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Title: Manette Salomon
Author: Goncourt, Jules de, Goncourt, Edmond de
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Manette Salomon" ***


  ROMANS
  DE
  EDMOND ET JULES DE GONCOURT

  MANETTE
  SALOMON

  NOUVELLE ÉDITION

  PARIS
  BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER
  EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR
  11, RUE DE GRENELLE, 11

  1902

  Tous droits réservés



EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR, 11, RUE DE GRENELLE

OEUVRES DE EDMOND ET JULES DE GONCOURT

GONCOURT (Edmond de)

  La fille Élisa, 38e mille                                       1 vol.
  Les frères Zemganno, 8e mille                                   1 vol.
  La Faustin, 19e mille                                           1 vol.
  Chérie, 18e mille                                               1 vol.
  La Maison d'un artiste au XIXe siècle                           2 vol.
  Les actrices du XVIIIe siècle: Mme Saint-Huberty                1 vol.
               --                Mlle Clairon (3e mille)          1 vol.
               --                La Guimard                       1 vol.
  Les Peintres japonais: Outamaro.--Le Peintre des Maisons
    vertes, 4e mille                                              1 vol.
    --Hokousaï (peintre), (2e mille)                              1 vol.

GONCOURT (Jules de)

  Lettres, précédées d'une préface de H. Céard (3e mille)         1 vol.

GONCOURT (Edmond et Jules de)

  En 18**                                                         1 vol.
  Germinie Lacerteux                                              1 vol.
  Madame Gervaisais                                               1 vol.
  Renée Mauperin                                                  1 vol.
  Manette Salomon                                                 1 vol.
  Charles Demailly                                                1 vol.
  Soeur Philomène                                                 1 vol.
  Quelques créatures de ce temps                                  1 vol.
  Pages retrouvées, avec une préface de G. Geffroy (3e mille)     1 vol.
  Idées et sensations                                             1 vol.
  Préfaces et manifestes littéraires (3e mille)                   1 vol.
  Théâtre (Henriette Maréchal.--La Patrie en danger)              1 vol.
  Portraits intimes du XVIIIe siècle. Études nouvelles d'après
    les lettres autographes et les documents inédits              1 vol.
  La Femme au XVIIIe siècle                                       1 vol.
  La duchesse de Châteauroux et ses soeurs                        1 vol.
  Madame de Pompadour, nouvelle édition, revue et augmentée
    de lettres et documents inédits                               1 vol.
  La Du Barry                                                     1 vol.
  Histoire de Marie-Antoinette                                    1 vol.
  Sophie Arnould (Les actrices au XVIIIe siècle)                  1 vol.
  Histoire de la Société française pendant la Révolution          1 vol.
  Histoire de la Société française pendant le Directoire          1 vol.
  L'Art du XVIIIe siècle.
    1re série (Watteau.--Chardin.--Boucher.--Latour)              1 vol.
    2e série (Greuze.--Les Saint-Aubin.--Gravelot.--Cochin)       1 vol.
    3e série (Eisen.--Moreau-Debucourt.--Fragonard.--Prudhon)     1 vol.
  Gavarni. L'Homme et l'OEuvre                                    1 vol.
  Journal des Goncourt. Mémoires de la vie littéraire (9e mille)  9 vol.


Paris.--L. Maretheux, imprimeur, 1, rue Cassette.--1215.



MANETTE SALOMON



I


On était au commencement de novembre. La dernière sérénité de l'automne,
le rayonnement blanc et diffus d'un soleil voilé de vapeurs de pluie et
de neige, flottait, en pâle éclaircie, dans un jour d'hiver.

Du monde allait dans le Jardin des Plantes, montait au labyrinthe, un
monde particulier, mêlé, cosmopolite, composé de toutes les sortes de
gens de Paris, de la province et de l'étranger, que rassemble ce
rendez-vous populaire.

C'était d'abord un groupe classique d'Anglais et d'Anglaises à voiles
bruns, à lunettes bleues.

Derrière les Anglais, marchait une famille en deuil.

Puis suivait, en traînant la jambe, un malade, un voisin du jardin, de
quelque rue d'à côté, les pieds dans des pantoufles.

Venaient ensuite: un sapeur, avec, sur sa manche, ses deux haches en
sautoir surmontées d'une grenade;--un prince jaune, tout frais habillé
de Dusautoy, accompagné d'une espèce d'heiduque à figure de Turc, à
dolman d'Albanais;--un apprenti maçon, un petit gâcheur débarqué du
Limousin, portant le feutre mou et la chemise bise.

Un peu plus loin, grimpait un interne de la Pitié, en casquette, avec un
livre et un cahier de notes sous le bras. Et presque à côté de lui, sur
la même ligne, un ouvrier en redingote, revenant d'enterrer un camarade
au Montparnasse, avait encore, de l'enterrement, trois fleurs
d'immortelle à la boutonnière.

Un père, à rudes moustaches grises, regardait courir devant lui un bel
enfant, en robe russe de velours bleu, à boutons d'argent, à manches de
toile blanche, au cou duquel battait un collier d'ambre.

Au-dessous, un ménage de vieilles amours laissait voir sur sa figure la
joie promise du dîner du soir en cabinet, sur le quai, à la _Tour
d'argent_.

Et, fermant la marche, une femme de chambre tirait et traînait par la
main un petit négrillon, embarrassé dans sa culotte, et qui semblait
tout triste d'avoir vu des singes en cage.

Toute cette procession cheminait dans l'allée qui s'enfonce à travers la
verdure des arbres verts, entre le bois froid d'ombre humide, aux troncs
végétants de moisissure, à l'herbe couleur de mousse mouillée, au lierre
foncé et presque noir. Arrivé au cèdre, l'Anglais le montrait, sans le
regarder, aux miss, dans le Guide; et la colonne, un moment arrêtée,
reprenait sa marche, gravissant le chemin ardu du labyrinthe d'où
roulaient des cerceaux de gamins fabriqués de cercles de tonneaux, et
des descentes folles de petites filles faisant sauter à leur dos des
cornets à bouquin peints en bleu.

Les gens avançaient lentement, s'arrêtant à la boutique d'ouvrages en
perles sur le chemin, se frôlant et par moments s'appuyant à la rampe de
fer contre la charmille d'ifs taillés, s'amusant, au dernier tournant,
des micas qu'allume la lumière de trois heures sur les bois pétrifiés
qui portent le belvédère, clignant des yeux pour lire le vers latin qui
tourne autour de son bandeau de bronze:

  Horas non numero nisi serenas.

Puis, tous entrèrent un à un sous la petite coupole à jour.

Paris était sous eux, à droite, à gauche, partout.

Entre les pointes des arbres verts, là où s'ouvrait un peu le rideau des
pins, des morceaux de la grande ville s'étendaient à perte de vue.
Devant eux, c'étaient d'abord des toits pressés, aux tuiles brunes,
faisant des masses d'un ton de tan et de marc de raisin, d'où se
détachait le rose des poteries des cheminées. Ces larges teintes
étalées, d'un ton brûlé, s'assombrissaient et s'enfonçaient dans du
noir-roux en allant vers le quai. Sur le quai, les carrés de maisons
blanches, avec les petites raies noires de leurs milliers de fenêtres,
formaient et développaient comme un front de caserne d'une blancheur
effacée et jaunâtre, sur laquelle reculait, de loin en loin, dans le
rouillé de la pierre, une construction plus vieille. Au delà de cette
ligne nette et claire, on ne voyait plus qu'une espèce de chaos perdu
dans une nuit d'ardoise, un fouillis de toits, des milliers de toits
d'où des tuyaux noirs se dressaient avec une finesse d'aiguille une
mêlée de faîtes et de têtes de maisons enveloppées par l'obscurité grise
de l'éloignement, brouillées dans le fond du jour baissant; un
fourmillement de demeures, un gâchis de lignes et d'architectures, un
amas de pierres pareil à l'ébauche et à l'encombrement d'une carrière,
sur lequel dominaient et planaient le chevet et le dôme d'une église,
dont la nuageuse solidité ressemblait à une vapeur condensée. Plus loin,
à la dernière ligne de l'horizon, une colline, où l'oeil devinait une
sorte d'enfouissement de maisons, figurait vaguement les étages d'une
falaise dans un brouillard de mer. Là-dessus pesait un grand nuage,
amassé sur tout le bout de Paris qu'il couvrait, une nuée lourde, d'un
violet sombre, une nuée de Septentrion, dans laquelle la respiration de
fournaise de la grande ville et la vaste bataille de la vie de millions
d'hommes semblaient mettre comme des poussières de combat et des fumées
d'incendie. Ce nuage s'élevait et finissait en déchirures aiguës sur une
clarté où s'éteignait, dans du rose, un peu de vert pâle. Puis revenait
un ciel dépoli et couleur d'étain, balayé de lambeaux d'autres nuages
gris.

En regardant vers la droite, on voyait un Génie d'or sur une colonne,
entre la tête d'un arbre vert se colorant dans ce ciel d'hiver d'une
chaleur olive, et les plus hautes branches du cèdre, planes, étalées,
gazonnées, sur lesquels les oiseaux marchaient en sautillant comme sur
une pelouse. Au delà de la cime des sapins, un peu balancés, sous
lesquels s'apercevait nue, dépouillée, rougie, presque carminée, la
grande allée du jardin, plus haut que les immenses toits de tuile
verdâtres de la Pitié et que ses lucarnes à chaperon de crépi blanc,
l'oeil embrassait tout l'espace entre le dôme de la Salpêtrière et la
masse de l'Observatoire: d'abord, un grand plan d'ombre ressemblant à un
lavi, d'encre de Chine sur un dessous de sanguine, une zone de tons
ardents et bitumineux, brûlés de ces roussissures de gelée et de ces
chaleurs d'hiver qu'on retrouve sur la palette d'aquarelle des Anglais;
puis, dans la finesse infinie d'une teinte dégradée, il se levait un
rayon blanchâtre, une vapeur laiteuse et nacrée, trouée du clair des
bâtisses neuves, et où s'effaçaient, se mêlaient, se fondaient, en
s'opalisant, une fin de capitale, des extrémités de faubourgs, des bouts
de rues perdues. L'ardoise des toits pâlissait sous cette lueur
suspendue qui faisait devenir noires, en les touchant, les fumées
blanches dans l'ombre. Tout au loin, l'Observatoire apparaissait,
vaguement noyé dans un éblouissement, dans la splendeur féerique d'un
coup de soleil d'argent. Et à l'extrémité de droite, se dressait la
borne de l'horizon, le pâté du Panthéon, presque transparent dans le
ciel, et comme lavé d'un bleu limpide.

Anglais, étrangers, Parisiens, regardaient de là-haut de tous côtés; les
enfants étaient montés, pour mieux voir, sur le banc de bronze, quand
quatre jeunes gens entrèrent dans le belvédère.

--Tiens! l'homme de la lorgnette n'y est pas,--fit l'un en s'approchant
de la lunette d'approche fixée par une ficelle à la balustrade. Il
chercha le point, braqua la lunette:--Ça y est! attention!--se retourna
vers le groupe d'Anglais qu'il avait derrière lui, dit à une des
Anglaises:--Milady, voilà! confiez-moi votre oeil... Je n'en abuserai
pas! Approchez, mesdames et messieurs! Je vais vous faire voir ce que
vous allez voir! et un peu mieux que ce préposé aux horizons du Jardin
des Plantes qui a deux colonnes torses en guise de jambes... Silence! et
je commence!...

L'Anglaise, dominée par l'assurance du démonstrateur, avait mis l'oeil à
la lorgnette.

--Messieurs! c'est sans rien payer d'avance, et selon les moyens des
personnes!... _Spoken here! Time is money! Rule Britannia! All right!_
Je vous dis ça, parce qu'il est toujours doux de retrouver sa langue
dans la bouche d'un étranger... Paris! messieurs les Anglais, voilà
Paris! C'est ça!... c'est tout ça... une crâne ville!... j'en suis, et
je m'en flatte! Une ville qui fait du bruit, de la boue, du chiffon, de
la fumée, de la gloire... et de tout! du marbre en carton-papier, des
grains de café avec de la terre glaise, des couronnes de cimetière avec
de vieilles affiches de spectacle, de l'immortalité en pain d'épice, des
idées pour la province, et des femmes pour l'exportation! Une ville qui
remplit le monde... et l'Odéon, quelquefois! Une ville où il y a des
dieux au cinquième, des éleveurs d'asticots en chambre, et des
professeurs de thibétain en liberté! La capitale du Chic, quoi!
Saluez!... Et maintenant ne bougeons plus! Ça? milady, c'est le cèdre,
le vrai du Liban, rapporté d'un choeur d'Athalie, par M. de Jussieu,
dans son chapeau!... Le fort de Vincennes! On compte deux lieues, mes
gentlemen! On a abattu le chêne sous lequel Saint Louis rendait la
justice, pour en faire les bancs de la cour de Cassation... Le château a
été démoli, mais on l'a reconstruit en liége sous Charles X: c'est
parfaitement imité, comme vous voyez... On y voit les mânes de Mirabeau,
tous les jours de midi à deux heures, avec des protections et un
passe-port... Le Père-Lachaise! le faubourg Saint-Germain des morts:
c'est plein d'hôtels... Regardez à droite, à gauche... Vous avez devant
vous le monument à Casimir Périer, ancien ministre, le père de M.
Guizot... La colonne de Juillet, suivez! bâtie par les prisonniers de la
Bastille pour en faire une surprise à leur gouverneur... On avait
d'abord mis dessus le portrait de Louis-Philippe, Henri IV avec un
parapluie; on l'a remplacé par cette machine dorée: la Liberté qui
s'envole; c'est d'après nature... On a dit qu'on la muselait dans les
chaleurs, à l'anniversaire des Glorieuses: j'ai demandé au gardien, ce
n'est pas vrai... Regardez bien, mylady, il y a un militaire auprès de
la Liberté: c'est toujours comme ça en France... Ça? c'est rien, c'est
une église... Les buttes Chaumont... Distinguez le monde... On
reconnaîtrait ses enfants naturels!... Maintenant, mylady, je vais vous
la placer à Montmartre... La tour du télégraphe... Montmartre, _mons
martyrum_... d'où vient la rue des Martyrs, ainsi nommée parce qu'elle
est remplie de peintres qui s'exposent volontairement aux bêtes chaque
année, à l'époque de l'Exposition... Là-dessous, les toits rouges? ce
sont les Catacombes pour la soif, l'Entrepôt des vins, rien que cela,
mademoiselle!... Ce que vous ne voyez pas après, c'est simplement la
Seine, un fleuve connu et pas fier, qui lave l'Hôtel-Dieu, la Préfecture
de Police, et l'Institut!... On dit que dans le temps il baignait la
Tour de Nesle... Maintenant, demi-tour à droite, droite alignement!
Voilà Sainte Geneviève... A côté, la tour Clovis... c'est fréquenté par
des revenants qui y jouent du cor de chasse chaque fois qu'il meurt un
professeur de Droit comparé... Ici, c'est le Panthéon... le Panthéon,
milady, bâti par Soufflot, pâtissier... C'est, de l'aveu de tous ceux
qui le voient, un des plus grands gâteaux de Savoie du monde... Il y
avait autrefois dessus une rose: on l'a mise dans les cheveux de Marat
quand on l'y a enterré... L'arbre des Sourds-et-Muets... un arbre qui a
grandi dans le silence... le plus élevé de Paris... On dit que quand il
fait beau, on voit de tout en haut la solution de la question
d'Orient... Mais il n'y a que le ministre des affaires étrangères qui
ait le droit d'y monter!... Ce monument égyptien? Sainte-Pélagie,
milady... une maison de campagne, élevée par les créanciers en faveur de
leurs débiteurs... Le bâtiment n'a rien de remarquable que le cachot où
M. de Jouy, surnommé «l'Homme au masque de coton», apprivoisait des
hexamètres avec un flageolet... Il y a encore un mur teint de sa
prose!... La Pitié... un omnibus pour les pékins malades, avec
correspondance pour le Montparnasse, sans augmentation de prix, les
dimanches et fêtes... Le Val-de-Grâce, pour MM. les militaires...
Examinez le dôme, c'est d'un nommé Mansard, qui prenait des casques dans
les tableaux de Lebrun pour en coiffer ses monuments... Dans la cour, il
y a une statue élevée par Louis XIV au baron Larrey... L'Observatoire...
Vous voyez, c'est une lanterne magique... il y a des Savoyards attachés
à l'établissement pour vous montrer le Soleil et la Lune... C'est là
qu'est enterré Mathieu Laensberg, dans une lorgnette... en long... Et
ça... la Salpêtrière, milady, où l'on enferme les femmes plus folles que
les autres! Voilà!... Et maintenant, à la générosité de la
société!--lança le démonstrateur de Paris.

Il ôta son chapeau, fit le tour de l'auditoire, dit merci à tout ce qui
tombait au fond de sa vieille coiffe, aux gros sous comme aux pièces
blanches, salua et se sauva à toutes jambes, suivi de ses trois
compagnons qui étouffaient de rire en disant:--Cet animal d'Anatole!

Au cèdre, devant un vieux curé qui lisait son bréviaire, assis sur le
banc contre l'arbre, il s'arrêta, renversa ce qu'il y avait dans son
chapeau sur les genoux du prêtre, lui jeta:--Monsieur le curé, pour vos
pauvres!

Et le curé, tout étonné de cet argent, le regardait encore dans le creux
de sa pauvre soutane, que le donneur était déjà loin.



II


A la porte du Jardin des Plantes, les quatre jeunes gens s'arrêtèrent.

--Où dine-t-on?--dit Anatole.

--Où tu voudras,--répondirent en choeur les trois voix.

--Qu'est-ce qui _en_ a?--reprit Anatole.

--Moi, je n'ai pas grand'chose,--dit l'un.

--Moi, rien,--dit l'autre.

--Alors ce sera Coriolis...--fit Anatole en s'adressant au plus grand,
dont la mise élégante contrastait avec le débraillé des autres.

--Ah! mon cher, c'est bête... mais j'ai déjà mangé mon mois... je suis à
sec... Il me reste à peine de quoi donner à la portière de Boissard pour
la cotisation du punch...

--Quelle diable d'idée tu as eue de donner tout cet argent à ce
curé!--dit à Anatole un garçon aux longs cheveux.

--Garnotelle, mon ami,--répondit Anatole,--vous avez de l'élévation dans
le dessin... mais pas dans l'âme!... Messieurs, je vous offre à dîner
chez Gourganson... J'ai l'_oeil_... Par exemple, Coriolis, il ne faut
pas t'attendre à y manger des pâtés de harengs de Calais truffés comme à
ta société du vendredi...

Et se tournant vers celui qui avait dit n'avoir rien:

--Monsieur Chassagnol, j'espère que vous me ferez l'honneur...

On se mit en marche. Comme Garnotelle et Chassagnol étaient en avant,
Coriolis dit à Anatole, en lui désignant le dos de Chassagnol:

--Qu'est-ce que c'est, ce monsieur-là, hein? qui a l'air d'un vieux
foetus...

--Connais pas... mais pas du tout... Je l'ai vu une fois avec des élèves
de Gleyre, une autre fois avec des élèves de Rude... Il dit des choses
sur l'art, au dessert, il m'a semblé... Très-collant... Il s'est
accroché à nous depuis deux ou trois jours... Il va où nous mangeons...
Très-fort pour reconduire, par exemple... Il vous lâche à votre porte à
des heures indues... Peut-être qu'il demeure quelque part, je ne sais
pas où... Voilà!

Arrivés à la rue d'Enfer, les quatre jeunes gens entrèrent par une
petite allée dans une arrière-salle de crêmerie. Dans un coin, un gros
gaillard noir et barbu, coiffé d'un grand chapeau gris, mangeait sur une
petite table.

--Ah! l'homme aux bouillons...--fit Anatole en l'apercevant.

--Ceci, monsieur,--dit-il à Chassagnol,--vous représente... le dernier
des amoureux!... un homme dans la force de l'âge, qui a poussé la
timidité, l'intelligence, le dévouement et le manque d'argent jusqu'à
fractionner son dîner en un tas de cachets de consommé... ce qui lui
permet de considérer une masse de fois dans la journée l'objet de son
culte, mademoiselle ici présente...

Et d'un geste, Anatole montra mademoiselle Gourganson qui entrait,
apportant des serviettes.

--Ah! tu étais né pour vivre au temps de la chevalerie, toi! Laisse
donc, je connais les femmes... j'avance joliment tes affaires, va,
farceur!--et il donna un amical renfoncement au jeune homme barbu qui
voulut parler, bredouilla, devint pourpre, et sortit.

Le crêmier apparut sur le seuil:

--Monsieur Gourganson! monsieur Gourganson!--cria Anatole,--votre vin le
plus extraordinaire... à 12 sous!... et des bifteacks... des vrais!...
pour monsieur...--il indiqua Coriolis--qui est le fils naturel de
Chevet... Allez!

                   *       *       *       *       *

--Dis donc, Coriolis,--fit Garnotelle,--ta dernière académie... j'ai
trouvé ça bien... mais très-bien...

--Vrai?... vois-tu, je cherche... mais la nature!... faire de la lumière
avec des couleurs...

--Qui ne la font jamais...--jeta Chassagnol.--C'est bien simple, faites
l'expérience... Sur un miroir posé horizontalement, entre la lumière qui
le frappe et l'oeil qui le regarde, posez un pain de blanc d'argent: le
pain de blanc, savez-vous de quelle couleur vous le verrez? D'un gris
intense, presque noir, au milieu de la clarté lumineuse...

Coriolis et Garnotelle regardèrent après cette phrase, l'homme qui
l'avait dite.

--Qu'est-ce que c'est que ça?--Anatole, en cherchant dans sa poche du
papier à cigarette, venait de retrouver une lettre.--Ah! l'invitation
des élèves de Chose... une soirée où l'on doit brûler toutes les
critiques du Salon dans la chaudière des sorcières de Macbeth... Il est
bon, le post-scriptum: «Chaque invité est tenu d'apporter une bougie...»

Et coupant une conversation sur l'École allemande qui s'engageait entre
Chassagnol et Garnotelle:--Est-ce que vous allez nous embêter avec
Cornélius?... Les Allemands! la peinture allemande!... Mais on sait
comment ils peignent les Allemands... Quand ils ont fini leur tableau,
ils réunissent toute leur famille, leurs enfants, leurs petits
enfants... ils lèvent religieusement la serge verte qui recouvre
toujours leur toile... Tout le monde s'agenouille... Prière sur toute la
ligne... et alors ils posent le point visuel... C'est comme ça! C'est
vrai comme... l'histoire!

--Es-tu bête!--dit Coriolis à Anatole.--Ah ça! dis donc, tes bifteacks,
pour des bifteacks soignés...

--Oui, ils sont immangeables... Attendez... Donnez-moi-les tous...--et
il les réunit dans une assiette qu'il cacha sous la table. Puis,
profitant d'une sortie de la fille de Gourganson, il disparut par une
petite porte vitrée au fond de la salle.

--Ça y est,--dit-il en revenant au bout d'un instant.--Ah! tu ne connais
pas la tradition de la maison... Ici, quand les bifteacks ne sont pas
tendres, on va les fourrer dans le lit de Gourganson... C'est sa
punition... Après ça, c'est peut-être aussi sa santé... J'ai connu un
Russe qui en avait toujours un... cru... dans le dos.

--Qu'est-ce qu'on fait à l'hôtel Pimodan?--demanda Garnotelle à
Coriolis.

--Mais c'est très-amusant, dit Coriolis. D'abord, Boissard est très-bon
garçon... Beaucoup de gens connus et amusants... Théophile Gautier... la
bande de Meissonier... On fait de la musique dans un salon... dans
l'autre, on cause peinture, littérature... de tout... Et une antichambre
avec des statues... grand genre et pas cher... Un dîner tous les mois...
nous avons déboursé chacun six francs pour un couvert en Ruolz... Ça se
termine généralement par un punch... Nous avons Monnier qui est superbe!
Il a eu la dernière fois une charge belge, les _prenkirs_...
étourdissante!... Et puis Feuchères, qui fait des imitations de soldat,
des histoires de Bridet à se tordre... Un monde bon enfant et pas trop
canaille... On bavarde, on rit, on se monte... Tout le monde dit des
mots drôles... L'autre jour, en sortant, je reconduisais Magimel le
lithographe... Il me dit: «Ah! comme j'ai vieilli!... Autrefois, les
rues étaient trop étroites... je battais les deux murs. Maintenant c'est
à peine si j'accroche un volet!...»

--Quel homme du monde ça fait, ce Coriolis! Il va chez Boissard,
excusez!--fit Anatole.--Mais tu t'es trompé d'atelier, mon vieux... tu
aurais dû entrer chez Ingres... Vous savez, ils sont bons, les Ingres!
ils se demandent de leurs nouvelles! Plus que ça de genre!

Pour réponse, le grand Coriolis prit avec sa main forte et nerveuse la
tête d'Anatole, et fit, en jouant, la menace de la lui coucher dans son
assiette.

--Qui est-ce qui a vu le _Premier baiser de Chloé_, de Brinchard, qui
est exposé chez Durand Ruel?--demanda Garnotelle.

--Moi... C'est d'un réussi...--dit Anatole...--Ça ma rappelé le baiser
d'Houdon...

--Oh! un baiser!...--lança Chassagnol.--Ça, un baiser! cette machine en
bois! Un baiser, ça? Un baiser de ces poupées antiques qu'on voit dans
une armoire au Vatican, je ne dis pas... Mais un baiser vivant, cela?
Jamais! non, jamais! Rien de frémissant... rien qui montre ce courant
électrique sur les grands et les petits foyers sensibles... rien qui
annonce la répercussion de l'embrassement dans tout l'être... Non, il
faut que le malheureux qui a fait cela ne se doute pas seulement de ce
que c'est que les lèvres... Mais les lèvres, c'est revêtu d'une cuticule
si fine qu'un anatomiste a pu dire que leurs papilles nerveuses
n'étaient pas recouvertes, mais seulement gazées, _gazées_, c'est son
mot, par cet épiderme... Eh bien! ces papilles nerveuses, ces centres de
sensibilité fournis par les rameaux des nerfs tri-jumeaux ou de la
cinquième paire, communiquent par des anastomoses avec tous les nerfs
profonds et superficiels de la tête... Ils s'unissent, de proche en
proche, aux paires cervicales, qui ont des rapports avec le nerf
intercostal ou le _grand sympathique_, le grand charrieur des émotions
humaines au plus profond, au plus intime de l'organisme... le _grand
sympathique_ qui communique avec la paire vague ou nerfs de la huitième
paire, qui embrasse tous les viscères de la poitrine, qui touche au
coeur, qui touche au coeur!...

--Neuf heures et demie... Je me sauve,--dit Coriolis.

--Je m'en vais avec toi,--fit Anatole; et, sur la porte, son geste
appela Garnotelle, comme s'il lui disait: Viens donc!...

Garnotelle voulut se lever, mais Chassagnol le fit rasseoir, en le
prenant par un bouton de sa redingote, et il continua à lui exposer la
circulation de la sensation du baiser d'une extrémité à l'autre du corps
humain.



III


En ce temps, le temps où ces trois jeunes gens entraient dans l'art,
vers l'année 1840, le grand mouvement révolutionnaire du Romantisme
qu'avaient vu se lever les dernières années de la Restauration,
finissait dans une sorte d'épuisement et de défaillance. On eût cru voir
tomber, s'affaisser le vent nouveau et superbe, le souffle d'avenir qui
avait remué l'art. De hautes espérances avaient sombré avec le peintre
de la _Naissance d'Henri IV_, Eugène Deveria, arrêté sur son éclatant
début. Des tempéraments brillants, ardents, pleins de promesses,
annonçant le dégagement futur d'une personnalité, allaient, comme
Chassériau, de l'ombre d'un maître à l'ombre d'un autre, ramassant sous
les chefs d'école, dont ils essayaient de fusionner les qualités, un
éclectisme bâtard et un style inquiet.

Des talents qui s'étaient affirmés, qui avaient eu leur jour
d'inspiration et d'originalité, désertaient l'art pour devenir les
ouvriers de ce grand musée de Versailles, si fatal à la peinture par
l'officiel de ses sujets et de ses commandes, la hâte exigée de
l'exécution, tous ces travaux à la toise et à la tâche, qui devaient
faire de la Galerie de nos gloires l'école et le Panthéon de la
pacotille.

En dehors de ces causes extérieures, les faillites d'avenir, les
désertions, les séductions par les commandes et l'argent du budget, en
dehors même de l'action, appuyée par la grande critique, des oeuvres et
des hommes en lutte avec le Romantisme, il y avait pour
l'affaiblissement de la nouvelle école des causes intérieures,
spéciales, et tenant aux habitudes, à la vie, aux fréquentations des
artistes de 1830. Il était arrivé peu à à peu que le Romantisme, cette
révolution de la peinture, bornée presque à ses débuts à un
affranchissement de palette, s'était laissé entraîner, enfiévrer par une
intime mêlée avec les lettres, par la société avec le livre ou le
faiseur de livres, par une espèce de saturation littéraire, un
abreuvement trop large à la poésie, l'enivrement d'une atmosphère de
lyrisme.

De là, de ce frottement aux idées, aux esthétiques, il était sorti des
peintres de cerveau, des peintres poëtes. Quelques-uns ne concevaient un
tableau que dans le cadre d'un vague symbolisme dantesque. D'autres,
d'instinct germain, séduits par les _lieds_ d'outre-Rhin, se perdaient
dans des brumes de rêverie, noyaient le soleil des mythologies dans la
mélancolie du fantastique, cherchaient les Muses au Walpurgis. Un homme
d'un talent distingué, Ary Scheffer, marchait en tête de ce petit
groupe. Il peignait des âmes, les âmes blanches et lumineuses créées par
les poëmes. Il modelait les anges de l'imagination humaine. Les larmes
des chefs-d'oeuvre, le souffle de Goethe, la prière de saint Augustin,
le Cantique des souffrances morales, le chant de la Passion de la
chapelle Sixtine, il tentait de mettre cela dans sa toile, avec la
matérialité du dessin et des couleurs. Le _sentimentalisme_, c'était par
là que le larmoyeur des tendresses de la femme essayait de rajeunir, de
renouveler et de passionner le spiritualisme de l'art.

La désastreuse influence de la littérature sur la peinture se retrouvait
à l'autre bout du monde artiste, dans un autre homme, un peintre de
prose, Paul Delaroche, l'habile arrangeur théâtral, le très-adroit
metteur en scène des cinquièmes actes de chronique, l'élève de Walter
Scott et de Casimir Delavigne, figeant le passé dans le trompe-l'oeil
d'une couleur locale à laquelle manquaient la vie, le mouvement, la
résurrection de l'émotion.

De tels hommes, malgré la mode du moment et la gloire viagère du succès,
n'étaient, au fond, que des personnalités stériles. Ils pouvaient monter
un atelier, faire des élèves; mais la nature de leur tempérament, le
principe d'infécondité de leurs oeuvres, les condamnaient à ne pas créer
d'école. Leur action, restreinte fatalement à un petit cercle de
disciples, ne devait jamais s'élever à cette large influence des maîtres
qui décident les courants, déterminent la vocation d'avenir d'une
génération, font lever le lendemain de l'art des talents d'une jeunesse.

Au-dessous de la grande peinture, parmi les genres créés ou renouvelés
par le mouvement romantique, le paysage se débattait, encore à demi
méconnu, presque suspect, contre les sévérités du jury et les préjugés
du public. Malgré les noms de Dupré, de Cabat, de Huet, de Rousseau qui
ne pouvaient forcer les portes du Salon, le paysage n'avait point alors
l'autorité, la considération, la place dans l'art qu'il devait finir par
conquérir à coups de chefs-d'oeuvre. Et ce genre, réputé inférieur et
bas, contre lequel s'élevaient les idées du passé, les défiances du
présent, n'avait guère de tentation pour le jeune talent indécis dans sa
voie et cherchant sa carrière. L'orientalisme, né avec Decamps et
Marilhat, paraissait épuisé avec eux. Ce qu'avait essayé de remuer
Géricault dans la peinture française semblait mort. On ne voyait nulle
tentative, nul effort, nulle audace qui tentât la vérité, s'attaquât à
la vie moderne, révélât aux jeunes ambitions en marche ce grand côté
dédaigné de l'art: la contemporanéité. Couture ne faisait qu'exposer son
premier tableau, l'_Enfant prodigue_. Et depuis quelques années, il n'y
avait guère eu qu'un coloriste sorti des talents nouveaux: un petit
peintre de génie naturel, de tempérament et de caprice, jouant avec les
féeries du soleil, doué du sentiment de la chair, et né, semblait-il,
pour retrouver le Corrége dans une Orientale d'Hugo: Diaz avait apporté,
à l'art de 1830 à 1840, sa franche et éblouissante originalité. Mais sa
peinture était une peinture indifférente. Elle ne cherchait et ne
donnait rien que la sensation de la lumière d'une femme ou d'une fleur.
Elle ne parlait à la passion de personne. Toute âme lui manquait pour
toucher et retenir à elle autre chose que les yeux.

Dans cette situation de l'art, rejetée, rattachée à la grande peinture
par cette lassitude ou ce mépris des autres genres, la génération qui se
levait, l'armée des jeunes gens nourris dans la pratique de la peinture
historique ou religieuse, allait fatalement aux deux personnalités
supérieures et dominantes, aux deux tempéraments extrêmes et absolus qui
commandaient dans l'École d'alors aux passions et aux esprits. Ceux-ci
demandaient l'inspiration au grand lutteur du Romantisme, à son dernier
héros, au maître passionnant et aventureux, marchant dans le feu des
contestations et des colères, au peintre de flamme qui exposait en 1839,
_Cléopâtre_, _Hamlet_ et les _Fossoyeurs_; en 1840, la _Justice de
Trajan_; en 1841, l'_Entrée des Croisés à Constantinople_, un
_Naufrage_, une _Noce juive_. Mais ce n'était qu'une minorité, cette
petite troupe de révolutionnaires qui s'attachaient et se vouaient à
Delacroix, attirés par la révélation d'un Beau qu'on pourrait appeler le
Beau expressif. La grande majorité de la jeunesse, embrassant la
religion des traditions et voyant la voie sacrée sur la route de Rome,
fêtaient rue Montorgueil le retour de M. Ingres comme le retour du
sauveur du Beau de Raphaël. Et c'est ainsi qu'avenirs, vocations, toute
la jeune peinture, à ce moment, se tournaient vers ces deux hommes dont
les deux noms étaient les deux cris de guerre de l'art:--Ingres et
Delacroix.



IV


Anatole Bazoche était le fils d'une femme restée veuve sans fortune, qui
avait eu l'intelligence de se faire une position dans une spécialité de
la mode presque créée par elle. Entrepreneuse de broderie pour la haute
confection, elle avait eu l'imagination de ces nouveautés bizarres qui
charmèrent le goût de la Restauration et des premières années du règne
de Louis-Philippe: les ridicules à pendants d'acier, les manchons en
velours noir avec broderie en soie jaune représentant des kiosques, les
boas pour l'exportation, roses, brodés d'argent et recouverts de tulle
noir. Au milieu de cela, elle avait eu aussi l'invention des toilettes
de féerie: c'était elle qui avait introduit la _lame_ dans les robes de
bal, édité les premières robes à _étincelles_, étonné les bals citoyens
des Tuileries avec ces jupes et ces corsages où scintillaient des
élytres d'insectes des Antilles. A ce métier de trouveuse d'idées et de
dessins, elle gagnait de huit à dix mille francs par an.

Elle mit Anatole au collége Henri IV

Au collége, Anatole dessina des bonshommes en marge de ses cahiers. Le
professeur Villemereux qui s'y reconnut, en le mettant aux arrêts pour
cela, lui prédit la potence,--une prédiction qui commença à mettre
autour d'Anatole le respect contagieux dans les foules pour les grands
criminels et les caractères extraordinaires. Puis, plus tard, en le
voyant exécuter à la plume, trait pour trait, taille pour taille, les
bois de Tony Johannot du _Paul et Virginie_ publié par Curmer, ses
camarades prirent pour lui une espèce d'admiration. Penchés sur son
épaule, ils suivaient sa main, retenaient leur souffle, pleins de
l'attention religieuse des enfants devant ce mystère de l'art: le
miracle du trompe-oeil. Autour de lui on murmurait tout bas: «Oh! lui,
il sera peintre!» Il sentait la classe le regarder avec des yeux moitié
fiers et moitié envieux, comme si elle le voyait déjà destiné à une
carrière de génie.

Son idée d'être peintre lui vint peu à peu de là: de la menace de ses
professeurs, de l'encouragement de ses camarades, de ce murmure du
collége qui dicte un peu l'avenir à chacun. Sa vocation se dégagea d'une
certaine facilité naturelle, de la paresse de l'enfant adroit de ses
mains, qui dessine à côté de ses devoirs, sans le coup de foudre, sans
l'illumination soudaine qui fait jaillir un talent du choc d'un morceau
d'art ou d'une scène de nature. Au fond, Anatole était bien moins appelé
par l'art qu'il n'était attiré par la vie d'artiste. Il rêvait
l'atelier. Il y aspirait avec les imaginations du collége et les
appétits de sa nature. Ce qu'il y voyait, c'était ces horizons de la
Bohême qui enchantent, vus de loin: le roman de la Misère, le débarras
du lien et de la règle, la liberté, l'indiscipline, le débraillé de la
vie, le hasard, l'aventure, l'imprévu de tous les jours, l'échappée de
la maison rangée et ordonnée, le sauve qui peut de la famille et de
l'ennui de ses dimanches, la blague du bourgeois, tout l'inconnu de
volupté du modèle de femme, le travail qui ne donne pas de mal, le droit
de se déguiser toute l'année, une sorte de carnaval éternel; voilà les
images et les tentations qui se levaient pour lui de la carrière
rigoureuse et sévère de l'art.

Mais, comme presque toutes les mères de ce temps-là, la mère d'Anatole
avait pour son fils un idéal d'avenir: l'École polytechnique. Le soir,
en tisonnant son feu, elle voyait son Anatole coiffé d'un tricorne,
l'habit serré aux hanches, l'épée au côté, avec l'auréole de la
Révolution de 1830 sur son costume; et elle se regardait d'avance passer
dans les rues, lui donnant le bras. Ce fut un grand coup quand Anatole
lui parla de se faire artiste: il lui sembla qu'elle avait devant elle
un officier qui déchirait son uniforme, et tout l'orgueil de son âge mûr
s'écroula.

De la troisième jusqu'à la rhétorique, le collégien eut à chaque sortie
à batailler avec elle. A la fin, comme il s'arrangeait toujours pour
être le dernier en mathématiques, la mère, faible comme une veuve qui
n'a qu'un fils, céda et se résigna en gémissant. Seulement, pour
préserver autant que possible l'innocence d'Anatole, dans une carrière
qui la faisait trembler d'avance par ses périls de toutes sortes, elle
demanda à un vieil ami de chercher dans ses connaissances et de lui
indiquer un atelier où les moeurs de son fils seraient respectées.

A quelques jours de là, le vieil ami menait le jeune homme chez un élève
de David qui s'appelait d'un nom fameux en l'an IX, Peyron, et qui
consentait à recevoir Anatole sur le bien qu'on lui en disait.

Il y avait bien un embarras: l'atelier de M. Peyron était un atelier de
femmes, mais d'âge si vénérable, sans aucune exception, qu'Anatole put y
faire son entrée sans intimider personne. Il se trouva même, à la fin du
troisième jour, occuper si peu ces respectables demoiselles, qu'il se
sentit humilié dans sa qualité d'homme, et déclara péremptoirement le
soir à sa mère qu'il ne voulait plus retourner dans une pareille pension
de Parques.

Il entrait alors chez le peintre d'histoire Langibout, qui avait rue
d'Enfer un atelier de soixante élèves. Il montait d'abord chez un élève
nommé Corsenaire, qui travaillait dans le haut de la maison. Il y
restait six mois à dessiner d'après la bosse; puis redescendait dans le
grand atelier d'en bas, pour dessiner d'après le modèle vivant.

Il trouvait là Coriolis et Garnotelle entrés dans l'atelier depuis deux
ou trois ans.



V


L'atelier de Langibout était un immense atelier peint en vert olive. Sur
le mur d'un des côtés, sous le jour de la baie ouverte en face, se
dressait la table à modèle, avec la barre de fer où s'attache la corde
pour la pose des bras levés en l'air, les talonnières pour supporter le
talon qui ne pose pas, le T en cuir verni où s'appuie le bras qui
repose.

Une boiserie montait tout le long de l'atelier, à une hauteur de sept à
huit pieds. Des grattages de palette, des adresses de modèles, des
portraits-charges la couvraient presque entièrement. Un faux-col sur un
pantalon représentait les longues jambes de l'un; un bilboquet
caricaturait la grosse tête de l'autre; un garde national sortant d'une
guérite par une neige qui lui argentait le nez et les épaulettes,
moquait les ambitions miliciennes de celui-ci. Un gentilhomme amateur
était représenté dans un bocal, sous la figure d'un cornichon, avec la
devise au-dessous: _Semper viret_. Et çà et là, à travers les
caricatures éparses, semées au hasard, on lisait: _Sarah Levy, la tête,
rien que la tête, rue des Barres-Saint-Paul_; et plus loin: _Armand
David, fifre sous Louis XVI, modèle de torse, fait la canne_.

Sur une des parois latérales se levait le Discobole, moulage de Jacquet.

Les sculpteurs et les peintres, au nombre d'environ soixante, les
sculpteurs avec leurs sellettes et leurs terrines à terre, les peintres,
juchés sur de hauts tabourets, formaient trois rangs devant la table à
modèle.

On voyait là:

Javelas, «l'homme aux bouillons», le patito de mademoiselle Gourganson,
le pâtira, le souffre-douleur de l'atelier, un méridional naïf, un
_gobeur_ avalant tout, et qu'on avait décidé à promener son chapeau gris
la nuit, en lui affirmant que le clair de lune était le meilleur
blanchisseur des castors; Javelas, auquel Anatole, en lui rognant un peu
sa canne tous les jours, arriva au bout d'une semaine à persuader qu'il
grandissait, et qu'il n'avait que le temps de se soigner, la croissance
à son âge étant toujours un signe de maladie; Javelas, qui était
sculpteur, et qui avait pour spécialité les sujets de piété;

Lestonnat, aux cheveux en broussaille enflammée, aux yeux clignotants,
aux cils d'albinos; Lestonnat ne voyant des couleurs, que le blond et la
tendresse, faisant des esquisses laiteuses et charmantes, peintre-né des
mythologies plafonnantes;

Grandvoinet, un maigre garçon qu'on appelait _Moins-Cinq_, à cause de sa
réponse aux arrivants, qui le trouvaient toujours le premier à
l'atelier, et lui disaient:--Tiens, il est l'heure?--Non, messieurs, il
est l'heure moins cinq minutes. Grand acheteur de gravures du Poussin,
excellent et doux garçon, n'entrant en colère que lorsque le modèle
avait oublié de poser son mouchoir sur le tabouret, et volait ainsi
quelques secondes à la pose; le type du fruit sec exemplaire, dont
l'application, la vocation ingrate, l'effort désespéré étaient respectés
avec une sorte de commisération par la blague de ses camarades;

Le grand Lestringant, derrière le dos duquel Langibout s'arrêtait,
étonné et souriant d'un détail exagéré ou forcé dans une académie bien
dessinée:--«C'est bien, lui disait-il, vous voyez comme cela, c'est
bien, mon ami, vous voyez comique...» Lestringant, qui devait obéir à sa
vraie vocation, abandonner bientôt l'histoire pour mettre l'esprit de
Paris dans la caricature;

Le petit Deloche, joli gamin, la mine spirituelle et effrontée, arrivant
la casquette en casseur, la blouse tapageuse, engueulant les modèles,
faisant le crâne: il n'y avait pas trois mois qu'arrivant de son collége
et de sa province dans des habits de première communion rallongés, et
tombant dans l'atelier, au milieu d'une séance de modèle de femme, il
était resté pétrifié devant «la madame» toute nue, ses yeux de petit
garçon démesurément ouverts, les bras ballants, et laissant glisser de
stupéfaction son carton par terre, au milieu du rire homérique des
élèves;

Rouvillain, un nomade, qui, dès qu'il avait pu réunir vingt francs,
donnait rendez-vous à l'atelier pour qu'on lui fît la conduite jusqu'à
la barrière Fontainebleau: de là, il s'en allait d'une trotte aux
Pyrénées, frappant à la porte du premier curé qu'il trouvait le premier
soir, lui faisant une tête de vierge ou une petite restauration,
emportant une lettre pour un curé de plus loin; et, de recommandations
en recommandations, de curé en curé, gagnant la frontière d'Espagne,
d'où il revenait à Paris par les mêmes étapes;

Garbuliez, un Suisse, fils d'un _cabinotier_ de Genève; qui avait
rapporté de son pays le culte de son compatriote Grosclaude, et la
charge du peintre Jean Belin chez le Grand-Turc;

Malambic «et son sou de fusain», ainsi nommé par l'atelier, à cause de
ses interminables jambes, éternellement enfermées dans un pantalon noir,
et si justement comparées aux deux bâtons de charbon que les papetiers
donnent pour un sou;

Massiquot, beau d'une beauté antique, le front bas avec les cheveux
frisés à la ninivite, des traits d'Antinoüs avec un sourire de
Méphistophélès; un garçon qui avait l'étoffe d'un grand sculpteur, mais
dont le temps et le talent allaient se perdre dans la gymnastique, les
tours de force, les excès d'exercice auxquels l'entraînait l'orgueil du
développement de son corps; Massiquot, le massier des élèves;

Lemesureur, le massier de l'atelier, l'intermédiaire entre le maître et
les élèves, l'homme de confiance du patron, qui reçoit la contribution
mensuelle, écrit aux modèles, surveille le mobilier, et fait payer les
tabourets et les carreaux cassés; Lemesureur, ancien huissier de
Montargis, marié à une repriseuse de cachemire, et qui faisait, dans
l'atelier, un petit commerce, en achetant dix francs les têtes bien
dessinées qu'il revendait à des pensionnats comme modèles;

Schulinger, un Alsacien à tournure de caporal prussien, grand
bredouilleur de français, qui brossait de temps en temps, entre deux
saoûleries de bière, une figure rappelant le gris argentin de Velasquez;

Blondulot, un petit vaurien de Paris, pris en sevrage par un amateur
braque très-connu qui, de temps en temps croyait découvrir un Raphaël
dans quelque peintriot comme Blondulot, dont il surveillait les moeurs
avec une jalousie intéressée de mère d'actrice, et qu'il allait
recommander aux critiques, en disant: «Il est pur! c'est un ange!...»

Jacquillat, qui n'avait aucun talent, mais que Langibout soignait:
c'était le fils de ce Jacquillat qui avait donné des leçons de tour à M.
de Clarac et qui exécutait l'étoile à huit cercles;

Montariol, le mondain, qui déjeunait souvent dans les crêmeries avec les
domestiques des bals dont il sortait, le monsieur bien mis à l'atelier;
mais ayant dans ses élégances des solutions de continuité et des
accrocs, et regardant l'heure à une montre dont le verre avait été
recollé avec de la cire à cacheter;

Lamoize, aux cheveux ras, au blanc de l'oeil bleu, au teint indien,
toujours serré dans un habit noir râpé; un liseur, un républicain, un
musicien, qui faisait de la peinture à idées;

Dagousset, le louche, qui faisait loucher tous les yeux qu'il peignait
par cette tendance singulière et fatale qu'ont presque tous les artistes
à refléter dans leurs oeuvres l'infirmité marquante de leur personne.

Puis c'était «Système», Système, auquel on ne connaissait de nom que ce
sobriquet; Système, peignant, à cloche-pied, la main gauche tenant la
palette, appuyée sur une tringle de fer; Système posant sur son bras,
dont il retroussait la manche, le ton de chair pris sur sa palette, et
l'approchant du modèle pour le comparer; Système qui partageait avec
Javelas le rôle de martyr de l'atelier.

Et l'atelier Langibout possédait encore les deux types du _cuveur_ et du
_rêveur_ dans le peintre Vivarais et le sculpteur Romanet. Vivarais
était l'homme qui passait sa vie à «s'imprégner» sans presque jamais
peindre; et c'était Romanet qui disait un jour, sur le pas de sa porte à
Anatole:--Vois-tu, mon cher, pour mon buste, il fallait le
marbre...--Pourquoi pas en terre? c'est si long, le marbre...--Non... je
n'aurais pas eu la ligne rigide, le cassant du trait... Ça aurait été
toujours mou, veule... Il me fallait le marbre, absolument le
marbre...--Eh bien! laisse-moi le voir... Je t'assure, je n'en parlerai
pas...--Mon marbre? mon marbre? Il est là...--lui dit Romanet en se
touchant le front.

Pêle-mêle étrange de talents et de nullités, de figures sérieuses et
grotesques, de vocations vraies et d'ambitions de fils de boutiquiers
aspirant à une industrie de luxe; de toutes sortes de natures et
d'individus, promis à des avenirs si divers, à des fortunes si
contraires, destinés à finir aux quatre coins de la société et du monde,
là où l'aventure de la vie éparpille les jeunesses et les promesses d'un
atelier, dans un fauteuil à l'Institut, dans la gueule d'un crocodile du
Nil, dans une gérance de photographie, ou dans une boutique de
chocolatier de passage!



VI


Anatole était devenu immédiatement le boute-en-train de l'atelier, le
«branle-bas» des farces et des charges.

Il était né avec des malices de singe. Enfant, lorsqu'on le ramenait au
collége, il prenait tout à coup sa course à toutes jambes, et se mettait
à crier de toutes les forces de sa voix de crapaud: «V'la la révolution
qui commence!» La rue s'effarait, les boutiquiers se précipitaient sur
leurs portes, les fenêtres s'ouvraient, des têtes bouleversées
apparaissaient, et dans le dos des vieilles gens qui se faisaient un
cornet de leur main pour entendre le tocsin de Saint-Merry, le frisson
du rentier passait. Malheureusement, à sa troisième tentative, il fut
dégoûté du plaisir que lui donnait tout ce sens dessus dessous par un
énorme coup de pied d'épicier philippiste de la rue Saint-Jacques. Au
collége, c'était les mêmes niches diaboliques. Un professeur, dont il
avait à se plaindre, ayant eu l'imprudence à une distribution de prix,
de commencer son discours par: «Jeunes athlètes qui allez entrer dans
l'arène...»--_Vive la reine!_ se mit à crier Anatole en se tournant vers
la reine Marie-Amélie venant voir couronner ses fils. Sur ce calembour,
une acclamation trois fois répétée partit des bancs, et le malheureux
professeur fut obligé de remettre son éloquence dans sa poche.

Avec l'âge et la sortie du collége, cette imagination de drôlerie
n'avait fait que grandir chez Anatole. Le sens du grotesque l'avait mené
au génie de la parodie. Il caricaturait les gens avec un mot. Il
appliquait sur les figures une profession, un métier, un ridicule qui
leur restait. A des fusées, à des cascades de bêtises, il mêlait des
cinglements, des claquements de ripostes pareils à ces coups de fouet
avec lesquels les postillons enlèvent un attelage. Il jouait avec la
grammaire, le dictionnaire, la double entente des termes: la mémoire de
ses études lui permettait de jeter dans ce qu'il disait des lambeaux de
classiques, de remuer à travers ses bouffonneries de grands noms, des
vers dérangés, du sublime estropié; et sa verve était un pot-pourri, une
macédoine, un mélange de gros sel et de fin esprit, la débauche la plus
folle et la plus cocasse.

Dans les parties, le soir, en revenant dans les voitures des environs de
Paris, il faisait un personnage de province; il improvisait des récits
de petite ville, il racontait des intérieurs où il y a des oranges sur
des timbales, il inventait des sociétés pleines de nez en argent, tout
un monde qu'il semblait mener de Monnier à Hoffmann, au grand amusement
et dans le rire fou de ses compagnons de voyage. Il avait la vocation de
l'acteur et du mystificateur. Sa parole était soutenue par son jeu, une
mimique de méridional la succession et la vivacité des expressions, des
grimaces, dans un visage souple comme un masque chiffonné, se prêtant à
tout, et lui donnant l'air d'une espèce d'homme aux cent figures. A ce
tempérament de comique, à tous ces dons de nature, il joignait encore
une singulière aptitude d'imitation, d'assimilation de tout ce qu'il
entendait, voyait au théâtre, et partout, depuis l'intonation de Numa
jusqu'au coup de jupe d'une danseuse espagnole piaffant une cachucha,
depuis le bégaiement de Mijonnet, le marchand de _tortillons_ de
l'atelier, jusqu'au jeu muet du monsieur qui cherche sa bourse en
omnibus. A lui tout seul, il jouait une scène, une pièce: c'était le
relai d'une diligence, le piétinement des garçons d'écurie, les
questions des voyageurs endormis, l'ébranlement des chevaux, le: hu! du
postillon; ou bien une messe militaire, le _Dominus vobiscum_ chevrotant
du vieux prêtre, les répons criards de l'enfant de choeur, le ronflement
du serpent, les nazillements des chantres, le son voilé des tambours, la
toux du pair de France sur la tombe du mort. Il singeait un grand air
d'opéra, un _ut_ de ténor. Il contrefaisait le réveil d'une basse-cour,
la fanfare fêlée du coq, les gloussements, les cacardements, les
roucoulements, tous les caquetages gazouillants des bêtes qui semblaient
s'éveiller sous sa blouse. Des journées qu'il passait au Jardin des
Plantes à étudier les animaux, il rapportait leur voix, leur chant.
Quand il voulait, son larynx devenait une ménagerie: il faisait sortir,
comme d'une gorge de l'Atlas, le rauquement du lion, un rugissement si
vrai, que, la nuit, Jules Gérard eût tiré dessus au jugé. Pour les
bruits humains, il les possédait tous. Il imitait les accents, les
patois, les bruits de la rue, le chantonnement de la marchande de vieux
chapeaux, la criée de la marchande de «bonne vitelotte», le cri du
vendeur de _canards_ s'éteignant dans le lointain d'un faubourg, tous
les cris: il n'y avait que le cri de la conscience qu'il disait ne
pouvoir imiter.

L'atelier avait en lui son amuseur et son fou, un fou dont il n'aurait
pu se passer. Au bout de ces grands silences de travail qui se font là,
après un long recueillement de tous ces jeunes gens pliés sur une étude,
quand une voix s'élevait: «Allons! qu'est-ce qui va faire un _four_?»
Anatole lançait aussitôt quelque mot drôle, faisant courir le rire comme
une traînée de poudre, secouant la fatigue de tous, relevant toutes les
têtes de dessus les cartons, et sonnant jusqu'au bout de la salle une
récréation d'un moment.

Jamais il n'était à court. L'atelier avait-il une vengeance à exercer?
Anatole trouvait un tour de son invention, et le plus souvent, à la
prière de ses camarades et pour répondre à leur confiance, il
l'exécutait lui-même. Devait-on faire la réception d'un _nouveau_? Il
s'en chargeait, et c'était son triomphe. Il s'y surpassait en fantaisie,
en imagination de mise en scène.

Le reste de crucifiement, la tradition de torture, demeurés d'un autre
temps, dans ces farces artistiques, l'attachement à l'échelle,
l'estrapade, la brutalité de ces exécutions qui parfois finissaient par
un membre brisé, commençaient à passer de mode dans les ateliers. A
peine si l'usage des férocités anciennes était encore conservé chez le
sculpteur David, dont les élèves promenaient, en ces années, par tout le
quartier, un nouveau lié sur une échelle, avec un camarade, à cheval sur
l'estomac, qui jouait de la guitare. Les initiations peu à peu
s'adoucissaient et se changeaient en innocentes épreuves de
franc-maçonnerie. Anatole les renouvela par le sérieux de la charge et
la comédie de la cruauté.

Aussitôt qu'un nouveau arrivait, il commençait par le faire déshabiller,
lui injuriait successivement tous les membres, lui reprochait ses
«abattis canaille», établissait, avec la voix de pituite de Quatremère
de Quincy, le peu de rapports existants entre une figure de Phidias et
cet «Apollon des chaudronniers». Puis, il le faisait chanter, en costume
de paradis, dans des poses d'un équilibre périlleux, des paroles
impossibles sur des airs dont il avait le secret. Quand le nouveau était
enroué et enrhumé, Anatole lui annonçait les _supplices_. Soudain, il
changeait de voix, d'air, de visage: il avait des gestes d'ogre de
contes de fée, une intonation de roi de féerie qui donne des ordres pour
une exécution, des ricanements de Schahabaham. Une paillasserie sinistre
l'animait: c'était Bobêche et Torquemada, l'Inquisition aux Funambules.
S'agissait-il de marquer un récalcitrant? Il était terrible à fourgonner
le poêle pour chauffer les fers tout rouge, terrible quand avec les
fers, changés habilement dans sa main en chevilles de sculpteur peintes
en vermillon, il approchait; terrible, lorsqu'il essayait ces faux fers,
derrière le dos du patient, quatre ou cinq fois sur des planches,
pendant qu'on brûlait de la corne; épouvantable, lorsqu'il les
appliquait sur l'épaule du malheureux avec un _pschit!_ qui jouait
infernalement le cri de la peau grillée. On riait, et il faisait presque
peur.--Et puis, venaient des boniments, des discours de réception, des
morceaux académiques, du Bossuet tombé dans le _Tintamarre_... Pour
chaque nouveau, il inventait un nouveau tour, des plaisanteries
inédites, un chef-d'oeuvre comme les sangsues, la farce des sangsues
qu'il montrait à sa victime dans un verre, et qu'il lui posait au creux
de l'estomac: la victime plaisantait d'abord, puis ne plaisantait plus:
elle se figurait sentir piquer les sangsues, tant Anatole les avait bien
imitées avec des découpures d'oignon brûlé!

A l'atelier, on l'appelait «la Blague».



VII


La Blague,--cette forme nouvelle de l'esprit français, née dans les
ateliers du passé, sortie de la parole imagée de l'artiste, de
l'indépendance de son caractère et de sa langue, de ce que mêle et
brouille en lui, pour la liberté des idées et la couleur des mots, une
nature de peuple et un métier d'idéal; la Blague, jaillie de là, montée
de l'atelier, aux lettres, au théâtre, à la société; grandie dans la
ruine des religions, des politiques, des systèmes, et dans l'ébranlement
de la vieille société, dans l'indifférence des cervelles et des coeurs,
devenue le _Credo_ farce du scepticisme, la révolte parisienne de la
désillusion, la formule légère et gamine du blasphème, la grande forme
moderne, impie et charivarique, du doute universel et du pyrrhonisme
national; la Blague du XIXe siècle, cette grande démolisseuse, cette
grande révolutionnaire, l'empoisonneuse de foi, la tueuse de respect; la
Blague, avec son souffle canaille et sa risée salissante, jetée à tout
ce qui est honneur, amour, famille, le drapeau ou la religion du coeur
de l'homme; la Blague, emboîtant le pas derrière l'Histoire de chaque
jour, en lui jetant dans le dos l'ordure de la Courtille; la Blague, qui
met les gémonies à Pantin; la Blague, le _vis comica_ de nos décadences
et de nos cynismes, cette ironie où il y a du _rictus_ de Stellion et de
la goguette du bagne, ce que Cabrion jette à Pipelet, ce que le voyou
vole à Voltaire, ce qui va de _Candide_ à Jean Hiroux; la Blague, qui
est l'effrayant mot pour rire des révolutions; la Blague, qui allume le
lampion d'un lazzi sur une barricade; la Blague, qui demande en riant au
24 Février, à la porte des Tuileries: «Citoyen, votre billet!» la
Blague, cette terrible marraine qui baptise tout ce qu'elle touche avec
des expressions qui font peur et qui font froid; la Blague, qui
assaisonne le pain que les rapins vont manger à la Morgue; la Blague,
qui coule des lèvres du môme et lui fait jeter à une femme enceinte:
«Elle a un polichinelle dans le tiroir!» la Blague, où il y a le _nil
admirari_ qui est le sang-froid du bon sens du sauvage et du civilisé,
le sublime du ruisseau et la vengeance de la boue, la revanche des
petits contre les grands, pareille au trognon de pomme du titi dans la
fronde de David; la Blague, cette charge parlée et courante, cette
caricature volante qui descend d'Aristophane par le nez de Bouginier; la
Blague, qui a créé en un jour de génie Prudhomme et Robert Macaire; la
Blague, cette populaire philosophie du: «Je m'en fiche!» le stoïcisme
avec lequel la frêle et maladive race d'une capitale moque le ciel, la
Providence, la fin du monde, en leur disant tout haut: «Zut!» la Blague,
cette railleuse effrontée du sérieux et du triste de la vie avec la
grimace et le geste de Pierrot; la Blague, cette insolence de l'héroïsme
qui a fait trouver un calembour à un Parisien sur le radeau de _la
Méduse_; la Blague, qui défie la mort; la Blague, qui la profane; la
Blague, qui fait mourir comme cet artiste, l'ami de Charlet, jetant,
devant Charlet, son dernier soupir dans le _couic_ de Guignol; la
Blague, ce rire terrible, enragé, fiévreux, mauvais, presque diabolique,
d'enfants gâtés, d'enfants pourris de la vieillesse d'une civilisation;
ce rire riant de la grandeur, de la terreur, de la pudeur, de la
sainteté, de la majesté, de la poésie de toute chose; ce rire qu'on
dirait jouir du bas plaisir de ces hommes en blouse, qui, au Jardin des
Plantes, s'amusent à cracher sur la beauté des bêtes et la royauté des
lions;--la Blague, c'était bien le nom de ce garçon.



VIII


L'atelier ouvrait le matin de six heures à onze heures en été, de huit
heures à une heure en hiver. Le mercredi, il y avait une prolongation de
travail d'une heure «l'heure du torse», pour finir le torse commencé la
veille: heure supplémentaire payée par la cotisation des élèves. Trois
semaines de modèle d'homme, une semaine de modèle de femme, faisaient le
mois.

Pendant ces cinq heures d'étude quotidienne, pendant ce travail d'après
nature se continuant des mois, des années, Anatole vit défiler les plus
beaux corps du temps, l'humanité de choix qui sert de leçon à l'artiste,
les statues vivantes qui conservent les lois de proportion, le _canon_
de l'homme et de la femme, les types qui dessinent le nu viril ou
féminin, l'élégance ou la force, la délicatesse ou la puissance, les
lignes avec leurs oppositions, les contours avec leur sexe, les formes
avec leur style.

Anatole dessina: il fit la longue éducation de son oeil et de son
fusain; il apprit à bâtir une académie d'après tous ces corps fameux qui
ont laissé leur mémoire dans les tableaux de l'époque:--le corps de
Dubosc, ce corps merveilleux de cinquante-cinq ans, qui avait conservé
la souplesse et l'harmonieux équilibre de la jeunesse;--le corps de
Gilbert, ce corps tout plein des trous d'une sculpture à la Puget, de
Gilbert, le modèle pour les satyres, les convulsionnaires, les
_ardents_. Il dessina d'après ce corps de Waill, le corps d'un éphèbe
florentin, le torse ciselé, les pectoraux accusés sur l'adolescence de
la poitrine, les jambes fines et montrant la souple élégance, la
longueur filante d'un dessin italien du seizième siècle, des formes de
cire sur des muscles d'acier;--le corps de Thomas l'Ours, cet ancien
lutteur de Lyon, renvoyé de son régiment à cause de son appétit, le
vorace qui prenait son café au lait dans une terrine de sculpteur avec
un pain de six livres, et que nourrissaient par commisération les
domestiques de Rothschild; un corps de damné de Michel-Ange, les épaules
d'Atlas, une musculature de Crotoniate et d'animal dévorateur où les
mouvements faisaient courir des houles sous la peau. Anatole eut encore
les corps de grâce sauvage, nerveux, ondulants, élastiques, du nègre
Saïd, du nègre Joseph de la Martinique, le nègre à la taille de femme,
aux bras ronds, qui charmait les fatigues de sa pose par des monologues
à demi-voix, gazouillés dans la langue de son pays. Il eut la fin de ces
modèles héroïques, à constitution homérique, formés dans l'atelier de
David, la poitrine élargie comme à l'air de ces grandes toiles antiques;
vieux débris d'un Empire de l'art, auxquels l'atelier ne manquait jamais
de faire la charité d'habitude avec les vieux modèles, ce qu'on appelle
«un cornet», une feuille de papier tournée par un des nouveaux, qui
circule, et où chacun met le fond de sa poche.

La femme, le corps de la femme, les modes diverses et contraires de sa
beauté, Anatole les apprit sur ces corps:--les corps des trois Marix, le
trio de Juives dont l'une a sa superbe nudité peinte dans la Renommée de
l'Hémicycle de Delaroche;--le corps de Julie Waill, aux formes pleines,
à la tête de Junon, à la grande bouche romaine, aux grands beaux yeux
énormes de la Tegée de Pompéi;--le corps de madame Legois, le type du
modèle pour le dessin classique du ventre et des jambes;--le corps
mince, nerveux, distingué dans la maigreur, de Marie Poitou, une nature
de sainte, de martyre, de mystique; le corps androgyne de Caroline
l'Allemande, qui a posé les bras du Saint-Symphorien de M. Ingres,
ennemi des modèles d'hommes, et disant «qu'ils puaient»;--le corps de
Georgette, à la taille d'anguille, aux reins serpentins, l'idéal dans un
type égyptiaque de la ligne de beauté professée par Hogarth;--le corps à
la Rubens, la poitrine exubérante, les jambes magnifiques de
Juliette;--le corps de Caroline Alibert, le corps d'une Ourania du
Primatice, allongé, effilé, avec des extrémités si souples qu'elle
faisait, d'un mouvement, passer tous les doigts d'une de ses mains l'un
sous l'autre;--le corps fluet, maigriot, élancé et charmant de Coelina
Cerf, avec ses formes hésitantes de petite fille et de femme, ses lignes
d'une ingénue de roman grec,--le plus jeune des modèles, si jeune que
les élèves lui payaient, quand elle posait une livre de sucre d'orge.



IX


De loin en loin, une distraction furieuse, une noce enragée rompait
cette monotonie de la vie d'atelier. Par un beau jour tout plein de
soleil, et promettant l'été, quelqu'un demandait ce qu'il y avait à la
masse; et quand les entrées de 25 francs payés par chaque élève et
exigés rigoureusement de tous, sans exception, par Langibout, quand ces
entrées, appelées les _bienvenues_, montaient à une somme de quelques
centaines de francs, on convenait d'aller manger la masse à la campagne.
Alors tout l'atelier partait, suivi du modèle de la semaine, et se
lançait aux champs dans les costumes les plus farouches, avec les
vareuses les plus rouges, les chapeaux les plus révolutionnaires, des
oripeaux hurlants et des mises forcenées. La jeunesse de tous débordait
sur le chemin; ils allaient avec des cris, des gestes, des chansons, une
gaieté violente qui effarouchait la banlieue et violait la verdure. Tout
les grisait, leur nombre, leur tapage, la chaleur; et ils marchaient en
casseurs, animés, tumultueux, batailleurs, avec cette insolence de joie
qui démange les mains, et cette envie de vaillance qui appelle les
coups.

A la porte Fleury, dans un cabaret en plein air, la bande dînait. Et
c'était une ripaille, des poulets déchirés, des bouteilles entonnées par
le goulot, des paris de goinfrerie et de saoûlerie, une espèce de vanité
et d'ostentation d'orgie grasse qui cachait, sous les lilas des environs
de Paris, des licences de kermesse et des fonds de tableaux de Teniers.

Puis, la nuit tombée, quand tous étaient ivres, et que les plus doux
avaient bu un vin de colère, la troupe, chantant à tue-tête et armée
d'échalas pris dans les vignes, se répandait au hasard sur une route où
elle espérait trouver l'hostilité, la haine du paysan d'auprès de Paris
pour le Parisien. Sur les ciels d'été, les ciels lourds et fumeux,
zébrés de noir par des nuages d'orage, les artistes se découpaient en
silhouettes agitées et fiévreuses; et la nuit donnant sa terreur à la
fantaisie de leurs costumes, à la furie de leurs gestes, à leurs ombres,
au point de feu de leurs pipes, il se levait de ce qu'on voyait
vaguement d'eux comme une sinistre apparence fantastique de bandits
légendaires: on eût cru voir les truands de l'Idéal sur un horizon de
Salvator Rosa.

L'atelier en était un soir à une de ces fins de bienvenue. L'on
revenait. Sur la route on trouva une cour ouverte, et dans la cour, des
blanchisseuses. Aussitôt, l'on eut l'idée d'un bal, et l'on organisa, en
plein vent, la salle et la danse avec des chandelles achetées chez un
épicier, et que tenaient dans leurs mains ceux qui ne dansaient pas. Le
modèle avait apporté un violon: ce fut la musique. Mais, au milieu du
quadrille, les garçons du village se ruaient sur les messieurs qui
dansaient. La bataille s'engageait, une bataille sauvage, au milieu de
laquelle Coriolis se jetant, les manches retroussées, couchait avec son
échalas deux des paysans par terre. A la fin, les garçons battus se
sauvaient pour aller chercher du renfort dans le pays. Il n'y avait plus
qu'à partir.

Mais Coriolis s'entêtait à rester. Il traita ses camarades de lâches. Il
ramassa des pierres qu'il jeta dans le cabaret dont il venait de sortir.
Il voulait se battre. Il fallut que ses camarades l'entraînassent de
force. Tous étaient étonnés de sa rage, de ce besoin fou qu'il avait des
coups.

--Comment! tu n'es pas content?--lui dit Anatole,--tu n'as rien reçu et
tu en as descendu deux!... Ah! tu y allais bien... Moi, j'ai donné un
joli coup de pied à hauteur d'estomac dans un grand serin qui
m'ennuyait... Mais deux, c'est très-gentil...

--Non, non,--répéta Coriolis,--des lâches, les amis! Nous aurions dû
leur donner une tripotée à ne pas leur donner envie de revenir... Des
lâches, je te dis, les amis!

Et sur tout le chemin jusqu'à Paris, son grand corps donna tous les
signes d'une colère de créole qui ne veut rien entendre.

Naz de Coriolis était le dernier enfant d'une famille de Provence,
originaire d'Italie, qui, à la Révolution de 89, s'était réfugiée à
l'île Bourbon. Un oncle, qui était son tuteur, lui faisait une pension
de six mille francs, et devait lui laisser à sa mort une quinzaine de
mille livres de rentes. Ce nom aristocratique, cette pension, cet
avenir, qui était une fortune à côté de la pauvreté de ses camarades,
l'élégance de tenue de Coriolis, le monde où l'on se disait qu'il
allait, les maîtresses avec lesquelles il avait été rencontré, les
restaurants où on l'avait entrevu, mettaient entre lui et l'atelier le
froid d'une certaine réserve. Langibout lui-même éprouvait une sorte de
gêne avec le «gentilhomme», comme il l'appelait; et il y avait un peu de
brusquerie amère dans la façon dont il laissait tomber sur ses esquisses
si vives et si colorées:--«C'est très-bien, très-bien... mais c'est
fermé pour moi... vous savez, je ne comprends pas...» On plaisantait un
peu Coriolis, mais doucement, prudemment, avec des malices qui ne
s'aventuraient pas trop. On savait que les charges trop fortes ne
réussiraient pas avec lui. On se rappelait son duel avec Marpon, lors de
son entrée à l'atelier, le duel pour rire, avec des balles de liége,
traditionnel dans les ateliers, et qui faillit ce jour-là devenir
tragique: Coriolis, frappant sur la main du témoin qui allait charger
les pistolets, avait fait tomber les deux balles inoffensives, et,
tirant de sa poche deux vraies balles de plomb, avait exigé un nouveau
et sérieux chargement. Il était donc respecté; mais c'était tout.
Quoiqu'il ne montrât aucune hauteur dans sa personne, ni dans ses
manières, quoiqu'il fût reconnu bon garçon, qu'il jouât sa partie dans
toutes les gamineries, qu'il fût des jeux, des griseries et des
batailles de l'atelier, c'était un camarade avec lequel les autres
élèves ne se sentaient pas à l'aise et n'avaient que les rapports de
l'atelier. Et dans ce monde le seul intime de Coriolis était Anatole, un
ami de collége de deux ans de grande cour à Henri IV. Amusé par sa
gaieté, il lui permettait, lui pardonnait tout, avec cette espèce
d'indulgence qu'a un gros chien pour un roquet.

--Reconduis-moi,--lui dit-il, quand ils furent sur le pavé de Paris.

Arrivé chez lui:--Tu déménages?--fit Anatole en regardant le sens dessus
dessous de l'appartement et des commencements d'emballage.

--Non, je pars,--dit Coriolis d'un ton de voix dégrisé.

--Tu t'en retournes à Bourbon?

--Non, je vais me promener en Orient.

--Bah!

--Oui, j'ai besoin de changer d'air... Ici, je sens que je ne peux rien
faire... J'aime trop Paris, vois-tu... Ce gueux de Paris, c'est si
charmant, si prenant, si tentant! Je me connais et je me fais peur:
Paris finirait par me manger... Il me faut quelque chose qui me
change... du mouvement... Je suis ennuyé de moi, de ma peinture, de
l'atelier, de ce qu'on nous serine ici... Il me semble que je suis fait
pour autre chose... Après ça, on croit toujours ça... Enfin, là-bas, je
me figure... je verrai bien si Decamps et Marilhat ont tout pris, n'ont
rien laissé aux autres. Il y a peut-être encore à voir après eux... Et
puis, je serai seul... c'est bon pour se reconnaître et se trouver...
Les distractions, absence totale... Plus de dîners de Boissard, plus de
soupers, plus de nuits au champagne... Rien! je serai bien forcé de
travailler... Mon brave homme d'oncle fait les choses très proprement...
Il est enchanté, tu comprends, de me voir quitter le boulevard... Et
dire que toutes ces idées raisonnables-là, c'est une femme qui me les a
données!... mon Dieu, oui... en me flanquant à la porte! Ah ça! tu
m'écriras, hein? parce qu'une fois là... j'y resterai quelque temps...
Je voudrais revenir avec de quoi étaler, devenir quelqu'un quand je
remettrai les pieds à Paris... Tu sais, quand on voit son talent quelque
part... On m'a dit souvent que j'avais un tempérament de coloriste...
Nous verrons bien!

Et devant l'avenir, la séparation, les deux amis, revenant au passé, se
mirent à causer de leur liaison, du collége, retrouvant dans leurs
souvenirs l'enfance de leur amitié. Il était trois heures du matin quand
Coriolis dit à Anatole:

--Ainsi, c'est convenu, tu m'embarques mercredi...

--Oui, je viendrai avec Garnotelle.



X


On était à la fin du déjeuner d'adieu donné par Coriolis à Anatole et à
Garnotelle. Le repas avait été triste et gai, cordial et ému. On y avait
bu ce coup de l'étrier qui remue le coeur de celui qui part et de ceux
qui restent. Dans le petit atelier, de grandes malles noires, pareilles
aux malles d'Anglais qui vont au bout du monde, des caisses, des sacs de
nuit, des couvertures serrées dans des courroies, même une petite tente
de campagne, dont la grosse toile faisait rêver, ainsi qu'une voile au
repos, de nuits lointaines et d'autres cieux: toutes sortes de choses de
voyage attendaient, prêtes à être chargées sur le fiacre avancé et
arrêté déjà devant la porte de la maison.

A ce moment la porte s'ouvrit, et il parut sur le seuil une femme
poussant devant elle une petite fille: l'enfant, timide, ne voulait pas
entrer; n'osant regarder ni se laisser voir, elle s'enfonçait dans la
robe de sa mère, et de ses deux petites mains, lui prenant deux bouts de
sa jupe, elle essayait de s'en cacher à demi, avec une sauvagerie
d'oiseau, comme de deux ailes qu'elle s'efforçait de croiser.

--Personne de ces messieurs n'aurait besoin d'un petit Jésus?--demanda
la femme avec un sourire humble, et, dégageant la tête de l'enfant, elle
montra une petite fille aux yeux bleus.

--Oh! charmante...--dit Coriolis; et faisant signe à l'enfant:

--Viens un peu, petite...

Un peu poussée par sa mère, un peu attirée par le monsieur, et marchant
vers son regard, moitié peureuse et moitié confiante, elle arriva à lui.
Coriolis, la mettant sur ses genoux, lui fit prendre des gâteaux dans
des assiettes, sur la table. Puis lui passant la main dans ses petits
cheveux, des cheveux d'enfant blonde qui sera brune, et s'amusant les
doigts de ce chatouillement de soie, il resta un instant à regarder ce
grand et profond bonheur d'enfant que la petite avait dans les yeux.

--Ah ça! la mère je ne sais plus qui...--fit Anatole,--vous prendrez
bien une tasse de café avec nous? Dites donc, on ne vous voit plus
poser, pourquoi donc ça? Vous n'êtes pas trop vieille...

--Ah! monsieur, j'ai un malheur... Les médecins disent comme ça que j'ai
un commencement d'ankylose de la colonne vertébrale... Ce n'est pas que
ça me gêne autrement pour n'importe quoi... Mais voilà deux ans au moins
que je ne puis plus hancher...

--Une petite tête qui m'aurait été...,--fit Coriolis qui continuait à
examiner la petite fille.--C'est dommage... Mais vous voyez, la mère, je
pars... A propos, quelle heure est-il?

Il regarda sa montre.

--Diable! nous n'avons que le temps...

Et, se levant, il éleva, par-dessous les bras, l'enfant au-dessus de sa
tête, l'embrassa et la posa à terre. Mais dans ce mouvement, l'enfant
glissant contre lui, accrocha la chaîne de sa montre, et en fit sauter
les breloques qui roulèrent en sonnant, sur le parquet.

--Ne la grondez pas, la mère... Ce n'est pas sa faute à cette
enfant,--fit Coriolis en ramassant les breloques:--C'est bête, ces
petites bêtises-là, on s'accroche toujours avec... Mais, au fait, j'y
pense... Quand on va là-bas, on ne sait trop si on en reviendra...
Tiens! Anatole, voilà mon petit poisson d'or, tu en auras toujours bien
vingt francs au Mont-de-Piété... Et toi,--dit-il à Garnotelle,--qui vas
attraper le prix de Rome un de ces jours, voilà une paire de cornes en
corail pour te défendre du mauvais oeil en Italie... Ah! et ma
roupie?...

Il regarda par terre.

--Tu sais, j'avais essayé dessus mon gros couteau catalan... Oh! ne
cherchez pas, la mère... Si elle était tombée on la verrait... Je
l'aurai sans doute perdue.

Le portier entra:--Allons, monsieur Antoine, chargeons tout ça un peu
vite... Et en route!



XI


--Petit cochon, vous ne travaillez pas,--répétait Langibout à Anatole
quand il passait derrière lui dans sa visite à l'atelier.

On aurait pu appeler Langibout le dernier des Romains.

Il était le survivant et le type dur de l'ancienne école. Il finissait
la race où l'indépendance bourgeoise des artistes du XVIIIe siècle se
mêlait au culte de 89 et des idées de liberté. Élève de David, il vivait
dans la religion de son souvenir. Les antichambres ministérielles ne
l'avaient jamais vu ni mendier ni attendre; et sa vie roide dans sa
dignité, affectait une certaine austérité républicaine, comme une
sainteté rude, aujourd'hui perdue dans le monde des arts. Il tenait du
vieux grognard et du militaire à la Charlet, avec son libéralisme
bougon, ses mécontentements boudeurs et refoulés, son air, sa grosse
voix mâchonnant les mots, sa dure et forte moustache, ses cheveux ras.
Quand il entrait dans l'atelier, le respect et le salut du silence se
faisaient devant sa tête robuste et penchée de côté, ses tempes grises
sous son bonnet grec, ses yeux aux paupières lourdes, ses traits carrés,
taillés largement dans des traits d'ouvrier, et où se voyait, sous l'air
grognon, une bonté de peuple. Un souffle de recueillement passait sur
toute cette jeunesse, et les plus gamins se sentaient une petite peur
d'émotion quand le maître leur parlait. On l'estimait, on le craignait,
et on le vénérait. Dans la gronderie de ses avertissements, il y avait
une chaleur de coeur, une brusquerie de vive affection qui n'échappait
point à ses élèves. On lui savait gré de ces colères impuissantes, de
ces rages qu'il répandait en gros mots, quand son peu d'influence dans
les jugements des concours de prix de Rome avait fait manquer à un de
ses élèves un prix enlevé par l'intrigue et la partialité de ses
confrères tenant atelier comme lui. On lui était encore reconnaissant de
sa tolérance pour les vieux usages transmis par les ateliers de la
Révolution aux ateliers de Louis-Philippe. Langibout était indulgent
pour les farces, et même pour les charges un peu féroces. Il trouvait
que cela essayait et trempait la virilité des gens, disant que les
hommes n'étaient pas «des demoiselles»; que de son temps, c'était bien
autre chose, et que personne n'en mourait; que, dans l'art, il fallait
se faire un peu la peau et le coeur à tout. Et il rappelait la sauvage
école des artistes sous la république une et indivisible, les misères
mâles et farouches où, n'ayant pas de quoi dîner, il se couchait,
prenait une chique dans sa bouche, versait dessus un verre d'eau-de-vie,
et mangeait la fièvre que cela lui donnait.

Enfin, dans tout l'atelier, Langibout était aimé pour la simplicité de
sa vie, une vie de petit bourgeois, en manches de chemise,
quotidiennement promenée sur ce trottoir de la rue d'Enfer, entre un
_regard_ des eaux d'Arcueil et la boutique d'un chaudronnier; une vie de
famille, égayée de temps en temps d'un petit vin de Nuits qui arrosait
les modestes et cordiaux dîners d'amis du dimanche.

Langibout s'était laissé prendre au charme d'Anatole, à la séduction
qu'exerçait sur tous ce gai garçon qui semblait né pour plaire et
arriver, ce jeune homme si brillant, si sympathique, dont les mères des
autres élèves se parlaient entre elles, dans leurs petites soirées, avec
une sorte d'envie. Son intérêt, son affection avaient été gagnés par
l'entrain de ce farceur, et aussi par de certaines promesses de talent
que ses études semblaient montrer. Tant qu'Anatole avait dessiné et
peint d'après l'académie, rien n'avait attiré sur ce qu'il faisait
l'attention de Langibout. Mais quand il arriva à ces concours
d'esquisses de tous les quinze jours, où le premier recevait en prix de
Langibout un exemplaire des Loges de Raphaël ou des Sacrements du
Poussin, il se dégagea, montra des aptitudes personnelles, obtint
presque toutes les fois la première place. Il avait un certain sens de
la composition, de l'arrangement, de l'ordonnance. De beaucoup de
lectures, il avait retenu comme des morceaux de reconstitution
archaïque, des signes symboliques, des emblèmes, la mémoire d'animaux
hiératiques et désignateurs, le hibou de la Minerve athénienne,
l'épervier d'Égypte. Il avait attrapé par-ci par-là, à travers les
livres feuilletés, un petit bout d'antiquité, un détail de moeurs, un de
ces riens, qui mettent du caractère et l'apparence du passé dans un coin
de toile. Il connaissait le _modius_, emblême d'abondance, et le
_strophium_, couronne des dieux et des athlètes vainqueurs. A ce qu'il
savait de raccroc, il ajoutait ce qu'il inventait au petit bonheur, et
ce qu'il défendait auprès de Langibout avec des citations imaginées, des
arguments tirés d'un Homère inédit ou d'une Bible invraisemblable. «Il
cherche celui-là»,--disait naïvement aux autres élèves Langibout,
confondu dans sa courte science d'érudition.

Par là-dessus, Anatole avait un certain instinct du groupement,
l'intelligence du moment précis de la scène indiqué et souligné sur le
programme du concours, une entente un peu banale, mais agréablement
littéraire, du drame agité dans son sujet. A côté des autres esquisses,
plus colorées, plus ressenties de dessin, son esquisse avait la clarté:
ses bonshommes étaient en situation, son décor montrait une espèce de
couleur locale, son ébauche de tableau faisait tableau. Et Langibout
jugeait que, si jamais il pouvait parvenir à travailler, il était
capable de faire aussi bien qu'un autre son trou et son chemin dans
l'art. Aussi était-il toujours à le pousser, à le tourmenter, se
plantant derrière lui et restant là à lui grommeler dans le dos:--«Le
garçon voit bien... Il interprète bien, très-bien... Ça va bien... Bonne
couleur... fin, solide, lumineux... La tête... la tête y est... le
torse, bien construit, le torse... Et puis... Ah! voilà... quelque chose
manque... Oui, la volonté... ne jamais aller jusqu'au bout... Faiblesse,
paresse... plus de jambes... Tout qui fiche le camp... Plus personne!...
En bas, rien... Des jambes? ça, des jambes! Rien... Est-ce que ça porte,
ces jambes-là, voyons?... Non, plus rien... Le bas, bonsoir...»

Et la semonce finissait toujours par le refrain: «Petit cochon, vous ne
travaillez pas», qu'il jetait dans l'oreille d'Anatole en lui tirant
assez rudement les cheveux.



XII


  _Monsieur,
  Monsieur ANATOLE BAZOCHE,
  peintre,
  31, rue du Faubourg-Poissonnière.
  Paris
  France_

  Adramiti, près et par Troie (_Iliade_).
  Affranchir.

«Mon vieux,

«Figure-toi que ton ami habite une ville où tout est rose, bleu clair,
cendre verte, lilas tendre... Rien que des couleurs gaies qui font: pif!
paf! dans les yeux dès qu'il y a un peu de soleil. Et ce n'est pas comme
chez nous, ici, le soleil: on voit bien qu'il ne coûte rien, il y en a
tous les jours. Enfin, c'est éblouissant! Et je me fais l'effet d'être
logé dans la vitrine des pierres précieuses au musée de minéralogie. Il
faut te dire par là-dessus que les rues, dans ce pays-ci, servent de
lits aux torrents qui viennent de la montagne, ce qui fait qu'il y a
toujours de l'eau,--quand ce n'est pas une boue infecte,--et que les
femmes sont obligées de marcher sur des patins, et qu'il y a de grosses
pierres jetées pour traverser... Tu permets? je lâche ma phrase: elle
s'embourbe dans le paysage. Donc, il y a toujours de l'eau, et dans
cette eau, tu comprends, tout ce carnaval se reflète, et toutes les
couleurs tremblent, dansent: c'est absolument comme un feu d'artifice
tiré sur la Seine que tu verrais dans le ciel et dans la rivière... Et
des baraques! des auvents! des boutiques! un remuement de kaléidoscope,
sans compter ce qui grouille là-dedans, le personnel du pays, des gens
qui sont turquoise ou vermillon, des femmes turques, de vrais fantômes
avec des bottes jaunes, des femmes grecques avec de larges pantalons,
des chemises flottantes, un voile foncé qui leur cache la moitié de la
figure, des mendiants... ah! mon cher, des mendiants à leur donner tout
ce qu'on a pour les regarder!... et puis des bonshommes farces, bardés,
bossués, chargés, hérissés de pistolets, de poignards, de yatagans, avec
des fusils trois fois grands comme les nôtres (ça me fait penser à la
ceinture de l'Albanais qui me sert d'escorte, écoute l'inventaire: deux
cartouchières, une machine à enfoncer les balles, un couteau, plus une
blague et un mouchoir), un coup de jour là-dessus, et crac! ils prennent
feu: ils font la traînée de poudre, ils éclairent, avec leur batterie de
cuisine, comme un feu de Bengale!

»C'est mon vieux rêve, tu sais, tout cela. L'envie m'en avait mordu en
voyant la _Patrouille turque_ de Decamps. Diable de patrouille! elle
m'avait tapé au coeur... Enfin, m'y voilà, dans la patrie de cette
couleur-là... Seulement, il y a un embêtement,--ne le dis pas à ces
animaux de critiques, c'est que c'est si beau, si brillant, si éclatant,
si au-dessus de ce que nous avons dans nos boîtes à couleur, qu'il vous
prend par moments un découragement qui coupe le travail en deux. On se
demande si ce n'est pas un pays fait tout bonnement pour être heureux,
sans peindre, avec un goût de confiture de roses dans la bouche, au pied
d'un petit kiosque vert et groseille, avec le bleu du Bosphore dans le
lointain, un narguilhé à côté de soi, des pensées de fumée, de soleil,
de parfum, des choses dans la tête qui ne seraient plus qu'à moitié des
idées, une toute douce évaporation de son être dans un bonheur de
nuage... Et puis cet imbécile d'Européen revient dans la grande bête que
tu as connue; je me sens prendre au collet par l'autre moitié de
moi-même, le monsieur actif, le producteur, l'homme qui éprouve le
besoin de mettre son nom sur de petites ordures qui l'ont fait suer...

»Enfin, tout de même, mon vieux, c'est bien dommage de faire des
tableaux quand on en voit continuellement de tout faits comme celui-ci.
Tu vas voir.

»L'autre soir j'étais assis à la porte d'un café. J'avais devant moi un
auvent de boucher. Le boucher, gravement, chassait avec une branche
d'arbre les mouches des quartiers de viande saignante qui pendaient.
Autour de lui, un voltigement de friperie, de vieux tapis multicolores;
à côté des enfants aux cheveux en petites nattes, des chiens maigres,
une douzaine de chèvres et de moutons pressés et se serrant dans une
vague peur commune; une pierre ensanglantée avec du sang dégoulinant,
des traces que les chiens léchaient en grognant. Je regardais cela et un
petit chevreau noir et blanc, avec ses grosses pattes, qui se tenait
presque collé sous une chèvre. Je vis mon boucher quitter sa branche,
aller au pauvre petit chevreau qui voulut se débattre, poussa deux ou
trois petits cris malheureux, étouffés par les chants et la guitare des
musiciens de mon café. Le boucher avait couché le chevreau sur la
pierre; il tira un petit yatagan de sa ceinture et lui coupa la gorge:
un flot de sang jaillit qui rougit la pierre et s'en alla faire de
grands ronds dans l'eau que lappaient les chiens. Alors un enfant qui
était là, un bel enfant, au teint de fleur, aux yeux de velours, prit la
bête par les cornes, attendant son dernier tressaillement; et de temps
en temps il se penchait un peu pour mordre dans une pomme qu'il tenait
dans une main avec la corne du petit chevreau... Non, je n'ai jamais
rien vu de plus affreusement joli que ce petit sacrificateur avec son
amour de tête, ses petits bras nus qui tenaient de toutes leurs forces,
mordillant sa pomme au-dessus de cette fontaine de sang, sur cette
agonie d'un autre petit...

»Ma maison est tout à fait au bout de la ville, presque dans la
campagne, sur une route conduisant à la plaine et descendant à la mer
que domine le mont Ida avec le blanc éternel de sa neige. Je m'assieds
dehors, et, à la nuit tombante, dans la demi-obscurité qui met les
choses un peu plus loin des yeux et un peu plus près de l'âme, j'assiste
à la rentrée des troupeaux. C'est le plaisir doux et triste,--tu connais
cela,--qu'on prend chez nous, dans un village, sur un banc de pierre, à
la porte d'une auberge. Ici, c'est pour moi le moment le plus heureux de
la journée, un moment de solennité pénétrante. Je me crois au soir d'un
des premiers jours du monde. Ce sont d'abord des dromadaires, toujours
précédés d'un petit bonhomme monté sur un âne, la file des chameaux qui
avancent lentement, le dernier portant la clochette, les petits courant
en liberté et cherchant à téter les mères dès qu'elles s'arrêtent; puis
les innombrables troupeaux de vaches; puis les buffles conduits par des
bergers au chantonnement mélancolique, à la petite flûte aigrelette;
enfin vient l'armée des chèvres et des moutons. Et à mesure que tout
cela passe, les chants, les clochettes, les piétinements, les marches
traînant la fatigue de la journée, les bruits, les formes qui vont
s'endormant dans la majesté de la nuit, eh bien! que veux-tu que je te
dise? il me vient une émotion si bonne, si bonne... que c'est stupide de
t'en parler.

»Après cela, il faut bien avouer que je suis venu ici le coeur un peu
ouvert à tout: avant de partir, il y avait une dame qui m'y avait fait
un petit trou pour voir ce qu'il y avait dedans... Ah! en fait d'amour,
veux-tu mes impressions _femmes_ ici? Voici. En allant en caïque à
Thérapia, je suis passé sous les fenêtres d'un harem. C'était éclairé à
_gigorno_, comme nous disions pour les vins chauds de Langibout; et, sur
les raies de lumière des persiennes, on voyait se mouvoir des ombres,
des ombres très-empaquetées, les houris de la maison, rien que cela! qui
dansaient et sautaient sur de la musique qu'elles se faisaient avec une
épinette et un trombone... Une houri jouant du trombone! Ah! mon ami,
j'ai cru voir l'Orient de l'avenir! Et je te laisse sur cette image.

»Tu vois que je pense à toi. Serre la main à tous ceux qui ne m'auront
pas oublié. Écris-moi n'importe quoi de Paris, de toi, des amis,--des
bêtises, surtout: ça sent si bon à l'étranger!

»A toi,

»N. DE CORIOLIS.»



XIII


Langibout avait raison: Anatole ne travaillait pas, ou du moins il
n'avait pas cette persistance, cette volonté et ce long courage du
travail qui tire le talent de l'effort continu d'un accouchement
laborieux. Il n'avait que l'entrain de la première heure et le premier
feu de la chose commencée. Sa nature se refusait à une application
soutenue et prolongée.

En tout ce qu'il essayait, il se satisfaisait lui-même par l'à peu près,
l'escamotage spirituel, une sorte de rendu superficiel, l'effleurement
de son sujet. Pousser l'art jusqu'au sérieux, creuser, fouiller une
étude, une composition, était impossible à ce garçon dont la cervelle
légère était toujours pleine d'idées volantes. Son imagination enfantine
et rieuse, une pensée grotesque qui le traversait, toutes sortes de
riens pareils au chatouillement d'une mouche sur le front d'un homme
occupé, une perpétuelle inspiration de drôleries, l'enlevaient sans
cesse à l'attention, à la concentration de l'étude; et à tout moment
l'atelier le voyait quitter son académie pour aller crayonner quelque
charge lui jaillissant des doigts, la silhouette d'un camarade
allongeant le Panthéon drolatique qui couvrait le mur.

Au Louvre, dans l'après-midi, il ne travaillait guère plus. Son esprit,
ses yeux se lassaient vite d'interroger la couleur, le dessin des
vieilles toiles qu'il copiait; et son observation quittait bientôt les
tableaux pour aller au monde baroque des copistes mâles et femelles qui
peuplaient les galeries. Il régalait ses malices de toutes ces ironies
vivantes jetées au bas des chefs-d'oeuvre par la faim, la misère, le
besoin, l'acharnement de la fausse vocation; peuple de pauvres, d'un
comique à pleurer, qui ramasse l'aumône de l'Art sous le pied de ses
Dieux! Les vieilles femmes, aux anglaises grises, penchées sur des
copies de Boucher roses et nues, avec un air d'Alecto enluminant
Anacréon, les dames au teint orange, à la robe sans manchettes, au
bavolet gris sur la poitrine, perchées, les lunettes en arrêt, au haut
de l'échelle garnie de serge verte pour la pudeur de leurs maigres
jambes, les malheureuses porcelainières, les yeux tirés, grimaçantes de
copier à la loupe la _Mise au tombeau_ du Titien, les petits vieillards
qui, dans leur petite blouse noire, les cheveux longs séparés au milieu
de la tête, ressemblent à des enfants Jésus de cinquante ans conservés
dans de l'esprit-de-vin,--tout ce monde, avec sa lamentable cocasserie,
amusait Anatole et le faisait délicieusement rire en dedans. Au fond de
lui passaient des crayonnages en idée, des méditations de caricatures,
des figurations bouffonnes, des morceaux d'aperçus impossibles sur le
passé, l'intérieur, les plaisirs, les passions de ces êtres déclassés
qu'il étudiait avec sa pénétrante curiosité du comique humain, avec son
oeil toujours occupé, allant d'un vieux chapeau noir, noué à la barre
avec ses rubans roses, aux innocentes déclarations d'amour de l'endroit:
deux pêches posées par une main inconnue sur une boîte à couleurs.
Avait-il tout observé et n'avait-il plus rien à voir? il travaillait à
peu près une petite heure, puis il allait causer avec une vieille
copiste portant en toute saison la même robe de barège noire, tachée de
couleurs, et une palatine en plumes d'oiseaux; bonne vieille
sentimentale, adorant les discussions métaphysiques, et qui, tout en
parlant de son coeur, parlait toujours du nez.

Le plaisir quotidien d'Anatole était de la scandaliser par des paradoxes
terribles, des professions de foi d'insensibilité, toutes sortes de
paroles troublantes, au bout desquels la pauvre vieille femme s'écriait
avec un accent de désespoir presque maternel:

--Mon Dieu! il est sceptique en tout, sceptique en divinité, sceptique
en amour!--Et elle se mettait à pleurer, à pleurer sérieusement de
vraies larmes sur le manque d'idéal de son jeune ami, et toutes les
illusions qu'il avait déjà perdues.

Telle était, dans l'apprentissage de l'art, sa vie et toute sa pensée,
une obsession de la farce, le travail de tête de l'observation comique,
un perpétuel rêve de rapin qui cherche et pioche une invention de
charges. Et parfois il en trouvait d'admirables et de suprêmement drôles
comme celle-ci qui avait fait la joie de tout l'atelier et le bruit du
quartier.

C'était à propos de Mongin, un élève qui peignait la figure le matin
chez Langibout, et travaillait dans la journée chez l'architecte
Lemeubre. Mongin, un matin, arriva chez Langibout furieux contre une
actrice qui leur avait fait donner un «suif général» par Lemeubre pour
avoir manqué de respect à sa femme de chambre, laquelle femme de
chambre, disait Mongin, s'obstinait à secouer les tapis au-dessus des
fenêtres ouvertes où séchaient les lavis et les épures des élèves; et
Mongin parlait de se venger. Anatole le fit causer sur les habitudes,
les dispositions de la maison, l'étage et le train de l'actrice; puis il
lui dit de le prévenir du jour où elle ne sortirait pas le soir et où le
cocher serait absent. Ce soir-là venu, il se glissa avec Mongin dans
l'écurie, emmaillotta avec du linge les sabots des deux chevaux de
l'actrice, puis, marche par marche, ils les firent monter, chacun en
tirant un avec les doigts par les naseaux, jusqu'au troisième, jusqu'à
l'appartement. Là-dessus, un grand coup de sonnette, et la femme de
chambre, accourant ouvrir, se trouva devant ces deux grands quadrupèdes
plantés sur le palier. Le plus terrible, ce fut de les ôter de là: un
cheval qu'on hisse par le procédé d'Anatole peut monter un escalier,
mais quant à le faire redescendre, il n'y a pas même à essayer. On fut
obligé de passer la nuit à couvrir l'escalier de coulisseaux, à bâtir un
vrai praticable pour faire ramener l'attelage à l'écurie. L'actrice eut
si peur d'ébruiter l'histoire qu'elle ne se plaignit pas, et la femme de
chambre ne secoua plus jamais de tapis.



XIV


Surexcité, mis en verve par son succès, sa popularité de mystificateur,
Anatole imaginait, à peu de temps de là, une autre vengeance contre une
autre femme qui avait fait tomber sur ses camarades et sur lui une
terrible semonce de Langibout.

Il se trouvait, par un malencontreux hasard, que dans le fond de la cour
où était l'atelier de Langibout, il y avait un établissement de bains.
Cela obligeait les malheureuses jeunes femmes du quartier, qui allaient
au bain le matin, à traverser une haie de grands diables garnissant, à
l'heure du déjeûner, les deux côtés de la cour, campés contre le mur, en
vareuses rouges et la pipe à la bouche. Quand elles sortaient de
l'établissement, charmantes, frissonnantes, caressées sous leurs robes
du souvenir de l'eau et comme d'un souffle de fraîcheur, elles avaient à
déranger des lazzarones couchés en travers de leur chemin. Elles
passaient vite, en se serrant; mais elles sentaient tous ces regards
d'hommes les fouiller, les tâter, les suivre; leurs oreilles
accrochaient au passage des fragments d'histoires effarouchantes, des
mots dans des récits, des cris d'animaux, qui leur faisaient peur. Les
jours de gaieté de l'atelier, on les faisait s'arrêter dans l'angoisse
d'une détonation imminente devant un petit canon vide de poudre auquel
un élève menaçait de mettre le feu avec une grande feuille de papier
allumé. Voyant sa clientèle s'éloigner, les femmes enceintes, les jeunes
filles avec leurs mères, et jusqu'aux mères elles-mêmes ne plus revenir,
la maîtresse des bains avait été faire ses plaintes à Langibout, qui,
prenant feu sur la justice et l'honnêteté de ses récriminations, s'était
livré contre tout l'atelier à un éclat de colère.

Sur cela, Anatole résolut de punir la dénonciatrice en frappant son
commerce au coeur. Un matin, huit bains, qu'il avait été retenir dans un
grand établissement de la rue Taranne, stationnaient devant la maison,
avec leur adresse sur les planchettes de derrière des huit tonneaux,
étonnant, occupant les voisins, la maison, la rue, le quartier, tout un
monde qui se demandait s'il n'y avait plus d'eau, plus de bains, dans
l'établissement de la maison Langibout. Tout l'atelier écoutait avec
délices cette rumeur qui ruinait les robinets d'à côté, quand la porte
s'entr'ouvrit.

--Salut, messieurs...--fit une voix d'homme, une voix qui nazillait et
bredouillait.

--Salut, messieurs...--répétèrent aussitôt, aux quatre coins de
l'atelier, quatre ou cinq voix de jeunes gens répercutant l'accent de
l'homme avec une fidélité d'écho.

L'homme se décida à entrer, en souriant humblement. C'était un grand
homme gauche, aux traits purs, réguliers, à la lèvre un peu tombante, à
l'air ingénu et naturellement ahuri. Une blonde perruque d'amoureux de
théâtre lui couvrait le crâne. Il respirait la douceur et le ridicule,
appelait, comme certaines bonnes natures grotesques, la sympathie et le
rire.

--Salut, messieurs...--reprit-il avec sa même voix
embrouillée.--Qu'est-ce que vous voulez? Voilà des boîtes de fusain que
je vends cinquante centimes... j'ai des tortillons... j'ai des
estompes... de très-belles estompes en peau... j'en ai aussi en
linge...--Et se baissant, il regardait, avec des yeux clignotants et le
bout de son nez, les objets qu'il tirait de sa boîte.--C'est-il des
canifs à deux lames qu'il vous faut? Maintenant, messieurs, j'ai de
petites maquettes en fil de fer... messieurs, que j'ai inventées...
Messieurs, c'est exact... C'est M. Cavelier qui m'a donné les mesures
avec M. Gigoux... Ils ont compté... tenez, messieurs, regardez... depuis
la rotule jusqu'à la malléole, c'est la même distance que de la rotule
au bassin... Vous mettez un peu de cire là-dessus... Voyez-vous: ça
hanche... Vous avez votre bonhomme, vous avez votre ensemble, vous avez
tout... C'est-il des tortillons qu'il vous faut, monsieur Anatole?

--Oui, père Mijonnet... Mettez-m'en là pour deux sous... Mais, dites-moi
donc, qu'est-ce que c'est que cette perruque que vous avez là?

--Je vais vous dire, monsieur Anatole... Je vais vous dire...

Et une rougeur d'enfant colora les joues du marchand de tortillons.

--Ce n'est pas pour faire le jeune... Oh! non, vous me connaissez... On
me disait toujours que j'avais une tête de bénédictin... Alors, je m'ai
fait couper tous les cheveux, là-dessus, sur la tête... et je m'ai fait
mouler presque jusque-là...

Et il montra le milieu de sa poitrine.

--Mais, depuis ça, je ne désenrhumais pas... je ne désenrhumais pas,
figurez-vous... Alors, ce bon monsieur Barnet, de chez M. Delaroche, a
eu pitié de moi: il m'a donné cette perruque-là... Je ne m'enrhume
plus... Elle est bien un peu blonde, c'est vrai... dans le jour
surtout... mais comme on sait bien que ce n'est pas pour faire des
femmes que je la mets...

--Satané farceur de Mijonnet!--fit Anatole--Et le Théâtre-Français,
qu'est-ce que nous en faisons?

--Le Théâtre-Français, monsieur Anatole? Eh bien! voilà... On avait été
gentil pour moi... M. Barnet m'avait fait mon costume... Il m'avait
prêté une toge, il m'avait appris à me draper. Il m'avait même fait des
sandales, vous savez, avec des lanières rouges... Voilà ces messieurs du
théâtre, quand ils m'ont vu, ils ont été enchantés... Ils m'ont mis tout
de suite au premier rang des comparses, sur le devant... même que je
disais: «Mort à César!...» Tenez! messieurs, je me posais comme ça,--il
se drapa dans son paletot,--et je criais...

--Des tortillons!...--cria Anatole avec la voix même de Mijonnet.--Oui,
je sais, on m'a dit cela, mon pauvre Mijonnet. Ça vous a fait renvoyer
du théâtre.

--Ah! monsieur Anatole, vous êtes toujours le même. Il faut que vous
vous moquiez... Vous êtes toujours à taquiner le pauvre
monde,--bredouilla doucement et plaintivement le père Mijonnet.--Mais
c'est des histoires... J'ai toujours été très-convenable aux Français...
Tenez, je criais très-bien, comme ça: «Mort à César!»--Et il s'arracha
une note prodigieuse: le cri de Jocrisse dans une conspiration de
Brutus!

--Sérieusement, père Mijonnet, votre place était là... Vous aurez eu des
jaloux, voyez-vous... Vous étiez né pour la déclamation... Non, vrai, je
ne vous fais pas de blague... Je suis sûr qu'y y en a beaucoup d'entre
vous, messieurs, qui n'ont jamais entendu M. Mijonnet réciter la _Chute
des feuilles_, de Millevoye... Priez M. Mijonnet.

--Ah! monsieur Anatole, c'est encore une plaisanterie que vous me faites
là,--dit sans se fâcher le bonhomme, habitué à cette scie d'Anatole.

--La _Chute des feuilles_! la _Chute des feuilles_, Mijonnet!... ou pas
de tortillons!--cria l'atelier.

--Vous le voulez, messieurs?

    De la dépouille de nos bois,
    L'automne avait jonché la terre...
    . . . . . . . . . . . . . . . . .
    --De la dépouille de nos bois,
    L'automne avait jonché la terre.

Mijonnet crut que c'était lui qui répétait le vers; c'était Anatole.

--Taisez-vous donc, monsieur Anatole... C'est bête: je ne sais plus si
c'est moi ou vous qui parlez...

Mais Anatole continua, toujours avec la voix de Mijonnet:

    Le rossignol était en bois,
    Bocage était au ministère...

--Oh! vous changez,--dit Mijonnet.--Ce n'est pas comme ça dans le
livre... Je ne dis plus rien... Ah! merci, mon Dieu, comme voilà des
bains!--fit-il en se retournant et en apercevant dans l'atelier les huit
bains apportés de la rue Taranne.

--C'est pour vous, monsieur Mijonnet,--se hâta de répondre Anatole,
éclairé et traversé par une inspiration subite,--un bain d'honneur qu'on
vous offre... une gracieuseté de l'atelier... Vous avez le choix des
baignoires...

--Tout de même, je veux bien... si ça vous fait plaisir, messieurs,--dit
Mijonnet, charmé de l'idée de prendre un bain gratis.

Il se déshabilla et entra dans l'eau. Au bout de quelques minutes, il
fut pris dans la baignoire de l'ennui des personnes qui n'ont pas
l'habitude du bain. Il se remua, agita les mains, chercha une position,
regarda timidement les baignoires à côté, et finit par se hasarder à
dire timidement:

--Ça ne vous ferait rien, messieurs, que j'aille dans une autre, n'est
ce pas?

--C'est pour vous les huit!--hurla l'atelier à l'ensemble et le sérieux
d'un choeur antique.

Cinq minutes après, comme Mijonnet se promenait d'un bain à l'autre,
cherchant de l'eau qui ne l'ennuyât pas, Langibout entra brusquement et
violemment dans l'atelier, avec un teint d'apoplectique, les moustaches
hérissées. Se jetant sur Mijonnet, qui posait pour l'indécision à cheval
entre deux baignoires, et l'attrapant par le bras:

--Comment, grand imbécile! un vieillard comme vous!... vous prêter à des
farces d'enfant!... Habillez-vous de suite... et si jamais vous remettez
les pieds ici...

Mijonnet, tremblant, courut à ses habits et se mit à les passer
vivement, sans s'essuyer.

Langibout se promenait à grands pas. L'atelier était silencieux,
consterné, écrasé sous la colère muette du maître. Anatole, enfoncé dans
le collet de sa redingote, ratatiné, les coudes au corps, le nez sur son
esquisse, n'osait pas souffler: il espérait pourtant que tout l'orage
tomberait sur Mijonnet.

Mijonnet rhabillé, Langibout le poussa dehors; et, en fermant la porte
sur lui, il jeta, sans se retourner, par-dessus son épaule:

--Monsieur Bazoche, faites-moi le plaisir de venir me trouver...



XV


Il fallut que la mère d'Anatole mît sa robe de velours pour venir
désarmer Langibout et le décider à reprendre son garçon. Le «poil» qu'il
eut à subir à sa rentrée, la menace d'une expulsion à la première
peccadille refroidirent pour quelque temps la folle gaieté d'Anatole et
ses facétieuses imaginations. Il devint presque raisonnable et se mit à
piocher. On le vit arriver à six heures et travailler consciencieusement
ses cinq heures de séance presque silencieux, à demi grave. Il ne perdit
plus de journées à courir à la recherche des modèles dans ces excursions
en fiacre, à trois ou quatre, qui fouillaient toute la rue
Jean-de-Beauvais. Il s'appliquait, poussait ses études, soignait ses
esquisses plus qu'il ne les avait jamais soignées, ne bougeant plus de
son tabouret, toujours présent quand venait la leçon de Langibout, sur
la mine rébarbative duquel il cherchait à voir, avec un regard craintif
et un sourire humble, s'il était tout à fait pardonné. Les progrès qu'il
se sentait faire, et dont il percevait la reconnaissance autour de lui
dans le contentement mal dissimulé de Langibout et les regards curieux
et étonnés de ses camarades, soutinrent l'effort de son travail pendant
plusieurs mois, au bout desquels il se leva en lui, d'une bouffée de
vanité, une petite espérance, un grand désir, une ambition.

Anatole était le vivant exemple du singulier contraste, de la curieuse
contradiction qu'il n'est pas rare de rencontrer dans le monde des
artistes. Il se trouvait que ce farceur, ce paradoxeur, ce moqueur
enragé du bourgeois, avait, pour les choses de l'art, les idées les plus
bourgeoises, les religions d'un fils de Prudhomme. En peinture, il ne
voyait qu'une peinture digne de ce nom, sérieuse et honorable: la
peinture continuant les sujets de concours, la peinture grecque et
romaine de l'Institut. Il avait le tempérament non point classique, mais
académique, comme la France. Le Beau, il le voyait entre David et M.
Drolling. Le collége, l'écho imposant des langues mortes et des noms
sombres de l'histoire ancienne, l'écrasement des _pensums_ et de la
grandeur des héros, lui avait plié l'esprit à une sorte de culte
instinctif, plat et servile, non de l'antiquité, mais de l'Homère de
Bitaubé. Le poncif héroïque lui inspirait un peu du respect qu'imprime
au peuple, dans un parterre, la noblesse et la solennité de la
représentation d'un temps enfoncé dans les siècles. Il avait à la bouche
toutes les admirations reçues, tous les enthousiasmes traditionnels pour
les grands stylistes, les grands coloristes; mais, au fond, sans oser se
l'avouer, il sentait plus et goûtait mieux un Picot qu'un Raphaël. Ces
dispositions faisaient qu'il méprisait à peu près toute la peinture des
talents vivants, s'en détournait avec des regards de mépris ou des
compliments de protection, et ne regardait guère, avec des yeux furieux
d'attention et lui sortant de la tête, que les petites toiles
néo-grecques menant Aristophane à Guignol.

Pour un homme de ce tempérament et de ces idées, il y avait un grand
rêve: le prix de Rome. Et c'est là qu'allaient bientôt toutes les
aspirations de ses heures de travail. Ce que représentait le prix de
Rome dans la pensée d'Anatole, ce n'était pas le séjour de cinq ans dans
un musée de chefs-d'oeuvre; ce n'était pas l'éducation supérieure de son
métier et la fécondation de sa tête; ce n'était pas Rome elle-même:
c'était l'honneur d'y aller, de passer par ce chemin suivi par tous ceux
auxquels il trouvait du talent. C'était pour lui, comme pour le jugement
bourgeois et l'opinion des familles, la reconnaissance, le couronnement
d'une vocation d'artiste. Dans le prix de Rome, il voyait cette
consécration officielle, dont malgré tous leurs dehors d'indépendance,
les natures bohêmes sont plus jalouses et plus avides que toutes les
autres. Dans Rome, il voyait la capitale de la considération de l'Art,
un lieu ennoblissant et supérieurement distingué, qui était un peu pour
lui comme le faubourg Saint-Germain pour un voyou.

Il devenait assidu aux cours du soir de l'École des beaux-arts. Il
attrapait même une seconde médaille, en ajoutant, avec une touche
spirituelle, à sa figure terminée, les habits, la pipe et le cornet de
tabac du modèle jetés sur un tabouret. Et tout à coup, pris d'une
résolution subite, effrontée, se fiant à un coup de chance, au hasard
qui aime les hasardeux, il alla, sans prévenir Langibout, se présenter
au premier des trois concours pour le prix de Rome. C'était au mois
d'avril 1844.

Par une froide matinée de la fin de ce mois, Anatole, son chevalet à la
main, un cervelas dans une poche, arrivait bravement à l'École, sur les
cinq heures et demie, avec l'émotion d'une mauvaise nuit. A six heures,
l'appel des inscrits était fait. Les premiers médaillés, usant du droit
de leur médaille, prenaient possession des vingt cellules; les autres se
partageaient à deux les cellules qui restaient. Le professeur du mois
apparaissait au fond du corridor, et dictait le sujet de l'esquisse, en
appuyant sur les mots soulignés indiquant le moment de la scène, et que
ramassaient en sourdine, avec des _queues de mots_, les élèves sur le
pas de leurs cellules. Là-dessus, on entrait en loge. Dans les cellules
à deux, les défiants se dépêchaient de clouer une couverture entre leur
toile et le camarade pour n'être pas _chipés_. Anatole, lui, ne cloua
rien, se jeta au travail, mangea son cervelas sans lâcher son esquisse,
travailla jusqu'à la dernière minute de la dernière heure. Au dernier
quart d'heure de clarté déjà nébuleuse, il mettait encore des points
lumineux dans sa toile à la lueur du jour des lieux.



XVI


--Ah! mon cher, quelle chance!--s'écria Anatole en rencontrant, à un
coin de rue, Chassagnol qu'il n'avait pas vu depuis le jour du Jardin
des Plantes.

Et il se jeta dans ses bras, avec une folie de joie qui le tutoya.

--Tu ne sais pas? Je suis le neuvième au concourt d'esquisse pour le
prix de Rome!

--Le neuvième? répéta froidement Chassagnol; et lui prenant le bras, il
l'emmena du côté d'un café qui répandait sur le pavé le feu de son gaz.
Arrivé à la porte, il fit passer Anatole devant lui avec ce geste
d'invitation qui offre la consommation, et se jetant sur la première
banquette sans rien voir, sans s'occuper des garçons plantés devant lui,
des bourgeois qui regardaient, de l'argent qui pouvait bien n'être pas
dans la poche d'Anatole, il partit:--Le prix de Rome... ah! ah! ah! le
prix de Rome! Voilà! C'est bien cela! Le prix de Rome, n'est-ce pas,
hein? Le rêve de six cents niais... tous les ans, six cents niais!

Il jetait des cris, des interjections, des exclamations, des
monosyllabes, des morceaux de phrases pénibles, douloureux. Sa voix se
pressait, ses mots s'étranglaient. Ce qu'il voulait dire grimaçait sur
ses traits crispés. De ses mains tressaillantes de violoniste, agitées
au-dessus de sa tête, il relevait fiévreusement les ficelles tombantes
de ses cheveux plats. Ses doigts épileptiques se tourmentaient,
faisaient le geste d'accrocher et de saisir, battaient l'air devant ses
idées, remuaient autour de son front le magnétisme de leurs nerfs. Coup
sur coup, il renfonçait dans sa poitrine la corne de son habit boutonné.
Un rire mécanique et fou mettait une espèce de hoquet dans sa parole
coupée, hachée; et l'on eût cru voir de l'eau qui remplissait d'une
lueur trouble ces yeux d'un visage halluciné montrant les misères d'un
estomac qui ne mange pas tous les jours, et les débauches de l'opium.

La crise dura quelques instants; puis avec l'élancement d'une source qui
a rejeté ce qui l'étouffe et lui pèse, vomi son sable et ses pierres, il
jaillit de Chassagnol un flot libre et courant d'idées et de mots, qui
roula autour de lui sur l'hébétement des buveurs de bière.

--Insensée!... là! insensée!... l'idée d'une fournée d'avenirs!...
d'avenirs! Ah! ah!... Comment!... ce qu'il y a de plus divers et de plus
opposé, natures, tempéraments, aptitudes, vocations, toutes les manières
personnelles de sentir, de voir, de rendre, les divergences, les
contrastes, ce qu'une Providence sème d'originalité dans l'artiste pour
sauver l'art humain de la monotonie, de l'ennui; les contraires absolus
qui doivent faire la contrariété des admirations, ces germes ennemis et
disparates d'un Rembrandt et d'un Vinci à venir... tout cela! vous
enfermez tout cela, dans un pensionnat, sous la discipline et la férule
d'un pion du Beau! Et de quel Beau! du Beau patenté par l'Institut!
Hein! comprends-tu? Du talent, mais si tu avais la chance d'en avoir
pour deux sous, tu ne le rapporterais pas de là-bas... Car le talent,
enfin le talent, qu'est-ce que c'est, hein, le talent? C'est tout
bêtement, et ça dans tous les arts, pas plus dans la peinture que dans
autre chose..., c'est la faculté petite ou grande de nouveauté, tu
entends? de nouveauté, qu'un individu porte en lui... Tiens! par
exemple, dans le grand, ce qui différencie Rubens de Rembrandt, ou, si
tu veux, de haut en bas, Rubens de Jordaëns, là, hein?... eh bien, cette
faculté, cette tendance de la personnalité à ne pas toujours recommencer
un Pérugin, un Raphaël, un Dominiquin, et cela avec une sorte de piété
chinoise, dans le ton qu'ils ont aujourd'hui... cette faculté de mettre
dans ce que tu fais quelque chose du dessin que tu surprends et perçois
toi-même, et toi seul, dans les lignes présentes de la vie, la force et
je dirai le courage d'oser un peu la couleur que tu vois avec ta vision
d'occidental, de Parisien du XIXe siècle, avec tes yeux... je ne sais
pas, moi... de presbyte ou de myope, bruns ou bleus... un problème,
cette question-là, dont les oculistes devraient bien s'occuper, et qui
donnerait peut-être une loi des coloristes... Bref, ce que tu peux avoir
de dispositions à être toi, c'est-à-dire beaucoup, ou un peu différent
des autres... Eh bien! mon cher, tu verras ce qu'on t'en laissera, avec
les prêcheries, les petits tourments, les persécutions! Mais on te
montrera au doigt! Tu auras contre toi le directeur, tes camarades, les
étrangers, l'air de la Villa-Medici, les souvenirs, les exemples, les
vieux calques de vingt ans que les générations se repassent à l'École,
le Vatican, les pierres du passé, la conspiration des individus, des
choses, de ce qui parle, de ce qui conseille, de ce qui réprimande, de
ce qui opprime avec le souvenir, la tradition, la vénération, les
préjugés... tout Rome, et l'atmosphère d'asphyxie de ses chefs-d'oeuvre!
Un jour ou l'autre, tu seras empoigné par quelque chose de mou, de
décoloré et d'envahissant, comme un nageur par un poulpe... le pastiche
te mettra la main dessus, et bonsoir! Tu n'aimeras plus que cela, tu ne
sentiras plus que cela: aujourd'hui, demain, toujours, tu ne feras plus
que cela... pastiches! pastiches! pastiches! Et puis la vie, là!...
Gardez donc de la flamme dans la tête, de l'énergie, du ressort, les
muscles et les nerfs de l'artiste, dans cette vie d'employé peintre,
dans cette existence qui tient de la communauté, du collége et du
bureau, dans cette claustration et cette régularité monacales, dans
cette pension! «Une cuisine bourgeoise», comme l'a appelée Géricault...
Rudement juste, le mot! C'est là qu'il s'éteint bien le _sursum corda_
de l'ambition poignante... Toi? mais dans ce douceâtre et endormant
bien-être, dans la fadeur des routines, devant la platitude des
perspectives tranquilles, l'avenir assuré, le droit aux commandes, les
travaux qui vous attendent... toi? Mais la bourgeoisie la plus basse
finira par te couler dans les moelles!... Tu n'oseras plus rien trouver,
rien risquer... Tu marcheras dans les souliers éculés de quelque vieille
gloire bien sage, et tu feras de l'art pour faire ton chemin! Ah! tu ne
sais pas ce qu'il a fallu de résistance, d'héroïsme, de solidité à deux
ou trois qui ont passé par là... quatre, si tu veux, mais pas plus...
pour résister au casernement, à l'énervement de ces cinq ans, à
l'embourgeoisement et l'aplatissement de ce milieu! Non, vois-tu, mon
cher, qu'on fasse toutes les tartines du monde là-dessus, ce n'est pas
là l'école qu'il faut au talent: la vraie école, c'est l'étude en pleine
liberté, selon son goût et son choix. Il faut que la jeunesse tente,
cherche, lutte, qu'elle se débatte avec tout, avec la vie, la misère
même, avec un idéal ardu, plus fier, plus large, plus dur et douloureux
à conquérir, que celui qu'on affiche dans un programme d'école, et qui
se laisse attraper par les forts en thème... Et pourquoi une école de
Rome, hein? Dis-moi un peu pourquoi? Comme si l'on ne devrait pas
laisser le peintre qui se forme aller où il lui semble qu'il y a des
aïeux, des pères de son talent, des espèces d'inspirations de famille
qui l'appellent... Pourquoi pas une école à Amsterdam pour ceux qui
sentent des liens de race, une filiation avec Rembrandt? Pourquoi pas
une école de Madrid pour ceux qui croient avoir du Vélasquez dans les
veines? Pourquoi pas une école de Venise pour les autres? Et puis, au
fond, pourquoi des écoles? Veux-tu que je te dise ce qu'il y a à faire,
et ce qu'on fera peut-être un jour? Plus de concours, d'émulation
d'école, de vieilles machines usées et d'engrenages de tradition: à
l'oeuvre libre, convaincue, personnelle, témoignant d'une pensée et
d'une inspiration, à l'artiste jeune, débutant, inconnu, qui aura exposé
une toile remarquable, que l'État donne une somme d'argent, qu'avec cet
argent l'artiste aille ou il voudra, en Grèce... c'est aussi classique
que Rome, à ce que je crois... en Égypte, en Orient, en Amérique, en
Russie, dans du soleil, dans du brouillard, n'importe où, au diable s'il
veut! partout où le poussera son instinct de voir et de trouver... Qu'il
voyage, si c'est son humeur; qu'il reste, si c'est son goût; qu'il
regarde, qu'il étudie sur place, qu'il travaille à Paris et sur Paris...
Pourquoi pas? Pincio pour Pincio, quand il prendrait Montmartre? Si
c'est là qu'il croit trouver son talent, le caractère caché dans toute
chose qui se révèle à l'homme unique né pour le voir... Eh bien! celui
qu'on encouragera ainsi, en le laissant tout à lui-même, en lui jetant
la bride de son originalité sur le cou, s'il est le moins du monde doué,
je puis bien t'assurer que ce qu'il fera, ce ne sera ni du beau Blondel,
ni du beau Picot, ni du beau Abel de Pujol, ni du beau Hesse, ni du beau
Drolling... pas du beau si noble, mais quelque chose qui aura des
entrailles, du tressaillement, de l'émotion, de la couleur, de la
vie!... ah! oui, qui vivra plus que toutes ces resucées de
mythologies-là!... Allons donc! Il y aurait eu des Instituts partout
avec des couronnes, que nous n'aurions peut-être pas vu se produire les
excessifs, les déréglés, les géants, un Rubens ou un Rembrandt! On nous
arrête le soleil à Raphaël! Ah! le prix de Rome!... Tu verras ce que je
te dis: une honorable médiocrité, voilà tout ce qu'il fera de toi...
comme des autres. Pardieu! tu arriveras à sacrifier «aux doctrines
saines et élevées de l'art»... Doctrines saines et élevées! C'est
amusant! Mais, nom d'un petit bonhomme! qu'est-ce qu'elle a donc fait
ton école de Rome? Est-ce ton école de Rome qui a fait Géricault? Est-ce
ton école de Rome qui a fait ton fameux Léopold Robert? Est-ce ton école
de Rome qui a fait Delacroix? qui a fait Scheffer? qui a fait Delaroche?
qui a fait Eugène Deveria? qui a fait Granet? Est-ce ton école de Rome
qui a fait Decamps? Rome! Rome! toujours leur Rome! Rome? Eh bien, moi
je le dis, et tant pis! Rome? c'est la Mecque du _poncif_!... oui, la
Mecque du _poncif_... Et voilà! Hein? n'est-ce pas? ça va, le baptême y
est...

Chassagnol parlait toujours. Et de son éloquence enfiévrée, morbide, qui
grandissait en s'exaltant, se levait l'orateur nocturne, le parleur dont
les théories, les paradoxes, l'esthétique semblent se griser à la nuit
de l'excitation de la veille et de la lumière du gaz, un type de ce
génie de la parole parisienne, qui s'éveille, à l'heure du sommeil des
autres, sur un bout de table de café, les coudes sur les journaux salis
et les mensonges fripés du jour, dans un coin de salle, à la lueur des
bougies éclairant vaguement, au fond de l'ombre, les matelas roulés sur
les billards par les garçons en manches de chemise.

A une heure, le maître du café fut obligé de mettre à la porte les deux
amis. Chassagnol s'égosillait toujours.

Arrivé à sa porte, Anatole monta: Chassagnol monta derrière lui, en
homme accoutumé à monter l'escalier de tout ami avec lequel il avait
dîné une fois, ôta son habit qui le gênait pour parler, n'entendit pas
sonner l'heure au coucou de la chambre, se mit à fumer une pipe sans
cesse éteinte, regarda Anatole se déshabiller, et resta, toujours
parlant, jusqu'à ce qu'Anatole lui eût offert la moitié de son lit pour
obtenir le silence. Encore Anatole eut-il la fin de la tirade Chassagnol
dans un de ses rêves.

Deux jours et deux nuits, Chassagnol ne quitta pas Anatole, emboîtant
son pas, l'accompagnant au restaurant, au café, vivant sur ce qu'il
mangeait, partageant ses nuits et son lit, continuant à parler, à
théoriser, à paradoxer, intarissable sur l'art, sans que jamais un mot
lui échappât sur lui-même, ses affaires, la famille qu'il pouvait avoir,
ce qui le faisait vivre, sans qu'il lui vînt jamais à la bouche le nom
d'un père, d'une mère, d'une maîtresse, de n'importe quel être à qui il
tînt, d'un pays même qui fût le sien. Mystère que tout cela dans cet
homme bizarre et secret, dont la science même venait on ne savait d'où.

La troisième nuit, Chassagnol abandonna Anatole pour s'en aller avec un
autre ami quelconque, qui était venu s'asseoir à leur table de café.
C'était son habitude, une habitude qu'on lui avait toujours connue de
passer ainsi d'un individu, d'une société, d'un camarade, d'un café à un
autre café, à un autre camarade, pour se raccrocher aux gens, quand il
les retrouvait, comme s'il les avait quittés la veille, les quitter de
nouveau quelques jours après, et s'en aller nouer avec le premier venu
une nouvelle intimité d'une moitié de semaine.



XVII


Le lendemain de cette séparation, Anatole entrait dans l'atelier à
l'heure où Langibout faisait sa leçon. Il avait le petit air modestement
fier qui s'attend à des félicitations.

--Vous voilà, petit misérable!--lui cria Langibout d'une voix terrible
dès qu'il l'aperçut.--Comment! avec ce que vous savez, vous avez eu le
front de concourir? Et vous êtes reçu le neuvième! C'est dégoûtant...
Mais est-ce que vous avez jamais eu l'idée que vous seriez capable de
peindre une académie, petit animal? Vous serez refusé au second
concours, et vous aurez pris pour rien du tout la place d'un autre qui
avait la chance d'avoir le prix... Quand je pense que vous auriez pu le
faire manquer à Garnotelle! un garçon qui sait, lui, et qui est à sa
dernière année... Ah! si c'était arrivé par exemple, je vous aurais
flanqué à la porte! Je vous aurais flanqué à la porte!...--répéta plus
vivement Langibout, et il s'avança sur Anatole qui baissa la tête sur
son carton, comme devant la menace d'une calotte. Ce furent là toutes
les félicitations de Langibout. Du reste, il ne s'était pas trompé: la
semaine suivante, au concours de l'académie peinte, Anatole fut refusé.
Garnotelle passait le troisième dans les dix admis à entrer en loge.

Garnotelle montrait l'exemple de ce que peut, en art, la volonté sans le
don, l'effort ingrat, ce courage de la médiocrité: la patience. A force
d'application, de persévérance, il était devenu un dessinateur presque
savant, le meilleur de tout l'atelier. Mais il n'avait que le dessin
exact et pauvre, la ligne sèche, un contour copié, peiné et servile, où
rien ne vibrait de la liberté, de la personnalité des grands traducteurs
de la forme, de ce qui, dans un beau dessin d'Italie, ravit par
l'attribution du caractère, l'exagération magistrale, la faute même dans
la force ou dans la grâce. Son trait consciencieux, sans grandeur, sans
largeur, sans audace, sans émotion, était pour ainsi dire impersonnel.
Dans ce dessinateur, le coloriste n'existait pas, l'arrangeur était
médiocre, et n'avait que des imaginations de seconde main, empruntées à
une douzaine de tableaux connus. Garnotelle était, en un mot, l'homme
des qualités négatives, l'élève sans vice d'originalité, auquel une
sagesse native de coloris, le respect de la tradition de l'école, un
précoce archaïsme académique, une maturité vieillote, semblaient assurer
et promettre le prix de Rome.

Malgré trois échecs successifs, Langibout gardait l'espérance opiniâtre
du succès pour cet élève persistant et méritant, auquel un double lien
l'attachait: une similitude et une parité d'origine, une ressemblance de
son vieux talent avec ce jeune talent classique. L'avenir lui semblait
ne pouvoir échapper; tout ce qu'il estimait dans ce compatriote de
Flandrin à son caractère, à cette ténacité que Garnotelle mettait en
tout, apportant à la plaisanterie même comme l'entêtement d'un canut.

Né de pauvres ouvriers, Garnotelle avait eu la chance de ne pas naître à
Paris, et de trouver, autour de sa misérable vocation, toutes les
protections qui soutiennent et caressent en province une future gloire
de clocher.

Le conseil municipal l'avait envoyé à Paris avec douze cents francs de
pension, et, dans sa sollicitude maternelle, l'avait logé dans un hôtel
vertueux, où les moeurs des pensionnaires étaient surveillées par un
hôtelier tenu à un rapport sur leurs rentrées. Il avait été augmenté de
deux cents francs, lors de sa réception à l'École des Beaux-Arts. Au
bout de deux médailles, il avait été porté à dix-neuf cent francs. Une
pension de deux mille quatre cents francs l'attendait quand il serait
envoyé à Rome. Déjà venaient à lui, sans qu'il se fût produit, des
commandes, des restaurations de chapelle, des portraits de gens de son
endroit. Il sentait derrière lui tous ces bras d'une province qui
poussent un fils dont elle attend de l'honneur, du bruit, toutes ces
mains qui jettent au commencement de la carrière de quelqu'un du pays,
les recommandations de l'évêque, l'influence toute-puissante du député,
le tapage d'éloges de la presse locale.

Malgré cette place de troisième, le maître et l'élève n'étaient pas
rassurés. C'était le va-tout de l'avenir de Garnotelle, sa dernière
année de concours; et Langibout avait beau se répéter toutes les chances
de ce talent honnête et courageux, ses titres à la justice charitable du
jury de l'école, il gardait un fond d'inquiétude. Il lui semblait qu'il
y avait de mauvais courants et des menaces dans l'air. Des bruits
d'ateliers, un commencement de bourdonnement d'opinion, jetaient en
avant les noms de deux ou trois jeunes gens, dont le talent nouveau,
hardi, sympathique, pouvaient s'imposer au jury et triompher de ses
répugnances.

Le programme du concours de cette année-là était un de ces sujets tirés
du _Selectæ_, que semblent régulièrement tous les ans dicter à
l'Institut, dans un songe, les ombres de Caylus et d'André Bardon:
«Brennus assiégeant Rome, les vieillards, les femmes et les enfants
assistent au départ des jeunes hommes qui montent au Capitole pour le
défendre. _Les Flamines descendent du temple de Janus, portant les vases
et les statues sacrés, et distribuent des armes aux guerriers qu'ils
bénissent._»

Garnotelle passa soixante-dix jours en loge à faire son tableau,
travaillant jusqu'à la nuit, sans perdre une heure, avec l'acharnement
de toute sa volonté, une rage d'application, le suprême effort de toutes
les ambitions et de toutes les espérances de sa médiocrité.

Arrivait l'Exposition: son tableau était déjà jugé; car à ce concours,
les élèves ne s'étaient pas contentés, selon l'habitude ordinaire, de
_saloper_, c'est-à-dire de faire des trous dans la cloison pour regarder
l'esquisse du voisin: profitant de l'inexpérience d'un gardien nouveau
qu'on avait fait poser, le dos tourné aux portes des cellules, sous
prétexte de faire son portrait, les concurrents s'étaient rendus visite
les uns aux autres, et avec la justice loyale et spontanée des jugements
de rivaux, le prix avait été décerné d'un commun accord à un tout jeune
homme nommé Lamblin. A l'Exposition, ce jugement était confirmé par le
public et la critique, qui restaient froids devant la sage ordonnance
des Flamines de Garnotelle, la pauvre symétrie des troupes, la banale
rouerie des draperies, le mouvement mort et mannequiné de la scène, la
déclamation des gestes. Deux toiles de ses concurrents lui étaient
opposées comme supérieures par le sentiment de la scène, l'entente de la
grandeur et du pathétique historiques, des parties enlevées de verve. Et
pour la première place, elle était donnée sans conteste à la toile de
Lamblin, à laquelle les plus sévères accordaient une rare solidité de
couleur, et le plus grand goût d'austérité tragique.

Mais Lamblin avait eu l'imprudence d'exposer au dernier Salon un tableau
dont on avait parlé, et autour duquel s'était fait un de ces bruits que
les professeurs n'aiment pas à entendre autour du nom d'un élève. Puis,
il n'avait que vingt-deux ans, l'avenir était devant lui, il pouvait
attendre. Lui donner le prix, c'était l'enlever à un honnête
travailleur, consciencieux, régulier, modeste, à un concurrent de la
dernière année, auquel les échecs mêmes avaient un peu promis le prix de
Rome: à ces considérations se joignait un intérêt naturel pour un pauvre
diable méritant, et venu de bas, qui s'était élevé par l'étude. Des
recommandations puissantes de Lyonnais haut placés firent encore pencher
la balance du jury: Garnotelle eut le premier prix. On écarta Lamblin,
pour que le rapprochement de son nom, le souvenir de sa toile n'écrasât
pas trop le couronné: il n'eut pas même une mention; et pour sauver le
jugement, des articles furent envoyés aux journaux amis, où l'on
appuyait sur le caractère d'élévation et de pureté de sentiment du
tableau vainqueur. Mais ceci ne trompa personne: c'était un fait trop
flagrant que le prix de Rome venait d'être encore une fois donné, non au
talent et à la promesse de l'avenir, mais à l'application, à
l'assiduité, aux bonnes moeurs du travail, au bon élève rangé et borné.
Et la victoire de Garnotelle tomba dans le mépris de l'École, dans le
soulèvement qu'inspire à la jeunesse une iniquité de juges et de
maîtres.

Anatole était une de ces heureuses natures trop légères pour nourrir la
moindre amertume. Il n'eut aucune jalousie de cette victoire qu'il avait
tant rêvée. Il trouva que Garnotelle avait de la chance; ce fut tout. Et
lors de la grande partie de campagne d'octobre à Saint-Germain, à cette
fête des prix de Rome, où les cinquante-cinq logistes de l'année mêlés à
des anciens, à des amis, courent la forêt, sur des rosses louées, avec
des pantalons de clercs d'huissier remontés aux genoux et l'air d'un
état-major de bizets dans une révolution, Anatole fut toujours en tête
de la grotesque cavalcade. Au dîner traditionnel du pavillon Henri IV,
dans la casse de toute la table et le bruit de deux pianos apportés par
les prix de musique, il domina le bruit, le tapage et les deux pianos.
Et quand on revint, il étourdit jusqu'à Paris, la nuit et le sommeil de
la banlieue avec la chanson nouvelle, improvisée par un architecte, ce
soir-là, au dessert du dîner, et populaire le lendemain:

        «Gn'y en a,
        Gn'y en a,
    Que c'est de la fameuse canaille!...»



XVIII


Cet insuccès suffit à guérir Anatole de son ambition. Il se tourna vers
d'autres idées, vers un désir plus modeste et de réalisation plus
facile: il voulut avoir un atelier qui lui donnerait le chez lui de
l'artiste, la possibilité de faire des portraits, de gagner de l'argent;
en un mot, _s'établir_ peintre.

Malheureusement sa mère n'était pas disposée à lui payer le luxe d'un
atelier. A la fin, elle se décida à aller consulter Langibout, qui
l'assura «que les belles choses pouvaient se faire dans une cave». Armée
de cette réponse, elle se refusa décidément à la fantaisie d'Anatole.
Cela finit par une scène vive, à la suite de laquelle Anatole remonta
fièrement dans sa chambre au sixième, en déclarant qu'il ne prendrait
plus ses repas à la maison, et qu'il allait vivre de son talent.

Il vécut à peu près un mois de dessins de têtes d'Espagnoles pastellées,
les cheveux fleuris de fleurs de grenadier, qu'il vendait à un petit
marchand de la rue Notre-Dame-de-Recouvrance. Tout ce mois, il passa et
repassa devant un numéro de la rue Lafayette, devant l'écriteau d'un
petit atelier à louer, le seul atelier du quartier où Hillemacher
n'avait pas encore fait bâtir ces huit grands ateliers qui firent plus
tard de la rue un des camps de la peinture de la rive droite.

L'embarras était qu'il fallait une apparence de meubles pour entrer
là-dedans; et Anatole gagnait à peine de quoi dîner tous les jours. Le
plus souvent, il était nourri par un camarade de l'atelier, avec lequel
il compagnonnait; un brave garçon pris par la conscription, et qu'une
recommandation d'Horace Vernet avait fait mettre dans la réserve, et
placer parmi les infirmiers du Val-de-Grâce, «les canonniers de la
seringue.» De la caserne, il apportait à Anatole la moitié de sa ration
dans son shako. Cela n'entamait en rien la fermeté de résolution
d'Anatole, qui continuait à passer tous les jours par l'escalier de
service devant la porte de la cuisine entr'ouverte de sa mère, sans y
entrer, avec l'air de mépriser, du haut d'un estomac plein, l'odeur du
déjeuner.

Là-dessus, il entendit parler d'un monsieur de province qui cherchait
quelqu'un pour lui faire des personnages dans une lithographie. Il
demanda l'adresse, et courut à un petit hôtel de la rue du Helder.

--Entrez!--lui cria une voix formidable quand il eut frappé à la porte
indiquée. Il se trouva en face d'un Hercule, énormément nu, et tout
occupé à faire des ablutions froides.

L'homme ne se dérangea pas; il continua à faire jouer ses membres de
lutteur, des muscles féroces, en roulant de gros yeux dans sa grosse
tête à barbe dure.

--Proférez des sons,--dit-il à Anatole interdit. Et quand Anatole eut
expliqué le motif de sa visite:--Ah! vous savez faire la lithographie,
vous?

--Parfaitement,--dit intrépidement Anatole, qui n'avait jamais touché de
sa vie un crayon lithograhique.

--Où demeurez-vous?

--Rue du Faubourg-Poissonnière, nº 31.

--Garçon!--cria l'homme en se rhabillant à un domestique de l'hôtel,
qu'on entendait remuer dans la chambre à côté,--fermez ma malle, et un
commissionnaire...

Anatole ne comprenait pas; mais il sentait une vague terreur brouillée
lui monter dans les idées, devant cet homme inquiétant par sa force et
ses espèces de manières de fou.

--Partons!--dit brusquement l'homme tout à fait rhabillé.

Anatole descendit l'escalier, suivi par le commissionnaire, par la
malle, et par l'homme portant sous le bras une immense pierre,
concentré, sinistre, muet et caverneux, avec l'air de rouler sous ses
épais sourcils froncés des méditations farouches. Il avait l'impression
d'un cauchemar, d'une aventure menaçante, et, par-dessus tout, un
poignant sentiment de honte. L'idée était horrible pour lui d'introduire
cet étranger dans son taudis. S'il ne lui avait pas donné son adresse,
il se serait sauvé à un tournant de rue.

Quand le commissionnaire eut enfourné avec peine la grande malle dans la
petite chambre, et que la pierre fut posée sur la table qu'elle couvrit,
l'homme, après avoir mesuré de l'oeil la hauteur et la largeur de la
mansarde, posa sa large main sur la couverture, et dit ces simples
mots:--C'est votre lit, n'est-ce pas? Bon, je vais me coucher.

Anatole était tout à fait ahuri. Cependant, il commençait à préparer
dans sa tête une timide demande d'explication, quand l'homme tira de sa
poche quatre ou cinq cents francs qu'il posa sur la table de nuit.

Anatole vit dans cet or un éblouissement: son futur atelier! Il ne dit
pas un mot.

L'homme s'était couché; tout à coup, sortant à moitié du lit, et se
dressant sur son séant:--Au fait, vous ne mangeriez pas quelque chose,
vous n'avez pas faim?

--Si,--dit Anatole,--j'ai oublié de déjeuner ce matin.

--Eh bien! faites monter quelque chose du restaurant.

Après le déjeuner, où l'homme ne parla pas à Anatole, et où Anatole
n'osa pas lui parler:

--Vous me réveillerez à dix heures,--dit l'homme en se recouchant.--Vous
entendez, à dix heures!

Il était une heure. Anatole alla se promener. Toutes sortes
d'imaginations lui tournoyaient dans la cervelle. Des histoires de fous
dangereux qu'il avait lues lui revenaient. Il ne savait que penser, que
croire de ce prodigieux garnisaire installé chez lui, tombé de la lune
dans ses draps.

A dix heures, il réveilla le dormeur qui s'habilla et se mit à
découvrir, avec toutes sortes de précautions, la pierre sur laquelle on
ne voyait que l'indication d'un arc de triomphe, de ce caractère
alhambresque qui est le style spécial de la pâtisserie: là-dessous
devait être représentée la réception du duc d'Orléans par la garde
nationale de Saint-Omer, avec les portraits exacts de tous les gardes
nationaux, exécutés d'après de mauvais daguerréotypes contenus dans la
malle de leur compatriote.

--Hein? nous allons nous y mettre?--fit l'homme après avoir donné à
Anatole toutes les explications du sujet.

--Nous y mettre? Mais je n'ai pas l'habitude de travailler la nuit.

--Tiens?... Ah! bien, très-bien... Vous coucherez dans le lit, la
nuit... moi le jour... Nous nous relayerons.

Au bout de douze jours de ce singulier travail, la pierre était finie.
L'artiste-amateur de Saint-Omer repartit pour son pays, laissant à
Anatole cent vingt-cinq francs, l'estomac refait et réélargi, et le
souvenir d'un original très brave homme qui n'avait trouvé que ce
bizarre moyen pour obtenir vite d'un collaborateur ce qu'il voulait,
comme il le voulait.

La malle du Saint-Omérois n'était pas au bout de la rue, qu'Anatole
sautait rue Lafayette; il retenait le petit atelier. De là il courait
chez un brocanteur qui, pour soixante-dix francs, lui vendait un
chiffonnier et quatre fauteuils en velours d'Utrecht. A ce superflu,
Anatole ajoutait le lit et la table de sa chambre. C'était de quoi
répondre d'un terme pour un loyer de cent soixante francs. Et il entrait
dans son premier atelier avec cinquante francs d'avance, de quoi vivre
tout un mois, trente jours à n'avoir pas besoin de la Providence.



XIX


Atelier de misère et de jeunesse, vrai grenier d'espérance, que cet
atelier de la rue Lafayette, cette mansarde de travail avec sa bonne
odeur de tabac et de paresse! La clef était sur la porte, entrait qui
voulait. Un éventail de pipes à un sou dans un plat de faïence de Rouen,
accompagné, les jours d'argent, d'un cornet de caporal, attendait les
visiteurs, qui trouvaient toujours pour s'asseoir une place quelconque,
un bras de fauteuil, une couverture par terre, un coin sur le lit
transformé en divan, et où, en se tassant, on tenait une demi-douzaine.
Là venaient et revenaient toutes sortes d'amis, d'hôtes d'une heure ou
d'une nuit, les vagues connaissances intimes de l'artiste, des gens
qu'Anatole tutoyait sans savoir leur nom, tous les passants que ce seul
mot d'atelier attire comme l'annonce d'un lieu pittoresque, comique et
cynique: c'étaient des camarades de chez Langibout qui, ce jour-là,
avaient pris la rue Lafayette pour aller au Louvre, quelque garçon sans
atelier venant exécuter chez Anatole un _esgargot_ pour un marchand de
vin, un camarade de collége chatouillé par l'idée de voir un modèle de
femme, un garçon plongé dans une étude d'avoué et en course dans le
quartier, montant jeter ses dossiers dans le creux d'un plâtre de
Psyché, ou bien encore quelque surnuméraire évadé de son ministère sur
le coup de deux heures avec l'envie de flâner. On y voyait encore de
jeunes architectes, des élèves de l'École centrale, des débutants de
tout métier, des stagiaires de tout art, rencontrés, raccolés par
Anatole ici et là, dans le voisinage, au café, n'importe où: Anatole n'y
regardait pas. Il prenait toutes les connaissances qui lui venaient, et
rien ne lui semblait plus naturel que d'offrir la moitié de son domicile
à un monsieur qui, dans la rue, avait allumé sa cigarette avec la
sienne. Cette extrême facilité dans les relations ne tardait pas à lui
amener un camarade de lit permanent, sans qu'il sût trop d'où lui venait
ce camarade. Il s'appelait M. Alexandre, et il était engagé au Cirque.
Son emploi ordinaire était de jouer «le malheureux» général Mélas. C'eût
été, du reste, un acteur assez ordinaire sans ses pieds; mais par là, il
sortait de la ligne: on avait retourné tous les magasins du Cirque, sans
pouvoir trouver de chaussure où il pût entrer.

Ainsi animé et hanté, l'atelier d'Anatole était encore visité,
généralement sur le tard et vers les heures où commencent les exigences
de l'estomac, par quelques femmes sans profession, qui faisaient le tour
des hommes qui étaient là, et cherchaient si l'un d'eux avait l'idée de
ne pas dîner seul. Le plus souvent, à six heures, elles se rabattaient
sur une cotisation qui permettait de faire remonter du café d'à côté des
absinthes et des anisettes panachées.

Le mouvement, le tapage ne cessaient pas dans la petite pièce. Il s'en
échappait des gaîtés, des rires, des refrains de chansons, des lambeaux
d'opéra, des hurlements de doctrines artistiques. L'honnête maison
croyait avoir sur sa tête un cabanon plein de fous. Puis venaient des
jeux qui faisaient trembler le parquet sur la tête des locataires du
dessous: deux pauvres diables de dramaturges, malheureux comme des gens
qu'on aurait enfermés sous une cage de singes pour trouver des
situations. L'atelier piétinait, se poussait, dansait, se battait,
faisait la roue. Il y avait des pantalonnades enragées, des chocs, des
chutes, des tombées de corps qu'on eût dit s'assommer en tombant, des
luttes à main plate, des bondissements d'acrobate, des tours de force. A
tout moment éclatait cet athlétisme auquel invite la vue des statues et
l'étude du nu, cette gymnastique folle, enragée, avec laquelle l'atelier
continue les récréations du collége, prolonge les batailles, les jeux,
les activités et les élasticités de l'enfance chez les artistes à barbe.

Les billets que M. Alexandre avait pour le Cirque, semés dans l'atelier,
apportèrent bientôt à cette furie d'exercices une terrible
surexcitation. Anatole et ses amis conçurent une grande idée qui, à
peine réalisée amena le congé des deux dramaturges. Ils pensèrent à
répéter dans l'atelier les grandes épopées militaires du Cirque. A
douze, ils jouèrent l'Empire tous les soirs. Chacun représentait à son
tour une puissance coalisée, et quelquefois deux. La table à modèle
était la capitale où l'on entrait, et une planche jetée du poêle sur la
table figurait le praticable imité du fameux tableau des neiges du
Frioul. Pour la campagne de Russie, le décor était simple: on ouvrait la
fenêtre. Une femme de la société, qui raffolait du talent de Léontine,
fut chargée du rôle de cantinière, à la condition qu'elle fournirait le
costume: elle s'habilla avec un pantalon, une paire de bottes, une
blouse fendue jusqu'au haut, et le dessus d'une boîte de sardines
appliqué sur le chapeau de cuir d'un capitaine au long cours, naufragé à
Terre-Neuve, et recueilli dans un coin de l'atelier. Il y eut des revues
de la grande armée admirablement passées par Anatole à cheval sur une
chaise. Il excellait à dire, d'après les plus pures traditions de
Gobert: «Toi? je t'ai vu à Austerlitz... A cheval, messieurs, à cheval!»
On vit aussi là des marches d'armées pleines d'ensemble, où le roulement
des tambours était fait avec un bruit de lèvres, et la sonnerie des
clairons imitée dans le creux du bras replié. Mais ce qu'il y eut de
plus beau, ce furent les batailles acharnées, héroïques, traversées de
furieuses charges à la baïonnette avec des lattes d'emballeur,
couronnées de la lutte suprême: le combat du drapeau! Triomphe
d'Anatole, où serrant contre son coeur la flèche de son lit, il luttait,
se tordait, se disloquait, et finissait par faire passer au-dessus du
manche à balai vainqueur tous les ennemis de la France!



XX


Deux lettres tombaient le même jour dans cet atelier et cette vie
d'Anatole:

«Punaisiana, route de Magnésie

Septembre 1845

«Gredin! me laisser, depuis le temps que je suis ici, sans un bout de
lettre, sans un mot! et je suis sûr que tu n'es pas même mort, ce qui
serait au moins une excuse. Du reste, si je t'écris, ce n'est pas que je
te pardonne, au contraire. Je t'écris parce que je ne puis pas dormir.
Sache que je gîte, pour l'instant, chez le Grec Dosiclès, lequel, pour
m'honorer, m'a mis dans un lit où les draps sont brodés de fleurs en or
d'un relief désespérant. J'étais si éreinté ce soir, que je commençais à
dormir là-dessus, je me gauffrais, je me modelais en creux, mais je
dormais... quand tout à coup, je me suis aperçu que chacune de ces
fleurs d'or était un calice... un vrai calice de punaises! Et voilà
pourquoi je t'honore de ma prose, sans compter que j'ai eu ces temps-ci
des journées qui me démangent à raconter, et qu'il faut que je fasse
avaler à quelqu'un.

»Sur ce, suis-moi. En selle, à trois heures du matin, une escorte d'une
douzaine d'Albanais et de Turcs, et bien entendu mon fidèle Omar.
D'abord des sentiers, des chemins bordés de lauriers-roses et de
grenadiers sauvages, au milieu desquels je voyais passer le tout jeune
museau d'un petit chameau né dans la nuit et gros comme une chèvre, qui
venait nous dire bonjour. A huit heures, nous commencions à monter la
montagne: alors des précipices, des chutes d'eau à tout emporter, des
pins gigantesques, admirables de formes, des arbres du temps de la
création, des arbres pleins de vie et pleins de siècles, de vrais
morceaux d'immortalité de la terre, qui font le respect avec l'ombre
autour d'eux. Je ne te parle pas de tout ce que nous faisions fuir dans
les broussailles et les feuilles, serpents, oiseaux, écureuils, qui se
sauvaient et se retournaient pour nous voir, comme s'ils n'avaient
jamais vu de bêtes d'une espèce comme nous. En haut, malgré un froid de
chien qui nous fait grelotter sous nos manteaux et nos couvertures, nous
restons une heure à regarder ce qu'on voit de là: le Bosphore, les îles,
la côte de Troie, blanche, avec des éclats de carrière de marbre,
étincelante dans ce bleu, le bleu du ciel et de la mer mêlés, un bleu
pour lequel il n'y a ni mots ni couleur, un bleu qui serait une
turquoise translucide, vois-tu cela?

»De là, dégringolade dans la plaine. Des villages dominés par de grands
cyprès, de la bonne bête de grosse verdure, comme en Normandie; des
vergers avec de l'eau sourcillante sous le pied de nos chevaux, des
arbres qui s'embrassent de leurs branches du haut; des pêches jaunes,
des prunes, des grenades, des raisins de toute couleur glissant des
vignes emmêlées aux arbres; partout sur le chemin, des fruits suspendus,
tentants, tombant à la portée de la main; entre les éclaircies des
arbres, des champs de pastèques et de melons que mon escorte sabre à
grands coups de yatagan et dont elle m'offre le coeur. Enfin, il me
semblait être sur la grande route du paradis, animé par un peuple de
paradis qui semblait enchanté de nous voir manger ce qui lui
appartenait. Nous croisons des zebecks aux étendards rouges. Nous
passons de petites rivières sur des ponts en ogive, un vrai décor de
croisade. Il défile des hommes, des femmes, de tout, et jusqu'à un
déménagement du pays: cela se compose d'un petit âne blanc sur lequel
est un grand diable de nègre, le cafetier, et sur le cafetier, juché, un
coq; puis un gros Turc écrasant une maigre monture; puis la femme nº 1,
montée à califourchon, et flanquée devant et derrière d'un enfant; puis
la femme nº 2; puis un ânon et un mouton en liberté, qui suivent la
famille à peu près comme ils veulent. Le soleil se met à baisser: nous
tombons dans un groupe de pasteurs, à la grande immobilité découpée sur
le ciel, au chant grave, les yeux tournés vers une mosquée: je t'assure
qu'ils dessinaient une crâne silhouette de la _Prière orientale_. C'est
seulement à la nuit, à la pleine nuit, que nous atteignons Ailvatissa,
où un gros dégoûtant de Turc, qui a voulu absolument nous héberger, nous
fourre dans la bouche, avec toutes sortes de politesses, les boulettes
qu'il se donne la peine de faire avec ses doigts sales: c'était comme
mon lit de fleurs!

»Voilà une journée pas mal pittoresque, n'est-ce pas? Eh bien! elle ne
vaut pas ce que nous avons vu aujourd'hui. Imagine-toi une immense
oasis, un bois d'arbres énormes et si pressés qu'ils donnent l'ombre
d'une forêt, des platanes géants qui ont quelquefois, autour de leur
tronc mort de vieillesse, quarante rejetons enracinés et rejaillissants
du sol; imagine là-dessous de l'eau, un bruit de sources chantantes, un
serpentement de jolis ruisseaux clairs, et là-dedans, dans cette ombre,
cette fraîcheur, ce murmure, pense à l'effet d'une centaine de bohémiens
ayant accroché aux branches leur vie errante, campant là avec leurs
tentes, leurs bestiaux, les hommes, le torse nu, fabriquant des armes,
forgeant des instruments de jardinage sur une petite enclume enfoncée en
terre, et charmant le battement du fer avec le rhythme d'une chanson
étrange, de belles et sauvages jeunes filles dansant en brandissant sur
leur tête des tambours de basque qui leur font de l'ombre sur la figure,
des femmes près de flammes et de foyers vifs, faisant cuire des agneaux
entiers qu'elles apportent sur des brassées de plantes odoriférantes,
d'autres occupées à donner à de petites bouches leurs seins bronzés, des
petits enfants tout nus avec un tarbourch couvert de pièces de monnaie,
ou bien n'ayant sur la peau que l'amulette du pays contre le mauvais
oeil: une gousse d'ail dans un petit morceau d'étoffe dorée; tous,
barbotant, s'éclaboussant, dans le bois d'eau et de soleil, courant
après des oies effarouchées... Et aux arbres, des berceaux d'enfants,
nids de loques aux mille couleurs, ramassés brin à brin dans les
trouvailles des routes...

»Mais en voilà quatre pages. Et je dors. Bonsoir!

»Ecris-moi chez le consul de France, à Smyrne.

»A toi, vieux.

»N. DE CORIOLIS.»



XXI


«Rome, 26 décembre 1844, deux heures du matin.

«Je suis à Rome, Je suis à l'École de Rome!... Ah! mon ami, si je
l'osais, je pleurerais. Mais pas de phrases. Tu vas voir ce que c'est!

»Nous sommes arrivés ce soir; tu sais, Charagut a dû t'écrire cela, nous
avions pris, il y a près de trois mois, un voiturin à Marseille. Nous
étions les cinq prix: Jouvency, Salaville, Froment, Gouverneur et
Charmond, le musicien. Nous avons passé par la Corniche et pas mal flâné
en Toscane: ç'a été charmant. Enfin aujourd'hui, c'était le grand jour.
A trois heures, nous étions dans un endroit appelé Ponte Molle. Nous
savions que les camarades viendraient à notre rencontre: il y en avait
quatre. Mais quel drôle de changement! des garçons avec qui nous étions
à Paris à tu et à toi, des amis! tu ne l'imagines pas! un froid... et
pas seulement du froid, un air tout gêné, tout inquiet, tout absorbé.
Avec ça, ils étaient mis comme des brigands, fagotés à faire peur. J'ai
demandé à Guérinau pourquoi Férussac, tu sais, Férussac qui a été chez
nous, n'était pas venu. Il m'a répondu, comme mystérieusement, qu'il
n'avait pas pu venir; que j'allais le trouver bien changé, qu'il avait
une espèce de maladie noire; qu'on craignait un peu pour sa tête, et
qu'il m'avertissait de ne pas le contrarier dans ses idées. Et comme ça
toute la route, ç'a été un tas de mauvaises nouvelles des uns et des
autres, et des histoires qui nous ont mis tout sens dessus dessous.
J'oublie de te dire qu'à Ponte Molle, ils nous ont montré des statues de
Michel-Ange: je t'avouerai que ni moi ni Jouvency n'y avons rien
compris. Ils trouvent, eux, que c'est ce qu'il a fait de plus beau. Il
faut que je te dise quelque chose, mais cela tout à fait entre nous, je
te demande le secret: ils sont ici très-malheureux d'une aventure
arrivée à Filassier, le prix du _Joseph_, tu te rappelles. A ce qu'il
paraît, il est entretenu par une princesse italienne, et publiquement.
Il ne s'en cache pas, il se donne en spectacle. Tu comprends la
déconsidération que cela jette sur l'Académie, et la position fausse où
cela nous met tous à Rome.

»Nous sommes entrés par une grande porte où il y a des obélisques de
chaque côté, et ils nous ont de suite conduit dans le Corso voir
Saint-Pierre. Mon Dieu! que cela ressemble peu à l'idée qu'on s'en fait!
Je me figurais une place circulaire avec des colonnes devant: il paraît
que ç'a été démoli par le gouvernement pour faire des rues. Et puis,
nous avons monté, et nous sommes arrivés, comme la nuit venait à la
villa Médici. On nous a menés à nos chambres: tu ne te figures pas des
chambres comme ça: j'en ai une... ignoble! Et nous en avons pour un an,
à ce qu'il paraît, à être là! Là-dessus l'_Ave Maria_ a sonné: cela
sonne le dîner ici, l'_Ave Maria_. Nous sommes descendus à la salle à
manger. C'était lugubre; rien que de mauvaises chandelles, pas de
nappes; au lieu de serviettes, des torchons, des couverts en étain. Il y
avait, pour servir, deux domestiques, mais si sales, qu'ils vous ôtaient
d'avance l'appétit. J'ai aperçu que c'était peint en rouge, et qu'il y
avait au fond le Faune appuyé, tu sais, avec sa flûte, et puis en haut
les portraits des pensionnaires. Fleurieu me montrait tous ceux qui
étaient morts: il y en avait des files de sept d'emportés! On était
séparé: chaque année avait sa petite table. Les vieux prix, les restants
à l'école, les _professeurs_, comme on les appelle ici, en avaient une
un peu exhaussée. Ceux que j'ai connus dans le temps m'ont paru
terriblement vieillis; et puis, ils ont un teint d'un vert affreux. Tu
as bien connu Grimel? Il a les cheveux tout blancs, à présent. On a
passé la soupe, et comme les nouveaux sont ici les derniers servis, la
soupière nous est arrivée à peu près vide. Personne ne se parlait. Il y
avait toujours un silence de glace. Ils ont l'air de se détester tous.
Les vieux, autour de Grimel, avaient des regards perdus comme s'ils
avaient été dans la lune. Quelques-uns avaient de petits manteaux de
laine, et paraissaient avoir froid dessous comme des pauvres. Enfin, il
y eut une voix à la table des professeurs: «--Ah! voilà les
nouveaux...--Il est bien laid, celui-là...--Lequel?--On dit que le
concours était bien faible...» Nous avions le nez dans notre assiette.
Il nous arriva une boîte de sardines où il n'y avait plus rien au fond
que des arêtes et de l'huile qui sentait l'huile grasse. Il y avait dans
la salle un grand brasier plein de braise: voilà que je vois un de ceux
qui grelottaient y aller, poser les pieds sur le tour de bois du
brasier, et rester là à trembler. Cela faisait mal. Il en vint un autre,
puis un autre. Alors il partit des tables: «Sont-ils embêtants, avec
leur fièvre, ceux-là! C'est agréable pendant qu'on mange, d'avoir
l'hôpital à côté de soi!» Il faut te dire que les domestiques ne parlent
qu'italien, ce qui est commode. Nous avions attrapé quelques tirans du
bouilli, de l'_alesso_, comme ils disent, quand Filassier a fait son
entrée, en bottes, en culotte blanche, en veste de velours, des éperons,
une cravache, et un air! Faisant des effets de cuisse, repoussant ce
qu'on passait comme un homme qui veut dire qu'il mange mieux ailleurs...
C'est révoltant! Je ne comprends pas qu'il en soit arrivé à cette
impudeur-là. Là-dessus, j'ai entendu des cris: Michel-Ange! Raphaël!...
Je n'ai entendu que cela, et j'ai vu toute une table qui se levait pour
en manger une autre... Il y avait même Châtelain qui avait son
couteau... Et personne n'essayait de les séparer! On devient de vraies
bêtes féroces ici. Notre graveur, qui est nerveux, a pris le trac: il
s'est sauvé dans la cuisine. Heureusement qu'on a fait apporter du vin
cacheté, qui m'a semblé par parenthèse plus mauvais que l'ordinaire, et
Grimel a proposé gentiment de boire à la santé des nouveaux, en nous
disant qu'il «espérait que nous ferions honneur à l'Académie, et que
nous reconnaîtrions la généreuse hospitalité que nous y recevions.»
Aucun de nous n'a eu le courage de répondre. On est passé au salon.
Qu'est-ce qui m'avait donc dit qu'il y avait des aquarelles de carnaval
au salon? C'est une petite chambre nue, très-petite. Nous avons été
obligés de nous asseoir par terre, tandis que Charmond jouait son prix,
et on m'a conduit à ma chambre: les quatre murs, mon ami. Mon lit et ma
malle, rien de plus. Je t'écris, assis sur ma malle. Je te dirai encore
que...»


«Du même endroit. Octobre 1845.

«Ah! mon cher, je retrouve ce vieux torchon de lettre oublié dans un
coin, et je ris bien! Mais il faut d'abord que je te finisse ma nuit.

»Je t'écrivais donc sur ma malle lorsque, crac! ma bougie s'éteint. Je
la tâte: froide comme un mort! Je cherche des allumettes: pas une.
J'ouvre ma porte: pas de lumière. Je me risque dans de grands diables
d'escaliers et des corridors qui n'en finissent pas. La peur me prend de
me casser le cou, je retrouve ma chambre et mon lit à tâtons. Je prends
mon meuble de nuit sous mon lit: c'est un arrosoir! Enfin je me couche,
je vais fermer l'oeil... voilà de la lumière qui se met à serpenter par
terre entre les jointures des carreaux, et il part sous mon lit quelque
chose comme une mine qui saute! Au même instant la porte s'ouvre, et on
me jette dans ma chambre une avalanche de meubles.

»Une farce que tout cela, tu comprends; une farce depuis le commencement
jusqu'à la fin! Les soi-disant statues de Michel-Ange, à Ponte Molle,
sont de n'importe qui. Le Saint-Pierre qu'on m'a montré, c'est l'église
San-Carlo. Férussac ne songe pas plus que moi à aller à Charenton. Il y
a deux bonnes lampes dans la salle à manger, et des nappes. Les cheveux
blancs de Grimel étaient faits avec de la farine. Filassier, l'honnête
garçon, n'est entretenu que par l'École de Rome. Les fiévreux étaient de
faux fiévreux. Le vrai salon a bien des aquarelles de carnaval. La
dispute à table était en imitation. Ma chambre n'était pas ma chambre.
Le meuble de dessous mon lit était percé, et ma bougie était un bout de
bougie sur un navet ratissé! Voilà! Ah! les scélérats! les ai-je assez
amusés! Car on vous donne, pour ces occasions, une chambre sans volets,
sans rideaux, et où on peut vous voir du balcon de la Loggia. Et ils
m'ont vu! je leur ai donné la comédie de l'homme qui rentre désespéré
dans sa chambre, ferme la porte, regarde, fait deux ou trois tours, met
la main dans son gousset pour y trouver un équilibre dans son malheur,
tire lentement une manche de sa redingote, cherche un meuble où la
poser, et finit par s'asseoir sur sa malle comme un condamné à cinq ans
de Rome! Ils m'ont vu ouvrir ma malle, en tirer un pot de pommade, et me
frotter le nez pour le coup de soleil qu'on attrape ordinairement dans
le voyage, avec le geste imbécile qu'on a à se frotter le nez quand on
n'a pas de glace! Ils m'ont vu, me graissant bêtement d'une main, tenir
et retourner de l'autre, avec agitation, une lettre! Car, je n'avais pas
osé tout te dire. J'avais eu la naïveté de leur parler en chemin d'une
Italienne très-gentille que j'avais rencontrée dans le nord de l'Italie,
et qui m'avait dit qu'elle allait à Rome; et j'avais trouvé en arrivant
à l'Académie une lettre, une lettre à cachet, à devise, une lettre
sentant la femme: mais le diable, c'est que ce gueux de poulet était en
italien, en un polisson d'italien de cuisine qui me faisait venir l'eau
à la bouche, et où j'accrochais un mot par-ci par-là sans pouvoir saisir
une phrase... Oh! non, moi, en pan de chemise, avec la caricature de mon
ombre au mur, piochant ma lettre, en m'approchant toujours plus près de
la bougie, et en m'enduisant plus fiévreusement le nez... ça devait être
trop drôle!

»Le lendemain, ils n'ont pas manqué de me présenter à la dame de la
garde-robe de l'École, comme à la femme de M. Schnetz, et j'ai été
très-flatté qu'elle me parlât de mon concours!

»Oui, c'est moi, mon cher, qui ai été attrapé comme ça! Ça doit te
donner une assez jolie idée de la manière dont on vous met dedans. Vrai,
c'est très-bien fait, cette scie en crescendo. Ça monte, ça monte; ça
vous pince tout à fait à la fin, et ça pince tout le monde. Et puis, tu
comprends, on arrive; il y a le voyage qui vous a remué, la fatigue,
l'éreintement. On a l'émotion de l'arrivée, de tout ce qu'on va voir, de
Rome. On ne sait pas, on se sent loin. Il y a de l'inconnu dans l'air,
un tas de choses qui vous font bête. Bref, ça arrive aux plus forts: en
est prêt à tout avaler.

»Je te dirai qu'il y a ici un Beau auquel on sent qu'on ne peut
atteindre tout de suite et qui vous écrase. C'est l'impression générale,
à ce qu'on me dit, ce qui me console un peu. Il me semble que je n'ai
pas encore les yeux ouverts. Je suis dans le demi-jour de la première
année. Il paraît qu'ici on est illuminé subitement. Un beau jour on
voit. Grimel m'a expliqué cela: il arrive un moment ou tout d'un coup ce
qu'on a partout sous les yeux vous est révélé. A lui, ça est arrivé du
balcon de la Loggia. En regardant de là toute la vieille Rome, la
colonne Antonine, la colonne Trajane, les murs de Rome, la campagne, les
monts de la Sabine, le bord de la mer à l'horizon, il a vu, il a
compris, il a senti: tout s'est éclairé pour lui.

»En attendant, je travaille dur.

»Qu'est-ce qu'on devient à Paris?

»Ton bon camarade,

»GARNOTELLE.»



XXII


Des mois, un an se passaient. Anatole continuait cette existence au jour
le jour, nourrie des gains du hasard, riche une semaine, sans le sou
l'autre, lorsqu'il lui arrivait une fortune. Un éditeur belge qui avait
entrepris une contrefaçon des modèles de têtes de Julien à l'usage des
pensions et des écoles, s'adressait à lui. Le modèle décalqué sur la
pierre, la pierre passée au gras, Anatole n'avait guère qu'à repiquer
les valeurs qui n'étaient pas venues. Il en expédia près d'une centaine
dans son hiver. Chacune de ces reproductions lui étant payée
quatre-vingts francs, il se fit ainsi près de huit mille francs. C'était
pour lui une somme fabuleuse, l'extravagance de la prospérité: il avait
l'impression d'un homme sans souliers qui marcherait dans l'or. Tout
coula, tout roula dans le petit atelier qui devint une espèce d'auberge
ouverte, de café gratuit, à grands soupers de charcuterie, où les
cruchons de bière vidés faisaient à la fin le tour des quatre murs, et
sortaient sur le palier.

Puis ce furent des fantaisies. Anatole se livra à des acquisitions de
luxe, longtemps rêvées. Il acheta successivement diverses choses
étranges.

Il acheta une tête de mort dans le nez de laquelle il piqua, sur un
bouchon, un papillon.

Il acheta un _Traité des vertus et des vices_, de l'abbé de Marolles,
dont il fit le signet avec une chaussette.

Il acheta un cadre pour une étude de Garnotelle, peinte un jour de
misère avec l'huile d'une boîte à sardines.

Il acheta un clavecin hors d'usage, où il essaya vainement de
s'apprendre à jouer: _J'ai du bon tabac_... Après le clavecin, il acheta
un grand morceau de guipure historique; après la guipure un canot qu'on
vendait pour rien, sur saisie, un jour de janvier, et qu'il fit enlever,
sous la neige, de la cour des Commissaires-priseurs.

Après le canot, il n'acheta plus rien; mais il prit un abonnement à une
édition par livraisons des oeuvres de Fourier, et se commanda un habit
noir doublé en satin blanc,--un habit qui devait, dans l'atelier,
remplacer la musique: pour l'empêcher de prendre la poussière, Anatole
finit par le serrer dans le clavecin dont il enleva l'intérieur.



XXIII


--Garçon!... des huîtres... des grandes... comme votre berceau! Allez!

C'était Anatole qui lançait sa commande, installé dans la grande salle
du restaurant Philippe, à une table en face la porte d'entrée.

Ce jour-là--le jour de la mi-carême,--l'idée d'aller au bal de l'Opéra
s'était emparée de lui. Il avait réuni un gilet de flanelle, une paire
d'ailes, un maillot, un carquois, et avec cela il s'était déguisé en
Amour. Une seule chose l'embarrassait: sa barbe noire. Ne voulant pas la
couper, il se résolut à lui donner un accompagnement qui ôtât le manque
d'harmonie à son costume: il attacha sur son gilet de flanelle, au creux
de l'estomac, un peu de crin qu'il prit dans son matelas. Ainsi habillé,
des besicles noires peintes autour des yeux, un ruban bleu de ciel dans
les cheveux, des pantoufles de broderie aux pieds, il était parti,
allant devant lui, flânant. Malgré la gelée qu'il faisait, il n'avait
froid qu'au bout des doigts, et rien ne le gênait que l'ennui de ne
pouvoir mettre ses mains dans ses poches absentes. Il s'arrêtait devant
les costumiers, regardait les oripeaux de carnaval dans le flamboiement
du gaz, marchait tranquillement dans l'escorte d'honneur des gamins: il
n'était pas pressé. Au fond, il trouvait le bal de l'Opéra un
divertissement d'une distinction un peu bourgeoise, un plaisir d'homme
du monde; et il se demandait s'il ne devait pas aller dans un bal moins
bon genre, comme Valentino, Montesquieu. Il arriva à l'Opéra. N'étant
pas encore bien décidé, il entra dans un petit café du voisinage, et
trouva, dans ce qui se passait là, dans le caractère des habitués, dans
les allées et venues des dominos qui leur apportaient des sucres de
pomme et des oranges, assez d'intérêt pour y rester près d'une heure.
Arrivé à l'entrée de l'Opéra, et salué par l'engueulement des cireurs de
bottes que les nuits de bal improvisent, il fit l'honneur à deux ou
trois de ces peintres en vernis, auxquels il reconnut une jolie
_platine_, de leur répondre, aux applaudissements des groupes du
passage. D'un de ces groupes, il sortit à la fin un monsieur qui avait
l'air de le connaître, et qui n'eut aucune peine à l'emmener faire une
partie de billard au Grand-Balcon. A peine si le monsieur joua: Anatole
avait ce soir-là un jeu étourdissant; il fit des séries de carambolages
interminables, en ne se lassant pas d'admirer combien le costume
d'Amour, avec la liberté de ses entournures, était favorable aux effets
de recul. Il joua ainsi pendant deux grandes heures, dans le café
troublé de voir, à travers son demi-sommeil, les fantastiques académies
dessinées par les poses de cet Amour à barbe, que le regard des derniers
consommateurs enfilait si étrangement, lors des raccourcis du jeu,
depuis le talon jusqu'à la nuque.

Il sortit de là, avec la ferme intention d'aller décidément au bal de
l'Opéra; mais au boulevard, sa curiosité se laissait accrocher, arrêter
au spectacle du mouvement entourant le bal, à ces figures qui sortent de
ces nuits du plaisir, à toutes ces industries de bricole qui ramassent
des gros sous et des bouts de cigare derrière le Carnaval.

Et il était en train de suivre et d'escorter une femme qui portait dans
un seau du bouillon à la file des cochers de fiacre, quand il vit au
cadran de la station: quatre heures moins cinq...--Tiens! dit-il, c'est
l'heure d'avoir faim,--et renonçant au bal, il s'était dirigé vers
Philippe.

Les masques arrivaient. Anatole criait:

--Oh! c'te tête!... Bonjour, Chose!... Et tu fais toujours des affaires
avec le clergé? «A la renommée pour l'encens des rois mages!...» T'es
l'épicier du bon Dieu! Tais-toi donc!... Et tu te costumes en Turc!
c'est indécent!...

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Et à chaque arrivant, il jetait un pareil passe-port, un signalement
grotesque en pleine figure. La salle jubilait. Les soupeurs se
poussaient pour entendre de plus près cette pluie de bêtises,
apostrophes cocasses, baptêmes saugrenus, l'Almanach Bottin tombant du
Catéchisme poissard! On faisait cercle, on entourait Anatole. Les tables
peu à peu marchaient vers lui, se soudaient l'une à l'autre; et tous les
soupers, en se pressant, ne faisaient plus qu'un souper où les folies,
débitées par Anatole, couraient à la ronde avec les bouteilles de
Champagne passant de mains en mains comme des seaux d'incendie. On
mangeait, on pouffait. Les nappes buvaient de la mousse, des hommes
pleuraient de rire, des femmes se tenaient le ventre, des pierrots se
tordaient.

Anatole, exalté, jaillit sur la table, et de là, dominant son public, il
se mit à danser la danse des oeufs entre les plats, essaya des poses
d'équilibre sur des goulots de bouteille, toujours parlant, débagoulant,
levant pour des toasts inouïs un verre vide au pied cassé, piquant un
morceau dans une assiette quelconque, chipant sur une épaule de femme un
baiser au hasard, criant:--Ah! ça me donne vingt ans de moins... et
trois cheveux de plus!

Le tout petit jour pointait, ce jour qui se lève comme la pâleur d'une
orgie sur les nuits blanches de Paris. Le noir s'en allait des carreaux
de la salle. Dans la rue s'éveillaient les premiers bruits de la grande
ville. Le travail allait à l'ouvrage, les passants commençaient. Anatole
sauta de la table, ouvrit la fenêtre: il y avait dessous des ombres de
misère et de sommeil, des gens des halles, des ouvriers de cinq heures,
des silhouettes sans sexe qui balayaient, tout ce peuple du matin qui
passe, au pied du plaisir encore allumé, avec la soif de ce qui se boit,
la faim de ce qui se mange, l'envie de ce qui flambe là-haut!

--Une... deux... trois... ouvrez le bec, mes enfants!--cria Anatole; et
saisissant deux bouteilles de champagne, il les vida sans voir dans des
gosiers vagues qui buvaient comme des trous. Chaque table se mit à
l'imiter, et des trois fenêtres du restaurant, le champagne ruissela
quelque temps sans relâche, ainsi qu'un ruisseau d'orage perdu, à
mesure, dans une bouche d'égout. La foule s'amassait, se bousculait, il
en sortait des hourras, des cris, des têtes qui se disputaient une
gorgée. La rue ivre se ruait à boire; le jour montait.

--Gare là-dessous!--fit Anatole; et tout à coup, lâchant ses bouteilles,
il parut avec deux têtes encadrées dans l'anse de ses deux bras: l'une
de ces têtes était la tête d'un monsieur en habit noir, l'autre la tête
d'une débardeuse; et, avançant tout le corps sur l'appui de la fenêtre,
se penchant en dehors avec les élasticités d'un pitre sur un balcon de
parade, il se mit à débiter, de la voix exclamatrice des _boniments_:

--Le Parisien, messieurs!--et il désignait le monsieur en habit se
débattant sous son bras, en étouffant de rire.--Vivant, messieurs! En
personne naturelle!!... Grand comme un homme! surnommé _le Roi des
Français_!!! Cet animal!... vient de province! son pelage! est un habit
noir! Il n'a qu'un oeil! comme vous pouvez voir! son autre oeil!... est
un lorgnon! Cet animal, messieurs, habite un pays! borné par
l'Académie!... Sauf l'amour! platonique! on ne lui connaît pas! de
maladies particulières!... C'est l'animal du monde! du monde! le plus
facile à nourrir! Il mange! et boit de tout! du lait filtré! du vin
colorié! du bouillon économique! du chevreuil de restaurant!!! Il y en a
même des espèces! qui digèrent! un dîner à quarante sous!!! Cet animal!
messieurs! est très-répandu! Il s'acclimate partout! sauf à la campagne!
D'humeur douce! il est facile à élever. On peut le dresser, quand on le
prend jeune, à retenir un air d'orgue et à comprendre un vaudeville!...
Inutile, messieurs, de vous citer des traits de son intelligence: il a
inventé la _savate_ et les faux-cols!!! Sa cervelle! messieurs! la
dissection nous l'a fait connaître! On y trouve! on y trouve! messieurs!
le gaz d'une demi-bouteille de Champagne! un morceau de journal! le
refrain de la _Marseillaise_!!! et la nicotine de trois mille paquets de
cigares!!!... Pour les moeurs, il tient du coucou! il aime à faire ses
petits dans le nid des autres!!!... Et v'la cet animal!!!... A sa dame,
à présent!

Et Anatole montra à la rue la femme qu'il tenait, en la faisant tourner
comme une poupée.

--... La Madame à ce monsieur-là! saluez!... Une bête! inconnue! une
bête!!! qui enfonce les naturalistes!... La Parisienne! mesdames! sauf
le respect que je vous dois!... Des pieds et des mains d'enfant! des
dents de souris! une patte de velours! et des ongles de chat!!! Elle a
été rapportée du Paradis terrestre! à ce qu'on dit! Quoique
très-délicate! elle résiste aux plus gros ouvrages! Elle peut frotter
dix heures de suite! quand c'est pour danser!!!... Cette petite bête!
messieurs! se nourrit généralement! de tout ce qui est nuisible à sa
santé! Elle mange de la salade! et des romans!!!... Sensible aux bons
traitements! messieurs! et surtout aux mauvais!!!... Beaucoup de
personnes! un grand nombre de personnes!!! messieurs! sont arrivées à la
domestiquer! en lui donnant la nourriture! le logement! le chauffage!
l'éclairage! le blanchissage! leur confiance! et quelques diamants!!!...
Très-facile à apprivoiser! Généralement caressante! susceptible de
jalousie! et même de fidélité!... Enfin! messieurs! cette charmante
petite bête! qui marche sans se crotter! est vivipare! pare!!!
pare!!!... Et v'la ce que c'est! Allez! la musique!!!



XXIV


--Hein? quoi?--fit Anatole, le dimanche qui suivit ce jeudi-là, en se
sentant rudement secoué dans son lit. Il ouvrit la moitié d'un oeil, et
aperçut Alexandre, dit Mélas, revenu d'Etampes, où il était allé jouer.

--Tiens! le général! c'est toi? Fait-il jour?

Et il sortit à demi des couvertures une figure méconnaissable, qui
ressemblait à un masque déteint du carnaval. La sueur avait pleuré sur
ses grandes lunettes noires, et le blanc de céruse, coulé sur sa peau,
lui donnait des luisants de poisson raclé.

--D'abord, lave-toi,--lui dit Alexandre,--ça te débarbouillera les
idées. Tu as l'air d'un spectre qui s'est promené sans parapluie...
Sais-tu que tu as fait venir des cheveux blancs à ton portier?

--Moi? Eh bien, je les lui repeindrai, voilà tout...

--Figure-toi qu'hier il a fait monter un médecin...

--Tiens!

--Qui ne t'a pas trouvé de fièvre, et qui a dit qu'on te laisse
dormir...

--Ah ça! quel jour sommes-nous?

--Dimanche.

--Dimanche? Mais alors... sapristi! C'est bien vendredi matin que
j'étais raide...

Et il répéta: Dimanche! en se perdant dans ses réflexions.

--Il y a donc des trous dans l'almanach. L'année a des fuites... Ah!
bien, voilà deux jours dans ma vie qu'on m'a joliment volés... Le bon
Dieu me les doit, oh! il me les doit...

--Mais qu'est-ce que tu as pu faire?... Car tu n'es rentré que dans la
nuit du vendredi, à je ne sais quelle heure... Le portier ne t'a pas
vu...

--Je crois bien... moi non plus... Si tu crois que je me voyais!

--Voyons! tu dois te rappeler quelque chose?

--Rien... non, là, vrai, rien... Je me rappelle Philippe, le balcon...
des messieurs qui m'ont mené au café... et puis, à partir de là, psit!
plus rien...

--Mais, où as-tu été?

--Pas devant moi, bien sûr. Attends... Il me semble qu'on m'a fait
galoper sur un cheval, dans une allée où il y avait de grands arbres...
comme une allée de parc. Et puis, voilà... là, là.

Et il voulut se remettre du côté du mur.

--Est-ce que tu vas te rendormir, dis donc?

--Ma foi, oui, pour me rappeler, c'est le seul moyen... Ah! attends, ça
me revient... Oui, une chambre... très-grande... où il y avait des
portraits de famille... des portraits de famille d'un effrayant! Il y en
avait en noir... des magistrats, avec des sourcils et des nez!... Et
puis, il y avait surtout une dame, toujours avec le même nez, en robe
jaune, et les joues d'un rouge!... Et c'était peint, mon cher! Imagine
la famille de Barbe-Bleue, sous Louis XV, peinte par un vitrier de
village... des Chardin byzantins, vois-tu ça? Ça me faisait peur,
d'autant plus que c'était si drôlement éclairé par le feu d'une grande
cheminée... Si j'avais des parents comme ça, par exemple, c'est moi qui
les enverrais à une loterie de bienfaisance! Et puis je crois que j'ai
rêvé que le portrait de la dame en jaune avait la colique, et que ça me
la donnait... Et puis, et puis tout à coup j'ai cru qu'on roulait la
chambre dans une voiture...

--C'est ça, on t'aura emmené dans quelque château près de Paris. Et
puis, tu étais trop saoûl, on t'aura couché et on t'aura ramené...

--Possible... Ça ne fait rien, c'est embêtant de ne pas savoir tout de
même... Il m'est peut-être arrivé des choses très-amusantes... Il y
avait peut-être des grandes dames!... Et puis, dis donc... Ah ça!
j'espère que ce n'était pas des filous, ces gens-là... Pourvu qu'ils ne
m'aient pas fait signer des billets, les imbéciles!... Avec tout ça, je
vais avoir l'air d'un muffle: je ne pourrai pas leur envoyer de cartes
au jour de l'an... Heureusement qu'il y a le dernier jugement pour se
retrouver! Bonsoir! Oh! laisse-moi dormir encore un peu... Je dors en
gros, moi... Sais-tu que j'ai passé ces jours-ci, huit jours de suite
sans me coucher?



XXV


Dans cette année 1846, au milieu du «coulage» de son existence, Anatole
eut une velléité de travail; l'idée de faire un tableau, d'exposer, lui
vint comme il sortait du Louvre, le dernier jour de l'exposition,
échauffé et monté par ce qu'il avait vu, la foule, le public, les
tableaux, l'admiration et la presse devant deux ou trois toiles de ses
camarades d'atelier.

Il lui restait encore quelque argent sur l'affaire des Julien.
L'occasion était bonne pour se payer une oeuvre. En revenant il entra
chez Desforges, commanda une toile de 100, choisit des brosses, se
remonta de couleurs. Puis il dîna vite, et, sa lampe allumée, il se mit
à chercher son idée dans le tâtonnement et la bavochure d'un trait au
fusain. Le lendemain, un peu mordu de fièvre, du matin, du commencement
du jour à sa tombée, il couvrit des feuilles de papier de crayonnages
d'esquisse. On frappa à sa porte, il n'ouvrit pas.

Le soir, au lieu d'aller au café, il alla faire une petite promenade sur
la place de la Bastille, et, rentré chez lui, il donna vivement quelques
indications dernières à un grand dessin choisi parmi les autres, et
qu'il avait fixé au mur avec un clou.

Le lendemain, aussitôt qu'il eut sa toile, il reporta dessus sa
composition à la craie. Les amis qu'il laissa entrer ce jour-là riaient,
assez étonnés de le voir piocher, et l'appelaient «l'homme qui a un
chef-d'oeuvre dans le ventre». Anatole les laissa dire avec la majesté
de quelqu'un qui se sentait au-dessus des plaisanteries; et il passa
quelques jours à assurer consciencieusement toutes ses places.

Ses places bien assurées, il fuma beaucoup de cigarettes devant sa
toile, avec une sorte de recueillement, tourna autour de sa boîte à
couleurs, l'ouvrit, la ferma, et à la fin se mit à jeter précipitamment
les premiers dessous sur la toile.

--Ça me démange, vois-tu,--dit-il au camarade qui était là,--je
reprendrai cela avec le modèle.

Au bout de quatre ou cinq jours, la toile était couverte, et le sujet du
tableau d'Anatole apparaissait clairement.

Ce tableau, où l'élève de Langibout avait mis toute son inspiration,
n'était pas précisément une peinture: il était avant tout une pensée. Il
sortait bien plus des entrailles de l'artiste que de sa main. Ce n'était
pas le peintre qui avait voulu s'y affirmer, mais l'homme; et le dessin
y cédait visiblement le pas à l'utopie. Ce tableau était en un mot la
lanterne magique des opinions d'Anatole, la traduction figurative et
colorée de ses tendances, de ses aspirations, de ses illusions; le
portrait allégorique et la transfiguration de toutes les généreuses
bêtises de son coeur. Cette sorte de _veulerie_ tendre, qui faisait sa
bienveillance universelle, le vague embrassement dont il serrait toute
l'humanité dans ses bras, sa mollesse de cervelle à ce qu'il lisait, le
socialisme brouillé qu'il avait puisé çà et là dans un Fourier
décomplété et dans des lambeaux de papiers déclamatoires, de confuses
idées de fraternité mêlées à des effusions d'après boire, des
apitoiements de seconde main sur les peuples, les opprimés, les
déshérités, un certain catholicisme libéral et révolutionnaire, le «Rêve
de bonheur» de Papety entrevu à travers le Phalanstère, voilà ce qui
avait fait le tableau d'Anatole, le tableau qui devait s'appeler au
Salon prochain de ce grand titre: _le Christ humanitaire_.

Étrange toile qui avait les horizons consolants et nuageux des principes
d'Anatole! Imaginez une Salente du progrès, une Thélème de la solidarité
dans une Icarie de feux de Bengale. La composition semblait commencer
par l'abbé de Saint-Pierre et finir par Eugène Sue. Tout en haut du
tableau, les trois vertus théologales, la Foi, l'Espérance, la Charité,
devenaient dans le ciel, où l'écharpe d'Iris se plissait en façon de
drapeau tricolore, les trois vertus républicaines: la Liberté,
l'Égalité, la Fraternité. De leurs robes elles touchaient une sorte de
temple posé sur les nuages et portant au fronton le mot: _Harmonia_, qui
abritait les poëtes et des écoles mutuelles, la Pensée et l'Éducation.
Au-dessous de ce nuage, qui planait à la façon du nuage de la Dispute du
Saint-Sacrement, on apercevait à gauche un forgeron avec les instruments
de la forge passés autour de sa ceinture de cuir, et dans le fond la
Maturité, l'Abondance, la Moisson: de ce côté, un soleil se levant
derrière une ruche éclairait la silhouette d'une charrue. A droite, une
soeur de Bon-Secours était en prières, et derrière elle se voyaient des
hospices, des crèches, des enfants, des vieillards. Au bas, sur le
premier plan, des hommes arrachaient d'une colonne des mandements
d'évêque, un frère ignorantin montrait son dos fuyant; un cardinal se
sauvait, tout courbé, avec une cassette sous le bras; et d'un tombeau
qui portait sur son marbre les armes papales, un grand Christ se
dressait, dont la main droite était transpercée d'un triangle de feu où
se lisait en lettres d'or: _Pax!_

Ce Christ était naturellement la lumière et la grande figure du tableau.
Anatole l'avait fait beau de toute la beauté qu'il imaginait. Il l'avait
flatté de toutes ses forces. Il avait essayé d'y incarner son type de
Dieu dans une espèce de figure de bel ouvrier et de jeune premier du
Golgotha. Il y avait encore mêlé un peu de ressouvenirs de lithographies
d'après Raphaël, et un reste de mémoire d'une lorette qu'il avait aimée;
et battant le tout, il avait créé un fils de Dieu ayant comme un air de
cabot idéal: son Christ ressemblait à la fois à un Arthur du paradis et
à un Mélingue du ciel.

La toile couverte, Anatole flâna quelques jours: il «tenait» son
tableau. Puis il arrêta un modèle. Le modèle vint: Anatole travailla
mal; la séance terminée il ne lui dit pas de revenir.

Anatole n'avait jamais été pris par l'étude d'après nature. Il ne
connaissait pas ce ravissement d'attention par la vie qui pose là devant
le regard, l'effort presque enivrant de la serrer de près, la lutte
acharnée, passionnée, de la main de l'artiste contre la réalité visible.
Il ne ressentait point ces satisfactions qui renversent un peu le
dessinateur en arrière, et lui font contempler un instant, dans un
mouvement de recul, ce qu'il croit avoir senti, rendu, conquis, de son
modèle.

D'ailleurs, il n'éprouvait pas le besoin d'interroger, de vérifier la
nature: il avait ce déplorable aplomb de la main qui sait de routine la
superficie de l'anatomie humaine, la silhouette ordinaire des choses. Et
depuis longtemps il avait pris l'habitude de ne plus travailler que de
_chic_, de peindre au jugé avec l'acquis des souvenirs d'école, une
habitude de certaines couleurs, un flux courant de figures, la tradition
de vieux croquis. Malheureusement il était adroit, doué de cette
élégance banale qui empêche le progrès, la transformation, et noue
l'homme à un semblant de talent, à un à peu près de style canaille.
Anatole, pas plus qu'un autre, ne devait guérir de cette triste
facilité, de cette menteuse et décevante vocation qui met au bout des
doigts d'un artiste la production d'une mécanique.

Il remplaçait le modèle par une maquette en terre sur laquelle il
ajustait, pour les plis, son mouchoir mouillé, et, se trouvant plus à
l'aise d'après cela, il se mettait à économiser les extrémités de ses
personnages: il se rappelait le magnifique exemple d'un de ses camarades
qui, dans un tableau de la Pentecôte, avait eu le génie de ne faire
qu'une paire de mains pour les douze apôtres.

Pourtant sa première fougue était un peu passée, et il commençait à
trouver que la tentative était pénible, de vouloir faire tenir le monde
de l'avenir et la religion du vingtième siècle dans une toile de 100. Il
commença un petit panneau, revint de temps en temps à sa grande toile, y
fit toutes sortes de changements au gré de son caprice du moment. Puis
il la laissa des jours, des semaines, n'y touchant plus que de loin en
loin, et s'en dégoûtant un peu plus à mesure qu'il y travaillait.

L'idée de son «Christ humanitaire» pâlissait d'ailleurs depuis quelque
temps dans son imagination et faisait place au souvenir, à l'image
présente de Debureau qu'il allait voir presque tous les soirs aux
Funambules. Il était poursuivi par la figure de Pierrot. Il revoyait sa
spirituelle tête, ses grimaces blanches sous le serre-tête noir, son
costume de clair de lune, ses bras flottants dans ses manches; et il
songeait qu'il y avait là une mine charmante de dessins. Déjà il avait
exécuté sous le titre des «Cinq sens», une série de cinq Pierrots à
l'aquarelle, dont la chromolithographie s'était assez bien vendue chez
un marchand d'imagerie de la rue Saint-Jacques. Le succès l'avait poussé
dans cette veine. Il pensait à de nouvelles suites de dessins, à de
petits tableaux; et tout au fond de lui il caressait l'idée de se
tailler une spécialité, de s'y faire un nom, d'être un jour le Maître
aux Pierrots. Et chez lui ce n'était pas seulement le peintre, c'était
l'homme aussi qui se sentait entraîné par une pente de sympathie vers le
personnage légendaire incarné dans la peau de Debureau: entre Pierrot et
lui, il reconnaissait des liens, une parenté, une communauté, une
ressemblance de famille. Il l'aimait pour ses tours de force, pour son
agilité, pour la façon dont il donnait un soufflet avec son pied. Il
l'aimait pour ses vices d'enfant, ses gourmandises de brioches et de
femmes, les traverses de sa vie, ses aventures, sa philosophie dans le
malheur et ses farces dans les larmes. Il l'aimait comme quelqu'un qui
lui ressemblait, un peu comme un frère, et beaucoup comme son portrait.

Aussi il lâcha bientôt tout à fait son Christ pour ce nouvel ami, le
Pierrot qu'il tourna et retourna dans toutes sortes de scènes et de
situations comiques fort drôlement imaginées. Et il avait presque oublié
son tableau sérieux, lorsqu'un architecte de ses amis vint lui demander,
de la part d'un curé, un Christ pour une chapelle de couvent «dans les
prix doux». Anatole reprit aussitôt sa grande toile, enleva tous les
accessoires humanitaires, troua la tunique de son Christ pour lui mettre
un coeur rayonnant: quoi qu'il fît, le curé ne trouva jamais son Bon
Pasteur assez évangélique pour le prix qu'il voulait y mettre.

Quand le malheureux tableau lui revint:--Seigneur,--fit Anatole en
allant à la toile,--on dit que Judas vous a vendu: ce n'est pas comme
moi. Et maintenant, excusez la lessive!

Disant cela, il effaça et barbouilla toute la toile furieusement,
jusqu'à ce qu'il eût fait sortir du corps divin un grand Pierrot,
l'échine pliée, l'oeil émérillonné.

Quelques jours après, dans les caves du bazar Bonne-Nouvelle, le public
faisait foule à la porte d'un nouveau spectacle de pantomime devant ce
Pierrot signé: _A. B._,--et qui avait un Christ comme dessous!



XXVI


Venait l'été: Anatole passait de la peinture aux plaisirs, aux joies de
l'eau, à la passion parisienne du canotage.

Amarré à Asnières, le canot qu'il avait acheté dans sa veine de richesse
s'emplit, tous les jeudis et tous les dimanches, de cette société d'amis
et d'inconnus familiers qui se groupent autour du bateau d'un bon
enfant, et l'enfoncent dans l'eau jusqu'au bordage. Il tombait dedans
des passants, des passantes, des camarades des deux sexes, des à peu
près de peintres, des espèces d'artistes, des femmes vagues dont on ne
savait que le petit nom, des jeunes premières de Grenelle, des lorettes
sans ouvrage, prises de la tentation d'une journée de campagne et du
petit _bleu_ du cabaret. Cela sautait d'une troisième classe de chemin
de fer, surprenait Anatole et son équipe dans leur café d'habitude; et
s'ils étaient partis, les ombrelles en s'agitant, arrêtaient du bord le
canot en vue. Tout le jour on riait, on chantait, les manches se
retroussaient jusqu'aux aisselles, et de jolis bras remuants, maladroits
à ce travail d'homme, brillaient de rose entre les éclairs de feu des
avirons relevés.

On goûtait la journée, la fatigue, la vitesse, le plein air libre et
vibrant, la réverbération de l'eau, le soleil dardant sur la tête, la
flamme miroitante de tout ce qui étourdit et éblouit dans ces promenades
coulantes, cette ivresse presque animale de vivre que fait un grand
fleuve fumant, aveuglé de lumière et de beau temps.

Des paresses, par instants, prenaient le canot qui s'abandonnait au fil
du courant. Et lentement, ainsi que ces écrans où tournent les tableaux
sous les doigts d'enfants, se déroulaient les deux rives, les verdures
trouées d'ombre, les petits bois margés d'une bande d'herbe usée par la
marche des dimanches; les barques aux couleurs vives noyées dans l'eau
tremblante, les moires remuées par les yoles attachées, les berges
étincelantes, les bords animés de bateaux de laveuses, de chargements de
sable, de charrettes aux chevaux blancs. Sur les coteaux, le jour
splendide laissait tomber des douceurs de bleu velouté dans le creux des
ombres et le vert des arbres; une brume de soleil effaçait le
Mont-Valérien; un rayonnement de midi semblait mettre un peu de Sorrente
au Bas-Meudon. De petites îles aux maisons rouges, à volets verts,
allongeaient leurs vergers pleins de linges étincelants. Le blanc des
villas brillait sur les hauteurs penchées et le long jardin montant de
Bellevue.

Dans les tonnelles des cabarets, sur le chemin de halage, le jour jouait
sur les nappes, sur les verres, sur la gaieté des robes d'été. Des
poteaux peints, indiquant l'endroit du bain froid, brûlaient de clarté
sur de petites langues de sable; et dans l'eau, des gamins d'enfants, de
petits corps grêles et gracieux, avançaient, souriants et frissonnants,
penchant devant eux un reflet de chair sur les rides du courant.

Souvent aux petites anses herbues, aux places de fraîcheur sous les
saules, dans le pré dru d'un bord de l'eau, l'équipage se débandait; la
troupe s'éparpillait et laissait passer la lourdeur du chaud dans une de
ces siestes débraillées, étendues sur la verdure, allongées sous des
ombres de branches, et ne montrant d'une société qu'un morceau de
chapeau de paille, un bout de vareuse rouge, un volant de jupon, ce qui
flotte et surnage d'un naufrage en Seine. Arrivait le réveil, à l'heure
où, dans le ciel pâlissant, le blanc doré et lointain des maisons de
Paris faisait monter une lumière d'éclairage. Et puis c'était le dîner,
les grands dîners du canot, les barbillons au beurre et les matelotes
dans les chambres de pêcheurs et les salles de bal abandonnées, les
faims dévorant les pains de huit livres, les soifs des cinq heures de
nage, les desserts débordants de bruit, de tendresses, de cris, des
fraternités, des expansions, des chansons et des bonheurs du mauvais
vin...



XXVII


--Hé! là-bas, mon petit ange, toi...--dit un soir, à un de ces dîners,
Anatole à une femme,--tu vas bien sur la matelote. Un peu de discrétion,
mon enfant... Je te ferai observer que nous sommes encore trois à
servir, et qu'il doit venir un quatrième... Hé! Malambic?... tu l'as
connu, toi, Chassagnol?

--Parbleu! Chassagnol... Tu connais ses histoires, dis donc?

--Du tout. Je l'ai rencontré hier. Il y avait bien trois ans que je ne
l'avais vu, on aurait dit qu'il m'avait quitté la veille. Il me demande:
Qu'est-ce que tu fais demain? Je lui dis que nous dînons ici. J'irai
vous retrouver; et il file... Avec Chassagnol, on ne sait jamais... Il
ne se lâche pas sur ses affaires de famille, celui-là...

--Eh bien! il lui en est arrivé, figure-toi! D'abord un héritage de
trente mille francs qui lui est tombé.

--Vrai? Tiens, il n'avait pas une tête à ça,--fit Anatole, et se
tournant vers une voisine:--Julie, vous allez avoir à côté de vous un
monsieur qui a trente mille francs... ne le tutoyez pas la première...

--Mais il ne les a plus... Voilà l'histoire,--reprit Malambic.--Il palpe
l'argent d'un oncle, un curé, je ne sais plus... Il le met dans sa
malle, ce n'est pas une blague, et il part voir du Rembrandt dans le
pays, du vrai, du pur, du Rembrandt conservé sur place, du Rembrandt
dans des cadres noirs. Il fait la Hollande, il fait l'Allemagne. Il
flâne des mois dans des villes à tableaux... Il se paye des rafles de
bric-à-brac chez les juifs... Des musées d'Allemagne, il tombe sur les
musées d'Italie, et là, une flâne, tu penses!... dans les ghettos, les
tableaux, la rococoterie, des enthousiasmes! des enthousiasmes de six
heures devant une toile! Avec ça, tu sais qu'il a l'habitude d'aider ses
admirations en se donnant une petite touche d'opium; il prétend qu'il
est comme les gens qui vont entendre des opéras après avoir pris du
hatchisch: eux, c'est les oreilles; lui, c'est les yeux qu'il faut qu'il
se grise... La fin de tout cela, c'est qu'après s'être flanqué une bosse
d'objets d'art, tout battu les palais, les collections, les
chefs-d'oeuvre, les villes, les villages, tous les trous de l'Italie,
éreinté, rafalé, à sec d'argent, vendant pour vivre, sur la route, ce
qu'il traînait après lui, il est allé tomber dans la maison de
Rouvillain, Rouvillain de chez nous, tu te rappelles? qui était là-bas
pour une copie du Giotto, que sa ville lui avait commandée. C'est lui,
Rouvillain, qui m'a raconté ça... Mais c'est la fin qui est superbe, tu
vas voir... Voilà donc Chassagnol à Padoue. Un jour, lui, l'homme des
musées, qui avait des oeillères dans la rue, qui n'aurait pas pu dire si
les femmes portaient des chapeaux de paille ou des bonnets de coton...
enfin Chassagnol, en traversant le marché, voit une jeune fille qui
vendait des volailles, mais une jeune fille... tu ne connais pas ça,
toi... la beauté du nord de l'Italie, mignonne, maladive... une vierge
de primitif, enfin merveilleuse! J'ai vu l'esquisse que Rouvillain en a
faite, comme cela, avec ces volailles, cet éventaire de crêtes rouges...
ça a un caractère! Chassagnol ne fait ni une ni deux: il offre sa main.
La vendeuse de poulets, qui était l'_innamorata_ d'un très-beau garçon
beaucoup mieux que Chassagnol le refuse net. Alors, devine ce que fait
Chassagnol! Il y avait dans la maison une soeur très-laide, une vraie
caricature de la beauté de l'autre... De désespoir, mon cher, et pour se
rattraper à la ressemblance, il l'épouse! il l'a épousée! Et, là-dessus,
il est revenu sans un sou, avec une paysanne et des chambranles de
cheminée en marbre provenant de la démolition d'un palais de Gênes,
marié, pas changé, et... parbleu comme le voilà!--fit Malambic en
coupant sa phrase.

Chassagnol entrait, boutonné dans cet éternel habit noir que ses plus
vieux amis lui avaient toujours vu, et qui semblait sa seconde peau.

--Ma foi,--lui dit Anatole en lui serrant la main,--on n'était pas sûr
que tu viendrais, et tu vois, on ne t'a pas attendu.

--Oui, oui... je n'ai quitté le Louvre qu'à quatre heures... Je sais, je
suis en retard,--fit Chassagnol, et il s'assit.

Le dîner continua; mais le froid de ce monsieur noir qui ne parlait pas,
tombait sur sa gaieté.

--Ah çà! dis donc,--fit Anatole,--tu as donc été en Italie?

--Moi?... oui, oui, en Italie... En Italie certainement...

Et Chassagnol s'arrêta, s'enfonçant dans un de ces silences qui
repoussent les questions. Penché sur son assiette, il avait l'air d'être
à cent lieues des gens et des paroles de là, d'être ramassé en lui-même
et tout seul, absent du dîner, ignorant de la présence des autres. Ses
sens mêmes paraissaient concentrés et retirés à l'intérieur, sans
contact avec un voisinage humain de semblables et de vivants.

La folie du dîner ne tardait pas à revenir, passant par-dessus la tête
de ce convive qui faisait le mort, et que les femmes ne regardaient même
plus. Le café venait d'être apporté sur la table, quand Chassagnol
appelant à lui, d'un brusque coup de coude, l'attention d'Anatole:

--Mon voyage d'Italie, hein, n'est-ce pas? Qu'est-ce que tu me disais?
L'Italie? Ah! mon cher! Les primitifs... vois-tu, les primitifs! les
_Uffizi_! Florence! Ah! les primitifs!

--Malambic! Malambic!--cria une voix de femme interrompant
la tirade,--la ronde du Bas-Meudon!... Et tout le monde à
l'accompagnement!... Le monsieur qui parle, là-bas... de la musique!
Voyons! un peu de couteau sur votre verre!

Quand la ronde fut finie:--Tiens! les voilà qui vont être embêtants, à
parler de leurs machines,--fit une femme qui se leva, et entraîna les
autres femmes au dehors, à l'air, au crépuscule, sur le chemin barré de
bancs, devant le cabaret.

Chassagnol était resté penché sur Anatole avec une phrase commencée,
arrêtée sur les lèvres. Il reprit, dans le silence fait par la fuite des
femmes et le recueillement des hommes fumant leurs pipes:

--Ah! les primitifs!... Cimabué! Des tableaux comme des prières... La
peinture avant la science, avant tout, avant l'art! Ricco de Candie...
Les Byzantins... les mains de Vierge comme des eustaches... l'Ingénu
barbare...

Il s'arrêta, et revenant à son habitude de parler en manches de chemise,
il ôta son habit, et s'asseyant sur la table, ne s'adressant plus trop à
Anatole, mais parlant à tous ceux qui étaient là, à un vague public, aux
murs, aux têtes coloriées de tirs à macarons accrochés de travers sur la
chaux vive de la pièce, il continua:--Oui, la mosaïque byzantine, la
cathèdre, la Mère de Dieu en impératrice, le petit Jésus
porphyrophore... adorable! Des ciels d'or, des nimbes... _Ave gratia_!
une parole d'or qui s'envole d'un tableau de Memmi... des anges
d'orfévrerie, de reliquaire, les ailes arrosées de rubis, Memmi!... des
rêves... des rêves qu'on dirait faits sous le grand rosier de Damas du
couvent florentin de Saint-Marc... Et Gaddi! magnifique... des casques
de rois à barbe pointue, où des oiseaux battent des ailes... Gaddi! la
terreur du décor de la Bible, l'Orient de la Bible... un dessinateur de
Babylones... des femmes aux mentonnières de gaze près de grands fleuves
verts, des paysages comme celui du premier meurtre, des firmaments où il
y a le sang d'Abel sous le sang du Christ!... Et Gentile de Fabriano! La
chevalerie... des lances, des chameaux, des singes, tout le moyen âge de
Delacroix... Fiesole, la _transfiguration_ prêchée par Savonarole,
l'ange de la peinture à l'oeuf... le miniaturiste du paradis... Des
saintes comme des hosties... des hosties, des pains à cacheter célestes,
hein, c'est ça?... Botticelli... il vous prend comme Alfred Durer,
celui-là... des plis cassés d'un style! des chairs souffrantes... des
lumières boréales... Et Lippi, l'amoureux des blondes... Masaccio... un
grand bonhomme! le trait d'union entre Giotto et Raphaël... C'est la Foi
qui va à l'Académie... l'Art s'incarnant dans l'humanité... _Et homo
factus est_... voilà, hein?... Et ses fonds! des rangées de crânes de
sénats marchands... des profils vulturins penchés sur la délibération
des intérêts... Et une variété dans tous ces gens-là! Il y a les
virgiliens... Cosimo Roselli... Des tableaux qui vous font chanter: _En
nova progenies_!... Baldovinetti... la Fête-Dieu dans une toile... Et
puis, des embryons de Michel-Ange, Pollaiolo qui vous casse les reins
d'Antée dans le cadre d'une carte de visite... toute la gestation de la
Renaissance, ces hommes-là!... Et Ghirlandaio! le saint Jean-Baptiste,
le Précurseur... Il renoue les deux Romes, il mène Dieu au Panthéon, il
met des frises d'amour dans le gynécée de la Nativité... Il pose le toit
de la crèche sur les colonnes d'un temple, il berce le petit Jésus dans
le sarcophage d'un augure... Ghirlandaio... positivement, n'est-ce pas,
hein?

A ce «hein?» de Chassagnol, la porte s'ouvrit violemment. On entendit
les femmes crier: «En barque! en barque!» Et presque aussitôt une
irruption folle, prenant les hommes par les bras, les soulevant de leurs
tabourets, les traîna, avec Chassagnol, jusqu'au canot.

--La Grande! au gouvernail!--commanda Anatole à une femme; et il passa
un aviron à Chassagnol pour qu'il ne parlât plus.

Et le canot partit, fou et bruyant de la gaieté du café et des glorias,
dans le tralala d'un refrain déchirant un couplet populaire.

Il était neuf heures, le soir tombait. Le ciel, pâlissant d'un côté,
s'éclairait de l'autre du rose du soleil couché. Il ne semblait plus
passer que des voix sur les rives; et sous les arbres du bord
murmuraient des causeries basses de gens, de l'amour qu'on ne voyait
pas. Tout s'estompait et grandissait dans l'inconnu et le doute de
l'ombre. Les gros bateaux amarrés prenaient des profils bizarres,
menaçants; de grands noirs d'huile s'étendaient sur l'eau dormante; les
peupliers se massaient avec l'épaisse densité de cyprès, et soudain à la
cime de l'un, la lune apparut, ronde, pareille à une lanterne jaune
accrochée tout en haut d'un arbre. Lentement le repos de la nuit
descendit en s'épandant sur le sommeil du paysage où les sonorités
s'éteignaient. L'haleine des industries haletantes se tut aux fabriques.
Le bruit du passant expira sur le chemin de halage. Rien ne s'entendit
plus qu'un frissonnement de courant, un tintement, l'heure qui tombe
d'un clocher de banlieue, l'agaçante crécelle d'une grenouille, le
roulement lointain de tonnerre d'un train de chemin de fer sur un pont.
La lune montait, marchait avec le canot, comme si elle le suivait,
jouait à cache-cache derrière les arbres, surgissant à leur bord et
découpant leurs feuilles, puis passant derrière leur masse, et brillant
à travers en perçant leur noir de piqûres d'or. En allant, elle
éclaboussait de gouttes d'éclairs et d'argent un jonc, le fer de lance
d'une plante d'eau, un petit bras de la rivière, une petite anse
mystérieuse, une racine, un tronc mort; et souvent les rames, en entrant
dans l'eau, frappaient dans sa lumière tombée et coupaient sa face en
deux. Le ciel était toujours bleu, du bleu d'une robe de bal voilée de
dentelle noire; les étoiles de l'été y faisaient comme un fourmillement
de fleurs de feu. La terre et sa rumeur finissante mouraient dans le
dernier écho de la retraite de Courbevoie. Le canot glissait, balancé,
bercé par le clapotement continu de l'eau et par l'égouttement scandé de
chaque coup d'aviron, comme par une mélancolique musique de plainte où
tomberaient des larmes une à une. Une fraîcheur se levait dans le soir
comme un souffle venant d'un autre monde et caressait les visages
chauffés de soleil sous la peau. Des branches pendantes et balayantes de
saules mettaient parfois contre les joues des chatouillements de
chevelure...

Peu à peu l'obscurité, la vide et muette grandeur dans laquelle les
canotiers glissaient, la douceur solennelle de l'heure, la majesté de
sommeil de ce beau silence, glaçaient sur les lèvres la chanson, le
rire, la parole. La Nuit, au fond de cette barque de Bohême, embrassait
au front et dégrisait l'ivresse du vin bleu. Les yeux, involontairement,
se levaient vers cette attirante sérénité d'en haut, regardaient au
ciel... Et la bêtise même des femmes rêvait.



XXVIII


L'hiver arrivé, les commandes, les portraits manquant, Anatole fut
obligé de descendre aux bas métiers qui nourrissent l'homme d'un pain
qui fait d'abord rougir l'artiste, et finissent par tuer chez tant de
peintres, sous le labeur ouvrier, le premier orgueil et la haute
aspiration de leur carrière. Il accepta, chercha, ramassa les affaires
d'industrie, les travaux de rebut et d'avilissement: les panneaux, dont
on déjeune, les paysages de Suisse qui donnent l'argent d'une paire de
souliers. Il fit, dans cette misérable partie, tout ce qui concernait
son état: des portraits de morts, d'après des photographies; des dessins
décolletés, pour la Russie; des dessus de cartons de modes pour
Rio-Janeiro. Il accrocha des entreprises de Chemins-de-Croix au rabais,
qu'il peignait à la diable, aidé de deux ou trois camarades de
l'atelier, avec le procédé des tableaux de nature morte exposés sur le
boulevard: chacun était chargé d'une couleur, préposé au rouge, au bleu
ou au vert. La Passion marchait ainsi d'un train de poste, et l'on
enlevait les _stations_ pour la province au milieu de parodies
effroyables et de charges du crucifiement qui mettaient dans la bouche
de l'agonie du Sauveur la pratique de Polichinelle!

Pourtant, malgré tout, souvent la pièce de cent sous manquait. Mais il
finissait toujours par venir un hasard, une chance, quelque occasion;
et, dans les moments les plus désespérés, un petit manteau-bleu
apparaissait dans l'atelier, un homme providentiel, singulièrement
informé des _noces_ et des _dèches_ d'artistes, surgissant le matin
devant le lit où ils dormaient encore, et pour le moins d'argent
possible, leur achetant deux ou trois esquisses qu'il marquait par
derrière d'une pointe à son nom. L'homme _à la fabrique_, c'est ainsi
qu'on l'appelait, était un petit homme, habillé de couleurs sobres,
portant des guêtres blanches, les souliers vernis d'un faiseur
d'affaires qui a toujours une voiture pour ses courses. Il avait du
militaire en bourgeois, un ton net, un air coupant, le teint bilieux,
les yeux bridés, le nez d'un garçon de place napolitain, une bouche sans
dessin dans une barbe noire. Il faisait son principal commerce de
l'exportation des tableaux pour les pays du nouveau monde qui boivent du
champagne confectionné à Montmorency. Ses plus gros prix étaient
soixante francs; mais il ne les donnait qu'aux talents qui lui étaient
sympathiques et aux peintres de style; et de soixante francs il
descendait à quatre francs juste pour les petites compositions. Pour peu
qu'il crût à l'avenir d'un artiste, il lui faisait faire toutes sortes
de choses; il apportait des esquisses pour qu'on les lui finît, qu'on y
mît du piquant, qu'on les amenât au joli: il payait cela cinq francs. Il
faisait peindre des gravures d'Overbeck sur des toiles de six. Il venait
encore souvent avec des panneaux sur lesquels étaient lithographiés des
sujets de bergerie, des Boucher de paravent, qu'on n'avait plus que la
peine de couvrir. Il traitait vite, ne riait jamais, avait des opinions,
s'asseyait devant une copie, critiquait, disait des mots d'art: «C'est
creux... ça fait lanterne...,» demandait plus de plis aux robes de
vierges, des lumières dans les yeux, du modelé partout, un tas de
petites touches «tic comme ça» au bout des doigts et de la conscience,
et de l'outremer dans les ciels.

Bref, il demandait tant de choses pour si peu d'argent, qu'Anatole, à la
fin, préféra travailler pour M. Bernardin.



XXIX


M. Bernardin, un embaumeur, le rival de Gannal, se trouvait occupé à
faire des préparations anatomiques pour le musée Orfila. C'était un
préparateur d'un grand mérite, auquel n'avait guère manqué jusque-là,
pour devenir célèbre, que la chance d'embaumer des hommes connus. Il
était parvenu à conserver le poids et le volume de la nature à ses
préparations; seulement il ne pouvait les empêcher de prendre, avec le
temps, une couleur de momification qui détruisait toute illusion. Il
proposa à Anatole de les peindre d'après les modèles qu'il lui
fournirait. Et ce fut alors qu'Anatole alla tous les jours à une belle
et grande maison dans la rue du Faubourg-du-Temple. Il montait au
cinquième, à une petite chambre de domestique, trouvait là le membre
préparé, et, à côté, le membre, écorché frais par Bernardin, et qui
devait lui servir de modèle pour les tons.

Quelquefois, en travaillant, il hasardait un regard dans la cour; et il
n'était pas trop rassuré en voyant toutes les têtes des locataires et
l'horreur de tous les étages tournées vers sa mansarde.

Un jour, s'étant mis un peu de sang aux doigts en changeant de place son
modèle, il voulut se laver dans une grande terrine, dont il n'avait pas
vu dans l'ombre la teinte sanguinolente. Comme il retirait ses mains,
lui vint aux doigts quelque chose comme une peau qui ne finissait pas.

--Ah! celle-là, c'est d'une jeune fille...--dit négligemment M.
Bernardin, en train de préparer de l'ouvrage pour le lendemain.--Oui,
c'est le moment... après le carnaval... le passage des femmes dans les
hôpitaux...

Il prit un tel frisson à Anatole, qu'il ne revint plus. Cela étonna M.
Bernardin qui le payait bien.

