmes venait de ce qu'elles ne faisaient
aucune attention aux gens qui se croyaient du mérite et qui n'avaient
pas de célébrité; et ces gens-là, c'était moi, comme vous pouvez
bien l'imaginer. D'un autre côté, et maintenant que j'y songe sans
prévention et sans vanité blessée, je suis certain que ces femmes
avaient un système d'adulation pour les favoris du public, qui
ressemblait beaucoup plus à une puérile vanité qu'à une sincère
admiration ou à une franche sympathie. Elles étaient comme une sorte
d'éditeur de la conversation, écoutant de toutes leurs oreilles, et
faisant impérieusement signe à l'auditoire d'écouter religieusement
toute niaiserie sortant d'une bouche illustre, tandis qu'elles
étouffaient un bâillement et faisaient claquer les branches de leur
éventail à toute parole, si excellente qu'elle fût, dès qu'elle
n'était pas signée d'un nom en vogue. J'ignore les airs des femmes
beaux esprits du XIXe siècle; j'ignore même si cette race subsiste
encore: il y a trente ans que je n'ai été dans le monde; mais, quant
au passé, vous pouvez croire ce que je vous en dis. Il y en avait cinq
ou six qui m'étaient réellement odieuses. L'une avait de l'esprit et
dépensait à tort et à travers ses bons mots, qui étaient aussitôt
colportés dans tous les salons, et qu'il me fallait entendre répéter
vingt fois dans un jour; une autre avait lu Montesquieu et faisait la
leçon aux plus vieux magistrats; une troisième jouait de la harpe
pitoyablement, mais il était convenu que ses bras étaient les plus
beaux de France; et il fallait supporter l'aigre grincement de ses
ongles sur les cordes, afin qu'elle pût ôter ses gants d'un air timide
et enfantin. Que sais-je des autres? Elles rivalisaient d'affectation et
de niaises hypocrisies dont tous les hommes consentaient puérilement à
paraître dupes. Une seule était vraiment belle, ne disait rien et
plaisait par la nonchalance de ses attitudes. Celle-là eût trouvé
grâce devant moi parce qu'elle était ignorante, mais elle en faisait
gloire, afin de contraster avec les autres par une piquante ingénuité.
Un jour, je découvris qu'elle avait de l'esprit, et je la pris en
aversion.

Edmée restait seule dans toute sa fraîcheur de sincérité, dans tout
l'éclat de sa grâce naturelle. Assise sur un sofa auprès de M. de
Malesherbes, elle était la même personne que j'avais contemplée tant
de fois au soleil couchant, sur le banc de pierre au seuil de la
chaumière de Patience.



XIII


Vous pensez bien que les hommages dont ma cousine était entourée
rallumèrent dans mon sein la jalousie assoupie. Depuis qu'obéissant à
son ordre, je m'étais livré à l'étude, je ne saurais trop vous dire
si j'osais compter sur la promesse qu'elle m'avait faite d'être ma
femme lorsque je serais en état de comprendre ses idées et ses
sentiments. Il me semblait bien que ce temps était venu, car il est
certain que je comprenais Edmée, mieux peut-être qu'aucun des hommes
qui lui faisaient la cour en prose et en vers. J'étais bien résolu à
ne me plus prévaloir du serment arraché à la Roche-Mauprat; mais la
dernière promesse faite librement à la fenêtre de la chapelle, et la
conclusion que je pouvais tirer de l'entretien avec l'abbé, surpris par
moi dans le parc de Sainte-Sévère; mais l'insistance qu'elle avait
mise à m'empêcher de m'éloigner d'elle et à diriger mon éducation;
mais les soins maternels qu'elle m'avait prodigués durant ma maladie,
tout cela ne me donnait-il pas, sinon des droits, du moins des motifs
d'espérance? Il est vrai que son amitié était glaciale dès que ma
passion se trahissait dans mes paroles ou dans mes regards; il est vrai
que, depuis le premier jour, je n'avais pas fait un pas de plus dans son
intimité; il est vrai aussi que M. de La Marche venait souvent dans la
maison et qu'elle lui témoignait toujours la même amitié qu'à moi,
avec moins de familiarité et plus d'égards, nuance que la différence
de nos caractères et de nos âges amenait naturellement, et qui ne
prouvait aucune préférence pour l'un ou pour l'autre. Je pouvais donc
attribuer sa promesse à un arrêt de sa conscience; l'intérêt qu'elle
prenait à m'instruire, au culte qu'elle rendait à la dignité humaine
réhabilitée par la philosophie; son affection calme et continue pour
M. de La Marche, à un regret profond, dominé par la force et la
sagesse de son esprit. Ces perplexités étaient poignantes. L'espoir de
forcer son amour par ma soumission et mon dévouement m'avait longtemps
soutenu, mais cet espoir commençait à s'affaiblir, car, de l'aveu de
tous, j'avais fait des progrès extraordinaires, des efforts prodigieux,
et il s'en fallait de beaucoup que l'estime d'Edmée pour moi eût
grandi dans la même proportion. Elle n'avait pas paru étonnée de ce
qu'elle appelait _ma haute intelligence_: elle y avait toujours cru;
elle l'avait louée plus que de raison. Mais elle ne s'aveuglait pas sur
les défauts de mon caractère, sur les vices de mon âme; elle me les
reprochait avec une douceur impitoyable, avec une patience faite pour me
désespérer, car elle semblait avoir pris le parti de ne m'aimer jamais
ni plus ni moins, quoi qu'il arrivât désormais.

Cependant tous lui faisaient la cour, et nul n'était agréé. On avait
bien dit dans le monde qu'elle était promise à M. de La Marche, mais
on ne comprenait pas plus que moi le retard indéfini apporté à cette
union. On en vint à dire qu'elle cherchait des prétextes pour se
débarrasser de lui, et on ne trouva pas à motiver cette répugnance
autrement qu'en lui supposant une grande passion pour moi. Mon histoire
singulière avait fait du bruit: les femmes m'examinaient avec
curiosité, les hommes me témoignaient de l'intérêt et une sorte de
considération que j'affectais de mépriser, mais à laquelle j'étais
assez sensible; et, comme rien n'a crédit dans le monde sans être
embelli de quelque fiction, on exagérait étrangement mon esprit, mon
aptitude et mon savoir; mais, dès qu'on avait vu, en présence
d'Edmée, M. de La Marche et moi, toutes les inductions étaient
réduites à néant par le sang-froid et l'aisance de nos manières.
Edmée était avec nous en public ce qu'elle était en particulier; M.
de La Marche, un mannequin sans âme et parfaitement dressé aux airs
convenables; moi, dévoré de passions diverses, mais impénétrable à
force d'orgueil, et aussi, je dois l'avouer, de prétentions à la
sublimité du _maintien américain._ Il faut vous dire que j'avais eu le
bonheur d'être présenté à Franklin comme un sincère adepte de la
liberté. Sir Arthur Lee m'avait honoré d'une sorte de bienveillance et
d'excellents conseils: j'avais donc la tête tournée tout comme ceux
que je raillais si durement, et au point même que cette petite gloriole
apportait à mes tourments un allègement bien nécessaire. Ne
hausserez-vous pas les épaules, si je vous avoue que je prenais le plus
grand plaisir du monde à ne point poudrer mes cheveux, à porter de
gros souliers, à me présenter partout en habit plus que simple,
rigidement propre et de couleur sombre, en un mot, à singer, autant
qu'il était permis de le faire alors sans être confondu avec un
_véritable roturier_, la mise et les allures du _bonhomme Richard!_
J'avais dix-neuf ans et je vivais dans un temps où chacun affectait un
rôle; c'est là toute mon excuse.

Je pourrais alléguer aussi que mon trop indulgent et trop naïf
gouverneur m'approuvait ouvertement; que mon oncle Hubert, tout en se
moquant de moi de temps en temps, me laissait faire, et qu'Edmée ne me
disait absolument rien de ce ridicule et semblait ne pas s'en
apercevoir.

Le printemps était revenu cependant, nous allions retourner à la
campagne; les salons se dépeuplaient, et j'étais toujours dans la
même incertitude. Je remarquai un jour que M. de La Marche montrait,
malgré lui, le désir de se trouver seul avec Edmée. Je pris d'abord
plaisir à le faire souffrir en restant immobile sur ma chaise; mais je
crus voir au front d'Edmée ce léger pli que je connaissais si bien,
et, après un dialogue muet avec moi-même, je sortis, décidé à voir
les suites de ce tête-à-tête et à connaître mon sort, quel qu'il
fût.

Je revins au salon au bout d'une heure; mon oncle était rentré; M. de
La Marche restait à dîner; Edmée était rêveuse, mais non triste;
l'abbé lui adressait avec les yeux des questions qu'elle n'entendait
pas ou ne voulait pas entendre.

M. de La Marche accompagna mon oncle à la Comédie-Française. Edmée
dit qu'elle avait à écrire et demanda la permission de rester. Je
suivis le comte et le chevalier; mais, après le premier acte, je
m'esquivai et je rentrai à l'hôtel. Edmée avait fait défendre sa
porte, mais je ne pris pas cette défense pour moi; les domestiques
trouvaient tout simple que j'agisse en enfant de la maison. J'entrai au
salon, tremblant qu'Edmée ne fût dans sa chambre; là, je n'aurais pu
la poursuivre. Elle était près de la cheminée et s'amusait à
effeuiller les asters bleus et blancs que j'avais cueillis dans une
promenade au tombeau de Jean-Jacques Rousseau. Ces fleurs me rappelaient
une nuit d'enthousiasme, un clair de lune, les seules heures de bonheur
peut-être que je pusse mentionner dans ma vie.

--Déjà rentré? me dit-elle sans se déranger.

--Déjà est un mot bien dur, lui répondis-je; voulez-vous que je me
retire dans ma chambre, Edmée?

--Non pas, vous ne me gênez nullement; mais vous auriez plus profité
à la représentation de _Mérope_ qu'en écoutant ma conversation de ce
soir, car je vous avertis que je suis idiote.

--Tant mieux, cousine, vous ne m'humilierez pas, et, pour la première
fois, nous serons sur le pied de l'égalité. Mais voulez-vous me dire
pourquoi vous méprisez tant mes asters? Je croyais que vous les
garderiez comme une relique.

--À cause de Rousseau, dit-elle en souriant avec malice sans lever les
yeux sur moi.

--Oh! c'est bien ainsi que je l'entends, repris-je.

--Je joue un jeu très intéressant, dit-elle; ne me dérangez pas.

--Je le connais, lui dis-je; tous les enfants de la Varenne le jouent,
et toutes nos bergères croient à l'arrêt du sort que ce jeu révèle.
Voulez-vous que je vous explique vos pensées, lorsque vous arrachiez
ces pétales quatre à quatre?

--Voyons, grand nécromant!

--_Un peu_, c'est ainsi que _quelqu'un_ vous aime; _beaucoup_, c'est
ainsi que vous l'aimez; _passionnément_, un autre vous aime ainsi; _pas
du tout_, voilà comme vous aimez celui-là.

--Et pourrait-on savoir, monsieur le devin, reprit Edmée, dont la
figure devint plus sérieuse, ce que signifient _quelqu'un_ et _un
autre?_ Je crois que vous êtes comme les antiques pythonisses: vous ne
savez pas vous-même le sens de vos oracles.

--Ne sauriez-vous deviner le mien, Edmée?

--J'essayerai d'interpréter l'énigme, si vous voulez me promettre de
faire ensuite ce que fit le sphinx vaincu par Œdipe.

--Oh! Edmée, m'écriai-je, il y a longtemps que je me casse la tête
contre les murs à cause de vous et de vos interprétations! et
cependant vous n'avez pas deviné juste une seule fois.

--Oh! mon Dieu, si! dit-elle en jetant le bouquet sur y la cheminée;
vous allez voir. J'aime _un peu_ M. de La Marche, et je vous aime
_beaucoup._ Il m'aime _passionnément_, et vous ne m'aimez _pas du
tout._ Voilà la vérité.

--Je vous pardonne de tout mon cœur cette méchante interprétation à
cause du mot _beaucoup_, lui répondis-je.

Et j'essayai de prendre ses mains; elle les retira brusquement, et, en
vérité, elle eut tort, car, si elle me les eût abandonnées, je me
fusse borné à les serrer fraternellement; mais cette sorte de
méfiance réveilla des souvenirs dangereux pour moi. Je crois qu'elle
avait ce soir-là dans son air et dans ses manières beaucoup de
coquetterie, et jusque-là je ne lui en avais jamais vu la moindre
velléité. Je me sentis enhardi sans trop savoir pourquoi, et j'osai
lui faire des remarques piquantes sur son tête-à-tête avec M. de La
Marche. Elle ne prit aucun soin pour repousser mes interprétations et
se mit à rire lorsque je la priai de me remercier de la politesse
exquise avec laquelle je m'étais retiré en lui voyant froncer le
sourcil.

Cette légèreté superbe commençait à m'irriter un peu, lorsqu'un
domestique entra et lui remit une lettre en lui disant qu'on attendait
la réponse.

--Approchez la table et taillez-moi une plume, me dit-elle.

Et, d'un air nonchalant, elle décacheta et parcourut la lettre, tandis
que, sans savoir de quoi il s'agissait, je préparais tout ce qui était
nécessaire pour écrire.

Depuis longtemps la plume de corbeau était taillée; depuis longtemps
le papier à vignettes de couleur était sorti du portefeuille ambré,
et Edmée, n'y faisant aucune attention, ne se disposait point à en
faire usage. La lettre dépliée était sur ses genoux, ses pieds
étaient sur les chenets, ses coudes sur les bras de son fauteuil dans
son attitude favorite de rêverie. Elle était complètement absorbée.
Je lui parlai doucement; elle ne m'entendit pas. Je crus qu'elle avait
oublié la lettre et qu'elle s'endormait. Au bout d'un quart d'heure, le
domestique rentra et demanda, de la part du messager, s'il y avait une
réponse.

--Certainement, répondit-elle; qu'il attende.

Elle relut la lettre avec une attention extraordinaire et se mit à
écrire avec lenteur; puis elle jeta au feu sa réponse, repoussa du
pied son fauteuil, fit quelques tours dans l'appartement, et tout d'un
coup s'arrêta devant moi et me regarda d'un air froid et sévère.

--Edmée, m'écriai-je en me levant avec impétuosité, qu'avez-vous
donc, et quel rapport avec moi peut avoir cette lettre qui vous
préoccupe si fortement?

--Qu'est-ce que cela vous fait? répondit-elle.

--Qu'est-ce que cela me fait! m'écriai-je. Et que me fait l'air que je
respire? que m'importe le sang qui coule dans mes veines? Demandez-moi
cela, à la bonne heure! mais ne me demandez pas en quoi une de vos
paroles ou un de vos regards m'intéresse, car vous savez bien que ma
vie en dépend.

--Ne dites pas des folies, Bernard, reprit-elle en retournant à son
fauteuil d'un air distrait: il y a temps pour tout.

--Edmée! Edmée! ne jouez pas avec le lion endormi, ne rallumez pas le
feu qui couve sous la cendre.

Elle haussa les épaules et se mit à écrire avec beaucoup d'animation.
Son teint était coloré, et, de temps en temps, elle passait ses doigts
dans ses longs cheveux bouclés en _repentir_ sur son épaule. Elle
était dangereusement belle dans ce désordre; elle avait l'air d'aimer:
mais qui? celui-là sans doute à qui elle écrivait. La jalousie
brûlait mes entrailles. Je sortis brusquement et je traversai
l'antichambre; je regardai l'homme qui avait apporté la lettre; il
était à la livrée de M. de La Marche. Je n'en doutai pas; mais cette
certitude augmenta ma fureur. Je rentrai au salon en jetant violemment
la porte. Edmée ne tourna pas seulement la tête; elle écrivait
toujours. Je m'assis vis-à-vis d'elle; je la regardai avec des yeux de
feu. Elle ne daigna pas lever les siens sur moi. Je crus même remarquer
sur ses lèvres vermeilles un demi-sourire qui me parut insulter à mon
angoisse. Enfin elle termina sa lettre et la cacheta. Je me levai alors
et m'approchai d'elle, violemment tenté de la lui arracher des mains.
J'avais appris à me contenir un peu plus qu'autrefois, mais je sentais
qu'un seul instant peut, dans les âmes passionnées, renverser le
travail de bien des jours.

--Edmée, lui dis-je avec amertume et avec une effroyable grimace qui
s'efforçait d'être un sourire caustique, voulez-vous que je remette
cette lettre au laquais de M. de La Marche et que je lui dise en même
temps à l'oreille à quelle heure son maître peut venir au
rendez-vous?

--Mais il me semble, répondit-elle avec une tranquillité qui
m'exaspéra, que j'ai pu indiquer l'heure dans ma lettre et qu'il n'est
pas besoin d'en informer les valets.

--Edmée, vous devriez me ménager un peu plus! m'écriai-je.

--Je ne m'en soucie pas le moins du monde, répondit-elle.

Et, me jetant sur la table la lettre reçue, elle sortit pour remettre
elle-même sa réponse au messager. Je ne sais si elle m'avait dit de
lire cette lettre. Je sais que le mouvement qui me porta à le faire fut
irrésistible. Elle était conçue à peu près ainsi:

«Edmée, j'ai enfin découvert le secret fatal qui a mis, selon vous,
un insurmontable obstacle à notre union. Bernard vous aime; son
agitation de ce matin l'a trahi. Mais vous ne l'aimez pas, j'en suis
sûr... cela est impossible! Vous me l'eussiez dit avec franchise.
L'obstacle est donc ailleurs. Pardonnez-moi! J'ai réussi à savoir que
vous avez passé deux heures dans la caverne des brigands! Infortunée,
votre malheur, votre prudence, votre sublime délicatesse, vous
ennoblissent encore à mes yeux. Et pourquoi ne m'avoir pas dit, dès le
commencement, de quel malheur vous étiez victime? J'aurais d'un mot
calmé vos douleurs et les miennes. Je vous aurais aidée à cacher
votre secret. J'en aurais gémi avec vous, ou plutôt j'en aurais
effacé l'odieux souvenir par le témoignage d'un attachement à toute
épreuve. Mais rien n'est désespéré; ce mot, il est toujours temps de
le dire, et le voici: Edmée, je vous aime plus que jamais; plus que
jamais je suis décidé à vous offrir mon nom; daignez l'accepter.»

Ce billet était signé Adhémar de La Marche.

À peine en avais-je terminé la lecture, qu'Edmée rentra et s'approcha
de la cheminée avec inquiétude, comme si elle eût oublié un objet
précieux. Je lui tendis la lettre que je venais de lire, mais elle la
prit d'un air distrait, et, se baissant vers le foyer, elle saisit avec
précipitation et avec une sorte de joie un papier chiffonné que la
flamme n'avait fait qu'effleurer. C'était la première réponse qu'elle
avait faite au billet de M. de La Marche, et qu'elle n'avait pas jugé
à propos d'envoyer.

--Edmée, lui dis-je en me jetant à ses genoux, laissez-moi voir ce
papier. Quel qu'il soit, je me soumettrai à l'arrêt dicté par votre
premier mouvement.

--En vérité, dit-elle avec une expression indéfinissable, le
feriez-vous? Si j'aimais M. de La Marche, si je vous faisais un grand
sacrifice en renonçant à lui, seriez-vous assez généreux pour me
rendre ma parole?

J'eus un instant d'hésitation; une sueur froide parcourut mon corps. Je
la regardai fixement; son œil impénétrable ne trahissait pas sa
pensée. Si j'avais cru qu'elle m'aimât et qu'elle soumît ma vertu à
une épreuve, j'aurais peut-être joué l'héroïsme; mais je craignis
un piège; la passion l'emporta. Je ne me sentais pas la force de
renoncer à elle de bonne grâce, et l'hypocrisie me répugnait. Je me
levai tremblant de colère.

--Vous l'aimez, m'écriai-je, avouez que vous l'aimez!

--Et quand cela serait, répondit-elle en mettant le papier dans sa
poche, où serait le crime?

--Le crime serait d'avoir menti jusqu'ici en me disant que vous ne
l'aimiez pas.

--_Jusqu'ici_ est beaucoup dire, reprit-elle en me regardant fixement;
nous n'avons pas eu d'explication à cet égard depuis l'année passée.
À cette époque, il était possible que je n'aimasse pas beaucoup
Adhémar, et, à présent, il serait possible que je l'aimasse mieux que
vous. Si je compare la conduite de l'un et de l'autre aujourd'hui, je
vois d'un côté un homme sans orgueil et sans délicatesse, qui se
prévaut d'un engagement que mon cœur n'a peut-être pas ratifié; de
l'autre, je vois un admirable ami, dont le dévouement sublime brave
tous les préjugés, et, me croyant souillée d'un affront ineffaçable,
n'en persiste pas moins à couvrir cette tache de sa protection.

--Quoi! ce misérable croit que je vous ai fait violence, et il ne me
provoque pas en duel?

--Il ne le croit pas, Bernard; il sait que vous m'avez fait évader de
la Roche-Mauprat, mais il croit que vous m'avez secourue trop tard et
que j'ai été victime des autres brigands.

--Et il veut vous épouser, Edmée? Ou c'est un homme sublime, en effet,
ou il est plus endetté qu'on ne pense.

--Taisez-vous! dit Edmée avec colère; cette odieuse explication d'une
conduite généreuse part d'une âme insensible et d'un esprit pervers.
Taisez-vous, si vous ne voulez pas que je vous haïsse.

--Dites que vous me haïssez, Edmée, dites-le sans crainte, je le sais.

--Sans crainte! Vous devriez savoir aussi que je ne vous fais pas
l'honneur de vous craindre. Enfin, répondez-moi: sans savoir ce que je
prétends faire, comprenez-vous que vous devez me rendre ma liberté et
renoncer à des droits barbares?

--Je ne comprends rien, sinon que je vous aime avec fureur et que je
déchirerai avec mes ongles le cœur de celui qui osera vous disputer à
moi. Je sais que je vous forcerai à m'aimer, et que, si je ne réussis
pas, je ne souffrirai jamais, du moins, que vous apparteniez à un
autre, moi vivant. On marchera sur mon corps criblé de blessures et
saignant par tous les pores avant de vous passer au doigt un anneau de
mariage; encore vous déshonorerai-je à mon dernier soupir en disant
que vous êtes ma maîtresse, et je troublerai ainsi la joie de celui
qui triomphera de moi; et, si je puis vous poignarder en expirant, je le
ferai, afin que dans la tombe, du moins, vous soyez ma femme. Voilà ce
que je compte faire, Edmée. Et maintenant, jouez au plus fin avec moi,
conduisez-moi de piège en piège, gouvernez-moi par votre admirable
politique: je pourrai être dupe cent fois, parce que je suis un
ignorant; mais votre intrigue arrivera toujours au même dénouement,
parce que j'ai juré par le nom de Mauprat!

--De Mauprat Coupe-jarret! répondit-elle avec une froide ironie.

Et elle voulut sortir.

J'allais lui saisir le bras lorsque la sonnette se fit entendre;
c'était l'abbé qui rentrait. Aussitôt qu'il parut, Edmée lui serra
la main et se retira dans sa chambre sans m'adresser un seul mot.

Le bon abbé, s'apercevant de mon trouble, me questionna avec
l'assurance que devaient lui donner désormais ses droits à mon
affection; mais ce point était le seul sur lequel nous ne nous fussions
jamais expliqués. Il l'avait cherché en vain. Il ne m'avait pas donné
une seule leçon d'histoire sans tirer des amours illustres un exemple
ou un précepte de modération ou de générosité; mais il n'avait pas
réussi à me faire dire un mot à ce sujet. Je ne pouvais lui pardonner
tout à fait de m'avoir desservi auprès d'Edmée. Je croyais deviner
qu'il me desservait encore, et je me tenais en garde contre tous les
arguments de sa philosophie et toutes les séductions de son amitié. Ce
soir-là, plus que jamais, je fus inattaquable. Je le laissai inquiet et
chagrin, et j'allai me jeter sur mon lit, où je cachai ma tête dans
les couvertures, afin d'étouffer les anciens sanglots, impitoyables
vainqueurs de mon orgueil et de ma colère.



XIV


Le lendemain, mon désespoir fut sombre. Edmée fut de glace, M. de La
Marche ne vint pas. Je crus m'apercevoir que l'abbé allait chez lui et
entretenait Edmée du résultat de leur conférence. Ils furent, du
reste, parfaitement calmes, et je dévorai mon inquiétude en silence;
je ne pus être seul un instant avec Edmée. Le soir, je me rendis à
pied chez M. de La Marche; je ne sais pas ce que je voulais lui dire;
j'étais dans un état d'exaspération qui me poussait à agir sans but
et sans plan. J'appris qu'il avait quitté Paris. Je rentrai. Je trouvai
mon oncle fort triste. Il fronça le sourcil en me voyant, et, après
avoir échangé avec moi quelques paroles oiseuses et forcées, il me
laissa avec l'abbé, qui tenta de me faire parler et qui n'y réussit
pas mieux que la veille. Je cherchai pendant plusieurs jours l'occasion
de parler à Edmée; elle sut l'éviter constamment. On faisait les
apprêts du départ pour Sainte-Sévère; elle ne montrait ni tristesse
ni gaieté. Je me résolus à glisser dans les feuillets de son livre
deux lignes pour lui demander un entretien. Je reçus la réponse
suivante au bout de cinq minutes:

«Un entretien ne mènerait à rien. Vous persistez dans votre
indélicatesse; moi, je persévérerai dans ma loyauté. Une conscience
droite ne sait pas se dégager. J'ai juré de n'être jamais à un autre
que vous. Je ne me marierai pas, mais je n'ai pas juré d'être à vous
en dépit de tout. Si vous continuez à être indigne de mon estime, je
saurai rester libre. Mon pauvre père décline vers la tombe; un couvent
sera mon asile quand le seul lien qui m'attache à la société sera
rompu.»

Ainsi j'avais rempli les conditions imposées par Edmée, et, pour toute
récompense, elle me prescrivait de les rompre. Je me trouvais au même
point que le jour de son entretien avec l'abbé.

Je passai le reste de la journée enfermé dans ma chambre; toute la
nuit, je marchai avec agitation; je n'essayai pas de dormir. Je ne vous
dirai pas quelles furent mes réflexions; elles ne furent pas indignes
d'un honnête homme. Au point du jour, j'étais chez La Fayette. Il me
procura les papiers nécessaires pour sortir de France. Il me dit
d'aller l'attendre en Espagne, où il devait s'embarquer pour les
États-Unis. Je rentrai à l'hôtel pour prendre les effets et l'argent
indispensables au plus modeste voyageur. Je laissai un mot pour mon
oncle, afin qu'il ne s'inquiétât pas de mon absence, que je promettais
de lui expliquer avant peu dans une longue lettre. Je le suppliai de ne
pas me juger jusque-là et de croire que ses bontés ne sortiraient
jamais de mon cœur.

Je partis avant que personne fût levé dans la maison; je craignais que
ma résolution ne m'abandonnât au moindre signe d'amitié, et je
sentais que j'avais abusé d'une affection trop généreuse. Je ne pus
passer devant l'appartement d'Edmée sans coller mes lèvres sur la
serrure; puis, cachant ma tête dans mes mains, je me mis à courir
comme un fou; je ne m'arrêtai guère que de l'autre côté des
Pyrénées. Là, je pris un peu de repos, et j'écrivis à Edmée
qu'elle était libre et que je ne contrarierais aucune de ses
résolutions, mais qu'il m'était impossible d'être témoin du triomphe
de mon rival. J'avais l'intime persuasion qu'elle l'aimait; j'étais
résolu à étouffer mon amour; je promettais plus que je ne pouvais
tenir, mais les premiers effets de l'orgueil blessé me donnaient
confiance en moi-même. J'écrivis aussi à mon oncle pour lui dire que
je ne me croirais pas digne des bontés illimitées qu'il avait eues
pour moi tant que je n'aurais pas gagné mes éperons de chevalier. Je
l'entretenais de mes espérances de gloire et de fortune guerrière avec
toute la naïveté de mon orgueil, et, comme je pensais bien qu'Edmée
lirait cette lettre, j'affectais une joie sans trouble et une ardeur
sans regret. Je ne savais pas si mon oncle avait connaissance des vrais
motifs de mon départ; mais ma fierté ne put se soumettre à les lui
avouer. Il en fut de même à l'égard de l'abbé, auquel j'écrivis,
d'ailleurs, une lettre pleine de reconnaissance et d'affection. Je
terminais en suppliant mon oncle de ne faire aucune dépense à mon
intention au triste donjon de la Roche-Mauprat, assurant que je ne
pourrais jamais me résoudre à l'habiter, et de considérer le fief
racheté par lui comme la propriété de sa fille. Je lui demandais
seulement de vouloir bien m'avancer deux ou trois années de revenu de
ma part, afin que je pusse faire les frais de mon équipement et ne pas
rendre onéreux pour le noble La Fayette mon dévouement à la cause
américaine.

On fut content de ma conduite et de mes lettres. Arrivé sur les côtes
d'Espagne, je reçus de mon oncle une lettre pleine d'encouragements et
de doux reproches sur mon brusque départ. Il me donnait sa
bénédiction paternelle, déclarait sur son honneur que le fief de la
Roche-Mauprat ne serait jamais repris par Edmée, et m'envoyait une
somme considérable sans toucher à mon futur revenu. L'abbé joignait
aux mêmes reproches des encouragements plus chauds encore. Il était
facile de voir qu'il préférait le repos d'Edmée à mon bonheur, et
qu'il éprouvait une joie véritable de mon départ. Cependant il
m'aimait, et cette amitié s'exprimait d'une manière touchante à
travers la satisfaction cruelle qui s'y mêlait. Il enviait mon sort. Il
était plein d'ardeur pour la cause de l'indépendance et prétendait
avoir été tenté plus d'une fois de jeter le froc aux orties et de
prendre le mousquet; mais c'était de sa part une puérile affectation.
Son naturel doux et timide resta toujours prêtre sous le manteau de la
philosophie.

Un billet étroit et sans suscription se trouvait comme glissé après
coup entre ces deux lettres. Je comprenais bien qu'il était de la seule
personne qui m'intéressât réellement dans le monde, mais je n'avais
pas le courage de l'ouvrir. Je marchais sur le sable au bord de la mer,
retournant ce mince papier dans ma main tremblante, et craignant de
perdre, en le lisant, l'espèce de calme désespéré que j'avais
trouvé dans mon courage. Je craignais surtout des remerciements et
l'expression d'une joie enthousiaste, derrière laquelle j'eusse aperçu
un autre amour satisfait.

--Que peut-elle m'écrire? disais-je; pourquoi m'écrit-elle? Je ne veux
pas de sa pitié, encore moins de sa reconnaissance.

J'étais tenté de jeter ce fatal billet à la mer. Une fois même, je
l'élevai au-dessus des flots; mais je le serrai aussitôt contre mon
cœur et l'y laissai quelques instants caché, comme si j'eusse cru à
cette vue occulte des partisans du magnétisme, qui prétendent lire
avec les organes du sentiment et de la pensée aussi bien qu'avec les
yeux.

Enfin je me décidai à rompre le cachet et je lus ces mots:

«Tu as bien agi, Bernard; mais je ne te remercie pas, car je souffrirai
de ton absence plus que je ne puis le dire. Va pourtant où ton honneur
et l'amour de la sainte vérité t'appellent; mes vœux et mes prières
te suivront partout. Reviens quand ta mission sera accomplie, tu ne me
retrouveras ni mariée ni religieuse.»

Elle avait joint à ce billet la bague de cornaline qu'elle m'avait
cédée durant ma maladie, et que je lui avais renvoyée en quittant
Paris. Je fis faire une petite boîte d'or où j'enfermai le billet et
cet anneau, et que je plaçai sur moi comme un scapulaire. La Fayette,
arrêté en France par ordre du gouvernement, qui s'opposait à son
expédition, vint nous joindre bientôt, après s'être évadé de
prison. J'avais eu le temps de faire mes préparatifs; je mis à la
voile plein de tristesse, d'ambition et d'espérance.

Vous n'attendez pas que je vous fasse le récit de la guerre
d'Amérique. Encore une fois, j'isole mon existence des faits de
l'histoire, en vous contant mes aventures. Mais ici je supprimerai même
mes aventures personnelles; elles forment dans ma mémoire un chapitre
à part, où Edmée joue le rôle d'une madone constamment invoquée,
mais invisible. Je ne puis croire que vous preniez le moindre intérêt
à entendre les incidents d'une portion de récit d'où cette figure
angélique, la seule digne d'occuper votre attention, et par elle-même
d'abord, et par son attention sur moi, serait entièrement absente. Je
vous dirai seulement que, des grades inférieurs, joyeusement acceptés
par moi au début, dans l'armée de Washington, je parvins
régulièrement, mais rapidement, au grade d'officier. Mon éducation
militaire fut prompte. Là, comme dans tout ce que j'ai entrepris durant
ma vie, je me mis tout entier; et, voulant obstinément, je triomphai
des difficultés.

J'obtins la confiance de mes chefs illustres. Mon excellente
constitution me rendait propre aux fatigues de la guerre; mes anciennes
habitudes de brigand me furent même d'un secours immense; je supportais
les revers avec un calme que n'avaient pas tous les jeunes Français
débarqués avec moi, quel que fut d'ailleurs l'éclat de leur courage.
Le mien fut froid et tenace, à la grande surprise de nos alliés, qui
doutèrent plus d'une fois de mon origine, en voyant combien je me
familiarisais vite avec les forêts, et comme je savais lutter de ruse
et de méfiance avec les sauvages qui inquiétèrent parfois nos
manœuvres.

Au milieu de mes travaux et de mes déplacements, j'eus le bonheur de
pouvoir cultiver mon esprit dans l'intimité d'un jeune homme de mérite
que la Providence me donna pour compagnon et pour ami. L'amour des
sciences naturelles l'avait jeté dans notre expédition, et il s'y
conduisait en bon militaire; mais il était facile de voir que la
sympathie politique ne jouait dans sa résolution qu'un rôle
secondaire. Il n'avait aucun désir d'avancement, aucune aptitude aux
études stratégiques. Son herbier et ses observations zoologiques
l'occupaient bien plus que le succès de la guerre et le triomphe de la
liberté. Il se battait trop bien dans l'occasion pour mériter jamais
le reproche de tiédeur; mais, jusqu'à la veille du combat, et dès le
lendemain, il semblait ignorer qu'il fut question d'autre chose que
d'une excursion scientifique dans les savanes du nouveau monde. Son
portemanteau était toujours rempli, non d'argent et de nippes, mais
d'échantillons d'histoire naturelle; et, tandis que, couchés sur
l'herbe, nous étions attentifs aux moindres bruits qui pouvaient nous
révéler l'approche de l'ennemi, il était absorbé dans l'analyse
d'une plante ou d'un insecte. C'était un admirable jeune homme, pur
comme un ange, désintéressé comme un stoïque, patient comme un
savant, et avec cela enjoué et affectueux. Lorsqu'une surprise nous
mettait en danger, il n'avait de soucis et d'exclamations que pour les
précieux cailloux et les inappréciables brins d'herbe qu'il portait en
groupe; et pourtant, lorsqu'un de nous était blessé, il le soignait
avec une bonté et un zèle incomparables.

Il vit, un jour, la boîte d'or que je cachais sous mes habits, et il me
supplia instamment de la lui céder pour y mettre quelques pattes de
mouche et quelques ailes de cigale qu'il eût défendues jusqu'à la
dernière goutte de son sang. Il me fallut tout le respect que je
portais aux reliques de l'amour pour résister aux instances de
l'amitié. Tout ce qu'il put obtenir de moi, ce fut de glisser dans ma
précieuse boîte une petite plante fort jolie qu'il prétendait avoir
découverte le premier, et qui n'eut droit d'asile à côté du billet
et de l'anneau de ma fiancée qu'à la condition de s'appeler _Edmunda
sylvestris._ Il y consentit; il avait donné à un beau pommier sauvage
le nom de Samuel Adams, celui de Franklin à je ne sais quelle abeille
industrieuse, et rien ne lui plaisait comme d'associer ces nobles
enthousiasmes à ses ingénieuses observations.

Je conçus pour lui un attachement d'autant plus vif que c'était ma
première amitié pour un homme de mon âge. Le charme que je trouvais
dans cette liaison me révéla une face de la vie, des facultés et des
besoins de l'âme que je ne connaissais pas. Comme je ne pus me
détacher jamais des premières impressions de mon enfance, dans mon
amour pour la chevalerie, je me plus à voir en lui mon frère d'armes,
et je voulus qu'il me donnât ce titre, à l'exclusion de tout autre ami
intime. Il s'y prêta avec un abandon de cœur qui me prouva combien la
sympathie était vive entre nous. Il prétendait que j'étais né pour
être naturaliste, à cause de mon aptitude à la vie nomade et aux
rudes expéditions. Il me reprochait un peu de préoccupation et me
grondait sérieusement lorsque je marchais étourdiment sur des plantes
intéressantes; mais il assurait que j'étais doué de l'esprit de
méthode et que je pourrais inventer un jour, non pas une théorie de la
nature, mais un _excellent_ système de classification. Sa prédiction
ne se réalisa point, mais ses encouragements réveillèrent en moi le
goût de l'étude et empêchèrent mon esprit de retomber en paralysie
dans la vie des camps. Il fut pour moi l'envoyé du ciel; sans lui, je
fusse redevenu peut-être, sinon le coupe-jarret de la Roche-Mauprat, du
moins le sauvage de la Varenne. Ses enseignements ranimèrent en moi le
sentiment de la vie intellectuelle. Il agrandit mes idées, il ennoblit
aussi mes instincts; car, si une merveilleuse droiture et des habitudes
de modestie l'empêchaient de se jeter dans les discussions
philosophiques, il avait l'amour inné de la justice et décidait avec
une sagacité infaillible toutes les questions de sentiment et de
moralité. Il prit sur moi un ascendant que n'eut jamais pu prendre
l'abbé dans la position où notre méfiance mutuelle nous avait placés
dès le principe. Il me révéla une grande partie du monde physique;
mais ce qu'il m'apprit de plus précieux fut de m'habituer à me
connaître moi-même et à réfléchir sur mes impressions. Je parvins
à gouverner mes mouvements jusqu'à un certain point. Je ne me
corrigeai jamais de l'orgueil et de la violence. On ne change pas
l'essence de son être, mais on dirige vers le bien ses facultés
diverses; on arrive presque à utiliser ses défauts; c'est, au reste,
le grand secret et le grand problème de l'éducation.

Les entretiens de mon cher Arthur m'amenèrent à de telles réflexions,
que je parvins à déduire logiquement de tous mes souvenirs les motifs
de la conduite d'Edmée. Je la trouvai grande et généreuse, surtout
dans les choses qui, mal vues et mal appréciées, m'avaient le plus
blessé. Je ne l'en aimai pas davantage, c'était impossible; mais
j'arrivai à comprendre pourquoi je l'aimais invinciblement malgré tout
ce qu'elle m'avait fait souffrir. Cette flamme sainte brûla dans mon
âme, sans pâlir un seul instant, durant les six années de notre
séparation. Malgré l'excès de vie qui débordait mon être, malgré
les excitations d'une nature extérieure pleine de volupté, malgré les
mauvais exemples et les nombreuses occasions qui sollicitent la
faiblesse humaine dans la liberté de la vie errante et militaire, je
prends Dieu à témoin que je conservai intacte ma robe d'innocence et
que je ne connus pas le baiser d'une seule femme. Arthur, qu'une
organisation plus calme sollicitait moins vivement et que le travail de
l'intelligence absorbait presque tout entier, ne fut pas toujours aussi
austère; il m'engagea même plusieurs fois à ne pas courir les dangers
d'une vie exceptionnelle, contraire au vœu de la nature. Quand je lui
confiai qu'une grande passion éloignait de moi toute faiblesse et
rendait toute chute impossible, il cessa de combattre ce qu'il appelait
mon fanatisme (c'était un mot très en vogue et qui s'appliquait à
presque tout indifféremment), et je remarquai qu'il avait pour moi une
estime plus profonde, je dirai même une sorte de respect qui ne
s'exprimait point par des paroles, mais qui se révélait dans mille
petits témoignages d'adhésion et de déférence.

Un jour qu'il me parlait de la grande puissance qu'exerce la douceur
extérieure jointe à une volonté inébranlable, me citant pour exemple
et le bien et le mal dans l'histoire des hommes, surtout la douceur des
apôtres et l'hypocrisie des prêtres de toutes les religions, il me
vint à l'idée de lui demander si, avec la fougue de mon sang et
l'emportement de mon caractère, je pourrais jamais exercer une
influence quelconque sur mes proches. En me servant de ce dernier mot,
je ne songeais qu'à Edmée. Arthur me répondit que j'aurais un autre
ascendant que celui de la douceur acquise.

--Ce sera, dit-il, celui de la bonté naturelle. La chaleur de l'âme,
l'ardeur et la persévérance de l'affection, voilà ce qu'il faut dans
la vie de famille, et ces qualités font aimer nos défauts à ceux-là
mêmes qui habituellement en souffrent le plus. Nous devons donc tâcher
de nous vaincre par amour pour ceux qui nous aiment; mais se proposer un
système de modération dans le sein de l'amour ou de l'amitié serait,
je pense, une recherche puérile, un travail égoïste, et qui tuerait
l'affection en nous-mêmes d'abord et bientôt après dans les autres.
Je ne vous parlais de modération réfléchie que dans l'application de
l'autorité sur les masses. Or si vous avez jamais l'ambition...

--Or vous croyez, lui dis-je sans écouter la dernière partie de son
discours, que, tel que vous me connaissez, je puis rendre une femme
heureuse et me faire aimer d'elle malgré tous mes défauts et les torts
qu'ils entraînent?

--Ô cervelle amoureuse! s'écria-t-il, qu'il est difficile de vous
distraire!... Eh bien, si vous le voulez, Bernard, je vous dirai ce que
je pense de vos amours. La personne que vous aimez si ardemment vous
aime, à moins qu'elle ne soit incapable d'aimer ou tout à fait
dépourvue de jugement.

Je lui assurai qu'elle était autant au-dessus de toutes les autres
femmes que le lion est au-dessus de l'écureuil, le cèdre au-dessus de
l'hysope, et, à force de métaphores, je réussis à le convaincre.
Alors il m'engagea à lui confier quelques détails, afin, disait-il,
qu'il pût juger ma position à l'égard d'Edmée. Je lui ouvris mon
cœur sans réserve et lui racontai mon histoire d'un bout à l'autre.
Nous étions alors sur la lisière d'une belle forêt vierge, aux
derniers rayons du couchant. Le parc de Sainte-Sévère, avec ses beaux
chênes seigneuriaux qui n'avaient jamais subi l'outrage de la cognée,
se représentait à ma pensée pendant que je regardais les arbres du
désert affranchis de toute culture, s'épanouissant dans leur force et
dans leur grâce primitive au-dessus de nos têtes. L'horizon brûlant
me rappelait les visites du soir à la cabane de Patience, Edmée assise
sous les pampres dorés; et le chant des perruches allègres me
retraçait celui des beaux oiseaux exotiques qu'elle élevait dans sa
chambre. Je pleurai en songeant à l'éloignement de ma patrie, au large
Océan qui nous séparait et qui a englouti tant de pèlerins au moment
où ils saluaient la rive natale. Je pensai aussi aux chances de la
fortune, aux dangers de la guerre, et, pour la première fois, j'eus
peur de mourir; car mon cher Arthur, serrant ma main dans les siennes,
m'assurait que j'étais aimé et qu'il voyait une nouvelle preuve
d'affection dans chaque trait de rigueur et de méfiance.

--Enfant, me disait-il, si elle ne voulait pas t'épouser, ne vois-tu
pas qu'elle aurait eu cent manières de se débarrasser à jamais de tes
prétentions? Et, si elle n'avait pour toi une tendresse inépuisable,
se serait-elle donné tant de peine et imposé tant de sacrifices pour
te tirer de l'abjection où elle t'avait trouvé et pour te rendre digne
d'elle? Eh bien, toi qui ne rêves qu'aux antiques prouesses de la
chevalerie errante, ne vois-tu pas que tu es un noble preux, condamné
par ta dame à de rudes épreuves pour avoir manqué aux lois de la
galanterie, en réclamant d'un ton impérieux l'amour qu'on doit
implorer à genoux?

Il entrait alors dans un examen détaillé de mes crimes et trouvait les
châtiments rudes, mais justes; il discutait ensuite les probabilités
de l'avenir et me donnait l'excellent conseil de me soumettre jusqu'à
ce qu'on jugeât à propos de m'absoudre.

--Mais, lui disais-je, n'est-ce point une honte qu'un homme mûri, comme
je le suis maintenant, par la réflexion et rudement éprouvé par la
guerre se soumette comme un enfant au caprice d'une femme?

--Non, me répondait Arthur, ce n'est point une honte, et la conduite de
cette femme n'est point dictée par le caprice. Il n'y a que de
l'honneur à réparer le mal qu'on a fait, et combien peu d'hommes en
sont capables! Il n'y a que justice dans la pudeur offensée qui
réclame ses droits et son indépendance naturelle. Vous vous êtes
conduit comme Albion, ne vous étonnez pas qu'Edmée se conduise comme
Philadelphie. Elle ne se rendra qu'à la condition d'une paix glorieuse,
et elle aura raison.

Il voulut savoir quelle conduite avait tenue Edmée à mon égard depuis
deux ans que nous étions en Amérique. Je lui montrai les rares et
courtes lettres que j'avais reçues d'elle. Il fut frappé du grand sens
et de la parfaite loyauté qui lui parurent ressortir de l'élévation
et de la précision virile du style. Edmée ne me faisait aucune
promesse et ne m'encourageait même par aucune espérance directe; mais
elle témoignait un vif désir de mon retour et me parlait du bonheur
que nous goûterions tous, réunis autour de l'âtre, quand mes récits
extraordinaires prolongeraient les veillées du château; elle
n'hésitait pas à me dire que j'étais, avec son père, l'_unique
sollicitude de sa vie._ Cependant, malgré une tendresse si soutenue, un
terrible soupçon m'obsédait. Dans ces courtes lettres de ma cousine,
comme dans celles de son père, comme dans les longues épîtres tendres
et fleuries de l'abbé Aubert, on ne me faisait jamais part des
événements qui pouvaient et qui devaient survenir dans la famille.
Chacun m'entretenait de soi-même, et jamais ils ne me disaient un mot
les uns des autres; c'est tout au plus si on me parlait des attaques de
goutte du chevalier. Il y avait comme une convention passée entre
chacun des trois de ne me point dire les occupations et la situation
d'esprit des deux autres.

--Éclaire-moi et rassure-moi, si tu peux, à cet égard, dis-je à
Arthur. Il y a des moments où je m'imagine qu'Edmée est mariée, et
qu'on est convenu de ne me l'apprendre qu'à mon retour; car enfin qui
l'en empêche? Est-il probable qu'elle m'aime assez pour vivre dans la
solitude par amour pour moi, tandis que cet amour, soumis aux principes
d'une froide raison et d'une austère conscience, se résigne à voir
mon absence se prolonger indéfiniment avec la guerre? J'ai des devoirs
à remplir ici, sans nul doute; l'honneur exige que je défende mon
drapeau jusqu'au jour du triomphe ou de la défaite irréparable de la
cause que je sers; mais je sens que je préfère Edmée à ces vains
honneurs et que, pour la voir une heure plus tôt, j'abandonnerais mon
nom à la risée et aux malédictions de l'univers.

--Cette dernière pensée vous est suggérée, répondit Arthur en
souriant, par la violence de votre passion; mais vous n'agiriez point
comme vous dites, l'occasion se présentant. Quand nous sommes aux
prises avec une seule de nos facultés, nous croyons les autres
anéanties; mais qu'un choc extérieur les réveille, et nous voyons
bien que notre âme vit par plusieurs points à la fois. Vous n'êtes
pas insensible à la gloire, Bernard, et, si Edmée vous invitait à y
renoncer, vous vous apercevriez que vous y teniez plus que vous ne
pensiez; vous avez d'ardentes convictions républicaines, et c'est
Edmée qui vous les a inspirées la première. Que penseriez-vous
d'elle, et que serait-elle, en effet, si elle vous disait aujourd'hui:
«Il y a, au-dessus de la religion que je vous ai prêchée et des dieux
que je vous ai révélés, quelque chose de plus auguste et de plus
sacré: c'est mon bon plaisir?» Bernard, votre amour est plein
d'exigences contradictoires. L'inconséquence est, d'ailleurs, le propre
de tous les amours humaines. Les hommes s'imaginent que la femme n'a
point d'existence par elle-même et qu'elle doit toujours s'absorber en
eux, et pourtant ils n'aiment fortement que la femme qui paraît
s'élever, par son caractère, au-dessus de la faiblesse et de l'inertie
de son sexe. Vous voyez sous ce climat tous les colons disposer de la
beauté de leurs esclaves, mais ils ne les aiment point, quelque belles
qu'elles soient; et, lorsque par hasard ils s'attachent à une d'elles,
leur premier soin est de l'affranchir. Jusque-là, ils ne croient pas
avoir affaire à une créature humaine. L'esprit d'indépendance, la
notion de la vertu, l'amour du devoir, privilège des âmes élevées,
est donc nécessaire dans une compagne; et plus votre maîtresse vous
montre de force et de patience, plus vous la chérissez, en dépit de
vos souffrances. Sachez donc distinguer l'amour du désir; le désir
veut détruire les obstacles qui l'attirent, et il meurt sur les débris
d'une vertu vaincue; l'amour veut vivre, et, pour cela, il veut voir
l'objet de son culte longtemps défendu par cette muraille de diamant
dont la force et l'éclat font la valeur et la beauté.

C'est ainsi qu'Arthur m'expliquait les ressorts mystérieux de ma
passion et projetait la lumière de sa sagesse dans les orages
ténébreux de mon âme. Quelquefois il ajoutait:

--Si le ciel m'eût donné la femme que j'ai parfois rêvée, je crois
que j'aurais su faire de mon amour une passion noble et généreuse;
mais la science prend trop de temps: je n'ai pas eu le loisir de
chercher mon idéal, et, si je l'ai rencontré, je n'ai pu ni l'étudier
ni le reconnaître. Ce bonheur vous est accordé, Bernard; mais vous
n'approfondirez pas l'histoire naturelle: un seul homme ne peut pas tout
avoir.

Quant à mon soupçon sur le mariage d'Edmée que je redoutais, il le
rejetait bien loin, comme une obsession maladive. Il trouvait, au
contraire, dans le silence d'Edmée à cet égard, une admirable
délicatesse de conduite et de sentiments.

--Une personne vaine prendrait soin, disait-il, de vous apprendre tous
les sacrifices qu'elle vous fait, de vous énumérer les titres et les
qualités des prétendants qu'elle repousse; mais Edmée est une âme
trop élevée, un esprit trop sérieux, pour entrer dans ces détails
futiles. Elle regarde vos conventions comme inviolables et n'imite pas
ces consciences faibles qui parlent toujours de leurs victoires pour se
faire un mérite de ce que la vraie force trouve facile. Elle est née
si fidèle, qu'elle n'imagine même pas qu'on puisse la soupçonner de
ne pas l'être.

Ces entretiens versaient un baume salutaire sur mes blessures. Lorsque
la France accorda enfin ouvertement son alliance à la cause
américaine, j'appris de l'abbé une nouvelle qui me rassura
entièrement sur un point. Il m'écrivait que probablement je
retrouverais au nouveau monde un ancien ami. Le comte de La Marche avait
obtenu un régiment, et il partait pour les États-Unis.

«_Entre nous soit dit_, ajoutait l'abbé, il lui était bien
nécessaire de se créer une position. Ce jeune homme, quoique modeste
et sage, a toujours eu la faiblesse de céder à un préjugé de
famille. Il avait honte de sa pauvreté et la cachait comme on cache une
lèpre, si bien qu'il a achevé de se ruiner en ne voulant pas laisser
paraître les progrès de sa ruine. On attribue dans le monde la rupture
d'Edmée avec lui à ces revers de fortune, et l'on va jusqu'à dire
qu'il était peu épris de sa personne et beaucoup de sa dot. Je ne
saurais me résoudre à lui supposer des vues basses, et je crois
seulement qu'il a subi les souffrances auxquelles conduisent de faux
principes sur le prix des biens de ce monde. Si vous le rencontrez,
Edmée désire que vous lui témoigniez de l'intérêt et que vous lui
exprimiez celui qu'elle a toujours manifesté pour lui. La conduite de
votre admirable cousine a été, en ceci comme en toute chose, pleine de
douceur et de dignité.»



XV


La veille du départ de M. de La Marche, après l'envoi de la lettre de
l'abbé, il s'était passé dans la Varenne un petit événement qui me
causa en Amérique une surprise agréable et plaisante, et qui,
d'ailleurs, s'enchaîna d'une manière remarquable aux événements les
plus importants de ma vie, ainsi que vous le verrez plus tard.

Quoique assez grièvement blessé à la malheureuse affaire de Savannah,
j'étais activement occupé en Virginie, sous les ordres du général
Green, à rassembler les débris de l'armée de Gates, qui était, à
mes yeux, un héros bien supérieur à son rival heureux Washington.
Nous venions d'apprendre le débarquement de l'escadre de M. de Ternay,
et la tristesse qui nous avait gagnés à cette époque de revers et de
détresse commençait à se dissiper devant l'espoir d'un secours plus
considérable que celui qui nous arrivait en effet. Je me promenais dans
les bois, à peu de distance du camp, avec Arthur, et nous profitions de
ce moment de répit pour nous entretenir enfin d'autre chose que de
Cornwallis et de l'infâme Arnolds. Longtemps affligés par le spectacle
des maux de la nation américaine, par la crainte de voir l'injustice et
la cupidité triompher de la cause des peuples, nous nous abandonnions
à une douce gaieté. Lorsque j'avais une heure de loisir, j'oubliais
mes rudes travaux pour me réfugier dans l'oasis de mes pensées, dans
la famille de Sainte-Sévère. Selon ma coutume, à ces heures-là, je
racontais au complaisant Arthur quelque scène bouffonne de mes débuts
dans la vie au sortir de la Roche-Mauprat. Je lui décrivais tantôt ma
première toilette, tantôt le mépris et l'horreur de Mlle Leblanc pour
ma personne, et ses recommandations à son ami Saint-Jean de ne jamais
approcher de moi à la portée du bras. Je ne sais comment, au milieu de
ces amusantes figures, celle du solennel hidalgo Marcasse se présenta
à mon imagination, et je me mis à faire la peinture fidèle et
détaillée de l'habillement, de la démarche et de la conversation de
cet énigmatique personnage. Ce n'est pas que Marcasse fût réellement
aussi comique qu'il m'apparaissait à travers ma fantaisie; mais, à
vingt ans, un homme n'est qu'un enfant, surtout lorsqu'il est militaire,
qu'il vient d'échapper à de grands périls, et que la conquête de sa
propre vie le remplit d'un orgueil insouciant. Arthur riait de tout son
cœur en m'écoutant et m'assurait qu'il donnerait tout son bagage de
naturaliste pour un animal aussi curieux que celui dont je lui faisais
la description. Le plaisir qu'il trouvait à partager mes enfantillages
me donnant de la verve, je ne sais si j'aurais pu résister au désir de
charger un peu mon modèle, lorsque tout à coup, au détour du chemin,
nous nous trouvâmes en présence d'un homme de haute taille, pauvrement
vêtu, pitoyablement décharné, lequel marchait à nous d'un air grave
et pensif, portant à la main une longue épée nue, dont la pointe
était pacifiquement baissée jusqu'à terre. Ce personnage ressemblait
si fort à celui que je venais de décrire, qu'Arthur, frappé de
l'à-propos, fut pris d'un rire inextinguible, et, se rangeant de côté
pour laisser passer le sosie de Marcasse, se jeta sur le gazon au milieu
d'une quinte de toux convulsive.

Quant à moi, je ne riais point, car rien de ce qui semble surnaturel ne
manque de frapper vivement l'homme le plus habitué au danger. La jambe
en avant, l'œil fixe, le bras étendu, nous nous approchions l'un vers
l'autre, moi et lui, non pas l'ombre de Marcasse, mais la personne
respectable, en chair et en os, de l'hidalgo preneur de taupes.

Pétrifié de surprise, lorsque je vis ce que je prenais pour un spectre
porter lentement la main à la corne de son chapeau et le soulever sans
perdre une ligne de sa taille, je reculai de trois pas, et cette
émotion, qu'Arthur prit pour une facétie de ma part, augmenta sa
gaieté. Le chasseur de belettes n'en fut aucunement ému; peut-être
pensa-t-il, dans son calme judicieux, que c'était la manière d'aborder
les gens sur l'autre rive de l'Océan.

Mais la gaieté d'Arthur faillit redevenir contagieuse lorsque Marcasse
me dit avec un flegme incomparable:

--Il y a longtemps, monsieur Bernard, que j'ai l'honneur de vous
chercher.

--Il y a longtemps, en effet, mon bon Marcasse, répondis-je en serrant
gaiement la main de cet ancien ami; mais dis-moi par quel pouvoir inouï
j'ai eu le bonheur de t'attirer jusqu'ici. Autrefois, tu passais pour
sorcier; le serais-je devenu aussi sans m'en douter?

--Je vous dirai tout cela, mon cher général, répondit Marcasse, que
mon uniforme de capitaine éblouissait apparemment; veuillez me
permettre d'aller avec vous, et je vous dirai bien des choses, bien des
choses!

En entendant Marcasse répéter son dernier mot d'une voix affaiblie et
comme se faisant écho à lui-même, manie qu'un instant auparavant
j'étais en train de contrefaire, Arthur se remit à rire. Marcasse se
retourna vers lui, et, l'ayant regardé fixement, le salua avec une
gravité imperturbable. Arthur, reprenant tout à coup son sérieux, se
leva et lui rendit son salut jusqu'à terre avec une dignité comique.

Nous retournâmes ensemble au camp. Chemin faisant, Marcasse me raconta
son histoire dans ce style bref, qui, forçant l'auditeur à mille
questions fatigantes, loin de simplifier le discours, le compliquait
extraordinairement. Ce fut un grand divertissement pour Arthur; mais
comme vous ne trouveriez pas le même plaisir à entendre une relation
exacte de cet interminable dialogue, je me bornerai à vous dire comment
Marcasse s'était décidé à quitter sa patrie et ses amis pour
apporter à la cause américaine le secours de sa longue épée.

M. de La Marche partait pour l'Amérique à l'époque où Marcasse,
installé à son château du Berry pour huit jours, faisait sa ronde
annuelle sur les poutres et solives des greniers. La maison du comte,
bouleversée de ce départ, se livrait à de merveilleux commentaires
sur ce pays lointain, plein de dangers, de prodiges, d'où l'on ne
revenait jamais, suivant les beaux esprits du village, qu'avec une
fortune si considérable et tant de lingots d'or et d'argent, qu'il
fallait dix vaisseaux pour les rapporter. Sous son extérieur glacé,
don Marcasse, semblable aux volcans hyperboréens, cachait une
imagination brûlante, un amour passionné pour l'extraordinaire.
Habitué à vivre en équilibre sur les ais des charpentes, dans une
région évidemment plus élevée que les autres hommes, et n'étant pas
insensible à la gloire d'étonner chaque jour les assistants par la
hardiesse et la tranquillité de ses manœuvres acrobatiques, il se
laissa enflammer par la peinture de l'Eldorado, et cette fantaisie fut
d'autant plus vive que, selon son habitude, il ne s'en ouvrit à
personne. M. de La Marche fut donc fort surpris, lorsque, la veille de
son départ, Marcasse se présenta devant lui et lui proposa de
l'accompagner en Amérique en qualité de valet de chambre. En vain M.
de La Marche lui représenta qu'il était bien vieux pour quitter son
état et pour courir les chances d'une existence nouvelle; Marcasse
montra tant de fermeté, qu'il finit par le convaincre. Plusieurs
raisons déterminèrent M. de La Marche à faire ce singulier choix. Il
avait résolu d'emmener un domestique encore plus âgé que le chasseur
de belettes, et qui ne le suivait qu'avec beaucoup de répugnance. Mais
cet homme avait toute sa confiance, faveur que M. de La Marche accordait
difficilement, n'ayant du train d'un homme de qualité que l'apparence,
et voulant être servi avec économie, prudence et fidélité. Il
connaissait Marcasse pour un homme scrupuleusement honnête, et même
singulièrement désintéressé; car il y avait du don Quichotte dans
l'âme de Marcasse tout aussi bien que dans sa personne. Il avait
trouvé dans une ruine une sorte de trésor, c'est-à-dire un pot de
grès renfermant une somme de dix mille francs environ, en vieille
monnaie d'or et d'argent; et non seulement il l'avait remis au
possesseur de la ruine, qu'il aurait pu tromper à son aise, mais encore
il avait refusé une récompense, disant avec emphase, dans son jargon
abréviatif, que l'_honnêteté mourrait se vendant._

La frugalité de Marcasse, sa discrétion, sa ponctualité, devaient en
faire un homme précieux, s'il pouvait s'habituer à mettre ces
qualités au service d'autrui. Il y avait seulement à craindre qu'il ne
pût s'habituer à la perte de son indépendance; mais, avant que
l'escadre de M. de Ternay mît à la voile, M. de La Marche pensa qu'il
aurait le temps de faire une épreuve suffisante de son nouvel écuyer.

De son côté, Marcasse éprouva bien quelque regret en prenant congé
de ses amis et de son pays; car, s'il avait des _amis partout, partout
une patrie_, comme il disait, faisant allusion à sa vie errante, il
avait pour la Varenne une préférence bien marquée; et, de tous ses
châteaux (car il avait pour coutume d'appeler siens tous ses gîtes),
le château de Sainte-Sévère était le seul où il arrivât avec
plaisir et dont il s'éloignait avec regret. Un jour que le pied lui
avait manqué sur la toiture et qu'il avait fait une chute assez grave,
Edmée, encore enfant, avait gagné son cœur par les pleurs que cet
accident lui avait fait répandre et par les soins naïfs qu'elle lui
avait donnés. Depuis que Patience habitait la lisière du parc,
Marcasse sentait encore plus d'attrait pour Sainte-Sévère, car
Patience était l'Oreste de Marcasse. Marcasse ne comprenait pas
toujours Patience; mais Patience était le seul qui comprît
parfaitement Marcasse et qui sût tout ce qu'il y avait d'honnêteté
chevaleresque et de bravoure exaltée sous cette bizarre enveloppe.
Prosterné devant la supériorité intellectuelle du solitaire, le
chasseur de belettes s'arrêtait respectueusement, lorsque la verve
poétique, s'emparant de Patience, devenait inintelligible pour son
modeste ami. Alors Marcasse, avec une touchante douceur et s'abstenant
de questions et de remarques déplacées, baissait les yeux, et, faisant
signe de la tête de temps à autre, comme s'il eût compris et
approuvé, donnait au moins à son ami l'innocent plaisir d'être
écouté sans contradiction.

Cependant Marcasse en avait compris assez pour embrasser les idées
républicaines et pour partager les romanesques espérances de
nivellement universel et de retour à l'égalité de l'âge d'or que
nourrissait ardemment le bonhomme Patience. Ayant plusieurs fois ouï
dire à son ami qu'il fallait cultiver ces doctrines avec prudence
(précepte que, d'ailleurs, Patience n'observait guère pour son propre
compte), l'hidalgo, puissamment aidé par son habitude et son penchant,
ne parlait jamais de sa philosophie; mais il faisait une propagande plus
efficace, en colportant du château à la chaumière et de la maison
bourgeoise à la ferme ces petites éditions à bon marché de la
_Science du bonhomme Richard_, et d'autres menus traités de patriotisme
populaire, que, selon la société jésuitique, une société secrète
de philosophes voltairiens, voués aux pratiques diaboliques de la
franc-maçonnerie, faisait circuler gratis dans les basses classes.

Il y avait donc autant d'enthousiasme révolutionnaire que d'amour pour
les aventures dans la subite résolution de Marcasse. Depuis longtemps,
le loir et la fouine lui paraissaient des ennemis trop faibles, et
l'aire aux grains un champ trop resserré pour sa valeur inquiète. Il
lisait chaque jour les journaux de la veille dans l'office des bonnes
maisons qu'il parcourait, et cette guerre d'Amérique, qu'on signalait
comme le réveil de la justice et de la liberté dans l'univers, lui
avait semblé devoir amener une révolution en France. Il est vrai qu'il
prenait au pied de la lettre cette influence des idées qui devaient
traverser les mers et venir s'emparer des esprits sur notre continent.
Il voyait en rêve une armée d'Américains victorieux descendant de
nombreux vaisseaux et apportant l'olivier de paix et la corne
d'abondance à la nation française. Il se voyait dans ce même rêve
commandant une légion héroïque et reparaissant dans la Varenne,
guerrier, législateur, émule de Washington, supprimant les abus,
renversant les grandes fortunes, dotant chaque prolétaire d'une portion
convenable, et, au milieu de ces vastes et rigoureuses mesures,
protégeant les bons et loyaux nobles et leur conservant une existence
honorable. Il est inutile de dire que les nécessités douloureuses des
grandes crises politiques n'entraient point dans l'esprit de Marcasse,
et que pas une goutte de sang répandu ne venait souiller le romanesque
tableau que Patience déroulait devant ses yeux.

Il y avait loin de ces espérances gigantesques au métier de valet de
chambre de M. de La Marche; mais Marcasse n'avait pas d'autre chemin
pour arriver à son but. Les cadres du corps d'armée destiné pour
l'Amérique étaient remplis depuis longtemps, et ce n'était qu'en
qualité de passager attaché à l'expédition qu'il pouvait prendre
place sur un bâtiment marchand à la suite de l'escadre. Il avait
questionné l'abbé sur tout cela sans lui dire son projet. Son départ
fut un coup de théâtre pour tous les habitants de la Varenne.

À peine eut-il mis le pied sur le rivage de l'Union, qu'il sentit un
besoin irrésistible de prendre son grand chapeau et sa grande épée,
et d'aller tout seul devant lui à travers bois, comme il avait coutume
de faire dans son pays; mais sa conscience lui défendait de quitter son
maître après avoir contracté l'engagement de le servir. Il avait
compté sur la fortune, et la fortune le seconda. La guerre étant
beaucoup plus meurtrière et plus active qu'on ne s'y attendait, M. de
La Marche craignit à tort d'être embarrassé par la santé débile de
son maigre écuyer. Pressentant, d'ailleurs, son désir de liberté, il
lui offrit une somme d'argent et des lettres de recommandation pour
qu'il pût se joindre comme volontaire aux troupes américaines.
Marcasse, sachant la fortune de son maître, refusa l'argent, n'accepta
que les recommandations, et partit léger comme la plus agile des
belettes qu'il eût jamais occises.

Son intention était de se rendre à Philadelphie; mais un hasard
inutile à raconter lui ayant fait savoir que j'étais dans le Sud,
comptant avec raison trouver en moi un conseil et un appui, il était
venu me rejoindre, seul, à pied, à travers des contrées inconnues,
presque désertes et souvent pleines de périls de toute espèce. Son
habit seul avait souffert; sa figure jaune n'avait pas changé de
nuance, et il n'était pas plus étonné de sa nouvelle destinée que
s'il eût parcouru la distance de Sainte-Sévère à la tour Gazeau.

La seule chose insolite que je remarquai en lui fut qu'il se retournait
de temps en temps et regardait en arrière, comme s'il eût été tenté
d'appeler quelqu'un; puis aussitôt il souriait et soupirait presque au
même instant. Je ne pus résister au désir de lui demander la cause de
son inquiétude.

--Hélas! répondit-il, habitude ne peut se perdre; un pauvre chien! un
bon chien! Toujours dire: «Ici, Blaireau! Blaireau, ici!»

--J'entends, lui dis-je; Blaireau est mort, et vous ne pouvez vous
habituer à l'idée que vous ne le verrez plus sur vos traces.

--Mort? s'écria-t-il avec un geste d'épouvante. Non, Dieu merci! Ami
Patience, grand ami! Blaireau heureux, mais triste comme son maître,
son maître seul!

--Si Blaireau est chez Patience, dit Arthur, il est heureux en effet,
car Patience ne manque de rien; Patience le chérira pour l'amour de
vous, et certainement vous reverrez votre digne ami et votre chien
fidèle.

Marcasse leva les yeux sur la personne qui semblait si bien connaître
sa vie; mais, s'étant assuré qu'il ne l'avait jamais vue, il prit le
parti qu'il avait coutume de prendre quand il ne comprenait pas; il
souleva son chapeau et salua respectueusement.

Marcasse fut, à ma prompte recommandation, enrôlé sous mes ordres,
et, peu de temps après, il fut nommé sergent. Ce digne homme fit toute
la campagne avec moi et la fit bravement, et, lorsqu'en 1782 je passai
sous le drapeau de ma nation et rejoignis l'armée de Rochambeau, il me
suivit, voulant partager mon sort jusqu'à la fin. Dans les premiers
jours, il fut pour moi un amusement plutôt qu'une société; mais
bientôt sa bonne conduite et son intrépidité calme lui méritèrent
l'estime de tous, et j'eus lieu d'être fier de mon protégé. Arthur
aussi le prit en grande amitié, et, hors du service, il nous
accompagnait dans toutes nos promenades, portant la boîte du
naturaliste et perforant les serpents de son épée.

Mais, lorsque j'essayai de le faire parler de ma cousine, il ne me
satisfit point. Soit qu'il ne comprît pas l'intérêt que je mettais à
savoir tous les détails de la vie qu'elle menait loin de moi, soit
qu'il se fût fait à cet égard une de ces lois invariables qui
gouvernaient sa conscience, jamais je ne pus obtenir une solution claire
aux doutes qui me tourmentaient. Il me dit bien d'abord qu'il n'était
question de son mariage avec personne; mais, quelque habitué que je
fusse à la manière vague dont il s'exprimait, je m'imaginai qu'il
avait fait cette réponse avec embarras et de l'air d'un homme qui s'est
engagé à garder un secret. L'honneur me défendait d'insister au point
de lui laisser voir mes espérances; il y eut donc toujours entre nous
un point douloureux auquel j'évitais de toucher, et sur lequel, malgré
moi, je me trouvais revenir toujours. Tant qu'Arthur fut près de moi,
je gardai ma raison, j'interprétai les lettres d'Edmée dans le sens le
plus loyal; mais, quand j'eus la douleur de me séparer de lui, mes
souffrances se réveillèrent, et le séjour de l'Amérique me pesa de
plus en plus.

Cette séparation eut lieu lorsque je quittai l'armée américaine pour
faire la guerre sous les ordres du général français. Arthur était
Américain, et il n'attendait, d'ailleurs, que l'issue de la guerre pour
se retirer du service et se fixer à Boston, auprès du docteur Cooper,
qui l'aimait comme son fils, et qui se chargea de l'attacher à la
bibliothèque de la société de Philadelphie, en qualité de
bibliothécaire principal. C'était tout ce qu'Arthur avait désiré
comme récompense de ses travaux.

Les événements qui remplirent ces dernières années appartiennent à
l'histoire. Je vis, avec une joie toute personnelle, la paix proclamer
l'existence des États-Unis. Le chagrin s'était emparé de moi, ma
passion n'avait fait que grandir et ne laissait point de place aux
enivrements de la gloire militaire. J'allai, avant mon départ,
embrasser Arthur, et je m'embarquai avec le brave Marcasse, partagé
entre la douleur de quitter mon seul ami et la joie de revoir mes seules
amours. L'escadre dont je faisais partie éprouva de grandes
vicissitudes dans la traversée, et plusieurs fois je renonçai à
l'espérance de mettre jamais un genou en terre devant Edmée, sous les
grands chênes de Sainte-Sévère. Enfin, après une dernière tempête
essuyée sur les côtes de France, je mis le pied sur les grèves de la
Bretagne, et je tombai dans les bras de mon pauvre sergent, qui avait
supporté, sinon avec plus de force physique, du moins avec plus de
tranquillité morale, les maux communs, et nos larmes se confondirent.



XVI


Nous partîmes de Brest sans nous faire précéder d'aucune lettre.

Lorsque nous approchâmes de la Varenne, nous mîmes pied à terre, et,
envoyant la chaise de poste par le plus long chemin, nous prîmes à
travers bois. Quand je vis les arbres du parc élever leurs têtes
vénérables au-dessus des bois taillis comme une grave phalange de
druides au milieu d'une multitude prosternée, mon cœur battit si fort,
que je fus forcé de m'arrêter.

--Eh bien! me dit Marcasse en se retournant d'un air presque sévère,
et comme s'il m'eût reproché ma faiblesse.

Mais, un instant après, je vis sa physionomie également compromise par
une émotion inattendue. Un petit glapissement plaintif et le frôlement
d'une queue de renard dans ses jambes l'ayant fait tressaillir, il jeta
un grand cri en reconnaissant Blaireau. Le pauvre animal avait senti son
maître de loin, il était accouru avec l'agilité de sa première
jeunesse pour se rouler à nos pieds. Nous crûmes un instant qu'il
allait y mourir, car il resta immobile et comme crispé sous la main
caressante de Marcasse; puis tout à coup, se relevant comme frappé
d'une idée digne d'un homme, il repartit avec la rapidité de l'éclair
et se dirigea vers la cabane de Patience.

--Oui, va avertir mon ami, brave chien! s'écria Marcasse; plus ami que
toi serait plus qu'homme.

Il se retourna vers moi, et je vis deux grosses larmes rouler sur les
joues de l'impassible hidalgo.

Nous doublâmes le pas jusqu'à la cabane. Elle avait subi de notables
améliorations; un joli jardin rustique, clos par une haie vive adossée
à des quartiers de roc, s'étendait autour de la maisonnette; nous
arrivâmes, non plus par un sentier pierreux, mais par une belle allée,
aux deux côtés de laquelle des légumes splendides s'étalaient en
lignes régulières comme une armée en ordre de marche. Un bataillon de
choux composait l'avant-garde; les carottes et les salades formaient le
corps principal, et, le long de la haie, l'oseille modeste formait le
cortège. De jolis pommiers, déjà forts, inclinaient sur ces plantes
leur parasol de verdure, et les poiriers en quenouille, alternant avec
les poiriers en éventail, les bordures de thym et de sauge baisant le
pied des tournesols et des giroflées, trahissaient dans Patience un
singulier retour à des idées d'ordre social et à des habitudes de
luxe.

Ce changement était si notable, que je croyais ne plus trouver Patience
dans cette habitation. Une inquiétude plus grave encore commençait à
me gagner; elle se changea presque en certitude, lorsque je vis deux
jeunes gens du village occupés à tailler des espaliers. Notre
traversée avait duré plus de quatre mois, et il y en avait bien six
que nous n'avions entendu parler du solitaire. Mais Marcasse ne
ressentait aucune crainte; Blaireau lui avait dit que Patience vivait,
et les traces du petit chien fraîchement marquées sur le sable de
l'allée attestaient la direction qu'il avait prise. Néanmoins, j'avais
tellement peur de voir troubler la joie d'un pareil jour, que je n'osai
pas faire une question aux jardiniers de Patience et que je suivis en
silence l'hidalgo, dont l'œil attendri se promenait sur ce nouvel
Éden, et dont la bouche discrète ne laissait échapper que le mot
_changement_, plusieurs fois répété.

Enfin l'impatience me prit: l'allée était interminable, bien que très
courte en réalité, et je me mis à courir, le cœur bondissant
d'émotion.

--Edmée, me disais-je, est peut-être là!

Elle n'y était pourtant pas, et je n'entendis que la voix du solitaire
qui disait:

--Ah çà! qu'est-ce qu'il y a donc? ce pauvre chien est-il devenu
enragé? À bas, Blaireau! Vous n'auriez pas tourmenté votre maître de
la sorte. Ce que c'est que de gâter les gens!

--Blaireau n'est pas enragé, dis-je en entrant; êtes-vous donc devenu
sourd à l'approche d'un ami, maître Patience!

Patience laissa retomber sur la table une pile d'argent qu'il était en
train de compter, et vint à moi avec son ancienne cordialité. Je
l'embrassai; il fut surpris et touché de ma joie; puis, me regardant de
la tête aux pieds, il s'émerveillait du changement opéré dans ma
personne, lorsque Marcasse parut sur le seuil de la porte.

Alors Patience, avec une expression sublime, s'écria en levant sa large
main vers le ciel:

--Les paroles du Cantique! Maintenant, je puis mourir: mes yeux ont vu
celui que j'attendais.

L'hidalgo ne dit rien; il leva son chapeau comme de coutume, et,
s'asseyant sur une chaise, il devint pâle et ferma les yeux. Son chien
sauta sur ses genoux en témoignant sa tendresse par des essais de
petits cris qui se changeaient en éternuements multipliés (vous savez
qu'il était _muet de naissance_). Tout tremblant de vieillesse et de
joie, il allongea son nez pointu vers le long nez de son maître; mais
son maître ne lui répondit pas comme à l'ordinaire:

--À bas, Blaireau!

Marcasse était évanoui.

Cette âme aimante, qui ne savait pas plus que celle de Blaireau se
manifester par la parole, succombait sous le poids de son bonheur.
Patience courut lui chercher un grand pichet de vin du pays, de seconde
année, c'est-à-dire du plus vieux et du meilleur possible; il lui en
fit avaler quelques gouttes dont la verdeur le ranima. L'hidalgo excusa
sa faiblesse en l'attribuant à la fatigue et à la chaleur; il ne
voulut ou ne sut pas l'attribuer à son véritable motif. Il est des
âmes qui s'éteignent, après avoir brûlé pour tout ce qu'il y a de
beau et de grand dans l'ordre moral, sans avoir trouvé le moyen et
même sans avoir senti le besoin de se manifester aux autres.

Quand les premiers élans furent calmés chez Patience, qui était aussi
expansif que son ami l'était peu:

--Ah çà! me dit-il, je vois, mon officier, que vous n'avez pas envie
de rester ici longtemps. Allons donc vite où vous êtes pressé
d'arriver. On va être bien surpris et bien content, je vous jure.

Nous pénétrâmes dans le parc, et, en le traversant, Patience nous
expliqua le changement survenu dans son habitation et dans sa vie.

--Quant à moi, vous voyez que je n'ai pas changé, nous dit-il. Même
tenue, mêmes allures; et, si je vous ai servi du vin tout à l'heure,
je n'ai pas cessé pour cela de boire de l'eau. Mais j'ai de l'argent et
des terres, et des ouvriers, da! Eh bien, tout cela, c'est malgré moi,
comme vous allez le savoir. Il y a trois ans environ, Mlle Edmée me
parla de l'embarras où elle était de faire la charité à propos.
L'abbé était aussi malhabile qu'elle. On les trompait tous les jours
en leur tirant de l'argent pour en faire un méchant usage, tandis que
des journaliers fiers et laborieux manquaient de tout sans qu'on pût le
savoir. Elle craignait de les humilier en allant s'enquérir de leurs
besoins, et, lorsque de mauvais sujets s'adressaient à elle, elle
aimait mieux être leur dupe que de se tromper au détriment de la
charité. De cette manière elle dépensait beaucoup d'argent et faisait
peu de bien. Je lui fis alors entendre que l'argent était la chose la
moins nécessaire aux nécessiteux; que ce qui rendait les hommes
vraiment malheureux, ce n'était pas de ne pouvoir se vêtir mieux que
les autres, aller au cabaret le dimanche, étaler à la grand'messe un
bas bien blanc avec une jarretière rouge sur le genou, de ne pouvoir
dire: «Ma jument, ma vache, ma vigne, mon grenier, etc.», mais bien
d'avoir _le corps faible et la saison dure_, de ne pouvoir se préserver
du froid, du chaud, des maladies, _de la grand'soif et de la
grand'faim._ Je lui dis donc de ne pas juger de la force et de la santé
des paysans d'après moi, mais d'aller s'informer elle-même de leurs
maladies et de ce qui manquait à leur ménage. Ces gens-là ne sont pas
philosophes; ils ont de la vanité, ils aiment la braverie, mangent le
peu qu'ils gagnent pour paraître, et n'ont pas la prévoyance de se
priver d'un petit plaisir pour mettre en réserve une ressource contre
les grands besoins. Enfin ils ne savent pas gouverner l'argent; ils vous
disent qu'ils ont des dettes, et, s'il est vrai qu'ils en aient, il
n'est pas vrai qu'ils emploient à les payer l'argent que vous leur
donnez. Ils ne songent pas au lendemain, ils payent l'intérêt aussi
haut qu'on veut le leur faire payer, et ils achètent avec votre argent
une chènevière ou un mobilier, afin que les voisins s'étonnent et
soient jaloux. Cependant les dettes augmentent tous les ans, et, au bout
du compte, il faut vendre chènevière et mobilier, parce que le
créancier, qui est toujours un d'entre eux, veut son remboursement ou
de tels intérêts qu'on ne peut y suffire. Tout s'en va, le fonds
emporte le fonds; les intérêts ont emporté le revenu; on est vieux,
on ne peut plus travailler. Les enfants vous abandonnent, parce que vous
les avez mal élevés et qu'ils ont les mêmes passions et les mêmes
vanités que vous; il vous faut prendre une besace et aller de porte en
porte demander du pain, parce que vous êtes habitué au pain et ne
sauriez sans mourir manger des racines comme le sorcier Patience, rebut
de la nature, que tout le monde hait et méprise, parce qu'il ne s'est
pas fait mendiant.

«Le mendiant, au reste, n'est guère plus malheureux que le journalier,
moins peut-être. Il n'a plus ni bonne ni sotte fierté, il ne souffre
plus. Les gens du pays sont bons; aucun _besacier_ ne manque d'un gîte
et d'un souper en faisant sa ronde, les paysans lui chargent le dos de
morceaux de pain, si bien qu'il peut nourrir volaille et pourceaux dans
la petite cahute où il laisse un enfant et une vieille parente pour
soigner son bétail. Il y revient toutes les semaines passer deux ou
trois jours à ne rien faire et à compter les pièces de deux sous
qu'il a reçues. Cette pauvre monnaie lui sert souvent à satisfaire des
besoins superflus que l'oisiveté engendre. Un métayer prend bien
rarement du tabac; beaucoup de mendiants ne peuvent s'en passer et en
demandent avec plus d'avidité que du pain. Ainsi le mendiant n'est pas
plus à plaindre que le travailleur; mais il est corrompu et débauché
quand il n'est pas méchant et féroce, ce qui, du reste, est assez
rare.

«--Voici donc ce qu'il faudrait faire, disais-je à Edmée; et l'abbé
m'a dit que cela était l'avis de vos philosophes. Il faudrait que les
personnes qui font comme vous beaucoup de charités particulières les
fissent sans consulter la fantaisie de celui qui demande, mais bien
après avoir reconnu ses véritables besoins.

«Edmée m'objecta que cette connaissance-là lui serait impossible,
qu'il y faudrait passer toutes ses journées, et abandonner M. le
chevalier, qui se fait vieux, et qui ne peut plus lire ni rien faire
sans les yeux et la tête de sa fille. L'abbé aimait trop à
s'instruire pour son compte dans les livres des savants, pour avoir du
temps de reste.

«--Voilà à quoi sert toute la science de la vertu, lui dis-je, elle
fait qu'on oublie d'être vertueux.

«--Tu as bien raison, repartit Edmée; mais comment faire?

«Je promis d'y songer, et voici ce que j'imaginai. Je me promenai tous
les jours du côté des terres, au lieu de me promener comme d'habitude
du côté des bois. Cela me coûta beaucoup; j'aime à être seul, et
partout je fuyais l'homme depuis tant d'années, que je n'en sais plus
le compte. Enfin, c'était un devoir, je le fis. J'approchai des
maisons, m'enquis d'abord par-dessus la haie et puis jusque dans
l'intérieur des habitations, et comme par manière de conversation, de
ce que je voulais savoir. D'abord on me reçut comme un chien perdu en
temps de sécheresse, et je vis, avec un chagrin que j'eus bien de la
peine à cacher, la haine et la méfiance sur toutes ces figures. Je
n'avais pas voulu vivre avec les hommes, mais je les aimais; je les
savais plus malheureux que méchants; j'avais passé tout mon temps à
m'affliger de leurs maux, à m'indigner contre ceux qui les causaient;
et, quand pour la première fois j'entrevoyais la possibilité de faire
quelque chose pour quelques-uns, ceux-là fermaient bien vite leur porte
du plus loin qu'ils m'apercevaient, et leurs enfants, de beaux enfants
que j'aime tant! se cachaient dans les fossés pour n'avoir pas la
fièvre que je donnais, disait-on, avec le regard. Cependant, comme on
savait l'amitié qu'Edmée avait pour moi, on n'osa pas me repousser
ouvertement, et je vins à bout de savoir ce qui nous intéressait. Elle
apporta remède à tous les maux que je lui fis connaître. Une maison
était lézardée, et, tandis que la jeune fille portait un tablier de
cotonnade à quatre livres l'aune, la pluie tombait sur le lit de la
grand'mère et sur le berceau des petits enfants: on fit réparer les
toits et les murailles, les matériaux furent fournis et les ouvriers
payés par nous; mais plus d'argent pour les beaux tabliers. Ailleurs,
une vieille femme était réduite à mendier, parce qu'elle n'avait
écouté que son cœur en donnant son bien à ses enfants, qui la
mettaient à la porte ou lui rendaient la vie si dure à la maison
qu'elle aimait mieux vagabonder. Nous nous fîmes les avocats de la
vieille, avec menace de porter, à nos frais, l'affaire devant les
tribunaux, et nous obtînmes pour elle une pension que nous augmentâmes
de nos deniers quand elle ne suffisait pas. Nous amenâmes plusieurs
vieillards, qui se trouvaient dans la même position, à s'associer et
à se mettre en pension chez l'un d'entre eux, à qui nous fîmes un
petit fonds, et qui, ayant de l'industrie et de l'ordre, fit de bonnes
affaires, à tel point que ses enfants vinrent faire leur paix et
demander à l'aider dans son établissement.

«Nous fîmes bien d'autres choses encore dont le détail serait trop
long et que vous verrez de reste. Je dis _nous_, parce que peu à peu,
quoique je ne voulusse me mêler de rien au delà de ce que j'avais
fait, je fus entraîné et forcé à faire davantage, à me mêler de
beaucoup de choses, et finalement de tout. Bref, c'est moi qui prends
les informations, qui dirige les travaux et qui fais les négociations.
Mlle Edmée a voulu qu'il y eût de l'argent dans mes mains, que je
pusse en disposer sans la consulter d'avance; c'est ce que je ne me suis
jamais permis, et aussi jamais elle ne m'a contredit une seule fois dans
mes idées. Mais tout cela, voyez-vous, m'a donné bien de la fatigue et
bien du souci. Depuis que les habitants savent que je suis un _petit
Turgot_, ils se sont mis ventre à terre devant moi, et cela m'a fait de
la peine. J'ai donc des amis dont je ne me soucie pas, et j'ai aussi des
ennemis dont je me passerais bien. Les _faux besogneux_ m'en veulent de
ne pas être leur dupe; il y a des indiscrets et des gens sans vertu qui
trouvent qu'on fait toujours trop pour les autres, jamais assez pour
eux. Au milieu de ce bruit et de ces tracasseries, je ne me promène
plus la nuit, je ne dors plus le jour; je suis _monsieur_ Patience, et
non plus le sorcier de la tour Gazeau, mais je ne suis plus le
solitaire; et, croyez-moi, je voudrais de tout mon cœur être né
égoïste, et jeter là le collier pour retourner à ma vie sauvage et
à ma liberté.»

Patience nous ayant fait ce récit, nous lui fîmes compliment; mais
nous nous permîmes une objection contre sa prétendue abnégation
personnelle; ce jardin magnifique attestait une transaction avec les
_nécessités superflues_ dont il avait toute sa vie déploré l'usage
chez les autres.

--Cela? dit-il en allongeant le bras du côté de son enclos. Cela ne me
regarde pas; ils l'ont fait malgré moi; mais, comme c'étaient de
braves gens et que mon refus les affligeait, j'ai été forcé de le
souffrir. Sachez que, si j'ai fait bien des ingrats, j'ai fait aussi
quelques heureux reconnaissants. Or deux ou trois familles auxquelles
j'ai rendu service ont cherché tous les moyens possibles de me faire
plaisir; et, comme je refusais tout, on a imaginé de me surprendre. Une
fois, j'avais été passer plusieurs jours à la Berthenoux pour une
affaire de confiance dont on m'avait chargé; car on est venu à me
supposer un grand esprit, tant les gens sont portés à passer d'une
extrémité à l'autre. Quand je revins, je trouvai ce jardin tracé,
planté et fermé comme vous l'avez vu. J'eus beau me fâcher, dire que
je ne voulais pas travailler, que j'étais trop vieux, et que le plaisir
de manger quelques fruits de plus ne valait pas la peine que ce jardin
allait me coûter à l'entretenir; on n'en tint compte et on l'acheva,
en me déclarant que je n'aurais rien à y faire, parce qu'on se
chargeait de le cultiver pour moi. En effet, depuis deux ans, les braves
gens n'ont pas manqué de venir, tantôt celui-ci, tantôt celui-là,
passer dans chaque saison le temps nécessaire à son parfait entretien.
Au reste, quoique je n'aie rien changé à ma manière de vivre, le
produit de ce jardin m'a été utile: j'ai pu nourrir pendant l'hiver
plusieurs pauvres avec mes légumes; les fruits me servent à gagner
l'amitié des petits enfants, qui ne crient plus _au loup_ quand ils me
voient, et qui s'enhardissent jusqu'à venir embrasser le sorcier. On
m'a aussi forcé d'accepter du vin et de temps en temps du pain blanc et
des fromages de vache; mais tout cela ne me sert qu'à faire politesse
aux anciens du village, quand ils viennent m'exposer les besoins de
l'endroit et me charger d'en informer le château. Ces honneurs ne me
tournent pas la tête, voyez-vous; et même je puis dire que, quand
j'aurai fait à peu près tout ce que j'ai à faire, je laisserai là
les soucis de la grandeur et je retournerai à la vie du philosophe,
peut-être à la tour Gazeau, qui sait?

