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Title: La comédie de celui qui épousa une femme muette
Author: France, Anatole
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "La comédie de celui qui épousa une femme muette" ***


produced from images generously made available by The
Internet Archive/Canadian Libraries)



LA COMÉDIE DE CELUI QUI ÉPOUSA UNE FEMME MUETTE

COMÉDIE EN DEUX ACTES

représentée pour la première fois le 21 mars 1912 au Café Voltaire, par
les soins de la Société des Études Rabelaisiennes, sur l'initiative de
M. G. Cohen, reprise au Théâtre de la Porte-Saint-Martin le 23 mai 1912
et aux matinées des «Samedis de la Parisienne», au Théâtre de la
Renaissance, le 9 novembre 1912.



CALMANN LÉVY, ÉDITEURS

DU MÊME AUTEUR

THÉATRE

AU PETIT BONHEUR, comédie en un acte.


Droits de traduction, de reproduction et de représentation réservés pour
tous les pays.

Copyright, 1913, by CALMANN-LÉVY.

518-15.--Coulommiers. Imp. PAUL BRODARD.--P4-13.



  ANATOLE FRANCE
  DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE

  LA COMÉDIE
  DE CELUI
  QUI ÉPOUSA
  UNE FEMME MUETTE

        Utinam aut hic surdus, aut hæc muta facta fit!

        (Davus dans l'_Andrienne_ de Térence.)

  PARIS
  CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
  3, RUE AUBER, 3



  Il a été tiré de cet ouvrage
  SOIXANTE-QUINZE EXEMPLAIRES SUR PAPIER DE HOLLANDE
  et
  VINGT-CINQ EXEMPLAIRES SUR PAPIER IMPÉRIAL DU JAPON
  tous numérotés.



A

MADAME GASTON CALMANN-LÉVY

_Très respectueusement et très affectueusement._

A. F.



PERSONNAGES


                                 A la Porte
                                 Saint-Martin.       A la Renaissance.

  MONSIEUR LÉONARD BOTAL, juge   MM.   Decaye.       MM.   Decaye.
  MAITRE ADAM FUMÉE, avocat            Vilbert.            Cognet.
  MAITRE SIMON COLLINE, médecin        Galipaux.           Cousin.
  MAITRE JEAN MAUGIER,
    chirurgien-barbier                 Bacqué.             Géo Leclercq.
  MAITRE SÉRAPHIN DULAURIER,
    apothicaire                        Koval.              Scott.
  LE SIEUR GILLES BOISCOURTIER,
    secrétaire de M. Léonard
    Botal                              Rablet.             Paul.
  UN AVEUGLE, qui joue de la
    musette                            Dutilloy.           Constant.

  CATHERINE, femme de M.
    Léonard Botal                        Mlle de Pouzols Saint-Phar.
  ALIZON, servante de M.
    Léonard Botal                Mlles M. Yrven.     Mlles Lutzi.
  MADEMOISELLE DE LA GARANDIÈRE        G. Gravier.         Y. Daumont.



  Une salle du rez-de-chaussée, en la maison de M. Léonard Botal. A
  gauche l'entrée sur la rue Dauphine à Paris; quand la porte s'ouvre on
  aperçoit le Pont-Neuf. A droite une porte donnant sur la cuisine. Au
  fond un escalier de bois conduisant aux chambres du premier étage. Aux
  murs pendent des portraits de magistrats en robe et se dressent de
  vastes armoires remplies et surchargées de sacs, de livres, de papiers
  et de parchemins. Une échelle double, à roulettes permet d'atteindre
  au haut des armoires. Une table à écrire, des chaises et des fauteuils
  de tapisseries, un rouet.



LA COMÉDIE

DE

CELUI QUI ÉPOUSA UNE FEMME MUETTE



ACTE PREMIER


SCÈNE PREMIÈRE

GILLES BOISCOURTIER, ALIZON, puis MAITRE ADAM FUMÉE et M. LÉONARD BOTAL

  Gilles Boiscourtier est occupé à griffonner et à bâiller lorsque entre
  la servante Alizon, un grand panier sous chaque bras. Dès qu'il la
  voit, Gilles Boiscourtier saute sur elle.

ALIZON.

Sainte Vierge, est-il permis de se jeter comme un loup-garou sur les
créatures, dans une salle ouverte à tout venant?

GILLES, qui tire de l'un des paniers une bouteille de vin.

Ne crie donc pas, petite oie. On ne songe pas à te plumer. Tu n'en vaux
pas la peine.

ALIZON.

Veux-tu bien laisser le vin de monsieur le juge, larron!

  Elle pose ses paniers à terre, rattrape sa bouteille, soufflette le
  secrétaire, reprend ses paniers et s'enfile dans la cuisine, dont on
  voit la cheminée par la porte entr'ouverte.

  Entre maître Adam Fumée.

MAITRE ADAM.

N'est-ce point ici que demeure monsieur Léonard Botal, juge au civil et
au criminel.

GILLES.

C'est ici, monsieur, et vous parlez à son secrétaire, Gilles
Boiscourtier, pour vous servir.

MAITRE ADAM.

Eh! bien, mon garçon, va lui dire que son ancien condisciple, maître
Adam Fumée, avocat, vient l'entretenir d'une affaire.

  On entend du dehors une voix qui chante: «du mouron pour les petits
  oiseaux».

GILLES.

Monsieur, le voici lui-même.

  Léonard Botal descend l'escalier intérieur. Gilles se retire dans la
  cuisine.

MAITRE ADAM.

Salut, monsieur Léonard Botal, j'ai joie à vous revoir.

LÉONARD.

Bonjour, maître Adam Fumée, comment vous portez-vous depuis le long
temps que je n'ai eu le plaisir de vous voir?

MAITRE ADAM.

Fort bien! Et vous de même, j'espère, monsieur le juge.

LÉONARD.

Quel bon vent vous amène, maître Adam Fumée?

MAITRE ADAM.

Je viens tout exprès de Chartres pour vous remettre un mémoire en faveur
d'une jeune orpheline dont...

LÉONARD.

Vous souvient-il, maître Adam Fumée, du temps où nous étudiions le droit
à l'université d'Orléans?

MAITRE ADAM.

Oui, nous jouions de la flûte, nous faisions collation avec les dames et
nous dansions du matin au soir... Je viens, monsieur le juge et cher
condisciple, vous remettre un mémoire en faveur d'une jeune orpheline
dont la cause est présentement pendante devant vous.

LÉONARD.

Donne-t-elle des épices?

MAITRE ADAM.

C'est une jeune orpheline...

LÉONARD.

J'entends bien. Mais donne-t-elle des épices?

MAITRE ADAM.

C'est une jeune orpheline dépouillée par son tuteur, qui ne lui a laissé
que les yeux pour pleurer. Si elle gagne son procès, elle redeviendra
riche et donnera de grandes marques de sa reconnaissance.

LÉONARD, prenant le mémoire que lui tend maître Adam.

Nous examinerons son affaire.

MAITRE ADAM.

Je vous remercie, monsieur le juge et cher ancien condisciple.

LÉONARD.

Nous l'examinerons sans haine ni faveur.

MAITRE ADAM.

Vous n'avez pas besoin de le dire... Mais répondez-moi. Tout va-t-il
bien comme vous voulez? Vous paraissez soucieux. Pourtant vous êtes
nanti d'une bonne charge?

LÉONARD.