A quelques semaines de là, il n'était bruit à Paris que d'un meurtre
mystérieux, d'une femme coupée en morceaux, dont on avait trouvé la tête
dans la fontaine du quai aux Fleurs. On frappa chez Anatole: c'était M.
Bernardin. Il avait été chargé d'embaumer cette femme, que la police
voulait faire exposer et reconnaître. Mais comme elle avait séjourné
sous l'eau et qu'elle avait des taches, M. Bernardin, qui voulait faire
un chef-d'oeuvre, frapper un coup de maître, avait pensé à faire
_raccorder_ la malheureuse; il venait demander à Anatole de passer des
glacis dessus.

--Mon cher, c'est mon avenir,--dit-il à Anatole. Et il lui offrit un
gros prix.

Anatole, que la Morgue avait toujours attiré, et qui était naturellement
curieux des grands crimes, se laissa décider. Et une demi-heure après,
derrière le rideau tiré de la salle, il travaillait à couvrir, en
couleur chair, les taches de la morte, à laquelle le coiffeur de la rue
de la Barillerie, plus blanc qu'un linge, faisait la raie, tandis que M.
Bernardin, retirant l'un après l'autre de la tête ses yeux en émail,
essuyait dessus, soigneusement, la buée avec son foulard!



XXX


Au bout de tous ces travaux de raccroc tombait dans l'atelier la misère
que l'artiste appelle de son petit nom la _panne_.

L'hiver revint cette année-là au commencement du printemps. Tous les
fournisseurs du quartier étaient usés, «brûlés». Anatole condamna au feu
un vieux fauteuil qui boitait. Du fauteuil, il passa aux tiroirs du
chiffonnier, et arriva à ne laisser de ses meubles que les deux côtés
qui ne touchaient pas au mur. Les amis avaient fui devant le froid et
l'absence de tabac. Alexandre était parti pour Lille, où l'appelait un
engagement. Et il ne restait plus à Anatole qu'un camarade, qui avait
pris dans son existence la place d'Alexandre.

Il est en Russie un plat national et religieux, l'_Agneau de beurre_, un
agneau à la toison faite avec du beurre pressé dans un torchon, aux yeux
piqués de petits points de truffe, à la bouche portant un rameau vert.
Les Russes attachent une grande importance à la confection artistique de
cet agneau qu'on sert dans la nuit de Pâques. Un cuisinier français,
maître de cuisine chez le prince Pojarski, pendant un séjour du prince à
Paris, s'était mis à étudier chez un sculpteur d'animaux pour se faire
un talent de modeleur de pareilles pièces en beurre et en suif. Au
milieu de ses études, saisi par l'amour de l'art, il avait donné sa
démission de cuisinier pour se faire artiste. Et ses économies mangées,
par ce hasard des rencontres qui accroche les malheureux, par cet
instinct du ménage à deux qui associe presque toujours par paires les
pauvres diables pour faire front aux duretés de la vie, il était devenu
le compagnon de lit d'Anatole.

La panne continuait pendant l'été et l'automne. Tout manquait, jusqu'à
l'homme à la fabrique. Bardoulat--c'était le nom du camarade
d'Anatole--commençait à donner des signes de démoralisation.

--C'est drôle! décidément, c'est drôle!--répétait-il--nous voilà à
ramasser des bouts de cigarettes pour fumer, à présent. Ah! c'est drôle,
l'art! très-drôle! maintenant, quand je sors dehors, je marche au milieu
de la rue: tu comprends, si j'avais le malheur de casser un carreau!...
Oh! très-drôle, tout ça! très-drôle, très-drôle!

--Mon cher--lui disait Anatole pour le remonter--tu cultives un genre
qui a eu du succès à Jérusalem, mais qui est mort avec Jérémie... Que
diable! nous n'en sommes pas encore à la misère de Ducharmel...
Ducharmel, tu sais bien? auquel on a fait, depuis qu'il est mort, un si
beau tombeau par souscription... Lui, la Providence l'avait affligé d'un
enfant... Sais-tu ce qu'un jour, que son moutard avait faim, il a trouvé
à lui donner à manger?... Une boîte de pains à cacheter blancs!



XXXI


Le soir, ils s'en allaient tous les deux à la barrière, au _Désespoir_,
chez Tisserand le Danseur, où l'on dînait pour neuf sous. Et l'estomac à
demi rempli, sans un liard pour une consommation, regardant à travers
les rideaux les gens assis dans les cafés, ils s'en revenaient
tristement.

Alors commençait la veillée, la causerie, et presque toujours l'ironie
d'une conversation succulente. Curieux de tout ce qui avait un caractère
étranger, enclin d'ailleurs à cette gourmandise d'imagination qui lui
faisait demander sur les cartes des restaurants les mets inconnus et de
noms chatouillants, Anatole mettait l'ancien chef du prince Pojarski sur
son passé; et le cuisinier, s'animant au souvenir du feu de ses
fourneaux, et comme repris par sa première profession, lui parlait
cuisine, et cuisine russe. Les yeux brillants, il énumérait les cailles
des gouvernements de Toul et de Koursk, les gélinottes de Wologda,
Arkhangel, Kazan; les coqs de bruyères, les bécasses de bois, les
sangliers des gouvernements de Grodno et de Minsk; les jambons, les
pattes d'ours, tout le gibier conservé gelé toute l'année dans les
glacières de Pétersbourg. Il dissertait sur la délicatesse des poissons
vivant dans ces fleuves de glace: les sterlets du Volga, l'esturgeon du
lac Ladoga, les saumons de la Newa, les lavarets, le soudac, dont le
meilleur apprêt est celui dit du _Cabaret rouge_; et les truites de
Gatschina, les _carassins_ des environs de Saint-Pétersbourg, les
éperlans de Ladoga, les goujons perchés, les goujons délicieux de
Moscou, les riapouschka, les chabots de Pskoff, dont on se sert dans le
carême pour le _stschi_ maigre, et dans la semaine du carnaval pour les
_blinis_. Et de l'énumération, Bardoulat passait impitoyablement aux
détails de son ancien art, avec des termes techniques, des explications,
des gestes qui semblaient remuer les choses dans la casserole, des mots
qui sentaient bon et qui fumaient. C'était le potage Rossolnick, le
potage aux concombres liés, au moment de servir, avec de la crème double
et des jaunes d'oeuf, dans lequel on met les membres de deux jeunes
poulets cuits dans le velouté du potage.

--Le velouté du potage!--répétait Anatole, comme pour se faire passer
sur la langue la friandise de l'expression.

Mais Bardoulat ne l'écoutait pas: il était lancé dans l'extravagance des
soupes: le potage de sterlet aux foies de lotte, mouillé de vin de
Champagne, les bortsch, les stschi à la paresseuse, le bouillon de
gribouis, fait de ces exquis champignons qui ne viennent que sous les
sapins, les potages au gruau de sarrazin, au cochon de lait, aux
morilles, aux orties, et les potages à la purée de fraises, pour les
grandes chaleurs...

Anatole écoutait tout cela, aspirant l'exquisité des plats que l'autre
évoquait toujours, les petits pâtés de vesiga, les coulibiac de
feuilletage aux choux, les varenikis lithuaniens, les vatrouschkis au
fromage blanc, les sausselis farcis des pellmènes sibériens, les
ciernikis et nalesnikis polonais: il lui semblait être au soupirail
d'une cuisine où Carême travaillerait pour Attila, et il lui entrait des
rêves dans l'estomac.

--Mais vois-tu ce qu'il faut manger,--lui dit une fois l'ancien
chef,--au premier argent que nous aurons, j'en fais un, tu verras! Un
faisan à la Géorgienne!... C'est qu'il faut du raisin.

--Oh!--dit négligemment Anatole,--j'en ai vu chez Chevet... vingt francs
la boîte, mon Dieu...

--Écoute!--fit le chef, et se mettant à parler comme un livre de
cuisine,--tu vides, tu flambes, tu trousses ton faisan... tu le bardes,
tu le mets dans une casserole... ovale, la casserole... tu enlèves avec
précaution les pellicules d'une trentaine de noix fraîches, et tu les
mets dans la casserole.

--Bon!

--Tu écrases dans un tamis deux livres de raisin et la chair de quatre
oranges... tu verses cela sur ton faisan, tu ajoutes un verre de
Malvoisie, autant d'infusion de thé vert... Tout cela sur le feu, une
heure avant de servir, et lorsque c'est cuit... tu as ajouté, bien
entendu, gros comme un oeuf de beurre fin... Tu passes les trois quarts
de la cuisson à la serviette pour la réduire avec une bonne espagnole...
Tu sers... Et ce que c'est bon! Ah! mon ami!

--Assez!--dit d'un ton impératif Anatole.

--Oui, assez,--dit mélancoliquement l'ancien chef de cuisine du prince
Pojarski.

Tous deux commençaient à trop souffrir de ce supplice abominablement
irritant, torture de tentation pareille à celle qu'auraient des
naufragés si, dans le ciel au-dessus d'eux, le _Parfait Cuisinier_
s'ouvrait avec des recettes écrites en lettres de feu.



XXXII


Par une journée de froid noir, en décembre, où ils étaient restés au
lit, couchés avec leurs vareuses, à jouer au piquet, il leur prit l'idée
d'aller se chauffer gratis dans un endroit public.

Ils étaient sur le boulevard, ne sachant trop où ils entreraient,
hésitant entre le Louvre et un bureau d'omnibus, lorsque Anatole dit:

--Tiens! si nous allions aux commissaires-priseurs? Il y a longtemps que
j'ai envie d'acheter un mobilier en bois de rose...

Bardoulat ne fit pas d'objection. Ils arrivèrent au long corridor de la
rue des Jeûneurs, entrèrent dans une première salle et s'assirent sur
deux chaises, les pieds posés sur la bouche d'un calorifère, le corps
ramassé dans la chaleur qu'il faisait. Au bout de quelques instants
seulement ils regardèrent.

--Ah!--fit Anatole,--une esquisse de Lestonnat... Tiens!... une autre...
C'est encore de lui, ça... Et ça aussi... Une crânement bonne chose,
cette esquisse-là... Langibout, je me rappelle, quand il la lui a
montrée, était joliment content... Que c'est drôle, qu'il _lave_ tout
ça!... Il est donc connu à présent, qu'il se paye une vente... Ah! voilà
Grandvoinet... là-bas, dans le coin, ce grand... C'était son intime...
Il va nous dire... Eh! Grandvoinet...

Grandvoinet arriva à Anatole.

--Tiens! c'est toi? Bonjour...

--Ça se vend-il?

Grandvoinet ne répondit que par un signe de tête triste.

--Ah ça! pourquoi vend-il?

--Pourquoi?... Tu n'as donc pas lu l'affiche?

--Non.

--Eh bien! il est mort... simplement...

--Mort! bah?... Comment, lui!... Sapristi! Lestonnat... un garçon
auquel, à l'atelier, le père Langibout et tout le monde croyaient tant
d'avenir...

--Tiens! le voilà, à présent, son avenir!

Et Grandvoinet montra de l'oeil à Anatole, au bas du bureau du
commissaire-priseur, une pauvre maigre jeune femme, vêtue du deuil
propre et pauvre de la misère, en chapeau, les épaules serrées dans un
châle reteint. Elle était là, droite, ne bougeant pas, les mains dans le
creux de sa jupe, avec une figure d'une pâleur jaune, et son chagrin à
peine séché dans les yeux. A côté d'elle, et de fatigue se penchant par
moments contre son bras, un enfant de deux ou trois ans, juché sur la
chaise trop haute pour lui, laissait pendre ses deux jambes qu'il
remuait, et dont les pieds, en se tortillant, se tournaient l'un sur
l'autre; et puis il regardait vaguement, d'un air étonné et distrait, de
l'air des enfants trop petits pour voir la mort, et qui sont amusés
d'être en noir.

--De quoi est-il mort?--demanda Anatole.

--De quoi?... De la peinture, mon cher... de ce joli métier de
galère-là!--fit Grandvoinet d'un ton d'amertume sourde.--Les bourgeois
croient que c'est tout rose, notre vie, et qu'on ne crève pas à ce chien
de travail-là! Tu la connais, toi: l'atelier, depuis le matin six heures
jusqu'à midi; à déjeuner, deux sous de pain et deux sous de pommes de
terre frites; après ça, le Louvre, où l'on peint toute la journée... Et
puis, le soir, encore l'école, le modèle de six à huit heures, et ce
qu'on fait en rentrant chez soi... Trouvez le temps de dîner seulement
là-dedans! Ah! elle est jolie, l'hygiène, avec la gargotte, les
embêtements, les échignements pour les concours, les éreintements
d'estomac, de tête, de piochade, de volonté et de tout... Va, il faut en
avoir une santé et un coffre pour y résister!... Soixante-quinze francs!
Mais c'est son plafond pour la Tanucci, l'esquisse, qu'on vend...
Quatre-vingts! Est-ce fin de ton, hein?... Quatre-vingt-cinq! Je suis
capable de ne rien avoir... Enfin, j'ai tout de même eu une bonne idée
de mettre au clou ma montre et ma chaîne... Si je n'avais pas poussé, ce
gueux de Lapaque aurait tout eu pour rien... Quatre-vingt-quinze!... On
n'a pas idée de ça: il n'y a que lui de marchand ici...

La vente se traînait péniblement avec l'horrible ennui d'une vacation
qui ne va pas. Les enchères misérables languissaient. Rien n'avait amené
le public à cette dernière exposition d'un peintre à peu près inconnu
des amateurs, qui n'avait de talent que pour ses camarades, et dont les
autres peintres achetaient les esquisses pour «se monter le coup».
D'ailleurs, la mode n'existait pas encore des ventes d'artistes; et il
pesait sur le marché de l'art les préoccupations politiques de la fin de
cette année 1847.

Des gens qui étaient là, des vingt personnes espacées autour des tables,
la moitié était venue, comme Anatole et son ami, pour se chauffer. A
peine si trois ou quatre faisaient un petit mouvement d'avance, quand
une toile passait devant eux; et, dans un coin, un homme au chapeau roux
dormait tout haut. De temps en temps, un passant regardait, de la porte
de la salle, les cadres, les panneaux, le chevalet Bonhomme, les
cartons, le mannequin; et voyant si peu de monde, il n'avait pas le
courage d'entrer. Le gros commissaire-priseur, renversé sur son fauteuil
et se grattant le dessous du menton avec son marteau d'ivoire, se
laissait aller à bâiller; le crieur ne donnait plus que la moitié de sa
voix; et jusqu'au dos des lourds Auvergnats emportant les numéros
adjugés, tout et tous semblaient mépriser cette peinture qui se vendait
si mal, ce talent que la réclame de la mort n'avait pas fait monter.

Enfin, on arrivait à la fin de la vente.

La pauvre femme était toujours là, plus douloureuse, plus humiliée à
chaque nouvelle adjudication, comme si, devant les morceaux de la vie de
son mari vendus si bon marché, pleurait et saignait l'orgueil qu'elle
avait placé sur son talent. Le commissaire-priseur se ranimait; et,
paraissant sourire à l'idée de son dîner et de son plaisir du soir, il
regardait en dessous cette douleur de jeune veuve avec de gros yeux
sensuels de célibataire sceptique. Il criait, pressait les enchères,
disait:

--Messieurs, il y a un cadre!--ou bien:--Une belle femme nue,
messieurs!... Pas d'erreur?... Vu?... On y renonce?--Il jetait sur les
toiles, à mesure qu'elles passaient, ces lourdes et cyniques
plaisanteries de son métier, qui enterrent l'oeuvre d'un mort dans une
profanation de risée.

--Le misérable!--fit Grandvoinet indigné,--il _égaye_ la vente!... Ah!
si sa femme, avec les frais, a seulement de quoi payer les dettes!

Anatole et Bardoulat restèrent sous l'impression de cette triste scène.
Dans la rue:

--Merci!--dit Bardoulat,--ayez donc du talent!

Le soir après dîner, comme Anatole croyait que Bardoulat, sa vareuse
ôtée, allait se coucher, il le vit prendre la redingote commune.

--Tu prends notre redingote?--lui dit-il.

--Oui, je sors un moment...

--A cette heure-ci?... Coquin!

Dans la nuit, tout en dormant, il sembla à Anatole que le thermomètre
baissait: le lendemain, il fut étonné de se trouver seul dans son lit.
La journée se passa sans nouvelles de Bardoulat. Le soir, il ne revint
pas. Le matin qui suivit, Anatole inquiet commençait à se demander s'il
ne ferait pas bien d'aller voir à la Morgue, quand il reçut un petit
billet de Bardoulat. Bardoulat s'avouait dégoûté de l'art, et il
demandait pardon à Anatole de l'avoir quitté si brusquement, mais il
n'osait plus le revoir; il n'en était plus digne: il s'était replacé
comme cuisinier chez un Russe qui le faisait partir en courrier pour la
Russie.

--Cet animal-là!--fit Anatole,--il aurait bien dû mettre la redingote
dans sa lettre, d'autant plus qu'il est parti avec les derniers quarante
sous de la maison!... Enfin, tant mieux qu'il soit parti: avec ses
histoires de cuisine, c'était le _supplice de Cancale!_...



XXXIII


Cependant arrivait cette année dure à l'art: 1848, la Révolution, la
crise de l'argent.

Anatole n'en souffrait pas trop d'abord. Il trouvait à s'employer dans
une série de portraits des députés de la Constituante. Mais après cela,
des semaines, des mois se passaient sans qu'il trouvât autre chose à
faire que l'en-tête d'une romance légitimiste: _Où est-il?_ qu'il
exécuta en faisant violence à ses opinions républicaines. Puis, la gêne
des temps croissant, il arriva à se laisser embaucher par un individu
qui avait eu l'idée de placer en province des livres invendables, des
_rossignols_ de librairie, avec la prime d'une pendule ou d'un portrait
au choix. Chaque portrait, y compris les mains, devait être payé 20
francs à Anatole, et l'on commençait la tournée par Poissy. Anatole et
son meneur se glissaient dans les maisons, furtivement, sans rien dire
du pourquoi de leur visite, qui les eût fait jeter à la porte; et tout à
coup, Anatole ouvrant une boîte qui contenait son portrait, se mettait à
côté dans la pose, tandis que son compagnon, levant un mouchoir
démasquait la pendule de la prime. Cette pantomime n'eut aucun succès
auprès des bouchers de l'endroit. Elle ne réussit guère mieux dans les
autres villes du département. Et, peu de jours avant les journées de
Juin, Anatole retomba sur le pavé de Paris, aussi pauvre qu'avant de
partir. Les journées de Juin lui donnaient l'idée de faire d'imagination
un faux croquis d'après nature de l'épisode de la barrière de
Fontainebleau: l'assassinat du général Bréa. Un journal illustré lui
payait assez bien ce dessin d'actualité. Anatole en tirait une seconde
mouture en lilhographiant un portrait du général, dont il vendait pour
une trentaine de francs.

Mais c'était son dernier gain, toute affaire s'arrêtait. Il eut beau
chercher, courir, solliciter: un moment, il n'y eut plus que la faim à
l'horizon désespéré de son lendemain.

Il regarda autour de lui. Ses effets, sa chambre elle-même avait presque
toute déménagé au mont-de-piété. Il fouilla machinalement la poche de
son gilet: le poisson d'or de Coriolis, qui lui avait si souvent avancé
un peu d'argent, était parti pour la dernière fois, et n'était pas
revenu. Il chercha dans la pauvreté de ses nippes et le vide de ses
meubles: rien, il ne restait plus rien dont le clou eût voulu.

Alors il eut une idée: ses matelas avaient encore le luxe de leurs
toiles; il se mit à les découdre, trouva dessous la laine assez tassée
en galette pour y pouvoir coucher, et courant les engager au premier
bureau de commissionnaire, il en tira quelques sous. Et il se mit à
manger un pain de seigle pour son déjeuner, un autre pour son dîner. En
se rationnant ainsi, il calculait qu'il avait de quoi vivre une huitaine
de jours. Et il dormit sans mauvais rêve sur la laine de ses matelas.

Il ne trouvait pas qu'il était temps de s'inquiéter. C'était simplement
une situation tendue, une faillite momentanée de chance. Puis, il y
avait, dans ce qui lui arrivait, une sorte de caractère, un côté
pittoresque, comme une nouveauté d'aventure, qui amusait son
imagination. Cette misère absolue lui paraissait une extrémité
extravagante, presque drôle. D'ailleurs, il avait toujours adoré le pain
de seigle: quand il en achetait un au Jardin des Plantes pour le donner
aux animaux, il le mangeait.

Aussi n'eut-il point de tristesse. Le second jour, il fut tout heureux
d'avoir failli dîner avec un camarade enlevé par «une ancienne» après
l'absinthe, et presque sur le pas de la gargotte où ils allaient entrer.
Les lendemains se succédèrent pareils, nourris des mêmes deux pains de
seigle, également déçus par des rencontres d'amis qui le menaient
jusqu'au bord d'un dîner. Anatole supporta cet allongement de déveine et
cette conjuration de contre-temps sans se laisser abattre. Il se
roidissait dans sa philosophie, se disait que rien n'est éternel,
trouvait en lui de quoi se plaisanter lui-même, et n'avait pas même la
pensée d'injurier le ciel ou d'en vouloir aux hommes. Il espérait
toujours avec une confiance vague, avec un ressouvenir instinctif du
système des compensations d'Azaïs qu'il avait autrefois feuilleté à un
étalage sur le quai. Deux ou trois fois il trouva en rentrant, sur sa
porte, écrit avec le morceau de craie posé à côté dans une petite poche
de cuir, le nom d'amis aisés venus pour le voir: il n'alla point chez
eux, par une pudeur de timidité, et aussi de belle dignité, qui l'avait
toujours empêché d'emprunter.

Comme à la longue il se sentait une espèce d'ennui dans les entrailles,
il songea à aller chez sa mère, avec laquelle il était complètement
brouillé, et qu'il ne voyait plus que le premier jour de l'an. Mais
pensant au sermon que lui coûterait là une pièce de cent sous, il prit
le parti de patienter encore. Il attrapa ainsi la fin de ses pains de
seigle; mais, à une dernière digestion, des crampes si atroces le
prirent qu'il fut forcé de se coucher.

La nuit commençait à tomber; et avec la nuit, la douleur ne s'apaisant
pas, ses réflexions s'assombrissaient un peu, quand la clef tourna dans
la porte. Il entendit un frou-frou de soie et de femme: c'était une
vieille connaissance de ses parties de canot, qui venait lui demander
dix sous pour aller manger une portion à un bouillon. Mais quand elle
eut vu l'atelier, elle s'arrêta comme honteuse de demander à plus pauvre
qu'elle, le regarda, le vit jaune d'une jaunisse, lui dit de se faire de
la limonade, et s'en alla.

Anatole resta seul, souffrant toujours, et laissant aller ses idées à
des lâchetés, à des tentations de s'adresser à sa mère.

Sur les dix heures, la femme d'avant le dîner rentra, ôta ses gants,
fouilla dans ses poches, et en retira ce qu'elle avait rapporté du
restaurant où quelqu'un l'avait emmenée: le citron des huîtres et le
sucre du café. La limonade faite, elle voulut la faire chauffer, demanda
où était le bois: Anatole se mit à rire. Elle réfléchit un instant, puis
tout à coup sortit, et reparut l'air triomphant avec tous les
paillassons de la maison qu'elle était allée ramasser sur les paliers.
Elle alluma cela, mit la limonade sur le feu, en apporta un verre à
Anatole, lui dit:--_Il_ m'attend en bas,--et se sauva.

Le lendemain, la crise qui jette la bile dans le sang était passée.
Anatole se sentait soulagé, et il se laissait aller à la somnolence de
bien-être qui suit les grandes souffrances, quand Chassagnol entra chez
lui.

--Tiens! tu es malade?

--Oui, j'ai la jaunisse.

--Ah! la jaunisse,--reprit Chassagnol en répétant machinalement le mot
d'Anatole, sans paraître y attacher la moindre idée d'importance ou
d'intérêt.

C'était assez son habitude d'être ainsi indifférent et sourd au dedans à
ce que ses amis lui apprenaient d'eux, de leurs ennuis, de leurs
affaires, de leurs maux. Généralement, il paraissait ne pas écouter,
être loin de ce qu'on lui disait, et pressé de changer de sujet, non
qu'il eût mauvais coeur, mais il était de ces individus qui ont tous
leurs sentiments dans la tête. L'ami, dans ce grand affolé d'art, était
toujours parti, envolé, perdu dans les espaces et les rêves de
l'esthétique, planant dans des tableaux. Cet homme se promenait dans la
vie comme dans une rue grise qui mène à un musée, et où l'on rencontre
des gens auxquels on donne, avant d'entrer, de distraites poignées de
main. D'ailleurs la réalité des choses passait à côté de lui sans le
pénétrer ni l'atteindre. Il n'y avait pas de misère au monde capable de
le toucher autant qu'une _Famille malheureuse_ bien peinte.

--La jaunisse, ce n'est rien,--reprit-il tranquillement.--Seulement, il
ne faut pas te faire d'embêtement... Je voulais toujours venir te
voir... mais j'ai été pris tous ces temps-ci par Gillain qui est devenu
salonnier dans un journal sérieux... Et comme il ne sait pas un mot de
peinture... Si on publiait dans le _Charivari_ un Albert Durer, sans
prévenir, il croirait que c'est de Daumier... Enfin, il fait un salon,
le voilà maintenant critique artistique... C'est absolument comme un
homme qui ne saurait pas lire qui se ferait critique littéraire... Alors
il prend séance avec moi... Il me fait causer, il m'extirpe mes bonnes
expressions, il me suce tout mon technique... C'est si drôle, un homme
d'esprit! c'est si bête en art!... Enfin, je lui ai enfoncé un tas de
mots: frottis, glacis, clair-obscur... Il commence à s'en servir pas
trop mal... Il est capable de finir par les comprendre!... Eh bien,
vrai, c'est amusant! Par exemple, je l'ai seriné à la sévérité, raide...
Ça sera une cascade d'éreintements... Je lui ai dit qu'il s'agissait de
nettoyer le Temple, de tomber sur le dos aux fausses vocations, à ces
milliers de tableaux qui ne disent rien et qui encombrent... Oh! la
fausse peinture!... Du talent ou la mort! il n'y a que cela... Il faut
décourager trois mille peintres par an... sans cela, dans dix ans, tout
le monde sera peintre, et il n'y aura plus de peinture... Dans toute
ville un peu propre, et qui tient à son hygiène, il devrait y avoir un
barathre, où l'on jetterait toutes les croûtes mal venues, pas viables,
pour l'exemple!... Mais, nom d'un chien! l'art, ça doit être comme le
saut périlleux: quand on le rate, c'est bien le moins qu'on se casse les
reins!... On me dira: Ils mourront de faim... Ils ne meurent pas assez
de faim! Comment! vous avez tous les encouragements, toutes les
récompenses, tous les secours... j'en ai lu l'autre jour la statistique,
c'est effrayant... les croix, les commandes, les copies, les portraits
officiels, les achats de l'État, des ministères, du souverain quand il y
en a un, des villes, des _Sociétés des amis des arts_... plus d'un
million au budget!... Et vous vous plaignez! Tenez! vous êtes des
enfants gâtés... Ni tutelle, ni protection, ni encouragements, ni
secours... voilà le vrai régime de l'art... On ne cultive pas plus les
talents que les truffes... L'art n'est pas un bureau de bienfaisance...
Pas de sensiblerie là-dessus: les meurt-de-faim en art, ça ne me touche
pas... Tous ces gens qui font un tas de saloperies, de bêtises, de
platitudes, et qui viennent dire au public: Il faut bien que je vive...
Je suis comme d'Argenson, moi, je n'en vois pas la nécessité! Pas de
larmes pour les martyrs ridicules et les vaincus imbéciles! Qu'est-ce
qui resterait aux autres, alors? Et puis, est-ce que l'art est chargé de
vous faire manger? Est-ce que vous avez pris ça pour un étal? Je vous
demande un peu les secours qu'on donne à un épicier lorsqu'il a fait
faillite!... Mourez de faim, sapristi! c'est le seul bon exemple que
vous ayiez à donner... Ça servira au moins d'avertissement aux
autres!... Comment! vous ne vous êtes pas affirmé, vous êtes anonyme,
vous le serez toujours!... Vous n'avez rien trouvé, rien inventé, rien
créé... et parce que vous êtes un artiste, tout le monde s'intéressera à
vous, et la société sera déshonorée si elle ne vous met, tous les
matins, un pain de quatre livres chez votre concierge! Non, c'est trop
fort!...

Ces sévères paroles, cruelles sans le vouloir, sans le savoir, tombaient
une à une comme des coups de poing sur la tête d'Anatole. Il lui
semblait entendre le jugement de sa vie. Cette condamnation, que
Chassagnol jetait en l'air sur d'autres vaguement, c'était la sienne.
Pour la première fois, il se sentit l'amertume des misères méritées; il
vit le rien qu'il était dans l'art; sa conscience lui montra tout à
coup, pendant un instant, son parasitisme sur la terre.

--Si tu me laissais un peu dormir, hein?--fit-il en coupant brusquement
la tirade de Chassagnol.

--Ah!--fit Chassagnol qui prit son chapeau, en poursuivant son idée et
en monologuant avec lui-même.

A quelques jours de là, Anatole était sur pied. Il devait la vie à sa
jeunesse et à une vieille bonne de la maison, sa voisine sur le carré;
brave femme, adorant les deux petits enfants de maître qu'elle élevait,
et dont Anatole avait pris les têtes pour les mettre dans des tableaux
de sainteté. La brave femme avait cru voir ses deux petits chéris dans
le ciel; et elle fut trop heureuse d'apporter au malade ses soins et le
bouillon qui lui rendirent les forces.

Comme il était convalescent, une rentrée inespérée, le payement d'un
transparent qu'il avait fait pour un bal Willis des environs de Paris,
quatre-vingts francs arriérés le sortaient de la faim.



XXXIV


Un matin, Anatole fut fort étonné de voir entrer la petite bonne de sa
mère lui apportant une lettre. Sa mère le priait de venir passer la
soirée chez elle avec un de ses oncles, un frère de son père, qu'il
n'avait jamais vu, et qui désirait le connaître.

Le soir, Anatole trouva chez sa mère un baba, du thé, les deux lampes
Carcel allumées, et un monsieur à collier de barbe noire qui l'invita à
déjeuner avec lui le lendemain.

Le lendemain, sur les deux heures, dans un cabinet du Petit-Véfour, au
Palais-Royal, les deux coudes sur une table où trois bouteilles de
Pomard étaient vides, l'oncle, le gilet déboutonné, contait, avec
l'expansion du Bourgogne, ses affaires à son neveu, la part qu'il avait
à Marseille dans une fabrique de produits chimiques pour la savonnerie,
ses déplacements pour la commission, le charmant voyage fait par lui,
l'année précédente, en Espagne, moitié pour sa maison, moitié pour son
plaisir. Et disant cela, il laissait tomber sur ses souvenirs, qu'il
semblait revoir, de gros sourires scélérats. Maintenant, il avait envie
d'aller à Constantinople. Il aimait le mouvement, et cela lui ferait
voir du pays. Puis un homme comme lui devait toujours trouver à brasser
quelque chose là-bas. D'ailleurs, comme actionnaire des paquebots, il
comptait bien avoir le passage gratuit pour lui, et peut-être pour un
compagnon, s'il en trouvait un.

Ce dernier mot, jeté en l'air, tombait dans une demi-ivresse d'Anatole,
soudainement réconcilié avec les idées de famille, et qui sentait toutes
sortes de tendresses fumeuses aller à son oncle. Il fit:--A
Constantinople!--Et il regarda devant lui, fasciné.

Il avait toujours eu un désir flottant, une sourde démangeaison, une
espèce d'envie de bureaucrate d'aller à du merveilleux lointain. Il
caressait depuis longtemps la pensée vague, confuse, la tentation
instinctive de faire quelque grand voyage, de partir flâner quelque
part, dans des endroits bizarres, dans des lieux à caractère, à travers
des paysages dont il avait respiré l'étrangeté dans des récits et des
dessins de voyageurs. Ce qui aspirait en lui à l'exotique, à ces
horizons attirants déroulés dans les descriptions qu'il avait lues,
c'était le Parisien musard et curieux, le badaud avec ses imaginations
d'enfant bercées par _Robinson_ et les _Mille et une Nuits_.
Constantinople! ce seul mot éveillait en lui des rêves de poésie et de
parfumerie où se mêlaient, avec les lettres de Coriolis, toutes ses
idées d'Eau des Sultanes, de pastilles du sérail, et de soleil dans le
dos des Turcs.

--Eh bien! si tu m'emmenais, moi?--fit-il à brûle-pourpoint.

L'oncle et le neveu se tutoyaient depuis le café.

--Mon Dieu, tout de même,--répondit l'oncle en homme désarçonné par la
brusquerie de la demande.--Mais tu ne seras jamais prêt,--reprit-il.

--Quand pars-tu?

--Mais... demain, à cinq heures.

--Oh! j'ai un jour de trop.

Anatole fut exact au chemin de fer. Il avait arraché trois cents francs
à sa mère, dont la vanité de bourgeoise était humiliée des costumes dans
lesquels on rencontrait son fils à Paris. Il paya sa place, et partit
avec son oncle pour Marseille.

A Lyon, la glace était tout à fait rompue entre les deux voyageurs:
l'oncle et le neveu s'étaient confié réciproquement les malheurs de
leurs bonnes fortunes.

Arrivés à Marseille, à cinq heures, ils descendirent à l'hôtel des
Ambassadeurs. On dîna à table d'hôte. Anatole but un peu trop de vin de
Lamalgue, un vin généralement fatal aux nouveaux venus, et monta se
coucher. Il dormait, lorsqu'une voix de stentor l'éveilla: Anatole!
Anatole!--lui criait son oncle de la rue--nous sommes chez Conception!
le pisteur de l'hôtel t'y mènera...

Anatole sauta en bas de son lit, s'habilla; et le pisteur le mena au
troisième étage d'une maison de la rue de Suffren, où se trouvaient,
autour d'un bol de punch, son oncle, quatre amis de son oncle et la
maîtresse de son oncle, mademoiselle Conception, une petite Maltaise,
brune de naissance, et danseuse de profession au Grand-Théâtre.

Les trois ou quatre jours qui suivirent parurent délicieux à Anatole.
Des promenades sur le Prado, aux Peupliers, des déjeuners à la Réserve,
des dîners avec Conception et les amis de son oncle, des soirées au
spectacle, au café de l'Univers, c'était sa vie. Son oncle se montrait
charmant pour lui; seulement, Anatole trouvait assez singulier qu'il ne
parût point s'occuper du tout de la façon dont il allait vivre: il ne
parlait pas de l'aider, et n'ouvrait plus la bouche sur le voyage de
Constantinople.

Au bout d'une semaine, Anatole commençait à s'inquiéter assez
sérieusement, lorsque le maître de l'hôtel vint lui dire qu'une dame,
qui venait de descendre chez lui, demandait un peintre. Cette brave dame
avait pour fils un maire d'un village des environs qui, dans un accès de
fièvre chaude, s'était tailladé à coups de rasoir la gorge et le ventre.
La gangrène étant venue, les médecins désespérant du malade, elle avait
fait un voeu à Notre-Dame de la Garde, et son fils ayant été sauvé, elle
venait à Marseille faire faire l'_ex-voto_. Anatole se hâta de brosser
l'apparition de la bonne Notre-Dame à la mère près de son fils couché.
Il eut pour cela une centaine de francs.

Cet _ex-voto_ lui amena la commande d'un épisode d'émeute dans les rues
de Marseille, commande faite par un monsieur qui s'y fit représenter en
Horatius Coclès de la propriété, pour obtenir la croix. Ce tableau, où
il fallut inventer une insurrection, lui fut très-bien payé. Un portrait
qu'il fit d'un agent maritime lui amena toute la série des agents
maritimes. Des figures d'odalisques avec des sequins, qu'il exposa à la
devanture de Réveste, et qu'on acheta, le firent connaître. L'ouvrage
lui vint de tous les côtés. Il gagna de l'argent, mena large et joyeuse
vie pendant plusieurs mois.

Il voyait toujours son oncle, il allait souvent chez Conception. Mais
l'oncle paraissait fort refroidi à son égard. Il était intérieurement
offusqué des succès de son neveu, de la façon dont, avec sa gaieté, son
esprit, sa familiarité, Anatole avait réussi dans sa société, au cercle,
au café, partout où il l'avait présenté. Il se sentait éclipsé, relégué,
au second plan, par cette place faite au Parisien, à l'artiste; les
histoires marseillaises qu'il essayait de raconter, après les histoires
d'Anatole, ne faisaient plus rire: il ne brillait plus. Outre cela, il
était blessé d'une certaine légèreté de ton que son neveu prenait avec
lui, le traitant par-dessous la jambe avec des plaisanteries d'égalité
et de camaraderie inconvenantes, l'appelant, à cause d'un vert caisse
d'oranger usuel dans son commerce, «mon oncle _Schwanfurt_». Il trouvait
enfin que mademoiselle Conception s'amusait trop avec «ce crapaud-là»,
qu'elle riait trop quand il venait, et qu'elle avait l'air de le
regarder comme le plaisir de la maison. Tout cela fit qu'il commença par
ne plus inviter Anatole, et qu'il finit par lui remettre un beau jour la
note de tous les dîners qu'il lui avait payés, en lui faisant remarquer
qu'il avait la discrétion de ne les lui compter que trois francs pièce.
Celte réclamation arrivait au moment où la vogue de l'artiste de Paris
commençait à baisser. Tous les agents maritimes s'étaient fait peindre;
et tous les Marseillais qui désiraient une odalisque en avaient acheté
une chez Réveste. La gêne venait. Et c'était alors que se déclarait à
Marseille le choléra qui faisait fuir à Lyon la moitié des habitants, et
l'oncle d'Anatole un des premiers.

Anatole, lui, était forcé de rester: il n'avait pas de quoi se sauver.
Il se trouva heureusement avoir affaire à un hôtelier qui avait encore
plus peur que lui. Cet homme avait voulu lui donner son compte quelques
jours avant le choléra: Anatole le vit venir à lui avec une contrition
piteuse, le soir du jour où l'on avait enterré le pisteur de l'hôtel. Il
y avait déjà plusieurs mois que, forcé de faire des économies, Anatole
allait dîner à l'hôtel de la Poste, pour vingt-cinq sous, avec
l'état-major des paquebots. Son hôtelier venait le supplier de dîner
chez lui, avec lui, au même prix; il lui offrait même de payer ce qu'il
devait à la Poste. Anatole accepta, et pour ses vingt-cinq sous, il eut
un dîner à trois services, dans la grande salle à manger de cent
couverts, désolée et désertée, au bout de la grande table, où ne
s'asseyaient plus que cinq convives, son maître d'hôtel, lui, et trois
autres personnes dans sa situation: le pâtre calculateur Mondeux, dont
les représentations étaient arrêtées net, et qui ne faisait plus
d'argent, même dans les séminaires; le démonstrateur du pâtre, un nommé
Regnault, et madame Regnault.

On se serrait pour s'empêcher de trembler, on se ramassait les uns les
autres: tout ce petit monde était fort épouvanté, à l'exception du petit
pâtre, qui n'avait pas l'idée du choléra et qui planait dans le septième
ciel des nombres. Chaque nuit, un des quatre appelait les autres.

Le thé, le rhum, à toute heure, courait l'escalier: l'hôte était si
bouleversé qu'il n'y regardait plus. A la fin, Anatole eut un héroïsme à
la Gribouille: pour échapper à ces terreurs, il résolut de plonger
dedans à fond; et il alla tout droit se faire inscrire au bureau des
cholériques, pour visiter les malades et porter des secours.

Il passa alors des jours, des nuits, à aller où on l'appelait, chez des
pauvres diables, enragés de quitter leur vie de misère, chez des
poissonniers et des poissonnières qui s'éteignaient le visage éclairé
par les bougies d'une petite chapelle, au-dessus de leur lit,
enguirlandée de chapelets de coquillages. Il les touchait, les
frictionnait, leur parlait, les plaisantait, quelquefois les sauvait:
souvent il fit rire la Mort, et lui reprit les gens. Peu à peu,
s'aguerrissant dans ce métier où il usait ses peurs, il finit par lui
trouver comme un sinistre côté comique; et avec sa nature comédienne, sa
pente à l'imitation, son sens de la charge, il faisait, aussitôt qu'il
lui revenait un moment de courage, des simulations caricaturales et
terribles de ce qu'il avait vu, des convulsions qu'il avait soignées,
des morts auxquels il avait fermé les yeux: cela ressemblait à l'agonie
se regardant dans une cuiller à potage, et au choléra se tirant la
langue dans une glace!

L'épidémie finie, Anatole revint au rêve de Constantinople, qui ne
l'avait jamais quitté. Il avait dîné une fois chez son oncle avec un
écuyer de Paris, le fameux Lalanne, qui dirigeait un cirque à Marseille.
Toutes les affinités de sa nature de clown l'avaient aussitôt porté vers
l'écuyer et le personnel de sa troupe: le petit Bach, l'inventeur du
célèbre exercice de la boule; Emilie Bach, qui faisait valser son
cheval, en le forçant à poser de deux tours en deux tours les pieds de
devant sur la barrière des premières; Solié, qui courait debout, dans
l'hippodrome de Marseille, la poste à trente-deux chevaux. Toute cette
troupe était engagée pour aller donner des représentations à
Constantinople, dans le cirque où madame Bach avait gagné presque une
fortune, en laissant le prix d'entrée à la générosité des Turcs, et en
faisant la recette à la porte dans un turban.

Anatole vit là une providence: il n'avait qu'à monter en croupe derrière
le cirque pour aller là-bas. L'affaire s'arrangeait: il était convenu
qu'on le prenait pour contrôleur; mais le contrôleur dans la troupe
devait, en cas de besoin, figurer dans le quadrille, et même, s'il le
fallait, doubler un écuyer. Anatole n'était pas homme à reculer pour si
peu. D'ailleurs, ce qu'on lui demandait rentrait dans sa vocation. Il
était naturellement un peu acrobate. Chez Langibout, il aimait à se
pendre par les pieds à la barre du modèle. Dans tous les jeux, il était
d'une élasticité, d'une souplesse merveilleuse. Il faisait très-bien le
saut périlleux du haut de son poêle d'atelier. Il avait à la fois le
tempérament et l'enthousiasme des tours de force. Avec ces dispositions,
il parvint en quelques semaines à faire le manége debout et à se tenir
sur un pied: il aurait bien voulu aller plus loin, quitter le cheval des
deux pieds, sauter les banderoles; mais au bout de six mois, il n'en
avait pas encore trouvé le courage, lorsqu'on apprit la mort de madame
Bach. Constantinople lui échappait encore une fois!

Accablé de la nouvelle, il arpentait tristement le quai du port,--quand
tout à coup un homme lui tomba dans les bras en même temps qu'un singe
sur la tête.

L'homme était Coriolis.



XXXV


C'était un atelier de neuf mètres de long sur sept de large.

Ses quatre murs ressemblaient à un musée et à un pandémonium. L'étalage
et le fouillis d'un luxe baroque, un entassement d'objets bizarres,
exotiques, hétéroclites, des souvenirs, des morceaux d'art, l'amas et le
contraste de choses de tous les temps, de tous les styles, de toutes les
couleurs, le pêle-mêle de ce que ramasse un artiste, un voyageur, un
collectionneur, y mettaient le désordre et le sabbat du bric-à-brac.
Partout d'étonnants voisinages, la promiscuité confuse des curiosités et
des reliques: un éventail chinois sortait de la terre cuite d'une lampe
de Pompéi; entre une épée à trois trèfles qui portait sur la lame:
_Penetrabit_, et un bouclier d'hippopotame pour la chasse au tigre, on
pouvait voir un chapeau de cardinal à la pourpre historique tout usée;
et un personnage d'ombre chinoise de Java découpé dans du cuir était
accroché auprès d'un vieux gril en fer forgé pour la cuisson des
hosties.

Sur l'un des panneaux de la porte, encadrée dans des arabesques
d'Alhambra, une tête de mort couronnait une panoplie qui dessinait
vaguement, dessous, l'ostéologie d'un corps. Des sabres à pommeaux,
arrangés en fémurs, des lames à manches d'ivoire et d'acier niellé, des
poignards courbes ébauchant des côtes, des yatagans, des khandjars
albanais, des flissats kabyles, des cimeterres japonais, des cama
circassiens, des khoussar indous, des kris malais, se levait une espèce
de squelette sinistre de la guerre, le spectre de l'arme blanche.
Au-dessus de la porte, deux bottes marocaines en cuir rouge pendaient,
comme à califourchon, des deux côtés d'un grand masque de sarcophage, la
face noire et les yeux blancs: posés sur le front du large et effrayant
visage, des gants persans en laine frisée lui faisaient une sorte
d'étrange perruque de cheveux blancs.

A côté de la porte, auprès d'une horloge Louis XIII à cadran de cuivre
et à poids, une crédence moyen âge portait un moulage d'Hygie: devant
elle, un ânon de plâtre semblait boire dans un gobelet de fer-blanc
plein de vermillon. Entre les jambes d'un écorché, on apercevait comme
un coin du Cirque: un petit modèle d'éléphant et un lutteur antique
lancé en avant. La Léda de Feuchères, les jambes furieusement croisées
autour du cygne, ses genoux lui relevant les ailes, était devant le
Mercure de Pigalle, dont l'épaule coupait la gorge d'une nymphe de
Clodion. Au-dessus de la crédence, une pochette en ébène enrichie
d'incrustations de nacre, représentant des fleurs de lys et des
dauphins, masquait à demi un albâtre de Lagny, du XVIe siècle, ou était
figuré le songe de Jacob.

De l'autre côté de la porte, contre une autre crédence, des toiles sur
châssis empilées et retournées portaient en lettres noires: _1, rue
Childebert, Paris, Hardy Alan, fabricant de couleurs fines_.

Le milieu du panneau de gauche était décoré d'un faisceau d'oriflammes
et de drapeaux d'or, rouges et bleus, ayant servi à quelque
représentation de théâtre, et qui, avec la fulgurance de leurs plis,
avec leurs éclairs de lame de cuivre, avaient des lueurs de voûte des
Invalides et de coupole de Saint-Marc. Ce faisceau, splendide et
triomphal, sortait de casques, de masses d'armes, de boucliers, de
rondaches. Là-dessus, une tête de lion empaillée, la gueule ouverte, les
crocs blancs, sortait du mur. Elle dominait et semblait garder un fauve
chef-d'oeuvre, une petite copie du temps du _Martyre de Saint-Marc_, de
Tintoret, dont le riche cadre doré se détachait d'une boiserie noire
reliée à un coffre en bois de chêne sculpté, orné de petites armoiries
peintes et dorées. Sur un coin du coffre qui portait cela, une boîte à
couleurs ouverte faisait briller, du brillant perlé de l'ablette, de
petits tubes de fer-blanc, tachés et baveux de couleur, au milieu
desquels de vieux tubes vides et dégorgés avaient le chiffonnage d'un
papier d'argent. Il y avait encore sur le coffre, un grand plat
hispano-arabe, à reflets mordorés, où s'éparpillait un paquet de
gravures, un serre-papier fait d'un pied momifié couleur de bronze
florentin, des petites fioles, une cruche à huile en grès à dessins
bleus, et une grande statue en bois de sainte Barbe, à la main de
laquelle était suspendu, par un cordonnet, un petit médaillon en cire,
le portrait d'une vieille parente de Coriolis, guillotinée en 93.

Le reste du mur, de chaque côté, était couvert de plâtres peints, de
grands écussons bariolés et coloriés. Un profil de Diane de Poitiers, la
chair rosée, les cheveux blondissants, sous un clocheton gothique et
flamboyant, à choux frisés, la Poésie légère de Pradier sur un socle à
pivot, des pipes accrochées et serrées à la gorge par deux clous, un
fragment du Parthénon, un relief du vase Borghèse, un sceptre de la Mère
folle de Dijon en bois sculpté et peint, garni de grelots; une étagère
chargée de bouteilles turques zébrées d'or et d'azur, un houka, enlacé
du serpent poussiéreux de son tuyau, un tas de petits bouts d'ambre, une
planche de coquilles, mettaient là une polychromie étourdissante,
traversée d'éclairs d'irisations.

Par-dessus une haie de tableaux commencés, posés les uns devant les
autres, le premier sur un chevalet Bonhomme, le second sur la peluche
rouge de deux chaises, le dernier appuyé contre le mur, l'oeil allait,
sur le panneau de droite, à un masque de Géricault, sur lequel était
jeté de travers un feutre de pitre à plumes de coq. Après le masque,
c'était une petite Vierge de retable qui avait, passée derrière le dos,
une branche de buis bénit tout jauni, apportée à l'atelier par un modèle
de femme, un dimanche des Rameaux. A côté de la Vierge, une mince
colonnette, à enroulements or, argent, bleu et rouge, semée de
croissants de lune argentés et de fleurs de lis d'or, portait en haut
une boule couverte de dessins astrologiques.

Après la colonnette, s'étalait une grande toile orientale abandonnée,
sur le bas de laquelle étaient écrits, à la craie, des adresses d'amis,
des noms de modèles, des dates de rendez-vous, des mémentos de la vie
parisienne, qui entraient dans des jupes d'almées. Au-dessus de la toile
était pendue l'ossature d'une tête de chameau, avec tout son
harnachement de brides mosaïquées de pierres bleues, tout un entourage
de sellerie orientale, d'étriers de mameluck, au milieu desquels tombait
un manteau de peau d'un grand chef des _Pieds noirs_, troué d'un trou de
balle, et qui avait été échangé, dans le pays, contre vingt-deux poneys.

En bas, une petite armoire vitrée laissait voir, pressées et mêlées, des
étoffes d'où s'échappaient des fils d'or, des soieries à couleurs de
fleurs, des vestes turques dont chaque bouton d'or enserrait une perle
fine. Un peu plus loin, par terre, les cassures métalliques d'un monceau
de charbon de terre étincelaient contre le poêle qui allait enfoncer le
coude de son tuyau dans le mur, au-dessus d'un bas-relief de saint
Michel terrassant le diable, à côté de l'inscription philosophique,
gravée en creux dans la pierre par un prédécesseur de Coriolis:

  Quare
  Nec time
  Hic aut illic mors
  Veniet.

Puis, entre le moulage de la tête d'un chauffeur d'Orgères et un
médaillon bronzé d'une tournure furieuse à la Préault, pendaient une
paire de castagnettes et deux souliers de danseuse espagnole, qui
avaient comme une ombre de chair au talon. La décoration continuait par
un bas-relief de camarade, un sujet de prix de Rome, portant le cachet
en creux, au haut, à gauche: _École royale des Beaux-Arts_. Et le mur
finissait par un moulage de la Vénus de Milo.

Un mannequin, couvert d'un sale costume d'arlequin loué, était debout
devant la déesse, et il en écornait un grand morceau avec sa pose de
bois qui faisait la cour à Colombine.

Le fond de l'atelier était entièrement rempli par un grand divan-lit qui
ne laissait de place, dans un coin, qu'à une psyché en acajou, à pieds à
griffes. Sous le jour de la baie, une sorte d'alcôve s'enfonçait là
entre deux grandes cantonnières de tapisserie à verdure, sous un large
_tendo_ de toile grise, qui rappelait le ton et le grand pli lâche d'une
voile sur une dunette de navire. Ce _tendo_ pendait à des cordes que
paraissaient tenir, de chaque côté de la baie, deux grands anges de
style byzantin, peints et nimbés d'or. Le divan était recouvert de peaux
de panthères et de tigres, aux têtes desséchées. Aux deux encoignures du
fond, deux moulages de femme de grandeur naturelle, les deux moulages
admirables du corps de Julie Geoffroy et de ses deux faces, par Rivière
et Vittoz, se dressaient en espèces de cariatides. C'était la vie,
c'était la présence réelle de la chair, que ces empreintes, celle
surtout qu'éclairait à gauche une filtrée de jour, ce dos que fouettait,
sur tous ses reliefs et sur le plein de ses orbes, une lumière
chatouillante allant se perdre le long de la jambe sur le bout du talon.
Une ombre flottante dormait tout le jour dans ce réduit de mystère et de
paresse, dans ce petit sanctuaire de l'atelier, qui, avec ses odeurs de
dépouilles sauvages et sa couleur de désert, semblait abriter le
recueillement et la rêverie de la tente.

Là-dedans, dans cet atelier, il y avait le grand Coriolis qui peignait
debout;--Anatole, qui faisait sur un album, en fumant une cigarette, un
croquis d'après un corps dormant et perdu dans l'ombre du divan;--et le
singe de Coriolis, grimpé et juché sur le dossier de la chaise
d'Anatole, fort occupé à faire comme lui, se dépêchant de regarder quand
il regardait, crayonnant quand il crayonnait, appuyant avec rage son
porte-crayon sur la page blanche d'un petit carnet. A tout moment, il
avait des étonnements, des désespoirs; il jetait de petits cris de
colère, il tapait sur le papier: son crayon était rentré et ne marquait
plus. Il voulait le faire ressortir, s'acharnait, flairait le
porte-crayon avec précaution, comme un instrument de magie, et finissait
par le tendre à Anatole.

Le jour insensiblement baissait. Le bleuâtre du soir commençait à se
mêler à la fumée des cigarettes. Une vapeur vague où les objets se
perdaient et se noyaient tout doucement, se répandait peu à peu. Sur les
murs salis de traînée de fumée, culottés d'un ton d'estaminet, dans les
angles, aux quatre coins, il s'amassait un voile de brouillard. La
gaieté de la lumière mourante allait en s'éteignant. De l'ombre tombait
avec du silence: on eût dit qu'un recueillement venait aux choses.

Coriolis s'assit sur un tabouret devant sa toile, et se perdit dans les
rêveries que l'heure douteuse fait passer dans les yeux d'un peintre
devant son oeuvre. Anatole alla s'étendre à la place que les pieds du
dormeur laissaient libre sur le divan. Le singe disparut quelque part.

Les tableaux semblaient défaillir; ils étaient pris de ce sommeil du
crépuscule qui paraît faire descendre dans les ciels peints le ciel du
dehors, et retirer lentement des couleurs le soleil qui s'en va de la
journée. La mélancolique métamorphose se faisait, changeant sur les
toiles l'azur matinal des paysages en pâleurs émeraudées du soir; la
nuit s'abaissait visiblement dans les cadres. Bientôt les tableaux, vus
sur le côté, firent les taches brouillées, mêlées, d'un cachemire ou
d'un tapis de Smyrne. La tournure d'un rêve vint aux silhouettes des
compositions qui prirent, dans la masse de leurs ombres un caractère
confus, étrange, presque fantastique. Les petites colonnes encastrées
dans le mur, les consoles et les portoirs des statuettes, arrêtaient
encore un peu de jour qui se rétrécissait en une filée toujours plus
mince sur leurs nervures. Au-dessus de la copie du Saint-Marc, du noir
était entré dans la gueule ouverte du lion qui paraissait bâiller à la
nuit.

Un nuage d'effacement se nouait du plancher au plafond. Les plâtres
devenaient frustes à l'oeil, et des apparences de formes à demi perdues
ne laissaient plus voir que des mouvements de corps lignés par un
dernier trait de clarté. Le parquet perdait le reflet des châssis de
bois blancs qui se miraient dans son luisant. Il continuait à pleuvoir
ce gris de la nuit qui ressemble à une poussière. La fin de la lumière
agonisait dans les tableaux: ils s'évanouissaient sur place,
décroissaient sans bouger, mystérieusement, dans la lenteur d'un travail
de mort, et dans l'espèce de solennité d'une silencieuse décomposition
du jour. Comme lassée et retombant sur l'épaule, la tête de mort sembla
se pencher davantage et se baisser sur un manche de yatagan.

Puis ce fut ce moment entre le jour et la nuit où ne se voit plus que ce
qui est de l'or: l'ombre avait mangé tout le bas de l'atelier. Il n'y
restait plus de lumière qu'aux deux godets de la palette de Coriolis,
posée sur une chaise. Les choses étaient incertaines et ne se laissaient
plus retrouver qu'à tâtons par la mémoire des yeux. Puis des taches
noires couvrirent les tableaux. L'ombre s'accrocha de tous les côtés aux
murs. Une paillette, sur le côté des cadres, monta, se rapetissa,
disparut à l'angle d'en haut; et il ne resta plus dans l'atelier qu'une
lueur d'un blanc vague sur un oeuf d'autruche pendu au plafond, et dont
on ne voyait déjà plus ni la corde ni la houppe de soie rouge.

A ce moment, le domestique apporta la lampe.

Le dormeur du divan, réveillé par la lumière, s'étira, se leva: c'était
Chassagnol.

Quelque temps, il se promena dans l'atelier avec les mouvements,
l'espèce de frisson d'un homme agitant et secouant la dernière lâcheté
de sa somnolence. Et tout à coup: Ingres! Delacroix!--il jeta ces deux
grands noms comme s'il revenait d'un rêve à l'écho de la causerie sur
laquelle il s'était endormi.

--Ingres! Ah! oui, Ingres! Le dessin d'Ingres! Allons donc! Ingres!...
Il y a trois dessins: d'abord l'absolu du beau: le Phidias; puis le
dessin italien de la Renaissance: les Raphaël, les Léonard de Vinci;
puis le dessin _rengaine_... encore beau, mais avec des indications, des
appuiements, des soulignements de choses qui doivent être perdues dans
la ligne, fondues dans la coulée, le jet de tout le dessin... Tenez! par
exemple, un modèle, mettez-le là: Léonard de Vinci le dessinera avec
ingénuité... tout auprès... poil par poil, comme un enfant... Raphaël y
mettra, dans l'après-nature de son dessin, le ressouvenir de formes,
l'instinct d'un noble à lui... Eh bien! dans le Vinci comme dans le
Raphaël, dans celui qui n'a fait que copier comme dans celui qui a
interprété, il y aura plus que le modèle, quelque chose qu'ils seront
seuls à y voir... Tenez! voilà une tête de cheval de Phidias... Eh bien!
ça a l'air de n'être que la nature: moulez une tête de cheval et
voyez-la à côté!... C'est le mystère de toutes les belles choses de
l'antiquité: elles ont l'air moulées; cela semble le vrai et la réalité
même, mais c'est de la réalité vue par de la personnalité de génie...
Chez Ingres? Rien de cela... Ce qu'il est, je vais vous le dire:
l'inventeur au dix-neuvième siècle de la photographie en couleur pour la
reproduction des Pérugin et des Raphaël, voilà tout!... Delacroix, lui,
c'est l'autre pôle... Un autre homme!... L'image de la décadence de ce
temps-ci, le gâchis, la confusion, la littérature dans la peinture, la
peinture dans la littérature, la prose dans les vers, les vers dans la
prose, les passions, les nerfs, les faiblesses de notre temps, le
tourment moderne... Des éclairs de sublime dans tout cela... Au fond, le
plus grand des ratés... Un homme de génie venu avant terme... Il a tout
promis, tout annoncé... L'ébauche d'un maître... Ses tableaux? des
foetus de chefs-d'oeuvre!... l'homme qui, après tout, fera le plus de
passionnés comme tout grand incomplet... Du mouvement, une vie de fièvre
dans ce qu'il fait, une agitation de tumulte, mais un dessin fou, en
avance sur le mouvement, débordant sur le muscle, se perdant à chercher
la boulette du sculpteur, le modelage de triangles et de losanges, qui
n'est plus le contour de la ligne d'un corps, mais l'expression,
l'épaisseur du relief de sa forme... Le coloriste? Un harmoniste
désaccordé... pas de généralité d'harmonie... des colorations dures,
impitoyables, cruelles à l'oeil, qui ont besoin de s'enlever sur des
tonalités tragiques, des fonds tempétueux de crucifiement, des vapeurs
d'enfer comme dans son Dante... Une bonne toile, ça!... Pas de chaleur,
avec toute cette violence de tons, cette rage de palette... Il n'a pas
le soleil... La chair, il n'exprime pas la chair... Point de
transparence... des crépis rosâtres, des rouges d'onglée, il fait de
cela la vie, l'animation de la peau... Toujours vineux... des
demi-teintes boueuses... Jamais la belle pâte coulante, la grande
traînée délavée des maîtres de la chair... Avec cela un insupportable
procédé d'éclairage des corps et des objets, des lumières faites avec
des hachures ou des traînées de pur blanc, des lumières qui ne sont
jamais prises dans le ton lumineux de la chose peinte, et qui détonnent
comme des repeints... Regardez dans le _Dante_ ce brillant de bord
d'assiette posé sur la fesse de l'homme repoussant du pied le ventre de
la femme... Delacroix! Delacroix! Un grand maître? oui, pour notre
temps... Mais au fond, ce grand maître, quoi? C'est la lie de Rubens!...

--Merci!--fit Anatole.--Eh bien? alors, qu'est-ce qui nous restera comme
grands peintres?

--Les paysagistes,--répondit Chassagnol,--les paysagistes...

Une brusque détonation lui coupa la parole.

--Hé! là-bas?--fit Anatole en regardant le coin de l'atelier d'où le
bruit était parti; et s'approchant de la petite table sous laquelle on
mettait les bouteilles de bière, il aperçut le singe blotti qui, les
yeux fermés, faisait très-sérieusement semblant de dormir, en tenant
encore dans la main le bouchon d'un cruchon de bière qu'il avait
débouché.

--Farceur!--dit Anatole; et il le saisit par la patte. Le singe se fit
tirer comme quelqu'un qu'on va battre; et au moment où Anatole allait
lui donner une correction, il fut sauvé par l'annonce du dîner.



XXXVI


Anatole était revenu à Paris, rapatrié par Coriolis qui avait voulu
absolument lui payer ses dettes à Marseille et son voyage. Aux
résistances, aux susceptibilités, aux délicatesses fières d'Anatole,
Coriolis avait répondu par des mots d'une brutalité cordiale, lui disant
que «c'était trop bête» et qu'il l'emmenait.

Pendant que Coriolis était en Orient, son oncle était mort; et il
revenait, après avoir été à Bourbon prendre possession de la succession.
Il était riche, il avait maintenant une quinzaine de mille livres de
rentes. Il comptait prendre un grand atelier. Anatole logerait avec lui;
et il resterait tant qu'il voudrait, tant qu'il se trouverait bien,
jusqu'à ce qu'il y eût dans sa vie une chance, une embellie. La chaleur
des offres de Coriolis, leur simple et rude amitié avaient triomphé des
scrupules d'Anatole, qui, se laissant faire, était devenu l'hôte de
Coriolis, dans son grand atelier de la rue de Vaugirard.

Sans être tendre, Coriolis était de ces hommes qui ne se suffisent pas
et qui ont besoin de la présence, de l'habitude de quelqu'un à côté
d'eux. Il avait peine à passer une heure dans une chambre où n'était pas
un être humain. Il était presque effrayé à l'idée de retrouver la vie
enfermée de l'Occident dans un grand appartement où il serait tout seul,
seul à vivre, seul à travailler, seul à dîner, toujours en tête-à-tête
avec lui-même. Il se rappelait sa jeunesse, où pour échapper à la
solitude, il avait toujours mis une femme dans son intérieur et fini ses
liaisons en accoquinements. Dans le compagnonnage d'Anatole, il voyait
une gaie et amusante société de tous les instants, qui le sauverait de
l'enlacement d'une maîtresse, et aussi de la tentation d'une fin qu'il
s'était défendue: le mariage.

Coriolis s'était promis de ne pas se marier, non qu'il eût de la
répugnance contre le mariage; mais le mariage lui semblait un bonheur
refusé à l'artiste. Le travail de l'art, la poursuite de l'invention,
l'incubation silencieuse de l'oeuvre, la concentration de l'effort lui
paraissaient impossibles avec la vie conjugale, aux côtés d'une jeune
femme caressante et distrayante, ayant contre l'art la jalousie d'une
chose plus aimée qu'elle, faisant autour du travailleur le bruit d'un
enfant, brisant ses idées, lui prenant son temps, le rappelant au
_fonctionarisme_ du mariage, à ses devoirs, à ses plaisirs, à la
famille, au monde, essayant de reprendre à tout moment l'époux et
l'homme dans cette espèce de sauvage et de monstre social qu'est un vrai
artiste.

Selon lui, le célibat était le seul état qui laissât à l'artiste sa
liberté, ses forces, son cerveau, sa conscience. Il avait encore sur la
femme, l'épouse, l'idée que c'était par elle que se glissaient, chez
tant d'artistes, les faiblesses, les complaisances pour la mode, les
accommodements avec le gain et le commerce, les reniements
d'aspirations, le triste courage de déserter le désintéressement de leur
vocation pour descendre à la production industrielle hâtée et bâclée, à
l'argent que tant de mères de famille font gagner à la honte et à la
sueur d'un talent. Et au bout du mariage, il y avait encore la paternité
qui, pour lui, nuisait à l'artiste, le détournait de la production
spirituelle, l'attachait à une création d'ordre inférieur, l'abaissait à
l'orgueil bourgeois d'une propriété charnelle. Enfin, il voyait toutes
sortes de servitudes, d'abdications et de ramollissements pour
l'artiste, dans cette félicité bonasse du ménage, cet état doux,
lénitif, cette atmosphère émolliente où se détend la fibre nerveuse et
où s'éteint la fièvre qui fait créer. Au mariage, il eût presque
préféré, pour un tempérament d'artiste, une de ces passions violentes,
tourmentées, qui fouettent le talent et lui font quelquefois saigner des
chefs-d'oeuvre.

En somme, il estimait que la sagesse et la raison étaient de ne demander
que des satisfactions sensuelles à la femme, dans des liaisons sans
attachement, à part du sérieux de la vie, des affections et des pensées
profondes, pour garder, réserver, et donner tout le dévouement intime de
sa tête, toute l'immatérialité de son coeur, le fond d'idéal de tout son
être, à l'Art, à l'Art seul.



XXXVII


Assis le derrière par terre, sur le parquet, Anatole passait des
journées à observer le singe qu'on appelait Vermillon, à cause du goût
qu'il avait pour les vessies de _minium_. Le singe s'épouillait
attentivement, allongeant une de ses jambes, tenant dans une de ses
mains son pied tordu comme une racine; ayant fini de se gratter, il se
recueillait sur son séant, dans des immobilités de vieux bonze: le nez
dans le mur, il semblait méditer une philosophie religieuse, rêver au
Nirvanâ des macaques. Puis c'était une pensée infiniment sérieuse et
soucieuse, une préoccupation d'affaire couvée, creusée, comme un plan de
filou, qui lui plissait le front, lui joignait les mains, le pouce de
l'une sur le pouce de l'autre. Anatole suivait tous ces jeux de sa
physionomie, les impressions fugaces et multiples traversant ces petits
animaux, l'air inquiétant de pensée qu'ils ont, ce ténébreux travail de
malice qu'ils semblent faire, leurs gestes, leurs airs volés à l'ombre
de l'homme, leur manière grave de regarder avec une main posée sur la
tête, tout l'indéchiffrable des choses prêtes à parler qui passent dans
leur grimace et leur mâchonnement continuel. Ces petites volontés
courtes et frénétiques des petits singes, ces envies coléreuses d'un
objet qu'ils abandonnent, aussitôt qu'ils le tiennent, pour se gratter
le dos, ces tremblements tout palpitants de désir et d'avidité
empoignante, ces appétences d'une petite langue qui bat, puis tout à
coup ces oublis, ces bouderies en poses ennuyées, de côté, les yeux dans
le vide, les mains entre les deux cuisses; le caprice des sensations, la
mobilité de l'humeur, les prurigos subits, les passages de la gravité à
la folie, les variations, les sautes d'idées qui, dans ces bêtes,
semblent mettre en une heure le caractère de tous les âges, mêler des
dégoûts de vieillard à des envies d'enfant, la convoitise enragée à la
suprême indifférence,--tout cela faisait la joie, l'amusement, l'étude
et l'occupation d'Anatole.

Bientôt avec son goût et son talent d'imitation, il arriva à singer le
singe, à lui prendre toutes ses grimaces, son claquement de lèvres, ses
petits cris, sa façon de cligner des yeux et de battre des paupières. Il
s'épouillait comme lui, avec des grattements sur les pectoraux ou sous
le jarret d'une jambe levée en l'air. Le singe, d'abord étonné, avait
fini par voir un camarade dans Anatole. Et ils faisaient tous deux des
parties de jeu de gamins. Tout à coup, dans l'atelier, des bonds, des
élancements, une espèce de course volante entre l'homme et la bête, un
bousculement, un culbutis, un tapage, des cris, des rires, des sauts,
une lutte furieuse d'agilité et d'escalade, mettaient dans l'atelier le
bruit, le vertige, le vent, l'étourdissement, le tourbillon de deux
singes qui se donnent la chasse. Les meubles, les plâtres, les murs en
tremblaient. Et tous deux, au bout de la course, se trouvant nez à nez,
il arrivait presque toujours ceci: excité par le plaisir nerveux de
l'exercice, l'irritation du jeu, l'enivrement du mouvement, Vermillon,
piété sur ses quatre pattes, la queue roide, sa raie de vieille femme
dessinée sur son front qui se fronçait, les oreilles aplaties, le museau
tendu et plissé, ouvrait sa gueule avec la lenteur d'un ressort à crans,
et montrait des crocs prêts à mordre. Mais à ce moment, il trouvait en
face de lui une tête qui ressemblait tellement à la sienne, une
répétition si parfaite de sa colère de singe, que tout décontenancé,
comme s'il se voyait dans une glace, il sautait après sa corde et s'en
allait réfléchir tout en haut de l'atelier à ce singulier animal qui lui
ressemblait tant.

C'était une vraie paire d'amis. Ils ne pouvaient se passer l'un de
l'autre. Quand par hasard Anatole n'était pas là, Vermillon restait à
bouder solitairement dans un coin, refusait de jouer avec des mouvements
grognons qui tournaient le dos aux personnes; et si les personnes
insistaient, il leur imprimait la marque de ses dents sur la peau, sans
mordre tout à fait, avec une douceur d'avertissement. Quoiqu'il eût la
longue mémoire rancunière de sa race, des patiences de vengeance qui
attendaient des mois, il pardonnait à Anatole ses mauvaises farces, ses
cadeaux de noisettes creuses. Quand il voulait quelque chose, c'était à
lui qu'il faisait son petit cri de demande. C'était à lui qu'il se
plaignait quand il était un peu malade, auprès de lui qu'il se réfugiait
pour demander une intercession, quand il avait fait quelque mauvais coup
et qu'il sentait une correction dans l'air. Quelquefois, au soleil
couchant, il lui venait de petits gestes de câlinerie qui demandaient
pour s'endormir les bras d'Anatole. Et il adorait lui éplucher la tête.

Il semblait que le singe se sentait comme rapproché par un voisinage de
nature de ce garçon si souple, si élastique, à la physionomie si mobile;
il retrouvait en lui un peu de sa race: c'était bien un homme, mais
presque un homme de sa famille; et rien n'était plus curieux que de le
voir, souvent, quand Anatole lui parlait, essayer avec ses petites mains
de lui toucher la langue, comme s'il avait eu l'idée de chercher à se
rendre compte de ce mécanisme étonnant que ce grand singe avait, et que
lui n'avait pas.

A la longue, les deux amis avaient déteint l'un sur l'autre. Si
Vermillon avait donné du singe à Anatole, Anatole avait donné de
l'artiste à Vermillon. Vermillon avait contracté, à côté de lui, le goût
de la peinture, un goût qui l'avait d'abord mené à manger des vessies de
couleur; puis saisi par une rage de gribouiller du papier, il s'était
mis à arracher des plumes aux malheureuses poules du portier, à les
tremper dans le ruisseau, et à les promener sur ce qu'il trouvait d'à
peu près blanc. Malgré tout ce qu'Anatole avait fait pour encourager ces
évidentes dispositions à l'art, Vermillon s'était arrêté à peu près là.
Il n'avait pu encore tracer, en dessinant d'après nature, que des ronds,
toujours des ronds, et il était à craindre que ce genre de dessin
monotone ne fût le dernier mot de son talent.



XXXVIII


Tel était l'heureux ménage d'artistes vivant dans cet atelier de la rue
de Vaugirard, excellent ménage de deux hommes et d'un singe, de ces
trois inséparables: Vermillon, Anatole, Coriolis,--les trois êtres que
voici.

Vermillon était un macaque _Rhésus_, le macaque appelé _Memnon_ par
Buffon. Sur sa fourrure brune, aux épaules, à la poitrine, il avait des
bleuissements de poils rappelant des bleus d'aponévroses. Une tache
blanche lui faisait une marque sous le menton. Il portait sur la tête
des espèces de cheveux plantés très-bas avec une raie qui s'allongeait
sur le front. Dans ses grands yeux bruns, à prunelles noires, brillait
une transparence d'un ton marron doré. La pinçure de son petit nez
aplati montrait comme l'indication d'un trait d'ébauchoir dans une cire.
Son museau était piqué du grenu d'un poulet plumé. Des tons fins de
teint de vieillard jouaient sur le rose jaunâtre et bleuâtre de sa peau
de visage. A travers ses oreilles tendres, chiffonnées, des oreilles de
papier, traversées de fibrilles, le jour en passant devenait orange. Ses
miniatures de mains, du violet d'une figue du Midi, avaient des bijoux
d'ongles. Et quand il voulait parler, il poussait de petits cris
d'oiseau ou de petites plaintes d'enfant.

Anatole avait une tête de gamin dans laquelle la misère, les privations,
les excès, commençaient à dessiner le masque et la calvitie d'une tête
de philosophe cynique.

Coriolis était un grand garçon très-grand et très-maigre, la tête
petite, les jointures noueuses, les mains longues, un garçon se cognant
aux linteaux des portes basses, au plafond des coupés, aux lustres des
appartements de Paris; un garçon embarrassé de ses jambes, qui ne
pouvaient tenir dans aucune stalle d'orchestre, et que, dans ses siestes
d'homme du Midi, il jetait plus haut que sa tête sur les tablettes des
cheminées et les rebords des poêles, à moins qu'il ne les nouât, en
sarments de vigne, l'une autour de l'autre: alors on lui voyait sous son
pantalon remonté, un tout petit pied de femme, au cou-de-pied busqué
d'Espagnole. Cette grandeur, cette maigreur flottant dans des vêtements
amples, donnaient à sa personne, à sa tournure, un dégingandement qui
n'était pas sans grâce, une sorte de dandinement souple et fatigué, qui
ressemblait à une distinction de nonchalance. Des cheveux bruns, de
petits yeux noirs brillants, pétillants, qui éclairaient à la moindre
impression; un grand nez, le signe de race de sa famille et de son nom
patronymique, Naz, _naso_; une moustache dure, des lèvres pleines, un
peu saillantes, et rouges dans la pâleur légèrement boucanée de son
visage, mettaient dans sa figure une chaleur, une vivacité, une énergie
sympathiques, une espèce de tendre et mâle séduction, la douceur
amoureuse qu'on sent dans quelques portraits italiens du seizième
siècle. A ce charme, Coriolis mêlait le caressant de ce joli accent
mouillé de son pays, qui lui revenait quand il parlait à une femme.

Dans ce grand corps, il y avait un fond de tempérament féminin, une
nature de paresse, de volupté, portée à une vie sans travail et de
jouissances sensuelles, une vocation de goûts qui, si elle n'eût pas été
contrariée par une grande aptitude picturale, se fût laissée couler à
une de ces carrières d'observation, de mondanité, de plaisir, à un de
ces postes de salon et de diplomatie parisienne que les ministres
savaient créer, sous Louis-Philippe, pour tel séduisant créole. Même à
l'heure présente, engagé comme il l'était dans la lutte de ses
ambitions, dans le travail de cet art qui remplissait sa vie, tout
soutenu qu'il se sentait par la conscience d'un vrai talent, il lui
fallait de grands efforts pour toujours vouloir. La continuité lui
manquait dans le courage et le labeur de la production. Il éprouvait à
tout moment des défaillances, des fatigues, des découragements. Des
journées venaient où l'homme des colonies reparaissait dans le piocheur
parisien, des journées qu'il usait, étourdissait, perdait à faire de la
fumée et à boire des douzaines de tasses de café. Dans la dure et longue
violence qu'il venait d'imposer à ses goûts en Orient, il avait eu, pour
se soutenir, l'enchantement du pays, le bonheur enivrant du climat, et
aussi le far-niente bienheureux d'une contemplation plus occupée encore
à regarder des visions qu'à peindre des tableaux. Travailleur, son
tempérament faisait de lui un travailleur sans suite, par boutades, par
fougues, ayant besoin de se monter, de s'entraîner, de se lier au
travail par la force maîtresse d'une habitude; perdu, sans cela,
tombant, de l'oeuvre désertée, dans des inactions désespérées d'un mois.



XXXIX


Coriolis était revenu d'Asie Mineure avec un talent dont l'originalité,
alors toute neuve, faisait sensation parmi le petit cercle d'amis qui
fréquentaient l'atelier de la rue de Vaugirard.

Il rapportait un Orient tout différent de celui que Decamps avait montré
aux yeux de Paris, un Orient de lumière aux ombres blondes, tout
pétillant de couleurs tendres. Aux objections de première surprise et
d'étonnement, il se contentait de répondre:--Si, c'est bien cela; et
souriait des yeux à ce que sa toile lui faisait revoir. Il n'ajoutait
rien de plus. Parfois pourtant, quand on le poussait:--Voyez-vous--se
mettait-il à dire--cela, je le sais... et je suis sûr que je le sais...
Je suis une mémoire... Je ne suis peut-être pas autre chose, mais j'ai
cela du peintre: la mémoire... Je puis poser sur la toile le ton juste,
rigoureux, qu'a tel mur là-bas dans telle saison... Tenez! ce blanc qui
est là dans ce coin de l'atelier, eh bien! je vais vous étonner: c'est
précisément la valeur du ton de l'ombre à Magnésie, au mois de
juillet... C'est mathématique, voyez-vous... absolu comme deux et deux
font quatre...--Une seule fois, un jour où la discussion s'était animée,
et où, dans l'entraînement des paroles, l'éloge du talent de Decamps
avait fini par être, dans la bouche de Chassagnol, la condamnation de
l'Orient de Coriolis, Coriolis assis à la turque sur le divan, le doigt,
dans un quartier de sa pantoufle qu'il tourmentait, laissa tomber une à
une ses idées sur un grand rival, ainsi:

--Decamps!... Decamps n'est pas un naïf... Il n'est pas arrivé tout neuf
devant la lumière orientale... Il n'a pas appris le soleil, là... Il
n'est pas tombé en Orient avec son éducation de peintre à faire, avec
des yeux tout à fait à lui... Il était formé, il savait... Il a vu avec
un parti pris. Il a emporté avec lui des souvenirs, des habitudes, des
procédés... Il s'était trop rendu compte comment les anciens peintres
font la lumière dans les tableaux... Il avait trop vécu avec les
Vénitiens, l'école anglaise, Rembrandt... Il a toujours voulu faire le
coup de soleil du Rembrandt du Salon carré... Enfin, pour moi, quand il
a été là, il ne s'est pas assez livré, oublié, abandonné... Il n'a pas
assez voulu voir comment la lumière qu'il avait devant les yeux se
faisait, et alors, pour avoir sa lumière plus vive, il a forcé, exagéré
ses ombres... Des coups de pistolet, ses tableaux... Pas de sincérité:
il n'a pas eu l'émotion de la nature... Toujours trop de lui dans ce
qu'il faisait... Il n'a jamais su, tenez, comme Rousseau, être un
refléteur en restant personnel... Puis, Decamps, il a fait très-peu de
chose en pleine lumière... Dans ses tableaux, il n'y a jamais de lumière
diffuse... Il ne connaît pas ça, les bains de jour, les pleins soleils
aveuglant, mangeant tout... Ce qu'il fait toujours, ce sont des rues,
des culs-de-sac, des compartiments de lumière dans des corridors
d'ombre... Decamps? Jamais une finesse de ton... Des gris? cherchez ses
gris!... Ses rouges? c'est toujours un rouge de cire à cacheter...
Coloriste? non, il n'est pas coloriste... Criez tant que vous voudrez,
non, pas coloriste... On est coloriste, n'est-ce pas, avec du noir et du
blanc?... Gavarni est un coloriste dans une lithographie... Partons de
là... Qu'est-ce qui fait maintenant qu'une chose peinte avec des
couleurs est d'un coloriste, paraît d'un coloriste dans une reproduction
gravée ou lithographiée? Qu'est-ce qui fait ça? Une seule chose,
absolument, la même chose que pour le noir et le blanc: le rapport des
valeurs... Par exemple, voici un Velasquez...

Et Coriolis prit un morceau de fusain, dont il sabra une feuille
d'album.

--Il combinera d'abord ses valeurs d'ombre et de lumière, de noir et de
blanc... Il les combinera dans une tête, un pourpoint, une écharpe, une
culotte, un cheval,--et le fusain marchait avec sa parole.--Puis, de
quelque couleur qu'il peigne ces différentes choses, orangé, ou jaune,
ou rose, ou gris, vous pouvez être sûr qu'il s'arrangera toujours pour
garder les valeurs d'ombre et de lumière de son noir et de son blanc...
Decamps ne s'est jamais douté de ça... Ce qui l'a sauvé, c'est que
presque tous ses tableaux sont des monochromies bitumineuses avec des
réveillons, des espèces de crayons noirs relevés de touches de pastel...
Ça peut rendre l'Orient de l'Afrique, l'Orient de l'Égypte, je ne sais
pas, je n'ai pas étudié ce pays-là; mais pour l'Asie Mineure... l'Asie
Mineure! Si vous voyiez ce que c'est! Un pays de montagnes et de plaines
inondées une partie de l'année... C'est une vaporisation continuelle...
Tenez! une évaporation d'eau de perles... tout brille et tout est
doux... la lumière, c'est un brouillard opalisé... avec des couleurs...
comme un scintillement de morceaux de verre coloré...



XL


Lors de son retour en France, vers la fin de l'année 1850, Coriolis
s'était trouvé à court de temps pour exposer au Salon qui ouvrait, cette
année-là, le 30 décembre. Anatole avait vainement essayé de le décider à
envoyer au Palais-National quelques-unes de ses belles esquisses.
Coriolis sentait qu'à son âge, n'ayant jamais étalé, il lui fallait un
début qui fût un coup d'éclat. Il ne voulait arriver devant le public
qu'avec des morceaux faits, où il aurait mis tout son effort,
l'achèvement du temps.

L'année 1851 n'ayant pas d'Exposition, il eut tout le loisir de
travailler à trois toiles. Il les remania, les caressa, les retoucha,
les retournant pour les laisser dormir, y revenant avec des yeux plus
froids et détachés de la griserie du ton tout frais, y mettant à tous
les coins cette conscience de l'artiste qui veut se satisfaire lui-même.

Le premier de ces trois tableaux, peints d'après ses souvenirs et ses
croquis, était le campement de Bohémiens dont il avait envoyé à Anatole
l'ébauche écrite. Une lumière pareille à la horde qu'elle éclairait,
errante et folle, des rayons perdus, l'éparpillement du soleil dans les
bois, des zigzags de ruisseau, des oripeaux de sorcière et de fée, un
mélange de basse-cour, de dortoir et de forge, des berceaux
multicolores, comme de petits lits d'Arlequin accrochés aux arbres, un
troupeau d'enfants, de vieilles, de jeunes filles, le camp de misère et
d'aventure, sous son dôme de feuilles, avec son tapage et son fouillis,
revivait dans la peinture claire, cristallisée, pétillante de Coriolis,
pleine de retroussis de pinceau, d'accentuations qui, dans les masses,
relevaient un détail, jetaient de l'esprit sur une figure, sur une
silhouette.

Sa seconde toile faisait voir une vue d'Adramiti. D'une touche fraîche
et légère, avec des tons de fleurs, la palette d'un vrai bouquet,
Coriolis avait jeté sur la toile le riant éblouissement de ce morceau de
ciel tout bleu, de ces baroques maisons blanches, de ces galeries
vertes, rouges, de ces costumes éclatants, de ces flaques d'eau où
semble croupir de l'azur noyé. Il y avait là un rayonnement d'un bout à
l'autre, sans ombre, sans noir, un décor de chaleur, de soleil, de
vapeur, l'Orient fin, tendre, brillant, mouillé de poussière d'eau de
pierres précieuses, l'Orient de l'Asie Mineure, comme l'avait vu et
comme l'aimait Coriolis.

Le troisième de ses tableaux représentait une caravane sur la route de
Troie. C'était l'heure frémissante et douce où le soleil va se lever;
les premiers feux, blancs et roses, répandant le matin dans le ciel,
semblaient jeter les changeantes couleurs tendres de la nacre sur le
lever du jour vers lequel, le cou tendu, les chameaux respiraient.

La veille de son envoi, Coriolis donnait encore ce dernier coup de
pinceau que les peintres donnent à leurs tableaux dans leur cadre de
l'Exposition.



XLI


Le jury du Salon fonctionnait depuis quelque temps, quand Coriolis se
sentit inquiet, pris de l'impatience de savoir son sort. L'absence de
toute lettre de refus, les promesses de réception faites à ses tableaux
par ceux qui les avaient vus, ne le rassuraient pas. Anatole avait
vaguement entendu dire dans une brasserie que son ami était refusé, au
moins pour une de ses toiles. La tête de Coriolis se mit à travailler
là-dessus. Il était embarrassé pour sortir de cette incertitude qui lui
taquinait l'imagination et les nerfs. Anatole lui conseilla d'aller voir
leur ancien camarade Garnotelle, qu'il n'avait pas revu depuis son
retour de Rome, et qui était devenu un artiste posé, lancé, «pourri de
relations». Coriolis se décidait à aller voir Garnotelle.

Il arrivait à la cité Frochot, à ce joli phalanstère de peinture posé
sur les hauteurs du quartier Saint-Georges; gaie villa d'ateliers
riches, de l'art heureux, du succès, dont le petit trottoir montant
n'est guère foulé que par des artistes décorés. Vers le milieu de la
cité, à une porte en treillage, garnie de lierre, il sonna. Un
domestique à l'accent italien prit sa carte et l'introduisit dans un
atelier à la claire peinture lilas.

Sur les murs se détachaient des cadres dorés, des gravures de
Marc-Antoine, des dessins à la mine de plomb grise, portant sur leur
bordure le nom de M. Ingres. Les meubles étaient couverts d'un reps gris
qui s'harmonisait doucement et discrètement avec la peinture de
l'atelier. Deux vases de pharmacie italienne, à anses de serpents
tordus, posaient sur un grand meuble à glaces de vitrine, laissant voir
la collection, reliée en volume dorés sur tranche, des études et des
croquis de Garnotelle. Dans un coin, un _ficus_ montrait ses grandes
feuilles vernies; dans l'autre, un bananier se levait d'une espèce de
grand coquetier de cuivre, à côté d'un piano droit ouvert. Tout était
net, rangé, essuyé, jusqu'aux plantes qui paraissaient brossées. Rien ne
traînait, ni une esquisse, ni un plâtre, ni une copie, ni une brosse.
C'était le cabinet d'art élégant, froid, sérieux, aimablement classique
et artistiquement bourgeois d'un prix de Rome, qui se consacre
spécialement aux portraits de dames du monde.

Au milieu de l'atelier, au plus beau jour, sur un chevalet d'acajou à
col de cygne, reposait un portrait de femme entièrement terminé et
verni. Devant ce portrait était un tapis, et devant le tapis, trois
fauteuils en place, fatigués d'un passage de personnes, formaient un
hémicycle. Ces fauteuils, le tapis, le chevalet, mettaient là un air
d'exhibition religieuse, et comme un petit coin de chapelle. Coriolis
reconnut le portrait: c'était le portrait de la femme d'un riche
financier, un portrait que les journaux avaient annoncé comme devant
être le seul envoi de Garnotelle au Salon.

Garnotelle, en vareuse de velours noir, entra.

--Comment! c'est toi?--dit-il en laissant voir le malaise d'équilibre
d'un homme qui retrouve un ami oublié.--Tu as été longtemps là-bas,
sais-tu? Je suis enchanté... Ah! tu regardes mon exposition...

--Comment, ton exposition?

--Ah! c'est vrai... tu reviens de si loin! tu as l'innocence de ces
choses-là... Eh bien! j'ai tout bonnement écrit à la Direction que
j'avais besoin d'un délai pour finir... et voilà... Je n'envoie pas
comme les autres... et je fais ici ma petite exposition particulière,
comme tu vois... Votre tableau ne passe pas comme cela avec le commun
des martyrs... Vous êtes distingué par l'administration... cela fait
très-bien... Je l'enverrai au dernier jour, et tu verras, il ne sera pas
le plus mal placé... Ah çà! et toi? Est-ce qu'on ne m'a pas dit que tu
avais quelque chose?

--Oui, trois tableaux de là-bas, et c'est justement pour ça... Je ne
sais pas si je suis refusé... Et je voudrais être fixé, savoir
décidément...

--Oh! très-bien... C'est très-facile... Je te saurai cela ce soir... Où
demeures-tu?

--Rue de Vaugirard, 23.

--Comment habites-tu là? C'est loin de tout. Pour peu qu'on aille un peu
dans le monde... les ponts à traverser... Et ça te va-t-il, mon
portrait?

--Très-bien... très-bien... Le collier de perles... Oh! il est
étonnant...--dit Coriolis sans enthousiasme.

--Mon Dieu! c'est un portrait sérieux, sans tapage... Si j'avais voulu,
ces temps-ci... La Tanucci m'a fait demander... Il était deux, trois
heures... enfin une heure honnête pour se présenter chez une femme qui
ne l'est pas... Elle était au lit... Une chambre de satin, feu et or...
éblouissante... Elle s'amusait à faire ruisseler dans une grande
cassette Louis XIII, tu sais, avec du cuivre aux angles, des bijoux, des
diamants, de l'or... Elle était à demi sortie du lit, les épaules nues,
des cheveux superbes, une chemise... tu sais de ces chemises qu'elles
ont!... elle m'a demandé son portrait comme une chatte... J'ai été
héroïque, j'ai refusé... Vois-tu, mon cher, au fond, ces portraits-là,
quand on voit du monde, quand on connaît des femmes bien, c'est toujours
une mauvaise affaire... ça jette de la déconsidération sur un talent...
il faut laisser cela aux autres... Tu dis... ton adresse?

--23, rue de Vaugirard.

--Je t'écris, vois-tu, pour plus de sûreté... parce que j'ai tant de
choses... Et puis, je veux aller te voir... Tu me montreras tout ce que
tu as rapporté... Je serais très-curieux... Veux-tu que nous descendions
ensemble jusqu'aux boulevards? Je suis invité à déjeuner ce matin...

Il sonna son domestique, passa un habit, et quand ils furent
dehors:--Pourquoi,--dit-il à Coriolis,--n'habites-tu pas par ici?

--Pourquoi?--répondit Coriolis.--Tiens, regarde...--et il désigna une
croisée.--Vois-tu ces bougies roses à cette toilette, des bougies
couleur de chair qui font penser à la jambe d'une danseuse dans un bas
de soie? Vois-tu cette bonne sur le trottoir qui promène ce petit chien
de la Havane? La bonne a du blanc, et le petit chien a du rouge...
Sens-tu cette odeur de poudre de riz qui descend les escaliers et sort
par la porte comme l'haleine de la maison?... Eh bien! mon cher, voilà
ce qui me fait sauver... J'en ai peur... Il flotte trop de plaisir pour
moi par ici... La femme est dans l'air... on ne respire que cela! Je me
connais, il me faut ma rue de Vaugirard, mon quartier, un quartier
d'étudiants qui ressemble à l'hôtel Cicéron de la vache enragée... Ici,
je redeviendrais un créole... et je veux faire quelque chose...

--Ah! moi pour travailler, il n'y a que Rome... ma belle Rome! Quand
avec l'école nous allions acheter, je me rappelle, aux _Quattro
Fontane_, des oranges et des pommes de pin pour les manger dans les
thermes de Caracalla...

Et disant cela, Garnotelle quitta Coriolis avec une poignée de main, sur
la porte du café Anglais.

Le lendemain matin, Coriolis reçut une carte de Garnotelle, qui portait
écrit au crayon: «Les trois _reçus_.»



XLII


Un grand jour que le jour d'ouverture d'un Salon!

Trois mille peintres, sculpteurs, graveurs, architectes l'ont attendu
sans dormir, dans l'anxiété de savoir où l'on a placé leurs oeuvres, et
l'impatience d'écouter ce que ce public de première représentation va en
dire. Médailles, décorations, succès, commandes, achats du gouvernement,
gloire bruyante du feuilleton, leur avenir, tout est là, derrière ces
portes encore fermées de l'Exposition. Et les portes à peine ouvertes,
tous se précipitent.

C'est une foule, une mêlée. Ce sont des artistes en bande, en famille,
en tribu; des artistes gradés donnant le bras à des épouses qui ont des
cheveux en coques, des artistes avec des maîtresses à mitaines noires;
des chevelus arriérés, des élèves de Nature coiffés d'un feutre pointu;
puis des hommes du monde qui veulent «se tenir au courant»; des femmes
de la société frottées à des connaissances artistiques, et qui ont un
peu dans leur vie effleuré le pastel ou l'aquarelle; des bourgeois
venant se voir dans leurs portraits et recueillir ce que les passants
jettent à leur figure; de vieux messieurs qui regardent les nudités avec
une lorgnette de spectacle en ivoire; des vieilles faiseuses de copies,
à la robe tragique, et qu'on dirait taillée dans la mise-bas de
mademoiselle Duchesnois, s'arrêtant, le pince-nez au nez, à passer la
revue des torses d'hommes qu'elles critiquent avec des mots d'anatomie.
Du monde de tous les mondes: des mères d'artistes, attendries devant le
tableau filial avec des larmoiements de portières; des actrices
fringantes, curieuses de voir des marquises en peintures; des refusés
hérissés, allumés, sabrant tout ce qu'ils voient avec le verbe bref et
des jugements féroces; des frères de la Doctrine chrétienne, venus pour
admirer les paysages d'un gamin auquel ils ont appris à lire; et çà et
là, au milieu de tous, coupant le flot, la marche familière et l'air
d'être chez elles, des modèles allant aux tableaux, aux statues où elles
retrouvent leur corps, et disant tout haut: «Tiens! me voilà!» à
l'oreille d'une amie, pour que tout le monde entende... On ne voit que
des nez en l'air, des gens qui regardent avec toutes les façons
ordinaires et extraordinaires de regarder l'art. Il y a des admirations
stupéfiées, religieuses, et qui semblent prêtes à se signer. Il y a des
coups d'oeil de joie que jette un concurrent à un tableau raté de
camarade. Il y a des attentions qui ont les mains sur le ventre,
d'autres qui restent en arrêt, les bras croisés et le livret sous un
bras, serré sous l'aisselle. Il y a des bouches béantes, ouvertes en
_o_, devant la dorure des cadres; il y a sur des figures l'hébétement
désolé, et le navrement éreinté qui vient aux visages des malheureux
obligés par les convenances sociales d'avoir vu toutes ces couleurs. Il
y a les silencieux qui se promènent avec les mains à la Napoléon
derrière le dos; il y a les professants qui pérorent, les noteurs qui
écrivent au crayon sur les marges du livret, les toucheurs qui
expliquent un tableau en passant leur gant sale sur le vernis à peine
séché, les agités qui dessinent dans le vide toutes les lignes d'un
paysage, et reculent du doigt un horizon. Il y a des dilettantes qui
parlent tout seuls et se murmurent à eux-mêmes des mots comme _smorfia_.
Il y a des hommes qui traînent des troupeaux de femmes aux sujets
historiques. Il y a des ateliers en peloton, compactes et paraissant se
tenir par le pan de leurs doctrines. Il y a de grands diables à cravates
de foulard, les longs cheveux rejetés derrière les oreilles, qui
serpentent à travers les foules et crachent, en courant, à chaque toile,
un lazzi qui la baptise. Il y a, devant d'affreux vilains tableaux
convaincus et de grandes choses insolemment mal peintes, comme de
petites églises de pénétrés, des groupes de catéchumènes en redingotes,
chacun le bras sur l'épaule d'un frère, immobiles; changeant seulement
de pied de cinq en cinq minutes, le geste dévotieux, la parole basse, et
tout perdus dans l'extatisme d'une vision d'apôtres crétins...

Spectacle varié, brouillé, sur lequel planent les passions, les
émotions, les espérances volantes, tourbillonnantes, tout le long de ces
murs qui portent le travail, l'effort et la fortune d'une année!

Coriolis voulut ce jour-là faire «l'homme fort». Il n'avança pas l'heure
du déjeuner, par une espèce de déférence pour la blague d'Anatole. Mais
au dessert l'impatience commença à le prendre. Il trouvait qu'Anatole
mettait des éternités à prendre son café. Et le voyant siroter son
gloria en disant tranquillement:--Nous avons bien le temps!--il l'enleva
brusquement de table, l'emporta dans un coupé et se jeta avec lui dans
les salles. Anatole voulait s'arrêter à des tableaux, l'appelait, le
retenait: Coriolis s'échappait, allait devant lui; il voulait se voir.

Il arriva à ses tableaux. Sa première toile lui donna dans la poitrine
ce coup de poing que vous envoie votre oeuvre exposée, accrochée,
publique. Tout disparut; il eut ce premier grand éblouissement de sa
chose où chacun voit en grosses lettres: MOI!

Puis il regarda: il était bien placé. Cependant, au bout d'un moment, il
trouva que sa place, si bonne qu'elle fût, avait des inconvénients, des
voisinages qui lui nuisaient. La lumière ne donnait pas juste sur la
Halte de Bohémiens; le jour l'éclairait un peu à faux. Sa Vue d'Adramiti
avait l'honneur du grand Salon; mais le portrait gris et terriblement
sobre de Garnotelle, placé à côté, le faisait paraître un peu trop
«bouchon de carafe». Du reste, ses trois tableaux étaient sur la
cimaise. Sans doute, ce n'était pas tout ce qu'il aurait voulu: Coriolis
était peintre, et, comme tout peintre, il ne se serait estimé tout à
fait bien placé que s'il avait été exposé absolument seul dans le Salon
d'honneur. Mais enfin c'était satisfaisant, il n'avait pas à se
plaindre; et tout heureux d'être débarrassé d'Anatole accroché par
d'anciens amis d'atelier, il se mit à se promener dans le voisinage de
ses tableaux en faisant semblant de regarder ceux qui étaient à côté,
l'oreille aux aguets, essayant d'attraper des mots de ce qu'on disait de
lui, et laissant tomber des regards d'affection sur les gens qui
stationnaient devant sa signature.

Bientôt lui arriva une joie que donne le succès direct, tout vif et
présent, la joie chaude de l'homme qui se voit et se sent applaudi par
un public qu'il touche des yeux et du coude. Il lui passa un
chatouillement d'orgueil au bruit de son nom qui marchait dans la foule.
Il était remué par des bouts de phrases, des exclamations, des chaleurs
de sympathie, des riens, des gestes, des approbations de tête, qui
saluaient et félicitaient ses toiles. Une bande de rapins en passant
lança des hourras. Un critique s'arrêta devant, et demeura le temps de
penser un feuilleton sans idées. Peu à peu, l'heure s'avançant, les
passants s'amassèrent; aux regardeurs isolés, aux petits groupes succéda
un rassemblement grossissant, trois rangées de spectateurs tassés,
serrés, emboîtés l'un dans l'autre, montrant trois lignes de dos,
froissant entre leurs épaules deux ou trois robes de femmes, et
renversant une soixantaine de fonds ronds de chapeaux noirs où le jour
tombé d'en haut lustrait la soie.

Coriolis serait resté là toujours si Anatole n'était venu le prendre par
le bras en lui disant:

--Est-ce que tu ne consommerais pas quelque chose?

Et il l'emmena dans un café des boulevards où Coriolis, en fumant son
cigare et en regardant devant lui, revoyait tous ces dos devant ses
tableaux.



XLIII


A ce triomphe du premier jour succéda bien vite une réaction.

On ne trouble point impunément les habitudes du public, ses idées
reçues, les préjugés avec lesquels il juge les choses de l'art. On ne
contrarie pas sans le blesser le rêve que ses yeux se sont faits d'une
forme, d'une couleur, d'un pays. Le public avait accepté et adopté
l'Orient brutal, fauve et recuit de Decamps. L'Orient fin, nuancé,
vaporeux, volatilisé, subtil de Coriolis le déroutait, le déconcertait.
Cette interprétation imprévue dérangeait la manière de voir de tout le
monde, elle embarrassait la critique, gênait ses tirades toutes faites
de couleur orientale.

Puis cette peinture avait contre elle le nom de son auteur, ce qu'un nom
noble ou d'apparence nobiliaire inspire contre une oeuvre de préventions
trop souvent justifiées. La signature _Naz de Coriolis_, mise au bas de
ces tableaux, faisait imaginer un gentilhomme, un homme du monde et de
salon, occupant ses loisirs et ses lendemains de bal avec le passe-temps
d'un art. A beaucoup de juges de goût peu fixé, allant pour rencontrer
sûrement le talent là où ils croient être assurés de rencontrer le
travail, l'application, la peine de tout un homme et l'ambition de toute
une carrière d'artiste, ce nom donnait toutes sortes d'idées de
méfiance, une prédisposition instinctive à ne voir là qu'une oeuvre
d'amateur, d'homme riche qui fait cela pour s'amuser.

Toutes ces mauvaises dispositions, la petite presse, qui a ses
embranchements sur les brasseries de la peinture, les ramassa et les
envenima. Elle fut impitoyable, féroce pour Coriolis, pour cet homme
ayant des rentes, qu'on ne voyait point boire de chopes, et qui, inconnu
hier, accaparait, à la première tentative, l'intérêt d'une exposition.
Le petit peuple du bas des arts ne pouvait pardonner à une pareille
chance. Aussi pendant deux mois Coriolis eut-il les attaques de tous ces
arrière-fonds de café, où se baptisent les gloires embryonnaires et les
grands hommes sans nom, où chauffent ces succès de la Bohême, auxquels
chacun apporte l'abnégation de son dévouement, comme s'il se couronnait
lui-même en couronnant quelqu'un de la bande. On le déchira spécialement
à l'estaminet du _Vert-de-gris_, le rendez-vous des _amers_. Les
_amers_, les amers spéciaux que fait la peinture, ceux-là qu'enrage et
qu'exaspère cette carrière qui n'a que ces deux extrêmes: la misère
anonyme, le néant de celui qui n'arrive pas, ou une fortune soudaine,
énorme, tous les bonheurs de gloire de celui qui arrive, les amers, tout
ce monde d'avenirs aigris, de jeunes talents grisés de compliments
d'amis et ne gagnant pas un sou, furieux contre le monde, exaspéré
contre la société, la veine et le succès des autres, haineux, ulcérés,
misanthropes qui s'humaniseront à leur première paire de gants
gris-perle,--les amers se mirent à _exécuter_ tous les soirs la personne
et le talent de Coriolis jusqu'à l'entière extinction du gaz, soufflant
la technique de l'éreintement à deux ou trois criticules qui venaient
prendre là le mauvais air de l'art.

Coriolis trouvait enfin une dernière opposition dans la réaction
commençant à se faire contre l'Orient, dans le retour des amateurs
sévères, posés, au style du grand paysage encanaillé à leurs yeux par un
trop long carnaval de turquerie.

En face de cette hostilité presque universelle, Coriolis était à peu
près désarmé. Il lui manquait les amitiés, les camaraderies, ce qu'une
chaîne de relations organise pour la défense d'un talent discuté. Les
huit ans passés par lui en Orient, la sauvagerie paresseuse qu'il en
avait rapportée, son enfoncement dans le travail avaient fait
l'isolement autour de lui. Cependant, comme il arrive presque toujours,
des sympathies sortirent des haines. Ce qui se lève sous le contre-coup
de l'injustice et de l'unanimité des hostilités, le sens de combativité
et de générosité qui se révolte dans un public, mettaient la dispute et
la violence d'une bataille dans la discussion du nouvel Orient de
Coriolis. Devant la partialité de la négation, les éloges s'emportaient
jusqu'à l'hyperbole; et Coriolis sortait des jalousies, des passions et
de la critique, maltraité et connu, avec un nom lapidé et une notoriété
arrachée à une sorte de scandale.

Au milieu de toutes ces sévérités, des attaques des journaux, de la
dureté des feuilletons, Coriolis tombait presque journellement sur
l'éloge de Garnotelle. Il y avait pour son ancien camarade un concert de
louanges, un effort d'admiration, une conspiration de bienveillance,
d'aménités, de phrases agréables, de douces épithètes, de restrictions
respectueuses, d'observations enveloppées. Presque toute la critique,
avec un ensemble qui étonnait Coriolis, célébrait ce talent honnête de
Garnotelle. Ou le louait avec des mots qui rendent justice à un
caractère. On semblait vouloir reconnaître dans sa façon de peindre la
beauté de son âme. Le blanc d'argent et le bitume dont il se servait
étaient le blanc d'argent et le bitume d'un noble coeur. On inventait la
flatterie des épithètes morales pour sa peinture: on disait qu'elle
était «loyale et véridique», qu'elle avait la «sérénité des intentions
et du faire». Son gris devenait la sobriété. La misère de coloris du
pénible peintre, du pauvre prix de Rome, faisait trouver et imprimer
qu'il avait des «couleurs gravement chastes». On rappelait, à propos de
cette belle sagesse, l'austérité du pinceau bolonais; un critique même,
entraîné par l'enthousiasme, alla, à propos de lui, jusqu'à traiter la
couleur de basse, matérielle et vicieuse satisfaction du regard; et
faisant allusion aux toiles de Coriolis qu'il désignait comme attirant
la foule par le sensualisme, il déclarait ne plus voir de salut pour
l'Art contemporain que dans le dessin de Garnotelle, le seul artiste de
l'Exposition digne de s'adresser, capable de parler «aux esprits et aux
intelligences d'élite».



XLIV


L'étonnement de Coriolis était naïf. Cette vive et presque unanime
sympathie de la critique pour Garnotelle s'expliquait naturellement.

Garnotelle était l'homme derrière le talent duquel la critique de ces
critiques qui ne sont que des littérateurs pouvait satisfaire sa haine
d'instinct contre le _morceau peint_, contre le bout de toile ou le
panneau de couleur éclatante, contre la page de soleil et de vie
rappelant quelque grand coloriste ancien, sans avoir l'excuse de la
signature de son grand nom. Il était soutenu, poussé, acclamé par tout
ce qu'il y a d'imperception et d'hostilité inavouée, dans les purs
phraseurs d'esthétique, pour l'harmonie de pourpre du Titien, le courant
de pâte d'un Rubens, le gâchis d'un Rembrandt, la touche carrée d'un
Velasquez, le tripotage de génie de la couleur, le travail de la main
des chefs-d'oeuvre. Le peintre satisfaisait le goût de ces doctrines,
aimées de la France, sympathiques à son tempérament, qui mènent
l'admiration de l'estime publique et des gens distingués à une certaine
manière de peindre unie, sage, lisse, blaireautée, sans pâte, sans
touche, à une peinture impersonnelle et inanimée, terne et polie,
reflétant la vie dans un miroir dont le tain serait malade, fixant et
desséchant le trait qui joue et trempe dans la lumière de la nature,
arrêtant le visage humain avec des lignes graphiques rigides comme le
tracé d'une épure, réduisant le coloris de la chair aux teintes mortes
d'un vieux daguerréotype colorié, dans le temps, pour dix francs.

Garnotelle servait de drapeau et de ralliement à la critique purement
lettrée, et au public qui juge un peintre avec des théories, des idées,
des systèmes, un certain idéal fait de lectures et de mauvais souvenirs
de quelques lignes anciennes, l'estime d'une certaine propreté délicate,
une compétence bornée à un mépris acquis et convenu pour les tons roses
de Dubuffe. L'école sérieuse, puissante et considérée, descendue des
professeurs et des hommes d'État critiques d'art, l'école doctrinaire et
philosophique du Beau, l'armée d'écrivains penseurs qui n'ont jamais vu
un tableau même en le regardant, qui n'ont jamais goûté devant un ton
cette jouissance poignante, cette sensation absolue que Chevreul dit
aussi forte pour l'oeil que les sensations des saveurs agréables pour le
palais; ces juges d'art qui n'apprécient jamais l'art par cette
impression spontanée, la sensation, mais par la réflexion, par une
opération de cerveau, par une application et un jugement d'idées; tous
ces théoriciens ennemis de la couleur par rancune, affectant pour elle
le mépris, répétant que cela, cette chose divine que rien n'apprend, la
couleur, peut s'apprendre en huit jours, que la peinture doit être
simplement en dessin lavé à l'huile; que la pensée, l'élévation de
l'Idée doivent faire et réaliser cette chose plastique et d'une chimie
si matérielle: la Peinture,--tels étaient les gens, les théories, les
sympathies, les courants d'opinion qui constituaient le grand parti de
Garnotelle.

De là le succès des portraits de Garnotelle. Leur absence de vie, leur
décoration passait pour du style; leur platitude était saluée comme une
idéalisation. On voulait trouver dans leur air de papier peint je ne
sais quoi d'humble, de modeste, de religieux, l'agenouillement d'une
peinture, pâle d'émotion, aux pieds de Raphaël. Il y avait une entente
pour ne pas voir toute la misère de ce dessin mesquin, tiraillé entre la
nature et l'exemple, timide et appliqué, cherchant aux personnages de
basses enjolivures bêtes; car Garnotelle ne savait pas même tirer de ses
modèles la forte matérialité trapue, l'épaisse grandeur de la
Bourgeoisie: il arrangeait les bourgeois qu'il peignait en portiers
songeurs, travaillait à les poétiser, tâchait de mettre une lueur de
rêverie dans un ancien député du juste-milieu et d'alanguir un ventru
avec de l'élégance. Il maniérait le commun, et jetait ainsi sur la
grosse race positive, dont il était le peintre presque mystique, le plus
divertissant des ridicules.

