Home
  By Author [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Title [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Language
all Classics books content using ISYS

Download this book: [ ASCII ]

Look for this book on Amazon


We have new books nearly every day.
If you would like a news letter once a week or once a month
fill out this form and we will give you a summary of the books for that week or month by email.

Title: Histoire du Consulat et de l'Empire (15/20) - faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française
Author: Thiers, Adolphe
Language: French
As this book started as an ASCII text book there are no pictures available.


*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Histoire du Consulat et de l'Empire (15/20) - faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française" ***

This book is indexed by ISYS Web Indexing system to allow the reader find any word or number within the document.

L'EMPIRE (15/20) ***



HISTOIRE DU CONSULAT

ET DE L'EMPIRE


TOME XV



L'auteur déclare réserver ses droits à l'égard de la traduction en
Langues étrangères, notamment pour les Langues Allemande, Anglaise,
Espagnole et Italienne.

Ce volume a été déposé au Ministère de l'Intérieur (Direction de la
Librairie) le 30 mars 1857.


PARIS. IMPRIMÉ PAR HENRI PLON, RUE GARANCIÈRE, 8.



HISTOIRE DU CONSULAT

ET DE L'EMPIRE



FAISANT SUITE

À L'HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE



PAR M. A. THIERS



TOME QUINZIÈME



  PARIS
  PAULIN, LIBRAIRE-ÉDITEUR
  60, RUE RICHELIEU
  1857



HISTOIRE DU CONSULAT

ET DE L'EMPIRE.



LIVRE QUARANTE-SIXIÈME.

WASHINGTON ET SALAMANQUE.

     Événements qui se passaient en Europe pendant l'expédition de
     Russie. -- Situation difficile de l'Angleterre; détresse croissante
     du commerce et des classes ouvrières; désir général de la paix.
     -- Assassinat de M. Perceval, principal membre du cabinet
     britannique. -- Sans la guerre de Russie, cette mort, quoique
     purement accidentelle, aurait pu devenir l'occasion d'un
     changement politique. -- À tous les maux qui résultent pour
     l'Angleterre du blocus continental s'ajoute le danger d'une
     guerre imminente avec l'Union américaine. -- Où en étaient
     restées les questions de droit maritime entre l'Europe et
     l'Amérique. -- Renonciation de la part des Américains au système
     de _non-intercourse_, en faveur des puissances qui leur
     restitueront les légitimes droits de la neutralité. -- Saisissant
     cette occasion, Napoléon promet de révoquer les décrets de Berlin
     et de Milan, si l'Amérique obtient le rappel des _ordres du
     conseil_, ou si à défaut elle fait respecter son pavillon. --
     L'Amérique accepte cette proposition avec empressement. --
     Négociation qui dure plus d'une année pour obtenir de
     l'Angleterre la révocation des _ordres du conseil_. -- Entêtement
     de l'Angleterre dans son système, et refus des propositions
     américaines, fondé sur ce que la révocation des décrets de Berlin
     et de Milan n'est pas sincère. -- Puériles contestations de la
     diplomatie britannique sur ce sujet. -- Napoléon ne se bornant
     plus à une simple promesse de révocation, rend le décret du 28
     avril 1811, par lequel les décrets de Berlin et de Milan sont,
     par rapport à l'Amérique, révoqués purement et simplement. --
     L'Angleterre contestant encore un fait devenu évident, les
     Américains sont disposés à lui déclarer la guerre. -- Dernières
     hésitations de leur part dues aux procédés malentendus de
     Napoléon, et aux dispositions des divers partis en Amérique. --
     État de ces partis. -- Fédéralistes et républicains. -- Le
     président Maddisson. -- La guerre résolue d'abord pour 1811 est
     remise à 1812. -- Les violences redoublées de l'Angleterre, et
     surtout la _presse_ exercée sur les matelots américains, décident
     enfin le gouvernement de l'Union. -- Le président Maddisson
     propose une suite de mesures militaires. -- Vive agitation dans
     le congrès, et déclaration de guerre à l'Angleterre. --
     Importance de cet événement, et conséquences qu'il aurait pu
     avoir sans le désastre de Russie et sans les événements
     d'Espagne. -- État de la guerre dans la Péninsule. -- Dégoût
     croissant de Napoléon pour cette guerre. -- Situation dans
     laquelle il avait laissé les choses en partant pour la Russie, et
     résolution qu'il avait prise de déférer le commandement en chef
     au roi Joseph. -- Comment ce commandement avait été accepté dans
     les diverses armées qui occupaient la Péninsule. -- État des
     armées du Nord, de Portugal, du Centre, d'Andalousie et d'Aragon.
     -- Résistance à l'autorité de Joseph dans tous les états-majors,
     excepté dans celui de l'armée de Portugal, qui avait besoin de
     lui. -- Projets de lord Wellington, évidemment dirigés contre
     l'armée de Portugal. -- Joseph, éclairé par le maréchal Jourdan,
     son major général, discerne parfaitement le danger dont on est
     menacé, et le signale aux deux armées du Nord et d'Andalousie,
     qui sont seules en mesure de secourir efficacement l'armée de
     Portugal. -- Refus des généraux Dorsenne et Caffarelli, qui sont
     successivement appelés à commander l'armée du Nord. -- Refus du
     maréchal Soult, commandant en Andalousie, et ses longues
     contestations avec Joseph. -- Situation grave et difficile de
     l'armée de Portugal, placée sous l'autorité du maréchal Marmont.
     -- Opérations préliminaires de lord Wellington au printemps de
     1812. -- Voulant empêcher les armées d'Andalousie et de Portugal
     de se porter secours l'une à l'autre, il exécute une surprise
     contre les ouvrages du pont d'Almaraz sur le Tage. -- Enlèvement
     et destruction de ces ouvrages par le général Hill les 18 et 19
     mai. -- Après ce coup hardi, lord Wellington passe l'Aguéda dans
     les premiers jours de juin. -- Sa marche vers Salamanque. --
     Retraite du maréchal Marmont sur la Tormès. -- Attaque et prise
     des forts de Salamanque. -- Retraite du maréchal Marmont derrière
     le Douro. -- Situation et force des deux armées en présence. --
     Le maréchal Marmont, après avoir appelé à lui la division des
     Asturies, et réuni environ quarante mille hommes, n'attendant
     plus de secours ni de l'armée du Nord, ni de celle d'Andalousie,
     ni même de celle du Centre, se décide à repasser le Douro, afin
     de forcer les Anglais à rétrograder. -- Il espère les éloigner
     par ses manoeuvres, sans être exposé à leur livrer bataille. --
     Passage du Douro, marche heureuse sur la Tormès, et retraite des
     Anglais sous Salamanque, à la position des Arapiles. -- Le
     maréchal Marmont essaye de manoeuvrer encore autour de la
     position des Arapiles, afin d'obliger lord Wellington à rentrer
     en Portugal. -- Au milieu de ces mouvements hasardés, les deux
     armées s'abordent, et en viennent aux mains. -- Bataille de
     Salamanque, livrée et perdue le 22 juillet. -- Le maréchal
     Marmont, gravement blessé, est remplacé par le général Clausel.
     -- Funestes conséquences de cette bataille. -- Pendant qu'on la
     livrait, le roi Joseph, qui n'avait pu décider les diverses
     armées à secourir celle de Portugal, avait pris le parti de la
     secourir lui-même, mais sans l'en avertir à temps. -- Inutile
     marche de Joseph sur Salamanque à la tête d'une force de treize à
     quatorze mille hommes. -- Il passe quelques jours au delà du
     Guadarrama, afin de ralentir les progrès de lord Wellington, et
     de dégager l'armée de Portugal vivement poursuivie. -- Grâce à sa
     présence et à la vigueur du général Clausel, on sauve les débris
     de l'armée de Portugal qu'on recueille aux environs de
     Valladolid. -- État moral et matériel de cette armée, toujours
     malheureuse malgré sa vaillance. -- Profond chagrin de Joseph
     menacé d'avoir bientôt les Anglais dans sa capitale. -- N'ayant
     plus d'autre ressource, il ordonne, d'après le conseil du
     maréchal Jourdan, l'évacuation de l'Andalousie. -- Ses ordres
     impératifs au maréchal Soult. -- Après avoir poursuivi quelques
     jours l'armée de Portugal, lord Wellington, ne résistant pas au
     désir de faire à Madrid une entrée triomphale, abandonne la
     poursuite de cette armée, et pénètre dans Madrid le 12 août. --
     Joseph, obligé d'évacuer sa capitale, se retire vers la Manche,
     et, désespérant d'être rejoint à temps par l'armée d'Andalousie,
     se réfugie à Valence. -- Horribles souffrances de l'armée du
     Centre et des familles fugitives qu'elle traîne à sa suite. --
     Elle trouve heureusement bon accueil et abondance de toutes
     choses auprès du maréchal Suchet. -- Le maréchal Soult, averti
     par Joseph de sa retraite sur Valence, se décide enfin à évacuer
     l'Andalousie, et prend la route de Murcie pour se rendre à
     Valence. -- Dépêches qu'il adresse à Napoléon afin d'expliquer sa
     conduite. -- Hasard qui fait tomber ces dépêches dans les mains
     de Joseph. -- Irritation de Joseph. -- Son entrevue avec le
     maréchal Soult à Fuente de Higuera le 3 octobre. -- Conférence
     avec les trois maréchaux Jourdan, Soult et Suchet sur le plan de
     campagne à suivre pour reconquérir Madrid, et rejeter les Anglais
     en Portugal. -- Avis des trois maréchaux. -- Sagesse du plan
     proposé par le maréchal Jourdan, et adoption de ce plan. -- Les
     deux armées d'Andalousie et du Centre réunies marchent sur Madrid
     vers la fin d'octobre. -- Temps perdu par lord Wellington à
     Madrid; sa tardive apparition devant Burgos. -- Belle résistance
     de la garnison de Burgos. -- L'armée de Portugal renforcée oblige
     lord Wellington à lever le siége de Burgos. -- Alarmé de la
     concentration de forces dont il est menacé, lord Wellington se
     retire de nouveau sous les murs de Salamanque, et y prend
     position. -- Pendant ce temps Joseph, arrivé sur le Tage avec les
     armées du Centre et d'Andalousie réunies, chasse devant lui le
     général Hill, l'expulse de Madrid, rentre dans cette capitale le
     2 novembre, et en part immédiatement pour se mettre à la
     poursuite des Anglais. -- Son arrivée le 6 novembre au delà du
     Guadarrama. -- L'armée de Portugal, qui s'était arrêtée sur les
     bords du Douro, se joint à lui. -- Réunion de plus de
     quatre-vingt mille Français, les meilleurs soldats de l'Europe,
     devant lord Wellington à Salamanque. -- Heureuse occasion de
     venger nos malheurs. -- Plan d'attaque proposé par le maréchal
     Jourdan, approuvé par tous les généraux et refusé par le maréchal
     Soult. -- Joseph, craignant qu'un plan désapprouvé par le général
     de la principale armée ne soit mal exécuté, renonce au plan du
     maréchal Jourdan, et laisse au maréchal Soult le choix et la
     responsabilité de la conduite à tenir. -- Le maréchal Soult passe
     la Tormès à un autre point que celui qu'indiquait le maréchal
     Jourdan, et voit s'échapper l'armée anglaise. -- Lord Wellington
     n'ayant que quarante mille Anglais et tout au plus vingt mille
     Portugais et Espagnols, enveloppé par plus de quatre-vingt mille
     Français, réussit à se retirer sain et sauf en Portugal. -- Juste
     mécontentement des trois armées françaises contre leurs chefs, et
     leur entrée en cantonnements. -- Retour de Joseph à Madrid. --
     Fâcheuses conséquences de cette campagne, qui, s'ajoutant au
     désastre de Moscou, aggravent la situation de la France. -- Joie
     en Europe, surtout en Allemagne, et soulèvement inouï des esprits
     à l'aspect des malheurs imprévus de Napoléon.


[En marge: Mai 1812.]

[En marge: Événements qui se passaient en Angleterre, en Amérique et
en Espagne pendant la campagne de Russie.]

Pendant que s'accomplissait au nord de l'Europe la catastrophe sans
exemple que nous venons de retracer, les rivages lointains de
l'Atlantique, les plages brûlantes de l'Espagne étaient le théâtre
d'événements moins extraordinaires sans doute, mais extrêmement
graves, comme tous ceux qui découlaient de la politique exorbitante de
Napoléon, et prouvant tout aussi évidemment la folie de cette
politique. On y pouvait voir démontrée clairement cette vérité que
nous avons déjà énoncée, que si au lieu d'aller chercher à vaincre
l'Europe au fond de la Russie, Napoléon avait persévéré à la combattre
sur le théâtre difficile, mais choisi par lui, de la Péninsule et de
l'Atlantique, en conduisant à terme la guerre d'Espagne et le blocus
continental, il eût probablement contraint l'Angleterre à céder,
désarmé du même coup l'Europe entière, sinon pour toujours, du moins
pour bien des années, et se serait ainsi ménagé le temps (la raison
venant l'éclairer) de faire du faîte même de sa grandeur les
sacrifices qui auraient rendu sa domination durable en la rendant
supportable. Il faut donc avant de reprendre les suites de la fatale
expédition de Russie, retracer les événements de l'Espagne et de
l'Amérique pendant l'année 1812, les uns funestes, les autres
inutilement heureux, tous effets de la même cause, la volonté mobile
et désordonnée d'un génie immense mais sans frein.

[En marge: Continuation des embarras commerciaux de l'Angleterre.]

Lorsque Napoléon dégoûté de la guerre d'Espagne, au moment même où la
persévérance aurait pu en corriger le vice, avait songé à porter ses
forces au nord, la Grande-Bretagne était, comme on l'a vu, dans une
situation des plus difficiles. Les succès obtenus par lord Wellington
grâce à nos fautes avaient sans doute rendu en Angleterre quelque
sérénité aux esprits, mais on y sentait tous les jours davantage les
cruelles gênes imposées au commerce, on entrevoyait avec effroi le
terme d'une puissance financière trop peu ménagée, et on pensait sans
cesse au danger qui menacerait l'armée britannique, si jamais Napoléon
dirigeait contre elle un effort décisif. La situation commerciale ne
s'était point améliorée. D'énormes quantités de denrées coloniales en
sucres, cafés, cotons, accumulées ou dans des docks, ou sur des
vaisseaux qui obstruaient la Tamise; des quantités non moins
considérables d'objets manufacturés ne sortant pas de chez les
fabricants qui les avaient produits, ou de chez les spéculateurs qui
les avaient achetés; les unes et les autres servant de motif à une
vaste émission de papier de commerce, que la banque escomptait, et
dont elle fournissait la valeur en papier-monnaie qui perdait 20 à 25
pour cent; une baisse continue du change résultant de cet état de
choses, laquelle ne pouvait être arrêtée qu'au moyen d'une exportation
illégale et continue de numéraire, à ce point qu'à Gravelines et
Dunkerque seulement les _smogleurs_ apportaient par mois plusieurs
millions de guinées en or: telle était, avons-nous dit, la situation
commerciale de l'Angleterre depuis quelques années. Des dépenses
publiques qui commençaient à être de cent millions sterling par an (2
milliards 500 millions de francs) contre 90 millions sterling de
ressources, dans lesquelles figurait un emprunt annuel de 20 millions
sterling, constituaient la situation financière. La disette qui nous
avait tourmentés cette année, n'avait pas moins sévi en Angleterre, et
des bandes d'ouvriers brisant les métiers, égorgeant quelquefois les
manufacturiers, demandant du pain avec des cris qui auraient fait
trembler un gouvernement moins habitué aux clameurs d'un peuple libre,
mais qui devaient émouvoir tout gouvernement sage et humain,
ajoutaient le dernier trait à cette détresse, causée par une longue
guerre au sein de la plus prodigieuse richesse qui eût encore paru sur
notre globe.

[En marge: Désir général de la paix.]

[En marge: Longues hésitations du régent.]

Il est vrai que cent vaisseaux de guerre, deux cents frégates, portant
sur toutes les mers un pavillon victorieux, qu'une armée de terre peu
nombreuse, mais vaillante et sagement conduite, et enfin un cabinet
qui seul en Europe n'avait pas subi les volontés despotiques de
Napoléon, dédommageaient la glorieuse Angleterre de ses souffrances.
Mais tous les gens sages reconnaissaient que cette situation cachait
de grands périls, que si le génie redoutable auquel on avait affaire
mettait quelque prudence et quelque suite dans ses desseins, il
pouvait en continuant son blocus continental un an ou deux encore,
réduire le commerce et les finances de l'Angleterre aux dernières
extrémités, et terminer même l'interminable guerre d'Espagne, en
jetant à la mer lord Wellington et sa brave armée. Cent mille des six
cent mille hommes perdus en Russie, et la personne de Napoléon,
auraient dans la Péninsule rendu ce résultat infaillible. Voilà ce que
tout le monde sentait confusément, et ce que chacun exprimait avec le
langage qui lui était propre. Les opposants du parlement britannique
le disaient en langage de parti; le peuple le vociférait dans les rues
de Londres à la façon de la populace; des ministres éclairés le
disaient eux-mêmes dans le sein du cabinet anglais, et le marquis de
Wellesley, frère du célèbre lord Wellington, personnage aussi
clairvoyant qu'éloquent, partageant cet avis, était sorti du ministère
par antipathie pour le caractère de M. Perceval et pour sa politique
inflexible. Mais il y a une ornière de la guerre, ornière aussi
profonde que celle de la paix quand on s'y est traîné longtemps, et
dont alors on ne savait pas plus sortir en Angleterre qu'en France. On
y était, on y restait, bien qu'on eût songé plus d'une fois à s'en
tirer. Le résultat, il est vrai, devait donner raison à ceux qui
s'obstinaient à rester dans cette ornière, mais avec un peu de sagesse
de la part de Napoléon, il en eût été tout autrement.

[En marge: Mort de M. Perceval.]

Un sentiment honorable, mêlé à un sentiment intéressé, y retenait, il
faut le reconnaître, le gros de la nation, c'était la sympathie qu'on
avait conçue pour les insurgés espagnols, et le désir aussi d'empêcher
Napoléon d'établir son influence dans la Péninsule. Si Napoléon avait
fait un sacrifice à cet égard, ou bien si par une victoire décisive il
eût dégagé l'honneur de l'Angleterre envers les Espagnols, la paix eût
été immédiatement acceptée, avec de prodigieux agrandissements pour la
France. Deux hommes seulement manifestaient en Angleterre une
résolution inébranlable, c'étaient M. Perceval et lord Wellington. Le
premier, avocat habile, coeur honnête, mais esprit étroit et
indomptable, désagréable même à ses collègues par son entêtement, et
devenu par ce défaut, ou cette qualité, le véritable chef du cabinet,
ne voulait pas céder, uniquement par opiniâtreté de caractère. Lord
Wellington, par l'intérêt de sa gloire qui grandissait tous les jours
dans la Péninsule, et par une sagacité profonde qui lui faisait
démêler dans la conduite des affaires d'Espagne un commencement de
déraison, signe ordinaire de la fin des dominations exorbitantes, lord
Wellington voulait persévérer, et disait que sans être assuré de se
maintenir toujours dans la Péninsule, il croyait entrevoir cependant
que le vaste empire de Napoléon approchait de sa ruine. Le prince
régent, arrivé depuis une année au gouvernement de l'État, hésitait
entre les chefs de l'opposition, ses anciens amis, et les ministres,
anciens dépositaires de la confiance de son père. Peu à peu il s'était
habitué à ceux-ci, et s'était refroidi pour ceux-là; mais il sentait
le danger de s'obstiner dans le système d'une guerre sans terme, et le
danger aussi de remettre soudainement le pouvoir aux mains d'hommes
qui n'avaient jamais dirigé cette guerre, qui la condamnaient même,
dans un moment où pour la bien finir il fallait peut-être savoir y
persévérer quelque temps encore. Au milieu de ces perplexités, il
avait essayé au commencement de 1812, comme nous l'avons dit ailleurs,
de ménager entre les ministres et les lords Grey et Grenville un
rapprochement qu'il désirait beaucoup, et qu'il n'était point parvenu
à opérer. Tout à coup un événement imprévu, qui dans toute autre
situation aurait certainement amené un changement de pouvoir en
Angleterre, avait fait disparaître de la scène le principal ministre,
par un crime étrange, auquel on ne put découvrir d'autre cause que la
folie d'un individu. Le nommé Bellingham, espèce de maniaque, qui
croyait avoir rendu en Russie des services à son pays, qui ne cessait
d'en réclamer le prix tantôt auprès de l'ambassadeur, lord Gower,
tantôt auprès des membres du cabinet, et qui tous les jours assiégeait
les avenues du parlement pour intéresser à sa cause des protecteurs
puissants, résolut de tuer l'un des personnages qu'il avait sollicités
en vain. Celui qu'il aurait voulu immoler à sa vengeance était lord
Gower. Il rencontra M. Perceval, et le tua d'un coup de pistolet. Il
se constitua lui-même prisonnier, s'avoua coupable, et mourut avec la
tranquillité d'un insensé. On avait cru d'abord à un crime politique;
on se convainquit bientôt du contraire; néanmoins quelque chose de
politique apparut dans ce crime, ce furent les cris féroces d'une
populace exaspérée par la souffrance, et donnant des témoignages
d'intérêt au misérable qui avait frappé un homme illustre, justiciable
de l'histoire, mais non du poignard des assassins.

[En marge: Sans la guerre de Russie, qui fit naître de nouvelles
espérances, la mort de M. Perceval eût amené un changement de
politique.]

Si un pareil événement avait eu lieu avant qu'on pût prévoir la guerre
de Russie, probablement il eût amené un changement de système. Mais M.
Perceval avait été frappé le 11 mai, au moment même où Napoléon
marchait vers le Niémen, et cette guerre qui ouvrait des perspectives
toutes nouvelles à la vieille politique de M. Pitt, ne permettait pas
qu'on changeât de direction. En confiant les affaires extérieures à
lord Castlereagh, le prince régent avait manifesté sa résolution de
persévérer dans la politique de MM. Pitt et Perceval.

C'était une première chance heureuse que l'expédition de Russie
enlevait à Napoléon. Il allait voir s'en évanouir une autre non moins
regrettable, c'était celle qui aurait pu naître de la guerre imminente
entre l'Angleterre et l'Amérique.

[En marge: Imminence d'une guerre entre l'Angleterre et l'Amérique.]

Cette guerre, toujours possible, toujours probable depuis plus d'un
an, venait enfin d'être déclarée.

Si Napoléon pour soumettre aux rigueurs du blocus continental les
puissances du continent, était condamné à les froisser cruellement,
l'Angleterre pour exercer son despotisme sur les mers, était condamnée
aussi à froisser non moins cruellement les puissances maritimes. Pour
obliger en effet toutes les nations commerçantes à venir toucher à
Londres ou à Malte, y recevoir permission de naviguer, y payer
tribut, s'y charger de marchandises anglaises; pour les obliger à
reconnaître comme bloqués des ports qui ne l'avaient jamais été, même
par des forces illusoires, il fallait exercer une tyrannie
insupportable sur mer, et tout aussi odieuse que celle de Napoléon sur
terre. Si Napoléon sous prétexte de fermer au commerce britannique une
portion de rivage, s'en emparait, témoin la Hollande, Oldenbourg, les
villes anséatiques, l'Angleterre ne pouvant prendre possession de
l'Océan, s'y arrogeait des droits qui valaient bien les usurpations
territoriales de Napoléon, et qui devaient tôt ou tard révolter les
nations intéressées à la liberté des mers.

[En marge: Excès de pouvoirs commis par l'Angleterre sur les mers, et
assez semblables à ceux que Napoléon se permet sur le continent.]

C'était là une des circonstances dont Napoléon aurait pu profiter, et
qui lui aurait procuré des alliés, comme il en donnait à l'Angleterre
par les rigueurs du blocus continental, s'il avait su en quoi que ce
soit attendre les bienfaits du temps.

La plupart des puissances maritimes de l'ancien monde, absorbées dans
son immense empire, avaient disparu. Mais au delà de l'Atlantique il
en restait une inaccessible aux armées européennes, grandissant en
silence, acquérant chaque jour des forces qu'on soupçonnait, sans les
connaître, c'était l'Amérique, véritable Hercule au berceau, qui
devait étonner l'univers dès qu'il ferait un premier essai de sa
vigueur naturelle. On se rappelle l'attitude qu'avaient prise à son
égard l'Angleterre et la France, à propos du droit maritime, soutenu
par l'une, contesté par l'autre, et il semblait que toutes deux
fissent assaut de fautes sur ce théâtre où elles auraient eu tant
d'intérêt à se bien conduire. Mais le cabinet britannique ayant même
surpassé les fautes de Napoléon, la balance allait enfin verser en
faveur de ce dernier, et la guerre s'était détournée de la France pour
assaillir l'Angleterre, conjoncture bien heureuse, si quelque chose
avait pu être heureux encore, lorsque toutes nos ressources venaient
de s'engloutir dans l'abîme du Nord.

[En marge: L'Amérique révoque l'acte de non-intercourse, et déclare
qu'elle rétablira ses relations commerciales avec celle des puissances
belligérantes qui renoncera à ses prétentions arbitraires sur les
mers.]

On a vu plus haut comment l'Amérique révoltée par les _ordres du
conseil_, qui exigeaient qu'on touchât à Londres ou à Malte pour
obtenir la permission de naviguer, et qui frappaient d'interdit de
vastes étendues de rivages sans l'excuse du blocus réel, avait été
presque aussitôt froissée par les décrets de Berlin et de Milan, qui
déclaraient dénationalisé tout bâtiment ayant déféré aux prescriptions
du conseil britannique, et comment indignée également de ces deux
tyrannies, dont l'une pourtant était la suite inévitable de l'autre,
elle avait répondu d'une manière égale à toutes deux, en leur opposant
l'acte de _non-intercourse_. On se souvient que cet acte défendait aux
navigateurs américains de fréquenter les mers d'Europe, mais que
beaucoup de ces navigateurs, enfreignant les règlements de leur pays,
avaient, par l'appât d'un gros bénéfice, subi les lois, le pavillon,
la souveraineté de l'Angleterre, et fourni cette race de faux neutres,
dont Napoléon avait fait de si larges captures, et dont il avait voulu
obliger tous les États, même la Russie, à faire leur butin. On se
souvient encore qu'après moins de deux années de ce régime, l'Amérique
dégoûtée de se punir elle-même pour punir les autres, avait enfin
changé de système, et déclaré qu'elle était prête à rentrer en
relations commerciales avec celle des deux puissances belligérantes
qui renoncerait à toute prétention tyrannique sur les mers.

[En marge: Napoléon saisit cette occasion, et révoque les décrets de
Berlin et de Milan à l'égard des Américains, à condition qu'ils feront
respecter leurs droits par l'Angleterre.]

Napoléon avait habilement saisi cette circonstance, et déclaré qu'à
partir du 1er novembre 1810 les décrets de Berlin et de Milan seraient
levés pour l'Amérique, si celle-ci obtenait par rapport à elle-même la
révocation des _ordres du conseil_, ou si, ne le pouvant pas, elle
faisait respecter ses droits. C'était une déclaration conditionnelle,
incomplète dans sa forme, car Napoléon n'avait pas encore émis de
décret, incomplète dans ses effets, car il ne restituait pas
immédiatement aux Américains tous les droits de la neutralité, mais
très-sincère, et qu'il était résolu à faire suivre d'effets sérieux, à
condition que les Américains se conduiraient convenablement envers
nous et envers eux-mêmes, c'est-à-dire qu'ils exigeraient la
révocation des _ordres du conseil_, ou déclareraient la guerre à
l'Angleterre. Napoléon, avec des ménagements qu'il n'avait pas
toujours pour la dignité d'autrui, s'était abstenu de prononcer le mot
de guerre à l'Angleterre, pour ne pas dicter trop ouvertement à
l'Amérique la conduite qu'elle avait à tenir, et il s'était renfermé
dans la formule plus générale, mais suffisamment significative, que
nous venons de rapporter, formule qui n'imposait à l'Amérique d'autre
obligation que celle de faire respecter ses droits.

[En marge: L'Amérique accepte la déclaration de Napoléon, rétablit les
relations commerciales avec la France, et les laisse suspendues avec
l'Angleterre.]

[En marge: Modifications illusoires apportées par l'Angleterre à ses
_ordres du conseil_.]

[En marge: Prétentions dans lesquelles persiste l'Angleterre.]

[En marge: La _presse_ exercée à l'égard des matelots américains.]

L'Amérique s'empressant d'accueillir cette ouverture, avait déclaré,
par un acte du 2 mars 1811, tous les rapports maritimes rétablis avec
la France, et l'_acte de non-intercourse_ maintenu envers
l'Angleterre, jusqu'à ce que celle-ci révoquât ses _ordres du
conseil_. À cette nouvelle le cabinet britannique, s'obstinant par
amour-propre bien plus que par intérêt, dans ses _ordres du conseil_,
les avait modifiés dans quelques-unes de leurs dispositions, sans les
abroger en principe. Ainsi il avait cessé d'imposer aux bâtiments de
commerce la relâche à Londres ou à Malte; il avait restreint aussi son
système de blocus, et s'était borné à déclarer bloquées les côtes de
l'Empire français, depuis l'Elbe jusqu'à Saint-Sébastien dans l'Océan,
depuis Port-Vendre jusqu'à Cattaro dans la Méditerranée et
l'Adriatique, et quant à la prétention de confisquer la propriété
ennemie sur les bâtiments neutres, il l'avait maintenue sans
restriction. C'était retenir à peu près tout entière la tyrannie
maritime que l'Angleterre s'était arrogée, car si l'obligation d'aller
à Londres cessait, si le blocus sur le papier était un peu moins
étendu, en réalité la prétention de visiter les neutres autrement que
pour constater la sincérité du pavillon, et de rechercher à leur bord
la propriété ennemie, la prétention de leur interdire tel ou tel port
qui n'était pas bloqué effectivement, constituaient justement toutes
les usurpations dont ils s'étaient plaints, et qui avaient amené en
représaille les décrets de Berlin et de Milan. Si en droit les
violations de principes étaient tout aussi flagrantes, en fait elles
étaient tout aussi incommodes, car la visite exercée contre le
pavillon neutre servait non-seulement à saisir chez les Américains les
soieries, les vins, tout ce qui faisait l'objet de leur commerce avec
la France, sous prétexte que c'était propriété ennemie, mais donnait
occasion à une vexation insupportable, la _presse_ des matelots. Les
Anglais en effet prétendaient avoir le droit de poursuivre les
matelots anglais déserteurs de leur patrie, en quelque lieu qu'ils les
trouvassent. En conséquence, après avoir recherché sur les bâtiments
américains tout ce qui pouvait paraître marchandise française, ils
enlevaient encore les matelots américains, sous prétexte que parlant
anglais ils étaient Anglais. Cette dernière vexation était devenue
intolérable. Tout bâtiment portant une marchandise française en était
dépouillé; tout matelot parlant anglais était arrêté comme déserteur,
et plusieurs frégates anglaises exerçaient ce droit sur les rivages
mêmes d'Amérique, à la vue des populations indignées. Sans doute il
pouvait y avoir en Amérique quelques matelots anglais déserteurs, car
dans tous les pays qui sont en état de guerre, il arrive qu'un certain
nombre de matelots émigrent pour ne pas être arrachés au commerce,
toujours plus lucratif pour eux que la guerre. Mais heureusement pour
l'honneur des nations, c'est le moindre nombre qui agit de la sorte.
Or, on évaluait à plus de six mille les matelots dont la capture était
légalement constatée, ce qui donnait lieu de croire qu'on en avait
enlevé le double au moins sur les bâtiments américains, en supposant
qu'ils étaient Anglais. Si donc au droit de visite ainsi exercé, on
ajoute le blocus de l'Empire français, qui comprenait alors la
meilleure partie de l'Europe civilisée, on conviendra que le commerce
de l'Europe restait impossible aux Américains, et que les dispenser de
venir prendre à Londres ou à Malte la permission de naviguer, que
restreindre quelque peu en leur faveur le blocus général, c'était
laisser subsister la tyrannie des mers tout entière. Autant valait
pour un Américain subir une relâche à Londres, car au moyen de cette
relâche il obtenait une licence avec laquelle il avait ensuite la
faculté d'aller où il voulait, et de faire au moins le commerce
britannique à défaut d'autre.

[En marge: Longue controverse entre l'Angleterre et l'Amérique.]

Les Américains connaissaient trop le droit maritime et leurs propres
intérêts pour ne pas relever à l'instant ces intolérables prétentions,
et montrer tout ce qu'avaient d'illusoire les prétendues modifications
apportées aux _ordres du conseil_. La _presse_ de leurs matelots
surtout, obstinément continuée à l'embouchure de la Chesapeak et de la
Delaware, par des frégates anglaises dont on entendait le canon,
était, chaque fois qu'elle s'exerçait, l'occasion d'un cri unanime, et
le sujet des plus véhémentes réclamations. Toute l'année 1811,
employée par Napoléon à faire une guerre négligée dans la Péninsule,
et à préparer une guerre fatale en Russie, avait été pour les Anglais
et les Américains remplie de cette contestation, parvenue bientôt au
dernier degré de violence. Lord Castlereagh soutenait avec une
arrogance incroyable, et une obstination sophistique peu digne de
l'Angleterre, que les modifications apportées aux _ordres du conseil_
étaient considérables, plus considérables que celles que Napoléon
avait apportées aux décrets de Berlin et de Milan; qu'en réalité ces
décrets n'avaient pas été révoqués, que l'Amérique ne pouvait pas
fournir la preuve de cette révocation, que tous les jours on avait la
démonstration du contraire dans l'arrestation de nombreux bâtiments
américains par la marine française; qu'enfin en demandant pour le
pavillon neutre la liberté de transporter ce qu'il voudrait, sauf la
contrebande de guerre, on demandait tout simplement la libre
circulation des produits français dans le monde entier, vins,
soieries, etc., et qu'en retour les Américains n'avaient pas obtenu la
libre circulation des produits anglais. Quant à la _presse_ des
matelots, lord Castlereagh se montrait inflexible, et ne voulait à
aucun prix renoncer à l'exercer, disant qu'en fait d'hommes de mer,
lesquels constituaient la plus précieuse des propriétés britanniques,
l'Angleterre prenait son bien partout où elle le trouvait.

Les Américains répondaient avec raison que les modifications apportées
aux _ordres du conseil_ étaient nulles, lorsqu'on se réservait la
faculté de rechercher la propriété ennemie sous le pavillon neutre, et
lorsqu'on maintenait en outre le blocus fictif; que la révocation des
décrets de Berlin et de Milan était un acte qui les concernait
exclusivement, de la sincérité duquel ils étaient seuls juges,
puisqu'il s'appliquait à leur commerce et non à celui d'autrui; que
d'ailleurs ils avaient dans les mains la déclaration officielle du
ministère français, prête à être convertie en décret dès que la
condition exigée par la France serait remplie par l'Amérique; qu'à la
vérité quelques procédés arbitraires, résultant d'une situation
indéterminée, résultant surtout des violences britanniques, étaient
encore à déplorer de la part de la France, que c'était à l'Amérique à
les faire cesser, et qu'elle y pourvoirait; qu'en tout cas la
révocation des décrets de Napoléon la regardait, qu'elle y croyait,
que cela suffisait pour qu'elle pût demander un acte semblable à
l'Angleterre; que relativement au reproche de n'avoir pas obtenu de la
France la libre circulation des marchandises anglaises, ce reproche
était puéril, et indigne de toute controverse sérieuse; qu'en effet,
l'Amérique en réclamant la liberté pour le neutre de charger à son
bord ce qu'il voulait, ne demandait pas à introduire en Angleterre par
exemple des vins ou des soieries de France, ce qui eût été une
prétention impertinente, mais à porter par toutes les mers des
soieries et des vins aux peuples auxquels il conviendrait de recevoir
ces objets; que c'était là le droit incontestable de toute nation
neutre, car elle ne devait pas souffrir de la guerre, n'y prenant
aucune part; que ce droit elle le réclamait, et allait l'obtenir de la
France par la révocation des décrets de Berlin et de Milan; qu'elle
pourrait dès lors à la face du pavillon français porter sur ses
bâtiments et sur toutes les mers des cotonnades anglaises par exemple,
les offrir à tous les pays qui en désiraient, mais qu'elle ne pouvait
exiger de ces pays, et de la France notamment, qu'ils les reçussent,
car la liberté du pavillon n'était pas la liberté du commerce; elle
était la faculté de porter ce qu'on voulait à qui voulait le recevoir,
mais non la faculté d'introduire chez autrui ce qu'il ne lui convenait
pas d'admettre sur son territoire; que se plaindre de ce que la
diplomatie américaine n'avait pas obtenu davantage, de ce qu'elle
n'avait pas exigé de la France la libre introduction des produits
anglais, était déraisonnable jusqu'à la puérilité, et que ce n'était
pas traiter sérieusement que de prétendre en faire un grief.

Quant à la _presse_ des matelots, les Américains ajoutaient que si la
désertion était un délit que les Anglais avaient incontestablement le
droit de poursuivre et de punir sur leur territoire, ils ne pouvaient
pas le poursuivre sur le territoire d'autrui; que sur les mers, qui
sont à tous et à personne, un bâtiment couvert de son pavillon
national était territoire national, que c'était là un principe reconnu
par tous les peuples; que, dès lors, rechercher un matelot, Anglais ou
non, sur un bâtiment américain était un fait aussi révoltant que le
serait celui d'un constable anglais voulant saisir à Washington même
un coupable anglais, et lui faire subir ou une loi anglaise ou un
jugement anglais; que c'était là purement et simplement une violation
de territoire; qu'enfin tous les droits d'un gouvernement poursuivant
un coupable de sa nation sur le sol étranger, se réduisaient à
réclamer l'extradition, ce qui ne pouvait s'obtenir qu'en vertu de
stipulations spéciales et réciproques, appelées traités d'extradition.

[En marge: L'exaspération des Américains contre la Grande-Bretagne les
aurait amenés à lui déclarer immédiatement la guerre, si Napoléon ne
leur avait lui-même fait subir des rigueurs intempestives.]

Ces principes étaient tellement clairs, que lord Castlereagh et ses
légistes furent réduits au silence, et que dès l'année 1811 la guerre
eût été déclarée à l'Angleterre par les États-Unis, circonstance alors
des plus heureuses pour nous, si des rigueurs moins graves sans doute,
mais fâcheuses encore, exercées par la France, n'avaient fourni aux
partisans de l'influence britannique en Amérique et aux amis exagérés
de la paix des arguments spécieux contre la guerre.

Napoléon n'avait pas voulu révoquer immédiatement ses décrets, et
s'était borné à une simple promesse formelle de les révoquer, dès que
l'Amérique aurait fait quelque chose de significatif contre
l'Angleterre. L'acte américain du 2 mars 1811, qui rétablissait les
rapports commerciaux avec la France, et les laissait suspendus avec
l'Angleterre, ayant été connu en Europe, Napoléon y répondit par un
acte du 28 avril 1811, qui révoquait les décrets de Berlin et de Milan
par rapport à l'Amérique. Cet acte officiel causa une vive sensation
aux États-Unis, et fit tomber la principale des assertions anglaises,
au point de ne pas permettre de la reproduire. Malheureusement
Napoléon détruisit en partie ce bon effet, en maintenant encore
certaines exceptions au droit pur des neutres, et en imposant au
commerce américain certaines gênes singulièrement incommodes.

[En marge: Maintien des saisies prononcées en France contre les
cargaisons américaines.]

D'abord il ne voulut pas restituer les fameuses cargaisons américaines
capturées en Hollande, parce qu'elles avaient une grande valeur, et
qu'elles appartenaient d'ailleurs à cette classe d'Américains qui
s'étaient faits les complaisants du commerce britannique, et pour
lesquels il avait plus d'aversion que pour les Anglais eux-mêmes. Il
donnait à l'appui de cette rigueur deux bonnes raisons, premièrement
que les propriétaires de ces cargaisons se trouvant en Europe
contrairement à l'acte de _non-intercourse_, y étaient en violation
des lois de leur pays, et devaient dès lors être considérés comme
dénationalisés; secondement, qu'à la même époque on avait arrêté en
Amérique des bâtiments français, pour violation de l'acte de
_non-intercourse_, et que l'arrestation des Français autorisait
naturellement celle des Américains. À la vérité, les Français saisis
étaient au nombre de trois ou quatre, et les Américains au nombre de
plusieurs centaines. Mais en fait d'honneur, disait Napoléon, on ne
comptait pas, et mille Américains capturés ne compensaient pas à ses
yeux un seul Français maltraité dans les ports de l'Union. Toutefois
il avait consenti à restituer les quelques Américains saisis depuis la
déclaration du 1er novembre 1810, c'est-à-dire depuis l'offre faite à
l'Amérique de révoquer les décrets de Berlin et de Milan, si elle
acceptait les conditions mises à cette révocation.

[En marge: Diverses restrictions au droit des neutres maintenues par
Napoléon.]

Quant au droit des neutres, Napoléon, en le rétablissant au profit des
Américains, avait laissé subsister diverses exceptions. Il renonçait
complétement à la faculté de rechercher la propriété ennemie sous le
pavillon neutre, et admettait que le pavillon couvrant la marchandise,
le neutre pouvait porter ce qu'il voulait en tous lieux. Il renonçait
à rechercher si un bâtiment américain avait touché à Londres ou à
Malte; il renonçait également à tous les blocus fictifs, mais il
prétendait encore saisir un Américain qui serait trouvé sous convoi
anglais, comme devenu ennemi par cette association; il prétendait en
outre, les Anglais persistant à bloquer les rivages de France,
interdire à tout bâtiment l'accès des rivages d'Angleterre, ne
s'adressant pas en cela, disait-il, aux Américains, mais aux rivages
d'Angleterre, en représaille de ce qui se faisait contre les rivages
de France. Enfin, ayant des armées devant Lisbonne et Cadix, il
soutenait que porter des farines à Lisbonne et à Cadix c'était violer
un blocus réel, et il avait prescrit de l'empêcher. Ces restrictions
au droit pur des neutres étaient fort soutenables, mais leur utilité
réelle ne valait pas le mauvais effet qu'elles devaient produire en
Amérique.

[En marge: Précautions gênantes imposées au commerce américain.]

Quant au commerce, Napoléon, toujours soigneux en admettant en France
les Américains de n'y introduire ni des bâtiments anglais ni des
produits anglais, avait imaginé des précautions extrêmement
minutieuses. D'abord il n'avait permis que deux points de départ,
New-York et la Nouvelle-Orléans, et trois points d'arrivée, Bordeaux,
Nantes et le Havre. Il avait exigé que chaque cargaison fût, avant le
départ d'Amérique, vérifiée et inventoriée par ses consuls, pour qu'il
n'y eût pas en route substitution de valeur et de qualité. En outre il
avait désigné les matières qu'on pourrait importer en France, en avait
exclu le sucre et le café, qui sont d'origine toujours douteuse, et
avait voulu qu'en retour des marchandises introduites, les Américains
fussent tenus d'exporter un tiers de la valeur de ces marchandises en
vins, et deux tiers en soieries. Enfin il avait soumis les objets
importés d'Amérique au fameux tarif du 5 août 1810, lequel consistait
à substituer un droit de 50 pour cent à la prohibition absolue
prononcée contre tous les produits exotiques.

Lorsque les Américains admis dans nos ports y trouvèrent ces gênes,
relativement aux points de départ et d'arrivée, relativement à la
nature des marchandises qu'ils pouvaient introduire, à la nature et à
la proportion de celles qu'ils étaient tenus d'exporter, ils se
plaignirent vivement d'un commerce chargé de pareilles entraves, et
malheureusement leurs plaintes portées aux États-Unis devaient y
produire un retentissement fâcheux. Napoléon, en effet, se privait
pour un bien petit avantage d'un résultat politique fort important,
celui d'une déclaration de guerre de l'Amérique à l'Angleterre. Tout
en ayant raison de ne pas vouloir laisser s'infiltrer les produits
anglais en France par le moyen des neutres, il était bien certain
qu'une fois la guerre déclarée les Américains ne puiseraient guère la
matière de leurs importations dans les entrepôts britanniques. De
plus, en exigeant des constatations bien faites par des consuls d'une
probité rigoureuse, il aurait pu se dispenser de restreindre à deux
ports en Amérique, à trois ports en France, les points de départ et
d'arrivée, car c'était rendre aux Anglais le blocus de nos rivages
trop facile, que de réduire à trois le nombre des points à bloquer.
Quant aux marchandises, la plupart, comme les bois, les tabacs, les
farines, étaient tellement propres aux États-Unis, les autres, comme
les cotons, avaient des signes tellement certains de leur origine,
qu'il n'y avait pas à craindre la substitution pendant la traversée du
produit anglais au produit américain. Quant aux sucres et cafés, comme
il en fallait absolument une certaine quantité en France, et que
Napoléon permettait même d'aller les chercher en Angleterre au moyen
des licences, il eût été bien plus simple de les recevoir des
Américains, dussent ces derniers les prendre dans les colonies
anglaises. Enfin, quant à l'obligation d'acheter une certaine
proportion de vins et de soieries de France, il fallait ne pas tant
s'occuper de Bordeaux et de Lyon, car c'était leur nuire par trop de
sollicitude, et il suffisait de s'en fier aux Américains du soin de
choisir ceux de nos produits qu'ils pourraient exporter avec le plus
d'avantage.

Le premier intérêt, celui qui l'emportait sur tous les autres, même
par rapport au blocus continental, c'était d'amener la guerre entre
l'Amérique et l'Angleterre. Dût-il en résulter quelque fraude, il
fallait à tout prix amener cette guerre, car à l'instant les Anglais
perdaient leur commerce avec l'Amérique, qui était encore de deux
cents millions, et rien ne pouvait les dédommager d'une telle perte.
De plus, la suppression du pavillon américain comme intermédiaire
était pour eux un dommage d'un autre genre, qui valait tous les
sacrifices momentanés qu'on s'imposerait en faveur de l'Amérique.
Lorsque par exemple nous obligions les Suédois, les Danois, les
Prussiens à déclarer la guerre aux Anglais, ils cédaient à la
violence, et ne se livraient qu'à de feintes hostilités. Mais une fois
le premier coup de canon tiré entre l'Amérique et l'Angleterre, une
haine nationale ardente devait s'allumer entre elles, le pavillon
américain devait cesser d'être le complaisant de la marine
britannique, et se figure-t-on ce que serait devenu pour l'Angleterre
le blocus continental, si les Américains ne s'étaient plus offerts
pour déjouer ce blocus, en prêtant aux Anglais leur prétendu pavillon
neutre?

[En marge: Les procédés de la France envers l'Amérique servent
d'arguments aux partisans de l'Angleterre.]

En vue d'obtenir un tel résultat, aucun sacrifice ne devait nous
coûter, et il était évident que pour l'obtenir il fallait d'abord
faire cesser toute plainte fondée des Américains contre nous, afin que
leur irritation fût exclusivement tournée contre l'Angleterre, et
ensuite leur faire espérer, en dédommagement du commerce qu'ils
allaient perdre avec l'Angleterre, un large commerce avec la France.
Malheureusement, par défiance, par orgueil, par entêtement, Napoléon
se défendait contre les concessions qu'on lui demandait, ne les
accordait qu'une à une, et souvent même en détruisait l'effet par des
rigueurs intempestives. Aussi lorsque dans le congrès américain les
partisans de la guerre citaient les vaisseaux arrêtés par les Anglais,
ou ceux à bord desquels on avait exercé la _presse_, les partisans de
la paix citaient en réponse les vaisseaux américains arrêtés par la
marine française aux bouches de la Tamise ou du Tage; et lorsqu'on
voulait faire luire à leurs yeux le vaste commerce de l'Empire
français en compensation du commerce britannique, ils citaient les
deux ports d'où l'on pouvait partir d'Amérique, les trois ports où
l'on pouvait aborder en France, et les gênes, les tarifs excessifs
qu'on était exposé à y rencontrer.

[En marge: État des partis en Amérique.]

L'état des esprits aux États-Unis, la division des partis dans cette
contrée libre, compliquaient encore cette situation. Alors comme plus
anciennement, et comme plus tard, l'Amérique du Nord était divisée en
fédéralistes et en démocrates.

[En marge: Les fédéralistes, leur caractère et leurs opinions.]

Les premiers, bien qu'ayant autrefois voulu la guerre contre
l'Angleterre pour l'affranchissement du sol américain, étaient
revenus, cet affranchissement obtenu, à une sorte de prédilection pour
l'ancienne mère patrie, et désiraient le commerce avec elle,
l'alliance avec sa politique, n'étant ni honteux ni fâchés d'une
ingratitude à l'égard de la France. Leurs intérêts et leurs opinions
étaient la double cause de ces penchants. Établis presque tous sur les
côtes nord-est de l'Amérique, à Philadelphie, à New-York, à Boston,
ils étaient d'anciens négociants anglais, intermédiaires naturels du
commerce avec l'Angleterre, et voulaient que l'Amérique consommât
surtout les produits britanniques dont ils étaient les importateurs et
les trafiquants. Ne produisant ni coton, ni sucre, ni tabac, ni
grains, ni bois, comme les colons de l'intérieur, ils se souciaient
peu de trouver des débouchés à ces produits, et ne s'inquiétaient que
du commerce anglais dont ils étaient les agents. Tels étaient leurs
intérêts; quant à leurs opinions, elles s'expliquaient tout aussi
simplement. Négociants riches, ayant les moeurs, les goûts, les idées
du grand commerce anglais dont ils étaient issus, ils avaient les
opinions réservées, sévères d'une aristocratie commerciale, aimaient
la politique sage, mesurée, conservatrice de Washington, inclinaient
fort à celle de M. Pitt, et ressemblaient singulièrement à cette
puissante cité de Londres, qui avait toujours formé la clientèle de
l'illustre ministre anglais. Quant à ce qui regardait spécialement
l'Amérique, ils désiraient un ordre de choses régulier, soutenaient
volontiers le gouvernement fédéral, et désiraient se maintenir en paix
avec toutes les puissances. La France de Louis XVI leur convenait à
peine, celle de la Convention pas du tout, et celle de Napoléon fort
peu. Ils déploraient les rigueurs de l'Angleterre envers leur
commerce; mais ils aimaient mieux les souffrir que de se mettre en
guerre avec elle, et surtout n'avaient aucune confiance dans le
gouvernement de Napoléon, qu'ils trouvaient à la fois révolutionnaire,
despotique, ambitieux, et perturbateur au plus haut point.

[En marge: Les démocrates.]

Les démocrates ou républicains, comme on les appelait à cette époque
voisine encore de la proclamation de la république, étaient par leurs
intérêts et leurs opinions exactement le contraire des fédéralistes.
Colons de l'intérieur pour la plupart, répandus dans la Virginie, la
Caroline, l'Ohio, le Kentucky, territoires riches en cotons, en
tabacs, en sucres, en céréales, en bois de toute espèce, ils avaient
intérêt à commercer avec la France, qui avait grand besoin des
produits de leur agriculture. Ayant les goûts de nos colons des
Antilles plutôt que ceux des négociants anglais, ils préféraient nos
produits à ceux de l'Angleterre, et enfin avec les moeurs des
planteurs ils en avaient les opinions, et étaient portés aux idées
immodérément libérales. Ardents autrefois à provoquer la révolte
contre l'Angleterre, ardents à désirer, à poursuivre l'indépendance de
l'Amérique, ils avaient, à la différence des fédéralistes, continué à
haïr l'Angleterre même après en avoir triomphé, et voulaient achever
l'oeuvre de leur indépendance en s'affranchissant du commerce, des
usages, de l'alliance de l'ancienne métropole. Naturellement ils
portaient à la France la bienveillance qu'ils refusaient à la
Grande-Bretagne, lui conservaient une vive reconnaissance des services
qu'ils en avaient reçus, lui pardonnaient aisément ses excès
révolutionnaires, dont ils avaient été moins révoltés que les
fédéralistes, et, quoiqu'elle fût tombée sous un despotisme passager,
voyaient toujours en elle la nation active, entreprenante, destinée en
tout temps à précipiter les mouvements de l'esprit humain. Irrités au
plus haut point des outrages faits à leur pavillon, ils étaient
impatients de les venger; ambitieux, ils tenaient à conquérir le
Canada, poussaient par ces motifs à la guerre avec l'Angleterre, et
formaient des voeux pour que la France, en ouvrant largement ses ports
à leur commerce, reçût leurs produits agricoles du sud et de l'ouest,
et fournît ainsi des arguments à leur polémique véhémente et
passionnée.

[En marge: Arguments que les uns et les autres tirent de la conduite
de l'Angleterre et de la France à l'égard de l'union américaine.]

Dès que des nouvelles arrivées d'Europe apportaient la connaissance de
quelques excès commis par les Anglais, les démocrates triomphaient, et
lorsqu'au contraire on apprenait que les Français avaient arrêté
encore quelque bâtiment américain, les fédéralistes disaient qu'à être
justes il faudrait déclarer la guerre aux deux puissances, et que ne
pouvant sans folie la faire à toutes deux, il fallait ne la faire à
aucune. Les démocrates répliquaient qu'il n'y avait que des gens sans
honneur, sans patriotisme, qui pussent souffrir la _presse_ de leurs
matelots, la violation de leur pavillon, qu'anciens colons de
l'Angleterre les fédéralistes voulaient le redevenir; et les
fédéralistes ainsi injuriés répondaient aux démocrates qu'ils étaient
des brouillons asservis à l'influence française.

[En marge: Caractère et politique de M. Maddisson.]

Le chef du pouvoir exécutif en ce moment était M. Maddisson, ami et
disciple de Jefferson, démocrate modéré, instruit, clairvoyant, rompu
aux affaires, et trouvant dans ses lumières personnelles un correctif
aux opinions trop vives de son parti. Convaincu de bonne foi que
l'Amérique avait bien plus d'intérêt à s'allier avec la France qu'avec
l'Angleterre, que, tout en voulant rester en paix, afin de recueillir
les immenses profits de la neutralité, il fallait au moins faire
respecter les droits de cette neutralité, il regardait une guerre avec
l'Angleterre comme tôt ou tard inévitable; mais il voulait y être
forcé par l'opinion, y être secondé par la France, et recevoir de
celle-ci en avantages commerciaux le prix du courage qu'on mettrait à
défendre la cause du droit maritime. Sage, mais aimant le pouvoir, il
avait une ambition, la seule jusqu'ici connue chez les présidents de
l'Union, celle d'obtenir une seconde élection, d'étendre ainsi de
quatre à huit années la durée de leur présidence, ce qui avait déjà
été la récompense et la gloire de Washington et de Jefferson, le terme
de leurs modestes et patriotiques désirs. Mais s'il avait devant les
yeux l'exemple de ces deux hommes illustres, il avait aussi celui de
M. John Adams, qui, ayant voulu en 1798 provoquer une guerre avec la
France, avait manqué sa réélection, et vu terminer sa gestion après
quatre années. Aussi apportait-il de grands ménagements dans sa
conduite, et il avait pris pour ministre des affaires étrangères M.
Monroe, démocrate de sa nuance, habitué autant que lui aux affaires,
tour à tour négociateur en Angleterre et en France, voulant être un
jour le continuateur de M. Maddisson, comme M. Maddisson lui-même
l'était de Jefferson. Mais, pour appeler M. Monroe à ce poste, M.
Maddisson avait écarté M. Smith, démocrate distingué et violent,
appartenant à une famille puissante, et il avait à se garder
non-seulement des fédéralistes, mais des démocrates extrêmes,
mécontents de sa circonspection et de sa lenteur calculée.

Pour couper court à cette lutte des deux politiques qui divisaient
l'Amérique, il eût suffi d'une dépêche de Paris apportant la complète
et définitive reconnaissance du droit des neutres, et la concession de
sérieux avantages commerciaux. Malheureusement on était à la fin de
1811; Napoléon était déjà tout occupé de ses projets contre la Russie,
et sa tête ardente, quoique immensément vaste, ne portait pas deux
projets à la fois. Passionné en 1810 pour le blocus continental, il
eût trouvé dans une guerre de l'Amérique avec l'Angleterre l'occasion
de mille combinaisons favorables à ses plans, et il n'eût rien négligé
pour l'amener. À la fin de 1811, au contraire, plein de l'idée de
terminer au nord de l'Europe toutes ses luttes d'un seul coup, il ne
donnait à M. Barlow, ministre d'Amérique et ami du président
Maddisson, qu'une attention distraite, et lui faisait quelquefois
attendre une audience pendant des semaines entières. Outre cette
disposition aux préoccupations exclusives, ordinaire aux âmes
passionnées, Napoléon en avait une autre tout aussi prononcée, c'était
une espèce d'avarice politique, consistant à vouloir tirer tout des
autres en leur donnant le moins possible, disposition qui par crainte
d'être dupe d'autrui expose quelquefois à l'être de soi-même, car ne
rien accorder, ou n'accorder que très-peu, n'est souvent qu'un moyen
de ne rien obtenir. Persévérant quoique avec moins de passion dans
son système de blocus continental, craignant toujours s'il y changeait
quelque chose, d'ouvrir des issues aux Anglais, craignant aussi d'être
dupe des Américains, il voulait ne leur rien concéder tant qu'ils
n'auraient pas déclaré la guerre à l'Angleterre. Il disait sans cesse
à M. Barlow: Prononcez-vous, sortez de vos longues hésitations, et
vous obtiendrez de moi tous les avantages que vous pouvez désirer.--En
attendant, les frégates françaises détruisaient tout bâtiment
américain portant des blés à Lisbonne ou à Cadix, et nos corsaires
couraient sur ceux qui essayaient de pénétrer dans les bouches de la
Tamise.

[En marge: La guerre, qui aurait pu éclater en 1811, est remise à
l'année 1812.]

C'est ainsi que la guerre qui aurait pu être déclarée en 1811 ne le
fut pas, et que toute cette année se passa en discussions violentes
entre les partis qui divisaient l'Amérique. À chaque vaisseau arrivant
d'Europe, on courait chez M. Sérurier, ministre de France, pour savoir
s'il avait reçu quelques nouvelles satisfaisantes, et ce diplomate,
que Napoléon, après les affaires de Hollande, avait envoyé à
Washington pour y pousser les Américains à la guerre, et qui s'y
comportait avec zèle et mesure, répétait chaque fois la leçon qu'on
lui envoyait toute faite de Paris, et disait sans cesse aux
Américains, que lorsqu'ils auraient abandonné leur politique de
tergiversation, ils recueilleraient le prix de leur dévouement à la
cause du droit maritime. Le congrès américain fut ainsi ajourné à 1812
sans avoir pris un parti, et ce fut, il faut le répéter, un grand
malheur, car cette guerre était de nature à donner au blocus
continental une telle efficacité, et à causer aux Anglais une telle
émotion, que la politique du cabinet britannique aurait pu en être
tout à coup changée.

[En marge: Effet produit en Amérique par la _presse_ des matelots.]

Cependant il était impossible que cette situation se prolongeât, et
l'année 1812 devait finir tout autrement que l'année 1811. Si la
France faisait attendre ses concessions commerciales, et saisissait
encore de temps en temps quelques bâtiments américains, l'Angleterre
persistait dans la négation absolue du droit des neutres, maintenait
ses _ordres du conseil_ dans toute leur rigueur, continuait sur les
côtes de l'Union la visite des bâtiments américains et la _presse_ des
matelots. Le nombre connu et publié des matelots enlevés avait produit
une indignation générale. Il passait comme nous venons de le dire le
chiffre de six mille, ce qui supposait une quantité bien plus
considérable de ces actes de violence, car on devait en ignorer au
moins autant qu'on en connaissait. Une dernière circonstance mit le
comble à l'exaspération publique, ce fut la déclaration faite par le
cabinet britannique, au moment où le prince régent reçut la plénitude
du pouvoir royal. Ce prince, ainsi qu'on l'a vu, appelé à la régence
en 1811, avait été obligé de subir certaines restrictions à sa
prérogative, restrictions de peu d'importance, mais qui paraissaient
être une sorte d'ajournement de son installation définitive. Tout le
monde en Angleterre comme en Europe avait semblé remettre à l'époque
où il serait pleinement investi du pouvoir royal, la détermination de
sa véritable politique. L'opposition en Angleterre n'avait pas
désespéré de le voir revenir à ses anciens amis, et l'Union américaine
différant sans cesse le moment d'une guerre redoutable, s'était
flattée que peut-être il apporterait quelques tempéraments à cet
absolutisme maritime, qui était un des caractères de la politique de
M. Pitt et de ses continuateurs. Mais les restrictions mises à
l'autorité du prince de Galles ayant été levées au commencement de
1812, et aucun changement n'en étant résulté dans la politique
britannique, il fallait bien désespérer, et l'Union prit enfin le
parti de ne pas supporter plus longtemps les vexations de
l'Angleterre, et de ne pas attendre plus longtemps non plus les
faveurs tant promises de Napoléon. Singulier spectacle donné par deux
grands gouvernements, l'un, celui de la France, ayant toutes les
lumières du génie, l'autre, celui de l'Angleterre, toutes les lumières
de la liberté, et tous deux aveuglés par les passions, entrant à
l'égard de l'Amérique dans une vraie concurrence de fautes, car, il
faut malheureusement le reconnaître, les pays libres se passionnent et
s'aveuglent comme les autres: seulement on peut dire que la liberté
est encore de tous les remèdes contre l'aveuglement des passions, le
plus sûr et le plus prompt.

[En marge: L'entrée en possession de l'autorité royale par le prince
de Galles n'ayant amené aucun changement, les Américains inclinent
définitivement à la guerre contre la Grande-Bretagne.]

[En marge: Adoption des mesures militaires exigées par les
circonstances.]

Le gouvernement américain, mécontent de la France, mais indigné contre
l'Angleterre, prépara une suite de mesures militaires qui indiquaient
visiblement la résolution de faire la guerre, et il eut grand soin en
ce moment de s'abstenir de toute relation avec la légation française,
afin qu'on n'attribuât point ses déterminations à notre influence. Il
proposa de porter l'armée permanente à 20 mille hommes, d'admettre les
enrôlements volontaires jusqu'à 50 mille, de créer une flotte de 12
vaisseaux et de 17 frégates, et d'emprunter 11 millions de dollars (55
millions de francs). Ces mesures furent discutées avec ardeur et du
point de vue propre à chaque parti. Les fédéralistes voulant accroître
de plus en plus l'empire de l'autorité centrale, et se voyant
contraints à la guerre, penchaient pour l'augmentation de l'armée
permanente et de la marine, et repoussaient les enrôlements
volontaires. Par contre les démocrates, se défiant instinctivement du
pouvoir central, répugnaient à la création d'une armée permanente, et
ne comprenaient qu'un genre de guerre, celui qui consisterait à jeter
une nuée de volontaires sur le Canada pour soulever ce pays, et
l'attacher à la fédération américaine. Ces opinions qui peignaient si
bien le génie des deux partis, finirent par un vote commun en faveur
des projets soumis à la législature, un peu modifiés toutefois dans le
sens des fédéralistes, car le sénat, où ceux-ci avaient le plus
d'influence, fit porter de 20 mille hommes à 35 mille l'augmentation
de l'armée permanente. À ces mesures s'en ajouta une dernière, ce fut
l'_embargo_, consistant à interdire pendant deux mois la sortie des
ports d'Amérique à tous les bâtiments américains, afin que les Anglais
eussent peu de captures à opérer. Après ces deux mois la guerre
elle-même devait être déclarée.

[En marge: Derniers incidents qui précèdent la déclaration de guerre.]

Pendant ce temps divers incidents fournirent encore à chaque parti des
prétextes pour essayer de soutenir, l'un la paix, l'autre la guerre.
Un intrigant ayant fait des révélations, desquelles on pouvait
conclure que certains fédéralistes avaient eu des relations
condamnables avec le gouvernement anglais du Canada, les fédéralistes,
quoique accusés injustement, furent un moment atterrés. Bientôt
cependant un autre incident vint ranimer leurs esprits abattus, tant
il semblait que l'Amérique, avant de prendre sa résolution définitive,
dût se débattre longtemps entre les fautes de la France et de
l'Angleterre. On apprit que des frégates françaises, croisant dans les
parages de Lisbonne, avaient coulé à fond plusieurs bâtiments
américains portant des farines à l'armée anglaise. À cette nouvelle
les fédéralistes se relevèrent, soutinrent que les décrets de Berlin
et de Milan n'étaient pas rapportés, que le décret du 28 avril 1811
n'était qu'un mensonge, et demandèrent comment on osait proposer la
guerre contre l'Angleterre pour n'avoir pas révoqué les _ordres du
conseil_, lorsque la France n'avait pas elle-même révoqué les décrets
de Berlin et de Milan.

Il fallait cependant aboutir à une solution, car le gouvernement du
président Maddisson pouvait craindre de voir sa considération
compromise par ces continuelles tergiversations. Le public finit par
comprendre qu'après tout il n'était pas bien étonnant que la France
voulût empêcher les neutres d'approvisionner les armées ennemies, et,
sans pénétrer dans les difficultés de la question de droit, se calma
bientôt à l'égard de l'événement de Lisbonne. On lut des dépêches de
M. Barlow annonçant des dispositions excellentes de la part de la
France, dispositions qui n'attendaient pour se manifester qu'une
résolution énergique des États-Unis contre l'Angleterre. Enfin au
milieu de juin, à l'époque même où Napoléon marchait du Niémen sur la
Dwina, la question solennelle d'une guerre à l'Angleterre fut posée au
congrès américain. La discussion fut violente et prolongée. Quelques
fédéralistes exaltés s'écrièrent que puisqu'on voulait faire respecter
son pavillon et jouer l'héroïsme, il fallait ne pas le jouer à demi,
et déclarer la guerre aux deux puissances. La proposition était
ridicule, car à la veille de combattre pour le droit maritime, il eût
été étrange de déclarer la guerre à celle des deux puissances qui,
tout en violant quelquefois ce droit, soutenait pour son triomphe une
lutte acharnée. La proposition était de plus souverainement
imprudente, car dans quels ports les corsaires américains auraient-ils
trouvé un refuge et un marché, si on leur avait fermé jusqu'aux
rivages de France? On ne tint compte des saillies de gens qui
voulaient décrier une opinion en l'exagérant, et à la majorité de 79
voix contre 37 dans la chambre des représentants, de 19 contre 13 dans
le sénat, la guerre fut votée par le congrès américain. La déclaration
officielle fut datée du 19 juin 1812.

[En marge: Déclaration définitive de guerre faite par les États-Unis à
l'Angleterre, le 19 juin 1812.]

Tandis que les fautes de l'Angleterre avaient cette issue, qui aurait
pu lui devenir si funeste, le cabinet britannique s'éclairant quand il
n'était plus temps, révoquait enfin les _ordres du conseil_, et M.
Forster, en s'embarquant dans l'un des ports de l'Union, venait d'en
recevoir la tardive nouvelle, qu'il laissait à un chargé d'affaires le
soin de communiquer au président Maddisson.

[En marge: Premières hostilités.]

Mais les démocrates s'étaient empressés de commencer les hostilités,
et en ce moment deux faits de guerre agitaient profondément
l'Amérique. L'un la remplissait de joie, l'autre de tristesse. Le
général Hull, à la tête d'une troupe de trois mille hommes, se hâtant
imprudemment de franchir la frontière du Canada près du fort de
_Détroit_, et de porter des proclamations insurrectionnelles aux
Canadiens, s'était trouvé pris entre les lacs Huron et Érié, enveloppé
par les troupes anglaises, et réduit à mettre bas les armes.
L'Amérique avait été vivement émue de cet événement, qui du reste
présageait si peu le sort de la présente guerre. Mais au même instant
le frère de ce général Hull, capitaine de la frégate _la
Constitution_, venait de remporter un triomphe qui avait exalté au
plus haut point le génie américain. Plusieurs frégates anglaises
avaient depuis un an insulté les côtes de l'Amérique, et exercé
insolemment la _presse_ à l'entrée de ses ports. La frégate _la
Guerrière_ notamment, autrefois française, avait bravé le commodore
américain Rogers, qui la cherchait pour la punir. Le capitaine Hull,
montant la frégate _la Constitution_, avait rencontré _la Guerrière_,
l'avait en trente minutes démâtée de tous ses mâts, et obligée de se
rendre avec 300 hommes, après lui en avoir blessé ou tué une
cinquantaine. Les manoeuvres et le tir de la frégate américaine
avaient été d'une précision admirable. Ses officiers, ses matelots
avaient déployé une intrépidité qui annonçait l'avénement sur la mer
d'une nouvelle race de héros. L'enthousiasme excité chez les
Américains par l'un de ces faits, la confusion produite par l'autre,
rendaient vains les efforts qu'on pouvait tenter pour amener un
rapprochement avec les Anglais.

Tels avaient été les événements au delà de l'Atlantique, pendant la
tragique catastrophe de notre armée en Russie. Qu'on se figure l'effet
d'une pareille déclaration de guerre un an auparavant, lorsque
l'Angleterre se trouvant sans alliés en Europe, aurait vu un nouvel
ennemi surgir au delà des mers, lorsque les Américains, seuls
violateurs du blocus continental, seraient devenus ses ardents
coopérateurs, lorsqu'il eût été dès lors impossible de reprocher à la
Russie ses complaisances pour eux, et que la guerre avec elle eût été
sans prétexte, lorsqu'on aurait pu envoyer vingt mille hommes avec un
nouveau Lafayette sur l'une des nombreuses escadres restées oisives
dans nos ports, lorsque enfin nos forces intactes auraient pu, par un
dernier coup frappé en Espagne, amener le terme de la guerre maritime!
Mais aujourd'hui, après le désastre de Moscou, la guerre de l'Amérique
avec l'Angleterre n'était plus qu'un bonheur inutile!

[En marge: Événements qui s'étaient accomplis en Espagne pendant la
campagne de Russie.]

[En marge: Napoléon en partant pour la Russie avait laissé à Joseph le
commandement supérieur des armées françaises en Espagne.]

En Espagne il s'était passé des événements également graves, découlant
des mêmes causes, et ceux-ci ne pouvant pas être qualifiés de bonheur
inutile, car ils avaient été presque constamment malheureux. On se
souvient que le sage capitaine qui commandait les armées anglaises
dans la Péninsule, et soutenait en y restant la constance de
l'insurrection espagnole, avait reconquis successivement les
importantes places de Ciudad-Rodrigo et de Badajoz, et annulé ainsi
les seuls résultats de deux campagnes sanglantes. On doit se souvenir
aussi de quelle manière il s'y était pris pour nous infliger ce
double affront. Tandis que Napoléon ordonnant de loin, brusquement,
avec une attention donnée un instant et bientôt retirée, faisait
avancer tous nos corps d'armée sur Valence, lord Wellington, toujours
bien informé par les habitants, avait profité de l'occasion pour
surprendre Ciudad-Rodrigo à la face de l'armée de Portugal, que ses
détachements sur Valence avaient fort affaiblie. Lorsque ensuite,
Valence prise, Napoléon avait ramené en toute hâte les forces
françaises vers le nord de la Péninsule, pour assurer les
communications avec la France, et pour attirer vers le Niémen les
détachements dont il avait besoin, lord Wellington, toujours aux
aguets, s'était rapidement porté vers le sud du Portugal, avait enlevé
Badajoz à coups d'hommes, et avait ainsi fait subir à l'armée
d'Andalousie un affront encore plus amer que celui que venait
d'essuyer l'armée de Portugal par la perte de Ciudad-Rodrigo. C'est au
lendemain de ce double échec que Napoléon était parti pour la Russie,
laissant à Joseph le commandement de toutes les armées françaises en
Espagne, et après avoir enlevé à ces armées les Polonais, la jeune
garde, une partie des cadres de dragons, un bon nombre d'excellents
officiers, tels que les généraux Éblé, Montbrun, Haxo. Les
vingt-quatre millions de francs que Napoléon avait promis de consacrer
annuellement à la solde, n'étaient pas encore acquittés en 1812 pour
l'année 1811; et sur le million par mois accordé à Joseph, afin de
l'aider à créer une administration, il était dû deux millions et demi
pour 1811, et six millions pour 1812. Comme unique instruction,
Napoléon adressait à Joseph la recommandation de bien maintenir les
communications avec la France, et de veiller à ce que les armées de
Portugal et d'Andalousie fussent toujours prêtes à se réunir contre
lord Wellington. Tout le succès de la guerre dépendait en effet du
soin que ces deux armées mettraient à se porter secours l'une à
l'autre? Mais comment l'espérer? comment l'assurer? Napoléon s'était
flatté qu'avec le commandement général, plus ou moins obéi, et 300
mille hommes d'excellentes troupes, donnant 230 mille combattants,
Joseph, s'il n'accomplissait pas des merveilles, réussirait néanmoins
à se maintenir. Ce simple résultat lui suffisait, surtout avec
l'espérance qu'il nourrissait de terminer en Russie toutes les
affaires du monde. Bien qu'il crût peu au génie militaire de Joseph,
il comptait sur la sagesse, sur la grande expérience du maréchal
Jourdan, auquel au fond il rendait justice, tout en ne l'aimant pas,
et il s'était endormi sur cette grave affaire, qui lui était devenue
singulièrement importune. Certainement Joseph et Jourdan exactement
obéis, auraient fait ce que Napoléon attendait d'eux, et même mieux;
mais on va voir si les choses étaient disposées pour qu'ils pussent
obtenir la moindre obéissance. La situation et la force des diverses
armées étaient les suivantes.

[En marge: Situation des diverses armées, et accueil qu'elles font à
l'autorité de Joseph.]

[En marge: L'armée du Nord sous le général Dorsenne.]

[En marge: Ses forces et ses dispositions.]

Le général Dorsenne gardait avec 46 mille hommes la Navarre, le
Guipuscoa, la Biscaye, l'Alava, et la Vieille-Castille jusqu'à Burgos.
Dans ce nombre étaient comprises les garnisons de Bayonne,
Saint-Sébastien, Pampelune, Bilbao, Tolosa, Vittoria, Burgos et autres
petits postes intermédiaires. Il ne restait pas 25 mille hommes de
troupes actives pour opérer contre Mina qui désolait et dominait la
Navarre, contre Longa, Campilo, Porlier, Mérino, qui parcouraient le
Guipuscoa, la Biscaye, l'Alava jusqu'à Burgos, communiquaient avec les
Anglais, et, séparés ou réunis, interceptaient les routes à tel point,
qu'une dépêche mettait souvent deux mois à parvenir de Paris à Madrid.
Cependant avec 25, même avec 20 mille hommes de troupes actives, un
chef habile aurait pu sinon détruire ces bandes, du moins leur laisser
aussi peu de repos qu'elles en laissaient à l'armée française, et
réduire beaucoup leur importance. Mais le général Dorsenne, ancien
général de la garde, brave autant qu'on peut l'être, propre sous un
bon chef à la grande guerre, n'avait ni l'activité ni la ruse qu'il
eût fallu pour courir après de tels adversaires, leur tendre des
embûches, et les y faire tomber. Roide et orgueilleux, il ne savait
obéir qu'à Napoléon. Muni d'ailleurs de ses anciennes instructions,
qui prescrivaient au commandant des provinces du Nord de s'occuper
exclusivement de leur pacification, à moins que les Anglais ne missent
en danger l'armée de Portugal, sachant que Napoléon songeait à séparer
ces provinces de la monarchie espagnole, autorisé par conséquent à les
administrer à part, le général Dorsenne se complaisait beaucoup trop
dans la spécialité de son rôle pour se soumettre facilement à la
suprématie de Joseph. Aussi lorsque ce dernier informa ses lieutenants
des ordres de l'Empereur qui l'instituaient commandant en chef des
armées françaises en Espagne, le général Dorsenne répondit que ces
ordres ne le concernaient point, car il avait une mission
particulière, dont on lui avait tracé de Paris l'étendue et l'objet,
et qui était à peu près inconciliable avec tout ce qu'on pourrait lui
prescrire de Madrid.

[En marge: L'armée de Portugal.]

[En marge: Son nouveau rôle et ses forces.]

[En marge: Situation périlleuse de l'armée de Portugal, ayant le plus
besoin et le moins de chances d'être secourue.]

[En marge: Demandes du maréchal Marmont pour l'armée de Portugal mal
accueillies par Napoléon.]

Le reste de la Vieille-Castille, le royaume de Léon, la province de
Salamanque, jusqu'au bord du Tage, étaient occupés par l'armée de
Portugal. La tâche de cette armée était fort étendue, puisqu'elle
devait se battre au besoin depuis Astorga jusqu'à Badajoz, sur une
ligne de cent cinquante lieues au moins. Du rôle d'armée de Portugal
il ne lui restait que le titre, car elle n'avait plus la prétention
d'entrer dans ce royaume, et elle avait pour objet unique de tenir
tête aux Anglais, surtout si en se portant au nord, ils essayaient de
se jeter dans la Vieille-Castille, et de menacer notre ligne de
communication, comme avait fait jadis le général Moore, comme lord
Wellington pouvait être tenté de le faire encore. Pour ce cas, le
maréchal Marmont, qui commandait cette armée, avait mission de
s'opposer résolûment à la marche des Anglais. Le général Dorsenne lui
devait des secours, Joseph lui en devait de son côté en faisant partir
de Madrid une portion de l'armée du Centre, et le maréchal Soult,
remontant d'Andalousie en Estrémadure, avait ordre de lui envoyer par
le pont d'Almaraz quinze ou vingt mille hommes de renfort. Si, au
contraire, lord Wellington se portait par le Tage sur Madrid, comme il
l'avait déjà essayé lors de la bataille de Talavera, le maréchal
Marmont devait franchir le Guadarrama, descendre par Avila sur le
Tage, et couvrir Madrid. Si enfin lord Wellington menaçait de nouveau
la basse Estrémadure, ce qui s'était vu lors du premier et du second
siége de Badajoz, le maréchal Marmont devait passer le Tage au pont
d'Almaraz, et se montrer jusqu'à Badajoz même, trajet immense de plus
de cent lieues, que ce maréchal avait exécuté l'année précédente pour
aller au secours du maréchal Soult. Croyant peu à cette dernière
supposition, et craignant surtout pour nos communications dans un
moment où il allait s'éloigner du centre de son empire, Napoléon avait
ramené la résidence ordinaire du maréchal Marmont du Tage sur le
Douro, de Plasencia sur Salamanque, ce qui avait rendu si facile à
lord Wellington de s'emparer de Badajoz. Napoléon pensait avec raison
que la sûreté de notre établissement en Espagne dépendait uniquement
du zèle que les généraux ci-dessus mentionnés mettraient à se porter
au secours les uns des autres, et le leur avait fort recommandé. On ne
pouvait pas douter du zèle que le maréchal Marmont mettrait à venir en
aide au maréchal Soult, puisqu'il l'avait déjà fait l'année précédente
malgré les distances; mais pouvait-on raisonnablement attendre quelque
assistance pour le maréchal Marmont du maréchal Soult, qui n'avait
jamais voulu rendre aucun service à l'armée de Portugal, du général
Dorsenne, qui se glorifiant de son rôle spécial, se regardait comme
souverain du nord de l'Espagne, et de l'infortuné Joseph, roi nominal
de l'Espagne entière, qui avait à peine de quoi garder Madrid et ses
environs? Il ne fallait pas s'en flatter, et cependant ce même
maréchal Marmont, qui moins qu'aucun autre avait chance d'être
secouru, était justement celui qui en avait le plus besoin, car il
était évident que lord Wellington, maître désormais de Ciudad-Rodrigo
et de Badajoz, véritables portes du Portugal sur l'Espagne, passerait
par la première et non par la seconde, car la seconde le conduisait en
Andalousie, où il n'avait rien d'utile à faire, où il y avait même
danger à s'enfoncer, tandis que la première le conduisait en Castille,
d'où il prenait nos armées à revers, et pouvait arracher d'un seul
coup l'Espagne de nos mains. Lord Wellington sans montrer ces vues
vastes, profondes, hardies, qui constituent le génie, avait montré un
jugement si sain, si ferme, qu'on ne devait guère douter de la route
qu'il adopterait, et Napoléon par toutes ses instructions prouvait
qu'il l'avait lui-même parfaitement deviné. Or, pour faire face à
l'armée britannique, portée cette année à 40 mille Anglais présents au
drapeau, et à 20 mille Portugais devenus bons soldats, c'est-à-dire à
60 mille combattants, le maréchal Marmont avait 52 mille hommes
environ, de la première qualité il est vrai, commandés par
d'excellents divisionnaires, tels que les généraux Bonnet, Foy,
Clausel, Taupin, mais dispersés sur une vaste étendue de pays.
Napoléon, toujours occupé des provinces du Nord, avait voulu que le
maréchal Marmont renvoyât le général Bonnet dans les Asturies, et que
celui-ci repassât les montagnes pour s'établir à Oviédo, ce qui
enlevait tout de suite à l'armée de Portugal 7 mille soldats et le
général Bonnet. Restaient 45 mille hommes. Il en fallait 1500 à
Astorga, 500 à Zamora, 500 à Léon, 1000 à Valladolid, 1000 à
Salamanque, 1500 répartis entre de moindres postes, tels que
Benavente, Toro, Palencia, Avila, etc..., 2,000 au moins sur les
routes, ce qui réduisait le maréchal Marmont à 37 mille combattants
tout au plus, en supposant qu'il pût réunir assez tôt les divisions
qui étaient à Valladolid avec celles qui étaient sur le Tage. Ce
n'était plus assez pour résister à 60 mille Anglo-Portugais. Le
maréchal Marmont avait donc envoyé à Napoléon son aide de camp, le
colonel Jardet, pour lui présenter ce compte de ses forces, pour lui
dire que lorsqu'il serait en danger, le général Dorsenne, tout occupé
des bandes du nord, trouverait mille raisons pour ne pas venir à son
secours, ou pour y venir trop tard; que Joseph ne serait ni assez
actif ni assez hardi pour se priver à propos de 10 mille hommes, ou de
6 mille au moins, sur les 14 mille dont se composait l'armée du
centre; que le maréchal Soult aurait, dans les distances qui le
séparaient de l'armée de Portugal, plus de raisons qu'il ne lui en
faudrait pour ne pas quitter l'Andalousie; que par conséquent lui
Marmont aurait le temps de succomber, et en succombant de découvrir la
frontière de France, avant d'être secouru, et qu'à moins qu'on ne lui
donnât le commandement supérieur des deux armées du Nord et de
Portugal, il ne pouvait se charger de la difficile mission de tenir
tête aux Anglais, et demandait à quitter l'Espagne pour faire sous les
yeux de l'Empereur la campagne de Russie. Napoléon avait écouté le
colonel Jardet, avait paru frappé de ce que lui avait dit cet officier
distingué, lui avait promis d'y pourvoir, en se raillant du reste de
l'ambition du maréchal Marmont, qui désirait un commandement si
supérieur à ses talents; puis, beaucoup plus occupé de ce qu'il
allait faire lui-même que de ce dont on l'entretenait, il avait
répondu au colonel Jardet: Marmont se plaint des distances, de la
difficulté de vivre ... j'aurai en Russie de bien autres distances à
parcourir, de bien autres difficultés à vaincre pour nourrir mes
soldats!... eh bien, nous ferons comme nous pourrons...--Napoléon
avait ensuite quitté le colonel Jardet en lui promettant d'aviser.
Mais comme il aurait fallu prendre des résolutions fort graves,
rappeler tel ou tel de ses lieutenants dont le dévouement à l'oeuvre
commune n'était pas le penchant ordinaire, changer la distribution des
forces, peut-être évacuer des territoires importants afin de se
concentrer, il était parti de Paris, s'en tenant à la disposition
générale qui conférait à Joseph le commandement supérieur, et se
flattant d'ailleurs toujours qu'il finirait lui-même toutes choses en
Russie.

Malgré ses justes appréhensions, le maréchal Marmont était resté à la
tête de l'armée de Portugal, s'occupant avec assez de sollicitude des
besoins de ses soldats, s'attachant à mettre Salamanque en état de
défense au moyen de vastes couvents convertis en citadelles, tâchant
de remonter sa cavalerie, d'atteler et de réparer son artillerie, ne
refusant en aucune façon de reconnaître l'autorité de Joseph, lui
envoyant au contraire ses états de troupes et ses rapports, plus même
que Joseph ne l'aurait voulu, car chacun de ces rapports se terminait
par une demande de secours. Une difficulté cependant, relative aux
arrondissements réservés aux diverses armées pour leur entretien,
existait entre le maréchal Marmont et le roi Joseph. Quoiqu'il n'eût
dans la vallée du Tage qu'une seule division, et que tout le reste de
son armée eût été reporté au nord, le maréchal Marmont voulait étendre
ses fourrages de Talavera à Alcantara, ce qui contrariait beaucoup
Joseph, réduit à nourrir ses employés civils avec des rations, et
ayant besoin par conséquent de toutes ses ressources. Sauf cette
difficulté, le maréchal Marmont entretenait avec Joseph d'excellentes
relations.

[En marge: L'armée du Centre directement commandée par Joseph.]

[En marge: Ses moyens et sa mission.]

Joseph, commandant l'armée du Centre, avait 13 à 14 mille hommes
valides, dans lesquels il se trouvait beaucoup de débris de divers
corps, comme il arrive toujours à un quartier général, et en outre 2
mille hommes qui appartenaient au maréchal Soult, et que celui-ci ne
cessait de réclamer. Avec cette force accrue de 3 mille Espagnols,
qu'il soldait de son propre argent, et qui étaient fidèles quand ils
étaient payés exactement, Joseph devait garder Madrid, de plus la
province de Tolède à droite, celle de Guadalaxara à gauche, maintenir
en arrière ses communications avec l'armée du Nord, et en avant
conserver à travers la Manche quelques relations avec l'armée
d'Andalousie. Il lui fallait même étendre l'un de ses bras jusqu'à
Cuenca, pour communiquer avec l'armée d'Aragon établie à Valence. Si
l'un de ces points cessait d'être bien gardé, Joseph était tout à coup
séparé de l'une des portions importantes du royaume, et perdait les
faibles ressources dont il vivait, ressources qui consistaient dans
quelques grains et fourrages obtenus à l'époque des récoltes, et dans
les impôts de la ville de Madrid. En ce moment surtout, obligé, pour
satisfaire aux réclamations pressantes du maréchal Marmont, de verser
des grains dans la province de Tolède, qui ordinairement lui en
fournissait, il avait tellement appauvri Madrid en vivres, que la
livre de pain y coûtait 26 à 27 sous. Aussi la misère y était-elle
extrême, ce qui n'était pas une manière de ramener les Espagnols à la
royauté nouvelle.

[En marge: L'armée d'Andalousie et le maréchal Soult.]

L'Andalousie, envahie si prématurément, se trouvait dans les mains du
maréchal Soult, qui avait sous ses ordres la plus belle partie de
l'armée française. Il disposait en effet de 58 mille hommes, les
non-combattants déduits, comme il a été fait pour tous les corps dont
nous venons d'énumérer les forces. Ces troupes étaient ainsi
réparties: 12 mille devant Cadix pour y continuer le simulacre d'un
siége; 10 mille à Grenade pour défendre cette province; 5 mille à
Arcos pour faire des patrouilles entre Séville, Cadix, Tarifa; 15
mille en Estrémadure sous le comte d'Erlon, pour observer le général
Hill établi à Badajoz; enfin 2 à 3 mille de cavalerie vers Baeza, pour
battre l'estrade vers les défilés de la Sierra-Morena. Avec le reste,
13 ou 14 mille hommes environ, le maréchal Soult occupait Séville, et
guerroyait contre Ballesteros, qui, ayant à sa disposition la marine
anglaise, descendait tantôt à droite dans le comté de Niebla, tantôt à
gauche vers Tarifa.

[En marge: Isolement de l'armée d'Andalousie.]

Dans ce riche pays, le maréchal Soult se suffisait à lui-même, et
avait de quoi bien entretenir ses troupes. Toutefois, malgré les
dernières mesures par lesquelles Napoléon avait prescrit aux divers
généraux de réserver au roi une partie du produit des contributions de
guerre, le maréchal Soult n'avait rien envoyé à Joseph, affirmant
qu'il pouvait pourvoir tout au plus aux besoins de son armée, et aux
dépenses du siége de Cadix, qui, en effet, avait exigé de nombreuses
créations de matériel, malheureusement jusqu'ici fort inutiles. Les
communications du maréchal Soult avec l'état-major général étaient
nulles. Il avait levé tous les postes qui à travers la Manche lui
auraient permis de communiquer avec Madrid, prétendant que c'était à
l'armée du Centre à garder la Manche, et ne se souciant guère
d'ailleurs de relations qui ne pouvaient consister qu'en demandes
d'argent et de secours fort importunes. Quoique Joseph fût devenu son
commandant en chef, ce maréchal était fondé à dire qu'il n'en savait
rien, car aucune dépêche de Paris ou de Madrid ne lui était parvenue.

[En marge: Grande faute d'avoir prématurément envahi l'Andalousie.]

[En marge: La plus belle armée de la Péninsule y était paralysée sans
profit pour la situation des Français en Espagne.]

Cet état de choses prouvait combien était grande la faute qu'on avait
commise de se porter en Andalousie. À s'étendre prématurément au midi
de l'Espagne, tout le monde eût compris qu'on l'eût fait vers Valence,
car outre les ressources qu'on devait y trouver, Valence garantissait
la possession de la Catalogne et de l'Aragon, c'est-à-dire de la
meilleure partie des frontières de France, procurait avec Madrid une
communication tout à fait indépendante des Anglais, enfin nous
assurait une moitié des rivages de l'Espagne, et surtout la partie de
ces rivages qui bordait la Méditerranée. Mais la conquête de
l'Andalousie, à laquelle Napoléon s'était laissé entraîner presque
malgré lui, ne donnait aucun des résultats qu'on s'en était promis.
Napoléon avait cru qu'on prendrait Cadix, et qu'ensuite on pourrait
par Badajoz tendre la main à l'armée de Portugal en marche sur
Lisbonne. Mais le siége de Cadix se bornait à occuper quelques
redoutes d'où l'on ne tirait pas, à fondre à grands frais de gros
mortiers, qui de temps en temps réussissaient à jeter quelques bombes
dans la rade de Cadix, presque jamais dans la ville même; le secours à
l'armée de Portugal s'était borné pendant la marche de Masséna sur le
Tage à prendre Badajoz pour le perdre presque aussitôt, et s'était
réduit depuis à laisser le comte d'Erlon avec 15 mille hommes à
Llerena, où il était à plus de cent lieues du maréchal Marmont. Mieux
eût valu employer ce corps au siége de Cadix, pour atteindre au moins
l'un des buts qu'on s'était proposés, que de le laisser en
Estrémadure, où il n'avait pas même aidé à sauver Badajoz. Quant au
secours pécuniaire qu'on avait espéré tirer de l'Andalousie, une
circonstance suffit pour en juger, c'est que le maréchal Soult
réclamait avec instance sa part des vingt-quatre millions que Napoléon
s'était décidé à envoyer en numéraire en Espagne. Une dernière utilité
espérée de l'expédition d'Andalousie, celle d'enlever à l'insurrection
sa capitale, en lui prenant Séville, se réduisait à lui en avoir
ménagé une dans la ville de Cadix, qui était imprenable, et d'où les
cortès espagnoles, imitant notre assemblée constituante, proclamaient
les grands principes de quatre-vingt-neuf, l'égalité devant la loi, la
liberté individuelle, la liberté de la presse, le concours de la
nation à son gouvernement, la séparation des pouvoirs, etc., principes
qui, bien que l'Espagne fût peu préparée encore à les entendre
proclamer, produisaient sur les peuples une vive impression.

Plusieurs fois Napoléon s'était plaint amèrement de ce qu'on ne tirait
pas un autre parti de l'Andalousie et des 90 mille hommes qui
l'occupaient, mais à la distance où il se trouvait, ses reproches, ses
conseils se perdaient dans le vide, et la faute de s'être inutilement
et intempestivement étendu au midi demeurait entière avec toutes ses
conséquences.

[En marge: L'armée d'Aragon et le maréchal Suchet.]

[En marge: Vaste étendue de pays que le maréchal Suchet avait à
garder.]

[En marge: Impossibilité de détourner aucune partie de l'armée
d'Aragon pour la porter ailleurs.]

Enfin restait le royaume de Valence, et le vaste établissement que le
maréchal Suchet y avait formé. Depuis la prise de Valence, le grand
rassemblement de forces qu'avait ordonné Napoléon de ce côté avait dû
se dissoudre, pour rendre à chaque province son contingent
indispensable. Le général Reille était retourné en Aragon avec 14
mille hommes, pour y conserver Saragosse, Lerida, Tortose, pour donner
la main à l'armée du Nord contre Mina, pour aider l'armée du Centre
contre l'infatigable Villa-Campa, contre Duran, contre l'Empecinado,
et enfin pour secourir au besoin l'armée de Catalogne. Le général
Decaen, depuis la perte de l'Île-de-France, revenu en Europe avec une
réputation intacte, commandait les troupes de Catalogne sous
l'autorité supérieure du maréchal Suchet. Il avait 27 mille hommes
pour garder Figuères, Hostalrich, Barcelone, et pour se montrer de
temps en temps sous Tarragone, la plus importante des conquêtes du
maréchal Suchet, car elle empêchait les Anglais de prendre terre dans
le nord-est de l'Espagne. Ces derniers, sachant combien il nous était
difficile d'approvisionner les places, tâchaient d'interdire les
communications par mer, tandis que le général Lacy tâchait de les
interdire par terre, et se flattaient ainsi de reprendre Tarragone au
moyen de la famine. Si cette place nous échappait, Lacy établi dans
ses murs avec son armée, renforcé par les Anglais, pourvu de tout par
eux, devenait un ennemi des plus dangereux, menaçait Tortose, la route
de Valence, et rendait l'évacuation de cette dernière ville presque
inévitable. Aussi n'était-ce pas trop de toute l'activité du général
Decaen, de celle de son habile lieutenant, le général Maurice-Mathieu,
pour suffire aux soins divers dont ils étaient surchargés, et pas trop
surtout de la continuelle attention du maréchal Suchet, qui, tout en
gardant Valence, avait constamment l'oeil en arrière pour secourir au
besoin les généraux Reille et Decaen. Le maréchal Suchet, dans les
trois provinces de Catalogne, d'Aragon, de Valence, avait 58 mille
hommes, en ne comptant que les présents sous les armes. En défalquant
les 14 mille confiés au général Reille, les 27 mille indispensables au
général Decaen, il conservait 16 à 17 mille hommes, pour surveiller la
longue route qui suit le rivage de la Méditerranée de Tortose à
Valence, pour avoir un corps de troupes en face d'Alicante, et pour
donner à Cuenca même la main aux troupes de Joseph. C'est tout au plus
si, en occupant les postes importants qu'il avait à garder, il lui
restait une division mobile de 7 à 8 mille hommes à porter sur les
points menacés.

Au nombre des dangers qu'avait à craindre l'armée d'Aragon (c'est le
nom général sous lequel on désignait les trois armées d'Aragon, de
Catalogne et de Valence), nous devons énumérer l'apparition de l'armée
anglo-sicilienne. Cette armée venait d'être formée par lord William
Bentinck en Sicile. Lord William Bentinck, l'un de ces Anglais
simples, généreux et libéraux, qui se montrent tout à coup
très-intéressés quand il s'agit de leur pays, était devenu un
véritable roi de Sicile. Fort contrarié par les Bourbons, qui, après
avoir été privés de Naples par les Français, se voyaient encore
annulés en Sicile par les Anglais, et naturellement ne négligeaient
rien pour secouer le joug de leurs protecteurs, il s'était débarrassé
du roi et de la reine, en les forçant à transmettre le pouvoir royal à
un jeune prince, investi de la régence dans un âge où il aurait eu
besoin d'être remplacé lui-même par un régent, et avait appelé à son
aide la nation sicilienne en lui donnant une constitution de forme
anglaise. Délivré ainsi de la cour de Palerme, ne craignant plus les
tentatives de Murat depuis que celui-ci avait été obligé de se rendre
en Russie, lord William avait pu disposer d'une bonne division
anglaise, et en outre d'une division sicilienne, qui ressemblait assez
à l'armée portugaise par l'organisation, et promettait de lui
ressembler bientôt par la valeur. C'était un corps d'une douzaine de
mille hommes, qui, pouvant, grâce aux flottes anglaises, se
transporter partout, produisait un effet supérieur à sa force
numérique. Ce n'était pas tout encore. Les Anglais s'apercevant de la
valeur des soldats espagnols, qui leur servaient si peu faute
d'organisation, tandis que les soldats portugais, sans valoir mieux,
leur rendaient tant de services, avaient imaginé de faire pour les uns
ce qu'ils avaient fait pour les autres, c'est-à-dire de prendre un
certain nombre d'Espagnols à leur solde, et de leur donner des
officiers anglais. Ils employaient à cette création les îles Baléares
dont ils étaient les maîtres, et le rivage de Murcie qui leur
appartenait presque tout autant. Le général Wittingham dans les
Baléares, le général Roche dans le royaume de Murcie, organisaient
deux légions espagnoles, qui devaient bientôt leur procurer encore
douze mille bons soldats.

C'est là ce qu'on appelait l'armée anglo-sicilienne, laquelle pouvant
tour à tour se transporter en Catalogne auprès du général Lacy, ou
dans le royaume de Murcie auprès du général O'Donnell, était devenue
un danger non plus imaginaire, mais très-réel, et même assez
inquiétant.

Le maréchal Suchet, fort attentif aux difficultés de sa situation,
avait fait des 16 mille hommes réservés au royaume de Valence l'emploi
le plus judicieux. Ayant placé de petites garnisons largement
approvisionnées à Tortose, à Peniscola, à Sagonte, ayant gardé à
Valence une autre petite garnison, qui avec les dépôts et les malades
pouvait être doublée au besoin, il avait laissé sous le général
Harispe environ 5 mille hommes en face d'Alicante, à la frontière de
Murcie. S'étant réservé pour lui-même une division active de 6 à 7
mille hommes, il était prêt à courir ou sur Tortose, ou sur Alicante,
ou même vers Cuenca, dans la direction de Madrid. Très-fin et très-peu
crédule, il ne prenait pas l'alarme mal à propos, n'exposait pas ses
troupes à des courses inutiles, et quand il fallait se porter à vingt
ou trente lieues, il ne les faisait pas mourir de besoin et de
fatigue, parce qu'il avait partout des magasins bien pourvus par son
habile administration.

[En marge: Administration du maréchal Suchet.]

Cette administration était pour moitié au moins la cause de ses
succès. Le lendemain de la prise de Valence, cette ville, tremblante
au souvenir du massacre des Français, avait craint de voir entrer dans
ses murs un vengeur impitoyable; mais loin de là elle avait trouvé un
vainqueur doux, tranquille, adroit, qui s'était appliqué à rassurer
les habitants, et qui les avait appelés, comme à Saragosse, à
participer au gouvernement du pays. Inspirant déjà confiance par sa
conduite en Aragon, il avait successivement ramené l'archevêque et les
anciens magistrats municipaux de la province, avait formé une junte,
arrêté avec elle la répartition de l'impôt, opéré même d'utiles
réformes, et, sans pressurer le pays, fait jouir son armée de toute la
richesse du royaume de Valence. Napoléon avait voulu que Valence payât
en argent le sang français versé en 1808, et il avait exigé une rançon
de cinquante millions. Une telle contribution au milieu des désordres
de la guerre, frappée sur une province riche mais peu étendue,
paraissait excessive. Grâce néanmoins au système administratif du
maréchal Suchet, on pouvait espérer d'en toucher une grande partie, et
certainement le tout, si on passait plus d'un an à Valence. Déjà le
maréchal Suchet avait habillé, soldé, armé jusqu'au dernier de ses
soldats, rempli ses magasins, préparé une réserve, et envoyé à Joseph
un premier à-compte de 3 millions, en promettant de lui verser
prochainement une somme plus forte. C'était la seule armée en Espagne
qui fût dans cet état. Aussi tout le monde y servait bien, y aimait
son chef, et se montrait prêt aux plus grands efforts.

[En marge: Dispositions du maréchal Suchet, et manière dont il se
propose d'obtempérer à l'autorité de Joseph.]

La nouvelle autorité attribuée à Joseph avait été bientôt connue à
Valence, par suite du bon entretien des communications, et elle
n'avait pas plu au maréchal, qui, quoique fort doux, n'aurait pas aimé
qu'on vînt troubler son règne juste et paisible. De l'argent, il
pouvait en donner, et il en donnait volontiers, mais des soldats, il
ne pouvait pas en distraire un seul, car les provinces qu'il gardait
étaient l'unique ressource des armées françaises, si, par un malheur
survenu en Castille ou en Estrémadure, elles perdaient leurs
communications avec Bayonne. Il était donc très-fondé à se refuser à
tout détournement de ses forces; il avait au surplus un bon moyen pour
s'y soustraire, c'étaient les instructions secrètes que Napoléon, dans
la pensée de se réserver les provinces de l'Èbre, lui avait envoyées
deux ans auparavant, et qui l'autorisaient à n'avoir pour l'état-major
de Madrid qu'une déférence de pure forme. Mais toujours modéré en
toutes choses, ne compliquant jamais par des difficultés de caractère
les difficultés de situation, il résolut de s'en tirer, comme il avait
déjà fait, en rendant à Joseph tous les services qu'il pourrait lui
rendre, et en particulier des services d'argent, qui dans le moment
étaient les plus appréciables et les plus appréciés, d'avoir pour son
autorité la déférence apparente la plus complète, et de ne recourir à
ses instructions secrètes que dans le cas où on lui demanderait une
chose dommageable pour les provinces qu'il était chargé de conserver à
l'Empire. On va voir que cette habile conduite devait parfaitement le
mener à son but, sans éclat, et sans conflit d'autorité.

[En marge: Embarras de Joseph, nommé commandant de cinq armées qui ne
veulent pas lui obéir.]

[En marge: Rapport du maréchal Jourdan sur cette situation.]

C'était, il faut le dire, un singulier commandement en chef que celui
qui était déféré au roi d'Espagne, et au maréchal Jourdan, son major
général. Des cinq armées occupant l'Espagne, celle du Nord refusait
nettement de lui obéir; celle de Portugal ne s'y refusait aucunement,
mais était obéissante pour être secourue; celle du Centre, placée
immédiatement sous ses ordres, lui obéissait directement et
absolument, mais elle était presque nulle; celle d'Andalousie, la plus
considérable, la moins empêchée, était résolue à ne pas obéir,
jusqu'ici d'ailleurs ignorait l'autorité de Joseph, et pouvait feindre
de l'ignorer longtemps encore; celle d'Aragon enfin, en ménageant
beaucoup Joseph, et en lui rendant des services d'argent, était dans
l'impossibilité de lui en rendre aucun autre: et pourtant ce n'était
que des secours que ces diverses armées se seraient prêtés les unes
aux autres, surtout celles du Nord et d'Andalousie à l'armée de
Portugal, qu'on aurait pu attendre le salut de nos affaires en
Espagne! Le maréchal Jourdan, qui joignait à un jugement sûr une
profonde expérience du commandement, et auquel il ne manquait pour
être vraiment utile, que de la jeunesse et du goût à servir sous un
ordre de choses qui lui était antipathique, sentait bien le vice de
cette situation, et le fit sentir à Joseph, auquel il présenta un
rapport complet et frappant. Mais que faire? Écrire à Paris pour
recevoir après deux mois du duc de Feltre (M. Clarke), ministre
laborieux mais évasif, une réponse aussi longue qu'insignifiante,
était l'unique ressource à espérer, surtout Napoléon étant parti, et
n'ayant pas plus le moyen que la volonté de s'occuper en ce moment des
affaires d'Espagne. Néanmoins le maréchal Jourdan adressa au ministre
de la guerre le rapport circonstancié de la situation qu'il avait déjà
présenté à Joseph, afin de réduire à ce qui était juste la
responsabilité de l'état-major de Madrid, et ensuite s'attacha à
deviner, et à faire comprendre à tous d'où allait venir le danger.

[En marge: Quels étaient, pour la campagne de 1812, les plans de lord
Wellington.]

D'ennemi redoutable, il n'y en avait qu'un, c'était l'armée anglaise.
Lord Wellington ayant pris Ciudad-Rodrigo en janvier, Badajoz en mars,
ayant employé avril et mai à faire reposer ses troupes, devait agir en
juin. N'ayant plus de places à conquérir, il fallait qu'il entreprît
une marche offensive. Où se dirigerait-il? S'avancerait-il par Badajoz
en Andalousie, ou par Ciudad-Rodrigo en Vieille-Castille? Telle était
la question, et elle était facile à résoudre, d'après les indices
qu'on avait recueillis, surtout pour un homme qui avait autant de
discernement que le maréchal Jourdan.

[En marge: Tous les indices révélaient l'intention d'opérer une marche
offensive en Vieille-Castille contre l'armée de Portugal.]

En effet, Badajoz pris, lord Wellington s'était reporté au nord du
Portugal avec la masse de ses troupes, et s'était placé à
Fuente-Guinaldo, à quelques lieues d'Alméida et de Ciudad-Rodrigo,
menaçant ainsi la Vieille-Castille, et l'armée de Portugal qui était
chargée de défendre cette province. En admettant toujours la
possibilité d'une feinte, il était cependant évident qu'il n'aurait
pas transporté toute son armée du midi au nord, pour la faire
redescendre du nord au midi un mois plus tard. Les feintes ne vont pas
jusqu'à épuiser des soldats de fatigue, sous un climat dévorant, pour
inspirer quelques doutes à l'ennemi. Ce qui était une feinte
évidemment, c'était la présence à Badajoz du général Hill avec
quelques troupes anglaises et portugaises, dont on s'efforçait de
grossir l'apparence pour faire illusion, et accréditer la supposition
d'une entreprise contre l'Andalousie. Outre la présence de lord
Wellington à Fuente-Guinaldo, il y avait de son projet beaucoup
d'indices secondaires très-frappants, tels que des mouvements de
troupes dans le Beïra, Tras-os-Montès, Léon, d'immenses magasins à la
Corogne, et de nombreux équipages de mulets dans la Galice. Ces
préparatifs de toutes sortes indiquaient de manière à n'en pouvoir
douter des projets contre la Vieille-Castille. Indépendamment de ces
raisons de détail, il y avait enfin une raison générale, qui devait
être décisive pour quiconque réfléchissait, c'est qu'en se portant au
nord, lord Wellington s'emparait en une marche de nos communications,
et, comme nous l'avons dit, faisait avec un seul succès tomber tout
notre établissement militaire en Espagne, tandis qu'en se portant au
midi, il n'arrivait à d'autre résultat que d'inquiéter l'armée
d'Andalousie, de l'obliger peut-être à abandonner la comédie du siége
de Cadix, mais rien au delà, toutes choses d'ailleurs qu'il obtenait
beaucoup plus sûrement en opérant par le nord, car il nous faudrait
bien évacuer l'Andalousie, la Manche, et peut-être Madrid, lorsque
nous serions menacés en Castille. La campagne du général Moore, qui,
même avec Napoléon sur les bras, avait coûté si peu aux Anglais, et
avait failli leur procurer de si grands avantages, était une leçon à
ne jamais oublier.

Aussi le maréchal Jourdan avec son expérience, Joseph avec son esprit
juste, ne s'y trompèrent-ils point, et ne conservèrent-ils pas le
moindre doute à cet égard. En tout cas, le maréchal Marmont, que le
danger touchait de près et rendait attentif, ne leur en aurait laissé
aucun. Il se hâta dès les premiers jours de mai, de leur annoncer que
les Anglais venaient à lui, de commencer en même temps ses préparatifs
de concentration, et de demander des secours à grands cris. Joseph et
le maréchal Jourdan virent sur-le-champ ce qu'il y avait à faire, et
le virent avec une sûreté de jugement qui était naturelle de la part
du maréchal Jourdan, voué depuis sa jeunesse à la carrière militaire,
mais fort méritoire de la part de Joseph, étranger à la profession des
armes. Si en ce moment leur autorité à tous deux eût été respectée,
rien n'eût été plus facile que de rendre vaine la tentative de lord
Wellington, et d'en tirer même l'occasion d'un triomphe éclatant, qui
aurait fort avancé nos affaires en Espagne, peut-être contrebalancé
dans une certaine mesure nos malheurs en Russie, car un grand revers
dans la Péninsule eût agi puissamment sur les Anglais, et au fond les
Anglais menaient l'Europe.

[En marge: En concentrant à propos les forces disponibles, on pouvait
faire échouer les desseins de lord Wellington.]

Pour leur ménager ce revers, il fallait tout simplement faire
concourir à la défense commune les forces qui étaient à portée, et
elles étaient plus que suffisantes sous le double rapport du nombre et
de la qualité. L'armée du Nord, quoique diminuée et n'ayant plus les
46 mille hommes qu'elle comprenait au commencement de la campagne,
avait bien encore vingt mille hommes de troupes actives. Eût-il fallu
les détourner toutes pour quinze jours, et laisser Mina, Longa,
Porlier, Mérino, maîtres de nos communications, on ne devait pas
hésiter. Les Anglais battus, ces coureurs n'étaient plus rien. Quoi
qu'il en soit, on aurait pu du moins détacher dix mille hommes pour
quelques semaines (et la preuve, c'est que l'armée du Nord, bien que
d'une manière inopportune, parvint plus tard à le faire); nos
communications en auraient été un peu plus difficiles, mais elles
l'étaient déjà tellement, que le mal n'eût pas été fort accru. Joseph,
qui avait 13 ou 14 mille hommes de troupes actives et 3 mille
Espagnols, pouvait bien en distraire 10 mille (il en détourna 13 mille
quand le moment lui sembla venu), et c'eût été un renfort total de 20
mille hommes. Enfin rien n'empêchait l'armée d'Andalousie d'envoyer le
corps du comte d'Erlon tout entier, ou au moins 10 mille hommes sur
les 16 mille qui composaient ce corps. Cinq à six mille suffisaient à
Llerena pour observer le général Hill, et si ce général avait commis
l'imprudence absolument invraisemblable de marcher en Andalousie, le
maréchal Soult, avec les 6 mille hommes de Llerena, avec tout ce qu'il
pouvait rassembler à Séville, aurait eu 25 mille hommes à lui opposer,
tandis que le général Hill n'en avait pas la moitié. On aurait donc
pu, en faisant des emprunts modérés aux armées du Nord, du Centre et
d'Andalousie, assurer au maréchal Marmont un renfort de 30 mille
hommes, qui aurait porté son armée à 70 mille, et lui aurait fourni le
moyen d'accabler lord Wellington, et de le pousser bien près du
précipice de l'Océan. Il est vrai qu'il eût fallu un général à ces 70
mille hommes, et que Masséna, dénoncé à toute l'armée comme fatigué,
usé, vieilli, n'était plus en Espagne. Mais enfin les 70 mille hommes
y eussent été; le maréchal Marmont, d'ailleurs, n'était pas incapable
de les conduire, et dans tous les cas Jourdan, le vainqueur de
Fleurus, bien obéi, aurait avec de telles forces suffi aux
circonstances. Du reste, lord Wellington, en présence d'un pareil
rassemblement, se serait certainement retiré en Portugal, ce qui l'eût
au moins annulé pour la campagne.

[En marge: Joseph et le maréchal Jourdan se hâtent d'adresser au
général Caffarelli et au maréchal Soult l'ordre de secourir l'armée de
Portugal.]

Les moyens existaient donc, et Jourdan et Joseph, il faut le
reconnaître, ne négligèrent rien pour les mettre en usage. Une fois
bien convaincus que lord Wellington allait marcher sur la
Vieille-Castille, et par conséquent se porter sur l'armée de Portugal,
ils écrivirent aux deux seuls généraux qui fussent en mesure de
secourir cette armée, au général Caffarelli, successeur du général
Dorsenne à l'armée du Nord, et au maréchal Soult, chef de l'armée
d'Andalousie, avec lequel on venait enfin d'entrer en relation. Ils
signalèrent à l'un et à l'autre le danger évident qui menaçait le
maréchal Marmont, et enjoignirent au général Caffarelli de diriger un
détachement d'une dizaine de mille hommes sur Salamanque, au maréchal
Soult de renforcer considérablement le comte d'Erlon, de le rapprocher
du Tage, de lui prescrire d'avoir sans cesse les yeux ouverts sur les
mouvements du général Hill, et si celui-ci, par les routes intérieures
que lord Wellington s'était ménagées, se dérobait, pour venir
renforcer son général en chef vers la Vieille-Castille, de le suivre,
de franchir le Tage au pont d'Almaraz, tandis qu'il le passerait
probablement à celui d'Alcantara, et d'apporter au maréchal Marmont un
renfort égal à celui que le général Hill apporterait à lord
Wellington.

Cet ordre malheureusement n'était pas le meilleur qu'il fût possible
de donner, et si plus tard il n'eût été modifié, on aurait pu le
considérer comme un service absolument nul pour l'armée de Portugal.
Il était conçu en effet dans la supposition que le général Hill avait
en avant de Badajoz des forces considérables, que ce général n'était
là qu'en attendant, et qu'il serait rappelé vers Fuente-Guinaldo
lorsque lord Wellington serait prêt à entrer en campagne. Or tout
était faux dans cette supposition. Au lieu de 30 mille hommes le
général Hill n'en avait pas 15 mille, parmi lesquels à peine une
division anglaise. Il était là pour masquer en demeurant immobile les
desseins de son chef, et pour occuper le maréchal Soult, pendant que
lord Wellington, qui avait réuni sept divisions anglaises et plusieurs
divisions portugaises à Fuente-Guinaldo, marcherait sur Salamanque. Le
comte d'Erlon renforcé tant qu'on l'aurait voulu, mais à la condition
de rester devant le général Hill qui ne devait pas changer de
position, aurait laissé périr sans secours le maréchal Marmont. Du
reste à la guerre c'est déjà quelque chose que d'entrevoir seulement
les desseins de l'ennemi: les deviner complétement et sur-le-champ
n'est que le propre des génies supérieurs. Or le maréchal Jourdan,
esprit sûr, mais lent, avait besoin de temps pour s'éclairer.
Transporté sur les lieux, il aurait sans doute bientôt discerné la
vérité; mais malade, dégoûté, attaché à un roi qui, quoique brave,
n'aimait pas à quitter Madrid, il était resté au palais, et, jugeant
de loin, n'avait jugé qu'à peu près du véritable état des choses. Au
surplus il fut bientôt détrompé, et pour le premier moment d'ailleurs,
les ordres donnés étaient suffisants, car ils enjoignaient à chacun de
ceux qui devaient concourir à la lutte prochaine de s'y préparer.
Quant au maréchal Suchet, qui était trop éloigné et trop dépourvu de
troupes pour envoyer des secours, on lui prescrivit de rendre à la
cause commune un genre de service qui ne devait de sa part souffrir
aucune difficulté, c'était de rapprocher davantage les forces du
général Reille de la Navarre, pour qu'il fût plus facile à l'armée du
Nord de fournir le détachement qu'on lui avait demandé, et de relever
à Cuenca les troupes de l'armée du Centre, pour que celle-ci fût plus
concentrée et plus disponible.

[En marge: Accueil fait aux ordres de Joseph par le général
Caffarelli.]

On peut aisément se figurer comment furent accueillis les ordres de
Joseph, donnés avec fermeté, mais sans cet accent dominateur qui
n'appartenait qu'à Napoléon. Le général Caffarelli, qui commandait
l'armée du Nord, était probe, dévoué, brave, comme tous les
Caffarelli, mais doucement entêté, timide non pas de coeur mais
d'esprit, et fort inférieur en intelligence à l'illustre officier à
jambe de bois qui avait fait la fortune de cette famille distinguée.
Sur les 46 mille hommes que comprenait son armée, elle en avait perdu
près de dix mille par les divers détachements envoyés à l'armée de
Russie; de plus les infatigables coureurs des provinces basques lui
inspiraient de continuelles inquiétudes pour les postes de
l'intérieur et pour ceux du littoral. Persistant comme le général
Dorsenne à se croire indépendant du général en chef, il ne refusa pas
précisément d'aider le maréchal Marmont, mais il ne dit ni quand, ni
comment, ni en quel nombre, il viendrait au secours de ce maréchal, et
ne fit que des promesses, dont avec quelque prévoyance on devait se
défier, bien qu'elles fussent sincères.

[En marge: Le maréchal Soult se refuse à exécuter les ordres venus de
Madrid, par la raison que les Anglais menacent l'Andalousie et non pas
la Vieille-Castille.]

En Andalousie l'accueil aux ordres de Joseph fut encore moins
satisfaisant. Le maréchal Soult, depuis qu'il était rassuré sur les
conséquences de sa campagne d'Oporto, avait toujours espéré qu'il
deviendrait le major général du roi Joseph. Masséna ayant échoué en
Portugal, Marmont n'ayant pas la situation nécessaire pour un tel
rôle, et Napoléon s'étant de sa personne enfoncé en Russie, le
maréchal Soult avait cru que ses espérances allaient enfin se
réaliser. Mais Napoléon peu satisfait des opérations de l'Andalousie,
ne voulant pas d'ailleurs imposer à son frère un major général qui lui
déplaisait, avait choisi le maréchal Jourdan, qui n'avait accepté la
qualité de major général que par amitié pour le roi Joseph. Le
mécontentement du maréchal Soult avait été extrême, et dans cette
disposition on n'avait pas grande chance d'être écouté en lui
demandant de secourir l'armée de Portugal, avec laquelle il n'avait
cessé d'être en querelle. De plus il jugeait tout autrement que
l'état-major de Madrid les projets de lord Wellington, et croyait
qu'au lieu de songer à la Castille, celui-ci était exclusivement
occupé de l'Andalousie. Il répondit par conséquent à Joseph, que
l'armée de Portugal allait encore tout perdre, qu'elle et son général
se trompaient, que lord Wellington ne se préparait point à marcher sur
Salamanque et sur le maréchal Marmont, que c'était à l'Andalousie
seule qu'il en voulait, que c'était donc à lui maréchal Soult qu'il
fallait venir en aide, car le général Hill n'était que la tête de la
grande armée britannique, prête à se porter tout entière sur Séville
pour délivrer Cadix; que le langage tenu à Cadix par les journaux de
l'insurrection ne permettait aucune incertitude à cet égard; que sans
doute il fallait renforcer le comte d'Erlon, mais pour secourir
l'armée d'Andalousie, et non pas celle de Portugal, qui n'était point
menacée.

C'était en vérité prêter à lord Wellington d'étranges pensées, que de
lui supposer pour raison d'agir en Andalousie le désir de sauver
Cadix, qui n'était pas en danger; c'était aussi s'en rapporter à de
singuliers indices pour juger les projets de l'ennemi, que d'ajouter
foi aux journaux de l'insurrection espagnole. Ce que l'ennemi eût le
moins fait assurément, c'eût été de publier ses résolutions, et dès
qu'il les annonçait ouvertement, il ne fallait pas s'y arrêter. Mais
indépendamment de tous les renseignements qu'on avait pu recueillir,
la vraie raison de ne pas croire à une tentative contre l'Andalousie,
c'est que lord Wellington n'avait rien à y faire, tandis que par un
seul succès en Castille il prenait toutes nos armées à revers. Le
maréchal Soult ne fut point de cet avis; il resta persuadé que le
général Hill avait 30 mille hommes, que lord Wellington allait lui en
amener encore 40, et que c'était lui, lui seul, qu'il fallait
secourir. Sa réponse fut conséquente avec ces idées.

[En marge: Le maréchal Suchet fait ce qu'on lui demande.]

Quant au maréchal Suchet, qui ne voulait point entrer en conflit avec
l'autorité de Madrid, auquel du reste on ne demandait rien qui pût
compromettre les provinces dont il était gouverneur, il fit ce qu'on
désirait de lui. Il rapprocha une division italienne du général
Reille, et fit remplacer à Cuenca les troupes de l'armée du centre,
quoique ce fût pour lui un grave inconvénient de s'étendre aussi loin.

[En marge: Nouveaux ordres plus précis au général Caffarelli et au
maréchal Soult.]

Cependant le danger devenait à chaque instant plus pressant et plus
visible, et il était impossible de douter du point que lord Wellington
allait attaquer. Joseph, toujours dirigé par le maréchal Jourdan,
écrivit au général Caffarelli, que bien qu'il se prétendît indépendant
de l'état-major de Madrid, il ne devait ni oublier ses devoirs
militaires qui lui prescrivaient d'aller au secours d'un camarade en
péril, ni ses instructions antérieures qui lui enjoignaient
expressément de secourir l'armée de Portugal contre les Anglais; qu'en
tout cas on lui en faisait un devoir formel, et qu'on lui donnait
l'avis positif que lord Wellington marchait sur Salamanque et sur
l'armée de Portugal. Quant à l'armée d'Andalousie, Joseph songea un
moment à prendre une résolution qui aurait sauvé l'Espagne, et avec
l'Espagne l'Empire peut-être. Il songea à ordonner l'évacuation de
l'Andalousie, province dont l'occupation ne procurait pas de grands
avantages, et qui absorbait 90 mille hommes, dont 60 mille
combattants, suffisants pour accabler les Anglais. Afin d'être obéi
dans une telle détermination, il aurait fallu destituer de son
commandement le maréchal Soult, qui se serait peut-être refusé à
l'évacuation, ou qui du moins l'aurait opérée trop tard pour être
utile à l'armée de Portugal. Mais l'abandon d'une vaste province, un
mouvement rétrograde très-prononcé, la destitution d'un maréchal
illustre, étaient des résolutions que Joseph avait assez d'esprit pour
concevoir, et pas assez de caractère pour exécuter. À défaut de ces
résolutions, voici ce qu'il prescrivit. Le maréchal Soult faisait
entrevoir sa démission, dès qu'on lui donnait des ordres qui lui
déplaisaient. Joseph lui envoya un officier de confiance, militaire de
beaucoup d'esprit, le colonel Desprez, avec mission de bien observer
tout ce qui se passait à l'armée d'Andalousie, de montrer au maréchal
son erreur relativement au projet des Anglais, de lui faire comprendre
que c'était vers Salamanque et non vers Séville que marchait lord
Wellington, de lui renouveler en conséquence l'ordre impératif de
porter le général Drouet d'Erlon sur le Tage, sans attendre ce que
ferait le général Hill, de lui déclarer en outre qu'à la moindre
menace de démission cette démission serait immédiatement acceptée. En
même temps il adressa au ministre de la guerre Clarke les dépêches les
plus détaillées, pour lui signaler tous les dangers, nous dirions tous
les ridicules, si le sujet n'avait été si grave, de cette situation
d'un roi général en chef, désobéi de tous ses généraux, et ne pouvant
les amener ni au nom du devoir, ni au nom de leur intérêt bien
entendu, ni au nom enfin d'une autorité qu'ils méconnaissaient, à
secourir celui d'entre eux qui était dans le péril le plus alarmant.

[En marge: Premier service rendu par Joseph à Marmont, en remplaçant
la division Foy au pont d'Almaraz.]

En attendant l'effet de ces diverses démarches, Joseph envoya un
premier secours au maréchal Marmont. Depuis que ce maréchal par ordre
de l'Empereur avait quitté la vallée du Tage, pour aller s'établir
dans la vallée du Douro, il avait laissé l'une de ses divisions, celle
du général Foy, sur le Tage, au pont d'Almaraz. Le maréchal Marmont en
avait agi ainsi parce qu'avec raison il attachait une grande
importance à ce pont, et aux nombreux ouvrages dont il l'avait
entouré. Nos forces actives destinées à s'opposer aux Anglais, étant
par une disposition vicieuse divisées en deux parts, une en
Andalousie, l'autre en Castille, on ne pouvait parer à cet
inconvénient que par une grande facilité de communications, afin de
courir promptement de l'une à l'autre, ainsi que le maréchal Marmont
l'avait fait après la bataille perdue de l'Albuera. Le Tage étant le
principal obstacle à franchir, le maréchal Marmont y avait construit
un pont, des ouvrages fortifiés, et des magasins. Ce qui se passait
devant nous était d'ailleurs une leçon frappante, dont il eût été
impardonnable de ne pas profiter. On voyait en effet du côté des
Anglais une seule armée, un seul général, se portant alternativement
du nord au midi, ayant pour le faire une route large, bien entretenue,
jalonnée de ponts et de magasins, sur laquelle les mouvements étaient
aussi prompts que faciles.

C'est par suite de cette leçon si instructive que le maréchal Marmont,
en se reportant du Tage sur le Douro, n'avait pas voulu abandonner les
ouvrages d'Almaraz, et y avait laissé la division Foy. Mais quoiqu'il
eût tout disposé pour la ramener promptement à lui à travers le
Guadarrama, le trajet qu'elle aurait à faire devait entraîner une
perte de cinq ou six jours, perte fâcheuse si on était obligé à une
concentration rapide par une subite apparition de l'ennemi, et il
supplia Joseph de le décharger du soin de garder le pont d'Almaraz.
Joseph se hâta de lui rendre ce service, bien qu'il en résultât une
nouvelle dislocation de la faible armée du Centre, et il y envoya la
division d'Armagnac.

[En marge: Première opération des Anglais.]

À peine y était-elle qu'une tentative téméraire et peu conforme au
caractère de l'armée anglaise, signala les grands projets de lord
Wellington pour cette campagne, et l'importance qu'il attachait à
empêcher l'armée d'Andalousie d'aller au secours de l'armée de
Portugal.

[En marge: Ouvrages du pont d'Almaraz.]

Le général Hill, par ordre de son chef, se jouant de la vigilance des
troupes que le maréchal Soult tenait devant lui en Estrémadure, quitta
son poste sans qu'on s'en aperçût, se porta sur le Tage avec une
division, le remonta à la dérobée, et se présenta devant le pont
d'Almaraz le 18 mai. Ce pont était situé au pied même des montagnes
qui séparent la vallée du Tage de celle de la Guadiana (voir la carte
nº 43), et, après l'avoir franchi, la grande route d'Estrémadure
s'élevait, et traversait les montagnes au col de Mirabète. Le maréchal
Marmont avait fait construire au sommet du col un ouvrage qui fermait
la route carrossable, et qui par conséquent ne permettait pas à un
ennemi venant de l'Estrémadure d'amener du canon. Il avait de plus
rendu cet ouvrage assez fort pour exiger l'emploi de la grosse
artillerie. Au pied de la hauteur, au bord du fleuve, il avait établi
deux ouvrages moins considérables, formant têtes de pont sur la rive
gauche et sur la rive droite. Un pont de bateaux, qui n'était pas
toujours tendu, servait à franchir le fleuve.

[En marge: Surprise de ces ouvrages par le général Hill.]

Le général Hill, qui avait déjà surpris deux ans auparavant le général
Girard dans les environs, à Arroyo del Molinos, et qui était coutumier
de ce genre d'expéditions, étant arrivé presque sans être aperçu à
portée de l'ouvrage de Mirabète, reconnut qu'il était trop fort pour
essayer de le brusquer, et imagina de faire descendre par un chemin de
traverse une colonne d'infanterie qui tâcherait d'enlever à l'escalade
les têtes de pont, tandis que le reste des troupes anglaises feindrait
d'attaquer Mirabète sur la hauteur. Ce plan hardi réussit
parfaitement. Les deux ouvrages qui formaient têtes de pont sur les
deux rives du fleuve, et que le maréchal Marmont avait moins
fortifiés, pouvaient être enlevés à l'escalade. Les Anglais posèrent
leurs échelles sur les escarpes à peine maçonnées, et pénétrèrent dans
la tête de pont de la rive gauche. Les troupes qui la gardaient,
espèce de ramassis de toutes nations, se laissèrent épouvanter malgré
la belle conduite d'un officier piémontais, qui se fit tuer pour les
rallier; elles s'enfuirent, tentèrent de se jeter dans quelques
bateaux, et furent ou prises ou noyées. L'ouvrage de la rive gauche
enlevé, celui de la rive droite se rendit immédiatement. Les Anglais
saccagèrent ainsi ce petit établissement, détruisirent les ouvrages,
brûlèrent les bateaux, et se retirèrent, très-fiers d'une expédition
qui leur valait plus d'honneur que de profit, puisqu'ils n'avaient
fait autre chose, après tout, que bouleverser temporairement les
moyens de passage. En apprenant ce coup téméraire, le général Foy,
qui était avec sa division en marche vers la Castille, rebroussa
chemin, courut après les Anglais, sans réussir toutefois à les
atteindre. On en fut quitte pour une affaire désagréable mais point
irréparable, car pour un pont détruit le Tage ne devenait pas un
obstacle invincible, et une armée qui remonterait à temps par la route
d'Estrémadure devait toujours trouver le moyen de le franchir.

Cet accident causa une vive émotion à Madrid, car il révélait la
prochaine entrée de lord Wellington en campagne, et son intention de
mettre les armées d'Andalousie et de Portugal dans l'impossibilité de
communiquer entre elles. Cette indication aurait dû agir sur celle des
deux qu'on appelait à secourir l'autre, et Joseph renouvela ses
instances, mais en vain, comme on va le voir.

[Date en marge: Juin 1812.]

Le maréchal Soult avait reçu la visite du colonel Desprez, avait
laissé apercevoir son extrême déplaisir de n'être pas major général de
Joseph, n'avait point renouvelé une offre de démission, dont on ne lui
cachait pas l'acceptation immédiate si elle était faite, et s'était
obstiné à soutenir que le danger menaçait non pas la Castille, mais
l'Andalousie. Il n'y avait pas moyen de redresser son opinion à cet
égard, et le colonel Desprez y renonçant, le pressa de s'expliquer sur
l'exécution des ordres relatifs au corps du comte d'Erlon. Le maréchal
avait renforcé ce corps, ainsi que Joseph l'avait prescrit, mais quant
aux instructions à lui donner, il avoua clairement qu'il ne
consentirait pas à s'en dessaisir, et à l'envoyer en Castille au
secours de l'armée de Portugal. À toutes les instances que lui fit le
colonel Desprez, le maréchal répondit que si on lui ôtait une portion
quelconque de ses forces il ne pourrait garder l'Andalousie, et qu'il
n'obéirait qu'à un ordre, celui d'évacuer cette province.

[En marge: Entrée en campagne de lord Wellington et sa marche sur
Salamanque.]

[En marge: Le général Caffarelli prépare un secours pour l'armée de
Portugal.]

[En marge: Ordre péremptoire envoyé par Joseph au maréchal Soult.]

Ces allées et venues, ces résistances obstinées, faisaient perdre un
temps précieux, pendant lequel lord Wellington se hâtait de marcher
sur l'armée de Portugal. En effet, dans les premiers jours de juin, on
apprit qu'il avait levé ses cantonnements, et qu'il était à la veille
de franchir l'Aguéda pour se rendre dans la province de Salamanque par
la route de Ciudad-Rodrigo. À cette nouvelle, le général Caffarelli
que le défaut de présence d'esprit au milieu des embarras dont il
était assailli, bien plus qu'une mauvaise volonté décidée, empêchait
d'obéir, le général Caffarelli sans plus discuter l'autorité du roi,
manda aux maréchaux Marmont et Jourdan qu'il allait marcher au secours
de l'armée de Portugal avec un détachement de 10 mille hommes. Quant
au maréchal Soult, Joseph lui expédia le véritable ordre qu'il aurait
dû lui adresser dès le commencement, il lui prescrivit non plus de
donner au comte d'Erlon l'instruction de suivre les mouvements du
général Hill, mais de faire sur-le-champ un détachement de 10 mille
hommes, de les acheminer sur le Tage, d'évacuer telle partie de
territoire qu'il faudrait pour rendre possible l'accomplissement de
cette mesure, et, enfin, s'il ne voulait pas obéir, de remettre
immédiatement son commandement au comte d'Erlon.

Confiant dans l'exécution d'un ordre aussi précis, dans les promesses
du général Caffarelli, dans la possibilité qu'il avait lui-même
d'envoyer quelques mille hommes au maréchal Marmont, comptant que par
toutes ces dispositions il pourrait porter l'armée de Portugal à près
de 70 mille hommes, il se rassura sur l'issue des événements qui se
préparaient en Castille, il se rassura, parce que, tout en étant doué
de bon sens, d'intelligence militaire et de courage, il n'avait pas
cette ardeur dévorante, cette vigilance sans sommeil du véritable
homme d'action, qui ne croit qu'à ce qu'il a vu, qui ne se repose que
sur les promesses accomplies, et ne donne pas un ordre sans en suivre
lui-même l'exécution, qualité que Napoléon possédait au plus haut
degré, et à laquelle il devait en partie ses prodigieux succès.

[En marge: État de l'armée anglaise au moment où elle entre en
campagne.]

Pendant que le temps le plus précieux se perdait de notre côté en
tristes tiraillements, lord Wellington s'était mis en mouvement pour
essayer d'une marche offensive en Castille, seule partie de l'Espagne
où, par les raisons que nous avons données, il pût agir utilement. Il
n'était pas lui-même, quoique commandant seul, et appartenant à la
puissance la plus riche de l'Europe, entièrement satisfait de sa
situation, surtout sous le l'apport matériel. La solde était
fort arriérée dans son armée; l'argent ne lui arrivait que
très-difficilement, parce qu'il fallait que son gouvernement convertît
en espèces métalliques, avec une perte d'au moins 25 pour 100, la
monnaie de papier circulant en Angleterre; de plus les Espagnols,
quoique dévoués à sa cause, lui fournissaient bien gratis tous les
renseignements qui pouvaient le servir, mais ne lui livraient leurs
denrées que contre argent. Les muletiers, qui avec six mille mulets
transportaient les vivres de l'armée anglaise, n'étaient pas payés
depuis plusieurs mois, et se plaignaient vivement. Or, s'ils avaient
refusé un seul jour leurs services, l'armée anglaise eût été perdue,
car sans les vivres réunis tous les soirs aux bivouacs, sans le temps
de les faire cuire, de les consommer, lord Wellington n'aurait
bientôt plus conservé un soldat dans les rangs. Aussi ne cessait-il
d'écrire à son gouvernement que si on lui donnait ces admirables
soldats français, comme il les appelait, qui se passaient
d'approvisionnements, couraient çà et là pour se procurer leur
nourriture, revenaient ensuite au drapeau, faisaient leur soupe en
hâte avec ce qu'ils avaient ramassé, et se battaient néanmoins s'ils
n'avaient pas eu le temps de la faire, il pourrait soutenir la guerre
sans argent; mais que si les soldats anglais étaient mis à une telle
épreuve, si on les exposait à quitter le drapeau pour aller à la
maraude, au bout de quelques jours il n'en reviendrait pas un. Il se
plaignait donc lui aussi d'avoir ses peines et ses difficultés. Son
armée, quoique excellente, n'était pas non plus telle qu'il l'aurait
voulue. Il l'aurait désirée plus nombreuse, particulièrement en
Espagnols. Ces derniers, qui auraient dû lui fournir trente ou
quarante mille soldats, lui avaient à peine envoyé une division de dix
mille hommes, mal disciplinés, mal commandés, et ne rendant aucun des
services qu'on devait attendre de la bravoure et de la sobriété du
soldat espagnol. Avec le dévouement des nations portugaise et
espagnole, avec toute la puissance de l'Angleterre, après plusieurs
campagnes heureuses, il était parvenu à réunir sur l'Aguéda, aux
premiers jours de juin, les forces suivantes: sept divisions
d'infanterie anglaise, présentant environ 35 à 36 mille hommes d'une
solidité à l'épreuve (une huitième division était sous le général Hill
en Estrémadure), cinq ou six mille hommes de cavalerie anglaise et
allemande excellente, deux brigades d'infanterie portugaise, plus
enfin une division espagnole sous le général don Carlos d'Espagne. Ces
auxiliaires, difficiles à compter, surtout les Espagnols, à cause de
leur organisation très-imparfaite, pouvaient monter à 14 ou 15 mille
hommes. Ainsi l'armée de lord Wellington était d'environ 55 mille
hommes. Les guérillas, très-propres au service de troupes légères,
ajoutaient à son effectif une force impossible à évaluer, mais réelle.
On voit qu'avec un peu d'entente entre nos généraux, avec nos braves
soldats, avec 300 mille hommes d'effectif, donnant 230 mille
combattants, il eût été facile en se concentrant à propos d'opposer
une masse écrasante à cette poignée d'Anglais, solides et bien
conduits sans doute, mais dont la force était tout entière dans la
sagesse de leur chef, et dans la désunion de nos généraux.

Lord Wellington le sentait si bien, que ce n'était qu'en tremblant (si
ce mot peut être employé en parlant d'un tel homme) qu'il s'avançait
en Castille. La conquête de Ciudad-Rodrigo et de Badajoz étant
accomplie, il fallait qu'il entreprît quelque chose; or, à
entreprendre quelque chose, il ne pouvait essayer, comme nous l'avons
montré, qu'une marche offensive en Castille. Sa ferme raison
n'admettait sur ces points aucun doute; mais, en songeant qu'il allait
se jeter sur les derrières des Français, entre les armées du Nord et
de Portugal d'un côté, les armées du Centre et d'Andalousie de
l'autre, qui seulement en envoyant chacune un détachement auraient pu
l'accabler, il était saisi d'une véritable crainte, non pas de la
crainte des âmes faibles, mais de la crainte des âmes fortes et
éclairées, qui sans s'exagérer le danger, en apprécient pourtant la
gravité. S'il se rassurait au point de marcher au-devant de tels
périls, c'est d'abord qu'il était obligé de tenter quelque chose, sous
peine de perdre l'occasion la plus favorable, celle de l'absence de
Napoléon; c'est ensuite qu'il comptait sur les misérables
tiraillements dont il s'était aperçu depuis longtemps, et qui
jusqu'ici avaient empêché nos généraux de l'accabler par la réunion de
leurs forces. Une seule fois il avait vu cette réunion s'opérer à
temps, c'était l'année précédente, lorsque le maréchal Marmont était
accouru en Estrémadure, et ce mouvement lui avait fait manquer
Badajoz, après une perte de six mille hommes. Au contraire, dans les
trois premiers mois de la présente année, cette concentration n'ayant
pas eu lieu, il avait pu prendre Badajoz et Ciudad-Rodrigo. Cette fois
encore, il se flattait d'avoir le même bonheur grâce aux mêmes causes.

[En marge: Demandes de lord Wellington à son gouvernement avant
d'entrer en campagne.]

[En marge: Lord Wellington passe l'Aguéda.]

Résolu à se porter en avant, il écrivit néanmoins à son gouvernement
qu'il ne fallait pas se flatter d'obtenir de grands résultats, car il
suffirait aux Français de se réunir contre lui pour qu'il fût
promptement rejeté en Portugal. Il demanda donc expressément que
l'armée anglo-sicilienne tentât une descente dans la province de
Murcie, ou dans celle de Catalogne, pour empêcher l'armée d'Aragon de
faire des détachements au profit de l'armée du Centre; il demanda aux
flottes anglaises qui croisaient dans le golfe de Biscaye, et
communiquaient avec les chefs de bandes, de simuler un débarquement
pour empêcher le général Caffarelli d'aller au secours du maréchal
Marmont. Ces précautions prises, il passa l'Aguéda dans les premiers
jours de juin, et se dirigea sur Salamanque. Sachant, par des rapports
exacts, dus au zèle des Espagnols, que le maréchal Marmont avait été
obligé de disperser ses divisions pour les faire vivre, qu'aucun
renfort ne lui était encore arrivé, il espérait trouver l'armée
française disséminée, en tout cas forte au plus de 40 mille hommes, et
probablement mal pourvue de matériel. Par ces divers motifs, il se
flattait de lui faire au moins évacuer Salamanque, et de la repousser
au delà du Douro, ce qui était un heureux commencement de campagne. Il
se proposait ensuite d'agir selon les événements, qu'il avait assez de
sang-froid pour attendre sans trouble, et assez de présence d'esprit
pour saisir avec à propos.

[En marge: Situation du maréchal Marmont au moment des premières
hostilités.]