Nous touchions au terme de notre marche. En mettant le pied sur le
perron du château, je joignis les mains, et, saisi d'un sentiment
religieux, j'invoquai le ciel avec une sorte de terreur. Je ne sais quel
vague effroi se réveilla; j'imaginai tout ce qui pouvait m'empêcher
d'être heureux, et j'hésitai à franchir le seuil de la maison, puis
je m'élançai. Un nuage passa devant mes yeux, un bourdonnement remplit
mes oreilles. Je rencontrai Saint-Jean, qui, ne me reconnaissant pas,
fit un grand cri et se jeta devant moi pour m'empêcher d'entrer sans
être annoncé; je le poussai hors de mon chemin, et il tomba consterné
sur une chaise dans l'antichambre, tandis que je gagnais la porte du
salon avec impétuosité. Mais, au moment de la pousser brusquement, je
m'arrêtai saisi d'un nouvel effroi et j'ouvris si timidement,
qu'Edmée, occupée à broder au métier, ne leva pas les yeux, croyant
reconnaître dans ce léger bruit la manière respectueuse de
Saint-Jean. Le chevalier dormait et ne s'éveilla pas. Ce vieillard,
grand et maigre comme tous les Mauprat, était affaissé sur lui-même,
et sa tête pâle et ridée, que l'insensibilité du tombeau semblait
avoir déjà enveloppée, ressemblait à une des figures anguleuses, en
chêne sculpté, qui ornaient le dossier de son grand fauteuil. Il avait
les pieds allongés devant un feu de sarment, quoique le soleil fût
chaud et qu'un clair rayon tombât sur sa tête blanche et la fît
briller comme l'argent. Comment vous peindrais-je ce que me fit
éprouver l'attitude d'Edmée? Elle était penchée sur sa tapisserie,
et de temps en temps elle levait les yeux sur son père pour interroger
les moindres mouvements de son sommeil. Mais que de patience et de
résignation dans tout son être! Edmée n'aimait pas les travaux
d'aiguille; elle avait l'esprit trop sérieux pour attacher de
l'importance à l'effet d'une nuance à côté d'une nuance et à la
régularité d'un point pressé contre un autre point. D'ailleurs, elle
avait le sang impétueux; et, quand son esprit n'était pas absorbé par
le travail de l'intelligence, il lui fallait de l'exercice et le grand
air. Mais, depuis que son père, en proie aux infirmités de la
vieillesse, ne quittait presque plus son fauteuil, elle ne quittait plus
son père un seul instant; et, ne pouvant toujours lire et vivre par
l'esprit, elle avait senti la nécessité d'adopter ces occupations
féminines, «qui sont, disait-elle, les amusements de la captivité».
Elle avait donc vaincu son caractère d'une manière héroïque. Dans
une de ces luttes obscures qui s'accomplissent souvent sous nos yeux
sans que nous en soupçonnions le mérite, elle avait fait plus que de
dompter son caractère, elle avait changé jusqu'à la circulation de
son sang. Je la trouvai maigrie, et son teint avait perdu cette
première fleur de la jeunesse, qui est comme la fraîche vapeur que
l'haleine du matin dépose sur les fruits et qui s'enlève au moindre
choc extérieur, bien que l'ardeur du soleil l'ait respectée. Mais il y
avait dans cette pâleur précoce et dans cette maigreur un peu maladive
un charme indéfinissable; son regard, plus enfoncé et toujours
impénétrable, avait moins de fierté et plus de mélancolie
qu'autrefois; sa bouche, plus mobile, avait le sourire plus fin et moins
dédaigneux. Lorsqu'elle me parla, il me sembla voir deux personnes en
elle, l'ancienne et la nouvelle; et, au lieu d'avoir perdu de sa
beauté, je trouvai qu'elle avait complété l'idéal de la perfection.
J'ai pourtant ouï dire alors à plusieurs personnes qu'elle avait
_beaucoup changé_; ce qui voulait dire, selon elles, qu'elle avait
beaucoup perdu. Mais la beauté est comme un temple dont les profanes ne
voient que les richesses extérieures. Le divin mystère de la pensée
de l'artiste ne se relève qu'aux grandes sympathies, et le moindre
détail de l'œuvre sublime renferme une inspiration qui échappe à
l'intelligence du vulgaire. Un de vos modernes écrivains a dit cela, je
crois, en d'autres termes et beaucoup mieux. Quant à moi, dans aucun
moment de sa vie je n'ai trouvé Edmée moins belle que dans un autre
moment; jusque dans les heures de souffrance où la beauté semble
effacée dans le sens matériel, la sienne se divinisait à mes yeux et
me révélait une nouvelle beauté morale dont le reflet éclairait son
visage. Au reste, je suis doué médiocrement sous le rapport des arts,
et, si j'avais été peintre, je n'aurais pu reproduire qu'un seul type,
celui dont mon âme était remplie; car une seule femme m'a semblé
belle dans le cours de ma longue vie: ce fut Edmée.

Je restai quelques instants à la regarder, pâle et touchante, triste,
mais calme, vivante image de la piété filiale, de la force enchaînée
par l'affection; puis je m'élançai et tombai à ses pieds sans pouvoir
dire un mot. Elle ne fit pas un cri, pas une exclamation; mais elle
entoura ma tête dans ses deux bras et la tint longtemps serrée contre
sa poitrine. Dans cette forte étreinte, dans cette joie muette, je
reconnus le sang de ma race, je sentis ma sœur. Le bon chevalier,
réveillé en sursaut, l'œil fixe, le coude appuyé sur son genou et le
corps plié en avant, nous regardait en disant:

--Eh bien, qu'est-ce donc que cela?

Il ne pouvait voir mon visage caché dans le sein d'Edmée; elle me
poussa vers lui, et il me serra dans ses bras affaissés avec un élan
de tendresse généreuse qui lui rendit un instant la vigueur de la
jeunesse.

Vous pouvez imaginer les questions dont on m'accabla et les soins qui me
furent prodigués. Edmée était pour moi une mère véritable. Cette
bonté expansive et confiante avait tant de sainteté, que, pendant
toute cette journée, je n'eus pas auprès d'elle d'autres pensées que
celles que j'aurais eues si j'avais été réellement son fils.

Je fus vivement touché du soin qu'on prit d'enjoliver à l'abbé la
surprise de mon retour; j'y vis une preuve certaine de la joie qu'il en
devait ressentir. On me fit cacher sous le métier d'Edmée et on me
couvrit de la grande toile verte dont elle enveloppait son ouvrage.
L'abbé s'assit tout près de moi, et je lui fis faire un cri en lui
prenant les jambes. C'était une plaisanterie que j'avais l'habitude de
lui faire autrefois; et, lorsque je sortis de ma cachette, en renversant
brusquement le métier et en faisant rouler tous les pelotons de laine
sur le parquet, il y eut sur son visage une expression de joie et de
terreur tout à fait bizarre.

Mais je vous tiens quittes de toutes ces scènes d'intérieur, sur
lesquelles ma mémoire se reporte malgré moi avec trop de complaisance.



XVII


Un immense changement s'était opéré en moi dans le cours de six
années. J'étais un homme à peu près semblable aux autres; les
instincts étaient parvenus à s'équilibrer presque avec les
affections, et les impressions avec le raisonnement. Cette éducation
sociale s'était faite naturellement. Je n'avais eu qu'à accepter les
leçons de l'expérience et les conseils de l'amitié. Il s'en fallait
de beaucoup que je fusse un homme instruit; mais j'étais arrivé à
pouvoir acquérir rapidement une instruction solide. J'avais sur toute
chose des notions aussi claires qu'on pouvait les avoir de mon temps. Je
sais que, depuis cette époque, la science de l'homme a fait des
progrès réels; je les ai suivis de loin et je n'ai jamais songé à
les nier. Or, comme je ne vois pas tous les hommes de mon âge se
montrer aussi raisonnables, j'aime à croire que j'ai été mis de bonne
heure dans une voie assez droite, puisque je ne me suis pas arrêté
dans l'impasse des erreurs et des préjugés.

Les progrès de mon esprit et de ma raison parurent satisfaire Edmée.

--Je n'en suis pas étonnée, me dit-elle; vos lettres me l'avaient
appris; mais j'en jouis avec un orgueil maternel.

Mon bon oncle n'avait plus la force de se livrer, comme autrefois, à
d'orageuses discussions, et je crois vraiment que, s'il eût conservé
cette force, il eût un peu regretté de ne plus retrouver en moi
l'antagoniste infatigable qui l'avait tant contrarié jadis. Il fit
même quelques essais de contradiction pour m'éprouver; mais j'eusse
regardé alors comme un crime de lui donner ce dangereux plaisir. Il eut
un peu d'humeur et trouva que je le traitais trop en vieillard. Pour le
consoler, je détournai la conversation vers l'histoire du passé qu'il
avait traversé, et je l'interrogeai sur beaucoup de points ou son
expérience le servait mieux que mes lumières. De cette manière,
j'acquis de bonnes notions sur l'esprit de conduite dans les affaires
personnelles, et je satisfis pleinement son légitime amour-propre. Il
me prit en amitié par sympathie, comme il m'avait adopté par
générosité naturelle et par esprit de famille. Il ne me cacha pas que
son plus grand désir, avant de s'endormir du sommeil éternel, était
de me voir devenir l'époux d'Edmée; et, lorsque je lui répondis que
c'était l'unique pensée de ma vie, l'unique vœu de mon âme:

--Je le sais, je le sais, me dit-il; tout dépend d'elle, et je crois
qu'elle n'a plus de motifs d'hésitation. Je ne vois pas, ajouta-t-il
après un instant de silence et avec un peu d'humeur, ceux qu'elle
pourrait alléguer à présent.

D'après cette parole, la première qui lui fût échappée sur le sujet
qui m'intéressait le plus, je vis que, depuis longtemps, il était
favorable à mes désirs et que l'obstacle, s'il en existait encore un,
venait d'Edmée. La dernière réflexion de mon oncle impliquait un
doute que je n'osai pas chercher à éclaircir et qui me laissa beaucoup
d'inquiétude. La fierté chatouilleuse d'Edmée m'inspirait tant de
crainte, sa bonté ineffable m'imposait tant de respect, que je n'osai
lui demander ouvertement de se prononcer sur mon sort. Je pris le parti
d'agir comme si je n'eusse pas entretenu d'autre espérance que celle
d'être à jamais son frère et son ami.

Un événement qui fut longtemps inexplicable vint faire diversion
pendant quelques jours à mes pensées. Je m'étais d'abord refusé à
aller prendre possession de la Roche-Mauprat.

--Il faut absolument, m'avait dit mon oncle, que vous alliez voir les
améliorations que j'ai faites à votre domaine, les terres qu'on a
mises en bon état de culture, le cheptel que j'ai recomposé dans
chacune de vos métairies. Vous devez enfin vous mettre au courant de
vos affaires, montrer à vos paysans que vous vous intéressez à leurs
travaux; autrement, après ma mort, tout ira de mal en pis, vous serez
forcé d'affermer, ce qui vous rapportera peut-être davantage, mais
diminuera la valeur de votre fonds. Je suis trop vieux maintenant pour
aller surveiller votre bien. Il y a deux ans que je n'ai pu quitter
cette misérable robe de chambre; l'abbé n'y entend rien; Edmée est
une excellente tête, mais elle ne peut pas se décider à aller dans
cet endroit-là; elle dit qu'elle y a eu trop peur, ce qui est un
enfantillage.

--Je sens que je dois montrer plus de courage, lui répondis-je; et
pourtant, mon bon oncle, ce que vous me prescrivez est pour moi la chose
la plus rude qui soit au monde. Je n'ai pas mis le pied sur cette terre
maudite depuis le jour où j'en suis sorti arrachant Edmée à ses
ravisseurs. Il me semble que vous me chassez du ciel pour m'envoyer
visiter l'enfer.

Le chevalier haussa les épaules; l'abbé me conjura de prendre sur moi
de le satisfaire; c'était une véritable contrariété pour mon bon
oncle que ma résistance. Je me soumis, et, résolu à me vaincre, je
pris congé d'Edmée pour deux jours. L'abbé voulait m'accompagner pour
me distraire des tristes pensées qui allaient m'assiéger; mais je me
fis scrupule de l'éloigner d'Edmée pendant ce court espace de temps;
je savais combien il lui était nécessaire. Attachée comme elle
l'était au fauteuil du chevalier, sa vie était si grave, si retirée,
que le plus petit événement s'y faisait sentir. Chaque année avait
augmenté son isolement, et il était devenu à peu près complet depuis
que la caducité du chevalier avait chassé de sa table les chansons et
les bons mots, enfants joyeux du vin. Il avait été grand chasseur, et
la Saint-Hubert, se trouvant précisément sa fête, avait rassemblé
jadis autour de lui, à cette époque, toute la noblesse du pays.
Longtemps les cours avaient retenti des hurlements de la meute;
longtemps les écuries avaient serré deux longues files de chevaux
fringants entre leurs stalles luisantes; longtemps la voix du cor avait
plané sur les grands bois d'alentour ou sonné la fanfare sous les
fenêtres de la grande salle, à chaque toast de la brillante compagnie.
Mais ces beaux jours avaient disparu depuis longtemps; le chevalier ne
chassait plus, et l'espoir d'obtenir la main de sa fille ne retenait
plus autour de son fauteuil les jeunes gens ennuyés de sa vieillesse,
de ses attaques de goutte et des histoires qu'il redisait le soir, ne se
souvenant plus de les avoir dites le matin. Le refus obstiné d'Edmée
et le renvoi de M. de La Marche avaient causé bien de la surprise et
donné lieu à bien des recherches de curiosité. Un jeune homme
amoureux d'elle, éconduit comme les autres et poussé par un sot et
lâche orgueil à se venger de la seule femme de sa classe qui, selon
lui, eût osé le repousser, découvrit qu'Edmée avait été enlevée
par les _coupe-jarrets_, et fit courir le bruit qu'elle avait passé une
nuit d'orgie à la Roche-Mauprat. C'est tout au plus s'il daigna dire
qu'elle n'avait cédé qu'à la violence. Edmée imposait trop de
respect et d'estime pour qu'on l'accusât de complaisance avec les
brigands; mais elle passa bientôt pour avoir été victime de leur
brutalité. Marquée d'une tache ineffaçable, elle ne fut plus
recherchée de personne. Mon absence ne servit qu'à confirmer cette
opinion. Je l'avais sauvée de la mort, disait-on, mais non pas de la
honte, et je ne pouvais en faire ma femme; j'en étais amoureux, et je
la fuyais pour ne pas succomber à la tentation de l'épouser. Tout cela
avait tant de vraisemblance, qu'il eût été difficile de faire
accepter au public la véritable version. Elle le fut d'autant moins
qu'Edmée n'avait pas voulu agir en conséquence et faire cesser les
méchants bruits en donnant sa main à un homme qu'elle ne pouvait pas
aimer. Telles étaient les causes de son isolement; je ne les sus bien
que plus tard. Mais, voyant l'intérieur si austère du chevalier et la
sérénité si mélancolique d'Edmée, je craignis de faire tomber une
feuille sèche sur cette onde endormie, et je suppliai l'abbé de rester
auprès d'elle jusqu'à mon retour. Je ne pris avec moi que mon fidèle
sergent Marcasse, qu'Edmée n'avait pas voulu laisser s'éloigner de
moi, et qui partageait désormais la cabane élégante et la vie
administrative de Patience.

J'arrivai à la Roche-Mauprat, par une soirée brumeuse, aux premiers
jours de l'automne; le soleil était voilé, la nature s'assoupissait
dans le silence et dans la brume; les plaines étaient désertes, l'air
seul était rempli du mouvement et du bruit des grandes phalanges
d'oiseaux de passage; les grues dessinaient dans le ciel des triangles
gigantesques, et les cigognes, passant à une hauteur incommensurable,
remplissaient les nuées de cris mélancoliques qui planaient sur les
campagnes attristées comme le chant funèbre des beaux jours. Pour la
première fois de l'année, je sentis le froid de l'atmosphère, et je
crois que tous les hommes sont saisis d'une tristesse instinctive à
l'approche de la saison rigoureuse. Il y a dans les premiers frimas
quelque chose qui rappelle à l'homme la prochaine dispersion des
éléments de son être.

Nous avions traversé les bois et les bruyères, mon compagnon et moi,
sans nous dire une seule parole; nous avions fait un long détour pour
éviter la tour Gazeau, que je ne me sentais pas la force de revoir. Le
soleil se couchait dans des voiles gris quand nous franchîmes la herse
de la Roche-Mauprat. Cette herse était brisée; le pont ne se levait
plus et ne donnait plus passage qu'à de paisibles troupeaux et à leurs
insouciants _pâtours._ Les fossés étaient à demi comblés, et déjà
l'oseraie bleuâtre étendait ses rameaux flexibles sur les basses eaux;
l'ortie croissait au pied des tours écroulées, et les traces du feu
semblaient encore fraîches sur les murs. Les bâtiments de ferme
étaient tous renouvelés, et la basse-cour, pleine de bétail, de
volailles, d'enfants, de chiens de berger et d'instruments aratoires,
contrastait avec cette sombre enceinte, où je croyais encore voir
monter la flamme rouge des assaillants et couler le sang noir des
Mauprat.

Je fus reçu avec la cordialité tranquille et un peu froide des paysans
du Berry. On n'essaya pas de me plaire, mais on ne me laissa manquer de
rien. Je fus installé dans le seul des anciens bâtiments qui n'eût
pas été endommagé lors du siège du donjon, ou abandonné depuis
cette époque à l'action du temps. C'était un corps de logis dont
l'architecture massive remontait au Xe siècle; la porte était plus
petite que les fenêtres, et les fenêtres elles-mêmes donnaient si peu
de jour, qu'il fallut allumer des flambeaux pour y pénétrer, quoique
le soleil fût à peine couché. Ce bâtiment avait été restauré
provisoirement pour servir de pied à terre au nouveau seigneur ou à
ses mandataires. Mon oncle Hubert y était venu souvent surveiller mes
intérêts tant que ses forces le lui avaient permis, et on me conduisit
à la chambre qu'il s'était réservée et qui s'appelait désormais la
chambre du maître. On y avait transporté tout ce qu'on avait sauvé de
mieux de l'ancien ameublement; et, comme elle était froide et humide
malgré tous les soins qu'on avait pris pour la rendre habitable, la
servante du métayer me précéda, un tison dans une main et un fagot
dans l'autre.

Aveuglé par la fumée dont elle promenait le nuage autour de moi,
trompé par la nouvelle porte qu'on avait percée sur un autre point de
la cour et par certains corridors qu'on avait murés pour se dispenser
de les entretenir, je parvins jusqu'à cette chambre sans rien
reconnaître; il m'eut même été impossible de dire dans quelle partie
des anciens bâtiments je me trouvais, tant le nouvel aspect de la cour
déroutait mes souvenirs, tant mon âme assombrie et troublée était
peu frappée des objets extérieurs.

On alluma le feu tandis que, me jetant sur une chaise et cachant ma
tête dans mes mains, je me laissais aller à de tristes rêveries.
Cette situation n'était pourtant pas sans charme, tant le passé se
revêt naturellement de formes embellies ou adoucies dans le cerveau des
jeunes gens, maîtres présomptueux de l'avenir. Quand, à force de
souffler sur son tison, la servante eut rempli la chambre d'une épaisse
fumée, elle sortit pour aller chercher de la braise et me laissa seul.
Marcasse était resté à l'écurie pour soigner nos chevaux. Blaireau
m'avait suivi; couché devant l'âtre, il me regardait de temps en temps
d'un air mécontent, comme pour me demander raison d'un si méchant
gîte et d'un si pauvre feu.

Tout à coup, en jetant les yeux autour de moi, il me sembla que ma
mémoire se réveillait. Le feu, après avoir fait crier le bois vert,
envoya un jet de flamme dans la cheminée, et toute la chambre fut
éclairée d'une lueur brillante, mais agitée, qui donnait aux objets
une apparence douteuse et bizarre. Blaireau se releva, tourna le dos au
feu et s'assit entre mes jambes, comme s'il se fût attendu à quelque
chose d'étrange et d'imprévu.


[Figure 07]


Je reconnus alors que ce lieu n'était autre que la chambre à coucher
de mon grand-père Tristan, occupée depuis, pendant plusieurs années,
par son fils aîné, le détestable Jean, mon plus cruel oppresseur, le
plus fourbe et le plus lâche des coupe-jarrets. Je fus saisi d'un
mouvement de terreur et de dégoût en reconnaissant les meubles et
jusqu'au lit à colonnes enroulées, où mon grand-père avait rendu à
Dieu son âme criminelle dans les tortures d'une lente agonie. Le
fauteuil sur lequel j'étais assis était celui où Jean _le Tors_
(comme il prenait plaisir, dans ses jours facétieux, à se nommer
lui-même) s'asseyait pour méditer ses scélératesses ou pour rendre
ses odieux arrêts. Je crus voir passer, en cet instant, les spectres de
tous les Mauprat avec leurs mains sanglantes et leurs yeux hébétés
par le vin. Je me levai et j'allais céder à l'horreur que j'éprouvais
en prenant la fuite, lorsque, tout à coup, je vis se dresser devant moi
une figure si distincte, si reconnaissable, si différente, par toutes
les apparences de la réalité, des chimères dont je venais d'être
assiégé, que je retombai sur mon siège, tout baigné d'une sueur
froide. Jean Mauprat était debout auprès du lit. Il venait d'en
sortir, car il tenait encore un pan du rideau entr'ouvert. Il me sembla
le même qu'autrefois; seulement il était encore plus maigre, plus
pâle et plus hideux; sa tête était rasée et son corps enveloppé
d'un suaire de couleur sombre. Il me lança un regard infernal; un
sourire haineux et méprisant effleura sa lèvre mince et flétrie. Il
resta immobile, son œil étincelant attaché sur moi, et il semblait
tout prêt à m'adresser la parole. J'étais convaincu, en cet instant,
que ce que je voyais était un être vivant, un homme de chair et d'os;
il est donc incroyable que je me sentisse glacé d'une terreur aussi
puérile. Mais je le nierais en vain, et je n'ai jamais pu ensuite me
l'expliquer à moi-même, j'étais enchaîné par la peur. Son regard me
pétrifiait, ma langue était paralysée. Blaireau s'élança sur lui;
alors il agita les plis de son lugubre vêtement, semblable a un linceul
souillé de l'humidité du sépulcre, et je m'évanouis.

Lorsque je revins à moi-même, Marcasse était auprès de moi et me
relevait avec inquiétude. J'étais étendu à terre et raide comme un
cadavre. J'eus beaucoup de peine à rassembler mes idées; mais,
aussitôt que je pus me tenir sur mes jambes, je saisis Marcasse par le
corps, et je l'entraînai précipitamment hors de la chambre maudite. Je
faillis tomber plusieurs fois en descendant l'escalier à vis, et ce ne
fut qu'en respirant dans la cour l'air du soir et la saine odeur des
étables que je recouvrai l'usage de ma raison.

Je n'hésitai pas à attribuer ce qui venait de se passer à une
hallucination de mon cerveau. J'avais fait mes preuves de courage à la
guerre, en présence de mon brave sergent; je ne rougissais pas devant
lui d'avouer la vérité. Je répondis sincèrement à ses questions, et
je lui peignis mon horrible vision avec de tels détails, qu'il en fut
frappé à son tour comme d'une chose réelle, et répéta plusieurs
fois d'un air pensif, en se promenant avec moi dans la cour:

--Singulier, singulier!... étonnant!

--Non, cela n'est pas étonnant, lui dis-je quand je me sentis tout à
fait remis. J'ai éprouvé la sensation la plus douloureuse en venant
ici; depuis plusieurs jours, je luttais pour surmonter la répugnance
que j'éprouvais à revoir la Roche-Mauprat. J'ai eu le cauchemar la
nuit dernière, et j'étais si fatigué et si triste en m'éveillant,
que, si je n'eusse craint de montrer de la mauvaise volonté à mon
oncle, j'aurais encore différé ce voyage désagréable. En entrant
ici, j'ai senti le froid me gagner; ma poitrine était oppressée, je ne
respirais pas. Peut-être aussi l'âcre fumée dont la chambre était
remplie m'a-t-elle troublé le cerveau. Enfin, après les fatigues et
les périls de notre malheureuse traversée, dont nous sommes à peine
remis l'un et l'autre, est-il étonnant que j'aie éprouvé une crise
nerveuse à la première émotion pénible?

--Dites-moi, reprit Marcasse toujours pensif, avez-vous remarqué
Blaireau dans ce moment-là? Qu'a fait Blaireau?

--J'ai cru voir Blaireau s'élancer sur le fantôme au moment où il a
disparu; mais j'ai rêvé cela comme le reste.

--Hum! dit le sergent, quand je suis entré, Blaireau était tout en
feu. Il venait à vous, flairait, pleurait à sa manière, allait du
côté du lit, grattait le mur, venait à moi, allait à vous.
Singulier, cela! Étonnant, capitaine, étonnant, cela!

Après quelques instants de silence:

--Pas de revenants, s'écria-t-il en secouant la tête, jamais de
revenants; d'ailleurs, pourquoi mort, Jean? Pas mort! Deux Mauprat
encore. Qui le sait? Où diable? Pas de revenants; et mon maître, fou?
Jamais. Malade? Non.

Après ce colloque, le sergent alla chercher de la lumière, tira du
fourreau son inséparable épée, siffla Blaireau, et reprit bravement
la corde qui servait de rampe à l'escalier, m'engageant à rester en
bas. Quelle que fût ma répugnance à remonter dans cette chambre, je
n'hésitai pas à suivre Marcasse, malgré ses recommandations, et notre
premier soin fut de visiter le lit; mais, pendant que nous causions dans
la cour, la servante avait mis des draps blancs et elle achevait de
lisser les couvertures.

--Qui donc avait couché là? lui dit Marcasse avec sa prudence
accoutumée.

--Personne autre, répondit-elle, que M. le chevalier ou M. l'abbé
Aubert, du temps qu'ils y venaient.

--Mais, aujourd'hui ou hier, par exemple? reprit Marcasse.

--Oh! hier et aujourd'hui, personne, monsieur; car il y a bien deux ans
que M. le chevalier n'est venu, et, pour M. l'abbé, il n'y couche
jamais depuis qu'il y vient tout seul. Il arrive le matin, déjeune chez
nous et s'en retourne le soir.

--Mais le lit était défait, dit Marcasse en la regardant fixement.

--Ah! dame! monsieur, répondit-elle, ça se peut; je ne sais comment on
l'a laissé la dernière fois qu'on y a couché; je n'y ai pas fait
attention en mettant les draps; tout ce que je sais, c'est qu'il y avait
le manteau à M. Bernard dessus.

--Mon manteau? m'écriai-je. Il est resté à l'écurie.

--Et le mien aussi, dit Marcasse; je viens de les rouler tous les deux
et de les placer sur le coffre à l'avoine.

--Vous en aviez donc deux? reprit la servante; car je suis sûre d'en
avoir ôté un de dessus le lit, un manteau tout noir et pas neuf!

Le mien était précisément doublé de rouge et bordé d'un galon d'or.
Celui de Marcasse était gris clair. Ce n'était donc pas un de nos
manteaux apportés un instant et rapportés à l'écurie par le garçon.

--Mais qu'en avez-vous fait? dit le sergent.

--Ma foi, monsieur, je l'ai mis là sur le fauteuil, répondit la grosse
fille; mais vous l'avez donc repris pendant que j'allais chercher de la
chandelle? car je ne le vois plus.

Nous cherchâmes dans toute la chambre, le manteau fut introuvable. Nous
feignîmes d'en avoir besoin, ne niant pas qu'il fût le nôtre. La
servante défit le lit, retourna les matelas en notre présence, alla
demander au garçon ce qu'il en avait fait. Il ne se trouva rien dans le
lit ni dans la chambre; le garçon n'était même pas monté. Toute la
ferme fut en émoi, craignant que quelqu'un ne fût accusé de vol. Nous
demandâmes si un étranger n'était pas venu à la Roche-Mauprat et n'y
était pas encore. Quand nous nous fûmes assurés que ces braves gens
n'avaient logé ni vu personne, nous les rassurâmes sur le manteau
perdu en leur disant que Marcasse l'avait roulé par mégarde dans les
deux autres, et nous nous enfermâmes dans la chambre, afin de
l'explorer à notre aise; car il était à peu près évident, dès
lors, que je n'avais point vu un spectre, mais Jean Mauprat lui-même ou
un homme qui lui ressemblait et que j'avais pris pour lui.

Marcasse, ayant excité Blaireau de la voix et du geste, observa tous
ses mouvements.

--Soyez tranquille, me dit-il avec orgueil; le vieux chien n'a pas
oublié le vieux métier; s'il y a un trou, un trou grand comme la main,
n'ayez peur... À toi, vieux chien!... N'ayez peur!...

Blaireau, en effet, ayant flairé partout, s'obstina à gratter la
muraille à l'endroit où j'avais vu l'apparition; il tressaillait
chaque fois que son nez pointu rencontrait une certaine partie du
lambris; puis il agitait sa queue de renard d'un air satisfait, revenait
vers son maître et semblait lui dire de fixer là son attention. Le
sergent se mit alors à examiner la muraille et la boiserie, il essaya
d'insinuer son épée dans quelque fente; rien ne céda. Néanmoins une
porte pouvait se trouver là, car les rinceaux de la boiserie sculptée
pouvaient cacher une coulisse adroitement pratiquée. Il fallait trouver
le ressort qui faisait jouer cette coulisse; mais cela nous fut
impossible, malgré tous les efforts que nous fîmes pendant deux
grandes heures. Nous essayâmes vainement d'ébranler le panneau, il
rendait le même son que les autres; tous étaient sonores et
indiquaient que la boiserie n'était pas posée immédiatement sur la
maçonnerie; mais elle pouvait n'en être éloignée que de quelques
lignes. Enfin, Marcasse, baigné de sueur, s'arrêta et me dit:

--Nous sommes bien fous; quand nous chercherions jusqu'à demain, nous
ne trouverions pas un ressort, s'il n'y en a pas; et, quand nous
cognerions, nous n'enfoncerions pas la porte, s'il y a derrière de
grosses barres de fer, comme j'en ai vu déjà dans d'autres vieux
manoirs.

--Nous pourrions, lui dis-je, trouver l'issue, s'il en existe une, en
nous servant de la cognée; mais pourquoi, sur la simple indication de
ton chien qui gratte le mur, t'obstiner à croire que Jean Mauprat, ou
l'homme qui lui ressemble, n'est pas entré et sorti par la porte?

--Entré, tant que vous voudrez, répondit Marcasse, mais sorti! non,
sur mon honneur! car, comme la servante descendait, j'étais sur
l'escalier, brossant mes souliers; quand j'entendis tomber quelque chose
ici, je montai vite trois marches, voilà tout, et me voilà près de
vous. Vous mort, allongé sur le carreau et bien malade; personne dedans
ni dehors, sur mon honneur!

--En ce cas, j'ai rêvé de mon diable d'oncle, et la servante a rêvé
d'un manteau noir; car, à coup sûr, il n'y a pas ici de porte
secrète; et, quand il y en aurait une, et que tous les Mauprat, vivants
et morts, en auraient la clef, que nous fait cela? Sommes-nous attachés
à la police pour nous enquérir de ces misérables? et, si nous les
trouvions cachés quelque part, ne les aiderions-nous pas à fuir
plutôt que de les livrer à la justice? Nous avons nos armes, nous ne
craignons pas qu'ils nous assassinent cette nuit; et, s'ils s'amusent à
nous faire peur, ma foi, malheur à eux! je ne connais ni parents ni
alliés quand on me réveille en sursaut. Ainsi donc, faisons-nous
servir l'omelette que les braves gens du domaine nous préparent; car,
si nous continuons à frapper et à gratter les murailles, ils vont nous
croire fous.

Marcasse se rendit par obéissance plutôt que par conviction; je ne
sais quelle importance il attachait à découvrir ce mystère, ni quelle
inquiétude le tourmentait, car il ne voulait pas me laisser seul dans
la chambre enchantée. Il prétendait que je pouvais encore me trouver
malade et tomber en convulsion.

--Oh! cette fois, lui dis-je, je ne serai pas si poltron. Le manteau m'a
guéri de la peur des revenants, et je ne conseille à personne de se
frotter à moi.

L'hidalgo fut forcé de me laisser seul. J'amorçai mes pistolets et je
les plaçai à portée de ma main sur la table; mais ces précautions
furent en pure perte: rien ne troubla le silence de la chambre, et les
lourds rideaux de soie rouge, aux coins armoriés d'argent noirci, ne
furent pas agités par le plus léger souffle. Marcasse revint, et,
joyeux de me trouver aussi gai qu'il m'avait laissé, prépara notre
souper avec autant de soins que si nous fussions venus à la
Roche-Mauprat avec la seule intention de faire un bon repas. Il
plaisanta sur le chapon qui chantait encore à la broche, et sur le vin
qui faisait reflet d'une brosse dans le gosier. Mais le métayer vint
augmenter sa bonne humeur en nous apportant quelques bouteilles
d'excellent madère que le chevalier lui avait confiées autrefois, et
dont il aimait à boire un verre ou deux lorsqu'il mettait le pied à
l'étrier. Pour récompense, nous invitâmes le digne homme à souper
avec nous, pour causer d'affaires le moins ennuyeusement possible.

--À la bonne heure, nous dit-il, ce sera donc comme autrefois, les
manants mangeaient à la table des seigneurs de la Roche-Mauprat; vous
faites de même, monsieur Bernard, et c'est bien.

--Oui, monsieur, lui répondis-je très froidement; mais je le fais avec
ceux qui me doivent de l'argent, et non avec ceux à qui j'en dois.

Cette réponse et le mot de _monsieur_ l'intimidèrent tellement, qu'il
fit beaucoup de façons pour se mettre à table; mais j'insistai,
voulant sur-le-champ lui donner la mesure de mon caractère. Je le
traitai comme un homme que j'élevais à moi, non comme un homme vers
qui je voulais descendre. Je le forçai d'être chaste dans ses
plaisanteries, et je lui permis d'être expansif et facétieux dans les
limites d'une honnête gaieté. C'était un homme jovial et franc. Je
l'examinais avec attention pour voir s'il n'aurait pas quelque
accointance avec le fantôme qui laissait traîner son manteau sur les
lits; mais cela n'était aucunement probable, et il avait au fond tant
d'aversion pour les coupe-jarrets, que, sans son respect pour ma
parenté, il les eut de bon cœur habillés, en ma présence, comme ils
méritaient de l'être. Mais je ne pus souffrir aucune liberté de sa
part sur ce sujet, et je l'engageai à me rendre compte de mes affaires,
ce qu'il fit avec intelligence, exactitude et loyauté.

Quand il se retira, je m'aperçus que le madère lui avait fait beaucoup
d'effet, car ses jambes étaient avinées et s'accrochaient à tous les
meubles; néanmoins il avait eu assez d'empire sur son cerveau pour
raisonner juste. J'ai toujours remarqué que le vin agissait beaucoup
plus sur les muscles des paysans que sur leurs nerfs; qu'ils divaguaient
difficilement, et qu'au contraire les excitants produisaient en eux une
béatitude que nous ne connaissons pas, et qui fait de leur ivresse un
plaisir tout différent du nôtre et très supérieur à notre
exaltation fébrile.

Quand nous nous trouvâmes seuls, Marcasse et moi, quoique nous ne
fussions pas gris, nous nous aperçûmes que le vin nous avait donné
une gaieté, une insouciance que nous n'aurions pas eues à la
Roche-Mauprat, même sans l'aventure du fantôme. Habitués à une
franchise mutuelle, nous en fîmes la réflexion, et nous convînmes que
nous étions beaucoup mieux disposés qu'avant souper à recevoir tous
les loups-garous de la Varenne.

Ce mot de loup-garou me rappela l'aventure qui m'avait mis en relation
très peu sympathique avec Patience, à l'âge de treize ans. Marcasse
la connaissait; mais il ne connaissait guère le caractère que j'avais
à cette époque, et je m'amusai à lui raconter ma course effarée à
travers champs, après avoir été fustigé par le sorcier.

--Cela me fait penser, lui dis-je en terminant, que j'ai l'imagination
facile à exalter et que je ne suis pas inaccessible à la peur des
choses surnaturelles. Ainsi le fantôme de tantôt...

--N'importe, n'importe, dit Marcasse en examinant l'amorce de mes
pistolets et en les posant sur ma table de nuit; n'oubliez pas que tous
les coupe-jarrets ne sont pas morts; que si Jean est de ce monde, il
fera du mal jusqu'à ce qu'il soit enterré, enfermé à triple tour
chez le diable.

Le vin déliait la langue de l'hidalgo, qui ne manquait pas d'esprit
lorsqu'il se permettait ces rares infractions à sa sobriété
habituelle. Il ne voulut pas me quitter et fit son lit à côté du
mien. Mes nerfs étaient excités par les émotions de la journée; je
me laissai donc aller à parler d'Edmée, non de manière à mériter de
sa part l'ombre d'un reproche si elle eût entendu mes paroles, et
cependant plus que je n'aurais dû me le permettre avec un homme qui
n'était encore que mon subalterne et non mon ami, comme il le devint
plus tard. Je ne sais pas positivement ce que je lui dis de mes
chagrins, de mes espérances et de mes inquiétudes; toutefois ces
confidences eurent un effet terrible, ainsi que vous le verrez bientôt.

Nous nous endormîmes tout en causant, Blaireau sur les pieds de son
maître, l'épée en travers à côté du chien sur les genoux de
l'hidalgo, la lumière entre nous deux, mes pistolets au bout de mon
bras, mon couteau de chasse sous mon oreiller et les verrous tirés.
Rien ne troubla notre repos; et, quand le soleil nous éveilla, les coqs
chantaient joyeusement dans la cour, et les _boirons_ échangeaient des
facéties rustiques en _liant_[7] leurs bœufs sous nos fenêtres.

--C'est égal, il y a quelque chose là-dessous!

Telle fut la première parole de Marcasse en ouvrant les yeux et en
reprenant la conversation où il l'avait laissée la veille.

--As-tu vu ou entendu quelque chose cette nuit? lui dis-je.

--Rien du tout, répondit-il; mais c'est égal, Blaireau n'a pas bien
dormi, mon épée est tombée par terre; et puis rien de ce qui s'est
passé ici n'est expliqué.

--L'explique qui voudra, répondis-je; je ne m'en occuperai certainement
pas.

--Tort, tort, vous avez tort!

--Cela se peut, mon bon sergent; mais je n'aime pas du tout cette
chambre, et elle me semble si laide au grand jour, que j'ai besoin
d'aller bien loin respirer un air pur.

--Eh bien, moi, je vous conduirai, mais je reviendrai. Je ne veux pas
laisser aller cela au hasard. Je sais de quoi Jean Mauprat est capable
et pas vous.

--Je ne veux pas le savoir, et s'il y a quelque danger ici pour moi ou
les miens, je ne veux pas que tu y reviennes.

Marcasse secoua la tête et ne répondit rien. Nous fîmes encore un
tour à la métairie avant de partir. Marcasse fut très frappé d'une
chose que je n'eusse pas remarquée. Le métayer voulut me présenter à
sa femme; mais elle ne voulut jamais me voir et alla se cacher dans sa
chènevière. J'attribuais cette timidité à la sauvagerie de la
jeunesse.

--Belle jeunesse, ma foi! dit Marcasse; une jeunesse comme moi,
cinquante ans passés! Il y a quelque chose là-dessous, quelque chose
là-dessous, je vous dis.

--Et que diable peut-il y avoir?

--Hum! elle a été bien dans son temps avec Jean Mauprat. Elle a
trouvé ce _tortu_ à son gré. Je sais cela, moi; je sais encore bien
des choses, bien des choses, soyez sûr!

--Tu me les diras quand nous reviendrons ici, lui répondis-je; et ce ne
sera pas de sitôt, car mes affaires vont beaucoup mieux que si je m'en
mêlais, et je n'aimerais pas à prendre l'habitude de boire du madère
pour ne pas avoir peur de mon ombre. Si tu veux m'obliger, Marcasse, tu
ne parleras à personne de ce qui s'est passé. Tout le monde n'a pas
pour ton capitaine la même estime que toi.

--Celui-là est un imbécile qui n'estime pas mon capitaine, répondit
l'hidalgo d'un ton doctoral; mais, si vous me l'ordonnez, je ne dirai
rien.

Il me tint parole. Pour rien au monde, je n'eusse voulu troubler
l'esprit d'Edmée de cette sotte histoire. Mais je ne pus empêcher
Marcasse d'exécuter son projet; dès le lendemain matin, il avait
disparu, et j'appris de Patience qu'il était retourné à la
Roche-Mauprat sous prétexte d'y avoir oublié quelque chose.


[Note 7: Les bouviers lient le joug avec des courroies aux cornes d'une
paire de bœufs de travail.]



XVIII


Tandis que Marcasse se livrait à ses graves recherches, je passais
auprès d'Edmée des jours pleins de délices et d'angoisses. Sa
conduite ferme, dévouée, mais réservée à beaucoup d'égards, me
jetait dans de continuelles alternatives de joie et de douleur. Un jour,
le chevalier eut une longue conférence avec elle tandis que j'étais à
la promenade. Je rentrai au moment où leur conversation était le plus
animée, et, dès que je parus:

--Approche, me dit mon oncle; viens dire à Edmée que tu l'aimes, que
tu la rendras heureuse, que tu es corrigé de tes anciens défauts.
Arrange-toi pour être agréé, car il faut que cela finisse. Notre
position vis-à-vis du monde n'est pas tenable, et je ne veux pas
descendre dans le tombeau sans avoir vu réhabiliter l'honneur de ma
fille, et sans être sûr que quelque sot caprice de sa part ne la
jettera pas dans un couvent, au lieu de lui laisser occuper dans le
monde le rang qui lui appartient, et que j'ai travaillé toute ma vie à
lui assurer. Allons, Bernard, à ses pieds! Ayez l'esprit de lui dire
quelque chose qui la persuade! ou bien je croirai, Dieu me pardonne, que
c'est vous qui ne l'aimez pas et qui ne désirez pas sincèrement
l'épouser.

--Moi! juste ciel, m'écriai-je, ne pas le désirer! quand je n'ai pas
d'autre pensée depuis sept ans, quand mon cœur n'a pas d'autre vœu et
que mon esprit ne conçoit pas d'autre bonheur!

Je dis à Edmée tout ce que me suggéra la passion la plus exaltée.
Elle m'écouta en silence et sans retirer ses mains, que je couvrais de
baisers. Mais sa physionomie était grave, et l'expression de sa voix me
fit trembler lorsqu'elle dit, après avoir réfléchi quelques instants:

--Mon père ne devrait jamais douter de ma parole; j'ai promis
d'épouser Bernard, je l'ai promis à Bernard et à mon père; il est
donc certain que je l'épouserai.

Puis elle ajouta après une nouvelle pause et d'un ton plus sévère
encore:

--Mais, si mon père se croit à la veille de mourir, quelle force me
suppose-t-il donc pour m'engager à ne songer qu'à moi et me faire
revêtir ma robe de noces à l'heure de ses funérailles? Si, au
contraire, il est, comme je le crois, toujours plein de force malgré
ses souffrances, et appelé à jouir encore pendant de longues années
de l'amour de sa famille, d'où vient qu'il me presse si impérieusement
d'abréger le délai que je lui ai demandé? N'est-ce pas une chose
assez importante pour que j'y réfléchisse? Un engagement qui doit
durer toute ma vie et qui décidera, je ne dis pas de mon bonheur, je
saurais le sacrifier au moindre désir de mon père, mais de la paix de
ma conscience et de la dignité de ma conduite (car quelle femme peut
être assez sûre d'elle-même pour répondre d'un avenir enchaîné
contre son gré?); un tel engagement ne mérite-t-il pas que j'en pèse
tous les risques et tous les avantages pendant plusieurs années au
moins?

--Dieu merci! voilà sept ans que vous passez à peser tout cela, dit le
chevalier; vous devriez savoir à quoi vous en tenir sur le compte de
votre cousin. Si vous voulez l'épouser, épousez-le; mais si vous ne le
voulez pas, pour Dieu! dites-le, et qu'un autre se présente.

--Mon père, répondit Edmée un peu froidement, je n'épouserai que
lui.

--Que _lui_ est fort bien, dit le chevalier en frappant avec la pincette
sur les bûches; mais cela ne veut peut-être pas dire que vous
l'épouserez.

--Je l'épouserai, mon père, reprit Edmée. J'aurais désiré quelques
mois encore de liberté; mais puisque vous êtes mécontent de tous ces
retards, je suis prête à obéir à vos ordres, vous le savez.

--Parbleu! voilà une jolie manière de consentir, s'écria mon oncle,
et bien engageante pour votre cousin. Ma foi! Bernard, je suis bien
vieux; mais je puis dire que je ne comprends encore rien aux femmes, et
il est probable que je mourrai sans y avoir rien compris.

--Mon oncle, lui dis-je, je comprends fort bien l'éloignement de ma
cousine pour moi; je l'ai mérité. J'ai fait tout ce qui était en mon
pouvoir pour réparer mes crimes. Mais dépend-il d'elle d'oublier un
passé dont elle a sans doute trop souffert? Au reste, si elle ne me le
pardonne pas, j'imiterai sa rigueur, je ne me le pardonnerai pas à
moi-même; et, renonçant à tout espoir en ce monde, je m'éloignerai
d'elle et de vous pour me punir par un châtiment pire que la mort.

--Allons, voilà que tout est rompu! dit mon oncle en jetant les
pincettes dans le feu; voilà, voilà ce que vous cherchiez, ma fille?

J'avais fait quelques pas pour sortir; je souffrais horriblement.

Edmée courut vers moi, me prit le bras, et, me ramenant vers son père:

--Ce que vous dites est cruel et plein d'ingratitude, me dit-elle.
Appartient-il à un esprit modeste, à un cœur généreux, de nier une
amitié, un dévouement, j'oserai me servir d'un autre mot, une
fidélité de sept ans, parce que je vous demande encore quelques mois
d'épreuve? Et, quand même je n'aurais jamais pour vous, Bernard, une
affection aussi vive que la vôtre, celle que je vous ai témoignée
jusqu'ici est-elle donc si peu de chose que vous la méprisiez, et que
vous y renonciez par dépit de ne pas m'inspirer précisément celle que
vous croyez devoir exiger? Savez-vous qu'à ce compte une femme n'aurait
pas le droit d'éprouver l'amitié? Enfin voulez-vous me punir de vous
avoir servi de mère en vous éloignant de moi, ou ne m'en récompenser
qu'à la condition d'être votre esclave?