Mais les portraits les plus applaudis de Garnotelle étaient ses
portraits de femmes: minutieuses et laborieuses copies de traits et de
plis de robes, images patientes de dames sérieuses et roides, dans des
intérieurs maigres. Réunis, ils auraient fait douter de la grâce, de
l'animation, de l'esprit qu'a toute la personne de la Parisienne du XIXe
siècle. C'étaient des mains étalées gauchement sur les genoux avec les
doigts forcés comme des pincettes, des physionomies ayant un air de
calme dormant et de placidité figée, auquel s'ajoutait une sorte de
mortification morne, provenant des longues et nombreuses séances exigées
par le consciencieux portraitiste. Il semblait y avoir un travail
pénible, très-mal éclairé, un travail de prison, dans ce douloureux
dessin, dans ces ostéologies s'enlevant sur des fonds olive, dans ces
femmes décolletées qu'on eût dit posées par le peintre sous un jour de
souffrance. Vaguement, devant ces portraits, l'idée vous venait de
bourgeoises en pénitence dans les Limbes. Ce que Garnotelle leur mettait
pour pensée et pour ombre sur le front avait l'air d'une préoccupation
de ménage, d'un souci d'addition, ou plutôt de ces réflexions de femme
qui marchande une chose trop chère. Malgré tout, c'étaient les portraits
à la mode. Les femmes, en dépit de toute la coquetterie qu'elles ont
d'elles-même et de cette immortalité de leur beauté, les femmes
s'étaient laissé persuader que cette façon rigoureuse de les peindre
avait de la sévérité et de la noblesse. Ce qu'elles perdaient avec
Garnotelle en jeunesse et en piquant, elles pensaient qu'il le leur
rendait en autorité de grâce et en transfiguration sérieuse. Et parmi
les plus élégantes, les plus riches et les plus jolies, les portraits de
ce peintre, à propos duquel elles avaient entendu nommer si souvent
Raphaël, devenaient un objet de jalousie, d'envie, une exigence imposée
à la bourse du mari.



XLV


Il y avait encore, pour le succès de Garnotelle, d'autres raisons.

Garnotelle n'était plus l'espèce de sauvage timide, marchant dans les
pas d'Anatole, attaché et collé à lui, vivant de sa société et à son
ombre. Il n'était plus ce pauvre garçon, ce rustre gêné, mal appris,
honteux de lui-même, qui demandé, par hasard, dans un château pour une
décoration, avait passé quinze jours sans se laisser arracher une
parole, avec des larmes d'embarras lui venant presque aux yeux, quand
l'attention des femmes s'occupait de lui, et qu'il avait peur comme un
petit paysan que veut embrasser une belle dame. L'École de Rome a un
mérite qu'il faut reconnaître: si elle ne fait rien pour le talent des
gens, elle fait beaucoup pour leur éducation; si elle n'inspire pas le
peintre, elle forme et dégrossit l'homme. Par la vie en commun, l'espèce
de frottement d'un club académique, le façonnement des natures abruptes
au contact des natures civilisées, ce que les gens bien nés enseignent
et font gagner aux autres, ce que les lettrés donnent et communiquent
d'instruction aux illettrés, par son salon, ses réceptions, la villa
Médici fabrique, dans des tempéraments de peuple, des espèces de gens du
monde que cinq ans élèvent, en apparence de manières, en superficie de
savoir, en politesse acquise, au niveau du commun des martyrs et des
exigences de la société actuelle. Là avait commencé la métamorphose de
Garnotelle, encouragée par la bienveillance de deux ou trois salons
français et étrangers, où les gâteries des femmes l'enhardissaient à
prendre peu à peu l'aplomb du monde. Sa tête lui servait et aidait à ses
succès: il plaisait par une beauté brune, un peu commune et marquée,
mais de ce genre qu'aiment les femmes, une beauté vulgairement
souffrante, où de la pâleur, presque de la maladie, un reste de vieux
malheurs de sang, devenu une espèce de teint fatal, mettaient ce
caractère, qui l'avait fait surnommer par ses camarades «l'ouvrier
malsain». Dans ce physique, le monde ne voulait voir que le tourment de
la pensée, les stigmates du travail, l'émaciement de la spiritualité. Et
pour les yeux des femmes, Garnotelle était la figure rêvée, une poétique
incarnation du pittoresque et romanesque personnage qui peint avec son
coeur et sa santé; il était ce malheureux céleste:--l'_artiste_!

A Paris, par des liaisons nouées à Rome dans une famille française, il
était entré dans un monde de femmes du haut commerce et de la haute
banque, un monde orléaniste de femmes sérieuses, intelligentes,
cultivées, mêlées aux lettres, à l'art, tenant le haut bout de l'opinion
publique par leurs salons et leurs amis du journalisme. Il trouva là de
puissantes protectrices, supérieures à la banalité, ardentes et
remuantes dans l'amitié, mettant leur activité et leur dévouement
d'esprit au service des intimes habitués de leur maison, faisant d'eux,
de leur nom, de leur célébrité, de leur carrière, l'intérêt,
l'occupation, l'orgueil de leur vie de femme et la petite gloire de leur
cercle. Il eut toutes les bonnes fortunes et tout le profit de ces
liaisons pures, de ces attachements, de ces adoptions qui finissent par
laisser tomber sur la tête d'un peintre le sentimentalisme ému d'une
bourgeoise éclairée, passionnent ses démarches, ses prières, ses
intrigues, tout ce que peut une femme à l'époque du Salon pour le
lancement d'un succès.

En dehors de ce monde, Garnotelle allait encore dans quelques salons de
la haute aristocratie étrangère, où il rencontrait de grands noms avec
lesquels il pouvait peser sur le ministère, des femmes au désir
despotique, habituées à tout vouloir dans leur pays, et qui n'avaient
perdu qu'un peu de cette habitude en France. C'était pour Garnotelle une
récréation et un délassement, que ce monde aimant le plaisir, la
liberté, les artistes. Il s'y sentait entouré de la naïve admiration des
étrangers pour un talent de Paris: il était le peintre, le Français,
l'homme célèbre que les femmes, les jeunes filles courtisaient avec la
vivacité de l'ingénuité ravissante des coquetteries russes. On le
choyait, on l'enguirlandait. Il était le cornac des plaisirs, la fête
des soirées, l'invité annoncé et promis. Les sociétés se le disputaient,
se l'arrachaient, avec des jalousies féminines et des querelles
gracieuses qui chatouillaient et réjouissaient sa vanité jusqu'au fond.
Il était là comme dans une délicieuse atmosphère d'enchantement
amoureux. On ne le voyait dans ces salons que masqué par une jupe, la
tête à demi levée derrière un fauteuil de femme, mêlé aux robes,
toujours dans une intimité d'aparté, dans une pose d'enfant gâté,
discret, étouffant de petits rires, des demi-paroles, des chuchotements,
ce qui bruit tout bas autour d'un secret, d'une confidence, avec de
petites mines, des silences, des contemplations, des yeux d'admiration,
tout un jeu d'adoration d'une épaule, d'un bras, d'un pied, qui touchait
les femmes comme le platonisme et le soupir d'un amour qui leur aurait
fait la cour à toutes. Aux hommes aussi il trouvait moyen de plaire et
de paraître amusant avec un rien de cet esprit que tout peintre ramasse
dans la vie d'atelier. Et s'agissait-il de l'achat d'un de ses tableaux
par quelques gros banquier? Une conspiration de sympathies s'organisait
dans l'ombre, et il avait non-seulement la femme, mais les experts, les
familiers, le médecin même pour lui, travaillant à forcer la main au
Million.

Appuyé sur ces relations et ces protections, persuadé que tout ce qu'il
pouvait avoir à demander au gouvernement serait emporté par des
exigences de jolies femmes, ou des transactions de femmes influentes,
Garnotelle qui, sous sa peau de mondain, avait gardé de la finesse et de
la malice du paysan, estimait qu'il était inutile, presque dangereux, de
passer pour un ami du gouvernement. Il ne se montrait pas aux soirées
officielles, boudait les avances, jouant la réserve et la froideur d'un
homme appartenant à l'Institut et attaché à ses doctrines.

Près du maître des maîtres, il avait une humilité parfaite. Avec son nom
et sa position, il sollicitait de l'aider dans ses travaux; il s'offrait
à lui peindre des fonds, des _à-plats_, à lui couvrir des ciels, des
terrains, à lui poncer des draperies «pour se dévouer et apprendre»,
disait-il. Il s'informait, comme d'une cérémonie sacrée, du jour où il y
avait exposition chez lui. Et devant le tableau, dont il semblait ne pas
oser s'approcher de trop près, il restait à distance respectueuse,
plongé dans une muette contemplation. Dans ce genre d'admiration
accablée, écrasée, la seule à laquelle pût encore se prendre la vanité
du maître blasé sur la pantomime enthousiaste, les spasmes, les
lèvements d'yeux extatiques, les monosyllabes entrecoupés, il avait
imaginé une invention sublime, et qui avait attaché à son avenir la
protection du grand homme. A une exposition intime, il avait gardé
devant «l'oeuvre» un silence morne; puis, rentré chez lui, il avait
écrit au maître une lettre où il laissait naïvement échapper son
découragement, se disait désespéré par cette perfection, cette grandeur,
cette pureté, qui lui ôtaient l'espérance de jamais rien faire, presque
la force de travailler encore; et faisant répandre par ses amis le bruit
de son découragement, il avait attendu, cloîtré dans son atelier,
jusqu'à ce qu'une lettre du maître relevât son courage avec des éloges,
l'encourageât à vivre et à peindre.

De plus, Garnotelle était un des habitués les plus assidus de cette
société de l'_Oignon_, réunissant et reliant les anciens prix de Rome
avec deux grands dîners annuels et quelques petits dîners subsidiaires,
dans cette espèce de franc-maçonnerie de la courte-échelle, où l'on se
passait les travaux, les commandes, les voix à l'Institut, entre la
poire et le fromage, entre les pièces de vers en l'honneur des gloires
académiques et des satires contre les autres gloires.

Avec la presse, il était froidement poli. Il ne gâtait pas les critiques
de lettres ni d'esquisses, ne les recherchait pas et tenait à distance
ceux qu'il rencontrait dans les salons avec une poignée de main qui leur
tendait seulement le bout d'un doigt ou de deux. Cette attitude de
réserve lui avait valu le respect avec lequel la plupart des feuilletons
parlaient de son talent.

Ainsi adulé, respecté, protégé, appuyé, renté par l'argent de ses
portraits, renté par l'argent de son atelier, un atelier aristocratique
de jeunes et riches étrangers payant cent francs par mois, et
s'engageant pour six mois; riche et parvenu à tous les bonheurs, comblé
dans ses désirs et ses ambitions, le Garnotelle du succès, le Garnotelle
des chemises brodées et des parfums à base de musc, n'ayant plus rien de
son passé que ses longs cheveux, qu'il gardait comme une auréole
d'artiste, Garnotelle se montrait parfois enveloppé d'une vague
tristesse. Il paraissait avoir le noble et solennel fond de souffrance
d'un homme éloigné «de l'objet de son culte». Il se plaignait à demi-mot
de n'être plus là où étaient ses regrets et son amour; et de temps en
temps, il laissait échapper, avec une voix attendrie et un regard
d'aspiration religieuse, une:--«Chère Rome, où es-tu?»--qui apitoyait
autour de lui un public d'imbéciles sur cette pauvre âme sombre d'exilé.



XLVI


Le talent, l'ambition, l'énergie de Coriolis sortaient de ces
contradictions, de la contestation, fouettés et aiguillonnés. La
bataille autour de ses tableaux, de son nom, de son Orient, ce
soulèvement de colères soudaines et d'ennemis inconnus lui donnaient la
surexcitation de la lutte, le poussaient à la volonté d'une grande
chose, d'une de ces oeuvres qui arrachent au public la pleine
reconnaissance d'un homme.

On ne le connaissait que par les côtés de coloriste pittoresque. Il
voulait se révéler avec les puissantes qualités du peintre; montrer la
force et la science du dessinateur, amassées en lui par des études
patientes et acharnées de nature, qui mettaient à ses moindres croquis
l'accent et la signature de sa personnalité.

Abandonnant le tableau de chevalet, il attaquait le nu dans un cadre où
il pouvait faire mouvoir la grandeur du corps humain. Le décor de sa
scène était un _Bain turc_. Sur la pierre moite de l'étuve, sur le
granit suant, il plia une femme, sortant comme de l'arrosement d'un
nuage, de la mousse de savon blanc jetée sur elle par une négresse
presque nue, les reins sanglés d'une _foutah_ à couleurs vives. La
baigneuse, sur son séant, se présentait de face. Elle était
gracieusement ramassée et rondissante dans la ligne d'un disque: on
l'eût dite assise dans le C d'un croissant de lune. Ses deux mains se
croisaient dans ses cheveux, au bout de ses bras relevés qui dessinaient
une anse et une couronne. Sa tête, penchée, se baissait mollement, avec
un chatouillement d'ombre, sur sa gorge remontée. Son torse avait les
deux contours charmants et contraires de cette attitude penchée: pressé
d'un côté, serré entre le sein et la hanche, il se tendait de l'autre,
déroulait le dessin de son élégance; et jusqu'au bout des deux jambes de
la baigneuse, l'une un peu repliée, l'autre longuement allongée,
l'opposition des lignes se continuait dans l'ondulation d'un
balancement. Derrière ce corps ébauché, sorti de la toile avec du
pastel, Coriolis avait massé au fond des groupes de femmes qu'on
entrevoyait dans une buée de vapeur, dans une aérienne perspective
d'étuve rayée de traits de soleil qui faisaient des barres.

Au commencement de l'hiver, Coriolis avait fini ce tableau. Anatole, qui
n'était pas complimenteur et qui n'avait guère de sympathie pour les
sujets orientaux, ne put retenir, devant la toile achevée:

--Très-bien, ton corps de femme... c'est ça!

Coriolis avait l'horreur de certains peintres pour le compliment qui
porte à faux, qui loue une qualité qu'ils n'ont pas, ou un coin d'une
oeuvre qu'ils sentent n'être pas le bon de cette oeuvre. Un éloge à côté
avait beau être sincère et de bonne foi: il jetait Coriolis dans des
colères d'enfant.

--«C'est ça!» dit-il en se retournant avec un geste violent.--Ah! tu
trouves que c'est ça, toi?... Ça! mais c'est d'un commun!... ce n'est
pas plus le corps que je veux... Voilà six semaines que je m'échine
dessus... Tu as bien fait de me dire que c'était bien... Allons! je te
dis, c'est bête... bête comme une académie de parisienne... et
tortillé... Tiens! Il traîne sur les quais une Vénus de Goltzius... qui
a des perles aux oreilles, avec des colombes qui volent autour...
voilà!... Je sentais bien que c'était mauvais. Mais, attends!

Et Coriolis commença à effacer sa figure, Anatole essaya de l'arrêter,
l'injuria, l'appela «imbécile et chercheur de petite bête». Coriolis
continuait à démolir sa baigneuse en disant:

--Après cela, c'est le diable, un torse qui vous donne la note... C'est
dégoûtant maintenant... Il n'y a plus un corps à Paris... Voyons! voilà
six mois que nous n'avons pu avoir un modèle propre... Une femme qui ait
pour un liard de race, de distinction, un ensemble pas trop canaille...
où ça se trouve-t-il? sais-tu, toi? Oh! les modèles? une espèce finie...
Rachel a commencé à les perdre avec le Conservatoire... Il n'y a plus de
modèles! Ça vous donne deux séances... et puis, à la troisième, vous
rencontrez votre étude, dans un petit coupé, coiffée en chien, qui vous
dit: «Bonjour!...» Une femme lancée, plus de pose! Et celles qu'on a
encore la chance d'attraper, sont-ce des modèles? Ça ne tient pas la
pose... ça n'a pas de tendons... ça ne _crispe_ pas!... ça ne _crispe_
pas!...



XLVII


L'hiver de Paris a des jours gris, d'un gris morne, infini, désespéré.
Le gris remplit le ciel, bas et plat, sans une lueur, sans une trouée de
bleu. Une tristesse grise flotte dans l'air. Ce qu'il y a de jour est
comme le cadavre du jour. Une froide lumière, qu'on dirait filtrée à
travers de vieux rideaux de tulle, met sa clarté jaune et sale sur les
choses et les formes indécises. Les couleurs s'endorment comme dans
l'ombre du passé et le voile du fané. Dans l'atelier, un mélancolique
effacement ôte le rayon à la toile, promène entre les grands murs, une
sorte d'ennui glacé, polaire, glisse du plâtre qui perd ses lignes à la
palette qui perd ses tons, et finit par remplacer, dans la main du
peintre, les pinceaux par la pipe.

Ces jours-là, on voyait à Vermillon des attitudes paresseuses,
engourdies, inquiètes et souffrantes. Travaillé par le malaise de ce
vilain temps, ayant comme le froid de la neige au fond de lui, il se
postait près du poêle, et passait des demi-heures, immobile, en
équilibre sur son derrière, et se chauffant ses deux pattes dans ses
deux mains. Toute son attention paraissait concentrée sur le rouge du
poêle. La demi-heure passée, il tournait sa tête sur son épaule,
regardait de côté, avec méfiance, cette plaque de faux jour blanchissant
dans le cadre de la baie, se grattait le dessous d'une cuisse, poussait
un petit cri, regardait encore un peu le ciel, et ne le reconnaissant
pas, il paraissait y chercher une seconde le souvenir de quelque chose
de disparu. Puis il revenait à la chaleur du poêle, et s'enfonçait dans
une espèce de nostalgie profonde et de méditation concentrée, avec un
air confondu, cette espèce de peur de voir le soleil mort, qu'ont
observée les naturalistes chez les singes en hiver.

Tout à côté, Anatole faisait comme le singe, se chauffait les pieds, en
se pelotonnant près du poêle, se regardait fumer, entre deux cigarettes
essayait de taquiner la plante du pied de Vermillon. Mais Vermillon,
grave et préoccupé, repoussait ses agaceries.

Pour Coriolis, après quelques essais de travail lâche, quelque coups de
brosse, il prenait dans une crédence une poignée d'albums aux
couvertures bariolées, gaufrées, pointillées ou piquées d'or, brochées
d'un fil de soie, et jetant cela par terre, s'étendant dessus, couché
sur le ventre, dressé sur les deux coudes, les deux mains dans les
cheveux, il regardait, en feuilletant, ces pages pareilles à des
palettes d'ivoire chargées des couleurs de l'Orient, tachées et
diaprées, étincelantes de pourpre, d'outremer, de vert d'émeraude. Et un
jour de pays féerique, un jour sans ombre et qui n'était que lumière, se
levait pour lui de ces albums de dessins japonais. Son regard entrait
dans la profondeur de ces firmaments paille, baignant d'un fluide d'or
la silhouette des êtres et des campagnes; il se perdait dans cet azur où
se noyaient les floraisons roses des arbres, dans cet émail bleu
sertissant les fleurs de neige des pêchers et des amandiers, dans ces
grands couchers de soleil cramoisis et d'où partent les rayons d'une
roue de sang, dans la splendeur de ces astres écornés par le vol des
grues voyageuses. L'hiver, le gris du jour, le pauvre ciel frissonnant
de Paris, il les fuyait et les oubliait au bord de ces mers limpides
comme le ciel, balançant des danses sur des radeaux de buveurs de thé;
il les oubliait dans ces champs aux rochers de lapis, dans ce
verdoiement de plantes aux pieds mouillés, près de ces bambous, de ces
haies efflorescentes qui font un mur avec de grands bouquets. Devant
lui, se déroulait ce pays des maisons rouges, aux murs de paravent, aux
chambres peintes, à l'art de nature si naïf et si vif, aux intérieurs
miroitants, éclaboussés, amusés de tous les reflets que font les vernis
des bois, l'émail des porcelaines, les ors des laques, le fauve luisant
des bronzes tonkin. Et tout à coup, dans ce qu'il regardait, une page
fleurissante semblait un herbier du mois de mai, une poignée du
printemps, toute fraîche arrachée, aquarellée dans le bourgeonnement et
la jeune tendresse de sa couleur. C'étaient des zigzags de branches, ou
bien des gouttes de couleur pleurant en larmes sur le papier, ou des
pluies de caractères jouant et descendant comme des essaims d'insectes
dans l'arc-en-ciel du dessin nué. Çà et là, des rivages montraient des
plages éblouissantes de blancheur et fourmillantes de crabes; une porte
jaune, un treillage de bambou, des palissades de clochettes bleues
laissaient deviner le jardin d'une maison de thé; des caprices de
paysages jetaient des temples dans le ciel, au bout du piton d'un volcan
sacré; toutes les fantaisies de la terre, de la végétation, de
l'architecture, de la roche déchiraient l'horizon de leur pittoresque.
Du fond des bonzeries partaient et s'évasaient des rayons, des éclairs,
des gloires jaunes palpitantes de vols d'abeilles. Et des divinités
apparaissaient, la tête nimbée de la branche d'un saule, et le corps
évanoui dans la tombée des rameaux.

Coriolis feuilletait toujours: et devant lui passaient des femmes, les
unes dévidant de la soie cerise, les autres peignant des éventails; des
femmes buvant à petites gorgées dans des tasses de laque rouge; des
femmes interrogeant des baquets magiques; des femmes glissant en barques
sur des fleuves, nonchalamment penchées sur la poésie et la fugitivité
de l'eau. Elles avaient des robes éblouissantes et douces, dont les
couleurs semblaient mourir en bas, des robes glauques à écailles, où
flottait comme l'ombre d'un monstre noyé, des robes brodées de pivoines
et de griffons, des robes de plumes, de soie, de fleurs et d'oiseaux,
des robes étranges, qui s'ouvraient et s'étalaient au dos, en ailes de
papillon, tournoyaient en remous de vague autour des pieds, plaquaient
au corps, ou bien s'en envolaient en l'habillant de la chimérique
fantaisie d'un dessin héraldique. Des antennes d'écaille piquées dans
les cheveux, ces femmes montraient leur visage pâle aux paupières
fardées, leurs yeux relevés au coin comme un sourire; et accoudées sur
des balcons, le menton sur le revers de la main, muettes, rêveuses, de
la rêverie sournoise d'un Debureau dans une pantomime, elles semblaient
ronger leur vie, en mordillant un bout de leur vêtement.

Et d'autres albums faisaient voir à Coriolis une volière pleine de
bouquets, des oiseaux d'or becquetant des fruits de carmin,--quand
tombait, dans ces visions du Japon, la lumière de la réalité, le soleil
des hivers de Paris, la lampe qu'on apportait dans l'atelier.



XLVIII


--La Bastille! l'Odéon! Montmartre! Saint-Laurent! les
correspondances!... Personne n'a de correspondance?

--Tiens! tu fais très-bien la charge,--dit Anatole, étonné d'entendre
faire une imitation au grave Coriolis.

--... Et l'omnibus repart... Une suite de malechances ce soir-là... Un
mauvais dîner chez Garnotelle... de la pluie, pas de voitures, et
l'omnibus!... C'est peut-être l'habitude qui me manque... mais je trouve
ça mortel, l'omnibus... cette mécanique qui fait semblant d'aller et qui
s'arrête toujours! On voit les gens sur le trottoir qui vont plus vite
que la voiture... Et puis rien que l'odeur!... Ça sent toujours le chat
mouillé, un omnibus!... Enfin, je m'embêtais... J'avais fini d'épeler
les annonces qu'on a sur la tête, la bougie de l'Étoile, la benzine
Collas... Je regardais stupidement des maisons, des rues, de grandes
machines d'ombre, des choses éclairées, des becs de gaz, des vitrines,
un petit soulier rose de femme dans une montre, sur une étagère de
glace, des bêtises, rien du tout, ce qui passait... J'en étais arrivé à
suivre mécaniquement, sur les volets des boutiques fermées, l'ombre des
gens de l'omnibus qui recommence éternellement... une série de
silhouettes... Pas un bonhomme curieux... tous, des têtes de gens qui
vont en omnibus... Des femmes... des femmes sans sexe, des femmes à
paquet... Zing! le cadran du conducteur, un voyageur! Il n'y avait plus
qu'une place au fond... Zing! une voyageuse... complet! J'avais en face
de moi un monsieur avec des lunettes qui s'obstinait à vouloir lire un
journal... Il y avait toujours des reflets dans ses lunettes... Ça me
fit tourner les yeux sur la femme qui venait de monter... Elle regardait
les chevaux par-dessous la lanterne, le front presque contre la glace de
la voiture... une pose de petite fille... l'air d'une femme un peu gênée
dans un endroit rempli d'hommes... Voilà tout... Je regardai autre
chose... As-tu remarqué, toi, comme les femmes paraissent
mystérieusement jolies en voiture, le soir?... De l'ombre, du fantôme,
du domino, je ne sais pas quoi, elles ont de tout cela... un air voilé,
un empaquetage voluptueux, des choses d'elles qu'on devine et qu'on ne
voit pas, un teint vague, un sourire de nuit, avec ces lumières qui leur
battent sur les traits, tous ces demi-reflets qui leur flottent sous le
chapeau, ces grandes touches de noir qu'elles ont dans les yeux, leur
jupe même remuante d'ombres...--La Madeleine! le boulevard! la Bastille!
Pas de correspondance!...--Tiens! elle était comme ça... tournée,
regardant, un peu baissée... La lueur de la lanterne lui donnait sur le
front... c'était comme un brillant d'ivoire... et mettait une vraie
poussière de lumière à la racine de ses cheveux, des cheveux floches
comme dans du soleil... trois touches de clarté sur la ligne du nez, sur
un bout de la pommette, sur la pointe du menton, et tout le reste, de
l'ombre... Tu vois cela?... Très-charmante cette femme... et c'est
drôle, pas Parisienne... Des manches courtes, pas de gants, pas de
manchettes, la peau des bras... une toilette, on n'y voyait rien dans sa
toilette... et je m'y connais... une tenue de grisette et de bourgeoise,
avec quelque chose dans toute la personne de déroutant, qui n'était pas
de l'une et qui n'était pas de l'autre...--Auteuil! Bercy! Charenton! le
Trône! Palais-Royal! Vaugirard! nº 17! nº 18! nº 19!...--Ici, une
éclipse... elle a tourné le dos à la lanterne... sa figure en face de
moi est une ombre toute noire, un vrai morceau d'obscurité... plus rien,
qu'un coup de lumière sur un coin de sa tempe et sur un bout de son
oreille où pend un petit bouton de diamant qui jette un feu de diable...
L'omnibus va toujours son train... Le Carrousel, le quai, la Seine, un
pont où il y a sur le parapet des plâtres de savoyard... puis des rues
noires où l'on aperçoit des blanchisseuses qui repassent à la
chandelle... Je ne la vois plus que par éclairs... toujours sa pose...
son oreille et le petit diamant... Et puis tout à coup, au bout de cette
vilaine rue du Vieux-Colombier, elle a fait signe au conducteur... Mon
cher, elle a passé devant moi avec une marche, des gestes de statue,
paroles d'honneur... Et ce n'est pas facile d'avoir du style, une femme,
en omnibus... Je ne l'ai un peu vue qu'à ce moment-là... elle m'a paru
avoir un type, un type... Elle est entrée dans un sale magasin où il y a
en montre des lorgnettes en ivoire et du plaqué.

--Des lorgnettes? Au 27 ou au 29 alors?

--Ah! le numéro, je n'en sais rien.

--Un magasin de vieux neuf, enfin!... Brune et des yeux bleus bizarres,
ta femme, n'est-ce pas?...

--Je crois...

--Oh! elle est bonne! C'est la Salomon...

--Salomon? Mais il y avait une vieille femme, il me semble, je me
souviens, dans le temps, qui nous apportait de la parfumerie...

--Ça, c'est la mère... qui a fait des enfants, des bottes... tous qui
posent... la mère au magasin, à la brocante... Elle, c'est la fille,
c'est sa dernière... une dix-huitaine d'années... Ton affaire, au
fait... Serin que je suis! je n'y avais pas pensé... Manette... Manette
Salomon...

--Si tu lui écrivais de ma part, de venir, hein? de venir lundi,
tiens... Je verrai si elle me va...

--Parfaitement... Ah! plus de papier... Voilà la lettre de mort de
Paillardin... Je prends la page blanche... Oui c'est au 27 ou au 29...
La mère lui remettra... Je crois qu'elle ne demeure plus avec elle...



XLIX


Le lundi, Manette Salomon ne vint pas, Coriolis l'attendit le lendemain
et les autres jours de la semaine: elle ne parut pas, n'écrivit pas, ne
fit rien dire. Coriolis se décida à chercher un autre modèle.

Il passa en revue les corps connus. Il fit poser tout ce qui se
présentait à son atelier, les poseuses d'occasion et de misère, jusqu'à
une pauvre femme qui monta sur la table en costume d'Ève, avec son
chapeau, son voile et un oiseau de paradis sur la tête. Aucun de ces
galbes de femme n'avait le caractère de lignes qu'il cherchait; et,
découragé, s'en remettant au temps, à quelque heureuse rencontre pour
trouver l'inspiration de nature qu'il voulait, il lâcha sa figure
principale et se mit à retravailler le reste de son tableau.

Un soir qu'Anatole et lui battaient les boulevards, avec une soirée vide
devant eux, Anatole tomba en arrêt devant l'affiche d'un grand bal à la
salle Barthélemy.

--Tiens!--dit-il,--c'est le Carnaval des juifs... si nous y allions?

Ils entrèrent rue du Château-d'Eau dans la salle où la fête de la
_Pourime_,--le vieil anniversaire de la chute d'Aman et de la délivrance
des Juifs par Esther,--était célébrée par un bal public.

Quelques pauvres costumes, les oripeaux du «décrochez-moi ça», de
vieilles vestes de débardeur couleur de raisin de Corinthe usé,
sautaient au milieu des paletots et des redingotes. La famille et
l'honnêteté apparaissaient çà et là par places, sur les côtés de la
danse, dans des coins où s'élevaient comme un mâchonnement de mauvais
allemand, un patois demi-français sonnant de consonnes tudesques, dans
les files de vieilles femmes branlant de la tête à la mesure de la
musique, les mains posées à plat sur les genoux avec la rigidité de
statues d'Égypte, dans des groupes d'enfants parsemés sur le gradin de
la banquette, souriant et dansant des yeux, en remuant à demi les bras.
C'était un bal qui ressemblait, au premier aspect, à tous les autres
bals parisiens, où le cancan fait le plaisir. Cependant, au bout de deux
ou trois tours, Coriolis commença à y démêler un caractère. Cette foule,
pareille de surface et d'ensemble à toutes les foules, ces hommes, ces
femmes sans particularité frappante, habillés des costumes, des airs de
Paris, et tout Parisiens d'apparence, laissèrent voir bientôt à son oeil
de peintre et d'ethnographe le type effacé, mais encore visible, les
traits d'origine, la fatalité de signes où survit la race. Il remarqua
des visages brouillés, sur lesquels se mêlait la coupe fière de profil
des peuples de désert à des humilités louches de commerces douteux de
grande ville, des teints plombés tout à la fois par un ancien soleil et
par une réverbération de vieil argent, des jeunes gens aux cheveux
laineux, à la tête de bélier, des figures à cheveux papillotés, à gros
diamant faux sur la chemise, étalant ce luxe de velours gras qu'aiment
les marchands de choses suspectes, les petits yeux allumés de la fièvre
du lucre, et des sourires d'Arabes dans des barbes de crin. Il reconnut,
sous les capuchons et les palatines, ces femmes qu'il avait vues au
plein air du Temple et dans les boutiques de la rue Dupetit-Thouars.
C'étaient des blondes d'Alsace, à la blondeur dorée du blé mûr, des
chevelures noires et crêpées, des nez busqués, des ovales fuyant dans
des pâleurs ambrées de joue et de cou où se détachait la coquille rose
de l'oreille, des coins de lèvres ombrées de poil follet, des bouches
poussées en avant comme par un souffle: des épaules décolletées avaient
une ombre de duvet dans le creux du dos. A toutes, il voyait ces yeux
tout rapprochés du nez et tout cernés de bistre, ces yeux allumés comme
de femmes poudrées, ces yeux vifs de bête aux cils sans douceur,
laissant à nu le noir d'un regard étonné, parfois vague.

--Tiens! la Manette...--fit tout à coup Anatole, et il montra à Coriolis
une femme qui regardait de la galerie d'en haut danser dans la salle.
Coriolis aperçut un bras enveloppé dans un châle dénoué, un coude appuyé
sur la balustrade, une main soutenant une tête, un bout de profil, un
ruban feu nouant des cheveux pris dans une résille à perles d'acier.
Immobile, Manette laissait le bal venir à ses yeux, avec un air de
contentement paresseux et de distraction indifférente.

--Eh bien!--dit Coriolis à Anatole--monte lui demander pourquoi elle
n'est pas venue.

Anatole redescendit de la galerie au bout de quelques instants.

--Mon cher, elle est furieuse... Il paraît que notre lettre n'était pas
signée... Elle m'a dit qu'il n'y a qu'aux chiens qu'on écrit sans mettre
son nom... Et puis, elle s'est encore vexée que nous ne lui ayons pas
fait l'honneur d'une feuille de papier à lettre toute neuve... Je lui ai
tout dit pour la radoucir... Enfin, si tu y tiens, montons là-haut... Tu
n'as qu'à lui faire des excuses... Mets ça sur moi, dis que c'est moi,
appelle-moi pignouf... tout ce que tu voudras!... Au fond, je crois
qu'elle a envie de venir... Il n'y a que sa dignité... tu comprends? La
dignité de mademoiselle!... A la fin, elle m'a demandé si c'était bien
de toi que les journaux avaient parlé...--Et comme ils montaient le
petit escalier qui allait à la galerie:--Ah! tu vas en voir, par
exemple, deux sibylles avec elle... de vrais enfants de Moïse et de
Polichinelle!

Manette était assise à une table où posaient trois verres de bière à
moitié vidés, à côté de deux vieilles femmes. L'une, les yeux troubles
et louches, le visage rempli et gêné par un nez énorme et crochu, avait
l'air d'une terrible caricature encadrée dans la ruche noire d'un
immense bonnet noué sous son menton de galoche; un fichu de soie, aux
ramages de madras, d'un jaune d'oeillet d'Inde, croisait sur son cou
décharné. Les yeux, la bouche, les narines remplis du noir qu'ont les
têtes desséchées, la figure charbonnée comme par le poilu horrible d'une
singesse, l'autre portait, rejeté en arrière sur des cheveux de
négresse, un chapeau blanc de marchande à la toilette, orné d'une rose
blanche; et des effilés de poils de chèvre pendaient des épaulettes de
sa robe.

Anatole fit la présentation, et s'attabla avec son ami à la table des
trois femmes qui se serrèrent pour leur faire place. Coriolis parla à
Manette, s'excusa. Manette le laissa parler sans l'interrompre, sans
paraître l'entendre; puis quand il eut fini, tournant vers lui un de ces
regards «grande dame» qu'ont tous les yeux de femme quand ils le
veulent, elle le toisa du bout des bottes jusqu'à la racine des cheveux,
détourna la tête, et, après un silence, elle se décida à lui dire
qu'elle voulait bien, et qu'elle viendrait «prendre la pose» le lundi
suivant. Et presque aussitôt, tirant de sa ceinture sa petite montre
pendue à la chaîne d'or qui battait sur sa robe de soie noire, elle se
leva, salua Coriolis, et disparut suivie de ses deux monstres gardiens.



L


Le lundi, Manette fut exacte. Après quelques mots, elle commença à se
déshabiller lentement, rangeant avec ordre sur le divan les vêtements
qu'elle quittait. Puis elle monta sur la table à modèle avec sa chemise
remontée contre sa poitrine, et dont elle tenait entre ses dents le
festonnage d'en haut, dans le mouvement ramassé, pudique, d'une femme
honnête qui change de linge.

Car, malgré leur métier et leur habitude, ces femmes ont de ces hontes.
La créature bientôt publique qui va se livrer toute aux regards des
hommes, a les rougeurs de l'instinct, tant que son talon ne mord pas le
piédestal de bois qui fait de la femme, dès qu'elle s'y dresse, une
statue de nature, immobile et froide, dont le sexe n'est plus rien
qu'une forme. Jusque-là, jusqu'à ce moment où la chemise tombée fait
lever de la nudité absolue de la femme la pureté rigide d'un marbre, il
reste toujours un peu de pudicité dans le modèle. Le déshabillé, le
glissement de ses vêtements sur elle, l'idée des morceaux de sa peau
devenant nus un à un, la curiosité de ces yeux d'hommes qui l'attendent,
l'atelier où n'est pas encore descendue la sévérité de l'étude, tout
donne à la poseuse une vague et involontaire timidité féminine qui la
fait se voiler dans ses gestes et s'envelopper dans ses poses. Puis, la
séance finie, la femme revient encore, et se retrouve à mesure qu'elle
se rhabille. On dirait qu'elle remet sa pudeur en remettant sa chemise.
Et celle-là qui donnait à tous, il n'y a qu'un instant, toute la vue de
sa jambe, se retournera pour qu'on ne la voie pas attacher sa
jarretière.

C'est dans la pose seulement que la femme n'est plus femme, et que pour
elle les hommes ne sont plus des hommes. La représentation de sa
personne la laisse sans gêne et sans honte. Elle se voit regardée par
des yeux d'artistes; elle se voit nue devant le crayon, la palette,
l'ébauchoir, nue pour l'art de cette nudité presque sacrée qui fait
taire les sens. Ce qui erre sur elle et sur les plus intimes secrets de
sa chair, c'est la contemplation sereine et désintéressée, c'est
l'attention passionnée et absorbée du peintre, du dessinateur, du
sculpteur, devant ce morceau du Vrai qu'est son corps: elle se sent être
pour eux ce qu'ils cherchent et ce qu'ils travaillent en elle, la vie de
la ligne qui fait rêver le dessin.

De là aussi, chez les modèles, ces répugnances, cette défense contre la
curiosité des amis, des connaissances venant visiter un peintre, ces
peurs, ces alarmes devant tous les gens qui ne sont pas du métier, ce
trouble sous ces regards embarrassants d'intrus qui regardent pour
regarder, et qui font que tout à coup, au milieu d'une séance, un corps
de femme s'aperçoit qu'il est nu et se trouve tout déshabillé.--Un jour,
dans l'atelier de M. Ingres, une femme posait devant trente élèves,
trente paires d'yeux; tout à coup, on la vit se précipiter de la table à
modèle, effarée, frissonnante, honteuse de toute la peau, et courant à
ses vêtements se couvrir bien vite tant bien que mal du premier qu'elle
trouva: qu'avait-elle vu? Un couvreur qui la regardait d'un toit voisin,
par la baie au-dessus de sa tête.

Cette honte de femme dura une seconde chez Manette. Soudain, elle laissa
tomber de ses dents desserrées la fine toile qui glissa le long de son
corps, fila de ses reins, s'affaissa d'un seul coup au bas d'elle, tomba
sur ses pieds comme une écume. Elle repoussa cela d'un petit coup de
pied, le chassa par derrière ainsi qu'une queue de robe; puis, après
avoir abaissé sur elle-même un regard d'un moment, un regard où il y
avait de l'amour, de la caresse, de la victoire, nouant ses deux bras
au-dessus de sa tête, portant son corps sur une hanche, elle apparut à
Coriolis dans la pose de ce marbre du Louvre qu'on appelle le _Génie du
repos éternel_.

La Nature est une grande artiste inégale. Il y a des milliers, des
millions de corps qu'elle semble à peine dégrossir, qu'elle jette à la
vie à demi façonnés, et qui paraissent porter la marque de la vulgarité,
de la hâte, de la négligence d'une création productive et d'une
fabrication banale. De la pâte humaine, on dirait qu'elle tire, comme un
ouvrier écrasé de travail, des peuples de laideur, des multitudes de
vivants ébauchés, manqués, des espèces d'images à la grosse de l'homme
et de la femme. Puis de temps en temps, au milieu de toute cette
pacotille d'humanité, elle choisit un être au hasard, comme pour
empêcher de mourir l'exemple du Beau. Elle prend un corps qu'elle polit
et finit avec amour, avec orgueil. Et c'est alors un véritable et divin
être d'art qui sort des mains artistes de la Nature.

Le corps de Manette était un de ces corps-là: dans l'atelier, sa nudité
avait mis tout à coup le rayonnement d'un chef-d'oeuvre.

Sa main droite, posée sur sa tête à demi tournée et un peu penchée,
retombait en grappe sur ses cheveux; sa main gauche, repliée sur son
bras droit, un peu au-dessus du poignet, laissait glisser contre lui
trois de ses doigts fléchis. Une de ses jambes, croisée par devant, ne
posait que sur le bout d'un pied à demi levé, le talon en l'air; l'autre
jambe, droite et le pied à plat, portait l'équilibre de toute
l'attitude. Ainsi dressée et appuyée sur elle-même, elle montrait ces
belles lignes étirées et remontantes de la femme qui se couronne de ses
bras. Et l'on eût cru voir de la lumière la caresser de la tête aux
pieds: l'invisible vibration de la vie des contours semblait faire
frémir tout le dessin de la femme, répandre, tout autour d'elle, un peu
du bord et du jour de son corps.

Coriolis n'avait pas encore vu des formes si jeunes et si pleines, une
pareille élégance élancée et serpentine, une si fine délicatesse de race
gardant aux attaches de la femme, à ses poignets, à ses chevilles, la
fragilité et la minceur des attaches de l'enfant. Un moment, il s'oublia
à s'éblouir de cette femme, de cette chair, une chair de brune, mate et
absorbant la clarté, blanche de cette chaude blancheur du Midi qui
efface les blancheurs nacrées de l'Occident, une de ces chairs de
soleil, dont la lumière meurt dans des demi-teintes de rose thé et des
ombres d'ambre.

Ses yeux se perdaient sur cette coloration si riche et si fine, ces
passages de ton si doux, si variés, si nuancés, que tant de peintres
expriment et croient idéaliser avec un rose banal et plat; ils
embrassaient ces fugitives transparences, ces tendresses et ces tiédeurs
de couleurs qui ne sont plus qu'à peine des couleurs, ces imperceptibles
apparences d'un bleu, d'un vert presque insensible, ombrant d'une
adorable pâleur les diaphanéités laiteuses de la chair, tout ce
délicieux je ne sais quoi de l'épiderme de la femme, qu'on dirait fait
avec le dessous de l'aile des colombes, l'intérieur des roses blanches,
la glauque transparence de l'eau baignant un corps. Lentement, l'artiste
étudiait ces bras ronds, aux coudes rougissants, qui, levés,
blanchissaient sur ces cheveux bruns, ces bras au bas desquels la
lumière, entrant dans l'ombre de l'aisselle, montrait des fils d'or
frisant dans du jour; puis, le plan ferme de la poitrine blanche et
azurée de veinules; puis cette gorge plus rosée que la gorge des
blondes, et où le bout du sein était de la nuance naissante de
l'hortensia.

Il suivait l'indication presque tremblée des côtes, la ligne à peine
éclose d'un torse de jeune fille, encore contenu et comprimé dans sa
grâce, à demi mûr, serré dans sa jeunesse comme dans l'enveloppe d'un
bouton. Une taille à demi épanouie, libre, roulante, heureuse, comme la
taille des femmes qui n'ont jamais porté de corset, lui montrait cette
jolie indication molle et sans coupure, la ceinture naturelle marquée
d'un sinus d'amour dans le bronze et le marbre des statues antiques. De
cette taille, son regard allait au douillet modelage, aux inflexions,
aux méplats, à la rondeur enveloppée, à la douce et voluptueuse
ondulation d'un ventre de vierge, d'un ventre innocent, presque
enfantin, sculpté dans sa mollesse et délicatement dessiné dans le
_flou_ de sa chair: une petite lumière, à demi coulée au bord du
nombril, semblait une goutte de rosée glissant dans l'ombre et le coeur
d'une fleur. Il allait à ce bas du ventre, où il y avait de la convexité
d'une coquille et du rentrant d'une vague, à l'arc des hanches, à ces
cuisses charnues, caressées, sur le doux grain de leur peau, de
blancheurs tranquilles et de lueurs dormantes, à ces genoux moelleux,
délicats et noyés, cachant si coquettement sous leurs demi-fossettes
l'agrafe des muscles et le noeud des os, à ces jambes polies et
lustrées, qui semblaient garder chez Manette, comme chez certaines
femmes, le luisant d'un bas de soie, à ce fuseau de la cheville, à ces
malléoles de petite fille, où s'attachait un tout petit pied, maigre et
long, l'orteil en avant, les doigts un peu rosés au bout...

Sous cette attention qui semblait ne pas travailler, Manette à la fin
éprouva une sorte d'embarras. Laissant retomber ses bras et décroisant
ses jambes, elle parut demander à Coriolis de lui indiquer la pose.

--Nom d'un petit bonhomme!--s'écria Anatole dans un élan d'admiration,
et mettant sur ses genoux un carton, il commença à tailler un fusain.

--Tu vas faire une étude, _toi?_--lui dit Coriolis avec un «toi» assez
durement accentué.

--Un peu... Je ne t'ai pas dit... un fabricant de papier à cigarettes...
Il m'a demandé une Renommée grandeur nature... Quatre cents balles! s'il
vous plaît.

Coriolis, sans répondre, alla à Manette, la mit dans la pose de sa
baigneuse, revint à sa place et se mit à travailler. De temps en temps,
il s'arrêtait, tirait et froissait sa moustache, regardait de côté
Anatole, auquel il finit par dire:

--Tu es assommant avec ton tic!... Tu ne sais pas comme c'est nerveux...

Anatole avait pris la bizarre habitude, toutes les fois qu'il peignait
ou dessinait, de se mordiller perpétuellement un bout de la langue qu'il
avançait à un coin de la bouche, comme la langue d'un chien de chasse.

--Je vais te tourner le dos, voilà tout...

--Non, tiens, laisse-moi... va-t'en, veux-tu? Aujourd'hui... je ne sais
ce que j'ai... j'ai besoin d'être seul pour faire quelque chose...

Le lendemain et pendant tout le mois, Anatole alla se promener pendant
la séance de Manette: il avait pris son parti de faire sa Renommée «de
chic».



LI


--Qu'est-ce que tu as fait hier?--disait un matin à la fin du déjeuner
Coriolis à Anatole.

--Hier, j'ai été au Père-Lachaise.

--Et aujourd'hui?

--Ma foi, je pourrais bien y retourner... je trouve ça très-amusant
comme promenade...

--Ça ne te fait pas penser à la mort?

--Oh! à celle des autres... pas à la mienne...--fit Anatole avec un mot
dans lequel il était tout entier.

Il y eut un silence. Les idées de Coriolis semblèrent se perdre dans la
fumée de sa pipe; puis il lui échappa, comme s'il pensait tout haut:

--Un drôle d'être! En voilà pas mal que je vois... Je n'en ai pas encore
vu une comme ça...

Et se tournant vers Anatole:

--Figure-toi une femme qui travaille avec vous jusqu'à ce qu'elle soit
tombée dans votre pose... Et une fois qu'elle y est, c'est superbe!...
on bûcherait deux heures, qu'elle ne bougerait pas... C'est qu'elle a
l'air de porter un intérêt à ce que vous faites... Oh! mon cher, c'est
étonnant... Tu sais, ça se voit quand ça ne va pas... Il y a des
riens... un mouvement de lèvres, un geste... On est nerveux... il vous
passe des inquiétudes dans le corps... Enfin, ça se voit... Eh bien!
cette mâtine-là, quand elle voyait que ça ne marchait pas, elle avait
l'air aussi ennuyé que ma peinture... Et puis quand j'ai commencé à
m'échauffer, quand ça s'est mis à venir, voilà qu'elle a eu un air
content! Il me semblait qu'elle s'épanouissait... Tiens! je vais te dire
quelque chose de stupide: on aurait dit que sa peau était heureuse!...
Vrai! je voyais le reflet de ma toile sur son corps, et il me semblait
qu'elle était chatouillée là où je donnais un coup de pinceau... Une
bêtise, je te dis... quelque chose de bizarre comme le magnétisme, le
courant de caresse d'un portrait à une figure... Et puis, à chaque
repos, si tu avais vu sa comédie!... Tiens, comme ça... son jupon à demi
passé, la chemise serrée à deux mains sur sa poitrine, en tas, comme un
mouchoir de poche... elle venait regarder avec une petite moue, en se
penchant... Elle ne disait rien... elle se regardait... une femme qui se
voit dans une glace, absolument... Et quand c'était fini, elle s'en
allait avec un mouvement d'épaules content... Elle venait toujours les
pieds dans ses petits souliers, sans mettre les quartiers... C'est
très-gentil les femmes qui boitent, qui clochent, comme ça... Une drôle
de femme tout de même!... Quand je la fais déjeuner, elle me parle tout
le temps des tableaux où elle est, de ce qu'elle a posé... Oh! d'abord,
elle n'aurait donné qu'une séance, il y aurait eu dix autres femmes
après elle, ça ne fait rien, c'est elle, et pas les autres... Là-dessus,
il ne faut pas la contrarier: elle vous grifferait! Elle est d'une
jalousie sur ces questions-là... et éreinteuse! Je t'assure que c'est
amusant de l'entendre abîmer ses petites camarades... Elle en fait des
portraits! Jusqu'à des noms de muscles qu'elle a retenus pour les
échigner!... c'est très-malin ça... Oh! une vraie vanité... C'en est
comique... D'abord, c'est toujours elle qui a trouvé le mouvement...
Elle est persuadée que c'est son corps qui fait les tableaux... Il y a
des femmes qui se voient une immortalité n'importe où, dans le ciel,
dans le paradis, dans des enfants, dans le souvenir de quelqu'un...
elle, c'est sur la toile! pas d'autre idée que ça... L'autre jour,
sais-tu ce qu'elle m'a fait? Il me fallait un dessin de draperie... Je
l'arrange sur elle... je la vois qui fait une tête... une tête!
Figure-toi une reine qu'on insulte!... Moi, je ne comprenais pas
d'abord... Et puis c'est devenu si visible! Elle avait si bien l'air de
me dire: Pour qui me prenez-vous? Est-ce que je suis un mannequin, moi?
Vous n'avez droit qu'à ma nudité pour vos cinq francs... Et avec cela
elle posait si mal, et une figure si maussade... j'ai été obligé d'y
renoncer... Il faudra que j'en prenne une autre pour les draperies...
Depuis, elle m'a dit qu'elle ne posait jamais pour ça, qu'elle n'avait
pas osé me le dire... Et si tu savais de quel ton elle m'a dit: _pour
ça_!... Elle trouvait que je lui avais manqué, positivement... J'étais
pour elle un homme qui ferait un porte-manteau de la Vénus de Milo!



LII


Ce jour-là, Coriolis avait dit à Anatole de ne pas l'attendre. Il devait
dîner dehors et ne rentrer que fort tard, s'il rentrait.

Anatole, se trouvant seul, alla passer sa soirée au café de Fleurus.

Le café de Fleurus, dans la rue de ce nom, au coin du jardin du
Luxembourg, était alors une espèce de cercle artistique fondé par
Français, Achard, Nazon, Schulzenberger, Lambert, et quelques autres
paysagistes, auxquels s'étaient joints des peintres de genre et
d'histoire, Toulmouche, Hamon, Gérôme. Dans la salle, décorée de
peintures par les habitués et ornée d'une figure de la grande Victoire
entourée de l'allégorie de ses amours, un dîner des vendredis s'était
organisé sous le nom de _Dîner des grands hommes_. Le dîner, restreint
d'abord à un petit nombre de peintres, puis ouvert à des médecins, à des
internes d'hôpitaux, avait bientôt été égayé par la surprise d'une
loterie, tirée à chaque dessert, et imposant au gagnant l'obligation de
fournir un lot pour le dîner suivant. De là, une succession de lots
d'artistes, d'objets d'art, de meubles ridicules, de dessins et de pots
de chambre à oeil, de bronzes et de clysopompes, de tableaux et de
bonnets grecs, une tombola de souvenirs et mystifications qui faisaient
éclater chaque fois de gros rires. Peu à peu la table s'agrandissait:
elle arrivait à compter une cinquantaine de convives, lors du retour de
la colonie pompéienne, après la fermeture de la _Boîte à thé_, cet essai
de phalanstère d'art, sur les terrains de la rue Notre-Dame-des-Champs,
licencié, dispersé par le mariage, l'envolée des uns et des autres. Ce
dîner, l'habitude de chaque soir, avait fait du café une sorte de club
gai, spirituel, où la cordialité se respirait dans une réunion de
camarades et de gens de talent. Anatole y venait souvent; Coriolis y
apparaissait quelquefois.

--Imaginez-vous--disait un des habitués--imaginez-vous!... il m'est
tombé une fois un bourgeois qui m'a dit: «Monsieur, je voudrais être
peint sous l'inspiration du Dieu...--Comment, sous l'inspiration du
Dieu?--Oui... après avoir entendu Rubini... J'aime beaucoup la
musique... Pourriez-vous rendre cela?...» Vous croyez que c'est tout?
Quand je l'ai eu peint, sous l'inspiration du Dieu, il m'a amené son
tailleur... Oui, il m'a amené Staub, pour vérifier sur son portrait la
piqûre de son gilet!... Non, on ne saura jamais combien ils sont bêtes
les bourgeois!

Après cette histoire, ce fut une autre. Chacun jetait son anecdote, son
mot, son trait; et chaque nouveau récit était salué par des hourras, des
risées, des grognements, des rires enragés, une sauvagerie de joie qui
avait l'air de vouloir manger de la Bourgeoisie. On eût cru entendre
toutes les haines instinctives de l'art, tous les mépris, toutes les
rancunes, toutes les révoltes de sang et de race du peuple des ateliers,
toutes ses antipathies foncières et nationales se lever dans un _tolle_
furieux contre ce monstre comique, le bourgeois, tombé dans cette Fosse
aux artistes qui se déchiraient ses ridicules!--Et toujours revenait le
refrain:--Non, non, ils sont trop bêtes, les bourgeois!

--Tiens!--fit Anatole en voyant entrer Coriolis qui laissait voir un air
mal dissimulé de mauvaise humeur.

--C'est toi?--lui dit-il.--Qu'est-ce que tu prends?

--Rien...

Et Coriolis resta muet, battant, avec les ongles, une mesure de colère
sur le marbre de la table, à côté d'Anatole.

--Qu'est-ce que tu as?--lui demanda Anatole au bout de quelques
instants.

--Ce que j'ai?... J'étais avec une femme à la porte Saint-Martin... Elle
m'a quitté à dix heures... pour être rentrée à dix heures et demie...
parce qu'elle tient à la considération de son portier! Comprends-tu?
Voilà!

--Elle est drôle!... Qui ça donc?--fit Anatole.

Coriolis ne répondit pas, et se lançant dans une discussion engagée à la
table à côté, il étonna le café par une défense passionnée de la
_momie_, des éclats de voix terribles, une argumentation agressive et
violente, un accent de contradiction vibrant, agaçant, blessant. Il
abîma le _bitume_ comme un ennemi personnel, comme quelqu'un sur lequel
il aurait voulu se venger; et il laissa son défenseur, l'inoffensif et
placide Buchelet, étourdi, aplati, ne sachant ce qui avait pris à
Coriolis, d'où venait cette subite animosité, cassante et fiévreuse,
montée tout à coup dans la parole de son contradicteur.



LIII


Quelques semaines après cette scène, Coriolis et Anatole, revenant de
chez le marchand de couleurs Desforges, et surpris, dans le
Palais-Royal, par une ondée de printemps, se promenaient sous les
galeries, en attendant la fin de l'averse. Ils firent un tour, deux
tours; puis Coriolis, s'appuyant contre une grille du jardin, se mit à
regarder devant lui, d'un air distrait et absorbé.

La pluie tombait toujours, une pluie douce, tendre, pénétrante,
fécondante. L'air, rayé d'eau, avait une lavure de ce bleu violet avec
lequel la peinture imite la transparence du gros verre. Dans ce jour de
neutre alteinte liquide, le jet d'eau semblait un bouquet de lumière
blanche, et le blanc qui habillait des enfants avait la douceur diffuse
d'un rayonnement. La soie des parapluies tournant dans les mains jetait
çà et là un éclair. Le premier sourire vif du vert commençait sur les
branches noires des arbres, où l'on croyait voir, comme des coups de
pinceau, des touches printanières semant des frottis légers de cendre
verte. Et dans le fond, le jardin, les passants, le bronze rouillé de la
Chasseresse, la pierre et les sculptures du palais, apparaissaient,
s'estompant dans un lointain mouillé, trempant dans un brouillard de
cristal, avec des apparences molles d'images noyées.

Anatole, qui commençait à s'ennuyer de voir son compagnon planté là et
ne bougeant pas, essaya de jeter quelques mots dans sa contemplation:
Coriolis ne parut pas l'entendre. Anatole, à la fin, le prenant par le
bras, l'entraîna vers une voiture d'où descendait du monde, à un passage
de la rue de Valois. Coriolis monta machinalement, et laissa encore
tomber dans le silence les paroles d'Anatole.

--Ah çà! mon cher,--lui dit au bout de quelque temps Anatole
impatienté,--sais-tu que tu me fais l'effet d'un homme qu'on met dedans?

--Moi?--dit Coriolis.

--Toi-même... avec cette petite... Mais Buchelet lui a plu à la
quatrième séance! Buchelet! juge!

--Il n'y a pas que Buchelet,--fit Coriolis.

--Ah!--fit Anatole en le regardant. Alors quoi?

--Alors... alors...--dit Coriolis d'un ton sourd, et s'arrêtant avec
l'effort d'un homme habitué à garder ses pensées, à refouler ses
émotions, à se renfoncer le coeur dans la poitrine,--alors... tiens,
laisse-moi tranquille, hein, veux-tu? et parlons d'autre chose.

Ainsi qu'il venait de le dire à Anatole, Coriolis avait été aussi vite
et aussi facilement heureux que le petit Buchelet. Mais ce caprice,
qu'il croyait user en le satisfaisant, s'était enflammé, une fois
satisfait. Il s'était changé en une sorte d'appétit ardent, irrité,
passionné, de cette femme; et dès le lendemain, Coriolis se sentait
devenir jaloux de ce modèle, du passé et du présent de ce corps public
qui s'offrait à l'art, et sur lequel il voyait en ne voulant pas les
voir, les yeux des autres. Des colères auxquelles ses amis ne
comprenaient rien, l'animaient contre ceux qui avaient fait poser cette
femme avant lui. Il niait leur talent, les discutait, parlait d'eux avec
une injustice rancunière, comme des gens qui, en lui prenant d'avance
pour leurs figures un peu de la beauté de cette femme, l'avaient trompé
dans leurs tableaux.

Pour l'enlever aux autres, il avait pensé à la prendre tous les jours, à
la tenir dans son atelier, sans en avoir besoin, et, en travaillant à
peine d'après elle: il lui payait des séances où il ne donnait que
quelques coups de crayon ou de pinceau. Mais Manette s'était vite
aperçue de ce jeu où elle trouvait une sorte d'humiliation; elle avait
inventé des prétextes, manqué des rendez-vous de Coriolis, pour aller
chez d'autres artistes qu'elle voyait travailler vraiment et s'inspirer
d'après elle. Et c'est alors qu'avait commencé pour Coriolis ce supplice
dont le monde des ateliers a plus d'une fois pu étudier le tourment, ce
supplice d'un homme tenant à une femme possédée par les regards du
premier venu.

--Oui, voilà,--fit Coriolis, quand il fut arrivé, dans le roulement de
la voiture, au bout de toutes ses pensées, et comme s'il les avait
confiées à Anatole,--voilà...--et il se retourna nerveusement vers lui
sur le coussin du fiacre.--Un mari qui voudrait empêcher sa femme de se
décolleter pour aller dans le monde, eh bien! ça lui serait encore plus
facile qu'à moi d'empêcher Manette d'ôter sa chemise pour se faire
voir...



LIV


Coriolis aurait voulu avoir Manette toute à lui, la faire habiter avec
lui. Elle avait résisté à ses prières, à ses promesses. Devant les
propositions qu'il lui avait faites, le bonheur de femme qu'il lui avait
offert, un large entretien, une vie choyée, la haute main sur
l'intérieur, le gouvernement de son ménage de garçon, il avait été
étonné de la trouver si peu tentée. Elle resterait sa maîtresse tant
qu'il voudrait; mais elle tenait à ne pas quitter son «petit chez elle»,
le petit chez elle qu'elle s'était arrangé avec l'argent de son travail.
En tout, elle avait l'idée de s'appartenir, de garder son coin de
liberté. Elle ne comprenait la vie qu'avec l'indépendance, le droit de
pouvoir faire tout ce qui plaît, la permission même des choses dont on
n'a pas envie. C'était une de ces petites natures ombrageuses qui
gardent un caractère de jolie sauvagerie têtue, et ne veulent point de
main qui se pose sur elles: il semblait à Coriolis la voir reculer
devant ses offres, ainsi qu'un fin et nerveux animal, d'instincts libres
et courants, qui ne voudrait pas entrer dans une belle cage.

Cette volonté qu'avait Manette de garder sa liberté, Coriolis ne voyait
aucun moyen de la vaincre. Il se trouvait n'avoir aucune prise sur ce
singulier caractère de femme. Elle ne semblait pas avide. Pour la lier à
lui, il n'avait pas la ressource dont use à Paris l'amant riche auprès
de la fille, la ressource de la griser de luxe, de plaisir, et de tout
ce qui asservit à un homme les coquetteries et les sensualités d'une
maîtresse. Manette n'avait point les petits sens friands de la femme. De
sa race, de cette race sans ivrognes, elle montrait la sobriété, une
espèce d'indifférence pour le boire et le manger. De coquetterie, elle
ne connaissait que la coquetterie de son corps. L'autre lui manquait
absolument. Par une étrange exception, elle était insensible aux bijoux,
à la soie, au velours, à ce qui met du luxe sur la femme. Maîtresse de
Coriolis, elle avait gardé sa mise modeste de petite ouvrière honnête,
de grisette. Elle portait des robes de laine, de petits châles
malheureux en imitation de cachemire, une de ces toilettes proprettes
aux couleurs sombres et de coupe pauvre qui enveloppent d'ordinaire la
maigreur des trotteuses de magasin. La toilette d'ailleurs lui allait
mal: la mode faisait sur son admirable corps de faux plis comme sur un
marbre. Parfois Coriolis lui achetait à un étalage, en passant, une robe
de soie: Manette le remerciait, emportait la robe chez elle, et la
serrait en pièce dans une armoire.

Presque tous les goûts de la femme lui faisaient pareillement défaut.
Elle était paresseuse à désirer les distractions. Elle n'aimait ni le
plaisir, ni le spectacle, ni le bal. L'étourdissement, le mouvement, la
vie fouettée dont a besoin la nervosité de la Parisienne lui
paraissaient une fatigue. Il fallait qu'une autre volonté que la sienne
l'entraînât à s'amuser; et s'agissait-il d'une partie, elle était
toujours prête à dire: «Au fait, si nous n'y allions pas?» Sa nature
apathique et sans fantaisie se contentait de goûter une espèce de
tranquille bonheur stagnant. Il semblait qu'il y eût en elle un peu de
l'humeur casanière et ruminante de ces femmes du Midi qui se nourrissent
et se bercent avec un ciel, un climat de paresse. Vivre sur place, sans
remuer, dans une sérénité de bien-être physique, dans l'harmonieux
équilibre d'une pose à demi sommeillante, avec du linge fin et blanc sur
la peau, c'était toute sa félicité,--une félicité qu'elle pouvait se
payer avec l'argent de sa pose, et sans avoir besoin de Coriolis.



LV


Créole, Coriolis avait le coeur et les sens du créole.

Dans ces hommes des colonies, de nature subtile, délicate, raffinée,
mettant dans les soins de leur corps, leurs parfums, l'huile de leurs
cheveux, leur toilette, une recherche qui dépasse les coquetteries
viriles et les sort presque de leur sexe, dans ces hommes aux appétits
de caprice et d'épices, n'aimant pas la viande, se nourrissant
d'excitants et de choses sucrées, il y a, en dehors des mâles énergies
et des colères un peu sauvages, une si grande analogie avec la femme, de
si intimes affinités avec le tempérament féminin, que l'amour chez eux
ressemble presque à de l'amour de femme. Ces hommes aiment, plus que les
autres hommes, avec des instincts d'attachement et d'habitude tendre,
avec le goût de s'abandonner et de se sentir possédés, une espèce de
besoin d'être caressés, enveloppés continûment par l'amour, de
s'enrouler autour de lui, de se tremper dans ses lâches douceurs, de s'y
perdre, de s'y fondre dans une sorte de paresse d'adoration et de molle
servitude heureuse.

De là les prédispositions naturelles, fatales, du créole à la vie qui
mêle l'amant à la maîtresse, à la vie du concubinage. Coriolis n'y avait
pas échappé. Presque toutes les liaisons de sa jeunesse étaient devenues
des chaînes. Et il retrouvait ses anciennes faiblesses devant cette
vulgaire et facile aventure, cette femme d'une espèce qu'il connaissait
tant: un modèle!

Et cette fois, il était lié par une attache toute nouvelle, et qu'il
n'avait point connue avec ses autres maîtresses. A son amour se mêlait
l'amour de sa vie, l'amour de son art. L'artiste aimait avec l'homme. Il
aimait cette femme pour son corps, pour des lignes qu'elle faisait, pour
un ton qu'elle avait à une place de la peau. Il aimait comme s'il
entrevoyait en elle une de ces divines maîtresses du dessin et de la
couleur d'un peintre dont la rencontre providentielle met dans les
tableaux des maîtres un type nouveau de l'_éternel féminin_. Il l'aimait
pour sentir devant elle une inspiration et une révélation de son talent.
Il l'aimait pour lui mettre sous les yeux cet Idéal de nature, cette
matière à chefs-d'oeuvre, cette présence réelle et toute vive du Beau
que lui montrait sa beauté.



LVI


A force d'obstination, de prières, d'ardente insistance, Coriolis
finissait par obtenir de Manette qu'elle vînt habiter avec lui. Il fut
heureux de cette victoire comme d'une conquête de sa maîtresse. Il
tenait maintenant sa vie. Tout ce qu'elle ferait serait sous sa main,
sous ses yeux. Elle lui appartiendrait mieux et de plus près à toute
heure. Elle serait la femme à demeure, qui partage avec le domicile
l'existence de son amant.

Cependant, Mariette, tout en venant et en s'installant chez lui, ne
voulut pas donner congé de son petit logement de la rue du
Figuier-Saint-Paul. Coriolis voyait là, de sa part, une idée de
méfiance, une réserve de sa liberté, la garde d'un pied-à-terre, la
menace de ne pas rester toujours. Puis ce logement lui déplaisait encore
pour être la cause des absences de Manette: sous le prétexte de le
nettoyer et d'y être le jour du blanchisseur, elle allait y passer une
journée chaque semaine. Mais quoi qu'il fît, il ne put la décider à
l'abandon de ce caprice.

Elle était donc à peu près tout à fait à lui. Il l'avait détachée de ses
habitudes, de son intérieur. Il l'avait rapprochée de lui par une intime
communauté de vie; mais toujours quelque chose de cette femme qu'il
serrait contre lui lui semblait appartenir aux autres: elle posait. Son
corps était prêt pour le tableau d'un grand nom de l'art. Quand il avait
essayé d'obtenir d'elle le sacrifice de ne plus se montrer, le
renoncement à l'orgueil d'être nue et belle devant des hommes qui
peignent, elle lui avait simplement dit que cela était impossible; et
son regard, en disant cela, lui avait lancé un peu du dédain d'un
artiste à qui l'on proposerait de se faire épicier. Il avait voulu
exiger, menacer: elle s'était redressée comme une femme prête à un coup
de tête; et devant le mouvement de révolte qu'elle avait fait, en
ébouriffant méchamment ses cheveux sur ses tempes avec une passe rapide
des mains, Coriolis avait reculé. Alors l'hypocrisie de sa jalousie
s'était rejetée sur de misérables petits moyens de mauvaise foi, des
exclusions de tel ou tel peintre, des camarades qu'il connaissait et
chez lesquels il ne voulait pas que Manette allât. Et de défenses en
défenses, d'exclusions en exclusions, il arrivait au ridicule de ne plus
lui permettre que quelques vieillards de l'Institut. Puis, las de ces
ruses indignes de lui, il éclatait, s'ouvrait à Manette, lui avouait ses
fausses hontes, ses tortures, les mensonges sous lesquels son coeur
saignait; et l'enveloppant de supplications, de paroles brûlantes, de
baisers où passait la rage de ses colères et de ses souffrances, il lui
demandait que ce fût fini.

Manette, à la longue, avait l'air de le prendre en pitié. Tout en
continuant obstinément à poser, et à poser où il lui plaisait, elle
montrait une espèce d'apparente condescendance pour ses exigences,
paraissait leur céder, lui faisant des promesses, comme à ce que demande
un enfant gâté qui pleure. Mais cette compassion exaspérait les
jalousies de Coriolis au lieu de les apaiser.

Quand Manette était sortie, une inquiétude qui devenait une obsession le
prenait tout à coup. Il arrivait tout courant dans l'atelier d'une
connaissance où il supposait qu'elle était, et refermant sur son dos la
porte comme un agent de police venant saisir la cagnotte d'une lorette,
il passait l'inspection de tous les recoins de l'atelier, furetait,
cherchait, et quand il avait tout vu sans rien trouver, il se sauvait,
pour aller faire sa visite chez un autre peintre. Sa manie était connue,
et l'on n'en riait même plus. De basses envies de savoir le prenaient:
il pensait à des hommes de la rue de Jérusalem, dont on lui avait parlé,
qui suivent une femme pour cinq francs donnés par un mari qui soupçonne.
Dans des ateliers de camarades, il s'arrêtait à des dessins, à des
esquisses qui lui mettaient brusquement le froncement d'un pli au milieu
du front, et devant lesquels il restait dans une absorption rageuse.
L'un d'eux avait eu la délicate pitié de le comprendre; et il avait
retiré une étude que Coriolis, chaque fois qu'il venait, regardait
douloureusement, avec des yeux amers. Mais il y avait à d'autres murs
d'autres études que cette étude, pour tourmenter le regard de Coriolis
et lui jeter à la face la publicité de sa maîtresse. Il la retrouvait
partout, toujours, et même où elle n'était pas; car peu à peu c'était
devenu chez lui une idée fixe, une folie, une hallucination, de vouloir
la voir dans des toiles, dans des lignes, pour lesquelles elle n'avait
pas posé: tous les corps, d'après les autres modèles, finissaient par ne
lui montrer que ce corps, et toutes les nudités peintes des autres
femmes le blessaient, comme si elles étaient la nudité de cette seule
femme.

Son sang se retournait à la pensée qu'elle posait toujours. Il ne
l'avait pas surprise, personne ne le lui avait dit. Tous ses amis,
autour de lui, gardaient le secret de sa maîtresse. Mais quand il lui
disait à elle: «Tu as posé chez un tel?» elle lui disait un «Non», qui
lui donnait envie de la tuer,--et qu'il aimait encore mieux qu'un oui.



LVII


Ils dînaient. Il sembla à Coriolis que Manette se pressait de dîner.
Aussitôt le dessert servi, elle se leva de table, alla dans sa chambre,
revint avec son châle et son chapeau. Coriolis crut voir je ne sais
quelle recherche dans sa toilette. Il remarqua que son chapeau était
neuf.

Il eut envie de lui demander où elle allait; puis il se dit: «Elle va me
le dire».

Manette, à la glace, arrangeait les brides de son chapeau, chiffonnait
son noeud de rubans, lissait d'un coup de doigt ses cheveux sur une
tempe, faisait ce joli mouvement de corps des femmes qui regardent, en
se retournant, si leur châle, dont elles rebroussent la pointe du talon
de leurs bottines, tombe bien.

Coriolis la regardait, interrogeait son dos, son châle, et toutes sortes
de pensées lui traversaient la cervelle.

Il avait dans la tête comme le bourdonnement de cette idée: «Où
va-t-elle?»

Il attendait que Manette eût fini.--Où vas-tu?--il avait sa phrase toute
prête sur les lèvres.

Manette donna un petit coup sur un pli de sa robe:--Je sors,--fit-elle
simplement.

Coriolis n'eut pas le courage de lui dire un mot. Il l'écouta faire dans
l'antichambre le bruit de la femme qui s'en va, parler aux domestiques,
tourner une dernière fois, fermer la porte... Elle était partie.

Il posa sa pipe sur la table, devant Anatole qui le regardait étonné, la
reprit, tira deux bouffées, la reposa sur une assiette, et brusquement
saisissant un chapeau, il se jeta dans l'escalier.

Manette était à une quinzaine de pas de la maison. Elle marchait d'un
petit pas pressé, d'un air à la fois distrait et recueilli, ne regardant
rien. Elle prit la rue Hautefeuille: elle n'allait pas chez sa
mère. Elle passa devant une station de voitures sur la place
Saint-André-des-Arts: elle ne s'arrêta pas. Elle prit le pont
Saint-Michel, le pont au Change. Coriolis la suivait toujours. Elle ne
se retournait pas, ne semblait pas voir. Il y eut un moment un homme qui
se mit à marcher derrière elle en lui parlant dans le cou: elle n'eut
pas l'air de l'entendre. Coriolis aurait voulu qu'elle parût se sentir
plus insultée. Au coin de la rue Rambuteau, elle acheta un bouquet de
violettes. Coriolis eut l'idée qu'elle portait cela à un amant; il vit
le bouquet chez un homme, sur une cheminée, dans un verre d'eau. Manette
prit la rue Saint-Martin, la rue des Gravilliers, la rue Vaucanson, la
rue Volta. Des figures d'hommes et de femmes passaient que Coriolis
reconnut pour des juifs, et auxquels Manette faisait en passant un petit
salut. Tout à coup, passé la rue du Vertbois, elle tourna une grande rue
en pressant le pas. Dans une porte, au-dessus de laquelle il y avait un
drapeau tricolore, que Coriolis ne vit pas, elle disparut. Coriolis se
lança derrière elle, et, au bout de quelques pas, il se trouva dans un
petit préau bizarre, un _patio_ de maison d'Orient, une espèce de
cloître alhambresque: Manette n'était plus là.

Il eut le sentiment d'un cauchemar, d'une hallucination en plein Paris,
à quelques pas du boulevard. Il lui sembla apercevoir une porte avec des
points de lumière dans un fond. Il alla à cette porte, entra: dans une
salle d'ombre, il aperçut un grand chandelier autour duquel des têtes
d'hommes en toques noires, en rabats de dentelle, psalmodiaient sur de
grands livres, avec des voix de nuit, des chants de ténèbres.

Il était dans la synagogue de la rue Notre-Dame de Nazareth.

Une lueur éclairait une tribune ouverte: la première femme qu'il aperçut
là fut Manette.

Il respira, et tout plein de la joie de ne plus soupçonner, le coeur
léger dans la poitrine, soudainement heureux du bonheur d'un homme dont
une mauvaise pensée s'envole, il laissa tout ce qu'il y avait de détendu
et de délivré en lui s'enfoncer mollement dans cette demi-nuit, ce
bourdonnement murmurant d'un peuple qui prie, le mystère voltigeant et
caressant de ces demi-bruits et de ces demi-lumières qui, s'accordant,
se mariant, se pénétrant, semblaient chanter à voix basse dans la
synagogue comme une soupirante et religieuse mélodie de clair-obscur.

Ses yeux s'abandonnaient à cette obscurité crépusculaire venant d'en
haut, et teinte du bleu des vitraux que le soir traversait; ils allaient
devant eux aux lueurs de la mourante polychromie effacée des murs
assombris et noyés, aux reflets rose de feu des bobèches de bougies
scintillant çà et là dans le roux des ténèbres, aux petites touches de
blanc, qui éclataient, de banc en banc, sur la laine d'un _taleth_. Et
son regard s'oubliait dans quelque chose de pareil à la vision d'un
tableau de Rembrandt qui se mettrait à vivre, et dont la fauve nuit
dorée s'animerait. Il revenait à la tribune, aux figures de femmes, à
ces têtes qui, sous les grands noirs que leur jetait l'ombre, n'avaient
plus l'air de têtes de Parisiennes, et paraissaient reculer dans
l'Ancien Testament. Et par instants, dans le marmottement des prières,
il entendait se lever des roulements de syllabes gutturales qui lui
rapportaient à l'oreille des sons de pays lointains...

Puis, peu à peu, parmi les sensations éveillées en lui par ce culte,
cette langue, qui n'étaient ni son culte ni sa langue, ces prières, ces
chants, ces visages, ce milieu d'un peuple étranger et si loin de Paris
dans Paris même, il se glissa dans Coriolis le sentiment, d'abord
indéterminé et confus, d'une chose sur laquelle sa réflexion ne s'était
jamais arrêtée, d'une chose qui avait toujours été jusque-là pour lui
comme si elle n'était pas, et comme s'il ignorait qu'elle fût. C'était
la première fois que cette perception lui venait de voir une juive dans
Manette, qu'il avait sue pourtant être juive dès le premier jour. Et
avec cette pensée, il remontait à des souvenirs dont il n'avait pas
conscience, à des petits riens de Manette qui ne l'avaient pas frappé
dans le moment, et qui lui revenaient maintenant. Il se rappelait un
petit pain sans levain apporté un jour par elle à l'atelier; puis un
soir, où en remontant avec elle, tout à coup, au beau milieu de
l'escalier, elle avait posé le bougeoir sur une marche, sans vouloir,
jusqu'au coucher du soleil du lendemain, toucher à rien qui fût du feu.

Et à mesure qu'il revoyait, retrouvait en elle de la juive, il se
dégageait en lui, du fond de l'homme et du catholique, des instincts du
créole, de ce sang orgueilleux que font les colonies, une impression
indéfinissable.



LVIII


--Ah! Garnotelle est venu aujourd'hui,--dit Anatole à Coriolis.--Je
crois qu'il avait à te parler... Il devient puant, sais-tu?
Garnotelle... Nous avons eu un petit empoignement... oh! à la douceur...
C'est que c'est si bête qu'il fasse son monsieur avec moi!... Quand on a
été comme nous... Tu te rappelles, à l'atelier?... C'est trop fort!...
Il me dit, en s'asseyant, d'un air... tu sais, d'un air perdu dans des
chefs-d'oeuvre, avec sa voix languissante: Est-ce que tu fais toujours
de la peinture? Moi je lui dis: Et toi?... Et puis, je l'attrape, dame!
Tu vas toujours dans le monde?... le Raphaël de la cravate blanche!...
Ah! j'ai vu de toi un portrait de femme... Eh bien! vrai, ça y était...
une portière séraphique tirant le cordon du Paradis!...--Tu seras donc
toujours blagueur?--Que veux-tu? je n'ai pas de génie, moi... il faut
bien que je me console...--Et les travaux, mon pauvre Bazoche?--_Son
pauvre!_... Ah! les travaux...--je lui dis--par-dessus la tête, mon
cher! je vais prendre des ouvriers... J'ai tous les portraits du
Tribunal de Commerce à faire... des belles têtes!... Et puis, j'ai une
idée de tableau... Si je ne sors pas avec ce tableau-là! si je ne tape
pas en plein dans le public, dans le vrai, dans le tien!... On est
spiritualiste, n'est-ce pas? ou on ne l'est pas... Et bien! voilà mon
tableau: c'est un enfant, un enfant qu'on a laissé seul, et qui va se
brûler avec des allumettes chimiques... Il y a son ange gardien qui est
là, qui lui prend les allumettes chimiques et qui lui donne des
allumettes amorphes... Sauvé, mon Dieu!... Et je peindrai ça avec le
coeur, comme ce que tu peins...--Ah! je l'ai un peu abîmé, ce poulet
sacré de l'Institut! Il était vert... ce qui ne l'a pas empêché de me
dire en s'en allant qu'il était content de me trouver toujours le même,
aussi jeune, le Bazoche du bon temps...

--Oh! tu sais, moi, Garnotelle... je n'ai jamais eu une sympathie bien
vive... C'était plutôt à cause de toi, qui étais lié avec lui... Après
ça, il a été très-gentil pour moi, à l'Exposition... et je ne voudrais
pas me fâcher...

--N'aie pas peur... tu es un homme bien, toi; tu as une position...
Garnotelle ne se fâchera jamais avec toi...

Et Anatole reprit l'exercice qu'avait interrompu la rentrée de Coriolis:
il se remit à lancer avec une sarbacane des pois secs à Vermillon, qui,
tout en haut de l'atelier, boudait sur une poutre et se refusait à
descendre. Anatole s'entêtait, envoyait pois sur pois, comme un homme
qui se vengerait d'une humiliation sur un ami intime. Le singe
grimaçait, menaçait, se secouait sous les cinglements ainsi qu'une bête
mouillée, poussait de petits cris agacés en montrant les dents,--et sa
colère finissait par avoir la colique.

Là-dessus, on apporta une lettre à Coriolis.

--Attention, Manette!... Je parie que c'est d'une femme,--dit Anatole à
Manette qui, pour réponse, fit un petit haussement d'épaules.

--Tiens, c'est de lui...--fit Coriolis--de Garnotelle... Il m'invite à
venir voir sa chapelle à l'Église Saint-Mathurin, qu'on découvre
demain...

--Tu iras?

--Oui... sa lettre est très-chaude... Je ne peux pas ne pas y aller...
Ça aurait l'air...

--Très-malin, sa chapelle... Il a senti, à son dernier envoi de Rome,
qu'il n'avait pas assez de reins pour la grande peinture... celle qu'on
risque en pleine exposition à côté des petits camarades... Comme ça, il
a son petit salon... Et puis, c'est commode... on dit que le jour est
mauvais, que la disposition architectonique vous a empêché d'être
sublime, qu'on a fait plat pour l'édification des fidèles, et gris pour
ne pas faire de tapage dans le monument. Et puis, pas de public... des
amis, rien que des invités, c'est superbe!... Très-malin, Garnotelle!

Aune heure, le lendemain, Coriolis arrivait à la porte de la petite
église, dans le vieux quartier pauvre étonné, ébranlé par les voitures
bourgeoises et les fiacres versant près de la grille, au bas des
marches, des hommes bien mis et des femmes en toilette. Dans l'église,
sur un des bas-côtés, la petite chapelle était encombrée de monde. On y
voyait des marguilliers, des ecclésiastiques, des personnages de la
Fabrique, des vieillards en cravate blanche, leurs lorgnettes en arrêt
sur les pendentifs, des femmes académiques à cheveux gris, à physique
professoral, et des femmes littéraires, maigres, blondes et plates, qui
semblaient n'être qu'une âme et des cheveux.

Garnotelle, qui était en habit, alla au-devant de Coriolis, lui prit le
bras, lui fit voir tous les compartiments de sa composition, lui demanda
son avis, sollicita sa sévérité sur tout ce qu'il sentait lui-même
d'incomplet dans son oeuvre. Coriolis lui fit deux ou trois critiques:
Garnotelle les accepta. Des dames arrivaient, il pria Coriolis de
l'attendre, cicérona les dames, revint à Coriolis. Ils sortirent
ensemble. Et, en marchant, Garnotelle devint cordial, presque
affectueux. Il se plaignit de l'éloignement que fait la vie, du
refroidissement de leur vieille amitié d'atelier, de la rareté de leurs
rencontres. Il fit à Coriolis de ces compliments bon enfant, un peu
brutaux, et comme involontaires, qui entrent au coeur d'un talent. Il
lui indiqua un article élogieux que Coriolis n'avait pas lu. Il joua
l'homme simple, ouvert, abandonné, alla jusqu'à féliciter Coriolis
d'avoir à demeure, auprès de lui, la gaieté de ce brave garçon
d'Anatole, rappela les légendes de chez Langibout, les farces, les
rires, les souvenirs. Et, en se refaisant l'ancien Garnotelle qu'il
avait été, il le redevint tout à coup.

Coriolis venait de prendre des londrès chez un marchand de tabac, et
allait les payer. Garnotelle en saisit un dans la boîte en lui disant:

--Tu sais, moi, je suis un cochon.

Coriolis ne put s'empêcher de sourire. Il retrouvait l'homme qui avait
l'habitude de sauver ses petites avarices en les tournant en
plaisanterie, de devancer et de parer par une blague la blague des
autres, de sauver sa ladrerie avec du cynisme; le Garnotelle qui, devenu
riche et gagneur d'argent, disait toujours:--«Moi, tu sais, je suis un
cochon»,--et continuait, en se proclamant un pingre, à faire bravement
dans la vie toutes les petites économies de la pingrerie.



LIX


Manette ressemblait aux juives de Paris. Chez elle, la juive était
presque effacée; elle s'était à peu près oubliée, perdue, usée au
frottement de la vie d'Occident, des milieux européens, au contact de
tout ce qui fusionne une race dépaysée dans un peuple absorbant, avant
de toucher aux traits et d'altérer tout à fait le type de cette race.

Par-dessus l'Orientale, il y avait, dans sa personne, une Parisienne. De
ses langueurs indolentes, elle se réveillait quelquefois avec des
gamineries. Sa belle tête brune, par instants, s'animait de l'ironie
d'un enfant du faubourg; et dans le mépris, la colère, la raillerie, il
passait tout à coup, sur la pure et tranquille sculpture de sa figure,
des airs de crânerie et de petite résolution rageuse, le mauvais sourire
des méchantes petites têtes dans les quartiers pauvres: on eût dit, à de
certaines minutes, que la rue montait et menaçait dans son visage.

C'est avec cette expression qu'elle était peinte dans un portrait
qu'elle avait voulu apporter chez Coriolis; singulier portrait, où, dans
un caprice d'artiste, son premier amant l'avait représentée en gamin,
une petite casquette sur la tête, le bourgeron aux épaules, le doigt sur
la gâchette d'un fusil de chasse, regardant par-dessus une barricade,
avec un regard effronté et homicide, le regard d'un moutard de quinze
ans, enragé et froid, qui cherche un officier pour le _descendre_. La
peinture était saisissante: on gardait dans les yeux, dans la tête,
cette femme en blouse, jetée sur les pavés, et qui semblait le Génie de
l'émeute en Titi.

Coriolis détestait ce portrait. Il n'y trouvait pas seulement le
souvenir blessant d'un autre; il y reconnaissait encore malgré lui, et
tout en voulant se le nier, une ressemblance mauvaise, une expression de
quelque chose qu'il n'aimait pas à voir, et qui semblait se mettre entre
lui et Manette, quand il regardait Manette après avoir regardé la toile.
Il avait essayé vainement de décider Manette à s'en séparer, à le
renvoyer chez sa mère. Manette disait y tenir. Alors il avait tenté de
faire un portrait d'elle pour oublier celui-là; mais toujours s'arrêtant
tout à coup, il avait laissé les toiles ébauchées. Il lui arrivait de
temps en temps encore de les reprendre. Il s'arrêtait dans l'entrain et
la chaleur d'un travail, allait à une des ébauches, la posait sur la
traverse du chevalet, et la palette à la main, la tête un peu penchée de
côté sur son appui-main, il regardait Manette.

Des cheveux châtains voltigeaient en boucles sur le front de Manette, un
petit front qui fuyait un peu en haut. Sous des sourcils très-arqués,
dessinés avec la netteté d'un trait et d'un coup de pinceau, elle avait
les yeux fendus et allongés de côté, des yeux dans le coin desquels
coulait le regard, des yeux bleus mystérieux qui, dans la fixité,
dardaient, de leur pupille contractée et rapetissée comme la tête d'une
épingle noire, on ne savait quoi de profond, de transperçant, de clair
et d'aigu. Sous la pâleur chaude de son teint, transparaissait ce rose
du sang qui paraît fleurir et pasteller de carmin la joue des juives,
cette lueur de rouge en haut des pommettes pareil au reste essuyé de
fard qu'une actrice s'est posé sous l'oeil. Tout ce visage, le front
creusant à la racine du nez, le nez délicatement busqué, les narines
découpées et un peu remontantes, montrait un modelage ciselé de traits.
La bouche, froncée et chiffonnée, légèrement retombante aux coins et
dédaigneuse, à demi détendue, rappelait la bouche respirante, rêveuse,
presque douloureuse, des jeunes garçons dans les beaux portraits
italiens.

Coriolis voulait peindre cette tête, cette physionomie, avec ce qu'il y
voyait d'un autre pays, d'une autre nature, le charme paresseux, bizarre
et fascinant, de cette sensualité animale que le baptême semble tuer
chez la femme. Il voulait peindre Manette dans une de ces attitudes à
elle, lorsque, le menton appuyé au revers de sa main posée sur le dos
d'une chaise, le cou allongé et tout tendu, le regard vague devant elle,
elle montrait des coquetteries de chèvre et de serpent, comme les autres
femmes montrent des coquetteries de chatte et de colombe.

--Ah! toi,--finissait-il par lui dire en reposant sa palette,--tu es
comme la fleur que les faiseurs d'aquarelles appellent le «désespoir des
peintres!»

Et il souriait. Mais son sourire était ennuyé.



LX


Rentrant un soir, Coriolis trouva Manette couchée. Elle ne dormait pas
encore, mais elle était dans ce premier engourdissement où la pensée
commence à rêver. Les yeux encore un peu ouverts et immobiles, elle le
regarda, sans bouger, sans parler. Coriolis ne lui dit pas un mot; et
lui tournant le dos, il se mit au coin de la cheminée à fumer avec cet
air qu'a par derrière la mauvaise humeur d'un homme en colère contre une
femme.

Puis tout à coup, d'un mouvement brusque, jetant son cigare au feu, il
se leva, s'approcha du lit, empoigna le bâton d'une petite chaise dorée
sur laquelle avaient coulé la robe et les jupons de Manette. Manette ne
remua pas. Elle avait toujours ce même regard qui regardait et rêvait,
ces yeux tranquilles et fixes, nageant à demi dans le bonheur et la paix
du sommeil. Sa tête, un peu renversée sur l'oreiller, montrait la ligne
de son visage fuyant. La lueur d'une lampe à abat-jour posée sur la
cheminée se mourait sur la douceur de son profil perdu; ses traits
expiraient sous une caresse d'ombre où rien ne se dessinait que deux
petites touches de lumière pareilles à la trace humide d'un baiser: le
dessous de la paupière se reflétant dans le haut de la prunelle, le
dessous rose de la lèvre d'en haut mouillant les dents d'un reflet de
perles; et sous les draps, son corps se devinait, obscur et charmant
ainsi que son visage, rond, voilé et doux, tout ramassé et pelotonné
dans sa grâce de nuit, comme s'il posait encore pour dormir...

Devant ce lit, cette femme, Coriolis resta sans parole; puis sa main
lâcha la chaise, et le bâton qu'il avait tenu tomba cassé sur le tapis.

Le lendemain, en dérangeant les habits de Coriolis qui n'était pas
encore levé, Manette y trouva une photographie de femme nue--qui était
elle,--une carte qu'elle avait laissé faire, croyant que Coriolis n'en
saurait jamais rien. Elle comprit la rage de son amant, remit la carte,
et attendit, préparée à tout. Elle commença, pour être toute prête à
partir, à ranger en cachette son linge, ses affaires.

Mais Coriolis paraissait avoir oublié qu'elle était là, et ne plus la
voir. Au déjeuner, il ne lui adressa pas la parole. Au dîner, il mit le
journal devant son verre et lut en mangeant. Manette attendait, muette,
impatiente, froissée et humiliée de ce silence, avec des mordillements
de lèvres, avec ce regard qui chez elle, à la moindre contrariété, se
chargeait d'implacabilité, avec tout ce mauvais d'une femme dont elle
savait s'envelopper et qu'elle dégageait autour d'elle pour faire
jaillir le choc et l'étincelle d'une explication.

--Qu'est-ce qui t'a donné cela?--lui dit tout à coup Coriolis: il
rentrait de sa chambre où il avait été chercher quelque chose, et il lui
montrait une petite pièce d'or qu'il avait ramassée dans le désordre de
ses affaires tirées hors des tiroirs.

--Je ne sais plus...--répondit Manette.--J'étais toute petite... Maman
me menait dans les ateliers pour poser les Enfants Jésus... J'étais
blonde, à ce qu'il paraît, dans ce temps-là... Ah! oui... j'ai accroché
la chaîne d'un monsieur, sa chaîne de montre... Alors...

--C'était moi, ce monsieur-là,--dit Coriolis.

--Toi? vrai, toi?

Et les yeux de Manette retombèrent à terre. Elle resta un instant
sérieuse, sans un mot. Des pensées lui passaient. On eût dit qu'elle
voyait, avec ses idées d'Orientale, comme la volonté divine d'une
fatalité dans ce lien de leur passé et ces fiançailles si lointaines de
leur liaison.

Elle se répéta à elle-même: Lui... Et ses yeux allaient presque
religieusement de la pièce d'or à Coriolis, et de Coriolis à la pièce
d'or, grands ouverts, étonnés et vaincus.

Puis elle se leva lentement, gravement; et marchant avec une espèce de
solennité vers Coriolis, elle lui passa par derrière les deux bras
autour du cou, et lui soulevant un peu la tête, tout doucement, elle lui
mit le baiser de soie de ses lèvres contre l'oreille pour lui dire:

--Plus jamais!... C'est promis... plus jamais! pour personne...



LXI


Le tableau du _Bain turc_ était complétement terminé. Les amis, les
connaissances, des critiques vinrent le voir, et tous admiraient,
s'exclamaient. La toile arrachait des cris aux uns, des lambeaux de
feuilleton aux autres.--«C'était réussi, c'était superbe!... Il faisait
chaud dans le tableau... De la vraie chair... admirable! C'était dessiné
avec du jour... Le fameux coloriste un tel était enfoncé...»--on
n'entendait que cela. Quelques-uns regardaient pendant un quart d'heure,
et allaient serrer les mains à Coriolis avec une force enragée qui lui
faisait mal aux os des doigts.

A tous les compliments, Coriolis répondait:--Vous trouvez?--et ne disait
que cela.

Quand il était dehors, s'asseyant dans des endroits de soleil, il
restait pendant des quarts d'heure les yeux sur un morceau de cou, un
bout de bras de Manette, une place de sa chair où tombait un rayon. Il
étudiait de la peau,--les mailles du tissu réticulaire, ce feu vivant et
miroitant sur l'épiderme, cet éclaboussement splendide de la lumière,
cette joie qui court sur tout le corps qui la boit, cette flamme de
blancheur, cette merveilleuse couleur de vie, auprès de laquelle pâlit
ce triomphe de chair, l'_Antiope_ du Corrége elle-même.

--Dis donc, Chassagnol,--dit-il un jour en se tournant vers le divan où
le noctambule Chassagnol se livrait, quand il venait, à de petites
siestes,--qu'est-ce que tu penses, toi, du jour du Nord pour la
peinture?

--Hein? hé! quoi?... jour du Nord!... peinture... hein?--grogna en se
réveillant Chassagnol... Tu dis!... Qu'est-ce que tu demandes?... Le
jour du Nord, qu'est-ce que je pense? Rien... Ah! le jour du Nord?... Eh
bien, le jour du Nord... Tous les ateliers, jour du Nord! Tous les
artistes, jour du Nord! Tous les tableaux, jour du Nord!... Mes
opinions? Mes opinions! quand je les crierais sur les toits... Eh bien,
après? Les idées reçues, mon cher, les idées reçues! Comment! vous voilà
peintres... c'est-à-dire un tas de pauvres malheureux, d'infirmes, qui
avez toutes les peines du monde à attraper la nature dans sa puissance
éclairante... Il n'y a pas à dire, vous êtes toujours au-dessous du
ton... Eh bien, quand vous avez si besoin de vous monter le coup...
Comment! pour faire de la couleur, pour éclairer de la peau, des
étoffes, n'importe quoi, pour y voir, enfin, pour peindre... pour
peindre!... vous allez prendre une lumière... ce cadavre de
lumière-là!... Un jour purifié, clarifié, distillé, où il ne reste plus
rien, rien de l'orangé de la lumière du soleil, rien de son or...
quelque chose de filtré... C'est pâle, c'est gris, c'est froid, c'est
mort!... Et par là-dessus le jour du nord de Paris, le jour de Paris! un
crépuscule, une lueur d'éclipse, une réverbération de murs sales... De
la lumière, ça? Oui, comme de l'abondance est du vin... Allons donc! les
théories, les rengaines, la nécessité d'un jour neutre, d'un jour
«abstrait...» Un jour abstrait! Et puis le soleil décompose le dessin...
chimiquement, c'est prouvé... Et puis... et puis... Ils disent encore
que ça laisse la liberté aux coloristes, qu'un coloriste est toujours
coloriste, qu'on peint ce qu'on a vu, et non ce qu'on voit; que la
couleur est une impression retrouvée... est-ce que je sais! un tas de
raisons... Parbleu! il est clair qu'un monsieur qui n'a pas ça dans le
sang, vous lui mettrez devant le nez le Régent dans un feu de Bengale,
ça ne lui fera pas trouver des éclairs sur sa palette... Mais je réponds
qu'un grand peintre qui peindra avec un jour vivant, un peintre qui
peindra dans du vrai soleil, dans un jour coloré par du soleil, dans la
lumière normale enfin, verra et peindra autre chose que s'il peignait
dans ce joli petit froid de lumière-là ce nuançage mixte et terne...
C'est peut-être ce qui fait la supériorité des paysagistes... Eux ils
peignent, ou du moins ils esquissent au plein jour de la nature... Ah!
mon cher, peut-être, si on savait la disposition des ateliers du temps
de la Renaissance!... Tiens, les artistes italiens... Malheureusement,
il n'y a pas un document là-dessus... Voyons, t'imagines-tu... prenons
les grands bonshommes... Véronèse, si tu veux, et le Titien... qu'ils
peignissent dans des conditions de gris bête comme ça, et si contre
nature?... Sais-tu une chose, toi? une chose que j'ai découverte... Un
autre aurait mis ça dans un livre et serait entré à l'Institut!... C'est
que Rembrandt... mon maître et le bon dieu de la couleur,--fit
Chassagnol en saluant,--c'est que Rembrandt, eh bien, il avait un
atelier en plein midi... Ça, c'est comme si je l'avais vu... et avec des
jeux de rideaux, il faisait la lumière qu'il voulait... Mais regarde
tous ses tableaux... Il faisait poser le Soleil, cet homme-là, c'est
évident!

--Est-ce que l'atelier de Delacroix, rue Furstemberg, n'est pas au Midi?

Chassagnol fit un léger mouvement qui semblait indiquer le peu
d'importance qu'il attachait à ce détail.

Le lendemain, Coriolis mettait les maçons dans une grande chambre au
midi qu'il avait au haut de la maison. Les maçons changeaient la fenêtre
en une baie d'atelier.

Et là, quelques jours après, il reprenait le corps de sa baigneuse,
d'après le corps de Manette, dans le jour du soleil.



LXII


Fidèle à la promesse qu'elle avait faite à Coriolis, Manette ne posait
plus pour d'autres.

Quand Coriolis sortait, et qu'elle le savait parti pour plusieurs
heures, elle restait immobile à regarder la pendule, attendant pendant
un certain temps qu'elle comptait. Puis, se levant, elle allait à la
porte de l'atelier dont elle ôtait la clef, retirait d'un coffre des
petits fagots de bois de genévrier, qu'elle jetait sur le feu du poêle,
en regardant autour d'elle comme une petite fille qui est seule et qui
fait une chose défendue.

Elle commençait à se déchausser, mais tout doucement, peu à peu, avec
une lenteur où elle mettait comme une paresseuse et longue coquetterie,
écoutant complaisamment le cri de soie de son bas, qu'elle arrachait
mollement de sa jambe. Ses bas ôtés, elle prenait tour à tour dans ses
mains chacun de ses pieds, des pieds d'Orientale, qui semblaient
d'autres mains entre ses mains; puis les reposant à terre, elle les
enfonçait, en se dressant, sur le tapis de Smyrne: le bout de ses ongles
rougis blanchissait, et un peu de chair rebroussait par dessus. Relevant
alors sa jupe des deux mains, Manette se penchait, et restait quelque
temps à regarder au bas d'elle ses pieds nus, et son long pouce, écarté
comme le pouce d'un pied de marbre.

Puis elle marchait vers le divan. Elle soulevait son peigne, qui
laissait à demi descendre sur son cou le flot de ses cheveux. Elle
défaisait son peignoir, elle laissait tomber sa chemise de fine batiste:
ce luxe sur la peau, la batiste de sa chemise et la soie de ses bas,
était son seul et nouveau luxe.

Elle était nue, n'était plus qu'elle.

Elle allait se glisser sur les peaux fauves garnissant le divan,
s'étendait en se frottant sur leur rudesse un peu râpeuse, et là
couchée, elle se caressait d'un regard jusqu'à l'extrémité des pieds, et
se poursuivait encore au delà, dans la psyché au bout du divan, qui lui
renvoyait en plein la répétition de son allongement radieux. Et quand
sur ses doigts, ses yeux rencontraient ses bagues, elle les ôtait d'une
main avec le geste de se déganter, et les semait, sans regarder, sur le
tapis.

Alors elle commençait à chercher les beautés, les voluptés, la grâce nue
de la femme. C'était, sur les zébrures des peaux, un remuement presque
invisible, un travail sur place et qui semblait immobile, des
avancements et des retraites de muscles à peine perceptibles,
d'insensibles inflexions de contours, de lents déroulements, des coulées
de membres, des glissements serpentins, des mouvements qu'on eût dit
arrondis par du sommeil. Et à la fin, comme sous un long modelage d'une
volonté artiste, se levait de la forme ondulante et assouplie, une
admirable statue d'un moment...

Une minute, Manette se contemplait et se possédait dans cette victoire
de sa pose: elle s'aimait. La tête un peu penchée en avant, la poitrine
à peine soulevée par sa respiration, elle restait dans une immobilité
d'extase qui semblait avoir peur de déranger quelque chose de divin. Et
sur le bord de ses lèvres, des mots de triomphe, les compliments qu'une
femme murmure tout bas à sa beauté, paraissaient monter et mourir,
expirer sans voix dans le dessin parlant de sa bouche.

Puis brusquement, elle rompait cela avec le caprice d'un enfant qui
déchire une image.

Et se laissant retomber sur le divan, elle reprenait son amoureux
travail. L'odeur doucement entêtante du bois de genévrier qui brûlait
montait dans la chaleur de l'atelier: Manette recommençait cette
patiente création d'une attitude, cette lente et graduelle réalisation
des lignes qu'elle ébauchait, remaniait, corrigeait, conquérait avec le
tâtonnement d'un peintre qui cherche l'ensemble, l'accord et l'eurythmie
d'une figure. L'heure qui passait, le feu qui tombait, rien ne pouvait
l'arracher à cet enchantement de faire des transformations de son corps
comme un Musée de sa nudité; rien ne pouvait l'arracher à l'adoration de
ce spectacle d'elle-même, auquel allaient toujours plus fixement ses
deux pupilles pareilles à deux petits points noirs dans le bleu aigu de
ses yeux.

Quelquefois, Coriolis rentrant brusquement avec sa clef, la surprenait.
Il ne disait rien. Mais Manette se dépêchait de lui dire:

--Bête! puisqu'il n'y a que la glace qui me voit!



LXIII


Arrivait l'Exposition de cette année 1853. Le _Bain Turc_ de Coriolis y
obtenait un grand et franc succès.

Ceux qui n'avaient voulu voir en lui qu'un joli «faiseur de taches»
étaient forcés de reconnaître le peintre, le dessinateur, le coloriste
puissant, s'affirmant dans une toile dont les dimensions n'avaient guère
été abordées, pour de pareils sujets, que par Delacroix et Chasseriau.
Tout le public était frappé de l'ensoleillement de ce corps de femme,
d'un certain lumineux que Coriolis avait tiré de son dernier travail
dans l'éclat du jour. Les premiers admirateurs du peintre, tout fiers de
l'avoir pressenti et prophétisé, se répandaient en enthousiasme. Et la
persistance de quelques injustices rancunières passionnait les éloges.

Il fut le nom nouveau, le _lion_ du Salon. Le gouvernement lui acheta
son tableau pour le Musée du Luxembourg, et les journaux donnèrent la
nouvelle presque officielle de sa décoration.



LXIV


Ce succès de Coriolis fit un grand changement dans les idées et les
sentiments de Manette.

Elle avait accepté Coriolis pour amant sans l'aimer. Elle l'avait
rencontré dans un moment où elle n'avait personne. Abandonnée par
Buchelet, elle l'avait pris comme une femme qui a l'habitude de l'homme
prend celui que l'occasion lui offre et que son goût ne repousse pas.
Coriolis ne lui avait ni plu ni déplu: elle n'avait vu en lui qu'une
chose, c'est qu'il était artiste, c'est-à-dire un homme de son monde, et
qu'il était naturel de connaître. Elle pensait là-dessus ainsi que
beaucoup de femmes de sa profession, qui se regardent comme
exclusivement vouées à la corporation, et qui n'imaginent pas l'amour
hors de l'atelier. A ses yeux, l'univers se divisait en deux classes
d'hommes: les artistes,--et les autres. Et les autres, à quelque classe
qu'ils appartinssent, qu'ils fussent n'importe quoi de grand et
d'officiel dans la société, ministre, ambassadeur, maréchal de France,
n'étaient rien pour elle: ils n'existaient pas. La femme chez elle
n'était sensible qu'à un nom d'art, à un talent, à une réputation
d'artiste.

Élevée à Paris, dans un milieu où les leçons d'innocence lui avaient un
peu manqué, elle n'avait eu ni l'idée de la vertu ni l'instinct de ses
remords; la conscience qu'il y eût le moindre mal à faire ce qu'elle
faisait lui manquait absolument. Avoir un amant, pourvu qu'il fût
peintre ou sculpteur, lui semblait aussi convenable et aussi honnête que
d'être mariée. Et pour elle, il faut le dire, la liaison était une sorte
d'engagement et de contrat. Manette était de l'espèce de ces maîtresses
qui mettent l'honnêteté du mariage dans le concubinage. Elle était de
ces femmes qui se font un honneur d'être, fidèles jusqu'au jour où elles
en aiment un autre. Ce jour-là, elles ne trompent point l'homme avec
lequel elles vivent: elles le quittent et s'en vont avec leur nouvel
amour. Cette loyauté était un principe chez elle.

Elle avait encore d'autres côtés d'honnêteté relative, de certaines
élévations d'âme. Elle se donnait sans calcul, sans arrière-pensée. Elle
ne regardait point à l'argent chez un homme.

Les douceurs, les gâteries de Coriolis l'avaient laissée assez froide.
Le bonheur qu'il lui voulait, les caresses qu'il mettait dans sa vie de
tous les jours, l'agrément des choses autour d'elle ne l'avaient point
touchée d'attendrissement et de reconnaissance. Elle se sentait bien lui
venir avec l'habitude de l'amitié pour Coriolis, mais rien que de
l'amitié. Elle s'y attachait comme à un bon garçon, à un camarade, à
quelqu'un de très-gentil. Ce qui lui manquait pour l'aimer, c'était d'y
croire, d'avoir foi en lui. Habituée jusqu'alors à vivre avec des hommes
brusques, des messieurs assez peu commodes, presque brutaux, elle voyait
à Coriolis des habitudes, un ton, des paroles d'homme du monde: elle se
demandait s'il était de la même race, et elle se laissait aller à croire
qu'il était trop bien élevé pour devenir jamais célèbre comme les gens
célèbres qu'elle avait connus. Le succès de Coriolis tomba sur elle
comme un coup de lumière.

Lorsqu'elle vit cette unanimité d'éloges, des journaux, des feuilletons,
lorsqu'elle toucha cette gloire, grisée du présent, de l'avenir, de ce
bruit de popularité qui commençait, l'orgueil d'être la maîtresse d'un
artiste connu fit tout à coup lever de son coeur une chaleur, une
flamme, presque de l'amour.



LXV


Sans éducation, Manette avait la pure ignorance de l'enfant, de la femme
de la rue et du peuple. Mais cette ignorance originelle et vierge d'une
maîtresse, si blessante d'ordinaire pour l'amour-propre d'un homme, ne
froissait pas Coriolis. A peine si elle l'atteignait: elle glissait et
passait sur lui sans lui donner un mouvement d'impatience, sans lui
inspirer un de ces retours, un de ces regrets où l'amour humilié se sent
rougir de ce qu'il aime.

Coriolis était un artiste, et les hommes comme lui, les artisans
d'idéal, les ouvriers d'imagination et d'invention, les enfanteurs de
livres, de tableaux, de statues, sont faciles et indulgents à de
pareilles créatures. Il ne leur déplaît pas de vivre avec des
intelligences de femme incapables d'atteindre à ce qu'ils cherchent, à
ce qu'ils tentent. Leur pensée peut vivre seule et se tenir compagnie.
Une maîtresse qui ne répond à rien de ce qu'ils ont dans la tête, une
maîtresse qui est uniquement une société pour les repos de la journée et
les trêves de l'esprit, une maîtresse qui met, autour de ce qu'ils font
et de ce qu'ils rêvent, une espèce d'incompréhension soumise et
instinctivement respectueuse, cette maîtresse leur suffit. La femme, en
général, ne leur paraît pas être au niveau de leur cervelle. Il leur
semble qu'elle peut être l'égale, la pareille, et selon le mot expressif
et vulgaire, la _moitié_ d'un bourgeois: mais ils jugent que, pour eux,
il n'y a pas de compagne qui puisse les soutenir, les aider, les relever
dans l'effort et le mal de créer; et aux maladresses dont ne manquerait
pas de les blesser une femme élevée, ils préfèrent le silence de bêtise
d'une femme inculte. Presque tous n'en sont venus là, il est vrai,
qu'après des illusions mondaines, des essais de passion spirituelle; ils
ont rêvé la femme associée à leur carrière, mêlée à leurs
chefs-d'oeuvre, à leur avenir, une espèce de Béatrice, ou bien seulement
une madame d'Albany. Et tombés meurtris, blessés, de quelque haute
déception, ils sont devenus comme cette actrice encore belle, encore
jeune, à laquelle on demandait pourquoi on ne lui voyait
que les plus bas amants au théâtre: «Parce qu'ils sont mes
inférieurs»,--répondit-elle d'un mot profond.

L'amour avec une inférieure, c'est-à-dire l'amour où l'homme met un peu
de l'autorité du supérieur, et trouve dans la femme la légère et
agréable odeur de servitude d'une espèce de bonne qu'il ferait asseoir à
sa table, l'amour qui permet le sans-gêne de la tenue et de la parole,
qui dispense des exigences et des dérangements du monde, et ne touche ni
au temps, ni aux aises du travailleur, l'amour commode, familier,
domestique et sous la main,--c'est l'explication, le secret de ces
liaisons d'abaissement. De là, dans l'art, ces ménages de tant d'hommes
distingués avec des femmes si fort au-dessous d'eux, mais qui ont pour
eux ce charme de ne pas les déranger du perchoir de leur idéal, de les
laisser tranquilles et solitaires dans le panier des Nuées où l'Art
plane sur le Pot-au-feu.

Coriolis était de ces hommes. Il n'eût pas donné vingt francs pour faire
apprendre l'orthographe à Manette. Il prenait sa maîtresse comme elle
était, et pour ce qu'elle était, une bête charmante, dont le parlage ne
le choquait pas plus que les notes d'un oiseau qu'on n'a pas serine.
Même cette jolie petite nature, sans aucune éducation, lui plaisait par
certains côtés de spontanéité drôle et de naïveté personnelle: il
trouvait dans sa fraîche niaiserie une originalité d'enfance, une jeune
grâce. Et souvent le soir, en s'endormant, il se prenait à rire tout
haut, dans son lit, d'un mot bien amusant que Manette avait laissé
tomber dans la journée, et qu'il se rappelait.

Manette, d'ailleurs, rachetait auprès de lui son insuffisance
spirituelle par une qualité qui, aux yeux de Coriolis, excusait tout
chez une femme, et sans laquelle il n'eût pas pu vivre trois jours avec
une maîtresse. Elle offrait une séduction qui, après sa beauté, avait
attaché Coriolis et le tenait lié à elle. Elle possédait ce qui sauve
les créatures d'en bas du commun et du canaille: elle était née avec ce
signe de race, le caractère de rareté et d'élégance, la marque
d'élection qui met souvent, contre les hasards du rang et de la destinée
des fortunes, la première des aristocraties de la femme, l'aristocratie
de nature, dans la première venue du peuple:--la distinction.



LXVI


Le nouvel attachement de Manette pour Coriolis eut bientôt l'occasion de
se montrer et de se consacrer, comme les passions de femmes, dans le
dévouement.

La fatigue surmontée et vaincue par Coriolis pendant son dernier mois de
travail, son effort énorme et inquiet pour arriver à temps, avaient
amené chez lui un abattement, un vague malaise. Un refroidissement qu'il
prenait le rendait tout à fait malade.

Coriolis avait toujours eu de bizarres façons d'être souffrant. Il se
couchait, ne parlait plus, regardait les gens sans leur répondre, et
quand les gens restaient là, il tournait le dos et se collait le nez
dans la ruelle. C'était sa manière de se soigner; et après deux, trois,
quatre, quelquefois cinq jours passés ainsi, sans une parole ni un verre
de tisane, il se levait comme à l'ordinaire et se remettait à travailler
sans parler de rien, ni vouloir qu'on lui parlât de rien.

Mais cette fois il ne put se soigner à sa guise. Au second jour, Anatole
le vit si malade qu'il alla chercher un médecin, le médecin ordinaire du
monde de l'art, et que la moitié des hommes de lettres et des artistes
traitaient en camarade. Singulier homme, avec sa tête méchante et
souriante de bossu, son oeil clignotant, ses paupières plissées de
lézard: quand il était là, assis au pied du lit d'un malade, il prenait
un inquiétant aspect de vieux juge qui regarderait souffrir. Il avait
l'air d'être content de tenir un homme de talent, un homme connu, de
l'avoir à sa discrétion, de pouvoir lui ausculter le moral, tâter ses
peurs, ses lâchetés devant le mal; et sur sa mine paterne et mielleuse
passaient de petits éclairs froids où s'apercevaient ensemble la rancune
implacable d'une carrière manquée, d'une vie déçue, blessée à la fortune
des autres, et la curiosité d'une étude impie et féroce aux prises avec
l'instinct de guérir d'une grande science médicale.

--Ah! sapristi, mon pauvre enfant,--dit-il à Coriolis,--pas de chance!
Dire que ta réputation allait si bien!... Tu marchais, tu marchais... Tu
commençais à embêter pas mal de gens... Ah! tu étais lancé...

Il suivait ses paroles sur le visage de Coriolis.

--Je suis fichu, hein? n'est-ce pas?--dit Coriolis en relevant sur lui
des yeux braves.

Le médecin ne répondit pas tout de suite. Il paraissait tout occupé à
écouter le pouls de Coriolis, à en compter les battements. Et tous deux
se regardant face à face, il y eut un instant de silence et de lutte au
bout duquel le médecin sentit faiblir son regard sous le regard appuyé
sur le sien.

--Qu'est-ce qui te parle de ça?--reprit-il d'un air bonhomme.--Mais il
était temps, là, vrai... Tu as ce qu'on fait de mieux en fait de fausse
fluxion de poitrine.

Et il se mit à écrire une terrible ordonnance.

Comme Manette le reconduisait, muette, sans oser lui dire: Eh bien?--Ah!
le gaillard!--fit-il en prenant sur un tabouret son chapeau de
philanthrope à larges bords, et jetant un regard sur les murs de
l'atelier garnis d'esquisses:--On ferait une jolie vente, ici... oui...
oui...

Et sur ce mot il salua Manette avec une ironie habituée à laisser tomber
dans les désespoirs de la femme les cupidités de la maîtresse.

Sous l'impression de cette visite, sous les souffrances aiguës de la
maladie et l'affaiblissement des saignées, Coriolis se crut perdu. Il se
prépara à mourir, et il trouva, pour quitter la vie, des adieux d'une
douceur étrange.

Venu tout enfant en France, Coriolis avait toujours eu le sentiment, la
passion de l'exotique, la nostalgie, le mal du pays des pays chauds. Il
s'était toujours senti l'envie et comme le regret d'un autre ciel, d'une
autre terre, d'autres arbres. Sa bouche aimait à mordre à des fruits
étrangers; ses mains allaient aux objets peints et teints par le Midi,
ses yeux se plaisaient à des feuilles d'Asie. L'Orient l'avait toujours
appelé, tenté. Il aimait à le respirer dans les choses venues
d'outre-mer, qui en rapportent la couleur, l'odeur, le souffle. Son
rêve, son bonheur, l'illumination et la vocation de son talent, la
naturalisation de ses goûts, sa patrie de peintre, il avait trouvé tout
cela là-bas. Mourant, il voulut charmer son agonie avec ce qui avait
charmé son existence, et il n'eut plus que cette pensée d'aspiration
suprême: l'Orient! On eût dit que, comme dans les religions de ses
peuples de lumière, il tournait sa mort vers le soleil.

Il voulait avoir sur le pied de son lit des morceaux de tissus qu'il
avait rapportés, des étoffes lamées d'argent, des soieries safranées où
couraient des fils d'or; et, la tête un peu affaissée dans les
oreillers, avec les regards longs des mourants, il regardait ces choses
aimées. De temps en temps il fermait un instant les yeux pour jouir en
lui-même comme un buveur qui savoure les délices d'un vin; puis il les
rouvrait, et ne pouvant les rassasier, il suivait ainsi jusqu'au jour
baissant les pas du jour sur la splendeur des soies. Et ce qu'il voyait,
ces étoffes, ces ors, ces rayons, peu à peu l'enveloppant, l'enlevaient
à l'heure, à la chambre, au lit où il était. Sa vie, il ne la sentait
plus battre qu'au coeur de ses souvenirs. Les couleurs qu'il avait
devant lui devenaient ses idées, et l'emportaient à leur pays. Il était
là-bas: il revoyait ce ciel, ces paysages, ces villes, ces bazars, ces
caravanes, ces fleurs, ces oiseaux roses, ces ruines blanches; et des
caquetages de femmes assises dans un caïack qu'il avait entendus à
Tichim-Brahé, lui revenaient dans un bourdonnement de faiblesse.

Dans ses mains il se faisait mettre des amulettes, des petits flacons
d'essence, des bourses, des bijoux, des grains de collier; et de ses
doigts détendus, errant dessus et qui avaient peine à prendre, il les
palpait, les retournait, les touchait pendant des heures, lentement,
avec des attouchements amoureux et dévots qui semblaient égrener un
chapelet et caresser des reliques. Ses yeux se fermaient presque; les
lèvres chatouillées d'un demi-sourire heureux, il tâtonnait toujours
vaguement. Et quand Manette voulait pour qu'il dormît les lui reprendre,
il les serrait de ses faibles mains avec une force d'enfant.

Quelquefois encore il approchait de ses narines le parfum évaporé qui
reste à ces objets, et en les sentant, il les effleurait de ses lèvres
pâlies comme pour mettre dans une dernière communion le baiser de son
agonie sur l'adoration de sa vie!

Cinq jours se passèrent ainsi. Manette ne le quittait plus, ne se
couchait pas. Elle le soignait comme une femme qui ne veut pas qu'on
meure. Anatole l'aidait admirablement et de tout coeur: il avait, lui
aussi, des soins de femme, les merveilleux talents de garde-malade d'un
homme à tout faire.

Coriolis fut sauvé.



LXVII


Un soir, Coriolis, qui n'était pas encore recouché, lisait, allongé sur
le divan. Manette allant et venant, rangeait dans l'atelier, repliait
dans la petite armoire les étoffes turques éparpillées sur des meubles;
et de temps en temps, se mettant devant la psyché qu'éclairaient deux
bougies, elle essayait sur elle, en se souriant, des morceaux de costume
d'Orient,--quand Anatole rentra suivi de quelque chose de blanc à quatre
pattes, qui avait le collier de faveur rose d'un mouton de bergerie.

--Ah ça! qu'est-ce que vous nous amenez?--fit Manette en poussant un
petit cri de peur.

--Oh! mon Dieu!--dit Anatole,--rien... un cochon...

Le goret trottinait déjà dans l'atelier, furetant, le nez en terre, avec
de petits grognements, faisant la reconnaissance de tous les recoins et
de tous les dessous de meubles de la grande pièce.

--Tu es fou!--fit Coriolis.

--Parce que je rapporte un cochon, un amour de cochon, un cochon qui a
des rubans comme une boîte de baptême?... Tu ne méritais pas de le
gagner, par exemple... Merci, le gros lot, plains-toi!... Oui, mon
cher... On a été si content au café de Fleurus de te savoir remonté sur
ta bête, qu'on t'a conservé ton assiette au dîner et qu'on a tiré pour
toi à la loterie... Tu as eu la chance... et tu as la bête... C'est
doux, c'est gentil, ça aime l'homme... et ça sauve de la tentation: vois
saint Antoine!... Et puis ce sera une société pour Vermillon... Il faut
que je le lui présente... Hop! Vermillon!

Sur cet appel d'Anatole, Vermillon, qui avait hasardé un bout de son
museau hors de sa cage à l'entrée du goret dans l'atelier, le rentra en
se renfonçant précipitamment.

--Vermillon!--cria impérieusement Anatole Vermillon se pencha, se gratta
la tête, se lança après sa corde, descendit vite jusqu'au milieu, et
s'arrêta là, en liant, comme un clown, son jarret autour du chanvre.
Anatole secoua la corde: le singe lui tomba sur l'épaule, et de là,
sautant à terre, il se mit de loin, baissé et appuyé sur le dos de ses
deux mains, à regarder cette bête imprévue qui ne le regardait pas. Il
en fit le tour: le cochon se mit à marcher, le singe le suivit avec de
petits sauts, se penchant de temps en temps, le regardant en dessous, le
considérant avec une attention profonde, méditative, presque
scientifique.

--Nous étions une flotte,--reprit Anatole,--au grand complet... Je t'ai
excusé... J'ai dit que tu étais encore un peu patraque... Oh! ça été
d'un chaud! On a crié à faire venir les sergents de ville!

Le singe peu à peu, suivant le cochon pas à pas, se familiarisait avec
lui. Il le flaira, le toucha un peu, aventura sa patte dessus, et goûta
le doigt avec lequel il l'avait touché. Puis, tournant derrière lui, il
lui prit délicatement la queue, la releva, regarda, et, comme si son
instinct de la ligne droite était blessé par cette queue en vrille, il
la tira pour la redresser, la lâcha pour voir s'il avait réussi; et
voyant qu'elle restait tirebouchonnée, la retira encore. Le cochon
restait immobile, cloué sur ses quatre pattes, effrayé de l'opération,
plein d'une sorte de terreur paralysée, ne donnant d'autre signe
d'impatience qu'un émoustillement d'oreille.

--Vermillon! à ta niche!--cria Coriolis; et se retournant vers
Anatole:--Dis donc, qu'est-ce qu'il faut que je leur donne la prochaine
fois... quel lot? Je voudrais faire les choses bien, tu comprends, tout
à fait bien... Ça serait bête de leur donner quelque chose de moi...

--Tiens! si tu leur donnais ton vilain singe?--lança Manette.

--Mon fils adoptif!--dit Anatole.--Ah! bien!...

--Un bronze de Barbedienne?...--reprit Coriolis,--ce n'est pas bien
neuf, un bronze de Barbedienne... Ma foi! si je leur rendais, comme lot,
un dîner à tous ici... pour la fin de ma convalescence?

--Hum! un dîner...--fit Anatole,--ça sent la fête de famille, un
dîner... Donne donc plutôt un souper... c'est toujours plus drôle.

--Oh! mon Dieu, un souper, si tu veux... Mais qu'est-ce qu'on fera avant
souper?

--Tout ce qu'on voudra... de la musique religieuse... Une idée!... si on
se livrait à un petit tremblement de jambes?

--Moi, d'abord, je mets ça, si on danse...--dit Manette qui venait de
passer sur elle une magnifique robe de Smyrniote.

--Mais, ma chère, tu n'y penses pas... ce n'est plus l'époque des bals
masqués...

--Bah! si ça l'amuse?--fit Anatole.--Donne-lui cette petite fête-là...
Elle ne l'a pas volée... Elle n'a pas eu trop d'agrément ces temps-ci...
Garnotelle connaît le préfet de police, il vient de faire son
portrait... Il nous aura une permission... Nous aurons un municipal à la
porte... C'est ça qui aura de l'oeil!... Enfoncés les bourgeois!

Manette, sans rien dire, s'était posée toute costumée devant Coriolis.

--Accordé!--dit Coriolis,--bal et souper! Voilà le programme... Par
exemple, c'est toi que ça regarde Anatole... tu te charges de tout...
Ah! canaille de Vermillon!

Et tous les trois partirent d'un grand éclat de rire.

Après s'être acharné à vouloir redresser la queue du cochon, après avoir
essayé inutilement de grimper sur son dos, Vermillon avait paru lâcher
sa victime. Grimpé Sur un coffre, et là se tenant bien tranquille en
ayant l'air de ne penser à rien, il avait attendu que le goret rassuré
passât dans sa promenade quêtante juste au-dessous de lui. Il avait
saisi le moment, calculé son saut, bondi juste sur le pauvre animal qui,
de terreur, faisait en cercles éperdus, comme dans le manége d'un
cirque, une course qu'aiguillonnaient les ongles de Vermillon cramponné,
par la peur de tomber, à la peau du coureur. Le petit cochon, les
oreilles rabattues sur les yeux, lancé et détalant comme s'il avait un
diablotin en croupe, le petit singe avec ses inquiétudes nerveuses, avec
sa mine de voleur, aplati, rasé, collé sur le dos de cette bête de
graisse, se rattrapant et se raccrochant dans des pertes d'équilibre
continuelles,--c'était un spectacle du plus prodigieux comique, où un
philosophe aurait peut-être vu l'Esprit monté sur la Chair et emporté
par elle.



LXVIII


A minuit, le 20 juin, commençait dans l'atelier de Coriolis ce bal qui
devait devenir historique et laisser dans les légendes de l'art une
mémoire encore vivante.

Entre les quatre murs rayonnant de lumière, on eût cru voir se presser
un peu de toutes les nations et de tous les siècles. L'histoire et
l'espace semblaient ramassés là. L'univers s'y coudoyait. C'était comme
une évocation où le peuple d'un Musée, descendu de ses cadres, se
cognait au Carnaval. Les étoffes, les modes, les dessins, les lignes,
les souvenirs, les pays, tout se mêlait dans le tohubohu étourdissant
des couleurs. Il y avait des échantillons de toutes les civilisations,
des morceaux de toute la terre, et des robes volées à des statues. Les
costumes allaient d'un pôle à l'autre, et de Jupiter à un garde national
de la banlieue. Ceux-ci venaient du Niger; ceux-là avaient été détachés
d'une page de Cesare Vecellio. Il passait des cardinaux et des Mohicans.
Des couples se parlaient comme de la distance d'une forêt vierge à
Trianon. Un portrait historique, un personnage drapé dans un
chef-d'oeuvre, prenait la taille de la dernière des débardeuses. Des
bouts de chlamyde flottaient sur des pointes de mules. Yeddo était dans
cette jupe, un barbare de la colonne Trajane dans cette braie. La
fustanelle plissée à côté de la jupe écossaise. La toge, comme la porte
la statue de Tibère, voisinait avec la _tébuta_ d'Océanie. Une déesse de
la Raison, une Diane de Poitiers et une belle écaillère faisaient un
groupe des trois Grâces. Un paysagiste figurait une statue antique avec
un masque de plâtre et du madapolam amidonné. On voyait un galérien en
vareuse rouge, en bonnet vert, avec la chaîne et un boulet fait d'un
ballon d'enfant peint en noir. Un fou de Vélasquez serrait la main à un
Jean-Jean de l'Empire. Deux Égyptiens, du temps de Rhamsès II, détachés
d'une graphie égyptienne, fraternisaient avec un Mezzetin. De la toile à
matelas par instant cachait de la pourpre. La tête d'un lion, qui
coiffait un Hercule, était coupée par le plumet d'un Chicard. Un premier
communiant à barbe, dans un habit et un pantalon de collégien trop
courts, avec le brassard blanc, donnait le bras à un page mi-parti qui
s'était peint les jambes à la colle, en noir et bleu. Une femme, en
Moluquoise, avait un chapeau de six pieds de large, tout garni de nacre
et de coquillages. Une autre était la sainte Cécile, en rouge, du
Dominiquin.

Et à tous ces costumes, hommes et femmes avaient ajouté, avec la
conscience d'artistes qui se déguisent, la tournure, l'air, le teint, la
physionomie, la couleur locale du maquillage, la grimace même de chaque
latitude. Toute une bande d'atelier, costumée en Peaux-Rouges, avait
passé la journée à se peindre religieusement, d'après les planches de
Catlin, tous les tatouages rouges, verts et jaunes des Indiens: on les
aurait reçus à la danse du buffle. Et une femme qui était en Chinoise
s'était donné la migraine en se faisant tirer les cheveux aux tempes
pour se remonter le coin des yeux.

Dans ce brouhaha de pittoresque se détachait un coin d'Olympe: la beauté
d'un modèle de femme en Amphitrite, vêtue d'une écume de mousseline à
travers laquelle paraissaient, à ses chevilles, des _péricelidès_ d'or
copiés sur la _Venus physica_ du Musée de Naples; la beauté d'un homme
dont les muscles jouaient dans un maillot; la beauté de Massicot, le
sculpteur, dans le costume des fromagiers de Parmesan, la chemise
bouillonnée, coupée sur le biceps, le petit tablier bleu sur le ventre,
le caleçon arrêté au genou, les jambes nues, basanées, nerveuses et
parfaites, dignes de son costume et de ce type de race qui montre le
Bacchus indien dans les fermes milanaises.

Puis çà et là, c'étaient des apparitions, des fantaisies de Mardi gras,
comme en trouve l'atelier, des caricatures taillées de main d'artiste,
des parodies cocasses, un Moyen âge à la Courtille, des défroques de la
chevalerie du sire de Franboisy, des valets héraldiques de jeux de
cartes, des ombres grotesques de l'Iliade, des héros qui avaient ramassé
un casque dans un Daumier, des vengeances de pensum sur le dos
d'Achille, une cour de Cucurbitus Ier, des imaginations de
travestissements volés dans la cuisine de Grandville, des gens qui
avaient l'air d'être tombés dans un pot-au-feu, la tête la première, et
d'en avoir été retirés avec une couronne de lauriers et de carottes.

Coriolis avait la grande robe de brocard à pèlerine, à ramages jaunes et
verts, du seigneur qui lève une coupe dans les _Noces de Cana_.

Manette portait un des costumes rapportés d'Orient par Coriolis: les
jambes dans un large pantalon de soie flottant, de la délicieuse nuance
fausse du rose turc, elle avait la taille dessinée par une petite veste
de soie marron soutachée d'or, d'où sortaient ses bras nus, battus par
les grandes manches d'une chemise de tulle sans agrafes qui laissait
voir en jouant la moitié de sa gorge. Sur sa tête, elle avait le
charmant _tatikos_ de Smyrne, le tarbouch rouge aplati, tout couvert
d'agréments et de broderies, dans lesquels elle avait passé, noué,
enroulé les tresses de ses cheveux avec l'art et la coquetterie d'une
femme de là-bas. Et ravissante ainsi, elle semblait la vraie femme
d'Ionie,--la femme de la séduction.

Garnotelle, tout en gardant ses cheveux longs, s'était très-bien arrangé
dans le pourpoint de brocard noir, aux manches violettes, du beau
portrait de Calcar du Louvre.

Chassagnol était superbe dans son costume de comique florentin, en
Stenterello du théâtre Borgognisanti, avec sa perruque rousse, sa petite
queue remontante, ses coups de noir à travers la figure, ses sourcils
terribles, sa veste courte à carreaux.

Pour Anatole, il s'était déguisé en saltimbanque, en saltimbanque
classique de baraque. Il avait des chaussettes de laine noire, sur
lesquelles il avait fait coudre un lacet d'or en triangle et de la
fourrure, un maillot blanc, un caleçon de cachemire rouge bordé de
velours noir, des bracelets en velours noir et or, une collerette en
velours noir et or, un diadème en or sur une grande perruque, et une
trompette dans le dos.



LXIX


Ce costume de saltimbanque était le vrai costume de la danse d'Anatole,
une danse folle, éblouissante, étourdissante, où le danseur, avec une
fièvre de vif argent et des élasticités de clown, bondissait, tombait,
se ramassait, faisait un nimbe à sa danseuse avec le rond d'un coup de
pied, s'aplatissait dans un grand écart au solo de la pastourelle, se
relevait sur un saut périlleux. On riait, on applaudissait. La danse
autour de lui s'arrêtait pour le voir. Son agilité, sa mobilité, le
diable au corps qui faisait partir tous ses membres, mettait comme une
joie de vertige dans le bal.

Tout à coup, au milieu de son triomphe, des groupes qui se bousculaient
et se marchaient sur les pieds, Anatole disparut. On le cherchait, on se
demandait ce qu'il était devenu: il reparut en cravate blanche, en habit
noir, avec la figure enfarinée d'un Pierrot, et gravement, il recommença
à danser.

Ce n'était plus sa danse de tout à l'heure, une danse de tours de force
et de gymnastique: c'était maintenant une danse qui ressemblait à la
pantomime sérieuse et sinistre de sa blague,--une danse qui
blaguait!--Mouvements, physionomie, les jambes, les bras, la tête, tout
son être, le danseur l'agitait dans le jeu d'une indicible gouaillerie
cynique. On ne savait quoi de sardonique lui courait le long de
l'échine. De toute sa personne, jaillissaient des charges cruelles
d'infirmités: il se donnait des tics nerveux qui lui détraquaient la
figure, imitait en clopinant le bancal ou la jambe de bois, simulait, au
milieu d'un pas, le gigottement de pied d'un vieillard frappé
d'apoplexie sur un trottoir. Il avait des gestes qui parlaient, qui
murmuraient: «_Mon ange!_» qui disaient: «_Et ta soeur!_» qui semblaient
secouer de l'ordure, de l'argot et des dégoûts! Il tombait dans des
béatitudes hébétées, des extases idiotes, des ahurissements abrutis,
coupés de subites démangeaisons bestiales qui lui faisaient se battre le
haut de la poitrine avec des airs d'un naturel de la Terre-de-Feu. Il
levait les yeux au plafond comme s'il crachait au ciel. Il avait des
regards qui semblaient tomber du paradis à la brasserie; il avait, sur
le front de sa danseuse, des bénédictions de mains à la Robert Macaire.
Il embrassait la place des pas de la femme qui lui faisait vis-à-vis, il
se gracieusait, se déformait, faisait le geste de cueillir de l'idéal au
vol, piétinait comme sur une illusion flétrie, rentrait sa poitrine, se
bossuait les épaules, jouait don Juan, puis Tortillard. Il imprimait un
mouvement de rotation mécanique à une de ses mains, et tournant dans le
vide, il paraissait moudre un air qui semblait le chant de l'alouette de
Juliette sur l'orgue de Fualdès. Il parodiait la femme, il parodiait
l'amour. Les poses, les balancements de couples amoureux, consacrés par
les chefs-d'oeuvre, les statues et les tableaux, les lignes immortelles
et divines de caresse qui vont d'un sexe à l'autre, qui saluent la femme
et la désirent, l'enlacement, qui lui prend la taille et se noue à son
coeur, la prière, l'agenouillement, le baiser,--le baiser!--il
caricaturait tout cela dans des charges d'artiste, dans des poses de
dessus de pendule et de troubadourisme, dans des attitudes dérisoires
d'imploration, de pudeur et de respect, moquant, avec un doigt de
Cupidon sur la bouche, toute la tendre sentimentalité de
l'homme... Danse impie, où l'on aurait cru voir Satan-Chicard et
Méphistophélès-Arsouille! C'était le cancan infernal de Paris, non le
cancan de 1830, naïf, brutal, sensuel, mais le cancan corrompu, le
cancan ricaneur et ironique, le cancan épileptique qui crache comme le
blasphème du plaisir et de la danse dans tous les blasphèmes du temps!

A la fin, tout le bal se groupait autour du quadrille où il dansait; et
les femmes qui avaient le bonheur d'être costumées en Turcs et de porter
des pantalons, montées sur des épaules de doges, de cardinaux, de
sénateurs romains, regardaient de là-haut, criant à force de rire.



LXX


Coriolis avait été assez rudement secoué par sa maladie. Il ne reprenait
ses forces que lentement, travaillant mal, manquant de l'entrain de la
santé, souffrant de la chaleur de l'été, intolérable cette année-là.

--C'est une drôle de chose,--dit-il un jour à Anatole,--quand on a
dix-huit ans on ne s'aperçoit pas du mois de juillet à Paris... On ne
sent pas qu'on étouffe et que les ruisseaux puent; du diable si l'on a
l'idée de penser à des endroits où il y a de l'air et de l'ombre
d'arbres...

--Ah ça!...--fit Anatole,--est-ce que tu aurais le projet d'acheter une
maison de campagne avec un jet d'eau?

--Non,--répondit Coriolis,--ça ne va pas jusque-là... mais, mon Dieu, si
ça vous convenait à Manette et à toi...

--Quoi?--fit Manette.

--D'aller à la campagne, tout bêtement, comme des boutiquiers de
passage, respirer...

--A la campagne? oh! oui...--dit nonchalamment Manette, à laquelle ce
mot faisait voir quelque chose au-delà de Saint-Cloud, de vert,
d'inconnu, d'attirant, avec de l'herbe où l'on peut s'asseoir.

Elle reprit aussitôt:

--Où ça?

--Ma foi,--reprit Coriolis,--je ne connais pas Fontainebleau... Il
paraît, à ce qu'ils disent tous, que c'est une vraie forêt... Nous
irions dans un trou... à Barbison, à l'auberge... Une installation, ce
serait le diable... nous laisserons nos domestiques ici.

--Oh! c'est ça, en garçons!--fit Manette, à laquelle l'idée d'aller à
l'auberge plaisait comme sourit à un enfant l'idée de dîner au
restaurant.

Pour Anatole, il faisait de joie la roue d'un bout de l'atelier à
l'autre. Tout à coup, il s'arrêta court:

--Et Vermillon.

--Tu vas vouloir qu'on l'emmène, je parie? Tiens, au fait,--dit
Coriolis,--on ne le voit plus.

--Mon cher, ce que je vais te dire est tout à fait confidentiel... Il y
a l'honneur d'une femme, et tu comprends... Vermillon a une passion,
parole d'honneur! malheureuse, je l'espère... Il brûle pour la forte
épouse de notre concierge. Oui, il a été séduit par sa grosseur... Il
passe maintenant tout son temps à lui savonner son linge dans le
ruisseau pour lui prouver son dévouement... C'est touchant!... Et il lui
fait une cour dans sa loge, des yeux au ciel, des airs d'adoration... un
homme ne serait pas plus bête, quoi!

--Très-bien... Tu le laisseras en pension chez son adorée.

--C'est peut-être très-grave... Je te dirai que je crois qu'ils sont
jaloux l'un de l'autre: le mari et lui... Le mari est sombre, de plus,
il est tailleur, et les hommes qui travaillent toute la journée les
jambes croisées sur une table sont rangés par les criminalistes dans la
classe des gens concentrés, dangereux, capables de perpétrations...

--Imbécile!

--Aux paquets!--cria Anatole.



LXXI


Le lendemain, la calèche de louage que Coriolis avait prise à
Fontainebleau débouchait, au bout d'une heure et demie de voyage à
travers la forêt, d'une route de sable sur le pavé.

Des vergers touchaient le bois, le village naissait à sa lisière. De
petites maisons aux volets gris, aux toits de tuile, élevées d'un étage,
avec l'avance d'un auvent sous lequel causaient à l'ombre des femmes sur
des siéges rustiques, des murs au chaperon de bruyères sèches, d'où
sortaient et se penchaient des verdures de jardin, des façades de fermes
avec leurs grandes portes charretières, commençaient la longue rue. Tout
à l'entrée, un tout jeune enfant, de l'âge des enfants qui dessinent des
maisons de travers avec un tirebouchon de fumée, assis par terre et la
curiosité de deux petites filles dans le dos, crayonnait on ne savait
quoi d'après nature. Les maisons garnies de vignes, prudemment montées
et plaquées hors de la portée de la main, les murailles de moellon des
granges continuaient. Çà et là, une grille en bois cachait mal des
fleurs; un store chinois apparaissait à un rez-de-chaussée; des fenêtres
à moulure étaient encastrées dans une construction paysanne. Une baie, à
demi barrée d'une serge verte, laissait voir les poutres d'un atelier.
Par une porte ouverte, un chevalet s'apercevait avec une étude sur un
buffet. Coriolis reconnaissait des toits de bois sur des portes, des
cours, des ruelles de masures donnant sur la campagne, que des eaux
fortes lui avaient déjà montrées. La voiture arrêta devant une longue
bâtisse où la vigne repoussait les volets verts: on était arrivé,
c'était l'auberge.

Le maître de l'auberge, coiffé d'un feutre d'artiste, mena les voyageurs
à un petit pavillon où ils trouvèrent trois chambres assez proprettes,
dont l'une ouvrait sur un petit atelier au nord, meublé d'un canapé en
noyer, recouvert de velours d'Utrecht rouge, dont les accotoirs avaient
des sphinx à mamelles du Directoire et les pieds des griffes en terre
cuite.

Coriolis trouva le soir les draps un peu gros, mais pénétrés de la bonne
odeur du linge qui a séché sur des haies et sur des arbres à fruit; et
il s'endormit au bruit d'un égouttement d'eau qui ressemblait à un chant
de caille.

Pittoresque et riante auberge que cette auberge de Barbison, vrai
vide-bouteille de l'Art! une maison dans un treillage mangé de lierre,
de jasmin, de chèvrefeuille, de plantes qui grimpent avec de grandes
feuilles vertes! Des bouts de tuyau de poêle fument dans des touffes de
roses, des hirondelles nichent sous la gouttière et frappent aux
carreaux; dans le rentrant des fenêtres, des torchis de pinceaux font
des palettes folles. La verdure de la maison saute par-dessus les
tonnelles, monte les escaliers aux petits toits de bois, garnit les
petits ponts tremblants, s'élance aux baies des petits ateliers. Des
vignes collées au mur balancent et secouent leurs brindilles et leurs
vrilles sur le trou noir de la cuisine et les bras bruns d'une laveuse.
Une découpure de treille encadre dans des feuilles, une tête de cerf aux
os blancs.

Et ce sont, dans le plein air, des tables où traînent des verres tachés
de vin et de vieux livres usés où se déchire le papier qui fait un
manche au gigot, des buffets, des fontaines, des garde-mangers remplis
de viandes saignantes sous l'abri d'une feuille de zinc; des _moss_, des
canettes, des verres vides, encombrant le dessus de la cave ouverte et
pleine. La poulie, la corde et le grincement d'un puits se perdent dans
les branches d'un abricotier. Des poules montent aux échelles pour aller
pondre au grenier sans fenêtre; des corbeaux familiers volent çà et là;
de tout petits chats jouent entre des barreaux de tabouret; sur la
traverse d'un chevalet cassé, un coq jette son cri.

Il y a dans le fumier des canetons en tas, des chiens qui dorment, des
poussins qui courent. Il y a des tonneaux coulés dans des mares; et çà
et là des chaudrons noirs de suie, des seaux de fer-blanc, des terrines,
des cages à poulet, des arrosoirs, des écuelles et de petits sacs de
graines renflés; des palissades où sont fichés, dans chaque pieu, des
goulots de bouteille; une herse démanchée à côté d'un débris de berceau
en osier; un moulin à café, dans un bourdonnement d'abeilles, encore
odorant de ce qu'il a brûlé; des claies de fromages séchant à côté de
brosses à peindre et de torchons bis sur des bourrées sèches; des cordes
de balançoire pourries pendant d'un sureau; des piles de bois, des
amoncellements de solives, des appentis, des toits de branchages, des
poulaillers rapiécés, des lapinières improvisées, des hangars où
s'enfonce l'établi avec du soleil sur les outils; des portes battantes,
dont le poids est une pierre dans un morceau de mouchoir bleu; des
sentiers où traînent des morceaux et des restes de tout; des resserres
encombrées de vieilles choses hors de service... Bric-à-brac hybride de
café et de ferme, de capharnaüm et de basse-cour, de marchand de vin et
d'atelier, qui, avec son fouillis fourmillant, animé, battu, remué par
l'air ventilant du pays, fait penser à la cour d'une hôtellerie bâtie
par les pinceaux d'Isabey.



LXXII


Les premières journées passées à Barbison parurent à Coriolis douces et
reposantes. Il avait quitté Paris encore convalescent, dans un état de
fatigue de corps et de tête, à une de ces heures de la vie qui poussent
le travailleur à aller se détendre et se retremper dans l'air sain et
calmant de la vie végétative. La bête, chez lui, avait besoin de se
mettre au vert. Aussi eut-il plaisir à se sentir dans cet endroit si
bien mort à tous les bruits d'une capitale, et où la publicité n'était
que le _Moniteur des communes_. Sa vue était heureuse de cette grande
rue avec des poules sur le pavé, et de ces dernières diligences dételées
sur le bord de la chaussée. Il goûtait des jouissances d'oubli à voir le
peu qui passe là, le lent travail des bêtes et des gens, cet apaisement
particulier que les grandes forêts font auprès de leur lisière, comme
les grandes cathédrales répandent l'ombre sur les maisons et les
existences de leurs places. Il aimait ces jours qui se succèdent, sans
être plutôt un jour qu'un autre, ce temps du village auquel on se laisse
aller, ces heures inoccupées qui le menaient au soir, un soir sans gaz
où ne restait de lumière, dans le noir de la rue, que le quinquet du
billard. La nuit même, dans le demi-sommeil du matin, il éprouvait une
certaine satisfaction, lorsque le conducteur de la voiture de Melun
criait à l'aubergiste:--Rien de nouveau?--et que l'aubergiste
répondait:--Rien--ce _rien_ qui disait que rien là n'arrivait.

Pour Manette, la campagne était comme le déballage de la première boîte
de joujoux d'où sortent des moutons, une maison qui serait une ferme, et
des arbres frisés. Elle avait des curiosités puériles, des questions
d'une raison de quatre ans, des: qu'est-ce que c'est que ça? de petite
fille au spectacle. Du ciel plein les yeux, de la terre, des arbres
partout, un jardin qui n'en finissait pas, des oiseaux, des champs
remplis de choses qui poussent, c'était pour elle comme un monde nouveau
d'étonnements et d'amusements.

Elle avait la virginité bête et heureuse d'impressions, l'allégresse un
peu oisonne de la Parisienne à la campagne. Il lui paraissait charmant
de manger à genoux des fraises dans le plant. A tout moment elle se
penchait dans le mouvement de cueillir. Elle prenait des bêtes à bon
Dieu, les embrassait sur le dos, les mettait un instant dans son cou.
Elle attrapait une branche sur un chemin en passant, volait ce qui
pendait, ramassait la Nature dans un fruit comme un enfant la mer dans
un coquillage.

On eût dit que la terre avec sa vitalité la sortait de son apathie, de
sa nonchalance sérieuse. Elle devenait, dans cet air, d'humeur alerte,
dansante, sautante, presque grimpante. Il lui passait des envies de
monter à des cerisiers. Avec les femmes de la maison, elle s'en alla
faner, et revint radieuse, enchantée, la peau heureuse de soleil, les
reins chatouillés de fatigue. Elle allait dans la chambre à four
regarder couler la lessive dans le grand cuveau. Elle portait de l'herbe
à la vache: elle voulut la traire, essaya; ses mains eurent peur, elle
n'osa pas.

Mais le plus souverainement heureux des trois était Anatole. Il éclatait
en gestes, en bouts de chansons, en paroles folles, en apostrophes qui
ressemblaient à de la griserie, à cette ivresse que verse à certains
hommes de bureau et de théâtre l'air de la campagne. Il passait des
demi-journées en tête-à-tête avec les bêtes de la basse-cour, les
étudiant, notant leurs cris, se mettant leurs voix dans la bouche,
faisant l'écho au chant du fumier, et laissant les chiens lui
débarbouiller, comme à un ami, la moitié d'une joue d'un coup de langue.

Dans les champs, dans la forêt, on le voyait étendu, étalé, aplati tout
de son long, les yeux demi-clos sous son chapeau de paille qui lui
rabattait de l'ombre sur la figure, la tête sur ses bras en manches de
chemise. Il restait là, bien heureusement immobile, le bouton de sa
ceinture lâché, avec de petits tressaillements d'aise qui lui couraient
tout le corps. Et tout enfoncé dans ce lazzaronisme en plein air, à demi
extasié dans l'épanouissement d'une jubilation infinie, il cuvait le
paysage. Il «vachait»,--comme il disait avec l'expression crapuleuse qui
peint ces félicités retournant à la brute.

Ils passèrent ainsi plusieurs semaines, pendant lesquelles Coriolis ne
se serait pas aperçu des dimanches, sans les boules étamées qu'exposait,
ce jour-là, dans un jardin, un employé qui les apportait le samedi soir
et les remportait le lundi matin.



LXXIII


Le dîner était la grande récréation de la journée. Ce qui le sonnait,
c'était le coucher du soleil, faisant apparaître tout noir, sur son
rayonnement de feu rouge, le genévrier mort servant d'enseigne à
l'auberge.

Un à un, les peintres rentraient dans cet éblouissement qui pavait de
lumière la rue du village. Les premiers arrivés se mettaient à l'ombre
sur le banc de pierre en face, à côté d'une charrette, et se tenaient
dans des poses lassées, avec des silences affamés, battant de leurs
bâtons leurs semelles pleines de sable. La fille de la maison, sortant
sur le pavé, la main devant les yeux, regardait au loin, et, sitôt
qu'elle voyait arriver les derniers attendus, avec le bout de leurs
parasols dépassant leur sac, elle allait tremper la soupe et l'apportait
fumante dans la salle à manger.

A peine si l'on se donnait le temps de laver les brosses. On jetait ses
chapeaux, on démêlait, au petit bonheur, les grandes serviettes jaunes
de toile de ménage, on attachait avec des ficelles les chiens aux pieds
des chaises; et un formidable bruit de cuillers sonnait dans les
assiettes creuses. Le grand pain posé sur le dessus du piano passait, et
chacun s'y coupait un michon. Le petit vin moussait dans les verres, les
fourchettes piquaient les plats, les assiettes couraient à la ronde, les
couteaux frappant sur la table demandaient des suppléments, la porte
battait sans cesse, le tablier de la fille qui servait volait sur les
convives, les bouteilles vides faisaient la chaîne avec les bouteilles
pleines, les serviettes fouettaient les chiens qui mettaient
effrontément la tête dans la sauce de leurs maîtres. Des rires tombaient
dans les plats. Une grosse joie de jeunesse, une joie de réfectoire de
grands enfants, partait de tous ces appétits d'hommes avivés par l'air
creusant de toute une journée en forêt. Et le tapage ne se recueillait
qu'à la solennelle confection de la salade à la moutarde, pour laquelle,
à la fin, la table suppliante obtenait un jaune d'oeuf cru.

Et autour de la table égayée, tout riait: le grand buffet avec ses
soupières à coq et sa grande tête de dix-cors; la salle à manger avec
toutes ses peintures dans des baguettes de bois blanc, où semble encadré
l'album de l'École de Fontainebleau. Le jour mourait sur tout ce petit
musée, barbouillé par tous les hôtes de Barbison, et qui met à ces murs,
derrière les chaises de ceux qui dînent, l'ombre ou le souvenir, le nom
de ceux qui ont dîné là, écrit d'un bout de pinceau, un jour de pluie,
avec un reste d'étude et la verve de leur premier talent, dans tous ces
tableaux qui se cognent: paysages, moutons, dessous de bois, parapluies
gris dans la forêt, chevaux, chenils, chasses en habits rouges, natures
mortes, crépuscules mythologiques, soleils sur le Rialto, partie de
canotage sur la Seine, amours boiteux frappant à la porte de Mercure. Et
de derniers rayons allaient à ces panneaux de buffet qui montrent la
pochade d'un marché aux chevaux à côté d'une cueillette de pommes sur
des échelles; ils allaient à ces guirlandes où le pinceau de Brendel a
noué aux pipes du Rhin les verres de Bohême; ils quittaient, comme à
regret, des esquisses de Rousseau jetées sur le bois d'une boîte à
cigares, et ces panneaux de lumière et de caprice, ces bouquets de
fleurs et de femmes écloses sous la brosse de Nanteuil et la baguette
magique de Diaz, ces grappes de fées montrant leurs bas de femmes sur
des balançoires de roses...

Les bougies apportées dans des chandeliers de cuivre jaune, le fromage
de gruyère dévoré, le café versé dans les demi-tasses opaques, les pipes
s'allumaient. Des apartés se faisaient dans des coins où des camarades
se parlaient à mi-voix, tandis que des farceurs écrivaient des vers faux
sur le livre de souvenir de la maison. La nuit endormait la rue, les
charrettes, le village; les paroles devenaient plus rares; le sommeil de
la campagne tombait peu à peu dans la pièce. Les paysagistes, dans leurs
yeux à demi fermés, sentaient revenir leur étude, leur motif, leur
journée, et souriaient vaguement à leurs couleurs du lendemain, avec les
rêves de leurs chiens grognants entre leurs jambes. La fatigue se
berçait dans une vision de travail. Un coude faisait un accord sur le
piano ouvert... Et tous allaient se coucher, dormir un de ces bons
sommeils dans lesquels tombait le son lointain de la trompe du _corneur_
de Macherin, et qu'éveillait, avec ses bruits du matin le réveil de la
basse-cour.



LXXIV


Coriolis passait ses journées dans la forêt, sans peindre, sans
dessiner, laissant se faire en lui ces croquis inconscients, ces espèces
d'esquisses flottantes que fixent plus tard la mémoire et la palette du
peintre.

Une émotion, une émotion presque religieuse le prenait chaque fois,
quand, au bout d'un quart d'heure, il arrivait à l'avenue du Bas-Bréau:
il se sentait devant une des grandes majestés de la Nature. Et il
demeurait toujours quelques minutes dans une sorte de ravissement
respectueux et de silence ému de l'âme, en face de cette entrée d'allée,
de cette porte triomphale, où les arbres portaient sur l'arc de leurs
colonnes superbes l'immense verdure pleine de la joie du jour. Du bout
de l'allée tournante, il regardait ces chênes magnifiques et sévères,
ayant un âge de dieux, et une solennité de monuments, beaux de la beauté
sacrée des siècles, sortant, comme d'une herbe naine, des forets de
fougère écrasées de leur hauteur: le matin jouait sur leur rude écorce,
leur peau centenaire, et passait sur leurs veines de bois les blancheurs
polies de la pierre. Coriolis se mettait à marcher sous ces voûtes qui
éclataient au-dessus de lui, à des élévations de cent pieds, en fusées
de branches, en cimes foudroyées, en furies échevelées et tordues, ayant
l'air de couronnes de colère sur des têtes de géant. Il marchait sur les
ombres couchées barrant le chemin, qui tombaient du fût énorme des
troncs; et en haut, le ciel ne lui apparaissait plus que par des piqûres
du bleu d'une fleur et de la grandeur d'une étoile, par de petits
morceaux de beau temps que la verdeur de la feuillée faisait fuir et
presque pâlir dans un infini d'altitude. Des deux côtés du chemin, il
avait des dessous de bois, des fonds de ce vert doux et tendre qu'a
l'ombre des forêts dans la transparence pénétrante du midi, et que
déchire çà et là un zigzag de soleil, un rayon courant, frémissant
jusqu'au bout d'une branche, voletant sur les feuilles, en ayant l'air
d'y allumer une rampe de feu d'émeraude. Plus près de lui, des petits
genévriers en pyramide étincelaient de luisants de givre; et les houx
rampants remuaient sur le vernis de leurs feuilles une lumière
métallique et liquide, l'éblouissement blanc d'un diamant dans une
goutte d'eau.

Le radieux spectacle, le bonheur de la lumière sur les feuilles, cette
gloire de l'été dans les arbres, cet air vif qui passe sur les tempes,
les senteurs cordiales, l'odeur de santé et la fraîche haleine des bois,
ce qui passe de grave et de doux dans la caresse de la solitude,
enveloppaient Coriolis qui sentait revenir à son corps l'allégresse
d'être jeune. Il passait le long de tous ces arbres aux membres
d'athlètes, au dessin héroïque, ceux-ci qui s'inclinaient avec les
lignes penchées des grands pins italiens dans les villas, ceux-là qui
montaient droits dans un jet de rigide élancement. Il y en avait de
solitaires comme des rois; et d'autres qui, réunis, assemblés, mêlant et
nouant leurs bras en dôme de verdure, semblaient dessiner un rond de
danse pour des hamadryades. Le sable, derrière Coriolis, enterrait son
pas; et il avançait dans ce silence de la forêt muette et murmurante, où
tombe des arbres comme une pluie de petits bruits secs, où bourdonnent
incessamment, pour le bercement de la rêverie, tous les infiniment
petits de la vie, le battement du rien qui vole, le bruissement du rien
qui marche. Et quand il s'étendait sur un tertre de mousse, le coude sur
la terre, les yeux à l'éternel balancement des branches auprès du ciel,
de petits souffles accouraient à lui, sur l'herbe et les feuilles
tombées, avec le pas d'une bête.

L'allée qu'il reprenait avait au bout, sous la flamme du jour, la jeune
clarté d'un bourgeonnement de printemps. Aux grands chênes succédaient
les futaies, aux futaies les petits bois, où tout à coup, en passant, il
faisait sauter, au milieu d'un arbre, un écureuil qui le regardait de
là; où bien, c'était un grand bruit qu'il faisait lever, un grand
remuement de branches d'où s'échappait au galop comme un grand cheval
rouge, qui était un cerf.

Puis la forêt s'ouvrait: un âpre plein midi brûlait, devant lui, dans le
paysage découvert, les gorges sauvages d'Apremont, les rochers qui, sous
le bleu africain du ciel et l'implacable intensité de la lumière, se
dressaient en masses violettes, avec des cernées sèches. Alors, quittant
le grand chemin, il grimpait à l'aventure au hasard de la route
serpentante. Il se glissait entre les pierres d'où se dressait l'arbre
sans terre et sans ombre, le grêle bouleau. Il s'enfonçait dans les
fougères, presque aussi hautes que lui, faisait craquer sous son pied la
mousse grillée et grésillante, se glissait entre des écartements de roc,
marchait sous des tortils d'arbres étouffés, étranglés entre deux blocs
et poussant de côté une branche sans feuille qui courait en l'air comme
une mèche de fouet. Il sondait et battait de son bâton, au passage,
l'inconnu de ces arbustes pareils à des noeuds de serpents lapidés, et
dont la végétation se tord avec des airs d'animalité blessée, ces
genévriers aux brindilles mortes, aux cassures de branchettes semblables
à des foetus de chanvre tillé, à l'emmêlement de chevelure noueuse et
fileuse, aux rameaux serrés, excoriés, à travers lesquels se
convulsionne le tronc vert-de-grisé avec ces arrachis d'où l'on dirait
qu'il s'égoutte du sang.

Il allait par des sables, par de hautes herbes ondulantes de glissements
furtifs et de rampements suspects, par des sentiers de chèvre, par des
lits de torrents séchés, par des montées où les marches étaient faites
de réseaux de racines pareilles à des squelettes de lézards, par des
escaliers où de grandes dalles figuraient des affleurements de fossiles
mal enterrés; et l'instinct de ses pas le portait presque toujours, au
bout de ses courses errantes, dans la vallée étroite et creuse qui va à
Franchart. Il prenait le petit chemin d'un blanc de chaux calciné, tout
miroitant de micas, dont l'éclatante blancheur n'était rompue, çà et là,
que par un morceau de mousse d'un vert humide et une tache de terre de
bruyère qui avait le noir de la traînée d'un charroi de charbon. Et
alors, à sa gauche et à sa droite ce n'était plus que des roches. De la
crête des deux collines, découpant sur le ciel la déchiqueture de leurs
arêtes, jusqu'au bas de la pente, il croyait voir l'éboulement,
l'avalanche, la cascade de morceaux de montagnes lâchés par une défaite
de Titans. Un pan du Chaos semblait avoir croulé et s'être arrêté là; il
y avait dans le tumulte immobile du paysage comme une grande tempête de
la nature soudainement pétrifiée. Toutes les formes, tous les aspects,
toutes les formidables fantaisies et toutes les terribles apparences du
rocher, étaient rassemblés dans ce cirque où les grès énormes prenaient
des profils d'animaux de rêves, des silhouettes de lions assyriens, des
allongements de lamentins sur un promontoire. Ici, les pierres entassées
figuraient un soulèvement, un écrasement de tortues monstrueuses, de
carapaces essayant de se chevaucher; là deux sphinx camus serraient la
route et barraient presque le passage. Les vastes galets d'une première
mer du monde, des crânes de mammouths troués de leurs orbites immenses,
le souvenir et le dessin des grands os du passé se levaient sur ce
chemin bordé de roches creusées par des remous de siècles, fouillés et
battus peut-être par une vague antédiluvienne.

Au haut de la montée, Coriolis s'arrêtait à cette grotte de Franchart,
qui a, à son seuil, le désordre et le bousculement de siéges de granit
renversés par un festin de Lapithes. Il épelait ces pierres qui ont le
fruste de murs anciennement écrits, ces pierres millénaires griffonnées
par le temps d'indéchiffrables graphies, et où l'eau de l'éternité a
creusé l'apparence de sculpture d'une cave d'Elephanta. Il restait
devant ces grottes béantes où le Désert semble rentrer chez lui, devant
ces antres de bêtes féroces auxquels on s'étonne de voir aller, au lieu
de pas de lion, des traces de breacks...

De rares oiseaux traversaient l'air, et Coriolis songeait
involontairement à des oiseaux qui porteraient à manger à un Saint dans
une grotte de la Thébaïde.

Puis, il longeait la petite mare à côté, enfermant une eau fauve dans sa
cuvette de pierre blanche, à la marge mamelonnée, ondulante et rongée.
Il s'asseyait quelques minutes au petit café de Franchart, repartait,
retrouvait les arbres, retraversait encore une fois le Bas-Bréau.

Il se faisait, à cette heure, une magie dans la forêt. Des brumes de
verdure se levaient doucement des massifs où s'éteignait la molle clarté
des écorces, où les formes à demi flottantes des arbres paraissaient se
déraidir et se pencher avec les paresses nocturnes de la végétation.
Dans le haut des cimes, entre les interstices des feuilles, le couchant
de soleil en fusion remuait et faisait scintiller les feux de pierreries
d'un lustre de cristal de roche. Le bleuissement, l'estompage vaporeux
du soir montait insensiblement; des lueurs d'eau mouillaient les fonds;
des raies de lumière, d'une pâleur électrique et d'une légèreté de
rayons de lune, jouaient entre les fourrés. Des allées, du sable envolé
sous les voitures, il se levait peu à peu un petit brouillard aérien,
une fumée de rêve suspendue dans l'air, et que perçait le soleil rond,
tout blanc de chaleur, dardant sur les arbres toutes les flammes d'un
écrin céleste... La fenêtre de Rembrandt, où il y a un prisme, et où
jouerait la Titania de Shakespeare dans une toile d'araignée
d'argent--c'était ce paysage du soir.



LXXV


Depuis quelques années, les hôtelleries campagnardes de l'art ont changé
d'aspect, de physionomie, de caractère. Elles ne sont plus hantées
seulement par le peintre; elles sont visitées et habitées par le
bourgeois, le demi-homme du monde, les affamés de villégiature à bon
marché, les curieux désireux d'approcher cette bête curieuse: l'artiste,
de le voir prendre sa nourriture, de surprendre sur place ses moeurs,
ses habitudes, son débraillé intime et familier, ses charges, un peu de
cette vie de déclassés amusants, que les légendes entourent d'une
auréole de licence, de gaieté et d'immoralité. Peu à peu, on a vu venir
loger dans ces chambrettes, manger à cette gamelle de la jeunesse, de la
bonne enfance et de l'étude d'après nature, toutes sortes d'intrus, des
professeurs, des officiers en congé, des magistrats, des mères de
famille, des touristes, de vieilles demoiselles, des passants, le monde
composite d'une table d'hôte.

Ce mélange existait dans l'auberge de Barbison. Autour de la table, à
côté de sept ou huit jeunes gens, travaillant et prenant là leurs
quartiers d'été et d'automne, à côté de deux paysagistes américains,
amenés à Barbison par la réputation de cette forêt de Fontainebleau
populaire jusque dans la patrie des forêts vierges, il venait s'asseoir
une vieille demoiselle tenant toujours en laisse un écureuil, et qu'on
ne connaissait que sous le nom de «la demoiselle de Versailles»; un
professeur de septième d'un collége de Paris, flanqué de son épouse et
de deux grandes asperges de fils; un vieillard maniaque passant sa vie à
rectifier les cartes de Dennecourt; un jeune sourd, à sourde vocation de
peinture, sorti de la grande école des Batignolles.

Cette immixtion de gens avait éteint, effarouché l'entrain de la
société: devant l'inconnu des convives, l'imposante présence de la
famille et de la virginité bourgeoise, les jeunes peintres avec la
timidité de gens sans éducation, craignant de laisser échapper une
inconvenance, et se mettant à viser à une sorte de comme il faut,
s'étaient congelés dans une de ces tenues de froideur et de bon ton qui
glacent dans l'artiste _poseur_ le rire naturel de l'art. Ils
respectaient le comique du professeur, une espèce de M. Pet-de-Loup,
homme sévère, mais juste, qui passait la moitié de son temps à morigéner
ses deux fils, et l'autre à sculpter des têtes de cannes. Ils
n'abusaient pas de la crédulité sans fond de la demoiselle de
Versailles. Ils étaient à peu près polis avec l'infirmité du jeune sourd
qui les _sciait_ avec ces petits gloussements qu'ont les sourds-muets
dans les cours, essayant d'attirer l'attention sur l'écriteau de leur
infirmité pendu sur leur poitrine.

Avec Anatole, tout changea. Il déchaîna les charges. Il criait dans
l'oreille du sourd des choses qui le faisaient rougir. Il rendait à tout
moment des visites au vieux monsieur si peureux de l'invasion de
quelqu'un dans sa chambre, d'un dérangement de ses papiers, de ses
notes, de ses cartes, qu'il faisait lui-même son lit. Il abondait avec
des intonations de Prudhomme dans les anathèmes du professeur contre les
débordements de la jeunesse actuelle; et il prenait ses fils à part pour
leur inculquer les plus sataniques principes d'insoumission. Quanta la
vieille fille de Versailles, il en fit sa victime d'adoption. Il
commença par lui persuader très-sérieusement, avec des textes de livres
de médecine à l'appui, que la cohabitation avec un écureuil donnait à la
longue la danse de saint Guy. Il lui fit mettre des bottes d'hommes
contre la morsure des vipères pour aller se promener dans la forêt. Il
lui fit croire qu'un des deux Américains de la table était un sauvage
défroqué qui avait été élevé à manger de la chair humaine.--N'est-ce
pas?--disait-il; et l'Américain, dressé à la charge, répondait, avec des
sourires voraces et inquiétants, que c'était bon, que cela avait un goût
entre le boeuf et le turbot. Un soir, après une répétition secrète dans
la journée, Anatole fit danser au Yankee une danse effroyable
d'anthropophagie: les gros yeux bleus écarquillés du danseur, son nez
crochu, ses cheveux et ses moustaches jaunes, son air de Polichinelle
vampire, la «figure» où il faisait sauter comme un morceau délicat
l'oeil de sa victime, mirent l'horreur de leur cauchemar dans les nuits
de la pauvre demoiselle. Mais la plus belle charge que lui monta Anatole
fut la charge de la lionne, qui l'enferma quinze jours chez elle dans sa
chambre. Elle avait lu dans un journal qu'une lionne s'était échappée
d'une ménagerie de Melun: on lui dit que la lionne s'était sauvée dans
la forêt, qu'elle avait mis bas onze lionceaux déjà très-gros; et pour
la bien convaincre du péril, Anatole, tous les soirs, faisait son entrée
dans la salle à manger avec le fusil de l'aubergiste, comme s'il n'osait
s'aventurer dehors qu'avec une arme.



LXXVI


Manette se trouvait parfaitement heureuse entre ces deux vieilles
femmes, au milieu de cette réunion d'hommes. Les attentions, les
prévenances, les égards allaient à sa jeunesse, à sa beauté. Elle se
sentait trôner à cette table: elle y était comme une petite reine.

Elle trouvait encore dans cette société une satisfaction nouvelle pour
elle, et qui la flattait dans la fausse position où elle était. L'épouse
du professeur, bonne créature ingénue, s'était laissé prendre à son
excellente tenue, au nom dont on l'appelait, à des «Madame Coriolis»
qu'elle avait entendus dans l'escalier. Elle croyait que le couple était
un ménage, que Manette était la femme du peintre. Aussi avait-elle
répondu à ses amabilités.

Dans ses rapports avec elle, ses bonjours, les rapprochements du
voisinage, les menues relations de la communauté des repas, elle avait
mis ce liant qui établit comme une politesse de plain-pied entre femmes
du même monde et de pareille situation sociale. De temps en temps, sur
le banc de pierre où l'on attendait le dîner, elle honorait Manette de
petits bouts de conversation familière.

Manette était excessivement touchée d'être ainsi traitée; et elle
s'appliquait à se maintenir dans cette estime, en continuant à la
tromper, en jouant avec un art admirable cette comédie de la femme
honnête qu'aime tant à jouer la femme qui ne l'est pas, et d'où monte
souvent à la tête d'une maîtresse la tentation de devenir ce qu'elle
essaye de paraître.

Chaque matin, elle avait un petit moment d'anxiété, de peur d'une
découverte, d'une indiscrétion, en interrogeant la figure de l'épouse
légitime. Elle se surveillait elle-même dans ses gestes, ses paroles,
ses expressions, s'enveloppait de robes simples, de petits fichus
modestes, faisait des raccommodages de ménage, travaillait, avec tous
les airs de sa personne, au mensonge qui devait entretenir l'illusion et
continuer la méprise de la respectable femme du professeur. Et une joie
intérieure la remplissait, qui se gonflait et se pavanait en une espèce
de petit orgueil exubérant. Cette considération de l'honnêteté qu'elle
rencontrait pour la première fois lui procurait l'enivrement,
l'étourdissement qu'elle donne aux créatures qui n'y sont pas nées, et
qui n'ont pas toujours respiré, naturellement, comme l'air autour
d'elle, l'atmosphère de l'estime.

Aussi adorait-elle Barbison, et elle ne tarissait pas de rires et de
plaisanteries pour moquer, comme elle disait, ce «_geignard_» de
Coriolis qui commençait à se plaindre du séjour.



LXXVII


L'homme du monde, le Parisien gâté par son intérieur, s'était réveillé
chez Coriolis. Il était blessé physiquement de riens qui ne semblaient
atteindre personne autour de lui, ni Anatole ni même Manette. La
rusticité de l'auberge lui devenait dure, presque attristante. Il
souffrait du bon fauteuil qui lui manquait, de toutes les petites
insuffisances de l'installation, de cette misère d'eau et de linge faite
à sa toilette, des serviettes de huit jours, de l'égueulement du pot à
l'eau, de la cuvette de faïence si vilainement rosée sur le bord.

La nourriture l'ennuyait par la monotonie des omelettes, les taches de
la nappe, la fourchette d'étain qui salit les doigts, les assiettes de
Creil avec les mêmes rébus. Le petit _jinglet_ du cru lui irritait
l'estomac. Il se faisait un peu lui-même l'effet d'un homme ruiné, tombé
à la table d'hôte d'une ferme. En vivant dans sa chambre, il y avait
découvert tous les dessous de la chambre garnie des champs: le fané des
siéges, la pauvreté sale du papier, le rapiéçage du couvre-pied, la
couleur mangée des rideaux, la corde de la descente de lit, le
déplaquage de la commode d'occasion. Et il lui venait là les
instinctives inquiétudes qui prennent les délicats et les souffreteux,
jetés hors de chez eux dans ces logis de hasard et de pauvreté, entre
ces quatre murs où gondolent de mauvaises lithographies dans des cadres
de bois noir.

Il avait usé ce premier moment de contentement qu'a le Parisien à sortir
de chez lui, à changer ses aises contre l'imprévu et les privations de
l'auberge. Il ne se trouvait plus d'indulgence pour un manque de tous
les bien-êtres qu'il eût bien encore supportés en Orient, mais qu'il
trouvait dur et exorbitant de subir à dix lieues de Paris: sa patience
d'un mauvais lit, d'un dîner sans lampe, du carreau sans tapis, avait
fini avec sa distraction, avec le plaisir de la nouveauté. Il ne pouvait
s'empêcher, par instant, de s'indigner intérieurement de l'_arriéré_ du
pays, de ce reste de sauvagerie entêtée et de paysannerie inculte qui
reste aux bords des forêts, s'y défend si longtemps contre la
civilisation et le confortable moderne, et garde toujours un peu de
cette France d'il y a cent ans, voisine des bois, qui couchait les
caravanes d'artistes sur des oreillers de coquilles d'oeufs.

Puis il avait une habitude d'être servi qui était comme toute dépaysée
par le service de l'endroit, une sorte de service bénévole dont on
semblait faire la gracieuseté aux gens, et où se trahissait
l'indépendance du forestier, mêlée à la supériorité du paysan qui a du
bien. On sentait une auberge habituée à des gens de vie presque
ouvrière, au ménage à peine soigné par une femme de ménage, tout prêts,
au besoin, à remplir l'ordre qu'ils donnaient, à aller chercher une
assiette au buffet et l'eau de leur pot à l'eau au puits. Les hôtes,
hébergés par la maison, y semblaient reçus comme des amis avec lesquels
on ne se gêne pas; et l'aubergiste, qui leur donnait la main, paraissait
les traiter, quoiqu'ils payassent, uniquement pour les obliger, et
continuer à mériter le surnom de «_Bienfaiteur des artistes_», inscrit
en grandes lettres sur la tombe de son prédécesseur.



LXXVIII


Coriolis en était à ce moment de désenchantement, quand un soir à
l'heure du dîner, il aperçut au bout de la rue de Barbison une
silhouette de sa connaissance, la silhouette de Chassagnol ayant pour
tout bagage une canne qu'il avait coupée en chemin dans la forêt.

--Bah! c'est toi?... Ah! c'est gentil...

--Oui, j'éprouvais le besoin de repasser mon Primatice... voilà. Je suis
parti pour Fontainebleau... deux jours que j'y suis... On m'a dit que
vous étiez ici... Et je viens casser une croûte...

--Oh! tu resteras bien quelques jours avec nous... Nous te ferons voir
la forêt.

--Moi... Oh! tu sais la forêt... j'ai horreur de ça, moi... A
Fontainebleau, tout le temps que je ne pouvais pas étudier mon
bonhomme... j'ai été dans un cabinet de lecture pas mal monté pour la
province... Ils ont une collection de romantiques de 1830... C'est bête,
mais ça exalte... Je n'ai pas même été voir les carpes... Tu sais, moi,
je suis un vrai pourri... je n'aime que ce qu'a fait l'homme... Il n'y a
que cela qui m'intéresse... les villes, les bibliothèques, les musées...
et puis après, le reste... cette grande étendue jaune et verte, cette
machine qu'on est convenu d'appeler la nature, c'est un grand rien du
tout pour moi... du vide mal colorié qui me rend les yeux tristes...
Sais-tu le grand charme de Venise? C'est que c'est le coin du monde où
il y a le moins de terre végétale... Ah çà! Manette va bien? Et Anatole?

--Oui, oui, tu vas la voir... Anatole est encore en forêt, il va
revenir.

Après le dîner, quand les dîneurs eurent quitté la table, ceux-ci pour
aller faire un piquet chez des amis, ceux-là pour se promener, d'autres
pour se coucher:

--Mais il me semble que vous n'êtes pas mal ici,--fit Chassagnol qui
venait de dire, sans se déranger: C'est bon! à l'aubergiste qui voulait
lui montrer sa chambre.

--Pas mal!... Heu! heu!

Et Coriolis raconta à Chassagnol tous ses petits déboires de
confortable.

--Ah! ah!--jeta tout à coup au milieu de ces doléances Chassagnol, avec
l'explosion de son éloquence du soir allumée par l'imprudence des
confidences de Coriolis.--Ah! ah!... bien fait!... Grand seigneur! toi,
grand seigneur! gentilhomme!... toi seul, par exemple! Et tu viens ici
pour être bien? Dans un endroit où il vient des peintres! Les peintres!
un tas de rats, vivant mal... Tous des pingres!... Tous, laisse donc!

--Allons, mon cher,--essaya de dire Coriolis,--parce qu'il y a quelques
crasseux parmi nous, ce n'est pas une raison pour envelopper toute notre
classe...

--Moi, les peintres, je les adore... j'ai passé toute ma vie avec eux...
Mais, précisément parce que je les adore, je les vois et je les juge...
tous des pingres... sauf toi, avec une douzaine d'autres...--reprit
Chassagnol se lançant à fond dans son paradoxe.--Oh! les préjugés! les
préjugés du bourgeois! Penses-tu à cela? Tous ces braves gens de
bourgeois qui ont, sous la calotte du crâne, l'idée, l'idée enfoncée,
solide, indéracinable, chevillée, qu'un artiste est un homme rempli de
vices coûteux, un mangeur, un dépensier, un luxueux!... un bourreau
d'argent qui le jette comme il le gagne, qui se paye tout ce qu'il y a
de meilleur et de plus cher à boire, à manger, à aimer! Mais ils sont
ordonnés, rangés, serrés... ce sont des papiers de musique, que les
artistes!... Ah! la calomnie, mon ami, la calomnie!... Ils dépensent...
ils dépensent quand ils sont jeunes pour faire comme les camarades; ils
gaspillent un peu d'argent envoyé par la famille, carotté aux parents,
prêté par leur bottier, de l'argent aux autres... Mais quand c'est de
l'argent à eux, quand c'est cet argent sacré et solennel, de l'argent
gagné, de l'argent de leur talent et de leur travail; quand il leur
descend dans la case du cerveau où se font les comptes que des pièces
mises sur des pièces ça fait des piles, et que des piles qu'on pose sur
des piles, ça fait ces choses vénérées et considérables: des rentes, des
maisons, des propriétés, des propriétés!... Oh! alors, il entre dans
l'artiste une économie... mais une économie!... la magnifique avarice
bourgeoise de l'art!... Enfin, dans toutes les autres professions, il y
a, n'est-ce pas? un certain degré de fortune, de bénéfices,
d'enrichissement, qui pousse l'homme à la largeur, le parvenu à la
dépense, le joueur heureux à la profusion... Un boursier, je prends un
boursier, un boursier qui fait un coup de bourse, est capable d'envoyer
deux douzaines de chemises garnies de Malines à sa maîtresse... Mais
dans l'art? Cherche! On dirait une industrie de luxe où les riches
restent pauvres diables... L'argent qui leur pleut dessus avec le
succès, ça garde dans leurs mains la vilenie et la crasse de ces argents
de peine qu'on gagne avec de la sueur... Il y en a beaucoup qui font des
années de chirurgiens, des recettes de cent mille francs; il y a donc
dans ce monde-là des signatures de cinquante mille francs le mètre
carré... Eh bien! sois tranquille, jamais ça ne leur donnera la folie de
la dépense, et le mépris d'un homme né riche pour une pièce de cent
sous... Une race plate... avec des goûts plats, des sens plats, des
appétits plats... Oui, des gens capables de faire des fortunes de
ténors, sans avoir un certain jour l'idée de fumer un cigare de trente
sous ou de boire une bouteille de bordeaux de dix-huit francs... Au
fond, des natures _peuple_, presque tous... Une pauvreté de goûts
d'origine, de première éducation qui va très-bien avec leur vie, qui
simplifie tout dans leurs arrangements d'existence, l'amour, le ménage,
la famille, l'intérieur. Des garçons nés avec le peu de raffinement qui
permet le bon marché des deux choses les plus chères de la vie: le
Plaisir et le Bonheur... La femme, je prends la femme, parce que c'est
l'étiage de la distinction, du luxe et de la dépense de l'homme, est-ce
qu'elle est, dans ce monde-là, la grande dépense qu'elle est ailleurs
dans d'autres couches sociales? Un peintre, quand il gagne quarante,
cinquante mille francs par an, se donne-t-il cet animal de luxe et de
paresse, broutant des billets de banque, qui passe chez un jeune homme
de vingt-cinq mille livres de rente? Pour l'artiste, la maîtresse,
presque toujours, qu'est-ce que c'est? Hein? qu'est-ce que c'est? Une
utilité, une raccommodeuse, une personne de compagnie, une femme entre
la gouvernante et la femme de ménage, bonne fille qui porte des bijoux
d'argent doré, et qu'on entretient, en se rattrapant sur ses vertus
domestiques... de domestique, son ordre, sa couture, son économie... La
femme légitime? mon Dieu, c'est ça... avec un vernis... Le ménage? un
ménage d'ouvrier... Des enfants habillés de mises bas, qu'on endimanché
aux fêtes... morveux, avec des chandelles sous le nez... voilà!
Connais-tu un peintre qui ait eu seulement voiture, toi?... Pas un,
n'est-ce pas?... Enfin, dans tous les états, dans tous les métiers, dans
les corporations de tanneurs comme dans les confréries d'huissiers,
jusque dans le monde des lettres où l'on gagne moins d'argent qu'à
élever des couchers de soleil, et où l'on paye trois sous, une fois
payée, une idée dont un peintre se ferait trois mille francs tous les
ans... dans les lettres même, on entend dire quelquefois à des gens:
J'ai dîné hier chez Chose... Et il y a eu chez Chose un dîner qui avait
tout ce qui constitue un dîner... Chez les peintres, jamais! Je demande
quelqu'un qui ait fait un vrai dîner chez un peintre... Qu'il le dise et
qu'il le prouve! Mais non, la cuisinière d'un peintre, c'est mythique,
c'est une abstraction... Depuis le commencement du monde, on n'a jamais
parlé de la cuisinière d'un peintre!... Les peintres, on sait comment ça
reçoit: ça vous invite à des soirées où, comme rafraîchissements, c'est
Gozlan qui a dénoncé celle-là, on passe des eaux-fortes et des
dessins!... Et quand il y a des circonstances impossibles qui les
forcent à vous offrir le pot-au-feu, je les connais, leurs phrases sur
le «pas de cérémonie», la table avec une toile cirée, le bon petit
fricot de portier, et le bon petit vin du pays, si bon pour la santé! le
petit vin simple et naturel, qui se boit dans de petits verres
ordinaires, sans prétention!... Je les connais, leurs pipes en terre! Je
les connais, leurs collections de deux sous, leur bric-à-brac de faïence
de Rouen! Je les connais, leurs habitudes, les bouchons rustiques, les
gargots pittoresques, les cuisines d'empoisonnement où ils vous mènent
dans les campagnes, et dont vous sortez avec l'idée qu'ils ne se sont
jamais assis dans un restaurant, avec des glaces dans le dos et des
trois francs devant les plats de la carte! Les peintres?... Les
peintres! Ah! oui, les peintres!... Mais si Solimène... Oui, si Solimène
revenait...

Et s'interrompant brusquement, en voyant la tête de Coriolis qui
s'inclinait:

--Tu dors?

--Pardon, mon cher... il est deux heures du matin... Et ici, on prend un
peu les habitudes des poules... A neuf heures, tout le monde est _en
paille_ comme on dit dans le pays...

--Deux heures?...--répéta tranquillement Chassagnol,--deux heures... La
voiture part à six heures... Ça ne vaut guère la peine de se coucher...
Je vais un peu flâner dehors jusque-là... Tiens! au fait, si je
réveillais Anatole? Oui, c'est ça, je vais réveiller Anatole... Nous
ferons un tour ensemble.



LXXIX


Anatole, las de flâner et tourmenté du remords de son art, avait
commencé une étude dans la forêt. Il était parti dans une de ces grandes
tenues d'artiste qui donnent aux peintres, sous la feuillée, l'air
terrible de bandits du paysage, avec une vareuse bleue, un chapeau de
chauffeur, une ceinture rouge, des braies de toile, des jambards de
cuir, son parapluie gris en sautoir sur son sac. Et il avait été ainsi
bravement _piger le motif_.

Cependant, au bout de deux jours, il commença à trouver que ce qu'il
faisait ne marchait pas, que la nature l'enfonçait, et que le bon Dieu
était décidément plus fort que la peinture. Il se coucha sur un rocher,
regarda le ciel, les lointains, les cimes ondulantes des arbres, les
huit lieues de la forêt jusqu'à l'horizon; puis son regard tomba et
s'arrêta sur le rocher. Il en étudia les petites mousses
vert-de-grisées, le tigré noir de gouttes de pluie, les suintements
luisants, les éclaboussures de blanc, les petits creux mouillés où
pourrit le roux tombé des pins. Puis il crut voir remuer, épia, chercha
de tous ses yeux une vipère, et finit par s'endormir avec du soleil sous
les paupières.

Les autres jours, il recommença. Il appelait cela «dormir d'après
nature».

Puis il s'en allait faire quelque protestation en faveur du pittoresque
à l'instar du paysagiste Nazon: il s'armait de gros souliers contre les
plantations déshonorant la forêt, et piétinait pendant deux heures les
petites pousses des pins en ligne. Il passait des journées avec l'homme
des vipères, le vieux aux deux bâtons et aux deux boîtes de reptiles. Il
allait causer avec le vendeur d'orangine de la Cave aux Brigands. Il
était familier dans les huttes de gardeurs de biches. Il jouait aux
boules à l'entrée de la forêt avec des gens quelconques qui
connaissaient des peintres; il sonnait du cor avec des messieurs qui
mettaient le soir au bout de Barbison l'écho des entre-sols de marchands
de vin au Mardi-gras.

La nuit, il se glissait, vêtu de sombre, au bout des futaies, et restait
sans bouger, sans fumer, sans souffler, attendant un bramement, espérant
voir un de ces fantastiques combats de cerfs qui sont la légende du
pays.

Jamais il ne s'était trouvé une si douce et si pleine existence. La
forêt le nourrissait de spectacles, d'émotions, de distractions. Il se
fit un grand plaisir de chercher tout ce qu'on trouve là, ce que la main
ramasse par terre, sous le bois, avec une joie étonnée. De la chasse aux
vipères, il passa à la récolte des champignons.

Une nuit de pluie en faisait l'herbe pleine, en gonflait d'énormes aux
pieds des chênes: Anatole ne revenait plus qu'avec sa vareuse nouée aux
quatre coins, toute pesante et bourrée de ces _girolles_ d'or que le pas
écrase, tant elles se pressent. Il les accommodait lui-même, à l'huile,
à la provençale: car il était assez cuisinier de goût et de vocation, et
il n'y avait pas besoin que la table le priât beaucoup pour qu'il se fît
un tablier d'une serviette et remuât dans une casserole son fameux gigot
à la juive.

Le temps remis au sec, les champignons finis, Anatole revint à son
étude, travailla encore un jour ou deux. Puis tout à coup, en plein
Bas-Bréau, les chênes qui le regardaient virent l'incorrigible maître
aux Pierrots accrocher à l'arbre qu'il avait peint un Pierrot pendu.

Anatole donna cette toile à son nouvel ami, l'aubergiste. Et ce cadeau
resserra l'intimité qui le mêlait à toute la famille; car il était pour
la maison un camarade. Il vivait un peu à la cuisine; il prenait part,
le dimanche, aux soirées du ménage et des connaissances en blouse de la
ferme, aux parties de cartes à la chandelle des petites bonnes en
madras, avec des cartes grasses et des châtaignes sèches pour enjeu.

Quand l'aubergiste allait faire son marché de la semaine, le samedi, à
Melun, il emmenait Anatole dans sa carriole, et lui faisait manger dans
un cabinet cet extra qui est un rêve pour un estomac de Barbison: un
homard. Et tous deux ne revenaient qu'à la nuit, un peu gais,
fraternellement liés par le bras de l'un passé sur l'épaule de l'autre.



LXXX


--Dis donc,--fit un matin Anatole, en frappant à la porte de
Coriolis,--tu ne viens pas à Mariette?... une partie que nous venons
d'arrêter devant le beau temps qu'il fait... On va à pied, nous allons
nous payer la _Mare aux Fées_, le _Long Rocher_, les _Ventes à la
Reine_, l'affaire de deux jours: viens donc, hein?

--Non... Ce serait trop dur pour Manette... Mais vois un peu ça, si l'on
est mieux là-bas qu'ici.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Anatole revenu:

--Eh bien?--lui dit Coriolis.

--Ah! mon cher, superbe! Le Long Rocher... nous avons été voir ça
la nuit, une lune magnifique! Ah! voilà un décor pour la
Porte-Saint-Martin, avec un beau crime là-dedans...

--Et les auberges?

--Les auberges, délicieux! un monde!... Pas des bonnets de nuit comme
ici... d'un jeune!... et un train! Ah! des vrais, ceux-là... On les
entend à une demi-lieue sur la route, jusqu'à deux heures du matin.

--Et la nourriture?

--Oh! la nourriture... Je leur ai pêché un fameux plat de grenouilles,
va!... La nourriture? Tu sais, moi, je n'ai pas trop fait attention...
Par exemple, le vin est meilleur qu'ici... Un vrai père Lajoie, mon
cher, l'aubergiste là-bas... pas de façons... les pieds nus dans ses
chaussons... Oh! une bonne tête!... Très-animé, le pays... il tombe des
convois du quartier Latin, des baladeuses qui vous arrivent en cheveux,
en pantoufles et avec une chemise au dos pour la semaine. Ça met des
courants d'air de _Closerie des lilas_ dans la forêt... Enfin je te dis,
c'est tout ce qu'il y a de plus gai.

--Bon, je suis fixé,--dit Coriolis.

--Pas moyen de s'embêter une minute--continua sans l'entendre
Anatole,--des histoires de femmes toute la journée; la maîtresse de
Chose qui a accusé la maîtresse de Machin de lui avoir démarqué ses
bas... ça a fait une scène à table!... Les lits? je n'y ai rien senti...
Ma foi! nous n'y serions pas mal,--dit en finissant Anatole tourmenté du
besoin de mouvement qu'ont les enfants, et toujours prêt à changer de
place.

--Merci,--fit Coriolis,--que j'emmène Manette là?

--Ah! c'est vrai, oui, Manette... Je n'y pensais pas,--fit Anatole en
homme subitement éclairé par Coriolis, et n'ayant guère des convenances
de la vie une perception nette, immédiate et personnelle.



LXXXI


Manette, la vieille demoiselle, le vieux monsieur, le professeur et sa
famille s'étaient retirés de la salle à manger. Et Anatole déployait ses
talents de brûleur d'eau-de-vie, en promenant la poche de Ruolz pleine
de sucre sur la flamme d'un bol de punch parié et perdu par Coriolis.

Les récits, les souvenirs, ce qui dans une société d'hommes, dans
l'effusion bavarde de la digestion, se lève de la mémoire de chacun et
s'en répand, après la première pipe, des histoires de tous les pays et
de toutes les couleurs, se croisaient autour du bol de punch.

Un des Américains, dans un français impossible, racontait que par amour
pour une gitana, il s'était engagé dans une troupe de bohémiens courant
l'Amérique. Et il entrait dans les plus curieux détails sur cette vie de
trois mois, mélangée de vol, d'aventures et de bonne aventure,
interrompue par un singulier incident. La femme du chef vint à mourir:
la religion de la bande exigeait qu'elle fût enterrée dans du sable, et
il n'y avait de sable qu'à quinze jours de marche de là, au Potomac:
dans le voyage, son amour pour la gitana diminuant à mesure que l'odeur
de la morte augmentait, il avait fini par se sauver à mi-chemin des
bohémiens et de son amante.

Un cosmopolite, un observateur spirituel et charmant, un garçon
connaissant les coins et recoins des capitales de l'Europe, parlait de
deux assassins de grand chemin qu'il avait vu pendre à Florence. Ces
industriels assassinaient, sans se salir ni se compromettre. Ils avaient
chacun une espèce de fourreau de parapluie qu'ils remplissaient de terre
tassée, et avec lequel ils frappaient à très-petits coups, tout
doucement, sur l'épigastre de leur victime, de manière à ne jamais
déterminer d'ecchymose ni d'extravasement de sang. Vingt minutes, en
moyenne, suffisaient à leur petite opération. Après quoi, ils rentraient
chez eux, comme d'honnêtes paysans, avec leurs gaines de parapluie
vides. Puis venaient des descriptions d'autres pendaisons,
merveilleusement observées, contées avec tout le détail impressionnant
et scientifique de la chose vue, finissant par un tableau sinistre d'un
lancement dans l'éternité à Londres, avec le bourreau splénétique, le
paletot de caoutchouc sur le condamné, et l'éternelle petite pluie
désolée des exécutions de là-bas.

Un autre exposait les origines de Barbison, remontait au plus lointain
des légendes du pays, attribuait l'immigration des peintres à une espèce
de précurseur mythique, un peintre d'histoire inconnu du temps de
l'empire, un élève de David sans nom, qui vint habiter le pays, dans des
époques anté-historiques, et demanda un sabre à un certain père Ordet
pour aller dans la forêt. Il avait, d'après la tradition, un petit
domestique qu'il faisait poser nu dans les bois et les rochers; et
c'était tout ce qu'on savait de son histoire. Ses successeurs avaient
été Jacob Petit, le porcelainier, puis un M. Ledieu, puis un M. Dauvin.
Puis venaient Rousseau, Brascassat, Corot, Diaz, arrivant vers 1832,
deux ans après que l'auberge, fondée en 1823, avait exhaussé son
rez-de-chaussée d'une chambre à trois lits, où l'on montait par une
échelle, et où l'on accrochait le soir son étude du jour au-dessus de
son lit. C'est à cette époque, ajoutait l'historiographe, qu'on peut
fixer le commencement de sûreté du pays pour les artistes, non à cause
des brigands, mais à cause des gendarmes qui, jusque-là, arrêtaient pour
trop de pittoresque «les hommes à pique», que le père de l'aubergiste
actuel était obligé de réclamer.

Anatole avait rempli les verres.

--Tiens! sourd, voilà le tien,--dit-il au Batignollais.

--Mais dis donc, farceur! tu as reçu une lettre chargée ce matin... Tu
vas payer quelque chose... Viens un peu par ici que nous reprenions
notre conversation...

Le sourd des Batignolles avait une corde comique, l'avarice, une avarice
qu'on eût dite amassée par plusieurs générations paysannes de la
banlieue de Paris. Il avait une défiance terrible de ce monde où il
s'était aventuré, et qu'une tante, dont il rabâchait en neveu
respectueux et en héritier affectionné, lui avait peint sans doute comme
une caverne. Rien n'était plus amusant que sa grossière peur d'être
carotté, et la continuelle préoccupation avec laquelle il se défendait
d'avoir de l'argent dans sa poche. Il parlait toujours de sa misère, des
sept cents pauvres malheureux francs de la pension de sa tante, de ses
créanciers des Batignolles. Il montrait, comme des contraintes, des
en-têtes de contributions, grommelait, mâchonnait des chiffres, des
comptes de pauvre, demandait le prix de tout. Quand on voulait le faire
jouer, il demandait à ne jouer que des centimes; et quand il avait perdu
cinq sous, il disait qu'il allait mettre en gage sa redingote de
velours.

La plaisanterie habituelle d'Anatole consistait à lui persuader qu'il
voulait épouser sa tante, une charge qui, malgré sa monstruosité, ne
laissait pas que d'inquiéter vaguement, par son retour quotidien et
l'air sérieux d'Anatole, les espérances du neveu.

Quand le sourd fut assis à côté de lui, Anatole lui empoignant le cou à
lui dévisser la tête, approcha sa bouche de la meilleure de ses deux
oreilles, et lui cria dedans de toute sa force:

--Quel âge m'as-tu déjà dit qu'avait ta tante?...

--Trente-cinq.

--Mettons quarante... Est-elle ragoûtante?

--Qui ça?

--Ta tante.

--Ma tante?... Elle est belle femme.

--Aurait-elle des enfants, si je l'épousais?

--Hein?

--Je te demande: aurait-elle des enfants si je l'épousais? Parce que
moi, je ne veux me marier qu'avec la certitude d'avoir des enfants...

--Ah! dame... je ne sais pas, moi...

--Ça me suffit... tu es mon ami... il faut que tu me fasses épouser ta
tante...

Le sourd remua la tête balourdement, et balança un:--Non,--à demi
formulé dans un sourire d'idiot.

Anatole lui ressaisit la tête:

--Tu ne me trouves pas bien?

Le sourd le regarda, et continua à rire d'un rire indéfinissable.

--Où demeures-tu?

--Rue Cardinet... 14.

--Il y a des omnibus?

--Oui.

--J'irai te voir.

Le sourd riait toujours.

Anatole reprit:

--Nous irons tous te voir... Ça fera plaisir à ta tante, à ta brave
femme de tante... un coeur d'or... je la vois d'ici... Elle nous fera un
petit dîner...

--Plus la cuisine est grasse, plus le testament est maigre...--murmura
le sourd avec une espèce de finesse malicieuse.

--Ah! très-fort! Est-il roublard! Un proverbe!... La sagesse des
nations!... Amour de sourd, va!... Quelle canaille, hein!--ajouta
Anatole en se tournant vers les autres qui, arrivant l'un après l'autre,
prenaient la tête du Batignollais, et lui criaient dans sa bonne
oreille:

--Nous irons tous chez votre bonne tante, tous!

--Tenez,--dit quelqu'un,--voulez-vous que je vous dise? Il n'est pas
sourd du tout... Il nous fait poser... c'est un truc que lui a montré sa
tante pour qu'on ne lui emprunte pas cent sous.

Anatole l'avait repris par le cou et lui jetait dans le tympan avec une
voix caverneuse, fatale et méphistophélique:

--Tu m'as dit que tu voudrais être un homme de génie... Si, tu me l'as
dit... C'est une ambition honnête... Il n'y a qu'un moyen... c'est de
commencer par manger ta fortune...

--Toucher à mon _tapital_!--s'écria, dans un premier soubresaut
d'effroi, le sourd avec une inarticulation d'enfant. Puis, se remettant
et reprenant sa sérénité à la fois bête et sournoise, il se mit à dire,
comme s'il parlait avec lui-même à ses idées:--Moi... je ne veux pas me
marier... J'aime les gens connus, moi... Je les inviterai... un jour...
Et puis, je voudrais fonder quelque chose après ma mort...

--C'est cela!--lui beugla Anatole,--une fondation, bravo! Tiens! la
fondation d'un punch perpétuel à Barbison! Trois cent soixante-cinq bols
par an!... Superbe idée! Tu seras la flamme de ton siècle! Dans nos
bras!

Et tous, imitant Anatole, se jetèrent dans les bras du sourd, ahuri et
se débattant.



LXXXII


Voyant son monde heureux, Coriolis s'était résigné à patienter. Le trio
restait à l'auberge, continuant sa vie de promenade et de paresse,
jouissant de l'air, de la forêt, de la campagne, quand un soir il
apparut à la table deux nouveaux visages: un gros gaillard épanoui, de
large encolure, les mains énormes; et une petite femme, sa femme, une
petite brune, toute sèche et nerveuse, aux grands yeux noirs, aux traits
fins, découpés, presque pointus, à l'amabilité aigrelette, à l'oeil
dédaigneux, à la parole coupante, à l'élégance correcte et pincée du
haut commerce parisien; un type de cette femme légitime de l'artiste
chez laquelle une sorte de puritanisme grinchu, une dignité hérissée,
une susceptibilité agressive, toujours en garde contre un manque de
respect, une honnêteté nette, aiguë, reiche, presque amère, dessinent
dans la petite bourgeoise une petite madame Roland manquée.

Du premier coup, elle vit ce qu'était Manette; et, pendant le dîner,
elle laissa tomber sur elle deux ou trois de ces regards avec lesquels
les femmes honnêtes savent jeter leur mépris et leur haine à la figure
des autres.

En sortant de table, Manette demanda à la femme de l'aubergiste ce que
c'était que ces gens-là, et s'ils resteraient longtemps. Elle apprit
qu'ils s'appelaient M. et madame Riberolles; qu'ils venaient passer tous
les ans une partie de la saison. Le mari, le gros homme, par un
contraste fréquent dans tous les arts entre la tournure de l'individu et
le genre de son talent, avait la spécialité de peindre des branches de
groseillier et de cerisier sur de petits panneaux, dont il laissait le
fond et les veines de bois. Sa femme passait toute la journée avec lui,
ne le quittait pas: elle en était très-jalouse.

Le lendemain, à déjeuner, Manette retrouva le dédain de madame
Riberolles se reculant de son voisinage, se garant d'elle, affectant de
ne pas la voir, de ne pas l'entendre; et elle remarqua la gêne,
l'embarras, l'espèce de honte troublée qu'avait vis-à-vis d'elle la
femme du professeur, évitant son regard et se levant, la première au
dessert, pour ne pas la rencontrer.

A partir de ce jour, Coriolis fut tout étonné de trouver chez Manette un
écho, une voix qui se mêla peu à peu à ses plaintes. Les choses en
étaient là, quand un soir, un des Américains se mit à dire que dans son
pays, le métier de modèle était considéré comme honteux; et, comme
exemple du préjugé, il conta qu'un jour où il avait dessiné un modèle de
femme dans une académie de New-York, pas une jeune personne, à un petit
bal où il était allé le soir, n'avait voulu danser avec lui. L'honnête
Américain avait raconté cela fort innocemment, et en toute ignorance du
passé de Manette. Son histoire, malgré tout, blessa Manette à fond: elle
y trouva un outrage direct; elle voulut absolument y voir une intention
d'allusion et d'offense. En dépit de tout ce que Coriolis put lui dire,
elle resta attachée à cette idée, avec l'entêtement bête et enragé,
enfoncé pour toujours dans la cervelle d'une femme du peuple, et que
rien n'en arrache, ni le raisonnement, ni l'évidence. Elle déclara à
Coriolis qu'elle ne reparaîtrait plus à une table où on l'outrageait.

Anatole ne disait rien. Au fond, il n'eût pas été trop fâché qu'on
quittât l'auberge: l'endroit lui reprochait un crime. En grisant
d'eau-de-vie le corbeau favori de la maison, il l'avait foudroyé. Le
croyant échappé, on le cherchait partout.

Coriolis promit à Manette qu'elle ne dînerait plus à la table des
peintres. Ils se feraient servir à part, tous les trois. Il n'était
guère plus content qu'elle de l'auberge; mais, quoi qu'il fût tout prêt
à s'en aller, il lui demandait de rester encore quelques jours. On lui
avait parlé de Chailly: il irait voir par là s'ils ne pourraient pas
s'établir un peu mieux.

Et l'on s'était arrêté à cet arrangement, lorsqu'à la suite d'un
pannotage pour la destruction des grands animaux dont se plaignaient les
paysans, un peintre de l'endroit, une des popularités du pays, le fameux
paysagiste Crescent, ayant reçu un chevreuil du garde général, invita à
venir le manger chez lui tous les artistes faisant séjour à Barbison,
Coriolis, «sa dame» et Anatole.



LXXXIII


Crescent était un des grands représentants du paysage moderne.

Dans le grand mouvement du retour de l'art et de l'homme du XIXe siècle
à la nature naturelle, dans cette étude sympathique des choses à
laquelle vont pour se retremper et se rafraîchir les civilisations
vieilles, dans cette poursuite passionnée des beautés simples, humbles,
ingénues de la terre, qui restera le charme et la gloire de notre école
présente, Crescent s'était fait un nom et une place à part. Un des
premiers il avait bravement rompu avec le paysage historique, le site
composé et traditionnel, le persil héroïque du feuillage, l'arbre
monumental, cèdre ou hêtre, trois fois séculaire abritant inévitablement
un crime ou un amour mythologique. Il avait été au premier champ, à la
première herbe, à la première eau; et là, toute la nature lui était
apparue et lui avait parlé. En regardant naïvement et religieusement en
l'air et à ses pieds, à quelques pas d'un faubourg et d'une barrière, il
avait trouvé sa vocation et son talent. Dans la campagne commune,
vulgaire, méprisée du rayon de la grande ville, il avait découvert la
campagne. Le verger mêlé aux champs, les assemblages de toits de chaume
dans un bouquet de sureaux, les maigres coteaux de vigne, les
ondulations de collines basses, les légers rideaux de peupliers, les
minces bois clairs de la grande banlieue lui avaient suffi pour trouver
ces chefs-d'oeuvre «qu'on peut faire,--disait un de ses grands
camarades,--sans quitter les environs de Paris.»

Pour lui, la terre n'avait point de lieux communs: le plus petit coin,
le moindre sujet lui donnait l'inspiration. Une ferme, un clos, un
ruisseau sous bois clapotant sous le sabot d'un cheval de charrette, une
tranche de blé vert plein de coquelicots et de bluets froissée par l'âne
d'une paysanne, une lisière de pommiers en fleur blancs et roses comme
des arbres de paradis: c'étaient ses tableaux. Une ligne d'horizon, une
mare, une silhouette de femme perdue, il ne lui fallait que cela pour
faire voir et toucher à l'oeil la plaine de Barbison.

Sa peinture faisait respirer le bois, l'herbe mouillée, la terre des
champs crevassée à grosses mottes, la chaleur et, comme dit le paysan,
le _touffe_ d'une belle journée, la fraîcheur d'une rivière, l'ombre
d'un chemin creux: elle avait des parfums, des _fragrances_, des
haleines. De l'été, de l'automne, du matin, du midi, du soir, Crescent
donnait le sentiment, presque l'émotion, en peintre admirable de la
sensation. Ce qu'il cherchait, ce qu'il rendait avant tout, c'était
l'impression, vive et profonde du lieu, du moment, de la saison, de
l'heure. D'un paysage il exprimait la vie latente, l'effet pénétrant, la
gaieté, le recueillement, le mystère, l'allégresse ou le soupir. Et de
ses souvenirs, de ses études, il semblait emporter dans ses toiles
l'espèce d'âme variable, circulant autour de la sèche immobilité du
motif, animant l'arbre et le terrain,--l'atmosphère.

L'atmosphère, la possession, le remaniement continu, l'embrassement
universel, la pénétration des choses par le ciel, avaient été la grande
étude de ces yeux et de cet esprit, toujours occupés à contempler et à
saisir les féeries du soleil, de la pluie, du brouillard, de la brume,
les métamorphoses et l'infinie variété des tonalités célestes, les
vaporisations changeantes, le flottement des rayons, les décompositions
des nuages, l'admirable richesse et le divin caprice des colorations
prismatiques de nos ciels du Nord. Aussi, le ciel pour lui n'était-il
jamais _un fait isolé_, le dessus et le plafond d'un tableau, il était
l'enveloppement du paysage, donnant à l'ensemble et aux détails tous les
rapports de ton, le bain où tout trempait, de la feuille à l'insecte, le
milieu ambiant et diffus d'où se levaient tous les mirages de la nature
et toutes les transfigurations de la terre.

Et tantôt, dans ses toiles, qui étaient le poëme rustique des Heures
retrouvé au bout de la brosse, il répandait le matin, l'aube
poudroyante, les dernières balayures de la nuit, le jour timide dans un
brouillard de rosée, la lumière argentée, virginale, comme tramée de
fils de la Vierge, sous laquelle la verdure frissonne, l'eau fume, le
village s'éveille: on eût dit que sa palette était la palette de
l'_Angelus_. Tantôt il peignait le midi ardent et poussiéreux, gris de
chaleur orageuse, avec ses tons neutres et brûlants, ses soleils sourds
faisant peser la fadeur écoeurante de l'été sur la sieste des
moissonneurs. Et toute une série admirable de ses tableaux déroulait le
soir, ses incendies, ses roulées de nuages de rubis sur un horizon d'or,
les lentes défaillances, les pâlissements de jour, la descente de la
mélancolie sereine des heures noires dans la campagne éteinte et presque
effacée.

Là-dedans, souvent Crescent jetait une scène, quelque scène champêtre,
les semailles, la moisson, la récolte,--un de ces travaux nourriciers de
l'homme dont il essayait d'indiquer la grandeur et l'antique sainteté
avec l'austère simplicité des poses, avec la rondeur d'une ligne
rudimentaire, l'espèce de style fruste d'une humanité primitive, faisant
de la paysanne, de la femme de labour, courbée sur la glèbe, de ce corps
où le labeur du champ a tué la femme, la silhouette plate et rigide
habillée comme de la déteinte des deux éléments où elle vit:--du brun de
la terre, du bleu du ciel.



LXXXIV


Le dîner donné par Crescent eut lieu à une heure, l'heure du dîner de la
campagne, sous une tente faite avec des draps, dressée dans le jardin.

On mangea gaiement le chevreuil servi à toutes les sauces. Et bientôt,
dans l'expansion de ce repas en plein air, Crescent et Coriolis, qui
avaient d'avance, sans se connaître, une mutuelle estime de leurs
talents, devinrent presque des amis, se parlant dans l'intimité de
l'aparté, et l'isolement de la causerie à deux.

Avec son rire, sa gaieté gamine, ce mélange de familiarité bouffonne et
de galanterie attentionnée, qui était son charme auprès des femmes,
Anatole avait fait tout le suite la conquête de madame Crescent.

Seule, Manette, un peu dépaysée dans ce dîner d'hommes, où il n'y avait
d'autre femme avec elle que madame Crescent, laissait voir une espèce de
gêne.

La femme du paysagiste s'en aperçut; et à peine le dessert fut-il sur la
table qu'elle lui dit:--Ma belle, venez voir ma poulaille... ça vous
amusera plus que de rester avec toutes ces horreurs d'hommes... Et
vous?--fit-elle en se tournant vers Anatole, vous, le _bélier_...

Madame Crescent avait pour la volaille, le goût, la passion, répandus et
vulgarisés dans tout Barbison par la _poulomanie_ de Jacques, le peintre
graveur. Au bout du jardin, dans le champ, elle avait créé un petit parc
divisé en quatre compartiments, et dont un émondage de peupliers relié
par des perchettes nouées avec de l'osier faisait le palis garni en bas
de paille de seigle. Elle mena là Manette et Anatole, tira le gros
loquet de la porte, et leur fit voir les poulaillers aux murs de
pierrailles, traversés de lattes, couverts de chaume; les petits hangars
reliés aux poulaillers par une rallonge de refuge contre la pluie; les
juchoirs mobiles, les pondoirs en osier attachés au mur par une tringle
de bois, les boîtes à élevage. Elle leur expliquait ceci et cela, leur
disait qu'il fallait un terrain ne prenant pas l'eau, ne _gâchant_ pas,
que les poulaillers étaient exposés au levant, parce que l'exposition au
midi faisait de la vermine; que l'hiver, il fallait mettre une bonne
couche de fumier sous les hangars, pour empêcher les poules d'avoir
froid. Elle les arrêtait à la petite place, au milieu du gazon, où elle
déposait du sable fin qui servait aux poules à se poudrer. Elle leur
faisait remarquer une augette recouverte qu'elle avait inventée pour
mettre le grain à l'abri de la pluie et des piétinements.

Et toute contente des petits étonnements de Manette, enchantée
d'Anatole, de son air et de ses assentiments de connaisseur, des cris
imitatifs dont il inquiétait la basse-cour, des _cocoricos_ avec
lesquels il faisait se piéter et se créter batailleusement les coqs,
elle montrait et remontrait ses Houdan, ses Crèvecoeur, ses Cochinchine,
ses Brahma, ses Bentham, ses espèces indigènes, exotiques, ses petites
poules naines: des boules de soie. Elle appelait toutes ces bêtes, les
petites, les grandes, leur parlait, les caressait avec une sorte
d'attendrissement grisé mêlé à un sentiment de famille.



LXXXV


Madame Crescent était une petite femme grasse et courte, avec une
tournure boulotte où il y avait quelque chose de fallot, de cocasse, de
comique. Deux _couêttes_ de cheveux en désordre, couleur de chanvre,
s'échappaient sur son front de la ruche de son bonnet. Ses yeux bleus
tout clairs montraient un grand blanc quand elle les levait. Elle avait
un petit nez étonné, un teint tout frais avec des pommettes du rose
d'une pomme d'api. Il restait de l'enfant dans ce visage d'une femme de
quarante ans, où l'on croyait voir par moments comme la figure et la
peau d'une petite fille sous un bonnet de grand'mère.

Paysanne, elle était restée paysanne en tout, de corps, d'habitude, de
langue et d'âme. Ses robes, faites à Paris, rappelaient, sur son dos,
les paquets et les plis du village. Elle portait des souliers qui
faisaient le bruit d'un pas d'homme. Elle racontait que son premier
chapeau l'avait rendue sourde, et qu'elle avait manqué deux fois d'être
écrasée dans la journée. Ses idées étaient les idées têtues de
l'ignorance du peuple; elle en avait d'excentriques sur la médecine, de
républicaines sur le gouvernement, sur une façon de gouverner à elle, de
françaises contre les étrangers, d'économiques pour empêcher les Anglais
d'acheter ce qu'on mange en France. Contre les Anglais particulièrement,
elle nourrissait toutes sortes de préjugés: elle était persuadée qu'on
faisait de Paris une pension de cent mille francs à la fille de la reine
d'Angleterre. Tout cela jaillissait d'elle pêle-mêle, avec des
observations fines de paysan, en saillies drôlatiques, dans une langue
colorée des mots de son pays et des expressions faubouriennes de Paris,
une langue moitié entendue, moitié créée, moitié inventée, moitié
estropiée, une langue de raccroc et de chance brouillée avec la
grammaire, et qui avait un fond d'arrière-goût des champs, l'originalité
native et brute de cette nature restée champêtre.

Elle riait toujours et bougonnait toujours. C'était un mélange de bonne
humeur et d'impatience, de grogneries sans amertume lui montant de la
vivacité de son sang, et d'accès d'hilarité pouffante, de vraies
cascades de rire, qui faisaient dans son gosier un bruit d'écroulement
de piles de cent sous, et l'étranglaient presque.

Mais le plus curieux de cette créature, c'est qu'elle ne pouvait rien
retenir de sa pensée. Elle ne pouvait la garder, intime, secrète,
enfermée, cachée, comme tout le monde. Une sensation, une impression,
était immédiatement chez elle sur ses lèvres. Son cerveau pensait tout
haut avec des paroles. Tout ce qui le traversait, les idées les plus
baroques, les plus saugrenues, les plus «endiablées», comme elle disait,
lui venaient au même moment au bout de la langue. Les mots de choses qui
lui passaient dans la tête s'échappaient d'elle par un phénomène
étrange, dans l'espèce de bouillonnement d'un pot sans couvercle. Et
cela était chez elle aussi involontaire qu'instantané. Souvent, aussitôt
après un mauvais compliment lâché à la première vue de quelqu'un, elle
devenait rouge comme une cerise, et malheureuse comme les pierres.

Cette singulière organisation faisait qu'elle parlait du matin jusqu'au
soir, et qu'elle parlait à tout, aux murs, à la pièce où elle se
trouvait. Dans un éternel monologue de confession, elle disait
innocemment toute seule ce qu'elle faisait, ce qu'elle allait faire, ce
qui l'occupait, ce qu'elle regardait, tous les riens de son imagination,
l'annonce de ses moindres intentions. En travaillant, en faisant la
cuisine, elle causait avec son travail; elle dialoguait avec tout ce que
touchaient ses mains: elle prévenait une pomme de terre qu'elle allait
la faire cuire. Elle interpellait le charbon, la cheminée, les
casseroles, grondait toutes sortes d'objets qui la mettaient en colère,
et qu'elle appelait sérieusement «_horreurs_», un mot universel qu'elle
appliquait à tout.

Un amour, une passion remplissait la vie de madame Crescent: l'adoration
des animaux. Les bêtes faisaient son bonheur et comme ses enfants. Il
semblait qu'il y eût de la maternité dans sa charité et sa tendresse
pour eux.

Elle avait été nourrie par une chèvre, qui ne la quittait pas, qu'elle
menait avec elle aux champs, dans les bois. A douze ans, elle avait vu
tuer et manger sa nourrice par ses parents. Depuis ce temps, la révolte,
l'horreur de son estomac pour la viande avait été telle qu'elle avait
passé toute sa jeunesse sans pouvoir toucher à un _creton_ de lard; et
encore maintenant, elle ne mangeait pas volontiers de ce qui était de la
chair, refusant de goûter au gibier, à ce qui lui rappelait un oiseau,
vivant de légumes et de verdure, comme de la seule nourriture innocente
et sans crime. Son instinct avait naturellement de la religieuse
répugnance du brahme pour la bête qui a vécu et qu'on a tuée: pour elle,
la boucherie ressemblait à de l'anthropophagie.

Les animaux lui tenaient comme physiquement au coeur. Il y avait d'elle
à eux des liens secrets, une espèce de chaîne, des rapports comme d'une
autre vie commune. Son allaitement par une chèvre, ce premier sang que
fait une nourrice animale, ces mystérieuses attaches naturelles qu'elle
met dans un être humain, lui avaient presque donné une solidarité de
parenté, une communion de souffrances avec les bêtes. Leurs maux, leurs
joies lui remuaient un peu les entrailles. Elle sentait vivre de sa vie
en elles. Quand elle en voyait maltraiter une, il se levait de son petit
corps, de sa timidité, des audaces, des colères, des apostrophes en
pleine rue à se faire assommer. Contre les bouchers menant leurs
bestiaux à l'abattoir, contre les charretiers abîmant de coups leurs
attelages, elle entrait dans des fureurs qui la faisaient revenir au
logis tout en feu, son bonnet de travers, avec des indignations
terribles. Elle rêvait la nuit de tous les chevaux battus qu'elle avait
vus dans la journée.

Elle ne pensait guère qu'à cela: les animaux. Sa grande joie était de
voir un chien, un chat, n'importe quoi de vivant, de volant, de jouant,
d'heureux d'un bonheur de bête sur la terre ou dans le ciel. Les oiseaux
surtout lui prenaient ses pensées. Elle avait peur pour eux du froid, de
l'hiver, de la neige, de la faim, de l'orage qui les éparpille
piaillants.

Un oiseau qui chantait sur un toit lui faisait passer une heure, à demi
cachée derrière une persienne, distraite, intéressée, absorbée, sans
bouger, perdue dans une attention amoureuse, charmée, avec une
immobilité de ravissement dans les plis de sa robe. Et quand, par un
joli soleil de printemps, gaie de tout le corps, elle trottinait
allègrement, il lui sortait, avec une voix qui avait l'air de remercier
le beau temps et les premières pousses de verdure comme la charité du
bon Dieu pour ces petits pauvres: «Les oiseaux sont riches cette année,
il y a du mouron; ils vont se faire de bonnes petites panses.»



LXXXVI


--Ah! on est dans la _boutique_,--dit madame Crescent en se servant du
mot dont son mari appelait son atelier, et elle rentra du jardin avec
Manette et Anatole.