Je l'ai payée comme bonne et n'ai point été trompé.

MAITRE ADAM.

Peut-être êtes-vous las de vivre seul. Ne songez-vous point à vous
marier?

LÉONARD.

Eh! quoi? maître Adam, ne savez-vous point que je suis marié tout de
frais; j'ai épousé, le mois dernier, une jeune provinciale de bonne
maison et bien faite, Catherine Momichel, la septième fille du
lieutenant criminel de Salency. Malheureusement elle est muette. C'est
ce qui m'afflige.

MAITRE ADAM.

Votre femme est muette?

LÉONARD.

Hélas!

MAITRE ADAM.

Tout à fait muette?

LÉONARD.

Comme un poisson.

MAITRE ADAM.

Ne vous en étiez-vous pas aperçu avant de l'épouser?

LÉONARD.

Il était bien impossible de ne pas en faire la remarque. Mais je ne m'en
sentais pas affecté alors comme aujourd'hui. Je considérais qu'elle
était belle, qu'elle avait du bien, et je ne pensais qu'aux avantages
qu'elle m'apportait et au plaisir que je prendrais avec elle. Mais
maintenant ces considérations ne me frappent pas autant et je voudrais
bien qu'elle sût parler; j'y trouverais un plaisir pour mon esprit et un
avantage pour ma maison. Que faut-il dans la demeure d'un juge? Une
femme avenante, qui reçoive obligeamment les plaideurs et, par de
subtils propos, les amène tout doucement à faire des présents pour qu'on
instruise leur affaire avec plus de soin. Les gens ne donnent que
lorsqu'ils y sont encouragés. Une femme, adroite en paroles et prudente
en action, tire de l'un un jambon, de l'autre une pièce de drap; d'un
troisième, du vin ou de la volaille. Mais cette pauvre muette de
Catherine n'attrape jamais rien. Tandis que la cuisine, le cellier,
l'écurie et la grange de mes confrères regorgent de biens, grâce à leur
femme, je reçois à peine de quoi faire bouillir la marmite. Voyez,
maître Adam Fumée, comme il me porte tort d'avoir une femme muette. J'en
vaux la moitié moins... Et le pis est que j'en deviens mélancolique et
comme égaré.

MAITRE ADAM.

Vous n'en avez pas sujet, monsieur le juge. En y regardant bien, on
trouverait dans votre cas des avantages qui ne sont pas à dédaigner.

LÉONARD.

Vous ne savez pas ce que c'est, maître Adam. Quand je tiens dans mes
bras ma femme qui est aussi bien faite que la plus belle statue, du
moins me le semble-t-il, et qui n'en dit certes pas davantage, j'en
éprouve un trouble bizarre et un singulier malaise; je vais jusqu'à me
demander si je n'ai pas affaire à une idole, à un automate, à une poupée
magique, à quelque machine enfin due à l'art d'un sorcier, plutôt qu'à
une créature du bon Dieu et, parfois, le matin, je suis tenté de sauter
à bas de mon lit pour échapper au sortilège.

MAITRE ADAM.

Quelles imaginations!

LÉONARD.

Ce n'est pas tout encore. A vivre près d'une muette, j'en deviens muet
moi-même. Parfois, je me surprends à m'exprimer, comme elle, par signes.
L'autre jour, au tribunal, il m'arriva de rendre une sentence en
pantomime et de condamner un homme aux galères, au seul moyen du geste
et de la mimique.

MAITRE ADAM.

Vous n'avez pas besoin d'en dire davantage. On conçoit qu'une femme
muette soit d'une pauvre conversation. Et l'on n'aime pas à parler,
quand on ne reçoit jamais de réponse.

LÉONARD.

Vous savez maintenant quelle est la cause de ma tristesse.

MAITRE ADAM.

Je ne veux pas vous contrarier et je tiens cette cause pour juste et
suffisante. Mais peut-être existe-t-il un moyen de la faire cesser.
Dites-moi: votre femme est-elle sourde comme elle est muette?

LÉONARD.

Catherine n'est pas plus sourde que vous et moi; elle l'est même moins,
si j'ose dire; elle entendrait l'herbe pousser.

MAITRE ADAM.

En ce cas, il faut prendre bon espoir. Les médecins, apothicaires et
chirurgiens, s'ils parviennent à faire parler un sourd-muet, ce n'est
jamais que d'une langue aussi sourde que son oreille. Il n'entend ni ce
qu'on lui dit ni ce qu'il dit lui-même. Il en va tout autrement des
muets qui entendent. C'est un jeu, pour un médecin, que de leur délier
la langue. L'opération coûte si peu qu'on la fait journellement sur les
petits chiens qui tardent à aboyer. Fallait-il donc un provincial tel
que moi pour vous apprendre qu'un fameux médecin, qui demeure à quelques
pas de votre logis, au carrefour Buci, dans la maison du Dragon, maître
Simon Colline, est renommé pour couper le filet aux dames de Paris. En
un tournemain, il fera couler de la bouche de madame votre épouse le
flot clair des paroles bien sonnantes, comme en tournant un robinet on
donne cours à un ruisseau qui s'échappe avec un doux murmure.

LÉONARD.

Vous dites vrai, maître Adam? Vous ne me trompez point? vous ne plaidez
point?

MAITRE ADAM.

Je vous parle en ami et vous dis la vérité pure.

LÉONARD.

Je ferai donc venir ce célèbre médecin. Et sans tarder d'un instant.

MAITRE ADAM.

A votre aise! Mais avant de l'appeler, vous réfléchirez mûrement sur ce
qu'il convient de faire. Car, tout bien pesé, si une femme muette a ses
inconvénients, elle a aussi ses avantages. Bonsoir, monsieur le juge et
ancien condisciple. Croyez-moi bien votre ami et lisez mon mémoire, je
vous prie. Si vous exercez votre justice en faveur d'une jeune orpheline
dépouillée par un tuteur avide, vous n'aurez point à vous en repentir.

LÉONARD.

Revenez tantôt, maître Adam Fumée; j'aurai préparé mon arrêt.

  Maître Adam sort.


SCÈNE II

LÉONARD, puis GILLES, puis CATHERINE

LÉONARD, appelant.

Gilles! Gilles!... Le paillard ne m'entend pas; il est dans la cuisine
en train de culbuter, à son ordinaire, la marmite et la servante. C'est
un goinfre et un débauché. Gilles!... Gilles!... drôle! coquin!...

GILLES.

Me voici, monsieur le juge.

LÉONARD.

Mon ami, va de ce pas chez ce fameux médecin qui demeure au carrefour
Buci, dans la maison du Dragon, maître Simon Colline, et dis-lui de
venir tout de suite donner, en ce logis, ses soins à une femme muette.

GILLES.

Oui, monsieur le juge.

LÉONARD.

Suis droit ton chemin et ne va pas sur le Pont-Neuf, voir les bateleurs.
Car je te connais, mauvais pèlerin. Tu n'as pas ton pareil pour ferrer
la mule...

GILLES.

Monsieur, vous me jugez mal...

LÉONARD.

Va! et amène ici ce fameux médecin.

GILLES.

Oui, monsieur le juge.

  Il sort.

LÉONARD, assis devant sa table, couverte de sacs de procédure.