--Non, Edmée, non, lui répondis-je le cœur serré et les yeux pleins
de larmes en portant sa main à mes lèvres; je sens que vous avez fait
pour moi plus que je ne méritais; je sens que je voudrais en vain
m'éloigner de votre présence; mais pouvez-vous me faire un crime de
souffrir auprès de vous? C'est, au reste, un crime si involontaire et
tellement fatal, qu'il échapperait à tous vos reproches et à tous mes
remords. N'en parlons pas, n'en parlons jamais; c'est tout ce que je
puis faire. Conservez-moi votre amitié, j'espère m'en montrer toujours
digne à l'avenir.

--Embrassez-vous et ne vous séparez jamais l'un de l'autre, dit le
chevalier attendri. Bernard, quel que soit le caprice d'Edmée, ne
l'abandonnez jamais, si vous voulez mériter la bénédiction de votre
père adoptif. Si vous ne parvenez pas à être son mari, soyez toujours
son frère. Songez, mon enfant, que bientôt elle sera seule sur la
terre, et que je mourrai désolé si je n'emporte dans la tombe la
certitude qu'il lui reste un appui et un défenseur. Songez enfin que
c'est à cause de vous, à cause d'un serment que son inclination
désavoue peut-être, mais que sa conscience respecte, qu'elle est ainsi
abandonnée, calomniée...

Le chevalier fondit en larmes, et toutes les douleurs de cette famille
infortunée me furent révélées en un instant.

--Assez! assez! m'écriai-je en tombant à leurs pieds; tout cela est
trop cruel. Je serais le dernier des misérables, si j'avais besoin
qu'on me remît sous les yeux mes fautes et mes devoirs. Laissez-moi
pleurer à vos genoux; laissez-moi expier par l'éternelle douleur, par
l'éternel renoncement de ma vie, le mal que je vous ai fait! Pourquoi
ne m'avoir pas chassé lorsque je vous ai nui? pourquoi, mon oncle, ne
m'avoir pas cassé la tête d'un coup de pistolet, comme à une bête
fauve? Qu'ai-je fait pour être épargné, moi qui payais vos bienfaits
de la ruine de votre honneur? Non, non, je le sens, Edmée ne doit pas
m'épouser; ce serait accepter la honte de l'injure que j'ai attiré sur
elle. Moi, je resterai ici; je ne la verrai jamais si elle l'exige; mais
je me coucherai en travers de sa porte comme un chien Adèle, et je
déchirerai le premier qui osera se présenter devant elle autrement
qu'à genoux; et, si quelque jour un honnête homme, plus heureux que
moi, mérite de fixer son choix, loin de le combattre, je lui remettrai
le soin cher et sacré de la protéger et de la défendre; je serai son
ami, son frère; et, quand je les verrai heureux ensemble, j'irai mourir
en paix loin d'eux.

Mes sanglots m'étouffaient, le chevalier serra sa fille et moi sur son
cœur, et nous confondîmes nos larmes, en lui jurant de ne jamais nous
séparer, ni pendant sa vie, ni après sa mort.

--Ne perds pourtant pas l'espérance de l'épouser, me dit le chevalier
à voix basse quelques instants après, quand le calme se fut rétabli;
elle a d'étranges volontés; mais, vois-tu, rien ne m'ôtera de
l'esprit qu'elle a de l'amour pour toi. Elle ne veut pas s'expliquer
encore. Ce que femme veut, Dieu le veut.

--Ce qu'Edmée veut, je le veux, répondis-je.

Quelques jours après cette scène, qui fit succéder dans mon âme la
tranquillité de la mort aux agitations de la vie, je me promenais dans
le parc avec l'abbé.

--Il faut, me dit-il, que je vous fasse part d'une aventure qui m'est
arrivée hier, et qui est passablement romanesque. J'avais été me
promener dans les bois de Briantes, et j'étais descendu à la fontaine
des Fougères. Vous savez qu'il faisait chaud comme au milieu de
l'été; nos belles plantes, rougies par l'automne, sont plus belles que
jamais autour du ruisseau qu'elles couvrent de leurs longues
découpures. Les bois n'ont plus que bien peu d'ombrage; mais le pied
foule des tapis de feuilles sèches dont le bruit est pour moi plein de
charme. Le tronc satiné des bouleaux et des jeunes chênes est couvert
de mousse et de jungermanes, qui étalent délicatement leur nuance
brune, mêlée de vert tendre, de rouge et de fauve, en étoiles, en
rosaces, en cartes de géographie de toute espèce, où l'imagination
peut rêver de nouveaux mondes en miniature. J'étudiais avec amour ces
prodiges de grâce et de finesse, ces arabesques où la variété
infinie s'allie à la régularité inaltérable, et, heureux de savoir
que vous n'êtes pas, comme le vulgaire, aveugle à ces coquetteries
adorables de la création, j'en détachai quelques-unes avec le plus
grand soin, enlevant même l'écorce de l'arbre où elles prennent
racine, afin de ne pas détruire la pureté de leurs dessins. J'en ai
fait une petite provision que j'ai déposée chez Patience en passant,
et que nous allons voir si vous le voulez. Mais, chemin faisant, je veux
vous dire ce qui m'arriva en approchant de la fontaine. J'avais la tête
baissée, je marchais sur les cailloux humides, guidé par le petit
bruit du jet clair et délicat qui s'élance du sein de la roche
moussue. J'allais m'asseoir sur la pierre qui forme un banc naturel à
côté, lorsque je vis la place occupée par un bon religieux dont le
capuchon de bure cachait à demi la tête pâle et flétrie. Il me parut
très intimidé de ma rencontre; je le rassurai de mon mieux en lui
disant que mon intention n'était pas de le déranger, mais d'approcher
seulement mes lèvres de la rigole d'écorce que les bûcherons ont
adaptée à la roche pour boire plus facilement.

«--Ô saint ecclésiastique! me dit-il du ton le plus humble, que
n'êtes-vous le prophète dont la verge frappait aux sources de la
grâce, et pourquoi mon âme, semblable à ce rocher, ne peut-elle
donner cours à un ruisseau de larmes?»

Frappé de la manière dont ce moine s'exprimait, de son air triste, de
son attitude rêveuse, en ce lieu poétique où j'ai souvent rêvé
l'entretien de la Samaritaine avec le Sauveur, je me laissai aller à
causer de plus en plus sympathiquement. J'appris de ce religieux qu'il
était trappiste et qu'il était en tournée pour accomplir une
pénitence.

«--Ne me demandez ni mon nom ni mon pays, dit-il. J'appartiens à une
illustre famille que je ferais rougir en lui rappelant que j'existe;
d'ailleurs, en entrant à la Trappe, nous abjurons tout orgueil du
passé, nous nous faisons semblables à des enfants naissants; nous
mourons au monde pour revivre en Jésus-Christ. Mais soyez sûr que vous
voyez en moi un des exemples les plus frappants des miracles de la
grâce, et, si je pouvais vous faire le récit de ma vie religieuse, de
mes terreurs, de mes remords, de mes expiations, vous en seriez
certainement touché. Mais à quoi me serviront la compassion et
l'indulgence des hommes, si la miséricorde de Dieu ne daigne
m'absoudre?»

--Vous savez, continua l'abbé, que je n'aime pas les moines, que je me
défie de leur humilité, que j'ai horreur de leur fainéantise. Mais
celui-là parlait d'une manière si triste et si affectueuse, il était
si pénétré de son devoir, il semblait si malade, si exténué
d'austérités, si plein de repentir, qu'il m'a gagné le cœur. Il y a
dans son regard et dans ses discours des éclairs qui trahissent une
grande intelligence, une activité infatigable, une persévérance à
toute épreuve. Nous avons passé deux grandes heures ensemble, et je
l'ai quitté si attendri, que j'ai désiré le revoir avant son départ.
Il avait pris gîte pour la nuit à la ferme des Goulets, et j'ai voulu
en vain l'amener au château. Il m'a dit avoir un compagnon de voyage
qu'il ne pouvait quitter.

«--Mais, puisque vous êtes si charitable, me dit-il, je m'estimerai
heureux de vous retrouver ici demain au coucher du soleil; peut-être
même m'enhardirai-je au point de vous demander une grâce; vous pouvez
m'être utile pour une affaire importante dont je suis chargé dans ce
pays-ci. Je ne puis vous en dire davantage en ce moment.»

Je l'assurai qu'il pouvait compter sur moi, et que j'obligerais de grand
cœur un homme comme lui.

--Si bien que vous attendez avec impatience l'heure du rendez-vous?
dis-je à l'abbé.

--Sans doute, répondit-il, et ma nouvelle connaissance a pour moi tant
d'attraits, que, si je ne craignais d'abuser de la confiance que cet
homme m'a témoignée, je conduirais Edmée à la fontaine des
Fougères.

--Je crois, repris-je, qu'Edmée a beaucoup mieux à faire que
d'écouter les déclamations de votre moine, qui peut-être, après
tout, n'est qu'un intrigant, comme tant d'autres à qui vous avez fait
la charité aveuglément. Pardonnez-moi, mon bon abbé, mais vous
n'êtes pas un grand physionomiste, et vous êtes un peu sujet à vous
laisser prévenir pour ou contre les gens, sans autre motif que la
disposition bienveillante ou craintive de votre esprit romanesque.

L'abbé sourit, prétendit que je parlais ainsi par rancune, soutint la
piété du trappiste et retomba dans la botanique. Nous passâmes assez
de temps à herboriser chez Patience; et, comme je ne cherchais qu'à
échapper à moi-même, je sortis de la cabane avec l'abbé et le
conduisis jusqu'au bois où il avait son rendez-vous. À mesure que nous
en approchions, l'abbé semblait revenir un peu de son empressement de
la veille et craindre d'avoir été trop loin. L'incertitude succédant
si vite à l'enthousiasme résumait tellement tout son caractère
mobile, aimant, timide, mélange singulier des entraînements les plus
opposés, que je recommençai à le railler avec l'abandon de l'amitié.

--Allons, me dit-il, il faut que j'en aie le cœur net et que vous le
voyiez. Vous regarderez son visage, vous l'étudierez pendant quelques
instants, et vous nous laisserez seuls ensemble, puisque je lui ai
promis d'écouter ses confidences.

Je suivis l'abbé par désœuvrement; mais, quand nous fûmes au-dessus
des rochers ombragés d'où la fontaine s'échappe, je m'arrêtai pour
regarder le moine à travers le branchage d'un massif de frênes. Placé
immédiatement au-dessous de nous, au bord de la fontaine, il
interrogeait l'angle du sentier que nous devions tourner pour arriver à
lui; mais il ne songeait pas à regarder l'endroit où nous étions, et
nous pouvions le contempler à l'aise sans qu'il nous vît.

À peine l'eus-je envisagé, que, saisi d'un rire amer, je pris l'abbé
par le bras, je l'entraînai à quelque distance et lui parlai ainsi,
non sans une grande agitation:

--Mon cher abbé, n'avez-vous jamais rencontré quelque part autrefois
la figure de mon oncle Jean de Mauprat?

--Jamais que je sache, répondit l'abbé tout interdit; mais où
voulez-vous donc en venir?

--À vous dire, mon ami, que vous avez fait là une jolie trouvaille, et
que ce bon et vénérable trappiste à qui vous trouvez tant de grâce,
de candeur, de componction et d'esprit, n'est autre que Jean de Mauprat
le coupe-jarret.

--Vous êtes fou! s'écria l'abbé en reculant de trois pas. Jean
Mauprat est mort il y a longtemps.

--Jean Mauprat n'est pas mort, ni Antoine Mauprat non plus peut-être,
et je suis moins surpris que vous parce que j'ai déjà rencontré un de
ces deux revenants. Qu'il se soit fait moine et qu'il pleure ses
péchés, cela est fort possible; mais, qu'il se soit déguisé pour
venir poursuivre ici quelque mauvais dessein, c'est ce qui n'est pas
impossible non plus, et je vous engage à vous tenir sur vos gardes...

L'abbé fut effrayé au point de ne vouloir plus aller au rendez-vous.
Je lui démontrai qu'il était nécessaire de savoir où voulait en
venir le vieux pécheur. Mais, comme je connaissais la faiblesse de
l'abbé, comme je craignais que mon oncle Jean ne réussît à l'engager
dans quelque fausse démarche et à s'emparer de sa conscience par des
aveux mensongers, je pris le parti de me glisser dans le taillis de
manière à tout voir et tout entendre.

Mais les choses ne se passèrent pas comme je l'aurais cru. Le
trappiste, au lieu de jouer au plus fin, dévoila sur-le-champ à
l'abbé son véritable nom. Il lui déclara que, touché de repentir et
ne croyant pas que sa conscience lui permît d'en éviter le châtiment
à l'abri du froc (car il était réellement trappiste depuis plusieurs
années), il venait se mettre entre les mains de la justice, afin
d'expier d'une manière éclatante les crimes dont il était souillé.
Cet homme, doué de facultés supérieures, avait acquis dans le
cloître une éloquence mystique. Il parlait avec tant de grâce, de
douceur, que je fus pris tout aussi bien que l'abbé. Ce fut en vain que
ce dernier essaya de combattre une résolution qui lui semblait
insensée; Jean de Mauprat montra le plus intrépide dévouement à ses
idées religieuses. Il dit qu'ayant commis les crimes de l'antique
barbarie païenne, il ne pouvait racheter son âme qu'au prix d'une
pénitence publique digne des premiers chrétiens.

--On peut, dit-il, être lâche envers Dieu comme envers les hommes, et,
dans le silence de mes veilles, j'entends une voix terrible qui répond
à mes sanglots:

«--Misérable poltron, c'est la peur des hommes qui te jette dans le
sein de Dieu; et, si tu ne craignais la mort temporelle, tu n'aurais
jamais songé à la vie éternelle.»

Alors je sens que ce que je crains le plus, ce n'est pas la colère de
Dieu, mais la corde et le bourreau qui m'attendent parmi mes semblables.
Eh bien, il est temps que ma honte finisse vis-à-vis de moi-même, et
c'est le jour où les hommes me couvriront d'opprobre et de châtiment
que je me sentirai absous et réhabilité à la face du ciel. C'est
alors seulement que je me croirai digne de dire à Jésus mon sauveur:

«Écoute-moi, victime innocente, toi qui écoutas le bon larron;
écoute la victime souillée, mais repentante, associée à la gloire de
ton martyre et rachetée par ton sang!»

--Dans le cas où vous persisteriez dans cette volonté enthousiaste,
lui dit l'abbé après lui avoir présenté sans succès toutes les
objections possibles, veuillez du moins me dire en quoi vous avez pensé
que je consentirais à vous aider.

--Je ne puis agir en ceci, répondit le trappiste, sans l'autorisation
d'un homme qui bientôt sera le dernier des Mauprat; car le chevalier
n'a que peu de jours à attendre la récompense céleste acquise à ses
vertus, et, quant à moi, je ne puis échapper au supplice que je viens
chercher que pour retomber dans l'éternelle nuit du cloître. Je veux
parler de Bernard Mauprat: je ne dirai pas mon neveu; car, s'il
m'entendait, il rougirait de porter ce titre funeste. J'ai su son retour
d'Amérique, et cette nouvelle m'a décidé à entreprendre le voyage au
terme douloureux duquel vous me voyez.

Il me sembla qu'en parlant ainsi, il jetait un regard oblique sur le
massif où j'étais, comme s'il eût deviné ma présence. Peut-être
l'agitation de quelques branches m'avait-elle trahi.

--Puis-je vous demander, dit l'abbé, ce que vous avez de commun
aujourd'hui avec ce jeune homme? Ne craignez-vous pas qu'aigri par les
mauvais traitements qui ne lui furent pas épargnés autrefois à la
Roche-Mauprat, il ne refuse de vous voir?

--Je suis certain qu'il le refusera; car je sais la haine qu'il nourrit
contre moi, dit le trappiste en se tournant encore vers le lieu où
j'étais. Mais j'espère que vous le déciderez à m'accorder cette
entrevue, car vous êtes généreux et bon, monsieur l'abbé. Vous
m'avez promis de m'obliger, et, d'ailleurs, vous êtes l'ami du jeune
Mauprat, et vous lui ferez comprendre qu'il y va de ses intérêts et de
l'honneur de son nom.

--Comment cela? reprit l'abbé. Sans doute, il sera peu flatté de vous
voir paraître devant les tribunaux pour des crimes effacés désormais
dans l'ombre du cloître. Il doit désirer certainement que vous
renonciez à cette expiation éclatante; comment espérez-vous qu'il y
consente?

--Je l'espère, parce que Dieu est bon et grand, parce que sa grâce est
efficace, parce qu'elle touchera le cœur de quiconque daignera écouter
le langage d'une âme vraiment repentante et fortement convaincue; parce
que mon salut éternel est dans les mains de ce jeune homme, et qu'il ne
voudra pas se venger de moi au delà de la tombe. D'ailleurs, il faut
que je meure en paix avec ceux que j'ai offensés, il faut que je tombe
aux pieds de Bernard Mauprat et qu'il me remette mes péchés. Mes
larmes le toucheront, ou, si son âme impitoyable les méprise, j'aurai
du moins accompli un impérieux devoir.

Voyant qu'il parlait avec la certitude d'être entendu par moi, je fus
saisi de dégoût; je crus voir la fraude et la lâcheté percer sous
cette basse hypocrisie. Je m'éloignai et j'allai attendre l'abbé à
quelque distance. Il vint bientôt me rejoindre; l'entrevue s'était
terminée par la promesse mutuelle de se revoir bientôt. L'abbé
s'était engagé à me transmettre les paroles du trappiste, qui
menaçait, du ton le plus doucereux du monde, de venir me trouver si je
me refusais à sa demande. Nous nous promîmes d'en conférer, l'abbé
et moi, sans en informer le chevalier ni Edmée, afin de ne pas les
inquiéter sans nécessité. Le trappiste avait été se loger à la
Châtre, au couvent des carmes; ce qui avait mis l'abbé tout à fait
sur ses gardes, malgré son premier engouement pour le repentir du
pécheur. Ces carmes l'avaient persécuté dans sa jeunesse, et le
prieur avait fini par le forcer à se séculariser.--Le prieur vivait
encore, vieux, mais implacable; infirme, caché, mais ardent à la haine
et à l'intrigue. L'abbé n'entendit pas son nom sans frémir; il
m'engagea à me conduire prudemment dans toute cette affaire.

--Quoique Jean Mauprat soit sous le glaive des lois, me dit-il, et que
vous soyez au faîte de l'honneur et de la prospérité, ne méprisez
pas la faiblesse de votre ennemi. Qui sait ce que peuvent la ruse et la
haine? Elles peuvent prendre la place du juste et le jeter sur le
fumier; elles peuvent rejeter leur crime sur autrui et souiller de leur
ignominie la robe de l'innocence. Vous n'en avez peut-être pas fini
avec les Mauprat!

Le pauvre abbé ne croyait pas dire si vrai.



XIX


Après avoir réfléchi mûrement sur les intentions probables du
trappiste, je crus devoir accorder l'entrevue demandée. Ce n'était pas
moi que Jean Mauprat pouvait espérer d'abuser par ses artifices, et je
voulus faire ce qui dépendait de moi pour éviter qu'il vînt
tourmenter de ses intrigues les derniers jours de mon grand-oncle. Je me
rendis donc dès le lendemain à la ville, vers la fin des vêpres, et
je sonnai, non sans émotion, à la porte des carmes.

La retraite choisie par le trappiste était une de ces innombrables
communautés mendiantes que la France nourrissait; celle-là, quoique
soumise à une règle austère, était riche et adonnée au plaisir. À
cette époque sceptique, le petit nombre des moines n'étant plus en
rapport avec l'étendue et la richesse des établissements fondés pour
eux, les religieux errant dans les vastes abbayes au fond des provinces,
au sein du luxe, débarrassés du contrôle de l'opinion (toujours
effacée là où l'homme s'isole), menaient la vie la plus douce et la
plus oisive qu'ils eussent jamais goûtée. Mais cette obscurité, mère
des _vices aimables_, comme on disait alors, n'était chère qu'aux
ignorants. Les chefs étaient livrés aux pénibles rêves d'une
ambition nourrie dans l'ombre, aigrie dans l'inaction. Agir, même dans
le cercle le plus restreint et à l'aide des éléments les plus nuls,
agir à tout prix, telle était l'idée fixe des prieurs et des abbés.

Le prieur des _carmes chaussés_ que j'allai voir était la vivante
image de cette impuissance agitée. Cloué par la goutte dans son grand
fauteuil, il m'offrit un étrange pendant à la vénérable figure du
chevalier, pâle et immobile comme lui, mais noble et patriarcal dans sa
mélancolie. Le prieur était court, gras et plein de pétulance. La
partie supérieure de son corps était libre, sa tête se tournait avec
vivacité à droite et à gauche; ses bras s'agitaient pour donner des
ordres; sa parole était brève et son organe voilé semblait donner un
sens mystérieux aux moindres choses. En un mot, la moitié de sa
personne paraissait lutter sans cesse pour entraîner l'autre, comme cet
homme enchanté des contes arabes, qui cachait sous sa robe son corps de
marbre jusqu'à la ceinture.

Il me reçut avec un empressement exagéré, s'irrita de ce qu'on ne
m'apportait pas un siège assez vite, étendit sa grosse main flasque
pour attirer ce siège tout près du sien, fit signe à un grand satyre
barbu, qu'il appelait son frère trésorier, de sortir; puis, après
m'avoir accablé de questions sur mon voyage, sur mon retour, sur ma
santé, sur ma famille, et dardant sur moi de petits yeux clairs et
mobiles qui soulevaient les plis des paupières, grossies et affaissées
par l'intempérance, il entra en matière.

--Je sais, mon cher enfant, dit-il, le sujet qui vous amène: vous
voulez rendre vos devoirs à votre saint parent, à ce trappiste,
modèle d'édification, que Dieu nous ramène pour servir d'exemple au
monde et faire éclater le miracle de la grâce.

--Monsieur le prieur, lui répondis-je, je ne suis pas assez bon
chrétien pour apprécier le miracle dont vous parlez. Que les âmes
dévotes en rendent grâces au ciel! pour moi, je viens ici parce que M.
Jean de Mauprat désire me faire part, a-t-il dit, de projets qui me
concernent et que je suis prêt à écouter. Si vous voulez permettre
que je me rende près de lui...

--Je n'ai pas voulu qu'il vous vît avant moi, jeune homme! s'écria le
prieur avec une affectation de franchise, et en s'emparant de mes mains,
que je ne sentais pas sans dégoût dans les siennes; j'ai une grâce à
vous demander au nom de la charité, au nom du sang qui coule dans vos
veines...

Je dégageai une de mes mains, et le prieur, voyant l'expression de mon
mécontentement, changea sur-le-champ de langage avec une souplesse
admirable.

--Vous êtes homme du monde, je le sais. Vous avez à vous plaindre de
celui qui fut Jean de Mauprat et qui s'appelle aujourd'hui l'humble
frère Jean-Népomucène. Mais, si les préceptes de notre divin maître
Jésus-Christ ne vous portent pas à la miséricorde, il est des
considérations de décence publique et d'esprit de famille qui doivent
vous faire partager mes craintes et mes efforts. Vous savez la
résolution pieuse, mais téméraire, qu'a formée frère Jean; vous
devez vous joindre à moi pour l'en détourner, et vous le ferez, je
n'en doute pas.

--Peut-être, monsieur, répondis-je froidement; mais ne pourrais-je
vous demander à quels motifs ma famille doit l'intérêt que vous
voulez bien prendre à ses affaires?

--À l'esprit de charité qui anime tous les serviteurs du Christ,
répondit le moine avec une dignité fort bien jouée.

Retranché derrière ce prétexte, à la faveur duquel le clergé s'est
toujours immiscé dans tous les secrets de famille, il lui fut aisé de
mettre un terme à mes questions; et, sans détruire le soupçon qui
combattait contre lui dans mon esprit, il réussit à prouver à mes
oreilles que je lui devais de la reconnaissance pour le soin qu'il
prenait de l'honneur de mon nom. Il fallait bien voir où il voulait en
venir, et ce que j'avais prévu arriva. Mon oncle Jean réclamait de moi
la part qui lui revenait du fief de la Roche-Mauprat, et le prieur
était chargé de me faire entendre que j'avais à opter entre une somme
assez considérable à débourser (car on parlait du revenu arriéré de
mes sept années de jouissance, outre le fonds d'un septième de
propriété) et l'action insensée qu'il prétendait faire, et dont
l'éclat ne manquerait pas de hâter les jours du vieux chevalier et de
me créer peut-être d'étranges embarras personnels. Tout cela me fut
insinué merveilleusement sous les dehors de la plus chrétienne
sollicitude pour moi, de la plus fervente admiration pour le zèle du
trappiste, et de la plus sincère inquiétude pour les effets de cette
ferme résolution. Enfin, il me fut démontré clairement que Jean
Mauprat ne venait pas me demander des moyens d'existence, mais qu'il me
fallait le supplier humblement d'accepter la moitié de mon bien pour
l'empêcher de traîner mon nom et peut-être ma personne sur le banc
des criminels.

J'essayai une dernière objection.

--Si la résolution du frère Népomucène, comme vous l'appelez,
monsieur le prieur, est aussi bien arrêtée que vous le dites; si le
soin de son salut est le seul qu'il ait en ce monde, expliquez-moi
comment la séduction des biens temporels pourra l'en détourner? Il y a
là une inconséquence que je ne comprends guère.

Le prieur fut un peu embarrassé du regard perçant que j'attachais sur
lui; mais, se jetant au même instant dans une de ces parades de
naïveté qui sont la haute ressource des fourbes:

--Mon Dieu! mon cher fils, s'écria-t-il, vous ne savez donc pas quelles
immenses consolations la possession des biens de ce monde peut répandre
sur une âme pieuse? Autant les richesses périssables sont dignes de
mépris lorsqu'elles représentent de vains plaisirs, autant le juste
doit les réclamer avec fermeté quand elles lui assurent le moyen de
faire le bien. À la place du saint trappiste, je ne vous cache pas que
je ne céderais mes droits à personne; que je voudrais fonder une
communauté religieuse pour la propagation de la foi et la distribution
des aumônes avec les fonds qui, entre les mains d'un jeune et brillant
seigneur comme vous, ne servent qu'à entretenir à grands frais des
chevaux et des chiens. L'Église nous enseigne que, par de grands
sacrifices et de riches offrandes, nous pouvons racheter nos âmes des
plus noirs péchés. Le frère Népomucène, assiégé d'une sainte
terreur, croit qu'une expiation publique est nécessaire à son salut.
Martyr dévoué, il veut offrir son sang à l'implacable justice des
hommes. Combien ne sera-t-il pas plus doux pour vous (et plus sûr en
même temps) de lui voir élever quelque saint autel à la gloire de
Dieu et cacher dans la paix bienheureuse du cloître l'éclat funeste du
nom qu'il a déjà abjuré! Il est tellement dominé par l'esprit de la
Trappe, il a pris un tel amour de l'abnégation, de l'humilité, de la
pauvreté, qu'il me faudra bien des efforts et bien des secours d'en
haut pour le déterminer à accepter cet échange de _mérites._

--C'est donc vous, monsieur le prieur, qui vous chargez, par bonté
gratuite, de changer cette funeste résolution? J'admire votre zèle et
je vous en remercie, mais je ne pense pas que tant de négociations
soient nécessaires. M. Jean de Mauprat réclame sa part d'héritage,
rien n'est plus juste; et, lors même que la loi refuserait tout droit
civil à celui qui n'a dû son talent qu'à la fuite (ce que je ne veux
point examiner), mon parent peut être assuré qu'il n'y aurait jamais
la moindre contestation entre nous à cet égard, si j'étais libre
possesseur d'une fortune quelconque. Mais vous n'ignorez pas que je ne
dois la jouissance de cette fortune qu'à la bonté de mon grand-oncle,
le chevalier Hubert de Mauprat; qu'il a assez fait en payant les dettes
de la famille, qui absorbaient au delà du fonds; que je ne puis rien
aliéner sans sa permission, et que je ne suis réellement que le
dépositaire d'une fortune que je n'ai pas encore acceptée.

Le prieur me regarda avec surprise et comme frappé d'un coup imprévu;
puis il sourit d'un air rusé et me dit:

--Fort bien! Il paraît que je m'étais trompé et que c'est à M.
Hubert de Mauprat qu'il faut s'adresser. Je le ferai, car je ne doute
pas qu'il ne me sache très bon gré de sauver à sa famille un scandale
qui peut avoir de très bons résultats dans l'autre vie pour un de ses
parents, mais qui à coup sûr peut en avoir de très mauvais pour _un
autre parent_ dans celle-ci.

--J'entends, monsieur, répondis-je. C'est une menace; je répondrai sur
le même ton. Si M. Jean de Mauprat se permet d'obséder mon oncle et ma
cousine, c'est à moi qu'il aura affaire, et ce ne sera pas devant les
tribunaux que je l'appellerai en réparation de certains outrages que je
n'ai point oubliés. Dites-lui que je n'accorderai point l'absolution au
pénitent de la Trappe s'il ne reste fidèle au rôle qu'il a adopté.
Si M. Jean de Mauprat est sans ressource et qu'il implore ma bonté, je
pourrai lui donner, sur les revenus qui me sont accordés, les moyens
d'exister humblement et sagement, selon l'esprit de ses vœux; mais, si
l'ambition ecclésiastique s'empare de son cerveau, et qu'il compte,
avec de folles et puériles menaces, intimider assez mon oncle pour lui
arracher de quoi satisfaire ses nouveaux goûts, qu'il se détrompe,
dites-le-lui bien de ma part. La sécurité du vieillard et l'avenir de
la jeune fille n'ont que moi pour défenseur, et je saurai les
défendre, fût-ce au péril de l'honneur et de la vie.

--L'honneur et la vie sont pourtant de quelque importance à votre âge,
reprit l'abbé visiblement irrité, mais affectant des manières plus
douces que jamais; qui sait à quelle folie la ferveur religieuse peut
entraîner le trappiste? Car, entre nous soit dit, mon pauvre enfant...
voyez, moi, je suis un homme sans exagération; j'ai vu le monde dans ma
jeunesse et je n'approuve pas ces partis extrêmes, dictés plus souvent
par l'orgueil que par la piété. J'ai consenti à tempérer
l'austérité de la règle, mes religieux ont bonne mine et portent des
chemises... Croyez bien, mon cher monsieur, que je suis loin d'approuver
le dessein de votre parent et que je ferai tout au monde pour
l'entraver; mais enfin, s'il persiste, à quoi vous servira mon zèle?
Il a la permission de son supérieur et peut se livrer à une
inspiration funeste... Vous pouvez être gravement compromis dans une
affaire de ce genre; car enfin, quoique vous soyez, à ce qu'on assure,
un digne gentilhomme, bien que vous ayez abjuré les erreurs du
passé, bien que peut-être votre âme ait toujours haï l'iniquité,
vous avez trempé de fait dans bien des exactions que les lois
humaines réprouvent et châtient. Qui sait à quelles révélations
involontaires le frère Népomucène peut se voir entraîné, s'il
provoque l'instruction d'une procédure criminelle? Pourra-t-il la
provoquer contre lui-même sans la provoquer en même temps contre
vous?... Croyez-moi, je veux la paix... je suis un bon homme...

--Oui, un très bon homme, mon père, répondis-je avec ironie, je le
vois parfaitement. Mais ne vous inquiétez pas trop; car il y a un
raisonnement fort clair qui doit nous rassurer l'un et l'autre. Si une
véritable vocation religieuse pousse frère Jean le trappiste à une
réparation publique, il sera facile de lui faire entendre qu'il doit
s'arrêter devant la crainte d'entraîner un autre que lui dans
l'abîme; car l'esprit du Christ le lui défend. Mais, si ce que je
présume est certain, si M. Jean de Mauprat n'a pas la moindre envie de
se livrer entre les mains de la justice, ses menaces sont peu faites
pour m'épouvanter, et je saurai empêcher qu'elles ne fassent plus de
bruit qu'il ne convient.

--C'est donc là toute la réponse que j'aurai à lui porter? dit le
prieur en me lançant un regard où perçait le ressentiment.

--Oui, monsieur, répondis-je; à moins qu'il ne lui plaise de recevoir
cette réponse de ma propre bouche et de paraître ici. Je suis venu,
déterminé à vaincre le dégoût que sa présence m'inspire, et je
m'étonne qu'après avoir manifesté un si vif désir de m'entretenir,
il se tienne à l'écart quand j'arrive.

--Monsieur, reprit le prieur avec une ridicule majesté, mon devoir est
de faire régner en ce lieu saint la paix du Seigneur. Je m'opposerai
donc à toute entrevue qui pourrait amener des explications violentes...

--Vous êtes beaucoup trop facile à effrayer, monsieur le prieur,
répondis-je; il n'y a lieu ici à aucun emportement. Mais, comme ce
n'est pas moi qui ai provoqué ces explications et que je me suis rendu
ici par pure complaisance, je renonce de grand cœur à les pousser plus
loin et vous remercie d'avoir bien voulu servir d'intermédiaire.

Je le saluai profondément et me retirai.



XX


Je fis à l'abbé, qui m'attendait chez Patience, le récit de cette
conférence, et il fut entièrement de mon avis; il pensa, comme moi,
que le prieur, loin de travailler à détourner le trappiste de ses
prétendus desseins, l'engageait de tout son pouvoir à m'épouvanter
pour m'amener à de grands sacrifices d'argent. Il était tout simple,
à ses yeux, que ce vieillard, fidèle à l'esprit monacal, voulût
mettre dans les mains d'un Mauprat moine le fruit des labeurs et des
économies d'un Mauprat séculier.

--C'est là le caractère indélébile du clergé catholique, me dit-il.
Il ne saurait vivre sans faire la guerre aux familles et sans épier
tous les moyens de les spolier. Il semble que ces biens soient sa
propriété et que toutes les voies lui soient bonnes pour les
recouvrer. Il n'est pas aussi facile que vous le pensez de se défendre
contre ce doucereux brigandage. Les moines ont l'appétit persévérant
et l'esprit ingénieux. Soyez prudent et attendez-vous à tout. Vous ne
pourrez jamais décider un trappiste à se battre; retranché sous son
capuchon, il recevra, courbé et les mains en croix, les plus sanglants
outrages; et, sachant fort bien que vous ne l'assassinerez pas, il ne
vous craindra guère. Et puis vous ne savez pas ce qu'est la justice
dans la main des hommes et de quelle manière un procès criminel est
conduit et jugé quand une des parties ne recule devant aucun moyen de
séduction et d'épouvante. Le clergé est puissant; la robe est
déclamatoire; les mots probité et intégrité résonnent depuis des
siècles sur les murs endurcis des prétoires, sans empêcher les juges
prévaricateurs et les arrêts iniques. Méfiez-vous, méfiez-vous! Le
trappiste peut lancer la meute à bonnet carré sur ses traces et la
dépister en disparaissant à point et la laissant sur les vôtres. Vous
avez blessé bien des amours-propres en faisant échouer les nombreuses
prétentions des épouseurs d'héritage. Un des plus outrés et des plus
méchants est proche parent d'un magistrat tout-puissant dans la
province. De La Marche a quitté la robe pour l'épée; mais il a pu
laisser parmi ses anciens confrères des gens portés à vous desservir.
Je suis fâché que vous n'ayez pu le joindre en Amérique et vous
mettre bien avec lui. Ne haussez pas les épaules; vous en tuerez dix,
et les choses iront de mal en pis. On se vengera, non peut-être sur
votre vie, on sait que vous en faites bon marché, mais sur votre
honneur; et votre grand-oncle mourra de chagrin... Enfin...

--Vous avez l'habitude de voir tout en noir au premier coup d'œil,
quand par hasard vous ne voyez pas le soleil en plein minuit, mon bon
abbé, lui dis-je en l'interrompant. Laissez-moi vous dire tout ce qui
doit écarter ces sombres pressentiments. Je connais Jean Mauprat de
longue main; c'est un insigne imposteur, et, de plus, le dernier des
lâches. Il rentrera sous terre à mon aspect, et, dès le premier mot,
je lui ferai avouer qu'il n'est ni trappiste, ni moine, ni dévot. Tout
ceci est un tour de chevalier d'industrie, et je lui ai entendu jadis
faire des projets qui m'empêchent de m'étonner aujourd'hui de son
impudence; je le crains donc fort peu.

--Et vous avez tort, reprit l'abbé. Il faut toujours craindre un
lâche, parce qu'il nous frappe par derrière au moment où nous
l'attendons en face. Si Jean Mauprat n'était pas trappiste, si les
papiers qu'il m'a montrés avaient menti, le prieur des carmes est trop
subtil et trop prudent pour s'y être laissé prendre. Jamais cet
homme-là n'embrassera la cause d'un séculier, et jamais il ne prendra
un séculier pour un des siens. Au reste, il faut aller aux
informations, et je vais écrire sur-le-champ au supérieur de la
Trappe; mais je suis certain qu'elles confirmeront ce que je sais
déjà. Il est même possible que Jean de Mauprat soit sincèrement
dévot. Rien ne sied mieux à un pareil caractère que certaines nuances
de l'esprit catholique. L'inquisition est l'âme de l'Église, et
l'inquisition doit sourire à Jean de Mauprat. Je crois volontiers qu'il
se livrerait au glaive séculier rien que pour le plaisir de vous perdre
avec lui, et que l'ambition de fonder un monastère avec vos deniers est
une inspiration subite dont tout l'honneur appartient au prieur des
carmes...

--Cela n'est guère probable, mon cher abbé, lui dis-je. D'ailleurs, à
quoi nous mèneront ces commentaires? Agissons. Gardons à vue le
chevalier, pour que l'animal immonde ne vienne pas empoisonner la
sérénité de ses derniers jours. Écrivons à la Trappe, offrons une
pension au misérable, et voyons-le venir, tout en épiant avec soin ses
moindres démarches. Mon sergent Marcasse est un admirable limier.
Mettons-le sur la piste, et, s'il peut parvenir à nous rapporter en
langue vulgaire ce qu'il aura vu et entendu, nous saurons bientôt ce
qui se passe dans tout le pays.

En devisant ainsi, nous arrivâmes au château à la chute du jour. Je
ne sais quelle inquiétude tendre et puérile, comme il en vient aux
mères lorsqu'elles s'éloignent un instant de leur progéniture,
s'empara de moi en entrant dans cette demeure silencieuse. Cette
sécurité éternelle que rien n'avait jamais troublée dans l'enceinte
des vieux lambris sacrés, la caducité nonchalante des serviteurs, les
portes toujours ouvertes, à tel point que les mendiants entraient
parfois dans le salon sans rencontrer personne ou sans causer d'ombrage;
toute cette atmosphère de calme, de confiance et d'isolement
contrastait avec les pensées de lutte et les soucis dont le retour de
Jean et les menaces du carme avaient rempli mon esprit durant quelques
heures. Je doublai le pas, et, saisi d'un tremblement involontaire, je
traversai la salle de billard. Il me sembla, en cet instant, voir passer
sous les fenêtres du rez-de-chaussée une ombre noire qui se glissait
parmi les jasmins, et qui disparut dans le crépuscule. Je poussai
vivement la porte du salon et m'arrêtai. Tout était silencieux et
immobile. J'allais me retirer et chercher Edmée dans la chambre de son
père, lorsque je crus voir remuer quelque chose de blanc près de la
cheminée où le chevalier se tenait toujours.

--Edmée, êtes-vous ici? m'écriai-je.

Rien ne me répondit. Mon front se couvrit d'une sueur froide et mes
genoux tremblèrent. Honteux d'une faiblesse si étrange, je m'élançai
vers la cheminée en répétant avec angoisse le nom d'Edmée.

--Est-ce vous enfin, Bernard? me répondit-elle d'une voix tremblante.

Je la saisis dans mes bras; elle était agenouillée auprès du fauteuil
de son père et pressait contre ses lèvres les mains glacées du
vieillard.

--Grand Dieu! m'écriai-je en distinguant, à la faible clarté qui
régnait dans l'appartement, la face livide et roidie du chevalier,
notre père a-t-il cessé de vivre?...

--Peut-être, me dit-elle avec un organe étouffé; peut-être évanoui
seulement, s'il plaît à Dieu! De la lumière, au nom du ciel, sonnez!
Il n'y a qu'un instant qu'il est dans cet état.

Je sonnai à la hâte; l'abbé nous rejoignit, et nous eûmes le bonheur
de rappeler mon oncle à la vie.

Mais, lorsqu'il ouvrit les yeux, son esprit semblait lutter contre les
impressions d'un rêve pénible.

--Est-il parti, est-il parti, ce misérable fantôme? s'écria-t-il à
plusieurs reprises. Holà! Saint-Jean! mes pistolets!... Mes gens! qu'on
jette ce drôle par les fenêtres!

Je soupçonnai la vérité.

--Qu'est-il donc arrivé? dis-je à Edmée à voix basse; qui donc est
venu ici durant mon absence?

--Si je vous le dis, répondit Edmée, vous le croirez à peine, et vous
nous accuserez de folie, mon père et moi; mais je vous conterai cela
tout à l'heure; occupons-nous de mon père.

Elle parvint, par ses douces paroles et ses tendres soins, à rendre le
calme au vieillard. Nous le portâmes à son appartement, et il
s'endormit tranquille. Quand Edmée eut retiré légèrement sa main de
la sienne et abaissé le rideau ouaté sur sa tête, elle s'approcha de
l'abbé et de moi, et nous raconta qu'un quart d'heure avant notre
retour, un frère quêteur était entré dans le salon où elle brodait
selon sa coutume, près de son père assoupi. Peu surprise d'un incident
qui arrivait quelquefois, elle s'était levée pour prendre sa bourse
sur la cheminée, tout en adressant au moine des paroles de
bienveillance. Mais, au moment où elle se retournait par lui tendre son
aumône, le chevalier, éveillé en sursaut, s'était écrié en toisant
le moine d'un air à la fois courroucé et effrayé:

--Par le diable! monsieur, que venez-vous faire ici sous ce harnais-là?

Edmée avait alors regardé le visage du moine, et elle avait reconnu...

--Ce que vous n'imagineriez jamais, dit-elle, l'affreux Jean Mauprat! Je
ne l'avais vu qu'une heure dans ma vie, mais cette figure repoussante
n'était jamais sortie de ma mémoire, et jamais je n'ai eu le moindre
accès de fièvre sans qu'elle se présentât devant mes yeux. Je ne pus
retenir un cri.

«--N'ayez pas peur, nous dit-il avec un effroyable sourire, je viens
ici non en ennemi, mais en suppliant.»

Et il se mit à genoux si près de mon père, que, ne sachant ce qu'il
voulait faire, je me jetai entre eux et je poussai violemment le
fauteuil à roulettes qui recula jusqu'à la muraille. Alors le moine,
parlant d'une voix lugubre, qui rendait encore plus effrayante
l'approche de la nuit, se mit à nous déclamer je ne sais quelle
formule lamentable de confession, demandant grâce pour ses crimes et se
disant déjà couvert du voile noir des parricides lorsqu'ils montent à
l'échafaud.

«--Ce malheureux est devenu fou», dit mon père en tirant le cordon de
la sonnette.

Mais Saint-Jean est sourd et il ne vint pas. Il nous fallut donc
entendre, dans une angoisse inexprimable, les discours étranges de cet
homme qui se dit trappiste et qui prétend qu'il vient se livrer au
glaive séculier en expiation de ses forfaits. Il voulait, auparavant,
demander à mon père son pardon et sa dernière bénédiction. En
disant cela, il se traînait sur ses genoux et parlait avec véhémence.
Il y avait de l'insulte et de la menace dans le son de cette voix qui
proférait les paroles d'une extravagante humilité. Comme il se
rapprochait toujours de mon père et que l'idée des sales caresses
qu'il semblait vouloir lui adresser me remplissait de dégoût, je lui
ordonnai d'un ton assez impérieux de se lever et de parler
convenablement. Mon père, courroucé, lui commanda de se taire et de se
retirer; et, comme en cet instant il s'écriait: «Non! vous me
laisserez embrasser vos genoux!» je le repoussai pour l'empêcher de
toucher à mon père. Je frémis d'horreur en songeant que mon gant a
effleuré ce froc immonde. Il se retourna vers moi, et, quoiqu'il
affectât toujours le repentir et l'humilité, je vis la colère briller
dans ses yeux. Mon père fit un violent effort pour se lever, et il se
leva en effet comme par miracle; mais aussitôt il retomba évanoui sur
son siège; des pas se firent entendre dans le billard, et le moine
sortit par la porte vitrée avec la rapidité de l'éclair. C'est alors
que vous m'avez trouvée demi-morte et glacée d'épouvante aux pieds de
mon père anéanti.


[Figure 08]


--L'abominable lâche n'a pas perdu de temps, vous le voyez, l'abbé!
m'écriai-je; il voulait effrayer mon oncle et sa fille: il y a réussi;
mais il a compté sans moi, et je jure que, fallût-il le traiter à la
mode de la Roche-Mauprat... s'il ose jamais se présenter ici de
nouveau...

--Taisez-vous, Bernard, dit Edmée, vous me faites frémir; parlez
sagement, et dites-moi tout ce que cela signifie.

Quand je l'eus mise au fait de ce qui était arrivé à l'abbé et à
moi, elle nous blâma de ne pas l'avoir prévenue.

--Si j'avais su à quoi je devais m'attendre, nous dit-elle, je n'aurais
pas été effrayée, et j'eusse pris des précautions pour ne jamais
rester seule à la maison avec mon père et Saint-Jean, qui n'est guère
plus ingambe. Maintenant, je ne crains plus rien, et je me tiendrai sur
mes gardes. Mais le plus sûr, mon cher Bernard, est d'éviter tout
contact avec cet homme odieux et de lui faire l'aumône aussi largement
que possible pour nous en débarrasser. L'abbé a raison; il peut être
redoutable. Il sait que notre parenté avec lui nous empêchera toujours
de nous mettre à l'abri de ses persécutions en invoquant les lois; et,
s'il ne peut nous nuire aussi sérieusement qu'il s'en flatte, il peut
du moins nous susciter mille dégoûts que je répugne à braver.
Jetez-lui de l'or, et qu'il s'en aille; mais ne me quittez plus,
Bernard. Voyez, vous m'êtes nécessaire absolument; soyez consolé du
mal que vous prétendez m'avoir fait.