Ils trouvèrent dans l'atelier Coriolis et Crescent qui causaient
familièrement: Coriolis enchanté de trouver enfin un peintre qui parlât
un peu de son art; Crescent, le sauvage, vivant à l'écart des habitants
du pays, tout heureux de rencontrer un causeur intelligent qui
l'entretenait de sa peinture, lui rappelait des tableaux vus à des
vitrines de marchands, les analysait en homme qui les avait étudiés,
flairés, sentis. De la peinture, la conversation alla au pays, au manque
de confortable des auberges, singulier auprès d'une si belle forêt, à
côté d'un si grand rendez-vous de promeneurs et de curieux. Coriolis
expliqua à Crescent ses regrets d'avoir fait sa connaissance juste au
moment de s'en aller, de retourner à Paris. Le pays lui plaisait; il
aurait voulu y passer encore un mois ou deux, mais il s'y trouvait
matériellement trop mal, et ne voyait pas un moyen d'y être mieux.

--Un moyen?--dit vivement madame Crescent qui trouvait Manette
charmante.--Mais il y en a un... Il faut devenir nos voisins, voilà
tout... Si au lieu de rester à l'auberge... La maison, tu sais Crescent,
qui est là, de l'autre côté de notre mur?

--Tiens, c'est vrai,--dit Crescent.--Ils m'ont écrit... la famille
anglaise qui l'habite tous les ans. Ils ne viennent pas cette année...
Je suis chargé de la louer... Ainsi, si ça vous va... Il y a un petit
atelier où le mari faisait de l'aquarelle d'amateur... Mais venez la
voir, ce sera plus simple.

Et, se levant, il alla leur montrer la maison voisine, une petite maison
gaie, construite avec de la pierraille encastrée dans du ciment rouge,
aux volets, aux persiennes, peints en acajou, au toit de tuile caché
dans l'ombre de deux grands bouleaux, plaisante d'aspect par la
confortable rusticité d'une installation anglaise.

--Signons le papier,--dit Coriolis au bout de la visite.

Et, dès le lendemain, il s'établissait dans la maison, où la cuisinière,
rappelée de Paris, faisait le dîner.



LXXXVII


Le voisinage porte à porte, les instructions que madame Crescent était
obligée de donner pour l'approvisionnement fait à Barbison par des
fournisseurs en voiture, les visites à toute minute pour se demander,
s'emprunter, se rendre quelque chose, mettaient au bout de quelques
jours la plus grande intimité entre les deux femmes.

Manette était enchantée de la connaissance. Au fond, elle éprouvait un
certain soulagement à n'avoir plus besoin de «se tenir» comme avec la
femme du professeur, à se sentir affranchie de la réserve, de la
surveillance sur elle-même, de toute cette manière d'être cérémonieuse
qu'elle avait eu tant de peine à soutenir. Elle se trouvait à l'aise
avec cette femme toute ronde, ses manières à la bonne franquette, sa
langue de peuple. Cette rude, grossière et cordiale compagnie de la
campagnarde la remettait dans son milieu, en lui laissant sa supériorité
de jeunesse, de beauté, de distinction parisienne.

Puis Manette était encore flattée de trouver dans cette relation
l'espèce de chaperonnage d'une femme mariée, d'une femme honnête,
estimée, aimée par tout le pays. Car madame Crescent était sans
préjugés: elle avait cette singulière indulgence de la femme pour la
maîtresse, assez ordinaire dans le monde des arts, et qu'apprend
peut-être là aux femmes légitimes l'exemple de toutes les maîtresses qui
finissent par y être épousées.

De son côté, la brave femme trouvait un vif agrément dans la société de
Manette, dans une espèce d'autorité d'expérience et d'âge sur cette
jeune et jolie femme qui aurait pu être sa fille. Son coeur chaud et
aimant de paysanne sans enfant allait, de lui-même, à cette compagne
sympathique qui lui faisait une société, un auditoire, prêtait ses deux
oreilles au bavardage que n'entendait même pas Crescent.

Aussi avait-elle à la voir un épanouissement. Quand Manette arrivait
dans l'après-midi, une sorte de gros bonheur fou la prenait, la mettait
sens dessus dessous, lui faisait bousculer tout, et crier comme la plus
belle surprise:--Ma belle, nous allons nous faire une bonne salade à la
crème!

Et puis, au jardin, au milieu des fleurs, dans l'ombre chaude, les yeux
heureux de regarder Manette, de sa voix criarde qui se faisait toute
douce, elle laissait échapper cette phrase comme une musique.

--Est-on bien ici!... c'est comme si l'on était sur de la mousse en
paradis...



LXXXVIII


Coriolis passait des heures dans l'atelier de Crescent.

Il ne pouvait s'empêcher d'envier cette facilité, le don de cet homme né
peintre, et qui semblait mis au monde uniquement pour faire cela: de la
peinture. Il admirait ce tempérament d'artiste plongé si profondément
dans son art, toujours heureux, et réjoui en lui-même chaque jour de
poser des tons fins sur la toile, sans que jamais il se glissât dans le
bonheur et l'application de son opération matérielle, une idée de
réputation, de gloire, d'argent, une préoccupation du public, du succès,
de l'opinion. Qu'il y eût toujours des motifs, des effets de soir et de
matin dans la campagne et des couleurs chez Desforges, c'était tout ce
que Crescent demandait. A le voir travailler sans inquiétude, sans
tâtonnement, sans fatigue, sans effort de volonté, on eût dit que le
tableau lui coulait de la main. Sa production avait l'abondance et la
régularité d'une fonction. Sa fécondité ressemblait au courant d'un
travail ouvrier.

Et véritablement, de la vie ouvrière, de l'ouvrier, l'homme et l'atelier
à première vue montraient le caractère.

L'atelier était une grange avec une planche portant à sept ou huit pieds
de haut des toiles retournées, trois chevalets en bois blanc, et
quelques faïences de village écornées.

L'homme était un homme trapu, à la forte tête encadrée dans une barbe
rousse, avec de gros yeux bleus, des yeux _voraces_, comme les avait
appelés un de ses amis. Il portait le pantalon de toile et les sabots du
paysan.



LXXXIX


Cependant, à bien regarder Crescent, on apercevait dans l'homme inculte
et rustique comme un Jean Journet des bois et des champs. Il y avait
encore en lui de la figure de ce Martin, le visionnaire laboureur de la
Restauration, qui avait entendu des voix et Dieu lui parler dans un pré.
Sa tenue, son air, ses lourds gestes, l'espèce de bouillonnement de son
front, ses silences, les sourires passant sur ses grosses lèvres, ses
regards, dégageaient le vague, le pénétrant, le troublant qu'on
sentirait auprès d'un paysan apôtre.

Sans instruction, sans éducation, ne lisant rien, pas même un journal,
ignorant de tout et du gouvernement qu'il faisait, replié sur lui, ne se
mêlant point aux autres, ne voyant personne, se dérobant aux visites,
retiré, muré dans sa «barbisonnière», étranger au monde, n'ayant pas mis
le pied depuis une douzaine d'années au Luxembourg, ni dans les
Expositions, sourd au bruit de sa femme, Crescent était arrivé, par
l'excès de la solitude et de la contemplation, à l'espèce de mysticisme
auquel l'art agreste élève les âmes simples.

Une griserie d'un panthéisme inconscient lui était venue de ces études
errantes qu'il faisait hors de son atelier, sans peindre, sans dessiner,
plongé dans l'infini des ciels et des horizons, enfoncé du matin au soir
dans l'herbe et dans le jour, s'éblouissant de la lumière, buvant des
yeux l'aurore; le coucher de soleil, le crépuscule, aspirant les chaudes
odeurs du blé mûr, l'acre volupté des senteurs de forêt, les grands
souffles qui ébranlent la tête, le Vent, la Tempête, l'Orage.

Cette absorption, cette communion, cet embrassement des visions, des
couleurs, des fantasmagories de la campagne, avaient à la longue
développé dans Crescent l'espèce d'illumination d'un voyant de la
nature, la religiosité inspirée d'un prêtre de la terre en sabots. Le
ruminement des songeries d'un berger, l'exaltation des perceptions d'un
artiste, la ténacité paysanne de la méditation, le travail surexcitant
de l'isolement, l'immense enivrement sacré de la création, tout cela,
mêlé en lui, lui donnait un peu de l'extatisme des anciens Solitaires.
Comme chez quelques grands paysagistes à existence sauvage, à idées
congestionnées, on eût dit que la séve des choses lui était montée au
cerveau.



XC


Les Coriolis et les Crescent prenaient l'habitude de se réunir le soir,
en passant alternativement la soirée les uns chez les autres. Les hommes
causaient, fumaient; les deux femmes jouaient aux cartes. Au jeu, madame
Crescent apportait ses vivacités, la passion la plus comique, montrant
des désespoirs d'enfant quand elle perdait, prenant les cartes à partie,
les injuriant, leur donnant des coups de poing sur la figure en
disant:--A-t-on idée de ces pierrots-là, de ces Machabées! Voyez-vous
ça! une giboulée de piques, le roi de pique! C'est ce monstre-là qui m'a
fait perdre! Ah! par exemple, la première fois que j'attraperai un
_moricaud_... Eh bien! oui, un chat noir... ça porte chance...

Les hommes riaient, et dans l'hilarité le gros rire de Crescent
éclatait, sonore et large, pareil à ce rire de Luther qu'on entend dans
les _Propos de table_.

--Voyons, madame Crescent, calmez-vous,--disait Anatole,--nous allons
faire une partie ensemble, vous serez plus heureuse.

--Ne jouez pas avec ma femme,--criait Crescent en continuant à
rire,--elle triche!

--Je triche. Ah! bon sang!--s'exclamait là-dessus madame Crescent avec
l'exclamation barbisonnaise dont elle usait à tout propos:--Si l'on peut
dire!--Elle étouffait d'indignation et de colère.--Je triche, moi? Dis
donc encore un peu que je triche? Mais tu sais, toi, un jour je te
lâcherai de la ficelle, et tu courras après la pelote, tu verras!

Elle remuait, se levait, allait, revenait, s'agitait, ne pouvait se
taire ni rester en place. Des trépidations de nerfs la traversaient;
elle était tourmentée par des influences atmosphériques, prise et
secouée d'inquiétudes animales qui la faisaient se jeter à la fenêtre et
regarder avec peur.

--Tenez, voyez-vous, là dans le coin, ce qui est jaune dans le ciel, je
suis sûre, vous allez voir, il va encore en avoir un... Ah! oui, riez!
il va en faire un, je vous dis... Oh! bon Dieu, que je suis malheureuse!
Vous ne me croyez pas, monsieur Anatole? venez donc voir.

--Mais non, madame Crescent, ce n'est rien, il n'y aura pas d'orage...
Tenez! la revanche...

--Voyez-vous, je l'ai dans le corps, voilà le chiendent... je suis comme
un damné, ça me soulève sous la plante des pieds... et puis dans les
bras... J'ai, vous savez... j'ai comme des fourmis dans les ongles...
Ah! tant pis! le roi, je le marque.

Elle oubliait l'orage, revenait à sa préoccupation, à la monomanie de
ses tendresses.--Figurez-vous, commençait-elle à dire,--les gens d'ici,
c'est si canaille, c'est si... je ne sais pas quoi, oh! les rendoublés!
s'ils avaient les moyens, ils feraient un carnage de toutes les pauvres
bêtes de la forêt. Tenez! il y a Boichu... Il sort tous les soirs à la
tombée de la nuit, je ne sais pas ce qu'il va faire, mais Dieu de Dieu,
si j'étais le garde! C'est mon choléra, cet homme-là... avec ça qu'il
est laid comme la bête. Moi, d'abord, tous les gens qui font du mal aux
animaux, je les sens... Dans le temps, à Paris, dans une maison où nous
habitions, j'ai dit un jour en rentrant à mon mari: Il y a un garçon
boucher emménagé ici... Mais non... Mais si... Et c'était vrai: je le
savais bien, je l'avais senti dans l'escalier! Moi! un homme que je
saurais faire souffrir une bête, je ne suis pas traître, n'est-ce
pas?... eh bien! je lui ferais rouler la tête avec mon pied! Ça ne me
ferait pas plus que ça!... Et ici, c'est un malheur. Les enfants, des
tout petits qu'on les moucherait, il leur sortirait du lait, ils ne
savent que manigancer pour faire du mal: c'est toujours après les
fusils, les pistolets... de la mauvaise herbe de braconnier. Et les
petites filles, donc! C'est encore plus enragé que les garçons... il y a
des chasses... ça les rend mauvaises... Voilà-t-il pas qu'aujourd'hui la
petite à Prudent, cette moucheronne, elle était en train de tirer avec
du sable dans son petit fusil sur la biche que nous avons! Vous ne
l'avez pas vue, ma biche, quand elle me suit si gentiment derrière la
carriole? Ah! je lui ai flanqué une _touille_, à cette petite
coquine-là... qu'elle n'aura pas _bouffeté_ de la journée, je vous en
réponds! Monstres d'enfants! vouloir abîmer des bêtes!...

Crescent essayait de l'interrompre.--Allons, laisse-nous un peu Anatole,
tu es à l'ennuyer depuis une heure...

--Ah! monsieur Anatole, dites donc,--faisait encore madame Crescent en
le retenant par le bras,--je suis sûre que pour cela vous serez de mon
avis... Vous savez, cet orgue dans la journée qui est venu jouer devant
chez nous?... Ça vous a-t-il rendu tout crin comme moi?... Eh bien!
n'est-ce pas que le gouvernement devrait défendre les orgues?... parce
que, voyez-vous, on le voit bien par soi, ça doit avoir une influence
sur les chiens enragés, hein, n'est-ce pas?



XCI


--Oh! madame! madame! des peintres avec un groom!--criait à madame
Crescent la petite bonne qui l'aidait dans son ménage.

--Un groom, pour _groomer_ quoi?--dit madame Crescent, et elle passa par
la fenêtre une tête tout ébouriffée: elle vit devant la porte des
Coriolis un breack attelé en poste.

C'était Garnotelle qui, emmené par quelques-uns de ses jeunes élèves aux
courses de Fontainebleau, et sachant que Coriolis était à Barbison,
venait lui dire un petit bonjour.

--Je tombe chez toi pour une heure,--lui dit-il.

Et comme Coriolis voulait qu'ils revinssent dîner, lui et son
monde:--Impossible, nous dînons à...--Et Garnotelle jeta le nom d'un des
grands châteaux des environs.--Ah çà! fais-tu quelque chose ici?

--Rien du tout... Je pense à faire quelque chose... Et toi?

--Moi, je travaille tout bonnement à m'arranger un petit séjour à Rome
pour la fin de l'automne, parce que Rome, vois-tu... c'est le seul
endroit au monde pour vous donner le dégoût des choses trop vivantes...
du succès facile, du coin de bouche retroussé... Ici on y va, on y
glisse, on a beau se roidir... tandis que là-bas, le style, le style...
ça vous entre, ça vous pénètre... C'est l'air!... Rien que cette grande
ligne horizontale...--et de la main il dessina la sévérité d'une
campagne plane.--La grande ligne horizontale!... Et puis ces fonds
d'art, le dessin haut et concis de Michel-Ange!... Raphaël!... Mais, dis
donc, ces messieurs et moi, nous serions curieux de voir les peintures
de l'auberge d'ici...

--Nous allons vous y mener avec Anatole...

On partit. En chemin, Anatole s'empara des élèves de Garnotelle, qui
étaient des Russes de grande famille s'amusant à apprendre l'art; et
arrivé dans la grande pièce de l'auberge, il commença:

--Il n'y a pas de catalogue, messieurs... je vais vous en servir... Je
vous dirai qu'ici c'est un vrai petit musée du Luxembourg... tous les
noms, toutes les tendances, l'école moderne au complet... tous les
genres... Ça, la mort d'un hanneton sous Périclès... le néo-grec... Un
pifferare italien... la queue de Léopold Robert! une femme Louis XV...
chic Schlesinger et compagnie! le Breton qui fume sa pipe... la Bretagne
à Leleux!... un café dans la Forêt Noire... école de la bière de
Strasbourg!... la Vérité sortant d'un moss... le grand mouvement des
brasseries!... Le temple du Réalisme, au fond du jardin, avec une porte
où il y a: «_C'est ici..._» l'école de l'allégorie!... Et des noms!
Tenez! celle vue de Venise, peinte au _jaune de soleil_... Bonington!
Ces moutons... Brascassat! Un Tatar dans la neige... Horace Vernet
_fecit en diligence_! Cette danse de nymphe au clair de la lune...
Gleyre! Ce duel au moyen âge... Delacroix! Vous voyez qu'il se servait
du _vert cadavre_ pour les sujets dramatiques... Ces deux gendarmes...
Meissonnier! Ce sabot et cette lanterne d'écurie... là... un Decamps!...
un pur Decamps!... Ce qu'il y a de plus curieux, c'est que tous ces
farceurs-là ont signé avec des pseudonymes...

Il montra une tête à grand chapeau fusinée sur le mur:

--Le portrait de notre hôte, par Flandrin, _ipse_ Flandrin!

Les charges d'Anatole aux inconnus, aux étrangers, causaient presque
toujours un insupportable agacement de nerfs à Coriolis. Il trouvait
cela, selon une expression à lui, horriblement «perruquier», et s'il ne
s'était retenu, il aurait cédé à une envie de le battre. Entraînant
Garnotelle dans la chambre à côté, il essaya d'appeler son attention sur
un panneau encadré dans le mur.

Anatole continuait:--Ça?

Et il montrait devant la cheminée un paravent représentant la fin d'un
dîner à Barbison, où l'on voyait des femmes fumant des cigarettes, des
baisers de maîtresse, des artistes pâles et rêveurs, et des buveurs
sanguins, aux bras nus, au madras rouge.

--C'est de M. Ingres!... Il a fait ça, quand il est venu, huit jours
ici, pour sa lune de miel, lorsqu'il a épousé sa seconde femme,
l'Idéal... pour remplacer sa première, la Ligne, qui était morte... Une
débauche dans son oeuvre... très-curieux... Un monsieur en a déjà offert
vingt-cinq mille francs et une pipe en écume qui lui venait de sa
mère...

En revenant chez Coriolis, Garnotelle prit à part Anatole, et lui
dit:--Mon cher... que tu me fasses des charges à moi, c'est très-bien...
mais que tu fasses poser ces messieurs, je trouve ça bête...

--Tiens, Garnotelle, tu me fais de la peine... les gens du monde t'ont
perdu... tu désertes les grands principes de 89... l'Égalité devant la
Blague!



XCII


Des causeries de leur art, des confessions de leur métier, Crescent et
Coriolis étaient arrivés à se parler de leur vie, à se raconter leur
passé l'un à l'autre.

--Moi,--disait Crescent,--je suis un paysan, fils de paysan. Quand je
suis arrivé dans le pays, un jour, dans un champ, des faucheurs se
fichaient de moi: ils m'appelaient «le Parisien». J'ai été à un de ceux
qui m'appelaient comme ça, je lui ai pris sa faux des mains, en faisant
la bête, en lui demandant si c'était bien difficile, si ça coupait... Et
puis, v'lan! j'ai donné un coup de faux à la volée... Ah! il a vu que je
connaissais son métier mieux que lui, et que je n'avais pas du poil aux
mains pour cet ouvrage-là!... Depuis ça, ils me tirent tous des coups de
chapeau...

Une histoire simple que la sienne. Il était tombé à la conscription.
Enfant, en revenant de la ville, il crayonnait dans son village les
images qu'il avait vues aux boutiques de Nancy. Au régiment, il avait
continué à dessinailler, et faisant un assez mauvais soldat, il avait eu
la chance de tomber sur un capitaine qui se pâmait à ses charges.
Presque tous les jours, c'était la même scène:--Eh bien! n... de D...
f...! disait le capitaine, qui l'avait fait appeler,--qu'est-ce que
c'est, Crescent? Encore un manque de service... Je devrais vous faire
fusiller, s... n... de D...! Est-ce que vous vous f... de moi! f...!
Tenez! fichez-vous là, et faites-moi la charge de la femme de
l'adjudant...--La charge faite:--Étonnant, ce b...-là! C'est n... de
D... n... de D... bien l'adjudante...--Et par la fenêtre:--Lieutenant!
venez voir la charge de ce b... de Crescent!

En sortant du régiment, Crescent avait épousé sa femme, une _payse_,
pauvre comme lui, qu'il avait retrouvée sur le pavé de Paris. Avec
l'admirable instinct d'un dévouement de femme du peuple, elle lui avait
laissé faire «ses petites machines» auxquelles elle ne comprenait rien,
en apportant au ménage tous ses pauvres gains d'ouvrière.

--De la rude misère!--disait Crescent, en parlant de ce temps-là,--et
des bricoles!... il n'y avait pas à dire... Ah! je faisais de tout, des
petites femmes nues dans le genre Diaz qui me font sauter à présent
quand je les revois... une honte!--Et sa voix avait l'indignation d'un
rigorisme sincère, le remords d'une nature d'artiste austère et
sévère.--De tout!--reprenait-il.--Et puis de la gravure à l'eau-forte
d'ornements... A-t-elle trotté, ma pauvre bonne femme, par tous les
temps, la pluie, la neige, à courir les étalagistes, les marchands sous
les portes cochères, trempée, crottée, avec un petit carton et son
bonnet de linge, pour attraper quelques sous par-ci, par-là!... Non, ma
femme, voyez-vous, il n'y a que moi qui sache ce qu'elle vaut!... Enfin,
un peu d'argent nous tomba... Il me vint l'idée de devenir
propriétaire... oui, propriétaire...

Et il partit d'un de ces gros éclats de rire qui faisaient trembler la
baie vitrée de son atelier.

--J'achetai pour trente francs un wagon de marchandise mis à la réforme
par le chemin de fer d'Orléans... et avec ça, cinquante mètres de
terrain à cinq francs au petit Gentilly... Je mis mon wagon sur mon
terrain, une maison comme une autre, très-commode, je vous assure...
Quelquefois un gendarme qui voyait là-dedans de la lumière la nuit me
criait: Qui est là? Je répondais: Propriétaire!... Tenez! je la loue
encore maintenant soixante-dix francs à un marchand de copeaux, et les
réparations à sa charge... Eh bien! c'est cette maison-là qui a fait de
moi un paysagiste... Elle m'a fait découvrir la Bièvre... Et je sors de
là... Moi, un homme de la campagne, je n'avais pas du tout vu la
campagne... C'est ma source, je vous dis... Oui, cette salope de petite
rivière, c'est elle qui m'a baptisé... J'ai commencé à pêcher dedans ce
que je suis, ce que je sens, ce que je peins... Oui, la Bièvre, c'est ça
qui m'a ouvert la grande fenêtre...

Et tirant d'une huche à pain un tas de panneaux d'études qu'il essuya
avec sa manche:

--Tenez! voilà...



XCIII


Et l'étrange coin de faubourg et de campagne dans lequel Crescent avait
ouvert ses yeux et trouvé son génie, se développa devant Coriolis.

C'étaient les tanneries à côté du théâtre Saint-Marcel: une eau brune,
rousse, mousseuse, une eau de purin, encaissée entre des revêtements de
pierre, une espèce de quai plein de cuves de bois plâtreuses, salies de
blancheurs verdâtres de glaise, à côté desquelles le blanc et le noir de
monceaux de toisons étaient triés par des femmes en camisole lilas,
coiffées de chapeaux de paille. L'eau lourde et sale, trouble et sans
reflet, coulait entre de hautes masures d'industrie, des tanneries aux
tons de vieux plâtre, replâtrées de chaux vive criarde; les fenêtres
sans persiennes étaient percées comme des trous; les couronnements
surhaussés de séchoirs découpaient en l'air, au-dessous du toit et des
lucarnes, des silhouettes de tonnelles; des peaux blanches pendaient
recroquevillées tout en haut à de grandes perches; et l'eau allait se
perdant dans un fond coupé de barrières de vieux bois noir, dans un
encombrement de constructions rapiécées, d'architectures grises, de
cheminées droites et noires d'usine, de grandes cages à jours barrant,
dans le ciel, le dôme du Val-de-Grâce.

De là, les études de Crescent avaient remonté la Bièvre. Elles avaient
été par les boues où marchent les petits garçons pieds nus et les
petites filles dans les grandes savates de leur mère, par tout ce
quartier Mouffetard, par ces rues où ne s'aperçoivent, à travers la baie
des portes, que des montagnes de tan et des étages de maisons blafardes
à toits de tuile; et elles avaient trouvé cette espèce de malheureuse
nature, la nature de Paris, la nature qui vient après les rues baptisées
_Campagne-Première_. Les esquisses de Crescent rendaient le style de
misère, la pauvreté, le rachitisme mélancolique de ces prés râpés et
jaunis par places, serrés dans de grands murs, arrosés par la Bièvre
étroite, sèchement ombragée de peupliers et de petits bouquets de
saules. Elles mettaient devant les yeux ces chemins noirs de houille qui
vont le long de ces carrés marécageux où pâturent des rosses; ces lignes
d'horizon et de collines bossues où éclate un blanc brutal de maison
neuve, ces sentiers à côté de champs de blé blanchissant au soleil, où
finissent les réverbères à poteaux verts; ces bouts de paysage plâtreux
où le rouge d'une cerise sur un cerisier étonne comme un fruit de corail
inattendu; ces endroits vagues, verts d'orties, où le bleu d'un
bourgeron qui dort, un dos d'homme tapi montre une sieste suspecte de
pochard ou d'assassin.

Au-dessus des ciels de banlieue d'un jour aigu, des Nuages aux rondeurs
solides et concrétionnées, des ciels bas, pesant sur les coteaux,
étaient coupés par des bâtons de blanchisserie. Puis on retrouvait
encore la Bièvre charriant des morceaux de mousse pareils à des
champignons pourris, la Bièvre roulant, comme un ruisseau de mégisserie,
une eau ouvrière et la salissure d'une rivière qui travaille. Dans ces
peintures de Crescent, elle serpentait et courait, encaissée, sous les
saules à demi morts, les sureaux aux bouquets de fleurs frissonnants,
entre les usines, les blanchisseries, les cahutes à contre-forts
semblables à des bâtiments brûlés, dont la flamme aurait noirci la porte
et la fenêtre; contre les tonneaux à laveuses, les grandes pierres
plates à battre le linge, le bas des auvents à grands toits moussus et
moisis, sous lesquels deux mains d'ouvriers laminent des peaux sur des
morceaux de bois rond.

De cette pauvre rivière opprimée, de ce ruisseau infect, de cette nature
maigre, malsaine, Crescent avait su dégager l'expression, le sentiment,
presque la souffrance.



XCIV


Avec la prompte adaptation de sa nature aux lieux où il se trouvait, sa
facilité à entrer dans le moule de la vie environnante et des habitudes
d'une localité, Anatole, un peu fatigué de la forêt, était en train de
devenir un vrai Barbisonnais, et ses journées s'écoulaient dans des
passe-temps de petit bourgeois de village.

Après déjeuner, passant en se baissant sous la porte basse dont
l'avarice du paysan avait économisé la hauteur, il entrait chez la
rustique débitante de tabac de l'endroit, et y achetait régulièrement
ses cinq sous de tabac; puis, se juchant en face de la débitante sur la
cheminée peinte en bois noir, il se donnait le plaisir, en fumant des
cigarettes, de voir les consommateurs qui venaient, causait champs,
céréales, mercuriales de Melun, attrapait au passage les nouvelles du
pays, apprenait par coeur l'ameublement de la pièce blanchie à la chaux,
le comptoir, l'almanach, le tableau du prix de la vente des tabacs, la
balance, les deux pots blancs à bordure bleue, portant: _Tabac_, les
verres où était coulée la tête de Louis-Napoléon, président de la
république, et d'où sortaient des pipes de terre, l'horloge dans sa
gaîne de noyer, avec son heure arrêtée et son cadran immobile orné du
cuivre estampé de Jésus et de la Samaritaine. Et son regard trouvait
toujours le même amusement sur le mur du fond, à contempler l'image
coloriée de la rue Zacharie, représentant le _Catafalque de l'empereur
Napoléon aux Invalides_, un catafalque jaune à guirlandes vertes, à
renommées roses, éclairé par quatre brûle-parfums, avec, au premier
plan, une femme en chapeau vert-pois, un boa au cou, un châle bleu de
ciel à franges oranges sur une robe vermillon, donnant la main à un
jeune enfant en pantalon collant et en bottes à la hussarde.

De temps en temps, il disait des paroles à la débitante, et la vieille
femme au madras, sortant alors d'entre ses épaules sa tête enfoncée,
lentement et de côté, avec le mouvement pénible et soupçonneux d'une
tortue, lui répondait:--S'il vous plaît?

Après une heure ou deux usées ainsi, quand il avait assez du bureau et
de la marchande, il raccrochait un indigène ou un artiste, et l'emmenait
près de l'auberge à un petit billard où les coqs sautaient de la cour
dans la salle, et où le garçon était un petit paysan en chaussons.

Pour ses soirées, il avait trouvé une distraction. Il existait dans
l'endroit un charcutier retiré qui, pour se créer des relations, une
popularité, attirer chez lui le monde de Barbison, et s'ouvrir,
disait-on, le chemin de la mairie, s'était avisé de donner des séances
de lanterne magique. Anatole devint naturellement le démonstrateur des
verres du charcutier, un démonstrateur étonnant, le délirant cicérone de
lanterne magique, qu'il était fait pour être.



XCV


La grande amitié de madame Crescent pour la maîtresse de Coriolis
recevait un coup soudain et mortel d'une révélation du hasard: madame
Crescent apprenait que Manette était juive.

Il y avait dans la brave femme toutes les superstitions du peuple, et
d'un peuple de vieille province.

Au fond d'elle dormaient et revivaient sourdement les crédulités du
passé contre les juifs, la tradition de leur hostilité contre les
chrétiens, les fables populaires absurdement dérivées de l'article du
Talmud qui permet qu'on vole les biens des étrangers, qu'on les regarde
comme des brutes, qu'on les tue. Elle avait dans l'imagination le vague
flottement des sacrifices d'enfants, des blessures saignantes aux
hosties, des cruautés impies, des histoires de Croquemitaine enfoncées
dans le _credo_ de barbarie et d'ignorance des légendes de village.

De son pays, il lui était resté les préjugés envenimés, la suspicion, la
haine, le mépris contre cette race d'ensorceleurs parasites, ne
produisant rien, n'ensemençant pas, ne cultivant pas, et surgissant
toujours, sortant toujours du sillon, partout où il y a une vache à
vendre, la part d'un marché à prendre. De son enfance, il lui revenait
ce qui l'avait bercée, les malédictions de la France de l'Est, des
paysans de l'Alsace et de la Lorraine, les deux pays de sa mère et de
son père, les deux provinces où l'usure a livré une partie du sol aux
juifs. Et de ces souvenirs, de ces impressions, de ces instincts, il
avait fini par se lever en elle l'idée obstinée, irréfléchie, que tout
ce qui était juif, homme ou femme, était mauvais et marqué du signe de
nuire, apportait aux autres de la fatalité, et faisait inévitablement le
malheur et la ruine de tous ceux qui s'en laissaient approcher.

Tout en ne voyant rien dans Manette qui pût justifier ses préventions,
tout en cherchant à se raisonner, à revenir de son injustice, à se faire
entrer dans la tête, en se répétant, qu'il y a de bonnes gens partout,
madame Crescent ne pouvait vaincre ses leçons d'enfance, les antipathies
de son vieux sang de Lorraine. Et son observation s'éveillant, dans un
sentiment soupçonneux, avec ce sens pénétrant de jugement que donne aux
natures de bonnes bêtes la simple comparaison d'elles-mêmes avec les
autres, elle commença à découvrir chez Manette une espèce d'arrière-âme,
cachée, enveloppée, profonde, suspecte, presque menaçante, pour l'avenir
de Coriolis.

Madame Crescent avait une nature trop en dehors, elle était trop peu
maîtresse de ses impressions et de sa physionomie pour rester la même
personne avec Manette, Manette s'aperçut immédiatement du changement. Sa
réserve amenait la contrainte chez madame Crescent; et, en quelques
jours, il se faisait un grand refroidissement instinctif entre les deux
femmes.



XCVI


Septembre amenait les derniers beaux jours. La forêt, sous les chaleurs
de l'été, avait pris des rayonnements plus doux. Des touches de jaune et
de roux couraient sur le bout des feuillages, rompant les crudités du
vert. Le ciel faisait de grands trous dans les masses plus légères.
Autour des branches dégagées et d'un dessin plus net, les feuilles plus
rares ne mettaient plus que des nuances. Au-dessus des houx métalliques,
des genévriers à verdure dense, tout se fondait en montant dans des
harmonies suprêmes et pâlissantes, qui mêlaient les teintes du Midi aux
brumes du Nord. On eût cru voir les adieux de la forêt. L'arcade de ses
grands chemins baignait dans une tendresse verte et rose; elle trempait
dans des effacements de pastel et des limpidités de brouillard éclairé.
Un instant, cela tremblait comme un décor qui va s'éteindre; et les
chênes avec leurs grands bras, la route avec son mystère, le bois avec
sa mourante lumière, sa transparence d'enchantement, semblait montrer
aux pensées de Coriolis le chemin d'un conte de fées, l'avenue d'une
Belle au bois dormant. Par moments, à ces heures, la forêt n'avait pour
lui presque plus rien de réel; elle enlevait son imagination de terre:
un chevalier noir de roman, un paladin de la Table ronde eût débouché à
un détour du Bas-Bréau qu'il n'en aurait pas été trop surpris.

Cependant, peu à peu, avec l'automne, la mélancolie qui tombe des grands
bois pénétrait Coriolis: il était atteint par cette lente et sourde
tristesse qui enlace les habitués, les amoureux de Fontainebleau, et
profile des dos d'artistes si désolés dans les allées sans fin.

Il commençait à trouver à la forêt le recueillement, la grandeur muette,
l'aridité taciturne, l'espèce de sommeil maudit d'une forêt sans eau et
sans oiseau, sans joie qui coule, sans joie qui chante; d'une forêt,
n'ayant que la pluie dans la boue de ses mares, et le croassement du
corbeau dans le ciel amoureux. Sous l'arbre sans bonheur et sans cri, la
terre lui semblait sans écho; et son pas s'ennuyait de ce sol de sable
qui efface le bruit avec la trace du promeneur, et où toutes les
sonorités de la vie des bois viennent goutte à goutte tomber, s'enfoncer
et se perdre.

Les paysages de rochers lui apparaissaient maintenant avec leur dureté
rude et leur rigueur nue. Même les magnificences de la végétation, les
arbres énormes, les chênes superbes ne lui donnaient point cette
heureuse impression du bonheur des choses qu'on ressent devant
l'épanouissement facile et béni de ce qui jaillit sans effort, et de ce
qui monte au ciel sans souffrir. A voir la torsion de leurs branches
noires sur le ciel, la convulsion de leurs forces, le désespoir de leurs
bras, le tourment qui les sillonne du haut en bas, l'air de colère
titanesque qui a fait donner à l'un de ces géants furieux du bois le nom
qu'ils méritent tous: le _Rageur_, Coriolis éprouvait comme un peu de la
fatigue et de l'effort qui avait arraché à la cendre ou à la maigre
terre toutes ces douloureuses grandeurs d'arbres. Et bientôt tout,
jusqu'au bruit de l'homme, lui devenait poignant dans cette forêt qui
parlait tout bas à ses idées solitaires. Si, à quelque horizon, à
quelque coin de bois du côté de Belle-Croix ou de la Reine-Blanche, il
entendait un coup de pic régulier et résigné sur la pierre, il pensait
malgré lui à la courte vie que fait aux carriers cette mortelle
poussière de grès filtrant dans les ressorts de leurs montres, filtrant
dans leurs poumons.

Arrivaient les jours gris, les temps de pluie, les grands vents
frissonnants jetant leurs gémissements qui se lamentent dans le haut des
arbres. Sur la lisière du Bornage, déjà les petits peupliers faisaient
trembler au bout de leurs branches de petits paquets de feuilles d'un or
maladif. Dans le bois, les feuilles tombaient en tournoyant lentement,
et voletaient un instant, balayées, ainsi que des papillons desséchés;
toutes rouillées, elles laissaient à peine paraître le velours de la
mousse au pied des arbres, et, dans les clairières au loin, amassées en
tas, elles faisaient en jaunissant des apparences de grève, pendant que
le vent à l'horizon soulevait, dans le creux de la forêt, le mugissement
de la mer. Des branches se plaignaient et poussaient, sous des rafales,
le cri d'un mât qui fatigue sous la tempête.

Partout c'était le dépouillement et l'ensevelissement de l'automne, le
commencement de la saison sombre et du soir de l'année. Il ne faisait
plus qu'un jour éteint, comme tamisé par un crêpe, qui dès midi semblait
vouloir finir et menaçait de tomber. Une espèce de crépuscule
enveloppait toute cette verdure d'une lumière voilée, assoupie et sans
flamme. Au lieu d'une porte de soleil, les avenues n'avaient plus à leur
bout qu'une éclaircie où défaillait le vert; et les grandes futaies
hautes, maintenant abandonnées de tous les rayons qui les
éclaboussaient, de tous les feux qu'elles faisaient ricocher à perte de
vue, les grandes futaies, endormies avec l'infinie monotonie de leurs
grands arbres inexorablement droits, n'ouvraient plus que des
profondeurs d'ombre bâtonnées éternellement par des lignes de troncs
noirs. Un vague petit brouillard poussiéreux, couleur de toile
d'araignée, s'apercevait sous les bois de sapins qui, avec leurs troncs
moisis et suintants, leurs dessous de détritus pourris, leurs
jaunissements d'immortelles, mettaient des deux côtés du chemin
l'apparence de jardins mortuaires abandonnés.

Aux gorges d'Apremont, dans les landes de bruyères aux fleurs en
poussière, dans les champs de fougères brûlées et roussies, les routes
serpentant à travers les rochers, tout à l'heure étincelantes du blanc
du sable, mouillées à présent, avaient les tons de la cendre. Au-dessus
pesait le ciel d'un froid ardoisé, pendaient des nuages arrêtés, plombés
et lourds d'avance des neiges de l'hiver; et sur les rochers, répétant
avec leur solidité de pierre le gris cendreux du chemin, le gris ardoisé
du ciel, çà et là, le feuillage grêle et décoloré d'un bouleau
frissonnait avec la maigreur d'un arbre en cheveux. Morne paysage de
froideur sauvage, où l'âpre intensité d'une désolation monochrome
montrait tous les deuils de nature du Nord!

Mais la plus grande mort de tout était le silence, un de ces silences
que la terre fait pour dormir, un silence plat qui avait enterré tous
les bruits des silences de l'été. Il n'y avait plus le bourdonnement, le
voltigement, le sifflement, le stridulant murmure d'atomes ailés, la vie
invisible et présente qui fait vivre la touffe d'herbe, la feuille, le
grain de sable: le froid et l'eau avaient tué l'insecte. Le coeur de la
forêt avait cessé de battre; et le vide et la peur d'un désert, d'un sol
inanimé et sourd, se levaient de cette grande paix d'anéantissement.

De bonne heure le jour s'en allait; l'ombre déjà guettait et rampait,
tapie au bord des chemins, sous les arbres. Le soir s'amassait lentement
dans le lointain effacé des fonds. Et puis un moment, comme un agonisant
sourire, une dernière lueur de la maussade journée passait dans le bas
du ciel et semblait y mettre la nacre d'une perle noire. Une faible
sérénité d'argent se levait, dans une bande longue, sur l'horizon: alors
une fausse clarté de lune passait sur la route, un poteau détachait sa
tache de blancheur du sombre d'une allée, un éclair mordoré courait sur
le fouillis rouillé des fougères, un oiseau perdu jetait son bonsoir
dans un petit cri frileux au ciel déjà refermé. Et presque aussitôt,
derrière les gros chênes, les rochers gris avaient l'air de se répandre
et de couler dans un brouillard bleuâtre. Puis les ornières devant
Coriolis se brouillaient et s'emmêlaient en s'éloignant.

A la pleine nuit, toutes ces sévérités de l'automne se perdant dans la
grandeur du noir, devenaient redoutables et d'un mystère sinistre. Quand
il avait marché sous ces voûtes, où rien ne guide que la petite fissure
du ciel entre les têtes des arbres, quand il avait descendu l'_Allée aux
Vaches_, en enfonçant dans le sable, dans le vague et l'inconnu du
terrain mou, entre ces murs d'obscurité, à travers ce sommeil de
l'avenue, réveillé seulement par le rire du hibou, Coriolis revenait
avec un peu de cette nuit de la forêt dans la tête, rêvant, avec une
certaine sensation troublée, à cette solennité terrible de l'immense
silence et de la vaste immobilité.



XCVII


Au milieu des journées que Coriolis passait à paresser dans l'atelier du
paysagiste, regardant par-dessus l'épaule du travailleur absorbé ce qui
naissait magiquement sur sa toile,--c'était souvent un effet qu'ils
avaient vu ensemble la veille,--Crescent, de temps en temps, appuyant sa
palette sur sa cuisse, se retournait vers le regardeur, et, lentement,
avec l'accent traînant du paysan, il disait: «J'ai toujours les brosses
et la palette du tableau que je peins... Changer de palette et de
brosses c'est changer d'harmonie... Ma palette, vous le voyez, c'est
comme une montagne... J'ai de la peine à la porter... La brosse sèche
mord comme un burin, cela devient un outil résistant.»

Il se taisait, revenait au mutisme du travail; puis, au bout d'une
heure, il laissait tomber, mot par mot, comme du fond de lui-même et du
creux de ses réflexions: «Il faut poser le ton sans le remuer, arriver à
modeler sans remuer la couleur... chercher à avoir les veines de la
palette.» Il s'arrêtait, repeignait; et après d'autres heures,
l'échauffement lui venant de son travail, une espèce de luisant blanc
montant à son front il recommençait à parler comme s'il se parlait à
lui-même. Il disait alors: «La palette est la décomposition à l'infini
du rayon solaire, l'art est sa recomposition.»

Des secrets de la pratique, des recettes raffinées de l'exécution, des
superstitions du procédé, il passait avec un ton de révélation à des
axiomes qui lui tombaient des lèvres, heurtés, saccadés, scandés comme
des versets d'un évangile à lui. Il répétait: «Il faut faire rentrer la
variété dans l'infini.»

De loin en loin, il jetait dans le silence des phrases énigmatiques,
enveloppées, mystérieuses, sur le _summum_ et la conscience de l'art.
Des fragments de théories lui échappaient, qui montaient à une certaine
philosophie de la peinture, allaient à l'_au delà_ du tableau, au but
moral de la conception, à la spiritualité supérieure dominant
l'habileté, le talent de la main. Il parlait des vertus de caractère de
la peinture, de la sincérité qu'il disait la vraie vocation pour
peindre. A des bribes d'esthétique, à un fond de Montaigne, le bréviaire
du paysagiste et sa seule lecture, il mêlait toutes sortes de
convictions ardemment personnelles, de croyances couvées, fermentées
dans le recueillement de son travail et le croupissement de sa vie. Peu
à peu, s'entraînant, s'exaltant, mais parlant toujours avec de grands
arrêts, de longues suspensions, des phrases coupées, des espèces de
longs ruminements muets, il dogmatisait sans suite, s'élevait par de
courts jaillissements de paroles à une suspecte et nuageuse formulation
d'idéalité d'art; et ce qu'il disait finissait par devenir insaisissable
et inquiétant, comme le commencement de l'entraînement et de l'envolée
d'une cervelle vers l'absurde, l'irrationnel, le fou.

Coriolis, qui avait l'esprit carré, droit et solide, qui aimait en
toutes choses la simplicité, la clarté et la logique, éprouvait une
sorte de malaise à côté de ces idées, de ces paroles, de cette
esthétique. Les fièvres d'imagination, les griseries de cervelle, les
théories qui perdent terre lui avaient toujours inspiré une répulsion
native et insurmontable, presque un premier mouvement physique d'horreur
et de recul.

Il avait peur instinctivement de leur contact comme d'une approche
dangereuse, de quelque chose de malsain et de contagieux qu'il craignait
de laisser toucher à la santé de sa tête, à l'équilibre de sa pensée. Et
il arrivait qu'au même moment où madame Crescent se refroidissait pour
Manette, Coriolis sentait pour la société du paysagiste, tout en restant
l'ami de l'homme et de son talent, une espèce d'involontaire
éloignement.



XVCIII


Au milieu d'octobre, Coriolis rentrait d'une longue promenade par une de
ces nuits humides qui font apparaître dans un brouillard la lampe des
petites salles à manger du village. En l'apercevant, Manette lui cria du
coin du feu auprès duquel elle causait avec Anatole.

--Arrive donc; si tu savais les bêtises qu'il me dit! Crois-tu qu'il a
l'idée de passer l'hiver ici?

--Bah! L'hiver, comment ça? Veux-tu m'expliquer un peu?

--Parfaitement,--dit Anatole surmontant l'espèce de petite honte d'un
enfant surpris dans ces tentations chimériques auxquelles la lecture des
voyages entraîne les premières imaginations de l'homme. Et il se mit à
raconter d'un ton moitié sérieux, moitié plaisant, comme s'il se moquait
de lui-même, un de ces projets qui passaient de temps en temps dans sa
cervelle d'oiseau, et lui donnaient deux ou trois bonnes soirées de
rêvasserie dans son lit avant de s'endormir.--Tu connais bien la cave
des Barbissonnières? Elle a une cheminée naturelle... Il n'y a qu'à
boucher quelques petites fissures, l'affaire d'une poignée de bruyère...
Avec ça une porte d'occasion... je serai chez moi... Il y a bien un
Américain qui y a déjà demeuré... Je ferai ma cuisine... Qu'est-ce que
ça me coûtera? Pas de bois à acheter, tu comprends... L'hiver, on dit
que c'est si beau... Il paraît qu'il y a des jours de givre dans la
forêt... un vrai décor en cristal! Et puis, après l'hiver, j'attrape le
printemps... et c'est là que moi, malin, je me livre à ma petite
industrie... Ici, ils n'ont pas d'idées, ils ne ramassent pas les
champignons, ils les laissent perdre... J'aurai une petite voiture à
bras... Eh bien! quoi? Qu'est-ce qu'il y a de drôle à ça?... C'est que
je connais les espèces à présent... et bien... Ce n'est pas à moi qu'on
repasserait une fausse oronge... Tu vois l'affaire, une affaire
énorme!... Je me mettrai en rapport avec un grand marchand de la
halle... je lui fournirai des _ceps_, des _têtes de nègre_, des
_ombelles_... je ne te parle pas des girolles... Un vrai commerce... Car
enfin à Paris, un petit panier de morilles comme la main, ça vaut deux
francs... et c'en est plein ici... Calcule... La forêt... ah! on ne sait
pas tout ce qu'elle peut rapporter!...

Et se mettant à faire peu à peu la caricature de ses projets comme pour
n'en pas laisser la moquerie aux autres:

--Non, on ne le sait pas... La forêt de Fontainebleau! Mais je parie
qu'on peut s'en faire, comme des lapins, cinq mille livres de rente, et
plus!... Tiens! une idée... une idée magnifique qui me vient à
l'instant... Tu sais bien? ces familles d'étrangers qui ont des petits
bras et qui se collent huit contre l'écorce pour mesurer le tour d'un
arbre... Eh bien, mon cher, voilà un revenu... Je mets sur un morceau de
papier: le _Chêne de l'empereur_... _Élévation: tant... Circonférence à
hauteur d'homme: tant..._ Tous les chênes célèbres comme ça... Je fais
imprimer à Melun... format dune carte de visite... et un sou! je leur
vends un sou, pas plus... Des gens qui sont avec des femmes, ils n'y
regardent pas... ils m'achètent... Il y a des milliards d'étrangers dans
le monde... Ce sont les patards qui font les millions... Je gagne un
argent à devenir fou... et je fais bâtir un château où je t'inviterai à
passer quinze jours: on dînera en habit!

--C'est à ce moment-là que tu feras ton grand tableau pour l'exposition,
n'est-ce pas? Tu seras donc toujours aussi bête, vieil imbécile?... Eh
bien! est-ce qu'on va dîner?... Moi, c'est bizarre, je ne suis pas comme
Anatole: à mesure que je me promène dans la forêt, je trouve que ça
manque de gaieté...

--As-tu vu ce temps d'aujourd'hui?--dit Manette.

--C'est affreux d'humidité... Et puis, ces maisons en grès, c'est comme
une cave...

--Allons!--fit Coriolis,--il me semble que voilà un bien joli moment
pour revenir à Paris?... Le temps d'installer Anatole dans son
terrier...--et Coriolis se tourna vers lui en riant,--et nous partons,
n'est-ce pas, Manette?

--Ah! flûte!--dit Anatole dégrisé de ses projets en les parlant et
tourné tout à coup au vent de Paris,--les champignons n'auraient qu'à
avoir la maladie l'année prochaine!... Et puis, mon avenir!... La
Postérité remarquerait mon absence... Rentrons dans l'Art!

--Alors, le départ pour après-demain, par la voiture de Melun, à deux
heures? Nous serons pour dîner à Paris...



XCIX


Revenu à Paris, le trio eut le plaisir du retour, la joie de retrouver
les meubles, les objets de souvenir, les choses qui paraissent nouvelles
quand on revient.

En arrivant, Coriolis se mit à retourner, à regarder de vieilles
esquisses. Anatole alla à Vermillon qui ne venait pas à lui, et qui,
sommeillant dans un coin de l'atelier, sous une couverture, s'était
contenté, à l'entrée de son ami, d'ouvrir ses deux grands yeux et de les
fixer avec un regard de reconnaissance.

--Eh bien! Vermillon, qu'est-ce que c'est?--fit Anatole.--Voilà tout?
Pas plus de fête que ça? Voyons, voyons...

Et il se pencha sur la bête couchée.

Vermillon grimpa après lui avec des gestes engourdis et pénibles, et lui
passant les bras autour du cou, il laissa paresseusement aller sa tête
sur son épaule, dans un mouvement incliné qui semblait chercher à y
dormir.

--Eh bien! quoi? mon pauvre bibi? ça ne va pas?... des chagrins? C'est
vrai qu'il y a longtemps que tu n'as eu un camarade... je t'ai joliment
manqué, hein? mais attends...

Et, se mettant devant Vermillon qu'il reposa sur sa couverture, Anatole
commença à lui faire ses anciennes grimaces. Tout à coup le singe se mit
à tousser, et une quinte, coupée de petits cris d'impatience et de
colère, secoua d'un tremblement convulsif tout son corps jusqu'au bout
de sa queue.

--Ta rosse de portier!--lança Anatole à Coriolis.--Je te l'avais bien
dit, avant de partir... Il l'aura laissé avoir froid... Pauvre chou!
n'est-ce pas que tu as eu froid?

Et prenant le malheureux animal qui s'était pelotonné et ramassé sur sa
souffrance, l'emmaillottant doucement dans la couverture, il l'apporta
devant la chaleur du poêle. Le singe était entre ses jambes: Anatole le
câlinait, lui adressait des mots, des douceurs de nourrice, et, de temps
en temps, lui donnait à boire une cuillerée de l'eau sucrée qu'il avait
mise tiédir sur la plaque.

Les jours suivants, Vermillon fut à peu près de même. Il eut des hauts,
des bas, de bons moments, suivis de mauvais, des réveils de vie, des
heures de gaieté, puis des tousseries, des quintes déchirées et entêtées
lui laissant des abattements qu'Anatole essayait vainement de distraire
et d'égayer.

Anatole l'avait monté dans sa chambre et lui avait fait un petit lit par
terre à côté du sien. Quand il l'entendait tousser la nuit, il sautait
pieds nus par terre, et lui donnait du lait qu'il tenait chaud sur une
veilleuse.

Le matin, lorsqu'il se levait, l'oeil doux et clair de l'animal suivait
le moindre de ses mouvements. Sa tête se soulevait peu à peu, et montait
tout doucement pour voir. Au moment où Anatole allait sortir, le singe
était presque sur son séant, tout le corps tendu, les yeux attachés sur
le dos d'Anatole, sur la porte qu'il fermait, avec l'expression des yeux
d'une personne qui regarde la tristesse de voir s'en aller quelqu'un et
venir la solitude. Un jour, Anatole eut la curiosité de rouvrir la porte
quelques minutes après l'avoir fermée: Vermillon était toujours dans la
même position, le regard d'une pensée fixe tournée vers la porte, tétant
mélancoliquement un doigt de sa petite main entré dans sa bouche: on eût
cru voir un enfant malheureux qu'on a laissé le matin en pénitence.

Anatole trouva horrible de laisser s'ennuyer ainsi cette pauvre bête. Il
descendit à l'atelier, établit un petit plancher sur le poêle de fonte,
organisa une espèce de matelas avec des couvertures, remonta:

--Viens, Vermillon,--fit-il.

Vermillon le regarda.

--Saute donc, vieux!--lui dit-il en baissant sa poitrine vers lui.

Le pauvre animal s'élança des deux bras, mais ce fut tout ce qu'il put
faire: le bas de son corps ne se souleva pas. Quelque chose semblait le
clouer par les pattes au lit. Il resta, jeté en avant, poussant des
petits cris, essayant vainement de bondir.

--Ah! nom d'un chien!--dit Anatole en le découvrant,--il a le train de
derrière paralysé!



C


Coriolis sortait avec Chassagnol d'une exposition de tableaux et de
dessins modernes qui avait attiré aux Commissaires-priseurs, dans une
des grandes salles de l'hôtel Drouot, tout le Paris faisant de l'art sa
vie, son commerce, son goût ou son genre.

Ils marchaient sur le trottoir à côté l'un de l'autre, Chassagnol
absorbé, avec l'air mal éveillé; Coriolis silencieux et laissant
échapper des gestes.

Tout à coup Coriolis s'arrêta:

--Oui, une feuille, une tuile sur un toit... deux choses comme ça dans
le ciel...--et il dessina du doigt l'accolade d'un vol d'oiseau dans
l'air,--c'est signé, c'est de lui... Une personnalité du diable ce
mâtin-là!

Et il se remit à marcher auprès de Chassagnol, qui paraissait ne pas
l'avoir entendu.

Au bout de vingt pas, il s'arrêta une seconde fois tout net, et faisant
faire halte à Chassagnol:

--As-tu remarqué, mon cher, comme tout fiche le camp à côté de lui? Tous
les autres, ça paraît ce que c'est: des modernes... Lui, ses tableaux...
ça recule, ça s'enfonce, ça se dore, ça se culotte en chef-d'oeuvre...

--Ah çà! de qui parles-tu?

--De Decamps, parbleu!--fit sourdement Coriolis.

Chassagnol le regarda, étonné d'entendre sortir de sa bouche ce nom que
Coriolis n'aimait pas dans la bouche des autres.

--Eh bien, oui, de lui,--reprit Coriolis.--Je l'ai assez discuté et
chicané pour lui rendre justice.

Et son admiration jaillissant de sa rivalité, de sa jalousie vaincue, il
se mit à vanter ce grand talent avec cette langue qu'ont les peintres,
ces mots qui redoublent l'expression, ces paroles qui ressemblent à une
succession de touches, à de petits coups de pinceau avec lesquels ils
semblent vouloir se montrer à eux-mêmes les choses dont ils parlent.

Il parlait du tempérament, de l'originalité, de la puissance pittoresque
de ce dessinateur s'avouant incapable de «flanquer sur ses pattes» une
figure de prix de Rome, et mettant pourtant, à tout ce qu'il touche,
cette griffe, cette marque, ce DC qui, sur sa peinture, ses toiles, ses
dessins, ses fusains, font l'effet des lettres du maître imprimées aux
flancs brûlés d'une meute. Il parlait du coloriste, qu'il avait nié
lui-même autrefois, du coloriste écrasant, tuant tout autour de lui. Il
trouvait dans sa peinture la vie, la vie intime et pénétrante des
choses, une intensité de vitalité, une étonnante âpreté de sentiment.

--Des ficelles! allons donc!--s'écriait-il.--Est-ce qu'on est Decamps
avec des ficelles? Qu'est-ce que ça fait le procédé? Pourquoi alors ne
reproche-t-on pas à Delacroix ses pinceaux à l'aquarelle, pour avoir les
pleins et les déliés qu'il n'attrape pas à la brosse, et la manière dont
il a préparé son char du Soleil dans la galerie d'Apollon? Et puis on
vous dit: Verdier! qu'il a volé, Verdier! un faux Lebrun!... Ils me font
mal!

Et il remettait sous les yeux de Chassagnol ce paysage vu à la vente,
les gardes-chasse, ruisselants d'eau, tout le désolé de la pluie, une
trombe dans le buisson de Ruysdaël, la crevée de l'ondée au bout d'un
champ, et sur le fond qu'il indiquait devant lui d'un mouvement de main,
sur le liséré de blanc blafard, ce tape-cul fantastique, d'un bourgeois
presque effrayant, ayant l'air de mener le diable chez un notaire de
campagne.

Il disait le paysagiste saisissant qu'est Decamps, comme il fait
frissonner la nature, comme il dramatise le bois et l'horizon, quel
grand décor mystérieux et sourd il bâtit avec les bois de cyprès autour
des lacs, quels arbres sacrés il tire de terre pour y accrocher le
carquois de Diane, quels ciels il construit, terribles, puissants,
cyclopéens, roulant des colonnades, des architectures, des bases de
temple, pareils à des assises, à de grands escaliers, à des gradins de
Cirque autour d'une arène d'Histoire, tassés, plissés souvent sur
l'horizon comme le bas de la robe des tempêtes, rayés parfois de barres
d'or, de sang et de feu comme une échelle de Jacob.

Il disait cette grande et sauvage poésie qu'exhalent ces sentiers
perdus, ces routes abandonnées, suspectes, aventureuses, où le peintre
de la mélancolie du grand chemin jette ses silhouettes bohémiennes: le
Pâtre, le Mendiant, le Braconnier, les derniers nomades et les derniers
sauvages, vus plus grands que nature, élevés par le caractère, l'aspect,
la sculpture du haillon à une espèce de style héroïque moderne.

Le style, c'était là la grande supériorité, le signe de force suprême
que Coriolis reconnaissait à Decamps. Et toutes les pages de style de
Decamps lui repassant dans la tête, il citait, en s'animant, en devenant
éloquent sous une espèce d'amertume, ces batailles bitumineuses,
fumantes de massacres, ces mêlées furieuses, ces chocs barbares où de
petits chevaux blancs galopent entre des peuples qui se broient. Il
citait les dessins du Samson; il les proclamait bibliques avec quelque
chose de fauve dans l'épique, il criait: «C'est de l'homérique juif!»

En revenant au souvenir de ce Café turc dont il s'était empli les yeux à
l'exposition pendant une demi-heure, il rappela à Chassagnol cette bande
de ciel ouaté de blanc, martelé d'azur, sur lequel semblait trembler un
tulle rose; ces petits arbres buissonneux, pareils à des massifs de
rosiers sauvages, le cône des ifs, des cyprès noirs percés de jours,
cette rondeur d'une coupole, la ligne des terrasses, ce rayon vibrant
sur des plâtres tachés du velours des mousses, ces murs ayant des tons
de peau de serpent séchée et comme des écailles de reptile, ce craquelé
de la muraille chatoyant sous les traînées du pinceau, l'égrenage du
ton, l'émail de la pâte, les gouttelettes de couleur huileuse, les tons
coulant en larmes de bougie, jusqu'à ce petit réduit de fraîcheur, où le
coup de soleil pailletait d'or les nattes, allumait le fourneau
vermillonné d'une pipe, le blanc ou le rouge d'un turban, une veste
couleur d'or vert, une fleur au fond dans un jardin de fleurs. Il
évoquait, ressuscitait, semblait repeindre tout le tableau, sa lumière,
son ombre, la grande ombre chaude, vaporisée de chaleur, et au bas des
colonnes porphyrisées et marbrées de bleu d'étain, la mare sourde et
fumante aux eaux de sombre transparence, piquées çà et là d'un feu
d'escarboucle, d'un reflet de ces palets de pierre précieuse avec
lesquels jouent les gamins des _Mille et une Nuits_. Au bout de cela,
Coriolis dit rêveusement:

--Ah! mon cher, l'Orient... l'Orient!... Moi je n'ai fait que de la
cochonnerie...

--Laisse donc,--fit Chassagnol,--tu as tes qualités à toi... de
très-grandes...

--De la cochonnerie, je te dis!... Une turquerie intelligente,
spirituelle, coloriée, avec des qualités comme tu dis... oh! beaucoup de
qualités! Mais jamais la note extrême... Et sans cette note-là, vois-tu
en art... Ce qu'il fait, lui, ce n'est peut-être pas si vrai que moi...
Mais c'est mieux, c'est... tiens, je ne sais pas quelque chose
au-dessus... Vois-tu, c'est un Orient... un Orient...

--L'Orient de la poésie de _Child-Harold_ et de _Don Juan_, dans
du soleil à Rembrandt, c'est ça, hein?... Du Child-Harold
rembranisé...--répéta deux ou trois fois Chassagnol.

Coriolis ne répondit pas, prit le bras de Chassagnol, et l'emmena, sans
lui parler, dîner chez lui.



CI


--Eh bien! comment est-il aujourd'hui?--demanda Coriolis à Anatole qui
apportait Vermillon pour l'installer sur le poêle.

Anatole, pour toute réponse remua tristement la tête. Et il se mit à
arranger la couverture, la bourrant en traversin sous la tête du singe.

--Oh! qu'il pue!--dit Manette en regardant Vermillon par-dessus l'épaule
de Coriolis qui était venu le caresser, et elle alla se rasseoir, à
distance, au fond de l'atelier.

Le triste abattement de la mobilité, de la souplesse, de l'élasticité
animale, faisait peine à voir chez Vermillon. La paresse dolente, la
peine de ses mouvements, la paralysie de ses gamineries et de sa
diablerie, ce qu'il y avait de la douleur d'un visage sur sa mine, en
faisaient comme un petit malade approché tout près de l'homme et de sa
pitié par cet air de souffrance humaine qu'a la souffrance des animaux.
A tout moment, le pauvre petit malheureux soulevait sa tête, se
retournait, changeait de pose et de place, donnant le déchirant
spectacle de l'agitation continue dans l'incessant malaise et l'angoisse
de toujours souffrir. Il se lamentait, se plaignait, poussait en
grognant de petits: _hun, hun_. Une respiration visible et pénible
courait sous la maigreur de ses côtes. Des frémissements nerveux lui
fronçaient le front, relevant au-dessus de ses sourcils sa houppe de
poils, et des crispations plissaient la chair de poule de son petit
mufle aux coins de la bouche. Au haut de leurs orbites caves, ses yeux
fermés laissaient voir une tache rouge, une meurtrissure de sang
extravasé, qui faisait paraître plus bleu le bleuissement de ses
paupières. Il restait longtemps avec un seul oeil ouvert et veillant;
puis, il s'enfonçait dans ce sommeil des malades, accablé, assommé, qui
ne dort pas; il rouvrait soudain ses paupières, jetait de côté ses yeux
agrandis de souffrance, où passait du désespoir et de la prière de bête.
D'autres fois, il avait des regards circulaires qui faisaient le tour de
la pièce, et s'arrêtaient avant de finir sur Anatole, des regards pleins
de toutes sortes d'expressions, où se voyait comme la stupéfaction de sa
souffrance, de son immobilité, de la corde qui pendait du plafond sans
qu'il s'y balançât. On eût cru que par moments, dans la lente douceur de
ses yeux orange, aux grandes pupilles noires, il y avait l'étonnement de
voir le soleil jouer sans lui à la fenêtre.

De petites secousses de douleur faisaient donner à ses mains des coups
nerveux dans l'air. Des frissons lui passaient qui remuaient ses poils
et en ouvraient les épis comme un souffle. Ses jambes avaient des
allongements de cuisse de lièvre blessé à mort. Sa tête se mettait à
branler d'un horrible tremblement, au milieu d'efforts pour se dresser
et se soutenir sur son séant, à l'aide de ses petites mains faibles qui
se soulevaient de temps en temps et mettaient leurs deux petits poings
crispés contre ses tempes,--un mouvement que les deux amis avaient vu
dire, dans des agonies d'hommes: _Mon Dieu! que je souffre!_

Coriolis qui regardait cela, sa palette à la main, s'en retourna à son
chevalet. Anatole resta près de Vermillon, lui relevant de son mieux la
tête sous des bourrelets de couverture, le retenant doucement des deux
mains dans les crises convulsives qui l'agitaient. Vermillon se jetait
en avant comme s'il voulait se précipiter en bas du poêle. Puis, il
restait agenouillé et aplati dans la pose d'un animal qui boit, avec son
petit bras pendant; ou bien encore, il se tenait, de grands moments,
appuyé sur le dos de ses mains rebroussées et montrant leur paume
jaunâtre, les coudes élevés de chaque côté de son dos comme les pattes
d'une sauterelle prête à sauter, la tête toute en dehors de la plaque du
poêle, immobile, en arrêt sur une feuille de parquet.

La vie, comme il arrive chez ces petits êtres délicats, vivaces et
nerveux, se débattait cruellement dans ce malheureux petit corps.
C'étaient des secousses, des tressautements, des étirements, des
tortillements inapaisables, des élancements, tout pareils à ces
dernières révoltes qui jettent de travers, brusquement, les membres d'un
malade, les pieds hors du lit, la tête dans le mur. Il essayait de
s'arc-bouter, de se cramponner tout autour de lui; et sa main, sortie de
sa couverture, se nouait à l'anse d'un gobelet de fer-blanc avec
l'étreinte d'une griffe d'oiseau serrant une branche.

Avec les heures, presque avec les minutes, une sorte de vieillesse
descendait dans le creux de l'amaigrissement de ses petits traits. Des
tons malsains de corruption se mêlaient peu à peu sur sa face à un
jaunissement de vieille cire. Son petit nez froncé prenait un brun de
nèfle. Un peu de mousse bavait à son mufle. Des commencements
d'immobilité et de refroidissement faisaient déjà monter de la mort dans
le petit corps où la vie n'était plus guère que le mouvement du globe de
l'oeil sous les paupières toutes bleues, le battement et la fièvre d'un
regard fermé. Tout à coup, il roula sur le côté; sa tête eut un
renversement suprême: elle bascula toute en arrière, avec un subit
renfoncement dans les épaules, en découvrant le dessous blanc de son
menton. Au bout de ses deux bras, allongés et roidis, ses deux mains
serrèrent leur pouce sous leurs doigts; des ondulations affreuses
coururent, en serpentant, tout le bas de son corps. Un mouvement
furieux, semblable à la détente d'un ressort qui casse, agita une de ses
jambes qui battit désespérément dans le vide... Puis ce fut une
immobilité où rien ne bougea plus qu'un petit tremblement de la plante
des pieds.

--Tiens! il pleure!... Anatole qui pleure vraiment!--fit Manette.

Une larme venait de tomber de la joue d'Anatole sur le cadavre du singe,
et le jour la faisait briller au bout d'un poil.

--Moi, je pleure?...--fit Anatole honteux, et se dépêchant de sécher sa
larme avec du cynisme:--Ah! sacristi, j'ai oublié de lui demander s'il
voulait un prêtre...

--Allons, c'est fini, dit Coriolis, en voyant le regard d'Anatole
revenir au singe; et il jeta la couverture sur le singe.

--Alors je vais sonner pour qu'on nous débarrasse de ça?--fit Manette.

--Pas la peine, ma petite,--lui dit Anatole en lui arrêtant le bras d'un
geste dramatique.--C'est papa que ça regarde!



CII


Anatole attrapa une serge verte jetée sur un plâtre dans un coin de
l'atelier. Il coucha dedans, avec des mains presque pieuses, le cadavre
de Vermillon, ramena la serge, la noua aux quatre coins, passa un
paletot sur sa vareuse, mit son chapeau.

--Où vas-tu?--lui demanda Coriolis.

--Loin. Je vais où les concessions à perpétuité ne coûtent rien.

Quand il fut dans la rue de Rivoli, il monta sur l'impériale d'un de ces
grands omnibus qui jettent les Parisiens dans la campagne. Il tenait son
paquet sur ses genoux, et regardait dedans, de temps en temps, en
écartant un petit peu de la toile.

A la porte Maillot, il descendit, entra dans le bois de Boulogne, prit
une allée à droite, marcha, cherchant une place, un petit morceau de
solitude où l'on pût faire une fosse en creusant un trou. Il y avait du
monde partout, et pas un bout de désert.

Ce n'était pas l'heure. Il sortit du bois, s'en alla dans l'avenue de
Neuilly, s'attabla dans un cabaret, et se mit à attendre l'heure du
dîner en se faisant verser une absinthe.

Après le premier verre, il en redemanda un; après le second, un autre.
Il suffisait d'un chagrin tombant dans un verre de n'importe quoi pour
griser Anatole: au troisième verre d'absinthe, il était «raide comme la
justice».

Il mit sa tête contre le mur du cabaret, creusé, dans le plâtre, de
trous de queues de billard qui y avaient fouillé du blanc. Il regarda le
paquet de serge verte posé sur la paille d'un tabouret à côté de lui, et
l'attendrissement de ses pensées lui échappant dans un monologue de
pochard:--Mort! toi, mort! Pauvre bibi! hein, c'est vilain?... Penser
que tu es là! ratatiné, tout froid... C'est ça, toi! ça!... plus que ça,
rien que ça!... On me prend, vois-tu, pour un garçon bottier qui reporte
de l'ouvrage en ville... Des imbéciles, laisse donc... Qu'est-ce que ça
me fait? Pauvre vieux, te voilà donc lancé dans l'éternité, dans cette
grande canaille d'éternité!... Te laisser ramasser par un chiffonnier,
par exemple... comme elle voulait, elle... pour que je te trouve
empaillé sur le boulevard Montmartre, chez le naturaliste, dans une
scène à personnages!... Ah! bien oui, plus souvent!... C'est moi qui
vais te mettre à l'ombre quelque part où tu ne seras pas embêté... dans
un joli endroit où tu n'auras pas des bottes de sergent de ville sur la
tête... As pas peur!... Petit gredin! tu m'as pourtant mordu une fois...
C'est vrai que tu m'as mordu, te rappelles-tu?

Des maçons mangeaient un morceau à une table à côté de la sienne. Il
demanda à manger à la fille qui servait. Mais quand il eut devant lui le
rata du jour, il ne put y goûter. Il avait comme un malheur qui lui
barrait l'estomac et lui bouchait l'appétit: il souffrait d'une
impression d'avoir perdu quelqu'un, qu'il n'avait jamais eue.

Il demanda un litre, après le litre de l'eau-de-vie, et en
buvant:--Hein? Vermillon,--fit-il en se penchant,--plus de petits
verres, c'est fini... Nous ne mettrons plus notre petite langue rose
là-dedans...

Et il se leva, dit à ce qui était dans le paquet:--Viens!--et alla payer
au comptoir.

Dehors, c'était la nuit. Sur le ciel violet et froid, roulait et
moutonnait le caprice d'un grand nuage blanc, une immense nuée flottante
et transparente, traversée, pénétrée, rayonnante de la lumière diffuse
de la lune qu'elle voilait.

Anatole se trouvait au milieu de l'avenue de l'Impératrice, quand un
morceau de la lune jaillit du nuage déchiré.

--Bravo l'effet!--fit Anatole.--Le tableau de Girodet... l'enterrement
d'Atala, gravé par monsieur... monsieur... Tiens, voilà que je ne sais
plus le nom de la gravure d'Atala... Mais, regarde donc, Vermillon,
vois-tu? Le soleil avec un crêpe... un enterrement nature, et soigné! Tu
as le ciel à ton convoi... la lune, rien que ça! Première classe,
franges d'argent, tenture et tout, les nuages dans des voitures...

La lune pleine, rayonnante, victorieuse, s'était tout à fait levée dans
le ciel irradié d'une lumière de nacre et de neige, inondé d'une
sérénité argentée, irisé, plein de nuages d'écume qui faisaient comme
une mer profonde et claire d'eau de perles; et sur cette splendeur
laiteuse, suspendue partout, les mille aiguilles des arbres dépouillés
mettaient comme des arborisations d'agate sur un fond d'opale.

Les massifs serrés et maigres du bois commençaient à s'étendre. Le ruban
blanchissant des allées s'enfonçait très-loin dans des taches de noir.
Une voiture qui riait passa; puis un pas.

Anatole prit à gauche, entra dans un fourré, marcha cinq minutes,
s'arrêta comme un homme qui a trouvé: il était dans une petite
clairière. L'éclaircie était mélancolique, douce, hospitalière. La lune
y tombait en plein. Il y avait dans ce coin le jour caressant, enseveli,
presque angélique de la nuit. Des écorces de bouleaux pâlissaient çà et
là, des clartés molles coulaient par terre; des cimes, des couronnes de
ramures fines et poussiéreuses, paraissaient des bouquets de marabouts.
Une légèreté vaporeuse, le sommeil sacré de la paix nocturne des arbres,
ce qui dort de blanc, ce qui semble passer de la robe d'une ombre sous
la lune, entre les branches, un peu de cette âme antique qu'a un bois de
Corot, faisaient songer devant cela à des Champs-Élysées d'âmes
d'enfants.

Rien ne déchirait le silence qu'un appel de canards, de loin en loin, et
le bruissement de la nappe d'eau du lac, frissonnante, à l'horizon.

Une rochée de trois bouleaux se levait sur un côté de la clairière, se
détachant du massif; la lune écaillait un peu le bas de leur écorce.
Anatole défit, tout auprès, le noeud de son paquet: les paupières
entr'ouvertes de Vermillon laissaient voir ses yeux, ces yeux
horriblement doux de singe mort qui avaient encore un regard; ses dents
blanches, serrées, avançaient un peu sur son museau contracté et retiré.

Anatole s'agenouilla, tira son couteau et se mit à creuser. Et tandis
qu'il travaillait, un chantonnement nègre lui vint aux lèvres, une
espèce de bercement funèbre, comme si, avec le gazouillis des chansons
que Saïd chantait à l'atelier, il espérait s'approcher de l'oreille de
Vermillon.

Il marmottait:--Dansez, Canada! fougoum, fougoum! Vermillon mouru, moi
lui faire petit trou, petit nid, petit, petit... bien gentil! Paradis
là-dessous... Bienheureux, Vermillon... paradis! Dansez, Canada! Plus
souffrir, Vermillon! bon petit singe s'en aller, s'envoler... dans le
bleu! Asie, Afrique, Amérique, à lui! Dansez, Canada! dansez, Cocoli,
Bengali, Colibri! Des Mississipi, des forêts vierges à Vermillon...
boire aux rivières, boire au soleil, boire aux fruits des arbres! des
noix de coco, tout plein! Dansez, Canada! Pays où il n'y a pas
d'hommes... Le bon Dieu pour les singes, tous les jours, toute la vie...
Vermillon courir, Vermillon avoir bien chaud dans le dos... Vermillon
retrouver ses amis... Vermillon là-haut! Vermillon, amour! oiseau!
étoile!... petite fleur bleue! pervenche! Psitt!... plus rien! Dansez,
Canada!

Le trou était creusé: posant au fond le dos de sa main, Anatole tâta:

--Ah! mon pauvre frileux,--dit-il sérieusement et tristement, avec un
son de voix dégrisé,--tu vas trouver la terre bien froide...

Et le prenant dans ses bras, il lui ferma les paupières comme à une
personne. Il lui déroidit les membres, plia sa queue sous lui, le mit
dans la petite fosse, ramena avec les mains la terre sur le trou. Et,
quand il eut marché et piétiné dessus, il se mit, assis à la turque, à
fumer une longue cigarette silencieuse.

Il était plein d'idées qui ne pensaient à rien. Cependant quelque chose
de lui lui paraissait mort et fini: il y avait de sa gaminerie sous
terre.

Il se leva. Il était ému et barbouillé. Il avait le coeur ivre, étourdi
et remué. Il tomba sur le premier banc dans une grande allée, s'allongea
tout de son long, un bras, une jambe pendants, et là s'endormit.

Au bout de quelques heures, il se réveilla. Il n'y avait plus de lune,
et il pleuvait. Il se tâta: il était trempé.

Il sauta sur ses jambes, courut devant lui, jusqu'à une porte du bois,
vit de la lumière à un poste de douaniers, entra là, demanda à se
chauffer, envoya chercher une bouteille d'eau-de-vie, but cette
bouteille-là et une autre avec les douaniers; et quand il rentra le
matin, Coriolis lui demandant ce qu'il était devenu, ne put rien tirer
de ses souvenirs abrutis que cette phrase:--Les gabelous,
très-gentils!... très-gentils, les gabelous...



CIII


Les amis de Coriolis s'étaient étonnés de ne pas le voir commencer
quelque grand morceau, une oeuvre importante à son retour de
Fontainebleau, après un si long repos. Des mois se passaient: Coriolis
continuait à ne rien jeter sur la toile. Il sortait toute la journée, et
s'en allait errer dans Paris.

Il battait les quartiers les plus éloignés et les plus opposés; il
coudoyait les populations les plus diverses. Il allait, marchant devant
lui, fouillant, d'un oeil chercheur, dans les multitudes grises, dans
les mêlées des foules effacées; tout à coup, s'arrêtant et comme frappé
d'immobilité devant un aspect, une attitude, un geste, l'apparition d'un
dessin sortant d'un groupe. Puis, accroché par un individu bizarre, il
se mettait à suivre, pendant des heures, l'originalité d'une silhouette
excentrique. Les passants se troublaient, s'inquiétaient presque de
l'inquisition ardente, de la fixité pénétrante de ce regard qui les
gênait, se promenait sur eux, leur faisait l'effet de les creuser et de
les pénétrer à fond.

Quelquefois, tirant de sa poche un petit carnet grand comme la moitié de
la main, il jetait dessus deux ou trois de ces coups de crayon qui
attrapent l'instantanéité d'un mouvement. Il fixait d'un trait l'effort
d'une attelée de maçons, la paresse d'un accoudement sur un banc de
jardin public, l'accablement d'un sommeil dans des démolitions, le
hanchement d'une blanchisseuse au panier lourd, le renversement d'un
enfant qui boit au mufle de bronze d'une fontaine, la caresse
enveloppante avec laquelle un ouvrier herculéen porte son enfant dans
des bras de nourrice, ce qu'il y a des cariatides du Puget dans un fort
de la Halle, un morceau quelconque du sculptural naturel, superbe, ému,
qu'indique et montre le spectacle de la rue. Journées de fatigue,
souvent stériles, mais qui souvent aussi donnaient à l'artiste, en
quelque coin obscur, sous quelque porte cochère, une de ces rencontres
soudaines de la réalité pareilles à une illumination de son art.

Une fois, par exemple, il avait passé des heures à se graver dans la
mémoire une tête de mendiante aveugle, le plus beau des visages
douloureux que la peinture ait jamais rêvés: un profil de vieille femme
octogénaire, dans la ligne rigide du dessin de Guido Reni du Louvre, une
tête décharnée, fondue, ciselée par la maigreur, sculptée par toutes les
misères, les joues remuées et tremblantes du souffle d'une petite toux,
le masque de marbre de la Vie sans yeux et sans pain, avec, sur la peau
d'un blanc de vélin, des polissures comme d'une chose usée; une tête de
Niobé aux Petits-Ménages et de Reine en madras, dont les cheveux gris,
le cou tendu et plein de cordes, la majesté du désespoir, la paralysie
de statue, faisaient retourner jusqu'à l'étonnement des gens du peuple
qui passaient.

D'un bout à l'autre de Paris, il vaguait, étudiant les types saillants,
essayant de saisir au passage, dans ce monde d'allants et de venants, la
physionomie moderne, observant ce signe nouveau de la beauté d'un temps,
d'une époque, d'une humanité:--le caractère, qui passe comme un coup de
pouce artiste sur ces figures fiévreuses, agitées; le caractère qui
marque et désigne pour l'art la face des pensées, des passions, des
intérêts, des vices, des maladies, des énergies d'une capitale. Sa
curiosité scrutait ces visages de civilisés, qui reportent le regard si
loin du vague sourire dormant des Eginètes et de la divine placidité
grecque; ces visages travaillés d'idées, de sensations, de toutes les
acquisitions d'activité morale de l'homme, éreintés par la complexité
des préoccupations, tourmentés par la dureté de la carrière, le labeur
enragé, la peine de vivre. Il interrogeait ces faces de gens qui courent
dans les rues, comme la fourmi dans la fourmilière, avec un paquet sous
le bras, ou une affaire dans la poche, les hommes de misère qui traînent
leur faim devant les changeurs, ces physiques de voyou, cachant la
méchanceté des instincts sous la féminilité d'une tête de Faustine, ces
tournures d'inventeurs, portés par leurs jambes qui vont, monologuant
sur le trottoir, avec de grands gestes d'acteur.

Il étudiait cette beauté singulière, spirituelle, l'indéfinissable
beauté de la femme de Paris. Il suivait ces apparitions imprévues, ces
mines chiffonnées et rayonnantes, ces petites personnes étranges,
fleuries entre deux pavés, ce qui s'enfonce à Paris, comme la lumière
d'une grisette et l'aube d'une courtisane, dans le noir d'un escalier à
rampe de bois. Il essayait d'analyser le charme de ces jeunes filles
maigres ayant aux tempes le reflet des lampes de l'atelier, pâles de
veilles, et comme vaguement torturées d'une nostalgie de paresse et de
luxe. Parfois, sous un mauvais bonnet, il apercevait une exquisité de
grâce, une rareté d'expression, un air de cette suavité souffrante, de
cette mélancolie virginale que la vie des grands centres, le raffinement
des civilisations, la fin des sangs pauvres, semblent faire tomber sur
le visage des petites ouvrières. Un jour, il emporta dans son souvenir,
pour une étude qu'il commença le lendemain, le visage de la fille d'une
portière, une pauvre petite lymphatique, si douce, si souffreteuse, si
blanche, les yeux si pleins de ciel dans leur grande ombre, qu'elle
faisait rêver à un ange malade.

Au fond de lui, dans cette agitation de ses promenades, il y avait un
grand malaise, l'inquiétude qui prend un homme quitté par une religion
de jeunesse. Il était à ce moment critique, à cette heure de la vie d'un
artiste où l'artiste sent mourir en lui comme la première conscience de
son art: instant de doute, de tiraillement, d'anxiété où, tâtonnant de
son avenir, tiraillé entre les habitudes de son talent et la vocation de
sa personnalité, il sent tressaillir et s'agiter en lui le pressentiment
d'autres formes, d'autres visions, le commencement de nouvelles façons
de voir, de sentir, de vouloir la peinture.



CIV


--Vrai, la terre tourne?

Manette posait pour une répétition du _Bain turc_, commandée par un
banquier de Rotterdam à Coriolis qui faisait effort dans ce travail pour
se rattacher à sa peinture passée.

Un hasard de parole l'avait amené à dire à sa maîtresse que la terre
tournait.

--La terre tourne? Ça sur quoi je suis?--reprit Manette en regardant en
bas: elle avait l'air d'avoir peur de tomber.--Ça tourne?

Elle releva les yeux sur Coriolis comme pour lui demander s'il ne se
moquait pas d'elle.

Coriolis se mit à vouloir lui expliquer ce qu'elle ne savait pas, et
comme il le lui expliquait aussi mal qu'il le savait:

--Ne continue pas,--lui dit-elle tout à coup,--il me semble que j'ai mal
au coeur, avec tout ce que tu me dis qui tourne...

Coriolis se tut, et se remit à peindre Manette... Mais il n'était pas en
train. Il grondait, tout en brossant, contre la hâte singulière que
Manette avait de le voir finir cette toile.

--Ton corps,--finit-il par lui dire,--eh? mon Dieu, ton corps, il ne va
pas changer d'ici à huit jours...

--Tu crois?--fit Manette. Et elle laissa tomber de la pointe rose de sa
gorge jusqu'au bout de ses pieds, sur la virginité de ses formes, le
dessin de sa jeunesse, la pureté de son ventre, un regard où semblait se
mêler l'amour d'une femme qui se regrette à la douleur d'une statue qui
se pleure.

--Ah!--fit Coriolis.

Il avait compris.

--Oui...--dit Manette en baissant la tête, avec le ton d'une femme qui
va pleurer.

Coriolis se sentit une secousse au coeur. Mais aussitôt, honteux de
cette émotion, l'artiste fit taire l'homme avec une ironie:

--Eh bien! ma pauvre Manette, qu'est-ce que tu veux? nous sommes dans
des siècles chipies et prudhommesques... Autrefois, dans un pays
d'antiques, un pays dont tu as vu les statues au Musée, il y avait un
modèle, un modèle comme toi, aussi bien, à ce que je me suis laissé
dire... On l'appelait Laïs... Il lui arriva... ce qui t'arrive... Cela
fit une révolution dans le pays... L'Institut de l'endroit où il y avait
des peintres aussi coloristes que M. Picot, et des marbriers un peu plus
forts que M. Duret, l'Institut de l'endroit poussa des cris de
désolation... Les dessinateurs en masse déclarèrent qu'ils ne
trouveraient jamais la correction de M. Ingres, si on laissait la nature
abîmer leur modèle... Il y eut des rassemblements, des articles de
petits journaux, des commissions, des sous-commissions, tout ce qui
constitue un mouvement national... Et l'on finit par mener Laïs à Cos,
chez un fameux médecin que tu as peut-être vu dans une gravure, le nommé
Hippocrate...

Et comme il allait continuer, Coriolis s'arrêta dans sa plaisanterie,
devant l'expression de Manette, la fixité de la pensée de ses yeux.

Allant à elle, il lui prit la tête, la lui renversa sur ses genoux, et
appuyant sur elle le sérieux de son regard, il fouilla jusqu'au fond de
sa tentation.

Manette se cacha dans son cou, pour qu'il ne la vît pas rougir.



CV


L'intérieur de Coriolis était toujours heureux. Anatole continuait à y
jeter sa gaieté, ses folies gamines. Manette y mettait l'enchantement de
sa personne.

Quand elle était là, dans l'atelier, vêtue d'une robe blanche, sur
laquelle tranchait un petit châle d'enfant d'un rouge sang de boeuf, la
taille dénouée et toute alanguie des paresses de la femme grosse, belle
d'une beauté nonchalante, épanouie, rayonnante,--Coriolis oubliait tout.

Une tendresse reconnaissante s'était peu à peu glissée dans son amour
pour cette femme qui remplissait et animait sa maison, lui faisait la
vie coulante et facile, lui épargnait les tracas du ménage, mettait chez
lui un de ces gouvernements légers qu'on ne voit pas et qu'on ne sent
pas.

Entre Manette et lui, il y avait tous les rapprochements qui font du
modèle la maîtresse naturelle de l'artiste. Au milieu de cette ignorance
de peuple qui ne lui déplaisait pas, Coriolis lui trouvait le charme de
ces connaissances qu'ont les femmes grandies dans les ateliers. Manette
avait vu peindre et savait comment se fait de la peinture. Les choses du
métier de l'art lui étaient familières: elle en connaissait le nom et
l'usage. Elle ne disait pas de bêtises bourgeoises devant une toile.
Elle respectait le silence d'un homme à son chevalet. Elle s'entendait à
laver des brosses, et elle reconnaissait vaguement des tons distingués
dans une toile. En un mot, elle était «_du bâtiment_».

Coriolis lui savait encore gré d'autres agréments. Elle lui plaisait en
se suffisant à elle-même, en se tenant compagnie, en se passant des
sociétés de femmes, en ne voyant point d'amies. Elle lui plaisait par sa
froideur au plaisir, sa paresseuse sérénité, son air content dans cette
existence paisible et monotone. Elle avait un ensemble de qualités
soumises, une docilité gracieuse à ce qu'il disait, à ce qu'il voulait,
une obéissance à ses idées, une sorte d'aimable effacement de caractère:
elle ne laissait guère échapper que de petites susceptibilités sur des
mots, des phrases qu'elle ne comprenait pas et qui, tout à coup lui
mettant un coup de rouge aux pommettes, la rendaient un moment boudeuse
ou colère avec de petits gestes de sauvagerie méchante.

Aussi un attachement de gratitude et de confiance venait-il à Coriolis
pour cette maîtresse si peu absorbante, d'apparence si détachée de tout
désir de domination, et qu'il voyait, repliée sur elle-même, ennuyée
d'en sortir, fatiguée d'allonger sa pensée aux choses à côté d'elle.
Elle était pour lui dans sa vie du calme et du repos, une compagnie
bonne pour ses nerfs d'artiste. Dans sa société tranquille, sa douce
présence, les demi-paroles de sa bouche, les demi-caresses de ses mains,
il y avait comme un mol apaisement qui berçait les fatigues du peintre,
endormait ses contrariétés, ses prévisions mauvaises, ses tourments
d'imagination...

Et il lui semblait que cette jolie créature apathique dégageait autour
d'elle la paix, la santé, la matérialité d'un bonheur hygiénique.



CVI


Coriolis devenait casanier, presque sauvage. Il avait l'horreur de
s'habiller, refusait les invitations, n'allait plus nulle part. L'homme
de travail, d'incubation, ne se plaisait plus que dans le recueillement
de l'intérieur, la tranquillité du coin du feu, le négligé de la vareuse
et des pantoufles.

Le soir, après dîner, dans son atelier, il fumait de longues pipes
méditatives; puis, au milieu de la causerie de deux ou trois amis qui
étaient venus manger sa soupe, il se mettait à dessiner et crayonnait
jusqu'à minuit.

Un soir qu'il dessinait ainsi, seul avec Chassagnol et Anatole:

--Eh bien!--lui dit Chassagnol, en regardant ce qu'il jetait sur le
papier, un souvenir de la rue,--toi qui me blaguais quand je te disais
qu'il y avait quelque chose là... Il me semble que tu y viens...

--Eh bien! oui, j'y viens... Je me débattais contre moi-même en te
combattant... Je me gendarmais, je ne voulais pas... J'étais dans une
autre chose... C'est le diable... On ne veut pas reconnaître qu'on se
blouse... Tiens! ç'a été fini à ma dernière maladie... La turquerie,
bonsoir! Je lui ai fait mes adieux en croyant mourir... Maintenant,
c'est mort... Et tu me vois depuis ce temps-là... désorienté... Tiens!
c'est le mot... un homme qui cherche... qui essaye de se raccrocher...
Enfin, ce qu'il y a de sûr, c'est que je vais passer à d'autres
exercices... Tu verras ce que je veux faire...

--Bravo! Le moderne... vois-tu, le moderne, il n'y a que cela... Une
bonne idée que tu as là... Eh bien! vrai, ça me fait plaisir, beaucoup
de plaisir... parce que... écoute... Je me disais: Coriolis qui a ça, un
tempérament, qui est doué, lui qui est quelqu'un, un nerveux, un
sensitif... une machine à sensations... lui qui a des yeux... Comment!
il a son temps devant lui, et il ne le voit pas! Non, il ne le voit pas,
cet animal-là... Non, non, non...--répéta Chassagnol avec un rire bête
et fou qui ricanait.--Mais, est-ce que tous les peintres, les grands
peintres de tous les temps, ce n'est pas de leur temps qu'ils ont dégagé
le Beau? Est-ce que tu crois que ça n'est donné qu'à une époque, qu'à un
peuple, le beau? Mais tous les temps portent en eux un Beau, un Beau
quelconque, plus ou moins à fleur de terre, saisissable et
exploitable... C'est une question de creusage, ça... Il se peut que le
Beau d'aujourd'hui soit enveloppé, enterré, concentré... Il faut
peut-être, pour le trouver, de l'analyse, une loupe, des yeux de myope,
des procédés de physiologie nouveaux... Voyons, tiens, Balzac? Est-ce
que Balzac n'a pas trouvé des grandeurs dans l'argent, le ménage, la
saleté des choses modernes? dans un tas de choses où les siècles passés
n'avaient pas vu pour deux liards d'art? Et il n'y aurait plus rien pour
l'artiste dans l'ordre des choses plastiques, plus d'inspiration d'art
dans le contemporain!... Je sais bien, le costume, l'habit noir... On
vous jette toujours ça au nez, l'habit noir! Mais s'il y avait un
Bronzino dans notre école, je réponds qu'il trouverait un fier style
dans un Elbeuf. Et si Rembrandt revenait... crois-tu qu'un habit noir
peint par lui ne serait pas une belle chose?... Il y a eu des peintres
de brocard, de soie, de velours, d'étoffes de luxe, d'habits de nuage...
Eh bien! il faut maintenant un peintre du drap: il viendra... et il fera
des choses superbes, toutes neuves, tu verras, avec ce noir d'affaires
de notre vie sociale... Ah! cette question-là, la question du moderne,
on la croit vidée, parce qu'il y a eu cette caricature du Vrai de notre
temps, un épatement de bourgeois: le _réalisme_!... parce qu'un monsieur
a fait une religion en chambre avec du laid bête, du vulgaire mal
ramassé et sans choix, du moderne... bas, ça me serait égal, mais
commun, sans caractère, sans expression, sans ce qui est la beauté et la
vie du Laid dans la nature et dans l'art: le _style_! dont tu faisais si
justement l'autre jour le génie, la griffe du lion, chez un peintre...
Et puis quoi, le Laid? ce n'est qu'une ombre de ce monde-ci, si vilain
qu'il soit. A côté de la rue, il y a le salon... à côté de l'homme, il y
a la femme... la femme moderne... Je te demande si une Parisienne, en
toilette de bal, n'est pas aussi belle pour les pinceaux que la femme de
n'importe quelle civilisation? Un chef-d'oeuvre de Paris, la robe,
l'allure, le caprice, le chiffonnement de tout, de la jupe et de la
mine!... et dire que cette femme-là, la femme du dix-neuvième siècle, la
poupée sublime, tu ne l'as pas encore vue dans un tableau d'une valeur
de deux sous... Pourquoi? On n'a jamais pu savoir... Ah! les lisières,
les exemples, les traditions, les anciens, la pierre du passé sur
l'estomac!... Sais-tu sur quoi me semblent donner les ateliers d'à
présent? tiens! sur le cimetière de l'Idéal... Mais vois donc David,
David qui a jeté pour trente ans d'Hersilie dans les boîtes à couleur,
David n'a fait qu'un morceau de passion, qu'un tableau qui vit: son
Marat!... Le moderne, tout est là. La sensation, l'intuition du
contemporain, du spectacle qui vous coudoie, du présent dans lequel vous
sentez frémir vos passions et quelque chose de vous... tout est là pour
l'artiste, depuis l'âge d'Égine jusqu'à l'âge de l'Institut... Ah! je
sais, il y a des articles de rêveurs, des enfileurs de phrases à sang
blanc pour vous dire qu'il faut s'abstraire de son époque, remonter au
répertoire du canon ancien des sujets et de l'intérêt! L'hiératisme
alors? Des farces enfoncées par la vapeur et 1789!... ça rentre dans les
individus métempsycosistes et transposés qui ont besoin que les choses
où les gens aient cinq cents ans sur le dos pour leur trouver de la
noblesse, de l'actualité ou du génie... Le dix-neuvième siècle ne pas
faire un peintre! mais c'est inconcevable... Je n'y crois pas... Un
siècle qui a tant souffert, le grand siècle de l'inquiétude des sciences
et de l'anxiété du vrai... Un Prométhée raté, mais un Prométhée... un
Titan, si tu veux, avec une maladie de foie... un siècle comme cela,
ardent, tourmenté, saignant, avec sa beauté de malade, ses visages de
fièvre, comment veux-tu qu'il ne trouve pas une forme pour s'exprimer,
qu'il ne jaillisse pas dans un art, dans un génie à trouver, et qui se
trouvera... Après ce grand grisailleur douloureux, Géricault, il y a eu
un homme, tiens! Delacroix... c'était peut-être l'homme à cela... un
tempérament tout nerfs, un malade, un agité, le passionné des
passionnés... Mais il n'a rien vu qu'à travers le romantisme, une
bêtise, un idéalisme de pittoresque... Et pourtant, que de choses dans
ce sacré dix-neuvième siècle!... C'est que, sacristi! il y en a pour
tous les goûts... Si c'est trop petit pour vous, les moeurs du temps,
les scènes, la rue qui passe, vous avez aussi du grand, du gigantesque,
de l'épique dans ce temps-ci... Vous pouvez être un peintre d'histoire
du dix-neuvième siècle... et un fier! toucher à des émotions humaines
qui seront un jour aussi classiques, aussi consacrées que les plus
vieilles! L'Empire, tenez! il y a de quoi se promener, même après
Gros... Homère, toujours Homère! Et l'Homère de l'Institut! Mais nous
avons eu, depuis Achille, un monsieur qui faisait des épopées à la
journée, un certain Napoléon qui ramassait tous les jours de la gloire à
peindre... L'incendie de Moscou, voyons, ça peut bien tenir à côté de
l'embrasement de Troie... et la retraite des Dix Mille a peut-être un
peu pâli depuis la retraite de Russie... Voilà des cadres! voilà des
pages! Il y a tous les soleils là-dedans, et de l'homérique tant qu'on
en veut! Des grands tableaux, des tableaux d'histoire, mais le moderne
en a donné des programmes aussi magnifiques que les plus beaux du
monde... Depuis 1789, il en pleut des scènes dans les révolutions de
France, qui sont grandes... comme nous!... La Terreur, ce sont nos
Atrides!... Tiens! prends la Vendée, et dans la Vendée le passage de la
Loire à Saint-Florent-le-Vieux... Figure-toi l'_Iliade_ et le _Dernier
des Mohicans_!... le demi-cercle de la colline... la vaste plage...
quatre-vingt mille personnes entassées... l'eau où l'on entre... les
chevaux qu'on pousse... l'incendie, la fumée, les _bleus_ par
derrière... La Loire jaune, plate et large avec une île au milieu comme
un radeau... et le bord, là-bas, noir de gens passés et plein de leur
murmure... Une vingtaine de mauvaises barques pour passer tout cela...
les barques de Michel-Ange dans le _Jugement dernier_!... Devant,
pêle-mêle, les prisonniers républicains, les chapeaux avec des
sacrés-coeurs, Bonchamps qui agonise, Lescure mourant sur un matelas
porté par deux piques, les pieds dans des serviettes... et des femmes,
des enfants, des vieillards, des blessés, un peuple, la migration d'une
guerre civile en déroute!... Et là-dedans des déguisements, comme ces
cavaliers avec de vieux jupons, ces officiers avec des turbans pris au
théâtre de la Flèche, la défroque du _Roman comique_ tombée sur l'épaule
d'une légion thébaine... Quel tableau! hein! quel tableau!... C'est
grand comme le Passage du Nil!

--Oui, dit Coriolis profondément absorbé, et ne paraissant pas
entendre.--Oui, rendre cela avec un dessin qui ne serait ni antique ni
renaissance...

--Ça ne te satisfait pas, la main de Michel-Ange?--dit Anatole en levant
le nez, dans le fond de l'atelier, d'un volume de l'_Illustration_.

--La main de Michel-Ange, qui n'en est pas d'abord, de Michel-Ange... Et
puis, non, ce n'est pas ça... Il faudrait une ligne à trouver qui
donnerait juste la vie, serrerait de tout près l'individu, la
particularité, une ligne vivante, humaine, intime, où il y aurait
quelque chose d'un modelage de Houdon, d'une préparation de La Tour,
d'un trait de Gavarni... Un dessin qui n'aurait pas appris à dessiner,
qui serait devant la nature comme un enfant, un dessin... Je sais bien,
c'est bête ce que je dis... plus vrai que tous les dessins que j'ai vus,
un dessin... oui, plus humain, ça me rend mon idée.



CVII


Lentement Manette avait pris sa place dans l'intérieur. Elle s'y était
peu à peu et de jour en jour installée, établie. De cette pose dans la
maison qu'a la maîtresse, dont le paquet d'affaires est tout fait dans
la commode, de la pose sur la branche où la femme, mal à l'aise avec les
gens, effarouchée de ce qui entre, humble, inquiète, furtive, tremble au
vent comme une chose aux ordres d'un caprice, toute prête au balayage du
lendemain, elle s'était élevée à l'aisance, à l'équilibre, à cet air de
maîtresse de maison qui laisse voir dans toute une femme, dans son
geste, son ton, sa voix, dans l'épanouissement de sa robe sur un divan,
qu'elle est chez elle chez son amant. Elle avait passé le temps où les
domestiques s'adressent à l'homme, et consultent du regard Monsieur
avant de faire ce que dit Madame: ses ordres commençaient à être pour le
service la volonté de Coriolis. Les camarades qui venaient à l'atelier
ne la traitaient plus avec leur premier sans-façon: il y avait chez eux
comme un accord tacite pour reconnaître en elle la maîtresse officielle,
la femme à demeure, ancrée dans le domicile, dans la vie de leur ami,
montée à l'espèce de dignité d'une liaison quasi-conjugale. Devant elle,
la conversation devenait moins libre, prenait un ton qui la respectait à
peu près comme une personne mariée; et un jour qu'Anatole avait lancé un
mot un peu vif, Coriolis lui dit un: «Où te crois-tu?» si sérieusement,
que Manette elle-même ne put s'empêcher d'en rire.

Manette avait eu à peine besoin de travailler à ce changement. Il
s'était fait presque tout seul, par le courant naturel des choses, par
la lente et progressive infiltration de l'influence féminine, par
l'habitude, par l'oreiller, par la succession de ces accroissements,
pareils aux alluvions du concubinage, grandissant la position, le
pouvoir, l'initiative de la maîtresse avec tout ce qui se détache à la
longue, dans l'amollissement du ménage, de la force de l'homme pour
aller à la faiblesse de la femme.

Et maintenant Manette n'était plus seulement la maîtresse: elle était
une mère.



CVIII


En devenant mère, Manette était devenue une autre femme. Le modèle avait
été tué soudainement, il était mort en elle. La maternité, en touchant
son corps, en avait enlevé l'orgueil. Et en même temps une grande
révolution intérieure s'était faite secrètement au fond d'elle. Elle
s'était renouvelée et avait changé de nature, comme dans un dédoublement
de son existence qui aurait porté en avant d'elle et de son présent tout
son coeur et toutes ses pensées. Elle avait fini d'être la créature
paresseuse d'esprit et de corps, d'instinct bohême, satisfaite d'une
inertie de bien-être et d'un bonheur d'Orientale. Des entrailles de la
mère, la juive avait jailli. Et la persévérance froide, l'entêtement
résolu, la rapacité originelle de sa race, s'étaient levés des semences
de son sang, dans de sourdes cupidités passionnées de femme rêvant de
l'argent sur la tête de son enfant.

Pourtant ce fond de son amour de mère restait enfoncé et caché chez
Manette. Elle ne montrait rien de ces avidités ambitieuses qui
s'agitaient en elle. Elle n'avait point demandé au père de reconnaître
son fils. Même à ces moments d'effusion qui suivent les couches, dans
ces heures où la femme est comme une malade douce et sacrée, elle
n'avait pas laissé échapper un mot, une allusion au sort de ce fils.
Jamais il ne lui était échappé une de ces paroles qui cherchent et
tâtent, dans la charité ou la générosité d'un homme, le père d'un enfant
naturel. Elle avait paru vouloir toujours, au contraire, écarter de
Coriolis toute idée d'avenir, toute préoccupation d'engagement et de
lien. Ce qui couvait en elle, les nouvelles et hardies convoitises
éveillées par ses sentiments maternels, ne se trahissaient au dehors que
par de longues absorptions dans lesquelles brillait son regard clair.

Elle attendait: elle n'avait ni hâte, ni précipitation. Le temps était
pour elle, le temps qu'elle voyait tous les jours, autour d'elle,
apporter à ses semblables, à d'anciennes camarades, la fortune de leurs
rêves, faire monter des modèles à la société, au mariage, à la richesse,
donner à celle-ci le nom et l'argent d'un marchand de châles, à
celle-là, un château et une couronne de comtesse: elle le laissait agir,
patiente et ferme dans l'assurance de ses espérances. Elle se confiait
aux circonstances, aux hasards favorables, à la Providence de l'imprévu,
à ces pouvoirs mystérieux qui semblent encore, aux héritiers du peuple
d'Israël, chargés de mener à bien leurs affaires; elle se confiait à
l'avenir que fait aux Juifs le Dieu des Juifs. Comme toutes ses
pareilles, elle avait ce restant de croyances, la foi insolente dans sa
chance, la certitude religieuse de son bonheur, de l'arrivée de tout ce
qu'elle désirait. «Moi, d'abord,--disait-elle tranquillement,--je suis
d'une religion où tout réussit.»



CIX


A peu près vers le temps où Chassagnol avait fait dans l'atelier sa
grande tirade sur le moderne, Coriolis s'était mis à attaquer deux
grandes toiles. Il y travaillait quinze mois, soutenu dans la fatigue,
le courage d'un si long effort, par la perspective de l'Exposition
universelle de 1855, qui, en rassemblant l'Art de tous les peuples,
allait donner le monde pour public à sa grande et hardie tentative.

A l'Exposition du 15 mai, ces deux toiles montraient en même temps que
le dégagement complet du coloriste annoncé par le _Bain turc_, un
renouvellement du peintre, de ses procédés, de ses aspirations, de son
genre. Dans ces deux compositions, intitulées, l'une: _Un Conseil de
révision_ et l'autre: _Un Mariage à l'église_, Coriolis apportait une
pâte de couleur se rapprochant de la belle pâte espagnole, de larges
harmonies solides et sévères, où ne restait plus rien des tons claquants
de sa première manière, une étude rigoureuse de la nature, une
accusation caractéristique de la réalité.

Le sujet de la première de ces toiles, la _Révision_, lui avait permis
ce mélange de l'habillé et du nu qu'autorisent si rarement les sujets
modernes. Des parties de corps superbes, un torse, un bras, une jambe,
un fragment d'une forme qui se rhabillait ou se déshabillait, se
détachaient çà et là. Au centre de la toile, sur l'estrade, devant les
personnages du bureau, les uniformes, les habits noirs officiels, les
têtes de fonctionnaires, l'académie d'un jeune homme examiné par le
chirurgien dressait la figure admirable du nu martial du dix-neuvième
siècle. Et des fonds de foule, dans la grande salle Saint-Jean,
s'agitaient avec les turbulences et les émotions des loges du _Cirque_
de Goya, dans ses lithographies de Bordeaux.

L'autre tableau de Coriolis, _Un Mariage à l'église_, représentait une
messe de première classe à Saint-Germain-des-Prés. Le moment choisi par
Coriolis était celui où le prêtre, faisant face au public, bénissait le
poêle levé par deux enfants, deux petites figures éphébiques ressemblant
à des génies de l'hyménée en collégiens. Derrière les mariés, se
voyaient les deux familles sur les fauteuils rouges de premier rang.
Beaucoup de femmes étaient complétement retournées ou de profil,
regardant les toilettes avec la vague émotion du mariage et de la messe
sur la figure. Des jeunes filles maigres, des virginités séchées,
pointaient çà et là. Du milieu de la légèreté des élégances, se levait,
dans une couleur puissante et magnifique, un suisse tenant de la main
gauche une hallebarde dont le fer de lance laissait pendre un ruban de
satin blanc: Coriolis l'avait peint de profil perdu, la bajoue et la
barbe grise rebroussées par son col de chemise, sa grosse oreille
détachée et coupée par le linge roide, son grand baudrier amarante et or
traversant son habit chamarré et lourd, ses basques se perdant sur ses
mollets bas et farnésiens, enfermés dans un coton blanc dont ils
faisaient crever les mailles. Au delà de la balustrade, dans les stalles
de bois, au-dessous des peintures, se dessinaient deux spirituelles
silhouettes de prêtres, en surplis, dont l'un se chatouillait les lèvres
avec le pompon de sa barrette; l'autre lisait l'office penché sur un
livre dont la tranche dorée avait une lueur de la flamme des cierges.
Dans le choeur, comme dans une rose de lumière, se perdaient des enfants
de choeur à ceintures bleues, à robes de dentelles, l'officiant en
chasuble d'or, l'autel d'or, avec son petit temple, les chandeliers, les
candélabres allumés et dont les feux montaient dans le scintillement
criard des verrières modernes. Pour repoussoir à toutes ces splendeurs,
un coin de bas côté près du choeur rassemblait, au-dessous d'un tronc
d'offrande, une vieille femme à genoux par terre, un bonnet sale et
troué laissant voir ses cheveux gris; une espèce de petite brune
mystique, en deuil de laine, les yeux au ciel, appuyée sur un parapluie,
avec un geste de Sainte d'ancien tableau qui pose ses mains sur un
instrument de supplice; une mère du peuple portant un enfant qui dormait
tout roide dans ses bras, et un tout jeune ouvrier, en veste et en
pantalon de cotonnade bleue, regardant la messe, les deux mains dans ses
poches, et une miche de pain sous le bras.



CX


Coriolis éprouvait une grande et cruelle déception devant l'indifférence
qui accueillait ses deux toiles à l'Exposition.

Le public, cette année-là, allait aux grands noms d'Ingres, de
Delacroix, de Decamps. Sa curiosité s'éparpillait sur les écoles
allemandes, anglaise, sur l'art étranger d'outre-Rhin, d'outre-mer. Son
attention avait trop à embrasser pour reconnaître et saluer les efforts
nouveaux de l'art français.

Il eut encore contre ses tableaux l'idée générale, l'opinion faite que
la question de la représentation du moderne en peinture, soulevée par
les essais, hardis jusqu'au scandale, d'un autre artiste, était
définitivement jugée. La critique ne voulut pas y revenir; et il se fit
entre elle et le public une tacite entente de parti pris pour ne pas
tenir compte à Coriolis du réalisme nouveau qu'il apportait, un réalisme
cherché en dehors de la bêtise du daguerréotype, de la charlatanerie du
laid, et travaillant à tirer de la forme typique, choisie, expressive
des images contemporaines, le style contemporain.

Son exposition n'eut aucun retentissement. On ne parla de lui que pour
le plaindre de cette singulière idée. Et, au moment de clôturer son
salon, dans un méprisant post-scriptum, le patriarche de l'éreintement
classique l'accablait sous ce cliché de sa critique:

«... Qu'il nous soit permis de parler ici, en finissant, de deux toiles
sur lesquelles notre critique nous semble appelée à dire un dernier mot.
Quoique le public en ait fait justice, il nous semble de notre devoir
d'insister sur le caractère de ces deux malheureuses tentatives, osées
par un peintre qui avait donné quelques promesses, et autour duquel la
camaraderie avait essayé de faire quelque bruit... Quand de tels
symptômes se produisent, quand le trouble de l'art se révèle par de tels
signes, il faut les enregistrer; c'est à ce prix seulement qu'on peut
suivre les déviations et les défaillances de l'école moderne... Comment
l'auteur de ces deux pauvres et regrettables toiles, un _Conseil de
révision_ et une _Messe de mariage_, n'a-t-il pas compris que la grande
peinture était incompatible avec la vulgarité, la réalité commune du
moderne? Comment n'a-t-il pas compris qu'il y avait presque un blasphème
à vouloir faire du nu, du nu divin, du nu sacré, avec le nu d'un
conscrit? Comment n'a-t-il pas compris que la toilette a besoin de
perdre son actualité et sa frivolité dans ce caractère de noblesse
éternelle et permanente que savent seuls lui attribuer les maîtres?... A
Dieu ne plaise que nous voulions décourager les jeunes talents! Mais il
y a là, nous ne pouvons le cacher, quoi qu'il nous coûte, un grand
abaissement. Peindre de tels sujets, c'est manquer à la haute et
primitive destination de la peinture, c'est descendre l'art à la
photographie de l'actualité. A quels abîmes de ce qu'on appelle
maintenant «le vrai contemporain» veut-on donc nous entraîner?
Supprimera-t-on dans la peinture l'intérêt moral, la perspective du
passé, tout ce qui force l'esprit à s'élever au dessus de l'atmosphère
commune? Nous ne pouvons nous défendre d'une pénible impression, en
songeant que c'est devant l'étranger, à l'Exposition des grandes oeuvres
de l'Europe en face de l'Allemagne, cette terre de la pensée qu'un
peintre français a eu le triste courage d'exposer de pareils
échantillons de la décadence de notre art... Sans doute, il n'y a pas à
craindre que de tels exemples prévalent jamais: la France, si fidèle au
sentiment et au bon sens de l'art, se rappellera toujours qu'elle est la
noble patrie du Poussin et de Le Sueur. Mais les esprits clairvoyants ne
peuvent s'empêcher de voir l'art actuel menacé, comme l'École grecque
après la mort d'Alexandre, d'une invasion de ces peintres de moeurs
vulgaires qu'on appelait alors des _rhyparographes_... Les barbares sont
toujours aux portes de l'art, ne l'oublions pas; et il importe à tous
ceux dont c'est la charge, à la critique, dont c'est la mission, au
gouvernement, dont c'est le devoir, de redoubler d'encouragements pour
les talents purs, honnêtes, se vouant dans l'ombre à la peinture sévère,
résistant aux basses sollicitations de la mode, du succès et du public,
défendant la tradition, disons-le, la religion de cet art élevé dont
l'École de Rome est le sanctuaire, l'asile et le palladium.»



CXI


Depuis quelque temps, Garnotelle venait assez souvent dîner chez
Coriolis.

Manette, qui commençait à donner sa petite opinion, le soutenait dans la
maison, disant à Coriolis qu'elle ne comprenait pas comment il vivait
entouré de gens qui ne lui étaient bons à rien, et pourquoi il
repoussait les avances d'un homme de talent, ayant un nom, une position,
de relation honorable, et capable plus tard de lui être utile dans le
chemin de son avenir.

Coriolis laissait Garnotelle revenir, non sans prendre un secret plaisir
aux chamaillades, aux petites disputes taquines, aux asticotages entre
Anatole et Garnotelle, chaque fois qu'ils se rencontraient ensemble.
Anatole se trouvait blessé du ton de Garnotelle à son égard, et il était
bien rare que sous l'excitation du vin, de la causerie, il n'_attrapât_
pas son ancien camarade.

Un soir, il ne lui avait encore rien dit.

--Eh bien! mon vieux,--fit-il après dîner, en allant s'asseoir auprès de
lui, et en lui frappant amicalement sur la cuisse,--on dit donc que tu
te présentes à l'Institut... Comment! nous allons avoir un ami qui a
encore des cheveux avec des palmes vertes?... Merci! de la chance...

--Oh! oh!--dit Garnotelle,--je me présente... mais voilà tout... Je sais
que je n'ai aucune chance... que je suis tout à fait indigne... Mon
Dieu! ce sont mes camarades... On m'a un peu forcé la main... Oh! je ne
serai pas nommé... Mais enfin, je l'avoue, je serais très-content,
très-flatté, si tu veux, que mon nom fût sur la liste des candidats...

--Tu la fais à la modestie? C'est comme tu voudras... Farceur, va!
laisse-moi donc tranquille... Tu as des chances, des chances... Tu ne te
figures pas toutes tes chances, tiens!

--Eh bien! veux-tu me faire l'amabilité de me les dire? tu
m'obligeras...

--Voici... D'abord, mon cher, tu n'es pas savant... Très-bon...
excellent... L'Institut, ça lui va... Rien à craindre... Pas d'articles
dans la _Revue des Deux Mondes_, pas même une brochure de cinquante
centimes sur la fabrication des couleurs... Tu sais cela aussi bien que
moi: un monsieur qui écrit... l'Institut, jamais! Et d'une... Comme
orateur, tu ne tires pas des feux d'artifice... tu es tempéré comme
métaphores... tu causes même mal... Encore très-bon, ça! Tu serais
brillant dans les salons, tu ferais de l'effet, de l'esprit, du bruit,
des mots, pour défendre l'Institut... Très-mauvais! Tu manquerais à la
gravité de sa cause, tu compromettrais la solennité du corps... Du
sérieux, du silence, voilà ce qu'il faut... et ce que tu as de
naissance... Et de deux! Tu ne travailles pas dans la solitude... Encore
une très-bonne note... Ça leur fait toujours peur d'un gaillard bizarre,
indépendant, pas soumis... Le monde où tu vas, parfait! On n'y a jamais
dit un mot contre l'Institut, c'est connu... Et puis, encore une bonne
chose, ce n'est pas du monde qui tire trop l'oeil... Tu l'as très-bien
choisi... Voilà quelque temps que lu n'as pas trop de Presse; on ne
parle pas trop de toi... une chance de plus... Ah ça! qu'est-ce qui te
manque, je te demande un peu? Tout, tu as tout!... Voyons, tiens... tu
ne montes pas à cheval... Très-important... Si l'on te voyait
cavalcader, tu comprends... Tu n'es pas d'une élégance exagérée...
Enfin, tu n'as pas un chic de gentleman... tu n'es pas même... je te dis
cela entre nous... tu n'es pas même, Dieu merci pour toi, d'une propreté
à effrayer,--fit Anatole en lui mettant le doigt sur des taches de son
collet d'habit.--Ah! si tu n'appelles pas tout cela des chances!...
Comment! tu n'as rien qui te fasse remarquer, rien dans toute ta
personne qui soit voyant... tu ressembles à tout le monde, des pieds à
la tête... tu es arrivé, gros malin! à n'avoir pas de personnalité du
tout... et tu viens nous dire que l'Institut ne voudra pas de toi!...
Mais tu es l'idéal de l'Institut: ils te rêvent!

--Tu es très-amusant,--dit Garnotelle d'un air piqué.

--Et, quand à tout cela il vient s'ajouter la protection d'un bonhomme
de là, qui voit dans le charmant garçon qui se présente le mari futur de
mademoiselle sa fille...

--Oh! il n'y a rien de fait,--dit vivement Garnotelle, tout étonné de ce
que savait Anatole,--et je te prierai de ne pas parler d'une personne...

--Charmante!... mais pas jolie, à ce qu'on dit... Oh! je la laisse! oh!
je la laisse!...--fit Anatole avec une intonation de Sainville; et il se
versa le second verre d'eau-de-vie qui montait la verve de ses charges,
les poussait à une sorte d'insistance et de ténacité acharnée.

--Enfin, mon cher, mes compliments. Ce ne serait que la nièce d'un
membre de l'Institut que tu serais encore un veinard, et un joli! Il y a
des camarades... et qui étaient forts... qui n'ont jamais pu arriver à
s'approcher de l'Académie autrement que par des femmes qui connaissaient
du monde de la boutique, et qui assistaient aux grandes séances... Mais
toi...

Garnotelle fit un geste d'impatience.

--Ah çà! mon cher, est-ce que tu me crois assez bête pour que je ne
trouve pas ça tout simple... qu'un beau-père tâche de repasser sa
contre-marque à son gendre, et de lui avoir un petit fauteuil à côté de
lui, sous la coupole? Mais ça se fait dans les meilleures sociétés...
C'est même dans les lois de la nature, tu ne trouves pas? Autrefois, on
avait des idées bêtes dans ce corps de vieux immortels: ils se
figuraient qu'un artiste était fait pour vivre pour l'art... Un jeune
artiste qui se mariait dans une famille chouette et posée, c'était pour
eux un _habile_, un _monsieur_... Mais aujourd'hui...

--Tiens! moi, je vais te dire ce que tu es, toi...--fit Garnotelle, avec
une certaine animation, en lui coupant la parole,--tu es un blagueur! La
blague t'a mangé, mon cher, et tu ne feras jamais que cela, des blagues!

--Vous êtes assommant, Anatole,--dit Manette.--Vous êtes toujours à
tourmenter Garnotelle, n'est-ce pas, Coriolis? Moi, qui déteste qu'on se
dispute... C'est si bon d'être un peu tranquille, après son dîner... à
causer gentiment...

--Ah! si l'on ne peut plus rire maintenant!--fit Anatole.--Eh bien!
quoi, parce qu'on bave un peu sur ses contemporains?... Et puis ça
l'amuse, Garnotelle... N'est-ce pas que ça t'amuse, mon vieux
Garnotelle?



CXII


Lorsque Manette était entrée dans la maison, Anatole s'était effacé
devant elle, et il avait mis la plus aimable bonne grâce à lui céder la
direction de l'intérieur, cette espèce de rôle de gouvernante que peu à
peu il s'était laissé aller à remplir auprès de Coriolis. Manette lui en
avait su gré. Puis Anatole s'était encore bien fait venir d'elle par des
soins, des attentions, une sorte de petite cour.

Sans être taillé pour la passion, Anatole était un garçon de tempérament
amoureux et de nature insinuante. Prompt à s'enflammer en dessous,
habile à se glisser sans en avoir l'air, il était un soupirant dans les
coins, un patito de complaisance infatigable, un de ces séducteurs à
petit bruit, sournois et modestes, qui peuvent un jour devenir
dangereux. Il se chauffait aux femmes comme au feu des autres, et il
s'acoquinait près des maîtresses de ses amis comme il s'acoquinait dans
leur atelier. Cela lui semblait sans déloyauté et tout simple. Dans la
vie, il ne s'était guère connu la propriété de rien, il avait toujours
un peu vécu d'une existence à côté, et l'amour auquel il assistait, et
qui se passait près de lui, lui semblait une chose à partager aussi bien
que la soupe qu'on mange avec un camarade.

Aussi fut-il avec Manette ce qu'il avait été avec toutes les femmes
rencontrées ainsi par lui en demi-ménage avec un homme: un _désireur_.
Et Manette ne manqua pas d'être flattée de cette adoration humble,
muette, contemplative, où elle trouvait et goûtait l'aplatissement d'un
domestique. Un jour, comme on revenait de la campagne, où l'on avait été
en bande, elle s'amusa beaucoup d'une provocation en duel d'Anatole au
beau Massicot. Massicot avait coqueté avec elle toute la soirée d'une
façon marquée: Anatole s'en était aperçu, puis s'en était indigné au nom
de Coriolis qui n'avait rien vu; et l'ivresse lui enlevant un instant sa
peur naturelle et foncière des coups, il était entré dans une frénésie
d'homme qui a le vin mauvais, et qui se croit un peu l'amant de la femme
d'un ami. Au reste, cet accès de jalousie et de courage dura peu:
dégrisé le lendemain, il ne songea pas à se battre. Mais il avait eu un
mouvement dont Manette ne put s'empêcher d'être flattée tout bas, en en
riant tout haut.

Cependant, comme elle ne voulait point tromper Coriolis, qu'Anatole
d'ailleurs était le dernier homme avec lequel elle l'eût trompé, un
homme qu'elle mésestimait pour son peu de talent, et surtout pour son
peu de notoriété artistique, elle fut vite lassée et ennuyée de ce
pauvre et bas adorateur. Aux premiers jours, elle avait eu pour lui des
yeux indulgents, des pardons de camarade. Maintenant elle voyait tous
ses mauvais côtés. Elle lui trouvait des expressions, des mots, des
manières abjectes, populacières, qui la dégoûtaient comme les taches de
sa blouse blanche. Avec la superbe aristocratie de la femme de basse
classe, ses dédains pour tout ce qui ne joue pas le _distingué_, elle
finit par le prendre en grippe et en mépris. Elle ne lui pardonna plus
rien, pas même de la faire rire. Toutes ses vanités féminines se
soulevèrent contre l'idée qu'un homme d'un si mauvais genre pût aspirer
à elle, et elle se trouva, au bout de quelque temps, honteuse au fond,
humiliée, enragée de la persistance de cet amoureux patient qui
continuait à faire le gentil et l'aimable, avec l'air de ne rien
demander et d'attendre.

Mais voyant la vive affection de Coriolis pour Anatole, le besoin qu'il
avait de sa bonne humeur, elle dissimulait tous ses méchants sentiments.
De temps en temps seulement, tout doucement, avec son tact de femme, et
sans que Coriolis pût y trouver une intention, elle remettait et faisait
redescendre Anatole à l'humble place qu'il avait dans la maison, à
l'infériorité et au parasitisme de sa position.



CXIII


A la fin de l'été, Coriolis partait tout à coup seul pour les bains de
mer.

Il y restait un mois et en rapportait l'ébauche très-avancée d'un
tableau.

C'était la plage de Trouville par un beau jour d'août, vers les six
heures du soir, à l'heure où le soleil, s'abaissant sur la mer, fait
remonter de chaque vague les feux d'un miroir brisé, et jette dans l'air
plein de reflets une réverbération où les couleurs s'allument avec des
vivacités de fleurs.

Au premier plan, dans le coin à droite et à l'abri d'ombre de deux
cabanes de bain posées à angle droit, un baigneur aux formes
athlétiques, en chemise de flanelle rouge violacée par la mer et noircie
de mouillure à la ceinture, était debout sur ses larges pieds tannés
s'enfonçant dans le sable, auprès de Normandes assises, en jupons noirs
et en tricots noirs, le bonnet de coton tout blanc sur leurs figures au
teint de pomme, aux yeux d'avoués. De là partait le chemin de planches,
menant les pieds nus à la mer, qui faisait voir au bord du tableau comme
des corbeilles d'enfants renversées: des grappes, des tas de jolis
bébés, à moitié enterrés dans les trous que creusaient leurs petites
bêches et leurs grandes cuillers de bois; un fouillis de chevelures
blondes, de chairs roses, d'yeux noirs, de bras ronds, de mollets nus,
de jupons aux dents de dentelles, de chapeaux de petit marin, de
tabliers pleins de coquillages, de petites mains faisant des gâteaux de
sable dans des bols russes, de robes blanches au gros chou de rubans
dans le dos, un pêle-mêle d'où se détachaient deux petits garçons voués
au Sacré-Coeur, qui, tout en rouge des bottines à la casquette,
semblaient montrer là de la pourpre d'église.

Au milieu de ce petit monde éparpillé par terre, se levait un groupe de
jeunes gens tout habillés de velours noir, et dont les courtes braies
laissaient à découvert des bas à bandes bleues et rouges. Appuyés sur
des parasols de soie jaune doublés de vert, ils causaient avec deux
jeunes femmes qui laissaient pendre tout épars sur leurs burnous leurs
cheveux encore un peu pleurants et moites de la lame du matin; et l'une
des deux, tenant de sa main retournée la corde du mât des bains, faisait
sécher dessus et chatouiller de soleil sa blonde chevelure annelée,
qu'elle frottait, la tête un peu renversée, en se balançant doucement,
contre le chanvre vibrant.

Jeté en avant, ce groupe coupait la longue ligne de chaises adossées
contre le front des cabanes de bains, et qui allongeaient presque
jusqu'au fond de la toile la perspective des toilettes.

Là, sous le rose tendre et doux des ombrelles voltigeant sur les
visages, les poitrines, les épaules, étaient assises les baigneuses de
Trouville. Le pinceau du peintre y avait fait éclater, comme avec des
touches de joie, la gaieté de ces couleurs voyantes qu'harmonise la mer,
la fantaisie et le caprice des élégances nouvelles de ces dernières
années, cette Mode, prise à toutes les modes, qui semble mettre au bord
de l'infini un air de bal masqué dans un coin de Longchamp. Tout se
mêlait, se heurtait, les lainages bariolés des Pyrénées, les
saute-en-barque aux caracos, les mantelets de dentelle noire à des
vestes de jockey, les transparents de mousseline aux vareuses
coquelicot, les jupes de gaze de Chambéry aux paletots de cachemire
agrémentés de soies du Thibet. Çà et là, s'apercevait quelque joli
détail: un bout de pied sur un barreau de chaise montrait un bas
écossais, un chignon s'échappait d'un tricorne de paille, des lueurs
d'or pâle jouaient dans un creux de jupe maïs, la plume ocellée d'un
paon ou l'aile mordorée d'un faisan courait sur un chapeau, un peigne
d'or à lentilles de corail mordait la tête d'une brune, de grands
pendants d'or remuaient à un bout d'oreille rouge d'avoir été percée le
matin; et les lourds colliers d'ambre à gros grains, la grosse et riche
bijouterie des agrafes normandes, brillaient sur de coquettes roulières
rayées.

En avant des chaises s'étendait la plage avec son sable piétiné et plein
d'enfoncements de pas, la plage humide, brunissant vers la mer, et
coupée de _naus_ où se noyaient des morceaux de ciel.

Là allaient et venaient, avec un petit pas rapide qui se réchauffait du
frisson du bain, des promeneuses caressées de leur voile, la robe
troussée sur la jupe rouge, et découvrant leurs hautes bottines jaunes.
D'autres marchaient lentement, s'appuyant d'une main gauche et coquette
sur une grande canne, enveloppées les unes et les autres de ce
flottement d'étoffes, de ce voltigement de rubans par derrière que fait
la brise de la mer. Et là encore, des fillettes déchaussées, les jambes
nues et hâlées sous leur robe, couraient après les chiens errants de la
plage. Puis, sur des chaises groupées et semées, de petites sociétés
ramassées faisaient ces taches de pourpre et de blanc, ces taches
franches, brutales, criardes, qui jettent leur vie et leur fête dans
l'aveuglante et métallique clarté de ces paysages, sur le bleu dur du
ciel, sur le vert glauque et froid de la Manche. Au loin, un vieux
cheval ramenait au galop une cabane à flot; plus loin encore, au delà de
la dernière _nau_, avec cette touche nette et ce piquage de ton que
l'horizon de la mer donne aux promeneurs microscopiques qui la côtoyent,
se détachait une folle cavalcade d'enfants sur des ânes. Et tout au bout
de la plage, au bord de l'écume de la première vague, tout seul, un
vieux petit curé s'apercevait tout noir, lisant son bréviaire en
longeant l'immensité.



CXIV


Pendant l'absence de Coriolis et son séjour à Trouville, Anatole avait
eu l'étonnement de voir changer la manière d'être de Manette avec lui.
La femme désagréable, froide et dédaigneuse, le tenant à distance, était
peu à peu devenue douce, prévenante, aimable. Coriolis revenu, elle
continua à parler à Anatole, à faire attention à lui, à le traiter en
ami de la maison. Et il semblait à Anatole que chaque jour la bonne
camaraderie de Manette prenait avec lui plus d'abandon et de
familiarité. Un rien de coquetterie lui paraissait s'échapper d'elle.
Dans ce qu'elle lui disait, dans les gestes dont elle le frôlait, dans
les longs silences à l'atelier, dans ces heures où elle l'enveloppait
d'elle-même sans lui parler, Anatole sentait quelque chose de cette
femme lui sourire, l'irriter, le tenter, l'appeler. Et un reste de ce
vieux sentiment qui n'était pas tout à fait mort lui revenait.

Une après-midi, il n'avait pas déjeuné ce jour-là à l'atelier:--Tiens!
Coriolis n'y est pas?--fit-il en trouvant Manette seule.

--Je ne l'ai pas entendu rentrer,--répondit Manette.

Et comme Anatole décrochait sa vareuse de travail:

--Oh! vous allez travailler? Il fait si chaud aujourd'hui... Voyons,
faites-moi une cigarette... et mettez-vous là... là...

Et se rangeant un peu sur le divan, où elle était étalée dans une pose
dénouée et vaincue par la paresse du Midi, elle ne se retira pas assez
pour qu'Anatole n'eût pas contre lui la chaleur de sa jupe vivante. A la
fois renversée en arrière et penchée sur elle-même, avec un mouvement
qui faisait bâiller un peu son peignoir négligemment déboutonné d'en
haut, elle passait, de temps en temps, sur le commencement de rondeur et
l'entre-deux moite de ses seins, la caresse distraite du bout de ses
doigts.

Elle ne parlait pas à Anatole, elle ne le regardait pas, elle n'avait
pas l'air de penser qu'il fût là. Rien d'elle ne s'occupait de lui. Et
cependant, il paraissait à Anatole que jamais il n'avait été si près de
la minute d'un caprice et de la faiblesse d'une femme. Le son de voix
avec lequel Manette lui avait dit de venir s'asseoir auprès d'elle, sa
jupe qu'elle laissait contre lui avec un peu de son corps, son abandon
de rêve, le joli jeu animé des muscles de ses bras à demi nus, sa main
laissant pendre sa cigarette éteinte, le demi-jour amoureux de la tente
de l'atelier où elle se tenait à demi couchée, l'ombre tendre allongeant
l'ombre de ses paupières sur le bleu adouci de ses yeux, ces passes
lentes, errantes, dont elle promenait le chatouillement sur sa gorge,
tout apportait peu à peu à Anatole ces séductions de volupté muette avec
lesquelles la femme allume et sollicite, sans un mot, sans un sourire,
rien qu'avec la tentation de sa mollesse et de son silence, l'audace des
sens de l'homme.

Un moment, il voulut s'arracher de là. Mais son regard rencontra le
regard de Manette, un de ces regards troublants qui laissent tout lire,
une provocation, un défi, une ironie, dans l'énigme d'un éclair...

D'un mouvement fou, Anatole se jeta sur elle et voulut l'enlacer; mais
Manette, glissant entre ses bras, l'arrêta net par un éclat de rire, au
milieu duquel elle cria deux ou trois fois:--Coriolis!

Et, debout, posée devant Anatole, elle lui jetait au visage l'insulte de
ce rire forcé de comédienne qui la secouait toute, et faisait onduler
son peignoir autour d'elle.

--Eh bien! quoi?--fit en entrant Coriolis.

--Elle le savait rentré,--se dit Anatole.

--Qu'est-ce qu'il y a?--reprit Coriolis intrigué de l'air penaud de son
ami, du rire interminable de Manette, et ne sachant trop quelle figure
faire entre eux deux.

--Ah! mon cher,--ricana Manette,--tu as un ami qui est galant
aujourd'hui... mais galant!...

Elle s'interrompit pour pouffer encore.

--Oh! une plaisanterie...--fit Anatole en cherchant son air le plus
naturel; et il rougit.

--Certainement... certainement... une plaisanterie,--et Manette tapota
enfantinement les joues de Coriolis.

Elle avait ce qu'elle voulait: une histoire qu'elle pouvait empoisonner,
une arme traîtresse en réserve pour combattre et tuer quand elle
voudrait l'amitié de coeur de Coriolis pour Anatole.



CXV


Coriolis avait fini son tableau de la plage de Trouville. Le peintre
n'avait pas voulu seulement y montrer des costumes: il avait eu
l'ambition d'y peindre la femme du monde telle qu'elle s'exhibe au bord
de la mer, avec le piquant de sa tournure, la vive expression de sa
coquetterie, l'osé de son costume, le négligé de sa robe et de sa grâce,
l'espèce de déshabillé de toute sa personne. Il avait voulu fixer là,
dans ce cadre d'un pays de la mode, la physionomie de la Parisienne, le
type féminin du temps actuel, essayé d'y rassembler les figures
évaporées, frêles, légères, presque immatérielles de la vie factice, ces
petites créatures mondaines, pâles de nuits blanches, surmenées,
surexcitées, à demi mortes des fatigues d'un hiver, enragées à vivre
avec un rien de sang dans les veines et un de ces pouls de grande dame
qui ne battent plus que par complaisance. Les distinctions, les
lassitudes, les élégances, les maigreurs aristocratiques, les
raffinements de traits, ce qu'on pourrait appeler l'exquis et le suprême
de la femme délicate, il avait tâché de l'exprimer, de le dessiner dans
l'attitude, la nerveuse langueur, la minceur charmante, le caprice de
gestes, la distraction du sourire, l'errante pensée de plaisir ou
d'ennui de toutes ces femmes épanouies à l'air salin, au vent de la
côte, paresseuses et revivantes comme des plantes au soleil. De jolies
convalescentes au milieu des énergies de la nature,--c'était le
contraste qu'il avait cherché en faisant lever sous ses pinceaux, de
toutes ces marques de petits talons de Cendrillon semés sur la plage,
les figures qu'elles font rêver.

Le public ne vit rien de cette ambition de Coriolis dans son tableau
exposé chez un grand marchand de la rue Laffite.



CXVI


Avec la pudeur qu'il avait de ses découragements et de ses amertumes,
l'espèce d'habitude sauvage qui lui faisait dévorer, sans rien dire, le
chagrin comme la maladie, Coriolis resta, presque un mois, après
l'humiliation de cet insuccès, taciturne, étendu sur son divan, fumant,
ne faisant rien.

Au bout d'un mois de ce _far niente_ rageur, il empoigna une grande
toile, et se mit à la brouiller impétueusement d'un charbonnage rehaussé
de coups de craie. Et bientôt de ce travail sabré, sous le tâtonnement
et la confusion des lignes, des contours, des accentuations, des
repentirs, dans le nuage de crayonnage et le trouble roulant des formes,
il commença à sortir comme l'apparence d'une jeune femme et d'un homme,
d'un vieillard.

Alors, se chambrant dans son atelier, Coriolis y resta quinze jours,
enfermé, seul, n'y voulant personne. Le matin, il allumait lui-même son
poêle pour être prêt au travail avec le jour. Il arrivait au dîner, las,
épuisé, avec ces affaissements qu'ont les grands corps, ces fatigues
éreintées qui les répandent, comme brisés, sur les meubles.

--A demain,--dit-il un soir à Manette et à Anatole en se levant de table
pour aller dormir,--vous verrez.

--C'est cela,--leur dit-il brusquement le lendemain devant sa toile; et
il se jeta derrière eux, sur le divan, dans l'ombre.

_Cela_, voici ce que c'était.

Dans un arrangement qui rappelait un peu _le Pâris et l'Hélène_ de
David, se voyait un couple de grandeur nature: une jeune fille nue au
bord d'un lit, sur laquelle se penchait, avec des bras de désir, la
passion d'un vieillard. D'un côté, une lumière, le matin d'un corps, la
première innocence de sa forme, sa première splendeur blanche, une gorge
à demi fleurie, des genoux roses comme s'ils venaient de s'agenouiller
sur des roses, un éblouissement comme l'aurore d'une vierge, une de ces
jeunesses divines de femmes que Dieu semble faire avec toutes les
beautés et toutes les puretés comme pour les fiancer à l'amour d'une
autre jeunesse; de l'autre, imaginez la laideur, la laideur morale, la
laideur de l'argent, la laideur des cupidités basses et des stigmates
ignobles, la laideur froncée, écrasée, déprimée, abjecte, de ce que la
Banque met sur la face de la Vieillesse, la voracité de l'Usure dans le
Million, ce que la caricature physiologique de notre temps a saisi au
vif, élevé à la grandeur, presque à la terreur, par la puissance du
dessin.

Le vieillard créé par Coriolis n'avait rien de ce grand désir triste,
presque mélancolique, de la vieillesse amoureuse qu'on voit dans l'ombre
des vieux tableaux soupirer après la nudité d'une Suzanne. Il était
l'amoureux sinistre peint par le mot des femmes: «_un vieux_». On voyait
en lui la paillardise, le libertinage de l'âge, ces derniers appétits
presque féroces de la fin des sens, le goût des amours qui tournent en
affaires de moeurs et se dénouent à la Correctionnelle. La galvanisation
de l'érotisme sénile, la congestion sanguinolente d'yeux sans cils, le
hiatus d'une bouche édentée et humide, des morceaux de nudités
effrayants et grotesques montraient ce monstre: un minotaure dans un
roquentin,--le satyre bourgeois.

Cependant la femme reposait tranquille, attendant, passive, sans se
détourner. Sa peau, sans dégoût, ne reculait pas; et elle paraissait
livrer, avec l'habitude d'un métier, avec une indifférence ingénue, le
rayonnement et la pudeur de tout son corps à ces yeux de viol.

Dans ce contraste de la femme et du monstre, du vieillard et de la jeune
fille, de la Belle et de la Bête, le peintre avait mis l'espèce
d'horreur de l'approche d'une blanche par un gorille. L'opposition était
sans pitié, sans miséricorde, et pour ainsi dire inhumaine. On voyait
qu'une volonté mauvaise, un caprice féroce d'artiste, s'étaient tendus
pour faire la plus épouvantable, la plus révoltante, la plus sacrilége
et la plus antinaturelle des antithèses. L'exécution en était presque
cruelle. D'un bout à l'autre, la main, emportée par la rage de l'idée,
avait voulu frapper, blesser, épouvanter et punir. Des coups de pinceau
çà et là ressemblaient à des coups de fouet. Les chairs étaient rayées
comme avec des griffes. Il y avait du rouge d'orage et de sang dans les
rideaux de feu du lit, dans les flambées de la soie autour du corps de
la femme. La lourde atmosphère de volupté d'un Giorgione pesait avec son
étouffement dans la chambre. Et des morceaux d'étoffes, rigides, tordus,
serpentant, faisaient voir comme les redressements de lanières et les
envolées sifflantes de bouts de robes d'Erynnis et de vêtements d'anges
vengeurs...

Ce n'était point obscène: c'était douloureux et blasphématoire.

Il est dans la vie de l'artiste des jours qui ont de ces inspirations,
des jours où il éprouve le besoin de répandre et de communiquer ce qu'il
a de désolé, d'ulcéré au fond du coeur. Comme l'homme qui crie la
souffrance de ses membres, de son corps, il faut que ce jour-là
l'artiste crie la souffrance de ses impressions, de ses nerfs, de ses
idées, de ses révoltes, de ses dégoûts, de tout ce qu'il a senti,
souffert, dévoré d'amertume au contact des êtres et des choses. Ce qui
l'a atteint, froissé, blessé dans l'humanité, dans son temps, dans la
vie, il ne peut plus le garder: il le vomit dans quelque page émue,
saignante, horrible. C'est le débridement d'une plaie; c'est comme si
dans un talent crevait le fiel, cette poche, chez certains génies, de
certains chefs-d'oeuvre, Il y a des jours où, sur son instrument,
violon, ou tableau, ou livre, dans une création où frémit son âme, tout
artiste exquis et vibrant jette une de ces pages palpitantes,
coléreuses, enragées, où il y a de l'agonie et du blasphème de crucifié;
des jours où il s'enchante dans une oeuvre qui lui fait mal, mais qui
rendra ce mal qu'il se fait au public, des jours où il cherche, dans son
art, l'excès de la sensation pénible, l'émotion de la désespérance, une
vengeance de sa sensibilité à lui sur la sensibilité des autres...
Coriolis était à un de ces jours-là.

Manette et Anatole restèrent quelques minutes silencieux, plantés là
devant.

Anatole finit par dire:

--Superbe! Mais, qui diable a pu te pousser à faire cela?

--Ça m'est venu,--dit simplement Coriolis.

Au bout de quelques jours, le bruit de ce tableau de Coriolis était le
bruit de Paris. La curiosité des gens d'art et des badauds s'allumait
sur cette toile étrange à laquelle les commérages de la presse, les
légendes du public, prêtaient le scandale d'un Jules Romain. L'atelier
fut assiégé pendant un mois. Le dernier des amateurs fous, un grand
marchand de blanc, offrit de la toile l'argent que Coriolis en voudrait.

Coriolis eut d'abord de ce succès une lueur de joie. Il voulut reprendre
son esquisse. Il essaya d'y mettre la dernière main; mais sa fièvre
était passée: il la laissa, et, au bout de quelques jours, il la
retourna dans un coin contre le mur.



CXVII


La vie militante de l'art avait développé à la longue une singulière
sensitivité maladive chez Coriolis. Pour souffrir, pour se faire
malheureux, pour s'empoisonner les quelques bonnes heures de sa vie, il
se découvrait une effrayante richesse d'imaginations anxieuses et de
perceptions blessantes. Des sens d'une délicatesse infinie semblaient
s'ouvrir chez lui et s'irriter des coups d'épingle de l'existence. Les
plus petits contre-temps, les riens fâcheux, les ennuis insignifiants
prenaient, dans le noir et le mécontentement de ses idées, les
proportions démesurées, le grossissement que leur attribuent trop
souvent ces natures d'êtres agitées, frêles et violentes, ces âmes
inquiètes d'artistes qu'on pourrait appeler des Génies en peine.

Et en même temps, il était traversé d'envies, de caprices. Il avait des
désirs d'enfant et de malade. Des velléités soudaines, des appétits lui
venaient pour des choses dont la possession lui donnait le dégoût
immédiat. Il entraînait Anatole dans un restaurant bizarre pour faire un
repas qu'il avait rêvé, et auquel il ne touchait pas. Il l'emmenait dans
de petits voyages de banlieue, dont il revenait furieux, exaspéré contre
le pays, les hôteliers, le temps.

Il se levait avec des irritabilités sans cause qui ne se dissipaient
qu'au milieu de la journée. Presque rien ne l'intéressait plus, en
dehors de lui-même. Le cercle de son intérêt se rétrécissait chaque
jour. Les autres, peu à peu, semblaient disparaître autour de lui. Il
n'avait plus l'air de s'occuper d'eux, de savoir même qu'ils vivaient,
qu'ils souffraient, qu'ils travaillaient, qu'ils faisaient quelque
chose. Il s'enfonçait, s'enfermait dans l'étroite personnalité de son
moi, avec cette absorption entière, avec cet égoïsme profond et absolu,
carré et résistant, l'égoïsme de bronze du talent. Chez cet homme né
sans tendresse, manquant avec les hommes d'expansive affectuosité, et
dont la surface d'insensibilité avait été déjà remarquée à l'atelier,
chez Langibout, la dureté finissait par se montrer dans une rudesse
âpre, presque sauvage.

Et à la dureté de sa nature, le peintre joignait peu à peu l'amertume de
sa carrière. Dans le découragement, le mécontentement de ses oeuvres,
avec un regard aiguisé par le pessimisme, il s'était mis à rendre aux
autres les cruelles sévérités qu'il avait pour lui-même. Il était le
conseilleur et le jugeur terrible qui, devant un tableau, mettait le
doigt sur la plaie, jetait sa critique à l'endroit juste. «Un casseur de
bras», disaient de lui les ateliers qui l'avaient baptisé:
_Découragateur_ II, en lui donnant la seconde place après Chenavard.
Aussi, presque peureusement, s'écartait-on de lui comme d'un confrère
dangereux, faisant toucher les impossibilités de l'art, glaçant
l'illusion et le courage, désespérant la toile commencée, capable de
dégoûter de la peinture le peintre le mieux doué.

Coriolis, qui aimait un peu plus tous les jours la solitude et ne voyait
avec plaisir que deux ou trois intimes, avait encore provoqué cet
éloignement par son acuité d'esprit, la teinte d'ironie mordante
particulière aux créoles. Ce que le succès, des satisfactions de travail
et d'amour-propre avaient contenu en lui et arrêté sur ses lèvres,
maintenant lui échappait. Ses mépris, ses rancunes, ses dégoûts, ses
colères d'artiste s'exhalaient en paroles fielleuses, en traits
empoisonnés. Sur les camarades qu'il n'aimait pas, les gloires qu'il
n'estimait pas, un tableau à la mode, il jetait le baptême d'un ridicule
mortel dans des phrases qui mêlaient la couleur de la langue du peintre
à la barbarie fine d'une observation de femme, avec des mots qui ne se
pardonnaient pas, comme les mots d'Anatole, mais qui restaient plantés
au vif des vanités saignantes.



CXVIII


Il n'avait qu'une joie, une joie des yeux: son fils.

Quand son enfant était né, Coriolis n'avait pas senti dans ses
entrailles cette révolution qui fait les pères et qui semble ouvrir un
nouveau coeur dans le coeur de l'homme. Devant l'enfant qui n'était
qu'un «petit», une forme ébauchée, un morceau de chair vagissant et à
demi moulé, il n'avait point senti la paternité tressaillir et remuer en
lui. Il était resté froid à cette vie qui semble continuer la vie
foetale, à ces mouvements encore embryonnaires, à ce regard à peine né
des enfants dans leurs langes, à cette formation obscure et sommeillante
des premiers mois qu'épie et surprend la tendresse des mères. Mais quand
ce petit corps commença à se modeler comme sous l'ébauchoir de François
Flamand, quand ces petits bras, ces petites jambes rappelèrent en
s'essayant, le souvenir des lignes rondissantes que Coriolis avait vues
à des enfants maures, quand cette figure prit, sous les frissons de ses
petits cheveux, l'expression d'un amour de tableau italien, quand la
beauté, la beauté du Midi commença à s'y lever, sourieuse et presque
déjà grave, la paternité du bourgeois et de l'artiste s'éveilla en même
temps chez le père.

Son fils était véritablement un de ces enfants dont une naïve expression
populaire dit qu'ils sont beaux comme le jour, un de ces enfants dont le
teint, les mouvements, les cheveux, les yeux, la bouche, ont l'air de
s'épanouir dans le bonheur et l'innocence d'une lumière. Il avait cette
douce petite peau qui rayonne et éclaire, une peau appelant la caresse
de la main comme une peau de petite fille. Ses petits cheveux, frisés en
toison, des cheveux de soie fine et d'or pâle, avec des clartés de
poussière au soleil, se tortillaient sur sa tête en mille boucles dont
l'une toujours lui retombait sur le front. Autour de ses yeux, sur ses
tempes, jouaient des transparences de nacre. Son grand petit front tout
pur, sans nuage et sans pensée, semblait plein du rien auquel rêvent
délicieusement les enfants. La tendresse blonde de ses sourcils et de
ses cils faisait paraître noirs ses yeux bleus, des yeux d'enfant
d'Orient, légèrement bridés dessous et allongés vers les coins, des yeux
qui, par instant, lui remplissaient le visage. L'ébauche d'un nez arabe
s'apercevait dans son petit nez à peine formé. Sa bouche, un peu en
avant, tendait les lèvres d'un petit flûteur de Lucca della Robia; elle
était petite avec un rire large qui inondait l'enfant de rire. Ses
petits bras bien faits, ronds et pleins, faisaient de jolis gestes. Il
remuait de la grâce dans ses petites mains.

Son père le voulait toujours à demi nu, vêtu seulement d'une chemise et
d'un collier de corail; et quand, habillé ainsi, par terre, sur un
tapis, le petit garçon se roulait, il était adorable avec ses jeux, ses
câlineries, ses paresses, les souplesses qui semblaient lui venir de sa
mère, ses jambes, ses épaules, ses bras, ses petits pieds se cherchant
pour s'embrasser, sa chair, sa peau ferme et douce sortant de la
blancheur écourtée de la toile.

Personne ne lui faisait peur: il allait aux nouveaux venus, confiant,
les bras tendus, avec l'avance d'un baiser dans la bouche. Il donnait le
plaisir d'un objet d'art. Un baby de Reynolds, un petit Saint Jean du
Corrége, l'_Enfant à la Tortue_ de Decamps, il évoquait à la fois tous
ces types charmants de l'enfance anglaise, de l'enfance turque, de
l'enfance divine.

Le soir, lorsque sa mère l'avait endormi en le berçant une minute sur
ses genoux, et que, glissé sur les coussins du divan, il dormait, les
cheveux ébouriffés, la mine fleurie et bouffie, dans une de ces poses où
ses petits bras lui faisaient un oreiller, il semblait qu'on fût à côté
du sommeil d'un petit dieu, auprès de ce petit endormi qui avait la
respiration du ciel dans la bouche ouverte et le coup d'aile des songes
de Paradis sur ses paupières chatouillées.



CXIX


Le petit intérieur n'était plus gai, riant, vivant, comme autrefois. Le
froid de la gêne s'y glissait, le souvenir des jours heureux, fous et
jeunes, y semblait mort avec l'écho des bonds de Vermillon, et le passé
paraissait s'y effacer ainsi qu'une chose ancienne que la poussière fait
peu à peu lentement oublier. On sentait dans l'air de la maison et des
gens un commencement de détachement et de séparation. La vie commune du
trio avait perdu l'intimité, la confiance; elle souffrait de ce premier
éloignement des personnes qui se fait tout doucement, avant qu'elles ne
se quittent. Manette avait des mutismes guindés, du sérieux de projets
de femme sur la figure. Le bel enfant même était sage, et ne mettait pas
dans l'intérieur le tapage de l'enfance. Un malaise pesait sur les
réunions; Anatole n'avait plus le courage d'être Anatole. Son esprit
était contraint. Le blagueur pesait ses mots, retenait ses gamineries et
craignait l'effet d'une parole lâchée. Manette avait changé sa
familiarité avec lui en une politesse sèche, coupée d'allusions qui le
renfonçaient, sous leur intimidation, dans le faux de sa position.
Chacun se tenait sur la réserve, les paroles s'arrêtaient, des silences
tombaient, de grands silences froids qui mettaient au-dessus des têtes
la menace muette d'un grand changement.

Souvent en eux-mêmes, à ces moments, Anatole et Coriolis repassaient les
jours, tout pleins du présent seul, où ils ne croyaient pas se quitter.
Ils comprenaient que c'était fini, que leur vie allait se modifier sans
qu'ils sussent pourquoi, qu'ils étaient près d'un lendemain qui ne les
verrait plus ensemble; et lâches devant cette idée, aucun des deux
n'osait la dire à l'autre.



CXX


Et dans cet intérieur attristé grandissait le découragement de Coriolis.

Il arrivait à ce navrement qui semble fatalement couronner dans ce
siècle la carrière et la vie des grands peintres de la vie moderne. Il
était dévoré de cette fièvre de déception, de cette désolation
intérieure que Gros appelait «la rage au coeur». Il souffrait de la
douleur suprême de ces grands blessés de l'art qui marchent la fin de
leur chemin en serrant dans leurs entrailles les blessures reçues de
leur temps. A côté des autres, au milieu de tant de contemporains qu'il
voyait comblés, gâtés par le public, lancés tout jeunes à la renommée,
courtisés par l'opinion, adulés par le succès, écrasés sous le viager de
la gloire, le laurier de la réclame, le _Divo_ qu'on ne donne qu'aux
morts, il se sentait né sous une de ces malheureuses étoiles qui
prédestinent à la lutte toute l'existence d'un homme, vouent son talent
à la contestation, ses oeuvres et son nom à la dispute d'une bataille.
L'épreuve était faite, l'illusion n'était plus possible: tant qu'il
vivrait, il était destiné à n'être pas reconnu; tant qu'il vivrait, il
ne toucherait pas à cette célébrité qu'il avait essayé de saisir avec
tous ses efforts, toute sa volonté, qu'il avait un instant touchée avec
ses espérances.

Alors un infini de tristesse s'ouvrait devant Coriolis, et dans de
sombres tête-à-tête avec lui-même qui avaient le découragement des
mélancolies suprêmes que roulait à la fin Géricault, il se laissait
aller à un sentiment affreux, à une cruelle obsession. Une idée noire,
lui montrant l'avenir de ses ambitions et de ses rêves au delà de sa
vie, tenait suspendu l'artiste sur la pensée et presque le souhait de
mourir, comme sur la promesse et la tentation des justices de la Mort,
des réparations de cette Postérité vengeresse que les vaincus de l'art
attendent, qu'ils pressent, qu'ils appellent,--qu'ils hâtent
quelquefois.



CXXI


Bientôt le tourment de ces heures, il cherchait à l'enfoncer dans le
travail, la lassitude, le brisement d'une espèce d'art mécanique. Il lui
venait comme une manie de l'eau-forte qu'il avait apprise en en voyant
faire à Crescent. L'eau-forte l'empoignait avec son intérêt, son
absorption passionnée, l'oubli qu'elle lui donnait de tout, du repas, du
cigare, l'espèce d'effacement du temps qu'elle faisait dans sa vie.
Penché sur sa planche, à gratter le cuivre, à découvrir, sous les
tailles et les égratignures, l'or rouge du trait dans le vernis noir, il
passait des journées. Et c'était comme une suspension momentanée de sa
vie, que ce doux hébétement cérébral, cette espèce de congestion
qu'amenait en lui la fatigue des yeux, ce vide qu'il se sentait dans le
cerveau à la place du chagrin.

Au bout de cela, la morsure, ce travail de l'acide qui, selon le degré,
la température, des lois inconnues, une chance, un hasard, va réussir ou
manquer la planche, faire ou défaire son caractère, creuser ou émousser
son style, la morsure le prenait aux émotions de son mystère et de sa
chimie magique. Il était enlevé à lui-même quand, baissé sur les fumées
rousses, les bulles d'air crevant à la surface, il suivait dans l'eau
mordante les changements du cuivre, ses pâlissements, les
bouillonnements verts qui moussaient sur les traits de la pointe. Et
aussitôt la planche dévernie, essencée, il avait une hâte à sortir, et
d'un pas affairé qui coupait les queues des petites filles à la porte
des fritureries, il se dépêchait d'arriver, sa planche sous le bras,
tout en haut de la rue Saint-Jacques.

Là, au bout d'un jardinet, dans une pièce pleine d'un jour blanc, dont
le plafond laissait pendre sur des ficelles des langes de laine pour
l'impression, devant une presse à grandes roues, dans le silence de
l'atelier ayant pour tout bruit l'égouttement de l'eau qui mouille le
papier, le basculement d'une planche de cuivre, les pulsations d'un
coucou, les coups de la presse à satiner qu'on tourne, il avait une
véritable anxiété à suivre la main noire du tireur encrant et chargeant
sa planche sur la boîte, l'essuyant avec la paume, la tamponnant avec de
la gaze, la bordant et la margeant avec du blanc d'Espagne, la passant
sous le rouleau, serrant la presse, tournant la roue et la retournant.
Il était tout entier à ce qui allait se lever de là, à ce tour de roue,
la fortune de son dessin. L'épreuve toute mouillée, il l'arrachait des
mains de l'ouvrier.

Et toutes les fois, il sortait de chez l'imprimeur avec une sorte de
prostration, un épuisement physique et moral comparable à celui d'un
joueur sortant d'une nuit de jeu.



CXXII


Tous les ans, à l'époque où Coriolis avait eu sa fluxion de poitrine, il
retoussait un peu; l'été, les chaleurs de juillet emportaient ce rhume.
Mais cette année-là, sa toux, irritée peut-être par les émanations de
l'eau-forte dans lesquelles il avait vécu plusieurs mois, persista tout
l'été, ne disparut pas, et ce qu'il fit, ce qu'il se décida à prendre,
sur les instances de Manette, ne l'en débarrassa pas.

Aux premiers froids de la fin de l'automne, sans voir aucun danger dans
son état, son médecin, défiant, par expérience, de la délicatesse des
poitrines de créole, lui conseilla de ne pas rester dans le froid et
l'humidité de Paris, d'aller passer son hiver en Égypte, dans quelque
bon pays chaud, d'où il rapporterait, l'autre année, quelque pendant à
son _Bain turc_. Coriolis s'emportait à cette idée de voyage, y opposait
une résistance presque colère, disait qu'il ne pouvait quitter Paris,
que toutes ses études étaient maintenant là, qu'il avait de grandes
choses en tête.

Du temps se passait. Il n'éprouvait pas de mieux. Il continuait à
souffrir, à ne pas pouvoir travailler. Souvent, il était forcé de passer
des journées au lit. Et dans les soins qui penchaient Manette sur son
amant couché, dans l'intimité, ce tête-à-tête confidentiel, ce
rapprochement de petits secrets que fait la maladie entre le malade et
la femme, Anatole sentait s'échanger auprès de ce lit des paroles basses
qui l'écartaient, l'éloignaient de son ami, des conversations qui se
taisaient à son approche, des espèces de consultations mystérieuses, des
signes furtifs de discrétion, des silences qui venaient de parler de
lui, et qui s'en cachaient.



CXXIII


Manette s'était levée de table pour aller coucher son enfant. Coriolis
touchait à des objets sur la nappe, les reposait comme il les avait
pris, sans y penser, regardait de temps en temps Anatole, et ne disait
rien.

Anatole attendait. Depuis plusieurs jours, il se sentait mal à l'aise
sous ce regard de Coriolis, qui avait l'air de vouloir lui parler et de
ne pas oser. Il avait le pressentiment d'une mauvaise nouvelle, dure à
dire pour Coriolis, cruelle à entendre pour lui-même.

Tout à coup Coriolis fit un de ces gestes brusques et décidés avec
lesquels on ramasse son courage, et d'une voix qui se pressait pour en
finir plus tôt:

--Ma foi, mon vieux, voilà huit jours que ça me pèse... Je me lève tous
les matins en me disant: Je lui dirai aujourd'hui... Et puis, c'est plus
fort que moi... Quand je suis pour te le dire, ça ne passe pas, ça reste
là... c'est que ça me coûte, vrai... Enfin, je quitte Paris, voilà...

--Tu quittes Paris, toi?--fit Anatole tout abasourdi sous le coup.

--Ah! parbleu,--reprit Coriolis,--si nous n'étions pas tant de monde...
l'enfant, deux domestiques... je t'aurais bien emmené, tu comprends...

--Complet!... oui, je comprends... La plaque est relevée comme dans les
omnibus... C'est vrai qu'on ne peut pas me prendre sur les genoux, j'ai
passé l'âge...--répondit Anatole sur un ton de bouffonnerie presque
amère. Puis, s'arrêtant et mettant son amitié dans sa voix:--Est-ce que
tu te sens plus souffrant?

--Oui et non... C'est-à-dire que certainement, depuis quelque temps, ça
ne va pas comme je veux... Mais ce n'est pas ça... Au fond, vois-tu, il
y a un grand embêtement dans mon affaire... Je ne sais pas où j'en suis
de ma carrière, de mon talent, de ma peinture... Va, ça vaut une
maladie, et c'en est une, je t'en réponds: on souffre assez... Je
croyais avoir trouvé le _moderne_... A présent, je n'y vois plus ce que
j'y voyais... et peut-être que ça n'y est pas... J'ai besoin de repos,
de recueillement... Ça me tue, cette maudite température de fièvre de
Paris... Je resterai un an... Nous allons à Montpellier... C'est Manette
qui a eu cette idée-là... Je t'assure, c'est une bonne idée... La pauvre
fille! c'est du dévouement, car la vie ne sera pas bien amusante pour
elle... Si j'étais plus souffrant, il y a là de bons médecins... Et
puis, il y a tout près, entre Montpellier et la mer, la Camargue, où je
veux faire des études... Oh! ça me fera beaucoup de bien... Je voulais
te prévenir plus tôt... Mais Manette n'a pas voulu que je t'en parle
avant... parce que si cela ne s'était pas fait, ce n'était pas la peine
de te faire cet ennui-là pour rien... Et puis, nous n'avons été tout à
fait décidés que ces jours-ci... C'est égal, mon vieux, quand on a vécu
ensemble comme nous, on ne se quitte pas comme on plie ça!

Et Coriolis jeta sa serviette sur la table.

--Enfin, je ne pars pas pour la Chine... Et quand je reviendrai, rien ne
nous empêchera de recommencer ces si bonnes années-là, n'est-ce pas?

Et disant cela, il sentait bien que leur vie à deux était à jamais
finie, et que c'était un dernier adieu qu'il faisait ce soir-là à la
grande amitié de sa vie.

--Mais,--reprit-il,--je ne puis te laisser comme ça sur le pavé... sans
un sou...

--Oh! j'ai ma chambre... j'ai le temps de me retourner...

--C'est que je vais te dire...--fit Coriolis d'un ton embarrassé,--nous
avions, tu sais, encore une année de bail... Eh bien! Manette a trouvé
moyen de relouer... Elle a tout arrangé... Il y a un marchand qui doit
venir prendre les meubles... Par exemple, tu sais, les tiens... ceux de
ta chambre... tu me feras plaisir de les garder... Oui, je me
remeublerai... Nous renvoyons aussi les domestiques... Manette a trouvé
des parentes qui ne sont pas heureuses, des cousines à elle... Nous
serons cent fois mieux servis... Mais voyons, ce n'est pas tout cela,
qu'est-ce qu'il te faut?

--Rien,--dit en relevant la tête Anatole, blessé d'être ainsi chassé par
la femme à peu près de la même façon que les domestiques étaient
renvoyés.--Merci... J'ai encore les cinq cents francs que tu m'as fait
gagner, le mois dernier, pour le plafond de cet imbécile...

Le mensonge était héroïque: les cinq cents francs avaient roulé dans ce
grand trou de toutes les petites dettes d'Anatole, qui semblait se
creuser sous tous les à comptes qu'il y jetait.

--Bien vrai?--fit Coriolis soulagé, débarrassé de l'idée d'une lutte à
soutenir avec Manette.--Ah! dis donc, tu sais, si tu avais des moments
durs, si tu étais brûlé au _Spectre solaire_, tu peux tout prendre chez
Desforges sur mon compte, je l'ai prévenu... Voyons, qu'est-ce que tu
vas faire?

--Je ne suis pas encore mort de faim... Je vais tâcher que ça
continue...

--Tiens, je me fais des reproches de t'avoir laissé paresser... j'aurais
dû te faire travailler... Mais tu me faisais tant rire, que je n'ai
jamais eu le courage...

--Et quand partez-vous?--demanda Anatole en l'interrompant.

--Samedi... ou lundi... Et où en es-tu avec ta mère?

--Ah! je t'en prie, pas d'attendrissement... Voilà que nous allons nous
quitter, ça suffit... parlons d'autre chose.

Et l'un et l'autre se turent. Leur émotion les gênait tous deux. Anatole
avait pris au hasard un album sur une table et le feuilletait.

--D'où est-ce, ça, dis donc?--demanda-t-il à Coriolis pour rompre le
silence en lui montrant un croquis.

--Ça?... Ah! c'est de mon voyage à Bourbon... quand j'y ai été, tu sais,
avant mon retour d'Orient...

Et comme si, à cet instant de séparation et de camaraderie brisée, il
voulait ressaisir son coeur dans le passé, Coriolis se mit à raconter à
Anatole ce qui lui était arrivé là-bas, aux colonies, avec des paroles
qui s'arrêtaient et s'attardaient aux choses, des mots d'où semblait
tomber le souvenir un moment suspendu.

Sur le bâtiment de Suez, il avait rencontré une jeune
fille.--Figure-toi... elle écrivait un journal sur les bandes de papier
de sa broderie... et elle attachait cela à la patte des oiseaux fatigués
qui venaient se reposer sur le bateau... C'était si joli, cette idée-là,
vois-tu... ces pensées de jeune fille, emportées par une aile d'oiseau,
jetées de la mer à la terre, et qui devaient tomber quelque part comme
du ciel, comme une lettre d'ange!... Tu sais, on ne sait pas comment on
devient amoureux... Je fus très-bien reçu dans la famille... Elle avait
une grande fortune... Mais il y avait une habitation... Il fallait
mettre sa vie là, tout laisser, renoncer à la peinture... et je dis non.

--Et ça finit ainsi?

--A peu près... Seulement, en me reconduisant au bateau, quand je
partis, la nourrice de la jeune personne, qui m'avait pris en adoration,
me donna un petit sac de farine de manioc qu'elle savait que j'aimais
beaucoup... Tous les passagers à qui j'en offris furent empoisonnés...
un peu moins, heureusement, que je ne devais l'être à moi tout seul...
C'est égal,--reprit Coriolis d'un ton moitié ironique, moitié
sérieux,--il n'y a pas de dévouement de domestique comme ceux-là dans
notre Europe...

Et se taisant, il sembla s'enfoncer dans un retour sur lui-même où
Anatole crut apercevoir le premier regret de l'amant de Manette.



CXXIV


--Mère Capitaine, auriez-vous un endroit à m'indiquer pour coucher
pendant quelques jours?

Anatole disait cela à la maîtresse d'un petit _bistingo_ transféré de la
rue du Petit-Musc au quai de la Tournelle, et qu'il avait décoré, dans
le temps, de fresques épisodiques de la guerre d'Afrique et d'exploits
de zouaves. Depuis ce travail, il ne passait guère devant le cabaret
sans y entrer, y prendre une consommation et causer avec la mère
Capitaine.

--Ah! bien, tiens, j'ai justement ton affaire,--fit madame Capitaine,--y
a Champion, un honnête garçon qui vient ici, que tu le connais bien, que
tu as bu avec lui, qu'il a une grande chambre, que ça lui ira comme un
gant de t'en céder la moitié... C'est son heure, il va venir...

Un sergent de ville parut, et après quelques mots de madame Capitaine,
il alla à Anatole, lui dit que c'était une affaire faite, qu'il pouvait
venir le soir même prendre l'air du «bazar», qu'il emménagerait son
_biblot_ le lendemain. Et s'attablant en face d'Anatole, il se mit à
boire avec lui.

C'est ainsi qu'en dix minutes, Anatole se trouva le locataire d'une
moitié de chambre inconnue, dans une maison dont il ignorait jusqu'au
quartier, et le compagnon de chambrée d'un individu dont il ne s'était
même plus rappelé au premier moment l'état de sergent de ville.

A minuit, les deux hommes passèrent les ponts, allèrent vers l'Hôtel de
ville, arrivèrent à une petite rue derrière Saint-Gervais, où, dans le
fond d'un marchand de vin, résonnait la musique nasillarde d'une vielle,
avec l'accompagnement de la bourrée qu'elle jouait, scandé par des
sabots. Là, à une petite allée noire, n'ayant que le filet blafard du
gaz sur l'eau du ruisseau qui en sortait, ils entrèrent. Le sergent de
ville alluma une allumette contre le mur; et ils se trouvèrent dans
l'escalier, un escalier de briques sur champ, aux arêtes de bois.

--Bigre!--fit Anatole,--ce n'est pas l'escalier du Louvre...

Et il monta.

Couché, il dormit avec l'admirable don qu'il avait de dormir partout, et
aux côtés de n'importe qui.

--Hein? qu'est-ce qu'il y a?--fit-il à cinq heures du matin, en
s'éveillant au bruit de la maison.--Qu'est-ce que c'est? Est ce qu'il y
a des éléphants ici?

--Ça?--fit Champion négligemment.--Ah! j'avais oublié de vous dire...
C'est une maison de maçons, ici. Au jour, ils dégringolent... Il y a
trois départs tous les matins...

Au bruit des souliers des maçons se mêlait le bruit du bois qu'on
sciait, des bûches qui tombaient, du feu qu'on soufflait pour la soupe.

--Oh! on s'y fait,--reprit Champion,--demain tous n'entendrez plus rien.
Moi, il faut que je file...

Son camarade parti, le jour venu, Anatole regarda sa chambre, et quelque
habitué qu'il fût à tous les logis, le lieu lui fit un petit froid. Du
carrelage sur la terre battue, il ne restait plus que trois carreaux. La
fenêtre était à guillotine et donnait sur un mur interminable qui
montait à dix pieds devant. Au mur, un papier dont il était impossible
de discerner la couleur, avait été arraché contre le lit, à cause des
punaises, et remplacé par une grande tache blanche faite à la chaux.
Là-dedans tombait un jour de cave avec toutes ses tristesses, ce qu'on
appelle si bien «un jour de souffrance», une lueur où il n'y avait que
la pauvreté du jour.



CXXV


A dix heures, il descendit pour découvrir un gargot, et tomba dans la
rue, une rue étroite aux petits pavés, où il trouva des bornillons
resserrant des entrées d'allées, le ruisseau libre lavant le pied des
constructions en surplomb sur des rez-de-chaussées noirs et pleins de
trous d'ombre. Il regarda ces maisons de moyen âge s'écartant en haut
pour voir un peu de ciel, les bâtisses rapiécées par trois ou quatre
siècles et laissant, sous leur plâtre d'hier, repercer les saletés de
leur vieillesse, des croisillons voilés d'un morceau de calicot, de
grandes fenêtres aux petits carreaux verdâtres faisant paraître tout
hâves les enfants collés derrière, des appuis de bois où séchaient
pendus des pantalons de toile bleue. De temps en temps, de petites
filles allaient avec le bruit de sabots de ce quartier sans souliers. La
cage d'un perruquier, qui fait tous les dimanches la barbe aux maçons,
était accrochée en dehors de la boutique sur le mur, et rappelait, avec
ses deux serins, une vieille rue abandonnée de province derrière un
évêché. Au fond d'une petite cour, il vit comme un reste des journées de
Juin dans un enfant qui faisait l'exercice avec un morceau de ferraille,
coiffé d'un shako de militaire ramassé dans du sang.

Ce pittoresque intéressa Anatole, qui aimait le caractère de la misère,
les curiosités des recoins pauvres de Paris, et dont la badauderie
allait instinctivement aux quartiers, aux habitudes, à la vie du peuple.
Il s'amusa à se reconnaître; il alla le long des rez-de-chaussée où
toutes sortes d'industries pour les pauvres étaient cachées et enfouies:
il y avait des teintureries pour deuil, des boutiques de modes aux
volets desquelles étaient accrochés des gueux en terre, des revendeurs à
l'enseigne faite d'un sac d'où s'ébouriffait de la laine à matelas, des
étalages de fleurs sous globe, de vieilles cages, de vieux lits de
sangle, de vieilles lanternes de voiture, toutes sortes de friperies
flétries et pourries coulant au ruisseau comme un fumier de brocantage.
C'était des boutiques de taillandiers, à la forge allumée, des
fabricants d'auges et d'outils de maçons, des boutiques de confection
pour les hommes d'ouvrage, sur lesquelles était écrit en gros
caractères: _Blouses, Sarreaux, Habillements de fatigue_. A côté d'un
bureau de garçons marchands de vin, Anatole lut une annonce à moitié
effacée de «repassage de chapeaux à cinq sous»; et il s'arrêta au coin
de la rue à de vieilles affiches de quête à domicile pour le bureau de
bienfaisance de cet arrondissement chargé de dix-huit mille indigents.

Il trouva de grandes distractions dans cette exploration. Ce qui eût
rendu triste un autre, l'amusait presque, Il était là en pleine misère,
et se sentait à l'aise. Son premier sentiment de découragement, de
mélancolie du matin, avait disparu. Il ne se trouvait plus ni dépaysé ni
désolé. Plus il allait, plus ce milieu lui paraissait sympathique. Il se
voyait, dans cette rue, libre, débarrassé de tout respect humain, mêlé à
des travailleurs n'ayant guère plus d'argent devant eux qu'il n'en avait
lui-même. Il fit encore deux ou trois tours dans les rues environnantes,
et devint décidément enchanté du quartier.

A côté de sa maison était une crémerie qui portail écrit sur des
pancartes: _OEufs sur le plat, Boeuf et Bouilli à emporter_. Il entra,
se mit à une table sans nappe, arrosa son déjeuner d'un petit «noir» à
dix centimes; et quand il eut fini, il laissa aller sa pensée à une
suite de réflexions consolantes, d'idées tranquilles, satisfaites,
heureuses, au milieu desquelles tombait, sans les troubler, le bruit des
morceaux de vitre jetés dans une charrette devant un marchand de verre
cassé de la rue Jacques-de-Brosse.

Le jour même, il emménageait son petit mobilier dans la chambre du
sergent de ville.



CXXVI


Cette vie qui devait durer dans les idées d'Anatole quinze jours, un
mois au plus, se laissait bientôt couler, sans compter le temps, dans
cette singulière communauté avec un sergent de ville.

Champion était un ancien gendarme, revenu de Cayenne, jaune comme un
coing. Il avait des histoires de patrouilles dans les forêts vierges, de
phénomènes météorologiques, de requins, de serpents, de chauves-souris
vampires, de curiosités d'histoire naturelle, toutes sortes de récits
embellis d'imaginations de chambrée et de légendes de gendarmerie
coloniale, qu'il contait le soir de son lit, à Anatole, avec les _rra_
et la vibration tambourinante du troupier. A ce fond si intéressant de
causerie, le sergent de ville ajoutait et mêlait le narré détaillé des
arrestations galantes qu'il opérait chaque soir; car, en attendant son
passage à la Surveillance, Champion se trouvait être préposé aux moeurs.
Une seule chose l'embarrassait: ses rapports. Anatole s'en chargea, les
libella, y mit, avec son esprit de farceur, l'orthographe et le style
d'un ami de la morale; et les rapports d'Anatole eurent un tel succès à
la Préfecture de police que Champion fut sur le point de passer
brigadier.

Champion était demeuré, dans l'exercice de ses délicates et sévères
fonctions, un vrai militaire français. «L'honneur et les dames»,--il
pratiquait la devise nationale. Il respectait le sexe dans le malheur.
Il avait lu des romans sentimentaux, portait une bague en cheveux. Aussi
avait-il, avec ses subordonnées, des formes, des manières, des
indulgences même qui lui faisaient parfois fermer l'oeil sur une
contravention. De là souvent lui venaient des visites de remercîment, la
reconnaissance d'une femme qui lui apportait timidement un bouquet et
mettait le bruit des volants de sa robe de soie dans la misérable pauvre
petite chambre des deux hommes.

Alors, c'était chez Anatole une prodigieuse comédie d'amabilité, de
galanterie, d'ironie, une dépense de ses bouffonneries économisées. Il
faisait des ronds de bras de maître de danse pour mener la visiteuse au
divan--qui était le lit. Il lui mettait, avec le geste de Raleigh, un
vieux pantalon sous les pieds. Il lui demandait pardon de la recevoir
dans ce petit intérieur de garçon: on était en train de le meubler, le
tapissier n'en finissait pas de poser ses glaces Louis XV... Il
pirouettait, il était Lauzun, Richelieu, talon rouge. Il tirait un
papier de sa poche, disait:--Encore une invitation de la duchesse!... Il
époussetait ses souliers, criait:--Jean! je vous chasse!... Madame, il
n'y a plus de domestiques... Voilà où mènent les révolutions!... Il
madrigalisait avec la femme, l'ahurissait, l'étourdissait, lui faisait
passer dans la tête la confuse idée d'avoir affaire à un gentilhomme
toqué dans la débine.

Et s'il y avait quelques sous ce jour-là au logis, on terminait la
petite fête en faisant monter du vin blanc et des huîtres.



CXXVII


Ce compagnonnage de nuit et de jour avec ce nouvel ami, des repas pris
aux gargots où mangeait Champion, les soirées passées dans les cafés où
il allait, ne tardaient pas à faire d'Anatole, si prompt à accrocher sa
vie à la vie, aux liaisons, aux habitudes des autres, le camarade de
tous les camarades du sergent de ville, une connaissance de toutes ses
connaissances, des gardes de Paris, des pompiers fréquentant les mêmes
endroits que lui. Tout monde nouveau où pouvait s'amuser sa légèreté
d'observation était toujours attirant, intéressant pour Anatole. Entré
dans celui-là, il le trouva tout à fait cordial et charmant. Il fut
séduit par la rondeur, la bonne-enfance militaire qu'il y trouvait, la
franchise de l'entrain et le gros de ces ridicules épais et martiaux
d'où il tira une _militariana_ avec laquelle il faisait rire ses
victimes jusqu'aux larmes. Car là, dans ce monde fort, il désarmait par
sa faiblesse. Ses auditeurs lui pardonnaient tout, et jusqu'aux blagues
des récits de bataille, avec une indulgence d'hommes pardonnant à un
gamin. Et puis, il les amusait, fouettait leur gaieté avec des charges à
leur portée, faisait leurs caricatures, des portraits poétiques et
penchés de leurs épouses. Pour les bals de corps donnés à la fête de
l'empereur, il fabriquait des transparents gratis. On le connaissait, on
l'aimait, on le traitait dans les casernes comme un grand enfant de
troupe du régiment: il avait _l'oeil_ à la cantine.

Mais c'était surtout avec les pompiers qu'il était lié et que ses
relations devenaient intimes. Son goût de gymnastique l'avait porté vers
eux, il prenait part à leurs exercices, et retrouvant son élasticité, sa
souplesse de jeunesse, il luttait avec eux, faisait le _cheval_, les
_barres parallèles_, la _poutre_, les _guirlandes_, la _corde à noeuds_,
l'_échelle vacillante_. Et il n'était pas le moins agile dans ces
courses au _chat coupé_ de la caserne des Célestins, ou la partie de jeu
des pompiers, s'élançant de la cour, sautant après les murs, bondissait
de toit en toit sur les maisons du voisinage, et finissait par mettre le
lendemain deux ou trois écloppés à l'infirmerie.



CXXVIII


Anatole présentait le curieux phénomène psychologique d'un homme qui n'a
pas la possession de son individualité, d'un homme qui n'éprouve pas le
besoin d'une vie à part, de sa vie à lui, d'un homme qui a pour goût et
pour instinct d'attacher son existence à l'existence des autres par une
sorte de parasitisme naturel. Il allait, par un entraînement de son
tempérament, à tous les rassemblements, à toutes les agrégations, à tous
les enrégimentements, qui mêlent et fondent dans le tout à tous
l'initiative, la liberté, la personne de chacun. Ce qui l'attirait, ce
qu'il aimait, c'était le Café, la Caserne, le Phalanstère. Resté bon,
offrant l'admirable exemple d'un pauvre diable pur de toute haine et de
toute amertume, encore plein d'utopies, quand il bâtissait du bonheur
pour toute l'humanité, c'était ce bonheur-là qu'il lui souhaitait, qu'il
lui voyait, un bonheur de communauté, la félicité de table d'hôte, le
paradis à la gamelle que rêvent, pour eux et les autres, les gens roulés
dans la misère d'une grande ville et se sentant à peine, comme dans une
foule, une existence, des mouvements, un corps à eux. Aussi, de ce
compagnonnage avec les pompiers, de sa vie avec eux, presque liée à leur
règle, à leur ordre du jour, amusée de leurs récréations, de leurs
plaisirs, buvant à leur table, emboîtant leur pas, il tirait une espèce
de satisfaction, de bien-être difficile à exprimer, une sorte
d'allégement, de libération de lui-même, comme s'il faisait à moitié
partie de la caserne, et comme s'il avait mis un peu de sa personne à la
_masse_.

Une autre heureuse disposition d'esprit avait encore contribué à lui
faire tolérer cette vie qu'un autre eût été jeter à la Seine coulant si
près de là. Il était soutenu par la grâce que la Providence fait aux
malheureux: il avait au suprême point le sens de l'_invrai_. Une
prodigieuse imagination du faux le sauvait de l'expérience, lui gardait
l'aveuglement et l'enfance de l'espérance, des illusions entêtées que
rien ne tuait, des crédulités idiotes et qui le berçaient toujours, une
confiance enragée qui lui ôtait la prévision de tous les accidents de la
vie, et ne faisait tomber sur lui que le coup inattendu des malheurs. Il
se fiait à tout et à tous, ne pensait jamais le mal. Les plus horribles
figures, avec lesquelles le hasard le faisait rencontrer, lui
apparaissaient comme des visages de braves gens. Il voyait une affaire
faite dans une parole en l'air. Les chances les plus impossibles, des
miracles de salut, il les attendait de pied ferme. Et dans sa tête, où
des restes d'ivresse flottaient sur des mirages de commandes, c'étaient
des échafaudages de fortune, des emmanchements de hasards, des enfilades
de travaux, des connaissances de grands personnages, des rêves à la
piste de millionnaires offrant des sommes fabuleuses de son transparent
des pompiers, et dont il allait chercher le nom et l'adresse dans des
endroits incroyables, chez des _minzingues_ de la rue Saint-Hilaire, à
la Bourse des marchands d'habits! Et en tout, il poussait si loin le
sens du faux, l'absence du flair des choses et des gens, qu'entre
plusieurs travaux qui s'offraient à lui, il choisissait toujours celui
dont il ne devait pas être payé. Ce mécompte, du reste, ne le fâchait
pas; il se mettait à la place de l'homme qui lui devait, lui trouvait
mille excuses, et en faisait son ami.

Il arrivait que, sauvé du désespoir par toutes ces ressources de
caractère, par cette vie où le frottement continuel des autres le
soulageait de lui-même, Anatole trouvait dans la misère les coudées
franches de sa nature, la libre expansion, l'occasion de développement
de goûts inavoués qui portaient ses familiarités et ses amitiés vers les
inférieurs. Il y avait pour lui le plaisir d'un épanouissement sans gêne
dans les fraternités à brûle-pourpoint, les amitiés improvisées sur le
comptoir, les tutoiements au petit verre. Doucement, et sans y résister,
dans ces milieux d'abaissement, il s'abandonnait à cette pente de
beaucoup d'hommes élevés bourgeoisement, et qui, par leurs préférences
de sociétés, leurs relations, leurs lieux de rendez-vous, descendent peu
à peu au peuple, se trempent à ses habitudes, s'y oublient et s'y
perdent. Lui aussi était de ceux qui semblent tirés en bas par des
attaches d'origine, de ceux qui tombent à l'absinthe chez le marchand de
vin. Après boire, quand parfois il se voyait riche et faisait des
projets, il parlait de festins qu'il donnerait dans de grands salons de
Ménilmontant; et il esquissait la fête avec son gros luxe de femmes à
chaînes de montre, ses grands plats de harengs saurs, ses saladiers
d'oeufs rouges, ses brocs de vin bleu,--une ripaille de barrière, une
apothéose du Cabaret, où il semblait savourer un idéal de canaillerie.

A ces aspirations d'Anatole, les hasards de son existence présente,
cette maison, cette chambrée, tous ces compagnonnages donnaient une
pleine satisfaction. Il roulait de rencontres en rencontres,
d'accrochages en accrochages, dans des sociétés de n'importe qui. Il se
laissait emmener par des noces qui avaient pour demoiselles d'honneur
des femmes faisant tirer des loteries dans des gargots, des noces qui
allaient aux _Barreaux verts_ en arrêtant les «sapins» et la mariée pour
une «tournée» à la porte des marchands de vin; et dans ces grossières
parties de joie, pelotonné dans le fond du fiacre, le dos rond, les deux
mains nouées autour de ses genoux relevés, la bouche gouailleuse, il
prenait des apparences de contentement presque fantastique, l'air
d'ironique bonheur de Mayeux.



CXXIX


Dans les lâchetés et les dégradations de cette existence, Anatole
perdait peu à peu les forces de sa volonté. Il devenait paresseux à
chercher du travail. Il n'osait plus, dans sa timidité de pauvre
honteux, aller au-devant d'une affaire, voir les gens, emporter une
commande.

Il se faisait en lui comme un écroulement de ses dernières énergies et
de ses derniers orgueils. Sa vocation mourait. Ce que l'artiste, au plus
profond de ses chutes et de ses misères, garde du rêve et des illusions
de sa carrière, ce qui le soutient dans la bassesse et le mercantilisme
des travaux forcés du gagne-pain, la confiance, la foi et le goût de
revenir un jour à l'art, l'orgueil de se sentir toujours un
artiste,--cela même l'abandonnait. La misère avait dévoré le peintre; et
dans l'ancien élève de Langibout se glissait et commençait à s'établir
un nouvel être: le bohême pur, le lazzarone de Paris, l'homme sans autre
ambition que la nourriture et la subsistance, l'homme de la vie au jour
le jour, mendiante du hasard, à la merci de l'occasion, et dans la main
de la faim.

Il vendait petit à petit de ses _frusques_, de ses meubles; puis,
talonné par le besoin, il descendait à ramasser les plus bas deniers et
la plus vile obole de son état. Il faisait, pour un marchand d'estampes
du quai de l'Horloge, des portraits destinés à l'illustration des
livres, les uns avec une encre rouillée imitant les vieilles gravures,
les autres à l'aquarelle dans le goût de l'imagerie et des couleurs de
confiserie, les premiers aux prix de soixante-quinze centimes, les
autres aux prix de deux francs cinquante. Ou bien, c'étaient des dessins
qu'il mettait en loterie au café du coin de l'Hôtel de Ville, heureux
quand le maître du café arrachait quelques pièces de cinquante centimes
à la goguette des gardes nationaux venant là.

Au milieu de cette _dèche_, il fut fort étonné un jour de voir tomber
dans sa chambre la visite de sa mère qui n'avait jamais mis les pieds
chez lui depuis leur séparation. Elle avait fait des pertes d'argent. La
mode et l'industrie qui lui donnaient ses revenus étaient complétement
abandonnées, perdues. Il ne lui restait plus qu'un petit capital à peine
suffisant pour la faire vivre dans une petite localité des environs de
Paris. Elle fit de cette situation un exposé pathétique à Anatole, lui
demanda ses conseils, ne les écouta pas, et après l'avoir contredit tout
le temps, sortit comme une femme venue pour faire une scène à effet, en
se drapant dans du dramatique.

Sur le pas de la porte, se retournant elle dit à son fils:

--Je ne conçois pas comment vous restez dans une maison comme ça... Si
du monde venait vous voir...

--Du monde? ah! oui... Des pairs de France, n'est-ce pas?



CXXX


L'été vint, et, avec l'été, les nuits brûlantes, mangées de punaises,
lui firent découvrir un nouvel agrément de son quartier, de son
logement: le bain _gratis_ à deux pas, dans la Seine.

Vers les onze heures, il descendait de chez lui en chemise et en
pantalon de toile, emportant sa carafe et son pot à l'eau, allait à
l'abreuvoir du quai, et, en quelques brasses, il se trouvait dans la
belle eau pleine et profonde, coulant entre l'Hôtel de Ville, l'île
Saint-Louis et l'île Notre-Dame.

Les quais étaient noirs et comme morts; quelques fenêtres seulement,
ouvertes, respiraient. De loin en loin, une lumière qui se noyait dans
la rivière paraissait y faire trembler la lueur d'une fenêtre de bal. Çà
et là une lanterne, un réverbère était un point de feu dans le noir de
la rivière, sous les grands pâtés des maisons. La lune, un milieu d'un
courant ridé, se mirait et rayonnait. Anatole nageait, se perdait dans
l'ombre avec cette espèce d'émotion que fait chez le nageur l'inconnu et
le mystère de l'eau; puis il allait vers la lumière, s'amusait à couper
les reflets du gaz, dérangeait de la main le feu blanc de la lune qui
s'égouttait de ses doigts. Il faisait de petites brasses, glissait,
s'abandonnait à l'eau molle, et, par moments, se laissant couler sur le
dos, le front à demi baigné, il regardait en l'air, comme du fond d'un
puits, les tours de Notre-Dame, les toits de l'Hôtel de Ville, le ciel,
la nuit d'argent. Toutes sortes d'impressions de paresse, de calme, le
pénétraient de bien-être. Il écoutait s'éteindre la chanson d'un ivrogne
sur un pont, le mélancolique sifflement d'un _écopeur_ de bateau, des
mots que l'écho de la Seine semblait suspendre en l'air, ce doux petit
bruit d'une grande eau qui va dans une grande ville qui dort. Des heures
au timbre mourant tombaient dans l'éloignement: minuit, une heure. Il
nageait toujours, se disait:--Je vais sortir,--et restait encore, ne
pouvant se lasser de boire de tout le corps et de tout l'être ce bonheur
des muets enchantements nocturnes de la Seine, et cette délicieuse
fraîcheur enveloppante de l'eau, mise là pour lui au milieu de ce Paris
aux pierres chaudes étouffé et suant du soleil du jour.



CXXXI


Au fond, Anatole ne se trouvait pas trop malheureux.

Traitant sa misère par l'indifférence, il n'avait guère qu'un ennui, une
contrariété qui le taquinait.

Tant que Champion avait été aux moeurs, Anatole n'avait vu dans son
compagnon de chambre qu'un soldat civil de l'édilité, une espèce de
douanier de la maraude de l'amour. Mais Champion venait de passer à la
Surveillance: l'employé du gouvernement se transformait alors aux yeux
d'Anatole; il prenait une couleur politique, il devenait l'homme au
tricorne, à l'épée, l'homme qui empoigne, l'homme de police contre
lequel se soulevaient toutes les instinctives répugnances du Parisien et
du vieux gamin. Anatole se mettait à souffrir dans ses opinions
libérales du ménage qu'il faisait avec un pareil homme établi aussi à
fond dans son intimité,--et parfois dans ses chemises.

Il lui semblait aussi qu'il était venu à son ami, avec ses nouvelles
fonctions, de la roideur, un air autoritaire, un ton caporal qui avait
brusquement arrêté ses tentatives de propagande phalanstérienne, et
coupé net ses plaisanteries sur le gouvernement. Anatole avait encore
contre son compagnon un autre grief, une plus sourde rancune. Champion
qui se levait avec le jour, qui souvent passait la nuit en essuyant le
plus dur de l'hiver, et méritait rudement son pain à côté de ce monsieur
qui se levait à dix heures, flânait toute la journée, faisait semblant
de chercher de l'ouvrage, en cherchait pour ne pas en trouver, ne
s'occupait, ne s'inquiétait de rien, Champion avait à la longue fini par
concevoir pour l'artiste le mépris que tout homme du peuple gagnant sa
vie conçoit pour celui qui ne la gagne pas. Ce profond et violent dédain
du travailleur pour le _loupeur_, Champion, avec sa grosse et lourde
nature, le laissait échapper à toute minute dans des paroles et des airs
qui étaient un reproche et une humiliation pour Anatole. Aussi Anatole
eut-il la joie d'un grand débarras, quand Champion, craignant peut-être
pour son avancement le compagnonnage d'un garçon aux idées dangereuses,
vint lui annoncer qu'il le quittait.

Anatole restait seul dans la chambre, avec son mobilier réduit, par les
_lavages_ successifs, à un lit, à une chaise et à son morceau de guipure
historique, seul débris de son opulence, auquel il tenait beaucoup sans
savoir pourquoi. Il fut obligé de louer vingt sous par mois une table
pour quelques dessins qu'il faisait encore, par hasard, de loin en loin.



CXXXII


Il y a au bout de l'île Saint-Louis, du côté de l'Arsenal, un coin de
pittoresque échappé au dessinateur parisien Méryon, à son eau forte si
amoureuse des ponts, des berges, des quais.

Une grande estacade, vieille, à demi pourrie, rapiécée de morceaux de
fer, à demi déboulonnée par les voleurs de nuit, dresse là
l'architecture à jour de son treillis de poutres. Cette masse de pilotis
arc-boutés et s'entremêlant, ce fouillis d'échafaudages, ces énormes
madriers goudronnés, noirs et comme calcinés en haut, boueux, glaiseux,
tout gris en bas, les mille trous des niches de l'armature, font songer
à une jetée de port de mer, à une machine de Marly détraquée, à une
forêt dont l'incendie aurait été noyé dans l'eau, à une ruine de la
Samaritaine suspecte et hantée par la maraude.

Le soleil, tombant dedans, frappe des coups splendides qui font des
barres dans toutes les traverses de l'estacade, entrent dans ses creux,
la battent, la pénètrent, y allument le blanc d'une blouse, chauffent de
violet les têtes des poutres, dorent en bas leur pourriture de boue, et
jettent à l'eau bleuâtre et tendre l'intensité noire et chaude du reflet
de la grande charpente.

Anatole devenu, au voisinage de la Seine, un pêcheur à la ligne, allait
pêcher là.

Il descendait dans les embrasures des poutres, s'amusant de la
gymnastique périlleuse de la descente; et arrivé à son endroit, juché,
installé, perché, en équilibre sur une solive, les jambes pendantes, il
amorçait, avec une pelote d'asticots dans une boule de glaise, le
_gardon_, le _barbillon_, la _brème_, le _chevenne_. Il voisinait avec
les autres cases; et dans le ramas bizarre de ces individus que le goût
commun de la pêche à la ligne assemble et mêle dans une ville comme
Paris, il trouvait les relations imprévues dont la Providence semblait
s'amuser à mettre le hasard et l'ironie dans les rencontres de sa vie.
Bientôt ses amis furent un facteur de la Halle aux veaux; un grand jeune
homme qui refaisait les éducations incomplètes, donnait des leçons
discrètes aux personnes surprises par la fortune, aux lorettes
d'orthographe insuffisante; un inspecteur de la fourrière, fort curieux
à entendre sur les objets inimaginables qui se perdent tous les jours
sur le pavé de perdition de Paris; un commis d'un magasin de la rue
Coquillière, où l'on ne vendait que des rubans reteints, garçon de
talent fort bien appointé pour imiter avec ses lèvres, en aunant, le
sifflement de la soie neuve; et avec quelques autres encore, un aide
préparateur de M. Bernardin.

Un goût singulier avait toujours porté Anatole vers les hommes à
professions funèbres. Il avait une pente vers l'embaumeur, le
croque-mort, le nécrophore. La Mort, dont il avait très-peur,
l'attirait. Il en était curieux, presque friand. La Morgue, la salle
Saint-Jean après une révolution, les cimetières, les catacombes, les
spectacles de cadavres, les images de squelette, avaient pour lui une
espèce de charme affreux qu'il adorait. Et il trouvait original d'être
l'intime d'un homme apportant à la société de gros asticots, sur
lesquels personne n'osait l'interroger, et qui faisaient faire des
pêches miraculeuses.



CXXXIII


Dans les rues, Anatole avait l'habitude de s'arrêter à la peinture qu'il
voyait faire. Un jour, vaguant devant lui, le long du faubourg
Montmartre, il fit halle pour regarder la boutique d'un pharmacien où un
décorateur était en train de représenter le dieu d'Epidaure avec
l'attribut sacramentel de son serpent enroulé.

--Un serpent, ça?--fit-il,--mais c'est une anguille de Melun!

Le décorateur se retourna, et tendit avec un sourire moqueur sa palette
à Anatole.

Anatole saisit la palette, d'un bond sauta sur la chaise, et en quelques
coups de pinceau, il fit un superbe trigonocéphale qu'il avait vu au
Jardin des Plantes.

Du monde s'était amassé, le pharmacien était venu voir, et trouvait le
serpent parlant.

Quand Anatole redescendit, le pharmacien le pria d'entrer et lui montra
sa boutique. Il en voulait faire décorer les six panneaux d'allégories
représentant les éléments de la chimie; malheureusement, il commençait
les affaires, et ne pouvait pas mettre plus de cinquante francs par
panneau.

Anatole accepta tout de suite, et le lendemain, il apportait les croquis
de l'_Eau_, de la _Terre_, du _Feu_, de l'_Air_, du _Mercure_, du
_Soufre_. Le pharmacien était charmé des dessins. On causait, des noms
de connaissances communes venaient dans la conversation. Le pharmacien
le retenait à dîner, et au dessert, il ne l'appelait plus qu'Anatole:
Anatole, lui, l'appelait déjà Purgon.

Le lendemain, Anatole attaquait un panneau avec l'ardeur, la verve, le
premier feu qu'il avait toujours au commencement d'un travail.
«Messieurs,--criait-il en peignant la première figure qui était
l'Eau,--voilà une peinture immortelle: elle ne sera jamais altérée!»
Pendant ses repos, il étudiait la boutique, les livraisons des remèdes,
lisait les inscriptions des bocaux, les étiquettes, questionnait le
garçon pharmacien, l'étonnait avec la demi-science qu'il possédait de
tout. Bientôt, son ardeur à peindre baissant, il trôla dans le magasin,
cacheta quelque chose, colla par-ci par-là une étiquette, ficela un
paquet, remua un pilon en passant, mit du cérat dans un pot, aida à
recevoir les pratiques. Et peu à peu, avec la facilité d'assimilation
qui le faisait entrer, glisser dans toutes les professions dont il
approchait, à se mêler à tout ce qu'il traversait, il devint là une
sorte d'aide amateur du garçon pharmacien. Ce semblant de métier lui
allait à merveille: il y avait en lui un fond de boutiquier, une
vocation à une carrière de paresse dont la peine est d'ouvrir un tiroir,
à une occupation légère, distraite par le dérangement, le mouvement des
acheteurs, le bavardage avec les clients. Et du petit commerce de Paris,
il avait non-seulement le goût, mais encore le génie naturel: il
excellait à vendre, à «entortiller» le consommateur.

A ce train, les peintures ne marchaient guère vite. Anatole resta deux
mois à les finir. Il ne faisait plus que coucher rue des Barres. Au bout
des deux mois, comme l'amitié entre lui et le pharmacien avait pris la
force d'habitude «d'un collage», le pharmacien, n'ayant plus rien à
faire décorer, lui proposait de lui prêter comme atelier son «petit
salon pour les accidents». Ils mangeraient ensemble, et Anatole n'aurait
qu'à répondre à la boutique dans les moments pressés, à donner un coup
de main en cas de besoin. L'arrangement enchanta Anatole, qui s'oubliait
volontiers partout où il était, et qui se trouvait toujours lâche pour
sortir d'une habitude.

Tout d'ailleurs lui plaisait dans la maison. Jamais il n'avait rencontré
de meilleur enfant que le pharmacien, un grand, gras et paresseux
garçon, avec des lunettes lui coulant le long du nez, et qu'il remontait
à tout moment d'un geste gauche des deux doigts: Théodule, c'était son
petit nom, passait sa vie à boire de la bière qui lui avait donné, à
force de le gonfler et de le souffler, l'apparence comique et
inquiétante d'une baudruche. De là une plaisanterie journalière
d'Anatole:--Fermez les fenêtres, Théodule va s'envoler! Et à côté du
pharmacien, il y avait le charme de sa maîtresse, installée dans
l'arrière-boutique: une petite femme grasse, presque jolie, gracieuse à
se cacher pour prendre à la dérobée une prise de tabac, faisant dans une
bergère des ronrons de chatte, bonne fille, ayant du bagout, une espèce
d'air comme il faut, et suffisamment de coquetterie pour satisfaire au
besoin qu'Anatole avait auprès d'une femme d'en être un peu occupé et à
demi amoureux.

Anatole goûtait l'embourgeoisement de cet intérieur, le bonheur du
pot-au-feu, bien chauffé, bien nourri, bien éclairé, doucement bercé
dans la mollesse d'un bon fauteuil et le plaisir d'une agréable
digestion. Il s'assoupissait dans un engourdissement de félicité
sommeillante, dans la platitude des causeries de ménage et du petit
commerce, dans des commérages, des rabâchages, des conversations de
vieux parents et des provinciaux de Paris, qui paralysaient ses charges.
Sa verve lassée semblait prendre ses Invalides. Et puis, la pharmacie
l'amusait: il trouvait un air d'alchimie rembranesque à la distillerie
de l'arrière-boutique; la cuisine des remèdes l'occupait, ses curiosités
touche-à-tout s'intéressaient au bouillonnement des bassines, aux
filtrages, aux évaporations, aux manipulations. Il aimait à dire des
mots de médecine à des gens du peuple, à donner des consultations pour
toutes les maladies, à éblouir de vieilles femmes avec des bribes de
Codex et du latin de Molière. Les accidents mêmes, les blessés qu'on
apportait dans la boutique étaient pour lui une distraction, et jetaient
dans ses journées l'aventure du fait divers. Aussi, rien n'était-il plus
beau que son zèle à donner des secours: il était un père pour les
écrasés; il leur parlait, les palpait, les hissait en voiture. Mais où
il se montrait surtout admirable d'attention, de charité, de sang-froid,
c'était dans les crises de nerfs de femmes foudroyées de la nouvelle du
mariage d'un amant, à la suite d'un dîner à quarante sous: il n'en
perdit aucune, tout le temps qu'il resta à la pharmacie.

Attaché par ces agréments de toutes sortes, Anatole restait là, croyant
y rester toujours, lavant de temps à autre quelque aquarelle, genre
XVIIIe siècle, dont le pharmacien lui trouvait le placement chez des
commerçants de ses amis. Mais, au bout de six mois, un matin qu'il
apportait des dessins pour des bouchons de flacon qui devaient gagner à
la pharmacie l'estime des gens de goût, le garçon lui apprit que son
patron était parti pour le Havre, avec une place de pharmacien de
troisième classe, attaché à l'expédition de Cochinchine.

Voici ce qui était arrivé. L'ami d'Anatole avait voulu remonter avec de
bons produits une pharmacie tombée, il donnait ce qu'on lui demandait,
il faisait des préparations scrupuleuses, il livrait du sirop de gomme
fait avec de la gomme et non avec du sirop de sucre. Cette conscience
l'avait perdu: les recettes baissant toujours, il s'était vu obligé de
vendre son fonds à vil prix et de s'embarquer.

Anatole remit dans sa poche ses modèles de bouchons, prit la boîte
d'aquarelle et le stirator dans le salon aux accidents, serra la main du
garçon, et rentra rue des Barres avec le premier grand découragement de
sa vie, et cette idée qu'il se dit à lui-même tout haut:

--Il y a un bon Dieu contre moi!



CXXXIV


Anatole passa alors des journées, des journées entières au lit.

Quand il s'éveillait, et qu'en ouvrant à demi les yeux, il apercevait
autour de lui ce matin terne, ce jour sans rayon frissonnant à l'étroite
fenêtre, ce pan de mur d'en face reflétant la blancheur d'un ciel glacé,
l'hiver sans feu dans sa chambre, il n'avait point le courage de se
lever. Et se ramassant dans le creux et le chaud de ses draps, pelotonné
sous la tiédeur des couvertures et du reste de ses vêtements jeté et
bourré par-dessus, il cherchait à perdre la conscience et le sentiment
de sa vie, la pensée d'exister réellement et présentement. Il
s'abandonnait à l'assoupissement, aux douceurs mortes d'une langueur
infinie, au lâche bonheur de s'oublier et de se perdre. Ce qu'il
goûtait, ce n'était pas le plein sommeil, c'était une bienheureuse
impression de gris, un demi-balancement dans le vague et le vide,
l'effacement d'un commencement de somnolence qui fait reculer les ennuis
pressants de la vie, quelque chose comme l'attouchement d'une main de
plomb comprimant les inquiétudes sous le crâne de la pauvreté.

C'est ainsi qu'il usait les jours de neige, de pluie, les jours mornes,
les jours couleur d'ennui où il faut avoir un peu de bonheur pour vivre.
Ce qui tombait sur lui des tristesses du ciel, de la rue, de la chambre,
le froid des murs qui avait comme un souffle derrière la porte, la
vision persécutante des créanciers, il oubliait tout, dans un demi-rêve,
les yeux ouverts.

De temps en temps, pendant ces heures mêlées, confuses et pareilles, il
sortait un peu le bras de dessous la couverture, prenait une pincée de
tabac, une feuille de papier Job, et roulait, sous le drap, une
cigarette qui brûlait un instant après à ses lèvres. Alors, il lui
semblait que sa pensée montait, s'évaporait, se dissipait avec la fumée,
le bleu et les ronds de nuage du tabac. Et il demeurait de longs quarts
d'heure, laissant charbonner le papier au bout de sa cigarette,
poursuivant à la fois une rêverie et un songe; et comme délicieusement
envolé et se dépouillant de lui-même, il n'avait plus, à la fin, de ses
membres et de toute sa personne qu'une sensation de moiteur.

La journée se passait sans qu'il mangeât, sans qu'il prît rien. Ce
jeûne, cette débilitation diminuaient encore en lui le sentiment qu'il
avait de sa personnalité matérielle, l'allégeaient un peu plus de son
corps; et le vide de son estomac faisant travailler son cerveau,
surexcitant chez lui les organes de l'imagination, il arrivait à
s'approcher de l'hallucination. Le jour blafard de sa chambre, parfois,
lui faisait croire une minute qu'il était noyé dans l'eau jaune de la
Seine, une eau qui le roulait, et où il lui semblait qu'on ne souffrait
pas du tout.

Quelquefois pourtant, il ne pouvait atteindre à cet état flottant de
lui-même, trouver cette songerie et cet assoupissement. La notion de son
présent persistait en lui et prenait une fixité insupportable. Alors il
tirait de sa ruelle quelqu'une des livraisons à quatre sous fourrées
entre la couverture et le froid du mur, et qui bordaient tout son lit du
pied à la tête. Plongé dans le papier gras une heure ou deux, il lisait.
C'était presque toujours des voyages, des explorations lointaines, des
courses au bout du monde, des histoires de naufrages, des aventures
terribles, des romans gros de catastrophes, toutes sortes de récits qui
emportent le liseur dans le péril, l'horreur, la terreur. Là-dessus, il
tâchait de dormir, avec le désir et la volonté de retrouver sa lecture
dans le sommeil, et d'échapper tout à fait à ses pensées en grisant
jusqu'à ses rêves de l'étourdissante apparition de ses peurs. Même à de
certains jours, par raffinement, après ces lectures, et pour s'y mieux
enfoncer, il se couchait exprès sur le côté gauche; et forçant à se
mêler ainsi le malaise et le souvenir, le cauchemar de son corps au
cauchemar de ses idées, il se donnait des demi-journées anxieuses et
troubles, auxquelles il trouvait un charme étrange et une angoisse
presque délicieuse: le charme de l'émotion du danger.

Il vécut ainsi un mois, s'escamotant les jours à lui-même, trompant la
vie, le temps, ses misères, la faim, avec de la fumée de cigarette, des
ébauches de rêves, des bribes de cauchemar, les étourdissements du
besoin et les paresses avachissantes du lit.

Il ne se levait guère que lorsque le reflet d'une chandelle allumée
quelque part dans la maison lui disait qu'il faisait nuit. Alors il
s'habillait, entrait dans l'arière-boutique de quelque marchand de vin,
mangeait un rien de ce qu'il y avait à manger, puis il lui prenait comme
une soif de lumière. Il allait où il y avait du gaz. Il se promenait une
heure dans quelque rue éclairée, se remplissait les yeux de tout ce feu
flambant et vivant, puis, quand il en avait assez de cet éblouissement,
il revenait se coucher.



CXXXV


Par un jour de soleil de la fin de février, Anatole était à se promener
sur le quai de la Ferraille, longeant le parapet, badaudant, le dos
tendu à un de ces charitables rayons de soleil d'hiver qui semblent
avoir pitié du froid des pauvres.

Il entendit derrière lui une voix de femme l'interpeller, et, se
retournant, il vit madame Crescent toute chargée de paquets et
d'ustensiles de jardinage.

--Ah! mon pauvre enfant!--fit-elle avec un regard qui alla de la tête
aux pieds d'Anatole,--tu n'es pas riche...

La toilette d'Anatole était arrivée au dernier délabrement. Elle avait
la tristesse honteuse, sordide, la mélancolie sale de la mise désespérée
du Parisien; elle montrait les fatigues, les élimages, l'usure ignoble
et crasseuse, l'espèce de pourriture hypocrite de ce qui n'est plus sur
un homme le vêtement, mais la «pelure». Il portait un chapeau cabossé
avec des cassures d'arêtes, des luisants roux et mordorés où passait le
carton; à des places, la soie collée, lissée, avait l'air d'avoir reçu
la pluie par seaux d'eau; et de la vieille poussière respectée dormait
entre ses bords gondolés. A son cou, une loque sans couleur et cordée
laissait voir la cotonnade d'une mauvaise chemise à demi voilée d'un
bout de gilet galonné du large galon des gilets remontés au Temple. Son
paletot, un paletot marron, était entièrement déteint; une espèce de ton
de vieille mousse se glissait dans le brun effacé du drap aux omoplates,
et de grandes lignes blanches entouraient le tour des poches. Les
lumières du collet de velours semblaient nager dans la graisse; et
au-dessous du collet, le gras des cheveux s'était dessiné en rond dans
le dos. Des taches immémoriales et des taches d'hier, tous les malheurs
et toutes les avaries d'une étoffe, étalaient leurs marques sur le drap
flétri, sur ce paletot de chimiste dans la _panne_: les manches
cuirassées, encroûtées en dessous de tout ce qu'elles avaient ramassé
aux tables saucées ou poisseuses des gargotes et des cafés, paraissaient
avoir la solidité et l'épaisseur d'un cuir d'hippopotame. Un geste de
pauvreté, l'instinctive pudeur qu'ont les malheureux de leur linge et de
leurs dessous, lui faisait croiser avec les deux mains ce paletot à demi
boutonné par des capsules de boutons tout effiloqués. Son pantalon
chocolat flottant s'en allait en franges sur des souliers avachis,
spongieux, le talon usé d'un côté, l'empeigne déformée, la semelle
décollée et feuilletée, de ces souliers auxquels les connaisseurs
reconnaissent la vraie misère.

Et l'homme avait là-dedans comme le physique de son costume.
L'éreintement des traits, des poils blancs dans sa barbe rare et noire,
des plaques près des oreilles, sur le cou, rouges et grenées comme du
galuchat, un teint briqueté sur ce fond de jaune que met le vide et le
creusement de l'heure des repas sous la peau des meurt-de-faim de grande
ville, les privations, les stigmates des excès et des jeûnes, je ne sais
quoi de brûlé et d'usé donnaient à son visage quelque chose de la
flétrissure de ses habits.

--Mais prends-moi donc ça...--reprit vivement madame Crescent,--au lieu
de rester là comme Saint Immobile... Débarrasse-moi un peu... Qu'est-ce
que tu veux? Avec un paresseux comme j'en ai un... il faut la croix et
la bannière pour le faire sortir de sa _turne_... C'est des affaires
pour le faire venir deux ou trois fois dans l'année... Alors, c'est moi
le voyageur... Un enfant, tu sais, mon homme... un vrai petit garçon...
il lui faudrait un panier avec un pot de confitures!... Hein! je suis
chargée?... Pas grand'chose de bon, va, dans tout ça... Maintenant les
marchands, ce qu'ils vendent?... de la _masticaille_!... Oh! les gueux!
si je les tenais! ces muselés-là!... Ça ne fait rien, mon pauvre
garçon... as-tu les joues maigres! tu pourrais boire dans une ornière
sans te crotter!... Tu ne viendrais donc jamais chez nous quand ça ne va
pas? Ce n'est pas si long par le chemin de fer... Tu trouveras toujours
ton lit et la soupe... Nous savons ce que c'est, nous... nous avons eu
aussi nos jours!

--Mon Dieu, madame Crescent, je vais vous dire... Je vous remercie
bien... Mais, vous savez... je suis comme les chiens qui se cachent
quand ils sont galeux...

--Galeux! galeux!... Tiens bon!--Et madame Crescent éternua à se faire
sauter la tête.--Ah! que c'est bête d'être enrhumée comme ça... j'ai une
visite dans le nez à chaque instant... Dis donc, tu sais, nous allons
dîner ensemble...

Anatole fit un geste d'humilité comique en montrant son costume.

--Innocent!--fit madame Crescent,--Tiens, prends-moi encore ce
paquet-là... Et donne-moi le bras... Nous allons aller comme ça
tranquillement sur nos jambes dîner au Palais-Royal, et tu me
reconduiras au chemin de fer...

--Et les bêtes, madame Crescent?

--Ah! ne m'en parle pas... Elles remplissent la maison... Ah! j'ai une
alouette... C'est-il gentil!... quelque chose de si doux, que ça vous
fait dormir de l'entendre chanter...

Arrivés au Palais-Royal, ils entrèrent dans un restaurant à quarante
sous: pour madame Crescent, le dîner à quarante sous était le premier
des repas de luxe.

--Eh bien!--dit-elle à Anatole tout en mangeant,--tu es donc si bas que
ça, mon pauvre garçon?

--Mon Dieu! une déveine... rien en vue... Qu'est-ce que vous voulez?...
Pas moyen de décrocher seulement un portrait de vingt-cinq francs!...
une vraie crise cotonnière... Mais j'ai bien assez de m'embêter tout
seul... ne parlons pas de ça, hein?... Il y avait quelque chose qui
aurait pu me remettre sur pattes... une copie d'un portrait de
l'empereur... ça se donne à tout le monde... Je n'avais pas Coriolis...
il n'est pas à Paris... Garnotelle n'aurait eu à dire qu'un mot... Mais
c'est un bon petit camarade, Garnotelle!... Il m'a fait dire deux fois
qu'il n'y était pas... et la troisième, il m'a reçu comme du haut de la
colonne Vendôme!... Je lui ai dit: Fais-toi faire une redingote grise,
alors!

--Et ta mère?... Elle a toujours quelque chose, ta mère? fit madame
Crescent, et remettant vite le pain d'Anatole à plat:--Le bourreau
aurait le droit de le prendre...

--Ah! ma mère... c'est comme mes affaires... ne touchons pas à cette
corde-là, madame Crescent... Tenez! vrai, c'est pas pour moi, c'est pour
elle que j'ai été chez Garnotelle... Et ça me coûtait, je vous en
réponds!... Oui, pour elle... car je la vois qui aura besoin de manger
de mon pain d'ici à peu... Mais, je vous dis, ne parlons pas de ça... Il
arrivera ce qui arrivera... Nous verrons bien... Qu'est-ce qu'il fait,
dans ce moment-ci, monsieur Crescent?

--Toujours ses _sous-bois_... Nous, ça va... Il gagne gros comme lui, à
présent, l'homme... même que c'est joliment payé, je trouve, de la
couleur comme ça sur la toile... Mais c'est pas à moi à leur dire,
n'est-ce pas?...

Et appelant le garçon:--Dites donc, garçon!... Votre fromage
_camousse_... Qu'est ce qu'il a donc, ce grand imbécile, avec ses
oreilles comme des chaussons de lisière?... Tout le monde sait ce que ça
veut dire, que c'est du fromage qui a de la barbe.

--Je crois que si vous voulez arriver à l'heure pour le chemin de
fer...--dit Anatole.

--Non, j'ai changé d'idée... Je ne m'en irai que demain... J'avais
oublié... Il faut que j'aille au ministère pour Crescent... C'est moi
qui les amuse au ministère!... Il y a un vieux _calibot_ qui a l'air
d'un Bacchus tout farce... Ah! c'est que je ne me laisse pas
entortiller! Sa dernière affaire, sans moi... Il n'a pas de caboche, mon
homme, vois-tu... Je leur dis un tas de bêtises... Ah! si tu crois
qu'ils me font peur!... J'ai attrapé ce que je voulais, et il faudra
bien que ça continue... Nous allons voir demain... Au fait, on est si
chose... Les garçons pourraient trouver étonnant de me voir payer...
Tiens, paye, toi...

Et elle passa à Anatole sa bourse sous la table.

--Merci!--lui dit-elle comme ils allaient sortir du restaurant,--tu
oubliais un de mes paquets, toi!... Tu vas me mener jusqu'à mon petit
hôtel, où je couche quand je couche ici... C'est tout près... rue
Saint-Roch... J'ai l'habitude... et puis, je n'y moisis pas... Allons!
rappelle-toi ça, c'est moi qui te dis qu'il y a encore une chance pour
les gens qui n'ont jamais fait de tort à personne... Et puis, viens donc
un peu là-bas... Nous aurons tant de plaisir... Il y a une bêtise que tu
as dite dans le temps à Crescent, je ne sais plus... il en rit encore
chaque fois qu'il y pense... Maintenant, tu peux te donner de l'air...
Bonsoir, mon garçon...



CXXXVI


A ces hommes de Paris, vivant au petit bonheur des charités du hasard et
des aumônes de la chance, sur le pavé de la grande ville où deux cent
mille individus se lèvent tous les matins, sans avoir le pain de leur
dîner; à ces hommes dont l'existence n'est, selon le grand mot de l'un
d'eux, Privat d'Anglemont, «qu'une longue suite d'aujourd'hui», il
arrive tout à coup, vers l'âge de quarante ans, une sorte d'affaissement
moral qui fait baisser l'insolente confiance de leur misère.

La Quarantaine est pour eux le passage de la Ligne. De là, ils
aperçoivent l'autre moitié sévère de la vie, la perspective des réalités
rigoureuses. De l'inconnu auquel ils vont, commence à se lever devant
eux la figure redoutable et nouvelle du Lendemain. Ce qui avait été
jusque-là leur force, leur patience, leur santé d'esprit et leur
philosophie d'âme, l'étourdissement, la verve, l'ironie, la griserie de
tête et de mots, tout ce qu'ils avaient reçu, ces hommes, pour se faire
de la résignation et du bonheur sans le sou, ils le sentent soudainement
défaillir. Ils n'ont plus à toute heure ce ressort, cette élasticité, ce
rejaillissement de gaieté, ce premier mouvement d'insouci, ce
scepticisme et ce stoïcisme de farceurs qui les faisaient rebondir si
lestement et les relançaient à l'illusion. Leur instinct de blagueur
s'en va, et ne revient plus que par saccades. Pour être drôles, il faut
à présent qu'ils se montent; pour se retrouver, il faut qu'ils
s'oublient, et pour s'oublier, qu'ils boivent. Tristesses, amertumes,
inquiétudes, menaces d'échéances, vides de la poche et du ventre, hier,
il suffisait, pour les empêcher d'en souffrir, d'une bêtise, d'un rire,
d'un rien: aujourd'hui, ils ont des moments qui demandent à être noyés
dans de l'eau-de-vie!