J'ai quatorze arrêts à rendre aujourd'hui, sans compter la sentence
relative à la pupille de maître Adam Fumée. Et cela est un grand
travail, car une sentence ne fait point honneur à un juge quand elle
n'est pas bien tournée, fine, élégante et garnie de tous les ornements
du style et de la pensée. Il faut que les idées y rient et que les mots
y jouent. Où mettre de l'esprit, sinon, dans un arrêt?

  Catherine, descendue par l'escalier intérieur, vient se mettre à son
  rouet, tout près de la table. Elle sourit à son mari et se prépare à
  filer. Léonard, s'interrompant d'écrire:

Bonjour m'amour... Je ne vous avais pas seulement entendue. Vous êtes
comme ces figures de la fable qui semblent couler dans l'air ou comme
ces songes que les dieux, au dire des poètes, envoient aux heureux
mortels.

  On entend un villageois qui passe dans la rue en chantant: «Du bon
  cresson de fontaine, la santé du corps. A six liards la botte! A six
  liards la botte!»

M'amour, vous êtes une merveille de la nature; vous êtes une personne
accomplie de toutes les manières; il ne vous manque que la parole. Ne
seriez-vous pas bien contente de l'acquérir? Ne seriez-vous pas heureuse
de faire passer sur vos lèvres toutes les jolies pensées qu'on devine
dans vos yeux? Ne seriez-vous pas satisfaite de montrer votre esprit? Ne
vous serait-il pas agréable de dire à votre époux que vous l'aimez? Ne
vous serait-il pas doux de l'appeler votre trésor et votre coeur? Oui
sans doute!...

  On entend un marchand qui passe dans la rue en criant: «Chandoile de
  coton! Chandoile qui plus ard clair que nulle étoile!»

Eh! bien, je vous annonce une bonne nouvelle, m'amour... Il va venir
tantôt ici un bon médecin qui vous fera parler...

  Catherine donne des marques de satisfaction.

Il vous déliera la langue sans vous faire de mal.

  Catherine exprime sa joie par une gracieuse impatience des bras et des
  jambes. On entend un aveugle qui passe dans la rue en chantant la
  bourrée sur la musette:

    _Dans l'eau l'poisson frétille,
    Qui l'attrapera?
    La déra;
    Dans l'eau l'poisson frétille,
    Qui l'attrapera?
    Vous, la jeune fille,
    On vous aimera._

  L'aveugle d'une voix lugubre: «La charité pour l'amour de Dieu, mes
  bons messieurs et dames.» Puis il se montre sur le seuil et continue
  de chanter:

    _Passant vers la rivière,
    Nous donnant le bras
    La déra!
    Passant vers la rivière,
    Nous donnant le bras,
    Trouvons la meunière,
    Avec nous dansa
    La déra!_

  Catherine se met à danser avec l'aveugle la bourrée. L'aveugle
  reprend:

    _Trouvons la meunière,
    Avec nous dansa
    La déra!_

  L'aveugle s'interrompt de jouer et de danser pour dire, d'une voix
  caverneuse et formidable: «La charité pour l'amour de Dieu, mes bons
  messieurs et dames.»

LÉONARD, qui enfoncé dans ses papiers, n'a rien vu, chasse l'aveugle en
l'appelant:

Truand, ladre, malandrin, et en lui jetant des sacs de procès à la tête.

  A Catherine qui s'est remise à son rouet.

M'amour, depuis que vous êtes descendue près de moi, je n'ai pas perdu
mon temps; j'ai envoyé au pilori quatorze hommes et six femmes,
distribué entre dix-sept individus... (Il additionne.) Six...
vingt-quatre... trente-deux... quarante-quatre... quarante-sept et neuf,
cinquante-six, et onze, soixante-sept, et dix, soixante-dix-sept, et
huit, quatre-vingt-cinq, et vingt, cent cinq. Cent cinq ans de galères.
Cela ne donne-t-il pas une haute idée du pouvoir d'un juge, et puis-je
me défendre d'en ressentir quelque orgueil?

  Catherine, qui ne file plus, s'appuie contre la table et regarde son
  mari en souriant. Puis elle s'assied sur la table couverte de sacs de
  procès. Léonard feignant de tirer les sacs de dessous elle:

M'amour, vous dérobez de grands coupables à ma justice. Des larrons, des
meurtriers. Je ne les poursuivrai pas: ce lieu de refuge est sacré.

  On entend un ramoneur qui crie du dehors: «Ramonez vos cheminées,
  jeunes dames, du haut en bas.»

  Léonard et Catherine s'embrassent par-dessus la table. Mais voyant
  venir la Faculté, Catherine se sauve par l'escalier intérieur.


SCÈNE III

LÉONARD, GILLES, MAITRE SIMON COLLINE, MAITRE SÉRAPHIN DULAURIER, puis
MAITRE JEAN MAUGIER, puis ALIZON

GILLES.

Monsieur le juge, voici ce grand docteur que vous avez fait appeler.

MAITRE SIMON.

Oui, je suis maître Simon Colline en personne... Et voici maître Jean
Maugier, chirurgien. Vous avez réclamé notre ministère?

LÉONARD.

Oui, monsieur, pour donner la parole à une femme muette.

MAITRE SIMON.

Fort bien. Nous attendons maître Séraphin Dulaurier, apothicaire. Dès
qu'il sera venu, nous opérerons selon notre savoir et entendement.

LÉONARD.

Ah! vraiment il faut un apothicaire pour faire parler une muette?

MAITRE SIMON.

Oui, monsieur, et quiconque en doute ignore totalement les relations des
organes entre eux et leur mutuelle dépendance. Maître Séraphin Dulaurier
ne tardera pas à venir.

MAITRE JEAN MAUGIER, soudain beugle d'une voix de Stentor.

Oh! qu'il faut être reconnaissant aux savants médecins qui, tels que
maître Simon Colline, travaillent à nous conserver la santé et nous
soignent dans nos maladies. Oh! qu'ils sont dignes de louanges et de
bénédictions ces bons médecins qui se conforment dans la pratique de
leur profession aux règles d'une savante physique et d'une longue
expérience.

MAITRE SIMON, s'inclinant légèrement.

Vous êtes trop obligeant, maître Jean Maugier.

LÉONARD.

En attendant monsieur l'apothicaire, voulez-vous vous rafraîchir,
messieurs?

MAITRE SIMON.

Volontiers.

MAITRE JEAN.

Avec plaisir.

LÉONARD.

Ainsi donc vous ferez, maître Simon Colline, une petite opération qui
fera parler ma femme?

MAITRE SIMON.

C'est-à-dire que je commanderai l'opération. J'ordonne, maître Jean
Maugier exécute... Avez-vous vos instruments maître Jean?

MAITRE JEAN.

Oui, maître.

  Il présente une scie de trois pieds de long avec des dents de deux
  pouces, des couteaux, des tenailles, des ciseaux, une broche, un
  vilebrequin, une gigantesque vrille, etc.

  Entre Alizon, avec le vin.

LÉONARD.

J'espère, messieurs, que vous n'allez point vous servir de tout cela?

MAITRE SIMON.

Il ne faut jamais se trouver démuni auprès d'un malade.

LÉONARD.

Buvez, messieurs.

MAITRE SIMON.

Ce petit vin n'est pas mauvais.

LÉONARD.

Vous êtes trop honnête. Il vient de mes vignes.

MAITRE SIMON.

Vous m'en enverrez une barrique.

LÉONARD, à Gilles qui se verse un rouge bord.

Je ne t'ai pas dit de boire, fripon.

MAITRE JEAN, regardant par la fenêtre dans la rue.

Voici maître Séraphin Dulaurier, apothicaire!

  Entre maître Séraphin.

MAITRE SIMON.

Et voici sa mule!... Non, vraiment: C'est maître Séraphin Dulaurier
lui-même. On s'y trompe toujours. Buvez maître Séraphin. Il est frais.

MAITRE SÉRAPHIN.

A votre santé, mes maîtres!

MAITRE SIMON, à Alizon.

Versez la belle. Versez à droite, versez à gauche, versez ici, versez
là. De quelque côté qu'elle se tourne elle montre de riches appas.
N'êtes-vous pas glorieuse, ma fille, d'être si bien faite?

ALIZON.

Pour le profit que j'en tire, ce n'est pas le cas d'être glorieuse. Les
appas ne rapportent guère quand ils ne sont pas recouverts de soie et de
brocart.

MAITRE SÉRAPHIN.

A votre santé, mes maîtres!

ALIZON.

On aime à rire avec nous. Mais _gratis pro Deo_.

  Ils boivent tous et font boire Alizon.

MAITRE SIMON.

Maintenant que nous sommes au complet nous pouvons monter auprès de la
malade.

LÉONARD.

Je vais vous y conduire, messieurs.

  Il monte par l'escalier intérieur.

MAITRE SIMON.

Passez, maître Maugier, à vous l'honneur.

MAITRE MAUGIER, son verre à la main.

Je passe, sachant bien que l'honneur est de marcher derrière.

MAITRE SIMON.

Passez, maître Séraphin Dulaurier.

  Maître Séraphin monte, une bouteille à la main.

MAITRE SIMON, ayant fourré une bouteille dans chaque poche de sa robe et
embrassé la servante Alizon, gravit les montées en chantant:

    _A boire! à boire! à boire!
    Nous quitt'rons-nous sans boire?
    Les bons amis ne sont pas si fous
    Que d'se quitter sans boire un coup._

  Alizon, après avoir donné un soufflet à Gilles qui voulait
  l'embrasser, grimpe la dernière.

  On les entend qui reprennent tous en choeur:

    _A boire! à boire! à boire!_



ACTE DEUXIÈME


SCÈNE PREMIÈRE

LÉONARD, MAITRE ADAM

MAITRE ADAM.

Bonsoir, monsieur le juge. Comment vous portez-vous?

LÉONARD.

Assez bien. Et vous?

MAITRE ADAM.

De mon mieux. Excusez mon importunité, monsieur le juge et cher ancien
condisciple. Avez-vous examiné l'affaire de ma jeune pupille dépouillée
par son tuteur.

LÉONARD.

Pas encore, maître Adam Fumée... Mais que me dites-vous là? Vous avez
dépouillé votre pupille?...

MAITRE ADAM.

N'en croyez rien, monsieur. Je dis «ma pupille» par amitié pure. Je ne
suis point son tuteur, Dieu merci! Je suis son avocat. Et si elle rentre
dans ses biens, qui sont grands, je l'épouserai: j'ai déjà eu la
précaution de lui donner de l'amour pour moi. C'est pourquoi je vous
serai reconnaissant d'examiner son affaire le plus promptement possible.
Vous n'avez, pour cela, qu'à lire mon mémoire: il contient tout ce qu'il
faut savoir.

LÉONARD.

Votre mémoire, maître Adam, est là, sur ma table. J'en aurais déjà pris
connaissance, si je n'avais eu des affaires. J'ai reçu chez moi la fleur
de la Faculté de médecine, et c'est par votre conseil que m'est venu ce
tracas.

MAITRE ADAM.

Que voulez-vous dire?

LÉONARD.

J'ai fait appeler le fameux médecin dont vous m'aviez parlé, maître
Simon Colline. Il est venu avec un chirurgien et un apothicaire; il a
examiné Catherine, ma femme, des pieds à la tête, pour savoir si elle
était muette. Puis, le chirurgien a coupé le filet à ma chère Catherine,
l'apothicaire lui a donné un remède et elle a parlé.

MAITRE ADAM.

Elle a parlé? Lui fallait-il un remède pour cela?

LÉONARD.

Oui, à cause de la sympathie des organes.

MAITRE ADAM.

Ah!... Enfin, l'essentiel est qu'elle a parlé. Qu'a-t-elle dit?

LÉONARD.

Elle a dit: «Apportez-moi le miroir!» Et, me voyant tout ému, elle a
ajouté: «Mon gros chat, vous me donnerez pour ma fête une robe de satin
et un chaperon bordé de velours.»

MAITRE ADAM.

Et elle a continué de parler?

LÉONARD.

Elle ne s'est plus arrêtée.

MAITRE ADAM.

Et vous ne me remerciez pas du conseil que je vous ai donné; vous ne me
remerciez pas de vous avoir fait connaître ce grand médecin. N'êtes-vous
pas bien content d'entendre parler madame votre épouse?

LÉONARD.

Si fait! je vous remercie de tout mon coeur, maître Adam Fumée, et je
suis bien content d'entendre parler mon épouse.

MAITRE ADAM.

Non! vous ne montrez pas autant de satisfaction qu'il faudrait. Il y a
quelque chose que vous ne dites pas et qui vous chagrine.

LÉONARD.

Où prenez-vous cela?

MAITRE ADAM.

Sur votre visage... Qu'est-ce qui vous fâche? Madame votre épouse ne
parle-t-elle pas bien?

LÉONARD.

Elle parle bien et beaucoup. Je vous l'avoue, l'abondance de ses
discours m'incommoderait si elle se maintenait longtemps au point
qu'elle a atteint d'emblée.

MAITRE ADAM.

J'en avais eu tantôt quelque prévision, monsieur le juge. Mais il ne
faut pas désespérer si vite. Ce flux de paroles décroîtra peut-être.
C'est le premier bouillonnement d'une source brusquement ouverte... Tous
mes compliments, monsieur le juge. Ma pupille se nomme Ermeline de la
Garandière. N'oubliez point son nom; soyez-lui favorable et vous n'aurez
point affaire à des ingrats. Je reviendrai ce soir.

LÉONARD.

Maître Adam Fumée, je vais tout de suite étudier votre affaire.

  Maître Adam Fumée sort.


SCÈNE II

LÉONARD puis CATHERINE

LÉONARD, lisant.

Mémoire pour la demoiselle Ermeline-Jacinthe-Marthe de la Garandière.

CATHERINE, qui est venue s'asseoir à son rouet, contre la table. Avec
volubilité:

Qu'est-ce que vous faites-là, mon ami? Vous paraissez occupé. Vous
travaillez beaucoup. Ne craignez-vous pas que cela vous fasse du mal? Il
faut se reposer quelquefois. Mais vous ne me dites pas ce que vous
faites-là, mon ami?

LÉONARD.

M'amour, je...

CATHERINE.

Est-ce donc un si grand secret? et dois-je l'ignorer?

LÉONARD.

M'amour, je...

CATHERINE.

Si c'est un secret ne me le dites pas.

LÉONARD.

Laissez-moi du moins le temps de vous répondre. J'instruis une affaire
et me prépare à rendre une sentence.

CATHERINE.

C'est important de rendre une sentence.

LÉONARD.

Sans doute. Non seulement l'honneur, la liberté et parfois la vie des
personnes en dépendent, mais encore le juge y montre la profondeur de
son esprit et la politesse de son langage.

CATHERINE.

Alors instruisez votre affaire et préparez votre sentence, mon ami. Je
ne dirai rien.

LÉONARD.

C'est cela... La demoiselle Ermeline-Jacinthe-Marthe de la Garandière...

CATHERINE.

Mon ami, que croyez-vous qui me sera le plus séant, une robe de damas ou
bien un habit tout de velours à la Turque?

LÉONARD.

Je ne sais, je...

CATHERINE.

Il me semble que le satin à fleurs conviendrait mieux à mon âge, surtout
s'il est clair et les fleurs petites...

LÉONARD.

Peut-être! mais...

CATHERINE.

Et ne pensez-vous pas, mon ami, qu'il serait malséant d'outrer l'ampleur
du vertugadin? Sans doute il faut qu'une jupe bouffe; l'on n'aurait pas
l'air vêtue sans cela et l'on ne doit point lésiner sur le tour de jupe.
Mais voudriez-vous, mon ami, que je pusse cacher deux galants sous mon
vertugadin? Cette mode tombera; il viendra un jour où les dames de
qualité l'abandonneront, et les bourgeoises suivront cet exemple. Vous
ne croyez pas?

LÉONARD.

Si! mais...

CATHERINE.

Quant aux mules il en faut soigner la façon. C'est au pied qu'on juge
une femme et la vraie élégante se voit à la chaussure. N'est-ce pas
votre avis, mon ami?

LÉONARD.

Oui, mais...

CATHERINE.

Faites votre sentence. Je ne dirai plus rien.

LÉONARD.

C'est cela! (Lisant et prenant des notes.) Or le tuteur de la dite
demoiselle, Hugues Thomassin seigneur de Piédeloup a dérobé à la dite
demoiselle son...

CATHERINE.

Mon ami, s'il en faut croire la présidente de Montbadon, le monde est
bien corrompu; il court à sa perte; les jeunes gens d'aujourd'hui
préfèrent à un honnête mariage le commerce des vieilles dames cousues
d'or; et pendant ce temps-là, les filles honnêtes restent en friche.
Est-ce possible? répondez-moi mon ami.

LÉONARD.

Ma mie, consentez à vous taire un moment ou bien allez parler ailleurs.
Je ne sais où j'en suis.

CATHERINE.

Soyez tranquille, mon ami. Je ne dirai plus un mot.

LÉONARD.

A la bonne heure. (Écrivant.) «Ledit seigneur de Piédeloup, tant en
fauchées de pré qu'en hottes de pommes...»

CATHERINE.

Mon ami, nous avons aujourd'hui pour souper un hachis de mouton avec le
reste de l'oie qu'un plaideur nous a donnée. Est-ce assez, dites-moi;
cela vous suffit-il? Je déteste la lésine et j'aime l'abondance de la
table, mais que sert de faire servir des plats qu'on remporte tout
garnis à l'office. La vie est devenue fort coûteuse. Au marché de la
volaille, au marché aux herbes, chez le boucher, chez le fruitier, tout
a tellement enchéri qu'on aura bientôt meilleur compte à commander les
repas chez le traiteur.

LÉONARD.

Je vous prie... (Écrivant.) «Orpheline de naissance.»

CATHERINE.

Vous verrez qu'on y viendra. C'est qu'un chapon, une perdrix, un lièvre,
coûtent moins, lardés et rôtis, qu'en les achetant tout vifs au marché.
Cela vient de ce que les rôtisseurs, qui les prennent en gros, les ont à
bas prix et peuvent les revendre très avantageusement. Je ne dis pas
pour cela qu'il faille faire venir notre ordinaire de chez le rôtisseur.
On fait bouillir sa marmite chez soi, c'est le mieux; mais quand on veut
régaler des amis, quand on donne un dîner prié, le plus expéditif et le
moins dispendieux est de faire venir le dîner du dehors. Les rôtisseurs
et les pâtissiers, en moins d'une heure vous apprêtent un dîner pour
douze, pour vingt, pour cinquante personnes; le rôtisseur vous donne la
chair et la volaille, le cuisinier, les gelées, les sauces, les ragoûts;
le pâtissier les pâtés, les tourtes, les entrées, les desserts. C'est
bien commode. Vous n'êtes point de cet avis, Léonard?

LÉONARD.

De grâce!

CATHERINE.

Ce n'est pas étonnant que tout enchérisse. Le luxe de la table devient
chaque jour plus insolent. Dès qu'on traite un parent ou un ami, on ne
se contente pas de trois services, bouilli, rôti, fruit. On veut encore
avoir des viandes de cinq ou six façons différentes, avec tant de
sauces, de hachis ou de pâtisseries que c'est un vrai salmigondis. Vous
ne jugez pas cela excessif, mon ami? Moi, je ne conçois pas le plaisir
qu'on trouve à s'empiffrer de tant de viandes. Ce n'est pas que je
dédaigne les bons plats, je suis friande. Il me faut peu mais fin.
J'aime surtout les rognons de coq et les fonds d'artichaut. Et vous
Léonard, n'avez-vous pas un faible pour les tripes et les andouilles.
Fi! fi! peut-on aimer les andouilles?

LÉONARD, se prenant la tête dans les mains.

Je vais devenir fou! Je sens que je vais devenir fou.

CATHERINE.

Mon ami, je ne vais plus rien dire, parce qu'en parlant, je pourrais
vous déranger de votre travail.

LÉONARD.

Puissiez-vous faire ce que vous dites.

CATHERINE.

Je n'ouvrirai pas la bouche.

LÉONARD.

A merveille.

CATHERINE.

Vous voyez mon ami; je ne dis plus rien.

LÉONARD.

Oui.

CATHERINE.

Je vous laisse travailler bien tranquille.

LÉONARD.

Oui.

CATHERINE.

Et rédiger en paix votre sentence. Est-elle bientôt faite?

LÉONARD.

Elle ne le sera jamais si vous ne vous taisez. (Écrivant.) «Item, cent
vingt livres de rentes que cet indigne tuteur a soustraites à la pauvre
orpheline...»

CATHERINE.

Écoutez! Chut! Écoutez! Est-ce qu'on ne crie pas au feu? Il m'a semblé
l'entendre. Mais peut-être me serai-je trompée. Y a-t-il rien
d'effrayant comme un incendie? Le feu est plus terrible encore que
l'eau. J'ai vu brûler l'année dernière les maisons du Pont-au-Change.
Quel désordre! Quels dégâts! Les habitants jetaient leurs meubles dans
la rivière et se précipitaient eux-mêmes par les fenêtres. Ils ne
savaient ce qu'ils faisaient; la peur leur ôtait la raison.

LÉONARD.

Seigneur, ayez pitié de moi!

CATHERINE.

Pourquoi gémissez-vous, mon ami? Dites-moi ce qui vous importune.

LÉONARD.

Je n'en puis plus.

CATHERINE.

Reposez-vous, Léonard. Il ne faut pas vous fatiguer ainsi. Ce n'est pas
raisonnable, et vous auriez tort de...

LÉONARD.

Ne vous tairez-vous donc jamais?

CATHERINE.

Ne vous fâchez pas, mon ami. Je ne dis plus rien.

LÉONARD.

Le ciel le veuille!

CATHERINE, regardant par la fenêtre.

Oh! voici madame de la Bruine, la femme du procureur qui approche; elle
porte un chaperon bordé de soie et un grand manteau puce par-dessus sa
robe de brocart. Elle est suivie d'un laquais plus sec qu'un hareng
saur. Léonard, elle regarde de ce côté: elle a l'air de venir nous faire
visite. Dépêchez-vous de pousser les fauteuils pour la recevoir: il faut
accueillir les personnes selon leur état et leur rang. Elle va s'arrêter
à notre porte. Non, elle passe; elle est passée. Peut-être me suis-je
trompée. Peut-être n'est-ce pas elle. On ne reconnaît pas toujours les
personnes. Mais si ce n'est pas elle, c'est quelqu'un qui lui ressemble,
et même qui lui ressemble beaucoup. Quand j'y songe, je suis sûre que
c'était elle, il ne peut se trouver à Paris une seule femme aussi
semblable à madame de la Bruine. Mon ami... mon ami... est-ce que vous
auriez été content que madame de la Bruine nous fît une visite? (Elle
s'assied sur la table.) Vous qui n'aimez pas les femmes bavardes, il est
heureux pour vous que vous ne l'ayez pas épousée; elle jacasse comme une
pie, elle ne fait que babiller du matin au soir. Quelle claquette! Et
elle raconte quelquefois des histoires qui ne sont pas à son honneur.

  Léonard, excédé, monte à son échelle avec son écritoire et s'assied
  sur un échelon du milieu, où il tâche d'écrire.

D'abord elle énumère tous les présents que son mari reçoit. Le compte en
est fastidieux.

  Elle monte de l'autre côté de l'échelle double et s'assied en face de
  Léonard.

En quoi cela nous intéresse-t-il que le procureur de la Bruine reçoive
du gibier, de la farine, de la marée, ou bien encore un pain de sucre?
Mais madame de la Bruine se garde bien de dire que son mari a reçu un
jour un grand pâté d'Amiens, et que, quand il l'ouvrit, il ne trouva que
deux grandes cornes.

LÉONARD.

Ma tête éclate! (Il se réfugie sur l'armoire avec son écritoire et ses
papiers.)

CATHERINE, au plus haut de l'échelle.

Avez-vous vu cette procureuse, car enfin, elle n'est que la femme d'un
procureur? Elle porte un chaperon brodé, comme une princesse. Ne
trouvez-vous pas cela ridicule; mais aujourd'hui tout le monde se met
au-dessus de sa condition, les hommes comme les femmes. Les jeunes
clercs du palais veulent passer pour des gentilshommes; ils portent des
chaînes d'or, des ferrements d'or, des chapeaux à plumes; malgré cela on
voit bien ce qu'ils sont.

LÉONARD, sur son armoire.

Au point où j'en suis, je ne réponds plus de moi, et je me sens capable
de commettre un crime. (Appelant.) Gilles! Gilles! Gilles! le fripon!
Gilles! Alizon! Gilles! Gilles!

  Entre Gilles.

Va vite trouver le célèbre médecin du carrefour Buci, maître Simon
Colline, et dis-lui qu'il revienne tout de suite pour une affaire bien
autrement nécessaire et pressante que la première.

GILLES.

Oui, monsieur le juge.

  Il sort.

CATHERINE.

Qu'avez-vous, mon ami? Vous paraissez échauffé. C'est peut-être le temps
qui est lourd. Non?... C'est le vent d'Est, ne croyez-vous pas? ou le
poisson que vous avez mangé à dîner.

LÉONARD, donnant sur son armoire des signes de frénésie.

_Non omnia possumus omnes._ Il appartient aux Suisses de vider les pots,
aux merciers d'auner du ruban, aux moines de mendier, aux oiseaux de
fienter partout et aux femmes de caqueter à double ratée. Oh! que je me
repens, péronnelle de t'avoir fait couper le filet. Mais, sois
tranquille, ce grand médecin va bientôt te rendre plus muette
qu'auparavant.

  Il prend à brassées les sacs de procès entassés sur l'armoire où il
  s'est réfugié et les jette à la tête de Catherine qui descend
  lestement de l'échelle et se sauve épouvantée, par l'escalier
  intérieur, en criant:

--Au secours, au meurtre! Mon mari est devenu fou! Au secours!

LÉONARD.

Alizon! Alizon!

  Entre Alizon.

ALIZON.

Quelle vie! monsieur, vous êtes donc devenu meurtrier?

LÉONARD.

Alizon, suivez-la, tenez-vous auprès d'elle et ne la laissez pas
descendre. Sur votre vie, Alizon, ne la laissez pas descendre. Car de
l'entendre encore je deviendrais enragé et Dieu sait à quelles
extrémités je me porterais sur elle et sur vous. Allez!

  Alizon monte l'escalier.


SCÈNE III

LÉONARD, MAITRE ADAM, MADEMOISELLE DE LA GARANDIÈRE suivis d'un laquais
portant un panier.

MAITRE ADAM.

Souffrez, monsieur le juge, que, pour attendrir votre coeur et pour
émouvoir vos entrailles, je vous présente cette jeune orpheline qui,
dépouillée par un tuteur avide, implore votre justice. Ses yeux
parleront mieux à votre âme que ma voix. Mademoiselle de la Garandière
vous apporte ses prières et ses larmes; elle y joint un jambon, deux
pâtés de canard, une oie et deux barbots. Elle ose espérer en échange,
une sentence favorable.

LÉONARD.

Mademoiselle, vous m'intéressez... Avez-vous quelque chose à ajouter
pour la défense de votre cause?

MADEMOISELLE DE LA GARANDIÈRE.

Vous êtes trop bon, monsieur; je m'en réfère à ce que vient de dire mon
avocat.

LÉONARD.

C'est tout?

MADEMOISELLE DE LA GARANDIÈRE.

Oui monsieur.

LÉONARD.

Elle parle bien, elle parle peu. Cette orpheline est touchante. (Au
laquais.) Portez ce paquet à l'office.

  Le laquais sort. A maître Adam:

Maître Adam, quand vous êtes entré je rédigeais le jugement que je
rendrai tantôt dans l'affaire de cette demoiselle.

  Il descend de son armoire.

MAITRE ADAM.

Quoi, sur cette armoire?

LÉONARD.

Je ne sais où j'en suis; j'ai la tête bien malade. Voulez-vous entendre
le jugement? J'ai moi-même besoin de le relire. (Lisant:) «Attendu que
la demoiselle de la Garandière, orpheline de naissance a soustrait
frauduleusement et dolosivement au sieur Piédeloup son tuteur, dix
fauchées de pré, quatre-vingts livres de poisson d'étang, attendu qu'il
n'y a rien d'effrayant comme un incendie, attendu que monsieur le
Procureur a reçu un pâté d'Amiens dans lequel il y avait deux cornes...

MAITRE ADAM.

Ciel que lisez-vous là?

LÉONARD.

Ne me le demandez pas; je n'en sais rien moi-même. Il me semble qu'un
diable m'a, deux heures durant, mis la cervelle au pilon. Je suis devenu
idiot... Et c'est par votre faute, maître Adam Fumée... Si ce bon
médecin n'avait pas rendu ma femme parlante...

MAITRE ADAM.

Ne m'accusez pas, monsieur Léonard. Je vous avais prévenu. Je vous avais
bien dit qu'il fallait y regarder à deux fois avant de délier la langue
d'une femme.

LÉONARD.