Le maréchal Marmont, qui était sur ses gardes, quoique mal servi par
ses espions, connut bientôt l'approche de l'armée anglaise, et se mit
en mesure de n'être pas surpris. Ayant eu le temps de réunir quatre ou
cinq divisions, grâce au retour de la division Foy, il put former un
rassemblement respectable, et capable d'imposer à l'ennemi une extrême
réserve. Si toute son armée n'était pas sous sa main en avant de
Salamanque, c'est d'abord qu'il avait beaucoup de points à occuper, et
qu'ensuite, pour vivre dans un pays ruiné, il avait été obligé de
s'étendre sur un espace de plus de trente lieues. Du reste, ayant
profité des leçons administratives de Napoléon, dont il avait été
l'aide de camp, il avait employé l'hiver à soigner ses hommes, à
réparer son matériel d'artillerie, à recomposer autant que possible
ses attelages, et à mettre ses postes en bon état de défense. À défaut
de grands magasins qu'il n'avait pas le moyen de créer, il avait formé
auprès de chaque division un petit dépôt de biscuit qui lui permettait
de manoeuvrer une quinzaine de jours sans être inquiet de la
subsistance de ses soldats. Il avait disposé en citadelles trois
couvents qui dominaient Salamanque et commandaient le passage de la
Tormès. Il y avait placé une garnison d'un millier d'hommes, et il
pouvait s'en éloigner sans crainte de voir l'ennemi s'y établir. La
ligne du Douro, qui se trouvait en arrière de Salamanque, et qui avec
son affluent l'Esla couvrait à la fois la Vieille-Castille et le
royaume de Léon, était partout jalonnée de postes assez bien occupés.
Toro, Zamora, Benavente, Astorga, promettaient une certaine
résistance, et, en présence d'un adversaire circonspect, il était
possible, en manoeuvrant sagement, de tenir la campagne quelque temps,
sans être amené à une action décisive.

[En marge: Le maréchal Marmont se retire d'abord à quelque distance de
Salamanque.]

Le maréchal Marmont, après les dispositions que nous venons
d'énumérer, leva son camp de Salamanque, livra la ville à elle-même,
et alla camper à quelque distance pour se ménager le loisir de
rassembler ses divisions et d'observer les projets de l'ennemi. S'il
ne se hâta pas de se réfugier derrière le Douro, c'est qu'il avait la
Tormès pour se couvrir, et qu'il voulait rester en vue de Salamanque,
afin de donner du coeur à la petite garnison laissée dans les trois
couvents fortifiés.

[En marge: Attaque de Salamanque.]

Lord Wellington parut le 16 juin devant Salamanque. Reçu par les
habitants avec une joie qui éclatait toujours après le départ des
Français, et avant l'arrivée des Anglais, il consacra un jour ou deux
à la réflexion, et au plaisir d'avoir ainsi acquis les honneurs de
l'offensive, sans en courir les dangers. Les habitants lui demandaient
de les délivrer des trois couvents fortifiés qui dominaient la ville,
et qui pouvaient en rouvrir les portes aux Français. Ces couvents
examinés de près, semblèrent exiger une attaque en règle. Lord
Wellington résolut d'y employer dix ou quinze jours, et n'en fut pas
fâché, car il n'était pas disposé à précipiter ses mouvements dans une
contrée où chaque pas en avant pouvait être un pas fait vers un abîme.
Il avait amené avec lui quelques pièces de grosse artillerie, assez
mal approvisionnées. Il commença l'attaque des couvents avec ces
moyens, et envoya chercher à Ciudad-Rodrigo le matériel qui lui
manquait.

Voici la position des trois couvents qu'il s'agissait de prendre. Le
principal, le plus vaste, celui de Saint-Vincent, gros bâtiment carré,
ressemblant à un fort, avait été crénelé, percé d'embrasures, et
entouré de décombres qu'on avait disposés en glacis. D'un côté il
dominait la Tormès, qui passe au pied de Salamanque, et de l'autre
Salamanque elle-même. Les deux couvents de San-Gaetano et de la
Merced, situés un peu au-dessous et vers la ville, fournissaient
contre elle un second étage de feux, et en assuraient complétement la
possession.

Lord Wellington ouvrit la tranchée devant le couvent de Saint-Vincent
par le dehors de la ville. Quant aux couvents de la Merced et de
San-Gaetano, il voulut les brusquer, et en ordonna l'assaut. Mais les
troupes qui gardaient ces deux postes, secondées par le feu dominant
de Saint-Vincent, repoussèrent bravement les Anglais, et leur tuèrent
plusieurs centaines d'hommes. Lord Wellington prit alors le parti
d'attendre le gros matériel qui devait venir de Ciudad-Rodrigo. La vue
de l'armée française, réunie à quelques lieues de là, dans une bonne
position, soutenait le courage de nos petites garnisons, et
prolongeait leur résistance.

[Date en marge: Juillet 1812.]

[En marge: Occupation de Salamanque par les Anglais.]

Enfin, les 26 et 27 juin, la grosse artillerie étant arrivée au camp
des Anglais, lord Wellington fit battre en brèche. Les trois couvents
se défendirent vaillamment, et dirigèrent un feu violent contre
l'ennemi. Mais le principal, celui de Saint-Vincent, ayant été mis en
flammes par des obus, il devint impossible de s'y maintenir plus
longtemps, et, le 28, il fallut remettre ces citadelles improvisées,
au moyen desquelles on avait cru pouvoir conserver Salamanque, ou
s'assurer du moins le moyen d'y rentrer. Nous y perdîmes un millier
d'hommes hors de combat ou prisonniers; mais les Anglais en perdirent
un nombre au moins égal, et nous avions gagné douze jours, retard
précieux pour nous, et dès lors fâcheux pour nos adversaires. Il faut
sans doute y regarder avant de disséminer ses forces dans de petites
garnisons destinées à se rendre l'une après l'autre, mais, quand elles
coûtent autant de monde à l'ennemi, et vous font gagner autant de
temps, il n'y a pas de regrets à concevoir.

[En marge: Retraite du maréchal Marmont derrière le Douro.]

[En marge: Lord Wellington le suit.]

Jusqu'ici les opérations du maréchal Marmont étaient tout ce qu'elles
pouvaient être; mais Salamanque pris, il n'était pas sage à lui de se
tenir si près de l'armée anglaise, et il passa le Douro à Tordesillas,
décidé à lui bien disputer cette ligne. Du reste la circonspection des
Anglais ne faisait pas craindre de leur part une offensive très-vive.
Lord Wellington suivit l'armée de Portugal, et vint border le cours du
Douro, qui dans cette saison n'était pas très-volumineux, mais n'était
cependant pas guéable, excepté dans un petit nombre d'endroits. Ce
fleuve, comme nous l'avons dit, était pourvu de bons postes, tels que
Tordesillas, Toro, Zamora, et même Benavente et Astorga, en
considérant l'Esla et l'Orbigo comme un prolongement de la ligne du
Douro. Astorga notamment, outre de bons ouvrages qui avaient déjà
résisté, tantôt aux Français, tantôt aux Espagnols, contenait une
excellente garnison de 1500 hommes bien résolus à se défendre, et
devait, en donnant un fort appui à notre droite, gêner beaucoup la
gauche des Anglais. Lord Wellington, arrivé le 1er juillet sur le
Douro, s'y arrêta pour laisser à l'armée espagnole de Galice le temps
d'enlever Astorga. C'étaient, selon lui, quinze ou vingt jours encore
d'employés utilement, sans s'engager trop vite dans cette hardie
campagne entreprise sur les derrières des Français; mais c'était, on
doit le reconnaître, leur laisser aussi le temps de se réunir pour
l'accabler. Il fallait en effet qu'ils fussent aveuglés par d'étranges
passions, pour ne pas employer ce délai à rassembler soixante-dix
mille hommes contre l'armée anglaise. Aussi, en se tenant le long du
Douro, lord Wellington ne cessait-il d'adresser les plus vives
instances, d'un côté à l'armée anglo-sicilienne, pour qu'elle donnât
une forte occupation au maréchal Suchet, et de l'autre aux forces
navales anglaises croisant dans le golfe de Biscaye, pour qu'elles
fissent craindre au général Caffarelli un gros débarquement sur les
côtes des Asturies.

[En marge: Force de l'armée de Portugal depuis la réunion des huit
divisions qui la composent.]

Dans cet intervalle le maréchal Marmont, établi derrière le Douro,
s'était occupé à concentrer les huit divisions dont était formée
l'armée de Portugal. Après avoir recouvré la première de ces huit
divisions, celle du général Foy, il lui restait à recouvrer la
huitième, celle du général Bonnet, composée de troupes bonnes et
nombreuses, supérieurement commandée, et confinée sur le revers des
Asturies pour y batailler contre les Anglais et contre les bandes de
Porlier. Les Asturies valaient assurément la peine d'être conservées,
ainsi que l'avait prescrit Napoléon en partant pour la Russie, mais
elles n'étaient rien auprès de l'objet qui préoccupait en ce moment le
maréchal Marmont. Aussi n'avait-il pas hésité à dépêcher à la huitième
division l'ordre d'évacuer les Asturies, et cet ordre avait trouvé le
général Bonnet en route, car cet officier non moins intelligent
qu'intrépide, comprenant ce que tant d'autres plus élevés en grade ne
comprenaient point, avait jugé que tout intérêt devenait accessoire
devant la nécessité de repousser les Anglais. En défalquant tout ce
qu'on perd ou laisse en arrière à la suite d'une retraite rapide, le
général Bonnet amenait 6 mille hommes, excellents par leur valeur
propre, excellents par sa présence à leur tête. Cette adjonction
inspira beaucoup de confiance au maréchal Marmont. Elle portait à 36
ou 37 mille hommes son infanterie. Ce qui lui manquait c'était la
cavalerie, car elle s'était épuisée à courir les routes pour les
purger des guérillas. Pressé de la remonter, le maréchal Marmont avait
fait enlever tout ce qu'il y avait de chevaux de selle dans la
contrée, et il avait ainsi ramassé un millier de bons chevaux, ce qui
avait porté à 3 mille cavaliers bien montés et vigoureux le total de
sa cavalerie. Avec son artillerie, bien servie et composée d'une
centaine de bouches à feu, il avait environ 42 mille soldats, qui,
renforcés seulement par dix mille hommes, seraient devenus
très-supérieurs aux Anglais, et tels quels pouvaient leur tenir tête,
s'ils étaient conduits avec un peu de sagesse et de bonheur.

[En marge: Le maréchal Marmont; son esprit et son caractère.]

Sans doute ils n'étaient pas mal commandés par le maréchal Marmont,
mais ils ne l'étaient pas sûrement. Ce maréchal, ayant de l'esprit, de
l'instruction, de la bravoure, et le talent de bien tenir ses troupes,
possédait quelques qualités du général en chef, mais était loin de les
réunir toutes. Quoique dissipé dans ses goûts, il pensait fort à ce
qu'il avait à faire, combinait beaucoup, trop peut-être, car dans
l'action la justesse des idées vaut mieux que l'abondance.
L'abondance des idées en effet sans un jugement ferme et prompt,
éblouit au lieu d'éclairer. De plus ce maréchal ne passait pas pour
heureux. Le bonheur, qualité indéfinissable, est-il une vaine
superstition des hommes, ou bien une réalité? Est-ce une faveur du
sort capricieux, donnant à l'un pour les refuser à l'autre, ces
circonstances de froid, de chaud, de pluie, de soleil, d'arrivées
imprévues, qui font souvent réussir des combinaisons médiocres, ou
échouer des combinaisons habiles? Ou bien n'est-ce pas plutôt un
ensemble bien proportionné de qualités, qui, même sans des facultés
supérieures, inspire ces déterminations simples et fortes qui sauvent
les armées et les empires? Quoi qu'il en puisse être, le maréchal
Marmont dans sa carrière n'a point passé pour heureux, et, chose
singulière, il était confiant, soit que le courage suppléât en lui à
la fortune, soit qu'il ignorât sa destinée, qui alors ne s'était pas
révélée tout entière. Tel était le général de l'armée française en ce
moment, et si on avait pu pénétrer l'avenir, on aurait dû être
profondément inquiet en le voyant devant un général calme, solide,
d'une prudence consommée, et dont le bonheur, soit caprice du sort,
soit talent, ne s'était jamais démenti.

[En marge: Toutes les nouvelles que reçoit le maréchal Marmont le
disposent à ne plus espérer aucun secours.]

Le maréchal Marmont, abrité derrière le Douro, devait-il y rester
immobile? Sans doute il eût mieux fait d'attendre l'initiative de son
adversaire, de lui disputer le passage du Douro tant qu'il pourrait,
puis de se replier méthodiquement sur l'armée du Nord, qui aurait bien
fini, de gré ou de force, quand elle aurait vu l'ennemi chez elle, par
se joindre à lui. Mais il était jeune, plein de vanité, ignorait les
vues du sort, avait une armée d'une bravoure éprouvée, sur laquelle
les Anglais n'avaient pris aucun ascendant, qui reculait à
contre-coeur, et il venait de recevoir des nouvelles qui réduisaient à
rien ses espérances de secours. D'un côté le général Caffarelli, après
lui avoir annoncé un renfort de dix mille hommes, lui mandait
maintenant l'apparition des flottes anglaises entre Saint-Ander et
Saint-Sébastien, la probabilité d'un prochain débarquement, et en
définitive ne lui parlait plus du renfort promis. Or si on doit
espérer avec réserve de celui qui promet, à plus forte raison ne
doit-on rien espérer de celui qui ne promet pas, ou qui après avoir
promis ne promet plus. Au même instant Joseph, lui écrivant à la date
du 30 juin une lettre qui arriva le 12 juillet au quartier général de
l'armée de Portugal, lui faisait part de ses efforts pour amener les
armées du Nord et de l'Andalousie à le secourir, sans lui dissimuler
le peu de chance qu'il avait d'y réussir. Pour comble de disgrâce,
Joseph, soit qu'il ne fût pas prêt, soit qu'il n'en crût pas le moment
venu, ne lui disait pas s'il pourrait se priver en sa faveur d'un
détachement de l'armée du centre. Le maréchal Marmont devait donc se
considérer comme tout à fait abandonné. Certes si ce maréchal avait
cru pouvoir compter sur dix à douze mille hommes de l'armée du centre,
il aurait incontestablement attendu ce secours avant de rien
entreprendre, car on aime mieux partager l'honneur d'une victoire, que
de s'exposer à porter seul le poids non partagé d'une défaite. Quant à
l'armée d'Andalousie, qui aurait pu venir à son aide, et qui l'aurait
dû, ne fût-ce qu'à titre de reconnaissance, il n'en attendait
absolument rien, et les dernières lettres de Joseph ne faisaient que
compléter une conviction qui était formée chez lui depuis longtemps.
Les faits ultérieurs prouvent qu'il ne se trompait point.

[En marge: Réduit à ses propres forces, et craignant la reddition
d'Astorga, le maréchal Marmont songe à éloigner lord Wellington par
des manoeuvres, sans aucune pensée de livrer bataille.]

Réduit à ses seules forces, comparant son armée avec celle de lord
Wellington, qui n'était pas supérieure en nombre en ne voulant tenir
compte que des Anglais, se rappelant que les batailles gagnées par
ceux-ci ne l'avaient été que parce qu'on avait eu le tort de les
attaquer dans des positions où leur manière de combattre les rendait
invincibles, il pensa qu'avec des troupes fortement aguerries, il
pourrait manoeuvrer autour d'eux sans se compromettre, leur faire
abandonner la ligne du Douro, et les ramener à la frontière du
Portugal sans livrer bataille; que peut-être même, tandis qu'on
chercherait à se placer sur leur ligne de communication afin de les
contraindre à rétrograder, on pourrait occuper l'une de ces positions
défensives, où les avantages qu'on leur avait toujours laissés
seraient cette fois de notre côté. Les Français, qui escaladaient si
bien des positions presque inabordables, comme celles de Talavera et
de Busaco, seraient bien autrement redoutables, si au lieu d'avoir à
les emporter ils n'avaient qu'à les défendre, et les Anglais bien
moins heureux, si au lieu d'avoir à défendre ces positions, ils
avaient à les attaquer. Cette fois on serait presque sûr de la
victoire. Il n'y avait donc pas de témérité à vouloir manoeuvrer
autour des Anglais, et le cas d'une bonne position défensive se
rencontrant, de songer à leur disputer le terrain. À toutes ces
raisons d'agir s'en ajoutait une dernière d'un grand poids. Les
Espagnols de l'armée de Galice assiégeaient Astorga, qui n'avait pas
pour plus de quinze jours de vivres. Pouvait-on s'éloigner de l'armée
anglaise pour aller ravitailler cette place? Et si on ne le pouvait
pas sans danger, n'allait-on pas être tourné sur sa droite par la
perte d'Astorga, et condamné dès lors à une retraite indéfinie?

[En marge: Le maréchal Marmont repasse le Douro, et oblige lord
Wellington à rétrograder sur Salamanque.]

Telles furent les idées avec lesquelles le maréchal Marmont sortit de
l'asile qu'il avait trouvé derrière le Douro. Il essaya d'abord de
repasser ce fleuve en présence de l'armée anglaise, et le fit avec
assez d'art et de bonheur. Les bords du Douro étaient conformés de
telle manière qu'on découvrait d'une rive à l'autre tous les
mouvements des deux armées. Le maréchal Marmont affecta de faire
descendre par sa droite des colonnes de troupes vers Toro, et tandis
qu'il donnait à cette démonstration la plus grande vraisemblance
possible, il préparait sur sa gauche aux environs de Tordesillas les
moyens de franchir réellement le Douro sur plusieurs ponts de
chevalets. Dans la nuit du 16 au 17 juillet en effet, tandis que sa
droite prolongée simulait un projet de passage vers Toro, sa gauche en
opérait un véritable au-dessus de Tordesillas, et son centre suivant
sa gauche venait passer après elle. Le lendemain, profitant de la
surprise et de la confusion des Anglais, il ramenait sa droite à lui,
et se trouvait avec ses quarante-deux mille hommes, parfaitement
intacts, confiants, pourvus de vivres, au delà du Douro, avec toute
l'apparence d'intentions inquiétantes pour l'armée britannique.

Lord Wellington n'avait pas plus que le maréchal Marmont le désir de
livrer bataille, mais il était bien résolu à ne pas se laisser couper
de Ciudad-Rodrigo, où il avait ses vivres, ses munitions de guerre, et
une bonne porte pour rentrer en Portugal. Il s'empressa donc de lever
son camp et de rétrograder vers Salamanque par le chemin qu'il avait
déjà suivi. Le maréchal Marmont avait par conséquent réussi dans le
projet de le ramener en arrière.

En se reportant vers Salamanque on rencontrait divers affluents du
Douro, la Guarena d'abord, et ensuite la Tormès, sur laquelle
Salamanque est assise. C'étaient autant d'échelons à disputer en se
retirant. Lord Wellington se replia de l'un sur l'autre avec prudence
et lenteur. Au bord de la Guarena, le général Clausel, jeune
lieutenant général qui annonçait déjà les plus grands talents
militaires, se hâta trop de la franchir, et s'exposa à être ramené.
Mais ce fut une perte sans importance, et le 19 au soir on coucha le
long de cette petite rivière, bravant le canon les uns des autres pour
venir se désaltérer dans ses eaux, car la chaleur était étouffante.

[En marge: Heureuses manoeuvres de l'armée française en présence de
l'armée anglaise.]

Dans la nuit le maréchal Marmont remontant la Guarena par sa gauche,
la franchit à un point où elle n'était plus qu'un torrent
insignifiant, et se trouva tout à coup en présence des Anglais,
surpris de n'être séparés de nous par aucun obstacle. Aussi ne
tardèrent-ils pas à battre en retraite. Ils marchaient d'un bon pas,
avec aplomb, leurs masses bien serrées, couverts par de la cavalerie
et de l'artillerie légères, le long d'un plateau assez étendu. Notre
armée se tenait à leur hauteur, s'avançant sur un plateau parallèle à
celui qu'ils occupaient, montrant autant d'aplomb, beaucoup plus
d'aisance, et une confiance dont le général en chef se laissait
lui-même enivrer. L'artillerie légère longeant au galop le bord du
plateau sur lequel nous cheminions, s'arrêtait de temps en temps pour
canonner les Anglais, puis se remettait en mouvement pour les suivre.
Les deux positions se rejoignaient à un village, où on était
naturellement tenté de se devancer. Nos troupes y arrivèrent les
premières, en chassèrent quelques coureurs, et eurent le plaisir d'y
canonner l'armée ennemie, défilant sous notre feu, et à bonne portée.
Nous ne perdîmes personne et tuâmes quelques Anglais. Depuis le
passage du Douro, nous avions ramassé un millier d'hommes, tant
blessés que traînards. Le 20 au soir les Anglais repassèrent la
Tormès, et nous couchâmes sur ses bords.

[En marge: Arrivée des deux armées devant la célèbre position des
Arapiles.]

Le 21 nous franchîmes cette rivière à une lieue et demie au-dessus de
Salamanque, et vînmes prendre position en face des hauteurs dites des
Arapiles, sur lesquelles les Anglais s'étaient établis, et où il
n'était pas facile de les aborder. Le maréchal Marmont était sans
doute un peu trop enorgueilli de ses premiers avantages, et des
marches qu'il avait exécutées en présence de lord Wellington;
toutefois il était résolu à ne pas commettre d'imprudence, et à ne pas
renouveler les fautes de ses prédécesseurs, en allant mal à propos
attaquer les Anglais dans des lieux où il n'y avait aucune chance de
les vaincre. Il campa en face d'eux, après avoir occupé de son côté
une position assez avantageuse, séparée par un vallon de celle de
l'ennemi, et s'appuyant à droite au village de Calvarossa de Ariba, à
gauche à des bois dont il avait eu soin de s'emparer. Il n'avait donc
rien à craindre, et s'endormit tranquillement avec ses soldats, sans
autre projet que de continuer un système de manoeuvres qui lui avait
jusqu'à ce jour parfaitement réussi.

[En marge: À la vue de la position prise par l'armée anglaise, le
maréchal Marmont, sans songer à combattre, veut seulement faire un
léger mouvement par sa gauche, pour menacer les communications de
l'ennemi avec Ciudad-Rodrigo.]

Le lendemain matin, 22 juillet, le maréchal Marmont monta de bonne
heure à cheval pour juger des desseins de l'ennemi, et y conformer les
siens. Tout était en repos des deux côtés, et rien n'annonçait un
projet de la part de lord Wellington, si ce n'est peut-être celui de
rectifier sa position, et de se relier un peu plus étroitement à
Salamanque et à la route de Ciudad-Rodrigo. Une sorte de vallon peu
profond, et assez large, allant aboutir à la Tormès près de
Salamanque, nous séparait des Anglais, et rendait la position des deux
armées également sûre. Le village de Calvarossa de Ariba, occupé par
la division Foy, servait de pivot à notre droite. Notre centre et
notre gauche s'appuyaient à des bois. On pouvait ainsi attendre de
part et d'autre, sans se faire aucun mal, chacun des deux adversaires
ne voulant combattre qu'à coup sûr. Toutefois le maréchal Marmont,
confiant en fait de manoeuvres dans le savoir de son armée et le sien,
imagina un mouvement par sa gauche, qui avait pour but de déborder un
peu la droite des Anglais, de menacer par conséquent leurs
communications avec Ciudad-Rodrigo, et lorsqu'ils décamperaient, soit
pour se rapprocher de Salamanque, soit pour regagner la route de
Ciudad-Rodrigo, d'attaquer leur arrière-garde et de leur en prendre
une portion. C'était faisable, mais beaucoup trop ambitieux, et avec
les dispositions de lord Wellington, qu'il était facile de conjecturer
sans les connaître, et qui étaient de regagner Ciudad-Rodrigo le plus
tôt possible, il aurait mieux valu _lui faire un pont d'or_, que de
risquer des mouvements qui pouvaient sans qu'on le voulût engager une
bataille.

[En marge: Manoeuvre de l'armée française.]

Du reste, avec beaucoup de prudence dans l'exécution, il était
possible d'opérer ces mouvements sans de trop fâcheuses conséquences.
Laissant donc sa droite sous le général Foy au village de Calvarossa
de Ariba, et, pour la rendre plus forte encore, y ajoutant la division
du général Ferey, le maréchal Marmont fit défiler derrière cet appui
son centre et sa gauche, le long des bois auxquels il était adossé, et
en suivant toujours le bord des hauteurs qu'il avait occupées. Entre
les Anglais et nous, vers notre droite, s'élevaient deux mamelons
tristement célèbres, et appelés les Arapiles. De ces deux Arapiles, le
plus rapproché de nous était en même temps le plus élevé, et de son
sommet on pouvait canonner avec avantage le petit Arapile, dont les
Anglais avaient pris possession. On crut donc utile d'enlever le grand
Arapile comme appartenant à notre position, et comme devant consolider
l'établissement de notre droite. La brave division Bonnet, chargée de
cette opération, en chassa sans beaucoup de peine quelques troupes
légères ennemies qui s'y trouvaient, et y établit une forte batterie.
C'était une sorte de pivot parfaitement solide, autour duquel on se
mit à tourner pour opérer la manoeuvre projetée. En effet, le
maréchal Marmont porta le reste de ses divisions en avant, la gauche
en tête, défilant en face des Anglais, et laissant toujours entre eux
et nous le vallon qui nous séparait. La division Thomières, formant
son extrême gauche, s'avança un peu en flèche pour menacer la droite
des Anglais; les divisions Sarrut et Maucune se placèrent au centre,
la division Clausel en réserve, la division Brenier en arrière vers
les bagages et le parc d'artillerie. Ces mouvements s'exécutèrent avec
ordre, assez loin de l'ennemi, excepté celui qui nous mit en
possession du grand Arapile, et semblèrent, du moins pour le moment,
ne devoir entraîner aucune suite sérieuse.

[En marge: Lord Wellington ordonne une manoeuvre semblable, afin de
garantir ses communications.]

Pendant que le maréchal Marmont agissait de la sorte, lord Wellington,
qui assistait à cette manoeuvre, dirigée évidemment contre ses
communications, prit sur-le-champ son parti, et ordonna une manoeuvre
exactement semblable, de manière à avancer sa droite autant que nous
avancions notre gauche, et à être toujours en mesure de décamper quand
il le voudrait, sans nous trouver sur son chemin. En conséquence,
laissant sa gauche immobile devant notre droite immobile aussi, et lui
donnant une grande force, puisqu'il la composa de la division légère
sous le général Charles Alton, de la première division sous le général
Campbell, et d'une grosse masse de cavalerie, il porta son centre
vis-à-vis du nôtre, entre le petit Arapile et le village dit des
Arapiles, toujours sur le bord des hauteurs opposées à celles que nous
occupions. Ce centre était formé de quatre divisions anglaises,
c'est-à-dire de plus de vingt mille hommes, d'une excellente
infanterie. En première ligne, et ayant la gauche au petit Arapile,
étaient la 4e division sous le général Cole, la 5e sous le général
Leith; en seconde ligne, la 6e sous le général Clinton, la 7e sous le
général Hope. Lord Wellington porta sa droite au village de
Las-Torrès, en face de notre gauche, et la composa de la brigade
portugaise Bradford, de la division espagnole don Carlos. Il y ajouta
la 3e division anglaise, autrefois Picton, retirée des bords de la
Tormès, et en outre tout le reste de ses troupes à cheval, parce que
de ce côté le terrain s'abaissant rapidement, était tout à fait propre
aux manoeuvres de la cavalerie.

[En marge: Pendant ces divers mouvements la division Maucune engage la
bataille.]

Par ces mesures le général anglais avait suffisamment paré aux
dispositions de son adversaire, sans toutefois engager une bataille
dont il persistait à ne pas vouloir. Il était midi; toute la journée
se serait passée en manoeuvres semblables, sans grandes pertes de part
ni d'autre, et certainement vers la nuit lord Wellington aurait battu
en retraite pour regagner Ciudad-Rodrigo, nous rendant Salamanque sans
combat, lorsque le maréchal Marmont par une fatale impatience non pas
de combattre mais de manoeuvrer, voulut enlever l'arrière-garde de son
adversaire, qu'il croyait prêt à décamper. En conséquence il porta
plus en avant encore sa gauche, composée, comme nous l'avons dit, de
la division Thomières, et si en avant, qu'elle commença à descendre
des hauteurs devant la 3e division anglaise, qui était destinée, avec
une grande masse de cavalerie, à lui barrer le chemin. Il porta son
centre, composé des divisions Maucune et Sarrut, plus près encore du
bord du vallon qui nous séparait des Anglais, fit appuyer ces deux
divisions par le général Clausel, rapprocha la division Brenier, sans
prescrire à aucune d'aborder les Anglais, car, ainsi que nous venons
de le dire, il n'avait d'autre intention que d'entamer leur
arrière-garde lorsqu'ils se retireraient. Mais pour exécuter de tels
mouvements si près de l'ennemi, il faut avoir à la fois une dextérité
et une autorité qui assurent l'exécution précise de ce qu'on ordonne.
Malheureusement le maréchal Marmont ne possédait pas ces deux
avantages à un degré suffisant pour se montrer aussi hardi devant un
adversaire tel que lord Wellington. Le général Maucune, commandant la
division du centre qui était le plus en avant à gauche, était un
officier d'une bravoure éprouvée et d'une extrême audace sur le champ
de bataille. Croyant les Anglais en pleine retraite, il imagina que le
moment était venu de se jeter sur eux. En conséquence il fit demander
l'ordre d'attaquer, ne l'attendit pas, poussa devant lui les
tirailleurs ennemis, les replia, descendit dans l'intervalle qui
séparait les deux armées, et s'engagea contre les divisions anglaises
du centre, les divisions Cole et Leith. À cet aspect, lord Wellington
qui voulait bien se retirer, mais non pas fuir, accepta la bataille
qu'on semblait lui présenter, et fit donner à son centre l'ordre de
recevoir et de repousser l'attaque du nôtre.

Tandis que le général Maucune commettait cette témérité, le général
Thomières à gauche, continuant à s'avancer en pointe, descendait aussi
en plaine sans être appuyé, et s'exposait à rencontrer de front la
division d'infanterie Picton, et sur ses flancs une épaisse nuée de
cavalerie. On se mêla ainsi de toutes parts, et on fut aux prises sur
le front entier des deux armées, sans qu'aucun des deux généraux en
chef l'eût voulu.

Par malheur la division du général Clausel, nombreuse et
supérieurement commandée, était encore en arrière, et point en mesure
de fournir l'appui dont nos divisions imprudemment engagées auraient
eu besoin.

[En marge: Le maréchal Marmont voulant arrêter la division Maucune,
reçoit une blessure grave, et est obligé de céder le commandement au
général Bonnet.]

[En marge: Bataille de Salamanque.]

[En marge: L'armée française est contrainte d'abandonner le champ de
bataille.]

Le maréchal Marmont, qui du grand Arapile où il était resté pour
diriger ces divers mouvements, apercevait avec sa lunette les fautes
commises, remonta précipitamment à cheval pour aller lui-même contenir
l'impatience de ses lieutenants. Mais à peine était-il en selle qu'il
reçut un obus qui lui fracassa un bras et lui ouvrit le flanc. Certes
on pouvait bien ici croire à la fortune, et surtout à la fortune
contraire! Le malheureux maréchal tomba noyé dans son sang, et n'eut
que le temps de désigner le général Bonnet, le plus ancien de ses
divisionnaires, pour le remplacer dans le commandement. Sa blessure
était si grave, qu'on ne savait pas si elle ne serait pas
prochainement mortelle. Pendant qu'on allait chercher le général
Bonnet à droite, vers les Arapiles, la bataille partout commencée se
continua avec fureur sans général en chef de notre côté. Le général
Maucune poussa vivement les Anglais, et les accula au village des
Arapiles; le général Sarrut le soutint. Mais ils avaient en tête
quatre divisions ennemies, qui, outre qu'elles étaient quatre contre
deux, étaient individuellement plus fortes que les nôtres. Après un
premier succès, le général Maucune criblé par les redoutables feux des
Anglais se vit obligé de plier. Mais le général Clausel arriva, prit
la place de la division Maucune, et ramena les Anglais. Le maréchal
Beresford, présent sur cette partie du champ de bataille, prescrivit
alors à sa seconde ligne de se former en potence sur la première, de
manière à prendre en flanc la division Clausel. En même temps lord
Wellington fit vers sa gauche attaquer le grand Arapile par les
Portugais du général Pakenham, et vers sa droite il jeta sur la
division Thomières, descendue fort imprudemment dans la plaine, outre
l'infanterie de la division Picton, toute la masse de sa cavalerie.
Malgré ces efforts redoublés de l'ennemi, notre armée se maintint et
conserva son terrain. La division Bonnet, quoique privée de son
général, qui était accouru vers le centre pour prendre le
commandement, arrêta court les Portugais du général Pakenham. Le 120e
régiment leur tua 800 hommes, et resta maître du grand Arapile. Le
général Clausel soutint avec vigueur l'attaque de front de la division
Clinton, mais souffrit cruellement des feux de flanc de la division
Leith. On combattait de si près, que de toute part les généraux furent
blessés. De notre côté, le général Bonnet fut atteint gravement; le
général Clausel le fut aussi. Du côté des Anglais, le maréchal
Beresford, les généraux Cole, Leith, reçurent des blessures plus ou
moins dangereuses. À notre gauche, et à la droite des Anglais, le
combat n'était pas moins violent. La division Thomières fut assaillie
au milieu de la plaine par la cavalerie ennemie, perdit son chef, tué
sur le champ de bataille, et se replia en désordre. La division
Brenier courut à son secours, mais elle fut entraînée par le mouvement
rétrograde, et le brave 22e, voulant tenir bon, fut fort maltraité. Le
général Clausel, qui venait de remplacer dans le commandement le
général Bonnet, et qui, quoique blessé lui-même, n'avait pas quitté le
champ de bataille, pensa qu'il fallait se tirer de cette échauffourée,
et ne pas tout risquer en voulant s'opiniâtrer davantage. Il ordonna
la retraite, et la dirigea avec une grande présence d'esprit vers le
plateau que nous n'aurions pas dû quitter. Il y appela la division
Ferey qui était restée derrière la division Foy, à l'extrême droite,
et y ramena la division Sarrut, moins engagée que les autres divisions
du centre. Derrière ce solide appui se rallièrent successivement les
divisions Thomières et Brenier, compromises au loin vers notre gauche,
et les divisions Maucune et Clausel violemment engagées au centre. La
division Bonnet, qui, placée au grand Arapile, avait couvert le pied
du mamelon de cadavres ennemis, se replia également dans un ordre
imposant. Les Anglais essayèrent alors de gravir à leur tour les
hauteurs sur lesquelles nous venions de nous replier. Mais tous leurs
efforts se brisèrent devant les divisions Sarrut et Ferey.
Malheureusement le général Ferey, commandant la 3e division, fut
blessé à mort. Cependant les Anglais ayant cessé d'insister, nos
divisions défilèrent l'une après l'autre derrière les divisions Sarrut
et Ferey, passèrent ensuite derrière la division Foy, qui était restée
immobile à Calvarossa de Ariba, et revinrent par le chemin qu'elles
avaient suivi le matin dans de bien autres intentions que celles d'une
bataille, et dans l'espérance d'un bien autre résultat. Toute la
cavalerie anglaise se précipita alors sur la division Foy, qui,
n'ayant pas encore combattu, était chargée de couvrir la retraite.
Cette division reçut en carré les masses de la cavalerie anglaise,
leur tua beaucoup de monde, et se retira en bon ordre. On regagna
ainsi vers la nuit les bords de la Tormès, et on repassa cette rivière
sans être poursuivi.

[En marge: Graves conséquences de la journée de Salamanque.]

Telle fut cette funeste et involontaire bataille, dite de Salamanque
ou des Arapiles, qui eut pour l'armée anglaise des conséquences fort
imprévues, car elle lui procura une victoire inespérée, au lieu d'une
retraite inévitable, et commença, comme on va le voir, la ruine de nos
affaires en Espagne. Certes, c'était ici le cas, sans nier le mérite
de lord Wellington et les fautes du maréchal Marmont, de croire au
bonheur, car le résultat était bien disproportionné au mérite du
capitaine anglais, et aux fautes du général français. Un engagement
inattendu, trois généraux en chef blessés l'un après l'autre, une
confusion inouïe après plusieurs jours de la marche la plus ferme et
la plus heureuse, étaient-ce assez de coups terribles, et on peut dire
immérités! Cette bataille était bien la preuve que l'effet moral des
événements de guerre est la plupart du temps fort supérieur à leur
effet matériel. Si de notre côté les généraux Thomières et Ferey
avaient été tués, si le maréchal Marmont, les généraux Bonnet,
Clausel, Maucune avaient été blessés, de leur côté les Anglais avaient
eu le général le Marchant tué, le maréchal Beresford, les généraux
Cole, Leith, Cotton sérieusement blessés. Nous avions cinq à six mille
hommes hors de combat, et les Anglais à peu près autant. Nous avions,
il est vrai, abandonné en outre neuf pièces de canon, qui descendues
des hauteurs dans la plaine, et ayant perdu leurs chevaux, n'avaient
pu être ramenées. La différence dans les résultats matériels n'était
donc pas considérable, mais les situations étaient profondément
changées. Nous n'avions plus aucune chance de forcer les Anglais à
rétrograder; dès lors il fallait rétrograder nous-mêmes, avec une
armée non pas abattue, mais profondément irritée de ses longs
malheurs, à laquelle n'avaient servi ni son incomparable bravoure, ni
sa résignation aux plus cruelles souffrances, et qui tantôt par une
cause, tantôt par une autre, et presque toujours par la division des
généraux, avait été constamment sacrifiée. Il fallait la ramener
derrière le Douro, peut-être même au delà, si on voulait lui rendre la
confiance, et la résolution de se dévouer de nouveau à une guerre que
dans son bon sens elle jugeait détestable, et à des chefs qu'elle
accusait de toutes ses infortunes. Lord Wellington au contraire était
maître désormais de tenir la campagne en Castille, et sur les
derrières des Français, car nulle part il n'y avait une force capable
de lui tenir tête. L'armée de Portugal allait être obligée de se
replier devant lui jusqu'à ce qu'elle rencontrât l'armée du Nord,
c'est-à-dire bien loin; l'armée du Centre était beaucoup trop faible
pour oser l'approcher; l'armée d'Andalousie était hors de portée; et
il avait dès lors le choix, ou de poursuivre le général Clausel, pour
essayer de le détruire, ou de se jeter sur Madrid, pour y entrer en
triomphateur. Telles étaient les cruelles suites de la mauvaise
volonté de ceux qui n'avaient pas secouru à temps l'armée de Portugal,
et de l'imprudence de ceux qui l'avaient engagée dans une bataille
inutile.

[En marge: Le général Clausel prend le commandement.]

[En marge: Caractère et talents de ce général.]

Heureusement pour cette armée, il lui arrivait, trop tard sans doute,
mais utilement encore, un chef digne de la commander. Le général
Clausel était jeune, vigoureux de corps et d'esprit, peu instruit il
est vrai, et souvent négligent, mais d'un imperturbable sang-froid,
tour à tour impétueux ou contenu, doué sur le terrain d'un coup d'oeil
supérieur, et moitié insouciance, moitié vigueur d'âme, supportant,
quoique n'ayant jamais commandé en chef, les anxiétés du commandement
aussi bien que les plus expérimentés capitaines. Estimé des soldats
pour sa vaillance, aimé d'eux pour sa bonhomie, il était le seul qui
put en obtenir encore quelque soumission, et leur faire endurer, sans
les révolter, des exemples de sévérité.

[En marge: Retraite de l'armée française derrière le Douro.]

Ayant pris, tout blessé qu'il était, et des mains de deux généraux
blessés eux-mêmes, le commandement en chef, l'ayant pris au milieu
d'une déroute, il parut si peu troublé, que le calme rentra dans les
âmes, et l'ordre avec le calme. Le 23 juillet, il rétrograda sur le
Douro le plus rapidement qu'il lui fut possible. Les Anglais ayant
tenté de le poursuivre avec leur cavalerie, il les reçut en carré, et
les maltraita. Par malheur un carré du 6e léger ne s'étant pas formé à
temps, essuya quelque dommage. Ce fut du reste le seul accident de ce
genre. Bientôt on se trouva derrière le Douro, débarrassé des
Anglais, mais assailli d'une nuée de guérillas, qui, sans nous faire
courir aucun danger sérieux, égorgeaient cependant nos blessés, nos
traînards, nos fourrageurs. Nos vivres étaient épuisés, les soldats
ayant consommé durant ces quelques jours de manoeuvres les ressources
que le maréchal Marmont leur avait ménagées. Irrités par les cruautés
dont leurs camarades étaient victimes sous leurs yeux, les soldats
pillaient non-seulement avec avidité, mais avec barbarie, se souciant
peu de détruire un pays inhospitalier qu'ils ne pouvaient pas garder,
et qu'ils espéraient ne plus revoir. Le général Clausel eut la plus
grande peine à réprimer leurs excès, et à plusieurs reprises sentit
l'autorité expirer dans ses mains. Cependant, grâce à lui, l'armée ne
cessa pas de présenter un ensemble que lord Wellington, dans sa
louable prudence, ne voulut pas essayer d'entamer une nouvelle fois.

[En marge: Arrivée inattendue d'un détachement de l'armée du Centre.]

En ce moment arrivaient enfin une partie des secours tant demandés, si
vainement attendus, et dont l'invraisemblance, après une trop longue
attente, avait contribué à entraîner le maréchal Marmont dans des
opérations téméraires. Le premier jour de la retraite, le général
Clausel rencontra un millier d'hommes que le général Caffarelli avait
fini par envoyer, et consistant en deux régiments de cavalerie et un
détachement d'artillerie attelée. La dérision était grande en vérité,
et eût mérité une répression sévère, si le général Caffarelli n'avait
eu pour excuse sa bonne foi, et le trouble que lui avait causé
l'apparition des flottes anglaises sur les côtes de Biscaye.
Courageux, mais dépourvu de présence d'esprit, il avait cru à un
formidable débarquement, et au lieu des dix mille hommes promis, il en
avait expédié mille. Un autre secours, celui-ci décisif s'il fût
arrivé à temps, fut non pas rencontré, mais annoncé par une dépêche de
Joseph, au moment où l'armée repassait le Douro. Ce secours était
d'environ 13 mille hommes, comprenant presque la totalité de l'armée
du Centre, que Joseph, en désespoir de cause, s'était décidé à
conduire lui-même à Salamanque, et qu'il avait encore mis plus de
lenteur à annoncer qu'à amener. Il était parti de Madrid le 21
juillet, et, quoique tard, ce n'eût pas été trop tard, si trois ou
quatre jours auparavant il eût mandé ce mouvement au maréchal Marmont.
Malheureusement il n'avait écrit que le 21, jour de son départ de
Madrid, et il était bien impossible que le maréchal Marmont fût averti
le 22 à Salamanque du secours qu'il allait recevoir. Prévenu à temps,
ce maréchal eût certainement attendu, et quoique le nombre ne soit pas
une ressource assurée dans une bataille aussi mal engagée que celle de
Salamanque, probablement un tel renfort aurait ou déterminé lord
Wellington à décamper en toute hâte, ou provoqué des combinaisons
différentes. En tout cas il eût fallu bien du malheur pour que 55
mille Français, tels que ceux qui auraient composé l'armée de
Portugal, eussent été battus par 40 mille Anglais, accrus de 15 mille
Espagnols et Portugais.

[En marge: Motifs qui avaient empêché Joseph d'arriver plus tôt, et
surtout d'annoncer son arrivée.]

Comment ce secours arrivait-il ainsi? comment arrivait-il si tard?
comment même arrivait-il? C'est ce qu'il faut maintenant faire
connaître. Joseph, comme on l'a vu, avait expédié au maréchal Soult
non plus l'ordre de placer le comte d'Erlon en face du général Hill
pour le suivre où il irait, mais l'ordre plus approprié aux
circonstances de détacher immédiatement 10 mille hommes sur le Tage,
pour les envoyer à l'armée de Portugal, et de se dessaisir ou de ces
10 mille hommes, ou de son commandement. De plus, Joseph avait
autorisé le maréchal Soult à restreindre son occupation, s'il se
croyait trop affaibli pour continuer à garder l'Andalousie tout
entière. Il semble qu'un tel ordre n'admettait ni tergiversation ni
refus, et certainement il n'en aurait pas rencontré s'il fût émané
d'un pouvoir capable de se faire respecter, c'est-à-dire de Napoléon
lui-même. Mais il n'en fut pas ainsi. Le maréchal Soult usant d'un
argument déjà employé, déclara qu'il était prêt à obéir, mais à une
condition qu'il ne devait pas laisser ignorer, c'était l'évacuation
immédiate et complète de l'Andalousie, car avec 10 mille hommes de
moins il lui était impossible de s'y maintenir. Cette assertion était
fort contestable. L'armée d'Andalousie, comptant près de 60 mille
combattants, sur un effectif de 90 mille hommes, pouvait bien pour
quelque temps garder l'Andalousie avec 50 mille. Douze mille hommes
suffisaient à Grenade, 12 mille devant Cadix, et avec 25 mille aux
environs de Séville, on pouvait pour quelques semaines faire face à
tous les événements, contenir notamment le général Hill qui n'en avait
pas 15 mille, et qui ne songeait pas d'ailleurs à quitter Badajoz. Le
maréchal Soult n'en avait pas laissé autant, à beaucoup près,
lorsqu'il s'était porté en Estrémadure, soit pour assiéger Badajoz,
soit pour livrer la bataille d'Albuera. À cette nouvelle espèce de
refus déguisé, le maréchal Soult ajoutait des conseils sur le meilleur
plan de campagne à suivre contre les Anglais. On voulait, disait-il,
les détourner du nord de la Péninsule, eh bien, il y avait un moyen
assuré d'y réussir, c'était, au lieu de diminuer l'armée qui gardait
l'Andalousie, de la renforcer au contraire, de lui amener l'armée du
Centre tout entière, peut-être même celle de Portugal, et lord
Wellington craignant alors pour Lisbonne, serait bien obligé de se
reporter du nord au midi.

D'abord cette conduite était formellement opposée aux instructions de
Napoléon, qui avait prescrit de tout sacrifier au maintien des
communications avec la France par les provinces du Nord, et qui, dans
cette pensée, avait lui-même rendu l'armée du Nord indépendante de
l'armée de Portugal, et ramené celle-ci du Tage sur le Douro, au
risque d'isoler davantage les unes des autres ces armées qui avaient
tant besoin d'être unies. Mais indépendamment de cette violation des
ordres de Napoléon, se figure-t-on ce que nous serions devenus en
Espagne, si le nord et le centre de la Péninsule étant livrés aux
Anglais, lord Wellington dominant depuis Vittoria jusqu'à Baylen, et
insurgeant toute la population par sa présence, nos armées s'étaient
trouvées confinées en Andalousie?

[Date en marge: Août 1812.]

[En marge: Joseph reste quelques jours en vue des Anglais, pour
dégager l'armée de Portugal.]

[En marge: Rentrée de Joseph dans Madrid, et gravité des résolutions
qu'il avait à prendre.]

Du reste, ce n'étaient pas des conseils que Joseph demandait au
maréchal Soult, mais des renforts pour l'armée de Portugal. Voyant
qu'il n'en pouvait pas obtenir, il avait remis à plus tard le soin de
s'expliquer avec le chef de l'armée d'Andalousie, et apprenant à
chaque instant le danger croissant du maréchal Marmont, il avait enfin
pris le parti d'aller lui-même à son secours. Il aurait pu être prêt
dès le 17 juillet, et en partant à cette date il serait encore arrivé
à temps devant Salamanque. Mais le maréchal Suchet ayant mis la
division italienne Palombini à sa disposition, et cette division
pouvant être amenée sur Madrid, Joseph avait mieux aimé opérer avec 12
ou 13 mille hommes qu'avec 10 mille, et par ce motif avait attendu
jusqu'au 21 juillet. Renforcé de 3 mille Italiens, il avait 18 mille
hommes sous ses ordres. Il s'était décidé à n'en laisser que 5 mille
de Madrid à Tolède, et à partir avec le reste pour la province de
Salamanque. À ce moment même il eût été temps encore, s'il s'était
hâté d'avertir le maréchal Marmont. Mais il n'en avait rien fait, et
ce n'est que le 21 même que Joseph avait écrit à Marmont son départ
et le commencement de son mouvement[1]. Arrivé le 23 à Villa-Castin,
il n'avait appris que le 24 par de vagues rumeurs la funeste bataille
de Salamanque, et s'était tenu à distance des Anglais, pour ne pas
s'exposer lui-même à une catastrophe. Mais il n'avait pas voulu
rebrousser chemin, et repasser immédiatement les montagnes du
Guadarrama, dans l'intention de rendre, s'il le pouvait, quelque
service à l'armée de Portugal. Il lui en rendait un véritable en effet
par sa seule présence, c'était d'occuper l'attention de lord
Wellington. Ayant communiqué avec le général Clausel, et ayant su que
ce général désirait que l'armée du Centre se tînt encore quelque temps
en vue, afin de ralentir la marche de lord Wellington, il demeura sur
le revers du Guadarrama, et n'en partit que lorsque l'armée de
Portugal se fut paisiblement retirée sur Burgos, et que ses propres
dangers l'obligèrent lui-même à se replier sur Madrid. Il rentra dans
cette capitale profondément affecté, et n'attendant que des désastres
de la déplorable situation où allait le mettre l'événement de
Salamanque. Il était de retour le 9 août de cette excursion qui aurait
pu être si utile, et qui l'avait été si peu.

[Note 1: Le maréchal Jourdan, toujours juste, toujours vrai dans ses
Mémoires, imprimés en entier, sauf quelques légers retranchements,
dans les Mémoires du roi Joseph, n'a point expliqué cette singulière
omission, qui fut ici un vrai malheur, car elle fut cause que le
maréchal Marmont, ne comptant pas sur l'arrivée de l'armée du Centre,
ne l'attendit point. Du reste c'est sur la lenteur des résolutions que
le maréchal Jourdan, complet dans toutes ses autres explications, a de
la peine à se justifier, parce que presque toujours en faisant agir
Joseph sagement, il le faisait agir trop lentement. Il eût fallu en
effet bien plus d'ardeur et de jeunesse que n'en avait l'illustre
maréchal, pour donner à Joseph une vivacité d'impulsion que ce prince
n'avait pas, et dont il aurait eu grand besoin. C'est le jugement que
porta Napoléon sur toute cette affaire, quand il fut apaisé à l'égard
de la bataille de Salamanque, et qu'il devint plus juste envers son
frère et envers le major général. Il approuva leurs déterminations,
mais les jugea tardives. Dans le premier moment d'irritation il se
montra beaucoup plus sévère parce qu'il ignorait les faits, qu'il ne
sut jamais complétement; un peu mieux instruit plus tard et un peu
calmé, il s'en tint au reproche de lenteur, mais il y persista.]

[En marge: L'évacuation de l'Andalousie étant devenue inévitable,
Joseph l'ordonne péremptoirement au maréchal Soult.]

Le parti à prendre n'était malheureusement que trop indiqué par la
nature des choses, et par le rude coup dont on venait d'être atteint.
Puisqu'on avait été battu faute de se réunir à temps contre l'ennemi
commun, il devenait encore plus évident qu'il fallait se concentrer au
plus tôt, et faire expier aux Anglais la journée de Salamanque par
une grande bataille, livrée avec toutes les forces dont les Français
disposaient en Espagne. Mais cette concentration de forces ne pouvait
être obtenue que par l'évacuation immédiate de l'Andalousie,
évacuation regrettable, et que Joseph tout en l'ordonnant déplorait
fort, car l'effet moral en devait être fâcheux, et le gouvernement de
Cadix en devait recevoir un puissant encouragement. Il faut ajouter
que certaines menées auprès des mécontents de Cadix, destinées à
rattacher à Joseph plus d'un personnage important, allaient être
interrompues, et probablement abandonnées. En effet, les cortès de
Cadix en opérant des réformes désirables, mais quelquefois prématurées
ou excessives, avaient amené de profondes divisions, et beaucoup
d'hommes, les uns fatigués de la guerre, les autres craignant en
Espagne une révolution semblable à celle de France, disaient qu'autant
valait se rattacher au gouvernement de Joseph, qui donnerait la paix
et des réformes sans révolution. C'est aux hommes pensant et parlant
de la sorte que nous devions en partie la soumission de l'Aragon, de
Valence et de l'Andalousie. L'évacuation de cette dernière province
allait faire disparaître ces commencements de soumission, et Joseph
n'y répugnait pas moins que le maréchal Soult. Mais pour être dispensé
d'un tel sacrifice, il eût fallu battre les Anglais, et comme on n'en
avait pas pris le moyen, l'abandon immédiat et complet de l'Andalousie
était la seule manière d'éviter de plus grands malheurs. Joseph
écrivit donc au maréchal Soult une lettre sévère dans laquelle il lui
ordonnait d'une façon absolue (avec injonction de remettre son
commandement au comte d'Erlon s'il ne voulait pas obéir) de quitter
l'Andalousie, c'est-à-dire d'évacuer les lignes de Cadix, Grenade,
Séville, de sauver tout ce qu'on pourrait sauver, et de se replier sur
la Manche. La réunion à l'armée du centre des soixante mille
combattants du maréchal Soult permettrait de conserver Madrid, et, en
y ajoutant l'armée de Portugal, fournirait le moyen d'aller chercher
lord Wellington partout où il serait, et de lui livrer une bataille
décisive avec des forces qui ne laisseraient pas la victoire douteuse.
À ces conditions on serait dispensé d'abandonner Madrid, ce qui
importait bien plus que de conserver Séville et Grenade. Mais on avait
lord Wellington entre soi et l'armée de Portugal, libre de choisir
entre la poursuite de l'armée vaincue, ou l'occupation triomphante de
la capitale, et on ne savait en vérité laquelle de ces choses il
préférerait. S'il se décidait à marcher sur Madrid, il était évident
qu'il faudrait évacuer cette capitale, car le maréchal Soult ne
pouvait pas arriver à temps pour la sauver.

[En marge: Joseph aurait voulu se dispenser d'évacuer Madrid, mais la
marche de lord Wellington sur cette capitale l'oblige à en sortir.]

[En marge: Joseph, obligé de quitter Madrid, n'avait que Valence pour
asile.]

Ces tristes doutes furent bientôt levés par les mouvements de lord
Wellington. Après avoir poursuivi quelques jours l'armée de Portugal,
et l'avoir mise hors de jeu, il s'arrêta aux environs de Valladolid,
et rebroussa chemin pour se diriger sur Madrid. Quoiqu'il y eût un
grand effet moral à produire en occupant la capitale de l'Espagne,
cependant il y avait peut-être mieux à faire que d'entrer à Madrid, et
si lord Wellington se fût attaché à poursuivre sans relâche l'armée de
Portugal, dans l'état de fatigue, de dépit, de révolte morale où elle
était, il est douteux que le général Clausel, malgré son aplomb et sa
vigueur, eût pu la préserver d'une destruction totale. L'armée du Nord
ne serait accourue que pour succomber à son tour, et toute force
organisée étant détruite entre Madrid et Bayonne, l'illustre capitaine
anglais aurait eu bon marché du reste, car il est peu présumable qu'il
eût rencontré quelque part, réunies en temps opportun, les armées qui
occupaient le midi de la Péninsule. Sans aucun doute Napoléon se
trouvant dans une situation pareille eût en deux mois délivré
l'Espagne des Français. Telle est la différence entre le génie et le
simple bon sens! mais le bon sens se rachète par tant d'autres
avantages, qu'il faut se garder de lui chercher des torts. Il faut
aussi pardonner des faiblesses, même aux caractères les plus solides.
Lord Wellington, tout raisonnable qu'il était, cachait sous une
réserve tranquille une vanité peu ordinaire. Entrer triomphalement
dans Madrid avait pour lui un attrait irrésistible, et il résolut de
causer à Joseph de tous les préjudices celui qui devait lui être le
plus sensible, quoique ce ne fût pas le plus grand. À dater du 10
août, lord Wellington se dirigea ostensiblement sur Madrid. Lorsque
cette marche de l'armée anglaise fut connue, Joseph en fut
profondément affecté, et il devait l'être, car tous les partis à
prendre étaient fâcheux et graves. Peut-être il y aurait eu convenance
à se replier sur la Manche, si on avait pu se flatter d'y rencontrer
le maréchal Soult revenant de Séville, car en ajoutant l'armée du
Centre à celle d'Andalousie, on eût été en mesure de livrer bataille
à lord Wellington, et de lui disputer Madrid. Pourtant, même dans ce
cas, c'eût été une étrange situation que de livrer bataille à une
armée victorieuse, en ayant à dos le midi de l'Espagne et la mer,
c'est-à-dire un abîme si on était battu. Ce parti était donc fort
dangereux, mais on était dispensé de l'examiner sérieusement, car le
maréchal Soult ne pouvait pas être supposé déjà en route, et en pleine
exécution des ordres qu'il avait reçus. Il fallait dès lors aller
rejoindre, ou le maréchal Soult à Séville, ou le maréchal Suchet à
Valence. Or, entre ces deux déterminations, le choix n'était pas
douteux. Outre que Séville était la plus lointaine des provinces de
l'Espagne, elle était privée de tout moyen de communication avec la
France, tandis qu'à Valence on était par Tortose, Tarragone, Lerida,
Saragosse, en liaison facile et certaine avec les Pyrénées. On était
de plus assuré d'y trouver un pays riche, soumis, parfaitement
administré, et un accueil amical, les relations de Joseph avec le
maréchal Suchet n'ayant pas cessé d'être excellentes. Enfin il y avait
une dernière raison, tout à fait décisive, c'est qu'on pouvait amener
l'armée d'Andalousie à Valence, et qu'il eût été insensé de prétendre
amener l'armée d'Aragon à Séville, puisque, indépendamment de la perte
de l'Aragon et de la Catalogne, qui en fût résultée, on se fût à
jamais séparé de la France.

[En marge: Il ordonne au maréchal Soult de venir l'y joindre.]

[En marge: Joseph, en évacuant Madrid, est obligé de traîner après lui
plusieurs milliers d'_afrancesados_.]

[En marge: Brillante reconnaissance exécutée contre l'armée anglaise
avant de s'éloigner de Madrid.]

Ce n'était pas avec un conseiller aussi sage que le maréchal Jourdan
que Joseph aurait pu hésiter sur la conduite à tenir en pareille
circonstance. Il s'achemina donc sur le Tage, en prenant la direction
de Valence, et, changeant les ordres précédemment expédiés au
maréchal Soult, il lui prescrivit d'opérer sa retraite par Murcie sur
Valence. Mais il fallait quitter Madrid, et c'était un parti
extrêmement douloureux. Au milieu de cette Espagne soulevée tout
entière contre lui, Joseph avait cependant rencontré un certain nombre
d'Espagnols, et quelques-uns considérables par la naissance et la
fortune, qui, soit par goût pour sa personne douce et attachante, soit
pour épargner à leur pays une guerre affreuse, soit enfin par la
conviction que toute civilisation en Espagne était venue des dynasties
étrangères, s'étaient ralliés à sa cause. Il y avait aussi beaucoup de
fonctionnaires d'ordre inférieur qui, par habitude de soumission,
étaient restés à son service. Cette classe, dite des _afrancesados_,
se trouvait surtout à Madrid, et elle ne comprenait pas moins de dix
mille individus de tout sexe et de tout âge. Comment abandonner ces
malheureux à la férocité des Espagnols, férocité qui égalait, il faut
l'avouer, leur patriotisme, et qui, ne faisant grâce ni à nos blessés
ni à nos malades, aurait pardonné encore moins à des compatriotes
accusés de trahison. Les laisser, c'était les condamner à la mort; les
emmener au mois d'août, à travers les plaines de la Manche et les
montagnes stériles de Cuenca, c'était les condamner à la mort encore,
mais à la mort par la misère. L'alternative était cruelle, et
cependant, comme le danger le plus prochain est celui qu'on cherche
toujours à éviter, au premier bruit d'évacuation ils voulurent tous
partir. On ramassa ce qu'on put de voitures attelées de toutes les
façons, et, le 10 août, ils commencèrent à sortir de Madrid, portés
sur au moins deux mille voitures, et escortés par l'armée du Centre.
Ils formaient avec cette armée une masse d'environ vingt-quatre mille
individus, dont la moitié pourvus d'armes, et bien peu pourvus de
vivres. Joseph leur offrit la seule consolation qu'il fût en son
pouvoir de leur procurer, en se plaçant au milieu d'eux pour partager
leurs infortunes. Parvenus sur les bords du Tage, vers Aranjuez, il
voulut savoir si c'était toute l'armée anglo-portugaise qui marchait
sur la capitale, ou si c'était un simple détachement d'une ou deux
divisions, car, dans ce dernier cas, il aurait pu disputer la
capitale, ou du moins ne pas s'en éloigner beaucoup, et attendre dans
les environs l'arrivée de l'armée d'Andalousie. Le général Treilhard,
qui commandait une excellente division de dragons, fut chargé de
reconnaître l'armée anglaise pour s'assurer de la réalité des choses.
Il le fit aux environs de Majadahonda, sur les bords du torrent de
Guadarrama, avec tant d'à-propos et de vigueur, qu'il culbuta
l'avant-garde anglaise, et lui enleva 400 hommes avec trois pièces de
canon. Le rapport des officiers anglais n'ayant permis aucun doute sur
la présence de lord Wellington et de toute son armée aux portes de
Madrid, on prit enfin le parti de se diriger par la route d'Ocaña,
d'Albacete et de Chinchilla, sur Valence. On laissait à Madrid encore
beaucoup de malades et de blessés. On les réunit au Retiro, fortifié
depuis longtemps contre les guérillas et le peuple de Madrid, mais pas
contre les attaques d'une armée régulière, et on y plaça une garnison
de douze cents hommes sous le colonel Laffond. C'étaient douze cents
hommes sacrifiés, car, par une négligence de l'état-major 8 de Joseph,
on ne s'était pas même assuré si le puits du Retiro était pourvu
d'eau. Pourtant ces douze cents hommes allaient rendre un service
important, celui de sauver quelques mille malades et blessés du fer
des guérillas, pour les remettre à l'armée anglaise, qui, se
comportant comme il convient à une nation civilisée, respectait et
faisait respecter les hommes désarmés.

[En marge: Sortie de Madrid.]

[En marge: Souffrance de l'armée et des familles fugitives pendant la
marche sur Valence.]

On quitta le Tage vers le 15 août par une chaleur étouffante, et avec
fort peu de ressources. Ce voyage devait être et fut des plus
pénibles. Des centaines de familles, quelques-unes aisées, mais le
plus grand nombre vivant à Madrid de leurs appointements, et de
rations quand l'argent manquait, n'ayant plus en route cette
ressource, encombraient les chemins sur des voitures mal attelées, et
chaque soir tendaient la main aux soldats pour obtenir quelques restes
de leur maraude. Partout on trouvait les habitants en fuite, les
greniers brûlés ou vidés, et personne pour échanger contre de l'argent
un peu de pain ou de viande. Au lieu des habitants on rencontrait
souvent d'affreux guérillas, tuant sans pitié quiconque s'éloignait de
la colonne fugitive. Le lendemain, qu'on fût fatigué, malade, mourant
de faim, il fallait partir du gîte où l'on avait passé la nuit, si on
ne voulait pas être égorgé à la vue même de l'arrière-garde. Voilà ce
qui restait de la royauté de Joseph, qu'il avait paru si facile de
substituer à celle de Charles IV, et qui avait déjà coûté l'envoi de
six cent mille Français en Espagne, dont il survivait à peine trois
cent mille!

[Date en marge: Sept. 1812.]

[En marge: Arrivée à Valence.]

[En marge: Excellent accueil qu'on y reçoit du maréchal Suchet.]

Après quelques jours de cette retraite pénible, beaucoup de ces
malheureux succombèrent. Un certain nombre ne pouvant plus suivre,
allèrent se cacher dans des villages, pour y implorer une pitié que
souvent ils n'obtinrent pas. Une partie des troupes espagnoles
composant la garde de Joseph déserta, et enfin on arriva devant
Chinchilla beaucoup moins nombreux qu'au départ. Le fort de ce nom
était occupé par l'ennemi et barrait le chemin. Il fallut se détourner
à grand'peine, et rejoindre la route à quelques lieues plus loin. Aux
confins de Valence on rencontra les avant-postes du maréchal Suchet,
et ceux qui avaient eu la force de continuer ce difficile voyage
eurent la satisfaction de trouver un pays tranquille, habité, riche et
amical. Le maréchal Suchet, à qui cette visite amenait de lourdes
charges, reçut néanmoins avec un empressement respectueux le roi
visiteur, et avec une sorte de fraternité la tribu fugitive dont ce
roi était suivi. Le maréchal pouvait s'enorgueillir de montrer à ses
compatriotes un pareil échantillon de la guerre bien faite, et de la
conquête bien administrée. Il introduisit le roi Joseph dans Valence,
lui ménagea un accueil infiniment meilleur que celui que ce prince
avait jamais reçu à Madrid, et prodigua à tout ce qui l'accompagnait
l'abondance de ses magasins. Il avait déjà envoyé plus de 5 millions
en numéraire à Madrid; il paya en outre la solde aux troupes de
l'armée du Centre, habilla celles qui en avaient besoin, et fournit un
gîte et des vivres à tous les afrancesados. Ces derniers furent
heureux de voir enfin à Valence des compatriotes soumis à la royauté
nouvelle, car ils trouvaient chez eux, et une excuse pour leur
attachement à Joseph, et des sympathies pour leur misère. On était
entré à Valence le 1er septembre; on résolut d'y attendre dans le
repos et une sorte de bien-être l'arrivée de l'armée d'Andalousie.

[En marge: Joseph se décide à attendre à Valence l'arrivée du maréchal
Soult.]

[En marge: Embarras du maréchal Soult.]

[En marge: Singulière supposition du maréchal Soult à l'égard de
Joseph.]

Bien que le maréchal Soult répugnât fort à quitter l'Andalousie, il ne
pouvait pas se refuser plus longtemps à l'évacuer. N'ayant pas
consenti à s'y affaiblir pendant quelques semaines en faveur de
l'armée de Portugal, il avait perdu le seul moyen de s'y maintenir. Y
rester davantage, c'eût été s'exposer au sort du général Dupont. Se
retirer sur Valence valait mieux pour lui que se retirer sur la
Manche, car il évitait ainsi l'armée anglaise, dont il ignorait la
marche et la force; il allait de plus en terre amie, tranquille et
pourvue de toute sorte de ressources. Aussi songeait-il à prendre
spontanément cette route, lorsqu'il reçut les ordres plus récents de
Joseph qui la lui prescrivaient, et cette fois l'obéissance lui fut
facile. Pourtant ce n'était pas sans beaucoup de souci qu'il allait se
trouver en présence du roi d'Espagne, et de deux maréchaux, juges, et
bons juges des derniers événements. Sa part dans les malheurs qu'on
venait d'essuyer n'était pas la moindre. Sans doute le général
Caffarelli avait pris l'alarme mal à propos à la vue de quelques
voiles anglaises; le roi Joseph, après avoir fait de son mieux pour
obliger les généraux français à s'entr'aider, avait commis la faute de
partir tard de Madrid, et la faute plus grande encore d'annoncer
tardivement son départ; le maréchal Marmont avait eu le tort de
manoeuvrer imprudemment devant un ennemi sagace et résolu, et avait
par sa légèreté gravement compromis l'armée de Portugal; mais quelle
part faire dans ces malheurs au maréchal Soult, qui, malgré des avis
répétés, malgré les indices les plus frappants, s'était obstiné à
croire que lord Wellington marcherait sur l'Andalousie et non sur la
Castille, avait refusé tout secours à l'armée de Portugal, de laquelle
il avait reçu tant de services, avait non-seulement refusé de la
secourir, mais désobéi au roi qui était son chef militaire, désobéi
sans l'excuse qui peut dans quelques cas très-rares justifier la
désobéissance, celle d'avoir raison contre un chef qui se trompe!
Expliquer ces actes aux yeux de Joseph et des maréchaux, qui avaient
tout vu et tout su, était embarrassant. Il y avait toutefois un
tribunal plus redoutable que celui que le maréchal Soult allait
trouver à Valence, c'était le tribunal de Napoléon, qui avait gardé le
silence sur l'affaire d'Oporto, mais qui pourrait bien ne pas le
garder sur les événements récemment accomplis en Castille. Comment
jugerait-il tout ce qui s'était passé, surtout si l'Espagne, comme
c'était probable, finissait par être perdue à la suite de
l'échauffourée de Salamanque? Le maréchal avait imaginé une singulière
excuse pour expliquer sa désobéissance. Il avait supposé que Joseph ne
lui avait donné tous les ordres à l'exécution desquels il s'était
refusé, que par suite d'une secrète connivence avec Bernadotte dont il
était le parent, avec les Anglais, avec les Russes dont il se serait
fait le complice, de façon qu'il eût été tout simplement traître à la
France et à son frère! Les raisons sur lesquelles se fondait le
maréchal Soult pour admettre cette supposition, c'est que, d'après
les journaux anglais, Bernadotte avait pris plusieurs centaines
d'Espagnols à son service, c'est que l'ambassadeur de Joseph était
resté en Russie, c'est que Moreau était arrivé d'Amérique en Suède,
etc.... Ajoutant à tous ces faits la parenté de Joseph, qui était
beau-frère de Bernadotte, il se croyait autorisé à supposer que Joseph
avait donné dans une conspiration contre la France, que le premier
acte de cette conspiration était l'abandon de l'Espagne, et que
l'ordre d'évacuer l'Andalousie était le premier pas dans cette voie
criminelle. Cette bizarre conception, une fois entrée dans l'esprit
défiant du maréchal, lui avait paru devoir être mandée à l'Empereur,
et il l'avait consignée dans une dépêche adressée au ministre de la
guerre, que, pour plus de sûreté, il avait remise à un capitaine de
vaisseau marchand, chargé d'aller la porter dans un des ports français
de la Méditerranée.

[En marge: Marche du maréchal Soult vers le royaume de Valence.]

Sa dépêche à l'Empereur expédiée, le maréchal Soult avait répondu au
roi Joseph, et persistant à soutenir auprès de celui-ci, qu'au lieu de
chercher à se concentrer dans les provinces du nord, il aurait mieux
valu s'enfoncer tous au midi, y attirer la guerre, et y refaire ainsi
la fortune de la nouvelle dynastie, il ajoutait néanmoins que plein de
déférence pour les ordres royaux, il allait rassembler ses troupes
éparses et se rendre par Murcie dans le royaume de Valence. En effet,
après avoir détruit ou jeté dans la mer l'immense matériel si
péniblement amassé dans les lignes de Cadix, après avoir formé un
grand convoi de munitions, de vivres, de bagages, le maréchal emmenant
tout ce qu'il pouvait transporter de ses malades et de ses blessés,
confiant les autres à l'humanité des habitants de Séville, commença sa
retraite le 25 août, et prit la route de Murcie. La portion de ses
troupes qui était à Grenade devait naturellement être recueillie en
passant. Celle qui sous le comte d'Erlon occupait inutilement
l'Estrémadure, dut descendre sur les bords du Guadalquivir, le
remonter par Cordoue jusqu'à Baeza, et se réunir à Huescar à la
colonne principale. Quoique cette évacuation fût accompagnée de moins
de misères que celle de Madrid, cependant grâce à la saison, au pays,
à la multitude d'hommes et d'effets qu'on traînait après soi, elle fut
triste aussi, et marquée par bien des souffrances. Enfin vers les
derniers jours de septembre, les avant-gardes de l'armée du maréchal
Soult aperçurent aux environs d'Almanza celles du maréchal Suchet, et
éprouvèrent à les revoir une véritable joie, car dans ces redoutables
et lointains climats, les Français se regardant comme destinés à périr
jusqu'au dernier, ne se rencontraient pas, même les plus endurcis à la
souffrance, sans se jeter dans les bras les uns des autres, et sans
manifester l'émotion la plus vive.

[En marge: Arrivée du maréchal Soult sur la frontière du royaume de
Valence.]

Pendant ce mois de septembre Joseph avait recueilli vaguement le bruit
de l'approche du maréchal Soult, et il attendait impatiemment le
détail de sa marche, et l'exposé de ses projets. Tout à coup il apprit
qu'un capitaine de bâtiment marchand, porteur de dépêches françaises,
avait touché au Grao (port de Valence), et demandait à se décharger du
dépôt qu'il avait reçu, étant vivement poursuivi par les Anglais.
Joseph se hâta de prendre ces dépêches et de les ouvrir, pour savoir
ce qu'elles lui apprendraient de l'Andalousie, et fut fort surpris, en
les lisant, de s'y voir dénoncé par le maréchal Soult comme traître à
sa famille et à sa patrie. Chacun devine, sans qu'on ait besoin de le
dire, le sentiment qu'il éprouva. Joseph par sa résistance, par son
orgueil d'aîné, surtout par la liberté de propos permise à la cour de
Madrid, avait déplu à son frère, au point d'être toujours condamné,
même quand il avait raison. Néanmoins son dévouement pour lui n'était
pas douteux, et il était convaincu de cette vérité, qu'après tout les
frères de Napoléon lui devaient leur fortune, et que s'ils la payaient
cher, cependant ils ne pouvaient la sauver qu'en l'aidant lui-même à
sauver la sienne. Si donc la trahison était entrée ou devait entrer
dans la famille Bonaparte, ce n'était pas par Joseph. Il fut indigné,
ne s'en cacha point, et fit partir sur-le-champ le colonel Desprez
pour Moscou, afin d'aller remettre à Napoléon ce tissu d'inventions
étranges, et lui demander d'être à la fois débarrassé et vengé du
commandant de l'armée d'Andalousie. La prochaine entrevue avec le
maréchal Soult devait donc être pénible, même orageuse.

[En marge: Entrevue du maréchal Soult avec Joseph, dans les mains
duquel étaient tombées les dépêches adressées à l'Empereur.]

[En marge: Conseil de guerre tenu par Joseph et les trois maréchaux,
afin d'arrêter le plan des nouvelles opérations.]

Joseph, impatient de voir le maréchal, et surtout d'avoir sous sa main
l'armée d'Andalousie, accourut à sa rencontre, et lui assigna un
rendez-vous à la frontière de Murcie, à Fuente de Higuera. Il avait
avec lui les maréchaux Jourdan et Suchet. Pourtant, sur le désir de
ces derniers, qui craignaient d'assister à une scène pénible, il
entretint seul le maréchal Soult, et le surprit désagréablement en lui
prouvant qu'il avait lu les dépêches destinées à l'Empereur. Il y
avait à cette découverte au moins un avantage, c'est que le maréchal,
dont Joseph avait à se plaindre, chercherait à racheter ses torts par
plus d'obéissance. C'était dans le moment la seule chose que Joseph
désirât obtenir, et, après une vive explication, il tâcha dans une
conférence avec les trois maréchaux d'arrêter un plan de campagne
raisonnable, afin de faire expier aux Anglais leur triomphe récent par
la réunion de toutes les forces françaises. Bien que l'Andalousie
étant évacuée, il semblât que la chaîne qui avait tenu le maréchal
Soult asservi à un objet exclusif fût rompue, et que dès lors son
jugement dût être libre, il fut néanmoins impossible d'en tirer un
avis intelligible et adapté à la situation présente. Soit embarras,
soit humeur, il refusait de s'expliquer clairement sur le plan à
suivre, et laissait voir seulement que loin de joindre son armée aux
autres, il entendait qu'on joindrait les autres à la sienne, pour
suivre la direction qu'il lui plairait de donner. Le maréchal Suchet
de son côté paraissait dominé par le désir de conserver Valence. Le
maréchal Jourdan, par bon sens et absence de toute vue particulière,
tenait le milieu. Joseph, voulant sortir de ce chaos, et avoir l'avis
de chacun, s'adressa d'abord au maréchal Soult pour savoir à quoi il
concluait. Le maréchal Soult lui répondit en demandant ses ordres, car
pour son avis il ne pouvait se décider à le produire que par écrit. Ce
mode fut adopté, et le lendemain chacun des maréchaux remit un mémoire
au roi, sur la manière de réparer le désastre de Salamanque.

[Date en marge: Octob. 1812.]

[En marge: Avis du maréchal Soult.]

Le maréchal Soult proposait de réunir à l'armée d'Andalousie qu'il
avait amenée, toute celle du Centre, une partie de celle d'Aragon, et
de marcher avec cette masse de forces à travers la Manche sur le Tage
et Madrid. Le maréchal Suchet, dans son mémoire, élevait contre ce
plan de fortes objections. Sur 13 à 14 mille hommes de troupes actives
dont il disposait, et avec lesquels il devait tenir tête à l'armée de
Murcie qui était à Alicante, et à celle des Anglo-Siciliens qui
menaçait de descendre à Tarragone, il ne pouvait pas consacrer moins
de 6 mille hommes à la garde de Valence et des postes principaux de
San-Felipe et de Sagonte. Il ne lui restait donc pas plus de 8 mille
hommes à joindre à l'armée commune, destinée à marcher sur Madrid, et
tout portait à croire que ces 8 mille hommes partis, on serait dans
l'impossibilité de conserver le royaume de Valence. Ainsi pour un si
faible renfort on s'exposait à perdre Valence, les ressources de ce
riche pays, l'avantage de tenir éloignées de la Catalogne et de
l'Aragon les armées de Murcie et de Sicile, et enfin les seules
communications tout à fait sûres avec la France. Si de plus l'armée
réunie marchant sur le Tage rencontrait derrière ce fleuve lord
Wellington avec toutes ses forces, si elle n'était pas heureuse dans
une nouvelle bataille, on se trouverait dans un vrai cul-de-sac, ayant
le Tage fermé devant soi, et le royaume de Valence fermé derrière,
situation affreuse et presque irrémédiable. Sans doute entre les
routes de Madrid et de Valence, il y en avait une intermédiaire,
aboutissant également aux Pyrénées, c'est celle qui allait par la
province de Guadalaxara joindre Calatayud et Saragosse; mais pour la
prendre il fallait avoir forcé le Tage à peu près à la hauteur de
Madrid. Si on n'arrivait pas jusque-là, il n'y avait pour regagner
l'Aragon que des chemins affreux, impraticables à l'artillerie,
remplis de bandes invincibles dans leurs défilés, et il ne restait
d'autre ressource que de redescendre sur Valence. Il fallait donc
avant tout ne pas s'exposer à perdre cette capitale, et même avec la
totalité de ses troupes le maréchal Suchet n'était pas absolument sûr
de s'y maintenir, car l'armée anglo-sicilienne était une force
inconnue, et qui devait être supposée très-considérable d'après les
bruits répandus dans la contrée. Ainsi garder 14 mille hommes contre
cette armée et celle de Catalogne n'était pas une prétention bien
exagérée, surtout s'il fallait successivement les porter de San-Felipe
à Tarragone, à une distance de cent lieues. Aussi le maréchal Suchet
présentait-il un plan entièrement conçu dans la pensée de conserver le
royaume de Valence. Valence, suivant lui, c'était une capitale, une
source de gros revenus, le bord de la Méditerranée, et enfin tout le
revers des Pyrénées. En gardant cette partie de la Péninsule, on était
assuré de conserver ses communications, on demeurait en possession des
provinces auxquelles Napoléon tenait le plus, et on pouvait toujours
en partir pour recouvrer les autres. En conséquence il proposait de
porter les armées d'Andalousie et du Centre réunies dans la province
de Guadalaxara (voir la carte nº 43), d'y forcer le Tage, cela fait,
de séparer ces deux armées, de ramener celle du Centre sur Cuenca,
d'où elle pourrait en tout temps donner la main à l'armée d'Aragon
sur la frontière du royaume de Valence, d'établir celle d'Andalousie
dans la province de Guadalaxara, sa base sur Calatayud, sa tête sur
Madrid, et sa droite en communication constante par la province de
Soria avec l'armée de Portugal. De la sorte les quatre armées
principales, celles d'Aragon, du Centre, d'Andalousie, de Portugal,
appuyées les unes aux autres, et adossées aux Pyrénées, pouvant
toujours se trouver deux ensemble en moins de jours que l'ennemi ne
mettrait à marcher sur l'une d'elles, possédant sûrement Valence,
Tortose, Tarragone, Barcelone, Lerida, Saragosse, Burgos, Valladolid,
provinces où avec une bonne administration elles seraient certaines de
vivre largement, ne devaient jamais être forcées dans leur position,
ni privées de leurs communications avec la France.

[En marge: Avis du maréchal Jourdan.]

Mais ce plan, excellent quant à la conduite ultérieure, ne dispensait
pas pour le moment d'une opération commune à tous les projets, celle
de remonter sur Madrid afin d'y forcer la ligne du Tage. Comment
devait-on s'y prendre pour cette opération délicate, à laquelle lord
Wellington, s'il agissait comme autrefois le général Bonaparte en
Italie, pouvait opposer de graves obstacles? C'est à surmonter cette
difficulté qu'il fallait s'appliquer, et que s'appliqua en effet le
maréchal Jourdan. L'exposé de son opinion, modèle rare de justesse de
vues, d'exactitude d'assertions, de haute prudence, satisfaisait à
tout, et aurait mérité que celui qui conseillait si bien pût encore
exécuter lui-même ses propres conceptions, ou être compris, respecté
et obéi de ceux qui étaient chargés de les exécuter à sa place.

[En marge: Le maréchal Jourdan propose de faire marcher en deux
colonnes sur le Tage les armées du centre et d'Andalousie.]

Avant tout il fallait, selon lui, remonter sur Madrid par le haut
Tage, afin d'aller donner la main à l'armée de Portugal, et avec les
trois armées réunies de Portugal, du Centre, d'Andalousie, marcher sur
les Anglais à la tête de 80 ou 90 mille hommes, et de 150 bouches à
feu. Sans doute si on avait couru véritablement le danger de
rencontrer lord Wellington établi avec toutes ses forces sur le Tage,
le maréchal Jourdan disait que loin de s'exposer à un tel danger avant
d'avoir rallié l'armée de Portugal, il aimerait mieux passer par
Valence, Teruel, Calatayud, c'est-à-dire remonter en Aragon par un
grand détour en arrière, puis de Calatayud passer à Aranda, où, sans
courir un seul risque, on se trouverait réuni à l'armée de Portugal,
et en mesure d'opposer aux Anglais 80 à 90 mille hommes, l'armée de
Valence étant restée intacte. Mais cette route était longue, et,
quoique bien approvisionnée, révélerait de notre part une extrême
timidité, ce qui était un inconvénient. Aussi le maréchal Jourdan ne
proposait-il pas de la prendre, jugeant que la chance de rencontrer
lord Wellington concentré sur le haut Tage n'était pas assez grande
pour se résigner à un si long détour. Probablement, disait-il, on
trouverait le général britannique avec deux ou trois divisions gardant
Madrid, et avec le reste bataillant en Castille contre le général
Clausel. On forcerait donc sans beaucoup de difficulté la ligne du
Tage, qui dans cette partie n'était pas un obstacle sérieux, on
rallierait l'armée de Portugal, en ayant soin de la bien avertir de ce
mouvement, et on rentrerait à Madrid avec une supériorité de forces
décisive. Mais comme il était possible qu'on se trompât, que le Tage
fût mieux gardé qu'on ne le supposait, il fallait pouvoir revenir sur
Valence, pour y retrouver l'asile dans lequel on s'était déjà remis de
ses souffrances, et le noeud de toutes les communications avec la
France. Pour cela il importait de ne pas ôter au maréchal Suchet un
seul de ses bataillons. Le maréchal Jourdan était donc d'avis de ne le
point affaiblir, et de se borner à réunir les deux armées du Centre et
du Midi, ce qui formerait une masse d'environ 56 mille hommes, avec
cent bouches à feu bien approvisionnées, et suffirait pour forcer le
Tage. Le maréchal Soult prétendait en défalquant ses malades, ses
écloppés, ses vétérans qu'il devait laisser à Valence, n'avoir pas
plus de 37 à 38 mille hommes, dont 6 mille de très-bonne cavalerie. Il
en avait cependant davantage. Après les pertes de l'évacuation, et en
reprenant à l'armée du Centre quelques détachements qui lui
appartenaient, il pouvait réunir 45 ou 46 mille hommes de toutes
armes, et de la plus excellente qualité[2]. L'armée du Centre un peu
réorganisée, comptait bien encore 10 ou 11 mille hommes de très-bonne
qualité aussi. Le maréchal Jourdan proposa de faire marcher ces 56
mille hommes en deux colonnes, l'une formée de l'armée d'Andalousie
par la route de la Manche, qui passe par Chinchilla, San-Clemente,
Ocaña, Aranjuez (voir la carte nº 43), l'autre formée de l'armée du
Centre par la route de Cuenca, qui passe par Requena, Cuenca,
Fuenti-Duena, toutes deux pouvant se donner la main dans leur
mouvement, et devant aboutir sur le Tage au point où on voulait le
franchir. Seulement le maréchal jugeant la colonne de droite (l'armée
du Centre) trop faible, proposait de lui adjoindre 6 à 7 mille hommes
de l'armée d'Andalousie, ce qui devait porter l'une à 16 ou 17 mille
hommes, et réduire l'autre à 39 ou 40 mille. Il proposait en outre de
donner un bon commandant à l'armée du Centre, le comte d'Erlon, de
subordonner les deux généraux en chef au roi, qui tour à tour
marcherait avec l'une ou avec l'autre colonne, et de s'acheminer
sur-le-champ vers le but tant désiré du haut Tage. Dans ce plan le
maréchal Suchet devait, comme il avait déjà fait, tirer de ses
approvisionnements tout ce qui serait nécessaire aux troupes qui
allaient se mettre en marche, et garder à Valence leurs embarras,
c'est-à-dire leurs blessés, leurs hommes fatigués ou malades, service
qu'il était prêt à leur rendre avec le plus grand empressement.

[Note 2: Le maréchal Soult à Almanza, même après avoir pris à la
faible armée du Centre les 2 mille hommes qu'il réclamait depuis
longtemps, ne s'attribuait que 33 mille hommes d'infanterie, et 6
mille de cavalerie, ce qui aurait fait en tout 39 mille, et 37 avant
l'adjonction des 2 mille pris à Joseph. Le maréchal Jourdan, pour ne
pas contester sur les chiffres, ayant à contester déjà sur le plan,
attribuait dans son mémoire 39 à 40 mille hommes au maréchal Soult, et
partait de cette base pour raisonner sur les opérations à exécuter.
Mais en étudiant les documents, on reconnaît bientôt que ce chiffre
n'était pas exact, et ne pouvait pas l'être. La force du maréchal
Soult en avril 1812 était de 56 à 57 mille hommes, les non combattants
déduits, et je ne parle pas d'après les assertions du ministre de la
guerre, qui donne toujours des chiffres supérieurs à ceux fournis par
les généraux, parce que la tendance de celui qui paye est de grossir
les nombres, et la tendance de celui qui les emploie de les diminuer;
je parle d'après le chiffre fourni par le chef d'état-major de l'armée
d'Andalousie, au 1er avril 1812, après la perte de Badajoz et de sa
garnison. Or il n'y avait eu aucune action sérieuse du mois d'avril au
mois d'août 1812 en Andalousie, et ce serait trop accuser
l'administration du maréchal Soult que d'admettre qu'à ne rien faire
il eût perdu 21 mille hommes, puisque des 58 il n'en serait resté que
37. Évidemment le chiffre de 37 mille hommes à Almanza ne peut pas
être le chiffre véritable. Le maréchal avait dû faire des pertes en
route, cela n'est pas douteux; mais quand il aurait perdu 5 ou 6 mille
hommes si l'on veut, ce qui révélerait un étrange désordre dans la
marche, il serait resté encore à expliquer la perte de 15 mille. Qu'en
évacuant on laissât des malades, des blessés dans les hôpitaux, il
n'est que trop probable que le nombre des hommes restés ainsi en
arrière dut être grand, mais il portait sur les non combattants, déjà
défalqués du calcul dont il s'agit ici. Le maréchal Soult comptait
donc plus de 37 mille hommes à Almanza. Voilà ce que le simple bon
sens indique. Mais en lisant certaines pièces qui ne se trouvent pas
dans les Mémoires du roi Joseph, on découvre bientôt la vérité. Le
maréchal Suchet, dans le mémoire présenté à Joseph, en même temps que
ceux des maréchaux Jourdan et Soult, discute la force de chacun des
corps d'après les états fournis; et le maréchal Suchet, à qui on
demandait des vivres, devait connaître cette force mieux que le
maréchal Jourdan, qui acceptait sur parole les chiffres allégués dans
la discussion. Or, on voit dans ce mémoire qu'avec les 2 mille hommes
pris à l'armée du Centre, le maréchal Soult avait 45 mille hommes
disponibles à Almanza, ce qui le ramène à 43 mille hommes, chiffre le
plus vraisemblable, et encore pour comprendre ce chiffre, qui laisse
sur les états d'avril un manquant de 14 mille hommes à expliquer, il
faut savoir que dans l'armée d'Andalousie il y avait une infinité de
soldats du génie et de la grosse artillerie employés au siége de
Cadix, qui ne pouvaient pas servir en ligne, et qu'on laissa à Valence
avec les malades et les blessés; il faut savoir aussi qu'il y avait
des vétérans peu propres à une longue marche. Mais même avec cette
défalcation il est difficile de trouver les 14 mille manquants, et il
faut supposer que pendant l'évacuation et sous l'influence des
chaleurs, même sans être poursuivi, on perdit beaucoup de monde. Le
chiffre de 45 à 46 mille hommes est donc le moindre qu'on puisse
attribuer à l'armée d'Andalousie. Nous ajouterons que les forces qu'on
eut quelque temps après à Madrid, et à la seconde rencontre devant
Salamanque, rendent l'exactitude de ce chiffre tout à fait
vraisemblable. C'est pourquoi nous l'avons admis, mais après beaucoup
de comparaisons, comme tous ceux que nous adoptons dans nos récits.]

[En marge: La proposition du maréchal Jourdan est acceptée.]

Ces vues étaient si sages, si appropriées à la situation, que Joseph
les adopta immédiatement, par raison autant que par confiance
habituelle dans les avis du maréchal Jourdan. Il ordonna au maréchal
Soult de se préparer à marcher d'Almanza où il campait, sur
Chinchilla, San-Clemente, Aranjuez, tandis que l'armée du Centre
sortant de la Huerta de Valence par le défilé de Las Cabrillas,
passerait par Cuenca, et viendrait tomber sur le Tage à Fuenti-Duena,
assez près d'Aranjuez pour s'appuyer à l'armée d'Andalousie. Il
prescrivit en outre au maréchal Soult de céder à l'armée du Centre le
général d'Erlon avec 6 mille hommes, et lui fit annoncer que le
maréchal Suchet mettrait à sa disposition, en riz, en biscuit, en
eau-de-vie, les approvisionnements dont il aurait besoin.

Ces mesures déplurent singulièrement au maréchal Soult, car il
rentrait ainsi sous les ordres directs du roi, et perdait une portion
de ses forces. Aussi éleva-t-il de nouvelles objections, disant que
Joseph n'avait pas le droit de lui ôter des troupes qu'il tenait de la
confiance de l'Empereur. Mais Joseph prenant enfin un ton de maître,
et lui ayant signifié d'obéir, ou de résigner sur-le-champ son
commandement dans les mains du comte d'Erlon, il se soumit, et après
avoir demandé d'abord six jours, en prit douze pour se mettre en
chemin, ce qui d'ailleurs était fort explicable, ayant à rallier tout
son corps d'armée, et à faire la séparation entre ce qui devait
demeurer à Valence, et ce qui devait marcher à l'ennemi.

[En marge: Départ des armées du Centre et d'Andalousie pour rentrer à
Madrid.]

On partit donc du 18 au 20 octobre, bien pourvu de munitions et de
vivres, en deux colonnes qui s'élevaient à 56 mille hommes, et on
laissa au maréchal Suchet tout ce qui restait d'embarras des deux
évacuations de Madrid et de Séville, tout ce qui n'était pas capable
de servir activement. On n'avait aucun souci en laissant ces précieux
restes à Valence, car on savait qu'ils y seraient en sûreté, et à
l'abri du besoin. Le maréchal Suchet conserva toute son armée, et afin
de pouvoir toujours communiquer avec les troupes du roi par la route
la plus courte, celle de Cuenca, il fit travailler à la portion de
cette route comprise entre Buñoz et Requena. L'armée du Centre y passa
avec son artillerie.

[En marge: Leur arrivée sur le Tage les 27 et 28 octobre.]

Les deux colonnes s'avancèrent ainsi sur le Tage à la hauteur l'une de
l'autre, sans être arrêtées par aucun obstacle sérieux. Celle du
centre, sous le comte d'Erlon, eut affaire aux bandes de Villa-Campa,
de l'Empecinado, de Duran, accourues à Madrid, et obstruant toute la
région du haut Tage, c'est-à-dire les deux provinces de Guadalaxara et
de Cuenca. Mais on n'eut pas de peine à les disperser, l'armée du
Centre ayant été sagement portée à environ 16 mille hommes. L'armée
d'Andalousie n'eut aucune difficulté à surmonter, le fort de
Chinchilla lui ayant ouvert ses portes, et on fut rendu au bord du
Tage vers les 27 et 28 octobre, entre Fuenti-Duena et Aranjuez,
pouvant se réunir en masse sur l'un ou l'autre de ces points.

La question importante était de savoir si on allait rencontrer lord
Wellington en avant de Madrid, résolu à défendre sa conquête, ce qui
était possible, car son entrée à Madrid avait produit une vive
sensation en Europe, et il était naturel qu'il ne voulût pas en
sortir. Cette question méritait fort de préoccuper Joseph et son major
général Jourdan; mais heureusement tout ce qu'on apprenait était
rassurant. Les rumeurs recueillies portaient à croire qu'on n'avait
devant soi que le général Hill avec deux ou trois divisions. Voici en
effet ce qui s'était passé entre les Anglais et l'armée de Portugal,
depuis le voyage de Joseph à Valence et sa réunion avec l'armée
d'Andalousie.

[En marge: Ce qui s'était passé à Madrid et au nord de l'Espagne
pendant le voyage de Joseph à Valence.]

[En marge: Folies des chefs espagnols dans Madrid.]

Lord Wellington était entré le 12 août dans Madrid entouré de tous les
chefs espagnols, jaloux de prendre part à son triomphe. Quand on songe
à la situation dans laquelle ils s'étaient trouvés longtemps, n'ayant
plus sur le continent de la Péninsule que Carthagène, Cadix et
Lisbonne, et réduits à s'y attacher de toutes leurs forces pour n'être
pas jetés à la mer, on comprend une joie que la surprise devait même
convertir en délire. La fatale entreprise de Russie, les négligences
de Napoléon à l'égard de la guerre d'Espagne, le défaut d'autorité de
Joseph, les funestes divisions de nos généraux, avaient procuré aux
Espagnols, et surtout au général britannique, ces succès tout à fait
inespérés! D'abord très-enorgueilli de son triomphe, lord Wellington
s'était bientôt senti embarrassé de ses auxiliaires, de leur conduite
indiscrète ou barbare, et avait lui-même ajouté à leurs fautes par
l'ostentation avec laquelle il avait exercé son autorité. Le premier
soin à prendre aurait dû être de rassurer les habitants de Madrid,
dont un grand nombre s'était accoutumé et presque soumis à la
domination de Joseph, de tenir pour fait ce qui était fait, d'oublier
certaines choses, de tolérer, de consacrer même certaines autres. Don
Carlos d'España et l'Empecinado devinrent en quelque sorte les
maîtres de Madrid. Ils commencèrent par faire prêter serment à la
constitution de Cadix qui venait d'être achevée. Rien n'était plus
naturel, quoique cette constitution remplie à la fois de principes
généreux et de dispositions chimériques, blessât une partie
considérable de la nation espagnole, peu préparée aux institutions
qu'on venait de lui donner. Mais au fond ce n'était pas à la
constitution que don Carlos et l'Empecinado entendaient lier les
Espagnols, c'était à l'autorité du gouvernement insurrectionnel de
Cadix. Cela fait, il fallait s'expliquer à l'égard des afrancesados,
parmi lesquels on comptait de grands personnages, beaucoup de
fonctionnaires, et quelques milliers de soldats excellents. Tandis que
don Miguel de Alava, officier de l'armée espagnole que lord Wellington
employait fréquemment, et qui était le plus noble des coeurs[3],
prononçait à l'hôtel de ville de Madrid un discours aussi humain
qu'habile, don Carlos d'España et l'Empecinado tenaient un langage
insensé, de nature à ne ramener personne et à blesser au contraire
tous les hommes raisonnables. Joseph avait fait frapper à son image de
fort belles monnaies, beaucoup plus belles que les monnaies
espagnoles, et tout aussi pures, puisqu'elles étaient exactement
semblables pour la forme et le titre aux monnaies françaises. Au lieu
d'agir comme tous les gouvernements, même les moins modérés, qui se
transmettent les monnaies les uns des autres, sans s'offusquer des
images dont elles portent l'empreinte, on démonétisait et frappait
d'une perte les pièces à l'effigie de Joseph. Puis au lieu de
s'occuper d'amener des denrées à Madrid, afin de mettre un terme à
l'excessive cherté du pain, on perdait le temps à se donner des
satisfactions de parti non moins folles que dangereuses. Aussi la
misère était-elle extrême, comme au temps où les bandes interceptaient
l'arrivage des vivres. Enfin à ces extravagances qui doivent paraître
fort naturelles lorsqu'on songe au caractère et à l'éducation des
vainqueurs, lord Wellington ajoutait les fautes de l'orgueil
britannique. Il s'était logé au palais des rois, ce qui avait blessé
la fierté de la nation espagnole, et en prenant le Retiro que le
colonel Laffond lui avait livré faute d'eau potable, il avait détruit
un établissement auquel les Espagnols tenaient beaucoup, celui de la
_China_, répondant à la fabrique de Sèvres en France, et à la fabrique
de Meissen en Saxe. Ce n'était pas la peine en vérité de perdre vingt
jours à des futilités ou à des fautes!

[Note 3: Celui que nous avons connu depuis comme ambassadeur à Paris
après la mort de Ferdinand VII, et pendant la régence de la reine
Christine.]

[En marge: Attitude du général Clausel derrière le Douro, pendant que
lord Wellington était occupé à triompher à Madrid.]

Pendant que lord Wellington se conduisait de la sorte, le général
Clausel avait rallié, réorganisé, ranimé l'armée de Portugal, et,
quoique réduite à 25 mille hommes, l'avait hardiment portée sur le
Douro, en présence de l'armée anglaise, dont la masse principale était
postée sur les bords de ce fleuve. Il avait refoulé partout les
avant-postes ennemis, et pris le temps d'envoyer le général Foy avec
une division pour recueillir les garnisons d'Astorga, de Benavente, de
Zamora, de Toro, inutilement dispersées sur une ligne qu'on ne pouvait
plus défendre. Le général Foy était arrivé trop tard pour dégager la
garnison d'Astorga, forcée de se rendre la veille à l'armée espagnole
de Galice, mais il en avait sauvé les malades, les blessés, avait
recueilli les autres petits postes du Douro et de l'Esla, et s'était
réuni ensuite au général Clausel.

[En marge: Lord Wellington marche avec le gros de son armée sur le
général Clausel.]

Lord Wellington, se voyant ainsi bravé, avait été obligé de quitter
Madrid, et de venir chercher le jeune adversaire qui, avec les débris
d'une armée récemment battue, se posait si fièrement devant lui. Après
avoir établi le général Hill à Madrid, il était reparti pour la
Vieille-Castille, et, recueillant en chemin l'armée de Galice, il
avait marché sur Burgos avec cinquante mille hommes.

[En marge: Le général Clausel se retire sur l'Èbre.]

Contraint de nouveau à rétrograder, le général Clausel avait quitté
les bords du Douro, s'était replié successivement sur Valladolid,
Burgos, Briviesca, et s'était enfin arrêté à l'Èbre. Avant de le
poursuivre plus loin, lord Wellington, entré dans Burgos, voulut
enlever le château qui dominait cette ville, et qui en rendait la
possession à peu près nulle. Il en entreprit le siége vers la fin de
septembre, à peu près à l'époque où Joseph se préparait à marcher sur
Madrid.

[En marge: Lord Wellington assiége le château de Burgos.]

Le château de Burgos était un vieil édifice remontant au règne des
Maures, et couronnant une hauteur au pied de laquelle est construite
la ville de Burgos. On avait élevé autour de cette vieille enceinte de
murailles gothiques deux lignes de retranchements palissadés et
fraisés, et on les avait armés d'une forte artillerie. On y avait
ajouté un ouvrage à corne, sur une hauteur dite de Saint-Michel, qui
dominait la position du château. Le général Dubreton occupait avec
deux mille hommes cette forteresse improvisée. Il était pourvu de
vivres et de munitions, et résolu à se bien défendre.

[En marge: Le général anglais croit pouvoir brusquer cette forteresse,
et perd beaucoup de monde dans des attaques imprudentes.]

Lord Wellington, dédaignant d'attaquer en règle une telle place, et
pensant que ses soldats, après avoir enlevé d'assaut Ciudad-Rodrigo et
Badajoz, ne broncheraient pas devant les fortifications imparfaites du
château de Burgos, fit assaillir de vive force l'ouvrage à corne de
Saint-Michel. Ses troupes abordèrent franchement l'ouvrage dans la
nuit du 19 au 20 septembre, mais furent arrêtées au pied du
retranchement par la fusillade d'un bataillon du 34e régiment de
ligne. Par malheur une colonne anglaise s'étant glissée dans
l'obscurité autour de l'enceinte de l'ouvrage attaqué, profita de ce
que la gorge n'était pas complétement palissadée, et y pénétra. Les
soldats du 34e passèrent alors sur le corps de la colonne victorieuse,
et se retirèrent sur le fort lui-même. Ils avaient tué ou blessé aux
Anglais plus de 400 hommes, et n'en avaient pas perdu 150.

Maîtres de la position de Saint-Michel, les Anglais essayèrent d'y
construire une batterie pour ruiner les défenses du château, et en
firent le point de départ de leurs cheminements. La forte résistance
de l'ouvrage à corne leur avait appris que cette malheureuse bicoque
ne pouvait pas être brusquée. Après avoir établi une batterie à
Saint-Michel, ils commencèrent à tirer sur le château, mais leur
artillerie faible en calibre fut bientôt dominée par la nôtre, et
réduite à se taire. La difficulté des transports ne leur avait pas
permis en effet d'amener du gros canon sous les murs de Burgos, et ils
n'avaient que quelques pièces de 16, que les guérillas de l'Alava et
de la Biscaye avaient reçues de l'escadre anglaise, et avaient
péniblement traînées jusqu'à Burgos.

Lord Wellington, reconnaissant la presque impossibilité d'ouvrir la
brèche au moyen du canon, eut de nouveau recours à l'assaut dans la
nuit du 22 au 23 septembre. Ses colonnes ayant appliqué les échelles
contre la première enceinte, furent culbutées, et perdirent
inutilement beaucoup de monde. L'une d'entre elles, composée de
Portugais, fut en partie détruite par la fusillade, même avant d'avoir
abordé le pied de l'enceinte.

[En marge: Lord Wellington essaye d'un siége en règle.]

Il fallut recourir encore une fois aux approches régulières, et à
défaut d'artillerie employer la mine. Deux fourneaux étant prêts, on
mit le feu au premier dans la nuit du 29 au 30 septembre, et à la
suite de l'explosion une colonne s'élança à l'assaut, mais elle fut
repoussée comme celles qui l'avaient précédée. Le 4 octobre on mit le
feu au second fourneau. Une large brèche fut le résultat de cette
nouvelle explosion, tandis que celle qu'on avait ouverte le 29 avait
été élargie par l'artillerie. Les assiégeants se jetèrent sur les deux
brèches avec fureur, et les enlevèrent; mais la garnison fondit sur
eux à son tour, et repoussa l'une des colonnes, sans pouvoir toutefois
empêcher l'autre de se loger sur l'une des deux brèches. Les Anglais
ayant ainsi réussi à s'établir dans la première enceinte, commencèrent
les approches vers la seconde, avec l'espérance de s'en emparer. Mais
le 8 la garnison exécuta une sortie générale, bouleversa leurs
travaux, les rejeta en dehors de la première enceinte, et les remit
ainsi au point où ils étaient au début du siége. Elle ferma aussitôt
la brèche par un retranchement construit en arrière, et rentra en
possession de tout ce qu'elle avait perdu, excepté l'ouvrage à corne
de Saint-Michel. Vingt jours et deux mille cinq cents hommes avaient
donc été sacrifiés sous les yeux de lord Wellington, sans avoir fait
un pas. Le général anglais, rempli de dépit, voulut hasarder une
dernière tentative, et préalablement employer tous les moyens
imaginables d'ouvrir cette première enceinte qu'il avait prise un
moment pour la reperdre aussitôt. Il avait reçu quelque artillerie; il
essaya de faire brèche à l'une des extrémités, et de miner à l'autre,
tout près d'une église dite de Saint-Roman.

Tout étant prêt dans la nuit du 19 octobre, les assiégeants mirent le
feu à la mine de Saint-Roman, point par lequel les Français ne
s'attendaient pas à être attaqués, et aussitôt Anglais, Espagnols,
Portugais, munis d'échelles, s'élancèrent sur la première enceinte.
Cette fois encore ils parvinrent à l'enlever, et coururent vers la
seconde. Mais la brave garnison sortant en masse de son chemin
couvert, les reçut à la baïonnette, les chargea avec impétuosité, en
tua un grand nombre, et pour la troisième fois les rejeta au delà de
l'enceinte un moment conquise. Même chose se passa à l'autre
extrémité. Les assiégés fermèrent la brèche pratiquée par la mine près
de l'église de Saint-Roman, abattirent même l'église qui pouvait être
utile à l'ennemi, et de nouveau présentèrent aux assiégeants un front
formidable.

[En marge: Après avoir perdu trente-quatre jours et trois mille hommes
devant le château de Burgos, lord Wellington est obligé de se
retirer.]

Il y avait trente et quelques jours que deux mille hommes, réduits par
le feu et la fatigue à quinze cents, retranchés derrière quelques
ouvrages à peine maçonnés, et protégés seulement par une rangée de
palissades, en arrêtaient cinquante mille par leur héroïque
résistance. Honneur éternel à ces braves gens, et à leur chef le
général Dubreton! ils prouvaient ce que peuvent en certaines
circonstances décisives les places bien défendues, car en résistant
ainsi ils donnaient le temps à l'armée de Portugal de se remettre en
ligne, aux armées du Centre et de l'Andalousie de se porter sur le
Tage, et à toutes de se réunir pour accabler lord Wellington.

[En marge: Nouvelle apparition de l'armée de Portugal recrutée et
renforcée.]

En effet le général Clausel, ramené sur l'Èbre, avait reçu des dépôts
établis le long des Pyrénées, ainsi que des petites garnisons de la
frontière, environ 10 mille recrues, des chevaux pour son artillerie
et sa cavalerie, ce qui lui procurait 35 mille combattants. Le général
Caffarelli qu'on a vu, troublé par l'épouvantail des flottes
anglaises, comme le maréchal Soult par celui du général Hill, négliger
le danger principal pour le danger accessoire, s'amendait enfin, et
prêtait à l'armée de Portugal 10 mille hommes, qui, envoyés avant la
bataille de Salamanque, auraient prévenu bien des désastres. Par
malheur le général Clausel, au moment de se mettre en marche à la tête
de ces 45 mille combattants, avait tellement souffert de sa récente
blessure, qu'il avait été obligé de quitter l'armée. Le général
Souham, vieil officier de la république, expérimenté et brave, le
remplaçait, et venait au secours de l'intrépide garnison qui depuis
trente-quatre jours défendait les chétives fortifications de Burgos.

Lord Wellington, placé entre l'armée de Portugal qui s'avançait au
nord, et les armées du Centre et d'Andalousie qui s'avançaient au
midi, était dans l'une de ces situations difficiles, mais grandes,
dont le général Bonaparte était sorti jadis par des triomphes inouïs.
Moins circonspect et plus actif, il aurait pu, en se concentrant avec
la promptitude et l'à-propos de l'ancien général de l'armée d'Italie,
se rendre tour à tour plus fort que chacune des deux armées qui le
menaçaient, battre celle de Portugal, puis se jeter sur celle de
Joseph, les accabler l'une après l'autre, et rester définitivement
maître de l'Espagne. Mais chacun a son génie, et il est puéril de
demander à tel homme ce qui n'est possible qu'avec les qualités de tel
autre. Lord Wellington, sage, solide, mais lent, ayant des soldats
qu'on ne menait pas vite, qu'on n'exaltait pas facilement, n'était pas
fait pour conquérir l'Espagne en une campagne; mais il devait la
conquérir en plusieurs. C'était bien assez pour le triomphe de la
politique de son pays, et pour le malheur de la nôtre!

[En marge: Lord Wellington est réduit à se replier sur Salamanque, et
en se retirant il ordonne au général Hill d'évacuer Madrid.]

Voyant approcher l'armée de Portugal renforcée, il abandonna avec
dépit les murs de Burgos qui lui avaient coûté 3 mille hommes et le
prestige de la victoire, et qui allaient probablement lui coûter
Madrid. Il soutint plusieurs combats d'arrière-garde, dans lesquels le
général Maucune, le même qui avait si témérairement engagé la bataille
de Salamanque, lui tua beaucoup de monde, et après s'être à son tour
couvert du Douro, il expédia au général Hill l'ordre de venir le
joindre à Salamanque, si Madrid ne lui semblait plus tenable en
présence des armées qui marchaient sur cette capitale.

[Date en marge: Nov. 1812.]

[En marge: Rentrée de Joseph dans Madrid.]

[En marge: Il y est bien accueilli, et repart immédiatement pour
suivre lord Wellington.]

Tels furent les événements que Joseph et le maréchal Jourdan
apprirent en arrivant sur le Tage. La sage prévoyance du maréchal
Jourdan se trouvait ainsi justifiée, et Madrid allait s'ouvrir encore
une fois à la nouvelle royauté. Le 30 octobre les armées du Centre et
d'Andalousie forcèrent cette ligne du Tage, sur laquelle on avait
craint de trouver 70 mille Espagnols, Portugais et Anglais réunis;
elles passèrent sur le corps des arrière-gardes du général Hill, et
pénétrèrent le 2 novembre dans la capitale des Espagnes, étonnée de
ces fortunes si diverses. Joseph y fut bien reçu, car après ce qu'ils
venaient de voir, les habitants de Madrid offensés par l'orgueil des
Anglais, dégoûtés par la violence des guérillas, commençaient à croire
que cette nouvelle royauté, exercée par un prince doux et sage, valait
tout autant pour eux que des Bourbons dégénérés, conduits par des
chefs de bandes. Joseph, déployant en ce moment une activité qui ne
lui était pas ordinaire, après avoir séjourné quarante-huit heures
dans Madrid, en sortit le 4 pour faire sa jonction avec l'armée de
Portugal, et poursuivre lord Wellington à la tête de 80 mille hommes.
Quels résultats ne pouvait-on pas attendre, quelle vengeance de
Salamanque ne pouvait-on pas obtenir d'une telle réunion d'armées!

Joseph y comptait avec raison, et espérait qu'une bataille livrée avec
les forces dont on disposait, ramènerait les Anglais en Portugal, et
le rétablirait, malgré l'évacuation de l'Andalousie, dans la plénitude
de sa situation antérieure. Sans doute on commençait à éprouver
quelques inquiétudes au sujet de l'expédition de Russie, à interpréter
fâcheusement le silence gardé par le _Moniteur_, qui ne contenait
plus de bulletins de la grande armée; mais on était fort loin
d'imaginer l'étendue des désastres qui nous avaient frappés, et tout
au plus allait-on jusqu'à augurer des difficultés comme celles qui
avaient suivi la bataille d'Eylau, et que la bataille de Friedland
avait résolues triomphalement. Joseph n'attendait donc aucune sinistre
nouvelle de Paris, et se flattait de trouver le dédommagement du
malheur qui l'avait atteint à Salamanque, dans les environs de
Salamanque elle-même.

Arrivé le 6 novembre au delà du Guadarrama avec son fidèle major
général, dont les avis lui avaient été si utiles, il aurait pu appuyer
à gauche vers Peñaranda, ce qui l'eût mis sur la trace de lord
Wellington; mais il aima mieux appuyer à droite vers Arevolo, afin de
rallier à lui l'armée de Portugal, et de n'aborder les Anglais qu'avec
la totalité de ses forces.

[En marge: Réunion de forces écrasantes contre lord Wellington, par la
jonction des armées du Centre et d'Andalousie avec l'armée de
Portugal.]

Ce qu'il désirait ne tarda pas à s'effectuer, car lord Wellington,
pressé de se retirer sur Salamanque, ne songea pas même à empêcher la
jonction des armées du Nord et du Midi. Bientôt les avant-gardes se
rencontrèrent aux environs du Douro, et la réunion des trois armées
d'Andalousie, du Centre et de Portugal, plaça sous la main de Joseph
90 mille hommes, et environ 150 bouches à feu bien attelées. Cette
force eût même été plus considérable si le général Caffarelli, après
avoir prêté quelques jours ses 10 mille hommes, ne s'était hâté de les
rappeler, pour continuer à batailler contre les bandes de Mina, de
Longa, de Mérino, de Porlier. L'armée de Portugal qui avait 35 mille
hommes en propre, en avait perdu un certain nombre dans la poursuite
de lord Wellington; les armées du Centre et d'Andalousie, qui en
partant de Valence en comptaient 56 mille environ, avaient laissé
quelques hommes en route, et fourni un détachement pour la garnison de
Madrid; mais toutes ensemble elles comprenaient 85 mille combattants,
des plus belles troupes qui fussent au monde, irritées des succès
qu'on avait laissé remporter aux Anglais, et joyeuses enfin de
l'occasion qui s'offrait de les leur faire expier.

[En marge: Joie des Français, et leurs justes espérances.]

L'ardeur qui était dans les coeurs étincelait sur les visages, et
généraux et soldats se promettaient de concourir d'un zèle égal à la
commune vengeance. Lord Wellington, séparé de l'armée espagnole de
Galice, mais renforcé du corps de Hill, n'avait pas, après les pertes
de la campagne, plus de 60 mille hommes, dont 40 mille Anglais
beaucoup moins fiers qu'au lendemain de leur victoire des Arapiles.
Mais pouvaient-ils tenir tête à 85 mille Français passablement
commandés? Personne ne le croyait, et eux pas plus que nous.

[En marge: Marche sur la Tormès.]

Nos trois armées s'avancèrent donc sur la Tormès, exactement par la
route qu'avait suivie le maréchal Marmont pour aller se faire battre
aux Arapiles. Elles marchaient de manière à tourner la position de
Salamanque, et à prendre une revanche de lord Wellington en se plaçant
sur sa ligne de communication. Le 11 novembre, on se trouva en ligne à
quelque distance de la Tormès, l'armée d'Andalousie à gauche, celle du
Centre au centre, celle de Portugal à droite. Le maréchal Jourdan, en
compagnie de Joseph, se porta sur le bord de la Tormès, et aperçut
lord Wellington aux Arapiles, y attendant assez tranquillement les
Français, parce que, confiant dans une position déjà éprouvée, et
ayant sa retraite toujours assurée vers Ciudad-Rodrigo, il croyait
pouvoir se replier à temps. Mais il avait commis une faute qui aurait
pu lui coûter cher, et que le maréchal Jourdan avec son coup d'oeil
non pas vif mais exercé, découvrit promptement.

La Tormès qui, bien qu'assez grosse en hiver, était encore guéable en
plusieurs endroits, coulait devant nous à travers la petite ville
d'Alba de Tormès située à notre gauche, puis décrivant un demi-cercle
allait à droite s'enfoncer vers Salamanque. Lord Wellington trop peu
pressé de se mettre à l'abri de nos entreprises, avait laissé le
général Hill à Alba de Tormès, et avec le gros de son armée avait
occupé Salamanque. Entre deux se trouvait la position de Calvarossa de
Ariba, qu'il n'avait fait occuper que par un faible détachement. Trois
lieues séparaient le corps du général Hill de celui de lord
Wellington, et l'idée qui s'offrait naturellement c'était d'aller se
placer entre les deux, et d'enlever au moins les quinze mille hommes
du général Hill.

[En marge: Le maréchal Jourdan imagine un moyen de séparer le général
Hill de lord Wellington, et de leur faire subir un désastre.]

[En marge: Le maréchal Soult résiste au plan proposé par le maréchal
Jourdan.]

La seule difficulté était de savoir si on pourrait passer brusquement
la Tormès, et se déployer au delà, avant que lord Wellington eût
rappelé à lui son aile droite compromise. Les reconnaissances qu'on
venait d'exécuter ne permettaient à cet égard aucun doute. La Tormès
entre Alba et Salamanque était presque partout guéable; au delà, pour
arriver sur Calvarossa de Ariba, s'étendait une vaste plaine, qui
s'élevait en pente douce vers Calvarossa, et où se trouvaient les
Arapiles. En se faisant précéder de toute la cavalerie, qui était de
plus de 12 mille hommes dans les trois armées, et dont le déploiement
aurait couvert le passage, nos colonnes d'infanterie eussent traversé
les gués, envahi la plaine, abordé Calvarossa, puis se rabattant sur
Alba de Tormès eussent infailliblement tourné et enveloppé le général
Hill. Ce projet, exposé sur le terrain même à Joseph, en présence de
tous les généraux, fut universellement regardé par eux comme d'un
succès immanquable, et ils demandèrent à l'exécuter sur-le-champ,
avant que les Anglais eussent rectifié leur position. Mais le maréchal
Soult n'en fut point d'avis. Il ne fallait pas, disait-il, aborder les
Anglais de front, ce qui était vrai quand ils avaient pris leur
position de combat, mais ce qui n'était pas le cas ici, puisqu'il
s'agissait de les surprendre en marche, et d'enlever un de leurs corps
laissé dans l'isolement. Il pensait qu'il valait mieux franchir la
Tormès au-dessus d'Alba, afin de tourner la position de Salamanque, et
d'obliger ainsi les Anglais à décamper. On lui répondit que c'était
justement ce qu'il ne fallait pas faire, car en remontant à gauche la
Tormès pour la passer au-dessus d'Alba, on allait forcer le général
Hill à quitter Alba, à se replier sur Calvarossa de Ariba, puis sur
Salamanque, qu'on allait rendre ainsi aux Anglais le service de leur
montrer leur faute, et de les réunir tous ensemble aux environs de
Salamanque; que si en se portant sur leurs communications avec 85
mille hommes on les obligeait à décamper, le résultat de cette
heureuse mais coûteuse concentration de forces n'aurait pas été bien
considérable! Au lieu d'un triomphe dont on avait grand besoin, on
aurait ménagé à lord Wellington la gloire de se tirer sain et sauf de
l'un des pas les plus difficiles où jamais général se fût trouvé.

Le trop modeste maréchal Jourdan, qui n'avait guère l'habitude d'être
affirmatif, car il discernait le vrai, mais s'y attachait avec la
mollesse d'un homme découragé, fut cette fois plus vif que de coutume,
affirma que si on voulait faire reposer sur sa tête la responsabilité
de l'opération proposée, il était prêt à l'assumer, et répondait de
n'y compromettre ni l'armée ni sa propre gloire. Tous les généraux
présents, Souham, d'Erlon et autres, partageaient son avis,
l'appuyaient du regard et de la parole. Mais par égard pour la
situation et le grade du maréchal Soult, on remit à décider cette
question après une nouvelle reconnaissance du cours supérieur de la
Tormès.

[En marge: Joseph et le maréchal Jourdan ont la faiblesse d'abandonner
un plan que tous les généraux approuvaient.]

Le lendemain le maréchal Soult reproduisit son projet de passer la
Tormès à gauche au-dessus d'Alba, car là aussi on l'avait trouvée
guéable, et il insista fortement pour faire adopter son opinion.
Joseph consulta le maréchal Jourdan, et celui-ci, avec une
condescendance qui était la suite de son âge et de son caractère,
conseilla à Joseph de se rendre. Exécuter le plan qu'il avait indiqué
avec la mauvaise volonté du commandant de la principale armée était
selon lui bien dangereux, et quoique les Anglais n'eussent pas encore
rectifié leur position, que le coup décisif pût encore leur être
porté, et que la tentation de l'essayer fût grande, faire ce que
voulait le maréchal Soult lui sembla ce qu'il y avait de moins
hasardeux. Ainsi éclata dans Joseph et dans Jourdan cette fatale
indécision, qui chez les esprits justes est quelquefois aussi funeste
que l'entêtement de l'erreur chez les esprits faux, et qui, après les
négligences de Napoléon, les détestables sentiments de certains chefs,
fut la principale cause de nos revers en Espagne.

[En marge: On adopte l'idée proposée par le maréchal Soult.]

Pour faire peser toute la responsabilité sur le maréchal Soult, et
l'obliger au moins à se conduire le mieux possible dans l'exécution de
sa propre idée, on mit l'armée du Centre sous ses ordres, et on donna
celle de Portugal au comte d'Erlon. Le 13 même on franchit la Tormès
au-dessus d'Alba, et on s'avança jusqu'à Nuestra Señora de Retiro. Les
Anglais sortaient à peine d'Alba et y avaient même laissé un
détachement. On les voyait se retirer sur les Arapiles, et s'y réunir.
Mais il leur restait à décamper devant 85 mille Français, et il était
possible encore de couper une portion de leur longue colonne.

[Date en marge: Déc. 1812.]

[En marge: On laisse échapper lord Wellington, qui se tire sain et
sauf du plus grand danger où un général pût se trouver placé.]

Le maréchal Soult avait déjà 50 mille hommes sous la main, toute la
cavalerie notamment, et dès le lendemain matin il pouvait se porter en
avant. On pressa l'armée de Portugal, que la nécessité d'occuper Alba
obligeait à défiler à gauche pour remonter la Tormès, de hâter son
mouvement. Le lendemain 14 le temps était affreux, et la fortune,
comme dégoûtée de gens qui savaient si peu saisir ses faveurs, ne
semblait pas vouloir les seconder. À peine si on apercevait les
ennemis devant soi. Pourtant on pouvait distinguer à travers le
brouillard les Anglais qui défilaient de notre droite à notre gauche,
pour quitter Salamanque, et s'acheminer sur Ciudad-Rodrigo. Plusieurs
explosions entendues du côté de Salamanque, en révélant la destruction
volontaire d'une partie des munitions de l'ennemi, suffisaient pour
indiquer une retraite commencée. Joseph et Jourdan insistèrent pour
qu'on fondît au moins avec la cavalerie sur l'armée anglaise, afin
d'en enlever quelque portion. Le maréchal Soult, circonspect au
dernier point, alléguant pour son excuse l'obscurité du temps, voulut
avant de s'avancer avoir été rejoint par toute l'armée de Portugal, ne
fit pas même donner sa cavalerie, et, lorsque les 85 mille Français
furent réunis, trouva les Anglais hors d'atteinte, et en pleine
retraite sur la route de Ciudad-Rodrigo.

[En marge: Départ et colère de l'armée.]

La confusion, l'irritation dans les trois armées furent extrêmes.
L'état de l'atmosphère, la lenteur de l'armée de Portugal, qui forcée
de remonter au-dessus d'Alba de Tormès ne pouvait cependant pas
arriver plus vite, furent les raisons imaginées pour excuser ce
déplorable avortement. On suivit les Anglais encore un jour ou deux,
et on eut pour résultat de cette formidable concentration de forces
environ trois mille prisonniers, qu'on ramassa sur les routes à la
queue d'un ennemi réduit à marcher plus rapidement qu'il n'en avait
l'habitude.

[En marge: Joseph rentre à Madrid, et fait camper les trois armées à
portée les unes des autres.]

Joseph rentra dans Madrid, et plaça ses trois armées en cantonnements,
l'armée de Portugal en Castille, celle du Centre aux environs de
Madrid, celle d'Andalousie sur le Tage, entre Aranjuez et Talavera.

[En marge: Résumé de la campagne de 1812 en Espagne.]

Telle fut en Espagne cette triste campagne de 1812, qui après avoir
débuté par la perte des places de Ciudad-Rodrigo et de Badajoz que
nous avions imprudemment découvertes, tantôt pour prendre Valence,
tantôt pour acheminer une partie de nos troupes sur les routes de
Russie, s'interrompit un moment, puis reprit, et fut signalée par la
perte de la bataille de Salamanque, due à l'éloignement de Napoléon, à
l'autorité insuffisante de Joseph, au refus de concours de certains
généraux, à la lenteur de Jourdan, à la témérité de Marmont; campagne
qui se termina par la sortie de Madrid, par l'évacuation de
l'Andalousie, par une réunion de forces qui, quoique tardive, aurait
pu faire expier à lord Wellington ses trop faciles succès, si la
condescendance de Joseph et de Jourdan, discernant le bon parti à
prendre, n'osant pas le faire prévaloir, n'avait amené une dernière
disgrâce, celle de voir une armée de 40 mille Anglais échapper à 85
mille Français placés sur leur ligne de communication. Ainsi, dans
cette année 1812, les Anglais nous avaient pris les deux places
importantes de Ciudad-Rodrigo et de Badajoz, nous avaient gagné une
bataille décisive, nous avaient un moment enlevé Madrid, nous avaient
forcés à évacuer l'Andalousie, nous avaient bravés jusqu'à Burgos, et,
en revenant sains et saufs d'une pointe si hardie, avaient mis à nu
toute la faiblesse de notre situation en Espagne, faiblesse due à
plusieurs causes déplorables, mais toutes remontant à une seule, la
négligence de Napoléon, qui, tout grand qu'il était, n'avait pas le
don d'ubiquité, et, ne pouvant pas bien commander de Paris, le pouvait
encore moins de Moscou; qui se décidant enfin à confier son autorité
à son frère, ne la lui avait pas déléguée tout entière par défiance,
par prévention, par on ne sait quelle humeur déplacée! Vouloir tout
entreprendre à la fois, vouloir être partout en même temps, s'étourdir
ensuite sur ce qu'on était forcé de négliger, tel avait été, tel était
encore le triste secret de cette funeste guerre d'Espagne! Après
l'attentat qui l'avait commencée, on ne pouvait rien imaginer de pis
que la négligence qui la continuait!

[En marge: Immense émotion produite en Europe par les événements
militaires de 1812, tant en Russie qu'en Espagne.]

Du reste tant d'événements à la fois, désastreux au nord, fâcheux au
moins au midi, devaient produire et produisirent effectivement une
immense émotion en Europe. Que de surprise, que de satisfaction parmi
ces innombrables ennemis que nous nous étions attirés de toutes parts!
L'Angleterre, qui oubliant qu'elle était sortie de Madrid, ne songeait
qu'à l'honneur d'y être entrée, qui après avoir rendu Séville au
gouvernement de Cadix, se flattait d'avoir presque délivré la
Péninsule de ses envahisseurs, qui après avoir fort encouragé la
résistance de l'empereur Alexandre sans en rien espérer, était tout
étonnée d'apprendre que nous arrivions vaincus sur le Niémen, se
livrait à une sorte de joie délirante! Malgré toute la crédulité de la
haine, elle osait à peine ajouter foi aux nouvelles répandues en
Europe, et en publiant nos malheurs par les cent voix de ses journaux,
elle ne les croyait pas encore si grands qu'on les disait, et qu'elle
les proclamait elle-même. L'Allemagne, stupéfaite du spectacle qu'elle
avait sous les yeux, commençait à nous croire vaincus, n'osait pas
encore nous croire détruits, se laissait aller à l'espérer en
regardant défiler l'un après l'autre nos soldats égarés, gelés,
affamés, s'attendait toujours à voir enfin paraître le squelette de la
grande armée, et ne le voyant pas venir, commençait à penser que ce
que publiait l'orgueil des Russes était vrai, et que ce squelette
lui-même n'existait plus! À chaque jour de ce triste mois de décembre,
l'Allemagne sentait renaître en elle l'espérance, avec l'espérance le
courage, et avec le courage une sorte de rage furieuse. Toutes les
sociétés secrètes formées dans son sein étaient en fermentation, et se
préparaient à un soulèvement général. Mais elle flottait encore entre
l'espoir et la crainte, n'osait point se livrer à tout l'élan de ses
passions, et attendait les événements avec une ardente curiosité.
C'est au milieu de cette disposition des esprits que Napoléon
s'acheminait clandestinement vers Paris, où allaient l'accueillir la
joie coupable de certains adversaires de son gouvernement,
l'abattement de ses flatteurs, la douleur étonnée des hommes honnêtes,
la douleur sans surprise des hommes éclairés! Et cependant nos
vainqueurs dans l'exaltation de leur orgueil, nos ennemis dans
l'emportement de leur haine, les bons citoyens dans la profondeur de
leur affliction, ne pouvaient aller jusqu'à imaginer toute l'étendue
du mal. Bientôt, hélas! ils devaient la connaître tout entière!


FIN DU LIVRE QUARANTE-SIXIÈME.



LIVRE QUARANTE-SEPTIÈME.

LES COHORTES.

     Rapide voyage de Napoléon. -- Il ne se fait connaître qu'à Varsovie
     et à Dresde, et seulement des ministres de France. -- Arrivée
     subite à Paris le 18 décembre à minuit. -- Réception le 19 des
     ministres et des grands dignitaires de l'Empire. -- Napoléon
     prend l'attitude d'un souverain offensé, qui a des reproches à
     faire au lieu d'en mériter, et affecte d'attacher une grande
     importance à la conspiration du général Malet. -- Réception
     solennelle du Sénat et du Conseil d'État. -- Violente invective
     contre l'idéologie. -- Afin d'attirer l'attention publique sur
     l'affaire Malet, et de la détourner des événements de Russie, on
     défère au Conseil d'État M. Frochot, préfet de la Seine, accusé
     d'avoir manqué de présence d'esprit le jour de la conspiration.
     -- Ce magistrat est condamné, et privé de ses fonctions. --
     Napoléon, frappé du danger que courrait sa dynastie, s'il venait
     à être tué, songe à instituer d'avance la régence de
     Marie-Louise. -- L'archichancelier Cambacérès chargé de préparer
     un sénatus-consulte sur cet objet. -- Soins plus importants qui
     absorbent Napoléon. -- Activité et génie administratif qu'il
     déploie pour réorganiser ses forces militaires. -- Ses projets
     pour la levée de nouvelles troupes et pour la réorganisation des
     corps presque entièrement détruits en Russie. -- Il reçoit des
     bords de la Vistule des nouvelles qui le détrompent sur la
     situation de la grande armée, et qui lui prouvent que le mal
     depuis son départ a dépassé toutes les prévisions. -- Joie des
     Prussiens lorsqu'ils acquièrent la connaissance entière de nos
     désastres. -- À leur joie succède une violence de passion inouïe
     contre nous. -- Arrivée de l'empereur Alexandre à Wilna, et son
     projet de se présenter comme le libérateur de l'Allemagne. --
     Actives menées des réfugiés allemands réunis autour de sa
     personne. -- Efforts tentés auprès du général d'York, commandant
     le corps prussien auxiliaire. -- Ce corps en retraite de Riga sur
     Tilsit abandonne le maréchal Macdonald et se livre aux Russes. --
     Dangers du maréchal Macdonald resté avec quelques mille Polonais
     au milieu des armées ennemies. -- Il parvient à se retirer sain
     et sauf sur Tilsit et Labiau. -- Le quartier général français
     évacue Koenigsberg, et se replie du Niémen sur la Vistule. --
     Macdonald et Ney, l'un avec la division polonaise Grandjean,
     l'autre avec la division Heudelet, couvrent comme ils peuvent
     cette évacuation précipitée. -- Officiers, généraux et cadres
     vides courant sur Dantzig et Thorn. -- Il ne reste au quartier
     général que neuf à dix mille hommes de toutes nations et de
     toutes armes, pour résister à la poursuite des Russes. -- Murat
     démoralisé se retire à Posen, et finit par quitter l'armée en
     laissant le commandement au prince Eugène. -- Effet que produit
     dans toute l'Allemagne la défection du général d'York. --
     Mouvement extraordinaire d'opinion secondé par les sociétés
     secrètes, et voeu unanime de se réunir à la Russie contre la
     France. -- Immense popularité de l'empereur Alexandre. --
     Premières impressions du roi de Prusse, et son empressement à
     désavouer le général d'York. -- Son embarras entre les
     engagements contractés envers la France et la contrainte
     qu'exerce sur lui l'opinion publique de l'Allemagne. -- Il se
     retire en Silésie, et prend une sorte de position intermédiaire,
     d'où il propose certaines conditions à Napoléon. -- Contre-coup
     produit à Vienne par le mouvement général des esprits. --
     Situation de l'empereur François qui a marié sa fille à Napoléon,
     et de M. de Metternich qui a conseillé ce mariage. -- Leur
     crainte de s'être trompés en adoptant trop tard la politique
     d'alliance avec la France. -- Désir de modifier cette politique,
     et de s'entremettre entre la France et la Russie, afin d'amener
     la paix, et de profiter des circonstances pour rétablir
     l'indépendance de l'Allemagne. -- Sages conseils de l'empereur
     François et de M. de Metternich à Napoléon, et offre de la
     médiation autrichienne. -- Comment Napoléon reçoit ces nouvelles
     arrivant coup sur coup à Paris. -- Il donne un nouveau
     développement à ses plans pour la reconstitution des forces de la
     France. -- Emploi des cohortes. -- Levée de cinq cent mille
     hommes. -- Napoléon convoque un conseil d'affaires étrangères
     pour lui soumettre ces mesures, et le consulter sur l'attitude à
     prendre à l'égard de l'Europe. -- Sans repousser la paix,
     Napoléon veut en parler, en laisser parler, mais ne la conclure
     qu'après des victoires qui lui rendent la situation qu'il a
     perdue. -- Diversité des opinions qui se produisent autour de
     lui. -- La majorité se prononce pour de grands armements, et en
     même temps pour de promptes négociations par l'entremise de
     l'Autriche. -- Napoléon, à qui il convient de négocier pendant
     qu'il se prépare à combattre, accepte la médiation de l'Autriche,
     mais en indiquant des bases de pacification qui ne sont pas de
     nature à lui concilier cette puissance. -- Réponse peu
     encourageante adressée à la Prusse. -- Immense activité
     administrative déployée pendant ces négociations. -- État de
     l'opinion publique en France. -- On déplore les fautes de
     Napoléon, mais on est d'avis de faire un grand et dernier effort
     pour repousser l'ennemi, et de conclure ensuite la paix. -- Aux
     levées ordonnées se joignent des dons volontaires. -- Emploi que
     fait Napoléon des 500 mille hommes mis à sa disposition. --
     Réorganisation des corps de l'ancienne armée sous les maréchaux
     Davout et Victor. -- Création, au moyen des cohortes et des
     régiments provisoires, de quatre corps nouveaux, un sur l'Elbe,
     sous le général Lauriston, deux sur le Rhin, sous les maréchaux
     Ney et Marmont, un en Italie, sous le général Bertrand. --
     Réorganisation de l'artillerie et de la cavalerie. -- Moyens
     financiers imaginés pour suffire à ces vastes armements. --
     Napoléon, tandis qu'il s'occupe de ces préparatifs, veut faire
     quelque chose pour ramener les esprits, et songe à terminer ses
     démêlés avec le Pape. -- Translation du Pape de Savone à
     Fontainebleau. -- Napoléon y envoie les cardinaux de Bayane et
     Maury, l'archevêque de Tours et l'évêque de Nantes, pour préparer
     Pie VII à une transaction. -- Le Pape déjà d'accord avec Napoléon
     sur l'institution canonique, est disposé à accepter un
     établissement à Avignon, pourvu qu'on ne le force pas à résider à
     Paris. -- Lorsqu'on est près de s'entendre, Napoléon se
     transporte à Fontainebleau, et par l'ascendant de sa présence et
     de ses entretiens décide le Pape à signer le Concordat de
     Fontainebleau, qui consacre l'abandon de la puissance temporelle
     du Saint-Siége. -- Fêtes à Fontainebleau. -- Grâces prodiguées au
     clergé. -- Rappel des cardinaux exilés. -- Les cardinaux revenus
     auprès du Pape lui inspirent le regret de ce qu'il a fait, et le
     disposent à ne pas exécuter le Concordat de Fontainebleau. --
     Napoléon feint de ne pas s'en apercevoir. -- Content de ce qu'il
     a obtenu, il convoque le Corps législatif, et lui annonce ses
     résolutions. -- Marche des événements en Allemagne. --
     Enthousiasme croissant des Allemands. -- Le roi de Prusse, dominé
     par ses sujets, se montre fort irrité des refus de Napoléon, et
     s'éloigne de plus en plus de notre alliance. -- Les Russes,
     quoique partagés sur la convenance militaire d'une nouvelle
     marche en avant, s'y décident par le désir d'entraîner le roi de
     Prusse. -- Ils s'avancent sur l'Oder, et obligent le prince
     Eugène à évacuer successivement Posen et Berlin. -- Nouveau
     mouvement rétrograde des armées françaises, et leur établissement
     définitif sur la ligne de l'Elbe. -- Le roi de Prusse séparé des
     Français, et entouré des Russes, se livre à ceux-ci, et rompt son
     alliance avec la France. -- Traité de Kalisch. -- Arrivée
     d'Alexandre à Breslau, et son entrevue avec Frédéric-Guillaume.
     -- Effet produit en Allemagne par la défection de la Prusse. --
     Insurrection de Hambourg. -- Demi-défection de la cour de Saxe,
     et retraite de cette cour à Ratisbonne. -- Influence de ces
     nouvelles à Vienne. -- Le peuple autrichien fort ému commence
     lui-même à demander la guerre contre la France. -- La cour
     d'Autriche, ferme dans sa résolution de rétablir sa situation et
     celle de l'Allemagne sans s'exposer à la guerre, s'efforce de
     résister à l'entraînement des esprits, et d'amener la France à
     une transaction. -- Conseils de M. de Metternich. -- Napoléon,
     peu troublé par ces événements, profite de l'occasion pour
     demander de nouvelles levées. -- Sa manière de répondre aux vues
     de l'Autriche. -- Ne tenant aucun compte des désirs de cette
     puissance, il lui propose de détruire la Prusse et d'en prendre
     les dépouilles. -- Choix de M. de Narbonne pour remplacer à
     Vienne M. Otto, et y faire goûter la politique de Napoléon. --
     Napoléon avant de quitter Paris se décide à confier la régence à
     Marie-Louise, et à lui déléguer le gouvernement intérieur de la
     France. -- Ses entretiens avec l'archichancelier Cambacérès sur
     ce sujet, et ses pensées sur sa famille et l'avenir de son fils.
     -- Cérémonie solennelle dans laquelle il investit Marie-Louise du
     titre de régente. -- Avant de partir il a le temps de voir le
     prince de Schwarzenberg, dont il écoute à peine les
     communications. -- Confiance dont il est plein. -- Chagrin de
     l'Impératrice. -- Départ pour l'armée.


[Date en marge: Déc. 1812.]

[En marge: Voyage clandestin de Napoléon de Smorgoni à Paris.]

[En marge: Il s'arrête quelques heures à Varsovie et à Dresde.]

[En marge: Secrète entrevue avec le roi de Saxe.]

[En marge: Lettre écrite de Dresde à l'empereur François.]

