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Title: Turquie agonisante
Author: Loti, Pierre
Language: French
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produced from images generously made available by The
Internet Archive/Canadian Libraries)



  PIERRE LOTI
  DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE

  TURQUIE
  AGONISANTE

  NOUVELLE ÉDITION
  REVUE ET CONSIDÉRABLEMENT AUGMENTÉE

  PARIS
  CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
  3, RUE AUBER, 3



CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS

DU MÊME AUTEUR

Format grand in-18.

  AU MAROC                                   1 vol.
  AZIYADÉ                                    1  --
  LE CHATEAU DE LA BELLE-AU-BOIS-DORMANT     1  --
  LES DERNIERS JOURS DE PÉKIN                1  --
  LES DÉSENCHANTÉES                          1  --
  LE DÉSERT                                  1  --
  L'EXILÉE                                   1  --
  FANTÔME D'ORIENT                           1  --
  FIGURES ET CHOSES QUI PASSAIENT            1  --
  LA FILLE DU CIEL                           1  --
  FLEURS D'ENNUI                             1  --
  LA GALILÉE                                 1  --
  L'HORREUR ALLEMANDE                        1  --
  L'INDE (SANS LES ANGLAIS)                  1  --
  JAPONERIES D'AUTOMNE                       1  --
  JÉRUSALEM                                  1  --
  LE LIVRE DE LA PITIÉ ET DE LA MORT         1  --
  MADAME CHRYSANTHÈME                        1  --
  LE MARIAGE DE LOTI                         1  --
  MATELOT                                    1  --
  MON FRÈRE YVES                             1  --
  LA MORT DE NOTRE CHÈRE FRANCE EN ORIENT    1  --
  LA MORT DE PHILÆ                           1  --
  PAGES CHOISIES                             1  --
  PÊCHEUR D'ISLANDE                          1  --
  PRIME JEUNESSE                             1  --
  PROPOS D'EXIL                              1  --
  RAMUNTCHO                                  1  --
  RAMUNTCHO, pièce                           1  --
  REFLETS SUR LA SOMBRE ROUTE                1  --
  LE ROMAN D'UN ENFANT                       1  --
  LE ROMAN D'UN SPAHI                        1  --
  SUPRÊMES VISIONS D'ORIENT                  1  --
  LA TROISIÈME JEUNESSE DE MADAME PRUNE      1  --
  UN PÈLERIN D'ANGKOR                        1  --
  UN JEUNE OFFICIER PAUVRE                   1  --
  VERS ISPAHAN                               1  --

Format in-8º cavalier.

  OEUVRES COMPLÈTES, tomes I à XI           11 vol.



Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays.


Copyright 1913, by CALMANN-LÉVY



PRÉFACE


_Je prie ceux qui voudront bien me lire d'être indulgents pour ces
lettres, si mal coordonnées. Elles ont été écrites fiévreusement, dans
l'indignation et la souffrance, et publiées en hâte, pour démasquer, si
possible, tant d'hypocrites ignominies, pour essayer de faire entendre
un peu de vérité et pour demander un peu de justice._

_Mais il faudrait pouvoir les continuer, car chaque jour m'apporte de
nouveaux détails certains à l'appui de ma cause. Malgré la censure et
les belles paroles, la vérité finira par être universellement connue.
Incendies, massacres, pillages, viols, monstrueuses et indicibles
mutilations de prisonniers, rien ne manque au bilan des armées très
chrétiennes. J'accorde, si l'on veut, que tout cela est inévitable quand
des peuples primitifs sont déchaînés à la guerre; aussi n'en aurais-je
pas parlé si les «libérateurs» n'avaient vraiment trop joué de cette
corde-là, pour ameuter les ignorants et les crédules contre les pauvres
Turcs, qui en ont fait beaucoup moins qu'eux-mêmes._

_P. LOTI._



TURQUIE AGONISANTE



LENDEMAINS D'INCENDIE


11 octobre 1911.

Hier existait encore une ville qui s'était à peu près conservée, comme à
miracle, depuis les époques où l'Orient resplendissait. On n'y entendait
point les bruits de sifflets et de ferraille qui sont l'apanage de nos
capitales modernes; la vie s'y écoulait méditative et discrète, apaisée
par la foi; les hommes y faisaient encore leur prière, et des milliers
de petites tombes, d'une forme exquise et toujours pareille, y
peuplaient les places ombreuses, rappelant doucement la mort sans y
mêler aucune terreur. Cela s'appelait Stamboul, et ce n'était pas au
bout du monde; non, c'était en Europe, à trois jours à peine de notre
Paris fiévreux et trépidant.

Pauvre Stamboul! Son délabrement, il faut le reconnaître, devenait
extrême; aussi, tous les snobs touristes--qui sont peut-être la classe
humaine la moins capable de comprendre quelque chose à quoi que ce
soit,--s'indignaient en débarquant des paquebots ou des trains de luxe,
à voir ces maisons de travers, ces décombres qui gisaient partout et ces
immondices qui souvent traînaient dans les ruelles mortes. Seuls les
artistes et les rêveurs profonds se sentaient pris dès l'abord par ce
charme de vieil Orient, que j'ai tant de fois cherché à exprimer, mais
qui toujours a fui entre mes mots inhabiles.

Pauvre grand et majestueux Stamboul! Il dépérissait, comme l'Islam tout
entier du reste, au souffle empesté de houille qui vient d'Occident. Il
faut dire même que les Turcs, les nouveaux, élevés sur nos boulevards,
lui témoignaient un dédain puéril; semblables aux moucherons qu'attire
la flamme des lampes, ces musulmans des jeunes couches, éblouis par tout
le toc de nos idées subversives et de notre luxe à bon marché,
préféraient se bâtir sur l'autre rive de la Corne d'Or des maisons
singeant les nôtres. De plus en plus donc, les abords des grandes
mosquées saintes se dépeuplaient de gens riches et modernisés; c'étaient
seulement les humbles qui restaient là, les humbles et les dignes, ceux
qui continuaient de poursuivre le rêve des ancêtres et qui enroulaient
encore d'un turban leur front grave.

Et puis tant d'incendies s'allumaient aussi chaque année dans ces vieux
quartiers en bois, toujours prêts à flamber! Il y a cependant plusieurs
faubourgs, Péra, Galata, Chichli, Nichantache,--auxquels je ne souhaite
pas de mal, à Dieu ne plaise,--mais qui auraient pu brûler sans que le
monde artiste en prît le deuil, au contraire. Eh bien! non, c'était
toujours au coeur même de Stamboul que le feu s'attaquait de préférence,
se plaisant à détruire les vestiges du merveilleux passé,--et préparant
ces espaces vides où d'inconscients malfaiteurs projettent de tracer
aujourd'hui des avenues bien droites en style américain et de construire
des maisons bien uniformes.

Pour comble, depuis deux ans, la municipalité turque elle-même semble
s'acharner contre tout ce qui est oriental. On a perdu, là-bas comme
chez nous, le sens de la beauté et le respect des choses que vénéraient
les aïeux; les mosquées ni les tombes ne sont plus sacrées.
Dernièrement, ne voulait-on pas détruire, pour faire place aux hideuses
«maisons de rapport», ce cimetière historique de Rouméli-Hissar, qui est
peut-être le joyau le plus précieux de la rive d'Europe! Quant à la
grande muraille de Byzance qui va d'Eyoub aux Sept-Tours, à travers des
terrains d'ailleurs inutilisables et délaissés de la vie, la grande
muraille si imposante et farouchement superbe qui attire chaque année
des visiteurs par centaines, je crois qu'elle ne subsiste encore que
faute d'argent pour la démolir. Et j'apprends que de pitoyables petits
édiles, sous prétexte d'élargir une rue déjà assez large, ont osé
détruire l'exquise colonnade et les arceaux de la Chah-Zahdé, supprimant
ainsi l'un des quartiers les plus recueillis et les plus délicieusement
turcs! Comment donc tolère-t-on là-bas des crimes aussi imbéciles? Il y
a cependant des hommes de haute intelligence dans les «comités» de la
Turquie, des hommes de sens artistique et des musulmans de race,
capables de comprendre que, même pour la dignité nationale, il
importerait de sauvegarder ces témoins d'un passé si grandiose.
Peut-être, hélas! ces gouvernants d'aujourd'hui sont-ils débordés, je le
veux bien, par les _Rayas_, infiltrés dans leurs rangs de plus en plus:
des Arméniens, des Juifs, des Grecs, qui non seulement ne comprennent
pas, mais qui haïssent toute empreinte de la majesté du vieil Islam. Il
reste pourtant un point de vue pratique, à la portée de ces derniers, à
ce qu'il semble: les étrangers qui arrivent en foule tous les ans pour
visiter ce musée merveilleux qu'était Stamboul et qui apportent l'argent
à mains pleines, les verra-t-on encore lorsque des édiles, de la force
de ceux qui viennent de saboter la sainte colonnade, auront fini
d'accommoder la ville des Khalifes dans le goût de Chicago ou seulement
de Berlin?

Quand même et malgré tout, au commencement de l'année courante 1911,
Stamboul existait encore; il avait gardé la plupart de ses refuges
adorables où l'on retrouvait le silence des vieux temps calmes, près des
mosquées, sous des arbres centenaires; il avait surtout gardé sa
silhouette unique au monde que les levers de soleil ou les nuits de lune
illuminaient en splendeur. Et voici, hélas! que l'été dernier, par ces
longues sécheresses qui faisaient l'eau si rare, tout le versant de la
Corne-d'Or a pris feu comme paille. Rien n'a pu arrêter les flammes
folles, les étincelles qui s'envolaient au loin. Terriblement vite
l'incendie a eu fini d'anéantir d'immenses quartiers de pure turquerie,
confondant en un même brasier leurs mosquées, leurs maisons aux grilles
jalouses, leurs arbres vénérables, leurs kiosques pour les saints
tombeaux, tout ce qui en faisait la séduction et le mystère.

Le profil même de cette ville des minarets et des dômes, le grand profil
que l'on voyait de si loin sur le ciel, a été effleuré et presque
changé.

Devant l'irréparable destruction, rien à faire que courber la tête. Mais
il y a eu en même temps autre chose de plus humainement douloureux,
devant quoi notre devoir est de ne pas rester inactifs. Dans l'espace de
quelques heures, plus de soixante mille sinistrés se sont trouvés dans
les rues, ayant perdu leur maison, leurs vêtements, leurs meubles,
jusqu'à leurs outils de travail; pauvres gens qui n'ont plus rien, et
qu'à tout prix il faut secourir.

On m'objectera que je viens raconter une histoire bien ancienne: voici
tantôt deux mois que Stamboul est brûlé, et déjà la pitié s'est
détournée, hélas!--Et pourtant non, elle est au contraire d'une
poignante actualité, la si triste histoire que j'ai voulu répéter ici,
d'une actualité que lui donnent les premières pluies automnales, et que
lui renouvelleront bientôt plus lamentablement les premiers froids, les
premières neiges. Pendant l'été aux belles nuits tièdes, les incendiés
campaient n'importe où, vêtus de presque rien; mais à présent voici
venir l'hiver, le terrible hiver du Bosphore. En général, on s'imagine
chez nous que Constantinople, parce que c'est une ville orientale, doit
être tout le temps ensoleillée; il faut y avoir habité pour connaître
les humidités glacées qui s'y abattent avec l'automne, les vents mortels
qui y soufflent de la mer Noire et qui en font la ville des bronchites
et des phtisies.

Je me souviens de l'élan de sympathie provoqué en France par le désastre
de Messine, où tant de vies humaines avaient été englouties sous les
décombres. A Stamboul, il est vrai, presque personne n'a été atteint;
mais c'est pis encore peut-être, car aujourd'hui, les premiers secours
étant distribués et épuisés, il reste bien trente mille malheureux sans
abri, sans vêtements: que feront-ils, ceux-ci, quand la neige aura jeté
ses blancs linceuls sur tous les dômes de leurs mosquées, et quand les
rues où ils couchent s'empliront de la boue des dégels? Donc, c'est
maintenant plus que jamais qu'il faudrait avoir pitié. Et tout ce monde,
sans gîte, sans manteau sous la pluie froide, enfants qui grelottent et
qui toussent, vieilles femmes courbées, vieillards perclus, tout cet
humble monde est si débonnaire, si honnête et si digne! Petits ouvriers,
petits marchands de race purement musulmane, qui vivaient au jour le
jour, heureux dans leurs maisonnettes de bois, sans les désirs effrénés
ni l'envie haineuse que l'on souffle au peuple de nos grandes villes
d'Occident. Ils n'étaient pas les Turcs des nouvelles couches, mais ceux
d'autrefois qui se rendaient à la mosquée quand le muezzin chantait. Ils
étaient ceux aussi qui animaient, de leurs groupes encore pittoresques,
les places tranquilles où l'on fume des narguilhés à l'ombre des
platanes, et tant de voyageurs qui se sont arrêtés pour contempler leur
incompréhensible paix, pour s'étonner de leur confiance en la prière,
tant de touristes leur doivent aujourd'hui au moins une aumône pour ces
moments de rêverie passés en les regardant. Tous les promeneurs
désoeuvrés que les paquebots amènent chaque année au Bosphore sont
redevables d'une obole à ce Stamboul, ne serait-ce que pour avoir empli
leurs yeux de son incomparable silhouette aujourd'hui presque détruite.
Quant à mes amis inconnus, auxquels mes livres ont essayé de révéler ce
que fut la vraie Turquie et qui en me lisant ont oublié une minute nos
agitations vaines, c'est à eux surtout que je m'adresse, les conjurant
d'entendre mon cri d'alarme.

J'ajouterai que cette oeuvre de secours pour laquelle je viens quêter
est une oeuvre essentiellement française, car ce sont des Françaises de
Constantinople qui s'y sont dévouées depuis deux mois avec un zèle
admirable, et c'est l'ambassadrice de France qui en a pris la direction.

Qu'il me soit permis d'emprunter ces phrases à la circulaire d'appel que
notre ambassadrice a fait répandre: «Je suis certaine, dit-elle, qu'un
appel à la charité française trouvera de l'écho dans notre cher pays.
C'est parce que je connais la générosité de mes compatriotes, que je
suis heureuse et fière du devoir qui m'incombe.» A nous de ne pas lui
causer une déception ni lui donner un démenti, en restant sourds.
D'humbles frères nous attendent là-bas; ils n'ont pas d'oreiller où
poser leur tête; ils ont faim et ils commencent à avoir très froid...

                   *       *       *       *       *

_P.-S._--L'argent, ce journal, toujours charitable, se chargera de le
recevoir. Mais nous ne demandons pas que de l'argent: des couvertures,
des manteaux, ce que l'on voudra. Que les élégants, les élégantes se
défassent de leurs costumes démodés ou défraîchis en faveur de ceux qui
n'ont plus rien, toutes leurs pauvres hardes étant brûlées comme leurs
maisons. Les paquets de vêtements ou de linge, il suffira de les faire
porter, à l'adresse de madame Bompard, ambassadrice de France, au
ministère des Affaires étrangères, où l'on vient d'ouvrir un bureau pour
les recevoir.

                   *       *       *       *       *

2e _P.-S._ (_Un mois après_).--Sait-on combien de personnes ont répondu
à mon appel? Trois Françaises et une Anglaise, en tout quatre!...



LETTRE D'UN ITALIEN


Au moment où l'Italie se jette sur la Tripolitaine, je reçois d'un
Italien la lettre suivante:

  6 décembre 1911.

  «Monsieur,

  »En vous priant de vouloir m'exprimer votre pensée sur l'expédition
  italienne à Tripoli, je suis sûr d'interpréter aussi le désir de Son
  Excellence le prince Pietro Sanza di Scalea, sous-secrétaire d'État
  pour les Affaires étrangères en Italie et directeur de _l'Italia
  Illustrata_ de Rome.

  »Mes compatriotes seront très heureux de connaître avec quel intérêt
  est suivie, de l'autre côté des Alpes, notre glorieuse entreprise.

  »Veuillez agréer, etc., etc.

  »TITO MAZZONI.»

Et voici ma réponse:

  «Monsieur,

  »Vous voulez bien me demander mon avis sur la «_glorieuse_» entreprise
  de l'Italie.

  »Mais la gloire, ainsi que le bon droit, je ne les vois que du côté
  des admirables défenseurs du sol héréditaire, Turcs ou Arabes, qui,
  surpris par la brusquerie de l'attaque et n'ayant qu'un armement d'une
  infériorité pitoyable, se font mitrailler quand même et massacrer
  comme des héros d'épopée.

  »La gloire, du reste, la vraie, la pure, ne saurait être jamais du
  côté des conquérants et des agresseurs. Je suis assuré d'avance que,
  si vous poursuivez votre enquête, il se trouvera dans tous les pays
  d'Europe une majorité écrasante pour vous répondre comme moi.

  »Agréez, etc., etc.

  »PIERRE LOTI.»



LA GUERRE ITALO-TURQUE


15 décembre 1911.

Je me souviens qu'une nuit, dans un hallier d'Afrique, la lueur du
magnésium me fit entrevoir pendant quelques secondes la lutte d'un
buffle contre une panthère qui venait de lui sauter sur le dos.
Admirable, le pauvre buffle, dans sa façon désespérée de bondir pour
secouer la bête qui l'avait agrippé au col; mais le combat était inégal,
d'abord à cause de l'imprévu de l'attaque, et puis aussi il n'avait pas
de griffes, lui, qui se défendait contre la mangeuse, tandis qu'elle au
contraire venait de lui en planter une dizaine dans la chair vive, une
dizaine de griffes aiguës et longues qui le saignaient à flots.

Entre l'épisode du hallier et la guerre italo-turque, un rapprochement
se fait dans mon esprit; même brusquerie--et même mobile, hélas--chez
l'agresseur, même inégalité des armes, même fureur héroïque dans la
défense.

Et aujourd'hui ce sont des hommes! Et l'Europe, comme chaque fois que
l'on massacre, regarde fort tranquillement! Quelle dérision que tous ces
grands mots vides: progrès, pacifisme, conférences et arbitrage.

J'entends déjà les Italiens me riposter que nous avons joué aux
conquérants, nous-mêmes, en Algérie d'abord,--dans des temps abolis, il
est vrai,--plus tard au Tonkin et ailleurs.--Hélas! oui, courbons la
tête. Ce fut toutefois infiniment moins sanglant que leur oeuvre de
Tripolitaine; mais un peu de crime subsiste là malgré tout pour entacher
notre histoire. Aussi n'est-ce pas contre les Italiens seuls que s'élève
ma protestation attristée, mais contre nous tous, peuples dits chrétiens
de l'Europe; sur la terre, c'est toujours nous les plus tueurs; avec nos
paroles de fraternité aux lèvres, c'est nous qui, chaque année,
inventons quelque nouvel explosif plus infernal, nous qui mettons à feu
et à sang, dans un but de rapine, le vieux monde africain ou asiatique,
et traitons les hommes de race brune ou jaune, comme du bétail. Partout
nous broyons à coups de mitraille les civilisations différentes de la
nôtre, que nous dédaignons _a priori_ sans y rien comprendre, parce
qu'elles sont moins pratiques, moins utilitaires et moins armées. Et, à
notre suite, quand nous avons fini de tuer, toujours nous apportons
l'exploitation sans frein, nos bagnes d'ouvriers, nos grandes usines
destructives des petits métiers individuels, et l'agitation, la laideur,
la ferraille, les «apéritifs», les convoitises, la désespérance!... A
nous voir de près à l'oeuvre, loin de la métropole où s'échangent de
suaves discours fraternels, on constate que, depuis l'époque des Huns,
l'espèce humaine n'a pas fait dix pas vers la Pitié. (Je dirai pourtant,
et avec la certitude d'être appuyé par le témoignage des Chinois
eux-mêmes, que, lors de la dernière expédition de Chine, les Latins,
Italiens ou Français, étaient ceux qui, après le combat, se montraient
incomparablement les plus charitables et les plus doux.)

Les journaux de France pour la plupart sont tacitement favorables à
l'Italie. Ils enregistrent avec calme des victoires où, grâce à une
artillerie écrasante, les Italiens ne laissent que trois ou quatre
morts, tandis que les Turcs gisent à terre par centaines. Ils racontent
sans broncher la pendaison à grand spectacle d'une rangée de prisonniers
arabes, iniquement qualifiés de rebelles. On saccage, on brûle, on tue:
ils appellent cela _déblayer_, et c'est à croire qu'il s'agit d'une
chasse à la bête fauve. Le correspondant d'un grand journal parisien
célébrait récemment la _beauté_ (_sic_) d'un tir d'artillerie à longue
distance, d'une précision telle que les Arabes en face, avec leurs
pauvres fusils, étaient fauchés comme l'herbe d'un champ; il parlait
même d'une _maudite_ (_sic_) mosquée qui retardait la marche en
conquête, parce que les Turcs s'y étaient retranchés pour s'y défendre
comme des lions... Un autre contait que, dans les ruines des villages de
l'oasis, éventrés par les canons de toutes parts, on ne rencontrait
plus, parmi les cadavres, parmi les troupeaux et les chiens de garde
affolés, que quelques derniers _fanatiques_ (le mot est une trouvaille:
fanatique, on le serait à moins!) qui essayaient encore de tirer contre
les envahisseurs; mais on les _capturait_ et les emmenait sans peine
(vers le gibet probablement). Tout cela est stupéfiant d'inconscience.
C'est que les reporters de nos journaux vivent dans les camps italiens,
et là, ils se laissent influencer par la bonne grâce de l'accueil. De
même ces officiers, dont ils sont les hôtes, se grisent chaque jour à
l'odeur de la poudre; dans le fond de leur âme cependant, aux heures de
silence, sans doute reconnaissent-ils avec quelque angoisse que
l'entreprise est déloyale et que les moyens sont cruels.

Mais si les feuilles françaises penchent du côté des envahisseurs,
jamais elles n'ont moins bien reflété le sentiment de la nation; j'en ai
la certitude, ayant questionné des gens de tous les mondes, même des
paysans au fond des campagnes. Le blâme, la pénible stupeur chez nous
sont presque unanimes. Je tiens à le dire bien haut, ne fût-ce que pour
les sept ou huit millions de sujets arabes que nous avons en Afrique et
que l'attitude de la presse dans l'aventure a consternés ou révoltés.

En passant, j'ajouterai que nous procédons avec ces sujets-là d'une
façon honteuse, les accablant de vexations inutiles. En Algérie, à
Tunis, par centaines, nous avons de ces mesquins petits fonctionnaires
qui traitent tout musulman avec une morgue imbécile, et nous font
sourdement haïr, préparant ces exodes en masse vers la Syrie ou le
Maroc, vers n'importe quel pays de l'Islam.

Aux yeux de l'Europe dite chrétienne, les musulmans de tous les pays
représentent un gibier dont la chasse est permise,--et cette chasse en
général lui réussit, grâce à la supériorité de ses machines à tuer, qui
font tout de suite de grands charniers rouges. En Afrique, voici la
chasse presque terminée, depuis Zanzibar jusqu'au Moghreb, en passant
par l'Égypte si lourdement asservie. Asservis de même, tous les
musulmans de l'Inde. Et vers la Perse, deux terribles chasseurs
s'acheminent, l'un par le Sud, l'autre par le Nord.

Reste surtout la Turquie, mais elle n'est pas disposée à se laisser
faire, celle-là; malgré la plaie du modernisme, qui commence de ronger
ses fils, elle demeure une redoutable lutteuse; avec sa fière et
héroïque armée, elle ira jusqu'à son dernier sang pour se défendre.

                                   *

                                 *   *

On mène grand bruit, en Italie naturellement, contre les _atrocités_
bédouines. Soit! Je connais les habitants du désert; je ne les donne
certes pas pour des gens très tendres, et je plains de tout mon coeur
les pauvres petits soldats qui tombèrent entre leurs mains excitées.
Mais comme je comprends la férocité de leur haine, leur besoin exaspéré
de vengeance!... Oh! ces étrangers qui, sans provocation aucune de leur
part, débarquèrent, un sinistre jour, comme des démons, sur leurs sables
pour tout saccager, tout incendier et tout tuer!... Car enfin, si les
Italiens peuvent avoir contre les Turcs quelques griefs (dans le genre
de ceux du loup de la fable),--ces Arabes, que leur avaient-ils fait?

Des atrocités italiennes, hélas! il y en a eu beaucoup aussi, et
tellement moins excusables! Les journaux de tous les pays les ont
enregistrées; les kodaks, dont le témoignage ne se conteste pas, nous en
ont apporté la vision à faire peur. En ces journées néfastes d'octobre,
n'a-t-on pas osé, contrairement au droit des gens et aux règles absolues
de la Convention de La Haye, donner l'ordre de fusiller en masse les
Arabes _suspects seulement_ d'avoir pris les armes? Et alors on a tué,
comme en s'amusant, et les cadavres de plusieurs centaines de
cultivateurs inoffensifs ont jonché l'oasis, qui est devenue un charnier
humain. Et les scènes de sauvagerie qui accompagnèrent l'exécution du
cawas Marko! Et les pendaisons de prisonniers! Et, dans la mer Rouge,
tous ces humbles voiliers arabes, qui n'étaient pourtant pas des navires
de guerre, brûlés par l'escadre italienne sous prétexte qu'ils
pourraient _peut-être_ servir à transporter des soldats!

Ce que je dis là, je suis sûr que beaucoup de coeurs italiens le sentent
comme moi, au moins tous ceux qui, au début, avaient manifesté pour la
paix, et bien d'autres encore. De même, quand les troupes de
l'Angleterre, à l'aide de balles _trop perfectionnées_, réduisirent en
une bouillie sanglante des milliers de derviches qui s'étaient défendus
avec d'honnêtes vieux fusils; ou quand M. Chamberlain poursuivit
flegmatiquement la destruction des admirables Boers, il ne manqua point
d'Anglais, Dieu merci, pour s'indigner et souffrir,--et le roi Édouard
VII, visiblement, fut du nombre à en juger par la douceur des conditions
qu'il posa au Transvaal après la victoire.

                                   *

                                 *   *

Pauvre belle et pimpante Italie! Est-ce que sincèrement elle s'imagine
marcher à la gloire? Je suppose bien qu'elle a perdu, à présent, cette
illusion des premiers jours. D'ailleurs, une réprobation générale lui
est acquise, et elle le sait.

De la gloire individuelle pour ses combattants, oh! oui, sans nul doute,
elle en a récolté. Ses soldats sont des Latins, nos frères; il a dû s'en
trouver beaucoup parmi eux pour se battre comme des héros et tomber avec
noblesse. Mais tout cela ne saurait racheter le crime initial, qui est
d'avoir allumé la guerre. Pauvre belle nation, amie de la nôtre, je veux
croire qu'elle était partie légèrement, comme au Moyen âge on partait,
empanaché, pour de jolies équipées de batailles; elle n'avait pas prévu
tant de sang et tant d'horreurs. Aujourd'hui, engagée à fond, elle
penserait se déshonorer en lâchant prise. Combien, au contraire, ce
serait réhabilitant, nouveau, grandiose, de dire: «Assez, assez de
morts; nous ne voulons pas davantage nous rougir les mains. Nous
modérons nos demandes, pour que ce cauchemar enfin s'achève.»

                                   *

                                 *   *

J'en reviens à mon hallier d'Afrique.

Au même lieu, deuxième éclair de magnésium quelques minutes plus tard.
(Dans l'intervalle, on avait entendu glapir ces bêtes de nuit qui,
toujours, dès qu'elles flairent que l'on tue, s'approchent en tapinois
pour finir de déchiqueter les restes.) Donc, deuxième éclair de
magnésium. Le drame s'achevait; le buffle, éventré, gisait sur l'herbe,
la panthère lui étirait les entrailles. Et, dans la brousse alentour, on
voyait poindre ces museaux qui glapissaient, attendant leur part: des
hyènes!

Certains États européens qui s'agitent sournoisement autour de la
Turquie, maintenant qu'elle est aux prises avec une guerre terrible, et
s'apprêtent à lui demander des _compensations_, me font songer à ces
hyènes assemblées auprès du buffle mourant. Des «compensations» de quoi,
mon Dieu? Qu'est-ce qu'on leur a fait, à ceux-là? Vraiment, je leur
préfère encore les hyènes du hallier, qui, au moins, n'employaient pas
de formules; non, elles ne demandaient pas des _compensations_, mais
leurs glapissements disaient tout net: «On dépèce, on mange, ça sent la
chair et il n'y a plus de danger; alors, nous arrivons, nous aussi, pour
nous remplir le ventre.»

Je prévois sans peine les injures que me vaudra ce manifeste de la part
de certains énergumènes, intéressés ou aveuglés, qui confondent
civilisation avec chemin de fer, exploitation et tuerie; elles ne
m'atteindront point dans la retraite de plus en plus fermée où ma vie va
finir. J'approche du terme de mon séjour terrestre; je ne désire ni ne
redoute plus rien; mais, tant que je pourrai faire écouter ma voix par
quelques-uns, je croirai de mon devoir de dire tout ce qui me paraîtra
l'éclatante vérité.

Sus aux guerres de conquêtes, quels que soient les prétextes dont on les
couvre! Honte aux boucheries humaines!



A PROPOS D'UNE AUTRE LETTRE ITALIENNE


10 janvier 1912.

Une seconde lettre italienne a pourtant franchi le cercle isolateur dont
ma retraite s'entoure, une pauvre lettre encadrée d'une large bordure
noire:

  «Monsieur Pierre Loti,

  »Si la conquête de la Tripolitaine avait été faite par la France,
  est-ce que vous auriez écrit l'article que je viens de lire dans le
  _Figaro_ du 3 janvier 1912?

  »Salutations.

  »La mère d'un soldat mort à Tripoli le 23 octobre 1911.»

  »_P.-S._--Vous ne répondrez pas, c'est entendu. Vous aurez peut-être
  lu tout de même.»

Mais si! je veux répondre, au contraire, et, comme la lettre est
anonyme, j'ai recours à l'obligeance du _Figaro_. Avec le respect le
plus profond, je veux dire à cette mère d'un soldat mort au champ
d'honneur que, si la prise de Tripoli avait été l'oeuvre de la France,
j'aurais protesté en termes pareils. J'ajouterai même que, si j'avais eu
un fils tué dans une telle guerre «de conquête»,--j'en ai un sous les
drapeaux en ce moment,--ma protestation aurait été sans nul doute plus
violente et plus révoltée. Devant la résignation de cette mère en deuil,
je ne puis donc que m'incliner sans comprendre.

Si j'ai parlé de «cercle isolateur», c'est que, depuis la publication du
précédent article, j'ai dû recommander que toute lettre portant le
timbre d'Italie fût _a priori_ jetée au panier.

Qu'il me soit permis d'établir à ce sujet un parallèle entre nations.
J'avais jadis attaqué les Américains, à propos de la guerre de Cuba; pas
une lettre désobligeante ne m'est venue d'Amérique; quand je suis allé
dernièrement à New-York, la presse s'est contentée de rappeler la chose,
en termes parfaitement convenables, mais l'accueil que l'on a bien voulu
me faire n'en a pas été moins sympathique. J'avais violemment attaqué
les Anglais à propos du Transvaal, à propos de l'Égypte; pas une lettre
désobligeante ne m'est venue d'Angleterre, pas un article blessant n'a
été écrit dans la presse, et, quand je suis allé à Londres, j'y ai
trouvé quand même le plus charmant et inoubliable accueil.

Au contraire, dès que j'ai eu dénoncé, en termes cependant courtois,
l'acte injustifiable de l'Italie, les insultes les plus immondes, les
menaces de toute sorte ont commencé de m'arriver chaque jour. Alors, je
ne décachette même plus,--non seulement on m'injuriait, mais surtout on
injuriait odieusement la France, «_fuyarde ou aplatie devant
l'Allemagne_». Toutes ces lettres, à vrai dire, partaient visiblement de
très bas; leur grand nombre cependant me paraît l'indice de l'état des
esprits, dans cette pauvre Italie égarée que, malgré son ingratitude,
nous continuons d'appeler la _nation soeur_. Ce n'est qu'à ce point de
vue général que le fait m'a paru valoir d'être signalé.



LES TURCS MASSACRENT


Novembre 1912.

«Les Turcs massacrent!» En grosses lettres bien indicatrices, cette
accusation contre les vaincus se répète dans les journaux, à côté des
récits de leurs défaites horriblement sanglantes. Des atrocités
bulgares, il y en a bien eu aussi quelques-unes, on en convient, mais on
ne l'imprime qu'en petits caractères à la fin des paragraphes.

Les Turcs massacrent! c'est une affaire entendue,--les pauvres Turcs
affolés que l'Europe entière trahit ou abandonne,--et cette affirmation
courante sert de préliminaire à des tirades pour vanter l'oeuvre
libératrice des Alliés, l'ère de paix, de liberté et de concorde
fraternelle (?) qui va suivre leur victoire.

Pendant les sinistres journées d'octobre 1912, dans l'oasis de Tripoli,
est-ce que l'on n'aurait pas pu crier de même: «Les Italiens
massacrent!» Et ils étaient les envahisseurs sans provocation, ceux-là,
ils n'avaient pas l'excuse des Turcs, traqués de toutes parts. Pendant
la dernière expédition de Chine, n'ai-je pas vu des villes comme
Tong-Tchéou ou Tien-Sin, innocentes absolument de l'acte des Boxers, et
qui n'étaient plus qu'un monceau de ruines, où des cadavres d'enfants,
de femmes, de vieillards avaient été pilés à coups de crosse, parmi des
porcelaines et des laques. On aurait pu crier: «L'Europe, l'Europe venue
pour porter en Extrême-Orient son fameux flambeau civilisateur, l'Europe
massacre!» Or, quelle excuse pouvait-elle invoquer, s'il vous plaît? Les
Huns n'auraient pas fait pis que nous tous. Et les Anglais n'ont-ils pas
massacré des milliers de derviches à Kartoum, des paysans à Denchawaï?
Au Transvaal, n'ont-ils pas eu sur la conscience les camps de
concentration? Et nous, pendant la conquête de l'Algérie, pour ne parler
que de celle-là, n'avons-nous pas massacré, _enfumé_ des femmes et des
enfants pour les faire mourir d'asphyxie? Il n'y a qu'à relire
l'histoire contemporaine pour se convaincre que la tuerie aveugle et
forcenée reste en vigueur autant qu'au Moyen âge, chaque fois que se
trouvent aux prises des hommes de race et de religion différentes.

Pauvres Turcs, s'il est vrai que çà et là ils massacrent, pendant la
guerre atroce qui leur est faite de tous côtés en même temps, que de
circonstances atténuantes!

J'en sais beaucoup qui, à leur place et à une telle heure effroyable,
seraient pris d'une rage de massacrer aussi. Ils sont des êtres plus
primitifs que nous, c'est certain, plus violents quoique meilleurs, doux
et débonnaires à l'habitude, mais terribles et voyant rouge quand on
vient par trop les exaspérer; primitifs surtout, ces paysans sortis du
fond de l'Anatolie, des confins du désert, que l'on équipe en hâte
contre l'armée d'invasion et qui manient de leurs mains rudes nos armes
aux précisions infernales. Et combien elle s'explique, leur haine à tous
contre les peuples qui portent le nom de chrétiens; comment ne
sentiraient-ils pas que, d'une façon ouverte ou sournoise, ces
peuples-là, dans le fond, s'entendent pour les supprimer? Nous,
Français, nous leur avons pris l'Algérie, la Tunisie, le Maroc. Les
Anglais leur ont déloyalement enlevé l'Égypte. La Perse est à moitié
sous le joug. Et l'Italie vient d'ensanglanter la Tripolitaine, donnant
le triste signal de la curée sans merci. Sur ces pays conquis, nous
faisons ensuite, chacun à notre manière, lourdement peser notre main
dédaigneuse; le moindre de nos petits bureaucrates traite tout musulman
comme un esclave. A ces croyants, nous enlevons peu à peu la prière; à
ces rêveurs, épris d'immobilité, nous imposons notre agitation vaine,
notre rage de vitesse, nos alcools, notre pacotille et notre ferraille;
partout le déséquilibrement nous suit, avec les convoitises et les
désespérances.

Pauvres Turcs, désavoués aujourd'hui avec tant de désinvolture par tous
ceux qui en Europe semblaient les soutenir, abandonnés par la presse qui
les insulte, par la diplomatie qui s'était engagée à les défendre, par
les Puissances qui jadis se déclaraient leurs amies! Voici même qu'on
les accuse d'être lâches à la guerre! Cela, c'est plus qu'excessif, car
les milliers de morts, Serbes ou Bulgares, qui jonchent les champs de la
Thrace, sont là pour témoigner qu'ils savent encore se battre. Mais il
est certain qu'on ne reconnaît plus les héros d'autrefois, ceux de
Plewna, ceux de la dernière guerre qui faillit anéantir la Grèce, ni
même ceux d'hier, en Tripolitaine, qui faisaient tête dix contre mille.
Accordons-leur d'abord qu'ils n'étaient pas prêts, qu'ils n'étaient pas
commandés, que par l'incurie de leurs chefs _ils mouraient de faim_. Et
puis constatons que cette dégénérescence de leur armée est notre oeuvre,
à nous, les détraqueurs d'Occident; les nouvelles utopies délétères,
même les plus puériles, qui sévissent chez nous, les ont contaminés,
avec une rapidité stupéfiante, comme il arrive pour tous les mauvais
virus qui foisonnent plus vite dans les sangs plus neufs. Beaucoup de
leurs soldats ont perdu la foi et la plupart de leurs officiers ont
négligé le métier des armes pour se plonger dans la plus naïve
politicaillerie. Nos alcools aussi s'en sont mêlés, et certains grands
chefs militaires, responsables des pires déroutes, s'enivraient... Une
Turquie parlementaire, incroyante et fuyarde, rien ne pouvait causer aux
amis de l'Orient une stupeur plus douloureuse et plus inattendue... Et
puis, ils ont commis, après la Constitution, cette faute capitale
d'introduire des chrétiens dans leurs rangs de bataille. A Dieu ne
plaise que je veuille rabaisser ici ce titre de chrétien, non, mais ceux
de l'armée turque étaient des Bulgares, des Grecs, naturellement
disposés à ne pas lutter contre des frères,--ou c'étaient des Arméniens,
enrôlés par oubli de ce vieux proverbe de Turquie: «_Allah créa sur le
même modèle_ (créatures de peur et de fuite, s'entend) _le Lièvre et
l'Arménien_.» Naguère encore, les mahométans seuls étaient admis à
l'honneur de se battre. S'il n'y avait eu que des vrais Turcs en ligne
contre l'ennemi, peut-être auraient-ils été anéantis quand même, tant
les Alliés avaient longuement et savamment prémédité l'attaque, mais au
moins ils seraient tombés en gardant l'auréole de gloire.

                                   *

                                 *   *

Quoi de plus révoltant que de voir à quel point les Turcs sont méconnus,
insoupçonnés, dirai-je même, par tous les Occidentaux qui n'ont jamais
mis le pied dans leur pays! Il en va de même en Amérique d'où j'arrive;
là-bas, on dit couramment en parlant d'eux: les hordes d'Asie, les
barbares... Or, je ne crois pas qu'il existe au monde une race plus
foncièrement bonne, brave, loyale et douce. Il me faut faire exception,
hélas! pour quelques-uns de ceux qui ont été élevés dans nos écoles,
gangrenés sur nos boulevards; ceux-là, qui deviennent plus tard des
fonctionnaires, je les abandonne. Mais le peuple, le vrai peuple, les
petits bourgeois, les paysans, quoi de meilleur! Que l'on interroge ceux
d'entre nous qui ont vécu en Orient, même nos religieuses et nos
prêtres, si respectés là-bas, qu'on leur demande ce qu'ils préfèrent, ce
qu'ils estiment le plus, des Turcs ou des Bulgares, des Serbes et de
tous les chrétiens levantins, je sais d'avance quelle sera leur réponse.
Et chacun d'eux affirmera que ces Bulgares,--admirables de courage, je
suis le premier à le reconnaître,--qui s'avancent au chant des _Te Deum_
et au son des cloches d'églises, sont une race infiniment plus brutale
et plus meurtrière que la race musulmane.

Oh! ces villes du passé, perdues au fond de l'Anatolie, ces villages
dans la verdure groupés autour des minarets blancs et des cyprès noirs,
comme on y respire la paix et la confiance, combien la vie s'y révèle
honnête et patriarcale! Oh! ces hommes, laboureurs ou modestes artisans,
qui vont à la mosquée s'agenouiller cinq fois par jour et qui le soir
s'asseyent à l'ombre des treilles, près des tombes d'ancêtres, pour
fumer en rêvant d'éternité!... Des massacreurs professionnels, ces
gens-là, allons donc!... En Espagne, je me souviens d'avoir vu des
taureaux que l'on menait vers l'arène, à la veille d'une grande course;
ils arrivaient paisibles, quelques-uns n'étaient nullement méchants; ce
n'est qu'ensuite, harcelés de coups de lance, torturés par les
banderilles cruelles, qu'ils avaient envie de tout massacrer et
fonçaient sur les hommes avec une rage folle.

Nulle part autant que chez les Turcs,--les vrais,--on ne trouve la
sollicitude pour les pauvres, les faibles, les vieillards et les petits,
le respect pour les parents, la tendre vénération pour _la mère_. Quand
un homme, même d'âge mûr, est attablé dans l'un de ces innocents petits
cafés,--où l'alcool est inconnu depuis toujours,--si son père survient,
il se lève, baisse la voix, éteint sa cigarette pour ne pas fumer en sa
présence, et va s'asseoir humblement derrière lui.

Quant à leur compassion pour les animaux, ils nous en remontreraient à
tous. Les chiens errants de Stamboul, avec quelle bonhomie ils ont été
tolérés et nourris depuis des siècles, avec quel soin on descendait dans
la rue pour couvrir d'un tapis leurs petits, quand il pleuvait. Et le
jour où un conseil municipal, composé surtout d'Arméniens, décréta de
les détruire, de la manière atroce que l'on sait, il y eut des batailles
dans tous les quartiers, et presque la révolte pour les défendre. Quant
aux chats, ils ne se dérangent guère pour les passants, assurés que les
passants se dérangeront pour eux. Et enfin, à Brousse, dans l'un des
coins adorables de cette ville des anciens temps de l'Islam, il existe
un hôpital pour les cigognes, pour celles qui, blessées ou trop
vieilles, n'ont pu fuir à l'entrée de l'hiver; on en voit là qui ont des
bandages, ou même une jambe de bois; quand je le visitai, on y soignait
même un vieux hibou, en enfance sénile, qui vivait, comme elles, des
aumônes pieuses... En vérité, à l'heure d'angoisse que nous traversons,
je raconte là des choses ridiculement enfantines; mais c'est qu'elles
sont typiques, elles ont quand même leur légère importance pour attester
combien ce peuple, que tant d'ignorants et de forcenés accusent de
barbarie, est au contraire compatissant et doux...

                                   *

                                 *   *

L'Europe comprendra-t-elle que Stamboul, tenu aujourd'hui sous la menace
effroyable, est un domaine sacré de l'histoire, de l'art et de la
poésie; qu'il faudrait à tout prix le défendre, et que, le jour où le
croissant n'y sera plus, là-haut dans l'air, du même coup son charme et
sa magie vont soudainement s'éteindre? Évidemment non, elle ne le
comprendra pas, et je parle dans le vide.

Sans aucun espoir, non plus, que mon humble appel soit entendu,
j'éprouve le besoin de crier à l'Europe: «Grâce pour les Turcs, épargnez
ceux qui restent! Chez eux, plus que partout ailleurs, sont la probité
et la bravoure. C'est chez eux le dernier refuge du calme, du respect,
de la sobriété, du silence et de la prière!»

Je crois qu'il n'est pas un Français, de sens et de coeur, _ayant vécu
parmi eux_, qui ne s'associerait ardemment à l'hommage que j'ai voulu
leur rendre ici, pendant cette minute de détresse suprême; hommage
inutile, je le sais bien, et qui sera, hélas! comme ces tristes
couronnes que l'on dépose sur les tombes.



LETTRE SUR LA GUERRE MODERNE


Novembre 1912.

Alors, le progrès, la civilisation, le christianisme, c'est la tuerie
extra-rapide, la tuerie à la mécanique,--et le shrapnell en représente
pour le moment l'expression suprême!

Le shrapnell! A notre époque où l'on s'occupe à détruire les derniers
fauves et à supprimer nos microbes rongeurs, on n'ouvrira donc pas de
bagnes, on n'élèvera donc pas de pilori pour ceux qui inventent de si
infernales machines! En moins de quinze jours, tout un pays éclaboussé
de sang rouge et soixante mille hommes, des plus vaillants et des plus
sains, gisant le corps criblé!

Si l'heure était venue où les Balkans devaient retourner aux peuples
balkaniques, l'Europe,--d'abord imprévoyante, aujourd'hui
complice,--aurait si bien pu trouver un moyen moins atroce. Si même
l'heure était venue où la basilique de Sainte-Sophie devait retourner au
Christ, était-il nécessaire pour cela de cribler de mitraille tant de
poitrines humaines! Est-ce que depuis longtemps déjà, il n'existe pas à
Constantinople, voire à Stamboul, des églises grecques ou bulgares dans
lesquelles le culte n'a jamais été inquiété?

Et des injures de toutes sortes continuent de poursuivre les Turcs,
malgré leur détresse, comme le concert des meutes autour des cerfs
mourants. Mais, avant de parler, que ceux qui les insultent aillent donc
vivre un peu parmi eux; jusque-là, tout ce qu'ils peuvent dire ne prouve
pas plus que l'aboiement enragé des chiens!

Les territoires conquis, et vaillamment conquis certes, devraient, à ce
qu'il semble, suffire aux alliés. Mais non, il faut pousser l'ennemi à
toute extrémité et lui prendre aussi sa ville sainte. Pour satisfaire à
des rêves d'orgueil forcené, il faut tuer encore tout ce qui reste, tout
ce qui, dans le dernier élan du désespoir, se précipite, presque sans
armes et follement, pour défendre les remparts de Stamboul.

Ainsi, voilà ce malheureux peuple turc,--qui eut ses heures de violence
exaspérée, qui commit dans le délire des fautes graves, je le
reconnais,--mais que rien n'a épargné depuis un an, ni les guerres de
spoliation, ni les duperies, ni les incendies détruisant les maisons par
milliers, ni les tremblements de terre, ni la faim, ni le typhus, le
voilà, ce peuple accablé, qui veut au moins mourir avec une couronne de
gloire. Et le Sultan déclare qu'on le tuera dans son palais, et Kiamil
pacha, ce vieillard de quatre-vingt-cinq ans, à sa table de travail. Les
enfants, les tout jeunes enfants quittent les écoles pour s'enrôler et
se faire mitrailler à Tchataldja; les prêtres courent aux remparts, et
de même tous les vieux à barbe blanche qui peuvent encore tenir une
arme. Détail qui serait risible, s'il n'était sublime, de pauvres
eunuques des harems, auxquels on ne demandait rien, partent aussi, le
fusil sur l'épaule. Pour eux tous, la tuerie finale est certaine, avec
les diaboliques shrapnells des Bulgares; ils le savent, mais ils y vont
quand même.

Naïfs Arabes, qui offrent d'arriver au secours du Croissant avec cinq
cent mille cavaliers... Oh! non, restez, pauvres gens du désert: vous
iriez inutilement à la mort, puisque vous n'avez pas entre les mains les
explosifs des hommes vraiment civilisés.

Et, devant cet essor d'héroïsme et de désespoir, pas un seul des peuples
chrétiens ne se lèvera pour dire: «Assez! Pitié!...» Non, au mépris des
traités signés, des paroles données et écrites, tous ne s'occupent que
de se ruer à la curée. Il en est, comme la France, qui ne veulent pas se
souiller les mains dans le dépeçage; mais, crier grâce d'une voix assez
forte pour être entendue, non, personne. Honte! Honte à l'Europe, honte
à son christianisme de pacotille. Et, pour la première fois de ma vie,
je crois que je vais dire: honte à la _guerre moderne_!



ENCORE LES TURCS


Décembre 1912.

J'ai si mal et si gauchement défendu mes amis turcs, dans une lettre
récente, que je veux y ajouter ceci comme un post-scriptum. J'avais
parlé de fuyards, parce qu'on me l'avait dit. Dieu merci, c'étaient des
fuyards isolés; les nouveaux détails venus de là-bas leur laissent leur
couronne de gloire: ils se sont battus comme des lions, malgré la faim
qui leur torturait les entrailles, malgré l'insuffisance présomptueuse
d'un gouvernement qui les laissait manquer du nécessaire. Hélas! à
mesure que les événements se précipitent et que nous approchons de la
convulsion suprême, les nations européennes, la Prusse surtout, leur
ex-amie, montrent une facilité à renier la parole donnée, une aisance
dans la fourberie, qui sont de plus en plus stupéfiantes. Peut-être
serait-il sage de se rappeler que le Sultan n'est pas que l'empereur des
Turcs, mais qu'il est aussi le Khalife vénéré par tant de millions et de
millions de croyants jusqu'au fond de l'Asie et jusqu'au fond de
l'Afrique; à ce titre, il mériterait sans doute quelque considération,
surtout de la part de l'Angleterre qui est, à cause de l'Inde, la plus
grande des puissances musulmanes; peut-être serait-il de bonne politique
de ne pas permettre qu'on le chasse de la ville et des mosquées saintes.

Pauvres Turcs, abandonnés et trompés par tous, volés sur leur matériel
de marine et volés sur leur matériel de guerre, il leur fallait aussi le
coup de pied de l'âne, et certaine presse le leur donne: on les insulte
et les raille, alors qu'ils viennent de laisser, sur la terre détrempée
de leurs champs, cinquante mille morts si glorieusement tombés pour la
cause de l'Islam. Je suis injurié du même coup, bien entendu, et je m'en
sens fier; il est toujours honorable de l'être pour avoir pris la
défense et demandé la grâce de vaincus que tout le monde accable. Mon
Dieu, je ne fais pas comme les chancelleries européennes,--dont je n'ai
malheureusement pas le pouvoir;--ayant été leur ami de longue date, je
le suis plus que jamais dans leur agonie; c'est le contraire qui serait
ignoble. L'honneur d'être injurié pour eux, je le partage, paraît-il,
avec Claude Farrère, qui était un de mes officiers quand je commandais
en Orient et qui est resté mon ami. «Il n'y a que ces deux-là, écrit-on,
qui les défendent!»--Mais je crois bien! _Parmi tous les écrivains dont
la voix a chance d'être un peu entendue, il n'y a que nous deux qui les
connaissons!_

L'armée grecque, la petite armée monténégrine, conduites par des princes
guerriers sans férocité, se sont battues normalement, comme il est
admis, hélas! que l'on se batte en notre siècle de «progrès». Mais les
Bulgares,--dont le mépris de la mort est prodigieux et commande le
respect, nul ne songe à le contester,--les Bulgares, quelle guerre
atroce ils ont menée, après l'avoir si longuement préméditée et mûrie!
Leurs succès ne sont pas dus qu'à leur admirable courage, mais surtout à
leurs armes plus nouvelles et infiniment plus meurtrières.

Leurs shrapnells, invention diabolique s'il en fut, ont fauché les
hommes par milliers, sans résistance possible. On sait aussi qu'ils
avaient imaginé d'aveugler et d'affoler la nuit, par des projecteurs,
ces paysans d'Anatolie qui n'avaient jamais rien vu de pareil. En outre,
ne viennent-ils pas de détourner une rivière pour inonder la malheureuse
Andrinople qui ne veut pas se rendre, et de couper l'aqueduc qui portait
l'eau à Stamboul?...

Et, dans des églises dites chrétiennes, on chante pour célébrer de
telles choses: au moins, qu'on n'y mêle point le nom du Christ; quelle
dérision de sa parole! Et Péra, le fameux Péra levantin, n'a même pas la
pudeur de faire taire ses beuglants et ses musiques, quand les maisons
alentour regorgent de blessés qui râlent, quand les champs sont jonchés
de morts, de milliers de héros non ensevelis qui pourrissent sous la
pluie!...



LETTRES SUR LA GUERRE DES BALKANS



I


Décembre 1912.

Ce n'est pas d'hier que les nations d'Europe commettent des couardises
ou des crimes; de tout temps cela s'est pratiqué. (La Pologne, le
Transvaal, l'Alsace-Lorraine, etc., etc., en sont, hélas! de lamentables
preuves.) Mais on s'était habitué jusqu'ici à les voir opérer isolément,
chacune à son tour; les autres--qui en auraient fait autant à
l'occasion--s'indignaient toutes en choeur, et, au moins, cela
soulageait de les entendre.

Cette fois, non, il y a eu, sur le dos de la Turquie, accord complet de
lâchage et de mépris des traités. Lors d'une récente guerre, quand
l'armée grecque fut écrasée par celle d'Edhem Pacha, on s'en souvient,
la Grèce aux abois demanda la médiation de l'Europe, et l'Europe, qui
cependant ne lui avait rien promis, acquiesça par dépêche, fit même bien
plus qu'une médiation, puisqu'elle imposa les conditions de la paix à la
Turquie, lui enlevant ainsi le fruit de sa victoire. Mais les
chancelleries ont deux poids et deux mesures. Aujourd'hui cette même
Turquie, écrasée de tous les côtés à la fois, après avoir subi la
spoliation des Italiens, cette Turquie à laquelle trois semaines plus
tôt toutes les chancelleries unanimes avaient solennellement renouvelé
des promesses d'intégrité territoriale, a demandé à son tour la
médiation, et l'Europe, préoccupée surtout du partage de ses dépouilles,
depuis douze jours n'a même pas daigné répondre, douze longs jours
pendant lesquels les tueries ont marché grand train, sous le coup des
shrapnells et des mitrailleuses; au moins aurait-elle dû avoir la pudeur
de dire tout de suite: «Non, maintenant que vous voilà battus, vous
n'êtes plus que des parias, nous refusons de nous en mêler,
débrouillez-vous directement avec vos ennemis,»--et la Turquie sans
doute l'aurait fait comme elle semble le faire aujourd'hui, et il y
aurait sur le sol quelques milliers d'hommes de moins, gisant les
poumons crevés. Honte à l'Europe! C'est elle l'odieuse coupable de ces
hécatombes. On comprend bien qu'aujourd'hui il lui est impossible
d'enlever aux alliés le prix de leurs courageuses batailles, mais il
fallait prévoir, et _surtout il ne fallait pas promettre_. Il fallait
prévoir et, pour exiger les justes réformes demandées par les Slaves, il
fallait presser avec moins d'insouciance sur ces comités de jeunes fous
arrogants, qui viennent de conduire la Turquie à sa perte. Et puis, non,
cette aisance, ce cynisme dans le lâchage, quel dégoût! Pauvres Turcs,
volés, trompés, mitraillés, et de plus injuriés si bassement par les
masses ignorantes, combien on comprend que la fureur parfois leur monte
au cerveau et qu'un voile rouge leur passe sur les yeux!

Je dis: pauvres Turcs! Mais je dis aussi, et presque du même coeur:
pauvres Bulgares! Pauvres victorieux qui ont laissé par terre plus de
quarante mille morts! Je n'ai point de haine contre ce peuple, bien que
j'aie constaté, _comme tous ceux qui ont habité là-bas_, qu'il est plus
brutal, plus fanatique, à l'ordinaire beaucoup plus difficile à vivre
que le peuple musulman, et qu'il n'en a pas la droiture ni la foncière
probité. Quel malheur qu'à l'appui de mon dire il ne soit pas possible
de publier, au grand jour, la liste des victimes musulmanes tuées et
torturées par les _comitadjis_ bulgares! Mais, sur le sujet, toute la
presse slave s'est unie dans une conspiration de silence, il faudrait
aller là-bas, à Salonique par exemple, pour obtenir des documents
écrasants et des chiffres. De temps à autre, on lit bien dans quelque
journal de France: les Bulgares ont incendié tel village turc et
massacré les habitants; mais cela est dit avec légèreté, comme en
glissant dessus. Cependant, combien sont-ils moins excusables, eux, les
vainqueurs, que les Turcs, chassés des terres que depuis cinq cents ans
ils cultivaient, poussés à bout, traqués comme des bêtes fauves! Et, en
écrivant, j'ai sous les yeux la photographie d'un officier de l'armée
ottomane, affreusement mutilé par ses ennemis. Mais non, il n'y a que
les Turcs qui massacrent, la légende colportée par les intéressés est
bien établie, rien à faire pour l'enlever des cervelles obstinées.

Je n'ai jamais eu connaissance d'atrocités commises par les Grecs[1], et
la famille royale qu'ils se sont donnée est hautement respectable. Mais
comment ne pas protester un peu en entendant accuser les Turcs de
férocité par les Bulgares, les Serbes, chez qui sévissent, du haut en
bas de l'échelle sociale, la violence et les raffinements du meurtre!
J'en atteste les ombres du roi Alexandre et de la triste Draga, de
Panitza et de Stambouloff, pour ne citer que les noms connus de tous,
parmi des morts qui ne se comptent plus.

  [1] Ceci était écrit avant l'entrée des Grecs à Salonique.

                   *       *       *       *       *

Je dis: pauvres Bulgares! Car ce que je viens d'avancer ne m'empêche pas
d'admirer comme tout le monde leur courage au feu, et je reconnais, bien
entendu, ce qu'il y a de si légitime dans leurs revendications du sol
des aïeux. Mais l'Europe avait mille moyens de leur faire droit, sans
permettre la boucherie atroce, et c'est pour cela que je les plains, eux
aussi, malgré la victoire. Je les plains surtout d'avoir été poussés à
la guerre, conduits à la tuerie par un homme qui n'est ni de leur race,
ni de leur religion, qui n'a l'excuse ni du fanatisme, ni de la
tradition ancestrale, mais qui a su exploiter leurs vertus guerrières au
profit de son ambition personnelle: pour être un grand prince, dont
l'histoire parlera, il faut avoir arrosé les plaines avec beaucoup de
litres de sang humain...



II


Novembre 1912.

En ce moment, détail que je prévoyais, l'insulte grossière et la menace
pleuvent sur moi comme grêle, parce que je défends les vaincus, et je
dois m'attendre à tomber sous le couteau de quelque Bulgare; ces gens-là
en usent avec moi comme naguère les Italiens. Et de pauvres Français,
qu'aveugle le beau mot de croisade, m'injurient aussi. Tout cela, il est
vrai, par le style, par l'écriture, semble émaner surtout de primaires
ou de médiocres. Mais de plus haut m'arrivent par centaines des lettres
si vibrantes et si nobles, me remerciant, beaucoup plus que je le
mérite, parce que j'essaie de dire la vérité, «parce que mon cri soulage
les consciences»! Les lettres des musulmans étaient à prévoir, je le
sais, et j'accorde qu'elles ne prouvent rien, malgré la pure beauté de
leurs images orientales. Mais j'en reçois non seulement de France, aussi
d'Allemagne, d'Angleterre, de Suisse; presque toutes émanent d'Européens
ayant vécu en Orient, d'Européens _documentés_, qui m'encouragent et
m'affermissent dans mon estime profonde pour ce peuple méconnu et
calomnié. Il en est d'autres, très particulièrement typiques, parce
qu'elles émanent de «_rayas_» ottomans, «_courbés sous le joug des
Turcs_».

Les Grecs ne sauraient être soupçonnés de partialité, et une petite
fille grecque m'écrit, d'une main appliquée et encore incertaine:

  «Monsieur,

  »Je viens de lire la page si touchante du 9 novembre 1912.

  »Je suis une petite Grecque rouméliote de quatorze ans et j'éprouve un
  très vif sentiment de pitié pour cette pauvre Turquie dans son moment
  de détresse et d'abandon par toute l'Europe qui fut une fois son amie.
  On parle toujours de civilisation, mais ces pauvres paysans du fond de
  l'Asie, que comprennent-ils de cela? Dans le désert, il y a des bonnes
  bêtes sauvages qui ne vous font rien tant que vous n'allez pas les
  agacer dans leur paisible cachette, mais si vous les agacez trop,
  alors elles deviennent féroces. Quand les Turcs deviennent mauvais,
  c'est quand ils sont démoralisés au plus haut degré de voir tout le
  monde contre eux; pendant des années on ne leur laisse plus la paix.
  Il n'y a que ceux qui ont vécu là-bas qui les aiment encore.

  »Le monde chrétien doit prendre le Turc comme exemple dans ce qui
  concerne la religion, car c'est lui qui la respecte mieux que nous.
  Chez nous, chrétiens, il nous est défendu de voler et de tricher; nous
  le faisons quand même, un vrai Turc jamais. Lorsque, par exemple, un
  vieux marchand de fruits a pesé une ocque de pommes (elma), il vous
  mettra toujours une elma en plus, de peur de s'être trompé; quel
  marchand européen fait ça? Au contraire, il met le doigt sur la
  balance pour que le poids soit plus lourd.

  »Ferdinand de Bulgarie dit, dans sa proclamation, qu'il veut vaincre
  le Croissant, et c'est cela qu'il appelle la civilisation. Est-ce
  qu'on ne doit pas respecter la religion d'un peuple?»

En lisant ces adorables petites phrases, j'ai songé à ce proverbe de nos
pères: «La vérité sort de la bouche des enfants.»

Voici maintenant ce que m'écrit une Juive espagnole, née et élevée en
Turquie. (On sait qu'au début de l'histoire contemporaine, des milliers
de Juifs d'Espagne, persécutés au nom du Christ,--comme, du reste, ils
l'étaient encore de nos jours, en plein XXe siècle, par les chrétiens
slaves--s'étaient réfugiés en Turquie, à Salonique et à Stamboul, où
personne ne les inquiéta plus.)

  «Ce que vous venez de faire pour notre malheureuse Turquie ressemble
  au geste de l'homme qui s'assied auprès d'un mourant abandonné et lui
  prend la main qu'il garde dans la sienne, afin qu'il ne meure pas
  seul.

  »Oh! écrivez encore! Que votre coeur vous aide à trouver non seulement
  les paroles qui touchent, mais celles qui persuadent, celles que se
  rappelleront malgré eux les hommes appelés à signer l'arrêt. Oh!
  dites-les bien haut, toutes les raisons qui imposent la nécessité de
  l'existence de ce pauvre cher peuple, en réalité si peu connu,
  existence modeste, soit, mais existence tout de même. Vous qui avez
  habité mon pays d'adoption, dites toutes les satisfactions qu'a reçues
  là votre âme dans ses besoins de croyance, de bonté, de probité, de
  sagesse et de calme. Mais, je vous en supplie, n'en parlez pas encore
  en pleurant. Ceux qui aiment la Turquie n'ont pas encore le droit de
  la pleurer comme une morte. Elle ne mourra peut-être pas, ne parlez
  pas encore de tombe.

  »Si l'horrible chose arrive un jour, alors seulement je pleurerai, car
  je sais qu'ils deviendront ce que nous sommes, nous, pauvres Juifs,
  dispersés un peu partout sans avoir un coin qui nous appartienne. On
  dit qu'on veut leur prendre l'Asie aussi. Les malheureux!

  »Oh! si vous saviez ce sentiment d'exil que nous portons en nous dès
  l'enfance et partout où nous passons! Je ne voudrais pas que les Turcs
  que j'aime l'éprouvent jamais. Voilà des années que j'ai quitté
  Constantinople et je croyais avoir oublié. Je ne savais pas que
  lorsqu'on a vécu parmi les Turcs, on les aime toute sa vie. Je vous
  supplie d'écrire encore, d'agir! L'heure presse! Et merci!»

Que pourrais-je dire, après ce spontané témoignage, que pourrais-je y
ajouter qui ne l'amoindrisse? Cette lettre fait honneur à la race juive.
De la part d'Israël, il serait beau de venir maintenant soulager avec
son or les affreuses misères de ce pays, qui a donné à ses fils, pendant
les siècles où on les pourchassait de toutes parts, l'hospitalité, la
tolérance et la paix.

«Puisque personne n'entend votre cri de grâce, m'écrit la dame inconnue,
trouvez des paroles pour persuader aux politiciens que l'existence de ce
peuple est utile...» Mais c'est que je n'entends rien, hélas! aux
questions d'équilibre européen et d'économie politique. Je ne puis que
répéter ce que tout le monde sait: «La chute de Stamboul aux mains des
Bulgares aura une répercussion terrible sur des millions de musulmans
répandus jusqu'au fond de l'Afrique et de l'Asie; l'Angleterre, la
France, sembleraient donc avoir un intérêt capital à l'empêcher.»

J'entends des gens m'objecter naïvement que Mahomet II avait bien pris
Constantinople. Mais, pardon, cela se passait en 1453. Si, en plus de
cinq siècles de soi-disant progrès, des peuples qui se glorifient du
titre de chrétiens refont la même chose et _en tuant environ dix fois
plus d'hommes_, cela me paraît un peu la banqueroute de notre
civilisation et de notre faux christianisme.

Ne vaudrait-il pas la peine, aussi,--mais, là, je sais bien que l'on
m'écoutera moins que jamais,--de préserver ces merveilles d'art que les
Turcs ont accumulées en cinq siècles de domination et qui font de
Constantinople la ville unique au monde. Qu'on ne me dise pas que les
Bulgares y rétabliront la beauté évanouie de Byzance; non, la laideur du
modernisme, c'est tout ce qu'ils y sauront apporter. Quand la silhouette
des minarets et des dômes ne se découpera plus sur le ciel, que
restera-t-il? Que restera-t-il quand les profondes mosquées toutes
bleues de faïence auront perdu leur mystère, quand il n'y aura plus
alentour la reposante magie des cyprès et des tombes? D'ailleurs, sous
la ruée furieuse des armées d'invasion, le jour où les Turcs se
crisperont dans le dernier sursaut d'agonie, le jour où Stamboul sera
tout à feu et à sang, la coupole de Sainte-Sophie elle-même est menacée
d'un effondrement sans recours.

Et, enfin, puisqu'il faut renoncer à éveiller tout sentiment de justice
et de pitié, puisqu'il n'est plus possible de rectifier, même par des
témoignages cent fois plus autorisés que le mien, la légende des
Bulgares inoffensifs et tendres, à côté des Turcs massacreurs, voici une
raison encore qui, à première vue, semblera bien étrange, bien futile;
mais tant d'esprits réfléchis l'ont déjà trouvée avant moi! Il n'y a
pas, dans la vie, que des usines, des chemins de fer, des «débouchés
commerciaux», des shrapnells, de la vitesse et de l'affolement. En
dehors de tout ce néfaste bric-à-brac, devant quoi se pâme la masse des
médiocres et qui mène aux finales désespérances, il y a aussi le calme
qu'il faudrait nous conserver quelque part, il y a le recueillement et
le rêve. A ce point de vue, la Turquie, la vieille Turquie des
campagnes, la Turquie honnête et religieuse, comme une sorte d'oasis au
milieu de tourbillons et de fournaises, serait aussi utile au monde que
ces grands jardins dont on sent de plus en plus la nécessité au milieu
de nos villes trépidantes.



III


Décembre 1912.

«Atrocités turques.»--Ce cliché des alliés (que propage, à l'aide de ses
banknotes, certain Comité balkanique[2]) continue de se reproduire
triomphalement dans la presse française, et chaque fois, d'aimables
inconnus prennent la peine de découper l'entrefilet, pour le mettre sous
enveloppe à mon adresse, s'imaginant me confondre. Hélas! oui, il est à
peu près avéré que les vaincus, à certaines heures, traqués, délirant de
faim et de désespoir, ont massacré,--beaucoup moins toutefois,
infiniment moins que leurs ennemis le prétendent. Tant de correspondants
de guerre, étrangers et non suspects de partialité, leur ont rendu
justice et racontent même que traversant en affamés des villages grecs,
ils se bornaient à mendier aux portes un morceau de pain! Voici à peu
près comment ces correspondants s'expriment[3]: «Puisqu'il se trouve, en
Europe, des gens écrivant du fond de leur cabinet de travail que les
soldats turcs sont pillards et massacreurs, c'est un devoir pour nous de
protester énergiquement. Nous n'avons constaté chez eux que de
l'endurance et de la modération, et jamais nous n'avons assisté à aucun
acte de barbarie.» Malgré ces témoignages, je serais injuste en ne
reconnaissant pas que çà et là ils ont vu rouge.

  [2] Siégeant à Londres, si je ne me trompe.

  [3] M. Jean Rodes, du _Temps_; le baron Tycka, du _Lokal-Anzeiger_; M.
    Paul Erio, du _Journal_; M. Paul Genève, des Débats; le major
    Zwonger, du _Berliner Tageblatt_; M. Renzo Larco, du _Corriere de
    Milan_; M. Vord Preise, du _Daily Mail_, etc... Je n'ai
    malheureusement pas retenu les noms des autres.

Mais les alliés! Les alliés, moins excusables, d'abord parce qu'ils
étaient les vainqueurs, ensuite parce qu'ils n'enduraient pas les
tortures de la faim, et surtout parce qu'ils s'avançaient au nom du
Christ, les alliés, quand dressera-t-on le bilan de leurs excès et de
leurs crimes? On commence à s'en émouvoir tout de même, malgré le parti
pris de fermer les yeux sur tant de cruautés qu'ils ont commises. Voici
les Roumains qui accusent les Grecs d'avoir massacré les
Koutzo-Valaques. Voici des nouvelles de Vienne affirmant que les troupes
du général Jankovich auraient détruit de nombreux villages en Albanie,
que des milliers d'Albanais auraient été massacrés ou enterrés vivants.
Sous les murs d'Andrinople, des ambulanciers turcs qui venaient, munis
de leur drapeau, secourir des blessés serbes, ont été accueillis par une
fusillade. Tout dernièrement à Dedeagatch, le fait n'est pas discutable,
une bande bulgare a pillé, massacré, incendié pendant trois jours,
continuant l'horrible besogne que les «comitadjis» ont depuis si
longtemps commencée. Mais les pauvres Turcs manquent d'argent pour semer
la noble indignation dans certaine presse qui est à vendre, et qui,
malheureusement, influence à sa suite toute la presse restée de bonne
foi...

                                   *

                                 *   *

A propos des Bulgares, je citerai ce fragment de la lettre d'un Français
qui avait longtemps habité la Thrace, mais qui s'est vu forcé de fuir
devant l'invasion des «libérateurs»:

  «Dans les journaux de France, je lis les continuels dithyrambes en
  l'honneur des armées balkaniques, principalement de ce peuple bulgare
  qui, tout entier, se rue vers l'ennemi héréditaire avec, à sa tête, le
  pope hirsute. Race contre race, la croix orthodoxe--le plus fanatique
  des emblèmes religieux--la croix contre le croissant, suivant la
  parole du catholique romain Ferdinand de Cobourg.

  »Le spectacle est inoubliable pour qui a vu arriver ces théories sans
  fin d'hommes taillés comme à coups de serpe dans un bois rugueux, ces
  lourds soldats coiffés de la casquette moscovite et ce flot, à leur
  suite, de montagnards couverts de peaux de bêtes,--les hordes
  d'Attila,--tous, disant avec fierté: «Là où nous sommes passés,
  l'herbe ne repoussera de cinq années!»

  »Oui, on peut leur dédier des dithyrambes, mais ils en ont déjà
  inscrit eux-mêmes sur toutes les sentes de la Macédoine, sur les
  décombres des villages musulmans où ils ont commis les pires horreurs
  et dont les flammes d'incendie s'élèvent encore de toutes parts,
  obscurcissant de leur âcre fumée tous les horizons; ils en ont inscrit
  sur des milliers de cadavres, et sur les visages émaciés des
  vieillards, des femmes, des enfants, les rescapés des massacres, qui
  se traînent jusqu'à Constantinople, ayant semé de morts et
  d'agonisants le long chemin de leur calvaire.»

Il est vrai, le séjour des alliés dans Salonique a quelque peu terni
leur auréole. Salonique n'est pas un lieu perdu, comme tant de villages
de l'intérieur, et il y avait là des Français dont les yeux forcément se
sont ouverts. Les vexations contre un officier de notre marine de guerre
ont commencé de refroidir l'enthousiasme pour les «libérateurs».
Ensuite, au lendemain de leur arrivée, les Grecs, pour quelques
malédictions poussées à leur passage, ont fait feu sur la foule sans
armes et tué cinq cents personnes (de _la populace turque_, pour
employer l'heureuse expression de certain reporter). Et puis, tout
aussitôt, le Consulat de France a été débordé par les justes plaintes de
nos compatriotes. On connaît, entre autres aventures, celle de cette
Française, madame Simon, coupable d'avoir donné, sur le pas de sa porte,
un morceau de pain et un verre d'eau à de pauvres Turcs, et odieusement
brutalisée, pour ce fait, par un officier grec qui ne craignit pas
d'arracher à ces affamés l'humble aumône. Voici d'ailleurs ce que
m'écrit un négociant français de passage à Salonique:

  «Guidée par des compatriotes levantins, délateurs infatigables,
  l'armée grecque pénètre, par bandes d'apaches, d'abord chez les
  Juifs,--ils sont ici près de quatre-vingt mille, parlant le français,
  aimant la France,--qu'ils accusent de les empoisonner! Là, ils font
  sortir les hommes des maisons, les ligotent, les frappent, les
  massacrent parfois, puis s'en retournent violer les femmes. Ailleurs,
  partout, ils brisent les portes et, baïonnette au canon, se font
  remettre l'argent, même celui du pain des pauvres.

  »Ce sont encore les inoffensifs citadins qu'on fouille en pleine rue;
  les malheureux soldats ottomans auxquels on enlève leurs derniers
  centimes, leur montre et jusqu'à leurs vêtements. C'est un major turc
  qu'on dépouille et qu'on soufflette; un autre officier qu'on veut
  forcer à embrasser le drapeau hellène; des prisonniers laissés à la
  pluie, dans la boue, sans pain et implorant un peu d'eau pour apaiser
  leur fièvre: «Sou! Sou!» (De l'eau! De l'eau!) et qu'on repousse à
  coups de crosse.»

Et les officiers français du _Bruix_ étaient là, qui ont vu des soldats
serbes et grecs crever les yeux à des prisonniers turcs...

De ces prouesses, nos journaux ont cependant l'air enfin de s'émouvoir.
Oui, il eût mieux valu, pour le bon renom des nouveaux Croisés, que tout
continuât de se passer en catimini, au fin fond des provinces; la
légende de leur mansuétude se serait mieux conservée.

                                   *

                                 *   *

Somme toute, si les Turcs ont commis des excès parfois, _le moins_ qu'on
puisse dire des alliés, c'est qu'ils en ont commis tout autant et qu'il
est plus difficile de leur accorder le bénéfice des circonstances
atténuantes. Ces peuples, qui s'exécraient depuis des siècles, se sont
fait la guerre comme au Moyen âge, avec cette différence qu'ils
disposaient d'armes infiniment plus meurtrières.

Eh! le Moyen âge avait du bon; la Croix rouge ni le Croissant rouge ne
fonctionnaient encore; on ne ramassait pas les blessés pour prolonger, à
force de soins maternels, leurs pauvres existences mutilées; mais on
blessait tellement moins! On ignorait en ce temps-là nos armes qui
fauchent cent hommes par seconde, et les pires guerres d'alors ne
donnaient pas le vingtième des cadavres qui gisent à cette heure sur les
champs de la Thrace. Je ne vois donc vraiment pas qu'il y ait tant lieu
de crier hurrah pour «la civilisation et le progrès».

A propos de ces nouvelles machines à tuer, j'ai dû m'expliquer mal, dans
une précédente lettre, puisque des gens de bonne foi en ont pu conclure
que je prêchais l'antimilitarisme. Mon Dieu! par quel manque absolu de
logique, par quel monstrueux contresens peut-on bien passer, de
l'horreur pour la guerre moderne, à la déconsidération et à la haine
pour ces hommes, de plus en plus sublimes, qui sont obligés de la faire?
Mais, à mesure que les batailles, les inévitables batailles tournent
davantage à la boucherie rouge, est-ce que le respect, au contraire, ne
devrait pas grandir pour ceux qui ont le devoir de les affronter? Aux
plus humbles de nos soldats, donnons des musiques, donnons des dorures
et des plumets, tout ce qui pourra exalter leur jeune enthousiasme et
les parer mieux pour la belle mort; que la foule au passage s'incline,
les salue comme les plus nobles des enfants de France, que tous les
suivent des yeux avec des larmes, et que les jeunes filles leur jettent
des fleurs!... Voilà mon antimilitarisme cette fois nettement étalé...
Oh! oui, ayons-en pour nous-mêmes, des machines qui tuent vite, qui
tuent par monceaux, et tâchons que ce soient les nôtres les plus
diaboliques; il le faut bien, hélas! puisque nous sommes la proie
désignée aux peuples d'à côté, qui, tous les jours, inventent contre
nous quelque nouvel arrosage à la mitraille. Mais gardons très
jalousement nos hideux secrets, car, où le crime et le dégoût
commencent, c'est lorsque dans un but de lucre, «pour faire marcher
l'industrie française», nous les vendons à des étrangers, préparant
ainsi des tueries qui ne nous sont pas nécessaires.

                   *       *       *       *       *

_P.-S._--Avant de terminer, je tiens à faire amende honorable, sincère
et spontanée aux Arméniens, du moins en ce qui concerne leur attitude
dans les rangs de l'armée ottomane. Ce n'est certes pas à cause des
protestations qu'ils ont insérées, à coups de pièces d'or, dans la
presse de Constantinople; non, mais j'ai pour amis des officiers turcs;
j'ai su par eux, à n'en pas douter, que mes renseignements de la
première heure étaient exagérés, et que, malgré bon nombre de désertions
préalables, les Arméniens placés sous leurs ordres s'étaient conduits
avec courage. Donc, je suis heureux de pouvoir retirer sans
arrière-pensée ce que j'avais dit à ce sujet et je m'en excuse.



IV


Le chapitre précédent contient, à la page 90, trois lignes qui ont fait
couler beaucoup d'encre:

«Et les officiers français du _Bruix_ étaient là, qui ont vu des soldats
serbes et grecs crever les yeux à des prisonniers turcs...»

Ces trois lignes, je les avais trouvées telles quelles dans un grand
journal parisien, où, deux mois auparavant, elles paraissaient sans
donner lieu à aucune objection de la part de personne, et je les avais
admises en toute confiance, parce qu'elles venaient d'un officier dont
la parole pour moi ne fait pas doute; elles étaient du reste les
_seules_ que je n'avais pas cru nécessaire de vérifier.

Mais, dès qu'elles reparurent signées de mon nom, le commandant du
_Bruix_, interrogé _diplomatiquement_ par le gouverneur de Salonique,
prince Nicolas de Grèce, crut devoir lui adresser la réponse suivante,
qui fut insérée à grand fracas dans d'innombrables journaux:

  Salonique, 4 février.

  «Altesse,

  »En réponse à la communication verbale que le commandant Vachopoulo,
  chef de votre état-major, m'a présentée aujourd'hui de votre part,
  j'ai l'honneur de porter à la connaissance de Votre Altesse Royale le
  résultat de mes recherches. J'ai réuni tous les officiers de
  l'état-major du _Bruix_ et leur ai lu l'affirmation qui nous est
  prêtée dans le livre intitulé la _Turquie agonisante_, de notre
  concitoyen le capitaine de vaisseau en retraite Julien Viaud (Pierre
  Loti), que les officiers français du _Bruix_ étaient là qui ont vu des
  soldats serbes et grecs crever les yeux à des prisonniers turcs. Tous
  ont été unanimes à déclarer que cette affirmation est purement
  gratuite et que rien ni dans leurs paroles, ni dans leurs écrits,
  n'autorise l'auteur à les prendre à témoin de faits de cette nature
  qu'ils n'ont jamais eu l'occasion de constater.

  »Je rends compte au ministre de la Marine de la façon dont nous avons
  été mis en cause à notre insu et lui demande de vouloir bien faire
  prier l'auteur de la _Turquie agonisante_ de supprimer cette
  affirmation, contraire à la vérité.

  »Je prie Votre Altesse Royale de vouloir agréer l'hommage de mes
  sentiments les plus respectueux.--DELAGE.»

La forme brutale de ce démenti donné à un camarade serait plus
compréhensible si le commandant du _Bruix_ n'avait rien trouvé à redire
dans la conduite des alliés envers les vaincus,--et tel n'était pas le
cas, ainsi qu'on en va juger.

Aussitôt, joie et explosion d'injures contre moi dans certaine presse:
«Voyez, voyez ce que vaut sa documentation!» Et de pauvres petits
journaux levantins, exultant de ce qu'il se trouvait enfin un officier
français _ayant l'air_ de démentir les atrocités des libérateurs,
vomirent sur mon nom les pires immondices.

Alors le lieutenant de vaisseau, de qui je tenais l'affirmation
incriminée, vint loyalement et courageusement dégager ma responsabilité
en publiant la belle lettre suivante:

  «M. Pierre Loti, répondant au démenti infligé par le commandant du
  _Bruix_ à propos des atrocités commises à Salonique par les troupes
  orthodoxes, déclare, en des termes dont je suis très touché, que cette
  information lui est venue d'un officier français, dont la parole pour
  lui ne fait pas de doute. Je suis cet officier,--moi, Claude
  Farrère,--c'est moi qui ai fourni l'information et je m'empresse
  d'apporter mon témoignage. C'est moi qui, bien avant M. Pierre Loti,
  ai publié à diverses reprises le fait, en indiquant d'ailleurs les
  références que j'en avais, le tout sans qu'un seul démenti m'ait été,
  jusqu'à ce jour, opposé.

  »Voici, d'ailleurs, exactement, un passage que j'ai relevé dans la
  lettre,--lettre non _diplomatique_ celle-ci, mais tout intime,--qu'un
  officier de notre marine, embarqué sur un croiseur du Levant (autre
  que le _Bruix_), adressait à sa femme en date du 6 décembre 1912.
  Cette lettre n'est plus entre mes mains, mais j'ai eu la précaution de
  la faire lire à vingt témoins qu'on ne récusera pas: MM. Letellier,
  directeur du _Journal_; Lepage, secrétaire général du _Journal_; A.
  Meyer, directeur du _Gaulois_; P. de Cassagnac, directeur de
  l'_Autorité_; et beaucoup d'autres...

  »Le passage en question était ainsi conçu:

  «_Les télégrammes du commandant du _Bruix_ sont ceux d'un homme qui
  voit les choses comme elles sont. Il ne mâche pas les mots et ce qu'il
  raconte est épouvantable. On pille, on brûle, on tue, partout._

  »_Les réguliers grecs et bulgares, eux, crèvent les yeux à leurs
  prisonniers, affirme-t-on ici, à 4.000 prisonniers, paraît-il!_»

  »Je ne puis nommer l'officier qui a signé ces phrases. Mais je
  garantis son honneur sur le mien. Plusieurs témoins dont j'ai fourni
  les noms le connaissent d'ailleurs, et savent le crédit qu'on peut
  donner à une affirmation de sa bouche.

  »Cette lettre ne dit pas, je le reconnais, que c'est le commandant du
  _Bruix_ qui a vu crever des yeux, ainsi que votre rédacteur,--en toute
  bonne foi, j'en suis convaincu,--a commis l'erreur de l'imprimer
  formellement sous ma signature, dans l'article que M. Pierre Loti n'a
  fait que reproduire. Et le démenti _diplomatique_, qui nous est
  infligé avec tant d'éclat, se spécialise prudemment sur cette question
  de détail: les yeux crevés. Les atrocités signalées par le commandant
  du _Bruix_ étaient autres que celles-là, voilà tout. «_On pille, on
  brûle, on tue!..._» Pillage, incendie, massacre, n'est-ce pas déjà
  bien? Et c'est une phrase au moins que personne ne pourrait loyalement
  démentir.

  »Pour ce qui est des yeux crevés, si l'on tient particulièrement à ce
  genre d'horreur, des témoins qui ne se récuseront pas sont légion en
  Orient, ainsi que pour les nez coupés, les lèvres et les oreilles
  coupées. Les massacres et les atrocités balkaniques ne sont plus
  discutables, de bonne foi; les journaux étrangers en sont remplis et,
  seule, la presse française a accepté le mot d'ordre du silence. Le but
  de cette lettre n'est donc pas de les affirmer, ce serait superflu,
  mais seulement d'établir que le _Bruix_ n'a pas manqué non plus d'en
  avoir connaissance.

  »Quant à M. Pierre Loti, que dire des obstinés qui, après mon
  témoignage, continueraient à l'injurier pour l'incident du _Bruix_, et
  à nier que son livre soit un livre loyal dont chaque affirmation
  repose sur un document précis ou sur la parole d'un homme d'honneur?»

Eh bien, parmi tant de journaux qui avaient publié le _démenti_ avec
tant d'éclat, il ne s'en est pas trouvé un seul pour insérer
l'explication, le _démenti moral du démenti_!...



V


28 décembre 1912.

Et quand même les Turcs auraient commis, pendant cette guerre, tous les
méfaits que, malgré mille témoignages autorisés, on leur prête si
obstinément, serait-ce à nous de les accabler avec tant de haine?
Avons-nous oublié que la France est du nombre des nations qui, au début
des hostilités, leur avaient solennellement garanti l'intégrité de leur
territoire, et qui, en arrêtant ainsi par de fausses promesses leurs
préparatifs militaires, ont trop contribué à leur désastre[4]? Comment
ne pas s'indigner de ce déchaînement d'injures dans la presse française,
qui leur fut jadis favorable et les eût encensés en cas de réussite?
Tout au plus était-ce à attendre de certains journaux ultra-sectaires
qui pour un peu exalteraient encore la Saint-Barthélemy ou les
Dragonnades, et qui, par une misérable déformation de l'enseignement du
Christ, admettent que l'on aille imposer la croix à coups de
mitraille.--Ce qu'il y a d'incohérent du reste, et d'absurde, c'est
qu'en Turquie ces mêmes catholiques romains n'ont pas de pires ennemis
que les orthodoxes et s'entendent cent fois mieux avec les Turcs. Ils
doivent bien rire, les popes de l'exarchat bulgare, rire dans leur barbe
mal tenue, en voyant nos cléricaux chanter leur victoire! Mais ils ont
la haine acharnée des papistes, ces gens-là, comment ne le sait-on pas
en France? Il suffit d'ailleurs de relire un peu l'histoire
contemporaine pour en trouver partout les preuves matérielles. En Terre
Sainte, n'est-ce pas la police turque qui protège le clergé français
contre les attaques à main armée des moines et du clergé orthodoxes?
A-t-on oublié que, même de nos jours, en 1873, trois cents moines grecs
armés en brigands vinrent envahir la sainte grotte de Bethléem, blesser
les Franciscains qui y priaient, saccager et piller le sanctuaire,
arracher jusqu'aux plaques de marbre qui couvraient la crèche? En 1899,
dans cette même église, un fanatique grec tua le sacristain et tira à
coups de revolver contre les religieux français qui passaient en
procession. En 1901, au seuil du Saint-Sépulcre, des moines grecs
attaquèrent avec préméditation les religieux franciscains et eurent le
temps d'en blesser grièvement une quinzaine avant que la police turque
fût venue à leur secours. Hier, en 1907, les Grecs de Constantinople
n'ont-ils pas mené une abominable campagne contre nos Lazaristes qui
dirigent à Galata le grand collège de Saint-Benoist... Et de tels
exemples fourmillent, on en citerait à ne plus finir. Qu'on le sache
bien, du jour où l'intolérante croix bulgare aura remplacé le croissant,
tous nos religieux et nos religieuses n'auront plus qu'à fermer les
milliers d'établissements d'éducation qu'ils dirigent si librement
là-bas.

  [4] On sait que, sur la foi de ces fallacieuses promesses, la Turquie
    avait consenti, peu avant la déclaration de la guerre, à congédier
    toute une classe de ses soldats; ainsi surprise, elle se vit obligée
    d'envoyer au feu, pour les premiers jours si décisifs, de jeunes
    recrues que l'on n'avait pas eu le temps d'exercer, et des
    chrétiens, bulgares ou grecs, incorporés depuis la Constitution,
    qui, bien entendu, se battirent mal contre leurs frères.

Enfin, malgré tout, que certains outranciers du catholicisme se soient
laissé prendre à ce mot de «croisade», lancé avec tant d'audacieuse
adresse par Ferdinand de Cobourg, je le comprends encore; mais les
autres, qui sont insensibles à toute idée cultuelle et n'ont même pas
l'excuse d'être aveuglés par le fanatisme, pourquoi insultent-ils,
ceux-là aussi? Est-ce que la détresse des vaincus, est-ce que les cent
mille cadavres qui jonchent encore la terre ne commandent pas au moins
un peu de respect? Si les Turcs ont été coupables, ce n'est pas contre
nous; ne serait-il pas plus décent de faire au moins silence devant leur
agonie? Comment ose-t-on, en présence du charnier d'Hademkeui, aller
jusqu'à la raillerie, jusqu'à la basse et immonde caricature! De piètres
barbouilleurs composent des images où l'on voit le Khalife et même le
Prophète en de bouffonnes attitudes. Des écrivassiers (qui n'ont jamais
mis le pied en Turquie, bien entendu) profitent de la lugubre actualité,
pour expectorer des romans (de «_grands romans historiques_», s'il vous
plaît) qui s'appellent les «_Tigres du Bosphore_», ou les «_Monstres de
Stamboul_». Dernièrement un petit télégraphiste parisien, au service de
la Bulgarie, ayant intercepté les ondes hertziennes, qui allaient de
Stamboul vers la malheureuse et héroïque Andrinople demander des
nouvelles, répondit à la question par le mot de Cambronne, et il se
trouva un reporter de grand journal pour déclarer cela «très énergique
et très français»!--A quel degré de basse muflerie sommes-nous donc
tombés...

Ils ne se figurent pas, ces insulteurs de vaincus, l'étonnement
douloureux, la haute déception sur l'âme française qu'ils sèment en pays
d'Islam. A ce sujet, deux lettres, parmi tant d'autres, m'ont paru
caractéristiques, et j'en citerai des passages.

D'abord celle-ci, qui est signée: «Un groupe de jeunes filles
musulmanes.»

  «Comme nous sommes heureuses de voir qu'il y a dans cette Europe si
  réaliste et si perfide un coeur qui a pitié de nous!

  »Après la crise terrible que nous venons de traverser, l'Orient se
  fermera encore plus à cette fameuse civilisation que l'on veut lui
  inoculer et que, jusqu'à ce moment, il désirait sans trop la
  connaître. Plus que jamais le Turc se replongera dans le passé, dans
  ce passé si doux et si beau où le rêve--mot qui n'a plus de
  signification chez vous--était toute sa vie...

  »La plupart des grands diplomates prétendent que cette guerre ouvre
  une ère nouvelle. Oui, ceci est très vrai, l'année qui s'écoule a
  emporté toutes nos illusions sur les nations européennes et surtout
  sur la France qui nous était la plus chère. Rien ne reste de ce
  sentiment d'admiration que, dans notre puérilité, nous avions pour vos
  grands mots, vos grandes actions et vos grands principes. Vos mots
  sont vides, vos actes intéressés, et vos principes stériles, il suffit
  d'un coup de vent que souffle _l'intérêt_ pour briser tout cela.

  »Le mot «européen» signifiait jadis pour nous «supérieur». Mais nous
  la jugeons actuellement, la supériorité de l'Europe: elle s'affirme à
  coups de canon et par des injustices. Vous qui nous connaissez si
  bien, dites-nous, est-ce que nous méritions un tel châtiment?»

La seconde lettre émane du grand chef des derviches, tourneurs et
autres.--Je souris en songeant que, pour le public français documenté si
à rebours sur les choses turques, un chef de derviches doit représenter
une espèce de sorcier aux trois quarts sauvage, avec naturellement un
croissant énorme planté au-dessus de la tête. Et c'est au contraire,
sous un simple bonnet de feutre, un religieux calme et doux, d'une
distinction exquise et d'une haute culture littéraire qui parle très
purement notre langue, ainsi qu'on en pourra juger par ce textuel
passage:

  «La France s'était faite jusqu'ici la protectrice des vaincus; c'était
  là pour nous, peuple de l'Orient, son plus beau titre de gloire; en
  elle brillait cet idéal qui nous attirait tous; voilà pourquoi nous
  étions si avides de nous initier à sa langue, à sa littérature, à sa
  civilisation. Aujourd'hui elle abandonne ses traditions généreuses.
  Les journaux semblent prendre à tâche de tourner l'opinion publique
  contre nous, et c'est à peine si quelques âmes plus directement
  averties s'indignent de tant d'injustice, etc.

  »_Signé_: DERVICHE HADJI SELAHEDDIN.»

En effet, on nous aimait encore en Turquie, par une tradition ancestrale
remontant à beaucoup d'années et toujours très solide. Le dicton,--qui
n'est plus vrai aujourd'hui, hélas!--le vieux dicton: «La Méditerranée
est un lac français» se justifiait encore dans cette seule partie du
Levant. Malgré l'infiltration allemande, militaire et commerciale, ce
qui venait de France, coutumes, langages, beaux-arts, avait gardé là-bas
une sorte de charme supérieur qui ne se comparait à aucun autre. Le tort
d'avoir commandé en Allemagne les nouvelles machines à tuer, nous ne
saurions le reprocher qu'au gouvernement, et la nation n'en est pas
responsable; dans tous les cas, cela ne constituerait qu'un épisode, en
désaccord avec quatre siècles de fidélité. Oui, jusqu'à la déception
morale, si profonde, que nous venons de leur causer en les insultant,
les Turcs nous aimaient, et nous voyaient toujours sur notre piédestal
d'autrefois; pour eux nous représentions encore la pensée noble et
chaleureuse, l'essor vers l'idéal, la générosité, l'élégance. Et puis
ils se figuraient que nous les aimions aussi, et c'est du côté de la
France qu'ils s'étaient habitués à tourner leurs regards, aux heures
néfastes, pour y trouver sinon du secours matériel, au moins de la
sympathie et du réconfort. L'ironie, les injures ont glacé tout cela,
portant un préjudice sans remède à notre influence séculaire en Orient.

Cependant qu'ils sachent bien, les pauvres vaincus, qu'il leur reste
l'estime et l'affection des Français qui ont habité parmi eux,--et
ceux-là seuls valent qu'on les écoute. Je reçois tant et tant de lettres
qui viennent spontanément l'affirmer, cette estime, lettres de
diplomates, de religieux, de négociants dont la vie s'est écoulée en
Turquie; tous m'écrivent: défendez, continuez de défendre ce peuple
foncièrement loyal, tolérant et bon.

J'ai bien dit: tolérant, car le peuple turc n'a cessé de l'être depuis
son entrée en Europe; il pourrait sur ce point être cité en exemple à
celui de France, qui persécutait si cruellement jadis au nom du
catholicisme et qui aujourd'hui, au nom de la libre-pensée, persécute
jusqu'aux humbles petites Soeurs amies des malades et des pauvres. Non
seulement, au début des temps modernes, les Turcs ont recueilli tous les
malheureux juifs chassés d'Espagne; mais, dès leur arrivée d'Asie,
n'ont-ils pas laissé la liberté religieuse à tous les vaincus?
Lorsqu'ils ont massacré, dans la suite, lorsqu'ils ont terni leur
histoire de ces taches lamentables, ce n'est pas à cause de la croix;
c'est par des sursauts d'une haine, trop justifiée hélas! contre ceux
qui dans leur pays se réclament du Christ. La croix, mais les musulmans
de Stamboul l'avaient arborée, cousue sur leur poitrine, aux premiers
jours de la Constitution, pour mieux fraterniser avec leurs sujets
chrétiens! Sous leur joug, les peuples de la Macédoine, hier encore,
avaient leurs églises, leurs écoles, parlaient leur langue _sans qu'on
leur imposât même d'apprendre celle de la Turquie_. L'empereur allemand
n'en use pas ainsi avec les Alsaciens et les Polonais! Et tout cela sans
doute eût pu durer sans oppression ni froissement, si les races
soumises,--dont le désir d'affranchissement est du reste trop légitime
et trop noble pour être discuté,--s'étaient montrées moins fanatiques et
moins brutales. Mais les Macédoniens avaient leurs brigands et leurs
bombes, les Bulgares avaient leurs «comitadjis» dont les atrocités ne se
comptent plus. Quant aux paysans monténégrins, on ne connaît pas assez
leur touchante coutume de couper le nez à leurs voisins musulmans, quand
ils peuvent en attraper quelques-uns au cours de leurs continuelles
escarmouches, et j'ai vu de mes yeux, près de cette turbulente
frontière, quantité de pauvres Turcs dont le visage était ainsi
chrétiennement mutilé...

Eh! oui, j'essaie bien de défendre l'Islam, comme on m'en prie de tant
de côtés. Mais ma voix est couverte par les mille clameurs de tous ceux
qui ne savent pas et qu'abusent les calomnies salariées, les absurdes
légendes. C'est surtout par ignorance qu'ils insultent, par stupéfiante
ignorance des choses de là-bas. Et puis ils confondent la nation avec
son gouvernement,--qui n'est pas défendable, non plus que son
administration et son intendance. Et ils vont même jusqu'à confondre les
vrais Turcs avec ce ramassis d'aigrefins de toutes les races balkaniques
ou levantines, qui se coiffent d'un fez pour venir vivre chez eux en
parasites rongeurs, rongeurs jusqu'à l'os, et dont les déprédations ou
l'usure, ruinant des villages entiers, excuseraient presque les pires
vengeances des rudes et probes laboureurs d'Anatolie, à la fin
révoltés...

Il est étrange aussi de voir qu'un côté pratique de la question d'Orient
échappe à la masse de nos compatriotes, en ce moment prosternés devant
les vainqueurs. Mais nous avons en Turquie deux milliards et demi de
capitaux qui fructifient depuis des années,--fructifient plutôt trop,
oserais-je dire;--que deviendra cet argent de notre épargne, aux mains
des envahisseurs?

Et puis surtout nous avons nos écoles, laïques ou confessionnelles, qui
comportent en moyenne cent dix mille élèves parlant correctement notre
langue. Quand la péninsule balkanique deviendra bulgare ou grecque, ce
sera fermé, tout cela, fini; en même temps disparaîtra l'enseignement du
français dans toutes ces écoles musulmanes secondaires où il est
obligatoire. Hélas! il y aura donc bientôt sur terre encore un pays de
plus où s'éteindra peu à peu le cher langage de notre patrie!



VI

LES PALADINS


6 janvier 1913.

Une image de journal me tombe sous les yeux; elle représente les quatre
rois alliés, à cheval, «prêts à reprendre les hostilités». Les voilà
donc, ces quatre paladins, qui, derrière leurs armées, dans des ornières
de boue sanglante et des ruisseaux rouges, s'avancent au nom du Christ!

En tête, il y a Ferdinand de Bulgarie, celui qui sut le plus bruyamment
jouer de la croix, qui en joua comme d'une grosse caisse pour entraîner
à sa suite le troupeau des sectaires ou des naïfs. Son profil de vautour
est connu, et aussi l'éclair féroce de ses tout petits yeux de tapir,
percés comme à la vrille sous les plis des peaux retombantes. On sait le
passé de ce Cobourg, si plein de morgue dans la vie privée en même temps
que si cruel, qui fit enfermer cinq ans,--cherchez pourquoi!...--sa
belle-soeur, la malheureuse princesse Louise de Cobourg, et rendit
martyre sa première femme, la princesse Maria-Luisa de Parme, dont le
fantôme plaintif nous en apprendrait long, s'il était possible de
l'évoquer; hautain et cruel dans la vie privée, oui, mais peureux au
début, sur son petit trône de fortune, s'en remettant à Stambouloff du
soin de faire exécuter les gêneurs, passant même la frontière par
prudence les jours d'exécution, jusqu'au moment où Stambouloff, devenu
gêneur à son tour, fut assassiné à souhait par une main trop
mystérieuse.

Derrière lui se dessine la figure aiguë et mauvaise de Pierre
Karageorgévitch, qui monta sur le trône par l'horrible assassinat du roi
Alexandre et de sa femme; on sait en outre qu'il est père d'un précoce
criminel, qui, tout enfant, exerça contre un domestique son instinct du
meurtre.

Ensuite, vient le roitelet de Monténégro, qui, très pratique celui-là,
eut l'ingénieuse idée d'organiser, au moment de la déclaration de
guerre, un syndicat de baissiers à la Bourse, présidé par son fils, avec
liquidation, il va sans dire, la veille même des premières
hostilités.--Tel est ce pur trio des chevaliers de Jésus!

Et enfin, à peine visible au lointain de l'image, paraît le roi de
Grèce, qui semble étonné et honteux de chevaucher en leur compagnie.

Le jour tout de même commence à se faire peu à peu sur cette croisade, à
laquelle la croix n'a rien à voir, et sur les procédés des vainqueurs
envers les vaincus. Malgré les dithyrambes de la presse salariée, malgré
la censure rigoureuse coupant des passages entiers dans les rapports des
correspondants de guerre, la vérité éclatera bientôt. Il se confirme que
les atrocités et les tueries des alliés dépassent encore de beaucoup ce
que j'indiquais dernièrement; à Salonique en particulier, où il y eut
trois jours de viols et de massacres, les témoins irréfutables sont
légion. Les raffinements du genre ne manquèrent pas non plus; et il est
avéré que des prisonniers turcs, soldats ou officiers, furent renvoyés
_vivants_,--mais sans nez, sans lèvres, sans paupières, le tout coupé
avec des cisailles!...

Et je ne résiste pas à citer _in extenso_, malgré son exaltation, cette
lettre d'un diplomate français, hautement respectable et digne de foi,
qui est très documenté, ayant habité dix ans la Macédoine.

  «Constantinople, le 25 décembre 1912.

  »_A Monsieur Pierre Loti._

  »Les Turcs massacrent! Aujourd'hui, crions plutôt: les Turcs sont
  massacrés! Oui, ils sont massacrés; leurs blessés sont horriblement
  mutilés; leurs femmes sont violées, leurs quartiers sont incendiés et
  pillés. Par qui? par des bandes de ces soldats sauvages qui ont exercé
  depuis dix ans leur métier de massacreurs en Macédoine. Et ces
  horreurs, au nom de quel principe élevé sont-elles commises? au nom de
  la civilisation, de la justice et de la liberté. Et l'Europe tout
  entière, dont la bouche est farcie de ces grands mots, applaudit
  joyeusement ceux qui commettent tant d'abominations. Oh! dérision!
  Quelle honte!

  »C'est au nom de la croix, s'écrie le roi Ferdinand. Mais de quelle
  croix parle-t-il? Ce n'est certes pas de la croix catholique dont il a
  fait abjurer à son fils la religion. Il ne peut pas non plus parler de
  la croix orthodoxe dont son peuple est séparé; ce ne peut être qu'au
  nom de la croix bulgare exarchiste, au nom de cette croix qui a mis à
  feu et à sang toutes les villes et tous les villages habités par les
  autres races chrétiennes de la Turquie d'Europe, au nom de cette croix
  qui, demain, si le Turc est chassé en Asie, massacrera, pillera,
  tyrannisera les populations grecques, comme elle l'a fait en 1907.

  »On parle volontiers des massacres des Turcs ordonnés par un seul
  homme, par Abdul-Hamid, mais on passe sous silence les massacres plus
  récents encore, organisés et exécutés en Macédoine et en Bulgarie même
  par l'élite de la population bulgare.

  »Pour calomnier, le Bulgare trouve des appuis partout. Le Turc, par sa
  résignation et parce qu'il ne sait pas ou plutôt ne daigne pas se
  défendre, supporte en silence toutes ces ignominies.

  »Vous faites appel à la pitié, vous demandez grâce pour les vaincus.
  Mais y a-t-il des sentiments de pitié en Europe? Y a-t-il encore de la
  noblesse, de la générosité? Quand on voit des gens qui du fond de leur
  bureau ne savent plus manier leur plume que pour insulter des vaincus,
  on a le droit de penser que c'est le règne de la lâcheté qui désormais
  domine notre Société. Où est la noble épée de France qui toujours sut
  se dresser pour protéger le faible? Est-ce en vain que nos soldats ont
  versé leur sang en Crimée? Leurs cendres, qui reposent au cimetière
  latin de Péra où, tous les ans, les Turcs se font un devoir de venir
  rendre hommage à nos braves, crient à leurs camarades de France:
  «Levez-vous! venez défendre nos restes que des barbares viendront
  fouler aux pieds sans respect. Venez protéger la cornette de nos
  soeurs, l'habit de nos religieux, l'oeuvre de nos instituteurs, les
  usines de nos ingénieurs, les maisons de nos commerçants et de nos
  fonctionnaires. Venez protéger les catholiques que le nationalisme et
  le fanatisme des Bulgares menacent d'étouffer dans cette terre qui fut
  hospitalière aux Français depuis que le grand Sultan règne, sur cette
  terre où il est permis à des centaines de milliers d'hommes de
  chanter: «_Domine salvam fac Galliarum Gentem._» (Protégez, Seigneur,
  la nation des Gaules.) Venez, accourez à l'appel de tant de Français!
  Que ne pouvons-nous ressusciter pour verser une deuxième fois notre
  sang pour la France d'Orient, qui est en partie notre oeuvre! Que du
  moins le souvenir de nos cendres vous inspire! Et, s'il ne vous est
  pas permis de tirer votre épée pour défendre une noble cause et les
  intérêts de la France d'Orient, au nom de l'honneur, ne permettez pas
  qu'on insulte des vaincus! Des vaincus qui furent nos amis depuis cinq
  siècles!»

  »Ces vaincus ont héroïquement succombé. Ils avaient non seulement les
  armées de quatre États à combattre, mais des ennemis plus terribles
  encore: la faim, le manque de munitions, le désordre dans tous les
  rouages de l'armée. Aucun soldat au monde, aucun, entendez-vous,
  n'aurait été capable de supporter tant d'affreuses misères. Les
  pillages, les massacres auxquels d'autres soldats n'auraient pas
  manqué de se livrer, dans des circonstances identiques, le soldat turc
  a pu les éviter généralement et parfois avec une sublime abnégation.
  Aujourd'hui l'erreur a triomphé, mais demain la vérité sera connue;
  des voix s'élèvent déjà pour crier tout haut à l'injustice. Vous avez
  l'honneur d'avoir le premier protesté contre la veulerie d'une Europe
  à laquelle, j'espère, la France enfin éclairée refusera désormais de
  s'adjoindre. Vous avez raison de dire qu'il n'est pas un Français de
  sens et de coeur, ayant vécu parmi les Turcs, qui ne s'associe
  ardemment à l'hommage que vous leur rendez.

  »XXX.»

                                   *

                                 *   *

Pauvres Turcs! Les voici reniés même par les Juifs de Salonique; après
l'ère de liberté et de paix dont ces réfugiés d'Espagne viennent de
jouir sous la domination des Osmanlis et après les atrocités que les
«libérateurs» leur ont fait endurer, il s'en est trouvé un capable
d'écrire, à prix d'or évidemment, dans je ne sais quelle petite feuille
levantine, qu'il y aurait avantage et honneur pour eux tous à être enfin
gouvernés par un peuple «vraiment civilisé»! Ce serait à mourir de rire,
si ce n'était si bas et pitoyable. Je crois tout de même et j'espère que
ce Juif-là doit être exceptionnel[5].

  [5] Il était exceptionnel, en effet, ce triste juif salarié. Je
    constate à l'honneur de ses coreligionnaires que tous sont restés
    fidèles de coeur à la Turquie.

Pauvres Turcs! En ce moment où fonctionne la conférence de Londres, les
attaques de la presse ont pris une petite forme narquoise, plus
insultante encore. On s'amuse de leurs «moyens dilatoires» et on
glorifie l'angélique patience des alliés. Moyens dilatoires! Mon Dieu,
est-ce que tous les moyens ne sont pas bons, dans la détresse où les
voilà tombés, par la fourberie des grandes nations chrétiennes!

Et il se trouve des journaux pour annoncer, sans la moindre indignation,
que l'Europe,--cette Europe qui leur a menti de la façon la plus
éhontée, cette Europe qui leur avait garanti le statu quo de leurs
frontières, cette Europe qui, en vertu de ce même statu quo si fameux,
leur eût interdit tout accroissement de territoire s'ils avaient été
vainqueurs,--se verra obligée d'exercer sur eux une pression effective
pour les décider à donner satisfaction aux JUSTES revendications de la
Bulgarie, en cédant Andrinople! _Justes_, les revendications des
Bulgares sur cette ville et cette province! C'est-à-dire qu'elles sont
au contraire de la plus outrageante iniquité! «L'Europe, osent dire les
alliés pour tenter d'excuser leur impudence, l'Europe doit nous savoir
gré d'avoir fait halte, pour lui plaire, sur la route de Constantinople
qui nous était ouverte après la bataille de Lule-Bourgas.» Mais pardon,
sur cette même route, si facile, à les entendre, ils oublient qu'un
léger obstacle subsistait pourtant: les lignes de Tchataldja, contre
lesquelles leur effort est venu se briser, en trois journées
consécutives de défaites sanglantes.

_Justes_, les prétentions des Bulgares sur Andrinople! Mais d'abord, la
place ne s'est pas rendue; elle résiste magnifiquement comme jadis notre
Belfort. Et puis, quand même cette ville, qui se meurt de n'avoir plus
de pain à manger,--et qui voit passer chaque jour, comme par moquerie,
sous ses murs et sur son propre chemin de fer, les wagons pleins de
vivres envoyés à l'ennemi,--quand même elle tomberait, épuisée par la
faim, est-ce que, pour la laisser à la Turquie, les pressions les plus
effectives ne devraient pas s'exercer au contraire sur la Bulgarie et
sur l'ambition forcenée de son prince de hasard? Les Puissances, pour
colorer leur complicité parjure dans les spoliations de l'empire
ottoman, se sont appuyées sur le principe, très soutenable d'ailleurs,
du groupement des nationalités et des races. Eh! bien, non seulement
Andrinople est l'ancienne capitale sacrée des Turcs, pleine de leurs
souvenirs historiques et des tombeaux de leurs grands morts, mais elle
est aujourd'hui une ville essentiellement musulmane, où les Bulgares ne
constituent qu'une infime minorité, et tout le vilayet alentour est
peuplé de musulmans pour plus des deux tiers.--Il est vrai, cette
population turque des campagnes à laquelle Ferdinand de Cobourg promet
sans rire une «situation privilégiée» sous sa domination future, ne sera
plus bientôt qu'un charnier de cadavres, au train dont marchent les
incendies et les massacres[6].--Mais enfin, de quel droit en sacrifier
les vaillants débris? Quelle étiquette humanitaire trouvera-t-on bien,
pour faire passer ce vol d'une province, d'une province que la justice
et le bon sens rattachent à la Turquie? Comment ne pas bondir de dégoût
devant ces pressions effectives à exercer sur la Porte! Puisse au moins
la France s'écoeurer devant une telle besogne et refuser d'y prendre
part! Puisse une telle tache être épargnée à notre histoire nationale,
qui jusqu'ici n'en avait jamais connu de pareille!

  [6] Les massacres, malgré l'armistice, à l'heure où j'écris,
    continuent encore dans le vilayet d'Andrinople! On sait aussi qu'à
    Salonique viennent d'arriver vingt mille paysans turcs fuyant devant
    les incendies allumés dans leurs villages et _mourant de faim_.



VII

A MONSIEUR LE DIRECTEUR DE _L'HUMANITÉ_


Mardi, 28 janvier.

Monsieur le Directeur,

Vous voulez bien me prier de vous donner mon impression sur la nouvelle
phase de la tragédie turco-bulgare. Comment le refuserais-je à votre
journal, quand il a eu jusqu'ici l'honneur trop rare de garder
l'impartialité et de ne pas injurier les vaincus? