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Title: Le Grand Meaulnes
Author: Alain-Fournier
Language: French
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  ALAIN-FOURNIER

  LE
  GRAND MEAULNES

  PARIS
  ÉMILE-PAUL FRÈRES, ÉDITEURS
  100, RUE DU FAUBOURG-SAINT-HONORÉ, 100
  PLACE BEAUVAU

  1913



Tous droits de reproduction, de traduction et d'adaptations réservés
pour tous pays

_Copyright by Émile-Paul frères, 1913._



Exemplaire tiré spécialement pour l'Auteur.



_A ma soeur Isabelle_



LE GRAND MEAULNES



PREMIÈRE PARTIE



CHAPITRE PREMIER

LE PENSIONNAIRE


Il arriva chez nous un dimanche de novembre 189...

Je continue à dire «chez nous», bien que la maison ne nous appartienne
plus. Nous avons quitté le pays depuis bientôt quinze ans et nous n'y
reviendrons certainement jamais.

Nous habitions les bâtiments du _Cours Supérieur_ de Sainte-Agathe. Mon
père, que j'appelais M. Seurel, comme les autres élèves, y dirigeait à
la fois le Cours supérieur, où l'on préparait le brevet d'instituteur,
et le Cours moyen. Ma mère faisait la petite classe.

Une longue maison rouge, avec cinq portes vitrées, sous des vignes
vierges, à l'extrémité du bourg; une cour immense avec préaux et
buanderie, qui ouvrait en avant sur le village par un grand portail; sur
le côté nord, la route où donnait une petite grille et qui menait vers
La Gare, à trois kilomètres; au sud et par derrière, des champs, des
jardins et des prés qui rejoignaient les faubourgs... tel est le plan
sommaire de cette demeure où s'écoulèrent les jours les plus tourmentés
et les plus chers de ma vie--demeure d'où partirent et où revinrent se
briser, comme des vagues sur un rocher désert, nos aventures.

Le hasard des «changements», une décision d'inspecteur ou de préfet,
nous avaient conduits là. Vers la fin des vacances, il y a bien
longtemps, une voiture de paysan, qui précédait notre ménage, nous avait
déposés, ma mère et moi, devant la petite grille rouillée. Des gamins
qui volaient des pêches dans le jardin s'étaient enfuis silencieusement
par les trous de la haie... Ma mère, que nous appelions Millie, et qui
était bien la ménagère la plus méthodique que j'aie jamais connue, était
entrée aussitôt dans les pièces remplies de paille poussiéreuse, et tout
de suite elle avait constaté avec désespoir, comme à chaque
«déplacement», que nos meubles ne tiendraient jamais dans une maison si
mal construite... Elle était sortie pour me confier sa détresse. Tout en
me parlant, elle avait essuyé doucement avec son mouchoir ma figure
d'enfant noircie par le voyage. Puis elle était rentrée faire le compte
de toutes les ouvertures qu'il allait falloir condamner pour rendre le
logement habitable... Quant à moi, coiffé d'un grand chapeau de paille à
rubans, j'étais resté là, sur le gravier de cette cour étrangère, à
attendre, à fureter petitement autour du puits et sous le hangar.

C'est ainsi, du moins, que j'imagine aujourd'hui notre arrivée. Car
aussitôt que je veux retrouver le lointain souvenir de cette première
soirée d'attente dans notre cour de Sainte-Agathe, déjà ce sont d'autres
attentes que je me rappelle; déjà, les deux mains appuyées aux barreaux
du portail, je me vois épiant avec anxiété quelqu'un qui va descendre la
grand'rue. Et si j'essaie d'imaginer la première nuit que je dus passer
dans ma mansarde, au milieu des greniers du premier étage, déjà ce sont
d'autres nuits que je me rappelle; je ne suis plus seul dans cette
chambre; une grande ombre inquiète et amie passe le long des murs et se
promène. Tout ce paysage paisible--l'école, le champ du père Martin,
avec ses trois noyers, le jardin dès quatre heures envahi chaque jour
par des femmes en visite...--est à jamais, dans ma mémoire, agité,
transformé par la présence de celui qui bouleversa toute notre
adolescence et dont la fuite même ne nous a pas laissé de repos.

                   *       *       *       *       *

Nous étions pourtant depuis dix ans dans ce pays lorsque Meaulnes
arriva.

J'avais quinze ans. C'était un froid dimanche de novembre, le premier
jour d'automne qui fît songer à l'hiver. Toute la journée, Millie avait
attendu une voiture de La Gare qui devait lui apporter un chapeau pour
la mauvaise saison. Le matin, elle avait manqué la messe; et jusqu'au
sermon, assis dans le choeur avec les autres enfants, j'avais regardé
anxieusement du côté des cloches, pour la voir entrer avec son chapeau
neuf.

Après midi, je dus partir seul à vêpres.

--D'ailleurs, me dit-elle, pour me consoler, en brossant de sa main mon
costume d'enfant, même s'il était arrivé, ce chapeau, il aurait bien
fallu sans doute, que je passe mon dimanche à le refaire.

Souvent nos dimanches d'hiver se passaient ainsi. Dès le matin, mon père
s'en allait au loin, sur le bord de quelque étang couvert de brume,
pêcher le brochet dans une barque; et ma mère, retirée jusqu'à la nuit
dans sa chambre obscure, rafistolait d'humbles toilettes. Elle
s'enfermait ainsi de crainte qu'une dame de ses amies, aussi pauvre
qu'elle mais aussi fière, vînt la surprendre. Et moi, les vêpres finies,
j'attendais, en lisant dans la froide salle à manger, qu'elle ouvrît la
porte pour me montrer comment ça lui allait.

Ce dimanche-là, quelque animation devant l'église me retint dehors après
vêpres. Un baptême, sous le porche, avait attroupé des gamins. Sur la
place, plusieurs hommes du bourg avaient revêtu leurs vareuses de
pompiers; et, les faisceaux formés, transis et battant la semelle, ils
écoutaient Boujardon, le brigadier, s'embrouiller dans la théorie...

Le carillon du baptême s'arrêta soudain, comme une sonnerie de fête qui
se serait trompée de jour et d'endroit; Boujardon et ses hommes, l'arme
en bandoulière emmenèrent la pompe au petit trot; et je les vis
disparaître au premier tournant, suivis de quatre gamins silencieux,
écrasant de leurs grosses semelles les brindilles de la route givrée où
je n'osais pas les suivre.

Dans le bourg, il n'y eut plus alors de vivant que le café Daniel, où
j'entendais sourdement monter puis s'apaiser les discussions des
buveurs. Et, frôlant le mur bas de la grande cour qui isolait notre
maison du village, j'arrivai un peu anxieux de mon retard, à la petite
grille.

Elle était entr'ouverte et je vis aussitôt qu'il se passait quelque
chose d'insolite.

En effet, à la porte de la salle à manger--la plus rapprochée des cinq
portes vitrées qui donnaient sur la cour--une femme aux cheveux gris,
penchée, cherchait à voir au travers des rideaux. Elle était petite,
coiffée d'une capote de velours noir à l'ancienne mode. Elle avait un
visage maigre et fin, mais ravagé par l'inquiétude; et je ne sais quelle
appréhension, à sa vue, m'arrêta sur la première marche, devant la
grille.

--Où est-il passé? mon Dieu! disait-elle à mi-voix. Il était avec moi
tout à l'heure. Il a déjà fait le tour de la maison. Il s'est peut-être
sauvé...

Et, entre chaque phrase, elle frappait au carreau trois petits coups à
peine perceptibles.

Personne ne venait ouvrir à la visiteuse inconnue. Millie, sans doute,
avait reçu le chapeau de La Gare, et sans rien entendre, au fond de la
chambre rouge, devant un lit semé de vieux rubans et de plumes
défrisées, elle cousait, décousait, rebâtissait sa médiocre coiffure...
En effet, lorsque j'eus pénétré dans la salle à manger, immédiatement
suivi de la visiteuse, ma mère apparut tenant à deux mains sur la tête
des fils de laiton, des rubans et des plumes, qui n'étaient pas encore
parfaitement équilibrés... Elle me sourit, de ses yeux bleus fatigués
d'avoir travaillé à la chute du jour, et s'écria:

--Regarde! Je t'attendais pour te montrer...

Mais, apercevant cette femme assise dans le grand fauteuil, au fond de
la salle, elle s'arrêta, déconcertée. Bien vite, elle enleva sa
coiffure, et, durant toute la scène qui suivit, elle la tint contre sa
poitrine, renversée comme un nid dans son bras droit replié.

La femme à la capote, qui gardait, entre ses genoux, un parapluie et un
sac de cuir, avait commencé de s'expliquer, en balançant légèrement la
tête et en faisant claquer sa langue comme une femme en visite. Elle
avait repris tout son aplomb. Elle eut même, dès qu'elle parla de son
fils, un air supérieur et mystérieux qui nous intrigua.

Ils étaient venus tous les deux, en voiture, de La Ferté-d'Angillon, à
quatorze kilomètres de Sainte-Agathe. Veuve--et fort riche, à ce qu'elle
nous fit comprendre--elle avait perdu le cadet de ses deux enfants,
Antoine, qui était mort un soir au retour de l'école, pour s'être baigné
avec son frère dans un étang malsain. Elle avait décidé de mettre
l'aîné, Augustin, en pension chez nous pour qu'il pût suivre le Cours
Supérieur.

Et aussitôt elle fit l'éloge de ce pensionnaire qu'elle nous amenait. Je
ne reconnaissais plus la femme aux cheveux gris, que j'avais vue courbée
devant la porte, une minute auparavant, avec cet air suppliant et hagard
de poule qui aurait perdu l'oiseau sauvage de sa couvée.

Ce qu'elle contait de son fils avec admiration était fort surprenant: il
aimait à lui faire plaisir, et parfois il suivait le bord de la rivière,
jambes nues, pendant des kilomètres, pour lui rapporter des oeufs de
poules d'eau, de canards sauvages, perdus dans les ajoncs... Il tendait
aussi des nasses... L'autre nuit, il avait découvert dans le bois une
faisane prise au collet...

Moi qui n'osais plus rentrer à la maison quand j'avais un accroc à ma
blouse, je regardais Millie avec étonnement.

Mais ma mère n'écoutait plus. Elle fit même signe à la dame de se taire;
et, déposant avec précaution son «nid» sur la table, elle se leva
silencieusement comme pour aller surprendre quelqu'un...

Au-dessus de nous, en effet, dans un réduit où s'entassaient les pièces
d'artifice noircies du dernier Quatorze Juillet, un pas inconnu, assuré,
allait et venait, ébranlant le plafond, traversait les immenses greniers
ténébreux du premier étage, et se perdait enfin vers les chambres
d'adjoints abandonnées où l'on mettait sécher le tilleul et mûrir les
pommes.

--Déjà, tout à l'heure, j'avais entendu ce bruit dans les chambres du
bas, dit Millie à mi-voix, et je croyais que c'était toi, François, qui
étais rentré...

Personne ne répondit. Nous étions debout tous les trois, le coeur
battant, lorsque la porte des greniers qui donnait sur l'escalier de la
cuisine s'ouvrit; quelqu'un descendit les marches, traversa la cuisine,
et se présenta dans l'entrée obscure de la salle à manger.

--C'est toi, Augustin? dit la dame.

C'était un grand garçon de dix-sept ans environ. Je ne vis d'abord de
lui, dans la nuit tombante, que son chapeau de feutre paysan coiffé en
arrière et sa blouse noire sanglée d'une ceinture comme en portent les
écoliers. Je pus distinguer aussi qu'il souriait...

Il m'aperçut, et, avant que personne eût pu lui demander aucune
explication:

--Viens-tu dans la cour? dit-il.

J'hésitai une seconde. Puis, comme Millie ne me retenait pas, je pris ma
casquette et j'allai vers lui. Nous sortîmes par la porte de la cuisine
et nous allâmes au préau, que l'obscurité envahissait déjà. A la lueur
de la fin du jour, je regardais, en marchant, sa face anguleuse au nez
droit, à la lèvre duvetée.

--Tiens, dit-il, j'ai trouvé ça dans ton grenier. Tu n'y avais donc
jamais regardé?

Il tenait à la main une petite roue en bois noirci; un cordon de fusées
déchiquetées courait tout autour; ç'avait dû être le soleil ou la lune
au feu d'artifice du Quatorze Juillet.

--Il y en a deux qui ne sont pas parties: nous allons toujours les
allumer, dit-il d'un ton tranquille et de l'air de quelqu'un qui espère
bien trouver mieux par la suite.

Il jeta son chapeau par terre et je vis qu'il avait les cheveux
complètement ras comme un paysan. Il me montra les deux fusées avec
leurs bouts de mèche en papier que la flamme avait coupés, noircis, puis
abandonnés. Il planta dans le sable le moyeu de la roue, tira de sa
poche--à mon grand étonnement, car cela nous était formellement
interdit--une boîte d'allumettes. Se baissant avec précaution, il mit le
feu à la mèche. Puis, me prenant par la main, il m'entraîna vivement en
arrière.

Un instant après, ma mère qui sortait sur le pas de la porte, avec la
mère de Meaulnes, après avoir débattu et fixé le prix de pension, vit
jaillir sous le préau, avec un bruit de soufflet, deux gerbes d'étoiles
rouges et blanches; et elle put m'apercevoir, l'espace d'une seconde,
dressé dans la lueur magique, tenant par la main le grand gars nouveau
venu et ne bronchant pas...

Cette fois encore, elle n'osa rien dire.

Et le soir, au dîner, il y eut, à la table de famille, un compagnon
silencieux, qui mangeait, la tête basse, sans se soucier de nos trois
regards fixés sur lui.



CHAPITRE II

APRÈS QUATRE HEURES...


Je n'avais guère été, jusqu'alors, courir dans les rues avec les gamins
du bourg. Une coxalgie, dont j'ai souffert jusque vers cette année
189..., m'avait rendu craintif et malheureux. Je me vois encore
poursuivant les écoliers alertes dans les ruelles qui entouraient la
maison, en sautillant misérablement sur une jambe...

Aussi ne me laissait-on guère sortir. Et je me rappelle que Millie, qui
était très fière de moi, me ramena plus d'une fois à la maison, avec
force taloches, pour m'avoir ainsi rencontré, sautant à cloche-pied,
avec les garnements du village.

L'arrivée d'Augustin Meaulnes, qui coïncida avec ma guérison, fut le
commencement d'une vie nouvelle.

Avant sa venue, lorsque le cours était fini, à quatre heures, une longue
soirée de solitude commençait pour moi. Mon père transportait le feu du
poêle de la classe dans la cheminée de notre salle à manger; et peu à
peu les derniers gamins attardés abandonnaient l'école refroidie où
roulaient des tourbillons de fumée. Il y avait encore quelques jeux, des
galopades dans la cour; puis la nuit venait; les deux élèves qui avaient
balayé la classe cherchaient sous le hangar leurs capuchons et leurs
pèlerines, et ils partaient bien vite, leur panier au bras, en laissant
le grand portail ouvert...

Alors, tant qu'il y avait une lueur de jour, je restais au fond de la
mairie, enfermé dans le cabinet des archives plein de mouches mortes,
d'affiches battant au vent, et je lisais assis sur une vieille bascule,
auprès d'une fenêtre qui donnait sur le jardin.

Lorsqu'il faisait noir, que les chiens de la ferme voisine commençaient
à hurler et que le carreau de notre petite cuisine s'illuminait, je
rentrais enfin. Ma mère avait commencé de préparer le repas. Je montais
trois marches de l'escalier du grenier; je m'asseyais sans rien dire,
et, la tête appuyée aux barreaux froids de la rampe, je la regardais
allumer son feu dans l'étroite cuisine où vacillait la flamme d'une
bougie...

Mais quelqu'un est venu qui m'a enlevé à tous ces plaisirs d'enfant
paisible. Quelqu'un a soufflé la bougie qui éclairait pour moi le doux
visage maternel penché sur le repas du soir. Quelqu'un a éteint la lampe
autour de laquelle nous étions une famille heureuse, à la nuit, lorsque
mon père avait accroché les volets de bois aux portes vitrées. Et
celui-là, ce fut Augustin Meaulnes, que les autres élèves appelèrent
bientôt le grand Meaulnes.

Dès qu'il fut pensionnaire chez nous, c'est-à-dire dès les premiers
jours de décembre, l'école cessa d'être désertée le soir, après quatre
heures. Malgré le froid de la porte battante, les cris des balayeurs et
leurs seaux d'eau, il y avait toujours, après le cours, dans la classe,
une vingtaine de grands élèves, tant de la campagne que du bourg, serrés
autour de Meaulnes. Et c'étaient de longues discussions, des disputes
interminables, au milieu desquelles je me glissais avec inquiétude et
plaisir.

Meaulnes ne disait rien; mais c'était pour lui qu'à chaque instant l'un
des plus bavards s'avançait au milieu du groupe, et, prenant à témoin
tour à tour chacun de ses compagnons, qui l'approuvaient bruyamment,
racontait quelque longue histoire de maraude, que tous les autres
suivaient, le bec ouvert, en riant silencieusement.

Assis sur un pupitre, en balançant les jambes, Meaulnes réfléchissait.
Aux bons moments, il riait aussi, mais doucement, comme s'il eût réservé
ses éclats de rire pour quelque meilleure histoire, connue de lui seul.
Puis, à la nuit tombante, lorsque la lueur des carreaux de la classe
n'éclairait plus le groupe confus de jeunes gens, Meaulnes se levait
soudain et, traversant le cercle pressé:

--Allons, en route! criait-il.

Alors tous le suivaient et l'on entendait leurs cris jusqu'à la nuit
noire, dans le haut du bourg...

                   *       *       *       *       *

Il m'arrivait maintenant de les accompagner. Avec Meaulnes, j'allais à
la porte des écuries des faubourgs, à l'heure où l'on trait les
vaches... Nous entrions dans les boutiques, et, du fond de l'obscurité,
entre deux craquements de son métier, le tisserand disait:

--Voilà les étudiants!

Généralement, à l'heure du dîner, nous nous trouvions tout près du
_Cours_, chez Desnoues, le charron, qui était aussi maréchal. Sa
boutique était une ancienne auberge, avec de grandes portes à deux
battants qu'on laissait ouvertes. De la rue on entendait grincer le
soufflet de la forge et l'on apercevait à la lueur du brasier, dans ce
lieu obscur et tintant, parfois des gens de campagne qui avaient arrêté
leur voiture pour causer un instant, parfois un écolier comme nous,
adossé à une porte, qui regardait sans rien dire. Et c'est là que tout
commença, environ huit jours avant Noël.



CHAPITRE III

«JE FRÉQUENTAIS LA BOUTIQUE D'UN VANNIER»


La pluie était tombée tout le jour, pour ne cesser qu'au soir. La
journée avait été mortellement ennuyeuse. Aux récréations, personne ne
sortait. Et l'on entendait mon père, M. Seurel, crier à chaque minute,
dans la classe:

--Ne sabotez donc pas comme ça, les gamins!

Après la dernière récréation de la journée, ou, comme nous disions,
après le dernier «quart d'heure», M. Seurel, qui depuis un instant
marchait le long en large pensivement, s'arrêta, frappa un grand coup de
règle sur la table, pour faire cesser le bourdonnement confus des fins
de classe où l'on s'ennuie, et, dans le silence attentif, demanda:

--Qui est-ce qui ira demain en voiture à La Gare avec François, pour
chercher M. et Mme Charpentier?

C'étaient mes grands-parents: grand-père Charpentier, l'homme au grand
burnous de laine grise, le vieux garde forestier en retraite, avec son
bonnet de poil de lapin qu'il appelait son képi... Les petits gamins le
connaissaient bien. Les matins, pour se débarbouiller, il tirait un seau
d'eau, dans lequel il barbotait, à la façon des vieux soldats en se
frottant vaguement la barbiche. Un cercle d'enfants, les mains derrière
le dos, l'observaient avec une curiosité respectueuse... Et ils
connaissaient aussi grand'mère Charpentier, la petite paysanne, avec sa
capote tricotée, parce que Millie l'amenait, au moins une fois, dans la
classe des plus petits.

Tous les ans, nous allions les chercher, quelques jours avant Noël, à la
Gare, au train de 4 h. 2. Ils avaient, pour nous voir, traversé tout le
département, chargés de ballots de châtaignes et de victuailles pour
Noël enveloppées dans des serviettes. Dès qu'ils avaient passé, tous les
deux, emmitouflés, souriants et un peu interdits, le seuil de la maison,
nous fermions sur eux toutes les portes, et c'était une grande semaine
de plaisir qui commençait...

Il fallait pour conduire avec moi la voiture qui devait les ramener, il
fallait quelqu'un de sérieux qui ne nous versât pas dans un fossé, et
d'assez débonnaire aussi, car le grand-père Charpentier jurait
facilement et la grand-mère était un peu bavarde.

A la question de M. Seurel, une dizaine de voix répondirent, criant
ensemble:

--Le grand Meaulnes! le grand Meaulnes!

Mais M. Seurel fit semblant de ne pas entendre.

Alors ils crièrent:

--Fromentin!

D'autres:

--Jasmin Delouche!

Le plus jeune des Roy, qui allait aux champs monté sur sa truie au
triple galop, criait: «Moi! Moi!», d'une voix perçante.

Dutremblay et Moucheboeuf se contentaient de lever timidement la main.

J'aurais voulu que ce fût Meaulnes. Ce petit voyage en voiture à âne
serait devenu un événement plus important. Il le désirait aussi, mais il
affectait de se taire dédaigneusement. Tous les grands élèves s'étaient
assis comme lui sur la table, à revers, les pieds sur le banc, ainsi que
nous faisions dans les moments de grand répit et de réjouissance.
Coffin, sa blouse relevée et roulée autour de la ceinture, embrassait la
colonne de fer qui soutenait la poutre de la classe et commençait de
grimper en signe d'allégresse. Mais M. Seurel refroidit tout le monde en
disant:

--Allons! Ce sera Moucheboeuf.

Et chacun regagna sa place en silence.

                   *       *       *       *       *

A quatre heures, dans la grande cour glacée, ravinée par la pluie, je me
trouvai seul avec Meaulnes. Tous deux, sans rien dire, nous regardions
le bourg luisant que séchait la bourrasque. Bientôt, le petit Coffin, en
capuchon, un morceau de pain à la main, sortit de chez lui et, rasant
les murs, se présenta en sifflant à la porte du charron. Meaulnes ouvrit
le portail, le héla et, tous les trois, un instant après, nous étions
installés au fond de la boutique rouge et chaude, brusquement traversée
par de glacials coups de vent: Coffin et moi, assis auprès de la forge,
nos pieds boueux dans les copeaux blancs; Meaulnes, les mains aux
poches, silencieux, adossé au battant de la porte d'entrée. De temps à
autre, dans la rue, passait une dame de village, la tête baissée à cause
du vent, qui revenait de chez le boucher, et nous levions le nez pour
regarder qui c'était.

Personne ne disait rien. Le maréchal et son ouvrier, l'un soufflant la
forge, l'autre battant le fer, jetaient sur le mur de grandes ombres
brusques... Je me rappelle ce soir-là comme un des grands soirs de mon
adolescence. C'était en moi un mélange de plaisir et d'anxiété: je
craignais que mon compagnon ne m'enlevât cette pauvre joie d'aller à La
Gare en voiture; et pourtant j'attendais de lui, sans oser me l'avouer,
quelque entreprise extraordinaire qui vînt tout bouleverser.

De temps à autre, le travail paisible et régulier de la boutique
s'interrompait pour un instant. Le maréchal laissait à petits coups
pesants et clairs retomber son marteau sur l'enclume. Il regardait, en
l'approchant de son tablier de cuir, le morceau de fer qu'il avait
travaillé. Et, redressant la tête, il nous disait, histoire de souffler
un peu:

--Eh bien, ça va, la jeunesse?

L'ouvrier restait la main en l'air à la chaîne du soufflet, mettait son
poing gauche sur la hanche et nous regardait en riant.

Puis le travail sourd et bruyant reprenait.

Durant une de ces pauses, on aperçut, par la porte battante, Millie dans
le grand vent, serrée dans un fichu, qui passait chargée de petits
paquets.

Le maréchal demanda:

--C'est-il que M. Charpentier va bientôt venir?

--Demain, répondis-je, avec ma grand'mère, j'irai les chercher en
voiture au train de 4 h. 2.

--Dans la voiture à Fromentin, peut-être?

Je répondis bien vite:

--Non, dans celle du père Martin.

--Oh! alors, vous n'êtes pas revenus.

Et tous les deux, son ouvrier et lui, se prirent à rire.

L'ouvrier fit remarquer, lentement, pour dire quelque chose:

--Avec la jument de Fromentin on aurait pu aller les chercher à Vierzon.
Il y a une heure d'arrêt. C'est à quinze kilomètres. On aurait été de
retour avant même que l'âne à Martin fût attelé.

--Çà, dit l'autre, c'est une jument qui marche!...

--Et je crois bien que Fromentin la prêterait facilement.

La conversation finit là. De nouveau la boutique fut un endroit plein
d'étincelles et de bruit, où chacun ne pensa que pour soi.

Mais lorsque l'heure fut venue de partir et que je me levai pour faire
signe au grand Meaulnes, il ne m'aperçut pas d'abord. Adossé à la porte
et la tête penchée, il semblait profondément absorbé par ce qui venait
d'être dit. En le voyant ainsi, perdu dans ses réflexions, regardant,
comme à travers des lieus de brouillard, ces gens paisibles qui
travaillaient, je pensai soudain à cette image de _Robinson Crusoé_, où
l'on voit l'adolescent anglais, avant son grand départ, «fréquentant la
boutique d'un vannier»...

Et j'y ai souvent repensé depuis.



CHAPITRE IV

L'ÉVASION


A une heure de l'après-midi, le lendemain, la classe du Cours supérieur
est claire, au milieu du paysage gelé, comme une barque sur l'Océan. On
n'y sent pas la saumure ni le cambouis, comme sur un bateau de pêche,
mais les harengs grillés sur le poêle et la laine roussie de ceux qui,
en rentrant, se sont chauffés de trop près.

On a distribué, car la fin de l'année approche, les cahiers de
compositions. Et, pendant que M. Seurel écrit au tableau l'énoncé des
problèmes, un silence imparfait s'établit, mêlé de conversations à voix
basse, coupé de petits cris étouffés et de phrases dont on ne dit que
les premiers mots pour effrayer son voisin:

--Monsieur! Un tel me...

M. Seurel, en copiant ses problèmes, pense à autre chose. Il se retourne
de temps à autre, en regardant tout le monde d'un air à la fois sévère
et absent. Et ce remue-ménage sournois cesse complètement, une seconde,
pour reprendre ensuite, tout doucement d'abord, comme un ronronnement.

Seul, au milieu de cette agitation, je me tais. Assis au bout d'une des
tables de la division des plus jeunes, près des grandes vitres, je n'ai
qu'à me redresser un peu pour apercevoir le jardin, le ruisseau dans le
bas, puis les champs.

De temps à autre, je me soulève sur la pointe des pieds et je regarde
anxieusement du côté de la ferme de la Belle-Étoile. Dès le début de la
classe, je me suis aperçu que Meaulnes n'était pas rentré après la
récréation de midi. Son voisin de table a bien dû s'en apercevoir aussi.
Il n'a rien dit encore, préoccupé par sa composition. Mais, dès qu'il
aura levé la tête, la nouvelle courra par toute la classe, et quelqu'un,
comme c'est l'usage, ne manquera par de crier à haute voix les premiers
mots de la phrase:

--Monsieur! Meaulnes...

Je sais que Meaulnes est parti. Plus exactement, je le soupçonne de
s'être échappé. Sitôt le déjeuner terminé, il a dû sauter le petit mur
et filer à travers champs, en passant le ruisseau à la Vieille-Planche,
jusqu'à la Belle-Étoile. Il aura demandé la jument pour aller chercher
M. et Mme Charpentier. Il fait atteler en ce moment.

La Belle-Étoile est, là-bas, de l'autre côté du ruisseau, sur le versant
de la côte, une grande ferme, que les ormes, les chênes de la cour et
les haies vives cachent en été. Elle est placée sur un petit chemin qui
rejoint d'un côté la route de La Gare, de l'autre un faubourg du pays.
Entourée de hauts murs soutenus par des contreforts dont le pied baigne
dans le fumier, la grande bâtisse féodale est au mois de juin enfouie
sous les feuilles, et, de l'école, on entend seulement, à la tombée de
la nuit, le roulement des charrois et les cris des vachers. Mais
aujourd'hui, j'aperçois par la vitre, entre les arbres dépouillés, le
haut mur grisâtre de la cour, la porte d'entrée, puis, entre des
tronçons de haie, un bande du chemin blanchi de givre, parallèle au
ruisseau, qui mène à la route de La Gare.

Rien ne bouge encore dans ce clair paysage d'hiver. Rien n'est changé
encore.

Ici, M. Seurel achève de copier le deuxième problème. Il en donne trois
d'habitude. Si aujourd'hui par hasard, il n'en donnait que deux... Il
remonterait aussitôt dans sa chaire et s'apercevait de l'absence de
Meaulnes. Il enverrait pour le chercher à travers le bourg deux gamins
qui parviendraient certainement à le découvrir avant que la jument ne
soit attelée...

M. Seurel, le deuxième problème copié, laisse un instant retomber son
bras fatigué... Puis, à mon grand soulagement, il va à la ligne et
recommence à écrire en disant:

--Ceci, maintenant, n'est plus qu'un jeu d'enfant!

... Deux petits traits noirs, qui dépassaient le mur de la Belle-Étoile
et qui devaient être les deux brancards dressés d'une voiture, ont
disparu. Je suis sûr maintenant qu'on fait là-bas les préparatifs du
départ de Meaulnes. Voici la jument qui passe la tête et le poitrail
entre les deux pilastres de l'entrée, puis s'arrête, tandis qu'on fixe
sans doute, à l'arrière de la voiture un second siège pour les voyageurs
que Meaulnes prétend ramener. Enfin tout l'équipage sort lentement de la
cour, disparaît un instant derrière la haie, et repasse avec la même
lenteur sur le bout de chemin blanc qu'on aperçoit entre deux tronçons
de la clôture. Je reconnais alors, dans cette forme noire qui tient les
guides, un coude nonchalamment appuyé sur le côté de la voiture, à la
façon paysanne, mon compagnon Augustin Meaulnes.

Un instant encore tout disparaît derrière la haie. Deux hommes qui sont
restés au portail de la Belle-Étoile, à regarder partir la voiture, se
concertent maintenant avec une animation croissante. L'un d'eux ce
décide enfin à mettre sa main en porte-voix près de sa bouche et à
appeler Meaulnes, puis à courir quelques pas, dans sa direction, sur le
chemin... Mais alors, dans la voiture qui est lentement arrivée sur la
route de La Gare et que du petit chemin on ne doit plus apercevoir,
Meaulnes change soudain d'attitude. Un pied sur le devant, dressé comme
un conducteur de char romain, secouant à deux mains les guides, il lance
sa bête à fond de train et disparaît en un instant de l'autre côté de la
montée. Sur le chemin, l'homme qui appelait s'est repris à courir;
l'autre s'est lancé au galop à travers champs et semble venir vers nous.

En quelques minutes, et au moment même où M. Seurel, quittant le
tableau, se frotte les mains pour en enlever la craie, au moment où
trois voix à la fois crient du fond de la classe:

--Monsieur! Le grand Meaulnes est parti!

L'homme en blouse bleue est à la porte, qu'il ouvre soudain toute
grande, et, levant son chapeau, il demande sur le seuil:

--Excusez-moi, monsieur, c'est-il vous qui avez autorisé cet élève à
demander la voiture pour aller à Vierzon chercher vos parents? Il nous
est venu des soupçons...

--Mais pas du tout! répond M. Seurel.

Et aussitôt c'est dans la classe un désarroi effroyable. Les trois
premiers, près de la sortie, ordinairement chargés de pourchasser à
coups de pierres les chèvres ou les porcs qui viennent brouter dans la
cour les _corbeilles d'argent_, se sont précipités à la porte. Au
violent piétinement de leurs sabots ferrés sur les dalles de l'école a
succédé, dehors, le bruit étouffé de leurs pas précipités qui mâchent le
sable de la cour et dérapent au virage de la petite grille ouverte sur
la route. Tout le reste de la classe s'entasse aux fenêtres du jardin.
Certains ont grimpé sur les tables pour mieux voir...

Mais il est trop tard. Le grand Meaulnes s'est évadé.

--Tu iras tout de même à La Gare avec Moucheboeuf, me dit M. Seurel.
Meaulnes ne connaît pas le chemin de Vierzon. Il se perdra aux
carrefours. Il ne sera pas au train pour trois heures.

Sur le seuil de la petite classe, Millie tend le cou pour demander:

--Mais qu'y a-t-il donc?

Dans la rue du bourg, les gens commencent à s'attrouper. Le paysan est
toujours là, immobile, entêté, son chapeau à la main, comme quelqu'un
qui demande justice.



CHAPITRE V

LA VOITURE QUI REVIENT


Lorsque j'eus ramené de La Gare les grands-parents, lorsqu'après le
dîner, assis devant la haute cheminée, ils commencèrent à raconter par
le menu détail tout ce qui leur était arrivé depuis les dernières
vacances, je m'aperçus bientôt que je ne les écoutais pas.

La petite grille de la cour était tout près de la porte de la salle à
manger. Elle grinçait en s'ouvrant. D'ordinaire, au début de la nuit,
pendant nos veillées de campagne, j'attendais secrètement ce grincement
de la grille. Il était suivi d'un bruit de sabots claquant ou s'essuyant
sur le seuil, parfois d'un chuchotement comme de personnes qui se
concertent avant d'entrer. Et l'on frappait. C'était un voisin, les
institutrices, quelqu'un enfin qui venait nous distraire de la longue
veillée.

Or, ce soir-là, je n'avais plus rien à espérer du dehors, puisque tous
ceux que j'aimais étaient réunis dans notre maison; et pourtant je ne
cessais d'épier tous les bruits de la nuit et d'attendre qu'on ouvrît
notre porte.

Le vieux grand-père, avec son air broussailleux de grand berger gascon,
ses deux pieds lourdement posés devant lui, son bâton entre les jambes,
inclinant l'épaule pour cogner sa pipe contre son soulier, était là. Il
approuvait de ses yeux mouillés et bons ce que disait la grand'mère, de
son voyage et de ses poules et de ses voisins et des paysans qui
n'avaient pas encore payé leur fermage. Mais je n'étais plus avec eux.

J'imaginais le roulement de voiture qui s'arrêterait soudain devant la
porte. Meaulnes sauterait de la carriole et entrerait comme si rien ne
s'était passé... Ou peut-être irait-il d'abord reconduire la jument à la
Belle-Étoile; et j'entendrais bientôt son pas sonner sur la route et la
grille s'ouvrir...

Mais rien. Le grand-père regardait fixement devant lui et ses paupières
en battant s'arrêtaient longuement sur ses yeux comme à l'approche du
sommeil. La grand'mère répétait avec embarras sa dernière phrase, que
personne n'écoutait.

--C'est de ce garçon que vous êtes en peine? dit-elle enfin.

A La Gare, en effet, je l'avais questionnée vainement. Elle n'avait vu
personne, à l'arrêt de Vierzon, qui ressemblât au grand Meaulnes. Mon
compagnon avait dû s'attarder en chemin. Sa tentative était manquée.
Pendant le retour, en voiture, j'avais ruminé ma déception, tandis que
ma grand'mère causait avec Moucheboeuf. Sur la route blanchie de givre,
les petits oiseaux tourbillonnaient autour des pieds de l'âne
trottinant. De temps à autre, sur le grand calme de l'après-midi gelé,
montait l'appel lointain d'une bergère ou d'un gamin hélant son
compagnon d'un bosquet de sapins à l'autre. Et chaque fois, ce long cri
sur les coteaux déserts me faisait tressaillir, comme si c'eût été la
voix de Meaulnes me conviant à le suivre au loin...

                   *       *       *       *       *

Tandis que je repassais tout cela dans mon esprit, l'heure arriva de se
coucher. Déjà le grand-père était entré dans la chambre rouge, la
chambre-salon, tout humide et glacée d'être close depuis l'autre hiver.
On avait enlevé, pour qu'il s'y installât, les têtières en dentelle des
fauteuils, relevé les tapis et mis de côté les objets fragiles. Il avait
posé son bâton sur un chaise, ses gros souliers sous un fauteuil; il
venait de souffler sa bougie, et nous étions debout, nous disant
bonsoir, prêts à nous séparer pour la nuit, lorsqu'un bruit de voitures
nous fit taire.

On eût dit deux équipages se suivant lentement au très petit trot. Cela
ralentit le pas et finalement vint s'arrêter sous la fenêtre de la salle
à manger qui donnait sur la route, mais qui était condamnée.

Mon père avait pris la lampe et, sans attendre, il ouvrait la porte
qu'on avait déjà fermée à clef. Puis, poussant la grille, s'avançant sur
le bord des marches, il leva la lumière au-dessus de sa tête pour voir
ce qui se passait.

C'étaient bien deux voitures arrêtées, le cheval de l'une attaché
derrière l'autre. Un homme avait sauté à terre et hésitait...

--C'est ici la mairie? dit-il en s'approchant? Pourriez-vous m'indiquer
M. Fromentin, métayer à la Belle-Étoile? J'ai trouvé sa voiture et sa
jument qui s'en allaient sans conducteur, le long d'un chemin près de la
route de Saint-Loup-des-Bois. Avec mon falot, j'ai pu voir son nom et
son adresse sur la plaque. Comme c'était sur mon chemin, j'ai ramené son
attelage par ici, afin d'éviter des accidents, mais ça m'a rudement
retardé quand même.

Nous étions là, stupéfaits. Mon père s'approcha. Il éclaira la carriole
avec sa lampe.

--Il n'y a aucune trace de voyageur, poursuivit l'homme. Pas même une
couverture. La bête est fatiguée; elle boitille un peu.

Je m'étais approché jusqu'au premier rang et je regardais avec les
autres cet attelage perdu qui nous revenait, telle une épave qu'eût
ramenée la haute mer--la première épave et la dernière, peut-être, de
l'aventure de Meaulnes.

--Si c'est trop loin, chez Fromentin, dit l'homme, je vais vous laisser
la voiture. J'ai perdu beaucoup de temps et l'on doit s'inquiéter, chez
moi.

Mon père accepta. De cette façon nous pourrions dès ce soir reconduire
l'attelage à la Belle-Étoile sans dire ce qui s'était passé. Ensuite, on
déciderait de ce qu'il faudrait raconter aux gens du pays et écrire à la
mère de Meaulnes... Et l'homme fouetta sa bête, en refusant le verre de
vin que nous lui offrions.

Du fond de sa chambre où il avait rallumé la bougie, tandis que nous
rentrions sans rien dire et que mon père conduisait la voiture à la
ferme, mon grand-père appelait:

--Alors? Est-il rentré, ce voyageur?

Les femmes se concertèrent du regard, une seconde:

--Mais oui, il a été chez sa mère. Allons, dors. Ne t'inquiète pas!

--Eh bien, tant mieux. C'est bien ce que je pensais, dit-il.

Et, satisfait, il éteignit sa lumière et se tourna dans son lit pour
dormir.

Ce fut la même explication que nous donnâmes aux gens du bourg. Quant à
la mère du fugitif, il fut décidé qu'on attendrait pour lui écrire. Et
nous gardâmes pour nous seuls notre inquiétude qui dura trois grands
jours. Je vois encore mon père rentrant de la ferme vers onze heures, sa
moustache mouillée par la nuit, discutant avec Millie d'une voix très
basse, angoissée et colère...



CHAPITRE VI

ON FRAPPE AU CARREAU


Le quatrième jour fut un des plus froids de cet hiver-là. De grand
matin, les premiers arrivés dans la cour se réchauffaient en glissant
autour du puits. Ils attendaient que le poêle fût allumé dans l'école
pour s'y précipiter.

Derrière le portail, nous étions plusieurs à guetter la venue des gars
de la campagne. Ils arrivaient tout éblouis encore d'avoir traversé des
paysages de givre, d'avoir vu les étangs glacés, les taillis où les
lièvres détalent... Il y avait dans leurs blouses un goût de foin et
d'écurie qui alourdissait l'air de la classe, quand ils se pressaient
autour du poêle rouge. Et, ce matin-là, l'un d'eux avait apporté dans un
panier un écureuil gelé qu'il avait découvert en route. Il essayait, je
me souviens, d'accrocher par ses griffes, au poteau du préau, la longue
bête raidie...

Puis la pesante classe d'hiver commença...

Un coup brusque au carreau nous fit lever la tête. Dressé contre la
porte, nous aperçûmes le grand Meaulnes secouant avant d'entrer le givre
de sa blouse, la tête haute et comme ébloui!

Les deux élèves du banc le plus rapproché de la porte se précipitèrent
pour l'ouvrir: il y eut à l'entrée comme un vague conciliabule, que nous
n'entendîmes pas, et le fugitif se décida enfin à pénétrer dans l'école.

Cette bouffée d'air frais venue de la cour déserte, les brindilles de
paille qu'on voyait accrochées aux habits du grand Meaulnes, et surtout
son air de voyageur fatigué, affamé, mais émerveillé, tout cela fit
passer en nous un étrange sentiment de plaisir et de curiosité.

M. Seurel était descendu du petit bureau à deux marches où il était en
train de nous faire la dictée, et Meaulnes marchait vers lui d'un air
agressif. Je me rappelle combien je le trouvai beau, à cet instant, le
grand compagnon, malgré son air épuisé et ses yeux rougis par les nuits
passées au dehors, sans doute.

Il s'avança jusqu'à la chaire et dit, du ton très assuré de quelqu'un
qui rapporte un renseignement:

--Je suis rentré, monsieur.

--Je le vois bien, répondit M. Seurel, en le considérant avec
curiosité... Allez vous asseoir à votre place.

Le gars se retourna vers nous, le dos un peu courbé, souriant d'un air
moqueur, comme font les grands élèves indisciplinés lorsqu'ils sont
punis, et, saisissant d'une main le bout de la table, il se laissa
glisser sur son banc.

--Vous allez prendre un livre que je vais vous indiquer, dit le
maître--toutes les têtes étaient alors tournées vers Meaulnes--pendant
que vos camarades finiront la dictée.

Et la classe reprit comme auparavant. De temps à autre le grand Meaulnes
se tournait de mon côté, puis il regardait par les fenêtres, d'où l'on
apercevait le jardin blanc, cotonneux, immobile, et les champs déserts,
ou parfois descendait un corbeau. Dans la classe, la chaleur était
lourde, auprès du poêle rougi. Mon camarade, la tête dans les mains,
s'accouda pour lire: à deux reprises je vis ses paupières se fermer et
je crus qu'il allait s'endormir.

--Je voudrais aller me coucher, monsieur, dit-il enfin, en levant le
bras à demi. Voici trois nuits que je ne dors pas.

--Allez! dit M. Seurel, désireux surtout d'éviter un incident.

Toutes les têtes levées, toutes les plumes en l'air, à regret nous le
regardâmes partir, avec sa blouse fripée dans le dos et ses souliers
terreux.

Que la matinée fut lente à traverser! Aux approches de midi, nous
entendîmes là-haut, dans la mansarde, le voyageur s'apprêter pour
descendre. Au déjeuner, je le retrouvai assis devant le feu, près des
grands-parents interdits, pendant qu'aux douze coups de l'horloge, les
grands élèves et les gamins éparpillés dans la cour neigeuse filaient
comme des ombres devant la porte de la salle à manger.

De ce déjeuner je ne me rappelle qu'un grand silence et une grande gêne.
Tout était glacé: la toile cirée sans nappe, le vin froid dans les
verres, le carreau rougi sur lequel nous posions les pieds... On avait
décidé, pour ne pas le pousser à la révolte, de ne rien demander au
fugitif. Et il profita de cette trêve pour ne pas dire un mot.

Enfin, le dessert terminé, nous pûmes tous les deux bondir dans la cour.
Cour d'école, après midi, où les sabots avaient enlevé la neige... cour
noircie où le dégel faisait dégoutter les toits du préau... cour pleine
de jeux et de cris perçants! Meaulnes et moi, nous longeâmes en courant
les bâtiments. Déjà deux ou trois de nos amis du bourg laissaient la
partie et accouraient vers nous en criant de joie, faisant gicler la
boue sous leurs sabots, les mains aux poches, le cache-nez déroulé. Mais
mon compagnon se précipita dans la grande classe, où je le suivis, et
referma la porte vitrée juste à temps pour supporter l'assaut de ceux
qui nous poursuivaient. Il y eut un fracas clair et violent de vitres
secouées, de sabots claquant sur le seuil; une poussée qui fit plier la
tige de fer maintenant les deux battants de la porte; mais déjà
Meaulnes, au risque de se blesser à son anneau brisé, avait tourné la
petite clef qui fermait la serrure.

Nous avions accoutumé de juger très vexante une pareille conduite. En
été, ceux qu'on laissait ainsi à la porte couraient au galop dans le
jardin et parvenaient souvent à grimper par une fenêtre avant qu'on eût
pu les fermer toutes. Mais nous étions en décembre et tout était clos.
Un instant on fit au dehors des pesées sur la porte; on nous cria des
injures; puis, un à un, ils tournèrent le dos et s'en allèrent, la tête
basse, en rajustant leurs cache-nez.

Dans la classe qui sentait les châtaignes et la piquette, il n'y avait
que deux balayeurs, qui déplaçaient les tables. Je m'approchai du poêle
pour m'y chauffer paresseusement en attendant la rentrée, tandis
qu'Augustin Meaulnes cherchait dans le bureau du maître et dans les
pupitres. Il découvrit bientôt un petit atlas, qu'il se mit à étudier
avec passion debout sur l'estrade, les coudes sur le bureau, la tête
entre les mains.

Je me disposais à aller près de lui; je lui aurais mis la main sur
l'épaule et nous aurions sans doute suivi ensemble sur la carte le
trajet qu'il avait fait, lorsque soudain la porte de communication avec
la petite classe s'ouvrit toute battante sous une violente poussée, et
Jasmin Delouche, suivi d'un gars du bourg et de trois autres de la
campagne, surgit avec un cri de triomphe. Une des fenêtres de la petite
classe était sans doute mal fermée ils avaient dû la pousser et sauter
par là.

Jasmin Delouche, encore qu'assez petit, était l'un des plus âgés du
Cours Supérieur. Il était fort jaloux du grand Meaulnes, bien qu'il se
donnait comme son ami. Avant l'arrivée de notre pensionnaire, c'était
lui, Jasmin, le coq de la classe. Il avait une figure pâle, assez fade,
et les cheveux pommadés. Fils unique de la veuve Delouche, aubergiste,
il faisait l'homme; il répétait avec vanité ce qu'il entendait dire aux
joueurs de billard, aux buveurs de vermouth.

A son entrée, Meaulnes leva la tête et, les sourcils froncés, cria aux
gars qui se précipitaient sur le poêle, en se bousculant:

--On ne peut donc pas être tranquille une minute, ici!

--Si tu n'es pas content, il fallait rester où tu étais, répondit, sans
lever la tête, Jasmin Delouche qui se sentait appuyé par ses compagnons.

Je pense qu'Augustin était dans cet état de fatigue où la colère monte
et vous surprend sans qu'on puisse la contenir.

--Toi, dit-il, en se redressant et en fermant son livre, un peu pâle, tu
vas commencer par sortir d'ici!

L'autre ricana:

--Oh! cria-t-il. Parce que tu es resté trois jours échappé, tu crois que
tu vas être le maître maintenant?

Et, associant les autres à sa querelle:

--Ce n'est pas toi qui nous fera sortir, tu sais!

Mais déjà Meaulnes était sur lui. Il y eut d'abord une bousculade; les
manches des blouses craquèrent et se décousirent. Seul, Martin, un des
gars de la campagne entrés avec Jasmin, s'interposa:

--Tu vas te laisser! dit-il, les narines gonflées, secouant la tête
comme un bélier.

D'une poussée violente, Meaulnes le jeta, titubant, les bras ouverts, au
milieu de la classe; puis, saisissant d'une main Delouche par le cou, de
l'autre ouvrant la porte, il tenta de le jeter dehors. Jasmin
s'agrippait aux tables et traînait les pieds sur les dalles, faisant
crisser ses souliers ferrés, tandis que Martin, ayant repris son
équilibre revenait à pas comptés, la tête en avant, furieux. Meaulnes
lâcha Delouche pour se colleter avec cet imbécile, et il allait
peut-être se trouver en mauvaise posture, lorsque la porte des
appartements s'ouvrit à demi. M. Seurel parut la tête tournée vers la
cuisine, terminant, avant d'entrer, une conversation avec quelqu'un...

Aussitôt la bataille s'arrêta. Les uns se rangèrent autour du poêle, la
tête basse, ayant évité jusqu'au bout de prendre parti. Meaulnes s'assit
à sa place, le haut de ses manches décousu et défroncé. Quant à Jasmin,
tout congestionné, on l'entendit crier durant les quelques secondes qui
précédèrent le coup de règle du début de la classe:

--Il ne peut plus rien supporter maintenant. Il fait le malin. Il
s'imagine peut-être qu'on ne sait pas où il a été!

--Imbécile! Je ne le sais pas moi-même, répondit Meaulnes, dans le
silence déjà grand.

Puis, haussant les épaules, la tête dans les mains, il se mit à
apprendre ses leçons.



CHAPITRE VII

LE GILET DE SOIE


Notre chambre était, comme je l'ai dit, une grande mansarde. A moitié
mansarde, à moitié chambre. Il y avait des fenêtres aux autres logis
d'adjoints; on ne sait pourquoi celui-ci était éclairé par une lucarne.
Il était impossible de fermer complètement la porte, qui frottait sur le
plancher. Lorsque nous y montions, le soir, abritant de la main notre
bougie que menaçaient tous les courants d'air de la grande demeure,
chaque fois nous essayions de fermer cette porte, chaque fois nous
étions obligés d'y renoncer. Et, toute le nuit, nous sentions autour de
nous, pénétrant jusque dans notre chambre, le silence des trois
greniers.

C'est là que nous nous retrouvâmes, Augustin et moi, le soir de ce même
jour d'hiver.

Tandis qu'en un tour de main j'avais quitté tous mes vêtements et les
avais jetés en tas sur une chaise au chevet de mon lit, mon compagnon,
sans rien dire, commençait lentement à se déshabiller. Du lit de fer aux
rideaux de cretonne décorés de pampres, où j'étais monté déjà, je le
regardais faire. Tantôt il s'asseyait sur son lit bas et sans rideaux.
Tantôt il se levait et marchait de long en large, tout en se dévêtant.
La bougie, qu'il avait posée sur une petite table d'osier tressée par
des bohémiens, jetait sur le mur son ombre errante et gigantesque.

Tout au contraire de moi, il pliait et rangeait, d'un air distrait et
amer, mais avec soin, ses habits d'écolier. Je le revois plaquant sur
une chaise sa lourde ceinture; pliant sur le dossier sa blouse noire
extraordinairement fripée et salie; retirant une espèce de paletot gros
bleu qu'il avait sous sa blouse, et se penchant en me tournant le dos,
pour l'étaler sur le pied de son lit... Mais lorsqu'il se redressa et se
retourna vers moi, je vis qu'il portait, au lieu du petit gilet à
boutons de cuivre, qui était d'uniforme sous le paletot, un étrange
gilet de soie, très ouvert, que fermait dans le bas un rang serré de
petits boutons de nacre.

C'était un vêtement d'une fantaisie charmante, comme devaient en porter
les jeunes gens qui dansaient avec nos grand'mères, dans les bals de mil
huit cent trente.

Je me rappelle, en cet instant, le grand écolier paysan, nu-tête, car il
avait soigneusement posé sa casquette sur ses autres habits--visage si
jeune, si vaillant et si durci déjà. Il avait repris sa marche à travers
la chambre lorsqu'il se mit à déboutonner cette pièce mystérieuse d'un
costume qui n'était pas le sien. Et il était étrange de le voir, en bras
de chemise, avec son pantalon trop court, ses souliers boueux, mettant
la main sur ce gilet de marquis.

Dès qu'il l'eut touché, sortant brusquement de sa rêverie il tourna la
tête vers moi et me regarda d'un oeil inquiet. J'avais un peu envie de
rire. Il sourit en même temps que moi et son visage s'éclaira.

--Oh! dis-moi ce que c'est, fis-je, enhardi, à voix basse. Où l'as-tu
pris?

Mais son sourire s'éteignit aussitôt. Il passa deux fois sur ses cheveux
ras sa main lourde, et tout soudain, comme quelqu'un qui ne peut plus
résister à son désir, il réendossa sur le fin jabot sa vareuse qu'il
boutonna solidement et sa blouse fripée; puis il hésita un instant, en
me regardant de côté... Finalement, il s'assit sur le bord de son lit,
quitta ses souliers qui tombèrent bruyamment sur le plancher; et, tout
habillé comme un soldat au cantonnement d'alerte, il s'étendit sur son
lit et souffla la bougie.

Vers le milieu de la nuit je m'éveillai soudain. Meaulnes était au
milieu de la chambre, debout, sa casquette sur la tête, et il cherchait
au porte-manteau quelque chose--une pèlerine qu'il se mit sur le dos...
La chambre était très obscure. Pas même la clarté que donne parfois le
reflet de la neige. Un vent noir et glacé soufflait dans le jardin mort
et sur le toit.

Je me dressai un peu et je lui criai tout bas:

--Meaulnes! tu repars?

Il ne répondit pas. Alors, tout à fait affolé, je dis:

--Eh bien, je pars avec toi. Il faut que tu m'emmènes.

Et je sautai à bas.

Il s'approcha, me saisit par le bras, me forçant à m'asseoir sur le
rebord du lit, et il me dit:

--Je ne puis pas t'emmener, François. Si je connaissais bien mon chemin,
tu m'accompagnerais. Mais il faut d'abord que je le retrouve sur le
plan, et je n'y parviens pas.

--Alors, tu ne peux pas repartir non plus?

--C'est vrai, c'est bien inutile... fit-il avec découragement. Allons,
recouche-toi. Je te promets de ne par repartir sans toi.

Et il reprit sa promenade de long en large dans la chambre. Je n'osais
plus rien dire. Il marchait, s'arrêtait, repartait plus vite, comme
quelqu'un qui, dans sa tête, recherche ou repasse des souvenirs, les
confronte, les compare, calcule, et soudain pense avoir trouvé; puis de
nouveau lâche le fil et recommence à chercher...

Ce ne fut pas la seule nuit où, réveillé par le bruit de ses pas, je le
trouvai ainsi, vers une heure du matin, déambulant à travers la chambre
et les greniers--comme ces marins qui n'ont pu se déshabituer de faire
le quart et qui, au fond de leurs propriétés bretonnes, se lèvent et
s'habillent à l'heure réglementaire pour surveiller la nuit terrienne.

A deux ou trois reprises, durant le mois de janvier et la première
quinzaine de février, je fus ainsi tiré de mon sommeil. Le grand
Meaulnes était là, dressé, tout équipé, sa pèlerine sur le dos, prêt à
partir, et chaque fois, au bord de ce pays mystérieux où une fois déjà
il s'était évadé, il s'arrêtait, hésitait. Au moment de lever le loquet
de la porte de l'escalier et de filer par la porte de la cuisine qu'il
eût facilement ouverte sans que personne l'entendît, il reculait une
fois encore... Puis, durant les longues heures du milieu de la nuit,
fiévreusement, il arpentait, en réfléchissant, les greniers abandonnés.

                   *       *       *       *       *

Enfin une nuit, vers le 15 février, ce fut lui-même qui m'éveilla en me
posant doucement la main sur l'épaule.

La journée avait été fort agitée. Meaulnes, qui délaissait complètement
tous les jeux de ses anciens camarades, était resté, durant la dernière
récréation du soir, assis sur son banc, tout occupé à établir un
mystérieux petit plan, en suivant du doigt, et en calculant longuement,
sur l'atlas du Cher. Un va-et-vient incessant se produisait entre la
cour et la salle de classe. Les sabots claquaient. On se pourchassait de
table en table, franchissant les bancs et l'estrade d'un saut... On
savait qu'il ne faisait pas bon s'approcher de Meaulnes lorsqu'il
travaillait ainsi; cependant, comme la récréation se prolongeait, deux
ou trois gamins du bourg, par manière de jeu, s'approchèrent à pas de
loup et regardèrent par-dessus son épaule. L'un d'eux s'enhardit jusqu'à
pousser les autres sur Meaulnes... Il ferma brusquement son atlas, cacha
sa feuille et empoigna le dernier des trois gars, tandis que les deux
autres avaient pu s'échapper.

... C'était ce hargneux Giraudat, qui prit un ton pleurard, essaya de
donner des coups de pied, et, en fin de compte, fut mis dehors par le
grand Meaulnes, à qui il cria rageusement:

--Grand lâche! ça ne m'étonne pas qu'ils sont tous contre toi, qu'ils
veulent te faire la guerre!...

et une foule d'injures auxquelles nous répondîmes, sans avoir bien
compris ce qu'il avait voulu dire. C'est moi qui criais le plus fort,
car j'avais pris le parti du grand Meaulnes. Il y avait maintenant comme
un pacte entre nous. La promesse qu'il m'avait faite de m'emmener avec
lui, sans me dire, comme tout le monde, «que je ne pourrais pas
marcher», m'avait lié à lui pour toujours. Et je ne cessais de penser à
son mystérieux voyage. Je m'étais persuadé qu'il avait dû rencontrer une
jeune fille. Elle était sans doute infiniment plus belle que toutes
celles du pays, plus belle que Jeanne, qu'on apercevait dans le jardin
des religieuses par le trou de la serrure; et que Madeleine, la fille du
boulanger, toute rose et toute blonde; et que Jenny, la fille de la
châtelaine, qui était admirable, mais folle et toujours enfermée. C'est
à une jeune fille certainement qu'il pensait la nuit, comme un héros de
roman. Et j'avais décidé de lui en parler, bravement, la première fois
qu'il m'éveillerait...

Le soir de cette nouvelle bataille, après quatre heures, nous étions
tous les deux occupés à rentrer des outils du jardin, des pics et des
pelles qui avaient servi à creuser des trous, lorsque nous entendîmes
des cris sur la route. C'était une bande de jeunes gens et de gamins, en
colonne par quatre, au pas gymnastique, évoluant comme une compagnie
parfaitement organisée, conduits par Delouche, Daniel, Giraudat, et un
autre que nous ne connûmes point. Ils nous avaient aperçus et ils nous
huaient de la belle façon. Ainsi tout le bourg était contre nous, et
l'on préparait je ne sais quel jeu guerrier dont nous étions exclus.

Meaulnes, sans mot dire, remisa sous le hangar la bêche et la pioche
qu'il avait sur l'épaule... Mais, à minuit, je sentais sa main sur mon
bras, et je m'éveillais en sursaut.

--Lève-toi, dit-il, nous partons.

--Connais-tu maintenant le chemin jusqu'au bout?

--J'en connais une bonne partie. Et il faudra bien que nous trouvions le
reste! répondit-il, les dents serrées.

--Écoute, Meaulnes, fis-je en me mettant sur mon séant. Écoute-moi: nous
n'avons qu'une chose à faire; c'est de chercher tous les deux en plein
jour, en nous servant de ton plan, la partie du chemin qui nous manque.

--Mais cette portion-là est très loin d'ici.

--Eh bien, nous irons en voiture, cet été, dès que les journées seront
longues.

Il y eut un silence prolongé qui voulait dire qu'il acceptait.

--Puisque nous tâcherons ensemble de retrouver la jeune fille que tu
aimes, Meaulnes, ajoutai-je enfin, dis-moi qui elle est, parle-moi
d'elle.

Il s'assit sur le pied de mon lit. Je voyais dans l'ombre sa tête
penchée, ses bras croisés et ses genoux. Puis il aspira l'air fortement,
comme quelqu'un qui a eu gros coeur longtemps et qui va enfin confier
son secret...



CHAPITRE VIII

L'AVENTURE


Mon compagnon ne me conta pas cette nuit-là tout ce qui lui était arrivé
sur la route. Et même lorsqu'il se fut décidé à me tout confier, durant
des jours de détresse dont je reparlerai, ce resta longtemps le grand
secret de nos adolescences. Mais aujourd'hui que tout est fini,
maintenant qu'il ne reste plus que poussière

    de tant de mal, de tant de bien,

je puis raconter son étrange aventure.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

A une heure et demie de l'après-midi, sur la route de Vierzon, par ce
temps glacial, Meaulnes fit marcher la bête bon train car il savait
n'être pas en avance. Il ne songea d'abord, pour s'en amuser, qu'à notre
surprise à tous, lorsqu'il ramènerait dans la carriole, à quatre heures,
le grand-père et la grand'mère Charpentier. Car, à ce moment-là, certes,
il n'avait pas d'autre intention.

Peu à peu, le froid le pénétrant, il s'enveloppa les jambes dans une
couverture qu'il avait d'abord refusée et que les gens de la
Belle-Étoile avaient mise de force dans la voiture.

A deux heures, il traversa le bourg de La Motte. Il n'était jamais passé
dans un petit pays aux heures de classe et s'amusa de voir celui-là
aussi désert, aussi endormi. C'est à peine si, de loin en loin, un
rideau se leva, montrant une tête curieuse de bonne femme.

A la sortie de La Motte, aussitôt après la maison d'école, il hésita
entre deux routes et crut se rappeler qu'il fallait tourner à gauche
pour aller à Vierzon. Personne n'était là pour le renseigner. Il remit
sa jument au trot sur la route désormais plus étroite et mal empierrée.
Il longea quelque temps un bois de sapins et rencontra enfin un roulier
à qui il demanda, mettant sa main en porte-voix, s'il était bien là sur
la route de Vierzon. La jument, tirant sur les guides, continuait à
trotter; l'homme ne dut pas comprendre ce qu'on lui demandait; il cria
quelque chose en faisant un geste vague, et, à tout hasard, Meaulnes
poursuivit sa route.

De nouveau ce fut la vaste campagne gelée, sans accident ni distraction
aucune; parfois seulement une pie s'envolait, effrayée par la voiture,
pour aller se percher plus loin sur un orme sans tête. Le voyageur avait
enroulé autour de ses épaules, comme une cape, sa grande couverture. Les
jambes allongées, accoudé sur un côté de la carriole, il dut somnoler un
assez long moment...

... Lorsque, grâce au froid, qui traversait maintenant la couverture,
Meaulnes eut repris ses esprits, il s'aperçut que le paysage avait
changé. Ce n'étaient plus ces horizons lointains, ce grand ciel blanc où
se perdait le regard, mais de petits prés encore verts avec de hautes
clôtures. A droite et à gauche, l'eau des fossés coulait sous la glace.
Tout faisait pressentir l'approche d'une rivière. Et, entre les hautes
haies, la route n'était plus qu'un étroit chemin défoncé.

La jument, depuis un instant, avait cessé de trotter. D'un coup de
fouet, Meaulnes voulut lui faire reprendre sa vive allure, mais elle
continua à marcher au pas avec une extrême lenteur, et le grand écolier,
regardant de côté, les mains appuyées sur le devant de la voiture,
s'aperçut qu'elle boitait d'une jambe de derrière. Aussitôt il sauta à
terre, très inquiet.

--Jamais nous n'arriverons à Vierzon pour le train, dit-il à mi-voix.

Et il n'osait pas s'avouer sa pensée la plus inquiétante, à savoir que
peut-être il s'était trompé de chemin et qu'il n'était plus là sur la
route de Vierzon.

Il examina longuement le pied de la bête et n'y découvrit aucune trace
de blessure. Très craintive, la jument levait la patte dès que Meaulnes
voulait la toucher et grattait le sol de son sabot lourd et maladroit.
Il comprit enfin qu'elle avait tout simplement un caillou dans le sabot.
En gars expert au maniement du bétail, il s'accroupit, tenta de lui
saisir le pied droit avec sa main gauche et de le placer entre ses
genoux, mais il fut gêné par la voiture. A deux reprises, la jument se
déroba et avança de quelques mètres. Le marchepied vint le frapper à la
tête et la roue le blessa au genou. Il s'obstina et finit par triompher
de la bête peureuse; mais le caillou se trouvait si bien enfoncé que
Meaulnes dut sortir son couteau de paysan pour en venir à bout.

Lorsqu'il eut terminé sa besogne, et qu'il releva enfin la tête, à demi
étourdit et les yeux troubles, il s'aperçut avec stupeur que la nuit
tombait...

                   *       *       *       *       *

Tout autre que Meaulnes eût immédiatement rebroussé chemin. C'était le
seul moyen de ne pas s'égarer davantage. Mais il réfléchit qu'il devait
être maintenant fort loin de la Motte. En outre la jument pouvait avoir
pris un chemin transversal pendant qu'il dormait. Enfin, ce chemin-là
devait bien à la longue mener vers quelque village... Ajoutez à toutes
ces raisons que le grand gars, en remontant sur le marche-pied, tandis
que la bête impatiente tirait déjà sur les guides, sentait grandir en
lui le désir exaspéré d'aboutir à quelque chose et d'arriver quelque
part, en dépit de tous les obstacles!

Il fouetta la jument qui fit un écart et se remit au grand trot.
L'obscurité croissait. Dans le sentier raviné, il y avait maintenant
tout juste passage pour la voiture. Parfois une branche morte de la haie
se prenait dans la roue et se cassait avec un bruit sec... Lorsqu'il fit
tout à fait noir, Meaulnes songea soudain, avec un serrement de coeur, à
la salle à manger de Sainte-Agathe, où nous devions, à cette heure, être
tous réunis. Puis la colère le prit; puis l'orgueil et la joie profonde
de s'être ainsi évadé, sans avoir voulu...



CHAPITRE IX

UNE HALTE


Soudain, la jument ralentit son allure, comme si son pied avait buté
dans l'ombre; Meaulnes vit sa tête plonger et se relever par deux fois;
puis elle s'arrêta net, les naseaux bas, semblant humer quelque chose.
Autour des pieds de la bête, on entendait comme un clapotis d'eau. Un
ruisseau coupait le chemin. En été, ce devait être un gué. Mais à cette
époque le courant était si fort que la glace n'avait pas pris et qu'il
eût été dangereux de pousser plus avant.

Meaulnes tira doucement sur les guides, pour reculer de quelques pas et,
très perplexe, se dressa dans la voiture. C'est alors qu'il aperçut,
entre les branches, une lumière. Deux ou trois prés seulement devaient
la séparer du chemin...

L'écolier descendit de voiture et ramena la jument en arrière, en lui
parlant pour la calmer, pour arrêter ses brusques coups de tête
effrayés:

--Allons, ma vieille! Allons! Maintenant nous n'irons pas plus loin.
Nous saurons bientôt où nous sommes arrivés.

Et, poussant la barrière entr'ouverte d'un petit pré qui donnait sur le
chemin, il fit entrer là son équipage. Ses pieds enfonçaient dans
l'herbe molle. La voiture cahotait silencieusement. Sa tête contre celle
de la bête, il sentait sa chaleur et le souffle dur de son haleine... Il
la conduisit tout au bout du pré, lui mit sur le dos la couverture;
puis, écartant les branches de la clôture du fond, il aperçut de nouveau
la lumière, qui était celle d'une maison isolée.

Il lui fallut bien, tout de même, traverser trois prés, sauter un
traître petit ruisseau, où il faillit plonger les deux pieds à la
fois... Enfin, après un dernier saut du haut d'un talus, il se trouva
dans la cour d'une maison campagnarde. Un cochon grognait dans son tet.
Au bruit des pas sur la terre gelée, un chien se mit à aboyer avec
fureur.

Le volet de la porte était ouvert, et la lueur que Meaulnes avait
aperçue était celle d'un feu de fagots allumé dans la cheminée. Il n'y
avait pas d'autre lumière que celle du feu. Une bonne femme, dans la
maison, se leva et s'approcha de la porte, sans paraître autrement
effrayée. L'horloge à poids, juste à cet instant, sonna la demie de sept
heures.

--Excusez-moi, ma pauvre dame, dit le grand garçon, je crois bien que
j'ai mis le pied dans vos chrysanthèmes.

Arrêtée, un bol à la main, elle le regardait.

--Il est vrai, dit-elle, qu'il fait noir dans la cour à ne pas s'y
conduire.

Il y eut un silence, pendant lequel Meaulnes, debout, regarda les murs
de la pièce tapissée de journaux illustrés comme une auberge, et la
table, sur laquelle un chapeau d'homme était posé.

--Il n'est pas là, le patron? dit-il en s'asseyant.

--Il va revenir, répondit la femme, mise en confiance. Il est allé
chercher un fagot.

--Ce n'est pas que j'aie besoin de lui, poursuivit le jeune homme, en
rapprochant sa chaise du feu. Mais nous sommes là plusieurs chasseurs à
l'affût. Je suis venu vous demander de nous céder un peu de pain.

Il savait, le grand Meaulnes, que chez les gens de campagne, et surtout
dans une ferme isolée, il faut parler avec beaucoup de discrétion, de
politique même, et surtout ne jamais montrer qu'on n'est pas du pays.

--Du pain? dit-elle. Nous ne pourrons guère vous en donner. Le boulanger
qui passe pourtant tous les mardis n'est pas venu aujourd'hui...

Augustin, qui avait espéré un instant se trouver à proximité d'un
village, s'effraya.

--Le boulanger de quel pays? demanda-t-il.

--Eh bien, le boulanger du Vieux-Nançay, répondit la femme avec
étonnement.

--C'est à quelle distance d'ici, au juste, Le Vieux-Nançay? poursuivit
Meaulnes très inquiet.

--Par la route, je ne saurais pas vous dire au juste; mais par la
traverse il y a trois lieues et demie.

Et elle se mit à raconter qu'elle y avait sa fille en place, qu'elle
venait à pied pour la voir tous les premiers dimanches du mois et que
ses patrons...

Mais Meaulnes, complètement dérouté, l'interrompit pour dire:

--Le Vieux-Nançay serait-il le bourg le plus rapproché d'ici?

--Non, c'est Les Landes, à cinq kilomètres. Mais il n'y a pas de
marchands ni de boulanger. Il y a tout juste une petite assemblée,
chaque année, à la Saint-Martin.

Meaulnes n'avait jamais entendu parler des Landes. Il se vit à tel point
égaré qu'il en fut presque amusé. Mais la femme, qui était occupée à
laver son bol sur l'évier, se retourna, curieuse à son tour, et elle dit
lentement, en le regardant bien droit:

--C'est-il que vous n'êtes pas du pays?...

                   *       *       *       *       *

A ce moment, un paysan âgé se présenta à la porte, avec une brassée de
bois, qu'il jeta sur le carreau. La femme lui expliqua, très fort, comme
s'il eût été sourd, ce que demandait le jeune homme.

--Eh bien, c'est facile, dit-il simplement. Mais approchez-vous
monsieur. Vous ne vous chauffez pas.

Tous les deux, un instant plus tard, ils étaient installés près des
chenets: le vieux cassant son bois pour le mettre dans le feu, Meaulnes
mangeant un bol de lait avec du pain qu'on lui avait offert. Notre
voyageur, ravi de se trouver dans cette humble maison après tant
d'inquiétudes, pensant que sa bizarre aventure était terminée, faisait
déjà le projet de revenir plus tard avec des camarades revoir ces braves
gens. Il ne savait pas que c'était là seulement une halte, et qu'il
allait tout à l'heure reprendre son chemin.

Il demanda bientôt qu'on le remît sur la route de La Motte. Et, revenant
peu à peu à la vérité, il raconta qu'avec sa voiture il s'était séparé
des autres chasseurs et se trouvait maintenant complètement égaré.

Alors l'homme et la femme insistèrent si longtemps pour qu'il restât
coucher et repartît seulement au grand jour, que Meaulnes finit par
accepter et sortit chercher sa jument pour la rentrer à l'écurie.

--Vous prendrez garde aux trous de la sente, lui dit l'homme.

Meaulnes n'osa pas avouer qu'il n'était pas venu par «la sente». Il fut
sur le point de demander au brave homme de l'accompagner. Il hésita une
seconde sur le seuil et si grande était son indécision qu'il faillit
chanceler. Puis il sortit dans la cour obscure.



CHAPITRE X

LA BERGERIE


Pour s'y reconnaître, il grimpa sur le talus d'où il avait sauté.

Lentement et difficilement, comme à l'aller, il se guida entre les
herbes et les eaux, à travers les clôtures de saules, et s'en fut
chercher sa voiture dans le fond du pré où il l'avait laissée. La
voiture n'y était plus... Immobile, la tête battante, il s'efforça
d'écouter tous les bruits de la nuit, croyant à chaque seconde entendre
sonner tout près le collier de la bête. Rien... Il fit le tour du pré;
la barrière était à demi ouverte, à demi renversée, comme si une roue de
voiture avait passé dessus. La jument avait dû, par là, s'échapper toute
seule.

Remontant le chemin, il fit quelques pas et s'embarrassa les pieds dans
la couverture qui sans doute avait glissé de la jument à terre. Il en
conclut que la bête s'était enfuie dans cette direction. Il se prit à
courir.

Sans autre idée que la volonté tenace et folle de rattraper sa voiture,
tout le sang au visage, en proie à ce désir panique qui ressemblait à la
peur, il courait... Parfois son pied butait dans les ornières. Aux
tournants, dans l'obscurité totale, il se jetait contre les clôtures,
et, déjà trop fatigué pour s'arrêter à temps, s'abattait sur les épines,
les bras en avant, se déchirant les mains pour se protéger le visage.
Parfois, il s'arrêtait, écoutait--et repartait. Un instant, il crut
entendre un bruit de voiture; mais ce n'était qu'un tombereau cahotant
qui passait très loin, sur une route, à gauche...

Vint un moment où son genou, blessé au marche-pied, lui fit si mal qu'il
dut s'arrêter, la jambe raidie. Alors il réfléchit que si sa jument ne
n'était pas sauvée au grand galop, il l'aurait depuis longtemps
rejointe. Il se dit aussi qu'une voiture ne se perdait pas ainsi et que
quelqu'un la retrouverait bien. Enfin il revint sur ses pas, épuisé,
colère, se traînant à peine.

A la longue, il crut se retrouver dans les parages qu'il avait quittés
et bientôt il aperçut la lumière de la maison qu'il cherchait. Un
sentier profond s'ouvrait dans la haie:

--Voilà la sente dont le vieux m'a parlé, se dit Augustin.

Et il s'engagea dans ce passage, heureux de n'avoir plus à franchir les
haies et les talus. Au bout d'un instant, le sentier déviant à gauche,
la lumière parut glisser à droite, et, parvenu à un croisement de
chemins, Meaulnes, dans sa hâte à regagner le pauvre logis, suivit sans
réfléchir un sentier qui paraissait directement y conduire.

Mais à peine avait-il fait dix pas dans cette direction que la lumière
disparut, soit qu'elle fût cachée par une haie, soit que les paysans,
fatigués d'attendre, eussent fermé leurs volets. Courageusement,
l'écolier sauta à travers champs, marcha tout droit dans la direction où
la lumière avait brillé tout à l'heure. Puis, franchissant encore une
clôture, il retomba dans un nouveau sentier...

Ainsi peu à peu, s'embrouillait la piste du grand Meaulnes et se brisait
le lien qui l'attachait à ceux qu'il avait quittés.

Découragé, presque à bout de forces, il résolut, dans son désespoir, de
suivre ce sentier jusqu'au bout. A cent pas de là, il débouchait dans
une grande prairie grise, où l'on distinguait de loin en loin des ombres
qui devaient être des genévriers, et une bâtisse obscure dans un repli
de terrain. Meaulnes s'en approcha. Ce n'était là qu'une sorte de grand
parc à bétail ou de bergerie abandonnée. La porte céda avec un
gémissement. La lueur de la lune, quand le grand vent chassait les
nuages, passait à travers les fentes des cloisons. Une odeur de moisi
régnait.

Sans chercher plus avant, Meaulnes s'étendit sur la paille humide, le
coude à terre, la tête dans la main. Ayant retiré sa ceinture, il se
recroquevilla dans sa blouse, les genoux au ventre. Il songea alors à la
couverture de la jument qu'il avait laissée dans le chemin, et il se
sentit si malheureux, si fâché contre lui-même qu'il lui prit une forte
envie de pleurer...

Aussi s'efforça-t-il de penser à autre chose. Glacé jusqu'aux moelles,
il se rappela un rêve--une vision plutôt, qu'il avait eue tout enfant,
et dont il n'avait jamais parlé à personne: un matin, au lieu de
s'éveiller dans sa chambre, où pendaient ses culottes et ses paletots,
il s'était trouvé dans une longue pièce verte, aux tentures pareilles à
des feuillages. En ce lieu coulait une lumière si douce qu'on eût cru
pouvoir la goûter. Près de la première fenêtre, une jeune fille cousait,
le dos tourné, semblant attendre son réveil... Il n'avait pas eu la
force de se glisser hors de son lit pour marcher dans cette demeure
enchantée. Il s'était rendormi... Mais la prochaine fois, il jurait bien
de se lever. Demain matin, peut-être!...



CHAPITRE XI

LE DOMAINE MYSTÉRIEUX


Dès le petit jour, il se reprit à marcher. Mais son genou enflé lui
faisait mal; il lui fallait s'arrêter et s'asseoir à chaque moment tant
la douleur était vive. L'endroit où il se trouvait était d'ailleurs le
plus désolé de la Sologne. De toute la matinée, il ne vit qu'une
bergère, à l'horizon, qui ramenait son troupeau. Il eut beau la héler,
essayer de courir, elle disparut sans l'entendre.

Il continua cependant de marcher dans sa direction, avec une désolante
lenteur... Pas un toit, pas une âme. Pas même le cri d'un courlis dans
les roseaux des marais. Et, sur cette solitude parfaite, brillait un
soleil de décembre, clair et glacial.

Il pouvait être trois heures de l'après-midi lorsqu'il aperçut enfin,
au-dessus d'un bois de sapins, la flèche d'une tourelle grise.

--Quelque vieux manoir abandonné, se dit-il, quelque pigeonnier
désert!...

Et, sans presser le pas, il continua son chemin. Au coin du bois
débouchait, entre deux poteaux blancs, une allée où Meaulnes s'engagea.
Il y fit quelques pas et s'arrêta, plein de surprise, trouble d'une
émotion inexplicable. Il marchait pourtant du même pas fatigué, le vent
glacé lui gerçait les lèvres, le suffoquait par instants; et pourtant un
contentement extraordinaire le soulevait, une tranquillité parfaite et
presque enivrante, la certitude que son but était atteint et qu'il n'y
avait plus maintenant que du bonheur à espérer. C'est ainsi que, jadis,
la veille des grandes fêtes d'été il se sentait défaillir, lorsque à la
tombée de la nuit on plantait des sapins dans les rues du bourg et que
la fenêtre de sa chambre était obstruée par les branches.

--Tant de joie, se dit-il, parce que j'arrive à ce vieux pigeonnier,
plein de hiboux et de courants d'air!...

Et, fâché contre lui-même, il s'arrêta, se demandant s'il ne valait pas
mieux rebrousser chemin et continuer jusqu'au prochain village. Il
réfléchissait depuis un instant, la tête basse, lorsqu'il s'aperçut
soudain que l'allée était balayée à grands ronds réguliers comme on
faisait chez lui pour les fêtes. Il se trouvait dans un chemin pareil à
la grand'rue de La Ferté le matin de l'Assomption!... Il eût aperçu au
détour de l'allée une troupe de gens en fête soulevant la poussière
comme au mois de juin, qu'il n'eût pas été surpris davantage.

--Y aurait-il une fête dans cette solitude? se demanda-t-il.

Avançant jusqu'au premier détour, il entendit un bruit de voix qui
s'approchaient. Il se jeta de côté dans les jeunes sapins touffus,
s'accroupit et écouta en retenant son souffle. C'étaient des voix
enfantines. Une troupe d'enfants passa tout près de lui. L'un d'eux,
probablement une petite fille, parlait d'un ton si sage et si entendu
que Meaulnes, bien qu'il ne comprît guère le sens de ses paroles, ne put
s'empêcher de sourire.

--Une seule chose m'inquiète, disait-elle, c'est la question des
chevaux. On n'empêchera jamais Daniel, par exemple, de monter sur le
grand poney jaune!

--Jamais on ne m'en empêchera, répondit une voix moqueuse de jeune
garçon! Est-ce que nous n'avons pas toutes les permissions?... Même
celle de nous faire mal, s'il nous plaît...

Et les voix s'éloignèrent, au moment où s'approchait déjà un autre
groupe d'enfants.

--Si la glace est fondue, dit une fillette, demain matin, nous irons en
bateau.

--Mais nous le permettra-t-on? dit une autre.

--Vous savez bien que nous organisons la fête à notre guise.

--Et si Frantz rentrait dès ce soir, avec sa fiancée?

--Eh bien, il ferait ce que nous voudrions!...

                   *       *       *       *       *

«Il s'agit d'une noce, sans doute, se dit Augustin. Mais ce sont les
enfants qui font la loi, ici?... Étrange domaine!»

Il voulut sortir de sa cachette pour leur demander où l'on trouverait à
boire et à manger. Il se dressa et vit le dernier groupe qui
s'éloignait. C'étaient trois fillettes avec des robes droites qui
s'arrêtaient aux genoux. Elles avaient de jolis chapeaux à brides. Une
plume blanche leur traînait dans le cou, à toutes les trois. L'une
d'elles, à demi retournée, un peu penchée, écoutait sa compagne qui lui
donnait de grandes explications, le doigt levé.

--Je leur ferais peur, se dit Meaulnes, en regardant sa blouse paysanne
déchirée et son ceinturon baroque de collégien de Sainte-Agathe.

Craignant que les enfants ne le rencontrassent en revenant par l'allée,
il continua son chemin à travers les sapins dans la direction du
«pigeonnier», sans trop réfléchir à ce qu'il pourrait demander là-bas.
Il fut bientôt arrêté à la lisière du bois, par un petit mur moussu. De
l'autre côté, entre le mur et les annexes du domaine, c'était une longue
cour étroite toute remplie de voitures, comme une cour d'auberge un jour
de foire. Il y en avait de tous les genres et de toutes les formes: de
fines petites voitures à quatre places, les brancards en l'air; des
chars à bancs; des bourbonnaises démodées avec des galeries à moulures,
et même de vieilles berlines dont les glaces étaient levées.

Meaulnes, caché derrière les sapins, de crainte qu'on ne l'aperçût,
examinait le désordre du lieu, lorsqu'il avisa, de l'autre côté de la
cour, juste au-dessus du siège d'un haut char à bancs, une fenêtre des
annexes à demi ouverte. Deux barreaux de fer, comme on en voit derrière
les domaines aux volets toujours fermés des écuries, avaient dû clore
cette ouverture. Mais le temps les avait descellés.

--Je vais entrer là, se dit l'écolier, je dormirai dans le foin et je
partirai au petit jour, sans avoir fait peur à ces belles petites
filles.

Il franchit le mur, péniblement, à cause de son genou blessé, et,
passant d'une voiture sur l'autre, du siège d'un char à bancs sur le
toit d'une berline, il arriva à la hauteur de la fenêtre, qu'il poussa
sans bruit comme une porte.

Il se trouvait non pas dans un grenier à foin, mais dans une vaste pièce
au plafond bas qui devait être une chambre à coucher. On distinguait,
dans la demi-obscurité du soir d'hiver, que la table, la cheminée et
même les fauteuils étaient chargés de grands vases, d'objets de prix,
d'armes anciennes. Au fond de la pièce des rideaux tombaient, qui
devaient cacher une alcôve.

Meaulnes avait fermé la fenêtre, tant à cause du froid que par crainte
d'être aperçu du dehors. Il alla soulever le rideau du fond et découvrit
un grand lit bas, couvert de vieux livres dorés, de luths aux cordes
cassées et de candélabres jetés pêle-mêle. Il repoussa toutes ces choses
dans le fond de l'alcôve, puis s'étendit sur cette couche pour s'y
reposer et réfléchir un peu à l'étrange aventure dans laquelle il
s'était jeté.

Un silence profond régnait sur ce domaine. Par instants seulement on
entendait gémir le grand vent de décembre.

Et Meaulnes, étendu, en venait à se demander si, malgré ces étranges
rencontres, malgré la voix des enfants dans l'allée, malgré les voitures
entassées, ce n'était pas là simplement, comme il l'avait pensé d'abord,
une vieille bâtisse abandonnée dans la solitude de l'hiver.

Il lui sembla bientôt que le vent lui portait le son d'une musique
perdue. C'était comme un souvenir plein de charme et de regret. Il se
rappela le temps où sa mère, jeune encore, se mettait au piano
l'après-midi dans le salon, et lui, sans rien dire, derrière la porte
qui donnait sur le jardin, il l'écoutait jusqu'à la nuit...

--On dirait que quelqu'un joue du piano quelque part? pensa-t-il.

Mais laissant sa question sans réponse, harassé de fatigue, il ne tarda
pas à s'endormir...



CHAPITRE XII

LA CHAMBRE DE WELLINGTON


Il faisait nuit, lorsqu'il s'éveilla. Transi de froid, il se tourna et
retourna sur sa couche, fripant et roulant sous lui sa blouse noire. Une
faible clarté glauque baignait les rideaux de l'alcôve.

S'asseyant sur le lit, il glissa sa tête entre les rideaux. Quelqu'un
avait ouvert la fenêtre et l'on avait attaché dans l'embrasure deux
lanternes vénitiennes vertes.

Mais à peine Meaulnes avait-il pu jeter un coup d'oeil, qu'il entendit
sur le palier un bruit de pas étouffé et de conversation à voix basse.
Il se rejeta dans l'alcôve et ses souliers ferrés firent sonner un des
objets de bronze qu'il avait repoussés contre le mur. Un instant, très
inquiet, il retint son souffle. Les pas se rapprochèrent et deux ombres
glissèrent dans la chambre.

--Ne fais pas de bruit, disait l'un.

--Ah! répondait l'autre, il est toujours bien temps qu'il s'éveille!

--As-tu garni sa chambre?

--Mais oui, comme celles des autres.

Le vent fit battre la fenêtre ouverte.

--Tiens, dit le premier, tu n'as pas même fermé la fenêtre. Le vent a
déjà éteint une des lanternes. Il va falloir la rallumer.

--Bah! répondit l'autre, pris d'une paresse et d'un découragement
soudain. A quoi bon ces illuminations du côté de la campagne, du côté du
désert, autant dire? Il n'y a personne pour les voir.

--Personne? Mais il arrivera encore des gens pendant une partie de la
nuit. Là-bas, sur la route, dans leurs voitures, ils seront bien
contents d'apercevoir nos lumières!

Meaulnes entendit craquer une allumette. Celui qui avait parlé le
dernier, et qui paraissait être le chef, reprit d'une voix traînante, à
la façon d'un fossoyeur de Shakespeare:

--Tu mets des lanternes vertes à la chambre de Wellington. T'en mettrais
aussi bien des rouges... Tu ne t'y connais pas plus que moi!

Un silence.

»... Wellington, c'était un Américain? Eh bien, c'est-il une couleur
américaine, le vert? Toi, le comédien qui as voyagé, tu devrais savoir
ça.

--O! là là! répondit le «comédien», voyagé? Oui, j'ai voyagé! Mais je
n'ai rien vu! Que veux-tu voir dans une roulotte?

Meaulnes avec précaution regarda entre les rideaux.

Celui qui commandait la manoeuvre était un gros homme nu-tête, enfoncé
dans un énorme paletot. Il tenait à la main une longue perche garnie de
lanternes multicolores, et il regardait paisiblement, une jambe croisée
sur l'autre, travailler son compagnon.

Quant au comédien, c'était le corps le plus lamentable qu'on puisse
imaginer. Grand, maigre, grelottant, ses yeux glauques et louches, sa
moustache retombant sur sa bouche édentée faisaient songer à la face
d'un noyé qui ruisselle sur une dalle. Il était en manches de chemise,
et ses dents claquaient. Il montrait dans ses paroles et ses gestes le
mépris le plus parfait pour sa propre personne.

Après un moment de réflexion amère et risible à la fois, il s'approcha
de son partenaire et lui confia, les deux bras écartés:

--Veux-tu que je te dise?... Je ne peux pas comprendre qu'on soit allé
chercher des dégoûtants comme nous, pour servir dans une fête pareille!
Voilà, mon gars!...

Mais sans prendre garde à ce grand élan du coeur, le gros homme continua
de regarder son travail, les jambes croisées, bâilla, renifla
tranquillement, puis, tournant le dos, s'en fut, sa perche sur l'épaule,
en disant:

--Allons, en route! Il est temps de s'habiller pour le dîner.

Le bohémien le suivit, mais, en passant devant l'alcôve:

--Monsieur l'Endormi, fit-il avec des révérences et des inflexions de
voix gouailleuses, vous n'avez plus qu'à vous éveiller, à vous habiller
en marquis, même si vous êtes un marmiteux comme je suis; et vous
descendrez à la fête costumée, puisque c'est le bon plaisir de ces
petits messieurs et de ces petites demoiselles.

Il ajouta, sur le ton d'un boniment forain, avec une dernière révérence:

--Notre camarade Maloyau, attaché aux cuisines, vous présentera le
personnage d'Arlequin, et votre serviteur, celui du grand Pierrot.



CHAPITRE XIII

LA FÊTE ÉTRANGE


Dès qu'ils eurent disparu l'écolier sortit de sa cachette. Il avait les
pieds glacés, les articulations raides; mais il était reposé et son
genou paraissait guéri.

--Descendre au dîner, pensa-t-il, je ne manquerai pas de le faire. Je
serai simplement un invité dont tout le monde a oublié le nom.
D'ailleurs, je ne suis pas un intrus ici. Il est hors de doute que M.
Maloyau et son compagnon m'attendaient...

Au sortir de l'obscurité totale de l'alcôve, il put y voir assez
distinctement dans la chambre éclairée par les lanternes vertes.

Le bohémien l'avait «garnie». Des manteaux étaient accrochés aux
patères. Sur une lourde table à toilette, au marbre brisé, on avait
disposé de quoi transformer en muscadin tel garçon qui eût passé la nuit
précédente dans une bergerie abandonnée. Il y avait, sur la cheminée,
des allumettes auprès d'un grand flambeau. Mais on avait omis de cirer
le parquet; et Meaulnes sentit rouler sous ses souliers du sable et des
gravats. De nouveau il eut l'impression d'être dans une maison depuis
longtemps abandonnée... En allant vers la cheminée, il faillit buter
contre une pile de grands cartons et de petites boîtes: il étendit le
bras, alluma la bougie, puis souleva les couvercles et se pencha pour
regarder.

C'étaient des costumes de jeunes gens d'il y a longtemps, des redingotes
à hauts cols de velours, de fins gilets très ouverts, d'interminables
cravates blanches et des souliers vernis du début de ce siècle. Il
n'osait rien toucher du bout du doigt, mais après s'être nettoyé en
frissonnant, il endossa sur sa blouse d'écolier un des grands manteaux
dont il releva le collet plissé, remplaça ses souliers ferrés par de
fins escarpins vernis et se prépara à descendre nu-tête.

Il arriva, sans rencontrer personne, au bas d'un escalier de bois, dans
un recoin de cour obscur. L'haleine glacée de la nuit vint lui souffler
au visage et soulever un pan de son manteau.

Il fit quelques pas et, grâce à la vague clarté du ciel, il put se
rendre compte aussitôt de la configuration des lieux. Il était dans une
petite cour formée par des bâtiments des dépendances. Tout y paraissait
vieux et ruiné. Les ouvertures au bas des escaliers étaient béantes, car
les portes depuis longtemps avaient été enlevées; on n'avait pas non
plus remplacé les carreaux des fenêtres qui faisaient des trous noirs
dans les murs. Et pourtant toutes ces bâtisses avaient un mystérieux air
de fête. Une sorte de reflet coloré flottait dans les chambres basses où
l'on avait dû allumer aussi, du côté de la campagne, des lanternes. La
terre était balayée; on avait arraché l'herbe envahissante. Enfin, en
prêtant l'oreille, Meaulnes crut entendre comme un chant, comme des voix
d'enfants et de jeunes filles, là-bas, vers les bâtiments confus où le
vent secouait des branches devant les ouvertures roses, vertes et bleues
des fenêtres.

Il était là, dans son grand manteau, comme un chasseur, à demi penché,
prêtant l'oreille, lorsqu'un extraordinaire petit jeune homme sortit du
bâtiment voisin, qu'on aurait cru désert.

Il avait un chapeau haut de forme très cintré qui brillait dans la nuit
comme s'il eût été d'argent; un habit dont le col lui montait dans les
cheveux, un gilet très ouvert, un pantalon à sous-pieds... Cet élégant,
qui pouvait avoir quinze ans, marchait sur la pointe des pieds comme
s'il eût été soulevé par les élastiques de son pantalon, mais avec une
rapidité extraordinaire. Il salua Meaulnes au passage sans s'arrêter,
profondément, automatiquement, et disparut dans l'obscurité, vers le
bâtiment central, ferme, château ou abbaye, dont la tourelle avait guidé
l'écolier au début de l'après-midi.

Après un instant d'hésitations, notre héros emboîta le pas au curieux
petit personnage. Ils traversèrent une sorte de grande cour-jardin,
passèrent entre des massifs, contournèrent un vivier enclos de
palissades, un puits, et se trouvèrent enfin au seuil de la demeure
centrale.

Une lourde porte de bois, arrondie dans le haut et cloutée comme une
porte de presbytère, était à demi ouverte. L'élégant s'y engouffra.
Meaulnes le suivit, et, dès ses premiers pas dans le corridor, il se
trouva, sans voir personne, entouré de rires, de chants, d'appels et de
poursuites.

Tout au bout de celui-ci passait un couloir transversal. Meaulnes
hésitait s'il allait pousser jusqu'au fond ou bien ouvrir une des portes
derrière lesquelles il entendait un bruit de voix, lorsqu'il vit passer
dans le fond deux fillettes qui se poursuivaient. Il courut pour les
voir et les rattraper, à pas de loup, sur ses escarpins. Un bruit de
portes qui s'ouvrent, deux visages de quinze ans que la fraîcheur du
soir et la poursuite ont rendus tout roses, sous de grands cabriolets à
brides, et tout va disparaître dans un brusque éclat de lumière.

Une seconde, elles tournent sur elles-mêmes, par jeu; leurs amples jupes
légères se soulèvent et se gonflent; on aperçoit la dentelle de leurs
longs, amusants pantalons; puis, ensemble, après cette pirouette, elles
bondissent dans la pièce et referment la porte.

Meaulnes reste un moment ébloui et titubant dans ce corridor noir. Il
craint maintenant d'être surpris. Son allure hésitante et gauche le
ferait, sans doute, prendre pour un voleur. Il va s'en retourner
délibérément vers la sortie, lorsque de nouveau il entend dans le fond
du corridor un bruit de pas et des voix d'enfants. Ce sont deux petits
garçons qui s'approchèrent en parlant.

--Est-ce qu'on va bientôt dîner, leur demande Meaulnes avec aplomb.

--Viens avec nous, répond le plus grand, on va t'y conduire.

Et avec cette confiance et ce besoin d'amitié qu'ont les enfants, la
veille d'une grande fête, ils le prennent chacun par la main. Ce sont
probablement deux petits garçons de paysans. On leur a mis leurs plus
beaux habits: de petites culottes coupées à mi-jambe qui laissent voir
leurs gros bas de laine et leurs galoches, un petit justaucorps de
velours bleu, une casquette de même couleur et un noeud de cravate
blanc.

--La connais-tu, toi? demande l'un des enfants.

--Moi, fait le plus petit, qui a une tête ronde et des yeux naïfs, maman
m'a dit qu'elle avait une robe noire et une collerette et qu'elle
ressemblait à un joli pierrot.

--Qui donc? demande Meaulnes.

--Eh bien, la fiancée que Frantz est allé chercher...

Avant que le jeune homme ait rien pu dire, ils sont tous les trois
arrivés à la porte d'une grande salle où flambe un beau feu. Des
planches, en guise de table, ont été posées sur des tréteaux; on a
étendu des nappes blanches, et des gens de toutes sortes dînent avec
cérémonie.



CHAPITRE XIV

LA FÊTE ÉTRANGE _(suite)_


C'était, dans une grande salle au plafond bas, un repas comme ceux que
l'on offre, la veille des noces de campagne, aux parents qui sont venus
de très loin.

Les deux enfants avaient lâché les mains de l'écolier et s'étaient
précipités dans une chambre attenante où l'on entendait des voix
puériles et des bruits de cuillers battant les assiettes. Meaulnes, avec
audace et sans s'émouvoir, enjamba un banc et se trouva assis auprès de
deux vieilles paysannes. Il se mit aussitôt à manger avec un appétit
féroce; et c'est au bout d'un instant seulement qu'il leva la tête pour
regarder les convives et les écouter.

On parlait peu, d'ailleurs. Ces gens semblaient à peine se connaître.
Ils devaient venir, les uns, du fond de la campagne, les autres, de
villes lointaines. Il y avait, épars le long des tables, quelques
vieillards avec des favoris, et d'autres complètement rasés qui
pouvaient être d'anciens marins. Près d'eux dînaient d'autres vieux qui
leur ressemblaient: même face tannée, mêmes yeux vifs sous des sourcils
en broussaille, mêmes cravates étroites comme des cordons de souliers...
Mais il était aisé de voir que ceux-ci n'avaient jamais navigué plus
loin que le bout du canton; et s'ils avaient tangué, roulé plus de mille
fois sous les averses et dans le vent, c'était pour ce dur voyage sans
péril qui consiste à creuser le sillon jusqu'au bout de son champ et à
retourner ensuite la charrue... On voyait peu de femmes; quelques
vieilles paysannes avec de rondes figures ridées comme des pommes, sous
des bonnets tuyautés...

Il n'y avait pas un seul de ces convives avec qui Meaulnes ne se sentît
à l'aise et en confiance. Il expliquait ainsi plus tard cette
impression: quand on a, disait-il, commis quelque lourde faute
impardonnable, on songe parfois, au milieu d'une grande amertume: «Il y
a pourtant par le monde des gens qui me pardonneraient». On imagine de
vieilles gens, des grands-parents pleins d'indulgence, qui sont
persuadés à l'avance que tout ce que vous faites est bien fait.
Certainement parmi ces bonnes gens-là les convives de cette salle
avaient été choisis. Quant aux autres, c'étaient des adolescents et des
enfants...

                   *       *       *       *       *

Cependant, auprès de Meaulnes, les deux vieilles femmes causaient:

--En mettant tout pour le mieux, disait la plus âgée, d'une voix cocasse
et suraiguë qu'elle cherchait vainement à adoucir, les fiancés ne seront
pas là, demain, avant trois heures.

--Tais-toi, tu me ferais mettre en colère, répondait l'autre du ton le
plus tranquille.

Celle-ci portait sur le front une capeline tricotée.

--Comptons! reprit la première sans s'émouvoir. Une heure et demie de
chemin de fer de Bourges à Vierzon et sept lieues de voiture, de Vierzon
jusqu'ici...

La discussion continua. Meaulnes n'en perdait pas une parole. Grâce à
cette paisible prise de bec, la situation s'éclairait faiblement: Frantz
de Galais, le fils du château--qui était étudiant ou marin ou peut-être
aspirant de marine, on ne savait pas...--était allé à Bourges pour y
chercher une jeune fille et l'épouser. Chose étrange, ce garçon, qui
devait être très jeune et très fantasque, réglait tout à sa guise dans
le Domaine. Il avait voulu que la maison où sa fiancée entrerait
ressemblât à un palais en fête. Et pour célébrer la venue de la jeune
fille, il avait invité lui-même ces enfants et ces vieilles gens
débonnaires. Tels étaient les points que la discussion des deux femmes
précisait. Elles laissaient tout le reste dans le mystère, et
reprenaient sans cesse la question du retour des fiancés. L'une tenait
pour le matin du lendemain. L'autre pour l'après-midi.

--Ma pauvre Moinelle, tu es toujours aussi folle, disait la plus jeune
avec calme.

--Et toi, ma pauvre Adèle, toujours aussi entêtée. Il y a quatre ans que
je ne t'avais vue, tu n'as pas changé, répondait l'autre en haussant les
épaules, mais de sa voix la plus paisible.

Et elles continuaient ainsi à se tenir tête sans la moindre humeur.
Meaulnes intervint dans l'espoir d'en apprendre davantage:

--Est-elle aussi jolie qu'on le dit, la fiancée de Frantz?

Elles le regardèrent, interloquées. Personne d'autre que Frantz n'avait
vu la jeune fille. Lui-même, en revenant de Toulon, l'avait rencontrée
un soir, désolée, dans un de ces jardins de Bourges qu'on appelle les
_Marais_. Son père, un tisserand, l'avait chassée de chez lui. Elle
était fort jolie et Frantz avait décidé aussitôt de l'épouser. C'était
une étrange histoire; mais son père, M. de Galais, et sa soeur Yvonne ne
lui avaient-ils pas toujours tout accordé!...

Meaulnes, avec précaution, allait poser d'autres questions, lorsque
parut à la porte un couple charmant: une enfant de seize ans avec
corsage de velours et jupe à grands volants; un jeune personnage en
habit à haut col et pantalon à élastiques. Ils traversèrent la salle,
esquissant un pas de deux; d'autres les suivirent; puis d'autres
passèrent en courant, poussant des cris, poursuivis par un grand pierrot
blafard, aux manches trop longues, coiffé d'un bonnet noir et riant
d'une bouche édentée. Il courait à grandes enjambées maladroites, comme
si, à chaque pas, il eût dû faire un saut, et il agitait ses longues
manches vides. Les jeunes filles en avaient un peu peur; les jeunes gens
lui serraient la main et il paraissait faire la joie des enfants qui le
poursuivaient avec des cris perçants. Au passage il regarda Meaulnes de
ses yeux vitreux, et l'écolier crut reconnaître, complètement rasé, le
compagnon de M. Maloyau, le bohémien qui tout à l'heure accrochait les
lanternes.