Tandis que l'Europe, agitée à la fois par l'espérance, la crainte et
la haine, se demandait ce que Napoléon était devenu, s'il avait péri,
s'il s'était sauvé, il traversait dans un traîneau, en compagnie du
duc de Vicence, du grand maréchal Duroc, du comte Lobau, du général
Lefèvre-Desnoettes et du mameluk Rustan, les vastes plaines de la
Lithuanie, de la Pologne, de la Saxe, se tenant profondément caché
sous d'épaisses fourrures, car son nom imprudemment prononcé, son
visage reconnu, eussent amené sur-le-champ une tragique catastrophe.
L'homme qui avait tant excité l'admiration des peuples, qui était
naguère l'objet de leur soumission superstitieuse, n'eût pas en ce
moment échappé à leur fureur. En deux endroits seulement il se fit
connaître, à Varsovie et à Dresde. À Varsovie, il fallait adresser
encore un mot aux Polonais, pour leur arracher un suprême et dernier
effort. Le duc de Vicence se transporta dans son costume de voyage
auprès de l'archevêque de Malines, qui était tout ému des nouvelles de
Krasnoé et de la Bérézina, et peu capable de rendre aux Polonais un
courage qu'il n'avait pas lui-même. Il força presque la porte de
l'archevêque, ne voulant pas se faire connaître des serviteurs de
l'ambassade, lui apparut comme une sorte de spectre, et le remplit de
surprise en se nommant, en lui disant avec qui il était, et en le
conduisant à la modeste hôtellerie où Napoléon était secrètement
descendu. M. de Pradt accourut auprès de Napoléon, qu'il trouva dans
un méchant réduit, ayant de la peine à s'y faire allumer du feu, et
dissimulant sous une feinte gaieté les immenses souffrances de son
orgueil. Quelle différence entre ce moment et celui où, six mois
auparavant, il lui donnait d'un ton si leste les plus extraordinaires
instructions sur la reconstitution de la Pologne, et sur le
remaniement du territoire européen! Napoléon trouvant dans la force de
sa volonté de quoi surmonter cette situation, affecta de n'être ni
ébranlé, ni surpris, ni changé.--Du sublime au ridicule il n'y a qu'un
pas, dit-il au prélat ambassadeur, avec un rire contraint, qui
prouvait l'excès de son embarras en voulant le cacher, mais aussi la
vigueur de son caractère.--Qui n'a pas eu de revers?... ajouta-t-il.
Il est vrai que personne n'en a éprouvé de pareils; mais ils devaient
être proportionnés à ma fortune, et du reste ils seront prochainement
réparés.--Alors il vanta sa santé, sa force personnelle, se mit à
répéter qu'il était fait pour les aventures extraordinaires, que le
monde bouleversé était son élément, qu'il savait y vivre, mais qu'il
saurait le remettre en ordre, que bientôt il serait de retour sur la
Vistule avec trois cent mille hommes, et ferait expier aux Russes des
succès qui étaient l'ouvrage de la nature et non pas le leur. Dans
tout cela, il était facile de voir que s'il souffrait, le ressort de
sa prodigieuse intelligence n'était ni forcé ni affaibli. Il fit
appeler les principaux ministres polonais, en leur recommandant le
secret le plus absolu sur sa présence à Varsovie, tâcha de relever
leur courage abattu, leur promit de ne point abandonner la Pologne,
de reparaître prochainement au milieu d'elle à la tête d'une puissante
armée, leur affirma que les Russes avaient été plus maltraités que
lui, qu'ils ne pourraient pas réparer leurs pertes, tandis qu'il
allait réparer les siennes en un clin d'oeil, et que la disproportion
fondamentale entre la puissance de la France et celle de la Russie
éclaterait dans trois mois, de manière à remettre toutes choses à leur
place. Après avoir essayé de rendre quelque confiance aux ministres
polonais, il partit, toujours inconnu, et toujours courant sur la
neige, arriva à Dresde, descendit chez son ministre, M. de Serra, fit
appeler le pauvre roi de Saxe, terrifié de cet étrange changement de
fortune, lui dit qu'il ne fallait pas s'alarmer des derniers
événements, que ce n'était qu'une des mobiles et variables apparences
que la guerre prenait quelquefois, qu'en quelques semaines il
reviendrait plus redoutable que jamais, lui conserverait cette
Pologne, chimère vieille et chérie des princes saxons, et laissa
presque rassuré ce bonhomme couronné, habitué non pas à le comprendre,
mais à le croire. Il lui recommanda le secret, dont il avait besoin
encore pour quarante-huit heures, prit quelques instants pour écrire à
son beau-père, lui annonça qu'il revenait sain et sauf, plein de
santé, de sérénité, de confiance, que les choses étaient telles qu'il
les avait dites dans son 29e bulletin, qu'il allait ramener sur la
Vistule une armée formidable, qu'il comptait toujours sur l'alliance
de l'Autriche, sur le prompt recrutement du corps autrichien, et qu'il
désirait qu'on lui envoyât à Paris un diplomate d'importance
(l'ambassadeur, prince de Schwarzenberg, étant nécessaire en
Gallicie), car on aurait de grandes affaires à traiter. Après avoir
essayé de produire par écrit sur son beau-père l'impression qu'il
cherchait à produire par ses paroles chez tous ceux qu'il rencontrait,
il partit pour Weimar. Le traînage n'étant plus d'usage dans les lieux
qu'il allait traverser, il emprunta la voiture de son ministre, M. de
Saint-Aignan, et courut la poste jusqu'à Paris. Arrivé sur le Rhin, il
n'avait plus à se cacher, car si pour la France il était un souverain
absolu, exigeant, tyrannique même, il était aussi son général, son
défenseur, et il pouvait se montrer à elle en sûreté. Pour ne pas trop
surprendre, il s'était fait précéder par un officier qui portait
quelques lignes destinées au _Moniteur_. Ces lignes disaient que le 5
décembre il avait assemblé ses généraux à Smorgoni, transmis le
commandement au roi Murat pour le temps seulement où le froid
paralyserait les opérations militaires, qu'il avait traversé Varsovie,
Dresde, et qu'il allait arriver à Paris pour y prendre en main les
affaires de l'Empire.

Cette nouvelle était indispensable à donner, car si le 29e bulletin, à
jamais célèbre, laissait entrevoir une partie de la vérité, il devait
être bientôt cruellement commenté par la correspondance des officiers
avec leurs familles, et il fallait y parer en montrant Napoléon
présent à Paris, ce qui était le seul moyen de maintenir les esprits
dans leur état ordinaire de calme, de soumission, de dévouement
sincère ou affecté.

[En marge: Arrivée de Napoléon à Paris dans la nuit du 18 décembre.]

[En marge: Son entrevue avec Marie-Louise.]

Napoléon suivit de fort près l'officier chargé d'annoncer son
arrivée. Le 18 décembre, à onze heures et demie du soir, il entra dans
les Tuileries, et vint surprendre sa femme, nullement refroidie pour
lui par ce changement de situation, mais profondément étonnée, car en
s'unissant à lui elle avait cru épouser non pas seulement un favori de
la fortune, mais pour ainsi dire la fortune elle-même, dispensant
d'une main inépuisable tous les biens de la terre. Napoléon embrassa
tendrement Marie-Louise, continua avec elle l'espèce de comédie qu'il
avait jouée avec tout le monde, et répéta que c'était le froid, le
froid seul qui avait causé cette surprenante mésaventure, facile à
réparer d'ailleurs, comme bientôt on le verrait. Il la rassura ainsi
de son mieux, sans avouer même à elle les tourments de son orgueil
horriblement froissé.

[En marge: Réception des ministres.]

[En marge: Langage hautain de Napoléon, et timidité de ses
interlocuteurs.]

[En marge: Napoléon s'efforce d'attirer l'attention publique sur
l'affaire Malet, pour la détourner des événements de Russie.]

Le lendemain matin 19, il attendait ses ministres et les grands de sa
cour. C'était une pénible épreuve que la première entrevue avec ces
serviteurs si soumis, si dédaigneusement traités du haut d'une
prospérité sans exemple: mais il avait une ressource qu'un triste
hasard lui avait ménagée, et dont la bassesse de la plupart d'entre
eux allait lui permettre d'user largement, c'était la conspiration du
général Malet. Ils avaient été singulièrement pris au dépourvu par cet
audacieux conspirateur, à ce point que plusieurs hauts fonctionnaires
s'étaient laissé jeter en prison, notamment le spirituel et intrépide
ministre de la police Rovigo; puis ils s'étaient dénoncés les uns les
autres, et avaient fait fusiller une douzaine de malheureux, là où il
n'y avait qu'un coupable, sans être bien certains de s'être acquis de
la sorte l'indulgence de leur maître absent. Aussi étaient-ils
inquiets de l'accueil qu'il leur ferait, regardaient avec une
compassion méprisante l'infortuné ministre de la police, réputé le
plus condamnable et le plus condamné de tous, et quant à eux songeant
à peine aux cinq cent mille hommes qui avaient péri, à la fortune
changée de la France, n'étaient occupés que du traitement qu'ils
allaient essuyer, de façon que Napoléon qui aurait eu de si
déplorables comptes à rendre, se présentait au contraire comme s'il
n'avait eu que des comptes à demander. Cette servitude exprimée sur
presque tous les visages lui fut singulièrement commode. Il reçut les
personnages composant sa cour et son gouvernement avec une extrême
hauteur, conservant une attitude tranquille, mais sévère, semblant
attendre des explications au lieu d'en apporter, traitant les affaires
du dehors comme les moindres, celles de l'intérieur comme les plus
graves, voulant qu'on éclaircît ces dernières, questionnant, en un
mot, pour n'être pas questionné. Sans doute, disait-il, en s'adressant
tantôt aux uns, tantôt aux autres, il y avait eu du mal, et même
beaucoup, dans cette campagne; l'armée française avait souffert, mais
pas plus que l'armée russe. C'étaient là les chances ordinaires de la
guerre, dont il n'y avait pas à s'étonner, et qui étaient pour les
hommes fortement trempés l'occasion de faire éclater l'énergie de leur
âme. À ce sujet il rangeait les hommes en deux classes, ceux qui
étaient au niveau des épreuves ordinaires, et ceux qui étaient
au-dessus de toutes les épreuves, quelles qu'elles fussent, affectait
de n'estimer que ces derniers, faisait un éloge fort mérité du
maréchal Ney, de manière cependant qu'il semblait n'y avoir rien à
dire sur les événements de cette guerre, rien, même à lui, rien,
qu'aux hommes qui n'avaient pas le courage et la santé du maréchal
Ney. Puis négligeant comme accessoire l'expédition de Russie, il
demandait comment on avait pu se laisser surprendre, comment surtout,
même en le croyant mort, on n'était pas accouru auprès de
l'Impératrice, auprès du Roi de Rome, légitimes souverains après lui,
et comment on avait pu supposer si facilement l'ordre de choses
aboli?--

À ces questions fondées mais imprudentes, car il est vrai que tout le
monde avait regardé sa mort comme la plus naturelle des nouvelles, et
la chute de son trône après sa mort comme la plus naturelle des
révolutions, à ces questions chacun ne savait que répondre, et s'en
tirait en baissant la tête, en paraissant reconnaître qu'il y avait là
quelque chose d'inexplicable. Personne n'osa lui faire la vraie
réponse, c'est que son empire n'était pas fondé, c'est qu'avec
beaucoup de sagesse il aurait pu sans doute donner à cet empire une
apparence de stabilité que les établissements nouveaux ont rarement,
mais qu'à la manière dont il s'y prenait, on supposait que son empire
durerait tout juste le temps de sa vie, et que bientôt même on en
douterait s'il continuait; qu'il n'était donc pas étonnant qu'un
audacieux, le disant mort d'un coup de feu, et annonçant son
gouvernement comme détruit, eût rencontré partout des gens disposés à
croire et à obéir. C'est là ce qu'on aurait dû lui dire, et ce qu'on
ne lui dit pas, faute de l'oser, et faute aussi de le comprendre. Mais
Napoléon en insistant, en tenant les esprits trop longtemps fixés sur
ce sujet, commettait une faute, car s'il n'amenait aucun d'eux à le
dire, en les forçant à y réfléchir, il les amenait tous à le penser.

[En marge: Chacun semble désigner le duc de Rovigo comme la victime
qui doit tout expier.]

[En marge: Long entretien de Napoléon avec le duc de Rovigo.]

[En marge: Napoléon après avoir écouté les explications du duc de
Rovigo, lui donne des marques visibles de faveur.]

À ses pressantes questions, on répondait en montrant des yeux le
ministre de la police, qu'on semblait désigner comme le vrai coupable,
comme celui qui devait tout expier, non-seulement la conspiration de
Malet, mais peut-être même la campagne de Russie. Le duc de Rovigo
était là, pendant cette matinée, dans un isolement complet, personne
n'osant lui parler, et tous les assistants s'attendant pour lui à une
disgrâce éclatante. Mais Napoléon, après une réception générale et
d'apparat, s'entretint avec chacun en particulier. Il écouta notamment
le duc de Rovigo, et l'écouta longtemps, car il avait pour son
courage, son esprit, sa sincérité, une sorte d'estime. Le duc de
Rovigo, hardi et familier, avait quelque chose de ces serviteurs osés,
habitués à ne pas craindre un maître plus grondeur que méchant, et
toujours prêts dans l'occasion à lui dire ce qu'il n'aime pas à
entendre, et ce qu'il est utile de lui faire savoir. Fort maltraité
par les rapports malveillants du ministre de la guerre Clarke, qui, de
peur qu'on ne s'en prît à lui d'une conspiration où figuraient
beaucoup de militaires, avait tout rejeté sur la police, ayant en
outre à sa charge l'incident désagréable de son envoi à la
Conciergerie, il ne se troubla point, et en entrant dans les détails
fit comprendre à l'Empereur comment tout s'étant passé dans la tête
d'un maniaque audacieux, qui n'avait dit son secret à personne, la
police n'avait pu être avertie; comment cet homme usant de la nouvelle
si admissible de la mort de Napoléon tué d'un coup de feu, avait
rencontré une crédulité générale, laquelle s'était changée tout
aussitôt en complicité involontaire; comment des officiers innocents,
ne supposant pas qu'on pût les tromper à ce point, avaient prêté leurs
soldats à une imposture si vraisemblable, et étaient devenus criminels
sans s'en douter; comment enfin ceux qui avaient voulu faire croire à
une conspiration fort étendue pour incriminer la police, avaient
inutilement immolé une douzaine de victimes. Cette explication, qui
était l'exacte vérité, excusait fort le duc de Rovigo, ne le sauvait
pas, il est vrai, du rire universel éclatant chaque jour encore au
souvenir de son arrestation, car le rire ne raisonne pas plus que la
colère, mais le justifiait aux yeux d'un maître toujours juste par
génie, quand il n'était pas injuste par colère ou par calcul. Mais
c'était une grave accusation contre ceux qui avaient fait fusiller
douze malheureux, dont trois seulement étaient coupables, et même, à
vrai dire, un seul, car les généraux Lahorie et Guidal, ayant cru à la
nouvelle de la mort de Napoléon, pouvaient être considérés comme ayant
agi sous l'empire d'une erreur involontaire. C'était déjà la manière
de penser de Napoléon à Smolensk, et ce fut bien plus la sienne après
avoir entendu le duc de Rovigo; mais ce n'était pas d'un excès de zèle
que dans une occurrence pareille il aurait blâmé ses ministres et ses
grands dignitaires, et il se garda bien de leur en faire un reproche.
Il convint avec le duc de Rovigo que lui seul dans cette affaire avait
vu juste, ajouta pourtant que son arrestation était devant un public
railleur une circonstance fâcheuse, lui indiqua du reste clairement
qu'il ne donnerait pas raison à ce public en le disgraciant, puis,
cette audience terminée, étonna tout le monde par des marques visibles
de faveur envers le duc de Rovigo, cherchant en quelque façon à
relever un ministre qu'il savait difficile à remplacer, et qu'il n'eût
certainement pas remplacé par M. Fouché, dans un moment où la fidélité
allait devenir une qualité des plus précieuses.

[En marge: Long entretien avec l'archichancelier Cambacérès.]

Resté seul avec le prince Cambacérès, et en présence de ce confident
d'un bon sens si supérieur éprouvant un embarras qu'il ne ressentait
devant aucun autre, il lui demanda ce qu'il avait pensé de cet étrange
désastre de Russie, s'il n'en avait pas été fort étonné.
L'archichancelier avoua qu'il avait été extrêmement surpris, et, en
effet, bien que depuis longtemps il eût commencé à croire que tant de
guerres auraient une funeste issue, et qu'il eût très-timidement
essayé de le dire à Napoléon, sa prévoyance n'avait jamais été jusqu'à
concevoir une aussi grande catastrophe. Napoléon rejeta tout sur les
éléments, sur un froid subit et extraordinaire qui l'avait assailli
avant le temps, comme si ce genre d'accident n'aurait pas dû être
prévu par un génie tel que le sien, et comme si, même avant ce froid,
son entreprise n'avait pas déjà rencontré dans les distances des
difficultés insurmontables. Il rejeta aussi une partie de cette
tragique aventure sur la barbare folie d'Alexandre, qui s'était fait,
en brûlant ses villes, plus de mal qu'on ne voulait lui en causer;
car, disait Napoléon, on n'entendait lui imposer que des conditions de
paix fort acceptables; comme si Alexandre avait dû proportionner la
guerre aux calculs de son adversaire, la rendre facile pour se rendre
plus facile à battre, comme si enfin, ayant renversé par ce sacrifice
le géant qui dominait l'Europe, et ayant pris sa place, sans il est
vrai prendre sa gloire, il avait à regretter l'incendie de quelques
villes, et même celui d'une capitale. C'étaient là de faibles excuses
imaginées par Napoléon; mais ne pouvant se taire sur le désastre de
Russie avec un personnage tel que l'archichancelier Cambacérès, il
débitait ces misères, dont il savait la valeur, à un homme qui la
savait comme lui. Cela dit, Napoléon remercia fort le prince
Cambacérès du zèle qu'il avait déployé, et loin de lui reprocher à
lui, magistrat ordinairement sage et humain, la mort inutile de tant
de victimes, il revint au sujet dont il voulait faire le grand
événement du jour, à la conspiration de Malet. Il lui répéta ce thème,
qui de sa bouche allait passer dans la bouche de tous les hauts
fonctionnaires de l'État, qu'il fallait non-seulement des soldats
braves, mais des magistrats fermes, capables de mourir pour la défense
du trône comme les soldats pour la défense de la patrie. Il parla
ensuite des dangers personnels qu'il avait courus, et de ceux qu'il
aurait à braver encore pour rétablir ses affaires, de la nécessité
d'assurer la transmission de sa couronne à son fils dans le cas où il
viendrait à être tué, des moyens d'y parvenir, de l'avantage qu'il y
aurait à couronner par anticipation l'héritier présomptif, ce qui
avait eu lieu bien souvent dans l'empire d'Occident, et enfin d'un
grand spectacle à donner pour frapper les imaginations, et pour faire
entendre aux magistrats civils le langage du devoir.

[En marge: Napoléon persistant dans son calcul d'attirer l'attention
publique sur l'affaire Malet, fait mettre en jugement M. Frochot, pour
sa conduite le jour de la conspiration.]

[En marge: Napoléon reçoit les grands corps de l'État.]

Ces considérations étaient une menace pour un magistrat honnête et
intègre, qui malheureusement avait fourni une ample matière à la
médisance par sa conduite pendant le court succès de la conspiration
du général Malet. M. Frochot, préfet de la Seine, arrivant de la
campagne au moment où les conspirateurs entraient à l'hôtel de ville,
croyant ce qu'ils disaient, et n'imaginant pas un instant qu'ils
voulussent l'induire en erreur, avait purement et simplement obéi au
prétendu décret du Sénat, et ordonné de disposer la salle principale
de l'hôtel de ville pour y recevoir le nouveau gouvernement. Sans
doute il y avait là une crédulité qui prêtait à rire autant que
l'arrestation du duc de Rovigo, mais qui avait son explication, comme
toute cette affaire, dans le peu de solidité de l'établissement
impérial, et qu'il eût fallu, nous le répétons, oublier, loin de
forcer le public à s'en occuper. Napoléon, au contraire, quoiqu'il
estimât M. Frochot, et ne fût animé à son égard d'aucun sentiment de
malveillance, résolut de le faire servir au spectacle qu'il préparait,
et sur lequel il voulait attirer l'attention publique pour ne pas la
laisser séjourner sur les événements de Russie. Il décida que M.
Frochot serait déféré au Conseil d'État, et que tous les grands corps
seraient amenés aux Tuileries pour lui adresser des discours solennels
soit sur son retour, soit sur les événements du moment. Cet usage, si
fréquent depuis, n'était pas établi alors. Les jours de grande fête on
passait devant Napoléon, on lui adressait quelques mots non écrits
auxquels il répondait de la même manière. C'étaient de simples visites
et non des solennités. L'archichancelier Cambacérès averti indiqua aux
chefs de tous les corps le sens de leurs harangues, et le dimanche 20
décembre, surlendemain de son arrivée, Napoléon reçut le Sénat, le
Conseil d'État, les grandes administrations.

[En marge: Harangue de M. de Lacépède au nom du Sénat.]

Ce fut M. de Lacépède, président du Sénat, qui porta la parole au nom
de ce corps. M. de Lacépède était un de ces savants qui mettent
volontiers une plume exercée au service d'un pouvoir largement
rémunérateur. Le prince Cambacérès fournissant le fond des idées, il
savait les revêtir assez vite de ces couleurs affectées, dont il avait
appris à se servir à l'école des médiocres imitateurs de Buffon. Il
commença par féliciter Napoléon de son heureux retour, et par en
féliciter la France, car toute absence de l'Empereur ralentissant
l'action bienfaisante de son génie, était un malheur national. Puis il
vint au sujet du jour, non pas la campagne de Russie, mais la
conspiration Malet. Des hommes, disait-il, auxquels la clémence de
l'Empereur avait pardonné leurs crimes passés, avaient voulu rejeter
la France dans l'anarchie, d'où son génie tutélaire l'avait tirée;
mais leur forfait avait été court, le châtiment prompt, et la France,
avertie par cette folle tentative, avait de nouveau senti ce qu'elle
devait à la dynastie napoléonienne, s'était promis de lui rester
invariablement fidèle, et le Sénat, institué pour la conserver, était
résolu à mourir pour elle.--

On peut voir à ce langage que les banalités que nous avons tant de
fois entendues ne sont pas nouvelles, et qu'il n'y a pas à en tenir
grand compte. Mais un passage de cette harangue méritait quelque
attention: «Dans les commencements de nos anciennes dynasties,
ajoutait le président du Sénat, on vit plus d'une fois le monarque
ordonner qu'un serment solennel liât d'avance les Français de tous les
rangs à l'héritier du trône, et quelquefois, lorsque l'âge du jeune
prince le permit, une couronne fut placée sur sa tête, comme le gage
de son autorité future, et le symbole de la perpétuité du
gouvernement.»

Évidemment il y avait dans ces paroles une inspiration supérieure, et
c'était la première indication du projet dont nous venons de parler,
lequel consistait à préparer à l'avance, pour le cas d'une mort
soudaine, la transmission de la couronne impériale au fils de
Napoléon. Le discours du Sénat finissait par quelques mots sur
l'expédition de Russie, sur les éléments, seule cause de nos malheurs,
sur la barbarie des Russes qui avaient brûlé leurs villes plutôt que
de nous les livrer, sur le chagrin de l'empereur Napoléon qui n'aurait
pas voulu une guerre ainsi faite, qui ne souhaitait qu'un arrangement
équitable, et sur la bravoure enfin des Français, tout prêts encore à
courir sous les drapeaux pour conquérir à leur empereur une paix
glorieuse.

[En marge: Réponse de Napoléon au Sénat.]

Napoléon, assis sur son trône, répondit par quelques paroles, qui,
bien que jetées dans le moule commun fourni par lui, avaient un tout
autre caractère que celles de ses tristes adulateurs.

--Il avait assurément fort à coeur, disait-il, la gloire et la
grandeur de la France, mais il pensait avant tout à garantir son repos
et son bonheur intérieurs. La sauver des déchirements de l'anarchie
avait été et serait le but constant de ses efforts. Aussi demandait-il
au ciel des magistrats courageux, autant au moins que des soldats
héroïques. La plus belle mort, ajoutait-il, serait celle d'un soldat
tombant au champ d'honneur, si la mort d'un magistrat périssant en
défendant le souverain, le trône et les lois, n'était plus glorieuse
encore. Nos pères avaient pour cri de ralliement: _Le roi est mort,
vive le roi!_ Ce peu de mots contiennent les principaux avantages de
la monarchie ...--Faisant allusion au voeu exprimé par le Sénat,
Napoléon disait: Je crois avoir étudié l'esprit que mes peuples ont
montré dans les différents siècles; j'ai réfléchi à ce qui a été fait
aux diverses époques de notre histoire, j'y penserai encore...--

[En marge: Harangue du Conseil d'État.]

Quant à l'expédition de Russie, l'intention d'ailleurs fort sage de la
réponse impériale fut visiblement de ne pas envenimer la querelle avec
l'empereur Alexandre.--La guerre que je soutiens, ajouta Napoléon, est
une guerre politique. Je l'ai entreprise sans animosité, et j'eusse
voulu épargner à la Russie les maux qu'elle-même s'est faits. J'aurais
pu armer contre elle une partie de sa population en proclamant la
liberté des paysans ... un grand nombre de villages me l'ont demandé,
mais je me suis refusé à une mesure qui eût voué à la mort des
milliers de familles ... Mon armée a souffert, mais par la rigueur
des saisons, etc ...--Remerciant ensuite le Sénat avec assez de
hauteur, Napoléon reçut le Conseil d'État. Ce corps ne pouvait que
répéter les paroles prescrites pour cette circonstance, et elles ne
mériteraient pas d'être reproduites ici, sans la réponse de Napoléon.
Après avoir redit de la manière convenue que quelques scélérats
avaient voulu plonger la France dans l'anarchie, que le crime avait
été promptement suivi d'un juste châtiment, que la France avait en
cette occasion senti redoubler son amour pour la dynastie à laquelle
elle devait tant de gloire et de bonheur, et que, le cas survenant,
elle courrait tout entière aux pieds de l'héritier du trône pour l'y
faire monter et l'y maintenir, après ces vulgaires déclarations, le
Conseil d'État, parlant de la guerre plus que n'avait fait le Sénat,
prétendit découvrir dans les derniers malheurs quelque chose qui le
transportait d'aise et d'admiration, disait-il, c'était le
développement prodigieux d'un auguste caractère, qui n'avait jamais
paru plus grand qu'au milieu de ces traverses, par lesquelles il
semblait que la fortune eût voulu lui prouver qu'elle pouvait être
inconstante!... Mais c'était là une épreuve passagère; la France
allait en masse courir sous les drapeaux, l'étranger allait compter
ses forces et les nôtres, et une paix glorieuse allait s'ensuivre ...
Le Conseil d'État n'avait que son admiration, son amour, sa fidélité à
offrir à l'Empereur en échange de tous les bienfaits dont il comblait
la France, mais Napoléon dans sa bonté daignerait les agréer, etc.--

Après la multitude soulevée, outrageant bassement les princes vaincus,
il n'y a rien de plus triste à voir que ces grands corps, prosternés
aux pieds du pouvoir, l'admirant d'une admiration qui croît avec ses
fautes, lui parlant avec chaleur de leur fidélité déjà prête à
s'évanouir, et lui jurant enfin de mourir pour sa cause la veille même
du jour où ils vont féliciter un autre pouvoir de son avénement.
Heureux les pays solidement constitués, et auxquels sont épargnés ces
spectacles si méprisables!

[En marge: Réponse de Napoléon au Conseil d'État, dans laquelle il
s'en prend à l'idéologie de tous les malheurs de la France.]

La réponse de Napoléon est restée célèbre. Elle ne pouvait pas être
basse, mais elle était aussi peu sensée que tout ce qu'on venait
d'entendre. Il était touché, disait-il, des sentiments du Conseil
d'État. Si la France montrait tant d'amour pour son fils (singulière
assertion en présence des efforts qu'on faisait pour obliger cette
France à y penser), c'est qu'elle était convaincue du bienfait de la
monarchie ... Puis Napoléon ajoutait ces paroles fameuses:--C'est à
l'_idéologie_, à cette ténébreuse métaphysique, qui, en recherchant
avec subtilité les causes premières, veut sur ses bases fonder la
législation des peuples, c'est à l'idéologie qu'il faut attribuer tous
les malheurs de la France ... C'est elle qui a amené le régime des
hommes de sang, qui a proclamé le principe de l'insurrection comme un
devoir, qui a adulé le peuple en l'appelant à une souveraineté qu'il
était incapable d'exercer, qui a détruit la sainteté et le respect des
lois en les faisant dépendre non des principes sacrés de la justice,
mais seulement de la volonté d'une assemblée composée d'hommes
étrangers à la connaissance des lois civiles, criminelles,
administratives, politiques et militaires.... Lorsqu'on est appelé à
régénérer un État, ajoutait encore Napoléon, ce sont des principes
tout opposés qu'il faut suivre ... et que le Conseil d'État doit avoir
constamment en vue ... Il doit y joindre un courage à toute épreuve,
et à l'exemple des présidents Harlay et Molé, être prêt à périr en
défendant le souverain, le trône et les lois.--

Quel spectacle que cette colère contre la philosophie, quel spectacle
donné à la nation la plus intelligente de l'Europe! Quoi, on était
allé compromettre follement en Russie l'armée française, avec l'armée
française le trône impérial, et, ce qui était pis, la grandeur de la
France; on s'était gravement trompé sur la nécessité de cette guerre,
et sur les moyens de la soutenir, on revenait vaincu, humilié, et
c'était la philosophie qui avait tort! Était-ce la philosophie aussi
qui en ce moment tenait captif à Savone l'infortuné Pie VII, et qui
chaque jour plongeait dans les cachots des centaines de prêtres? Et un
homme d'un prodigieux esprit osait dire ces choses, à la face de la
France et du monde, en présence des événements les plus propres à le
confondre! Tel est l'effet des fautes, et surtout des grandes! Outre
tout le mal qu'elles entraînent, elles ont pour résultat d'ôter le
sens à celui qui les a commises, à ce point que dans l'agitation
qu'elles produisent, le génie lui-même ne semble plus qu'un enfant en
colère. Il s'en prend de ses fautes à ceux à qui elles sont le moins
imputables, et qui souvent en souffrent le plus.

[En marge: Jugement et condamnation de M. Frochot.]

[En marge: Cette scène imaginée pour substituer un objet à un autre
dans les préoccupations du public.]

Mais rien de tout cela n'était sérieux; c'était un vain bruit, pour
couvrir, s'il était possible, l'immense bruit de la catastrophe de
Russie; c'était l'immolation préparée d'un magistrat honnête, plus
surpris que faible, et dont le sacrifice était destiné à détourner
l'attention publique d'autres événements plus graves. Le Conseil
d'État fut en effet assemblé le lendemain même de ces puériles
solennités, et chargé d'examiner la conduite de M. Frochot. Le
jugement ne pouvait être douteux, car indépendamment du signal parti
d'en haut, il y avait un reproche mérité à adresser à M. Frochot,
c'était d'avoir si facilement obtempéré à un ordre étrange. M. Frochot
fut donc par chaque section du Conseil d'État (prononçant l'une après
l'autre avec une fastidieuse monotonie de langage et d'idées)
convaincu non pas de trahison, on se hâtait d'affirmer qu'il en était
incapable, mais de défaut de présence d'esprit, et Napoléon fut
supplié de lui retirer ses fonctions. Sans doute on le devait, pour
l'exemple au moins, car M. Frochot avait été mal inspiré dans cette
journée. Mais en toute autre circonstance le gouvernement, sans
consulter le Conseil d'État, eût prononcé cette destitution de sa
propre autorité, et sans y joindre l'humiliation d'un jugement
solennel. C'eût été une justice suffisante, et exempte de cruauté.
Napoléon regretta cette cruauté, mais il fallait occuper les yeux de
la multitude, et lui peindre en couleurs saillantes sur une toile
grossière, un magistrat faible, pour qu'elle n'y vît pas un Pharaon
insensé perdant son armée et sa couronne au milieu des glaces de la
Russie.

Laissons là ces tristes scènes, destinées par Napoléon à détourner de
lui des regards importuns, et suivons-le dans d'autres occupations
plus dignes de son génie, et plus propres à réparer ses fautes. Il
fallait recomposer son armée détruite, raffermir sa puissance
ébranlée, et c'est en cette occasion que ses grandes qualités allaient
trouver un énergique emploi, et jeter un dernier et prodigieux éclat.
Le sauveraient-elles après l'avoir compromis par leur excès même?
C'était peu probable, mais possible, si une heureuse inconséquence
avec lui-même venait l'arrêter au bord de l'abîme. Ce devait être
la dernière phase de sa vie, et certainement une des plus
extraordinaires.

[En marge: L'activité de Napoléon concentrée tout entière sur ses
nouveaux préparatifs militaires.]

[En marge: Opinion qu'il se fait de l'état de la grande armée, d'après
ce qui se passait à Smorgoni le 5 décembre, lorsqu'il était parti pour
la France.]

[En marge: Vastes ressources que son heureuse prévoyance lui avait
préparées à l'avance en s'engageant en Russie.]

[En marge: La conscription de 1813 levée en octobre.]

[En marge: Les cohortes organisées dans le courant de 1812.]

[En marge: Ces deux ressources, et ce qu'il supposait pouvoir ramener
de Russie, offraient encore à Napoléon une armée de cinq cent mille
hommes disponible sous un mois ou deux.]

[En marge: Restes de la grande armée que Napoléon espérait retirer de
Russie.]

Tandis qu'il semblait occupé des choses que nous venons de retracer,
il était en réalité occupé sans relâche d'un travail plus noble, et
jamais il ne s'était montré administrateur plus intelligent, plus
créateur, surtout plus actif. Quelque grand qu'il eût jugé le mal,
pourtant il n'en avait aperçu qu'une partie en quittant l'armée à
Smorgoni. Il croyait avoir perdu beaucoup de soldats et d'officiers,
beaucoup d'hommes et de matériel; mais il voyait remède à toutes ces
pertes. Sur cinq bataillons de guerre par régiment, il supposait
qu'après le ralliement de l'armée il resterait de quoi en former
trois, et qu'il suffirait de renvoyer en France deux cadres sur cinq,
pour les remplir avec des conscrits déjà tout dressés. Il supposait
que s'il avait perdu presque toute sa cavalerie, il devait lui rester
à pied vingt-cinq ou trente mille cavaliers éprouvés, qu'il serait
facile de remettre à cheval en achetant des chevaux en Pologne, en
Allemagne, en France, ce dont il avait déjà donné l'ordre, et
qu'ensuite les dépôts lui fourniraient de quoi compléter en cavaliers
instruits cette cavalerie remontée. Il savait que son artillerie
avait perdu beaucoup d'hommes et surtout son matériel à peu près tout
entier; mais il savait aussi que les arsenaux de France largement
approvisionnés pouvaient lancer sur toutes les routes du Rhin à la
Vistule un millier de pièces de canon sur affûts neufs. La France
fournirait de quoi les atteler, grâce aux excellents chevaux de trait
dont elle avait une si grande abondance. Ainsi Napoléon, s'il avait
souffert de sa politique désordonnée, recueillait néanmoins en
beaucoup de choses le prix de sa rare prévoyance, car la Providence
juste envers chacun, le paye toujours par le résultat. Il avait, avant
de marcher sur Moscou, prescrit la levée de la conscription de 1813,
laquelle arrivée en octobre dans les cadres avec une remarquable
exactitude, remplissait les dépôts de 140 mille hommes ayant trois
mois d'instruction, et propres à recruter les cadres qui rentreraient
en France. Napoléon avait depuis près d'un an formé cent cohortes de
gardes nationaux, lesquelles prises, en vertu de l'institution qui
embrassait tous les citoyens valides, dans les classes les plus
vigoureuses de la population, présentaient cent beaux bataillons
d'hommes faits et déjà disciplinés. Il est vrai que leur institution
ne les obligeait pas à servir hors des frontières. Mais en se faisant
demander par quelques-uns de ces bataillons l'honneur de rejoindre la
grande armée, en consacrant ce voeu par une décision du Sénat, on
allait ajouter à cette grande armée cent mille hommes de vingt-deux à
vingt-sept ans, doués d'une force physique qui manquait aux sujets
fournis par la conscription. C'étaient donc 240 mille hommes déjà
tout préparés, et qui dans un mois pouvaient être rendus sur le Rhin,
dans deux mois sur l'Oder, dans trois mois sur la Vistule. Si en
mettant tout au pis (comme Napoléon croyait le faire en ce moment) il
lui restait 150 mille Français et 50 mille alliés sur les 600 mille
hommes de la grande armée, il allait avoir encore 450 mille hommes en
ligne, et 500 mille en comptant les contingents dus par les alliés,
force très-suffisante pour accabler les Russes, presque aussi
maltraités que nous par l'hiver, et moins en état de réparer leurs
pertes! En attendant les trois mois exigés par ces préparatifs, il y
avait sur les lieux mêmes, grâce encore à la prévoyance de Napoléon,
bien des ressources préparées de longue main, et capables actuellement
d'arrêter l'ennemi sur le Niémen. Il avait eu le soin, comme nous
l'avons dit, en marchant de Smolensk sur Moscou, de faire venir de
Vérone un beau corps de 15 à 18 mille hommes, pris dans les anciens
régiments de l'armée d'Italie, et qui avait traversé les Alpes avant
la mauvaise saison. Ce corps était à Berlin, sous le général Grenier,
et parfaitement composé en toutes armes. Napoléon avait formé en outre
sous le maréchal Augereau un corps (le 11e) chargé d'occuper la ligne
de l'Elbe. De ce corps, une division, celle du général Durutte, avait
été envoyée au général Reynier sur le Bug, et avait péri à moitié; une
autre sous le général Loison avait été envoyée de Wilna à la rencontre
de la grande armée, et subsistait tout entière quand Napoléon avait
quitté Smorgoni. Il en restait de plus deux tout à fait intactes, la
division Heudelet et la division Lagrange, déjà rendues à Dantzig. Les
unes et les autres en y ajoutant les troupes venues d'Italie,
présentaient un total de 45 mille hommes au moins, entièrement frais,
et sur lesquels l'armée en retraite pouvait s'appuyer. Lorsque
Napoléon avait quitté Smorgoni, la garde comptait encore sept à huit
mille hommes, le corps de Victor n'était pas détruit, la division
Loison n'avait pas été engagée, et il revenait de Moscou une
quarantaine de mille hommes, dont le nombre devait s'augmenter chaque
jour par le ralliement des soldats débandés. Il y avait de plus à
gauche le corps de Macdonald, fort de sept à huit mille Polonais, de
quinze mille Prussiens, ayant tous bien servi et peu souffert; il y
avait à droite quinze mille Saxons et Français de Reynier, vingt-cinq
mille Autrichiens de Schwarzenberg, ayant bien servi aussi, malgré la
timidité de leurs chefs. Il y avait enfin le corps de Poniatowski,
renvoyé de bonne heure dans ses cantonnements pour s'y recruter, et M.
de Bassano chargé en revenant de Wilna de passer à Varsovie, puis à
Berlin, assurait que la Pologne allait se lever en masse, que la
Prusse jurait de nous rester fidèle, qu'elle était même disposée,
moyennant quelques secours d'argent, à augmenter son contingent; que
le prince de Schwarzenberg écrivait les lettres d'un militaire plein
d'honneur, et que ce prince, ainsi que tous les Autrichiens qu'on
avait vus, en formant des voeux ardents pour une paix prochaine,
promettaient néanmoins une parfaite fidélité à l'alliance. En
supposant donc qu'il ne revînt sur Wilna que 40 mille hommes de ceux
qui avaient pénétré dans l'intérieur de la Russie, en y ajoutant les
45 mille hommes frais qui sous Augereau et Grenier gardaient l'Elbe,
les 20 mille qui sous Macdonald revenaient de Riga, les 40 mille qui
sous Reynier et le prince de Schwarzenberg revenaient des environs de
Minsk, on pouvait se flatter de réunir 150 mille hommes au moins,
bientôt peut-être 200 mille par le ralliement successif des traînards,
et de les opposer avec avantage aux Russes, qui certainement n'en
avaient pas plus de 150 mille échappés aux rigueurs de l'hiver. En
ajoutant à ces 200 mille les 240 mille qui allaient venir des dépôts
du Rhin sous deux ou trois mois, plus les nouvelles levées que la
France ne manquerait pas de fournir en présence du danger, Napoléon
était fondé à croire qu'il retiendrait les Prussiens et les
Autrichiens dans son alliance, qu'il refoulerait les Russes au delà du
Niémen, qu'il parviendrait à recouvrer la paix continentale sans de
trop grands sacrifices, peut-être même à la compléter par la paix
maritime!

Ces espérances soutinrent pendant les premiers jours l'ardeur de
Napoléon au travail. Mais c'était là le tableau des choses tel qu'il
était permis de le tracer lorsqu'il avait quitté l'armée.
Malheureusement du 5 décembre au commencement de janvier tout avait
changé dans le Nord, militairement et politiquement. Napoléon avait en
effet précipité sa fortune sur une pente si rapide, que chaque fois
qu'il y reportait les yeux, il la trouvait effroyablement descendue
vers l'abîme.

[En marge: Ce qu'était devenue la grande armée depuis que Napoléon
l'avait quittée.]

Depuis son départ, comme nous l'avons exposé précédemment, l'armée
était tombée dans la plus affreuse dissolution. Par suite du froid
parvenu à une intensité extraordinaire, et faute d'une autorité
respectée, toute discipline avait disparu; chacun livré à son
désespoir personnel s'était enfui comme il avait pu, et cette poignée
d'hommes déjà si réduite qui avait forcé le passage de la Bérézina,
s'était complétement dispersée. Le corps de Victor qui était encore de
7 à 8 mille combattants le soir de son héroïque défense des ponts,
avait fondu en deux jours seulement, pour avoir fait pendant ces deux
jours le métier d'arrière-garde. La division Loison comprenant dix
mille hommes jeunes, il est vrai, mais bien organisés, n'ayant rien
souffert jusqu'alors, s'était entièrement décomposée pour être sortie
de Wilna et avoir voulu marcher à la rencontre de la grande armée. Le
froid en avait tué la moitié, et le reste s'était éparpillé, au point
qu'il n'y avait pas deux mille hommes dans le rang. Même chose était
arrivée aux détachements qui formaient la garnison de Wilna. Les
quatre ou cinq mille Bavarois du général de Wrède, qui depuis
l'évacuation de Polotsk s'étaient tenus sur la gauche de Wilna,
avaient partagé le sort commun. Les Saxons de Reynier, les Autrichiens
de Schwarzenberg, étant demeurés aux environs de Minsk faute d'ordres
précis, Wilna s'était trouvé découvert, et il avait fallu l'évacuer en
désordre, sans même avoir le temps d'y prendre les vêtements, les
vivres dont les magasins de cette ville abondaient. Murat n'étant plus
ni obéi ni capable de commander, s'était enfui de Wilna au milieu de
la nuit, et avait perdu au pied de la montagne qu'on rencontre au
sortir de la ville le trésor de l'armée. À Kowno, ramassant quelques
officiers et un maréchal, avec un millier de soldats, il avait chargé
Ney et Gérard de disputer un instant le Niémen; mais ces deux hommes
héroïques restés presque seuls, avaient été obligés de se réfugier à
Koenigsberg.

Tels étaient les faits qui s'étaient passés depuis le départ de
Napoléon, et que nous avons déjà rapportés, faits désastreux, dus aux
distances, au froid, à la misère, à la destruction de toute autorité,
et surtout à cette débandade contagieuse, qui, ayant commencé par les
cavaliers à pied, par les fantassins sans fusils, s'était incessamment
accrue de jour en jour, et avait fini par devenir une sorte de maladie
pestilentielle dont tout corps envoyé au secours de la grande armée
était atteint sur-le-champ, et périssait sans la sauver.

[En marge: État des choses à Koenigsberg.]

D'autres infortunes nous attendaient à Koenigsberg. Les habitants de
cette ville comme tous ceux de la Prusse nourrissaient contre nous une
haine violente, qu'ils n'osaient manifester parce qu'ils n'avaient pas
cessé de nous craindre. En voyant arriver nos tristes débris, ils
n'avaient pu dissimuler leur satisfaction; cependant ils avaient
supposé que ces débris n'étaient que les avant-coureurs du corps
affaibli et encore subsistant de la grande armée; mais en voyant
paraître Murat presque seul, la garde réduite à quelques centaines
d'hommes, et puis rien que des malheureux égarés, poursuivis sur la
glace du Niémen par les Cosaques, ils n'avaient pu réprimer ni leur
joie ni leur arrogance. Les paysans dans les lieux écartés
dépouillaient ceux de nos soldats qui avaient conservé quelque argent
qu'ils offraient pour du pain, et quelquefois même les égorgeaient
sans pitié. À Koenigsberg même les habitants se seraient insurgés,
s'ils n'avaient été contenus par une des quatre divisions d'Augereau,
la division Heudelet, laquelle heureusement n'avait pas dépassé la
Vieille-Prusse. Elle était de sept à huit mille hommes, fort jeunes,
mais capables de se faire respecter. C'était la première force
organisée qu'on eût rencontrée depuis Wilna. N'étant pas sortie comme
celle du général Loison pour aller à la rencontre de la grande armée,
elle n'avait ni péri, ni même souffert. Cette force protégeait les
douze mille malades ou blessés presque mourants qui remplissaient les
hôpitaux, et cette multitude de généraux et d'officiers qui étaient
venus, comme les généraux Lariboisière et Éblé, mourir à Koenigsberg
de la fièvre de congélation. Les habitants de cette ville n'osant pas
encore se jeter sur nous, se promettaient de le faire à la première
approche des Russes, et en attendant extorquaient de nos infortunés
soldats tout ce qui leur restait d'argent pour les moindres vivres ou
vêtements qu'ils leur fournissaient. Toutefois parmi ces habitants de
la Vieille-Prusse se trouvaient des hommes pleins d'humanité, qui,
malgré un sincère patriotisme, respectaient en nous la bravoure
malheureuse, et soulageaient les maux de leurs oppresseurs.--Ce n'est
pas à vous, Français, disaient-ils, que nous en voulons, c'est à votre
empereur qui vous a sacrifiés, et qui depuis quinze ans nous opprime
tous, vous et nous!--

[En marge: Retraite du maréchal Macdonald sur le Niémen.]

[En marge: Dispositions des Prussiens, composant la principale partie
de son corps d'armée.]

[En marge: Le général d'York.]

Mais bientôt un événement d'une extrême importance vint s'ajouter à
nos revers. Le maréchal Macdonald ayant avec lui la division polonaise
Grandjean, de sept à huit mille hommes, soldats excellents et fidèles,
suivi à quelque distance du corps auxiliaire prussien, avait longtemps
attendu à Riga des ordres de retraite qu'il n'avait point reçus, tout
comme le prince de Schwarzenberg avait vainement attendu à Minsk les
ordres qui auraient dû l'amener à Wilna. Voyant enfin les Russes
s'avancer de toutes parts, signe certain de notre retraite, le
maréchal Macdonald s'était mis spontanément en marche pour se
rapprocher de Tilsit. Les Prussiens, commandés pour la forme par un
général très-respectable, le général Grawert, mais en réalité par un
officier plein de capacité, d'orgueil, d'ambition et de haine pour
nous, le général d'York, se retiraient lentement à la suite du
maréchal Macdonald. Ce maréchal avait voulu hâter leur pas, afin
d'échapper à l'ennemi qui se montrait pressant, mais tantôt sous un
prétexte, tantôt sous un autre, ils avaient refusé de lui obéir, à ce
point qu'il en était devenu fort défiant, et avec beaucoup de raison,
comme on va en juger.

[En marge: Nouvelle politique d'Alexandre, tendant à se faire le
libérateur de l'Allemagne et de l'Europe.]

[En marge: Les réfugiés allemands, sous le célèbre baron de Stein,
encouragent fort Alexandre dans sa nouvelle politique.]

Les Russes après le passage de la Bérézina avaient continué leur
mouvement. Wittgenstein avec l'armée de la Dwina s'était porté sur
Koenigsberg, pour tâcher d'intercepter le corps de Macdonald, tandis
que Tchitchakoff avec l'armée de Moldavie poursuivait nos débris sur
Kowno, et que Kutusof faisait reposer à Wilna l'armée principale. Les
Russes avaient souffert autant que nous du froid, mais très-peu de la
misère, et soutenus par la joie de nos malheurs, par l'espérance de
notre destruction, retenus au drapeau par des distributions
régulières, ils arrivaient fort diminués en nombre mais compactes, et
pleins d'ardeur. Leur masse totale était tout au plus de 100 mille
hommes, au lieu de 300 mille qu'ils avaient été au début de la
campagne. L'empereur Alexandre, à la nouvelle de nos désastres, était
accouru à Wilna, avait comblé de récompenses méritées le maréchal
Kutusof, dont la sagesse reconnue triomphait enfin de toutes les
contradictions, et avait pris en main la direction des événements, qui
allaient devenir politiques autant que militaires. Alexandre en effet,
sachant par des conjectures faciles à former, et par quelques
communications indirectes de la Prusse, même de l'Autriche, qu'on ne
demandait pas mieux que d'être affranchi d'une alliance acceptée à
contre-coeur, ne doutait pas qu'en s'y prenant convenablement il ne
parvînt à détacher de la France, sinon l'Autriche, au moins la Prusse.
Aussi avec sa finesse d'esprit et sa douceur de caractère accoutumées,
adopta-t-il sur-le-champ le langage qui était le mieux approprié aux
circonstances. Il ne venait pas, disait-il, faire des conquêtes sur
l'Allemagne, même sur la Pologne, il venait tendre la main aux
Allemands opprimés, peuples et rois, bourgeois et nobles, Prussiens et
Autrichiens, Saxons et Bavarois, les aider tous, quels qu'ils fussent,
à secouer un joug odieux, et cette oeuvre terminée rendre à chacun ce
qui appartenait à chacun, et ne prendre pour lui que ce qu'on lui
avait injustement dérobé. Ainsi on publia de tout côté en son nom que
si les Prussiens voulaient ressaisir leur part de la Pologne, il
était prêt à la leur restituer, et qu'il ne la garderait qu'en
attendant qu'ils vinssent se remettre eux-mêmes en possession de ce
qui leur avait appartenu. À Wilna, où il était chez lui, il proclama
une amnistie générale pour tous les actes commis, contre l'autorité
russe, et fit même répandre que si les Polonais voulaient retrouver
une patrie, il était tout disposé à leur en accorder une, en
constituant séparément le royaume de Pologne, dont il serait le roi
clément, civilisateur et libéral. Alexandre avait bien assez d'esprit
pour comprendre à lui seul l'habileté d'une telle politique, assez de
bienveillance naturelle pour s'y plaire, et en tout cas, s'il eût
fallu l'y aider, les Allemands accourus auprès de lui auraient suffi
pour le persuader. Le ministre prussien Stein, réfugié à sa cour, le
célèbre écrivain Kotzebue, et beaucoup d'autres Allemands, hommes de
lettres ou militaires, tenaient le langage le plus libéral, et
assiégeaient Alexandre de leurs instances pour qu'il proclamât
l'indépendance de l'Allemagne, et surtout pour qu'il marchât hardiment
en avant, pour que sans compter ce qui pouvait rester de Français, il
se portât rapidement sur la Vistule et l'Oder, car, disaient-ils,
chaque portion de territoire délivrée des Français lui vaudrait à
l'instant des alliés ardents et enthousiastes. Il n'y avait d'opposé à
cette politique que le vieux Kutusof, dont la circonspection justifiée
par le résultat était devenue excessive, et quelques Russes, occupés
de considérations purement militaires, lesquels frappés de
l'épuisement de leur armée, craignant qu'elle ne finit par fondre
comme l'armée française, demandaient qu'on s'arrêtât, qu'on laissât
les Allemands s'affranchir comme ils pourraient, qu'on traitât avec la
France, ce qu'il était facile dans le moment de faire
très-avantageusement, et qu'on ne prolongeât pas inutilement une
guerre, qui, heureuse dans l'intérieur de la Russie, deviendrait fort
dangereuse au dehors, surtout contre un capitaine tel que Napoléon; et
il est vrai que sous le rapport de la prudence ce langage était
parfaitement fondé! Mais l'imagination d'Alexandre s'était tout à coup
enflammée. Profondément blessé par les dédains de Napoléon,
enorgueilli jusqu'au délire du rôle de son vainqueur, il aspirait à un
rôle plus grand encore, il voulait être son destructeur, et le
libérateur de l'Europe opprimée. Il se disait que traiter aujourd'hui
avec Napoléon, même d'égal à égal, était possible sans doute; mais que
si on laissait échapper cette occasion de le détruire, on retrouverait
bientôt en lui le puissant dominateur d'autrefois, et que ce serait
une oeuvre à recommencer. Au contraire, en poursuivant les succès
obtenus, en appelant à soi les gouvernements et les peuples indignés
du joug qui pesait sur eux, en allant plus loin, en adressant un appel
direct à la France elle-même fatiguée de son maître, en lui déclarant
qu'il y avait une légitime grandeur qu'on n'entendait pas lui
disputer, on pouvait faire disparaître Napoléon de la scène, et
devenir à son tour le roi des rois, le sauveur adoré de l'Europe.
Cette ambition aidée par le ressentiment avait envahi le coeur
d'Alexandre, et il ne voulait plus s'arrêter. Il avait donc autorisé
le ministre Stein et ses compatriotes à se porter dans les provinces
prussiennes reconquises, et à y promettre le prochain affranchissement
de l'Allemagne.

[En marge: Le général russe Diebitch suit le corps prussien pas à pas,
avec espérance de le détacher des Français.]

[En marge: Communications secrètes établies avec le général d'York.]

[En marge: Ce général, après quelques hésitations, prend son parti, et
sous le prétexte d'une capitulation militaire, passe aux Russes.]

Le général Diebitch, chef d'état-major de Wittgenstein, entouré
d'officiers allemands parmi lesquels figurait le général Clausewitz,
poursuivi de leurs instances, et n'en ayant pas besoin, car il pensait
comme eux, suivait le maréchal Macdonald pas à pas, avec l'espérance
de lui enlever le corps prussien. Le général d'York détestait dans le
maréchal Macdonald son chef d'abord, car il était jaloux et toujours
mécontent, et ensuite un Français, car il avait dans le coeur tous les
sentiments de ses compatriotes. Il avait de continuels démêlés avec
l'état-major du maréchal, se plaignait sans cesse qu'on nourrît mal
son corps, qu'on ne lui accordât pas une assez large part en fait de
décorations et de dotations françaises, et cette humeur, du reste peu
justifiée, avait fort augmenté son aversion patriotique pour nous. Le
général Diebitch, averti par des agents secrets, avait fomenté ces
sentiments, et puis, la catastrophe venue, avait fini par proposer au
général d'York de passer aux Russes, sous le voile d'une capitulation
commandée par les circonstances. Il suffisait que ce général prussien
marchât lentement, qu'il se laissât séparer de Macdonald, puis
entourer, pour qu'il parût se rendre malgré lui. On ne désarmerait pas
son corps, on le déclarerait neutre, et ce corps serait le noyau de la
future armée prussienne, chargée de concourir avec les Russes à la
délivrance de l'Allemagne. Le général d'York, bon patriote, mais
songeant à lui-même, délibéra longtemps, de peur de se compromettre
avec sa cour, lui transmit secrètement les communications qu'il avait
reçues, la jeta ainsi dans un grand embarras, n'en obtint que le
silence pour toute réponse, hésita encore, mais ralentit le pas, se
laissa entourer, et enfin entraîné par le général Clausewitz qu'on lui
avait dépêché, prit son parti, et le 30 décembre, cédant, disait-il, à
des circonstances militaires impérieuses, signa une convention de
neutralité pour son corps d'armée, avec réserve toutefois de la
ratification de son roi. Le sens de cette convention de neutralité
était facile à deviner, c'était l'adjonction pure et simple du corps
prussien à l'armée russe, après un délai de quelques jours. Un
détachement de ce même corps, sous le général Massenbach, avait suivi
de plus près le maréchal Macdonald, et était arrivé jusqu'à Tilsit. En
apprenant cette convention, le général Massenbach assembla ses
officiers, les trouva enthousiasmés de l'acte du général d'York, et
unanimes pour l'imiter. Dans la nuit il sortit sans mot dire de
Tilsit, écrivit au maréchal Macdonald une lettre respectueuse, mais où
éclataient sous de vains déguisements toutes les passions qui avaient
entraîné le général d'York, et il alla rejoindre ce dernier. On
s'embrassa dans le corps prussien, on poussa des cris d'enthousiasme,
on s'appela les libérateurs de l'Allemagne, et il est vrai qu'on
allait grandement contribuer à son affranchissement.

[Date en marge: Janv. 1813.]

Pour moi qui écris ces tristes récits, je suis Français, et, je l'ose
dire, Français profondément attaché à la grandeur de mon pays, et
cependant je ne puis, au nom même des sentiments que j'éprouve,
exprimer un blâme pour ces patriotes allemands, qui, servant à
contre-coeur une cause qu'ils sentaient n'être pas la leur, revenaient
à la cause qu'ils croyaient être celle de leur patrie, et qui
malheureusement l'était devenue par la faute du chef placé alors à
notre tête. Il faut ajouter qu'ils auraient pu enlever le maréchal
Macdonald, et que, respectant en lui et dans ses soldats de récents
compagnons d'armes, ils se séparèrent sans rien faire qui pût aggraver
sa position.

[En marge: Effet immense produit dans toute l'Allemagne par la
défection du corps prussien du général d'York.]

[En marge: Les réfugiés allemands songent à se réunir à Koenigsberg
pour y convoquer les états de la Vieille-Prusse.]

La foudre tombant sur des matières combustibles imprudemment amassées,
n'agit pas plus promptement que ne le fit la défection du général
d'York sur l'Allemagne tout entière. À l'instant la nouvelle en vola
de bouche en bouche. Le général d'York fut salué de la Vistule au Rhin
du titre de sauveur de l'Allemagne. Le baron de Stein et ses
collaborateurs coururent auprès de lui, l'entourèrent, le
félicitèrent, déclarèrent qu'il serait mis à la tête de toutes les
portions de l'armée prussienne qu'on parviendrait à détacher, le
poussèrent à marcher sur Tilsit, puis sur Koenigsberg, à y assembler
les états de la Vieille-Prusse, à y proclamer l'indépendance de leur
patrie, à y déclarer leur roi privé de sa liberté par les Français, ne
devant plus dès lors être obéi, à se conduire en un mot comme les
insurgés de Cadix, qui agissaient pour le roi, sans le roi, malgré le
roi. Le général d'York, jugeant qu'il en avait assez fait, ne voulait
pas aller si vite. Mais escorté, circonvenu par les Russes, il
consentit à s'acheminer sur Koenigsberg, et à y attendre les ordres de
la cour de Prusse. Il devait y trouver non les ordres de son roi,
mais les ordres de son pays, soulevé tout entier comme un seul homme,
et commandant d'une voix plus forte que celle de tous les
gouvernements. Il s'avança donc avec les Russes, loué, applaudi,
caressé par Alexandre, dont la politique recevait de cet événement une
éclatante confirmation.

[En marge: Ce dernier événement aggrave fort la situation de Murat,
retiré avec les états-majors à Koenigsberg.]

[En marge: Retraite du quartier général français sur la Vistule.]

Pendant ce temps, Murat s'était arrêté à Koenigsberg avec la foule des
généraux et des officiers sans troupes, dont les uns étaient mourants,
dont les autres, exaspérés par la souffrance, tenaient un langage
presque séditieux. Le maréchal Ney lui-même, malgré son héroïsme,
malgré les caresses dont il avait été l'objet de la part de Napoléon,
ne pouvant plus se contenir, parlait tout haut contre le chef
imprudent qui avait, disait-il, précipité l'armée française dans un
abîme. Murat aussi, comme nous l'avons rapporté ailleurs, s'était
laissé aller à une sorte de soulèvement, puis, sur les observations du
maréchal Davout, il s'était tu, et avait repris le commandement
nominal, mais sans rien ordonner, car il ne savait que faire.
Berthier, malade à la fois d'une goutte remontée et de l'absence de
Napoléon, réduit à garder le lit, ne savait plus que conseiller dans
cette situation sans exemple. Ce fut alors qu'on apprit la défection
du corps prussien, et en voyant les manifestations de sentiments que
cet événement provoquait chez les habitants de Koenigsberg, on
n'hésita plus à quitter cette ville, et à renoncer à la ligne du
Niémen, qui avait cessé d'en être une depuis que ce fleuve était gelé,
et que les Russes le passaient de toutes parts sur la glace. Disputer
le terrain n'eût servi qu'à faire égorger nos dix ou douze mille
malades, nombre que la mort diminuait sans cesse, mais que
rétablissait continuellement l'arrivée successive de nos traînards. On
pouvait en se retirant confier ces précieux restes sinon à la
bienveillance, du moins à l'honneur de la nation prussienne. On laissa
des infirmiers et des médecins à nos malades pour les soigner, des
fonds pour leur procurer des vivres, car il ne fallait plus rien
espérer de la bonne volonté des Prussiens, et se tenir pour bien
heureux de n'être pas égorgé par le peuple furieux de Koenigsberg. On
sortit ensuite de cette capitale de la Vieille-Prusse.

[En marge: Ney couvre cette retraite avec la division Heudelet;
Macdonald avec la division Grandjean.]

Le maréchal Ney fut encore chargé de former l'arrière-garde avec la
division Heudelet, et avec deux mille hommes restant de la division
Loison. Il se mit en marche sur Braunsberg, Elbing et Thorn. Comme le
froid avait diminué, comme on trouvait des vivres, comme les bandes de
nos traînards s'étaient peu à peu écoulées, et qu'on n'avait plus la
contagion de la débandade à craindre, on put marcher en ordre, précédé
des états-majors sans troupes qui avaient grande hâte de regagner la
Vistule.

On avait été si pressé de quitter Koenigsberg qu'on ne s'était pas
occupé du maréchal Macdonald, laissé à Tilsit, à vingt lieues de
Koenigsberg, entouré d'ennemis, et n'ayant avec lui que sept ou huit
mille Polonais, fidèles mais exténués. Il demandait à grands cris
qu'on l'attendît, car réuni à lui on aurait eu quinze ou seize mille
hommes, et on aurait pu se faire respecter. Ses lettres, qui devaient
aller chercher Murat déjà transporté à Thorn, demeurèrent sans effet.
On marcha ainsi jusqu'au 15 janvier, chacun ne pensant qu'à soi, les
restes de l'ancienne armée se retirant par détachements de cinquante
ou cent hommes, obligeant les habitants à leur donner des vivres quand
ils étaient les plus forts, mourant de faim ou de froid quand ils
n'avaient ni force ni argent pour se faire écouter, et les deux seules
troupes organisées qui subsistassent, la division Grandjean sous
Macdonald, la division Heudelet sous Ney, cheminant à dix ou quinze
lieues l'une de l'autre.

[En marge: Rapp se jette dans la place de Dantzig avec les divisions
Heudelet et Grandjean, et les restes de la division Loison.]

Heureusement les Prussiens, auxquels on avait laissé en leur livrant
Koenigsberg une proie fort capable de les occuper, les Russes qui
étaient exténués, et que Macdonald et Ney rudoyèrent plus d'une fois,
ne nous poursuivirent pas assez vite pour nous envelopper. Vers le
milieu de janvier on arriva sur la Vistule, et on se jeta dans les
places que Napoléon avait largement approvisionnées. Le général Rapp
avait devancé l'armée à Dantzig. Il restait dans cette ville un
ramassis de cinq à six mille hommes de toutes nations et de toutes
armes. Murat y envoya outre la division polonaise Grandjean, celle du
général Heudelet, et ce qui restait de la division Loison. Rapp eut
ainsi sous la main environ 25 mille hommes valides. Il avait des
grains et des spiritueux en abondance. Il fit avec sa cavalerie une
battue dans l'île de Nogath, ramassa beaucoup de troupeaux et de
fourrages, et s'enferma ensuite dans les vastes ouvrages de Dantzig
pour s'y défendre jusqu'à la dernière extrémité.

[En marge: On assigne aux bandes éparses qui se retirent isolément les
places de la Vistule pour point de ralliement.]

Sur le conseil persévérant du maréchal Davout, on assigna sur la
Vistule des points de ralliement aux divers corps de l'ancienne
armée. Les cadres de ces corps durent se rendre les uns à Dantzig, les
autres à Thorn, à Marienwerder, à Marienbourg. Tout soldat qui
arrivait, demandant du pain et des vêtements, devait être envoyé à son
dépôt dans ces places. Après quelques jours il y avait 1500 hommes
environ au 1er corps, celui de Davout, et un nombre proportionné dans
le 2e, celui d'Oudinot, le 3e, celui de Ney, le 4e, celui d'Eugène.

[En marge: Il ne reste à Murat en troupes actives qu'une dizaine de
mille hommes de toutes nations.]

Le quartier général était établi à Thorn. Après y être demeuré deux ou
trois jours, Murat ne crut pas même pouvoir s'y arrêter. En effet les
divisions Heudelet, Loison et Grandjean ayant été jetées dans la place
de Dantzig, il ne restait plus pour accompagner le quartier général et
l'immense quantité de drapeaux qu'on y avait réunis pour les sauver,
que dix mille hommes sans ensemble et sans cohésion. Ces dix mille
hommes comprenaient 1800 recrues qu'on avait rencontrées en route, et
qui étaient destinées au corps de Davout, 1200 hommes d'élite
Napolitains, 4,000 Bavarois partis récemment de leur pays pour
recruter l'armée bavaroise, enfin 3,000 hommes de la garde impériale,
qui s'étaient peu à peu ralliés depuis Koenigsberg, parmi lesquels se
trouvaient un millier d'hommes à cheval et douze pièces d'artillerie.
Le général Gérard qui commandait ce rassemblement, se sentant trop
pressé aux environs de Thorn, s'était précipité sur l'ennemi avec son
énergie ordinaire, et lui avait ôté l'envie de nous serrer de si près.

[En marge: Murat abandonne la Vistule, et se retire sur Posen.]

Dans une telle main ces dix mille hommes étaient quelque chose, mais
ils ne pouvaient défendre la Vistule, glacée comme toutes les
rivières de la Pologne et de la Prusse, et n'étant plus dès lors une
barrière contre l'ennemi. Ils ne pouvaient surtout pas préserver d'un
affront Murat et ce qui l'entourait, si les Russes de Tchitchakoff
réunis à ceux de Wittgenstein essayaient de l'envelopper. Murat ne
voulut donc pas séjourner sur la Vistule, et se rendit à Posen, à
égale distance de la Vistule et de l'Oder. Ainsi toute la
Vieille-Prusse, toute la Pologne se trouvaient évacuées, et, les
places occupées, nous avions 10 mille hommes en ligne, 10 mille hommes
mêlés de Napolitains, de Bavarois, et comptant tout au plus 4 mille
Français parmi eux. Il restait à Berlin pour contenir l'Allemagne
frémissante, les 18 mille hommes du général Grenier, et la division
Lagrange, la seule de ses quatre divisions que le maréchal Augereau
eût conservée auprès de lui.

[En marge: La place de Pillau se rend aux Anglais, qui pénètrent dans
le Frische-Haff.]

Un dernier événement vint encore accroître l'effervescence des
populations germaniques. On avait eu le tort de laisser une garnison,
en majeure partie allemande, à Pillau, petite place maritime qui
fermait l'entrée du Frische-Haff. On l'avait fait malgré l'avis du
maréchal Macdonald, qui ne voulait avec raison se priver de troupes
actives qu'en faveur des places capables de se défendre, et contenant
une garnison où les Français domineraient. Pillau ne remplissant pas
ces conditions, s'était en effet rendu, aux grands applaudissements
des Prussiens, et à la vive satisfaction des Anglais, qui s'étaient
hâtés de pénétrer dans le Frische-Haff avec leurs bâtiments de guerre.
Bientôt ils y avaient introduit leurs convois marchands, ce qui avait
procuré aux habitants de la Vieille-Prusse, outre la satisfaction
patriotique d'être délivrés de leurs vainqueurs, la satisfaction toute
matérielle, mais fort vivement sentie, de recommencer le commerce des
denrées coloniales dont ils avaient été privés si longtemps.

[En marge: Conduite du prince de Schwarzenberg à notre droite.]

Les nouvelles si mauvaises à notre gauche, n'étaient pas meilleures à
notre droite, sur la haute Vistule. Le général Reynier et le prince de
Schwarzenberg, ne voyant plus rien à faire à Minsk, s'étaient
acheminés sur Varsovie. Ayant dans les Saxons de bons soldats dont il
s'était fait estimer, ayant de plus pour les contenir les cinq à six
mille Français de la division Durutte, le général Reynier aurait voulu
se battre, mais le prince de Schwarzenberg l'en dissuadait fort, lui
disant qu'on s'affaiblirait inutilement en guerroyant pendant l'hiver,
qu'il fallait se retirer sur Varsovie, couvrir cette capitale, s'y
ménager des quartiers tranquilles, et y attendre l'arrivée des forces
que Napoléon ne manquerait pas d'amener au printemps. Tandis qu'il
donnait ces conseils le prince de Schwarzenberg se retirait lui-même,
obligeait le général Reynier à en faire autant, recevait à son
quartier général les officiers russes, acceptait leurs politesses sous
prétexte qu'il ne pouvait pas s'en défendre, se laissait parler
d'armistice, en parlait de son côté, ne trahissait pas précisément
Napoléon dont il avait négocié le mariage, auquel il devait le bâton
de maréchal, mais s'attachait avant tout à ménager son armée, et
voulait ensuite se tenir prêt aux divers changements de politique
qu'il prévoyait de la part du cabinet de Vienne. En même temps il
conseillait au général Reynier, à M. de Bassano, à tout le monde
enfin, la paix, qui était le plus cher de ses voeux, comme Autrichien,
et comme l'un des personnages favorisés de la cour de France.

[En marge: Murat, accablé par tant de revers, et inquiet pour sa
couronne de Naples, songe à quitter l'armée.]

[En marge: Vains efforts du prince Berthier et du ministre Daru pour
retenir Murat.]

[En marge: Murat part en choisissant le prince Eugène pour le
remplacer.]

Ainsi tandis que la Vistule allait être passée sur notre gauche malgré
les places que nous occupions, on devait s'attendre à la voir passer
sur notre droite, à Varsovie même, malgré la présence du prince de
Schwarzenberg, et on avait à Posen pour faire face à l'ennemi dix
mille hommes, Napolitains, Bavarois, Français, sans oser appeler à soi
les vingt-huit mille soldats de Grenier et d'Augereau, qui étaient
indispensables à Berlin pour contenir la Prusse. La faible tête de
Murat, quelque brave que fût son coeur, ne pouvait résister longtemps
à une telle situation. Il ne redoutait pas le canon qu'il n'avait
jamais craint, mais il était dévoré par la passion de régner. Mille
visions sinistres assiégeaient son imagination exaltée. Tantôt il
voyait les peuples d'Italie excités par les prêtres et les Anglais, se
soulevant depuis les Alpes Juliennes jusqu'au détroit de Messine, et
renversant les trônes des Bonaparte en Italie; tantôt il se voyait
abandonné par Napoléon lui-même, dont il était médiocrement aimé, et
qui obligé peut-être à faire des sacrifices pour obtenir la paix, les
ferait plus volontiers dans la basse que dans la haute Italie, et plus
volontiers encore dans l'une et l'autre Italie qu'en France. Dès que
ces images s'emparaient de son cerveau, il perdait son sang-froid, et
voulait partir pour aller sauver cette couronne, objet de si longs
désirs, prix de tant d'héroïsme. Sa défiance était devenue telle, que,
ne comptant pas même sur sa femme, il en était arrivé à craindre
qu'elle ne se pliât elle-même à la politique de Napoléon, ce qui
était pour lui un nouveau motif de retourner à Naples. Tourmenté par
ces inquiétudes, par les tristes nouvelles qu'il recevait à chaque
instant de la retraite de l'armée, il appela tout à coup le prince
Berthier, qui, quoique à demi-mort, restait major général, et M. Daru
qui n'était chargé que du matériel de l'armée, mais dont le solide
caractère, la haute prudence, faisaient un conseiller toujours
consulté dans les circonstances importantes. Il leur communiqua son
projet de quitter l'armée, allégua sa santé, qui n'était qu'un
prétexte, et résista à toutes les instances du prince Berthier et de
M. Daru, qui firent valoir tour à tour auprès de lui l'intérêt de
l'armée, l'intérêt de sa gloire, le courroux de Napoléon, la
difficulté de trouver un successeur. À cette dernière objection Murat
répondit en indiquant le prince Eugène, et annonça qu'il allait le
mander à Posen. En effet il lui dépêcha un courrier à Thorn, sans lui
dire pourquoi il l'appelait au quartier général. Ce prince étant
arrivé, il lui déclara sa résolution de partir et de le désigner, en
attendant les ordres de Napoléon, comme commandant de la grande armée.
Le prince Eugène, effrayé de cet honneur, par modestie et par
indolence, était cependant le seul qu'on pût choisir, car il s'était
fait beaucoup d'honneur dans la campagne de Russie, y avait déployé
une rare bravoure, quelques connaissances militaires, et de véritables
vertus. Enfin il était prince, ce qui était à considérer dans ce
régime, devenu en peu de temps aussi monarchique que celui de Louis
XIV. Il pressa Murat de rester, ne put réussir à l'y décider, et
finit par accepter avec résignation une charge qu'il regardait comme
très au-dessus de ses forces. Il demeura à Posen avec les 10 mille
hommes de toutes nations que nous avons énumérés, suppliant le général
Reynier et le prince de Schwarzenberg de se maintenir à Varsovie, ce
qui le couvrait vers sa droite, comptant que vers sa gauche les Russes
s'arrêteraient quelque temps au moins devant Thorn et Dantzig, et
ordonnant au général Grenier avec ses 18 mille hommes, à Augereau avec
les 9 ou 10 de la division Lagrange, de se tenir prêts à venir à son
aide s'il en avait besoin.

Voilà ce qui restait de la grande armée! vingt-cinq mille hommes à
Dantzig, 10 mille dans les places secondaires de la Vistule, 10 mille
de toutes nations à Posen avec le quartier général, quelques Saxons et
Français dominés à Varsovie par les mouvements du prince de
Schwarzenberg, et enfin à Berlin, Grenier et Augereau, avec 28 mille
hommes qu'on n'osait pas déplacer, de crainte d'un soulèvement général
en Allemagne! Il y avait loin de cette situation, aux 200 mille hommes
que Napoléon croyait encore établis sur le Niémen, et disputant aux
Russes Koenigsberg, Kowno, Grodno, en attendant que 300 mille nouveaux
soldats vinssent à leur secours. La nécessité d'organiser lui-même ces
300 mille nouveaux soldats avait appelé Napoléon à Paris, et son
départ avait entraîné la perte des 200 mille hommes restés sur le
Niémen! Ainsi il aurait fallu qu'il fût à la fois sur le Niémen pour
sauver les uns, et à Paris pour organiser les autres. En quittant le
Niémen il avait commis une faute militaire, et s'était rendu coupable
d'abandon envers des compagnons d'armes qu'il avait précipités dans un
abîme; en y demeurant, il aurait laissé entre lui et Paris l'Allemagne
insurgée, n'aurait pas saisi d'assez près les rênes de sa vaste
administration, et aurait commis à la fois une faute politique et
administrative, de façon que, quoi qu'il fît, il manquait quelque
part, il commettait des fautes également graves, et s'exposait à de
déplorables interprétations, juste punition d'erreurs immenses et
irréparables!

[En marge: Le baron de Stein et les réfugiés allemands se réunissent à
Koenigsberg pour y proclamer l'indépendance de l'Allemagne.]

[En marge: Les sociétés secrètes allemandes.]

[En marge: Leur esprit et leur rapide propagation.]

[En marge: Ces sociétés répandent partout l'idée qu'il faut donner sa
vie et sa fortune pour affranchir l'Allemagne.]

Et en ce moment les conséquences politiques de ces erreurs n'étaient
pas moins grandes que leurs conséquences militaires. Le chef des
exilés allemands, le baron de Stein, était avec le général d'York à
Koenigsberg, y convoquait les états de la province, y faisait décréter
l'armement de toute la population, et l'emploi sans réserve des
ressources pécuniaires du pays. Le dévouement universel répondait à
ces propositions, et des milliers de pamphlets, de proclamations, de
chants populaires, allaient enflammer contre nous les imaginations
allemandes. L'Allemagne, depuis quelques années, s'était couverte de
sociétés secrètes, dont la principale, celle de l'_Union de la vertu_
(Tugend-Bund), s'était universellement répandue. L'enthousiasme pour
la patrie allemande, la conviction que, réunie en un seul faisceau,
elle serait invincible, qu'au lieu d'être tour à tour la victime des
États du Nord ou de ceux du Midi, elle leur ferait la loi à tous, et
composerait la première nation du monde; la nécessité dès lors de
s'unir, de ne plus se considérer comme Autrichiens, Bavarois, Saxons,
Prussiens ou Hambourgeois, comme princes, nobles, bourgeois ou
paysans, comme luthériens ou catholiques, mais comme Allemands, prêts
à mourir jusqu'au dernier pour leur pays; la préférence donnée à tout
ce qui était d'origine allemande, en industrie, en usages, en
littérature, telles étaient les idées et les sentiments que ces
sociétés s'étaient attachées à répandre, et qu'elles avaient propagés
avec un succès inouï, car ces idées et ces sentiments convenaient à
toutes les classes de la nation germanique, et répondaient à l'amour
de l'égalité chez les uns, à l'esprit monarchique chez les autres, et
au patriotisme de tous horriblement froissé par notre domination. Ces
sociétés avaient porté de Koenigsberg aux extrémités de l'Allemagne
non pas seulement l'émotion, qui était naturelle et immense, et
n'avait pas besoin de moyens artificiels pour se communiquer, mais les
mots d'ordre à suivre. Partout, selon l'avis transmis par elles, il
fallait courir aux armes, donner à l'État sa personne et ses biens, se
réunir à l'empereur Alexandre, délivrer les rois asservis à l'alliance
française, et déposer comme indignes ceux qui, pouvant s'affranchir de
cette alliance, voudraient lui rester fidèles. _Vive Alexandre! vivent
les Cosaques!_ étaient les cris que dans un délire général on faisait
entendre de toutes parts. Il y avait même de jeunes Allemands qui dans
leur exaltation patriotique prenaient la barbe des Cosaques, et, ce
qui n'est pas moins digne de remarque, les princes et les nobles
excitaient eux-mêmes ce mouvement, qui, malgré un mélange de fidélité
monarchique, était en réalité profondément démocratique, comme en
Espagne, où l'on montrait une égale passion pour la liberté et pour le
roi captif. On soulevait non-seulement le patriotisme national,
non-seulement la fidélité aux princes détrônés ou abaissés, mais
l'amour de la liberté, que Napoléon s'était vanté de contenir en
France et dans le monde. Ainsi ce qu'il flétrissait chez lui sous le
nom d'idéologie, dans toute l'Europe sortait de dessous terre pour
l'assaillir! Singulière leçon qui aurait dû servir à tous, et qui ne
devait profiter à personne, car ces nobles, ces princes, ces prêtres,
invoquant la liberté aujourd'hui contre Napoléon, allaient bientôt,
Napoléon renversé, la contester et la refuser à leurs peuples.

Cet entraînement, qui ne pouvait être comparé qu'à celui que nous
avions éprouvé nous-mêmes en 1792, à l'apparition du duc de Brunswick,
s'était produit à la fois à Berlin, malgré la présence de nos soldats,
à Dresde, à Munich, à Vienne, malgré notre alliance, à Hambourg, à
Brême, à Cassel, malgré notre domination directe. À Berlin, devant la
belle troupe de Grenier, les Prussiens n'osant faire éclater leurs
ressentiments ni par des actes ni par des cris, laissaient voir
néanmoins sur leurs visages la joie la plus insultante, la
manifestaient à chaque nouvelle fâcheuse pour nous, et refusaient tout
à nos soldats, même à prix d'argent. Cependant comme à côté des
sentiments les plus sincères la cupidité se fait encore jour
quelquefois, on obtenait çà et là des vivres, mais à des prix
exorbitants. Aussi les réquisitions dont nous avions tant usé, en
payant avec des bons liquidables ultérieurement, n'étaient-elles plus
possibles, à moins de provoquer un soulèvement immédiat.

[En marge: Situation de la Prusse, et perplexités de son roi, lié d'un
côté à Napoléon par un traité d'alliance, et entraîné de l'autre par
les sentiments de ses sujets, qu'il partage.]

On doit comprendre la surprise, l'embarras, la perplexité du
malheureux roi de Prusse et de son principal ministre, M. de
Hardenberg. Ce roi probe et sage n'avait cessé de se trouver depuis le
commencement de son règne dans les positions les plus fausses pour un
honnête homme, et un homme de bon sens. On l'avait entraîné en 1806
contre son gré et contre son instinct secret, à se ruer contre la
France, et il y avait presque perdu sa couronne, car c'était l'avoir à
peu près perdue que d'être privé des deux tiers de ses États, et
d'être pour le tiers restant dans une dépendance absolue. Résolu à ne
plus tomber dans une semblable faute, il s'était en 1812 attaché à
l'alliance française, l'avait même sollicitée, parce qu'abandonné par
l'Autriche et la Russie après avoir été mis en avant par elles, il
s'était cru lui aussi le droit de se sauver en pactisant avec le plus
fort. Tandis qu'il agissait de la sorte, il avait voulu, par un excès
de précaution, faire approuver à l'empereur Alexandre lui-même la
conduite qu'il tenait, et lui avait envoyé M. de Knesebeck, qui,
autorisé ou non, avait poussé les excuses jusqu'à la duplicité envers
la France. Or voilà ce roi, qui, en croyant être en 1812 plus sage
qu'en 1806, semblait s'être égaré encore, et se voyait condamné ou à
manquer de parole envers la France, ce qui était un mauvais acte et un
péril, ou à se battre pour la France qui l'opprimait, contre des amis
qui s'offraient à être ses libérateurs. L'excellent prince ne savait
plus que penser, que faire, que devenir! La joie de voir disparaître
la domination française s'était fait jour dans son coeur, mais la
confusion de s'être de nouveau trompé en devenant l'allié de la
France, la crainte de passer pour traître en l'abandonnant,
empoisonnaient la satisfaction qu'il éprouvait. Le cri violent,
menaçant même de ses sujets, pouvait fournir une excuse en devenant
une contrainte. Mais si cette fois encore ses sujets étaient dans
l'erreur comme en 1806, si ce Napoléon qu'on disait vaincu ne l'était
pas, si au printemps il reparaissait sur l'Elbe vainqueur de ses
ennemis, et s'il en finissait de cette Prusse incorrigible, et
traitait le neveu du grand Frédéric comme la maison de Hesse,
aurait-on une seule plainte à élever? Or, soit crainte de Napoléon,
soit amour-propre de ne s'être pas trompé, Frédéric-Guillaume
inclinait à penser que la France n'était vaincue que pour un moment,
et, suivant les fluctuations ordinaires d'une âme agitée, quand il
l'avait cru quelques heures, il cessait de le croire, puis revenait à
cette opinion, et dans le désordre de son esprit, cédait au fait
actuel, c'est-à-dire à la présence de trente mille Français à Berlin.

[En marge: Situation de M. de Hardenberg, plus difficile encore que
celle du roi.]

M. de Hardenberg qui, lui aussi, avait envers la France passé de
l'hostilité à l'alliance, était en proie à toutes les perplexités du
roi lui-même, et de plus à celles qui naissaient de sa situation
personnelle. Si les événements condamnaient la politique de l'alliance
avec la France, il y avait pour le roi une excuse toute trouvée, celle
de la faiblesse; mais il n'y en aurait aucune pour M. de Hardenberg:
on imputerait sa conduite à l'ambition, et à la plus basse de toutes
les ambitions, celle qui pactise avec les ennemis de son pays.

[En marge: Le roi, craignant d'être compromis par la conduite du
général d'York, commence par le désavouer.]

Le premier mouvement de Frédéric-Guillaume en apprenant la défection
du général d'York, fut de se récrier contre un pareil acte. Il
craignait à la fois d'être compromis avec la France qu'il redoutait
toujours, et de passer pour déloyal, ce qui lui coûtait beaucoup, car
il était vraiment honnête, et tenait surtout à passer pour tel. Il se
hâta de mander auprès de lui le ministre de France, M. de
Saint-Marsan, et de désavouer énergiquement la conduite du général
d'York. Il jura qu'il n'était pour rien dans cette défection. M. de
Saint-Marsan, qui se laissait facilement persuader par l'accent
d'honnêteté de Frédéric-Guillaume, lui affirma qu'il douterait de la
parole de tout le monde avant de douter de la sienne, et alors ce
prince fut soulagé, charmé, et séduit par celle de toutes les
flatteries qui lui allait le plus au coeur, la confiance en sa
loyauté. Dans son premier entraînement, il promit de désavouer
publiquement le général d'York, et de le traduire à une commission
militaire. M. de Saint-Marsan emporta cette promesse comme une sorte
de trophée, qu'il crut utile d'opposer aux déclamations des ennemis de
la France.

Quand cette déclaration fut connue, les patriotes allemands furent
fort irrités, s'emportèrent contre le roi, contre M. de Hardenberg,
contre la politique du cabinet prussien, et allèrent répétant partout,
comme jadis nos émigrés, que le roi n'était pas libre. Ses ministres
lui dirent qu'il s'était peut-être trop avancé, et après avoir
désavoué le général d'York, il refusa de publier ce désaveu.

[En marge: Politique de transition imaginée par le roi et M. de
Hardenberg, sous l'inspiration des événements et de la cour
d'Autriche.]

[En marge: Cette politique consiste à armer et à s'interposer entre la
France et les puissances belligérantes, pour obtenir une paix
prochaine, et moins oppressive que la précédente.]

Tandis que dans Berlin l'exaltation des esprits était extrême, les
Français qui gardaient cette capitale, et qui avaient le coeur tout
aussi haut que jadis, répondaient aux propos du patriotisme allemand
par des propos non moins provocateurs, et de plus souverainement
imprudents. Quoique Augereau, qui commandait à Berlin, se montrât
cette fois plus réservé que de coutume, de jeunes officiers dirent que
les Français ne se laisseraient pas duper encore par la Prusse, qu'ils
étaient sur leurs gardes, qu'au premier acte de trahison on
désarmerait les troupes prussiennes, qu'on enlèverait même la cour à
Potsdam, et qu'on en finirait d'une puissance toujours infidèle. Ces
propos, qui n'étaient que le résultat du langage irritant des
Prussiens, répétés méchamment au roi, lui inspirèrent d'abord de la
terreur, puis un commencement de calcul assez raffiné. La pensée
d'abandonner la France ne s'était pas jusqu'alors présentée à son
esprit, mais celle de devenir plus indépendant d'elle, grâce aux
événements, de prendre une position intermédiaire entre elle et ses
ennemis, et peut-être de contribuer ainsi à une paix avantageuse,
cette pensée née des circonstances, et aussi, comme on va le voir, des
suggestions de la cour d'Autriche, s'empara tout à fait de
Frédéric-Guillaume. Le seul moyen de la réaliser, c'était, pour le
roi, de quitter la ville de Berlin, vers laquelle marchaient déjà les
Russes dans leur poursuite, les Français dans leur retraite, d'aller
établir sa cour en Silésie, à Breslau par exemple, projet qui n'était
pas nouveau puisqu'on l'avait proposé dès l'année précédente, d'y
stipuler avec les Russes et les Français la neutralité de cette
province, et d'y attendre la suite des événements. Il fallait en
outre profiter de l'occasion pour armer dans de grandes proportions.
Cette dernière mesure devait à la fois plaire aux patriotes allemands,
qui se flatteraient de faire tourner ces armements contre la France,
et laisser les Français sans une seule objection, car ils venaient
eux-mêmes de demander que la Prusse doublât son contingent.

[En marge: Le roi veut en armant qu'il n'en coûte rien à la Prusse, et
demande à Napoléon le payement des immenses fournitures faites aux
armées françaises, et la restitution des places de l'Oder.]

Pour suffire à ces armements sans recourir à de nouveaux impôts, le
roi se proposait d'exiger de Napoléon le payement des fournitures
faites à l'armée française. Il avait été convenu, en effet, d'après le
dernier traité d'alliance, que le compte de ces fournitures serait
réglé à bref délai, que le payement en serait imputé sur les 48
millions que devait encore la Prusse, et que si le montant excédait
cette somme le surplus serait soldé comptant. Or les administrateurs
royaux estimaient à 94 millions la valeur des denrées et objets de
tout genre fournis à l'armée française. C'étaient donc 46 millions à
recouvrer, avec lesquels on pourrait tripler l'armée prussienne, la
porter de 42 mille hommes à 120 mille, et en s'unissant à l'Autriche,
faire écouter des paroles raisonnables de paix, tant aux uns qu'aux
autres. La France, de créancière étant devenue débitrice, devait, en
vertu des traités antérieurs, rendre immédiatement les places de
Stettin, de Custrin, de Glogau, et le roi pourrait ainsi se trouver
établi en Silésie à la tête de 120 mille hommes, levés sans qu'il en
coûtât de sacrifice au pays, appuyé sur toutes les places de l'Oder,
approuvé par les patriotes qui demandaient qu'on armât, exempt de
reproche de la part de la France, à laquelle il offrait de rester
fidèle, si elle voulait exécuter littéralement les engagements pris et
rendre à la Prusse une situation convenable. Ainsi au milieu de ses
perplexités, le roi croyant encore Napoléon le plus fort, ne songeait
point à le trahir, mais prétendait en être mieux traité que par le
passé, entendait l'exiger, l'obtenir, et contribuer de cette manière à
une pacification générale de laquelle il sortirait indépendant et
agrandi.

[En marge: Envoi à Paris de M. de Hatzfeldt pour porter les
propositions de la Prusse.]

Il avait annoncé l'envoi à Paris de M. de Hatzfeldt, qui était devenu,
avons-nous dit, l'un des rares amis de la France en Prusse, envoi qui
avait pour but d'écarter tout soupçon de complicité avec le général
d'York. M. de Hatzfeldt fut donc chargé de présenter au gouvernement
français les propositions suivantes: translation de la cour de Prusse
à Breslau, pour y être hors du théâtre des hostilités; extension des
armements prussiens pour mieux servir l'alliance; remboursement de
l'argent dû pour solder ces armements; enfin restitution des places de
l'Oder pour se conformer aux traités et calmer l'esprit public. M. de
Hatzfeldt pouvait avoir à s'expliquer à Paris sur une proposition
singulière, que Napoléon en revenant de Russie avait indirectement
adressée à la cour de Prusse, c'était de s'unir étroitement à la
France par un lien de famille, comme avait fait l'Autriche, et de
marier l'héritier du trône avec une princesse française, laquelle au
surplus restait à trouver. Napoléon avait donné à entendre qu'en
considération de ce lien il rendrait à la Prusse une partie de
l'étendue et de l'indépendance qu'elle avait perdues. Mais ce n'était
plus le temps où les cours de l'Europe pouvaient se décider, en
considération de la puissance de Napoléon, à des alliances avec sa
famille. M. de Hatzfeldt devait donc éviter avec soin d'aborder ce
sujet, et déclarer assez ouvertement que si les propositions qu'il
apportait n'étaient pas acceptées, la Prusse se considérerait comme
libre de tout engagement envers la France.

[En marge: Situation de la cour d'Autriche.]

[En marge: Embarras de l'empereur François et de M. de Metternich, qui
ont adopté la politique d'alliance avec la France, au moment même où
la puissance de Napoléon semble près de s'écrouler.]

[En marge: M. de Metternich, avec une grande sûreté de jugement,
n'hésite pas à modifier cette politique, et, sans abandonner la
France, à profiter de l'occasion pour lui faire accepter une paix
toute germanique.]

[En marge: La base de la paix doit être l'indépendance de l'Allemagne,
et une amélioration de situation pour l'Autriche.]

[En marge: Cette paix concertée avec les puissances allemandes, et
appuyée par de vastes armements, doit être proposée à toutes les
puissances belligérantes, en pesant fortement sur celles qui se
refuseraient à l'accepter.]

La cour d'Autriche était exactement dans les mêmes perplexités, mais
elle avait pour en sortir à son avantage un public moins passionné,
des scrupules moins gênants, une habileté plus grande. Après avoir
soutenu contre la France quatre guerres opiniâtres, et déployé une
persévérance de haine bien rare, son empereur avait fini par croire
qu'il s'était trompé, et qu'il valait mieux pactiser avec la France
que s'acharner à la combattre. La conduite des diverses cours de
l'Europe était de nature à lui ôter tout scrupule à cet égard, car la
Russie avait accepté à Tilsit l'alliance de la France, et ne s'en
était pas dégoûtée après les événements de Bayonne, et la Prusse
n'avait montré qu'un regret, celui de n'y avoir pas été comprise. Un
grand ministre, M. de Metternich, était venu de Paris après la
bataille de Wagram conseiller à son maître d'adopter la politique de
l'alliance française comme la seule bonne, et en outre d'y mettre sa
fille comme enjeu. L'empereur François après avoir consulté cette
fille, car il était incapable de la contraindre, y avait consenti, et
était devenu le beau-père, puis l'allié de son ennemi. Se serait-il
donc trompé cette fois encore, et son ministre avec lui? Après avoir
reconnu l'un et l'autre les inconvénients de la politique hostile,
n'auraient-ils abandonné cette politique qu'au moment juste où elle
devenait bonne, et n'auraient-ils été sages que hors de saison? Ils
pouvaient, comme le roi de Prusse et comme M. de Hardenberg, se le
demander, en voyant ce qui se passait, mais ils n'étaient pas gens à
s'en tourmenter autant, parce qu'ils étaient gens à s'en mieux tirer.
L'empereur François, esprit fin, calme et assez railleur, et bon père
aussi, quoi qu'on en ait dit, n'avait vu dans la catastrophe de Moscou
qu'une occasion de faire mieux apprécier par la France l'alliance de
l'Autriche, de la lui faire en même temps payer plus cher, et si elle
ne voulait pas en donner le prix convenable, de la porter ailleurs,
sans toutefois aller plus loin que d'imposer aux parties belligérantes
une paix toute germanique. Sa fille un peu moins puissante le serait
bien encore assez, et l'Autriche redevenue plus forte, l'Allemagne
plus indépendante, il aurait rempli tous ses devoirs de souverain,
sans manquer à ses sentiments de père. Il ne voyait donc pas dans les
derniers événements matière à s'affliger, il en avait même conçu une
secrète joie, qui eût été sans mélange, s'il n'avait été exposé aux
sarcasmes de ceux qui blâmaient un mariage contracté si mal à propos.
M. de Metternich avait, lui, d'autres préoccupations. Allait-il, en
s'obstinant dans une erreur, si toutefois sa politique en avait été
une, périr pour demeurer conséquent avec lui-même? Ce sont là des
façons d'agir propres aux pays libres, où tout se passe à la face des
nations, et où l'on est contraint de ne pas se démentir soi-même. Dans
les gouvernements absolus, au contraire, où tout se passe en silence
et s'apprécie par le résultat, on se comporte autrement. M. de
Metternich, qui ne s'était pas fait en 1810 un principe d'honneur de
combattre la France jusqu'à extinction, n'entendait pas s'en faire un
de la servir jusqu'à extinction en 1813. Il avait mis sa grandeur dans
une politique quand il l'avait jugée bonne, il allait la mettre dans
une autre, quand cette autre lui semblerait devenue bonne à son tour.
Il avait d'ailleurs une raison bien suffisante pour se conduire de la
sorte, l'intérêt de son pays. Il voyait le moyen, en changeant à
propos, non-seulement de conserver sa position personnelle, mais aussi
de rendre à l'Autriche une situation plus haute, et à l'Allemagne une
situation plus indépendante: il n'y avait pas à hésiter. On a souvent
changé de politique par des motifs moins grands et moins avouables.
Seulement il ne fallait pas commettre d'imprudence, car bien que
d'après les dernières nouvelles de Pologne, Napoléon parût plus vaincu
qu'on ne l'avait cru au premier moment, cependant il n'était pas
détruit; il pouvait encore frapper des coups terribles, peut-être
recouvrer toute sa puissance, et punir cruellement des alliés
infidèles. Il fallait donc passer par une transition habile, qui
sauverait à la fois la sûreté de l'Autriche, la dignité de l'empereur
François, et la pudeur de son ministre. Sans renier l'alliance, parler
tout de suite de paix, en parler pour soi d'abord, puis pour tout le
monde, et en particulier pour la France, était une conduite
parfaitement naturelle, parfaitement explicable, et honnête en réalité
comme en apparence. Tandis qu'on parlerait ostensiblement de cette
paix à la France, on pouvait en stipuler secrètement les conditions
avec la Prusse d'abord, puis avec la Saxe, la Bavière, le Wurtemberg,
avec tous les États allemands opprimés. Après avoir ainsi concerté
cette paix avec l'Allemagne, à laquelle on tâcherait de rendre son
indépendance, sans contester à la France une grandeur que personne
alors ne songeait à lui disputer, on armerait avec la plus grande
activité, ce qui devait être applaudi en Prusse comme en Autriche par
les patriotes allemands, et supporté par la France elle-même, qui
avait demandé à tous ses alliés une augmentation de contingents; puis
cela fait, on offrirait cette paix à la Russie, à l'Angleterre, à la
France, et on n'hésiterait pas à l'imposer à la partie récalcitrante.
Cent mille Prussiens, deux cent mille Autrichiens, cent mille Saxons,
Bavarois, Wurtembergeois, Hessois, etc., devaient décider la lutte au
profit de la France, si elle acceptait les conditions rejetées par la
Russie et l'Angleterre, sinon la décider contre elle, si le refus
venait de sa part. Moyennant qu'on ne se hâtât point, qu'on prît le
temps d'armer avant de se prononcer, qu'on laissât même les
belligérants s'épuiser davantage, s'ils étaient pressés de s'égorger
de nouveau, on arriverait d'autant plus à propos qu'on arriverait plus
tard; et non-seulement il y aurait ainsi moyen d'atteindre à un
résultat patriotique pour l'Allemagne, mais encore de se conduire avec
une parfaite convenance, car une paix qui, en relevant l'Allemagne,
n'abaisserait pas véritablement la France, et ne retrancherait de son
état actuel que certains excès de grandeur intolérables pour ses
voisins, lui pouvait être proposée tout en restant fidèle à son
alliance, et avec d'autant plus de fondement, que pour faire accepter
une paix de ce genre il faudrait certainement menacer la Russie et
l'Angleterre de toutes les forces des puissances germaniques. Si
enfin, après qu'on se serait comporté avec tant de modération,
Napoléon se refusait à tout arrangement raisonnable, on serait quitte
envers lui, et on pourrait lui montrer l'épée de l'Autriche, sans
avoir à rougir de la conduite qu'on aurait tenue.

[En marge: M. de Bubna chargé d'apporter à Paris les vues de la cour
d'Autriche.]

M. de Metternich aperçut tout de suite et avec un rare génie politique
le parti qu'il pouvait tirer de cette situation, et il résolut en
sauvant sa fortune personnelle d'un faux pas, de refaire celle de
l'Autriche, celle de l'Allemagne, sans manquer à la France dont il
était l'allié actuel et avoué. D'accord en tout point avec l'empereur
François, qui dans cette conduite voyait ses intérêts de souverain,
ses devoirs de père, et son honneur d'homme et de prince ménagés à la
fois, il agit dès le premier jour avec la promptitude, la suite, la
fermeté d'une résolution bien réfléchie, et bien arrêtée. À l'instant
même il fit commencer les armements de l'Autriche, puis il se mit à
nouer des liens secrets avec la Prusse, avec la Bavière, avec la Saxe,
à leur parler à toutes d'une paix conçue dans l'intérêt de
l'Allemagne, et à parler en même temps à la France de paix prochaine,
de paix suffisamment glorieuse, mais urgente, et indispensable à elle
comme à toutes les autres contrées de l'Europe. En réponse à la lettre
que Napoléon avait adressée de Dresde à l'empereur d'Autriche, M. de
Metternich fit écrire par le beau-père au gendre une lettre amicale,
paternelle, conseillant la paix sans détour, la conseillant comme
beau-père, comme ami, comme allié. M. de Bubna, envoyé à Paris sur la
provocation de Napoléon qui avait demandé qu'il y eût quelqu'un
d'important pour représenter l'empereur François auprès de lui, M. de
Bubna fut chargé de protester de la fidélité de l'Autriche à
l'alliance française, mais de recommander fortement la paix, au nom de
l'Europe qui en avait besoin, au nom de la France à qui elle n'était
pas moins nécessaire, de dire que si on n'y prenait garde on
trouverait bientôt peut-être le monde entier soulevé contre Napoléon,
que la lutte alors pourrait devenir terrible, de dire cela
très-amicalement, sans paraître donner une leçon, mais avec un accent
qui annonçât une conviction profonde, et qui plus tard autorisât à se
considérer comme dégagé envers un allié sourd à tous les sages
conseils. M. de Bubna fut même positivement chargé d'offrir
l'intervention de l'Autriche, qu'on n'allait pas encore jusqu'à
appeler une médiation, auprès des diverses puissances belligérantes.

[En marge: Effet produit sur Napoléon par la nouvelle des pertes
essuyées depuis son départ de Smorgoni, et par les manifestations
politiques des cours allemandes.]

Telles sont les communications qui dans les premiers jours de janvier
1813 assaillirent toutes à la fois le génie de Napoléon. Au lieu des
restes imposants de la grande armée réunis sur le Niémen, et y tenant
tête aux Russes depuis Grodno jusqu'à Koenigsberg, en attendant que
trois cent mille jeunes soldats vinssent les rejoindre, Napoléon
voyait ces restes à peu près détruits, se repliant sur l'Oder sans
pouvoir s'arrêter nulle part, vivement poussés de front par les
Russes, fortement menacés en arrière par les Allemands; il entendait
les cris enthousiastes de l'Allemagne prête à se soulever tout
entière, et il était entouré d'alliés qui, parlant de leur fidélité
pour la forme, donnaient des conseils, signifiaient des conditions, et
non-seulement faisaient douter de leur dévouement, mais semblaient
eux-mêmes douter de celui de la France, épuisée de sang, fatiguée de
despotisme.

[En marge: Premières mesures tendant à recueillir les restes de
l'armée.]

Quoiqu'il se fût fait un coeur de soldat, qui passe sans être abattu
de la prospérité aux revers, Napoléon fut profondément affecté; mais
il résolut de se roidir, et de ne pas laisser apercevoir les
agitations de son âme, où les plus sinistres pressentiments et les
plus aveugles illusions se succédaient tour à tour.

[En marge: Irritation de Napoléon contre Murat.]

[En marge: Conseils au prince Eugène.]

[En marge: Envoi d'un premier secours de 60 mille hommes.]

Après s'être livré à un premier mouvement d'irritation contre Murat,
auquel il imputait à tort les malheurs de la retraite, à ce point
qu'il avait songé un moment à le faire arrêter[4], il se calma,
confirma la nomination du prince Eugène, qu'il eût au surplus choisi
lui-même s'il avait été sur les lieux, et fit annoncer ce changement
par un article au _Moniteur_. Cet article extrêmement fâcheux pour
Murat était conçu dans les termes suivants: «Le roi de Naples étant
indisposé a dû quitter le commandement de l'armée qu'il a remis entre
les mains du vice-roi. Ce dernier a plus d'habitude d'une grande
administration, il a la confiance entière de l'Empereur.» Napoléon
prescrivit ensuite avec la sûreté de jugement qui lui était ordinaire,
les dispositions réclamées par les circonstances. Il témoigna
confiance au prince Eugène afin de l'encourager; il s'efforça de le
rassurer sur les dangers qui le menaçaient, lui fit sentir que les
Russes n'oseraient point avancer en voyant 40 mille Français à leur
droite dans les places de la Vistule, et à leur gauche, autour de
Varsovie, 40 mille Saxons et Autrichiens, fidèles encore, quoique peu
actifs. Bien qu'il ne voulût pas fatiguer et compromettre dans des
mouvements prématurés les troupes réunies à Berlin, il autorisa le
prince Eugène à rapprocher de lui la division Lagrange, ainsi que le
corps du général Grenier, et lui dit avec raison qu'ayant dès lors
près de 40 mille hommes avec les 10 mille qui suivaient le quartier
général, il ne serait certainement pas attaqué par les Russes, s'il
prenait une attitude ferme et décidée. C'était d'ailleurs un mois tout
au plus à passer de la sorte, car Napoléon n'ayant pas perdu une
minute depuis vingt jours qu'il était à Paris, allait être en mesure
d'envoyer sur l'Elbe 60 mille hommes de renfort, ce qui élèverait à
100 mille hommes les forces du prince Eugène, et le rendrait
inattaquable pour quelque ennemi que ce fût. Du reste les Russes
obligés de laisser au moins 60 mille hommes devant les places de la
basse Vistule, 40 mille sous Varsovie, n'avaient pas encore de quoi
porter en avant une masse offensive de quelque importance. Posen et
l'Oder semblaient donc être le terme extrême où devait s'arrêter notre
fatale retraite.

[Note 4: Voici la preuve de ce fait, qui serait difficile à croire
sans le document que nous citons.

«_Au vice-roi._

»Je reçois votre lettre du 16. Je vous ai déjà fait connaître que je
vois avec plaisir le commandement de l'armée entre vos mains. Je
trouve la conduite du roi (de Naples) extravagante, et telle qu'il ne
s'en faut de rien que je ne le fasse arrêter pour l'exemple, etc....

  »Fontainebleau, 23 janvier 1813.»]

[En marge: Mesures d'urgence pour procurer un peu de cavalerie au
prince Eugène.]

Ce qui pressait le plus c'était la cavalerie, car les Russes en
avaient une immense, tant régulière qu'irrégulière, et semaient la
terreur en tous lieux en poussant devant eux les Cosaques qu'on
craignait parce qu'on ne les connaissait pas, et qu'on ignorait qu'il
suffisait de quelques hommes à pied pour les mettre en fuite. Il
aurait fallu avoir sur-le-champ plusieurs milliers de cavaliers, et
soit en débris de la garde, soit en cavalerie venue d'Italie avec le
général Grenier, le prince Eugène n'avait pas trois mille hommes à
cheval. Napoléon ordonna au général Bourcier qui était chargé en
Allemagne et en Pologne d'assurer les remontes, de payer les chevaux
comptant et à tout prix, de les prendre de force quand il n'en
trouverait pas à acheter, de remettre ainsi à cheval les cavaliers
revenus à pied de Russie, et d'expédier sans retard au prince Eugène
tout ce qu'il serait parvenu à équiper. Napoléon fit inviter en outre
les princes de la Confédération du Rhin, dans l'intérêt de leurs
propres États exposés aux courses des Cosaques, à lui envoyer ce
qu'ils auraient de disponible en fait de cavalerie, fût-ce un escadron
de cent hommes, s'il était prêt à partir. Le roi de Saxe avait gardé
deux régiments de cuirassiers et deux régiments de hussards et
chasseurs, formant un corps d'environ 2,400 cavaliers de la plus
excellente qualité. Napoléon les lui fit demander avec instance, pour
les diriger sur Posen. Tout cela devait sous quelques jours procurer
trois à quatre mille hommes de cavalerie au prince Eugène, qui en
aurait ainsi six ou sept mille, et pourrait contenir l'audace des
coureurs ennemis.

[En marge: Mise en état de défense des places de la Vistule, de l'Oder
et de l'Elbe.]

Napoléon recommanda au prince Eugène après avoir pourvu de fortes
garnisons les deux principales places de la Vistule, Thorn et Dantzig,
de faire refluer sur les places de l'Oder les débris des anciens corps
dont on avait d'abord assigné le ralliement sur la Vistule,
d'approvisionner immédiatement Stettin, Custrin, Glogau, Spandau, d'y
employer l'argent, après l'argent la force, d'enlever à dix ou quinze
lieues à la ronde les grains, le bétail, le bois surtout, de couper
pour se procurer du bois jusqu'aux arbres des promenades publiques, de
ne pas s'inquiéter des autorités prussiennes, avec lesquelles on
s'entendrait plus tard; de s'occuper ensuite des places de l'Elbe,
destinées à former une troisième ligne, de Torgau, de Wittenberg, de
Magdebourg, de Hambourg, de les armer et de les munir de vivres, de
recueillir dans ces places le matériel, et les caisses publiques, dont
on avait laissé enlever la principale, celle de Wilna, ce qui nous
avait coûté dix millions; de n'avoir dans chaque endroit que les fonds
indispensables; d'acheminer sur le Rhin presque tous les cadres de la
grande armée, puisqu'il fallait renoncer à l'espérance de former avec
les soldats revenus de Russie, non pas trois, non pas deux bataillons
par régiment, mais un seul; de conserver un cadre de bataillon par six
cents hommes, de renvoyer le reste, et notamment cette masse de
généraux sans troupes qui tenaient au quartier général le langage le
plus fâcheux, de ne garder auprès de lui que le maréchal Ney, pour le
lancer sur les premiers Russes qui se présenteraient, de presser enfin
la réorganisation des troupes polonaises, de leur fournir l'argent
dont elles auraient besoin, et de les rassurer sur leur sort en
annonçant que quel que fût le destin de la Pologne, les Polonais
seraient tous à la solde de la France, et seraient Français s'ils ne
pouvaient être Polonais.

[En marge: Ces précautions d'urgence adoptées, Napoléon s'occupe des
mesures fondamentales.]

Ces premières dispositions d'urgence une fois prises, il s'occupa à
l'instant même des mesures fondamentales. Ces mesures décidées dans
son esprit dès le premier jour, étaient cependant l'objet de quelque
doute encore, sous le rapport de l'étendue, parce qu'il avait voulu,
avant de les annoncer, que les circonstances se fussent plus
complétement développées. Le triste état dans lequel arrivaient les
débris de l'armée, un mouvement rétrograde qui au lieu de s'arrêter à
Koenigsberg, à Kowno, à Grodno, ne s'était pas encore arrêté à Posen,
la défection du général d'York, le mouvement populaire dont cette
défection avait été le signal en Allemagne, étaient des événements
tellement graves, qu'il devenait convenable et même urgent de parler à
la nation française, de lui demander de grands efforts, et de la
provoquer surtout à manifester ses sentiments patriotiques, en réponse
à l'exaltation nationale qu'on cherchait à exciter contre elle.

[En marge: Levée de cinq cent mille hommes, et appel patriotique fait
à la France.]

Napoléon avait sous la main, comme nous l'avons dit, environ 140 mille
conscrits de 1813, appelés en septembre, et remplissant déjà les
dépôts. Il avait en outre les cent bataillons de cohortes, ceux-là
parfaitement instruits, remplis d'hommes faits, mais ne présentant
sous le rapport des officiers qu'une organisation provisoire. C'était
une première ressource de 240 à 250 mille hommes, fort importante, et
à peu près disponible. Napoléon résolut de la doubler tout de suite,
et de la porter à 500 mille hommes.

[En marge: Emploi des cinq cent mille hommes appelés sous les
drapeaux.]

Grâce aux facilités qu'on trouvait dans l'institution de la garde
nationale, laquelle avait été divisée en trois bans, comprenant les
citoyens de vingt à vingt-six ans, ceux de vingt-six à quarante, enfin
ceux de quarante à soixante, on avait, en puisant dans le premier ban,
composé les cohortes d'hommes non mariés, moins nécessaires à leurs
familles, et ayant acquis toute la force virile. Napoléon résolut de
se procurer encore une centaine de mille hommes de cette qualité, en
revenant sur les classes de 1809, 1810, 1811, 1812, pour leur faire
subir un nouvel appel. Aujourd'hui en France on ne prend que le quart
ou le cinquième de chaque classe, afin de ne point épuiser la
population, et toute classe, après l'appel qui lui a été fait, est
définitivement libérée. Alors on prenait le tiers, puis on revenait
après coup sur les classes qui avaient déjà fourni leur contingent, et
on y opérait un nouveau triage pour y choisir les hommes qui avaient
acquis à vingt-deux, à vingt-trois, à vingt-quatre ans, les conditions
de taille et de force physique qu'ils ne remplissaient pas à vingt et
un. C'est par un appel de ce genre sur les classes anciennement
libérées que Napoléon songea à se procurer encore les 100 mille hommes
faits dont il avait besoin, et avec lesquels il voulait recomposer les
corps spéciaux. Mais les six dernières classes ayant fourni aux
cohortes en vertu des lois sur la garde nationale, il ne s'adressa
qu'aux quatre dernières, celles de 1809, 1810, 1811, 1812. Enfin il
résolut d'exiger tout de suite la conscription de 1814, qui devait
venir remplacer dans les dépôts celle de 1813, de manière que les
armées actives complétées, les dépôts se trouveraient encore pleins.
Ainsi sur 500 mille hommes qu'il aurait à sa disposition, 350 mille
partiraient immédiatement pour aller former avec ce qui restait sur la
Vistule et l'Oder une masse de 450 mille combattants, et on en
conserverait dans les dépôts 150 mille, pour garder l'intérieur et les
frontières, les armées d'Espagne n'ayant rien perdu de leur effectif.
Napoléon songeait aussi à se faire offrir des dons volontaires qui
auraient, outre une certaine valeur matérielle, l'avantage d'une
grande manifestation nationale.

Sur les 500 mille hommes dont nous venons de parler, il n'y avait de
mesure législative à décréter que pour 350 mille. En effet la
conscription de 1813 avait déjà été votée et levée; les 100 mille
hommes des cohortes étaient réunis, mais il fallait par un vote du
Sénat se faire autoriser à les employer hors des frontières; les 100
mille hommes à prendre sur les quatre dernières classes, enfin la
conscription de 1814 étaient entièrement à demander. On prépara un
sénatus-consulte embrassant ces diverses mesures; on y ajouta un
rapport de M. de Bassano, où la défection du général d'York était
longuement et vivement racontée, où les mouvements de l'Allemagne
étaient présentés comme des agitations anarchiques excitées par les
souverains à l'instigation de l'Angleterre, où l'on mettait en
comparaison l'ordre régulier maintenu en France, avec le désordre
imprudemment favorisé en Europe par des princes d'ancienne origine, où
l'on cherchait en un mot à réveiller, outre la haine de l'étranger, un
grand effroi des troubles révolutionnaires, effroi du reste que la
conspiration du général Malet avait de nouveau rendu assez général en
France.

[En marge: Napoléon convoque un conseil extraordinaire pour lui
soumettre les mesures proposées et le consulter sur la conduite à
tenir envers les puissances.]

Avant d'envoyer ce sénatus-consulte au Sénat, Napoléon voulut
convoquer un conseil extraordinaire, dans lequel il s'entretiendrait
avec quelques personnages éminents de la situation de l'Europe, et des
mesures à prendre pour terminer la grande lutte dans laquelle on était
engagé. Peu habitué à consulter même ses ministres, ne tenant avec
chacun d'eux que des conseils particuliers sur des objets spéciaux, se
réservant exclusivement l'ensemble du gouvernement, il était devenu un
peu plus communicatif depuis ses malheurs, et sans être plus que de
coutume enclin à suivre l'avis d'autrui, il était disposé à en faire
le semblant, pour associer plus de monde à son action. Au surplus, il
était décidé à se conduire en soldat, à dépouiller même le souverain
dont il avait eu beaucoup trop le faste dans la campagne de 1812, à
être véritablement le général Bonaparte, et à revenir ainsi vers ces
temps où travaillant jour et nuit, vivant presque à cheval, il
n'obtenait qu'au prix de soins infinis les faveurs que la fortune
semblait lui dispenser à pleines mains. Il était donc résolu à expier
ses fautes, à les expier par des prodiges d'application et d'énergie,
mais malheureusement il n'était pas résolu à les expier aussi par la
modération, car pour se sauver (et il en était temps encore), il eût
fallu désarmer le monde par deux moyens, la force et la modération. Or
de ces deux moyens, il n'en admettait qu'un, la force, non pas qu'il
ne songeât point à la paix, il en éprouvait le besoin au contraire, et
il la désirait sincèrement; mais il voulait vaincre d'abord, afin de
reprendre son ascendant, et puis dicter la paix, une paix à sa mesure,
légèrement accommodée aux circonstances, mais ne répondant ni à l'état
présent des esprits, ni au changement qui s'était opéré dans les
dispositions de l'Europe.

[En marge: Dispositions et langage des personnages que Napoléon allait
consulter.]

[En marge: MM. de Cambacérès, de Talleyrand, de Rovigo, Mollien,
Duroc, de Caulaincourt, se prononcent journellement pour la paix.]

[En marge: Opinion de Napoléon.]

Depuis son retour, ce n'était parmi ceux qui l'entouraient qu'un
concert de voeux publics ou secrets pour la paix la plus prompte.
L'archichancelier avec sa gravité et sa réserve accoutumées, M. de
Talleyrand avec son insouciance tantôt affectée, tantôt réelle, le duc
de Rovigo avec la hardiesse d'un familier habitué à tout dire, M.
Mollien avec le chagrin d'un financier obéré, enfin, parmi les grands
officiers de la cour, le grand maréchal Duroc avec sa discrète
sagesse, M. de Caulaincourt avec la fermeté d'un bon citoyen,
insinuaient ou déclaraient tout haut qu'il fallait la paix, qu'il la
fallait plus ou moins avantageuse, mais qu'il la fallait quelle
qu'elle fût, sous peine de périr. M. de Caulaincourt, qui dans ces
circonstances se conduisit de manière à mériter l'estime éternelle des
honnêtes gens, était le plus hardi, le plus opiniâtre à demander la
paix. À toutes ces instances Napoléon répondait qu'il la voulait lui
aussi, qu'il en sentait la nécessité, mais qu'il fallait la gagner par
un suprême et dernier effort, ce qui était complétement vrai. Il
ajoutait qu'en la désirant, en étant décidé à la faire, on ne devait
pas trop le laisser voir, car tout serait perdu si on croyait en
Europe le courage de la France ébranlé, ce qui était vrai encore, mais
à une condition, c'est qu'en se montrant résolus à combattre, on ne
désespérerait pas ceux qui, moyennant quelques concessions, étaient
prêts, comme l'Autriche, à s'unir à nous pour imposer la modération à
tout le monde.

[En marge: Opinion de M. de Bassano.]

Parmi les grands personnages qui, autour de Napoléon, enhardis par le
péril, peut-être aussi par la diminution du prestige, commençaient à
manifester une opinion, un seul, toujours assuré, portant toujours
haut son visage satisfait, M. de Bassano, était aussi confiant que si
les événements de Russie ne s'étaient pas accomplis. Napoléon, à
l'entendre, invincible quoique vaincu, réparerait bientôt un malheur
qui n'était après tout qu'un mauvais hiver, replacerait l'Europe à ses
pieds, et dicterait les conditions de la pacification générale. Ces
vaines paroles, dont au fond Napoléon appréciait la valeur, lui
plaisaient néanmoins, et même sans y croire il aimait à entendre dire
qu'il était encore aussi puissant qu'autrefois. Pourtant, il y aurait
eu un plaisir moins dangereux, et peut-être plus doux à lui procurer,
c'eût été de lui montrer sans cesse l'urgente, l'absolue nécessité des
sacrifices, et de préparer ainsi à son orgueil souffrant une excuse
pour céder.

[En marge: La question consiste moins dans le principe des
négociations, que tout le monde est d'avis d'ouvrir, que dans le mode
de ces négociations.]

[En marge: M. de Caulaincourt serait d'avis de s'aboucher directement
avec la Russie, sans passer par l'intermédiaire de l'Autriche.]

[En marge: M. de Bassano est d'un avis contraire.]

[En marge: M. de Talleyrand incline à l'opinion de M. de
Caulaincourt.]

Du reste, Napoléon, nous le répétons, ne repoussait pas l'idée des
négociations, il disputait seulement sur les formes à employer pour
les ouvrir. Il se présentait en effet une question toute politique,
dont l'importance était fort grande, et qui était vivement débattue
autour de Napoléon, malgré le silence habituel dans lequel se
renfermaient les hommes qui l'approchaient. Le principe des
négociations admis, il s'agissait de savoir comment on les entamerait,
si on se prêterait aux vues de l'Autriche, en consentant à lui laisser
prendre le rôle officieux dont elle semblait pressée de se charger, ou
si, négligeant les intermédiaires plus ou moins sincères et
désintéressés, on irait droit à la partie adverse, c'est-à-dire à la
Russie, pour s'entendre franchement avec elle, et en finir d'une lutte
inutile et désastreuse. M. de Caulaincourt, fort habitué à traiter
avec la cour de Russie, tout plein de ses souvenirs de 1810 et de
1811, frappé encore des efforts de l'empereur Alexandre pour éviter la
guerre, espérait, en se présentant à ce prince, lui faire agréer une
paix honorable pour les deux parties; et ce n'était pas le désir de
ressaisir un grand emploi diplomatique auquel il avait volontairement
renoncé, qui le faisait parler de la sorte, mais le dévouement à une
dynastie à laquelle il s'était attaché, à la France qu'il croyait en
péril. M. de Bassano était d'un avis tout contraire. Ayant beaucoup de
liaisons particulières avec la cour de Vienne depuis le mariage de
Napoléon, il voulait négocier par le canal de l'Autriche, devenir
ainsi l'auteur d'une paix que tout le monde désirait, qu'il désirait
lui-même, mais à la manière de Napoléon, c'est-à-dire avec des
exigences qui devaient la rendre impossible. M. de Talleyrand qui
employait à rire de M. de Bassano le temps qu'il ne consacrait plus
au service de l'État, et que Napoléon eût mieux fait d'utiliser pour
lui-même en le rappelant au ministère, M. de Talleyrand, par des
raisons fort plausibles, et par aversion pour M. de Bassano, était,
contre sa coutume, opposé à l'Autriche, et à l'importance qu'il
s'agissait de lui donner.

[En marge: Impossibilité de s'aboucher directement avec la Russie, à
cause des dispositions actuelles de l'empereur Alexandre.]

[En marge: Dans cette situation, il y a nécessité d'accepter les
services de l'Autriche, et dès lors de s'entendre avec elle.]

Il est bien certain qu'à voir les allures de la cour de Vienne, on
pouvait craindre qu'en offrant de s'entremettre, elle ne passât
prochainement d'un rôle officieux à un rôle dominateur, et qu'après
avoir modestement conseillé la paix, elle ne finît par l'imposer les
armes à la main. Dans ses rapports avec la France surtout, la
médiation qui commençait par le langage le plus amical, le plus
paternel même, était une manière parfaitement commode de passer du
rôle d'allié à celui d'arbitre, et bientôt peut-être, si l'arbitre
n'était pas écouté, au rôle d'ennemi. Aussi la faire entrer le moins
possible dans les grandes affaires du moment, renoncer aux services
militaires et politiques qu'on pouvait en obtenir, si on ne voulait
pas les payer, et la négliger pour s'adresser directement à la Russie,
était ce qu'il y avait de plus sage et de plus habile. Mais il y avait
une difficulté presque insurmontable à suivre cette conduite,
c'étaient les nouvelles dispositions de l'empereur Alexandre. M. de
Caulaincourt l'avait laissé timide, tremblant à l'idée de rencontrer
Napoléon sur un champ de bataille, et prêt aux plus grands sacrifices
pour éviter cette extrémité. Mais arrivé tout à coup par suite
d'événements extraordinaires au rôle de vainqueur de Napoléon,
enorgueilli au dernier point de cette situation si nouvelle, enflé de
l'espérance d'être le libérateur de l'Europe, enivré par les
applaudissements des Allemands, il était devenu inabordable, et
probablement M. de Caulaincourt, rencontrant auprès de lui des égards
personnels mais aucune condescendance, eût supporté moins qu'un autre
ce changement d'attitude si récent et si complet, et eût rompu
brusquement. L'abouchement direct avec Alexandre était donc à peu près
impraticable, et dès lors il n'y avait de recours possible aux
négociations que par l'intermédiaire de l'Autriche. Sous ce dernier
rapport, M. de Bassano avait raison; mais en quoi il se trompait,
c'était dans la manière d'employer les bons offices de la cour de
Vienne, et surtout de les payer. Dans le fond cette cour n'avait
l'intention ni de détruire, ni d'abaisser la France, par crainte
d'abord, car Napoléon l'effrayait toujours, par pudeur aussi, car le
mariage était trop récent pour qu'on n'en tînt pas compte. Mais elle
voulait profiter de l'occasion pour refaire la situation de l'Autriche
et de l'Allemagne, ce qui était fort naturel et fort légitime. Il
fallait le reconnaître, s'y résigner, quelque désagréable que cela pût
être, parce qu'on s'y était exposé par de grandes fautes, parce qu'au
fond l'intérêt réel de la France y était moins compromis que
l'amour-propre de Napoléon, et une fois résigné, entrer franchement en
communication avec la cour de Vienne, se mettre d'accord avec elle, la
laisser faire ensuite, pendant qu'on gagnerait encore quelques grandes
batailles, qui seraient dans ses mains un moyen de rendre les coalisés
raisonnables, et dans les nôtres un moyen de lui payer à elle ses
services un peu moins cher.

[En marge: À défaut de cette manière de procéder, il reste une seule
conduite, c'est de n'avoir aucun recours à l'Autriche, et de la
laisser en dehors des affaires présentes.]

Si on ne voulait pas se plier aux circonstances, ce qui après
l'expédition de Russie était le plus triste des égarements, il y avait
encore une autre conduite à tenir, c'était, en affectant les bons
rapports avec l'Autriche, en écoutant ses conseils avec une déférence
apparente, de se tenir à distance d'elle, de ne pas chercher à
l'employer, de ne réclamer de sa part aucun service ni diplomatique ni
militaire, car tout ce qu'on lui demandait sous le rapport
diplomatique l'autorisait à se mêler des conditions de la paix, ce qui
était un acheminement à les dicter, et ce qu'on lui demandait sous le
rapport militaire l'autorisait à armer, ce qui était un acheminement à
nous faire la guerre.

Il fallait donc ou s'adresser directement et tout de suite à la
Russie, si la chose était possible, ou si elle ne l'était pas,
s'adresser à l'Autriche, franchement, cordialement, en étant prêt à
lui payer ses services, ou enfin, si on n'avait pas cette sagesse,
l'employer aussi peu que possible, et ne pas agrandir nous-mêmes une
importance et des forces qui devaient bientôt être employées contre
nous. Toutes autres vues que celles-là étaient dans le moment dénuées
de raison.

[En marge: Conseil solennel tenu aux Tuileries sur la politique
extérieure de la France.]

Ce sont ces diverses questions, celles de la paix, du mode des
négociations, de l'étendue des armements, que Napoléon voulut traiter
dans un conseil spécial, qu'il réunit aux Tuileries dans les premiers
jours de janvier, et qu'il composa d'hommes parfaitement compétents.
Dans un pays où les ministres auraient été responsables, c'est-à-dire
auteurs de la direction des affaires, il aurait dû n'y admettre que
des ministres; dans un pays où il était seul auteur de toutes les
déterminations, il choisit parmi les hommes de son entourage les plus
expérimentés dans les matières qu'on avait à traiter. Il désirait
tirer de ce conseil quelques lumières, s'il pouvait, mais surtout
faire preuve de dispositions pacifiques, et une fois qu'un système
aurait été adopté, obtenir autour de lui un complet accord de volontés
et de langage.

Les personnages appelés, et la plupart d'après la désignation de M. de
Bassano, furent, outre M. de Bassano lui-même, l'archichancelier
Cambacérès, le prince de Talleyrand, M. de Caulaincourt, M. le duc de
Cadore (de Champagny), ancien ambassadeur et ancien ministre des
affaires étrangères, enfin les deux principaux commis de ce
département, MM. de la Besnardière et d'Hauterive. Certes il eût été
difficile de réunir plus de savoir, et plus de vrai désir de sauver
Napoléon et l'État lui-même.

[En marge: Exposé fait par Napoléon des questions à résoudre.]

Napoléon, calme et grave, exposa brièvement la situation, ordonna la
lecture des décrets qu'on devait présenter au Sénat, puis précisa
comme il suit la question qu'il voulait faire approfondir.--«Je
souhaite la paix, dit-il, mais je ne crains point la guerre. Malgré
les pertes que nous a causées la rigueur du climat, il nous reste
encore de grandes ressources. Au dedans la tranquillité règne. La
nation ne veut point renoncer à sa gloire et à sa puissance. Au dehors
l'Autriche, la Prusse, le Danemark donnent les plus fortes assurances
de leur fidélité. L'Autriche ne songe pas à rompre une alliance dont
elle attend de grands avantages. Le roi de Prusse offre de renforcer
son contingent, et vient de déférer à un conseil de guerre le général
d'York. La Russie a besoin de la paix. Quoique travaillée par les
intrigues de l'Angleterre, je ne pense pas qu'elle veuille persister
dans une lutte qui finira par lui être funeste.

»J'ai ordonné une levée de 350 mille hommes (faisant, comme on l'a
dit, 500 avec la conscription de 1813); le projet de sénatus-consulte
est rédigé et va être présenté. Un autre décret est préparé pour la
convocation du Corps législatif, auquel je n'aurai pas d'impôts
nouveaux à demander, mais dont la présence peut être utile dans les
conjonctures actuelles, et auquel il se pourrait qu'on eût à proposer
des mesures législatives.

»Après avoir ainsi réglé le développement de nos forces, convient-il
d'attendre des propositions de paix ou d'en faire? Si nous prenons
l'initiative, faut-il traiter directement avec la Russie, ou est-il
préférable de s'adresser à l'Autriche, et de lui demander son
intervention? Telles sont les questions sur lesquelles j'attends et
appelle vos lumières.»--

À la suite de cet exposé concis et ferme, chacun parla dans son propre
sens.

[En marge: Opinion de MM. de Caulaincourt, de Cambacérès, de
Talleyrand.]

M. de Caulaincourt soutint, en homme convaincu et en bon citoyen, la
nécessité de la paix, et la convenance de traiter directement avec la
Russie. Il appuya cette opinion de considérations qui dans sa bouche
devaient avoir un grand poids, ayant vécu tant d'années et avec tant
d'honneur à Saint-Pétersbourg. Le sage Cambacérès, avec son instinct
ordinaire de prudence, inclinant à s'adresser tout de suite au plus
fort, à celui de qui tout dépendait, c'est-à-dire à l'empereur de
Russie, et à tout terminer avec lui du mieux qu'on pourrait, se
défiant particulièrement de l'Autriche qui n'offrait ses bons offices
que pour les mettre à très-haut prix, opina comme M. de Caulaincourt,
et appuya très-fort sa proposition. M. de Talleyrand, en quelques mots
brefs et sentencieux, exprima l'avis de s'adresser immédiatement à la
Russie, pour avoir la paix sans longs détours, l'avoir promptement,
et, selon lui, pas plus chèrement qu'en passant par les mains de
l'Autriche.

[En marge: Réponse de M. de Bassano.]

Après ces messieurs, M. de Bassano développa longuement le dire
contraire, et, s'étayant de ce qu'il recueillait chaque jour, parla
avec beaucoup de raison de la difficulté de s'aboucher avec la Russie,
auprès de laquelle tous les abords étaient fermés, et de la facilité
au contraire de passer par l'Autriche, dont toutes les voies s'étaient
spontanément ouvertes. Mêlant à une opinion vraie les illusions d'un
esprit crédule, il afficha la plus entière confiance dans le
désintéressement de la cour de Vienne, dans son attachement à
l'alliance, dans l'amour enfin du beau-père pour le gendre, et affirma
que tout serait facile de ce côté, même sûr, sans indiquer (ce qui
aurait dû être le complément de son opinion, et ce qui l'aurait rendue
parfaitement sage), sans indiquer à quel prix on obtiendrait les
services de l'Autriche.

[En marge: MM. de Champagny, d'Hauterive, de la Besnardière, opinent
dans le même sens que M. de Bassano.]

M. de Champagny, modeste et sensé, voyant de grandes difficultés à
traiter avec la Russie, de grandes facilités à traiter avec
l'Autriche, disposé à la confiance envers cette dernière cour, auprès
de laquelle il avait résidé, résigné à lui payer ses services ce
qu'elle voudrait, opina comme M. de Bassano. M. d'Hauterive ayant des
avis de commande, M. de la Besnardière, esprit fin, caustique, se
moquant volontiers de la politique de M. de Bassano, mais soumis par
intérêt, se prononcèrent tous deux pour l'opinion du ministre, chef de
leur département. C'étaient par conséquent quatre voix contre trois en
faveur de l'intervention autrichienne.

[En marge: Quatre voix contre trois se prononcent en faveur de la
médiation autrichienne.]

Pour qu'un tel conseil pût être utile, on aurait dû, en adoptant
l'intermédiaire de l'Autriche comme le seul admissible, aller plus
loin, oser discuter à quelles conditions on obtiendrait les bons
offices de cette cour, exposer franchement ces conditions, les faire
accepter, car, ainsi qu'on le verra bientôt, elles étaient
acceptables, ou bien si on n'en voulait pas, montrer qu'il fallait
alors se conduire avec assez d'art pour éluder l'intervention de
l'Autriche au lieu de la rechercher, pour réduire son rôle au lieu de
le grandir, pour retarder surtout ses déterminations, et avoir ainsi
le temps de vaincre les coalisés avant qu'elle se mît de la partie.

Mais Napoléon ne demandait pas qu'on allât si loin, et aveuglé par ses
désirs s'aperçut trop tard de la faute qu'on allait commettre. Ce
qu'il voyait très-bien, c'est qu'à ouvrir des négociations il n'y
avait pour le moment qu'un moyen d'y parvenir, c'était de se servir de
la cour de Vienne. Mais il n'aimait pas à se rendre compte de ce qu'il
en coûterait, il se flattait d'agir par l'Impératrice sur son
beau-père, d'obtenir ainsi de l'Autriche des services à la fois
militaires et diplomatiques, et se persuadait qu'en lui donnant
l'Illyrie promise autrefois pour dédommagement de la Gallicie, et en
la lui donnant cette fois gratis, elle se tiendrait pour suffisamment
récompensée. C'était là une erreur funeste, et qui devait être presque
aussi fatale que l'expédition de Russie. Au surplus, désirant qu'on
négociât ostensiblement pour satisfaire l'esprit public, il trouvait
digne et séant de laisser négocier son beau-père, sans paraître s'en
mêler lui-même.

Ainsi qu'il le faisait dans ces conseils politiques, rares et
solennels, où il n'émettait pas son avis, tandis qu'il l'exprimait
vivement et impérieusement dans les conseils administratifs, il
remercia sans s'expliquer les membres de cette réunion, et parut
toutefois pencher pour l'opinion qui avait obtenu la majorité, celle
de traiter de la paix, d'en traiter par l'entremise de l'Autriche, de
faire en même temps un grand déploiement de forces, de présenter au
Sénat le sénatus-consulte projeté pour la levée des 350 mille hommes,
et de retarder de quelques semaines la convocation du Corps
législatif, qui pourrait en ce moment refléter avec trop de vivacité
l'agitation de l'esprit public.

[En marge: La conduite proposée est immédiatement suivie, mais de
manière à la rendre plus périlleuse que salutaire.]

[En marge: Lettre de Napoléon à son beau-père l'empereur François.]

[En marge: Napoléon énonce dans sa lettre des prétentions qui rendent
toute négociation impossible.]

Cette conduite fut en effet immédiatement suivie, mais avec les
fautes que le caractère de Napoléon devait y apporter, et que le
caractère de M. de Bassano n'était pas fait pour atténuer. Napoléon
après avoir fort écouté M. de Bubna, que du reste il avait caressé
très-adroitement et mis entièrement dans ses intérêts, écrivit à son
beau-père dans un langage qui, bien qu'affectueux et amical, n'était
propre à le gagner ni par le fond ni par la forme. Il lui raconta sa
campagne de 1812, qu'on avait, disait-il, fort défigurée à Vienne
dans mille récits malveillants, se plaignit de ce qu'on avait beaucoup
trop écouté ces récits dans la cour de son beau-père, ajouta, ce qui
était vrai, que les Russes ne l'avaient pas vaincu une seule fois, que
partout ils avaient été battus, qu'à la Bérézina notamment ils avaient
été écrasés; que des prisonniers, des canons, ils n'en avaient jamais
pris sur le champ de bataille, ce qui était vrai encore, mais que les
chevaux étant morts de froid il avait fallu abandonner beaucoup de
matériel d'artillerie; que la cavalerie étant à pied n'avait pu
protéger les soldats qui s'éloignaient pour vivre, qu'il avait ainsi
perdu des canons et des hommes, et que le froid par conséquent était
la seule cause de ce qu'il fallait appeler un mécompte et non pas un
désastre. Napoléon faisait ensuite de ses armements un étalage
immense, menaçant non-seulement pour ses ennemis, mais même pour ceux
de ses alliés qui voudraient l'abandonner, ce qui s'adressait
directement à la Prusse, et indirectement à l'Autriche, puis cependant
finissait par conclure que malgré la certitude de rejeter au printemps
les Russes sur la Vistule, de la Vistule sur le Niémen, il désirait la
paix, l'aurait offerte s'il avait terminé cette campagne sur le
territoire ennemi, mais ne croyait pas de sa dignité de l'offrir dans
l'état présent des choses, acceptait donc l'entremise de l'Autriche,
et consentait à l'envoi de plénipotentiaires autrichiens auprès des
cours belligérantes. Il ajoutait que, sans préciser aujourd'hui les
conditions de cette paix, il était des bases qu'il pouvait tout de
suite indiquer, parce qu'il était résolu à n'en pas laisser poser
d'autres. Jamais, disait-il, il ne consentirait à détacher de l'Empire
ce que des sénatus-consultes avaient déclaré territoire
constitutionnel. Ainsi Rome, le Piémont, la Toscane, la Hollande, les
départements anséatiques, étaient choses inviolables et inséparables
de l'Empire. Ainsi Rome et Hambourg devaient, quoi qu'il arrivât,
avoir des préfets français! Napoléon ne s'expliquait pas sur le duché
de Varsovie, ne disait pas ce qu'il en voulait faire, et n'excluait
pas dès lors l'idée d'accorder quelque agrandissement à la Prusse
(chose essentielle pour ceux qui tenaient à reconstituer l'Allemagne);
mais il déclarait qu'il ne consentirait à aucun agrandissement
territorial pour la Russie, et ne lui accorderait que de la dégager
des obligations du traité de Tilsit, c'est-à-dire des liens du blocus
continental. Quant à l'Angleterre, avec laquelle il était
non-seulement désirable, mais nécessaire de traiter, car la Russie ne
pouvait pas se séparer d'elle, Napoléon se renfermait dans la lettre
écrite à lord Castlereagh au moment de partir pour la Russie, et dans
laquelle il avait posé comme principe fondamental l'_uti possidetis_.
D'après ce principe, l'Espagne qu'il possédait alors devait appartenir
à Joseph, le Portugal qu'il ne possédait pas à la maison de Bragance,
Naples qu'il avait conquis à Murat, la Sicile qu'il n'avait jamais
occupée aux Bourbons de Naples, résultat du reste déplorable, car en
obtenant sur le continent des territoires dont nous n'avions aucun
besoin, nous perdions au delà des mers toutes nos colonies, tombées
alors aux mains de l'Angleterre. Assurément il était impossible
d'imaginer rien de plus imprudent qu'une telle déclaration. À vouloir
se montrer fiers envers l'Europe, pour qu'elle n'abusât pas de notre
abattement, on devait se borner à l'être dans le ton et le langage,
mais il ne fallait pas énoncer des conditions qui allaient rendre
toute négociation impraticable, et qui, en ôtant toute espérance à
l'Autriche de nous amener à son plan de pacification, devaient la
décider au fond du coeur à prendre son parti sur-le-champ, et dès lors
à précipiter son changement d'alliance, qu'il eût fallu, même en le
prévoyant, même en s'y résignant, retarder le plus longtemps possible.

L'essentiel en effet dans le moment eût été de deviner les désirs de
l'Autriche, et de la satisfaire dans une certaine mesure, dans la
mesure qui pouvait nous l'attacher, puisqu'au lieu de l'écarter de la
lice on travaillait à l'y attirer. Que l'on tînt à l'Espagne, à la
Hollande, même à Naples, peu lui importait au fond, si on parvenait à
décider l'Angleterre à céder sur ces divers points. Qu'on ne voulût
accorder aucun agrandissement à la Russie, soit en Turquie, soit en
Pologne, elle ne demandait pas mieux, et ce n'est pas pour de telles
choses qu'elle eût fait la guerre. Mais ce qui l'intéressait, c'était
d'affranchir l'Allemagne du joug que nous faisions peser sur elle,
joug insupportable lorsque nous avions, outre le protectorat avoué de
la Confédération du Rhin, des préfets à Hambourg et à Lubeck, un roi
français à Cassel, lorsque surtout nous avions réduit la Prusse à
presque rien. Assurément l'Autriche n'éprouvait pas de sensibilité de
coeur pour la Prusse; mais laisser cette puissance aussi affaiblie
qu'elle l'était présentement, c'était à ses yeux renoncer à l'une des
forces essentielles de la Confédération germanique. Elle ne voulait
pas reprendre la couronne impériale, fardeau plus pesant encore que
glorieux, mais elle voulait retrouver son indépendance dans
l'indépendance de l'Allemagne, exercer la première influence dans
cette Allemagne reconstituée, et quant à ce qui la concernait
personnellement, recouvrer l'Illyrie, obtenir une meilleure frontière
sur l'Inn, être débarrassée enfin du grand-duché de Varsovie, car elle
ne croyait guère au rétablissement de la Pologne, et en tout cas
n'entendait pas le payer de la Gallicie. Elle n'avait jusqu'ici
exprimé aucun de ces voeux, mais il suffisait de la moindre
connaissance de sa situation pour les prévoir, et il fallait à force
d'ambition avoir perdu le sens vrai des choses pour lui ôter jusqu'à
l'espérance sur des points aussi importants, surtout en ayant pour
concurrents auprès d'elle la Russie et l'Angleterre, qui allaient lui
offrir, outre un changement complet en Allemagne, la restitution de
tout ce qu'elle désirerait en Italie, en Bavière, en Souabe, en Tyrol,
de tout ce qui avait fait jadis sa gloire et sa puissance, de tout ce
qui causait encore, quand elle y pensait, ses regrets et sa douleur.

Si on croyait, après la destruction de la grande armée et avec une
moitié de nos forces engagée en Espagne, si on croyait pouvoir vaincre
l'Europe entière, l'Autriche comprise, au moins fallait-il, dans
l'intérêt de la prochaine campagne, laisser cette puissance dans le
doute, et ne pas lui donner un puissant motif d'accélérer ses
armements, et de hâter ses déterminations contre nous. Entretenir ses
espérances pour ne pas la jeter trop tôt dans les bras de nos ennemis
était donc la plus élémentaire de toutes les politiques.

[En marge: Dépêche de M. de Bassano aggravant la lettre écrite par
Napoléon.]

À la funeste lettre que Napoléon venait d'écrire à son beau-père, M.
de Bassano en joignit une destinée à M. de Metternich, celle-ci disant
trois ou quatre fois plus longuement, plus orgueilleusement, ce que
Napoléon avait dit avec la hauteur de ton qui lui appartenait. Les
armements de la France y étaient exposés avec une exagération presque
ridicule. La Prusse, disait-il, venait d'inspirer quelques méfiances,
et on armait cent mille hommes, on préparait cent millions de plus. Si
elle finissait par se prononcer contre nous, ce seraient deux cent
mille hommes, et deux cents millions qu'on ajouterait à nos
ressources. Un nouvel ennemi se présenterait-il, ce seraient encore
deux cent mille hommes et deux cents millions qu'on réunirait, ce qui
ne laissait guère d'incertitude sur l'application qu'on en pouvait
faire, car après la Prusse il n'y avait que l'Autriche qui pût
provoquer ce nouveau déploiement de forces. On irait, écrivait le
ministre des affaires étrangères, jusqu'à douze cent mille hommes,
pour maintenir ce qu'on appelait le territoire constitutionnel de
l'Empire et la gloire de Napoléon. On parlait, continuait M. de
Bassano, du soulèvement des esprits contre la France! Il fallait, au
contraire, qu'on y prît garde, et qu'on ne poussât pas à bout une
nation susceptible comme la nation française, prête à se lever tout
entière contre ceux qui en voulaient à sa grandeur, et, s'il était
nécessaire, à se jeter violemment sur l'Europe. On verrait alors de
bien autres catastrophes que toutes celles auxquelles on avait
assisté. Tel qui n'existait encore que par la générosité et l'esprit
de tolérance de la France, cesserait de figurer sur la carte de
l'Europe!--M. de Metternich avait paru donner des conseils, et, comme
on le voit, on les lui rendait de manière à lui ôter toute envie d'en
donner à l'avenir. On terminait cette étrange diplomatie par des
témoignages personnellement gracieux pour le ministre autrichien, mais
qui ressemblaient fort à la politesse d'un supérieur envers un
inférieur. Au surplus Napoléon et son ministre acceptaient,
disaient-ils, l'intervention de l'Autriche, mais aux conditions
énoncées, c'est-à-dire aux conditions arrachées à la Russie après
Friedland, à l'Autriche après Wagram, et malheureusement on traitait
après Moscou! Pour allécher l'Autriche, on avait imaginé un moyen
aussi singulier que tout le reste, c'était de lui annoncer avec
appareil, et comme nouvelles de famille capables de l'intéresser, le
couronnement prochain du roi de Rome, petit-fils de l'empereur
François, et l'avénement de sa fille Marie-Louise à la régence de
France, deux projets qui occupaient Napoléon, et dont il avait
entretenu le prince Cambacérès. Sans doute ces nouvelles n'étaient pas
absolument dénuées d'intérêt pour l'empereur François, et elles
étaient de nature à lui causer quelque plaisir, car il aimait sa
fille, et ne pouvait pas être insensible à l'avantage de la voir dans
certains cas gouverner la France. Mais croire qu'une telle
satisfaction lui ferait oublier l'état de l'Allemagne et de
l'Autriche, oublier vingt ans de malheurs qu'il dépendait de lui de
réparer en un instant, c'était se faire une singulière idée de
l'Europe, et des moyens de sortir du pas si dangereux où l'on s'était
témérairement engagé.

[En marge: Réponse de Napoléon aux propositions de la Prusse.]

Napoléon avait aussi à s'expliquer avec la Prusse, à répondre aux
excuses qu'elle lui envoyait pour la défection du général d'York, aux
prétentions qu'elle laissait voir de s'établir en Silésie, d'y former
une armée avec notre argent, et de profiter de cet asile pour se
convertir peu à peu, comme l'Autriche, d'alliée en médiatrice, de
médiatrice en ennemie.

[En marge: Le mal étant sans remède à l'égard de la Prusse, les fautes
envers elle sont peu à redouter.]

[En marge: Explications de Napoléon avec MM. de Krusemark et de
Hatzfeldt.]

[En marge: Napoléon ne s'oppose pas à ce que la cour de Prusse se
retire en Silésie, mais se refuse à ce qu'elle traite avec les Russes
pour la neutralisation de cette province.]

[En marge: Il refuse l'argent demandé, et la restitution des places
fortes.]

Bien que M. de Saint-Marsan parût ne pas désespérer de la cour de
Prusse si on lui faisait à propos des concessions, il était évident
qu'il y avait fort peu à attendre d'elle, dominée qu'elle était par
des passions nationales irrésistibles, et qu'à son égard on pouvait ne
pas se contraindre beaucoup, sans qu'il en résultât un grand dommage
pour la situation. Consentir en effet à des armements qui allaient
tourner contre nous, lui rendre un argent dû peut-être, mais qui
allait servir à payer ses prochaines hostilités, argent que d'ailleurs
on n'avait pas, aurait été, il faut le reconnaître, une insigne
duperie. Consentir à ce qu'elle se retirât en Silésie pour y traiter
avec la Russie, c'était la livrer nous-mêmes à cette puissance, vers
laquelle elle n'était déjà que trop entraînée. Les fautes n'étaient
donc pas fort à redouter à l'égard de la cour de Berlin, car avec elle
le mal était sans remède. Napoléon reçut M. de Krusemark, représentant
ordinaire de la Prusse, et M. de Hatzfeldt, envoyé pour cette
circonstance, les traita bien sans rien abandonner de sa hauteur
habituelle, leur exposa sa dernière campagne à sa manière, ce qui
était son soin de chaque jour avec ceux qu'il entretenait, puis
s'étendit sur ses vastes armements, sur la prompte revanche qu'il
allait prendre, et leur affirma qu'avant trois mois les Russes
seraient rejetés au delà non-seulement de la Vistule, mais du Niémen
et du Dniéper. Quant au projet de la cour de Prusse de se retirer en
Silésie, il déclara ne pas y mettre obstacle, trouvant tout naturel,
disait-il, qu'elle n'aimât point à résider au milieu des armées
belligérantes, mais il n'admettait pas qu'elle entrât en rapport
direct avec la Russie pour obtenir la neutralisation de la Silésie, et
y voyait un acte positif de défection, car la première condition
qu'exigerait la Russie serait l'abandon de l'alliance française. Quant
aux demandes d'argent qu'on lui présentait, Napoléon convint que
d'après le dernier traité d'alliance il était tenu de compter et de
payer sans délai les fournitures faites à son armée; il déclara
néanmoins qu'après un premier examen, elles lui paraissaient
inférieures non pas seulement aux 94 millions réclamés par
l'administration prussienne, mais même aux 48 millions dus à la
France; que toutefois il consentait, préalablement à tout examen, à
rendre à la Prusse ses 48 millions d'engagements; mais qu'on devait
comprendre qu'avant de donner de l'argent à une puissance placée si
près de ses ennemis, il fallait qu'il fût bien rassuré sur l'usage
qu'elle en pourrait faire. Quant aux places fortes de la Vistule et de
l'Oder, il enferma les deux diplomates prussiens dans un dilemme dont
il leur était difficile de sortir. Si la Prusse, disait-il, était son
alliée sincère, elle ne devait pas regretter de voir ces places dans
ses mains; si elle ne l'était pas, il ne devait les lui rendre à
aucun prix, et, d'ailleurs, dans un moment où l'on allait entreprendre
sur la Vistule et l'Oder une guerre si active, ce n'était pas le cas
de se dessaisir des points qui commandaient ces deux fleuves.
S'élevant ensuite à des considérations plus générales sur la situation
de la Prusse, Napoléon dit que des événements antérieurs, dont il
n'avait pas été le maître, l'avaient détourné de faire pour la maison
de Brandebourg ce qu'il aurait voulu; qu'il le regrettait aujourd'hui,
mais qu'il était temps encore de faire ce qu'on n'avait pas fait, que
la reconstitution de la Pologne n'étant plus vraisemblable, c'était en
Allemagne même qu'il fallait chercher à créer une puissance
intermédiaire, capable de résister à la Russie, et que cette puissance
ne pouvait être que la Prusse; qu'il le pensait ainsi, et était prêt à
concourir à l'accomplissement d'une telle pensée; que si une paix
raisonnable était proposée, il était disposé à renforcer la Prusse du
côté de la Pologne, et même vers la Westphalie, si la pacification au
lieu d'être simplement continentale était en même temps maritime. À
ces insinuations, Napoléon ajouta des témoignages d'estime pour le
roi, des traitements gracieux mais dignes pour ceux qui le
représentaient, néanmoins rien de très-positivement satisfaisant quant
au fond des choses.

[En marge: Du reste Napoléon se montre disposé à agrandir la Prusse
dans les prochains arrangements de paix.]

En tout autre temps ces demi-ouvertures relativement au sort futur
qu'il était possible de ménager à la Prusse, auraient été de grandes
consolations pour le roi Frédéric-Guillaume; mais actuellement, sous
l'empire d'une opinion publique entraînée, contre l'influence des
promesses magnifiques que lui faisaient parvenir la Russie et
l'Angleterre, ces vagues espérances étaient de bien faibles liens pour
le rattacher à nous, surtout en lui refusant deux choses auxquelles il
tenait essentiellement, l'argent et les places de l'Oder et de la
Vistule. Le roi était économe en fait de finances, comme il était
prudent en fait de politique. Dans le moment il voulait armer, afin
d'être au niveau des circonstances, et il aurait désiré que ces
armements ne lui coûtassent rien. De plus, il tenait à être maître
chez lui, et il ne croyait pas l'être quand les Français occupaient à
la fois Spandau, Glogau, Custrin, Stettin, Thorn et Dantzig. Ces deux
refus devaient donc l'affecter sensiblement, et précipiter le
mouvement déjà si rapide qui le poussait vers nos ennemis.

[En marge: Pendant ces négociations, Napoléon s'occupe activement de
la création de ses moyens de guerre.]

[En marge: Les sénatus-consultes relatifs aux nouvelles levées votés
avec empressement.]

[En marge: Les hommes éclairés et honnêtes sont tous d'avis de faire
un dernier effort pour arrêter l'ennemi, et conclure ensuite la paix.]

[En marge: Les masses plus vivement affectées, et moins raisonnables,
sont profondément irritées contre la conscription.]

Tandis que Napoléon s'expliquait ainsi avec les puissances allemandes
réputées alliées, il ne négligeait rien pour se mettre en mesure de se
passer d'elles. Il avait envoyé au Sénat les décrets dont nous avons
fait mention, et qui à la conscription de 1813 déjà décrétée et amenée
sous les drapeaux, ajoutaient la disponibilité des cohortes, l'appel
de cent mille hommes sur les quatre dernières classes, et enfin la
levée immédiate de la conscription de 1814. Il était impossible de ne
pas accueillir ces mesures. Elles furent votées avec soumission par le
Sénat; elles l'auraient été avec chaleur par une assemblée libre, et
avec des manifestations de sentiments qui auraient exercé sur l'esprit
du pays la plus heureuse influence. Que le gouvernement eût tort,
qu'il eût follement compromis une grandeur qui nous avait coûté tant
de sang, ce ne pouvait être douteux pour personne. Mais quiconque
avait des lumières et du patriotisme, ne pouvait pas contester non
plus que l'étranger ayant été attiré sur la France, il fallait lui
tenir tête, et le repousser, sauf à traiter ensuite, même au prix de
grandes concessions auxquelles la France pouvait se prêter sans
s'affaiblir. Ces concessions il fallait les accorder après des
victoires, qui rendissent à nos armes non pas leur gloire, désormais
impérissable, mais un prestige d'invincibilité qu'elles venaient de
perdre. Ainsi faire un dernier effort, et après cet effort conclure la
paix, telle était l'opinion des hommes éclairés. Mais le sort des
hommes éclairés est d'être rarement écoutés, soit par les princes,
soit par les peuples. La masse de la nation, jadis si soumise et trop
soumise à Napoléon, était maintenant disposée à blâmer, à murmurer, à
mal accueillir en un mot les nouvelles charges dont elle se voyait
menacée. Les parents de ces enfants qui sur le champ de bataille
allaient devenir des héros, se plaignaient avec amertume, et dans les
lieux publics s'élevaient hautement contre les conscriptions répétées,
contre les guerres incessantes, contre des conquêtes tellement
lointaines, qu'à peine le patriotisme pouvait-il s'y intéresser. Plus
on descendait dans les classes inférieures, plus on trouvait ce
sentiment prononcé, parce que la souffrance des appels y étant plus
sentie, et l'intelligence politique y étant moindre, on n'y comprenait
pas aussi bien la nécessité d'un dernier et immense effort. Dans les
rues de Paris, l'audace était devenue extrême, et vraiment surprenante
sous un pareil régime. Un jeune homme de vingt-deux ans, atteint par
la conscription, s'étant placé dans le faubourg Saint-Antoine sur les
pas de Napoléon, qui était allé à cheval visiter ce faubourg, osa lui
adresser la parole, et malgré le prestige qui entourait toujours sa
personne, lui tint le langage le plus offensant. La police ayant voulu
l'arrêter en fut empêchée par la foule. Plusieurs fois des jeunes gens
saisis par la police ayant crié qu'ils étaient des conscrits qu'on
emmenait de force, bien qu'ils fussent le plus souvent de simples
malfaiteurs, avaient été délivrés par le peuple. L'un d'eux l'avait
été par les femmes de la halle, qui à elles seules avaient suffi à
désarmer les agents de la force publique, peu nombreux ce jour-là dans
le lieu où la scène se passait. Les soldats malades qui avaient à se
rendre de leurs casernes à l'hôpital militaire, situé à l'une des
extrémités de Paris, étaient obligés de traverser toute la ville pour
y aller. On avait vu plus d'une fois les femmes du peuple les
entourer, les plaindre, leur donner des soins, et crier que c'étaient
de nouvelles victimes de _Bonaparte_, comme on l'appelait dès qu'on
était mécontent[5]. On le refaisait ainsi d'empereur général, et on
lui ôtait un sceptre dont il usait si cruellement.

[Note 5: Je ne trace point des tableaux de fantaisie, je ne rapporte
que ce que j'ai lu dans les bulletins de la police impériale adressés
à Napoléon.]

[En marge: Scènes populaires dans Paris.]

Ces dispositions étaient plus prononcées encore dans les campagnes,
quoique s'y manifestant d'une manière moins bruyante, et
principalement dans les campagnes où la conscription avait eu le plus
de peine à s'établir, comme celles de l'Ouest et du Midi. On comprend
tout ce que les récits de Moscou devaient ajouter à l'aversion pour
le service militaire, aversion qui n'était pas naturelle en France,
mais que la continuité des guerres et les épouvantables effusions de
sang avaient commencé à rendre générale. Transportés sous les
drapeaux, nos jeunes conscrits étaient bientôt les soldats les plus
gais et les plus intrépides; mais avant d'y arriver, ils murmuraient,
et leurs familles jetaient les hauts cris. Le long du Rhin surtout,
les récits des militaires revenant de Russie produisaient l'effet le
plus fâcheux. On avait entendu des hommes appartenant aux vieux cadres
qui rentraient par Mayence, dire aux conscrits en route pour rejoindre
leurs corps: «Où allez-vous donc?... à l'armée?... Attendez donc que
l'Empereur vous y mène lui-même, et en attendant retournez chez
vous[6] ...»--Allusion offensante au départ de Smorgoni, que beaucoup
de soldats de la grande armée n'avaient pas encore pardonné à
Napoléon.

[Note 6: J'emprunte ces détails à des rapports militaires mis sous les
yeux de Napoléon.]

[En marge: Sombre préoccupation des esprits.]

À ce mécontentement des masses se joignaient de sombres
préoccupations, de singulières terreurs. On propageait des bruits
alarmants, venus d'échos en échos de Moscou jusqu'à Strasbourg et à
Mayence. On prétendait que des maréchaux avaient été pris ou tués, que
d'autres étaient fous, mourants ou morts. On racontait qu'il y avait
eu un combat sanglant entre la garde impériale et l'armée; on
annonçait l'arrivée de barbares féroces prêts à fondre sur la France.
En Italie, par exemple, où le merveilleux se mêlait à la peur, on
répandait dans le peuple la prédiction d'une submersion totale de la
Péninsule italienne, et on disait que cette péninsule allait être
envahie par la Méditerranée et l'Adriatique sorties de leur lit. Chez
un peuple superstitieux cette absurde rumeur causait un trouble
indicible[7]. Les prêtres italiens, toujours ennemis, quoique soumis
en apparence, ne contribuaient pas peu à propager ces folles
croyances, et à irriter de toutes les manières, surtout dans les
campagnes, l'esprit des populations.

[Note 7: Je rapporte le témoignage des autorités françaises en
Italie.]

[En marge: Mécontentement plus grand encore dans les pays nouvellement
réunis.]

Dans les départements de l'ancienne France ces mécontentements, ces
alarmes ne portaient pas à la sédition, car si le gouvernement était
oppressif, il était national, et si on le haïssait ce n'était pas
comme étranger. Mais entre le Rhin et l'Elbe, en Hollande, en
Westphalie, à Brème, à Hambourg, la vue des flottes anglaises et
l'approche des Russes produisaient des tumultes, et à tout instant
faisaient craindre un soulèvement général. Dans le grand-duché de
Berg, département industrieux, que notre régime commercial incommodait
beaucoup, on avait choisi le moment du tirage pour se jeter sur les
fonctionnaires qui présidaient aux opérations du recrutement, pour
battre les gendarmes et les chasser. Puis on avait couru aux maisons
des douaniers et des percepteurs, et on les avait dévastées ou
démolies. À Hambourg, où l'autorité française était abhorrée comme
étrangère et comme représentant le blocus continental, on avait saisi
l'occasion du départ d'une cohorte pour s'ameuter autour, l'empêcher
de partir, courir ensuite sur les douaniers et les percepteurs
français, les maltraiter et les chasser au cri de _Vive Alexandre!
vivent les Cosaques!_ Les autorités françaises auraient même été
expulsées sur-le-champ, sans un secours de cavalerie envoyé par les
Danois, nos alliés et nos voisins. À Amsterdam, à Rotterdam, on avait
été moins audacieux, mais dans toute la Hollande on entendait souvent
le cri de _Vive Orange!_ et une insurrection à l'approche de l'ennemi
était infiniment probable.

Toutefois, quand la classe éclairée d'un pays approuve des mesures,
elle leur donne un appui extrêmement efficace. En France, cette classe
tout entière sentant qu'il fallait se défendre énergiquement contre
l'ennemi extérieur, le gouvernement eût-il cent fois tort, les levées
s'exécutaient, et les hauts fonctionnaires soutenus par un assentiment
moral qu'ils n'avaient pas toujours obtenu, accomplissaient leur
devoir, quoique au fond du coeur ils fussent pleins de tristesse et de
pressentiments sinistres. Napoléon appelait les manifestations que
nous venons de rapporter des _mouvements de la canaille_, qu'il
fallait réprimer sans pitié, et qui ne se reproduisaient point quand
on savait les punir à propos. À Paris il avait fait opérer un certain
nombre d'arrestations, dont l'effet momentané avait été de rendre un
peu plus prudents les discoureurs de lieux publics. Mais dans le duché
de Berg il avait ordonné de passer par les armes quelques-uns des
révoltés, et lancé plusieurs colonnes mobiles qui parcouraient le pays
et le remplissaient de terreur. À Hambourg il avait prescrit de
fusiller six personnes pour l'outrage fait aux autorités françaises.

[En marge: Napoléon veut opposer aux manifestations patriotiques des
Allemands, des dons patriotiques consistant en cavaliers armés offerts
par les villes de l'Empire.]

[En marge: Paris, adroitement stimulé, donne le premier exemple, et
vote un régiment de cavalerie.]

[En marge: Manière de propager cet exemple.]

[En marge: Votes des villes de Rouen, Bordeaux, Toulouse, Marseille,
Lyon, Strasbourg, Mayence, Lille, Amsterdam, etc.]

Au surplus ces circonstances ne le décourageaient pas, et ne lui
ôtaient pas l'espérance d'obtenir de la France une manifestation
nationale, qui répondît à l'élan patriotique des Allemands, et qui pût
jusqu'à un certain point faire tomber cette assertion très-répandue en
Europe, que la France était aussi fatiguée de son despotisme que les
nations étrangères de sa domination. Il imagina de se faire offrir par
les villes et les cantons des cavaliers montés et équipés, afin de
réparer les pertes de la cavalerie, qui avaient été immenses dans la
dernière campagne. Il suffisait de dire un mot à un seul préfet, qui
transmettrait ce mot à un des conseillers municipaux de son chef-lieu,
pour qu'une offre fût faite dans une grande ville, et imitée à
l'instant dans tout l'Empire. La mieux placée de toutes les villes de
France pour prendre l'initiative, la plus populeuse, la plus riche, la
plus occupée des événements publics, celle de Paris, mise en mouvement
la première, débuta par une offre éclatante. Un membre du conseil
municipal dit que la ville de Paris, située plus près du gouvernement,
mieux instruite par là de ses besoins, devait donner l'exemple, et que
nos ennemis fondant leurs principales espérances sur la destruction de
notre cavalerie, il fallait remplacer par quarante mille cavaliers
bien montés et bien armés les vingt mille qu'un hiver extraordinaire
avait détruits; que si les monarques coalisés se flattaient d'avoir
pour eux l'opinion publique de leur pays, il fallait leur prouver que
le héros qui avait sauvé la France de l'anarchie n'avait pas moins
qu'eux la faveur de sa nation, qu'il avait son admiration, son
attachement, son dévouement sans bornes, et qu'aucune coalition ne
prévaudrait contre lui. En même temps ce conseiller municipal proposa
d'offrir à l'Empereur un régiment de cinq cents cavaliers montés et
équipés. À peine cette proposition avait-elle été présentée qu'elle
fut accueillie, votée avec acclamation, et portée aux Tuileries par
une députation du conseil. Le récit de cette scène, inséré au
_Moniteur_, suffisait pour éveiller le patriotisme des uns, le zèle
intéressé des autres, et pour stimuler vivement tout préfet qui
n'aurait pas été devancé par ses administrés. Dans certains lieux
situés hors de la vieille France il s'éleva quelques objections du
reste bien timides et réprimées à l'instant même par les préfets, qui
n'hésitaient pas à _interner_ les contradicteurs, c'est-à-dire à les
exiler dans l'intérieur de l'Empire. Mais dans la totalité des
départements compris entre le Rhin, les Alpes et les Pyrénées, ces
offres ne rencontrèrent aucune difficulté. S'il y avait provocation de
la part des préfets ou de leurs affidés, il y avait aussi plein
assentiment de la part du pays, car il n'y avait pas un citoyen sensé
et patriote qui pût objecter quoi que ce fût à de pareilles
propositions. L'opinion que Napoléon était l'auteur de nos malheurs,
mais qu'il fallait le soutenir, parce que seul il était capable de
repousser la formidable masse d'ennemis qu'il avait attirée sur la
France, cette opinion était unanime. À Paris succédèrent les grandes
villes, puis les moindres, puis les cantons, chacun donnant plus ou
moins, suivant ses moyens et son zèle. Lyon offrit 120 cavaliers,
Bordeaux 80, Strasbourg 100; Rouen, Lille, Nantes, 50; Angers 45;
Amiens, Marseille, Toulouse, 30; Metz, Rennes, Mayence, 25; Pau,
Toulon, Bayonne, Caen, Besançon, Tours, Versailles, Genève, 20; Nancy,
Clermont, Dunkerque, Nîmes, Aix, 15. Les villes de Saint-Quentin,
Orléans, le Mans, la Rochelle, le Havre, Dijon, Cherbourg, Brest,
Mâcon, Angoulême, Verdun, Poitiers, Perpignan, offrirent, les unes 12
cavaliers, les autres 10 ou 8; les villes de Saint-Denis, Laon,
Fontainebleau, Blois, Yvetot, Dieppe, Vendôme, Moulins, Périgueux,
Niort, Meaux, Elbeuf, Quimper, Vannes, Abbeville, Langres, Libourne,
Lunéville, Lisieux, Sens, Tarascon, Orange, Arles, Narbonne, Nevers,
les unes 6, les autres 5, 4 ou 3. Puis vint la suite des petites
villes, et celle des cantons, dont les délibérations remplissaient
tous les jours plusieurs colonnes du _Moniteur_. Il est à remarquer
que les cités étrangères unies violemment à l'Empire, et par
conséquent les plus mal disposées, émirent presque toutes des votes
d'une importance fort supérieure à leur zèle, évidemment sous
l'impulsion de préfets qui les intimidaient, ou de gens sages qui
cherchaient à faire oublier quelques actes imprudents de leurs
concitoyens. Ainsi Rome vota 240 cavaliers, Gênes 80, Hambourg 100,
Amsterdam 100, Rotterdam 50, la Haye 40, Leyde 24, Utrecht 20,
Dusseldorf 12.

[En marge: Moyens employés pour réaliser de la manière la plus utile à
l'armée, les dons offerts par les villes.]

Les offres faites, il fallait les réaliser, trouver l'homme, le
cheval, l'équipement. On s'adressa pour avoir les hommes à quelques
cavaliers revenus du service, à des postillons, à des gardes
forestiers, à des remplaçants enfin. Cependant il était encore plus
difficile de se procurer les hommes que les chevaux, parce que
l'argent n'y pouvait rien. Bientôt un avis du ministère de
l'intérieur apprit aux préfectures qu'on tenait surtout aux chevaux et
à l'équipement. Ce n'était plus dès lors qu'une affaire d'argent. Pour
l'obtenir, les préfets firent entre les citoyens les plus imposés une
répartition des sommes nécessaires, et envoyèrent à chacun d'eux sa
cote, qui était, dans certains départements riches, de 1000, de 800,
de 600 francs par tête, et qui fut exactement acquittée, malgré
quelques rares réclamations contre un mode d'impôt tout à fait
illégal. Les préfets se mirent ensuite en quête pour trouver des
chevaux en les payant bien, et en trouvèrent. L'équipement n'était pas
une difficulté dans un pays aussi industrieux que la France.

En peu de jours les offres montaient à 22 mille chevaux, 22 mille
équipements, et 16 mille cavaliers. C'était une ressource véritable
que 22 mille chevaux, surtout avec la difficulté qu'il y avait alors à
s'en procurer. De plus, l'effet moral de ces offres ne laissait pas
d'être assez grand, car bien que la main de l'autorité fût visible,
néanmoins on connaissait aussi, et on ne niait pas l'assentiment réel
du pays, rattaché tout entier à l'idée d'une résistance énergique
suivie d'une paix prompte et honorable. Cet élan, sans doute, ne
ressemblait pas à celui de l'Allemagne, car elle était enthousiaste,
enthousiaste de sa liberté à conquérir, de son indépendance nationale
à recouvrer, et nous, nous étions froidement convaincus de la
nécessité de nous défendre contre un ennemi imprudemment attiré sur la
France. Mais ce qui chez nous devait égaler au moins l'énergie de
l'Allemagne, c'était l'énergie de nos soldats, qui partant avec peine
du sein de leurs familles désolées, et une fois devant l'ennemi
n'écoutant plus que la voix de l'honneur, allaient devenir les émules,
en valeur si ce n'est en expérience, des plus braves soldats de
l'ancienne armée.

[En marge: Formation des divers corps destinés à composer la nouvelle
armée.]

Une fois en possession de ces immenses moyens de recrutement, Napoléon
les employa avec ce prodigieux génie d'organisation dont il avait
donné tant de preuves. Des quatre principales ressources dont il
pouvait disposer, et s'élevant ensemble à 500 mille hommes, deux
étaient déjà réalisées, la conscription de 1813 et les cohortes. La
troisième, celle des cent mille hommes pris sur les quatre dernières
classes, pouvait être obtenue en février. Quant à la quatrième, la
conscription de 1814, il suffisait de l'obtenir dans le courant de
l'année, puisqu'elle n'était destinée qu'à remplacer dans les dépôts
la conscription de 1813, qui allait être versée en entier dans les
bataillons de guerre. Voici comment, avec ces ressources, Napoléon
recomposa son armée.

[En marge: Réorganisation des anciens corps qui ont péri en Russie.]

Après s'être fait illusion un moment sur ce qui restait entre la
Vistule et l'Oder, il était maintenant parfaitement éclairé, et savait
qu'il ne pouvait compter que sur quelques débris, consistant surtout
en cadres. Il ordonna donc qu'on gardât sur l'Oder seulement un cadre
de compagnie par 100 hommes, et un cadre de bataillon par 600 hommes.
Tout le reste dut être renvoyé en France. Même en se réduisant de la
sorte, il n'y avait pas de quoi former un bataillon par régiment, bien
que les régiments de la grande armée comptassent au départ cinq
bataillons de guerre présents au drapeau. Ce premier bataillon était
destiné à composer exclusivement la garnison des places de l'Oder.
Quant à celles de la Vistule, telles que Dantzig et Thorn, elles se
trouvaient déjà bloquées, et elles avaient d'ailleurs reçu des
divisions entières, telles que les divisions Grandjean, Heudelet,
Loison. En ramassant tout ce qui se présenta de soldats errants, et
rentrant les uns après les autres, on put à peine compléter un
bataillon par régiment. On renforça ce bataillon, en y adjoignant les
compagnies d'infanterie qui avaient été mises en garnison sur les
vaisseaux. On se souvient sans doute que Napoléon avait pris dans les
bataillons de dépôt une compagnie d'infanterie, pour la placer à
demeure sur chaque vaisseau de haut bord. En général, c'étaient des
soldats de trois et quatre ans de service. Réduit à faire ressource de
tout, il ordonna de mettre à terre ces compagnies, et celles qui
étaient sur l'Escaut et le Texel furent acheminées immédiatement sur
l'Oder, pour être incorporées dans les premiers bataillons, dits des
places de l'Oder.

[En marge: Ces anciens corps réduits à deux, et placés sous les ordres
des maréchaux Davout et Victor.]

Ce premier bataillon à peu près refait dans chaque régiment, on
recueillit ce qui restait des cadres des autres bataillons, et on le
réunit partie dans l'intérieur de l'Allemagne, partie sur le Rhin. Les
régiments français de l'armée de Russie étaient au nombre de
trente-six[8], dont seize au corps de Davout (le 1er), six au corps
d'Oudinot (le 2e), six au corps de Ney (le 3e), huit au corps du
prince Eugène (le 4e). Napoléon décida que le 1er corps serait
réorganisé à seize régiments et resterait sous le maréchal Davout; que
les 2e et 3e corps, confondus en un seul de douze régiments, seraient
réorganisés et confiés au maréchal Victor; que le 4e enfin, celui du
prince Eugène, serait réorganisé en Bavière. Les corps du maréchal
Davout et du maréchal Victor devaient comprendre par conséquent
vingt-huit régiments. Napoléon voulut qu'on retînt à Erfurt le cadre
des seconds bataillons de ces vingt-huit régiments, expédia
sur-le-champ le général Doucet pour les commander, et fit partir des
dépôts, en conscrits de 1813 déjà instruits, de quoi porter ces
vingt-huit bataillons à 800 hommes chacun. La place d'Erfurt était
alors une possession française, pourvue d'un immense matériel, et le
cadre employant à venir à Erfurt le temps que les recrues mettaient à
s'y rendre de leur côté, la réorganisation se faisait à moitié chemin,
dès lors moitié plus tôt, et moitié plus près du théâtre de la guerre.
Napoléon avait envoyé des fonds pour indemniser les officiers qui
avaient tout perdu en Russie, pour leur payer leur solde arriérée, et
leur procurer ainsi quelques consolations. Aussitôt ces bataillons
remis en état, ils devaient joindre sur l'Elbe, les uns le maréchal
Davout, les autres le maréchal Victor. Les cadres des troisièmes,
quatrièmes et cinquièmes bataillons devaient venir se recruter sur le
Rhin, avec les hommes plus forts, mais point encore instruits, des
quatre classes antérieures. Par conséquent ces derniers bataillons ne
pouvaient pas être réorganisés avant trois ou quatre mois. Le projet
de Napoléon était d'envoyer au moins dès qu'il pourrait leurs
troisièmes et quatrièmes bataillons aux maréchaux Davout et Victor.
Ces maréchaux auraient dès lors trois bataillons par régiment, et
comme ils connaissaient parfaitement la guerre du Nord, Napoléon se
proposait de les porter de nouveau sur la Vistule, où il se flattait
d'être au mois de juin. En passant l'Oder ils devaient prendre leurs
premiers bataillons, enfermés dans les places, et le maréchal Davout
aurait alors un corps de seize régiments à quatre bataillons, le
maréchal Victor, un corps de douze régiments également à quatre,
c'est-à-dire un total de 112 bataillons, représentant l'infanterie
d'une armée de 120 mille hommes. En attendant, le maréchal Davout,
avec les seize seconds bataillons réorganisés à Erfurt, allait occuper
la ville de Hambourg, habituée à plier sous son autorité; le maréchal
Victor, avec les douze qui lui étaient destinés, allait occuper la
grande place de Magdebourg, et l'un et l'autre établi ainsi sur l'Elbe
serait en mesure de protéger les derrières du prince Eugène.

[Note 8: Ce nombre de 36 régiments d'infanterie paraîtra peut-être
bien peu considérable, comparé au total de la grande armée, qui était,
avons-nous dit, de 612 mille hommes sans les Autrichiens. Mais il
s'expliquera facilement si on songe qu'il s'agit ici seulement de la
portion de la grande armée qui pénétra dans l'intérieur de la Russie,
que le nombre des bataillons de guerre était de cinq par régiment, ce
qui faisait 180 bataillons, c'est-à-dire 180 mille hommes d'infanterie
au départ, qu'il restait en dehors de ces 36 régiments la garde
impériale, les alliés de toute nature, Polonais, Italiens, Saxons,
Bavarois, Westphaliens, Wurtembergeois, Prussiens, etc.]

Les cadres du 4e corps (prince Eugène) étant originaires d'Italie,
furent acheminés sur Augsbourg, pour, y recevoir les recrues qui
devaient venir des bords du Pô à travers le Tyrol et la Bavière. Il
était impossible, on le voit, de combiner ses ressources avec plus
d'art, d'après les lieux et d'après le temps dont on pouvait
disposer.

[En marge: Nouveaux corps créés par Napoléon.]

[En marge: Composition des cohortes.]

La réorganisation des anciens corps étant ainsi assurée, Napoléon
s'occupa des corps nouveaux qu'il était obligé de créer en toute hâte,
car la nécessité d'arrêter les Russes dans leur marche offensive
pouvait l'appeler sur l'Elbe dès le mois de mars. La ressource la plus
disponible était celle des cohortes, consistant en cent bataillons,
qui grâce à la prévoyance de Napoléon, étaient organisés depuis
environ neuf mois, et à toute la consistance désirable joignaient une
instruction à peu près achevée. C'étaient des soldats de vingt-deux à
vingt-sept ans, pris dans le premier ban de la garde nationale, parmi
les hommes non mariés, gens robustes, un peu raisonneurs, mais
destinés à former une infanterie solide et intrépide. Ils devaient
leurs qualités comme leurs défauts à leur âge, à un peu de
mécontentement, et à leurs officiers. En général ces officiers avaient
été, lors de l'institution de l'Empire, réformés pour cause d'âge, de
blessures ou d'attachement à la République. Il y en avait beaucoup qui
étaient infirmes, grands parleurs, enclins à l'opposition. Il fallait
en changer la moitié. On pardonna leur esprit indocile à ceux qui
étaient valides, parce qu'on avait besoin d'eux, et qu'on ne doutait
pas de leur bravoure devant l'ennemi. On remplaça les autres, qui
n'avaient été bons que pour instruire leurs troupes, mais qui ne
pouvaient les commander dans une guerre aussi active que celle qu'on
prévoyait. On chercha pour cela des sujets dans la garde impériale,
dans les cadres qui rentraient, et surtout dans l'armée d'Espagne, où
il commençait à y avoir trop d'officiers pour ce qui restait de
soldats, et où d'ailleurs les officiers étaient tous bons, car cette
affreuse guerre était une école excellente. Appelés d'urgence et
transportés en poste, ces officiers durent remplacer immédiatement
ceux qu'on excluait des cohortes.

[En marge: Le corps dit de l'Elbe composé avec des cohortes, et envoyé
au prince Eugène sous le général Lauriston.]

Napoléon distribua ensuite les cohortes en vingt-deux régiments à
quatre bataillons, chaque bataillon ayant une compagnie destinée à
servir de dépôt. On leur donna de bons colonels, et on les achemina
sur le Rhin vers Wesel et Mayence. Les douze premiers, formés en
quatre divisions de trois régiments chacune, composèrent le corps dit
de l'Elbe, et partirent immédiatement pour Hambourg, afin de se
joindre au prince Eugène, et de lui apporter un renfort de 40 mille
hommes de la meilleure infanterie. Le prince Eugène avec un tel
renfort pouvant opposer 80 mille hommes aux Russes, n'avait plus rien
à craindre, car ces derniers n'avaient encore nulle part un pareil
rassemblement. La présence de ces quarante mille hommes, longeant la
Hollande, traversant le Hanovre, les provinces anséatiques, devait, en
attendant que les vingt-huit bataillons des maréchaux Davout et Victor
fussent arrivés, contenir ces provinces si agitées et si mal disposées
à notre égard. Napoléon donna à ce corps le général Lauriston pour
commandant en chef. Les maréchaux, ou fatigués, ou hors de combat,
commençaient à ne plus suffire. Le général Lauriston, homme sensé et
ferme, qui comme ambassadeur en Russie avait cherché à prévenir la
guerre, et pendant la guerre s'était conduit avec beaucoup de courage,
méritait ce commandement. Napoléon l'expédia sur-le-champ pour qu'il
allât consacrer tous ses soins à son corps d'armée.

[En marge: Nouveaux régiments formés avec des cadres tirés d'Espagne.]

Napoléon songea ensuite à former deux corps sur le Rhin. Il lui
restait dix régiments de cohortes, et il avait en outre un nombre
assez considérable de cadres, les uns laissés dans l'intérieur au
moment du départ pour la Russie, les autres successivement tirés
d'Espagne. Ces derniers avaient versé leurs soldats dans les
bataillons qui devaient continuer à servir au delà des Pyrénées, et
étaient ensuite revenus en France réduits aux officiers, aux
sous-officiers et à quelques hommes d'élite. Il y avait de quoi former
avec ces divers cadres trente et quelques régiments à deux ou trois
bataillons. On se hâta de les recruter avec la conscription de 1813,
qui était à moitié instruite, et dont on se proposait d'achever
l'éducation pendant les marches. Malheureusement ces bataillons, pris
çà et là, se trouvaient rarement deux à la fois du même régiment. Dès
qu'il y en avait deux dans ce cas, on avait soin de les réunir pour
figurer sous le numéro du régiment lui-même, avec ses officiers
supérieurs et son drapeau. On s'étudia à tirer des autres parties de
l'Empire les bataillons des mêmes régiments qui étaient disponibles,
afin de les faire servir ensemble. Cette fâcheuse dislocation des
corps était, nous l'avons déjà dit, la suite de la politique déréglée
qui, dispersant les forces de la France dans toute l'Europe, portait
quelquefois les divers bataillons d'un même régiment en Illyrie, en
Portugal, en Pologne.

Quant aux bataillons isolés, on les réunit au nombre de deux ou de
trois sous la forme peu consistante de régiments provisoires, avec
l'intention de mettre le terme le plus prochain à cette organisation
temporaire.

[En marge: Avec les cohortes restantes et les nouveaux régiments,
Napoléon forme le premier corps dit du Rhin, et le confie au maréchal
Ney.]

Avec huit des dix cohortes restantes, et une partie des trente et
quelques régiments dont nous venons d'exposer la formation, Napoléon
composa le premier corps du Rhin, le distribua en quatre belles
divisions, et le confia au héros de la retraite de Russie, au maréchal
Ney, qui s'était livré lui aussi à un mouvement passager de dépit
lorsqu'il avait vu l'armée abandonnée par son chef, mais qui en
apprenant sur l'Oder l'éclatante et juste récompense accordée à ses
services (il venait d'être créé prince de la Moskowa), avait retrouvé
son ardeur, et ne demandait qu'à rencontrer les Russes pour leur faire
expier les succès de la dernière campagne. Une cinquième division,
comprenant les Allemands des princes alliés, devait porter son corps à
50 mille hommes, et même à 60 mille en comptant l'artillerie et la
cavalerie. Ce corps était destiné à frapper les premiers et les plus
rudes coups. Il allait se former à Mayence d'abord, puis à Francfort,
Hanau, Wurzbourg, et se mettre en marche un mois après celui de
l'Elbe, c'est-à-dire au 15 mars. Le maréchal Ney revenu à Paris depuis
quelques jours, moins pour y prendre un repos dont sa constitution de
fer n'avait pas besoin, que pour y recevoir l'investiture de son
nouveau titre, eut ordre de repartir immédiatement, et de se rendre
sur les bords du Rhin, afin de veiller à l'organisation des troupes
qu'il devait commander.

[En marge: Napoléon compose le second corps du Rhin avec quelques-uns
des nouveaux régiments, et avec l'infanterie de marine.]

Le second corps du Rhin fut composé de quelques-uns des régiments
provisoires, et de l'infanterie de marine, dont la création déjà
ancienne était due à cette active prévoyance de Napoléon qui, sachant
bien que jamais il n'aurait trop de ressources pour les affaires qu'il
s'attirait, enfantait une organisation nouvelle, dès qu'il en avait
l'occasion, le temps et les moyens. À l'époque en effet où il rêvait
de vastes expéditions maritimes, portées sur cent vaisseaux de ligne,
et partant des magnifiques ports de l'Empire depuis le Texel jusqu'à
Trieste, il avait formé une troupe habituée au double service de
l'artillerie et de l'infanterie, et propre à combattre sur terre comme
sur mer. Il avait environ 20 mille de ces artilleurs fantassins,
pouvant fournir 16 mille hommes au drapeau, soldats instruits,
vigoureux, et ayant le fier esprit de la marine. Napoléon ordonna leur
départ immédiat pour les bords du Rhin, ce qui devait leur plaire
beaucoup plus que de rester oisifs dans les arsenaux, ou d'être
envoyés au delà des mers dans les climats meurtriers de nos colonies.

[Illustration: Le Général Bertrand.]

[En marge: Le maréchal Marmont doit commander le second corps du
Rhin.]

Napoléon les répartit en quatre régiments à quatre bataillons, et les
fit entrer avec quelques-uns des régiments qu'il venait de
reconstituer en hâte, dans le second corps du Rhin. Ce corps, qui
allait se former tout de suite après le premier, et le remplacer à
Mayence, pouvait être prêt un mois plus tard, c'est-à-dire au 15
avril. Il devait être de quatre divisions, et d'environ 40 mille
hommes d'infanterie. Napoléon le réservait au maréchal Marmont, le
vaincu de Salamanque, condamné par l'expérience comme général en chef,
mais capable d'être encore un bon lieutenant. La blessure de ce
maréchal, jugée d'abord mortelle, faisait espérer un rétablissement
complet. Il reçut également l'ordre de se rendre à Mayence dès que
sa santé le lui permettrait.

[En marge: Le général Bertrand envoyé en Italie pour y composer un
quatrième corps d'armée.]

Napoléon résolut de tirer encore du personnel et du matériel de guerre
accumulés depuis longtemps en Italie, un corps de 40 à 50 mille
hommes, qui descendant en Bavière pendant qu'il déboucherait lui-même
en Saxe, compléterait la masse des forces qu'il voulait réunir sur
l'Elbe. Il chargea de ce soin le général Bertrand, gouverneur de
l'Illyrie, qui, sans avoir une grande habitude de manier les troupes
(il était officier du génie), entendait bien le détail de leur
organisation, était actif, dévoué, et homme enfin à ne pas perdre un
instant dans une circonstance aussi grave que celle où se trouvait
l'Empire.

Napoléon l'autorisa à prendre tout ce qui restait de ressources
militaires en Illyrie, à n'y laisser que quelques dépôts et quelques
milices locales, et à transporter le surplus en Frioul. Les provinces
illyriennes, si on conservait l'alliance de l'Autriche, devaient
inévitablement revenir à cette puissance, et si au contraire on
perdait cette alliance, ne pouvaient pas être disputées vingt-quatre
heures. C'eût été par conséquent une bien inutile dispersion de nos
forces, que d'en laisser une partie au delà des Alpes Juliennes. Avec
les cadres tirés de ces provinces, avec quelques régiments demeurés en
Lombardie, avec quelques autres régiments résidant en Piémont et
revenus d'Espagne, avec deux régiments de cohortes restants sur les
vingt-deux, il y avait de quoi composer trois bonnes divisions
françaises, à douze bataillons chacune. Les dépôts de l'Italie étant
pleins de conscrits, le recrutement de ces trois divisions devait être
facile. Enfin l'armée proprement italienne pouvait aussi fournir une
bonne division, ce qui porterait à quatre le corps que le général
Bertrand était chargé d'amener en Allemagne. Napoléon, usant de
finesse même avec ce serviteur dévoué, lui avait fait espérer qu'il
commanderait ce corps tout entier, afin qu'il mît encore plus de soin
à l'organiser.

[En marge: Après avoir réorganisé l'infanterie, Napoléon s'occupe des
armes spéciales, qui avaient encore plus souffert que l'infanterie.]

[En marge: Réorganisation de l'artillerie.]

L'infanterie étant reconstituée aussi vite que le permettaient les
circonstances, il fallait s'occuper des armes spéciales, qui avaient
encore plus souffert que l'infanterie. On se souvient sans doute que
tandis qu'il appelait d'Italie le corps du général Grenier, et formait
celui du maréchal Augereau, Napoléon avait tiré de France tout ce
qu'il y avait de compagnies d'artillerie disponibles, et prescrit que
dans chaque cohorte on créât une compagnie de canonniers. Grâce à
cette précaution le personnel d'artillerie ne pouvait pas manquer.
Napoléon pour recomposer l'artillerie de l'armée se servit des
artilleurs revenus de Russie, de quarante-huit compagnies prises dans
les ports et les arsenaux, et de quatre-vingts compagnies formées dans
les cohortes. Il y avait là de quoi servir plus de mille bouches à
feu. Quant au matériel il était resté enfoui tout entier sous les
neiges de Russie; mais heureusement nos arsenaux de terre et de mer en
étaient remplis. Seulement on manquait d'affûts de campagne. Napoléon
en fit fabriquer partout, et même à Toulon, à Brest, à Cherbourg. Ceux
qu'on allait construire dans ces ports devaient arriver tard sans
doute, mais on avait sur les bords du Rhin de quoi monter tout de
suite 600 bouches à feu, ce qui suffisait pour le début de la
campagne.

[En marge: Moyens employés pour se procurer des chevaux de trait.]

Pour ce qui concernait les chevaux la perte avait été plus grande
encore qu'en voitures et en hommes. Notre retraite sur l'Oder avait
beaucoup réduit nos moyens de remonte, mais plus en chevaux de selle
qu'en chevaux de trait. Napoléon espérait que le général Bourcier,
chargé de tous les achats, et stimulé par une correspondance
quotidienne, parviendrait à lui trouver environ 10 mille chevaux de
trait dans la basse Allemagne. Il ordonna d'en lever 15 mille en
France, par voie de réquisition, et en les payant comptant. Les
réquisitions sont un procédé rigoureux, entaché même du caractère de
spoliation, car elles enlèvent l'objet requis à celui qui ne voudrait
pas le vendre, mais leur rigueur était cette fois justifiée par
l'urgence, et fort adoucie par le payement immédiat. Avec ces divers
moyens et des confections immenses en harnachement, Napoléon ne
doutait pas d'avoir réuni 600 bouches à feu bien attelées pour le
commencement des hostilités, c'est-à-dire en avril ou mai, et 1000
deux mois après.

[En marge: État de complète destruction où se trouvait la cavalerie.]

[En marge: La difficulté de trouver des chevaux augmentée depuis
l'évacuation de la Pologne et d'une partie de l'Allemagne.]

[En marge: Le général Bourcier, en Hanovre, chargé de remonter la
cavalerie revenant de Russie.]

La cavalerie était, si on peut le dire, plus importante que
l'artillerie elle-même, à cause de la prodigieuse quantité de troupes
à cheval dont l'ennemi disposait; et elle était détruite non-seulement
dans ce qui avait existé, mais dans les éléments qui auraient pu
servir à sa réorganisation. Comme pour l'artillerie tous les chevaux
avaient péri, et notre grande armée qui avait passé le Niémen avec 60
mille chevaux, et en avait laissé 20 mille en réserve, n'en avait pas
ramené 3 mille, les uns restés à Dantzig, les autres réunis auprès du
prince Eugène. La perte en hommes était presque aussi considérable.
Napoléon avait compté sur vingt-cinq ou trente mille cavaliers, qu'il
suffirait, selon lui, d'équiper et de monter, pour les retrouver aussi
bons qu'auparavant. Mais rectification faite des premières données, on
n'espérait pas en sauver plus de onze ou douze mille du gouffre où
notre armée avait péri. Les moyens de les remonter avaient fort
diminué depuis qu'on avait perdu la Pologne, la Vieille-Prusse, la
Silésie, le Mecklembourg. Il restait le Hanovre et la Westphalie. On
avait tiré 2 ou 3 mille chevaux des pays évacués, et on présumait
qu'on en tirerait 9 ou 10 mille encore des pays compris entre l'Elbe
et le Rhin. Avec les 10 mille chevaux de trait dont nous venons de
parler pour l'artillerie, c'étaient 20 mille environ à trouver dans
ces contrées. Le général Bourcier était occupé à acheter des chevaux,
à presser la confection des selles, à recueillir les hommes, qui
rentraient épuisés, à les vêtir, à les faire reposer de leurs fatigues
pour qu'on pût les remettre en ligne. Ce n'était pas sans de grandes
difficultés qu'il y réussissait même avec la force et l'argent, car
ces provinces étaient fort mal disposées. Quoique Napoléon eût ouvert
des crédits illimités au général Bourcier, on avait la plus grande
peine à se procurer des traites, tant les relations commerciales
étaient troublées dans ce moment de crise. Se flattant que le général
Bourcier aurait de quoi monter 13 ou 14 mille cavaliers, et se doutant
qu'il ne lui en reviendrait pas de Russie un nombre égal, il lui en
expédia 2 ou 3 mille à pied des dépôts du Rhin. Il fit partir
sur-le-champ de Paris les généraux Latour-Maubourg et Sébastiani, pour
aller se mettre à la tête de la cavalerie remontée en Hanovre. Il leur
ordonna d'en former deux corps, partie cuirassiers, partie chasseurs
et hussards, et dès qu'il y aurait seulement six mille cavaliers
capables de marcher, de les amener au prince Eugène.

[En marge: Napoléon compte pour l'ouverture de la campagne sur 24
mille hommes de cavalerie, dont 14 mille remontés en Allemagne, et 10
mille tirés des dépôts.]

Napoléon pensait que les dépôts de cavalerie, ayant reçu sur les
conscriptions de 1812 et de 1813 la part qui leur revenait, auraient
de quoi fournir encore 10 mille cavaliers instruits. Le duc de
Plaisance était chargé de les réunir en escadrons répondant aux
anciens régiments de la grande armée, puis, quand ils seraient formés,
de les conduire aux corps de Latour-Maubourg et de Sébastiani, de
fondre chaque détachement dans le régiment auquel il appartenait, et
de reconstituer ainsi les régiments en entier. Ces 10 mille cavaliers
ajoutés aux 13 ou 14 mille qu'on remontait en Allemagne, devaient
procurer 23 ou 24 mille hommes à cheval, ce qui était un commencement
de cavalerie.

[En marge: Il espère en avoir 60 mille pour la suite de la campagne.]

Les chevaux ne manquaient pas en France pour les 10 mille cavaliers
dont la prompte organisation était confiée au duc de Plaisance. Il en
était resté 3 mille sur les remontes de 1812. Des marchés passés en
assuraient encore 7 à 8 mille. Napoléon ordonna une réquisition de 15
mille chevaux de grosse cavalerie, en payant comptant comme pour les
chevaux de trait, mesure rigoureuse, nous venons de le reconnaître,
mais justifiée par les circonstances. Les dons volontaires avaient
fourni 22 mille chevaux, en général de cavalerie légère. Il devait
donc y avoir en France de quoi monter 45 mille hommes, lesquels joints
à ceux qu'on espérait se procurer en Allemagne, porteraient à près de
60 mille, et à 50 mille au moins, la cavalerie disponible pour cette
campagne. Les chevaux étant obtenus, les hommes devant se trouver dans
les conscriptions de 1812 et de 1813, il restait à chercher les
cadres. Il y en avait d'excellents en Espagne. Napoléon ordonna de
tirer de cette contrée un cadre d'escadron par régiment de cavalerie,
en prenant, comme il avait fait pour l'infanterie, les officiers et
sous-officiers avec quelques hommes d'élite. Il prescrivit aussi de
les envoyer en poste sur le Rhin. Ces cadres remplis avec les
cavaliers qu'on trouverait formés et montés au dépôt, allaient
composer un second rassemblement, qui, sous le duc de Padoue, irait
rejoindre celui qui serait parti sous le duc de Plaisance.

Pour le moment Napoléon devait avoir en Allemagne d'abord 13 à 14
mille cavaliers, puis 24 mille lorsque le duc de Plaisance y aurait
amené son rassemblement, et enfin 40 mille lorsque le duc de Padoue y
aurait conduit le sien. Le reste était destiné à venir plus tard.
L'Italie présentait des ressources pour environ 6 mille cavaliers dont
la moitié prêts à l'ouverture de la campagne, ce qui devait procurer
environ 3 mille hommes à cheval au corps d'armée du général Bertrand.

[En marge: Réorganisation de la garde impériale.]

À toutes ces forces Napoléon voulait ajouter la garde impériale,
constituée d'après des proportions toutes nouvelles. Elle avait
cruellement souffert en Russie, pourtant elle avait encore en
Allemagne, en France et en Espagne, des cadres assez nombreux. En
Espagne notamment se trouvait une division entière de la jeune garde.
Napoléon résolut de se servir de ces divers éléments pour recomposer
cette troupe d'élite. Il tenait à la vieille garde à cause de sa
fidélité, qualité que les événements pouvaient rendre précieuse; il
tenait à la jeune, parce qu'en n'y introduisant que des hommes de
choix, elle pouvait, grâce à l'esprit de corps, acquérir en très-peu
de temps la valeur des meilleures troupes. En conséquence il fit
demander à tous les corps qui n'avaient point souffert du désastre de
Moscou, et particulièrement à ceux d'Espagne, un certain nombre
d'anciens soldats pour compléter la vieille garde. Il prit dans la
conscription des quatre dernières classes des hommes jeunes et forts
pour reconstituer la jeune garde, en les versant dans les cadres
existants des fusiliers, des tirailleurs et des chasseurs. Il porta le
nombre des bataillons de la garde, vieille et jeune, à 53, celui des
escadrons à 33. Il augmenta également la réserve d'artillerie, dont il
se servait toujours si utilement dans les grandes journées, et lui
donna près de trois cents bouches à feu. L'artillerie de marine lui
procura pour cette dernière organisation des sujets excellents. La
garde impériale devait ainsi présenter une armée de réserve de 50
mille hommes inscrits sur les contrôles, et d'environ 40 mille
combattants en ligne.

[En marge: Nouveaux moyens de transport.]

Les transports, quoique moins nécessaires en Allemagne qu'en Russie,
avaient toujours aux yeux de Napoléon un grand avantage, celui de
rendre possibles les concentrations soudaines, en portant pour huit
ou dix jours de vivres à la suite de l'armée. Il réorganisa les
bataillons d'équipage, et en composa cinq en Allemagne avec les débris
des quinze qui avaient fait la campagne de Russie. Il en organisa six
avec les cadres restés en France. Ces onze pouvaient porter environ
dix jours de vivres pour deux cent mille hommes, ce qui suffisait pour
préparer et livrer une de ces sanglantes batailles par lesquelles il
décidait ordinairement du sort des grandes guerres. Quant aux
voitures, il avait renoncé à celles qui s'étaient enfoncées dans les
boues de la Pologne ou dans les sables de la Prusse, et s'était réduit
à l'ancien caisson un peu modifié, et au char à la comtoise, qui par
sa légèreté avait rendu de véritables services.

[En marge: Par les moyens précédemment indiqués, Napoléon espère avoir
300 mille combattants sur l'Elbe au printemps, sans compter des
réserves considérables.]

[En marge: Qualité des nouvelles troupes.]

[En marge: Secret de Napoléon pour exécuter de si grandes choses en
peu de temps.]

C'est au moyen de ces vastes créations qu'il se proposait d'arrêter la
coalition sur l'Elbe, s'il ne l'arrêtait pas sur l'Oder, et de faire
évanouir les espérances dont elle paraissait enivrée. Ayant environ 50
mille hommes de garnison dans les places de la Vistule et de l'Oder,
40 mille de troupes actives sous le prince Eugène, il allait renforcer
celui-ci avec les 40 mille hommes du général Lauriston, en réunir
ainsi 80 mille sur l'Elbe, y arrêter court l'ennemi, et prévenir toute
invasion dans la basse Allemagne. Puis avec les deux corps du Rhin,
avec le corps d'Italie arrivant par la Bavière, enfin avec la garde
impériale, Napoléon devait avoir environ 200 mille hommes en Saxe, au
mois d'avril ou de mai, donner la main au prince Eugène, et accabler,
avec près de 300 mille hommes, les Russes renforcés par n'importe
quels alliés. Restaient comme réserve les anciens corps qui allaient
se réorganiser sous les maréchaux Davout et Victor, les cadres
arrivant d'Espagne, les cent cinquante bataillons de dépôt destinés à
recevoir la conscription de 1814, et pouvant fournir encore 100 ou 150
mille combattants. Les nouvelles troupes réunies par Napoléon étaient
jeunes et inexpérimentées, mais l'espèce des hommes était vigoureuse,
à cause de l'âge auquel on avait pris la plupart d'entre eux, les
cadres étaient les plus aguerris du monde, et impatients de rétablir
le prestige de nos armes. La difficulté principale, c'était le temps,
qui était bien court pour de si vastes créations. Mais, en
administration comme en guerre, Napoléon possédait un art merveilleux
pour se servir du temps qu'il avait. De même qu'il savait faire
doubler les étapes aux troupes, il savait faire doubler leur travail
aux administrations, en leur traçant leur marche, en décidant lui-même
les questions douteuses devant lesquelles elles sont souvent arrêtées,
en faisant exécuter simultanément des opérations qu'elles
n'accomplissent d'ordinaire que l'une après l'autre, surtout en
surveillant chaque chose de ses propres yeux, en suivant l'exécution
de ses ordres, en dépêchant partout, comme aux époques où il déployait
le plus d'ardeur et de jeunesse, une multitude d'officiers de
confiance qui chaque soir avant de se coucher lui rendaient compte de
ce qu'ils avaient vu, en ne faisant pas lire, en lisant lui-même leur
correspondance, et en demandant compte aux agents en retard du moindre
de ses ordres resté inexécuté, pour les réprimander si c'était
omission de leur part, pour vaincre l'obstacle si c'était difficulté
naissant de la nature des choses.

[En marge: Le vieux maréchal Kellermann placé à Mayence pour inspecter
les troupes de passage.]

On ne l'avait jamais vu plus jeune, plus actif, plus patient, moins
empereur enfin, et plus ministre ou général. Il avait pour cette
circonstance rétabli un usage qui lui avait été fort utile jadis,
c'était de placer à Mayence le vieux Kellermann (le duc de Valmy) avec
une autorité supérieure sur toutes les divisions militaires des bords
du Rhin, depuis Strasbourg jusqu'à Wesel. Le maréchal Kellermann ayant
encore, quoique fort âgé, beaucoup d'activité, y joignant une grande
habitude de l'organisation des troupes, disposant en outre de magasins
immenses et de crédits dont chaque jour il rendait compte à
l'Empereur, inspectait les détachements envoyés de leur dépôt aux
lieux de rassemblement et passant presque tous par Mayence, s'assurait
par ses propres yeux de ce qui leur manquait en chaussures, vêtements,
armement, officiers, y suppléait sur-le-champ, et, s'il ne le pouvait
pas, en avertissait l'Empereur, qui se chargeait d'y pourvoir
lui-même. C'est au prix de ces efforts incessants que Napoléon
parvenait à réaliser ces créations soudaines, insuffisantes il est
vrai, quelque grandes qu'elles fussent, pour réparer les conséquences
d'une politique immodérée, mais suffisantes pour étonner le monde,
pour ajouter une nouvelle gloire à celle que nous avions déjà, et pour
forcer l'Europe à verser tout son sang afin de nous vaincre. Ces
détails peuvent sembler arides sans doute, mais ils ne paraîtront tels
qu'à ceux qui ne savent pas, ou n'ont pas le goût d'apprendre comment
s'accomplissent les grandes choses.

[En marge: Moyens financiers employés pour faire face aux nouveaux
armements.]

Ce n'était pas tout que de réunir si vite ces forces considérables,
il fallait les payer. Tandis qu'il travaillait jour et nuit à la
recomposition de l'armée, Napoléon travaillait tout autant, et avec
non moins d'activité, à mettre les finances de l'Empire en état de
suffire à ses vastes armements; et ce n'était pas chose facile à la
suite d'un discrédit financier, qui devait naturellement accompagner
un commencement de discrédit politique.

[En marge: Budgets de l'Empire depuis 1811.]

[En marge: Ressources avec lesquelles on avait fait face aux dépenses
de la campagne de Russie.]

Nous avons exposé ailleurs comment les budgets de l'Empire, renfermés
pendant plusieurs années dans une somme d'environ 780 millions (900
millions avec les frais de perception), avaient été tout à coup portés
en 1811 à 200 millions de plus, c'est-à-dire à un total de 1100
millions. Deux causes, avons-nous dit, avaient produit cette subite
augmentation: premièrement, la réunion à la France de Rome, de
l'Illyrie, de la Hollande et des départements anséatiques;
secondement, les armements pour la Russie. Les réunions de territoires
avaient ajouté à la dépense, mais beaucoup plus à la recette, car
elles avaient procuré au budget un accroissement de produit de 98
millions, et un accroissement de charges qui n'était pas à beaucoup
près égal. Les armements pour la Russie n'avaient ajouté qu'à la
dépense. On y avait pourvu avec le produit ordinaire et extraordinaire
des douanes. Le produit ordinaire avait été fort accru par la nouvelle
manière d'entendre le blocus continental, laquelle consistait, comme
on a vu, à fermer les yeux sur l'origine des denrées coloniales, en
leur faisant payer 50 pour cent de leur valeur. Le produit
extraordinaire résultat des saisies opérées en Belgique, en Hollande,
dans les départements anséatiques, s'était élevé jusqu'à cent
cinquante millions.

[En marge: Déficits de l'année 1812 et des années antérieures.]

On était ainsi parvenu à faire face aux besoins des années 1810, 1811,
1812. Pourtant il restait quelques insuffisances auxquelles il était
urgent de pourvoir. Le budget de 1811 fixé d'abord à 1100 millions
avec les frais de perception, laissait à couvrir, par suite de la
disette qui avait coûté 20 millions au Trésor, et d'une diminution
dans le produit des bois, un déficit de 46 millions. Le budget de
1812, évalué à 1150 millions, présentait également un déficit de 37
millions et demi. C'étaient 83 millions à trouver pour solder ces deux
exercices, dont heureusement les dépenses n'étant pas entièrement
liquidées, ne réclamaient pas toutes un payement immédiat. Quant au
budget de 1813, la guerre se faisant presque sur nos frontières, et
dans des pays alliés qu'il fallait ménager, on était obligé
d'entretenir les troupes aux frais de la France. On conjecturait que
ce budget ne monterait pas à moins de 1270 millions, et on estimait
pour cette année 1813 l'insuffisance des ressources à 149 millions. En
ajoutant ce nouveau déficit à ceux de 1811 et de 1812, on arrivait à
une somme totale de 232 millions, qui manquait au Trésor, et qu'on ne
savait comment se procurer, car on n'avait jamais songé à recourir au
crédit depuis l'ancienne banqueroute.

[En marge: Embarras de M. Mollien, et sa répugnance pour les moyens
irréguliers.]

Nous avons dit que les déficits de 1811 et de 1812 ne se faisaient pas
encore beaucoup sentir, parce que ces exercices n'étaient pas
liquidés, mais pour 1813 les dépenses du commencement de l'année étant
immenses, et allant fort au delà des recettes réalisées, l'embarras
devenait extrême. M. Mollien, ministre du Trésor, esprit ingénieux
mais circonspect, craignant avec raison pour sa considération
personnelle si on avait recours à des moyens irréguliers, était
très-déconcerté, et par ses scrupules devenait pour Napoléon l'une des
difficultés du moment. La caisse de service, dont la création honorait
l'administration de M. Mollien et avait été d'un grand secours, était
arrivée à la limite des facilités qu'elle pouvait offrir. On se
souvient sans doute qu'avant l'établissement de cette caisse le
Trésor, lorsqu'il avait des besoins pressants, envoyait à l'escompte
les obligations des receveurs généraux, et presque toujours chez les
receveurs généraux eux-mêmes, qui les escomptaient avec les fonds du
Trésor déjà rentrés dans leurs mains. Depuis la création de la caisse
de service, tous les fonds des receveurs généraux devant être versés
immédiatement à cette caisse, et leurs obligations n'étant plus
escomptées, cette espèce d'agiotage avait disparu. Il y avait en place
la caisse de service, sans cesse alimentée par les versements des
receveurs généraux, et émettant pour ses besoins journaliers des
billets qui portaient intérêt, et qui étaient fort accrédités dans le
commerce. C'étaient les bons du Trésor de cette époque.

[En marge: Impossibilité pour la caisse de service de fournir au
Trésor de nouvelles facilités.]

Cette caisse avait fourni jusqu'à cent douze millions de ressources
courantes au commencement de 1813, et il ne lui était pas possible de
pousser au delà les moyens de crédit dont elle disposait. M. Mollien,
n'ayant pas plus que les autres ministres le secret de Napoléon,
croyant avec le public à l'immensité du trésor amassé aux Tuileries,
aurait voulu que Napoléon versât tout de suite cent ou deux cents
millions dans les caisses de la trésorerie, et souvent, dans son
profond chagrin, l'accusait d'une étrange avarice, presque d'une sorte
d'avidité personnelle. Mais c'est là que Napoléon était, comme à la
guerre, admirable de prévoyance, d'ordre, d'adresse, et qu'il faisait
des prodiges, pour corriger sa politique par son administration. Il
faut ajouter qu'il était tout aussi admirable de désintéressement,
n'ayant d'autre avidité que celle de l'ambition.

[En marge: Trésor secret des Tuileries, son origine et son
importance.]

Voici le secret de ce trésor amassé aux Tuileries que Napoléon avait
raison de ne pas dévoiler, même à ses ministres, le système du
gouvernement étant admis. Il consistait dans le reliquat du trésor
extraordinaire et dans les économies de la liste civile.

Le reliquat du trésor extraordinaire était fort réduit par suite des
donations prodiguées aux militaires qui avaient glorieusement servi,
et par suite aussi des secours fournis au budget de la guerre. On n'a
pas oublié en effet que pour maintenir les dépenses et les recettes de
l'État en équilibre, Napoléon avait pris plusieurs fois au compte du
trésor extraordinaire une portion des dépenses de la guerre. Le trésor
extraordinaire, dont le montant avait varié de 320 à 340 millions,
s'élevait en ce moment à 325 à peu près, mais point en valeurs
liquides. Il y avait sur cette somme 84 millions anciennement prêtés
au département des finances, 9 ou 10 placés en actions de la Banque
que Napoléon achetait de temps en temps pour en maintenir le cours, 15
autres millions en diverses valeurs du Trésor que Napoléon prenait
également sous main pour les soutenir, comme les bons de la caisse
d'amortissement par exemple. Il y avait encore 12 millions prêtés aux
villes de Paris et de Bordeaux ainsi qu'à plusieurs commerçants, 7
millions souscrits secrètement dans l'emprunt de Saxe, 4 millions en
mercure resté dans les mines d'Idria, 135 millions enfin dus par la
Prusse, l'Autriche, la Westphalie, la Saxe, la Bavière. Cette dernière
somme était d'un recouvrement impossible, car la Prusse se prétendait
quitte et même créancière, le mariage et les circonstances avaient
dégagé l'Autriche, et les autres États allemands loin de pouvoir
fournir de l'argent avaient besoin qu'on leur en prêtât. C'étaient en
tout 267 millions, ou placés ou dus, qui n'étaient pas actuellement
réalisables, mais qui rapportaient intérêt, et dont le produit formait
le revenu annuel du domaine extraordinaire. Ce revenu montait à 13 ou
14 millions, avec lesquels Napoléon faisait des largesses, des
aumônes, quelquefois même des embellissements dans sa capitale. Il ne
restait donc que 58 ou 60 millions disponibles, somme peu
considérable, mais qui employée à propos pouvait être d'un grand
secours.

[En marge: Liste civile de Napoléon.]

[En marge: Ses prodiges d'économie.]

Après ce trésor venait celui de la liste civile, fortune particulière
de Napoléon, amassée par des prodiges d'économie. Napoléon jouissait
de 40 millions à peu près de liste civile, dont 25 millions pour la
France, 4 millions pour le produit des forêts de la couronne, 11
millions environ pour les listes civiles de Hollande, de Piémont, de
Lombardie, de Toscane, de Rome. Mais il avait à entretenir les palais
de France, de la Haye, d'Amsterdam, de Turin, de Milan, de Florence,
de Rome, et il le faisait avec une magnificence digne de sa grandeur.
Il avait quelquefois acheté jusqu'à 6 millions de diamants anciens ou
nouveaux dans une année, afin de reconstituer le trésor de la couronne
en pierreries. Il entretenait une maison militaire d'un éclat
excessif. Conséquent enfin avec lui-même, il faisait des dépenses pour
les lettres, les arts et les sciences, y ajoutait souvent des actes de
bienfaisance de la plus noble délicatesse, et portait un tel ordre
dans ses comptes, que tout y était inscrit avec la plus sévère
attention, et, par exemple, que le premier article de recette dans ses
livres, après les 25 millions de la liste civile française, était le
suivant: _Traitement de Sa Majesté Impériale et Royale, comme membre
de l'Institut, 1200 francs_[9].

[Note 9: C'est avec les comptes de Napoléon sous les yeux que nous
donnons ces détails.]

Pendant longtemps, Napoléon n'avait eu que 29 millions de liste
civile, et ce n'était que depuis trois ou quatre ans qu'il en touchait
40. Depuis son élévation au trône, il avait économisé 135 millions,
dont il avait placé quelques portions en bonnes valeurs du Trésor ou
de l'industrie, pour en soutenir le cours, comme les bons du
Mont-Napoléon à Milan, la caisse d'amortissement à Paris, les canaux
de Loing et du Midi, etc. Mais de ce trésor il avait gardé environ une
centaine de millions en numéraire dans les caves des Tuileries,
pensant que dans les circonstances difficiles aucune ressource ne
valait l'argent comptant. Il lui restait donc à peu près 60 millions
sur le domaine extraordinaire, 100 sur les 135 millions économisés de
la liste civile, composant un total de 160 millions en or et en
argent, soit aux Tuileries, soit dans les caisses du domaine
extraordinaire.

Telles étaient les valeurs métalliques qui faisaient dire aux uns
qu'il avait 300, aux autres 400 et même 600 millions en métaux
précieux, dans un souterrain de son palais. Lui-même ne s'expliquant
pas clairement, ne donnant jamais à un caissier le secret de l'autre,
résumant pour lui seul, dans sa vaste tête, l'état de ses finances et
de ses armées, laissait croire ce qu'on voulait, et disait quelquefois
tout ce qu'il fallait pour accréditer le bruit d'un trésor prodigieux.
C'était, après son armée, la principale de ses ressources. Une seule
eût mieux valu, la sagesse politique; mais, sauf celle-là, il avait
toutes les autres. Malheureusement aucune ne saurait la remplacer!

[En marge: Motifs de Napoléon pour laisser ignorer la valeur de son
trésor personnel, et pour n'y recourir qu'à la dernière extrémité.]

Si Napoléon, se rendant aux instances de son ministre, eût versé au
premier embarras, même au second, ces 160 millions dans les caisses du
Trésor public, il les aurait vus disparaître, et se serait bientôt
trouvé sans argent, comme un général sans réserve sur le champ de
bataille. Il était donc sagement résolu à ne pas s'en dessaisir à
moins d'une impérieuse nécessité, se réservant d'en employer une
partie pour soutenir les valeurs que le ministre des finances serait
tôt ou tard obligé de créer, et voulant en ménager une portion
considérable pour les cas urgents. En même temps il se gardait bien
pour justifier sa résistance d'avouer à quel point ses ressources
extraordinaires étaient limitées, conservait ainsi son secret pour
lui seul, supportait les insinuations quelquefois assez aigres de M.
Mollien, et laissait dire ce ministre et d'autres, ne se livrant à son
impatience naturelle que lorsque tout allait bien, devenant doux et
calme au contraire lorsque tout allait mal, pour ne pas ajouter par
des défauts de caractère aux peines de ceux qui le servaient. Il
cherchait donc, sans s'expliquer, le moyen de se procurer les 232
millions qui manquaient pour compléter les budgets de 1811 et de 1812,
et pour solder en entier celui de 1813.

[En marge: Napoléon ne veut pas d'une augmentation d'impôts.]

Napoléon ne voulait à aucun prix accroître les impôts, bien qu'une
augmentation sur les contributions directes, très-facile à supporter,
eût suffi pour produire les 150 millions dont on avait besoin pour
1813. Les impôts indirects, rétablis par lui, avaient réussi sous le
rapport financier, bien entendu, car sous le rapport politique ils
n'avaient pas eu plus de succès que de coutume. Mais les impôts
indirects, on ne les augmente pas à volonté, et en élevant leur tarif,
on n'est pas toujours sûr d'élever leur produit. Quant à la propriété
foncière, Napoléon répugnait, après l'avoir déchargée sous son règne,
à la grever de nouveau. Il aimait à pouvoir dire qu'au milieu des plus
grandes guerres la condition matérielle de la France n'avait pas été
changée, que l'armée seule se ressentait de ces guerres, mais que pour
elle combattre était son lot ordinaire et toujours désiré, car elle y
gagnait de la gloire, des honneurs, des grades, des richesses.
C'étaient là des appréciations comme on a l'habitude d'en faire
lorsqu'on parle sans contradicteur. Cette armée que Napoléon disait
si satisfaite, commençait fort à se plaindre, et tous les militaires
qui revenaient des bords du Niémen tenaient un langage tel, qu'on
était obligé de veiller sur eux, et de les séparer des nouveaux
soldats pour prévenir la contagion du mécontentement. De plus, on ne
formait l'armée qu'en la tirant du sein de la population, en levant
sur le pays ce fameux impôt du sang, réputé alors le plus cruel de
tous. Une fois sous les drapeaux, il est vrai, les enfants de la
France devenaient militaires de fort bonne grâce, mais les parents
n'en prenaient pas aussi aisément leur parti, et il s'amassait peu à
peu dans leur coeur une haine effroyable, dont l'explosion devait être
terrible. Napoléon se nourrissait donc d'une pure illusion lorsqu'il
croyait que les impôts d'argent n'étant pas augmentés, la guerre ne
devait exercer sur l'esprit des populations aucune influence fâcheuse;
mais enfin il aimait à se le persuader ainsi, et par ce motif il se
refusait à toute augmentation d'impôts. M. Mollien, au contraire,
désirant que ses caisses fussent remplies, et remplies par des moyens
réguliers, préférait ce qu'il y avait de plus sûr et de plus prompt,
et aurait voulu accroître les contributions publiques. Mais il n'y
avait pas à en parler à Napoléon, et il fallait songer à une autre
ressource.

[En marge: Personne ne croit à la possibilité d'une émission de
rentes.]

Une émission de rentes, qui aurait réussi peut-être, si on avait tenté
plus tôt d'en donner l'habitude au public, était impossible
actuellement, ou du moins très-difficile, et il eût été singulier en
effet, n'ayant pas essayé du crédit en 1807 et en 1808, de commencer à
en user en 1813. Les produits des douanes, qui avaient été, avec les
prélèvements sur le trésor extraordinaire, la ressource employée pour
couvrir les déficits antérieurs, et notamment les frais du grand
armement de 1812, étaient épuisés, car il n'y avait plus, comme en
1810 et en 1811, d'immenses saisies à opérer. Toutefois les produits
ordinaires des douanes s'étaient fort accrus, et étaient montés de 30
millions à 80, grâce au fameux tarif de 50 pour cent, devenu
l'instrument principal du blocus continental. Pour cette année, ne
pouvant plus espérer la paix de la détresse de l'Angleterre, et
n'ayant à l'attendre que des batailles qui allaient se livrer en
Allemagne, voulant de plus rendre aux villes de Bordeaux, de Nantes,
du Havre, de Marseille, quelque activité commerciale, Napoléon avait
accordé une quantité de _licences_ telle, qu'on pouvait considérer
comme presque rétabli le commerce avec l'Angleterre, et qu'il s'était
cru autorisé à évaluer à 100 millions l'impôt ordinaire des douanes.
Aussi les rôles étaient-ils intervertis, et tandis que deux années
auparavant Napoléon torturait l'Europe pour interdire les relations
avec l'Angleterre, c'était l'Angleterre maintenant qui, s'apercevant
des avantages que procuraient à son ennemi les communications par
_licences_, travaillait à les rendre impossibles.

[En marge: N'ayant pas de crédit, ne voulant pas d'impôts, Napoléon a
recours à une nouvelle aliénation de domaines nationaux.]

Ne voulant augmenter ni l'impôt direct ni l'impôt indirect, le crédit
n'étant pas en usage, les saisies commerciales ne produisant presque
plus rien, restait le vieux moyen des aliénations de domaines
nationaux, employé d'une manière si dommageable par nos premières
assemblées révolutionnaires, et avec assez d'avantage par Napoléon,
parce qu'il s'en était servi lentement, et en ayant recours à
l'intermédiaire de la caisse d'amortissement. Mais ce moyen lui-même
n'offrait plus que des ressources extrêmement restreintes. Napoléon
avait restitué aux familles émigrées une assez notable portion de
leurs biens. Quant aux biens qui n'avaient point été aliénés, il ne
voulait pas assumer l'odieux de les faire vendre, car c'eût été donner
suite à des confiscations auxquelles son gouvernement avait eu
l'honneur de mettre fin. Les seules aliénations que Napoléon se permît
sans scrupule, c'étaient celles des domaines de l'Église. Il ne
répugnait pas à celles-là, et le public non plus, parce qu'il y avait
à faire valoir à leur égard la raison très-sérieuse de l'abolition de
la mainmorte. Les immenses bienfaits résultant de la mise en valeur
des terres de l'Église étaient une réponse quotidienne et vivante à
toutes les contradictions dont ce genre d'aliénations pouvait encore
être l'objet. Mais de ces terres il n'en restait presque plus. Les
pays religieux ajoutés à l'Empire, comme les provinces du Rhin,
certaines portions de l'Italie, et surtout l'État pontifical, avaient
fourni la matière de quelques ventes, que la caisse d'amortissement
avait opérées assez avantageusement; mais le terme en était atteint,
excepté pour celles de l'État pontifical; et quant à ces dernières, il
avait fallu les suspendre par une raison que nous ferons bientôt
connaître. Quelques années auparavant Napoléon avait pris la dotation
de l'Université et celle du Sénat, qui étaient l'une et l'autre
constituées en propriétés foncières, les avait remplacées par une
rente sur le grand-livre, et avait fait vendre les propriétés
provenant de cette origine par l'intermédiaire accoutumé de la caisse
d'amortissement.

Restait-il encore quelque opération de ce genre à essayer, quelques
biens de mainmorte à prendre, en indemnisant les propriétaires de ces
biens avec des rentes sur le grand-livre? Telle était la question, et
elle conduisit bientôt à trouver la ressource tant cherchée.

[En marge: Les communes étaient le seul propriétaire de biens de
mainmorte qui restât en France.]

[En marge: Napoléon imagine de leur prendre leurs biens, en les
indemnisant avec des rentes.]

Il restait en effet un propriétaire mainmortable à déposséder, et à
indemniser avec des rentes, et ce propriétaire c'étaient les communes.
Dans presque tous les départements, et particulièrement dans
quelques-uns, les communes possédaient des biens considérables et mal
administrés. S'il eût fallu porter la main sur tous ces biens sans
distinction, la chose eût été non-seulement inique, mais impraticable,
et infiniment dangereuse, car on se serait exposé à des séditions.
Mais on pouvait distinguer entre les propriétés communales, et on y
était fort disposé. Au nombre de ces propriétés, il y avait les
bâtiments servant aux usages communaux, tels que les hôtels de ville,
les écoles, les hôpitaux, les églises, les places publiques, les
promenades, dont il était impossible de songer à s'emparer. Cette
première exception allait de soi, et n'avait presque pas besoin d'être
énoncée. Il y avait d'autres biens, dont l'exception, quoique moins
indiquée, était encore plus nécessaire, c'étaient tous ceux dont la
jouissance prise en commun constituait une des principales ressources
du peuple des campagnes, comme les pâturages où les paysans envoient
paître leur bétail, les bois où ils prennent leur chauffage, les
tourbières dont ils consomment ou vendent la tourbe. Enlever ces
biens, dans un moment où la conscription commençait à pousser les
campagnes au désespoir, c'était dans certaines provinces s'exposer à
une nouvelle Vendée. Quant à ceux-là l'exception était encore
inévitable, car la dépossession eût été non-seulement barbare, mais
souverainement imprudente.

[En marge: La mesure doit se borner aux biens affermés.]

Restait une troisième espèce de biens, la seule qui pût être l'objet
d'une mesure financière, nous voulons parler des propriétés affermées
par les communes, ne représentant pour elles qu'un revenu en argent,
dont elles appliquaient le montant à leurs dépenses. Comme après tout
il ne s'agissait pour elles que d'un produit en argent, qui
contribuait à alléger le poids de leurs impôts, peu leur importait que
cet argent leur vînt d'un fermier ou de l'État, l'exactitude à payer
étant au moins égale. Les communes ne devaient pas même s'apercevoir
du changement, et l'État y devait gagner, outre une ressource actuelle
dont il avait grand besoin, la mise en valeur de biens-fonds
considérables et aussi mal administrés que le sont tous les biens de
mainmorte. Quant à la valeur totale des biens dont il s'agit, on
estimait qu'ils pourraient se vendre environ 370 millions, tandis
qu'ils ne rapportaient pas plus de 8 à 9 millions par an aux communes.
En supposant qu'on les vendît en effet 370 millions, et cette
estimation ne semblait pas exagérée, il devait rester, en prélevant
les 232 millions nécessaires à l'État, environ 138 millions, qui, au
taux actuel des fonds publics (le cinq pour cent se vendait 75 francs)
devaient procurer les 9 millions de rentes dont on avait besoin pour
indemniser les communes. De la sorte l'État allait même trouver gratis
la ressource qui lui était nécessaire.

[En marge: Objections que soulève la mesure proposée.]

Ainsi présentée la mesure n'offrait que des avantages, et il n'y avait
pas à hésiter sur son adoption. Mais sous un autre point de vue il
s'élevait des objections de la plus grande gravité. Premièrement le
droit de propriété était atteint dans une certaine mesure, bien qu'il
s'agît ici de propriétés collectives, sur le sort desquelles l'État
exerce une action qu'il ne peut prétendre sur aucune autre. Ainsi il
peut supprimer un couvent, une association, une commune, et dans ce
cas il est amené à disposer de leurs propriétés, tandis qu'il ne peut
supprimer un particulier, et même quand il lui ôte la vie au nom des
lois, il ne fait qu'ouvrir sa succession, sans avoir le droit de se
saisir de ses biens. Secondement il y avait un dommage pécuniaire
très-réel, quoique lointain, causé aux communes, car si dans le moment
on leur procurait un revenu plus certain et plus facile, on leur
donnait une propriété qui devait se déprécier tous les jours par le
seul changement des valeurs, contre une propriété, celle de la terre,
qui au contraire augmente sans cesse par la même cause. Troisièmement
on froissait les administrations municipales, qui, habituées à gérer
les domaines communaux, les regardaient comme leur propre fortune.
Quatrièmement enfin l'aliénation, même en l'exécutant avec beaucoup de
prudence, ne pouvait manquer d'être difficile et lente, car il fallait
inventorier ces biens, les évaluer, les transférer à l'État, les
remplacer par une rente proportionnelle, les vendre, en retirer le
prix, ce qui devait exiger beaucoup de temps, et comme les besoins du
Trésor étaient immédiats, il en résultait la nécessité d'anticiper par
l'émission d'un papier sur le produit de la vente.

[En marge: Vive discussion établie sur ce sujet entre M. Mollien et M.
de Bassano.]

[En marge: Napoléon décidé par l'urgence des besoins.]

Ces objections bien présentées auraient fait reculer une assemblée
éclairée, et à tout prendre une émission de rente, fallût-il faire
descendre le cinq pour cent de 75 francs à 60, même à 50, eût mieux
valu, eût procuré des ressources moins coûteuses et plus prochaines,
qu'une aliénation soudaine et considérable de propriétés foncières.
Mais ces questions étaient alors beaucoup moins connues qu'elles ne le
sont aujourd'hui. On ne savait pas aussi bien que de nos jours ce
qu'on perd à troubler la propriété, ce qu'on gagne à payer les
capitaux chèrement, pourvu qu'on les obtienne d'une manière régulière,
et qu'on solde exactement les services publics. La question fut
surtout débattue entre M. de Bassano, que sa complaisance pour les
idées de Napoléon faisait alors admettre à l'examen de presque toutes
les affaires, et M. Mollien, qui discutait peut-être un peu trop
subtilement des vérités incontestables, s'irritait profondément contre
son contradicteur sans oser le manifester, et s'en allait mécontent
sans se rendre. Chaque jour la lutte recommençait. M. de Bassano
trouvait que c'était merveille de se procurer tout de suite 370
millions, dont 232, chiffre exact des besoins du Trésor, seraient
appliqués au service public, et 138 à indemniser le propriétaire
spolié, sans qu'il en coûtât rien à personne, pas même à l'État qui
allait recevoir une si grosse somme. M. Mollien soutenait sur le
droit de propriété des théories vraies, mais abstraites, et qui
touchaient peu son adversaire, présentait l'extension donnée aux bons
de la caisse d'amortissement comme la création d'un vrai
papier-monnaie, signalait les difficultés qui en résulteraient dans
tous ses services, les signalait avec chagrin, avec humeur, plutôt
qu'avec résolution. Cette lutte entre un esprit facile et disert, mais
comprenant trop peu les objections pour s'en laisser affecter, et un
esprit convaincu, mais ne sachant pas convaincre, eût été
interminable, si Napoléon impatienté, discernant parfaitement ce qu'il
y avait de vrai et de faux de l'un et de l'autre côté, mais voulant à
tout prix un résultat, n'eût dit à M. Mollien: Tout cela est bien, je
comprends vos objections, je les apprécie, mais avant de critiquer un
projet il faut mettre quelque chose à la place.--L'objection était en
effet embarrassante. C'était le cri du besoin, poussé par celui à qui
les besoins de l'État étaient plus pressants qu'à un autre, parce
qu'il avait un million de soldats à vêtir, à armer, à nourrir, et que
son existence, sa grandeur, sa gloire, tenaient à la solution du
problème. Si M. Mollien eût été un esprit plus décidé, il aurait
répondu tout de suite à Napoléon: Émettez des rentes 5 pour cent, à 60
francs, même à 50 s'il le faut; payez les capitaux 8 ou 10 pour cent,
même davantage, et cette opération vous coûtera moins cher, vous
créera moins d'inimitiés, nourrira plus tôt et mieux vos soldats,
qu'un papier-monnaie mal accueilli, et refusé dans tous les payements.
Mais M. Mollien n'eût pas osé dire cela, peut-être même n'eût-il pas
osé le penser à cette époque, et Napoléon pressé de se procurer de
l'argent, ne supposant pas possible une émission de rentes, voulant
absolument avoir des biens à vendre puisque c'était la seule ressource
du moment, les prenait où il y en avait encore. L'archichancelier
Cambacérès, plus calme, était néanmoins dominé aussi par le sentiment
du besoin, et par le même motif que Napoléon aboutit à l'adoption du
projet si longuement débattu.

[En marge: La résolution d'aliéner les biens affermés des communes est
définitivement adoptée.]

[En marge: Conditions de la mesure.]

[En marge: Émission d'un papier dont Napoléon prend une somme
considérable pour le soutenir.]

En conséquence, il fut convenu qu'on s'approprierait les biens des
communes que nous avons désignés, c'est-à-dire les biens affermés,
qu'on les évaluerait au moyen d'une procédure administrative sommaire,
qu'on les remplacerait par une rente dont il était facile à l'État de
faire l'avance en la créant, et qu'on les transférerait ensuite à la
caisse d'amortissement. Cette caisse avait pris l'habitude des ventes
territoriales, et les exécutait bien, parce qu'elle les exécutait
lentement et par petites quantités. En attendant qu'elle en reçût le
payement ordinairement exigé à des termes éloignés et successifs, elle
émettait un papier portant intérêt, qu'elle donnait à l'État pour prix
des biens à vendre, qu'elle retirait ensuite peu à peu, à mesure
qu'elle touchait le prix des ventes, et qui se soutenait dans le
public, parce qu'il était peu considérable, et très-exactement
remboursé en capital et intérêts. C'était ce mécanisme qu'il
s'agissait de développer, et qu'on développa en effet, en statuant que
la caisse d'amortissement vendrait les nouveaux biens aux enchères,
sous la condition pour les acheteurs d'acquitter un tiers de la valeur
comptant, un second tiers en 1814, un troisième en 1815, et de payer
en outre l'intérêt des sommes différées sur le pied de 5 pour cent.
En attendant, la caisse d'amortissement devait créer immédiatement, et
remettre au Trésor pour 232 millions de bons, portant intérêts, et
successivement remboursables à mesure de l'acquittement du prix des
immeubles à vendre. C'était ensuite au Trésor à se servir de ces bons
comme il pourrait, et à forcer, par exemple, ou à induire les
créanciers de l'État à les accepter. C'est là que commençait le juste
chagrin de M. Mollien, chagrin que M. de Bassano ne comprenait pas
plus que les colères de l'Europe prêtes à se déchaîner sur nous.--Mais
à qui ferai-je accepter ce papier? disait le ministre du Trésor.--À
tous ceux à qui vous devez, répondait Napoléon. Vous devez à des
fournisseurs de la guerre et de la marine, à des créanciers de toute
espèce, 46 millions pour 1811, 37 millions pour 1812; payez ces sommes
avec les bons de la caisse d'amortissement, et vous introduirez ainsi
ces bons en province. On y répugnera d'abord, mais en voyant qu'ils
portent un intérêt exactement acquitté, qu'ils servent à acheter des
biens fort beaux, et nullement frappés de réprobation comme les
anciens biens d'émigrés, on les recherchera. Il s'en vendra sur la
place, on en soutiendra le cours, et votre papier finira par valoir
presque de l'argent.--Si Votre Majesté s'en chargeait, répondait
timidement M. Mollien, c'est-à-dire si elle achetait tout de suite les
232 millions avec les grandes ressources accumulées par son génie,
alors tout serait facile.--Oui, sans doute, répliquait Napoléon, tout
serait facile alors ... et il se gardait de dire pourquoi il ne le
faisait pas. Il avait effectivement tout au plus les deux tiers de
cette somme dans ses deux trésors, et il ne voulait pas avec raison se
démunir de tout son argent comptant. Mais il promettait à M. Mollien
de soutenir le cours de cette nouvelle valeur, en prenant pour son
compte une somme considérable des bons que la caisse allait émettre.

Il résolut en effet d'en prendre pour 60 ou 70 millions
successivement, placement qui était excellent, puisqu'il rapportait un
intérêt certain, et que l'échéance en était certaine aussi, mais qui
diminuait notablement les 160 millions comptant dont il était pourvu.
Toutefois il n'y avait pas à hésiter dans l'état de gêne où l'on se
trouvait, et il se flatta qu'en faisant acheter une portion de ce
papier au moment de son émission, il en maintiendrait la valeur à un
taux voisin du pair. Il le promit à M. Mollien pour lui rendre un peu
de courage.

Telles étaient les mesures financières par lesquelles Napoléon
s'apprêtait à soutenir ses dernières et ses plus terribles guerres.
C'était la fin de ces aliénations de biens-fonds dont la révolution
française avait fait ressource pour résister aux attaques de l'Europe.
N'ayant plus de nobles à proscrire, et ne le voulant pas d'ailleurs,
n'ayant plus d'églises à déposséder, Napoléon prenait les biens des
communes, derniers propriétaires de mainmorte, et les aliénait au
moyen d'une espèce de papier de crédit, beaucoup mieux assis et
surtout beaucoup mieux limité que les assignats, mais rappelant le
fâcheux souvenir du papier-monnaie, et introduit auprès du public dans
un moment bien peu favorable.

[En marge: Napoléon songe à une grande mesure qui puisse lui ramener
les esprits.]

[En marge: Cette mesure est un arrangement avec l'Église.]

Tout en faisant ce qui était humainement possible pour se mettre en
état de repousser les ennemis qu'il avait attirés sur la France,
Napoléon sentait le besoin aussi d'essayer quelque chose pour ramener
les esprits qu'il voyait s'éloigner chaque jour davantage de son
gouvernement. Une paix très-prochaine les lui eût seule rendus
complétement; mais la paix, toute désirable qu'elle était, n'était
possible qu'après d'énergiques efforts, qui nous rendissent, non pas
notre exorbitante domination sur l'Europe, mais le prestige de notre
supériorité militaire, et pour obtenir un tel résultat il fallait
répandre encore bien du sang. À défaut de la paix, que même en étant
très-sage il n'aurait pas pu donner tout de suite, Napoléon cherchait
une satisfaction morale à procurer aux esprits. Il en imagina une qui,
accordée à propos et sans réserve, aurait été d'un grand effet.

[En marge: Usage fâcheux que les ennemis de Napoléon faisaient des
affaires religieuses pour lui nuire.]

De toutes les causes qui indisposaient l'opinion publique contre
Napoléon, la plus agissante après la guerre, c'était la brouille avec
Rome et la captivité du Pape. Pour les partisans de la maison de
Bourbon, auxquels les derniers événements venaient de rendre des
espérances depuis longtemps évanouies, c'était un prétexte, et des
plus efficaces, pour exciter l'animadversion contre un gouvernement
tyrannique qui, suivant eux, opprimait les consciences. Pour la
portion pieuse du pays, politiquement désintéressée, mais ramenée à la
religion par d'affreux malheurs du temps, c'était un motif sérieux et
sincère de blâme et même d'aversion. En général les hommes et les
femmes qui montrent le plus de penchant pour les pratiques
religieuses, sont des âmes vives, qui éprouvent le besoin de
contribuer activement au triomphe de leurs croyances. Ce sont de
redoutables ennemis d'un gouvernement lorsqu'il s'est donné contre la
religion des torts véritables. L'autorité de leurs moeurs, leur zèle à
propager un grief, un bruit, une espérance, les rendent infiniment
dangereux. Napoléon aurait voulu désarmer cette classe respectable,
ôter en même temps un prétexte aux royalistes qui se servaient des
affaires du culte pour lui nuire, et faire espérer la paix avec
l'Europe par la paix avec l'Église.

[En marge: Translation du Pape à Fontainebleau.]

[En marge: Situation du Pontife dans cette nouvelle résidence.]

Aussi était-il résolu à terminer ses différends avec le Pape, en
concédant le moins possible, mais en concédant toutefois ce qui serait
nécessaire pour parvenir à un accord. Le Pape, détenu longtemps à
Savone, était en ce moment à Fontainebleau, captif mais libre en
apparence, et entouré de toute espèce de soins et d'honneurs. Napoléon
craignant que pendant qu'il serait enfoncé dans les profondeurs de la
Russie, les Anglais ne profitassent de l'occasion pour enlever Pie VII
de Savone, avait ordonné sa translation à Fontainebleau pendant l'été
de 1812. On lui avait donné l'appartement qu'il avait occupé à
l'époque heureuse et brillante du couronnement, temps déjà bien loin
et de lui et de Napoléon! On l'y avait comblé d'hommages, et une
partie de la maison civile et militaire de l'Empereur lui avait été
envoyée, afin qu'il vécût en souverain. Un détachement de grenadiers à
pied et de chasseurs à cheval de la garde impériale faisait le service
auprès de lui, et on avait eu l'attention de revêtir de l'habit de
chambellan l'officier de gendarmerie d'élite chargé de le garder, le
capitaine Lagorsse, lequel, avec de l'esprit et du tact, avait fini
par plaire au Pape au point de lui devenir indispensable. La
surveillance était donc cachée sous les égards les plus respectueux.
On avait laissé au Pape, outre son médecin et son chapelain, quelques
anciens serviteurs dont on était sûr, et il était visité de temps en
temps par les cardinaux de Bayane et Maury, par l'archevêque de Tours
et l'évêque de Nantes. Ces personnages éminents, auxquels on avait
tracé la conduite à tenir, sans avoir avec le Pontife des entretiens
d'affaires, lui parlaient quelquefois des maux de l'Église, des moyens
et de l'espérance de les faire cesser, surtout lorsque le retour de
Napoléon à Paris mettrait en présence deux princes qui s'aimaient, et
qui en s'abouchant directement s'entendraient mieux qu'en se faisant
représenter par les négociateurs les plus habiles. Cette société était
la seule qui fût permise au Pape, et la seule même qui lui plût. Il
avait la faculté de célébrer la messe le dimanche à la grande chapelle
du château et d'y donner sa bénédiction aux fidèles. Mais on avait si
peu ébruité sa translation, la pensée du public fixée sur Moscou était
dans ce moment si peu tournée vers les affaires religieuses, on
craignait tant d'ailleurs les embûches de la police impériale, qu'il
venait à peine quelques curieux à Fontainebleau le dimanche. Le Pape
vivait donc dans une retraite profonde, on pourrait même dire douce si
elle n'avait été forcée. Quoiqu'on eût mis le parc à sa disposition,
il ne sortait jamais de ses appartements, par indolence et par calcul,
faisait quelques pas tous les jours dans la grande galerie dite de
Henri II, retombait ensuite dans son immobilité, ne lisait même pas,
bien qu'il eût à sa portée la bibliothèque du château, et semblait
complétement endormi dans sa captivité.

[En marge: Projet de Napoléon de s'aboucher directement avec Pie VII.]

On ne pouvait pas imaginer un traitement physique et moral plus propre
à vaincre sa résistance, surtout si Napoléon apparaissant tout à coup,
venait essayer sur lui le double prestige de sa puissance et de sa
conversation entraînante. Napoléon revenu de Moscou vaincu par la
nature, sinon par les hommes, devait sans doute avoir moins
d'influence, mais il lui en restait encore assez pour décider, en s'y
prenant bien, Pie VII à une transaction. D'ailleurs, disposant de
toutes les issues, on n'avait laissé arriver à la connaissance du
Pontife que les faits impossibles à cacher, expliqués de la manière la
moins fâcheuse pour nos armes. Aussi, quoique ayant essuyé un mauvais
hiver, Napoléon n'en était pas moins aux yeux de Pie VII le potentat
le plus redoutable, potentat auquel personne n'était de force à
arracher l'Italie pour en restituer une partie au successeur de saint
Pierre.

[En marge: Les points en litige fort restreints depuis le mode adopté
pour l'institution canonique.]

[En marge: Le Pape ne voulant pas d'un établissement à Paris, on
espère par transaction lui faire accepter un établissement à Avignon.]

Napoléon s'était hâté le surlendemain même de son arrivée à Paris
d'écrire au Pape, pour lui témoigner le plaisir qu'il éprouvait de le
posséder si près de lui, le désir de l'aller voir et de terminer
bientôt les différends qui troublaient l'Église. Puis à cette lettre
il avait joint des allées et des venues de MM. de Bayane, de Barral,
Duvoisin, pour l'amener à un accord par des concessions presque
inespérées. En effet les points en litige ne présentaient plus d'aussi
grandes difficultés qu'auparavant. Le mode de l'institution canonique
était convenu depuis que l'Église, si facile alors sur sa prérogative
essentielle, avait concédé qu'après six mois tout prélat serait
institué, ou par le Pape, ou à son défaut, par le métropolitain de la
province ecclésiastique. Ce qui était plus difficile à déterminer,
c'était l'établissement temporel du Souverain Pontife. Pie VII ne
faisant pas entrer la chute de Napoléon dans ses prévisions, et ne
voyant dès lors aucun moyen de le forcer à restituer les États
romains, en était à considérer l'établissement de la papauté à
Avignon, avec une dotation convenable, comme une sorte de pis-aller
acceptable, qui avait dans le passé un précédent, une excuse et une
consolation. Mais ce qui le révoltait, et lui paraissait pire que la
captivité même, c'était le projet attribué à Napoléon, et qu'il avait
eu en effet un moment, d'établir la papauté à Paris, sous la main des
empereurs français. Si une telle chose avait pu s'accomplir, Pie VII
n'aurait plus été à ses propres yeux que le patriarche de
Constantinople, et la grande Église d'Occident aurait été ravalée pour
lui au niveau de la moderne Église d'Orient.

[En marge: Arrangements de détail au moyen desquels on pouvait se
flatter d'amener un accord.]

Cette disposition d'esprit fournissait donc un moyen de négociation
précieux, car en cédant sur l'établissement à Paris, et en accordant
l'établissement à Avignon, on pouvait amener le Pape à consentir à la
solution de la question réputée la plus épineuse. Restaient les
arrangements relatifs aux biens de l'Église romaine, vendus ou à
vendre, et aux siéges qualifiés de suburbicaires, parce qu'ils sont
placés aux environs de Rome, et entourés d'une antique majesté. Le
Pape tenait beaucoup à conserver ces siéges, et à pouvoir nommer des
évêques de Velletri, d'Alban, de Frascati, de Palestrina, etc., car,
sans moyens de récompenser des services, il lui aurait été impossible
d'entretenir son gouvernement. À ces points s'en ajoutaient quelques
autres encore, sur lesquels, avec la volonté d'en finir, et avec la
puissance de Napoléon, il était facile d'arriver à un accord.

[En marge: Lorsqu'on est près de s'entendre, Napoléon se transporte à
Fontainebleau pour s'aboucher avec le Pape.]

Lorsqu'on fut près de s'entendre, Napoléon résolut de se transporter
lui-même à Fontainebleau, pour terminer par sa présence les
hésitations ordinaires du Pape, et pour obtenir de lui un acte formel
qu'on pût offrir au public comme gage de la paix religieuse, comme
avant-coureur peut-être de la paix européenne.

[En marge: Entrevue cordiale de Napoléon et de Pie VII.]

En conséquence, le 19 janvier, feignant une partie de chasse à
Grosbois, il changea brusquement de direction, et se rendit à
Fontainebleau, où il avait secrètement envoyé sa maison. Le Pape était
en ce moment en conférence avec plusieurs évêques et cardinaux. Déjà
ému par les grandes affaires dont on l'entretenait depuis quelques
jours, il le fut bien davantage en apprenant l'arrivée subite de
Napoléon, qu'il n'avait pas vu depuis le couronnement, qu'il désirait
et appréhendait tout à la fois de rencontrer, car s'il se flattait
d'exercer une certaine influence sur l'auteur du Concordat, il
craignait encore plus de subir la sienne. Sans lui laisser le temps de
la réflexion, Napoléon accourut, le serra dans ses bras en l'appelant
son père. Le Pape reçut ses embrassements, en l'appelant son fils, et,
sans entrer ce jour-là dans le fond des affaires, ces deux princes, si
singulièrement associés par la destinée pour se plaire et se
tourmenter toute leur vie, parurent parfaitement heureux de se revoir.
L'espérance d'une prompte et complète réconciliation rayonnait sur les
visages. Les serviteurs du Pape, ordinairement les plus chagrins,
semblaient saisis et charmés par ce spectacle.

Le lendemain Pie VII, entouré des cardinaux et des évêques qu'on avait
laissé pénétrer jusqu'à lui pour cette circonstance, alla en grande
cérémonie rendre visite à l'Empereur dans ses appartements. De chez
l'Empereur il se transporta chez l'Impératrice, qu'il ne connaissait
pas, car ce n'était pas celle qu'il avait sacrée, et sur ce trône où
tout se succédait si vite, la souveraine était déjà changée! Comme
tout le monde, il la trouva bonne, douce, heureuse de sa grandeur, se
montra avec elle ce qu'il était toujours, digne, affectueux, plein des
grâces de la vieillesse, puis, après lui avoir fait sa visite, il
reçut la sienne, et au milieu de tout ce mouvement parut retrouver un
peu de vie, de satisfaction et d'espérance.

[En marge: Gravité de la résolution que le Pape avait à prendre.]

[En marge: Perplexité de Pie VII.]

Toutefois il ne pouvait avoir d'illusion sur ce qui allait se passer.
L'Empereur n'avait pu se déplacer pour ne faire à Fontainebleau qu'une
visite. Suivant sa coutume, cet homme si actif, si dominateur,
aspirait à quelque grand résultat, il venait arracher au chef de
l'Église un consentement, et lui imposer ce qui lui coûtait le plus,
une résolution. Et quelle résolution! Renoncer à la puissance
temporelle, abandonner Rome pour Avignon, accepter une hospitalité
magnifique, un esclavage doré, devenir ainsi patriarche de
Constantinople en Occident, avec quelques richesses et quelques
apparences souveraines de plus! Et pourtant, si le Pontife ne
consentait pas à cette condition, n'allait-il pas trouver un nouvel
Henri VIII, qui non par amour (ce n'était pas la faiblesse de
Napoléon), mais par ambition, porterait à l'Église des coups plus
redoutables encore que la spoliation de ses biens matériels? Pie VII
était sur cela vaincu au fond de son coeur; mais avant de se résoudre,
avant d'attacher à son pontificat un tel souvenir historique, avant de
se résigner à être l'Augustule de la Rome chrétienne, ou de braver
tout ce qui pourrait résulter pour la religion d'une lutte prolongée,
il fallait un effort au-dessus de l'énergie de son âme, énergie qui
était grande quand il s'agissait d'opposer à la persécution une
résistance passive, qui devenait presque nulle quand il fallait
prendre un parti prompt et difficile. Jamais, au reste, quelque temps
qu'on lui eût donné, il ne se serait décidé lui-même, et Napoléon,
s'il voulait un résultat, avait bien fait de venir en personne le
séduire, l'éblouir, lui prendre presque la main pour l'obliger à
signer!

[En marge: Efforts de Napoléon pour le décider.]

Les visites d'apparat terminées, les sérieux entretiens commencèrent.
Napoléon était résolu à déployer tout ce qu'il avait de grâce et de
vigueur d'esprit, de puissance fascinatrice en un mot, pour charmer le
Pape, et pour le convaincre en même temps qu'il n'y avait rien de
mieux à faire que ce qu'on lui demandait. D'abord, sans paraître y
attacher d'importance, il exposa, quand il en eut l'occasion, tout ce
qu'il allait accomplir dans la prochaine campagne, et se montra
certain d'accabler ses adversaires dès l'ouverture des hostilités.
Bien qu'on n'eût pas laissé pénétrer jusqu'à Fontainebleau les
fâcheuses impressions déjà répandues en Europe sur la situation de
Napoléon, le Pape savait cependant que pour la première fois il
n'était pas revenu triomphant de la guerre. Mais en le voyant si
confiant, si assuré de foudroyer bientôt la jactance des Russes et des
Allemands, on ne pouvait pas ne pas éprouver la même confiance, et,
aux changements près opérés dans sa personne, car, au lieu d'être
droit et mince, Napoléon était déjà un peu courbé et plein
d'embonpoint, le Pape crut revoir le jeune et radieux empereur de
1804. C'était, sous une extrême largeur de traits, le même feu, la
même noblesse, la même beauté de visage.

[En marge: Brillantes offres de Napoléon à Pie VII.]

Après avoir persuadé à Pie VII qu'il était aussi puissant que jamais,
que contre ses volontés on ne prévaudrait pas plus qu'autrefois,
Napoléon lui ôta toute espérance de recouvrer Rome, et lui montra la
résolution irrévocable de ne jamais abandonner à une influence
étrangère la moindre parcelle de l'Italie. Le chef de l'Église n'avait
donc qu'à choisir entre Paris et Avignon. Il ferait bien mieux
d'accepter Paris, disait Napoléon. Il y serait vénéré, entouré de
toutes sortes d'hommages, et il y verrait l'empereur des Français tout
disposé à lui tenir l'étrier, comme faisaient jadis les empereurs
germaniques. Il aurait en outre la certitude de n'avoir plus de
démêlés, car à la première difficulté, un moment d'explications
cordiales entre les deux souverains arrêterait tout conflit prêt à
naître. Mais enfin puisqu'il ne le voulait pas, il n'avait qu'à
préférer Avignon, lieu déjà consacré par un long séjour des papes. Les
ordres allaient être donnés immédiatement, et tout serait bientôt
disposé pour qu'il y trouvât la plus somptueuse existence. Il y
recevrait en liberté les ambassadeurs de toutes les puissances, qui
jouiraient auprès de lui des priviléges et de l'indépendance
diplomatiques, appartinssent-ils à des États en guerre avec la France,
et qui pourraient se rendre auprès de la nouvelle cour pontificale par
la mer et le Rhône, presque sans toucher au territoire de l'Empire.
Deux millions de revenu lui seraient attribués pour l'indemniser des
biens vendus dans les États romains. Tous les biens dont la vente
n'était pas consommée, et c'était la plus grande partie, lui seraient
rendus, et seraient administrés par ses agents. On allait rétablir
pour lui complaire les siéges suburbicaires, dont il nommerait les
évêques. Il aurait en outre, soit en Italie, soit en France, à son
choix, la faculté de nomination dans dix diocèses, de quoi récompenser
par conséquent les serviteurs de son gouvernement, sans compter la
nomination des cardinaux qui ne cesserait pas de lui appartenir. Les
prélats des États romains dont les siéges avaient été supprimés, qui
étaient encore vivants, et qui étaient l'un des plus graves soucis du
Pape, auraient la qualité, le titre, la situation d'évêques _in
partibus_, et recevraient leur vie durant, sur le Trésor français, un
traitement égal aux revenus de leurs anciens diocèses. Ce serait
encore une nouvelle légion de grands dignitaires ecclésiastiques qui
contribuerait à l'éclat de la cour d'Avignon. Les archives romaines,
les grandes administrations de la pénitencerie, de la daterie, de la
propagande, etc., seraient transportées auprès du Pape dans le beau
pays de Vaucluse, et convenablement établies dans la nouvelle Rome
pontificale, qu'on allait consacrer tout entière à sa glorieuse
destination.

[En marge: Habile argumentation de Napoléon auprès de Pie VII.]

Le Pape n'aurait donc rien à regretter, ni richesses, ni éclat
souverain, ni indépendance, ni puissance, car il réglerait toutes les
affaires religieuses à son gré, aussi librement qu'il le faisait jadis
à Rome. Il ne perdrait que la puissance temporelle, vaine ambition des
pontifes, grave danger pour la religion, qui avait toujours souffert
des démêlés des souverains temporels de Rome avec les princes de la
chrétienté. C'est en traitant ce sujet que Napoléon déploya tout ce
qu'il avait de subtilité et de logique pressante pour convaincre Pie
VII. Il s'attacha particulièrement à lui persuader que la séparation
des deux puissances spirituelle et temporelle, et l'abolition de la
dernière, étaient une révolution inévitable du temps, qui
n'intéressait en rien la religion, son influence et sa perpétuité. Que
de choses, en effet, depuis vingt ans, qu'on n'avait jamais vues,
qu'on n'aurait jamais imaginées, et qu'il fallait cependant admettre,
puisqu'elles étaient accomplies! Louis XVI et Marie-Antoinette sur
l'échafaud; Napoléon, un simple officier d'artillerie, au palais des
Tuileries, époux de Marie-Louise, tenant le sceptre de l'Occident; les
empereurs d'Allemagne réduits à l'empire d'Autriche; la maison de
Bourbon exclue de tous les trônes; le descendant du grand Frédéric
réduit à l'état d'un électeur de Brandebourg; les anciens rangs
effacés; les peuples exigeants, commandant presque à leurs souverains,
excepté à Napoléon qui seul les contenait dans le monde; enfin la
face de l'univers changée, tout cela n'était-il pas bien
extraordinaire, tout cela ne parlait-il pas un langage aussi clair
qu'irrésistible? La puissance temporelle des papes n'était-elle pas
évidemment une des choses destinées à disparaître avec tant d'autres?
Et ne fallait-il pas même remercier le ciel d'avoir choisi comme
instrument de ces révolutions un homme tel que Napoléon, né dans la
religion catholique, en ayant tous les souvenirs, l'aimant comme sa
religion maternelle, sachant de quel prix elle était pour les hommes,
et résolu à la défendre et à la faire fleurir!--C'est en ce point
surtout que Napoléon fut heureusement inspiré, et produisit une vive
impression sur le Pontife.--Supprimez, lui disait-il, entre nous,
cette vaine difficulté de la souveraineté temporelle, supprimez-la, et
vous verrez ce que vous et moi, libres de ces ennuis, nous ferons pour
la religion!...--Et alors il lui montrait l'Église germanique
détruite, privée de ses biens par l'avidité ordinaire des princes
allemands, n'attendant et ne pouvant obtenir son rétablissement que de
lui seul; l'Église de Hollande, l'Église des provinces anséatiques,
pouvant être non pas maintenues, car elles n'existaient plus depuis
deux siècles, mais restaurées; un siége catholique, par exemple, à la
veille d'être rétabli à Hambourg; l'Église espagnole, l'Église
italienne actuellement détruites et ayant besoin d'un sauveur, tout
cet univers chrétien enfin dépendant de l'empereur des Français, de sa
volonté puissante, et près de renaître ou de s'anéantir, sur un mot de
sa bouche! Eh bien, ajoutait-il, réconcilié avec le Pape, rendu au
repos par la paix européenne qui ne pouvait tarder, n'ayant plus à
débattre avec le Pontife de vulgaires intérêts de territoire, dignes à
peine d'occuper des princes de quatrième ordre, mais nullement le chef
de l'Église universelle et le chef de l'Empire français, il
s'appliquerait à faire à la religion plus de bien que ne lui en avait
fait Charlemagne. En présence d'un tel avenir, comment discuter,
comment hésiter! La Providence avait choisi un pontife doux, vertueux,
modeste, pour rendre à la religion la pureté, le désintéressement des
apôtres, et avec leur désintéressement leur influence sur les âmes, et
lui homme de guerre, habitué à vaincre les difficultés de la terre,
pour opérer cette révolution sans que la religion en fût affaiblie, de
manière au contraire qu'elle gagnât en puissance morale tout ce
qu'elle perdrait en puissance matérielle!

L'excellent Pape à qui on avait souvent écrit ou dit des choses
semblables, mais qui n'avait jamais entendu personne les exprimer avec
la chaleur, l'éloquence, l'air de persuasion que Napoléon y apportait,
le Pape était séduit, vaincu, et se disait qu'en effet beaucoup de
choses étaient changées, que beaucoup changeraient encore, que
vraisemblablement la puissance temporelle des papes était une de ces
choses destinées à finir, mais que, Napoléon aidant, elle
n'emporterait en disparaissant aucun des appuis de la religion, aucun
de ses moyens d'influence. C'était un sacrifice tout matériel à faire
dans l'intérêt de la religion elle-même, et c'était dès lors acte de
désintéressement et non de faiblesse, acte honorable et non pas
honteux, que de consentir aux arrangements proposés! Il plaidait
ainsi en son coeur avec Napoléon, et puis, quand il fallait se
décider, il tombait dans des perplexités insurmontables.

[En marge: Napoléon achève de décider le Pape en se prêtant à toutes
les formes de rédaction qu'il désire.]

Après trois ou quatre jours de ces entretiens répétés, Napoléon fit
comprendre au Pape qu'il fallait en finir, et comme la rédaction
touchait le Pontife au moins autant que le fond des choses, il lui
promit de trouver une forme qui n'éveillerait en rien ses scrupules,
et ne chargerait sa mémoire d'aucun poids difficile à porter. Napoléon
manda tout de suite un de ses secrétaires, et on se mit à l'oeuvre. Ce
qui coûtait le plus à Pie VII, c'était de reconnaître la prise de
possession du patrimoine de Saint-Pierre par une puissance quelconque,
et d'en faire l'abandon formel par l'acceptation d'un établissement
hors d'Italie. Napoléon trancha cette difficulté en convenant qu'on ne
parlerait ni de l'abandon de Rome, ni de l'établissement à Avignon,
mais de l'existence indépendante du Saint-Père, et du libre exercice
de sa puissance pontificale au sein de l'Empire français, comme s'il
était dans ses propres États. En conséquence, on adopta le texte
suivant: _Sa Sainteté exercera le pontificat en France et dans le
royaume d'Italie, de la même manière et avec les mêmes formes que ses
prédécesseurs_. Il fut seulement entendu que ce serait à Avignon et
non ailleurs. Il fut ajouté ensuite en termes formels que le Pape
recevrait auprès de lui les ambassadeurs des puissances chrétiennes,
revêtus de la plénitude des priviléges diplomatiques, qu'il
recouvrerait la jouissance et l'administration des biens non vendus
dans les États romains, qu'il toucherait deux millions de revenu en
dédommagement des biens aliénés, qu'il nommerait à tous les siéges
suburbicaires et à dix évêchés qui seraient désignés plus tard soit en
France, soit en Italie; que les anciens évêques titulaires de l'État
romain conserveraient leur titre sous la forme d'évêchés _in
partibus_, et jouiraient d'un traitement égal au revenu de leur siége;
que le Pape aurait auprès de lui les diverses administrations
composant la chancellerie romaine; que l'Empereur et le Pape se
concerteraient pour la création de nouveaux siéges catholiques, soit
en Hollande, soit dans les départements anséatiques (clause à laquelle
le Pape tenait d'une manière toute particulière, afin de faire
ressortir ce que la religion gagnait à ce nouveau concordat); qu'enfin
l'Empereur rendrait ses bonnes grâces aux cardinaux, évêques, prêtres,
laïques, compromis à l'occasion des derniers troubles religieux. Il
fut stipulé que l'institution canonique serait donnée aux évêques
nommés par la couronne, dans les formes et délais déterminés par le
dernier bref du Pape, c'est-à-dire dans six mois à partir de la
nomination par l'autorité temporelle, et qu'à défaut par la cour
pontificale d'avoir prononcé dans ce délai, le plus ancien prélat de
la province pourrait conférer l'institution refusée ou différée. À ces
dernières clauses, le Pape insista pour en ajouter une qui n'avait
rien d'une disposition de loi ou de traité, mais qui était pour lui
une sorte d'excuse, et qui était conçue dans les termes suivants: _Le
Saint-Père se porte aux dispositions ci-dessus en considération de
l'état actuel de l'Église, et dans la confiance que lui a inspirée Sa
Majesté qu'elle accordera sa puissante protection aux besoins si
nombreux qu'a la religion dans les temps où nous vivons._

Il fut convenu enfin que le concordat actuel, quoique ayant la force
obligatoire d'un traité, ne serait publié qu'après avoir été
communiqué aux cardinaux, qui avaient droit d'en connaître, comme
conseillers naturels et nécessaires de l'Église.

[Date en marge: Fév. 1813.]

[En marge: Signature du concordat de Fontainebleau qui abolit la
puissance temporelle du Saint-Siége.]

[En marge: Fêtes et grâces prodiguées à Fontainebleau.]

Napoléon fit tout ce que voulut le Saint-Père, admit sans réserve les
changements de rédaction qu'il demandait, et que le secrétaire tenant
la plume exécutait à l'instant même sur la minute du traité; puis
lorsque tout fut convenu, texte français et texte italien, on envoya
l'un et l'autre aux scribes chargés de la transcription, et le soir
même, 25 janvier, les deux cours pontificale et impériale étant
assemblées, le Pape et l'Empereur signèrent cet acte extraordinaire,
qui mettait à néant la puissance temporelle de la papauté, pour
toujours selon l'opinion de Napoléon et du Pape, pour bien peu de
temps selon les desseins cachés de la Providence! L'Empereur,
entourant Pie VII de témoignages de vénération, le faisant accabler de
félicitations de tout genre, ne lui laissa pas même un moment pour
réfléchir à ce qu'il avait fait, et l'enivra en le plaçant en quelque
sorte au milieu d'un nuage d'encens. Pour lui prouver sa joie, et un
complet retour de bonne volonté, il expédia sur-le-champ l'ordre de
délivrer et de ramener à Paris les cardinaux détenus, connus sous le
nom de cardinaux noirs. Il prodigua les grâces et les faveurs: il
appela au Conseil d'État l'évêque de Nantes, auquel il donna en outre
la croix d'officier de la Légion d'honneur et le grand cordon de
l'ordre de la Réunion; il nomma l'évêque de Trêves conseiller d'État
et officier de la Légion d'honneur; il donna le grand cordon de la
Réunion au cardinal Maury et à l'archevêque de Tours, la croix
d'officier de la Légion d'honneur aux cardinaux Doria et Ruffo, la
décoration de la Couronne de fer à l'archevêque d'Édesse, des siéges
de sénateur au cardinal de Bayane et à l'évêque d'Évreux, une pension
de six mille francs au médecin du Pape, et des présents magnifiques à
tous ceux qui avaient contribué à l'acte important qu'il venait de
conclure.

Après avoir passé deux jours encore à Fontainebleau, pendant lesquels
il s'efforça de manifester au Pape sa vive satisfaction, il partit le
27 janvier pour Paris, avec la conviction d'avoir accompli un acte qui
peut-être ne serait pas définitif, mais qui dans le moment produirait
certainement un grand effet. Il se hâta de publier dans les journaux
officiels qu'un concordat venait de régler les différends survenus
entre l'Empire et l'Église, et fit dire de vive voix, mais non
imprimer, que le Pape allait s'établir à Avignon. Il écrivit en
Hollande, à Turin, à Milan, à Florence, à Rome, à tous les
représentants de son autorité, pour leur annoncer cet important
arrangement, pour leur en apprendre les détails, les autoriser à en
divulguer le sens, non le texte, et à faire tout ce qui serait
nécessaire pour rétablir le calme dans les consciences troublées.

[En marge: Les cardinaux noirs ayant été introduits de nouveau auprès
de Pie VII, lui inspirent un vif regret de ce qu'il a fait.]

Ce calme ne devait pas être de longue durée, car il était facile de
prévoir qu'aussitôt que les conseillers ordinaires du Pape seraient
retournés auprès de lui, ils essayeraient de mettre son esprit à la
torture, en lui reprochant l'acte qu'il avait signé, en lui en
montrant les graves conséquences, surtout le défaut d'à-propos, à la
veille d'une guerre qui pouvait ne pas tourner à l'avantage de
Napoléon. En effet, à peine les cardinaux noirs avaient-ils été admis
à Fontainebleau, qu'on vit l'esprit du Pape, si gai, si satisfait
pendant quelques jours, redevenir triste et sombre. Les cardinaux di
Pietro et autres lui remontrèrent qu'il avait très-imprudemment aboli
la puissance temporelle de la papauté, opéré par conséquent de sa
propre autorité une révolution immense dans l'Église, abandonné le
patrimoine de Saint-Pierre qui ne lui appartenait point, et cela sans
nécessité, Napoléon étant à la veille de succomber; qu'on l'avait
trompé sur la situation de l'Europe, et qu'un acte pareil surpris,
sinon arraché, ne devait pas le lier. En un mot, ils tâchèrent de lui
inspirer mille terreurs, mille remords, et lui tracèrent de l'état des
choses un tableau tel que la passion la plus violente pouvait seule le
suggérer, tableau qui malheureusement devait bientôt se trouver
véritable par la faute de Napoléon, mais que tout homme sage dans le
moment aurait jugé faux ou du moins très-exagéré, car, bien qu'ébranlé
dans l'opinion du monde, l'Empire français remplissait encore ses
ennemis d'une profonde terreur.

[En marge: Pie VII, sans contester le nouveau concordat, prend le
parti de se refuser à son exécution.]

Ces conseils jetèrent l'infortuné Pie VII dans un de ces états
d'agitation, de désespoir, où nous l'avons déjà vu tant de fois, et
dans lesquels il perdait la dignité touchante de son caractère. Mais
comment sortir de cet embarras? Comment nier ou révoquer une signature
à peine donnée? Qui eût osé le conseiller? Personne, pas même les
cardinaux qui venaient, grâce au dernier concordat, de recouvrer leur
liberté, leur admission auprès du Pape, et la faculté de lui
bouleverser l'esprit et le coeur. Ils auraient craint de voir se
refermer sur eux les portes des prisons d'État. Il fut donc convenu
entre eux et Pie VII qu'on dissimulerait, qu'on n'afficherait aucun
changement de dispositions, et qu'on attendrait les événements, qui ne
pouvaient manquer d'être prochains. En effet, Avignon ne serait pas
prêt avant un an ou deux; on ne pouvait jusque-là exiger du Pape aucun
acte officiel dérivant de ses nouveaux engagements; le concordat, en
outre, ne devait pas être publié; il n'y avait donc qu'à se taire, et
à se résigner quelque temps encore à la vie de reclus qu'on menait à
Fontainebleau, à repousser doucement sous divers prétextes la pompe
dont Napoléon voudrait entourer la papauté devenue française, et quant
aux bulles d'institution canonique réclamées depuis si longtemps par
les nouveaux prélats, à se renfermer, comme on avait toujours fait,
dans une simple abstention sans refus.

Ce plan adopté, il eût fallu plus d'empire sur lui-même que le Pape
n'en possédait, pour cacher complétement ce qui se passait dans son
âme. L'officier, fort adroit, qui le gardait sous l'habit de
chambellan, le capitaine Lagorsse, s'aperçut bien vite de son trouble,
et en devina la cause en voyant les agitations de l'infortuné Pontife
se lier toujours aux visites des cardinaux les plus signalés par leur
malveillance. Il en avertit par le ministre des cultes Napoléon
lui-même, qui ne fut pas très-surpris de ce qui arrivait, et qui
s'écria, en apprenant l'usage que faisaient de leur liberté ceux à qui
on venait de la rendre: Je crois que nous avons agi trop vite.--Il eut
bientôt un signe certain, quoique fort déguisé, des secrètes
résolutions de Pie VII. L'auguste prisonnier, détenu depuis 1809, soit
à Savone, soit à Fontainebleau, n'avait jamais eu à s'occuper des
finances de sa maison, car il était défrayé de toutes ses dépenses
sans qu'il eût à s'en mêler. Cependant, comme il pouvait être tenté de
faire ou quelques aumônes ou quelques largesses, on avait saisi
diverses occasions de lui offrir de l'argent, qu'il avait toujours
refusé, quoique présenté de la manière la plus délicate. Cette fois,
redevenu souverain, ayant bien des services à récompenser, et ayant
droit de le faire sur des revenus qui lui étaient régulièrement
attribués, il pouvait accepter décemment. Napoléon lui envoya les
agents du Trésor impérial pour mettre à sa disposition les sommes dont
il aurait besoin. Il repoussa ces dernières offres avec douceur, et
sans affectation, comme si le moment n'était pas venu de rentrer
ostensiblement dans l'exercice de sa nouvelle souveraineté.

[En marge: Napoléon s'apercevant des intentions de Pie VII, s'y prête,
parce qu'il lui suffit d'annoncer sans être démenti le rétablissement
de la bonne intelligence avec le Saint-Siége.]

Il n'en fallait pas davantage pour deviner les résolutions et les
calculs des hommes qui dirigeaient le Pape. Mais Napoléon était aussi
rusé que le plus rusé d'entre eux. Il voyait qu'ils ne voulaient pas
faire d'éclat, et il ne le voulait pas non plus. Ce qui lui importait,
ce n'était pas que les affaires de l'Église fussent arrangées, mais
qu'elles le parussent, et pour quelque temps elles allaient le
paraître, du moins aux yeux des masses. On publia partout, dans les
provinces les plus reculées de l'Empire, qu'un concordat était signé
entre le Pape et l'Empereur, que le Pontife était libre, qu'il allait
se rendre dans le siége où il devait exercer la puissance pontificale;
qu'en un mot toutes les difficultés religieuses étaient terminées.
Quelques individus, plus au fait de l'intrigue romaine, essayèrent de
répondre que c'était un mensonge, que le Pape n'avait consenti à rien.
Il y en eut même qui osèrent répandre que Napoléon avait voulu
violenter Pie VII sans en rien obtenir, ce qui a fourni depuis à
certains écrivains l'occasion d'avancer que Napoléon avait traîné à
terre, et par ses cheveux blancs, le vénérable vieillard (scène à
peine croyable au moyen âge). Mais la foule pieuse et innocente,
ignorant ces prétendus secrets, courut au pied des autels remercier
Dieu du nouveau concordat, et se mit à espérer, comme le désirait
Napoléon, que cette paix du ciel lui vaudrait peut-être la paix de la
terre.

[En marge: Ouverture du Corps législatif.]

Il y avait deux mois que Napoléon était de retour à Paris, et, on le
voit, il avait déjà fortement mis la main à toutes choses, diplomatie,
guerre, finances et culte. C'était le moment d'ouvrir le Corps
législatif, formalité devenue tellement insignifiante sous son règne,
qu'on ne savait jamais le jour où ce corps commençait ses travaux, ni
le jour où il les finissait. Cette fois, au contraire, on attachait un
vif intérêt à la séance d'ouverture, et c'était un symptôme frappant
du changement opéré dans les esprits. Sans songer à se ressaisir
encore de ses affaires, imprudemment abandonnées à un génie prodigieux
mais sans frein, la nation voulait au moins les connaître, et
désirait lire le discours que prononcerait l'Empereur, si, comme on le
supposait, il ouvrait le Corps législatif en personne.

Napoléon effectivement en avait l'intention, afin de parler lui-même à
la France et à l'Europe du haut de son trône, ébranlé sans doute, mais
le plus élevé encore de l'univers. En comptant tous les jours ses
ressources, en voyant les moyens affluer de nouveau sous sa main
puissante, en combinant ses vastes plans militaires, il avait repris
une entière confiance en lui-même, et il voulait qu'à la fierté de son
langage, le monde jugeât de l'état vrai de son âme, et de la nature de
ses résolutions.

[En marge: Séance impériale du 14 février, dans laquelle Napoléon
prononce lui-même le discours d'ouverture de la session.]

En conséquence, le dimanche 14 février, il se rendit au Corps
législatif pour lui faire l'honneur, qu'il ne lui accordait pas
souvent, d'ouvrir sa session en personne, et pour lui exposer l'état
des affaires de l'Empire. Entouré d'un cortége magnifique, il lut le
discours suivant, dont l'imprudence égalait malheureusement l'éclat et
la vigueur.


«MESSIEURS LES DÉPUTÉS DES DÉPARTEMENTS AU CORPS LÉGISLATIF.

»La guerre rallumée dans le nord de l'Europe offrait une occasion
favorable aux projets des Anglais sur la Péninsule. Ils ont fait de
grands efforts. Toutes leurs espérances ont été déçues..... Leur armée
a échoué devant la citadelle de Burgos, et a dû, après avoir essuyé de
grandes pertes, évacuer le territoire de toutes les Espagnes.

»Je suis moi-même entré en Russie. Les armes françaises ont été
constamment victorieuses aux champs d'Ostrowno, de Polotsk, de
Mohilew, de Smolensk, de la Moskowa, de Malo-Jaroslawetz. Nulle part
les armées russes n'ont pu tenir devant nos aigles. Moscou est tombée
en notre pouvoir.

»Lorsque les barrières de la Russie ont été forcées et que
l'impuissance de ses armes a été reconnue, un essaim de Tartares ont
tourné leurs mains parricides contre les plus belles provinces de ce
vaste empire, qu'ils avaient été appelés à défendre. Ils ont en peu de
semaines, malgré les larmes et le désespoir des infortunés Moscovites,
incendié plus de quatre mille de leurs plus beaux villages, plus de
cinquante de leurs plus belles villes, assouvissant ainsi leur
ancienne haine, sous le prétexte de retarder notre marche en nous
environnant d'un désert. Nous avons triomphé de tous ces obstacles!
L'incendie même de Moscou, où en quatre jours ils ont anéanti le fruit
des travaux et des épargnes de quarante générations, n'avait rien
changé à l'état prospère de mes affaires..... Mais la rigueur
excessive et prématurée de l'hiver a fait peser sur mon armée une
affreuse calamité. En peu de nuits j'ai vu tout changer. J'ai fait de
grandes pertes. Elles auraient brisé mon âme, si, dans ces graves
circonstances, j'avais dû être accessible à d'autres sentiments qu'à
l'intérêt, à la gloire et à l'avenir de mes peuples.

»À la vue des maux qui ont pesé sur nous, la joie de l'Angleterre a
été grande, ses espérances n'ont pas eu de bornes. Elle offrait nos
plus belles provinces pour récompense à la trahison. Elle mettait
pour condition à la paix le déchirement de ce bel empire: c'était,
sous d'autres termes, proclamer _la guerre perpétuelle_.

»L'énergie de mes peuples dans ces grandes circonstances, leur
attachement à l'intégrité de l'Empire, l'amour qu'ils m'ont montré,
ont dissipé toutes ces chimères, et ramené nos ennemis à un sentiment
plus juste des choses.

»Les malheurs qu'a produits la rigueur des frimas ont fait ressortir
dans toute leur étendue la grandeur et la solidité de cet empire,
fondé sur les efforts et l'amour de cinquante millions de citoyens, et
sur les ressources territoriales des plus belles contrées du monde.

»C'est avec une vive satisfaction que nous avons vu nos peuples du
royaume d'Italie, ceux de l'ancienne Hollande et des départements
réunis, rivaliser avec les anciens Français, et sentir qu'il n'y a
pour eux d'espérance, d'avenir et de bien que dans la consolidation et
le triomphe du grand empire.

»Les agents de l'Angleterre propagent chez tous nos voisins l'esprit
de révolte contre les souverains. L'Angleterre voudrait voir le
continent entier en proie à la guerre civile et à toutes les fureurs
de l'anarchie; mais la Providence l'a elle-même désignée pour être la
première victime de l'anarchie et de la guerre civile.

»J'ai signé directement avec le Pape un concordat qui termine tous les
différends qui s'étaient malheureusement élevés dans l'Église. La
dynastie française règne et régnera en Espagne. Je suis satisfait de
la conduite de tous mes alliés. Je n'en abandonnerai aucun; je
maintiendrai l'intégrité de leurs États. Les Russes rentreront dans
leur affreux climat.

»Je désire la paix: elle est nécessaire au monde. Quatre fois depuis
la rupture qui a suivi le traité d'Amiens, je l'ai proposée dans des
démarches solennelles. Je ne ferai jamais qu'une paix honorable et
conforme aux intérêts et à la grandeur de mon empire. Ma politique
n'est point mystérieuse; j'ai fait connaître les sacrifices que je
pouvais faire.

»Tant que cette guerre maritime durera, mes peuples doivent se tenir
prêts à toutes espèces de sacrifices, car une mauvaise paix nous
ferait tout perdre, jusqu'à l'espérance, et tout serait compromis,
même la prospérité de nos neveux!

»L'Amérique a recouru aux armes pour faire respecter la souveraineté
de son pavillon. Les voeux du monde l'accompagnent dans cette
glorieuse lutte. Si elle la termine en obligeant les ennemis du
continent à reconnaître le principe que le pavillon couvre la
marchandise et l'équipage, et que les neutres ne doivent pas être
soumis à des blocus sur le papier, le tout conformément aux
stipulations du traité d'Utrecht, l'Amérique aura bien mérité de tous
les peuples. La postérité dira que l'ancien monde avait perdu ses
droits, et que le nouveau les a reconquis.

»Mon ministre de l'intérieur vous fera connaître dans l'exposé de la
situation de l'Empire, l'état prospère de l'agriculture, des
manufactures et de notre commerce intérieur, ainsi que l'accroissement
toujours constant de notre population. Dans aucun siècle,
l'agriculture et les manufactures n'ont été en France à un plus haut
degré de prospérité.

»J'ai besoin de grandes ressources pour faire face à toutes les
dépenses qu'exigent les circonstances; mais moyennant différentes
mesures que vous proposera mon ministre des finances, je ne devrai
imposer aucune nouvelle charge à mes peuples.»

[En marge: Effet produit par le discours impérial.]

[En marge: Difficultés qui allaient en résulter par rapport aux
négociations.]

Ce discours, qui était de nature à émouvoir fortement les esprits, fut
reçu avec les acclamations qui accueillent presque toujours le prince
vulgaire ou grand, solidement établi ou menacé, qui se présente aux
yeux de la foule. S'il était permis d'oublier un instant que la
sagesse est la première des qualités dans le gouvernement des États,
on admirerait volontiers à la tête d'un vaste empire cette indomptable
fierté, ces conditions de paix si hardiment, quoique si imprudemment
tracées au monde! Toutefois en songeant à la situation de l'Europe,
aux cris du patriotisme révolté retentissant d'une extrémité du
continent à l'autre, on regrette que ce beau langage apportât tant de
difficultés aux négociations qui pouvaient seules amener la paix, et
arrêter l'effusion du sang humain! Qu'allait dire en effet
l'Angleterre de cette déclaration que _la dynastie française régnait,
et régnerait en Espagne_? Qu'allaient dire tous les États intéressés
au partage du grand-duché de Varsovie, de cette déclaration que _la
France maintiendrait l'intégrité du territoire de tous ses alliés_?
Qu'allait dire, et surtout qu'allait faire l'Autriche, chargée de
rapprocher les puissances, si on lui rendait sa tâche impossible?

Telles étaient les questions désolantes que soulevait ce discours.
Mais le public ignorant le secret des cabinets, ne pouvait pas se les
adresser. L'assurance du langage impérial était faite pour le
tranquilliser, du moins dans une certaine mesure, et pour imposer à
l'Europe. C'était tout ce qu'il y avait de politique dans cet
impolitique discours. On jugera du reste de ses effets par les
événements eux-mêmes.

[En marge: Derniers événements survenus en Allemagne pendant les
préparatifs militaires de Napoléon.]

[En marge: Retraite du roi de Prusse à Breslau.]

[En marge: Édits pour la levée des volontaires.]

[En marge: Enthousiasme universel en Prusse, et empressement à courir
aux armes.]

On se ferait difficilement une idée du changement que quelques jours
écoulés avaient apporté dans l'Allemagne déjà si émue. Le roi de
Prusse, qui s'était retiré à Breslau pour y être plus indépendant de
nous, et même de ses sujets, n'y était plus maître de ses
déterminations. Toujours convaincu que le seul moyen de sortir sain et
sauf du chaos des événements actuels, c'était d'avoir beaucoup de
soldats sous les armes, il n'avait pas attendu pour ordonner de
nouvelles levées les réponses aux questions posées à Paris. Il avait
publié plusieurs édits, et deux notamment, l'un pour engager les
jeunes gens de famille à servir comme volontaires dans les chasseurs à
cheval, l'autre pour engager les jeunes gens de toutes les classes à
servir comme chasseurs à pied dans les régiments d'infanterie.
L'opinion publique, en effet, eût été révoltée d'une distinction qui
eût ouvert aux uns, fermé aux autres, les rangs de l'armée, toutes les
classes demandant à contribuer à ce qu'elles appelaient
l'affranchissement de l'Allemagne. À ce double appel, les têtes déjà
en fermentation avaient été saisies d'un vertige général. De toutes
parts on était accouru chez M. de Goltz, le seul des ministres
prussiens demeuré à Berlin, et on lui avait demandé violemment, comme
on le fait dans les jours de révolution, pour qui, contre qui, le roi
réclamait le secours de ses sujets, ajoutant qu'ils étaient prêts,
dans un cas, à se lever tous comme un seul homme, et ce cas, il
n'était pas difficile de le deviner, c'était celui où le roi voudrait
employer leur dévouement contre l'oppresseur de l'Allemagne, contre
Napoléon. M. de Goltz, qui connaissait parfaitement la situation, et
qui savait comment parler et se conduire, leur avait répondu en les
exhortant à se confier dans la sagesse et le patriotisme du roi, à
s'en remettre à lui des intérêts de la patrie, et à lui donner leurs
bras, en le laissant libre d'en disposer comme il croirait plus utile
de le faire. Tandis que M. de Goltz gardait cette réserve, ses yeux,
son visage exprimaient ce que sa langue n'osait pas dire, et on
l'avait quitté pour s'enrôler. De toutes parts d'ailleurs, les meneurs
des sociétés secrètes avaient dit qu'il fallait s'armer, que le roi,
incertain encore dans le moment, ne le serait pas longtemps, qu'un peu
plus tôt, un peu plus tard, il serait entraîné, et que plus il se
sentirait fort, et entouré de ses sujets armés, plus il inclinerait à
suivre le penchant de son coeur, qui le portait à se dévouer à
l'affranchissement de l'Allemagne. Sous ces fortes impulsions, la
jeune noblesse s'était enrôlée dans les chasseurs à cheval, la jeune
bourgeoisie des écoles et du commerce s'était empressée de prendre
rang dans les chasseurs à pied. En quelques jours les universités et
les boutiques avaient été vides, et il avait fallu presque suspendre
les cours publics. La noblesse s'équipait elle-même; des dons
volontaires, rendus obligatoires par des taxations qu'on envoyait chez
les principaux commerçants, servaient à équiper les jeunes gens privés
de ressources. Les arsenaux de l'État leur fournissaient des armes.
Pour achever la ressemblance avec les premières journées de notre
révolution, tous les hommes avaient pris une cocarde, c'était la
cocarde noire et blanche. Aucun n'eût osé négliger de mettre à son
chapeau ce signe de ralliement, car il eût passé pour un citoyen tiède
ou ennemi de son pays.

[En marge: Satisfaction et embarras du roi de Prusse.]

[En marge: Son irritation en recevant de Paris le rejet de ses
propositions.]

[En marge: Ce prince était surtout fort contrarié de ne pouvoir entrer
en relations directes avec la Russie.]

Le roi de Prusse, apprenant à Breslau cet enthousiasme de ses sujets,
dont il était témoin d'ailleurs en Silésie, était à la fois joyeux et
alarmé, joyeux de se voir bientôt à la tête d'une force considérable,
alarmé d'être pressé entre les Russes et les Français, obligé de se
prononcer pour les uns ou pour les autres, sans savoir encore de quel
côté se trouveraient l'indépendance et la restauration de la Prusse.
Les réponses de Paris arrivant sur ces entrefaites le trouvèrent on ne
peut pas plus mal disposé à les écouter patiemment. Cet excellent
prince, comme tous les caractères inertes et ordinairement contenus,
avait des moments où il s'échappait à lui-même, et où il n'était plus
reconnaissable. Il fut indigné de ce qu'on lui contestait une somme de
94 millions dépensée pour l'armée française, de ce qu'on lui refusait
un argent dont il avait si grand besoin, de ce qu'on lui retenait ses
places de l'Oder et de la Vistule qui lui eussent été si utiles pour
se décider avec plus de sûreté entre les Français et les Russes,
surtout de ce qu'on lui déniait jusqu'à la faculté d'entrer en
rapports ostensibles avec l'empereur Alexandre. Il tenait beaucoup en
effet à s'aboucher sans retard avec ce monarque, premièrement parce
que les Autrichiens autorisés à s'entremettre avaient déjà envoyé des
agents diplomatiques à Wilna et à Londres, secondement parce qu'il
voulait écarter les armées belligérantes de la Silésie, troisièmement
enfin parce qu'il voyait à Koenigsberg le baron de Stein, le général
d'York, les agents russes, gouverner la province, convoquer les états,
agir sans lui, et éventuellement contre lui, trancher en un mot du
souverain, et se conduire comme s'ils étaient prêts à se détacher de
la monarchie prussienne dans le cas où il n'adhérerait pas à la
coalition. Frédéric-Guillaume éperdu voulait demander compte à
Alexandre de ces procédés envers un ami, envers un ancien allié, dont
il avait causé jadis les malheurs, et dont il devait aujourd'hui
comprendre les cruels embarras. L'homme qu'il aurait désiré envoyer
auprès d'Alexandre était M. de Knesebeck, le même qu'il avait chargé
l'année précédente d'aller expliquer et justifier à Saint-Pétersbourg
son traité d'alliance avec Napoléon, et qui, autorisé ou non, avait
dépassé de beaucoup les limites dans lesquelles il aurait dû se
renfermer pour rester loyal envers la France. Sans doute
Frédéric-Guillaume aurait pu dépêcher M. de Knesebeck secrètement,
mais on n'aurait pas tardé à le savoir, les meneurs de Koenigsberg,
dans leur joie, n'auraient pas manqué de le publier, et le roi eût été
en infraction de son alliance avec Napoléon, par conséquent dans un
mauvais cas, si une nouvelle victoire d'Iéna ouvrait la campagne.
Frédéric-Guillaume aurait donc voulu, outre la restitution de son
argent et de ses places, obtenir l'autorisation d'envoyer un agent
ostensible auprès d'Alexandre.

Le monarque prussien, qui offrait le triste spectacle d'un roi honnête
placé entre sa conscience et l'intérêt de sa couronne, était en ce
moment cruellement agité par l'une et par l'autre. Quoique peu
démonstratif ordinairement, il afficha cette fois encore plus de
colère qu'il n'en éprouvait, disant qu'il n'y tenait plus, qu'on
l'opprimait, qu'on lui déniait ce qu'on lui devait incontestablement
en lui refusant les 94 millions réclamés; qu'on s'était engagé à le
rembourser dans trois mois, et qu'il y en avait plus de six que les
fournitures avaient été faites; qu'en lui retenant ses places, données
en gage jusqu'à ce qu'il se fût acquitté, on violait les traités et
son territoire, puisqu'il ne devait plus rien; qu'en lui contestant,
ce qui appartenait à toute puissance indépendante, la faculté de
négocier avec un État voisin, on le traitait comme un prince
dépendant, qui n'aurait plus la liberté de ses déterminations; que si
encore on pouvait le protéger, si on s'était maintenu sur le Niémen ou
sur la Vistule, il y aurait prétexte à écarter tout pourparler avec la
Russie, mais qu'ayant perdu le Niémen, après le Niémen la Vistule, et
étant à la veille de perdre l'Oder, il était injuste et déraisonnable
de l'empêcher de négocier pour la neutralité au moins de sa royale
demeure.

[En marge: Le roi de Prusse se décide, malgré la France, à envoyer M.
de Knesebeck à l'empereur Alexandre.]

Après avoir fait grand bruit de ces raisons, de manière à se préparer
une excuse à tout événement, le roi, sans le publier ni le cacher,
expédia M. de Knesebeck pour le quartier général russe, et dès ce
jour on peut dire que d'une alliance il avait passé à l'autre. Il
n'était pas encore fixé sur le mérite de sa résolution, il ne savait
pas s'il faisait bien ou mal, s'il ne renouvelait pas la faute de
1806, si le mouvement auquel il assistait n'était pas semblable à
celui qui avait précédé la bataille d'Iéna, et ne serait pas suivi des
mêmes revers! Il est en effet si difficile quelquefois de distinguer
entre le présent et un passé qui lui ressemble sous beaucoup de
rapports, et de discerner dans ce présent ce que la Providence a caché
de nouveau! Mais Frédéric-Guillaume voyait les Français se retirer pas
à pas du Niémen à la Vistule, de la Vistule à l'Oder, les Russes
s'avancer à leur suite, ses sujets l'appeler à grands cris, la
question d'heure en heure se résoudre sans lui, et n'attendant plus de
lumières de sa raison qui ne pouvait plus lui en fournir, il se mit à
attendre toute lumière, toute détermination de l'événement lui-même.
D'ailleurs son coeur de citoyen et de roi était avec ces Allemands qui
poussaient mille cris, levaient mille bras pour l'indépendance de
l'Allemagne, et si quelque chose le retenait encore, c'était la
crainte seule d'aggraver l'esclavage de cette Allemagne qui lui était
si chère.

[En marge: Marcher en avant afin d'éloigner les Français de la
Prusse, était pour les Russes le vrai moyen de décider le roi
Frédéric-Guillaume.]

Le secret de ce coeur royal, tous les Prussiens le devinaient et le
disaient aux Russes. M. de Knesebeck ne pouvait que le répéter à
Alexandre. Il fallait marcher en avant, forcer le quartier général
français à rétrograder de Posen jusqu'à Francfort-sur-l'Oder; il
fallait aussi marcher sur Varsovie, de Varsovie sur Cracovie, et la
Silésie enveloppée ainsi par ses deux extrémités, tomberait avec son
roi dans les mains d'Alexandre. Il fallait faire plus encore, il
fallait s'avancer non-seulement sur l'Oder, mais sur l'Elbe, dégager à
droite Berlin et Hambourg, à gauche Dresde, et on délivrerait
non-seulement la Prusse qui se lèverait tout entière comme un seul
homme, mais les provinces anséatiques, le Hanovre, la Westphalie qui
n'attendaient que l'occasion de s'insurger, la Saxe qui ne demandait
qu'à être arrachée à la carrière aventureuse où Napoléon l'avait
précipitée, peut-être même le Wurtemberg et la Bavière, et ce qui
importait mille fois davantage, on délivrerait l'Autriche des liens
dans lesquels la politique et une fausse parenté la tenaient encore
engagée.

[En marge: Avis pour et contre une marche en avant parmi les
militaires russes.]

Les militaires réfléchis, le prince Kutusof en tête, désapprouvaient
une marche aussi hardie, car il était impossible de laisser derrière
soi Dantzig et Thorn qui avaient 30 mille hommes de garnison, Stettin,
Custrin, Glogau, Spandau qui en avaient 30 mille autres, sans bloquer
au moins ces places, et on ne pouvait dès lors poursuivre la campagne
qu'avec une faible partie de ses forces. Il fallait en effet laisser à
droite 40 mille hommes devant les places de la basse Vistule, 20 à 30
mille à gauche devant Varsovie et les Autrichiens, il devait donc en
rester une cinquantaine de mille pour agir offensivement contre les
Français, auxquels on rendrait en les poussant sur l'Elbe le service
de les obliger à se concentrer, de manière qu'on se serait affaibli
autant qu'on les aurait renforcés. Invincible derrière le Niémen,
beaucoup moins sur la Vistule, plus du tout sur l'Oder, on serait
incapable de vaincre sur l'Elbe. Il y avait donc folie à venir
s'exposer ainsi au premier bond de ce lion irrésistible, contre lequel
on n'avait obtenu de succès qu'en l'évitant.

Ces raisonnements, peu politiques, mais très-militaires, ne
rencontraient que des oreilles rebelles chez les Allemands
enthousiastes, et chez les Russes enthousiasmés à leur tour, et il est
vrai qu'il y a des jours, fort rares sans doute, où la passion a plus
raison que la raison. On répondait en effet, que les Français étaient
enfermés dans les places et n'en sortiraient point, que les Prussiens
et 20 mille Russes tout au plus suffiraient pour les contenir; qu'à
gauche les Polonais étaient consternés, prêts à accepter d'Alexandre
une restauration de leur patrie qu'ils n'attendaient plus de la
France; que les soldats autrichiens buvaient tous les jours avec les
soldats russes, qu'ils se retireraient volontiers devant le moindre
corps chargé de les suivre, qu'on aurait ainsi 80 mille hommes au
moins pour se porter en avant, que le prince Eugène n'en avait pas 20
mille, que les 25 ou 30 mille Français réunis à Berlin étaient menacés
de tous côtés, et avaient la plus grande peine à s'y soutenir, que la
plus simple démonstration forcerait le quartier général français à
rétrograder de Posen sur Francfort, de Francfort sur Berlin, de Berlin
sur Magdebourg, et que là des milliers d'Allemands se lèveraient pour
l'obliger à rétrograder encore; mais que sans prétendre aller si loin,
il était certain qu'en dégageant Posen et Varsovie, qu'en faisant un
pas de plus pour dégager Berlin et Dresde, on affranchirait la Prusse,
on se donnerait cent mille Prussiens tout de suite, deux cent mille
dans quelques semaines, que cette alliance enlevée à Napoléon,
assurée à la Russie et à l'Angleterre, achèverait de changer la face
des choses en Europe, et mettrait sur la voie de la dernière des
révolutions politiques, de la plus décisive, de celle enfin qui
détacherait l'Autriche de la France pour la rattacher à la coalition
européenne.

[En marge: Alexandre décidé surtout par les flatteries des Allemands à
marcher en avant.]

Toutes ces assertions étaient plus vraies que ne le croyaient les
enthousiastes qui les débitaient, plus vraies encore que ne pouvait le
supposer Alexandre à qui on les répétait tous les jours. Mais il ne
fallait pas tant de vérité pour l'entraîner; il suffisait du bruit, du
mouvement qu'on faisait autour de lui, des fumées si nouvelles de la
gloire dont on l'enivrait, du titre de roi des rois qui de toutes
parts retentissait à ses oreilles, et sans plus de motifs il avait
décidé qu'on se porterait en avant. M. de Knesebeck n'avait pas eu
beaucoup de chemin à parcourir pour le rencontrer, et il l'avait
trouvé en marche sur la Vistule. Qu'avait-il à lui dire? rien
qu'Alexandre ne sût, qu'on ne lui eût déjà dit, c'est que dès qu'il
aurait fait quelques pas encore, la Prusse et son roi seraient à lui.

[En marge: Mouvement des Russes sur la Vistule.]

[En marge: Le centre, composé des réserves et de la garde, marche sur
Kalisch, tandis que Wittgenstein s'avance sur Dantzig, et
Miloradovitch sur Varsovie.]

Alexandre avait employé le mois de janvier à se rendre par Suwalki,
Willenberg, Mlawa, Plock sur la Vistule, cheminant entre la Pologne et
la Vieille-Prusse. Resté du 5 février jusqu'au 9 à Plock, il en était
parti pour Kalisch, n'ayant plus qu'une courte distance à franchir
pour être à Breslau, auprès de Frédéric-Guillaume. Les gardes russes
et la réserve, comprenant environ 18 mille hommes, l'avaient suivi.
Pendant ce temps, Wittgenstein à droite avec l'ancienne armée de la
Dwina, que précédaient quelques mille Cosaques, s'avançait à la tête
de 34 mille hommes sur Custrin et Berlin, laissant en arrière l'armée
de Moldavie pour observer Dantzig et Thorn, avec 16 mille hommes. À
gauche, Miloradovitch, Doctoroff, Sacken, disposant de 40 mille
hommes, s'étaient dirigés sur Varsovie, et suivaient lentement le
corps autrichien, qu'ils savaient peu disposé à se battre, et fort
impatient de rentrer en Gallicie. L'ordre était donné aux deux
colonnes de droite et de gauche de pousser toujours en avant, tandis
que l'empereur Alexandre menant le centre, attendrait le moment
d'entrer à Breslau pour se jeter dans les bras du roi de Prusse, et
que l'ancienne armée de Moldavie, à la tête de laquelle Barclay de
Tolly avait remplacé l'amiral Tchitchakoff, tiendrait en respect les
garnisons de la Vistule.

[En marge: Le prince Eugène, débordé sur ses ailes est obligé de
quitter Posen.]

[En marge: Conduite du prince de Schwarzenberg, et sa retraite en
Gallicie.]

Le prince Eugène débordé à gauche par Thorn, à droite par Varsovie,
n'osant pas dégarnir Berlin pour amener à lui les troupes de Grenier,
n'avait aucune chance de se maintenir à Posen. Il en aurait eu le
moyen, si le prince de Schwarzenberg avait voulu se retirer avec
Reynier et Poniatowski sur Kalisch. Recevant ainsi un renfort de 50
mille hommes, ne craignant pas dans ce cas d'affaiblir un peu le corps
qui gardait Berlin pour faire quelque chose de sérieux à Posen, il
aurait pu avec 70 mille hommes tenir tête au centre russe, et en
arrêtant le centre arrêter les ailes. Mais le prince de Schwarzenberg,
qui avait ordre de ne plus s'engager, depuis que sa cour adoptait
ouvertement la politique de médiation, alléguait auprès du général
Reynier et du prince Poniatowski l'impuissance où il était de se
battre, l'inutilité d'ailleurs de le faire actuellement dans l'intérêt
des opérations futures, et les pressait de se tenir prêts à
rétrograder davantage, car il ne pouvait plus demeurer à Varsovie.
Invité à se diriger sur Kalisch, il avait répondu qu'ayant sur
Cracovie, c'est-à-dire vers la Gallicie, ses dépôts, ses recrues, ses
magasins, il lui était impossible de prendre la route de Kalisch, mais
qu'il couvrirait ceux de ses compagnons d'armes qui croiraient devoir
manoeuvrer dans cette direction. Sur cette déclaration Reynier était
parti tout de suite pour Kalisch, et y avait heureusement devancé les
Russes, des mains desquels il n'avait pu se tirer qu'en livrant
plusieurs combats d'arrière-garde. Poniatowski, rassemblant en toute
hâte environ 15 mille Polonais, et laissant une garnison à Modlin,
n'avait pu gagner à temps la route de Kalisch, et avait été contraint
de suivre le prince de Schwarzenberg sur Cracovie, où il s'était
retiré avec les restes fugitifs du gouvernement polonais.

[Date en marge: Mars 1813.]

[En marge: Retraite du prince Eugène sur Berlin.]

Le prince Eugène, informé de ces divers mouvements, avait pris le
parti de quitter Posen, et de s'acheminer vers Francfort-sur-l'Oder
par la grande route de Meseritz. Il avait en même temps ordonné à
l'ancienne division Lagrange, faisant partie des troupes qui gardaient
Berlin, de venir à sa rencontre jusqu'à Francfort. Il s'était joint à
elle avec les 10 mille hommes de toute nature qui lui restaient, et
qui s'étaient accrus par le ralliement d'un certain nombre de soldats
de la garde sous les ordres du général Roguet. Ne considérant pas la
position de Francfort comme beaucoup plus tenable que celle de Posen,
il avait résolu de se porter à Berlin, où il pouvait réunir avec
Grenier 40 mille hommes, et y avoir enfin une meilleure contenance que
celle à laquelle il était réduit depuis un mois. Pendant qu'il y
marchait, les coureurs de l'armée russe sous les colonels Tettenborn
et Czernicheff, avaient passé l'Oder à Wrietzen, tout près de Berlin,
avaient assailli à l'improviste un régiment de cavalerie italienne du
corps du général Grenier, détruit ce régiment presque en entier, et
fait éclater dans Berlin une joie immodérée.

[En marge: Le prince Eugène prend définitivement le parti de se
replier sur l'Elbe, et de s'établir de Dresde à Magdebourg.]

Le général Grenier, sorti alors de Berlin avec ses deux divisions
d'infanterie, avait repoussé les coureurs trop téméraires de l'armée
de Wittgenstein, et était rentré dans cette capitale après avoir un
peu calmé la joie de ses habitants. En prenant une forte position en
avant de Berlin, en attirant à lui le corps du général Lauriston, dont
une division était déjà à Magdebourg, en montrant la ferme résolution
de combattre, le prince Eugène eût probablement arrêté les Russes,
mais craignant de provoquer des événements décisifs avant l'arrivée de
Napoléon, se voyant entouré d'ennemis, n'ayant pas plus de 2,500
hommes de cavalerie, exposé souvent à ne pouvoir pas même communiquer
avec Magdebourg faute de troupes à cheval, il prit le parti de venir
s'asseoir définitivement sur l'Elbe, où d'ailleurs le général Reynier
avait déjà été obligé de se replier par le mouvement du centre des
Russes. Le 4 mars il sortit de Berlin, après avoir évacué sur
Magdebourg ses blessés, ses malades et son matériel. Placé désormais à
la tête de quarante mille hommes, il n'avait plus à craindre qu'on
vînt insulter sa prudence et ses aigles.

Le lendemain il était sur l'Elbe, et terminait cette longue retraite,
commencée à Moscou le 20 octobre, et signalée par de si étranges et si
prodigieux désastres. Le prince Eugène n'avait rien à se reprocher
depuis qu'il avait pris le commandement, si ce n'est un peu trop de
circonspection, et avait d'ailleurs rendu d'incontestables services.
Tous les maréchaux et les généraux sans troupes, excepté les maréchaux
Davout et Victor, l'avaient quitté. Il envoya le maréchal Davout à
Dresde avec la division Lagrange, pour recueillir le général Reynier
qui revenait de Kalisch, et pour défendre les points importants de
Dresde et de Torgau. Il s'établit lui-même à Wittenberg avec les 10
mille hommes qui avaient été longtemps sa seule ressource, avec les
troupes du corps de Grenier, et attira sur Magdebourg les divisions du
corps de Lauriston, qui étaient prêtes à se porter en ligne. Il allait
donc avoir 80 mille hommes sur l'Elbe, plusieurs grandes places mises
en bon état de défense, et il ne pouvait plus être forcé d'abandonner
cette ligne.

[En marge: Joie des Allemands en apprenant l'évacuation de Berlin.]

[En marge: Raisons qu'on fait valoir auprès du roi Frédéric-Guillaume
pour le décider à passer du côté des Russes.]

On comprend, sans qu'il soit besoin de le dire, la joie tumultueuse
qui éclata dans toute la Prusse en apprenant l'évacuation définitive
de Berlin. Bien avant cette évacuation, on avait envoyé au roi
Frédéric-Guillaume émissaires sur émissaires, d'abord le fougueux
baron de Stein, puis un Alsacien fort délié, le baron d'Anstett, dont
le sol natal était depuis longtemps devenu français, puis un officier
de grand crédit parmi les patriotes allemands, le général Scharnhorst,
et on lui avait démontré de toutes les façons, par les raisons
morales, politiques, militaires, qu'il fallait se donner à la Russie.
On lui avait dit que Napoléon était vaincu, qu'il ne pourrait pas
recommencer la longue série de ses victoires; que l'Europe, lasse de
son joug, allait se soulever tout entière; que l'Autriche n'attendait
que le signal de la Prusse pour se prononcer; que Napoléon ne
résisterait point à une pareille masse d'ennemis; que la France
d'ailleurs épuisée et dégoûtée ne lui en fournirait pas les moyens;
qu'on débarrasserait ainsi le monde de son odieuse domination; que la
Russie ne voulant pour elle-même que ce qu'elle avait autrefois
possédé, allait restituer la portion du duché de Varsovie qui avait
appartenu à la Prusse; qu'elle lui rendrait en outre toutes les
parties de son territoire qu'elle parviendrait à reconquérir, et
promettait même de ne pas poser les armes qu'elle n'eût aidé la Prusse
à se reconstituer entièrement. C'était là surtout ce qui pouvait
décider le roi Frédéric-Guillaume, car il craignait qu'après une
bataille perdue on ne se décourageât, et qu'on ne le livrât encore,
comme à Tilsit, à la vengeance de Napoléon. En prenant l'engagement de
ne plus l'abandonner, et de soutenir une lutte à mort, on faisait ce
qui devait le plus influer sur ses résolutions.

[En marge: Traité d'alliance de la Prusse avec la Russie, signé le 28
février 1813.]

Devant toutes ces raisons, devant toutes ces promesses, devant
l'enthousiasme de ses sujets, il se rendit, en disant toutefois à ceux
qui l'entouraient que ce ne devait pas être une affaire d'entraînement
suivie d'un découragement subit comme en 1806, mais qu'il exigeait,
puisqu'on voulait la guerre, qu'on y persévérât jusqu'à extinction,
et en y prodiguant jusqu'au dernier écu, et jusqu'au dernier homme. Il
autorisa donc M. de Hardenberg à signer le 28 février un traité par
lequel la Russie s'engageait à réunir immédiatement 150 mille hommes,
la Prusse 80 mille (chacune des deux puissances se proposant d'en
réunir bientôt davantage), à les employer contre la France jusqu'à ce
que la Prusse eût reçu une constitution plus conforme à son ancienne
existence et à l'équilibre de l'Europe, à ne déposer les armes
qu'après ce but atteint, à faire tous leurs efforts pour rattacher
l'Autriche à la cause commune, à ne traiter en un mot que de concert,
et jamais l'une sans l'autre. La Russie promettait en particulier
d'employer ses bons offices auprès de l'Angleterre pour qu'elle
conclût un traité de subsides avec la Prusse.

[En marge: Dissimulation du roi et de M. de Hardenberg, n'osant pas
avouer ce qu'ils ont fait.]

[En marge: Le roi de Prusse, pour préparer la France à un changement
d'alliance, affecte une grande irritation au sujet de quelques actes
récents des armées françaises.]

Tandis qu'ils prenaient ces engagements, le roi ni M. de Hardenberg
n'avaient encore osé s'expliquer franchement avec M. de Saint-Marsan,
ministre de France, et leur embarras avec lui était visible. Au moment
où ils traitaient, l'armée française avait déjà évacué Posen et
Francfort-sur-l'Oder, et s'apprêtait à sortir de Berlin. Elle n'était
donc plus à craindre, et il y aurait eu peu de danger à déclarer
franchement qu'on profitait de l'occasion pour refaire la fortune de
son pays imprudemment compromise à une autre époque. Mais, d'une part,
M. de Hardenberg avait assez d'esprit pour comprendre qu'il allait
jouer une partie fort dangereuse pour son pays, et le roi assez de
mémoire pour en être également convaincu, et tant que l'armée
française n'avait pas repassé l'Elbe, ils n'osaient presque pas
avouer ce qu'ils venaient de faire. M. de Hardenberg était même si
ému, que le 27, veille de la signature du traité avec la Russie, il
disait à M. de Saint-Marsan: Mais faites donc quelque chose pour la
Prusse, et vous nous sauverez d'une cruelle extrémité!--Il était
sincère en s'exprimant de la sorte, et sur le point de prendre un
parti qui pouvait être ou extrêmement heureux, ou extrêmement funeste
pour sa patrie, il éprouvait tes anxiétés d'un bon citoyen. Le roi,
dont nous ne voudrions en rien décrier l'honnête caractère, fut encore
moins franc que son ministre, et se servant d'une ruse peu digne de
lui, feignit une extrême irritation à l'occasion de quelques procédés
récents reprochés à l'armée française. Voici quels étaient ces
procédés. Napoléon avait ordonné qu'on payât tout; mais les Prussiens,
abusant de la situation, avaient exigé du général Mathieu Dumas,
intendant de l'armée, des prix tels qu'il était impossible de les
admettre. Le patriotisme autorisait à nous refuser des vivres, il
n'autorisait pas à nous les faire payer trois ou quatre fois leur
valeur. Napoléon avait donc cassé les marchés. Il avait ordonné aussi
que les places de l'Oder s'approvisionnassent comme elles pourraient,
en prenant autour d'elles ce qu'il serait impossible d'acheter. Les
gouverneurs français de Stettin, Custrin, Glogau, n'y avaient pas
manqué, et avaient enlevé à quelques lieues à la ronde le bétail, les
grains, les bois, tout ce dont ils avaient eu besoin. Enfin le prince
Eugène, là où ses troupes dominaient, avait empêché les levées en
masse, lesquelles étaient une infraction évidente aux traités qui
liaient la Prusse envers la France, et limitaient l'étendue de ses
armements. Certes, à côté de ce qui s'était passé pendant vingt ans de
guerres acharnées, guerres que la Prusse avait provoquées bien
gratuitement en 1792 (elle n'aurait pas dû en perdre le souvenir), ce
n'était pas un motif sérieux à alléguer, pour une rupture d'alliance,
que les trois faits que nous venons de rapporter. Il eût été plus
simple et plus digne de dire que, longtemps vaincus, opprimés, on
trouvait l'occasion de se relever, et qu'on la saisissait. Mais soyons
justes à notre tour, et convenons que l'opprimé a contre son
oppresseur le droit de la ruse. Il y perd de sa dignité, mais il ne
manque à personne. Le 28 février, jour de la signature du traité avec
la Russie, le roi affectant une irritation, qui, si elle était
sincère, venait de la peur qu'il éprouvait en prenant un parti si
grave, exigea qu'on adressât à M. de Saint-Marsan une note, où il nous
était demandé compte péremptoirement, et avec sommation de répondre
tout de suite, des derniers actes imputés à l'armée française. M. de
Saint-Marsan ne pouvant répondre lui-même, la note fut envoyée à Paris
par courrier extraordinaire.

[En marge: Mesures militaires de la Prusse qui révèlent un changement
prochain.]

Mais on ne se cachait plus, on n'en avait plus la force, et la joie
des patriotes accourus à Breslau, entourant le roi, le félicitant
publiquement de sa conduite, ne laissait aucun doute sur la résolution
prise. D'ailleurs une suite de mesures tout à fait significatives
vinrent rendre à peu près officielle la rupture avec la France. On
donna cours forcé de monnaie aux papiers d'État qui répondaient à nos
bons du Trésor. On décréta la formation d'une grande armée prussienne
en Silésie. L'illustre général Blucher, celui qui avait toujours
manifesté de l'asservissement de son pays le plus noble chagrin, fut
nommé commandant en chef de cette armée. Le général Scharnhorst, qui
avait le plus contribué à entraîner le roi, fut nommé chef
d'état-major de cette même armée. Enfin le procès du général d'York,
qui n'avait jamais été commencé, se trouva, dit-on, terminé à son
avantage. Il fut déclaré innocent, et réintégré dans le commandement
des troupes dont il avait déterminé la défection. Les officiers
prussiens qui, après l'alliance avec la France, avaient porté en
Russie leur patriotisme indigné, les généraux Gneisenau, Clausewitz,
furent appelés, pourvus de grades, et comblés de récompenses.

[En marge: Entrée d'Alexandre à Breslau, et entrevue de ce monarque
avec le roi de Prusse.]

[En marge: Déclaration définitive de la Prusse, annonçant sa rupture
avec la France, et son alliance avec la Russie.]

Après de telles manifestations, il n'y avait plus de contrainte à
s'imposer, et l'entrevue des deux souverains nouvellement alliés eut
lieu le 15 mars. Alexandre, accompagné de M. de Nesselrode et d'une
foule de généraux, entra dans la capitale de la Silésie, et au milieu
des applaudissements du peuple, des acclamations de l'armée, se jeta
dans les bras de l'ami sacrifié jadis à Tilsit, et retrouvé récemment
dans le désastre de Moscou. Le fougueux et généreux baron de Stein,
retenu dans son lit par d'affreuses souffrances, n'était pas là pour
assister à un événement qui était son ouvrage. La ville fut trois
jours illuminée, et le roi eut du reste le soin de faire entourer par
ses propres gardes la maison de M. de Saint-Marsan, afin qu'elle
n'essuyât aucun outrage. Pendant ce séjour d'Alexandre à Breslau, M.
de Hardenberg qui n'avait cessé de garder avec M. de Saint-Marsan un
silence triste, mais tellement expressif que ce n'était presque pas du
silence, le rompit en lui remettant le 17 mars la déclaration de
guerre à la France, et après lui avoir prodigué toute espèce de
témoignages personnels, lui laissa le choix de partir quand et comme
il voudrait.

[En marge: Joie des patriotes allemands, leur espérance et leur
prétention d'entraîner tous les princes d'Allemagne.]

Il n'est pas besoin d'affirmer que cet événement, quoique prévu,
produisit sur l'Allemagne et sur l'Europe un effet immense. Les
patriotes allemands manifestèrent plus que jamais leur joie et leurs
espérances. Suivant eux, la Saxe, la Bavière, le Wurtemberg, tous les
princes qu'on appelait nos esclaves, devaient sur-le-champ imiter la
conduite de la Prusse, et prendre part à la coalition générale. Dans
le désir d'accélérer ce résultat, les colonels Czernicheff et
Tettenborn, laissant au corps de Wittgenstein le soin de suivre
l'arrière-garde du prince Eugène sur Magdebourg et Wittenberg,
descendirent l'Elbe avec leurs Cosaques, pour aller se montrer vers
Hambourg, et pour essayer, de concert avec les flottilles anglaises,
de soulever ces Français anséatiques, qui étaient Français malgré eux,
et ne demandaient que l'occasion de ne plus l'être. En même temps les
avant-gardes de l'armée russe du centre qui avaient traversé l'Oder,
furent dirigées sur Torgau et sur Dresde, pour tâcher de décider la
Saxe, et pour agir sur elle par les moyens qui avaient si bien réussi
auprès de la Prusse.

[En marge: Les Cosaques des colonels Tettenborn et Czernicheff envoyés
à Hambourg.]

[En marge: Insurrection de Hambourg.]

Le prince Eugène, inquiet pour Dresde en se repliant sur l'Elbe, avait
appuyé à droite au lieu d'appuyer à gauche, et avait porté son centre
à Wittenberg, au lieu de le porter à Magdebourg. Par suite de ce
mouvement Hambourg s'était trouvé découvert, car on sait quelle
distance il y a de Magdebourg, placé en quelque sorte au milieu de la
ligne de l'Elbe, à Hambourg, situé à une petite distance de
l'embouchure de ce fleuve (nous prenons ici la ligne de l'Elbe des
montagnes de la Bohême à la mer). Les colonels Tettenborn et
Czernicheff coururent donc avec neuf à dix mille Cosaques, appuyés par
quelque infanterie légère, vers Lubeck et Hambourg. Les Anglais, de
leur côté, avaient refait un établissement à l'île d'Héligoland, et y
avaient accumulé des armes, des munitions, du matériel de guerre de
tout genre. Leurs flottilles remplissaient les embouchures de l'Elbe.
Il n'en fallait pas tant pour mettre en fermentation les têtes déjà
fort enflammées des habitants de Hambourg. Le général Morand, non pas
le célèbre Morand du corps de Davout, mais un vieux général du même
nom, brave, malheureusement infirme, se retirait en ce moment avec
deux mille hommes de la Poméranie sur Hambourg. Il fut assailli à
l'improviste, mortellement blessé, et pris avec une partie de sa
petite troupe. D'un autre côté le général Lauriston, dirigé par
Osnabruck, Hanovre, Brunswick sur Magdebourg, était encore à quarante
lieues de là. Le général Bourcier se trouvait à Hanovre au milieu des
dépôts de sa cavalerie. Les forces qui résidaient à Hambourg même
n'étaient suffisantes ni pour arrêter les Cosaques, ni pour contenir
la population. Les autorités françaises qui avaient été fort
maltraitées le 24 février précédent, qui avaient vu les douaniers, les
commis des contributions indirectes, les agents de la police battus,
pillés, expulsés, craignirent d'essuyer cette fois des traitements
plus fâcheux encore, et évacuèrent Hambourg, en livrant la ville aux
autorités municipales. Elles se dirigèrent sur Brême. À l'instant les
Cosaques de Tettenborn accoururent au milieu de la joie générale, et
reçurent les clefs de la ville pour les porter à l'empereur Alexandre.
Les autorités municipales formées par les Français se démirent, et
furent remplacées par l'ancien sénat. Une légion, dite légion de
Hambourg, fut formée sur-le-champ, et composée de tous les hommes de
bonne volonté disposés à s'armer pour la cause allemande. Elle fut
équipée aux frais des riches Hambourgeois, qui remplirent en quelques
heures une forte souscription ouverte pour subvenir à cette dépense.
On fit signal aux Anglais d'arriver, et ils arrivèrent en effet bien
vite avec des bâtiments chargés de sucre, de cafés et de cotons.
C'était doubler la joie que produisait leur apparition, car à la
satisfaction de voir s'éloigner une autorité étrangère détestée, se
joignait celle de voir le blocus continental aboli, et les voies du
commerce rouvertes. Les malheureux Hambourgeois ne savaient pas à quel
brusque retour de fortune ils s'exposaient par cette imprudente
manifestation.

[En marge: Situation de la Saxe.]

Sur le haut Elbe, en Saxe, à Dresde, le même mouvement se produisit à
l'approche des troupes russes et prussiennes.

[En marge: Embarras et épouvante du roi Frédéric-Auguste.]

[En marge: Ce prince s'adresse à l'Autriche, qui travaille à
l'affilier au parti médiateur qu'elle cherche à former en Europe.]

[En marge: Le roi de Saxe cantonne à Torgau son infanterie revenue de
Pologne avec le général Reynier, et laisse voir la résolution de ne
plus l'employer activement.]

[En marge: Il forme le projet de se retirer sous l'escorte de sa
cavalerie, loin des armées belligérantes.]

[En marge: Ce prince, malgré les instances du ministre de France, se
transporte en Bavière.]

L'infortuné Frédéric-Auguste, roi de Saxe, jusque-là fort attaché à
Napoléon, qui l'avait comblé de faveurs, et lui avait rendu la
Pologne, commençait à sentir que tant d'ambition n'était pas faite
pour lui, que le repos, l'amour de ses sujets, les pratiques
religieuses étaient son lot véritable et unique. Aussi tout en
regrettant beaucoup la Pologne, il était prêt à y renoncer, pourvu
qu'on lui laissât sa chère Saxe, telle qu'il la possédait avant les
grandeurs dont Napoléon l'avait accablé. Depuis les derniers
événements, sans montrer moins de dévouement à la France, il avait
pourtant cherché un conseiller qui dirigeât sa faiblesse dans ce
dédale de circonstances prodigieuses, et il avait cru faire le
meilleur choix possible en s'adressant à l'empereur d'Autriche,
c'est-à-dire au beau-père, à l'allié de Napoléon. M. de Metternich
s'était aussitôt efforcé de le rattacher à ce parti de princes
allemands qu'il s'appliquait à former, et dont le but était de
pacifier l'Europe en s'interposant entre la Russie, l'Angleterre et la
France, et en les forçant à accepter une paix toute germanique. On
avait dit, et avec raison, à Frédéric-Auguste, que ce n'était pas
trahir la France, que c'était lui rendre service au contraire, et en
même temps remplir ses devoirs de bon Allemand, que de travailler à
rétablir la paix sur la base d'une Allemagne indépendante, forte et
respectée. Il n'avait pas hésité à suivre cette voie, et par ce motif
n'avait répondu que d'une manière évasive aux réclamations du ministre
de France, qui tantôt lui demandait des approvisionnements, tantôt des
recrues, tantôt de la cavalerie. Pour se soustraire à ces instances,
il savait fait valoir sa détresse, les dispositions malveillantes de
ses sujets, et enfin l'impossibilité d'exécuter ce qu'on exigeait de
lui dans le temps prescrit. Son corps d'armée étant revenu sur
l'Elbe, sous la conduite du général Reynier, il l'avait cantonné dans
Torgau, et là, sous prétexte de le recruter, il l'avait mis à part
dans une place forte, pour y attendre, dans une espèce de neutralité
semblable à celle du prince de Schwarzenberg, les directions de la
politique autrichienne. Quant à sa cavalerie, composée de 1,200
cuirassiers superbes, et de 1,200 hussards et chasseurs excellents,
dont Napoléon avait demandé impérieusement l'envoi, il l'avait
positivement refusée. Pour lui inspirer le courage d'un tel refus, il
lui avait fallu une peur plus grande encore que celle que lui
inspirait Napoléon, et cette peur était celle des Cosaques, dont la
présence partout annoncée faisait trembler jusqu'aux alliés des
Russes. S'attendant à chaque instant à voir apparaître ces Cosaques,
si effrayants de loin, il avait résolu de se placer au milieu de sa
cavalerie, et de s'en aller avec sa famille dans un lieu sûr, laissant
son infanterie dans Torgau, et ses États à ceux qui voudraient les
occuper tour à tour. Avec de pareilles dispositions il suffisait de la
défection de la Prusse, et de l'approche des avant-gardes russes, pour
décider ce prince à exécuter un projet de fuite si longuement préparé.
Malgré les représentations du ministre de France, M. de Serra, qui
s'efforçait de lui démontrer l'inconvenance de son départ, et le
danger d'abandonner ses sujets qui allaient inévitablement se livrer
aux passions régnantes, et se donner envers la France des torts dont
ils seraient bientôt punis, dont lui-même souffrirait, il partit,
laissant Dresde dans les mains du maréchal Davout, ses objets les plus
précieux et les moins transportables dans la forteresse de
Koenigstein, marchant enfin lui-même avec son trésor, avec sa
nombreuse famille, au milieu de trois mille hommes, tant cavaliers
qu'artilleurs. Il aurait pu se retirer en Bohême, où il serait arrivé
en quelques heures, sur une terre neutre, en ce moment inviolable pour
toutes les puissances belligérantes. Il ne l'osa pas, et la cour
d'Autriche ne l'eût pas voulu, pour ne pas découvrir trop tôt la
secrète ligue qu'elle cherchait à former. Il se rendit par Plauen et
Hof à Ratisbonne, sur le territoire du roi de Bavière, aussi
embarrassé que lui. Son intention était de rester en Bavière, ou de se
jeter en Autriche, selon les événements. M. de Serra lui avait bien
adressé l'invitation de venir en France, mais une telle démarche l'eût
perdu aux yeux des Allemands, eût été contraire d'ailleurs au projet
de médiation de l'Autriche, et il n'avait point accepté cette
invitation.

[En marge: Apparition des Russes devant Dresde.]

[En marge: Le maréchal Davout fait sauter le pont de Dresde.]

À peine était-il parti de Dresde que les Russes parurent aux environs
de cette ville. L'infanterie saxonne s'était enfermée dans Torgau, et
avait déclaré n'en vouloir pas sortir pour contribuer à la défense de
l'Elbe. Le maréchal Davout avait pour défendre le cours supérieur de
l'Elbe la division française Durutte, seul reste du corps de Reynier
depuis que les Saxons l'avaient quitté, plus quelques troupes que le
prince Eugène lui avait envoyées, et enfin les seconds bataillons de
son corps qu'on venait de réorganiser à Erfurt. Il se hâta d'accourir
à Dresde de sa personne, et prit les mesures que réclamaient les
circonstances, en militaire probe mais inexorable, ne commettant aucun
mal inutile, mais ordonnant sans pitié tout le mal nécessaire. Il
parcourut les bords de l'Elbe, ordonna la destruction des moulins, des
bateaux, des bacs, malgré les cris des paysans saxons, et arrivé au
beau pont de pierre qui dans Dresde servait à l'union des deux villes,
la vieille et la nouvelle, il en fit miner deux arches, et les fit
sauter, sans s'inquiéter des attroupements des habitants, de leurs
menaces et de leurs clameurs. Il se mit ensuite à la tête de ses
troupes pour recevoir les Russes s'ils essayaient de forcer le
passage.

[En marge: Irritation des Allemands contre ce maréchal.]

Ces mesures de défense devinrent l'un des griefs les plus violemment
allégués dans toute l'Allemagne. On composa des gravures grossières,
représentant le pont de Dresde détruit par celui que dans le Nord on
appelait le féroce Davout, et on les répandit par milliers dans les
villes et les campagnes.--Voilà, disait-on, comment les Français
traitent leurs plus fidèles alliés, les Saxons, qui viennent de se
battre vaillamment pour leur cause, tandis qu'eux Français s'enfuient
en jetant leurs armes.--

[En marge: Effet produit à Vienne par la défection de la Prusse.]

[En marge: Extrême exaltation du parti allemand.]

Cette nouvelle excitation produite par la défection de la Prusse
s'était naturellement fait sentir à Vienne, malgré la distance et
l'ordinaire tranquillité de cette capitale. La politique profonde de
M. de Metternich et de l'empereur François, quoique devinée par
quelques esprits pénétrants, échappait aux gens passionnés de la cour,
de l'armée et du peuple. Ils n'y voyaient qu'une coupable lenteur à se
détacher de la France, et à secouer les funestes engagements qu'on
avait pris en contractant le mariage de Marie-Louise avec Napoléon. Le
déchaînement de cette partie du public autrichien était extrême. On
remarquait parmi les plus animés l'impératrice elle-même, princesse
de Modène, et ce qui est plus étonnant, l'archiduc Charles,
ordinairement si sage, surtout si mesuré lorsqu'il s'agissait de la
France. Mais ce prince sentant au fond du coeur fermenter son
patriotisme allemand, profondément blessé d'ailleurs par son frère
l'empereur François qui l'avait exclu de toute participation aux
affaires, saisissait assez volontiers les occasions de blâmer le
gouvernement, et cette fois du reste était sincère, car il était de
ceux qui auraient voulu une conduite plus claire et plus franche. On
allait jusqu'à lui prêter un propos étrange par sa hardiesse. Il avait
dit, assurait-on, que si l'empereur François avait contracté un
mariage gênant pour sa politique, et que chez lui le père embarrassât
le souverain, il fallait qu'il abdiquât, et cédât la couronne à un
membre de la famille plus libre de ses actions.

[En marge: L'empereur François et M. de Metternich jugent la conduite
de la Prusse fort imprudente, et ne veulent tomber ni sous le joug des
masses populaires, ni sous le joug de la Russie.]

[En marge: Désir d'éviter une nouvelle guerre contre la France.]

L'exaltation était si grande que M. de Metternich avait eu quelques
craintes à concevoir pour sa personne, et que le gouvernement s'était
vu obligé d'ordonner de nombreuses arrestations, même parmi des
personnages considérables, tels que M. de Hormayer, l'un des employés
les plus élevés de la chancellerie autrichienne, celui dont on se
servait pour communiquer secrètement avec le Tyrol. Ce qui se passait
en Allemagne n'était en effet ni du goût de l'empereur, ni du goût de
M. de Metternich. D'abord il ne leur convenait pas d'exciter l'esprit
public aussi vivement qu'on le faisait, et, pour secouer le joug de
Napoléon, d'accepter celui des masses populaires. Alexandre leur
paraissait un prince imprudent, enivré par des succès auxquels il
n'était pas accoutumé, et Frédéric-Guillaume un prince faible, mené
aujourd'hui par ses sujets, comme six ans auparavant il l'était par sa
femme. Ni l'empereur ni M. de Metternich ne se faisaient faute
d'exprimer ce jugement. Ensuite cette manière impétueuse, irréfléchie
d'agir n'était pas la leur. Ils voulaient sortir des mains de
Napoléon, sans se mettre dans celles d'Alexandre, et en sortir en tout
cas, sans s'exposer à y retomber plus durement que jamais, par suite
d'une guerre follement entreprise, et sottement conduite. Ils étaient
loin de regarder Napoléon comme détruit; ils s'attendaient à le voir,
de même qu'en 1806, déboucher d'une manière foudroyante des défilés de
la Thuringe, et punir les imprudents qui venaient s'exposer de si près
à ses coups. Si du reste un tel résultat n'était pas certain, il était
au moins possible, et cette seule raison suffisait à leurs yeux pour
qu'on dût ne pas agir si vite, ne pas s'engager surtout avant que
l'armée autrichienne fût reconstituée, et même pour qu'on préférât la
ressource d'une médiation, au moyen de laquelle on referait la
situation de l'Allemagne sans courir le danger d'une guerre avec la
France.

C'est de ce point de vue que le cabinet autrichien jugeait la conduite
de la Prusse bien hasardée, les démonstrations allemandes bien
téméraires; c'est de ce point de vue aussi qu'il ne cessait de nous
donner des conseils de prudence et de modération, qu'il nous
suppliait, en admettant que nous fissions encore une campagne
vigoureuse, de ne vouloir tirer de nos succès futurs d'autre résultat
qu'une paix prochaine, équitable, acceptable par toute l'Europe.

[En marge: Inclinant toujours vers la politique de médiation, M. de
Metternich considère avec chagrin le langage absolu de Napoléon.]

[En marge: Sages observations de ce ministre sur le discours de
Napoléon au Corps législatif.]

[En marge: M. de Metternich voudrait connaître les conditions de paix
de la France, et ne pouvant en obtenir la confidence, laisse entrevoir
celles de l'Autriche.]

[En marge: Longs entretiens de M. de Metternich avec. M. Otto.]

[En marge: Admirables conseils de M. de Metternich.]

Aussi fut-il désolé quand il nous vit, comme dans le rapport adressé
au Sénat pour demander les nouvelles levées, comme dans le discours
impérial prononcé le 14 février, annoncer des volontés absolues,
tantôt à l'égard de l'Espagne, tantôt à l'égard des départements
anséatiques, tantôt à l'égard du grand-duché de Varsovie, car c'était
rendre impossible la médiation dont on l'avait chargé. Il s'en
expliqua longuement et plusieurs fois avec M. Otto, notre ministre à
Vienne. Lui parlant du discours impérial: J'admire fort, lui dit-il,
cette fierté de langage de votre empereur, et j'y retrouve tout son
génie; mais il faut songer aux conséquences de ce qu'on fait, et les
conséquences ici ne peuvent être que déplorables. Comment voulez-vous
que je négocie avec l'Angleterre, quand vous dites que la dynastie
française règne et régnera en Espagne? Comment voulez-vous que je
négocie avec la Russie et la Prusse, quand vous dites que les
territoires constitutionnels ou appartenant à des alliés, c'est-à-dire
les villes anséatiques et le grand-duché de Varsovie, demeureront
chose sacrée et inviolable? Jamais je ne pourrai faire accepter de
telles conditions à l'Europe. Or il nous faut la paix à nous, il vous
la faut à vous, car même en gagnant des victoires, et vous aurez
besoin d'en remporter beaucoup pour rendre l'Europe modérée à votre
égard, même en gagnant des victoires, on ne résiste pas toujours au
soulèvement universel des esprits, et bientôt même on en éprouve le
contre-coup chez soi ...--À cette occasion, sans nous dire la paix
qu'il souhaitait, et qu'il était facile d'entrevoir, M. de Metternich
essaya d'arracher à M. Otto le secret de celle que nous désirions
nous-mêmes. Mais il l'essaya en vain, car M. Otto ne savait rien. Ne
réussissant pas à le faire parler, M. de Metternich n'hésita pas à
parler lui-même, pour nous préparer à des conditions que l'Europe pût
accepter, même en la supposant vaincue par nous, ce qu'il ne refusait
jamais d'admettre dans son argumentation.--L'Espagne, dit-il, avec des
formes tour à tour insinuantes ou franchement ouvertes, ne vous sera
probablement pas concédée par l'Angleterre, surtout après la dernière
campagne. À nous, Allemands, cette condition nous importe peu, elle ne
nous touche que du point de vue de l'Angleterre, de laquelle ni la
Russie ni la Prusse ne voudront se séparer dans les négociations.
C'est tout au plus si vous ferez supporter à l'Angleterre la réunion
de la Hollande à la France, mais avec plus d'une victoire encore, et
cette condition comme la précédente ne nous touche qu'à cause des
intérêts britanniques. Mais vous ne ferez supporter ni à l'Angleterre,
ni à la Prusse, ni à la Russie, ni à l'Allemagne surtout, l'adjonction
définitive des provinces anséatiques à l'empire français. Pourquoi
donc être si affirmatifs, si absolus sur ce point? Que vous importent
des pays placés si loin de votre véritable frontière, si peu utiles à
votre défense, si étrangers à vos intérêts commerciaux, si peu
sympathiques à votre nation, si nécessaires à la constitution d'une
Allemagne indépendante? Quand vous attachiez une grande importance au
blocus continental, vous pouviez tenir aux territoires anséatiques,
mais aujourd'hui ce blocus croule de toutes parts, la Russie, la
Prusse l'ont abandonné, vous-mêmes vous l'enfreignez tous les jours.
Vous feriez en le maintenant la fortune de vos ennemis russes et
prussiens, car tout passerait par chez eux, d'ailleurs la supposition
de la paix générale en fait disparaître l'utilité; renoncez-y donc dès
à présent, et en y renonçant, consentez à restituer des territoires
qui ne pouvaient avoir d'avantage pour vous que du point de vue de ce
blocus. Quant à la Prusse, il faut vous résigner à en admettre une
plus forte, plus étendue, qui devienne le véritable État intermédiaire
entre la Russie et le midi de l'Europe, État intermédiaire qu'il
serait absurde de chercher aujourd'hui dans la Pologne, puisque vous
n'avez pas réussi à la rétablir, et dont il nous appartient à nous
Allemands plus qu'à vous de poursuivre la reconstitution, puisque nous
sommes les voisins de la Russie, et que vous ne l'êtes pas. Pourquoi
donc êtes-vous si affirmatifs sur le grand-duché de Varsovie, qu'on ne
peut plus maintenir, que la Russie ne voudra jamais souffrir sur sa
frontière, et qui est d'ailleurs la seule matière dont on puisse se
servir pour recomposer la Prusse, sans détruire votre royaume de
Westphalie? Pourquoi nous créer des difficultés insolubles, en
exprimant à cet égard des volontés irrévocables?...--Passant à la
Confédération du Rhin, M. de Metternich ajoutait ce qui suit:--À quoi
bon cette singulière création, qui vous impose des charges sans aucun
avantage, qui est incompatible avec l'indépendance de l'Allemagne, et
qui est aujourd'hui irrévocablement détruite dans l'esprit des
Allemands? Quoi! vous vous obstineriez pour un vain titre de
_protecteur_, qui, concevable sur la tête de votre glorieux et
puissant maître, serait ridicule sur la tête d'un enfant? Est-ce que
votre empereur, possesseur de la frontière qui s'étend de Bâle au
Texel, ayant Strasbourg, Mayence, Coblentz, Cologne, Wesel, Groningue
pour points d'appuis de cette frontière, n'a pas assez d'influence sur
l'Allemagne, n'est même pas assez inquiétant pour elle? Que veut-il de
plus? Il n'a pas tant besoin de paraître le premier potentat du
continent: qu'il se contente de l'être, et qu'il dissimule ce qu'il
est, plutôt que de chercher à le montrer. Vous croyez peut-être,
ajoutait-il, que nous voulons rétablir l'ancienne Confédération
germanique pour reprendre la couronne impériale? Vous vous trompez.
Nous ne songeons plus à ce titre aussi vain que pesant. Nous n'aurions
qu'à choisir, car on nous offre tout, tout, entendez-vous (et en
disant ces mots M. de Metternich laissait deviner de nombreuses et
secrètes communications de la part des coalisés); mais nous ne voulons
que les choses qu'on ne peut pas nous refuser, celles que vous-mêmes
êtes prêts à nous concéder; nous voulons surtout une Allemagne
indépendante et la paix, car nous avons soif de paix. Tous les peuples
nous la demandent, et ils nous désavoueraient, nous abandonneraient si
nous leur imposions des sacrifices pour un autre but que la paix. Vous
nous direz que vous êtes forts, que vous allez vaincre encore vos
ennemis. Nous le savons, nous y comptons, nous en avons même besoin
pour obtenir la paix dont nous vous avons indiqué quelques conditions;
mais rendez-la possible, et pour cela ne vous montrez pas absolus, ne
soyez pas cause que les négociations se trouvent rompues avant d'être
entamées!--

[En marge: Les conditions qu'il laissait entrevoir comme possibles
suffisaient, et au delà, à la véritable grandeur de la France.]

Ces admirables conseils, donnés sincèrement, avaient été accompagnés
des formes les plus douces, les moins menaçantes, et non pas énoncés
une fois, et dogmatiquement, mais tantôt un jour, tantôt un autre,
selon les occasions. Ils laissaient voir assez clairement la paix que
l'Autriche serait disposée à accepter, peut-être même à appuyer de ses
forces, et qui pouvait être résumée dans les termes suivants:
l'Espagne restituée aux Bourbons, les villes anséatiques rendues à
l'Allemagne, la Confédération du Rhin supprimée, le grand-duché de
Varsovie réparti entre la Prusse, la Russie et l'Autriche, et quant à
ce qui concernait l'Autriche en particulier, une meilleure frontière
sur l'Inn, et la restitution de l'Illyrie! Certes la France conservant
la ligne du Rhin, plus la Hollande, conservant le royaume de
Westphalie comme État allié, c'est-à-dire vassal, le Piémont, la
Toscane, Rome, comme départements français, la Lombardie, Naples,
comme principautés de famille, la France était l'empire le plus
puissant qui se pût imaginer, plus vaste même qu'il n'aurait fallu le
désirer, car il était douteux que les successeurs du grand homme qui
aurait fondé cet empire pussent le garder tout entier. L'Autriche
avait raison de dire qu'il faudrait se battre, et se battre
heureusement encore pour obtenir tous ces territoires, surtout celui
de la Hollande; mais l'abandon de l'Espagne eût probablement décidé
l'Angleterre en faveur de cette paix; quant à l'Italie, on se serait
résigné à nous la laisser, si l'Autriche s'y était résignée
elle-même; enfin quant à la Westphalie, ce qui prouvait qu'on était
disposé à céder sur ce point, c'est qu'à Breslau l'empereur Alexandre
et le roi de Prusse avaient refusé de prendre des engagements avec
l'électeur de Hesse-Cassel, bien qu'il s'offrît à la coalition les
mains pleines de millions, sa fortune lui ayant été secrètement
conservée par le dévouement d'une puissante maison financière, qui
commençait alors à s'élever en Europe, celle des frères Rothschild.

[En marge: Quelques conditions de paix qu'on fût disposé à admettre,
il ne fallait pas d'avance se prononcer d'une manière absolue.]

Du reste, quelque paix qu'on fût prêt à admettre, ou à refuser, il ne
fallait pas, comme le disait M. de Metternich avec une profonde
sagesse, annoncer des volontés absolues, qui devaient rendre
impossible l'ouverture des négociations, qui devaient même empêcher le
premier essai de la médiation autrichienne, et qui dès lors allaient
obliger le cabinet de Vienne à se prononcer tout de suite, ou pour
nous ou contre nous, et probablement contre nous, ce qu'il n'avouait
pas encore, mais ce qu'il était facile de deviner pour peu qu'on eût
conservé la liberté de son jugement.--Laissez, avait ajouté M. de
Metternich dans ses fréquents entretiens avec M. Otto, laissez
s'assembler des négociateurs, et une fois réunis, ils seront menés
plus loin qu'on ne le croit, car le monde veut la paix, et la
demandera si fortement au premier congrès assemblé, que ce congrès ne
pourra pas la lui refuser.--

[En marge: Cette vérité prouvée par l'accueil fait aux envoyés que
l'Autriche a chargés d'annoncer sa médiation.]

[En marge: Envoi de M. de Wessenberg à Londres.]

[En marge: Lord Castlereagh lui répond qu'on l'aurait écouté
volontiers, mais que depuis le discours de Napoléon, il n'y a plus
moyen de négocier.]

Dans ce moment même se trouvait vérifiée la parfaite justesse de ces
conseils. En effet, sur l'autorisation qui lui avait été adressée de
Paris, le cabinet de Vienne avait envoyé M. de Wessenberg à Londres,
M. de Lebzeltern à Kalisch, pour offrir non pas sa médiation (ce mot
était modestement réservé pour plus tard), mais son entremise aux deux
principales cours belligérantes, afin d'amener un rapprochement avec
la France, et une paix dont tout le monde, écrivait-il, avait un
pressant besoin. M. de Wessenberg, après avoir pris la voie de
Hambourg, où la police française s'était même montrée assez incommode
à son égard, ce qui avait été un nouveau grief pour les gazettes
allemandes, s'était rendu à Londres, y avait été reçu par lord
Castlereagh avec une extrême politesse, mais reçu secrètement, afin de
ne pas causer une inutile émotion à l'opinion publique. Lord
Castlereagh en lui témoignant la plus vive satisfaction de voir un
agent autrichien à Londres, le plus grand empressement à accepter
l'entremise de l'empereur François, lui avait dit que probablement il
devait savoir que sa mission était désormais sans objet, car le
discours de l'empereur Napoléon, maintenant connu de toute l'Europe,
ne laissait plus le moindre doute sur sa résolution de n'admettre
aucune condition raisonnable; que si lui, M. de Wessenberg, n'avait
pas déjà été rappelé à Vienne après un tel discours, c'était par suite
de la difficulté des communications, qu'il le serait bientôt
certainement, car il n'y avait plus aucun moyen de négocier; qu'au
surplus il pouvait rester à Londres s'il lui plaisait, que
l'Angleterre serait toujours prête à traiter sur des bases équitables,
qu'elle ni ses alliés n'entendaient contester à la France la juste
grandeur due à ses efforts et à ses longues guerres, mais qu'on ne
livrerait jamais la généreuse Espagne à l'usurpation de Napoléon. En
un mot M. de Wessenberg avait été accueilli d'une manière qui
confirmait l'entière vérité de tout ce que M. de Metternich
conseillait, comme base indispensable de la paix future.

[En marge: Envoi de M. de Lebzeltern au camp des Russes, et accueil
entièrement semblable fait à cet autre envoyé de l'Autriche.]

À Kalisch, au camp des Russes, on avait différé tantôt sous un
prétexte, tantôt sous un autre, de recevoir M. de Lebzeltern, puis on
avait fini par l'admettre, après s'être donné le temps de se concerter
avec le cabinet de Londres, et alors on l'avait accueilli avec des
égards infinis, même avec des caresses, et on lui avait dit qu'on
désirait la paix, qu'on la négocierait volontiers par l'entremise de
l'Autriche, mais que cette cour devait sentir l'impossibilité de
traiter avec l'empereur Napoléon après les déclarations qu'il venait
de faire, qu'elle-même reconnaîtrait bientôt l'impossibilité de
s'entendre avec cet ambitieux insatiable, qu'alors elle reviendrait à
son union naturelle et nécessaire avec l'Europe, et qu'on serait bien
heureux de l'avoir pour alliée, que ce jour-là on la ferait l'arbitre
de la paix, de la guerre, de toutes choses en un mot. Après ces
déclarations on avait insinué à M. de Lebzeltern qu'on le garderait
volontiers à Kalisch, mais dans l'espérance qu'on ne lui dissimulait
pas, de l'avoir comme représentant, non pas d'une cour ennemie, ou
même médiatrice, mais alliée et belligérante.

[En marge: M. de Metternich communique au cabinet français les
réponses faites à ses envoyés, et demande avec de vives instances
qu'on lui fournisse les moyens de se faire écouter.]

Dès que ces dépêches furent arrivées à Vienne, M. de Metternich les
communiqua au ministre de France, en l'invitant à les transmettre à
l'empereur Napoléon, en suppliant celui-ci de les prendre en grande
considération, et en lui demandant instamment d'indiquer au cabinet
autrichien la conduite qu'il devait tenir dans une pareille situation.
M. de Metternich annonça en outre qu'il avait donné au prince de
Schwarzenberg un congé momentané, son corps d'armée étant rentré sur
la frontière de Gallicie, et que ce prince allait se rendre à Paris,
pour y provoquer de la part de l'empereur Napoléon des explications
plus franches, plus satisfaisantes que celles qu'avait obtenues M. de
Bubna; que Napoléon daignerait sans doute parler à un homme qui avait
été le négociateur de son mariage, son lieutenant soumis pendant la
dernière guerre, et qui restait encore aujourd'hui son admirateur le
plus sincère, son ami le plus partial.

[En marge: Napoléon peu ému par la défection de la Prusse et les
communications de l'Autriche.]

[En marge: Extrême confiance qu'il a prise dans ses moyens de guerre.]

[En marge: Napoléon ne croit pas que les Prussiens et les Russes
réunis puissent lui opposer plus de 150 mille hommes à l'ouverture de
la campagne, et il ne s'en inquiète nullement.]

Cette défection de la Prusse, ces agitations de l'Allemagne, ces
communications de l'Autriche empreintes d'un caractère si frappant de
vérité, n'émurent guère Napoléon. En travaillant jour et nuit à
réorganiser ses forces, en voyant, après vingt ans de luttes
meurtrières, la facilité qu'il avait encore à tirer des ressources de
cette France si féconde en population et en richesses, en découvrant
surtout l'ineptie militaire de ses ennemis qui venaient bénévolement
s'offrir sur l'Elbe à ses coups, et commettaient en fait de guerre
autant de fautes qu'il en commettait en fait de politique, il avait
repris une confiance immense en lui-même, et ne tenait aucun compte de
ce qui se passait sur le vaste théâtre de cette Europe, qu'il avait
remplie de scènes si tragiques, et qu'il allait remplir de scènes plus
tragiques encore que toutes celles auxquelles on avait assisté. La
défection de la Prusse, il s'y attendait, et il avait regardé cet
événement comme inévitable, dès qu'il avait vu notre quartier général
se retirer successivement sur la Vistule, l'Oder et l'Elbe. C'est pour
ce motif que tout en donnant quelque espérance à la Prusse, il n'avait
voulu faire pour la retenir aucun sacrifice, pécuniaire ou politique.
Seulement, peu habitué à observer les grands mouvements d'opinion
publique, peu disposé à y croire et surtout à y céder, il était
surpris de l'audace de la Prusse à se déclarer contre lui, et la
trouvait plus hardie qu'il ne l'aurait imaginé. Il était convaincu
néanmoins que le roi de Prusse, bien que soutenu par l'enthousiasme
national, devait trembler de tous ses membres à l'idée de la future
campagne, et il se promettait de réaliser bientôt toutes ses craintes.
Faisant en lui-même le compte des forces prussiennes, il se disait que
la Prusse, réduite comme elle l'était en territoire et en population,
ne pouvait pas apporter plus de 100 mille hommes à la coalition, dont
50 mille immédiatement disponibles, que la Russie n'en avait pas dans
son état actuel 100 mille à mettre en ligne (toutes choses vraies); il
se disait en voyant les Prussiens et les Russes s'avancer sur le haut
Elbe et la Thuringe avec de pareilles forces, que sous trois ou quatre
semaines il les ramènerait en Pologne plus vite qu'ils n'en étaient
venus. Il ressentait déjà la joie de la victoire, tant il s'en croyait
sûr, et était persuadé qu'après une ou deux batailles il ferait
rentrer la raison dans les têtes, se replacerait dans la situation
dont on le supposait descendu, et conclurait la paix, car il la
désirait à sa manière, et la dicterait conforme non pas précisément à
son discours, dans lequel il avait cru de bonne politique de se
montrer plus inflexible encore qu'il ne voulait être, mais assez
rapprochée de ce discours, sauf en Espagne, où il était enfin, mais
trop tard, résigné à de grands sacrifices.

[En marge: Il ne voit dans la défection de la Prusse qu'un prétexte
pour demander de nouvelles levées.]

[En marge: Nouvel appel de 80 mille hommes sur les anciennes classes.]

La défection de la Prusse, loin de l'émouvoir, fut pour lui une
occasion de demander de nouvelles forces à la France. Il était
très-satisfait de sa levée de cent mille hommes sur les quatre classes
antérieures; elle lui avait procuré pour la garde impériale, pour la
réorganisation des anciens corps de la grande armée, une espèce
d'hommes fort belle, et à laquelle il n'était plus habitué, depuis
qu'il appelait les conscrits une année d'avance, sous prétexte de
prendre le temps de les instruire. Ces sujets des classes antérieures,
un peu plus mécontents que les autres le jour du départ, perdaient
leur humeur une fois au corps, et il leur restait la taille, les
muscles qu'on a à vingt-cinq ans, et le courage naturel à la nation
française. Il fit donc préparer un nouveau sénatus-consulte pour
demander encore 80 mille hommes, non pas seulement sur les quatre,
mais sur les six dernières conscriptions. C'étaient ainsi près de 600
mille hommes au lieu de 500 mille, sur lesquels sa puissante faculté
d'organisation allait s'exercer, et pour les obtenir, la défection de
la Prusse était un argument tout naturel à donner, non pas au Sénat
qui n'en avait pas besoin, mais au public éclairé, qui tout en
gémissant de pareils sacrifices, ne pouvait pas les contester en
présence des dangers dont la France était menacée.

[En marge: Formation des gardes d'honneur en réponse aux levées des
volontaires prussiens.]

La Prusse lui servit encore d'argument pour une exigence d'un autre
genre. On avait fait appel en Allemagne à toutes les classes, mais en
commençant par la jeune noblesse. En France les appels ne portaient en
général que sur les classes moyennes ou inférieures. Les classes
élevées échappaient à la conscription par le remplacement, qu'elles
payaient à des prix excessifs, depuis que la guerre était devenue
horriblement sanguinaire. Elles n'avaient contribué également aux dons
volontaires que par leur fortune. Napoléon, cette fois, voulait à leur
égard s'en prendre aux personnes mêmes. Depuis longtemps il y pensait,
et l'occasion lui sembla heureusement trouvée. En Allemagne la jeune
noblesse regardait comme un devoir de courir aux armes à la tête de
toutes les classes de la nation: pourquoi n'en ferait-elle pas autant
en France? Jadis la noblesse française n'avait laissé à personne
l'honneur de la devancer sur les champs de bataille; les armes étaient
sa profession, sa gloire, sa passion la plus vive. Pourquoi ne
serait-elle plus la même aujourd'hui? Il y avait à la vérité une
explication de son éloignement à servir, c'est qu'elle aimait
l'ancienne dynastie, et point du tout la nouvelle. Cette raison ne
touchait guère Napoléon, ou plutôt le touchait beaucoup. Admissible de
la part des pères qui vieillissaient dans l'imbécile retraite de leurs
châteaux, elle ne l'était pas, selon lui, ou du moins ne le serait pas
longtemps pour les jeunes gens, qui avaient du sang dans les veines,
qui devaient le sentir fermenter, et ne pouvaient pas croire que la
chasse fût assez pour leur âge, leur nom, leur avenir. Il n'y avait
qu'à les prendre de gré ou de force, à les réunir dans un corps qui
flattât leur vanité par son titre, la frivolité de leur âge par la
beauté de son uniforme, et puis une fois transportés à l'armée, on
saurait bien les enflammer, car ce ne serait pas leur faire honneur
que de les supposer moins inflammables que le reste de la nation au
bruit du canon, à la voix d'un grand capitaine. On aurait l'avantage
de les avoir ralliés à soi, et surtout de ne pas les laisser derrière
soi, oisifs et hostiles au fond de leurs provinces, à la veille
d'événements peut-être graves.

Comme on ne pouvait pas procéder à leur égard par la voie de la
conscription, à laquelle ils avaient déjà satisfait, et satisferaient
encore par le remplacement, et qu'on était réduit à les prendre
arbitrairement, ceux-ci pour leur fortune, ceux-là pour leur nom,
Napoléon pensa qu'il fallait investir les préfets du pouvoir de les
désigner à volonté, en donnant pour excuse d'une manière de procéder
aussi peu régulière la raison d'égalité, fort singulièrement alléguée
ici, puisque l'égalité c'était la conscription. On devait dire au pays
que cette classe des anciens nobles s'évertuant à échapper à force
d'argent au service militaire, le plus pénible de tous, il fallait l'y
contraindre tout comme les autres, et employer pour y réussir les
moyens nécessaires, quels qu'ils fussent.

[En marge: Organisation des gardes d'honneur.]

Par ces moyens, dont la nature importait peu à ses yeux, Napoléon se
flatta d'obtenir encore dix mille beaux cavaliers, distingués par la
naissance et la fortune, et très-probablement par la valeur. Il
résolut de les former en quatre régiments de 2,500 hommes chacun,
qualifiés régiments des gardes d'honneur, destinés à servir à côté de
l'Empereur et à porter un brillant uniforme. Les hommes composant ces
régiments devaient avoir de leurs parents mille francs au moins de
revenu, et sortir avec le grade de sous-lieutenants quand ils
passeraient dans d'autres corps. C'était par conséquent un vrai corps
de noblesse, et, la difficulté des premiers jours vaincue, une légion
brillante, dont on tirerait autant de services qu'on en tirait sous
l'ancienne monarchie de la maison du roi. Napoléon choisit
sur-le-champ les villes de Versailles, Metz, Lyon et Tours pour les
lieux de formation, et nomma pour colonels de ces quatre régiments des
personnages remarquables par le nom, le grade et les services. Ce
furent le comte de Pully, général de division, le baron Lepic, général
des grenadiers à cheval de la garde, le comte Philippe de Ségur,
général de brigade, et le comte de Saint-Sulpice, général des
cuirassiers.

Quant au mode de l'appel, il fut dit dans le sénatus-consulte que les
préfets seraient chargés de se concerter avec les autorités
départementales pour la formation de la nouvelle légion de cavalerie.
Munis d'une telle commission, les préfets n'avaient pas grande
contrainte à s'imposer. Ils devaient convoquer les conseils de
département, tâcher de provoquer de la part des fonctionnaires, ou des
familles attachées au gouvernement, l'offre de quelques-uns de leurs
fils, en promettant que leur sang ne serait pas prodigué, puis
s'autoriser de ces manifestations pour désigner eux-mêmes un nombre
suffisant de jeunes gens parmi les fils des riches propriétaires
vivant en été dans leurs terres, en hiver dans les quartiers
aristocratiques des grandes villes. On comptait sur l'amour-propre,
sur l'activité des jeunes gens, pour les amener à consentir à de
telles désignations, et à défaut sur les moyens de contrainte,
silencieux mais efficaces, dont les préfets étaient alors largement
pourvus.

[En marge: Tandis qu'il prépare des moyens militaires contre la
Prusse, Napoléon songe à conjurer par des moyens diplomatiques le
mécontentement de l'Autriche.]

[En marge: Fausse opinion que Napoléon se fait de la politique de
l'Autriche en ce moment.]

[En marge: Il la croit trop grossièrement intéressée, et ne discerne
pas assez la portée de ses vues.]

Napoléon se trouvait donc fort dédommagé de la survenance d'un nouvel
ennemi par cette augmentation de ressources, et il paraissait aussi
animé à la guerre que dans le temps de sa première jeunesse. Toutefois
ayant paré par cette extension de ses armements à ce qui venait de se
passer en Prusse, il fallait s'occuper également de l'Autriche, qui
tout en gardant le titre d'alliée prenait déjà peu à peu le rôle de
médiatrice, et pouvait être conduite bientôt à un rôle encore moins
amical. Depuis la défection de la Prusse elle devenait pressante en
effet, voulait qu'on lui donnât de quoi négocier, de quoi préparer la
paix qu'elle disait indispensable, et il allait être bientôt difficile
de se refuser à une explication avec elle, surtout le prince de
Schwarzenberg étant en route pour Paris, et ayant un tel accès auprès
de la cour des Tuileries que les réticences à son égard seraient
presque impossibles. Napoléon en observant les allures de la cour
d'Autriche s'était bien demandé si elle ne serait pas capable
elle-même de se mettre de la partie contre lui; mais il s'était peu
arrêté à cette idée, par les raisons suivantes. Selon lui, le public à
Vienne n'était pas aussi exigeant qu'à Berlin, et la cour n'était pas
aussi faible. De plus, l'Autriche avait contracté avec nous des liens
de famille et d'alliance, qui étaient sinon une chaîne indestructible,
au moins un embarras, car la pudeur est un joug qui a sa force. Ce
n'était pas tout de suite que l'Autriche pourrait oublier et le
mariage de Marie-Louise, et le traité d'alliance du 14 mars 1812. En
outre, elle était gouvernée par des hommes qui avaient appris à
redouter les armes françaises. L'Autriche enfin était une puissance
intéressée, qui avant tout, en toute circonstance, cherchait à bien
gérer ses affaires, et qu'on dominerait par l'intérêt, c'est-à-dire
par le don de quelque riche territoire. Ainsi, crainte de la guerre
avec la France, désir de gagner quelque chose à ce vaste tumulte de
l'Europe, voilà à quoi Napoléon réduisait en ce moment toute la
politique de l'Autriche, et malheureusement pour lui et pour nous, il
se trompait. Il ne voyait pas que l'Autriche, intéressée sans doute,
mais sage autant qu'intéressée, mettait fort au-dessus de l'avantage
matériel d'une extension de territoire, l'avantage politique de
reconquérir l'indépendance de l'Allemagne, et d'établir ainsi un
meilleur équilibre en Europe, qu'elle aimait mieux enfin avoir une
place un peu moindre dans un ordre de choses stable et bien pondéré,
que d'en avoir une plus grande dans un ordre de choses mal équilibré,
odieux à tout le monde, et qui ne pouvait pas durer, parce qu'on ne
fonde rien sur la haine universelle. D'ailleurs, quant aux
acquisitions territoriales, il n'était rien qu'on ne lui offrît du
côté de la coalition européenne, et qu'on ne fût prêt à lui donner, de
manière qu'à se ranger contre nous, elle avait à gagner outre de
vastes agrandissements, une meilleure constitution de l'Europe,
avantage auquel elle tenait plus qu'à tout autre. Une raison, une
seule, l'arrêtait, la crainte de rentrer en guerre avec nous, crainte
que l'augmentation incessante du nombre de nos ennemis devait chaque
jour atténuer.

[En marge: Plan de conduite que lui suggère Napoléon.]

[En marge: Il voudrait que l'Autriche fît entrer cent mille hommes en
Silésie, pour les jeter dans le flanc des coalisés, et croit l'y
décider en lui offrant les dépouilles de la Prusse, notamment la
Silésie.]

Ne voyant ainsi dans le cabinet autrichien que la crainte et
l'intérêt, Napoléon chercha dans la défection même de la Prusse les
moyens de s'attacher ce cabinet, et il imagina de lui offrir les
appâts suivants. L'Autriche voulait la paix, et il la souhaitait
lui-même, toujours à sa manière, bien entendu. Cette puissance, selon
lui, avait le moyen d'amener très-prochainement cette paix si désirée,
et de la conclure à son gré, comme au gré de la France. Elle armait,
il le savait, et il l'y poussait lui-même. Ainsi elle recrutait le
corps auxiliaire du prince de Schwarzenberg retiré à Cracovie, et le
corps d'observation de la Gallicie; elle formait de plus une réserve
en Bohême. Le tout présentait déjà cent mille combattants environ.
Elle pouvait dès le début de la campagne employer ces cent mille
hommes d'une manière décisive, et on venait de lui en fournir
l'occasion la plus naturelle. On avait en effet accueilli assez mal
ses ouvertures de paix, et elle était fondée à en concevoir un notable
déplaisir. Elle pouvait dès lors se constituer tout de suite
médiatrice, sommer les puissances belligérantes de stipuler un
armistice afin de négocier en repos, puis, si on n'écoutait pas sa
sommation, déboucher avec ses cent mille hommes de la Bohême en
Silésie, prendre en flanc les coalisés que les Français allaient
aborder de front, et si elle agissait de la sorte il était impossible
qu'il restât dans un mois un seul Russe, un seul Prussien entre
l'Elbe et le Niémen. Alors l'Europe se trouverait à la merci de la
France et de l'Autriche victorieuses, et le partage des dépouilles
serait facile à faire. L'empereur François prendrait la Silésie, la
Silésie sujet éternel des regrets de la maison d'Autriche, une bonne
portion du grand-duché de Varsovie, et enfin l'Illyrie, promise dans
tous les cas. On indemniserait la Saxe de la perte du grand-duché de
Varsovie en lui donnant le Brandebourg et Berlin; on rejetterait la
Prusse au delà de l'Oder, on lui laisserait la Vieille-Prusse, on y
ajouterait la principale partie du duché de Varsovie, et on en ferait
une espèce de Pologne, moitié allemande, moitié polonaise, ayant pour
capitales Koenigsberg et Varsovie.

[En marge: Napoléon, dans son nouveau plan, veut détruire tout à fait
la Prusse, ou du moins la transporter en Pologne.]

[En marge: Ce plan ne pouvait convenir à l'Autriche, parce qu'il
entraînait le complet bouleversement de l'Allemagne, qu'elle entendait
au contraire reconstituer d'une manière forte et indépendante.]

[En marge: Autres motifs de tout genre qui auraient empêché l'Autriche
d'accueillir le plan de Napoléon.]

Il est bien certain que l'Autriche, en jetant en Silésie les cent
mille hommes qui étaient prêts, et au besoin les cent mille autres qui
allaient l'être dans trois mois, devait assurer la défaite totale de
l'Europe, et la forcer à traiter sur-le-champ. Mais quel résultat
Napoléon lui offrait-il pour la décider à un pareil emploi de ses
forces? Il lui offrait de reporter la Prusse au delà de la Vistule, de
ne laisser à celle-ci de ses anciens États que la Vieille-Prusse de
Dantzig à Koenigsberg, et d'y ajouter le grand-duché de Varsovie,
c'est-à-dire d'en faire une Pologne, et de mettre à sa place, entre
l'Oder et l'Elbe, la maison de Saxe. Il lui offrait donc purement et
simplement de détruire la Prusse, car cette puissance, transportée à
Koenigsberg ou à Varsovie, ne serait pas plus devenue une Pologne, que
la Saxe étendue de Dresde à Berlin ne serait devenue une Prusse. La
force d'une nation ne consiste pas seulement dans son territoire, mais
dans son histoire, son passé et ses souvenirs. On ne pouvait pas plus
donner à la maison de Brandebourg les souvenirs de Sobieski en lui
donnant Varsovie, qu'à la maison de Saxe les souvenirs du grand
Frédéric en lui donnant Berlin. Il n'y aurait plus eu de Prusse,
c'est-à-dire d'Allemagne, et l'Autriche, qui cherchait sa propre
indépendance dans l'indépendance de l'Allemagne reconstituée, n'aurait
pas trouvé ce qu'elle cherchait, eût-elle une province de plus, et
cette province fût-elle la Silésie! L'Autriche n'eut été qu'une
esclave enrichie! Et cela, l'Autriche le comprenait parfaitement, et
quand elle ne l'aurait pas compris, le cri des Allemands indignés le
lui aurait fait invinciblement comprendre. Et si on se demande comment
un homme d'autant de génie que Napoléon pouvait méconnaître des
vérités aussi palpables, il faut se dire que le plus puissant esprit,
quand il ne veut jamais sortir de sa propre pensée pour entrer dans la
pensée d'autrui, quand il ne veut tenir aucun compte des vues des
autres pour ne songer qu'aux siennes, arrive à se créer les plus
étranges illusions, en croyant pouvoir façonner le monde comme il lui
plaît qu'il soit. C'est ainsi que Napoléon était amené à concevoir une
Europe de fantaisie, et à s'imaginer qu'avec cent mille hommes de plus
introduits dans ses cadres, et une bataille de plus ajoutée à sa
glorieuse histoire, il composerait cette Europe comme il le voudrait.
Sans doute l'Autriche avait longtemps haï la Prusse, elle avait
longtemps regretté la Silésie, et il en concluait qu'il n'y avait qu'à
jeter en proie à sa passion la Prusse anéantie, et la Silésie
restituée, pour la décider! Il ne comprenait pas qu'un petit-fils de
Marie-Thérèse pût résister à un tel appât, qu'un ministre profondément
calculateur comme M. de Metternich pût se préoccuper des cris du
patriotisme allemand. Il ne comprenait pas qu'il y a un jour où tout
le monde est obligé d'être honnête et désintéressé, c'est celui où une
oppression intolérable a obligé tout le monde à s'unir contre cette
oppression; et malheureusement il avait amené ce jour, il l'avait
amené pour notre ruine, en faisant de nous, ses premiers opprimés, les
involontaires oppresseurs de l'Europe. Il n'apercevait pas d'ailleurs
que, même du point de vue de l'intérêt grossier, ces projets d'Europe
qu'il remaniait à chaque victoire, à chaque traité, avec son
imagination et son épée, paraissaient aux yeux de tous un sable, un
pur sable, et qu'on ne tenait nullement à avoir une portion de ce
sable mouvant, dont le moindre vent devait changer les fugitives
ondulations. Il ne comprenait pas que l'Autriche pût aimer moins de
territoire dans un ordre de choses stable et naturel, que plus de
territoire dans un ordre de choses fictif, arbitrairement conçu, et
plus arbitrairement établi, sans compter qu'en fait de territoire la
coalition, comme nous l'avons dit, était prête non-seulement à tout
offrir à l'Autriche, mais à lui tout donner.

Telles étaient les illusions de Napoléon, et les tristes causes de ces
illusions. Pourtant lui-même sentait en partie le vice de ses plans,
car il ne voulait pas dire tout de suite à l'Autriche l'espèce
d'Europe qu'il projetait, de peur qu'elle ne reculât devant de si
étranges propositions. Il songeait à lui dire simplement: Faites
montre de vos cent mille hommes en Silésie, sur le flanc des coalisés,
montrez-les même sans les faire battre, moi je me battrai pour tous,
je rejetterai Russes et Prussiens au delà du Niémen, et pour prix de
ce service, je vous donnerai la Silésie, plus un million de Polonais,
sans préjudice de l'Illyrie!

[En marge: Un autre inconvénient du plan, de Napoléon, c'est de faire
entrer l'Autriche dans les événements plus qu'il ne l'aurait fallu.]

[En marge: Pour amener l'Autriche à ses idées, Napoléon ne veut plus
de M. Otto, pour son représentant à Vienne, et fait choix de M. de
Narbonne.]

[En marge: Caractère et talents de M. de Narbonne.]

Voilà ce qu'il voulait dire, et ce qu'il espérait faire écouter. Mais,
outre l'inconvénient de se tromper sur ce que l'Autriche désirait, il
y avait dans cette conduite l'inconvénient extrêmement grave, que nous
avons déjà signalé, de l'introduire plus avant qu'il n'aurait fallu
dans les événements, de lui donner une importance dangereuse, de lui
fournir le prétexte d'armer, le moyen de changer son rôle d'alliée en
celui de médiatrice, et bientôt peut-être en celui d'ennemie, si nous
ne voulions pas subir les conditions de sa médiation; de lui aplanir
ainsi nous-mêmes le chemin par lequel elle pouvait passer sans
déshonneur, presque sans embarras, de l'état d'alliance étroite à
l'état de guerre avec nous. Napoléon entrait donc en plein dans cette
faute, et il y entra bien davantage encore par le choix du personnage
chargé d'aller faire prévaloir ses idées à Vienne. Notre ambassadeur
auprès de cette cour était M. Otto, jadis ambassadeur à Berlin, homme
sage, modeste, ne visant jamais à agrandir son rôle, et vraiment fait
pour résider auprès de la cour d'Autriche, si on avait cherché à bien
vivre avec elle, sans lui laisser prendre à la politique du moment
plus de part qu'il ne convenait. Napoléon ne le jugeant ni assez
influent, ni assez clairvoyant, s'occupa de lui trouver un successeur,
et choisit M. de Narbonne, dont nous avons déjà rapporté la tardive
mais chaleureuse adhésion à l'Empire. Patriote de 1789, ancien
ministre de Louis XVI, ne désavouant rien de ce qu'il avait été, grand
seigneur, militaire instruit, homme à talents brillants et variés,
doué de beaucoup d'à-propos et de grâce, M. de Narbonne était
merveilleusement propre à réussir auprès d'une cour aristocratique,
élégante, sachant unir l'esprit du monde à celui des affaires. Mais il
n'était pas homme à se tenir en deçà de son rôle, et il eût été plutôt
enclin à aller au delà. M. de Metternich, tout habile qu'il était,
devait avoir de la peine à échapper à sa pénétration et à ses vives
instances, et pour un rôle actif, on ne pouvait pas souhaiter un
meilleur agent. La question était toujours de savoir s'il fallait être
à Vienne aussi remuant qu'on s'apprêtait à l'être[10].

[Note 10: Napoléon à Sainte-Hélène a déploré le choix de M. de
Narbonne, et en rendant justice aux rares talents, au zèle de cet
ambassadeur, a dit que par ses qualités mêmes il avait été funeste, en
poussant trop tôt l'Autriche à jeter le masque. Il est bien vrai que
M. de Narbonne fut peut-être trop clairvoyant et trop entreprenant à
Vienne; mais on va voir qu'il était bien moins coupable que ses
instructions, et que la faute très-réelle, que Napoléon, débarrassé à
Sainte-Hélène de tous ses préjugés, apercevait trop tard, était celle
du gouvernement français et non pas celle de M. de Narbonne lui-même.
La suite de ce récit va bientôt éclaircir ce point d'histoire si
curieux et si triste.]

Napoléon choisit donc M. de Narbonne pour son ambassadeur, et il était
si pressé de l'expédier qu'il n'attendit même pas le prince de
Schwarzenberg, chargé d'apporter à Paris les vues de la cour
d'Autriche. Il lui importait assez peu en effet de connaître les vues
de cette cour, puisque n'en tenant aucun compte il voulait lui
inculquer les siennes, et d'ailleurs M. de Narbonne ne pouvait pas
arriver trop tôt, la campagne devant s'ouvrir sous peu de jours.
Napoléon ne lui dit pas tout d'abord quelle Europe on ferait à la
paix, il ne lui dit que la première partie de son secret, c'est qu'il
fallait que l'Autriche portât ses cent mille hommes sur les versants
de la Silésie, qu'elle sommât les coalisés de s'arrêter, ce qu'ils ne
feraient probablement pas, qu'alors elle les prît en flanc, pendant
qu'il les prendrait en tête, et qu'elle acceptât pour prix de la
victoire commune, la Silésie et une portion de la Pologne, avec
l'Illyrie.--M. de Narbonne partit avec ces propositions.

[En marge: Napoléon ayant achevé ses dispositions militaires et
diplomatiques, songe à partir pour l'armée.]

Napoléon ayant obtenu toutes les levées qu'il désirait, et dirigé sa
diplomatie comme on vient de le voir, s'apprêtait enfin à entrer en
campagne. On était à la fin de mars 1813. Ses diverses créations
militaires avançaient rapidement, grâce à son irrésistible activité.
Sa cavalerie seule le retenait, car elle n'avait pas été réorganisée
aussi vite qu'il l'aurait voulu. Néanmoins il se prépara à partir au
milieu d'avril, impatient qu'il était de réaliser le beau plan de
campagne qu'il avait conçu. Il arrêta pour cela ses dernières
dispositions. Il adressa quelques reproches au prince Eugène pour
avoir rétrogradé trop vite et trop loin, non pas qu'il regrettât les
pas qu'on laissait faire aux coalisés, car, au contraire, il désirait
qu'ils vinssent se placer le plus près possible de ses coups; mais il
regrettait le temps dont le privaient ces progrès trop rapides de
l'ennemi, et il jugeait qu'il serait obligé de devancer l'époque des
hostilités de vingt jours au moins, ce qui était fâcheux, car pendant
ces vingt jours il aurait beaucoup perfectionné ses armements. Il
regrettait surtout les chevaux que l'abandon des territoires allemands
lui faisait perdre, et il n'évaluait pas cette perte à moins de douze
à quinze mille. Il blâma aussi le prince Eugène pour avoir trop appuyé
à droite, et, en voulant couvrir Dresde, ce qui importait peu, comme
on va le voir, d'avoir découvert Hambourg, qu'il importait au
contraire de mettre à l'abri de la contagion des passions germaniques.
Du reste il le blâma paternellement, selon sa coutume, n'employant
jamais avec lui ces sarcasmes poignants dont il accablait ses frères,
uniquement parce qu'il leur trouvait des prétentions. Il lui traça sa
conduite, et lui indiqua en termes généraux le plan d'opérations qui
suit.

[En marge: Direction qu'il donne au prince Eugène, pour préparer
l'exécution du vaste plan militaire qu'il a conçu.]

Il lui ordonna de ne pas se préoccuper de la route de Dresde à Erfurt,
Fulde, Mayence, car peu importait que les coalisés y pénétrassent, et
y fissent même beaucoup de progrès. Il lui recommanda au contraire de
conserver à tout prix celle de Magdebourg, Hanovre, Osnabruck, Wesel,
qui passait par la basse Allemagne, et il lui enjoignit de s'inquiéter
de celle-là seulement. En s'établissant fortement sur cette ligne, le
prince Eugène gardait la plus grande partie du cours de l'Elbe,
couvrait Hambourg qu'on allait reprendre, Brême, la Hollande, la
Westphalie, la partie de l'Allemagne enfin qu'on avait voulu faire
française. Si les coalisés, profitant de cette disposition, perçaient
par Dresde, et s'avançaient jusqu'aux montagnes de la Thuringe,
jusqu'aux champs célèbres d'Iéna, il ne fallait pas s'en effrayer,
mais seulement changer de front par une conversion qui s'exécuterait
la gauche en avant, la droite en arrière, c'est-à-dire la gauche à
Wittenberg, la droite à Eisenach, le dos aux montagnes du Hartz. Cette
position une fois prise par le prince Eugène, Napoléon viendrait avec
180 mille hommes, par la Hesse ou la Thuringe, lui donner la main, le
rejoindre sur l'Elbe; réunissant alors 250 mille hommes, il couperait
les coalisés de Berlin et de la mer, les refoulerait, les écraserait
contre les montagnes de la Bohême, puis d'un second pas, il rentrerait
dans Berlin, débloquerait les garnisons françaises de Stettin,
Custrin, Glogau, Thorn, Dantzig, et en un mois se retrouverait
victorieux sur les bords de la Vistule!

[En marge: Armées de réserve préparées sur l'Elbe, sur le Rhin et en
Italie.]

[En marge: Armée de réserve sur l'Elbe.]

On ne pouvait pas jeter sur le champ de bataille qu'il allait
illustrer par tant de hauts faits, de génie, d'héroïsme et de
malheurs, un regard qui méritât mieux d'être appelé le regard de
l'aigle, car ces résultats si bien prévus étaient justement ceux que
l'imprudence des coalisés allait bientôt attirer sur eux. À ces vues
générales Napoléon ajouta selon son usage l'indication précise des
détails. Il blâma le prince d'avoir porté le redoutable et redouté
maréchal Davout à Dresde, où il fallait rassurer, adoucir les bons
Saxons, au lieu de l'avoir réservé pour Hambourg et la basse
Allemagne, où il fallait se montrer terrible. Il suffisait, en effet,
du nom de ce maréchal pour faire trembler les contrées du bas Elbe, où
il avait déjà déployé la double dureté de son caractère et du système
impérial, jamais, il faut le répéter, à son profit, et toujours pour
l'exécution des ordres de son maître. Napoléon voulut qu'on l'y
renvoyât, pour y suppléer par la crainte qu'inspirait son nom, à tout
ce qui lui manquerait sous le rapport des ressources militaires. Le
maréchal Davout venait de recevoir ses seconds bataillons, au nombre
de seize, récemment réorganisés à Erfurt par la rencontre des cadres
revenant de Russie avec les recrues arrivant des bords du Rhin. Le
maréchal Victor avait également reçu les siens qui s'élevaient à
douze. Napoléon ordonna de laisser le maréchal Victor sur le haut
Elbe, pour servir de lien entre le prince Eugène et la grande armée
qui allait déboucher de la Thuringe, et de faire descendre le maréchal
Davout sur Hambourg pour reprendre cette ville. Les cadres des
troisièmes et quatrièmes bataillons des maréchaux Davout et Victor se
recrutaient en ce moment sur le Rhin avec des hommes des anciennes
classes. C'étaient donc encore trente-deux bataillons pour le maréchal
Davout, vingt-quatre pour le maréchal Victor, qui, ajoutés aux seconds
bataillons qu'ils avaient déjà, devaient faire quarante-huit pour
l'un, trente-six pour l'autre, c'est-à-dire quatre-vingt-quatre pour
les deux. Il y avait là une seconde et belle armée, qui dans deux mois
serait sur l'Elbe. Napoléon imagina un nouveau moyen de l'augmenter de
vingt-huit bataillons. Il a été dit qu'on avait gardé le cadre du
premier bataillon de ces anciens corps dans les places de l'Oder. Mais
il se trouvait que les cadres de deux compagnies avaient suffi pour
recevoir les soldats revenus de Russie. Comme il y avait eu trente-six
régiments, c'était un total de soixante-douze compagnies, qui accru
des compagnies des vaisseaux, des nombreuses troupes d'artillerie et
du génie restées sur la Vistule et l'Oder, avait fourni les garnisons
de Stettin, Custrin, Glogau, Spandau. Quant aux garnisons de Dantzig
et de Thorn, on doit se souvenir qu'il y avait été pourvu avec les
divisions Heudelet, Grandjean, Loison, etc., et un reste de troupes
bavaroises. Les cadres des premiers bataillons, devenus disponibles à
deux compagnies près, étaient donc rentrés sur le Rhin, et Napoléon
suppléant aux deux compagnies qui leur manquaient par deux autres
prises au dépôt, les avait reportés au complet de leur organisation.
Les beaux hommes des anciennes classes devaient remplir tous ces
cadres. Ainsi, sous peu de semaines, les maréchaux Davout et Victor,
pourvus déjà de leurs seconds bataillons, recevraient de plus les
troisièmes, quatrièmes et premiers, ce qui leur en ferait cent douze,
et à 800 hommes par bataillon, leur procurerait 90 mille hommes
d'infanterie. On leur préparait trois cents bouches à feu dans les
places de la Westphalie, de la Hollande, du Hanovre. Les cadres de
dragons et chasseurs arrivant d'Espagne devaient leur fournir une
cavalerie suffisante, de manière qu'indépendamment des 300 mille
hommes avec lesquels Napoléon allait ouvrir la campagne, il se
ménageait une seconde armée de 110 mille hommes sur le bas Elbe.
Pourtant comme l'insurrection de Lubeck et de Hambourg rendait les
secours pressants, Napoléon fit partir immédiatement un certain nombre
de ces bataillons qui étaient prêts, et les envoya sous les ordres du
général Vandamme dans les départements anséatiques. Tous ces
bataillons étant le long du Rhin, on les embarqua sur ce fleuve dès
qu'ils furent vêtus d'une veste, et descendus à Wesel on les mit en
route pour Brème. Le nom seul du général Vandamme suffisait pour
produire une forte impression sur ces populations révoltées. Ajoutez
que le régime constitutionnel fut suspendu dans toute la 32e division
militaire (comprenant les pays du bas Rhin au bas Elbe), et que le
régime des commissions militaires y fut dès lors établi.

[En marge: Armée de réserve sur le Rhin.]

À Mayence, indépendamment de la garde et des deux corps du Rhin qui
venaient de s'y organiser, et qui étaient déjà répandus entre
Francfort, Wurzbourg et Fulde, Napoléon projetait une nouvelle
création avec le restant des cadres rappelés d'Espagne. L'ordre formel
avait été expédié au delà des Pyrénées de ne laisser que les cadres
nécessaires pour le nombre d'hommes existant, ce qui enlevait à
l'Espagne quelques soldats d'élite, mais peu de force numérique. Ces
cadres arrivaient successivement en poste, et Napoléon avait ordonné
de les remplir avec les 80 mille hommes des six anciennes classes dont
il venait tout récemment de décréter la levée. Les cadres tirés
d'Espagne étaient, comme nous l'avons dit, les meilleurs. Ils avaient
fait de toutes les guerres celle qui forme le plus l'officier, la
guerre de surprise, car il faut presque qu'il y soit général. Ils
étaient rompus à la fatigue, n'avaient pas depuis longtemps servi sous
Napoléon, ambitionnaient l'honneur de se trouver sous ses ordres
directs, et arrivaient pleins de zèle, tandis qu'au contraire les
cadres revenant de Russie, quoique ne laissant rien à désirer sous le
rapport des qualités militaires, étaient exténués, et animés d'un
ressentiment qui éclatait en propos dangereux[11]. Il fallait à ces
derniers du repos, des indemnités pour ce qu'ils avaient perdu, et un
bon recrutement, avant qu'on pût les mettre en ligne. Quant aux cadres
d'Espagne, il n'y avait pas grande peine à prendre, et le jour de leur
arrivée à Mayence, ils entraient en fonctions, et servaient avec
ardeur. Napoléon préparait avec ces cadres une armée de réserve sur le
Rhin, comme il venait d'en créer une sur l'Elbe avec les anciens
corps.

[Note 11: La correspondance du prince Eugène, du duc de Valmy, du
général Lauriston, du maréchal Marmont, et celle des ministres
français à l'étranger, constatent le fait d'une manière certaine.]

[En marge: Armée de réserve en Italie.]

Enfin il avait résolu de préparer également une armée de réserve pour
l'Italie. On a vu que le général Bertrand s'y était rendu afin
d'organiser un corps de 40 à 50 mille hommes avec les nombreux
éléments militaires que la France avait accumulés au delà des Alpes
depuis 1796, et que les cadres du corps du prince Eugène, détruits en
Russie, étaient venus se réorganiser à mi-chemin, c'est-à-dire à
Augsbourg. Le général Bertrand avait accompli sa tâche, et était en
marche avec environ 45 mille hommes. Il avait cheminé heureusement,
sauf qu'un régiment italien ayant rencontré un détachement de même
nation qui revenait de Russie, après avoir entendu ses récits, avait
déserté presque en entier. À part cet incident, le général Bertrand
arrivait en bon ordre, et avec des troupes animées des meilleures
dispositions. Napoléon trouvant Augsbourg trop éloigné d'Italie pour y
réorganiser l'ancien corps du prince Eugène, changea de résolution,
dirigea définitivement sur Vérone les cadres revenant de Russie, et
destina au général Bertrand, qui devait les recueillir en passant, les
trois mille recrues déjà réunies à Augsbourg. Quant aux cadres
renvoyés à Vérone, ils pouvaient fournir vingt-quatre bataillons, qui
allaient se réorganiser pendant le printemps et l'été. Les dépôts de
l'Italie étant remplis de conscrits provençaux, languedociens,
savoyards, piémontais, corses, tous excellents, et rendus au dépôt
depuis un an, même deux, on était assuré de leur recrutement. Sur
quarante-huit bataillons dont se composait l'armée proprement
italienne, il y en avait sept ou huit en Espagne, et une vingtaine en
Allemagne. Il en restait vingt à peu près en Italie, déjà recrutés sur
les lieux mêmes, lesquels devaient, avec les vingt-quatre cadres
français revenus de Russie, présenter un total de quarante-huit
bataillons. On avait moyen de les porter à soixante, en y ajoutant
encore quelques cadres français rappelés d'Espagne, qui étaient en
route vers le Piémont où ils avaient leurs dépôts. Il y avait là de
quoi fournir le fond d'une seconde armée d'Italie. En y joignant
l'armée napolitaine que Murat organisait avec soin, et avec laquelle
il se consolait des chagrins que lui causait la sévérité de Napoléon,
on pouvait réunir 80 mille hommes en Italie, pour le cas où l'Autriche
deviendrait inquiétante.

[En marge: Nouvelles difficultés apportées la réorganisation de la
cavalerie.]

Napoléon avait donc, soit en Allemagne, soit en Italie, outre les
armées qui allaient entrer en ligne, d'autres armées prêtes à servir
de réserve, et à réparer les pertes de la guerre. Elles étaient
composées, il est vrai, de troupes bien jeunes, mais enfermées dans
des cadres admirables, et les cadres, comme chacun le sait, sont le
nerf des armées. D'ailleurs les troupes allemandes qu'on allait nous
opposer n'étaient pas moins jeunes, et si elles avaient l'enthousiasme
patriotique, nous avions le sentiment de l'honneur militaire exalté au
plus haut point, Napoléon à notre tête, et notre fortune à conserver.
Les avantages étaient donc fort balancés. La cavalerie seule, comme
nous l'avons dit, nous manquait encore. Le général Bourcier en basse
Allemagne avait vu ses cantonnements bouleversés et le champ de ses
remontes extrêmement restreint par l'insurrection des provinces
anséatiques, toutes ses confections de harnachement interrompues par
la mauvaise volonté des ouvriers allemands, et les crédits dont il
était muni presque annulés dans ses mains par l'impossibilité de se
procurer du numéraire même avec le papier des meilleurs négociants. Au
lieu de trente mille chevaux de selle ou de trait qu'il avait espérés
d'abord, à peine était-il en mesure d'en réunir la moitié. Il avait
toutefois de quoi remonter 12 mille cavaliers, dont 6 mille étaient
déjà à cheval, remis de leurs fatigues, et prêts à figurer dans les
corps des généraux Latour-Maubourg et Sébastiani. Les dépôts du Rhin
pouvaient fournir un nombre à peu près égal de cavaliers montés, qui
allaient, sous le duc de Plaisance, rejoindre l'armée, et être bientôt
suivis d'un semblable contingent. Enfin les cadres de la cavalerie
d'Espagne arrivaient et devaient procurer de nouveaux moyens. On
comptait toujours sur cinquante mille cavaliers pour le milieu de
l'année. Mais il était possible qu'on en eût tout au plus dix mille à
l'ouverture de la campagne. Napoléon s'inquiétait fort peu de cette
circonstance. Nous livrerons, disait-il, des batailles d'Égypte, et
nous les gagnerons, comme celle des Pyramides, avec des carrés.--Aussi
avait-il tracé lui-même le plan d'éducation de sa jeune infanterie, et
prescrit la formation en carré comme celle qu'on devait lui faire
exécuter le plus souvent[12]. Sauf le retard de la cavalerie, tout
avait donc marché avec une merveilleuse rapidité, puisqu'il y avait
trois mois au plus qu'il travaillait, et qu'il pouvait déjà fondre
avec 300 mille fantassins et 800 bouches à feu, sur ses ennemis
imprudemment avancés jusqu'à la Saale.

[Note 12: Il existe sur ce sujet, et dictées par Napoléon, les lettres
les plus curieuses et les plus détaillées. Il veut qu'on enseigne deux
choses et toujours les mêmes aux conscrits: la formation en carré, et
puis le déploiement en ligne de bataille, ou le reploiement en
colonnes d'attaque sous la protection du feu de la division du centre.
Ces manoeuvres devaient s'exécuter en route, de manière à utiliser le
temps des marches.]

[En marge: Dispositions relatives à l'Espagne.]

[En marge: Napoléon, secrètement résolu à en faire l'abandon, est
néanmoins obligé d'y rester jusqu'à la paix, et par conséquent de s'y
défendre à outrance.]

On vient de voir que l'Espagne avait été pour lui une pépinière
d'officiers et de sous-officiers de la première qualité. C'était bien
le moins, après s'être épuisé pour soutenir cette déplorable guerre,
qu'il en tirât cette ressource. Toutefois il n'avait pas voulu trop
affaiblir ses armées de la Péninsule, et voici son motif. Au fond du
coeur, il avait renoncé à l'Espagne sans le dire, se réservant cette
concession, la seule à laquelle il fût résigné, pour décider au
dernier moment l'Angleterre à traiter. Désarmer le continent par ses
victoires, et lui faire subir les arrangements territoriaux qu'il
voudrait, désarmer l'Angleterre par un sacrifice en Espagne, telle
était en résumé toute sa politique, et elle eût été bonne si les
arrangements territoriaux qu'il prétendait imposer au continent
avaient été plus acceptables. Dans cette disposition d'esprit, évacuer
l'Espagne pour la rendre à Ferdinand, et retirer les 300 mille hommes
qu'il y avait encore, et dans lesquels il aurait pu trouver tout de
suite 200 mille soldats admirables, eût été le parti le plus sage,
s'il avait été libre de ses déterminations. Mais en agissant de la
sorte, il aurait eu bientôt à combattre dans le midi de la France les
Anglais qu'il n'aurait plus eu à combattre en Espagne, ce qui était
infiniment plus dangereux, et il se serait démuni d'un gage qui était
son principal moyen de négociation dans le futur congrès européen. La
punition d'être entré en Espagne était donc l'obligation d'y rester,
même quand il ne le désirait plus. Il fallait par conséquent qu'il la
défendît à outrance, comme s'il eût voulu la garder, c'est-à-dire
autant qu'en 1809 et en 1810.

[En marge: Napoléon approuve la nouvelle position assignée aux armées
de la Péninsule.]

[En marge: Toutefois il veut qu'on les concentre davantage vers le
nord.]

Au surplus il approuvait la situation nouvelle qu'on y avait prise,
tout en blâmant amèrement les fautes par lesquelles on y avait été
amené. Il approuvait qu'on ne retînt que Valence, la Catalogne,
l'Aragon, les Castilles, ce qui était une moitié et la plus importante
de la Péninsule; mais il voulait qu'on les gardât de manière à rejeter
au loin les Anglais, s'ils faisaient une tentative nouvelle sur
Valladolid et Burgos, et qu'on leur donnât même assez d'occupation
pour les empêcher d'entreprendre des expéditions maritimes sur les
côtes de France. Le maréchal Suchet, qui n'avait point été affaibli,
lui semblait suffisant pour défendre l'Èbre et la côte de la
Méditerranée depuis Barcelone jusqu'à Valence. Les armées
d'Andalousie, du centre et de Portugal, réunies comme elles l'avaient
été dans la dernière campagne, lui semblaient suffisantes pour
défendre les Castilles contre lord Wellington. Seulement il mettait
beaucoup de prix à rapprocher davantage encore ces trois armées, et il
ordonna de leur faire repasser le Guadarrama, de n'avoir sur le Tage
que de la cavalerie, de ne conserver à Madrid qu'une division
d'avant-garde, qu'on y laisserait pour l'effet moral, et d'établir la
cour à Valladolid. Il voulait que les trois armées fussent réunies en
avant de Valladolid, de manière à pouvoir en un clin d'oeil se
concentrer, et marcher sur l'armée anglaise. Il enjoignit même de
préparer un parc de siège, qui pût faire craindre à lord Wellington
une entreprise sur Ciudad-Rodrigo, toujours dans le but de le fixer
dans la Péninsule. Il ne prescrivit qu'une mesure qui parût en
contradiction avec ces sages dispositions, c'était de prendre au
besoin une partie de ces trois armées pour détruire à tout prix les
bandes qui désolaient le nord de l'Espagne, et qui interceptaient les
communications avec la France, dans la Navarre, le Guipuscoa, la
Biscaye, l'Alava. Il considérait cette interruption de communications
comme un trouble fâcheux, et comme un inconvénient politique des plus
graves. Se proposant effectivement de faire bientôt de l'Espagne un
objet de négociation et d'échange, il voulait pouvoir dire qu'il en
possédait la meilleure moitié d'une manière incontestée, partir de là
pour s'attribuer la Catalogne, l'Aragon, la Navarre, les provinces
basques, ce qu'on appelait en un mot les bords de l'Èbre, et restituer
le reste à Ferdinand. C'est l'arrangement qu'il avait songé à imposer
à Joseph, et qu'il était prêt à conclure avec Ferdinand et les
Anglais; mais il gardait son secret, afin de ne le dire que le plus
tard et le plus efficacement possible[13].

[Note 13: Ce secret est resté un mystère; mais la lecture attentive
des papiers de Napoléon, de ses correspondances, de ses notes, de ses
ordres administratifs et militaires, ne nous a laissé aucun doute à
cet égard, et c'est pour cela que nous n'hésitons pas à présenter
comme une certitude historique le fait que nous venons de rapporter.]

[En marge: Rôle nouveau, et peut-être trop étendu, assigné au général
Clausel.]

[En marge: Rappel du maréchal Soult.]

Dans cette intention, et pour avoir des communications sûres, il avait
confié l'armée du nord au général Clausel, dont le mérite nouveau et
subitement révélé l'avait frappé quoique de loin, et il lui avait
donné la faculté d'attirer à lui une partie des trois armées
concentrées en Castille, afin qu'il eût le temps de détruire les
bandes avant l'époque où les Anglais avaient l'habitude d'entrer en
campagne. C'était une détermination importante, et qui pouvait avoir,
comme on le verra plus tard, de graves conséquences. Sauf cette
détermination qui était fautive, à en juger par le résultat, ses
dispositions étaient excellentes. Il n'avait enlevé qu'une trentaine
de mille hommes à l'Espagne en lui prenant des cadres, et sur 280
mille hommes d'effectif, il lui laissait 200 mille combattants, les
meilleurs que la France possédât à cette époque. Il avait rappelé le
maréchal Soult, désormais incompatible avec la cour de Madrid, et
avait donné à Joseph, outre le maréchal Jourdan pour le conseiller,
les généraux Reille, d'Erlon, Gazan, pour commander sous lui les
trois armées du centre, d'Andalousie et de Portugal.

[En marge: Prêt à quitter la France, Napoléon veut confier la régence
à Marie-Louise.]

Rassuré ainsi sur l'Espagne, satisfait des progrès de ses armements du
côté de l'Allemagne, Napoléon s'apprêtait à partir, aussi confiant
qu'à aucune époque dans le résultat de ses vastes combinaisons. Mais
il voulait auparavant organiser son gouvernement de manière à parer à
un accident, ou réel, ou seulement supposé, comme celui dont le
général Malet s'était servi pour mettre en prison jusqu'à des
ministres.

[En marge: Motifs qu'il a pour conférer la régence à l'Impératrice.]

Nous avons déjà dit que, songeant à faire couronner le Roi de Rome cet
hiver même, et à investir Marie-Louise de la régence, il avait
entretenu de cet objet l'archichancelier Cambacérès, le seul homme
dans lequel il eût pour la politique intérieure une entière confiance.
Couronner le Roi de Rome dans un moment où les esprits étaient
profondément attristés, attirer à Paris les personnages les plus
influents des départements dans un moment où l'on avait besoin d'eux
pour les manifestations patriotiques qu'on cherchait à provoquer,
n'avait pas semblé une chose convenable après un peu de réflexion.
Restait la régence, dont il était facile sans y mettre beaucoup
d'apparat d'investir Marie-Louise, afin que, dans le cas où un boulet
emporterait Napoléon, on put rallier les esprits autour d'un
gouvernement tout constitué, et déjà même en fonction. Or Napoléon qui
avait fait la campagne de 1812 en empereur, voulait, comme nous
l'avons dit, faire en général, même en soldat, celle de 1813. Il en
sentait le besoin, et il lui plaisait d'ailleurs de redevenir
simplement homme de guerre, car la guerre était son art de
prédilection, et une fois rassuré sur le sort de sa femme et de son
fils qu'il aimait véritablement, il se sentait presque heureux de
retourner sans réserve, et pour ainsi dire sans souci, au métier de sa
jeunesse, au métier qui avait fait ses délices et sa gloire. Il
résolut donc de donner la régence à Marie-Louise, et de la lui
conférer avant son départ. Cette disposition avait aussi un avantage
de quelque valeur, c'était de flatter l'empereur François, qui était
fort attaché à sa fille, quoiqu'il le fût davantage à sa maison. Il
était à présumer en effet que si Napoléon succombait sur un champ de
bataille, et que Marie-Louise restât souveraine de France, celle-ci
aurait son père pour ami. Il est même probable que si ce cas s'était
réalisé, la France n'étant pas affaiblie comme elle le fut en 1814, on
se serait contenté de lui arracher certains sacrifices, en lui
laissant les Alpes et le Rhin pour frontière.

On comprend bien que ce n'était pas à Marie-Louise, bonne et assez
sensée, mais profondément ignorante des affaires d'État, que Napoléon
songeait à confier le gouvernement de son vaste empire, mais à un
homme dont le bon sens était sans égal, l'expérience consommée, et le
caractère un peu moins faible qu'on ne le supposait généralement. On
devine que nous parlons de l'archichancelier Cambacérès. Napoléon
voulait qu'il fût à côté de Marie-Louise, et que sous le nom de cette
princesse il gouvernât toutes choses. Napoléon serait même mort sans
inquiétude, si, la guerre terminée, il avait été certain de laisser
pendant dix ans encore la minorité de son fils et l'ignorance de sa
femme sous la direction de ce personnage, chez lequel la finesse, le
tact, la modération, le savoir, se réunissaient pour composer un homme
d'État supérieur, non pas un homme d'État ferme, hardi, parlant haut,
comme on en voit dans les pays libres, mais un maître habile dans
l'art des ménagements, comme il en faut dans un pays tel que la
France, qui même lorsqu'elle n'est pas libre, ne peut être gouvernée
qu'avec infiniment de précautions. Pour une pareille tâche Napoléon
craignait ses frères, et se défiait de leurs prétentions, de leur
humeur inquiète, surtout pendant une minorité.

[En marge: Défiance de Napoléon à l'égard de ses frères.]

[En marge: Il veut sous le nom de l'Impératrice confier en réalité le
pouvoir à l'archichancelier Cambacérès.]

[En marge: Effroi du prince Cambacérès, et sa répugnance à se charger
du fardeau que Napoléon lui destine.]

L'âge, un commencement d'infortune, un long maniement des hommes,
l'abaissement des caractères sous le pouvoir absolu, les lectures
historiques qui avaient rempli sa jeunesse et qui lui revenaient en
mémoire dans son âge mûr, avaient singulièrement ajouté à sa défiance
naturelle. Lui, si confiant pour les choses qu'il dirigeait en
personne, n'entrevoyait après sa mort que sinistres aspects, surtout
pour son fils et pour sa femme. Plein d'humeur contre ses frères et
beau-frère qui le contrariaient, et qu'il maltraitait fort, il était
convaincu qu'ils se disputeraient le pouvoir s'il laissait un fils
enfant, et qu'ils en troubleraient la minorité. Il s'entretint
longuement de ces inquiétudes avec le prince Cambacérès, et se montra
résolu à employer les précautions même les plus offensantes à l'égard
de ses frères. Les constitutions impériales refusaient la régence aux
femmes, pour la donner aux oncles de l'Empereur mineur. Napoléon dit
hardiment au prince Cambacérès qu'il ne voulait pas que ses frères
fussent investis de la régence, et qu'il entendait la conférer à
Marie-Louise, pour que lui, Cambacérès, l'exerçât en réalité sous le
nom de l'Impératrice. Sa mort au feu lui semblait fort possible,
l'effrayait peu pour lui-même, et pouvait même à ses yeux n'être pas
la pire des fins. Il voulait donc laisser un gouvernement tout
constitué, et en pleine activité, avant de partir pour l'Allemagne.
Ces vues, quoique si flatteuses, remplirent d'effroi le vieux
Cambacérès. La prudence avait toujours chez lui comprimé l'ambition,
et, l'âge aidant, il était moins ambitieux qu'il n'avait jamais été.
Quelques jouissances sensuelles, peu dignes de sa gravité, avaient
distrait pendant un temps son âme appesantie: aujourd'hui, qui
l'aurait cru? cet esprit si peu dominé par l'imagination tournait à
l'extrême dévotion, et bien loin d'aspirer à gouverner un immense
empire en l'absence ou à la mort du géant qui l'avait élevé, il
songeait à s'enfoncer dans la retraite et la piété. Il fut épouvanté
du rôle qui lui était réservé, et plaida auprès de Napoléon la cause
de ses frères. D'abord, avait-il dit, il aurait fallu les écarter
par une disposition constitutionnelle, et l'histoire n'apprenait
que trop que les dispositions des souverains défunts, établies
constitutionnellement ou non, ne prévalaient guère contre les passions
que leur mort déchaînait presque toujours. De plus, Joseph était bon,
attaché au fond à Napoléon, n'avait pas d'enfant mâle, et songeait
probablement à unir l'une de ses filles au Roi de Rome. C'étaient des
raisons de ne pas le craindre, et même de se fier à lui. Jérôme était
tout à fait dévoué à son frère, et d'ailleurs point en mesure, par son
âge, de disputer la régence. Louis avait disparu de la scène. Murat,
si ce n'est comme militaire, n'avait aucune importance. Il n'y avait
donc pas à s'inquiéter d'eux, et il fallait laisser la régence à
Joseph, dans les mains de qui elle serait peu contestée.--Toutes ces
raisons ne touchèrent point Napoléon, et il parut décidé à écarter ses
frères. Il ne voulait que sa femme conduite par un habile homme.
L'archichancelier parla ensuite à Napoléon du prince Eugène, qui
jamais ne lui avait donné de mécontentement, sauf par un peu de
nonchalance, et qui du reste s'était acquis beaucoup d'honneur dans la
dernière campagne. Au nom du prince Eugène, Napoléon, ordinairement si
affectueux quand il s'agissait de ce prince, s'arrêta tout à coup avec
l'apparence d'une réflexion inquiète et ombrageuse.--Eugène, dit-il,
est un excellent homme. Mais il est bien jeune! il faut se garder
d'allumer une ambition excessive dans ce coeur si peu fait encore aux
passions du monde ... Qui sait ce que le temps pourrait amener!...--

[En marge: Résolutions que le prince Cambacérès fait adopter à
Napoléon relativement à la régence.]

[En marge: Conseil de régence.]

Tous les princes impériaux ayant été ainsi écartés, et Napoléon
revenant sans cesse à son idée, il fallut chercher pour le satisfaire
les formes les moins blessantes. Personne, pour trouver des formes,
n'était plus habile que l'archichancelier Cambacérès. Il y avait, pour
exclure la plupart des princes de la famille impériale, soit de la
régence, soit même du conseil de régence, une raison des plus
naturelles, et des moins sujettes à contestation, c'était la
possession d'un trône étranger. Les princes en effet qui régnaient
hors de l'Empire, pouvaient avoir des intérêts tellement contraires à
ceux de la France, que leur exclusion du gouvernement, en cas de
minorité, allait de soi, et ne pouvait paraître ni une de ces
précautions de défiance, ni une de ces rigueurs excessives, qu'un
règne efface immédiatement en succédant à un autre. Il fut donc
convenu que, par un article du sénatus-consulte projeté, on exclurait
de la régence les princes assis sur des trônes étrangers, à moins
qu'ils n'abdiquassent, ce qui était peu vraisemblable, pour venir
exercer en France leurs droits de princes et de grands dignitaires de
l'Empire. Une autre disposition tout aussi naturelle, c'était la
préférence accordée à la mère pour gouverner l'État pendant la
minorité de son fils. La nature était ici une raison parlant à tous
les coeurs. De plus la politique extérieure venait ajouter une autre
raison en faveur de Marie-Louise, c'était l'avantage de conférer le
pouvoir à une fille des Césars, aimée de l'empereur son père, et ayant
ainsi des titres sacrés à la protection de la principale des cours
européennes. Les frères de Napoléon exclus sans injustice et sans
offense, l'Impératrice constituée régente de la manière la mieux
motivée, il fallait lui composer un conseil de régence, et régler les
attributions de ce conseil. Napoléon décida qu'il serait composé des
princes du sang, oncles de l'Empereur, des princes grands dignitaires
(toujours à la condition qu'ils ne régneraient pas au dehors), et dans
l'ordre suivant: l'archichancelier, l'archichancelier d'État, le grand
électeur, le connétable, l'architrésorier, le grand amiral. Cet ordre
attribuait la première place au prince Cambacérès, et lui assurait la
principale influence sur les affaires. Napoléon se chargeait
d'ailleurs de la lui assurer plus complètement par ses instructions
secrètes à l'Impératrice. Le conseil devait être consulté sur toutes
les grandes affaires d'État, mais il n'avait que voix consultative.

[En marge: Présentation au Conseil d'État et au Sénat du
sénatus-consulte relatif à la régence.]

Les choses ayant été ainsi réglées dans un projet de sénatus-consulte,
Napoléon fit d'abord présenter ce projet au Conseil d'État avant de
l'envoyer au Sénat. Il en exposa lui-même les motifs de vive voix,
avec précision et autorité. Tout le monde se tut, et parut approuver
sans réserve. Néanmoins un membre demanda s'il ne conviendrait pas de
réparer une omission du futur sénatus-consulte, et de conférer la
régence à la mère de l'Empereur mineur, même lorsqu'elle ne serait pas
impératrice douairière. Le cas aurait pu se produire si Napoléon avait
pris pour héritier un fils de son frère Louis et de la reine Hortense.
Cette princesse, depuis que le roi Louis avait abdiqué la couronne de
Hollande, vivait en France séparée de son mari, et très-aimée de la
société parisienne. La réclamation, évidemment présentée dans son
intérêt, fut appuyée par un jeune conseiller d'État qui jouissait de
toute la faveur impériale, M. le comte Molé. Napoléon la repoussa
d'une manière dure et péremptoire, et il n'en fut plus question. En
sortant du conseil, il dit à Cambacérès: Eh bien, avez-vous vu
s'agiter les amis d'Hortense? que serait-ce si j'étais mort?...--Et il
laissa échapper un soupir à la pensée de tout ce qui pourrait arriver
s'il disparaissait de la scène du monde.

[En marge: L'Impératrice officiellement investie de la régence.]

Le sénatus-consulte fut adopté par le Sénat tel qu'il avait été
proposé. Par ses lettres patentes Napoléon conféra à la régente la
plénitude apparente de l'autorité souveraine, sauf l'interdiction de
présenter des lois au Corps législatif, et des sénatus-consultes au
Sénat, mais dans la pratique il restreignit l'usage de cette autorité
par des précautions bien calculées, et il établit que la régente ne
ferait rien sans la signature du prince Cambacérès. Il lui donna en
outre pour secrétaire de la régence, devant remplir auprès d'elle les
fonctions de ministre d'État, le sage duc de Cadore, M. de Champagny.
Il ne pouvait assurément l'entourer de meilleurs conseils.

[Date en marge: Avril 1813.]

[En marge: Napoléon l'initie lui-même aux affaires.]

Le 30 mars il investit l'Impératrice de sa nouvelle dignité. Environné
des grands dignitaires de l'Empire, il la reçut dans la salle du
trône, et il lui fit prêter serment de gérer en bonne mère, en fidèle
épouse, en bonne Française, les augustes fonctions qui lui étaient
attribuées. Cette formalité accomplie, il congédia l'assemblée, ne
retint que les ministres, et fit assister l'Impératrice à un conseil
où l'on traita des plus grandes affaires. Elle y parut attentive,
curieuse, et point dépourvue d'intelligence. Pendant les jours qui
suivirent, il continua de l'appeler à chaque conseil, discuta toutes
choses devant elle, et prit soin de l'initier lui-même au
gouvernement. Dans ce court apprentissage, il indiqua à ceux qui
devaient la diriger ce qu'il fallait lui montrer ou lui cacher.
Parcourant les rapports de police, il en écarta quelques-uns, et
dit à l'archichancelier Cambacérès: Il ne faut point salir l'esprit
d'une jeune femme de certains détails. Vous lirez ces rapports,
et vous ferez choix de ceux qui devront être communiqués à
l'Impératrice[14].--Puis il exclut encore, pour se le réserver, un
genre d'affaires, c'était la nomination des officiers supérieurs de
l'armée.--Ni vous ni l'Impératrice, dit-il à Cambacérès, ne connaissez
le personnel de l'armée. Le ministre de la guerre seul le connaît, et
je n'ai pas confiance en lui. Si je le laissais faire, il remplirait
l'armée de sujets sur le dévouement desquels je ne pourrais pas
compter, et je finirais par le destituer. Vous aurez donc soin de me
renvoyer à signer tous les brevets.--Le ministre Clarke, duc de
Feltre, laborieux, assidu à ses fonctions, affectant le dévouement,
mais commençant à douter de la perpétuité de la dynastie impériale,
cherchait volontiers auprès de tous les partis des appuis futurs. Il
était violemment brouillé avec le ministre de la police. Napoléon
n'était pas fâché de faire surveiller la fidélité un peu suspecte du
duc de Feltre par la haine du duc de Rovigo, dans la sincérité duquel
il avait toute confiance.

[Note 14: Voici une lettre intéressante au duc de Rovigo, qui révèle
ce genre de sollicitude.

«_Au ministre de la police._

                                            »Erfurt, le 26 avril 1813.

»Mon intention n'est pas que vous remettiez directement à
l'Impératrice vos mémoires sur les affaires de police. Ce ne peut
avoir aucun avantage, et j'y vois des inconvénients. L'Impératrice est
trop jeune pour lui gâter l'esprit ou l'inquiéter par des détails de
police. Vous ne devez donc adresser qu'à l'archichancelier la copie
des rapports que vous me remettrez. L'archichancelier ne lui remettra
que ce qu'il est bon qu'elle sache, et en traitant ces sortes
d'affaires le plus légèrement possible.»]

[En marge: Nominations tendant à conquérir des amis à la dynastie
impériale.]

Au moment de partir pour l'armée, Napoléon, cherchant à concilier des
amis à son fils et à sa femme, aurait voulu faire une promotion
considérable de sénateurs, afin d'étayer par des intérêts satisfaits
le dévouement ébranlé d'un grand nombre de personnages. Mais cette
mesure présentait un danger que le pénétrant archichancelier lui
signala. Il ne restait que treize places vacantes au Sénat, et treize
dotations disponibles. Faire plus de nominations qu'il n'y avait de
vacances, c'était s'obliger ou à diviser davantage les ressources
existantes, ou à augmenter les revenus du Sénat. La situation des
finances ne permettant pas de recourir à ce dernier moyen, et ne
voulant pas user du premier, de peur de mécontenter le Sénat, Napoléon
ne nomma que treize nouveaux membres, qui n'ajoutèrent pas beaucoup,
comme on le verra plus tard, à la fidélité de ce corps. Il prodigua en
outre les décorations de l'ordre de la Réunion, et nomma duc le comte
Decrès, auquel il avait fait attendre ce titre fort injustement, car
ce n'était pas la faute de ce ministre si la marine n'avait pas eu de
grands succès pendant l'ère impériale. Il choisit pour ses aides de
camp le général Corbineau, qui avait miraculeusement trouvé le passage
de la Bérézina, et l'illustre Drouot, qui rendait de si grands
services dans l'artillerie de la garde, avec laquelle se gagnaient les
batailles. Il ne se borna pas à ménager des amis à sa femme et à son
fils, il chercha encore à leur épargner des embarras. Il avait rappelé
d'Espagne le maréchal Soult, et permis à M. Fouché de revenir de sa
sénatorerie. Il ne voulut pas laisser oisifs à Paris ces deux
personnages, surtout le second. Il emmena le maréchal Soult avec lui,
se proposant de lui donner un emploi dans sa garde, et il résolut,
dès qu'il serait rentré dans les pays allemands, de confier à M.
Fouché le gouvernement des provinces conquises.

[En marge: Napoléon consacre 70 millions à l'achat de bons de la
caisse d'amortissement pour les soutenir.]

Il venait de terminer, après trois ou quatre semaines, la session du
Corps législatif, et lui avait fait voter la loi de finances, ainsi
que la loi relative à la vente des biens communaux. En attendant que
les nouveaux bons de la caisse d'amortissement eussent obtenu la
confiance du public, il en avait acheté pour la liste civile et le
trésor extraordinaire pour environ 70 millions, ce qui était un grand
secours donné à M. Mollien, mais une notable diminution des ressources
métalliques renfermées aux Tuileries. Suivant sa coutume, il envoya
quelques millions à Mayence, dans une caisse inconnue de tous ses
ministres, pour qu'aucun d'eux ne comptât sur elle, et qu'il pût y
trouver les moyens de pourvoir extraordinairement à ce qui manquerait
à ses troupes.

[En marge: Mesures relatives à l'exécution du concordat de
Fontainebleau.]

[En marge: Publication de ce concordat.]

[En marge: Arrestation du cardinal di Pietro.]

Avant de partir, il prit encore quelques mesures relativement au
concordat de Fontainebleau. Le Pape, sans nier l'authenticité de ce
concordat, ni la réalité de la signature par lui donnée, avait adopté
le parti de ne pas exécuter le nouveau traité, en gardant du reste le
plus complet silence sur ses intentions. Il ne parlait pas de sa
translation à Avignon, pour laquelle d'ailleurs rien n'était encore
prêt; il n'exerçait aucune des fonctions du pontificat; il n'avait pas
fait choix d'un ministre pour communiquer avec le gouvernement
français, n'avait pas davantage informé les diverses cours catholiques
qu'on pouvait lui envoyer à Avignon des représentants accrédités.
Quant aux fameuses bulles destinées à instituer les évêques nommés
par Napoléon, tant de fois annoncées et depuis si longtemps attendues,
il n'en disait rien, de manière que le gouvernement de l'Église
restait toujours suspendu. Sur ces divers objets, Pie VII, revenant à
un système de finesse qui n'était pas à lui, mais à ses conseillers,
était loin de déclarer qu'il voulait renoncer au concordat de
Fontainebleau et rétracter sa signature, mais il semblait indiquer que
dans l'état des choses l'exécution de ce traité n'avait rien de
pressant, et affectait de sommeiller plus que de coutume dans sa
paisible retraite. Seulement les personnages actifs du parti de
l'Église faisaient à Fontainebleau de fréquents voyages. Le bouillant
Napoléon faillit s'emporter, et gâter par un éclat l'habileté de son
rapprochement avec le Saint-Père. Mais mieux conseillé il se borna à
profiter de ses avantages. Le Pape ayant signé le concordat
publiquement, librement, Napoléon n'avait aucune raison de le tenir
secret. À la vérité, il avait promis de ne le rendre public qu'après
la communication qui devait en être faite aux cardinaux; mais la
mauvaise foi dont on usait envers lui, le retard qu'on mettait à faire
cette communication aux cardinaux, qui étaient tous réunis à Paris,
les dénégations de beaucoup de gens d'église, assurant, les uns que le
concordat n'existait pas, les autres qu'il avait été extorqué par la
violence, donnaient enfin à Napoléon le droit de le publier. En
conséquence il le fit insérer au Bulletin des lois, comme loi de
l'État, devant recevoir son exécution à partir de cette insertion. Il
prit ensuite ses mesures pour que l'institution des nouveaux prélats,
signifiée officiellement au Pape, pût avoir lieu par le
métropolitain, si le Pape ne l'accordait pas lui-même dans les six
mois. En outre il restreignit le nombre des visiteurs à Fontainebleau,
et désigna ceux qui pourraient être admis auprès du Pape. Enfin il
ordonna, mais sans bruit, l'arrestation et la translation à quarante
lieues de Paris du cardinal di Pietro, comme s'étant signalé par ses
mauvais conseils en cette dernière circonstance. Il ne laissa point
ignorer autour du Pape le motif de cette nouvelle rigueur. Au surplus
il ne l'étendit à aucun autre des conseillers de Pie VII. C'était un
avertissement qu'il voulait donner, mais point encore un éclat qu'il
voulait faire.

[En marge: Arrivée du prince de Schwarzenberg au moment où Napoléon
allait quitter Paris.]

[En marge: Attitude embarrassée du prince de Schwarzenberg.]

[En marge: Ce prince n'ose pas dire à Napoléon les vérités qu'il est
chargé de lui exposer.]

Peu de jours avant son départ pour Mayence, survint le prince de
Schwarzenberg, qui était annoncé comme le confident des plus secrètes
résolutions du cabinet autrichien. Napoléon avait déjà réexpédié à
Vienne M. de Bubna, dont il avait goûté l'esprit, caressé
l'amour-propre, et encouragé autant que possible les bonnes
dispositions pour la France. Il s'était fort appliqué à lui inculquer
l'idée, qui en ce moment pouvait difficilement entrer dans une tête
allemande, que l'Autriche devait chercher à refaire avec la France sa
fortune délabrée. Il tenta la même chose auprès du prince de
Schwarzenberg. Ce prince, qui ne haïssait point Napoléon, et avait
lieu au contraire d'en être personnellement satisfait, commençait à se
trouver fort embarrassé, car il ne voulait pas lui déplaire, et il
tenait aussi à ménager les passions de son pays, bien qu'il fût loin
de les partager entièrement. M. de Metternich l'avait envoyé pour
questionner beaucoup plus que pour parler; il l'avait chargé surtout
de savoir quelle paix Napoléon serait disposé à conclure, et de lui
insinuer que l'Autriche ne tirerait l'épée que pour la paix, et pour
une paix tout allemande. Dire cela à l'impétueux Napoléon, rayonnant
de confiance et d'ardeur, n'était chose ni aisée ni agréable. Aussi le
prince de Schwarzenberg n'avait-il accepté cette mission qu'à regret,
et ne la remplissait-il qu'avec une sorte de mauvaise grâce. Il
n'articula rien de clair ni de satisfaisant, parla seulement de la
nécessité de la paix, du déchaînement des esprits en Allemagne, et
n'osa exprimer qu'une très-petite partie de ce qu'il était chargé de
dire. Napoléon du reste ne lui laissa ni le temps ni l'occasion de
s'expliquer, chercha en le caressant beaucoup à l'entraîner dans ses
projets, lui montra une confiance calculée, et prenant ses états de
troupes qu'il avait toujours sur sa table à travail, s'efforça de lui
persuader qu'il avait en France, en Allemagne, en Italie, en Espagne,
onze ou douze cent mille hommes sous les armes, valant bien en qualité
les jeunes Allemands qu'on devait lui opposer, ayant de bien autres
officiers, et surtout un bien autre général. Il affirma qu'il allait
écraser les Russes et les Prussiens, et les jeter au delà de la
Vistule. Il tâcha ensuite de persuader au prince que c'était le cas
pour l'Autriche de rendre la paix certaine et immédiate en se
prononçant en faveur de la France, et de la rendre en outre la plus
avantageuse qu'elle eût jamais conclue, en acceptant la Silésie, un
million de Polonais, et l'Illyrie, toutes choses qu'il était prêt à
lui donner. Le prince de Schwarzenberg, quoique doué d'une raison
assez ferme, fut touché des calculs de Napoléon, essaya toutefois de
lui dire qu'il aurait à combattre dans la prochaine campagne des
troupes animées d'un violent fanatisme, que ce ne serait pas l'affaire
d'une ou deux batailles, qu'il serait donc sage à lui de songer à
négocier, que l'Autriche était toute prête à l'y aider, mais qu'elle
ne pouvait cependant pas se battre contre l'Europe pour un arrangement
qui ne serait en rien conforme aux voeux et aux intérêts de
l'Allemagne. Mais Napoléon était beaucoup trop ardent pour qu'on pût
avec de froides raisons l'arrêter dans ses élans. Le prince de
Schwarzenberg vit bien qu'il voulait se battre à outrance, que rien ne
l'en empêcherait, que probablement il aurait des succès, et pensa
qu'il fallait attendre ces succès, et en connaître l'importance, avant
de rien augurer et de rien résoudre. En conséquence il proféra
quelques mots sans force et sans suite, puis se tut, n'osant pas même
dire à Napoléon, sur un point très-important, la vérité qu'il savait,
et qu'il eût été de sa loyauté de lui faire connaître. Ce point était
relatif au corps auxiliaire autrichien. L'Autriche affectant de rester
fidèle au traité d'alliance du 14 mars 1812, le corps auxiliaire
autrichien devait toujours être à la disposition de Napoléon, et de
plus son entrée en action était fort désirable en ce moment. Napoléon
dit donc au prince de Schwarzenberg qu'il allait expédier à ce corps
des ordres pour qu'il s'avançât avec le prince Poniatowski vers la
haute Silésie, et qu'il espérait que ces ordres seraient exécutés. Le
prince de Schwarzenberg qui savait bien que son gouvernement ne
voulait plus tirer un coup de fusil, craignit de l'avouer à Napoléon,
et eut la faiblesse de lui répondre que le corps autrichien obéirait.

[En marge: Départ de Napoléon pour l'armée.]

Après avoir vainement tenté de convertir le prince de Schwarzenberg,
Napoléon adressa à ses alliés le grand-duc de Bade, le prince primat,
le duc de Wurzbourg, les rois de Wurtemberg, de Bavière et de Saxe, la
recommandation de préparer leur contingent, et surtout de lui expédier
ce qu'ils auraient de cavalerie organisée. Il insista particulièrement
auprès du roi de Saxe, retiré à Ratisbonne, lequel avait avec lui les
2,400 beaux cavaliers dont nous avons parlé, et sur lesquels Napoléon
comptait pour les adjoindre au corps du maréchal Ney. Il fit cette
demande comme on donne un ordre absolu. Toutes ces dispositions
terminées, et après avoir reçu les derniers embrassements de
l'Impératrice, émue, désolée de cette séparation, il partit le 15
avril, aussi ardent, aussi confiant qu'au début de ses plus belles
campagnes! Heureuse et fatale confiance qui devait produire de grandes
choses, mais, par son excès même, amener de nouveaux et irréparables
désastres!


FIN DU LIVRE QUARANTE-SEPTIÈME.



LIVRE QUARANTE-HUITIÈME.

LUTZEN ET BAUTZEN.

     Suite de la mission du prince de Schwarzenberg. -- Ce prince quitte
     Paris après avoir essayé de dire à l'Impératrice et à M. de
     Bassano ce qu'il n'a osé dire à Napoléon. -- Ce qui s'est passé à
     Vienne depuis la défection de la Prusse. -- La cour d'Autriche
     persévère plus que jamais dans son projet de médiation armée, et
     veut imposer aux puissances belligérantes une paix toute
     favorable à l'Allemagne. -- Efforts de cette cour pour ménager
     des adhérents à sa politique. -- Ce qu'elle a fait auprès du roi
     de Saxe, retiré à Ratisbonne, pour en obtenir la disposition des
     troupes saxonnes et des places fortes de l'Elbe, et la
     renonciation au grand-duché de Varsovie. -- L'Autriche ayant
     obtenu du roi Frédéric-Auguste la faculté de disposer de ses
     forces militaires, en profite pour se débarrasser de la présence
     du corps polonais à Cracovie. -- Ne voulant pas rentrer en lutte
     avec les Russes, elle conclut un arrangement secret avec eux, par
     lequel elle doit retirer sans combattre le corps auxiliaire, et
     ramener le prince Poniatowski dans les États autrichiens. --
     Négociations de l'Autriche avec la Bavière. -- M. de Narbonne
     arrive à Vienne sur ces entrefaites. -- Accueil empressé qu'il
     reçoit de l'empereur et de M. de Metternich. -- M. de Metternich
     cherche à lui persuader qu'il faut faire la paix, et lui laisse
     entendre qu'on ne pourra obtenir qu'à ce prix l'appui sérieux de
     l'Autriche. -- Il lui insinue de nouveau quelles pourront être
     les conditions de cette paix. -- M. de Narbonne ayant reçu de
     Paris ses dernières instructions, transmet à la cour de Vienne
     les importantes communications dont il est chargé. -- D'après ces
     communications, l'Autriche doit sommer la Russie, la Prusse et
     l'Angleterre de poser les armes, leur offrir ensuite la paix aux
     conditions indiquées par Napoléon, et si elles s'y refusent,
     entrer avec cent mille hommes en Silésie, afin d'en opérer la
     conquête pour elle-même. -- Manière dont M. de Metternich écoute
     ces propositions. -- Il paraît les accepter, déclare que
     l'Autriche prendra le rôle actif qu'on lui conseille, offrira la
     paix aux nations belligérantes, mais à des conditions qu'elle se
     réserve de fixer, et pèsera de tout son poids sur la puissance
     qui refuserait d'y souscrire. -- M. de Narbonne, s'apercevant
     bientôt d'un sous-entendu, veut s'expliquer avec M. de
     Metternich, et lui demande si, dans le cas où la France
     n'accepterait pas les conditions autrichiennes, l'Autriche
     tournerait ses armes contre elle. -- M. de Metternich cherche
     d'abord à éluder cette question, puis répond nettement qu'on
     agira contre quiconque se refuserait à une paix équitable, en
     ayant du reste toute partialité pour la France. -- Évidence de
     la faute qu'on a commise en poussant soi-même l'Autriche à
     devenir médiatrice, d'alliée qu'elle était. -- Tout à coup on
     apprend que le corps d'armée du prince de Schwarzenberg rentre en
     Bohême, au lieu de se préparer à reprendre les hostilités, que le
     corps polonais doit traverser sans armes le territoire
     autrichien, que le roi de Saxe se retire de Ratisbonne à Prague
     pour se jeter définitivement dans les bras de l'Autriche. --
     Nouvelles réclamations de M. de Narbonne. -- Il insiste pour que
     le corps autrichien, conformément au traité d'alliance, reste aux
     ordres de la France, et demande formellement si ce traité existe
     encore. -- M. de Metternich refuse de répondre à cette question.
     -- M. de Narbonne attend, pour insister davantage, de nouveaux
     ordres de sa cour. -- Surprise et irritation de Napoléon, arrivé
     à Mayence, en apprenant la retraite du corps autrichien, et
     surtout le projet de désarmer le corps polonais. -- Il ordonne au
     prince Poniatowski de ne déposer les armes à aucun prix, et
     enjoint à M. de Narbonne, sans toutefois provoquer un éclat, de
     faire expliquer la cour d'Autriche, et de tâcher de pénétrer le
     secret de la conduite du roi de Saxe. -- Napoléon, au surplus, se
     promet de mettre bientôt un terme à ces complications par sa
     prochaine entrée en campagne. -- Ses dispositions militaires à
     Mayence. -- Bien qu'il ait préparé les éléments d'une armée
     active de 300 mille hommes, et d'une réserve de près de 200
     mille, Napoléon n'en peut réunir que 190 ou 200 mille au début
     des hostilités. -- Son plan de campagne. -- Situation des
     coalisés. -- Forces dont ils disposent pour les premières
     opérations. -- L'Autriche ne voulant pas se joindre à eux avant
     d'avoir épuisé tous les moyens de négociation, ils sont réduits à
     100 ou 110 mille hommes pour un jour de bataille. -- Composition
     de leur état-major. -- Mort du prince Kutusof, le 28 avril, à
     Bunzlau. -- Marche des coalisés sur l'Elster, et de Napoléon sur
     la Saale. -- Habiles combinaisons de Napoléon pour se joindre au
     prince Eugène. -- Arrivée de Ney à Naumbourg, du prince Eugène à
     Mersebourg. -- Beau combat de Ney à Weissenfels le 29 avril, et
     jonction des deux armées françaises. -- Vaillante conduite de nos
     jeunes conscrits devant les masses de la cavalerie russe et
     prussienne. -- Arrivée de Napoléon à Weissenfels, et marche sur
     Lutzen le 1er mai. -- Mort de Bessières, duc d'Istrie. -- Projets
     de Napoléon en présence de l'ennemi. -- Il médite de marcher sur
     Leipzig, d'y passer l'Elster, et de se rabattre ensuite dans le
     flanc des coalisés. -- Position assignée au maréchal Ney, près du
     village de Kaja, pour couvrir l'armée pendant le mouvement sur
     Leipzig. -- Tandis que Napoléon veut tourner les coalisés,
     ceux-ci songent à exécuter contre lui la même manoeuvre, et se
     préparent à l'attaquer à Kaja. -- Plan de bataille proposé par le
     général Diebitch, et adopté par les souverains alliés. -- Le
     corps de Ney subitement attaqué. -- Merveilleuse promptitude de
     Napoléon à changer ses dispositions, et à se rabattre sur Lutzen.
     -- Mémorable bataille de Lutzen. -- Importance et conséquences
     de cette bataille. -- Napoléon poursuit les coalisés vers Dresde,
     et dirige Ney sur Berlin. -- Marche vers l'Elbe. -- Entrée à
     Dresde. -- Passage de l'Elbe. -- Maître de la capitale de la
     Saxe, Napoléon somme le roi Frédéric-Auguste d'y revenir sous
     peine de déchéance. -- Ce qui s'était passé à Vienne pendant que
     Napoléon livrait la bataille de Lutzen. -- M. de Narbonne
     recevant l'ordre de faire expliquer l'Autriche relativement au
     corps auxiliaire et au corps polonais, insiste auprès de M. de
     Metternich et lui remet une note catégorique. -- Prières de M. de
     Metternich pour détourner M. de Narbonne de cette démarche. -- M.
     de Narbonne ayant persisté, le cabinet de Vienne répond que le
     traité d'alliance du 14 mars 1812 n'est plus applicable aux
     circonstances actuelles. -- On reçoit à Vienne les nouvelles du
     théâtre de la guerre. -- Bien que les coalisés se vantent d'être
     vainqueurs, les résultats démontrent bientôt qu'ils sont vaincus.
     -- Satisfaction apparente de M. de Metternich. -- Empressement du
     cabinet de Vienne à se saisir maintenant de son rôle de
     médiateur, et envoi de M. de Bubna à Dresde pour communiquer les
     conditions qu'on croirait pouvoir faire accepter aux puissances
     belligérantes, ou pour lesquelles du moins on serait prêt à
     s'unir à la France. -- Napoléon, en apprenant ce qu'a fait M. de
     Narbonne, regrette qu'on ait poussé l'Autriche aussi vivement,
     mais la connaissance précise des conditions de cette puissance
     l'irrite au dernier point. -- Il prend la résolution de
     s'aboucher directement avec la Russie et l'Angleterre, d'annuler
     ainsi le rôle de l'Autriche après avoir voulu le rendre trop
     considérable, et de faire contre elle des préparatifs militaires
     qui la réduisent à subir la loi, au lieu de l'imposer. -- En
     attendant, ordre à M. de Narbonne de cesser toute insistance, et
     de s'enfermer dans la plus extrême réserve. -- Napoléon envoie le
     prince Eugène à Milan pour y organiser l'armée d'Italie, et
     prépare de nouveaux armements dans la supposition d'une guerre
     avec l'Europe entière. -- Réception du roi de Saxe à Dresde. --
     Napoléon se dispose à partir de Dresde, afin de pousser les
     coalisés de l'Elbe à l'Oder, en leur livrant une seconde
     bataille. -- Leur plan de s'arrêter à Bautzen et d'y combattre à
     outrance étant bien connu, Napoléon au lieu d'envoyer le maréchal
     Ney sur Berlin, le dirige sur Bautzen. -- Arrivée de M. de Bubna
     à Dresde au moment où Napoléon allait en partir. -- Habileté de
     M. de Bubna à supporter la première irritation de Napoléon, et à
     l'adoucir. -- Explication qu'il donne des conditions de
     l'Autriche. -- Modifications avec lesquelles Napoléon les
     accepterait peut-être. -- Napoléon feint de se laisser adoucir,
     pour gagner du temps et pouvoir achever ses nouveaux armements.
     -- Il consent à un congrès où seront appelés même les Espagnols,
     et à un armistice dont il se propose de profiter pour s'aboucher
     directement avec la Russie. -- Départ de M. de Bubna avec la
     réponse de Napoléon pour son beau-père. -- À peine M. de Bubna
     est-il parti que Napoléon, conformément à ce qui a été convenu,
     envoie M. de Caulaincourt au quartier général russe, sous le
     prétexte de négocier un armistice. -- Départ de Napoléon pour
     Bautzen. -- Distribution de ses corps d'armée, et marche du
     maréchal Ney, avec soixante mille hommes, sur les derrières de
     Bautzen. -- Description de la position de Bautzen, propre à
     livrer deux batailles. -- Bataille du 20 mai. -- Seconde
     bataille du 21, dans laquelle les formidables positions des
     Prussiens et des Russes sont emportées après avoir été
     vaillamment défendues. -- Le lendemain 22, Napoléon pousse,
     l'épée dans les reins, les coalisés sur l'Oder. -- Combat de
     Reichenbach et mort de Duroc. -- Arrivée sur les bords de l'Oder
     et occupation de Breslau. -- Détresse des souverains coalisés, et
     nécessité pour eux de conclure un armistice. -- Après avoir
     refusé de recevoir M. de Caulaincourt de peur d'inspirer des
     défiances à l'Autriche, ils envoient des commissaires aux
     avant-postes afin de négocier un armistice. -- Ces commissaires
     s'abouchent avec M. de Caulaincourt. -- Leurs prétentions. --
     Refus péremptoire de Napoléon. -- Pendant les derniers événements
     militaires, M. de Bubna se rend à Vienne. -- Il y fait naître une
     sorte de joie par l'espérance de vaincre la résistance de
     Napoléon aux conditions de paix proposées, moyennant certaines
     modifications auxquelles on consent, et il revient au quartier
     général français. -- Napoléon, se sentant serré de près par
     l'Autriche, allègue ses occupations militaires pour ne pas
     recevoir immédiatement M. de Bubna, et le renvoie à M. de
     Bassano. -- S'apercevant toutefois qu'il sera obligé de se
     prononcer sous quelques jours, et qu'il aura, s'il refuse leurs
     conditions, les Autrichiens sur les bras, il consent à un
     armistice qui sauve les coalisés de leur perte totale, et signe
     cet armistice funeste, non dans la pensée de négocier, mais dans
     celle de gagner deux mois pour achever ses armements. --
     Conditions de cet armistice, et fin de la première campagne de
     Saxe, dite campagne du printemps.


[Date en marge: Avril 1813.]

[En marge: Suite de la mission du prince de Schwarzenberg.]

[En marge: Ses entretiens avec Marie-Louise et M. de Bassano.]

Après le départ de Napoléon, le prince de Schwarzenberg était resté
confondu de tout ce qu'il avait vu et entendu, et très-mécontent de
n'avoir ni pu ni osé exprimer une seule des vérités qu'il avait
mission de dire à la cour de France. Il essaya de se montrer plus
ouvert avec l'Impératrice, auprès de laquelle il avait accès, car,
outre qu'il était pour elle Allemand et ambassadeur de son père, il
avait été le négociateur de son mariage, et avait par conséquent tous
les titres pour en être écouté. Malheureusement ses discours à cette
princesse ne pouvaient pas avoir grand effet. Marie-Louise, éblouie du
prestige dont elle était entourée, éprise alors de son époux qui lui
plaisait, et qui la comblait de soins, formait des voeux ardents pour
ses triomphes, mais n'avait sur lui aucun crédit. Ses yeux étaient
encore rouges des larmes qu'elle avait versées en le quittant,
lorsqu'elle reçut l'ambassadeur de son père. Elle écouta avec chagrin
ce que lui dit le prince de Schwarzenberg sur les dangers de la
situation présente, sur les passions soulevées en Europe contre la
France, sur la nécessité de conclure la paix avec les uns, et de la
conserver au moins avec les autres. Pour toute réponse la jeune
Impératrice répéta ce qu'on lui avait appris à dire des forces
immenses de Napoléon; mais entendant peu ce qui avait rapport à la
guerre, elle se borna surtout à demander qu'on ménageât sa situation
en France, et qu'après l'y avoir envoyée comme un gage de paix, on ne
l'exposât pas à devenir une nouvelle victime des orages
révolutionnaires. Les infortunes de Marie-Antoinette avaient laissé un
tel souvenir dans les esprits, que souvent Marie-Louise se sentait
saisie de terreurs subites, et se regardait comme en grand danger si
l'Autriche était encore une fois en guerre avec la France. Elle parla
de ses craintes au prince de Schwarzenberg, mais sans le toucher
beaucoup, car il ne les prenait pas au sérieux, et d'ailleurs il
pensait en politique et en militaire, et bien qu'un peu gêné par les
faveurs qu'il avait reçues de la cour de France, il songeait
par-dessus tout à la fortune de son pays et à la sienne. Il ne pouvait
pas résulter grand'chose de pareils entretiens. Ceux que le prince de
Schwarzenberg eut avec M. de Bassano, qui était resté quelques jours
encore à Paris, auraient pu avoir plus d'utilité, mais n'en eurent
malheureusement aucune.

Lors du mariage de Marie-Louise, le prince de Schwarzenberg avait
poussé l'intimité avec M. de Bassano presque jusqu'à l'intrigue; ils
étaient donc très-familiers l'un avec l'autre, et pouvaient se parler
librement. M. de Schwarzenberg tenta de dire la vérité, sans y
apporter cependant tout le courage qu'il aurait dû y mettre, et qui
plus tard l'aurait excusé de manquer à la reconnaissance envers
Napoléon, s'il ne parvenait pas à en être écouté. Il essaya de
contester quelque peu les allégations de M. de Bassano, de rabattre
quelque chose des immenses armements dont ce ministre faisait un
continuel étalage, de parler de l'inexpérience de notre infanterie,
surtout de la destruction de notre cavalerie, de la fureur patriotique
que nous allions rencontrer chez les coalisés, des passions qui
entraînaient en ce moment les peuples de l'Europe et dominaient les
gouvernements eux-mêmes, de l'impossibilité où serait l'Autriche de se
battre contre l'Allemagne pour la France, à moins qu'elle ne parût le
faire pour une paix tout allemande. M. de Bassano ne sembla guère
comprendre ces vérités, et avec une naïveté qui honorait sa bonne foi,
mais pas du tout son jugement politique, allégua souvent le traité
d'alliance, et surtout le mariage. Le prince de Schwarzenberg perdant
patience, laissa échapper ces mots: Le mariage, le mariage!... la
politique l'a fait, la politique pourrait le défaire!--À ce cri de
franchise sorti de la bouche du prince de Schwarzenberg, M. de
Bassano, surpris, commença à entrevoir la situation; mais au lieu de
venir au secours de la faiblesse de son interlocuteur, qui n'osait
pas avouer ce qu'il savait, c'est que l'Autriche ne se battrait point
pour nous contre les Allemands, qu'elle se joindrait même à eux si
nous n'acceptions pas la paix qu'elle avait imaginée, il feignit de ne
pas comprendre, afin de n'avoir pas à répondre, et se prêta à ce que
l'entretien se terminât par de nouvelles et mensongères protestations
de fidélité à l'alliance. Sans doute, paraître n'avoir pas compris,
afin d'éviter un éclat, pouvait être habile, bien qu'une explication
franche, amicale et complète eût été beaucoup plus habile à notre
avis; mais en dissimulant avec le représentant de l'Autriche, il
fallait au moins ne pas dissimuler avec Napoléon; il fallait lui dire
à lui ce qu'on affectait de n'avoir pas entendu d'un autre, c'est que,
s'il ne faisait pas des sacrifices, il aurait l'Autriche de plus sur
les bras, et succomberait sous une coalition de l'Europe entière. M.
de Bassano jugea qu'il valait mieux ne rien répéter à l'Empereur de ce
qu'il avait recueilli, afin de ne pas l'irriter contre l'Autriche.
L'intention était honnête assurément; mais on perd, en les servant
ainsi, les maîtres qu'on n'a point habitués au langage de la vérité.
Si le monde entier, si la nature des choses devaient les ménager comme
on les ménage soi-même, il se pourrait que taire le mal ce fût le
conjurer; mais comme il n'y a de soumis que soi, les faits qu'on leur
laisse ignorer ne font que s'aggraver, grandir et se convertir bientôt
en désastres!

[En marge: Le prince de Schwarzenberg quitte Paris sans avoir pu dire
les vérités qu'il nous importait le plus de connaître.]

Le prince de Schwarzenberg partit de Paris fort mécontent de tout ce
qu'il avait vu, et, s'il avait été juste, il aurait dû être aussi
mécontent de lui que des autres, car il n'avait pas même su faire
entendre autant de vérités que son gouvernement l'avait autorisé à en
dire, et autant qu'il en devait à Napoléon, pour se laver envers lui
de tout reproche d'ingratitude, en acceptant le nouveau rôle qu'il
allait bientôt jouer.

[En marge: Ce qui se passait à Vienne pendant que Napoléon achevait
ses préparatifs de guerre.]

[En marge: Embarras et dissimulation forcée de l'Autriche.]

À Vienne les choses ne se passaient pas mieux, bien qu'avec beaucoup
plus de clairvoyance et d'esprit de la part des représentants de la
France et de l'Autriche. Tandis que M. de Narbonne était en route pour
s'y rendre, la situation avait encore empiré pour nous, et M. de
Metternich et l'empereur, pressés entre l'opinion universelle de
l'Allemagne qui les sommait de se joindre à la coalition, et la France
envers laquelle ils étaient engagés, ne savaient plus comment se tirer
d'embarras, et se trouvaient condamnés chaque jour à de plus pénibles
dissimulations. Leur but n'avait pas changé, car il n'y en avait qu'un
de sage et d'honnête à poursuivre dans leur situation. Passer de
l'état d'allié de la France à celui d'allié de la Russie, de la
Prusse, de l'Angleterre, par un état intermédiaire, celui d'arbitre,
imposer aux uns comme aux autres une paix avantageuse à l'Allemagne,
se tenir à ce rôle intermédiaire le plus longtemps possible, ne se
réunir à la coalition qu'à la dernière extrémité, était aux yeux du
prudent empereur, de l'habile ministre, la seule conduite à tenir.
Pour l'empereur, elle conciliait, comme nous l'avons dit, ses intérêts
de souverain allemand avec ses devoirs de père; pour le ministre, elle
offrait une manière convenable de passer d'une politique à l'autre,
et de rester décemment à la tête des affaires. Pour les deux elle
avait le grand mérite d'épargner à l'Autriche la guerre avec la
France, qui, à leurs yeux, présentait toujours des chances
singulièrement effrayantes. Mais faire accepter aux coalisés, exaltés
par la haine et l'espérance, cette lente transition vers eux, faire
accepter à Napoléon des conseils modérés, était une chose presque
impossible, dans laquelle toute la dextérité du monde pouvait échouer,
surtout au milieu des incidents continuels d'une situation
extraordinaire. Il eût été plus commode sans aucun doute de
s'expliquer nettement et immédiatement avec tous, de dire aux coalisés
comme à Napoléon qu'on voulait la paix, qu'on la voulait allemande
pour l'Allemagne d'abord, dont on devait avoir les intérêts à coeur,
pour l'Europe ensuite, à l'équilibre de laquelle une Allemagne
indépendante était indispensable; que, pouvant jeter dans la balance
un poids décisif, on était prêt à le faire contre celui qui
n'admettrait pas complétement et tout de suite ce système de
pacification générale. Mais parler ainsi avant d'avoir deux cent mille
hommes en Bohême pouvait être chose hasardeuse en présence d'un
caractère aussi impétueux que Napoléon, et d'une coalition aussi
enivrée de succès inespérés que l'était celle de la Russie, de
l'Angleterre et de la Prusse. Il était donc prudent de gagner du temps
avant de s'expliquer. Le cabinet autrichien n'y négligea rien: il
était en fonds d'habileté pour réussir dans une tâche pareille.

[En marge: Ses efforts pour former en Allemagne un parti favorable à
la médiation.]

[En marge: Secrètes menées auprès du roi de Saxe.]

[En marge: L'Autriche voudrait arracher ce prince des mains des
Français, et le conduire en Bohême pour en disposer à son gré.]

[En marge: Le principal désir de l'Autriche serait d'amener le roi de
Saxe à renoncer au grand-duché de Varsovie, et de se débarrasser du
corps polonais retiré aux frontières de Gallicie.]

[En marge: Embarras que cause à l'Autriche le corps polonais, surtout
par rapport au corps auxiliaire autrichien avec lequel il n'a cessé de
marcher.]

[En marge: Convention secrète avec les Russes, pour éviter de
nouvelles hostilités avec eux.]

D'abord il avait voulu en Allemagne même se ménager des adhérents à sa
politique médiatrice, et il les avait cherchés parmi les princes
engagés comme lui dans l'alliance française, par prudence ou par
intérêt. Il avait commencé par s'adresser secrètement à la Prusse,
qui, avec une mobilité tenant à sa position et aux passions de son
peuple, avait versé tout d'un coup de la médiation dans la guerre. Ne
pouvant plus se servir de la Prusse, il avait, toujours en secret,
tourné ses efforts vers la Saxe et la Bavière, qui ne demandaient pas
mieux que d'avoir la paix, surtout de l'avoir avantageuse à
l'Allemagne, et il les avait rattachées à sa politique. Il avait
amené, comme on l'a vu, le roi de Saxe à quitter Dresde, à nous
refuser son contingent en cavalerie, et à enfermer dans Torgau son
contingent en infanterie. Mais ce n'était plus assez, il voulait
maintenant le conduire de Ratisbonne à Prague, pour en disposer plus
complétement, et lui faire adopter toutes ses vues. La principale de
ces vues consistait à obtenir du vieux roi le sacrifice de la Pologne,
présent bien flatteur de Napoléon, mais présent chimérique et
dangereux, dont la campagne de Moscou venait de démontrer le péril et
l'inanité. Ayant le consentement du roi de Saxe pour la suppression du
grand-duché de Varsovie, le cabinet autrichien espérait trouver moins
de difficultés de la part de Napoléon, qui n'aurait plus l'embarras et
le désagrément d'abandonner un allié pour lequel il avait toujours
affiché la plus grande faveur. Alors, avec les territoires qui
s'étendent du Bug à la Warta, on avait de quoi reconstituer la Prusse,
on délivrait la Russie de ce grand-duché de Varsovie, qui était pour
elle un fantôme accusateur et menaçant; on lui donnait quelque chose
pour le duc d'Oldenbourg, et on reprenait pour soi, ce qui au milieu
de beaucoup de vues de bien public n'était pas indifférent à
l'Autriche, la portion de la Gallicie perdue après la bataille de
Wagram. C'était donc un point bien important à obtenir du roi de Saxe,
et on poursuivait cet objet auprès de lui avec secret, dextérité et
insistance. On voulait enfin que la Saxe n'employât ses forces qu'avec
celles de l'Autriche, en même temps, dans la même mesure. Ses forces
consistaient dans la belle cavalerie qui avait suivi la cour, dans les
dix mille hommes d'infanterie cantonnés à Torgau, dans la place de
Torgau elle-même, dans la forteresse de Koenigstein sur l'Elbe, et
enfin dans le contingent polonais du prince Poniatowski, qui s'était
retiré vers Cracovie à la suite du prince de Schwarzenberg. Cette
dernière partie des forces saxonnes était la plus intéressante aux
yeux de l'Autriche, non à cause de son importance militaire, mais à
cause de sa position toute spéciale. Il fallait empêcher en effet que
le corps polonais, à la réouverture prochaine des hostilités, ne se
mit en mouvement sur l'ordre qu'il recevrait de Napoléon, et n'attirât
ainsi les Russes vers la Bohême. Ajoutez qu'à la reprise des
hostilités ce n'était pas seulement aux Polonais que Napoléon devait
envoyer des ordres de mouvement, mais au corps autrichien lui-même.
Pour dénouer tant de complications, M. de Metternich, avec sa
fertilité d'esprit ordinaire, avait imaginé un premier moyen, adroit
mais dangereux s'il était divulgué, c'était de continuer par
convention écrite ce qu'on avait déjà fait par convention tacite,
c'est-à-dire de se retirer devant les Russes en feignant d'y être
contraint par des forces supérieures. En conséquence, employant à un
double usage M. de Lebzeltern, qui avait été envoyé à Kalisch pour y
offrir la médiation autrichienne, on était convenu des faits suivants
par une note, échangée entre les parties, qu'on s'était promis de
tenir à jamais secrète. Le général russe, baron de Sacken, dénoncerait
l'armistice par lequel les Russes avaient suspendu les hostilités avec
les Autrichiens à la fin de la dernière campagne, et feindrait de
déployer sur leur flanc une force considérable; ceux-ci, de leur côté,
feindraient de se retirer par nécessité, repasseraient la haute
Vistule, abandonneraient Cracovie, rentreraient en Gallicie, et
emmèneraient le corps polonais de Poniatowski avec eux, en l'obligeant
à subir cette prétendue nécessité. Une fois arrivés là, les Russes
s'arrêteraient et respecteraient les frontières autrichiennes. Mais
pour ne pas garder les Polonais si près du grand-duché de Varsovie, et
surtout pour ne pas les laisser séjourner au milieu de la Gallicie, à
laquelle ils pouvaient mettre le feu, le cabinet autrichien voulait
convenir avec le roi de Saxe, leur grand-duc, de les ramener à travers
les États autrichiens sur l'Elbe, où Napoléon ferait d'eux ce qu'il
lui plairait. On aurait ainsi résolu l'une des plus grosses
difficultés du moment.

Les Russes avaient accepté la secrète convention dont nous venons de
parler, et M. de Nesselrode, devenu, non pas encore en titre mais en
fait, le ministre dirigeant d'Alexandre, s'était hâté de la signer.
Restait à faire agréer ces divers arrangements au roi de Saxe.

[En marge: Le roi de Saxe adhère à tout ce que lui suggère l'Autriche,
mais oppose quelque résistance relativement au grand-duché de
Varsovie.]

Ce pauvre roi, horriblement tourmenté, ne sachant plus à qui se
donner, mais suivant volontiers l'Autriche, dont la position
ressemblait fort à la sienne, avait consenti à tout ce qu'on lui avait
proposé. Il avait stipulé à l'égard de sa cavalerie conduite à
Ratisbonne, de son infanterie enfermée dans Torgau, de la place de
Torgau et de celle de Koenigstein, qu'il ne serait usé de ces forces
et de ces places que d'accord avec l'Autriche, conjointement avec
elle, et conformément à son plan de médiation. À l'égard des troupes
polonaises, il avait consenti que, rentrées en Gallicie, on leur ôtât
momentanément leurs armes, sauf à les leur rendre ensuite, et qu'on
les conduisît à travers les États autrichiens, en leur fournissant
tout ce dont elles auraient besoin, à un point de la Bavière ou de la
Saxe qui serait ultérieurement désigné. Par malheur pour cette
combinaison, il se trouvait dans les troupes polonaises un bataillon
de voltigeurs français, et ce n'était pas une médiocre affaire de
désarmer des Français, surtout en prétendant rester les alliés de la
France.

Ce point obtenu, il fallait arracher au roi de Saxe l'abandon
définitif du duché de Varsovie, afin d'ôter à Napoléon, avons-nous
dit, un embarras et un argument, et l'Autriche voulait proposer à la
Saxe comme dédommagement de la Pologne la jolie principauté d'Erfurt,
jusqu'ici gardée en dépôt par la France, et un moment offerte en
dédommagement au duc d'Oldenbourg. Mais la Saxe, tout en cédant aux
vues de l'Autriche, s'était défendue quand on lui avait parlé du
sacrifice du grand-duché de Varsovie, car Erfurt, quoique une jolie
enclave de ses États, ne valait pas cette glorieuse couronne de
Pologne, qui un siècle auparavant brillait si bien au front des
princes de Saxe. Aussi le cabinet autrichien voulait-il amener le roi
de Saxe de Bavière en Bohême, pour mieux disposer de lui. Afin de l'y
attirer, il faisait valoir auprès de ce prince l'avantage d'être à
Prague dans un pays inviolable, et à quelques heures de Dresde, en
mesure par conséquent de parler chaque jour à ses sujets, et de
conserver leur affection.

[En marge: Menées de l'Autriche auprès de la Bavière.]

Les négociations entamées avec la Bavière étaient tout aussi
délicates, et présentaient même beaucoup plus de difficultés. Outre
qu'il fallait lui faire agréer un projet de médiation qui était tout à
fait en dehors de la politique de Napoléon (ce qui ne laissait pas
d'avoir ses dangers), il fallait la disposer à un sacrifice nullement
utile à la cause générale, mais très-utile à l'Autriche, c'était le
rétablissement de la frontière de l'Inn, entamée aux dépens de
l'Autriche et au profit de la Bavière par le traité de paix de 1809.
Ici il n'y avait que la menace à employer, et aucun dédommagement à
offrir, car il ne se trouvait autour de la Bavière que les territoires
de Baden, de Wurtemberg, de Saxe, qu'on n'aurait su comment démembrer
au profit d'un voisin. La tâche était difficile, et on courait la
chance que la Bavière mécontente ne révélât tout à Napoléon. Quant à
nos alliés de Bade, de Wurtemberg, l'Autriche n'avait pu les aborder
qu'avec beaucoup de ménagements, leur voisinage des bords du Rhin les
rendant tout à fait dépendants de la domination vigilante de Napoléon.

[En marge: Arrivée de M. de Narbonne à Vienne.]

[En marge: Opposition absolue entre les idées qu'il est chargé de
proposer, et les idées de l'Autriche.]

C'est au milieu de ce travail subtil et secret que M. de Narbonne
vint surprendre l'Autriche, et lui apporter des vues malheureusement
bien différentes des siennes. Au lieu du projet de reconstituer la
Prusse, et de rendre l'Allemagne indépendante, M. de Narbonne
apportait un bouleversement de l'Allemagne plus grand encore que celui
auquel on voulait remédier, c'est-à-dire la Prusse détruite
définitivement, la Saxe substituée à la Prusse, et l'Autriche payée il
est vrai par la Silésie, mais plus dépendante que jamais! Certes il
n'y avait pas avec de telles propositions grand moyen de s'entendre;
ajoutez que M. de Narbonne, récemment entré dans la faveur de
Napoléon, arrivait naturellement avec le désir de se distinguer, et
surtout avec la prétention de n'être pas comme son prédécesseur dupe
de M. de Metternich! Dispositions dangereuses, quoique fort
concevables, car ce qu'il y aurait eu de mieux, c'eût été de paraître
dupe sans l'être, et même de l'être réellement, plutôt que de forcer
l'Autriche à se prononcer, en lui montrant qu'on l'avait devinée.

[En marge: Brillant accueil fait à M. de Narbonne.]

[En marge: M. de Metternich s'efforce auprès de M. de Narbonne, comme
auprès de M. Otto, de savoir quelle paix la France serait disposée à
conclure.]

L'accueil de M. de Metternich à M. de Narbonne fut des plus empressés
et des plus flatteurs. M. de Metternich, ne se contentant pas d'être
un esprit politique profond, se piquait d'être aussi un esprit aimable
et sincère, et savait l'être au besoin. Il fit avec M. de Narbonne
assaut de grâce; il l'accueillit comme un ami auquel il n'avait rien à
cacher, et avec le secours duquel il voulait sauver la France,
l'Autriche, l'Europe d'une affreuse catastrophe, en s'expliquant
franchement et tout de suite sur toutes choses. Il se donna donc
beaucoup de peine pour savoir si M. de Narbonne apportait enfin
quelques concessions à la politique européenne, qui prouvassent de la
part de Napoléon une disposition à la paix. Mais M. de Narbonne
attendait encore de Paris ses dernières instructions, dans lesquelles
on devait lui tracer point par point la manière dont il ferait
successivement à l'Autriche les importantes ouvertures dont on allait
le charger. Jusque-là il n'avait presque rien à dire, si ce n'est que
Napoléon entendait ne rien céder, mais que si l'Autriche voulait
devenir sa complice, il la payerait bien, avec des territoires qu'on
prendrait n'importe à qui. En pareille situation, se taire, beaucoup
écouter, beaucoup deviner, en attendant qu'il pût parler, était tout
ce que M. de Narbonne avait de mieux à faire, et c'est ce qu'il fit.
Comme il ne parlait pas, M. de Metternich essaya de parler. Il dit des
choses qu'on aurait dû deviner sans qu'il les dît, et qu'on aurait au
moins dû comprendre, quand il prenait soin de les répéter si souvent,
et avec une bonne volonté si évidente de les rendre utiles. On était à
Vienne, suivant M. de Metternich (et il disait vrai), dans une
position des plus difficiles depuis la défection de la Prusse.
L'Allemagne entière demandait qu'on se joignît aux Russes et aux
Anglais contre les Français. Toutes les classes à Vienne, quoique
moins hardies qu'à Berlin, tenaient au fond le même langage, et ce
qu'il y avait de plus grave, c'est que l'armée partageait leur avis.
Tout le monde voulait qu'on profitât de l'occasion pour affranchir
l'Allemagne du joug de la France, et pour faire cesser un état de
choses intolérable. L'Autriche savait sans doute tout ce qu'il y
avait d'exagéré, d'imprudent dans ce langage. Elle savait que
Napoléon était très-puissant, très-redoutable, qu'il ne fallait pas
s'attaquer à lui témérairement; et lui, M. de Metternich, n'allait pas
retomber dans les fautes dont il avait voulu détourner la politique
autrichienne par le mariage de Marie-Louise. Il n'oubliait donc ni la
puissance de Napoléon, ni le mariage, ni le traité d'alliance du mois
de mars 1812, et il ne se laisserait pas plus conduire par le peuple
des capitales que par celui des salons et des états-majors. Il fallait
pourtant reconnaître des vérités qui étaient évidentes, et ne pas
tomber soi-même dans l'aveuglement qu'on reprochait à ses adversaires;
il fallait se dire qu'il y avait en Europe un soulèvement universel
des esprits contre la France, au moins contre son chef, et en France
même un besoin de repos bien légitime; qu'on gagnerait des batailles
sans doute, mais que des batailles ne suffiraient pas longtemps pour
résister à un tel mouvement; qu'il fallait donc pactiser, pactiser en
conservant sa juste grandeur, mais sans vouloir opprimer
l'indépendance des autres, au point de rendre leur situation
intolérable.--M. de Metternich ajoutait que l'Autriche n'avait que des
vues droites, modérées, qu'elle voulait rester l'alliée de la France,
qu'on ne pouvait pas cependant exiger d'elle qu'elle versât le sang de
ses peuples pour appesantir une chaîne dont elle portait sa lourde
part; que si on lui demandait d'appuyer de toutes ses forces un projet
de paix acceptable par l'Europe, ses peuples lui pardonneraient
peut-être de demeurer unie à la France pour un tel but, mais que dans
le cas contraire, elle exciterait chez ses propres sujets un
soulèvement universel. À ce propos, M. de Metternich citait des
arrestations de personnages considérables, celle de M. de Hormayer
notamment, et en outre des destitutions nombreuses, qu'on avait été
obligé d'ordonner pour imposer silence aux plus turbulents des
patriotes germaniques. Mais il faisait remarquer qu'il y a terme à
tout, que le cabinet était un nageur nageant vigoureusement contre le
courant, mais ne pouvant le remonter que si Napoléon lui tendait la
main. Puis craignant qu'il n'y eût quelque apparence ou de blâme ou de
menace dans ses paroles, il se confondait en protestations
d'attachement, d'estime, d'admiration pour Napoléon, et tenait,
disait-il, à se séparer de tous ceux qui voudraient tendre à
l'abaisser.--L'abaisser, grand Dieu! s'écriait spirituellement M. de
Metternich; il s'agit de le laisser grand trois ou quatre fois comme
Louis XIV. Ah! s'il voulait se contenter d'être grand de la sorte,
combien il nous rendrait tous heureux, et combien il assurerait
l'avenir de son fils, avenir qui est devenu le nôtre!--

[En marge: M. de Narbonne ne répondant que par de vagues généralités,
M. de Metternich lui dit assez clairement quelle est la paix que
voudrait l'Autriche.]

M. de Metternich n'obtenant en réponse à ces généralités si vraies que
des généralités banales sur l'étendue de nos armements, sur nos
prochaines victoires, sur la nécessité de nous ménager, renouvelait
avec adresse, et avec un regard interrogateur, ces coups de sonde déjà
donnés dans la profondeur de notre ambition. Il répétait alors ce
qu'il avait dit déjà plusieurs fois, sur l'impossibilité de maintenir
la chimère du grand-duché de Varsovie, condamnée par la campagne de
1812; sur la nécessité de renforcer les puissances intermédiaires,
et, par préférence à toutes, la Prusse, seule capable de remplacer la
Pologne à jamais détruite; sur la nécessité de reconstituer
l'Allemagne; sur l'impossibilité de faire durer la Confédération du
Rhin, institution à jamais ruinée dans l'esprit des peuples
germaniques, et beaucoup plus incommode qu'utile à Napoléon; sur
l'impossibilité de faire agréer par les puissances belligérantes
l'adjonction définitive au territoire français de Lubeck, Hambourg,
Brême; sur tous les points enfin que nous avons précédemment indiqués,
et à l'égard desquels s'était déjà manifestée clairement la pensée du
cabinet autrichien.--Nous aurons déjà bien assez de peine, ajoutait M.
de Metternich, d'empêcher qu'on ne parle de la Hollande, de l'Espagne,
de l'Italie! L'Angleterre en parlera probablement, et si elle cède sur
la Hollande et sur l'Italie, elle ne cédera certainement pas sur
l'Espagne. Mais nous n'en dirons rien pour ne pas compliquer les
affaires, et, s'il le faut, nous laisserons l'Angleterre de côté, et
nous traiterons sans elle. Nous amènerons peut-être la Russie et la
Prusse à s'en séparer, si nous leur présentons des conditions
acceptables, et, dans ce cas, la France nous retrouvera ses fidèles
alliés! Mais, de grâce, qu'elle s'explique, qu'elle nous fasse
connaître ses intentions, et qu'elle nous rende possible de rester ses
alliés, en nous donnant à soutenir une cause raisonnable, une cause
que nous puissions avouer à nos peuples!--Quant à ce qui concernait
particulièrement les intérêts autrichiens, M. de Metternich montrait
un dégagement de toute préoccupation qui prouvait bien qu'il n'avait
qu'à puiser à droite ou à gauche dans les offres qu'on faisait de tous
les côtés à l'Autriche!--Que ne lui offrait-on pas en effet,
disait-il, de la part des coalisés!... Mais il n'écouterait pas leurs
folles propositions; il se contenterait de ce qu'on ne pouvait pas
refuser à l'Autriche, de cette portion de la Gallicie qu'on lui avait
prise en 1809 pour agrandir l'impossible duché de Varsovie, des
provinces illyriennes dont la France avait promis la restitution, et
il parlait de cela comme d'une chose faite, assurée, irrévocable,
tandis qu'il en avait à peine été dit quelques mots entre les cabinets
français et autrichien.

[En marge: L'empereur François confirme en tout le langage tenu par M.
de Metternich.]

Tel fut le langage (d'ailleurs peu nouveau) de M. de Metternich.
L'empereur François, plus mesuré, moins hardi dans ses entretiens, se
contenta, en recevant personnellement M. de Narbonne de la façon la
plus gracieuse, de lui dire combien il était satisfait du bonheur que
sa fille avait trouvé en France, combien il appréciait le génie de son
gendre, combien il tenait à rester son allié; mais il ne lui dissimula
pas qu'il ne pouvait l'être que dans l'intérêt de la paix, car ses
peuples ne lui pardonneraient point de l'être pour un autre but. Il
ajouta que cette paix, il faudrait l'acheter de deux manières, par des
victoires et par des sacrifices; que son gendre avait bien fait
d'employer ses grands talents à créer de vastes ressources, car la
lutte serait plus opiniâtre encore qu'il ne l'imaginait; mais enfin
qu'avec des succès il amènerait sans doute ses adversaires à des idées
plus modérées, et que si, après les avoir vaincus, il voulait accorder
au repos des peuples quelques sacrifices nécessaires, l'Autriche s'y
employant fortement, on arriverait à une paix durable, paix que son
gendre après tant de travaux glorieux devait lui-même désirer, et
qu'il souhaitait vivement, quant à lui, non-seulement comme souverain,
mais comme père, car elle assurerait le bonheur de sa fille chérie, et
l'avenir d'un petit-fils auquel il portait l'intérêt le plus tendre.

À toutes ces manifestations M. de Narbonne avait répondu du mieux
qu'il avait pu, toujours en vantant la grandeur de son maître, en
répétant qu'il fallait le ménager, et s'était servi de l'art, qu'il
avait appris dans les salons, de couvrir de beaucoup d'aisance et de
grâce l'impossibilité de rien dire de sérieux. Du reste, tout en
faisant bonne contenance, il avait deviné le secret des intentions
autrichiennes. L'Autriche évidemment n'était pas disposée à tirer le
canon pour la France contre l'Allemagne; toutefois elle n'entendait
pas, comme la Prusse, passer brusquement de l'alliance à la guerre.
L'empereur ne voulait pas oublier complétement son rôle de père; le
ministre voulait opérer décemment sa transition d'une politique à
l'autre, et ils songeaient à se présenter comme médiateurs, à offrir
une paix acceptable, et à peser de tout leur poids sur les uns et les
autres pour la faire accepter. Une preuve de ce projet ressortait de
toutes parts. L'Autriche armait, non pas avec le génie de Napoléon,
mais avec une précipitation au moins égale, et sans précisément le
nier, elle n'en disait rien. Bien certainement elle nous l'eût dit,
s'en serait même vantée, si elle eût armé pour nous.

[En marge: M. de Narbonne, bientôt éclairé par ce qu'il voit, comprend
qu'on ne peut faire de l'Autriche un instrument des desseins de
Napoléon.]

Tout de suite M. de Narbonne jugea que ce qu'on pourrait obtenir de
mieux de cette cour, ce serait la neutralité, et qu'avec des
ménagements, en lui parlant peu, et en ne lui demandant rien, on la
retiendrait assez longtemps dans un rôle inactif, qui devait nous
suffire. Il y aurait eu sans doute mieux à faire, comme nous l'avons
remarqué déjà, c'eût été, en lui pardonnant ses dissimulations, son
demi-abandon, de reconnaître qu'elle avait raison au fond de ne
vouloir travailler qu'à la paix, et à une paix toute germanique, dès
lors de s'y prêter franchement, d'entrer dans ses vues, de faire
d'elle un médiateur entièrement à nous, et d'obtenir ainsi la paix,
telle qu'elle travaillait à la conclure, car la France sans le
grand-duché de Varsovie, sans la Confédération du Rhin, sans les
villes anséatiques, sans l'Espagne, mais avec la Hollande, la
Belgique, les provinces rhénanes, le Piémont, la Toscane, les États
romains, indépendamment des royaumes vassaux de Westphalie, de
Lombardie et de Naples, était encore plus grande qu'il ne le lui
aurait fallu pour être vraiment forte! Le mieux eût donc été d'entrer
sans aucun ressentiment dans les vues de l'Autriche, et de l'oser dire
à Napoléon. Mais M. de Narbonne l'eût osé en vain, et ne songea pas
même à l'essayer. À défaut de cette conduite, se proposer la
neutralité de l'Autriche, et tendre à paralyser cette cour au lieu de
tendre à la rendre plus active, était la seconde conduite en mérite,
en prudence, en chances de succès. M. de Narbonne le comprit
parfaitement, et allait conseiller cette conduite à son gouvernement,
lorsqu'il reçut ses instructions si longtemps attendues, et qui
étaient certes tout le contraire de la neutralité.

[En marge: M. de Narbonne reçoit le 9 avril ses instructions
définitives, par lesquelles il est chargé de proposer à l'Autriche de
se constituer médiatrice dans le sens des vues de la France.]

Expédiées le 29 mars, arrivées le 9 avril, elles apportèrent à M. de
Narbonne le moyen de sortir du langage insignifiant dans lequel il
s'était jusque-là renfermé, et cette fois poussant la franchise aussi
loin que possible, il lut à M. de Metternich le texte même de M. de
Bassano, texte bien fait pour exciter le sourire du ministre
autrichien par le ton de jactance que le ministre français avait
ajouté à la politique impétueuse de Napoléon. M. de Narbonne lut donc
ce projet, consistant à dire à l'Autriche qu'il fallait qu'elle
s'emparât du rôle principal; que, puisqu'elle voulait la paix, il
fallait qu'elle se mît en mesure de la dicter, en préparant de grandes
forces, et en sommant ensuite les puissances belligérantes de
s'arrêter, sous menace de jeter cent mille hommes dans leur flanc,
puis enfin en jetant ces cent mille hommes en Silésie si elles ne
s'arrêtaient pas, et en gardant la Silésie pour elle, tandis que
Napoléon refoulerait au delà de la Vistule Prussiens, Russes, Anglais,
Suédois, etc ...--M. de Metternich écouta ce projet avec une apparente
impassibilité, questionna beaucoup pour se le faire expliquer dans
toutes ses parties, puis cependant toucha un point qui n'était pas
traité dans cette dépêche.--Si les puissances belligérantes,
demanda-t-il, s'arrêtent à notre sommation, quelles bases de paix leur
offrirons-nous?--À cette question M. de Narbonne ne put répondre, car
la dépêche de M. de Bassano se bornant pour l'instant à envisager le
cas de guerre, annonçait des développements ultérieurs. Napoléon en
effet ne voulait pas dire encore, dans le cas où l'on entrerait tout
de suite en négociation, quelle Europe il entendait faire. M. de
Metternich affecta de prendre patience quant à ce dernier point, et de
réfléchir beaucoup à ce qu'on lui apportait, comme si tout ce qu'il
avait entendu pouvait fournir matière à de longues réflexions. Il
promit de répondre aussi vite que le permettait un sujet aussi grave.

[En marge: La proposition que la France adresse à l'Autriche est pour
celle-ci un soulagement inespéré, et un moyen de se tirer d'embarras.]

Si dans le très-grand embarras où il se trouvait en ce moment, entre
des coalisés impatients qui voulaient qu'il se déclarât immédiatement
leur allié, et Napoléon qui entendait le retenir dans ses chaînes, on
lui avait demandé quel moyen il souhaitait pour en sortir, certes il
n'en aurait pas imaginé un autre que celui qu'on lui envoyait de
Paris. En quoi consistait en effet son embarras? Il consistait
premièrement à oser dire à Napoléon que l'Autriche se portait
médiatrice, ce qui entraînait l'abandon du rôle d'alliée, secondement
à trouver un prétexte pour des armements dont l'étendue ne pouvait
plus être justifiée, troisièmement à entrer en explication sur
l'emploi prochain du corps auxiliaire autrichien, qui, au lieu de se
battre avec les Russes, allait rentrer en Gallicie. Sur ces trois
points, qui mettaient l'Autriche dans un singulier état de gêne à
l'égard de la France, on venait miraculeusement à son secours, comme
nous allons le montrer, et M. de Metternich était trop habile pour ne
pas saisir au passage une si bonne fortune.

[En marge: Après avoir feint de prendre le temps de la réflexion, M.
de Metternich répond à M. de Narbonne.]

[En marge: L'Autriche acceptant le rôle de médiatrice armée,
développera ses forces en conséquence, et proposera la paix à toutes
les puissances.]

[En marge: Nécessité dès lors pour l'Autriche de modifier son traité
d'alliance avec la France, et de l'approprier à son nouveau rôle de
médiatrice.]

Il prit deux jours pour répondre, après avoir, très-probablement, pris
à peine une heure pour réfléchir. En conséquence il fit appeler M. de
Narbonne, et lui annonça, avec un air de satisfaction facile à
concevoir, qu'après avoir consulté son maître, il était prêt à
s'expliquer, les graves sujets dont il s'agissait n'admettant pas de
remise.--Il était, disait-il, trop heureux de se trouver sur les
points les plus importants de la dernière communication parfaitement
d'accord avec l'empereur Napoléon! Ainsi, tout d'abord, le cabinet
autrichien pensait, comme ce monarque, qu'il ne lui était pas possible
de se renfermer dans un rôle secondaire, et de borner son action à ce
qu'elle avait été en 1812, qu'il fallait, pour des circonstances si
différentes, un concours tout différent. L'Autriche l'avait prévu, et
s'y préparait. C'était la cause des armements auxquels elle se
livrait, et qui, indépendamment du corps auxiliaire revenu de la
Pologne, du corps d'observation resté en Gallicie, allaient lui
procurer bientôt cent mille hommes en Bohême. Quant à la manière de se
présenter aux puissances belligérantes, l'Autriche ne l'entendait pas
autrement que l'empereur Napoléon, et elle se poserait devant elles en
médiateur armé. Elle proposerait aux puissances de s'arrêter, de
convenir d'un armistice, et de nommer des plénipotentiaires. Si elles
y consentaient, ce serait le cas alors d'énoncer des conditions, et on
attendait impatiemment à ce sujet les nouvelles communications
promises par le cabinet français. Si au contraire elles refusaient
d'admettre aucune proposition de paix, alors ce serait le cas d'agir,
et de régler la manière d'employer les forces de l'Autriche
concurremment avec celles de la France. Ce cas évidemment ferait
ressortir l'insuffisance du dernier traité d'alliance, et la nécessité
de le modifier en se conformant aux circonstances. De tout cela enfin
il résultait de nouvelles dispositions à prendre pour le corps
auxiliaire autrichien, qui se trouvait aux frontières de Pologne, dans
une situation absolument fausse, et qu'on allait ramener sur le
territoire autrichien avec le corps polonais, pour empêcher qu'il ne
fût employé contrairement aux vues des deux cabinets. Du reste à cette
déclaration M. de Metternich joignit l'expression d'un parfait
contentement, répétant qu'il était bien heureux d'être si complétement
d'accord avec le cabinet français, et affirmant qu'il ferait concorder
de son mieux son ancienne qualité d'allié avec la récente qualité de
médiateur qu'on l'avait invité à prendre.

Jamais, dans ce jeu redoutable et compliqué de la diplomatie, on
n'avait mieux joué et plus gagné que M. de Metternich en cette
occasion. D'un seul coup en effet il avait résolu tous ses embarras.
D'allié esclave il s'était fait hautement médiateur, et médiateur
armé. Il avait osé professer que le traité d'alliance de mars 1812
n'était plus applicable aux circonstances présentes; il avait motivé
ses armements sans nous laisser un seul mot à objecter; il avait enfin
résolu d'avance une grosse et prochaine difficulté qui se préparait
pour lui, celle de l'emploi à faire du corps auxiliaire autrichien.
Quant à l'offre d'entrer dans les vues de la France, d'agir avec elle
pour achever de bouleverser l'Allemagne, de déplacer la Prusse,
c'est-à-dire de la détruire, de prendre la Silésie, etc., il n'est pas
besoin d'ajouter que l'Autriche n'en voulait à aucun prix, non par
amour pour la Prusse, mais par amour de la commune indépendance. Elle
éludait donc cette offre, en considérant ce cas comme un cas de
guerre, dont on aurait à s'occuper plus tard, lorsque les puissances
belligérantes auraient refusé toutes les ouvertures de paix, ce qui
n'était guère vraisemblable. M. de Metternich termina sa déclaration
en annonçant qu'un courrier extraordinaire allait en porter la copie
au prince de Schwarzenberg à Paris.

[En marge: L'empressement de l'Autriche à accepter le rôle de
médiatrice armée, inspire des soupçons à M. de Narbonne.]

Le ton seul de la communication l'eût rendue suspecte, quand bien même
le sens n'en eût pas été clair. La solennité avec laquelle M. de
Metternich appuyait sur les points essentiels, l'empressement qu'il
mettait à informer le prince de Schwarzenberg à Paris, indiquaient le
désir de prendre acte, tout de suite et dans les deux capitales à la
fois, de l'importante déclaration qu'il venait de faire, ce qui
révélait bien plutôt les précautions d'amis prêts à se quitter, que la
cordialité d'amis prêts à confondre leurs intérêts et leurs efforts.
M. de Narbonne était beaucoup trop clairvoyant pour ne pas
s'apercevoir que sous cette affectation à paraître d'accord sur tous
les points, il y avait le plus complet et le plus redoutable
dissentiment. Qu'avait en effet entendu le cabinet français par son
imprudente communication? Il avait entendu qu'au lieu de la
coopération partielle stipulée par le traité de 1812, l'Autriche
serait tenue de fournir à la France la totalité de ses forces,
c'est-à-dire cent ou cent cinquante mille hommes; que pour pouvoir en
arriver là elle emploierait la forme qui lui était la plus commode à
cause de l'esprit de ses peuples, celle de la médiation, et que sur le
refus probable, même certain, des puissances, d'accepter les
propositions qu'on leur présenterait, l'Autriche entrerait en lutte
avec toutes ses armées, et se payerait de ses efforts par les
dépouilles de la Prusse. Or, c'était justement le contraire
qu'entendait M. de Metternich, sous des paroles copiées avec
affectation sur les nôtres. Il admettait en effet que le traité de
1812, borné à un secours de trente mille hommes, n'était plus
applicable aux circonstances; qu'il fallait intervenir avec cent
cinquante mille hommes, intervenir, comme le voulait la France, sous
la forme de la médiation armée, sommer les puissances belligérantes,
leur proposer un armistice, et puis peser sur elles pour leur faire
accepter les conditions qu'on aurait jugées bonnes. Or, bien qu'on dût
s'attendre à des prétentions assez peu modérées de la part de
l'Angleterre, de la Russie et de la Prusse, l'Autriche était assurée
de les amener à céder par la seule menace d'unir ses forces aux
nôtres, et par conséquent n'avait guère la crainte de se trouver en
dissentiment avec elles. Il n'y avait réellement pour elle de
difficulté à prévoir que de la part de Napoléon, qui ne voulait ni
abandonner le grand-duché de Varsovie pour refaire la Prusse, ni
laisser abolir la Confédération du Rhin, ni surtout renoncer aux
départements anséatiques. Le poids des cent cinquante mille
Autrichiens devait donc être employé à peser sur lui, et sur lui seul.
L'alliance ainsi agrandie dans son but et ses moyens, mais convertie
en médiation, n'était plus qu'une contrainte qu'on lui préparait, en
se servant des propres termes de sa proposition.

[En marge: M. de Narbonne cherche à faire expliquer plus clairement M.
de Metternich.]

[En marge: Il lui demande ce qui adviendrait si la France n'était pas
d'accord avec l'Autriche sur les conditions de la paix.]

[En marge: Efforts de M. de Metternich pour éluder cette question.]

[En marge: Poussé à bout, M. de Metternich déclare que le médiateur
emploiera sa force contre quiconque se refuserait à une paix
équitable.]

[En marge: Regret de l'un et de l'autre interlocuteur d'avoir poussé
les choses trop loin.]

M. de Narbonne, sans aigreur ni emportement, plutôt avec le
persiflage d'un homme d'esprit qui ne veut pas être pris pour dupe,
chercha pourtant à faire expliquer M. de Metternich, et à lui arracher
une partie de son secret.--L'alliance, dit-il, ne sera plus limitée,
soit; l'Autriche jouera dans cette grande crise le rôle qui sied à sa
puissance, nous en sommes d'accord; elle interviendra non plus avec
trente mille hommes, mais avec cent cinquante mille, pour faire
accepter les conditions de la paix, mais quelles conditions?--Celles
dont nous serons convenus, répondit M. de Metternich, et sur
lesquelles nous vous pressons vainement de vous expliquer depuis trois
mois, celles dont nous espérions aujourd'hui même la communication de
votre part, et que vous nous faites attendre encore, ce qui rend notre
déclaration incomplète en un point essentiel, celui des conditions que
nous présenterons aux puissantes belligérantes en les sommant
d'accepter un armistice ou la guerre.--M. de Narbonne ici se trouvait
mis dans son tort par l'habile joueur auquel il avait affaire, et qui
n'avait en ce moment l'avantage que parce qu'il avait la raison de son
côté, la France n'osant pas avouer des conditions de paix qui dans
l'état des choses n'étaient pas avouables.--Mais, reprit M. de
Narbonne, si ces conditions, que je ne connais pas encore, n'étaient
pas telles que vous les désirez...--Là-dessus, M. de Metternich ne
voulant pas accomplir trop de choses en un jour, et se contentant du
terrain conquis, lequel était certes assez grand, puisque l'Autriche
était parvenue à convertir l'alliance en médiation armée, M. de
Metternich se hâta d'interrompre M. de Narbonne, et lui dit: Ces
conditions ne m'inquiètent pas ... Votre maître sera raisonnable ...
il n'est pas possible qu'il ne le soit pas ... Quoi! il risquerait
tout pour cette ridicule chimère du grand-duché de Varsovie, pour ce
protectorat non moins ridicule de la Confédération du Rhin, pour ces
villes anséatiques qui n'ont plus de valeur pour lui le jour où,
concluant la paix générale, il renonce au blocus continental!... Non,
non, ce n'est pas possible!...--M. de Narbonne, ne voulant pas
permettre à son adversaire de lui échapper, dit encore à M. de
Metternich: Mais supposez que mon maître pensât autrement que
vous, qu'il mît sa gloire à ne pas céder des territoires
constitutionnellement réunis à l'Empire, à ne pas renoncer à un
titre qu'on ne lui dispute que pour l'humilier, et qu'il voulût
conserver à la France tout ce qu'il avait conquis pour elle, alors
qu'adviendrait-il?--Il adviendrait ... il adviendrait, répliqua M. de
Metternich avec un mélange d'embarras et d'impatience, il adviendrait
que vous seriez obligés d'accorder ce que la France vous demande
elle-même, ce qu'elle a bien le droit de vous demander après tant
d'efforts glorieux, c'est-à-dire la paix, la paix avec cette juste
grandeur qu'elle a conquise par tant de sang, et qu'il n'entre dans
l'esprit de personne, même de l'Angleterre, de lui disputer.--Ici M.
de Narbonne insistant de nouveau, et lui disant: Mais enfin supposez
que mon maître ne fût pas raisonnable (du moins comme vous
l'entendez), supposez qu'il ne voulût pas de vos conditions, quelque
acceptables qu'elles vous paraissent, eh bien, comment comprenez-vous
en ce cas le rôle du médiateur?... Pensez-vous qu'il devrait employer
contre nous cette force que nous sommes convenus de porter de trente
mille hommes à cent cinquante mille?--Pressé d'en dire plus qu'il ne
voulait, M. de Metternich, toujours plus impatienté, finit par
s'écrier: Eh bien, oui! le médiateur, son titre l'indique, est un
arbitre impartial; le médiateur armé, son titre l'indique encore, est
un arbitre qui a dans les mains la force nécessaire pour faire
respecter la justice, dont on l'a constitué le ministre ...--Puis,
comme fâché d'en avoir trop dit, M, de Metternich ajouta: Bien entendu
que toute la faveur de cet arbitre est pour la France, et que tout ce
qu'il pourra conserver de partialité sera pour elle.--Mais enfin, dans
certains cas, vous nous feriez la guerre? reprit encore M. de
Narbonne.--Non, non, répondit M. de Metternich, nous ne vous la ferons
pas, parce que vous serez raisonnables.--Alors M. de Narbonne,
cherchant à rendre plaisante une conversation qu'il craignait d'avoir
rendue trop grave, dit à M. de Metternich: J'aime à croire que par la
nouvelle situation que vous avez prise, vous voulez gagner du temps,
et nous ménager le loisir de remporter quelque victoire ... Dans ce
cas, permettez-moi de n'avoir plus de doute, l'arbitre sera pour nous,
si c'est la victoire qui doit le décider.--Je compte sur vos
victoires, répondit M. de Metternich, et j'ai besoin d'y compter, car
il en faudra plus d'une pour ramener vos adversaires à la raison.
Mais, ne vous y trompez pas, le lendemain d'une victoire nous vous
parlerions avec plus de fermeté qu'aujourd'hui.--

[En marge: Grave faute d'avoir soi-même poussé l'Autriche à devenir
médiatrice.]

M. de Metternich, poussé à bout, s'était exprimé avec une vivacité
qui prouvait à quel point son cabinet était résolu à soutenir le
système de paix auquel il s'était attaché, et ici éclatait tout
entière la grande faute que redoutaient avec raison MM. de
Caulaincourt, de Talleyrand, de Cambacérès, lorsqu'ils conseillaient
de ne point s'adresser à l'Autriche. À s'adresser à elle, il n'aurait
fallu le faire que décidés à accepter ses conditions, qui heureusement
pour nous étaient fort acceptables; mais si on ne voulait pas de ces
conditions, qu'elle avait assez clairement indiquées pour qu'il fût
facile de les deviner, il fallait alors gagner du temps, ne pas la
pousser à augmenter ses armements, ne pas lui demander plus de trente
mille hommes, ne pas même exiger qu'elle nous les fournît exactement,
se contenter de ce qu'elle ferait, quoi que ce fût, ajourner les
explications, et se hâter en attendant de rejeter les coalisés au delà
de l'Elbe, de l'Oder, de la Vistule, afin de les séparer tellement de
l'Autriche, qu'elle fût dans l'impossibilité de leur tendre la main.
Du reste, la faute était non pas à M. de Narbonne, envoyé pour la
commettre, choisi pour la commettre plus vite, plus complétement qu'un
autre, la faute était à Napoléon, à sa prétention de faire de
l'Autriche un instrument, quand elle ne pouvait plus l'être, et, en
voulant ainsi en faire un instrument, de lui mettre lui-même à la main
les armes qu'elle devait tourner bientôt contre nous.

[En marge: Conséquences nombreuses et promptes de la faute commise.]

Les conséquences de cette faute furent immédiates, et se
précipitèrent, on peut le dire, les unes sur les autres. À peine
l'Autriche avait-elle pris la position de médiateur armé par sa
déclaration du 12 avril, qu'elle profita du terrain acquis pour
s'avancer dans la voie qu'elle venait de s'ouvrir. Le roi de Saxe
était toujours à Ratisbonne, assailli des conseils, des menaces, des
sollicitations de tout le monde. La Prusse l'avait sommé de se joindre
à la coalition, lui promettant toutes sortes de dédommagements s'il se
joignait à elle, lui adressant toute espèce de menaces s'il s'y
refusait. Il avait décliné avec beaucoup de ménagement les offres de
la Prusse, en se fondant sur les engagements qu'il avait contractés
avec la France, et il avait adhéré aux vues de l'Autriche. Les
pourparlers de celle-ci pour l'amener à renoncer au grand-duché de
Varsovie n'avaient pas cessé. Cette fois elle avait un argument
nouveau à produire.--La France et l'Autriche venaient, disait-elle, de
se mettre d'accord. La France avait demandé la médiation de
l'Autriche, l'Autriche y avait consenti. On ne faisait donc rien que
de conforme aux vues de Napoléon, et on ôterait à celui-ci un grave
embarras en lui apportant la renonciation de la Saxe au grand-duché de
Varsovie. On rendrait ainsi la paix non-seulement facile, mais
certaine. D'ailleurs il fallait sauver le solide, c'est-à-dire la
Saxe, en sacrifiant le chimérique, c'est-à-dire la Pologne, et
renoncer à un rêve qui n'était plus de mise dans le temps
actuel.--Vaincu par ces raisons, Frédéric-Auguste, qui sentait
lui-même que les conquêtes n'étaient pas sa vocation, et qu'en
s'associant à un conquérant sorti de l'enfer des révolutions, il avait
accepté une association autant au-dessus de son génie que de sa
conscience, souscrivit à la renonciation qui lui était demandée, et la
signa le 15 avril, trois jours après la déclaration de médiation
armée faite par l'Autriche sur notre imprudente provocation.

Mais ce n'était pas tout ce que l'Autriche souhaitait du roi de Saxe.
On savait que Napoléon allait arriver à Mayence, puis à Erfurt, pour
se mettre à la tête de ses armées, et qu'il pourrait d'un mouvement de
sa main reprendre le pauvre roi, retiré en Bavière, et lui faire
encore perdre l'esprit, la mémoire, le sentiment du vrai, en lui
promettant qu'il serait roi de Pologne. Cet enchanteur, à la fois
séduisant et terrible, devait passer trop près de Ratisbonne pour
qu'on y laissât le faible Frédéric-Auguste exposé à sa redoutable
influence. On insista de nouveau auprès de celui-ci pour qu'il se
rendît à Prague.--Les coalisés, lui disait-on, étaient entrés dans
Dresde, et là ils s'apprêtaient à gouverner le royaume de Saxe à la
façon du baron de Stein, à peu près comme on avait gouverné la
Vieille-Prusse, en persuadant aux peuples qu'ils étaient les maîtres
de leur sort, et qu'ils pouvaient se donner à qui ils voulaient, quand
leurs princes désertaient les intérêts de la commune patrie. Il
fallait donc qu'il se hâtât de venir à Prague, en lieu sûr, à une
petite journée de Dresde, d'où il administrerait son royaume comme
s'il y était, et sans courir aucune espèce de danger, ni de la part
des coalisés ni de la part des Français.--

[En marge: L'Autriche attire définitivement le roi de Saxe à Prague.]

[En marge: Départ du roi de Saxe, et sa sortie de Ratisbonne.]

Dans le moment même où l'on disait ces choses, le roi de Saxe avait
reçu la sommation envoyée de Paris, et reproduite par le maréchal Ney,
d'avoir à livrer sa belle cavalerie à ce maréchal qui en avait besoin
pour ouvrir la campagne. C'était demander à cet excellent roi presque
la vie. Il ressentait plus que personne la crainte des Cosaques, qui
faisaient peur à ceux qu'ils venaient secourir plus qu'à ceux qu'ils
venaient combattre. Trois mille cavaliers et artilleurs superbes,
escortant un trésor avec lequel on payait comptant de quoi les nourrir
chaque jour, étaient une sorte de garde au sein de laquelle ce roi
fugitif dormait en repos. En outre les chefs de ses troupes avaient
déclaré ne plus vouloir servir avec les Français. En présence de ces
circonstances, le comte de Marcolini, vieillard complaisant, de même
humeur que son maître, ayant un peu plus d'esprit mais beaucoup moins
d'honneur, et gouvernant ce maître par habitude, lui persuada que la
retraite à Prague était la seule résolution à prendre. Presque en même
temps le ministre de France, M. de Serra, insistant pour avoir une
réponse relativement à la cavalerie, Frédéric-Auguste saisi
d'épouvante, et plein de regrets de s'être mis dans de tels embarras
pour la chimère de ses ancêtres, se décida brusquement à partir. Il
avait auprès de lui un ministre éclairé, M. de Senft, qui l'avait
jusque-là maintenu dans l'alliance de la France, et qui avait joué à
Dresde le même rôle que M. de Metternich à Vienne, M. de Hardenberg à
Berlin, M. de Cetto à Munich. Il fut vaincu comme tous ces partisans
de l'alliance française, et céda. Sans avertir le ministre de France,
dans la nuit du 19 au 20 avril, la cour de Saxe partit pour Prague
dans une longue suite de voitures, au milieu de trois mille cavaliers
et artilleurs sortant de Ratisbonne le sabre au poing, la mèche
allumée, dans la crainte de rencontrer les Français, et prenant la
route de Lintz, afin de les éviter. M. de Serra reçut au dernier
moment une lettre pour l'Empereur, dans laquelle le bon
Frédéric-Auguste disait que sur l'invitation de l'Autriche, dont il
connaissait la parfaite entente avec la France, il se rendait à
Prague, mais toujours en restant l'allié fidèle du grand monarque qui
l'avait comblé de tant de bienfaits.

[En marge: L'Autriche ramène son corps auxiliaire en Gallicie, et
décide que le corps polonais sera désarmé pour être conduit auprès de
l'armée française.]

Lorsque cette nouvelle parvint à Vienne, l'empereur François et son
ministre M. de Metternich ne cachèrent guère leur joie de tenir enfin
un si précieux instrument de leurs desseins. Au même instant, croyant
n'avoir plus autant à se cacher, relativement au corps auxiliaire, ils
écrivirent au prince Poniatowski qu'il fallait évacuer Cracovie, et
rentrer dans les États autrichiens, car les hostilités allaient
recommencer, et on ne voulait pas attirer les Russes en Bohême en se
battant contre eux. On l'avertit de plus que pendant le trajet, les
armes des Polonais, des Saxons et des Français, seraient déposées sur
des chariots pour leur être ensuite restituées. Cet avis fut donné au
prince Poniatowski au moment même où lui arrivait de Paris l'ordre de
se préparer à rentrer en campagne, et à coopérer avec le corps
autrichien, qui allait recevoir de son côté les instructions de
Napoléon. Le prince Poniatowski s'était hâté de mander le tout à M. de
Narbonne, pour que cet ambassadeur lui expliquât ces énigmes
auxquelles il ne comprenait plus rien.

[En marge: Vives explications de M. de Narbonne avec M. de Metternich
au sujet du roi de Saxe et du corps polonais.]

M. de Narbonne apprenant la brusque fuite du roi de Saxe à Prague, la
retraite forcée du corps polonais, le projet de désarmer ce corps, et
l'espèce de défection du corps autrichien auxiliaire, reconnut dans
cet ensemble de faits le développement des desseins de l'Autriche, qui
moins gênée depuis qu'elle s'était hardiment constituée médiatrice,
d'un côté attirait le roi de Saxe à Prague pour apporter à son plan de
pacification l'adhésion si importante de ce prince, de l'autre
ramenait les troupes autrichiennes en arrière pour mettre un terme à
son rôle de puissance belligérante, et enfin faisait disparaître avec
le corps polonais les restes du gouvernement du grand-duché, retirés
sur la frontière de la Gallicie. En effet, depuis l'évacuation de
Varsovie, les ministres du grand-duché s'étaient réfugiés avec le
prince Poniatowski à Cracovie, où ils présentaient un dernier semblant
de gouvernement de Pologne.

M. de Narbonne qui s'était constitué le surveillant assidu de la
politique autrichienne, courut de nouveau chez M. de Metternich, pour
lui demander compte de tant de singularités, qui venaient de se
produire presque en même temps. Il trouva M. de Metternich embarrassé
d'avoir à répondre à tant de questions, et presque fâché de ce que les
résultats qu'il désirait se fussent accomplis si vite. Commençant par
le roi de Saxe, M. de Metternich se hâta de dire à M. de Narbonne
qu'il leur était tombé en Bohême comme la foudre, et que personne
n'était plus surpris que l'empereur et lui de cette soudaine arrivée à
Prague.--Comme la foudre, soit, lui répondit M. de Narbonne, mais je
vous crois aussi habile que Franklin à la diriger.--Du reste
l'ambassadeur de France ne s'arrêta pas davantage à un sujet sur
lequel il n'aurait eu que des démentis à donner, ce qui n'était ni
séant ni politique, et il en vint tout de suite au point le plus
important, c'est-à-dire à la prétention qu'on avait de ramener le
corps polonais en Bohême, et de l'y désarmer, ce qui exigeait une
explication immédiate, car il pouvait survenir à Cracovie un conflit
entre le prince Poniatowski et le comte de Frimont, chargé du
désarmement, et même un éclat direct avec l'Autriche, si les ordres de
Napoléon au corps auxiliaire autrichien ne rencontraient que la
désobéissance. M. de Metternich ne voulant pas avouer l'arrangement
secret signé avec les Russes, s'excusa le plus adroitement qu'il put,
en disant que l'avis donné au prince Poniatowski était un avis tout
amical, qui ne l'obligeait à rien; qu'ayant rempli loyalement les
devoirs de compagnons d'armes envers les Polonais depuis la retraite
commencée en commun, on les prévenait de l'impossibilité où l'on
allait être de les soutenir; que les Russes approchaient en force,
qu'on ne voulait pas les attirer sur le territoire autrichien en les
combattant de nouveau, et se mettre d'ailleurs en contradiction avec
le rôle de médiateur qu'on venait de prendre à l'instigation de la
France; qu'on était donc résolu à rentrer en Gallicie où l'on espérait
n'être pas suivi, si on s'abstenait de toute hostilité, et que par
suite on avait offert au prince Poniatowski de s'y retirer avec les
Autrichiens, pour n'être pas fait prisonnier, ce qui entraînait
l'obligation de déposer momentanément les armes, car il n'était pas
d'usage de traverser en armes un territoire neutre.

[En marge: Embarras de M. de Metternich, naissant de son rôle complexe
d'allié et de médiateur.]

Telles furent les explications de M. de Metternich. Il y avait bien
des réponses à lui opposer, car s'il avait pris une position simple et
vraie, en nous conseillant ouvertement la paix, et en se chargeant sur
notre provocation du rôle de médiateur pour y travailler, il s'en
fallait qu'il eût osé prendre une position aussi franche à l'égard du
traité d'alliance. En effet, tout en le disant insuffisant dans
quelques-unes de ses dispositions, il ne contestait pas le principe de
l'alliance, et dès lors le concours des forces demeurait obligatoire,
au moins pour le corps auxiliaire autrichien. Il restait donc bien des
moyens de répondre à M. de Metternich, mais il eût été beaucoup plus
habile de le laisser dans l'idée qu'il pouvait remplir à la fois les
deux rôles de médiateur et d'allié, afin de lui imposer le plus
longtemps possible les obligations du rôle d'allié. Malheureusement M.
de Narbonne n'avait pas été envoyé dans cette intention, et il
persista à embarrasser son antagoniste.--Le traité d'alliance, lui
dit-il, existait encore; M. de Metternich en convenait, et mettait
même beaucoup de soins à le soutenir. À la vérité, on considérait ce
traité comme n'étant plus entièrement applicable aux circonstances,
mais en ce point seulement qu'un secours de trente mille hommes ne
paraissait plus proportionné à la gravité de la situation. Il n'en
résultait pourtant pas que le secours de trente mille hommes serait
lui-même refusé. Ces trente mille Autrichiens joints aux Polonais
pouvaient présenter une force de quarante-cinq mille hommes, qui
placés sur le flanc gauche des coalisés, leur porterait des coups
sensibles, ou du moins paralyserait par sa seule présence cinquante
mille de leurs soldats. Enfin Napoléon partant pour l'armée avait
annoncé qu'il donnerait bientôt des ordres au corps autrichien, en
vertu du traité du 14 mars 1812. Allait-on désobéir, déclarer que le
traité n'existait plus, le déclarer à l'Europe, à Napoléon lui-même?
Et puis ne songeait-on pas à l'honneur des armes? Allait-on se retirer
devant quelques mille Russes, car le corps de Sacken n'était pas de
plus de vingt mille hommes, et après être rentré ainsi timidement dans
ses frontières, irait-on s'y cacher, et désarmer ses propres alliés?
Était-ce là une conduite digne de l'Autriche? Ces alliés eux-mêmes
consentiraient-ils à remettre leurs armes, quand parmi eux surtout se
trouvaient des Français? Et s'ils refusaient de les remettre, les
désarmerait-on de vive force, ou bien les livrerait-on aux
Russes?...--

[En marge: M. de Metternich échappe à son embarras en considérant la
question du point de vue de la prudence.]

Il n'y avait rien à répondre à ces observations, M. de Metternich
n'ayant eu encore que la hardiesse de se déclarer médiateur, et
n'ayant pas eu celle de dépouiller entièrement la qualité d'allié.
Aussi, évitant des questions trop embarrassantes, M. de Metternich se
porta sur un terrain où il lui était plus facile de se défendre, celui
de la prudence.--Qu'importaient à Napoléon, qui allait pousser de
front avec sa redoutable épée les maladroits coalisés venus au-devant
de lui, qu'importaient, dit M. de Metternich, quelques mille
Autrichiens et Polonais de plus à Cracovie? Pour une satisfaction
assez vaine, celle de compromettre l'Autriche (car au fond on ne
voulait pas autre chose), on allait la placer dans une position fausse
à l'égard des puissances belligérantes, auxquelles elle avait à se
présenter comme arbitre, rendre impossible son rôle de médiatrice,
l'exposer à un soulèvement de l'opinion publique si elle tirait un
coup de fusil contre les coalisés, lui faire peut-être perdre le timon
des affaires allemandes, qu'elle tenait déjà d'une main tremblante et
tourmentée. Si elle refusait ces trente mille hommes aujourd'hui,
c'était pour en offrir cent cinquante mille plus tard, lorsqu'on
serait convenu de conditions de paix acceptables, ce qui dépendait de
la France seule, et ce qu'elle pouvait même rendre instantané. Il
fallait d'ailleurs être raisonnable, et ne pas demander à l'Autriche
de se battre contre les Allemands pour les Polonais. Ce n'était pas là
une situation soutenable, dans l'état des opinions à Vienne, à Dresde,
à Berlin. Quant à l'honneur, on y avait songé, et si on voulait se
retirer, c'était parce qu'on était sûr d'avoir devant soi des forces
considérables. Quant aux Polonais, on offrait de les recevoir, de les
nourrir, et on ne le ferait que pour plaire à la France, car les
admettre en Gallicie c'était accepter déjà la plus incommode visite,
et ce serait s'exposer à la plus dangereuse que de les y laisser
armés. De plus leur souverain, le roi de Saxe, avait consenti à leur
désarmement momentané. Restait le bataillon français: eh bien, quant à
celui-là, on comprenait sa susceptibilité justifiée par tant
d'exploits! on ferait à Napoléon le sacrifice de respecter dans ces
quelques centaines d'hommes, sa gloire, celle de l'armée française, et
on violerait les principes en autorisant ce bataillon à demeurer en
armes sur un territoire neutre, car effectivement on avait, au su de
Napoléon, déclaré neutre le territoire de la Bohême pour empêcher les
Russes d'y pénétrer.

[En marge: M. de Narbonne voyant le danger de pousser l'Autriche trop
vivement, s'arrête, et demande de nouvelles instructions à sa cour.]

En abandonnant le terrain du droit pour se porter sur celui de la
prudence, M. de Metternich redevenait plus fort, et on ne pouvait
regretter qu'une chose, c'est que la situation ne lui permît pas
d'être plus franc, et que M. de Narbonne n'eût pas la permission
d'être plus modéré, car nous serions arrivés sur-le-champ à une
médiation équitable et acceptée de l'Europe entière. Quoi qu'il en
soit, M. de Narbonne reconnut tout de suite qu'on s'abusait en voulant
obtenir de l'Autriche un concours efficace avec nos conditions
sous-entendues de paix, et que la neutralité était tout ce qu'on
pourrait en attendre, et encore au prix de victoires promptes et
décisives. Il en fit part à M. de Bassano, en sollicitant des
directions nouvelles pour la situation si difficile dans laquelle il
se trouvait placé. Un nouveau fait que lui mandait de Munich notre
ambassadeur, M. Mercy d'Argenteau, révélait tout le travail de
l'Autriche pour amener des adhérents à son système de médiation armée.
Elle avait cherché à faire de la Bavière ce qu'elle avait fait de la
Saxe, une alliée de la France à double entente, alliée, si la France
acceptait une paix allemande, ennemie, si elle persistait à vouloir
une paix oppressive pour l'Allemagne. La Bavière, affamée de repos,
assaillie des cris du patriotisme germanique, avait prêté l'oreille
aux propositions de l'Autriche, et les avait presque admises, jusqu'au
moment où celle-ci, songeant à ses propres intérêts, lui avait
redemandé la ligne de l'Inn, ce qui entraînait pour la Bavière un
sacrifice de territoire, sans compensation possible. Au simple énoncé
de cette prétention, la Bavière était redevenue fidèle à la France, et
plusieurs indiscrétions calculées de sa part avaient appris à notre
légation que l'Autriche avait essayé sans succès de séduire l'un de
nos alliés allemands. Ces détails avaient été mandés à M. de Narbonne
à Vienne, à M. de Bassano à Paris. Ils confirmaient pleinement les
idées qu'on ne pouvait manquer de se faire en voyant agir la cour de
Vienne, et en l'entendant parler, c'est qu'elle cherchait à créer un
parti intermédiaire, pour parvenir à une paix à son gré, au gré de
l'Allemagne, et non au gré de Napoléon! Hélas! que n'acceptions-nous
une telle paix, qui ne retranchait rien à notre grandeur véritable, et
ne retranchait quelque chose qu'à cette grandeur chimérique et
impossible que Napoléon s'obstinait à défendre!

[En marge: Napoléon apprend à Mayence tout ce qui s'était passé en
Autriche.]

[En marge: Son irritation surtout par rapport au désarmement des
Polonais.]

[En marge: Il défend au prince Poniatowski de livrer ses armes.]

Ces faits si importants et si multipliés de la politique européenne
s'étaient passés du 1er au 20 avril, pendant que Napoléon préparait
son départ de Paris, en partait, arrivait à Mayence, et y donnait ses
premiers ordres. Rendu le 17 avril à Mayence, il s'était mis tout de
suite au travail, et pendant qu'il portait sur toutes choses son
regard ardent et sa main puissante, il avait arrêté au passage les
courriers diplomatiques allant et venant, et avait appris, non pas
complétement, car tous les courriers ne traversaient pas Mayence, mais
suffisamment, ce que nous venons de rapporter, et avait pu s'en faire
une idée au moins approximative. Ce qui l'avait le plus surpris,
c'était le brusque départ du roi de Saxe pour Prague, au moment où
l'armée française arrivait pour dégager ses États; c'était la
politique si compliquée de l'Autriche à l'égard de ce prince, et il
avait même supposé, ne sachant pas tout, que l'Autriche voulait
entraîner le malheureux Frédéric-Auguste à commettre des fautes, pour
le perdre dans l'affection de la France, et ôter à celle-ci tout motif
de lui conserver le grand-duché de Varsovie. La retraite du corps
autrichien lui avait paru moins obscure, et il avait vu que
l'Autriche, sans nier l'alliance, en repoussait les obligations. Mais
le désarmement des Polonais l'avait indigné, et il avait expédié un
courrier à Cracovie, pour enjoindre au prince Poniatowski de ne se
laisser désarmer à aucun prix, de rentrer, s'il le fallait, en
Pologne, d'y faire à tout risque la guerre de partisans, et de périr
plutôt que de remettre ses armes, ajoutant avec une véhémence et une
grandeur de langage qui n'appartenaient qu'à lui: _L'Empereur ne tient
nullement à conserver des hommes qui se seraient déshonorés_.--De
plus, il maintenait l'avertissement, donné au comte de Frimont, de se
tenir prêt à obéir à ses premiers ordres.

[En marge: Ordre à M. de Narbonne de faire expliquer de nouveau
l'Autriche, sans provoquer toutefois un éclat.]

Se servant de M. de Caulaincourt comme ministre des affaires
étrangères en l'absence de M. de Bassano, il écrivit à M. de Narbonne
qu'il ne comprenait pas la conduite de l'Autriche, ou plutôt qu'il
commençait à la trop comprendre, qu'il s'était laissé aller à la
confiance à son égard, mais qu'il s'apercevait qu'elle jouait double
jeu, et qu'elle ménageait à la fois ses ennemis et lui; que la
politique de cette puissance à l'égard de la Saxe était singulièrement
obscure, qu'il fallait tâcher d'en découvrir le secret, et chercher à
savoir si la place de Torgau, où s'était retirée l'infanterie saxonne,
serait ou non fidèle à la France, ce qu'il importait fort de
connaître dans un moment où l'on se préparait à opérer sur l'Elbe;
qu'il fallait encore faire expliquer l'Autriche sur ce qu'on avait à
attendre du corps auxiliaire, la forcer à dire s'il obéirait ou non,
et surtout lui bien persuader qu'elle devait renoncer au désarmement
des troupes polonaises. Napoléon, en un mot, recommandait à M. de
Narbonne de percer tous les mystères qui l'entouraient, mais sans
éclat, en ménageant le père de l'Impératrice, et en lui donnant, à lui
Napoléon, le temps de couper à Dresde, où il allait marcher, le noeud
gordien qu'on ne pouvait pas dénouer à Vienne. En même temps il
écrivit à M. de Bassano qui était resté à Paris, pour que celui-ci
montrât au prince de Schwarzenberg les nouvelles reçues, en lui
demandant compte de l'étrange contradiction qui se trouvait entre ses
paroles et les faits survenus à Cracovie. Le prince de Schwarzenberg
avait dit en effet à Napoléon que ses ordres seraient exécutés par le
comte de Frimont, et néanmoins tout à cette heure annonçait le
contraire.

[En marge: Napoléon se propose de trancher avec son épée toutes les
difficultés de la situation.]

Du reste c'étaient là pour Napoléon des sujets de peu d'inquiétude.
Ces embarras, ces ruses, il se promettait d'y mettre un terme
prochain, en débouchant bientôt en Saxe avec deux cent mille hommes
par toutes les issues de la Thuringe. À peine arrivé à Mayence, il y
avait employé son temps avec cette activité, cette intelligence sans
égales, qui en faisaient le premier administrateur du monde. Quoiqu'il
fût le plus obéi des hommes, et celui qui commandait le mieux,
quoiqu'il n'eût pas perdu un instant, il y avait dans les résultats
accomplis de nombreux mécomptes. Malgré l'ordre précis de n'expédier
des dépôts que des détachements bien organisés, bien vêtus, bien
armés, malgré la présence à Mayence et le zèle infatigable du vieux
duc de Valmy, il manquait encore à tous les corps beaucoup de matériel
et surtout beaucoup d'officiers. Mais dix ou quinze jours de travail
sur les lieux suffisaient à Napoléon pour tout réparer.

[En marge: Activité que Napoléon déploie à Mayence pour fournir à ses
troupes ce qui leur manque.]

[En marge: Objets qui manquaient et qu'il fallait se procurer.]

Il commença par l'argent, dont on était entièrement dépourvu. La
trésorerie, en effet, interprétant trop à la rigueur l'ordre de
centraliser les caisses à Magdebourg, pour les mettre à l'abri des
surprises de la guerre, n'avait pas laissé de caisse à Mayence.
Quantité d'opérations administratives étaient arrêtées par cette seule
circonstance. Napoléon fit remédier à cette erreur. Il apportait
d'ailleurs sa caisse particulière, restée un secret pour tous ses
coopérateurs, et il en tira ce qu'il fallait pour les besoins
imprévus, toujours si fréquents à la guerre. Des officiers de la ligne
ou de la garde revenus de Russie après avoir tout perdu, attendaient
encore leur indemnité. On la leur compta immédiatement. Beaucoup de
détachements arrivaient les uns avec une simple veste, les autres avec
leur habillement entier, mais avec un armement incomplet. Les objets
manquants ou n'étaient point encore confectionnés, ou étaient en route
à la suite des corps. Les régiments provisoires notamment, qu'on avait
composés, comme nous l'avons dit, avec des bataillons épars, étaient
les plus mal pourvus, faute d'une administration commune. Ils
n'avaient ni drapeaux, ni musique, ni souvent les objets d'équipement
les plus indispensables. Les officiers manquaient dans ces régiments,
et surtout dans les régiments de cohortes, qui étaient commandés
presque en entier par des officiers tirés de la réforme. Le matériel
de l'artillerie en canons était arrivé, mais le harnachement et
beaucoup d'autres objets n'avaient pas suivi. Les chevaux de trait
étaient en nombre insuffisant. La cavalerie, ainsi qu'il était facile
de le prévoir, était la plus en arrière de toutes les armes.
Indépendamment de celle que le général Bourcier réorganisait en
Hanovre avec des chevaux pris en Allemagne, et avec des hommes
revenant de Russie, le duc de Plaisance recueillait dans tous les
dépôts du Rhin ce qui était prêt à servir, et devait le conduire en
régiments provisoires à la grande armée; et ici encore c'étaient les
chevaux qui constituaient la plus grosse difficulté.

Napoléon pourvut à tout avec son activité et son argent comptant. Des
officiers envoyés de tous les côtés allaient accélérer le transport de
ce qui était resté sur les routes, en payant et en requérant des
charrois extraordinaires. Le pays sur les bords du Rhin, et sur ceux
du Main, étant riche en toutes choses, Napoléon fit amener à prix
d'argent les ouvriers et les matières, et de plus chargea les
régiments, en leur avançant des fonds, de se pourvoir eux-mêmes de ce
dont ils avaient besoin, ce qu'ils firent avec empressement et succès.
Les chevaux abondant dans la contrée, on courut en acheter jusqu'à
Stuttgard, et on en trouva beaucoup soit de trait, soit de selle.
Quant aux officiers, dont il avait été appelé un grand nombre
d'Espagne, et qui arrivaient par les voitures publiques, Napoléon les
employait sur-le-champ. Lorsque cette source était insuffisante, il
se faisait désigner, dans des revues qu'il passait en personne, les
individus capables de remplir les grades vacants, leur délivrait des
brevets sans attendre le travail des bureaux de la guerre, et les
faisait reconnaître le jour même dans les régiments. Il avait dit
qu'il ne serait plus l'empereur Napoléon, mais le général Bonaparte,
et il tenait parole. Il avait réduit ses propres équipages au plus
strict nécessaire, et exigé que tous les généraux suivissent son
exemple.--Il faut que _nous soyons légers_, disait-il, car nous aurons
beaucoup d'ennemis à battre, et nous ne le pourrons qu'en nous
multipliant, c'est-à-dire en marchant vite.--

Animant ainsi tout de sa présence, dès qu'un régiment avait ce qu'il
lui fallait, sous le double rapport du matériel et du personnel, il
l'envoyait rejoindre ou le maréchal Ney à Wurzbourg, ou le maréchal
Marmont à Hanau, ou la garde impériale à Francfort. La garde en
particulier exigeait les plus grands soins, car la partie valide était
sur l'Elbe avec le prince Eugène, les débris à réorganiser étaient
répandus entre Fulde et Francfort, et tout ce qui était de nouvelle
levée couvrait les routes de Paris à Mayence. Les cavaliers amenaient,
outre le cheval qu'ils montaient, deux chevaux de main pour leurs
camarades revenus démontés de Russie. Napoléon s'occupa de réunir ces
éléments, et, grâce à lui, l'organisation de ces divers corps d'armée
fut singulièrement accélérée. Le corps du général Lauriston,
exclusivement composé de cohortes, avait déjà rejoint le prince Eugène
sur l'Elbe. Ceux des maréchaux Ney et Marmont étaient prêts à entrer
en campagne. Le corps du général Bertrand débouchait sur Augsbourg, et
y trouvait l'artillerie que Napoléon lui avait envoyée pour le
dispenser de la traîner à travers les Alpes, de l'argent pour acheter
en Bavière deux mille chevaux de trait, et les trois mille recrues
destinées d'abord aux cadres revenus de Russie, mais définitivement
attribuées au corps arrivant d'Italie. Tout s'accomplissait si vite,
jusqu'à l'éducation des hommes, qu'on faisait chaque jour arrêter les
troupes en marche, pour répéter les manoeuvres que Napoléon avait
spécialement recommandées, et qui consistaient à former le bataillon
en carré, à le déployer en ligne, puis à le reployer en colonne
d'attaque.

Ce n'est pas ainsi assurément qu'on peut créer de bonnes armées. Mais
quand, par suite d'une politique sans mesure, on s'est condamné à tout
faire vite, il est au moins heureux de savoir apporter à l'exécution
des choses cette prodigieuse rapidité.

[En marge: Singulier accord entre le génie de Napoléon et celui de la
nation française.]

D'ailleurs, il faut le dire, par son génie particulier la nation
française se prêtait merveilleusement aux fautes de Napoléon, et était
même une séduction pour l'entraîner à les commettre. Cette nation
prompte, intelligente et héroïque, qui depuis les premiers temps de
son histoire n'a cessé d'être en guerre avec l'Europe, qui pendant
vingt-deux ans de révolution, de 1792 à 1815, ne s'est pas reposée un
jour, tandis que les nations avec lesquelles elle était successivement
aux prises se reposaient tour à tour, est la seule peut-être au monde
dont on puisse en trois mois convertir les enfants en soldats. En
1813, la chose était plus facile que jamais. Napoléon possédait des
sous-officiers, des officiers et des généraux consommés, qui avaient
pratiqué vingt ans la guerre, qui avaient en eux-mêmes et en lui une
confiance sans bornes, qui, tout en lui gardant rancune du désastre de
Moscou, voulaient réparer ce désastre, et il ne leur fallait pas
beaucoup de temps pour s'emparer de cette jeunesse française, et la
remplir de tous les sentiments dont ils étaient animés. Avec de tels
éléments on pouvait encore accomplir des prodiges. Il ne restait qu'un
voeu à former, c'est que tout ce sang généreux ne fût pas versé
uniquement pour ajouter un nouvel éclat à une gloire déjà bien assez
éclatante, et qu'il servît aussi à sauver notre grandeur, non pas
cette folle grandeur qui se piquait d'avoir des préfets à Rome et à
Hambourg, mais cette grandeur raisonnable qui consistait à nous
asseoir définitivement dans les limites que la nature nous a tracées,
et que notre révolution de 1789, joignant à la promulgation de
principes immortels l'achèvement de notre territoire national, nous
avait glorieusement conquises! Suivons ces tristes événements, et on
verra à quelles épreuves nous étions encore réservés.

Napoléon avait calculé qu'en laissant environ 30 mille hommes à
Dantzig et à Thorn, 30 mille à Stettin, Custrin, Glogau, Spandau, ce
qui faisait 60 mille hommes pour les places de la Vistule et de
l'Oder, le prince Eugène, renforcé par le corps du général Lauriston
qui lui avait été envoyé en mars, pourrait réunir 80 mille combattants
sur l'Elbe. Il espérait déboucher avec 150 mille de la Thuringe, en
recueillir en passant 50 mille venant d'Italie, et aller ainsi avec
200 mille hommes donner la main aux 80 mille du prince Eugène. C'était
plus qu'il n'en fallait pour accabler les 150 mille soldats dont les
Russes et les Prussiens se flattaient de disposer à l'ouverture de la
campagne. Venaient ensuite les trois armées de réserve, l'une en
formation en Italie, l'autre à Mayence, la troisième en Westphalie,
lesquelles devaient être prêtes en juin ou juillet. Il y avait là de
quoi tenir tête, et aux ennemis présents qu'on allait avoir sur les
bras au printemps, et aux ennemis futurs que l'été ou la politique de
l'Autriche pouvait amener en ligne quelques mois après.

[En marge: État exact des armées de Napoléon au moment de l'entrée en
campagne.]

Comme il arrive toujours, il y avait du mécompte, non pas précisément
dans le nombre des troupes réunies, mais dans l'époque de leur
réunion, ce qui devait priver Napoléon d'une partie des forces sur
lesquelles il avait compté pour le début des hostilités. Ainsi, au
lieu de 280 mille hommes de troupes actives dans les derniers jours
d'avril, ou les premiers jours de mai, c'étaient 200 mille hommes
qu'il allait avoir sous la main, mais 200 mille réellement présents au
drapeau, et c'était du reste assez pour reconduire promptement sur
l'Elbe et sur l'Oder, même sur la Vistule, les ennemis imprudents qui
étaient venus le braver de si près. Voici l'état et la distribution de
ses forces, à la fin d'avril, au moment où les opérations allaient
commencer.

[En marge: Forces du prince Eugène, placé au confluent de l'Elbe et de
la Saale, pour y attendre Napoléon.]

[En marge: Au lieu de 80 mille hommes, le prince Eugène n'en peut
réunir que 62 mille, mais tous présents au drapeau.]

Le prince Eugène après avoir laissé 27 à 28 mille hommes à Dantzig, 32
ou 33 mille dans les autres places de la Vistule et de l'Oder, ce qui
faisait les 60 mille dont nous venons de parler, avait à peu près 80
mille hommes de troupes actives, mais point assez disponibles pour
les amener toutes à la rencontre de Napoléon, quand celui-ci
déboucherait en Saxe. Ainsi le prince Poniatowski, rejeté vers les
frontières de la Bohême, était séparé du prince Eugène par la masse
entière des coalisés, qui avaient passé l'Elbe sur plusieurs points.
De tout ce qu'il y avait de Polonais à notre service on n'avait pu
recueillir que la division Dombrowski, forte d'environ 2 mille
fantassins et de 1500 cavaliers, et occupée actuellement à se
réorganiser à Cassel. Du corps de Reynier, depuis la séparation des
Saxons, il restait la division française Durutte, qui avait été de 15
mille hommes, et qui était encore de 4 mille après avoir fait la
campagne de 1812, en Pologne, il est vrai, et point en Russie. Les 28
mille hommes de la division Lagrange et du corps de Grenier étaient
réduits à 24 mille par les combats journaliers avec les Prussiens et
les Russes. Ces trois divisions (car le corps de Grenier avait été
divisé en deux), placées sous les ordres supérieurs du maréchal
Macdonald, et confiées directement aux généraux Fressinet, Gérard et
Charpentier, présentaient, après un hiver passé devant l'ennemi, une
troupe excellente. Enfin le corps du général Lauriston, qui aurait dû
être de 40 mille combattants, n'était plus, par suite des maladies et
du retard de plusieurs cohortes, que de 32 mille, mais tous hommes
faits, et commandés par des divisionnaires du plus grand mérite, tels
que le général Maison par exemple. De ce corps il avait fallu détacher
encore la division Puthod, afin de couvrir le bas Elbe, en attendant
que les maréchaux Davout et Victor avec leurs bataillons réorganisés,
pussent l'un reprendre Hambourg, l'autre occuper Magdebourg. Toutefois
parmi ces bataillons réorganisés, il y en avait huit, ceux du maréchal
Victor, qui étaient restés jusqu'ici à la disposition du prince
Eugène, et qui gardaient Dessau, point fort important puisqu'il était
placé à peu de distance du confluent de l'Elbe et de la Saale, et que
c'était derrière ces deux cours d'eau que le prince Eugène et Napoléon
devaient opérer leur jonction. (Voir la carte nº 58.) Ce prince avait
enfin la cavalerie remontée en Hanovre, qui arrivait lentement, et 3
mille hommes de la garde impériale, qu'il devait bientôt rendre à la
grande armée. C'est par suite de ces détachements, de ces retards, de
ces réductions, que le prince Eugène ne pouvait venir joindre Napoléon
qu'avec 62 mille hommes environ, au lieu de 80 mille dont il aurait pu
disposer, s'il n'avait été séparé du prince Poniatowski, s'il n'avait
été obligé d'envoyer la division Puthod sur le bas Elbe, et si ses
corps n'avaient fait pendant l'hiver quelques pertes inévitables. Mais
ces 62 mille hommes étaient tous présents sous les armes, très-animés,
et très-bien commandés. Ils étaient répandus sur l'Elbe depuis
Wittenberg jusqu'à Magdebourg, prêts à étendre la main derrière la
Saale, pour se joindre à Napoléon, qu'ils attendaient avec impatience.
Ils avaient tout récemment si bien reçu les Prussiens et les Russes en
avant de Magdebourg, qu'ils les avaient rendus fort circonspects.

Sur le Main Napoléon avait espéré réunir 150 mille hommes, et 200
mille après sa jonction avec le général Bertrand. Il avait supposé que
le maréchal Ney pourrait avoir 60 mille hommes, le maréchal Marmont
40, le général Bertrand 50, et que la garde n'en compterait pas moins
de 40. En ajoutant à ces forces environ 10 mille hommes des petits
princes allemands, il devait atteindre le chiffre de 200 mille
combattants au moment de son apparition en Saxe. Voici les réductions
qu'il avait encore subies en passant de l'espérance à la réalité.

[En marge: Forces du maréchal Ney, qui au lieu de 60 mille hommes,
n'en peut avoir que 48 mille à l'ouverture des hostilités.]

Le maréchal Ney, au lieu de 60 mille hommes, n'en avait que 48 mille,
parce que les Wurtembergeois et les Bavarois lui manquaient, et
surtout parce qu'il n'avait pu attirer à lui la cavalerie saxonne. Il
possédait quatre belles divisions d'infanterie française, formées avec
des cohortes et des régiments provisoires, ayant en fait d'instruction
deux mois d'avance sur les autres, et, depuis plus d'un mois et demi,
exercées sous ses yeux autour de Wurzbourg. Elles comprenaient environ
42 mille fantassins présents au drapeau, et en attendaient encore 7 à
8 mille. Napoléon y avait joint ceux des alliés qui avaient été les
plus obéissants, parce qu'ils étaient les plus rapprochés de nous, les
Hessois, les Badois, les Francfortois, au nombre de 4 mille hommes
sous le général Marchand. Quinze cents artilleurs, et 500 hussards qui
composaient toute sa cavalerie, portaient son corps à 48 mille hommes,
ainsi que nous venons de le dire.

[En marge: Forces du maréchal Marmont, qui au lieu de 40 mille hommes,
en a 32 mille.]

Le second corps du Rhin qui s'organisait à Hanau, sous le maréchal
Marmont, ne s'élevait pas à 40 mille hommes, comme on l'avait supposé,
mais à 32 mille, beaucoup de détachements étant encore en retard. La
troisième des divisions de ce corps, celle du général Teste, ayant
trop d'hommes en arrière, s'était vue obligée de les attendre avant de
rejoindre la grande armée. Elle devait, dès qu'elle serait complétée,
aller en Hesse pour veiller sur la royauté menacée du roi Jérôme,
recueillir en passant la division Dombrowski, et se réunir ensuite sur
l'Elbe au corps dont elle était destinée à faire partie. Les trois
divisions restantes offraient 26 ou 27 mille combattants, parmi
lesquels le beau corps d'infanterie de marine, et à leur tête
d'illustres divisionnaires, tels que les généraux Compans et Bonnet.
Ce dernier était celui qui s'était signalé en Espagne, ce qui prouve
que Napoléon tirait de cette contrée tout ce qu'il y avait de mieux
pour l'opposer à la nouvelle coalition.

[En marge: La garde impériale n'a que 15 mille hommes de prêts sur 40
mille.]

Enfin la garde impériale, qui devait s'élever à plus de 40 mille
hommes, était loin d'être prête, malgré l'activité que Napoléon avait
déployée pour la réorganiser. Il y avait environ 3 mille soldats de
vieille garde, 8 à 9 mille de jeune garde, les uns et les autres en
état de partir, plus 3 mille cavaliers, et ce qu'il fallait
d'artilleurs pour servir cent bouches à feu. Ces 15 à 16 mille hommes
devaient recueillir les 3 mille hommes que le prince Eugène avait
auprès de lui, et laissaient derrière eux 25 mille hommes en route,
lesquels allaient bientôt se former à Mayence, à Hanau, à Wurzbourg,
quand on leur aurait fait place.

[En marge: Le corps du général Bertrand est celui qui présente le
moins de mécompte; il compte 45 mille hommes sur 50.]

Le général Bertrand était celui qui avait éprouvé le moins de
mécomptes dans la composition de son corps d'armée. Il amenait quatre
divisions d'infanterie, dont trois françaises et une italienne,
comprenant 36 à 37 mille fantassins et 2,500 artilleurs. Au lieu de 6
mille cavaliers qu'il s'était flatté d'avoir, il n'avait pu en réunir
que 2,500, le 19e de chasseurs et deux régiments de hussards en
formation à Turin et à Florence n'ayant pu être prêts à temps.
Ajoutant à cet effectif 3 mille conscrits qu'il venait de recueillir à
Augsbourg, il avait à peu près 45 mille hommes, bien disposés et plus
instruits que le reste de la nouvelle armée, parce qu'ils se
composaient de vieux cadres, et de conscrits comptant un an ou deux
d'instruction. Le général Bertrand n'ayant jamais commandé des
troupes, Napoléon lui avait donné pour le seconder le général Morand,
l'ancien compagnon de Friant et de Gudin dans le 1er corps, et l'un
des meilleurs généraux de l'armée. Napoléon ne pouvait pas lui laisser
quatre divisions, la plupart des maréchaux n'en ayant que trois. Il
lui attribua les divisions Morand et Peyri (celle-ci italienne), qui
se trouvaient en avant des autres, et destina au maréchal Oudinot les
divisions Pactod et Lorencez, qui étaient restées en arrière. Les
Wurtembergeois et les Bavarois, quand on pourrait les amener, devaient
fournir une troisième division, les premiers au général Bertrand, les
seconds au maréchal Oudinot.

[En marge: Napoléon, avec le prince Eugène, pouvait néanmoins réunir
200 mille hommes le jour des premières hostilités, ce qui était
suffisant pour battre les coalisés.]

[En marge: Enthousiasme des jeunes soldats de Napoléon.]

En tenant compte de ces diverses réductions, Napoléon pouvait, avec
les 48 mille hommes du maréchal Ney, avec les 27 mille du maréchal
Marmont, avec les 15 mille de la garde et les 45 mille du général
Bertrand, déboucher en Saxe à la tête de 135 mille hommes et de 350
bouches à feu, donner la main au prince Eugène qui l'attendait sur
l'Elbe avec 62 mille hommes et 100 bouches à feu, et opposer ainsi à
l'ennemi 200 mille combattants, véritablement présents au drapeau. Ces
200 mille combattants devaient être bientôt complétés par 50 mille
autres, et suivis de trois armées de réserve, qui porteraient le total
de nos forces à 400 mille soldats au moins. C'était un résultat
prodigieux, quand on songe que Napoléon n'avait eu que trois mois pour
réunir ces éléments dispersés, ou presque détruits, c'était même un
résultat peu croyable. Aussi les Allemands, dont la haine s'exhalait
en railleries autant qu'en cris de rage, publiaient-ils des
caricatures dans lesquelles ils représentaient des détachements de
soldats qui après être sortis de Mayence par une porte y rentraient
par l'autre, afin de simuler une suite incessante de troupes passant
le Rhin. Mais en voyant aujourd'hui les corps français défiler en
longues colonnes de Mayence sur Francfort, de Francfort sur Fulde ou
Wurzbourg, il fallait bien y croire, et les craindre. Il est vrai que
les attelages de l'artillerie étaient composés de jeunes chevaux,
presque tous blessés à cause de leur âge, et de l'inexpérience des
conducteurs, que la cavalerie était presque nulle, que les maréchaux
Ney et Marmont avaient chacun 500 hommes à cheval pour s'éclairer, le
général Bertrand 2,500; il est vrai que pour former une réserve de
grosse cavalerie capable de charger en ligne, il fallait se contenter
de 3 mille chasseurs et grenadiers à cheval de la garde, de 4 à 5
mille hussards et cuirassiers amenés du Hanovre par le général
Latour-Maubourg, et presque tous montés sur des chevaux qui avaient à
peine l'âge du service; mais c'était l'esprit qui animait l'ensemble
sur lequel il fallait compter. Ces généraux, ces officiers, les uns
venant d'Espagne ou d'Italie, les autres échappés miraculeusement de
Russie et apaisés après un moment d'irritation, étaient indignés de
voir, non pas la gloire de la France, mais sa puissance mise en doute,
étaient résolus pour la rétablir à des efforts extraordinaires, et
tout en blâmant la politique qui les condamnait à ces efforts
désespérés, avaient tellement communiqué leur esprit à leurs jeunes
soldats, que ceux-ci naguère arrachés avec peine à leurs familles,
montraient une ardeur singulière, et poussaient le cri de Vive
l'Empereur! chaque fois qu'ils apercevaient Napoléon, Napoléon
l'auteur des guerres sanglantes dans lesquelles ils allaient tous
périr, l'auteur détesté par leurs familles, naguère encore détesté par
eux-mêmes, et tous les jours blâmé hautement dans les bivouacs et les
états-majors: noble et touchante inconséquence du patriotisme au
désespoir!

[En marge: Napoléon, après avoir mis la dernière main à ses
préparatifs, quitte Mayence le 26 avril.]

Napoléon ayant mis la dernière main à ses préparatifs, quitta Mayence
le 26 avril, visita successivement Wurzbourg et Fulde, et se rendit à
Weimar, où l'avait précédé le maréchal Ney avec ses jeunes et
vaillantes divisions. Son plan, conçu avec la rapidité et la sûreté
ordinaires de son coup d'oeil, consistait à laisser les coalisés, déjà
portés au delà de l'Elbe, s'avancer autant qu'ils voudraient, même
jusque sur la haute Saale, puis à se diriger lui-même sur Erfurt et
Weimar, à dénier derrière la Saale comme derrière un rideau
(expression de ses dépêches), à joindre le prince Eugène vers
Naumbourg ou Weissenfels, à passer ensuite cette rivière en masse, et
à prendre avec 200 mille hommes l'ennemi en flanc, dans les environs
de Leipzig. Si la fortune le secondait, il pouvait obtenir de ce plan
les plus importants résultats. Il pouvait après avoir vaincu les
coalisés dans une grande bataille, en prendre un bon nombre, rejeter
ceux qu'il n'aurait pas pris au delà de l'Elbe et de l'Oder, débloquer
ses garnisons de l'Oder, rentrer vainqueur dans Berlin, se remettre en
communication avec Dantzig, et montrer plus terrible que jamais le
lion qu'on avait cru abattu.

[En marge: Napoléon fait descendre la Saale à ses troupes, tandis
qu'il la fait remonter par celles du prince Eugène, afin d'opérer la
jonction des deux armées à Weissenfels.]

Dans ces vues, il avait fait marcher en tête le maréchal Ney, et
l'avait dirigé sur Erfurt, Weimar et Naumbourg, pour occuper tous les
passages de la Saale, avant que l'ennemi eût le temps de s'en emparer.
(Voir les cartes n{os} 34 et 58.) Il lui avait même enjoint d'occuper
les passages si connus de Saalfeld, d'Iéna, de Dornbourg, de ne point
franchir la Saale, de la garder seulement, et il avait attiré à lui le
général Bertrand suivi à peu de distance du maréchal Oudinot, par
Bamberg et Cobourg sur Saalfeld. Les rois de Bavière et de Wurtemberg,
moins incertains dans leur conduite, le premier depuis les intrigues
avortées de l'Autriche, le second depuis le prodigieux développement
de nos forces, avaient enfin mis en mouvement six ou sept mille hommes
chacun, de manière à fournir deux divisions de plus, l'une pour le
général Bertrand, l'autre pour le maréchal Oudinot, ce qui devait
porter nos forces concentrées à environ 212 mille hommes. Napoléon
avait en même temps ordonné au prince Eugène de s'avancer en masse
dans la direction de Dessau, assez près du point où la Saale et l'Elbe
se confondent, et de remonter la Saale jusque vers Weissenfels. (Voir
la carte nº 58.) Quant à lui, il suivait le maréchal Ney et le général
Bertrand, avec la garde et le corps du maréchal Marmont. Le 26 il
était à Erfurt, le 28 à Eckartsberg, près du célèbre champ de bataille
d'Awerstaedt. Il avait commandé partout d'immenses approvisionnements,
à Wurzbourg qui appartenait au frère de l'empereur François, à Erfurt
qui appartenait à la France, à Weimar, à Naumbourg qui appartenaient
aux maisons de Saxe. Il avait vaincu à force d'argent le patriotisme
germanique, un peu moins ardent dans ces contrées que dans les autres.
Il pouvait donc espérer que ses soldats vivraient sans être réduits à
commettre de trop grands désordres. Son opération délicate en ce
moment c'était ce double mouvement le long de la Saale, consistant
pour lui à la descendre, pour le prince Eugène à la remonter, et dont
le résultat devait être de réunir en une seule masse les 212 mille
hommes dont il disposait. Mais les coalisés, quoique placés bien près
de lui, n'étaient ni assez avisés ni assez alertes pour deviner sa
manoeuvre et la déjouer. Ils étaient pourtant bien proche, et d'un
seul pas auraient pu l'interrompre et la faire échouer.

[En marge: Armée des coalisés au moment de l'entrée en campagne.]

[En marge: Forces des Russes.]

Jusque-là ils avaient fait de leur mieux pour employer le temps
utilement, mais n'y avaient pas aussi bien réussi que Napoléon.
L'armée russe, comme on l'a vu, avait presque autant souffert que nous
pendant la retraite de Moscou, et ne comptait pas plus de 100 mille
hommes, qu'elle avait eu à peine le loisir de recruter, et qui
étaient dispersés depuis Cracovie jusqu'à Dantzig. Vingt mille Russes
environ sous les généraux Sacken et Doctoroff étaient opposés aux
Polonais et aux Autrichiens autour de Cracovie; 20 mille étaient
restés devant Thorn et Dantzig; 8 à 9 mille couraient sur le bas Elbe
vers Hambourg et Lubeck, sous Tettenborn et Czernicheff; 10 mille
avaient suivi Wittgenstein au delà de Berlin, et, avec le corps
prussien d'York, observaient Magdebourg; 12 mille, dont la plus grande
partie en cavalerie, avaient, sous Wintzingerode, passé l'Elbe à
Dresde; 30 mille enfin, composant le corps principal et consistant
dans la garde, les grenadiers et le reste de l'armée de Kutusof,
étaient demeurés sur l'Oder avec le quartier général.

[En marge: Forces des Prussiens.]

Les Prussiens avaient reconstitué leur armée avec une promptitude qui
tenait à une organisation secrètement et longuement préparée. Les
traités qui les liaient à Napoléon les obligeaient à n'avoir sous les
armes que 42 mille hommes, dont ils avaient dû nous donner 20 mille
pour faire avec nous la dernière campagne, et sur ces 20 mille plus
d'un tiers avaient péri. Mais ils avaient entretenu des cadres
nombreux, et laissé en congé dans les villes et les campagnes des
soldats tout formés, qui n'attendaient qu'un signal pour revenir sous
les drapeaux. Ils avaient pu par ce moyen et par les levées spontanées
de la jeunesse prussienne, réunir 120 mille hommes, dont 60 mille de
troupes actives, parfaitement instruites, environ 40 mille hommes de
troupes en formation destinées à rejoindre les premières, et environ
20 mille dans les places. Ils espéraient porter cet armement à 150
mille hommes, dont 100 mille en ligne, à condition de recevoir bientôt
des subsides anglais. La jeunesse des écoles et du commerce
remplissait les bataillons de chasseurs à pied, annexés aux régiments
d'infanterie; la jeunesse noble ou riche entrait dans les chasseurs à
cheval, annexés à chaque régiment de cavalerie.

[En marge: Pour les premières opérations, les coalisés ne peuvent
guère réunir au delà de 110 mille hommes sur un même champ de
bataille.]

Pour l'instant, en défalquant ce qu'il avait fallu laisser sur les
derrières, ou employer au blocus des places, ou envoyer en courses
lointaines vers les extrémités de leur ligne, les coalisés avaient à
présenter sur le champ de bataille, à leur droite le corps prussien
d'York, qui depuis sa défection n'avait pas quitté le corps russe de
Wittgenstein, et réuni à ce dernier formait une masse de 30 mille
hommes; à leur centre le corps de Wintzingerode de 12 à 15 mille
hommes de cavalerie et d'infanterie légères, marchant à l'avant-garde;
en seconde ligne et toujours à leur centre, Blucher avec 26 mille
Prussiens, Kutusof avec 30 mille Russes; à leur gauche enfin, mais
hors de portée, 10 ou 12 mille hommes sous le général Sacken,
c'est-à-dire un total de 110 à 112 mille combattants. Ce n'était pas
beaucoup pour tant de hardiesse, de présomption, de promesses
magnifiques répandues dans toute l'Europe pour la soulever contre
nous.

[En marge: Les coalisés avaient vainement attendu le concours de
Bernadotte.]

Les coalisés avaient compté sur un secours qui se faisait encore
attendre, c'était celui du prince Bernadotte. Dans l'entrevue d'Abo,
le futur roi de Suède était convenu avec Alexandre de concourir aux
efforts de la coalition au moyen d'un corps de 30 mille Suédois,
auxquels s'adjoindraient 15 ou 20 mille Russes dont il aurait le
commandement. Les Anglais pour faciliter la composition de cette armée
avaient accordé un subside de 25 millions de francs. Le prix de la
guerre faite à la France était, comme on l'a vu, la Norvége. Les
Anglais, pour enchaîner le prince Bernadotte au moyen d'un pacte pour
ainsi dire infernal, voulaient ajouter à la Norvége la Guadeloupe,
l'une des dépouilles de la France. Néanmoins il ne se pressait guère
de remplir ses engagements, et songeait avant tout à envoyer ses
troupes en Norvége, pour se saisir du prix promis à sa défection. On
cherchait à l'en dissuader, surtout par ménagement pour le Danemark,
qu'on espérait amener à la coalition en lui offrant un dédommagement
soit en Poméranie, soit dans les territoires anséatiques. Le prince
royal de Suède n'écoutait guère ces remontrances, et persistait à ne
s'occuper que de la Norvége. Aussi la coalition était-elle pleine de
défiances à son égard, défiances assez concevables, car, même en ce
moment, de nombreux émissaires se succédant à Paris affirmaient que le
parti de l'ancien maréchal Bernadotte n'était pas pris, et que,
moyennant quelques avantages, on pourrait le ramener à de meilleurs
sentiments envers la France.

[En marge: Bien que les coalisés se fussent avancés fort témérairement
au delà de l'Elbe, il leur était impossible de reculer, et ils
devaient combattre où ils étaient.]

[En marge: La mort de Kutusof laisse le champ libre à tous les esprits
ardents qui conseillaient l'offensive.]

Privés de ce secours, privés de celui de l'Autriche, qui ne s'était
pas encore jointe à eux, parce qu'elle voulait épuiser auparavant
toutes les chances d'une solution pacifique, et parce que d'ailleurs
elle n'était pas prête, les coalisés avaient formé la résolution de
recevoir avec leurs cent douze mille hommes le choc de Napoléon, de
faire même mieux, et d'aller se heurter à lui. D'abord ils avaient
douté, ou fait semblant de douter de l'étendue de ses forces, puis,
quand il n'avait plus été possible de les contester, ils en avaient
nié la qualité, soutenant que c'étaient des enfants menés par des
vieillards, et que les meilleurs soldats de la Russie et de la Prusse,
animés du plus ardent patriotisme, n'avaient pas à s'inquiéter de leur
nombre. De plus on était en plaine, et ces jeunes fantassins ne
résisteraient pas au choc d'une cavalerie qui était la plus nombreuse
et la plus belle de l'Europe. Après tant de vanteries repasser l'Elbe
à l'approche de Napoléon eût été difficile, et même fort dangereux. On
aurait ainsi profondément découragé les esprits en Allemagne, après
les avoir prodigieusement excités; on aurait surtout, en s'éloignant,
rendu l'Autriche à Napoléon. Il fallait donc combattre où l'on était,
et pourtant, dans l'impatience de s'avancer afin d'affranchir de
nouvelles parties de l'Allemagne, on s'était porté au delà de l'Elbe,
qu'on avait passé à gauche, c'est-à-dire à Dresde, ne pouvant le
passer à droite à cause de Magdebourg, et on s'était ainsi engagé dans
un véritable coupe-gorge. On était en effet entre le prince Eugène
d'un côté, les montagnes de la Bohême de l'autre, Napoléon en face,
exposé à recevoir une forte attaque de front, tandis qu'on recevrait
un coup mortel dans le flanc. Le prudent Kutusof, devenu depuis ses
triomphes une sorte d'oracle, n'aimant pas les Allemands et leurs
démonstrations patriotiques, persistait à dire qu'il fallait s'en
tenir à ce qu'on avait fait, garder le grand-duché de Varsovie,
conclure à ce prix la paix avec la France, et rentrer chez soi.
Alexandre, arrêté dans son rôle de libérateur de l'Allemagne, qui le
séduisait alors autant que l'avait séduit après Tilsit celui de
conquérant de Constantinople, était singulièrement contrarié par cette
opposition, qu'il n'osait pas négliger au point de passer outre.
Aussi, tandis que Wintzingerode, marchant avec l'ardent Blucher, avait
traversé l'Elbe dès le commencement d'avril, le corps de bataille
russe était demeuré en arrière, et n'était entré que le 26 à Dresde,
jour même où Napoléon arrivait à Erfurt. Mais tout à coup, Kutusof
épuisé par la dernière campagne, et expirant en quelque sorte au
milieu de son triomphe, était mort à Bunzlau. À partir de cet instant,
les considérations de la prudence perdaient le seul chef qui fût assez
accrédité pour les faire valoir, et Alexandre, entouré des
enthousiastes allemands, ne devait plus songer qu'à prendre
l'offensive la plus prompte. Livrer bataille tout de suite, n'importe
où, n'importe comment, n'était plus chose mise en question, pourvu que
ce fût dans les plaines de la Saxe, où la cavalerie des coalisés
devait avoir tant d'avantage contre les Français, qui n'avaient qu'une
jeune infanterie sans cavalerie.

[En marge: Marche des armées belligérantes les unes vers les autres,
du 27 au 29 avril.]

On continua donc à s'avancer les 27, 28, 29 avril, entre le prince
Eugène qui était au confluent de la Saale et de l'Elbe, et Napoléon
qui venait de la forêt de Thuringe. Il y aurait eu certainement un
moyen de conjurer le danger de cette position, c'eût été de se porter
en toute hâte sur Leipzig, Lutzen, Weissenfels, Naumbourg, avec les
100 mille hommes dont on disposait (défalcation faite du corps de
Sacken laissé en Pologne), de couper la ligne de la Saale, et de
s'interposer entre Napoléon et le prince Eugène pour empêcher leur
jonction. (Voir la carte nº 58.) Cette opération naturellement
indiquée était fort praticable, car on était dès le 28 entre la Pleiss
et l'Elster à la hauteur de Leipzig. Mais il aurait fallu que
quelqu'un commandât, et Kutusof étant mort, Alexandre, qui était resté
la seule autorité militaire, écoutant tous les avis sans savoir en
adopter aucun, on s'avançait avec le désir et la crainte tout à la
fois de rencontrer Napoléon. Il était convenu qu'à cause de
l'importance de leur rôle les Russes auraient le commandement, et
parmi eux on cherchait vainement à qui le donner. Tormazoff était le
plus ancien de leurs généraux, mais le moins capable. Wittgenstein,
singulièrement vanté pour avoir défendu la Dwina contre les Français
qui ne voulaient pas la franchir, était fort en faveur, et chargé de
commander lorsqu'on serait devant l'ennemi. Mais ses succès, si
exagérés, n'étaient pas même son ouvrage; ils étaient dus à son chef
d'état-major, le général Diebitch, officier entreprenant, plein
d'esprit et de talents militaires, donnant son avis sans parvenir à le
faire suivre. Le commandement ne pouvait donc être ni prompt, ni sûr,
ni obéi, et en attendant on poussa devant soi jusqu'à la hauteur de
Leipzig, Wittgenstein et d'York à droite dans la direction de Halle,
Wintzingerode en avant-garde à Lutzen, Blucher et le gros de l'armée
russe au centre, entre Rotha et Borna, Miloradovitch à gauche, sur la
route de Chemnitz qui longe le pied des montagnes de la Bohême, pour
se garantir de ce côté, si par hasard Napoléon s'y présentait. On
marchait sachant qu'il avançait, mais ne voyant pas une chose qu'il
était pourtant facile de deviner, c'est qu'au lieu de longer les
montagnes de la Bohême en sortant de la forêt de Thuringe, il
prendrait la direction opposée, et descendrait la Saale afin de se
joindre au vice-roi.

[En marge: Arrivée de Napoléon à Eckartsberg le 28 avril.]

[En marge: Ses mouvements autour de Weissenfels pour opérer sa
jonction avec le prince Eugène.]

Napoléon, qui connaissait ses adversaires, se doutait bien qu'ils ne
feraient pas ce qu'il faudrait pour empêcher sa jonction avec le
prince Eugène, et cependant il ne négligea rien pour en assurer le
succès, comme s'il avait eu devant lui l'ennemi le plus avisé et le
plus alerte. Arrivé, ainsi que nous l'avons dit, le 28 avril à
Eckartsberg, il avait porté en avant le long de la Saale, de manière à
en fermer successivement tous les débouchés, le maréchal Ney, le
général Bertrand et le maréchal Oudinot. En même temps il avait attiré
à lui, par un mouvement contraire, le prince vice-roi, en lui faisant
remonter la Saale par Halle et Mersebourg. Il suivait Ney avec la
garde et Marmont. Pour opérer la jonction projetée il ne restait, le
28, qu'à occuper l'espace compris entre Mersebourg et Naumbourg, en
allant à la rencontre du prince Eugène à Weissenfels qui est entre
deux. (Voir la carte nº 58.) Napoléon, pour rendre en quelque sorte
infaillible le succès de sa manoeuvre, ne s'était pas contenté de
faire avancer l'un vers l'autre Ney et Eugène afin d'amener leur
réunion à Weissenfels, il avait détaché du corps de Marmont la
division Compans, la mieux commandée, la plus nombreuse de ce corps,
et l'avait portée à gauche sur Freybourg, pour qu'elle vînt en
doublant les têtes de colonne de Ney et d'Eugène, former entre eux une
espèce de soudure. Ces mouvements furent ordonnés d'Eckartsberg le 28
au soir, pour être exécutés le lendemain 29. Ney devait descendre la
Saale de Naumbourg à Weissenfels, avec ses deux premières divisions,
passer cette rivière à la hauteur de Weissenfels, s'emparer de cette
ville, tandis que ses autres divisions le suivraient, et que Bertrand
et Oudinot viendraient occuper les débouchés par lui abandonnés
d'Iéna, de Dornbourg et de Naumbourg. De son côté le prince Eugène
devait remonter la Saale, le corps de Lauriston jusqu'à la hauteur de
Halle, celui de Macdonald jusqu'à la hauteur de Mersebourg et
au-dessus, afin de donner la main à Ney. Ces diverses instructions
étaient tracées avec une précision, une prévoyance admirables. Du
reste Napoléon, ne supposant pas que l'ennemi fût si près avec la
masse de ses forces, séjourna encore à Eckartsberg de sa personne,
pour mettre de l'ordre à la queue de ses colonnes.

[En marge: Le 29 avril le maréchal Ney passe la Saale à Weissenfels.]

Le 29, le maréchal Ney descendit en effet la Saale, la franchit un peu
au-dessus de Weissenfels, sur des ponts qu'on n'avait pas eu de peine
à y jeter, et s'avança dans les immenses plaines qui se déploient au
delà de cette rivière. C'est au milieu de ces plaines qu'on rencontre
Lutzen, Lutzen que Gustave-Adolphe a rendu célèbre, que Napoléon,
quelques jours après, devait rendre plus célèbre encore.

Suivant les instructions tactiques de Napoléon, le maréchal Ney
cheminait à travers la plaine de Weissenfels, avec la division Souham
formée en plusieurs carrés. Des avant-postes de cavalerie lui avaient
clairement révélé l'approche des nombreux escadrons de Wintzingerode.
Ce général allemand qui commandait l'avant-garde russe, avait sous ses
ordres la division d'infanterie du prince Eugène de Wurtemberg, et
huit à neuf mille hommes d'une superbe cavalerie. Il avait le jour
même dépassé Weissenfels, pour venir chercher sur la Saale des
nouvelles des Français. Ney se présenta bientôt pour lui en donner.

[Illustration: Scène de bataille.]

[En marge: Première rencontre de nos jeunes conscrits avec les masses
nombreuses de la cavalerie ennemie.]

[En marge: Joie du maréchal Ney en voyant la conduite de ses jeunes
troupes.]

Nos conscrits voyant l'ennemi pour la première fois, mais conduits par
des officiers qui avaient passé leur vie en sa présence, et par un
maréchal dont l'attitude seule aurait suffi pour les rassurer,
s'avançaient avec le frémissement d'un jeune et bouillant courage. Ils
avaient à franchir une ondulation de terrain assez marquée, et
apercevaient au delà de nombreux escadrons appuyés par de l'infanterie
légère et de l'artillerie attelée. Ils reçurent les premiers boulets
sans s'étonner. Des tirailleurs choisis traversèrent ce terrain
ondulé, et forcèrent les tirailleurs ennemis à reculer. On les suivit,
on descendit dans l'enfoncement du sol, on remonta sur le côte opposé,
puis on déboucha en plusieurs carrés dans la plaine, et on fit sur
l'ennemi un feu très-vif d'artillerie. Après quelques volées de canon,
la division de cavalerie Landskoy s'élança au galop sur nos carrés.
C'était le moment critique. Le vieux et intrépide Souham, l'héroïque
Ney, les généraux de brigade, se placèrent chacun dans un carré, pour
soutenir leur infanterie qui n'était pas habituée à ce spectacle. Au
signal donné, un feu de mousqueterie exécuté à propos accueillit la
cavalerie ennemie, et l'arrêta court. Nos jeunes soldats, étonnés que
ce fût si peu, attendirent un nouvel assaut, le reçurent mieux encore,
et jonchèrent la terre des cavaliers de Landskoy. Puis Ney rompant
les carrés, et les formant en colonnes, poussa l'ennemi devant lui.
Il félicita ses braves conscrits, qui remplirent l'air des cris mille
fois répétés de Vive l'Empereur! À partir de ce moment on pouvait tout
espérer d'eux. Ils entrèrent à la suite des Russes dans Weissenfels,
les en expulsèrent, et à la chute du jour furent maîtres de ce point
décisif. Ney, qui depuis sa jeunesse n'avait jamais combattu avec des
soldats aussi novices, se hâta d'écrire à Napoléon pour lui exprimer
sa joie et sa confiance.--Ces enfants, lui écrivit-il, sont des héros;
je ferai avec eux tout ce que vous voudrez.--

[En marge: Arrivée du prince Eugène sur Mersebourg, et sa réunion avec
la grande armée.]

Au même instant Macdonald, formant la tête de colonne du prince
Eugène, était entré dans Mersebourg, et avait mêlé ses avant-postes
avec ceux du maréchal Ney. Le général Lauriston qui le suivait, avait
trouvé les ponts de Halle fortement occupés par le général prussien
Kleist. Ces ponts, comme on doit s'en souvenir en se reportant à l'un
des actes héroïques de l'infortuné général Dupont dans la campagne de
1806, s'étendent sur plusieurs bras de la Saale, et sont impossibles à
enlever, à moins qu'ils ne soient aux mains d'une troupe démoralisée.
Ce n'était plus l'état d'esprit des Prussiens, qu'un noble
patriotisme, une sorte de désespoir national enflammaient. Ils
occupaient les ponts de Halle avec de l'infanterie et une nombreuse
artillerie. Le général Lauriston n'insista pas pour forcer une
position qu'on allait faire tomber le lendemain en la tournant.

Napoléon en lisant les récits de ses généraux, partagea leur joie, et
écrivit à Munich, à Stuttgard, à Carlsruhe, à Paris, pour raconter
les prouesses de ses jeunes soldats. Il quitta le lendemain 30
Eckartsberg, et alla coucher à Weissenfels.

[En marge: Beau projet de Napoléon consistant à marcher sur Leipzig,
pour prendre l'ennemi en flanc.]

Sa jonction avec le prince Eugène étant opérée sur la basse Saale, il
songea naturellement à tirer de cette jonction le parti qu'il s'en
était promis, celui de déboucher en masse dans les fameuses plaines de
Lutzen, de courir sur Leipzig en une forte colonne, de passer l'Elster
à Leipzig même, et puis exécutant un mouvement de conversion, la
gauche en avant, de marcher sur les coalisés, et de les pousser contre
les montagnes de la Bohême. (Voir la carte nº 58). N'ayant pas assez
de cavalerie pour s'éclairer, car celle qu'il avait restait forcément
clouée à l'infanterie de peur d'être écrasée, il n'entrevoyait que
fort incomplétement les projets de l'ennemi. Mais plusieurs
reconnaissances, plusieurs rapports interprétés avec sa faculté
ordinaire de divination, lui avaient appris que les Russes et les
Prussiens affluaient sur sa droite, qu'ils se trouvaient par
conséquent entre lui et les montagnes, sur le haut Elster, qui était
le cours d'eau que nous devions rencontrer après avoir franchi la
Saale. Le plan de Napoléon offrait donc encore les plus grandes
chances de succès, et il résolut de s'avancer de Weissenfels sur
Lutzen, pour de là se porter sur Leipzig en masse serrée, et y passer
l'Elster. Toutefois ne pouvant marcher avec près de deux cent mille
hommes sur une seule voie, il dirigea par la grande route de Lutzen à
Leipzig, le maréchal Ney, la garde et le maréchal Marmont. Pour
flanquer à droite cette colonne qui était la principale, il ordonna au
général Bertrand et au maréchal Oudinot, restés sur la haute Saale,
de déboucher de Naumbourg sur Stössen. Pour la flanquer à gauche, il
ordonna au prince Eugène de déboucher de Mersebourg, et de se porter
avec toutes ses forces sur Leipzig par la route de Mackranstaedt. Ces
divers corps partant ainsi de la Saale, à trois ou quatre lieues les
uns des autres, convergeaient tous vers le point, commun de Leipzig.
Ces dispositions arrêtées pour être exécutées le lendemain 1er mai, il
s'occupa, ce qui lui arrivait souvent pendant cette marche, de
l'organisation de ses troupes, et en particulier de celle de la garde
impériale. Le prince Eugène lui amenait quatre bataillons de vieille
garde, deux de jeune, plus une certaine portion d'artillerie et de
cavalerie appartenant à ce corps d'élite. C'était tout ce qu'on avait
pu recueillir des débris de Moscou. Le prince Eugène avait eu soin de
les faire reposer et équiper. Napoléon réunit les quatre bataillons de
la vieille garde à deux qu'il avait avec lui, ce qui lui en fit six.
Il réunit les deux de jeune garde aux quatorze de la division
Dumoutier, qui fut élevée de la sorte à seize. Il agit de même pour
les autres armes, et parvint ainsi à porter la garde à 17 ou 18 mille
hommes, sans compter les autres divisions qui achevaient de
s'organiser sur les derrières. Il laissa au prince Eugène les quatre
mille cavaliers remontés que le général Latour-Maubourg était allé
prendre dans le Hanovre, et qui formaient avec la cavalerie de la
garde la seule troupe à cheval capable d'exécuter une attaque en
ligne.

[Date en marge: Mai 1813.]

[En marge: Mouvement de l'armée le 1er mai.]

Le lendemain 1er mai il monta de bonne heure à cheval, ayant à ses
côtés les maréchaux Ney, Mortier, Bessières, Soult, Duroc, et M. de
Caulaincourt. Il voulait jouir par ses propres yeux du spectacle qui
avait tant charmé le maréchal Ney l'avant-veille, celui de nos jeunes
soldats supportant gaiement et solidement les assauts de la cavalerie
ennemie.

[En marge: Combat de Weissenfels, et mort du maréchal Bessières.]

[En marge: Caractère et mérites du maréchal Bessières.]

[En marge: Regrets de Napoléon et de l'armée.]

Cette vaste plaine de Lutzen, quoique fort unie, présentait cependant
comme toute plaine ses accidents de terrain. En sortant de Weissenfels
on rencontrait un ravin dont le cours était assez long, le lit assez
profond, et appelé le Rippach, du nom d'un village qu'il traversait.
Dès le matin les troupes du maréchal Ney y marchèrent avec confiance,
disposées en carrés entre lesquels se trouvait l'artillerie, et
précédées de nombreux tirailleurs. Parvenues au bord du ravin elles
rompirent les carrés pour le passer, franchirent l'obstacle,
reformèrent les carrés, et s'avancèrent en tirant du canon. C'était
toujours la division Souham qui marchait la première, et avec une
excellente attitude. Au moment où elle se déployait, le maréchal
Bessières qui commandait ordinairement la cavalerie de la garde, et
qui par ce motif n'aurait pas dû être là, mais qui avait voulu suivre
Napoléon, se porta un peu à droite, afin de mieux observer le
mouvement de l'ennemi. Tout à coup un boulet lui fracassant le poignet
avec lequel il tenait la bride de son cheval, l'atteignit en pleine
poitrine, et le renversa. Il avait passé en un instant de la vie à la
mort! C'était la seconde fois, hélas! que ce brave homme était frappé
à côté de Napoléon! Une première fois à Wagram, il avait été atteint
par un boulet, mais en avait été quitte pour une contusion; cette fois
il était tué sur le coup! Était-ce notre bonheur qui s'évanouissait?
était-ce la fortune qui après nous avoir avertis en 1809, nous
frappait enfin en 1813? Malgré la confiance générale qu'inspirait
l'entrain des troupes, ce pénible sentiment pénétra plus d'un coeur.
Bessières, commandant de la cavalerie de la garde, fait par Napoléon
maréchal et duc d'Istrie, était un vaillant homme, vif comme les
Gascons ses compatriotes, et comme eux cherchant à se faire valoir;
mais spirituel, sensé, ayant souvent le courage de dire à Napoléon des
vérités utiles, non pas en forme de boutades passagères, mais avec
assez de sérieux et de suite. Napoléon l'aimait, l'estimait, lui donna
un regret sincère, puis après avoir prononcé ces mots: _La mort
s'approche de nous_, il poussa son cheval en avant, pour voir marcher
ses jeunes soldats, pendant qu'on emportait Bessières dans un manteau.
Il éprouva la même satisfaction que Ney deux jours auparavant. Il vit
ses conscrits assaillis par des charges réitérées de cavalerie, les
repoussant avec une imperturbable bonne humeur, et abattant devant
leurs rangs trois ou quatre cents cavaliers ennemis. On finit cette
journée à Lutzen, content de ce que l'on avait vu faire à nos soldats,
triste plus qu'on ne le disait de la mort de Bessières, dans laquelle
beaucoup de gens s'obstinaient à découvrir un présage. Pourtant le
temps était beau, les troupes étaient très-animées; tout semblait
sourire de nouveau, la nature et la fortune! Napoléon alla visiter le
monument de Gustave-Adolphe, frappé dans cette plaine, comme
Épaminondas, au sein de la victoire, et ordonna qu'on élevât aussi un
monument au duc d'Istrie, tué dans les mêmes lieux. Il lui consacra
quelques belles paroles dans le bulletin de la journée, et écrivit à
sa veuve une lettre faite pour enorgueillir une famille, et la
consoler autant que la gloire console.

[En marge: Journée du 2 mai.]

[En marge: Napoléon dirige le prince Eugène sur Leipzig, et par
précaution place le corps de Ney au village de Kaja, pour se couvrir
contre une attaque de flanc.]

[En marge: Profonde sagesse des dispositions de Napoléon.]

Le lendemain 2 mai, journée mémorable, l'une des dernières faveurs
accordées par la fortune à nos armes, Napoléon se leva dès trois
heures du matin pour donner ses ordres, et dicter une multitude de
lettres. On n'avait plus que quatre lieues à parcourir pour être à
Leipzig, et pour avoir passé l'Elster. Les rapports d'espions, plus
explicites que ceux des jours précédents, disaient que les Russes et
les Prussiens continuaient leur mouvement sur notre droite, que de
Leipzig ils étaient remontés, en cheminant derrière l'Elster, sur
Zwenkau et Pegau, apparemment pour nous chercher où nous n'étions pas,
c'est-à-dire sur une route plus rapprochée des montagnes. (Voir la
carte nº 58.) Napoléon à cette nouvelle se confirma dans la pensée de
se porter en masse sur Leipzig, de se rabattre ensuite dans le flanc
de l'ennemi, et, afin de réaliser cette pensée, il régla ses
mouvements avec une profondeur de prudence qui, au milieu des
incertitudes où il était faute de cavalerie, lui procura le plus
éclatant, le plus mérité des triomphes. Le prince Eugène arrivé à
Mackranstaedt dans la journée, avait le pas sur le corps de bataille,
et Napoléon le lui laissa, pour qu'il pût se porter immédiatement sur
Leipzig. Il lui ordonna d'envoyer le corps de Lauriston directement
sur Leipzig, puis de diriger Macdonald à droite sur Zwenkau, point où
devaient se rencontrer les détachements les plus avancés de l'ennemi,
et lui recommanda de se tenir de sa personne entre Lauriston et
Macdonald, avec la division Durutte, la cavalerie de Latour-Maubourg
et une forte réserve d'artillerie, afin d'aller au secours de celui
des deux qui aurait de trop fortes affaires sur les bras. Napoléon
s'apprêta à le suivre avec la garde, pour aider celui d'eux tous qui
en aurait besoin. Mais avec une prévoyance dont il était seul capable,
se doutant que les coalisés pourraient bien pendant ce mouvement sur
Leipzig se réunir en masse sur sa droite, car il était possible qu'ils
eussent remonté l'Elster pour le prendre lui-même en flanc, il retint
Ney avec ses cinq divisions aux environs de Lutzen, et l'établit à un
groupe de cinq villages, dont le principal s'appelait Kaja. Ce village
était situé à une lieue au-dessus de Lutzen, au bord du
_Floss-Graben_, canal d'irrigation qui traversait toute la plaine
entre la Saale et l'Elster. Ney placé sur ce point avec ses cinq
divisions, devait y former le pivot solide autour duquel nous allions
opérer notre mouvement de conversion. Restaient Marmont, Bertrand,
Oudinot, marchant à la suite de l'armée, et se trouvant, Marmont au
bord du Rippach, Bertrand un peu plus en arrière, Oudinot sur la Saale
même. Napoléon ordonna à Marmont et à Oudinot de franchir
successivement le Rippach, et de venir se ranger sur la droite de Ney,
pour le secourir, ou en être secourus s'ils étaient brusquement
abordés par l'ennemi, et de se porter ensuite tous ensemble sur
l'Elster, entre Zwenkau et Pegau, dans le cas où ils n'auraient
rencontré personne. Ney était donc le point solide autour duquel une
moitié de l'armée allait pivoter, pendant que l'autre moitié se
portant en avant entrerait dans Leipzig, et opérerait le mouvement de
conversion qui devait nous placer dans le flanc de l'ennemi. Avec de
telles précautions, dont on va bientôt apprécier la profonde sagesse,
il n'y avait presque pas de danger sérieux à craindre, en exécutant
devant une armée de plus de cent mille hommes une opération
extrêmement délicate, mais nécessaire si on voulait arriver à des
résultats considérables. Amis et ennemis nous présentions à peu près
300 mille combattants, à quatre ou cinq lieues les uns des autres.

[En marge: Napoléon travaille toute la matinée du 2 mai, et ne monte à
cheval que lorsque tous ses corps sont près d'être en position.]

Ces dispositions ordonnées avec indication précise à chaque chef de
corps du but qu'on voulait atteindre, et de la conduite à tenir dans
toutes les éventualités, Napoléon se mit à dicter des lettres le reste
de la matinée, ne voulant monter à cheval qu'à neuf ou dix heures,
parce que c'était alors seulement que chacun devait être en pleine
marche vers sa destination. Il écrivit au vieux duc de Valmy sur la
composition de certains bataillons, au général Lemarois, envoyé dans
le grand-duché de Berg, sur les dépôts de cavalerie qui étaient dans
son arrondissement, au prince Poniatowski sur la jonction des deux
armées de l'Elbe et du Main, et sur leur marche ultérieure, au major
général sur la mise en jugement du gouverneur de Spandau qui avait
capitulé, à plusieurs autres personnages enfin sur une multitude
d'objets, et entre autres au duc de Rovigo sur la manière de parler
des événements militaires, dans un moment où l'opinion défiante
accueillait moins facilement que jamais les assertions du
gouvernement, et terminait ses observations par ces mots
remarquables: _Vérité_, _simplicité_, voilà ce qu'il faut
aujourd'hui.--

[En marge: Napoléon quitte Lutzen à dix heures du matin, et se porte
au galop sur Leipzig.]

Après avoir ainsi dicté une quantité de lettres avec une parfaite
liberté d'esprit, il partit à dix heures, et suivi d'un escadron de la
garde il courut vers Leipzig, dont il était à quatre lieues seulement.
Au nombre des officiers de haut grade qui l'accompagnaient se trouvait
le maréchal Ney, venu pour voir de quel côté se porterait la tempête
qui semblait s'amasser autour de nous. Une demi-heure suffisait au
maréchal pour rejoindre son corps au galop, si elle se dirigeait vers
les villages que ses cinq divisions étaient chargées de garder. En ce
moment le maréchal Macdonald coupant devant nous, de gauche à droite,
la route de Leipzig, s'avançait sur Zwenkau; à gauche, le général
Lauriston s'avançait de Mackranstaedt sur Leipzig. Le prince Eugène,
avec la réserve que Napoléon lui avait composée, et qui consistait,
avons-nous dit, dans la division Durutte et la cavalerie de
Latour-Maubourg, était sur la route même de Leipzig, prêt à porter
secours ou au maréchal Macdonald, ou au général Lauriston. Toute la
garde suivait en masse le prince Eugène sur Leipzig. Après avoir
traversé ces nombreuses colonnes, qui le saluaient des cris répétés de
Vive l'Empereur! Napoléon arriva devant Leipzig pour y être témoin du
spectacle le plus animé.

[En marge: Le général Maison enlève Leipzig sous les yeux de
Napoléon.]

La fusillade et la canonnade y étaient en effet très-vives.
L'intrépide Maison commandant la première division du corps de
Lauriston, attaquait avec sa résolution et son intelligence
accoutumées la ville de Leipzig, que défendait le général Kleist avec
l'infanterie prussienne. Des terrains marécageux et boisés, traversés
par plusieurs bras de l'Elster, précèdent, comme on le sait, la ville
de Leipzig, lorsqu'on vient de Lutzen, et il faut franchir la longue
suite des ponts jetés sur ces divers bras, pour parvenir jusqu'à la
ville elle-même. Des tirailleurs remplissaient les bouquets de bois
environnants; une forte artillerie, appuyée par l'infanterie
prussienne, était au village de Lindenau, qui se trouve à l'entrée des
ponts de l'Elster. Le général Maison, après avoir forcé les
tirailleurs ennemis à se replier, et mis une partie de son artillerie
en batterie, s'était porté au village de Leutsch, situé à la gauche de
Lindenau, et avec du canon et une colonne d'infanterie, avait ouvert
un feu de flanc sur Lindenau. Il avait ensuite jeté dans le premier
bras de l'Elster un bataillon, qui passant à gué, devait prendre à
revers les Prussiens chargés de défendre la tête des ponts. Cette
opération terminée, il avait formé une colonne d'attaque qu'il
dirigeait lui-même, et avait abordé à la baïonnette les troupes
chargées de défendre Lindenau. Les Prussiens, après s'être vaillamment
défendus, se voyant menacés d'être pris à revers par la colonne qui
était entrée dans les eaux de l'Elster, avaient évacué le premier
pont, en y mettant le feu, et Maison les avait suivis à la tête de son
infanterie. Napoléon regarda quelques instants avec sa lunette cette
attaque si bien conduite, vit ses soldats pénétrant pêle-mêle avec les
Prussiens dans Leipzig, et les nombreux habitants de cette ville
montés sur les toits de leurs maisons pour savoir quel serait leur
sort!

[En marge: Tandis que Napoléon assiste à l'attaque de Leipzig, une
épouvantable canonnade se fait entendre vers Kaja.]

[En marge: Napoléon renverse tout son ordre de bataille, pour reporter
ses forces sur sa droite.]

[En marge: Belles dispositions prises avec une promptitude
extraordinaire.]

[En marge: Napoléon se reporte au galop sur Lutzen et Kaja.]

Tandis que par un beau temps de mai il contemplait cette scène,
semblable à tant d'autres qui avaient rempli sa vie, une canonnade
retentit tout à coup sur sa droite, juste du côté de Kaja, vers les
villages où il avait laissé en faction le corps de Ney. Son esprit,
qui avait calculé toutes les chances de cette vaste manoeuvre, ne
pouvait être ni surpris, ni déconcerté. Il écouta quelques instants
cette canonnade, qui ne fit que s'accroître, et bientôt devint
terrible.--Tandis que nous allions les tourner, s'écria Napoléon, ils
essayent de nous tourner nous-mêmes; il n'y a pas de mal, ils nous
trouveront prêts partout.--Sur-le-champ il expédia Ney au galop, lui
enjoignit de s'établir dans les cinq villages, d'y tenir comme un roc,
ce qui était possible, puisqu'il avait 48 mille hommes, et qu'il
allait être secouru à droite, à gauche, en arrière, par des forces
considérables. Puis avec la promptitude d'un esprit préparé à tout, il
ordonna le renversement entier de son ordre de marche, chose si
difficile à prescrire à temps, et à exécuter avec précision, surtout
quand on opère avec de si grandes masses. D'abord il recommanda au
général Lauriston de ne pas se dessaisir de la ville de Leipzig, mais
de n'y laisser qu'une de ses trois divisions, et d'échelonner les deux
autres en arrière, la tête tournée vers Zwenkau, pour remonter
l'Elster jusqu'à Zwenkau même, et se porter sur la gauche de Ney.
(Voir la carte nº 58.) Il prescrivit à Macdonald, dont les
instructions étaient de se diriger sur Zwenkau, de se rabattre de
Zwenkau sur Eisdorf, petit village placé tout près de la gauche de
Ney, au bord du _Floss-Graben_. Le _Floss-Graben_ était ce canal
d'irrigation qui traversait, avons-nous dit, la plaine de Lutzen, et
que nos troupes avaient dû franchir pour se rendre à Leipzig, tandis
que le corps de Ney, établi à Kaja, était resté en deçà, et y appuyait
sa gauche. Macdonald devait remonter le _Floss-Graben_ jusqu'à Eisdorf
et Kitzen, et à cette hauteur il était en mesure de flanquer la gauche
de Ney, et de déborder même l'ennemi venu de Zwenkau. Le prince Eugène
laissant Lauriston à Leipzig, devait avec le reste de ses troupes
soutenir Macdonald. Telles furent les dispositions à la gauche de Ney.
Marmont étant demeuré sur les bords du Rippach, en arrière de Lutzen,
était en ce moment en marche. Napoléon lui ordonna de venir se placer
à la droite du corps de Ney, à Starsiedel, l'un des cinq villages que
ce corps avait été chargé de garder. Le général Bertrand, qui était
encore un peu plus loin, eut ordre de déboucher sur les derrières
mêmes de l'ennemi, en se liant à Marmont. Ainsi Ney allait être
flanqué à droite et à gauche par des corps qui devaient non-seulement
l'appuyer, mais se recourber sur les deux flancs de l'ennemi. Enfin,
pour qu'il ne fût pas enfoncé par le centre, Napoléon fit rebrousser
chemin à la garde tout entière, et la dirigea par la route de Lutzen
sur Kaja. Il apportait à Ney le secours de 18 mille hommes
d'infanterie, qui cette fois n'étaient plus une troupe de parade, mais
une vigoureuse troupe de combat, vouée comme son empereur à tous les
dangers, dans une campagne où il s'agissait de rétablir à quelque prix
que ce fût le prestige de nos armes. Il fallait deux heures aux uns,
trois heures aux autres, pour arriver au feu; mais il était onze
heures du matin, et tous avaient le temps de prendre part à cette
grande bataille, et de concourir au rétablissement de notre puissance
ébranlée. Ce vaste renversement de son ordre de marche si promptement
conçu et prescrit, Napoléon partit au galop, traversant les colonnes
de sa garde qui rétrogradaient vers ce champ de bataille, que nous
avions espéré trouver devant nous, et qu'il fallait aller chercher sur
notre droite, en arrière. La canonnade du reste n'avait cessé de
s'accroître en vivacité et en étendue. L'air en était rempli, et tout
annonçait l'une des plus mémorables journées de cette ère sanglante et
héroïque.

[En marge: Dispositions des coalisés.]

[En marge: Tandis que Napoléon voulait les prendre en flanc, ils
songeaient à exécuter contre lui la même manoeuvre.]

Voici ce qui s'était passé du côté de l'ennemi, et ce qui avait amené
à Kaja la rencontre que Napoléon avait cru trouver au delà de Leipzig.
À la nouvelle des deux combats que le général Wintzingerode avait
livrés avec sa cavalerie, en avant et en arrière de Weissenfels, les
29 avril et 1er mai, les coalisés avaient enfin compris que Napoléon,
cessant de descendre la Saale pour joindre le vice-roi, venait de la
passer pour marcher de la Saale à l'Elster, franchir ensuite l'Elster,
et les prendre en flanc. Puisqu'on avait voulu la bataille, on l'avait
à souhait, et dans cette plaine de Lutzen, où la belle cavalerie des
alliés devait jouir de tous ses avantages contre une jeune infanterie
qui avait à peine quelques escadrons pour s'éclairer. Le comte de
Wittgenstein qui remplaçait Kutusof, qu'on disait absent et point mort
pour ménager l'esprit superstitieux du soldat russe, avait été appelé,
et son chef d'état-major Diebitch avait donné pour lui le plan de la
bataille. Il avait proposé de profiter du mouvement de flanc
qu'exécutait Napoléon pour le prendre en flanc lui-même, de l'attaquer
vers Lutzen, c'est-à-dire vers Kaja, où l'on n'apercevait que de
simples détachements, de l'y aborder en masse, puis ces postes
enlevés, de fondre sur lui avec les vingt-cinq mille hommes de la
cavalerie alliée, et si l'infanterie française si brusquement
assaillie était culbutée, de la jeter dans les terrains marécageux qui
s'étendent de Leipzig à Mersebourg, point de jonction de la Saale et
de l'Elster. Si on réussissait, on pouvait faire essuyer à Napoléon un
vrai désastre. Le plan était ingénieusement conçu; il obtint
l'assentiment des deux souverains, et celui du fougueux Blucher, qui
demandait à tout prix une prochaine bataille. Mais ce n'est pas tout
que d'imaginer un plan, il faut l'exécuter. Or un plan, quelque
excellent qu'il soit, qui vient d'en bas au lieu de venir d'en haut, a
peu de chances d'une bonne exécution. Il fallait ici que les ordres
remontassent de Diebitch à Wittgenstein, de Wittgenstein à Alexandre
et à Frédéric-Guillaume, pour redescendre ensuite jusqu'à leurs
généraux, et c'étaient de bien longs détours pour faire agir cent
mille hommes entre onze heures du matin et six heures du soir.
Pourtant comme on était très-rapprochés les uns des autres,
très-dévoués à l'oeuvre commune, et que les petits sentiments,
obstacle ordinaire aux grandes choses, avaient peu de part aux
résolutions de chacun, les tiraillements furent moindres qu'il ne
fallait s'y attendre avec une telle organisation du commandement, et
le 1er mai au soir tout fut en mouvement vers le but indiqué.

[En marge: Marche des coalisés sur Lutzen dans la nuit du 1er au 2
mai.]

Il fut convenu que dans la nuit du 1er au 2 mai on passerait
l'Elster, ceux qui venaient de Leipzig et de Rotha à Zwenkau, ceux qui
venaient de Borna à Pegau; qu'on franchirait ensuite le
_Floss-Graben_, et qu'on irait par un mouvement de conversion se
rabattre sur les cinq villages placés à la droite de Lutzen, où l'on
avait aperçu quelques bivouacs seulement, et que là on se
précipiterait en masse sur le flanc de l'armée française, la cavalerie
prête à charger au galop lorsque l'infanterie aurait enlevé les
villages.

Toute la nuit fut employée à ces manoeuvres. Wittgenstein et d'York,
venant de Leipzig avec 24 mille hommes, passèrent l'Elster à Zwenkau,
y rencontrèrent Blucher qui le traversait aussi avec 25 mille, ce qui
entraîna une certaine confusion et quelque retard. Les 18 mille hommes
composant les gardes et les réserves qu'amenait l'empereur Alexandre,
franchirent l'Elster à Pegau, et tous ensemble vinrent se ranger sur
le terrain qu'avait reconnu la cavalerie de Wintzingerode, sur le
flanc de l'armée française, parallèlement à la route de Lutzen à
Leipzig. Cette cavalerie était forte de 12 à 13 mille hommes.
Miloradovitch, avec 12 mille soldats, était plus haut sur l'Elster, le
long des montagnes où l'on avait supposé d'abord que Napoléon pourrait
se présenter. C'était une masse d'environ 92 mille combattants de la
première qualité, animés pour la plupart, surtout les Prussiens, d'un
ardent patriotisme. Les mouvements qui leur étaient prescrits avaient
pris du temps. À dix heures du matin ils défilaient encore, et
s'applaudissaient de voir l'armée française en marche sur Leipzig,
dans l'espérance de la surprendre. Quant au corps de Ney, blotti dans
les villages, il ne laissait apercevoir que quelques feux, et n'avait
l'apparence que de détachements placés là par précaution. Alexandre et
Frédéric-Guillaume, abandonnant le commandement à Wittgenstein qui
commandait à peine, puisqu'un autre pensait pour lui, parcouraient à
cheval les rangs de leurs soldats, recueillaient leurs acclamations,
et contribuaient ainsi à augmenter une perte de temps déjà beaucoup
trop grande.

[En marge: Situation et aspect des cinq villages de Gross-Gorschen,
Klein-Gorschen, Rahna, Starsiedel, Kaja, autour desquels on allait
combattre.]

Les coalisés ayant franchi le _Floss-Graben_ au-dessus de nous pour se
porter à Lutzen, tandis que nous l'avions franchi au-dessous, et en
sens contraire, pour nous porter vers Leipzig, appuyaient leur droite
au _Floss-Graben_, leur gauche au ravin du Rippach, et avaient en face
les cinq villages qui allaient être si violemment disputés. Le village
de Gross-Gorschen s'offrait d'abord à eux; ensuite venait celui de
Rahna à leur gauche, celui de Klein-Gorschen à leur droite. Quoiqu'on
fût en plaine, ces trois villages étaient au fond d'une dépression de
terrain assez peu sensible, dans laquelle se réunissaient de petits
ruisseaux bordés d'arbres, formant des mares pour l'usage du bétail,
et allant dégorger leurs eaux dans le _Floss-Graben_. Du point où ils
étaient les coalisés apercevaient distinctement ces trois villages de
Gross-Gorschen en première ligne, de Rahna et de Klein-Gorschen en
seconde ligne; puis en regardant au delà, ils voyaient le terrain se
relever graduellement, et au-dessus apparaître le village de Kaja à
droite, contre le _Floss-Graben_, le village de Starsiedel à gauche,
près du Rippach, et enfin beaucoup plus loin le clocher pointu de
Lutzen et la route de Leipzig.

[En marge: Blucher chargé de la première et principale attaque.]

Il fut convenu que Blucher attaquerait d'abord les trois premiers
villages, que Wittgenstein et d'York l'appuieraient, que Wintzingerode
placé à gauche avec toute sa cavalerie, serait prêt à fondre sur les
Français dès qu'on les croirait ébranlés, qu'enfin la garde et les
réserves russes, infanterie et cavalerie, rangées à droite, le long du
_Floss-Graben_, seraient prêtes à se porter à l'appui de ceux qui
fléchiraient. On ne désespérait pas de voir arriver Miloradovitch à
temps pour prendre part à la bataille. Sans lui on était encore 80
mille hommes, bien concentrés et parfaitement résolus.

[En marge: Mémorable bataille de Lutzen livrée le 2 mai 1813.]

[En marge: Blucher enlève à la division Souham le village de
Gross-Gorschen.]

Après avoir donné une heure de repos aux troupes, les Prussiens de
Blucher attaquèrent les premiers, sous les yeux des deux souverains,
qui placés à quelque distance, sur une légère éminence, pouvaient
assister aux actes de dévouement de leurs soldats. Vers midi, Blucher,
présent malgré ses soixante-douze ans à toutes les attaques, et digne
adversaire du maréchal Ney qu'il allait combattre dans cette journée,
s'avança à la tête de la division de Kleist sur Gross-Gorschen. La
division Souham du corps de Ney, avertie par ces longs préparatifs,
avait pu se mettre sous les armes. Quatre bataillons étaient en dehors
du village avec du canon. Le général Blucher précédé de trois
batteries exécuta sur les quatre bataillons de Souham un feu violent
et bien dirigé. Les jeunes soldats de Souham firent bonne contenance,
mais deux ou trois de leurs pièces ayant été démontées, et
l'infanterie de la division de Kleist les abordant avec une extrême
vigueur, ils furent rejetés dans Gross-Gorschen, puis débordés de
droite et de gauche, et culbutés sur Rahna et Klein-Gorschen formant
la seconde position. La joie fut vive sur le terrain du haut duquel
Alexandre et Frédéric-Guillaume observaient la bataille, et
l'espérance d'une grande victoire surgit au coeur de tous. À gauche de
cette action fort chaude, en face de Starsiedel, Wintzingerode avec
ses troupes à cheval s'approcha des villages attaqués, dans
l'intention de les déborder et de saisir l'occasion d'une charge
décisive. Mais le combat commençait à peine, et bien des vicissitudes
pouvaient en changer la face avant la fin de la journée.

[En marge: Blucher se porte sur les villages de la seconde ligne, sur
Klein-Gorschen et Rahna.]

Repliés sur Klein-Gorschen et Rahna, les soldats de Souham n'étaient
plus aussi faciles à déloger. Les fossés, les clôtures, les mares
d'eau qui se trouvaient entre ces villages, offraient de nombreux
moyens de résistance. La division Souham, forte de 12 mille hommes, et
ralliée tout entière sous son vieux général, qui joignait à une rare
intrépidité une expérience de vingt années, se défendait avec vigueur.
Malheureusement la division Girard, qui était un peu à droite, dans la
direction de Starsiedel, ne s'attendant pas à cette attaque, était
encore dans le désordre du bivouac, et l'envoi de ses chevaux au
fourrage condamnait son artillerie à une complète immobilité. Souham
pouvait donc être débordé de ce côté. Mais en ce moment le maréchal
Marmont, ayant franchi le Rippach, débouchait de Starsiedel en face de
Wintzingerode. Ce maréchal marchant le bras en écharpe à la tête de
ses soldats, rangea d'un côté la division Bonnet, de l'autre la
division Compans, et les disposa toutes deux en plusieurs carrés, de
manière à couvrir la droite de Souham et à protéger le ralliement de
la division Girard. Wintzingerode n'osant aborder ces fantassins, qui
paraissaient solides comme des murailles, les cribla de boulets sans
les ébranler. À l'abri de cet appui la division Girard se forma, et
vint s'établir à la droite de Souham, sur le prolongement de Rahna et
de Klein-Gorschen.

[En marge: Il réussit à les enlever.]

À ce spectacle, Blucher et les deux souverains s'aperçurent que
l'armée française était moins surprise qu'ils ne l'avaient espéré, et
que ce ne serait pas une tâche aisée que de lui enlever ces villages
auxquels elle paraissait si fortement attachée. Ne connaissant pas
d'obstacles, ayant dans le coeur, outre son courage, toutes les
passions germaniques, Blucher se saisit de sa seconde division, celle
de Ziethen, et la conduisit avec tant d'énergie sur Klein-Gorschen et
Rahna, où s'était transportée la lutte, qu'il parvint à ébranler les
divisions Souham et Girard. On se battit corps à corps dans les
jardins et les larges places de ces deux villages, et enfin les
Prussiens, animés d'une sorte de rage, expulsèrent nos jeunes soldats,
et les rejetèrent vers Kaja d'un côté, vers Starsiedel de l'autre.
Mais Kaja n'était pas facile à enlever, et Starsiedel était couvert
par les carrés des divisions Bonnet et Compans. Pourtant Blucher,
emporté par son héroïque ardeur, s'avançait, résolu à surmonter tous
les obstacles, lorsque de nouvelles forces survinrent de notre côté.

[En marge: Ney renvoyé à Kaja par Napoléon, y arrive au galop.]

C'était l'instant où le maréchal Ney, dépêché par Napoléon, arrivait
de Leipzig au galop, amenant au pas de course celles de ses divisions
qui étaient en arrière de Kaja. Blucher allait enfin rencontrer une
énergie capable de contenir la sienne. Ney, chemin faisant, avait fait
prendre les armes aux divisions qui n'étaient pas encore engagées. Il
avait dirigé celle de Marchand, composée des Allemands des petits
princes, au delà du _Floss-Graben_, sur Eisdorf, par la route que
suivait Macdonald pour déborder l'ennemi. Il avait ordonné à la
division Ricard, placée entrée Lutzen et Kaja, de le rejoindre le plus
promptement possible, et trouvant celle de Brenier à Kaja même, il
s'était mis à sa tête pour marcher à l'appui de Souham et de Girard,
repoussés de Klein-Gorschen et de Rahna.

[En marge: À la tête de la division Brenier, Ney reprend
Klein-Gorschen et Rahna.]

L'action était en ce moment d'une extrême violence. À l'aspect de ce
visage énergique de Ney, aux yeux ardents, au nez relevé, dominant un
corps carré d'une force athlétique, nos jeunes soldats reprennent
confiance. Ney les rallie derrière la division Brenier, et, comme
invulnérable sous un feu continu d'artillerie, fait toutes ses
dispositions pour reconquérir les villages abandonnés. On y marche en
effet, baïonnette baissée. On trouve les Prussiens qui les dépassaient
déjà, et qui n'entendaient pas abandonner leur conquête. Pourtant, si
pour les Prussiens il s'agit de rétablir la grandeur de leur patrie,
il s'agit pour nos généraux, pour nos officiers, de conserver la
grandeur de la nôtre, et, remplissant nos conscrits du feu qui les
anime, ils les poussent en avant, et rentrent dans Klein-Gorschen d'un
côté, dans Rahna de l'autre. Là le combat devient furieux. On lutte
corps à corps au milieu des ruines de ces villages. Souham, Girard,
revenus dans Klein-Gorschen et Rahna à la suite de Brenier, y
établissent de nouveau leurs soldats, qui n'avaient jamais vu le feu,
et qui assistant pour leur début à l'une des plus cruelles boucheries
de cette époque, étaient comme enivrés par la poudre et la nouveauté
du spectacle. Ils restent maîtres des deux villages, et repoussent les
Prussiens jusque sur Gross-Gorschen, leur première conquête.

[En marge: Arrivée de Napoléon au point où se livre la bataille. Ses
dispositions.]

Napoléon arrive sur ces entrefaites, parcourant les files des blessés,
qui, les membres brisés, criaient Vive l'Empereur! Il voit Ney qui se
soutient au centre, Eugène qui avec Macdonald marche à gauche par delà
le _Floss-Graben_, pour déborder l'ennemi vers Eisdorf, et Marmont qui
formé sur la droite en plusieurs carrés se maintient à Starsiedel. Il
n'aperçoit pas encore Bertrand qui chemine au loin, mais il compte sur
son arrivée, et il sait que la garde accourt à perte d'haleine. Il est
tranquille et laisse continuer la bataille.

[En marge: Nouvel effort de Blucher, à la tête de la garde royale,
contre les villages de Klein-Gorschen et de Rahna.]

[En marge: Il les enlève de nouveau, et entre même dans Kaja.]

[En marge: Danger de la situation.]

Mais Blucher qui a encore la garde royale et les réserves, et qui n'a
besoin de consulter personne pour disposer de tout ce qui est
Prussien, s'en saisit, et les porte en avant avec une sorte de fureur
patriotique. À droite il jette un ou deux bataillons au delà du
_Floss-Graben_, pour conserver Eisdorf où il voit marcher une colonne
de Français; à gauche il lance la garde royale à cheval sur les
divisions Bonnet et Compans rangées en carrés devant Starsiedel, et
fait dire à Wintzingerode d'appuyer cette attaque avec toute la
cavalerie russe. Au centre, il fond avec l'infanterie de la garde
royale sur Klein-Gorschen et Rahna. Cet effort, tenté avec la
résolution de gens qui veulent vaincre ou mourir, réussit comme les
résolutions de l'héroïsme désespéré. Blucher est blessé au bras, mais
il ne quitte pas le champ de bataille, emporte de nouveau les villages
de Klein-Gorschen et de Rahna, et, sans reprendre haleine, marche sur
Kaja, que pour la première fois il parvient à nous enlever, tandis que
sa cavalerie, lancée sur les divisions Bonnet et Compans, tâche
d'enfoncer leurs carrés. Mais les marins de Bonnet, habitués à la
grosse artillerie, reçoivent les boulets, puis les assauts de la
cavalerie, sans laisser apercevoir le moindre ébranlement.

[En marge: Notre centre est menacé d'être percé.]

[En marge: Napoléon lance la division Ricard, sous le comte Lobau.]

[En marge: La division Ricard reprend Kaja.]

Kaja néanmoins est forcé, notre centre est tout ouvert, et si les
coalisés agissant avec ensemble envoient l'armée russe à l'appui de
Blucher, la ligne de Ney peut être percée, sans que notre garde
impériale ait le temps de fermer la brèche. Napoléon, au milieu du
feu, rallie les conscrits.--Jeunes gens, leur dit-il, j'avais compté
sur vous pour sauver l'Empire, et vous fuyez!--Il n'a pas encore sous
la main la garde qui s'avance en toute hâte; il n'a plus ces
quatre-vingts escadrons de Murat qu'il lançait autrefois si à propos
dans les champs d'Eylau ou de la Moskowa. Mais il lui reste la
division Ricard, la cinquième de Ney, et il ordonne au comte Lobau de
se mettre à la tête de cette vaillante division pour reprendre Kaja.
Lobau conduit à l'ennemi cette jeune infanterie, pendant que Souham,
Girard, Brenier, s'occupent à rallier leurs soldats. Il marche sur
Kaja, y rencontre la garde prussienne, l'aborde à la baïonnette, et la
repousse. On rentre dans ce village, et on ramène les Prussiens vers
le terrain légèrement enfoncé où se trouvent les deux villages de
Rahna et Klein-Gorschen. En même temps Souham, Girard, sous la
conduite de Ney, reviennent à la charge avec leurs divisions ralliées,
et le combat rétabli continue avec la même violence. On se fusille, on
se mitraille presque à bout portant. Girard, ce brave général qui en
Estrémadure avait essuyé une surprise malheureuse, se comporte en
héros. Blessé, il reste au milieu du feu.

[En marge: Vaste étendue du carnage.]

Cette scène de carnage s'étend d'une aile à l'autre sur plus de deux
lieues. Macdonald avec ses trois divisions, après avoir enlevé Rapitz
aux troupes avancées de l'ennemi, s'approche d'Eisdorf et de Kitzen,
et fait entendre son canon sur notre gauche, au delà du
_Floss-Graben_. Vers le côté opposé, Bertrand débouche par delà la
position de Marmont, et on aperçoit au loin sur notre droite sa
première division, celle de Morand, s'approchant en plusieurs carrés.

C'est le moment pour les coalisés d'essayer un dernier effort avant
qu'ils soient débordés de toutes parts. Jusqu'ici il n'y a eu
d'engagés que Blucher et Wintzingerode, c'est-à-dire environ 40 mille
hommes. Il leur reste en arrière à gauche, d'York et Wittgenstein avec
18 mille hommes, puis les 18 mille hommes des gardes et des réserves
russes.

[En marge: Blucher demande aux deux souverains coalisés de faire un
dernier effort décisif.]

[En marge: L'avis de Blucher est accueilli.]

[En marge: Les troupes de Wittgenstein et d'York lances de nouveau à
travers les ruines de Klein-Gorschen et de Rahna sur Kaja.]

[En marge: Elles reprennent Kaja une seconde fois.]

Blucher, tout sanglant, demande qu'on le soutienne, et qu'on porte un
grand coup au centre, car il n'y a que ce point où l'on puisse obtenir
des résultats décisifs, un vaste croissant de feux commençant à
envelopper de droite et de gauche l'armée alliée. Il n'y a pas à
hésiter, et on ordonne à la seconde ligne, celle de Wittgenstein et
d'York, de marcher à l'appui des troupes si maltraitées de Blucher. Il
y aurait mieux à faire encore, ce serait de lancer outre Wittgenstein
et d'York, les gardes et les réserves russes sur le centre des
Français, et d'envoyer la cavalerie de Wintzingerode, et toute celle
dont on peut disposer, sur les divisions de Marmont, qui n'ont d'appui
que leurs carrés. Mais l'empereur Alexandre, affectant de se montrer
partout, et n'étant pas où il faudrait être, ne commande pas, et
empêche Wittgenstein de commander, tandis que le sage roi de Prusse,
qui n'a pas même le souci de paraître brave, quoiqu'il le soit, n'ose
pas donner un ordre. Toutefois la résolution de tenter un dernier
effort, prise assez confusément, est mise à exécution. Il est six
heures du soir, et il est temps encore de percer le centre de l'armée
française, où Blucher, en se faisant presque détruire, a presque
détruit deux divisions de Ney. Les troupes de Wittgenstein et d'York
viennent soutenir et dépasser le corps à moitié anéanti de Blucher.
Elles marchent sur les ruines enflammées de Klein-Gorschen et de
Rahna, passent à travers les débris de l'armée prussienne, et, sous
une pluie de feu, s'avancent sur Kaja, pendant que Wintzingerode avec
la garde prussienne à cheval et une partie de la cavalerie russe,
s'élance sur les carrés de Marmont, qui ont pris une position un peu
en arrière, pour s'appuyer à Starsiedel. Vains assauts! Les carrés de
Bonnet et de Compans, comme des citadelles enflammées, vomissent des
feux de leurs murailles restées debout; mais à droite, les dix-huit
mille hommes de Wittgenstein et d'York, conduits avec la vigueur que
comporte cette circonstance extrême, repoussent les divisions de Ney,
aussi maltraitées que celles de Blucher, les refoulent dans Kaja,
entrent dans ce village, en débouchent, et se trouvent face à face
avec la garde de Napoléon. Au delà du _Floss-Graben_, le prince de
Wurtemberg dispute Eisdorf aux troupes de Macdonald.

[En marge: Napoléon, au milieu du feu, lance la jeune garde sur Kaja,
et dispose l'artillerie de la garde sur le flanc de l'ennemi.]

À son tour, c'est à Napoléon à tenter un effort décisif, car vainement
ses ailes sont prêtes à se reployer sur l'ennemi, si son centre est
enfoncé. Mais il a encore sous la main les dix-huit mille hommes et la
puissante réserve d'artillerie de la garde impériale. Au milieu de nos
conscrits, dont quelques-uns fuient jusqu'à lui, au milieu des balles
et des boulets qui tombent autour de sa personne, il fait avancer la
jeune garde, et ordonne aux seize bataillons de la division Dumoutier
de rompre leurs carrés, de se former en colonnes d'attaque, de marcher
la gauche sur Kaja, la droite sur Starsiedel, de charger tête baissée,
d'enfoncer à tout prix les lignes ennemies, de vaincre en un mot, car
il le faut absolument. Pendant ce temps, la vieille garde, disposée en
six carrés, reste comme autant de redoutes destinées à fermer le
centre de notre ligne. Napoléon prescrit en même temps à Drouot
d'aller avec quatre-vingts bouches à feu de la garde se placer un peu
obliquement sur notre droite en avant de Starsiedel, afin de prendre
de front la cavalerie qui attaque sans interruption les divisions de
Marmont, et de prendre en flanc la ligne d'infanterie de Wittgenstein
et d'York.

[En marge: La jeune garde reprend Kaja, et Drouot avec son artillerie
accable les coalisés.]

Ces ordres donnés sont exécutés à la minute même. Les seize
bataillons de la jeune garde, conduits par le général Dumoutier et le
maréchal Mortier, s'avancent en colonnes d'attaque, rallient en chemin
celles des troupes de Ney qui peuvent encore combattre, et rentrent
dans Kaja sous une pluie de feu. Après avoir repris ce village ils le
dépassent, et refoulent sur Klein-Gorschen et Rahna les troupes de
Wittgenstein, d'York, de Blucher, culbutées pêle-mêle dans
l'enfoncement où sont situés ces villages. Ils s'arrêtent ensuite sur
la déclivité du terrain, et laissent à Drouot l'espace nécessaire pour
faire agir son artillerie. Celui-ci se servant avec art de l'avantage
du sol, dirige une partie de ses quatre-vingts pièces de canon sur la
cavalerie ennemie, et avec le reste prend en écharpe l'infanterie de
Wittgenstein et d'York, et fait pleuvoir sur les uns et les autres les
boulets et la mitraille. Accablées par cette masse de feux,
l'infanterie et la cavalerie ennemies sont bientôt obligées de battre
en retraite. Au même instant sur notre gauche et au delà du
_Floss-Graben_, deux divisions de Macdonald, les divisions Fressinet
et Charpentier, abordent l'une Kitzen, l'autre Eisdorf, et les
enlèvent au prince Eugène de Wurtemberg, malgré les secours envoyés
par Alexandre. À l'extrémité opposée, c'est-à-dire à droite, Bonnet et
Compans, conduits par Marmont, rompent enfin leurs carrés, et se
portent en colonnes sur le flanc de l'ennemi, derrière lequel Morand
fait déjà entendre son canon.

[En marge: Les souverains alliés ordonnent enfin la retraite.]

[En marge: Blucher, indigné, exécute une dernière charge de cavalerie
qui répand quelque trouble dans l'une des divisions de Marmont.]

Il est près de huit heures, la confusion des idées commence à envahir
l'état-major des coalisés. Frédéric-Guillaume et Alexandre, réunis
avec leurs généraux sur l'éminence du haut de laquelle ils
apercevaient la bataille, délibèrent sur ce qu'il reste à faire.
Blucher plus véhément que jamais, et le bras en écharpe, veut qu'à la
tête de la garde russe on se précipite de nouveau sur le centre des
Français. Selon lui Miloradovitch arrivera dans la nuit, pour servir
de réserve et couvrir la retraite de l'armée s'il faut se retirer. On
peut donc risquer sans regret toutes les troupes qui n'ont pas encore
combattu. Wittgenstein et Diebitch répondent avec raison qu'on est
débordé à droite vers Eisdorf, à gauche vers Starsiedel, que si on
insiste on s'expose à être enveloppé, et à laisser au moins une partie
de l'armée alliée dans les mains de Napoléon, qu'enfin le chef de
l'artillerie n'a plus de munitions.--En présence de telles raisons il
n'y a plus qu'à battre en retraite. On en donne l'ordre en effet. Mais
Blucher indigné, s'écrie au milieu de l'obscurité qui s'étend déjà sur
les deux armées, que tant de sang généreux ne doit pas avoir été versé
en vain, que la journée n'est pas perdue, qu'il va le prouver avec sa
cavalerie seule, et qu'il fera rougir ceux qui se montrent si pressés
d'abandonner une victoire presque assurée. Il restait en effet environ
quatre à cinq mille hommes de cavalerie prussienne, principalement de
la garde royale, qu'on pouvait encore mener au combat: il les réunit,
se met à leur tête, et, bien que la nuit soit commencée, il fond comme
un furieux sur les troupes françaises qui se trouvent à la gauche des
alliés, en avant de Starsiedel, et qui sont celles du corps de
Marmont. Les soldats de ce maréchal fatigués d'une longue journée de
combat, étaient à peine en rang. Le premier régiment, le 37e léger,
de récente formation, surpris par cette subite irruption de la
cavalerie prussienne, se débande. Marmont accouru avec son état-major,
est lui-même emporté dans la déroute. Descendu de cheval, marchant à
pied le bras en écharpe, il est ramené avec les soldats fugitifs du
37e. Mais les divisions Bonnet et Compans formées à temps, résistent à
tous les emportements de Blucher. Malheureusement, au milieu de
l'obscurité, tirant indistinctement sur tout ce qui venait vers elles,
elles tuent quelques soldats du 37e, plusieurs même des officiers de
Marmont, notamment celui qu'il avait envoyé auprès de Napoléon après
la bataille de Salamanque, le colonel Jardet.

Ce trouble passager est bientôt apaisé, et nous nous couchons enfin
sur ce champ de bataille, couvert de ruines, inondé de sang, que les
coalisés sont obligés de nous abandonner après nous l'avoir disputé si
longtemps. Mais nous ne possédions plus la belle cavalerie que nous
avions autrefois pour courir à la suite des vaincus, et ramasser par
milliers les prisonniers et les canons. D'ailleurs devant un ennemi se
battant avec un pareil acharnement, il y avait lieu d'être
circonspect, et il fallait renoncer à recueillir tous les trophées de
la victoire.

[En marge: Gain définitif de la bataille.]

Napoléon voulut qu'on restât en place: il savait bien que de Kaja
comme d'un roc inébranlable il avait arrêté la fougue de ses ennemis,
follement enivrés de leurs succès, et qu'ils ne feraient pas un pas de
plus. Il était vrai en effet qu'à partir de ce moment sa fortune
devait se rétablir, à une condition toutefois, c'est que sa raison se
rétablirait elle-même. Il coucha sur le champ de bataille, attendant
le lendemain pour recueillir ce qu'il pourrait des trophées de sa
victoire, mais appréciant déjà très-bien quelle en serait la portée.

[En marge: Résultats de la victoire de Lutzen.]

Le lendemain 3 mai, il était à cheval dès la pointe du jour pour faire
relever les blessés, remettre l'ordre dans ses troupes, et poursuivre
l'ennemi. Il traversa au galop cet enfoncement de terrain, où les
villages de Rahna, de Klein-Gorschen et de Gross-Gorschen brûlaient
encore, remonta vers la position que les deux souverains alliés
avaient occupée pendant la bataille, et vit plus clairement ce qu'on
avait voulu essayer contre lui, c'est-à-dire le tourner, tandis qu'il
tournait les autres. Mais sa rare prévoyance, en se ménageant à Kaja
un pivot solide autour duquel il pouvait manoeuvrer en sûreté, avait
complétement déjoué le plan de ses ennemis. Avec la cavalerie perdue
en Russie il les aurait pris par milliers. Dans l'état des choses, il
ne put ramasser que des blessés et des canons démontés, et de ces
trophées il en recueillit un grand nombre. Sur les 92 mille hommes de
l'armée coalisée, 65 mille à peu près avaient été engagés, mais avec
acharnement. De notre côté il n'y en avait pas eu beaucoup plus, car
quatre divisions de Ney, deux de Marmont, une de la garde, deux de
Macdonald, avaient seules participé à l'action. Sur ces corps, la
perte était grande des deux côtés. Les Prussiens et les Russes,
surtout les Prussiens, avaient perdu au moins vingt mille hommes et
nous dix-sept ou dix-huit mille. Nous en avions même perdu plus que
l'ennemi jusqu'au moment où la formidable artillerie de la garde
avait fait pencher en notre faveur la balance du carnage. Les
Prussiens s'étaient conduits héroïquement, les Russes sans passion
mais bravement. Les uns et les autres avaient montré dans leurs
conseils la confusion d'une coalition. Notre infanterie s'était
comportée avec le courage impétueux de la jeunesse, et avait eu
l'avantage d'être dirigée par Napoléon lui-même. Celui-ci n'avait
jamais plus exposé sa vie, plus déployé son génie, montré à un plus
haut degré les talents non-seulement d'un général à grandes vues qui
prépare savamment ses opérations, mais du général de bataille qui sur
le terrain, et selon la chance des événements, change ses plans,
bouleverse ses conceptions, pour adopter celles que la circonstance
exige. C'était le cas d'être satisfait, quoique les résultats
matériels ne fussent pas aussi considérables qu'ils l'avaient été
jadis, quand nous avions toutes les armes à leur état de perfection,
et que nous combattions contre des adversaires qui n'avaient pas
encore la résolution du désespoir; c'était, disons-nous, le cas d'être
satisfait, et pour Napoléon de remercier cette généreuse nation qui
lui avait encore une fois prodigué son sang le plus pur, et d'être
sage, au moins pour elle! Napoléon allait-il accueillir cette faveur
du ciel dans l'esprit où il aurait fallu la désirer et la recevoir,
dans l'esprit avec lequel la nation l'avait attendue et payée de son
sang, et n'allait-il pas revenir à tous les rêves de son insatiable
ambition? C'est ce que les événements devaient bientôt décider.

[En marge: Fausseté du langage tenu par les coalisés sur la bataille
de Lutzen.]

Pour le moment il n'y avait qu'à profiter de la victoire, et dans
l'art d'en profiter Napoléon n'avait pas plus d'égal que dans celui
de la préparer. Après avoir passé la journée du 3 mai sur le champ de
bataille, et l'avoir employée à ramasser ses blessés, à remettre
ensemble ses corps ébranlés par un choc si rude, à recueillir surtout
des renseignements sur la marche de l'ennemi, il reconnut promptement
à quel point le coup porté aux coalisés était décisif, car malgré
leurs fastueuses prétentions, ils rétrogradaient en toute hâte. On
n'apercevait sur les routes que des colonnes de troupes ou d'équipages
en retraite, et on les voyait sans pouvoir les saisir faute de
cavalerie. Mais il était évident qu'ils ne s'arrêteraient plus qu'à
l'Elbe, et peut-être à l'Oder. Cette défaite, réelle, incontestable,
ne les empêchait pas de tenir le langage le plus arrogant. Alexandre,
tout joyeux de s'être bien comporté au feu, osait appeler cette
journée une victoire, et, il faut le dire, c'était une triste habitude
de ses généraux d'en imposer étrangement sur les événements
militaires, comme s'ils n'avaient pas fait depuis deux siècles d'assez
grandes choses pour être véridiques. Toutefois, qu'il en fût ainsi
chez les Russes, on pouvait le concevoir, car on ment aux nations en
proportion de leur ignorance; mais les Allemands auraient mérité qu'on
leur débitât moins de mensonges sur cette journée! Pourtant les
Prussiens, tout étourdis apparemment d'avoir tenu tête à Napoléon,
eurent le courage d'écrire partout, surtout à Vienne, qu'ils avaient
remporté une véritable victoire, et que s'ils se retiraient c'était
faute de munitions, et par un simple calcul militaire! Calcul soit,
mais celui du vaincu qui va chercher ses sûretés loin de l'ennemi
dont il ne peut plus soutenir l'approche. Les coalisés en effet
marchèrent aussi vite que possible pour repasser l'Elster, la Pleiss,
la Mulde, l'Elbe, et mettre cent lieues de pays entre eux et les
Français.

[En marge: Vive poursuite des coalisés.]

[En marge: Napoléon envoie sous les ordres du maréchal Ney une colonne
de 80 mille hommes, lui peut éventuellement marcher sur Berlin ou se
replier sur lui.]

Napoléon après s'être convaincu de l'importance de cette bataille de
Lutzen par la promptitude de l'ennemi à battre en retraite, écrivit à
Munich, à Stuttgard, à Paris, des lettres pleines d'un juste orgueil,
et d'une admiration bien méritée pour ses jeunes soldats. Il alla
coucher le 3 au soir à Pegau, et, suivant son usage, se leva au milieu
de la nuit pour ordonner ses dispositions de marche. Il se pouvait que
les coalisés prissent deux directions, que les Prussiens gagnassent
par Torgau la route de Berlin, afin d'aller couvrir leur capitale, et
que les Russes suivissent la route de Dresde pour rentrer en Silésie.
Il se pouvait au contraire qu'abandonnant Berlin à son sort, et au
zèle du prince royal de Suède, les coalisés continuassent à marcher
tous ensemble sur Dresde, restant appuyés aux montagnes de la Bohême
et à l'Autriche, pour décider celle-ci en leur faveur, en lui
affirmant qu'ils étaient victorieux, ou que, s'ils ne l'étaient pas
cette fois, ils le seraient la prochaine. L'une et l'autre de ces
manières d'agir étaient possibles, car pour l'une et pour l'autre il y
avait de fortes raisons à faire valoir. Si en effet il importait fort
de demeurer réunis, et de se tenir serrés à l'Autriche, il importait
également de ne pas abandonner Berlin et toutes les ressources de la
monarchie prussienne aux Français. Napoléon combina ses dispositions
dans cette double hypothèse. Si les coalisés se divisaient, il pouvait
se diviser aussi, et d'une part envoyer une colonne de 80 mille
hommes à la suite des Prussiens, laquelle les poursuivrait à outrance,
passerait l'Elbe après eux, puis entrerait victorieuse à Berlin, et
d'autre part marcher lui-même avec 140 mille hommes à la suite des
Russes, les talonner sans relâche, pénétrer dans Dresde avec eux, puis
les rejeter en Pologne. Si au contraire les coalisés ne se séparaient
point, il fallait suivre leur exemple, ajourner la satisfaction
d'entrer à Berlin, et poursuivre en masse un ennemi qui se retirait en
masse. Napoléon, avec une profondeur de combinaisons dont il était
seul capable, arrêta son plan de manière à pouvoir se plier à l'une ou
à l'autre hypothèse. Il laissa le corps de Ney en arrière pour se
remettre de ses blessures, car sur 17 ou 18 mille hommes morts ou
blessés de notre côté, ce corps en avait eu 12 mille à lui seul. Il
autorisa le maréchal à rester deux jours à Lutzen pour y établir dans
un bon hôpital ses blessés les plus maltraités, et préparer le
transport à Leipzig de ceux qui étaient moins gravement atteints. Il
lui ordonna d'entrer ensuite à Leipzig en grand appareil. Cette ville
avait montré un esprit assez hostile pour qu'on ne lui épargnât pas le
spectacle de nos triomphes, et la terreur de nos armes. De Leipzig le
maréchal devait marcher sur Torgau, et y rallier les Saxons, raffermis
probablement dans leur fidélité par la victoire de Lutzen. En les
replaçant avec la division Durutte sous le général Reynier, c'était un
corps de 14 à 15 mille hommes dont le maréchal Ney se trouverait
renforcé. Napoléon lui donna en outre le maréchal Victor,
non-seulement avec les seconds bataillons de ce maréchal réorganisés
à Erfurt, mais avec une partie de ceux du maréchal Davout, que
celui-ci devait prêter pour quelques jours. Le maréchal Victor pouvait
avoir ainsi vingt-deux bataillons, faisant environ 15 ou 16 mille
hommes. Enfin restait la division Puthod, la quatrième du corps de
Lauriston, laissée avec le général Sébastiani sur la gauche de l'Elbe,
pour châtier les Cosaques de Tettenborn, de Donnenberg et de
Czernicheff. Napoléon prescrivit à cette division de se diriger en
toute hâte sur Wittenberg, pour se joindre au delà de Torgau au
maréchal Ney. Il s'en fiait de la sûreté du bas Elbe et des
départements anséatiques au général Vandamme, qui déjà était à Brême
avec une partie des bataillons des anciens corps recomposés, et à la
victoire de Lutzen elle-même. Le maréchal Ney, qui de ses 48 mille
hommes en conservait 35 ou 36, allait donc recueillir Reynier avec 15
ou 16 mille Français et Saxons, le duc de Bellune avec 15 mille
Français, le général Sébastiani avec 14 mille, ce qui devait former un
total de 80 mille hommes sous huit jours. C'est à lui que revenait
l'honneur de poursuivre Blucher, si Blucher prenait la route de
Berlin, et d'entrer dans cette capitale après lui. Napoléon voulait
ainsi opposer la fougue de Ney à la fougue du héros de la Prusse. Si
au contraire l'ennemi ne s'étant pas divisé, songeait à combattre
encore une fois avant de repasser l'Elbe, ce qui était peu
vraisemblable, il suffisait de deux jours pour ramener les 80 mille
hommes de Ney dans le flanc de l'armée coalisée. Napoléon poursuivant
au lieu d'être poursuivi, avait le choix du moment et du lieu où il
lui conviendrait de livrer une seconde bataille.

[En marge: Napoléon marche lui-même sur Dresde avec une masse de 140
mille hommes.]

Napoléon se réservait le soin de marcher lui-même à la suite de la
principale masse des coalisés avec Oudinot et Bertrand, renforcés l'un
d'une division bavaroise, l'autre d'une division wurtembergeoise, avec
Marmont qui n'avait pas perdu plus de 6 à 700 hommes, avec Macdonald
qui en avait perdu à peine 2 mille, avec Lauriston qui en avait laissé
6 ou 700 devant Leipzig, avec la garde enfin, diminuée d'un millier
d'hommes, c'est-à-dire avec environ 140 mille combattants. Ces
dispositions arrêtées, et après avoir recommandé à Ney de bien
remettre ses troupes, d'exiger l'établissement de six mille lits pour
ses blessés à Leipzig, de se pourvoir dans la même ville de tout ce
dont il aurait besoin, Napoléon partit de Pegau en trois colonnes. La
principale, composée de Macdonald, de Marmont, de la garde, et dirigée
par le prince Eugène en personne, devait gagner par Borna la grande
route de Dresde, celle qui passe par Waldheim et Wilsdruff. La
seconde, composée de Bertrand et d'Oudinot, se tenant à quatre ou cinq
lieues sur la droite, devait suivre par Rochlitz, Mittwejda et
Freyberg le pied des montagnes de Bohême. La troisième, formée du
corps de Lauriston seulement, et se tenant à quelques lieues sur la
gauche, devait par Wurtzen courir sur Meissen, l'un des points de
passage de l'Elbe les plus utiles à occuper, et lier Napoléon avec le
maréchal Ney. L'ennemi était assez évidemment en retraite pour qu'on
ne fût pas exposé à le trouver en masse sur un point quelconque, et
des colonnes de cinquante, de soixante mille hommes, suffisaient pour
toutes les rencontres probables. D'ailleurs en quelques heures on
pouvait réunir deux de ces colonnes, ce qui permettait de prévenir
tout accident, et outre qu'on vivait plus à l'aise, qu'on s'éclairait
mieux en suivant les trois routes qui menaient à l'Elbe, on avait
aussi la chance d'envelopper par cette sorte de réseau les
détachements égarés, qu'on ne pouvait pas prendre à la course faute de
cavalerie.

[En marge: Départ pour Dresde le 5 mai.]

[En marge: Combat d'arrière-garde contre le général Miloradovitch.]

Napoléon partit le 5 mai au matin pour Borna, afin de se mettre à la
suite de sa principale colonne. Le prince Eugène le précédait. Arrivé
à Kolditz sur la Mulde, ce prince trouva l'arrière-garde des Prussiens
postée le long de la rivière, dont les ponts étaient détruits. Il
remonta un peu à droite, découvrit un passage pour une colonne et pour
une partie de son artillerie, et vint s'établir sur une hauteur qui
dominait la grande route de Dresde. Les Prussiens furent alors obligés
d'abandonner les bords de la rivière, et de se retirer en toute hâte,
en défilant sous le feu de vingt pièces de canon. Ils perdirent ainsi
quelques centaines d'hommes, et se retirèrent vers Leissnig, en
passant à travers les lignes d'un corps russe qui était en position à
Seyfersdorf, en avant de Harta. Ce corps était celui de Miloradovitch,
qu'une fausse combinaison avait privé d'assister à la bataille de
Lutzen. Miloradovitch était un vaillant homme, impatient de se
signaler, comme il l'avait déjà fait tant de fois, et désireux aussi
de répondre aux Prussiens, qui se plaignaient fort de ce qu'à Lutzen
on avait laissé peser sur eux seuls tout le poids de la bataille,
propos assez fréquents entre alliés associés à une oeuvre aussi
difficile que la guerre. Après s'être ouvert pour laisser défiler les
Prussiens, Miloradovitch reforma ses rangs, et profitant des avantages
de sa position, il tint ferme. Le prince Eugène l'attaqua avec
vigueur, et ne parvint à le déloger qu'en le tournant. On perdit 7 à
800 hommes de part et d'autre, mais faute de cavalerie nous ne pûmes
faire de prisonniers. Les Russes, bien qu'ayant sacrifié plusieurs
centaines d'hommes pour ralentir notre marche, furent obligés de nous
livrer un grand nombre de voitures chargées de blessés, et d'en
détruire beaucoup d'autres chargées de bagages.

On les poursuivit le 6 et le 7 sans relâche, Napoléon voulant arriver
à Dresde le 8 mai au plus tard. Les Prussiens avaient pris la route de
Meissen, les Russes celle de Dresde, sans qu'on pût encore conclure de
cette double direction qu'ils se sépareraient, les uns pour couvrir
Berlin, les autres pour couvrir Breslau. Napoléon ayant dirigé le
corps de Lauriston par Wurtzen sur Meissen, le pressa de hâter sa
marche vers l'Elbe, afin de surprendre, s'il était possible, le
passage de ce fleuve, ce qui était d'un grand intérêt, car nous avions
des pontonniers et pas de pontons, ce matériel lourd à porter étant
fort en arrière. Napoléon avait une autre raison de pousser vivement
le général Lauriston sur Meissen pour y franchir l'Elbe, c'était le
désir de faire tomber ainsi la résistance qu'on essayerait peut-être
de nous opposer à Dresde même. On ne pouvait en effet tenter un
passage de vive force auprès de cette ville qu'en s'exposant à la
détruire, et c'était déjà bien assez d'avoir fait sauter deux arches
de son pont de pierre, accident de guerre auquel elle avait été
infiniment sensible, sans endommager encore les beaux édifices dont
ses électeurs l'avaient décorée.

[En marge: Arrivée devant Dresde le 8 mai.]

[En marge: Les Russes évacuent la ville et se couvrent de l'Elbe, en
brûlant les ponts.]

Le 7 on se porta sur Nossen et Wilsdruff. Le vice-roi trouva
Miloradovitch arrêté dans une bonne position qu'il semblait résolu à
défendre. On la lui enleva brusquement, et on lui fit payer par
quelques centaines d'hommes cette inutile bravade. Le lendemain 8 mai
on parut sur cet amphithéâtre de collines, du haut duquel on aperçoit
la belle ville de Dresde, assise sur les deux bords de l'Elbe et au
pied des montagnes de Bohême, comme Florence sur les deux bords de
l'Arno et au pied de l'Apennin. Le temps était superbe, la campagne
émaillée des fleurs du printemps présentait l'aspect le plus riant, et
c'était le coeur serré qu'on regardait ce riche bassin, exposé, si
l'ennemi résistait, à devenir en quelques heures la proie des flammes.
On descendit les gradins de cet amphithéâtre en autant de colonnes
qu'il y avait de routes rayonnant vers Dresde, et l'on vit avec joie
les noires colonnes de l'armée russe, renonçant à combattre,
s'enfoncer dans les rues de la ville, et repasser l'Elbe dont elles
brûlèrent les ponts. Depuis la rupture du pont de pierre, on avait
pour le service des armées coalisées établi trois passages, un avec
des bateaux au-dessus de la ville, un au-dessous avec des radeaux, un
dans la ville même, en remplaçant par deux arches en charpente les
deux arches de pierre que le maréchal Davout avait fait sauter. On
aperçut tous ces ponts en flammes, ce qui annonçait que les Russes
cherchaient un asile derrière l'Elbe. Nous entrâmes donc dans la
ville principale, c'est-à-dire dans la vieille ville, laquelle est
située sur la gauche du fleuve, et les Russes restèrent dans la ville
neuve, située sur la rive droite.

À peine nos colonnes entraient-elles dans Dresde, qu'une députation
municipale vint à la rencontre du prince vice-roi, afin d'implorer sa
clémence. La ville en effet, au souvenir de la conduite qu'elle avait
tenue depuis un mois, était fort alarmée. Elle avait voulu assaillir
les Français, qui ne s'étaient sauvés que par leur bonne attitude;
elle avait reçu les souverains étrangers sous des arcs de triomphe, et
jonché de fleurs la route qu'ils parcouraient. Elle avait adressé des
instances et même des menaces à son roi, pour qu'il suivît l'exemple
du roi de Prusse, et, il faut le dire, ce qui était fort légitime de
la part des Prussiens, l'était un peu moins de la part des Saxons, que
nous avions relevés au lieu de les abaisser. Les habitants attendaient
donc avec une sorte d'effroi ce que Napoléon déciderait à leur égard.
Il était accouru effectivement, et était arrivé aux portes de la ville
un peu après le vice-roi, qui, avec sa modestie accoutumée, avait
renvoyé à son père la députation municipale.

[En marge: Accueil fait par Napoléon à la députation municipale de
Dresde.]

Napoléon reçut à cheval les clefs de Dresde, en disant avec hauteur à
ceux qui les lui présentaient qu'il voulait bien accepter les clefs de
leur ville, mais pour les remettre à leur souverain; qu'il leur
pardonnait leurs mauvais traitements envers les Français, mais qu'ils
n'en devaient de reconnaissance qu'au roi Frédéric-Auguste; que
c'était en considération des vertus, de l'âge, de la loyauté de ce
prince, qu'il les dispensait de l'application des lois de la guerre;
qu'ils se préparassent donc à l'accueillir avec les respects qu'ils
lui devaient, à relever, mais pour lui seul, les arcs de triomphe
qu'ils avaient si imprudemment dressés à l'empereur Alexandre, et
qu'ils le remerciassent bien en le revoyant de la clémence avec
laquelle ils étaient traités en ce moment, car sans lui l'armée
française les eût foulés aux pieds comme une ville conquise; que
toutefois ils y prissent garde, et ne fissent rien pour favoriser
l'ennemi, car le moindre acte de trahison serait immédiatement suivi
de châtiments terribles. Cela dit, Napoléon leur ordonna de préparer
du pain pour ses colonnes en marche.

[En marge: Napoléon songe à passer tout de suite l'Elbe, mais ailleurs
qu'à Dresde, afin d'épargner à cette ville les ravages de la guerre.]

[En marge: Reconnaissance des bords de l'Elbe exécutée par Napoléon en
personne.]

La plus grande discipline fut prescrite aux troupes, et observée par
elles. Napoléon cependant voulait franchir l'Elbe pour faire évacuer
aux Russes la ville neuve, afin d'éviter les combats d'une rive à
l'autre, qui ne pouvaient qu'endommager cette belle capitale. Il ne
voulait pas même attendre que le général Lauriston eût exécuté son
passage à Meissen, cette opération n'étant pas certaine, et dépendant
des obstacles et des moyens que ce général rencontrerait. À peine
avait-il donné une heure aux premières dispositions que réclamait le
paisible établissement de l'armée, qu'il remonta à cheval pour opérer
une reconnaissance des bords de l'Elbe. Au pont de pierre qui est au
milieu même de la ville, les arches en bois avaient été incendiées, et
bien que le passage fût facile à rétablir, il était impossible de le
faire sans provoquer une canonnade, et sans la rendre, ce que Napoléon
cherchait à éviter. Les Russes logés dans les maisons qui bordaient
la rive droite de l'Elbe lui tirèrent quelques coups de fusil dont il
ne tint compte, et il sortit de la ville pour aller reconnaître les
passages au-dessus et au-dessous. Au-dessus le passage n'était pas
praticable, parce que la rive droite, sur laquelle il fallait aborder,
dominait la rive gauche, de laquelle on devait partir. Napoléon
descendit au galop au-dessous de Dresde, et suivant le cours de
l'Elbe, qui à une petite lieue fait un détour au midi, il trouva à
Priesnitz un terrain propre à un passage de vive force. En cet endroit
la rive que nous occupions dominait celle qu'occupaient les Russes, et
on y pouvait établir de l'artillerie pour protéger les opérations de
l'armée, Napoléon disposa toutes choses pour le lendemain même, 9 mai.
Quelques bateaux, restes du pont établi au-dessus de la ville,
quelques embarcations ramassées par la cavalerie le long du fleuve,
avaient été réunis et mis à l'abri des entreprises de l'ennemi pour
être employés le jour suivant.

[En marge: Choix de Priesnitz pour point de passage.]

Le lendemain en effet Napoléon, à cheval dès la pointe du jour,
descendit à Priesnitz avec une forte colonne d'infanterie et toute
l'artillerie de la garde, et fit commencer le passage sous ses yeux.
Les Russes étaient rangés sur l'autre rive, et paraissaient résolus à
la défendre. Napoléon ordonna l'établissement d'une forte batterie sur
les hauteurs de Priesnitz, afin de balayer la plage située vis-à-vis,
et fit monter sur-le-champ les voltigeurs dans les embarcations qu'on
s'était procurées. Trois cents passèrent à la fois, et chassèrent les
tirailleurs russes, tandis que par un va-et-vient continuel d'autres
allèrent les rejoindre et les renforcer. Sur-le-champ ils
commencèrent un fossé pour se couvrir, pendant que la canonnade
s'établissait au-dessus de leur tête. Les Russes amenèrent de
l'artillerie, Napoléon en amena davantage, et bientôt ce fut sous le
feu de cinquante pièces de canon russes, et de quatre-vingts
françaises, que le travail du pont fut continué. Les boulets tombaient
de tout côté, et l'un de ces boulets venant heurter un magasin de
planches près duquel Napoléon était placé, lui lança à la tête un
éclat de bois, qui l'atteignit sans le blesser.--Quelques Italiens
rangés en cet endroit cédèrent à un mouvement de peur, pour lui plus
que pour eux.--_Non fa male_, leur dit-il, en les qualifiant de
quelques expressions plaisantes, et provoquant parmi eux de grands
éclats de rire, il les fit, à son exemple, rester gaiement sous une
grêle de projectiles.

[Illustration: Napoléon au Passage de l'Elbe.]

[En marge: Les Français passent l'Elbe à Priesnitz, à Dresde et à
Meissen.]

La place n'étant plus tenable pour les Russes sous les quatre-vingts
bouches à feu des Français, ils se retirèrent, et cessèrent d'opposer
des obstacles au travail du pont, qui ne devait être achevé que le
lendemain 10. Heureusement les Russes avaient aussi évacué la ville
neuve, et là le passage pouvait être rétabli sur-le-champ sans
provoquer de canonnade. Des madriers furent jetés sur les piliers en
pierre des arches détruites, et on put communiquer entre les deux
parties de la ville. Nos troupes allèrent occuper le faubourg de
Neustadt, ou ville neuve. Ce même jour le général Bertrand et le
maréchal Oudinot arrivèrent. Napoléon les répartit entre Dresde et
Pirna. Il apprit que le général Lauriston avait rencontré à Meissen la
queue des Prussiens, et qu'il avait réussi à franchir l'Elbe sans
grande difficulté. Nous étions donc sur tous les points maîtres du
cours de ce fleuve, et en possession tranquille de la capitale de la
Saxe. La promesse de Napoléon qui avait dit qu'il renverrait les
coalisés plus vite qu'ils n'étaient venus, se trouvait accomplie, car,
entré en campagne le 1er mai, il était le 10 possesseur de la Saxe, et
avait rejeté les coalisés au delà de l'Elbe.

[En marge: Napoléon avant de poursuivre les coalisés sur l'Oder, est
obligé de s'arrêter quelques jours à Dresde.]

Avant de les suivre plus loin, Napoléon résolut de s'arrêter quelques
jours à Dresde, pour rallier ses troupes et les faire reposer, pour
recueillir les divers corps de cavalerie qui s'apprêtaient à le
rejoindre, pour rappeler le roi de Saxe dans ses États, et adapter
enfin ses combinaisons militaires à celles des coalisés. Les projets
des Prussiens et des Russes n'étaient pas encore parfaitement clairs,
et on en recevait des rapports contradictoires. Il semblait cependant
qu'ils nous livraient Berlin, et qu'ils mettaient au-dessus de
l'intérêt bien grand sans doute de défendre cette capitale, l'intérêt
plus grand encore de rester réunis, et surtout de se tenir toujours
appuyés à l'Autriche, ce qui rendait la conduite des affaires
diplomatiques aussi importante à cette heure que celle des affaires
militaires. Napoléon, après avoir de nouveau assigné au corps de Ney
la direction de Torgau, ce qui lui laissait la liberté de l'acheminer
sur Berlin ou de le ramener sur Dresde, après avoir renouvelé et
précisé davantage les ordres qui devaient porter ce corps à 80 mille
hommes, s'occupa sur-le-champ des affaires diplomatiques, qui
réclamaient en effet toute son attention.

[En marge: Parti à prendre à l'égard du roi de Saxe.]

[En marge: Napoléon feint de n'avoir pas compris le motif de sa
conduite, et le rappelle à Dresde.]

Le roi de Saxe avait fui non-seulement ses États, mais la Bavière, au
moment même où Napoléon arrivait, et cela pour aller à Prague se jeter
dans les bras de l'Autriche, dont il avait évidemment adopté la
politique. Il y avait de quoi lui en vouloir, mais déclarer ce prince
déchu, c'eût été proclamer nous-mêmes une défection de plus, donner
raison aux Allemands qui disaient que nos alliés étaient traités en
esclaves, se mettre en outre un grand embarras sur les bras, car
qu'eût-on fait de la Saxe si on ne la lui avait rendue? C'était enfin
déclarer trop crûment à l'Autriche comment on considérait et comment
on se proposait de traiter cette politique de la médiation, qui était
la sienne, et n'était devenue celle du roi de Saxe qu'à son
instigation. Napoléon ne contenait jamais son ambition, mais il
contenait quelquefois sa colère, et il donna cette fois un exemple
d'empire sur lui-même, trop rare dans sa vie. Il feignit de n'avoir
pas compris la conduite du roi de Saxe, de l'attribuer à de faux
conseils, et de ne voir dans ce monarque qu'un prince troublé mais
loyal. Il lui adressa donc l'un de ses aides de camp à Prague, avec la
sommation formelle, sous peine de déchéance, de revenir immédiatement
à Dresde, d'y amener sa cavalerie, son artillerie, sa cour, tout ce
qui l'avait suivi, et de rendre au général Reynier la place de Torgau
avec les dix mille Saxons qui l'occupaient. M. de Serra, notre
ministre auprès de la cour de Saxe, qui avait accompagné à Prague le
roi Frédéric-Auguste, avait ordre de se transporter auprès de lui à
l'instant même, et d'exiger une réponse immédiate.

[En marge: Ce qui s'était passé à Vienne pendant les événements qui
s'étaient accomplis à Lutzen et à Dresde.]

[En marge: Note remise par M. de Narbonne pour obliger M. de
Metternich à s'expliquer sur le traité d'alliance du 14 mars 1812.]

[En marge: Efforts de M. de Metternich pour éviter de s'expliquer sur
le traité d'alliance.]

Les déterminations à l'égard de l'Autriche importaient bien
davantage, et étaient devenues encore plus délicates qu'auparavant,
par suite de ce qui s'était passé à Vienne pendant que Napoléon
livrait la bataille de Lutzen et marchait sur Dresde. M. de Narbonne,
fort inquiet de ce qui pourrait survenir à Cracovie entre les Russes,
les Autrichiens, les Polonais, à la réception des ordres de Napoléon
qui enjoignaient aux Polonais de ne pas se laisser désarmer, n'avait
cessé d'insister auprès de M. de Metternich pour qu'il prît à ce sujet
une résolution satisfaisante. De son côté M. de Metternich, engagé
avec les Russes par la convention secrète que nous avons fait
connaître, avait toujours éludé, et persisté à dire qu'il lui était
impossible d'être à la fois médiateur et belligérant. Enfin M. de
Narbonne recevant de Paris par M. de Bassano, de Mayence par M. de
Caulaincourt, des instructions plus formelles encore de l'Empereur,
qui ne voulait qu'à aucun prix les Polonais déposassent les armes, qui
prétendait même continuer à donner des ordres au corps auxiliaire
autrichien, crut devoir employer les grands moyens pour amener M. de
Metternich à sortir des ambiguïtés dans lesquelles il se renfermait.
M. de Narbonne ignorait que dans les archives de l'ambassade se
trouvait l'interdiction de présenter aucune note écrite, qui ne partît
du cabinet même. En conséquence il se rendit chez M. de Metternich, et
lui annonça qu'il allait lui remettre une note, avec sommation de
s'expliquer catégoriquement sur le traité d'alliance dont il refusait
en ce moment l'exécution littérale.--Jusqu'ici, dit-il, j'ai pris
patience, et écouté comme acceptables toutes les excuses au moyen
desquelles vous cherchez à éluder vos engagements, et à dissimuler
l'étendue de vos préparatifs, que vous nous avoueriez s'ils étaient
faits pour nous. Mais je suis forcé par les événements de Gallicie de
provoquer une explication catégorique, et de vous demander si vous
êtes ou si vous n'êtes plus notre allié, si vous entendez enfin
manquer au traité d'alliance du 14 mars 1812? Si vous n'y voulez pas
manquer, il faut absolument faire agir le corps autrichien auxiliaire,
en vous conformant aux ordres de l'empereur Napoléon, et par-dessus
tout ne pas songer à désarmer nos alliés.--On ne pouvait placer M. de
Metternich dans une position plus embarrassante, et se mettre soi-même
envers lui dans une position plus périlleuse. S'il eût été libre, il
aurait cédé peut-être, et ordonné quelques hostilités simulées dont il
se serait ensuite excusé auprès des Russes par l'intermédiaire de M.
de Lebzeltern. Malheureusement il avait promis de ne pas renouveler
les hostilités par un engagement, secret mais formel et écrit, que les
Russes auraient été autorisés à publier si on l'avait violé. Il n'y
avait donc pas moyen de se plier aux exigences de M. de Narbonne, et
M. de Metternich fut obligé de lui résister, très-doucement dans la
forme, mais très-opiniâtrement dans le fond.--Oui, je suis votre
allié, répondit-il à M. de Narbonne; je le suis, je veux continuer à
l'être; mais je suis médiateur aussi, et tant que mon rôle de
médiateur ne sera pas épuisé par le refus de conditions raisonnables,
je ne puis pas redevenir belligérant.--M. de Metternich reproduisit
ensuite tout ce système d'argumentation adroite et subtile que l'on
connaît déjà, et dont nous n'avions pas intérêt à le faire sortir,
tant que nous ne voulions pas en arriver à un éclat avec l'Autriche,
et à la guerre avec cette puissance. Puis abandonnant les subtilités,
et abordant les considérations de bon sens, M. de Metternich supplia
M. de Narbonne de ne pas insister davantage, de ne pas le mettre dans
une fausse position, en lui demandant ce qu'il ne pouvait pas
accorder, c'est-à-dire la reprise des hostilités contre les
Russes.--Si je vous refuse trente mille hommes aujourd'hui,
répéta-t-il, c'est pour vous en donner cent cinquante mille plus tard,
lorsque nous serons d'accord sur une paix proposable, et acceptable
par l'Europe.--Ces paroles fort sages ramenaient la seule, la grande
question du moment, celle des conditions de la paix, sur laquelle nous
avions complétement tort, et qui devait entraîner notre ruine. M. de
Narbonne revenant encore à la charge, M. de Metternich alla jusqu'à
lui dire que c'était une faute d'insister à ce point, car il croyait
savoir que Napoléon ne voulait pas qu'on poussât à bout la cour
d'Autriche. En effet, M. de Bubna revenant de Paris fort touché des
soins dont il avait été l'objet, affirmait que Napoléon désirait
marcher d'accord avec son beau-père, et que, si on s'y prenait bien,
on amènerait bientôt un arrangement raisonnable des affaires
européennes. M. de Bubna courut effectivement chez M. de Narbonne, le
pressa de ne pas troubler l'intimité près de renaître entre le gendre
et le beau-père, le supplia de prendre patience, lui disant que,
moyennant qu'on fût tant soit peu raisonnable, les coalisés le
seraient si peu, que de gré ou de force la cour d'Autriche
reviendrait à Napoléon, et qu'alors ce n'étaient pas trente mille
Autrichiens qu'on aurait, mais deux cent mille.

[En marge: Insistance de M. de Narbonne, et demande d'une audience à
l'empereur François.]

[En marge: Conformité du langage de l'empereur François avec celui de
M. de Metternich.]

Ce langage était fort sensé, mais M. de Narbonne, tout plein des
dépêches qu'il avait reçues, alarmé de ce qui pourrait arriver si les
ordres de Napoléon parvenant à Cracovie à M. de Frimont n'y
rencontraient que la désobéissance, si le prince Poniatowski refusant
de se laisser désarmer, il éclatait une collision entre les Polonais
et les Autrichiens, cédant aussi à l'impulsion de son rôle, qu'il
s'était attaché à entendre tout autrement que son prédécesseur M.
Otto, crut bien faire en remettant une note formelle par laquelle,
invoquant le traité d'alliance du 14 mars 1812, rappelant la
confirmation que les Autrichiens lui en avaient plusieurs fois donnée,
il sommait la cour de Vienne ou d'exécuter ce traité, ou de déclarer
qu'il n'existait plus. Craignant néanmoins après cette démarche la
réponse qui pourrait lui être adressée, et voulant la prévenir, il
demanda une entrevue à l'empereur François, et admis tout de suite
auprès de ce monarque, le conjura de ne pas rejeter l'Autriche et la
France, l'une à l'égard de l'autre, dans un état d'hostilité qui
jusqu'ici n'avait amené que des malheurs, et pouvait en entraîner de
plus grands encore. L'empereur accueillit M. de Narbonne avec beaucoup
de politesse et de calme, lui répéta tout ce que lui avait dit M. de
Metternich, ajouta même assez finement que s'il avait voulu s'assurer
de l'accord qui existait entre le souverain et le ministre dirigeant,
il allait se retirer édifié; que pour lui, il désirait rester l'allié
de son gendre, mais sans abandonner un rôle qui était le seul que le
peuple autrichien lui vît adopter avec plaisir, celui de médiateur;
qu'il y persisterait jusqu'au bout, et ne s'en départirait que
lorsqu'il aurait perdu toute espérance d'opérer un rapprochement entre
les puissances belligérantes. Il finit, comme M. de Metternich, par
dire qu'il était porté à croire que M. de Narbonne, sans doute pour
dégager sa responsabilité personnelle, en faisait trop, et allait au
delà des vraies intentions de son maître.

M. de Narbonne insista de nouveau sur les graves conséquences que
pourrait avoir un éclat public à Cracovie, sur la nécessité de le
prévenir, et refusa de retirer sa note.

[En marge: Forcé de répondre M. de Metternich déclare que l'Autriche
étant devenue médiatrice, ne peut pas être en même temps puissance
belligérante.]

M. de Metternich obligé enfin d'y répondre, avait un moyen tout simple
de sortir d'embarras, c'était de recourir à la déclaration qu'il avait
faite le 12 avril, quand on lui avait proposé d'entrer dans les
événements par une action des plus vives. Il avait pris acte alors de
ce qu'on lui proposait pour avouer le rôle de médiateur armé, pour
annoncer des armements considérables mis au service de la médiation,
et pour établir que le traité du 14 mars 1812, en restant en vigueur
comme principe d'alliance, n'était plus quant aux moyens d'action,
applicable aux circonstances. S'en référant à cette déclaration, M. de
Metternich répondit que la cour de Vienne ne pouvait obtempérer à la
demande de faire agir le corps auxiliaire, parce que d'abord cette
cour étant devenue médiatrice sur la provocation même de la France,
elle ne pouvait plus dès lors se mettre en hostilité avec l'une des
puissances belligérantes, et que, secondement, le corps auxiliaire
n'étant que l'un des moyens stipulés par le traité d'alliance, et ces
moyens étant reconnus insuffisants pour les circonstances, il
convenait d'en ajourner l'emploi.

La réponse était habile, et surtout fâcheuse pour nous, car elle nous
condamnait à entendre dire une seconde fois que le traité d'alliance,
tout en demeurant virtuellement en vigueur, cessait d'être exécutable,
ce qui lui ôtait toute efficacité. Cependant, pourvu qu'il maintînt au
moins l'Autriche neutre, il fallait nous en contenter, et ne pas
ébranler nous-mêmes ce qui en restait, en fournissant l'occasion de
répéter sans cesse qu'il n'était plus applicable aux circonstances. M.
de Narbonne était assurément allé trop loin, mais loin dans la voie où
on l'avait dirigé, et où on l'avait constamment poussé à marcher plus
vite.

[En marge: Pour atténuer l'effet de sa déclaration, M. de Metternich
accorde que le corps polonais ne sera point désarmé en traversant le
territoire autrichien.]

M. de Metternich, qui ne désirait pas une rupture avec la France,
sentit que dans les craintes de M. de Narbonne il y avait cependant
quelque chose de fondé, c'était la possibilité d'un éclat entre le
prince Poniatowski et le général comte de Frimont, si on persistait à
désarmer le corps polonais. Heureusement il était facile d'y remédier,
et il n'y manqua pas. Déjà il avait concédé que le bataillon français
compris dans l'armée polonaise ne serait point désarmé à son entrée
sur le territoire autrichien. Il accorda de même que l'armée
polonaise, toujours libre d'ailleurs de ne pas se retirer derrière la
frontière autrichienne si elle préférait combattre seule contre les
Russes, aurait elle aussi la faculté, si elle voulait traverser la
Bohême pour se rendre en Saxe, de conserver ses armes pendant le
trajet. Il promit enfin qu'elle trouverait à chaque gîte le logement
et les vivres nécessaires.--Il a suffi à l'empereur François, dit M.
de Metternich, de savoir que l'empereur Napoléon, dans un sentiment de
susceptibilité militaire que justifie sa gloire, ait désapprouvé,
quant au corps polonais, l'exécution d'une formalité qui est toute du
droit des gens, pour qu'il y ait spontanément renoncé. Pourtant,
ajouta M. de Metternich, l'empereur François demande avec instance que
le séjour d'un corps en armes sur le territoire neutre soit le plus
court possible.--

L'inconvénient de ces contestations n'était pas seulement de faciliter
à l'Autriche des déclarations dont elle devait plus tard faire un
usage funeste pour nous, mais de la porter à désespérer de notre
raison, en nous voyant si impérieux, si peu accommodants, et de mûrir
ainsi plus vite la fatale résolution qu'autour d'elle tout l'invitait
à prendre. On pouvait effectivement, après chaque scène de ce genre,
s'apercevoir que M. de Metternich était plus gêné, plus contraint avec
nous, c'est-à-dire plus engagé avec nos adversaires. Chaque fois on
les entendait eux-mêmes à Vienne se vanter plus hautement de l'avoir
conquis, tellement que le retentissement de ces propos arrivait à M.
de Narbonne par tous les échos de la cour et des salons.

[En marge: Premier effet à Vienne de la bataille de Lutzen.]

[En marge: Les nombreux amis de la coalition soutiennent que les
Français ont été battus.]

[En marge: Esprit et fierté de M. de Narbonne.]

[En marge: La victoire de Lutzen bientôt appréciée à Vienne.]

Cependant le bruit des derniers événements militaires vint
heureusement interrompre ces tristes contestations. Tout à coup on
apprit qu'une grande bataille avait été livrée, que des torrents de
sang avaient coulé, et que nous étions battus, à en croire les
propagateurs de nouvelles, qui pour la plupart étaient nos ennemis.
Partout on affirmait notre défaite avec une assurance inouïe. On se
fondait pour répandre ces rumeurs sur des lettres mêmes de l'empereur
Alexandre (non pas, il est vrai, du roi de Prusse, trop sage pour
écrire de telles choses, mais sur plusieurs lettres des généraux
prussiens). L'empereur Alexandre était si content de lui, les généraux
prussiens avaient le sentiment de s'être si bravement battus, qu'ils
ne se sentaient presque pas vaincus, bien qu'ils le fussent au point
de ne pouvoir tenir nulle part. L'ambassadeur d'Angleterre, lord
Cathcart, militaire expérimenté, témoin de la bataille, avait trouvé
ces mensonges ridicules, et avait dit lui-même que si on ne remportait
que des victoires de ce genre, il faudrait bientôt traiter à tout
prix. M. de Metternich avait trop d'esprit pour ajouter foi à de
pareilles forfanteries. Pourtant les assertions étaient si positives,
qu'il en était surpris, ne croyant pas qu'on pût mentir à ce point, et
il en exprima son étonnement à M. de Narbonne. C'est dans ces
positions que le grand seigneur, militaire, spirituel et fier, se
révélait chez M. de Narbonne avec tous ses avantages.--Nous sommes
vaincus, dit-il à tout le monde, soit ... Nous verrons dans quelques
jours sur quelle route seront les vaincus et les vainqueurs.--Quatre
jours après, en effet, on apprit que les soi-disant vaincus étaient
aux portes de Dresde, et les soi-disant vainqueurs au delà de l'Elbe.
La confusion en fut d'autant plus grande. Dans les salons de Vienne,
on se déchaîna contre l'incapacité militaire des deux souverains
alliés, mais, au lieu d'être plus porté vers nous, on insista
davantage sur la nécessité pour l'Autriche de courir à leur secours,
et de s'unir à eux afin de sauver l'Europe d'un joug intolérable.

[En marge: M. de Metternich vient féliciter M. de Narbonne, et paraît
pressé, à la vue des événements qui se précipitent, de signifier la
médiation autrichienne.]

[En marge: Choix de M. de Bubna pour l'envoyer à Napoléon, et de M. de
Stadion pour l'envoyer aux souverains de Russie et de Prusse.]

M. de Metternich se transporta tout de suite chez M. de Narbonne, et,
avec une assurance qui n'était pas sans sincérité, lui dit que les
victoires de Napoléon ne l'étonnaient point, car il avait basé sur ces
victoires tous ses calculs pacifiques; que pour rendre la paix
acceptable, il _fallait faire tomber les deux tiers au moins_ des
propositions russes, anglaises, prussiennes; que la victoire de Lutzen
servirait à cela, qu'il y avait compté, et qu'il eût été trompé dans
ses espérances s'il en avait été autrement (assertion qui était vraie,
quoiqu'elle pût paraître singulière); mais qu'il restait un tiers de
ces propositions dont il était impossible de méconnaître la raison, la
justice, la sagesse, et qu'il fallait les admettre; qu'il était temps
pour le cabinet de Vienne de se saisir enfin de son rôle de médiateur,
pris à l'instigation de la France, et avec le consentement des autres
puissances belligérantes; que bientôt il serait trop tard, au train
dont marchaient les affaires, pour exercer ce rôle utilement; qu'il
allait donc expédier immédiatement deux plénipotentiaires, l'un pour
le quartier général français, l'autre pour le quartier général russe;
qu'il fallait, pour être écouté, choisir des porteurs de paroles
agréables à ceux auxquels on les adressait; que le général comte de
Bubna ayant paru plaire à Napoléon (nous avons dit qu'il était
militaire et homme d'esprit), on le lui renvoyait; que M. de Stadion,
célèbre jadis dans le parti anti-français, avait plus de chances
qu'un autre d'être bien accueilli au quartier général des coalisés, et
qu'on allait l'y acheminer; que loin d'être un ennemi dangereux pour
la France, il lui serait plus utile qu'un ami, car il mettrait
d'autant plus de hardiesse à dire aux Russes et aux Prussiens les
vérités qu'il importait de leur faire entendre; que d'accord
aujourd'hui avec l'empereur et M. de Metternich sur les conditions de
la médiation et de la paix, il était seul capable, en s'appuyant sur
les victoires de Napoléon, de faire agréer ces conditions aux
puissances belligérantes.--En toutes ces choses M. de Metternich avait
raison, et il était doublement habile, car, outre qu'il choisissait
dans M. de Stadion un négociateur qui, par cela même qu'il nous était
hostile, obtiendrait plus de crédit chez les coalisés, il occupait et
compromettait un rival, un antagoniste, le chef en un mot du parti
anti-français, du parti qui voulait le plus tôt possible la guerre
avec nous. Ôter un tel chef à ce parti, c'était pour soi et pour nous
la meilleure des conduites.

[En marge: M. de Metternich ne se borne plus à insinuer les intentions
de sa cour relativement aux conditions de la paix, mais les énonce
avec la plus grande précision.]

[En marge: Ces conditions consistent dans le sacrifice du grand-duché
de Varsovie, de la Confédération du Rhin, des villes anséatiques, et
des provinces illyriennes.]

On annonça donc qu'on allait dépêcher MM. de Bubna et de Stadion pour
proposer un armistice, et provoquer une première explication sur les
conditions de la paix future. Sans prétendre les imposer à Napoléon,
on déclara cependant qu'on prendrait la liberté de lui indiquer celles
qu'on jugeait acceptables par toutes les parties belligérantes, et, ne
voulant pas en faire mystère à M. de Narbonne, M. de Metternich, qui
les lui avait déjà clairement indiquées en plus d'une circonstance,
les lui énonça cette fois l'une après l'autre, avec la plus extrême
précision. C'était ce que nous avons exposé si souvent, la suppression
du grand-duché de Varsovie et sa rétrocession à la Prusse, sauf
quelques portions revenant de droit à la Russie et à l'Autriche;
c'était la reconstitution de la Prusse au moyen du grand-duché, et de
territoires à trouver en Allemagne; c'était l'abandon de la
Confédération du Rhin, et enfin la renonciation aux départements
anséatiques, c'est-à-dire aux villes de Brême, Hambourg et Lubeck. On
devait ne rien dire de la Hollande, de l'Italie, de l'Espagne, pour ne
pas soulever des difficultés insolubles, et on ajournerait au besoin
la paix maritime, s'il n'y avait pas moyen de s'entendre avec
l'Angleterre, afin de conclure tout de suite la paix continentale, qui
était la plus urgente. Telles étaient, indépendamment de la
restitution des provinces illyriennes que nous avions à peu près
promises à l'Autriche, ces conditions qui nous laissaient la
Westphalie, la Lombardie et Naples, comme royaumes vassaux, la
Hollande, la Belgique, les provinces rhénanes, le Piémont, la Toscane,
l'État romain, comme départements français! Telle était la France
qu'on nous offrait, et dont nous regardions l'offre comme un outrage!
Quant à l'Espagne, on était certain qu'il en faudrait faire le
sacrifice pour avoir la paix avec l'Angleterre, mais que ce sacrifice
suffirait. M. de Metternich avait eu, disait-il, plus d'une occasion
de s'en assurer. On a vu par nos récits antérieurs, que sous ce
rapport au moins, il n'y aurait pas difficulté insurmontable de la
part de Napoléon.

M. de Narbonne répéta plusieurs fois que Napoléon victorieux
n'accepterait pas ces conditions, mais M. de Metternich répéta à son
tour que Napoléon était plus raisonnable qu'on ne voulait le
représenter; que d'ailleurs ces conditions étaient inévitables, et
qu'il faudrait lutter fortement encore pour les faire agréer aux
puissances coalisées.

[En marge: L'Autriche ne veut pas empêcher le roi de Saxe de retourner
à Dresde.]

Restait le roi de Saxe, qu'on savait placé entre la déchéance ou le
retour à Dresde, et pour l'Autriche il n'y avait pas sur ce sujet deux
partis à prendre. Quelques insensés, à qui les moyens ne coûtaient
pas, du moins en paroles, disaient à Vienne qu'il fallait s'emparer de
la personne de ce monarque, et l'empêcher ainsi de retomber, en
retournant à Dresde, sous le joug de Napoléon. Il n'y avait à penser à
rien de pareil, et on ne songea pas un instant à retenir le roi
Frédéric-Auguste. Au surplus on n'en aurait pas eu le temps, car il
avait été obligé de répondre sur-le-champ à nos sommations, et,
quoique en pleurant, de consentir à l'invitation que Napoléon lui
avait adressée. Il s'apprêta en effet à partir de Prague avec ses
troupes et sa cour, demandant instamment le secret, et le promettant
de son côté à l'Autriche, sur les négociations qui avaient eu lieu
entre les cabinets de Dresde et de Vienne. Le secret n'était ni bien
profond ni bien noir. C'était une adhésion à la politique médiatrice,
que le pauvre roi de Saxe avait bien pu considérer comme n'étant pas
une trahison, lorsqu'il la voyait suivie et préconisée par le
beau-père de Napoléon, sans qu'il en résultât de rupture entre eux. Il
fit donc annoncer son arrivée à Dresde sous deux jours, temps qui
était rigoureusement nécessaire à une cour aussi peu expéditive pour
faire ses apprêts de voyage. Elle était composée effectivement de
beaucoup de princes et princesses, quelques-uns très-vieux, et tous de
même honnêteté et de même timidité que le roi.

[En marge: Napoléon, en recevant les dépêches de Vienne, s'aperçoit de
la faute qu'on a commise en poussant trop vivement l'Autriche.]

[En marge: Recommandation à M. de Narbonne de s'enfermer désormais
dans la plus extrême réserve.]

Lorsque Napoléon apprit successivement tout ce qui vient d'être
rapporté, il se mit en mesure de recevoir convenablement son allié,
redevenu fidèle; mais auparavant il donna ses instructions à son
représentant à Vienne. Il s'aperçut enfin de la faute qu'on avait
commise en poussant l'Autriche à entrer si avant dans les événements,
et en la provoquant à se constituer médiatrice armée, c'est-à-dire
arbitre, quand on ne voulait pas subir son arbitrage. Il s'aperçut
aussi de l'erreur dans laquelle il était tombé, en croyant qu'il
pourrait engager cette puissance dans ses projets par l'offre des
dépouilles de la Prusse, et en ne voyant pas qu'avant tout l'Autriche
tenait à reconstituer l'Allemagne pour être indépendante, et ne
trouvait pas d'agrandissement territorial qui valût l'indépendance.
Mais, comme font souvent les princes qui ne veulent pas avoir tort, il
rejeta toute la faute sur son représentant, c'est-à-dire sur M. de
Narbonne, qui, avec la mission qu'il avait reçue, avec les
instructions dont il était porteur, ne pouvait pas agir autrement
qu'il n'avait fait. Toutefois, comme Napoléon aimait ce personnage si
distingué, il l'improuva, sans aucune sévérité de langage, d'avoir
poussé les choses si loin, d'avoir remis une note malgré les
prescriptions du cabinet qui défendaient d'en remettre sans ordre
formel, et d'avoir amené M. de Metternich à déclarer par deux fois que
le traité d'alliance n'était plus applicable aux circonstances.--Il
regrettait, disait-il, qu'on eût mis l'empereur son beau-père dans une
position dont bientôt ce monarque sentirait la fausseté, car les
Français n'en étaient encore qu'à leur première victoire, et allaient
sous peu de jours en remporter d'autres. Quoi qu'il en soit,
l'Autriche, obligée prochainement de revenir en arrière, en serait
pour la confusion de ses fausses démarches; mais pour le moment il
fallait que M. de Narbonne se montrât calme, réservé sans froideur, et
ne demandât, ne répondît plus rien à la cour de Vienne, afin qu'elle
reconnût qu'on ne la tenait plus pour alliée, tout en l'acceptant pour
médiatrice, sans l'accepter cependant pour médiatrice armée.--

[En marge: Irritation qu'inspirent à Napoléon les conditions de paix
proposées.]

[En marge: Ces conditions n'intéressaient que l'orgueil de Napoléon,
et nullement la grandeur de la France.]

[En marge: Elles dépassaient même ce que la France aurait dû
raisonnablement désirer comme étendue de territoire.]

Napoléon malgré ce langage modéré en apparence, était exaspéré au fond
du coeur contre l'Autriche et contre son beau-père. Malgré sa
prodigieuse sagacité, le penchant à se flatter, penchant auquel cèdent
tous les hommes, quelque clairvoyants qu'ils soient, lorsqu'ils se
sont mis dans une position où ils ont besoin de s'abuser eux-mêmes, le
penchant à se flatter l'avait porté à croire qu'il obtiendrait tout de
l'Autriche moyennant qu'il la payât bien, et il était profondément
irrité de voir qu'elle trompait si complétement ses calculs. Les
conditions qu'on lui mandait, et qui n'auraient pas dû lui paraître
nouvelles, lui étaient odieuses. Il avait renoncé dans sa pensée au
grand-duché de Varsovie, surtout après avoir reconnu de près les
difficultés de cette création; mais au lendemain de cette guerre de
1812, entreprise pour humilier la Russie, pour reconstituer la
Pologne, pour appesantir plus que jamais son joug sur l'Europe, au
lendemain de cette guerre, se trouver avec la Russie agrandie, avec la
Pologne non pas refaite, mais irrévocablement détruite, supporter la
défection de la Prusse, l'en récompenser même, renoncer au protectorat
de la Confédération du Rhin, abandonner les villes anséatiques, cause
première de la brouille avec la Russie, c'était une multiplicité de
déboires, dont aucun n'affaiblissait sa vraie puissance, mais dont
tous étaient un cruel échec pour son orgueil! Au point de vue des
véritables intérêts de la France, aucun de ces sacrifices n'était à
regretter. Le grand-duché de Varsovie n'était qu'un essai chimérique,
tant que la Prusse et l'Autriche ne songeaient pas à reconstituer la
Pologne, car c'étaient elles après tout que la Pologne était destinée
à couvrir, et puisqu'elles n'en voulaient pas, il était puéril de
s'obstiner à leur faire du bien malgré elles. Quant à la Prusse, nous
n'avions intérêt, ni par rapport à la Russie, ni par rapport à
l'Autriche, à la maintenir si faible! Quant au protectorat du Rhin,
c'était un vain titre, odieux aux Allemands, capable uniquement de
nous attirer leur haine, sans nous donner sur eux aucune influence
réelle. Quant aux villes anséatiques enfin, s'obstiner à les
conserver, c'était étendre notre frontière militaire et commerciale au
delà de toute raison. C'est à peine, en effet, si nous pouvions
défendre le Zuyderzée et le Texel, car au delà du Wahal il n'existait
plus de solide frontière pour nous; il avait même fallu tout l'esprit
ingénieux de Napoléon pour faire rentrer la Hollande dans un bon
système de défense, et encore n'y avait-il que très-imparfaitement
réussi. Toutefois la possession de la Hollande offrait de si grands
avantages maritimes, que cette magnifique possession pouvait être un
objet de désirs pour une ambition à la façon de Charlemagne. Mais les
villes anséatiques nous imposaient une charge sans compensation, car
elles étaient impossibles à défendre, à moins d'étendre la France
jusqu'à l'Elbe, et commercialement elles étaient indispensables à
l'alimentation de l'Allemagne et inutiles à la nôtre. Relativement au
blocus continental, leur avantage tombait avec ce blocus, et avec la
paix. Si même nous eussions été sages, nous aurions dû renoncer tout
de suite au royaume de Westphalie, en dédommageant de quelque façon le
roi Jérôme; mais enfin on ne nous le demandait pas, puisque l'empereur
Alexandre avait refusé de prendre avec le grand-duc de Hesse
l'engagement de lui rendre ses États, et il n'y avait pas à s'en
occuper. Ce n'était donc que l'orgueil, l'implacable orgueil qui
pouvait porter Napoléon à repousser les conditions imaginées par
l'Autriche.--Il ne voulait pas, disait-il, se laisser humilier.--Il
appelait être humilié ne pouvoir pas réaliser tous les rêves de son
immense ambition, même quand on ne portait aucune atteinte à sa
puissance réelle. Hélas! la punition de l'orgueil qui a trop entrepris
sur autrui, c'est précisément de ne pouvoir céder, alors même qu'il le
trouverait juste et nécessaire! Il est cloué à ses folles prétentions
comme Prométhée à son rocher: exemple terrible pour ceux qui,
n'écoutant que leurs désirs, se font un jeu des droits et de la
dignité des hommes!

[En marge: Une nouvelle cause accidentelle ajoute à l'irritation de
Napoléon.]

[En marge: Un courrier intercepté prouve que M. de Metternich, tout en
caressant les Français, caressait encore plus les Russes et les
Prussiens.]

[En marge: Grande faute de ne pas comprendre que la conduite de M. de
Metternich était ce qu'elle devait être.]

La certitude acquise des intentions de l'Autriche, qui n'auraient pas
dû être nouvelles pour Napoléon, car de fréquentes insinuations les
lui avaient clairement révélées depuis quatre mois, l'irrita
profondément contre cette puissance. Il y vit une double trahison de
l'alliance et de la parenté, et se dit, ce qu'il s'était dit autrefois
bien souvent, jusqu'au jour où un brusque mouvement d'humeur contre la
Russie l'avait décidé à un mariage autrichien, qu'il n'y avait jamais
à compter sur la cour de Vienne, qu'il y avait toujours chez elle un
abîme de dissimulation, d'astuce, d'égoïsme, qu'on devait chercher à
s'entendre avec tout le monde plutôt qu'avec elle, et sacrifices pour
sacrifices, en faire, s'il le fallait, à la Russie, à l'Angleterre
même, plutôt qu'à l'Autriche ou à la Prusse. Un hasard poussa cette
irritation au dernier terme. On avait arrêté à Dresde un courrier
venant de Vienne, et porteur des dépêches de M. de Stackelberg, qui
était représentant de la Russie auprès de l'Autriche, depuis que les
rapports avaient été rétablis entre ces deux puissances à l'occasion
de la médiation. On avait trouvé dans les dépêches de M. de
Stackelberg à M. de Nesselrode beaucoup de détails singuliers, et on
avait pu y voir que M. de Metternich, dans une position difficile, qui
le condamnait à une extrême dissimulation, prodiguait les témoignages
aux uns et aux autres, mais aux Russes et aux Prussiens encore plus
qu'aux Français. M. de Metternich en effet pour se faire pardonner de
ne pas apporter immédiatement à nos ennemis toutes les forces de
l'Autriche, de ne pas adopter toutes leurs conditions de paix,
n'hésitait pas, quand il était en tête-à-tête avec eux, à se dire
contraint dans sa conduite par le traité d'alliance du 14 mars 1812,
par le mariage de Marie-Louise, par le danger d'une guerre avec la
France, par l'inachèvement des préparatifs de l'Autriche, et
manifestait, quand il le pouvait en sûreté, des préférences de coeur
pour la coalition. Qu'il en fût ainsi, et même plus, on devait, sans
avoir lu une seule des dépêches de la diplomatie étrangère, en être
convaincu, ne pas s'en étonner, ne pas s'en émouvoir, et accepter
comme vrai tout ce que disait M. de Metternich, qui disait vrai en
effet lorsqu'il affirmait qu'à certaines conditions il se rangerait de
notre côté. Il fallait comprendre que M. de Metternich étant Allemand,
ne pouvait et ne devait pas nous aimer, et que s'il nous ménageait
c'était par politique, et uniquement pour ne pas compromettre
étourdiment son pays avec nous; il fallait profiter de sa prudence
même pour en tirer tout le parti possible, mais rien que le parti
possible. À la vérité nous raisonnons ici comme la politique, dont
l'art consiste à comprendre toutes les situations, à les ménager et à
s'en servir, et Napoléon raisonnait comme raisonnent l'orgueil, la
victoire et le despotisme. Ces soudaines révélations l'irritèrent,
comme si avec son esprit, qui était tout lumière dans le calme des
passions, tout flamme et fumée dans l'emportement de ces passions
funestes, il n'avait pas dû les prévoir. Un détail notamment
l'exaspéra plus que tout le reste. Dans le moment où l'on attendait
avec impatience à Vienne des nouvelles de la bataille prévue mais non
connue du 2 mai, M. de Metternich, dans ses effusions pour les Russes,
avait écrit à M. de Stackelberg que s'il recevait des dépêches, même
pendant la nuit, il le ferait éveiller pour les lui communiquer.
C'étaient de bien grandes attentions pour la Russie, et de la part
surtout d'un ministre qui se disait l'allié persévérant de la France!
Puis on avait trouvé une lettre du roi de Saxe au général Thielmann,
laquelle, supposant comme vraisemblable l'arrivée des Français
victorieux sur l'Elbe, lui enjoignait, en tenant la place de Torgau
fermée pour les Russes, de la tenir encore plus fermée pour les
Français. Napoléon ne voulut pas voir dans ces instructions si
prévoyantes le bon et imprévoyant monarque saxon, mais le renard de
Vienne qu'il prétendait reconnaître à sa finesse. Tout cela rapproché,
exagéré, apprécié par la colère, parut une trahison complète, tandis
que ce n'était que le labeur d'une prudence embarrassée cherchant à
passer à travers mille écueils. Encore une fois, il fallait profiter
des conseils que M. de Metternich nous donnait à nous-mêmes, et de la
crainte que nous n'avions pas cessé de lui inspirer, pour sortir de
cette situation en faisant le moins de sacrifices possible; et comme
il ne s'agissait de sacrifier que ce qui touchait à la vanité, et rien
de ce qui appartenait à la puissance réelle, il fallait se soumettre,
de bonne ou mauvaise grâce, mais se soumettre: il fallait bien après
tout payer de quelque chose le désastre de Moscou! Trop heureux de ne
pas le payer de l'existence elle-même! Qu'on nous pardonne la
répétition de ces inutiles réflexions, cinquante ans après
l'événement, qu'on les pardonne au chagrin que nous inspire la vue
directe et continue des fatales résolutions qui ont perdu non pas
Napoléon seulement (peu importe le sort d'un homme quel qu'il puisse
être), mais la grandeur de notre patrie!

[En marge: Napoléon revient brusquement à la politique conseillée par
MM. de Caulaincourt et de Talleyrand, et consistant à mettre
l'Autriche de côté pour traiter directement avec la Russie.]

Quoi qu'il en soit, Napoléon revint brusquement à la politique qui
avait été proposée dans le conseil tenu aux Tuileries en janvier
dernier, et fortement appuyée par MM. de Caulaincourt, de Talleyrand
et de Cambacérès, celle qui consistait à laisser l'Autriche de côté,
sans la heurter toutefois, pour chercher à s'entendre directement avec
la Russie. Cette politique, avons-nous dit, sage en ce qu'elle tendait
à ne pas trop mêler l'Autriche aux événements actuels, à ne pas lui
attribuer un rôle dont elle abuserait contre nous, avait néanmoins un
inconvénient pratique des plus graves, c'était la difficulté de
s'aboucher avec l'empereur Alexandre. Cette difficulté déjà grande en
janvier avait dû s'accroître encore par les derniers événements
militaires, par l'espérance dont les Allemands berçaient Alexandre, de
faire de lui le libérateur de l'Europe et le premier des monarques
régnants. Il est vrai que la bataille de Lutzen, puis après cette
bataille une nouvelle victoire à laquelle il était permis de
s'attendre, pouvaient dissiper les fumées dont Alexandre était enivré,
et faciliter l'abouchement avec lui. Napoléon l'espéra avec cette
force d'espérer qui est propre aux esprits puissants, et qui chez eux
se convertit en force d'agir, et il fit toutes ses dispositions en
conséquence.

[En marge: Guerre gigantesque résolue par Napoléon, si le projet de
s'aboucher directement avec la Russie ne réussit pas.]

Il résolut de continuer cette campagne sans relâche, de frapper le
plus prochainement possible quelque coup décisif, d'en profiter pour
conclure la paix, mais en s'entendant avec la Russie, même avec
l'Angleterre, plutôt qu'avec les puissances allemandes, d'accorder à
l'Angleterre le sacrifice de tout ou partie de cette Espagne dont il
était dégoûté, dont le monde surtout ne serait pas étonné de le
trouver dégoûté, dont l'abandon paraîtrait de sa part un soulagement
bien plus qu'un sacrifice, et ne serait certes pas un aveu bien
humiliant à faire, car sa faute d'avoir voulu s'en emparer était
aujourd'hui le secret de l'univers. En cédant en totalité ou en partie
la Pologne à la Russie, en totalité ou en partie l'Espagne aux
Bourbons, il lui semblait que tout serait arrangeable, et qu'il ne
subirait pas le joug de la Prusse, qui, selon lui, l'avait trahi
ostensiblement, de l'Autriche, qui le trahissait secrètement, et qu'il
s'affranchirait ainsi d'alliés infidèles par des sacrifices devenus
inévitables, sur lesquels d'ailleurs la destinée avait rendu deux
arrêts de nature à dégager son orgueil, pour la Pologne Moscou! pour
l'Espagne l'opiniâtreté invincible des Espagnols! Si la guerre
n'amenait pas prochainement un résultat décisif et une négociation, il
voulait prolonger cette situation jusqu'à ce que la seconde série de
ses armements fût terminée, qu'il eût deux cent mille hommes de plus
en bataille, ce qui, avec les premiers trois cent mille qui se
complétaient d'heure en heure, composerait un total de cinq cent mille
combattants, et lui permettrait de ne plus dissimuler avec l'Autriche,
de l'accepter même au nombre de ses ennemis, et alors placé sur l'Elbe
comme jadis sur l'Adige, à Dresde comme jadis à Vérone, au pied des
montagnes de Bohême comme jadis au pied des Alpes, d'y essayer dans
des proportions bien plus vastes, non pas seulement contre une
puissance, mais contre l'Europe entière, une nouvelle campagne
d'Italie, dans laquelle le général Bonaparte devenu l'empereur
Napoléon, resté aussi jeune de caractère, mais devenu plus grand de
conception, mûri par une expérience sans égale, renouvellerait à son
âge mûr les prodiges de sa jeunesse, prodiges agrandis de tout ce que
le temps avait ajouté à sa position, finirait aujourd'hui comme
autrefois par des triomphes éclatants, et se reposerait enfin en
laissant reposer le monde! Hélas! il ne manquait à ce beau rêve qu'une
chose, c'est que l'humanité fût infatigable comme Napoléon, et voulût
périr tout entière pour satisfaire l'ambition d'un conquérant, qui au
génie d'un géomètre joignait l'imagination d'un poëte épique!

[En marge: Instructions à M. de Narbonne.]

Ces résolutions prises, Napoléon fit ce qu'il faisait toujours, il
passa aux dispositions pratiques, car, merveille de contrastes, autant
il était chimérique dans les conceptions, autant il était précis et
positif dans l'exécution. D'abord il adressa à M. de Narbonne une
suite de dépêches (il y en eut jusqu'à trois en un jour sur le même
sujet), dans lesquelles on voyait tout le changement qui s'était opéré
dans son esprit. Il fallait, disait-il, ne plus rien demander à
l'Autriche, mais en même temps ne plus la brusquer, ne plus la sommer
surtout, être en un mot à son égard réservé et tranquille, et
cependant ne point la tromper, car le mensonge n'était bon à rien. Il
fallait lui laisser voir qu'on ne comptait plus sur elle, et qu'on
avait compris cette maxime qu'elle répétait si volontiers à chaque
occasion, que le traité du 14 mars 1812 _n'était plus applicable aux
circonstances_. Ensuite quand elle apprendrait qu'en Italie, en
Bavière, en France, on faisait des armements rapides et vastes, il
n'était pas nécessaire de les nier, il convenait même d'en donner le
véritable chiffre, s'il était mis en doute, en ne leur assignant aucun
autre motif que la gravité des événements. Napoléon écrivait encore à
M. de Narbonne, que l'Autriche comprendrait certainement cette
nouvelle attitude, et qu'il était à désirer qu'elle la comprît;
qu'elle devait se dire que son intervention n'était pas indispensable
à la France pour s'aboucher avec les autres puissances, qu'entre
l'empereur Napoléon et l'empereur Alexandre il y avait une brouille
politique et nullement une brouille personnelle, et que les deux
souverains n'avaient jamais cessé d'avoir l'un pour l'autre un
penchant qui renaîtrait à la première démonstration amicale de
Napoléon. _Une mission directe au quartier général russe_, ajoutait
Napoléon, _partagerait le monde en deux_. Cette parole révélait toute
sa pensée; elle signifiait que M. de Caulaincourt, dont on connaissait
l'ancienne intimité avec Alexandre, envoyé à ce prince, ferait changer
la face des choses, en mettant dans un camp la France et la Russie, et
le reste du monde dans l'autre. Mais il n'en était plus ainsi, depuis
qu'on avait si profondément blessé l'orgueil de l'empereur Alexandre;
et en tout cas c'était bien imprudent à dire, car il suffisait
d'indiquer une telle pensée, pour faire que l'Autriche, sans perdre un
jour, une heure, se jetât dans les bras de la Russie, et que les deux
mois de temps dont on avait besoin pour convertir en cinq cent mille
hommes les trois cent mille qu'on avait en ce moment, se réduisissent
à quelques jours! Heureusement, M. de Narbonne avait trop d'esprit
pour commettre la faute de laisser apercevoir cette chance à M. de
Metternich. Il pouvait y trouver des motifs de confiance, mais
nullement ceux d'une jactance aussi dangereuse qu'inutile.

[En marge: Envoi du prince Eugène en Italie pour y organiser une armée
de cent mille hommes.]

[En marge: Éléments pour la composition de cette armée.]

Napoléon après avoir exprimé sa vraie pensée à M. de Narbonne par
l'intermédiaire de M. de Caulaincourt, qui remplaçait à Dresde M. de
Bassano retenu encore à Paris, fit appeler le prince Eugène. Le
vice-roi, bien qu'il eût des défauts, ceux de son origine à moitié
créole, c'est-à-dire un peu de nonchalance et de négligence des
détails, et que par ces défauts il eût encouru souvent le blâme de
Napoléon, le vice-roi avait néanmoins conquis toute son estime par une
rare bravoure, un vif sentiment d'honneur, et une résignation
exemplaire à supporter une situation affreuse pendant la retraite.
Napoléon lui témoigna sa satisfaction, lui annonça qu'il constituait
en faveur de sa fille une fort belle dotation, celle du duché de
Galliera, et que cette récompense allait être publiée par le
_Moniteur_ comme prix des services par lui rendus dans la campagne de
1812. Puis il lui dit qu'il fallait partir tout de suite pour Milan,
où il reverrait sa famille de laquelle il était séparé depuis plus
d'une année, et se mettait en mesure de remplir une mission
importante. Napoléon lui apprit ce qu'il avait à y faire[15]. Il
devait d'abord prendre le commandement non-seulement du royaume de
Lombardie, mais du Piémont et de la Toscane, sous le rapport militaire
bien entendu, et employer tout l'été à organiser une belle armée
d'Italie. Les éléments nécessaires se trouvaient sur les lieux, soit
en cadres, soit en conscrits déjà instruits. Les cadres du 4e corps,
avec lequel le prince Eugène avait fait la campagne de Russie,
venaient de rentrer en Italie, et pouvaient fournir vingt-quatre
bataillons. L'armée italienne pouvait en fournir vingt-quatre au
moins. Les régiments du Piémont, qui avaient recouvré les bataillons
envoyés en Espagne, revenus vides mais plus aguerris que jamais,
permettraient de porter à quatre-vingts bataillons peut-être l'armée
de la haute Italie. L'artillerie abondait dans cette contrée, et au
mois de juillet on devait y avoir facilement cent cinquante bouches à
feu attelées. La cavalerie qui aurait dû être prête pour le général
Bertrand, et qui ne l'avait pas été pour lui, le serait pour le prince
Eugène. Il était donc facile d'avoir là une armée de quatre-vingt
mille hommes dans deux ou trois mois, et beaucoup mieux organisée que
l'armée avec laquelle on venait de vaincre les coalisés en Saxe, parce
qu'on aurait du temps et du repos pour la pourvoir du matériel
nécessaire. Enfin Napoléon destinait au prince Eugène des lieutenants
du premier mérite, le général Grenier, qui avait reçu récemment une
blessure, mais qui allait retourner en Italie pour s'y guérir, et
enfin l'illustre Miollis, à la fois savant, homme d'esprit, spartiate
et soldat héroïque.

[Note 15: Ici encore, je ne m'en fie pas à des conjectures. Je raconte
les faits d'après des pièces authentiques, d'après des lettres de
Napoléon au prince Eugène, lettres où tous ces faits sont rappelés ou
consignés, et toujours motivés longuement.]

[En marge: Situation de Murat en Italie.]

[En marge: Ses soucis et ses agitations.]

Restait Murat. Ce malheureux prince perdait presque la tête sous la
couronne que Napoléon y avait posée. Profondément atteint dans son
orgueil par les paroles insérées au _Moniteur_ après son départ de
l'armée, craignant d'avoir encouru pour toujours la disgrâce de
Napoléon, d'être réservé dès lors avec son royaume de Naples à quelque
compensation, à quelque arrangement de paix, ayant prêté l'oreille aux
ouvertures que l'Autriche adressait à tous ceux qui avaient envie
d'abandonner la France sans l'oser, ayant peur à chaque pas de faire
trop ou trop peu, il était dans l'état du roi de Bavière, du roi de
Saxe, de tous ces alliés enfin, qui trop honnêtes pour nous trahir ne
l'étaient pas assez pour n'y point penser, et avec bien plus de
remords qu'eux, car il devait tout à Napoléon, dont il avait épousé la
soeur, soeur dont il se défiait même, bien qu'elle n'eût pas moins
envie que lui de conserver ce royaume tant aimé, ce royaume cause de
leurs fautes et de leurs malheurs! Dans cette situation il y avait des
moments où il semblait tomber en délire. Sa santé s'altérait
visiblement, et ce héros, si beau à voir sur le champ de bataille de
la Moskowa, devenu un faible roi, tourmenté de soucis, perdait à la
fois sa beauté, sa sérénité, son courage. Son peuple auquel il avait
su plaire, en était saisi de compassion, et comme pour le consoler, le
couvrait d'applaudissements, quand il le voyait. Quelquefois ce pauvre
Murat songeait à venir se jeter aux pieds de Napoléon, et à lui offrir
de commander les restes de sa cavalerie; quelquefois il voulait se
donner à l'Autriche, et il avait dépêché à celle-ci un prince Cariati,
dont la conduite était devenue à Vienne un tel scandale, que M. de
Narbonne avait été obligé de la signaler à Napoléon.

[En marge: Napoléon appelle Murat à l'armée, et lui enjoint d'envoyer
une partie de ses troupes au prince Eugène.]

[En marge: Napoléon, après avoir donné ses instructions au prince
Eugène sur la composition de l'armée d'Italie, le fait partir pour
Milan.]

Tout cela chez Napoléon excitait la pitié, mais une pitié sans
bienveillance, et il était décidé à y mettre fin. Il ne doutait pas
que sur un ordre formel de sa part, appuyé d'une menace positive,
menace plus facile à réaliser à l'égard de Naples qu'à l'égard de la
Suède, Murat n'accourût à ses pieds, et il résolut d'abord de
l'appeler à l'armée, et ensuite d'exiger ses troupes pour les joindre
à celles du prince Eugène. Murat avait employé tout son temps, depuis
1808, à créer une armée napolitaine, et il était le seul homme capable
d'y réussir, car, outre sa renommée, il avait pour charmer les
Napolitains sa belle et gracieuse figure. Environ dix mille soldats de
cette armée avaient été dispersés çà et là dans l'immensité des
troupes envoyées en Russie, et de ces 10 mille soldats on en avait
sauvé 3 à 4 mille. Mais Murat avait encore sous les armes près de 40
mille hommes parfaitement organisés, et Napoléon imagina d'en prendre
20 mille pour les adjoindre à Eugène. Quand l'Autriche verra cent
mille combattants sur l'Adige, dit-il au vice-roi, elle sentira que
c'est à elle à compter avec nous, et non pas nous avec elle.--Ces
instructions données verbalement au prince Eugène, puis consignées par
écrit en plusieurs dépêches, Napoléon lui serra la main avec une
affection dont il ne s'était jamais départi envers ce prince, bien
qu'il s'en défiât quelquefois, comme de tout ce qui lui était le plus
cher, et il le fit partir le jour même.

[En marge: Nouveaux soins donnés aux deux armées de réserve qui
s'organisent sur le Rhin et sur l'Elbe.]

On a vu quelles dispositions il avait prises pour rassembler une
armée à Mayence, avec les cadres revenus d'Espagne. La consommation
des hommes, incessante dans la Péninsule, permettant de comprendre ce
qui restait dans des cadres toujours moins nombreux, Napoléon comptait
sur soixante cadres de bataillons à Mayence, lesquels devaient se
remplir chaque jour de conscrits des anciennes classes. Il espérait y
joindre aussi les cadres de soixante escadrons de cavalerie, recrutés
avec les cavaliers formés dans les dépôts, et montés avec les chevaux
tirés de France. En Westphalie, la réorganisation des corps du
maréchal Davout et du duc de Bellune devait fournir, comme on a vu,
cent douze bataillons, c'est-à-dire au moins 90 mille hommes
d'infanterie. Déjà les vingt-huit seconds bataillons réorganisés à
Erfurt étaient réunis sous le duc de Bellune, qui, outre les douze qui
lui appartenaient, avait les seize du maréchal Davout. Vingt-huit
venaient d'arriver à Brême sous le général Vandamme. Les autres
devaient bientôt suivre ceux-là. Lorsqu'ils seraient tous formés, on
se proposait, comme nous l'avons déjà dit, de mettre ensemble les
quatre bataillons de chaque régiment, de recomposer ainsi les
vingt-huit anciens régiments, d'en donner seize au maréchal Davout,
douze au maréchal Victor, et de créer une armée de 120 mille hommes,
avec une nombreuse artillerie tirée de Hollande et des départements
anséatiques, avec le reste de la cavalerie remontée par le général
Bourcier. Si le Danemark, objet en ce moment des caresses de
l'Angleterre et de la Russie, qui tâchaient de lui arracher, moyennant
indemnité, le sacrifice volontaire de la Norvége, nous revenait comme
tout le faisait espérer, on pouvait se promettre douze à quinze mille
Danois, excellents soldats, ce qui devait porter à 130 mille hommes au
moins l'armée du bas Elbe. C'étaient donc trois armées, une à Milan,
une à Mayence, une à Hambourg, que Napoléon préparait, indépendamment
de ce qu'il avait déjà sous la main, et dont l'organisation avançait à
chaque heure, surtout depuis qu'il était à Dresde. Il comptait sur 100
mille hommes en Italie, sur 70 mille à Mayence, sur 130 mille entre
Magdebourg et Hambourg, c'est-à-dire sur 600 mille combattants, en
comprenant ce qu'il avait en Saxe, force énorme, bien propre à
altérer, il faut le reconnaître, la rectitude de son jugement, en lui
inspirant une confiance sans bornes.

[En marge: Le maréchal Davout envoyé à Hambourg.]

[En marge: Ordres terribles donnés à ce maréchal.]

Il adressa au maréchal Davout les instructions les plus précises pour
ces diverses organisations, dont une partie devait se faire sous la
forte et savante main de ce maréchal. Il lui annonça qu'on lui
rendrait bientôt les bataillons qu'on lui avait empruntés pour les
prêter au duc de Bellune; il lui prescrivit de rentrer le plus tôt
possible dans Hambourg, de profiter pour cela du mouvement projeté sur
Berlin, d'exercer partout, et notamment à Hambourg, une justice
rigoureuse. Napoléon était exaspéré contre les villes anséatiques, qui
venaient d'expulser les douaniers, les percepteurs des impôts, les
officiers de police français, et en plusieurs endroits de les
assassiner, qui avaient accueilli les Cosaques avec transport, et qui
semblaient le but des efforts militaires et diplomatiques de la
coalition. Il voulait ramener ces villes sous son autorité par la
force et par la terreur, et s'il fallait les rendre, les rendre
ruinées à l'Allemagne. Il ordonna au maréchal Davout de faire fusiller
les membres de l'ancien sénat qui s'étaient remis en possession de
leur pouvoir, les principaux meneurs qui avaient excité
l'insurrection, quelques-uns des officiers de la légion anséatique
qu'on avait levée contre nous; il ordonna d'arrêter et de priver de
leurs biens les cinq cents principaux négociants, qui passaient pour
ennemis de la France; enfin, de saisir partout, sans examen, les
denrées coloniales et les marchandises anglaises, qui depuis
l'insurrection de Hambourg avaient pénétré par l'Elbe avec abondance.
Il y aurait là, disait-il, de quoi payer la guerre dont les négociants
de ces pays étaient en partie la cause. Ne se cachant jamais lâchement
derrière ses agents, quand il prescrivait des mesures rigoureuses, il
voulut que le maréchal Davout, en exécutant ces instructions
formidables, déclarât qu'il agissait d'après les ordres formels de
l'Empereur, et il comptait, ajoutait-il, sur son inflexibilité connue,
pour qu'aucune partie de ces ordres ne restât inexécutée. Heureusement
qu'il comptait aussi, sans le dire, sur l'honnêteté et la sagesse de
ce maréchal, qui, tout rigoureux qu'il était, saurait attendre pour
agir que la colère de son maître se fût évaporée en paroles
effrayantes. De tous ces ordres la principale partie devait rester
sans exécution, et il ne devait en résulter que de grosses
contributions, dont l'armée vivrait pendant plus de six mois, depuis
Hambourg jusqu'à Dresde.

[En marge: Travaux ordonnés sur l'Elbe, pour la sûreté de cette
ligne.]

[En marge: Napoléon commence à se procurer une cavalerie assez
nombreuse.]

Napoléon, passant à cheval le temps qu'il n'employait pas à
travailler dans son cabinet, avait parcouru les bords de l'Elbe,
reconnu Koenigstein et Pirna, ainsi que tout le pays au-dessus et
au-dessous de Dresde, ordonné l'établissement de deux ponts, un en
charpente à Dresde même, pour raccorder les parties subsistantes du
pont de pierre, et un de radeaux à Priesnitz, où l'armée avait opéré
un passage de vive force. Il avait fait construire de fortes têtes de
pont embrassant l'une et l'autre rive, pour le cas où il serait obligé
de se replier sur la ligne de l'Elbe à la suite d'une bataille perdue,
et avait veillé lui-même à la création de vastes hôpitaux et de vastes
manutentions de vivres, situés sur la rive gauche, afin que rien ne
fût exposé aux entreprises de l'ennemi. Tous ces travaux il les
faisait exécuter à prix d'argent tiré de son trésor secret, afin
d'attirer à lui le peuple de Dresde, qu'il voulait en même temps
intimider et satisfaire. Les détachements de cavalerie amenés des
dépôts par le duc de Plaisance ayant rejoint, il les avait fondus dans
le corps du général Latour-Maubourg, de manière à remettre ensemble
les escadrons de chaque régiment. Ce corps était monté ainsi à huit
mille beaux cavaliers, et avec trois mille cavaliers saxons qui
allaient revenir, avec mille ou deux mille cavaliers bavarois et
wurtembergeois qui étaient attendus, devait sous quelques jours
s'élever à 12 mille hommes à cheval. Quatre mille hommes de la garde
devaient porter à 16 mille le total de notre cavalerie, ce qui
composait déjà une force respectable, et indépendante des troupes
légères de cette arme que chaque corps avait pour s'éclairer. Des
détachements venus des dépôts sous le duc de Plaisance, il restait au
moins trois mille cavaliers, destinés au général Sébastiani, pour
compléter ses régiments lorsqu'il serait arrivé à Wittenberg. L'armée
aurait alors 25 mille hommes à cheval capables de charger en ligne.
C'était huit ou dix jours encore à attendre pour passer d'un état
presque nul en fait de cavalerie à un état assez imposant. De plus le
général Barrois avait amené une seconde division d'infanterie de la
jeune garde, et il s'en préparait une troisième en Franconie sous le
général Delaborde. Ainsi se complétaient, pendant ces quelques jours
de repos à Dresde, les 300 mille hommes qui formaient le premier
armement de Napoléon, et qui suffiraient peut-être à dicter des lois à
l'Europe coalisée. C'est dans ce repos si actif qu'il attendait le roi
de Saxe, sommé de se rendre à Dresde, et le comte de Bubna, annoncé de
Vienne avec tant d'appareil.

[En marge: Arrivée du roi de Saxe à Dresde.]

[En marge: Napoléon sort de Dresde pour aller à la rencontre du roi
Frédéric-Auguste.]

Le roi de Saxe en effet n'avait pas perdu une heure pour déférer à la
sommation de son redoutable allié. Il avait quitté Prague, demandant,
comme nous l'avons dit, et promettant le secret à l'Autriche sur tout
ce qui s'était passé. Le 12 mai, le vieux roi, entouré de sa famille,
de sa belle cavalerie, tant de fois réclamée en vain, arriva par la
route de Péterswalde aux portes de Dresde. Napoléon, qui avait résolu
de jouer une sorte de comédie, mais grande comme il lui convenait,
était sorti de la ville à la tête de sa garde, pour recevoir le
monarque saxon, auquel il était heureux, disait-il, de restituer ses
États reconquis par les armes de la France. L'armée française était
sur pied; le temps était superbe, et tout se prêtait à une scène
imposante. Napoléon arrivé près du vieux roi, descendit de cheval et
l'embrassa affectueusement, comme un prince qui pour le rejoindre se
serait arraché aux mains d'ennemis dangereux, et non comme un prince
repentant qui revenait à lui ramené par la crainte. Frédéric-Auguste
ne put se défendre d'une vive émotion, car s'il avait peur de
Napoléon, il l'aimait, n'en ayant reçu que du bien, bien chimérique et
écrasant pour sa faiblesse, puisque c'était la lourde couronne de
Pologne, mais bien enfin, et en le retrouvant si puissant, si amical,
il fut saisi d'un sentiment de reconnaissance. Napoléon l'accueillit
avec autant de respect que de dignité, en présence des habitants de
Dresde accourus en foule pour assister à cette entrevue, et, du reste,
les peuples sont si enfants, que, frappés de ce spectacle, les Saxons
furent émus eux-mêmes, et pour ainsi dire apaisés par la vue des deux
monarques réconciliés. Il faut ajouter que les Russes s'étaient
comportés en Saxe de manière à diminuer beaucoup la haine
qu'inspiraient les Français.

Napoléon conduisit Frédéric-Auguste à son palais, qu'il affecta de lui
rendre, et dîna le jour même à sa table en très-grande pompe. Il
s'était logé provisoirement au palais du roi, mais avec le projet
publiquement annoncé de se choisir une demeure plus militaire, moins
gênante, et dans l'intention aussi de laisser à son hôte l'apparence
d'un prince tout à fait maître chez lui. On cherchait pour Napoléon
une maison de campagne aux portes de Dresde, où il pourrait jouir de
la plénitude de son temps et de la beauté de la saison, et aurait
l'air, qui lui allait si bien, de camper.

[En marge: Complète réconciliation du roi de Saxe avec Napoléon.]

[En marge: Il n'est point vrai que ce roi trahit la confiance de
l'Autriche.]

Après ces démonstrations vinrent les épanchements et les explications
entre Napoléon et le vieux roi. Ce prince agité fit-il à Napoléon les
aveux dont on l'accusa depuis, pour justifier la spoliation d'une
partie de ses États? On l'a prétendu en effet, mais tout, dans les
documents existants, prouve le contraire. Il est probable que les vues
de l'Autriche durent, sans qu'il fût infidèle, se découvrir
d'elles-mêmes dans ses récits, et que s'il les révéla, ce fut sans le
vouloir, car elles étaient fort claires par elles-mêmes, et peu
coupables après tout, bien que Napoléon les prît dans le moment en
fort mauvaise part. Il est certain que les révélations qui avaient
complétement changé les dispositions de Napoléon à l'égard de
l'Autriche, lui étaient parvenues avant le 12 mai, jour de l'entrée du
roi Frédéric-Auguste à Dresde, et qu'il avait tout appris soit par M.
de Narbonne, soit par les dépêches interceptées, et rien par le roi de
Saxe, encore absent de sa capitale.

Napoléon dans cet entretien rassura Frédéric-Auguste sur les suites de
la guerre, lui fit partager sa confiance, et lui rendit autant de
calme que ce prince pouvait en éprouver au milieu du tumulte des
armes, pour lesquelles il était si peu fait. L'union était redevenue
entière, et Napoléon voulut surtout qu'elle parût telle, car il lui
convenait de se montrer en parfaite intimité avec ses alliés, dont on
le disait aussi craint que haï, ce qui était vrai assurément des
peuples allemands, mais beaucoup moins de leurs souverains.

[En marge: Adjonction des troupes saxonnes à l'armée française.]

Le premier avantage que Napoléon tira de la présence du roi à Dresde,
fut de mettre la main sur ses troupes. La cavalerie saxonne était
superbe. En la complétant avec quelques recrues, elle devait monter à
environ trois mille cavaliers, séduits déjà comme leur roi par les
habiles caresses de Napoléon. On la confia le jour même au brave
Latour-Maubourg. Quant à l'infanterie enfermée dans Torgau, elle fut
exposée à une épreuve assez dangereuse. Le général Thielmann, l'un des
patriotes allemands les plus ardents et les plus sincères, s'était
fort compromis par sa conduite. Il était allé visiter à Dresde
l'empereur Alexandre, lui avait témoigné son dévouement à la cause des
coalisés, mais, en sujet soumis, n'avait pas osé lui livrer Torgau,
ayant l'ordre de son roi de n'ouvrir cette place qu'aux Autrichiens.
Revenu à Torgau, il avait été désespéré de voir, après la bataille de
Lutzen, son roi retombé dans les mains des Français, et de plus il
avait conçu pour son propre compte des craintes assez vives. Cédant au
double stimulant du patriotisme et des inquiétudes personnelles, il
avait alors essayé d'ébranler la fidélité de ses troupes, et de les
amener à passer du côté des Russes, en se fondant sur ce que le roi
n'était pas libre, et ne donnait que des ordres arrachés par la force.
Bien que ses accents patriotiques retentissent au coeur de ses
officiers, il ne put les entraîner, et tous avec leurs soldats
demeurèrent fidèles à l'autorité de leur souverain. Il s'enfuit après
cette tentative infructueuse au camp d'Alexandre, abandonnant son
infanterie, qui dès ce moment rentra sans difficulté sous le
commandement du général Reynier, pour les talents et le caractère
duquel elle avait conçu une estime méritée.

[En marge: Marche du maréchal Ney sur Torgau.]

Pendant ce temps, le maréchal Ney se conformant aux instructions qu'il
avait reçues, avait traversé Leipzig, et s'était transporté à Torgau,
où il avait recueilli les Saxons. Un peu à gauche, à Wittenberg, ce
maréchal avait le duc de Bellune avec ses bataillons réorganisés, à
droite le général Lauriston établi avec son corps à Meissen. Le
général Sébastiani amenant la cavalerie remontée en Hanovre, et la
division Puthod (celle du corps de Lauriston qui était restée en
arrière), n'était pas encore arrivé. Néanmoins avec Reynier, Victor,
Lauriston, le maréchal Ney avait assez de forces pour marcher sur
Berlin, et il en attendait l'ordre avec impatience.

[En marge: Avant de porter le maréchal Ney plus loin, Napoléon veut
connaître les nouveaux projets des coalisés.]

[En marge: Résolution des coalisés de livrer une seconde bataille à
Bautzen, sur la Sprée.]

[En marge: Choix de la position de Bautzen.]

[En marge: Nouvelle composition et force de l'armée coalisée.]

Napoléon, avant de le lui expédier, voulait avoir des renseignements
précis sur les desseins des coalisés. Déjà il avait porté au delà de
l'Elbe le corps du prince Eugène, qui depuis le départ de ce prince
avait passé sous le commandement du maréchal Macdonald, et l'avait
dirigé sur Bischoffswerda, où ce corps était entré en écrasant une
arrière-garde ennemie, et en passant au milieu des flammes. On
accusait en ce moment les Russes de vouloir se conduire en Allemagne
comme en Russie, c'est-à-dire de brûler les pays qu'ils évacuaient. Il
est certain que la malheureuse petite ville de Bischoffswerda venait
d'être incendiée, peut-être par les obus, et sans qu'il y eût de la
faute de personne. De Bischoffswerda, le maréchal Macdonald s'était
dirigé sur Bautzen. Là les rapports étaient devenus plus précis, et
les Russes unis aux Prussiens avaient paru résolus à livrer une
seconde bataille. Leur résolution était en effet conforme aux
apparences. Malgré les pertes qu'ils avaient essuyées, malgré le
danger d'une nouvelle défaite, la nécessité de combattre encore une
fois entre l'Elbe et l'Oder n'avait parmi eux fait doute pour
personne. Reculer davantage, c'était abandonner les trois quarts de la
monarchie prussienne, et surtout Berlin qu'on n'avait pas pu défendre
directement par l'envoi d'un corps détaché, mais qu'une forte position
conservée en Lusace protégeait jusqu'à un certain point. C'était
avouer à l'Allemagne, à l'Europe qu'on s'était impudemment vanté après
Lutzen, que dans cette journée on avait été tellement battu, qu'il n'y
avait plus moyen de s'arrêter nulle part, ni derrière l'Elbe, ni même
derrière l'Oder; c'était donner congé aux patriotes allemands auxquels
on avait donné rendez-vous sur tous les champs de bataille de la Saxe,
c'était donner congé à l'Autriche, qu'on ne retenait qu'à force de
promesses, de vanteries, d'exagérations, et surtout à force de
voisinage, en restant en quelque façon physiquement attaché à elle. Il
fallait donc vaincre ou périr, plutôt que de se laisser arracher des
montagnes de la Bohême, au pied desquelles on s'était arrêté en
quittant Dresde, et profiter pour s'y défendre de l'un des nombreux
cours d'eau qui descendent du _Riesen-Gebirge_ à travers la Lusace, et
divisent l'espace compris entre l'Elbe et l'Oder. À Bautzen notamment,
où passe la Sprée, se trouvait une forte position, double en quelque
sorte, car elle offre deux champs de bataille, l'un en avant de la
Sprée, l'autre en arrière, position rendue célèbre par le grand
Frédéric pendant la guerre de sept ans[16], sur laquelle on pouvait
recevoir une et même deux batailles défensives, la gauche aux
montagnes de la Bohême, la droite à de vastes marécages. Moitié
renommée, moitié avantage du site, on s'était décidé pour cette
position de Bautzen, et on était résolu à y combattre avec
acharnement. Des 92 mille hommes qu'on avait pu réunir le 2 mai dans
les plaines de Lutzen, 20 mille à peu près avaient été perdus ou par
le feu ou par la marche, mais on les avait remplacés par 30 mille
autres, les uns trouvés en Silésie, au moyen des réserves que la
Prusse avait préparées dans cette riche province, les autres tirés du
corps qui bloquait les places de la Vistule. Ce corps était celui de
Barclay de Tolly, fort de 15 mille Russes, qui venait d'enlever Thorn
à une garnison en grande partie bavaroise, dévorée de maladies, et
logée dans des ouvrages à peine défensifs. C'était la seule des
garnisons de l'Oder et de la Vistule qui eût succombé, et il avait
paru aux coalisés beaucoup plus utile de gagner une grande bataille
que de bloquer des places, qu'on avait peu de chances de prendre, et
qui, situées au milieu de populations extrêmement hostiles, ne
pouvaient exercer aucune action au delà de leurs murs. On avait donc
rassemblé en avant et en arrière de Bautzen, le long de la Sprée, sous
la protection de vastes abatis et de nombreuses redoutes, environ cent
mille Prussiens et Russes, très-animés, très-difficiles à forcer dans
cet asile, et on était prêt à livrer là une bataille décisive. On
avait confié aux généraux prussiens Bulow et Borstell le soin de
couvrir comme ils pourraient Berlin et le Brandebourg, aux coureurs
de Czernicheff et de Tettenborn la tâche de se maintenir sur le bas
Elbe, en mangeant, buvant, brûlant, aux dépens des Allemands qu'ils
venaient délivrer, et on s'était proposé de résoudre soi-même la
grande question européenne sous les yeux de l'Autriche, au pied même
de ses montagnes. On avait adressé à celle-ci les plus belles
descriptions de la position prise, des forces réunies, et on l'avait
suppliée de ne se laisser ni intimider ni séduire par le tyran de
l'Europe, qui allait bientôt, disait-on, être réduit aux abois.

[Note 16: Le grand Frédéric y avait livré la bataille dite de
Hochkirch.]

[En marge: Napoléon prend le parti d'aller livrer une seconde bataille
aux coalisés.]

[En marge: Le maréchal Macdonald envoyé devant Bautzen avec les
troupes du prince Eugène.]

[En marge: Le maréchal Oudinot, le général Bertrand, le maréchal
Marmont, envoyés à l'appui du maréchal Macdonald.]

[En marge: Ney dirigé sur le flanc de la position de Bautzen.]

[En marge: Départ de la garde impériale.]

Tels étaient les détails que nos espions et nos reconnaissances,
poussées maintenant plus loin depuis l'augmentation de notre
cavalerie, avaient rapportés de tous côtés. N'ayant passé à Dresde que
sept jours, temps strictement nécessaire pour réinstaller le roi de
Saxe dans ses États, pour réunir un peu de cavalerie, et pour porter
ses corps en ligne, Napoléon prit le parti de marcher tout de suite en
avant, et d'aller dissiper une nouvelle fois les fumées dont
s'enivrait l'orgueil des coalisés. Déjà le maréchal Macdonald était en
vue de Bautzen; il le fit appuyer à droite et le long des montagnes
par le maréchal Oudinot, avec deux divisions françaises et une
bavaroise, à gauche par le maréchal Marmont avec ses trois divisions,
dont deux françaises et une allemande, plus à gauche encore par le
général Bertrand, avec une division française, une italienne et une
wurtembergeoise. Il avait en même temps tenu le maréchal Ney et le
général Lauriston en avant de l'Elbe, en mesure de se porter ou à
droite vers la grande armée, ou à gauche sur Berlin. Le maréchal Ney
était à Luckau, le général Lauriston à Dobriluch, ce dernier liant le
maréchal Ney avec la grande armée. (Voir la carte nº 58.) Napoléon
leur enjoignit le 15 mai, jour où il reçut les renseignements certains
qu'il avait attendus, de se diriger sans délai sur Hoyerswerda, de
manière à déboucher sur le flanc et les derrières de la position de
Bautzen, laquelle deviendrait difficile à conserver lorsque soixante
mille hommes seraient en marche pour la tourner. Voulant utiliser
toutes les forces dont il n'avait pas ailleurs un besoin
indispensable, Napoléon enjoignit au général Reynier de suivre Ney et
Lauriston. Il laissa le maréchal Victor, duc de Bellune, en avant de
Wittenberg, comme une menace permanente contre Berlin, menace qui se
réaliserait plus tard selon les événements, et il s'apprêta lui-même à
partir aussitôt que les mouvements prescrits seraient assez avancés
vers le but indiqué, pour que sa présence sur les lieux devînt
nécessaire. Déjà la garde elle-même avait été acheminée sur Bautzen,
où tendaient en ce moment toutes nos forces, et où allait les suivre
l'attention de l'Europe. Ayant 160 ou 170 mille hommes à opposer à 100
mille, quelque forte que fût la position de ceux-ci, Napoléon ne
devait guère avoir d'inquiétude sur le résultat. La manoeuvre ordonnée
au maréchal Ney valait toutes les positions du monde, et l'armée
française pour vaincre, aurait pu se passer, même dans son état
actuel, de sa supériorité numérique.

[En marge: Arrivée de M. de Bubna à Dresde, au moment où Napoléon
allait en partir.]

[En marge: Première impression de Napoléon en recevant les
communications de M. de Bubna.]

[En marge: Efforts de M. de Bubna pour apaiser Napoléon.]

[En marge: Lettre de l'empereur François à son gendre.]

[En marge: L'irritation de Napoléon un peu adoucie.]

Napoléon allait quitter Dresde, lorsque parut enfin M. de Bubna, le 16
mai au soir, venant de Vienne le plus vite qu'il avait pu, afin de
regagner le temps qu'on lui avait fait perdre à remanier ses
instructions au fur et à mesure des nouvelles qui arrivaient des deux
quartiers généraux. Napoléon lui donna audience sur-le-champ, et bien
qu'il eût résolu de dissimuler à l'égard de l'Autriche, bien qu'il eût
beaucoup de bienveillance personnelle pour M. de Bubna, il lui fit au
premier instant un accueil un peu rude. Loin des hommes, il calculait
froidement, avec toute l'exactitude de son esprit; quand il les avait
devant lui, sa nature ardente recevait de leur présence un stimulant
presque irrésistible. Il ne sut pas contenir l'irritation que lui
inspiraient les efforts de l'Autriche pour lui faire la loi, à lui
gendre et allié, et surtout les prétendues duplicités de M. de
Metternich, dont il croyait avoir la preuve. Il s'emporta contre ce
dernier, et fit à son sujet des menaces qui, rapportées par un témoin
malveillant, auraient pu avoir de funestes conséquences. Heureusement
M. de Bubna avait beaucoup d'esprit, par suite beaucoup de penchant
pour son glorieux interlocuteur, beaucoup de désir de la paix, et
n'était homme à abuser d'aucun des emportements dont il était témoin.
Il ne se troubla point, et tira d'abord de son portefeuille une lettre
de l'empereur François pour Napoléon. Cette lettre était d'un père et
d'un honnête homme, et renfermait l'entière vérité. Tout à la fois
affectueuse et sincère, elle montrait à Napoléon la gravité décisive
de cette situation, le danger de déterminations irréfléchies, lui
traçait clairement la limite qui séparait les devoirs du père de ceux
du souverain, et le suppliait avec dignité, mais avec instance,
d'écouter pour son propre intérêt et pour celui du monde les
ouvertures que M. de Bubna était chargé de lui faire. Cette lettre
était propre à émouvoir une nature vive comme celle de Napoléon, et
elle produisit effectivement une impression favorable. L'empereur
François, plus réservé que M. de Metternich, ayant en outre moins à
parler et à agir, avait pu garder plus aisément sa position, avait été
moins obligé de caresser alternativement les uns et les autres,
n'avait donc pas encouru les mêmes reproches de duplicité, et quand il
alléguait d'ailleurs la double qualité de père et de souverain pour
expliquer sa double conduite, avait bien raison après tout, car s'il
avait accordé à Napoléon sa fille qu'il aimait, et s'il tenait compte
de ce lien, il ne devait pas oublier cependant l'intérêt de sa
monarchie qui avait de grands dommages à réparer, l'intérêt de
l'Allemagne sans laquelle l'Autriche ne pouvait exister, et s'il
cherchait à concilier ces intérêts divers, il était certes dans
l'exact accomplissement de tous ses devoirs à la fois.

[En marge: Napoléon écoute avec plus de calme les conditions de paix
imaginées par l'Autriche, et laisse voir que l'orgueil est le
principal motif de sa résistance à ces conditions.]

[En marge: Reconstituer la Prusse, abandonner les villes anséatiques
et le titre de protecteur de la Confédération du Rhin, est ce qui
coûte le plus à Napoléon.]

Napoléon, quoique fort irrité, le sentait bien au fond, et cette
lettre l'adoucit visiblement, sans apporter néanmoins beaucoup de
changements à ses résolutions. Il écouta les propositions que M. de
Bubna avait à lui faire, non pas à titre de conditions, car toutes les
formes étaient soigneusement observées envers lui, mais à titre de
conjectures sur ce qu'il était possible d'obtenir des puissances
belligérantes, à titre de propositions que l'Autriche serait décidée à
appuyer comme raisonnables. Ces diverses propositions étaient déjà
connues de Napoléon, et s'il n'était pas converti, il était du moins
un peu calmé à leur égard. Il les écouta avec attention, feignant de
les entendre énoncer pour la première fois, demeura tranquille pendant
qu'on les lui exposait, mais peu à peu laissa voir la vraie raison de
ses refus, et cette raison, c'était l'orgueil, l'orgueil qui souffrait
en lui d'abandonner ou des titres qu'il avait pris avec un grand
appareil, ou des territoires qu'il avait annexés solennellement à
l'Empire. Le grand-duché de Varsovie était perdu, il avait péri à
Moscou. Sous ce rapport tout le désagrément était subi. D'ailleurs, la
grandeur de la catastrophe avait quelque chose qui était digne de la
destinée de Napoléon. Son parti était donc arrêté à ce sujet, et au
surplus il ne s'agissait pas là de son empire, il s'agissait d'une
vaste combinaison politique, le rétablissement de la Pologne, qu'il
avait tentée, disait-il, dans l'intérêt de l'Europe elle-même, et à
laquelle il n'était pas tenu de se sacrifier, les hommes et la
Providence n'ayant pas voulu l'y aider. Sur un autre sujet, plus grave
peut-être, l'Espagne, Napoléon (ce qui étonna profondément M. de
Bubna) ne se montrait plus aussi absolu, bien qu'il évitât de
s'expliquer. Il ne disait pas ce qu'il céderait relativement à cette
question, mais il paraissait décidé à céder quelque chose, et, quant à
présent, afin d'amener l'Angleterre à négocier, il se déclarait prêt à
admettre les insurgés espagnols aux conférences. Ici se révélait, sans
que M. de Bubna pût la pénétrer, la nouvelle disposition de Napoléon à
se montrer plus facile pour la Russie et l'Angleterre que pour les
puissances allemandes. M. de Bubna, qui n'espérait pas tant à l'égard
de la question espagnole, fut surpris et enchanté. Mais les points
mêmes auxquels l'Autriche tenait le plus étaient justement ceux qui
faisaient éprouver à Napoléon les plus pénibles émotions. Récompenser
la Prusse de sa défection en la reconstituant, lui était
singulièrement antipathique. Pourtant comme il était à la fois violent
et prompt à pardonner, sur ce point on pouvait l'adoucir encore. Mais
renoncer au titre de protecteur de la Confédération du Rhin lui
semblait une humiliation qu'on voulait lui imposer. L'abandon des
départements anséatiques, réunis constitutionnellement à l'Empire, lui
semblait une autre humiliation tout aussi difficile à dévorer. M. de
Bubna avait beau dire que le titre de protecteur de la Confédération
du Rhin était un vain titre, sans aucune utilité pour la France,
Napoléon s'armait de cette raison même pour répondre que l'inutilité
du titre rendant la chose de nulle valeur, le désir de l'humilier en
devenait plus évident. Relativement aux territoires anséatiques, le
négociateur autrichien affirmait que ce serait déjà une difficile
concession à arracher aux puissances belligérantes que celle de la
réunion de la Hollande à la France, mais que, pour les territoires
anséatiques, l'Angleterre à cause de la mer, la Prusse à cause du
voisinage, la Russie à cause du duché d'Oldenbourg, ne consentiraient
jamais à nous les accorder. Napoléon avait à leur sujet une raison,
qui n'était pas tout à fait d'orgueil, mais de politique, et devant
laquelle M. de Bubna était moins armé de bonnes réponses, c'est que la
France avait besoin de ces territoires, comme moyen d'échange pour se
faire restituer ses colonies par l'Angleterre. M. de Metternich
lui-même s'était placé à ce point de vue dans plus d'un entretien sur
cette question. Ici M. de Bubna répondait qu'il n'apportait que des
propositions préalables, qui n'avaient rien de définitif, qu'on
pourrait débattre plus tard, et modifier au gré de tous; que
l'Angleterre étant présente, on pourrait mettre Lubeck, Hambourg,
Brême en balance avec la Guadeloupe, l'Île de France, le Cap, et ne
céder les unes que contre les autres; et il faisait de vives instances
pour qu'on se réunît au moins dans un congrès, à Prague, par exemple,
où l'empereur François se rendrait lui-même, pour être plus près des
puissances belligérantes, et pouvoir employer plus efficacement ses
bons offices.

[En marge: Napoléon, quoique à peu près décidé à rejeter les
conditions de l'Autriche, feint de négocier pour gagner du temps et
pouvoir achever la seconde partie de ses armements.]

[En marge: Il veut profiter aussi de l'occasion des nouvelles
négociations pour s'aboucher directement avec la Russie et
l'Angleterre, et faire la paix sans l'intermédiaire de l'Autriche.]

[En marge: Dans cette vue, Napoléon adopte volontiers l'idée d'un
armistice.]

Cette entrevue avait duré plusieurs heures. Napoléon paraissait
adouci, sans donner à penser toutefois qu'il fût ébranlé, et on
convint qu'il reverrait le lendemain M. de Bubna, avant de partir pour
rejoindre l'armée. Bien qu'il fût décidé à ne pas subir les conditions
qu'on cherchait à lui faire agréer, surtout à ne pas les subir de la
part de l'Autriche, bien qu'il se crût en mesure d'imposer d'autres
conditions moyennant qu'il eût deux ou trois mois pour achever ses
derniers armements, il était cependant frappé de l'utilité d'un
congrès, d'abord pour montrer à ses alliés allemands, à la France et à
l'Europe des dispositions pacifiques, secondement, pour se ménager ces
deux ou trois mois dont il avait besoin afin de compléter ses forces,
troisièmement enfin, pour saisir l'occasion de renouer des relations
directes avec la Russie et avec l'Angleterre, relations dont il
espérait profiter pour s'entendre avec celles-ci sans l'intervention
des puissances allemandes, et à leur détriment. Il rendrait ainsi à
l'Autriche ce qu'elle lui avait fait. Elle s'était servie en quelque
sorte de lui pour devenir médiatrice, et devenue médiatrice par lui,
elle se servait de la médiation pour lui dicter la paix qu'elle
voulait. À finesse, finesse plus grande. Après s'être servi de
l'Autriche pour s'aboucher dans un congrès avec les puissances en
apparence les plus hostiles, il se passerait d'elle pour traiter,
traiterait sans elle, et jusqu'à un certain point contre elle. Les
succès diplomatiques étaient autant de son goût que les succès
militaires, et il était aussi fier de gagner à un jeu qu'à l'autre,
sans compter d'ailleurs que si l'Autriche, ayant égard à ses
observations, comme le promettait M. de Bubna, pesait assez fortement
sur les puissances coalisées pour leur arracher des conditions plus
satisfaisantes, la paix, alors, obtenue et acceptée des mains de son
beau-père serait aussi séante que de la main de tout autre. Par ces
motifs, Napoléon prit le parti de dissimuler avec l'Autriche, de se
montrer touché de ses raisons, d'agréer un congrès à Prague ou autre
part, non-seulement un congrès, mais un armistice que des négociateurs
envoyés aux avant-postes stipuleraient à la vue des deux armées. Avant
que cet armistice fût conclu il espérait gagner encore une bataille,
ce qui améliorerait fort sa situation dans le futur congrès, et cet
armistice en tout cas lui procurerait le temps de terminer les vastes
préparatifs au moyen desquels il croyait pouvoir dicter ses conditions
à l'Europe, loin de recevoir les siennes, et lui fournirait de plus
l'occasion d'ouvrir des communications avec l'empereur Alexandre, soin
dont il était préoccupé au moins autant que de tout autre.

[En marge: Napoléon se montre plus disposé à céder qu'il ne l'est, et
se prête à ce qu'une proposition parte de Dresde même, au nom de
l'Autriche, pour la réunion d'un congrès et la conclusion d'un
armistice.]

[En marge: Lettre de M. de Bubna à M. de Stadion, concertée avec
Napoléon.]

[En marge: Retour de M. de Bubna à Vienne, avec une réponse amicale de
Napoléon pour son beau-père.]

Il revit donc le lendemain 17 mai M. de Bubna, et paraissant se rendre
à une partie de ses raisons, tout en persistant à affirmer qu'il
mourrait les armes à la main, et en ferait mourir bien d'autres avant
de consentir à certaines des conditions proposées, il déclara qu'il
était prêt à accepter à la fois un congrès et un armistice, et à
admettre dans ce congrès les représentants des insurgés espagnols, ce
qui avait toujours été pour l'Angleterre la condition essentielle et
préalable de toute négociation. M. de Bubna, étonné et ravi d'avoir
obtenu tant de choses, surtout la dernière qui était tout à fait
inespérée, offrit d'écrire sur-le-champ à M. de Stadion, qui s'était
transporté au quartier général russe pour y faire ce que lui M. de
Bubna faisait au quartier général français, et de l'informer de
l'acquiescement formel que l'empereur Napoléon donnait à la réunion
d'un congrès et à la conclusion d'un armistice. La lettre de M. de
Bubna pour M. de Stadion, rédigée à l'instant, et corrigée de la main
de Napoléon lui-même, disait en substance que nullement enorgueilli
par le succès récent de ses armes, l'empereur des Français, impatient
de mettre un terme aux maux de l'Europe, consentait à la réunion
immédiate d'un congrès à Prague, que même, pour faire cesser plus tôt
l'effusion du sang, il était prêt à envoyer des commissaires aux
avant-postes afin de négocier une suspension d'armes. Cette dernière
condition, que M. de Bubna était si enchanté d'avoir obtenue, était
justement celle à laquelle Napoléon tenait le plus, par les raisons
que nous venons d'exposer. M. de Bubna fit donc partir la lettre par
un courrier qui devait la porter en toute hâte au quartier général
russe, pour qu'elle fût remise sans perte de temps à M. de Stadion. Il
demanda ensuite à retourner à Vienne, afin d'aller y réjouir
l'empereur François et M. de Metternich par l'annonce des excellentes
dispositions dans lesquelles il avait trouvé Napoléon, et surtout afin
de les préparer à modifier quelques-unes des conditions proposées.
Napoléon approuva fort cette nouvelle course de M. de Bubna à Vienne,
lui dit avec sincérité que ces modifications pourraient seules donner
la paix, et la donneraient certainement si elles étaient suffisantes.
Il lui confia en même temps une lettre pour son beau-père. Dans cette
lettre affectueuse et filiale, autant que celle de l'empereur François
avait été amicale et paternelle, Napoléon laissait voir la véritable
plaie qui chez lui était saignante; il disait qu'il était prêt à la
paix, mais qu'étant devenu gendre de l'empereur François, il remettait
son honneur dans les mains de son beau-père, qu'il y tenait plus qu'à
la puissance, plus qu'à la vie, et qu'il était résolu à mourir les
armes à la main, avec tout ce que la France comptait d'hommes
généreux, plutôt que de devenir la risée de ses ennemis, en acceptant
des conditions humiliantes. Il expédia ensuite M. de Bubna, après
l'avoir comblé des marques de sa faveur.

[En marge: Napoléon fait choix de M. de Caulaincourt pour aller aux
avant-postes s'aboucher avec les représentants des puissances
coalisées.]

[En marge: Avantages et inconvénients de ce choix.]

Ainsi fut ouverte cette négociation, en partie sincère, en partie
simulée de la part de Napoléon, mais entreprise avec une complète
bonne foi et un grand zèle par le représentant de l'Autriche, qui se
flattait d'avoir rapproché par son savoir-faire les plus redoutables
puissances de l'univers prêtes à s'entrechoquer de nouveau.
Immédiatement après avoir expédié M. de Bubna, Napoléon fit lui-même
ses préparatifs de départ, mais avant de quitter Dresde il voulut
tirer de ces négociations entamées le principal résultat qu'il en
espérait, et qui consistait à s'aboucher directement avec Alexandre
pour échapper à l'influence de l'Autriche. Sous le prétexte de
l'armistice, qui devait se négocier tout de suite et à la vue des deux
armées si on tenait à prévenir une nouvelle et sanglante bataille, il
imagina d'envoyer aux avant-postes M. de Caulaincourt, l'homme désigné
entre tous pour un semblable rapprochement, car il avait joui
non-seulement de l'estime, mais de toute la faveur d'Alexandre, de sa
familiarité la plus intime et la plus journalière. M. de Caulaincourt
était même désigné à ce point qu'on pouvait dire qu'il l'était trop,
et qu'à son aspect l'intention de Napoléon éclaterait d'une manière
frappante, alarmerait la Prusse, mettrait l'Autriche en éveil,
peut-être précipiterait les résolutions les plus fatales. Calculant
peu quand il désirait, Napoléon était si pressé d'essayer un
rapprochement direct avec la Russie, qu'il ne tint aucun compte des
inconvénients que nous venons de signaler, et qu'en partant de Dresde
il fit partir M. de Caulaincourt avec une lettre pour M. de
Nesselrode, datée du 18 mai comme celle de M. de Bubna pour M. de
Stadion. Il était dit dans cette lettre qu'en conséquence de ce qui
avait été convenu avec M. de Bubna, l'empereur Napoléon se hâtait
d'envoyer un commissaire aux avant-postes pour négocier un armistice,
ce qui lui semblait urgent vu le voisinage des armées, et qu'il avait
choisi parmi ses grands officiers le personnage jugé le plus agréable
à l'empereur Alexandre.

[En marge: Toutes ses dispositions prises pour l'ouverture des
négociations, Napoléon quitte Dresde le 18 mai, afin d'aller se mettre
à la tête de son armée, et livrer une nouvelle bataille.]

Cela fait, tous les ordres nécessaires ayant été donnés au général
Durosnel pour que les têtes de pont de l'Elbe fussent bien armées,
pour que les hôpitaux fussent prêts à recevoir beaucoup de blessés,
pour que les vivres abondassent en cas de retraite, pour que la
population fût fortement contenue pendant les redoutables scènes
auxquelles il fallait s'attendre, pour que le faible et bon roi de
Saxe, resté tremblant dans son palais, fût rassuré tous les jours
contre les faux bruits, Napoléon partit le 18, et s'achemina vers
Bautzen, confiant, serein, plein d'espérance, vivant au milieu des
périls et du sang, des souffrances d'autrui et des siennes, comme
d'autres vivent au milieu des distractions et des plaisirs.

[En marge: Bienfaisance de Napoléon envers la petite ville de
Bischoffswerda, qui venait d'être incendiée.]

Sur sa route il trouva ruinée, brûlant encore, et veuve de ses
habitants presque tous réfugiés dans les bois, la pauvre ville de
Bischoffswerda. Le désastre de cette petite cité, bien étrangère aux
querelles des potentats qui l'avaient ainsi traitée, toucha la vive et
impressionnable nature de Napoléon. Elle le toucha comme vous touche
un pauvre animal qu'on a blessé sans le vouloir, et qu'on voit
gémissant à ses pieds. Il prescrivit qu'une somme fût prise sur son
trésor particulier pour contribuer à la reconstruire, disposition
très-sérieusement ordonnée, et qui, privée plus tard d'exécution, ne
le fut point par la faute de Napoléon. Il continua ensuite son voyage,
et alla coucher à mi-chemin de Dresde à Bautzen.

[En marge: Arrivée de Napoléon devant Bautzen.]

Le lendemain 19 mai, il fut rendu de très-bonne heure devant Bautzen,
où sa garde venait d'arriver, et où ses troupes l'attendaient avec
impatience, comptant sur un nouveau triomphe. Il monta aussitôt à
cheval, pour faire, suivant sa coutume, la reconnaissance des lieux où
il s'apprêtait à livrer bataille. Voici quelle était la position sur
laquelle nous allions nous rencontrer encore une fois avec l'Europe
coalisée afin de rétablir le prestige de nos armes. (Voir la carte nº
59.)

[En marge: Description de la position de Bautzen.]

Ainsi que nous l'avons déjà dit, cette position était adossée aux plus
hautes montagnes de la Bohême, au _Riesen-Gebirge_, terrain neutre,
contre lequel les uns et les autres pouvaient s'appuyer avec sécurité,
car aucun des belligérants ne devait être tenté de s'aliéner
l'Autriche en violant son territoire. À notre droite on voyait donc
s'élever ces montagnes couvertes de noirs sapins, puis la Sprée sortir
de leur flanc, couler dans un lit profondément encaissé, et passer
autour de la petite ville de Bautzen, sous un pont de pierre fortement
barricadé. Tout à fait devant soi on découvrait la ville de Bautzen,
qu'entourait un vieux mur crénelé, flanqué de tours et armé de canons,
puis à gauche la Sprée, qui après avoir circulé à travers des hauteurs
boisées, fort inférieures aux montagnes de droite, allait tout à coup
se répandre dans un lit ouvert, au milieu de prairies verdoyantes,
entremêlées d'étangs, et s'étendant à perte de vue.

[En marge: Distribution de l'armée coalisée sur la première position,
celle de la Sprée.]

Telle était la première ligne, celle de la Sprée, qui n'était pas
facile à emporter. À droite, sur les hautes montagnes et sur leur
penchant, on apercevait des abatis de bois, et derrière beaucoup de
canons, de baïonnettes et d'uniformes russes. Au centre, au-dessus et
au-dessous de Bautzen, on découvrait aussi un grand nombre de troupes
russes, et à gauche, sur les mamelons boisés à travers lesquels la
Sprée s'ouvrait un chemin pour s'échapper dans la plaine, on
discernait également des masses d'infanterie et de cavalerie, les unes
déployées en ligne, les autres postées derrière des ouvrages de
campagne, et toutes dénotant par leur équipement qu'elles
appartenaient à l'armée prussienne.

[En marge: Napoléon se décide à enlever la première position de
l'ennemi, dans la journée du 20 mai.]

[En marge: Dispositions prescrites par Napoléon.]

Napoléon résolut de forcer dès le lendemain 20 mai cette ligne de la
Sprée, que défendaient des troupes nombreuses et bien postées. Ce
devait être l'occasion d'une première bataille. Puis il se proposait
d'en livrer une autre pour forcer la seconde ligne, qui s'apercevait
derrière la première, et qui paraissait plus redoutable encore. Il
décida que le lendemain le maréchal Oudinot à droite passerait la
Sprée vers les montagnes, soit à gué, soit sur un pont de chevalets,
et chercherait à rejeter l'ennemi sur sa seconde position; qu'au
centre le maréchal Macdonald enlèverait le pont de pierre construit
sur la Sprée en face de Bautzen, et tâcherait d'emporter cette ville
d'assaut; qu'un peu au-dessous du centre le maréchal Marmont
franchirait la Sprée sur des pontons, entre Bautzen et le village de
Nimschütz, et s'établirait dans une bonne position qui se trouve au
delà; qu'à gauche enfin le général Bertrand, opérant son passage à
Nieder-Gurck, vis-à-vis des derniers mamelons dont la Sprée baigne le
pied avant de se répandre dans les prairies, s'efforcerait d'enlever
ces mamelons, ou du moins de s'établir dans le voisinage. Telle devait
être l'oeuvre de la première journée. Pendant ce temps le maréchal
Ney, achevant son mouvement sur Hoyerswerda avec une masse d'environ
soixante mille hommes, arriverait sur la basse Sprée, à Klix, quatre
lieues au-dessous de Bautzen. Il pourrait le lendemain, en forçant le
passage à Klix même, attaquer par le flanc la seconde position que
Napoléon attaquerait de front. Il n'y avait pas de redoutes ni
d'opiniâtreté qui pussent tenir devant cet ensemble de combinaisons.

[En marge: Combat dans la soirée du 19, entre une division de Bertrand
et les troupes de Barclay de Tolly.]

Dans la journée, et vers le soir du 19, on avait entendu au loin sur
la gauche une canonnade assez vive, laquelle, sans inspirer des
inquiétudes pour le maréchal Ney, bien capable de se suffire avec ses
soixante mille hommes, avait cependant donné lieu de penser que
l'ennemi tentait un effort pour empêcher la jonction des deux parties
de notre armée. Des aides de camp vinrent dans la soirée apprendre ce
qui s'était passé.

Les coalisés prêtant à Napoléon des fautes qu'il n'était pas dans
l'habitude de commettre, avaient supposé que le maréchal Ney
s'avançait avec son corps seulement, fort suivant eux de vingt-cinq
mille hommes tout au plus, après les pertes qu'il avait essuyées à la
bataille de Lutzen. Ils avaient détaché Barclay de Tolly, qui depuis
son arrivée de Thorn formait en quelque sorte un corps isolé sur les
ailes de l'armée principale, et lui avaient adjoint le général d'York
avec 8 mille hommes, ce qui portait à 23 ou 24 mille combattants la
force de ce détachement. On imaginait que ce serait assez pour causer
un grand dommage au maréchal Ney, grâce à la surprise qu'il
éprouverait, à son ignorance des lieux qu'il traversait pour la
première fois, et que, sans le détruire, on le mettrait au moins hors
de cause pour le jour de la bataille décisive. En conséquence les
généraux Barclay de Tolly et d'York s'étaient acheminés de Klix sur
Hoyerswerda, l'un tenant la gauche, l'autre la droite.

En ce moment la division italienne Peyri, la seconde du corps de
Bertrand, avait été détachée dans la direction de Hoyerswerda, pour
tendre la main à Ney qui s'approchait. C'est Napoléon qui en avait
donné l'ordre, afin de tenir toujours ses corps en communication.
Malheureusement le général Peyri n'avait pas exécuté cette commission
délicate avec les précautions convenables. Il ne s'était éclairé ni
sur sa droite, par laquelle il pouvait se trouver en contact avec
l'armée ennemie, ni devant lui, sur la route où il devait rencontrer
Ney. Il tomba donc à l'improviste aux environs de Koenigswarta avec
les sept ou huit mille jeunes Italiens de sa division, au milieu des
quinze mille soldats aguerris de Barclay de Tolly, fut assailli,
enveloppé, se défendit bravement, mais aurait succombé, si le général
Kellermann (le fils du vieux duc de Valmy), arrivant sur la route de
Hoyerswerda avec la cavalerie de Ney, ne l'eût dégagé en chargeant les
Russes impétueusement. Le général Peyri perdit néanmoins près de deux
mille hommes en morts, blessés ou prisonniers, et trois pièces de
canon.

[En marge: Combat dans la même soirée entre Lauriston et les troupes
du général d'York.]

Au même instant le général prussien d'York, placé à la droite de
Barclay de Tolly, cherchait le corps de Ney, et venait se heurter non
pas à Ney lui-même, mais à son lieutenant Lauriston qui s'avançait
avec vingt mille hommes. C'est aux environs du village de Weissig
qu'il fit cette fâcheuse rencontre. Il se trouva en présence de la
première division de Lauriston, soutint contre elle un combat acharné,
mais y laissa plus de deux mille hommes, et fut contraint à se retirer
sur la Sprée, où il rejoignit le soir du 19 le corps russe de Barclay
de Tolly. La perte était peu de chose pour nous à cause de notre
supériorité numérique; elle avait de l'importance pour les coalisés,
car elle affaiblissait singulièrement un corps dont ils avaient grand
besoin pour la défense des positions qu'il s'agissait de nous
disputer.

Le soir du 19 chacun était revenu à son poste. Barclay de Tolly
s'était reporté vers l'extrême droite des coalisés; le général d'York,
réduit de 8 mille hommes à 6 mille très-fatigués, était retourné au
centre; Ney n'était plus qu'à quelques lieues du village de Klix, où
il devait franchir la Sprée; la division Peyri, ramassant ses débris,
s'était ralliée autour du général Bertrand du mieux qu'elle avait pu.
Ces combats, qui autrefois eussent été considérés comme des batailles,
n'étaient plus que les escarmouches de ces luttes gigantesques. Le
lendemain, 20 mai, Napoléon mesurant ce qu'il lui fallait de temps
pour forcer la première ligne, ne voulut commencer l'action qu'à midi,
afin que la nuit fût une limite obligée entre la première opération et
la seconde. On employa la matinée à préparer les ponts de chevalets,
et les bateaux nécessaires aux divers passages de la Sprée.

[En marge: Première bataille de Bautzen, dans la journée du 20 mai.]

[En marge: Le maréchal Oudinot force à droite le passage de la Sprée.]

À midi, placé de sa personne en face de Bautzen, Napoléon donna le
signal, et l'action commença par un feu général de nos tirailleurs qui
s'étaient dispersés le long de la Sprée, pour éloigner de ses bords
les tirailleurs de l'ennemi. À droite le maréchal Oudinot, se
conformant aux ordres qu'il avait reçus, s'approcha de la Sprée vers
le village de Sinkwitz avec la division Pactod. Deux colonnes
d'infanterie, descendant presque sans être aperçues dans le lit fort
encaissé de la rivière, passèrent l'une à gué, l'autre sur un pont de
chevalets, et cachées par l'escarpement de la rive droite,
débouchèrent sur cette rive avant que l'ennemi eût pu remarquer leur
présence. Mais arrivées de l'autre côté de la Sprée, elles se
trouvèrent en face des troupes russes, formant l'aile gauche des
coalisés. Cette aile gauche, placée sous les ordres de Miloradovitch,
se composait de l'ancien corps de Miloradovitch, de celui de
Wittgenstein, et de la division du prince Eugène de Wurtemberg. Les
deux brigades du général Pactod furent chargées immédiatement par
plusieurs colonnes d'infanterie, mais tinrent ferme, donnèrent le
temps à la division française Lorencez, la seconde du maréchal
Oudinot, de venir se placer sur leur droite, et finirent par rester
maîtresses du terrain qu'elles avaient envahi. Le maréchal Oudinot fit
passer à leur suite la division bavaroise, et avec ces trois divisions
réunies s'avança jusqu'au pied des montagnes de notre droite, surtout
de la principale, dite le Tronberg, et entreprit de la gravir sous le
feu de l'ennemi, la gauche au village de Jessnitz, la droite dans la
direction de Klein-Kunitz.

[En marge: Macdonald force ce passage au centre, et attaque Bautzen.]

Pendant que ces événements avaient lieu à notre droite, au centre le
maréchal Macdonald avec ses trois divisions abordait de front la ville
de Bautzen, en débutant par l'attaque du pont de pierre qui était
fortement barricadé, et gardé par de l'infanterie. Afin d'ébranler le
courage des défenseurs de ce pont, il fit descendre dans le lit de la
Sprée une colonne qui franchit la rivière sur quelques chevalets. Le
maréchal alors se jeta sur le pont de pierre, l'enleva sans
difficulté, et courut sur la ville qu'il enveloppa avec deux de ses
divisions. Avec sa troisième, celle du général Gérard, il prit soin
d'éloigner la division du prince Eugène de Wurtemberg qui paraissait
vouloir se porter au secours de Bautzen. En même temps il fit attaquer
les portes de la ville à coups de canon afin de les abattre, et de
pénétrer dans l'intérieur baïonnette baissée.

[En marge: Marmont franchit la Sprée au-dessous de Bautzen.]

[En marge: Bertrand franchit également la Sprée, mais est obligé de
remettre au lendemain son établissement sur les terrains élevés de la
rive droite.]

[En marge: À la chute du jour du 20 mai, toutes les positions de
l'ennemi sont enlevées, et la premiers bataille est complétement
gagnée.]

Un peu au-dessous de Bautzen, vis-à-vis de Nimschütz, le maréchal
Marmont avait également franchi la Sprée avec ses trois divisions, et
s'était porté sur le terrain qui lui était assigné, entre le centre et
la gauche de la position générale. Mais pour s'y établir il fallait
enlever le village de Burk, défendu par le général prussien Kleist,
officier aussi habile que vigoureux. Le maréchal Marmont, avec les
divisions Bonnet et Compans, aborda le village de Burk, et l'emporta
non sans peine. Au delà commençait la seconde position des coalisés.
Un ruisseau fangeux, profond, bordé d'arbres, en formait la première
défense. Trois villages, celui de Nadelwitz à droite, celui de
Nieder-Kayne au centre, celui de Bazankwitz à gauche, occupaient le
bord de ce ruisseau. Le général Kleist s'était replié sur ces
villages, et y avait appelé le général d'York à son secours. Outre ces
deux corps prussiens, le maréchal Marmont avait à sa gauche, sur
quelques mamelons boisés, Blucher lui-même avec 20 mille hommes, et en
arrière à droite la ville de Bautzen, qui n'était pas encore prise. Il
ne songeait donc pas à entamer la seconde position des coalisés, et
tout ce qu'il désirait c'était de se maintenir sur le terrain qu'il
avait conquis. Il fit bonne contenance, et admirablement secondé par
ses troupes, il résista à toutes les attaques des Prussiens. Le
général Kleist sortit de Bazankwitz sur sa gauche pour l'aborder à la
baïonnette, mais le général Bonnet avec les marins supporta la charge,
et la repoussa victorieusement. Au même instant la cavalerie de
Blucher fondit sur cette brave troupe qui était déjà aux prises avec
l'infanterie prussienne. Le 37e léger et le 4e de marins la reçurent
en carré, avec une fermeté imperturbable. Tandis qu'il se maintenait
de la sorte, le maréchal Marmont pour ne pas avoir à dos la ville de
Bautzen, qui était attaquée mais point enlevée, détacha la division
Compans sur sa droite, laquelle trouvant une partie des murs de la
ville de Bautzen plus accessible, les escalada, et en facilita
l'entrée aux troupes du maréchal Macdonald. Sur ces entrefaites le
général Bertrand, au-dessous du maréchal Marmont, franchissait la
Sprée à Nieder-Gurck, au pied des mamelons où était campé Blucher. Il
avait d'abord réussi à traverser la Sprée, qui dans cet endroit se
divise en plusieurs bras marécageux, mais quand il lui avait fallu
gravir la berge élevée de la rive droite, et déboucher en présence du
corps de Blucher, il avait dû s'arrêter, car il se trouvait devant une
position extrêmement forte, défendue par tout ce que l'armée
prussienne renfermait de plus énergique. Toutefois il avait lui-même
occupé un mamelon sur la rive droite de la Sprée, et y avait logé un
régiment, le 23e, qui devait y être protégé par toute l'artillerie que
nous avions sur la rive gauche. Il était six heures du soir, et la
première ligne de l'ennemi était tout entière tombée dans nos mains. À
droite, le maréchal Oudinot avait franchi la Sprée et enlevé aux
Russes la montagne dite le Tronberg; au centre le maréchal Macdonald
avait enlevé le pont de pierre de Bautzen, ainsi que la ville
elle-même, et le maréchal Marmont après avoir franchi la Sprée, avait
pris pied au bord du ruisseau où commençait la seconde ligne de
l'ennemi; à gauche enfin le général Bertrand s'était assuré un
débouché au delà de la Sprée, en face des mamelons occupés par
Blucher, et formant le point le plus important de la seconde position.
Le résultat auquel nous aspirions était donc obtenu, et sans de trop,
grandes pertes. Certainement, si l'ennemi eût moins compté sur sa
seconde ligne, il eût pu nous disputer la première avec encore plus de
vigueur. Il l'avait néanmoins vaillamment défendue, et nous avions
glorieusement surmonté sa résistance. Ce premier acte était terminé
selon nos désirs, et le maréchal Ney arrivant au même instant à Klix,
tout promettait un égal succès pour le lendemain, bien que la journée
s'annonçât comme plus difficile, par cela seul qu'elle devait être
décisive.

Napoléon entra dans Bautzen à huit heures du soir, rassura les
habitants épouvantés, et vint camper en dehors, au milieu de sa garde
formée en plusieurs carrés. Il disposa tout pour l'attaque du
lendemain 21.

[En marge: Description de la seconde position.]

Du terrain qu'on avait conquis en passant la Sprée, on pouvait se
faire une idée plus exacte de la seconde position qui restait à
emporter. (Voir la carte nº 59.) Le ruisseau qui en formait le
principal linéament, appelé le Bloesaer-Wasser[17], du nom de l'un des
villages qu'il traversait, sortait des sombres montagnes de la droite,
et après s'être fait jour à travers leurs contours abruptes, longeait
le plateau sur lequel s'élevait Bautzen, en baignait le pied, coulait
parmi des saules et des peupliers en contre-bas de Nadelwitz, de
Nieder-Kayne, de Bazankwitz, villages en face desquels s'était placé
la veille le maréchal Marmont, puis, arrivé à notre gauche, à la
hauteur du village de Kreckwitz, tournait en arrière des mamelons
boisés sur lesquels Blucher avait pris position, suivait leur revers
en rétrogradant jusqu'à Klein-Bautzen, passait ainsi derrière ces
mamelons tandis que la Sprée passait par devant, les quittait à un
village appelé Preititz, et s'en allait enfin se confondre avec la
Sprée à travers la vaste plaine mêlée de prairies et d'étangs dont
nous avons parlé.

[Note 17: Sur les lieux mêmes que j'ai visités récemment encore, ce
ruisseau ne porte aucun nom que celui qu'on donne à la plupart des
ruisseaux dans tous les pays, _ruisseau du moulin_; mais, sur un plan
allemand fort détaillé et fort bien fait, dont il existe un exemplaire
au dépôt de la guerre, il porte le nom de _Bloesaer-Wasser_, que
j'emploie ici pour le désigner plus facilement dans le cours de mon
récit.]

[En marge: Distribution de l'armée coalisée sur la seconde position.]

La gauche des Russes, composée des anciens corps de Miloradovitch, de
Wittgenstein et de la division du prince Eugène de Wurtemberg, s'était
repliée sur l'une des montagnes élevées où le ruisseau du
Bloesaer-Wasser prenait sa source entre Jenkwitz et Pilitz, et devait
la défendre à outrance contre notre droite établie sur le Tronberg. Le
centre, composé des gardes et des réserves russes, chargé de défendre
le milieu de la position, s'était placé en arrière du Bloesaer-Wasser,
c'est-à-dire à Baschütz, sur un relèvement du terrain qui se trouvait
en face de Nadelwitz et de Nieder-Kayne, et s'y était établi sous la
protection de plusieurs redoutes et d'une forte artillerie. Le centre
des coalisés présentait ainsi un amphithéâtre hérissé de canons, et
si, pour l'attaquer, Marmont, la garde et Macdonald, formant le centre
de l'armée française, descendaient du plateau de Bautzen,
franchissaient le Bloesaer-Wasser à Nieder-Kayne, ou à Bazankwitz, il
leur fallait traverser une prairie marécageuse sous un feu plongeant
épouvantable, puis enlever à découvert la hauteur de Baschütz garnie
de redoutes.

Vers leur droite, c'est-à-dire vers notre gauche, les coalisés au lieu
de s'établir en arrière du Bloesaer-Wasser, s'étaient postés en avant.
Attachant avec raison une grande importance à ces mamelons boisés que
la Sprée perçait pour déboucher en plaine, et derrière lesquels
coulait le Bloesaer-Wasser, ils y avaient laissé Blucher pour les
disputer avec sa vigueur accoutumée, de manière que leur ligne, à son
extrémité, au lieu de rétrograder comme le Bloesaer-Wasser, présentait
une espèce de promontoire avancé. Blucher était là avec vingt mille
hommes, attendant que le général Bertrand voulût sortir du
pied-à-terre qu'il s'était assuré la veille en passant la Sprée à
Nieder-Gurck. Blucher avait à sa gauche, le long du Bloesaer-Wasser,
c'est-à-dire à Kreckwitz, les restes très-fatigués de Kleistet d'York,
puis, au revers des mamelons, la cavalerie prussienne et une partie de
la cavalerie russe pour couvrir ses derrières. Enfin, dans la plaine
humide et verdoyante qui s'étendait au delà de ces mamelons, et au
milieu de laquelle la Sprée et le Bloesaer-Wasser allaient se
confondre, se trouvait sur une légère éminence, marquée par un moulin
à vent, Barclay de Tolly avec ses quinze mille Russes. Il était là
pour résister aux tentatives du maréchal Ney, dont les coalisés ne
pouvaient pas encore apprécier toute l'importance.

[En marge: Difficultés de cette seconde journée.]

[En marge: Mouvement de flanc du maréchal Ney, tendant à faire tomber
la position de l'ennemi.]

C'était donc un ensemble formidable de positions à enlever, car notre
droite, sous le maréchal Oudinot, devait se maintenir sur le Tronberg
qu'elle avait conquis, le dépasser même, s'il était possible; notre
centre sous Macdonald et Marmont, appuyé par la garde, devait
descendre au bord du Bloesaer-Wasser, le franchir, traverser la
prairie au delà sous le feu des redoutes russes de Baschütz, et
emporter ces redoutes. Notre gauche enfin, sous le général Bertrand,
avait la difficile tâche de s'élever sur les mamelons défendus par
Blucher, et de les lui arracher. On aurait bien pu succomber à cette
triple tâche, devant des obstacles de terrain aussi nombreux, derrière
lesquels étaient rangés près de cent mille Russes et Prussiens
déterminés, si on n'avait eu contre eux que la ressource d'une
attaque de front. Mais Ney, arrivé dans la soirée même à Klix avec 60
mille hommes, devait y passer la Sprée, traverser la vaste plaine
entremêlée de prairies et d'étangs qui était à notre extrême gauche,
et à l'extrême droite des coalisés forcer tous les obstacles qui
seraient sur son chemin, défiler par derrière les mamelons occupés par
Blucher, et se diriger sur le clocher de Hochkirch, qu'on apercevait
au fond même de ce champ de bataille, recouvert d'un cuivre verdâtre
et brillant. De tous côtés on voyait ce clocher, et Napoléon l'avait
indiqué au maréchal Ney comme but frappant de ses efforts. Le maréchal
avait ordre de se mettre en mouvement dès le matin, de franchir la
Sprée à Klix coûte que coûte, de déboucher ensuite sur les derrières
de l'ennemi, et de faire le plus tôt possible entendre son canon vers
Preititz et Klein-Bautzen, sur la route de Hochkirch. C'est ce moment
que Napoléon attendait pour faire attaquer Blucher, de front par
Bertrand, de flanc par Marmont, pour franchir ensuite le ruisseau du
Bloesaer-Wasser, et aller assaillir les redoutes du centre défendues
par la garde russe. Il était possible que si Ney avait paru à temps à
Klein-Bautzen, Blucher fût non-seulement repoussé, mais pris tout
entier. Il était certain au moins que sa retraite devait déterminer
celle de toute l'armée ennemie.

Telles étaient les savantes dispositions de Napoléon pour la journée
du lendemain 21, lesquelles, ordonnées d'un peu loin, surtout pour Ney
qui cheminait à grande distance, laissaient un peu plus à faire que de
coutume à l'intelligence de ses lieutenants. Chacun coucha au bivouac
sur le terrain qu'il avait conquis, par un très-beau temps, et avec
pleine confiance dans le résultat de la prochaine journée. Napoléon
bivouaqua au milieu des carrés de sa garde, sur le plateau de Bautzen,
apercevant du point où il était toutes les positions de l'ennemi, mais
non le terrain que Ney devait parcourir, et que lui cachaient les
mamelons occupés par l'armée prussienne. En ce moment il se demandait
si cette nouvelle bataille ne serait pas prévenue par la réponse à sa
lettre du 18, dans laquelle il adhérait au principe d'un armistice
proposé par l'Autriche, et annonçait l'envoi de M. de Caulaincourt
pour le négocier. Mais le 20 au soir cette réponse ne lui était point
parvenue, soit qu'on ne voulût point recevoir M. de Caulaincourt et
lui permettre d'approcher l'empereur Alexandre, soit qu'on préférât
tenter encore une fois le sort des armes. De ces deux suppositions, la
seconde était celle qui convenait le mieux à Napoléon, car il était
sûr que la nouvelle bataille provoquerait de sages réflexions chez les
plus récalcitrants de ses ennemis. Quoi qu'il en pût être, il se livra
à son repos accoutumé la veille des grandes batailles.

[En marge: Situation des souverains alliés. Leurs délibérations dans
la nuit du 20 au 21 mai.]

Vis-à-vis de lui, dans une position qui correspondait assez exactement
à la sienne, à la maison de poste de Neu-Burschwitz, les souverains
alliés, agités comme le sont toujours les gens inexpérimentés en
présence des situations graves, étaient engagés dans une délibération
triste et laborieuse, qui dura toute la nuit. Quant à braver les
chances d'une seconde bataille, ils y étaient fermement décidés. Ils
avaient reçu la lettre relative à l'armistice et à la mission de M.
de Caulaincourt, et leur parti à cet égard avait été arrêté
sur-le-champ. Ils s'étaient dit que s'ils admettaient auprès d'eux M.
de Caulaincourt, l'Autriche concevrait à l'instant les plus grands
ombrages, et ne manquerait pas de voir dans cette admission la
probabilité d'un arrangement direct entre la France et la Russie. Ils
avaient donc pris la détermination de renvoyer très-poliment M. de
Caulaincourt à M. de Stadion, comme au représentant de la puissance
médiatrice chargée de tous les pourparlers, même de ceux qui étaient
relatifs à l'armistice, et de différer en outre cette réponse
jusqu'après le résultat de la bataille, car le parti des patriotes
allemands, qui menait directement l'armée prussienne, et indirectement
l'armée russe, aurait jeté les hauts cris, si on avait accepté un
armistice avant d'y être contraint par la nécessité la plus
impérieuse. Résolus à la bataille, les souverains alliés s'étaient mis
à en discuter les chances. Le roi de Prusse se flattait peu,
l'empereur de Russie beaucoup. Celui-ci était rempli d'un beau feu de
guerre qui ne lui laissait pas de repos. Il s'était pour ainsi dire
emparé du commandement suprême, et, pour l'exercer plus à son aise,
l'avait conféré nominalement au comte de Wittgenstein, qui avait pour
inspirateur le général Diebitch. Le commandement réel aurait dû
appartenir à Barclay de Tolly, à cause de ses antécédents et de son
rang, mais on s'était débarrassé de son inflexibilité en lui assignant
une espèce de rôle isolé à l'extrême droite des coalisés, dans les
terrains inondés entre le Bloesaer-Wasser et la Sprée, à la position
dite du moulin à vent. La discussion entre Alexandre et les nombreux
officiers russes et prussiens, qui lui apportaient tour à tour leur
avis, et le lui faisaient successivement adopter, roula précisément
sur la position de Barclay de Tolly. On avait singulièrement renforcé
la gauche sous Miloradovitch; le centre était couvert par les fortes
redoutes de Baschütz, et défendu par la garde impériale russe. La
droite sur les mamelons était invincible, suivant Blucher, et les
Prussiens juraient que ces mamelons deviendraient grâce à eux les
Thermopyles de l'Allemagne. Mais Barclay de Tolly pourrait-il résister
à Ney, qui semblait se diriger vers lui? Telle était la vraie
question. Alexandre, dont le coup d'oeil n'était pas encore
très-exercé, s'était persuadé que Napoléon voulait lui arracher
l'appui des montagnes, et par ce motif il n'entendait affaiblir ce
côté au profit d'aucun autre. M. de Muffling, officier d'état-major
distingué, qui avait soigneusement reconnu le terrain, insistait sur
le danger qui menaçait Barclay de Tolly, et finit par se faire écouter
d'Alexandre, porté du reste à écouter tous les donneurs d'avis par
bienveillance de caractère et désir honnête de tout comprendre. Mais,
sur la réponse du comte de Wittgenstein que Barclay de Tolly avait 15
mille hommes, Alexandre parut rassuré, et tout l'état-major avec lui,
excepté M. de Muffling. Puis le jour commençant à paraître il fallut
bien terminer la délibération, et courir chacun à son poste.

Napoléon, en effet, y appelait tout le monde, et était au sien de
grand matin. De la position où se trouvaient les souverains, on le
voyait, sur le plateau de Bautzen, à cheval, donnant des ordres, et
tout à fait à portée du canon ennemi. Lord Cathcart, l'ambassadeur
britannique, ayant une excellente lunette anglaise avec laquelle on
apercevait tous les mouvements de Napoléon, chacun l'empruntait pour
voir ce terrible adversaire, et aurait voulu deviner ce qui se passait
dans son esprit, comme on discernait ce qui se passait autour de sa
personne. Un uniforme jaune et galonné qu'on découvrait à côté de lui,
était le sujet d'une extrême curiosité. On se demandait si celui qui
était revêtu de cet uniforme ne serait pas Murat, dont le costume
était toujours singulier, et si par hasard ce ne serait pas une preuve
que la cavalerie française, réorganisée, était enfin arrivée sur le
champ de bataille. Bientôt après on sut que cet uniforme jaune était
celui d'un postillon saxon, dont Napoléon se servait pour se faire
indiquer l'emplacement des villages dont les noms étaient inscrits sur
sa carte.

[En marge: Seconde bataille de Bautzen, livrée le 21 mai.]

Mais déjà une effroyable canonnade remplissait de ses retentissements
la vaste étendue de ce champ de bataille. Le maréchal Oudinot à notre
droite était sur les hauteurs du Tronberg, qu'il avait conquises la
veille, et les disputait aux Russes de Miloradovitch qui s'efforçaient
de les lui reprendre. Au centre, Macdonald, Marmont, immobiles, ayant
entre eux les carrés de la garde, et derrière eux la cavalerie de
Latour-Maubourg, attendaient les ordres de Napoléon, qui lui-même
attendait le succès de la manoeuvre confiée au maréchal Ney. Le
général Bertrand à gauche, achevant le passage de la Sprée commencé la
veille, gravissait avec ses trois divisions l'escarpement de la rive
droite, protégé par l'artillerie de la rive gauche. Mais c'était à
deux lieues au-dessous, c'est-à-dire à Klix, que se passait
l'événement décisif de la journée. Le maréchal Ney venait
effectivement de franchir la Sprée sur ce point, et de refouler les
avant-postes de Barclay de Tolly.

[En marge: Marche du maréchal Ney sur le flanc de l'ennemi.]

Arrivé au delà de la Sprée, il avait à sa droite le revers des
mamelons occupés par Blucher, et les étangs qui longeaient le pied de
ces mamelons, devant lui le moulin à vent où était établi Barclay de
Tolly, et à gauche les bords marécageux du Bloesaer-Wasser. Il marcha
directement et résolûment sur le moulin à vent. À droite il détacha
vers Pliskowitz l'une des trois divisions du corps de Lauriston, celle
que commandait le général Maison, pour essayer de gravir les mamelons
qui étaient couverts d'artillerie et d'uniformes prussiens. À gauche
il dirigea les deux autres divisions du général Lauriston sous ce
général lui-même, pour passer le Bloesaer-Wasser au-dessous de Gleine,
et déborder ainsi la position de l'ennemi.

[En marge: Ce maréchal attaque et enlève la position de Barclay de
Tolly au moulin à vent.]

En mouvement dès le matin, ayant passé la Sprée à Klix de très-bonne
heure, il aborda également de très-bonne heure la position occupée par
Barclay de Tolly. Ce dernier lui lança force boulets, car il avait
plus de canons que de soldats. Obligé en effet de garder une ligne
fort étendue, du pied des mamelons où était Blucher jusque vers les
vastes prairies que traversait le Bloesaer-Wasser, il n'avait au
moulin même que cinq à six mille hommes. Mais des boulets n'arrêtaient
pas le maréchal Ney. Il continua de s'avancer sur le moulin à vent, et
tout énergique qu'était Barclay de Tolly, parvint à le culbuter.
Barclay avait en ce moment à ses côtés M. de Muffling, qui avait tant
insisté pour attirer sur cette partie de la position l'attention
d'Alexandre, et, après l'avoir rendu témoin de sa résistance et de ses
périls, il le dépêcha auprès de Blucher pour demander du secours.
Craignant, s'il s'obstinait en avant du Bloesaer-Wasser, d'y être
refoulé en désordre, il le repassa à Gleine, et alla s'établir sur le
penchant des hauteurs qui remplissaient le fond du champ de bataille,
pour disputer aux Français les routes de Würschen et de Hochkirch, que
toute l'armée coalisée devait suivre en se retirant. Il y rencontra
les troupes de Lauriston qui vinrent le harceler, mais contre
lesquelles l'avantage des lieux lui permettait de se défendre.

[En marge: Ney emporte le village de Preititz sur les derrières de
Blucher.]

[En marge: Il s'arrête après s'être rendu maître de ce village.]

Ney après avoir enlevé le moulin à vent, remonta un peu à droite pour
prendre à revers les mamelons où il avait aperçu la masse des troupes
prussiennes, et se trouva devant le village de Preititz, qui était
situé sur le Bloesaer-Wasser, juste au point où ce ruisseau, après
avoir tourné derrière la position de Blucher, se redressait pour
déboucher dans la plaine. Il fit emporter ce village par la division
Souham, et, une fois là, commença de concevoir quelques doutes sur ce
qui lui restait à faire. Il apercevait bien dans le fond le clocher de
Hochkirch, but assigné à ses efforts; mais ayant devant lui des masses
profondes de cavalerie, auxquelles il n'avait qu'un peu de cavalerie
légère à opposer, ayant à gauche Barclay de Tolly dans une position
avantageuse, à droite les mamelons occupés par Blucher, séparé de
Napoléon par une distance de trois lieues, et par des collines
boisées, ce héros, qui éprouvait quelquefois, comme nous avons eu
déjà l'occasion de le dire, des hésitations d'esprit, jamais de coeur,
s'arrêta pour écouter le canon du reste de l'armée, et ne pas
s'engager trop vite.

Pendant ce temps arrivait le secours destiné à Barclay de Tolly, que
M. de Muffling avait eu beaucoup de peine à obtenir de l'incrédulité
de Blucher et de Gneisenau. Ces deux derniers en effet, lorsque M. de
Muffling parvint auprès d'eux, étaient occupés à débiter des harangues
patriotiques aux troupes prussiennes, à leur parler de ces Thermopyles
germaniques où l'on devait mourir, et ne voulaient pas croire qu'ils
fussent menacés d'être pris à revers. Pourtant sur les instances de M.
de Muffling, Blucher ordonna à quelques bataillons de Kleist, et à
deux de la garde royale de quitter ses derrières, et d'aller reprendre
Preititz.

[En marge: Les Prussiens recouvrent un moment le village de Preititz,
mais Ney le reprend aussitôt.]

[En marge: Beaux résultats qu'eût obtenus le maréchal Ney en marchant
sur Hochkirch.]

Effectivement ces bataillons rebroussèrent chemin, donnèrent tête
baissée sur Preititz, y trouvèrent la division Souham qui n'était pas
sur ses gardes, et lui enlevèrent ce village ainsi que le pont du
Bloesaer-Wasser. Ney, surpris de cette brusque attaque, revint à la
charge avec sa seconde division, passa à son tour sur le corps des
bataillons prussiens, et rentra dans le village de Preititz. Ce
village reconquis, il fallait marcher devant soi, rallier Lauriston
par la gauche, et suivi de Reynier tourner la position de Blucher,
recevoir en carré comme on l'avait fait tant de fois les masses de la
cavalerie prussienne, puis gravir les pentes que défendait Barclay de
Tolly, et aller couper les routes de Würschen et de Hochkirch, qui
devaient servir de retraite à l'aile droite des coalisés. On eût pris
là 25 mille Prussiens et 200 bouches à feu, et dissous la coalition.
Le général Jomini, chef d'état-major du corps de Ney, adressa de vives
instances à l'illustre maréchal pour qu'il en agît ainsi, mais
celui-ci voulut attendre que les détonations de l'artillerie, qui
venaient seulement de se faire entendre sur sa droite, fussent plus
prononcées et plus proches, et qu'il fût moins isolé sur ce champ de
bataille si vaste, si compliqué, dont il n'avait aucune connaissance.

[En marge: Événements au centre.]

Cependant il en avait fait assez pour rendre intenable la position de
l'ennemi. Napoléon, impatient de commencer l'attaque, mais ne cédant
jamais à ses impatiences sur le champ de bataille, n'avait ordonné le
feu de son côté que lorsqu'il avait jugé l'événement mûr. En effet le
général Bertrand, protégé par l'artillerie de la rive gauche de la
Sprée, avait gravi les escarpements de la rive droite, et était
parvenu à déboucher en face de Blucher. Celui-ci, adossé aux mamelons
boisés dont nous avons parlé, avait sa droite à ces mamelons, sa
gauche au Bloesaer-Wasser et au village de Kreckwitz, son infanterie à
ses deux ailes, sa cavalerie au milieu, et une longue ligne
d'artillerie sur son front. Le général Bertrand était venu se déployer
devant lui, la division Morand à gauche, la division wurtembergeoise à
droite, la division italienne en réserve. Entre la position du général
Bertrand et la ville de Bautzen se trouvaient Marmont, la garde et
Macdonald, souhaitant avec ardeur l'ordre d'entrer en action.

À peine le canon de Ney avait-il retenti sur les derrières de
Blucher, que Napoléon s'était empressé de donner le signal. Marmont
ayant outre son artillerie toute celle de la garde, avait ouvert un
feu effroyable sur les redoutes du centre qui étaient devant lui, puis
avait dirigé une partie de ce feu un peu obliquement sur Kreckwitz et
le flanc de Blucher, dont la position était ainsi devenue fort
difficile.

[En marge: Attaque directe du général Bertrand contre la position de
Blucher.]

[En marge: Blucher, ne pouvant appeler à lui toutes les forces qui
étaient nécessaires sur ses derrières, est obligé de battre en
retraite.]

Après quelques instants de cette canonnade, Bertrand se mettait en
mouvement pour aborder la ligne de Blucher, lorsqu'il vit la cavalerie
prussienne fondre sur lui au galop. Mais la division Morand la reçut
en carré, sans en être ébranlée, la repoussa à coups de fusil, puis se
porta en colonnes d'attaques sur Blucher. Pendant ce temps la division
wurtembergeoise s'avançait sur Kreckwitz qui était dans le coude du
Bloesaer-Wasser, sur le flanc des mamelons boisés. Le canon de Marmont
avait tellement ébranlé les troupes qui gardaient Kreckwitz, qu'un
bataillon wurtembergeois s'y élançant avec vigueur parvint à s'en
emparer. Blucher voyant son front menacé, attira à lui sa seconde
division, celle de Ziethen, et la porta en ligne pour l'opposer au
corps de Bertrand. Cette division trouva Morand très-ferme à son poste
et ne le fit point reculer, mais elle gagna du terrain sur la division
wurtembergeoise, et dépassant Kreckwitz enleva le bataillon qui
s'était emparé de ce village. Marmont alors redoubla son feu oblique
sur Kreckwitz, tandis que Morand, de la défensive passant à l'attaque,
fit plier la division Ziethen, et la poussa sur les mamelons qui
servaient d'appui à Blucher. Il aurait fallu en ce moment que Blucher
pût attirer à lui toute la garde royale prussienne, le corps de
Kleist et une partie des forces russes. Mais à toutes ses demandes de
secours on répondit que ces troupes étaient occupées à disputer
Preititz sur ses derrières, qu'elles l'avaient même perdu, et que s'il
ne se retirait bien vite, loin de s'obstiner à défendre la position
que tout à l'heure il appelait les Thermopyles de l'Allemagne, il
allait être pris avec son corps d'armée par le maréchal Ney. Devant
l'évidence de ce danger, que M. de Muffling eut quelque peine à lui
faire comprendre, il se décida, le désespoir au coeur, à battre en
retraite, ayant bonne envie de se plaindre de Barclay de Tolly, qui,
disait-il, n'avait pas protégé ses derrières, mais ne l'osant pas, et
s'en dédommageant par mille invectives contre l'état-major russe, qui
avait inutilement accumulé dans les montagnes des forces dont on
aurait eu grand besoin sur la droite des alliés. Blucher se retira
donc, et passa en vue de Preititz, tout près de Ney qui en était resté
maître. Par un bonheur inouï pour lui, tandis qu'il descendait de ces
mamelons, où il avait promis de résister à tous les efforts des
Français, et en descendait par Klein-Bautzen, Ney croyant plus prudent
de les faire évacuer avant de se porter sur Hochkirch, les gravissait
par Preititz, de sorte que Ney y montait d'un côté pendant que Blucher
en descendait de l'autre. Blucher put donc opérer sa retraite sans
fâcheuse rencontre, traversa les lignes de la cavalerie russe et
prussienne, qui était demeurée en bataille derrière lui pour le
recevoir, et dont le long déploiement avait tant imposé au maréchal
Ney.

[En marge: Les redoutes du centre enlevées par le corps de Marmont et
par la garde.]

[En marge: Oudinot un moment repoussé reprend l'offensive.]

[En marge: Gain définitif de la bataille.]

Mais la victoire n'en était pas moins assurée. Bertrand suivit Blucher
en retraite; Marmont avec son corps, Mortier avec la jeune garde,
voyant le mouvement rétrograde de l'ennemi, descendirent sur le bord
du Bloesaer-Wasser, le franchirent, et traversèrent la prairie inondée
qui s'étendait au pied des redoutes de Baschütz. La jeune garde les
escalada sans grand dommage, car le mouvement de retraite imprimé à la
droite des coalisés s'était communiqué au reste de leur armée. Ce
mouvement général vint à propos dégager Oudinot, qui, à notre droite,
assailli sur le Tronberg par toutes les forces de Miloradovitch, avait
été contraint de se replier et de prendre position en arrière, la
gauche à Rabitz, la droite à Grubtitz, où il avait trouvé l'appui de
l'intrépide Gérard, commandant la droite de Macdonald. Au bruit de la
victoire remportée sur toute cette immense ligne, Oudinot reprit
l'offensive contre les Russes qui se retiraient, et les poussa
vivement. Sur une étendue de trois lieues on se mit à poursuivre les
coalisés, mais faute d'un terrain propre à la cavalerie, faute aussi
d'en avoir assez, on ne put recueillir en fait de prisonniers et de
canons que les blessés et les pièces démontées, dont le nombre au
surplus était considérable, et suffisait pour donner un grand éclat à
cette victoire. Certes, si le maréchal Ney eût été cette fois aussi
téméraire qu'il était intrépide, et il faut reconnaître que sa
position, à la distance où il se trouvait de Napoléon, avait dû lui
inspirer de l'inquiétude, si l'heureuse audace des temps passés
l'avait animé, on aurait ramassé dans cette journée plus de trophées
qu'à Austerlitz, à Iéna ou à Friedland, car on aurait pris toute la
droite de l'armée ennemie, et notamment Blucher, notre adversaire le
plus ardent. Telle quelle, la victoire était des plus brillantes; elle
faisait tomber une position formidable, défendue par près de cent
mille hommes, et la dernière illusion des alliés, du moins pour cette
partie de la campagne. Ils ne pouvaient plus se flatter de nous fermer
le chemin de l'Oder; ils ne pouvaient plus surtout, à moins d'un
armistice immédiat, rester attachés au territoire de l'Autriche, et
par son territoire à sa politique.

[En marge: Résultats de la victoire de Bautzen.]

Quant aux pertes, bien qu'en aient dit depuis les écrivains allemands,
elles étaient moindres de notre côté que du côté des coalisés. Ceux-ci
ont avoué pour les deux journées une perte d'environ 15 mille hommes
en morts et blessés, et elle fut beaucoup plus considérable. La nôtre
ne pouvait pas, en s'en rapportant à des états fort précis, être
évaluée à plus de 13 mille hommes, en morts ou blessés, bien que nous
fussions les assaillants, et que notre tâche fût de beaucoup la plus
laborieuse. La situation des combattants explique cette différence. Le
maréchal Oudinot, le 21 au matin, occupait une position dominante que
les Russes avaient été obligés de lui enlever. Au centre les maréchaux
Macdonald et Marmont n'avaient eu, dans cette même journée du 21, qu'à
tirer du canon, sans être exposés à souffrir de la canonnade de
l'ennemi. Dans l'engagement du général Bertrand contre Blucher, la
situation était également difficile pour les deux adversaires, et le
général Blucher avait essuyé une horrible canonnade de flanc de la
part du maréchal Marmont. Enfin, du côté du maréchal Ney, l'action la
plus vive s'était passée au village de Preititz, qu'on s'était pris et
repris dans des conditions également meurtrières pour les deux
partis. Ce qui donna lieu à tous les faux bruits que répandirent les
coalisés, suivant leur usage, sur les pertes que nous avions
éprouvées, c'est qu'abandonnant le champ de bataille, ils nous
laissèrent leurs blessés, et que les habitants de la Lusace, touchés
du malheur de tant de victimes la plupart allemandes, se mirent à les
ramasser sur le champ de bataille, et à les porter les unes et les
autres dans de petites voitures de paysans, quelquefois dans de
simples brouettes, soit aux villes les plus prochaines, soit même
jusqu'à Dresde. Or, dans ces nombreuses victimes, il y avait autant de
blessés des coalisés que des nôtres. Sous un rapport seulement nous
eûmes à regretter quelques pertes que ne firent pas les coalisés, ce
fut sous le rapport des égarés. C'est le titre qu'on donne à ceux qui
ne se retrouvent ni parmi les blessés ni parmi les morts, et qui la
plupart du temps sont des déserteurs. Il y eut dans la division
italienne Peyri et dans les trois divisions allemandes qui servaient
dans les corps d'Oudinot, de Ney et de Bertrand, deux à trois mille
déserteurs, qui ayant à leur portée les montagnes de la Bohême,
allèrent s'y soustraire aux dangers d'une guerre qu'ils faisaient à
contre-coeur.

[En marge: Napoléon se décide à poursuivre l'ennemi l'épée dans les
reins.]

[En marge: Oudinot détaché sur Berlin.]

Au surplus la victoire, ici comme à Lutzen, allait se juger par ses
conséquences, sinon par ses trophées. Dès le lendemain matin 22 mai,
Napoléon voulut poursuivre l'ennemi l'épée dans les reins, le rejeter
au delà de l'Oder, et entrer en même temps dans cette ville de
Breslau, où s'était célébrée l'alliance de la Russie et de la Prusse,
et dans cette ville de Berlin, vraie capitale de ce qu'on appelait la
patrie germanique, où fermentaient les passions les plus violentes.
Tandis qu'il allait marcher en personne à la suite des souverains
battus, il se crut suffisamment fort pour se séparer de l'un de ses
corps, celui du maréchal Oudinot, qui avait le plus souffert dans les
journées des 20 et 21, qui avait besoin de trois ou quatre jours pour
se refaire, et qui était assez aguerri, assez vigoureusement conduit
pour qu'on le hasardât sur Berlin. Napoléon lui adjoignit huit
bataillons qui tenaient garnison à Magdebourg, et devaient y être
remplacés par la division Teste (celle des divisions de Marmont qui
était demeurée en Hesse); il y ajouta un millier de chevaux laissés à
Dresde, ce qui allait reporter ce corps à 23 ou 24 mille hommes, force
suffisante pour battre le général Bulow chargé de couvrir Berlin. Le
maréchal Oudinot devait aborder vivement le général Bulow, le rejeter
sur l'Oder, et s'avancer ensuite sur Berlin, tandis que Napoléon avec
la grande armée elle-même pousserait les coalisés sur Breslau.

[En marge: Combat de cavalerie dans les plaines de Reichenbach.]

[En marge: Mort de Duroc.]

Après un repos de quelques heures, Napoléon, le 22 mai au matin, donna
ses ordres, puis se porta en avant, se faisant précéder par les
généraux Reynier et Lauriston, qui n'avaient presque pas combattu la
veille, et par le maréchal Ney, qui marchait après eux. Il suivait
avec la garde, et avait derrière lui Marmont, Bertrand et Macdonald.
Il lui restait après les pertes des deux journées, après la séparation
du maréchal Oudinot, une force totale d'au moins 135 mille hommes, que
l'approche du duc de Bellune, arrivant avec ses bataillons
réorganisés, devait reporter à 150 mille. C'était plus qu'il n'en
fallait contre un ennemi qui ne comptait pas plus de 80 mille
combattants. Il partit donc le 22 au matin, et voulut assister de sa
personne à la poursuite, afin d'essayer lui-même sa cavalerie
réorganisée tout récemment. Les alliés se retiraient par la route de
Bautzen à Gorlitz. On fit route toute la journée par un temps beau,
mais extrêmement chaud, à travers un pays très-accidenté, ainsi qu'il
fallait s'y attendre en longeant le pied des plus hautes montagnes de
la Bohême. (Voir la carte nº 58.) Napoléon, faisant la guerre aux
avant-postes comme à vingt ans, dirigeait en personne les manoeuvres
de détail, avec une précision, une justesse de coup d'oeil
qu'admiraient tous ceux qui l'accompagnaient, et même des témoins
assez peu bienveillants, tels que les officiers d'état-major étrangers
obligés de le suivre en qualité d'alliés[18]. Arrivé près de
Reichenbach, on aperçut au fond d'un bassin assez ouvert une ligne de
hauteurs, sur laquelle l'infanterie ennemie opéra sa retraite, en
laissant derrière elle pour la protéger un rideau de cavalerie. Le
hardi Lefebvre-Desnoettes, à la tête des lanciers polonais et des
lanciers rouges de la garde, fondit sur la cavalerie ennemie avec sa
vigueur et sa dextérité accoutumées. Il la repoussa vivement, mais
bientôt il attira sur lui une masse de beaucoup supérieure à la
sienne. Napoléon, qui avait sous la main les douze mille cavaliers de
Latour-Maubourg, les lança sur l'ennemi, et la plaine de Reichenbach
nous resta, couverte d'un assez bon nombre de Russes et de Prussiens.
Malheureusement nous avions perdu un excellent officier de cavalerie,
le général Bruyère, vieux soldat d'Italie, dont un boulet avait
fracassé la cuisse. Malgré l'avantage de cette rencontre, Napoléon put
s'apercevoir que sa cavalerie, quoique mêlée d'anciens cavaliers
revenus de Russie, était réorganisée depuis trop peu de temps pour
valoir autant qu'autrefois. La plupart des chevaux étaient en effet
blessés ou fatigués. Il put voir aussi que des ennemis animés de
sentiments énergiques étaient plus difficiles à entamer dans une
retraite, que des ennemis démoralisés faisant la guerre sans passion,
comme ceux qu'il poursuivait après Austerlitz ou après Iéna. Néanmoins
il avait mené les coalisés fort vite depuis le matin, car vers la
chute du jour on avait déjà fait huit lieues au moins. Après le combat
de cavalerie livré dans la plaine, le général Reynier avec
l'infanterie saxonne occupa les hauteurs de Reichenbach, et on pouvait
le soir même aller encore coucher à Gorlitz. Mais à Gorlitz il aurait
fallu engager un combat d'arrière-garde, et Napoléon, jugeant que
c'était assez, résolut de terminer là les peines de cette journée, et
ordonna qu'on dressât sa tente sur le terrain qu'on occupait. Il
descendait de cheval, lorsque l'on entendit tout à coup pousser un
cri: Kirgener est mort!--En entendant ces mots Napoléon s'écria: La
fortune nous en veut bien aujourd'hui!--Mais au premier cri en succéda
bientôt un second: Duroc est mort!--Ce n'est pas possible, répondit
Napoléon, je viens de lui parler.--C'était non-seulement possible,
c'était vrai. Un boulet qui venait de frapper un arbre près de
Napoléon, avait en ricochant tué successivement le général Kirgener,
excellent officier du génie, puis Duroc lui-même, le grand maréchal du
palais.--Duroc, quelques minutes auparavant, atteint d'une tristesse
singulière, tristesse d'honnête homme, qui lui était assez ordinaire,
mais plus marquée ce jour-là, avait dit à M. de Caulaincourt: Mon ami,
observez-vous l'Empereur?... Il vient d'avoir des victoires après des
revers, et ce serait le cas de profiter de la leçon du malheur ...
Mais, vous le voyez, il n'est pas changé ... il est insatiable de
combats ... La fin de tout ceci ne saurait être heureuse!--À peine M.
de Caulaincourt avait-il par un signe de tête approbatif exprimé la
communauté de ses sentiments avec Duroc, que ce dernier avait
rencontré cette fin malheureuse qu'il prévoyait. La blessure de Duroc
était des plus douloureuses. Le boulet avait déchiré ses entrailles,
et on les avait enveloppées dans des compresses imbibées d'opium, pour
rendre ses derniers moments moins cruels, car on ne conservait aucune
espérance de le sauver.--Napoléon accourut, lui prit les mains,
l'appela son ami, lui parla d'une autre vie, où ils trouveraient le
terme de leurs travaux, et prononça ces paroles avec une sorte de
remords qu'il n'avouait pas, mais qu'il sentait au fond de son
coeur.--Duroc, avec émotion, le remercia de ces témoignages, lui
confia le sort de sa fille unique, lui souhaita de vivre, de vaincre
les ennemis de la France, et de se reposer ensuite dans une paix
nécessaire.--Quant à moi, lui dit-il, j'ai vécu en honnête homme, je
meurs en soldat, je ne me reproche rien ... je vous recommande encore
une fois ma fille.--Puis, Napoléon restant auprès de son lit, lui
tenant les mains, et demeurant comme plongé dans des réflexions
profondes, Duroc ajouta: Partez, Sire, partez ... Ce spectacle est
trop pénible pour vous.--Napoléon sortit en lui disant: Adieu, mon
ami, nous nous reverrons ... peut-être bientôt!...--

[Note 18: Entre autres le major saxon Odeleben, qui, attaché à
Napoléon comme officier d'état-major, a rendu compte des circonstances
les plus minutieuses de la campagne de Saxe.]

[En marge: Noble caractère du grand maréchal.]

[En marge: Douleur de Napoléon.]

On a prétendu que ces mots de Duroc: _Je ne me reproche rien_,
faisaient allusion à quelques injustes reproches de Napoléon, qui dans
ses mouvements de vivacité n'épargnait pas même les hommes qu'il
estimait le plus. Mais il rendait pleine justice à son grand maréchal.
Duroc, né en Auvergne, d'une famille de gentilshommes militaires et
pauvres, avait été élevé dans les écoles de l'ancienne artillerie, et
avait les moeurs sévères, l'esprit arrêté de cette arme. Triste par
nature, sensé, discret, peu ambitieux, se défiant des prospérités
éblouissantes de l'Empire, il regrettait presque d'être attaché à un
char courant au travers des précipices, mais il n'avait pu s'empêcher
de le suivre, attiré par le génie de Napoléon, flatté de sa confiance,
comblé de ses bienfaits. Un homme sage, même en se défiant de la
fortune, ne sait pas toujours la repousser. Grand maréchal du palais,
ayant en quelque sorte l'inspection de toutes choses et de tout le
monde, Duroc ne manqua jamais d'informer Napoléon de ce qu'il fallait
qu'il sût, sans toutefois desservir ni calomnier personne, parce qu'il
voulait uniquement être utile, et jamais satisfaire ses antipathies ou
ses préférences. Il était le second ami sûr et vraiment dévoué que
Napoléon perdait dans l'espace de vingt jours. Aussi Napoléon était-il
profondément ému de cette perte. Sorti de la chaumière où l'on avait
placé Duroc mourant, il alla s'asseoir sur des fascines, assez près
des avant-postes. Il était là pensif, les mains étendues sur ses
genoux, les yeux humides, entendant à peine les coups de fusil des
tirailleurs, et ne sentant pas les caresses d'un chien appartenant à
un régiment de la garde, qui galopait souvent à côté de son cheval, et
qui en ce moment s'était posé devant lui pour lécher ses mains. Un
écuyer étant venu l'arracher à cette rêverie, il se leva brusquement,
et cacha ses larmes, pour n'être pas surpris dans cet état d'émotion.
Telle est la nature humaine, changeante, insaisissable dans ses
aspects divers, et ne pouvant être jugée avec sûreté que par Dieu
seul! Cet homme attendri sur le sort d'un blessé, avait fait mutiler
plus de quatre-vingt mille hommes depuis un mois, plus de deux
millions depuis dix-huit ans, et allait en faire déchirer encore par
les boulets quelques centaines de mille!

Napoléon ordonna sur-le-champ une cérémonie publique, où seraient
prononcés solennellement les éloges funèbres des maréchaux Bessières
et Duroc, par MM. Villemain et Victorin Fabre.--Je ne veux pas de
prêtres, écrivit-il le jour même à l'archichancelier Cambacérès, sans
doute sous l'influence de ses dernières querelles avec le clergé.--Il
transporta à la fille de Duroc le duché de Frioul, ainsi que tous les
dons qu'il avait accordés au père, et désigna M. le comte Molé pour
son tuteur.

[En marge: Arrivée le 25 mai sur le Bober.]

Mais telle est la guerre! On s'émeut un instant, puis, entraîné par
le torrent des événements, on court des funérailles de la veille à
celles du lendemain, s'excusant par l'oubli de soi-même de l'oubli
d'autrui. Le lendemain 23 mai on entra à Gorlitz, et on franchit la
Neiss. Le 24 on franchit la Queiss, et le 25, le Bober. Les coalisés
s'étaient séparés en deux colonnes, l'une à notre droite, composée des
troupes de Miloradovitch et de la garde russe, l'autre à notre gauche,
composée des Prussiens et de Barclay de Tolly, distribution
correspondant à celle qu'ils présentaient sur le champ de bataille de
Bautzen. Napoléon les suivit toutes deux. Une colonne formée des corps
de Bertrand et de Marmont marcha sur la droite par Gorlitz, Lauban,
Goldberg, Schweidnitz, en suivant le pied des montagnes. Une autre
comprenant les corps de Reynier, de Lauriston, de Ney, la garde, et le
quartier impérial, marcha au centre par Gorlitz, Bunzlau, Haynau,
Liegnitz, Breslau. Sur notre gauche, le duc de Bellune, précédé de la
cavalerie du général Sébastiani, se dirigea vers l'Oder pour débloquer
Glogau. Nous étions en pleine Silésie, dans de riches campagnes, sur
le territoire du roi de Prusse, que nous n'avions d'autre raison de
ménager que celle d'économiser pour nous-mêmes les ressources du pays.
Napoléon ordonna la plus sévère discipline, par prévoyance d'abord, et
ensuite pour faire avec les Russes un contraste qui fût de nature à
frapper les Allemands.

[En marge: La division Maison est surprise à Haynau.]

À Haynau la division Maison, la meilleure du corps de Lauriston,
essuya une surprise fâcheuse, et même assez meurtrière. Les coalisés
se sentant vivement poursuivis, et voulant nous rendre moins
pressants, imaginèrent de nous tendre un piége qui nous coûtât un peu
cher, et le combinèrent avec beaucoup d'art. Dans la plaine de Haynau,
où il y avait place pour une nombreuse cavalerie, et où l'on pénétrait
après avoir traversé un village, on cacha sur le côté, et hors de vue,
cinq ou six régiments de grosse cavalerie, puis on nous montra sur la
route directe une espèce d'arrière-garde qui se retirait négligemment.
Le général Maison ayant conçu quelques craintes s'avançait avec
précaution; mais le maréchal Ney, stimulé par les reproches de
Napoléon, qui se plaignait sans cesse de ne pas faire de prisonniers,
poussa le général Maison en avant, et se mettant à ses côtés, voulut
déboucher vivement dans la plaine. Ils n'avaient pas plutôt franchi le
défilé du village, qu'on vit sur la droite un moulin en flammes, et à
ce signal (convenu par les ennemis) une innombrable cavalerie fondit
sur notre infanterie avant qu'elle eût le temps de se former en carré.
La déroute fut grande, malgré tous les efforts du maréchal Ney et du
général Maison. On perdit trois ou quatre pièces de canon, et un
millier d'hommes sabrés ou dispersés. Le maréchal Ney ne parvint que
très-difficilement à dégager sa personne, et le général Maison, après
des efforts inouïs, réussit enfin à rallier sa division, mais l'âme
dévorée de chagrin, et consentant avec peine à survivre à un accident
qui était quant à lui parfaitement immérité. Les Prussiens payèrent
cette aventure, bonne pour eux, de la mort du colonel de Dolffs, le
meilleur de leurs officiers de cavalerie après Blucher, et commandant
chez eux la réserve de cette arme.

[En marge: Le général Sébastiani venge à Sprottau l'échec de la
division Maison.]

[En marge: Arrivée de l'armée française sur l'Oder, et déblocus de
Glogau.]

Le lendemain le général Sébastiani, qui marchait en tête du corps du
duc de Bellune vers Glogau, vengea dans les environs de Sprottau
l'échec du général Maison, en prenant un immense parc d'artillerie et
500 prisonniers. Ce sont là les alternatives quotidiennes de la
guerre; mais ces sortes d'escarmouches étaient en ce moment de peu de
conséquence. On arriva le 27 sur la Katzbach, à Liegnitz, et notre
corps de gauche, parvenu sur l'Oder, débloqua Glogau. Notre garnison,
investie depuis cinq mois, se jeta pleine de joie dans les bras de ses
libérateurs. Le général Lauriston ayant de son côté joint l'Oder,
arrêta soixante bateaux de vivres et de munitions qui devaient servir
au siége de la place, et qui lui furent envoyés pour la ravitailler.
Le maréchal Ney n'avait plus qu'une marche à exécuter pour entrer à
Breslau.

[En marge: Suite donnée à la proposition d'armistice.]

[En marge: Lettre de M. de Stadion.]

On s'étonnera sans doute qu'il ne fût plus question d'armistice après
la lettre du général de Bubna à M. de Stadion, et après celle de M. de
Caulaincourt à M. de Nesselrode, l'une annonçant le projet
d'armistice, et l'autre offrant les moyens de le négocier
immédiatement. Mais, ainsi que nous l'avons déjà dit, on n'avait pas
voulu admettre M. de Caulaincourt, afin de ne donner d'ombrage ni aux
alliés qu'on avait déjà, c'est-à-dire aux Prussiens, ni à ceux qu'on
espérait, c'est-à-dire aux Autrichiens. On avait donc répondu que la
médiation de l'Autriche ayant été acceptée, M. de Caulaincourt devait
s'adresser à M. de Stadion, représentant de la puissance médiatrice.
Cette réponse, signée de M. de Nesselrode, et accompagnée d'ailleurs
des témoignages les plus flatteurs pour M. de Caulaincourt, fut
renfermée dans une lettre de M. de Stadion au prince Berthier, et
expédiée à ce dernier. Elle disait que d'après le renvoi qui venait de
lui être fait, M. de Stadion était prêt à s'aboucher avec M. de
Caulaincourt, et avec des commissaires tant russes que prussiens, pour
procéder sur-le-champ à la conclusion d'un armistice.

[En marge: Napoléon reçoit froidement cette lettre.]

Cette double réponse, différée jusqu'au lendemain de la bataille, fut
envoyée le 22 mai, et remise aux avant-postes français. Napoléon
l'ayant reçue, et voyant quel accueil on faisait à ses ouvertures,
n'avait pas cru devoir se presser avec des gens qui se montraient si
fiers, et répondit que lorsque les commissaires se présenteraient aux
avant-postes on les admettrait. Il avait ensuite continué sa marche,
et il était, comme on vient de le voir, arrivé à Liegnitz, à une ou
deux marches de Breslau.

[En marge: Agitation au camp des coalisés.]

[En marge: Barclay de Tolly, devenu général en chef, veut se retirer
en Pologne.]

Dans ce moment une vive agitation régnait parmi les coalisés. Malgré
un fol orgueil, provenant chez eux de ce qu'ils nous résistaient un
peu mieux qu'autrefois, ils commençaient à sentir les conséquences de
deux grandes défaites. Les officiers prussiens, presque tous membres
du _Tugend-Bund_, avaient une ardeur de sectaires, sectaires
d'ailleurs de la plus noble des causes, celle de leur patrie; mais les
troupes, dans lesquelles les jeunes soldats se trouvaient en assez
forte proportion, se ressentaient des batailles perdues et des
retraites rapides. Les Russes étaient beaucoup plus ébranlés que les
Prussiens. La guerre, de patriotique qu'elle avait été pour eux, étant
devenue purement politique depuis qu'ils avaient franchi la Pologne,
ils en supportaient les souffrances avec impatience. En outre
l'empereur Alexandre n'ayant pu refuser plus longtemps le commandement
à Barclay de Tolly, seul homme capable de l'exercer quoique
impopulaire parmi les soldats, celui-ci, avec l'ordinaire exactitude
de son esprit, avait cherché à remettre l'ordre dans son armée, et n'y
avait guère réussi au milieu de la confusion d'une retraite. Il
pensait et disait avec sa rudesse accoutumée, que l'armée russe allait
se dissoudre si on ne la ramenait en Pologne pour s'y refaire pendant
deux mois derrière la Vistule, et non-seulement il le disait, mais il
voulait agir en conséquence. Aussi avait-il fallu la volonté
formellement exprimée d'Alexandre pour lui faire abandonner la route
de Breslau, celle qui menait directement en Pologne, et l'obliger à
prendre celle de Schweidnitz. C'est là qu'on espérait s'arrêter, dans
le fameux camp de Bunzelwitz, si longtemps occupé par Frédéric le
Grand, et dans le voisinage de l'Autriche, voisinage toujours
fortement recommandé par les diplomates de la coalition. Barclay de
Tolly avait obéi, en déclarant toutefois cette conduite politique
peut-être, mais très-peu militaire, et laissant craindre une
opposition, opiniâtre à des ordres de la même nature, fussent-ils
donnés par l'empereur.

[En marge: Efforts qu'on fait pour retenir Barclay de Tolly.]

Les Allemands, et Alexandre lui-même, toujours infatué de son rôle de
libérateur de l'Europe, avaient envoyé à Barclay de Tolly M. de
Muffling, qui avait quelques titres à ses yeux, pour avoir défendu sa
conduite dans la journée du 21 mai et mis en grande évidence ses
dangers et ses services. M. de Muffling avait tâché de l'ébranler
dans ses résolutions, mais n'avait rien gagné sur l'inflexibilité de
son caractère, et pour réussir à le convaincre l'avait conduit au camp
de Bunzelwitz, afin de lui en montrer les avantages. Mais on avait
trouvé la place de Schweidnitz, qui était l'appui de ce camp, détruite
par les Français en 1807, et point relevée encore par les Prussiens en
1813, en outre la position de Bunzelwitz insignifiante comparativement
aux moyens dont disposaient les armées modernes. Barclay de Tolly
avait soutenu, et avec raison, que les armées coalisées ne tiendraient
pas quelques heures dans une position pareille, et qu'elles
sortiraient presque anéanties d'une nouvelle rencontre avec Napoléon.
Cette visite n'avait donc eu d'autre résultat que de confirmer le
général russe dans sa résolution de laisser les Prussiens en Silésie,
et d'aller refaire son armée en Pologne, sauf à revenir dans deux mois
sur l'Oder. Mais pendant ce temps la coalition pouvait être dissoute.

[En marge: Nécessité pour les coalisés de consentir à un armistice.]

[En marge: Envoi de commissaires aux avant-postes français.]

[En marge: Voyage de M. de Nesselrode à Vienne pour décider
l'Autriche.]

On reconnut bientôt après toutes ces conférences qu'il n'y avait
d'autre ressource que de donner suite à l'idée d'un armistice, déjà
mise en avant par la diplomatie des puissances belligérantes. On se
réunit chez les deux monarques alliés à Schweidnitz, et on tomba
d'accord sur la nécessité d'une suspension d'armes, comme unique moyen
d'échapper aux difficultés de la situation. Par malheur pour les
coalisés, les meneurs prussiens n'en voulaient pas. Le général
Gneisenau, membre du _Tugend-Bund_, homme de coeur et d'esprit, mais
ardent et irréfléchi, rempli des passions de ses compatriotes,
successeur du général Scharnhorst dans les fonctions de chef
d'état-major de Blucher, tenait tout haut contre le projet d'un
armistice un langage des plus violents, et qui pouvait être dangereux
avec des têtes aussi vives que celles des officiers prussiens.
Pourtant la nécessité de suspendre les hostilités était impérieuse, et
l'on convint d'envoyer des commissaires au quartier général français,
afin de négocier un armistice. En même temps on essaya d'agir sur les
esprits les plus exaltés, en leur promettant de ne poser les armes que
pour les reprendre bientôt, et lorsqu'on les aurait reprises, de ne
plus les quitter qu'après la destruction de l'ennemi commun. On ne
s'en tint pas à l'envoi des commissaires au quartier général. On fit
partir M. de Nesselrode pour Vienne. Il devait y exposer les dangers
que couraient les puissances belligérantes, l'impossibilité pour elles
de se tenir plus longtemps attachées à la Bohême, et, si le cabinet de
Vienne ne prenait immédiatement son parti, la vraisemblance d'une
retraite forcée en Pologne, laquelle entraînerait infailliblement la
dissolution de la coalition, et la perte pour l'Autriche d'une
occasion unique de sauver l'Europe et elle-même. Il était armé d'un
stimulant puissant, c'était la menace d'un arrangement direct de la
Russie avec la France, arrangement direct que l'empereur Alexandre
avait repoussé noblement, mais qu'il dépendait de lui de négocier en
quelques heures, car il n'avait pour cela qu'à laisser pénétrer M. de
Caulaincourt jusqu'à lui. Du reste la seule apparition de ce noble
personnage aux avant-postes avait agi déjà sur le cabinet autrichien,
et M. de Nesselrode en arrivant à Vienne devait trouver tout produit
l'effet qu'on attendait de cet argument. Pour seconder M. de
Nesselrode, M. de Stadion avait écrit de son côté, les Prussiens du
leur, et tous s'étaient servis de M. de Caulaincourt comme d'un
épouvantail qui devait amener le cabinet de Vienne à se décider tout
de suite.

[En marge: Arrivée des commissaires russe et prussien aux avant-postes
français.]

M. de Nesselrode partit donc pour la capitale de l'Autriche, tandis
que le général Kleist au nom des Prussiens, le général comte de
Schouvaloff au nom des Russes, se rendaient aux avant-postes français.
Ils y arrivèrent le 29 mai à dix heures du matin. Ils furent reçus par
le prince Berthier, qui en référa sur-le-champ à l'Empereur.

[En marge: Motifs de Napoléon pour accepter un armistice.]

[En marge: M. de Caulaincourt chargé de négocier l'armistice.]

Celui-ci était engagé par les réponses qu'il avait faites, et ne
pouvait pas refuser de négocier, bien qu'il eût intérêt à battre une
dernière fois les coalisés, et à les pousser en désordre sur la
Vistule, loin de l'Autriche, qui ne deviendrait certainement pas leur
alliée, s'ils étaient rejetés si loin d'elle. Pourtant l'état de sa
cavalerie, le désir d'avoir achevé la seconde série de ses armements,
afin de tenir tête même à l'Autriche, et de ne conclure que la paix
qu'il voudrait, l'espérance d'être prêt en deux mois, et de reprendre
alors ses opérations victorieuses après avoir échappé aux grandes
chaleurs de l'été, le disposaient assez à une suspension d'armes. Il
consentit donc au principe d'un armistice, parce qu'il était lié en
quelque sorte, parce que le refus aurait eu une signification trop peu
pacifique, et surtout parce qu'il se flattait d'avoir le temps de
redevenir par ses armements le maître des conditions de la paix. Mais
il entendait garder par les arrangements temporaires dont on allait
convenir la Silésie jusqu'à Breslau, et la basse Allemagne jusqu'à
l'Elbe, Hambourg et Lubeck compris, que ces villes fussent ou ne
fussent pas reconquises par les troupes françaises. De plus, il
voulait que l'interruption des opérations militaires durât deux mois
au moins, et que pendant toute la durée de cette interruption les
garnisons de ses places de l'Oder et de la Vistule ne mangeassent pas
leurs vivres, mais fussent ravitaillées à prix d'argent. M. de
Caulaincourt, l'épouvantail de l'Autriche, fut envoyé à Gebersdorf le
30 mai, entre les deux armées, afin de traiter sur les bases que nous
venons d'indiquer.

Il trouva les commissaires prussien et russe fort animés, affectant de
l'être encore plus qu'ils ne l'étaient, beaucoup trop orgueilleux pour
leur situation, fort polis toutefois envers l'ancien ambassadeur de
France en Russie. M. de Caulaincourt put voir aussi que le sentiment
d'une cause juste était d'un grand secours dans les défaites, et que
Napoléon aurait une violente lutte à soutenir, s'il persistait à ne
rien céder à l'Europe. Les commissaires se montrèrent presque fixés
sur les trois points qui suivent. Ils ne voulaient pas abandonner
pendant l'armistice Breslau, devenu la seconde capitale des Prussiens;
ils ne voulaient pas davantage nous concéder l'occupation de Hambourg,
car c'était établir d'avance un préjugé en faveur de la réunion
définitive des villes anséatiques à la France, et enfin ils
entendaient ne donner qu'une durée d'un mois à l'armistice. M. de
Caulaincourt eut sur ces trois points une conférence qui dura dix
heures, et parut n'avoir rien gagné après une discussion aussi longue.
Il en référa à l'Empereur, qui était à Neumarkt, aux portes de
Breslau, et avait eu la prudence, trop rare chez lui, de ne pas entrer
dans cette ville, afin de ne pas s'ôter la possibilité de la céder,
s'il en fallait faire le sacrifice. Il s'était contenté d'y envoyer un
détachement des troupes du maréchal Ney.

[En marge: Points contestés de l'armistice.]

Le ton, les exigences des commissaires alliés l'irritèrent
singulièrement[19]. Il leur fit répondre que l'armistice ne lui était
pas nécessaire, tandis que pour eux il était indispensable; que si on
voulait donner à cette suspension d'armes le caractère d'une
capitulation, il allait marcher en avant et les rejeter au delà de la
Vistule, qu'ils seraient battus une troisième fois, une quatrième,
aussi souvent, en un mot, qu'ils s'exposeraient à rencontrer l'armée
française; que si, avec une pareille conviction, il consentait à
s'arrêter, c'était pour rendre à l'Europe des espérances de paix dont
elle avait besoin, et n'être pas accusé d'avoir fait évanouir ces
espérances; qu'il voulait la moitié de la Silésie au moins, qu'il
n'abandonnerait pas Hambourg, et que quant à Breslau, s'il y
renonçait, ce serait pure complaisance de sa part, car il en était
maître. Toutefois il évita de s'expliquer d'une manière absolue à cet
égard, laissant entrevoir que Breslau serait l'équivalent de Hambourg.
Mais il fut péremptoire relativement à la durée de l'armistice, disant
que stipuler un mois pour traiter tant de matières si difficiles,
c'était tracer autour de lui le cercle de Popilius, qu'il était
habitué à y enfermer les autres, et pas du tout à y être enfermé
lui-même, et que voulant sérieusement d'un congrès, il demandait le
temps de le tenir, et de le faire aboutir à un résultat.--Par malheur
il ne le voulait pas franchement, et cherchait à se procurer le temps
d'armer, non celui de négocier.

[Note 19: Nous possédons aux archives toute la correspondance de
Napoléon avec M. de Caulaincourt pendant la négociation de cet
armistice, et c'est d'après cette correspondance elle-même que j'écris
ce récit.]

[En marge: Longues discussions.]

[En marge: Circonstance nouvelle qui influe sur la détermination de
Napoléon.]

Les commissaires se revirent, et se mirent à disputer sur ces divers
thèmes, au village de Pleiswitz, après avoir pris la précaution de
stipuler une suspension d'armes provisoire pendant la durée de ces
pourparlers. Les commissaires alliés tenaient toujours à leurs
prétentions, sans néanmoins se montrer invincibles, car ils avaient de
l'armistice un besoin impérieux. De son côté Napoléon venait
d'apprendre une nouvelle qui le disposait à être un peu plus
accommodant. M. de Bassano, récemment arrivé de Paris à Dresde,
s'était transporté à Liegnitz pour y reprendre ses fonctions
diplomatiques à la suite du quartier général, et à peine à Liegnitz il
y avait été rejoint par M. de Bubna revenant de Vienne, et apportant
des explications détaillées sur tous les points que Napoléon avait
traités avec lui à Dresde les 17 et 18 mai dernier. Voici ce que M. de
Bubna racontait de son voyage et de ses négociations.

[En marge: Retour de M. de Bubna au quartier général français avec les
propositions de l'Autriche modifiées.]

De retour à Vienne, il avait peint Napoléon comme plus débonnaire
encore qu'il ne l'avait trouvé, bien que Napoléon eût feint de se
montrer à lui plus accommodant qu'il ne voulait l'être. Il avait
surtout fait valoir sa disposition à recevoir les insurgés espagnols
dans un congrès, comme une concession inespérée, et mis un grand soin
à taire ses emportements contre M. de Metternich. Il n'avait parlé de
ces emportements qu'à M. de Narbonne. Ce rapport très-adroit avait
infiniment satisfait l'empereur François, et M. de Metternich, qui
désiraient l'un et l'autre sortir de cette situation sans la guerre.
De plus ils avaient été fort contents des lettres de Napoléon, et
avaient tenu un certain compte des répugnances qu'il avait manifestées
à l'égard de quelques-unes des conditions proposées. Sur la
dissolution du grand-duché de Varsovie, sur son démembrement au profit
de la Prusse, de la Russie, de l'Autriche, sur l'abandon de l'Illyrie
à cette dernière, ils avaient considéré Napoléon comme rendu,
quoiqu'il ne l'eût pas formellement dit à M. de Bubna. Mais puisque M.
de Bubna l'avait trouvé plus tenace sur la renonciation au protectorat
de la Confédération du Rhin, et sur la restitution des villes
anséatiques, l'empereur François et M. de Metternich s'étaient décidés
sur ces deux points à admettre quelques modifications, et ils avaient
imaginé les suivantes, qui étaient de nature à sauver ce que Napoléon
appelait son honneur. Les provinces anséatiques ne seraient restituées
pour reconstituer les villes libres de Lubeck, Brême et Hambourg, qu'à
la paix avec l'Angleterre. De plus la question de la Confédération du
Rhin serait renvoyée également à la paix générale, à celle qui
comprendrait toutes les puissances de l'univers, même l'Amérique. Si
on ne traitait dans le moment qu'avec la Russie, la Prusse et
l'Autriche, on ajournerait ces deux points. Si au contraire on
traitait avec tout le monde, Napoléon pourrait bien faire à la paix
universelle, qui comprenait la paix maritime et devait lui procurer
tant d'avantages et tant de lustre, le sacrifice des deux points
contestés.

On avait donc réexpédié sur-le-champ M. de Bubna pour le quartier
général français, avec ces deux modifications, qui étaient en effet
fort importantes, et l'empereur François avait adressé une nouvelle
lettre à Napoléon, dans laquelle, répondant à la prière que celui-ci
lui avait faite de soigner son honneur, il disait ces mots: Le jour où
je vous ai donné ma fille, votre honneur est devenu le mien. Ayez
confiance en moi, et je ne vous demanderai rien dont votre gloire ait
à souffrir.--À tous ces témoignages, M. de Bubna devait ajouter la
déclaration formelle que l'Autriche n'était encore engagée avec
personne, et que si Napoléon acceptait les conditions de paix ainsi
modifiées, elle était prête à se lier avec lui par de nouveaux
articles joints au traité d'alliance du 14 mars 1812.

[Date en marge: Juin 1813.]

Telles étaient les dispositions de la cour de Vienne lorsque M. de
Bubna s'était remis en route, et elles étaient sincères, car à ce
moment l'Autriche n'avait pas encore entendu parler d'arrangement
direct entre la Russie et la France, elle n'avait donc ni
mécontentement, ni raison particulière de se hâter, et elle offrait
ces conditions parce qu'elle était assurée de les faire agréer à la
Russie et à la Prusse par la seule menace de s'unir à Napoléon. M. de
Bubna ayant fait diligence, était arrivé le 30 mai à Liegnitz, auprès
de M. de Bassano, et avait longuement exposé les propositions qu'on
l'avait chargé de faire. Malgré la froideur de M. de Bassano, il les
avait exposées avec bonne foi, et avec la chaleur d'un homme qui
désirait réussir, pour son pays d'abord, et aussi pour sa gloire
personnelle. M. de Bassano rendit compte sur-le-champ, et par écrit,
de cette conférence à Napoléon, sans dire un seul mot pour appuyer ou
combattre des propositions dont le rejet est le plus grand malheur qui
soit jamais advenu à la France.

[En marge: Napoléon obligé de se prononcer sur les propositions de
l'Autriche, se résout à l'armistice, pour gagner deux mois, et se
mettre en mesure par ses derniers préparatifs de ne subir aucune
condition.]

Certes une pareille nouvelle aurait dû sembler bien bonne à Napoléon,
car il dépendait de lui de terminer sa longue lutte avec l'Europe, et
de la terminer en obtenant un empire magnifique, en obtenant surtout
la paix maritime, qui par l'effet qu'elle devait produire aurait
couvert bien suffisamment le sacrifice de Hambourg et de la
Confédération du Rhin. Malheureusement cette communication l'irrita au
lieu de le satisfaire. Il y vit la résolution de l'Autriche
d'intervenir immédiatement, ce qui était vrai, et de ne pas laisser
prolonger les hostilités sans imposer son arbitrage. Or il fallait, ou
qu'il consentît à des conditions dont il ne voulait à aucun prix, même
modifiées, ou qu'il courût la chance d'avoir à l'instant même
l'Autriche sur les bras, et il ne pouvait être en mesure de faire face
à ce nouvel ennemi que sous deux mois. Ce fut donc le coup d'éperon
qui le décida à céder sur quelques points contestés de l'armistice. Au
lieu d'être accommodant avec l'Autriche qui lui demandait des
sacrifices définitifs, il le devint avec la Prusse et la Russie qui
n'exigeaient que des sacrifices provisoires. Il écrivit à M. de
Bassano en chiffres: Gagnez du temps, ne vous expliquez pas avec M. de
Bubna, emmenez-le avec vous à Dresde, et retardez le moment où nous
serons obligés d'accepter ou de refuser les propositions
autrichiennes. Je vais conclure l'armistice, et alors le temps dont
j'ai besoin sera tout gagné. Si pourtant on persiste à exiger pour la
conclusion de cet armistice des conditions qui ne me conviennent pas,
je vous fournirai des thèmes pour prolonger les pourparlers avec M. de
Bubna, et pour me ménager les quelques jours qu'il me faudrait pour
rejeter les coalisés loin du territoire de l'Autriche.--

Dans le moment, pour son malheur et le nôtre, Napoléon venait de
recevoir la nouvelle que le maréchal Davout était aux portes de
Hambourg, et serait certainement entré dans cette ville le 1er juin.
On était au 3; il imagina donc de résoudre la difficulté de Hambourg,
en disant dans l'armistice que relativement aux provinces anséatiques,
on accepterait ce que le sort des armes aurait décidé le 8 juin à
minuit. Quant à Breslau, il accorda qu'on laisserait entre les deux
armées un terrain neutre d'une dizaine de lieues, lequel comprendrait
Breslau, et quant à la durée de l'armistice, qu'elle s'étendrait
jusqu'au 20 juillet, avec six jours de délai entre la dénonciation de
l'armistice et la reprise des hostilités, ce qui conduirait jusqu'au
26 juillet, et ferait près de deux mois. Il envoya ces conditions,
avec injonction de rompre à l'instant même si elles n'étaient pas
admises.

[En marge: Signature de l'armistice de Pleiswitz le 4 juin.]

M. de Caulaincourt les ayant présentées le 4 juin, les commissaires,
qui avaient ordre de céder si Breslau ne restait pas dans les mains de
Napoléon, cédèrent en effet, et cet armistice funeste, qui a été l'un
des plus grands malheurs de Napoléon, fut signé le 4 juin. Il fut
convenu qu'on adopterait pour ligne de démarcation entre les deux
armées la Katzbach, afin de laisser Breslau en dehors comme neutre;
qu'après la Katzbach on prendrait l'Oder, ce qui nous assurait la
basse Silésie pour y stationner et y vivre; après l'Oder, l'ancienne
frontière qui avait toujours séparé la Saxe de la Prusse, ce qui
laissait en notre possession tous les États de la Saxe; enfin la ligne
de l'Elbe, depuis Wittenberg jusqu'à la mer, sauf ce qui serait advenu
des villes anséatiques. Il fut stipulé en outre que les garnisons
bloquées de la Vistule et de l'Oder seraient successivement
approvisionnées à prix d'argent. On apprit le jour même que Hambourg
et les villes anséatiques étaient rentrées dans les mains du maréchal
Davout, ce qui nous en assurait l'occupation pendant la suspension
d'armes.

[En marge: Caractère de ce funeste armistice.]

[En marge: Fin de la première campagne de Saxe, dite campagne du
printemps.]

Tel fut ce déplorable armistice, qu'il fallait certainement accepter
si on voulait la paix, mais rejeter absolument si on ne la voulait
point, car il valait mieux dans ce cas achever sur-le-champ la ruine
des coalisés, et que Napoléon au contraire accepta justement parce
qu'il était opposé à cette paix, et qu'il désirait se procurer deux
mois pour achever ses armements, et être en mesure de refuser les
conditions de l'Autriche[20]. Cette faute, qui procédait de toutes
les autres, et les résumait à elle seule, faisait partie de cette
suite fatale de résolutions follement ambitieuses, qui devaient
précipiter la fin de son règne. Elle causa cependant, excepté chez les
Prussiens, une fausse et universelle joie dans toute l'Europe, parce
qu'elle avait une forte apparence de paix. Napoléon, en faisant entrer
son armée dans ses cantonnements, décréta la construction d'un
monument placé au sommet des Alpes, et qui porterait ces mots:
NAPOLÉON AU PEUPLE FRANÇAIS, EN MÉMOIRE DE SES GÉNÉREUX EFFORTS CONTRE
LA COALITION DE 1813.--Cette idée avait bien toute la grandeur de son
génie; mais, pour ce peuple français et même pour lui, il eût mieux
valu envoyer à Paris un traité de paix stipulant l'abandon de la
Confédération du Rhin, de Hambourg, de l'Illyrie, de l'Espagne, avec
ces mots: SACRIFICES DE NAPOLÉON AU PEUPLE FRANÇAIS.--Napoléon fût
demeuré un personnage non pas plus poétique, mais plus véritablement
grand, et ce noble peuple n'eût pas perdu le fruit de son sang le plus
pur versé pendant vingt années.

[Note 20: Nous n'en sommes point réduits aux conjectures relativement
aux motifs de ce fameux armistice si justement blâmé comme une grande
faute politique et militaire, puisqu'il donna le temps de se sauver
aux coalisés réduits aux abois. Jusqu'ici on avait prêté à Napoléon
les motifs les plus ridicules, et qui n'étaient conformes ni à son
caractère ni à son génie. Mais, heureusement pour l'histoire, il
écrivit au prince Eugène, à M. de Bassano, au ministre de la guerre,
les raisons qui le décidèrent, et on y voit que, forcé de s'expliquer
avec l'Autriche sous quelques jours, et exposé dès lors à avoir cette
puissance immédiatement sur les bras, il signa l'armistice pour gagner
deux mois, temps nécessaire à la seconde série de ses armements. Dans
ce cas, on peut dire que la faute de l'armistice ne fut autre que
celle même de ne vouloir pas consentir aux conditions de l'Autriche.]


FIN DU LIVRE QUARANTE-HUITIÈME

ET DU QUINZIÈME VOLUME.



TABLE DES MATIÈRES

CONTENUES

DANS LE TOME QUINZIÈME.


LIVRE QUARANTE-SIXIÈME.

WASHINGTON ET SALAMANQUE.

     Événements qui se passaient en Europe pendant l'expédition de
     Russie. -- Situation difficile de l'Angleterre; détresse croissante
     du commerce et des classes ouvrières; désir général de la paix.
     -- Assassinat de M. Perceval, principal membre du cabinet
     britannique. -- Sans la guerre de Russie, cette mort, quoique
     purement accidentelle, aurait pu devenir l'occasion d'un
     changement politique. -- À tous les maux qui résultent pour
     l'Angleterre du blocus continental s'ajoute le danger d'une
     guerre imminente avec l'Union américaine. -- Où en étaient
     restées les questions de droit maritime entre l'Europe et
     l'Amérique. -- Renonciation de la part des Américains au système
     de _non-intercourse_, en faveur des puissances qui leur
     restitueront les légitimes droits de la neutralité. -- Saisissant
     cette occasion, Napoléon promet de révoquer les décrets de Berlin
     et de Milan, si l'Amérique obtient le rappel des _ordres du
     conseil_, ou si à défaut elle fait respecter son pavillon. --
     L'Amérique accepte cette proposition avec empressement. --
     Négociation qui dure plus d'une année pour obtenir de
     l'Angleterre la révocation des _ordres du conseil_. -- Entêtement
     de l'Angleterre dans son système, et refus des propositions
     américaines, fondé sur ce que la révocation des décrets de Berlin
     et de Milan n'est pas sincère. -- Puériles contestations de la
     diplomatie britannique sur ce sujet. -- Napoléon ne se bornant
     plus à une simple promesse de révocation, rend le décret du 28
     avril 1811, par lequel les décrets de Berlin et de Milan sont,
     par rapport à l'Amérique, révoqués purement et simplement. --
     L'Angleterre contestant encore un fait devenu évident, les
     Américains sont disposés à lui déclarer la guerre. -- Dernières
     hésitations de leur part dues aux procédés malentendus de
     Napoléon, et aux dispositions des divers partis en Amérique. --
     État de ces partis. -- Fédéralistes et républicains. -- Le
     président Maddisson. -- La guerre résolue d'abord pour 1811 est
     remise à 1812. -- Les violences redoublées de l'Angleterre, et
     surtout la _presse_ exercée sur les matelots américains, décident
     enfin le gouvernement de l'Union. -- Le président Maddisson
     propose une suite de mesures militaires. -- Vive agitation dans
     le congrès, et déclaration de guerre à l'Angleterre. --
     Importance de cet événement, et conséquences qu'il aurait pu
     avoir sans le désastre de Russie et sans les événements
     d'Espagne. -- État de la guerre dans la Péninsule. -- Dégoût
     croissant de Napoléon pour cette guerre. -- Situation dans
     laquelle il avait laissé les choses en partant pour la Russie, et
     résolution qu'il avait prise de déférer le commandement en chef
     au roi Joseph. -- Comment ce commandement avait été accepté dans
     les diverses armées qui occupaient la Péninsule. -- État des
     armées du Nord, de Portugal, du Centre, d'Andalousie et d'Aragon.
     -- Résistance à l'autorité de Joseph dans tous les états-majors,
     excepté dans celui de l'armée de Portugal, qui avait besoin de
     lui. -- Projets de lord Wellington, évidemment dirigés contre
     l'armée de Portugal. -- Joseph, éclairé par le maréchal Jourdan,
     son major général, discerne parfaitement le danger dont on est
     menacé, et le signale aux deux armées du Nord et d'Andalousie,
     qui sont seules en mesure de secourir efficacement l'armée de
     Portugal. -- Refus des généraux Dorsenne et Caffarelli, qui sont
     successivement appelés à commander l'armée du Nord. -- Refus du
     maréchal Soult, commandant en Andalousie, et ses longues
     contestations avec Joseph. -- Situation grave et difficile de
     l'armée de Portugal, placée sous l'autorité du maréchal Marmont.
     -- Opérations préliminaires de lord Wellington au printemps de
     1812. -- Voulant empêcher les armées d'Andalousie et de Portugal
     de se porter secours l'une à l'autre, il exécute une surprise
     contre les ouvrages du pont d'Almaraz sur le Tage. -- Enlèvement
     et destruction de ces ouvrages par le général Hill les 18 et 19
     mai. -- Après ce coup hardi, lord Wellington passe l'Aguéda dans
     les premiers jours de juin. -- Sa marche vers Salamanque. --
     Retraite du maréchal Marmont sur la Tormès. -- Attaque et prise
     des forts de Salamanque. -- Retraite du maréchal Marmont derrière
     le Douro. -- Situation et force des deux armées en présence. --
     Le maréchal Marmont, après avoir appelé à lui la division des
     Asturies, et réuni environ quarante mille hommes, n'attendant
     plus de secours ni de l'armée du Nord, ni de celle d'Andalousie,
     ni même de celle du Centre, se décide à repasser le Douro, afin
     de forcer les Anglais à rétrograder. -- Il espère les éloigner
     par ses manoeuvres, sans être exposé à leur livrer bataille. --
     Passage du Douro, marche heureuse sur la Tormès, et retraite des
     Anglais sous Salamanque, à la position des Arapiles. -- Le
     maréchal Marmont essaye de manoeuvrer encore autour de la
     position des Arapiles, afin d'obliger lord Wellington à rentrer
     en Portugal. -- Au milieu de ces mouvements hasardés, les deux
     armées s'abordent, et en viennent aux mains. -- Bataille de
     Salamanque, livrée et perdue le 22 juillet. -- Le maréchal
     Marmont, gravement blessé, est remplacé par le général Clausel.
     -- Funestes conséquences de cette bataille. -- Pendant qu'on la
     livrait, le roi Joseph, qui n'avait pu décider les diverses
     armées à secourir celle de Portugal, avait pris le parti de la
     secourir lui-même, mais sans l'en avertir à temps. -- Inutile
     marche de Joseph sur Salamanque à la tête d'une force de treize à
     quatorze mille hommes. -- Il passe quelques jours au delà du
     Guadarrama, afin de ralentir les progrès de lord Wellington, et
     de dégager l'armée de Portugal vivement poursuivie. -- Grâce à sa
     présence et à la vigueur du général Clausel, on sauve les débris
     de l'armée de Portugal qu'on recueille aux environs de
     Valladolid. -- État moral et matériel de cette armée, toujours
     malheureuse malgré sa vaillance. -- Profond chagrin de Joseph
     menacé d'avoir bientôt les Anglais dans sa capitale. -- N'ayant
     plus d'autre ressource, il ordonne, d'après le conseil du
     maréchal Jourdan, l'évacuation de l'Andalousie. -- Ses ordres
     impératifs au maréchal Soult. -- Après avoir poursuivi quelques
     jours l'armée de Portugal, lord Wellington, ne résistant pas au
     désir de faire à Madrid une entrée triomphale, abandonne la
     poursuite de cette armée, et pénètre dans Madrid le 12 août. --
     Joseph, obligé d'évacuer sa capitale, se retire vers la Manche,
     et, désespérant d'être rejoint à temps par l'armée d'Andalousie,
     se réfugie à Valence. -- Horribles souffrances de l'armée du
     Centre et des familles fugitives qu'elle traîne à sa suite. --
     Elle trouve heureusement bon accueil et abondance de toutes
     choses auprès du maréchal Suchet. -- Le maréchal Soult, averti
     par Joseph de sa retraite sur Valence, se décide enfin à évacuer
     l'Andalousie, et prend la route de Murcie pour se rendre à
     Valence. -- Dépêches qu'il adresse à Napoléon afin d'expliquer sa
     conduite. -- Hasard qui fait tomber ces dépêches dans les mains
     de Joseph. -- Irritation de Joseph. -- Son entrevue avec le
     maréchal Soult à Fuente de Higuera le 3 octobre. -- Conférence
     avec les trois maréchaux Jourdan, Soult et Suchet sur le plan de
     campagne à suivre pour reconquérir Madrid, et rejeter les Anglais
     en Portugal. -- Avis des trois maréchaux. -- Sagesse du plan
     proposé par le maréchal Jourdan, et adoption de ce plan. -- Les
     deux armées d'Andalousie et du Centre réunies marchent sur Madrid
     vers la fin d'octobre. -- Temps perdu par lord Wellington à
     Madrid; sa tardive apparition devant Burgos. -- Belle résistance
     de la garnison de Burgos. -- L'armée de Portugal renforcée oblige
     lord Wellington à lever le siége de Burgos. -- Alarmé de la
     concentration de forces dont il est menacé, lord Wellington se
     retire de nouveau sous les murs de Salamanque, et y prend
     position. -- Pendant ce temps Joseph, arrivé sur le Tage avec les
     armées du Centre et d'Andalousie réunies, chasse devant lui le
     général Hill, l'expulse de Madrid, rentre dans cette capitale le
     2 novembre, et en part immédiatement pour se mettre à la
     poursuite des Anglais. -- Son arrivée le 6 novembre au delà du
     Guadarrama. -- L'armée de Portugal, qui s'était arrêtée sur les
     bords du Douro, se joint à lui. -- Réunion de plus de
     quatre-vingt mille Français, les meilleurs soldats de l'Europe,
     devant lord Wellington à Salamanque. -- Heureuse occasion de
     venger nos malheurs. -- Plan d'attaque, proposé par le maréchal
     Jourdan, approuvé par tous les généraux et refusé par le maréchal
     Soult. -- Joseph, craignant qu'un plan désapprouvé par le général
     de la principale armée ne soit mal exécuté, renonce au plan du
     maréchal Jourdan, et laisse au maréchal Soult le choix et la
     responsabilité de la conduite à tenir. -- Le maréchal Soult passe
     la Tormès à un autre point que celui qu'indiquait le maréchal
     Jourdan, et voit s'échapper l'armée anglaise. -- Lord Wellington
     n'ayant que quarante mille Anglais et tout au plus vingt mille
     Portugais et Espagnols, enveloppé par plus de quatre-vingt mille
     Français, réussit à se retirer sain et sauf en Portugal. -- Juste
     mécontentement des trois armées françaises contre leurs chefs, et
     leur entrée en cantonnements. -- Retour de Joseph à Madrid. --
     Fâcheuses conséquences de cette campagne, qui, s'ajoutant au
     désastre de Moscou, aggravent la situation de la France. -- Joie
     en Europe, surtout en Allemagne, et soulèvement inouï des esprits
     à l'aspect des malheurs imprévus de Napoléon.             1 à 150


LIVRE QUARANTE-SEPTIÈME.

LES COHORTES.

     Rapide voyage de Napoléon. -- Il ne se fait connaître qu'à
     Varsovie et à Dresde, et seulement des ministres de France. --
     Arrivée subite à Paris le 18 décembre à minuit. -- Réception le
     19 des ministres et des grands dignitaires de l'Empire. --
     Napoléon prend l'attitude d'un souverain offensé, qui a des
     reproches à faire au lieu d'en mériter, et affecte d'attacher une
     grande importance à la conspiration du général Malet. --
     Réception solennelle du Sénat et du Conseil d'État. -- Violente
     invective contre l'idéologie. -- Afin d'attirer l'attention
     publique sur l'affaire Malet, et de la détourner des événements
     de Russie, on défère au Conseil d'État M. Frochot, préfet de la
     Seine, accusé d'avoir manqué de présence d'esprit le jour de la
     conspiration. -- Ce magistrat est condamné, et privé de ses
     fonctions. -- Napoléon, frappé du danger que courrait sa
     dynastie, s'il venait à être tué, songe à instituer d'avance la
     régence de Marie-Louise. -- L'archichancelier Cambacérès chargé
     de préparer un sénatus-consulte sur cet objet. -- Soins plus
     importants qui absorbent Napoléon. -- Activité et génie
     administratif qu'il déploie pour réorganiser ses forces
     militaires. -- Ses projets pour la levée de nouvelles troupes et
     pour la réorganisation des corps presque entièrement détruits en
     Russie. -- Il reçoit des bords de la Vistule des nouvelles qui le
     détrompent sur la situation de la grande armée, et qui lui
     prouvent que le mal depuis son départ a dépassé toutes les
     prévisions. -- Joie des Prussiens lorsqu'ils acquièrent la
     connaissance entière de nos désastres. -- À leur joie succède une
     violence de passion inouïe contre nous. -- Arrivée de l'empereur
     Alexandre à Wilna, et son projet de se présenter comme le
     libérateur de l'Allemagne. -- Actives menées des réfugiés
     allemands réunis autour de sa personne. -- Efforts tentés auprès
     du général d'York, commandant le corps prussien auxiliaire. -- Ce
     corps en retraite de Riga sur Tilsit abandonne le maréchal
     Macdonald, et se livre aux Russes. -- Dangers du maréchal
     Macdonald resté avec quelques mille Polonais au milieu des armées
     ennemies. -- Il parvient à se retirer sain et sauf sur Tilsit et
     Lobiau. -- Le quartier général français évacue Koenigsberg, et se
     replie du Niémen sur la Vistule. -- Macdonald et Ney, l'un avec
     la division polonaise Grandjean, l'autre avec la division
     Heudelet, couvrent comme ils peuvent cette évacuation précipitée.
     -- Officiers, généraux et cadres vides courant sur Dantzig et
     Thorn. -- Il ne reste au quartier général que neuf à dix mille
     hommes de toutes nations et de toutes armes, pour résister à la
     poursuite des Russes. -- Murat démoralisé se retire à Posen, et
     finit par quitter l'armée en laissant le commandement au prince
     Eugène. -- Effet que produit dans toute l'Allemagne la défection
     du général d'York. -- Mouvement extraordinaire d'opinion secondé
     par les sociétés secrètes, et voeu unanime de se réunir à la
     Russie contre la France. -- Immense popularité de l'empereur
     Alexandre. -- Premières impressions du roi de Prusse, et son
     empressement à désavouer le général d'York. -- Son embarras entre
     les engagements contractés envers la France, et la contrainte
     qu'exerce sur lui l'opinion publique de l'Allemagne. -- Il se
     retire en Silésie, et prend une sorte de position intermédiaire,
     d'où il propose certaines conditions à Napoléon. -- Contre-coup
     produit à Vienne par le mouvement général des esprits. --
     Situation de l'empereur François qui a marié sa fille à Napoléon,
     et de M. de Metternich qui a conseillé ce mariage. -- Leur
     crainte de s'être trompés en adoptant trop tard la politique
     d'alliance avec la France. -- Désir de modifier cette politique,
     et de s'entremettre entre la France et la Russie, afin d'amener
     la paix, et de profiter des circonstances pour rétablir
     l'indépendance de l'Allemagne. -- Sages conseils de l'empereur
     François et de M. de Metternich à Napoléon, et offre de la
     médiation autrichienne. -- Comment Napoléon reçoit ces nouvelles
     arrivant coup sur coup à Paris. -- Il donne un nouveau
     développement à ses plans pour la reconstitution des forces de la
     France. -- Emploi des cohortes. -- Levée de cinq cent mille
     hommes. -- Napoléon convoque un conseil d'affaires étrangères
     pour lui soumettre ces mesures, et le consulter sur l'attitude à
     prendre à l'égard de l'Europe. -- Sans repousser la paix,
     Napoléon veut en parler, en laisser parler, mais ne la conclure
     qu'après des victoires qui lui rendent la situation qu'il a
     perdue. -- Diversité des opinions qui se produisent autour de
     lui. -- La majorité se prononce pour de grands armements, et en
     même temps pour de promptes négociations par l'entremise de
     l'Autriche. -- Napoléon, à qui il convient de négocier pendant
     qu'il se prépare à combattre, accepte la médiation de l'Autriche,
     mais en indiquant des bases de pacification qui ne sont pas de
     nature à lui concilier cette puissance. -- Réponse peu
     encourageante adressée à la Prusse. -- Immense activité
     administrative déployée pendant ces négociations. -- État de
     l'opinion publique en France. -- On déplore les fautes de
     Napoléon, mais on est d'avis de faire un grand et dernier effort
     pour repousser l'ennemi, et de conclure ensuite la paix. -- Aux
     levées ordonnées se joignent des dons volontaires. -- Emploi que
     fait Napoléon des 500 mille hommes mis à sa disposition. --
     Réorganisation des corps de l'ancienne armée sous les maréchaux
     Davout et Victor. -- Création, au moyen des cohortes et des
     régiments provisoires, de quatre corps nouveaux, un sur l'Elbe,
     sous le général Lauriston, deux sur le Rhin, sous les maréchaux
     Ney et Marmont, un en Italie, sous le général Bertrand. --
     Réorganisation de l'artillerie et de la cavalerie. -- Moyens
     financiers imaginés pour suffire à ces vastes armements. --
     Napoléon, tandis qu'il s'occupe de ces préparatifs, veut faire
     quelque chose pour ramener les esprits, et songe à terminer ses
     démêlés avec le Pape. -- Translation du Pape de Savone à
     Fontainebleau. -- Napoléon y envoie les cardinaux de Bayane et
     Maury, l'archevêque de Tours et l'évêque de Nantes, pour préparer
     Pie VII à une transaction. -- Le Pape déjà d'accord avec Napoléon
     sur l'institution canonique, est disposé à accepter un
     établissement à Avignon, pourvu qu'on ne le force pas à résider à
     Paris. -- Lorsqu'on est près de s'entendre, Napoléon se
     transporte à Fontainebleau, et par l'ascendant de sa présence et
     de ses entretiens décide le Pape à signer le Concordat de
     Fontainebleau, qui consacre l'abandon de la puissance temporelle
     du Saint-Siége. -- Fêtes à Fontainebleau. -- Grâces prodiguées au
     clergé. -- Rappel des cardinaux exilés. -- Les cardinaux revenus
     auprès du Pape lui inspirent le regret de ce qu'il a fait, et le
     disposent à ne pas exécuter le Concordat de Fontainebleau. --
     Napoléon feint de ne pas s'en apercevoir. -- Content de ce qu'il
     a obtenu, il convoque le Corps législatif, et lui annonce ses
     résolutions. -- Marche des événements en Allemagne. --
     Enthousiasme croissant des Allemands. -- Le roi de Prusse, dominé
     par ses sujets, se montre fort irrité des refus de Napoléon, et
     s'éloigne de plus en plus de notre alliance. -- Les Russes,
     quoique partagés sur la convenance militaire d'une nouvelle
     marche en avant, s'y décident par le désir d'entraîner le roi de
     Prusse. -- Ils s'avancent sur l'Oder, et obligent le prince
     Eugène à évacuer successivement Posen et Berlin. -- Nouveau
     mouvement rétrograde des armées françaises, et leur établissement
     définitif sur la ligne de l'Elbe. -- Le roi de Prusse séparé des
     Français, et entouré des Russes, se livre à ceux-ci, et rompt son
     alliance avec la France. -- Traité de Kalisch. -- Arrivée
     d'Alexandre à Breslau, et son entrevue avec Frédéric-Guillaume.
     -- Effet produit en Allemagne par la défection de la Prusse. --
     Insurrection de Hambourg. -- Demi-défection de la cour de Saxe,
     et retraite de cette cour à Ratisbonne. -- Influence de ces
     nouvelles à Vienne. -- Le peuple autrichien fort ému commence
     lui-même à demander la guerre contre la France. -- La cour
     d'Autriche, ferme dans sa résolution de rétablir sa situation et
     celle de l'Allemagne sans s'exposer à la guerre, s'efforce de
     résister à l'entraînement des esprits, et d'amener la France à
     une transaction. -- Conseils de M. de Metternich. -- Napoléon,
     peu troublé par ces événements, profite de l'occasion pour
     demander de nouvelles levées. -- Sa manière de répondre aux vues
     de l'Autriche. -- Ne tenant aucun compte des désirs de cette
     puissance, il lui propose de détruire la Prusse, et d'en prendre
     les dépouilles. -- Choix de M. de Narbonne pour remplacer à
     Vienne M. Otto, et y faire goûter la politique de Napoléon. --
     Napoléon avant de quitter Paris se décide à confier la régence à
     Marie-Louise, et à lui déléguer le gouvernement intérieur de la
     France. -- Ses entretiens avec l'archichancelier Cambacérès sur
     ce sujet, et ses pensées sur sa famille et l'avenir de son fils.
     -- Cérémonie solennelle dans laquelle il investit Marie-Louise du
     titre de régente. -- Avant de partir il a le temps de voir le
     prince de Schwarzenberg, dont il écoute à peine les
     communications. -- Confiance dont il est plein. -- Chagrin de
     l'Impératrice. -- Départ pour l'armée.                  151 à 391


LIVRE QUARANTE-HUITIÈME.

LUTZEN ET BAUTZEN.

     Suite de la mission du prince de Schwarzenberg. -- Ce prince
     quitte Paris après avoir essayé de dire à l'Impératrice et à M.
     de Bassano ce qu'il n'a osé dire à Napoléon. -- Ce qui s'est
     passé à Vienne depuis la défection de la Prusse. -- La cour
     d'Autriche persévère plus que jamais dans son projet de médiation
     armée, et veut imposer aux puissances belligérantes une paix
     toute favorable à l'Allemagne. -- Efforts de cette cour pour
     ménager des adhérents à sa politique. -- Ce qu'elle a fait auprès
     du roi de Saxe, retiré à Ratisbonne, pour en obtenir la
     disposition des troupes saxonnes et des places fortes de l'Elbe,
     et la renonciation au grand-duché de Varsovie. -- L'Autriche
     ayant obtenu du roi Frédéric-Auguste la faculté de disposer de
     ses forces militaires, en profite pour se débarrasser de la
     présence du corps polonais à Cracovie. -- Ne voulant pas rentrer
     en lutte avec les Russes, elle conclut un arrangement secret avec
     eux, par lequel elle doit retirer sans combattre le corps
     auxiliaire, et ramener le prince Poniatowski dans les États
     autrichiens. -- Négociations de l'Autriche avec la Bavière. -- M.
     de Narbonne arrive à Vienne sur ces entrefaites. -- Accueil
     empressé qu'il reçoit de l'empereur et de M. de Metternich. -- M.
     de Metternich cherche à lui persuader qu'il faut faire la paix,
     et lui laisse entendre qu'on ne pourra obtenir qu'à ce prix
     l'appui sérieux de l'Autriche. -- Il lui insinue de nouveau
     quelles pourront être les conditions de cette paix. -- M. de
     Narbonne ayant reçu de Paris ses dernières instructions, transmet
     à la cour de Vienne les importantes communications dont il est
     chargé. -- D'après ces communications, l'Autriche doit sommer la
     Russie, la Prusse et l'Angleterre de poser les armes, leur offrir
     ensuite la paix aux conditions indiquées par Napoléon, et si
     elles s'y refusent, entrer avec cent mille hommes en Silésie,
     afin d'en opérer la conquête pour elle-même. -- Manière dont M.
     de Metternich écoute ces propositions. -- Il paraît les accepter,
     déclare que l'Autriche prendra le rôle actif qu'on lui
     conseille, offrira la paix aux nations belligérantes, mais à des
     conditions qu'elle se réserve de fixer, et pèsera de tout son
     poids sur la puissance qui refuserait d'y souscrire. -- M. de
     Narbonne, s'apercevant bientôt d'un sous-entendu, veut
     s'expliquer avec M. de Metternich, et lui demande si, dans le cas
     où la France n'accepterait pas les conditions autrichiennes,
     l'Autriche tournerait ses armes contre elle. -- M. de Metternich
     cherche d'abord à éluder cette question, puis répond nettement
     qu'on agira contre quiconque se refuserait à une paix équitable,
     en ayant du reste toute partialité pour la France. -- Évidence de
     la faute qu'on a commise, en poussant soi-même l'Autriche à
     devenir médiatrice, d'alliée qu'elle était. -- Tout à coup on
     apprend que le corps d'armée du prince de Schwarzenberg rentre en
     Bohême, au lieu de se préparer à reprendre les hostilités, que le
     corps polonais doit traverser sans armes le territoire
     autrichien, que le roi de Saxe se retire de Ratisbonne à Prague
     pour se jeter définitivement dans les bras de l'Autriche. --
     Nouvelles réclamations de M. de Narbonne. -- Il insiste pour que
     le corps autrichien, conformément au traité d'alliance, reste aux
     ordres de la France, et demande formellement si ce traité existe
     encore. -- M. de Metternich refuse de répondre à cette question.
     -- M. de Narbonne attend, pour insister davantage, de nouveaux
     ordres de sa cour. -- Surprise et irritation de Napoléon, arrivé
     à Mayence, en apprenant la retraite du corps autrichien, et
     surtout le projet de désarmer le corps polonais. -- Il ordonne au
     prince Poniatowski de ne déposer les armes à aucun prix, et
     enjoint à M. de Narbonne, sans toutefois provoquer un éclat, de
     faire expliquer la cour d'Autriche, et de tâcher de pénétrer le
     secret de la conduite du roi de Saxe. -- Napoléon, au surplus, se
     promet de mettre bientôt un terme à ces complications par sa
     prochaine entrée en campagne. -- Ses dispositions militaires à
     Mayence. -- Bien qu'il ait préparé les éléments d'une armée
     active de 300 mille hommes, et d'une réserve de près de 200
     mille, Napoléon n'en peut réunir que 190 ou 200 mille au début
     des hostilités. -- Son plan de campagne. -- Situation des
     coalisés. -- Forces dont ils disposent pour les premières
     opérations. -- L'Autriche ne voulant pas se joindre à eux avant
     d'avoir épuisé tous les moyens de négociation, ils sont réduits à
     100 ou 110 mille hommes pour un jour de bataille. -- Composition
     de leur état-major. -- Mort du prince Kutusof, le 28 avril, à
     Bunzlau. -- Marche des coalisés sur l'Elster, et de Napoléon sur
     la Saale. -- Habiles combinaisons de Napoléon pour se joindre au
     prince Eugène. -- Arrivée de Ney à Naumbourg, du prince Eugène à
     Mersebourg. -- Beau combat de Ney à Weissenfels le 29 avril, et
     jonction des deux armées françaises. -- Vaillante conduite de nos
     jeunes conscrits devant les masses de la cavalerie russe et
     prussienne. -- Arrivée de Napoléon à Weissenfels, et marche sur
     Lutzen le 1er mai. -- Mort de Bessières, duc d'Istrie. -- Projets
     de Napoléon en présence de l'ennemi. -- Il médite de marcher sur
     Leipzig, d'y passer l'Elster, et de se rabattre ensuite dans le
     flanc des coalisés. -- Position assignée au maréchal Ney, près du
     village de Kaja, pour couvrir l'armée pendant le mouvement sur
     Leipzig. -- Tandis que Napoléon veut tourner les coalisés,
     ceux-ci songent à exécuter contre lui la même manoeuvre, et se
     préparent à l'attaquer à Kaja. -- Plan de bataille proposé par le
     général Diebitch, et adopté par les souverains alliés. -- Le
     corps de Ney subitement attaqué. -- Merveilleuse promptitude de
     Napoléon à changer ses dispositions, et à se rabattre sur Lutzen.
     -- Mémorable bataille de Lutzen. -- Importance et conséquences de
     cette bataille. -- Napoléon poursuit les coalisés vers Dresde, et
     dirige Ney sur Berlin. -- Marche vers l'Elbe. -- Entrée à Dresde.
     -- Passage de l'Elbe. -- Maître de la capitale de la Saxe,
     Napoléon somme le roi Frédéric-Auguste d'y revenir sous peine de
     déchéance. -- Ce qui s'était passé à Vienne pendant que Napoléon
     livrait la bataille de Lutzen. -- M. de Narbonne recevant l'ordre
     de faire expliquer l'Autriche relativement au corps auxiliaire et
     au corps polonais, insiste auprès de M. de Metternich, et lui
     remet une note catégorique. -- Prières de M. de Metternich pour
     détourner M. de Narbonne de cette démarche. -- M. de Narbonne
     ayant persisté, le cabinet de Vienne répond que le traité
     d'alliance du 14 mars 1812 n'est plus applicable aux
     circonstances actuelles. -- On reçoit à Vienne les nouvelles du
     théâtre de la guerre. -- Bien que les coalisés se vantent d'être
     vainqueurs, les résultats démontrent bientôt qu'ils sont vaincus.
     -- Satisfaction apparente de M. de Metternich. -- Empressement du
     cabinet de Vienne à se saisir maintenant de son rôle de
     médiateur, et envoi de M. de Bubna à Dresde pour communiquer les
     conditions qu'on croirait pouvoir faire accepter aux puissances
     belligérantes, ou pour lesquelles du moins on serait prêt à
     s'unir à la France. -- Napoléon, en apprenant ce qu'a fait M. de
     Narbonne, regrette qu'on ait poussé l'Autriche aussi vivement,
     mais la connaissance précise des conditions de cette puissance
     l'irrite au dernier point. -- Il prend la résolution de
     s'aboucher directement avec la Russie et l'Angleterre, d'annuler
     ainsi le rôle de l'Autriche après avoir voulu le rendre trop
     considérable, et de faire contre elle des préparatifs militaires
     qui la réduisent à subir la loi, au lieu de l'imposer. -- En
     attendant, ordre à M. de Narbonne de cesser toute insistance, et
     de s'enfermer dans la plus extrême réserve. -- Napoléon envoie le
     prince Eugène à Milan pour y organiser l'armée d'Italie, et
     prépare de nouveaux armements dans la supposition d'une guerre
     avec l'Europe entière. -- Réception du roi de Saxe à Dresde. --
     Napoléon se dispose à partir de Dresde, afin de pousser les
     coalisés de l'Elbe à l'Oder, en leur livrant une seconde
     bataille. -- Leur plan de s'arrêter à Bautzen, et d'y combattre à
     outrance étant bien connu, Napoléon, au lieu d'envoyer le
     maréchal Ney sur Berlin, le dirige sur Bautzen. -- Arrivée de M.
     de Bubna à Dresde au moment ou Napoléon allait en partir. --
     Habileté de M. de Bubna à supporter la première irritation de
     Napoléon, et à l'adoucir. -- Explication qu'il donne des
     conditions de l'Autriche. -- Modifications avec lesquelles
     Napoléon les accepterait peut-être. -- Napoléon feint de se
     laisser adoucir, pour gagner du temps et pouvoir achever ses
     nouveaux armements. -- Il consent à un congrès où seront appelés
     même les Espagnols, et à un armistice dont il se propose de
     profiter pour s'aboucher directement avec la Russie. -- Départ de
     M. de Bubna avec la réponse de Napoléon pour son beau-père. -- À
     peine M. de Bubna est-il parti que Napoléon, conformément à ce
     qui a été convenu, envoie M. de Caulaincourt au quartier général
     russe, sous le prétexte de négocier un armistice. -- Départ de
     Napoléon pour Bautzen. -- Distribution de ses corps d'armée, et
     marche du maréchal Ney, avec soixante mille hommes, sur les
     derrières de Bautzen. -- Description de la position de Bautzen,
     propre à livrer deux batailles. -- Bataille du 20 mai. -- Seconde
     bataille du 21, dans laquelle les formidables positions des
     Prussiens et des Russes sont emportées après avoir été
     vaillamment défendues. -- Le lendemain 22, Napoléon pousse,
     l'épée dans les reins, les coalisés sur l'Oder. -- Combat de
     Reichenbach et mort de Duroc. -- Arrivée sur les bords de l'Oder
     et occupation de Breslau. -- Détresse des souverains coalisés, et
     nécessité pour eux de conclure un armistice. -- Après avoir
     refusé de recevoir M. de Caulaincourt de peur d'inspirer des
     défiances à l'Autriche, ils envoient des commissaires aux
     avant-postes afin de négocier un armistice. -- Ces commissaires
     s'abouchent avec M. de Caulaincourt. -- Leurs prétentions. --
     Refus péremptoire de Napoléon. -- Pendant les derniers événements
     militaires, M. de Bubna se rend à Vienne. -- Il y fait naître une
     sorte de joie par l'espérance de vaincre la résistance de
     Napoléon aux conditions de paix proposées, moyennant certaines
     modifications auxquelles on consent, et il revient au quartier
     général français. -- Napoléon, se sentant serré de près par
     l'Autriche, allègue ses occupations militaires pour ne pas
     recevoir immédiatement M. de Bubna, et le renvoie à M. de
     Bassano. -- S'apercevant toutefois qu'il sera obligé de se
     prononcer sous quelques jours, et qu'il aura, s'il refuse leurs
     conditions, les Autrichiens sur les bras, il consent à un
     armistice qui sauve les coalisés de leur perte totale, et signe
     cet armistice funeste, non dans la pensée de négocier, mais dans
     celle de gagner deux mois pour achever ses armements. --
     Conditions de cet armistice, et fin de la première campagne de
     Saxe, dite campagne du printemps.                       392 à 603


FIN DE LA TABLE DU QUINZIÈME VOLUME.


[Notes au lecteur de ce fichier numérique:

Seules les erreurs clairement introduites par le typographe ont été
corrigées. L'orthographe de l'auteur a été conservée.

Les lettres supérieures inhabituelles ont été entourées de
parenthèses.

Le titre de l'illustration page 460 ("Scène de bataille") a été
rajouté lors de la création de ce fichier; le titre original étant
illisible.]




*** End of this LibraryBlog Digital Book "Histoire du Consulat et de l'Empire (15/20) - faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française" ***

Copyright 2023 LibraryBlog. All rights reserved.



Home