Je pressai sa main dans les miennes et jurai de ne jamais m'éloigner
d'elle, fut-ce par son ordre, tant que ce trappiste n'aurait pas
délivré le pays de sa présence.

L'abbé se chargea des négociations avec le couvent. Il se rendit à la
ville le lendemain et porta, de ma part, au trappiste l'assurance
expresse que je le ferais sauter par les fenêtres s'il s'avisait jamais
de reparaître au château de Sainte-Sévère. Je lui proposai en même
temps de subvenir à ses besoins, largement même, à condition qu'il se
retirerait sur-le-champ, soit à sa chartreuse, soit dans toute autre
retraite séculière ou religieuse, à son choix, et qu'il ne remettrait
jamais les pieds en Berry.

Le prieur reçut l'abbé avec tous les témoignages d'un profond dédain
et d'une sainte aversion pour son état d'hérésie; loin de le cajoler
comme moi, il lui dit qu'il voulait rester étranger à toute cette
affaire, qu'il s'en lavait les mains et qu'il se bornerait à
transmettre les décisions de part et d'autre, et à donner asile au
frère Népomucène, autant par charité chrétienne que pour édifier
ses religieux par l'exemple d'un homme vraiment saint. À l'en croire,
le frère Népomucène serait le second du nom placé au premier rang de
la milice céleste, en vertu des canons de l'Église.

Le jour suivant, l'abbé, rappelé au couvent par un message
particulier, eut une entrevue avec le trappiste. À sa grande surprise,
il trouva que l'ennemi avait changé de tactique. Il refusait avec
indignation toute espèce de secours, se retranchant derrière son vœu
de pauvreté et d'humilité, et blâmant avec emphase son cher hôte le
prieur d'avoir osé proposer, sans son aveu, l'échange des biens
éternels contre les biens périssables. Il refusait de s'expliquer sur
le reste et se renfermait dans des réponses ambiguës et boursouflées;
Dieu l'inspirerait, disait-il, et il comptait, à la prochaine fête de
la Vierge, à l'heure auguste et sublime de la sainte communion,
entendre la voix de Jésus parler à son cœur et lui dicter la conduite
qu'il aurait à tenir. L'abbé dut craindre de montrer de l'inquiétude
en insistant pour percer _ce saint mystère_, et il vint me rendre cette
réponse, qui était moins faite que toute autre pour me rassurer.

Cependant les jours et les semaines s'écoulèrent sans que le trappiste
donnât le moindre signe de volonté sur quoi que ce soit. Il ne reparut
ni au château ni dans les environs, et se tint tellement enfermé aux
carmes que peu de personnes virent son visage. Cependant on sut
bientôt, et le prieur mit grand soin à en répandre la nouvelle, que
Jean de Mauprat, converti à la plus ardente et à la plus exemplaire
piété, était de passage, comme pénitent de la Trappe, au couvent des
carmes. Chaque matin on fit circuler un nouveau trait de vertu, un
nouvel acte d'austérité de ce saint personnage. Les dévotes, avides
du merveilleux, voulurent le voir et lui portèrent mille petits
présents qu'il refusa avec obstination. Quelquefois il se cachait si
bien, qu'on le disait parti pour la Trappe; mais, au moment où nous
nous flattions d'en être débarrassés, nous apprenions qu'il venait de
s'infliger, dans la cendre et sous le cilice, des mortifications
épouvantables; ou bien il avait été, pieds nus, dans les endroits les
plus déserts et les plus incultes de la Varenne, accomplir des
pèlerinages. On alla jusqu'à dire qu'il faisait des miracles; si le
prieur n'était pas guéri de la goutte, c'est que, par esprit de
pénitence, il ne voulait pas guérir.

Cette incertitude dura près de deux mois.



XXI


Ces jours, qui s'écoulèrent dans l'intimité, furent pour moi
délicieux et terribles. Voir Edmée à toute heure, sans crainte
d'être indiscret, puisque elle-même m'appelait à ses côtés, lui
faire la lecture, causer avec elle de toute chose, partager les tendres
soins qu'elle rendait à son père, être de moitié dans sa vie,
absolument comme si nous eussions été frère et sœur, c'était un
grand bonheur sans doute, mais c'était un dangereux bonheur, et le
volcan se ralluma dans mon sein. Quelques paroles confuses, quelques
regards troublés me trahirent. Edmée ne fut point aveugle, mais elle
resta impénétrable; son œil noir et profond, attaché sur moi comme
sur son père avec la sollicitude d'une âme exclusive, se refroidissait
quelquefois tout à coup au moment où la violence de ma passion était
près d'éclater. Sa physionomie n'exprimait alors qu'une patiente
curiosité et la volonté inébranlable de lire jusqu'au fond de mon
âme sans me laisser voir seulement la surface de la sienne.

Mes souffrances, quoique vives, me furent chères dans les premiers
temps; je me plaisais à les offrir intérieurement à Edmée comme une
expiation de mes fautes passées. J'espérais qu'elle les devinerait et
qu'elle m'en saurait gré. Elle les vit et ne m'en parla pas. Mon mal
s'aigrit, mais il se passa encore des jours avant que je perdisse la
force de le cacher. Je dis des jours, parce que, pour quiconque a aimé
une femme et s'est trouvé seul avec elle, contenu par sa sévérité,
les jours ont dû se compter comme des siècles. Quelle vie pleine et
pourtant dévorante! Que de langueur et d'agitation, de tendresse et de
colère! Il me semblait que les heures résumaient des années; et
aujourd'hui, si je ne rectifiais par des dates l'erreur de ma mémoire,
je me persuaderais aisément que ces deux mois remplirent la moitié de
ma vie.

Je voudrais peut-être aussi me le persuader pour me réconcilier avec
la conduite ridicule et coupable que je tins, au mépris des bonnes
résolutions que je venais à peine de former. La rechute fut si prompte
et si complète, qu'elle me ferait rougir encore si je ne l'avais
cruellement expiée, comme vous le verrez bientôt.

Après une nuit d'angoisse, je lui écrivis une lettre insensée, qui
faillit avoir pour moi des résultats effroyables; elle était à peu
près conçue en ces termes:

«Vous ne m'aimez point, Edmée, vous ne m'aimerez jamais. Je le sais,
je ne demande rien, je n'espère rien; je veux rester près de vous,
consacrer ma vie à votre service et à votre défense. Je ferai, pour
vous être utile, tout ce qui sera possible à mes forces; mais je
souffrirai, et, quoi que je fasse pour le cacher, vous le verrez, et
vous attribuerez peut-être à des motifs étrangers une tristesse que
je ne pourrai pas renfermer avec un constant héroïsme. Vous m'avez
profondément affligé hier en m'engageant à sortir un peu _pour me
distraire._ Me distraire de vous, Edmée! quelle amère raillerie! Ne
soyez pas cruelle, ma pauvre sœur, car alors vous redevenez mon
impérieuse fiancée des mauvais jours... et, malgré moi, je redeviens
le brigand que vous détestiez... Ah! si vous saviez combien je suis
malheureux! Il y a en moi deux hommes qui se combattent à mort et sans
relâche; il faut bien espérer que le brigand succombera; mais il se
défend pied à pied et il rugit, parce qu'il se sent couvert de
blessures et frappé mortellement. Si vous saviez, si vous saviez,
Edmée, quelles luttes, quels combats, quelles larmes de sang mon cœur
distille, et quelles fureurs s'allument souvent dans la partie de mon
esprit que gouvernent les anges rebelles! Il y a des nuits que je
souffre tant, que, dans le délire de mes songes, il me semble que je
vous plonge un poignard dans le cœur et que, par une lugubre magie, je
vous force ainsi à m'aimer comme je vous aime. Quand je m'éveille,
baigné d'une sueur froide, égaré, hors de moi, je suis comme tenté
d'aller vous tuer, afin d'anéantir la cause de mes angoisses. Si je ne
le fais pas, c'est que je crains de vous aimer morte avec autant de
passion et de ténacité que si vous étiez vivante. Je crains d'être
contenu, gouverné, dominé par votre image, comme je le suis par votre
personne; et puis il n'y a pas de moyen de destruction dans la main de
l'homme, l'être qu'il aime et qu'il redoute existe en lui lorsqu'il a
cessé d'exister sur la terre. C'est l'âme d'un amant qui sert de
cercueil à sa maîtresse et qui conserve à jamais ses brûlantes
reliques pour s'en nourrir sans jamais les consumer... Mais, ô ciel!
dans quel désordre sont mes idées! Voyez, Edmée, à quel point mon
esprit est malade, et prenez pitié de moi. Patientez, permettez-moi
d'être triste, ne suspectez jamais mon dévouement; je suis souvent
fou, mais je vous chéris toujours. Un mot, un regard de vous me
rappellera toujours au sentiment du devoir, et ce devoir me sera doux
quand vous daignerez m'en faire souvenir... À l'heure où je vous
écris, Edmée, le ciel est chargé de nuées plus sombres et plus
lourdes que l'airain; le tonnerre gronde, et à la lueur des éclairs
semblent flotter les spectres douloureux du purgatoire. Mon âme est
sous le poids de l'orage, mon esprit troublé flotte comme ces clartés
incertaines qui jaillissent de l'horizon. Il me semble que mon être va
éclater comme la tempête. Ah! si je pouvais élever vers vous une voix
semblable à la sienne! si j'avais la puissance de produire au dehors
les angoisses et les fureurs qui me rongent! Souvent, quand la tourmente
passe sur les grands chênes, vous dites que vous aimez le spectacle de
sa colère et de leur résistance. C'est, dites-vous, la lutte des
grandes forces, et vous croyez saisir dans les bruits de l'air les
imprécations de l'aquilon et les cris douloureux des antiques rameaux.
Lequel souffre davantage, Edmée, ou de l'arbre qui résiste ou du vent
qui s'épuise à l'attaque? N'est-ce pas toujours le vent qui cède et
qui tombe? et alors le ciel, affligé de la défaite de son noble fils,
se répand sur la terre en ruisseaux de pleurs. Vous aimez ces folles
images, Edmée; et, chaque fois que vous contemplez la force vaincue par
la résistance, vous souriez cruellement, et votre regard mystérieux
semble insulter à ma misère. Eh bien, n'en doutez pas, vous m'avez
jeté à terre, et, quoique brisé, je souffre encore; sachez-le,
puisque vous voulez le savoir, puisque vous êtes impitoyable au point
de m'interroger et de feindre pour moi la compassion. Je souffre et je
n'essaye plus de soulever le pied que le vainqueur orgueilleux a posé
sur ma poitrine défaillante.»

Le reste de cette lettre, qui était fort longue, fort décousue et
absurde d'un bout à l'autre, était conçu dans le même sens. Ce
n'était pas la première fois que j'écrivais à Edmée, quoique vivant
sous le même toit et ne la quittant qu'aux heures du repos. Ma passion
m'absorbait à tel point, que j'étais invinciblement entraîné à
prendre sur mon sommeil pour lui écrire. Je ne croyais jamais lui avoir
assez parlé d'elle, assez renouvelé la promesse d'une soumission à
laquelle je manquais à chaque instant; mais la lettre dont il s'agit
était plus hardie et plus passionnée qu'aucune des autres. Peut-être
fut-elle écrite fatalement sous l'influence de la tempête qui
éclatait au ciel, tandis que, courbé sur ma table, le front en sueur,
la main sèche et brûlante, je traçais avec exaltation la peinture de
mes souffrances. Il me semble qu'il se fit en moi un grand calme, voisin
du désespoir, lorsque je me jetai sur mon lit après être descendu au
salon et avoir glissé ma lettre dans le panier à ouvrage d'Edmée. Le
jour se levait chargé à l'horizon des ailes sombres de l'orage qui
s'envolait vers d'autres régions. Les arbres, chargés de pluie,
s'agitaient encore sous la brise fraîchissante. Profondément triste,
mais aveuglément dévoué à la souffrance, je m'endormis soulagé,
comme si j'eusse fait le sacrifice de ma vie et de mes espérances.
Edmée ne parut pas avoir trouvé ma lettre, car elle n'y répondit pas.
Elle avait coutume de le faire verbalement, et c'était pour moi un
moyen de provoquer de sa part ces effusions d'amitié fraternelle dont
il fallait bien me contenter, et qui versaient du moins un baume sur ma
plaie. J'aurais dû me dire que, cette fois, ma lettre devait amener une
explication décisive, ou être passée sous silence. Je soupçonnai
l'abbé de l'avoir soustraite et jetée au feu, j'accusai Edmée de
mépris et de dureté; néanmoins je me tus.

Le lendemain, le temps était parfaitement rétabli. Mon oncle fit une
promenade en voiture, et, chemin faisant, nous dit qu'il ne voulait pas
mourir sans avoir fait une grande et dernière chasse au renard. Il
était passionné pour ce divertissement, et sa santé s'était
améliorée au point de rendre à son esprit des velléités de plaisir
et d'action. Une étroite berline très légère, attelée de fortes
mules, courait rapidement dans les traînes sablonneuses de nos bois, et
quelquefois déjà il avait suivi de petites chasses que nous montions
pour le distraire. Depuis la visite du trappiste, le chevalier avait
comme repris à la vie. Doué de force et d'obstination comme tous ceux
de sa race, il semblait qu'il pérît faute d'émotions, car le plus
léger appel à son énergie rendait momentanément la chaleur à son
sang engourdi. Comme il insista beaucoup sur ce projet de chasse, Edmée
s'engagea à organiser avec moi une battue générale et à y prendre
une part active. Une des grandes joies du bon vieillard était de la
voir à cheval, caracoler hardiment autour de sa voiture et lui tendre
toutes les branches fleuries qu'elle arrachait aux buissons en passant.
Il fut décidé que je monterais à cheval pour l'escorter et que
l'abbé accompagnerait le chevalier dans la berline. Le ban et
l'arrière-ban des gardes-chasse, forestiers, piqueurs, voire des
braconniers de la Varenne, furent convoqués à cette solennité de
famille. Un grand repas fut préparé à l'office pour le retour, avec
force pâtés d'oie et vin du terroir. Marcasse, dont j'avais fait mon
régisseur à la Roche-Mauprat, et qui avait de grandes connaissances
dans l'art de la chasse au renard, passa deux jours entiers à boucher
les terriers. Quelques jeunes fermiers des environs, intéressés à la
battue et capables de donner un bon conseil dans l'occasion, s'offrirent
gracieusement à être de la partie, et enfin Patience, malgré son
éloignement pour la destruction des animaux innocents, consentit à
suivre la chasse en amateur. Au jour dit, qui se leva chaud et serein
sur nos riants projets et sur mon implacable destinée, une cinquantaine
de personnes se trouva sur pied avec cors, chevaux et chiens. La
journée devait se terminer par une déconfiture de lapins dont le
nombre était excessif, et qu'il était facile de détruire en masse en
se rabattant sur la partie des bois qui n'aurait pas été traquée
pendant la chasse. Chacun de nous s'arma donc d'une carabine, et mon
oncle lui-même en prit une pour tirer de sa voiture; ce qu'il faisait
encore avec beaucoup d'adresse.

Durant les deux premières heures, Edmée, montée sur une jolie petite
jument limousine fort vive, et qu'elle s'amusait à exciter et à
retenir avec une coquetterie touchante pour son vieux père, s'écarta
peu de la calèche, d'où le chevalier souriant, animé, attendri, la
contemplait avec amour. De même que, emportés chaque soir par la
rotation de notre globe, nous saluons, en entrant dans la nuit, l'astre
radieux qui va régner sur un autre hémisphère, ainsi le vieillard se
consolait de mourir en voyant la jeunesse, la force et la beauté de sa
fille lui survivre dans une autre génération.

Quand la chasse fut bien _nouée_, Edmée, qui se ressentait
certainement de l'humeur guerroyante de la famille, et chez qui le calme
de l'âme n'enchaînait pas toujours la fougue du sang, céda aux signes
réitérés que lui faisait son père, dont le plus grand désir était
de la voir galoper, et elle suivit le lancer, qui était déjà un peu
en avant.

--Suis-la, suis-la! me cria le chevalier, qui ne l'avait pas plus tôt
vue courir, que sa douce vanité paternelle avait fait place à
l'inquiétude.

Je ne me le fis pas dire deux fois, et, enfonçant mes éperons dans le
ventre de mon cheval, je rejoignis Edmée dans un sentier de traverse
qu'elle avait pris pour retrouver les chasseurs. Je frémis en la voyant
se plier comme un jonc sous les branches, tandis que son cheval, excité
par elle, l'emportait au milieu du taillis avec la rapidité de
l'éclair.

--Edmée, pour l'amour de Dieu! lui criai-je, n'allez pas si vite. Vous
allez vous faire tuer.

--Laisse-moi courir, me dit-elle gaiement; mon père me l'a permis.
Laisse-moi tranquille, te dis-je; je te donne sur les doigts, si tu
arrêtes mon cheval.

--Laisse-moi du moins te suivre, lui dis-je en la serrant de près; ton
père me l'a ordonné, et je ne suis là que pour me tuer, s'il t'arrive
malheur.

Pourquoi étais-je obsédé par ces idées sinistres, moi qui avais vu
si souvent Edmée courir à cheval dans les bois? Je l'ignore. J'étais
dans un état bizarre; la chaleur de midi me montait au cerveau, et mes
nerfs étaient singulièrement excités. Je n'avais pas déjeuné, me
trouvant dans une mauvaise disposition en partant, et, pour me soutenir
à jeun, j'avais avalé plusieurs tasses de café mêlé de rhum. Je
sentais alors un effroi insurmontable; puis au bout de quelques instants
cet effroi fit place à un sentiment inexprimable d'amour et de joie.
L'excitation de la course devint si vive, que je m'imaginai n'avoir pas
d'autre but que de poursuivre Edmée. À la voir fuir devant moi, aussi
légère que sa cavale noire, dont les pieds volaient sans bruit sur la
mousse, on l'eut prise pour une fée apparaissant en ce lieu désert
pour troubler la raison des hommes et les entraîner sur ses traces au
fond de ses retraites perfides. J'oubliai la chasse et tout le reste. Je
ne vis qu'Edmée; un nuage passa devant mes yeux et je ne la vis plus,
mais je courais toujours; j'étais dans un état de démence muette,
lorsqu'elle s'arrêta brusquement.

--Que faisons-nous? me dit-elle. Je n'entends plus la chasse, et
j'aperçois la rivière. Nous avons trop donné sur la gauche.

--Au contraire, Edmée, lui répondis-je sans savoir un mot de ce que je
disais; encore un temps de galop, et nous y sommes.

--Comme vous êtes rouge! me dit-elle. Mais comment passerons-nous la
rivière?

--Puisqu'il y a un chemin, il y a un gué, lui répondis-je. Allons,
allons!

J'étais possédé de la rage de courir encore; j'avais une idée, celle
de m'enfoncer de plus en plus dans le bois avec elle; mais cette idée
était couverte d'un voile, et, lorsque j'essayais de le soulever, je
n'avais plus d'autre perception que celle des battements impétueux de
ma poitrine et de mes tempes.

Edmée lit un geste d'impatience.

--Ces bois sont maudits; je m'y égare toujours, dit-elle.

Et sans doute elle pensa au jour funeste où elle avait été emportée
loin de la chasse et conduite à la Roche-Mauprat; car j'y pensai aussi,
et les images qui s'offrirent à mon cerveau me causèrent une sorte de
vertige. Je suivis machinalement Edmée vers la rivière. Tout à coup
je la vis à l'autre bord. Je fus pris de fureur en voyant que son
cheval était plus agile et plus courageux que le mien; car celui-ci
fit, pour se risquer dans le gué, qui était assez mauvais, des
difficultés durant lesquelles Edmée prit encore sur moi de l'avance.
Je mis les flancs de mon cheval en sang; et, quand, après avoir failli
être renversé plusieurs fois, je me trouvai sur la rive, je me lançai
à la poursuite d'Edmée avec une colère aveugle. Je l'atteignis et je
pris la bride de sa jument en m'écriant:

--Arrêtez-vous, Edmée, je le veux! Vous n'irez pas plus loin.

En même temps, je secouai si rudement les rênes, que son cheval se
révolta. Elle perdit l'équilibre, et, pour ne pas tomber, elle sauta
légèrement entre nos deux chevaux, au risque d'être blessée. Je fus
à terre presque aussitôt qu'elle et repoussai vivement les chevaux.
Celui d'Edmée, qui était fort doux, s'arrêta et se mit à brouter. Le
mien s'emporta et disparut. Tout cela fut l'affaire d'un instant.

J'avais reçu Edmée dans mes bras; elle se dégagea et me dit avec
sécheresse:

--Vous êtes fort brutal, Bernard, et je déteste vos manières. À qui
en avez-vous?

Troublé, confus, je lui dis que je croyais que sa jument prenait le
mors aux dents, et que je craignais qu'il ne lui arrivât malheur en
s'abandonnant de la sorte à l'ardeur de la course.

--Et, pour me sauver, vous me faites tomber, au risque de me tuer,
répondit-elle. Cela est fort obligeant, en vérité.

--Laissez-moi vous remettre sur votre cheval, lui dis-je.

Et, sans attendre sa permission, je la pris dans mes bras et je
l'enlevai de terre.

--Vous savez fort bien que je ne monte pas à cheval ainsi,
s'écria-t-elle tout à fait irritée. Laissez-moi, je n'ai pas besoin
de vos services.

Mais il ne m'était plus permis d'obéir. Ma tête se perdait; mes bras
se crispaient autour de la taille d'Edmée, et c'était en vain que
j'essayais de les en détacher; mes lèvres effleurèrent son sein
malgré moi; elle pâlit de colère.

--Que je suis malheureux, disais-je avec des yeux pleins de larmes, que
je suis malheureux de t'offenser toujours et d'être haï de plus en
plus à mesure que je t'aime davantage!

Edmée était de nature impérieuse et violente. Son caractère,
habitué à la lutte, avait pris avec les années une énergie
inflexible. Ce n'était plus la jeune fille tremblante, fortement
inspirée, mais plus ingénieuse que téméraire à la défense, que
j'avais serrée dans mes bras à la Roche-Mauprat; c'était une femme
intrépide et fière, qui se fût laissé égorger plutôt que de
permettre une espérance audacieuse. D'ailleurs, c'était la femme qui
se sait aimée avec passion et qui connaît sa puissance. Elle me
repoussa donc avec dédain, et, comme je la suivais avec égarement,
elle leva sa cravache sur moi et me menaça de me tracer une marque
d'ignominie sur le visage, si j'osais toucher seulement à son étrier.

Je tombai à genoux en la suppliant de ne pas me quitter ainsi sans me
pardonner. Elle était déjà à cheval, et, regardant autour d'elle
pour retrouver son chemin, elle s'écria:

--Il ne me manquait plus que de revoir ces lieux détestés! Voyez,
monsieur, voyez où nous sommes!

Je regardai à mon tour et vis que nous étions à la lisière du bois,
sur le bord ombragé du petit étang de Gazeau. À deux pas de nous, à
travers le bois épaissi depuis le départ de Patience, j'aperçus la
porte de la tour qui s'ouvrait comme une bouche noire derrière le
feuillage verdoyant.

Je fus pris d'un nouveau vertige, il y eut en moi une lutte terrible des
deux instincts. Qui expliquera le mystère qui s'accomplit dans le
cerveau de l'homme, alors que l'âme est aux prises avec les sens et
qu'une partie de son être cherche à étouffer l'autre? Dans une
organisation comme la mienne, cette lutte devait être affreuse,
croyez-le bien, et n'imaginez pas que la volonté joue un rôle
secondaire chez les natures emportées; c'est une sotte habitude que de
dire à un homme épuisé dans de semblables combats: «Vous auriez dû
vous vaincre.»



XXII


Comment vous expliquerai-je ce qui se passa en moi à l'aspect inattendu
de la tour Gazeau? Je ne l'avais vue que deux fois dans ma vie; deux
fois elle avait été le témoin des scènes les plus douloureusement
émouvantes, et ces scènes n'étaient rien encore auprès de ce qui
m'était destiné à cette troisième rencontre; il est des lieux
maudits!

Il me semble voir encore, sur cette porte demi-brisée, le sang des deux
Mauprat qui l'avait arrosée. Leur criminelle et tragique destinée me
fit rougir des instincts de violence que je sentais en moi-même. J'eus
horreur de ce que j'éprouvais et je compris pourquoi Edmée ne m'aimait
pas. Mais, comme s'il y avait eu dans ce déplorable sang des éléments
de sympathique fatalité, je sentais la force effrénée de mes passions
grandir en raison de l'effort de ma volonté pour les vaincre. J'avais
terrassé toutes les autres intempérances; il n'en restait en moi
presque plus de traces. J'étais sobre, j'étais, sinon doux et patient,
du moins affectueux et sensible; je concevais au plus haut point les
lois de l'honneur et le respect de la dignité d'autrui; mais l'amour
était le plus redoutable de mes ennemis, car il se rattachait à tout
ce que j'avais acquis de moralité et de délicatesse; c'était le lien
entre l'homme ancien et l'homme nouveau, lien indissoluble et dont le
milieu m'était presque impossible à trouver.

Debout devant Edmée, qui s'apprêtait à me laisser seul et à pied,
furieux de la voir m'échapper pour la dernière fois, car, après
l'offense que je venais de lui faire, jamais, sans doute, elle ne
braverait le danger d'être seule avec moi, je la regardais d'une
manière effrayante. J'étais pâle, mes poings se contractaient; je
n'avais qu'à vouloir, et la plus faible de mes étreintes l'eût
arrachée de son cheval, terrassée, livrée à mes désirs. Un moment
d'abandon à mes instincts farouches, et je pouvais assouvir, éteindre,
par la possession d'un instant, le feu qui me dévorait depuis sept
années! Edmée n'a jamais su quel péril son honneur a couru dans cette
minute d'angoisses; j'en garde un éternel remords; mais Dieu seul en
sera juge, car je triomphai, et cette pensée du mal fut la dernière de
ma vie. À cette pensée, d'ailleurs, se borna tout mon crime; le reste
fut l'ouvrage de la fatalité.

Saisi d'effroi, je tournai brusquement le dos, et, tordant mes mains
avec désespoir, je m'enfuis par le sentier qui m'avait amené, sans
savoir où j'allais, mais comprenant qu'il fallait me soustraire à ces
tentations dangereuses. Le jour était brûlant, l'odeur des bois
enivrante; leur aspect me ramenait au sentiment de ma vie sauvage: il
fallait fuir ou succomber. Edmée m'ordonnait, d'un geste impérieux, de
m'éloigner de sa présence. L'idée de tout autre danger que celui
qu'elle courait avec moi ne pouvait, en cet instant, se présenter à ma
pensée ni à la sienne; je m'enfonçai dans le bois. Je n'avais pas
franchi l'espace de trente pas, qu'un coup de feu partit du lieu où je
laissais Edmée. Je m'arrêtai glacé d'épouvante sans savoir pourquoi;
car, au milieu d'une battue, un coup de fusil n'était pas chose
étrange; mais j'avais l'âme si lugubre, que rien ne pouvait me sembler
indifférent. J'allais retourner sur mes pas et rejoindre Edmée, au
risque de l'offenser encore, lorsqu'il me sembla entendre un
gémissement humain du côté de la tour Gazeau. Je m'élançai et puis
je tombai sur mes genoux, comme foudroyé par mon émotion. Il me fallut
quelques minutes pour triompher de ma faiblesse; mon cerveau était
plein d'images et de bruits lamentables, je ne distinguais plus
l'illusion de la réalité; en plein soleil je marchais à tâtons parmi
les arbres. Tout à coup je me trouvai face à face avec l'abbé; il
était inquiet, il cherchait Edmée. Le chevalier, ayant été se placer
avec sa voiture au passage du lancer et n'ayant pas vu sa fille parmi
les chasseurs, avait été saisi de crainte. L'abbé s'était jeté à
la hâte dans le bois, et bientôt, retrouvant la trace de nos chevaux,
il venait s'informer de ce que nous étions devenus. Il avait entendu le
coup de feu, mais sans en être effrayé. En me voyant pâle, les
cheveux en désordre, l'air égaré, sans cheval et sans fusil (j'avais
laissé tomber le mien à l'endroit où je m'étais à demi évanoui, et
je n'avais pas songé à le relever), il fut aussi épouvanté que moi
et sans savoir plus que moi-même à quel propos.

--Edmée! me dit-il, où est Edmée?

Je lui répondis des paroles sans suite. Il fut si consterné de me voir
ainsi, qu'il m'accusa d'un crime en lui-même, comme il me l'a plus tard
avoué.

--Malheureux enfant! me dit-il en me secouant fortement le bras pour me
rappeler à moi-même, de la prudence, du calme, je vous en supplie!...

Je ne le comprenais pas, mais je l'entraînais vers l'endroit fatal.
Ô spectacle ineffaçable! Edmée était étendue par terre, roide et
baignée dans son sang. Sa jument broutait l'herbe à quelques pas de
là. Patience était debout auprès d'elle les bras croisés sur sa
poitrine, la face livide, et le cœur tellement gonflé, qu'il lui fut
impossible de répondre à l'abbé, qui l'interrogeait avec des sanglots
et des cris. Pour moi, je ne pus comprendre ce qui se passait. Je crois
que mon cerveau, déjà troublé par les émotions précédentes, se
paralysa entièrement. Je m'assis par terre à côté d'Edmée, dont la
poitrine était frappée de deux balles. Je regardai ses yeux éteints,
dans un état de stupidité absolue.


[Figure 09]


--Éloignez ce misérable! dit Patience à l'abbé en me jetant un
regard de mépris; le pervers ne se corrige pas.

--Edmée! Edmée! s'écria l'abbé en se jetant sur l'herbe et en
s'efforçant d'étancher le sang avec son mouchoir.

--Morte! morte! dit Patience, et voilà le meurtrier! Elle l'a dit en
rendant à Dieu son âme sainte, et c'est Patience qui sera le vengeur!
C'est bien dur; mais ce sera!... Dieu l'a voulu, puisque je me suis
trouvé là pour entendre la vérité.

--C'est horrible! c'est horrible! criait l'abbé.

J'entendais le son de cette dernière syllabe, et je souriais d'un air
égaré en la répétant comme un écho.

Des chasseurs accoururent. Edmée fut emportée. Je crois que son père
m'apparut debout et marchant. Je ne saurais, au reste, affirmer que ce
ne fut pas une vision mensongère (car je n'avais conscience de rien, et
ces moments affreux n'ont laissé en moi que des souvenirs vagues,
semblables à ceux d'un rêve), si on ne m'eût assuré que le chevalier
sortit de sa calèche sans l'aide de personne, qu'il marcha et qu'il
agit avec autant de force et de présence d'esprit qu'un jeune homme. Le
lendemain, il tomba dans un état complet d'enfance et d'insensibilité
et ne se releva plus de son fauteuil.

Que se passa-t-il quant à moi? Je l'ignore. Quand je repris ma raison,
je m'aperçus que j'étais dans un autre endroit de la forêt auprès
d'une petite chute d'eau, dont j'écoutais machinalement le murmure avec
une sorte de bien-être. Blaireau dormait à mes pieds, et son maître,
debout contre un arbre, me regardait attentivement. Le soleil couchant
glissait des lames d'or rougeâtre parmi les tiges élancées des jeunes
frênes; les fleurs sauvages semblaient me sourire; les oiseaux
chantaient mélodieusement. C'était un des plus beaux jours de
l'année.

--Quelle magnifique soirée! dis-je à Marcasse. Ce lieu est aussi beau
qu'une forêt de l'Amérique. Eh bien, mon vieil ami, que fais-tu là?
Tu aurais dû m'éveiller plus tôt; j'ai fait des rêves affreux.

Marcasse vint s'agenouiller auprès de moi; deux ruisseaux de larmes
coulaient sur ses joues sèches et bilieuses. Il y avait sur son visage,
si impassible d'ordinaire, une expression ineffable de pitié, de
chagrin et d'affection.

--Pauvre maître! disait-il: égarement, maladie de tête, voilà tout.
Grand malheur! mais fidélité ne guérit pas. Éternellement avec vous,
quand il faudrait mourir avec vous.

Ses larmes et ses paroles me remplirent de tristesse; mais c'était le
résultat d'un instinct sympathique aidé encore de l'affaiblissement de
mes organes, car je ne me rappelais rien. Je me jetai dans ses bras en
pleurant comme lui, et il me tint serré contre sa poitrine avec une
effusion vraiment paternelle. Je pressentais bien que quelque affreux
malheur pesait sur moi; mais je craignais de savoir en quoi il
consistait, et pour rien au monde je n'eusse voulu l'interroger.

Il me prit par le bras et m'emmena à travers la forêt. Je me laissai
conduire comme un enfant, et puis je fus pris d'un nouvel accablement,
et il fut forcé de me laisser encore assis pendant une demi-heure.
Enfin il me releva et réussit à m'emmener à la Roche-Mauprat, où
nous arrivâmes fort tard. Je ne sais ce que j'éprouvai dans la nuit.
Marcasse m'a dit que j'avais été en proie à un délire affreux. Il
prit sur lui d'envoyer chercher au village le plus voisin un barbier qui
me saigna dès le matin, et quelques instants après je repris ma
raison.

Mais quel affreux service il me sembla qu'on m'avait rendu! _Morte!
morte! morte!_ c'était le seul mot que je pusse articuler. Je ne
faisais que gémir et m'agiter sur mon lit. Je voulais sortir et courir
à Sainte-Sévère. Mon pauvre sergent se jetait à mes pieds et se
mettait en travers de la porte de ma chambre pour m'en empêcher. Il me
disait alors, pour me retenir, des choses que je ne comprenais
nullement, et je cédais à l'ascendant de sa tendresse et à mon propre
épuisement sans pouvoir m'expliquer sa conduite. Dans une de ces
luttes, ma saignée se rouvrit, et je me remis au lit sans que Marcasse
s'en aperçut. Je tombai peu à peu dans un évanouissement profond, et
j'étais presque mort, lorsque, voyant mes lèvres bleues et mes joues
violacées, il s'avisa de soulever mon drap et me trouva nageant dans
une mare de sang.

C'était, au reste, ce qui pouvait m'arriver de plus heureux. Je
demeurai plusieurs jours plongé dans un anéantissement ou la veille
différait peu du sommeil, et grâce auquel, ne comprenant rien, je ne
souffrais pas.

Un matin, ayant réussi à me faire prendre quelques aliments et voyant
qu'avec la force, la tristesse et l'inquiétude me revenaient, il
m'annonça avec une joie naïve et tendre qu'Edmée n'était pas morte
et qu'on ne désespérait pas de la sauver. Ce fut pour moi un coup de
foudre, car j'en étais encore à croire que cette affreuse aventure
était l'ouvrage de mon délire. Je me mis à crier et à me tordre les
bras d'une manière effrayante. Marcasse, à genoux près de mon lit, me
suppliait de me calmer, et vingt fois il me répéta ces paroles, qui me
faisaient toujours l'effet des mots dépourvus de sens qu'on entend dans
les rêves:

--Vous ne l'avez pas fait exprès; je le sais bien, moi. Non, vous ne
l'avez pas fait exprès. C'est un malheur, un fusil qui part dans la
main, par hasard.

--Allons, que veux-tu dire? m'écriai-je impatienté; quel fusil? quel
hasard? pourquoi moi?

--Ne savez-vous donc pas comment elle a été frappée, maître?

Je passai mes mains sur ma tête comme pour y ramener l'énergie et la
vie, et, ne pouvant m'expliquer l'événement mystérieux qui en brisait
tous les ressorts, je me crus fou et je restai muet, consterné,
craignant de laisser échapper une parole qui pût faire constater la
perte de mes facultés.

Enfin peu à peu je ressaisis mes souvenirs; je demandai du vin pour me
fortifier, et à peine en eus-je bu quelques gouttes, que toutes les
scènes de la fatale journée se déroulèrent comme par magie devant
moi. Je me souvins même des paroles que j'avais entendu prononcer à
Patience aussitôt après l'événement. Elles étaient comme gravées
dans cette partie de la mémoire qui garde le son des mots, alors même
que sommeille celle qui sert à en pénétrer le sens. Un instant encore
je fus incertain; je me demandai si mon fusil était parti entre mes
mains au moment où je quittais Edmée. Je me rappelai clairement que je
l'avais déchargé une heure auparavant sur une huppe dont Edmée avait
envie de voir de près le plumage; et puis, lorsque le coup qui l'avait
frappée s'était fait entendre, mon fusil était dans mes mains, et je
ne l'avais jeté par terre que quelques instants après: ce ne pouvait
donc être cette arme qui fût partie en tombant. D'ailleurs, j'étais
beaucoup trop loin d'Edmée dans ce moment pour que, même en supposant
une fatalité incroyable, le coup l'atteignît. Enfin je n'avais pas eu
de la journée une seule balle sur moi, et il était impossible que mon
fusil se trouvât chargé à mon insu, puisque je ne l'avais pas ôté
de la bandoulière depuis que j'avais tué la huppe.

Bien sûr donc que je n'étais pas la cause de l'accident funeste, il me
restait à trouver une explication à cette catastrophe foudroyante.
Elle m'embarrassa moins que personne; je pensai qu'un tirailleur
maladroit avait pris, à travers les branches, le cheval d'Edmée pour
une bête fauve, et je ne songeai pas à accuser qui que ce fût
d'assassinat volontaire; seulement j'ai compris que j'étais accusé
moi-même. J'arrachai la vérité à Marcasse. Il m'apprit que le
chevalier et toutes les personnes qui faisaient partie de la chasse
avaient attribué ce malheur à un accident fortuit, à une arme qui
s'était, à mon grand désespoir, déchargée lorsque mon cheval
m'avait renversé; car on pensait que j'avais été jeté par terre.
Telle était à peu près l'opinion que chacun émettait. Dans les rares
paroles qu'Edmée pouvait prononcer, elle répondait affirmativement à
ces commentaires. Une seule personne m'accusait, c'était Patience; mais
il m'accusait en secret et sous le sceau du serment auprès de ses deux
amis, Marcasse et l'abbé Aubert.

--Je n'ai pas besoin, ajouta Marcasse, de vous dire que l'abbé garde un
silence absolu et se refuse à vous croire coupable. Quant à moi, je
puis vous jurer que jamais...

--Tais-toi, tais-toi! lui dis-je; ne me dis pas même cela, ce serait
supposer que quelqu'un sur la terre peut le croire. Mais Edmée a dit
quelque chose d'inouï à Patience au moment où elle a expiré; car
elle est morte, tu veux en vain m'abuser; elle est morte, je ne la
verrai plus!

--Elle n'est pas morte! s'écria Marcasse.

Et il me fit des serments qui me convainquirent, car je savais qu'il
eût fait de vains efforts pour mentir; tout son être se fût mis en
révolte contre ses charitables intentions. Quant aux paroles d'Edmée,
il se refusa franchement à me les rapporter, et je compris par là
qu'elles étaient accablantes. Alors je m'arrachai de mon lit, je
repoussai inexorablement Marcasse qui voulait me retenir. Je fis jeter
une couverture sur le cheval du métayer et je partis au grand galop.
J'avais l'air d'un spectre quand j'arrivai au château. Je me traînai
jusqu'au salon sans rencontrer personne que Saint-Jean, qui fit un cri
de terreur en m'apercevant et qui disparut sans répondre à mes
questions.

Le salon était vide. Le métier d'Edmée, enseveli sous la toile verte
que sa main ne devait peut-être plus soulever, me fit l'effet d'une
bière sous un linceul. Le grand fauteuil de mon oncle n'était plus
dans le coin de la cheminée; mon portrait, que j'avais fait faire à
Philadelphie et que j'avais envoyé pendant la guerre d'Amérique, avait
été enlevé de la muraille. C'étaient des indices de mort et de
malédiction.

Je sortis à la hâte de cette pièce et je montai l'escalier avec la
hardiesse que donne l'innocence, mais avec le désespoir dans l'âme.
J'allai droit à la chambre d'Edmée, et je tournai la clef aussitôt
après avoir frappé. Mlle Leblanc vint à ma rencontre, fit de grands
cris et s'enfuit en cachant son visage dans ses mains, comme si elle
eût vu paraître une bête féroce. Qui donc avait pu répandre
d'affreux soupçons sur moi? L'abbé avait-il été assez peu loyal pour
le faire? Je sus plus tard qu'Edmée, quoique ferme et généreuse dans
ses instants lucides, m'avait accusé tout haut dans le délire.

Je m'approchai de son lit, et, en proie moi-même au délire, sans
songer que mon aspect inattendu pouvait lui porter le coup de la mort,
j'écartai les rideaux d'une main avide et je regardai Edmée. Jamais je
n'ai vu une beauté plus surprenante. Ses grands yeux noirs avaient
grandi encore de moitié et brillaient d'un éclat extraordinaire,
quoique sans expression, comme des diamants. Ses joues tendues et
décolorées, ses lèvres aussi blanches que ses joues, lui donnaient
l'aspect d'une belle tête de marbre. Elle me regarda fixement, avec
aussi peu d'émotion que si elle eût regardé un tableau ou un meuble,
et, retournant un peu son visage vers la muraille, elle dit avec un
sourire mystérieux:

--C'est la fleur qu'on appelle _Edmea sylvestris._

Je tombai à genoux, je pris sa main, je la couvris de baisers,
j'éclatai en sanglots; elle ne s'aperçut de rien. Sa main immobile et
glacée resta dans la mienne comme un morceau d'albâtre.



XXIII


L'abbé entra et me salua d'un air sombre et froid, puis il me fit
signe, et, m'éloignant du lit:

--Vous êtes un insensé! me dit-il. Retournez chez vous, ayez la
prudence de ne pas venir ici; c'est tout ce qui vous reste à faire.

--Et depuis quand, m'écriai-je transporté de fureur, avez-vous le
droit de me chasser du sein de ma famille?

--Hélas! vous n'avez plus de famille, répondit-il avec un accent de
douleur qui me désarma. D'un père et d'une fille, il ne reste plus que
deux fantômes chez qui la vie morale est éteinte et que la vie
physique va bientôt abandonner. Respectez les derniers instants de ceux
qui vous ont aimé.

--Et comment puis-je témoigner mon respect et ma douleur en les
abandonnant? répondis-je atterré.

--À cet égard, dit l'abbé, je ne veux et ne dois rien vous dire, car
vous savez que votre présence est ici une témérité et une
profanation. Partez. Quand _ils ne seront plus_ (ce qui ne peut tarder),
si vous avez des droits sur cette maison, vous y reviendrez, et vous ne
m'y trouverez certainement pas pour vous les contester ou pour vous les
confirmer. En attendant, comme je ne connais pas ces droits, je crois
pouvoir prendre sur moi de faire respecter jusqu'au bout ces deux
saintes agonies.

--Malheureux! m'écriai-je, je ne sais à quoi tient que je ne te mette
en pièces! Quel abominable caprice te pousse à me retourner vingt fois
le poignard dans le sein? Crains-tu que je ne survive à mon malheur? Ne
sais-tu pas que trois cercueils sortiront ensemble de cette maison?
Crois-tu que je vienne chercher ici autre chose qu'un dernier regard et
une dernière bénédiction?

--Dites un dernier _pardon_, répondit l'abbé d'une voix sinistre et
avec un geste d'inexorable condamnation.

--Je dis que vous êtes fou! m'écriai-je, et que, si vous n'étiez pas
un prêtre, je vous briserais dans ma main pour la manière dont vous me
parlez.

--Je vous crains peu, monsieur, me répondit-il. M'ôter la vie serait
me rendre un grand service; mais je suis fâché que vous confirmiez par
vos menaces et votre emportement les accusations qui portent sur votre
tête. Si je vous voyais touché de repentir, je pleurerais avec vous;
mais votre assurance me fait horreur. Jusqu'ici, je n'avais vu en vous
qu'un fou furieux; aujourd'hui, je crois voir un scélérat.
Retirez-vous.

Je tombai sur un fauteuil, suffoqué de rage et de douleur. Un instant,
j'espérai que j'allais mourir. Edmée expirante à côté de moi, et en
face de moi un juge saisi d'une telle conviction, que, de doux et timide
qu'il était par nature, il se faisait rude et implacable! La perte de
celle que j'aimais me précipitait vers le désir de la mort; mais
l'accusation horrible qui pesait sur moi réveillait mon énergie.

Je ne pouvais croire qu'une telle accusation tint un seul instant contre
l'accent de la vérité. Je m'imaginais qu'il suffirait d'un regard et
d'un mot de moi pour la faire tomber; mais je me sentais si consterné,
si profondément blessé, que ce moyen de défense m'était refusé; et
plus l'opprobre du soupçon s'appesantit sur moi, plus je compris qu'il
est presque impossible de se défendre avec succès quand on n'a pour
soi que la fierté de l'innocence méconnue.

Je restais accablé sans pouvoir proférer une parole. Il me semblait
qu'une voûte de plomb me pesait sur le crâne. La porte se rouvrit, et
Mlle Leblanc, s'approchant de moi d'un air haineux et guindé, me dit
qu'une personne qui était sur l'escalier demandait à me parler. Je
sortis machinalement et je trouvai Patience qui m'attendait, les bras
croisés, dans son attitude la plus austère et avec une expression de
visage qui m'eût commandé le respect et la crainte si j'eusse été
coupable.

--Monsieur de Mauprat, dit-il, il est nécessaire que j'aie avec vous un
entretien particulier; voulez-vous bien me suivre jusque chez moi?

