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Title: Epitres des hommes obscurs du chevalier Ulric von Hutten traduites par Laurent Tailhade
Author: Hutten, Ulrich von
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Epitres des hommes obscurs du chevalier Ulric von Hutten traduites par Laurent Tailhade" ***


produced from images generously made available by the
Google Books project and the Bibliothèque nationale de
France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)



Epîtres des hommes obscurs



[Illustration: ULRICH von HÜTTEN ein Ritter und Poet aus Francken.]



  Épitres des Hommes
  obscurs du chevalier
  Ulric von Hutten

  traduites par
  Laurent Tailhade

    on se lasse de tout,
    [Vignette: ΓΝΩΣΙΣ.]
    excepté de connaître

  Paris
  “Les Textes”
  La Connaissance
  9, Galerie de la Madeleine

  Nº 6

  MCMXXIV



_Copyright by the «La Connaissance», 1924._

Droits de traduction réservés pour tous pays.



Les Épîtres des hommes obscurs du Chevalier Ulrich von Hutten ont été
traduites par Laurent Tailhade. Ce livre est le 6e de la Collection Les
Textes, éditée par la maison à l'enseigne «La Connaissance» et sous la
devise: _On se lasse de tout excepté de connaître_, sise à Paris, 9,
galerie de la Madeleine. L'édition est précédée d'une étude de Laurent
Tailhade sur _Luther_.

L'édition de luxe comprend: la reproduction de 2 portraits de Ulrich von
Hutten (graveurs anonymes du XVIe siècle), d'un portrait de _Luther_ du
graveur hollandais Hooghe et d'un fac-simile du manuscrit de Tailhade.


Le tirage de l'édition de luxe a été fixé à:

26 exemplaires sur vergé de Hollande van Gelder Zonen filigrané, et 524
exemplaires sur vergé de pur fil Lafuma.

Numérotés de 1 à 550.

Nº


Dans cette même collection, ont paru:

1.--Stendhal: _Lettres à Pauline_, édition annotée par MM. L. Royer et
R. de la Tour du Villard, avec le portrait de Beyle par Boilly et ceux
de Pauline et Zénaïde Beyle.

2.--Jules Laforgue: _Exil. Poésie. Spleen_ (Correspondance d'Allemagne),
avec un portrait de Skarbina et nombreux fac-simile.

3.--Ernest Renan: _Essai Psychologique sur Jésus-Christ_ (avec un
portrait et un fac-simile).

4.--Isabelle Eberhardt: _Mes Journaliers_, précédés de: _La vie tragique
de la Bonne Nomade_ par René-Louis Doyon, comprenant un portrait, des
documents et fac-simile.

5.--_Marceline Desbordes-Valmore et ses amitiés lyonnaises_, d'après une
correspondance inédite de Mariéton recueillie par Eugène Vial, avec 2
portraits.



NOTE DE L'ÉDITEUR


Parmi les œuvres si variées du chevalier Ulrich von Hutten (1488 à
1524), les _Épîtres des Hommes obscurs_, souvent appelées _Épîtres des
Hommes noirs_ (dans le sens péjoratif de _obscurantins_) constituent
celle qui eut un retentissement et une action considérables, en Rhénanie
d'abord et en Allemagne ensuite, au temps où la Réformation, entreprise
par une réaction de probité évangélique contre la corruption et la
dégénérescence monacales, commençait à inquiéter l'autorité papale et
transformer la vie et la pensée religieuses de l'Europe.

Ce n'est point seulement par un vif goût d'humanisme que Laurent
Tailhade a été conduit à écrire une translation de ces documents dans
une écriture aussi brillante et dans un sens aussi vivant que ceux du
_Satyricon_; plus d'une affinité apparentent le génie combattif du
pamphlétaire allemand et celui du railleur étincelant à qui l'on doit
_Au Pays du Mufle_ et tant de pages où le sarcasme le dispute à
l'écriture, une des plus équilibrées, harmoniques et françaises de ces
années.

Ulrich von Hutten qui fit de rapides et belles études à
l'abbaye de Fulde, a, en peu d'années, publié--depuis un _Ars
Versificatoria_--jusqu'à ce _Traité du bois de gayaque_ (considéré comme
guérisseur de l'avarie). Guerrier, érudit, voyageur, connu des
humanistes et des princes de l'Europe entière, redouté de la papauté qui
tenta en vain de l'amener à Rome pour lui faire subir les douceurs
extrêmes d'une conversion raisonnée, aimé de Charles-Quint, il eut une
telle renommée inter-européenne que François Ier lui offrit--sans
succès--un titre de conseiller. On sait qu'il dut fuir en Suisse où
Zwingli lui fit accueil et qu'il s'éteignit dans une île du lac de
Zurich, à Uffnau, sous les atteintes du mal qu'il chercha en vain à
guérir. Cet ennemi, si haï des moines, gît sans tombe, alors qu'un
cénotaphe lui est consacré dans un mur du couvent de Notre-Dame à
Einselden.

Sa combattivité qui atteignit à un paroxysme de virulence lui valut de
durables inimitiés et les jugements divers de ses contemporains autant
que de ses critiques. La prude biographie de Michaud (que Stendhal
traite souvent de menteur) dit qu'il _est de ces hommes moins célèbres
par leurs talents que par l'abus qu'ils en font_. Luther, Mélanchton,
Zwingli et même l'opportuniste Erasmus savaient le juger avec plus de
pondération et reconnaissaient et son courage et son érudition, sans
celer l'intempestivité de ce caractère violent. On ne l'a pas en vain
appelé _L'Éveilleur_ de l'Allemagne; le juriste Camerarius vaticinait de
lui «_Ulrich de Hutten aurait bouleversé l'univers si ses forces eussent
secondé ses désirs et ses entreprises._» Peut-être a-t-il manqué de
chance, de mesure, de santé, ou plus simplement de génie constructif,
pour être l'égal des grands incendiaires de l'Europe troublée.

Les _Epistolae obscurorum virorum_ ont été de ses satires, celles qui
eurent la lecture la plus considérable et les résultats sociaux
prodigieux. Elles furent écrites pour la défense du philologue Reuchling
(† 1523) dans le procès de tendance que lui intenta le P. Hochstraten,
dominicain d'origine brabançonne, prieur du couvent de Cologne qui était
moins redoutable que redouté; Bayle écrit de ce religieux: «_Il était
amplement pourvu de toutes les mauvaises qualités qui sont nécessaires
aux inquisiteurs et aux délateurs._» Ulrich von Hutten lui livra une
guerre telle que le rencontrant il voulut le tuer; mais la pusillanimité
du moine, à genoux devant lui, désarma le terrible chevalier qui se
contenta d'humilier l'adversaire et de le battre du plat de son épée.
Les bibliographes les plus réputés ont attribué à une collaboration la
rédaction des premières _Lettres des Hommes obscurs_, 41, bientôt
suivies de 40 autres et 8 épîtres dans des éditions successives et
multipliées; pour la date, ils sont peu précis, mais Bayle qui paraît
informé de tout avec assez d'exactitude fixe la première édition à 1515.
Il est indiscuté, en général, qu'elles ne soient l'œuvre de notre
chevalier si implacable contre ces couvents où, au dire de l'évêque
français M. de Camus, l'on trouvait plus de berceaux que de
bréviaires[1]. L'effet de ces lettres virulentes auxquelles Laurent
Tailhade a redonné--dans une langue merveilleuse--la verdeur et la
nervosité qui en font une savoureuse lecture, fut tellement inattendu
que les religieux s'y laissèrent prendre d'abord. Thomas Morus jugeait
ainsi cette méprise:

  [1] Ces reproches de morale se sont aggravés des accusations de
    paresse et d'ignorance si justifiées pour un très grand nombre de
    religieux du XVe et XVIe siècles; un bénédictin disait à Trithème:
    «_Malumus abbatem aratorem quam oratorem._» Ce mot qui serait
    excellent s'il signifiait qu'un moine laboureur vaut mieux qu'un
    bavard, trouve sa véritable interprétation dans cet autre propos de
    Césaire: «_Nos frères aiment mieux faire paître les troupeaux que
    lire les livres._» Peut-être dans l'absolu, la Foi tint lieu de
    toute lumière, de toute connaissance. Saint Augustin qui avait connu
    la fermentation des doutes et l'inquiétude des recherches
    définissait le religieux: _Scienter pius et pie sciens_ «il doit
    savoir avec piété et s'informer dans l'esprit de foi». On cite les
    travaux considérables de St Jérôme et son fameux rêve qui le
    conduisit à renoncer aux charmes des lettres; mais ce renoncement,
    on le sait, fut essentiellement provisoire et de pure rhétorique.

«_Il est curieux de voir combien les Épîtres plaisent aux savants et aux
ignorants. Quand ceux-ci nous voient rire de tout cœur à cette lecture,
ils s'imaginent que nous rions seulement du style qu'ils consentent à ne
pas défendre; mais sous cette langue un peu barbare, répètent-ils,
quelles richesses! quelle abondance de maximes utiles et excellentes!
C'est dommage que ce livre n'ait pas un autre titre! Il se passerait
cent ans que ces imbéciles (les moines) ne comprendraient pas à quel
point ils sont joués_» et Herder affirmait que «_ce livre est resté une
satire nationale parce qu'il est plein de feu, d'esprit et de la plus
merveilleuse exactitude_». Tant pis pour les religieux allemands du XVIe
siècle!

Le traducteur semble s'être peu soucié d'exégèse; il a bien fait; il
épousa par nature l'inimitié de Hutten pour les Hommes obscurs et il en
a égalé dans sa traduction--la seconde en français à notre
connaissance--toute la violence, le comique rehaussés de cet amour qu'il
avait pour l'éclat d'une langue savante, vivante, réaliste et
harmonique.

Ce texte de Laurent Tailhade qui compte parmi les œuvres les plus
soignées de cet aristocrate de l'écriture, subit un sort singulier. Des
extraits des Épîtres parurent en 1906, dans _la Phalange_; l'étude sur
Luther dans _le Mercure de France_; il remania celle-ci et mit au point
sa traduction; le livre tout composé devait paraître; un différend ou
des pusillanimités reculèrent jusqu'à ce jour la publication d'un livre
auquel les amis des belles lettres voudront bien reconnaître, avec
l'intérêt historique qu'il éveillera maintenant sans passion, le mérite
qu'on reconnaît au talent d'un humaniste, digne parent des écrivains de
la lignée qui va de Villon à Rabelais, de Marot à La Fontaine, de
Voltaire et Diderot à Anatole France.

RENÉ-LOUIS DOYON.



DOCUMENTS ICONO-BIBLIOGRAPHIQUES


Blason de Ulrich von Hutten.

«De gueule à deux bandes d'or. Cimier: un vol de gueule chargé, à dextre
de deux barres, et à senestre de deux bandes d'or.»


Épitaphe.

    Hic eques auratus jacet, oratorque disertus
      Huttneus, vates carmine et ense potens.


Iconographie.

La plupart des portraits de Ulrich von Hutten sont de deux styles et
semblent provenir de deux modèles: le portrait en pied et le buste; ils
ont été refaits et stylisés dans différentes éditions et de toutes
manières. Un autre portrait représente le chevalier lauré; les moines,
pour marquer leur mépris du pamphlétaire, en firent l'usage que trouva
merveilleusement Gargantua (au chapitre XIII de _la Vie très horrificque
du Grand Gargantua_[2]). Ulrich von Hutten voulut, pour cette injure,
mettre le feu au couvent et s'apaisa en lui infligeant une amende de
mille pistoles.

  [2] Comment Grandgousier congneut l'esperit merveilleux de Gargantua à
    l'invention d'un torche (cul.)


Index bibliographique.

Une réédition complète des œuvres de Ulrich von Hutten a paru en 6
volumes in-8º chez J. G. Reimer, à Berlin, 1821-1827.


Parmi les éditions princeps, il convient de citer:

_Epistolæ obscurorum virorum ad venerabilem magistram Ortuinus, Gratiâ
Peventriensem Coloniæ Aggrippinæ bonas litteras docentem viriis et locis
et temporibus missæ, ac demum in volumen coactæ._

  Le colophon indique comme lieu d'édition Venise et comme nom
  d'imprimeur, le célèbre architypographe Alde. En dépit de cette
  indication, l'ouvrage a été clandestinement imprimé en Rhénanie. Une
  édition augmentée porte cette indication qui précise les rapports de
  Hutten avec la Suisse où il devait terminer sa vie:

  _Hoc opus est impressum Berne, ubi quator prædicatorum lucernæ
  illuminaverunt totam Suitensium regionem, antequam Hochstrat vexavit
  Joannem Capnionem_ (c'est le surnom de Reuchlin). On a joint souvent à
  ces éditions: _les Lamentations des hommes obscurs_ parues à Cologne
  en 1518 (?) avec un singulier frontispice, mais là, l'imitation du
  genre est patente.


en grec: ΟΥΤΙΣ: Nemo, seu satyra de ineptis sæculi studiis et veræ
eruditionis contemptu. Leipzig, Schumann, 1518.

  C'est une satire des études «stupides de ce siècle et du mépris qu'il
  a de la véritable érudition»; macaronade en vers latins: Personne
  (l'auteur) est coupable; et dans la société, personne n'est coupable.
  Le volume est orné d'un singulier frontispice gravé sur bois _par_ ou
  _d'après_ Hans Cranach; le dessin représente un fou costumé de
  feuilles effrangées et armé d'un balai à mouches, un hibou est perché
  sur sa tête; le décor est d'une composition baroque. Il y eut une
  imitation française: _Les grands et merveilleux faits de Nemo, imités
  en partie des vers latins d'U. de H., et augmentés par P. J. A. Léon
  Macé Bonhomme._


Ulrichi de Hutten eq.

De Guaici medicina et morbo Gallico, liber unus. Mayence, Scheffer,
1519.

  Ce traité singulier a eu de nombreuses éditions tant en Allemagne
  qu'en Italie; le chevalier traita gravement du mal dont il devait
  mourir. On remarquera, dans l'énoncé de ce docte sujet, les aménités
  nationales qui attribuent à des patries différentes, selon le
  traducteur, une avarie déjà connue sans étiquette ethnique, des
  Égyptiens.


_L'expérience et approbation de Ulrich de Hutten, notable chevalier,
touchant la médecine du boys dict de gaïacum, pour circumvenir et
déchasser la maladie induement appelée françoise, ainçoys par gens de
meilleur jugement est dicte et appelée la maladie de Naples._

  Traduite et interprétée par maistre Jeham Cheradame Hippocrates,
  estudyant en la faculté et art de médecine.

  On lit dans le colophon: Cy finist le livre de Ulrich de Hutten, de la
  maladie de Naples, nouvellement imprimé à Paris, pour Jehan Trepperel,
  libraire et marchant demourant à la rue Neufve Nostre Dame à
  l'enseigne de l'Escu de France.


On retrouve ce volume dans le fonds si riche du grand maître imprimeur
si peu connu Louis Perrin:

_Livre du chevalier Ulric de Hutten sur la Maladie française et sur les
propriétés du bois de Gayac_, précédé d'une notice historique sur sa vie
et ses ouvrages, traduit du latin, accompagné de commentaires, d'études
médicales, d'observations critiques, de recherches historiques,
biographiques et bibliographiques par le Dr F.-F.-A. Potton. Lyon, Louis
Perrin, 1865 in-8º.

_Dialogi_: Fortuna, Febris etc... Moguntiæ (Mayence), Schœffer, 1520.

  Avec un bois gravé représentant la Fortune tenant une corne
  d'abondance, debout sur un globe et portant une sphère sur la tête.


_Conquestiones._ Schott, Strasbourg, 1520.

  Ce volume _se termine_ par un portrait gravé sur bois représentant le
  chevalier lauré; l'image s'inscrit dans une couronne comportant quatre
  blasons de Hutten et ses aïeux.


Parmi les ouvrages traduits en français en plus de celui cité plus haut,
voici les seuls connus:

_Dialogue très facétieux et très salé_, traduit du latin par Victor
Develay, Paris, Librairie des Bibliophiles, 1870.

Lettre des Hommes obscurs.--(C'est la première édition en français.) Par
le même--même édition.

_Arminius_, dialogue de U. v. H. traduit en français pour la première
fois, texte latin en regard, par Édouard Thion, Paris, Lisieux, 1877.



LUTHER


I

Le drame politique et religieux qui, pendant plus d'un siècle et demi
(1521, diète de Worms; 1685, révocation de l'Édit de Nantes), mit en
armes les puissances occidentales, entre-choqua les intérêts et les
croyances, produisit, à la lumière des poètes, des héros, des martyrs:
Anne Dubourg, Coligny, Agrippa d'Aubigné, Gustave-Adolphe. En France,
Louis XIV--jésuite-roi qui savait à peine lire--consomma dans les
ténèbres et le sang, par la révocation de l'Édit de Nantes, par
l'horreur des Dragonnades, cette crise de conscience, révolte de la foi,
de la pudeur allemande, contre l'avarice de Rome, les turpitudes, les
crimes, les superstitions de la monacaille et de la Cour apostolique; la
Réforme eut comme prologue un immense éclat de rire, une bouffonnerie,
et les quolibets, et les sarcasmes de junkers en belle humeur. La
sordide persécution, intentée à Reuchlin par les antisémites d'alors,
provoqua l'indignation des humanistes. Sous un nom grécisé, d'après
l'usage ridicule qui faisait alors de Bombast, Paracelse et Démochares
du sinistre Antoine de Mouchy, le docteur Reuchlin, auteur du
_Dictionnaire hébraïque_, travesti en Capnion (fumée), remontant aux
sources, accréditait parmi les érudits la Bible juive, situait les
origines du dogme chrétien dans les écritures d'Israël, au grand
scandale, au déchaînement de l'Orthodoxie et la Stupidité, ces deux
sœurs jumelles. Moines, inquisiteurs et pédagogues, tout ce que la
«Sainte Cologne» élevait dans la crasse, dans la bêtise des couvents et
des écoles, toute la démagogie obscurantine, arrosa copieusement
Reuchlin d'eaux grasses et d'injures. Elle soudoya des insulteurs. Elle
eut recours à la police. En vain! La raison et la vérité l'emportèrent,
même à Rome, sur ces querelles de tondus.

Les amis de Reuchlin triomphèrent. A leur tour, ils prirent l'offensive.
Ils arrachèrent aux dominicains leur froc sanglant et redouté. Ils
firent voir dans le nu malpropre de «leur Adam» ces balourds nidoreux,
cuistres de la Germanie et des Pays-Bas.

Ils ouvrirent la porte des ergastules sacrés où les moines de toutes
robes déformaient le crâne de leurs disciples. Ce fut dans la jeune
Allemagne une croisade contre les Janotus confits en saint Thomas
«échauffés sur les annates, les expectatives et les restrictions» (H.
Heine), les Janotus dont Rabelais, encore que fort entaché lui-même
d'hellénisme et de latinité scolaires, devait, bientôt après, donner une
image éternelle avec «son lyripipion théologal et son chef tondu à la
césarine».

Les _Lettres des hommes obscurs_ du chevalier Ulrich Von Hutten furent
la première escarmouche des poètes séculiers contre les «sorbonagres»,
de la Renaissance contre le Moyen Age, de l'esprit moderne contre la
vieille routine et les dogmes surannés. Lentement, une à une, elles
parurent comme la _Ménippée_ ou, comme un siècle et demi plus tard, les
_Provinciales_. Ce furent des feuilles volantes que l'on se passait de
main en main, dont les plus naïfs prenaient copie et que les dominicains
de Cologne reçurent, tout d'abord, avec beaucoup d'édification, comme
l'œuvre d'un ami.

L'auteur, qui déjà s'était fait connaître par des opuscules didactiques
et des tracts où s'avérait l'impérialisme le plus pur comptait dans le
monde érudit force amis et des patrons de marque. Érasme l'encourageait,
le lâche et faible Érasme qui devait plus tard le renier avec autant de
bassesse que d'opiniâtreté. Il avait pour compagnons et frères d'armes
les plus humanistes, ceux qui, aux sottes imaginations de la littérature
ecclésiastique, aux «lettres divines», comme on disait alors, opposaient
la beauté des lettres humaines, dont ils prirent leur nom, élevaient des
autels à Virgile, saluaient, dans les poètes reconquis du polythéisme
antiques, les dieux éternels des esprits civilisés. Reuchlin, Eoban
Hesse, Sébastien Brant, la Pléiade--poètes et juristes--de Mayence, de
Leipzig, de Wittemberg, de Vienne, prodiguaient au jeune Hutten les plus
hautes louanges.

Néanmoins les _Lettres des hommes obscurs_ ne portèrent tout d'abord
d'autres signatures que les noms ridicules de leurs auteurs supposés. La
plupart s'adressaient à maître Ortuinus, professeur de théologie et l'un
des cuistres les plus fameux dont s'enorgueillissait l'école de
Deventer. Elles retraçaient les hésitations, les aventures graveleuses,
les bonnes fortunes scolastiques des jeunes tondus, ses élèves, les
tentations de leur «frère Ane» sous les aiguillons de la jeunesse. Elles
imploraient des conseils, des recettes amoureuses et pharmaceutiques.
Elles notaient heure par heure la germination de la bêtise dans leur
caboche tonsurée. Elles parlaient des maîtres d'alors avec un respect
imbécile et d'autant plus touchant: Arnauld de Tongres (le docteur Cap
d'Auque) et surtout Jacobus de Hoogstraten, prieur des Dominicains à
Cologne, dont ils suivaient ferme les errements, surtout dans son
affaire avec Reuchlin sur le propos des livres juifs. Pour goûter le sel
des _Hommes obscurs_ et sous la pesanteur de la «redondance latinicone»
en vogue chez les érudits du XVIe siècle; pour découvrir un humour à la
Voltaire où la raillerie assaisonne la plus fervente pitié; pour lire en
connaissance de cause Hutten, qui fut vraiment le Lucien de la
Renaissance germanique, il importe de connaître avec un certain détail
ce conflit, suscité à propos du _Talmud_ et du _Zohar_ que Reuchlin dans
son traité _de Verbo mirifico_, suivant les chemins frayés par Pic de la
Mirandole et le vieillard Florentin Gémiste Plethon, rattachant Socrate
à Pythagore, Pythagore aux Hébreux, proposait à la vénération des cœurs
justes et des intelligences éclairées. La persécution dont il fut
l'objet de la part des moines, persécution qui se termina d'ailleurs par
un triomphe, peut passer pour la première épiphanie de l'antisémitisme,
dans sa forme actuelle. On ne brûlait plus en Allemagne que les sorciers
et les faux monnayeurs. Mais de temps à autre, un massacre fomenté par
les ordres mendiants, par les «bons pauvres» et la ribaudaille des
écoles, sous prétexte d'hosties sanglantes ou d'enfants égorgés,
corroborait la foi des personnes pieuses, donnait un regain appréciable
d'activité à la vente des indulgences qui, dans les premières années de
la Renaissance, fut, en attendant Luther, la grande affaire de la
Papauté. Mais ces meurtres populaires, ces échauffourées autour des
“judengassen”, n'avaient pas le retentissement et, peut-on dire,
l'exemplarité d'une condamnation à mort ou tout au moins à la détention
perpétuelle d'une personne illustre. Le docteur Reuchlin, traducteur de
Térence, auteur d'une comédie aristophanesque où les porteurs de froc
étaient joués en ridicule, Reuchlin qui, dans son traité d'homélistique,
se moquait à leur barbe sale des Prêcheurs, de saint Thomas, des
réalistes et des discours qu'ils faisaient, voilà certes une victime
dont se fussent enorgueillis les inquisiteurs d'Allemagne! On n'attaque
pas de front un homme, protégé des princes ecclésiastiques, familier de
l'empereur, anobli par Maximilien lui-même, comte palatin, fort ancré
dans la bienveillance impériale grâce à l'amitié que lui portait le
médecin juif de César et par l'heureux succès d'une mission diplomatique
auprès du pape Alexandre VI. Mais on peut calomnier, salir, prodiguer
les pasquils injurieux, donner une interprétation infâme aux gestes les
plus simples, insister, mentir, s'acharner, dire qu'il ne fait pas jour
en plein midi et, comme les sorcières de Macbeth, «que le beau est
affreux, que l'affreux est beau», que les victimes égorgent les
tortionnaires, que les frustrés, les humiliés, les écrasés sont les
larrons, les insulteurs et les bourreaux. La calomnie avait pris au
service de l'Église une force redoutable. C'était déjà la méthode
expliquée à Bartholo par don Basile dans le couplet fameux de
Beaumarchais et la non moins célèbre cavatine d'_Il Barbiere_. Le Basile
teuton du XVIe siècle donna la formule. Ses dignes héritiers la mirent
en œuvre. De génération en génération, l'Église refondit le poignard,
et, mieux trempé, l'aiguisa. Pareille à Locuste, elle fit lentement
recuire le poison. Les fils de Hoogstraten, les hommes obscurs
élevèrent, comme un défi, leur citadelle de mensonge, falsifiant les
textes, déprédant les archives, donnant à l'évidence un perpétuel et
cynique démenti. Le faux devint leur instrument de choix, tant pour
instruire la jeunesse que pour fomenter les réactions.

Si Reuchlin ne succomba pas à la conjuration des haines et des
impostures, c'est qu'il eut avec lui ce prodigieux éveil de l'esprit
humain qui jeta les chrétiens dans la Réforme, en même temps qu'il
rendait aux juristes et aux poètes le sens, aboli depuis dix siècles, du
Droit et de la Beauté.

Pour perdre le comte Reuchlin, les Dominicains de Cologne avaient dans
leur clientèle un homme incomparable, un homme plein de talent et
d'intrigue qui, plus tard, eût fait un valet de Regnard ou de Molière,
qui, au début du XXe siècle, aurait su, de reniements en reniements,
franchir tous les degrés de la splendeur sociale, tour à tour
parlementaire, orateur assermenté de la Haute Banque, ministre d'État et
aussi roi que peut l'être de nos jours un Stuart ou un Bourbon.

Il se nommait Pffefferkorn, c'est-à-dire «Grain-de-Poivre», suivant
l'usage où sont les rabbins d'imposer un sobriquet ridicule aux
catéchumènes dont les offrandes témoignent d'une certaine parcimonie. On
connaît de nos jours quelques israélites qui se prénomment «Tête de
Cochon» ou «Mandat-poste», pour ne citer que des vocables à peu près
congrus. Donc, Pffefferkorn s'était converti au christianisme sans
devenir pour cela directeur d'un journal aussi mondain que bien pensant,
ni convoler avec une de ces fières Allemandes qui, pareille à la
Cunégonde de Voltaire, ne peuvent, même après les plus scabreuses
aventures, épouser un roturier. Cependant, Grain-de-Poivre, enflé,
depuis son baptême, en Dom Johannes Pffefferkorn, menait la vie
exemplaire d'un laïque pieux. Il rendait au clergé tous les services
occultes que l'on ne peut confier qu'à des amis sûrs. Il faisait les
commissions délicates et prenait à son compte les gestes hasardeux.

«Ce dangereux intrigant, dit Michelet, voulant se faire jour à tout
prix, avait essayé de se faire accepter pour Messie aux juifs qui
s'étaient moqués de lui. De rage, il s'était donné âme et corps aux
Dominicains, se mettant au service des terribles projets de l'Ordre.
Inquisiteurs en Espagne, ils voulaient l'être en Allemagne; il n'y avait
pas là de Maures à brûler, mais il y avait les sorciers, les juifs;
toute machine était bonne pour arriver à ce but. La presse, nouvelle
encore, déjà arme terrible dans la main de la tyrannie, multipliait les
légendes nouvelles, les livres de prières, les pamphlets sanglants des
Dominicains. Mysticisme et fanatisme, vierge et diable, roses et sang
humain, tout roulait mêlé au torrent. L'inventeur du rosaire, Sprenger,
publiait en même temps l'horrible _Marteau des sorcières_.»

Ce fut pour obéir à ces féroces protecteurs que Pffefferkorn, calomniant
son peuple et traînant au ruisseau la gloire d'Israël, déclara les
livres juifs pleins d'infamie et de sacrilèges, d'insultes, dont
l'Ancien Testament éclabousse le Nouveau. Pour châtier ce crime de
lèse-majesté divine et mettre la populace en appétit d'autodafés,
«Pffefferkorn rejoignit l'empereur à son camp de Padoue et surprit du
prince étourdi un ordre général pour brûler les livres des juifs». Cela,
bien entendu, par manière de passe-temps, avec l'espoir d'une répression
plus sérieuse. En attendant, Sprenger brûlait sorciers de douze ans,
femmes grosses, un peuple entier. Il donnait, dans son _Marteau_,
l'étymologie en faveur chez les moines du mot «diable»: «Diabolus vient
de deux mots, dia «deux» et bolus «pilules», parce que le Mauvais Esprit
fait de l'âme et du corps deux pilules qu'il avale d'un seul trait.»

Avec de si profonds latinistes, un homme tel que Reuchlin eût été fou
d'intenter la plus minime controverse. D'autant plus que le prieur des
Dominicains, Jacques de Hoogstraten, intervenait en personne déclarant
«que connaître de ces choses était le droit de l'Empereur, la nation
juive ayant autrefois reconnu l'autorité du Saint-Empire romain
par-devant Ponce-Pilate».

Et c'était bien le cri haineux de l'Obscurantisme que poussait, du fond
de son cloître et de ses ténèbres, l'âne mangeur de chair humaine. Par
delà ce _Zohar_, ce _Talmud_, cette _Kabbale_, inabordables et
répugnants à la plupart des hommes, il poursuivait la suprême hérésie.
Il brandissait la torche enflammée et sans lumière qu'entre ses babines
écarlates porte le dogue du Saint-Office, la torche qui brûla jadis les
manuscrits du Sérapéum, non certes contre un livre en particulier, mais
contre le Livre, contre ce véhicule irrésistible de la pensée
indépendante, de l'esprit scientifique et du libre examen. Soixante ans
plus tôt, le sorcier Faust, le thaumaturge Guttenberg avaient commis le
crime de produire au grand jour l'esprit des âges révolus, de l'emmener
hors du sanctuaire, loin des bibliothèques où chartreux, bénédictins
couvraient de leurs pieuses sornettes les parchemins sacrés de Virgile
ou d'Euripide. Pour un tel méfait, les conteurs édifiants avaient damné
Faust, non sans, autour de son désastre, accumuler force conjonctures
aggravantes. Mais la voie offerte à l'intelligence humaine restait
ouverte. La damnation de Faust, non plus que le bûcher de Dolet condamné
à l'affreux supplice pour avoir imprimé le _Phédon_, ne pouvait arrêter
la diffusion de la clarté. Les missionnaires qui, sous la Restauration,
aux sombres jours de 1816, firent jeter au feu par les bourgeois
fanatisés l'_Encyclopédie_ et le _Dictionnaire philosophique_, ont-ils
effacé la grande âme de Diderot, la conscience lumineuse et pitoyable de
Voltaire, dans le souvenir de leurs enfants?

Quoi qu'il en soit, le Dominicain Hoogstraten et son exécrable
Grain-de-Poivre ne réussirent qu'à moitié. Le Conseil Impérial n'avait
pas consenti d'emblée à la destruction des livres juifs. Premier que
d'en venir à cette extrémité, il voulut prendre l'avis d'un personnage
docte et de bon renom, d'un laïque versé dans l'exégèse et dans la
sémantique. Il porta Reuchlin à cet emploi dangereux; il raviva contre
cet honnête homme la haine de Hoogstraten, de ses moines et de ses
suppôts. En esprit miséricordieux, Reuchlin conseillait, à côté de la
Bible, si peu connue alors des fidèles et même du clergé, de garder le
_Talmud_, la _Kabbale_, les commentaires philologiques de l'Écriture,
les livres liturgiques, d'anéantir seulement ce qui traitait de la
goétie et des sciences occultes. C'était peu. Aussi les Dominicains
lâchèrent-ils de nouveau leur Pffefferkorn. En 1511, Grain-de-Poivre,
toujours intrigant et furieux (le baptême ne les améliore pas!) rouvrit
les hostilités. Cette fois, il ne prit aucun détour. Il attaqua
directement Reuchlin dans le _Miroir à main_ (Handspiegel), pamphlet
imbécile, venimeux et balourd qui fait songer à l'apostrophe dont Victor
Hugo, en 1852, saboulait «quelques journalistes de robe courte», à
savoir: Montalembert, Riancey, Veuillot surtout, qui néanmoins avait
plus de talent que Pffefferkorn.

    Parce que jargonnant vêpres, jeûne et vigile,
    Exploitant Dieu qui rêve au fond du firmament,
    Vous avez, au milieu du divin Évangile,
          Ouvert boutique effrontément;

    Parce que vous feriez prendre à Jésus la verge,
    Sinistre brocanteur sorti on ne sait d'où;
    Parce que vous allez vendant la Sainte Vierge
    Dix sous, avec miracle et sans miracle, un sou;

    Parce que la soutane est sous vos redingotes,
    Parce que vous sentez la crasse et non l'œillet,
    Parce que vous bâclez un journal de bigotes
    Pensé par Escobar, écrit par Patouillet;

    Parce qu'en balayant leurs portes, les concierges
    Poussent dans le ruisseau ce pamphlet méprisé,
    Parce que vous mêlez à la cire des cierges
          Votre affreux suif vert-de-grisé;

    Parce qu'à vous tout seuls vous faites une espèce,
    Parce qu'enfin blanchis dehors et noirs dedans,
    Criant mea culpa, battant la grosse caisse,
    La larme à l'œil, la boue au cœur, le fifre aux dents;

    Pour attirer les sots qui donnent tête-bêche
    Dans tous les vieux panneaux du mensonge immortel,
    Vous avez adossé le tréteau de Bobêche
          Aux saintes pierres de l'autel;

    Vous vous croyez le droit, trempant dans l'eau bénite
    Cette griffe qui sort de votre abject pourpoint,
    De dire: «Je suis saint, ange, vierge et jésuite.
    J'insulte les passants et je ne me bats point.»

    Après avoir lancé l'affront et le mensonge,
    Vous fuyez, vous courez, vous échappez aux yeux.
    Chacun a ses instincts, et s'enfonce et se plonge,
    Le hibou dans les trous et l'aigle dans les cieux!

Grain-de-Poivre ne plongea pas si vite dans son trou, qu'une sagette
barbelée et térébrante ne le vînt atteindre. L'oiseau de nuit était
marqué par un archer aux coups redoutables et sûrs. Le bon Reuchlin
riposta au libelle de Pffefferkorn par le _Miroir des yeux_
(Augenspiegel); il remit à sa place le sycophante juif, le triple drôle,
affilié pour de l'argent à la Congrégation. La réplique fut rude, sans
aucun des ménagements qui servent aux modernes, quand ils éprouvent le
besoin d'édulcorer leurs aconits et leur ciguë. Il faut lire les
«auteurs gais» de cette époque, les contemporains allemands de Rabelais
pour imaginer à quelle grossièreté vont naturellement ces buveurs de
bière, dès que leurs choppes les ont mis en gaîté. Les facéties de
Bébelius, la légende (si souvent refondue, adoucie et transposée en beau
langage de Til Ulenspiegel), ne répondent précisément pas à l'idée
agréable qu'éveille en nous le mot «espièglerie». Une sorte de verve
pesante, une jovialité d'ours en belle humeur, que l'on retrouve dans
les deux trop fameuses lettres de la Palatine, emplissent d'incongruités
ces propos de table à divertir les junkers et les étudiants: _gaudeamus
igitur!_ Panurge, au regard de pareilles énormités, semble quelque peu
nuancé de gongorisme; Tabarin lui-même prend tout de suite un air
modeste et renchéri.

  [Illustration: Martinus Lutherus
  PORTRAIT DE MARTIN LUTHER.]

Le _Miroir des yeux_, en même temps qu'il faisait voir à Pffefferkorn sa
vilaine image, produisait sans flatterie aucune la silhouette
d'Hoogstratem. D'être bafoué devant tous, humilié dans son amour-propre,
atteint dans sa dignité, le redoutable prieur conçut une de ces rages
qui ne pardonnent point, la rage froide et vindicative du prêtre. Il se
mit sur le pied de guerre et combattit, à son tour. Certes, Reuchlin
portait de nobles armes: l'esprit, la raison, la science, le talent.
Hoogstraten, lui, n'avait que le bûcher. De connivence avec Arnold de
Tongres, principal au collège Saint-Laurent, avec Ortuinus Gratius, de
Deventer, ce même Ortuinus auquel Rabelais, dans la bibliothèque de
Saint-Victor, attribue un volume dont le titre ne se peut énoncer,
Hoogstraten, «héréticomètre» de Pantagruel, dressa contre l'humaniste
une accusation formelle d'hérésie. Il fit tenir à l'Empereur les
propositions suspectes de judaïsme, les extraits savamment choisis dans
les ouvrages du docteur par Arnold de Tongres, un idiot pédant. Reuchlin
se fâcha sérieusement, cette fois. Il écrivit un plaidoyer si véhément
et de ton si monté que le faible Érasme ne lui pardonna point cette
chose effrayante. Décidément, les choses tournaient mal. Quelque désir
qu'il en eût, Maximilien ne pouvait passer l'affaire sous silence.

Reuchlin avait pour lui, en France, en Italie, en Allemagne, ceux qu'on
désigna plus tard sous le nom d'«intellectuels». Hoogstraten menait à sa
suite les professeurs de théologie et les maîtres de sentences, les
logiciens en «baroco» et en «baralipton», résonnant à perte d'haleine
sur l'hircocerf et le draconcule, sur l'essence et l'accident, les
gradés: bachelier ou maître ès arts, puis la troupe même des obscurs:
moine, moinillon, capets et tonsurés.

En 1514, le prieur des Dominicains citait Reuchlin à comparoir devant
une commission ecclésiastique. Or, ce tribunal, peu enclin à désobliger
le vindicatif «papimane», siégeait à Mayence, chacun de ses membres
ayant été choisi et personnellement désigné par Hoogstraten. Donc, en
dépit de l'évêque de Spire, malgré le bon vouloir du pape même, la vie,
ou tout au moins l'honneur et les biens de Reuchlin étaient fort
menacés. Nulle sauvegarde. Nul appui. Conscients de leur infirmité, les
amis de Reuchlin voyaient se dérouler cette affaire de deux «miroirs»,
l'une des plus importantes que les juifs aient jamais déchaînée sur le
monde occidental.

Une tempête grondait. Reuchlin, malgré tant de vertus et d'illustres
protecteurs, voyait se rengréger les ténèbres et croître le péril. Déjà
le sol tremblait. Des éclairs imminents fulguraient à l'horizon. Le
triomphe d'Hoogstraten était proche, sans doute. Et lui, le pur lettré,
le penseur intrépide, le sage et l'érudit, allait-il donner cette joie à
ses lâches adversaires? Allait-il succomber sous cette racaille des
universités et des couvents? Tout menaçait, tout craquait, se dérobait
autour de lui, quand un éclat de rire le sauva.

L'auteur des _Hommes obscurs_, était en 1515, âgé de 27 ans. Il n'avait
pour atteindre la fin de sa carrière que peu de jours encore devant lui.
Usé, miné, torturé par la misère et par la maladie, ayant combattu,
souffert, aimé la patrie allemande et recommencé après Dante le rêve
gibelin d'un empire laïque, susceptible de faire échec à la Papauté,
après avoir, dans la guerre des paysans et des bourgeois, suivi son ami
Frantz de Scheckingen, comme lui chevalier, venu, comme lui, du Mein et
de la forêt hercynienne; survivant à la défaite du héros, il s'éteignit
dans à peine la trente-cinquième année de son âge, avec pour dernier
abri la maison doucement hospitalière du pasteur Schnegg, sur le lac de
Zurich, où Zwingle, touché par tant de gloire et d'infortune, l'avait
appelé, quand, trahi de ses amis, brouillé avec Érasme, atteint d'un mal
qui ne pardonnait guère, presque sans pain, il voyait le soir allonger
une ombre automnale sur le rapide chemin de ses beaux jours. Mais, au
temps de lutte et de gaîté où la verve de Hutten flagellait de lanières
cuisantes les maîtres de Cologne, ces funèbres pensers ne hantaient
point sa noble intelligence. Frêle, mais si ardent à vivre, plein
d'espoir, de poésie et d'endurance, il donnait sans compter ses forces,
en même temps que son esprit, faisant largesse à tous, guerroyant,
pindarisant, parlant du bois de gayac et d'Arminius, préconisant des
remèdes contre le mal qui l'emportait, offrant à Charles-Quint sa fière
indépendance, éconduit à Bruxelles par le jeune empereur et, de plus
belle, rêvant pour ses camarades, pour lui-même une Athènes germanique
où les Dieux de l'Olympe auraient eu leurs autels. Épîtres des
Obscurantins! Quand parut sa ménippée, Hutten, jeune encore, était un
homme aux traits accentués et délicats, aux longs cheveux d'un blond
pâle, au visage encadré par une mousseuse barbe d'or, aux yeux d'une
douceur féminine où l'enthousiasme, la colère, et, comme il disait, «le
culte des Neuf Sœurs» mettaient de longues flammes. Un frontispice du
_Triomphe de Capnion_ le montre cuirassé, dans une armure aussi étrange
que le morion et les jambarts de Don Quichotte. Sur sa maigre poitrine,
la cuirasse de Galaor ou de Parsifal croupionne d'une façon ridicule,
tandis que son regard nostalgique et sincère contemple je ne sais quel
au-delà riche de lumière et de douceur. Autour du front une couronne de
laurier plaquée de feuilles vertes. Elle supporte une toque de velours
et complète l'ajustement bizarre de ce chevalier à qui l'épithète
d'«errant» semble appartenir à l'exclusion de tous autres. Depuis qu'il
échappa aux disciplines du révérend abbé de Fulde, Ulrich von Hutten
pérégrina par les chemins, erratique en effet et désorbité, en proie à
l'inquiétude, qui fait les vagabonds et les explorateurs.

Une formidable hilarité accueillit ses premières lettres. Déduites en un
style négligé d'aspect, plein de germanismes, de locutions populaires et
de trivialités scolastiques, elles sont d'une parfaite ironie et d'une
surprenante mesure. Elles représentent les façons, la mentalité des
jeunes clercs avec tant de vraisemblance qu'il faut lire plus d'une fois
pour discerner la satire et l'intention vengeresse à travers les lignes
monotones de ce pastiche sans égal.

Voici d'abord les apprentis moines aux prises avec les tentations du
Monde, si l'on peut nommer ainsi les tavernières qui les hébergent et
les adolescentes rieuses qui, le soir des fêtes patronales, dansent avec
eux, au son du flageolet, quand les corporations accueillent dans leurs
guildes les nouveaux venus. Un mépris naïf de la femme complique, chez
ces jeunes grimauds, l'éveil de leur sexualité. C'est avec des doigts
tachés d'encre et des gaîtés rudanières qu'ils abordent l'objet de leurs
scolastiques amours. Des histoires confuses, possession, envoûtement, se
combinent dans leur cervelle ignare à des obsessions moins chimériques.
Vilpatius d'Anvers exhorte dom Ortuinus Gratius, le met en garde contre
les stryges et les succubes, lui fait connaître comment on repousse
leurs maléfices au moyen de sel bénit et d'oraisons appropriées.
Conradus de Wickau lui raconte une histoire peu édifiante et quelles
pretentaines égayent ses vingt ans. Hutten est dur, la plupart du temps,
à la citation. Dès qu'il cesse de railler l'ignorance, la bêtise et
l'instruction à rebours chez les disciples dont maître Ortuinus
endoctrine le troupeau, sa plaisanterie a des façons tudesques.
L'hypocrisie à la mode et le pharisaïsme verbal dont la France est
engouée au début du XXe siècle, n'admettent guère ces fortes joyeusetés.

Outre la métrique, la poésie et les divers rythmes qu'ils ordonnent,
outre les syllogismes cornus, ces bons jeunes gens étudient à leur
manière les poètes latins. Ils sont bien fondés en théologie et, quand
ils accouplent des vers, ce n'est pas sur des babioles, disent-ils, mais
sur la couronne des saints. Comme ils pensent dévotement, plus acharnés
à la doctrine de leurs maîtres que Thomas Diafoirus aux avis
d'Hippocrate, ils haïssent les poètes nouveaux, déclament contre
Philomusus, Escampativus et quelques autres fort oubliés, qu'ils
traitent de jeanfoutres. On les imagine déambulant parmi les venelles et
les carrefours de la «Sainte Cologne», emplissant la nuit de hurlements
avinés, quand ils vagabondent, après boire, dans les quartiers déserts.
La haute silhouette de la cathédrale apparaît sur le ciel nocturne, avec
son dôme inachevé, ses clochetons et ses pinacles, tandis que le Rhin
accompagne de sa plainte monotone les clameurs des jouvenceaux. A
l'ombre du vieil édifice, leur bêtise s'épanouit!

C'est ici, dit Henri Heine, que la prêtraille a mené sa pieuse vie. Ici
ont régné les hommes noirs que Hutten a décrits. Ici Hoogstraten
distilla ses dénonciations. Ici la flamme du bûcher a dévoré des livres
et des hommes, et les cloches tintaient et on chantait _Kyrie eleison_.

Mais le stupide fanatisme n'absorbe pas les jeunes clercs au point
d'empêcher qu'ils ne deviennent «très profonds», versés dans les
sciences orthodoxes. Il en est une que leur entendement s'approprie avec
délices, je veux dire la Mystique. C'est l'art de donner aux faits
mythiques ou sociaux une interprétation bizarre, saugrenue et falote, de
chercher dans les poètes antiques la «préfiguration», comme ils disent,
du christianisme et autres subtilités dogmatiques, mais idiotes. C'est
la mythologie comparée à Charenton.

Voici frère Conradus Dollenkopsius, qui fait part à Ortuinus de son
érudition.

«Je prends tous les jours, dit-il, une leçon de poésie, où, par la grâce
de Dieu, je commence à faire un progrès admirable. Je sais déjà toutes
les tables d'Ovidius en sa _Métamorphose_; de plus, je sais les
interpréter quadruplement, à savoir naturellement, littéralement,
historiquement et spirituellement, science que n'ont pas les poètes
séculiers.

«Dernièrement, j'ai poussé à l'un d'eux cette colle: d'où vient le nom
de Mavors?

«Il me donna une explication qui n'est pas la bonne. Je le redressai:
«Mavors, lui dis-je, c'est _mares vorans_, le dévorateur des mâles.» De
quoi il demeura confondu.

«Je poursuivis: «Que faut-il entendre allégoriquement par les neuf
Muses?» Le pauvre gars n'en savait rien: «Les neuf Muses, lui dis-je,
représentent les sept Chœurs des Anges.»

«En troisième lieu, je lui demandai: «D'où vient le nom de Mercurius?»
et comme il ne savait pas davantage: «Mercurius, lui dis-je, c'est
_Mercatorum curius_ (patron des marchands), à cause qu'il est le dieu du
négoce et porte aux trafiquants un intérêt suivi.»

«De cela vous pouvez inférer que ces poètes apprennent leur art dans un
grand terre à terre, qu'ils ne prennent cure ni des allégories, ni de
l'exégèse spirituelle. Ce sont des hommes charnels, comme l'écrit
l'apôtre dans sa Ire aux Corinthiens, II: «L'homme animal ne perçoit pas
les choses qui sont dans l'esprit de Dieu.»

«Vous me demanderez peut-être: «D'où tenez-vous tant de subtilité?» Je
vous répondrai que j'ai, depuis peu, fait emplette d'un ouvrage composé
par un Anglais, maître de notre ordre, qui a nom Thomas de Walleys. Son
livre a pour objet la _Métamorphose_ d'Ovidius. Il en expose tous les
mythes d'après le Symbolisme et la Mystique. Il est profond en
Théologie, au delà de tout ce que vous pouvez croire. Il est bien
évident que le Saint-Esprit infusa une telle doctrine à cette personne,
à cause qu'elle établit la concordance qui existe entre l'Écriture
sainte et les tables poétiques. Vous en pourrez constater dans les
passages que voici:

«De la serpente Pytho qu'Apollo mit à mort le Psalmiste dit: «Vous
marcherez sur l'aspic et sur le basilic.» Diana signifie la très béate
Vierge Maria, quand, avec des jouvencelles nombreuses, elle rôde par les
chemins. Cadmus courant après sa sœur figure la personne de Christus en
quête pareille de sa sœur qui est l'âme humaine et fondant une cité qui
est l'Église.»

L'érudition du benêt se prolonge, se répète, encombre maintes pages de
citations, de notes marginales, et de références auprès des «bons
auteurs». Un vertige de stupidité monte peu à peu, se dégage de ces
élucubrations monastiques. Est-ce un hôpital de fous? Un couvent
d'inquisiteurs? On n'en sait plus rien et l'on demande merci. La grande
affaire toutefois que poursuivent les jeunes sycophantes, c'est la
confusion de Reuchlin et surtout l'anéantissement des juifs. Au moment
du Jubilé, de la vente des indulgences, il importe de détourner sur eux
les soupçons de la multitude. Un juif rôti, quelques maisons israélites
mises au pillage, voilà toujours un amusement que l'on ne saurait
interdire au peuple. C'est un apéritif à l'eucharistie, un encouragement
aux «bons pauvres» qui font leurs pâques. La démagogie réactionnaire est
organisée à jamais. Sous l'inspiration des Dominicains, elle fonctionne
telle que nous la reverrons au moment de la Ligue et, plus tard, de
l'affaire Dreyfus. Ses procédés restent les mêmes et le personnel ne
diffère point. M. Charles Maurras vaut Hoogstraten; M. Arthur Meyer
prête son humeur élégante et ses favoris en côtelettes à Johannes
Pffefferkorn.

Ce néanmoins l'Allemagne intellectuelle avait compris.

Les sarcasmes de Hutten avaient dessillé ses yeux. Dans Reuchlin menacé,
dans les juifs offerts à la populace comme un troupeau dont la vie
appartient au premier boucher venu, les penseurs, les humanistes se
reconnurent. Ils saluèrent un héros, leur aîné, qu'il fallait
sauvegarder à tout prix. Leur pitié s'émut. Ils tendirent une
fraternelle main au peuple des «judengassen», «aux tribus captives», aux
«éternels proscrits», victimes de la plus infâme superstition, exclus de
toute joie, en péril continu, holocauste offert au dieu des chrétiens, à
ce Christ plus sanguinaire que Moloch. Or, ces hommes ne demandaient
qu'à vivre, qu'à obtenir pour eux et pour les leurs ce que, même de nos
jours, contestent aux hébreux les salariés de l'antisémitisme, à savoir
«autant de droits que les autres mammifères» (Heine). Un énorme ridicule
tomba sur Hoogstraten, sur son Ordre abhorré, pris en flagrant délit
d'imposture. Nonobstant les efforts du Saint-Siège, malgré le zèle des
pères blancs et noirs à détruire ce libellé malencontreux, le coup
libérateur fut porté. L'audace des moines recula. Une sorte de trêve
suspendit les hostilités.

Plus tard, avec le pape Adrien et le légat Alexandre, avec les bulles de
proscription, la terreur s'empara des âmes incertaines. Érasme renia son
amitié pour les humanistes. Il se déshonora de gaîté de cœur en
dénonçant aux pouvoirs publics Hutten malade et fugitif, en appelant sur
Zwingle, son hôte, la suspicion des magistrats. Ce causeur brillant, cet
esprit orné goûtait cependant le charme du bien-dire. Il pensait
librement. Mais il n'avait ni caractère, ni bravoure; il portait une
pente fâcheuse à prendre quand même le parti du plus fort. Le beau
portrait d'Holbein, au musée d'Anvers, a toute la valeur d'un document
psychologique. Il montre au vif le manque de bravoure qui noua Didier
Érasme, l'induisit en de lâches et vilaines actions. Le corps un peu
voûté, sous une fourrure assez belle, vieilli plutôt que vieux, l'homme
en dépit du chaperon et du manteau semble grelotter de froid. Les traits
fins, allongés, le sourire inquiet des lèvres minces, le nez un peu
dévié, les yeux dont le regard s'en va on ne sait où, le geste de la
main blanche et fine qui tient si mollement un manuscrit enroulé, disent
l'homme sans vouloir, égoïste, maniaque et personnel, qui pour conserver
sa «librairie» et ses objets d'art, ce beau parloir de chêne, gloire de
Rotterdam, acceptera n'importe quelle honte, sceptique au point d'être
le mieux du monde avec les autorités civiles ou religieuses, quelles
qu'elles soient.

Le départ d'Érasme et la mort de Hutten ferment cette première période
où la Réformation à venir se fait deviner plutôt qu'elle ne se formule.
Ce n'est pas le mois d'avril encore. Mais le ciel se fait plus doux; un
souffle amical passe dans l'azur clair; les branches, qu'alourdit le
trop-plein de la sève, laissent poindre la verdure indécise des
bourgeons. Des cris d'oiseaux montent vers la lumière, dans l'allégresse
du matin.

Après le déchaînement de haine et de mépris qu'ont suscité les _Épîtres_
de Hutten contre l'obscurantisme, après la défaite d'Ortuinus et
l'humiliation d'Hoogstraten, le temps du rire va cesser.

Bientôt pourtant, un nouveau rieur, celui-là formidable, fait écho, sur
les bords de la Loire, au guerrier poète, qui, dans les burgs du Rhin,
aiguisa l'épigramme vengeresse. Les titans de Rabelais porteront au
Monde la même parole fraternelle que nous entendîmes dans les sarcasmes
de Hutten.

Mais, avant d'écouter ce Gargantua si humain, ce bon Pantagruel qui
ravive les sources d'autrefois, qui, célébrant la joie et l'orgueil de
vivre, donne aux forts le seul viatique digne d'eux, à savoir l'amour du
travail, l'universelle énergie et la curiosité de son héros, prêtons
d'abord l'oreille à cette voix harmonieuse et robuste qui s'élève pour
chanter l'amour divin et les tendresses humaines. Après les chevaliers,
après les humanistes, les gentilshommes et les raffinés, voici le moine
plébéien de Wittemberg qui, soulevant la pierre funéraire sous laquelle,
depuis dix siècles, étouffait le Monde Occidental, d'un cœur allègre,
d'un gosier sonore, entonne l'hymne de sa dilection et de sa foi.

Le printemps de la Réforme est venu, dans l'Allemagne et dans l'Univers,
comme le mois de mai dans la tente de Sieglinde. Le choral de Luther lui
donne une voix immortelle, voix dont l'écho frémit encore pour éveiller
dans les cœurs des germes d'héroïsme, d'indépendance, de raison et de
bonté.


II

Tandis que les humanistes, défenseurs des bonnes lettres, champions de
l'hébraïsme, vengeurs de l'antiquité grecque et latine goûtaient les
premiers fruits de leurs victoires; tandis que le chevalier Ulrich von
Hutten, ayant, avec ses _Hommes obscurs_, enrichi la linguistique d'un
vocable nouveau: l'«obscurantisme», comme cent ans après lui Miguel de
Cervantès devait apporter à l'univers le mot «don quichottisme», comme
déjà l'auteur anonyme du _Til Ulenspiegel_ avait fourni celui
d'«espièglerie»; incontesté, glorieux, satisfait et vengé, Reuchlin se
retirait du combat, sans vouloir, désormais, participer aux luttes qui
bouleversaient l'Allemagne, s'écartant aussi bien de la Réforme que de
l'insurrection fomentée contre le Saint-Empire, par les chevaliers
rhénans, groupés, au château d'Ebernburg, sous le pennon de Scheckingen,
Scheckingen, noble figure, un peu baroque aussi et qui, dans un avenir
prochain immédiat, présage l'autre gentilhomme, le caballero andante,
redoutable aux pécores, aux marionnettes et aux moulins! Scheckingen,
chevalier teutonique, Lohengrin égaré dans l'aube de la Renaissance,
croisé de Rutebeuf, épave du Moyen Age! En quête d'aventures, heaume au
chef, dague au poing, bardé de fer, jaloux de conserver à la noblesse
pauvre, en même temps que le droit féodal de rapine, le privilège
exclusif du service militaire, privilège que les troupes nouvelles de
Maximilien, reîtres et lansquenets, enlevaient aux gentilshommes sans
patrimoine, Frantz de Scheckingen tenta la dépossession de l'archevêque
de Trèves, rêva d'assumer, un jour, la pourpre impériale, et combattit,
pareil Goetz de Berlichingen, le héros de Gœthe, dans la guerre des
paysans. Il continuait les prises d'armes et les gestes de la
Chevalerie, au moment même où l'esprit moderne faisait éclater l'écorce
du vieux monde, où Luther, en déchirant la bulle qui l'excommuniait,
dans la cathédrale de Wittemberg, brisait, du même coup, mille ans
d'obéissance à la théocratie romaine et rompait brutalement avec le
passé.

Le XVIe siècle, malgré son immense appétit de science, de voyages,
d'art, ses passions féroces et l'indomptable vitalité dont il regorge,
n'en est pas moins le siècle de la Diplomatie et de la Banque.
L'Allemagne a pu s'instruire de cette vérité. L'affaire des indulgences,
les marchandages qui aidèrent à «marmitonner» l'élection de
Charles-Quint l'ont rendue éclatante et manifeste. Le fils de Jeanne la
Folle est empereur. Mais les Fuggers sont rois, dans leur maison
d'Augsbourg. Ils tiennent, en même temps que celles de leur coffre-fort,
les clefs de la politique européenne. On connaît l'anecdote du fagot de
cannelle, qu'allumèrent avec un reçu de huit cent mille florins souscrit
par l'empereur ces usuriers magnifiques, le jour où ce prince daigna
recevoir leur hospitalité. La Foi seule pourra lutter contre cette
omnipotence de l'Argent. Mais les hobereaux de Scheckingen, les paysans
de la Souabe, de la Franconie et du Palatinat, que pourront-ils contre
les soldats mercenaires chargés de «rétablir l'ordre», et de répondre
par la Mort aux révoltes de la Faim? Les chefs périssent glorieusement
sans avoir à subir l'humiliation d'être absous ou châtiés par le
vainqueur. Mais le roman chevaleresque est à jamais conclu. Scheckingen,
dont Albert Dürer a fixé les traits dans une de ces planches «baroques»
et «sublimes» où la Mélancolie étreint sans relâche l'Esprit impuissant
à prendre son essor; Scheckingen que la mort conduit aux abîmes sur un
maigre cheval, porte dans ses yeux caves et les rides qui labourent son
visage dévasté le désespoir infini que, déjà trois cents ans plus tôt,
manifestait le «décroisé» du vieux rimeur gaulois.

Mais voici que Luther, secouant la défroque médiévale, se dresse pour un
combat nouveau. Armé du seul Évangile, au nom d'une doctrine plus pure,
il combattra les princes et chassera la Papauté de la conscience
humaine. Est-ce un dogme inconnu qu'il préconise? une théologie
éleuthérienne qui va muer tout à coup la face de l'Univers? Non! Luther,
Calvin, l'un avec son traité du serf arbitre, l'autre avec son
institution chrétienne, suivent les mêmes errements qu'adoptèrent
Jeansen, Duvergier de Hauranne, Port-Royal, si pauvres et si secs. Les
uns et les autres partent de saint Augustin, de cette idée que l'homme
est impuissant à créer lui-même le salut, à obtenir la grâce, don
purement gratuit de la Divinité. Cette doctrine décourageante semble, au
premier abord, faite pour anéantir toute l'énergie humaine, pour briser
tout ressort intérieur et toute volonté. Mais, proclamant l'impuissance
de l'homme à changer son destin, elle affranchit la conscience des
dogmes. Elle brise le joug sacerdotal.

Ne donnant au fidèle que l'Écriture pour guide et réconfort, elle crée
en même temps le libre examen, la discussion des paroles divines, sans
que le prêtre ait besoin d'intervenir en qualité d'interprète ou de
médiateur.

Mais ce n'est pas l'action théologique de Luther, les discussions plus
ou moins subtiles du docteur Martin qui lui donnèrent de mettre ainsi en
mouvement les forces populaires. Pour créer la foi des humbles, cette
foi qui soulève les montagnes, cette foi avant toute chose, uniquement,
peut-être, il faut beaucoup d'amour.

Or la conquête de Luther n'est autre chose qu'une conquête de l'amour.
En déduire la légende tout entière ce serait évoquer, non seulement les
annales du XVIe siècle, mais la civilisation moderne depuis ces jours
lointains de la Wartburg où le moine en révolte eut son Thabor et sa
Pathmos, jusqu'aux luttes, chaudes encore, dont les passions nous
agitent et dont l'écho vibre dans l'air.

Guerre sainte, chocs sublimes! Temps héroïques de dévouement et
d'espoir! Conflits des princes et des peuples, des doctrines et des
hommes, engagements superbes, où, de part et d'autre, luttant pour leur
conscience, pour leur foi, pour ce qu'ils crurent la vérité, les hommes
sacrifiaient leurs biens, leurs vies, et plus chère que cette vie
elle-même, l'existence de leurs proches, la stabilité de leur foyer, aux
revendications de l'Idéal! Que Luther tonne à la diète de Worms, et
repousse le Légat du Saint-Siège! que Loyola prenne, par ses disciples,
la direction du Monde! que l'aigre Calvin dogmatise à Genève,
arrêtons-nous dans la familiarité de ces grands hommes. Cherchons dans
les meneurs de peuples ce qui transparaît d'éternel, les douceurs et
même les faiblesses qui les rapprochent de la condition humaine, en
quelque sorte nos frères, les mettent plus près de notre cœur.

J'ai suivi, par les lourds après-midi de septembre, par les couchants de
turquoise, de cuivre et d'or, la route d'Hernani à Motrio, gravi
l'escarpement de Loyola, rêvé dans la grotte de Manrèze à celui qui,
rassasié d'ascétisme et de douleur, inventa un monde à son image, et se
sentit assez grand, assez souple et fort pour, de ses mains, pétrir une
chrétienté nouvelle. A la Wartburg, où sainte Élisabeth de Hongrie
laissait tomber, sur son chemin, des roses, où Wolfram d'Eschenbach,
pour une autre Élisabeth, chanta ses cantiques et des hymnes que le
Génie, après cinq siècles, devait redire à l'Univers, j'ai retrouvé la
cellule monastique où Luther, captif, déclara la guerre à la Papauté,
jeta son écritoire à la tête du démon. Il traitait Satan avec le mépris
d'un homme qui, portant à ses frères l'acte, la Vie et la Parole, se
sait supérieur à l'Esprit de Négation.

Il est un livre unique, touchant, humain dans l'œuvre théologique et
pesante de Luther. Là, plus d'abstraction, plus de controverse,
d'épilogues, sur la grâce, le serf arbitre et autres arguties. Les
Propos de table de Martin Luther sont aux écrits dogmatiques de ce grand
homme quelque chose comme tous les Fioretti, de saint François, dans les
sermons et les exhortations à ses frais qu'a laissés le Bienheureux.

Par les plaines d'Assise, longs promenoirs plantés de pins et de cyprès,
ces cyprès qui donnent au paysage de la Toscane et de l'Ombrie une
incomparable noblesse, retrouvant quelque chose du panthéisme antique et
de la douceur virgilienne, le padre Francesco invoquait, à l'appui de sa
dilection, «l'eau si pure, si humble et si chaste», la lune, le soleil,
les astres, la terre tout entière, le conviait aux épousailles de l'âme
humaine avec son Dieu.

Les fresques de Giotto, dans la basilique d'Assise, le montrent,
chancelant, ivre de tendresse, portant à toute créature la nouvelle
eucharistique de l'éternel amour.

Ce serait, peut-être, pousser le goût du paradoxe historistique un peu
plus loin que d'envisager François d'Assise comme un précurseur de la
Réforme. Néanmoins, la modification profonde qu'apportèrent dans
l'esprit chrétien les prédications franciscaines offre, en quelque
façon, une analogie avec le mouvement suscité par Luther. En substituant
à la doctrine ecclésiastique, à la direction, le pur amour, François
d'Assise, par d'autres chemins, arrivait à la même conclusion que le
docteur de Wittemberg. Il proclamait que le fidèle se peut affranchir du
prêtre; et cela constitue, au point de vue orthodoxe, la plus damnable
des hérésies. Si François d'Assise, esprit docile et tendre, s'inclina
toujours devant les décisions du Saint-Siège et lui resta soumis, il
n'en fut pas de même, pour quelques-uns des disciples ayant subi de près
ou de loin son influence, les fraticelli, par exemple, ou fra
Salambiene.

Certes, Luther, paysan allemand, fils d'un mineur, venu d'un sang plus
lourd et d'une race moins artiste, n'a pas l'élégance patricienne,
inhérente au padre Francesco. Mais celui-ci fut, peut-être en dépit de
lui-même, un émancipateur de l'intelligence. Gebhardt dans son Étude sur
«l'Italie mystique» au XIIIe siècle, montre François au milieu des sages
et des prophètes dans le paradis du Dante, au sommet de la _Divine
Comédie_, cette haute cathédrale, dont la porte s'ouvre encore sur les
ténèbres du Moyen Age, sur la forêt obscure «où le soleil se tait», mais
dont les flèches, les tours et le pinacle, touché déjà par l'aube de la
Renaissance, portent comme _Santa Maria dei fiori_ les stigmates de
l'esprit nouveau.

Luther, ce gros moine priapique, bedonnant et vociférateur dont Lucas
Cranach a buriné les traits énergiques, plébéiens et volontaires, la
face carrée, aux yeux de douceur et de flamme, au menton d'empereur
romain, incarne la voix même de la Foule, atteste la vitalité, non
seulement du Peuple, mais de la Populace. Lui-même se nommait volontiers
_Herr Omnes_, Monseigneur «Tout le monde», incarnant, pour la première
fois, les droits de l'Homme, le Droit éternel, méconnu par l'Église et
la Féodalité.

Il est dur, violent, poète néanmoins à sa manière, avec cette lourdeur
monacale que raillait Hutten et ce fonds de brutalité germanique dont ne
sont pas exempts les meilleurs poètes d'outre-Rhin, qui faisait dire à
Henri Heine se raillant lui-même: «Je suis une choucroute arrosée
d'ambroisie.» Mais Luther n'a garde, quant à lui, de railler. Il se sait
le porte-parole des hommes qui naîtront demain. Il revient de la diète
de Worms comme autrefois Julien de Nicomédie, comme saint Paul du
promontoire d'Éphèse où son génie adressa aux gentils cette «épître qui
rompait le câble de la vieille loi mosaïque». Il revient dans son jardin
de Wittemberg. Il joue, alors, au milieu des rosiers, sous les tilleuls
en fleurs avec son petit Jean qui se roule, d'abord, sur le sable des
allées, puis vient à table, prend part à la conversation. Elle roule sur
les choses du Ciel. Madeleine, sa fille, et Martin, son dernier-né, que
lui apporte Catherine de Bora, complètent ce groupe que pourraient
peindre les petits maîtres hollandais: Jan Steen ou Pieter de Hooghes.
Son cœur s'emplit d'amour, déborde sur toute chose. Un soir, il voit un
oiseau se poser sur un arbre et se réjouit de comprendre que cette
gracieuse créature habite dans la protection de Dieu. Il respire une
rose et contemple en elle un magnifique ouvrage du Créateur; il aime le
vin, le goûte, le conserve pour les repas de noce. Le pain, dit-il,
confirme le cœur de l'homme. Le vin le réjouit. Il protège les nids
contre les passants, avec le geste de François d'Assise défendant les
hirondelles. Il fait taire les grenouilles pour écouter le rossignol. Il
parle, comme Virgile, des cygnes agonisants qui, près de quitter la
terre, tentent de leur voix sublime les astres éthérés.

Un tel rapprochement ne saurait choquer ni surprendre. Le _Choral_ de
Luther aussi bien que le _Cantique du Soleil_ porte, en lui, une beauté
suffisante pour s'imposer à l'admiration des hommes, en dehors de toutes
préoccupations confessionnelles. Mais, ce qui apparente l'hérétique de
Wittemberg au «trouvère de Jésus», c'est un amour pareil pour la nature,
pour les êtres faibles et tendres, pour les oiseaux, pour les bestioles
innocentes que l'homme tue et martyrise afin d'assouvir sa gloutonnerie
ou sa cupidité. Saint François prêchait les engoulevents, sauvait un
pauvre lièvre traqué par les chasseurs, défendait le meurtre au loup
d'Aggubio, conviait la Nature entière à la fête éternelle du printemps
et de l'amour divin: _Laudato sia, Signore mio!_

Ce que Luther aime, au-dessus de tout, c'est la musique. «La musique
sainte--dit son contemporain Paracelse--met en fuite la tristesse et les
esprits méchants.» Or, le Diable est un esprit chagrin. Il désespère les
hommes. Aussi ne peut-il souffrir que l'on soit joyeux. De là vient
qu'il détale au plus près, sitôt qu'il entend la musique, et ne reste
jamais, dès que l'on chante, surtout des hymnes pieux! Ainsi David, avec
sa harpe, délivra Saül en proie aux attaques du Démon.

«J'ai toujours aimé la musique; la connaissance de cet art est bonne;
elle sert à toute chose; la musique est un présent de Dieu, elle est
alliée de près à la théologie et, pour beaucoup, je ne voudrais être
dépourvu du petit savoir que j'ai en fait de musique. Un maître d'école
doit être habile musicien. La musique chasse beaucoup de tribulations et
de mauvaises pensées, la musique est la meilleure consolation que puisse
éprouver un esprit triste et affligé; elle rend les gens plus aimables,
plus doux, plus modestes et plus intelligents. Un tel goût suffit pour
ennoblir qui le professe.»

Et lui-même, Luther, nous apparaît comme un chanteur divin, comme un
psalmiste, qui, sur la harpe de David, retrouve les cantiques des
prophètes, pour chanter son espoir et sa jubilation. Luther, luthier, le
psaume qu'il accompagne sur un nouveau psaltérion apporte à l'humanité
des forces, invigore son espoir. Les anges qu'on rêve, ceux de Flandre,
ou de Toscane; les anges de Memling et ceux de Jean de Fiesole
n'entonnèrent jamais pareils cantiques devant le trône de leur Dieu!

Mais, ce chantre enthousiaste est, en même temps, un solide buveur, un
homme de chair et de sang. Il se plaît à table, rit avec fracas, au
milieu de ses amis. Il s'emplit de bière et tient, les coudes sur la
nappe, des propos qui n'ont rien d'édifiant. Ce n'est pas, lui non plus,
un ascète, mais un homme, un homme à qui rien n'est étranger. Il éclate
de force, de joie, et de bonté. Il fait trembler, sur sa chaire, le
pontife romain, au fond du Vatican, mais il obéit, sans mot dire, aux
humeurs de sa ménagère. Il a l'odeur, l'expansion et la force du peuple.
Il en a aussi la crédulité. S'il ne brûle pas les sorcières, à la façon
des juges ecclésiastiques, il débobine sur leur compte mainte histoire
digne d'un Sprenger. Il croit aux killecroffs, enfants du Diable, que
les mauvais Esprits couchent dans les berceaux dont ils ont emporté les
nourrissons et que cinq nourrices ne parviennent pas à rassasier. Il
apprend à ses commensaux, Mélanchthon, Auri-Faber, Jean Stols,
Lauterbach, les manigances du Diable qui prend, tour à tour, la figure
d'un veau noir et d'un avocat, lorsqu'il peut sous cette forme emporter
l'âme des aubergistes. Parfois aussi, Luther se plaît à des inventions
que n'eût pas désavouées Jacques de Voragine. Cette gracieuse histoire,
par exemple, d'un enfant égaré comme les frères du Petit Poucet et qu'un
ange nourrit pendant trois jours, au fond des bois. Quand ils ont bien
joué tous deux ensemble, au moment où la nuit tombe, l'ange le reconduit
chez ses parents.

Et voici que ce brave homme, ce naïf conteur d'histoires horrifiques
touchantes, éclaire les peuples et les rois, promulgue des arrêts
souverains sur le gouvernement des empires, juge d'un mot décisif les
maîtres de l'Europe. Puis son esprit vagabond l'emporte vers les
spéculations théologiques. Le ton s'élève, grandit. Tout à l'heure,
c'était un bourgeois teuton, humant le pot, dans son logis. A présent,
c'est un prophète. Le charbon d'Isaïe a touché ses lèvres éloquentes.
Mais bientôt le rire, un rire large et sensuel, reprend ce gros homme en
liesse. Le revoici la coupe en main. Il rit, il invective. Il se
glorifie avec ingénuité, car il manque absolument de modestie. Il se
montre, dans son naturel, plein de bonhomie et de dureté, d'égoïsme et
de dévouement, de bizarrerie et de lucidité, d'enthousiasme et de doute,
d'éloquence et de trivialité, de petitesse et de grandeur.

C'est, pourrait-on dire, un personnage de Rabelais. Il en a la verve
intempérante, la belle humeur tapageuse, un peu brouillonne, l'esprit
bachique, le langage cynique et la haute raison. Comme ceux de
_Pantagruel_, c'est un géant déchaîné parmi les nains. C'est une force
de la Nature. Il prend sa place à table, mord joyeusement à tous les
fruits offerts. Il aime sa femme, Catherine, ses enfants; il aime, nous
l'avons vu, les fauvettes, les rossignols, les cygnes. Il s'appelait
tout à l'heure «Mgr tout le Monde». Ne pourrons-nous pas le nommer, à
présent, cet instigateur de révolte, cet éveilleur des forces latentes,
ne pourrons-nous pas le nommer «Panurge», l'homme de tous les travaux?
Comme Rabelais encore, partant d'un point de départ si différent,
Luther, à l'aube du XVIe siècle, retrouvait la douceur de vivre, mettait
fin au long carême du Moyen Age. Il relevait Adam déchu, _Adam vetus_,
tandem lætus, d'un geste fraternel, l'exhortait au bonheur: «Lève-toi,
pauvre homme! bois et mange! Puis, espère! travaille. Et, sur la route
printanière, toute blanche de pommiers fleuris, par les campagnes
verdoyantes, sous le ciel d'azur et d'or, marche appuyé sur la Bonté
suprême, marche confiant vers l'avenir!»

                   *       *       *       *       *

Blessé au siège de Pampelune que le roi d'Espagne défendait contre Jean
d'Albret, lequel prétendait reconquérir cette capitale ancienne de la
Navarre, le capitaine Ignace de Loyola fut soigné par un chirurgien,
ignorant de son métier. Sa jambe mal soudée le laissait boiteux.
Derechef, il la brisa lui-même, reconstitua le pansement et, quelques
semaines après, marcha droit, comme par le passé.

Cette violente et froide énergie est une caractéristique des races
d'Eskaldune, que nul péril n'effraie et que nulle souffrance ne fait
broncher d'un pas. A la bataille de Trafalgar, Churruca, compatriote
d'Ignace, né au village de Motrio, et commandant une frégate, a les deux
jambes emportées par un boulet. Sur-le-champ, il ordonne qu'on le plonge
dans un baril de son, pour contenir l'hémorragie et ne cesse de faire
tête à l'ennemi qu'autant que la mort a pris son dernier souffle. Et
tous, coureurs de la montagne, écumeurs de l'Océan, gravissent les pics
inabordables, ou, sur leur barque faite de quatre planches, vont aux
pêcheries de Terre-Neuve, touchent peut-être aux régions polaires et,
sans même avoir conscience de leur héroïsme, devancent les explorateurs
les plus illustres, parmi les épouvantes, les récifs, les déserts de
l'Océan. Le sombre génie de la Biscaye vit en eux. Pays aux monts
tragiques, pleins d'embûches et de précipices, où le sol de basalte
noircit, dirait-on, les feuillages des grands arbres et la hampe
vigoureuse des maïs. Une race d'origine inconnue, apparemment sémitique,
«ibères non romanisés» dont le langage ne s'apparente à aucun dialecte
indo-européen, vit dans l'âpre montagne, jalouse de ses privilèges,
guerroyant pour ses fueros, prompte à l'insurrection contre les pouvoirs
établis, dès qu'il s'agit de défendre ses autels ou son foyer, prête à
reconquérir l'Espagne sur les Maures avec Pélage ou bien à faire le coup
d'escopette pour _el rey netto_, avec Zumalacarregui.

Ignace de Loyola fut, pour employer le mot de Carlyle, l'homme le plus
«représentatif» de ce peuple et d'un tel pays. Il en eut la calme
audace, l'infrangible volonté.

Comme Pascal, au pont de Neuilly, cet homme opiniâtre subit une crise
morale qui détermina, chez lui, l'orientation nouvelle de son esprit.

Pendant les importuns loisirs d'une longue convalescence, au château de
son père, ayant lu, afin de se divertir, la _Légende dorée_, il fut ému
par les récits qu'elle renferme et se jura de devenir un saint.

Il faut dater de sa guérison, la retraite à Manrèze, la crise
d'ascétisme qui faillit se terminer par un départ en forme pour les
lieux saints.

Il alla, mais en simple visiteur, à Jérusalem. Car il ne tarda guère à
comprendre, étant d'un esprit net et résolu, qu'en se faisant ermite, et
fuyant le Monde, il ne rendait à l'Église aucun des services qu'elle
pouvait espérer de lui.

Déjà la Réforme devenait menaçante. La pensée de créer un Ordre qui, par
la parole, par l'enseignement et la direction, en combattrait les
progrès ne tarda pas à germer en lui. A la diète de Worms, c'est-à-dire
en 1521, Luther avait rompu, non seulement avec la Papauté, mais avec le
Saint-Empire. Prisonnier à la Wartburg, où l'électeur de Saxe le
cachait, il instituait cette prédication nouvelle, cet apostolat qui,
bientôt, déchaîneront des fureurs homicides, mettront aux prises, en un
choc éperdu, ceux qui, jusqu'alors, s'appelaient du nom de chrétiens,
mais se diviseront, à l'avenir, en catholiques et réformés.

Sept ans après, en 1528, Ignace jura, dans les souterrains de
Montmartre, de se consacrer, avec les disciples qui l'accompagnaient, à
la défense de l'Orthodoxie et de la Papauté. Il formula bientôt la règle
de son Ordre, cet Ordre qui, dans moins d'un siècle, allait prendre la
conduite de l'Église, diriger la politique des nations et la conscience
des rois.

Le Concile de Trente, qui ne dura pas moins de dix-huit années, de 1545
à 1563, consacra les prépondérances des Jésuites, lesquels, depuis,
confesseurs des princes, mêlés à toutes les grandes choses, aux guerres,
aux traités, aux conciles, aux ambassades, apaisant les révoltes et
gouvernant les souverains, ont eu, jusqu'à la Révolution française, et
même quelque temps après, la haute main sur les événements publics.
Ignace, dès le début du XVe siècle, avait senti que l'ancien monarchisme
ne cadrait pas avec la forme et l'esprit de son temps. Il ne s'agissait
pas de recommencer la règle de Bernard ou de Benoît. Tout en maintenant
ses fils spirituels dans une étroite obédience, il comprenait, avec un
sens très juste des réalités, qu'il importe, avant tout, de charmer ceux
que l'on prétend conduire, qu'il faut plaire si l'on veut régner.

Il apprit à conquérir les jeunes gens, les femmes, à pénétrer dans
l'intimité du riche, à rendre humaine, accueillante et douce la religion
qu'il défendait. Il emprunta au Monde ses plaisirs, ses futilités:
spectacles, réunions, musique. Il enseigna l'art de bâtir des églises
pleines de fleurs, de dorures, de parfums. Il commanda aux maîtres de la
peinture des toiles à grand effet, d'une couleur aimable et d'un goût
théâtral, propre à charmer, du même coup, les mondains et les dévots.
L'art jésuite était fondé.

Une psychologie exacte, une observation pénétrante, une connaissance
approfondie, un jugement net des circonstances et des caractères permit
à la Compagnie de Jésus d'occuper, dès le début, chez les grands, la
place qu'elle a tenue pendant près de trois siècles--malgré l'éclipse de
1719--place qu'elle défend avec un génie opiniâtre et qu'elle garde
encore par une obstination intelligente, par des moyens sans cesse
renouvelés, par une souplesse forte, que, même hostiles ou indifférents,
les esprits cultivés ne peuvent envisager sans admiration, comme étant
le résultat le plus magnifique de la persévérance, de l'énergie et de la
volonté.

De la Réforme à la Compagnie de Jésus, de la Diète de Worms au Concile
de Trente, de l'action à la réaction, le champ est délimité, où, pendant
quatre siècles et davantage, sans doute, va se jouer l'un des plus
grands drames qui ait intéressé les individus et les nations. C'est
d'abord la noire et sanglante épopée, le massacre d'Amboise, la
Saint-Barthélemy, l'atroce guerre de Trente ans, le sang humain prodigué
à travers les champs de bataille et sur les échafauds, les pures
victimes, offertes de part et d'autre à je ne sais quelle implacable
divinité, la mort, donnée pour argument suprême, à l'appui d'une
doctrine de pardon et d'amour, les catholiques brûlant Anne Dubourg et
le malheureux Dolet, dont les peccadilles ne méritaient pas une fin si
cruelle, Calvin souillant sa robe noire du stigmate de Caïn et,
fratricide, menant Servet à l'échafaud.

Puis la division se fait. L'Allemagne, la Hollande et l'Angleterre
accueillent, sous des noms divers, la Réforme dont le docteur Martin fut
l'initiateur. La France déchire le pacte consenti par Henri IV aux
Huguenots, rejette à l'inconnu, à la mort, au désespoir, les «tribus
fugitives» de ces parfaits chrétiens qui ne savaient que mourir, sujets
féaux d'un roi barbare auquel, tout janséniste qu'il était, Racine donna
des pleurs.

Le généreux XVIIIe siècle ouvre l'ère de la tolérance. Voltaire que
Flaubert appelait un «saint», Voltaire, ce génie humain et bienfaisant,
rend à Calas l'honneur que tenta de lui ravir un jugement inique.
Bientôt, la Révolution française, consacrant les principes des
Encyclopédistes, de Montesquieu, de Voltaire, d'Alembert, des penseurs
et des sages, montrant à l'Humanité la route vers des mœurs plus douces,
laïcisa le pouvoir, proclama la liberté de conscience, ce premier droit
de l'homme, laissant à chacun la faculté de juger, dans son for
intérieur, ce qu'il convient de penser touchant les questions
religieuses qui déchaînèrent autrefois de si cruelles animosités.

Certain protestant étranger disait naguère, en France, un mot qui peut
paraître assez topique. Le voici: «Votre gouvernement a bien raison de
faire droit à toutes nos requêtes, car c'est à nous qu'il doit la
Révolution française.» Et, de fait, il n'est pas douteux que, depuis la
Révocation de l'Édit de Nantes jusqu'aux États généraux de 1789, les
ferments déposés dans l'esprit de la bourgeoisie française par la
Réforme et les persécutions dont elle fut le prétexte ont éveillé les
haines, les colères et cette soif de justice dont le monde moderne est
sorti. Sous les notes lentes du _Choral_ de Luther, j'entends déjà les
timbres de la _Marseillaise_, l'hymne sacré, «liberté chérie», le cri
d'irrésistible affranchissement que poussent, à la face du monde, les
conscrits de l'an II, et plus tard, jeune postérité de ces magnanimes
ancêtres, tous ceux qui donnèrent leur vie et risquèrent leur liberté
pour conquérir à leurs frères de douleur un monde, une cité
miséricordieuse, pacifique et des jours plus cléments.

Le même feu qui brûla dans la poitrine de Luther anime encore ceux qui
cherchent à tous les problèmes angoissant l'Humanité des solutions
miséricordieuses, qui rêvent de bannir à jamais la guerre, la pauvreté,
l'ignorance et la douleur. C'est pour eux que Luther, au nom de l'amour,
a soulevé le monde, faisant paraître aux hommes à venir les routes
libres et les chemins ensemencés.

Son duel avec Loyola, cette guerre sans merci, de la Réforme et de la
Papauté, les prises d'armes, le réveil du fanatisme, un fleuve de sang,
l'échafaud d'Amboise et la nuit du 24 août, les Guises et Richelieu,
l'assassinat préconisé, l'Église ne respirant qu'homicide, le clergé,
les moines rivalisant avec les rois de France d'exaction et de férocité,
les Janotus de _Gargantua_ et les Ortuinus de Hutten, aiguisant le
couteau de Ravaillac, le meurtre, en habit de capucin ou de minime,
appelant au secours des arguments théologiques le mousquet et la
pertuisane, ont-ils apporté dans le monde un peu de raison et de
bonheur? On peut hésiter à le croire. Au début du XVIe siècle, sous
Jules II, à l'avènement de Léon X, le christianisme en pleine
décomposition cadavérique se liquéfiait dans la boue. Et ses dogmes
ineptes, sa morale inobservée et rebutante n'en imposait plus déjà
qu'aux esprits sans culture. La Réforme galvanisa, remit sur pied le
moribond. Elle suscita des monstres, la ruse, l'énergie implacables
d'Ignace, la contagieuse folie et le morne délire de Thérèse. Les
jésuites devinrent bientôt maîtres du monde avec leurs méthodes
artificieuses, leur talent de captation, leur abjecte complaisance pour
la richesse et le pouvoir. Ils imaginèrent de rendre la science
«inoffensive» et l'art vérécundieux. Ils eurent leurs «bons savants»,
leurs éditions à l'usage des Dauphins. Ils mêlèrent je ne sais quel fade
miel de collège aux œuvres les plus hautes de la science humaine; ils
falsifièrent les archives; ils persuadèrent au riche de leur confier ses
trésors et ses enfants. Secondés en cela par leurs adversaires et non
moins tartuffes que les protestants eux-mêmes, ils intronisèrent le
mensonge déliant leur clientèle de tout honneur et de toute probité.
C'est, pour la meilleure part, à leur influence que le monde est
redevable d'une cinquième vertu cardinale, chère et précieuse au
bourgeois, une vertu qui défend le capital, qui lui donne au besoin des
ministres et des soldats, une vertu chère aux bedeaux comme aux
académiciens, une vertu que, depuis quatre siècles bientôt, Rome et
Genève pratiquent avec une émulation louable; cette vertu sans pareille
se nomme Hypocrisie. Elle défend l'Église et trône au Parlement. Elle
inspire les discours des ministres et laïcise la France au bénéfice de
la Papauté. Les jésuites, par elle, devinrent les sauveurs de la morale
et des dogmes chrétiens.

Donc, si la Papauté au XVe siècle, ne s'était point vue menacée à la
fois dans son temporel et dans sa domination intellectuelle, tout porte
à croire qu'elle aurait pris à son compte l'évolution de l'esprit
humain, qu'elle aurait marché dans les voies de la Science, adopté le
progrès et fait cause commune avec les esprits les plus ouverts. Le
christianisme gangrené, moribond, caduc, tombé en enfance, eût disparu
du monde, sans que nul en prît souci, comme tombent, au vent d'automne,
les feuilles et le bois mort. Sous l'influence de Gémiste Pléton, le
concile de Florence mettait, presque au rang des pères de l'Église,
l'Athénien Platon et proscrivait la scolastique de ses discours
harmonieux. C'était le temps où le cardinal Bembo disait en grec son
bréviaire «afin de ne point gâter sa latinité par les formes incorrectes
de la Bible italique»; temps admirable où les pontifes, patriciens de la
Rome papale, encourageaient les artistes et les érudits, où, comme
Pétrarque déposant, avant de mourir, son Virgile dans le trésor de
Venise, l'Italie entière, avec ses princes guerriers, ses cardinaux, ses
prêtres, ses nobles dames, que peignaient Botticelli, Vinci, Pollaïolo,
confondaient, en un même culte de beauté, toutes les religions de l'âme
humaine. Et que de sang épargné, que d'hommes employés à des œuvres
utiles, à des travaux féconds en résultats prospères! Quoi qu'il en
soit, ayant pleuré tous les morts et glorifié tous les martyrs, suspendu
à tous les autels des guirlandes pieuses, devant ces longues plaines en
deuil, ces champs funèbres de l'Histoire, il convient de répéter le mot
de Gœthe: «Par delà les tombes, en avant!»; de regarder avec espoir du
côté de l'aurore, d'attendre ce jour qui viendra peut-être, ce jour que
l'esprit scientifique annonce et prépare, en dépit de tous les
obstacles, de toutes les mauvaises fois, où la guerre d'idées aussi bien
que les guerres d'intérêts ne seront plus qu'un lugubre souvenir, un
cauchemar sinistre emporté par l'aube des temps nouveaux, où la Science
et la Justice mettront en commun leurs oracles, où, sur une terre plus
féconde, habiteront pour toujours les hommes fraternels et les dieux
réconciliés.

LAURENT TAILHADE.



ÉPITRES

DES

HOMMES OBSCURS



I

MAITRE JOANNES PELLIFEX DONNE LE BONJOUR A MAITRE ORTUINUS GRATIUS


Salut aimant et servitude incroyable à vous, Seigneur vénéré Maître.
Aristoteles, en ses prédicaments, affirme qu'un doute général n'est pas
oiseux; c'est pourquoi j'ai sur l'estomac un doute qui me fait grand
scrupule. J'allai naguère à la foire de Francfort. En compagnie d'un
bachelier, je faisais route vers le forum, par la grand'rue où nous
croisèrent deux hommes qui nous semblèrent d'aspect fort honnête, ayant
noires tuniques, vastes capuces et lyripipions. Et me sont les Dieux
témoins que je les crus deux de nos Maîtres! Je leur fis ma révérence et
leur tirai mon bonnet. Alors, mon compagnon me bourra fortement: «Pour
l'amour de Dieu, que faites-vous? dit-il. Ce sont des Juifs, et vous
leur ôtez votre barrette?» Je fus aussi perturbé que si j'avais vu un
diable. «Dom Bachelier, que le Seigneur me pardonne, car je l'ai fait
par ignorance. Mais pensez-vous que cela soit grand péché?»

Tout d'abord, il répondit qu'il y voyait un péché mortel, le fait se
rattachant à l'idolâtrie, en opposition avec le premier des dix
préceptes: _Crois en un seul Dieu_. En effet, si quelqu'un rend honneur
soit à un Juif, soit à un païen, tout comme s'ils étaient baptisés, il
agit contre la foi et semble lui-même Juif ou païen. En même temps, le
Juif et le païen disent: «Voici que nous marchons dans la meilleure
voie, puisque les chrétiens nous tirent leur révérence; si nous n'y
marchions, ils ne la tireraient point.» Ils s'enracinent, par là, dans
leur foi, mésestiment la chrétienne et ne souffrent plus qu'on les
baptise. A quoi je répliquai: «Bien est véritable un tel propos quand on
agit sciemment; mais moi, je n'ai fait cela que par impéritie; or,
l'impéritie excuse le péché. Si j'avais connu que ces gens fussent Juifs
et que je leur eusse rendu honneur, je mériterais d'être brûlé vif,
comme ayant fait preuve d'hérésie. Mais Dieu ne l'ignore pas; je ne fus
instruit de leur qualité ni par le verbe ni par le geste; je supposai
avoir en ma présence deux Maîtres inconnus.»

Alors, il reprit: «C'est encore un péché. Moi-même, je suis entré une
fois dans certaine église où se tient, en présence du Sauveur, un Juif
de bois qui brandit un marteau. Je crus voir saint Pierre avec ses
clefs. Je m'agenouillai, déposant ma barrette. Seulement, alors, je vis
que c'était un Juif et j'entrai en repentance. Néanmoins, en confession,
dans un monastère de Prêcheurs, mon confesseur me dit que c'était péché
mortel à cause que nous devons prendre garde à nos actions; il conclut
en disant ne me pouvoir absoudre sans congé de l'Évêque, le cas étant
épiscopal. Il ajouta que si j'avais agi volontairement et non par
ignorance, le cas devenait papal. Ainsi, je ne fus absous qu'après qu'il
eut obtenu les pouvoirs de l'Évêché. Et, de par Dieu! j'estime que, pour
décharger votre conscience, il importe que vous alliez à confesse devant
l'Official du Consistoire. Car, ici, l'ignorance ne peut être valable
comme excuse d'un si grand péché. Les Juifs portent sur le devant de
leur manteau une rouelle grise qu'il vous fallait voir comme je l'ai
vue. C'est donc une ignorance crasse; elle ne vaut rien pour
l'absolution.»

Ainsi parla ce Bachelier. Vous êtes un théologien profond. En
conséquence, je vous supplie dévotement et non moins humblement qu'il
vous plaise résoudre la question susdite, m'écrivant si le péché se doit
considérer comme véniel ou mortel, si le cas est papal ou bien
épiscopal. Écrivez-moi aussi votre opinion sur la coutume de Francfort.
Les bourgeois de cette ville ont-ils raison d'endurer que les Juifs
portent le même habit que nos Maîtres? Cela me paraît abusif. N'est-ce
pas un scandale qu'il n'existe pour ainsi parler aucune différence entre
les circoncis et nos Maîtres aimés? N'est-ce pas une dérision de la
Théologie sacro-sainte? Notre chef sérénissime, l'Empereur, ne devrait
tolérer, sous quelque prétexte que ce soit, qu'un ioutre, égal aux
chiens et l'ennemi de Christus, ait l'audace de marcher, pareil à un
docteur en Théologie sacrée.

Par les présentes, je vous mande aussi un _dictamen_ de Maître
Bernhardus Plumilegus--vulgairement Federlefer--qu'il m'a fait tenir de
Wittemberg.

Vous le connaissez pour avoir tous deux cohabité à Deventer. Il m'assure
que vous lui fîtes bonne société; lui-même est un aimable compagnon qui
ne tarit pas sur votre louange. Ainsi portez-vous bien au nom de Dieu.

_Donné à Leipzig._



II

MAITRE BERNHARDUS PLUMILEGUS DONNE LE BONJOUR A MAITRE ORTUINUS GRATIUS


Malheur au rat qui, pour se cacher, ne possède qu'un trou!

Moi aussi pourrai-je dire, sauf le respect qui vous est dû, homme
vénérable, que je serais non moins pauvre, n'ayant qu'un seul ami, si,
quand il cogne sur moi, un autre ne survenait pour me traiter
affablement.

Témoin ce quidam poète, nommé Georgius Sibutus, lequel est un poète
séculier donnant des lectures publiques dans les parlottes et, d'autre
part, le meilleur fils du monde. Mais, comme vous ne l'ignorez pas, ces
poètes, quand ils n'ont pas comme vous leurs grades en Théologie,
s'ingèrent, à tout coup, redresser les autres, font maigre estime des
théologiens. Une fois, dans un _symposium_ qu'il donnait chez lui, nous
bûmes de la cervoise de Thourgau et restâmes attablés jusqu'à la
troisième heure. J'étais un peu saoul, parce que la bière m'avait tapé
sur la coloquinte. Il se trouva là un personnage qui se comporta fort
mal à mon endroit. Je lui offris un demi-verre qu'il accepta; par la
suite, il refusa de me tenir tête. Je l'attaquai trois fois, mais il ne
voulut répondre. Il prit un siège en silence et ne dit plus un mot.
Alors, celui-ci, pensai-je, te méprise; c'est un superbe qui te veut
molester. Et je fus remué dans ma colère. Je pris le gobelet puis, à
tour de bras, lui cognai son viédaze.

Là-dessus, notre poète Sibutus, irrité contre moi, de dire que j'avais
fait du boucan chez lui et que je n'avais qu'à foutre le camp au nom du
Diable.

A quoi je répondis: «Que m'importe à moi que vous me soyez ennemi? j'en
ai d'autres aussi méchants que vous et cependant je leur ai tenu tête.
Que m'importe que vous soyez poète? j'ai pour camarades force poètes qui
vous valent bien. Je vous estronte, vous et votre poésie. Que
croyez-vous donc? Pensez-vous que je sois un sot, né comme une pomme sur
un arbre?» Alors il m'a traité d'âne, me criant que je n'avais jamais
fréquenté de poètes. «L'âne est dans ta peau, lui repartis-je. Quant aux
poètes, j'en ai vu plus que toi.» Je vous nommai, puis nos Maîtres,
Sotphi du collège de Kneck, qui composa une glose notable, et Rutgerus,
licencié en Théologie du collège de Mons. Enfin, je gagnai la porte et,
depuis, nous n'avons cessé d'être ennemis.

C'est pourquoi je vous demande très cordialement de vouloir bien me
favoriser d'un _dictamen_ que j'ostenterai au Sibutus et à ses
compagnons, me voulant glorifier que vous êtes mon ami, autrement bon
poète que ce paltoquet. Écrivez-moi surtout les comportements du docteur
Joannes Pffefferkorn, s'il est encore en bisbille avec le docteur
Reuchlin, si vous le défendez encore comme par le passé; enfin
donnez-moi des nouvelles. Bonne santé dans le Christus.



III

JOHANNES STRANSSFEDERIUS A ORTUINUS GRATIUS


Salut majeur et tout autant de bonnes nuits qu'il y a d'étoiles dans le
ciel ou de poissons dans la mer! Vous devez savoir que je me porte bien,
ma mère aussi, et de grand cœur j'en voudrais savoir autant sur votre
compte, parce que je pense au moins une fois par jour à Votre
Seigneurie.

A présent, écoutez, sauf votre bon plaisir, ce qu'a fait ici un
nobilion, que le diable confonde _in æternum_! pour avoir scandalisé
notre Maître Dom Petrus Meyer à sa table où popinaient plusieurs Maîtres
et gentilshommes. Ce garçon n'eut pas une goutte de modestie et se
montra si outrecuidant que j'en reste encore stupéfait. «Oui, dit-il,
Joannes Reuchlin est plus docte que vous.» Puis le régala d'une
chiquenaude. A quoi notre Maître Petrus répondit: «J'enverrais pendre
mon col si la chose était vraie! Sainte Maria! le docteur Reuchlin est
en Théologie comme un enfant. Un enfant est plus habile en théologie que
le docteur Reuchlin. Sainte Maria! n'en doutez point, car j'ai de
l'expérience. Je n'entends goutte au livre des _Sentences_. Sainte
Maria! cette matière est subtile; les hommes ne la peuvent assimiler
comme la poésie ou la grammaire. Moi aussi, pour peu que j'en eusse le
goût, je pourrais être poète; je pourrais ordonner des mètres, puisqu'à
Leipzig j'ai entendu Sulpicius discourir touchant le nombre des
syllabes. Mais à quoi cela sert-il? Votre Reuchlin devrait me proposer
une question de Théologie, argumenter ensuite _pro et contra_.» Puis, il
prouva d'abondance et par de nombreux syllogismes que nul ne connaît à
fond la Théologie, sinon par l'influx du Paraclet. Car c'est
l'Esprit-Saint lui-même qui dévoile ce grand Art. Au contraire, la
poésie est nourriture pour le Diable, comme l'affirme Hieronymus dans
son épistolaire.

Alors ce crapaud de le démentir, assurant que le docteur Reuchlin est au
mieux avec le Saint-Esprit, qu'il est grandement qualifié en Théologie,
étant l'auteur d'un livre théologique dont le nom m'échappe. Il finit en
appelant «vieille bête» notre Maître Dom Petrus. Puis, il déclara que
notre Maître Hoogstraten est un moine fromager, de quoi les convives se
tordirent. Mais moi je lui représentai le scandale et quelle honte c'est
de voir un simple compagnon manquer de révérence au docteur Meyer.

Dom Petrus fut tellement irrité qu'il se leva de table, allégua
l'Évangile, disant: _Tu es Samaritain et possédé du Diable!_ J'ajoutai:
«Prends cela pour toi!» grandement réjoui que mon bon maître eût si
vertement exécuté le trupheur.

Vous devez persévérer dans votre attitude; vous devez, comme par le
passé, défendre la Théologie sans regarder si l'adversaire est noble ou
manant, puisque vous êtes fort de vos capacités. Si je savais écrire en
vers comme vous le faites, je n'aurais souci d'un Prince quand bien même
il voudrait me condamner à mort. En outre, je suis l'ennemi des juristes
qui, chaussant des brodequins écarlates, des manteaux fourrés et des
cols d'hermine, ne tirent pas la révérence due aux Maîtres d'ici et
d'ailleurs.

Je vous prie encore, avec humilité et non moins d'affection, de vouloir
bien me notifier les sentiments de Paris à propos du _Speculum
oculare_[3]. Plaise à Dieu que notre inclyte mère l'Université de Paris
fasse avec nous cause commune pour brûler ce livre hérétique et plein de
scandales, ainsi que l'écrivit notre Maître Lungarus!

  [3] Le _Miroir oculaire_ de Reuchlin.

J'ai ouï-dire que Maître Sotphi, du collège de Kneck, auteur d'une glose
notable sur les quatre parties d'Alexandre, serait mort. J'espère
néanmoins que c'est là un faux bruit, pour ce qu'il fut excellent homme,
grammairien profond, supérieur de beaucoup à ces nouveaux grammairiens
poétiques.

Daignez présenter aussi mes hommages à Maître Remigius qui me fut un
maître sans égal. Il me donnait d'insignes camouflets, disant: «Te voilà
comme une auque, refusant de travailler pour devenir un célèbre
argumentateur!» Alors je répondais: «Très excellent Seigneur notre
Maître, je me veux amender à l'avenir.» Parfois il me tenait quitte,
parfois il me donnait une vigoureuse discipline. Ainsi ahuri, je devins
discret en recevant de bon cœur le châtiment de ma négligence.

Je n'ai rien à vous marquer de plus, sinon qu'il vous plaise vivre cent
ans encore et vous bien porter dans le repos.

_Donné à Mayence._



IV

MAITRE JOANNES CAUTRIFUSOR A MAITRE ORTUINUS GRATIUS


Cordiales salutations, Vénérable Seigneur Maître! Puisque nous avons
fréquemment traité les mêmes bagatelles et que vous n'avez cure d'une
fantaisie que l'on vous narre, ainsi que je me propose de le faire, je
ne crains pas que vous preniez en mauvaise part la gaudriole que voici.
Car vous eussiez agi de même et vous rirez, je n'en doute pas; le tour
est des meilleurs.

Advint ici, naguère, un moine des Prêcheurs, assez profond en Théologie,
et spéculatif, et goûté de nombreux adeptes. Il se nomme le docteur
Georgius. Après avoir séjourné à Halles, il vint ici, prêcha bien la
moitié de l'année, réprimandant les uns et les autres au sermon,
n'épargnant pas même le Prince et ses vassaux.

A la collation, il se montrait sociable, d'esprit jovial, buvant avec
les compagnons demi-verres et rouges-bords. Mais toujours, quand il
avait popiné la veille au soir, en notre compagnie, il sermonnait le
matin contre nous, disant: «Les Maîtres de cette Université bambochent
avec leurs copains, hument le pot jusqu'à l'aurore, jouant et préoccupés
de balivernes. Ils devraient s'amender eux-mêmes, renoncer à de telles
sornettes, puisque l'exemple nous vient d'eux.»

Souventefois sa critique me rendit vérécundieux; je fus irrité contre ce
Georgius, rêvant aux moyens d'en obtenir des représailles et ne les
trouvant pas. Quelqu'un me dit que le bon frère se coulait nuitamment
chez une coquine, la besognait et dormait avec. Entendant cela, je
réunis quelques-uns de mes condisciples habitant le collège. Vers 10
heures, nous fûmes au gîte de la péronnelle où nous entrâmes de force.
Le moine, voulant fuir, n'eut pas le temps d'emporter son vestiaire. Il
sauta nu par la fenêtre; j'en ris au point que je me compissai. Puis, je
lui criai: «Dom Prédicateur, emportez donc vos ornements pontificaux!»
Dehors, mes amis le traînèrent dans la boue et dans la merde.

Cependant, je les calmai, leur enjoignant de faire paraître la plus
entière discrétion. Ensuite de quoi j'obtempérai à leur caprice et,
tous, nous fornicâmes la donzelle du Prêcheur.

C'est ainsi que je me vengeai de ce moine qui, depuis, s'est abstenu
d'épiloguer sur mes comportements. Gardez-vous cependant d'ébruiter
l'aventure, à cause que les Frères Prêcheurs sont à présent pour vous
contre le docteur Reuchlin, défendent l'Église catholique et la Foi
contre ces poètes séculiers. Je voudrais que mon insulteur fît partie
d'un Ordre moins illustre; car celui des Prêcheurs est mirifique entre
tous.

Vous, ne manquez point de me notifier quelque bonne histoire et ne vous
irritez contre moi. Portez-vous bien.

_De Wittemberg._



V

NICOLAUS CAPRIMULGIUS, BACHELIER, A MAITRE ORTUINUS GRATIUS


Un salut copieux avec une grande révérence pour Votre Dignité, comme se
doit en écrivant au Maître que vous êtes! Vénérable Dom Maître, sachez
qu'il est une question notable dont j'implore ou sollicite votre
Maîtrise de me fournir l'éclaircissement. Nous avons ici un Grec. Il
commente la grammaire d'Urbanus. Or, quand il écrit le grec, il met
toujours en haut les accents. C'est pourquoi j'ai dit naguère: «Maître
Ortuinus enseigna pourtant la grammaire grecque à Deventer. Il est aussi
compétent que cet individu: jamais pourtant il n'écrivit les accents de
telle sorte et je crois qu'il entend assez bien son affaire pour pouvoir
à l'occasion corriger ce faquin de Grec.» Mais les autres n'ont pas
voulu me croire. Mes amis et mes condisciples m'ont demandé d'écrire à
Votre Domination qui voudra me notifier dans quel sens il faut opiner et
si nous devons ou non mettre des accents.

S'il n'en faut pas mettre, par les Dieux! nous voulons sérieusement
embêter le Grec et faire qu'il ne garde qu'un petit nombre d'auditeurs.

Je vous ai bien vu à Cologne, dans la maison d'Henricus Quentel, au
temps où vous étiez correcteur. Quand vous aviez à corriger du grec,
vous faisiez sauter les accents mis au-dessus des lettres, disant: «Que
signifient de pareilles sottises?» Je m'avisai, dès lors, que vous aviez
quelque raison, car sans cela vous ne l'eussiez pas fait. Vous êtes un
homme admirable. Dieu vous a fait une grande grâce, puisque vous
connaissez quelque chose dans tout le cognoscible. C'est pourquoi vous
devez louer le Seigneur Dieu dans vos mètres, et la béate Vierge, et
tous les saints de Dieu. Mais ne soyez pas molesté par moi si
j'importune Votre Seigneurie avec mes interrogatoires; je ne fais cela
que pour cause d'information. Portez-vous bien.

_De Leipzig._



VI

MAITRE PETRUS HAFENMUSIUS A MAITRE ORTUINUS GRATIUS


Innombrables saluts, Vénérable Seigneur Maître! Si j'avais pécune et
substances copieuses, je voudrais vous offrir une popination de choix,
croyez-m'en sur parole, à la condition que vous me tiriez du doute que
voici.

Mais pour ce que je n'ai présentement ni bœufs ni brebis, non plus
qu'aucune autre bête des champs et que je suis fort gueux, je ne peux
rémunérer votre doctrine. Toutefois, je vous promets qu'aussitôt pourvu
d'un bénéfice (et je postule en ce moment pour certain vicariat) je me
propose de vous rendre une fois des honneurs tout spéciaux.

Donc, veuillez m'écrire s'il importe au salut éternel que les écoliers
apprennent la Grammaire dans les profanes, comme Virgilius, Tullius,
Plinius et autres poètes. Il me paraît, à moi, que ce n'est point une
bonne façon d'étudier. En effet, Aristoteles, au chapitre premier de sa
_Métaphysique_, dit que «les poètes mentent beaucoup». Mais ceux qui
mentent pèchent, et ceux qui fondent leur étude sur le mensonge la
fondent sur le péché. Or, tout ce qui est fondé sur le péché n'est pas
bon, mais contre Dieu, puisque Dieu est ennemi du péché. Dans la
poéterie tout est mensonge; ceux qui commencent leurs études par la
poéterie ne sauraient croître dans le bien. Car d'une méchante racine
sort toujours de la mauvaise herbe, et d'un arbre vénéneux des fruits
empoisonnés. Ce que dit notre Sauveur dans l'Évangile: _La souche n'est
impollue qui donne un mauvais fruit_.

Et je me remémore en perfection l'avis que me bailla une fois notre
Maître Valentinus de Geltersheim, au collège du Mont, quand fus son
disciple et voulus entendre Sallustius. Il me dit: «Pourquoi veux-tu
entendre Sallustius, dyscole?»

Je répondis alors: «Parce que Maître Johannes de Breslau prétend que de
tels poètes nous apprenons à rédiger d'excellents _dictamen_.» Mais lui
me rétorqua: «C'est un phantasme! Tu dois t'attacher aux _Parties_
d'Alexander, aux _Épistoles_ de Carolus que l'on paraphrase dans les
cours de Grammaire. Quant à moi, je n'ai jamais entendu goutte à
Sallustius et pourtant j'excelle à composer des _dictamen_ soit en vers,
soit en prose.» Par ces bonnes raisons, Valentinus notre Maître me
détourna d'étudier jamais en Poésie.

Ces humanistes d'à présent m'horripilent avec leur latin nouveau. Ils
abrogent les bouquins d'autrefois: Alexander, Remigius, Johannes de
Garlandria, Cornutus, le _Compost des vocables_, l'_Épistolaire_ de
Maître Paulus Niavis, disant de si grandes menteries que je me signe de
la croix lorsque je les entends parler. Ainsi, l'un d'entre eux
affirmait naguère que, dans une certaine province, il existe une eau
dont le sable est d'or et qui se nomme Tagus, de quoi je me suis rigolé
en cachette, puisque le fait n'est pas possible.

Je sais bien que vous êtes poète; cependant j'ignore d'où vous tenez cet
art. On assure qu'à votre gré vous écrivez, en une heure, des montjoies
de vers; mais j'estime que votre intellect est ainsi illuminé par
l'influx du supernel Esprit, que vous savez ces choses et d'autres parce
que toujours vous fûtes bon théologien et que vous redressez comme il
faut les Gentils.

De grand cœur je vous écrirais des nouvelles si j'en avais appris. Mais
je n'en sais aucune, sinon que les Frères et les Doms de l'Ordre des
Prêcheurs ont ici de copieuses indulgences. Ils absolvent de la peine et
de la coulpe n'importe qui se confesse avec contrition, ayant pour cet
objet des lettres papales.

De votre part, écrivez-moi aussi quelque chose; car je suis en quelque
manière comme votre valet.

_De Nuremberg._



VII

THOMAS LANGSCHNEIDERIUS, BACHELIER EN THÉOLOGIE COMBIEN QU'INDIGNE,
DONNE LE BONJOUR A DOM ORTUINUS GRATIUS DEVENTERIEN, HOMME
SUPEREXCELLENT NON MOINS QUE SAVANTISSIME, POÈTE, ORATEUR, PHILOSOPHE,
THÉOLOGIEN, EN OUTRE ET PLUS, S'IL LUI PLAISAIT.


Puisque (ainsi le promulgue Aristoteles) douter de toute chose n'est
point inutile, puisque dans l'_Ecclésiaste_, on peut lire: _J'ai proposé
à mon esprit de pousser quêtes et investigations à travers tous les
objets qu'on rencontre sous le soleil_, je me hasarde et soumets à Votre
Seigneurie une question qui m'inspire quelque doute. Mais, d'abord, je
proteste, par les Dieux sacrés! que je ne veux en aucune façon tenter
Votre Seigneurie ni votre respectabilité, mais que je souhaite
cordialement et affectueusement qu'elle me veuille édifier sur cettuy
doute. Il est écrit dans l'_Évangile_: _Ne cherche pas à tenter le
maître ton Dieu_ et, dans _Salomon_: _De Dieu émane toute sagesse_.

Or, c'est vous qui me donnâtes la science que j'ai; cependant toute
bonne science est le principe de sagesse. C'est pourquoi vous êtes à mes
regards comme Dieu, m'ayant conféré le commencement de la sagesse, pour
m'exprimer sur le mode poétique.

Voici comment fut introduite ma question. Naguère, nous eûmes ici un
banquet d'Aristoteles. Docteurs, Licenciés et les Maîtres encore se
gaudirent amplement. J'assistais à la fête. Nous bûmes, à l'apéritif,
trois coups de malvoisie; après quoi, nous goûtâmes d'abord du pain
d'épice frais que nous mettions en boulettes; puis, vinrent six plateaux
de boucherie, et de gallines, et de chapons; un autre de marée. Entre
chaque plat, des vins de Cobourg, du Rhin, la cervoise d'Embeke, de
Thourgau et de Neubourg. Et les Maîtres se déclarèrent satisfaits,
disant que les nouveaux Maîtres avaient bien fait les choses, de quoi
ils reçurent grand honneur.

Devenus hilares, nos Maîtres commencèrent à discourir d'un art
incomparable sur les plus graves questions. L'un d'eux s'avisa
d'enquêter s'il est convenable de dire: _Magister Nostrandus_ ou _Noster
Magistrandus_, pour une personne apte née à devenir Docteur en
Théologie, comme, à présent, est dans Cologne ce père melliflu, frater
Theodoricus de Gand, carme déchaux, légat vénérandissime de Cologne, la
nourricière Université, philosophe argumentateur, artiste grandement
perspicace et théologien suréminent.

Maître Warmsemmel, mon compatriote, lui répondit soudain, lequel est un
scottiste des plus aigus, Maître depuis dix-huit années, qui, dans ses
débuts, fut rejeté deux fois et trois fois empêché pour le degré de
Maître, mais n'en revint pas moins à la charge jusqu'au temps qu'il y
fut promu pour l'honneur de l'Université. Il raisonne pertinemment ses
actes; il a de nombreux disciples grands et petits, jeunes et vieux. Il
s'exprima d'un air grave et plein de maturité, soutenant qu'il faut
dire: _Noster Magistrandus_, que c'est le terme unique. _Magistrare_
signifie apertement «faire Maître», _baccalauriare_ «faire Bachelier» et
_doctorare_ «faire Docteur». De là viennent ces termes: _Magistrandus_,
_Baccalauriandus_ et _Doctrinandus_. Les Docteurs en Théologie sacrée ne
prennent pas le titre de «Docteurs» il est vrai, mais pour cause
d'humilité, pour cause de sainteté et pour marquer aussi leur différence
d'avec le commun, ils se nomment ou sont appelés «Maîtres», à cause
qu'ils occupent dans la foi catholique la place de notre Dom
Jesus-Christus,--fontaine de vie--et que Jesus-Christus est notre Maître
à tous. Donc, ceux-là mêmes prennent le nom de Maîtres qui nous doivent
instruire dans le chemin de vérité. Dieu est vérité. C'est pourquoi ils
sont qualifiés à bon droit, puisque nous tous, chrétiens, devons ouïr
leurs prédications et n'y jamais contredire, ce qui fait qu'ils sont les
maîtres de nous tous. Mais les désinences _tras, trare_ ne sont pas dans
notre usage; elles ne se lisent point dans nos vocabulaires, ni dans le
_Catholicon_, ni dans le _Breviloque_, ni dans la _Gemme des Gemmes_,
qui renferme cependant un grand choix d'expressions. Je conclus. Il faut
dire _Magistrandus_, point _Magister Nostrandus_.

Vint à la réplique Maître Andreas Delitzch, homme fort subtil, poète
d'une part, de l'autre artiste, jurisprudent et médecin.

D'habitude, il enseigne Ovidius en sa _Métamorphose_, déduit chacune des
fables dans le sens littéral et dans l'anagogique, dont je fus
l'auditeur, pour ce qu'il expose très fondamentalement et que, dans sa
maison, il paraphrase en outre Quintilianus et Juvencus.

Il prit parti contre Maître Warmsemmel, soutint qu'il nous faut dire
_Magister Nostrandus_. Parce que d'abord, comme il y a une différence
entre _Magisternoster_ et _Noster Magister_, la même différence existe
entre _Magister Nostrandus_ et _Noster Magistrandus_; ensuite, parce que
_Magisternoster_ se dit d'un docteur en Théologie et ne forme qu'un mot,
tandis que _Noster Magister_ est composé de deux vocables, s'appliquant
à tous Maîtres dans les sciences libérales tant d'espèces mécaniques et
manuelles, que d'espèce intellectuelle. Peu importe, que, chez nous, les
finales... _tras... trare_ n'aient pas un cours habituel, étant donné
que nous pouvons élaborer des termes neufs. Et, là-dessus, il allégua
Horatius.

Les Maîtres alors s'émerveillèrent de tant d'ingéniosité. L'un d'eux lui
offrit un canthare où moussait la bière de Neubourg. «Je préfère
attendre; mais épargnez-moi», répondit-il; puis, touchant sa barrette,
il s'esclaffa très hilare et, portant la santé de Maître Warmsemmel:
«Voilà, dit-il, Seigneur Maître, afin que vous ne m'imputiez point de
vous être ennemi.»

Puis il but d'un seul trait, à quoi Maître Warmsemmel répondit
vaillamment pour l'honneur de la Silésie. Et tous les Maîtres se
conjouirent. Ensuite de quoi, l'on sonna pour les vêpres.

A ces causes, je demande à Votre Excellence qu'elle veuille bien me
donner son avis, car vous êtes merveilleusement profond. Je me suis dit
pour lors: «Dom Ortuinus me doit la vérité, qui fut mon précepteur à
Deventer quand j'y faisais ma troisième.» De plus, vous me devez
certifier comment va la guerre entre vous et Johannes Reuchlin. J'ai
compris que ce ribaud (encore que juriste et docteur) ne veut en aucune
façon rétracter ses paroles. Envoyez-moi derechef le livre de notre
Maître Arnaldus de Tongres, qu'il divisa par articles, étant beaucoup
subtil et dans quoi il aborde le plus profond de la Théologie.
Portez-vous bien. Ne prenez pas en mauvaise part que je vous écrive
ainsi en camarade. Vous me dîtes autrefois que vous m'aimez autant qu'un
frère et que vous m'entendez promouvoir en toute chose, quand bien même
il vous faudrait pour cela dépendre la forte somme.

_Donné à Leipzig._



VIII

FRANCISCUS GENSELINUS A MAITRE ORTUINUS GRATIUS


Salutation à la gravité de quoi mille talents ne sauraient équipoller!
Apprenez, Vénérable Dom Maître, qu'il est ici grandement question de
vous. Les Théologiens font de votre personne une abondante préconisation
à cause que vous n'avez d'égards pour qui que ce soit et que vous
écrivez en défendant l'orthodoxie contre le docteur Reuchlin. Mais
quelques béjaunes sans esprit, des juristes qui ne sont point éclairés
dans la foi chrétienne, se truphent de Votre Seigneurie et lui
déblatèrent sur le casaquin. Toutefois ils ne sauraient prévaloir,
puisque la Faculté de Théologie tient pour vous. Et naguère, lorsque
sont venus ici les _Actes des Parisiens_, presque tous les Maîtres ont
acheté ce livre, de quoi ils se gaudirent énormément. Pour lors, en
ayant fait moi-même emplette, je l'envoyai à Heidelberg pour le signaler
à nos contradicteurs.

Les ayant vus, j'estime que ceux d'Heidelberg ne tarderont pas à se
repentir de n'avoir point tenu pour l'alme Université de Cologne dans
ses conclusions contre le docteur Reuchlin. J'apprends d'ailleurs que,
pour ce motif, l'Université de Cologne a promulgué un statut par quoi
elle s'oblige à ne jamais promouvoir dans les siècles des siècles les
Maîtres ou Bacheliers ayant pris leurs grades à Heidelberg. C'est bien
fait. Ils apprendront à connaître l'Université de Cologne, à épouser,
une autre fois, son parti. Je voudrais qu'on en fît de même pour les
autres Universités; mais je crois qu'elles ne sont pas informées de tout
cela; veuillez donc pardonner à leur ignorance.

Un compagnon m'a donné de bien jolis vers que vous devriez intimer à
l'Université de Cologne. Je les ai montrés aux Maîtres et à nos Maîtres
qui les ont fort recommandés. Je les ai adressés à plusieurs cités pour
votre gloire; car vous avez toutes mes faveurs. Lisez-les donc et sachez
ce que je pense:

    Qui veut lire les dépravations hérétiques,
    Et, du même coup, apprendre les bonnes latinités,
    Celui-là doit acheter les _Actes des Parisiens_
    Et les factums, dans Paris naguère édictés,
    Comme quoi Reuchlin erre sur la Foi,
    Ainsi que notre Maître Tongarus doctrinalement le prouve.
    Ces choses, Maître Ortuinus veut les lire
    Gratuitement, dans cette alme Université,
    Et d'un bout à l'autre sur le texte gloser,
    Non sans quelques remarques notables sur les marges notes.
    Il veut, en outre, argumenter pour et contre,
    Ainsi les Théologiens, dans Paris,
    Quand ils examinèrent le _Speculum oculare_
    Et Reuchlin magistralement condamnèrent:
    Comme le savent les frères Carmélites
    Et les autres qui s'appellent Jacobites.

Je m'étonne si vous prenez quelque intérêt à des choses de ce genre.
Vous êtes si artiste dans vos compositions, vous possédez une suavité si
grande que je ris toujours de plaisir quand je lis quelqu'un de vos
ouvrages. Moi, je souhaite qu'il vous plaise vivre longtemps afin que
votre los grandisse autant qu'il a fait jusqu'ici; car chacun de vos
écrits est de la dernière utilité.

Dieu vous gard' et vivifie! Qu'il ne vous abandonne point aux mains de
vos ennemis!

Comme dit le _Psalmiste_: _Que le Seigneur vous guerdonne selon votre
cœur et confirme tous vos desseins!_

Et vous aussi me veuillez écrire de vos gestes; car de grand cœur je
vois et entends ce que vous faites et comme vous agissez. Donc,
portez-vous bien.

_De Fribourg._



IX

MAITRE CONRADUS DE ZWICKAU DONNE LE BON VÊPRE A MAITRE ORTUINUS GRATIUS


Parce qu'on lit dans l'_Ecclésiaste_, XI: _Exulte, jouvenceau, dans ton
adolescence!_ pour cela je suis présentement d'esprit joyeux, car il
faut que vous appreniez qu'en amour tout me vient à point et que j'ai
fort à belluter. Ainsi dit Ézéchiel: _A présent, il forniquera dans sa
fornication_. Et pourquoi ne devrais-je pas, de temps à autre, me purger
les rognons? Cependant je ne suis pas un ange, mais un homme; or, tout
homme est sujet à l'erreur.

Vous aussi jouez quelquefois du serre-croupière, encore que Théologien,
car vous ne pouvez dormir toujours seul. Témoin ce verset de
l'_Ecclésiaste_, IV: _Si deux couchent ensemble, ils s'échaufferont
mutuellement_. Un seul, comment parviendrait-il à se donner chaud?

Quand m'écrirez-vous des faits de votre petite amie? Naguère, quelqu'un
m'a narré que, pendant qu'il était à Cologne, vous eûtes avec elle une
prise de bec et vous la gourmâtes comme il faut, pour ce qu'elle ne
culetait point à votre goût. Quant à moi, j'admire qu'il vous soit
possible de cogner sur une si charmante femelle: rien que de le voir,
j'en pleurerais. Vous eussiez dû la prévenir qu'elle n'eût pas à
recommencer. Se corrigeant d'elle-même, elle eût mis plus de grâce au
nocturne déduit. Quand vous nous commentiez Ovidius, vous nous apprîtes
qu'on ne doit sous aucun prétexte frapper les dames et vous alléguâtes
sur ce point les Écritures Saintes.

Je suis content que ma petite soit d'humeur hilare et ne se mette pas en
rogne contre moi. Quand je vais chez elle, j'en use de même, ce qui nous
tient en joie, et nous biberonnons des vins, de la cervoise, parce que
le vin létifie le cœur de l'homme, cependant que la tristesse lui
dessèche les os.

Si par hasard je m'emporte contre elle, voici qu'elle me baise et la
paix se conclut. Elle me dit ensuite: «Mon petit homme, soyez de belle
humeur.»

Dernièrement, comme je l'allai voir, je bousculai en entrant un jeune
courtaud de magasin qui gagnait au pied. Ses souliers étaient dénoués,
son front en sueur, d'où j'inférai qu'il venait de monter dessus.
D'abord, je fus quelque peu irrité; cependant elle me jura que le commis
ne l'avait point touchée, mais qu'il prétendait lui vendre une pièce de
linteau pour faire des chemises. «C'est fort bien, répliquai-je, mais
toi, quand me donneras-tu une chemise?»

Alors elle me pria de lui remettre deux florins moyennant quoi elle
pourrait acheter la toile et que certes elle ne manquerait pas de lever
sur la pièce une chemise en ma faveur. Je n'avais pas le sou, mais
j'empruntai les deux florins à un condisciple et les lui donnai
aussitôt. J'approuve, quant à moi, qu'on soit de bonne humeur. Les
médecins prétendent que rien n'est si pertinent à la santé. Nous avons
ici un certain Maître qui bougonne tout le temps, n'a pas une minute de
gaieté, ce qui fait qu'il est toujours infirme. Il me reprend sans
cesse, me détourne d'aimer les femelles parce que ce sont des diables
qui font tourner les hommes en bourrique, parce qu'elles sont immondes
et que nulle femme ne peut s'enorgueillir de pureté. Quand l'un de nous
est avec une femelle, c'est comme s'il était avec un diable, car elles
ne permettent aucun soulas. A quoi j'ai répondu: «Veuillez m'excuser,
cher Maître, mais il me semble que Mme votre mère était femme», et je
m'en suis allé.

Le même a prêché naguère que les sacerdotes en aucune façon ne doivent
garder avec soi de concubines, que les Évêques pèchent mortellement
quand ils reçoivent la dîme du lait et qu'ils permettent aux servantes
de demeurer avec les prêtres, à cause qu'ils les devraient expeller tout
net. Mais que ce soit A ou B, nous devons être joyeux de temps à autre;
même nous pouvons cohabiter avec les femelles quand personne ne nous
voit. Nous allons ensuite au confessionnal. Dieu est tout clémence, de
qui nous devons attendre le pardon.

Je vous envoie par le même ordinaire certain écrit pour la défense
d'Alexander Gallus, grammairien antique et suffisant, encore que les
poètes modernes veuillent y reprendre. Mais ils ne savent ce qu'ils
disent, puisque Alexander est le meilleur, ainsi qu'autrefois vous nous
l'apprîtes, quand je stationnais à Deventer. Un Maître m'en a guerdonné
ici; mais j'ignore de quelle part il le tient. Je voudrais que vous
donnassiez la chose à l'imprimerie. Cela insufflerait à nos poètes une
ire véhémente. L'auteur, en effet, les vexe rudement. Cet ouvrage est
écrit si poétiquement, dans un langage si relevé, que je n'y comprends
goutte. Celui qui l'écrivit est, c'est clair, un bon petit poète, mais
de plus théologien. Il ne fait pas cause commune avec les poètes
séculiers, à la façon de Reuchlin, Buschius et autres.

Dès qu'on m'aura donné quelque matière, j'ai déjà dit que je me propose
de vous l'envoyer pour que vous en fassiez lecture. Si vous avez quelque
chose de nouveau, vous plaise aussi me le mander. Portez-vous bien, dans
une charité qui n'est pas feinte.

_De Leipzig._



X

JOANNES ARNOLDUS DONNE LE BONJOUR A MAITRE ORTUINUS GRATIUS


Puisque toujours vous tient la concupiscence de quelque nouveauté, selon
un dit d'Aristoteles: _Les hommes, par nature, sont épris de savoir_,
moi Joannes Arnoldus, votre disciple et très humble serviteur, j'envoie
à Votre Seigneurie, ou bien à Votre Honorabilité, un libelle que composa
un certain Ribaldus[4], lequel scandalisa Dom Johannes Pffefferkorn de
Cologne, très intègre personne, comme nul n'en peut douter. J'en fus
grandement courroucé; mais nul moyen de faire échec à l'impression. Le
compagnon qui l'écrivit a de nombreux zélateurs, même gentilshommes, qui
courent par la ville, armés comme des bouffons et traînant de longues
rapières.

  [4] C'est la lecture de l'édition anglaise d'Henri Clément, Londres,
    1743. Victor Develay, au contraire, lit _ribaldus_: «ribaud», encore
    que Hutten semble s'être diverti à faire de l'épithète un nom
    propre. De même Ernest Münch (Leipzig, 1827) lit _Ribaldus_, n. p.

Néanmoins, j'ai dit que cela n'est point correct, que ces poètes
séculiers, avec leurs cadences, fomenteront bien des guerres encore, si
nos Maîtres n'y portent advertance et ne les font citer par Maître
Jacobus de Hoogstraten devant la Curie romaine. Je crains même qu'il
n'en résulte une grande perturbation pour la Foi catholique.

Je vous prie donc de vouloir bien composer un livre contre ce fauteur de
scandale et le vexer efficacement. Il ne sera plus dorénavant si
audacieux que de mécaniser nos Maîtres, quand il est simple compagnon,
n'étant promu ni qualifié, soit en Art soit en Droit, combien qu'il ait
fait séjour à Bologne où sont de nombreux poètes séculiers dépourvus de
zèle et d'illumination dans la Foi. Le même compagnon prit naguère place
à un dîner. Il avança que nos Maîtres de Cologne et de Paris font injure
au docteur Reuchlin; quant à moi, je lui fis de la contradiction. Il se
mit alors à me houspiller de paroles désobligeantes et scandaleuses. De
quoi je fus si courroucé que je me levai de table, protestant devant
tous contre ces injures, au point qu'il ne me fut pas possible d'avaler
une bouchée. Vous pourriez peut-être me donner un conseil touchant
l'affaire ci-dessus, puisque vous avez quelques parties de juriste. J'ai
compilé un certain nombre de mètres que je vous fais tenir par la
présente: choriambe, hexamètre, saphique, ïambique, asclépiade,
hendécasyllabe, élégiaque, dicolon, distrophon.

    Qui est bon catholique doit penser comme le Parisien:
    Parce que leur Gymnase est la mère de toutes les Universités.
    Vient ensuite Cologne la Sainte, qui vit dans une foi chrétienne
                                                               si grande
    Que nul ne la doit contredire, sous peine de purger une peine
                                                                méritée:
    Ainsi, le docteur Reuchlin, auteur du _Speculum oculare_,
    Que notre Maître Tungarus a convaincu d'hérésie,
    Tout comme notre Maître Altaplatea qui fit brûler ses _dictamen_.

Si j'avais une idée, un soupçon d'argument, je voudrais composer un
livre contre ce trupheur et prouver que, de plein droit, il est
excommunié.

Je n'ai pas le temps de vous en écrire plus long. Il faut que je me
rende au cours. Un Maître nous lit des répliques sur l'Art ancien,
ordonnées avec une grande subtilité; je les écoute afin de me pousser
dans l'érudition. Portez-vous bien, par-dessus les compagnons et les
miens amis qui demeurent, loin ou près, dans tous honnêtes lieux.



XI

CORNELIUS FENESTRIFEX DONNE PLUSIEURS BONJOURS A ORTUINUS GRATIUS


Autant de salutations que d'étoiles au ciel et, dans la mer, de grains
de sable, Dom Maître Vénéré! Ici, j'ai force rixes et guerres avec de
mauvaises gens qui présument de leur science, n'ayant pas étudié même la
Logique, science des sciences. J'ai célébré naguère, au couvent des
Prêcheurs, une messe du Saint-Esprit, afin qu'il plaise au Seigneur
m'infuser sa grâce avec une bonne mémoire des syllogismes; elle me
permettra d'argumenter contre les mécréants qui ne savent que latiniser
et parfaire des _dictamen_. J'ai, dans cette messe, imposé une collecte
pour notre Maître Jacobus de Hoogstraten et notre Maître Arnoldus de
Tongres, suprême régent de Saint-Laurentius. Que dans leurs controverses
théologiques ils puissent amener jusqu'à la borne des réfutations le
nommé Joannes Reuchlin, docteur en droit, poète séculier et présomptueux
qui mène contre les universités une campagne en faveur des Juifs! Il
émet des propositions scandaleuses, qui offensent les oreilles dévotes,
ainsi que l'ont prouvé Johannes Pffefferkorn et notre Maître Arnoldus de
Tongres, mais il n'est pas fondé en théologie spéculative, non plus
qu'en Aristoteles ou en Petrus Hispanus. C'est pourquoi nos maîtres,
dans Paris, l'ont condamné soit au feu, soit à rétractation. J'ai vu la
lettre et le cachet de Mgr le Doyen de la sacro-sainte Faculté
parisienne de Théologie.

Un de nos Maîtres, furieusement profond en Théologie sacrée, illuminé
dans la Foi, membre de quatre Universités, ayant sous sa férule plus de
cent casuistes occupés à écrire sur le livre des _Sentences_, sur quoi
ses arguments se fondent, assure à tout venant que le Docteur précité,
Joannes Reuchlin, ne se peut évader. Le Pape lui-même n'oserait édicter
une sentence contre une telle Université solemnissime, en faveur d'un
qui n'est pas même théologien, qui n'entend pas le bienheureux Thomas,
_Contre les Gentils_, combien que l'on prétende qu'il soit docte et même
en Poésie. Un de nos Maîtres, curé de Saint-Martinus, m'a ostenté une
épître dans laquelle, fort aimablement, cette Université promet à sa
sœur de Cologne un concours effectif et réel. Cependant, ces latinistes
outrecuident au point de tenir le parti contraire!

Je suis naguère descendu à Mayence, _Hôtel de la Couronne_, où, de la
sorte la plus indiscrète, une couple de trupheurs me suscita des
vexations. Ils appelèrent nos Maîtres de Paris et de Cologne des
fantasques et des sots, leurs livres des _Sentences_, une logomachie. De
même, les procès, les recueils, les appels de tous les collèges
n'étaient pour eux que foutaise. J'en fus à ce point irrité qu'il ne me
vint aucune réponse. Ils s'avisèrent de me tarabuster encore parce que
j'avais effectué le pèlerinage de Trèves, dans le but d'y voir la
tunique du Seigneur. Ils dirent que ce n'était peut-être pas sa robe
elle-même et le prouvèrent par des syllogismes cornus: tout ce qui est
déchiré ne doit pas être offert comme tunique du Seigneur; or, la robe
en question est déchirée, donc... etc. J'accordai la majeure, mais je
m'inscrivis en faux contre la mineure. Après quoi, ils argumentèrent de
la sorte: le bienheureux Hieronymus dit: _Infatué d'une erreur vétuste,
l'Orient a déchiqueté en menus lambeaux la robe du Seigneur; elle était
sans couture et prise dans une seule étoffe._ Je rédarguai que saint
Hieronymus n'est pas du style évangélique et serait présomptueux, au
regard des Apôtres. Là-dessus, j'ai quitté la table et laissé les
trupheurs. Vous devez savoir que ceux qui parlent avec une telle
irrévérence de nos Maîtres, des Docteurs illuminés dans la Foi, peuvent
être excommuniés de fait par le Pape. Si les membres de la Cour de Rome
le savaient, ils les assigneraient devant la Curie et se feraient
attribuer leurs bénéfices. Tout au moins, ils les pourraient molester
avec dépens.

Qui jamais a ouï dire que de simples compagnons, qui ne sont promus ni
qualifiés dans aucune Faculté, aient congé de houspiller des hommes
distingués, des hommes profondissimes dans tous les genres de sciences
comme nos Maîtres sont? Mais ils se rengorgent à cause de leurs vers.
Moi aussi je sais faire des vers, des _dictamen_. Car j'ai lu aussi le
_Nouvel Idiome latin_ de M. Laurentius Corvinus et du grammairien
Brassicanus, et Valerius Maximus et les autres poètes. Et j'ai naguère
compilé, chemin faisant, un _dictamen_ en vers contre ces quidams. Le
voici:

    Sont à Mayence, _Auberge de la Couronne_,
    Où j'ai récemment dormi en personne,
    Deux crapauds indiscrets.
    Contre nos Maîtres, pasquins irrévérencieux,
    Ils osent redresser les Théologiens,
    Encore qu'ils ne soient pas même promus en Philosophie
    Et ne sachent pas, dans les écoles, disputer en forme
    Et d'une seule conclusion former plusieurs corollaires,
    Comme l'enseigne fondamentalement le Docteur Subtil:
    Qui méprise celui-là est un jeanfoutre!
    Comment concluent les quodlibétaires du Docteur Irréfragable,
    Qui dans les sciences ne peut être expugné,
    Ils ne le savent point; ils ignorent le Docteur Séraphique,
    Sans lequel ne se peut élever un bon physicien,
    Et les gloses véridiques du Docteur Saint,
    Tellement élevé dans Aristoteles et dans Porphyrius,
    Qui seul exposa les cinq _Universaux_
    Nommés pareillement les cinq _Prédicables_.
    O que brièvement il épitome les sermonnaires
    Et met en _compendium_ d'Aristoteles les sentences morales!
    Toutes ces choses, les poètes ne les entendent point:
    C'est pourquoi ils parlent à l'étourdie
    Comme ces deux trupheurs présomptueux
    Et qualifient nos Maîtres des bonshommes pleins de fiel.
    Mais notre Maître Hoogstraten les va citer:
    Alors, ils n'oseront plus harauder les Illuminés.

Portez-vous bien. Saluez pour moi, avec une grande révérence,
Nosseigneurs: Maître Arnoldus de Tongres, Maître Remigius, Maître
Valentinus de Geltersheim et Dom Jacobus de Ganda, poète éminemment
subtil de l'Ordre des Prêcheurs, ainsi que toute la compagnie.



XII

MAITRE HILDEBRANDUS MAMMACEUS DONNE LE BONJOUR A MAITRE ORTUINUS


Très aimé Dom Ortuinus, je ne peux écrire en ce moment une épître
élégante suivant les préceptes inclus dans le _Traité d'épistolaire_, à
cause que le temps ne me le permet pas. Il importe, sur-le-champ et
succinctement, de vous faire connaître en peu de mots ce qui arrive; car
j'ai un cas des plus neufs à expédier. Entendez ceci:

Vous devez savoir qu'il court un bruit terrible. Tout le monde prétend
que, dans la Curie romaine, la cause de nos Maîtres est en mauvaise
posture. On prétend que le Pape veut authentiquer la sentence qui fut
portée à Spire, l'an dernier, en faveur du docteur Reuchlin.

Oyant cela, je fus saisi d'une telle peur que je ne pus articuler un
mot. Je suis resté muet et, deux nuits durant, n'ai pas dormi. Les amis
de Reuchlin se gaudissent; ils vont partout, accréditant cette rumeur.
Je ne l'eusse pas cru, mais l'on m'a fait lire une épistole d'un
Prêcheur, l'un de nos Maîtres, dans quoi il enregistre avec une
tristesse grande la fâcheuse nouveauté. Il ajoute que le Pape autorise
l'impression dans la Curie romaine du _Speculum oculare_, qu'il permet
aux marchands de le vendre et à tout homme de le lire. Notre Maître
Hoogstraten voulut abandonner la Curie romaine, jurer la pauvreté, sur
quoi les assesseurs le rebuffèrent, prétendant qu'il fallait expecter la
fin, que, d'ailleurs, Hoogstraten ne pouvait jurer le serment de
pauvreté, ayant fait son entrée à Rome dans un équipage de trois
chevaux, tenu table ouverte en Cour de Rome, dépensé une large pécune,
comblé de présents Cardinaux, Évêques, Auditeurs du Consistoire. Pour
quoi, il était mal venu à jurer la pauvreté.

O Sainte Maria! qu'allons-nous faire à présent, si la Théologie est à ce
point méprisée qu'un seul juriste l'emporte sur l'art des théologiens?

Pour moi, j'estime que le Pape est un foutu christian. S'il était, en
effet, bon christian, impossible qu'il ne tînt pour les théologues;
donc, si le Pape donne une sentence contre eux, il me semble qu'on devra
faire appel au Concile. Car le Concile est au-dessus du Pape et la
Théologie, au-dessus des autres Facultés, prévaut dans le Concile.
J'espère alors que le Seigneur nous impartira sa bénignité, prenant les
théologiens, ses fidèles serviteurs, en considération, ne permettant pas
que notre ennemi se conjouisse, et du Paraclet nous baillant la grâce,
par quoi nous pouvons espérer mettre des bornes à la fallace même de ces
hérétiques.

Un certain juriste a dit ici, naguère, que, suivant une prédiction, les
Prêcheurs doivent disparaître, que de cet Ordre viennent les plus grands
scandales contre la Foi de Christus et tels que, jusqu'ici, on n'en vit
point de comparables. Même, il disait en quel ouvrage on peut lire cette
prophétie. Mais le ciel nous gard' que cela soit vrai, car cet Ordre est
efficace, grandement! S'il n'existait plus, j'ignore, alors, comment se
comporterait la Théologie, parce que de tout temps les Prêcheurs sont
plus profonds en Théologie que les Mineurs ou les Augustins, et qu'ils
tiennent la voix du Docteur Saint, lequel n'erra jamais.

Eux-mêmes ont eu beaucoup de saints dans leur ordre; ils sont audacieux
dans leurs argumentations contre les hérétiques.

Je m'étonne que notre Maître Jacobus de Hoogstraten ne puisse jurer la
pauvreté. Cependant, il fait partie de l'Ordre des Mendiants qui,
manifestement, vivent dans l'indigence. N'était l'excommunication que je
redoute, je dirais que le Pape fait erreur en ceci. Je ne crois pas
qu'il soit vrai que notre Maître ait dépensé tant d'argent et donné des
pots-de-vin, car c'est un homme hautement zélé. Je crois plutôt que les
juristes et les autres inventent ces commérages. Le docteur Reuchlin
sait de telles blandices que j'ai entendu dire que plusieurs cités et
des princes nombreux et des Doms avaient écrit en sa faveur. Cela
s'explique par le fait qu'ils ne sont pas versés dans la Théologie et
qu'ils n'entendent rien à cette affaire, autrement, ils enverraient cet
hérétique au diable, parce qu'il est opposé à la Foi, quand tout le
monde affirmerait le contraire. Il vous faut aviser de ces choses nos
Maîtres de Cologne, afin qu'ils se mettent en mesure de prendre un bon
conseil. Portez-vous bien dans le Christus.

_Donné à Tübingen._



[Illustration: ULRIC von HUTTEN. Chevalier.]



XIII

MAITRE CONRADUS DE ZWICKAU DONNE LE BONJOUR A MAITRE ORTUINUS GRATIUS


Après m'avoir écrit que vous cessiez désormais de vaquer à ces fadaises
et que vous ne vouliez plus aimer ou besogner les femelles, sinon une ou
deux fois par mois, je suis estomiré que vous m'écriviez de telles
sornettes.

Je sais pertinemment le contraire de ce que vous me dites. Nous avons
ici un compagnon venu de Cologne depuis peu. Vous le connaissez bien; il
y fut tout le temps mêlé à votre vie. Il prétend que vous forniquez
l'épouse de Johannes Pffefferkorn. Il m'affirma la chose, en fit
serment, et je le crois volontiers. Vous êtes fort séduisant. Vous savez
dire de jolis riens. Vous connaissez dans la perfection l'art d'aimer
d'après les règles d'Ovidius.

En outre, un marchand m'a narré ce qu'on dit à Cologne. Il paraît que
notre Maître Arnoldus de Tongres lui fait pareil service. Mais la chose
n'est pas vraie, car il est encore puceau, je le sais pertinemment.
Jamais il ne s'est copulé avec une femelle. L'eût-il fait, d'ailleurs,
ou fût-il en possession de le faire, ce que je ne crois pas, il n'y
aurait pas grand mal, puisqu'il est humain d'errer quelquefois.

Vous m'écrivez beaucoup de ce péché, qui n'est pas le péché le plus
grand de ce monde. Vous alléguez de nombreux écrits. Je sais bien que
cela n'est pas bon; mais cependant on trouve jusque dans l'Écriture
Sainte l'exemple de gens ayant ainsi prévariqué; néanmoins furent-ils
sauvés. Tel Samsom qui dormit avec une pute: cependant l'Esprit du
Seigneur fit, par la suite, irruption en lui.

Et je pourrais contre vous rédarguer de la sorte:

Quiconque n'est point malévole reçoit l'Esprit Divin!

Mais Samsom n'est point malévole.

Donc Samsom reçoit l'Esprit Divin.

Je prouve la majeure par ce texte:

Dans une âme malévole n'entre point l'Esprit de Sapience.

Mais l'Esprit Saint n'est autre que l'Esprit de Sapience.

Donc la mineure est patente. Car, si ce péché de fornication était
jusques à ce point condamnable, l'Esprit du Seigneur ne se fût pas irrué
chez Samsom, comme il appert du _Livre des Juges_.

De même, on lit de Salomon qu'il eut trois cents reines, des concubines
sans nombre et qu'il fut, jusqu'à sa mort, le plus rude paillard.
Néanmoins, les Docteurs sont tous d'accord pour conclure à sa louange et
le tiennent pour sauvé.

Que vous semble-t-il à présent? Suis-je plus fort que Samsom? Plus sage
que Salomon? Donc, il faut quelquefois se passer de l'agrément. Au
surplus, les médecins tiennent la chose pour valable contre la bile
noire. Et que dites-vous de ces pères sérieux?

Cependant, l'_Ecclésiaste_ professe: _J'ai trouvé que rien n'est
meilleur pour l'homme que se réjouir de son œuvre_. C'est pourquoi je
dis avec Salomon, à ma particulière: _Tu vulnéras mon cœur, sœur mienne!
épouse mienne! tu vulnéras mon cœur pour un cheveu de ton cou! Ah!
combien sont tes mamelles duisantes, mienne sœur! épouse mienne! tes
mamelles sont plus douces que le vin_, etc. Par les Dieux! il est
grandement suave d'aimer le cotillon, d'après le carme du poète Samuel:
_Apprends, bon clerc, à choyer les pucelles, pour ce qu'elles savent
offrir de doux baisers, amignottant la jouvence fleurie._ Puisque
l'amour est charité, que Dieu est charité, l'amour ne saurait être une
mauvaise chose. Résolvez-moi cet argument!

Salomon dit encore: _Quand l'homme aura donné toute la substance de son
domaine à cause de la dilection, il regardera comme rien cette
richesse._

Mais passons et venons à autre chose.

Vous me sollicitez de vous apprendre quelques nouvelles. Sachez donc que
l'on s'est amusé ferme ici, pendant le carnaval. Nous avons eu une joute
de lance. Le Prince lui-même a fait de la haute école sur la place
publique. Il montait un andalou couvert d'un caparaçon de soie peinte où
l'on voyait une femme en grand habit, et, séant auprès d'elle, un jeune
homme aux cheveux crépelés qui jouait de l'orgue suivant le mot du
Psalmiste: _Que les damoiseaux et les érigones, les cadets et les
vieillards, exaltent le nom du Seigneur!_ Et quand le Prince entra dans
la ville, ce fut avec une procession grande que l'Université
l'intronisa. Les bourgeois brassèrent une cervoise copieuse; ils
offrirent des nourritures de choix et régalèrent de leur mieux le Prince
avec les courtisans. Le bal vint ensuite; je me nichai dans une fenêtre
d'où je ne perdis pas un coup d'œil. Je n'en sais pas davantage, sinon
que je souhaite pour Votre Grâce tous les bonheurs; portez-vous bien
dans le Très-Haut.

_De Leipzig._



XIV

MAITRE JOANNES KRABACIUS DONNE LE BONJOUR A MAITRE ORTUINUS GRATIUS


Excellente personne, selon que je fus, il y a deux ans, à Cologne, dans
votre compagnie, et que vous m'intimâtes qu'il fallait que je vous
écrivisse de quelque lieu que je me trouvasse, je vous notifie que j'ai
appris la mort d'un théologien excellentissime, nuncupé notre Maître
Heckman de Franconie. Ce fut un homme d'importance. De mon temps,
recteur à Nuremberg, il fut l'ennemi de tous les poètes séculiers.
C'était un homme zélé, qui célébrait la messe pour son plaisir. Quand il
tint le rectorat de Vienne, il garda les Suppôts dans une grande
rigueur. Une fois, vint un compagnon de Moravie qui doit être poète, car
il écrivait des mètres, et qui voulut professer l'art de la Métrique,
combien qu'il ne fût pas diplômé. Alors, notre Maître Heckman défendit
son cours; mais, lui, fut si outrecuidé qu'il ne voulut pas tenir compte
de l'ordonnance. Le recteur, pour le coup, interdit aux Suppôts de
fréquenter ses leçons. Ensuite de quoi ce ribaud vint trouver le
recteur, lui tint des propos superbes et se mit à le tutoyer. Aussitôt
le recteur envoya chercher les valets de ville et voulut incarcérer
notre homme, à cause que c'était un énorme scandale qu'un simple
compagnon eût le front de tutoyer un recteur d'Université qui est notre
Maître. Avec cela, j'ai ouï dire que ce compagnon n'est Bachelier, ni
Maître, ni en aucune façon qualifié ou gradué, qu'il pérégrine comme un
guerrier qui s'en va-t-en guerre, qu'il porte un grand chapeau; en
outre, un long poignard à son côté. Mais, pardieu! on l'eût bel et bien
incarcéré, n'étaient les répondants qu'il connaissait en ville.

Quant à moi, je m'afflige beaucoup s'il est vrai qu'un tel homme soit
défunt. Il m'a fait beaucoup de bien lorsque j'étais à Vienne; c'est
pourquoi j'ai composé l'épitaphe que voici:

    Qui gît dans ce tombeau fut ennemi des poètes
    Et les voulut expeller, quand ils cuidèrent ici pindariser;
    Témoin ce compagnon, naguère, qui ne fut pas titré,
    Venant de Moravie et montrant à composer des vers:
    Il le voulut mettre en prison pour l'avoir tutoyé!!!
    Mais à cause qu'il est mort, enseveli à Vienne,
    Dites deux ou trois fois pour lui une belle patenôtre.

Fut un messager qui nous apporta des nouvelles, méchantes si elles sont
véridiques, à savoir que votre cause est en mauvaise posture devant la
Curie romaine; je ne le crois cependant pas, car ces messagers
colportent force hapelourdes. Les poètes murmurent ici contre vous. Ils
clabaudent qu'ils veulent défendre le docteur Reuchlin avec des carmes.
Mais, comme vous aussi êtes poète lorsque bon vous semble, je crois que
vous ferez bonne contenance devant ces paltoquets. Vous devez néanmoins
m'écrire comment l'affaire se comporte. Si je peux alors vous assister,
vous aurez en moi un fidèle compagnon et coadjuteur. Portez-vous bien.

_De Nuremberg._



XV

GUILHELMUS SCHERFCHLEIFERIUS DONNE LE BONJOUR A ORTUINUS GRATIUS


Je m'étonne furieusement, homme vénérable, que vous ne m'écriviez pas
lorsque cependant vous écrivez à d'autres, lesquels ne vous écrivent pas
aussi souvent que moi je vous écris. Mais que si vous êtes mon ennemi au
point de ne me vouloir plus écrire, cependant, écrivez-moi pourquoi il
vous déplaît m'écrire désormais, afin que j'apprenne la raison pourquoi
vous ne m'écrivez plus lorsque je vous écris toujours, comme je vous
écris à présent, encore que je sache que vous ne m'écrirez pas.

Mais, ce nonobstant, je vous supplie en mon cœur de me vouloir bien
écrire et, quand une fois vous m'aurez écrit, alors je veux vous écrire
dix fois, parce que volontiers j'écris à mes amis et je veux m'exercer
dans l'écriture afin de pouvoir élégamment écrire des _dictamen_ et des
épistoles.

Je ne peux excogiter ce qui est en cause et pour quel motif vous ne
m'écrivez pas. Je me suis lamenté naguère. Des gens de Cologne étaient
ici. Je leur ai demandé: «Que fait cependant Maître Ortuinus qu'il ne
m'écrive point? Croyez-vous qu'il ne m'a nullement écrit depuis deux
ans! Cependant, dites-lui qu'il m'écrive, parce que je voudrais lire ses
épîtres plus volontiers que je ne mangerais du miel. Il fut jadis mon
principal ami.»

Je leur ai demandé aussi comment les choses vont pour vous dans votre
débat avec le docteur Reuchlin. Ils m'ont fait réponse que le damné
juriste vous a circonvenu, grâce aux manèges de son art. J'ai alors
invoqué le Seigneur Dieu pour qu'il vous daigne sa grâce impartir et
qu'il vous rende vainqueur. Si vous me daignez écrire, c'est de cela
qu'il faut m'écrire, sur quoi je voudrais ardemment être informé.

Ces juristes vont ici disant: «Le docteur Reuchlin tient une bonne
affaire. Les Théologiens de Cologne lui ont fait injure.»

Et, par les Dieux! je crains que l'Église n'en vienne au scandale, si ce
livre, le _Speculum oculare_, n'est pas mis au bûcher, à cause qu'il
renferme nombre de propositions irrévérencieuses et contre la Foi
catholique. Si ce juriste n'est pas contraint à la rétractation, les
autres, à son exemple, tenteront d'écrire sur la Théologie, encore
qu'ils n'en sachent rien, encore qu'ils n'aient étudié sous la conduite
de Thomas, ni d'Albertus, ni de Scott et qu'ils ne soient aucunement
illuminés dans la Foi par l'influx du Paraclet. Parce que chacun se doit
enclore dans sa faculté; parce qu'on ne doit pas jeter la faucille dans
les chaumes d'autrui; parce qu'un gniaf est gniaf, un ravaudeur,
ravaudeur, un forgeron, forgeron, les choses iraient mal si le tailleur
prétendait faire des galoches ou des brodequins.

Vous devez soutenir avec audace la Théologie sacrée. Je prierai Dieu
pour vous. Qu'il vous daigne attribuer sa grâce, illuminant votre
intellect ainsi qu'il en usait envers les Pères d'autrefois. Que le
Diable, avec ses serviteurs, ne prévale point contre la justice!

Écrivez-moi cependant, pour l'amour de Dieu, comment vous vous portez.
Vous me causez d'étranges soucis dont vous n'avez nul besoin. Mais, pour
l'heure, je vous recommande au Seigneur Dieu. Mille prospérités dans
Christus.

_Donné à Francfort._



XVI

MATHEUS MELLIAMBIUS DONNE LE BONJOUR A MAITRE ORTUINUS GRATIUS


Puisque, en vérité, je fus toujours l'ami de Votre Domination et que
j'ai procuré votre bien, je veux à présent vous égayer dans vos
adversités. Je veux aussi être gai dans votre bonne fortune et triste
dans vos déplaisirs. Vous êtes mon ami. Or, nous devons nous conjouir
avec nos amis lorsque ils sont en joie et nous condouloir quand ils sont
en douleur. Ainsi le dit Tullius, encore que gentil et poète.

Je vous informe donc que vous avez ici un ennemi très malicieux qui
débite force vitupères contre Votre Domination. Il présuppose beaucoup
et s'extolle dans sa superbe. Il vous traite de bâtard. Il dit que votre
mère fut une garce et votre père un curé. Alors j'ai combattu pour vous.
J'ai dit: «Seigneur Bachelier ou de quelque manière que l'on vous
qualifie, vous êtes encore jeune. Vous avez tort de décrier les Maîtres.
En effet, il est écrit dans l'Évangile: _Que le disciple ne se guinde
pas au-dessus du Maître._ Or, vous êtes disciple encore. Dom Ortuinus
est Maître depuis neuf ou dix ans. Vous n'êtes pas apte à noircir un
Maître ni un homme constitué dans une si éminente dignité. Prenez garde
que vous ne trouviez à votre tour qui déblatère sur votre compte pour
tant superbe que vous soyez. Gardez un peu de vérécundie et ne faites
plus ces choses.»

A quoi le garçon me répondit: «Ce que j'affirme est vérité; je prouverai
mes dires et je ne veux point faire cas de vos remontrances. Ortuinus
est un bâtard. Un compatriote à lui m'a donné la chose pour certaine,
qui connut ses parents. Je veux mander cela au docteur Reuchlin; il ne
le sait encore. Mais vous, pourquoi cherchez-vous à me blâmer? Vous ne
savez rien de moi.»

Je repris alors: «Messieurs mes compagnons, voici un jeune homme qui se
vante d'être saint, qui dit qu'on ne le peut vitupérer, qu'il n'a rien
fait de blâmable, tel ce Pharisien qui se vantait de jeûner deux fois
pour le Sabbat.»

Alors il se rebiffa tout en colère et poursuivit: «Je ne me targue pas
d'être sans péché, ce qui serait démentir le _Psalmiste_ qui dit: _Tout
homme est menteur_, ce qui, élucidé par la glose, signifie que tout
homme est pécheur. Mais j'affirme que vous ne pouvez ni ne devez
récriminer sur moi quant à ma génération de père ou de mère. Quant à
Ortuinus, il est bâtard. Il n'est point légitime. Donc il est
vitupérable et je l'entends vitupérer _in æternum_.»

J'ai répondu: «Vous ne le ferez pas. Dom Ortuinus est un homme essentiel
qui saura se défendre.»

Il ne cessa d'ajouter des abominations touchant Mme votre mère; que des
prêtres, des moines, et des cavaliers, et des pétrousquins l'ont
investie aux champs, dans l'étable et autres lieux.

J'ai eu de tout cela tant de honte que vous ne le sauriez imaginer. Mais
je ne peux vous défendre, n'ayant connu votre père ni votre mère, encore
que je croie fermement à leur honneur et prudhomie. Écrivez-moi ce qu'il
en est, afin que je puisse, dans Mayence, votre louange séminer.

J'ai encore dit à l'insulteur: «Vous ne devriez pas divulguer de telles
choses. Admettons le cas. Maître Ortuinus est bâtard. Mais, peut-être,
légitimé, ce qui, dorénavant, efface la bâtardise. Or, le Souverain
Pontife a pouvoir de lier et de délier, de rendre un bâtard légitime et
réciproquement. Mais moi j'entends vous démontrer, l'Évangile en mains,
que vous êtes digne de blâme. Il est écrit: _De la même mesure que vous
employâtes à mesurer autrui, vous serez mesuré vous-même._ Or, vous
mesurâtes d'une mesure de vitupération; il me faut donc vous mesurer de
même. Je le prouve encore par un autre passage, quand notre Maître
Jesus-Christus dit: _Ne jugez point si vous ne voulez être jugés._ Or,
vous, mon garçon, vous jugez les autres, vous les insultez; il convient
donc qu'ils vous insultent et vous jugent aussi.»

Mais lui répliqua: «Vos arguments ne sont que balivernes et demeurent
sans effet.» Il en vint à ce point de rodomontade qu'il ajouta: «Si le
Pape lui-même avait engendré un fils en dehors du mariage et que, par la
suite, il eût ce fils légitimé, l'enfant ne serait pas légitime pour
cela devant Dieu. Je ne cesserais pas, quant à moi, de le tenir pour
bâtard.»

J'estime que le Diable est au corps de ces ribauds, pour qu'ils aient le
front de vous molester ainsi. Par conséquent, veuillez m'écrire afin
qu'il me soit permis de défendre votre honneur.

Quel scandale si le docteur Reuchlin apprenait cela de vous que vous
êtes un bâtard! Dites-moi ce que vous êtes. Lui, cependant, ne pourra
prouver quoi que ce soit de façon péremptoire. D'autre part, si vous le
trouvez bon, nous le ferons citer devant la Curie romaine où nous
l'obligerons à se rétracter. Comme les juristes savent embrouiller les
choses en prenant des conclusions, nous pouvons le déclarer irrégulier,
lui donner des épines, un procureur aidant, et, s'il encourt
l'irrégularité, palper ses bénéfices. Il est pourvu d'un canonicat,
ici-même, à Mayence; autre part, il détient une paroisse.

Ne me tenez pas rigueur si je vous mande les propos que j'ai entendus;
mes intentions, vous n'en doutez pas, sont les meilleures. Et
portez-vous bien dans le Seigneur Dieu, qui garde tous vos chemins.

_Donné à Mayence._



[Illustration: FAC-SIMILE DU MANUSCRIT DE LAURENT TAILHADE.]



XVII

MAITRE JOANNES HIPP DONNE LE BONJOUR A MAITRE ORTUINUS GRATIUS

  _Réjouissez-vous dans le Seigneur. Exultez, ô Juste! Soyez glorifiés,
  vous tous, hommes au cœur droit._

  Psalmiste, XXXI.


Mais ne prenez pas d'inquiétude en vous disant: «Que nous veut cet autre
avec son texte?» Vous devez lire joyeusement cette nouvelle qui
désopilera Votre Domination d'une gaieté peu commune. Je vous l'écrirai
en peu de mots.

Il y avait ici un poète nommé Joannes Esticampianus. Il était assez
renchéri et ne faisait pas grand état des Maîtres ès Arts. Il en fit,
_ex cathedra_, les plus belles gorges chaudes, affirmant qu'ils ne
savent rien, qu'un poète vaut mieux que dix Maîtres, que les poètes,
dans les processions, devraient prendre le pas sur les Maîtres et les
Licenciés. Lui-même lisait Plinius et les autres poètes. Il répétait
aussi que les Maîtres ès Arts n'étaient pas Maîtres dans les sept Arts
libéraux, mais bien dans les sept Péchés capitaux; qu'ils n'avaient pas
de fond, n'ayant aucunement étudié les poètes. Ils ne connaissent que
Petrus Hispanus et sa _Parva logica_. Il avait de nombreux auditeurs et
beaucoup de pensionnaires. Il apprit à ces jeunes gens que thomistes et
scottistes ne valent pas un fétu. Il se répandit en blasphèmes contre le
Docteur Saint.

Les Maîtres, cependant, expectaient une occasion qui leur permît de se
venger avec le secours de Dieu. Et Dieu voulut, une fois, que ce poète
fît une oraison qui scandalisa son auditoire, Maîtres, Docteurs,
Licenciés et Bacheliers, car il loua sa Faculté en rabaissant la
Théologie sacrée. Et ce fut une grande honte parmi les gros bonnets de
la Faculté. Les Maîtres, les Docteurs se réunirent en conseil. Ils
dirent: «Que faisons-nous? Cet homme fait ici de nombreuses merveilles.
Si nous le renvoyons sans phrases, le monde croira qu'il est plus docte
que nous, à moins que n'arrivent des modernes. Ils se prétendront alors
dans une meilleure voie que les anciens. Notre Université sera
vilipendée et le scandale éclatera.» Maître Andreas Delitsch prit la
parole. C'est d'ailleurs un excellent poète. Il déclara qu'à son avis
Esticampianus occupe dans l'Université l'emploi d'une cinquième roue
dans un char; qu'il importune les autres Facultés, à cause qu'il empêche
les Suppôts d'être qualifiés en elles congrument. Les autres Maîtres de
jurer qu'il en est ainsi et, pour la somme des sommes, ils conclurent à
la relégation ou même au bannissement du poète, quand bien même ils
devraient s'en faire un éternel ennemi. Ils le citèrent devant le
recteur, l'avisèrent de la citation entre les portes de l'église. Il
comparut, ayant un juriste avec soi. Il eut la prétention de défendre sa
cause, accompagné de nombreux compagnons qui prirent son parti. Les
Maîtres leur enjoignirent de lever la séance sous peine de parjure,
puisque, en demeurant, ils témoignaient contre l'Université. Les Maîtres
furent vigoureux dans le combat; ils persévérèrent dans leur constance;
ils firent le serment, au nom de la justice, qu'ils n'épargneraient qui
que ce fût. Quelques juristes et curiales intercédèrent pour
Esticampianus. Et les Maîtres déclarèrent impossible tout accommodement
parce qu'ils ont leurs statuts et que les statuts prescrivaient la
relégation. Chose admirable! le Prince même sollicita pour le poète, ce
qui ne servit à rien. Les Maîtres, en effet, répondirent au Duc: «Il
importe de garder les statuts universitaires à cause que les statuts,
dans l'Université, ont la même utilité que la reliure dans un livre; que
si la reliure vient à manquer, les feuilles tombent çà et là, et que si
les statuts sont méprisés, l'ordre n'existe plus dans l'Université. La
discorde s'établit chez les Suppôts. Le chaos et la confusion ne tardent
guère. Donc, il devait rechercher le bien de l'Université, à l'exemple
de feu son père.»

Le Prince voulut bien se laisser convaincre. Il déclara ne pouvoir agir
contre l'Université et qu'il est plus expédient de bannir un seul homme
que d'infliger un esclandre à l'Université tout entière. Les Seigneurs
Maîtres furent prodigieusement satisfaits et dirent: «Seigneur Prince,
béni soit Dieu pour cette bonne justice!» Et le Recteur afficha un
mandement aux portes de l'église comme quoi Esticampianus était relégué
pour dix ans. Ses auditeurs ne manquèrent pas de clabauder. Ce furent
des conciliabules sans fin. Ils prétendaient que les Seigneurs du
Conseil avaient fait injure à Esticampianus. Mais les Maîtres
ripostèrent qu'ils ne donneraient pas une obole de sa peau. Quelques-uns
des pensionnaires firent courir le bruit qu'Esticampianus voulait tirer
vengeance de l'affront reçu et qu'il citait l'Université devant la Cour
de Rome. Alors, Maîtres de rire en disant: «Que prétend faire ce
ribaud?»

Vous saurez qu'à présent la plus grande concorde règne dans
l'Université. Maître Delitsch professe les humanités et aussi Maître de
Rotenburg, auteur d'un livre trois fois aussi gros que Virgilius dans
ses œuvres complètes. Il a mis dans ce livre quantité de bonnes choses,
même pour la défense de la Sainte Mère Église et pour la louange des
Saints. Il y recommande principalement notre Université et la Théologie
sacrée et la Faculté des Arts, improuvant ces poètes gentils et
séculiers. Nos Seigneurs Maîtres disent que les vers du rotenburgeois
valent bien ceux de Virgilius, qu'ils n'ont aucun défaut, parce que leur
auteur sait en perfection l'art des rythmes et des rimes, ayant été,
avant même ses vingt ans, un impeccable métricien.

C'est pourquoi Nos Seigneurs du Conseil ont permis qu'il expliquât
lui-même, en public, son ouvrage, préférablement à Térentius, à cause
qu'il est plus utile que Térentius, qu'il porte avec soi un
christianisme louable et qu'il ne traite pas, comme Térentius, des
putains et des morions.

Vous devriez propager cette histoire dans votre Université. Peut-être,
alors, ferait-on à Busch, dans Cologne, ce qu'on vient de faire ici à
Esticampianus.

Quand me ferez-vous tenir votre pamphlet contre Reuchlin? Vous promettez
beaucoup: rien ne paraît ensuite.

Dieu vous épargne si vous ne m'aimez pas autant que je vous aime, car
vous êtes en moi pareil à mon cœur!

Encore une fois, daignez me l'adresser au plus vite, puisque j'ai
désiré, dans mon désir, manger avec vous cette pâque, en d'autres
termes, lire ce bouquin.

Écrivez-moi des nouvelles. Composez sur moi une amplification ou
quelques mètres si vous m'en jugez digne. Et portez-vous bien dans
Christus notre Seigneur Dieu, pendant les siècles des siècles. _Amen._



XVIII

MAITRE PIERRE NEGELINUS DONNE LE BONJOUR A MAITRE ORTUINUS


Encore que je tremble d'une pareille audace, je mets sous vos yeux un
_dictamen_ de ma composition, à cause que vous êtes profondément artiste
dans l'ordonnance des mètres et des _dictamen_; mais je suis devant vous
pareil à un moutard, et, comme dit Hieremias: _Ah! ah! ah! Maître, je ne
sais parler, car je suis comme un petit enfant!_ Je n'ai pas encore de
bases solides et ne suis entraîné qu'imparfaitement dans la prosodie et
la rhétorique. Cependant, vous m'avez affirmé jadis qu'il convient de
toute façon que j'élabore un poème et que je vous le communique. Vous
plaît-il amender celui-ci et m'en représenter les défauts? Ainsi
j'excogitai naguère: Voici un homme qui est ton précepteur. Il te veut
du bien et tu devrais obéir à ses commandements. Il te saurait aussi
promouvoir en ces choses--bien plus, en toute chose. Tu pourras grandir
comme un homme docte, s'il plaît au Seigneur Dieu, tandis qu'il
t'arrivera du bien dans tes affaires. Car on lit, au premier Livre des
Rois: _Mieux vaut l'obéissance qu'une victime._ C'est pourquoi je vous
mande, ci-inclus, un poème élaboré par moi sur la louange de Saint
Petrus. Un _capellmeister_, bon musicien dans le chant choral et figuré,
a fait composer là-dessus un motet à quatre voix. J'ai mis la plus
stricte diligence à rimer ce poème ainsi qu'il est rimé; les vers en
sonnent mieux, car j'ai pris pour type les _Compilations_ d'Alexander.
Mais j'ignore si j'ai fait des fautes. Vous seriez on ne peut plus
obligeant de le scander comme il faut d'après les lois de la métrique:

  _Le carme nouveau de Maître Petrus Negelinus, sur la louange de Saint
  Petrus commence:_

    Parce que le Seigneur vous doint, avec ces clefs,
    Le pouvoir le plus grand qu'accompagne une grâce particulière
    Sur tous les Saints parce que vous êtes privément choisi,
    Ce que vous déliez, reste délié sur Terre et dans le Cieux.
    Et tout ce que vous liez, ici-bas, reste lié au plus haut des Cieux.
    C'est pourquoi nous t'implorons et dévotement te supplions,
    Afin que tu dises une prière pour nos péchés et pour la gloire de
                                                           l'Université.

On dit que le docteur Reuchlin, qui se fait appeler en hébreu Joannes
_Capnion_[5], obtint à Spire un mandement favorable à ses écrits.
Cependant nos Maîtres des Prêcheurs affirment que cela n'a rien qui les
chagrine, à cause que cet Évêque ne possède aucune lueur de la Théologie
sacrée. Notre Maître Hoogstraten réside près de la Cour de Rome. Il est
bien vu du Chef apostolique. Il a de grandes ressources en pécune et
autrement. Je donnerais bien quatre _groschen_ pour connaître la vérité.
Daignez m'écrire. Saint Dieu! comment se fait-il que vous ne m'écriviez
pas, une seule fois, une petite lettre? cependant je ne me tiens pas
d'aise lorsque vous m'écrivez. Portez-vous bien. Qu'il vous plaise
saluer de ma part notre Maître Valentinus de Geltersheym, notre Maître
Arnoldus de Tongres, au collège Laurentius, et notre Maître Remigius, et
notre Maître Rutgerus Licencié, au collège de Mons,--sous peu de temps,
_Magister Nostrandus_,--Dom Johannes Pffefferkorn, homme plein de zèle,
et tous autres bien qualifiés, soit en Art soit en Théologie. Encore une
fois, portez-vous bien au nom du Seigneur.

  [5] Du grec: Καπνος. Plus tard, Jacques Stuart devait appeler
    _Misocapnie_ son ravaudage contre les fumeurs.

_Donné à Trèves._



XIX

STEPHANUS CALVASTER, BACHELIER, A MAITRE ORTUINUS GRATIUS


Salut avec humilité pour Votre Grandeur, vénérable Dom Maître. Vint ici
un compagnon apportant certains vers qu'il disait de votre façon et
propagés par vous dans Cologne. Alors, un poète qui jouit ici d'un grand
renom, mais n'est pas fort chrétien, en prit connaissance, puis déclara
qu'ils ne sont pas bons et qu'ils fourmillent de balourdises. Je lui
répondis: «Si maître Ortuinus les a composés, ils sont exempts de
défauts. Cela est bien certain.» J'ai voulu mettre en gage ma tunique
pour démontrer que ces rythmes, s'ils avaient la moindre tache, ne
pouvaient être sortis de vous, mais que, si vous en êtes l'auteur, c'est
qu'ils n'ont pas la moindre tache. Au surplus, les voici. A vous de
trancher la question, sur quoi veuillez m'écrire un peu. Ce poème fut
instrumenté pour les obsèques de notre Maître Sotphi, au collège de
Kneck, qui jadis élucubra une glose notable et maintenant, ô douleur!
est trépassé. Qu'il repose en paix!


_Et c'est à présent que débute le poème:_

    Ici mourut un Suppôt très solennel,
    Né, par le Saint-Esprit, à l'Université
    Dont il fut recteur, au collège de Kneck,
    _Do macht er die copulat von kot zu dreck_!
    O s'il avait pu vivre plus longtemps
    Et derechef écrire des gloses notables,
    Comme il eût adjuvé cette Université!
    Comme il eût appris aux scholars une bonne latinité!
    Mais, à présent qu'il est défunt
    Et qu'il n'a pas assez exprimé le suc d'Alexander,
    L'Université pleure son membre,
    Comme une lanterne ou un candélabre
    Qui, au large et au loin, resplendit
    Par la doctrine qui fluait de sa personne!
    Nul n'écrivit si bien les Constructions.
    Et il confondait ces poètes dérisoires
    Qui n'enseignent pas bien la Grammaire
    Par la Logique, science des sciences,
    Et qui ne sont pas illuminés dans la Foi.
    C'est pourquoi ils sont aliénés de la Sainte Église.
    Et s'ils ne veulent pas opiner droit,
    Il faut qu'ils soient brûlés par Hoogstraten,
    Qui déjà cita Joannes Reuchlin à comparaître
    Et l'a traité admirablement devant le tribunal.
    Mais toi, écoute, Dieu omnipotent,
    Ce dont je t'obsècre, à genoux et tout en pleurs!
    Donne à l'universitaire mort ta faveur sempiternelle
    Et dépêche les poètes en Enfer.

Ceci me paraît un très beau poème, mais je ne sais comment il faut
scander, parce que c'est un genre à part et que je scande exclusivement
les hexamètres. Vous ne devez pas tolérer que quelqu'un se permette de
reprendre vos rythmes. Par ainsi, écrivez-moi. Je prétends vous défendre
jusqu'au duel exclusivement et portez-vous bien.

_De Munster en Westphalie._



XX

JOANNES LUCIBULARIUS A MAITRE ORTUINUS GRATIUS


Salutations que nul ne peut compter! Vénérable Dom Maître, vous m'avez
promis autrefois de me prêter assistance autant que besoin serait et de
me promouvoir avant tous les autres. Vous avez ajouté qu'il me fallait
hardiment avoir recours à vous et qu'alors vous me suppéditeriez comme
un frère, car vous n'entendiez pas m'abandonner dans mes angoisses. Je
vous implore donc, et pour l'amour de Dieu, parce que la chose est
grandement nécessaire. Daignez subvenir à mes besoins, puisque cela est
en vos pouvoirs. Le Recteur ici a congédié un collaborateur; il en veut
prendre un autre. Qu'il vous plaise donc écrire pour moi une lettre de
recommandation afin qu'il acquiesce et vienne à m'accepter. Je n'ai plus
le sou, car j'ai tout dépendu pour acheter des livres et des bottes.
Vous connaissez bien ma suffisance, par la gloire de Dieu! puisque
j'étais en seconde quand vous professiez à Deventer. Ensuite je suis
resté un an à Cologne pour me préparer au degré de Bachelier, où j'eusse
été promu vers la Saint-Michaël, si j'avais eu de l'argent. Je sais
résumer pour les élèves l'_Exercice des enfants_ ou l'_Œuvre mineure_ en
la seconde partie. Je sais encore: l'art de scander, tel que vous me
l'enseignâtes, Petrus Hispanus dans tous ses traités, enfin, quelque peu
de philosophie naturelle. De plus, je suis chantre. Je sais la musique
chorale et figurée. Avec cela j'ai une voix de basse; je peux chanter
une note au-dessous de la gamme. Je ne vous écris pas ces choses par
jactance. Excusez-moi donc. Je vous recommande à l'Omnipotent.
Portez-vous bien.

_De Zwoll._



XXI

MAITRE CONRADUS DE ZWICKAU DONNE LE BONJOUR A MAITRE ORTUINUS


Comme vous m'avez écrit dernièrement au sujet de votre petite femme, que
vous la chérissez d'un intime cœur et qu'elle vous reluque pareillement,
qu'elle vous offre des bouquets, des mouchoirs, des ceintures et autres
menus suffrages, qu'elle ne vous demande aucune paraguante à la manière
des putains, que vous la besognez quand le mari est en course, de quoi
il est fort aise; comme vous m'avez dit que, naguère, en une seule
visite, vous l'avez copulée trois fois et l'une d'elles en vous tenant
debout derrière la porte d'entrée, après avoir chanté: _Ouvrez, princes,
ouvrez vos portes!_ que son cocu survenant vous avez par le jardin pris
la poudre d'escampette, je veux à mon tour vous narrer comment je me
conduis avec mon tendron.

C'est une femme excellente et riche. Fort à propos je suis entré dans
ses bonnes grâces parce qu'un certain jouvenceau, propriétaire bien noté
du Pape, m'a fait avancer. Conséquemment, je me suis mis à l'aimer sans
réserve, au point de ne savoir que faire, le jour, et de ne pas dormir,
la nuit. L'autre minuit, dans mon premier somme, je hurlais sous les
courtines: «Dorothea! Dorothea! Dorothea!» d'une telle véhémence, que
mes compagnons, internes au collège, entendirent mes hennissements,
prirent peur, se levèrent et: «Dom Maître, dirent-ils, que voulez-vous?
Pourquoi ces cris? Si vous désirez vous confesser, nous allons
sur-le-champ vous quérir un prêtre.» Ils me croyaient à l'article de la
mort et pensaient que j'invoquais Sainte Dorothea, pêle-mêle avec
d'autres Bienheureux. Cela me fit rougir en cramoisi. Mais, quand
j'arrivai chez ma petite femme, je fus tellement perturbé que je n'osai
lever les yeux sur elle; de nouveau je piquai mon soleil. Mais elle me
dit: «Ah! Dom Maître, pourquoi êtes-vous, aujourd'hui, vérécundieux?» Et
elle m'en demanda plusieurs fois la cause, voulant savoir par elle-même,
décidée à ne me congédier qu'après que je m'en serais ouvert. Elle
ajouta qu'elle ne se mettrait point en colère alors même que je lui
dirais la plus grosse cochonnerie. Alors me vint l'audace et je lui
révélai mes secrets. Cela, parce que vous m'avez dit, autrefois, quand
vous lisiez Ovidius, _De l'Art d'aimer_, que les amants doivent être
fort intrépides, tels des guerriers, ou bien qu'il n'y a rien de fait.
Et je lui dis: «Maîtresse révérende, épargnez-moi, pour Dieu et pour
tout votre honneur. J'arde comme un cerf quand je vous vois. Je vous ai
choisie parmi les filles des hommes parce que vous êtes belle entre les
femmes et que nulle tache n'est en vous, parce que, très spécieuse et
charmante, à ce point qu'on n'en voit dans le monde aucune autre
pareille.» Elle sourit alors et me répondit: «Par les Dieux! vous savez
discourir galamment si je voulais vous croire.»

Depuis, j'allai souvent la voir chez elle et nous bûmes chopine de grand
cœur. Quand elle vient à l'église, je me campe de telle sorte que je la
puisse voir; elle me regarde comme si elle me voulait transverbérer de
ses œillades.

Dernièrement, je la suppliai avec force de m'accorder l'amoureux déduit.
Elle de s'écrier que je ne l'aimais point. Je lui jurai que je l'aimais
autant que ma propre mère et que j'étais prêt à tout pour son service,
quand il m'en coûterait la vie.

Alors, elle me répondit, cette exquise petite femme: «Je verrai bien
s'il en est ainsi.» Elle traça une croix sur sa porte avec du blanc
d'Espagne: «Si vous me chérissez, dit-elle, vous viendrez le soir, quand
la nuit est close, baiser pour l'amour de moi cette croix que voici.»

Je m'en acquittai pendant plusieurs jours. Alors, vint un drôle qui
embrena cette croix, si bien qu'à la baiser dans l'obscurité, je me
barbouillai de merde la face, les dents et le nez. J'entrai dans une
furieuse colère contre la donzelle. Mais elle fit serment, par le Saint
des Saints, qu'elle n'était pour rien dans la chose, ce dont je ne doute
point, car elle est, maugrebleu! fort honnête par ailleurs. Je soupçonne
un compagnon d'être l'auteur de cette porcherie, et, si je peux l'en
convaincre, ne doutez pas que je lui donne toute la rétribution à quoi
il peut prétendre.

Quant à la garce, elle a des gestes plus aimables que par le passé;
j'espère avant peu monter sur elle. Dernièrement, quelqu'un lui confia
que je suis poète, si bien qu'elle me provoqua: «J'ai ouï dire que vous
êtes bon poète; vous devriez, pour être gentil, composer, une fois, des
vers en mon honneur.» Je fis la pièce demandée et, le soir, je la
chantai sur la place pour la lui faire entendre. Ensuite je la traduisis
en allemand. La voici:

    O féconde Vénus, de l'amour inventrice et dominatrice,
    Pourquoi ton fils m'est-il ennemi?
    O belle Dorothea que j'adoptai pour bien-aimée,
    Fais-moi la chose même que je veux faire à toi!
    Charmante par-dessus toutes les pucelles de la ville,
    Tu splendis comme une étoile et souris comme une fleur.

Elle me dit qu'elle prétendait garder cela toute sa vie en dilection de
moi. Vous plaise me donner conseil touchant la manière dont je me dois
comporter et sur ce qu'il me faut faire pour en être aimé. Excusez-moi
si je suis à tel point débraillé dans une épistole à Votre Seigneurie, à
cause que j'ai accoutumé d'en user familièrement avec mes amis.
Portez-vous bien au nom du Benedict.

_De Leipzig._



XXII

GERHARDUS SCHIRRUGLIUS A MAITRE ORTUINUS GRATIUS


Je vous dis un salut panaché pour la gloire de Notre-Seigneur qui
ressuscita d'entre les morts et qui domine à présent au plus haut des
cieux. Honorable personne, je vous notifie que je ne réside pas ici très
volontiers, que j'ai gros cœur de ne résider point à Cologne près de
vous, où j'eusse profité davantage; car vous eussiez pu me rendre bon
logicien et même un peu poète. A Cologne, les hommes sont dévots. Ils
hantent complaisamment les églises, vont le dimanche au sermon. Ils
n'ont pas autant de superbe comme on en voit ici.

Les Suppôts ne font pas la révérence aux Maîtres. Les Maîtres se
contrefichent des Suppôts, les laissent vaguer où bon leur semble. Ils
ne portent pas de capuces. Quand ils déambulent par les tavernes, ils
jurent vainement le nom de Dieu. Ils blasphèment et multiplient les
scandales. Ainsi, dernièrement, l'un d'entre eux s'écria qu'il ne
pouvait croire que la robe du Seigneur, à Trèves, fût vraiment la robe
du Seigneur, que c'est une antique et pouilleuse friperie. Il ne croit
pas davantage que l'on possède encore les cheveux de la béate Vierge. Un
autre avança que les trois Rois de Cologne furent apparemment trois
gourgauds de Westphalie, que le glaive et le bouclier de Saint Michaël
n'ont jamais appartenu à Saint Michaël. Bien plus, il ajouta qu'il
dépose sa merde contre les indulgences des Frères Prêcheurs, lesquels
sont de piètres saltimbanques dont les boniments trigaudent fumelles et
pétrousquins. Je me suis écrié: «Au feu, au feu, l'hérétique!» et lui de
se rigoler. Mais moi: «Tu devrais, ribaud, garder ces choses pour notre
maître Hoogstraten de Cologne, qui est Inquisiteur de la dépravation
hérétique.» Il répondit: «Hoogstraten est une maudite et venimeuse bête;
Joannes Reuchlin, un homme probe, vos théologiens, des démons. Ils ont
mal jugé quand ils condamnèrent aux flammes son livre intitulé _Speculum
oculare_.» A quoi je répliquai: «Ne dis pas cela, viédaze! Il est écrit
dans l'Ecclésiaste, VIII: _Ne juge point contre le juge, parce qu'il
juge d'après l'équité._ Considère que l'Université de Paris, où sont des
théologiens profondissimes et pleins de zèle qui ne peuvent errer, a
statué comme les Pères de Cologne: pourquoi t'insurger contre l'Église
tout entière?» A quoi il répondit que les Parisiens sont des juges très
iniques, soudoyés par les Frères Prêcheurs dont ils reçurent de l'argent
que leur apporta (le gredin ment à souhait!) Dom Théodoricus de Gand,
homme zélé, très savant théologien et légat de l'Université de Cologne.
En outre, il ajouta que cette Église n'est point l'Église de Dieu, mais
celle que désigne le _Psalmiste_: _Je hais l'Église de malignité; je ne
m'assoierai pas avec les impies._ Il inculpa nos Maîtres de Paris dans
tous leurs actes, affirmant que l'Université de Paris est la mère de
toute sottise qui, prenant de là son origine, s'est répandue ensuite par
l'Allemagne et l'Italie; que cette école de toute part sème la vanité de
la superstition; que la plupart du temps ceux qui étudient à Paris ont
de mauvaises têtes et sont à demi fous.

Il affirma que le _Talmud_ n'est pas condamné par l'Église.

Alors, notre Maître Petrus Meyer, curé de Francfort, qui se trouvait là:
«Je prétends vous faire connaître que ce compagnon n'est pas bon
chrétien, qu'il ne pense pas correctement avec l'Église. Sainte Maria!
vous autres, compagnons, vous osez discourir sur la Théologie encore que
vous n'entendiez goutte à ce bel art. Reuchlin même ignore où se trouve
le texte disant que le _Talmud_ est prohibé.»

Le compagnon alors s'enquit du texte et de l'ouvrage. A quoi notre
Maître Petrus répondit que la chose se peut lire dans le _Fortalitium
fidei_. Ce polisson répondit que le _Fortalitium_ est un livre
cagatorial, sans aucune valeur, et qu'on ne le saurait alléguer à moins
d'être idiot ou fol par la tête. Moi, je fus atterré. Notre Maître
Petrus Meyer entra dans une véhémente colère, au point que ses mains
tremblaient. Je craignais qu'il ne fît à son adversaire un mauvais
parti. Je le calmai: «Seigneur très illustre, soyez patient, à cause que
_l'homme patient est dirigé par une haute Sagesse_ (_Proverbes_, XIII).
Épargnez celui-ci qui périra comme une poussière à la face du vent. Il
parle beaucoup mais ne sait rien. Et, comme il est écrit dans
l'_Ecclésiaste_: _Le fou prodigue les paroles_, tout juste à la manière
d'icettuy.»

Alors, ô honte! voici que le compagnon se met à déblatérer contre
l'Obédience des Prêcheurs, que les Frères ont commis à Berne des
atrocités--ce que je ne croirai de ma vie--et qu'ils ont été brûlés;
qu'un jour, ils ont mêlé du poison au Sacrement eucharistique; par ce
moyen, ils ont occis un empereur. Il ajouta qu'il convînt de disperser
l'Ordre, faute de quoi il y aurait d'énormes scandales pour la Foi, car
les Prêcheurs sont le réceptacle de toute méchanceté, et là-dessus des
propos sans fin.

Vous devez comprendre sans peine mon désir de réintégrer Cologne. Que
faire avec de tels maudits? Vienne la mort sur eux! _Qu'ils descendent
vivants au plus noir des enfers_, comme dit le Psalmiste, car ce sont
les fils du Malin.

Si cela vous paraît bon, je compte d'abord acquérir mon grade. Si non,
je partirai sur-le-champ. Veuillez, par la première poste, m'aviser de
votre sentiment. J'y conformerai ma conduite. En même temps, je vous
recommande au Seigneur Dieu.

_De Mayence._



XXIII

JOANNES VICKELPHIUS, HUMBLE PROFESSEUR DE THÉOLOGIE SACRÉE, DONNE LE
BONJOUR A MAITRE ORTUINUS GRATIUS, POÈTE, THÉOLOGIEN, ETC.


Puisque vous fûtes jadis mon disciple à Deventer, disciple que j'aimais
par-dessus tous les autres écoliers, tant pour votre bon esprit que pour
l'imperturbable docilité de votre jeunesse, je veux encore vous assister
de mes avis toutes fois et quantes l'occasion s'en présentera. Mais il
faut que vous preniez la chose en bonne part. Ce Dieu qui scrute les
poitrines sait que je vous parle en toute dilection, pour le rachat de
votre âme.

Des gens de Cologne sont venus ici, prétendant que vous avez, à Cologne,
une femelle; que vous êtes communément, elle auprès de vous, et vous
auprès d'elle. Ils certifient que vous égayez son bas-ventre. Grandes
furent ma douleur et mon épouvante lorsque j'appris cela. N'est-ce pas
un scandale horrible si ces gens ont dit vrai? Comment! vous, diplômé,
vous qui monterez, avec le temps, aux faîtes les plus sublimes,
c'est-à-dire aux grades en Théologie sacrée, on peut sur votre compte
propager de tels bruits? Cela donne aux cadets le mauvais exemple; cela
pousse les jeunes hommes à la perversité.

Cependant vous avez bien lu dans l'Ecclésiaste: _Beaucoup par le visage
de la femme périront; en elle arde la concupiscence comme la flamme d'un
brasier._ Vous avez lu encore au même endroit: _Ne porte pas tes yeux
sur la femme atournée, évite les charmes fallacieux de l'étrangère.
Garde-toi de circonspecter une vierge, de crainte que sa beauté ne te
mène à des esclandres sans honneur._ Vous savez que la fornication est
le plus grave des péchés. Avec cela, j'apprends que votre concubine est
en puissance de mari. Une femme légitime! Pour Dieu, ne la gardez pas un
instant de plus! Songez à votre bon renom. Quel éclat, si l'on pouvait
dire qu'un théologien pratique l'adultère! A part cela, vous avez une
assez bonne réputation; tout le monde assure que vous êtes fort estimé,
de quoi je ne doute pas.

Il serait bon que vous fissiez, chaque jour, une dévote recordation du
Chemin de la Croix--préservatif souverain contre les embûches de
l'Ennemi, contre l'aiguillon de la chair--et que vous demandassiez dans
chacune de vos patenôtres que vous garde le Très-Haut des cogitations
luxurieuses.

Je crains que vous n'ayez lu ces obscénités dans les auteurs profanes et
que leur fréquentation ne vous ait corrompu. Je voudrais que vous
donnassiez congé à ces poètes, sachant que Saint Hieronymus fut par un
ange houspillé pour avoir consulté leurs ouvrages. A Deventer, je vous
ai dit souvent qu'il ne fallait devenir ni poète ni juriste, que ces
gens-là sont mal affectionnés dans la Foi et qu'ils ont presque tous des
penchants obscènes quant aux mœurs. C'est d'eux que le Psalmiste a dit:
_Vous haïrez tous les hommes qui observent des choses vaines avec
superfluité._

Je veux encore vous entretenir d'un autre objet. On dit que vous avez
écrit contre Jean Reuchlin pour la cause de la Foi. C'est fort bien.
Vous avez raison de tirer profit du talent que Dieu vous a donné. Mais
on dit aussi que Johannes Pffefferkorn, dont vous avez pris la défense,
est un méchant bougre, qu'il ne s'est pas fait chrétien par amour de la
Foi, mais à cause que les Juifs le voulaient mener au gibet, rapport à
ses canailleries. C'est un voleur, un traître. On l'a baptisé malgré
cela. Tout le monde assure qu'il est au fond mauvais catholique et qu'il
ne se maintiendra pas dans la Foi. Voyez donc ce qu'il vous reste à
faire. On a déjà brûlé un Juif de Halles, qui avait reçu le baptême et
qui s'appelait de même Johannes Pffefferkorn. Il avait fait les cent
coups. Je crains que, si l'autre se comporte de façon identique, vous
n'éprouviez du désagrément. Cela posé, vous n'en devez pas moins
défendre la Théologie et prendre en bonne part les conseils que je vous
donne fraternellement. Portez-vous bien dans la prospérité.

_Donné à Magdebourg._



XXIV

PAULUS DAUBENGIGELIUS DONNE LE BONJOUR A MAITRE ORTUINUS GRATIUS


Si je fus un menteur, comme vous me le reprochâtes naguère, en toujours
promettant de vous écrire et ne vous écrivant jamais, j'entends vous
prouver, ce jourd'hui, que je suis de parole. Un homme d'âge, un homme
de bien ne promet que ce qu'il veut tenir. Ce serait de ma part une
inconséquence grande que de n'observer point ma promesse et d'être
fallacieux. A cet exemple, vous faut m'écrire. Ainsi nous pourrons
souvent nous envoyer à tour de rôle ou nous adresser des mandements.

Sachez d'abord que le docteur Reuchlin s'est permis d'éditer un libelle
plein de scandale et d'impudeur où vous êtes couramment traité de
«bourrique». Cela est intitulé _Defensio_. J'ai ressenti une grande
confusion en lisant ce pamphlet, encore que je ne sois pas allé jusqu'au
bout, car je l'ai envoyé contre le mur dès que j'ai vu à quel point il
est malévole pour les artistes et les théologiens. Vous en prendrez
connaissance pour peu que cela vous plaise, car je vous le fais tenir.
Il me semble, quant à moi, que l'auteur, avec son pamphlet, devrait être
condamné au feu; car il est intolérable et hautement scandaleux qu'un
homme puisse écrire impunément des livres de ce genre. Je fus
dernièrement à la montre aux chevaux, à cause que je voulais faire
emplette d'un bidet pour cheminer jusqu'à Vienne. C'est alors que j'ai
vu le livre de Reuchlin mis en vente. Immédiatement, je m'avisai qu'il
était indispensable de vous donner connaissance du bouquin afin que vous
puissiez rédarguer sa perversité. Je voudrais autant que possible vous
faire de plus grands services. Croyez que je n'hésiterais pas, car vous
avez en moi un humble valet ainsi qu'un partisan chaleureux.

Sachez que j'ai encore mal aux yeux. Mais une manière d'alchimiste est
ici venu qui dit qu'il sait médicamenter les yeux quand même on lui
donnerait, pour le guérir de cette infirmité, un homme absolument
aveugle. Il a d'ailleurs une expérience peu commune, ayant pérégriné à
travers l'Italie et la France et de nombreux pays. Or, vous le savez,
tout alchimiste est maître mire ou savonnier, encore que le nôtre fût
passablement désargenté.

Vous me demandez comment, par ailleurs, se comportent mes affaires.
Mille grâces de vouloir bien vous enquérir de cela. Sachez donc que je
me porte bien, par la volonté de Dieu. J'ai pressé beaucoup de raisin
pendant le vendémiaire et j'ai de froment une bonne suffisance.

Pour ce qui est des nouvelles, sachez encore que le Sérénissime Dom
Empereur envoie un grand peuple en Lombardie contre les Vénitiens et les
veut châtier de leur superbe. J'en ai bien vu deux mille, avec six
drapeaux. Une moitié portait des lances, l'autre des mousquets et des
bombardes. Ils étaient d'aspect très horrifique et traînaient des bottes
déchirées. Ils ont fait de grands dégâts chez les campagnards et les
vilains--tant que nos hommes criaient qu'ils voudraient les savoir tous
morts jusqu'au dernier. Mais moi je souhaite que l'armée nous soit
rendue en bon état.

Envoyez-moi par cet ordinaire les _Formalitates_ et les _Distinctiones_
de Scott que mit en ordre Brulifer et aussi le _Clipeus thomistarum_
imprimé chez les Aldes, si vous pouvez mettre la main dessus. Je
voudrais bien avoir aussi le _Modus metrificandi_ composé par vous.
Achetez-moi Boetius dans toutes ses œuvres, et surtout la _Disciplina
scholarum_ et le _De consolatione philosophica_ portant les gloses du
Docteur Saint. En même temps, portez-vous bien et me gardez en bon
vouloir.

_D'Augsbourg._



XXV

MAITRE PHILIPPUS SCULPTOR DONNE LE BONJOUR A MAITRE ORTUINUS GRATIUS


Comme je vous l'ai marqué bien souvent, je suis molesté de voir que
cette ribaudaille (j'entends la Faculté des poètes) devient commune et
s'accroît par toutes les provinces et régions. De mon temps, on ne
connaissait qu'un poète. Il se nommait Samuel. A présent, ils sont vingt
au moins, rien que dans cette ville, et nous mécanisent à l'envi, nous
autres qui tenons pour les anciens.

Dernièrement, j'ai donné une forte remontrance à l'un de ces
blancs-becs. Il prétendait que le mot «écolier» ne signifie aucunement
une personne qui va pour apprendre à l'école. Je lui ai dit: «Bourrique,
voudrais-tu par hasard corriger le Docteur Saint qui donne cette
définition?»

Depuis, il a écrit une invective contre moi dans laquelle entrent
plusieurs diffamations. Il me reproche de n'être point habile
grammairien, à cause que je n'aurais pas élucidé comme il faut certains
vocables dans mes commentaires sur la première partie d'Alexander et le
livre _De modis significandi_.

Je veux expressément vous communiquer les termes susdits que j'ai, comme
vous le verrez, interprétés de la façon la plus correcte, d'après les
vocabulaires: je peux alléguer d'ailleurs force autorités décisives et
même des théologiens.

J'ai affirmé d'abord: _Seria_ veut quelquefois dire «marmite»; le mot
vient alors de _Syria_ parce que, dans cette province, on fabriqua le
premier pot-au-feu; il peut venir encore de _Serius_, utile ou sérieux,
de _Seriè_, en bon ordre. De même, sont nommés «patriciens» les pères
des Sénateurs. _Item_, _currus_ «char» vient de _currere_ «courir» parce
que, grâce à lui, ce qui est dedans court au dehors. De même: _jus,
juris_ signifie «justice», mais _jus, jutis_ veut dire «jus». D'où le
vers:

    _Jus, jutis_, je le bois; _jus, juris_, je l'aboie (au tribunal).

_Item_, _lucar_, le prix qu'on retire d'un _lucus_ ou «foret»; _item_,
_mantellus_, «manteau», d'où le diminutif _manticulus_. _Mœchanicus_
veut dire «adultère»; c'est pourquoi on distingue les Arts Mécaniques
des Arts Libéraux qui seuls méritent le nom d'Arts. _Item_, _mensorium_
est «tout ce qui se rattache à la mense». _Item_, _polyhistor_ est
«celui qui sait plusieurs histoires», de là vient _polyhistoria_, soit
«recueil d'histoires». Cela doit s'entendre d'un mot qui a plusieurs
sens.

Ces explications, et d'autres semblables, ne sont pas bonnes, à ce qu'il
dit. Il m'a couvert de confusion devant mon auditoire. Alors, je l'ai
pris de haut, lui disant que, pour le salut éternel, on n'a pas besoin
d'autre chose que d'être simple grammairien et de savoir exprimer les
concepts de l'esprit. «Vous n'êtes grammairien ni simple ni double,
a-t-il répondu, et vous ne savez les éléments de quoi que ce soit.»

Cela m'a fait grand plaisir parce que je le peux citer maintenant, grâce
au privilège de l'Université de Vienne où il faudra qu'il me réponde,
parce que c'est là que je fus promu, par la grâce de Dieu, à la dignité
de Maître. Si je fus déclaré suffisant par toute l'Université, je le
serai bien davantage au regard d'un seul poète, qui n'est rien comparé à
l'Université. Croyez-moi, je ne donnerai pas le compliment pour une
vingtaine de florins.

On dit ici que tous les poètes veulent manifester avec le docteur
Reuchlin contre les théologiens. L'un d'eux a même composé un pasquil
qu'on dénomme: _Capnionis triumphus_[6], qui renferme plusieurs mauvais
propos, même sur votre compte. Plût à Dieu que tous les poètes fussent
au pays où l'on récolte le poivre! Ils nous donneraient la paix. Il est
à craindre sans cela que la Faculté des arts ne tombe par le fait de ces
poètes. Ils racontent que nos Maîtres ès arts captent les jouvenceaux en
acceptant de l'argent et leur donnent leurs grades, maîtrise ou
baccalauréat, même quand ils ne savent rien. Ils ont déjà obtenu ce
résultat que les étudiants ne veulent plus se promouvoir dans les Arts;
mais tous prétendent à la qualité de poète. J'ai un petit ami qui est un
bon garçon, de l'esprit le meilleur. Ses parents l'ont envoyé à
Ingolstadt. Je lui ai donné des lettres d'introduction pour un certain
Maître bien qualifié dans les Arts, qui prépare son doctorat
théologique. Et voici que mon jeune homme a quitté ce Maître pour aller
au poète Philomusus et pour en suivre les leçons. J'ai compassion du
godelureau, comme il est écrit dans les _Proverbes_, XIX: _Celui-là
prête au Seigneur avec usure qui prend pitié des malheureux._ Si mon
petit ami était resté près du Maître à qui je l'avais envoyé, il serait
à présent Bachelier. Mais il n'est rien. A se comporter comme il fait,
il ne sera oncques davantage, quand bien même il étudierait pendant dix
ans le métier de poète.

  [6] _Johannis Reuchlin viri clarissimi _Encomium_; triumphanti illi ex
    devictis Obscuris Viris, id est theologistis Coloniensis et
    fratribus de Ordine Predicatorum, ab eleutherio Bizeno decantatum._

    (Bibliothèque Mazarine, 18-766.)

Je n'ignore pas que vous endurez aussi quantité de vexations que vous
suscitent les poètes séculiers. Combien que vous soyez vous-même un
poète, vous n'êtes pas de leur espèce, mais vous tenez pour l'Église.
Avec cela, vous êtes bien fondé en Théologie, et, quand vous copulez des
vers, ce n'est pas sur des babioles, mais sur la _Couronne des Saints_.
Je voudrais bien savoir où en est votre affaire avec le docteur
Reuchlin. Si je puis en cela être utile à vous, signifiez-le-moi, je
vous prie, et m'écrivez par la même occasion sur tous autres sujets.
Portez-vous bien.



XXVI

ANTONIUS RUBENSTADIUS A MAITRE ORTUINUS GRATIUS DONNE AFFECTUEUSEMENT LE
SALUT D'UNE AMITIÉ CORDIALE.


Vénérable Dom Maître, sachez que, pour l'instant, je n'ai pas le loisir
de vous écrire autre chose que de l'indispensable. Néanmoins, veuillez
répondre à la question que je vous pose ainsi: «Un Docteur en Droit
est-il tenu à faire la révérence à un notre Maître quand il n'est pas
vêtu de son habit?» L'habit magistral est, vous ne l'ignorez pas, un
grand capuce avec un lyripipion. Nous avons ici un Docteur promu dans
l'un et l'autre Droit. Il est en bisbille avec notre Maître, le curé
Petrus Meyer. Dernièrement, ils se trouvèrent nez à nez dans la rue,
mais comme notre Maître Petrus n'avait pas son habit, le juriste en
question garda sa révérence. Depuis, on a dit qu'il avait tort, parce
qu'il devait, quand même l'autre serait son ennemi, lui faire la
révérence pour l'honneur de la Théologie sacrée; parce que l'on doit
être l'adversaire de l'homme et non de la science, parce que les Maîtres
occupent la place des Apôtres, desquels fut écrit: _Comme ils sont beaux
les pieds de ceux qui évangélisent le bien et qui prêchent la paix!_
Conséquemment, si leurs pieds sont beaux, combien plus leurs têtes et
leurs mains doivent être belles! C'est justice que tout homme et les
Princes eux-mêmes doivent honneur et déférence aux théologiens nos
Maîtres. Alors, ce juriste répondit. Contradictoirement, il allégua ses
lois et plusieurs textes, parce qu'il est écrit: _Tel je te vois, tel je
t'estime._ Nul n'est tenu de faire la révérence à qui ne porte point le
harnais de son état, quand bien même il serait prince. Quand un
ecclésiastique est pris sur le fait dans un acte indécent, ne portant
pas l'habit sacerdotal mais un costume séculier, tout juge séculier peut
se comporter avec lui comme avec un homme du siècle et le traiter de
même, prononcer contre lui des peines corporelles nonobstant les
privilèges des clercs. Tels sont les arguments de ce juriste. Faites-moi
connaître là-dessus votre pensée. Dans le cas où vous n'auriez pas
d'opinion personnelle, consultez, je vous prie, les casuistes et les
prudents qui sont à Cologne afin que je sache la vérité, parce que Dieu
est vérité, et que celui-là aime Dieu qui aime la vérité. De même,
faites-moi savoir comment vont les choses dans votre action contre le
docteur Reuchlin. J'entends qu'il est fort appauvri par les dépenses
qu'il a dû faire et cela me plaît fort, espérant que les théologiens
emporteront la victoire et vous aussi. Portez-vous bien, au nom du
Seigneur.

_Donné à Francfort._



XXVII

JOHANNES STABLERIUS DONNE LE BONJOUR A ORTUINUS GRATIUS


Comme vous avez toujours désiré que je vous apprenne du nouveau, le
temps est venu où je peux et dois vous faire part de mes nouvelles,
encore que je m'attriste qu'elles ne soient pas meilleures.

Sachez donc que les Frères Prêcheurs eurent ici des indulgences et
pardons (obtenus à grands frais de la Curie romaine), avec quoi ils
amassèrent pas mal d'argent. La collecte achevée, un larron, nuitamment,
se coula dans l'église et déroba plus de trois cents florins dont il fit
ses orges. Les Frères, qui sont zélés et pleins de dévouement pour la
Foi chrétienne, en furent au désespoir et se plaignirent du voleur. Les
bourgeois ont fait perquisitionner partout, mais sans trouver personne.
Le bandit s'en est allé avec l'argent. C'est une grande scélératesse que
d'avoir ainsi traité les indulgences papales et dans un lieu consacré.
Ce forfait emporte l'excommunication, en quelque pays que soit l'auteur.
Les gens, absous en mettant leur pécune dans le tronc emporté, ne
cuident pas que l'absolution ait encore sa valeur. Mais ils se trompent.
Ils ne sont pas moins absous que si les Prêcheurs avaient en mains leurs
écus.

Vous saurez aussi que les partisans du docteur Reuchlin font courir
toutes sortes de ragots. Ils affirment que les Prêcheurs n'avaient
obtenu de Rome ces pardons que pour, avec les bénéfices, tarabuster leur
grand homme et lui susciter des tribulations sous prétexte de la Foi.
Ils disent encore que les gens, quel que soit leur état, misérable ou
puissant, clérical ou mondain, ne devraient pas lâcher un sou.

J'ai dernièrement assisté dans Mayence à un festival donné par nos
Maîtres contre Reuchlin. Nous eûmes pour conférencier un Prêcheur
éminent, promu à la Maîtrise par l'Université d'Heidelberg. Il se nomme
Bartholomeus Zehender, en latin _Decimarius_. Il publia du haut de la
chaire que tous les hommes devaient se réunir le jour suivant pour
assister au brûlement du _Speculum oculare_, car il ne pensait pas que
le docteur Reuchlin fût en état d'imaginer une fallace pour empêcher
l'exécution. Alors, un compagnon qui se trouvait présent et que l'on dit
poète, fit le tour de la ville en colportant de mauvais discours et des
bruits péjoratifs à l'encontre de notre susdit Maître. Quand il passait
dans son chemin, il regardait le saint homme d'un œil dracontique et
venimeux.

Il osa dire publiquement: «Ce prédicateur est indigne de s'asseoir à la
table où prennent place les gens de bien: je peux établir que c'est un
jeanfoutre et un poltron, qu'il a dans votre église, en chaire, et
devant tous, menti contre la réputation d'un homme d'honneur, articulant
des faits qui n'ont jamais eu lieu.»

Bien plus, il a osé dire: «C'est par jalousie que vous persécutez ce
noble Docteur.» Puis, il y a qualifié notre Maître de chien, de brute,
assurant que jamais pharisien n'eut tant de noirceur et d'envie. Tous
ces propos vinrent à l'oreille du Maître. Il s'excusa fort élégamment à
mon avis. «Combien, dit-il, que ce livre n'ait pas été mis encore au
feu, on peut admettre qu'il sera brûlé dans un avenir prochain.» Puis,
il attesta l'Écriture Sainte en plusieurs passages et démontra _qu'on ne
saurait mentir quand on parle en faveur de la Foi catholique_. Il
ajouta, pour finir, que les baillis et les officiaux de l'évêque de
Mayence empêchent cette réparation contre toute justice. Mais les hommes
verront bien ce qui doit advenir, lui-même ayant prophétisé que ce
libelle serait ars, quand bien même l'Empereur et le Roi de France, et
tous les Princes et tous les Ducs feraient cause commune avec le docteur
Reuchlin. J'ai voulu vous donner avis de tout cela pour que vous soyez
couvert; je vous recommande fort la diligence en affaires pour éviter le
scandale. Donc, portez-vous bien.

_Donné à Miltenberg._



XXVIII

FRÈRE CONRAD DOLLENKOPSIUS A MAITRE ORTUINUS GRATIUS


Salut et dévotion très humble avec mes oraisons quotidiennes auprès de
notre Seigneur Jésus Christus. Vénérable personne, daignez ne pas me
tenir pour fâcheux si je vous écris touchant mes affaires, combien que
vous m'avez autrefois enjoint de vous écrire sans relâche, de vous tenir
au courant de mes études. Il ne faut pas, disiez-vous, que je cesse
d'étudier mais que je persévère parce que j'ai une bonne caboche et que,
Dieu aidant, je peux, si cela me convient, profiter beaucoup. Vous
saurez donc que pour le moment je me suis fait inscrire à l'École
d'Heidelberg où je suis un cours de théologie. Outre cela, je prends
tous les jours une leçon de poësie où, par la grâce de Dieu, je commence
à faire un progrès admirable. Je sais déjà par cœur toutes les fables
d'Ovidius en sa _Métamorphose_; de plus, je sais les interpréter
quadruplement à savoir naturellement, littéralement, historiquement et
spirituellement--science que n'ont pas les poëtes séculiers[7].

  [7] Dante n'est pas moine scolastique, c'est-à-dire moine abruti, dans
    ses gloses de la _Vita Nuova_.

Dernièrement j'ai poussé à l'un d'eux cette colle: D'où vient le nom de
Mavors[8]?

  [8] _Mavors_, Mars, l'Arès du Latium:

        ... belli fera munera Mavors.
          Armipotens rugit...»

    Lucrèce.

Il me donna une explication qui n'est pas la bonne. Je le redressai:
Mavors, lui dis-je, c'est _Mares vorans_ (le dévorateur des mâles); de
quoi il demeura confondu. Je poursuivis: Que faut-il entendre
allégoriquement par les neuf Muses? Le pauvre gars n'en savait rien: Les
neuf Muses, lui dis-je, représentent les sept chœurs des anges. En
troisième lieu, je lui demandai: D'où vient le nom de Mercurius? et
comme il ne savait pas davantage: _Mercurius_, lui dis-je, c'est
_Mercatorum curius_ (patron des marchands) à cause qu'il est le Dieu du
négoce et porte aux traficants un intérêt suivi.

De cela vous pouvez inférer que ces poëtes apprennent leur art dans un
grand terre à terre, qu'ils ne prennent cure ni des allégories, ni de
l'exégèse spirituelle. Ce sont des hommes charnels comme l'écrit
l'Apôtre dans sa première aux Corinthiens II: _L'homme animal ne perçoit
pas les choses qui sont dans l'esprit de Dieu._

Vous me demanderez peut-être: D'où tenez-vous tant de subtilité? Je vous
répondrai que j'ai, depuis peu, fait emplette d'un ouvrage composé par
un Anglais, maître de notre ordre, qui a nom Thomas de Walleys. Son
livre a pour objet la _Métamorphose_ d'Ovidius. Il en expose tous les
mythes d'après le Symbolisme et la Mystique. Il est profond en théologie
au delà de tout ce que vous pouvez croire; il est bien évident que le
Saint-Esprit infusa une belle doctrine à cette personne à cause qu'elle
établit la concordance qui existe entre l'Écriture Sainte et les fables
poëtiques. Vous la pourrez constater dans les passages que voici:

De la serpente Pytho qu'Apollon mit à mort, le Psalmiste écrit: _Le
Dragon que vous formâtes pour badiner avec lui_ ou bien, encore: _Vous
marcherez sur l'aspic et sur le basilic._ Touchant Saturnus qui toujours
est figuré sous les traits d'un vieillard, père des Dieux et qui dévore
ses fils, Ézéchiel vaticine: _Les pères mangeront leurs enfants au
milieu de vous._ Diana signifie la très béate Vierge Maria quand, avec
des pucelles nombreuses, elle rôde par chemins. C'est pourquoi, dans les
psaumes, il est dit, à propos d'elle: _Que des vierges soient amenées à
sa suite_, et ailleurs: _Entraîne-moi; nous courrons à l'odeur de tes
parfums._ Item de Jovis quand il déflora Callesto l'érigone, puis
remonta vers le ciel. Matheus écrit, chapitre douzième: _Je retournerai
dans ma maison d'où je m'étais exilé._

De même, touchant la confidente Aglauros que Mercurius convertit en
rocher. Cette pétrification est mentionnée dans _Job_, XLII: _Son cœur
sera bientôt induré comme un caillou._ _Item_, le coït de Jupiter avec
la nymphe Europea est prévu par l'Écriture Sainte, ce que je ne savais
pas encore. C'est quand il lui dit: _Entendez, ma fille, et regardez, et
prêtez l'oreille, pour ce que le roi convoite vos beautés._ _Item_,
Cadmus, courant après sa sœur, figure la personne de Christus en quête
pareille de sa sœur qui est l'Ame humaine et fondant une cité qui est
l'Église. D'Actœo qui vit Diana toute nue, _Ézéchiel_, XVI, a prophétisé
quand il dit: _Vous étiez nue et pleine de vergogne; j'ai passé auprès
de vous et je vous ai considérée._ Et ce n'est pas en vain que les
poètes ont écrit que Bacchus fut deux fois engendré, ce qui est encore
une préfiguration de Christus, engendré pareillement, une fois, avant
les siècles, une autre fois, dans la chair et dans l'humanité. Et Semele
qui allaita Bacchus est l'image de la béate Vierge à qui s'adresse
l'_Exode_, II: _Accueille cet enfant; nourris-le-moi et je te donnerai
ton salaire._ _Item_, la fable de Pyramus et de Thisbe doit être exposée
comme suit allégoriquement et spirituellement. Pyramus est l'archétype
du Fils de Dieu. Thisbe symbolise l'âme humaine, amoureuse de Christus,
et dont il est écrit dans l'_Évangile_: _Son glaive transpercera ton
âme_ (_Lucas_, II). Ainsi Thisbe se poignarde avec l'engin de son amant.
_Item_, sur Vulcanus, précipité du ciel et rendu boiteux, il est écrit
dans les _Psaumes_: _Ils furent mis dehors; ils ne peuvent plus se tenir
debout._

Voilà ce que j'ai appris dans ce livre et bien d'autres choses encore.
Si vous étiez auprès de nous, vous verriez des prodiges.

C'est dans une telle voie, ô Maître! qu'il nous convient de pousser nos
études poétiques. Mais excusez-moi, j'ai l'air de vouloir endoctriner
Votre Seigneurie. Hélas! vous en savez plus long que moi. Cependant,
j'ai fait la chose dans une bonne intention. J'ai pris certains
arrangements; quelqu'un de Tübingen doit, à l'avenir, me préciser les
faits et gestes du docteur Reuchlin, de telle sorte que je vous les
signale à mon tour. Mais, pour le présent, je ne sais rien; sinon, je
vous en donnerais avis. A présent, portez-vous bien, dans une charité
qui n'est pas mensongère.

_Donné à Heidelberg._



XXIX

MAITRE TILMANNUS LUMLIN DONNE LE BONJOUR A MAITRE ORTUINUS GRATIUS


_Je suis le plus inepte des hommes; la prudence n'est pas avec moi, je
n'ai pas étudié la sagesse ni fréquenté la sapience des Élus._
(_Proverbes_, XXX.) Conséquemment, point ne vous faut me dédaigner quand
je me risque à vous donner un avis sur vos comportements; je fais cela
dans un bon esprit. Je vous désire admonester dans la mesure de mon
intellect et même vous tancer un peu, _car la réprimande éclaircit
l'entendement_. Il est écrit dans l'_Ecclésiaste_, XIII: _Celui qui
touche de la poix sera inquiné par elle._ Il en est ainsi de vous.
Puisqu'il vous plaît que je sois votre ami, prenez en bonne part que je
vous morigène. J'ai compris que vous faites le mort dans la cause de
Joannes Reuchlin et que vous ne lui répondez pas à l'égard de ses
criminelles imputations. J'en suis fort irrité car je vous ai en amitié.
Il est écrit: _Je semonds qui j'aime._ A quoi bon commencer de lui
répondre si vous ne voulez pas continuer? N'êtes-vous pas suffisant?
Mais, par Dieu! vous êtes bien plus fort que lui, surtout dans les
questions de Théologie. Vous devez donc rétorquer ses impostures,
défendre votre nom, préconiser la Foi chrétienne contre laquelle cet
hérétique est déchaîné, et ne faire état de quiconque. Salomon a dit
dans l'_Ecclésiastique_, XIII: _Ne soyez pas humble dans votre sagesse,
de crainte que cette humilité ne vous induise en folie._ Et vous ne
devez pas craindre que le pouvoir des jurisprudents vous suscite un
danger corporel; car il faut subir de tels méchefs pour la Foi et pour
la vérité. C'est pourquoi dans l'_Évangile selon Matheus_, XVI, Christus
dit: _Que celui qui veut sauver son âme la perdra._ Et si vous craignez
de n'en pouvoir triompher, c'est donc que vous ne croyez pas à
l'Évangile, car votre cause est celle de la Foi. Et vous lirez dans
l'Évangile que rien n'est impossible à l'homme qui croit. Ceci est posé
dans _Matheus_, XVIII: _Si vous aviez la Foi comme un grain de moutarde,
vous diriez à cette montagne: Transporte-toi d'ici là. Et la montagne se
transporterait et rien ne vous serait impossible._

Mais il n'est pas à craindre que le docteur Reuchlin puisse écrire la
vérité, parce qu'il n'a pas la Foi intégrale, parce qu'il défend les
Juifs ennemis de la Foi et qu'il opine contre les décisions des
Docteurs. Pécheur en outre, ainsi qu'en témoigne Maître Johannes
Pffefferkorn dans son livre intitulé: _Sturmglock_. Or, les pécheurs
n'ont rien à démêler avec les _Écritures Saintes_, parce qu'il est
écrit, psaume XLIX: _Mais Dieu a dit au pécheur: Pourquoi divulgues-tu
ma justice; pourquoi ta bouche fait-elle hommage à mon testament?_

A ces causes, je vous exhorte et vous supplie! Ayez à cœur de nous
défendre, afin que les hommes proclament dans leurs louanges que vous
défendez l'Église et votre bon renom. Vous ne devez prendre qui que ce
soit en considération, alors même que le Pape lui servirait d'appui, car
l'Église est au-dessus du Pape. Vous devez également pardonner ce
monitoire, car je vous aime et vous savez pourquoi, Monseigneur, je vous
aime. Portez-vous bien dans la vigueur du corps et de l'esprit.



XXX

AU TRÈS PROFOND ET TRÈS ILLUMINÉ DOM ORTUINUS GRATIUS, THÉOLOGIEN,
POÈTE, ORATEUR A COLOGNE, SON SEIGNEUR ET PROFESSEUR TRÈS OBSERVÉ,
JOHANNES SCHNARHOLTZ, PROCHAINEMENT LICENCIÉ, OFFRE DES SALUTATIONS
EXUBÉRANTES AVEC LA PLUS ENTIÈRE SOUMISSION AUX COMMANDEMENTS DE LUI.


Cordialissime et profundissime Dom Ortuinus, moi Johannes Schnarholtz,
prochainement Licencié en Théologie, dans l'inclyte Université de
Tubingue, je veux entretenir familièrement Votre Dignité. Néanmoins, je
crains que cela ne soit irrévérencieux, car vous êtes si docte et si
magnifiquement réputé dans Cologne que nul n'oserait approcher de Votre
Dignité, sans faire de soi-même, au préalable, un examen rigoureux. En
effet, il est écrit: _Ami, comment êtes-vous entré, n'ayant point de
veste nuptiale?_ Mais, humble, vous savez l'art de vous humilier suivant
le dit de l'Écriture: _Sera exalté qui s'abaisse, abaissé qui s'exalte._
Donc je veux mettre bas toute pudeur et causer hardiment à Votre
Domination, sauve néanmoins la révérence qu'on vous doit.

J'ai, naguère, ouï prêcher certain Maître de Paris devant une assistance
nombreuse, pour la fête de l'Ascension. Il prit pour texte: _Dieu monta
au ciel avec joie._ Il fit un riche sermon que vantèrent les auditeurs
illacrymés, lesquels cette prédication améliora beaucoup. Dans le second
point du discours, il interpola deux conclusions très magistrales et
subtiles. Voici la première: Quand le Seigneur monta vers le firmament,
ses mains tendues au ciel, Notre-Dame, béate Vierge, et les Apostoles se
tinrent debout et clamèrent, avec une si grande jubilation qu'elle fut à
l'enrouement, afin de réaliser la prophétie: _Ils ont clamé tant que
leur voix est rauque devenue._ Il prouva que leur clameur fut un cri
d'allégresse, inhérent à la Foi catholique. Témoin cette parole du
Seigneur dans l'Évangile: _Amen, amen, je dis à vous: Si les hommes
ferment la bouche, les pierres jetteront des cris._ Donc, ils ont tous
vociféré d'un grand amour et d'un zèle éperdu. Mais par-dessus tous, le
bienheureux Petrus, dont la voix claironnait comme le bronze d'un tuba.
C'est le mot de David: _Cet indigent poussa des cris._ Néanmoins, la
Vierge béate ne s'égosilla point. Dans son cœur, elle magnifiait le
Très-Haut, n'ignorant pas que tout cela était dans l'ordre, suivant
l'Annonciation de l'Ange Gabriel. Et, quand les Apôtres eurent ainsi
dévotement et joyeusement beuglé, vint un Ange du Ciel qui leur dit:
«Hommes galiléens, qui stationnez en ce lieu et poussez votre clam en
regardant au ciel, Jésus, ce Jésus transfiguré dans la gloire, descendra
itérativement vers vous ainsi qu'il est monté. Cela pour que soit
accompli ce verset des Écritures, disant: _Les justes ont hurlé, mais le
Seigneur a leur voix entendue._»

La deuxième conclusion fut plus magistrale encore. Le Fils de l'Homme
voulut avoir sa passion, sa sépulture et sa résurrection dans
Hierusalem, qui est le nombril de la Terre, afin que tout pays fût
prévenu de sa résurrection et que nul gentil ne pût comme excuse à son
hérésie alléguer: «Je ne savais point que le Seigneur fût revenu d'entre
les morts.» Parce que, de tous côtés, le milieu se fait apercevoir, nul
incrédule ne possède le moindre asile de justification touchant ce lieu
où Jésus-Christus monta vers le Ciel, puisque ce lieu est le centre
même, le nombril de la Terre. Là, une cloche que tout le monde entend
est suspendue. Or, quand elle tinte, elle éparpille un son formidable
pour le Jugement dernier ou l'Ascension de Jésus Notre-Seigneur. Quand
elle tinte, les sourds eux-mêmes en perçoivent l'appel.

De cette conclusion il déduisit force corollaires dans le goût de Paris.
Mais, quand il eut achevé son homélie, un Maître d'Erfurth voulut faire
de la contradiction; cependant il demeura bouche bée. Vous plaît-il
m'indiquer les auteurs qui traitent de cette matière? je me donnerai
leurs écrits.

_Donné à Bule chez Beatus Rhenanus qui est votre ami._



XXXI

A BARTHOLOMEUS COLPIUS, BACHELIER FORMÉ EN THÉOLOGIE DE L'OBÉDIENCE DES
CARMES, WUILLIBRODUS NICETUS, GUILLELMITE, CHARGÉ DE COURS PAR
L'AUTORITÉ DU RÉVÉRENDISSIME GÉNÉRAL DE L'ORDRE, SE RECOMMANDE AVEC UN
SALUT.


Autant que de gouttes dans la mer, autant que de béguines dans la Sainte
Cologne, autant qu'il y a de poil sur le cuir des baudets, vénérable Dom
carme Colpus, tant et plus je vous confère de salutations. Je sais que
vous êtes de la meilleure Obédience, que vous avez force indulgences de
la Chaire Apostolique, que nul ne saurait prévaloir sur votre Ordre, à
cause du pouvoir dont vous êtes investi d'absoudre les cas les plus
scabreux, sous la réserve toutefois que les pénitents soient contrits et
componctueux et qu'ils fassent paraître le désir de communier. C'est
pourquoi je veux proposer à Votre Seigneurie une question théologique.
Vous la déterminerez sans peine, car vous êtes bon artiste; car vous
savez bien prêcher; car vous êtes plein d'un zèle éminent et même
consciencieux; enfin, j'entends dire que votre couvent est fourni d'une
bibliothèque immense contenant de multiples ouvrages sur les _Saintes
Écritures_, sur la philosophie et la logique--et Petrus Hispanus; que
vous possédez, en outre le _Cours magistral_ du collège Saint-Laurentius
de Cologne qui régit présentement notre Maître Tungarus[9], homme
grandement zélé, profond en Théologie et, de plus, illuminé dans la Foi
catholique. Encore que certain Docteur en droit ait cherché à le
houspiller, comme il ne sait point disputer dans les formes et qu'il
n'est peu ou prou qualifié dans les _Libri Sententiarum_, nos Maîtres ne
prennent garde à lui. Je sais particulièrement que, dans votre susdite
librairie où les Bacheliers qui professent un cours de Théologie ont
leur salle d'étude, un livre est attaché par une cadène de fer, livre
insigne nommé _Combibilationes_. Il renferme des autorités en matière de
Théologie avec les premiers éléments de l'Écriture Sainte. Il vous fut
légué à l'article de la mort par notre Maître de Paris, quand il se
confessa et révéla quelques secrets touchant Bonaventure. Il recommanda
qu'on n'en permît la lecture qu'à ceux de votre Obédience. Le pape a
donné pour cela une quarantaine d'indulgences et les chaînes qui gardent
ce trésor. Auprès, gisent Henricus de Hesse, Verneus et tous autres
Docteurs sur les _Libri Sententiarum_. Vous êtes fondé là-dessus. Vous
excellez dans la défense et dans la controverse. Vous discutez les
anciens, les modernes, les scottistes, les albertistes et même ceux qui
appartiennent à la secte du collège de Kneck, dans Cologne, où ces
érudits ont en propre leurs assises et leurs cours particuliers.

  [9] Arnold de Tongres.

C'est pourquoi je vous adjure, en tout amour et cordialité, de ne point
vous offusquer de ma prière: mais donnez-moi un bon conseil touchant ma
question et dans la mesure de mes forces.

Veuillez déterminer en ma faveur ce qu'élucident les Docteurs nos
Maîtres, disputativement et péremptoirement. Cette question est ainsi
formulée: _On demande si à Cologne béguines et lollards sont des
personnes mondaines ou spirituelles? Sont-ils tenus de faire procession?
Et peuvent-ils se marier?_ J'ai longtemps étudié dans la Sainte
Écriture, dans le _Discipulus_, dans le _Fasciculus temporum_ et tels
autres livres authentiques et sacrés, mais je n'ai pas trouvé de
solution. De même, un prêtre de Fulde. Il a grandement compulsé les
ouvrages susdits, mais il ne l'a découverte ni dans la Table des
matières, ni dans les textes eux-mêmes.

Le Dom Pasteur de l'endroit et lui sortent du même arbre généalogique.
Le Seigneur est poète, latiniste; il sait écrire des _dictamen_. En ma
qualité de curé attaché au monastère, je vois beaucoup de monde. J'ai
posé la question à plusieurs personnes. Mais notre surintendant affirme
tout net qu'il ne peut mettre, en décidant une telle question, sa
conscience à l'abri, encore qu'il ait disputé avec maints Docteurs de
Paris et de Cologne, parce qu'il a pris ses grades jusqu'à la licence et
répond matériellement et formellement pour le degré complémentaire. Si
donc vous ne pouvez trancher vous-même ce litige, vous plaise consulter
Maître Ortuinus qui vous enseignera toutes choses. Car on le nomme
_gratius_, pour la grâce divine qui est en lui et dont l'influx ne
permet pas qu'il ignore aucun objet.

Sur ledit bouquin, j'ai ravaudé un poème héroïque. Faites-moi le plaisir
de le lire et de le corriger. Marquez les redondances ou les lacunes.
Sachez aussi comment il agrée à Maître Ortuinus. Je le veux donner à
l'imprimeur.

  _Je commence comme suit_:

    Nul ne doit être assez lunatique
    Et dans une telle présomption enseveli
    Que de vouloir être fait illuminé dans l'Écriture Sainte
    Et formellement déduire les corollaires de Bonaventura
    Qui n'a pas étudié par cœur les _Combibilationes_
    Que nos Maîtres divulguent par tous pays:
    A Paris notamment, qui est la mère de toutes les Universités,
    A Cologne où, naguère, il fut magistralement prouvé
    Par nos Maîtres, dans une argumentation théologique
    Déterminant toute chose par de séraphiques preuves,
    Qu'il est préférable de connaître ces _Combibilationes_,
    Traitant de plusieurs objets par d'irréfragables raisons,
    Que de savoir sur le bout du doigt Hieronymus et Augustinus
    Qui néanmoins écrivirent un bon latin:
    Parce que les _Combibilationes_ sont une matière opime
    (Comme nos Maîtres le soutiennent dans tous les monastères),
    Elles concluent par de magistrales conclusions,
    Elles sont, dans les choses divines, la définition essentielle.
    Elles traitent ainsi du rudiment théologique
    Et de plusieurs autres objets tout à fait magistraux.



XXXII

A MAITRE ORTUINUS GRATIUS, HOMME D'INÉNARRABLES DOCTRINES, MAITRE
GINGOLFUS LIGNIPERCUSSOR DIT MILLE MILLIERS DE SALUTS, EN UNE DILECTION
QUI N'EST PAS MENSONGÈRE.


Très glorieux Maître, je vous aime pectoralement, et d'un zèle intime,
parce que vous m'avez toujours été bienveillant, depuis cette époque
lointaine où, précepteur affectionné, vous m'instruisîtes à Deventer. Ce
qui vous aiguillonne dans votre conscience ne m'aiguillonne pas moins et
ce qui m'aiguillonne, je le sais, vous aiguillonne aussi, si bien que
l'aiguillon vôtre fut toujours l'aiguillon mien; nul ne vous aiguillonna
jamais, qui ne m'aiguillonnât plus durement encore et mon cœur souffre
autant d'aiguillons qu'il est de gens pour vous aiguillonner.
Croyez-m'en sur parole. Quand Hermanus Buschius vous aiguillonnait dans
sa préface, il m'aiguillonna plus fort que vous; j'excogitai par quel
artifice je pourrais aiguillonner à mon tour ce querelleur incommode,
présomptueux et superbe qui ose aiguillonner les Maîtres de Paris et de
Cologne,--quand lui-même n'est pas seulement gradué, combien que ses
compères le disent promu au baccalauréat en droit par l'Université de
Leipzig. Mais je ne le crois pas, car il aiguillonne aussi les Maîtres
de Leipzig, à savoir le grand Chien et le Chien mineur et tant d'autres
qui le pourraient aiguillonner beaucoup mieux qu'il ne les aiguillonne.
Mais eux ne veulent aiguillonner personne à cause de leur mortalité, à
cause de la doctrine évangélique. L'apôtre dit: _Ne regimbez point
contre l'aiguillon._

Néanmoins, il serait bon de l'aiguillonner à votre tour. Vous avez un
bel entendement et plein d'imagination; vous pouvez en moins d'une heure
composer des vers pleins d'aiguillons. Vous sauriez l'aiguillonner dans
tous ses gestes et propos. J'ai ravaudé un _dictamen_ contre lui; je
l'aiguillonne magistralement et poétiquement. Il ne se peut dérober à
mon aiguillon. S'il veut m'aiguillonner en retour, je l'aiguillonnerai
plus fort itérativement.

_Donné en grande hâte à Strasbourg, chez Mathias Schurer._



XXXIII

MARMOTRECTUS BUNTEMANTELLUS, MAITRE DANS LES SEPT ARTS, A MAITRE
ORTUINUS GRATIUS, PHILOSOPHE, ORATEUR, POÈTE, JURISPRUDENT, THÉOLOGIEN
ET CONSÉQUEMMENT SANS ÉTAT DONNÉ, UN BONJOUR TRÈS CORDIAL.


Très consciencieux Dom Maître Ortuinus, croyez fermement que vous êtes
mon cœur depuis que j'ai entendu beaucoup parler de Votre Dignité dans
les choses poétiques. Car on dit à Cologne que vous surpassez tous les
autres en cet art, que vous êtes un poète bien supérieur à Bruschius ou
Cescerius, que vous savez aussi lire Plinius et la _Grammaire grecque_.
A cause de la confiance que vous m'inspirez, je veux, sous le sceau de
la confession, vous apprendre un secret.

Vénérable Dom Maître, j'aime ici une poulette, fille d'un sonneur de
cloches. Elle s'appelle Margaretha. Naguère, elle s'est assise à vos
côtés, ce fut quand notre curé pria Votre Seigneurie à dîner et vous
traita fort révérencieusement. Quand ce fut le temps de boire, d'être en
belle humeur, elle porta votre santé et huma les rouges-bords. Je l'ai,
avec une telle fièvre, dans le sang, que plus ne m'appartiens.
Croyez-moi: je ne mange à cause d'elle ni ne dors. Les gens me disent:
«Dom Maître, pourquoi cette pâleur? Au nom de Dieu, laissez là vos
bouquins; vous étudiez sans mesure. Il vous faut, de temps à autre,
chercher un peu de divertissement et faire un tour à la brasserie. Vous
êtes encore un jeune homme. Vous pouvez bien prétendre au doctorat et
devenir notre Maître; vous êtes un scolastique bon et fondamental qui
déjà vaut bien un Docteur.» Mais je suis timide; je n'ose avouer mon
infirmité. Je lis Ovidius: _De remedio amoris_, que j'ai annoté dans
Cologne, d'après Votre Grandeur, avec force remarques et sentences
marginales; mais cela ne m'est d'aucune aide. Car mon désir augmente
chaque jour.

Dernièrement, j'ai dansé trois fois avec elle dans un bal de nuit, à la
Maison du baillage. La flûte, alors, flûta la cantilène _Pastor de nova
civitate_. Aussitôt les cavaliers d'embrasser leurs donzelles à
l'accoutumée; je l'ai serrée bien fort sur ma poitrine avec ses mamelles
et j'ai pressé longtemps ses mains. Alors, elle s'est mise à rire: «Dans
mon âme, Seigneur Maître, a-t-elle dit, vous êtes un homme délectable.
Vous avez les mains plus douces que quiconque. N'entrez pas dans les
Ordres, acceptez une femme.» Ce disant, elle me regardait avec des yeux
si doux que je pense qu'elle m'aime en secret. Mais son regard me
poignit le cœur; ce fut comme une flèche qui l'aurait transpercé. Je
rentrai chez moi dans le plus grand désordre, escorté de mon domestique
et je me mis au lit. Ma mère, alors, se mit à pleurer, cuidant que
j'avais la peste. Elle s'en fut courant chez le docteur Brunellus, avec
mon urine, criant: «Seigneur Docteur, pour l'amour de Dieu, secourez mon
fils! Je vous ferai présent d'une bonne chemise, parce que j'ai promis
qu'il se ferait prêtre.» Le médecin alors considéra le pot de chambre et
dit: «Ce patient est moitié bilieux, moitié phlegmatique. Il peut
craindre une tumeur volumineuse autour du rein à cause des vents et des
coliques résultant d'une mauvaise digestion. Il convient qu'il absorbe
une médecine extractive. Il y a une herbe nommée _gyné_ qui pousse dans
les lieux humides; elle a une odeur forte, comme l'enseigne Herbarius.
Vous pilerez la partie intérieure de cette herbe. De son suc, vous ferez
un long emplâtre que vous lui poserez pendant une heure sur le ventre.
Vous le ferez coucher sur le ventre, aussi pendant une heure, et suer à
l'avenant. Du coup, ces coliques prendront fin et les vents feront de
même, car il n'est pas de médecine plus efficace, comme cela fut prouvé
dans un grand nombre de cas. Mais il serait bon qu'il prît d'abord une
purgation d'_album græcum_[10] avec du suc de raifort, drachmes iij;
ensuite, il ira bien.» Alors, ma mère vint et me fit avaler contre mon
gré la médecine; j'eus pendant la nuit cinq grosses selles; ne pouvant
dormir, je me rappelais de quelle façon je prenais, au bal, ses petits
seins contre ma poitrine et de quel air elle me regardait. Je vous prie,
au nom de toute votre bonté, de me donner pour l'amour une recette
expérimentée prise dans votre petit livre, celle, par exemple, qui porte
en marge le mot: ÉPROUVÉ. Vous m'avez, une fois, montré ce livre en me
disant: «Avec cela, je peux rendre folle de moi n'importe quelle
fumelle.» Si vous ne prenez pitié de moi, Dom Maître, alors je dois
mourir et ma pauvre mère aussi par le chagrin qu'elle en aura.

  [10] Crottes de chien fort en honneur dans la thérapeutique de
    Rabelais ou de Molière et que l'on trouvait encore, il y a quelques
    années, dans les officines de campagne.

_D'Heidelberg._



XXXIV

MAITRE ORTUINUS GRATIUS A MAITRE MAMMOTRECTUS, SON PLUS PROFOND AMI AU
PREMIER RANG DES AMITIÉS.


Attendu que l'Écriture dit: _Le Seigneur aime ceux qui marchent dans la
simplicité_, conséquemment je loue Votre Seigneurie, très subtil Dom
Maître, de m'avoir écrit le concept de votre esprit si simplement,
encore que d'un ton fort oratoire--tant vous êtes bien stylé dans les
choses du latin! Je veux aussi vous écrire simplement, rhétoriquement et
non poétiquement. Dom Maître amicabilissime, vous me faites paraître vos
amours. Je m'étonne que vous ayez assez peu de circonspection pour les
vierges courtiser. Je vous le dis, c'est une faute. Vous avez là une
intention peccamineuse qui peut vous mener droit en Enfer. Je vous
tenais pour discrète personne et supposais que vous n'étiez pas féru de
telles inconséquences; elles ont toujours une mauvaise fin.

Je vous donnerai pourtant cet avis mien que vous sollicitez, pour ce que
l'Écriture dit: _Qui demande recevra._ Vous devez, premièrement, laisser
là ces vaines cogitations de votre Margaretha que le Diable vous
suggère, lequel est père de tout péché, témoin _Richardus_, VI.

Et toutes fois et quantes vous songez à elle, faites la croix sur vous,
dites une patenôtre avec le verset du _Psautier_: _Que le Diable
stationne à sa droite._ De plus, mangez du sel bénit, le dimanche;
aspergez-vous d'eau lustrale consacrée par le doyen de Saint-Rupertus.
Ainsi, vous esquiverez le Démon qui vous suggère une telle concupiscence
de votre Margaretha. Elle n'est, d'ailleurs, pas aussi belle qu'il vous
plaît le supposer. Elle a sur le front une verrue, les cuisses rouges et
longues, les mains grosses et noires; elle sent mauvais de la bouche à
cause de la pourriture de ses dents. De plus, elle a un cul énorme en
vertu du commun adage: _L'art de Margaretha est un piège sans fond._
Mais, aveuglé par cette diabolique amour, vous n'apercevez aucune des
tares qu'on lui voit. Elle but comme un chantre et mangea comme un porc,
le jour qu'elle fut assise, à table, près de moi. Elle ne se put tenir
de me roter en plein visage, à deux reprises différentes, affirmant que
c'était son escabelle qui faisait tout ce bruit. J'eus, à Cologne, une
pécore bien plus avenante: je l'ai néanmoins plantée à reverdir. Depuis
qu'elle s'est mariée, elle me fait appeler souvent par une vieille
procureuse, me sollicitant de l'aller voir en l'absence du cocu. Je n'ai
cédé qu'une fois et parce que j'étais en ribote ce jour-là.

Je vous exhorte à jeûner le samedi. Confessez-vous ensuite à l'un de nos
Maîtres de l'Ordre des Prêcheurs, qui vous donnera de bons avis. Quand
vous serez confessé, dites l'Oraison de Saint Christophorus; qu'il vous
charge sur ses épaules et daigne vous porter, afin de ne récidiver
point, de n'être pas immergé dans la mer profonde et sans limite où sont
des reptiles innombrables: à savoir des péchés infinis, suivant l'exposé
du _Compilateur_. Priez ensuite pour ne pas choir en tentation.
Levez-vous de bonne heure et vous rincez les mains, peignez ensuite vos
cheveux et ne baguenaudez point. L'Écriture dit, en effet: _Seigneur!
Seigneur mien! je veille vers vous dès la prime aube!_ Enfin,
gardez-vous des latrines. Souvent, nous ne l'ignorons pas, le temps et
la garde-robe induisent l'homme en péché, nommément de luxure.

Quant à la demande que vous me faites d'un secret pour être aimé, à coup
sûr, apprenez qu'en mon âme et conscience je n'y peux obtempérer. Quand
j'ai devant vous épilogué sur Ovidius, _De Arte amandi_, je vous appris
que nul ne doit obtenir l'amour des femmes par incantation ou
nigromance. Qui va contre cela est excommunié par le fait. Les
inquisiteurs de la dépravation hérétique le peuvent assigner à comparoir
et même le condamner au feu. Je vous citai, d'ailleurs, un exemple que
vous avez sans doute retenu. Le voici. Un Bachelier de Leipzig tomba
épris de la fille d'un boulanger, Catharina, et jeta sur elle une pomme
ensorcelée. Elle prit la pomme, l'enferma dans sa gorge, entre les
mamelles; puis entra sur l'heure dans un incomparable transport d'amour.
Éperdument elle voulait son damoiseau, au point que, même à l'église,
elle regardait sans fin ce Bachelier. Et, quand il fallait marmotter:
_Notre père qui êtes aux cieux_, elle récitait: _O mon Bachelier, où
donc es-tu?_ Même au logis, quand son père ou sa mère l'appelait, de
répondre: «Que veux-tu, mon Bachelier?»

Ces bonnes gens n'y comprenaient rien, jusques au temps qu'un de nos
Maîtres, passant d'aventure près de son logis, salua cette vierge:

«Bonsoir, demoiselle Catharina; vous avez là de beaux cheveux.» Et cette
pucelle Catharina de répliquer: «Merci Dieu, bon Bachelier, vous
plaît-il avec moi popiner de la meilleure cervoise?» et de lui tendre un
verre. Mais ce notre Maître fut bien courroucé. Il accusa la petite et
dit à sa maman: «Dame boulangère, châtiez donc votre fille. Elle est
grandement indiscrète. Elle scandalise notre Université; car elle
m'intitule «Bachelier» et je suis notre Maître. _Amen, amen_, je vous le
dis, elle a commis un péché mortel; elle m'a ravi mes honneurs et le
péché ne s'efface qu'à la condition de restituer le bien qu'on a ravi!
Elle nomme ainsi Bacheliers plusieurs autres de nos Maîtres; je pense
qu'elle aime un Bachelier. Veillez donc sur elle comme il faut.»

La mère prit un gourdin, appliqua sur le chef et sur le dos une telle
bastonnade à Catharina qu'elle en pissa dans sa chemise. Après quoi,
elle verrouilla la donzelle dans une chambre et l'y tint six mois, ne
lui donnant que du pain et de l'eau pour tout potage. Pendant ce temps,
le Bachelier prit ses grades et célébra sa première messe; il eut
ensuite une cure à Padoraw, en Saxe. Quand la belle en fut instruite,
elle sauta d'une haute fenêtre, pensa se rompre l'épaule droite et
courut en Saxe vers le Bachelier. Elle est encore avec lui dont elle a
quatre enfants. Vous comprenez bien que c'est un scandale pour l'Église.

Ainsi donc, éloignez-vous de cette nigromance qui cause tant de maux.
Mais vous pouvez sans crainte employer cette médecine de gynique
prescrite à vous par Dom Brunellus. Le remède est excellent. J'en ai
fait, à plusieurs reprises, une expérience personnelle contre les
flatuosités. Portez-vous bien ainsi que Mme votre mère.

_De Cologne dans la maison du Maître Joannes Pffefferkorn._



XXXV

LYRA BUTSCHULACHERIUS, THÉOLOGIEN DE L'ORDRE DES PRÊCHEURS, DONNE LE
BONJOUR A GUILLERMUS HACKINETUS, QUI EST LE PLUS THÉOLOGIEN DES
THÉOLOGIENS.


Vous m'avez écrit de Londres, en Angleterre, une ample missive,
latinisée avec bonheur, dans quoi vous sollicitez du nouveau, soit
plaisant soit fâcheux, parce que vous êtes naturellement porté sur les
choses nouvelles, comme tous ceux qui, de tempérament sanguin, prennent
plaisir aux cantilènes musicales et sont, après boire, des convives
joyeux.

Ce me fut une grande jubilation que de tenir votre message. J'étais
celui qui a trouvé une perle fine. Je le montrai à nos seigneurs Joannes
Grocinus et Linacrus, disant: «Contemplez, Messeigneurs, contemplez! Ce
notre Maître n'est-il point l'archétype de la riche latinité, un modèle
unique dans l'art d'élaborer lettres et _dictamen_?» Eux, de jurer,
affirmant qu'ils ne peuvent rédiger des lettres pareilles dans
l'artifice de latinité, combien qu'ils soient poètes grecs et romains.
Ils vous élevèrent au-dessus de tous, Anglais, Français, Germains et des
nations quelconques vivant sous le soleil. C'est pourquoi il n'est pas
admirable que vous soyez général de votre Ordre et que le roi de France
ait pour vous de l'amitié. Vous êtes sans rival quand il faut latiniser,
prêcher ou disputer; vous excellez à diriger le roi et la reine en
confession. Ces deux poètes vous louèrent aussi de connaître à fond la
rhétorique. Il est bien vrai que nous avons ici un jeune compagnon qui
se fait appeler Richardus Crocus; il outrecuide et prétend que vous
n'écrivez pas suivant les règles de l'art. Mais rien n'égale sa
confusion quand il faut donner des preuves. Il séjourne présentement à
Leipzig. Il étudie la logique de Petrus Hispanus et j'ai tout lieu de
croire qu'à l'avenir il sera plus discret.

Mais je passe aux nouveautés. Les habitants de Schwitz et les
lansquenets ont fait entre eux une grande guerre, se tuant par milliers.
Il est à craindre que nul ne monte au Ciel à cause qu'ils font cela pour
de l'argent et qu'un chrétien n'en doit pas tuer un autre. Mais vous
n'avez cure de ces événements; ce sont des gens de peu et qui vident
leurs querelles par manière de passe-temps.

L'autre nouvelle vous semblera plus fâcheuse, et Dieu veuille qu'elle
soit erronée! On écrit de Rome que le _Speculum_ de Joannes Reuchlin fut
derechef traduit en latin de la langue maternelle, par ordre de Notre
Père le Pape. Cette version, en plus de deux cents lieux, sonne un latin
autre que celui dans Cologne usité par nos Maîtres et Dom Joannes
Pffefferkorn. On donne comme certain qu'à Rome elle est imprimée et
publiquement lue avec le _Talmud_ des Juifs. On infère de cela que nos
Maîtres sont des trompeurs, des infâmes, parce qu'ils ont traduit à
faux, ou bien des ânes, qui ne savent le latin ni l'allemand. Or, comme
ils ont brûlé ce livre à Saint-Andréas de Cologne, ils devraient
pareillement brûler, avec leur sentence, la décision des Parisiens, à
moins de vouloir eux-mêmes passer pour hérétiques.

Je pleurerais du sang: telle est mon affliction. Qui désormais voudra
étudier en Théologie et tirer à nos Maîtres la révérence due? Oyant de
telles choses, qui ne voudra croire que le docteur Reuchlin est plus
profond que nos Maîtres, ce qui n'est pas possible, de par Dieu. Avec
cela, on écrit que, sous trois mois, viendra un jugement définitif
contre nos Maîtres et que le Pape le mandera sous peine de censure très
large; que les Frères Prêcheurs devront, à cause de leur impudence,
porter, brodées en blanc au dos de leur cape noire, des bésicles ou
lunettes en mémoire éternelle du scandale qu'ils ont suscité et de
l'injure faite au _Speculum oculare_ de Dom Joannes Reuchlin, comme on
assure qu'ils ont commis un crime dans la célébration de la messe en
donnant le boucon à l'Empereur. Moi, j'espère que le Pape ne sera pas
fol à ce point; mais, qu'il fasse une pareille chose, nous voulons, dans
tous nos couvents, réciter le psaume _Deus laudem_ contre lui. Du reste,
les Pères et nos Maîtres songent dès à présent aux précautions qu'il
faut prendre pour obvier à ce malheur. Ils veulent impétrer du Siège
Apostolique les indulgences les plus vastes, afin de colliger, en France
comme en Germanie, une somme exorbitante qui leur permette de résister à
ce fauteur des youtres jusqu'à sa mort, car il est vieux. Alors, ils
pourront le condamner de pied en cap. Portez-vous bien. Donnez-moi de
bons avis dans la mesure de vos facultés, et ne cessez pas une minute
d'opérer pour le bien de la Congrégation.



XXXVI

EITELNARRABIANUS PESSENECK, GUILLELMITE CHARGÉ DE COURS, DONNE A MAITRE
ORTUINUS GRATIUS DES SALUTATIONS TRÈS NOMBREUSES.


Nous sommes, par nature, enclins au mal, comme se peut lire dans les
_Authentiques_. C'est pourquoi, chez les humains, on entend plus de
médisances que de propos bénévoles.

Naguère, à Worms, j'ai disputé avec deux Juifs, prouvant que leur Loi
fut abrogée par Christus et que leur expectation du Messias est une
bourde sans alliage, un phantasme; j'alléguai, à ce propos, le docteur
Johannes Pffefferkorn de Cologne. Et les youpins de se tordre: «Votre
Johannes Pffefferkorn, dirent-ils, est un exécrable mystificateur; il ne
sait pas un mot d'hébreu; s'il s'est fait chrétien, c'est pour mettre un
manteau à sa scélératesse.

«Quand il était encore Juif, en Moravie, il administra un casse-museau
entre les deux yeux d'une femme, de telle sorte qu'elle ne put regarder
le comptoir où se fait le change des florins. Il en barbota deux cents
au moins et prit la fuite.

«Dans un autre lieu, pour un autre vol, on lui fit l'honneur d'ériger
une potence. Comment fut-il délivré? nous ne le savons point; mais nous
avons vu l'engin patibulaire et force chrétiens l'ont vu comme nous,
dont quelques-uns de la noblesse que je vous peux nommer. C'est pourquoi
vous auriez bonne grâce à ne m'alléguer point les opinions de ce
voleur.»

J'entrai dans une ire véhémente: «Vous en avez menti par le gosier,
sales Juifs que vous êtes! Si vous n'étiez défendu par un privilège, ce
me serait un délice de vous crêper le chignon et de vous saucer dans le
caca. Vous déblatérez ainsi par animadversion contre Dom Johannes
Pffefferkorn. C'est un bon et zélé chrétien, s'il en existe dans
Cologne. Je le sais d'original, car souventefois, il se confesse aux
Prêcheurs avec Mme son épouse. Il entend la messe pour son plaisir.
Quand le prêtre élève l'Eucharistie, alors il contemple dévotement et ne
fiche point ses yeux à terre, comme le lui objectent ses détracteurs,
sinon quand il expue! A vrai dire, il le fait souvent: mais c'est le
résultat de sa complexion grandement phlegmatique et d'une médecine
pectorale qu'il ingurgite le matin. Pensez-vous donc que nos magistrats,
les magistrats de Cologne, et le bourgmestre soient des niguedouilles,
eux qui l'ont fait nosocome au Grand Hôpital et de plus emmineur du sel?
Jamais ils n'eussent investi Dom Pffefferkorn de telles dignités s'ils
ne l'avaient reconnu pour bon chrétien catholique. En vérité, je vous le
dis: je dénoncerai tous vos propos à lui-même, de telle sorte qu'il
puisse venger sa prudhomie et vous mécaniser à fond dans un libelle sur
votre Foi.

«Vous prétendez, il est vrai, que s'il agrée à nos bourgmestres et gros
bonnets, c'est à cause de sa jolie femme. Imposture que cela! Car les
bourgmestres sont pourvus eux-mêmes de compagnes délicieuses. Quant aux
gros bonnets, peu leur chaut des femelles; jamais on n'a ouï-dire qu'un
gros bonnet pratiquât l'adultère. Elle-même est aussi honnête matrone
que pas une dans Cologne: elle aimerait mieux perdre un œil que sa bonne
renommée.

«Et j'ai souvent appris d'elle ce qu'elle-même tenait de sa mère, à
savoir que les mâles sans prépuce donnent aux femmes une volupté
autrement délectable que les non déprépucés, à cause de quoi elle
prétend que, si son mari venait à défunter, elle ne recevrait un autre
homme qu'à la condition de n'avoir le membre coiffé d'aucune peau.
Est-il croyable, après cela, qu'elle se fasse donoyer par les
bourgmestres qui, n'ayant pas été Juifs comme Dom Pffefferkorn, ne sont
point circoncis? Donc, laissez en paix cet honnête homme, faute de quoi
il écrira contre vous un traité qu'il nommera _Die Sturmglock_. Ainsi
fit-il contre Reuchlin.»

Veuillez montrer ceci à Dom Johannes Pffefferkorn pour qu'il se défende
intégralement contre ces nez-crochus et contre Hermanus Buschius, à
cause qu'il est mon ami très singulier, m'ayant fait le _mutum_ de dix
florins, quand je fus promu Bachelier formé en Théologie.

_Donné à Vérone d'Agrippa, où Buschius et son camarade ont boulotté une
fine poularde._



XXXVII

LUPOLDUS FEDERFUSIUS, PROCHAINEMENT LICENCIÉ, DONNE A MAITRE ORTUINUS
GRATIUS AUTANT DE SALUTATIONS QUE LES AUQUES MANGENT DE GRAMENS.


Dom Maître Ortuinus, on a soulevé à Erfurth, pour les séances
quodlibétaires[11], une question infiniment délicate dans les deux
Facultés de Physique et de Théologie.

  [11] Quodlibetum. _Scholasticis, pluribus abhinc seculis, de quo in
    utramque disseritur partem, ex eo dictum, quia _quod libet_
    defenditur. Hinc _Quodlibetariæ questiones_ eadem notione. Vide:
    Vossium, lib. 3, _de Vitiis Serm._ cap. 40, ubi plerosque Scriptores
    Scholasticos laudat, qui _Quodlibeta_ scripserunt._

    _Ex hoc Scholasticorum vocabulo deducunt nostrum gallicum
    _quolibet_, dictum mordax, acutum nonnunquam, plerumque triviale
    nulliusque leporis sale conditum, ideoque e politioribus colloquiis
    amandatum, sicut et _Quodlibetariæ quæstiones_ e saniori theologia,
    quod curiositati fere servirent, non utilitati._

    DU CANGE, _Glossaire_.

Les uns soutiennent que, dès qu'un Juif se fait chrétien, il lui renaît
un prépuce qui n'est autre chose que la gaine enlevée, au jour natal, de
son membre viril, pour se conformer à la loi mosaïque.

Ceux-là marchent dans la voie orthodoxe des Théologiens. Ils ont en leur
faveur des raisons magistrales. Celle-ci entre autres: Les Juifs
convertis seraient, au Jugement dernier, tenus pour Juifs comme devant,
si leur pénil se faisait voir décalotté, ce qui serait une grave
injustice.

Or, Dieu n'entend faire d'injustice à quiconque; _ergo_, etc. Une autre
raison, qui n'est pas moins prégnante, se fonde sur l'autorité du
Psalmiste qui dit: _Il m'a escondu au jour des calamités; il m'a protégé
dans le mystère._ Le jour des calamités, c'est le Jugement extrême,
c'est le val de Iosephat, lorsque seront appertes les coulpes et les
malversations.

Je néglige d'autres arguments par amour de la brièveté, attendu qu'à
Erfurth nous sommes de notre temps et que les modernes se gaudissent
toujours de la brièveté. De même, pour ceci que j'ai une mémoire labile
et que je ne peux retenir par cœur d'allégations un grand nombre, ainsi
qu'en usent les Doms juristes.

Mais les autres n'admettent pas que puisse telle opinion subsister. Ils
ont pour eux Plantier, qui dit, en sa poéterie, que ne sauraient les
faits être défaits. De ce dicton, ils infèrent que si un Juif a, dans sa
juiverie, aliéné quelque parcelle de son corps, il ne la récupère
aucunement dans la religion chrétienne.

De plus, ils arguent que les arguments de leurs adversaires ne concluent
pas en forme. Autrement, il s'ensuivrait de leur premier sophisme que
les chrétiens qui pour cause de paillardise ont égaré tout ou partie de
leur estramaçon, chose fréquente chez les personnes mondaines aussi bien
que spirituelles, devraient au Dernier Examen se voir taxés de judaïsme.
Mais une telle assertion est hérétique au premier chef. Nos Maîtres
inquisiteurs de la dépravation hérétique ne la concéderont jamais, parce
que, souventefois, eux-mêmes sont défectueux quant à leur braguette, non
point qu'ils se copulent avec des mérétrices, mais parce qu'aux bains
ils ne regardent point ce qui se fait devant eux.

C'est pourquoi, très humblement et dévotieusement, j'obsècre Votre
Seigneurie qu'elle daigne, par sa décision, établir pour moi la vérité
de la chose. Interrogez la femme de Dom Johannes Pffefferkorn, avec qui
vous êtes dans les meilleurs termes et qui ne se vergondera point de
vous édifier sur les choses que vous voulez savoir, à cause de la
conversation amicale que vous tenez avec son homme. En outre, j'ai
ouï-dire que vous êtes son confesseur: donc vous la pouvez compeller
sous peine de la sainte obédience. Dites lui: «Chère Madame, n'ayez
point de honte; je vous sais femme de bien autant que pas une dans
Cologne; je ne vous demande rien qui soit déshonnête, mais d'élucider
pour moi la question que voici: Pffefferkorn a-t-il un prépuce ou non?
Répondez sans vergogne, pour l'amour de Dieu! Pourquoi vous taire?»

Mais je ne prétends pas vous enseigner. Vous savez mieux que moi comment
on se comporte avec les femmes.

_Donné en coup de vent, à Erfurth, de l'hôtellerie du Dragon._



XXXVIII

PANDORMANNUS FORNACIFEX, LICENCIÉ, A MAITRE ORTUINUS GRATIUS, SALUTATION
TRÈS SALUTAIRE.


Dernièrement, vous m'épistolâtes de Cologne, m'incriminant de ne pas
vous écrire, d'autant plus que vous dites que vous lisez volontiers mes
lettres, préférablement à celles des copains, à cause qu'elles sont d'un
beau style et qu'elles procèdent en droite ligne de l'art épistolaire
que j'ai reçu dans Cologne de Votre Prestance elle-même. Je vous
répondrai ceci: l'invention et la matière, je ne les ai pas toujours
comme à présent. Veuillez noter de plus que l'on tient ici, pour le
moment, des séances quodlibétaires, que Maîtres et Docteurs viennent
très adroitement à bout de leurs controverses. Ils font preuve d'une
doctrine infinie à déterminer, résoudre, proposer questions, arguments
et problèmes dans tout le cognoscible. Orateurs, poètes se révèlent
grandement artificieux et sagaces. Parmi ceux-là, un, dessus tous les
autres notable et magistral, se fait un titre de gloire des leçons qu'il
leur intime. Il se proclame le poète des poètes; il affirme qu'en dehors
de lui nul poète ne saurait exister. Il a écrit un traité en vers qu'il
a intitulé de façon exemplaire, mais je ne me souviens plus comment.
C'est, je crois, sur l'ire et sur les coléreux.

Dans ce traité, il houspille force Maîtres et des poètes, ses confrères,
à qui furent les récitations inhibées dans l'Université, à cause que
leur art y sembla trop cochon. Mais les Maîtres lui ripostent sous le
nez qu'il n'est pas tant merveilleux poète comme il se plaît à le dire
et lui font de la contradiction sur plus d'un point. Vous leur servez de
preuve, car il est manifeste que vous êtes bien autrement profond que ce
quidam en l'art de poéterie.

Avec cela, ils démontrent encore qu'il n'est pas bien fondé quant au
nombre de la syllabaison, comme elle est déterminée par Maître de la
Villedieu (_3e partie_), que le garçon ne paraît pas avoir suffisamment
étudiée, et nos Maîtres déduisent contre son postulat par de multiples
raisons. Votre nom d'abord, et ceci doublement: 1º cet individu prétend
être un poète plus que Maître Ortuinus, et son nom, toutefois, ne le
comporte point. Véritablement Ortuinus notre Maître est surnommé
«Gratius» à cause de la supernale grâce qu'on appelle grâce gratis
donnée. Car autrement vous ne pourriez écrire de si profonds _dictamen_
poétiques, faute de cette grâce à vous gratis donnée par l'Esprit Saint
qui souffle où bon lui semble et que vous impétrâtes par votre humilité.
Dieu, en effet, résiste au superbe et prodigue sa grâce aux humiliés.
Ceux qui lisent et entendent votre poésie proclament cette chose, du
haut de leur conscience, que vous êtes sans pair. Ils admirent que le
poète en question puisse être à un tel point insipide et irrévérencieux
qu'il se targue sur vous, quand un enfant comprendrait que vous
précellez sur lui autant comme Laborinthus domine Cornutus.

Nos maîtres se proposent d'ailleurs de colliger vos _dictamen_, de
veiller à l'impression des choses que vous avez écrites çà et là, dans
différents traités, par exemple dans celui de notre Maître Arnoldus de
Tongres, régent suprême du collège Laurentius, dans le _Traité des
propositions scandaleuses_, de Joannes Reuchlin, dans le _Sentiment
parisien_, sans compter les nombreux libelles de Dom Johannes
Pffefferkorn qui fut jadis Israélite et s'est rendu présentement le
meilleur chrétien. Faute de quoi, ils appréhendent que vos poèmes soient
perdus. Ils disent que ce serait le plus grand scandale de ce temps et
péché mortel si pareils ouvrages se périmaient par négligence ou manque
d'impression. Ils vous prient en même temps, Nosseigneurs Maîtres, de
daigner leur adresser votre _Apologie_ contre Joannes Reuchlin, dans
laquelle vous saboulez comme il faut ce présomptueux Docteur qui a le
front de tenir tête à un quatuor d'Universités; ils se proposent d'en
lever une minute et de vous la retourner incontinent.

Les adeptes de cette argumentation probatoire sont: Maître Joannes
Kirchberg, mon ami très singulier, promu en même temps que moi; Maître
Joannes Hungen, mon ami très affectionné; Maître Jacobus de Nuremberg,
Maître Jodocus Vürzheym et beaucoup d'autres Maîtres encore, mes amis
très dignes et vos fauteurs imperturbés.

Ce nonobstant, d'autres contestent la preuve, disant que la manière en
est à la vérité fort subtile et conclut magistralement; mais qu'elle ne
donne pas dans votre tour d'esprit, à cause que cela sonnerait avec trop
de superbe lorsque vous diriez: «Voici donc, Messeigneurs, que je suis
nommé _Gratius_, pour la supernale grâce dont Dieu me guerdonna aussi
bien dans la poéterie que dans tout le cognoscible.» Cela répugnerait à
votre humilité par quoi vous obtîntes la susdite grâce et serait opposé
dans l'adjectif. Car la grâce d'en haut et la superbe ne vivent pas
d'accord chez un même sujet. Or, la grâce d'en haut est vertu et la
superbe vice, qui ne s'amalgament point, par cette raison qu'il est dans
l'essence d'un des contraires de mettre l'autre en fuite, de même que
chaleur expelle frigidité. Notre Maître et poète, selon Petrus Hispanus,
est celui qui affirme que la vertu est par le vice contrariée. Il existe
conséquemment une raison beaucoup meilleure pourquoi il est nommé
«Gratius». Le nom vient des Gracchus (une lettre s'étant perdue afin
d'améliorer la consonance), Romains desquels on apprend, dans les
histoires des Romains, qu'ils furent, ces Gracchus, de fort notables
orateurs et poètes, que Rome n'en eut point de comparables, en ce temps;
telle fut leur profondeur en poésie tout comme en rhétorique! On lit, en
outre, qu'ils furent de voix molle et suave, non claironnante et
stertoreuse, mais charmeresse comme la flûte aux sons de quoi ils
préludaient à l'éloquence et débitaient l'exorde musical de leurs
_dictamen_. A ces causes, le peuple les écoutait dans une extrême
dilection et leur donna sur tous autres la première louange dans cet
art. C'est donc en mémoire de ces Gracchus que Maître Ortuinus fut
cognominé Gratius. Or, nul ne l'égale en poésie et nul ne se compare à
lui pour l'accortise de la voix. Et sur tous il l'emporte comme ces
Gracchus l'emportèrent sur la foule de tous les poètes romains. Donc,
pour ces motifs, en conséquence, devrait s'humilier et se taire le poète
en question de Wittemberg. Il ne manque pas de profondeur, mais, au
regard de vous, c'est un gamin.

Ceux qui adoptent cette manière de prouver sont mes amis très cordiaux:
Eobanus le Hessois, Maître Henricus Urbanus, Ricius Euritius, Maître
Georgis Spalatinus, Ulrichus Huttenus et, par-dessus tels compagnons,
docteur Ludovicus Misotheus mon seigneur, mon ami et votre défenseur.

Vous plaise m'écrire ceux qui marchent dans la meilleure voie et
m'informer de la vérité. Quant à moi, je veux célébrer pour vous une
messe aux Prêcheurs, afin que vous puissiez vaincre le docteur Reuchlin
qui vous qualifia mal à propos d'hérétique pour avoir écrit dans vos
poèmes: _Pleure de Jovis la mère féconde_. Portez-vous bien, dans une
extrême sauveté.

_De Wittemberg, dans la retraite de Maître Spalatinus qui vous adressa
autant de saluts qu'il se chante d'alleluia entre Pâques et Pentecôte.
Derechef portez-vous bien et riez toujours._



XXXIX

NICOLAUS LUMINATOR A DOM MAITRE ORTUINUS AUTANT DE SALUTATIONS QUE, DANS
UN AN, IL NAIT DE PUCES ET DE MOUCHERONS.


Scientifique précepteur, Maître Ortuinus, je vous rends plus de grâces
que je n'ai de poils sur tout le corps, pour le conseil que vous me
donnâtes de me rendre à Cologne et de pousser mes études au collège
Laurentius. Mon père fut absolument satisfait. Il me bailla dix florins
et m'acheta une cape majeure avec un lyripipion de couleur noire. Le
premier jour de mon entrée à l'Université, ayant acquitté mon
béjaune[12] dans la susdite bourse, un trait me fut conté que je ne
voudrais pas ignorer même pour dix blancs.

  [12] _BEANUS, nodellus studiosus qui ad academiam nuper accessit:
    _Beanus_ est animal nesciens vitam studiosorum (_Epistolæ obscurorum
    virorum_). Vox Gallica _béjaune_, quasi _bec jaune_, ut sunt aviculæ
    quæ nondum e nido evolarunt._

    DU CANGE, _Glossaire_.

Une manière de poète, un certain Hermannus Buschius, vint à ce collège,
ayant quelque affaire avec un Régent collatéral. Alors, ce Maître lui
donna la main, l'accueillit révérencieusement et lui dit: «Comment se
fait-il que la mère du Seigneur vienne jusques à moi?» Et Buschius de
répondre: «Pour peu que le Seigneur nôtre n'ait pas eu pour mère une
plus belle que moi, certes la mère du Seigneur fut un insigne laideron.»
Il n'avait pas entendu la subtilité de cette allégorie et la fine
rhétorique dont son interlocuteur enveloppait le discours. Je me flatte
d'apprendre encore dans cette inclyte Université beaucoup de choses non
moins utiles que ce notable propos. J'ai acheté, ce jourd'hui, le
programme des cours; demain, je dois argumenter dans une dispute de
collège sur la question que voici: _La matière première est-elle l'Être
en acte ou en puissance?_

_A Cologne, du collège Laurentius._



XL

HERBORDUS MISTALDERIUS A MAITRE ORTUINUS, INCOMPARABLE EN DOCTRINE, SON
PRÉCEPTEUR TRÈS SPIRITUEL, TANT DE SALUTATIONS QUE NUL NE LES PUISSE
COMPTER.


Très illuminé Maître! quand à Zwoll, j'ai quitté Votre Seigneurie, il y
a deux ans, vous me promîtes, en me donnant la main, de m'écrire
souventefois et de m'enseigner, par vos _dictamen_, la manière de
dicter. Or, vous ne m'écrivez même pas si vous êtes vivant ou non. Vous
ne m'écrivez même pas pour m'apprendre ce qui est et la façon et le
comment de ce qui est. Saint Dieu! comment pouvez-vous me désoler ainsi?
Je vous obsècre! au nom de Dieu et de Saint Georgius, délivrez-moi d'une
telle inquiétude. Je tremble que vous n'ayez mal de tête sinon quelque
infirmité dans le ventre, la cacarelle par exemple, comme ce jour où
vous conchiâtes vos souliers en pleine rue et sans vous apercevoir de la
chose, jusques au temps qu'une femme vous eut dit: «Seigneur Maître,
dans quelle merde vous êtes-vous assis! Voici que votre robe et vos
pantoufles sont toutes pleines de bran!» Alors, vous gagnâtes la maison
de Dom Johannes Pffefferkorn. Sa femme vous donna des effets de
rechange. Il vous serait bon de manger œufs durs, châtaignes rôties au
four et fèves cuites saupoudrées avec de la graine de pavot, comme on
les accommode en Westphalie, votre pays natal.

J'ai rêvé de vous, que vous teniez un méchant rhume et des phlegmes
abondamment. Du sucre, purée de pois relevée de thym et d'ail pilés
ensemble; poser sur votre ombilic un oignon trop cuit. Et, pendant six
jours, abstenez-vous de femmes. Couvrez soigneusement vos lombes et
votre chef; la guérison ne tardera guère. Ou bien encore, prenez la
recette que donne souvent aux langoureux l'épouse de Dom Johannes
Pffefferkorn. C'est un remède plusieurs fois éprouvé.

_De Zwoll._



XLI

VILIPATIUS D'ANVERS, BACHELIER, DONNE A SON AMI TRÈS SINGULIER, MAITRE
ORTUINUS GRATIUS, LE PLUS GRAND DES SALUTS.


Vint à moi un religieux de l'Ordre des Prêcheurs, disciple de notre
Maître Jacobus de Hoogstraten, Inquisiteur de la dépravation hérétique.
Il me salua. Tout de suite, je l'interrogeai: «Que fait mon ami très
singulier, Maître Ortuinus Gratius, de qui j'ai appris tant de choses
dans la logique et dans la poésie?» Il me répondit que vous êtes
infirme. Du coup je m'abattis par terre à ses pieds, évanoui de peur. Il
m'arrosa d'eau froide, me chatouilla les génitoires et me suscita
péniblement. Je repris alors: «O combien vous me terrorisâtes! Quel est
donc le mal dont il pâtit?» Il m'a répondu que votre mamelle droite est
enflée et vous torture de pointes lancinantes, que la douleur vous
empêche de travailler. Alors j'ai retrouvé mes esprits disant: «Ah! ce
n'est pas autre chose! Je peux guérir cette infirmité; j'en aurai l'art
que je dois à mon expérience.»

Pourtant, Seigneur Maître, oyez d'abord et sachez me dire d'où provient
ce mal. Quand des femmes impudiques prospectent un bel homme tel que
vous, c'est-à-dire aux cheveux cendrés, aux yeux bruns ou pers, à la
face rubiconde, au nez avantageux, de plus, solidement corporé, elles
grillent de coucher avec.

Mais quand c'est un homme de mœurs sévères, qualifié comme vous pour son
esprit, qui n'a cure de leurs fallaces et de leurs vanités, elles ont
recours aux arts de la magie. Elles prennent un balai pour hippogriffe;
elles chevauchent sur cette escoube vers le beau mâle objet de leur
désir. Elles ont commerce avec lui pendant qu'il dort; il n'éprouve de
sensations qu'en rêve. Certaines se transforment en chattes, en
oiselles, sucent par les tétons le sang de leur ami et le rendent à ce
point infirme qu'il peut à peine cheminer soutenu par un bâton. Je pense
que le Diable lui-même leur apprit cet art. Ce néanmoins, il nous faut
obvier au sortilège d'après les indications que j'ai puisées dans un
grimoire très ancien, _Librairie des Maîtres_, à Rostock. Je les
expérimentai par la suite et n'eus qu'à me louer de leurs vertus.

Le jour dominical, nous devons prendre un peu de sel bénit, faire une
croix sur la langue avec ce sel, puis le manger d'après ce mot de
l'Écriture: _Vos estis sal terræ_, c'est-à-dire: vous mangez le sel de
la terre[13]; ensuite, faire une croix sur la poitrine, une autre sur le
dos; de même en verser dans les oreilles, toujours avec une croix, et
prendre garde qu'il ne tombe; ensuite, éjaculer cette oraison dévote:
_Dom Jésus Christus et vous les quatre Évangélistes, gardez-moi des
putains dommageables et des incantatrices, de peur qu'elles ne boivent
mon sang et ne m'endolorissent les mamelles; de grâce, faites-leur
échec! Je vous donnerai comme offrande un riche et bel aspersoir._

  [13] Jeu de mots sur les verbes _esse_, être et _esse_, manger. _Estis
    sal_, vous êtes le sel, confondu avec _estis sal_, vous mangez le
    sel.

Alors, vous serez délivré. Si les stryges viennent derechef, c'est leur
propre sang qu'elles aspirent; elles s'affaiblissent à qui mieux mieux.

Au surplus, comment va votre affaire avec le docteur Reuchlin? Les
Maîtres disent ici qu'il vous a rembarré. Je ne saurais admettre, quant
à moi, qu'un tel homme l'emporte sur nos Maîtres. Et je m'étonne
grandement que vous n'écriviez pas un _dictamen_ contre lui. Portez-vous
bien superéternellement. Saluez Dom Johannes Pffefferkorn avec son
épouse, dites-leur que je leur souhaite plus de paillardes nuits que les
astronomes ne comptent de minutes.

_A Francfort-sur-l'Oder._



XLII

ANTONIUS N..., QUASI-DOCTEUR EN MÉDECINE, AUTREMENT DIT LICENCIÉ ET
BIENTOT PROMU DONNE LE BONJOUR A TRÈS SPECTACULEUSE PERSONNE, MAITRE
ORTUINUS GRATIUS, SON PRÉCEPTEUR GRANDEMENT VÉNÉRABLE.


Précepteur très singulier, d'après ce que vous m'avez écrit naguère que
je vous dois faire tenir des nouvelles, sachez que tout dernièrement je
suis allé d'Heidelberg à Strasbourg pour y faire emplette de certaines
drogues ou produits afférents à nos manipulations pharmaceutiques. Vous
savez de quoi il retourne apparemment, puisque c'est la coutume aussi de
vos apothicaires, tel ou tel article manquant dans leur officine, de
gagner une autre ville pour acquérir ce qui est nécessaire à la pratique
de leur art. Mais passons.

Arrivé à Strasbourg, m'accosta un bon ami, grandement favorable à moi et
que vous connaissez bien pour ce qu'il fut longtemps à Cologne sous
votre férule. Avant tout, il me parla d'un quidam, un certain Erasmus de
Rotterdam que j'ignorais auparavant, homme très docte dans tout le
cognoscible et dans tous les genres de science. Il me dit que, pour
l'heure, il résidait à Strasbourg; je ne voulus pas le croire et ne le
crois pas encore pour ce qu'il ne me paraît pas possible qu'un homme
rabougri comme il est connaisse tant de choses. Je priai donc celui qui
me faisait ce ragot abondamment circonstancié de m'introduire auprès de
cet Erasmus, à telles enseignes que je le pusse fréquenter. J'avais
certain carnet que j'intitule _vade mecum_ en médecine, que j'ai
accoutumé de porter sur moi, quand je déambule à travers champs, soit
pour visiter les malades, soit pour acheter du matériel. On trouve dans
ce _compendium_ des questions subtiles et diverses touchant la matière
médicale. J'énucléai dedans une question avec toutes ses remarques, ses
arguments pour et contre. Armé de la sorte, je pouvais me présenter
devant le personnage, qu'on proclame tant docte, et, d'original,
éprouver s'il entend, oui ou non, quelque chose en médecine.

Quand j'eus parlé à mon ami de ce projet, il ordonna une collation très
recherchée à quoi il pria des théologiens spéculatifs, des prudents très
splendides et moi-même, comme praticien en médecine, quoique indigne.
Après qu'ils se furent assis, longtemps ils se turent, nul ne voulant
ouvrir le feu par convenance et modestie. Alors, je stimulai mon plus
proche voisin en faveur de qui, par les dieux saufs! le vers suivant me
chanta aussitôt dans la mémoire:

    _Conticuere omnes..._

Ce vers m'est toujours présent, à cause que j'ai peint, quand vous nous
exposiez Virgilius en son _Énéis_, un bonhomme qui porte un verrou sur
la bouche, pour faire, suivant vos recommandations, une marque à mon
livre. Cette citation venait à point puisqu'on disait que l'Erasmus, ce
scientifique, était poète par surcroît. Comme nous nous taisions à
l'envi, lui-même se mit à discourir dans un long préambule. Pour moi, je
n'ai pas entendu un seul mot, ou bien je ne suis pas sorti d'un ventre
légitime, à cause qu'il a une toute petite voix. J'estime cependant
qu'il parla de Théologie, faisant cela pour attraire un de nos Maîtres,
homme extraordinairement profond, qui popinait avec nous. Puis, quand il
eut achevé son préambule, notre Maître se mit à disputer, en manière
très sagace, de l'_Être_ et de l'_Esprit_. Inutile de répéter son
discours, vous-même ayant traité à fond cette matière. Quand il eut
fini, Erasmus lui répondit en peu de mots et tout le monde se tut
derechef.

Alors, notre hôte, qui est bon humaniste, se mit à parler de la poéterie
et loua copieusement Julius Cæsar pour ses écrits et pour ses gestes.
Lorsque j'entendis cela, je fus bien aise, à cause que, pendant mes
études à Cologne, j'ai lu et appris de vous de nombreuses choses à
propos de poésie. J'ai pris la parole. «Puis donc que vous commencez à
discourir de la chose poétique, je ne me peux dérober plus longtemps. Je
dis simplement que je ne crois pas que Cæsar ait écrit ses
_Commentaires_ et je veux corroborer mon assertion par un argument qui
tinte comme suit. Quiconque s'adonne au métier des armes, ayant de
soutenus labeurs, ne peut apprendre le latin. Or, Cæsar fut toujours
dans les guerres et les plus grands travaux. Il ne lui fut pas possible
d'accéder à l'érudition et d'apprendre le latin. En vérité, je pense que
nul autre que Suetonius n'écrivit ces _Commentaires_ à cause que je ne
vois personne ayant, plus que Suetonius, une manière identique au style
de Cæsar.» Quand j'eus dit cela et bien d'autres paroles que j'omets ici
pour abréger, car vous connaissez le vieux dicton: _Les modernes se
gaudissent de la brièveté_, Erasmus se prit à rire et ne répondit rien
parce que je l'avais terrassé par la subtilité de mon argumentation.
Nous terminâmes ainsi le colloque et le goûter. Je ne voulus point lui
proposer ma question médicale parce que je savais que lui-même ne la
saurait pas, puisqu'il ne savait pas même résoudre mon argument sur la
poésie, encore qu'il fût poète ou soi-disant tel. Et je dis, par Dieu!
qu'il n'est pas aussi calé qu'on veut bien nous le faire croire. Il n'en
sait pas plus long qu'un autre homme. Je concède néanmoins qu'en poésie
il emploie un beau latin. Mais qu'est-ce que cela prouve? Dans un an, on
peut apprendre ces choses. Mais les sciences spéculatives, comme
Théologie ou Médecine, veulent d'autres efforts. Il se flatte aussi
d'être théologien. Mais, bon précepteur! quel théologien? Un théologien
simple, qui travaille uniquement autour des mots et ne goûte pas à fond
les choses intérieures. Supposez (je veux faire une très belle
comparaison) un olibrius voulant manger des noix, qui ne mâcherait que
la coquille et rebuterait l'amande.

Il en est de même quant à ces particuliers, pour mon intellect obtus;
mais vous, certes, vous avez beaucoup plus de comprenette que votre
serviteur, puisque j'entends dire que vous êtes déjà prêt à recevoir les
ornements doctoraux en Théologie, à quoi Dieu et la Sainte Génitrice
vous daignent promouvoir. Mais, pour ne parler que de moi, afin de ne
pas m'étendre au delà des bornes que je me suis proposées, j'affirme que
je peux, en une semaine, gagner, avec mon art (si toutefois Dieu me
concède une foule d'ægrotants), plus qu'Érasme ou tout autre poète dans
une année entière. Que cela suffise pour l'instant, qu'ils mettent cela
dans leurs poches, car je fus, par Dieu! extrêmement irrité. Une autre
fois, je vous écrirai plusieurs nouvelles. Vivez et portez-vous bien,
aussi longtemps que peut vivre un phénix, ce que vous accordent tous les
Saints de Dieu. Aimez-moi encore comme vous m'avez toujours aimé.

_Donné à Heidelberg._



XLIII

GALLUS LINITEXTOR DE GUNDELFINGER, CHANTRE PARMI LES BRAVES COMPAGNONS,
A MAITRE ORTUINUS GRATIUS, SON PRÉCEPTEUR CHÉRI DE PLUSIEURS MANIÈRES,
SALUT.


Révérend Dom Maître, comme vous m'avez écrit à Eberburg une lettre
solacieuse dans laquelle vous me consolez,--ayant appris que je fus
malade,--parconséquent je vous ai une gratitude sempiternelle. Mais,
dans cette épître, vous manifestez quelque surprise de me savoir malade
quand je n'ai pas de travaux pénibles, comme tous ceux que l'on répute
sans travail, en d'autres termes, domestiques des seigneurs. Ha! ha! ha!
il me faut rire, ou que je sois bâtard! de la question que vous me
faites avec tant de simplicité. Ne savez-vous pas que cela dépend de la
volonté de Dieu qui peut, à son gré, faire un malade, et derechef le
guérir, quand bon lui semble? Si la maladie provenait de la besogne,
cela pour moi n'irait pas bien, encore que vous affirmiez que je ne
travaille guère. Car je me suis trouvé naguère à Heidelberg, en
compagnie de gais lurons. Il m'a fallu peiner grandement du col,
c'est-à-dire humer le pot si bien qu'on peut tenir pour miraculeux que
j'aie encore mon gosier sec. Et vous croyez que ce n'est pas de la belle
ouvrage! Que cette riposte suffise à votre premier point.

Vous me dites, en second lieu, que je ferai bien de vous mander
n'importe quel petit livre où se trouve quelque chose de neuf qui se
puisse montrer aux béjaunes. Comme en toute circonstance vous me fûtes
gracieux, eu égard aux disciplines de tout genre que vous savez par
cœur, je ne peux me tenir de vous adresser une lettre détachée d'un bien
bel ouvrage qui se nomme: _Épistolaire des Maîtres de Leipzig_, à quoi
les Maîtres les plus dispos de l'inclyte Université de Leipzig ont, tour
à tour, collaboré. J'ai fait cela pour, si cette première lettre vous
agrée, vous envoyer tout le livre dont je ne me dessaisis qu'à
contre-cœur.

Cette lettre débute ainsi:



XLIV

MAITRE CURIO, RÉGENT DOYEN AU COLLÈGE HENRICUS DE LEIPZIG, DONNE LE BON
VÊPRE A MATHIAS DE FALKENBERG, GENTILHOMME DE VIEILLE NOBLESSE, ET,
DEPUIS CINQUANTE ANS, SON TOUJOURS INSÉPARABLE AMI.


Puisque, en vérité, il y a déjà longtemps que nous ne fûmes ensemble, il
me paraît bon de vous écrire un peu afin que notre amitié ne dépérisse
point. J'ai reçu de nombreuses gens l'assurance que vous vivez encore,
ferme sur vos rognons, lisant à livre ouvert, comme au temps de votre
jeunesse, et, par le saint Dieu! j'ai appris ces choses en grande
hilarité. Mais que ce Dieu bon me pardonne d'avoir juré comme un
charretier. Lui plût, ainsi qu'à Dame Maria, que vous pussiez chevaucher
et venir à nous! Dire que vous ne montez plus à cheval aussi commodément
que par le passé, quand nous étions ensemble à Erfurth et dans telles
autres parties de la Saxe, où j'ai bien souvent admiré votre prestance
lorsque vous enfourchiez un étalon!

Grande fut ma peur, quand j'ai su que les habitants de Worms étaient en
procès avec un gentilhomme, que vous ne fussiez engagé dans son affaire,
à cause qu'une ancienne famille comme la vôtre a des alliances chez
presque tous les nobles du pays. Quand vous étiez jeune, ce n'étaient
que _zeches_[14], compotations et haute école avec les gars de la
contrée, à l'occasion de quoi, souvent, je vous ai morigéné. Mais, comme
tout va bien jusqu'ici, nous voulons rapporter au Dieu Iesus les grâces
méritées, pour être, si longtemps, demeurés sains et saufs.

  [14] Allemand: _Zeche_ «écot», «festin», en mauvaise part «orgie».
    Cela ne s'entend plus, aujourd'hui, que de la carte à payer dans les
    restaurants.

Je suis estomaqué fortement que vous n'ayez oncques songé à écrire,
malgré que vous ayez pour Leipzig des messagers nombreux et sachant fort
bien que je n'ai point cessé de l'habiter. Je ne saurais être paresseux
comme vous. Je vous épistole donc, car j'épistole de bon cœur. Depuis
notre dernière entrevue, j'ai plus de vingt fois écrit à des hommes
doctes mes égaux. Mais je passe l'éponge sur cette erreur tout comme sur
les autres.

Seigneur noble, j'aurais voulu que vous fussiez dernièrement ici avec
nous, quand le Sérénissime Prince de Saxe solemnisa son mariage dans
Leipzig. Nous eûmes un très beau ballet avec des entrées de chant où
furent conviés force gentilshommes. Je fus délégué à ses noces en même
temps que notre Recteur de Leipzig, comme il est d'usage. Nous avons
popiné une large coupe avec des florins jusqu'au bord. Nous sommes
restés là deux jours; nous avons fait carrousse et, gaiement, nous nous
sommes restaurés à table par le boire et le manger. Avec moi était un
_famulus_ qui avait apporté deux marmites. Il a bien su me trouver où
j'étais assis et poser sous mon escabeau les récipients. Alors, nous
eûmes un vin de tout premier ordre; vous le connaissez bien et n'ignorez
pas ce qu'il vaut. Il est très délectablement délectable; je l'ingurgite
avec tant de plaisir qu'il me fait la tête ronde et qu'au sortir de
table, je me fous à chahuter. J'ai donc pris une marmite où j'ai
transvasé quelques fioles de ce jus, le remisant après sous la table,
uniquement pour ne pas mourir de soif, notre chemin faisant.

Ensuite, parmi d'autres ragoûts de toute espèce, nous eûmes un insigne
hochepot, avec maintes gallines, farcies de bonnes choses. Alors je
ramenai la seconde marmite; je la garnis d'une poularde entière, afin
que le magnifique Dom Recteur et moi eussions de quoi goûter en route.
Ce petit travail mené à bien, je dis à un _nobilis_: «Monsieur le
gentilhomme, vous plaît-il siffler mon valet? j'ai quelque chose à lui
dire.» Quand il m'eut rendu ce bon office et mon valet debout auprès de
moi: «_Famulus_, dis-je, viens ici et ramasse mon couteau qui a roulé
sous la table» (je l'avais naturellement fait tomber exprès). Alors il
se coula sous la table, mit adroitement le couteau et les marmites sous
son froc, le tout si parfaitement distillé que les gens n'y virent que
du feu.

O Sainte Dorothea! si vous eussiez fait route de compagnie avec nous,
quand nous retournâmes à Leipzig, comme notre bombance eût été joyeuse!
J'ai encore boulotté pendant deux jours les débris de ces reliefs, à
cause que nous n'avons pu manger nos provisions en cours de route.

Je vous écris cela parce que je sais que vous avez aussi fréquemment
escamoté sous le manteau, dans vos chausses ou dans le sac. Vous le
faisiez communément lorsque nous vivions encore ensemble et c'est de
vous que j'ai appris cette gentillesse. En bonne foi, c'est un talent
fort agréable et je ne voudrais pas, au prix même de cent écus d'or, en
être dépourvu. On m'a dit récemment que vous avez, dans votre patelin,
un beau verger plein de fruits, poires, pommes et raisins. Quand vous
allez à votre auberge, parce que vous ne dînez point à domicile, vous
portez un grand carnier dans quoi vous escamotez du pain blanc, des
oiseaux rôtis et des viandes, le tout de si bonne grâce que nul ne s'en
aperçoit. Je m'en étonne, mais je le crois parce que vous avez eu un
long apprentissage et que l'apprentissage fait l'artiste, comme dit le
Philosophe au neuvième livre de la _Physique_. J'ai appris aussi que
vous aviez une fumelle qui n'y voit pas fort bien d'un œil. Ce que
j'admire le plus, c'est que vous puissiez encore être homme pendant la
nuit, à l'âge que vous avez; mais ce qui m'ébahit complètement, c'est
que votre cas demeura bandé pendant six semaines entières, sans qu'il
vous fût possible de le décourager, phénomène qui, d'après vous,
résultait de maladie. Nom de Dieu! si j'avais une infirmité pareille, je
voudrais être le plus recherché des galants! Mais, croyez-moi, je ne
peux plus besogner comme dans mes vertes saisons. Il y a quatre semaines
que j'ai foutu à la porte ma cuisinière, tant il y a belle lurette que
j'ai cessé de culeter.

Voici encore une requête dont il me faut vous saisir, premier que de
conclure. Si vous avez quelque enfant ou consanguin, si vous connaissez
un bon ami qui possède l'un ou l'autre et soit dans le propos de le
faire étudier, envoyez-moi ici à Leipzig vos jeunes élèves. Nous avons
un grand nombre de Maîtres fort savants. La pitance du collège ne laisse
rien à désirer. Tous les jours, matin et soir, on met sept plats sur
table. Le premier s'appelle «toujours», en allemand: _grütz_; le second,
«continuellement», _eei supp_; le troisième, «chaque jour», c'est-à-dire
_muss_; le quatrième, «fréquemment», autrement dit _mager fleisch_; le
cinquième, _raro_, ou bien _gebratens_; le sixième, «jamais», à savoir
_kaes_; le septième, «quelquefois», qu'on peut traduire par _apffel_ und
_birn_.

Avec cela, nous avons une potion de tout repos qu'on appelle
_conventum_. Qu'en dites-vous? Et cela ne suffit-il point?

Nous gardons le même ordre pendant toute l'année, avec de grands éloges
et l'assentiment de tous. Cependant, nous n'avons pas dans nos cellules
extraordinairement de quoi manger. Cela manquerait un peu de décorum et
nos Suppôts ne voudraient plus en fiche un clou. C'est pourquoi j'ai
gravé sur toutes les portes de nos habitations les deux vers que voici:

    La règle de la Collégiale est en tous temps égale:
    Porte des victuailles avec toi, si tu veux manger avec moi.

Mais en voilà bien assez pour ne pas vous paraître superflu. Vous voyez
que je suis poète à mes heures.

Donné en grande hâte à Leipzig, sous le ciel couleur de blave[15].
Portez-vous bien avec votre particulière, comme l'abeille sur le thym ou
le poisson dans les ondes. Encore une fois, portez-vous bien.

  [15] Bleuet. Cf. Cotgrave (_Blave_ et _blate_). Rob. Estienne et
    Ménage (_Blaveolles_ et _blavet_), c'est la fleur inhérente au blé
    _blavium_.

    LACURNE.

                   *       *       *       *       *

Voyez à présent, Dom Maître Ortuinus, si cette épître vous agrée. Alors,
je vous en ferai tenir plein un livre, à cause qu'elles sont très
bonnes, tout au moins d'après mon débile génie; et voici que je ne peux
vous écrire davantage. Portez-vous bien dans Celui qui créa toutes
choses.

_Donné à Ebersberg: Je voudrais que vous y fussiez avec moi, ou le
diable m'emporte! le sixième dimanche entre Pâques et Pentecôte._



XLV

ARNOLDUS DE TONGRES, NOTRE MAITRE EN LITTÉRATURE SACRÉE, DONNE LE
BONJOUR A MAITRE ORTUINUS GRATIUS.


Vénérable Dom Maître, je suis vexé au delà de toute vexation. Je
comprends à l'heure qu'il est combien est véridique cet adage des
poètes: _un malheur ne vient jamais seul_, de quoi je vous ai fourni la
preuve. Je suis déjà valétudinaire et sur mon état de maladie se greffe
une angarie qui n'est pas petite. La voici:

Tous les jours, accourent vers moi des hommes. Il en est même d'autres
qui m'écrivent de différentes provinces, car je suis universellement
connu pour le libelle que j'ai publié, comme vous le savez, contre
l'_Apologie_ de Reuchlin. Ces gens-là disent ou écrivent qu'ils sont
ébaubis que nous ayons délégué Johannes Pffefferkorn, juif maquillé de
christianisme, à la défense de notre Foi; qu'il est bizarre de le voir
prendre parti dans cette cause, écrire en notre nom comme au sien propre
et tarabuster Joannes Reuchlin. Il recueille ainsi la notoriété,
cependant que nous rédigeons les actes de cette polémique. Il les publie
en son nom. Or, tout cela est vrai; j'en suis moi-même tombé d'accord,
l'ayant déclaré en confession. On dit même qu'il vient de compiler une
brochure nouvelle qu'il nomme en latin _Défense de Johannes Pffefferkorn
contre Joannes Reuchlin_. Dans ce factum, il débobine toute l'affaire,
depuis A jusqu'à Z; il a, de plus, teutonisé sa diatribe à l'usage du
public. Oyant cela, j'ai répondu tout simplement qu'il n'y a pas un mot
de vrai dans cette histoire, du moment que je n'en suis pas informé. Si
Pffefferkorn était coupable de ce geste, alors, par Dieu! ce serait un
furieux scandale qu'il ne m'en ait pas instruit d'abord et ne m'ait pas
consulté, premier que de le faire. Peut-être ne se recorde-t-il plus de
moi depuis qu'il me sait malade. S'il m'avait questionné, j'eusse
répondu que le geste était bon pour une fois, sachant que nous ne
gagnons pas à la controverse: car Joannes Reuchlin rebiffe toujours,
parce qu'il a le Diable au corps. Néanmoins, si Pffefferkorn s'est avisé
d'écrire, je sollicite diligemment votre intervention pour empêcher que
sa diatribe ne paraisse; vous en êtes le correcteur.

Secondement, j'ai appris, ce dont je ne me saurais douloir d'une
pareille véhémence, que (révérence parler) vous donnâtes à la servante
de l'imprimeur Quentels force coups de votre lardoire, tant que le
ventre lui a levé. La chose est, ce dit-on, absolument incontestable.
Quentels a pardonné, mais il n'a plus voulu souffrir la donzelle chez
soi. Elle est, à présent, dans sa maison et ravaude à neuf les habits
hors d'usage. Je vous demande, au nom de la très grande charité que nous
eûmes toujours l'un pour l'autre, de m'écrire si cela est vrai ou non,
parce que, depuis longtemps, je souhaite besogner la petite. Jusqu'ici,
je m'en étais gardé, à cause que je craignais qu'elle eût encore son
pucelage, mais si, en réalité, vous lui fîtes la chosette et que vous
n'y trouviez pas d'inconvénient, nous pourrons alternativement larder
cette jeunesse, moi aujourd'hui, vous demain, attendu que les plus
qualifiés doivent prendre le pas, que je suis Docteur et vous Maître,
sans que, pour cela, je vous contemne le moins du monde. Nous garderons
le secret et nous la nourrirons avec son produit, à frais communs. Je
suis certain qu'elle acceptera de grand cœur et sera fort satisfaite.
Même si, depuis quelque temps, je l'avais lardée avec assiduité, à coup
sûr je serais plus gaillard. J'espère néanmoins que je vais purger mes
rognons dans son bas-ventre afin de récupérer la santé. Là-dessus,
portez-vous bien. Si je n'avais été mal en point et trop débile pour me
déplacer, j'eusse été vous voir plutôt que de vous écrire. Ce néanmoins,
ne manquez pas de me donner réponse.

_En hâte, dans notre collège du Mont._



XLVI

JOHANNES CURRIFEX D'AMBERG A ORTUINUS GRATIUS DE DEVENTER, NOMBREUSES
SALUTATIONS.


Puisque vous m'avez écrit naguère afin d'enquerre comment je vivote à
Heidelberg et de vous marquer aussi comment les Docteurs et les Maîtres
se plaisent en ce lieu, apprenez donc, _primo_, qu'aussitôt arrivé dans
Heidelberg, je me suis fait marmiton au collège, ce qui me donne la
table gratuite et même quelque argent pour mon salaire. Je peux, de la
sorte, achever mes études et me pousser à la Maîtrise. Ainsi travaillait
Henricus le Pauvre. Il n'avait ni livre ni papier, mais il écrivait tout
sur sa peau. De même se nourrit Plautus, qui portait les sacs au moulin
comme un baudet et qui s'évada par la suite, devenu très docte et
s'étant fait l'auteur de proses et de vers.

Or, pour que vous sachiez quels hommes doctes sont ici, je veux d'abord
vous parler des plus qualifiés et, successivement après, de tous les
autres. Le philosophe dit au chapitre premier de la _Physique_: _Des
universaux, il faut procéder aux individus._ Et Porphyrius, de même,
descend du genre le plus œcuménique à l'espèce la plus quidditive, où
Plato enjoint de se reposer. Donc, c'est par les plus qualifiés que se
doit engrener la dénomination, comme l'affirme le Maître gentil, au
second chapitre de l'_Ame_.

Parmi tous les Docteurs en Théologie, il en est un qui fait fonction de
notre prédicateur. Il a une voix de buccin, encore que nabot. Les hommes
se plaisent à l'ouïr prêcher; ils gagnent à ses sermons, car il est
savant, de par Dieu! et docte au superlatif; c'est moi qui vous le dis.
Beaucoup viennent l'entendre parce qu'il est délectable et mécanise les
ventrus dans l'ambon ou le cancel. Je l'ai entendu un jour développer
cette question du livre des _Analytiques postérieures_ d'Aristoteles, à
savoir: _ce qui est, _est_, et pourquoi cela est-il, et pour quels
motifs cela est-il?_ Merveilleusement, il a su déduire en vulgaire tant
de subtilité.

Une autre fois, il a discouru sur la virginité, disant que les filles
qui perdent leur membrane ont accoutumé de donner pour excuse qu'elles
ont été dépucelées par violence. De quoi il s'est tordu: «Vous êtes bien
venues d'attester la violence! Je vous le demande. Si quelqu'un avait
dans une main un braquemard nu et, dans l'autre, une gaine; que, tout le
temps, il remuât son fourreau, ne serait-ce pas un moyen sûr de
n'invaginer point le braquemard? Eh bien, il est en de même pour les
tendrons[16].»

  [16] «... Le Gouverneur aussitost rendit la bourse à l'homme et puis
    tint ce discours à la voilée non violée: ma sœur, si, pour défendre
    votre corps, vous eussiez employé la moytié du courage et de la
    valeur que vous avez tesmoignée pour défendre cette bourse, les
    forces d'Hercule ne vous pourraient jamais forcer. Allez à la bonne
    heure, ou plus tôt à la mal heure et qu'on ne vous voye plus en
    cette Isle, ny six lieües à la ronde, sur paine de deux cens coups
    de foüet.» _L'Histoire de l'audacieux et redoutable chevalier Dom
    Quixote de la Manche_, trad. F. de Rener.

Une fois, quand, au nouvel an, faut donner leurs étrennes à chaque
division, il apporta des cadeaux pleins de goût pour les pupilles des
trois collèges. Aux modernes (car nous avons ici des modernes et des
anciens), il donna un Saturnus et leur exposa: «Saturnus est une planète
frigide convenant bien aux modernes, à cause qu'ils sont eux-mêmes des
artistes froids, qui n'observent point saint Thomas, ni les _Copulata_,
ni les _Réparations_, d'après le cours du collège de Mont à Cologne.»
Mais aux Thomistes, il donna, pour le nouvel an, un éphèbe dormant
auprès de Jovis qui s'appelle Ganymèdes. Celui-là cadre avec les
Réalistes. De même, en effet, que Ganymèdes décante à Jovis le vin et la
cervoise, le doux breuvage du lacaricium[17], histoire bellement
interprétée par Torentinus, au livre premier de l'_Æneis_, ainsi les
Réalistes infusent en eux-mêmes les Arts et les Sciences. Il ajouta
d'autres arguments et tant d'autres choses délectables qu'un homme seul
ne les peut admirer en une fois. J'estime qu'il a dû se coucher pendant
plusieurs nuits, mais qu'il n'a pas fermé l'œil quand il a spéculé avec
tant de perfection et de subtilité. Il en est beaucoup néanmoins qui
disent que ce Prêcheur ne fait que débiter des sornettes. Ils ne se
privent pas de le nommer _Quaculator_ et _Joannes à la tête fêlée_ et
_Cap d'auque_, pour la raison qu'un jour il resta coi dans une
controverse. Alors, ils expédièrent le Docteur avec tant de réalisme que
nul, depuis cent ans, ne fut si rondement expédié. L'un d'eux fut
l'attendre à la porte de la salle. Puis, ôtant sa barrette (non pour lui
rendre hommage, mais à la façon des Juifs quand ils mirent à Christus
une couronne et génuflectèrent devant lui): «Seigneur Docteur,
dit-il--révérence parler--que Dieu bénisse votre bain!» A quoi il
répondit: «A Dieu grâces, Bacheliers!» et disparut sans ajouter un mot.
Quelqu'un m'a dit que ses yeux étaient pleins de larmes et qu'on pense
qu'une fois hors de vue, il s'est mis à pleurer. Quand j'ai connu ce
méchant persiflage, la colique m'a pris tout à coup et, si j'avais su
quel pouvait être ce goguenard, je me fusse harpaillé avec lui quand
bien même il aurait dû me fendre la tête avec une planche.

  [17] Le _lacaricium_ d'Hutten s'identifie, en latin de cuisine, au mot
    allemand (_lakritze_) _succus liquiritiæ!_ jus de réglisse, Ganymède
    verse du coco à Jupiter!

Mais le docteur _Cap d'auque_ conserve encore un disciple. Pour moi,
c'est un homme docte, quasi plus que docte et même plus docte que son
précepteur, si ce n'est qu'il est tout simplement Bachelier dans la
_Bible_. Il y a quelque temps, il y a même fort peu de temps, ce
Bachelier intima tout au moins vingt-deux questions et sophismes et
toujours contre les modernes, savoir: si Dieu est dans le _Prédicament_,
si l'_Essence_ et l'_Existence_ sont distinctes, si les _Rollations_ se
séparent de leur fondement, et si les dix _Prédicaments_ sont distincts
en réalité. A celui-là, que de répondants! Je n'en ai contemplé de ma
vie un tel nombre dans un seul amphithéâtre. Il a soutenu lui-même ses
propositions, de quoi il s'est fait grand honneur; car, pour contredire
un seul homme, c'était prou d'un seul Maître. Je m'étonne que le
dizainier ait permis qu'il en fût autrement. La canicule, sans doute,
lui aura donné un coup de marteau, car la chose est contraire aux
Statuts. La dispute achevée, j'ai tout de go improvisé à la louange du
cathédrant le poème que voici, car j'ai des parties d'humanités:

    Voilà un Maître docte,
    Qui a intimé, deux ou trois fois,
    Ce qui distingue l'_Être_ de l'_Essence_
    D'avec l'_Être_ de l'_Existence_,
    Et des _rollations_,
    Et des prédicaments la distinction.
    _Utrum_, Dieu qui est dans le firmament
    Se trouve-t-il aussi dans les _prédicaments_?
    Ce que nul n'avait osé avant lui,
    Pendant les siècles des siècles.

Mais en voilà bastante sur ce point. Je veux, à présent, vous dire ou
vous écrire quelques petites choses des poètes. Il en est un qui
commente Valerius Maximus. Il ne me plaît la moitié autant que vous,
lorsque, dans Cologne, vous paraphrasiez de même Valerius Maximus.
Celui-ci procède tout uniment. Vous, au contraire, pour exprimer le
mépris de la Religion, les songes, les auspices, vous alléguiez les
Saintes Écritures, c'est-à-dire la Chaîne d'Or qui embrasse toutes les
œuvres de Thomas le Béat, de Durandus et autres Sublimes en Théologie.
Vous nous recommandâtes de bien noter ces passages empruntés à
l'Écriture, d'y peindre une main et de les retenir par cœur.

Vous saurez de plus que nous n'avons pas ici autant de Suppôts comme on
en voit dans Cologne. A Cologne, les étudiants peuvent être comme sont
les scutaires[18] à Heidelberg. Même quelques-uns d'entre eux portent le
ceinturon avec le bouclier, chose que l'on ne veut point admettre ici.
Tous, en effet, ont leur table au Collège et doivent figurer au
matricule de l'Université. Mais leur petit nombre ne les empêche pas
d'être audacieux et non moins hardis que les troupes de Cologne. Ils ont
tout récemment dégringolé un régent du collège qui mouchardait à la
porte de leur salle, ayant compris qu'ils biberonnaient à l'intérieur.
L'un d'eux, voulant sortir, tomba sur le bonhomme et le jeta rudement à
travers l'escalier. Enfin, ils poussent la bravoure jusqu'à se gourmer
avec les reîtres, comme ceux de Cologne avec les taillandiers. Ils
marchent à la façon des reîtres, portant le glaive nu, et des arcs, et
des épées, même des _plumbatum_[19] où se peut tendre une corde qui sert
à décocher le projectile et qu'ensuite ils ramènent à eux. Des reîtres,
naguère, ont entamé le cuir d'un _Domicellus_ qui, d'effroi, tomba par
terre; mais, se relevant aussitôt, il fit une défense réaliste,
frappant, espadonnant sur tous, jusqu'au temps qu'ils aient invoqué
saint Valentin et pris leurs jambes à leur cou.

  [18] Victor Develay traduit par «archers». Ce bibliothécaire ne recule
    jamais devant une explication à la portée des simples. Forcellini
    pourtant, ni Du Cange ni la _Crusca_ ne traduisent le mot
    _Scutones_, ni deux lignes plus bas le mot _parthecas_. Convient-il
    de lire _parthicas_?

  [19] _Flagellum, cujus lora plumbeis globulis in extremo instructa
    erant._ DU CANGE, _Glossaire_. Serait-ce la _nagaïka_ russe ou mieux
    la «plombée» de Froissart? Mais ne faut-il pas traduire par
    «arbalète»?

Encore une chose sur quoi vous devez être éclairé: demandez, je vous
prie, au docteur Arnoldus de Tongres qui n'est pas manchot en Théologie,
s'il est permis de jouer aux dés pour gagner des indulgences. Je connais
certains compagnons, grands ribauds, lesquels ont joué toutes les
indulgences que leur avait accordées Jacobus de Altaplatea[20], quand il
eut terminé le procès de Reuchlin à Mayence. Ils sont trois qui
prétendent que de telles indulgences ne profitent à qui que ce soit.
Dans le cas où cela, comme je le suppose, serait un péché (et bien
est-il impossible que ce ne soit un péché), les trois compères me sont
parfaitement connus. Je les signalerai aux Prêcheurs qui les couvriront
de confusion dans les règles. Moi-même, je veux en personne (car j'ai
assez de bravoure pour cela) m'évertuer de les réduire par la famine.

  [20] Nom latinisé d'Hoogstraten.

Je n'ai plus rien à vous écrire, sinon qu'il vous plaise saluer de ma
part la servante de Quentels, qui ne tardera pas à se vider. Portez-vous
bien pancratiquement, athlétiquement, pugiliquement, royalement et
magnifiquement, comme dit Erasmus en ses _Paraboles_.

_Donné à Heidelberg._



XLVII

JACOBUS DE ALTAPLATEA, PROFESSEUR TRÈS HUMBLE DES SEPT ARTS INGÉNUS ET
LIBÉRAUX, NON MOINS QUE DE SANCTISSIME THÉOLOGIE; EN OUTRE, DANS
QUELQUES PROVINCES DE GERMANIA, MAITRE DES HÉRÉTIQUES, C'EST-A-DIRE LEUR
CORRECTEUR, A ORTUINUS GRATIUS DE DEVENTER, DOMICILIÉ POUR LA VIE A
COLOGNE, SALUT DANS NOTRE-SEIGNEUR JESUS-CHRISTUS.


Jamais ne fut aux ruricoles tant duisante, après une longue sécheresse,
la très douce pluie, et tant bienvenu le soleil après de longs
brouillards, que l'a été pour moi votre message expédié à Rome où je
l'ai reçu.

D'en avoir fait lecture, une jubilation telle m'a ému que j'eusse pleuré
de grand cœur. Il me semblait que nous étions encore dans votre maison
de Cologne, quand nous buvions de compagnie un ou deux quartauds, soit
de vin, soit de bière, et que nous prenions plaisir au jeu de l'Oye:
aussi ma pensée était en fête.

Mais il vous plaît qu'à mon tour j'imite votre exemple et que je vous
écrive quels sont mes gestes dans cette Rome ici, tant de vous éloignée,
et comment, pour moi, les conjonctures se succèdent? Je le ferai de bien
bon cœur. Apprenez donc que je suis encore sain par l'influx de la
Divinité. Mais, combien que je sois encore sain, je ne goûte pas le
moindre contentement au séjour qu'il me faut faire en cette Rome; car le
procès que j'y plaide est en possession de tourner à ma honte. Je
voudrais ne l'avoir oncques entamé. Ici, tout la monde me prend pour
chouette et m'inflige des vexations. Reuchlin est beaucoup plus notoire
qu'en Allemagne: force cardinaux, et des évêques, et des prélats, et des
courtisans aiment lui. Si je n'avais entrepris cette maudite affaire, je
serais encore dans Cologne, buvant à pleins brocs et me rassasiant du
meilleur, tandis qu'ici j'ai quelquefois à peine un chanteau de pain
sec. Je crois même aussi qu'en Allemagne les choses ne tarderont pas à
se gâter. Cela tient à mon absence: tous, déjà, écrivent sur la
Théologie, au gré de leur humeur. On va jusqu'à prétendre qu'Erasmus de
Rotterdam a composé plusieurs traités sur cette matière. Or, j'opine
qu'il ne saurait le faire en toute rectitude. Lui-même, naguère, dans un
libelle, mécanisa les théologiens, et voici qu'à présent il compose
théologiquement, de quoi je demeure stupéfait. Que je sois de retour en
Allemagne! Je lirai ses codicilles et que je trouve alors un point, un
seul point, un fétu de point que l'erreur coïnquine! Il verra ce que je
veux de lui, agrippé à sa couenne. Le butor écrit en grec, ce qui ne se
doit en aucune manière, car nous sommes latins et nullement grecs. S'il
veut écrire et que nul ne l'entende, pourquoi ne s'exprime-t-il pas en
italien, hongre ou samogitique? Nul, en ce cas, n'y comprendrait goutte.
Qu'il se rende conforme à nous, théologiens, au nom de cent diables!
Qu'il écrive par _utrum_, et _contra_, et _arguitur_, et par
_conclusion_, et par _réplique_ suivant la coutume des théologiens.
Ainsi, nous-mêmes le lirons.

Je ne saurais vous mander toutes choses ni vous dire quelle est, en ce
lieu, ma pauvreté. Quand m'aperçoivent les membres de la Curie romaine,
ils me traitent d'apostat. Ils disent que je me suis encouru de mon
Ordre. Ils en font de même au docteur Petrus Meyer, plébain de
Francfort: car ils vexent le pauvre homme aussi bien que moi, à cause
qu'il m'est favorable. Lui, cependant, reste en meilleure posture, nanti
d'un bon office, étant chapelain sur l'_Ara-Cœli_, poste recommandable,
par les Immortels! encore que ces courtisans le réputent comme le plus
abject emploi qui se puisse occuper dans Rome. Mais cela ne fait rien.
S'ils parlent, c'est envie; or donc, Petrus Meyer tire son pain de la
charge en question. Il se nourrit vaille que vaille, en attendant qu'il
mène à bien son litige avec les Francfortois. Nous déambulons quasi tout
le jour parmi le Champ de Flora, expectant des gueules allemandes, car
nous avons le plus grand plaisir à voir nos braves Teutons. Viennent
alors ces membres de la Curie romaine. Ils nous montrent au doigt, font
sur nous des gorges chaudes: «Vous voyez bien, disent-ils, ces deux
galants qui se promènent? Ce sont eux qui prétendent avaler Reuchlin.
Ils le mangeront, d'abord. Ensuite, ils le merdifieront.» Enfin, nous
sommes tarabustés de telles vexations que les cailloux eux-mêmes
devraient en être émus. Alors, notre pieux curé de dire: «Sainte Maria!
qu'est-ce que cela peut bien nous foutre? Et d'ailleurs, mon frère, nous
le voulons prendre en patience pour l'amour de Dieu, lequel pour nous a
grandement pâti. Nous sommes théologiens. A ce titre, nous devons faire
profession de humilité et le monde nous incaguer abondamment.» Derechef,
il me fait ainsi l'humeur joyeuse et je pourpense: «Les gars disent ce
qu'ils veulent. Eux-mêmes, néanmoins, n'ont pas tout ce qu'ils veulent.»
Si nous étions dans la patrie et qu'un quidam s'avisât de nous berner de
la sorte, nous ne manquerions pas, à notre tour, de lui dire ou de lui
faire quelque notable avanie, à cause que j'arriverais sans peine à
gonfler contre lui la plus minime accusation.

Tout récemment, nous allâmes faire un tour de compagnie. En ce moment,
deux ou trois individus marchaient sur le mail, à quelques pas devant
nous, ce qui fait que nous étions derrière eux. C'est alors que je
trouvai une cédule que, j'en suis convaincu, l'un de ces particuliers
avait perdue à bon escient et pour que nous la ramassassions. Elle
contenait les mètres que voici:

ÉPITAPHE D'HOOGSTRAETEN

    Ire, fureur, dol, rage, inclémence et blême envie,
    Quand succombe Hogstratus, ne meurent point du même coup.
    Il en boutura les rejets dans l'insipide vulgaire:
    Ce fut le don et le monument de son génie.

AUTRE

    Croissez, ifs! croissent les aconits d'un tel sépulcre!
    Avait celui qui gît sous cette pierre osé tous les forfaits.

AUTRE

    Pleurez, mauvais! gaudissez-vous, braves gens! une seule mort, entre
                                                                ces deux
    Troupes survenant, enlève à ceux-ci, donne à ceux-là.

AUTRE

    Ici gît Hogstratus, lequel, vivant, souffrir et endurer
    Les méchants ont pu, ains jamais les bons:
    Lui-même se retire de la vie, indigné contre elle,
    Marri de ce que le pouvoir de nuire encore lui est tollu.

Le plébain et moi, quand nous eûmes ce libelle trouvé, nous l'emportâmes
sur-le-champ à la maison et procombâmes dessus pendant huit ou quatre et
dix jours, sans le pouvoir entendre. Il me semble que j'y dois être
mécanisé, à cause que le nom d'_Hogstratus_ figure dans ces vers.
Néanmoins, je cogite que ce ne peut être moi qu'ils atteignent: en effet
ce n'est pas ainsi que je me nomme en latin, mais bien _Jacobus de
Altaplatea_, sinon, en vulgaire, Hoogstraeten. C'est pourquoi je vous
fais tenir la lettre afin que, l'ayant interprétée, il vous plaise
mettre fin à mon incertitude et me dire si c'est de moi ou d'un autre
qu'il s'agit. Si c'est moi (ce que je me refuse à croire, car il est
évident que je ne suis pas mort), je veux alors mener une enquête; puis,
lorsque je tiendrai l'auteur, je lui chaufferai un bain qui ne lui
donnera pas de quoi rire. La chose est bien aisée; en effet, j'ai ici un
bon fauteur qui est mon âme damnée, Stafir, cardinal de Saint-Eusebius.
Il fera le nécessaire pour que notre homme vienne en prison, qu'il y
mange du pain et de l'eau et qu'il y prenne le trousse-galant. Par
ainsi, faites diligence; écrivez-moi au plus tôt votre sentiment et
corroborez ma certitude.

J'ai, en outre, depuis peu, ouï-dire que Johannes Pffefferkorn s'est
rendu Juif itérativement. Je n'en crois pas un mot. Ne prétendait-on
pas, voici deux ou trois ans, que le margrave de Halles avait fait ardre
ce cher homme? La nouvelle était controuvée en ce qui le concerne, mais
véridique pour un autre qui portait le même nom. Et je n'admets pas
qu'il se fasse _mammalucus_ ayant, comme il l'a fait, déblatéré contre
les Juifs. Ce serait un déshonneur pour tous les Théologiens et les
Prêcheurs de Cologne puisque auparavant il était avec eux de la dernière
intimité. Les gens peuvent narrer tout ce qu'ils veulent, encore une
fois je n'en crois rien, de par la sainsangrebois! Et vous, tout de
même, portez-vous à souhait.

_Donné à Rome en l'hôtellerie de la Campane dans le Champ de Flora, le
vingt-unième d'Avoust._



XLVIII

WENDELINUS PANNISTONSOR, BACHELIER A STRASBOURG ET CHANTRE, DONNE A
MAITRE ORTUINUS GRATIUS DE MULTIPLES SALUTS.


Vous m'encoulpez dans votre dernier message, à cause que l'atrament est,
à mes yeux, dites-vous, tel que du baume, le calame tel que du
cinnamome, le papyrus tel que de l'or. C'est pour cela que je vous écris
parcimonieusement comme je fais. Eh bien! je me propose, dorénavant et
toujours, de vous prodiguer mes lettres, momentanément pour ce que vous
fûtes mon précepteur, dans la cinquième classe à Deventer, pour ce que
vous fûtes le _vittrinus_ mien. De sorte que je suis tenu de vous
écrire. Mais parce que je ne sais la moindre nouvelle, je vous marquerai
tout autre chose. Néanmoins, je conviens que mon historiette n'est
aucunement pour vous éjouir, vous si indulgent pour les côtés faibles
des Prêcheurs.

Dernièrement, nous avons pris place à un _symposium_. Un vint s'asseoir
à table, qui baragouinait latin si admirable que je n'entendais pas la
plupart des termes, mais bien quelques mots de çà de là. Par exemple, il
s'outrecuidait de composer un traité, à paraître pour la foire prochaine
de Francfort, lequel s'intitulera _Catalogue des Prévaricateurs, à
savoir des Prédicateurs_ et de publier toutes les scélératesses qu'ils
ont faites, car ils sont les plus scélérats de tous les Ordres connus.
D'abord comment il advint, à Berne, que le Prieur et les Supérieurs
introduisirent des garces dans le cloître; comment ils firent un nouveau
saint Franciscus; comment la béate Vierge et les autres saintes
apparurent à Nolhardus; de même, en quelle façon les moines voulurent,
par la suite, donner le boucon à ce même Nolhardus dans le corps de
Christus; enfin, comment ces moines, pour tant de noirceurs et de
crimes, furent menés au bûcher.

Il se targuait en outre de narrer comment, une autre fois, dans l'église
de Mayence, devant le maître-autel, certain Prêcheur besogna sa
mérétrice. Quand les autres putes se harpaillaient avec elle, c'étaient
des noms d'amitié: «Paillasse de moine! Vache d'église!» ou «Salope
d'autel!» Des hommes ont ouï ces propos; ils connaissent encore la
putain.

Le quidam se propose de rappeler aussi l'aventure de ce Prêcheur qui
voulut une fois, à Mayence, dans l'auberge de la Couronne, larder la
servante, lorsque les Prêcheurs d'Augsbourg eurent, là-bas, leurs
indulgences et dormirent dans ce bouchon. La servante donc s'apprêtait à
faire un lit. Notre moine la reluque, prend la piste de son derrière et,
la jetant sur le carreau, se met en posture de la cuisser tout net.
Elle, de beugler comme un pourceau qu'on égorge: des hommes opportuns
d'accourir à son aide. Faute d'un tel secours, la péronnelle eût subi
les derniers outrages, sans avoir même le temps de crier merci.

Il pense encore divulguer comment ici, à Strasbourg, dans le cloître des
Prêcheurs, quelques moines ont fait entrer des cataus, les ont dans
leurs cellules introduites par le chemin de halage qui borde le couvent;
puis, ayant tondu les cheveux de ces dames, elles sont allées aux
emplettes, achetant du poisson à leurs cocus, pêcheurs de leur état, si
bien qu'elles ont été reconnues en plein marché. Telles sont
malpropretés que firent les cucupiètres en compagnie de ces salopes.

En voulez-vous d'autres? Un Prêcheur s'en fut, il y a quelque temps,
promener avec une moinesse. Ils prirent par mégarde le chemin des écoles
pour y jouer du serre-cropière. Et voilà qu'une troupe d'étudiants les
aperçoit, entraîne chez eux le couple monacal et se met en devoir de les
fustiger d'importance. Quand ils en furent à retrousser la margot, ils
constatèrent qu'elle portait une vulve entre les jambes, de quoi ils se
gaudirent comme il faut et les renvoyèrent en paix, mais non sans que
l'anecdote s'ébruitât par la ville et devînt le principal de tous les
commérages.

Alors, parbleu! je fus grandement irrité d'ouïr ces mauvais propos:
«Vous avez tort, dis-je au médisant, de proférer ces choses. Étant même
posé le cas de leur bien-fondé, votre devoir serait encore de les passer
sous silence. Car il pourrait bien advenir que tous les Prêcheurs
fussent égorgés en une heure, à l'instar des Templiers, si le public
était informé de ces cochonneries.» A quoi il riposta: «J'en sais encore
tant que je ne les pourrais coucher en écrit sur vingt _arcus_ de grand
papier.»--«Pourquoi, repris-je, imputer à tous les Prêcheurs des actes
que, cependant tous n'ont pas commis? S'il en est à Mayence, à
Augsbourg, à Strasbourg que vous traitez justement de saligauds, on en
peut voir ailleurs d'une éclatante probité.» Mais lui: «Comment, dit-il,
pensez-vous me confondre? Sans doute vous êtes fils de Prêcheurs.
Peut-être que vous-même fûtes Prêcheur aussi: noncupez-moi un seul
cloître où soient des Prêcheurs honnêtes gens?»--«Qu'ont fait ceux de
Francfort?» demandai-je. «L'ignorez-vous? dit-il. Ils ont chez eux un
principal du nom de Wigandus. C'est la tête des iniquités. C'est lui qui
machina cette hérésie à Berne, lui qui fit un libelle sur Wuesalius,
libelle que, par la suite, à Heidelberg, il a cassé, révoqué, annulé et
extirpé; lui enfin qui composa un autre volume, _Die Sturmglock_, mais
qui, n'ayant pas l'audace de le publier sous son nom, délégua Johannes
Pffefferkorn à la signature, lui promettant la moitié des droits
d'auteur. Bonne spéculation et dont, à coup sûr, il a lieu d'être
satisfait! Il n'ignore pas que Johannes Pffefferkorn se fout du tiers
comme du quart et ne se soucie pas davantage de sa réputation, quoiqu'il
soit appâté par l'espoir du lucre, d'après la coutume en vigueur chez
tous les Juifs.»

Quand je me suis aperçu que la galerie était pour mon adversaire et non
pour moi, j'ai fait la retraite, mais dans une ire inexprimable qu'il
n'ait pas été seul, car j'eusse voulu poser le diable à ses côtés.
Portez-vous bien.

_Donné à Strasbourg, la férie quatrième après la fête de Saint
Bernardus, an 1516._



XLIX

LETTRE DE CERTAIN DÉVOT ET MÊME INTRÉPIDE FRÈRE DE L'ORDRE SAINT AUTANT
QU'IMPOLLU, C'EST-A-DIRE DU SURHUMAIN AUGUSTINUS, TOUCHANT LES MAUVAISES
NOUVEAUTÉS DERNIÈREMENT SURVENUES A COLMAR.

(L'IRE DIVINE EST SUR NOUS, PROCH! BON DIEU!)

L'HUMBLE FRÈRE JOANNES DE TOLÈDE AU RÉVÉREND PÈRE, FRÈRE RICHARDUS DE
KALBERSTAD, DOM VÉRITABLEMENT PRÉDESTINÉ, OFFRE DE MULTIPLES
SALUTATIONS.


Je ne saurais, mon très cher Frère, sans épines intérieures et sans
navrure d'âme, vous tenir secrets les événements surgis et advenus
depuis peu dans cette ville, pour notre saint Ordre et pour nous.

Nous possédons au couvent un Frère que vous connaissez, homme
remarquable, utile au monastère et à toute la communauté, à cause qu'il
chante au chœur d'une voix d'ophicléide et touche de l'orgue
supérieurement.

Naguère, il parla et pérora devant une belle dame fautrice de l'Ordre
(ou qui, du moins, le fut jadis, car elle apostasia par la suite et
devint une maligne bête); il lui tint de si beaux discours qu'elle vint
le rejoindre au monastère où elle passa trois nuits. Alors, deux ou
trois Frères lui rendirent visite qui furent tous de belle humeur et
s'amusèrent à la cochonner un peu. Comme dans la fête de Codrus, ils
batifolèrent entre ses jambes drument et fréquemment. Quand ce fut le
jour de retourner chez soi, le Père lui dit: «Viens, je veux t'emmener
au dehors, afin que nul ne te voie.» Elle répondit: «Donne-moi d'abord
mon salaire, pour toi et pour les autres qui m'ont grimpé dessus.»--«Je
ne peux, répliqua-t-il, donner pour autrui.» Il y avait ce jour-là, au
chœur, un office plénier dont lui-même était l'officiant. Donc, force
lui fut d'aller au chœur pour entamer et conclure les matines. La chose
faite, retourna vers la pécore en aube et en dalmatique, lui fit sur la
poitrine de mauvaises manières, se divertit avec ses mamelles et prit
quelque plaisir dans son giron; enfin l'amignarda si soëvement qu'il ne
prévoyait de sa part aucunes représailles. Cependant le marguillier
sonna pour le chœur. Lui de se précipiter en aube et sans ses braies,
afin d'assister aux choses divines. Quand il regagna sa cellule, ne
voilà-t-il pas que la mauvaise chienne s'était donné de l'escampette,
emportant avec elle un froc tout neuf, plus sa cuculle de panne noire!
Au logis arrivée, elle s'empressa de le tailler en morceaux ne craignant
pas d'encourir la peine d'excommunication pour avoir mis en pièces un
habit consacré. Ainsi fut accomplie en réalité cette parole: _Ils se
sont imparti mes vêtements._ Certains Pères zélés ajoutent même que sa
mauvaise bête a dû trouver quatorze couronnes dans le lyripipion de la
cuculle, ce qui serait, heuh! _proch!_ douleur! un dam fort onéreux;
mais les uns le croient et d'autres n'en font que rire.

Alors, quand le bon Père constata l'avarie et le dommage, il s'en fut
vers le _pedellus_, courrier de la ville (que les nouveaux latinistes
appellent «messager»): «Cher, lui dit-il, va voir cette pute et lui dis
de me rendre ma cuculle.»--«Je n'irai pas sur votre commandement,
répondit le _pedellus_, mais quand le magistrat m'en aura intimé
l'ordre.»

Sur ce, le Père animé d'un beau zèle, mais trop à l'inconsidérée et
parce que le magistrat est ami de nos Pères, s'en fut le trouver et
déposer sa plainte. Le juge ouvrit l'instruction. Il manda la putain.
Quand elle fut en sa présence, il s'enquit de la raison pourquoi elle
avait dérobé cette cuculle. Elle se rebiffa et, sans la moindre
vergogne, narra par le menu toute l'histoire, comment elle avait passé
trois nuits au monastère et que, virilement chevauchée, on refusa au
départ de lui bailler ses gants. Bien entendu, le magistrat n'exigea
point la restitution de la cuculle, mais il dit au Père: «Vous donnez de
bien mauvais exemples; cela ne peut durer longtemps. Va-t'en, au nom de
cent mille diables, et reste sans bouger dans ton couvent!» Ainsi le bon
Père quitta l'audience, honteux et mortifié. On se trupha de lui. Quand
on l'eut suffisamment tourné en dérision, nos Supérieurs nous imposèrent
une croix bien lourde en nous inhibant, sous des peines majeures, les
promenades hors du monastère, par les chemins et par les carrefours.

Le Révérend Père Frère prieur était en déplacement quand la chose
arriva. Mais au retour de son voyage, il fit déduire la chose au Père
provincial, notre Dom très gracieux. C'est un homme docte, illuminé.
C'est un flambeau du Monde qui, par deux fois, se comporta
valeureusement dans ses disputes contre les hérétiques. Il les a
confondus, encore qu'ils n'aient pas voulu en convenir, ces salauds de
mécréants. Alors le Père provincial vint aussitôt dans la ville,
accompagné du prieur. Tous deux furent très mécontents de ce Frère qui,
fort étourdiment, avait saisi le magistrat de sa querelle. Nous eussions
mieux fait d'acheter pour lui une cuculle neuve, de la panne la
meilleure. Voilà bien le préjudice qu'amène avec soi trop de zèle!

Immédiatement, le Provincial fut trouver sénateurs et magistrats,
sollicitant pour nous une autorisation itérative d'aller du monastère
dans les rues, mais il ne put impétrer quoi que ce soit: tous lui
répondirent que la décision prise était irrévocable.

C'est peu de nous tenir sous clef. Ils veulent encore nous imposer un
_factor_ qu'ils appellent curateur. Cet intrus sera chargé de vaquer aux
recettes et aux dépenses, ne nous donnant plus que le strict nécessaire.
Certes, si la chose a lieu, la liberté ecclésiastique est à jamais
perdue, puisque le diable est installé au monastère. O mon père
bien-aimé! fallait-il que nous vissions un pareil sacrilège de notre
vivant! Qui jamais eût présagé une telle douleur? Quoi! nos champions
les plus zélés se retirent de nous!

A coup sûr, le Révérend Père prieur est grandement contristé. Il fut,
pendant quelques jours, mal en point d'avoir subi une telle
mortification. Aujourd'hui, c'est l'octave. Aussi, de bon matin, après
sa troisième digestion, il a été pris d'une sueur mauvaise. Ensuite de
quoi il s'est levé pour accomplir la besogne de nature. Il a chié
malaisément. La selle n'était pas grosse, mais ténue; il n'a pas laissé
néanmoins que d'en être soulagé. Il compte, pour se remettre, sur les
talents d'une fautrice dévote de notre communauté. Elle cuisine à point
de bons _juscula_, des pets-de-nonne et autres chatteries.

Très cher Frère, si les laïques deviennent nos maîtres, ils se moqueront
de nous. Ils ont déjà édité un proverbe sur notre compte qu'ils ont pris
d'un vieux mot que l'on prête à un curé. Ce curé prisait fort le bon
fromage. Quand il fut, pendant la Nuit Sainte, au jeu pascal, sa catau
lui larronna son bon fromage. Au retour, il ne trouva que l'assiette et
cria: «Par les dieux saints! ma toupie a gobé le fromage!» A présent, si
quelquefois, du haut des murs, nous prospectons vers la place afin de
nous distraire un peu, ils accommodent le proverbe, non simplement, mais
par contraposition et goguenardant: «Écoutez! Par les dieux saints! la
pute a gobé votre cuculle!»

Frère pieux, il faut donc endurer de nombreuses et grandes persécutions
à cause de notre Ordre, et les vexations que nous infligent ces laïques
maudits!

Et maintenant les paroles de l'_Écriture_ s'accomplissent chez nous:
_Des esclaves ont dominé sur notre tête et nul ne s'est trouvé qui nous
rachetât de leurs mains. Les vieillards ont déserté les portes, les
jeunes hommes, le chœur de la psalette. La joie est tombée de nos
poitrines. Nos chants, nos hymnes sont changés en lamentations._

Très cher Frère, priez Dieu pour nous, afin qu'il nous délivre des
persécuteurs laïques. Mais, quoi que vous entrepreniez, mon bon Frère,
ayez cure que ces méchants grimauds de poètes séculiers ne prennent vent
de ma lettre et ne la lisent point; faute de quoi ils se mettraient
encore à déblatérer contre nous.

Portez-vous bien pancratiquement, Frère pieux et très cher.

_Donné en notre monastère, dans le huitième jour du mois de mai, l'an du
Seigneur 1537._

  Si quelqu'un veut bonifier cette épître d'élégance, libre à lui, mais
  il doit conserver le fond de l'historiette dans son intégrité, car
  elle est véridique et l'on ne peut retracer plus fâcheuse aventure que
  les maux dont nous sommes accablés.

  Cette lettre fut envoyée de Brabant à un Frère très dévot de Mayence,
  pour lui faire part de nos calamités et des innovations
  antichrétiennes.



  on se lasse de tout,
  [Vignette]
  excepté de connaître



APPENDICE


CATALOGUE DE LA LIBRAIRIE SAINT-VICTOR

(RABELAIS. _Pantagruel_).


COMMENT PANTAGRUEL VINT A PARIS, ET DES BEAUX LIVRES DE LA LIBRAIRIE DE
SAINT-VICTOR

... Ce fait, vint à Paris avec ses gens. Et, à son entrée, tout le monde
sortit hors pour le voir, comme vous savez bien que le peuple de Paris
maillotinier est sot par nature, par bequarre et par bemol; et le
regardoient en grand esbahissement, et non sans grande peur qu'il
n'emportast le palais ailleurs, en quelque pays _a remotis_, comme son
père avoit emporté les campanes de Nostre Dame, pour attacher au col de
sa jument. Et, après quelque espace de temps qu'il y eut demouré, et
fort bien estudié en tous les sept arts libéraux, il disoit que c'estoit
une bonne ville pour vivre, mais non pour mourir; car les guenaulx de
Saint-Innocent se chauffoient le cul des ossemens des mors. Et trouva la
librairie de Saint-Victor fort magnifique, mesmement d'aucuns livres
qu'il y trouva, desquelz s'ensuit le répertoire, et _primo_:


_Bigua salutis._

_Bragueta juris._

_Pantoufla decretorum._

_Malogranatum vitiorum._

Le Peloton de théologie.

=Le Vistempenard des prescheurs, composé par Turlupin.=

La Couille barrine des preux.

Les Hanebanes des evesques.

_Marmotretus, de babouynis et cingis, cum commento Dorbellis._

_Decretum universitatis Parisiensis super gorgiasitate muliercularum, ad
placitum._

L'apparition de Sainte Geltrude à une nonnain de Poissy estant en mal
d'enfant.

=Ars honeste petandi in societate, per M. Ortuinum.=

Le Moustardier de penitence.

Les Houseaulx, _alias_ les bottes de patience.

_Formicarium artium._

_De Brodiorum usu et honestate chopinandi, per Silvestrem Prieratem,
Jacopinum._

Le Beliné en court.

Le Cabat des notaires.

Le Pacquet de mariage.

Le Creusiou de contemplation.

Les Fariboles de droit.

L'Aguillon de vin.

L'Esperon de fromaige.

_Decrotatorium scholarium._

_Tartaretus, de modo cacandi._

Les Fanfares de Rome.

_Bricot, de differentiis soupparum._

Le Culot de discipline.

La Savate d'humilité.

Le Tripier de bon pensement.

Le Chaudron de magnanimité.

Les Hanicrochemens des confesseurs.

La Croquignolle des curés.

_Reverendi patris fratris Lubini, provincialis Bavardie, de croquendis
lardonibus libri tres._

_Pasquilli, doctoris marmorei, de capreolis cum chardoneta comedendis,
tempore papali ab Ecclesia interdicto._

L'invention Sainte-Croix, à six personnages, jouée par les clercs de
finesse.

Les Lunettes des Romipètes.

_Maioris, de modo faciendi boudinos._

La Cornemuse des prelatz.

_Beda, de optimitate triparum._

La Complainte des advocatz sur la réformation des dragées.

Le Chat fourré des procureurs.

Des Pois au lard, _cum commento_.

La Profiterolle des indulgences.

_Preclarissimi juris utriusque doctoris Maistre Pilloti Raquedenari,
de bobelinandis glosse Accursiane baguenaudis repetitio
enucidiluculidissima._

_Stratagemata francarchieri_ de Baignolet.

_Franctopinus, de re militari, cum figuris Tevoti._

_De usu et utilitate escorchandi equos et equas, authore M. Nostro de
Quebecu._

La Rustrie des prestolans.

_M. n. Rostocostojambedanesse, de moustarda post prandium servienda,
lib. quatuordecim, apostillati per M. Vaurrillonis._

Le Couillage des promoteurs.

_Jabolenus, de cosmographia purgatorii._

_Questio subtilissima, utrum Chimera, in vacuo bombinans, possit
comedere secundas intentiones: et fuit debatuta per decem hebdomadas in
concilio Constantiensi._

Le Maschefain des advocatz.

_Barbouillamenta Scoti._

La Ratepenade des cardinaux.

_De Calcaribus removendis decades undecim, per M. Albericum de Rosata._

_Ejusdem, de castrametandis crinibus lib. tres._

L'entrée d'Anthoine de Leive es terres du Brésil.

_Marforii, bacalarii cubantis Rome, de pelendis mascarendisque
cardinalium mulis._

Apologie d'iceluy, contre ceux qui disent que la mule du pape ne mange
qu'à ses heures.

_Pronosticatio que incipit, Silvii Triquebille, balata per M. N.
Songecrusyon._

_Bondarini, episcopi, de emulgentiarum profectibus enneades novem, cum
privilegio papali ad triennium, et postea non._

Le Chiabrena des pucelles.

Le Cul pelé des veuves.

La Coqueluche des moines.

Les Brimborions des padres célestins.

Le Barrage de manducité.

Le Clacquedent des maroufles.

La Ratouere des théologiens.

L'Ambouchouoir des maistres en ars.

Les Marmitons de Olcam, à simple tonsure.

_Magistri N. Fripesaulcetis de grabellationibus, horarum canonicarum,
lib. quadraginta._

_Cullebutatorium confratriarum, incerto authore._

La Cabourne des briffaux.

Le Faguenat des Espagnolz, supercoquelicanticque par Frai Inigo.

La Barbottine des marmiteux.

_Poltronismus rerum Italicarum, authore magistro_ Bruslefer.

_R. Lullius, de batifolagiis principum._

=Calibistratorium caffardie, actore M. Jacobo Hocstratem hereticometra.=

_Chaultcouillonis, de magistronostrandorum magistronostratorumque
beuvetis, lib. octo galantissimi._

_Les Petarrades des bullistes, copistes, scripteurs, abbreviateurs,
referendaires, et dataires, compillées par Regis._

Almanach perpétuel pour les goutteux et vérolés.

_Maneries ramonandi fournellos, per M. Eccium._

Le Poulemart des marchans.

Les Aises de vie monachale.

La Gualimaffrée des bigotz.

L'Histoire des farfadetz.

La Bellistrandye des millesouldiers.

Les Happelourdes des officiaux.

La Bauduffe des thésauriers.

_Badinatorium Sorboniformium._

_Antipericatametana parbeuge damphicribrationes merdicantium._

Le Limasson des rimasseurs.

Le Boutavent des alchymistes.

La Nicquenocque des questeurs, cababezacée par frère Serratis.

Les Entraves de religion.

La Racquette des brimballeurs.

L'Accoudouoir de vieillesse.

La Muselière de noblesse.

Le Patenostre du cinge.

Les Grezillons de devotion.

La Marmite des quatre-temps.

Le Mortier de vie politicque.

Le Mouschet des hermites.

La Barbute des penitenciers.

Le Trictrac des frères frappars.

_Lourdaudus, de vita et honestate braguardorum._

_Lyripipii, sorbonici, moralisationes, per M. Lupoldum._

Les Brimbelettes des voyageurs.

=Tarraballationes doctorum Coloniensium adversus Reuchlin.=

Les Potingues des evesques potatifz.

Les Cymbales des dames.

La Martingalle des fianteurs.

_Virevoustorium nacquettorum, per F. Pedebilletis._

Les Bobelins de franc couraige.

La Mommerie des rabatz et lutins.

Gerson, _de auferibilitate pape ab Ecclesia_.

La Ramasse des nommés et gradués.

_Jo. Dytembrodii, de terribilitate excommunicationum libellulus
acephalos._

_Ingeniositas invocandi diabolos et diabolas, per M. Guindolfum._

Le Hoschepot des perpetuons.

La Morisque des hérétiques.

Les Henilles de Gaietan.

_Moillegroin, doctoris cherubici, de origine patepelutarum, et
torticollorum ritibus, lib. septem._

_Campi clysteriorum per S. C._

Le Tirepet des apothycaires.

Le Baisecul de chirurgie.

_Justinianus, de cagotis tollendis._

_Antidotarium anime._

_M. Merlinus Coccaius, de patria diabolorum._

Desquelz aucuns sont ja imprimés, et les autres l'on imprime maintenant
en ceste noble ville de Tubinge.

Soixante et neuf Breviaires de haute gresse.

Le Gaudemarre des cinq ordres des mendians.

La Pelleterie des tirelupins, extraicte de la botte fauve
incornifistibulée en la somme angelicque.

Le Ravasseur des cas de conscience.

La Bedondaine des presidens.

Le Vietdazouer des abbés.

_Sutoris, adversus quemdam qui vocaverat eum friponnatorem, et quod
fripponnatores non sunt damnati ab Ecclesia._

_Cacatorium medicorum._

Le Ramoneur d'astrologie.


RABELAIS (édition Burgaud des Marets et Rathery), _Pantagruel_, liv. II,
chap. VII.


FIN



Le Volume: _Épîtres des hommes obscurs_ contient

  Note de l'éditeur                                                   XI
  LUTHER, avant-propos de Laurent Tailhade                             1

Les lettres qui le composent sont ainsi classées dans l'ouvrage:

  I. Maître Joannes Pellifex D. S. à Maître Ortuinus Gratius          57
  II. Maître Bernhardus Plumilegus D. S. à Maître Ortuinus Gratius    62
  III. Johannes Stranssfederius à Ortuinus Gratius                    65
  IV. Maître Joannes Cautrifusor à Maître Ortuinus Gratius            70
  V. Nicolaus Caprimulgius à Maître Ortuinus Gratius                  73
  VI. Maître Petrus Hafenmusius à Maître Ortuinus Gratius             75
  VII. Thomas Langschneiderius à Dom Ortuinus Gratius deventerius     79
  VIII. Franciscus Genselinus à Maître Ortuinus Gratius               86
  IX. Maître Conradus de Zwickau D. S. à Maître Ortuinus Gratius      90
  X. Joannes Arnoldi D. S. à Maître Ortuinus Gratius                  95
  XI. Cornelius Fenestrifex D. S. à Ortuinus Gratius                  99
  XII. Maître Hildebrandus Mammaceus D. S. à Maître Ortuinus         105
  XIII. Maître Conradus de Zwickau D. S. à M. Ortuinus Gratius       110
  XIV. Maître Joannes Krabacius D. S. à M. Ortuinus Gratius          115
  XV. Guilhelmus Scherfchleiferius D. S. à Ortuinus Gratius          118
  XVI. Matheus Melliambius D. S. à Maître Ortuinus Gratius           122
  XVII. Maître Joannes Hipp S. D. à Maître Ortuinus Gratius          127
  XVIII. Maître Pierre Negelinus D. S. à Maître Ortuinus             133
  XIX. Stephanus Calvaster, bachelier, à Maître Ortuinus Gratius     137
  XX. Joannes Lucibularius à Maître Ortuinus Gratius                 140
  XXI. Maître Conradus de Zwickau D. S. à Maître Ortuinus            142
  XXII. Gerhardus Schirruglius à Maître Ortuinus Gratius             147
  XXIII. Joannes Vickelphius, humble professeur de théologie
    sacrée, D. S. à M. Ortuinus Gratius, poète, théologien, etc.     153
  XXIV. Paulus Daubengigelius D. S. à Maître Ortuinus Gratius        157
  XXV. Maître Philippus Sculptor D. S. à Maître Ortuinus Gratius     161
  XXVI. Antonius Rubenstadius à Maître Ortuinus Gratius              166
  XXVII. Johannes Stablerius D. S. à Ortuinus Gratius                169
  XXVIII. Frère Conradus Dollenkopsius à Maître Ortuinus Gratius     173
  XXIX. Maître Tilmannus Lumlin D. S. à Maître Ortuinus Gratius      179
  XXX. Joannes Schnarholtz, incessamment bachelier, à
    profondissime et non moins illuminissime D. Ortuinus Gratius     182
  XXXI. Wuillibrodus Nicetus, Guillelmite, D. S. à Bartholomeus
    Colpius                                                          186
  XXXII. Maître Gingolfus Lignipercussor à Maître Ortuinus Gratius   191
  XXXIII. Marmotrectus Buntemantellus, Maître ès arts, à Maître
    Ortuinus Gratius                                                 194
  XXXIV. Maître Ortuinus Gratius à Maître Mammotrectus, ami très
    profond                                                          199
  XXXV. Lyra Butschulacherius D. S. à Guillermus Hackinetus          205
  XXXVI. Eitelnarrabianus Pesseneck D. S. à Maître Ortuinus
    Gratius                                                          210
  XXXVII. Lupoldus Federfusius D. S. à Maître Ortuinus Gratius       214
  XXXVIII. Pandormannus Fornacifex très salutateur D. S. à Maître
    Ortuinus Gratius                                                 218
  XXXIX. Nicolaus Luminator D. S. à Dom Maître Ortuinus              225
  XL. Herbordus Mistalderius D. S. à Maître Ortuinus                 227
  XLI. Vilipatius d'Anvers D. S. à Maître Ortuinus Gratius           229
  XLII. Antonius N... D. S. à Maître Ortuinus Gratius                233
  XLIII. Gallus Linitextor de Gundelfinger D. S. à Maître Ortuinus
    Gratius                                                          240
  XLIV. Maître Curio, doyen des régents au collège Henricus de
    Leipzig, D. S. à Mathias de Falkenberg                           243
  XLV. Arnoldus de Tongres D. S. à Maître Ortuinus Gratius           251
  XLVI. Johannes Currifex d'Amberg D. S. à Ortuinus Gratius          255
  XLVII. Jacobus de Altaplatea (Hoogstraten) D. S. en N.-S. J.-C.
    à Maître Ortuinus Gratius                                        264
  XLVIII. Wendelinus Pannistonsor D. plusieurs S. à Maître
    Ortuinus Gratius                                                 272
  XLIX. Épître d'un certain frère béjaune et dévot de l'ordre
    impollu, c'est-à-dire du divin Augustinus                        278
  L. Appendice                                                       287


--FIN--


1924



TOURS.--IMPRIMERIE E. ARRAULT ET Cie


5507


  on se lasse de tout,
  [Vignette: ΓΝΩΣΙΣ.]
  excepté de connaître



Note du transcripteur


On a conservé l'orthographe de l'original, en corrigeant toutefois les
erreurs manifestement imputables aux typographes. Les citations de
Ducange ont été rectifiées, ainsi que:

    déplora > déflora (quand il déflora Callesto)
    [conformément à l'original latin: «quando defloravit Calistonem»]

Les variantes dans les noms propres ont été conservées (par exemple:
Hochstraten, Hocstratem, Hoogstraeten, Hoogstraten; Arnaldus, Arnoldus;
etc.).

Les mots mis en relief par l'emploi des italiques (ou par du texte droit
dans un passage en italique) ont été signalés _comme ceci_; les passages
en gras (certains titres de livres dans l'appendice) sont notés =ainsi=.





*** End of this LibraryBlog Digital Book "Epitres des hommes obscurs du chevalier Ulric von Hutten traduites par Laurent Tailhade" ***

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