Ah! maître Adam Fumée, combien je regrette le temps où Catherine était
muette. Non! la nature n'a pas de fléau plus terrible qu'une femme
bavarde... Mais je compte bien que les médecins révoqueront leur
bienfait cruel. Je les ai fait appeler et voici justement le chirurgien.


SCÈNE IV

LES MÊMES, MAITRE JEAN MAUGIER, puis MAITRE SIMON COLLINE et MAITRE
SÉRAPHIN DULAURIER suivi de deux petits garçons apothicaires.

MAITRE JEAN MAUGIER.

Monsieur le juge j'ai l'honneur de vous saluer. Voici maître Simon
Colline qui s'avance sur sa mule, suivi de maître Séraphin Dulaurier,
apothicaire. Autour de lui se presse un peuple idolâtre; les
chambrières, troussant leur cotillon et les marmitons portant une manne
sur leur tête lui font cortège: (Entre maître Simon Colline et sa
suite.) Oh! qu'avec justice maître Simon Colline fait l'admiration du
peuple quand il va par la ville portant la robe, le bonnet carré,
l'épitoge et le rabat. Oh! qu'il faut être reconnaissant à ces bons
médecins qui travaillent à nous conserver la santé et à nous soigner
dans...

MAITRE SIMON, à maître Jean Maugier.

Assez; cela suffit...

LÉONARD.

Maître Simon Colline, j'avais hâte de vous voir. Je réclame instamment
votre ministère.

MAITRE SIMON.

Pour vous, monsieur? Quel est votre mal? Où souffrez-vous?

LÉONARD.

Non! pour ma femme: celle qui était muette.

MAITRE SIMON.

Éprouve-t-elle quelque incommodité?

LÉONARD.

Aucune. C'est moi qui suis incommodé.

MAITRE SIMON.

Quoi! C'est vous qui êtes incommodé et c'est votre femme que vous voulez
guérir?

LÉONARD.

Maître Simon Colline, elle parle trop. Il fallait lui donner la parole,
mais ne pas la lui tant donner. Depuis que vous l'avez guérie de son
mutisme, elle me rend fou. Je ne puis l'entendre davantage. Je vous ai
appelé pour me la faire redevenir muette.

MAITRE SIMON.

C'est impossible!

LÉONARD.

Que dites-vous? Vous ne pouvez lui ôter la parole que vous lui avez
donnée?

MAITRE SIMON.

Non! je ne le puis. Mon art est grand, mais il ne va pas jusque-là.

MAITRE JEAN MAUGIER.

Cela nous est impossible.

MAITRE SÉRAPHIN.

Tous nos soins n'y feraient rien.

MAITRE SIMON.

Nous avons des remèdes pour faire parler les femmes; nous n'en avons pas
pour les faire taire.

LÉONARD.

Vous n'en avez pas? Que me dites-vous là? Vous me désespérez.

MAITRE SIMON.

Hélas! monsieur le juge, il n'est élixir, baume, magistère, opiat,
onguent, emplâtre, topique, électuaire, panacée pour guérir chez la
femme l'intempérance de la glotte. La thériaque et l'orviétan y seraient
sans vertu, et toutes les herbes décrites par Dioscorides n'y
opéreraient point.

LÉONARD.

Dites-vous vrai?

MAITRE SIMON.

Vous m'offenseriez, monsieur, d'en douter.

LÉONARD.

En ce cas, je suis un homme perdu. Je n'ai plus qu'à me jeter dans la
Seine, une pierre au cou. Je ne peux pas vivre dans ce vacarme. Si vous
ne voulez pas que je me noie tout de suite, il faut, messieurs les
docteurs, que vous me trouviez un remède.

MAITRE SIMON.

Il n'y en a point, vous ai-je dit, pour votre femme! Mais il y en aurait
un pour vous, si vous consentiez à le prendre.

LÉONARD.

Vous me rendez quelque espoir. Expliquez-vous, je vous prie.

MAITRE SIMON.

A babillage de femme, il est un remède unique. C'est surdité du mari.

LÉONARD.

Que voulez-vous dire?

MAITRE SIMON.

Je veux dire ce que je dis.

MAITRE ADAM.

Ne le comprenez-vous pas? C'est la plus belle invention du monde. Ne
pouvant rendre votre femme muette, ce grand médecin vous offre de vous
rendre sourd.

LÉONARD.

Me rendre sourd tout de bon?

MAITRE SIMON.

Sans doute. Je vous guérirai subitement et radicalement de
l'incontinence verbeuse de madame votre épouse par la cophose.

LÉONARD.

Par la cophose? Qu'est-ce que la cophose?

MAITRE SIMON.

C'est ce qu'on appelle vulgairement la surdité. Voyez-vous quelque
inconvénient à devenir sourd?

LÉONARD.

Oui, j'en vois; car vraiment il y en a.

MAITRE JEAN MAUGIER.

Croyez-vous?

MAITRE SÉRAPHIN.

Lesquels?

MAITRE SIMON.

Vous êtes juge. Quel inconvénient y a-t-il à ce qu'un juge soit sourd.

MAITRE ADAM.

Aucun. L'on peut m'en croire: je suis du Palais. Il n'y en a aucun.

MAITRE SIMON.

Quel dommage en résulterait-il pour la justice?

MAITRE ADAM.

Il n'en résulterait nul dommage. Au contraire, monsieur Léonard Botal
n'entendrait ni les avocats, ni les plaignants, et il ne risquerait plus
d'être trompé par des mensonges.

LÉONARD.

Cela est vrai.

MAITRE ADAM.

Il n'en jugera que mieux.

LÉONARD.

Il se peut.

MAITRE ADAM.

N'en doutez pas.

LÉONARD.

Mais comment s'opère cette...

MAITRE JEAN MAUGIER.

Guérison.

MAITRE SIMON.

La cophose ou surdité peut être obtenue de plusieurs manières. On la
produit soit par l'otorrhée, soit par les oreillons, soit par la
sclérose de l'oreille, soit par l'otite, ou encore par l'ankylose des
osselets. Mais ces divers moyens sont longs et douloureux.

LÉONARD.

Je les repousse!... Je les repousse de toutes mes forces.

MAITRE SIMON.

Vous avez raison. Il vaut bien mieux obtenir la cophose par l'influence
d'une certaine poudre blanche que j'ai dans ma trousse et dont une
pincée, introduite dans l'oreille, suffit pour vous rendre aussi sourd
que le ciel dans ses jours de colère, ou qu'un pot.

LÉONARD.

Grand merci, maître Simon Colline; gardez votre poudre. Je ne veux pas
être sourd.

MAITRE SIMON.

Quoi, vous ne voulez pas être sourd? Quoi, vous rejetez la cophose? Vous
fuyez la guérison que vous imploriez tout à l'heure? C'est un spectacle
trop fréquent et bien fait pour porter la douleur dans l'âme d'un bon
médecin, que celui du malade indocile qui repousse le remède
salutaire...

MAITRE JEAN MAUGIER.

... Se dérobe aux soins qui soulageraient ses souffrances...

MAITRE SÉRAPHIN.

... Et refuse d'être guéri.

MAITRE ADAM.

Ne vous décidez pas si vite, monsieur Léonard Botal, et ne repoussez pas
si délibérément un mal qui vous garde d'un plus grand.

LÉONARD.

Non! je ne veux point être sourd; je ne veux point de cette poudre.


SCÈNE V

LES MÊMES, ALIZON, puis CATHERINE

ALIZON dévalant l'escalier, en se bouchant les oreilles.

Je n'y puis tenir. Ma tête en éclate. Il n'est pas humainement possible
d'entendre bourdonner de cette sorte. Elle n'arrête pas. Il me semble
que je suis depuis deux heures dans la roue d'un moulin.

LÉONARD.

Malheureuse! Ne la laissez pas descendre. Alizon! Gilles! Qu'on
l'enferme!

MAITRE ADAM.

Oh! monsieur!

MADEMOISELLE DE LA GARANDIÈRE.

Oh! monsieur, pouvez-vous avoir l'âme si noire que de vouloir séquestrer
cette pauvre dame.

CATHERINE.

Quelle belle et nombreuse compagnie. Je suis votre servante, messieurs.
(Elle fait la révérence.)

MAITRE SIMON COLLINE.

Eh! bien, madame? N'êtes-vous pas contente de nous, et ne vous
avons-nous pas bien délié la langue?

CATHERINE.

Assez bien, messieurs, et je vous en suis fort obligée; dans les
premiers moments, je ne pouvais articuler beaucoup de mots. Mais
maintenant, j'ai assez de facilité à parler; j'en use modérément, car
une femme bavarde est un fléau domestique. Messieurs, je serais désolée
si vous pouviez me soupçonner de loquacité et si vous pensiez qu'une
démangeaison de discourir me tourmente. C'est pourquoi je vous demande
la permission de me justifier tout de suite aux yeux de mon mari qui,
sur je ne sais quelle apparence, prévenu contre moi, a pu s'imaginer que
mes propos lui donnaient de fâcheuses distractions pendant qu'il
rédigeait une sentence... C'était une sentence en faveur d'une jeune
orpheline, privée à la fleur de ses ans de ses père et mère. Mais il
n'importe. J'étais assise auprès de lui et je ne lui adressais autant
dire pas la parole. Mon seul discours était ma présence. Un mari peut-il
s'en plaindre? Peut-il trouver mauvais qu'une épouse se tienne auprès de
lui et recherche sa compagnie, comme elle le doit? (A son mari.) Plus
j'y songe et moins je puis concevoir votre impatience. Quelle en est la
cause? Cessez d'alléguer le prétexte de mon bavardage. Il n'est pas
soutenable. Mon ami, il faut que vous ayez contre moi quelque grief que
je ne sais pas, je vous prie de me le dire. Vous me devez une
explication, et quand je saurai ce qui vous a fâché, je ferai en sorte
de vous épargner à l'avenir la contrariété que vous m'aurez fait
connaître. Car j'ai à coeur de vous éviter tout sujet de mécontentement.
Ma mère disait: «Entre époux, on ne doit pas se faire de mystères.» Elle
avait bien raison. Souvent un mari ou une femme, pour ne s'être point
confiés l'un à l'autre, ont attiré sur leur maison et sur eux-mêmes des
catastrophes terribles. C'est ce qui est arrivé à madame la présidente
de Beaupréau. Pour surprendre agréablement son mari, elle avait enfermé
dans un coffre de sa chambre un petit cochon de lait. Le mari l'entendit
crier et, croyant que c'était un galant, il tira son épée et en perça le
coeur de son épouse avant même d'entendre les explications de sa
malheureuse femme. Quand il ouvrit le coffre, jugez de sa surprise et de
son désespoir. C'est pourquoi il ne faut pas faire de cachotteries, même
à bon escient. Vous pouvez vous expliquer devant ces messieurs. Je n'ai
point de torts et tout ce que vous pourrez dire ne fera que faire
éclater mon innocence.

LÉONARD, qui depuis quelques instants essaie vainement par ses gestes et
ses cris d'arrêter les paroles de Catherine et qui a déjà donné les
signes d'une extrême impatience.

La poudre! La poudre! Maître Simon Colline, votre poudre, votre poudre
blanche, par pitié!

MAITRE SIMON.

Jamais poudre à rendre sourd ne fut en effet plus nécessaire. Veuillez
vous asseoir monsieur le juge. Maître Séraphin Dulaurier va vous
insuffler la poudre assourdissante dans les oreilles.

MAITRE SÉRAPHIN.

Bien volontiers, monsieur.

MAITRE SIMON.

Voilà qui est fait.

CATHERINE, à maître Adam Fumée.

Faites entendre raison, à mon mari, monsieur l'avocat. Dites-lui qu'il
faut qu'il m'écoute, qu'on n'a jamais condamné une épouse sans
l'entendre, dites-lui qu'on ne jette pas des sacs à la tête d'une femme
(car il m'a jeté des sacs à la tête), sans y être poussé par un violent
mouvement du coeur ou de l'esprit... Mais non! je vais lui parler
moi-même. (A Léonard:) Mon ami, répondez, vous ai-je manqué en quelque
chose? Suis-je une méchante femme? Suis-je une mauvaise épouse? J'ai été
fidèle à mon devoir; je vous dirai même que je l'ai aimé...

LÉONARD, son visage exprime la béatitude, et tranquille, il se tourne
les pouces.

Cela est délicieux. Je n'entends plus rien.

CATHERINE.

Écoutez-moi, Léonard, je vous aime tendrement. Je vais vous ouvrir mon
coeur. Je ne suis pas une de ces femmes légères et frivoles qu'un rien
afflige, qu'un rien console et qui s'amuse de bagatelles. J'ai besoin
d'amitié. Je suis née ainsi: dès l'âge de sept ans j'avais un petit
chien, un petit chien jaune... Vous ne m'écoutez pas...

MAITRE SIMON.

Madame, il ne saurait vous écouter, vous ou tout autre. Il n'entend
plus.

CATHERINE.

Comment il n'entend plus.

MAITRE SIMON.

Non, il n'entend plus par l'effet d'une médication qu'il vient de
prendre.

MAITRE SÉRAPHIN.

Et qui a produit en lui une douce et riante cophose.

CATHERINE.

Je le ferai bien entendre moi.

MAITRE SIMON.

Vous n'en ferez rien, madame; c'est impossible.

CATHERINE.

Vous allez voir... (A son mari.) Mon ami, mon chéri, mon amour, mon
coeur, ma moitié. Vous n'entendez pas. (Elle le secoue.) Olibrius,
Hérode, Barbe-Bleue, cornard.

LÉONARD.

Je ne l'entends plus par les oreilles. Mais je ne l'entends que trop par
les bras, par les épaules ou par le dos.

MAITRE SIMON.

Elle devient enragée.

LÉONARD.

Où fuir? Elle m'a mordu, et je me sens devenir enragé comme elle.

  On entend l'aveugle au dehors.--Il entre dans la salle en chantant:

    _Passant vers la rivière,
    Nous donnant le bras,
    La déra;
    Passant vers la rivière,
    Nous donnant le bras,
    Trouvons la meunière,
    Avec nous dansa,
    La déra;
    Trouvons la meunière,
    Avec nous dansa._

  Catherine et Léonard vont en dansant et en chantant mordre tous les
  assistants, qui devenus enragés, dansent et chantent furieusement et
  ne s'arrêtent que pour dire, par la bouche de M. Léonard Botal:

--Mesdames et messieurs, excusez les fautes de l'auteur.


FIN





*** End of this LibraryBlog Digital Book "La comédie de celui qui épousa une femme muette" ***

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