Tout s'assombrit. Les dettes ne sont plus les dettes d'autrefois. Elles
ne paraissent plus avoir l'amusement d'une pantomime où l'on ferait le
«combat à l'hache à quatre» avec des bottiers, des tailleurs, et autres
monstres en boutique. Le coup de sonnette matinal du créancier, qui
faisait dire tranquillement, en se retournant dans le lit: «Mon Dieu!
que ces gens-là se lèvent de bonne heure! sonne à présent au creux de
l'estomac; et le billet tourmente: il donne des insomnies de commerçant
qui rêve à des protêts. Le corps même n'est plus aussi philosophe. Il
perd l'assurance de sa santé. Les excès, les privations, les malaises
refoulés, tous les reports des souffrances passées, commencent à y
revenir et à y mettre comme une vague menace de l'expiation de la
jeunesse. La vie se venge de l'abus et du mépris qu'on a fait d'elle.
L'estomac ne s'accommode plus de rester vingt-quatre heures sans manger,
avec une tasse de café le matin et deux verres d'absinthe avant de se
coucher. L'hiver souffle dans le dos: le paletot manque... Sinistre
retour d'âge de la bohême, où l'on croirait voir une jeune Garde partie,
misérable et gaie, pour la victoire, et qui maintenant, s'enfonçant dans
le froid, commence à sentir les rhumatismes des gîtes et des épreuves de
ses premières campagnes!

Alors sur une banquette de café, dans la tristesse de l'heure, quand le
jour descend et que la demi-nuit d'une salle encore sans gaz brouille
sur le papier l'imprimé des journaux, il y a de lugubres rêveries de ces
hommes si vieux après avoir été si jeunes. Ils songent à des amis riches
qu'ils ont connus, à des tables toujours mises, à des maisons où il y a
un piano, une femme, des enfants, du feu, une lampe. Ils revoient les
meubles en acajou les tapis sous les chaises, le verre d'eau sur la
commode, le luxe bourgeois du marchand en gros au fils duquel ils vont
donner des leçons. Ils pensent à ce qu'ont les autres: un intérieur, un
ménage, une carrière...

Et alors, peu à peu, il semble qu'ils aperçoivent dans la vie d'autres
horizons. Toutes sortes de choses méconnues par eux leur apparaissent
pour la première fois sérieuses, solides et graves. Le propriétaire ne
leur semble plus le grotesque Cassandre du loyer dont s'amusaient leurs
charges de rapins: ils y voient l'homme qui vit de ses revenus, et le
Pouvoir qui fait saisir. Et devant la vision qui leur montre leurs
anciennes risées, la Société, la Famille, la Propriété, le Bourgeois;
devant l'écrasante image de toutes ces existences classées, rentées,
confortables, prospères, honorées,--il leur vient comme la désolante
idée, le regret et le remords de n'être que des passants et des errants
de la vie, campés à la belle étoile, en dehors du droit de cité et de
bonheur des autres hommes...

Anatole en était à cette quarantaine du bohême...



CXXXVII


Il faisait un de ces jours de printemps de la fin d'avril où souffle
dans l'air la dernière aigreur de l'hiver, tandis que s'essayent sur les
murs de Paris de pâles chaleurs et les premières couleurs de l'été.

Anatole, avec un chapeau décent, de vrais souliers, une redingote neuve,
un air heureux, traversait en courant le jardin du Luxembourg. Il se
cogna presque contre un Monsieur qui se promenait à petits pas dans un
paletot à collet de fourrure.

--Toi?... comment, c'est toi?--fit-il,--à Paris!... Et pas un mot? pas
un bout de nouvelles?... Et comment ça va-t-il, mon vieux?

Coriolis eut un premier moment d'embarras, et rougissant un peu, comme
un homme brusquement accroché par une rencontre imprévue:

--J'arrive...--répondit-il,--Manette voulait me faire rester jusqu'au
mois de juillet, mais j'en avais assez... Et me voilà... oui... tu sais,
je ne suis pas écrivassier, moi... Et toi, es-tu heureux?

--Merci... pas mal... Cette brave femme de madame Crescent a eu la bonne
idée de m'obtenir une copie du portrait de l'empereur... douze cents
francs... Ce qu'il y a de plus gentil, c'est qu'elle a fait cela sans me
prévenir... La lettre du ministère m'est tombée comme un aérolithe... Ah
çà? et ta santé?

--Oh! maintenant, je vais très-bien... je suis seulement frileux comme
tout...

Et un silence se fit, amené par le silence de Coriolis et par une
froideur particulière de toute sa personne. C'était le froid de glace
que les femmes savent si bien mettre dans tout un homme pour un autre
homme, l'indifférence antipathique, le détachement dégoûté qu'elles
parviennent à obtenir des amitiés d'un amant. On sentait le méchant
travail sourd, continu et creusant, d'une hostilité de maîtresse contre
un camarade qu'elle n'aime pas, les médisances goutte à goutte, les
attaques qui lassent la défense, le lent empoisonnement du souvenir, les
coups d'épingle qui tuent l'habitude dans le coeur et la poignée de main
de l'ami.

--Si nous buvions quelque chose là pour causer?--fit Anatole en montrant
le café auprès duquel ils s'étaient rencontrés, et qui se dressait, au
milieu des grands arbres à l'écorce verdie, entouré de son grillage de
bois pourri, avec la tristesse d'hiver des lieux de plaisir d'été. Et
prenant le bras de Coriolis, il le fit entrer dans le parterre
abandonné, où des volailles becquetaient les piédestaux de quatre petits
candélabres à gaz. Devant eux, ils avaient un de ces effets de lumière
qui transfigurent souvent à Paris la grise platitude des maisons et la
contrefaçon de grandeur des architectures bêtes.

Le ciel était d'un bleu si tendre qu'il paraissait verdir. Pour nuages,
il avait comme des déchirures de gazes blanches qui traînaient.
Là-dedans montait la coupole du Panthéon, baignée, chaude et violette,
au milieu de laquelle une fenêtre renvoyait un feu d'or au soleil
couchant. Puis, des fusées de folles branches et de cimes emmêlées, des
arbres de pourpre aux premiers bourgeons verdissants, les deux côtés
d'une longue et vieille allée du jardin, enfermaient dans leur cadre un
grand morceau de jour au loin, un coup de soleil noyant des bâtisses et
glissant par places, sur la terre blonde, jusqu'à deux statues de marbre
blanc luisantes, au premier plan, des blancheurs tièdes de l'ivoire. On
eût cru voir, par cette journée de printemps, le rayon d'un hiver de
Rome au Luxembourg.

--Tiens!--dit Anatole à Coriolis en s'accotant contre le mur du café
peint en rose,--nous aurons chaud là comme si nous avions le dos au
poêle... Garçon! deux absinthes... Non? Veux-tu de la Chartreuse,
hein?... Ah! mon vieux! dire que te voilà!... Eh bien! cré nom, vrai, ça
me fait plaisir... Y a-t-il longtemps! C'est-il vieux! Comme ça passe!
Avons-nous bêtifié ensemble, hein? Tiens, ici... voilà un café qui
devrait nous connaître... Là, par derrière, te rappelles-tu? quand nous
avons eu notre rage de billard chez Langibout... que nous faisions des
parties de cinq heures!... Et Zaza?... Zaza, tu sais? qui était si
drôle... qui m'appelait toujours Georges, et qui m'écrivait _Gorge_ avec
une cédille sous le _g_ pour faire Georges!

Et voyant que Coriolis ne riait pas:

--Tu as dû travailler là-bas? As-tu fini une de tes grandes machines
modernes... tu sais... dont tu étais si toqué?

--Non... non...--répondit Coriolis avec un accent de tristesse.--Oh!
j'en ferai... tu verras... j'en vois... Là-bas, ce que j'ai fait? Mon
Dieu! j'ai fait une vingtaine de petits tableaux du midi de la France...
En y joignant une quarantaine de mes esquisses d'Orient... tout cela, je
te dirai, ce n'est pas mon dernier mot... mais enfin ça ferait une
vente, tu comprends... il y aurait de quoi faire un jour
aux Commissaires-Priseurs... C'est la mode à présent, les
Commissaires-Priseurs... Et je crois que ce serait une bonne chose pour
moi... Ça me ferait revenir sur l'eau, et j'en ai besoin... depuis trois
ans que je n'ai pas exposé, on a eu le temps de m'oublier... Il y a un
catalogue, les journaux parlent de vous, on donne les prix... Je ferai
une exposition particulière... Oh! c'est très-bon... Ce qui ne montera
pas à des sommes considérables, je le retirerai... Il faut bien faire
comme tout le monde... Je n'y aurais pas pensé sans Manette... Elle est
très-intelligente pour tout ça, Manette... Et puis ça me liquidera... Et
maintenant que me voilà ici, avec tous mes matériaux sous la main et ce
bon mauvais air de Paris qui vous fait piocher, je te demande un
peu,--dit-il en s'animant et comme s'il se roidissait dans une volonté
d'avenir,--je te demande un peu, qu'est-ce qui pourra m'empêcher de
faire ce que je voulais faire, ce que je me sens dans le ventre... des
choses... tu verras!... Mais je t'ai assez embêté de moi... Ah çà!
qu'est-ce qui m'a donc dit que ta mère t'était tombée sur le dos, mon
pauvre garçon?

--Parfaitement... J'ai cette croix-là, la croix de ma mère... Enfin! on
n'a qu'une maman, ce n'est pas pour la laisser sur le pavé... Et puis,
je ne peux pas lui en vouloir de m'avoir donné le jour... Elle croyait
bien faire, cette femme...

--Mais est-ce qu'elle n'avait pas une certaine aisance, ta mère?

--Mais si... Il y a eu un temps où il y avait quatre lampes Carcel à la
maison... Mais maman avait une maladie, vois-tu, qui l'a perdue... Il
fallait qu'elle donnât à jouer au whist... La rage de recevoir, quoi!...
d'inviter des chefs de bureau à dîner... Tout ce qu'elle gagnait y a
passé... A la fin de tout, elle avait quelque chose en viager pour ses
vieux jours chez une perle de banquier: il a levé le pied, et un beau
jour, plus un radis! voilà l'histoire... Tu comprends que ce n'était pas
le moment de lui demander des comptes de la fortune de papa... J'ai pris
deux chambres... et, quand elle a l'air trop ennuyé le soir, je lui dis:
Maman, si tu veux, je vais dire au portier de monter pour faire ton
whist!

--Allons! ne blague donc pas... il paraît que tu t'es conduit
admirablement, et toi qui es si _vache_, on m'a dit que tu t'étais remué
comme un enragé, que tu avais fait des pieds et des mains pour vous
sortir de misère...

--Moi? laisse donc...--fit modestement Anatole à demi humilié d'être
complimenté de son dévouement filial, et revenant à ses idées
d'observation comique:--Le plus drôle, mon cher, c'est que ça ne l'a pas
changée, c'est toujours la même femme... Voilà donc ses malheurs qui
arrivent... plus le sou, plus rien que les meubles de sa chambre... Moi,
c'était roide... J'avais six francs, six francs net pour le
déménagement... Eh bien! sais-tu ce qui la préoccupait? C'était
d'envoyer des cartes de visites avec P. P. C.! pour prendre congé!...
Maman, je te dis,--et sa voix prit la solennité caverneuse du Prudhomme
de Monnier,--c'est la victime des convenances sociales!

--Tais-toi, imbécile!--fit Coriolis sans pouvoir s'empêcher de rire.

Et continuant à causer, ils laissaient peu à peu leurs paroles retourner
au passé et toucher çà et là à ce qui réchauffe les années mortes. Les
regards d'Anatole, chargés d'expansion, enveloppaient Coriolis, et, en
parlant, il appuyait ce qu'il disait de pressions, d'attouchements
caressants, de gestes posés sur quelque endroit de la personne de son
interlocuteur. A ce contact, au frottement de ces mains qui retâtaient
une vieille amitié, au souffle des jours passés, sous les mots, les
questions, les souvenirs d'effusion qui remuaient une liaison de vingt
ans et leurs deux jeunesses, Coriolis sentait mollir et se fondre sa
froideur première. Et tu viens dîner à la maison, n'est-ce pas?--dit-il
à la fin.

Ils se levèrent, sortirent du Luxembourg et remontèrent la rue
Notre-Dame-des-Champs, cette rue d'ateliers et de chapelles, aux grandes
maisons conventuelles, aux étroites allées garnies de lierre, aux loges
rustiques de portiers, aux affiches de pommade de Soeurs, la grande rue
religieuse et provinciale où trébuchent de vieux liseurs de livres à
tranches rouges, et qui, avec ses cloches, semble sonner l'heure du
travail avec l'heure du couvent.

Anatole débordait de paroles; Coriolis parlait moins et se renfermait en
lui-même avec un air de préoccupation, à mesure qu'on approchait de la
maison.

--Et elle va bien, Manette?--demanda Anatole, quand ils furent à deux ou
trois portes de Coriolis.

--Très-bien.

--Et ton moutard?

--Très-bien, très-bien, merci.

Ils montèrent.

--Tiens! veux-tu attendre un instant dans l'atelier,--dit Coriolis,--je
vais prévenir Manette que tu dînes.

Anatole entra dans l'atelier, plein d'une tiède chaleur, où se levait,
d'une bouilloire sur le poêle, une forte odeur de goudron. Il était à
peine là que, par une petite porte, un enfant se glissa comme un petit
chat, et, ayant attrapé le coin du divan, il s'y colla, les mains
derrière le dos, appuyées contre le bois, le ventre un peu en avant,
avec cet air des enfants que leur mère envoie surveiller au salon un
monsieur qu'on ne connaît pas.

--Tu ne me reconnais pas?--dit Anatole en s'avançant vers lui.

--Si... tu es le monsieur qui faisait les bêtes...--répondit sans bouger
le bel enfant de Coriolis; et il fit le silence d'un petit bonhomme qui
ne veut plus parler. Puis, comme pour se reculer d'Anatole, il se
renversa en arrière sur le divan, avec une grâce maussade, et de là, se
mit à suivre, sans le quitter de ses deux petits yeux ronds, tous ses
mouvements.

Un peu gêné du tête-à-tête avec ce gamin qui le tenait à distance,
Anatole se mit à regarder des panneaux posés sur deux chevalets, des
paysages aux ciels de lapis, aux verts métalliques d'émail.

Il avait fini son examen, et commençait à trouver le temps long, quand
Coriolis reparut avec un air singulier.

--Nous dînerons nous deux,--fit-il,--Manette a la migraine... Elle s'est
couchée.

--Tiens!... Ah! tant pis,--dit Anatole.--Moi qui me faisais un plaisir
de la voir... Il est très-gentil, ton fils... Charmant enfant!

--Ah! tu regardais?... C'est de là-bas, tout ça... Tu sais, nous étions
à Montpellier... On n'a qu'à descendre le Lez, une jolie petite rivière
avec des iris jaunes, pendant une heure... Et puis, passé les saules
d'un petit hameau qu'on appelle _Lattes_, c'est ça, mon cher... Oh! un
bien drôle de pays... une vraie Égypte, figure-toi... Tiens!
voilà...--Et il touchait dans ses études les effets et les couleurs dont
il lui parlait.--Une terre... comme ça... des grandes flaques d'eau...
des marais avec de l'herbe... et entre l'herbe, des grandes plaques
d'azur, des morceaux de ciel très-crus... aussi crus que ça... Et puis à
côté, tu vois... des langues de sable avec des touffes de soude... un
tas de canaux là-dedans, avec ces bateaux-là, à drague, avec des roues à
godets... des petits îlots brûlés... de temps en temps un grand pré
vague... voilà... où il n'y a que deux ou trois juments blanches qui
filent, ou des troupes de taureaux qui s'effarent quand vous passez...
une fermentation du diable dans toutes ces eaux-là... une végétation!
des joncs, des tamaris, des ronces, des roseaux!... Et des ciels, mon
cher! C'est plus bleu que ça encore... Enfin, tout: des scorpions, du
mirage... il y a du mirage... il y a même des flamants... tiens, d'après
nature, s'il vous plaît, ces flamants-là... près de Maguelonne... et ils
volaient, je te réponds!... Ils avaient l'air heureux, comme moi, de
retrouver leur Orient...

--Mais, dis donc,--fit Anatole en regardant les murs du nouvel atelier
de Coriolis à peine garnis de quelques plâtres,--qu'est-ce que tu as
fait de tes bibelots?

--Oh! tout a été vendu quand nous sommes partis... C'était un nid à
poussière... Viens-tu dans la salle à manger?... ça les décidera
peut-être à nous servir...

Le dîner, un dîner de restes ou rien ne rappelait l'ancienne largeur du
ménage de garçon de Coriolis, fut servi par deux filles qui répondaient
aigrement aux observations de Coriolis, s'asseyaient sur un coin de
chaise, quand les dîneurs s'oubliaient, après un plat, à causer.

--Tiens!--dit Coriolis, quand on fut au café, avec un ton d'impatience
qu'Anatole ne comprit pas,--prends ta tasse, le carafon d'eau-de-vie...
Nous serons mieux dans l'atelier...

Anatole, en effet, s'y trouva bien. Le plaisir d'être avec Coriolis,
quelques petits verres qu'il se versa, le firent bientôt s'épanouir; et
ses vieilles gaietés lui revenant, il recommença ses anciennes farces,
bondissant, criant: Hou! hou! aboyant comme un gros chien autour de
Coriolis, l'étourdissant de tours de force et de menaces de tapes, se
jetant sur lui en lui disant:--C'est donc toi! la voilà, la grosse
bête!--le chatouillant, le pinçant, et tout à coup s'arrêtant, pour
jeter sa joie dans ce mot:--Tiens! je suis content comme si j'étais
décoré!

Tout en jouant, Anatole revenait à l'eau-de-vie. A la fin, il leva le
carafon à la lumière de la lampe, et y chercha du regard un dernier
verre: le carafon était vide. Coriolis sonna. Une bonne parut.

--De l'eau-de-vie...

--Il n'y en a plus,--dit la bonne avec une voix dont Anatole lui-même
perçut l'insolence.

Au bout de quelques instants, il prenait sur un fauteuil le chapeau
qu'il y avait posé à plat soigneusement sur les bords: c'était chez lui
un principe absolu de poser ses chapeaux ainsi, pour empêcher,
disait-il, les bords de tomber; et il partait sans que Coriolis cherchât
à le retenir.

Une fois dans la rue, au froid de l'air fouettant sa griserie, le mot de
la bonne lui retombant dans la pensée avec le dîner, la journée, la
première gêne, les singularités de Coriolis, Anatole marcha en se
parlant tout haut à lui-même, se répétant tout le long du chemin:--«Il
n'y en a plus! Il n'y en a plus!» En voilà une bonne que je retiens! «Il
n'y en a plus!» Et sa migraine, à madame!... «Il n'y en a plus!»... Et
toute la maison... ïoutre! ïoutre! ïoutres, les domestiques! ïoutre, la
femme! ïoutre, le moutard, ïoutre, mon ami! ïoutre!... tous, ïoutres!...
pas moi, ïoutre...



CXXXVIII


La maîtresse avait frappé un grand coup en enlevant Coriolis de Paris,
en brisant brusquement ses habitudes, en l'arrachant aux milieux de sa
vie, en l'isolant et en le tenant près de deux années sous une influence
que rien ne combattait, dans des endroits nouveaux qui ne lui parlaient
pas de l'indépendance de son passé. Toutes les facilités s'étaient
rencontrées là pour l'asservissement d'un homme malade, se croyant plus
malade encore qu'il n'était, et disposé à accepter la volonté de l'être
qui le soignait, comme on accepte une tasse de tisane, par fatigue, par
ennui de lutter, par ce renoncement à vouloir que fait chez les plus
forts la pensée de la mort. Son autorité de garde-malade, la maîtresse
l'avait peu à peu tout doucement étendue sur l'homme. Elle avait touché
à ses sentiments, à ses instincts, à ses pensées. Coriolis s'était
laissé lentement enlacer, envelopper, du coeur à la cervelle, saisir
tout entier, par ces mains de caresse remontant son drap ou lui croisant
son paletot sur la poitrine, l'entourant à toute heure de chaleur, de
tendresse, de dorloterie. Les attentions maternelles, si affectueusement
grondeuses de Manette, la solitude, le tête-à-tête, l'habitude que
chaque jour ramène, ces deux forces lentes et dissolvantes: le temps et
la femme, avaient longuement usé les résistances de son caractère, ses
instincts de soulèvement, ses efforts de rébellion. Des soumissions que
la femme légitime n'impose pas au mari auquel elle est liée pour
toujours, la maîtresse les avait imposées à l'amant qu'elle était libre
de quitter: elle l'avait plié à une servitude de peur, à des retours
craintifs et humiliés devant le moindre symptôme d'irritation, la plus
petite menace de fâcherie. Un abandon, une rupture, un départ, c'était
ce que Coriolis voyait aussitôt, et, dans une fièvre d'inquiétude, la
terreur le prenait de perdre cette femme, la seule dont il pût être aimé
et soigné, cette femme nécessaire à sa vie, et sans laquelle il
n'imaginait pas l'avenir. Le maîtrisant par là, le tenant lié par cet
immense besoin qu'il avait d'elle, et qu'elle surexcitait, en
l'inquiétant, avec l'habileté et le génie de tact donnés aux plus
médiocres intelligences de son sexe, Manette avait fini par faire
pencher Coriolis vers ses manières de voir à elle, ses façons de juger,
ses antipathies, ses petitesses. Ce qu'elle avait obtenu de lui, ce
n'avait point été une entière et brusque abdication de ses goûts, de ses
instincts, de ses attaches de coeur: ce qui s'était fait dans Coriolis
était plutôt une diminution dans l'absolue confiance de ses opinions.
Entre elle et lui, il s'était produit l'effet de cette loi ironique qui
veut que dans la communauté de deux intelligences, l'intelligence
inférieure prédomine, marche à la longue fatalement sur l'autre, et
donne ce spectacle étrange de tant d'hommes de talent ne voyant rien que
par le petit objectif de la femme qui les a.

Il avait bien encore dans la tête, tout en haut de l'esprit et de l'âme,
des idées auxquelles il ne laissait pas Manette toucher; mais c'était
tout ce que Manette n'avait pas encore atteint, abaissé et plié en lui.
A mesure qu'il vivait de la société de cette femme, de sa causerie, de
ses paroles, il perdait le mépris carré qui le défendait au premier jour
contre l'impression de ce qu'elle lui disait. Il avait commencé par ne
pas l'entendre quand elle lui parlait de choses qu'il ne voulait pas
entendre; maintenant il l'écoutait, et, malgré lui, il l'entendait.

Cependant, quand il se retrouva à Paris, mieux portant, armé d'un peu
plus d'énergie et de santé, renoué à ses connaissances, retrempé dans le
courant parisien, fouetté par des plaisanteries d'amis; quand il se vit,
dans un quartier qu'il n'aimait pas, avec des domestiques
insupportables, tomber à cette vie que lui faisait Manette, une vie
antipathique à tous ses goûts, mortelle à ses amitiés, étroite,
_retrillonnée_ au-dessous de sa fortune, indigne de ses habitudes,
Coriolis ne put réprimer un mouvement de révolte. Mais alors, il
rencontra dans la volonté de Manette une espèce de force qu'il n'avait
pas soupçonnée, une résistance qui paraissait toujours céder et qui ne
cédait jamais, un entêtement sans violence, une sorte d'opiniâtreté
ingénue, caressante, presque angélique. A tout, elle disait: Oui, et
faisait comme si elle avait dit: Non. S'il s'emportait, elle s'excusait:
elle avait oublié, elle pensait ne pas le contrarier; c'était de si peu
d'importance. Et pour tout ce qu'elle décidait, ce qu'elle commandait
contre les ordres de Coriolis, contre son désir tacite ou formel,
c'était le même jeu, la même justification tranquille et de sang-froid.
Il y avait dans la forme de sa domination comme une douceur passive, un
air d'humilité désarmante, une sorte d'indolence apathique, devant
lesquelles les colères de Coriolis étaient forcées de se dévorer.



CXXXIX


La grande distraction de Coriolis avait été jusque-là de réunir deux ou
trois amis à sa table. Il aimait ces dîners familiers qu'égayaient des
causeries et des visages de vieux camarades; il avait pris une chère
habitude de ces réceptions sans façon, qui étaient pour lui la fête et
la récompense de sa journée, la récréation du soir où il oubliait la
fatigue quotidienne de son travail, et se retrempait à la verve des
autres.

Peu à peu, les dîneurs d'habitude devinrent rares et ne parurent plus
que de loin en loin: Coriolis s'en étonna. Qui les éloignait? Il
montrait toujours le même plaisir à les voir. Et il ne pouvait accuser
Manette de les renvoyer: elle n'avait pas avec eux la migraine qu'elle
avait eue avec Anatole. Elle les recevait aimablement, lui semblait-il,
s'occupait d'eux, les servait, n'avait jamais d'aigreur ni de mauvaise
humeur. Et cependant presque tous un à un désertaient. Ses plus vieux
amis ne revenaient pas. Et quand Coriolis les rencontrait, ils
essayaient de se dérober à la chaude insistance de son invitation, en
s'excusant sur des prétextes.

Ce qui les chassait, c'était ce qui chasse les amis d'un intérieur,
l'absence de cordialité qui se répand et s'étend de la maîtresse de la
maison à la maison même, l'accueil maussade et rechigné des murs, une
espèce de mauvaise volonté des choses qu'on gêne et qu'on dérange, la
sourde hostilité des meubles contre les hôtes, la chaise boiteuse, le
feu qui ne prend pas, la lampe qui ne veut pas s'allumer, l'égarement
des clefs de ménage qu'on cherche, l'ensemble de petits accidents
conjurés pour le malaise de l'invité. Les délicats étaient encore
blessés de l'accent d'amabilité de Manette; ils y sentaient un ton
d'effort et de commande, la grâce forcée d'une maîtresse obligée de les
subir, leur en voulant comme d'une indiscrétion de s'être laissé
inviter, et faisant, à travers son sourire, courir sur la table des
regards qui semblaient faire des marques aux bouteilles. Ses attentions,
l'occupation embarrassante qu'elle prenait d'eux, les plaintes en leur
présence sur les plats manqués, les réprimandes sur le service, étaient
chez elle autant de façons polies de les prier de ne pas revenir. Et
pour les natures moins fines, moins sensibles, que ces façons de Manette
ne blessaient point, il y avait autour de la table, pour les renvoyer,
l'insolence des deux grandes bonnes, leur air grognon et lassé de la
fatigue du dîner, le dédain de leur main à donner une assiette, leur
impatience à attendre la fin du dessert, leur mine de domestiques à des
gens qui ne viennent que pour manger.

Dans l'espèce de rêve et d'échappement à la réalité où vivent les hommes
dont la tête travaille et que remplit une oeuvre, Coriolis, planant
au-dessus de tous ces détails, ne s'apercevait de rien. Enfin, un jour
qu'il invitait Massicot, devenu son voisin et resté l'un de ses derniers
fidèles:

--Dîner?--lui répondit Massicot--je veux bien... mais au restaurant.

--Pourquoi?

--Ah! pourquoi?... Eh bien, parce que chez toi... chez toi, il me semble
qu'il y a des cents d'épingles anglaises dans le crin de ma chaise, et
qu'on me met quelque chose dans ma soupe qui m'empêche de la manger!...
Tiens! il y a des gens qui deviennent fous en regardant un anneau de
rideau dans une chambre où leurs parents les ont embêtés... Moi, quand
je regarde le papier de ta salle à manger, il me prend des envies de
casser mon assiette sur le nez de tes bonnes... et de prier ta femme...
pas poliment... d'aller se coucher!



CXL


Tout avait changé dans l'intérieur de Coriolis.

Son petit logement n'était plus son grand et large appartement de la rue
de Vaugirard. Son atelier, dépouillé de ce clinquant d'art sur lequel
l'oeil du coloriste aime à se promener, semblait vide et froid, presque
pauvre.

Là-dedans, à la place du domestique et de l'ancienne cuisinière, étaient
installées les deux cousines de Manette, deux créatures à la désagréable
tournure hommasse de bonnes de province, l'une retirée d'un service de
ferme des Vosges, l'autre de la maison de Maréville, où elle soignait
les fous.

Manette avait encore établi dans la maison sa vieille mère dont la
colonne vertébrale était presque entièrement ankylosée, et qui, clouée
et roide, restait à l'angle d'une cheminée, à un coin de feu, avec son
serre-tête noir de veuve juive, sa figure orange, l'enfoncement sombre
de ses yeux, l'automatisme effrayant de ses mouvements, le marmottage
grommelant et redoutable de prières incompréhensibles. Dans l'escalier,
à la porte, sans cesse, Coriolis rencontrait dans ses grandes jambes un
jeune homme aux cheveux laineux, portant toujours un petit paquet
enveloppé dans un mouchoir de couleur: c'était un frère de Manette. A de
certains jours, il entrevoyait dans le fond de la cuisine des têtes
pointues, des yeux louches et brillants, des lippes de ces
_nixkandlers_, de ces industriels du trottoir et du boulevard sortis du
petit village de Bischeim, près de Strasbourg.

Humblement, à pas rampants, la juiverie se glissait, montait à la
dérobée dans la maison, l'enveloppait par-dessus, y mettait l'air de ses
habitudes et la contagion de ses superstitions. Les deux cousines,
conservées par la province plus près de leur culte et de leur origine,
défaisaient peu à peu, dans Manette, l'indifférence et les oublis de la
Parisienne. Elles la renfonçaient aux pratiques et aux idées du
judaïsme, fouillant, retrouvant, ranimant dans la juive vieillissante la
persistance immortelle de la race, ce qui reste toujours de juif dans le
sang qui ne paraît plus du tout l'être.

Depuis le jour de la synagogue, Coriolis n'avait rien vu en elle de sa
religion ni de son peuple. Manette avait pourtant toujours gardé de ce
côté de secrètes attaches. Il ne s'était guère passé de samedi sans
qu'elle menât ce jour-là sa promenade vers une petite place située à
l'embranchement de la rue des Rosiers, de la rue des Juifs, de la rue
Pavée, de la rue du Roi-de-Sicile, dans ce rassemblement au soleil de
l'après-midi que font là les juifs. C'était comme un besoin pour elle de
passer et de repasser une ou deux fois à travers ces figures de gens
qu'elle ne connaissait pas, auxquels elle ne parlait pas, mais dont elle
s'approchait, qu'elle touchait, et dont la vue lui donnait pour toute la
semaine comme une espèce de communion avec les siens et avec une
humanité de sa famille.

On arrivait à ne plus servir sur la table que des viandes tuées selon le
rite traditionnel du _schechita_; on allait chercher de la choucroute
rue des Rosiers. Maîtresses de l'intérieur, les femmes de la maison ne
se gênaient plus pour soumettre Coriolis à la tyrannie des usages pour
lesquels il avait de la répugnance.

Mais ce n'étaient là que de petits despotismes, ne faisant que taquiner,
irriter, impatienter Coriolis. De plus graves ennuis, de poignants
soucis de coeur lui venaient d'un bien autre envahissement de sa vie: il
sentait la domination hostile de ces femmes toucher à l'affection du son
enfant, et la détourner de lui. Son fils, à mesure qu'il grandissait,
lui semblait aller à ces étrangères, se complaire dans leurs jupes,
comme s'il était instinctivement attiré par une sympathie mystérieuse de
consanguinité. Pour l'avoir, pour en jouir, il était obligé d'aller le
prendre, l'arracher à sa grand'mère qui, de sa vieille mémoire
chevrotante, versant à la jeune imagination de l'enfant le merveilleux
du _Zeanah Surenah_, lui rabâchant des choses de vieux livres écrits en
germanico-judaïque, le tenait charmé, ébloui devant les contes de
l'Orient talmudique, les repas dont le vin sera celui d'Adam, dont le
poisson sera le Léviathan avalant d'un seul coup un poisson de trois
cents pieds, dont le rôti sera le taureau Behemot mangeant tous les
jours le foin de mille montagnes.



CXLI


Crescent venait à peine trois ou quatre fois par an à Paris pour faire
provision de toiles, de couleurs, de brosses, et toucher le prix d'un
tableau. A chacun de ces petits voyages, il ne manquait pas d'aller voir
Coriolis, passant le plus souvent avec lui toute une demi-journée.

Coriolis avait un grand plaisir à le revoir. Il retrouvait en lui un
souvenir du bon temps de Barbison. Il aimait ce que le rustique artiste
lui apportait de l'odeur et de la sérénité des champs. Et il était
heureux de voir un brave homme heureux.

A une de ces visites:--Et Anatole?--se mit à dire Crescent...--J'ai été
si habitué à le voir avec vous...

--Oh! il y a bien longtemps,--fit Coriolis, embarrassé.--Il est venu
dîner un soir... Et puis, nous ne l'avons pas revu... je ne sais pas
pourquoi...

--Oh! il a assez mangé ici...--dit Manette.

--Pauvre garçon...--reprit Crescent--on vient de me faire des plaintes
sur lui au ministère pour la commande que je lui ai fait avoir... Il
paraît qu'il ne finit pas sa copie. On lui a écrit pour l'inspection.

--Je crois bien,--dit Manette,--il est si paresseux!... une vraie
couleuvre...

--Après ça, peut-être, qu'il n'y a pas de sa faute... Dans sa position,
il faut d'abord manger, il faut gagner son pain de chaque jour... Gueuse
de misère tout de même dans nos états, quand on reste en route...

Et changeant de ton:--Ah çà! toi,--dit-il brusquement à Coriolis,--tu
m'as toujours promis un dessin... Ce n'est pas tout ça... il me faut mon
dessin... Où est mon dessin?

--Tiens! là, au fond de l'atelier... le carton rouge... C'est ça...

Crescent se baissa, ouvrit le carton, commença à feuilleter: c'était un
choix des plus beaux dessins de Coriolis. Machinalement, il leva les
yeux: il vit dans la psyché devant lui, Manette vivement rapprochée de
Coriolis, lui faisant le signe de colère d'une femme furieuse de voir
emporter de la maison un objet de valeur, quelque chose représentant de
l'argent. Et presque aussitôt:--Non, pas le rouge,--lui cria
Coriolis,--l'autre, à côté... le vert... tiens... là...

Crescent prit le carton vert, l'apporta à Coriolis.

Coriolis, avec un geste de tristesse, y prit un dessin, le mit sur une
table, le retravailla, le recala longuement, puis le rendit à Crescent.

Quelques minutes après, Crescent lui serrait chaudement la main et
sortait sans saluer Manette.



CXLII


Les amis ainsi écartés, l'isolement refait à Paris autour de Coriolis,
le travail incessant de la maîtresse continua, poursuivant plus
hardiment la diminution, l'annihilation du maître de la maison, avec
cette espèce d'écrasant despotisme que la femme du peuple met dans la
domination domestique. Manette eut, comme la femme du peuple, ces
tyrannies affichées, publiques, montrées devant les domestiques, les
fournisseurs, les gens qui passent, et ôtant à un homme la dignité
qu'une femme de la société laisse par pudeur à la faiblesse d'un mari.
Coriolis perdait le gouvernement et le commandement de son intérieur; on
lui retirait des mains la direction de la maison; on lui ôtait de la
bouche les ordres à donner. Il ne comptait plus, il n'entrait plus dans
les arrangements qui se faisaient. Il n'était plus consulté pour tout ce
que voulait Manette que par un: «N'est-ce pas, chéri?» qu'elle lui
jetait de confiance, sans écouter sa réponse. Il n'eut bientôt plus
d'argent: la femme le prit comme dans un ménage d'ouvrier, le serra, le
retint, s'habitua à le regarder comme une chose à elle, qu'elle lui
donnait, et dont il devait lui dire l'usage. Des privations, des
retranchements furent imposés à ses goûts. Coriolis avait un sentiment
d'élégance de créole. Il s'était toujours mis de façon distinguée et
dépensait largement pour tout ce qu'un homme des colonies appelle «son
linge». On le contraria là-dessus jusqu'à ce qu'il prît un petit
tailleur travaillant à bon marché; et à peu de temps de là commença à se
montrer dans sa toilette le coup de ciseau d'ouvrières de la maison.

Toute sa vie fut rabaissée, asservie à des habitudes ménagères, à la
façon de vivre de ce trio de femmes qui, tous les jours, le tiraient un
peu plus à elles, approchaient de lui leur familiarité, l'entraînaient
dans quelque place humble à un spectacle qui l'assommait, ou le
poussaient à une soirée ministérielle pour le bien de ses affaires.

Ce fut comme une longue dépossession de lui-même, à la fin de laquelle
il ne s'appartint presque plus. De soumission en soumission, Manette
l'amenait à être dans la maison un de ces grands enfants qu'on soigne
comme un petit enfant, un de ces êtres vaincus, désarmés, absorbés,
dociles, qu'une femme mène, manoeuvre, tapote, habille, cravate,
embrasse, et qui, jusqu'au dehors et dans la rue, emportent la marque de
leur humilité et de leur sujétion au logis.

Encore Manette le dédommageait-elle par des caresses, des chatteries,
des affectuosités, des douceurs: de temps en temps, il sentait passer
dans le toucher de sa main les tendresses dont on flatte, pour le faire
obéir, un animal domestique. Mais à côté de Manette il y avait les deux
cousines, les deux mauvaises figures, qui semblaient mépriser Coriolis
en face, et rire ironiquement de sa déchéance. Avec leur air de
dédaigner ses ordres, l'aigreur de leurs réponses, leur grossièreté
amère, leur entente sournoise pour blesser ses goûts, ses préférences,
ses manies, leur espèce de domination en sous-ordre, ces femmes
entouraient Coriolis de son humiliation, et la lui rapportaient à toute
heure. Ce qu'elles lui faisaient souffrir et dévorer, cette torture qui
d'abord l'avait exaspéré, maintenant lui causait comme une peur: il se
retournait vers Manette, implorait sa présence contre elles, lui
demandait, quand par hasard elle sortait le soir, de revenir de bonne
heure, pour ne pas être livré aux bonnes, leur appartenir toute la
soirée.

On eût dit que, dans cet avilissement, les forces de résistance de
Coriolis, tous les appareils de la volonté, tout ce qui tient debout le
caractère d'un homme, cédaient peu à peu ainsi que cède la solidité d'un
corps à la dissolution de cette maladie d'Égypte faisant des os quelque
chose de mou qu'on peut nouer comme une corde.



CXLIII


Et cette domination domestique, cette volonté substituée à la sienne
dans le ménage, Coriolis commençait à les voir se glisser peu à peu
jusqu'aux choses de son métier, de son art, essayer doucement de
s'attaquer à l'artiste, s'approcher de son chevalet, toucher presque à
son inspiration.

Quand Manette, à une ébauche qu'il lui montrait, jetait un glacial
encouragement; quand, à côté de lui, elle lui semblait faire la mine à
ce qu'il brossait, ou bien seulement quand, avec l'admirable talent des
femmes à jouer l'aveugle, elle affectait de ne pas voir ce qu'il
peignait, Coriolis était pris dans son travail d'une impatience nerveuse
qui lui faisait gâter son esquisse et son tableau. De sa toile, il ne
percevait plus que les faiblesses, les difficultés, les côtés
décourageants, ce qui arrête la verve en tuant l'illusion; et il ne
tardait pas à abandonner son oeuvre commencée.

Coriolis, le Coriolis cabré toute sa vie sous les conseils des autres,
avec le juste orgueil de sa valeur; le Coriolis si dédaigneux de
l'intelligence et des goûts d'art de la femme, si jaloux de ses
sensations propres, de son optique personnelle, de l'indépendance et de
l'ombrageuse originalité de son tempérament, Coriolis acceptait des
découragements lui venant de cette femme! L'habitude de lui obéir, de la
consulter, de lui soumettre et de lui confier tout le reste de sa vie,
l'avait mené lentement à cet asservissement où les faiblesses de l'homme
descendent dans l'artiste, mettent sur sa peinture le nuage du front de
sa maîtresse, entament sa foi en lui-même et finissent par lui ôter le
caractère jusque dans le talent.

Il n'osait s'avouer à lui-même cette influence de Manette. Il en
repoussait l'idée, il n'y voulait pas croire, il se débattait sous elle.
Et cependant, malgré lui, aux heures de ses réflexions solitaires, il se
rappelait son exposition de 1855, cette tentative dans laquelle il avait
entrevu un nouvel horizon d'art. Il fallait bien qu'il en convînt avec
lui-même: ce n'étaient point la presse, les criailleries des journaux,
la morsure de la critique qui l'avaient fait reculer devant le moderne
et abandonner le grand rêve de peindre son temps. C'était elle avec ses
«rengaînes» de mauvaise humeur, avec tout ce qu'elle lui avait dit ou
laissé voir pour le détourner de l'art qui ne se vend pas, et le pousser
à des tableaux de vente. Car Manette, comme une femme et comme une
juive, ne jugeait la valeur et le talent d'un homme qu'à cette basse
mesure matérielle: l'achalandage et le prix vénal de ses oeuvres. Pour
elle, l'argent, en art, était tout et prouvait tout. Il était la grande
consécration apportée par le public. Aussi travaillait-elle
infatigablement à mettre dans la carrière de Coriolis la tentation de
l'argent. Elle comptait, faisait sonner à son oreille les gains des
autres: elle l'étourdissait, l'humiliait des gros prix de celui-ci, de
celui-là, des revenus de chaque année de la peinture de Garnotelle. Elle
approchait encore de lui des ambitions mesquines, des aspirations
bourgeoises, des velléités de candidature à l'Institut, toutes sortes
d'appétits tournés vers le succès.

Vainement Coriolis essayait de ne pas l'entendre et de se fermer à ces
excitations incessantes, à ces paroles qui avaient le retour et la
patience de la goutte d'eau qui creuse; lui qui s'était jusque-là estimé
si heureux d'avoir son pain sur la planche, d'être au-dessus des
exigences, des concessions de misère qui déshonorent un talent; lui,
plein de dégoût et de mépris pour tout ce qui sentait le commerce chez
les autres; lui, l'amoureux et le religieux de son art, qui avait fait
de la peinture sa chose sainte et révérée, la religion désintéressée et
le voeu sévère de son existence; lui qui, à l'idéal de sa vocation,
avait sacrifié des bonheurs de sa vie, du plaisir, un amour, les
paresses du créole; lui, l'artiste raffiné, délicat, rare, qui s'était
presque fait un point d'honneur de tenir à distance la vogue et la mode;
lui, dont la carrière n'avait été que fierté, liberté, pureté,
indépendance,--il commençait à éprouver auprès de cette femme comme les
premiers symptômes d'un ramollissement de sa conscience d'artiste.

Souvent une honte enragée le prenait, la honte d'une sorte de
dégradation morale qui s'accomplissait graduellement en lui, la honte de
quelqu'un qui va mettre une mauvaise action, le reniement de toute sa
vie dans une vie d'honneur! Il s'en allait, ne revenait pas dîner, par
horreur du contact de cette femme; et, seul avec lui-même, dans quelque
promenade de solitude, fouillant ses lâchetés, se penchant dessus, en
sondant le fond, il se demandait avec angoisse si, à force d'entendre ce
mot, cette idée, ce maître et ce dieu de cette femme: l'Argent! revenir
toujours dans sa bouche, juger tout, excuser tout, couronner tout pour
elle, l'Argent ne lui parlait pas déjà un peu aussi à lui.



CXLIV


Un moment arrivait où le talent de Coriolis paraissait vaincu, dompté
par Manette, docile à ce qu'elle voulait de lui. L'artiste semblait se
résigner aux exigences de la femme. De l'art, il se laissait glisser au
métier. L'avenir qu'il avait rêvé, il l'ajournait. Ses projets, ses
ambitions, la haute et vivante peinture qu'il avait eu l'idée de tenter,
il les remettait, les repoussait à d'autres temps, quand un hasard vint,
qui le rattacha violemment à ses oeuvres passées, et, redressant l'homme
dans le peintre, faillit lui faire briser d'un coup sa servitude.

Dans le débarras de tout le cher bric-à-brac que Manette avait su
obtenir de son découragement, de son affaiblissement maladif, lors de
leur départ pour le midi de la France, Manette avait encore voulu qu'il
se dessaisît de ces deux toiles, _la Révision_ et _le Mariage_, qu'elle
disait encombrantes et invendables. Coriolis, auquel ces deux tableaux
rappelaient un insuccès et des attaques, ennuyé et souffrant de les
voir, n'avait pas fait grande résistance; et les deux toiles avaient été
vendues, données à un marchand de tableaux. De là, l'une de ces toiles,
_la Révision_, passait chez un amateur, homme du monde, élégant
brocanteur en chambre, littérateur de revue à ses heures, lequel
ramassait depuis dix ans une galerie de modernes avec un sang-froid
calculateur, jouant sur les noms nouveaux comme un agioteur joue sur des
valeurs d'avenir, et résolu à faire de sa vente un «grand coup».

Cette vente annoncée, tambourinée fit grand bruit. Un débutant
littéraire, brillant et déjà remarqué, voulant faire son trou et du
bruit, cherchant une personnalité sur laquelle il pût accrocher des
idées neuves et remuantes, crut trouver son homme dans Coriolis. Trois
grands articles d'enthousiasme tapageur dans le petit journal le plus lu
attirèrent l'attention sur «le maître de _la Révision_». Accouru à la
vente, Paris, qui avait à peine retenu le nom de Coriolis et ne savait
plus sur quel tableau le poser, fit la découverte de cette toile balayée
par les regards indifférents du public à la grande exposition de 1855.
Des polémiques s'enflammèrent, coururent de journaux en journaux.
Coriolis prit les proportions d'une curiosité et d'un grand homme
méconnu.

L'heure des enchères venue, deux concurrents se trouvèrent en présence:
un monsieur possédé de la rage de se faire connaître, du désir furieux
d'une publicité quelconque, et un agent de change ayant besoin, pour
rasseoir son crédit et écraser des bruits désastreux, de faire une
dépense folle bien visible et annoncée dans les journaux. Entre cet
intérêt et cette vanité, le tableau monta à une quinzaine de mille
francs.

Coriolis avait été se voir vendre. Quand il rentra, Manette aperçut en
lui comme un autre homme. Sa physionomie avait une telle expression de
dureté reconquise, de dureté résolue, presque méchante, qu'elle n'osa
pas lui demander des nouvelles de la vente. Ce fut Coriolis qui, le
premier, rompit le silence, en allant à elle.

--Ah! vous êtes une femme qui entendez les affaires, vous!--Et il laissa
tomber avec un accent de mépris: _les affaires_.

--Ma _Révision_ vient de se vendre... savez-vous combien? Quinze mille
francs!... Ah!... est-ce que vous croyez que ça me fait quelque
chose?... Mais quand j'ai fait cela, vous n'étiez rien dans ma vie...
rien que la femme qui vous sert de l'amour... comme elle vous cirerait
vos bottes!... Eh bien! alors, j'étais quelqu'un, j'étais un peintre...
je trouvais... Ah! vous avez eu une jolie idée de spéculation!...
Savez-vous ce que vous avez fait de moi? Un homme de métier, un faiseur
de peinture au jour le jour, le domestique de la mode, des marchands, du
public!... un misérable!... Tenez! pendant qu'on promenait ma _Révision_
sur la table, dans les enchères, je regardais... Il y a des choses
là-dedans... l'homme nu, le coup de lumière, le dos en bas dans
l'ombre... Je me disais: Mais c'est beau, ça! Je sens que c'est beau!...
On se pressait, on se penchait... et je voyais que c'était beau dans
tous les yeux qui regardaient!... A présent? Mais je ne saurais plus
_fiche_ une machine comme ça, ma parole d'honneur! je crois que je ne
pourrais plus... Il faut pouvoir vouloir... Et c'est vous!--dit-il en
s'avançant, d'un air menaçant, vers Manette,--vous, à force de
tourments, en étant toujours là derrière mon chevalet, avec vos paroles
qui me jetaient du froid dans le dos... Ah! ce que je serais aujourd'hui
avec les tableaux que vous m'avez empêché de faire!... et l'argent que
vous auriez gagné, vous!... Vous ne savez pas tout l'argent... C'est que
maintenant, j'y pense aussi, moi, à ça... Vous m'avez passé de votre
sang, tenez! Dieu me pardonne!... Ah! vous avez bien vidé l'artiste!...
Je vous hais, voyez-vous, je vous hais... Et voulez-vous que je vous
dise! Il y a des jours...--et sa voix lente prit une douceur
homicide--des jours... où il me vient l'idée, mais l'idée très-sérieuse
de commencer par vous, et de finir par moi, pour en finir de cette
vie-là!...

Puis, après deux ou trois tours agités dans l'atelier, revenant à
Manette, et lui parlant avec le ton d'une prière égarée:

--Mais parle donc!... dis au moins quelque chose!... Parle-moi!... ce
que tu voudras!... mais parle-moi!... Tiens! j'ai peur de moi...
Manette! Manette!

Puis, partant d'une espèce de rire cruel et fou:

--De l'argent? Ah! de l'argent!... Vrai, tu l'aimes? tu l'aimes tant que
ça?... Eh bien, attends.

Il sonna.

Une des bonnes parut à la porte.

--Vous allez me descendre toutes les toiles qui sont dans la chambre en
haut...

La bonne ne bougea pas et regarda Manette.

Coriolis fit un pas vers elle, un pas terrible qui lui fit dire:--Oui,
monsieur...

Quand toutes les toiles furent descendues, Coriolis s'assit devant le
poêle, l'ouvrit, y jeta une toile, la regarda brûler. Il prit une autre
toile, l'arracha de son châssis. Manette, qui s'était levée, voulut la
lui retirer des mains.

--Allons, mon cher,--lui dit-elle avec son petit ton supérieur,--vous
avez assez fait l'enfant... En voilà assez...

Coriolis saisit le poignet de Manette. Elle cria. Coriolis ne la lâcha
pas, et la serrant toujours, il la mena jusqu'au divan, et là, de force,
il la fit tomber dessus, assise, brusquement.

Puis il revint au poêle, arracha d'autres toiles, les jeta dans le feu.
Il regardait le tableau plein d'huile et de couleurs qui se
tordait,--puis Manette.

Un moment Manette fit un mouvement pour sortir.

--Restez là!--lui dit Coriolis, ou je vous attache avec une corde...

Et lentement, avec un visage qui avait l'air de jouir de ce sacrifice et
de cette agonie de ses oeuvres, il se remit à brûler ses tableaux. Quand
le dernier fut consumé, il tracassa lentement ce qui restait du tout,
une espèce de morceau de minerai, le résidu du blanc d'argent de toutes
les toiles brûlées; puis, prenant cela entre les tiges de la pincette,
il alla à Manette et le lui jeta brutalement dans le creux de sa robe.

--Tenez! voilà un lingot de cent mille francs!--lui dit-il.

--Ah!--fit Manette avec un saut de terreur qui fit glisser à terre le
lingot au bas de sa robe brûlée,--me brûler!... Il a voulu me brûler!

--Maintenant,--lui dit Coriolis,--vous pouvez vous en aller... Je n'ai
plus besoin de vous.

Et il retomba, brisé, sur le divan.



CXLV


De tous les anciens amis de Coriolis, un seul n'avait pas été écarté par
Manette: c'était Garnotelle. Elle avait pour lui l'estime, la
considération, le respect que lui inspirait le succès d'argent. Elle le
recevait avec des attentions complimenteuses, des coquetteries
d'infériorité et d'humilité qui blessaient cruellement Coriolis dans
l'orgueil de sa valeur méconnue.

Attiré par ses amabilités, n'ayant plus à craindre les hostilités
d'Anatole, Garnotelle fréquentait assez assidûment la maison. Il avait
toujours eu pour Coriolis une sorte de déférence; et l'homme arrivé
semblait encore goûter, avec ses instincts de paysan, de l'honneur à se
frotter à l'amitié du gentilhomme.

Puis il s'était passé dans sa vie, depuis un an, des événements qui le
portaient à ce rapprochement. Nommé à l'Institut, il avait, avec une
admirable adresse, dénoué son mariage avec la fille du membre de
l'Institut qui avait mené et emporté son élection. Mais, quoiqu'il eût
mis dans cette affaire délicate l'apparence des bons procédés de son
côté, ce mariage manqué avait fait un assez mauvais effet, d'autant plus
que la rupture concordait, par une malheureuse coïncidence, avec un
revers de fortune du père. Aussi rencontrait-il dans le corps où il
venait d'entrer une froideur, une réserve presque hostile. Il se
retournait alors vers le ministère, les liaisons gouvernementales; et
avec les influences qu'il faisait jouer là, la pesée de sa personnalité
et de ses recommandations, il essayait, par les récompenses, les
commandes, de gagner des reconnaissances, des sympathies, une clientèle
avec laquelle il pût faire contre-poids à l'opinion publique et regagner
de la considération.

--Allons! mon cher,--disait-il un soir à Coriolis dans l'atelier à demi
sombre et qui attendait la lampe,--permets-moi de te le dire, c'est de
l'enfantillage...

Coriolis se promenait à grands pas.

Manette, à côté de Garnotelle, regardait se promener Coriolis; et elle
avait un sourire méprisant, presque cruel.

Il y eut un long silence.

--Tiens!--fit à la fin Coriolis,--je me sens trop vaniteux pour
refuser...

--Ah! c'est bien heureux,--dit Manette.

--Mon cher, avant huit jours, ta nomination sera au _Moniteur_...
Manette peut acheter du ruban rouge... Dès demain on aura ta réponse...
J'irai moi-même...

Quand Coriolis fut couché, sa tête se mit à travailler, et dans la
petite fièvre qui lui vint, peu à peu ses idées se laissèrent aller à
une irritation d'amertume. Il pensait à cette croix que l'opinion
publique lui avait donnée à son exposition de 1853, et qu'on pensait lui
accorder après tant d'années, seulement maintenant, sur le bruit de
cette dernière vente. Il songeait à tous ceux de ses camarades qui
l'avaient obtenue à côté de lui, derrière lui; il se rappelait des
nominations qui étaient presque des ironies; il retrouvait les noms,
revoyait les tableaux des individus. Il lui montait au coeur un
soulèvement, la révolte légitime d'un homme de talent qui a la
conscience d'avoir mérité la croix depuis longtemps, et qui trouve que
quand le ruban attend pour lui venir ses cheveux blancs, ce n'est plus
qu'une banale récompense à l'ancienneté. Il se demandait alors si ce
n'était pas une lâcheté d'avoir accepté, et s'il n'était pas digne de
lui de refuser une récompense qui arrivait trop tard et qu'il avait trop
gagnée. Et peu à peu son orgueil parlait contre sa vanité: il était
tenté par l'éclat de refuser la croix, de se singulariser par le mépris
de ce ruban si envié, si quêté, si mendié. Une heure, deux heures, il y
eut en lui la lutte de ses répugnances, le débat de sa nature, de
l'homme, de l'artiste n'ayant pas la philosophie de Crescent, n'étant
pas tout rempli et tout récompensé par l'art seul, très-touché par
toutes les faiblesses humaines de l'homme de talent, très-sensible au
désir des marques et des distinctions officielles de la célébrité.

A la fin, ses répugnances l'emportaient. Il lui semblait voir cette
chose odieuse, et affreusement humiliante: sa croix au bout de la main
de Garnotelle.

Il se jeta au bas de son lit, alluma une bougie et se mit à écrire une
lettre où la dignité orgueilleuse de son refus se cachait sous
l'humilité d'une exagération de modestie.

Le matin, il relut la lettre, la cacheta et l'envoya sans en dire un mot
à Manette.



CXLVI


En apprenant ce refus de la croix, Manette fut prise d'un sentiment
singulier. Il lui vint un profond mépris, un mépris de femme d'affaires
pour l'homme qui repoussait la chance s'offrant à lui, et qui manquait
tout ce que la décoration donne à un artiste: la consécration
officielle, la plus-value de la signature, l'achalandage commercial, la
part aux commandes ministérielles. Dans ce refus que rien n'expliquait,
n'excusait à ses yeux, et dont elle était incapable de comprendre la
hauteur et la dignité, elle ne vit qu'une bêtise. Coriolis était
désormais pour elle un homme jugé; il ne lui restait plus rien de ce
qu'elle respectait et reconnaissait encore en lui: c'était un pur
imbécile.

De ce jour, Manette devint une autre femme. Sa domination n'eut plus de
caresse. Elle mit dans ses rapports avec Coriolis une sorte d'autorité,
de sécheresse. Elle ne sembla plus lui demander pardon de le faire
obéir: ce qu'elle voulait, elle le voulut sans même le prier de le
vouloir avec elle. Elle eut avec lui des ordres brefs, sans phrases,
sans explication, sans réplique, comme avec quelqu'un qui n'a pas le
droit de demander plus. Elle prit, d'un air dégagé, l'assurance et le
commandement d'une volonté nette et tranchante; de sa voix se dégagea un
ton impératif froid, posé, coupant. Ce fut si brusque, si décisif, que
Coriolis en reçut comme le coup d'une soudaine interdiction: il resta,
bras cassés, accablé, assommé.

Quelques jours après, un marchand de tableaux belge venait le voir le
matin, et séance tenante, en présence de Manette qui débattait toutes
les conditions de l'acte, Coriolis signait un traité par lequel il
s'engageait à livrer un nombre de tableaux de chevalet par an, moyennant
une rente annuelle.

C'était sa vie et son talent que Manette venait de lui faire vendre. Il
avait tout accepté sans faire une objection: ses révoltes étaient à bout
de forces, son énergie d'homme s'était brisée à jamais dans sa dernière
scène avec Manette.



CXLVII


Alors commençait pour tous les deux le supplice du concubinage.

Manette apercevait dans Coriolis comme le fond noir des haines amassées
par tout ce qu'elle lui avait fait souffrir, manger de hontes, dévorer
d'avilissements, de chagrins, de désespoirs. Elle discernait
distinctement ce qui couvait en lui contre elle, toute l'horreur de
l'homme pour la femme à laquelle il rapporte toutes les dégradations
d'une chaîne indigne. Ce qu'il roulait sans rien dire à côté d'elle, les
mauvaises pensées, les ressentiments de son orgueil et de son coeur, les
injures qu'il retenait, les révoltes qu'il taisait, elle les sentait
sortir de lui, l'atteindre, l'insulter. Des silences de Coriolis lui
semblaient la maudire. Il la blessait avec ces regards qui vont de la
maîtresse qu'on a au bras à de l'honnêteté de femme, à des ménages qui
passent; il la blessait avec ses rêveries qu'elle croyait voir aller
vers quelque pur amour, vers un souvenir de jeune fille, vers une idée
ancienne de mariage, vers la vision et le regret d'une félicité manquée.

Sous ces reproches muets qui soufflettent une femme plus outrageusement
que les brutalités d'un homme, les derniers liens attachant Manette à
Coriolis se rompaient. Ce qui reste involontairement d'habitude aimante
chez une femme qui n'aime plus un amant, mais qui a été et qui demeure
sa maîtresse, qui est la mère de son enfant, qui a encore la chaleur de
ses bras autour du cou, se brisa chez elle: son âme se referma, avec
l'amertume de la femme ulcérée pour toujours, à ces douceurs qui
reviennent de la mémoire des choses partagées, à ces pardons qui montent
du côte-à-côte de la vie, à ce qui se laisse attendrir, désarmer par
l'existence à deux et le contact du souvenir.

Et alors se fit dans le triste foyer, devant les cendres éteintes de
leurs années vécues, l'horrible détachement de mort qui s'établit entre
deux êtres vivant, mangeant, dormant ensemble, unis à tous les instants
de l'existence, et se sentant séparés à jamais. Ce fut cet abominable
éloignement du père et de la mère, que rien ne rapproche plus, pas même
les jeux de leur enfant à leurs pieds; ce fut cette vie double, ennemie,
tiraillée et contrainte, pareille à la chaîne qui rive la haine de deux
forçats, cette vie en commun où chaque frottement est une irritation, où
l'instinct même des corps s'évite et se fuit, où l'homme et la femme
mettent la séparation d'un vide entre leurs deux sommeils, comme s'ils
avaient peur de mêler leurs rêves!

Heure épouvantable de ces amours, qui donne à l'amant la terreur de
cette moitié de lui-même, assise dans son intérieur, entrée dans sa
maison, et qui est là, contre lui, implacable, concentrée, lui cachant à
peine le mal qu'elle lui veut, savourant les ennuis qu'elle lui fait
avec les chagrins qu'elle lui souhaite, le défiant de la chasser, et
sachant bien qu'il la gardera parce qu'elle le tient par l'habitude,
parce qu'elle le connaît lâche et se manquant de parole à lui-même,
parce qu'elle sait que son coeur est à l'âge des bassesses de coeur
d'homme et qu'il a peur, comme les enfants, d'être tout seul!

Et à mesure que les deux êtres se blessaient davantage à leur
accouplement, à l'indissolubilité d'un lien intime intolérable et
détesté, il semblait se dégager de Manette contre Coriolis une espèce
d'hostilité originelle. L'éloignement de la femme paraissait se
compliquer et s'aggraver de la séparation de la juive. Sans qu'elle en
eût conscience, sans qu'elle s'en rendît compte, la juive, en revenant
aux préjugés des siens, revenait peu à peu aux antipathies obscures et
confuses de ses instincts. Une sorte de sentiment nouveau et naissant,
impersonnel, irraisonné, lui faisait vaguement apercevoir dans la
personne de Coriolis le chrétien contre lequel toujours, dans le creux
de toute âme juive, persiste la tradition des haines, l'amertume de
siècles d'humiliation, tout ce qu'une race éclaboussée du sang d'un Dieu
peut avoir de fiel recuit. Il y avait au fond d'elle, à l'état latent,
naturel, presque animal, un peu de ces sentiments échappés à un roi juif
de l'Argent, lorsque dans un moment d'expansion, dans une de ces
ivresses où l'on s'ouvre, il répondait à des amis qui lui demandaient le
plaisir qu'il pouvait avoir à toujours travailler à être riche: «Ah!
vous ne savez pas ce que c'est que de sentir sous ses bottes un tas de
chrétiens!»

Ce plaisir haineux, cette vengeance réduite à la mesure d'une femme,
Manette les goûtait en sentant Coriolis sous le talon de sa bottine.

La juive jouissait, comme d'une revanche, de la servitude de cet homme
d'une autre foi, d'un autre baptême, d'un autre Dieu; en sorte qu'on
aurait pu voir,--ironie des choses qui finissent!--la bizarre survie des
vieilles vendettas humaines, des conflits de religions, des rancunes de
dix-huit siècles, mettre comme le reste des entre-mangeries de races, de
la race indo-germanique et de la race sémitique, là, en plein Paris,
dans un atelier de la rue Notre-Dame-des-Champs, tout au fond de ce
misérable concubinage d'un peintre et d'un modèle.



CXLVIII


Plus de deux ans s'étaient écoulés depuis le jour où Anatole avait dîné
pour la dernière fois chez Coriolis. Il sortait du palais de
l'Industrie, où il venait de commencer un second portrait de l'empereur,
dont Crescent lui avait fait obtenir la commande, et il parlait à une
femme encore jeune qui, marchant à côté de lui, semblait écouter
religieusement ses paroles:

--Oui, ma chère dame,--disait sentencieusement Anatole,--voilà la
recette pour faire un Empereur dans les prix doux... La première fois,
on fait des folies, on se laisse aller, on s'enfonce... Mais la seconde,
plus de ça..., on devient sage... Et comme j'ai un véritable intérêt
pour vous--son sourire eut une nuance de galanterie,--je vais vous
donner mon expérience _à l'oeil_... La toile, vous savez, c'est
cinquante-huit francs, plus le calque, acheté à part cinq francs...
Maintenant, attention! _Gnien_ a qui, pour le pantalon blanc et le
manteau d'hermine, se fendent de huit vessies de blanc d'argent à cinq
sous, total quarante sous... Moi, malin, avec quatre vessies de blanc de
plomb à quatre sous, quatre fois quatre font seize, je fais mon
affaire... J'en suis pour lui mettre un peu de jaune de Naples dans la
culotte, et un peu de bitume dans les ombres et dans les demi-teintes de
l'hermine, vous comprenez? Pour les ors de l'épaulette, du collier, des
parements, de la ceinture, du fauteuil, de la couronne, du sceptre, des
crépines, de la table, c'est bien simple: une préparation d'ocre jaune
pour les lumières et de bitume pour les ombres... Toutes les ombres de
la toile, bien entendu, préparées au brun-rouge... Alors vous repiquez
les lumières avec du jaune de chrome foncé et du jaune de Naples, et les
brillants cassés avec du jaune de chrome brillant, de bonnes vessies de
chrome à quinze et vingt centimes... Il existe des gens sans économie
qui fourrent là-dedans du jaune indien, qui coûte des prix fous le tube,
vous ne l'ignorez pas: c'est la ruine des familles... Point de siccatif
de Harlem, ni de siccatif de Courtray, tout à l'huile grasse
ordinaire... Inutile de vous recommander cela... Ah! j'ai encore trouvé
le moyen de remplacer le vert-émeraude par du bleu minéral, qui ne coûte
qu'un sou de plus que le bleu de Prusse...

En donnant ces conseils à la copiste, Anatole était arrivé dans les
Champs-Elysées à la place d'un jeu de boules. Tout à coup, il
s'interrompit et s'arrêta, en apercevant, dans le groupe des
spectateurs, quelqu'un qui suivait le roulement des boules, la tête en
avant et, découverte, les reins pliés, son chapeau à la main derrière
son dos. Il regarda cette tête où des cheveux presque blancs, coupés
ras, contrastaient avec le noir des sourcils, restés durement noirs. Il
examina tout cet homme cassé, ravagé, chargé en quelques mois de vingt
ans de vieillesse: stupéfait, il reconnut Coriolis.

--Adieu! dit-il brusquement en quittant la femme étonnée,--à demain...

A quelques pas, il lui jeta:--Mais surtout, ne glacez jamais avec de la
capucine rose, de la laque Robert, de la laque de Smyrne!... rien que de
la bonne laque fine à neuf sous!...

Et il marcha vers Coriolis.

--Tu n'en as pas un... un cigare?--Ce fut le premier mot de
Coriolis.--Non, c'est vrai, toi tu fumes la cigarette... _Elle_ ne me
donne que de quoi m'en acheter deux, figure-toi!...

Et saisissant le bras d'Anatole, s'y accrochant, s'attachant, se
cramponnant à lui, le touchant de son grand corps penché, avec un air
heureux de le tenir et qui ne voulait pas le lâcher, il se mit à lui
parler de «cette femme», comme il l'appelait, de cette tyrannie qui ne
lui laissait pas un sou, qui ne lui permettait pas de voir ses amis, du
malheur de l'avoir rencontrée, de tout ce qu'il souffrait dans cet
intérieur, de sa vie, une vie d'aplatissement, de solitude, de
lâcheté...

Il disait cela vivement, précipitamment avec des éclats de voix tout à
coup réprimés, des gestes violents qui s'arrêtaient comme effrayés.

--Tu ne l'as pas vue... tu ne l'as pas vue avec son visage méchant, le
visage qu'elle a pour moi... Ah! ce qui vient dans une figure de juive
avec l'âge... la Parque qui se lève dans la femme... ce nez qui devient
crochu... et ses yeux aigus... ses yeux! Les as-tu jamais bien
regardés?... Ces yeux!...--murmura Coriolis en baissant la voix.--Ah!
les femmes!... Tu étais avec une femme tout à l'heure, toi?

--Oui, une pauvre diablesse... Ça a été riche, élevée dans le luxe, au
piano... Une canaille de mari qui a tout mangé et l'a plantée là avec
deux enfants... Et maintenant, il faut vivre avec un talent
d'agrément...

Le triste roman de misère esquissé dans les quelques mots d'Anatole ne
parut pas entrer dans l'oreille de Coriolis. Il en était venu à cette
monstrueuse surdité des grandes douleurs qui ne laissent plus entendre à
un homme la souffrance des autres. Sans dire à Anatole un mot d'intérêt,
sans lui parler de lui, de sa mère, sans s'inquiéter de ce qu'il était
devenu depuis deux ans, et s'il avait de quoi manger, il se mit à lui
repeindre l'enfer de sa vie. Le promenant, le repromenant sous les
arbres des Champs-Elysées, gardant son bras, se collant à lui, il lui
rabâcha ses plaintes, ses lamentations, ses jérémiades.

Accoutumé à lui voir dévorer ses maladies et ses chagrins, Anatole ne
put se défendre d'un triste étonnement, en retrouvant cet homme si fort,
si concentré, si maître de lui-même, descendu à cela:--à dire
peureusement du mal de cette femme, à s'en venger comme un enfant qui
_cafarde_ derrière le dos de son tyran!



CXLIX


A partir de cette rencontre, presque tous les jours, à sa sortie,
Anatole trouva Coriolis l'attendant.

Coriolis était là, un quart d'heure avant, il se promenait de long en
large devant la porte, il guettait, et aussitôt qu'Anatole paraissait,
il s'emparait de lui, et tout de suite, brusquement, du premier mot, il
soulageait sa misérable faiblesse dans le débordement de lamentations où
il essayait de vider et de dégorger ses souffrances.

--Une vraie juiverie, la maison, maintenant!--lui disait-il un
jour.--Non, tu n'as pas idée... C'est le sabbat chez moi, le sabbat!...
D'abord les deux cousines qui sont à présent plus maîtresses qu'_elle_,
et qui la tournent et la retournent comme un gant... Il y a la vieille
paralysée qui fait tourner les sauces en marmottant de l'hébreu
dessus... Et puis, c'est le scrofuleux de frère... Il vient une
parente... qui travaille pour la synagogue, qui est brodeuse en
_sepharim_... Je sais de leurs mots, tiens, à présent!... Horrible,
celle-là!... Et puis, un tas de revenants de l'Ancien Testament, des
parents, des juifs d'Alsace, est-ce que je sais! des gens qui ont des
paletots verts avec des boutons bleus en acier, et des bâtons avec une
poignée entourée de laine rouge et de fils de laiton... des
coreligionnaires d'on ne sait où, qui viennent manger, «s'asseoir sous
la lampe», comme ils disent... Et des têtes!... Ah! je suis puni d'avoir
aimé Rembrandt! Il me semble que mon intérieur grouille de ses fonds
d'eau-fortes... Et les cuisines qu'ils font, si tu savais!... des
cuisines à eux, comme en Alsace, pour les noces, des panades où ils
mettent des mèches de bonnet de coton... Oui!... Ces jours-là, je me
sauve de chez moi... Non, c'est trop fort, que toute cette abomination
de marchands de lorgnettes descende chez moi comme à l'auberge!...
Tiens! tu sais, la cousine, la grande, avec ses cheveux comme un
incendie, son visage terrible... celle qui ressemble à la prostituée de
l'Apocalypse... qui a été chez les fous... Ah! les pauvres fous, ils ont
dû souffrir!... est-ce qu'elle ne connaît pas des infirmiers de
Charenton?... Et elle les amène à dîner!... Ils viennent avec les fous
qu'ils sont chargés de promener... Avant-hier, il y en a eu un qui est
redevenu fou à la cuisine... Il a fallu aller chercher la garde... C'est
amusant... Des fous, conçois-tu? On m'amène des fous chez moi! Oui... et
tu veux que je continue à supporter cela?...

Et voyant qu'Anatole, lassé de l'écouter, essayait de se dégager:

--Tu me quittes déjà?... Encore un quart d'heure... Tiens! dix minutes,
rien que dix minutes...

--Non, je t'assure... je vais te dire... Il y a une heure que je devrais
être parti... Tu vas comprendre... figure-toi qu'il y a trois jours que
maman a cassé ses lunettes... Voilà trois jours qu'elle ne peut rien
faire, ni travailler, ni lire... J'ai eu seulement ce matin de quoi lui
en commander... je dois les prendre en route... Elle m'attend comme ses
yeux, tu penses...

--Toi?--dit Coriolis en se décidant à lui lâcher le bras.--Et bien ça ne
fait rien...

Il s'arrêta et le regarda.

--Tu es tout de même bien heureux!...



CL


Puis Coriolis disparut. Anatole ne le revit pas. Deux mois se passèrent
sans qu'il le trouvât à la porte du palais de l'Industrie. Il ne savait
ce qu'il était devenu, lorsque, par un jour d'octobre, il fut étonné
d'être accosté par lui, à sa sortie.

--Tiens! te voilà?--fit-il.--Y a-t-il longtemps!...

--Oui, il y a longtemps... très-longtemps...--dit Coriolis lentement,
comme si lui seul, dans sa vie, pouvait mesurer la longueur douloureuse
du temps.

En passant sous son bras le bras d'Anatole, en lui retenant amicalement
la main dans la sienne:

--Es-tu content? Ça va-t-il?

--Oui... Et toi?--fit Anatole surpris de cette tendresse inaccoutumée de
Coriolis.

--Moi? Ah! moi... je deviens raisonnable...--dit-il d'une voix
sourde.--Tu comprends bien, mon ami, quand il y a un homme
d'intelligence, il faut qu'il se trouve une femelle pour lui mettre la
patte dessus, le déchirer, lui mordre le coeur, lui tuer ce qu'il y a
dedans, et puis encore ce qu'il y a là... et il se toucha le
front,--enfin le manger!...--On a toujours vu ça... Ça arrive tous les
jours... Et il faut vraiment être bien enfant pour s'en plaindre...
c'est ridicule...

Il jeta cela avec une ironie presque sauvage.

--Je sais bien... il y un moyen de casser ces machines-là...

Ses mains firent devant lui le mouvement nerveux et enragé de serrer,
comme des mains qui étranglent.

--Oui, il faudrait des choses... pas bien... Il faudrait... des
meurtres... Ah! dans le temps!...

Ses yeux brillèrent; une lueur féroce y passa, dans laquelle Anatole
retrouva le feu fauve des colères de jeune homme de son ami. Mais
aussitôt cela tomba.

--Maintenant, je suis une...

Et il dit un mot ignoble.

--Ah! si tu veux voir un homme qui ne trouve pas la vie drôle...

Il essaya de faire avec les doigts le geste, le balancement chinois d'un
comique en vogue; mais de l'eau monta à ses paupières, et sa blague
finit dans l'horrible étouffement brisé d'une voix d'homme qui se
mouille de larmes de femme.

Il reprit:

--Ah! oui, un joli instrument pour faire souffrir un homme, cette
poupée-là!... Tiens! je ne sais plus si j'ai du talent... Non, vrai, je
ne sais plus!... Je n'y vois plus... Je suis comme un homme que j'ai vu
une fois, assommé dans une rixe à une barrière, et qui marchait devant
lui, dans un sillon... Il ne savait plus, il allait... stupide, comme
moi... On entre dans mon atelier, on me trouve à mon chevalet, n'est-ce
pas? Si l'on regardait mes brosses et ma palette, on verrait que c'est
sec... Je dormais dans quelque coin, j'ai entendu qu'on venait... je me
suis levé pour faire croire que je peignais. Je ne peins plus, je fais
semblant!... comprends-tu?... Et _elle_ est toujours là, dans mon dos...
Quand je n'en peux plus, que je me jette sur mon divan, elle vient
voir... Elle a fait des trous dans le mur pour me moucharder!... Quand
elle sort, j'ai les yeux des cousines sur moi, je les sens... Oh! on me
soigne... Pardieu! c'est moi qui fais aller la maison... Je suis le
boeuf, moi!... Quand je sors... tiens! aujourd'hui... c'est comme si je
leur mangeais une bouchée dans la bouche...

Il s'arrêta un moment; puis:

--Tu sais, mon enfant? mon fils, qui était si beau?... Eh bien, il est
affreux... il est devenu affreux!--dit-il avec une espèce de rire amer
qui fit mal à Anatole.--C'est maintenant un vrai mérinos noir... Ah! je
te réponds qu'il n'aura pas besoin d'un professeur d'arithmétique,
celui-là!... Mon fils, ça! mais il n'a rien de moi, rien des miens...
rien! Tiens, il y a des moments où je crois que c'est l'âme de quelque
grand-père qui vendait de la ferraille dans un faubourg de Varsovie...
Un affreux petit bonhomme, vois-tu!... Et si tu l'entendais me dire ce
qu'elles l'ont dressé à me dire toute la journée: _Papa, tu ne fais
rien_... si tu l'entendais!

Et passant tout à coup à une autre idée:

--Viens-tu avec moi jusqu'à la rue du Bac? Je voudrais te faire voir un
tableau nouveau que je viens d'exposer...

Arrivé rue du Bac, il poussa Anatole devant la devanture où était son
tableau.

Anatole regarda, et après quelques compliments vagues, il se dépêcha de
se sauver: il lui semblait qu'il venait de voir la folie d'un talent.



CLI


Un bizarre phénomène avait fini par se produire chez Coriolis. Avec
l'énervement de l'homme, une surexcitation était venue à l'organe
artiste du peintre. Le sens de la couleur, s'exaltant en lui, avait
troublé, déréglé, enfiévré sa vision. Ses yeux étaient devenus presque
fous. Peu à peu, il avait été pris comme d'une grande et pénible
désillusion devant ses admirations anciennes. Les toiles qui autrefois
lui avaient paru les plus splendides et les plus éclairées, ne lui
donnaient plus de sensation lumineuse: il les revoyait éteintes,
passées.

Au Louvre même, dans le Salon carré, ces quatre murs de chefs-d'oeuvre
ne lui semblaient plus rayonner. Le Salon s'assombrissait, et arrivait à
ne plus lui montrer qu'une sorte de momification des couleurs sous la
patine et le jaunissement du temps. De la lumière, il ne retrouvait plus
là que la mémoire pâlie. Il sentait quelque chose manquer dans le
rendez-vous de ces tableaux immortels: le soleil. Une monotone
impression de noir lui venait devant les plus grands coloristes, et il
cherchait vainement le Midi de la Chair et de la Vie dans les plus beaux
tableaux.

La lumière, il était arrivé à ne plus la concevoir, la voir, que dans
l'intensité, la gloire flamboyante, la diffusion, l'aveuglement de
rayonnement, les électricités de l'orage, le flamboiement des apothéoses
de théâtre, le feu d'artifice du grésil, le blanc incendie du
_magnesium_. Du jour, il n'essayait plus de peindre que l'éblouissement.
A l'exemple de certains coloristes qui, la maturité de leur talent
franchie, perdent dans l'excès la dominante de leur talent, Coriolis, un
moment arrêté à une solide et sobre coloration, était revenu, dans ces
derniers temps, à sa première manière, et peu à peu, à force d'en
exagérer la vivacité d'éclairage, la transparence, la limpidité,
l'ensoleillement féerique, l'allumage enragé, l'étincellement, il se
laissait entraîner à une peinture véritablement illuminée; et dans son
regard, il descendait un peu de cette hallucination du grand Turner qui,
sur la fin de sa vie, blessé par l'ombre des tableaux, mécontent de la
lumière peinte jusqu'à lui, mécontent même du jour de son temps,
essayait de s'élever, dans une toile, avec le rêve des couleurs, à un
jour vierge et primordial, à la _Lumière avant le Déluge_.

Il cherchait partout de quoi monter sa palette, chauffer ses tons, les
enflammer, les brillanter. Devant les vitrines de minéralogie, essayant
de voler la Nature, de ravir et d'emporter les feux multicolores de ces
pétrifications et de ces cristallisations d'éclairs, il s'arrêtait à ces
bleus d'azurite, d'un bleu d'émail chinois, à ces bleus défaillants des
cuivres oxydés, au bleu céleste de la lazulite allant du bleu de roi au
bleu de l'eau. Il suivait toute la gamme du rouge, des mercures
sulfurés, carmins et saignants, jusqu'au rouge noir de l'hématite, et
rêvait à l'_amatito_, la couleur perdue du XVIe siècle, la couleur
cardinale, la vraie pourpre de Rome. Il suivait les ors et les verts
queue de paon des poudingues diluviens, les verts de velours, les verts
changeants et bleuissants des cuivres arséniatés, le vert de lézard du
feldspath; l'infinie variété des jaunes, du jaune-serin au jaune miellé
des orpiments cristallisés et des fluorines; les couleurs embrasées des
cuivres pyriteux, les couleurs de pierres roses ou violettes, qui font
penser à des fleurs de cristal.

Des minéraux, il passait aux coquilles, aux colorations mères de la
tendresse et de l'idéal du ton, à toutes ces variations du rose dans une
fonte de porcelaine, depuis la pourpre ténébreuse jusqu'au rose mourant,
à la nacre noyant le prisme dans son lait. Il allait à toutes les
irisations, aux opalisations d'arc-en-ciel, miroitantes sur le verre
antique sorti de terre comme avec du ciel enterré. Il se mettait dans
les yeux l'azur du saphir, le sang du rubis, l'orient de la perle, l'eau
du diamant. Pour peindre, le peintre croyait avoir maintenant besoin de
tout ce qui brille, de tout ce qui brûle dans le Ciel, dans la Terre,
dans la Mer.



CLII


--Comment! c'est vous, madame Crescent?--fit Anatole qui était couché.
La brusque entrée de madame Crescent venait de le réveiller du délicieux
sommeil de dix heures du matin.--Vous, chez moi? chez un jeune homme!

--Bêta!--dit madame Crescent,--il est joli, le jeune homme! Avec ça que
les hommes m'ont jamais fait peur... Ouf!--fit-elle en soufflant comme
si elle allait étouffer.--Eh bien! ce n'est pas sans peine qu'on te
déniche... En voilà une horreur, ta rue!

--La rue du Gindre, madame!... La porte à côté du bureau de
Bienfaisance... l'appartement à côté de la pompe... je trouve le matin
des têtards dans ma cuvette!... Quand j'éternue, ça fait lever le
papier... un détail!... Une boutique de porteur d'eau qu'on ne louait
pas... On me l'a laissée à dix francs par mois... les champignons
compris... Ça ne fait rien, ma brave madame Crescent, vous voyez
quelqu'un de crânement heureux... Ah! j'en ai passé de dures avant
ça!... Trois jours, pas ce qui s'appelle ça sous la dent!... Zéro à
l'heure des repas... Je me couchais gris... Ah! dame, gris, vous me
comprenez... Mais, psit! un changement à vue, une fortune! De la chance!
Moi qui aurais dû crever, finir par la Morgue... Car, voilà!... Eh bien!
pas du tout... Concevez-vous? M'amuser, bien dîner, être heureux, me
payer des dîners à vingt-cinq sous!... Cinq jours de noce, là, à ne rien
faire... Ah! rien... On aurait pu venir m'offrir n'importe quoi pour
faire quelque chose... Le premier jour je me suis régalé du Jardin
d'acclimatation, et je n'en suis sorti qu'à six heures... Il y a un
oiseau, voyez-vous, madame Crescent, un oiseau... je ne vous dis que
ça... Par exemple, cette fois-ci, mes créanciers... rien, pas un monaco.
Trop bête, de ne pas garder un sou... On ne m'y repincera plus... Quand
j'ai reçu mon argent, toc! j'ai acheté un parapluie d'abord... C'est
drôle, hein? moi, d'acheter un parapluie? Comme il faut que j'ai mûri!
Et puis, trois chemises à quatre francs cinquante... Pas mal, hein? ce
petit paletot-là pour dix-huit francs?... le gilet, quatre francs... Et
deux paires de bottines... pas une... deux!... Ah! voilà comme je m'y
mets, moi, quand je m'y mets... Ah! c'est toi...

Un gamin venait d'entrer, apportant à Anatole une tasse de café au lait.

--Tu reviendras demain... Aujourd'hui congé, pas de leçon... c'est saint
Barnabé!

Et, revenant à madame Crescent, quand l'enfant fut parti:--Je suis
très-bien ici... La portière me fait mon ménage _à l'oeil_, pour des
leçons que je donne à son moutard, à ce petit idiot-là... Il n'a pas la
moindre disposition... Ça ne fait rien... Cette vieille bête de femme
est si enchantée que, dans les premiers temps, elle m'envoyait un verre
de vin avec mon café... des attentions à toucher un frotteur!... Ça
s'arrange très-bien... Pendant qu'elle est là qui brosse mes affaires,
qui cire mes souliers, je colle ma leçon au petit... Hein? de beaux
draps? Je m'en suis aussi payé deux paires avec quatre taies
d'oreiller... Oh! je suis requinqué... Voyez-vous! maintenant, je mène
une vie d'un rangé! je rentre tous les soirs de bonne heure pour me
sentir bien chez moi, jouir de tout ça, de mon petit intérieur... Je
m'amollis dans le bien-être, quoi!... Quand je suis là-dedans, dans mes
draps, avec une bougie, je me sens un bonheur!... Dire que j'ai encore
soixante francs en or, là-haut, sur ce cadre!... Moi qui depuis des
temps ne me suis jamais vu d'avance pour plus de trois jours... Enfin,
c'est un secours de deux cents francs qui m'est joliment tombé...

--Ah! tu es si heureux que ça?--fit madame Crescent avec un air
embarrassé.

--On dirait que ça vous fait de la peine?

--Non... mais c'est que...

Elle s'arrêta.

--C'est que... quoi?

--Je t'apportais quelque chose.

Et elle tira gauchement de sa poche une lettre qui avait l'apparence
d'une lettre ministérielle.

--Une commande?--fit Anatole en la regardant.

--Non, tu n'es pas assez gentil pour ça... Comment, petite saleté, nous
te faisons avoir une copie... tu ne viens pas nous voir... On t'en a
après ça une seconde: tu ne remues ni pied ni aile pour nous donner de
tes nouvelles... Eh bien! moi, je pensais à toi, animal... Je ne sais
pas pourquoi... Vois-tu, au fond, il n'y a que nous deux qui aimions
vraiment les bêtes...

--Voyons, ma bonne madame Crescent... cette lettre!

--Oh! c'est rien,--dit madame Crescent,--c'est rien...--Et elle devint
rouge.--On croit souvent, comme ça, faire pour le bien... moi, je
croyais... et puis, pas du tout... tu es riche... te voilà avec soixante
francs... Je pouvais tomber, un jour, n'est-ce pas? où tu n'aurais pas
été si fier... Enfin, que veux-tu, une idée... Si ça ne te va pas, il ne
faut pas pour ça m'en vouloir... Parce que, vrai, moi, c'était pour
toi...--fit la grosse femme avec une adorable humilité honteuse.--Moi,
je suis une bête... la langue me brouille... je ne sais pas tourner les
choses. Eh bien! voilà comme ça m'est venu... Nous étions donc comme ça
à avoir de tes nouvelles, de bric et de broc, par les uns, par les
autres... Moi j'ai bien vu qu'au fond, les commandes, tout ça, ça ne te
tirait pas de peine... Ça te faisait manger deux ou trois mois, et puis
c'était toujours à recommencer... Eh bien! alors, moi je me suis mise
dans mes rêves... C'est devenu ma colique de te savoir comme ça... je me
suis dit: Voilà un homme qui aime les bêtes... Si on voyait à lui
trouver une petite place, où il serait comme qui dirait dans ses amours,
avec la maman... Au fait, et la maman?

--Je l'ai emballée pour la province, chez une amie, en attendant une
embellie... C'était trop lourd, à la fin le ménage... je me suis chargé
de la liquidation... C'est elle qui m'a mis à sec.

--Eh bien! n'est-ce pas, si vous aviez comme ça, tous les deux, le pain
et la caboulée... Tu sais, moi, quand j'ai une idée dans la tête... ça
me trottait... Voilà la cour qui vient à Fontainebleau... Il nous tombe
chez nous quelqu'un de bien... Merci! ce n'était pas de la chenille...
un ministre, s'il vous plaît! de je ne sais plus quoi... Oh! un homme
avec un front comme une porte de grange... Il voulait absolument avoir
une décoration de son salon par Crescent... Tu sais que c'est moi qui
fais les affaires... Lui, tu le connais, sorti de sa mécanique de
peinture, cet empoté-là! le sabot d'un cochon serait aussi malin que
lui... Si je n'étais pas là, il laisserait tout aller... Alors, quand
nous avons été arrangés à peu près sur le prix... Ma foi!... il avait
l'air si bon enfant, ce ministre... je lui ai dit que je voulais mes
épingles... Il m'a dit: Quoi?... Eh bien! que je lui ai fait, je
voudrais une petite place dans votre Jardin des Plantes pour
quelqu'un... Il a commencé à me dire que ça ne se donnait pas comme
ça... que c'était difficile, qu'il ne savait pas... Un tas de raisons...
Monseigneur, que je lui ai dit... Ah! je n'ai pas bronché, je lui ai
dit: Monseigneur... rien de fait, Crescent ne vous fera pas chez vous
seulement grand comme la main, sans que j'aie ça pour un pauvre garçon
qui a sa mère sur les bras... Et voilà ta lettre... je n'ai pu que ça...
Oh! je me mets bien dans ta peau, va... je comprends... je me rends
compte... un artiste, ce n'est pas tout le monde, je sais ce que
c'est... on a ses idées, on tient à son état... Quand on a eu le courage
jusqu'à quarante ans, qu'on s'est fait toute la vie des imaginations à
ça... Après ça, tu pourras te lever plus matin, faire encore quelque
chose... Et puis, quelquefois, on peint là-dedans, à ce qu'il paraît...
on peint quelque chose... un modèle de poisson... C'est du pain,
vois-tu... C'est pour manger tous les jours... Tu n'es pas seul, songe
donc! Et puis les années commencent à te monter sur la tête, sais-tu?

Et elle avança timidement la lettre sur le pied du lit.

Anatole prit la lettre, la retourna dans ses mains, avec une expression
presque douloureuse, et la reposa sans l'ouvrir. Il lui semblait qu'il y
avait là-dedans la mort honteuse du rêve de toute sa vie. Madame
Crescent était allée prendre les trois pièces d'or posées sur le rebord
du cadre. Elle revint à Anatole en les tenant dans sa main ouverte.

--Sais-tu,--dit-elle doucement à Anatole,--ce que c'est que cet
argent-là, mon enfant? C'est de l'argent qui n'est pas gagné... et de
l'argent qui n'est pas gagné, c'est de la charité... une vilaine
monnaie, je te dis, dans la main d'un homme qui a ses quatre pattes...

Anatole baissa sur son drap un regard sérieux, reprit la lettre,
l'ouvrit, y lut sa nomination d'aide-préparateur au Jardin des Plantes.
Il la reposa sur son drap, la regarda quelque temps de loin sans rien
dire. Puis tout à coup, criant:--Enfoncée la Gloire!--il se jeta au bas
de son lit pour embrasser madame Crescent, en oubliant qu'il était en
chemise.

--Veux-tu te refourrer au lit tout de suite, vilain singe!--fit madame
Crescent qui reprit bientôt:--Et Coriolis? C'est bien drôle chez lui, à
ce qu'il paraît... Est-ce qu'il y a longtemps que tu ne l'as vu?

--Des temps infinis.

--Eh bien! il y a des affaires... mais des affaires!... C'est Garnotelle
que j'ai rencontré qui m'a raconté ça... Ah! mais, il faut te dire
d'abord qu'il s'est marié, Garnotelle, tu ne savais pas?... Oui,
marié... Oh! un beau mariage... Sa femme, c'est une princesse...
Attends: Moldave... Oui, c'est bien ça qu'il m'a dit... Le nom, par
exemple... tu sais, c'est des noms étrangers... cherche, apporte...
Voilà que pour se marier, il va demander à Coriolis pour être son
témoin... Un ancien camarade, je trouve que c'était gentil comme idée,
moi... Il paraît que Coriolis l'a reçu! qu'il lui a dit des choses!
qu'il venait pour l'insulter... que c'était lui faire un affront quand
il savait que lui allait épouser une... Excusez du mot!--dit madame
Crescent en le disant.--Une scène abominable!... Garnotelle a eu peur
qu'il ne le battît... Il le croit devenu fou enragé... Après ça, mon
Dieu! ça ne serait pas étonnant avec la femme qu'il a... une croquette
comme ça!... Allons! tu sais qu'il y a encore quelques pièces de cent
sous chez nous... Si tu avais des créanciers qui t'ennuient trop... Mais
viens donc les chercher... Voilà ce qu'il faut faire... Nous passerons
quelques bons jours... Tu verras les poules...



CLIII


--Psit! psit! Chassagnol!

Ainsi interpellé par Anatole, Chassagnol, qui allait sortir de la mairie
du Luxembourg, se retourna. Il avait à côté de lui une bonne portant un
petit enfant sous un voile blanc.

--A toi?--demanda Anatole à Chassagnol en regardant l'enfant.

--Ma septième fille...--dit le père avec un sourire qui laissait
échapper le secret si longtemps gardé de sa nombreuse famille.--Ah çà!
comment es-tu ici?

--Oh! moi, rien, rien... Une petite histoire de justice de paix, un
arrangement à trois mois... le dernier de mes créanciers... C'est que
maintenant, tu ne sais pas, j'ai une place...

--Et moi, c'est bien plus fort! J'ai de l'argent... Figure-toi que
Cecchina... ah! pardon, c'est ma femme... me voyant sans le sou, les
enfants avaient faim, elle a eu une idée, ma paysanne de femme... Elle a
trouvé je ne sais pas quoi pour nettoyer la paille d'Italie, elle dit
que c'est un secret qui lui vient de la Madone... Enfin, les petites ont
la becquée tous les jours, il y a toujours quelques sous dans la poche
de mon gilet, et je puis flâner tranquillement... Ah çà! je t'emmène, tu
vas dîner chez nous...

Et comme ils causaient ainsi sur le pas de l'entrée de la Justice de
Paix:--Vois donc...--dit tout à coup Anatole.

A ce moment, en haut du grand escalier de pierre, qu'on apercevait par
le cintre de la porte vitrée du péristyle, sous le rayonnement diffus et
blanc d'une large fenêtre, au-dessus de la rampe, une silhouette noire
s'était montrée. Cette silhouette s'enfonça du côté du mur, disparut
dans le retour de l'escalier que les deux amis ne pouvaient apercevoir.
Puis il reparut, contre le carreau de la porte, un chapeau et un profil
se détachant sur la carte en couleur du onzième arrondissement peinte au
fond dans la cage de l'escalier. La porte battante s'ouvrit, et un homme
se mit à descendre les douze grandes marches de l'escalier de la mairie,
avec une main qui traînait derrière lui sur la rampe d'acajou, et des
pieds de somnambule, distraits, égarés, tâtant le vide. Les deux amis se
rejetèrent un peu dans le vestibule noir de la Justice de Paix. L'homme
passa sans les voir: c'était Coriolis.

A quelques pas derrière lui venait Manette en grande toilette, suivie
d'un groupe de quatre individus, vulgaires, effacés et vagues comme ces
comparses des actes de l'État civil, raccolés au plus près dans les
fournisseurs du voisinage.

Sorti de la mairie, Coriolis prit machinalement le trottoir, frôla, sans
le sentir, des blouses qui lisaient le _Moniteur_ affiché au mur,
traversa la rue Bonaparte, et, comme s'il cherchait l'ombre, les pierres
sans fenêtres et qui ne regardent pas, Anatole et Chassagnol le virent
longer le grand mur du séminaire de Saint-Sulpice. Manette s'était
arrêtée avec les témoins au coin de la rue de Mézières et semblait les
remercier.

Tout à coup, les quittant, elle courut rattraper Coriolis, qu'elle
saisit par le bras, et l'on vit les deux dos de la femme et du marié
aller jusqu'au bout de la rue Bonaparte. Puis, le couple tourna à
droite, disparut.

--Rasé!--dit Anatole en faisant le geste énergique du gamin qui peint,
avec le coupant de la main, une vie d'homme décapitée.



CLIV


--Le Beau, ah! oui, le Beau!... s'y reconnaître dans le Beau! Dire c'est
cela, le Beau, l'affirmer, le prouver, l'analyser, le définir!... Le
pourquoi du Beau? D'où il vient? ce qui le fait être? son essence? Le
Beau! la splendeur du vrai... Platon, Plotin... la qualité de l'idée se
produisant sous une forme symbolique... un produit de la faculté
d'_idéer_... la perfection perçue d'une manière confuse... la réunion
aristotélique des idées d'ordre et de grandeur... Est-ce que je sais!...
Le Beau, est-ce l'Idéal? Mais l'Idéal, si vous le prenez dans sa racine,
_eido_, je _vois_, n'est que le Beau visible... Est-ce la réalité
retirée du domaine du particulier et de l'accidentel? Est-ce la fusion,
l'harmonie des deux principes de l'existence, de l'idée et de la forme,
de l'essence de la réalité, du visible et de l'invisible?... Est-il dans
le Vrai?... Mais dans quel Vrai?... dans l'imitation du beau des êtres,
des choses, des corps? Mais quelle imitation?... l'imitation par
élection ou par élévation? l'imitation sans particularité, sous l'image
iconique de la personnalité, l'homme et pas un homme, l'imitation
d'après un modèle collectif de perfections? Est-il la beauté supérieure
à la beauté vraie... «_pulchritudinem quæ est supra veram_...» une
seconde nature glorifiée? Quoi, le Beau? L'objectivité ou l'infini de la
subjectivité? l'_expressif_ de Goethe? Le côté individuel, le naturel,
le caractéristique de Hirtch et de Lessing? l'homme ajouté à la nature,
le mot de Bacon? la nature vue par la personnalité, l'individualité
d'une sensation?... Ou le platonicisme de Winckelmann et de saint
Augustin?... Est-il un ou un multiple? absolu ou divers?... Oh! le
Beau!... le suprême de l'illimité et de l'indéfinissable!... Une goutte
de l'océan de Dieu, pour Leibnitz... pour l'école de l'Ironie, une
création contre la Création, une reconstruction de l'univers par
l'homme, le remplacement de l'oeuvre divine par quelque chose de plus
humain, de plus conforme au _moi fini_, une bataille contre Dieu!... Le
Beau!... Quelqu'un a dit: le Beau est le frère du Bien... le Beau
rentrant dans le point de vue de la conformation au Bien, une
préparation à la morale, les idées de Fichte: le Beau utile!... Ah! la
philosophie du Beau! Et toutes les esthétiques!... Le Beau, tiens! je le
baptiserais comme les autres, et aussi bien, si je voulais: le Rêve du
Vrai! Et puis après?... Des mots! des mots!... Le Beau! le Beau! Mais
d'abord, qui sait s'il existe? Est-il dans les objets ou dans notre
esprit? L'idée du Beau, ce n'est peut-être qu'un sentiment immédiat,
irraisonné, personnel, qui sait?... Est-ce que tu crois au principe
réfléchi du Beau, toi?

C'est ainsi que le soir du mariage de Coriolis, à des heures indues de
la nuit, dans une petite chambre, au-dessus de l'atelier où séchaient
les chapeaux de paille de sa femme, Chassagnol parlait à Anatole étendu
sur la descente de lit, et qui dormait, une cigarette éteinte aux
lèvres, avec l'air d'écouter.



CLV


Une fenêtre, dans un de ces jolis bâtiments moitié brique, moitié
pierre, à l'air d'étable et de cottage, où s'accrochent les bras
grimpants d'une glycine, une fenêtre s'ouvre toujours la première au
bout du Jardin des Plantes. Elle s'ouvre au soleil, au matin que salue
sous elle la volière des vanneaux siffleurs, elle s'ouvre à ce qui revit
dans le jour qui ressuscite.

Cette fenêtre est la fenêtre d'Anatole qui, déjà descendu dans le
jardin, traîne lentement ses pantoufles paresseuses dans les allées, le
long des grilles. Partout c'est un épanouissement d'êtres; et de
jardinet en jardinet, court le frémissement du réveil animal, charmant
de souplesse, de légèreté, d'élasticité. La vie saute et bondit de tous
côtés. Les mouflons grimpent sur l'échelle de leurs kiosques, de jeunes
axis, penchés sur le côté, s'inclinent en patinant sur le sol où ils
tournent; les lamas s'emportent en courses folles; les jeunes chevreaux,
mal d'aplomb sur leurs jambes pattues, trébuchent dans des essais de
galop; des onagres en gaieté, les quatre pattes en l'air, font de
grandes roulées par terre. Tout ce qui est là, dans le mouvement, la
fièvre, la vitesse, l'étirement, la course, le jeu des nerfs et des
muscles, retrouve la jouissance d'être. Et les petits oiseaux, dans leur
volière, font trembler, sous leur voletage incessant, l'arbre mort
qu'ils fatiguent sans repos du rapide effleurement d'une seconde de
pose.

A des places de fraîcheur verte, le blanc des toisons et des plumes
montre le blanc de la neige; le trottinement des chèvres d'Angora
balance comme des flocons d'argent mat; des paons blancs traînent,
étalées, les lumières de satin d'une robe de mariée; et toute la
splendide blancheur donnée aux bêtes apparaît là dans une sorte de
douceur frissonnante, avec des reflets dormants de nuage et de nacre.
Sur les petites pelouses, presque entièrement couvertes de l'ombre
allongée des arbres, où l'ombre tremble et s'envole de l'herbe à chaque
brise qui secoue en haut les cimes, Anatole s'amuse à voir le passage
des animaux au soleil, la promenade de leurs couleurs dans des éclairs,
la fuite, l'effacement instantané des petites lignes fines et sèches qui
se dessinent en courant derrière les pattes des gazelles. Il regarde les
vieux boucs agenouillés, et faisant gratter leur barbe au bois râpeux de
leur auge; le zèbre, avec son élégance d'un âne de Phidias, ses formes
pleines, pures et souples, ses impatiences de ruade par tout le corps;
les bisons, absorbés, endormis dans leur passivité solide, laissant
tomber de leur masse le sombre d'un rocher, laissant emporter à l'air
des rouleaux de leur toison brûlée. Des biches de l'Algérie, à la
démarche lente, élastique et scandée, il va aux grands cerfs, qui se
dressent paresseusement sur leurs jarrets de devant, en levant leurs
bois comme la majesté d'une couronne. Il va à ces grands boeufs de
Hongrie, aux cornes gigantesques, qui semblent la paix dans la force et
dans la candeur. Il va au dromadaire, dont le regard s'allonge au bout
de son cou de serpent, et dont l'oeil nostalgique a l'air de chercher
devant lui la liberté, l'horizon, l'infini, le désert. Et sur du gazon,
il suit les tortues couleur de bronze, allant, en ramant des pattes, à
travers des brindilles qu'elles écrasent, et se traînant, avec leur
marche qui tombe, jusqu'à un peu de soleil.

Au bord de la petite rivière, au milieu de l'herbe nouvelle et
translucide, sur le décor mouillé des acacias, des peupliers, des
saules, les cigognes tout à coup rompant leurs poses et leur immobilité
empaillée, les cigognes prennent des essors boiteux; et courant,
trébuchant, butant, s'élançant, s'ébattant avec des sauts ridicules et
de grotesques velléités de vol, elles illuminent tout ce coin de jardin
des couleurs vives qu'elles y jettent, du blanc palpitant de leurs ailes
agitées, du rouge de leurs becs et de leurs pattes. A côté des cigognes,
voici le petit étang et les oiseaux d'eau; Anatole s'y attarde comme à
une mare du paradis: rien que des frissonnements, des frémissements, des
ondulations, des ébats, des demi-plongeons, le lever, le bain de
l'oiseau, la toilette coquette à coups de bec sur le dos, sous les
ailes, sous le ventre, les contentements gonflés, les renflements en
boule, les hérissements, les rengorgements qui soulèvent la ouate floche
de tous ces petits corps avec le souffle d'une brise; et cela, dans du
soleil et dans de l'eau, entre deux lumières, avec des vols qui nagent
et des brillants de plume qui se noient, avec des reflets qui voguent et
des éclaboussements de poussière humide qui semblent briser, tout autour
de l'oiseau, en gouttes de cristal, le miroir où il se mire. Une divine
joie est là, la joie gracieuse des animaux qui échappent à la terre et
ne se traînent pas sur le sol, la joie sans fatigue de toutes ces
existences flottantes, balancées, portées sans fatigue par un soupir de
l'air ou par une ride du fleuve, promenées sur l'onde au fil du nuage,
bercées dans de la transparence et de la limpidité, voyageant dans du
ciel qui les mouille.

Un peu plus loin, Anatole fait halte devant l'hippopotame, qui dort à
fleur d'eau, pareil, dans sa cuve, à une île de granit à demi submergée,
et qui, de temps en temps, remuant un peu sa petite oreille et clignant
son oeil rond, montre, en ouvrant son immense bouche en serpe, le rose
énorme d'une immense fleur de monde inconnu. Le pain de seigle
qu'Anatole a l'habitude de grignoter en marchant dans le jardin, fait
venir tout de suite à lui l'éléphant qui s'avance au petit trot, avec
des éventements d'oreille semblables au jeu puissant d'un _pounka_:
Anatole flatte de la main la bête vénérable, aux cils de momie, et il
caresse presque pieusement cette peau de pierre qui a la couleur et le
grain d'un bloc erratique, éraillé çà et là par le frottement d'un
siècle. Et puis, il passe aux petits éléphants qui, se pressant et se
nouant par la trompe, se poussent front contre front, et jouent à se
faire reculer avec des malices d'enfants de géants qui luttent et de
grosses douceurs de frères qui s'amusent.

Le soleil, en montant, resserre à chaque minute l'ombre de tout, et
mordant le coin de cage, l'angle de nuit où sont réfugiés les nocturnes
perchés, il allume un feu d'ambre dans l'oeil du Jean-le-Blanc.
L'éblouissement qu'il verse se répand sur tous les animaux. Au milieu
des arbres, où l'on vient de les déposer, les perroquets éclatent. Les
aras rouges font reluire sur leur rouge l'écarlate d'un piment; les
plumages des aras blancs étincellent de la blancheur de stalactites de
cire vierge et de larmes de lait. Et tandis que sur le haut d'un petit
toit, un morceau de la queue d'un paon fait scintiller un feu d'artifice
de pensées et d'émeraudes, l'aigrette de la grue couronnée tremble dans
l'herbe comme un bouquet d'épis d'or.

Sur le sol, encore tout ombreux de la grande allée de marronniers, la
lumière jette de distance en distance des palets de jour; et sur les
troncs ensoleillés, la découpure digitée des feuilles dessine en
tremblant des fleurs de lis d'ombre.

Assis sur un banc, sous cette épaisse feuillée où la respiration de
l'air fait courir en passant comme des soulèvements d'ailes qui
s'envolent et des battements de langues qui boivent, Anatole a devant
lui la ménagerie enfermant le soleil et les féroces dans ses cages, la
ménagerie où le roux des lions marche dans la flamme de l'heure, où le
tigre qui passe et repasse semble emporter chaque fois sur les raies de
sa robe les raies de ses barreaux, où de jeunes panthères, couchées sur
le dos, s'étirent mollement avec des voluptés renversées de bacchantes.
Il est enveloppé du gazouillement des oiseaux attirés par le pain qu'on
donne aux animaux et les miettes des grosses bêtes. A l'étourdissant
concert des moineaux gorgés, répond, de tous les coins du jardin, le
chant de fifre des oiseaux exotiques, sifflante piaillerie, chanterelle
infinie qu'écrase ou déchire tout à coup le beuglement sourd d'un grand
boeuf, le rugissement d'un lion, le bramement guttural d'un
cerf, le barrit strident d'un éléphant, le cor d'airain de
l'hippopotame,--bâillements de féroces ennuyés, soupirs de bêtes
sauvages, fauves haleines de bruit, sonorités rauques, dont Anatole aime
à être traversé, et qui remuent dans sa poitrine l'émotion, le
tressaillement d'instruments de bronze et de notes de tonnerre. Puis
cela tombe, et bientôt s'éteint dans le cri d'un petit animal, ainsi
qu'un grand souffle qui mourrait dans le dernier petit murmure d'une
flûte de Pan; et il se fait un silence où l'on entend goutte à goutte le
filet d'eau qui renouvelle le bain de l'ours blanc.

En errant, ses regards rencontrent dans des trouées de verdure des têtes
aux yeux mourants, à la langue rose qui passe sur des babines luisantes,
des bouches flexibles et ardentes d'hémiones, se tordant et se
cherchant, dans un baiser qui mord, à travers les grillages! Il y a dans
l'air qu'Anatole respire la senteur des virginias en fleur qui couvrent
des allées de leur effeuillement; il y a des arômes fumants, des
émanations musquées et des odeurs farouches mêlées aux doux parfums des
roses «cuisse de nymphe» qui embaument de leurs buissons l'entrée du
jardin...

Peu à peu, il s'abandonne à toutes ces choses. Il s'oublie, il se perd à
voir, à écouter, à aspirer. Ce qui est autour de lui le pénètre par tous
les pores, et la Nature l'embrassant par tous les sens, il se laisse
couler en elle, et reste à s'y tremper. Une sensation délicieuse lui
vient et monte le long de lui comme en ces métamorphoses antiques qui
replantaient l'homme dans la Terre, en lui faisant pousser des branches
aux jambes. Il glisse dans l'être des êtres qui sont là. Il lui semble
qu'il est un peu dans tout ce qui vole, dans tout ce qui croît, dans
tout ce qui court. Le jour, le printemps, l'oiseau, ce qui chante,
chante en lui. Il croit sentir passer dans ses entrailles l'allégresse
de la vie des bêtes; et une espèce de grand bonheur animal le remplit
d'une de ces béatitudes matérielles et ruminantes où il semble que la
créature commence à se dissoudre dans le Tout vivant de la création.

Et parfois, dans ce jour du commencement de la journée, dans ces heures
légères, dans cette lumière qui boit la rosée, dans cette fraîcheur
innocente du matin, dans ces jeunes clartés qui semblent rapporter à la
terre l'enfance du monde et ses premiers soleils, dans ce bleu du ciel
naissant où l'oiseau sort de l'étoile, dans la tendresse verte de mai,
dans la solitude des allées sans public, au milieu de ces cabanes de
bois qui font songer à la primitive maison de l'humanité, au milieu de
cet univers d'animaux familiers et confiants comme sur une terre divine
encore, l'ancien Bohême revit des joies d'Éden, et il s'élève en lui,
presque célestement, comme un peu de la félicité du premier homme en
face de la Nature vierge.

Décembre 1864.--Août 1866.


FIN.


Paris.--L. MARETHEUX, imprimeur, 1, rue Cassette.--1215





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