--Oui, je le veux, répondis-je. Je supporterai toutes les humiliations,
pourvu que je sache ce qu'on veut de moi et pourquoi l'on se plaît à
outrager le plus infortuné des hommes. Marche, Patience, et va vite, je
suis pressé de revenir ici.

Patience marcha devant moi d'un air impassible, et, quand nous fûmes
arrivés à sa maisonnette, nous vîmes mon pauvre sergent qui venait
d'arriver aussi à la hâte. Ne trouvant pas de cheval pour me suivre et
ne voulant pas me quitter, il était venu à pied et si vite, qu'il
était baigné de sueur. Il se releva néanmoins avec vivacité du banc
sur lequel il s'était jeté sous le berceau de vigne, pour venir à
notre rencontre.

--Patience! s'écria-t-il d'un ton dramatique qui m'eût fait sourire
s'il m'eût été possible d'avoir une lueur de gaieté dans de tels
instants. Vieux fou!... Calomniateur à votre âge?... Fi! monsieur...
Perdu par la fortune... vous l'êtes... oui.

Patience, toujours impassible, leva les épaules et dit à son ami:

--Marcasse, vous ne savez ce que vous dites. Allez vous reposer au bout
du verger. Vous n'avez rien à faire ici, et je ne puis parler qu'à
votre maître. Allez, je le veux, ajouta-t-il en le poussant de la main
avec une autorité à laquelle le sergent, quoique fier et chatouilleux,
céda par instinct et par habitude.

Quand nous fumes seuls, Patience entra en matière et procéda à un
interrogatoire que je résolus de subir afin d'obtenir plus vite
moi-même l'éclaircissement de ce qui se passait autour de moi.

--Voulez-vous bien, monsieur, me dit-il, m'apprendre ce que vous comptez
faire maintenant?

--Je compte rester dans ma famille, répondis-je, tant que j'aurai une
famille, et, quand je n'aurai plus de famille, ce que je ferai
n'intéresse personne.

--Mais, monsieur, reprit Patience, si on vous disait que vous ne pouvez
pas rester dans votre famille sans porter le coup de la mort à l'un ou
à l'autre de ses membres, vous obstineriez-vous à y rester?

--Si j'étais convaincu qu'il en fût ainsi, répondis-je, je ne me
montrerais pas devant eux; j'attendrais, au seuil de leur porte, ou le
dernier jour de leur vie ou celui de leur rétablissement pour leur
redemander une tendresse que je n'ai pas cessé de mériter...

--Ah! nous en sommes là! dit Patience avec un sourire de mépris. Je ne
l'aurais pas cru. Au reste, j'en suis bien aise, c'est plus clair.

--Que voulez-vous dire? m'écriai-je. Parlez, misérable!
expliquez-vous.

--Il n'y a ici que vous de misérable, répondit-il froidement et
s'asseyant sur son unique escabeau, tandis que je restais debout devant
lui.

Je voulais à tout prix qu'il s'expliquât. Je me contins, j'eus même
l'humilité de dire que j'écouterais un bon conseil s'il consentait à
me répéter les paroles qu'Edmée avait prononcées aussitôt après
l'événement, et celles qu'elle disait encore aux heures de la fièvre.

--Non, certes, répondit Patience avec dureté; vous n'êtes pas digne
d'entendre un mot de cette bouche, et ce ne sera pas moi qui vous les
redirai. Qu'avez-vous besoin de les savoir? Espérez-vous cacher
désormais quelque chose aux hommes? Dieu vous a vu, il n'y a pas de
secret pour lui. Partez, restez à la Roche-Mauprat, tenez-vous
tranquille, et, quand votre oncle sera mort, que vos affaires seront
réglées, quittez le pays. Si vous m'en croyez même, quittez-le dès
à présent. Je ne veux pas vous faire poursuivre, à moins que vous ne
m'y forciez par votre conduite. Mais d'autres que moi ont, sinon la
certitude, du moins le soupçon de la vérité. Avant qu'il soit deux
jours, un mot dit au hasard dans le public, l'indiscrétion d'un
domestique, peuvent éveiller l'attention de la justice, et de là à
l'échafaud, quand on est coupable, il n'y a qu'un pas. Je ne vous
haïssais point, j'ai même eu de l'amitié pour vous; croyez donc ce
bon conseil que vous vous dites disposé à recevoir. Partez, ou
tenez-vous caché et prêt à fuir. Je ne voudrais pas votre perte,
Edmée ne la voudrait pas non plus... ainsi... Entendez-vous?

--Vous êtes insensé de croire que j'écouterai un semblable conseil.
Moi, me cacher! moi, fuir comme un coupable! vous n'y songez pas! Allez,
allez, je vous brave tous. Je ne sais quelle fureur et quelle haine vous
rongent, vous liguent contre moi; je ne sais pourquoi vous voulez
m'empêcher de voir mon oncle et ma cousine; mais je méprise vos
folies. Ma place est ici, je ne m'en éloignerai que sur l'ordre formel
de ma cousine ou de mon oncle, et encore faudra-t-il que j'entende cet
ordre sortir de leur bouche; car je ne me laisserai transmettre d'avis
par aucun étranger. Ainsi donc, merci de votre sagesse, monsieur
Patience, la mienne ici suffira. Je vous salue.

Je m'apprêtais à sortir de la chaumière, lorsqu'il s'élança
au-devant de moi, et un instant je le vis disposé à employer la force
pour me retenir. Malgré son âge avancé, malgré ma grande taille et
ma force athlétique, il était encore capable de soutenir une lutte de
ce genre peut-être avec avantage. Petit, voûté, large des épaules,
c'était un hercule.

Il s'arrêta pourtant au moment où il levait le bras sur moi, et, saisi
d'un de ces accès de vive sensibilité auxquels il était sujet dans
les moments de sa plus grande rudesse, il me regarda d'un air attendri
et me parla avec douceur.

--Malheureux! me dit-il, toi que j'ai aimé comme mon enfant, car je te
regardais comme le frère d'Edmée, ne cours pas à ta perte. Je t'en
supplie au nom de celle que tu as assassinée et que tu aimes encore, je
le sais, mais que tu ne peux plus revoir. Crois-moi, ta famille était,
hier encore, un vaisseau superbe dont tu tenais le gouvernail;
aujourd'hui c'est un vaisseau échoué qui n'a plus ni voile ni pilote;
il faut que les mousses fassent la manœuvre, comme dit l'ami Marcasse.
Eh bien, mon pauvre naufragé, ne vous obstinez pas à vous noyer; je
vous tends la corde, prenez-la; un jour de plus, et il sera trop tard.
Songez que, si la justice s'empare de vous, celui qui essaye aujourd'hui
de vous sauver sera obligé demain de vous accuser et de vous condamner.
Ne me forcez pas à faire une chose dont la seule pensée m'arrache des
larmes. Bernard, vous avez été aimé, mon enfant, vivez encore
aujourd'hui sur le passé.

Je fondis en larmes, et le sergent, qui rentra en cet instant, se mit à
pleurer aussi et à me supplier de retourner à la Roche-Mauprat. Mais
bientôt je me relevai, et les repoussant:

--Je sais que vous êtes des hommes excellents, leur dis-je; vous êtes
généreux et vous m'aimez bien, puisque, me croyant souillé d'un crime
effroyable, vous songez encore à me sauver la vie. Mais rassurez-vous,
mes amis, je suis pur de ce crime, et je désire, au contraire, qu'on
cherche des éclaircissements qui m'absoudront, soyez-en sûrs. Je dois
à ma famille de vivre jusqu'à ce que mon honneur soit réhabilité.
Ensuite, si je suis condamné à voir périr ma cousine, comme je n'ai
qu'elle à aimer sur la terre, je me ferai sauter la cervelle. Pourquoi
donc serais-je accablé? Je ne tiens pas à la vie. Que Dieu rende
douces et sereines les dernières heures de celle à qui je ne survivrai
certainement pas! c'est tout ce que je lui demande.

Patience secoua la tête d'un air sombre et mécontent. Il était si
convaincu de mon crime, que toutes mes dénégations m'aliénaient sa
pitié. Marcasse m'aimait quand même; mais je n'avais pour garant de
mon innocence que moi seul au monde.

--Si vous retournez au château, vous allez jurer ici de ne pas rentrer
dans la chambre de votre cousine ou de votre oncle sans l'autorisation
de l'abbé! s'écria Patience.

--Je jure que je suis innocent, répondis-je, et que je ne me laisserai
convaincre de crime par personne. Arrière tous deux! laissez-moi.
Patience, si vous croyez qu'il soit de votre devoir de me dénoncer,
allez, faites-le; tout ce que je désire, c'est qu'on ne me condamne pas
sans m'entendre; j'aime mieux le tribunal des lois que celui de
l'opinion.

Je m'élançai hors de la chaumière et je retournai au château.
Cependant, ne voulant pas faire d'esclandre devant les valets et sachant
bien qu'on ne pourrait me cacher le véritable état d'Edmée, j'allai
m'enfermer dans la chambre que j'habitais ordinairement.

Mais, au moment où j'en sortais, vers le soir, pour savoir des
nouvelles des deux malades, Mlle Leblanc me dit de nouveau qu'on me
demandait dehors. Je remarquai sur son visage une double expression de
satisfaction et de peur. Je compris qu'on venait m'arrêter, et je
pressentis (ce qui était vrai) que Mlle Leblanc m'avait dénoncé. Je
me mis à la fenêtre, et je vis dans la cour des cavaliers de la
maréchaussée.

--C'est bien, dis-je, il faut que mon destin s'accomplisse.

Mais, avant de quitter, pour toujours peut-être, cette maison où je
laissais mon âme, je voulus revoir Edmée pour la dernière fois. Je
marchai droit à sa chambre. Mlle Leblanc voulut se jeter en travers de
la porte; je la poussai si rudement, qu'elle tomba, et se fit, je crois,
un peu de mal. Elle remplit la maison de ses cris et fit grand bruit
plus tard, dans les débats, de ce qu'il lui plaisait d'appeler une
tentative d'assassinat sur sa personne. J'entrai donc chez Edmée; j'y
trouvai l'abbé et le médecin. J'écoutai en silence ce que disait
celui-ci. J'appris que les blessures n'étaient pas mortelles par
elles-mêmes, qu'elles ne seraient même pas très graves, si une
violente irritation du cerveau ne compliquait le mal et ne faisait
craindre le tétanos. Ce mot affreux tomba sur moi comme un arrêt de
mort. À la suite de blessures reçues à la guerre, j'avais vu en
Amérique beaucoup de personnes mourir de cette terrible maladie. Je
m'approchai du lit. L'abbé était si consterné, qu'il ne songea point
à m'en empêcher. Je pris la main d'Edmée, toujours insensible et
froide. Je la baisai une dernière fois, et, sans dire un seul mot aux
autres personnes, j'allai me livrer à la maréchaussée.



XXIV


Je fus immédiatement enfermé dans la prison de la prévôté, à la
Châtre; le lieutenant criminel au bailliage d'Issoudun prit en main
l'assassinat de Mlle de Mauprat et obtint permission de faire publier un
monitoire le lendemain. Il se rendit au village de Sainte-Sévère et
dans les fermes des environs du bois de la Curat, où l'événement
s'était passé, et reçut les dépositions de plus de trente témoins.
Je fus décrété de prise de corps huit jours après mon arrestation.
Si j'avais eu l'esprit assez libre, ou si quelqu'un se fût intéressé
à moi, cette infraction à la loi et beaucoup d'autres, qui eurent lieu
durant le procès, auraient pu être hardiment invoquées en ma faveur
et eussent prouvé qu'une haine cachée présidait aux poursuites. Dans
tout le cours de l'affaire, une main invisible dirigea tout avec une
célérité et une âpreté implacables.

La première instruction n'avait produit qu'une seule charge contre moi,
celle de Mlle Leblanc. Tandis que tous les chasseurs déclaraient ne
rien savoir et n'avoir aucune raison de regarder cet accident comme un
meurtre volontaire, Mlle Leblanc, qui me haïssait de longue main pour
quelques plaisanteries que je m'étais permises sur son compte, et qui,
d'ailleurs, avait été gagnée, comme on l'a su depuis, déclara
qu'Edmée, au sortir de son premier évanouissement, étant sans fièvre
et raisonnant fort bien, lui avait confié, en lui recommandant le
secret, qu'elle avait été insultée, menacée, jetée à bas de son
cheval et enfin assassinée par moi. Cette méchante fille, s'emparant
des révélations qu'Edmée avait faites dans la fièvre, composa assez
habilement un récit complet et l'embellit de toutes les richesses de sa
haine. Dénaturant les paroles vagues et les impressions délirantes de
sa maîtresse, elle affirma par serment qu'Edmée m'avait vu diriger le
canon de ma carabine sur elle en disant: «Je te l'ai promis, tu ne
mourras que de ma main.»

Saint-Jean, interrogé le même jour, déclara ne rien savoir que ce que
Mlle Leblanc lui avait raconté dans la soirée, et son récit fut
exactement conforme à la déposition précédente. Saint-Jean était un
honnête homme, mais froid et borné. Par amour de la ponctualité, il
n'omit aucun des renseignements oiseux qui pouvaient être mal
interprétés contre moi. Il assura que j'avais toujours été bizarre,
brouillon, fantasque; que j'étais sujet à des maux de tête durant
lesquels je ne me connaissais plus; qu'en proie plusieurs fois déjà à
des crises nerveuses, j'avais parlé de sang et de meurtre à une
personne que je croyais toujours voir; enfin que j'étais d'un
caractère tellement emporté, que j'étais _capable de jeter n'importe
quoi à la tête d'une personne, quoique pourtant je ne me fusse jamais
porté, à sa connaissance, à aucun excès de ce genre._ Telles sont
souvent les dépositions qui décident de la vie et de la mort en
matière criminelle.

Patience fut introuvable le jour de cette enquête. L'abbé déclara
qu'il avait des idées si incertaines sur l'événement, qu'il subirait
toutes les peines infligées aux témoins récalcitrants plutôt que de
s'expliquer avant un plus ample informé. Il engagea le lieutenant
criminel à lui donner du temps, promettant sur l'honneur de ne pas se
dérober à l'action de la justice, et représentant qu'il pouvait
acquérir au bout de quelques jours, par l'examen des choses, une
conviction quelconque; et en ce cas il s'engageait à s'expliquer
nettement, soit pour, soit contre moi. Ce délai fut accordé.

Marcasse dit que, si j'étais l'auteur des blessures de Mlle de Mauprat,
ce dont il commençait à douter beaucoup, j'en étais du moins l'auteur
involontaire. Il engageait son honneur et sa vie sur cette assertion.

Tel fut le résultat de la première information. Elle fut continuée à
différentes reprises les jours suivants, et plusieurs faux témoins
affirmèrent qu'ils m'avaient vu assassiner Mlle de Mauprat, après
avoir vainement essayé de la faire céder à mes désirs.

Un des plus funestes moyens de l'ancienne procédure était le
monitoire; on appelait ainsi un avertissement par voie de prédication,
lancé par l'évêque et proclamé par tous les curés, aux habitants de
leur paroisse, enjoignant de rechercher et de révéler tous les faits
qui viendraient à leur connaissance sur le crime dont on informait. Ce
moyen était un reflet adouci du principe inquisitorial qui régnait
plus ouvertement dans d'autres contrées. La plupart du temps, le
monitoire, institué d'ailleurs pour perpétuer au nom de la religion
l'esprit de délation, était un chef-d'œuvre d'atrocité ridicule; on
y supposait souvent le crime et toutes les circonstances imaginaires que
la passion des plaignants avait besoin de prouver; c'était la
publication d'un thème tout fait sur lequel, pour gagner quelque
argent, le premier coquin venu pouvait faire une déposition mensongère
dans l'intérêt du plus offrant... Le monitoire avait pour effet
inévitable, quand la rédaction en était partiale, de soulever contre
l'accusé la haine publique. Les dévots surtout, recevant du clergé
leur opinion toute faite, poursuivaient la victime avec acharnement, et
c'est ce qui eut lieu pour moi, d'autant plus que le clergé de la
province joua en ceci un autre rôle occulte qui faillit décider de mon
sort.

L'affaire, portée en cour criminelle au présidial de Bourges, fut
instruite en très peu de jours.

Vous pouvez imaginer le sombre désespoir auquel je fus en proie. Edmée
était dans un état de plus en plus déplorable, sa raison était
complètement égarée. J'étais sans inquiétude sur l'issue du
procès; je ne pensais pas qu'il fût possible de me convaincre d'un
crime que je n'avais pas commis; mais que m'importaient l'honneur et la
vie si Edmée ne devait pas retrouver la faculté de me réhabiliter
vis-à-vis d'elle-même? Je la considérais comme morte, morte en me
maudissant! Aussi j'étais irrévocablement décidé à me tuer
aussitôt après mon arrêt, quel qu'il fût. Je m'imposais comme un
devoir de subir la vie jusque-là et de faire ce qui serait nécessaire
pour le triomphe de la vérité; mais j'étais accablé d'une telle
stupeur, que je ne m'informais pas même de ce qu'il y avait à faire.
Sans l'esprit et le zèle de mon avocat, sans le dévouement admirable
de Marcasse, mon incurie m'eût abandonné au sort le plus funeste.

Marcasse passait toutes ses journées à courir et à s'employer pour
moi. Le soir, il venait se jeter sur une botte de paille au pied de mon
lit de sangle; et, après m'avoir donné des nouvelles d'Edmée et de
mon oncle, qu'il allait voir tous les jours, il me racontait le
résultat de ses démarches. Je lui serrais la main avec tendresse;
mais, la plupart du temps, absorbé par ce qu'il venait de me dire sur
Edmée, je ne l'entendais point sur le reste.

Cette prison de la Châtre, ancienne forteresse des Elevains de Lombaud,
seigneurs de la province, ne consistait plus alors qu'en une formidable
tour carrée, noircie par les siècles et plantée sur le roc au revers
d'un ravin où l'Indre forme un vallon étroit, sinueux et riche de la
plus belle végétation. La saison était magnifique. Ma chambre,
placée au plus haut de la tour, recevait les rayons du soleil levant,
qui projetait, d'un horizon à l'autre, les ombres grêles et
gigantesques d'un triple rideau de peupliers. Jamais paysage plus riant,
plus frais et plus pastoral ne s'offrit aux regards d'un prisonnier;
mais de quoi pouvais-je jouir? Il y avait des paroles de mort et
d'outrage dans toutes les brises qui passaient dans les violiers de la
muraille crevassée. Chaque son rustique, chaque refrain de cornemuse
qui montait vers moi, semblaient renfermer une insulte ou signaler un
profond mépris pour ma douleur. Il n'y avait pas jusqu'au bêlement des
troupeaux qui ne me parût l'expression de l'oubli et de
l'indifférence.

Marcasse avait depuis quelque temps une idée fixe: il pensait qu'Edmée
avait été assassinée par Jean de Mauprat. Cela pouvait être; mais,
comme je n'avais à cet égard aucune probabilité à faire valoir, je
lui imposai silence dès qu'il m'en parla. Il ne me convenait pas de
chercher à me disculper aux dépens d'autrui. Quoique Jean de Mauprat
fût capable de tout, il était possible que la pensée ne lui fût
jamais venue de commettre ce crime, et, n'ayant pas entendu parler de
lui depuis plus de six semaines, il me semblait qu'il y aurait eu de la
lâcheté à l'inculper. Je persistais à croire qu'un des chasseurs de
la battue avait tiré sur Edmée par mégarde et qu'un sentiment de
crainte et de honte l'empêchait d'avouer son malheur. Marcasse eut le
courage d'aller voir tous ceux qui avaient pris part à cette chasse, et
de les supplier, avec toute l'éloquence dont le ciel l'avait doué, de
ne pas craindre le châtiment d'un meurtre involontaire et de ne pas
laisser charger un innocent à leur place. Toutes ces démarches furent
sans résultat, et les réponses d'aucun des chasseurs ne purent laisser
à mon pauvre ami l'espérance de trouver là une révélation du
mystère qui nous enveloppait.

Je fus transféré à Bourges, dans l'ancien château des ducs de Berry,
qui sert désormais de prison. Ce fut une grande douleur pour moi
d'être séparé de mon fidèle sergent. On lui eût permis de me
suivre; mais il craignait d'être arrêté bientôt, à la suggestion de
mes ennemis (car il persistait à me croire poursuivi par des haines
cachées), et de se trouver par là hors d'état de me servir. Il
voulait donc ne pas perdre un instant pour continuer ses recherches tant
qu'on ne l'_appréhenderait pas au corps._

Deux jours après mon installation à Bourges, Marcasse produisit un
acte dressé à sa réquisition par deux notaires de la Châtre, par
lequel, d'après les dépositions de dix témoins, on constatait qu'un
frère mendiant avait rôdé, tous les jours antérieurs à celui de
l'assassinat dans la Varenne, paru sur divers points à des distances
très rapprochées, et notamment couché à Notre-Dame de Pouligny la
veille de l'événement. Marcasse prétendait que ce moine était Jean
de Mauprat; deux femmes déposèrent qu'elles avaient cru le
reconnaître, soit pour Jean, soit pour Gaucher de Mauprat, qui lui
ressemblait beaucoup. Mais ce Gaucher était mort noyé dans un étang,
le lendemain de la prise du donjon, et toute la ville de la Châtre
ayant vu, le jour de l'assassinat d'Edmée, le trappiste conduire,
depuis le matin jusqu'au soir, avec le prieur des carmes, la procession
et les offices au pèlerinage de Vaudevant, ces dépositions, loin de
m'être favorables, firent le plus mauvais effet et jetèrent de
l'odieux sur ma défense. Le trappiste fit victorieusement prouver son
alibi, et le prieur des carmes l'aida à répandre que j'étais un
infâme scélérat. Ce fut un temps de triomphe pour Jean de Mauprat; il
disait hautement qu'il était venu se remettre à ses juges naturels
pour subir la peine due à ses fautes passées, et personne ne voulait
admettre la pensée de poursuivre un si saint homme. Le fanatisme qu'il
inspirait dans notre province éminemment dévote était tel, qu'aucun
magistrat n'eût osé braver l'opinion publique en faisant sévir contre
lui. Dans ses dépositions, Marcasse raconta l'apparition mystérieuse
et inexplicable du trappiste à la Roche-Mauprat, ses démarches pour
s'introduire auprès de M. Hubert et de sa fille, l'insolence qu'il
avait eue d'aller les effrayer jusque dans leurs appartements, et les
efforts du prieur des carmes pour obtenir de moi des sommes
considérables en faveur de ce personnage. Toutes ces dépositions
furent traitées comme un roman, car Marcasse avouait n'avoir été
témoin d'aucune des apparitions du trappiste, et ni le chevalier ni sa
fille n'étaient en état de témoigner. Mes réponses aux divers
interrogatoires que je subis confirmèrent, il est vrai, ces récits;
mais, comme je déclarai avec une parfaite sincérité que depuis deux
mois le trappiste ne m'avait donné aucun sujet d'inquiétude ou de
mécontentement, et comme je me refusai à lui attribuer le meurtre, il
sembla, pendant quelques jours, que le trappiste dût être à jamais
réhabilité dans l'opinion publique. Mon peu d'animosité contre lui
n'adoucit pourtant pas celle de mes juges. On usa des pouvoirs
arbitraires qu'avait la magistrature des temps passés, surtout au fond
des provinces, et on paralysa tous les moyens de mon avocat par une
précipitation féroce. Plusieurs personnages de robe que je ne veux pas
désigner se livrèrent sur mon compte, et publiquement, à des
déclamations qui eussent dû les faire récuser au tribunal de la
dignité et de la morale humaines. Ils intriguèrent auprès de moi pour
m'amener à des révélations et me promirent presque un arrêt
favorable si j'avouais au moins avoir blessé Mlle de Mauprat par
mégarde. Le mépris avec lequel je reçus ces ouvertures acheva de me
les aliéner. Étranger à toute intrigue, dans un temps où la justice
et la vérité ne pouvaient triompher sans l'intrigue, je fus la proie
de deux ennemis redoutables, le clergé et la robe: le premier, que
j'avais offensé dans la personne du prieur des carmes, et la seconde,
dont j'étais haï à cause des prétendants qu'Edmée avait repoussés,
et dont le plus rancuneux tenait de près au personnage le plus éminent
du présidial.

Néanmoins quelques hommes intègres auxquels j'étais à peu près
inconnu prirent intérêt à mon sort, en raison des efforts qui furent
faits pour me rendre odieux. L'un d'eux, M. E..., qui ne manquait pas
d'influence, car il était frère de l'intendant de la province et se
trouvait en rapport avec tous les délégués, me servit par les
excellents avis qu'il ouvrit pour jeter du jour sur cette affaire
embarrassante.

Patience eût pu servir mes ennemis sans le vouloir, par la conviction
où il était de ma culpabilité; mais il ne le voulait pas. Il avait
repris sa vie errante dans les bois, et, sans se cacher, il était
insaisissable. Marcasse était fort inquiet de ses intentions et ne
comprenait rien à sa conduite. Les cavaliers de la maréchaussée
étaient furieux de voir un vieillard se jouer d'eux sans sortir du
rayon de quelques lieues de pays. Je pense qu'avec les habitudes et la
constitution de ce vieillard, il eût pu vivre des années dans la
Varenne sans tomber entre leurs mains et sans éprouver le besoin de se
rendre, que l'ennui et l'effroi de la solitude suggèrent, la plupart du
temps, aux grands criminels eux-mêmes.



XXV


Le jour des débats arriva. Je m'y rendis avec calme, mais l'aspect de
la foule m'attrista profondément. Je n'avais là aucun appui, aucune
sympathie. Il me semblait que c'eût été une raison pour trouver du
moins cette apparence de respect que le malheur et l'état d'abandon
réclament. Je ne vis sur tous les visages qu'une brutale et insolente
curiosité. Des jeunes filles du peuple se récrièrent tout haut à mes
oreilles sur ma bonne mine et ma jeunesse. Un grand nombre de femmes,
appartenant à la noblesse et à la finance, étalaient aux tribunes de
brillantes toilettes, comme s'il se fût agi d'une fête. Grand nombre
de capucins montraient leur crâne rasé au milieu d'une populace qu'ils
excitaient contre moi, et des rangs serrés de laquelle j'entendais
sortir les appellations de brigand, d'impie et de bête farouche. Les
hommes à la mode du pays se dandinaient aux bancs d'honneur et
s'exprimaient sur ma passion en termes de ruelles. J'entendais et je
voyais tout avec la tranquillité d'un profond dégoût de la vie, et
comme un voyageur, arrivé au terme de sa course, voit avec
indifférence et lassitude les agitations de ceux qui repartent pour un
but plus lointain.

Les débats commencèrent avec cette solennité emphatique qui
caractérise dans tous les temps l'exercice des fonctions de la
magistrature. Mon interrogatoire fut court, malgré la quantité
innombrable de questions qui me furent adressées sur toute ma vie. Mes
réponses déjouèrent singulièrement les espérances de la curiosité
publique et abrégèrent de beaucoup la séance. Je me renfermai dans
trois réponses principales et dont le fond était invariable: 1° à
toutes celles qui concernaient mon enfance et mon éducation, je
répondis que je n'étais point sur le banc des accusés pour faire le
métier d'accusateur; 2° à celles qui portèrent sur Edmée et sur la
nature de mes sentiments et de mes relations avec elle, je répondis que
le mérite et la réputation de Mlle de Mauprat ne permettaient pas
même la plus simple question sur la nature de ses relations avec un
homme quelconque; que, quant à mes sentiments, je n'en devais compte à
personne; 3° à celles qui eurent pour but de me faire avouer mon
prétendu crime, je répondis que je n'étais pas même l'auteur
involontaire de l'accident. J'entrai par réponses monosyllabiques dans
le détail des circonstances qui avaient précédé immédiatement
l'événement; mais, sentant que je devais à Edmée autant qu'à
moi-même de taire les mouvements tumultueux qui m'avaient agité,
j'expliquai la scène à la suite de laquelle je l'avais quittée, par
une chute de cheval, et l'éloignement où l'on m'avait trouvé de son
corps gisant, par la nécessité où je m'étais cru de courir après
mon cheval pour l'escorter de nouveau. Malheureusement tout cela
n'était pas clair et ne pouvait pas l'être. Mon cheval avait couru
dans le sens contraire à celui que je disais, et le désordre où l'on
m'avait vu avant que j'eusse connaissance de l'accident n'était pas
suffisamment expliqué par une chute de cheval. On m'interrogeait
surtout sur cette pointe que j'avais faite dans le bois avec ma cousine,
au lieu de suivre la chasse comme nous l'avions annoncé; on ne voulait
pas croire que nous nous fussions égarés, précisément guidés par la
fatalité. On ne pouvait, disait-on, se représenter le hasard comme un
être déraison, armé d'un fusil, attendant Edmée à point nommé à
la tour Gazeau pour l'assassiner au moment où j'aurais le dos tourné
pendant cinq minutes. On voulait que je l'eusse entraînée, soit par
artifice, soit par force, en ce lieu écarté, pour lui faire violence
et lui donner la mort, soit par vengeance de n'y avoir pas réussi, soit
par crainte d'être découvert et châtié de ce crime.

On fit entendre tous les témoins à charge et à décharge. À vrai
dire, il n'y eut que Marcasse parmi ces derniers qu'on pût réellement
considérer comme tel. Tous les autres affirmaient seulement qu'un
moine, _ayant la ressemblance des Mauprat_, avait erré dans la Varenne
à l'époque fatale et qu'il avait même paru se cacher le soir qui
suivit l'événement. On ne l'avait pas revu depuis. Ces dépositions,
que je n'avais pas provoquées et que je déclarais n'avoir pas
personnellement invoquées, me causèrent beaucoup d'étonnement; car je
vis figurer parmi ces témoins les plus honnêtes gens du pays. Mais
elles n'eurent de poids qu'aux yeux de M. E..., le conseiller qui
s'intéressait réellement à la vérité. Il éleva la voix pour
demander comment il se faisait que M. Jean de Mauprat n'eût pas été
sommé de se présenter pour être confronté avec ces témoins, puisque
d'ailleurs il s'était donné la peine de faire constater son alibi par
des actes. Cette objection ne fut accueillie que par un murmure
d'indignation. Les gens qui ne regardaient pas Jean Mauprat comme un
saint n'étaient pourtant pas en petit nombre; mais ils étaient froids
à mon égard et n'étaient venus là que pour assister à un spectacle.

L'enthousiasme des cagots fut au comble lorsque le trappiste, sortant
tout à coup de la foule et baissant son capuchon d'une manière
théâtrale, s'approcha hardiment de la barre, en disant qu'il était un
misérable pécheur digne de tous les outrages, mais qu'en cette
occasion, où la vérité était un devoir pour tous, il se regardait
comme obligé de donner l'exemple de la franchise et de la simplicité
en s'offrant de lui-même à toutes les épreuves qui pourraient
éclairer la conscience des juges. Il y eut des trépignements de joie
et de tendresse dans l'auditoire. Le trappiste fut introduit dans
l'enceinte de la cour et confronté avec les témoins, qui déclarèrent
tous, sans hésiter, que le moine qu'ils avaient vu portait le même
habit et avait un air de famille, une sorte de ressemblance éloignée
avec celui-là, mais que ce n'était pas le même, et qu'il ne leur
restait pas un doute à cet égard.

L'issue de cet incident fut un nouveau triomphe pour le trappiste.
Personne ne se dit que les témoins avaient montré tant de candeur,
qu'il était difficile de croire qu'ils n'eussent point vu réellement
un autre trappiste. Je me souvins en cet instant que, lors de la
première entrevue de l'abbé avec Jean de Mauprat à la fontaine des
Fougères, ce dernier lui avait touché quelques mots d'un sien _frère
en religion_ qui voyageait avec lui et qui avait passé la nuit à la
ferme des Goulets. Je crus devoir communiquer cette réminiscence à mon
avocat, et il alla en conférer tout bas avec l'abbé, qui était sur le
banc des témoins et qui se rappela fort bien cette circonstance sans
pouvoir y ajouter aucun renseignement subséquent.

Quand ce fut au tour de l'abbé à parler, il se tourna vers moi d'un
air d'angoisse; ses yeux se remplirent de larmes, et il répondit aux
questions de formalité avec trouble et d'une voix éteinte. Il fit un
grand effort sur lui-même pour répondre sur le fond, et enfin il le
fit en ces termes:

--J'étais dans le bois lorsque M. le chevalier Hubert de Mauprat me
pria de descendre de voiture et d'aller voir ce qu'était devenue sa
fille Edmée, qui s'était écartée de la chasse depuis un temps assez
long pour lui causer de l'inquiétude. Je courus assez loin et trouvai,
à trente pas de la tour Gazeau, M. Bernard de Mauprat dans un grand
désordre. Je venais d'entendre un coup de feu. Je vis qu'il n'avait
plus sa carabine; il l'avait jetée (déchargée, comme le fait a été
constaté) à quelques pas de là. Nous courûmes ensemble jusqu'à Mlle
de Mauprat, que nous trouvâmes à terre percée de deux balles. L'homme
qui nous avait devancés et qui était près d'elle en cet instant
pourrait seul nous dire les paroles qu'il a pu recueillir de sa bouche.
Elle était sans connaissance quand je la vis.

--Mais vous avez su ponctuellement ces paroles de cette personne, dit le
président; car il existe, dit-on, une liaison d'amitié entre vous et
ce paysan instruit qu'on appelle Patience.

L'abbé hésita et demanda si les lois de la conscience n'étaient pas
ici en contradiction avec les lois de la procédure; si les juges
avaient le droit de demander à un homme la révélation d'un secret
confié à sa loyauté et de le faire manquer à son serment.

--Vous avez fait serment ici, par le Christ, de dire la vérité, toute
la vérité, lui répondit-on; c'est à vous de savoir si ce serment
n'est pas plus solennel que tous ceux que vous avez pu faire
précédemment.

--Mais si j'avais reçu cette confidence sous le sceau de la confession,
dit l'abbé, vous ne m'exhorteriez certainement pas à la révéler.

--Il y a longtemps, dit le président, que vous ne confessez plus
personne, monsieur l'abbé.

À cette remarque inconvenante, il y eut de la gaieté sur le visage de
Jean de Mauprat, une gaieté affreuse qui me le représenta tel
qu'autrefois je l'avais vu, se tordant de rire à la vue des souffrances
et des pleurs.

L'abbé trouva dans le dépit que lui causa cette petite attaque
personnelle la force qui lui eût manqué sans cela. Il resta quelques
instants les yeux baissés. On le crut humilié; mais, au moment où il
se redressa, on vit briller dans son regard la maligne obstination du
prêtre.

--Tout bien considéré, dit-il d'un ton fort doux, je crois que ma
conscience m'ordonne de taire cette révélation, je la tairai.

--Aubert, dit l'avocat du roi avec emportement, vous ignorez apparemment
les peines portées par la loi contre les témoins qui se conduisent
comme vous le faites.

--Je ne les ignore pas, répondit l'abbé d'un ton plus doux encore.

--Et sans doute votre intention n'est pas de les braver?

--Je les subirai s'il le faut, repartit l'abbé avec un imperceptible
sourire de fierté et un maintien si parfaitement noble, que toutes les
femmes s'émurent.

Les femmes sont d'excellents appréciateurs des choses délicatement
belles.

--C'est fort bien, reprit le ministère public. Persistez-vous dans ce
système de silence?

--Peut-être, répondit l'abbé.

--Nous direz-vous si, durant les jours qui ont suivi l'assassinat de
Mlle de Mauprat, vous vous êtes trouvé à portée d'entendre les
paroles qu'elle a proférées, soit dans le délire, soit dans la
lucidité de ses idées?

--Je ne vous dirai rien de cela, répondit l'abbé. Il serait contre mes
affections et contre toute convenance à mes yeux de redire des paroles
qui, en cas de délire, ne prouveraient absolument rien, et, en cas
d'idée lucide, n'auraient été prononcées que dans l'épanchement
d'une amitié toute filiale.

--C'est fort bien, dit l'avocat du roi en se levant; la cour sera par
nous requise de délibérer sur votre refus de témoignage en joignant
l'incident au fond.

--Pour moi, dit le président, en attendant, et en vertu de mon pouvoir
discrétionnaire, j'ordonne qu'Aubert soit arrêté et conduit en
prison.

L'abbé se laissa emmener avec une tranquillité modeste. Le public fut
saisi de respect, et le plus profond silence régna dans l'assemblée,
malgré les efforts et le dépit des moines et des curés, qui
fulminaient tout bas contre l'hérétique.

Tous les témoins entendus (et je dois dire que ceux qu'on avait
subornés jouèrent leur rôle très faiblement en public), Mlle Leblanc
comparut pour couronner l'œuvre. Je fus surpris de voir cette fille si
acharnée contre moi et si bien dirigée dans sa haine. Elle avait,
d'ailleurs, des armes bien puissantes pour me nuire. En vertu du droit
d'écouter aux portes et de surprendre tous les secrets de famille que
s'arrogent les laquais, habile d'ailleurs aux interprétations et
féconde en mensonges, elle savait et arrangeait à sa guise la plupart
des faits qu'elle pouvait invoquer pour ma perte. Elle raconta de quelle
manière, sept ans auparavant, j'étais arrivé au château de
Sainte-Sévère à la suite de Mlle de Mauprat, que j'avais soustraite
à la grossièreté et à la méchanceté de mes oncles.

--Cela soit dit, ajouta-t-elle en se tournant avec une grâce
d'antichambre vers Jean de Mauprat, sans faire allusion au saint homme
qui est dans cette enceinte, et qui, de grand pécheur, est devenu un
grand saint. Mais à quel prix, continua-t-elle en se retournant vers la
cour, ce misérable bandit avait-il sauvé ma chère maîtresse? Il
l'avait déshonorée, messieurs; et toute la suite des jours de la
pauvre demoiselle s'est passée dans les larmes et dans la honte, à
cause de la violence qu'elle avait subie et dont elle ne pouvait pas se
consoler. Trop fière pour confier son malheur à personne et trop
honnête pour tromper aucun homme, elle a rompu avec M. de La Marche,
qu'elle aimait _à la passion_, et qui l'aimait de même: elle a refusé
toutes les demandes en mariage qui lui ont été faites pendant sept
ans, et tout cela par point d'honneur, car elle détestait M. Bernard.
Dans les commencements, elle voulait se tuer; car elle avait fait
aiguiser un petit couteau de chasse de son père, et (M. Marcasse est
là pour le dire, s'il veut s'en souvenir) elle se serait tuée
certainement si je n'avais jeté ce couteau dans le puits de la maison.
Elle songeait aussi à se défendre contre les attaques nocturnes de son
persécuteur; car elle mettait toujours ce couteau, tant qu'elle l'a eu,
sous son oreiller; elle verrouillait tous les soirs la porte de sa
chambre, et plusieurs fois je l'ai vue rentrer pale et près de
s'évanouir, fout essoufflée, comme une personne qui vient d'être
poursuivie et d'avoir une grande frayeur. À mesure que ce monsieur a
_pris de l'éducation_ et des manières, mademoiselle, voyant qu'elle ne
pouvait pas avoir d'autre mari, puisqu'il parlait toujours de tuer tous
ceux qui se présenteraient, espéra qu'il se _corrigerait de sa
férocité_ et lui montra beaucoup de douceur et de bonté. Elle le
soigna même pendant sa maladie, non pas qu'elle l'aimât et
l'_estimât_ autant qu'il a plu à M. Marcasse de le dire dans _sa
version_; mais elle craignait toujours que, dans son délire, il ne
trahît, devant les domestiques ou devant son père, le secret de
l'affront qu'il lui avait fait, et qu'elle avait grand soin de cacher
par pudeur et par fierté. Toutes les dames qui sont ici doivent bien
comprendre cela. Quand la famille alla passer l'hiver de 77 à Paris, M.
Bernard redevint jaloux, despote, et fit tant de menaces de tuer M. de
La Marche, que mademoiselle fut forcée de congédier celui-ci. Après
cela, elle eut des scènes violentes avec Bernard, lui déclara qu'elle
ne l'aimait pas et ne l'aimerait jamais. De colère et de chagrin, car
on ne peut pas nier qu'il n'en fût amoureux _comme un tigre_, il partit
pour l'Amérique, et, pendant les six ans qu'il y passa, ses lettres le
montrèrent fort _amendé._ Quand il revint, mademoiselle avait pris son
parti d'être vieille fille, et elle était redevenue très tranquille.
M. Bernard paraissait devenu, de son côté, assez _bon enfant._ Mais,
à force de la voir tous les jours et d'être sans cesse appuyé sur le
dos de son fauteuil, ou de lui dévider des écheveaux de laine, en lui
parlant tout bas pendant que son père dormait, voilà qu'il en est
redevenu si amoureux, que la tête _lui en a parti._ Je ne veux pas trop
l'accuser, le pauvre malheureux, et crois que sa place est aux
Petites-Maisons plutôt qu'à la potence. Il criait et rugissait toute
la nuit, et lui écrivait des lettres _si bêtes_, qu'elle les lisait en
souriant et les mettait dans sa poche sans y répondre. Au reste, en
voici une que j'ai trouvée sur elle quand je l'ai déshabillée après
le malheureux événement; elle a été percée par une balle et tachée
de sang, mais on peut encore en lire assez pour voir que monsieur avait
souvent l'intention de tuer _mademoiselle._

Elle déposa sur le bureau un papier demi-brûlé, demi-sanglant, qui
produisit sur les assistants un mouvement d'horreur, sincère chez
quelques-uns, affecté chez beaucoup d'autres.

Avant qu'on le lût, elle acheva sa déposition et la termina par des
assertions qui me troublèrent profondément, car je ne distinguais plus
la limite entre la réalité et la perfidie.

--Depuis son accident, dit-elle, mademoiselle a toujours été entre la
vie et la mort. Elle n'en relèvera certainement pas, quoi qu'en disent
MM. les médecins. J'ose dire que ces messieurs, ne voyant la malade
qu'à de certaines heures, ne connaissent pas sa maladie comme moi, qui
ne l'ai pas quittée une seule nuit. Ils prétendent que les blessures
vont bien, mais que la tête est dérangée. Je dis, moi, que les
blessures vont mal et que la tête va mieux qu'on ne dit. Mademoiselle
déraisonne fort rarement, et, _si elle a à déraisonner_, c'est en
présence de ces messieurs, qui la troublent et l'effrayent. Elle fait
alors tant d'efforts pour ne pas sembler folle, qu'elle le devient;
mais, sitôt qu'on la laisse seule avec moi ou avec Saint-Jean ou avec
M. l'abbé, _qui a fort bien pu dire ce qui en est, s'il l'a voulu_,
elle redevient calme, douce, sensée comme à l'ordinaire. Elle dit
qu'elle souffre à en mourir, bien qu'elle prétende avec MM. les
médecins qu'elle ne souffre presque plus. Elle parle alors de son
meurtrier avec la générosité qui convient à une chrétienne, et
répète cent fois par jour:

«--Que Dieu lui pardonne dans l'autre vie comme je lui pardonne dans
celle-ci! _Après tout, il faut bien aimer une femme pour la tuer!_ J'ai
eu tort de ne pas l'épouser, il m'aurait peut-être rendue heureuse; je
l'ai porté au désespoir, et il s'est vengé de moi. Chère Leblanc,
garde-toi de jamais trahir le secret que je te confie! Un mot indiscret
le conduirait à l'échafaud, et mon père en mourrait!...

«La pauvre demoiselle est loin d'imaginer que les choses en sont là,
que je suis sommée par la loi et par la religion de dire ce que je
voudrais taire, et qu'au lieu de venir chercher ici un appareil pour les
douches, je suis venue confesser la vérité. Ce qui me console, c'est
que tout cela sera facile à cacher à M. le chevalier, qui n'a pas plus
sa tête que l'enfant qui vient de naître. Pour moi, j'ai fait mon
devoir; que Dieu soit mon juge!»

Après avoir ainsi parlé avec une parfaite assurance et une grande
volubilité, Mlle Leblanc se rassit au milieu d'un murmure approbateur,
et on procéda à la lecture de la lettre trouvée sur Edmée.

C'était bien celle que je lui avais écrite quelques jours avant le
jour funeste. On me la présenta; je ne pus me défendre de porter à
mes lèvres l'empreinte du sang d'Edmée; puis, ayant jeté les yeux sur
l'écriture, je rendis la lettre en déclarant avec calme qu'elle était
de moi.

La lecture de cette lettre fut mon coup de grâce. La fatalité qui
semble ingénieuse à nuire à ses victimes, voulut (et peut-être une
main infâme contribua-t-elle à cette mutilation) que les passages qui
témoignaient de ma soumission et de mon respect fussent détruits.
Certaines allusions poétiques qui expliquaient et excusaient les
divagations exaltées furent illisibles. Ce qui sauta aux yeux et
s'empara de toutes les convictions, ce furent les lignes restées
intactes qui témoignèrent de la violence de ma passion et de
l'emportement de mes délires. Ce furent des phrases telles que
celles-ci: _J'ai parfois envie de me lever au milieu de la nuit et
d'aller vous tuer! Je l'aurais fait déjà cent fois, si j'étais
assuré de ne plus vous aimer quand vous serez morte. Ménagez-moi, car
il y a deux hommes en moi, et quelquefois le brigand d'autrefois règne
sur l'homme nouveau_, etc. Un sourire de délices passa sur les lèvres
de mes ennemis. Mes défenseurs furent démoralisés, et mon pauvre
sergent lui-même me regarda d'un air désespéré. Le public m'avait
déjà condamné.