Le repas était terminé. Chacun se levait.

Dans les couloirs s'organisaient des rondes et des farandoles. Une
musique, quelque part, jouait un pas de menuet... Meaulnes, la tête à
demi cachée dans le collet de son manteau, comme dans une fraise, se
sentait un autre personnage. Lui aussi, gagné par le plaisir, se mit à
poursuivre le grand pierrot à travers les couloirs du Domaine, comme
dans les coulisses d'un théâtre où la pantomime, de la scène, se fût
partout répandue. Il se trouva ainsi mêlé jusqu'à la fin de la nuit à
une foule joyeuse aux costumes extravagants. Parfois il ouvrait une
porte, et se trouvait dans une chambre où l'on montrait la lanterne
magique. Des enfants applaudissaient à grand bruit... Parfois, dans un
coin de salon où l'on dansait, il engageait conversation avec quelque
dandy et se renseignait hâtivement sur les costumes que l'on porterait
les jours suivants...

Un peu angoissé à la longue par tout ce plaisir qui s'offrait à lui,
craignant à chaque instant que son manteau entr'ouvert ne laissât voir
sa blouse de collégien, il alla se réfugier un instant dans la partie la
plus paisible et la plus obscure de la demeure. On n'y entendait que le
bruit étouffé d'un piano.

Il entra dans une pièce silencieuse qui était une salle à manger
éclairée par une lampe à suspension. Là aussi c'était fête, mais fête
pour les petits enfants.

Les uns, assis sur des poufs, feuilletaient des albums ouverts sur leurs
genoux; d'autres étaient accroupis par terre devant une chaise et,
gravement, ils faisaient sur le siège un étalage d'images; d'autres,
auprès du feu, ne disaient rien, ne faisaient rien, mais ils écoutaient
au loin, dans l'immense demeure, la rumeur de la fête.

Une porte de cette salle à manger était grande ouverte. On entendait
dans la pièce attenante jouer du piano. Meaulnes avança curieusement la
tête. C'était une sorte de petit salon-parloir; une femme ou une jeune
fille, un grand manteau marron jeté sur ses épaules, tournait le dos,
jouant très doucement des airs de rondes ou de chansonnettes. Sur le
divan, tout à côté, six ou sept petits garçons et petites filles rangés
comme sur une image, sages comme le sont les enfants lorsqu'il se fait
tard, écoutaient. De temps en temps seulement, l'un d'eux, arc-bouté sur
les poignets, se soulevait, glissait à terre et passait dans la salle à
manger: un de ceux qui avaient fini de regarder les images venait
prendre sa place...

Après cette fête où tout était charmant, mais fiévreux et fou, où
lui-même avait si follement poursuivi le grand pierrot, Meaulnes se
trouvait là plongé dans le bonheur le plus calme du monde.

Sans bruit, tandis que la jeune fille continuait à jouer, il retourna
s'asseoir dans la salle à manger, et, ouvrant un des gros livres rouges
épars sur la table, il commença distraitement à lire.

Presque aussitôt un des petits qui étaient par terre s'approcha, se
pendit à son bras et grimpa sur son genou pour regarder en même temps
que lui; un autre en fit autant de l'autre côté. Alors ce fut un rêve
comme son rêve de jadis. Il put imaginer longuement qu'il était dans sa
propre maison, marié, un beau soir, et que cet être charmant et inconnu
qui jouait du piano, près de lui, c'était sa femme...



CHAPITRE XV

LA RENCONTRE


Le lendemain matin, Meaulnes fut prêt un des premiers. Comme on le lui
avait conseillé, il revêtit un simple costume noir, de mode passée, une
jaquette serrée à la taille avec des manches bouffant aux épaules, un
gilet croisé, un pantalon élargi du bas jusqu'à cacher ses fines
chaussures, et un chapeau haut de forme.

La cour était déserte encore lorsqu'il descendit. Il fit quelques pas et
se trouva comme transporté dans une journée de printemps. Ce fut en
effet le matin le plus doux de cet hiver-là. Il faisait du soleil comme
aux premiers jours d'avril. Le givre fondait et l'herbe mouillée
brillait comme humectée de rosée. Dans les arbres, plusieurs petits
oiseaux chantaient et de temps à autre une brise tiédie coulait sur le
visage du promeneur.

Il fit comme les invités qui se sont éveillés avant le maître de la
maison. Il sortit dans la cour du Domaine, pensant à chaque instant
qu'une voix cordiale et joyeuse allait crier derrière lui:

--Déjà réveillé, Augustin?...

Mais il se promena longtemps seul à travers le jardin et la cour.
Là-bas, dans le bâtiment principal, rien ne remuait, ni aux fenêtres, ni
à la tourelle. On avait ouvert déjà, cependant, les deux battants de la
ronde porte de bois. Et, dans une des fenêtres du haut, un rayon de
soleil donnait, comme en été, aux premières heures du matin.

Meaulnes, pour la première fois, regardait en plein jour l'intérieur de
la propriété. Les vestiges d'un mur séparaient le jardin délabré de la
cour, où l'on avait, depuis peu, versé du sable et passé le râteau. A
l'extrémité des dépendances qu'il habitait, c'étaient des écuries bâties
dans un amusant désordre, qui multipliait les recoins garnis
d'arbrisseaux fous et de vigne vierge. Jusque sur le domaine déferlaient
des bois de sapins qui le cachaient à tout le pays plat, sauf vers
l'est, où l'on apercevait des collines bleues couvertes de rochers et de
sapins encore.

Un instant, dans le jardin, Meaulnes se pencha sur la branlante barrière
de bois qui entourait le vivier; vers les bords il restait un peu de
glace mince et plissée comme une écume. Il s'aperçut lui-même reflété
dans l'eau, comme incliné sur le ciel, dans son costume d'étudiant
romantique. Et il crut voir un autre Meaulnes; non plus l'écolier qui
s'était évadé dans une carriole de paysan, mais un être charmant et
romanesque, au milieu d'un beau livre de prix...

Il se hâta vers le bâtiment principal, car il avait faim. Dans la grande
salle où il avait dîné la veille, une paysanne mettait le couvert. Dès
que Meaulnes se fut assis devant un des bols alignés sur la nappe, elle
lui versa le café en disant:

--Vous êtes le premier, monsieur.

Il ne voulut rien répondre, tant il craignait d'être soudain reconnu
comme un étranger. Il demanda seulement à quelle heure partirait le
bateau pour la promenade matinale qu'on avait annoncée.

--Pas avant une demi-heure, monsieur: personne n'est descendu encore,
fut la réponse.

Il continua donc d'errer en cherchant le lieu de l'embarcadère, autour
de la longue maison châtelaine aux ailes inégales, comme une église.
Lorsqu'il eut contourné l'aile sud, il aperçut soudain les roseaux, à
perte de vue, qui formaient tout le paysage. L'eau des étangs venait de
ce côté mouiller le pied des murs, et il y avait, devant plusieurs
portes, de petits balcons de bois qui surplombaient les vagues
clapotantes.

Désoeuvré, le promeneur erra un long moment sur la rive sablée comme un
chemin de halage. Il examinait curieusement les grandes portes aux
vitres poussiéreuses qui donnaient sur des pièces délabrées ou
abandonnées, sur des débarras encombrés de brouettes, d'outils rouillés
et de pots de fleurs brisés, lorsque soudain, à l'autre bout des
bâtiments, il entendit des pas grincer sur le sable.

C'étaient deux femmes, l'une très vieille et courbée; l'autre, une jeune
fille, blonde, élancée, dont le charmant costume, après tous les
déguisements de la veille, parut d'abord à Meaulnes extraordinaire.

Elles s'arrêtèrent un instant pour regarder le paysage, tandis que
Meaulnes se disait, avec un étonnement qui lui parut plus tard bien
grossier:

--Voilà sans doute ce qu'on appelle une jeune fille
excentrique--peut-être une actrice qu'on a mandée pour la fête.

Cependant, les deux femmes passaient près de lui et Meaulnes, immobile,
regarda la jeune fille. Souvent, plus tard, lorsqu'il s'endormait après
avoir désespérément essayé de se rappeler le beau visage effacé, il
voyait en rêve passer des rangées de jeunes femmes qui ressemblaient à
celle-ci. L'une avait un chapeau comme elle et l'autre son air un peu
penché; l'autre son regard si pur; l'autre encore sa taille fine, et
l'autre avait aussi ses yeux bleus: mais aucune de ces femmes n'était
jamais la grande jeune fille.

Meaulnes eut le temps d'apercevoir, sous une lourde chevelure blonde, un
visage aux traits un peu courts, mais dessinés avec une finesse presque
douloureuse. Et comme déjà elle était passée devant lui, il regarda sa
toilette, qui était bien la plus simple et la plus sage des toilettes...

Perplexe, il se demandait s'il allait les accompagner, lorsque la jeune
fille, se tournant imperceptiblement vers lui, dit à sa compagne:

--Le bateau ne va pas tarder, maintenant, je pense?...

Et Meaulnes les suivit. La vieille dame, cassée, tremblante, ne cessait
de causer gaiement et de rire. La jeune fille répondait doucement. Et
lorsqu'elles descendirent sur l'embarcadère, elle eut ce même regard
innocent et grave, qui semblait dire:

--Qui êtes-vous? Que faites-vous ici? Je ne vous connais pas. Et
pourtant il me semble que je vous connais.

D'autres invités étaient maintenant épars entre les arbres, attendant.
Et trois bateaux de plaisance accostaient, prêts à recevoir les
promeneurs. Un à un, sur le passage des dames, qui paraissaient être la
châtelaine et sa fille, les jeunes gens saluaient profondément, et les
demoiselles s'inclinaient. Étrange matinée! Étrange partie de plaisir!
Il faisait froid malgré le soleil d'hiver, et les femmes enroulaient
autour de leur cou ces boas de plumes qui étaient alors à la mode...

La vieille dame resta sur la rive, et sans savoir comment, Meaulnes se
trouva dans le même yacht que la jeune châtelaine. Il s'accouda sur le
pont, tenant d'une main son chapeau battu par le grand vent, et il put
regarder à l'aise le jeune fille, qui s'était assise à l'abri. Elle
aussi le regardait. Elle répondait à ses compagnes, souriait, puis
posait doucement ses yeux bleus sur lui, en tenant sa lèvre un peu
mordue.

Un grand silence régnait sur les berges prochaines. Le bateau filait
avec un brui calme de machine et d'eau. On eût pu se croire au coeur de
l'été. On allait aborder, semblait-il, dans le beau jardin de quelque
maison de campagne. La jeune fille s'y promènerait sous une ombrelle
blanche. Jusqu'au soir on entendrait les tourterelles gémir... Mais
soudain une rafale glacée venait rappeler décembre aux invités de cette
étrange fête.

                   *       *       *       *       *

On aborda devant un bois de sapins. Sur le débarcadère, les passagers
durent attendre un instant, serrés les uns contre les autres, qu'un des
bateliers eût ouvert le cadenas de la barrière... Avec quel émoi
Meaulnes se rappelait dans la suite cette minute où, sur le bord de
l'étang, il avait eu très près du sien le visage désormais perdu de la
jeune fille! Il avait regardé ce profil si pur, de tous ses yeux,
jusqu'à ce qu'ils fussent près de s'emplir de larmes. Et il se rappelait
avoir vu, comme un secret délicat qu'elle lui eût confié, un peu de
poudre restée sur sa joue...

A terre, tout s'arrangea comme dans un rêve. Tandis que les enfants
couraient avec des cris de joie, que des groupes se formaient et
s'éparpillaient à travers bois, Meaulnes s'avança dans une allée, où,
dix pas devant lui, marchait la jeune fille. Il se trouva près d'elle
sans avoir eu le temps de réfléchir:

--Vous êtes belle, dit-il simplement.

Mais elle hâta le pas et, sans répondre, prit une allée transversale.
D'autres promeneurs couraient, jouaient à travers les avenues, chacun
errant à sa guise, conduit seulement par sa libre fantaisie. Le jeune
homme se reprocha vivement ce qu'il appelait sa balourdise, sa
grossièreté, sa sottise. Il errait au hasard, persuadé qu'il ne
reverrait plus cette gracieuse créature, lorsqu'il l'aperçut soudain
venant à sa rencontre et forcée de passer près de lui dans l'étroit
sentier. Elle écartait de ses deux mains nues les plis de son grand
manteau. Elle avait des souliers noirs très découverts. Ses chevilles
étaient si fines qu'elles pliaient par instants et qu'on craignait de
les voir se briser.

Cette fois, le jeune homme salua, en disant très bas:

--Voulez-vous me pardonner?

--Je vous pardonne, dit-elle gravement. Mais il faut que je rejoigne les
enfants, puisqu'ils sont les maîtres aujourd'hui. Adieu.

Augustin la supplia de rester un instant encore. Il lui parlait avec
gaucherie, mais d'un ton si troublé, si plein de désarroi, qu'elle
marcha plus lentement et l'écouta.

--Je ne sais même pas qui vous êtes, dit-elle enfin.

Elle prononçait chaque mot d'un ton uniforme, en appuyant de la même
façon sur chacun, mais en disant plus doucement le dernier... Ensuite
elle reprenait son visage immobile, sa bouche un peu mordue, et ses yeux
bleus regardaient fixement au loin.

--Je ne sais pas non plus votre nom, répondit Meaulnes.

Ils suivaient maintenant un chemin découvert, et l'on voyait à quelque
distance les invités se presser autour d'une maison isolée dans la
pleine campagne.

--Voici la «maison de Frantz», dit la jeune fille; il faut que je vous
quitte...

Elle hésita, le regarda un instant en souriant et dit:

--Mon nom?... Je suis mademoiselle Yvonne de Galais...

Et elle s'échappa.

                   *       *       *       *       *

La «maison de Frantz» était alors inhabitée. Mais Meaulnes la trouva
envahie jusqu'aux greniers par la foule des invités. Il n'eut guère le
loisir d'ailleurs d'examiner le lieu où il se trouvait: on déjeuna en
hâte d'un repas froid emporté dans les bateaux, ce qui était fort peu de
saison, mais les enfants en avaient décidé ainsi, sans doute; et l'on
repartit. Meaulnes s'approcha de Mlle de Galais dès qu'il la vit sortir
et, répondant à ce qu'elle avait dit tout à l'heure:

--Le nom que je vous donnais était plus beau, dit-il.

--Comment? Quel était ce nom? fit-elle, toujours avec la même gravité.

Mais il eut peur d'avoir dit une sottise et ne répondit rien.

--Mon nom à moi est Augustin Meaulnes, continua-t-il, et je suis
étudiant.

--Oh! vous étudiez? dit-elle. Et ils parlèrent un instant encore. Ils
parlèrent lentement, avec bonheur,--avec amitié. Puis l'attitude de la
jeune fille changea. Moins hautaine et moins grave, maintenant, elle
parut aussi plus inquiète. On eût dit qu'elle redoutait ce que Meaulnes
allait dire et s'en effarouchait à l'avance. Elle était auprès de lui
toute frémissante, comme une hirondelle un instant posée à terre et qui
déjà tremble du désir de reprendre son vol.

--A quoi bon? A quoi bon? répondait-elle doucement aux projets que
faisait Meaulnes.

Mais lorsqu'enfin il osa lui demander la permission de revenir un jour
vers ce beau domaine:

--Je vous attendrai, répondit-elle simplement.

Ils arrivaient en vue de l'embarcadère. Elle s'arrêta soudain et dit
pensivement:

--Nous sommes deux enfants; nous avons fait une folie. Il ne faut pas
que nous montions cette fois dans le même bateau. Adieu, ne me suivez
pas.

Meaulnes resta un instant interdit, la regardant partir. Puis il se
reprit à marcher. Et alors la jeune fille, dans le lointain, au moment
de se perdre à nouveau dans la foule des invités, s'arrêta et, se
tournant vers lui, pour la première fois le regarda longuement. Était-ce
un dernier signe d'adieu? Était-ce pour lui défendre de l'accompagner?
Ou peut-être avait-elle quelque chose encore à lui dire?...

                   *       *       *       *       *

Dès qu'on fut rentré au Domaine, commença, derrière la ferme, dans une
grande prairie en pente, la course des poneys. C'était la dernière
partie de la fête. D'après toutes les prévisions, les fiancés devaient
arriver à temps pour y assister et ce serait Frantz qui dirigerait tout.

On dut pourtant commencer sans lui. Les garçons en costumes de jockeys,
les fillettes en écuyères, amenaient, les uns, de fringants poneys
enrubannés, les autres, de très vieux chevaux dociles. Au milieu des
cris, des rires enfantins, des paris et des longs coups de cloche, on se
fût cru transporté sur la pelouse verte et taillée de quelque champ de
courses en miniature.

Meaulnes reconnut Daniel et les petites filles aux chapeaux à plumes,
qu'il avait entendus la veille dans l'allée du bois... Le reste du
spectacle lui échappa, tant il était anxieux de retrouver dans la foule
le gracieux chapeau de roses et le grand manteau marron. Mais Mlle de
Galais ne parut pas. Il la cherchait encore lorsqu'une volée de coups de
cloche et des cris de joie annoncèrent la fin des courses. Une petite
fille sur une vieille jument blanche avait remporté la victoire. Elle
passait triomphalement sur sa monture et le panache de son chapeau
flottait au vent.

Puis soudain tout se tut. Les jeux étaient finis et Frantz n'était pas
de retour. On hésita un instant; on se concerta avec embarras. Enfin,
par groupes, on regagna les appartements, pour attendre, dans
l'inquiétude et le silence, le retour des fiancés.



CHAPITRE XVI

FRANTZ DE GALAIS


La course avait fini trop tôt. Il était quatre heures et demie et il
faisait jour encore, lorsque Meaulnes se retrouva dans sa chambre, la
tête pleine des événements de son extraordinaire journée. Il s'assit
devant la table, désoeuvré, attendant le dîner et la fête qui devait
suivre.

De nouveau soufflait le grand vent du premier soir. On l'entendait
gronder comme un torrent ou passer avec le sifflement appuyé d'une chute
d'eau. Le tablier de la cheminée battait de temps à autre.

Pour la première fois, Meaulnes sentit en lui cette légère angoisse qui
vous saisit à la fin des trop belles journées. Un instant il pensa à
allumer du feu; mais il essaya vainement de lever le tablier rouillé de
la cheminée. Alors il se prit à ranger dans la chambre; il accrocha ses
beaux habits aux porte-manteaux, disposa le long du mur les chaises
bouleversées, comme s'il eût tout voulu préparer là pour un long séjour.

Cependant songeant qu'il devait se tenir toujours prêt à partir, il plia
soigneusement sur le dossier d'une chaise, comme un costume de voyage,
sa blouse et ses autres vêtements de collégien; sous la chaise, il mit
ses souliers ferrés pleins de terre encore.

Puis il revint s'asseoir et regarda autour de lui, plus tranquille, sa
demeure qu'il avait mise en ordre.

De temps à autre une goutte de pluie venait rayer la vitre qui donnait
sur la cour aux voitures et sur le bois de sapins. Apaisé, depuis qu'il
avait rangé son appartement, le grand garçon se sentit parfaitement
heureux. Il était là, mystérieux, étranger, au milieu de ce monde
inconnu, dans la chambre qu'il avait choisie. Ce qu'il avait obtenu
dépassait toutes ses espérances. Et il suffisait maintenant à sa joie de
se rappeler ce visage de jeune fille, dans le grand vent, qui se
tournait vers lui...

                   *       *       *       *       *

Durant cette rêverie, la nuit était tombée sans qu'il songeât même à
allumer les flambeaux. Un coup de vent fit battre la porte de
l'arrière-chambre qui communiquait avec la sienne et dont la fenêtre
donnait aussi sur la cour aux voitures. Meaulnes allait la refermer,
lorsqu'il aperçut dans cette pièce une lueur, comme celle d'une bougie
allumée sur la table. Il avança la tête dans l'entrebâillement de la
porte. Quelqu'un était entré là, par la fenêtre sans doute, et se
promenait de long en large, à pas silencieux. Autant qu'on pouvait voir,
c'était un très jeune homme. Nu-tête, une pèlerine de voyage sur les
épaules, il marchait sans arrêt, comme affolé par une douleur
insupportable. Le vent de la fenêtre qu'il avait laissée grande ouverte
faisait flotter sa pèlerine et, chaque fois qu'il passait près de la
lumière, on voyait luire des boutons dorés sur sa fine redingote.

Il sifflait quelque chose entre ses dents, une espèce d'air marin, comme
en chantent, pour s'égayer le coeur, les matelots et les filles dans les
cabarets des ports...

Un instant, au milieu de sa promenade agitée, il s'arrêta et se pencha
sur la table, chercha dans une boîte, en sortit plusieurs feuilles de
papier... Meaulnes vit, de profil, dans la lueur de la bougie, un très
fin, très aquilin visage sans moustache sous une abondante chevelure que
partageait une raie de côté. Il avait cessé de siffler. Très pâle, les
lèvres entr'ouvertes, il paraissait à bout de souffle, comme s'il avait
reçu au coeur un coup violent.

Meaulnes hésitait s'il allait, par discrétion, se retirer, ou s'avancer,
lui mettre doucement, en camarade, la main sur l'épaule, et lui parler.
Mais l'autre leva la tête et l'aperçut. Il le considéra une seconde,
puis, sans s'étonner, s'approcha et dit, affermissant sa voix:

--Monsieur, je ne vous connais pas. Mais je suis content de vous voir.
Puisque vous voici, c'est à vous que je vais expliquer... Voilà!...

Il paraissait complètement désemparé. Lorsqu'il eut dit: Voilà, il prit
Meaulnes par le revers de sa jaquette, comme pour fixer son attention.
Puis il tourna la tête vers la fenêtre, comme pour réfléchir à ce qu'il
allait dire, cligna des yeux--et Meaulnes comprit qu'il avait une forte
envie de pleurer.

Il ravala d'un coup toute cette peine d'enfant, puis, regardant toujours
fixement la fenêtre, il reprit d'une voix altérée:

--Eh bien, voilà: c'est fini; la fête est finie. Vous pouvez descendre
le leur dire. Je suis rentré tout seul. Ma fiancée ne viendra pas. Par
scrupule, par crainte, par manque de foi... d'ailleurs, monsieur, je
vais vous expliquer...

Mais il ne put continuer; tout son visage se plissa. Il n'expliqua rien.
Se détournant soudain, il s'en alla dans l'ombre ouvrir et refermer des
tiroirs pleins de vêtements et de livres.

--Je vais m'apprêter pour repartir, dit-il. Qu'on ne me dérange pas.

Il plaça sur la table divers objets, un nécessaire de toilette, un
pistolet...

Et Meaulnes, plein de désarroi, sortit sans oser lui dire un mot ni lui
serrer la main.

En bas, déjà, tout le monde semblait avoir pressenti quelque chose.
Presque toutes les jeunes filles avaient changé de robe. Dans le
bâtiment principal le dîner avait commencé, mais hâtivement, dans le
désordre, comme à l'instant d'un départ.

Il se faisait un continuel va-et-vient de cette grande cuisine-salle à
manger aux chambres du haut et aux écuries. Ceux qui avaient fini
formaient des groupes où l'on se disait au revoir.

--Que se passe-t-il? demanda Meaulnes à un garçon de campagne, qui se
hâtait de terminer son repas, son chapeau de feutre sur la tête et sa
serviette fixée à son gilet.

--Nous partons, répondit-il. Cela s'est décidé tout d'un coup. A cinq
heures, nous nous sommes trouvés seuls, tous les invités ensemble. Nous
avions attendu jusqu'à la dernière limite. Les fiancés ne pouvaient plus
venir? Quelqu'un a dit: «Si nous partions...» Et tout le monde s'est
apprêté pour le départ.

Meaulnes ne répondit pas. Il lui était égal de s'en aller maintenant.
N'avait-il pas été jusqu'au bout de son aventure?... N'avait-il pas
obtenu cette fois tout ce qu'il désirait? C'est à peine s'il avait eu le
temps de repasser à l'aise dans sa mémoire toute la belle conversation
du matin. Pour l'instant, il ne s'agissait que de partir. Et bientôt, il
reviendrait--sans tricherie, cette fois...

--Si vous voulez venir avec nous, continua l'autre, qui était un garçon
de son âge, hâtez-vous d'aller vous mettre en tenue. Nous attelons dans
un instant.

Il partit au galop, laissant là son repas commencé et négligeant de dire
aux invités ce qu'il savait. Le parc, le jardin et la cour étaient
plongés dans une obscurité profonde. Il n'y avait pas, ce soir-là, de
lanternes aux fenêtres. Mais comme, après tout, ce dîner ressemblait au
dernier repas des fins de noces, les moins bons de invités, qui
peut-être avaient bu, s'étaient mis à chanter. A mesure qu'il
s'éloignait, Meaulnes entendait monter leurs airs de cabaret, dans ce
parc qui depuis deux jours avait tenu tant de grâce et de merveilles. Et
c'était le commencement du désarroi et de la dévastation. Il passa près
du vivier où le matin même il s'était miré. Comme tout paraissait changé
déjà...--avec cette chanson, reprise en choeur, qui arrivait par bribes:

    D'où donc que tu reviens, petite libertine?
            Ton bonnet est déchiré
            Tu es bien mal coiffée...

et cet autre encore:

            Mes souliers sont rouges...
            Adieu, mes amours...
            Mes souliers sont rouges...
            Adieu, sans retour!

Comme il arrivait au pied de l'escalier de sa demeure isolée, quelqu'un
en descendait qui le heurta dans l'ombre et lui dit:

--Adieu, monsieur!

et, s'enveloppant dans sa pèlerine comme s'il avait très froid,
disparut. C'était Frantz Galais.

                   *       *       *       *       *

La bougie que Frantz avait laissée dans sa chambre brûlait encore. Rien
n'avait été dérangé. Il y avait seulement, écrits sur une feuille de
papier à lettres placée en évidence, ces mots:

  _Ma fiancée a disparu, me faisant dire qu'elle ne pouvait pas être ma
  femme; qu'elle était une couturière et non pas une princesse. Je ne
  sais que devenir. Je m'en vais. Je n'ai plus envie de vivre. Qu'Yvonne
  me pardonne si je ne lui dis pas adieu, mais elle ne pourrait rien
  pour moi..._

C'était la fin de la bougie, dont la flamme vacilla, rampa une seconde
et s'éteignit. Meaulnes rentra dans sa propre chambre et ferma la porte.
Malgré l'obscurité, il reconnut chacune des choses qu'il avait rangées
en plein jour, en plein bonheur, quelques heures auparavant. Pièce par
pièce, fidèle, il retrouva tout son vieux vêtement misérable, depuis ses
godillots jusqu'à sa grossière ceinture à boucle de cuivre. Il se
déshabilla et se rhabilla vivement mais distraitement, déposa sur une
chaise ses habits d'emprunt, se trompant de gilet...

Sous les fenêtres, dans la cour aux voitures, un remue-ménage avait
commencé. On tirait, on appelait, on poussait, chacun voulant défaire sa
voiture de l'inextricable fouillis où elle était prise. De temps en
temps un homme grimpait sur le siège d'une charrette, sur la bâche d'une
grande carriole et faisait tourner sa lanterne. La lueur du falot venait
frapper la fenêtre: un instant, autour de Meaulnes, la chambre
maintenant familière, où toutes choses avaient été pour lui si amicales,
palpitait, revivait... Et c'est ainsi qu'il quitta, refermant
soigneusement la porte, ce mystérieux endroit qu'il ne devait sans doute
jamais revoir.



CHAPITRE XVII

LA FÊTE ÉTRANGE _(fin)_


Déjà, dans la nuit, une file de voitures roulait lentement vers la
grille du bois. En tête, un homme revêtu d'une peau de chèvre, une
lanterne à la main, conduisait par la bride le cheval du premier
attelage.

Meaulnes avait hâte de trouver quelqu'un qui voulût bien se charger de
lui. Il avait hâte de partir. Il appréhendait, au fond du coeur, de se
trouver soudain seul dans le Domaine, et que sa supercherie fût
découverte.

Lorsqu'il arriva devant le bâtiment principal les conducteurs
équilibraient la charge des dernières voitures. On faisait lever tous
les voyageurs pour rapprocher ou reculer les sièges, et les jeunes
filles enveloppées dans des fichus se levaient avec embarras, les
couvertures tombaient à leurs pieds et l'on voyait les figures inquiètes
de celles qui baissaient leur tête du côté des falots.

Dans un de ces voituriers, Meaulnes reconnut le jeune paysan qui tout à
l'heure avait offert de l'emmener:

--Puis-je monter? lui cria-t-il.

--Où vas-tu, mon garçon? répondit l'autre qui ne le reconnaissait plus.

--Du côté de Sainte-Agathe.

--Alors il faut demander une place à Maritain.

Et voilà le grand écolier cherchant parmi les voyageurs attardés ce
Maritain inconnu. On le lui indiqua parmi les buveurs qui chantaient
dans la cuisine.

--C'est un «amusard», lui dit-on. Il sera encore là à trois heures du
matin.

Meaulnes songea un instant à la jeune fille inquiète, pleine de fièvre
et de chagrin, qui entendrait chanter dans le domaine, jusqu'au milieu
de la nuit, ces paysans avinés. Dans quelle chambre était-elle? Où était
sa fenêtre, parmi ces bâtiments mystérieux? Mais rien ne servirait à
l'écolier de s'attarder. Il fallut partir. Une fois rentré à
Sainte-Agathe, tout deviendrait plus clair; il cesserait d'être un
écolier évadé; de nouveau il pourrait songer à la jeune châtelaine.

Une à une, les voitures s'en allaient; les roues grinçaient sur le sable
de la grande allée. Et, dans la nuit, on les voyait tourner et
disparaître, chargées de femmes emmitouflées, d'enfants dans des fichus,
qui déjà s'endormaient. Une grande carriole encore; un char à bancs, où
les femmes étaient serrées épaule contre épaule, passa, laissant
Meaulnes interdit, sur le seuil de la demeure. Il n'allait plus rester
bientôt qu'une vieille berline que conduisait un paysan en blouse.

--Vous pouvez monter, répondit-il aux explications d'Augustin, nous
allons dans cette direction.

Péniblement Meaulnes ouvrit la portière de la vieille guimbarde, dont la
vitre trembla et les gonds crièrent. Sur la banquette, dans un coin de
la voiture, deux tout petits enfants, un garçon et une fille, dormaient.
Ils s'éveillèrent au bruit et au froid, se détendirent, regardèrent
vaguement, puis en frissonnant se renfoncèrent dans leur coin et se
rendormirent...

Déjà la vieille voiture partait. Meaulnes referma plus doucement la
portière et s'installa avec précaution dans l'autre coin; puis,
avidement, s'efforça de distinguer à travers la vitre les lieux qu'il
allait quitter et la route par où il était venu: il devina, malgré la
nuit, que la voiture traversait la cour et le jardin, passait devant
l'escalier de sa chambre, franchissait la grille et sortait du Domaine
pour entrer dans les bois. Fuyant le long de la vitre, on distinguait
vaguement les troncs des vieux sapins.

--Peut-être rencontrerons-nous Frantz de Galais, se disait Meaulnes, le
coeur battant.

Brusquement, dans le chemin étroit, la voiture fit un écart pour ne pas
heurter un obstacle. C'était, autant qu'on pouvait deviner dans la nuit
à ses formes massives, une roulotte arrêtée presque au milieu du chemin
et qui avait dû rester là, à proximité de la fête, durant ces derniers
jours.

Cet obstacle franchi, les chevaux repartis au trot, Meaulnes commençait
à se fatiguer de regarder à la vitre, s'efforçant vainement de percer
l'obscurité environnante, lorsque soudain, dans la profondeur du bois,
il y eut un éclair, suivi d'une détonation. Les chevaux partirent au
galop et Meaulnes ne sut pas d'abord si le cocher en blouse s'efforçait
de les retenir ou, au contraire, les excitait à fuir. Il voulut ouvrir
la portière. Comme la poignée se trouvait à l'extérieur, il essaya
vainement de baisser la glace, la secoua... Les enfants, réveillés en
peur, se serraient l'un contre l'autre, sans rien dire. Et tandis qu'il
secouait la vitre, le visage collé au carreau, il aperçut, grâce à un
coude du chemin, une forme blanche qui courait. C'était, hagard et
affolé, le grand pierrot de la fête, le bohémien en tenue de mascarade,
qui portait dans ses bras un corps humain serré contre sa poitrine. Puis
tout disparut.

Dans la voiture qui fuyait au grand galop à travers la nuit, les deux
enfants s'étaient rendormis. Personne à qui parler des événements
mystérieux de ces deux jours. Après avoir longtemps repassé dans son
esprit tout ce qu'il avait vu et entendu, plein de fatigue et le coeur
gros, le jeune homme lui aussi s'abandonna au sommeil, comme un enfant
triste...

                   *       *       *       *       *

... Ce n'était pas encore le petit jour lorsque, la voiture s'étant
arrêtée sur la route, Meaulnes fut réveillé par quelqu'un qui cognait à
la vitre. Le conducteur ouvrit péniblement la portière et cria, tandis
que le vent froid de la nuit glaçait l'écolier jusqu'aux os:

--Il va falloir descendre ici. Le jour se lève. Nous allons prendre la
traverse. Vous êtes tout près de Sainte-Agathe.

A demi replié, Meaulnes obéit, chercha vaguement, d'un geste
inconscient, sa casquette, qui avait roulé sous les pieds des deux
enfants endormis, dans le coin le plus sombre de la voiture, puis il
sortit en se baissant.

--Allons, au revoir, dit l'homme en remontant sur son siège. Vous n'avez
plus que six kilomètres à faire. Tenez, la borne est là, au bord du
chemin.

Meaulnes, qui ne s'était pas encore arraché de son sommeil, marcha
courbé en avant, d'un pas lourd, jusqu'à la borne et s'y assit, les bras
croisés, la tête inclinée, comme pour se rendormir.

--Ah! non, cria le voiturier. Il ne faut pas vous endormir là. Il fait
trop froid. Allons, debout, marchez un peu...

Vacillant comme un homme ivre, le grand garçon, les mains dans ses
poches, les épaules rentrées, s'en alla lentement sur le chemin de
Sainte-Agathe; tandis que, dernier vestige de la fête mystérieuse, la
vieille berline quittait le gravier de la route et s'éloignait, cahotant
en silence, sur l'herbe de la traverse. On ne voyait plus que le chapeau
du conducteur, dansant au-dessus des clôtures...



DEUXIÈME PARTIE



CHAPITRE PREMIER

LE GRAND JEU


Le grand vent et le froid, la pluie ou la neige, l'impossibilité où nous
étions de mener à bien de longues recherches nous empêchèrent, Meaulnes
et moi de reparler du Pays perdu avant la fin de l'hiver. Nous ne
pouvions rien commencer de sérieux, durant ces brèves journées de
février, ces jeudis sillonnés de bourrasques, qui finissaient
régulièrement vers cinq heures par une morne pluie glacée.

Rien ne nous rappelait l'aventure de Meaulnes sinon ce fait étrange que
depuis l'après-midi de son retour nous n'avions plus d'amis. Aux
récréations, les mêmes jeux qu'autrefois s'organisaient, mais Jasmin ne
parlait jamais plus au grand Meaulnes. Le soir, aussitôt la classe
balayée, la cour se vidait comme au temps où j'étais seul, et je voyais
errer mon compagnon, du jardin au hangar et de la cour à la salle à
manger.

Les jeudis matins, chacun de nous installé sur le bureau d'une des deux
salles de classe, nous lisions Rousseau et Paul-Louis Courier que nous
avions dénichés dans les placards, entre des méthodes d'anglais et des
cahiers de musique finement recopiés. L'après-midi, c'était quelque
visite qui nous faisait fuir l'appartement; et nous regagnions
l'école... Nous entendions parfois des groupes de grands élèves qui
s'arrêtaient un instant, comme par hasard, devant le grand portail, le
heurtaient en jouant à des jeux militaires incompréhensibles et puis
s'en allaient... Cette triste vie se poursuivit jusqu'à la fin de
février. Je commençais à croire que Meaulnes avait tout oublié,
lorsqu'une aventure, plus étrange que les autres, vint me prouver que je
m'étais trompé et qu'une crise violente se préparait sous la surface
morne de cette vie d'hiver.

Ce fut justement un jeudi soir, vers la fin du mois, que la première
nouvelle du Domaine étrange, la première vague de cette aventure dont
nous ne reparlions pas arriva jusqu'à nous. Nous étions en pleine
veillée. Mes grands-parents repartis, restaient seulement avec nous
Millie et mon père, qui ne se doutaient nullement de la sourde fâcherie
par quoi toute la classe était divisée en deux clans.

A huit heures, Millie qui avait ouvert la porte pour jeter dehors les
miettes du repas fit:

--Ah!

d'une voix si claire que nous nous approchâmes pour regarder. Il y avait
sur le seuil une couche de neige... Comme il faisait très sombre, je
m'avançai de quelques pas dans la cour pour voir si la couche était
profonde. Je sentis des flocons légers qui me glissaient sur la figure
et fondaient aussitôt. On me fit rentrer très vite et Millie ferma la
porte frileusement.

A neuf heures nous nous disposions à monter nous coucher; ma mère avait
déjà la lampe à la main, lorsque nous entendîmes très nettement deux
grands coups lancés à toute volée dans le portail, à l'autre bout de la
cour. Elle replaça la lampe sur la table et nous restâmes tous debout,
aux aguets, l'oreille tendue.

Il ne fallait pas songer à aller voir ce qui se passait. Avant d'avoir
traversé seulement la moitié de la cour, la lampe eût été éteinte et le
verre brisé. Il y eut un court silence et mon père commençait à dire que
«c'était sans doute...» lorsque, tout juste sous la fenêtre de la salle
à manger, qui donnait, je l'ai dit, sur la route de La Gare, un coup de
sifflet partit, strident et très prolongé, qui dut s'entendre jusque
dans la rue de l'église. Et, immédiatement, derrière la fenêtre, à peine
voilés par les carreaux, poussés par des gens qui devaient être montés à
la force des poignets sur l'appui extérieur, éclatèrent des cris
perçants.

--Amenez-le! Amenez-le!

A l'autre extrémité du bâtiment, les mêmes cris répondirent. Ceux-là
avaient dû passer par le champ du père Martin; ils devaient être grimpés
sur le mur bas qui séparait le champ de notre cour.

Puis, vociférés à chaque endroit par huit ou dix inconnus aux voix
déguisées, les cris de: «Amenez-le!» éclatèrent successivement--sur le
toit du cellier qu'ils avaient dû atteindre en escaladant un tas de
fagots adossé au mur extérieur;--sur un petit mur qui joignait le hangar
au portail et dont la crête arrondie permettait de se mettre commodément
à cheval;--sur le mur grillé de la route de La Gare où l'on pouvait
facilement monter... Enfin, par derrière, dans le jardin, une troupe
retardataire arriva, qui fit la même sarabande, criant cette fois:

--A l'abordage!

Et nous entendions l'écho de leurs cris résonner dans les salles de
classe vides, dont ils avaient ouvert les fenêtres.

Nous connaissions si bien, Meaulnes et moi, les détours et les passages
de la grande demeure, que nous voyions très nettement, comme sur un
plan, tous les points où ces gens inconnus étaient en train de
l'attaquer.

A vrai dire, ce fut seulement au tout premier instant que nous eûmes de
l'effroi. Le coup de sifflet nous fit penser tous les quatre à une
attaque de rôdeurs et de bohémiens. Justement il y avait depuis une
quinzaine, sur la place, derrière l'église, un grand malandrin et un
jeune garçon à la tête serrée dans des bandages. Il y avait aussi, chez
les charrons et les maréchaux, des ouvriers qui n'étaient pas du pays.

Mais, dès que nous eûmes entendu les assaillants crier, nous fûmes
persuadés que nous avions affaire à des gens--et probablement à des
jeunes gens--du bourg. Il y avait même certainement des gamins--on
reconnaissait leurs voix suraiguës--dans la troupe qui se jetait à
l'assaut de notre demeure comme à l'abordage d'un navire.

--Ah! bien, par exemple... s'écria mon père.

Et Millie demanda à mi-voix:

--Mais qu'est-ce que cela veut dire?

lorsque soudain les voix du portail et du mur grillé--puis celle de la
fenêtre--s'arrêtèrent. Deux coups de sifflet partirent derrière la
croisée. Les cris des gens grimpés sur le cellier, comme ceux des
assaillants du jardin, décrurent progressivement, puis cessèrent; nous
entendîmes, le long du mur de la salle à manger le frôlement de toute la
troupe qui se retirait en hâte et dont les pas étaient amortis par la
neige.

Quelqu'un évidemment les dérangeait. A cette heure où tout dormait, ils
avaient pensé mener en paix leur assaut contre cette maison isolée à la
sortie du bourg. Mais voici qu'on troublait leur plan de campagne.

A peine avions-nous eu le temps de nous ressaisir--car l'attaque avait
été soudaine comme un abordage bien conduit--et nous disposions-nous à
sortir, que nous entendîmes une voix connue appeler à la petite grille:

--Monsieur Seurel! Monsieur Seurel!

C'était M. Pasquier, le boucher. Le gros petit homme racla ses sabots
sur le seuil, secoua sa courte blouse saupoudrée de neige et entra. Il
se donnait l'air finaud et effaré de quelqu'un qui a surpris tout le
secret d'une mystérieuse affaire:

--J'étais dans ma cour, qui donne sur la place des Quatre-Routes.
J'allais fermer l'étable des chevaux. Tout d'un coup; dressés sur la
neige, qu'est-ce que je vois: deux grands gars qui semblaient faire
sentinelle ou guetter quelque chose. Ils étaient vers la croix. Je
m'avance: je fais deux pas--Hip! les voilà partis au grand galop du côté
de chez vous. Ah! je n'ai pas hésité, j'ai pris mon falot et j'ai dit:
Je vas aller raconter ça à M. Seurel...

Et le voilà qui recommence son histoire: «J'étais dans la cour derrière
chez moi...» Sur ce, on lui offre une liqueur, qu'il accepte, et on lui
demande des détails qu'il est incapable de fournir.

Il n'avait rien vu en arrivant à la maison. Toutes les troupes mises en
éveil par les deux sentinelles qu'il avait dérangées s'étaient éclipsées
aussitôt. Quant à dire qui ces estafettes pouvaient être...

--Ça pourrait bien être des bohémiens, avançait-il. Depuis bientôt un
mois qu'ils sont sur la place, à attendre le beau temps pour jouer la
comédie, ils ne sont pas sans avoir organisé quelque mauvais coup.

Tout cela ne nous avançait guère et nous restions debout, fort perplexes
tandis que l'homme sirotait la liqueur et de nouveau mimait son
histoire, lorsque Meaulnes, qui avait écouté jusque-là fort
attentivement, prit par terre le falot du boucher et décida:

--Il faut aller voir!

Il ouvrit la porte et nous le suivîmes, M. Seurel, M. Pasquier et moi.

Millie, déjà rassurée puisque les assaillants étaient partis, et, comme
tous les gens ordonnés et méticuleux, fort peu curieuse de sa nature,
déclara:

--Allez-y si vous voulez. Mais fermez la porte et prenez la clef. Moi,
je vais me coucher. Je laisserai la lampe allumée.



CHAPITRE II

NOUS TOMBONS DANS UNE EMBUSCADE


Nous partîmes sur la neige, dans un silence absolu. Meaulnes marchait en
avant, projetant la lueur en éventail de sa lanterne grillagée... A
peine sortions-nous par le grand portail que, derrière la bascule
municipale, qui s'adossait au mur de notre préau, partirent d'un seul
coup, comme perdreaux surpris, deux individus encapuchonnés. Soit
moquerie, soit plaisir causé par l'étrange jeu qu'ils jouaient là, soit
excitation nerveuse et peur d'être rejoints, ils dirent en courant deux
ou trois paroles coupées de rires.

Meaulnes laissa tomber sa lanterne dans la neige, en me criant:

--Suis-moi, François!...

Et laissant là les deux hommes âgés incapables de soutenir une pareille
course, nous nous lançâmes à la poursuite des deux ombres, qui, après
avoir un instant contourné le bas du bourg, en suivant le chemin de la
Vieille-Planche, remontèrent délibérément vers l'église. Ils couraient
régulièrement sans trop de hâte et nous n'avions pas de peine à les
suivre. Ils traversèrent la rue de l'église où tout était endormi et
silencieux, et s'engagèrent derrière le cimetière dans un dédale de
petites ruelles et d'impasses.

C'était là un quartier de journaliers, de couturières et de tisserands,
qu'on nommait les Petits-Coins. Nous le connaissons assez mal et nous
n'y étions jamais venu la nuit. L'endroit était désert le jour: les
journaliers absents, les tisserands enfermés; et durant cette nuit de
grand silence il paraissait plus abandonné, plus endormi encore que les
autres quartiers du bourg. Il n'y avait donc aucune chance pour que
quelqu'un survînt et nous prêtât main-forte.

Je ne connaissais qu'un chemin, entre ces petites maisons posées au
hasard comme des boîtes en carton, c'était celui qui menait chez la
couturière qu'on surnommait «la Muette». On descendait d'abord une pente
assez raide, dallée de place en place, puis après avoir tourné deux ou
trois fois, entre des petites cours de tisserands ou des écuries vides,
on arrivait dans une large impasse fermée par une cour de ferme depuis
longtemps abandonnée. Chez la Muette, tandis qu'elle engageait avec ma
mère une conversation silencieuse, les doigts frétillants, coupée
seulement de petits cris d'infirme, je pouvais voir par la croisée le
grand mur de la ferme, qui était la dernière maison de ce côté du
faubourg, et la barrière toujours fermée de la cour sèche, sans paille,
où jamais rien ne passait plus...

C'est exactement ce chemin que les deux inconnus suivirent. A chaque
tournant nous craignons de les perdre, mais à ma surprise, nous
arrivions toujours au détour de la ruelle suivante avant qu'ils
l'eussent quittée. Je dis: à ma surprise, car le fait n'eût pas été
possible, tant ces ruelles étaient courtes, s'ils n'avaient pas, chaque
fois, tandis que nous les avions perdus de vue, ralenti leur allure.

Enfin, sans hésiter, ils s'engagèrent dans la rue qui menait chez la
Muette, et je criai à Meaulnes:

--Nous les tenons, c'est une impasse!

A vrai dire, c'étaient eux qui nous tenaient... Ils nous avaient
conduits là où ils avaient voulu. Arrivés au mur, ils se retournèrent
vers nous résolument et l'un des deux lança le même coup de sifflet que
nous avions déjà par deux fois entendu, ce soir-là.

Aussitôt une dizaine de gars sortirent de la cour de la ferme abandonnée
où ils semblaient avoir été postés pour nous attendre. Ils étaient tous
encapuchonnés, le visage enfoncé dans leurs cache-nez...

Qui c'était, nous le savions d'avance, mais nous étions bien résolus à
n'en rien dire à M. Seurel, que nos affaires ne regardaient pas. Il y
avait Delouche, Denis, Giraudat et tous les autres. Nous reconnûmes dans
la lutte leur façon de se battre et leurs voix entrecoupées. Mais un
point demeurait inquiétant et semblait presque effrayer Meaulnes: il y
avait là quelqu'un que nous ne connaissons pas et qui paraissait être le
chef...

Il ne touchait pas Meaulnes: il regardait manoeuvrer ses soldats qui
avaient fort à faire et qui, traînés dans la neige, déguenillés du haut
en bas, s'acharnaient contre le grand gars essoufflé. Deux d'entre eux
s'étaient occupés de moi, m'avaient immobilisé avec peine, car je me
débattais comme un diable. J'étais par terre, les genoux pliés, assis
sur les talons; on me tenait les bras joints par derrière, et je
regardais la scène avec une intense curiosité mêlée d'effroi.

Meaulnes s'était débarrassé de quatre garçons du Cours qu'il avait
dégrafés de sa blouse en tournant vivement sur lui-même et en les jetant
à toute volée dans la neige... Bien droit sur ses deux jambes, le
personnage inconnu suivait avec intérêt, mais très calme, la bataille,
répétant de temps à autre d'une voix nette:

--Allez... Courage... Revenez-y... _Go on my boys_...

C'était évidemment lui qui commandait... D'où venait-il? Où et comment
les avait-il entraînés à la bataille! Voilà qui restait un mystère pour
nous. Il avait, comme les autres, le visage enveloppé dans un cache-nez,
mais lorsque Meaulnes, débarrassé de ses adversaires, s'avança vers lui,
menaçant, le mouvement qu'il fit pour y voir bien clair et faire face à
la situation découvrit un morceau de linge blanc qui lui enveloppait la
tête à la façon d'un bandage.

C'est à ce moment que je criai à Meaulnes:

--Prends garde par derrière! Il y en a un autre.

Il n'eut pas le temps de se retourner que, de la barrière à laquelle il
tournait le dos, un grand diable avait surgi et, passant habilement son
cache-nez autour du cou de mon ami, le renversait en arrière. Aussitôt
les quatre adversaires de Meaulnes qui avaient piqué le nez dans la
neige, revenaient à la charge pour lui immobiliser bras et jambes, lui
liaient les bras avec une corde, les jambes avec un cache-nez, et le
jeune personnage à la tête bandée fouillait dans ses poches... Le
dernier venu, l'homme au lasso, avait allumé une petite bougie qu'il
protégeait de la main, et chaque fois qu'il découvrait un papier
nouveau, le chef allait auprès de ce lumignon examiner ce qu'il
contenait. Il déplia enfin cette espèce de carte couverte d'inscriptions
à laquelle Meaulnes travaillait depuis son retour et s'écria avec joie:

--Cette fois nous l'avons. Voilà le plan! Voilà le guide! Nous allons
voir si ce monsieur est bien allé où je l'imagine...

Son acolyte éteignit la bougie. Chacun ramassa sa casquette ou sa
ceinture. Et tous disparurent silencieusement comme ils étaient venus,
me laissant libre de délier en hâte mon compagnon.

--Il n'ira pas très loin avec ce plan-là, dit Meaulnes en se levant.

Et nous repartîmes lentement, car il boitait un peu. Nous retrouvâmes
sur le chemin de l'église M. Seurel et le père Pasquier:

--Vous n'avez rien vu? dirent-ils... Nous non plus!

Grâce à la nuit profonde ils ne s'aperçurent de rien. Le boucher nous
quitta et M. Seurel rentra bien vite se coucher.

Mais nous deux, dans notre chambre, à la lueur de la lampe que Millie
nous avait laissée, nous restâmes longtemps à rafistoler nos blouses
décousues, discutant à voix basse sur ce qui nous était arrivé, comme
deux compagnons d'armes le soir d'une bataille perdue...



CHAPITRE III

LE BOHÉMIEN A L'ÉCOLE


Le réveil du lendemain fut pénible. A huit heures et demie, à l'instant
où M. Seurel allait donner le signal d'entrer, nous arrivâmes tout
essoufflés pour nous mettre sur les rangs. Comme nous étions en retard,
nous nous glissâmes n'importe où, mais d'ordinaire le grand Meaulnes
était le premier de la longue file d'élèves, coude à coude, chargés de
livres, de cahiers et de porte-plume, que M. Seurel inspectait.

Je fus surpris de l'empressement silencieux que l'on mit à nous faire
place vers le milieu de la file; et tandis que M. Seurel, retardant de
quelques secondes l'entrée au cours, inspectait le grand Meaulnes,
j'avançai curieusement la tête, regardant à droite et à gauche pour voir
les visages de nos ennemis de la veille.

Le premier que j'aperçus était celui-là même auquel je ne cessais de
penser, mais le dernier que j'eusse pu m'attendre à voir en ce lieu. Il
était à la place habituelle de Meaulnes, le premier de tous, un pied sur
la marche de pierre, une épaule et le coin du sac qu'il avait sur le dos
accotés au chambranle de la porte. Son visage fin, très pâle, un peu
piqué de rousseur, était penché et tourné vers nous avec une sorte de
curiosité méprisante et amusée. Il avait la tête et tout un côté de la
figure bandés de linge blanc. Je reconnaissais le chef de bande, le
jeune bohémien qui nous avait volés la nuit précédente.

Mais déjà nous entrions dans la classe et chacun prenait sa place. Le
nouvel élève s'assit près du poteau, à la gauche du long banc dont
Meaulnes occupait, à droite, la première place. Giraudat, Delouche et
les trois autres du premier banc s'étaient serrés les uns contre les
autres pour lui faire place, comme si tout eût été convenu d'avance...

Souvent, l'hiver, passaient ainsi parmi nous des élèves de hasard,
mariniers pris par les glaces dans le canal, apprentis, voyageurs
immobilisés par la neige. Ils restaient au cours deux jours, un mois,
rarement plus... Objets de curiosité durant la première heure, ils
étaient aussitôt négligés et disparaissaient bien vite dans la foule des
élèves ordinaires.

Mais celui-ci ne devait pas se faire aussitôt oublier. Je me rappelle
encore cet être singulier et tous les trésors étranges apportés dans ce
cartable qu'il s'accrochait au dos. Ce furent d'abord les porte-plume «à
vue» qu'il tira pour écrire sa dictée. Dans un oeillet du manche, en
fermant un oeil, on voyait apparaître, trouble et grossie, la basilique
de Lourdes ou quelque monument inconnu. Il en choisit un et les autres
aussitôt passèrent de main en main. Puis ce fut un plumier chinois
rempli de compas et d'instruments amusants qui s'en allèrent par le banc
de gauche, glissant silencieusement, sournoisement, de main en main,
sous les cahiers, pour que M. Seurel ne pût rien voir.

Passèrent aussi des livres tout neufs, dont j'avais, avec convoitise, lu
les titres derrière la couverture des rares bouquins de notre
bibliothèque: _La Teppe aux Merles_, _La Roche aux Mouettes_, _Mon ami
Benoist_... Les uns feuilletaient d'une main sur leurs genoux ces
volumes, venus on ne savait d'où, volés peut-être, et écrivaient la
dictée de l'autre main. D'autres faisaient tourner le compas au fond de
leurs casiers. D'autres brusquement, tandis que M. Seurel tournant le
dos continuait la dictée en marchant du bureau à la fenêtre, fermaient
un oeil et se collaient sur l'autre la vue glauque et trouée de
Notre-Dame de Paris. Et l'élève étranger, la plume à la main, son fin
profil contre le poteau gris, clignait des yeux, content de tout ce jeu
furtif qui s'organisait autour de lui.

Peu à peu cependant toute la classe s'inquiéta: les objets, qu'on
«faisait passer» à mesure, arrivaient l'un après l'autre dans les mains
du grand Meaulnes qui, négligemment, sans les regarder, les posait
auprès de lui. Il y en eut bientôt un tas, mathématique et diversement
coloré, comme aux pieds de la femme qui représente la Science, dans les
compositions allégoriques. Fatalement M. Seurel allait découvrir ce
déballage insolite et s'apercevoir du manège. Il devait songer,
d'ailleurs, à faire une enquête sur les événements de la nuit. La
présence du bohémien allait faciliter sa besogne...

Bientôt, en effet, il s'arrêtait, surpris, devant le grand Meaulnes.

--A qui appartient tout cela? demanda-t-il en désignant «tout cela» du
dos de son livre refermé sur son index.

--Je n'en sais rien», répondit Meaulnes d'un ton bourru, sans lever la
tête.

Mais l'écolier inconnu intervint:

--C'est à moi, dit-il.

Et il ajouta aussitôt, avec un geste large et élégant de jeune seigneur
auquel le vieil instituteur ne sut pas résister:

--Mais je les mets à votre disposition, monsieur, si vous voulez
regarder.

Alors, en quelques secondes, sans bruit, comme pour ne pas troubler le
nouvel état de choses qui venait de se créer, toute la classe se glissa
curieusement autour du maître qui penchait sur ce trésor sa tête
demi-chauve, demi-frisée, et du jeune personnage blême qui donnait avec
un air de triomphe tranquille les explications nécessaires. Cependant,
silencieux à son banc, complètement délaissé, le grand Meaulnes avait
ouvert son cahier de brouillons et, fronçant le sourcil, s'absorbait
dans un problème difficile.

                   *       *       *       *       *

Le «quart d'heure» nous surprit dans ces occupations. La dictée n'était
pas finie et le désordre régnait dans la classe. A vrai dire, depuis le
matin la récréation durait.

A dix heures et demie, donc, lorsque la cour sombre et boueuse fut
envahie par les élèves, on s'aperçut bien vite qu'un nouveau maître
régnait sur les jeux.

De tous les plaisirs nouveaux que le bohémien, dès ce matin-là,
introduisit chez nous, je ne me rappelle que le plus sanglant: c'était
une espèce de tournoi où les chevaux étaient les grands élèves chargés
des plus jeunes grimpés sur leurs épaules.

Partagés en deux groupes qui partaient des deux bouts de la cour, ils
fondaient les uns sur les autres, cherchant à terrasser l'adversaire par
la violence du choc, et les cavaliers, usant de cache-nez comme de
lassos, ou de leurs bras tendus comme de lances, s'efforçaient de
désarçonner leurs rivaux. Il y en eut dont on esquivait le choc et qui,
perdant l'équilibre, allaient s'étaler dans la boue, le cavalier roulant
sous sa monture. Il y eut des écoliers à moitié désarçonnés que le
cheval rattrapait par les jambes et qui, de nouveau acharnés à la lutte,
regrimpaient sur ses épaules. Monté sur le grand Delage qui avait des
membres démesurés, le poil roux et les oreilles décollées, le mince
cavalier à la tête bandée excitait les deux troupes rivales et dirigeait
malignement sa monture en riant aux éclats.

Augustin, debout sur le seuil de la classe, regardait d'abord avec
mauvaise humeur s'organiser ces jeux. Et j'étais auprès de lui, indécis.

--C'est un malin, dit-il entre ses dents, les mains dans les poches.
Venir ici, dès ce matin, c'était le seul moyen de n'être pas soupçonné.
Et M. Seurel s'y est laissé prendre!

Il resta là un long moment, sa tête rase au vent, à maugréer contre ce
comédien qui allait faire assommer tous ces gars dont il avait été peu
de temps auparavant le capitaine. Et, enfant paisible que j'étais, je ne
manquais pas de l'approuver.

Partout, dans tous les coins, en l'absence du maître, se poursuivait la
lutte: les plus petits avaient fini par grimper les uns sur les autres;
ils couraient et culbutaient avant même d'avoir reçu le choc de
l'adversaire... Bientôt il ne resta plus debout, au milieu de la cour,
qu'un groupe acharné et tourbillonnant d'où surgissait par moments le
bandeau blanc du nouveau chef.

Alors le grand Meaulnes ne sut plus résister. Il baissa la tête, mit ses
mains sur ces cuisses et me cria:

--Allons-y, François!

Surpris par cette décision soudaine, je sautai pourtant sans hésiter sur
ses épaules et en une seconde nous étions au fort de la mêlée, tandis
que la plupart des combattants, éperdus, fuyaient en criant:

--Voilà Meaulnes! Voilà le grand Meaulnes!

Au milieu de ceux qui restaient il se mit à tourner sur lui-même en me
disant:

--Étends les bras: empoigne-les comme j'ai fait cette nuit.

Et moi, grisé par la bataille, certain du triomphe, j'agrippais au
passage les gamins qui se débattaient, oscillaient un instant sur les
épaules des grands et tombaient dans la boue. En moins de rien il ne
resta debout que le nouveau venu monté sur Delage; mais celui-ci, peu
désireux d'engager la lutte avec Augustin, d'un violent coup de reins en
arrière se redressa et fit descendre le cavalier blanc.

La main à l'épaule de sa monture, comme un capitaine tient le mors de
son cheval, le jeune garçon debout par terre regarda le grand Meaulnes
avec un peu de saisissement et une immense admiration:

--A la bonne heure! dit-il.

Mais aussitôt la cloche sonna, dispersant les élèves qui s'étaient
rassemblés autour de nous dans l'attente d'une scène curieuse. Et
Meaulnes, dépité de n'avoir pu jeter à terre son ennemi, tourna le dos
en disant, avec mauvaise humeur:

--Ce sera pour une autre fois!

                   *       *       *       *       *

Jusqu'à midi la classe continua comme à l'approche des vacances, mêlée
d'intermèdes amusants et de conversations dont l'écolier-comédien était
le centre.

Il expliquait comment, immobilisés par le froid sur la place, ne
songeant pas même à organiser des représentations nocturnes, où personne
ne viendrait, ils avaient décidé que lui-même irait au cours pour se
distraire pendant la journée, tandis que son compagnon soignerait les
oiseaux des Iles et la chèvre savante. Puis il racontait leurs voyages
dans le pays environnant, alors que l'averse tombe sur le mauvais toit
de zinc de la voiture et qu'il faut descendre aux côtes pour pousser à
la roue. Les élèves du fond quittaient leur table pour venir écouter de
plus près. Les moins romanesques profitaient de cette occasion pour se
chauffer autour du poêle. Mais bientôt la curiosité les gagnait et ils
se rapprochaient du groupe bavard en tendant l'oreille, laissant une
main posée sur le couvercle du poêle pour y garder leur place.

--Et de quoi vivez-vous? demanda M. Seurel, qui suivait tout cela avec
sa curiosité un peu puérile de maître d'école et qui posait une foule de
questions.

Le garçon hésita un instant, comme si jamais il ne s'était inquiété de
ce détail.

--Mais, répondit-il, de ce que nous avons gagné l'automne précédent, je
pense. C'est Ganache qui règle les comptes.

Personne ne lui demanda qui était Ganache. Mais moi je pensai au grand
diable qui, traîtreusement, la veille au soir, avait attaqué Meaulnes
par derrière et l'avait renversé...



CHAPITRE IV

OÙ IL EST QUESTION DU DOMAINE MYSTÉRIEUX


L'après-midi ramena les mêmes plaisirs et, tout le long du cours, le
même désordre et la même fraude. Le bohémien avait apporté d'autres
objets précieux, coquillages, jeux, chansons et jusqu'à un petit singe
qui griffait sourdement l'intérieur de sa gibecière... A chaque instant
il fallait que M. Seurel s'interrompît pour examiner ce que le malin
garçon venait de tirer de son sac... Quatre heures arrivèrent et
Meaulnes était le seul à avoir fini ses problèmes.

Ce fut sans hâte que tout le monde sortit. Il n'y avait plus,
semblait-il, entre les heures de cours et de récréation, cette dure
démarcation qui faisait la vie scolaire simple et réglée comme par la
succession de la nuit et du jour. Nous en oubliâmes même de désigner
comme d'ordinaire à M. Seurel, vers quatre heures moins dix, les deux
élèves qui devaient rester pour balayer la classe. Or, nous n'y
manquions jamais car c'était une façon d'annoncer et de hâter la sortie
du cours.

Le hasard voulut que ce fût ce jour-là le tour du grand Meaulnes; et dès
le matin j'avais, en causant avec lui, averti le bohémien que les
nouveaux étaient toujours désignés d'office pour faire le second
balayeur, le jour de leur arrivée.

Meaulnes revint en classe dès qu'il eut été chercher le pain de son
goûter. Quant au bohémien, il se fit longtemps attendre et arriva le
dernier, en courant, comme la nuit commençait de tomber...

--Tu resteras dans la classe, m'avait dit mon compagnon, et pendant que
je le tiendrai, tu lui reprendras le plan qu'il m'a volé.

Je m'étais donc assis sur une petite table, auprès de la fenêtre, lisant
à la dernière lueur du jour, et je les vis tous les deux déplacer en
silence les bancs de l'école--le grand Meaulnes, taciturne et l'air dur,
sa blouse noire boutonnée à trois boutons en arrière et sanglée à la
ceinture; l'autre, délicat, nerveux, la tête bandée comme un blessé. Il
était vêtu d'un mauvais paletot, avec des déchirures que je n'avais pas
remarquées pendant le jour. Plein d'une ardeur presque sauvage, il
soulevait et poussait les tables avec une précipitation folle, en
souriant un peu. On eût dit qu'il jouait là quelque jeu extraordinaire
dont nous ne connaissons pas le fin mot.

Ils arrivèrent ainsi dans le coin le plus obscur de la salle, pour
déplacer la dernière table.

En cet endroit, d'un tour de main, Meaulnes pouvait renverser son
adversaire, sans que personne du dehors eût chance de les apercevoir ou
de les entendre par les fenêtres. Je ne comprenais pas qu'il laissât
échapper une pareille occasion. L'autre, revenu près de la porte, allait
s'enfuir d'un instant à l'autre, prétextant que la besogne était
terminée, et nous ne le reverrions plus. Le plan et tous les
renseignements que Meaulnes avait mis si longtemps à retrouver, à
concilier, à réunir, seraient perdus pour nous...

A chaque seconde j'attendais de mon camarade un signe, un mouvement, qui
m'annonçât le début de la bataille, mais le grand garçon ne bronchait
pas. Par instants, seulement, il regardait avec une fixité étrange et
d'un air interrogatif le bandeau du bohémien, qui, dans la pénombre de
la tombée de la nuit, paraissait largement taché de noir.

La dernière table fut déplacée sans que rien arrivât.

Mais au moment où, remontant tous les deux vers le haut de la classe,
ils allaient donner sur le seuil un dernier coup de balai, Meaulnes,
baissant la tête et sans regarder notre ennemi, dit à mi-voix:

--Votre bandeau est rouge de sang et vos habits sont déchirés.

L'autre le regarda un instant, non pas surpris de ce qu'il disait, mais
profondément ému de le lui entendre dire.

--Ils ont voulu, répondit-il, m'arracher votre plan tout à l'heure, sur
la place. Quand ils ont su que je voulais revenir ici balayer la classe,
ils ont compris que j'allais faire la paix avec vous, ils se sont
révoltés contre moi. Mais je l'ai tout de même sauvé, ajouta-t-il
fièrement, en tendant à Meaulnes le précieux papier plié.

Meaulnes se tourna lentement vers moi:

--Tu entends? dit-il. Il vient de se battre et de se faire blesser pour
nous, tandis que nous lui tendions un piège!

Puis cessant d'employer ce «vous» insolite chez des écoliers de
Sainte-Agathe:

--Tu es un vrai camarade, dit-il, et il lui tendit la main.

Le comédien la saisit et demeura sans parole une seconde, très troublé,
la voix coupée... Mais bientôt avec une curiosité ardente il poursuivit:

--Ainsi vous me tendiez un piège! Que c'est amusant! Je l'avais deviné
et je me disais: ils vont être bien étonnés quand, m'ayant repris ce
plan, ils s'apercevront que je l'ai complété...

--Complété?

--Oh! attendez! Pas entièrement...

Quittant ce ton enjoué, il ajouta gravement et lentement, se rapprochant
de nous:

--Meaulnes, il est temps que je vous le dise: moi aussi je suis allé là
où vous avez été. J'assistais à cette fête extraordinaire. J'ai bien
pensé, quand les garçons du Cours m'ont parlé de votre aventure
mystérieuse, qu'il s'agissait du vieux Domaine perdu. Pour m'en assurer
je vous ai volé votre carte... Mais je suis comme vous: j'ignore le nom
de ce château; je ne saurais pas y retourner; je ne connais pas en
entier le chemin qui d'ici vous y conduirait.

Avec quel élan, avec quelle intense curiosité, avec quelle amitié nous
nous pressâmes contre lui! Avidement Meaulnes lui posait des
questions... Il nous semblait à tous deux qu'en insistant ardemment
auprès de notre nouvel ami, nous lui ferions dire cela même qu'il
prétendait ne pas savoir.

--Vous verrez, vous verrez, répondait le jeune garçon avec un peu
d'ennui et d'embarras, je vous ai mis sur le plan quelques indications
que vous n'aviez pas... C'est tout ce que je pouvais faire.

Puis, nous voyant plein d'admiration et d'enthousiasme:

--Oh! dit-il tristement et fièrement, je préfère vous avertir: je ne
suis pas un garçon comme les autres. Il y a trois mois, j'ai voulu me
tirer une balle dans la tête et c'est ce qui vous explique ce bandeau
sur le front, comme un mobile de la Seine, en 1870...

--Et ce soir, en vous battant, la plaie s'est rouverte, dit Meaulnes
avec amitié.

Mais l'autre, sans y prendre garde, poursuivit d'un ton légèrement
emphatique:

--Je voulais mourir. Et puisque je n'ai pas réussi, je ne continuerai à
vivre que pour l'amusement, comme un enfant, comme un bohémien. J'ai
tout abandonné. Je n'ai plus ni père, ni soeur, ni maison, ni amour...
Plus rien, que des compagnons de jeux.

--Ces compagnons-là vous ont déjà trahi, dis-je.

--Oui, répondit-il avec animation. C'est la faute d'un certain Delouche.
Il a deviné que j'allais faire cause commune avec vous. Il a démoralisé
ma troupe qui était si bien en main. Vous avez vu cet abordage, hier au
soir, comme c'était conduit, comme ça marchait! Depuis mon enfance, je
n'avais rien organisé d'aussi réussi...

Il resta songeur un instant, et il ajouta pour nous désabuser tout à
fait sur son compte:

--Si je suis venu vers vous deux, ce soir, c'est que--je m'en suis
aperçu ce matin--il y a plus de plaisir à prendre avec vous qu'avec la
bande de tous les autres. C'est ce Delouche surtout qui me déplaît.
Quelle idée de faire l'homme à dix-sept ans! Rien ne me dégoûte
davantage... Pensez-vous que nous puissions le repincer?

--Certes, dit Meaulnes. Mais resterez-vous longtemps avec nous?

--Je ne sais. Je le voudrais beaucoup. Je suis terriblement seul. Je
n'ai que Ganache...

Toute sa fièvre, tout son enjouement étaient tombés soudain. Un instant,
il plongea dans ce même désespoir où sans doute, un jour, l'idée de se
tuer l'avait surpris.

--Soyez mes amis, dit-il soudain. Voyez: je connais votre secret et je
l'ai défendu contre tous. Je puis vous remettre sur la trace que vous
avez perdue...

Et il ajouta presque solennellement:

--Soyez mes amis pour le jour où je serais encore à deux doigts de
l'enfer comme une fois déjà... Jurez-moi que vous répondrez quand je
vous appellerai--quand je vous appellerai ainsi... (et il poussa une
sorte de cri étrange: Hou-ou!...) Vous, Meaulnes, jurez d'abord!

Et nous jurâmes, car, enfants que nous étions, tout ce qui était plus
solennel et plus sérieux que nature nous séduisait.

--En retour, dit-il, voici maintenant tout ce que je puis vous dire: je
vous indiquerai la maison de Paris où la jeune fille du château avait
l'habitude de passer les fêtes: Pâques et la Pentecôte, le mois de juin
et quelquefois une partie de l'hiver.

A ce moment une voix inconnue appela du grand portail, à plusieurs
reprises, dans la nuit. Nous devinâmes que c'était Ganache, le bohémien,
qui n'osait pas ou ne savait comment traverser la cour. D'une voix
pressante, anxieuse, il appelait tantôt très haut, tantôt presque bas:

--Hou-ou! Hou-ou!

--Dites! Dites vite!» cria Meaulnes au jeune bohémien qui avait
tressailli et qui rajustait ses habits pour partir.

Le jeune garçon nous donna rapidement une adresse à Paris, que nous
répétâmes à mi-voix. Puis il courut, dans l'ombre, rejoindre son
compagnon à la grille, nous laissant dans un état de trouble
inexprimable.



CHAPITRE V

L'HOMME AUX ESPADRILLES


Cette nuit-là, vers trois heures du matin, la veuve Delouche,
l'aubergiste, qui habitait dans le milieu du bourg, se leva pour allumer
son feu. Dumas, son beau-frère, qui habitait chez elle, devait partir en
route à quatre heures, et la triste bonne femme, dont la main droite
était recroquevillée par une brûlure ancienne, se hâtait dans la cuisine
obscure pour préparer le café. Il faisait froid. Elle mit sur sa
camisole un vieux fichu, puis tenant d'une main sa bougie allumée,
abritant la flamme de l'autre main--la mauvaise--avec son tablier levé,
elle traversa la cour encombrée de bouteilles vides et de caisses à
savon, ouvrit pour y prendre du petit bois la porte du bûcher qui
servait de cabane aux poules... Mais à peine avait-elle poussé la porte
que, d'un coup de casquette si violent qu'il fit ronfler l'air, un
individu surgissant de l'obscurité profonde éteignit la chandelle,
abattit du même coup la bonne femme et s'enfuit à toutes jambes, tandis
que les poules et les coqs affolés menaient un tapage infernal.

L'homme emportait dans un sac--comme la veuve Delouche retrouvant son
aplomb s'en aperçut un instant plus tard--une douzaine de ses poulets
les plus beaux.

Aux cris de sa belle-soeur, Dumas était accouru. Il constata que le
chenapan, pour entrer, avait dû ouvrir avec une fausse clef la porte de
la petite cour et qu'il s'était enfui, sans la fermer, par le même
chemin. Aussitôt, en homme habitué aux braconniers et aux chapardeurs,
il alluma le falot de sa voiture, et le prenant d'une main, son fusil
chargé de l'autre, il s'efforça de suivre la trace du voleur, trace très
imprécise--l'individu devait être chaussé d'espadrilles--qui le mena sur
la route de La Gare puis se perdit devant la barrière d'un pré. Forcé
d'arrêter là ses recherches, il releva la tête, s'arrêta... et entendit
au loin, sur la même route, le bruit d'une voiture lancée au grand
galop, qui s'enfuyait...

De son côté, Jasmin Delouche, le fils de la veuve, s'était levé et,
jetant en hâte un capuchon sur ses épaules, il était sorti en chaussons
pour inspecter le bourg. Tout dormait, tout était plongé dans
l'obscurité et le silence profond qui précèdent les premières lueurs du
jour. Arrivé aux Quatre-Routes, il entendit seulement--comme son
oncle--très loin, sur la colline des Riaudes, le bruit d'une voiture
dont le cheval devait galoper les quatre pieds levés. Garçon malin en
fanfaron, il se dit alors, comme il nous le répéta par la suite avec
l'insupportable grasseyement des faubourgs de Montluçon:

--Ceux-là sont partis vers La Gare, mais il n'est pas dit que je n'en
«chaufferai» pas d'autres, de l'autre côté du bourg.

Et il rebroussa chemin vers l'église, dans le même silence nocturne.

Sur la place, dans la roulotte des bohémiens, il y avait une lumière.
Quelqu'un de malade sans doute. Il allait s'approcher, pour demander ce
qui était arrivé, lorsqu'une ombre silencieuse, une ombre chaussée
d'espadrilles, déboucha des Petits-Coins et accourut au galop, sans rien
voir, vers le marchepied de la voiture...

Jasmin, qui avait reconnu l'allure de Ganache, s'avança soudain dans la
lumière et demanda à mi-voix:

--Eh bien! Qu'y a-t-il?

Hagard, échevelé, édenté, l'autre s'arrêta, le regarda, avec un rictus
misérable causé par l'effroi et la suffocation, et répondit d'une
haleine hachée:

--C'est le compagnon qui est malade... Il s'est battu hier soir et sa
blessure s'est rouverte... Je viens d'aller chercher la soeur.

En effet, comme Jasmin Delouche, fort intrigué, rentrait chez lui pour
se recoucher, il rencontra, vers le milieu du bourg, une religieuse qui
se hâtait.

                   *       *       *       *       *

Au matin, plusieurs habitants de Sainte-Agathe sortirent sur le seuil de
leurs portes avec les mêmes yeux bouffis et meurtris par une nuit sans
sommeil. Ce fut, chez tous, un cri d'indignation et, par le bourg, comme
une traînée de poudre. Chez Giraudat, on avait entendu, vers deux heures
du matin, une carriole qui s'arrêtait et dans laquelle on chargeait en
hâte des paquets qui tombaient mollement. Il n'y avait, dans la maison,
que deux femmes et elles n'avaient pas osé bouger. Au jour, elles
avaient compris, en ouvrant la basse-cour, que les paquets en question
étaient les lapins et la volaille... Millie, durant la première
récréation, trouva devant la porte de la buanderie plusieurs allumettes
à demi brûlées. On en conclut qu'ils étaient mal renseignés sur notre
demeure et n'avaient pu entrer... Chez Perreux, chez Boujardon et chez
Clément, on crut d'abord qu'ils avaient volé aussi les cochons, mais on
les retrouva dans la matinée, occupés à déterrer des salades, dans
différents jardins. Tout le troupeau avait profité de l'occasion et de
la porte ouverte pour faire une petite promenade nocturne... Presque
partout on avait enlevé la volaille; mais on s'en était tenu là. Mme
Pignot, la boulangère, qui ne faisait pas d'élevage, cria bien toute la
journée qu'on lui avait volé son battoir et une livre d'indigo, mais le
fait ne fut jamais prouvé, ni inscrit sur le procès-verbal...

Cet affolement, cette crainte, ce bavardage durèrent tout le matin. En
classe, Jasmin raconta son aventure de la nuit:

--Ah! ils sont malins, disait-il. Mais si mon oncle en avait rencontré
un, il l'a bien dit: Je le fusillais comme un lapin!

Et il ajoutait en nous regardant:

--C'est heureux qu'il n'ait pas rencontré Ganache, il était capable de
tirer dessus. C'est tous la même race, qu'il dit, et Dessaigne le disait
aussi.

Personne cependant ne songeait à inquiéter nos nouveaux amis. C'est le
lendemain soir seulement que Jasmin fit remarquer à son oncle que
Ganache, comme leur voleur, était chaussé d'espadrilles. Ils furent
d'accord pour trouver qu'il valait la peine de dire cela aux gendarmes.
Ils décidèrent donc, en grand secret, d'aller dès leur premier loisir au
chef-lieu de canton prévenir le brigadier de la gendarmerie.

                   *       *       *       *       *

Durant les jours qui suivirent, le jeune bohémien, malade de sa blessure
légèrement rouverte, ne parut pas.

Sur la place de l'église, le soir, nous allions rôder, rien que pour
voir sa lampe derrière le rideau rouge de la voiture. Pleins d'angoisse
et de fièvre, nous restions là, sans oser approcher de l'humble bicoque,
qui nous paraissait être le mystérieux passage et l'anti-chambre du Pays
dont nous avions perdu le chemin.



CHAPITRE VI

UNE DISPUTE DANS LA COULISSE


Tant d'anxiétés et de troubles divers, durant ces jours passés, nous
avaient empêchés de prendre garde que mars était venu et que le vent
avait molli. Mais le troisième jour après cette aventure, en descendant,
le matin, dans la cour, brusquement je compris que c'était le printemps.
Une brise délicieuse comme une eau tiédie coulait par-dessus le mur; une
pluie silencieuse avait mouillé la nuit les feuilles des pivoines; la
terre remuée du jardin avait un goût puissant, et j'entendais, dans
l'arbre voisin de la fenêtre, un oiseau qui essayait d'apprendre la
musique...

Meaulnes, à la première récréation, parla d'essayer tout de suite
l'itinéraire qu'avait précisé l'écolier-bohémien. A grand peine je lui
persuadai d'attendre que nous eussions revu notre ami, que le temps fût
sérieusement au beau... que tous les pruniers de Sainte-Agathe fussent
en fleur. Appuyés contre le mur bas de la petite ruelle, les mains aux
poches et nu-tête, nous parlions et le vent tantôt nous faisait
frissonner de froid, tantôt, par bouffées de tiédeur, réveillait en nous
je ne sais quel vieil enthousiasme profond. Ah! frère, compagnon,
voyageur, comme nous étions persuadés, tous deux, que le bonheur était
proche, et qu'il allait suffire de se mettre en chemin pour
l'atteindre!...

A midi et demi, pendant le déjeuner, nous entendîmes un roulement de
tambour sur la place des Quatre-Routes. En un clin d'oeil, nous étions
sur le seuil de la petite grille, nos serviettes à la main... C'était
Ganache qui annonçait pour le soir, à huit heures, «vu le beau temps»,
une grande représentation sur la place de l'église. A tout hasard, «pour
se prémunir contre la pluie», une tente serait dressée. Suivait un long
programma des attractions, que le vent emporta, mais où nous pûmes
distinguer vaguement «pantomimes... chansons... fantaisies
équestres...», le tout scandé par de nouveaux roulements de tambour.

Pendant le dîner du soir, la grosse caisse, pour annoncer la séance,
tonna sous nos fenêtres et fit trembler les vitres. Bientôt après,
passèrent, avec un bourdonnement de conversation, les gens des
faubourgs, par petits groupes, qui s'en allaient vers la place de
l'église. Et nous étions là, tous deux, forcés de rester à table,
trépignant d'impatience!

Vers neuf heures, enfin, nous entendîmes des frottements de pieds et des
rires étouffés à la petite grille: les institutrices venaient nous
chercher. Dans l'obscurité complète nous partîmes en bande vers le lieu
de la comédie. Nous apercevions de loin le mur de l'église illuminé
comme par un grand feu. Deux quinquets allumés devant la porte de la
baraque ondulaient au vent...

A l'intérieur, des gradins étaient aménagés comme dans un cirque. M.
Seurel, les institutrices, Meaulnes et moi, nous nous installâmes sur
les bancs les plus bas. Je revois ce lieu, qui devait être fort étroit,
comme un cirque véritable, avec de grandes nappes d'ombre où
s'étageaient Mme Pignot, la boulangère, et Fernande, l'épicière, les
filles du bourg, les ouvriers maréchaux, des dames, des gamins, des
paysans, d'autres gens encore.

La représentation était avancée plus qu'à moitié. On voyait sur la piste
une petite chèvre savante qui bien docilement mettait ses pieds sur
quatre verres, puis sur deux, puis sur un seul. C'était Ganache qui la
commandait doucement, à petits coups de baguette, en regardant vers nous
d'un air inquiet, la bouche ouverte les yeux morts.

Assis sur un tabouret près de deux autres quinquets, à l'endroit où la
piste communiquait avec la roulotte nous reconnûmes, en fin maillot
noir, front bandé, le meneur-de-jeu, notre ami.

A peine étions-nous assis que bondissait sur la piste un poney tout
harnaché à qui le jeune personnage blessé fit faire plusieurs tours, et
qui s'arrêtait toujours devant l'un de nous lorsqu'il fallait désigner
la personne la plus aimable ou la plus brave de la société; mais
toujours devant Mme Pignot lorsqu'il s'agissait de découvrir la plus
menteuse, la plus avare ou «la plus amoureuse...» Et c'étaient autour
d'elle des rires, de cris et des coin-coin, comme dans un troupeau
d'oies que pourchasse un épagneul!...

A l'entracte, le meneur de jeu vint s'entretenir un instant avec M.
Seurel, qui n'eût pas été plus fier d'avoir parlé à Talma ou à Léotard;
et nous, nous écoutions avec un intérêt passionné tout ce qu'il disait:
de sa blessure--refermée; de ce spectacle--préparé durant les longues
journées d'hiver; de leur départ--qui ne serait pas avant la fin du
mois, car ils pensaient donner jusque-là des représentations variées et
nouvelles.

Le spectacle devait se terminer par une grande pantomime.

Vers la fin de l'entracte, notre ami nous quitta, et, pour regagner
l'entrée de la roulotte, fut obligé de traverser un groupe qui avait
envahi la piste et au milieu duquel nous aperçûmes soudain Jasmin
Delouche. Les femmes et les filles s'écartèrent. Ce costume noir, cet
air blessé, étrange et brave, les avaient toutes séduites. Quant à
Jasmin, qui paraissait revenir à cet instant d'un voyage, et qui
s'entretenait à voix basse mais animée avec Mme Pignot, il était évident
qu'une cordelière, un col bas et des pantalons-éléphant eussent fait
plus sûrement sa conquête... Il se tenait les pouces au revers de son
veston, dans une attitude à la fois très fate et très gênée. Au passage
du bohémien, dans un mouvement de dépit, il dit à haute voix à Mme
Pignot quelque chose que je n'entendis pas, mais certainement une
injure, un mot provocant à l'adresse de notre ami. Ce devait être une
menace grave et inattendue, car le jeune homme ne put s'empêcher de se
retourner et de regarder l'autre, qui, pour ne pas perdre contenance,
ricanait, poussait ses voisins du coude, comme pour les mettre de son
côté... Tout ceci se passa d'ailleurs en quelques secondes. Je fus sans
doute le seul de mon banc à m'en apercevoir.

Le meneur-de-jeu rejoignit son compagnon derrière le rideau qui masquait
l'entrée de la roulotte. Chacun regagna sa place sur les gradins,
croyant que la deuxième partie du spectacle allait aussitôt commencer,
et un grand silence s'établit. Alors, derrière le rideau, tandis que
s'apaisaient les dernières conversations à voix basse, un bruit de
dispute monta. Nous n'entendions pas ce qui était dit, mais nous
reconnûmes les deux voix, celle du grand gars et celle du jeune
homme--la première qui expliquait qui se justifiait, l'autre qui
gourmandait, avec indignation et tristesse à la fois:

--Mais malheureux! disait celle-ci, pourquoi ne m'avoir pas dit...

Et nous ne distinguions pas la suite, bien que tout le monde prêtât
l'oreille. Puis tout se tut soudainement. L'altercation se poursuivit à
voix basse; et les gamins des hauts gradins commencèrent à crier:

--Les lampions, le rideau!

et à frapper du pied.



CHAPITRE VII

LE BOHÉMIEN ENLÈVE SON BANDEAU


Enfin glissa lentement, entre les rideaux, la face--sillonnée de rides,
tout écarquillée tantôt par la gaieté tantôt par la détresse, et semée
de pains à cacheter!--d'un long pierrot en trois pièces mal articulées,
recroquevillé sur son ventre comme par une colique, marchant sur la
pointe des pieds comme par excès de prudence et de crainte, les mains
empêtrées dans des manches trop longues qui balayaient la piste.

Je ne saurais plus reconstituer aujourd'hui le sujet de sa pantomime. Je
me rappelle seulement que dès son arrivée dans le cirque, après s'être
vainement et désespérément retenu sur les pieds, il tomba. Il eut beau
se relever; c'était plus fort que lui: il tombait. Il ne cessait pas de
tomber. Il s'embarrassait dans quatre chaises à la fois. Il entraînait
dans sa chute une table énorme qu'on avait apportée sur la piste. Il
finit par aller s'étaler par delà la barrière du cirque jusque sur les
pieds des spectateurs. Deux aides, racolés dans le public à grand'peine,
le tiraient par les pieds et le remettaient debout après d'inconcevables
efforts. Et chaque fois qu'il tombait, il poussait un petit cri, varié
chaque fois, un petit cri insupportable, où la détresse et la
satisfaction se mêlaient à doses égales. Au dénouement, grimpé sur un
échafaudage de chaises, il fit une chute immense et très lente, et son
ululement de triomphe strident et misérable durait aussi longtemps que
sa chute, accompagné par les cris d'effroi des femmes.

Durant la seconde partie de sa pantomime, je revois, sans bien m'en
rappeler la raison, «le pauvre pierrot qui tombe» sortant d'une de ses
manches une petite poupée bourrée de son et mimant avec elle toute une
scène tragi-comique. En fin de compte, il lui faisait sortir par la
bouche tout le son qu'elle avait dans le ventre. Puis, avec de petits
cris pitoyables, il la remplissait de bouillie et, au moment de la plus
grande attention, tandis que tous les spectateurs, la lèvre pendante,
avaient les yeux fixés sur la fille visqueuse et crevée du pauvre
pierrot, il la saisit soudain par un bras et la lança à toute volée, à
travers les spectateurs, sur la figure de Jasmin Delouche, dont elle ne
fit que mouiller l'oreille, pour aller ensuite s'aplatir sur l'estomac
de Mme Pignot, juste au-dessous du menton. La boulangère poussa un tel
cri, elle se renversa si fort en arrière et toutes ses voisines
l'imitèrent si bien que le banc se rompit, et la boulangère, Fernande,
la triste veuve Delouche et vingt autres s'effondrèrent, les jambes en
l'air, au milieu des rires, des cris et des applaudissements, tandis que
le grand clown, abattu la face contre terre, se relevait pour saluer et
dire:

--Nous avons, messieurs et mesdames, l'honneur de vous remercier!

Mais à ce moment même et au milieu de l'immense brouhaha, le grand
Meaulnes, silencieux depuis le début de la pantomime et qui semblait
plus absorbé de minute en minute, se leva brusquement, me saisit par le
bras, comme incapable de se contenir, et me cria:

--Regarde le bohémien! Regarde! Je l'ai enfin reconnu.

Avant même d'avoir regardé, comme si depuis longtemps, inconsciemment,
cette pensée couvait en moi et n'attendait que l'instant d'éclore,
j'avais deviné! Debout après d'un quinquet, à l'entre de la roulotte, le
jeune personnage inconnu avait défait son bandeau et jeté sur les
épaules une pèlerine. On voyait, dans la lueur fumeuse, comme naguère à
la lumière de la bougie, dans la chambre du Domaine, un très fin, très
aquilin visage sans moustache. Pâle, les lèvres entr'ouvertes, il
feuilletait hâtivement une sorte de petit album rouge qui devait être un
atlas de poche. Sauf une cicatrice qui lui barrait la tempe et
disparaissait sous la masse des cheveux, c'était, tel que me l'avait
décrit minutieusement le grand Meaulnes, le fiancé du Domaine inconnu.

Il était évident qu'il avait enlevé son bandage pour être reconnu de
nous. Mais à peine le grand Meaulnes avait-il fait ce mouvement et
poussé ce cri, que le jeune homme rentrait dans la roulotte, après nous
avoir jeté un coup d'oeil d'entente et nous avoir souri, avec une vague
tristesse, comme il souriait d'ordinaire.

--Et l'autre! disait Meaulnes avec fièvre, comment ne l'ai-je pas
reconnu tout de suite! C'est le pierrot de la fête, là-bas...

Et il descendit les gradins pour aller vers lui. Mais déjà Ganache avait
coupé toutes les communications avec la piste; un à un il éteignait les
quatre quinquets du cirque, et nous étions obligés de suivre la foule
qui s'écoulait très lentement, canalisée entre les bancs parallèles,
dans l'ombre où nous piétinions d'impatience.

Dès qu'il fut dehors enfin, le grand Meaulnes se précipita vers la
roulotte, escalada le marchepied, frappa à la porte, mais tout était
clos déjà. Déjà sans doute, dans la voiture à rideaux, comme dans celle
du poney, de la chèvre et des oiseaux savants, tout le monde était
rentré et commençait à dormir.



CHAPITRE VIII

LES GENDARMES!


Il nous fallut rejoindre la troupe de messieurs et de dames qui
revenaient vers le Cours Supérieur, par les rues obscures. Cette fois
nous comprenions tout. Cette grande silhouette blanche que Meaulnes
avait vue, le dernier soir de la fête, filer entre les arbres, c'était
Ganache, qui avait recueilli le fiancé désespéré et s'était enfui avec
lui. L'autre avait accepté cette existence sauvage, pleine de risques,
de jeux et d'aventures. Il lui avait semblé recommencer son enfance...

Frantz de Galais nous avait jusqu'ici caché son nom et il avait feint
d'ignorer le chemin du Domaine, par peur sans doute d'être forcé de
rentrer chez ses parents; mais pourquoi, ce soir-là, lui avait-il plu
soudain de se faire connaître à nous et de nous laisser deviner la
vérité tout entière?...

Que de projets le grand Meaulnes ne fit-il pas, tandis que la troupe des
spectateurs s'écoulait lentement à travers le bourg. Il décida que, dès
le lendemain matin, qui était un jeudi, il irait trouver Frantz. Et,
tous les deux, ils partiraient pour là-bas! Quel voyage sur la route
mouillée! Frantz expliquerait tout; tout s'arrangeait, et la
merveilleuse aventure allait reprendre là où elle s'était interrompue...

Quant à moi je marchais dans l'obscurité avec un gonflement de coeur
indéfinissable. Tout se mêlait pour contribuer à ma joie, depuis le
faible plaisir que donnait l'attente du jeudi jusqu'à la très grande
découverte que nous venions de faire, jusqu'à la très grande chance qui
nous était échue. Et je me souviens que, dans ma soudaine générosité de
coeur, je m'approchai de la plus laide des filles du notaire à qui l'on
m'imposait parfois le supplice d'offrir mon bras, et spontanément je lui
donnai la main.

Amers souvenirs! Vains espoirs écrasés!

Le lendemain, dès huit heures, lorsque nous débouchâmes tous les deux
sur la place de l'église, avec nos souliers bien cirés, nos plaques de
ceinturons bien astiquées et nos casquettes neuves, Meaulnes, qui
jusque-là se retenait de sourire en me regardant, poussa un cri et
s'élança vers la place vide... Sur l'emplacement de la baraque et des
voitures, il n'y avait plus qu'un pot cassé et des chiffons. Les
bohémiens étaient partis...

Un petit vent qui nous parut glacé soufflait. Il me semblait qu'à chaque
pas nous allions buter sur le sol caillouteux et dur de la place et que
nous allions tomber. Meaulnes, affolé, fit deux fois le mouvement de
s'élancer, d'abord sur la route du Vieux-Nançay, puis sur la route de
Saint-Loup-des-Bois. Il mit sa main au-dessus de ses yeux, espérant un
instant que nos gens venaient seulement de partir. Mais que faire? Dix
traces de voitures s'embrouillaient sur la place, puis s'effaçaient sur
la route dure. Il fallut rester là, inertes.

Et tandis que nous revenions, à travers le village où la matinée du
jeudi commençait, quatre gendarmes à cheval, avertis par Delouche la
veille au soir, débouchèrent au galop sur la place et s'éparpillèrent à
travers les rues pour garder toutes les issues, comme des dragons qui
font la reconnaissance d'un village... Mais il était trop tard. Ganache,
le voleur de poulets, avait fuit avec son compagnon. Les gendarmes ne
retrouvèrent personne, ni lui, ni ceux-là qui chargeaient dans des
voitures les chapons qu'il étranglait. Prévenu à temps par le mot
imprudent de Jasmin, Frantz avait dû comprendre soudain de quel métier
son compagnon et lui vivaient, quand la caisse de la roulotte était
vide; plein de honte et de fureur, il avait arrêté aussitôt un
itinéraire et décidé de prendre du champ avant l'arrivée des gendarmes.
Mais, ne craignant plus désormais qu'on tentât de le ramener au domaine
de son père, il avait voulu se montrer à nous sans bandage, avant de
disparaître.

Un seul point resta toujours obscur: comment Ganache avait-il pu à la
fois dévaliser les basses-cours et quérir la bonne soeur pour la fièvre
de son ami? Mais n'était-ce pas là toute l'histoire du pauvre diable?
Voleur et chemineau d'un côté, bonne créature de l'autre...



CHAPITRE IX

A LA RECHERCHE DU SENTIER PERDU


Comme nous rentrions, le soleil dissipait la légère brume du matin; les
ménagères sur le seuil des maisons secouaient leurs tapis ou
bavardaient; et, dans les champs et les bois, aux portes du bourg,
commençait la plus radieuse matinée de printemps qui soit restée dans ma
mémoire.

Tous les grands élèves du cours devaient arriver vers huit heures, ce
jeudi-là, pour préparer, durant la matinée, les uns le Certificat
d'Études Supérieurs, les autres le concours de l'École Normale. Lorsque
nous arrivâmes tous les deux. Meaulnes plein d'un regret et d'une
agitation qui ne lui permettaient pas de rester immobile, moi très
abattu, l'école était vide... Un rayon de frais soleil glissait sur la
poussière d'un banc vermoulu, et sur le vernis écaillé d'un planisphère.

Comment rester là, devant un livre, à ruminer notre déception, tandis
que tout nous appelait au-dehors: les poursuites des oiseaux dans les
branches près des fenêtres, la fuite des autres élèves vers les prés et
les bois, et surtout le fiévreux désir d'essayer au plus vite
l'itinéraire incomplet vérifié par le bohémien--dernière ressource de
notre sac presque vide, dernière clef du trousseau, après avoir essayé
toutes les autres?... Cela était au-dessus de nos forces! Meaulnes
marchait de long en large, allait auprès des fenêtres, regardait dans le
jardin, puis revenait et regardait vers le bourg, comme s'il eût attendu
quelqu'un qui ne viendrait certainement pas.

--J'ai l'idée, me dit-il enfin, j'ai l'idée que ce n'est peut-être pas
aussi loin que nous l'imaginions...

«Frantz a supprimé sur mon plan toute une portion de la route que
j'avais indiquée.

«Cela veut dire, peut-être, que la jument a fait, pendant mon sommeil,
un long détour inutile...»

J'étais à moitié assis sur le coin d'une grande table, un pied par
terre, l'autre ballant, l'air découragé et désoeuvré, la tête basse.

--Pourtant, dis-je, au retour, dans la berline, ton voyage a duré toute
la nuit.

--Nous étions partis à minuit, répondit-il vivement. On m'a déposé à
quatre heures du matin, à environ six kilomètres à l'Ouest de
Sainte-Agathe, tandis que j'étais parti par la route de La Gare à l'Est.
Il faut donc compter ces six kilomètres en moins entre Sainte-Agathe et
le pays perdu.

«Vraiment, il me semble qu'en sortant du bois des Communaux, on ne doit
pas être à plus de deux lieues de ce que nous cherchons.

--Ce sont précisément ces deux lieues-là qui manquent sur ta carte.

--C'est vrai. Et la sortie du bois est bien à une lieue et demie d'ici,
mais pour un bon marcheur, cela peut se faire en une matinée...

A cet instant Moucheboeuf arriva. Il avait une tendance irritante à se
faire passer pour bon élève, non pas en travaillant mieux que les
autres, mais en se signalant dans des circonstances comme celle-ci.

--Je savais bien, dit-il triomphant, ne trouver que vous deux. Tous les
autres sont partis pour le bois des Communaux. En tête: Jasmin Delouche
qui connaît les nids.

Et, voulant faire le bon apôtre, il commença à raconter tout ce qu'ils
avaient dit pour narguer le Cours, M. Seurel et nous, en décidant cette
expédition.

--S'ils sont au bois, je les verrai sans doute en passant, dit Meaulnes,
car je m'en vais aussi. Je serai de retour vers midi et demi.

Moucheboeuf resta ébahi.

--Ne viens-tu pas? me demanda Augustin, s'arrêtant une seconde sur le
seuil de la porte entr'ouverte--ce qui fit entrer dans la pièce grise,
en une bouffée d'air tiédi par le soleil, un fouillis de cris, d'appels,
de pépiements, le bruit d'un seau sur la margelle du puits et le
claquement d'un fouet au loin.

--Non, dis-je, bien que la tentation fût forte, je ne puis pas, à cause
de M. Seurel. Mais hâte-toi. Je t'attendrai avec impatience.

Il fit un geste vague et partit, très vite, plein d'espoir.

Lorsque M. Seurel arriva, vers dix heures, il avait quitté sa veste
d'alpaga noir, revêtu un paletot de pêcheur aux vastes poches
boutonnées, un chapeau de paille et de courtes jambières vernies pour
serrer le bas de son pantalon. Je crois bien qu'il ne fut guère surpris
de ne trouver personne. Il ne voulut pas entendre Moucheboeuf qui lui
répéta trois fois que les gars avaient dit:

--S'il a besoin de nous, qu'il vienne donc nous chercher!

Et il commanda:

--Serrez vos affaires, prenez vos casquettes, et nous allons les
dénicher à notre tour... Pourras-tu marcher jusque-là, François?

J'affirmai que oui et nous partîmes.

Il fut entendu que Moucheboeuf conduirait M. Seurel et lui servirait
d'appeau... C'est-à-dire que, connaissant les futaies où se trouvaient
les dénicheurs, il devait de temps à autre crier à toute voix:

--Hop! Hola! Giraudat! Delouche! Où êtes-vous?... Y en a-t-il?... En
avez-vous trouvé?...

Quant à moi, je fus chargé, à mon vif plaisir, de suivre la lisière est
du bois, pour le cas où les écoliers fugitifs chercheraient à s'échapper
de ce côté.

Or dans le plan rectifié par le bohémien et que nous avions maintes fois
étudié avec Meaulnes, il semblait qu'un chemin à un trait, un chemin de
terre, partît de cette lisière du bois pour aller dans la direction du
Domaine. Si j'allais le découvrir ce matin!... Je commençai à me
persuader que, avant midi, je me trouverais sur le chemin du manoir
perdu...

                   *       *       *       *       *

La merveilleuse promenade!... Dès que nous eûmes passé le Glacis et
contourné le Moulin, je quittai mes deux compagnons, M. Seurel dont on
eût dit qu'il partait en guerre--je crois bien qu'il avait mis dans sa
poche un vieux pistolet--et ce traître de Moucheboeuf.

Prenant un chemin de traverse, j'arrivai bientôt à la lisière du
bois--seul à travers la campagne pour la première fois de ma vie comme
une patrouille que son caporal a perdue.

Me voici, j'imagine, près de ce bonheur mystérieux que Meaulnes a
entrevu un jour. Toute la matinée est à moi pour explorer la lisière du
bois, l'endroit le plus frais et le plus caché du pays, tandis que mon
grand frère aussi est parti à la découverte. C'est comme un ancien lit
de ruisseau. Je passe sous les basses branches d'arbres dont je ne sais
pas le nom mais qui doivent être des aulnes. J'ai sauté tout à l'heure
un échalier au bout de la sente, et je me suis trouvé dans cette grande
voie d'herbe verte qui coule sous les feuilles, foulant par endroits les
orties, écrasant les hautes valérianes.

Parfois mon pied se pose, durant quelques pas, sur un banc de sable fin.
Et dans le silence, j'entends un oiseau--je m'imagine que c'est un
rossignol, mais sans doute je me trompe, puisqu'ils ne chantent que le
soir--un oiseau qui répète obstinément la même phrase: voix de la
matinée, parole dite sous l'ombrage, invitation délicieuse au voyage
entre les aulnes. Invisible, entêté, il semble m'accompagner sous la
feuille.

Pour la première fois me voilà, moi aussi, sur le chemin de l'aventure.
Ce ne sont plus des coquilles abandonnées par les eaux que je cherche,
sous la direction de M. Seurel, ni les orchis que le maître d'école ne
connaisse pas, ni même, comme cela nous arrivait souvent dans le champ
du père Martin, cette fontaine profonde et tarie, couverte d'un
grillage, enfouie sous tant d'herbes folles qu'il fallait chaque fois
plus de temps pour la retrouver... Je cherche quelque chose de plus
mystérieux encore. C'est le passage dont il est question dans les
livres, l'ancien chemin obstrué, celui dont le prince harassé de fatigue
n'a pu trouver l'entrée. Cela se découvre à l'heure la plus perdue de la
matinée, quand on a depuis longtemps oublié qu'il va être onze heures,
midi... Et soudain, en écartant, dans le feuillage profond, les
branches, avec ce geste hésitant des mains à hauteur du visage
inégalement écartées, on l'aperçoit comme une longue avenue sombre dont
la sortie est un rond de lumière tout petit.

Mais tandis que j'espère et m'enivre ainsi, voici que brusquement je
débouche dans une sorte de clairière, qui se trouve être tout simplement
un pré. Je suis arrivé sans y penser à l'extrémité des Communaux, que
j'avais toujours imaginée infiniment loin. Et voici à ma droite, entre
des piles de bois, toute bourdonnante dans l'ombre, la maison du garde.
Deux paires de bas sèchent sur l'appui de la fenêtre. Les années
passées, lorsque nous arrivions à l'entrée du bois, nous disions
toujours, en montrant un point de lumière tout au bout de l'immense
allée noire: «C'est là-bas la maison du garde; la maison de Baladier».
Mais jamais nous n'avions poussé jusque là. Nous entendions dire
quelquefois, comme s'il se fût agi d'une expédition extraordinaire: «Il
a été jusqu'à la maison du garde!...»

Cette fois, je suis allé jusqu'à la maison de Baladier, et je n'ai rien
trouvé.

                   *       *       *       *       *

Je commençais à souffrir de ma jambe fatiguée et de la chaleur que je
n'avais pas sentie jusque-là; je craignais de faire tout seul le chemin
du retour, lorsque j'entendis près de moi l'appeau de M. Seurel, la voix
de Moucheboeuf, puis d'autres voix qui m'appelaient...

Il y avait là une troupe de six grands gamins, où seul, le traître
Moucheboeuf avait l'air triomphant. C'était Giraudat, Auberger, Delage
et d'autres... Grâce à l'appeau, on avait pris les uns grimpés dans un
merisier isolé au milieu d'une clairière; les autres en train de
dénicher des pics-verts. Giraudat, le nigaud aux yeux bouffis, à la
blouse crasseuse, avait caché les petits dans son estomac, entre sa
chemise et sa peau. Deux de leurs compagnons s'étaient enfuis à
l'approche de M. Seurel: ce devait être Delouche et le petit Coffin. Ils
avaient d'abord répondu par des plaisanteries à l'adresse de
«Mouchevache!», que répétaient les échos des bois, et celui-ci,
maladroitement, se croyant sûr de son affaire, avait répondu, vexé:

--Vous n'avez qu'à descendre, vous savez! M. Seurel est là...

Alors tout s'était tu subitement; ç'avait été une fuite silencieuse à
travers le bois. Et comme ils le connaissaient à fond, il ne fallait pas
songer à les rejoindre. On ne savait pas non plus où le grand Meaulnes
était passé. On n'avait pas entendu sa voix; et l'on dut renoncer à
poursuivre les recherches.

Il était plus de midi lorsque nous reprîmes la route de Sainte-Agathe,
lentement, la tête basse, fatigués, terreux. A la sortie du bois,
lorsque nous eûmes frotté et secoué la boue de nos souliers sur la route
sèche, le soleil commença de frapper dur. Déjà ce n'était plus ce matin
de printemps si frais et si luisant. Les bruits de l'après-midi avaient
commencé. De loin en loin un coq criait, cri désolé! dans les fermes
désertes aux alentours de la route. A la descente du Glacis, nous nous
arrêtâmes un instant pour causer avec des ouvriers des champs qui
avaient repris leur travail après le déjeuner. Ils étaient accoudés à la
barrière, et M. Seurel leur disait:

--De fameux galopins! Tenez, regardez Giraudat. Il a mis les oisillons
dans sa chemise. Ils ont fait là dedans ce qu'ils ont voulu. C'est du
propre!...

Il me semblait que c'était de ma débâcle aussi que les ouvriers riaient.
Ils riaient en hochant la tête, mais ils ne donnaient pas tout à fait
tort aux jeunes gars qu'ils connaissaient bien. Ils nous confièrent
même, lorsque M. Seurel eut repris la tête de la colonne:

--Il y en a un autre qui est passé, un grand, vous savez bien... Il a dû
rencontrer, en revenant, la voiture des Granges, et on l'a fait monter,
il est descendu, plein de terre, tout déchiré, ici, à l'entrée du chemin
des Granges! Nous lui avons dit que nous vous avions vus passer ce
matin, mais que vous n'étiez pas de retour encore. Et il a continué tout
doucement sa route vers Sainte-Agathe.

En effet, assis sur une pile du pont des Glacis, nous attendait le grand
Meaulnes, l'air brisé de fatigue. Aux questions de M. Seurel, il
répondit que lui aussi était parti à la recherche des écoliers
buissonniers. Et à celle que je lui posai tout bas, il dit seulement en
hochant la tête avec découragement:

--Non! rien! rien qui ressemble à ça.

Après déjeuner, dans la classe fermée, noire et vide, au milieu du pays
radieux, il s'assit à l'une des grandes tables et, la tête dans les
bras, il dormit longtemps, d'un sommeil triste et lourd. Vers le soir,
après un long instant de réflexion, comme s'il venait de prendre une
décision importante, il écrivit une lettre à sa mère. Et c'est tout ce
que je me rappelle de cette morne fin d'un grand jour de défaite.



CHAPITRE X

LA LESSIVE


Nous avions escompté trop tôt la venue du printemps.

Le lundi soir, nous voulûmes faire nos devoirs aussitôt après quatre
heures comme en plein été, et pour y voir plus clair nous sortîmes deux
grandes tables dans la cour. Mais le temps s'assombrit tout de suite;
une goutte de pluie tomba sur un cahier; nous rentrâmes en hâte. Et de
la grande salle obscurcie, par les larges fenêtres, nous regardions
silencieusement dans le ciel gris la déroute des nuages.

Alors Meaulnes, qui regardait comme nous, la main sur une poignée de
croisée, ne put s'empêcher de dire, comme s'il eût été fâché de sentir
monter en lui tant de regret:

--Ah! ils filaient autrement que cela les nuages, lorsque j'étais sur la
route, dans la voiture de la Belle-Étoile.

--Sur quelle route? demanda Jasmin.

Mais Meaulnes ne répondit pas.

--Moi, dis-je, pour faire diversion, j'aurais aimé voyager comme cela en
voiture, par la pluie battante, abrité sous un grand parapluie.

--Et lire tout le long du chemin comme dans une maison, ajouta un autre.

--Il ne pleuvait pas et je n'avais pas envie de lire, répondit Meaulnes,
je ne pensais qu'à regarder le pays.

Mais lorsque Giraudat, à son tour, demanda de quel pays il s'agissait,
Meaulnes de nouveau resta muet. Et Jasmin dit:

--Je sais... Toujours la fameuse aventure!...

Il avait dit ces mots d'un ton conciliant et important, comme s'il eût
été lui-même un peu dans le secret. Ce fut peine perdue; ses avances lui
restèrent pour compte; et comme la nuit tombait chacun s'en fut au
galop, la blouse relevée sur la tête, sous la froide averse.

Jusqu'au jeudi suivant le temps resta à la pluie. Et ce jeudi-là fut
plus triste encore que le précédent. Toute la campagne était baignée
dans une sorte de brume glacée comme aux plus mauvais jours de l'hiver.

Millie, trompée par le beau soleil de l'autre semaine, avait fait faire
la lessive, mais il ne fallait pas songer à mettre sécher le linge sur
les haies du jardin, ni même sur des cordes dans le grenier, tant l'air
était humide et froid.

En discutant avec M. Seurel, il lui vint l'idée d'étendre sa lessive
dans les classes, puisque c'était jeudi, et de chauffer le poêle à
blanc. Pour économiser les feux de la cuisine et de la salle à manger,
on ferait cuire les repas sur le poêle et nous nous tiendrions toute la
journée dans la grande salle du Cours.

Au premier instant,--j'étais si jeune encore!--je considérai cette
nouveauté comme une fête.

Morne fête!... Toute la chaleur du poêle était prise par la lessive et
il faisait grand froid. Dans la cour, tombait interminablement et
mollement une petite pluie d'hiver. C'est là pourtant que dès neuf
heures du matin, dévoré d'ennui, je retrouvai le grand Meaulnes. Par les
barreaux du grand portail, où nous appuyions silencieusement nos têtes,
nous regardâmes, au haut du bourg, sur les Quatre-Routes, le cortège
d'un enterrement venu du fond de la campagne. Le cercueil, amené dans
une charrette à boeufs, était déchargé et posé sur une dalle, au pied de
la grande croix où le boucher avait aperçu naguère les sentinelles du
bohémien! Où était-il maintenant, le jeune capitaine qui si bien menait
l'abordage?... Le curé et les chantres vinrent comme c'était l'usage
au-devant du cercueil posé là, et les tristes chants arrivaient jusqu'à
nous. Ce serait là, nous le savions, le seul spectacle de la journée,
qui s'écoulerait tout entière comme une eau jaunie dans un caniveau.

--Et maintenant, dit Meaulnes soudain, je vais préparer mon bagage.
Apprends-le, Seurel: j'ai écrit à ma mère jeudi dernier, pour lui
demander de finir mes études à Paris. C'est aujourd'hui que je pars.

Il continuait à regarder vers le bourg, les mains appuyées aux barreaux,
à la hauteur de sa tête. Inutile de demander si sa mère, qui était riche
et lui passait toutes ses volontés, lui avait passé celle-là. Inutile
aussi de demander pourquoi soudainement il désirait s'en aller à
Paris!...

Mais il y avait en lui, certainement, le regret et la crainte de quitter
ce cher pays de Sainte-Agathe d'où il était parti pour son aventure.
Quant à moi, je sentais monter une désolation violente que je n'avais
pas sentie d'abord.

--Pâques approche! dit-il pour m'expliquer, avec un soupir.

--Dès que tu l'auras trouvée là-bas, tu m'écriras, n'est-ce pas?
demandai-je.

--C'est promis, bien sûr. N'es-tu pas mon compagnon et mon frère?...

Et il me posa la main sur l'épaule.

Peu à peu je comprenais que c'était bien fini, puisqu'il voulait
terminer ses études à Paris; jamais plus je n'aurais avec moi mon grand
camarade.

Il n'y avait d'espoir, pour nous réunir, qu'en cette maison de Paris où
devait se retrouver la trace de l'aventure perdue... Mais de voir
Meaulnes lui-même si triste, quel pauvre espoir c'était là pour moi!

Mes parents furent avertis: M. Seurel se montra très étonné, mais se
rendit bien vite aux raisons d'Augustin; Millie, femme d'intérieur, se
désola surtout à la pensée que la mère de Meaulnes verrait notre maison
dans un désordre inaccoutumé... La malle, hélas! fut bientôt faite. Nous
cherchâmes sous l'escalier ses souliers des dimanches; dans l'armoire,
un peu de linge; puis ses papiers et ses livres d'école--tout ce qu'un
jeune homme de dix-huit ans possède au monde.

A midi, Mme Meaulnes arrivait avec sa voiture. Elle déjeuna au café
Daniel en compagnie d'Augustin, et l'emmena sans donner presque aucune
explication, dès que le cheval fut affené et attelé. Sur le seuil, nous
leur dîmes au revoir; et la voiture disparut au tournant des
Quatre-Routes.

Millie frotta ses souliers devant la porte et rentra dans la froide
salle à manger, remettre en ordre ce qui avait été dérangé. Quant à moi,
je me trouvai, pour la première fois depuis de longs mois, seul en face
d'une longue soirée de jeudi--avec l'impression que, dans cette vieille
voiture, mon adolescence venait de s'en aller pour toujours.



CHAPITRE XI

JE TRAHIS...


Que faire?

Le temps s'élevait un peu. On eût dit que le soleil allait se montrer.

Une porte claquait dans la grande maison. Puis le silence retombait. De
temps à autre mon père traversait la cour, pour remplir un seau de
charbon dont il bourrait le poêle. J'apercevais les linges blancs pendus
aux cordes et je n'avais aucune envie de rentrer dans le triste endroit
transformé en séchoir, pour m'y trouver en tête-à-tête avec l'examen de
la fin de l'année, ce concours de l'École Normale qui devait être
désormais ma seule préoccupation.

Chose étrange: à cet ennui qui me désolait se mêlait comme une sensation
de liberté. Meaulnes parti, toute cette aventure terminée et manquée, il
me semblait du moins que j'étais libéré de cet étrange souci, de cette
occupation mystérieuse, qui ne me permettaient plus d'agir comme tout le
monde. Meaulnes parti, je n'étais plus son compagnon d'aventures, le
frère de ce chasseur de pistes; je redevenais un gamin du bourg pareil
aux autres. Et cela était facile et je n'avais qu'à suivre pour cela mon
inclination la plus naturelle.

Le cadet des Roy passa dans la rue boueuse, faisant tourner au bout d'un
ficelle, puis lâchant en l'air trois marrons attachés qui retombèrent
dans la cour. Mon désoeuvrement était si grand que je pris plaisir à lui
relancer deux ou trois fois ses marrons de l'autre côté du mur.

Soudain je le vis abandonner ce jeu puéril pour courir vers un tombereau
qui venait par le chemin de la Vieille-Planche. Il eut vite fait de
grimper par derrière sans même que la voiture s'arrêtât. Je
reconnaissais le petit tombereau de Delouche et son cheval. Jasmin
conduisait; le gros Boujardon était debout. Ils revenaient du pré.

--Viens avec nous, François! cria Jasmin, qui devait savoir déjà que
Meaulnes était parti.

Ma foi! sans avertir personne, j'escaladai la voiture cahotante et me
tins comme les autres, debout, appuyé contre un des montants du
tombereau. Il nous conduisit chez la veuve Delouche...

                   *       *       *       *       *

Nous sommes maintenant dans l'arrière-boutique, chez la bonne femme qui
est en même temps épicière et aubergiste. Un rayon de soleil glisse à
travers la fenêtre basse sur les boîtes en fer-blanc et sur les tonneaux
de vinaigre. Le gros Boujardon s'assoit sur l'appui de la fenêtre et
tourné vers nous, avec un gros rire d'homme pâteux, il mange des
biscuits à la cuiller. A la portée de la main, sur un tonneau, la boîte
est ouverte et entamée. Le petit Roy pousse des cris de plaisir. Une
sorte d'intimité de mauvais aloi s'est établie entre nous. Jasmin et
Boujardon seront maintenant mes camarades, je le vois. Le cours de ma
vie a changé tout d'un coup. Il me semble que Meaulnes est parti depuis
très longtemps et que son aventure est une vieille histoire triste, mais
finie.

Le petit Roy a déniché sous une planche une bouteille de liqueur
entamée. Delouche nous offre à chacun la goutte, mais il n'y a qu'un
verre et nous buvons tous dans le même. On me sert le premier avec un
peu de condescendance, comme si je n'étais pas habitué à ces moeurs de
chasseurs et de paysans... Cela me gêne un peu. Et comme on vient à
parler de Meaulnes, l'envie me prend, pour dissiper cette gêne et
retrouver mon aplomb, de montrer que je connais son histoire et de la
raconter un peu. En quoi cela pourrait-il lui nuire puisque tout est
fini maintenant de ses aventures ici?...

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Est-ce que je raconte mal cette histoire? Elle ne produit pas l'effet
que j'attendais.

Mes compagnons, en bons villageois que rien n'étonne, ne sont pas
surpris pour si peu.

--C'était une noce, quoi! dit Boujardon.

Delouche en a vu une, à Préveranges, qui était plus curieuse encore.

Le château? On trouverait certainement des gens du pays qui en ont
entendu parler.

La jeune fille? Meaulnes se mariera avec elle quand il aura fait son
année de service.

--Il aurait dû, ajoute l'un d'eux, nous en parler et nous montrer son
plan au lieu de confier cela à un bohémien!...

Empêtré dans mon insuccès, je veux profiter de l'occasion pour exciter
leur curiosité: je me décide à expliquer qui était ce bohémien; d'où il
venait; son étrange destinée... Boujardon et Delouche ne veulent rien
entendre: «C'est celui-là qui a tout fait. C'est lui qui a rendu
Meaulnes insociable, Meaulnes qui était un si brave camarade! C'est lui
qui a organisé toutes ces sottises d'abordages et d'attaques nocturnes,
après nous avoir tous embrigadés comme un bataillon scolaire...»

--Tu sais, dit Jasmin, en regardant Boujardon, et en secouant la tête à
petits coups, j'ai rudement bien fait de le dénoncer aux gendarmes. En
voilà un qui a fait du mal au pays et qui en aurait fait encore!...

Me voici presque de leur avis. Tout aurait sans doute autrement tourné
si nous n'avions pas considéré l'affaire d'une façon si mystérieuse et
si tragique. C'est l'influence de ce Frantz qui a tout perdu...

Mais soudain, tandis que je suis absorbé dans ces réflexions, il se fait
du bruit dans la boutique. Jasmin Delouche cache rapidement son flacon
de goutte derrière un tonneau; le gros Boujardon dégringole du haut de
sa fenêtre, met le pied sur une bouteille vide et poussiéreuse qui
roule, et manque deux fois de s'étaler. Le petit Roy les pousse par
derrière, pour sortir plus vite, à demi suffoqué de rire.

Sans bien comprendre ce qui se passe je m'enfuis avec eux, nous
traversons la cour et nous grimpons par une échelle dans un grenier à
foin. J'entends une voix de femme qui nous traite de propres-à-rien!...

--Je n'aurais pas cru qu'elle serait rentrée si tôt, dit Jasmin tout
bas.

Je comprends, maintenant seulement, que nous étions là en fraude, à
voler des gâteaux et de la liqueur. Je suis déçu comme ce naufragé qui
croyait causer avec un homme et qui reconnut soudain que c'était un
singe. Je ne songe plus qu'à quitter ce grenier, tant ces aventures-là
me déplaisent. D'ailleurs la nuit tombe... On me fait passer par
derrière, traverser deux jardins, contourner une mare; je me retrouve
dans la rue mouillée, boueuse, où se reflète la lueur du café Daniel.

Je ne suis pas fier de ma soirée. Me voici aux Quatre-Routes. Malgré
moi, tout d'un coup, je revois, au tournant, un visage dur et fraternel
qui me sourit, un dernier signe de la main--et la voiture disparaît...

Un vent froid fait claquer ma blouse, pareil au vent de cet hiver qui
était si tragique et si beau. Déjà tout me paraît moins facile. Dans la
grande classe où l'on m'attend pour dîner, de brusques courants d'air
traversent la maigre tiédeur que répand le poêle. Je grelotte, tandis
qu'on me reproche mon après-midi de vagabondage. Je n'ai pas même, pour
rentrer dans la régulière vie passée, la consolation de prendre place à
table et de retrouver mon siège habituel. On n'a pas mis la table ce
soir-là; chacun dîne sur ses genoux, où il peut, dans la salle de classe
obscure. Je mange silencieusement la galette cuite sur le poêle, qui
devait être la récompense de ce jeudi passé dans l'école, et qui a brûlé
sur les cercles rougis.

Le soir, tout seul dans ma chambre, je me couche bien vite pour étouffer
le remords que je sens monter du fond de ma tristesse. Mais par deux
fois je me suis éveillé, au milieu de la nuit, croyant entendre, la
première fois, le craquement du lit voisin, où Meaulnes avait coutume de
se retourner brusquement d'une seule pièce, et, l'autre fois, son pas
léger de chasseur aux aguets, à travers les greniers du fond...



CHAPITRE XII

LES TROIS LETTRES DE MEAULNES


De toute ma vie je n'ai reçu que trois lettres de Meaulnes. Elles ont
encore chez moi dans un tiroir de commode. Je retrouve chaque fois que
je les relis la même tristesse que naguère. La première m'arriva dès le
surlendemain de son départ.

  «Mon cher François,

  »Aujourd'hui, dès mon arrivée à Paris, je suis allé devant la maison
  indiquée. Je n'ai rien vu. Il n'y avait personne. Il n'y aura jamais
  personne.

  »La maison que disait Frantz est un petit hôtel à un étage. La chambre
  de Mlle de Galais doit être au premier. Les fenêtres du haut sont les
  plus cachées par les arbres. Mais en passant sur le trottoir on les
  voit très bien. Tous les rideaux sont fermés et il faudrait être fou
  pour espérer qu'un jour, entre ces rideaux tirés, le visage d'Yvonne
  de Galais puisse apparaître.

  »C'est sur un boulevard... Il pleuvait un peu dans les arbres déjà
  verts. On entendait les cloches claires des tramways qui passaient
  indéfiniment.

  »Pendant près de deux heures, je me suis promené de long en large sous
  les fenêtres. Il y a un marchand de vins chez qui je me suis arrêté
  pour boire, de façon à n'être pas pris pour un bandit qui veut faire
  un mauvais coup. Puis j'ai repris ce guet sans espoir.

  »La nuit est venue. Les fenêtres se sont allumées un peu partout mais
  non pas dans cette maison. Il n'y a certainement personne. Et pourtant
  Pâques approche.

  »Au moment où j'allais partir une jeune fille, ou une jeune femme--je
  ne sais--est venue s'asseoir sur un des bancs mouillés de pluie. Elle
  était vêtue de noir avec une petite collerette blanche. Lorsque je
  suis parti, elle était encore là, immobile malgré le froid du soir, à
  attendre je ne sais quoi, je ne sais qui. Tu vois que Paris est plein
  de fous comme moi.

  AUGUSTIN.»

Le temps passa. Vainement j'attendis un mot d'Augustin le lundi de
Pâques et durant tous les jours qui suivirent--jours où il semble, tant
ils sont calmes après la grande fièvre de Pâques, qu'il n'y ait plus
qu'à attendre l'été. Juin ramena le temps des examens et une terrible
chaleur dont la buée suffocante planait sur le pays sans qu'un souffle
de vent la vînt dissiper. La nuit n'apportait aucune fraîcheur et par
conséquent aucun répit à ce supplice. C'est durant cet insupportable
mois de juin que je reçus la deuxième lettre du grand Meaulnes.

  «Juin 189...

  »Mon cher ami,

  »Cette fois tout espoir est perdu. Je le sais depuis hier soir. La
  douleur, que je n'avais presque pas sentie tout de suite, monte depuis
  ce temps.

  »Tous les soirs j'allais m'asseoir sur ce banc, guettant,
  réfléchissant, espérant malgré tout.

  »Hier après dîner, la nuit était noire et étouffante. Des gens
  causaient sur le trottoir, sous les arbres. Au-dessus des noirs
  feuillages, verdis par les lumières, les appartements des seconds, des
  troisièmes étages étaient éclairés. Çà et là, une fenêtre que l'été
  avait ouverte toute grande... On voyait la lampe allumée sur la table,
  refoulant à peine autour d'elle la chaude obscurité de juin; on voyait
  presque jusqu'au fond de la pièce... Ah! si la fenêtre noire d'Yvonne
  de Galais s'était allumée aussi, j'aurais osé, je crois, monter
  l'escalier, frapper, entrer...

  »La jeune fille de qui je t'ai parlé était là encore, attendant comme
  moi. Je pensai qu'elle devait connaître la maison et je l'interrogeai:

  »--Je sais, a-t-elle dit, qu'autrefois, dans cette maison, une jeune
  fille et son frère venaient passer les vacances. Mais j'ai appris que
  le frère avait fui le château de ses parents sans qu'on puisse jamais
  le retrouver, et la jeune fille s'est mariée. C'est ce qui vous
  explique que l'appartement soit fermé.

  »Je suis parti. Au bout de dix pas mes pieds butaient sur le trottoir
  et je manquais tomber. La nuit--c'était la nuit dernière--lorsqu'enfin
  les enfants et les femmes se sont tus, dans les cours, pour me laisser
  dormir, j'ai commencé d'entendre rouler les fiacres dans la rue. Ils
  ne passaient que loin en loin. Mais quand l'un était passé, malgré
  moi, j'attendais l'autre: le grelot, les pas du cheval qui claquaient
  sur l'asphalte... Et cela répétait: c'est la ville déserte, ton amour
  perdu, la nuit interminable, l'été, la fièvre...

  »Seurel, mon ami, je suis dans une grande détresse.

  AUGUSTIN.»

Lettres de peu de confidence quoi qu'il paraisse! Meaulnes ne me disait
ni pourquoi il était resté si longtemps silencieux, ni ce qu'il comptait
faire maintenant. J'eus l'impression qu'il rompait avec moi, parce que
son aventure était finie, comme il rompait avec son passé. J'eus beau
lui écrire, en effet, je ne reçus plus de réponse. Un mot de
félicitations seulement, lorsque j'obtins mon Brevet Simple. En
septembre je sus par un camarade d'école qu'il était venu en vacances
chez sa mère à La Ferté-d'Angillon. Mais nous dûmes, cette année-là,
invités par mon oncle Florentin du Vieux-Nançay, passer chez lui les
vacances. Et Meaulnes repartit pour Paris sans que j'eusse pu le voir.

A la rentrée, exactement vers la fin de novembre, tandis que je m'étais
remis avec une morne ardeur à préparer le Brevet Supérieur, dans
l'espoir d'être nommé instituteur l'année suivante, sans passer par
l'École Normale de Bourges, je reçus la dernière des trois lettres que
j'aie jamais reçues d'Augustin:

  «Je passe encore sous cette fenêtre, écrivait-il. J'attends encore,
  sans le moindre espoir, par folie. A la fin de ces froids dimanches
  d'automne, au moment où il va faire nuit, je ne puis me décider à
  rentrer, à fermer les volets de ma chambre, sans être retourné là-bas,
  dans la rue gelée.

  »Je suis comme cette folle de Sainte-Agathe qui sortait à chaque
  minute sur le pas de la porte et regardait, la main sur les yeux, du
  côté de La Gare, pour voir si son fils qui était mort ne venait pas.

  »Assis sur le banc, grelottant, misérable, je me plais à imaginer que
  quelqu'un va me prendre doucement par le bras... Je me retournerais.
  Ce serait-elle. «Je me suis un peu attardée», dirait-elle simplement.
  Et toute peine et toute démence s'évanouissent. Nous entrons dans
  notre maison. Ses fourrures sont toutes glacées, sa voilette mouillée;
  elle apporte avec elle le goût de brume du dehors; et tandis qu'elle
  s'approche du feu, je vois ses cheveux blonds givrés, son beau profil
  au dessin si doux penché vers la flamme...

  »Hélas! la vitre reste blanchie par le rideau qui est derrière. Et la
  jeune fille du Domaine perdu l'ouvrirait-elle, que je n'ai maintenant
  plus rien à lui dire.

  »Notre aventure est finie. L'hiver de cette année est mort comme la
  tombe. Peut-être quand nous mourrons, peut-être la mort seule nous
  donnera la clef et la suite et la fin de cette aventure manquée.

  »Seurel, je te demandais l'autre jour de penser à moi. Maintenant, au
  contraire, il vaut mieux m'oublier. Il vaudrait mieux tout oublier.

  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

  A. M.»

Et ce fut un nouvel hiver, aussi mort que le précédent avait été vivant
d'une mystérieuse vie: la place de l'église sans bohémiens; la cour
d'école que les gamins désertaient à quatre heures... la salle de classe
où j'étudiais seul et sans goût... En février, pour la première fois de
l'hiver, la neige tomba, ensevelissant définitivement notre roman
d'aventures de l'an passé, brouillant toute piste, effaçant les
dernières traces. Et je m'efforçai, comme Meaulnes me l'avait demandé
dans sa lettre, de tout oublier.



TROISIÈME PARTIE



CHAPITRE PREMIER

LA BAIGNADE


Fumer la cigarette, se mettre de l'eau sucrée sur les cheveux pour
qu'ils frisent, embrasser les filles du Cours Complémentaire dans les
chemins et crier «A la cornette!» derrière la haie pour narguer la
religieuse qui passe, c'était la joie de tous les mauvais drôles du
pays. A vingt ans, d'ailleurs, les mauvais drôles de cette espèce
peuvent très bien s'amender et deviennent parfois des jeunes gens fort
sensibles. Le cas est plus grave lorsque le drôle en question a la
figure déjà vieillotte et fanée, lorsqu'il s'occupe des histoires
louches des femmes du pays, lorsqu'il dit de Gilberte Poquelin mille
bêtises pour faire rire les autres. Mais enfin le cas n'est pas encore
désespéré...

C'était le cas de Jasmin Delouche. Il continuait, je ne sais pourquoi,
mais certainement sans aucun désir de passer les examens, à suivre le
Cour Supérieur que tout le monde aurait voulu lui voir abandonner. Entre
temps, il apprenait avec son oncle Dumas le métier de plâtrier. Et
bientôt ce Jasmin Delouche avec Boujardon et un autre garçon très doux,
le fils de l'adjoint qui s'appelait Denis, furent les seuls grands
élèves que j'aimasse à fréquenter, parce qu'ils étaient «du temps de
Meaulnes».

Il y avait d'ailleurs, chez Delouche, un désir très sincère d'être mon
ami. Pour tout dire, lui qui avait été l'ennemi du grand Meaulnes, il
eût voulu devenir le grand Meaulnes de l'école: tout au moins
regrettait-il peut-être de n'avoir pas été son lieutenant. Moins lourd
que Boujardon, il avait senti, je pense, tout ce que Meaulnes avait
apporté, dans notre vie, d'extraordinaire. Et souvent je l'entendais
répéter:

«Il le disait bien, le grand Meaulnes...» ou encore: «Ah! disait le
grand Meaulnes...»

Outre que Jasmin était plus homme que nous, le vieux petit gars
disposait de trésors d'amusements qui consacraient sur nous sa
supériorité: un chien de race mêlée, aux longs poils blancs, qui
répondait au nom agaçant de Bécali et rapportait les pierres qu'on
lançait au loin, sans avoir d'aptitude bien nette pour aucun autre
sport; une vieille bicyclette achetée d'occasion et sur quoi Jasmin nous
faisait quelquefois monter, le soir après le cours, mais avec laquelle
il préférait exercer les filles du pays; enfin et surtout un âne blanc
et aveugle qui pouvait s'atteler à tous les véhicules.

C'était l'âne de Dumas, mais il le prêtait à Jasmin quand nous allions
nous baigner au Cher, en été. Sa mère, à cette occasion, donnait une
bouteille de limonade que nous mettions sous le siège, parmi les
caleçons de bains desséchés. Et nous partions, huit ou dix grands élèves
du Cours, accompagnés de M. Seurel, les uns à pied, les autres grimpés
dans la voiture à âne, qu'on laissait à la ferme de Grand'Fons, au
moment où le chemin du Cher devenait trop raviné.

J'ai lieu de me rappeler jusqu'en ses moindres détails une promenade de
ce genre, où l'âne de Jasmin conduisit au Cher nos caleçons, nos
bagages, la limonade et M. Seurel, tandis que nous suivions à pied par
derrière. On était au mois d'août. Nous venions de passer les examens.
Délivrés de ce souci, il nous semblait que tout l'été, tout le bonheur
nous appartenait, et nous marchions sur la route en chantant, sans
savoir quoi ni pourquoi, au début d'un bel après-midi de jeudi.

Il n'y eut, à l'aller, qu'une ombre à ce tableau innocent. Nous
aperçûmes, marchant devant nous, Gilberte Poquelin. Elle avait la taille
bien prise, une jupe demi-longue, des souliers hauts, l'air doux et
effronté d'une gamine qui devient jeune fille. Elle quitta la route et
prit un chemin détourné, pour aller chercher du lait sans doute. Le
petit Coffin proposa aussitôt à Jasmin de la suivre.

--Ce ne serait pas la première fois que j'irais l'embrasser... dit
l'autre.

Et il se mit à raconter sur elle et ses amies plusieurs histoires
grivoises, tandis que toute la troupe, par fanfaronnade, s'engageait
dans le chemin, laissant M. Seurel continuer en avant, sur la route,
dans la voiture à âne. Une fois là, pourtant, la bande commença à
s'égrener. Delouche lui-même paraissait peu soucieux de s'attaquer
devant nous à la gamine qui filait, et il ne l'approcha pas à plus de
cinquante mètres. Il y eut quelques cris de coqs et de poules, des
petits coups de sifflet galants, puis nous rebroussâmes chemin, un peu
mal à l'aise, abandonnant la partie. Sur la route, en plein soleil, il
fallut courir. Nous ne chantions plus.

Nous nous déshabillâmes et rhabillâmes dans les saulaies arides qui
bordent le Cher. Les saules nous abritaient des regards, mais non pas du
soleil. Les pieds dans le sable et la vase desséchée, nous ne pensions
qu'à la bouteille de limonade de la veuve Delouche, qui fraîchissait
dans la fontaine de Grand'Fons, une fontaine creusée dans la rive même
du Cher. Il y avait toujours, dans le fond, des herbes glauques et deux
ou trois bêtes pareilles à des cloportes; mais l'eau était si claire, si
transparente, que les pêcheurs n'hésitaient pas à s'agenouiller, les
deux mains sur chaque bord, pour y boire.

Hélas! ce fut ce jour-là comme les autres fois... Lorsque, tous
habillés, nous nous mettions en rond, les jambes croisées en tailleur,
pour nous partager, dans deux gros verres sans pied, la limonade
rafraîchie, il ne revenait guère à chacun, lorsqu'on avait prié M.
Seurel de prendre sa part, qu'un peu de mousse qui piquait le gosier et
ne faisait qu'irriter la soif. Alors, à tour de rôle, nous allions à la
fontaine que nous avions d'abord méprisée, et nous approchions lentement
le visage de la surface de l'eau pure. Mais tous n'étaient pas habitués
à ces moeurs d'hommes des champs. Beaucoup, comme moi, n'arrivaient pas
à se désaltérer: les uns, parce qu'ils n'aimaient pas l'eau, d'autres,
parce qu'ils avaient le gosier serré par la peur d'avaler un cloporte,
d'autres, trompés par la grande transparence de l'eau immobile et n'en
sachant pas calculer exactement la surface, s'y baignaient la moitié du
visage en même temps que la bouche et aspiraient âcrement par le nez une
eau qui leur semblait brûlante, d'autres enfin pour toutes ces raisons à
la fois... N'importe! il nous semblait, sur ces bords arides du Cher,
que toute la fraîcheur terrestre était enclose en ce lieu. Et maintenant
encore, au seul mot de fontaine, prononcé n'importe où, c'est à
celle-là, pendant longtemps, que je pense.

Le retour se fit à la brune, avec insouciance d'abord, comme l'aller. Le
chemin de Grand'Fons, qui remontait vers la route, était un ruisseau
l'hiver et, l'été, un ravin impraticable, coupé de trous et de grosses
racines, qui montait dans l'ombre entre de grandes haies d'arbres. Une
partie des baigneurs s'y engagea par jeu. Mais nous suivîmes, avec M.
Seurel, Jasmin et plusieurs camarades, un sentier doux et sablonneux,
parallèle à celui-là, qui longeait la terre voisine. Nous entendions
causer et rire les autres, près de nous, au-dessous de nous, invisibles
dans l'ombre, tandis que Delouche racontait ses histoires d'homme... Au
faîte des arbres de la grande haie grésillaient les insectes du soir
qu'on voyait, sur le clair du ciel, remuer tout autour de la dentelle
des feuillages. Parfois il en dégringolait un, brusquement, dont le
bourdonnement grinçait tout à coup.--Beau soir d'été calme!... Retour,
sans espoir mais sans désir, d'une pauvre partie de campagne... Ce fut
encore Jasmin, sans le vouloir, qui vint troubler cette quiétude...

Au moment où nous arrivions au sommet de la côte, à l'endroit où il
reste deux grosse vieilles pierres qu'on dit être les vestiges d'un
château fort, il en vint à parler des domaines qu'il avait visités et
spécialement d'un domaine à demi abandonné aux environs du Vieux-Nançay:
le domaine des Sablonnières. Avec cet accent de l'Allier qui arrondit
vaniteusement certains mots et abrège avec précocité les autres, il
racontait avoir vu quelques années auparavant, dans la chapelle en ruine
de cette vieille propriété, une pierre tombale sur laquelle étaient
gravés ces mots:

    _Ci-gît le chevalier Galois
    Fidèle à son Dieu, à son Roi, à sa Belle._

--Ah! Bah! Tiens! disait M. Seurel, avec un léger haussement d'épaules,
un peu gêné du ton que prenait la conversation, mais désireux cependant
de nous laisser parler comme des hommes.

Alors Jasmin continua de décrire ce château, comme s'il y avait passé sa
vie.

Plusieurs fois, en revenant du Vieux-Nançay, Dumas et lui avaient été
intrigués par la vieille tourelle grise qu'on apercevait au-dessus des
sapins. Il y avait là, au milieu des bois, tout un dédale de bâtiments
ruinés que l'on pouvait visiter en l'absence des maîtres. Un jour, un
garde de l'endroit, qu'ils avaient fait monter dans leur voiture, les
avait conduits dans le domaine étrange. Mais depuis lors on avait fait
tout abattre; il ne restait plus guère, disait-on, que la ferme et une
petite maison de plaisance. Les habitants étaient toujours les mêmes: un
vieil officier retraité, demi-ruiné, et sa fille.

Il parlait... Il parlait... J'écoutai attentivement, sentant sans m'en
rendre compte qu'il s'agissait là d'une chose bien connue de moi,
lorsque soudain, tout simplement, comme se font les choses
extraordinaires, Jasmin se tourna vers moi et, me touchant le bras,
frappé d'une idée qui ne lui était jamais venue:

--Tiens, mais, j'y pense, dit-il, c'est là que Meaulnes--tu sais, le
grand Meaulnes?--avait dû aller.

»Mais oui, ajouta-t-il, car je ne répondais pas, et je me rappelle que
le garde parlait du fils de la maison, un excentrique, qui avait des
idées extraordinaires...

Je ne l'écoutais plus, persuadé dès le début qu'il avait deviné juste et
que devant moi, loin de Meaulnes, loin de tout espoir, venait de
s'ouvrir, net et facile comme une route familière, le chemin du Domaine
sans nom.



CHAPITRE II

CHEZ FLORENTIN


Autant j'avais été un enfant malheureux et rêveur et fermé, autant je
devins résolu et, comme on dit chez nous, «décidé» lorsque je sentis que
dépendait de moi l'issue de cette grave aventure.

Ce fut, je crois bien, à dater de ce soir-là que mon genou cessa
définitivement de me faire mal.

Au Vieux-Nançay, qui était la commune du domaine des Sablonnières,
habitait toute la famille de M. Seurel et en particulier mon oncle
Florentin, un commerçant chez qui nous passions quelquefois la fin de
septembre. Libéré de tout examen, je ne voulus pas attendre et j'obtins
d'aller immédiatement voir mon oncle. Mais je décidai de ne rien faire
savoir à Meaulnes aussi longtemps que je ne serais pas certain de
pouvoir lui annoncer quelque bonne nouvelle. A quoi bon en effet
l'arracher à son désespoir pour l'y replonger ensuite plus profondément
peut-être?

Le Vieux-Nançay fut pendant très longtemps le lieu du monde que je
préférais, le pays des fins de vacances, où nous n'allions que bien
rarement, lorsqu'il se trouvait une voiture à louer pour nous y
conduire. Il y avait eu, jadis, quelque brouille avec la branche de la
famille qui habitait là-bas, et c'est pourquoi sans doute Millie se
faisait tant prier chaque fois pour monter en voiture. Mais moi, je me
souciais bien de ces fâcheries!... Et sitôt arrivé, je me perdais et
m'ébattais parmi les oncles, les cousines et les cousins, dans une
existence faite de mille occupations amusantes et de plaisirs qui me
ravissaient.

Nous descendions chez l'oncle Florentin et la tante Julie, qui avaient
un garçon de mon âge, le cousin Firmin, et huit filles, dont les aînées,
Marie-Louise, Charlotte, pouvaient avoir dix-sept et quinze ans. Ils
tenaient un très grand magasin à l'une des entrées de ce bourg
de Sologne, devant l'église--un magasin universel, auquel
s'approvisionnaient tous les châtelains-chasseurs de la région, isolés
dans la contrée perdue, à trente kilomètres de toute gare.

Ce magasin, avec ses comptoirs d'épicerie et de rouennerie, donnait par
de nombreuses fenêtres sur la route et, par la porte vitrée, sur la
grande place de l'église. Mais, chose étrange, quoique assez ordinaire
dans ce pays pauvre, la terre battue dans toute la boutique tenait lieu
de plancher.

Par derrière c'étaient six chambres, chacune remplie d'une seule et même
marchandise: la chambre aux chapeaux, la chambre au jardinage, la
chambre aux lampes... que sais-je? Il me semblait, lorsque j'étais
enfant et que je traversais ce dédale d'objets de bazar, que je n'en
épuiserais jamais du regard toutes les merveilles. Et, à cette époque
encore, je trouvais qu'il n'y avait de vraies vacances que passées en ce
lieu.

La famille vivait dans une grande cuisine dont la porte s'ouvrait sur le
magasin--cuisine où brillaient aux fins de septembre de grandes flambées
de cheminée, où les chasseurs et les braconniers qui vendaient du gibier
à Florentin venaient de grand matin se faire servir à boire, tandis que
les petites filles, déjà levées, couraient, criaient, se passaient les
unes aux autres du «sent-y-bon» sur leurs cheveux lissés. Aux murs, de
vieilles photographies, de vieux _groupes scolaires_ jaunis montraient
mon père--on mettait longtemps à le reconnaître en uniforme--au milieu
de ses camarades d'École Normale...

C'est là que se passaient nos matinées; et aussi dans la cour où
Florentin faisait pousser des dahlias et élevait des pintades; où l'on
torréfiait le café, assis sur des boîtes à savon; où nous déballions des
caisses remplies d'objets divers précieusement enveloppés et dont nous
ne savions pas toujours le nom...

Toute la journée, le magasin était envahi par des paysans ou par les
cochers des châteaux voisins. A la porte vitrée s'arrêtaient et
s'égouttaient, dans le brouillard de septembre, des charrettes venues du
fond de la campagne. Et de la cuisine nous écoutions ce que disaient les
paysannes, curieux de toutes leurs histoires...

Mais le soir, après huit heures, lorsqu'avec des lanternes on portait le
foin aux chevaux dont la peau fumait dans l'écurie--tout le magasin nous
appartenait!

Marie-Louise, qui était l'aînée de mes cousines mais une des plus
petites, achevait de plier et de ranger les piles de drap dans la
boutique; elle nous encourageait à venir la distraire. Alors, Firmin et
moi avec toutes les filles, nous faisions irruption dans la grande
boutique, sous les lampes d'auberge, tournant les moulins à café,
faisant des tours de force sur les comptoirs; et parfois Firmin allait
chercher dans les greniers, car la terre battue invitait à la danse,
quelque vieux trombone plein de vert-de-gris...

Je rougis encore à l'idée que, les années précédentes, Mlle de Galais
eût pu venir à cette heure et nous surprendre au milieu de ces
enfantillages... Mais ce fut un peu avant la tombée de la nuit, un soir
de ce mois d'août, tandis que je causais tranquillement avec
Marie-Louise et Firmin, que je la vis pour la première fois...

                   *       *       *       *       *

Dès le soir de mon arrivée au Vieux-Nançay, j'avais interrogé mon oncle
Firmin sur le Domaine des Sablonnières.

--Ce n'est plus un Domaine, avait-il dit. On a tout vendu, et les
acquéreurs, des chasseurs, ont fait abattre les vieux bâtiments pour
agrandir leurs terrains de chasse; la cour d'honneur n'est plus
maintenant qu'une lande de bruyères et d'ajoncs. Les anciens possesseurs
n'ont gardé qu'une petite maison d'un étage et la ferme. Tu auras bien
l'occasion de voir ici mademoiselle de Galais; c'est elle-même qui vient
faire ses provisions, tantôt en selle, tantôt en voiture, mais toujours
avec le même cheval, le vieux Bélisaire... C'est un drôle d'équipage!

J'étais si troublé que je ne savais plus quelle question poser pour en
apprendre davantage.

--Ils étaient riches, pourtant?

--Oui, Monsieur de Galais donnait des fêtes pour amuser son fils, un
garçon étrange, plein d'idées extraordinaires. Pour le distraire, il
imaginait ce qu'il pouvait. On faisait venir des Parisiennes... des gars
de Paris et d'ailleurs...

«Toutes les Sablonnières étaient en ruine, madame de Galais près de sa
fin, qu'ils cherchaient encore à l'amuser et lui passaient toutes ses
fantaisies. C'est l'hiver dernier--non, l'autre hiver, qu'ils ont fait
leur plus grande fête costumée. Ils avaient invité moitié gens de Paris
et moitié gens de campagne. Ils avaient acheté ou loué des quantités
d'habits merveilleux, des jeux, des chevaux, des bateaux. Toujours pour
amuser Frantz de Galais. On disait qu'il allait se marier et qu'on
fêtait là ses fiançailles. Mais il était bien trop jeune. Et tout a
cassé d'un coup; il s'est sauvé; on ne l'a jamais revu... La châtelaine
morte, mademoiselle de Galais est restée soudain toute seule avec son
père, le vieux capitaine de vaisseau.

--N'est-elle pas mariée? demandai-je enfin.

--Non, dit-il, je n'ai entendu parler de rien. Serais-tu un prétendant?

Tout déconcerté, je lui avouai aussi brièvement, aussi discrètement que
possible, que mon meilleur ami, Augustin Meaulnes, peut-être, en serait
un.

--Ah! dit Florentin, en souriant, s'il ne tient pas à la fortune, c'est
un joli parti... Faudra-t-il que j'en parle à monsieur de Galais? Il
vient encore quelquefois jusqu'ici chercher du petit plomb pour la
chasse. Je lui fais toujours goûter ma vieille eau-de-vie de marc.

Mais je le priai bien vite de n'en rien faire, d'attendre. Et moi-même
je ne me hâtai pas de prévenir Meaulnes. Tant d'heureuses chances
accumulées m'inquiétaient un peu. Et cette inquiétude me commandait de
ne rien annoncer à Meaulnes que je n'eusse au moins vu la jeune fille.

                   *       *       *       *       *

Je n'attendis pas longtemps. Le lendemain, un peu avant le dîner, la
nuit commençait à tomber; une brume fraîche, plutôt de septembre que
d'août, descendait avec la nuit. Firmin et moi, pressentant le magasin
vide d'acheteurs un instant, nous étions venus voir Marie-Louise et
Charlotte. Je leur avais confié le secret qui m'amenait au Vieux-Nançay
à cette date prématurée. Accoudés sur le comptoir ou assis les deux
mains à plat sur le bois ciré, nous nous racontions mutuellement ce que
nous savions de la mystérieuse jeune fille--et cela se réduisait à fort
peu de chose--lorsqu'un bruit de roues nous fit tourner la tête.

--La voici, c'est elle, dirent-ils à voix basse.

Quelques secondes après, devant la porte vitrée, s'arrêtait l'étrange
équipage. Une vieille voiture de ferme, aux panneaux arrondis, avec de
petites galeries moulées, comme nous n'en avons jamais vu dans cette
contrée; un vieux cheval blanc qui semblait toujours vouloir brouter
quelque herbe sur la route, tant il baissait la tête pour marcher; et
sur le siège--je le dis dans la simplicité de mon coeur, mais sachant
bien ce que je dis--la jeune fille la plus belle qu'il y ait peut-être
jamais eu au monde.

Jamais je ne vis tant de grâce s'unir à tant de gravité. Son costume lui
faisait la taille si mince qu'elle semblait fragile. Un grand manteau
marron, qu'elle enleva en entrant, était jeté sur ses épaules. C'était
la plus grave des jeunes filles, la plus frêle des femmes. Une lourde
chevelure blonde pesait sur son front et sur son visage, délicatement
dessiné, finement modelé. Sur son teint très pur, l'été avait posé deux
taches de rousseur... Je ne remarquai qu'un défaut à tant de beauté: aux
moments de tristesse, de découragement ou seulement de réflexion
profonde, ce visage si pur se marbrait légèrement de rouge, comme il
arrive chez certains malades gravement atteints sans qu'on le sache.
Alors toute l'admiration de celui qui la regardait faisait place à une
sorte de pitié d'autant plus déchirante qu'elle surprenait davantage.

Voilà du moins ce que je découvrais, tandis qu'elle descendait lentement
de voiture et qu'enfin Marie-Louise, me présentant avec aisance à la
jeune fille, m'engageait à lui parler.

On lui avança une chaise cirée et elle s'assit, adossée au comptoir,
tandis que nous restions debout. Elle paraissait bien connaître et aimer
le magasin. Ma tante Julie, aussitôt prévenue, arriva, et, le temps
quelle parla, sagement, les mains croisées sur son ventre, hochant
doucement sa tête de paysanne-commerçante coiffée d'un bonnet blanc,
retarda le moment--qui me faisait trembler un peu--où la conversation
s'engagerait avec moi...

Ce fut très simple.

--Ainsi, dit Mlle de Galais, vous serez bientôt instituteur?

Ma tante allumait au-dessus de nos têtes la lampe de porcelaine qui
éclairait faiblement le magasin. Je voyais le doux visage enfantin de la
jeune fille, ses yeux bleus si ingénus, et j'étais d'autant plus surpris
de sa voix si nette, si sérieuse. Lorsqu'elle cessait de parler, ses
yeux se fixaient ailleurs, ne bougeaient plus en attendant la réponse,
et elle tenait sa lèvre un peu mordue.

--J'enseignerais, moi aussi, dit-elle, si M. de Galais voulait!
J'enseignerais les petits garçons, comme votre mère...

Et elle sourit, montrant ainsi que mes cousins lui avaient parlé de moi.

--C'est, continua-t-elle, que les villageois sont toujours avec moi
polis, doux et serviables. Et je les aime beaucoup. Mais aussi quel
mérite ai-je à les aimer?...

»Tandis qu'avec l'institutrice, ils sont, n'est-ce pas? chicaniers et
avares. Il y a sans cesse des histoires de porte-plume perdus, de
cahiers trop chers ou d'enfants qui n'apprennent pas... Eh bien, je me
débattrais avec eux et ils m'aimeraient tout de même. Ce serait beaucoup
plus difficile...

Et, sans sourire, elle reprit sa pose songeuse et enfantine, son regard
bleu, immobile.

Nous étions gênés tous les trois par cette aisance à parler des choses
délicates, de ce qui est secret, subtil, et dont on ne parle bien que
dans les livres. Il y eut un instant de silence; et lentement une
discussion s'engagea...

Mais avec une sorte de regret et d'animosité contre je ne sais quoi de
mystérieux dans sa vie, la jeune demoiselle poursuivit:

--Et puis j'apprendrais aux garçons à être sages, d'une sagesse que je
sais. Je ne leur donnerais pas le désir de courir le monde, comme vous
le ferez sans doute, monsieur Seurel, quand vous serez sous-maître. Je
leur enseignerais à trouver le bonheur qui est tout près d'eux et qui
n'en a pas l'air...

Marie-Louise et Firmin étaient interdits comme moi. Nous restions sans
mot dire. Elle sentit notre gêne et s'arrêta, se mordit la lèvre, baissa
la tête et puis elle sourit comme si elle se moquait de nous:

--Ainsi, dit-elle, il y a peut-être quelque grand jeune homme fou qui me
cherche au bout du monde, pendant que je suis ici, dans le magasin de
madame Florentin, sous cette lampe, et que mon vieux cheval m'attend à
la porte. Si ce jeune homme me voyait, il ne voudrait pas y croire, sans
doute?...

De la voir sourire, l'audace me prit et je sentis qu'il était temps de
dire, en riant aussi:

--Et peut-être que ce grand jeune homme fou, je le connais, moi?

Elle me regardait vivement.

A ce moment le timbre de la porte sonna, deux bonnes femmes entrèrent
avec des paniers:

--Venez dans la «salle à manger», vous serez en paix», nous dit ma tante
en poussant la porte de la cuisine.

Et comme Mlle de Galais refusait et voulait partir aussitôt, ma tante
ajouta:

--Monsieur de Galais est ici et cause avec Florentin, auprès du feu.

Il y avait toujours, même au mois d'août, dans la grande cuisine, un
éternel fagot de sapins qui flambait et craquait. Là aussi une lampe de
porcelaine était allumée et un vieillard au doux visage, creusé et rasé,
presque toujours silencieux comme un homme accablé par l'âge et les
souvenirs, était assis auprès de Florentin devant deux verres de marc.

Florentin salua:

--François! cria-t-il de sa forte voix de marchand forain, comme s'il y
avait eu entre nous une rivière ou plusieurs hectares de terrain, je
viens d'organiser un après-midi de plaisir au bord du Cher pour jeudi
prochain. Les uns chasseront, les autres pêcheront, les autres
danseront, les autres se baigneront!... Mademoiselle, vous viendrez à
cheval; c'est entendu avec monsieur de Galais. J'ai tout arrangé...

--Et, François! ajouta-t-il comme s'il y eût seulement pensé, tu pourras
amener ton ami, monsieur Meaulnes... C'est bien Meaulnes qu'il
s'appelle?

Mlle de Galais s'était levée, soudain devenue très pâle. Et, à ce moment
précis, je me rappelai que Meaulnes, autrefois, dans le Domaine
singulier, près de l'étang, lui avait dit son nom...

Lorsqu'elle me tendit la main, pour partir, il y avait entre nous, plus
clairement que si nous avions dit beaucoup de paroles, une entente
secrète que la mort seule devait briser et une amitié plus pathétique
qu'un grand amour.

... A quatre heures, le lendemain matin, Firmin frappait à la porte de
la petite chambre que j'habitais dans la cour aux pintades. Il faisait
nuit encore et j'eus grand'peine à retrouver mes affaires sur la table
encombrée de chandeliers de cuivre et de statuettes de bons saints
toutes neuves, choisies au magasin pour meubler mon logis la veille de
mon arrivée. Dans la cour, j'entendais Firmin gonfler ma bicyclette, et
ma tante dans la cuisine souffler le feu. Le soleil se levait à peine
lorsque je partis. Mais ma journée devait être longue: j'allais d'abord
déjeuner à Sainte-Agathe pour expliquer mon absence prolongée et,
poursuivant ma course, je devais arriver avant le soir à la
Ferté-d'Angillon, chez mon ami Augustin Meaulnes.



CHAPITRE III

UNE APPARITION


Je n'avais jamais fait de longue course à bicyclette. Celle-ci était la
première. Mais, depuis longtemps, malgré mon mauvais genou, en cachette,
Jasmin m'avait appris à monter. Si déjà pour un jeune homme ordinaire la
bicyclette est un instrument bien amusant, que ne devait-elle pas
sembler à un pauvre garçon comme moi, qui naguère encore traînais
misérablement la jambe, trempé de sueur, dès le quatrième kilomètre!...
Du haut des côtes, descendre et s'enfoncer dans le creux des paysages;
découvrir comme à coups d'ailes les lointains de la route qui s'écartent
et fleurissent à votre approche, traverser un village dans l'espace d'un
instant et l'emporter tout entier d'un coup d'oeil... En rêve seulement
j'avais connu jusque-là course aussi charmante, aussi légère. Les côtes
mêmes me trouvaient plein d'entrain. Car c'était, il faut le dire, le
chemin du pays de Meaulnes que je buvais ainsi...

«Un peu avant l'entrée du bourg, me disait Meaulnes, lorsque jadis il
décrivait son village, on voit une grande roue à palettes que le vent
fait tourner...» Il ne savait pas à quoi elle servait, ou peut-être
feignait-il de n'en rien savoir pour piquer ma curiosité davantage.

C'est seulement au déclin de cette journée de fin d'août que j'aperçus,
tournant au vent dans une immense prairie, la grande roue qui devait
monter l'eau pour une métairie voisine. Derrière les peupliers du pré se
découvraient déjà les premiers faubourgs. A mesure que je suivais le
grand détour que faisait la route pour contourner le ruisseau, le
paysage s'épanouissait et s'ouvrait... Arrivé sur le pont, je découvris
enfin la grand'rue du village.

Des vaches paissaient, cachées dans les roseaux de la prairie et
j'entendais leurs cloches, tandis que, descendu de bicyclette, les deux
mains sur mon guidon, je regardais le pays où j'allais porter une si
grave nouvelle. Les maisons, où l'on entrait en passant sur un petit
pont de bois, étaient toutes alignées au bord d'un fossé qui descendait
la rue, comme autant de barques, voiles carguées, amarrées dans le calme
du soir. C'était l'heure où dans chaque cuisine on allume un feu.

Alors la crainte et je ne sais quel obscur regret de venir troubler tant
de paix commencèrent à m'enlever tout courage. A point pour aggraver ma
soudaine faiblesse, je me rappelai que la tante Moinel habitait là, sur
une petite place de La Ferté-d'Angillon.

C'était une de mes grand'tantes. Tous ses enfants étaient morts et
j'avais bien connu Ernest, le dernier de tous, un grand garçon qui
allait être instituteur. Mon grand-oncle Moinel, le vieux greffier,
l'avait suivi de près. Et ma tante était restée toute seule dans sa
bizarre petite maison où les tapis étaient faits d'échantillons cousus,
les tables couvertes de coqs, de poules et de chats en papier--mais où
les murs étaient tapissés de vieux diplômes, de portraits de défunts, de
médaillons en boucles de cheveux morts.

Avec tant de regrets et de deuil, elle était la bizarrerie et la bonne
humeur mêmes. Lorsque j'eus découvert la petite place où se tenait sa
maison, je l'appelai bien fort par la porte entr'ouverte, et je
l'entendis tout au bout des trois pièces en enfilade pousser un petit
cri suraigu:

--Eh là! Mon Dieu!

Elle renversa son café dans le feu--à cette heure-là comment
pouvait-elle faire du café?--et elle apparut... Très cambrée en arrière,
elle portait une sorte de chapeau-capote-capeline sur le faîte de la
tête, tout en haut de son front immense et cabossé où il y avait de la
femme mongole et de la Hottentote; et elle riait à petits coups,
montrant le reste de ses dents très fines.

Mais tandis que je l'embrassais, elle me prit maladroitement,
hâtivement, une main que j'avais derrière le dos. Avec un mystère
parfaitement inutile puisque nous étions tous les deux seuls, elle me
glissa une petite pièce que je n'osai pas regarder et qui devait être de
un franc... Puis comme je faisais mine de demander des explications ou
de la remercier, elle me donna une bourrade en criant:

--Va donc! Ah! je sais bien ce que c'est!

Elle avait toujours été pauvre, toujours empruntant, toujours dépensant.

--J'ai toujours été bête et toujours malheureuse, disait-elle sans
amertume mais de sa voix de fausset.

Persuadée que les sous me préoccupaient comme elle, la brave femme
n'attendait pas que j'eusse soufflé, pour me cacher dans la main ses
très minces économies de la journée. Et par la suite c'est toujours
ainsi qu'elle m'accueillit. Le dîner fut aussi étrange--à la fois triste
et bizarre--que l'avait été la réception. Toujours une bougie à portée
de la main, tantôt elle l'enlevait, me laissant dans l'ombre, et tantôt
la posait sur la petite table couverte de plats et de vases ébréchés ou
fendus.

--Celui-là, disait-elle, les Prussiens lui ont cassé les anses, en
soixante-dix, parce qu'ils ne pouvaient pas l'emporter.

Je me rappelai seulement alors, en revoyant ce grand vase à la tragique
histoire, que nous avions dîné et couché là jadis. Mon père m'emmenait
dans l'Yonne, chez un spécialiste qui devait guérir mon genou. Il
fallait prendre un grand express qui passait avant le jour... Je me
souvins du triste dîner de jadis, de toutes les histoires du vieux
greffier accoudé devant sa bouteille de boisson rose.

Et je me souvenais aussi de mes terreurs... Après le dîner, assise
devant le feu, ma grand'tante avait pris mon père à part pour lui
raconter une histoire de revenants: «Je me retourne... Ah! mon pauvre
Louis, qu'est-ce que je vois, une petite femme grise...» Elle passait
pour avoir la tête farcie de ces sornettes terrifiantes.

Et voici que ce soir-là, le dîner fini, lorsque, fatigué par la
bicyclette, je fus couché dans la grande chambre avec une cheminée de
nuit à carreaux de l'oncle Moinel, elle vint s'asseoir à mon chevet et
commença de sa voix la plus mystérieuse et la plus pointue:

--Mon pauvre François, il faut que je te raconte à toi ce que je n'ai
jamais dit à personne...

Je pensai:

--Mon affaire est bonne, me voilà terrorisé pour toute la nuit, comme il
y a dix ans!...

Et j'écoutai. Elle hochait la tête, regardant droit devant soi comme si
elle se fût raconté l'histoire à elle-même:

--Je revenais d'une fête avec Moinel. C'était le premier mariage où nous
allions tous les deux, depuis la mort de notre pauvre Ernest; et j'y
avais rencontré ma soeur Adèle que je n'avais pas vue depuis quatre ans!
Un vieil ami de Moinel, très riche, l'avait invité à la noce de son
fils, au domaine des Sablonnières. Nous avions loué une voiture. Cela
nous avait coûté bien cher. Nous revenions sur la route vers sept heures
du matin, en plein hiver. Le soleil se levait. Il n'y avait absolument
personne. Qu'est-ce que je vois tout d'un coup devant nous, sur la
route? Un petit homme, un petit jeune homme arrêté, beau comme le jour,
qui ne bougeait pas, qui nous regardait venir. A mesure que nous
approchions, nous distinguions sa jolie figure, si blanche, si jolie que
cela faisait peur!...

»Je prends le bras de Moinel; je tremblais comme la feuille; je croyais
que c'était le Bon Dieu!... Je lui dis:

»--Regarde! C'est une apparition!

»Il me répond tout bas, furieux:

»--Je l'ai bien vu! Tais-toi donc, vieille bavarde...

»Il ne savait que faire; lorsque le cheval s'est arrêté... De près, cela
avait une figure pâle, le front en sueur, un béret sale et un pantalon
long. Nous entendîmes sa voix, qui disait:

»--Je ne suis pas un homme, je suis une jeune fille. Je me suis sauvée
et je n'en puis plus. Voulez-vous bien me prendre dans votre voiture,
Monsieur et Madame?

»Aussitôt nous l'avons fait monter. A peine assise, elle a perdu
connaissance. Et devines-tu à qui nous avions affaire? C'était la
fiancée du jeune homme des Sablonnières, Frantz de Galais, chez qui nous
étions invités aux noces!

--Mais il n'y a pas eu de noces, dis-je, puisque la fiancée s'est
sauvée!

--Eh bien, non, fit-elle toute penaude en me regardant. Il n'y a pas eu
de noces. Puisque cette pauvre folle s'était mis dans la tête mille
folies qu'elle nous a expliquées. C'était une des filles d'un pauvre
tisserand. Elle était persuadée que tant de bonheur était impossible,
que le jeune homme était trop jeune pour elle; que toutes les merveilles
qu'il lui décrivait étaient imaginaires, et lorsqu'enfin Frantz est venu
la chercher, Valentine a pris peur. Il se promenait avec elle et sa
soeur dans le jardin de l'Archevêché à Bourges, malgré le froid et le
grand vent. Le jeune homme, par délicatesse certainement en parce qu'il
aimait la cadette, était plein d'attentions pour l'aînée. Alors ma folle
s'est imaginé je ne sais quoi; elle a dit qu'elle allait chercher un
fichu à la maison; et là, pour être sûre de n'être pas suivie, elle a
revêtu des habits d'homme et s'est enfuie à pied sur la route de Paris.

»Son fiancé a reçu d'elle une lettre où elle lui déclarait qu'elle
allait rejoindre un jeune homme qu'elle aimait. Et ce n'était pas
vrai...

»--Je suis plus heureuse de mon sacrifice, me disait-elle, que si
j'étais sa femme». Oui, mon imbécile, mais en attendant, il n'avait pas
du tout l'idée d'épouser sa soeur: il s'est tiré une balle de pistolet;
on a vu le sang dans le bois; mais on n'a jamais retrouvé son corps.

--Et qu'avez-vous fait de cette malheureuse fille?

--Nous lui avons fait boire une goutte, d'abord. Puis nous lui avons
donné à manger et elle a dormi auprès du feu quand nous avons été de
retour. Elle est restée chez nous une bonne partie de l'hiver. Tout le
jour, tant qu'il faisait clair, elle taillait, cousait des robes,
arrangeait des chapeaux et nettoyait la maison avec rage. C'est elle qui
a recollé toute la tapisserie que tu vois là. Et depuis son passage les
hirondelles nichent dehors. Mais, le soir, à la tombée de la nuit, son
ouvrage fini, elle trouvait toujours un prétexte pour aller dans la
cour, dans le jardin, ou sur le devant de la porte, même quand il gelait
à pierre fendre. Et on la découvrait là, debout, pleurant de tout son
coeur.

»--Eh bien, qu'avez-vous encore? Voyons?

»--Rien, madame Moinel!

»Et elle rentrait.

»Les voisins disaient:

»--Vous avez trouvé une bien petit jolie petite bonne, madame Moinel.

»Malgré nos supplications, elle a voulu continuer son chemin sur Paris,
au mois de mars; je lui ai donné des robes qu'elle a retaillées, Moinel
lui a pris son billet à la gare et donné un peu d'argent.

»Elle ne nous a pas oubliés; elle est couturière à Paris auprès de
Notre-Dame; elle nous écrit encore pour nous demander si nous ne savons
rien des Sablonnières. Une bonne fois, pour la délivrer de cette idée,
je lui ai répondu que le domaine était vendu, abattu, le jeune homme
disparu pour toujours et la jeune fille mariée. Tout cela doit être
vrai, je pense. Depuis ce temps ma Valentine écrit bien moins souvent...

                   *       *       *       *       *

Ce n'était pas une histoire de revenants que racontait la tante Moinel
de sa petite voix stridente si bien faite pour les raconter. J'étais
cependant au comble du malaise. C'est que nous avions juré à Frantz le
bohémien de le servir comme des frères et voici que l'occasion m'en
était donnée...

Or, était-ce le moment de gâter la joie que j'allais porter à Meaulnes
le lendemain matin, et de lui dire ce que je venais d'apprendre? A quoi
bon le lancer dans une entreprise mille fois impossible? Nous avions en
effet l'adresse de la jeune fille; mais où chercher le bohémien qui
courait le monde?... Laissons les fous avec les fous, pensai-je.
Delouche et Boujardon n'avaient pas tort. Que de mal nous a fait ce
Frantz romanesque! Et je résolus de ne rien dire tant que je n'aurais
pas vu mariés Augustin Meaulnes et Mademoiselle de Galais.

Cette résolution prise, il me restait encore l'impression pénible d'un
mauvais présage--impression absurde que je chassai bien vite.

La chandelle était presque au bout; un moustique vibrait; mais la tante
Moinel, la tête penchée sous sa capote de velours qu'elle ne quittait
que pour dormir, les coudes appuyés sur ses genoux, recommençait son
histoire... Par moments elle relevait brusquement la tête et me
regardait pour connaître mes impressions, ou peut-être pour voir si je
ne m'endormais pas. A la fin, sournoisement, la tête sur l'oreiller, je
fermai les yeux, faisant semblant de m'assoupir.

--Allons! tu dors... fit-elle d'un ton plus sourd et un peu déçu.

J'eus pitié d'elle et je protestai:

--Mais non, ma tante, je vous assure...

--Mais si! dit-elle. Je comprends bien d'ailleurs que tout cela ne
t'intéresse guère. Je te parle là de gens que tu n'as pas connus...

Et lâchement, cette fois, je ne répondis pas.



CHAPITRE IV

LA GRANDE NOUVELLE


Il faisait, le lendemain matin, quand j'arrivai dans la grand'rue, un si
beau temps de vacances, un si grand calme, et sur tout le bourg
passaient des bruits si paisibles, si familiers, que j'avais retrouvé
toute la joyeuse assurance d'un porteur de bonne nouvelle...

Augustin et sa mère habitaient l'ancienne maison d'école. A la mort de
son père, retraité depuis longtemps, et qu'un héritage avait enrichi,
Meaulnes avait voulu qu'on achetât l'école où le vieil instituteur avait
enseigné pendant vingt années, où lui-même avait appris à lire. Non pas
qu'elle fût d'aspect fort aimable: c'était une grosse maison carrée
comme une mairie qu'elle avait été; les fenêtres du rez-de-chaussée qui
donnaient sur la rue étaient si hautes que personne n'y regardait
jamais; et la cour de derrière, où il n'y avait pas un arbre et dont un
haut préau barrait la vue sur la campagne, était bien la plus sèche et
la plus désolée cour d'école abandonnée que j'aie jamais vue...

Dans le couloir compliqué où se trouvaient quatre portes, je trouvai la
mère de Meaulnes rapportant du jardin un gros paquet de linge, qu'elle
avait dû mettre sécher dès la première heure de cette longue matinée de
vacances. Ses cheveux gris étaient à demi défaits; des mèches lui
battaient la figure; son visage régulier sous sa coiffure ancienne était
bouffi et fatigué, comme par une nuit de veille; et elle baissait
tristement la tête d'un air songeur.

Mais, m'apercevant soudain, elle me reconnut et sourit:

--Vous arrivez à temps, dit-elle. Voyez, je rentre le linge que j'ai
fait sécher pour le départ d'Augustin. J'ai passé la nuit à régler ses
comptes et à préparer ses affaires. Le train part à cinq heures, mais
nous arriverons à tout apprêter...

On eût dit, tant elle montrait d'assurance, qu'elle-même avait pris
cette décision. Or, sans doute ignorait-elle même où Meaulnes devait
aller.

--Montez, dit-elle, vous le trouverez dans la mairie en train d'écrire.

En hâte je grimpai l'escalier, ouvris la porte de droite où l'on avait
laissé l'écriteau _Mairie_, et me trouvait dans une grande salle à
quatre fenêtres, deux sur le bourg, deux sur la campagne, ornée aux murs
des portraits jaunis des présidents Grévy et Carnot. Sur une longue
estrade qui tenait tout le fond de la salle, il y avait encore, devant
une table à tapis vert, les chaises des conseillers municipaux. Au
centre, assis sur un vieux fauteuil qui était celui du maire, Meaulnes
écrivait, trempant sa plume au fond d'un encrier de faïence démodé, en
forme de coeur. Dans ce lieu qui semblait fait pour quelque rentier de
village, Meaulnes se retirait, quand il ne battait pas la contrée,
durant les longues vacances...

Il se leva, dès qu'il m'eut reconnu, mais non pas avec la précipitation
que j'avais imaginée:

--Seurel! dit-il seulement, d'un air de profond étonnement.

C'était le même grand gars au visage osseux, à la tête rasée. Une
moustache inculte commençait à lui traîner sur les lèvres. Toujours ce
même regard loyal... Mais sur l'ardeur des années passées on croyait
voir comme une voile de brume, que par instants sa grande passion de
jadis dissipait...

Il paraissait très troublé de me voir. D'un bond j'étais monté sur
l'estrade. Mais, chose étrange à dire, il ne songea pas même à me tendre
la main. Il s'était tourné vers moi, les mains derrière le dos, appuyé
contre la table, renversé en arrière, et l'air profondément gêné. Déjà,
me regardant sans me voir, il était absorbé par ce qu'il allait me dire.
Comme autrefois et comme toujours, homme lent à commencer de parler,
ainsi que sont les solitaires, les chasseurs et les hommes d'aventures,
il avait pris une décision sans se soucier des mots qu'il faudrait pour
l'expliquer. Et maintenant que j'étais devant lui, il commençait
seulement à ruminer péniblement les paroles nécessaires.

Cependant, je lui racontais avec gaieté comment j'étais venu, où j'avais
passé la nuit et que j'avais été bien surpris de voir Mme Meaulnes
préparer le départ de son fils...

--Ah! elle t'a dit?... demanda-t-il.

--Oui. Ce n'est pas, je pense, pour un long voyage?

--Si, un très long voyage.

Un instant décontenancé, sentant que j'allais tout à l'heure, d'un mot,
réduire à néant cette décision que je ne comprenais pas, je n'osais plus
rien dire et ne savais pas par où commencer ma mission.

Mais lui-même parla enfin, comme quelqu'un qui veut se justifier.

--Seurel! dit-il, tu sais ce qu'était pour moi mon étrange aventure de
Sainte-Agathe. C'était ma raison de vivre et d'avoir de l'espoir. Cet
espoir-là perdu, que pouvais-je devenir?... Comment vivre à la façon de
tout le monde!

«Eh bien j'ai essayé de vivre là-bas, à Paris, quand j'ai vu que tout
était fini et qu'il ne valait plus même la peine de chercher le Domaine
perdu... Mais un homme qui a fait une fois un bond dans le paradis,
comment pourrait-il s'accommoder ensuite de la vie de tout le monde? Ce
qui est le bonheur des autres m'a paru dérision. Et lorsque,
sincèrement, délibérément, j'ai décidé un jour de faire comme les
autres, ce jour-là j'ai amassé du remords pour longtemps...

Assis sur une chaise de l'estrade, la tête basse, l'écoutant sans le
regarder je ne savais que penser de ces explications obscures:

--Enfin, dis-je, Meaulnes, explique-toi mieux! Pourquoi ce long voyage?
As-tu quelque faute à réparer? Une promesse à tenir?

--Eh bien, oui, répondit-il. Tu te souviens de cette promesse que
j'avais faite à Frantz?...

--Ah! fis-je soulagé, il ne s'agit que de cela?...

--De cela. Et peut-être aussi d'une faute à réparer. Les deux en même
temps...

Suivit un moment de silence pendant lequel je décidai de commencer à
parler et préparai mes mots.

--Il n'y a qu'une explication à laquelle je croie, dit-il encore.
Certes, j'aurais voulu revoir une fois Mlle de Galais, seulement la
revoir... Mais, j'en suis persuadé maintenant, lorsque j'avais découvert
le Domaine sans nom, j'étais à une hauteur, à un degré de perfection et
de pureté que je n'atteindrai jamais plus. Dans la mort seulement, comme
je te l'écrivais un jour, je retrouverai peut-être la beauté de ce
temps-là...

Il changea de ton pour reprendre avec une animation étrange, en se
rapprochant de moi:

--Mais, écoute, Seurel! Cette intrigue nouvelle et ce grand voyage,
cette faute que j'ai commise et qu'il faut réparer, c'est, en un sens,
mon ancienne aventure qui se poursuit...

Un temps, pendant lequel péniblement il essaya de ressaisir ses
souvenirs. J'avais manqué l'occasion précédente. Je ne voulais pour rien
au monde laisser passer celle-ci; et, cette fois, je parlai--trop vite,
car je regrettai amèrement plus tard, de n'avoir pas attendu ses aveux.

Je prononçai donc ma phrase, qui était préparée pour l'instant d'avant,
mais qu'il n'allait plus maintenant. Je dis, sans un geste, à peine en
soulevant un peu la tête:

--Et si je venais t'annoncer que tout espoir n'est pas perdu?...

Il me regarda, puis, détournant brusquement les yeux, rougit comme je
n'ai jamais vu quelqu'un rougir: une montée de sang qui devait lui
cogner à grands coups dans les tempes...

--Que veux-tu dire? demanda-t-il enfin, à peine distinctement.

Alors, tout d'un trait, je racontai ce que je savais, ce que j'avais
fait, et comment, la face des choses ayant tourné, il semblait presque
que ce fût Yvonne de Galais qui m'envoyait vers lui.

Il était maintenant affreusement pâle.

Durant tout ce récit, qu'il écoutait en silence, la tête un peu rentrée,
dans l'attitude de quelqu'un qu'on a surpris et qui ne sait comment se
défendre, se cacher ou s'enfuir, il ne m'interrompit, je me rappelle,
qu'une seule fois. Je lui racontais, en passant, que toutes les
Sablonnières avaient été démolies et que le Domaine d'autrefois
n'existait plus:

--Ah! dit-il, tu vois... (comme s'il eût guetté une occasion de
justifier sa conduite et le désespoir où il avait sombré) tu vois: il
n'y a plus rien...

Pour terminer, persuadé qu'enfin l'assurance de tant de facilité
emporterait le reste de sa peine, je lui racontai qu'une partie de
campagne était organisée par mon oncle Florentin, que Mlle de Galais
devait y venir à cheval et que lui-même était invité... Mais il
paraissait complètement désemparé et continuait à ne rien répondre.

--Il faut tout de suite décommander ton voyage, dis-je avec impatience.
Allons avertir ta mère...

Et comme nous descendions tous les deux:

--Cette partie de campagne?... me demanda-t-il avec hésitation. Alors,
vraiment, il faut que j'y aille?...

--Mais voyons, répliquai-je, cela ne se demande pas.

Il avait l'air de quelqu'un qu'on pousse par les épaules.

En bas, Augustin avertit Mme Meaulnes que je déjeunerais avec eux,
dînerais, coucherais là et que, le lendemain, lui-même louerait une
bicyclette et me suivrait au Vieux-Nançay.

--Ah! très bien, fit-elle, en hochant la tête, comme si ces nouvelles
eussent confirmé toutes ses prévisions.

Je m'assis dans la petite salle à manger, sous les calendriers
illustrés, les poignards ornementés et les outres soudanaises qu'un
frère de M. Meaulnes, ancien soldat d'infanterie de marine, avait
rapportés de ses lointains voyages...

Augustin me laissa là un instant, avant le repas, et, dans la chambre
voisine, où sa mère avait préparé ses bagages, je l'entendis qui lui
disait, en baissant un peu la voix, de ne pas défaire sa malle,--car son
voyage pouvait être seulement retardé...



CHAPITRE V

LA PARTIE DE PLAISIR


J'eus peine à suivre Augustin sur la route du Vieux-Nançay. Il allait
comme un coureur de bicyclette. Il ne descendait pas aux côtes. A son
inexplicable hésitation de la veille avaient succédé une fièvre, une
nervosité, un désir d'arriver au plus vite, qui ne laissaient pas de
m'effrayer un peu. Chez mon oncle il montra la même impatience, il parut
incapable de s'intéresser à rien jusqu'au moment où nous fûmes tous
installés en voiture, vers dix heures, le lendemain matin, et prêts à
partir pour les bords de la rivière.

On était à la fin du mois d'août, au déclin de l'été. Déjà les fourreaux
vides des châtaigniers jaunis commençaient à joncher les routes
blanches. Le trajet n'était pas long; la ferme des Aubiers, près du Cher
où nous allions, ne se trouvait guère qu'à deux kilomètres au delà des
Sablonnières. De loin en loin, nous rencontrions d'autres invités en
voiture, et même des jeunes gens à cheval, que Florentin avait conviés
audacieusement au nom de M. de Galais... On s'était efforcé comme jadis
de mêler riches et pauvres, châtelains et paysans. C'est ainsi que nous
vîmes arriver à bicyclette Jasmin Delouche, qui, grâce au garde
Baladier, avait fait naguère la connaissance de mon oncle.

--Et voilà, dit Meaulnes en l'apercevant, celui qui tenait la clef de
tout, pendant que nous cherchions jusqu'à Paris. C'est à désespérer!

Chaque fois qu'il le regardait sa rancune en était augmentée. L'autre,
qui s'imaginait au contraire avoir droit à toute notre reconnaissance,
escorta notre voiture de très près, jusqu'au bout. On voyait qu'il avait
fait, misérablement, sans grand résultat, des frais de toilette, et les
pans de sa jaquette élimée battaient le garde crotte de son
vélocipède...

Malgré la contrainte qu'il s'imposait pour être aimable, sa figure
vieillotte ne parvenait pas à plaire. Il m'inspirait plutôt à moi une
vague pitié. Mais de qui n'aurais-je pas eu pitié durant cette
journée-là?...

                   *       *       *       *       *

Je ne me rappelle jamais cette partie de plaisir sans un obscur regret,
comme une sorte d'étouffement. Je m'étais fait de ce jour tant de joie à
l'avance! Tout paraissait si parfaitement concerté pour que nous soyons
heureux. Et nous l'avons été si peu!...

Que les bords du Cher étaient beaux, pourtant! Sur la rive où l'on
s'arrêta, le coteau venait finir en pente douce et la terre se divisait
en petits prés verts, en saulaies séparées par des clôtures, comme
autant de jardins minuscules. De l'autre côté de la rivière les bords
étaient formés de collines grises, abruptes, rocheuses; et sur les plus
lointaines on découvrait, parmi les sapins, de petits châteaux
romantiques avec une tourelle. Au loin, par instants, on entendait
aboyer la meute du château de Préveranges.

Nous étions arrivés en ce lieu par un dédale de petits chemins, tantôt
hérissés de cailloux blancs, tantôt remplis de sable--chemins qu'aux
abords de la rivière les sources vives transformaient en ruisseaux. Au
passage, les branches des groseilliers sauvages nous agrippaient par la
manche. Et tantôt nous étions plongés dans la fraîche obscurité des
fonds de ravins, tantôt au contraire, les haies interrompues, nous
baignions dans la claire lumière de toute la vallée. Au loin sur l'autre
rive, quand nous approchâmes, un homme accroché aux rocs, d'un geste
lent, tendait des cordes à poissons. Qu'il faisait beau, mon Dieu!

Nous nous installâmes sur une pelouse, dans le retrait que formait un
taillis de bouleaux. C'était une grande pelouse rase, où il semblait
qu'il y eût place pour des jeux sans fin.

Les voitures furent dételées; les chevaux conduits à la ferme des
Aubiers. On commença à déballer les provisions dans le bois, et à
dresser sur la prairie de petites tables pliantes que mon oncle avait
apportées.

Il fallut, à ce moment, des gens de bonne volonté, pour aller à l'entrée
du grand chemin voisin guetter les derniers arrivants et leur indiquer
où nous étions. Je m'offris aussitôt; Meaulnes me suivit, et nous
allâmes nous poster près du pont suspendu, au carrefour de plusieurs
sentiers et du chemin qui venait des Sablonnières.

Marchant de long en large, parlant du passé, tâchant tant bien que mal
de nous distraire, nous attendions. Il arriva encore une voiture du
Vieux-Nançay, des paysans inconnus avec une grande fille enrubannée.
Puis plus rien. Si, trois enfants dans une voiture à âne, les enfants de
l'ancien jardinier des Sablonnières.

--Il me semble que je les reconnais, dit Meaulnes. Ce sont eux, je crois
bien, qui m'ont pris par la main jadis, le premier soir de la fête, et
m'ont conduit au dîner...

Mais à ce moment, l'âne ne voulant plus marcher, les enfants
descendirent pour le piquer, le tirer, cogner sur lui tant qu'ils
purent; alors Meaulnes, déçu, prétendit s'être trompé...

Je leur demandai s'ils avaient rencontré sur la route M. et Mlle de
Galais. L'un d'eux répondit qu'il ne savait pas; l'autre: Je pense que
oui, monsieur. Et nous ne fûmes pas plus avancés.

Ils descendirent enfin vers la pelouse, les uns tirant l'ânon par la
bride, les autres poussant derrière la voiture. Nous reprîmes notre
attente. Meaulnes regardait fixement le détour du chemin des
Sablonnières, guettant avec une sorte d'effroi la venue de la jeune
fille qu'il avait tant cherchée jadis. Un énervement bizarre et presque
comique, qu'il passait sur Jasmin, s'était emparé de lui. Du petit talus
où nous étions grimpés pour voir au loin le chemin, nous apercevions sur
la pelouse, en contre-bas, un groupe d'invités où Delouche essayait de
faire bonne figure.

--Regarde-le pérorer, cet imbécile, me disait Meaulnes.

Et je lui répondais:

--Mais laisse-le. Il fait ce qu'il peut, le pauvre garçon.

Augustin ne désarmait pas. Là-bas, un lièvre ou un écureuil avait dû
déboucher d'un fourré. Jasmin, pour assurer sa contenance, fit mine de
le poursuivre:

--Allons, bon! Il court, maintenant..., fit Meaulnes, comme si vraiment
cette audace-là dépassait toutes les autres!

Et cette fois je ne pus m'empêcher de rire. Meaulnes aussi; mais ce ne
fut qu'un éclair. Après un nouveau quart d'heure:

--Si elle ne venait pas?... dit-il.

Je répondis:

--Mais puisqu'elle a promis. Sois donc plus patient!

Il recommença de guetter. Mais, à la fin, incapable de supporter plus
longtemps cette attente intolérable:

--Écoute-moi, dit-il. Je redescends avec les autres. Je ne sais ce qu'il
y a maintenant contre moi: mais si je reste là, je sens qu'elle ne
viendra jamais--qu'il est impossible qu'au bout de ce chemin, tout à
l'heure, elle apparaisse.

Et il s'en alla vers la pelouse, me laissant tout seul. Je fis quelque
cent mètres sur la petite route, pour passer le temps. Et au premier
détour j'aperçus Yvonne de Galais, montée en amazone sur son vieux
cheval blanc, si fringant ce matin-là qu'elle était obligée de tirer sur
les rênes pour l'empêcher de trotter. A la tête du cheval, péniblement,
en silence, marchait M. de Galais. Sans doute ils avaient dû se relayer
sur la route, chacun à tour de rôle se servant de la vieille monture.

Quand la jeune fille me vit tout seul, elle sourit, sauta prestement à
terre, et confiant les rênes à son père se dirigea vers moi qui
accourais:

--Je suis bien heureuse, dit-elle, de vous trouver seul. Car je ne veux
montrer à personne qu'à vous le vieux Bélisaire, ni le mettre avec les
autres chevaux. Il est trop laid et trop vieux d'abord; puis je crains
toujours qu'il ne soit blessé par un autre. Or, je n'ose monter que lui,
et, quand il sera mort, je n'irai plus à cheval!...

Chez Mlle de Galais, comme chez Meaulnes, je sentais sous cette
animation charmante, sous cette grâce en apparence si paisible, de
l'impatience et presque de l'anxiété. Elle parlait plus vite qu'à
l'ordinaire. Malgré ses joues et ses pommettes roses, il y avait autour
de ses yeux, à son front, par endroits, une pâleur violente où se lisait
tout son trouble.

Nous convînmes d'attacher Bélisaire à un arbre dans un petit bois,
proche de la route. Le vieux M. de Galais, sans mot dire comme toujours,
sortit le licol des fontes et attacha la bête--un peu bas à ce qu'il me
sembla. De la ferme je promis d'envoyer tout à l'heure du foin, de
l'avoine, de la paille...

Et Mlle de Galais arriva sur la pelouse comme jadis, je l'imagine, elle
descendit vers la berge du lac, lorsque Meaulnes l'aperçut pour la
première fois.

Donnant le bras à son père, écartant de sa main gauche le pan du grand
manteau léger qui l'enveloppait, elle s'avançait vers les invités, de
son air à la fois si sérieux et si enfantin. Je marchais auprès d'elle.
Tous les invités éparpillés ou jouant au loin s'étaient dressés et
rassemblés pour l'accueillir; il y eut un bref instant de silence
pendant lequel chacun la regarda s'approcher.

Meaulnes s'était mêlé au groupe des jeunes hommes et rien ne pouvait le
distinguer de ses compagnons, sinon sa haute taille: encore y avait-il
là des jeunes gens presque aussi grands que lui. Il ne fit rien qui pût
le désigner à l'attention, pas un geste ni un pas en avant. Je le
voyais, vêtu de gris, immobile, regardant fixement, comme tous les
autres, la si belle jeune fille qui venait. A la fin, pourtant, d'un
mouvement inconscient et gêné, il avait passé sa main sur sa tête nue,
comme pour cacher, au milieu de ses compagnons aux cheveux bien peignés,
sa rude tête rasée de paysan.

Puis le groupe entoura Mlle de Galais. On lui présenta les jeunes filles
et les jeunes gens qu'elle ne connaissait pas... Le tour allait venir de
mon compagnon; et je me sentais aussi anxieux qu'il pouvait l'être. Je
me disposais à faire moi-même cette présentation.

Mais avant que j'eusse pu rien dire, la jeune fille s'avançait vers lui
avec une décision et une gravité surprenantes:

--Je reconnais Augustin Meaulnes, dit-elle.

Et elle lui tendit la main.



CHAPITRE VI

LA PARTIE DE PLAISIR _(fin)_


De nouveaux venus s'approchèrent presque aussitôt pour saluer Yvonne de
Galais, et les deux jeunes gens se trouvèrent séparés. Un malheureux
hasard voulut qu'ils ne fussent point réunis pour le déjeuner à la même
petite table. Mais Meaulnes semblait avoir repris confiance et courage.
A plusieurs reprises, comme je me trouvais isolé entre Delouche et M. de
Galais, je vis de loin mon compagnon qui me faisait, de la main, un
signe d'amitié.

C'est vers la fin de la soirée seulement, lorsque les jeux, la baignade,
les conversations, les promenades en bateau dans l'étang voisin se
furent un peu partout organisés, que Meaulnes, de nouveau, se trouva en
présence de la jeune fille. Nous étions à causer avec Delouche, assis
sur des chaises de jardin que nous avions apportées lorsque, quittant
délibérément un groupe de jeune gens ou elle paraissait s'ennuyer, Mlle
Yvonne de Galais s'approcha de nous. Elle nous demanda, je me rappelle,
pourquoi nous ne canotions pas sur le lac des Aubiers, comme les autres.

--Nous avions fait quelques tours cet après-midi, répondis-je. Mais cela
est bien monotone et nous avons été vite fatigués.

--Eh bien, pourquoi n'iriez-vous pas sur la rivière? dit-elle.

--Le courant est trop fort, nous risquerions d'être emportés.

--Il nous faudrait, dit Meaulnes, un canot à pétrole ou un bateau à
vapeur comme celui d'autrefois.

--Nous ne l'avons plus, dit-elle presque à voix basse, nous l'avons
vendu.

Et il se fit un silence gêné.

Jasmin en profita pour annoncer qu'il allait rejoindre M. de Galais.

--Je saurai bien, dit-il, où le retrouver.

Bizarrerie du hasard! Ces deux êtres si parfaitement dissemblables
s'étaient plu et depuis le matin ne se quittaient guère. M. de Galais
m'avait pris à part un instant, au début de la soirée, pour me dire que
j'avais là un ami plein de tact, de déférence et de qualités. Peut-être
même avait-il été jusqu'à lui confier le secret de l'existence de
Bélisaire et le lieu de sa cachette.

Je pensai moi aussi à m'éloigner, mais je sentais les deux jeunes gens
si gênés, si anxieux l'un en face de l'autre, que je jugeai prudent de
ne pas le faire...

Tant de discrétion de la part de Jasmin, tant de précaution de la mienne
servirent à peu de chose. Ils parlèrent. Mais invariablement, avec un
entêtement dont il ne se rendait certainement pas compte, Meaulnes en
revenait à toutes les merveilles de jadis. Et chaque fois la jeune fille
au supplice devait lui répéter que tout était disparu: la vieille
demeure si étrange et si compliquée, abattue; le grand étang, asséché,
comblé; et dispersés, les enfants aux charmants costumes...

--Ah! faisait simplement Meaulnes avec désespoir et comme si chacune de
ces disparitions lui eût donné raison contre la jeune fille ou contre
moi...

Nous marchions côte à côte... Vainement j'essayais de faire diversion à
la tristesse qui nous gagnait tous les trois. D'une question abrupte,
Meaulnes, de nouveau, cédait à son idée fixe. Il demandait des
renseignements sur tout ce qu'il avait vu autrefois: les petites filles,
le conducteur de la vieille berline, les poneys de la course. «Les
poneys sont vendus aussi? Il n'y a plus de chevaux au Domaine?...»

Elle répondit qu'il n'y en avait plus. Elle ne parla pas de Bélisaire.

Alors il évoqua les objets de sa chambre: les candélabres, la grande
glace, le vieux luth brisé... Il s'enquérait de tout cela, avec une
passion insolite, comme s'il eût voulu se persuader que rien ne
subsistait de sa belle aventure, que la jeune fille ne lui rapporterait
pas une épave capable de prouver qu'ils n'avaient pas rêvé tous les
deux, comme le plongeur rapporte du fond de l'eau un caillou et des
algues...

Mlle de Galais et moi, nous ne pûmes nous empêcher de sourire
tristement: elle se décida à lui expliquer:

--Vous ne reverrez pas le beau château que nous avions arrangé, monsieur
de Galais et moi, pour le pauvre Frantz.

»Nous passions notre vie à faire ce qu'il demandait. C'était un être si
étrange, si charmant! Mais tout a disparu avec lui le soir de ses
fiançailles manquées.

»Déjà monsieur de Galais était ruiné sans que nous le sachions. Frantz
avait fait des dettes et ses anciens camarades--apprenant sa
disparition... ont aussitôt réclamé auprès de nous. Nous sommes devenus
pauvres; Mme de Galais est morte et nous avons perdu tous nos amis en
quelques jours.

»Que Frantz revienne, s'il n'est pas mort. Qu'il retrouve ses amis et sa
fiancée; que la noce interrompue se fasse et peut-être tout
reviendra-t-il comme c'était autrefois. Mais le passé peut-il renaître?

--Qui sait! dit Meaulnes pensif. Et il ne demanda plus rien.

Sur l'herbe courte et légèrement jaunie déjà, nous marchions tous les
trois sans bruit: Augustin avait à sa droite près de lui la jeune fille
qu'il avait crue perdue pour toujours. Lorsqu'il posait une de ces dures
questions, elle tournait vers lui lentement, pour lui répondre, son
charmant visage inquiet; et une fois, en lui parlant, elle avait posé
doucement sa main sur son bras, d'un geste plein de confiance et de
faiblesse. Pourquoi le grand Meaulnes était-il là comme un étranger,
comme quelqu'un qui n'a pas trouvé ce qu'il cherchait et que rien
d'autre ne peut intéresser? Ce bonheur-là, trois ans plus tôt, il n'eût
pu le supporter sans effroi, sans folie, peut-être. D'où venait donc ce
vide, cet éloignement, cette impuissance à être heureux, qu'il y avait
en lui, à cette heure?

Nous approchions du petit bois où le matin M. de Galais avait attaché
Bélisaire; le soleil vers son déclin allongeait nos ombres sur l'herbe;
à l'autre bout de la pelouse, nous entendions, assourdis par
l'éloignement, comme un bourdonnement heureux, les voix des joueurs et
des fillettes, et nous restions silencieux dans ce calme admirable,
lorsque nous entendîmes chanter de l'autre côté du bois, dans la
direction des Aubiers, la ferme du bord de l'eau. C'était la voix jeune
et lointaine de quelqu'un qui mène ses bêtes à l'abreuvoir, un air
rythmé comme un air de danse, mais que l'homme étirait et alanguissait
comme une vieille ballade triste:

    Mes souliers sont rouges...
    Adieu, mes amours!
    Mes souliers sont rouges...
    Adieu, sans retour!

Meaulnes avait levé la tête et écoutait. Ce n'était rien qu'un de ces
airs que chantaient les paysans attardés, au Domaine sans nom, le
dernier soir de la fête, quand déjà tout s'était écroulé... Rien qu'un
souvenir--le plus misérable--de ces beaux jours qui ne reviendraient
plus.

--Mais vous l'entendez? dit Meaulnes à mi-voix. Oh! je vais aller voir
qui c'est. Et tout de suite il s'engagea dans le petit bois. Presque
aussitôt la voix se tut; on entendit encore une seconde l'homme siffler
ses bêtes en s'éloignant; puis plus rien...

Je regardai la jeune fille. Pensive et accablée, elle avait les yeux
fixés sur le taillis où Meaulnes venait de disparaître. Que de fois,
plus tard, elle devait regarder ainsi, pensivement, le passage par où
s'en irait à jamais le grand Meaulnes!

Elle se tourna vers moi:

--Il n'est pas heureux, dit-elle douloureusement.

Elle ajouta:

--Et peut-être que je ne puis rien pour lui?...

J'hésitais à répondre, craignant que Meaulnes, qui devait d'un saut
avoir gagné la ferme et qui maintenant revenait par le bois, ne surprît
notre conversation. Mais j'allais l'encourager cependant; lui dire de ne
pas craindre de brusquer le grand gars; qu'un secret sans doute le
désespérait et que jamais de lui-même il ne se confierait à elle ni à
personne--lorsque soudain, de l'autre côté du bois, partit un cri; puis
nous entendîmes un piétinement comme d'un cheval qui pétarade et le
bruit d'une dispute à voix entrecoupées... Je compris tout de suite
qu'il était arrivé un accident au vieux Bélisaire et je courus vers
l'endroit d'où venait tout le tapage. Mlle de Galais me suivit de loin.
Du fond de la pelouse on avait dû remarquer notre mouvement, car
j'entendis, au moment où j'entrai dans le taillis, les cris des gens qui
accouraient.

Le vieux Bélisaire, attaché trop bas, s'était pris une patte de devant
dans sa longe; il n'avait pas bougé jusqu'au moment où M. de Galais et
Delouche, au cours de leur promenade, s'étaient approchés de lui;
effrayé, excité par l'avoine insolite qu'on lui avait donnée, il s'était
débattu furieusement; les deux hommes avaient essayé de le délivrer,
mais si maladroitement qu'ils avaient réussi à l'empêtrer davantage,
tout en risquant d'essuyer de dangereux coups de sabots. C'est à ce
moment que par hasard Meaulnes, revenant des Aubiers, était tombé sur le
groupe. Furieux de tant de gaucherie, il avait bousculé les deux hommes
au risque de les envoyer rouler dans le buisson. Avec précaution mais en
un tour de main il avait délivré Bélisaire. Trop tard, car le mal était
déjà fait; le cheval devait avoir un nerf foulé, quelque chose de brisé
peut-être, car il se tenait piteusement la tête basse, sa selle à demi
dessanglée sur le dos, une patte repliée sous son ventre et toute
tremblante. Meaulnes, penché, le tâtait et l'examinait sans rien dire.

Lorsqu'il releva la tête, presque tout le monde était là rassemblé, mais
il ne vit personne. Il était fâché rouge.

--Je me demande, cria-t-il, qui a bien pu l'attacher de la sorte! Et lui
laisser sa selle sur le dos toute la journée? Et qui a eu l'audace de
seller ce vieux cheval, bon tout au plus pour une carriole.

Delouche voulut dire quelque chose--tout prendre sur lui.

--Tais-toi donc! C'est ta faute encore. Je t'ai vu tirer bêtement sur sa
longe pour le dégager.

Et se baissant de nouveau, il se remit à frotter le jarret du cheval
avec le plat de la main.

M. de Galais, qui n'avait rien dit encore, eut le tort de vouloir sortir
de sa réserve. Il bégaya:

--Les officiers de marine ont l'habitude... Mon cheval...

--Ah! il est à vous? dit Meaulnes un peu calmé, très rouge, en tournant
la tête de côté vers le vieillard.

Je crus qu'il allait changer de ton, faire des excuses. Il souffla un
instant. Et je vis alors qu'il prenait un plaisir amer et désespéré à
aggraver la situation, à tout briser à jamais, en disant avec insolence:

--Eh bien je ne vous fais pas mon compliment.

Quelqu'un suggéra:

--Peut-être que de l'eau fraîche... En le baignant dans le gué...

--Il faut, dit Meaulnes sans répondre, emmener tout de suite ce vieux
cheval, pendant qu'il peut encore marcher,--et il n'y a pas de temps à
perdre!--le mettre à l'écurie et ne jamais plus l'en sortir.

Plusieurs jeunes gens s'offrirent aussitôt. Mais Mlle de Galais les
remercia vivement. Le visage en feu, prête à fondre en larmes, elle dit
au revoir à tout le monde, et même à Meaulnes décontenancé, qui n'osa
pas la regarder. Elle prit la bête par les rênes, comme on donne à
quelqu'un la main, plutôt pour s'approcher d'elle davantage que pour la
conduire... Le vent de cette fin d'été était si tiède sur le chemin des
Sablonnières qu'on se serait cru au mois de mai, et les feuilles des
haies tremblaient à la brise du sud... Nous la vîmes partir ainsi, son
bras à demi sorti du manteau, tenant dans sa main étroite la grosse rêne
de cuir. Son père marchait péniblement à côté d'elle...

Triste fin de soirée! Peu à peu, chacun ramassa ses paquets, ses
couverts; on plia les chaises, on démonta les tables; une à une, les
voitures chargées de bagages et de gens partirent, avec des chapeaux
levés et des mouchoirs agités. Les derniers nous restâmes sur le terrain
avec mon oncle Florentin, qui ruminait comme nous, sans rien dire, ses
regrets et sa grosse déception.

Nous aussi, nous partîmes, emportés vivement, dans notre voiture bien
suspendue, par notre beau cheval alezan. La roue grinça au tournant dans
le sable et bientôt, Meaulnes et moi, qui étions assis sur le siège de
derrière, nous vîmes disparaître sur la petite route l'entrée du chemin
de traverse que le vieux Bélisaire et ses maîtres avaient pris...

Mais alors mon compagnon--l'être que je sache au monde le plus incapable
de pleurer--tourna soudain vers moi son visage bouleversé par une
irrésistible montée de larmes.

--Arrêtez, voulez-vous? dit-il en mettant la main sur l'épaule de
Florentin. Ne vous occupez pas de moi? Je reviendrai tout seul, à pied.

Et d'un bond, la main au garde-boue de la voiture, il sauta à terre. A
notre stupéfaction, rebroussant chemin, il se prit à courir, et courut
jusqu'au petit chemin que nous venions de passer, les chemin des
Sablonnières. Il dut arriver au Domaine par cette allée de sapins qu'il
avait suivie jadis, où il avait entendu, vagabond caché dans les basses
branches, la conversation mystérieuse des beaux enfants inconnus...

Et c'est ce soir-là, avec des sanglots, qu'il demanda en mariage Mlle de
Galais.



CHAPITRE VII

LE JOUR DES NOCES


C'est un jeudi, au commencement de février, un beau jeudi soir glacé, où
le grand vent souffle. Il est trois heures et demie, quatre heures...
Sur les haies, auprès des bourgs, les lessives sont étendues depuis midi
et sèchent à la bourrasque. Dans chaque maison, le feu de la salle à
manger fait luire tout un reposoir de joujoux vernis. Fatigué de jouer,
l'enfant s'est assis auprès de sa mère et il lui fait raconter la
journée de son mariage...

Pour celui qui ne veut pas être heureux, il n'a qu'à monter dans son
grenier et il entendra, jusqu'au soir, siffler et gémir les naufrages;
il n'a qu'à s'en aller dehors, sur la route, et le vent lui rabattra son
foulard sur la bouche comme un chaud baiser soudain qui le fera pleurer.
Mais pour celui qui aime le bonheur, il y a, au bord d'un chemin boueux,
la maison des Sablonnières, où mon ami Meaulnes est rentré avec Yvonne
de Galais, qui est sa femme depuis midi.

Les fiançailles ont duré cinq mois. Elles ont été paisibles, aussi
paisibles que la première entrevue avait été mouvementée. Meaulnes est
venu très souvent aux Sablonnières, à bicyclette ou en voiture. Plus de
deux fois par semaine, cousant ou lisant près de la grande fenêtre qui
donne sur la lande et les sapins, Mlle de Galais a vu tout d'un coup sa
haute silhouette rapide passer derrière le rideau, car il vient toujours
par l'allée détournée qu'il a prise autrefois. Mais c'est la seule
allusion--tacite--qu'il fasse au passé. Le bonheur semble avoir endormi
son étrange tourment.

De petits événements ont fait date pendant ces cinq calmes mois. On m'a
nommé instituteur au hameau de Saint-Benoist des Champs. Saint-Benoist
n'est pas un village. Ce sont des fermes disséminées à travers la
campagne, et la maison d'école est complètement isolée sur une côte au
bord de la route. Je mène une vie bien solitaire; mais, en passant par
les champs, il ne faut que trois quarts d'heure de marche pour gagner
les Sablonnières.

Delouche est maintenant chez son oncle, qui est entrepreneur de
maçonnerie au Vieux-Nançay. Ce sera bientôt lui le patron. Il vient
souvent me voir. Meaulnes, sur la prière de Mlle de Galais, est
maintenant très aimable avec lui.

Et ceci explique comment nous sommes là tous deux à rôder, vers quatre
heures de l'après-midi, alors que les gens de la noce sont déjà tous
repartis.

Le mariage s'est fait à midi, avec le plus de silence possible, dans
l'ancienne chapelle des Sablonnières qu'on n'a pas abattue et que les
sapins cachent à moitié sur le versant de la côte prochaine. Après un
déjeuner rapide, la mère de Meaulnes, M. Seurel et Millie, Florentin et
les autres sont remontés en voiture. Il n'est resté que Jasmin et moi...

Nous errons à la lisière des bois qui sont derrière la maison des
Sablonnières, au bord du grand terrain en friche, emplacement ancien du
Domaine aujourd'hui abattu. Sans vouloir l'avouer et sans savoir
pourquoi, nous sommes remplis d'inquiétude. En vain nous essayons de
distraire nos pensées et de tromper notre angoisse en nous montrant, au
cours de notre promenade errante, les bauges des lièvres et les petits
sillons de sable où les lapins ont gratté fraîchement... un collet
tendu... la trace d'un braconnier... Mais sans cesse nous revenons à ce
bord du taillis, d'où l'on découvre la maison silencieuse et fermée...

Au bas de la grande croisée qui donne sur les sapins, il y a un balcon
de bois, envahi par les herbes folles, que couche le vent. Une lueur
comme d'un feu allumé se reflète sur les carreaux de la fenêtre. De
temps à autre, une ombre passe. Tout autour, dans les champs
environnants, dans le potager, dans le seule ferme qui reste des
anciennes dépendances, silence et solitude. Les métayers sont partis au
bourg pour fêter le bonheur de leurs maîtres.

De temps à autre, le vent chargé d'une buée qui est presque de la pluie
nous mouille la figure et nous apporte la parole perdue d'un piano.
Là-bas, dans la maison fermée, quelqu'un joue. Je m'arrête un instant
pour écouter en silence. C'est d'abord comme une voix tremblante qui, de
très loin, ose à peine chanter sa joie... C'est comme le rire d'une
petite fille qui, dans sa chambre, a été chercher tous ses jouets et les
répand devant son ami... Je pense aussi à la joie craintive encore d'une
femme qui a été mettre une belle robe et qui vient la montrer et ne sait
pas si elle plaira... Cet air que je ne connais pas, c'est aussi une
prière, une supplication au bonheur de ne pas être trop cruel, un salut
et comme un agenouillement devant le bonheur...

Je pense: «Ils sont heureux enfin. Meaulnes est là-bas près d'elle...»

Et savoir cela, en être sûr, suffit au contentement parfait du brave
enfant que je suis.

A ce moment, tout absorbé, le visage mouillé par le vent de la plaine
comme par l'embrun de la mer, je sens qu'on me touche l'épaule:

--Écoute! dit Jasmin tout bas.

Je le regarde. Il me fait signe de ne pas bouger; et, lui-même, la tête
inclinée, le sourcil froncé, il écoute...



CHAPITRE VIII

L'APPEL DE FRANTZ


--Hou-ou!

Cette fois, j'ai entendu. C'est un signal, un appel sur deux notes,
haute et basse, que j'ai déjà entendu jadis... Ah! je me souviens: c'est
le cri du grand comédien lorsqu'il hélait son jeune compagnon à la
grille de l'école. C'est l'appel à quoi Frantz nous avait fait jurer de
nous rendre, n'importe où et n'importe quand. Mais que demande-t-il ici,
aujourd'hui, celui-là?

--Cela vient de la grande sapinière à gauche, dis-je à mi-voix. C'est un
braconnier sans doute.

Jasmin secoua la tête:

--Tu sais bien que non, dit-il.

Puis, plus bas:

--Ils sont dans le pays, tous les deux, depuis ce matin. J'ai surpris
Ganache à onze heures en train de guetter dans un champ auprès de la
chapelle. Il a détalé en m'apercevant. Ils sont venus de loin peut-être
à bicyclette, car il était couvert de boue jusqu'au milieu du dos...

--Mais que cherchent-ils?

--Je n'en sais rien. Mais à coup sûr il faut que nous les chassions. Il
ne faut pas les laisser rôder aux alentours. Ou bien toutes les folies
vont recommencer...

Je suis de cet avis, sans l'avouer.

--Le mieux, dis-je, serait de les joindre, de voir ce qu'ils veulent et
de leur faire entendre raison...

Lentement, silencieusement, nous nous glissons donc en nous baissant à
travers le taillis jusqu'à la grande sapinière, d'où part, à intervalles
réguliers, ce cri prolongé qui n'est pas en soi plus triste qu'autre
chose, mais qui nous semble à tous les deux de sinistre augure.

Il est difficile, dans cette partie du bois de sapins, où le regard
s'enfonce entre les troncs régulièrement plantés, de surprendre
quelqu'un et de s'avancer sans être vu. Nous n'essayons même pas. Je me
poste à l'angle du bois. Jasmin va se placer à l'angle opposé, de façon
à commander comme moi, de l'extérieur, deux des côtés du rectangle et à
ne pas laisser fuir l'un des bohémiens sans le héler. Ces dispositions
prises, je commence à jouer mon rôle d'éclaireur pacifique et j'appelle:

--Frantz!...

«...Frantz! Ne craignez rien. C'est moi, Seurel; je voudrais vous
parler...

Un instant de silence; je vais me décider à crier encore, lorsque, au
coeur même de la sapinière, où mon regard n'atteint pas tout à fait, une
voix commande:

--Restez où vous êtes: il va venir vous trouver.

Peu à peu, entre les grands sapins que l'éloignement fait paraître
serrés, je distingue la silhouette du jeune homme qui s'approche. Il
paraît couvert de boue et mal vêtu; des épingles de bicyclette serrent
le bas de son pantalon, une vieille casquette à ancre est plaquée sur
ses cheveux trop longs; je vois maintenant sa figure amaigrie... Il
semble avoir pleuré.

S'approchant de moi, résolument:

--Que voulez-vous? demande-t-il d'un air très insolent.

--Et vous-même, Frantz, que faites-vous ici? Pourquoi venez-vous
troubler ceux qui sont heureux? Qu'avez-vous à demander? Dites-le.

Ainsi interrogé directement, il rougit un peu, balbutie, répond
seulement:

--Je suis malheureux, moi, je suis malheureux.

Puis, la tête dans le bras, appuyé à un tronc d'arbre, il se prend à
sangloter amèrement. Nous avons fait quelques pas dans la sapinière.
L'endroit est parfaitement silencieux. Pas même la voix du vent que les
grands sapins de la lisière arrêtent. Entre les troncs réguliers se
répète et s'éteint le bruit des sanglots étouffés du jeune homme.
J'attendis que cette crise s'apaise et je dis, en lui mettant la main
sur l'épaule:

--Frantz, vous viendrez avec moi. Je vous mènerai auprès d'eux. Ils vous
accueilleront comme un enfant perdu qu'on a retrouvé et toute sera fini.

Mais il ne voulait rien entendre. D'une voix assourdie par les larmes,
malheureux, entêté, colère, il reprenait:

--Ainsi Meaulnes ne s'occupe plus de moi? Pourquoi ne répond-il pas
quand je l'appelle? Pourquoi ne tient-il pas sa promesse?

--Voyons, Frantz, répondis-je, le temps des fantasmagories et des
enfantillages est passé. Ne troublez pas avec des folies le bonheur de
ceux que vous aimez; de votre soeur et d'Augustin Meaulnes.

--Mais lui seul peut me sauver, vous le savez bien. Lui seul est capable
de retrouver la trace que je cherche. Voilà bientôt trois ans que
Ganache et moi nous battons toute la France sans résultat. Je n'avais
plus confiance qu'en votre ami. Et voici qu'il ne répond plus. Il a
trouvé son amour, lui. Pourquoi maintenant, ne pense-t-il pas à moi? Il
faut qu'il se mette en route. Yvonne le laissera bien partir... Elle ne
m'a jamais rien refusé.

Il me montrait un visage où, dans la poussière et la boue, les larmes
avaient tracé des sillons sales, un visage de vieux gamin épuisé et
battu. Ses yeux étaient cernés de taches de rousseur; son menton, mal
rasé; ses cheveux trop longs traînaient sur son col sale. Les mains dans
les poches, il grelottait. Ce n'était plus ce royal enfant en guenilles
des années passées. De coeur, sans doute, il était plus enfant que
jamais: impérieux, fantasque et tout de suite désespéré. Mais cet
enfantillage était pénible à supporter chez ce garçon déjà légèrement
vieilli... Naguère, il y avait en lui tant d'orgueilleuse jeunesse que
toute folie au monde lui paraissait permise. A présent, on était d'abord
tenté de le plaindre pour n'avoir pas réussi sa vie; puis de lui
reprocher ce rôle absurde de jeune héros romantique où je le voyais
s'entêter... Et enfin je pensais malgré moi que notre beau Frantz aux
belles amours avait dû se mettre à voler pour vivre, tout comme son
compagnon Ganache... Tant d'orgueil avait abouti à cela!

--Si je vous promets, dis-je enfin, après avoir réfléchi, que dans
quelques jours Meaulnes se mettra en campagne pour vous, rien que pour
vous?...

--Il réussira, n'est-ce pas? Vous en êtes sûr? me demanda-t-il en
claquant des dents.

--Je le pense. Tout devient possible avec lui!

--Et comment le saurai-je? Qui me le dira?

--Vous reviendrez ici dans un an exactement, à cette même heure: vous
trouverez la jeune fille que vous aimez.

Et, en disant ceci, je pensais non pas troubler les nouveaux époux, mais
m'enquérir auprès de la tante Moinel et faire diligence moi-même pour
trouver la jeune fille.

Le bohémien me regardait dans les yeux avec une volonté de confiance
vraiment admirable. Quinze ans, il avait encore et tout de même quinze
ans!--l'âge que nous avions à Sainte-Agathe, le soir du balayage des
classes, quand nous fîmes tous les trois ce terrible serment enfantin.

Le désespoir le reprit lorsqu'il fut obligé de dire:

--Eh bien, nous allons partir.

Il regarda, certainement avec un grand serrement de coeur, tous ces bois
d'alentour qu'il allait de nouveau quitter.

--Nous serons dans trois jours, dit-il, sur les routes d'Allemagne. Nous
avons laissé nos voitures au loin. Et depuis trente heures, nous
marchions sans arrêt. Nous pensions arriver à temps pour emmener
Meaulnes avant le mariage et chercher avec lui ma fiancée, comme il a
cherché le Domaine des Sablonnières.

Puis, repris par sa terrible puérilité:

--Appelez votre Delouche, dit-il en s'en allant, parce que si je le
rencontrais ce serait affreux.

Peu à peu, entre les sapins, je vis disparaître sa silhouette grise.
J'appelai Jasmin et nous allâmes reprendre notre faction. Mais presque
aussitôt, nous aperçûmes, là-bas, Augustin qui fermait les volets de la
maison et nous fûmes frappés par l'étrangeté de son allure.



CHAPITRE IX

LES GENS HEUREUX


Plus tard, j'ai su par le menu détail tout ce qui s'était passé
là-bas...

Dans le salon des Sablonnières, dès le début de l'après-midi, Meaulnes
et sa femme, que j'appelle encore Mlle de Galais, sont restés
complètement seuls. Tous les invités partis, le vieux M. de Galais a
ouvert la porte, laissant une seconde le grand vent pénétrer dans la
maison et gémir; puis il s'est dirigé vers le Vieux-Nançay et ne
reviendra qu'à l'heure du dîner, pour fermer tout à clef et donner des
ordres à la métairie. Aucun bruit du dehors n'arrive plus maintenant
jusqu'aux jeunes gens. Il y a tout juste une branche de rosier sans
feuilles qui cogne la vitre, du côté de la lande. Comme deux passagers
dans un bateau à la dérive, ils sont, dans le grand vent d'hiver, deux
amants enfermés avec le bonheur.

                   *       *       *       *       *

«Le feu menace de s'éteindre» dit Mlle de Galais, et elle voulut prendre
une bûche dans le coffre.

Mais Meaulnes se précipita et plaça lui-même le bois dans le feu.

Puis il prit la main tendue de la jeune fille et ils restèrent là,
debout, l'un devant l'autre, étouffés comme par une grande nouvelle qui
ne pouvait pas se dire.

Le vent roulait avec le bruit d'une rivière débordée. De temps à autre
une goutte d'eau, diagonalement, comme sur la portière d'un train,
rayait la vitre.

Alors la jeune fille s'échappa. Elle ouvrit la porte du couloir et
disparut avec un sourire mystérieux. Un instant, dans la demi-obscurité,
Augustin resta seul... Le tic tac d'une petite pendule faisait penser à
la salle à manger de Sainte-Agathe... Il songea sans doute: «C'est donc
ici la maison tant cherchée, le couloir jadis plein de chuchotements et
de passages étranges...»

C'est à ce moment qu'il dut entendre--Mlle de Galais me dit plus tard
l'avoir entendu aussi--le premier cri de Frantz, tout près de la maison.

La jeune femme, alors, eut beau lui montrer les choses merveilleuses
dont elle était chargée: ses jouets de petite fille, toutes ses
photographies d'enfant: elle en cantinière, elle et Frantz sur les
genoux de leur mère, qui était si jolie... puis tout ce qui restait de
ses sages petites robes de jadis: «jusqu'à celle-ci que je portais,
voyez, vers le temps où vous alliez bientôt me connaître, où vous
arriviez, je crois, au cours de Sainte-Agathe...», Meaulnes ne voyait
plus rien et n'entendait plus rien.

Un instant pourtant il parut ressaisi par la pensée de son
extraordinaire, inimaginable bonheur:

--Vous êtes là,--dit-il sourdement, comme si le dire seulement donnait
le vertige,--vous passez auprès de la table et votre main s'y pose un
instant...

Et encore:

--Ma mère, lorsqu'elle était jeune femme, penchait ainsi légèrement son
buste sur sa taille pour me parler... Et quand elle se mettait au
piano...

Alors Mlle de Galais proposa de jouer avant que la nuit ne vînt. Mais il
faisait sombre dans ce coin du salon et l'on fut obligé d'allumer une
bougie. L'abat-jour rose, sur le visage de la jeune fille, augmentait ce
rouge dont elle était marquée aux pommettes et qui était le signe d'une
grande anxiété.

Là-bas, à la lisière du bois, je commençai d'entendre cette chanson
tremblante que nous apportait le vent, coupée bientôt par le second cri
des deux fous, qui s'étaient rapprochés de nous dans les sapins.

Longtemps Meaulnes écouta la jeune fille en regardant silencieusement
par une fenêtre. Plusieurs fois il se tourna vers le doux visage plein
de faiblesse et d'angoisse. Puis il s'approcha d'Yvonne et, très
légèrement, il mit sa main sur son épaule. Elle sentit doucement peser
auprès de son cou cette caresse à laquelle il aurait fallu savoir
répondre.

--Le jour tombe, dit-il enfin. Je vais fermer les volets. Mais ne cessez
pas de jouer...

Que se passa-t-il alors dans ce coeur obscur et sauvage? Je me le suis
souvent demandé et je ne l'ai su que lorsqu'il fut trop tard. Remords
ignorés? Regrets inexplicables? Peur de voir s'évanouir bientôt entre
ses mains ce bonheur inouï qu'il tenait si serré? Et alors tentation
terrible de jeter irrémédiablement à terre, tout de suite, cette
merveille qu'il avait conquise?...

Il sortit lentement, silencieusement, après avoir regardé sa jeune femme
une fois encore. Nous le vîmes, de la lisière du bois, fermer d'abord
avec hésitation un volet, puis regarder vaguement vers nous, en fermer
un autre, et soudain s'enfuir à toutes jambes dans notre direction. Il
arriva près de nous avant que nous eussions pu songer à nous dissimuler
davantage. Il nous aperçut, comme il allait franchir une petite haie
récemment plantée et qui formait la limite d'un pré. Il fit un écart. Je
me rappelle son allure hagarde, son air de bête traquée... Il fit mine
de revenir sur ses pas pour franchir la haie du côté du petit ruisseau.

Je l'appelai.

--Meaulnes!... Augustin!...

Mais il ne tournait pas même la tête. Alors, persuadé que cela seulement
pourrait le retenir:

--Frantz est là, criai-je. Arrête!

Il s'arrêta enfin. Haletant et sans me laisser le temps de préparer ce
que je pourrais dire:

--Il est là! dit-il. Que réclame-t-il?

--Il est malheureux, répondis-je. Il venait te demander de l'aide, pour
retrouver ce qu'il a perdu.

--Ah! fit-il, baissant la tête. Je m'en doutais bien. J'avais beau
essayer d'endormir cette pensée-là... Mais où est-il? Raconte vite.

Je dis que Frantz venait de partir et que certainement on ne le
rejoindrait plus maintenant. Ce fut pour Meaulnes une grande déception.
Il hésita, fit deux ou trois pas, s'arrêta. Il paraissait au comble de
l'indécision et du chagrin. Je lui racontai ce que j'avais promis en son
nom au jeune homme. Je dis que je lui avais donné rendez-vous dans un an
à la même place.

Augustin, si calme en général, était maintenant dans un état de
nervosité et d'impatience extraordinaires:

--Ah! pourquoi avoir fait cela! dit-il. Mais oui, sans doute, je puis le
sauver. Mais il faut que ce soit tout de suite. Il faut que je le voie,
que je lui parle, qu'il me pardonne et que je répare tout... Autrement
je ne peux plus me présenter là-bas...

Et il se tourna vers la maison des Sablonnières.

--Ainsi, dis-je, pour une promesse enfantine que tu lui as faite, tu es
en train de détruire ton bonheur.

--Ah! si ce n'était que cette promesse, fit-il.

Et ainsi je connus qu'autre chose liait les deux jeunes hommes, mais
sans pouvoir deviner quoi.

--En tout cas, dis-je, il n'est plus temps de courir. Ils sont
maintenant en route pour l'Allemagne.

Il allait répondre, lorsqu'une figure échevelée, hagarde, se dressa
entre nous. C'était Mlle de Galais. Elle avait dû courir, car elle avait
le visage baigné de sueur. Elle avait dû tomber et se blesser, car elle
avait le front écorché au-dessus de l'oeil droit et du sang figé dans
les cheveux.

Il m'est arrivé, dans les quartiers pauvres de Paris, de voir soudain,
descendue dans la rue, séparé par des agents intervenus dans la
bataille, un ménage qu'on croyait heureux, uni, honnête. Le scandale a
éclaté tout d'un coup, n'importe quand, à l'instant de se mettre à
table, le dimanche avant de sortir, au moment de souhaiter la fête du
petit garçon...--et maintenant tout est oublié, saccagé. L'homme et la
femme, au milieu du tumulte, ne sont plus que deux démons pitoyables et
les enfants en larmes se jettent contre eux, les embrassent étroitement,
les supplient de se taire et de ne plus se battre.

Mlle de Galais, quand elle arriva près de Meaulnes, me fit penser à un
de ces enfants-là, à un de ces pauvres enfants affolés. Je crois que
tous ses amis, tout un village, tout un monde l'eût regardée, qu'elle
fût accourue tout de même, qu'elle fût tombée de la même façon,
échevelée, pleurante, salie.

Mais quand elle eut compris que Meaulnes était bien là, que cette fois
du moins, il ne l'abandonnerait pas, alors elles passa son bras sous le
sien, puis elle ne put s'empêcher de rire au milieu de ses larmes comme
un petit enfant. Ils ne dirent rient ni l'un ni l'autre. Mais, comme
elle avait tiré son mouchoir, Meaulnes le lui prit doucement des mains:
avec précaution et application, il essuya le sang qui tachait la
chevelure de la jeune fille.

--Il faut rentrer, maintenant, dit-il.

Et je les lassai retourner tous les deux, dans le beau grand vent du
soir d'hiver qui leur fouettait le visage,--lui, l'aidant de la main aux
passages difficiles; elle, souriant et se hâtant,--vers leur demeure
pour un instant abandonnée.



CHAPITRE X

LA «MAISON DE FRANTZ»


Mal rassuré, en proie à une sourde inquiétude, que l'heureux dénouement
du tumulte de la veille n'avait pas suffi à dissiper, il me fallut
rester enfermé dans l'école pendant toute la journée du lendemain. Sitôt
après l'heure d'«étude» qui suit la classe du soir, je pris le chemin
des Sablonnières. La nuit tombait quand j'arrivai dans l'allée de sapins
qui menait à la maison. Tous les volets étaient déjà clos. Je craignis
d'être importun, en me présentant à cette heure tardive, le lendemain
d'un mariage. Je restai fort tard à rôder sur la lisière du jardin et
dans les terres avoisinantes, espérant toujours voir sortir quelqu'un de
la maison fermée... Mais mon espoir fut déçu. Dans la métairie voisine
elle-même, rien ne bougeait. Et je dus rentrer chez moi, hanté par les
imaginations les plus sombres.

Le lendemain samedi, mêmes incertitudes. Le soir, je pris en hâte ma
pèlerine, mon bâton, un morceau de pain, pour manger en route, et
j'arrivai, quand la nuit tombait déjà, pour trouver tout fermé aux
Sablonnières, comme la veille... Un peu de lumière au premier étage;
mais aucun bruit; pas un mouvement... Pourtant, de la cour de la
métairie je vis cette fois la porte de la ferme ouverte, le feu allumé
dans la grande cuisine et j'entendis le bruit habituel des voix et des
pas à l'heure de la soupe. Ceci me rassura sans me renseigner. Je ne
pouvais rien dire ni rien demander à ces gens. Et je retournai guetter
encore, attendre en vain, pensant toujours voir la porte s'ouvrir et
surgir enfin la haute silhouette d'Augustin.

C'est le dimanche seulement, dans l'après-midi, que je résolus de sonner
à la porte des Sablonnières. Tandis que je grimpais les coteaux dénudés,
j'entendais sonner au loin les vêpres du dimanche d'hiver. Je me sentais
solitaire et désolé. Je ne sais quel pressentiment triste m'envahissait.
Et je ne fus qu'à demi surpris lorsque à mon coup de sonnette, je vis M.
de Galais tout seul paraître et me parler à voix basse: Mlle de Galais
était alitée, avec une fièvre violente; Meaulnes avait dû partir dès
vendredi matin pour un long voyage; on ne sait quand il reviendrait...

Et comme le vieillard, très embarrassé, très triste, ne m'offrait pas
d'entrer, je pris aussitôt congé de lui. La porte refermée, je restai un
instant sur le perron, le coeur serré, dans un désarroi absolu, à
regarder sans savoir pourquoi une branche de glycine desséchée que le
vent balançait tristement dans un rayon de soleil.

Ainsi ce remords secret que Meaulnes portait depuis son séjour à Paris
avait fini par être le plus fort. Il avait fallu que mon grand compagnon
échappât à la fin à son bonheur tenace...

Chaque jeudi et chaque dimanche, je vins demander des nouvelles d'Yvonne
de Galais, jusqu'au soir où, convalescente enfin, elle me fit prier
d'entrer. Je la trouvai, assise auprès du feu, dans le salon dont la
grande fenêtre basse donnait sur la terre et les bois. Elle n'était
point pâle comme je l'avais imaginé, mais toute enfiévrée, au contraire,
avec de vives taches rouges sous les yeux, et dans un état d'agitation
extrême. Bien qu'elle parût très faible encore, elle s'était habillée
comme pour sortir. Elle parlait peu, mais elle disait chaque phrase avec
une animation extraordinaire, comme si elle eût voulu se persuader à
elle-même que le bonheur n'était pas évanoui encore... Je n'ai pas gardé
le souvenir de ce que nous avons dit. Je me rappelle seulement que j'en
vins à demander avec hésitation quand Meaulnes serait de retour.

--Je ne sais pas quand il reviendra, répondit-elle vivement.

Il y avait une supplication dans ses yeux, et je me gardai d'en demander
davantage.

Souvent, je revins la voir. Sauvent je causai avec elle auprès du feu,
dans ce salon bas où la nuit venait plus vite que partout ailleurs.
Jamais elle ne parlait d'elle-même ni de sa peine cachée. Mais elle ne
se lassait pas de me faire conter par le détail notre existence
d'écoliers de Sainte-Agathe.

Elle écoutait gravement, tendrement, avec un intérêt quasi maternel, le
récit de nos misères de grands enfants. Elle ne paraissait jamais
surprise, pas même de nos enfantillages les plus audacieux, les plus
dangereux. Cette tendresse attentive qu'elle tenait de M. de Galais, les
aventures déplorables de son frère ne l'avaient point lassée. Le seul
regret que lui inspirât le passé, c'était, je pense, de n'avoir point
encore été pour son frère une confidente assez intime, puisque, au
moment de sa grande débâcle, il n'avait rien osé lui dire non plus qu'à
personne et s'était jugé perdu sans recours. Et c'était là, quand j'y
songe, une lourde tâche qu'avait assumée la jeune femme,--tâche
périlleuse, de seconder un esprit follement chimérique comme son
frère;--tâche écrasante, quand il s'agissait de lier partie avec ce
coeur aventureux qu'était mon ami le grand Meaulnes.

                   *       *       *       *       *

De cette foi qu'elle gardait dans les rêves enfantins de son frère, de
ce soin qu'elle apportait à lui conserver au moins des bribes de ce rêve
dans lequel il avait vécu jusqu'à vingt ans, elle me donna un jour la
preuve la plus touchante et je dirai presque la plus mystérieuse.

Ce fut par une soirée d'avril désolée comme une fin d'automne. Depuis
près d'un mois nous vivions dans un doux printemps prématuré, et la
jeune femme avait repris en compagnie de M. de Galais les longues
promenades qu'elle aimait. Mais ce jour-là, se vieillard se trouvant
fatigué et moi-même libre, elle me demanda de l'accompagner malgré le
temps menaçant. A plus d'une demi-lieue des Sablonnières, en longeant
l'étang, l'orage, la pluie, la grêle nous surprirent. Sous le hangar où
nous nous étions abrités contre l'averse interminable, le vent nous
glaçait, debout l'un près de l'autre, pensifs, devant le paysage noirci.
Je la revois, dans sa douce robe sévère, toute pâlie, toute tourmentée.

--Il faut rentrer, disait-elle. Nous sommes partis depuis si longtemps.
Qu'a-t-il pu se passer?

Mais, à mon étonnement, lorsqu'il nous fut possible enfin de quitter
notre abri, la jeune femme, au lieu de revenir vers les Sablonnières,
continua son chemin et me demanda de la suivre. Nous arrivâmes, après
avoir longtemps marché, devant une maison que je ne connaissais pas,
isolée, au bord d'un chemin défoncé qui devait aller vers Préveranges.
C'était une petite maison bourgeoise, couverte en ardoise, et que rien
ne distinguait du type usuel dans ce pays, sinon son éloignement et son
isolement.

A voir Yvonne de Galais, on eût dit que cette maison nous appartenait et
que nous l'avions abandonnée durant un long voyage. Elle ouvrit, en se
penchant, une petite grille, et se hâta d'inspecter avec inquiétude le
lieu solitaire. Une grande cour herbeuse, où des enfants avaient dû
venir jouer pendant les longues et lentes soirées de la fin de l'hiver,
était ravinée par l'orage. Un cerceau trempait dans une flaque d'eau.
Dans les jardinets où les enfants avaient semé des fleurs et des pois,
la grande pluie n'avait laissé que des traînées de gravier blanc. Et
enfin nous découvrîmes, blottie contre le seuil d'une des portes
mouillées, toute une couvée de poussins transpercée par l'averse.
Presque tous étaient morts sous les ailes raidies et les plumes fripées
de la mère.

A ce spectacle pitoyable, la jeune femme eut un cri étouffé. Elle se
pencha et, sans souci de l'eau ni de la boue, triant les poussins
vivants d'entre les morts, elle les mit dans un pan de son manteau. Puis
nous entrâmes dans la maison dont elle avait la clef. Quatre portes
ouvraient sur un étroit couloir où le vent s'engouffra en sifflant.
Yvonne de Galais ouvrit la première à notre droite et me fit pénétrer
dans une chambre sombre, ou je distinguai, après un moment d'hésitation,
une grande glace et un petit lit recouvert, à la mode campagnarde, d'un
édredon de soie rouge. Quant à elle, après avoir cherché un instant dans
le reste de l'appartement, elle revint, portant la couvée malade dans
une corbeille garnie de duvet, qu'elle glissa précieusement sous
l'édredon. Et, tandis qu'un rayon de soleil languissant, le premier et
le dernier de la journée, faisait plus pâles nos visages et plus obscure
la tombée de la nuit, nous étions là, debout, glacés et tourmentés, dans
la maison étrange!

D'instant en instant, elle allait regarder dans le nid fiévreux, enlever
un nouveau poussin mort pour l'empêcher de faire mourir les autres. Et
chaque fois il nous semblait que quelque chose comme un grand vent par
les carreaux cassés du grenier, comme un chagrin mystérieux d'enfants
inconnus, se lamentait silencieusement.

--C'était ici, me dit enfin ma compagne, la maison de Frantz quand il
était petit. Il avait voulu une maison pour lui tout seul, loin de tout
le monde, dans laquelle il pût aller jouer, s'amuser et vivre quand cela
lui plairait. Mon père avait trouvé cette fantaisie si extraordinaire,
si drôle, qu'il n'avait pas refusé. Et quand cela lui plaisait, un
jeudi, un dimanche, n'importe quand, Frantz partait habiter dans sa
maison comme un homme. Les enfants des fermes d'alentour venaient jouer
avec lui, l'aider à faire son ménage, travailler dans le jardin. C'était
un jeu merveilleux! Et le soir venu, il n'avait pas peur de coucher tout
seul. Quant à nous, nous l'admirions tellement que nous ne pensions pas
même à être inquiets.

»Maintenant et depuis longtemps, poursuivit-elle avec un soupir, la
maison est vide. M. de Galais, frappé par l'âge et le chagrin, n'a
jamais rien fait pour retrouver ni rappeler mon frère. Et que
pourrait-il tenter?

»Moi je passe ici bien souvent. Les petits paysans des environs viennent
jouer dans la cour comme autrefois. Et je me plais à imaginer que ce
sont les anciens amis de Frantz; que lui-même est encore un enfant et
qu'il va revenir bientôt avec la fiancée qu'il s'était choisie.

»Ces enfants-là me connaissent bien. Je joue avec eux. Cette couvée de
petits poulets était à nous...

Tout ce grand chagrin dont elle n'avait jamais rien dit, ce grand regret
d'avoir perdu son frère si fou, si charmant et si admiré, il avait fallu
cette averse et cette débâcle enfantine pour qu'elle me les confiât. Et
je l'écoutais sans rien répondre, le coeur tout gonflé de sanglots...

Les portes et la grille refermées, les poussins remis dans la cabane en
planches qu'il y avait derrière la maison, elle reprit tristement mon
bras et je la reconduisis.

                   *       *       *       *       *

Des semaines, des mois passèrent. Époque passée! Bonheur perdu! De celle
qui avait été la fée, la princesse et l'amour mystérieux de toute notre
adolescence, c'est à moi qu'il était échu de prendre le bras et de dire
ce qu'il fallait pour adoucir son chagrin, tandis que mon compagnon
avait fui. De cette époque, de ces conversations, le soir, après la
classe que je faisais sur la côte de Saint-Benoist des Champs, de ces
promenades où la seule chose dont il eût fallu parler était la seule sur
laquelle nous étions décidés à nous taire, que pourrais-je dire à
présent? Je n'ai pas gardé d'autre souvenir que celui, à demi effacé
déjà, d'un beau visage amaigri, de deux yeux dont les paupières
s'abaissent lentement tandis qu'ils me regardent, comme pour déjà ne
plus voir qu'un monde intérieur.

Et je suis demeuré son compagnon fidèle--compagnon d'une attente dont
nous ne parlions pas--durant tout un printemps et tout un été comme il
n'y en aura jamais plus. Plusieurs fois, nous retournâmes, l'après-midi,
à la maison de Frantz. Elle ouvrait les portes pour donner de l'air,
pour que rien ne fût moisi quand le jeune ménage reviendrait. Elle
s'occupait de la volaille à demi sauvage qui gîtait dans la basse-cour.
Et le jeudi où le dimanche, nous encouragions les jeux des petits
campagnards d'alentour, dont les cris et les rires, dans le site
solitaire, faisaient paraître plus déserte et plus vide encore la petite
maison abandonnée.



CHAPITRE XI

CONVERSATION SOUS LA PLUIE


Le mois d'août, époque des vacances, m'éloigna des Sablonnières et de la
jeune femme. Je dus aller passer à Sainte-Agathe mes deux mois de congé.
Je revis la grande cour sèche, le préau, la classe vide... Tout parlait
du grand Meaulnes. Tout était rempli des souvenirs de notre adolescence
déjà finie. Pendant ces longues journées jaunies, je m'enfermais comme
jadis, avant la venue de Meaulnes, dans le cabinet des archives, dans
les classes désertes. Je lisais, j'écrivais, je me souvenais... Mon père
était à la pêche au loin. Millie dans le salon cousait ou jouait du
piano comme jadis... Et dans le silence absolu de la classe, où les
couronnes de papier vert déchirées, les enveloppes des livres de prix,
les tableaux épongés, tout disait que l'année était finie, les
récompenses distribuées, tout attendait l'automne, la rentrée d'octobre
et le nouvel effort--je pensais de même que notre jeunesse était finie
et le bonheur manqué; moi aussi j'attendais la rentrée aux Sablonnières
et le retour d'Augustin qui peut-être ne reviendrait jamais...

Il y avait cependant une nouvelle heureuse que j'annonçai à Millie,
lorsqu'elle se décida à m'interroger sur la nouvelle mariée. Je
redoutais ses questions, sa façon à la fois très innocente et très
maligne de vous plonger soudain dans l'embarras, en mettant le doigt sur
votre pensée la plus secrète. Je coupai court à tout en annonçant que la
jeune femme de mon ami Meaulnes serait mère au mois d'octobre.

A part moi, je me rappelai le jour où Yvonne de Galais m'avait fait
comprendre cette grande nouvelle. Il y avait eut un silence; de ma part,
un léger embarras de jeune homme. Et j'avais dit tout de suite,
inconsidérément, pour le dissiper--songeant trop tard à tout le drame
que je remuais ainsi:

--Vous devez être bien heureuse?

Mais elle, sans arrière-pensée, sans regret, ni remords, ni rancune,
elle avait répondu avec un beau sourire de bonheur:

--Oui, bien heureuse.

                   *       *       *       *       *

Durant cette dernière semaine des vacances, qui est en général la plus
belle et la plus romantique, semaine de grandes pluies, semaine où l'on
commence à allumer les feux, et que je passais d'ordinaire à chasser
dans les sapins noirs et mouillés du Vieux-Nançay, je fis mes
préparatifs pour rentrer directement à Saint-Benoist des Champs. Firmin,
ma tante Julie et mes cousines du Vieux-Nançay m'eussent posé trop de
questions auxquelles je ne voulais pas répondre. Je renonçai pour cette
fois à mener durant huit jours la vie enivrante de chasseur campagnard
et je regagnai ma maison d'école quatre jours avant la rentrée des
classes.

J'arrivai avant la nuit dans la cour déjà tapissée de feuilles jaunies.
Le voiturier parti, je déballai tristement dans la salle à manger,
sonore et «renfermée» le paquet de provisions que m'avait fait maman...
Après un léger repas du bout des dents, impatient, anxieux, je mis ma
pèlerine et partis pour une fiévreuse promenade qui me mena tout droit
aux abords des Sablonnières.

Je ne voulus pas m'y introduire en intrus dès le premier soir de mon
arrivée. Cependant, plus hardi qu'en février, après avoir tourné tout
autour du Domaine où brillait seule la fenêtre de la jeune femme, je
franchis, derrière la maison, la clôture du jardin et m'assis sur un
banc, contre la haie, dans l'ombre commençante, heureux simplement
d'être là, tout près de ce qui me passionnait et m'inquiétait le plus au
monde.

La nuit venait. Une pluie fine commençait à tomber. La tête basse, je
regardais, sans y songer, mes souliers se mouiller peu à peu et luire
d'eau. L'ombre m'entourait lentement et la fraîcheur me gagnait sans
troubler ma rêverie. Tendrement, tristement, je rêvais aux chemins
boueux de Sainte-Agathe, par ce même soir de septembre; j'imaginais la
place pleine de brume, le garçon boucher qui siffle en allant à la
pompe, le café illuminé, la joyeuse voiturée avec sa carapace de
parapluies ouverts qui arrivait avant la fin des vacances, chez l'oncle
Florentin... Et je me disais tristement: Qu'importe tout ce bonheur,
puisque Meaulnes, mon compagnon, ne peut pas y être, ni sa jeune
femme...

C'est alors que, levant la tête, je la vis à deux pas de moi. Ses
souliers, dans le sable, faisaient un bruit léger que j'avais confondu
avec celui des gouttes d'eau de la haie. Elle avait sur la tête et les
épaules un grand fichu de laine noire, et la pluie fine poudrait sur son
front ses cheveux. Sans doute, de sa chambre, m'avait-elle aperçu par la
fenêtre qui donnait sur le jardin. Et elle venait vers moi. Ainsi ma
mère, autrefois, s'inquiétait et me cherchait pour me dire: «Il faut
rentrer», mais ayant pris goût à cette promenade sous la pluie et dans
la nuit, elle disait seulement avec douceur: «Tu vas prendre froid!» et
restait en ma compagnie à causer longuement...

Yvonne de Galais me tendit une main brûlante, et, renonçant à me faire
entrer aux Sablonnières, elle s'assit sur le banc moussu et
vert-de-grisé, du côté le moins mouillé, tandis que debout, appuyé du
genou à ce même banc, je me penchais vers elle pour l'entendre.

Elle me gronda d'abord amicalement pour avoir ainsi écourté mes
vacances:

--Il fallait bien, répondis-je, que je vinsse au plus tôt pour vous
tenir compagnie.

--Il est vrai, dit-elle presque tout bas avec un soupir, je suis seule
encore. Augustin n'est pas revenu...

Prenant ce soupir pour un regret, un reproche étouffé, je commençais à
dire lentement:

--Tant de folies dans une si noble tête! Peut-être le goût des aventures
plus fort que tout...

Mais la jeune femme m'interrompit. Et ce fut en ce lieu, ce soir-là, que
pour la première et la dernière fois, elle me parla de Meaulnes.

--Ne parlez pas ainsi, dit-elle doucement, François Seurel, mon ami. Il
n'y a que nous--il n'y a que moi de coupable. Songez à ce que nous avons
fait...

»Nous lui avons dit: «Voici le bonheur, voici ce que tu as cherché
pendant toute ta jeunesse, voici la jeune fille qui était à la fin de
tous tes rêves!

»Comment celui que nous poussions ainsi par les épaules n'aurait-il pas
été saisi d'hésitation, puis de crainte, puis d'épouvante, et
n'aurait-il pas cédé à la tentation de s'enfuir!

--Yvonne, dis-je tout bas, vous saviez bien que vous étiez ce
bonheur-là, cette jeune fille-là.

--Ah! soupira-t-elle. Comment ai-je pu un instant avoir cette pensée
orgueilleuse. C'est cette pensée-là qui est cause de tout.

»Je vous disais: «Peut-être que je ne puis rien faire pour lui». Et au
fond de moi, je pensais: Puisqu'il m'a tant cherchée et puisque je
l'aime il faudra bien que je fasse son bonheur.» Mais quand je l'ai vu
près de moi, avec toute sa fièvre, son inquiétude, son remords
mystérieux, j'ai compris que je n'étais qu'une pauvre femme comme les
autres...

»--Je ne suis pas digne de vous, répétait-il, quand ce fut le petit jour
et la fin de la nuit de nos noces.

»Et j'essayais de le consoler, de le rassurer. Rien ne calmait son
angoisse. Alors j'ai dit:

»--S'il faut que vous partiez, si je suis venue vers vous au moment où
rien ne pouvait vous rendre heureux, s'il faut que vous m'abandonniez un
temps pour ensuite revenir apaisé près de moi, c'est moi qui vous
demande de partir...

Dans l'ombre je vis qu'elle avait levé les yeux sur moi. C'était comme
une confession qu'elle m'avait faite, et elle attendait, anxieusement,
que je l'approuve ou la condamne. Mais que pouvais-je dire? Certes, au
fond de moi, je revoyais le grand Meaulnes de jadis, gauche et sauvage,
qui se faisait toujours punir plutôt que de s'excuser ou de demander une
permission qu'on lui eût certainement accordée. Sans doute aurait-il
fallu qu'Yvonne de Galais lui fît violence, et lui prenant la tête entre
ses mains, lui dît: «Qu'importe ce que vous avez fait; je vous aime;
tous les hommes ne sont-ils pas des pécheurs?» Sans doute avait-elle eu
grand tort, par générosité, par esprit de sacrifice, de le rejeter ainsi
sur la route des aventures... Mais comment aurais-je pu désapprouver
tant de bonté, tant d'amour!...

Il y eut un long moment de silence, pendant lequel, troublés jusques au
fond du coeur, nous entendions la pluie froide dégoutter dans les haies
et sous les branches des arbres.

--Il est donc parti au matin, poursuivit-elle. Plus rien ne nous
séparait désormais. Et il m'a embrassée, simplement, comme un mari qui
laisse sa jeune femme, avant un long voyage...

Elle se levait. Je pris dans la mienne sa main fiévreuse, puis son bras,
et nous remontâmes l'allée dans l'obscurité profonde.

--Pourtant il ne vous a jamais écrit? demandai-je.

--Jamais, répondit-elle.

Et alors, la pensée nous venant à tous deux de la vie aventureuse qu'il
menait à cette heure sur les routes de France ou d'Allemagne, nous
commençâmes à parler de lui comme nous ne l'avions jamais fait. Détails
oubliés, impressions anciennes nous revenaient en mémoire, tandis que
lentement nous regagnions la maison, faisant à chaque pas de longues
stations pour mieux échanger nos souvenirs... Longtemps--jusqu'aux
barrières du jardin--dans l'ombre, j'entendis la précieuse voix basse de
la jeune femme; et moi, repris par mon vieil enthousiasme, je lui
parlais sans me lasser, avec une amitié profonde, de celui qui nous
avait abandonnés...



CHAPITRE XII

LE FARDEAU


La classe devait commencer le lundi. Le samedi soir, vers cinq heures,
une femme du Domaine entra dans la cour de l'école où j'étais occupé à
scier du bois pour l'hiver. Elle venait m'annoncer qu'une petite fille
était née aux Sablonnières. L'accouchement avait été difficile. A neuf
heures du soir il avait fallu demander la sage-femme de Préveranges. A
minuit, on avait attelé de nouveau pour aller chercher le médecin de
Vierzon. Il avait dû appliquer les fers. La petite fille avait la tête
blessée et criait beaucoup mais elle paraissait bien en vie. Yvonne de
Galais était maintenant très affaissée, mais elle avait souffert et
résisté avec une vaillance extraordinaire.

Je laissai là mon travail, courus revêtir un autre paletot, et content,
en somme, de ces nouvelles, je suivis la bonne femme jusqu'aux
Sablonnières. Avec précaution, de crainte que l'une des deux blessées ne
fût endormie, je montai par l'étroit escalier de bois qui menait au
premier étage. Et là, M. de Galais, le visage fatigué mais heureux me
fit entrer dans la chambre où l'on avait provisoirement installé le
berceau entouré de rideaux.

Je n'étais jamais entré dans une maison où fût né le jour même un petit
enfant. Que cela me paraissait bizarre et mystérieux et bon! Il faisait
un soir si beau--un véritable soir d'été--que M. de Galais n'avait pas
craint d'ouvrir la fenêtre qui donnait sur la cour. Accoudé près de moi
sur l'appui de la croisée, il me racontait, avec épuisement et bonheur,
le drame de la nuit; et moi qui l'écoutais, je sentais obscurément que
quelqu'un d'étranger était maintenant avec nous dans la chambre...

Sous les rideaux, cela se mit à crier, un petit cri aigre et prolongé...
Alors M. de Galais me dit à demi-voix:

--C'est cette blessure à la tête qui la fait crier.

Machinalement--on sentait qu'il faisait cela depuis le matin et que déjà
il en avait pris l'habitude--il se mit à bercer le petit paquet de
rideaux.

--Elle a ri déjà, dit-il, et elle prend le doigt. Mais vous ne l'avez
pas vue?

Il ouvrit les rideaux et je vis une rouge petite figure bouffie, un
petit crâne allongé et déformé par les fers:

--Ce n'est rien, dit M. de Galais, le médecin a dit que tout cela
s'arrangerait de soi-même... Donnez-lui votre doigt, elle va le serrer.

Je découvrais là comme un monde ignoré. Je me sentais le coeur gonflé
d'une joie étrange que je ne connaissais pas auparavant...

M. de Galais entr'ouvrit avec précaution la porte de la chambre de la
jeune femme. Elle ne dormait pas.

--Vous pouvez entrer, dit-il.

Elle était étendue, le visage enfiévré, au milieu de ses cheveux blonds
épars. Elle me tendit la main en souriant d'un air las. Je lui fis
compliment de sa fille. D'une voix un peu rauque, et avec une rudesse
inaccoutumée--la rudesse de quelqu'un qui revient du combat:

--Oui, mais on me l'a abîmée, dit-elle en souriant.

Il fallut bientôt partir pour ne pas la fatiguer.

                   *       *       *       *       *

Le lendemain dimanche, dans l'après-midi, je me rendis avec une hâte
presque joyeuse aux Sablonnières. A la porte, un écriteau fixé avec des
épingles arrêta le geste que je faisais déjà:

  _Prière de ne pas sonner._

Je ne devinai pas de quoi il s'agissait. Je frappai assez fort.
J'entendis dans l'intérieur des pas étouffés qui accouraient. Quelqu'un
que je ne connaissais pas--et qui était le médecin de Vierzon--m'ouvrit:

--Eh bien! qu'y a-t-il? fis-je vivement.

--Chut! chut!--me répondit-il tout bas, l'air fâché. La petite fille a
failli mourir cette nuit. Et la mère est très mal.

Complètement déconcerté, je le suivis sur la pointe des pieds jusqu'au
premier étage. La petite fille endormie dans son berceau était toute
pâle, toute blanche, comme un petit enfant mort. Le médecin pensait la
sauver. Quant à la mère, il m'affirmait rien... Il me donna de longues
explications comme au seul ami de la famille. Il parla de congestion
pulmonaire, d'embolie. Il hésitait, il n'était pas sûr... M. de Galais
entra, affreusement vieilli en deux jours, hagard et tremblant.

Il m'emmena dans la chambre sans trop savoir ce qu'il faisait:

--Il faut, me dit-il, tout bas, qu'elle ne soit pas effrayée; il faut, a
ordonné le médecin, lui persuader que cela va bien.

Tout le sang à la figure, Yvonne de Galais était étendue, la tête
renversée comme la veille. Les joues et le front rouge sombre, les yeux
par instants révulsés, comme quelqu'un qui étouffe, elle se défendait
contre la mort avec un courage et une douceur indicibles.

Elle ne pouvait parler, mais elle me tendit sa main en feu, avec tant
d'amitié que je faillis éclater en sanglots.

--Eh bien, eh bien, dit M. de Galais très fort, avec un enjouement
affreux, qui semblait de folie, vous voyez que pour une malade elle n'a
pas trop mauvaise mine!

Et je ne savais que répondre, mais je gardais dans la mienne la main
horriblement chaude de la jeune femme mourante...

Elle voulut faire un effort pour me dire quelque chose, me demander je
ne sais quoi; elle tourna les yeux vers moi, puis vers la fenêtre, comme
pour me faire signe d'aller dehors chercher quelqu'un... Mais alors une
affreuse crise d'étouffement la saisit: ses beaux yeux bleus qui, un
instant, m'avaient appelé si tragiquement, se révulsèrent; ses joues et
son front noircirent, et elle se débattit doucement, cherchant à
contenir jusqu'à la fin son épouvante et son désespoir. On se
précipita--le médecin et les femmes--avec un ballon d'oxygène, des
serviettes, des flacons; tandis que le vieillard penché sur elle
criait--criait comme si déjà elle eût été loin de lui, de sa voix rude
et tremblante:

--N'aie pas peur, Yvonne. Ce ne sera rien. Tu n'as pas besoin d'avoir
peur!

Puis la crise s'apaisa. Elle put souffler un peu, mais elle continua à
suffoquer à demi, les yeux blancs, la tête renversée, luttant toujours,
mais incapable, fût-ce un instant, pour me regarder et me parler, de
sortir du gouffre où elle était déjà plongée.

... Et comme je n'étais utile à rien, je dus me décider à partir. Sans
doute, j'aurais pu rester un instant encore; et à cette pensée je me
sens étreint par un affreux regret. Mais quoi? J'espérais encore. Je me
persuadais que tout n'était pas si proche.

En arrivant à la lisière des sapins, derrière la maison, songeant au
regard de la jeune femme tourné vers la fenêtre, j'examinai avec
l'attention d'une sentinelle ou d'un chasseur d'hommes la profondeur de
ce bois par où Augustin était venu jadis et par où il avait fui l'hiver
précédent. Hélas! Rien de bougea. Pas une ombre suspecte; pas une
branche qui remue. Mais, à la longue, là-bas, vers l'allée qui venait de
Préveranges, j'entendis le son très fin d'une clochette; bientôt parut
au détour du sentier un enfant avec une calotte rouge et une blouse
d'écolier que suivait un prêtre... Et je partis, dévorant mes larmes.

                   *       *       *       *       *

Le lendemain était le jour de la rentrée des classes. A sept heures, il
y avait déjà deux ou trois gamins dans la cour. J'hésitai longuement à
descendre, à me montrer. Et lorsque je parus enfin, tournant la clef de
la classe moisie, qui était fermée depuis deux mois, ce que je redoutais
le plus au monde arriva: je vis le plus grand des écoliers se détacher
du groupe qui jouait sous le préau et s'approcher de moi. Il venait me
dire que «le jeune dame des Sablonnières était morte hier à la tombée de
la nuit».

Tout se mêle pour moi, tout se confond dans cette douleur. Il me semble
maintenant que jamais plus je n'aurai le courage de recommencer la
classe. Rien que traverser la cour aride de l'école, c'est une fatigue
qui va me briser les genoux. Tout est pénible, tout est amer puisqu'elle
est morte. Le monde est vide, les vacances sont finies. Finies, les
longues courses perdues en voiture; finie, la fête mystérieuse... Tout
redevient la peine que c'était.

J'ai dit aux enfants qu'il n'y aurait pas de classe ce matin. Ils s'en
vont, par petits groupes, porter cette nouvelle aux autres à travers la
campagne. Quant à moi, je prends mon chapeau noir, une jaquette bordée
que j'ai, et je m'en vais misérablement vers les Sablonnières...

... Me voici devant la maison que nous avions tant cherchée il y a trois
ans! C'est dans cette maison qu'Yvonne de Galais, la femme d'Augustin
Meaulnes, est morte hier soir. Un étranger la prendrait pour une
chapelle, tant il s'est fait de silence depuis hier dans ce lieu désolé.

Voilà donc ce que nous réservait ce beau matin de rentrée, ce perfide
soleil d'automne qui glisse sous les branches. Comment lutterais-je
contre cette affreuse révolte, cette suffocante montée de larmes! Nous
avions retrouvé la belle jeune fille. Nous l'avions conquise. Elle était
la femme de mon compagnon et moi je l'aimais de cette amitié profonde et
secrète qui ne se dit jamais. Je la regardais et j'étais content, comme
un petit enfant. J'aurais un jour peut-être épousé une autre jeune
fille, et c'est à elle la première que j'aurais confié la grande
nouvelle secrète...

Près de la sonnette, au coin de la porte, on a laissé l'écriteau d'hier.
On a déjà apporté le cercueil dans le vestibule, en bas. Dans la chambre
du premier, c'est la nourrice de l'enfant qui m'accueille, qui me
raconte la fin et qui entr'ouvre doucement la porte... La voici. Plus de
fièvre ni de combats. Plus de rougeur, ni d'attente... Rien que le
silence, et, entouré d'ouate, un dur visage insensible et blanc, un
front mort d'où sortent les cheveux drus et durs.

M. de Galais, accroupi dans un coin, nous tournant le dos, est en
chaussettes, sans souliers, et il fouille avec une terrible obstination
dans des tiroirs en désordre, arrachés d'une armoire. Il en sort de
temps à autre, avec une crise de sanglots qui lui secoue les épaules
comme une crise de rire, une photographie ancienne, déjà jaunie, de sa
fille.

L'enterrement est pour midi. Le médecin craint la décomposition rapide,
qui suit parfois les embolies. C'est pourquoi le visage, comme tout le
corps d'ailleurs, est entouré d'ouate imbibée de phénol.

L'habillage terminé--on lui a mis son admirable robe de velours bleu
sombre, semée par endroits de petites étoiles d'argent, mais il a fallu
aplatir et friper les belles manches à gigot maintenant démodées--au
moment de faire monter le cercueil, on s'est aperçu qu'il ne pourrait
pas tourner dans le couloir trop étroit. Il faudrait avec une corde le
hisser dehors par la fenêtre et de la même façon le faire descendre
ensuite... Mais M. de Galais, toujours penché sur de vieilles choses
parmi lesquelles il cherche on ne sait quels souvenirs perdus,
intervient alors avec une véhémence terrible.

--Plutôt, dit-il d'une voix coupée par les larmes et la colère, plutôt
que de laisser faire une chose aussi affreuse, c'est moi qui la prendrai
et la descendrai dans mes bras...

Et il ferait ainsi, au risque de tomber en faiblesse, à mi-chemin, et de
s'écrouler avec elle!

Mais alors je m'avance, je prends le seul parti possible: avec l'aide du
médecin et d'une femme, passant un bras sous le dos de la morte étendue,
l'autre sous ses jambes, je la charge contre ma poitrine. Assise sur mon
bras gauche, les épaules appuyées contre mon bras droit, sa tête
retombante retournée sous mon menton, elle pèse terriblement sur mon
coeur. Je descends lentement, marche par marche, le long escalier raide,
tandis qu'en bas on apprête tout.

J'ai bientôt les deux bras cassés par la fatigue. A chaque marche, avec
ce poids sur la poitrine, je suis un peu essoufflé. Agrippé au corps
inerte et pesant, je baisse la tête sur la tête de celle que j'emporte,
je respire fortement et ses cheveux blonds aspirés m'entrent dans la
bouche--des cheveux morts qui ont un goût de terre. Ce goût de terre et
de mort, ce poids sur le coeur, c'est tout ce qui reste pour moi de la
grande aventure, et de vous, Yvonne de Galais, jeune femme tant
cherchée--tant aimée...



CHAPITRE XIII

LE CAHIER DE DEVOIRS MENSUELS


Dans la maison pleine de tristes souvenirs, où des femmes, tout le jour,
berçaient et consolaient un tout petit enfant malade, le vieux M. de
Galais ne tarda pas à s'aliter. Aux premiers grands froids de l'hiver il
s'éteignit paisiblement et je ne pus me tenir de verser des larmes au
chevet de ce vieil homme charmant, dont la pensée indulgente et la
fantaisie alliée à celle de son fils avaient été la cause de toute notre
aventure. Il mourut, fort heureusement, dans une incompréhension
complète de tout ce qui s'était passé et, d'ailleurs, dans un silence
presque absolu. Comme il n'avait plus depuis longtemps ni parents ni
amis dans cette région de la France, il m'institua par testament son
légataire universel jusqu'au retour de Meaulnes, a qui je devais rendre
compte de tout, s'il revenait jamais... Et c'est aux Sablonnières
désormais que j'habitai. Je n'allais plus à Saint-Benoist que pour y
faire la classe, partant le matin de bonne heure, déjeunant à midi d'un
repas préparé au Domaine, que je faisais chauffer sur le poêle, et
rentrant le soir aussitôt après l'étude. Ainsi je pus garder près de moi
l'enfant que les servantes de la ferme soignaient. Surtout j'augmentais
mes chances de rencontrer Augustin, s'il rentrait un jour aux
Sablonnières.

Je ne désespérais pas, d'ailleurs, de découvrir à la longue dans les
meubles, dans les tiroirs de la maison, quelque papier, quelque indice
qui me permît de connaître l'emploi de son temps, durant le long silence
des années précédentes--et peut-être ainsi de saisir les raisons de sa
fuite ou tout au moins de retrouver sa trace... J'avais déjà vainement
inspecté je ne sais combien de placards et d'armoires, ouvert, dans les
cabinets de débarras, une quantité d'anciens cartons de toutes formes,
qui se trouvaient tantôt remplis de liasses de vieilles lettres et de
photographies jaunies de la famille de Galais, tantôt bondés de fleurs
artificielles, de plumes, d'aigrettes et d'oiseaux démodés. Il
s'échappait de ces boîtes je ne sais quelle odeur fanée, quel parfum
éteint, qui, soudain, réveillaient en moi pour tout un jour les
souvenirs, les regrets, et arrêtaient mes recherches...

Un jour de congé, enfin, j'avisai au grenier une vieille petite malle
longue et basse, couverte de poils de porc à demi rongés, et que je
reconnus pour être la malle d'écolier d'Augustin. Je me reprochai de
n'avoir point commencé par là mes recherches. J'en fis sauter facilement
la serrure rouillée. La malle était pleine jusqu'au bord des cahiers et
des livres de Sainte-Agathe. Arithmétiques, littératures, cahiers de
problèmes, que sais-je?... Avec attendrissement plutôt que par
curiosité, je me mis à fouiller dans tout cela, relisant les dictées que
je savais encore par coeur, tant de fois nous les avions recopiées!
«L'Aqueduc» de Rousseau, «Une aventure en Calabre» de P.-L. Courier,
«Lettre de George Sand à son fils»...

Il y avait aussi un «Cahier de Devoirs Mensuels». J'en fus surpris, car
ces cahiers restaient au Cours et les élèves ne les emportaient jamais
au dehors. C'était un cahier vert tout jauni sur les bords. Le nom de
l'élève, Augustin Meaulnes, était écrit sur la couverture en ronde
magnifique. Je l'ouvris. A la date des devoirs, avril 189... je reconnus
que Meaulnes l'avait commencé peu de jours avant de quitter
Sainte-Agathe. Les premières pages étaient tenues avec le soin religieux
qui était de règle lorsqu'on travaillait sur ce cahier de compositions.
Mais il n'y avait pas plus de trois pages écrites, le reste était blanc
et voilà pourquoi Meaulnes l'avait emporté.

Tout en réfléchissant, agenouillé par terre, à ces coutumes, à ces
règles puériles qui avaient tenu tant de place dans notre adolescence,
je faisais tourner sous mon pouce le bord des pages du cahier inachevé.
Et c'est ainsi que je découvris de l'écriture sur d'autres feuillets.
Après quatre pages laissées en blanc on avait recommencé à écrire.

C'était encore l'écriture de Meaulnes, mais rapide, mal formée, à peine
lisible; de petits paragraphes de largeurs inégales, séparés par des
lignes blanches. Parfois ce n'était qu'une phrase inachevée. Quelquefois
une date. Dès la première ligne, je jugeai qu'il pouvait y avoir là des
renseignements sur la vie passée de Meaulnes à Paris, des indices sur la
piste que je cherchais, et je descendis dans la salle à manger pour
parcourir à loisir, à la lumière du jour, l'étrange document. Il faisait
un jour d'hiver clair et agité. Tantôt le soleil vif dessinait les croix
des carreaux sur les rideaux blancs de la fenêtre, tantôt un vent
brusque jetait aux vitres une averse glacée. Et c'est devant cette
fenêtre, auprès du feu, que je lus ces lignes qui m'expliquèrent tant de
choses et dont voici la copie très exacte...



CHAPITRE XIV

LE SECRET


Je suis passé une fois encore sous la fenêtre. La vitre est toujours
poussiéreuse et blanchie par le double rideau qui est derrière. Yvonne
de Galais l'ouvrirait-elle que je n'aurais rien à lui dire puisqu'elle
est mariée... Que faire, maintenant? Comment vivre?...

                   *       *       *       *       *

Samedi 13 février.--J'ai rencontré, sur le quai, cette jeune fille qui
m'avait renseigné au mois de juin, qui attendait comme moi devant la
maison fermée... Je lui ai parlé. Tandis qu'elle marchait, je regardais
de côté les légers défauts de son visage: une petite ride au coin des
lèvres, un peu d'affaissement aux joues, et de la poudre accumulée aux
ailes du nez. Elle c'est retournée tout d'un coup et me regardant bien
en face, peut-être parce qu'elle est plus belle de face que de profil,
elle m'a dit d'une voix brève:

--Vous m'amusez beaucoup. Vous me rappelez un jeune homme qui me faisait
la cour, autrefois, à Bourges. Il était même mon fiancé...

                   *       *       *       *       *

Cependant à la nuit pleine, sur le trottoir désert et mouillé qui
reflète la lueur d'un bec de gaz, elle s'est approchée de moi tout d'un
coup, pour me demander de l'emmener ce soir au théâtre avec sa soeur. Je
remarque pour la première fois qu'elle est habillée de deuil, avec un
chapeau de dame trop vieux pour sa jeune figure, un haut parapluie fin,
pareil à une canne. Et comme je suis tout près d'elle, quand je fais un
geste mes ongles griffent le crêpe de son corsage... Je fais des
difficultés pour accorder ce qu'elle demande. Fâchée, elle veut partir
tout de suite. Et c'est moi, maintenant qui la retiens et la prie. Alors
un ouvrier qui passe dans l'obscurité plaisante à mi-voix:

--«N'y va pas, ma petite, il te ferait mal!

Et nous sommes restés, tous les deux, interdits.

                   *       *       *       *       *

Au théâtre.--Les deux jeunes filles, mon amie qui s'appelle Valentine
Blondeau et sa soeur, sont arrivées avec de pauvres écharpes.

Valentine est placée devant moi. A chaque instant elle se retourne,
inquiète, comme se demandant ce que je lui veux. Et moi, je me sens près
d'elle, presque heureux; je lui réponds chaque fois par un sourire.

Tout autour de nous, il y avait des femmes trop décolletées. Et nous
plaisantions. Elle souriait d'abord, puis elle dit: «Il ne faut pas que
je rie. Moi aussi je suis trop décolletée». Et elle s'est enveloppée
dans son écharpe. En effet sous le carré de dentelle noire, on voyait
que, dans sa hâte à changer de toilette, elle avait refoulé le haut de
sa simple chemise montante.

                   *       *       *       *       *

Il y a en elle je ne sais quoi de pauvre et de puéril; il y a dans son
regard je ne sais quel air souffrant et hasardeux qui m'attire. Près
d'elle, le seul être au monde qui ait pu me renseigner sur les gens du
Domaine, je ne cesse de penser à mon étrange aventure de jadis... J'ai
voulu l'interroger de nouveau sur le petit hôtel du boulevard. Mais à
son tour, elle m'a posé des questions si gênantes que je n'ai su rien
répondre. Je sens que désormais nous serons, tous les deux, muets sur ce
sujet. Et pourtant je sais aussi que je la reverrai. A quoi bon? Et
pourquoi?... Suis-je condamné maintenant à suivre à la trace tout être
qui portera en soi le plus vague, le plus lointain relent de mon
aventure manquée?...

                   *       *       *       *       *

A minuit, seul, dans la rue déserte, je me demande ce que me veut cette
nouvelle et bizarre histoire? Je marche le long des maisons pareilles à
des boîtes en carton alignées, dans lesquelles tout un peuple dort. Et
je me souviens tout à coup d'une décision que j'avais prise l'autre
mois: j'avais résolu d'aller là-bas en pleine nuit, vers une heure du
matin, de contourner l'hôtel, d'ouvrir la porte du jardin, d'entrer
comme un voleur et de chercher un indice quelconque qui me permît de
retrouver le Domaine perdu, pour la revoir, seulement la revoir... Mais
je suis fatigué. J'ai faim. Moi aussi je me suis hâté de changer de
costume, avant le théâtre, et je n'ai pas dîné... Agité, inquiet
pourtant, je reste longtemps assis sur le bord de mon lit, avant de me
coucher, en proie à un vague remords. Pourquoi?

                   *       *       *       *       *

Je note encore ceci: elles n'ont pas voulu ni que je les reconduise, ni
me dire où elles demeuraient. Mais je les ai suivies aussi longtemps que
j'ai pu. Je sais qu'elles habitent une petite rue qui tourne aux
environs de Notre-Dame. Mais à quel numéro?... J'ai deviné qu'elles
étaient couturières ou modistes.

En se cachant de sa soeur, Valentine m'a donné rendez-vous pour jeudi, à
quatre heures, devant le même théâtre où nous sommes allés.

--Si je n'étais pas là jeudi, a-t-elle dit, revenez vendredi à la même
heure, puis samedi, et ainsi de suite, tous les jours.

                   *       *       *       *       *

Jeudi 18 février.--Je suis parti pour l'attendre dans le grand vent qui
charrie de la pluie. On se disait à chaque instant: il va finir par
pleuvoir...

Je marche dans la demi-obscurité des rues, un poids sur le coeur. Il
tombe une goutte d'eau. Je crains qu'il ne pleuve: une averse peut
l'empêcher de venir. Mais le vent se reprend à souffler et la pluie ne
tombe pas cette fois encore. Là-haut, dans la grise après-midi du
ciel--tantôt grise et tantôt éclatante--un grand nuage a dû céder au
vent. Et je suis ici terré dans une attente misérable...

                   *       *       *       *       *

Devant le théâtre.--Au bout d'un quart d'heure je suis certain qu'elle
ne viendra pas. Du quai où je suis, je surveille au loin, sur le pont
par lequel elle aurait dû venir, le défilé des gens qui passent.
J'accompagne du regard toutes les jeunes femmes en deuil que je vois
venir et je me sens presque de la reconnaissance pour celles qui, le
plus longtemps, le plus près de moi, lui ont ressemblé et m'ont fait
espérer...

                   *       *       *       *       *

Une heure d'attente.--Je suis las. A la tombée de la nuit, un gardien de
la paix traîne au poste voisin un voyou qui lui jette d'une voix
étouffée toutes les injures, toutes les ordures qu'il sait. L'agent est
furieux, pâle, muet... Dès le couloir il commence à cogner, puis il
referme sur eux la porte pour battre le misérable tout à l'aise... Il me
vient cette pensée affreuse que j'ai renoncé au paradis et que je suis
en train de piétiner aux portes de l'enfer.

De guerre lasse, je quitte l'endroit et je gagne cette rue étroite et
basse, entre la Seine et Notre-Dame, où je connais à peu près la place
de leur maison. Tout seul, je vais et viens. De temps à autre une bonne
ou une ménagère sort sous la petite pluie pour faire avant la nuit ses
emplettes... Il n'y a rien, ici, pour moi, et je m'en vais... Je
repasse, dans la pluie claire qui retarde la nuit, sur la place où nous
devions nous attendre. Il y a plus de monde que tout à l'heure--une
foule noire...

                   *       *       *       *       *

Suppositions--Désespoir--Fatigue--Je me raccroche à cette pensée:
demain. Demain, à la même heure, en ce même endroit, je reviendrai
l'attendre. Et j'ai grand hâte que demain soit arrivé. Avec ennui
j'imagine la soirée d'aujourd'hui, puis la matinée du lendemain, que je
vais passer dans le désoeuvrement... Mais déjà cette journée n'est-elle
pas presque finie?... Rentré chez moi, près du feu, j'entends crier les
journaux du soir. Sans doute, de sa maison perdue quelque part dans la
ville, auprès de Notre-Dame, elle les entend aussi.

Elle... Je veux dire: Valentine.

Cette soirée que j'avais voulu escamoter me pèse étrangement. Tandis que
l'heure avance, que ce jour-là va bientôt finir et que déjà je le
voudrais fini, il y a des hommes qui lui ont confié tout leur espoir,
tout leur amour et leurs dernières forces. Il y a des hommes mourants,
d'autres qui attendent une échéance, et qui voudraient que ce ne soit
jamais demain. Il y en a d'autres pour qui demain pointera comme un
remords. D'autres qui sont fatigués, et cette nuit ne sera jamais assez
longue pour leur donner tout le repos qu'il faudrait. Et moi, moi qui a
perdu ma journée, de quel droit est-ce que j'ose appeler demain?

                   *       *       *       *       *

Vendredi soir.--J'avais pensé écrire à la suite: «Je ne l'ai pas revue».
Et tout aurait été fini.

Mais en arrivant ce soir, à quatre heures, au coin du théâtre: la voici.
Fine et grave, vêtue de noir, mais avec de la poudre au visage et une
collerette qui lui donne l'air d'un pierrot coupable. Un air à la fois
douloureux et malicieux.

C'est pour me dire qu'elle veut me quitter tout de suite, qu'elle ne
viendra plus.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Et pourtant, à la tombée de la nuit, nous voici encore tous les deux,
marchant lentement l'un près de l'autre, sur le gravier des Tuileries.
Elle me raconte son histoire mais d'une façon si enveloppée que je
comprends mal. Elle dit: «mon amant» en parlant de ce fiancé qu'elle n'a
pas épousé. Elle le fait exprès, je pense, pour me choquer et pour que
je ne m'attache point à elle.

                   *       *       *       *       *

Il y a des phrases d'elle que je transcris de mauvaise grâce:

«N'ayez aucune confiance en moi, dit-elle, je n'ai jamais fait que des
folies.

»J'ai couru des chemins, toute seule.

»J'ai désespéré mon fiancé. Je l'ai abandonné parce qu'il m'admirait
trop; il ne me voyait qu'en imagination et non point telle que j'étais.
Or, je suis pleine de défauts. Nous aurions été très malheureux.»

A chaque instant, je la surprends en train de se faire plus mauvaise
qu'elle n'est. Je pense qu'elle veut se prouver à elle-même qu'elle a eu
raison jadis de faire la sottise dont elle parle, qu'elle n'a rien à
regretter et n'était pas digne du bonheur qui s'offrait à elle.

                   *       *       *       *       *

Une autre fois:

--Ce qui me plaît en vous, m'a-t-elle dit en me regardant longuement, ce
qui me plaît en vous, je ne puis savoir pourquoi, ce sont mes
souvenirs...

                   *       *       *       *       *

Une autre fois:

--Je l'aime encore, disait-elle, plus que vous ne pensez.

Et puis soudain, brusquement, brutalement, tristement:

--Enfin, qu'est-ce que vous voulez? Est-ce que vous m'aimez, vous aussi?
Vous aussi, vous allez me demander ma main?...

J'ai balbutié. Je ne sais pas ce que j'ai répondu. Peut-être ai-je dit:
«oui».

                   *       *       *       *       *

Cette espèce de journal s'interrompait là. Commençaient alors des
brouillons de lettres illisibles, informes, raturés. Précaire
fiançailles!... La jeune fille, sur la prière de Meaulnes, avait
abandonné son métier. Lui s'était occupé des préparatifs du mariage.
Mais sans cesse repris par le désir de chercher encore, de partir encore
sur la trace de son amour perdu, il avait dû, sans doute, plusieurs fois
disparaître; et, dans ces lettres, avec un embarras tragique, il
cherchait à se justifier devant Valentine.



CHAPITRE XV

LE SECRET _(suite)_


Puis le journal reprenait.

Il avait noté des souvenirs sur un séjour qu'ils avaient fait tous les
deux à la campagne, je ne sais où. Mais, chose étrange, à partir de cet
instant, peut-être par un sentiment de pudeur secrète, le journal était
rédigé de façon si hachée, si informe, griffonné si hâtivement aussi,
que j'ai dû reprendre moi même et reconstituer toute cette partie de son
histoire.

                   *       *       *       *       *

14 juin.--Lorsqu'il s'éveilla de grand matin dans la chambre de
l'auberge, le soleil avait allumé les dessins rouges du rideau noir. Des
ouvriers agricoles, dans la salle du bas, parlaient fort en prenant le
café du matin: ils s'indignaient, en phrases rudes et paisibles, contre
un de leurs patrons. Depuis longtemps sans doute Meaulnes entendait,
dans son sommeil, ce calme bruit. Car il n'y prit point garde d'abord.
Ce rideau semé de grappes rougies par le soleil, ces voix matinales
montant dans la chambre silencieuse, tout cela se confondait dans
l'impression unique d'un réveil à la campagne, au début de délicieuses
grandes vacances.

Il se leva, frappa doucement à la porte voisine, sans obtenir de
réponse, et l'entr'ouvrit sans bruit. Il aperçut alors Valentine et
comprit d'où lui venait tant de paisible bonheur. Elle dormait,
absolument immobile et silencieuse, sans qu'on l'entendît respirer,
comme un oiseau doit dormir. Longtemps il regarda ce visage d'enfant aux
yeux fermés, ce visage si quiet qu'on eût souhaité ne l'éveiller et ne
le troubler jamais.

Elle ne fit pas d'autre mouvement pour montrer qu'elle ne dormait plus
que d'ouvrir les yeux et de regarder.

                   *       *       *       *       *

Dès qu'elle fut habillée, Meaulnes revint près de la jeune fille.

--Nous sommes en retard, dit-elle.

Et ce fut aussitôt comme une ménagère dans sa demeure.

Elle mit de l'ordre dans les chambres, brossa les habits que Meaulnes
avait portés la veille et quand elle en vint au pantalon se désola. Le
bas des jambes était couvert d'une boue épaisse. Elle hésita, puis,
soigneusement, avec précaution, avant de le brosser, elle commença par
râper la première épaisseur de terre avec un couteau.

--C'est ainsi, dit Meaulnes, que faisaient les gamins de Sainte-Agathe
quand ils étaient flanqués dans la boue.

--Moi, c'est ma mère qui m'a enseigné cela, dit Valentine.

                   *       *       *       *       *

... Et telle était bien la compagne que devait souhaiter, avant son
aventure mystérieuse, le chasseur et le paysan qu'était le grand
Meaulnes.

                   *       *       *       *       *

15 juin.--A ce dîner, à la ferme, où grâce à leurs amis qui les avaient
présentés comme mari et femme, ils furent conviés, à leur grand ennui,
elle se montra timide comme une nouvelle mariée.

On avait allumé les bougies de deux candélabres, à chaque bout de la
table couverte de toile blanche, comme à une paisible noce de campagne.
Les visages, dès qu'ils se penchaient, sous cette faible clarté,
baignaient dans l'ombre.

Il y avait à la droite de Patrice (le fils du fermier) Valentine puis
Meaulnes, qui demeura taciturne jusqu'au bout, bien qu'on s'adressât
presque toujours à lui. Depuis qu'il avait résolu, dans ce village
perdu, afin d'éviter les commentaires, de faire passer Valentine pour sa
femme, un même regret, un même remords le désolaient. Et tandis que
Patrice, à la façon d'un gentilhomme campagnard, dirigeait le dîner:

«C'est moi, pensait Meaulnes, qui devrais, ce soir, dans une salle basse
comme celle-ci, une belle salle que je connais bien, présider le repas
de mes noces».

Près de lui, Valentine refusait timidement tout ce qu'on lui offrait. On
eût dit une jeune paysanne. A chaque tentative nouvelle, elle regardait
son ami et semblait vouloir se réfugier contre lui. Depuis longtemps,
Patrice insistait vainement pour qu'elle vidât son verre, lorsqu'enfin
Meaulnes se pencha vers elle et lui dit doucement:

--Il faut boire, ma petite Valentine.

Alors, docilement, elle but. Et Patrice félicita en souriant le jeune
homme d'avoir une femme aussi obéissante.

Mais tous les deux, Valentine et Meaulnes, restaient silencieux et
pensifs. Ils étaient fatigués, d'abord; leurs pieds trempés par la boue
de la promenade étaient glacés sur les carreaux lavés de la cuisine. Et
puis, de temps à autre, le jeune homme était obligé de dire:

--Ma femme, Valentine, ma femme...

Et chaque fois, en prononçant sourdement ce mot, devant ces paysans
inconnus, dans cette salle obscure, il avait l'impression de commettre
une faute.

                   *       *       *       *       *

17 juin.--L'après-midi de ce dernier jour commença mal.

Patrice et sa femme les accompagnèrent à la promenade. Peu à peu, sur la
pente inégale couverte de bruyères, les deux couples se trouvèrent
séparés. Meaulnes et Valentine s'assirent entre les genévriers, dans un
petit taillis.

Le vent portait des gouttes de pluie et le temps était bas. La soirée
avait un goût amer, semblait-il, le goût d'un tel ennui que l'amour même
ne le pouvait distraire.

Longtemps ils restèrent là, dans leur cachette, abrités sous les
branches, parlant peu. Puis le temps se leva. Il fit beau. Ils crurent
que, maintenant, tout irait bien.

Et ils commencèrent à parler d'amour, Valentine parlait, parlait...

--Voici, disait-elle, ce que me promettait mon fiancé, comme un enfant
qu'il était: tout de suite nous aurions eu une maison, comme une
chaumière perdue dans la campagne. Elle était toute prête, disait-il.
Nous y serions arrivés comme au retour d'un grand voyage, le soir de
notre mariage, vers cette heure-ci qui est proche de la nuit. Et par les
chemins, dans la cour, cachés dans les bosquets, des enfants inconnus
nous auraient fait fête, criant: «Vive la mariée!»... Quelles folies!
n'est-ce pas?

Meaulnes, interdit, soucieux, l'écoutait. Il retrouvait, dans tout cela,
comme l'écho d'une voix déjà entendue. Et il y avait aussi, dans le ton
de la jeune fille, lorsqu'elle contait cette histoire, un vague regret.

Mais elle eut peur de l'avoir blessé. Elle se retourna vers lui, avec
élan, avec douceur.

--A vous, dit-elle, je veux donner tout ce que j'ai; quelque chose qui
ait été pour moi plus précieux que tout... et vous le brûlerez!

Alors, en le regardant fixement, d'un air anxieux, elle sortit de sa
poche un petit paquet de lettres qu'elle lui tendit, les lettres de son
fiancé.

Ah! tout de suite, il reconnut la fine écriture. Comment n'y avait-il
jamais pensé plus tôt! C'était l'écriture de Frantz le bohémien, qu'il
avait vue jadis sur le billet désespéré laissé dans la chambre du
Domaine...

Ils marchaient maintenant sur une petite route étroite entre les
pâquerettes et les foins éclairés obliquement par le soleil de cinq
heures. Si grande était sa stupeur que Meaulnes ne comprenait pas encore
quelle déroute pour lui tout cela signifiait. Il lisait parce qu'elle
lui avait demandé de lire. Des phrases enfantines, sentimentales,
pathétiques... Celle-ci, dans la dernière lettre:

«_... Ah! vous avez perdu le petit coeur, impardonnable petite
Valentine. Que va-t-il nous arriver? Enfin je ne suis pas
superstitieux..._»

Meaulnes lisait, à demi aveuglé de regret et de colère, le visage
immobile, mais tout pâle, avec des frémissements sous les yeux.
Valentine, inquiète de le voir ainsi, regarda où il en était, et ce qui
le fâchait ainsi.

--C'est, expliqua-t-elle très vite, un bijou qu'il m'avait donné en me
faisant jurer de le regarder toujours. C'étaient là de ses idées folles.

Mais elle ne fit qu'exaspérer Meaulnes.

--Folles! dit-il en mettant des lettres dans sa poche. Pourquoi répéter
ce mot? Pourquoi n'avoir jamais voulu croire en lui? Je l'ai connu,
c'était le garçon le plus merveilleux du monde!

--Vous l'avez connu, dit-elle au comble de l'émoi, vous avez connu
Frantz de Galais?

--C'était mon ami le meilleur, c'était mon frère d'aventures, et voilà
que je lui ai pris sa fiancée!

»Ah! poursuivit-il avec fureur, quel mal vous nous avez fait, vous qui
n'avez croire à rien. Vous êtes cause de tout. C'est vous qui avez tout
perdu! tout perdu!...

Elle voulut lui parler, lui prendre la main, mais il la repoussa
brutalement.

--Allez-vous-en. Laissez-moi.

--Eh bien, s'il en est ainsi, dit-elle, le visage en feu, bégayant et
pleurant à demi, je partirai en effet. Je rentrerai à Bourges, chez
nous, avec ma soeur. Et si vous ne revenez pas me chercher, vous savez,
n'est-ce pas? que mon père est trop pauvre pour me garder; eh bien! je
repartirai pour Paris, je battrai les chemins comme je l'ai déjà fait
une fois, je deviendrai certainement une fille perdue, moi qui n'ai plus
de métier...

Et elle s'en alla chercher ses paquets pour prendre le train, tandis que
Meaulnes, sans même la regarder partir, continuait à marcher au hasard.

                   *       *       *       *       *

Le journal s'interrompait de nouveau.

Suivaient encore des brouillons de lettres, lettres d'un homme indécis,
égaré. Rentré à La Ferté-d'Angillon, Meaulnes écrivait à Valentine en
apparence pour lui affirmer sa résolution de ne jamais la revoir et lui
en donner des raisons précises, mais en réalité, peut-être, pour qu'elle
lui répondît. Dans une de ces lettres, il lui demandait ce que, dans son
désarroi, il n'avait pas même songé d'abord à lui demander: savait-elle
où se trouvait le Domaine tant cherché?... Dans une autre, il la
suppliait de se réconcilier avec Frantz de Galais. Lui-même se chargeait
de le retrouver... Toutes les lettres dont je voyais les brouillons
n'avaient pas dû être envoyées. Mais il avait dû écrire deux ou trois
fois, sans jamais obtenir de réponse. Ç'avait été pour lui une période
de combats affreux et misérables, dans un isolement absolu. L'espoir de
revoir jamais Yvonne de Galais s'étant complètement évanoui, il avait dû
peu à peu sentir sa grande résolution faiblir. Et d'après les pages qui
vont suivre,--les dernières de son journal,--j'imagine qu'il dut, un
beau matin du début des vacances, louer une bicyclette pour aller à
Bourges, visiter la cathédrale.

Il était parti à la première heure, par la belle route droite entre les
bois, inventant en chemin mille prétextes à se présenter dignement, sans
demander une réconciliation, devant celle qu'il avait chassée.

Les quatre dernières pages, que j'ai pu reconstituer racontaient ce
voyage et cette dernière faute...



CHAPITRE XVI

LE SECRET _(fin)_


25 août.--De l'autre côté de Bourges, à l'extrémité des nouveaux
faubourgs, il découvrit, après avoir longtemps cherché, la maison de
Valentine Blondeau. Une femme--la mère de Valentine--sur le pas de la
porte, semblait l'attendre. C'était une bonne figure de ménagère,
lourde, fripée, mais belle encore. Elle le regardai venir avec
curiosité, et lorsqu'il lui demanda: «si Mlles Blondeau étaient ici»,
elle lui expliqua doucement, avec bienveillance, qu'elles étaient
rentrées à Paris depuis le 15 août. «Elles m'ont défendu de dire où
elles allaient, ajouta-t-elle, mais en écrivant à leur ancienne adresse
on ferait suivre leurs lettres.»

En revenant sur ses pas, sa bicyclette à la main, à travers le jardinet,
il pensait:

--Elle est partie... Tout est fini comme je l'ai voulu... C'est moi qui
l'ai forcée à cela. «Je deviendrai certainement une fille perdue»,
disait-elle. Et c'est moi qui l'ai jetée là! C'est moi qui ai perdu la
fiancée de Frantz!

Et tout bas il se répétait avec folie: «Tant mieux! Tant mieux!» avec la
certitude que c'était bien «tant pis» au contraire et que, sous les yeux
de cette femme, avant d'arriver à la grille, il allait buter des deux
pieds et tomber sur les genoux.

                   *       *       *       *       *

Il ne pensa pas à déjeuner et s'arrêta dans un café où il écrivit
longuement à Valentine, rien que pour crier, pour se délivrer du cri
désespéré qui l'étouffait. Sa lettre répétait indéfiniment: «Vous avez
pu!... Vous avez pu!... Vous avez pu vous résigner à cela! Vous avez pu
vous perdre ainsi!»

Près de lui des officiers buvaient. L'un d'eux racontait bruyamment une
histoire de femme qu'on entendait par bribes: «... Je lui ai dit... Vous
devez bien me connaître... Je fais la partie avec votre mari tous les
soirs!» Les autres riaient et, détournant la tête, crachaient derrière
les banquettes. Hâve et poussiéreux, Meaulnes les regardait comme un
mendiant. Il les imagina tenant Valentine sur leurs genoux.

                   *       *       *       *       *

Longtemps, à bicyclette, il erra autour de la cathédrale, se disant
obscurément: «En somme, c'est pour la cathédrale que j'étais venu.» Au
bout de toutes les rues, sur la place déserte, on la voyait monter
énorme et indifférente. Ces rues étaient étroites et souillées comme les
ruelles qui entourent les églises de village. Il y avait çà et là
l'enseigne d'une maison louche, une lanterne rouge... Meaulnes sentait
sa douleur perdue, dans ce quartier malpropre, vicieux, réfugié, comme
aux anciens âges, sous les arcs-boutants de la cathédrale. Il lui venait
une crainte de paysan, une répulsion pour cette église de la ville, où
tous les vices sont sculptés dans des cachettes, qui est bâtie entre les
mauvais lieux et qui n'a pas de remède pour les plus douleurs d'amour.

Deux filles vinrent à passer, se tenant par la taille et le regardant
effrontément. Par dégoût ou par jeu, pour se venger de son amour ou pour
l'abîmer, Meaulnes les suivit lentement à bicyclette et l'une d'elles,
une misérable fille dont les rares cheveux blonds étaient tirés en
arrière par un faux chignon, lui donna rendez-vous pour six heures au
jardin de l'Archevêché, le jardin où Frantz, dans une de ses lettres,
donnait rendez-vous à la pauvre Valentine.

Il ne dit pas non, sachant qu'à cette heure il aurait depuis longtemps
quitté la ville. Et de sa fenêtre basse, dans la rue en pente, elle
resta longtemps à lui faire des signes vagues.

                   *       *       *       *       *

Il avait hâte de reprendre son chemin.

Avant de partir, il ne peut résister au morne désir de passer une
dernière fois devant la maison de Valentine. Il regarda de tous ses yeux
et put faire provision de tristesse. C'était une des dernières maisons
du faubourg et la rue devenait une route à partir de cet endroit... En
face, une sorte de terrain vague formait comme une petite place. Il n'y
avait personne aux fenêtres, ni dans la cour, nulle part. Seule, le long
d'un mur, traînant deux gamins en guenilles, une sale fille poudrée
passa.

C'est là que l'enfance de Valentine s'était écoulée, là qu'elle avait
commencé à regarder le monde de ses yeux confiants et sages. Elle avait
travaillé, cousu, derrière ces fenêtres. Et Frantz était passé pour la
voir, lui sourire, dans cette rue de faubourg. Mais maintenant il n'y
avait plus rien, rien... La triste soirée durait et Meaulnes savait
seulement que quelque part, perdue, durant ce même après-midi, Valentine
regardait passer dans son souvenir cette place morne où jamais elle ne
viendrait plus.

                   *       *       *       *       *

Le long voyage qu'il lui restait à faire pour rentrer devait être son
dernier recours contre sa peine, sa dernière distraction forcée avant de
s'y enfoncer tout entier.

Il partit. Aux environs de la route, dans la vallée, de délicieuses
maisons fermières, entre les arbres, au bord de l'eau, montraient leurs
pignons pointus garnis de treillis verts. Sans doute, là-bas, sur les
pelouses, des jeunes filles attentives parlaient de l'amour. On
imaginait, là-bas, des âmes, de belles âmes...

Mais, pour Meaulnes, à ce moment, il n'existait plus qu'un seul amour,
cet amour mal satisfait qu'on venait de souffleter si cruellement, et la
jeune fille entre toutes qu'il eût dû protéger, sauvegarder, était
justement celle-là qu'il venait d'envoyer à sa perte.

                   *       *       *       *       *

Quelques lignes hâtives du journal m'apprenaient encore qu'il avait
formé le projet de retrouver Valentine coûte que coûte avant qu'il fût
trop tard. Une date, dans un coin de page, me faisait croire que c'était
là ce long voyage pour lequel Mme Meaulnes faisait des préparatifs,
lorsque j'étais venu à La Ferté-d'Angillon pour tout déranger. Dans la
mairie abandonnée, Meaulnes notait ses souvenirs et ses projets par un
beau matin de la fin du mois d'août--lorsque j'avais poussé la porte et
lui avait apporté la grande nouvelle qu'il n'attendait plus. Il avait
été repris, immobilisé, par son ancienne aventure, sans oser rien faire
ni rien avouer. Alors avaient commencé le remords, le regret et la
peine, tantôt étouffés, tantôt triomphants, jusqu'au jour des noces où
le cri du bohémien dans les sapins lui avait théâtralement rappelé son
premier serment de jeune homme.

                   *       *       *       *       *

Sur ce même cahier de devoirs mensuels, il avait encore griffonné
quelques mots en hâte, à l'aube, avant de quitter, avec sa
permission,--mais pour toujours--Yvonne de Galais, son épouse depuis la
veille:

«Je pars. Il faudra bien que je retrouve la piste des deux bohémiens qui
sont venus hier dans la sapinière et qui sont partis vers l'est à
bicyclette. Je ne reviendrai près d'Yvonne que si je puis ramener avec
moi et installer dans la «maison de Frantz» Frantz et Valentine mariés.

                   *       *       *       *       *

«Ce manuscrit, que j'avais commencé comme un journal secret et qui est
devenu ma confession, sera, si je ne reviens pas, la propriété de mon
ami François Seurel».

                   *       *       *       *       *

Il avait dû glisser le cahier en hâte sous les autres, refermer à clef
son ancienne petite malle d'étudiant, et disparaître.



ÉPILOGUE


Le temps passa. Je perdais l'espoir de revoir jamais mon compagnon, et
de mornes jours s'écoulaient dans l'école paysanne, de tristes jours
dans la maison déserte. Frantz ne vint pas au rendez-vous que je lui
avais fixé, et d'ailleurs ma tante Moinel ne savait plus depuis
longtemps où habitait Valentine.

La seule joie des Sablonnières, ce fut bientôt la petite fille qu'on
avait pu sauver. A la fin de septembre, elle s'annonçait même comme une
solide et jolie petite fille. Elle allait avoir un an. Cramponnée aux
barreaux des chaises, elle les poussait toute seule, s'essayant à
marcher sans prendre garde aux chutes, et faisait un tintamarre qui
réveillait longuement les échos sourds de la demeure abandonnée. Lorsque
je la tenais dans mes bras, elle ne souffrait jamais que je lui donne un
baiser. Elle avait une façon sauvage et charmante en même temps de
frétiller et de me repousser la figure avec sa petite main ouverte, en
riant aux éclats. De toute sa gaieté, de toute sa violence enfantine, on
eût dit qu'elle allait chasser le chagrin qui pesait sur la maison
depuis sa naissance. Je me disais parfois: «Sans doute, malgré cette
sauvagerie, sera-t-elle un peu mon enfant». Mais une fois encore la
Providence en décida autrement.

                   *       *       *       *       *

Un dimanche matin de la fin de septembre, je m'étais levé de fort bonne
heure, avant même la paysanne qui avait la garde de la petite fille. Je
devais aller pêcher au Cher avec deux hommes de Saint-Benoist et Jasmin
Delouche. Souvent ainsi les villageois d'alentour s'entendaient avec moi
pour de grandes parties de braconnage: pêches à la main, la nuit, pêches
aux éperviers prohibés... Tout le temps de l'été, nous partions les
jours de congé, dès l'aube, et nous ne rentrions qu'à midi. C'était le
gagne-pain de presque tous ces hommes. Quant à moi, c'était mon seul
passe-temps, les seules aventures qui me rappelassent les équipées de
jadis. Et j'avais fini par prendre goût à ces randonnées, à ces longues
pêches le long de la rivière ou dans les roseaux de l'étang.

Ce matin-là, j'étais donc debout, à cinq heures et demie, devant la
maison, sous un petit hangar adossé au mur qui séparait le jardin
anglais des Sablonnières du jardin potager de la ferme. J'étais occupé à
démêler mes filets que j'avais jetés en tas, le jeudi d'avant.

Il ne faisait pas jour tout à fait; c'était le crépuscule d'un beau
matin de septembre; et le hangar où je démêlais à la hâte mes engins se
trouvait à demi plongé dans la nuit.

J'étais là silencieux et affairé lorsque soudain j'entendis la grille
s'ouvrir, un pas crier sur le gravier.

--Oh! oh! me dis-je, voici mes gens plus tôt que je n'aurais cru. Et moi
qui ne suis pas prêt!...

Mais l'homme qui entrait dans la cour m'était inconnu. C'était, autant
que je pus distinguer, un grand gaillard barbu habillé comme un chasseur
ou un braconnier. Au lieu de venir me trouver là où les autres savaient
que j'étais toujours, à l'heure de nos rendez-vous, il gagna directement
la porte d'entrée.

--Bon! pensai-je; c'est quelqu'un de leurs amis qu'ils auront convié
sans me le dire et ils l'auront envoyé en éclaireur.

L'homme fit jouer doucement, sans bruit, le loquet de la porte. Mais je
l'avais refermée, aussitôt sorti. Il fit de même à l'entrée de la
cuisine. Puis, hésitant un instant, il tourna vers moi, éclairée par le
demi-jour, sa figure inquiète. Et c'est alors seulement que je reconnus
le grand Meaulnes.

Un long moment je restai là, effrayé, désespéré, repris soudain par
toute la douleur qu'avait réveillée son retour. Il avait disparu
derrière la maison, en avait fait le tour, et il revenait, hésitant.

Alors je m'avançai vers lui, et sans rien dire, je l'embrassai en
sanglotant. Tout de suite, il comprit:

--Ah! dit-il d'une voix brève, elle est morte, n'est-ce pas?

Et il resta là, debout, sourd, immobile et terrible. Je le pris par le
bras et doucement je l'entraînai vers la maison. Il faisait jour
maintenant. Tout de suite, pour que le plus dur fût accompli, je lui fis
monter l'escalier qui menait vers la chambre de la morte. Sitôt entré;
il tomba à deux genoux devant le lit et, longtemps, resta la tête
enfouie dans ses deux bras.

Il se releva enfin, les yeux égarés, titubant, ne sachant où il était.
Et, toujours le guidant par le bras, j'ouvris la porte qui faisait
communiquer cette chambre avec celle de la petite fille. Elle s'était
éveillée toute seule--pendant que sa nourrice était en bas--et,
délibérément, s'était assise dans son berceau. On voyait tout juste sa
tête étonnée, tournée vers nous.

--Voici ta fille, dis-je.

Il eut un sursaut et me regarda.

Puis il la saisit et l'enleva dans ses bras. Il ne put pas bien la voir
d'abord, parce qu'il pleurait. Alors, pour détourner un peu ce grand
attendrissement et ce flot de larmes, tout en la tenant très serrée
contre lui, assise sur son bras droit, il tourna vers moi sa tête
baissée et me dit:

--Je les ai ramenés, les deux autres... Tu iras les voir dans leur
maison.

                   *       *       *       *       *

Et en effet, au début de la matinée, lorsque je m'en allai, tout pensif
et presque heureux vers la maison de Frantz, qu'Yvonne de Galais m'avait
jadis montrée déserte, j'aperçus de loin une manière de jeune ménagère
en collerette, qui balayait le pas de sa porte, objet de curiosité et
d'enthousiasme pour plusieurs petits vachers endimanchés qui s'en
allaient à la messe...

                   *       *       *       *       *

Cependant la petite fille commençait à s'ennuyer d'être serrée ainsi, et
comme Augustin, la tête penchée de côté pour cacher et arrêter ses
larmes, continuait à ne pas la regarder, elle lui flanqua une grande
tape de sa petite main sur sa bouche barbue et mouillée.

Cette fois le père leva bien haut sa fille, la fit sauter au bout de ses
bras et la regarda avec une espèce de rire. Satisfaite, elle battit des
mains...

Je m'étais légèrement reculé pour mieux les voir. Un peu déçu et
pourtant émerveillé, je comprenais que la petite fille avait enfin
trouvé là le compagnon qu'elle attendait obscurément... La seule joie
que m'eût laissée le grand Meaulnes, je sentais bien qu'il était revenu
pour me la prendre. Et déjà je l'imaginais, la nuit, enveloppant sa
fille dans un manteau, et partant avec elle pour de nouvelles aventures.


FIN



TABLE DES MATIÈRES


PREMIÈRE PARTIE

  I.--Le Pensionnaire.                                   1
  II.--Après quatre heures.                             12
  III.--«Je fréquentais la boutique d'un vannier».      17
  IV.--L'Évasion.                                       24
  V.--La Voiture qui revient.                           31
  VI.--On frappe au carreau.                            37
  VII.--Le Gilet de soie.                               46
  VIII.--L'Aventure.                                    55
  IX.--Une Halte.                                       60
  X.--La Bergerie.                                      66
  XI.--Le Domaine mystérieux.                           71
  XII.--La Chambre de Wellington.                       78
  XIII.--La Fête étrange.                               82
  XIV.--La Fête étrange (suite).                        88
  XV.--La Rencontre.                                    96
  XVI.--Frantz de Galais.                              108
  XVII--La Fête étrange (fin).                         117

DEUXIÈME PARTIE

  I.--Le grand Jeu.                                    125
  II.--Nous tombons dans une embuscade.                133
  III.--Les Bohémiens à l'école.                       140
  IV.--Où il est question du Domaine mystérieux.       150
  V.--L'Homme aux espadrilles.                         159
  VI.--Une Dispute dans la coulisse.                   165
  VII.--Le Bohémien enlève son bandeau.                171
  VIII.--Les Gendarmes!                                176
  IX.--A la recherche du sentier perdu.                180
  X.--La Lessive.                                      191
  XI.--Je trahis.                                      197
  XII.--Les trois lettres de Meaulnes.                 204

TROISIÈME PARTIE

  I.--La Baignade.                                     213
  II.--Chez Florentin.                                 222
  III.--Une Apparition.                                235
  IV.--La grande Nouvelle.                             246
  V.--La Partie de Plaisir.                            255
  VI.--La Partie de Plaisir (fin).                     264
  VII.--Le Jour des Noces.                             276
  VIII.--L'Appel de Frantz.                            281
  IX.--Les Gens heureux.                               288
  X.--La «Maison de Frantz».                           296
  XI.--Conversation sous la Pluie.                     306
  XII.--Le Fardeau.                                    315
  XIII.--Le Cahier de Devoirs mensuels.                326
  XIV.--Le Secret.                                     331
  XV.--Le Secret (suite).                              341
  XVI.--Le Secret (fin).                               351
  Épilogue.                                            358


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