Après cet incident, l'avocat du roi eut beau jeu à déclamer un
réquisitoire fulminant, dans lequel il me présenta comme un pervers
incurable, comme un rejeton maudit d'une souche maudite, comme un
exemple de la fatalité des méchants instincts; et, après s'être
évertué à faire de moi un objet d'horreur et d'épouvante, il essaya,
pour se donner un air d'impartialité et de générosité, de provoquer
en ma faveur la compassion des juges; il voulut prouver que je n'étais
pas maître de moi-même; que ma raison, bouleversée dès l'enfance par
des spectacles atroces et des principes de perversité, n'était pas
complète et n'aurait jamais pu l'être, quels qu'eussent été les
circonstances et le développement de mes passions. Enfin, après avoir
fait de la philosophie et de la rhétorique, au grand plaisir des
assistants, il conclut contre moi à la peine d'interdiction et de
réclusion à perpétuité.

Quoique mon avocat fût un homme de cœur et de tête, la lettre l'avait
tellement surpris, l'auditoire était si mal disposé pour moi, la cour
donnait publiquement de telles marques d'incrédulité et d'impatience
en l'écoutant (habitude indécente qui s'est perpétuée sur les
sièges de la magistrature de ce pays), que son plaidoyer fut pâle.
Tout ce qu'il parut fondé à demander avec force fut un supplément
d'instruction. Il se plaignit de ce que toutes les formalités n'avaient
pas été remplies, de ce que la justice n'avait pas suffisamment
éclairé toutes les parties de l'affaire, de ce qu'on se hâtait de
juger une cause dont plusieurs circonstances étaient encore
enveloppées de mystère. Il demanda que les médecins fussent appelés
à s'expliquer sur la possibilité de faire entendre Mlle de Mauprat. Il
démontra que la plus importante, la seule importante déposition était
celle de Patience, et que Patience pouvait se présenter au premier jour
et me disculper. Il demanda enfin qu'on fît des recherches pour
retrouver le moine quêteur dont la ressemblance avec les Mauprat
n'avait pas encore été expliquée et avait été affirmée par des
témoins dignes de foi. Il fallait, selon lui, savoir ce qu'était
devenu Antoine de Mauprat et faire expliquer le trappiste à cet égard.
Il se plaignit hautement de ce qu'on l'avait privé de tous ces moyens
de défense en refusant tout délai, et il eut la hardiesse de faire
entendre qu'il y avait de mauvaises passions intéressées à la marche
aveugle et rapide d'une telle procédure. Le président le rappela à
l'ordre; l'avocat du roi répliqua victorieusement que toutes les
formalités étaient remplies, que la cour était suffisamment
éclairée, que la recherche du moine quêteur était une puérilité de
mauvais goût, que Jean de Mauprat avait prouvé la mort de son dernier
frère, arrivée plusieurs années auparavant. La cour se retira pour
délibérer, et, au bout d'une demi-heure, elle rentra et rendit contre
moi un arrêt qui me condamnait à la peine capitale.



XXVI


Quoique la promptitude et la rigidité de cet arrêt fussent une chose
inique et qui frappa de stupeur les plus acharnés contre moi, je reçus
le coup avec un grand calme: je ne m'intéressais plus à rien sur la
terre. Je recommandai à Dieu mon âme et la réhabilitation de ma
mémoire. Je me dis que, si Edmée mourait, je la retrouverais dans un
monde meilleur; que, si elle me survivait et retrouvait la raison, elle
arriverait un jour à l'éclaircissement de la vérité, et qu'alors je
vivrais dans son cœur comme un souvenir cher et douloureux. Irritable
comme je le suis, et toujours disposé à la fureur envers tout ce qui
m'est obstacle ou offense, je m'étonne de la résignation philosophique
et de la fierté silencieuse que j'ai trouvées dans les grandes
occasions de ma vie, et surtout dans celle-là.

Il était deux heures du matin. L'audience durait depuis quatorze
heures. Un silence de mort planait sur l'assemblée, qui était aussi
attentive, aussi nombreuse qu'au commencement, tant les hommes sont
avides de spectacles. Celui qu'offrait l'enceinte de la cour criminelle
en cet instant était lugubre. Ces hommes en robe rouge, aussi pâles,
aussi absolus, aussi implacables que le Conseil des Dix à Venise; ces
spectres de femmes coiffées de fleurs, que la lueur blafarde des
flambeaux faisait ressembler à des souvenirs de la vie flottant dans
les tribunes au-dessus des prêtres de la mort; les mousquets de la
garde étincelant dans l'ombre des derniers plans; l'attitude brisée de
mon pauvre sergent, qui s'était laissé tomber à mes pieds; la joie
muette et puissante du trappiste, infatigablement debout auprès de la
barre; le son lugubre d'une cloche de couvent qui se mit à sonner les
matines dans le voisinage, au milieu du silence de l'assemblée:
c'était de quoi émouvoir les nerfs des femmes de fermiers généraux
et faire battre les larges poitrines des corroyeurs du parterre.

Tout à coup, au moment où la cour allait se disperser et annoncer la
levée de la séance, une figure, en tout semblable à celle qu'on
prête au paysan du Danube, trapue, en haillons, pieds nus, à la barbe
longue, aux cheveux en désordre, au front large et austère, au regard
imposant et sombre, se leva au milieu des mouvants reflets dont la foule
était à demi éclairée, et se dressa devant la barre en disant d'une
voix creuse et accentuée:

--Moi, Jean Le Houx, dit _Patience_, je m'oppose à ce jugement, comme
inique quant au fond et illégal quant à la forme. Je demande qu'il
soit révisé, afin que je puisse faire ma déposition, qui est
nécessaire, souveraine peut-être, et qu'on aurait dû attendre.

--Et, si vous aviez quelque chose à dire, s'écria l'avocat du roi avec
passion, que ne vous présentiez-vous lorsque vous en avez été requis?
Vous en imposez à la cour en prétendant que vous avez des motifs à
faire valoir.

--Et vous, répondit Patience d'un ton plus lent et d'une voix plus
creuse encore qu'auparavant, vous en imposez au public en disant que je
n'en ai pas. Vous savez bien que je dois en avoir.

--Songez où vous êtes, témoin, et rappelez-vous à qui vous parlez.

--Je le sais trop et je ne dirai rien de trop. Je déclare ici que j'ai
des choses importantes à dire et que je les aurais dites à temps si
vous n'aviez pas _violenté_ le temps. Je veux les dire et je les dirai;
et, croyez-moi, il vaut mieux que je les dise pendant qu'on peut encore
revenir sur la procédure. Cela vaut mieux encore pour les juges que
pour le condamné; car celui-là revit par l'honneur, au moment où les
autres meurent par l'infamie.

--Témoin, dit le magistrat irrité, l'âcreté et l'insolence de votre
langage seront plus nuisibles qu'avantageuses à l'accusé.

--Et qui vous dit que je sois favorable à l'accusé? dit Patience d'une
voix de tonnerre. Que savez-vous de moi? Et s'il me plaît de faire
qu'un arrêt illégal et sans force devienne un arrêt puissant et
irrévocable?

--Comment accorder ce désir de faire respecter les lois, dit le
magistrat, véritablement ébranlé par l'ascendant de Patience, avec
l'infraction que vous avez commise contre elles en ne vous rendant pas
à l'assignation du lieutenant criminel?

--Parce que je ne voulais pas.

--Il y a des peines sévères contre ceux dont la volonté ne s'accorde
pas toujours avec les lois du royaume.

--Possible.

--Venez-vous avec l'intention de vous y soumettre aujourd'hui?

--Je viens avec celle de vous les faire respecter.

--Je vous préviens que, si vous ne changez de ton, je vais vous faire
conduire en prison.

--Je vous préviens que, si vous aimez la justice et si vous servez
Dieu, vous m'entendrez et suspendrez l'exécution de l'arrêt. Il
n'appartient pas à celui qui apporte la vérité de s'humilier devant
ceux qui la cherchent. Mais, vous qui m'entendez, hommes du peuple dont
les grands ne voudraient sans doute pas se jouer, vous dont on appelle
la voix, _voix de Dieu_, joignez-vous à moi, embrassez la défense de
la vérité, qui va être étouffée peut-être sous de malheureuses
apparences, ou bien qui va triompher par de mauvais moyens. Mettez-vous
à genoux, hommes du peuple, mes frères, mes enfants; priez, suppliez,
obtenez que justice soit faite et colère réprimée. C'est votre
devoir, c'est votre droit et votre intérêt; c'est vous qu'on insulte
et qu'on menace quand on viole les lois.

Patience parlait avec tant de chaleur, et la sincérité éclatait en
lui avec tant de puissance, qu'il y eut un mouvement sympathique dans
tout l'auditoire. La philosophie était alors trop à la mode chez les
jeunes gens de qualité pour que ceux-ci ne répondissent pas des
premiers à un appel qui ne leur était pourtant pas adressé. Ils se
levèrent avec une impétuosité chevaleresque et se tournèrent vers le
peuple, qui se leva, entraîné par ce noble exemple. Il y eut une
clameur furieuse, et chacun, sentant sa dignité et sa force, oublia les
préventions personnelles pour se réunir dans le droit commun. Ainsi
quelquefois il suffit d'un noble élan et d'une parole vraie pour
ramener les masses égarées par de longs sophismes.

Le sursis fut accordé, et je fus reconduit à ma prison au milieu des
applaudissements. Marcasse me suivit. Patience se déroba à ma
reconnaissance et disparut.

La révision de mon jugement ne pouvait se faire que sur un ordre du
grand conseil. Pour ma part, j'étais décidé, avant l'arrêt, à ne
point me pourvoir auprès de cette chambre de cassation de l'ancienne
jurisprudence; mais l'action et le discours de Patience n'avaient pas
moins agi sur mon esprit que sur celui des spectateurs. L'esprit de
lutte et le sentiment de la dignité humaine, engourdis et comme
paralysés en moi par le chagrin, se réveillèrent soudainement, et je
sentis à cette heure que l'homme n'est pas fait pour cette
concentration égoïste du désespoir qu'on appelle ou l'abnégation, ou
le stoïcisme. Nul ne peut abandonner le soin de son honneur sans
abandonner le respect dû au principe de l'honneur. S'il est beau de
sacrifier sa gloire personnelle et sa vie aux mystérieux arrêts de la
conscience, c'est une lâcheté d'abandonner l'une et l'autre aux
fureurs d'une injuste persécution. Je me sentis relevé à mes propres
yeux, et je passai le reste de cette nuit importante à chercher les
moyens de me réhabiliter, avec autant de persévérance que j'en avais
mis à m'abandonner au destin. Avec le sentiment de la force je sentis
renaître celui de l'espérance. Edmée n'était peut-être ni folle ni
frappée de mort. Elle pouvait m'absoudre, elle pouvait guérir.

--Qui sait? me disais-je, elle m'a peut-être déjà rendu justice;
peut-être est-ce elle qui envoie Patience à mon secours? Sans doute
j'accomplirai son vœu en reprenant courage, en ne me laissant pas
écraser par les fourbes.

Mais comment obtenir cet ordre du grand conseil? Il fallait une
ordonnance du roi; qui la solliciterait? qui hâterait ces odieuses
lenteurs que la justice sait apporter quand il lui plaît, dans les
mêmes affaires où elle s'est jetée avec une précipitation aveugle?
qui empêcherait mes ennemis de me nuire et de paralyser tous mes
moyens? qui combattrait pour moi, en un mot? L'abbé seul aurait pu le
faire, mais il était en prison à cause de moi. Sa généreuse conduite
dans le procès m'avait prouvé qu'il était encore mon ami, mais son
zèle était enchaîné. Que pouvait Marcasse dans son obscure condition
et son langage énigmatique? Le soir vint, et je m'endormis avec
l'espérance d'un secours céleste, car j'avais prié Dieu avec ferveur.
Quelques heures de sommeil me rafraîchirent, et j'ouvris les yeux au
bruit des verrous qu'on tirait derrière ma porte. Ô Dieu de bonté!
quel fut mon transport en voyant Arthur, mon compagnon d'armes, cet
autre moi-même pour lequel je n'avais pas eu un secret pendant six ans,
s'élancer dans mes bras! Je pleurai comme un enfant en recevant cette
marque d'amour de la Providence. Arthur ne m'accusait pas! il avait
appris à Paris, où les intérêts scientifiques de la bibliothèque de
Philadelphie l'avaient appelé, la triste affaire où j'étais inculpé.
Il avait rompu des lances avec tous ceux qui me chargeaient, et il
n'avait pas perdu un instant pour venir me sauver ou me consoler.

J'épanchai mon âme dans la sienne avec délices et lui dis ce qu'il
pouvait faire pour moi. Il voulait prendre la poste dès le soir même
pour Paris; mais je le priai de commencer par aller à Sainte-Sévère
me chercher des nouvelles d'Edmée; il y avait quatre mortels jours que
je n'en avais reçu, et Marcasse ne m'en avait d'ailleurs jamais donné
d'aussi exactes et d'aussi détaillées que je les aurais voulues.

--Rassure-toi, me dit Arthur; par moi, tu sauras la vérité. Je suis
assez bon chirurgien; j'ai le coup d'œil exercé, je pourrai te dire
vraisemblablement ce que tu dois craindre ou espérer; de là, je
partirai immédiatement pour Paris.

Il m'écrivit dès le surlendemain une lettre longue et détaillée.

Edmée était dans un état fort extraordinaire. Elle ne parlait pas et
ne paraissait pas souffrir, tant qu'on se bornait à lui épargner toute
espèce d'excitation nerveuse; mais, au premier mot qui pouvait
réveiller la mémoire de ses douleurs, elle tombait en convulsion.
L'isolement moral où elle se trouvait était le plus grand obstacle à
sa guérison. Elle ne manquait de rien quant aux soins physiques; elle
avait deux bons médecins et une garde-malade fort dévouée. Mlle
Leblanc la soignait aussi, sous ce rapport, avec beaucoup de zèle; mais
cette fille dangereuse lui faisait souvent du mal par ses réflexions
déplacées et ses interrogations indiscrètes. Arthur m'assura
d'ailleurs que, si jamais Edmée m'avait cru coupable et s'était
expliquée à cet égard, ce devait être dans une phase précédente de
sa maladie; car, depuis au moins quinze jours, elle était dans un état
d'inertie complète. Elle sommeillait souvent, mais sans dormir tout à
fait; elle digérait quelques breuvages gélatineux et ne se plaignait
jamais; elle répondait par des signes nonchalants et toujours négatifs
aux questions des médecins sur ses souffrances; elle n'exprimait par
aucun signe le souvenir des affections qui avaient rempli sa vie. Sa
tendresse pour son père, ce sentiment si profond et si puissant en
elle, n'était pourtant pas éteint; elle versait souvent des larmes
abondantes, mais alors elle paraissait n'entendre aucun son; c'était en
vain qu'on essayait de lui faire comprendre que son père n'était pas
mort, comme elle semblait le croire. Elle repoussait d'un geste
suppliant, non le bruit (il ne semblait pas frapper son oreille), mais
le mouvement qui se faisait autour d'elle, et, cachant son visage dans
ses mains, s'enfonçant dans son fauteuil et roidissant ses genoux
jusque vers sa poitrine, elle semblait livrée à un désespoir sans
remède. Cette muette douleur, qui ne se combattait plus elle-même et
ne voulait plus être combattue; cette grande volonté, qui avait été
capable de dompter les plus violents orages et qui s'en allait à la
dérive sur une mer morte et par un calme plat, était, selon Arthur, le
spectacle le plus douloureux qu'il eut jamais contemplé. Edmée
semblait vouloir avoir rompu avec la vie. Mlle Leblanc, pour l'éprouver
et pour l'émouvoir, s'était grossièrement ingérée de lui dire que
son père était mort; elle avait fait entendre par un signe de tête
qu'elle le savait. Quelques heures plus tard, les médecins avaient
essayé de lui faire comprendre qu'il était vivant; elle avait répondu
par un autre signe qu'elle ne le croyait pas. On avait roulé le
fauteuil du chevalier dans sa chambre, on les avait mis en présence
l'un de l'autre; le père et la fille ne s'étaient pas reconnus.
Seulement, au bout de quelques instants, Edmée, prenant son père pour
un spectre, avait jeté des cris affreux et était tombée dans des
convulsions qui avaient rouvert une de ses blessures et donné à
craindre pour sa vie. On avait soin depuis ce moment de les tenir
séparés et de ne prononcer, devant Edmée, aucune parole qui eût
rapport à lui. Elle prenait Arthur pour un médecin du pays et l'avait
reçu avec la même douceur et la même indifférence que les autres. Il
n'avait pas osé essayer de lui parler de moi; mais il m'exhortait à ne
pas désespérer. L'état d'Edmée n'avait rien dont le temps et le
repos ne pussent triompher; elle avait peu de fièvre, aucune des
fonctions vitales de son être n'était réellement troublée; les
blessures étaient à peu près guéries, et le cerveau ne paraissait
pas devoir se désorganiser par un excès d'activité. L'affaiblissement
où cet organe était tombé, la prostration de tous les autres organes,
ne devaient pas lutter longtemps, selon Arthur, contre les ressources de
la jeunesse et la puissance d'une admirable constitution. Il m'engageait
enfin à songer à moi-même; je pouvais être utile à Edmée par mes
soins et devenir heureux par le retour de son affection et de son
estime.

Au bout de quinze jours, Arthur revint de Paris avec l'ordonnance du roi
pour la révision de mon jugement. De nouveaux témoins furent entendus.
Patience ne parut pas; mais je reçus de sa part un morceau de papier,
avec ces mots d'une écriture informe: «Vous n'êtes pas coupable,
espérez donc.» Les médecins affirmèrent que Mlle de Mauprat pouvait
désormais être interrogée sans danger, mais que ses réponses
n'auraient aucun sens. Elle était mieux portante. Elle avait reconnu
son père et ne le quittait plus. Mais elle ne comprenait rien à tout
ce qui n'était pas lui. Elle paraissait éprouver un grand plaisir à
le soigner comme un enfant, et, de son côté, le chevalier
reconnaissait de temps en temps sa fille chérie; mais les forces de ce
dernier décroissaient sensiblement. On l'interrogea dans un de ses
moments lucides. Il répondit que sa fille était _effectivement_
tombée de cheval, à la chasse, et qu'elle s'était ouvert la poitrine
sur une souche d'arbre, mais que personne n'avait tiré sur elle, même
par mégarde, et qu'il fallait être fou pour croire son cousin capable
d'un pareil crime. Ce fut tout ce qu'on put obtenir de lui. Quand on lui
demanda ce qu'il pensait de l'absence de son neveu, il répondit que son
neveu n'était point absent et qu'il le voyait tous les jours. Fidèle
à son respect pour la réputation d'une famille, hélas! si compromise,
voulut-il, par des mensonges enfantins, repousser les investigations de
la justice? C'est ce que je n'ai jamais pu savoir. Edmée ne put être
interrogée. À la première question qui lui fut adressée, elle haussa
les épaules et fit signe qu'elle voulait être tranquille. Le
lieutenant criminel insistant et devenant plus explicite, elle le
regarda fixement et parut s'efforcer de le comprendre. Il prononça mon
nom, elle poussa un grand cri et tomba évanouie. Il fallut renoncer à
l'entendre. Cependant Arthur ne désespéra point. Au contraire, le
récit de cette scène lui fit penser qu'il pouvait s'opérer dans les
facultés intellectuelles d'Edmée une crise favorable. Il repartit
aussitôt et alla s'installer à Sainte-Sévère, où il resta plusieurs
jours sans m'écrire, ce qui me jeta dans une grande anxiété.

L'abbé, interrogé de nouveau, persista dans ses refus calmes et
laconiques.

Mes juges, voyant que les renseignements promis par Patience
n'arrivaient pas, hâtèrent la révision de la procédure et
donnèrent, par une nouvelle précipitation, une nouvelle preuve de leur
animosité contre moi. Le jour fixé arriva. J'étais dévoré
d'inquiétude. Arthur m'avait écrit d'espérer, dans un style aussi
laconique que Patience. Mon avocat n'avait pu saisir aucune bonne preuve
à faire valoir. Je voyais bien qu'il commençait à me croire coupable.
Il n'espérait obtenir que des délais.



XXVII


L'auditoire fut encore plus nombreux que la première fois. La garde fut
forcée aux portes du prétoire, et la foule envahit jusqu'aux fenêtres
du manoir de Jacques Cœur, aujourd'hui l'hôtel de ville. J'étais fort
troublé, cette fois, quoique j'eusse la force et la fierté de n'en
rien laisser paraître. Je m'intéressais désormais au succès de ma
cause, et, les espérances que j'avais conçues ne semblant pas devoir
se réaliser, j'éprouvais un malaise indicible, une fureur concentrée,
une sorte de haine contre ces hommes qui n'ouvraient pas les yeux sur
mon innocence et contre ce Dieu qui semblait m'abandonner.

Dans cet état violent, je fis un tel travail sur moi-même pour
paraître calme, que je m'aperçus à peine de ce qui se passait autour
de moi. Je retrouvai ma présence d'esprit pour répondre dans les
mêmes termes que la première fois à mon nouvel interrogatoire. Puis
un crêpe funèbre sembla s'étendre sur ma tête; un anneau de fer me
serrait le front, je sentais un froid de glace dans mes orbites, je ne
voyais plus que moi-même, et je n'entendais que des bruits vagues et
incompréhensibles. Je ne sais ce qui se passa; je ne sais si l'on
annonça l'apparition qui me frappa subitement. Je me souviens seulement
qu'une porte s'ouvrit derrière le tribunal, qu'Arthur s'avança
soutenant une femme voilée, qu'il lui ôta son voile après l'avoir
fait asseoir sur un large fauteuil que les huissiers roulèrent vers
elle avec empressement, et qu'un cri d'admiration remplit l'auditoire
lorsque la beauté pâle et sublime d'Edmée lui apparut.

En ce moment, j'oubliai et la foule et le tribunal, et ma cause et
l'univers entier. Je crois qu'aucune force humaine n'aurait pu s'opposer
à mon élan impétueux. Je me précipitai comme la foudre au milieu de
l'enceinte, et, tombant aux pieds d'Edmée, j'embrassai ses genoux avec
effusion. On m'a dit que ce mouvement entraîna le public et que presque
toutes les dames fondirent en larmes. Les jeunes élégants n'osèrent
railler; les juges furent émus. La vérité eut un instant de triomphe
complet.

Edmée me regarda longtemps. L'insensibilité de la mort était sur son
visage. Il ne semblait pas qu'elle pût jamais me reconnaître.
L'assemblée attendait dans un profond silence qu'elle exprimât sa
haine ou son affection pour moi. Tout à coup elle fondit en larmes,
jeta ses bras autour de mon cou et perdit connaissance. Arthur la fit
emporter aussitôt; il eut de la peine à me faire retourner à ma
place. Je ne savais plus où j'étais ni de quoi il s'agissait; je
m'attachais à la robe d'Edmée, je voulais la suivre. Arthur,
s'adressant à la cour, demanda qu'on fît constater de nouveau l'état
de la malade par les médecins qui l'avaient examinée dans la matinée.
Il demanda et obtint qu'Edmée fût de nouveau appelée en témoignage
et confrontée avec moi lorsque la crise qu'elle subissait en cet
instant serait passée.

--Cette crise n'est pas grave, dit-il; Mlle de Mauprat en a éprouvé
plusieurs du même genre ces jours derniers et pendant son voyage. À la
suite de chacun de ces accès, ses facultés intellectuelles ont pris un
développement de plus en plus heureux.

--Allez donner vos soins à la malade, dit le président. Elle sera
rappelée dans deux heures, si vous croyez que ce temps suffise pour
mettre fin à son évanouissement. En attendant, la cour entendra le
témoin à la requête duquel le premier jugement n'a point reçu
l'exécution.

Arthur se retira, et Patience fut introduit. Il était vêtu proprement;
mais, après avoir dit quelques paroles, il déclara qu'il lui était
impossible de continuer si on ne lui permettait pas d'ôter son habit.
Cette toilette d'emprunt le gênait tellement et lui semblait si lourde,
qu'il suait à grosses gouttes. Il attendit à peine un signe
d'adhésion accompagné d'un sourire de mépris que lui fit le
président, pour jeter à terre ces insignes de la civilisation, et,
abaissant avec soin les manches de sa chemise sur ses bras nerveux, il
parla à peu près ainsi:

--Je dirai la vérité, toute la vérité. Je lève la main une seconde
fois, car j'ai à dire des choses qui se contredisent et que je ne peux
pas m'expliquer moi-même. Je jure devant Dieu et devant les hommes que
je dirai ce que je sais, comme je le sais, sans être influencé pour ni
contre personne.

Il leva sa large main et se tourna vers le peuple avec une confiance
naïve, comme pour lui dire: «Vous voyez tous que je jure, et vous
savez que l'on peut croire en moi.»

Cette confiance de sa part n'était pas mal fondée. On s'était
beaucoup occupé, depuis l'incident du premier jugement, de cet homme
extraordinaire qui avait parlé devant le tribunal avec tant d'audace et
harangué le peuple en sa présence. Cette conduite inspirait beaucoup
de curiosité et de sympathie à tous les démocrates et _philadelphes._
Les œuvres de Beaumarchais avaient, auprès des hautes classes, un
succès qui vous expliquera comment Patience, en opposition avec toutes
les puissances de la province, se trouvait soutenu et applaudi par tout
ce qui se piquait d'un esprit élevé. Chacun croyait voir en lui Figaro
sous une forme nouvelle. Le bruit de ses vertus privées s'était
répandu; car vous vous souvenez que, durant mon séjour en Amérique,
Patience s'était fait connaître aux habitants de la Varenne et avait
échangé sa réputation de sorcier contre celle de bienfaiteur. On lui
avait donné le surnom de _grand juge_, parce qu'il intervenait
volontiers dans les différends et les terminait à la satisfaction de
chacun avec une bonté et une habileté admirables.

Il parla cette fois d'une voix haute et pénétrante; il avait dans la
voix plusieurs belles cordes. Son geste était lent ou animé selon la
circonstance, toujours noble et saisissant; sa figure courte et
socratique était toujours belle d'expression. Il avait toutes les
qualités de l'orateur; mais il ne mettait à les produire aucune
vanité. Il parla d'une manière claire et concise qu'il avait acquise
nécessairement dans son commerce récent avec les hommes et dans la
discussion de leurs intérêts positifs.

--Quand Mlle de Mauprat reçut le coup, dit-il, j'étais à dix pas tout
au plus; mais le taillis est si épais dans cet endroit, que je ne
pouvais rien voir à deux pas de moi. On m'avait engagé à faire la
chasse. Cela ne m'amusait guère. Me retrouvant près de la tour Gazeau,
que j'ai habitée pendant vingt ans, j'eus envie de revoir mon ancienne
cellule, et j'y arrivais à grands pas quand j'entendis le coup. Cela ne
m'effraya pas du tout: c'était si naturel qu'on fît du bruit dans une
battue! Mais, quand je fus sorti du fourré, c'est-à-dire environ deux
minutes après, je trouvai Edmée (pardonnez-moi, j'ai l'habitude de
l'appeler comme cela, je suis avec elle comme qui dirait une sorte de
père nourricier), je trouvai Edmée à genoux par terre, blessée,
ainsi qu'on vous la dit, et tenant encore la bride de son cheval, qui se
cabrait. Elle ne savait pas si elle avait peu ou beaucoup de mal, mais
elle avait son autre main sur la poitrine et disait:

«--Bernard, c'est affreux! je ne vous aurais jamais cru capable de me
tuer. Bernard, où êtes-vous? Venez me voir mourir. Vous tuez mon
père!»

Elle tomba tout à fait en disant cela et lâcha la bride de son cheval.
Je m'élançai vers elle.

«--Ah! tu l'as vu, Patience? me dit-elle. N'en parle pas, ne dis pas à
mon père...»

Elle étendit les bras, son corps se roidit; je la crus morte, et elle
ne parla plus que dans la nuit, après qu'on eut retiré les balles de
sa poitrine.

--Vîtes-vous alors Bernard de Mauprat?

--Je le vis sur le lieu de l'événement, au moment où Edmée perdit
connaissance et sembla rendre l'âme; il était comme fou. Je crus que
c'était le remords qui l'accablait; je lui parlai durement, je le
traitai d'assassin. Il ne répondit rien et s'assit à terre auprès de
sa cousine. Il resta là, abruti longtemps encore après qu'on l'eut
emportée. Personne ne songea à l'accuser; on pensait qu'il était
tombé de cheval, parce qu'on voyait son cheval courir au bord de
l'étang; on crut que sa carabine s'était déchargée en tombant. M.
l'abbé Aubert fut le seul qui entendit accuser M. Bernard d'avoir
assassiné sa cousine. Les jours suivants, Edmée parla; mais ce ne fut
pas toujours en ma présence, et, d'ailleurs, depuis ce moment, elle eut
presque toujours le délire. Je soutiens qu'elle n'a confié à personne
(à Mlle Leblanc moins qu'à personne) ce qui s'était passé entre elle
et M. de Mauprat avant le coup de fusil. Elle ne me l'a pas confié plus
qu'aux autres. Dans les moments bien rares où elle avait sa tête, elle
répondait à nos questions que certainement Bernard ne l'avait pas fait
exprès, et, plusieurs fois même, durant les trois premiers jours, elle
demanda à le voir. Mais, quand elle avait la fièvre, elle criait:

«--Bernard! Bernard! vous avez commis un grand crime, vous avez tué
mon père!»

C'était là son idée; elle croyait réellement que son père était
mort, et elle l'a cru longtemps. Elle a donc dit très peu de chose qui
ait de la valeur. Tout ce que Mlle Leblanc lui a fait dire est faux. Au
bout de trois jours, elle a cessé de dire des paroles intelligibles,
et, au bout de huit jours, sa maladie a tourné à un silence complet.
Elle a chassé Mlle Leblanc depuis sept jours qu'elle a retrouvé sa
raison, ce qui prouverait bien quelque chose contre cette fille de
chambre. Voilà ce que j'ai à dire contre M. de Mauprat. Il ne tenait
qu'à moi de le taire; mais, ayant autre chose à dire encore, j'ai
voulu révéler toute la vérité.

Patience fit une pause; l'auditoire et la cour elle-même, qui
commençait à s'intéresser à moi et à perdre l'âcreté de ses
préventions, restèrent comme atterrés d'une déposition si
différente de celle qu'on attendait.

Patience reprit la parole.

--Je suis resté convaincu pendant plusieurs semaines, dit-il, du crime
de Bernard. Et puis j'ai beaucoup réfléchi à cela; je me suis dit
bien des fois qu'un homme aussi bon et aussi instruit que l'était
Bernard, un homme dont Edmée faisait tant d'estime, et que M. le
chevalier de Mauprat aimait comme son fils, un homme enfin qui avait
tant d'idées sur la justice et sur la vérité, ne pouvait pas, du jour
au lendemain, devenir un scélérat. Et puis il m'est venu à l'idée
que ce pouvait bien être quelque autre Mauprat qui eût fait le coup.
Je ne parle pas de celui qui est trappiste, ajouta-t-il, en cherchant
dans l'auditoire Jean de Mauprat, qui n'y était pas; je parle de celui
dont la mort n'a pas été constatée, quoique la cour ait cru devoir
passer outre et en croire sur parole M. Jean de Mauprat.

--Témoin, dit le président, je vous ferai observer que vous n'êtes
ici ni pour servir d'avocat à l'accusé ni pour réviser les arrêts de
la cour. Vous devez dire ce que vous savez du fait, et non ce que vous
préjugez du fond de l'affaire.

--Possible, répondit Patience. Il faut pourtant que je dise pourquoi je
n'ai pas voulu témoigner la première fois contre Bernard, n'ayant à
fournir que des preuves contre lui, et n'ayant pas foi à ces preuves
mêmes.

--On ne vous le demande pas pour le moment. Ne vous écartez pas de
votre déposition.

--Un instant! j'ai mon honneur à défendre, j'ai ma propre conduite à
expliquer, s'il vous plaît.

--Vous n'êtes pas l'accusé, vous n'avez pas lieu à plaider votre
propre cause. Si la cour juge à propos de vous poursuivre pour votre
désobéissance, vous aviserez à vous défendre; mais il n'est pas
question de cela maintenant.

--Il est question de faire savoir à la cour si je suis un honnête
homme ou un faux témoin. Pardon! il me semble que cela fait quelque
chose à l'affaire; la vie de l'accusé en dépend; la cour ne peut pas
regarder cela comme indifférent.

--Parlez, dit l'avocat du roi, et tâchez de garder le respect que vous
devez à la cour.

--Je n'ai pas envie d'offenser la cour, reprit Patience; je dis
seulement qu'un homme peut se soustraire aux ordres de la cour par des
raisons de conscience que la cour peut condamner légalement, mais que
chaque juge en particulier peut comprendre et excuser. Je dis donc que
je n'ai pas senti en moi-même que Bernard de Mauprat fût coupable; mes
oreilles seules le savaient; ce n'était pas assez pour moi.
Excusez-moi, messieurs, je suis juge, moi aussi. Enquérez-vous de moi!
dans mon village, on m'appelle le _grand juge._ Quand mes concitoyens me
prient de prononcer sur une querelle de cabaret ou sur la limite d'un
champ, je n'écoute pas tant leur sentiment que le mien. On a d'autres
notions sur les gens qu'un fait tout court. Il y en a beaucoup d'autres
qui servent à démontrer la vérité ou la fausseté du dernier qu'on
leur impute. Ainsi, ne pouvant croire que Bernard fut un assassin et
ayant entendu témoigner à plus de dix personnes, que je regarde comme
incapables de faux serment, qu'un moine _fait en manière de Mauprat_
avait couru le pays, ayant moi-même vu le dos et le froc de ce moine
passer à Pouligny le matin de l'événement, j'ai voulu savoir s'il
était dans la Varenne et j'ai su qu'il y était encore, c'est-à-dire
qu'après l'avoir quittée, il y était revenu aux environs du jugement
du mois dernier, et, qui plus est, qu'il avait accointance avec M. Jean
de Mauprat. Quel est donc ce moine? me disais-je; pourquoi sa figure
fait-elle peur à tous les habitants du pays? Qu'est-ce qu'il fait dans
la Varenne? S'il est du couvent des carmes, pourquoi n'en porte-t-il pas
l'habit? S'il est de l'ordre de M. Jean, pourquoi n'est-il pas logé
avec lui aux Carmes? S'il est quêteur, pourquoi, après avoir fait sa
quête, ne va-t-il pas plus loin, plutôt que de revenir importuner les
gens qui lui ont donné la veille? S'il est trappiste et qu'il ne
veuille pas rester aux Carmes comme l'autre, pourquoi ne retourne-t-il
pas dans son couvent? Qu'est-ce donc que ce moine vagabond? et pourquoi
M. Jean de Mauprat, qui a dit à plusieurs personnes ne pas le
connaître, le connaît-il si bien, qu'ils déjeunent de temps en temps
ensemble, dans un cabaret à Crevant? J'ai donc voulu alors que ma
déposition fût faite, même dût-elle nuire en partie à Bernard, afin
d'avoir le droit de dire ce que je vous dis là, même quand cela ne
servirait à rien. Mais comme, vous autres, vous ne donnez jamais le
temps aux témoins de chercher à s'éclairer sur ce qu'ils ont à
croire, je suis reparti tout de suite pour mes bois, où je vis à la
manière des renards, me promettant de n'en pas sortir tant que je
n'aurais pas découvert ce que ce moine fait dans le pays. Je me suis
donc mis sur sa piste et j'ai découvert ce qu'il est: il est l'assassin
d'Edmée de Mauprat, il s'appelle Antoine de Mauprat.

Cette révélation causa un grand mouvement dans la cour et dans
l'auditoire. Tous les regards cherchèrent Jean de Mauprat, dont la
figure ne parut point.

--Quelles sont vos preuves? dit le président.

--Je vais vous les dire, répondit Patience. Sachant par la cabaretière
de Crevant, à qui j'ai eu occasion de rendre service, que les deux
trappistes déjeunaient chez elle de temps en temps, comme je vous l'ai
dit, j'ai été me loger à une demi-lieue de là, dans un ermitage
qu'on appelle le _Trou aux Fades_, et qui est au milieu des bois,
abandonné au premier venu, logis et mobilier. C'est une caverne dans le
rocher, avec une grosse pierre pour s'asseoir et rien avec. Je vécus
là deux jours de racines et d'un morceau de pain qu'on m'apportait de
temps en temps du cabaret. Il n'est pas dans mes principes de demeurer
dans un cabaret. Le troisième jour, le petit garçon de la cabaretière
vint m'avertir que les deux moines allaient se mettre à table. J'y
courus et je me cachai dans un cellier qui touche au jardin. La porte de
ce cellier est ombragée d'un pommier, sous lequel ces messieurs
déjeunaient en plein air. M. Jean était sobre; l'autre mangeait comme
un carme et buvait comme un cordelier. J'entendis et je vis tout à mon
aise.

«--Il est temps que cela finisse, disait Antoine, que je reconnus fort
bien en le voyant boire et en l'entendant jurer, je suis las du métier
que vous me faites faire. Donnez-moi asile chez les carmes ou je fais du
bruit.

«--Et quel bruit pouvez-vous faire qui ne vous conduise à la roue,
_lourde bête?_ lui répondit M. Jean. Soyez sûr que vous ne mettrez
pas les pieds aux Carmes; je ne me soucie pas de me voir inculpé dans
un procès criminel, car on vous découvrirait là au bout de trois
heures.

«--Pourquoi donc, s'il vous plaît? Vous leur faites bien croire que
vous êtes un saint!

«--Je suis capable de me conduire comme un saint, et vous vous
conduisez comme un imbécile. Est-ce que vous pouvez vous tenir une
heure de jurer et de casser les pots après dîner!

«--Dites donc, _Népomucène_, est-ce que vous espéreriez sortir de
là bien net, si j'avais une affaire criminelle? reprit l'autre.

«--Qui sait? répondit le trappiste: je n'ai point pris part à votre
folie ni conseillé rien de ce genre.

«--Ah! ah! le bon apôtre! s'écria Antoine en se renversant de rire
sur sa chaise, vous en êtes bien content, à présent que cela est
fait. Vous avez toujours été lâche, et, sans moi, vous n'auriez
imaginé rien de mieux que d'aller vous faire trappiste, pour singer la
dévotion et venir ensuite vous faire absoudre du passé, afin d'avoir
le droit de tirer un peu d'argent aux _casse-têtes_ de Sainte-Sévère.
Belle ambition, ma foi! que de crever sous un froc après s'être gêné
toute sa vie et n'avoir pris que la moitié de tous les plaisirs, encore
en se cachant comme une taupe! Allez, allez, quand on aura pendu le
gentil Bernard, que la belle Edmonde sera morte, et que le vieux
casse-cou aura rendu ses grands os à la terre, quand nous hériterons
de cette jolie fortune-là, vous trouverez que c'est là un joli coup de
Jarnac: se défaire de trois à la fois! Il m'en coûtera bien un peu de
faire le dévot, moi qui n'ai pas les habitudes du couvent et qui ne
sais pas porter l'habit: aussi je jetterai le froc aux orties, et je me
contenterai de bâtir une chapelle à la Roche-Mauprat et d'y communier
quatre fois l'an.

«--Tout ce que vous avez fait là est une sottise et une infamie!

«--Ouais! ne parlez pas d'infamie, mon doux frère, ou je vais vous
faire avaler cette bouteille toute cachetée!

«--Je dis que c'est une sottise et que, si cela réussit, vous devez
une belle chandelle à la Vierge; si cela ne réussit pas, je m'en lave
les mains, entendez-vous? Quand j'étais caché dans la chambre secrète
du donjon, et que j'ai entendu Bernard conter à son valet, après
souper, qu'il perdait l'esprit pour la belle Edmée, je vous ai dit en
l'air qu'il y aurait là un joli coup à faire; et, comme une brute,
vous avez pris la chose au sérieux, vous avez été, sans me consulter
et sans attendre un moment favorable, exécuter une chose qui voulait
être pesée et mûrie.

«--Le moment favorable, cœur de lièvre que vous êtes! et où donc
l'aurais-je trouvé? _L'occasion fait le larron._ Je me vois surpris par
la chasse au milieu du bois; je me cache dans la maudite tour Gazeau; je
vois arriver mes deux tourtereaux; j'entends une conversation à crever
de rire, Bernard larmoyant, la fille faisant la fière; Bernard se
retire comme un sot, sans avoir fait métier d'homme; je me trouve sur
moi, le bon Dieu sait comment, un scélérat de pistolet tout chargé.
_Paf!_...

«--Taisez-vous, bête sauvage! dit l'autre tout effrayé; parle-t-on de
ces choses-là dans un cabaret? Tenez votre langue, malheureux! ou je ne
vous verrai plus.

«--Il faudra pourtant bien que vous me voyiez, mon doux frère, quand
j'irai sonner et faire carillon à la porte des Carmes.

«--Vous n'y viendrez pas, ou je vous dénonce.

«--Vous ne me dénoncerez pas, car j'en sais trop long sur votre
compte.

«--Je ne vous crains pas, j'ai fait mes preuves; j'ai expié mes
péchés.

«--Hypocrite!

«--Allons, taisez-vous, insensé, dit l'autre; il faut que je vous
quitte. Voilà de l'argent.

«--_Tout cela!_

«--Que voulez-vous que vous donne un religieux? Croyez-vous que je sois
riche?

«--Vos carmes le sont, et vous en faites ce que vous voulez.

«--Je pourrais vous donner davantage que je ne le ferais pas. Vous
n'auriez pas plus tôt deux louis, que vous feriez des débauches et un
bruit qui vous trahiraient.

«--Et, si vous voulez que je quitte le pays pour quelque temps, avec
quoi voulez-vous que je voyage?

«--Ne vous ai-je pas déjà donné trois fois de quoi partir, et
n'êtes-vous pas revenu après avoir bu tout ce que vous aviez dans le
premier mauvais lieu à la frontière de la province? Votre impudence me
révolte, après les dépositions qu'on a faites contre vous, quand la
maréchaussée a l'éveil, quand Bernard fait réviser son jugement, et
que vous allez être découvert!

«--Mon frère, c'est à vous d'y veiller; vous menez les carmes, les
carmes mènent l'évêque, Dieu sait pour quelle petite folie qui a
été faite de compagnie, en grand secret, après souper, dans leur
couvent...»

Ici, le président interrompit le récit de Patience.

--Témoin, dit-il, je vous rappelle à l'ordre; vous outragez la vertu
d'un prélat par le récit scandaleux d'une telle conversation.

--Nullement, répondit Patience, je rapporte les invectives d'un
crapuleux et d'un assassin contre le prélat; je n'en prends rien sur
moi, et chacun ici sait le cas qu'il a à en faire; mais, si vous le
voulez, je n'en dirai pas davantage sur ce sujet. Il y eut encore un
assez long débat. Le vrai trappiste voulait faire partir le faux
trappiste, et celui-ci s'obstinait à rester, disant que, s'il n'était
pas sur les lieux, son frère le ferait arrêter aussitôt après que
Bernard aurait la tête tranchée, afin d'avoir l'héritage à lui tout
seul. Jean, poussé à bout, le menaça sérieusement de le dénoncer et
de le livrer à la justice.

«--Baste! vous vous en garderez bien, après tout, reprit Antoine; car
si Bernard est absous, adieu l'héritage.»

C'est ainsi qu'ils se séparèrent. Le vrai trappiste s'en alla fort
soucieux, l'autre s'endormit les coudes sur la table. Je sortis de ma
cachette pour procéder à son arrestation. C'est dans ce moment que la
maréchaussée, qui est à mes trousses depuis longtemps pour me forcer
à venir témoigner, me mit la main au collet. J'eus beau désigner le
moine comme l'assassin d'Edmée, on ne voulut pas me croire, et on me
dit qu'on n'avait pas d'ordre contre lui. Je voulais ameuter le village,
on m'empêcha de parler; on m'amena ici de brigade en brigade comme un
déserteur, et, depuis huit jours, je suis au cachot, sans qu'on daigne
faire droit à mes réclamations. Je n'ai même pu voir l'avocat de M.
Bernard et lui faire savoir que j'étais en prison; c'est tout à
l'heure seulement que le geôlier est venu me dire qu'il fallait
endosser un habit et _comparoir._ Je ne sais pas si tout cela est dans
les formes de la justice; mais ce qu'il y a de certain, c'est que
l'assassin aurait pu être arrêté et qu'il ne l'est pas, et qu'il ne
le sera pas si vous ne vous assurez de la personne de M. Jean de Mauprat
pour l'empêcher d'avertir, je ne dis pas son complice, mais son
protégé. Je fais serment que dans tout ce que j'ai entendu M. Jean de
Mauprat est à l'abri de tout soupçon de complicité; quant à l'action
de laisser livrer à la rigueur des lois un innocent et de vouloir
sauver un coupable au point de feindre sa mort par de faux témoignages
et de faux actes...

Patience, voyant que le président allait encore l'interrompre, se hâta
de terminer son discours en disant:

--Quant à cela, messieurs, il appartient à vous et non à moi de le
juger.



XXVIII


Après cette déposition importante, la cour suspendit pendant quelques
instants la séance, et, lorsqu'elle rentra, Edmée fut ramenée en sa
présence. Pâle et brisée, pouvant à peine se traîner jusqu'au
fauteuil qui lui était réservé, elle montra cependant une grande
force et une grande présence d'esprit.

--Croyez-vous pouvoir répondre avec calme et sans trouble aux questions
qui vont vous être adressées? lui dit le président.

--Je l'espère, monsieur, répondit-elle. Il est vrai que je sors d'une
maladie grave et que j'ai recouvré depuis peu de jours seulement
l'exercice de ma mémoire; mais je crois l'avoir très bien recouvrée,
et mon esprit ne ressent aucun trouble.

--Votre nom?

--Solange-Edmonde de Mauprat, _Edmea sylvestris_, ajouta-t-elle à
demi-voix.

Je frissonnai. Son regard avait pris, en disant cette parole
intempestive, une expression étrange. Je crus qu'elle allait divaguer
plus que jamais. Mon avocat effrayé me regarda d'un air
d'interrogation. Personne autre que moi n'avait compris ces deux mots,
qu'Edmée avait pris l'habitude de répéter souvent dans les premiers
et dans les derniers jours de sa maladie. Heureusement ce fut le dernier
ébranlement de ses facultés. Elle secoua sa belle tête comme pour
chasser des idées importunes; et, le président lui ayant demandé
compte de ces mots inintelligibles, elle répondit avec douceur et
noblesse:

--Ce n'est rien, monsieur; veuillez continuer mon interrogatoire.

--Votre âge, mademoiselle?

--Vingt-quatre ans.

--Vous êtes parente de l'accusé?

--Sa tante à la mode de Bretagne. Il est mon cousin issu de germain et
le petit-neveu de mon père.

--Jurez-vous de dire la vérité, toute la vérité!

--Oui, monsieur.

--Levez la main.

Edmée se retourna vers Arthur avec un triste sourire. Il lui ôta son
gant et l'aida à élever son bras sans force et presque sans mouvement.
Je sentis de grosses larmes couler sur mes joues.

Edmée raconta avec finesse et naïveté qu'étant égarée dans le
bois avec moi, elle avait été jetée à bas de son cheval par
l'empressement plein de sollicitude que j'avais mis à la retenir,
croyant qu'elle était emportée; qu'il s'en était suivi une petite
altercation, à la suite de laquelle, par une _petite colère de femme
assez niaise_, elle avait voulu remonter seule sur sa jument; qu'elle
m'avait même dit des paroles dures, dont elle ne pensait pas un mot,
car elle m'aimait comme son frère; que, profondément affligé de sa
brusquerie, je m'étais éloigné de quelques pas pour lui obéir, et
qu'au moment de me suivre, affligée qu'elle était elle-même de notre
puérile querelle, elle avait senti une violente commotion à la
poitrine, et qu'elle était tombée en entendant à peine la
détonation. Il lui était impossible de dire de quel côté elle était
tournée et de quel côté était parti le coup.

--Voilà tout ce qui est arrivé, ajouta-t-elle; je suis la dernière
personne en état de vous expliquer cet accident. Je ne puis en mon âme
et conscience l'attribuer qu'à la maladresse d'un de nos chasseurs qui
aura craint de l'avouer. Les lois sont si sévères! et la vérité est
si difficile à prouver!

--Ainsi, mademoiselle, vous ne pensez pas que votre cousin soit l'auteur
de cet attentat?

--Non, monsieur, certainement non! Je ne suis plus folle, et je ne me
serais pas laissé conduire devant vous, si j'avais senti mon cerveau
malade.

--Vous semblez imputer à un état d'aliénation mentale les
révélations que vous avez faites au bonhomme Patience, à Mlle
Leblanc, votre gouvernante, et peut-être aussi à l'abbé Aubert.

--Je n'ai fait aucune _révélation_, répondit-elle avec assurance, pas
plus au digne Patience qu'au respectable abbé et à la servante
Leblanc. Si l'on appelle révélation les paroles dépourvues de sens
qu'on dit dans la fièvre, il faut condamner à mort toutes les figures
qui nous font peur dans les rêves. Quelle _révélation_ aurais-je pu
faire d'un fait que j'ignore?

--Mais vous avez dit au moment où vous avez reçu la blessure en
tombant de votre cheval: _Bernard, Bernard, je ne vous aurais jamais cru
capable de me tuer!_

--Je ne me souviens pas d'avoir jamais dit cela; et, quand je l'aurais
dit, je ne concevrais pas l'importance qu'on peut attribuer aux
impressions d'une personne frappée de la foudre et dont l'esprit est
comme anéanti. Ce que je sais, c'est que Bernard de Mauprat donnerait
sa vie pour mon père et pour moi, ce qui ne rend pas très probable
qu'il ait voulu m'assassiner. Et pour quelle raison, grand Dieu!

Le président se servit alors, pour embarrasser Edmée, de tous les
arguments que pouvaient lui fournir les dépositions de Mlle Leblanc. Il
y avait de quoi la troubler en effet. Edmée, surprise de voir la
justice en possession de tant de choses qu'elle croyait secrètes,
reprit cependant courage et fierté lorsqu'on lui fit entendre, dans les
termes brutalement chastes qu'on emploie devant les tribunaux
en pareil cas, qu'elle avait été victime de ma grossièreté à la
Roche-Mauprat. C'est alors que, prenant avec feu la défense de mon
caractère et celle de son honneur, elle affirma que je m'étais conduit
avec une loyauté bien supérieure à celle qu'on pouvait attendre
encore de mon éducation. Mais il restait à expliquer toute la vie
d'Edmée à partir de cette époque, la rupture de son mariage avec M.
de La Marche, ses querelles fréquentes avec moi, mon brusque départ
pour l'Amérique, le refus qu'elle avait fait de se marier.

--Cet interrogatoire est une chose odieuse, dit-elle en se levant tout
à coup et en retrouvant ses forces physiques avec l'exercice de sa
force morale. On me demande compte de mes plus intimes sentiments, on
descend dans les mystères de mon âme, on tourmente ma pudeur, on
s'arroge des droits qui n'appartiennent qu'à Dieu. Je vous déclare
que, s'il s'agissait ici de ma vie et non de celle d'autrui, vous ne
m'arracheriez pas un mot de plus. Mais, pour sauver la vie du dernier
des hommes, je sacrifierais mes répugnances; à plus forte raison le
ferais-je pour celui qui est devant vos yeux. Apprenez-le donc, puisque
vous me contraignez à faire un aveu contraire à la réserve et à la
fierté de mon sexe: tout ce qui vous semble inexplicable dans ma
conduite, tout ce que vous attribuez aux torts de Bernard et à mes
ressentiments, à ses menaces et à mes terreurs, se justifie par un
seul mot: _Je l'aime!_

En prononçant ce mot avec la rougeur au front et l'accent profond de
l'âme la plus passionnée et la plus orgueilleusement concentrée qui
ait jamais existé, Edmée se rassit et couvrit son visage de ses deux
mains. En ce moment, je fus si transporté, que je m'écriai sans
pouvoir me contenir:

--Qu'on me mène à l'échafaud maintenant, je suis le roi de la terre!

--À l'échafaud! toi! dit Edmée en se relevant; on m'y mènera plutôt
moi-même. Est-ce ta faute, malheureux enfant, si depuis sept ans, je te
cache le secret de mon affection, si j'ai voulu attendre pour te le dire
que tu fusses le premier des hommes par la sagesse et l'intelligence,
comme tu en es le premier par le cœur? Tu payes cher mon ambition,
puisqu'on l'interprète par le mépris et la haine. Tu dois bien me
haïr, puisque ma fierté t'a conduit sur le banc du crime. Mais je
laverai ta honte par une réparation éclatante, et, quand même on
t'enverrait à l'échafaud demain, tu n'y marcherais qu'avec le titre de
mon époux.

--Votre générosité vous entraîne trop loin, Edmée de Mauprat, dit
le président; vous consentiriez presque, pour sauver votre parent, à
vous accuser de coquetterie et de dureté; car comment expliqueriez-vous
vos sept années de refus, qui ont exaspéré la passion de ce jeune
homme?

--Peut-être, monsieur, dit Edmée avec malice, la cour n'est-elle pas
compétente sur cette matière. Beaucoup de femmes pensent que ce n'est
pas un grand crime d'avoir un peu de coquetterie avec l'homme qu'on
aime. On en a peut-être le droit, quand on lui a sacrifié tous les
autres hommes; c'est une fierté naturelle bien innocente que de vouloir
faire sentir à celui qu'on préfère qu'on est une âme de prix et
qu'on mérite d'être sollicitée et recherchée longtemps. Il est vrai
que si cette coquetterie avait pour résultat de faire condamner un
amant à la mort, on s'en corrigerait vite. Mais il est impossible,
messieurs, que vous vouliez consoler de la sorte ce pauvre jeune homme
de mes rigueurs.

En parlant ainsi d'un air d'excitation ironique, Edmée fondit en
pleurs. Cette sensibilité nerveuse, qui mettait en dehors toutes les
qualités de son âme et de son esprit, tendresse, courage, finesse,
fierté, pudeur, donnait en même temps à son visage une expression si
mobile et si admirable sous toutes ses faces, que la grave et sombre
assemblée des juges sentit tomber la cuirasse d'airain de l'intégrité
impassible et la chape de plomb de l'hypocrite vertu. Si Edmée ne
m'avait pas défendu victorieusement par ses aveux, du moins elle avait
excité au plus haut point l'intérêt en ma faveur. Un homme aimé
d'une belle et vertueuse femme porte avec lui un talisman qui le rend
invulnérable; chacun sent que sa vie a plus de prix que celle des
autres.

Edmée subit encore beaucoup de questions et rétablit les faits
dénaturés par Mlle Leblanc; elle m'épargna beaucoup, il est vrai;
mais elle sut, avec un art admirable, éluder certaines questions et se
soustraire à la nécessité de mentir ou de me condamner. Elle s'accusa
généreusement de tous mes torts et prétendit que, si nous avions eu
des querelles, c'était parce qu'elle y prenait un secret plaisir, parce
qu'elle y voyait la force de mon amour; qu'elle m'avait laissé partir
pour l'Amérique, voulant mettre ma vertu à l'épreuve et ne pensant
pas que la campagne durerait plus d'un an, comme on le disait alors,
qu'ensuite elle m'avait regardé comme engagé d'honneur à subir cette
prolongation illimitée, mais qu'elle avait souffert plus que moi de mon
absence; enfin elle reconnut fort bien la lettre qu'on avait trouvée
sur elle; et, la prenant, elle en rétablit les passages mutilés avec
une mémoire surprenante et en priant le greffier de suivre avec elle
les mots à demi effacés.

--Cette lettre est si peu une lettre de menace, dit-elle, et
l'impression que j'en ai reçue est si peu celle de la crainte et de
l'aversion, qu'on l'a trouvée sur mon cœur, où je la portais depuis
huit jours, bien que je n'eusse pas seulement avoué à Bernard que je
l'eusse reçue.

--Mais vous n'expliquez point, lui dit le président, pourquoi, il y a
sept ans, dans les premiers temps du séjour de votre cousin auprès de
vous, vous étiez armée d'un couteau que vous placiez toutes les nuits
sous votre oreiller, et que vous aviez fait aiguiser pour un cas urgent
de défense?

--Dans ma famille, répondit-elle en rougissant, on a l'esprit assez
romanesque et l'humeur très fière. Il est vrai que j'eus plusieurs
fois dessein de me tuer, parce que je sentais naître en moi pour mon
cousin un penchant insurmontable. Me croyant liée par des engagements
indissolubles à M. de La Marche, je serais morte plutôt que de manquer
à ma parole et plutôt que d'épouser un autre homme que Bernard. Plus
tard, M. de La Marche me rendit ma promesse avec beaucoup de
délicatesse et de loyauté, et je ne songeai plus à mourir.

Edmée se retira suivie de tous les regards et d'un murmure approbateur.
À peine avait-elle franchi la porte du prétoire, qu'elle s'évanouit
de nouveau; mais cette crise n'eut pas de suites graves et ne laissa pas
de traces au bout de quelques jours.

J'étais si bouleversé, si enivré de ce qu'elle venait de dire, que je
ne vis plus guère ce qui se passait. Concentré dans la seule pensée
de mon amour, je doutais pourtant; car, si Edmée n'avait pas avoué
tous mes efforts, elle pouvait bien aussi avoir exagéré son
inclination pour moi dans le dessein d'atténuer mes défauts. Il
m'était impossible de croire qu'elle m'eût aimé avant mon départ
pour l'Amérique, et surtout dès les premiers temps de mon séjour
auprès d'elle. Je n'avais que cette préoccupation dans l'esprit; je ne
me souvenais même plus de la cause ni du but de mon procès. Il me
semblait que la question agitée dans ce froid aréopage était
uniquement celle-ci: _Est-il aimé ou n'est-il pas aimé?_ Le triomphe
ou la défaite, la vie ou la mort n'étaient que là pour moi.

Je fus tiré de ces rêveries par la voix de l'abbé Aubert. Il était
maigre et défait, mais plein de calme; on l'avait tenu au secret, et il
avait souffert toutes les rigueurs de la prison avec la résignation
d'un martyr. Malgré toutes les précautions, l'adroit Marcasse, habile
à se glisser partout comme un furet, avait réussi à lui faire tenir
une lettre d'Arthur, où Edmée avait ajouté quelques mots. Autorisé
par cette lettre à tout dire, il fit une déposition conforme à celle
de Patience, avouant que, d'après les premières paroles d'Edmée
après l'événement, il m'avait accusé; mais qu'ensuite, voyant
l'état d'aliénation de la malade et se souvenant de ma conduite sans
reproche depuis plus de six ans, tirant aussi quelque lumière des
précédents débats et des bruits publics sur l'existence et la
présence d'Antoine Mauprat, il s'était senti trop convaincu de mon
innocence pour vouloir témoigner contre moi. S'il le faisait
maintenant, c'est qu'il pensait qu'un supplément d'instruction avait
éclairé la cour, et que sa déposition n'aurait pas les conséquences
graves qu'elle eût pu avoir un mois auparavant.

Interrogé sur les sentiments d'Edmée à mon égard, il détruisit
toutes les inventions de Mlle Leblanc et déclara que, non seulement
Edmée m'aimait ardemment, mais qu'elle avait senti de l'amour pour moi
dès les premiers jours de notre entrevue. Il l'affirma par serment,
tout en appuyant un peu plus sur mes torts passés que ne l'avait fait
Edmée. Il avoua qu'il avait craint plusieurs fois alors que ma cousine
ne fît la folie de m'épouser, mais qu'il n'avait jamais eu de crainte
pour sa vie, puisque, d'un mot et d'un regard, il l'avait toujours vue
me réduire, même à l'époque de ma plus mauvaise éducation.

La continuation des débats fut remise à l'issue des perquisitions
ordonnées pour découvrir et arrêter l'assassin. On compara mon
procès à celui de Calas, et cette comparaison n'eut pas plus tôt
cours dans les conversations, que mes juges, se voyant en butte à mille
traits sanglants, éprouvèrent par eux-mêmes que la haine et la
prévention sont de mauvais conseillers et des guides dangereux.
L'intendant de la province se déclara le champion de ma cause et le
chevalier d'Edmée, qu'il reconduisit en personne auprès de son père.
Il mit sur pied toute la maréchaussée. On agit avec vigueur, on
arrêta Jean de Mauprat. Quand il se vit saisi et menacé, il livra son
frère et déclara qu'on le trouverait toutes les nuits réfugié à la
Roche-Mauprat et caché dans une chambre secrète où la femme du
métayer l'aidait à se renfermer à l'insu de son mari.

On conduisit le trappiste sous bonne escorte à la Roche-Mauprat, afin
qu'il révélât cette chambre secrète, à laquelle, malgré tout son
génie à explorer les murailles et les charpentes, l'ancien chasseur de
fouines, le taupeur Marcasse, n'avait jamais pu parvenir. On m'y
conduisit moi-même, afin que j'aidasse à retrouver cette chambre ou
les passages qui pouvaient y aboutir, au cas où le trappiste se
départirait de la sincérité de ses intentions. Je revis donc encore
une fois ce manoir détesté avec son ancien chef de brigands
transformé en trappiste. Il se montra si humble et si rampant
vis-à-vis de moi, il fit si bon marché de la vie de son frère et
m'exprima une si vile soumission, que, saisi de dégoût, je le priai,
au bout de quelques instants, de ne plus m'adresser la parole. Gardés
à vue par les cavaliers, nous nous mîmes à la recherche de la chambre
secrète. Jean avait prétendu d'abord qu'il en savait l'existence sans
en connaître la situation exacte depuis que le donjon était aux trois
quarts détruit. Quand il me vit, il se souvint que je l'avais surpris
dans ma chambre et qu'il avait disparu par la muraille. Il se résigna
donc à nous y conduire et à nous montrer le secret, qui était fort
curieux, et dont je ne m'amuserai pas à vous faire la description. La
chambre secrète fut ouverte, il ne s'y trouva personne. L'expédition
avait été pourtant conduite avec promptitude et mystère. Il ne
paraissait pas probable que Jean eût eu le temps de prévenir son
frère. Le donjon était entouré de cavaliers, toutes les issues
étaient bien gardées. La nuit était sombre, et nous avions fait une
invasion qui avait bouleversé d'effroi tous les habitants de la
métairie. Le métayer ne comprenait rien à ce que nous cherchions;
mais le trouble et l'angoisse de sa femme semblaient nous assurer la
présence d'Antoine dans le donjon. Elle n'eut pas la présence d'esprit
de prendre un air rassuré après que nous eûmes exploré la première
chambre, et cela fit penser à Marcasse qu'il y en avait une seconde. Le
trappiste en avait-il connaissance et feignit-il de l'ignorer? Il joua
si bien son rôle, que nous y fûmes tous pris. Il fallut explorer de
nouveau les moindres détours et recoins des ruines. Une grande tour
isolée de tous les bâtiments ne semblait pouvoir offrir aucun refuge.
La cage de l'escalier s'était entièrement écroulée lors de
l'incendie, et il ne se trouvait pas d'échelle assez longue, à
beaucoup près, même en attachant l'une à l'autre avec des cordes
celles du métayer, pour atteindre au dernier étage, qui semblait bien
conservé, et contenir une pièce éclairée par deux meurtrières.
Marcasse objecta qu'il pouvait se trouver un escalier dans l'épaisseur
du mur, ainsi qu'il arrive dans beaucoup d'anciennes tours. Mais où se
trouvait l'issue? Dans quelque souterrain peut-être. L'assassin
oserait-il sortir de sa retraite tant que nous serions là? S'il avait,
malgré la nuit obscure et le silence que nous gardions, vent de notre
présence, se risquerait-il dans la campagne tant que nous serions
postés comme nous l'étions sur tous les points?

--Ce n'est pas probable, dit Marcasse. Il faut trouver un moyen prompt
de parvenir là-haut, et j'en vois un.

Il montra une poutre noircie par le feu qui joignait la tour à une
hauteur effrayante, et sur une portée de vingt pieds environ, aux
greniers du bâtiment voisin. Une large crevasse, faite par
l'éboulement des parties attenantes, était située à l'extrémité de
cette poutre dans le flanc de la tour. Dans ses explorations, il avait
bien semblé à Marcasse voir au travers de cette crevasse les marches
d'un petit escalier. Le mur avait, d'ailleurs, l'épaisseur nécessaire
pour le contenir. Le taupeur n'avait jamais osé se risquer sur cette
poutre, non à cause de sa ténuité ni de son élévation, il était
habitué à ces périlleuses _traversées_, comme il les appelait; mais
la poutre était attaquée par le feu et tellement amincie par le
milieu, qu'il était impossible de savoir si elle porterait le poids
d'un homme, fût-il svelte et diaphane comme le brave sergent.
Jusque-là, aucune considération assez importante pour risquer sa vie
à cette expérience ne s'était présentée; elle s'offrait en cet
instant, Marcasse n'hésita pas. Je n'étais point auprès de lui
lorsqu'il conçut ce dessein; je l'en aurais empêché à tout prix. Je
ne m'en aperçus que lorsque Marcasse était déjà au milieu de la
poutre, à l'endroit où le bois calciné n'était peut-être qu'un
charbon. Comment vous rendre ce que j'éprouvai en voyant mon fidèle
ami debout dans les airs, marchant avec gravité vers son but? Blaireau
allait devant lui avec autant de tranquillité que s'il se fût agi
d'aller comme jadis au milieu des bottes de foin à la découverte des
fouines et des loirs. Le jour se levait et dessinait dans l'air
grisâtre la silhouette effilée et la démarche modeste et fière de
l'hidalgo. Je mis mes mains sur mon visage, il me semblait entendre
craquer la poutre fatale; j'étouffai un cri de terreur dans la crainte
de l'émouvoir en cet instant solennel et décisif. Je ne pus retenir ce
cri, je ne pus m'empêcher de relever la tête lorsque deux coups de feu
partirent de la tour. Le chapeau de Marcasse tomba au premier coup, le
second effleura son épaule. Il s'était arrêté.


[Figure 10]


--Pas touché! nous cria-t-il.

Et, prenant son élan, il franchit au pas de course le reste du pont
aérien. Il pénétra dans la tour par la crevasse et s'élança dans
l'escalier en criant:

--À moi, mes amis! la poutre est solide.

Aussitôt cinq hommes hardis et vigoureux, qui l'accompagnaient, se
mirent à cheval sur la poutre en s'aidant des mains et parvinrent un à
un à l'autre extrémité. Lorsque le premier d'entre eux pénétra dans
le grenier où était retiré Antoine de Mauprat, il le trouva aux
prises avec Marcasse, qui, tout exalté de son triomphe et oubliant
qu'il ne s'agissait pas de tuer l'ennemi, mais de le prendre, s'était
mis en devoir de le larder comme une belette avec sa longue rapière.
Mais le faux trappiste était un ennemi redoutable. Il avait arraché
l'épée des mains du sergent, l'avait terrassé et l'aurait étranglé
si on ne se fût jeté sur lui par derrière. Il résista avec une force
prodigieuse aux trois premiers assaillants; mais, avec l'aide des deux
autres, on réussit à le dompter. Quand il se vit pris, il ne fit plus
de résistance et se laissa lier les mains pour descendre l'escalier,
qui venait aboutir au fond d'un puits desséché qui se trouvait au
centre de la tour. Antoine avait l'habitude d'en sortir et d'y descendre
par une échelle que lui tendait la femme du métayer, et qu'elle
retirait aussitôt après. Je me jetai avec transport dans les bras du
sergent.

--Ce n'est rien, dit-il, cela m'a amusé. J'ai senti que j'avais encore
la jambe sûre et la tête froide. Eh! eh! vieux sergent, ajouta-t-il en
regardant sa jambe, vieil hidalgo, vieux taupeur, on ne se moquera plus
tant de ton mollet.



XXIX



Si Antoine de Mauprat eût été un homme énergique, il aurait pu me
faire un mauvais parti en se disant témoin de l'assassinat commis par
moi sur la personne d'Edmée. Comme il avait pour se cacher des raisons
antérieures à ce dernier crime, il eût expliqué le mystère dont il
s'enveloppait et son silence sur l'événement de la tour Gazeau. Je
n'avais pour moi que le témoignage de Patience. Eût-il suffi pour
m'absoudre? Tant d'autres, même ceux de mes amis, même celui d'Edmée,
qui ne pouvait nier mon caractère violent et les probabilités de mon
crime, étaient contre moi!

Mais Antoine, le plus insolent en paroles de tous les coupe-jarrets,
était le plus lâche en action. Il ne se vit pas plus tôt au pouvoir
de la justice qu'il avoua tout, même avant de savoir que son frère
l'avait abandonné.

Il y eut de scandaleux débats, où les deux frères se chargèrent l'un
l'autre d'une manière infâme. Le trappiste, toujours contenu par son
hypocrisie, abandonnait froidement l'assassin à son sort et se
défendait de lui avoir jamais donné le conseil de commettre le crime;
l'autre, porté au désespoir, l'accusa des forfaits les plus horribles,
de l'empoisonnement de ma mère et de celui de la mère d'Edmée, qui
étaient mortes l'une et l'autre de violentes inflammations d'entrailles
à des époques assez rapprochées. Jean de Mauprat était, disait-il,
très habile dans l'art de préparer les poisons, et s'introduisait dans
les maisons sous divers déguisements pour les mêler aux aliments. Il
assura que, le jour où Edmée avait été amenée à la Roche-Mauprat,
il avait assemblé tous ses frères pour délibérer avec eux sur le
moyen de se débarrasser de cette héritière d'une fortune
considérable, fortune qu'il avait travaillé à saisir par les voies du
crime, en essayant de détruire les effets du mariage du chevalier
Hubert. Ma mère avait payé de sa vie l'affection qui avait porté ce
dernier à vouloir adopter l'enfant de son frère. Tous les Mauprat
voulaient qu'on se débarrassât d'Edmée et de moi du même coup, et
Jean apprêtait le poison lorsque la maréchaussée vint faire diversion
à cet affreux dessein en attaquant le donjon. Jean repoussa ces
accusations avec horreur, disant humblement qu'il avait commis bien
assez de péchés mortels dans la débauche et l'irréligion, sans qu'on
lui imputât encore ceux-là. Comme ils étaient difficiles à admettre,
sans examen, de la bouche d'Antoine, que cet examen était à peu près
impossible, et que le clergé était trop puissant et trop intéressé
à empêcher ce scandale pour le permettre, Jean de Mauprat fut
déchargé de l'accusation de complicité et seulement renvoyé à la
Trappe, avec défense de l'archevêque de remettre les pieds dans le
diocèse et invitation à ses supérieurs de ne le laisser jamais sortir
de son couvent. Il y mourut peu d'années après, dans les transes d'un
repentir exalté, qui avait même le caractère de l'aliénation. Il est
vraisemblable qu'à force de feindre le remords, afin d'arriver à une
sorte de réhabilitation sociale, il avait fini, après avoir échoué
dans ses projets, par ressentir, au sein des austérités et des
châtiments terribles de son ordre, les frayeurs et les angoisses d'une
mauvaise conscience et d'un tardif repentir. La peur de l'enfer est la
seule foi des âmes viles.

Je ne fus pas plus tôt acquitté, réhabilité et élargi, que je
courus auprès d'Edmée; j'arrivai pour assister aux derniers moments de
mon grand-oncle. Il recouvra, vers sa fin, non la mémoire des
événements, mais celle du cœur. Il me reconnut, me pressa sur sa
poitrine, me bénit en même temps qu'Edmée, et mit ma main dans celle
de sa fille. Après que nous eûmes rendu les derniers devoirs à cet
excellent et noble parent, dont la perte nous fut aussi douloureuse que
si nous ne l'eussions pas prévue et attendue depuis longtemps, nous
quittâmes pour quelque temps le pays, afin de n'être pas témoins de
l'exécution d'Antoine, qui fut condamné au supplice de la roue. Les
deux faux témoins qui m'avaient chargé furent fouettés, flétris, et
chassés du ressort du présidial. Mlle Leblanc, que l'on ne pouvait
accuser précisément de faux témoignage, car elle n'avait guère
procédé que par induction, se déroba au mécontentement public et
alla vivre dans une autre province avec assez de luxe pour faire penser
qu'elle avait reçu des sommes considérables pour me perdre.

Nous ne voulûmes pas nous séparer, même momentanément, de nos
excellents amis, de mes seuls défenseurs, Marcasse, Patience, Arthur et
l'abbé Aubert. Nous montâmes tous dans la même voiture de voyage: les
deux premiers, habitués au grand air, occupèrent volontairement le
siège extérieur; nous les traitâmes sur le pied de la plus parfaite
égalité. Jamais, dès lors, ils n'eurent d'autre table que la nôtre.
Quelques personnes eurent le mauvais goût de s'en étonner; nous
laissâmes dire. Il est des circonstances qui effacent radicalement
toutes les distances imaginaires ou réelles du rang et de l'éducation.

Nous visitâmes la Suisse. Arthur jugeait ce voyage nécessaire au
rétablissement complet d'Edmée; les soins tendres et ingénieux de cet
ami dévoué, le bonheur dont notre affection chercha à entourer
Edmée, ne contribuèrent pas moins que le beau spectacle des montagnes
à chasser sa mélancolie et à effacer le souvenir des orages que nous
venions de traverser. La Suisse produisit sur le cerveau poétique de
Patience un effet magique. Il entrait souvent dans une telle exaltation,
que nous en étions à la fois ravis et effrayés. Il fut tenté de se
construire un chalet au fond de quelque vallée et d'y passer le reste
de ses jours dans la contemplation de la nature; mais sa tendresse pour
nous le fit renoncer à ce projet. Marcasse déclara par la suite que,
malgré tout le plaisir qu'il avait goûté dans notre compagnie, il
regardait ce voyage comme le temps le plus funeste de sa vie. À
l'auberge de Martigny, lors de notre retour, Blaireau, dont l'âge
avancé rendait les digestions pénibles, mourut victime du trop bon
accueil qu'il reçut à la cuisine. Le sergent ne dit pas un mot, le
contempla quelque temps d'un air sombre et alla l'enterrer dans le
jardin sous le plus beau rosier; il ne parla de sa douleur que plus d'un
an après.

Pendant ce voyage, Edmée fut pour moi un ange de bonté et de
sollicitude; s'abandonnant désormais à toutes les inspirations de son
cœur, n'ayant plus aucune méfiance contre moi, ou se disant que
j'avais été assez malheureux pour mériter ce dédommagement, elle me
confirma mille fois les célestes assurances d'amour qu'elle avait
données en public lorsqu'elle avait élevé la voix pour proclamer mon
innocence. Quelques réticences qui m'avaient frappé dans sa
déposition, et le souvenir des paroles accusatrices qui lui étaient
échappées lorsque Patience l'avait trouvée assassinée, me
laissèrent, je l'avoue, une assez longue souffrance. Je pensai, avec
raison peut-être, qu'Edmée avait fait un grand effort pour croire à
mon innocence avant les révélations de Patience. Mais elle s'expliqua
toujours avec beaucoup de délicatesse et un peu de réserve à cet
égard. Cependant, un jour, elle ferma la plaie en me disant avec sa
brusquerie charmante:

--Et si je t'ai aimé assez pour t'absoudre dans mon cœur et pour te
défendre devant les hommes au prix d'un mensonge, qu'as-tu à dire?

Ce qui ne m'importait pas moins, c'était de savoir à quoi m'en tenir
sur l'amour qu'elle prétendait avoir eu pour moi dès les premiers
jours de notre liaison. Ici elle se troubla un peu, comme si, dans son
invincible fierté, elle eût regretté la jalouse possession de son
secret. Ce fut l'abbé qui se chargea de me faire sa confession et de
m'assurer que dans ce temps il avait bien souvent grondé Edmée de son
penchant pour l'_enfant sauvage._ Comme je lui objectais l'entretien
confidentiel que j'avais surpris un soir dans le parc entre Edmée et
lui, et que je lui rapportais avec la grande exactitude de mémoire que
je possède, il me répondit:

--Si vous nous eussiez suivis un peu sous les arbres, vous eussiez
entendu, ce soir-là même, une querelle qui vous eût bien rassuré, et
qui vous eût expliqué comment, d'antipathique (je dirai presque
d'odieux) que vous m'étiez, vous me devîntes supportable d'abord, et
peu à peu cher au plus haut degré.

--Racontez-le-moi, m'écriai-je; d'où vint ce miracle?

--D'un mot, répondit-il: Edmée vous aimait. Quand elle me l'eut
avoué, elle couvrit son visage de ses deux mains et resta un instant
comme accablée de honte et de chagrin; puis, tout à coup, relevant la
tête:

«--Eh bien, oui, s'écria-t-elle, eh bien, oui, je l'aime! puisque vous
voulez le savoir absolument. J'en suis éprise, comme vous dites. Ce
n'est pas ma faute, pourquoi en rougirais-je? Je n'y puis rien; cela est
venu fatalement. Je n'ai jamais aimé M. de La Marche; je n'ai que de
l'amitié pour lui. Et pour Bernard, c'est un autre sentiment, un
sentiment si fort, si mobile, si rempli d'agitations, de haine, de peur,
de pitié, de colère et de tendresse, que je n'y comprends rien, et que
je n'essaye plus d'y rien comprendre.

«--Ô femme! femme! m'écriai-je consterné en joignant les mains, tu
es un abîme, un mystère, et celui qui croit te connaître est trois
fois insensé.

«--Tant qu'il vous plaira, l'abbé, reprit-elle avec une résolution
pleine de dépit et de trouble, cela m'est bien égal. Je me suis dit à
moi-même, à cet égard, plus que vous n'avez dit à toutes vos
ouailles dans tout le cours de votre vie. Je sais que Bernard est un
ours, un blaireau, comme dit Mlle Leblanc; un sauvage, un rustre, quoi
encore? Il n'est rien de plus hérissé, de plus épineux, de plus
sournois, de plus méchant que Bernard; c'est une brute qui sait à
peine signer son nom; c'est un homme grossier, qui croit me dompter
comme une haquenée des Varennes. Il se trompe beaucoup; je mourrai
plutôt que de lui appartenir jamais, à moins que, pour m'épouser, il
ne se civilise. Autant vaudrait compter sur un miracle; je l'essaye sans
l'espérer. Mais qu'il me force à me tuer ou à me faire religieuse,
qu'il reste tel qu'il est ou qu'il devienne pire, il n'en sera pas moins
vrai que je l'aime. Mon cher abbé, vous savez qu'il doit m'en coûter
de faire cet aveu, et vous ne devez pas, lorsque mon amitié se fait
pénitente à vos pieds et dans votre sein, m'humilier par vos
exclamations et vos exorcismes! Réfléchissez maintenant; examinez,
discutez, décidez! Voilà le mal, je l'aime! Voici les symptômes: je
ne pense qu'à lui, je ne vois que lui, et je n'ai pas pu dîner
aujourd'hui parce qu'il n'était pas rentré. Je le trouve plus beau
qu'aucun homme qui existe. Quand il me dit qu'il m'aime, je vois, je
sens que c'est vrai, cela me choque et me charme en même temps. M. de
La Marche me paraît fade et guindé depuis que je connais Bernard.
Bernard seul me semble aussi fier, aussi colère, aussi hardi que moi et
aussi faible que moi; car il pleure comme un enfant quand je l'irrite,
et voilà que je pleure aussi en songeant à lui.»

--Cher abbé! m'écriai-je en me jetant à son cou, que je vous embrasse
jusqu'à vous étouffer, pour vous être souvenu de tout cela.

--L'abbé brode, dit Edmée avec malice.

--Eh quoi! lui dis-je en serrant ses mains à les briser, vous m'avez
fait souffrir sept ans, et, aujourd'hui, vous avez regret à trois
paroles qui me consolent.

--N'aie pas regret au passé, me dit-elle; va, nous eussions été
perdus si, tel que tu étais dans ce temps-là, je n'avais pas eu de la
raison et de la force pour nous deux. Où en serions-nous aujourd'hui,
grand Dieu! Tu aurais bien autrement souffert de mes duretés et de mon
orgueil; car tu m'aurais offensée dès le premier jour de notre union,
et je t'aurais puni en t'abandonnant, ou en me donnant la mort, ou en te
tuant toi-même; car on tue dans notre famille, c'est une habitude
d'enfance. Ce qu'il y a de certain, c'est que tu aurais fait un
détestable mari; tu m'aurais fait rougir par ton ignorance, tu aurais
voulu m'opprimer, et nous nous serions brisés l'un contre l'autre; cela
eût fait le désespoir de mon père, et, tu le sais, mon père passait
avant tout! J'aurais peut-être risqué mon propre sort très
légèrement si j'avais été seule au monde, car j'ai de la témérité
dans le caractère; mais mon père _devait_ être heureux, calme et
respecté; il m'avait élevée dans le bonheur, dans l'indépendance. Je
n'aurais jamais pu me réconcilier avec moi-même, si j'avais privé sa
vieillesse des biens qu'il avait répandus sur toute ma vie. Ne crois
pas que je sois vertueuse et grande, comme l'abbé le prétend; j'aime,
voilà tout, mais j'aime avec force, avec exclusion, avec
persévérance. Je t'ai sacrifié à mon père, mon pauvre Bernard! et
le ciel, qui nous eût maudits si j'eusse sacrifié mon père, nous
récompense aujourd'hui en nous donnant éprouvés et invincibles l'un
à l'autre. À mesure que tu as grandi à mes yeux, j'ai senti que je
pouvais attendre, parce que j'avais à t'aimer longtemps, et que je ne
craignais pas de voir évanouir ma passion avant de l'avoir satisfaite,
comme font les passions dans les âmes faibles. Nous étions deux
caractères d'exception, il nous fallait des amours héroïques; les
choses ordinaires nous eussent rendus méchants l'un et l'autre.



XXX


Nous revînmes à Sainte-Sévère à l'expiration du deuil d'Edmée,
époque fixée pour notre mariage. Lorsque nous avions quitté cette
province où nous avions éprouvé l'un et l'autre de si profonds
dégoûts et de si grands malheurs, nous nous étions imaginé que nous
ne sentirions jamais le besoin d'y revenir; et pourtant telle est la
force des souvenirs de l'enfance et le lien des habitudes domestiques,
qu'au sein d'un pays enchanteur, et qui ne nous rappelait aucune
amertume, nous avions vite regretté notre Varenne triste et sauvage, et
soupiré après les vieux chênes de notre parc. Nous y rentrâmes avec
une joie profonde et respectueuse. Le premier soin d'Edmée fut de
cueillir les belles fleurs du jardin et d'aller les déposer à genoux
sur la tombe de son père. Nous baisâmes cette terre sacrée et nous y
fîmes le serment de travailler sans cesse à laisser un nom respectable
et vénéré comme le sien. Il avait souvent porté cette ambition
jusqu'à la faiblesse, mais c'était une faiblesse noble et une sainte
vanité.

Notre mariage fut célébré dans la chapelle du village, et la noce se
fit en famille; aucun autre qu'Arthur, l'abbé, Marcasse et Patience ne
s'assit à notre banquet modeste. Qu'avions-nous besoin de spectateurs
étrangers à notre bonheur? Ils eussent peut-être cru nous faire une
grâce en venant couvrir de leur importance les taches de notre famille.
Nous étions assez pour être heureux et joyeux entre nous. Nos cœurs
avaient autant d'amitiés qu'ils en pouvaient contenir. Nous étions
trop fiers pour solliciter celle de personne, trop contents les uns des
autres pour aspirer à quelque chose de mieux. Patience retourna à sa
cabane, et, refusant toujours de rien changer à sa vie sobre et
retirée, reprit à certains jours de la semaine ses fonctions de _grand
juge_ et de _trésorier._ Marcasse resta près de moi jusqu'à sa mort,
qui arriva vers la fin de la révolution française; j'espère m'être
acquitté de mon mieux envers lui par une amitié sans restriction et
une intimité sans nuages.

Arthur, qui nous avait sacrifié une année de son existence, ne put se
résoudre à abjurer l'amour de sa patrie et le désir de contribuer à
son élévation en lui apportant le tribut de ses connaissances et le
résultat de ses travaux; il repartit pour Philadelphie, où j'allai le
voir après mon veuvage.

Je ne vous raconterai pas le bonheur que je goûtai avec ma noble et
généreuse femme; de telles années ne se racontent pas. On ne saurait
se décider à vivre après les avoir perdues, si on ne faisait tous ses
efforts pour ne pas trop se les rappeler. Elle me donna six enfants,
dont quatre vivent encore et sont avantageusement et sagement établis.
Je me flatte qu'ils achèveront d'effacer la mémoire déplorable de
leurs ancêtres. J'ai vécu pour eux, par l'ordre d'Edmée à son lit de
mort. Permettez-moi de ne vous point parler autrement de cette perte que
j'ai faite il y a seulement dix ans; elle m'est aussi sensible qu'au
premier jour, et je ne cherche point à m'en consoler, mais à me rendre
digne de rejoindre dans un monde meilleur, après avoir accompli mon
temps d'épreuve, la sainte compagne de ma vie. Elle fut la seule femme
que j'aimai; jamais aucune autre n'attira mon regard et ne connut
l'étreinte de ma main. Je suis ainsi fait; ce que j'aime, je l'aime
éternellement, dans le passé, dans le présent, dans l'avenir.

Les orages de la Révolution ne détruisirent point notre existence, et
les passions qu'elle souleva ne troublèrent pas l'union de notre
intérieur. Nous fîmes de grand cœur, et en les considérant comme de
justes sacrifices, l'abandon d'une grande partie de nos biens aux lois
de la République. L'abbé, effrayé du sang versé, renia parfois sa
religion politique, quand les nécessités du temps dépassèrent la
force de son âme. Il fut le girondin de la famille.

Edmée eut plus de courage sans avoir moins de sensibilité; femme et
compatissante, elle souffrit profondément des misères de tous les
partis, elle pleura tous les malheurs de son siècle, mais elle n'en
méconnut jamais la grandeur saintement fanatique. Elle resta fidèle à
ses théories d'égalité absolue. Au temps où les actes de la Montagne
irritaient et désespéraient l'abbé, elle lui fit généreusement le
sacrifice de ses élans patriotiques et eut la délicatesse de ne jamais
prononcer devant lui certains noms qui le faisaient frémir, et qu'elle
vénérait avec une sorte de persuasion que je n'ai jamais vue chez
aucune femme.

Pour moi, je puis dire que mon éducation fut faite par elle; pendant
tout le cours de ma vie, je m'abandonnai entièrement à sa raison et à
sa droiture. Quand le désir de jouer un rôle populaire vint tenter mon
enthousiasme, elle m'arrêta, en me représentant que mon nom
paralyserait toute mon influence sur une classe qui se méfierait de moi
et qui me croirait désireux de m'appuyer sur elle pour réhabiliter mon
patriciat. Quand l'ennemi fut aux portes de la France, elle m'envoya
servir en qualité de volontaire; quand la carrière militaire devint un
moyen d'ambition et que la République fut anéantie, elle me rappela et
me dit:

--Tu ne me quitteras plus.

Patience joua un grand rôle dans la Révolution. Il fut nommé à
l'unanimité juge de son district. Son intégrité, son impartialité
entre le château et la chaumière, sa fermeté et sa sagesse, ont
laissé des souvenirs ineffaçables dans la Varenne.

J'eus l'occasion, à la guerre, de sauver les jours de M. de La Marche
et de l'aider à passer en pays étranger.

Voilà, je crois, dit le vieux Mauprat, tous les événements de ma vie
où Edmée joue un rôle. Le reste ne vaut pas la peine d'être
raconté. S'il y a quelque chose de bon et d'utile dans ce récit,
profitez-en, jeunes gens. Souhaitez d'avoir un conseiller franc, un ami
sévère; et aimez, non pas celui qui vous flatte, mais celui qui vous
corrige. Ne croyez pas trop à la phrénologie; car j'ai la bosse du
meurtre très développée, et, comme disait Edmée dans ses jours de
gaieté mélancolique, on _tue de naissance_ dans notre famille. Ne
croyez pas à la fatalité, ou du moins n'exhortez personne à s'y
abandonner. Voilà la morale de mon histoire.


Ainsi disant, le vieux Bernard nous donna un bon souper et nous parla
encore, sans confusion et sans fatigue, pendant une partie de la
soirée. Nous l'avions prié de développer un peu plus ce qu'il
appelait la moralité de son histoire: il s'éleva alors à des
considérations générales dont le bon sens et la netteté nous
frappèrent.


Je vous parlais de la phrénologie, nous dit-il, non pas pour faire la
critique d'un système qui a son bon côté en ce qu'il tend à
compléter la série d'observations physiologiques qui a pour but la
connaissance de l'homme. Je me suis servi du mot _phrénologie_ parce
que la seule fatalité à laquelle on croie de nos jours, c'est celle
que nos instincts nous créent à nous-mêmes. Je ne pense pas que la
phrénologie soit plus fataliste qu'aucun système de ce genre, et
Lavater, accusé de fatalisme aussi dans son temps, était l'homme le
plus chrétien que l'Évangile ait jamais formé.

Ne croyez à aucune fatalité absolue et nécessaire, mes enfants, et
cependant admettez une part d'entraînement dans nos instincts, dans nos
facultés, dans les impressions qui ont entouré notre berceau, dans les
premiers spectacles qui ont frappé notre enfance; en un mot, dans tout
ce monde extérieur qui a présidé au développement de notre âme.
Admettez que nous ne sommes pas toujours absolument libres de choisir
entre le bien et le mal, si vous voulez être indulgents pour les
coupables, c'est-à-dire justes comme le ciel; car il y a beaucoup de
miséricordes dans les jugements de Dieu, autrement sa justice serait
incomplète.

Ce que je vous dis là n'est peut-être pas très orthodoxe; mais c'est
chrétien, je vous en réponds, parce que c'est vrai. L'homme ne naît
pas méchant; il ne naît pas bon non plus, comme l'entend Jean-Jacques
Rousseau, le vieux maître de ma chère Edmée. L'homme naît avec plus
ou moins de passions, avec plus ou moins de vigueur pour les satisfaire,
avec plus ou moins d'aptitude pour en tirer un bon ou un mauvais parti
dans la société. Mais l'éducation peut et doit trouver remède à
tout; là est le grand problème à résoudre, c'est de trouver
l'éducation qui convient à chaque être en particulier. L'éducation
générale et en commun semble nécessaire, s'ensuit-il qu'elle doive
être la même pour tous? Je crois bien que, si l'on m'eût mis au
collège à dix ans, j'eusse été sociable de meilleure heure; mais
eût-on su corriger mes violents appétits et m'enseigner à les vaincre
comme Edmée l'a fait? J'en doute. Tout le monde a besoin d'être aimé
pour valoir quelque chose; mais il faut qu'on le soit de différentes
manières: celui-ci avec une indulgence infatigable, celui-là avec une
sévérité soutenue. En attendant qu'on ait résolu le problème d'une
éducation commune à tous, et cependant appropriée à chacun,
attachez-vous à vous corriger les uns les autres.

Vous me demandez comment? Ma réponse sera courte: en vous aimant
beaucoup les uns les autres.--C'est ainsi que, les mœurs agissant sur
les lois, vous en viendrez à supprimer la plus odieuse et la plus impie
de toutes, la loi du talion, la peine de mort qui n'est autre chose que
la consécration du principe de la fatalité, puisqu'elle suppose le
coupable incorrigible et le ciel implacable.



FIN





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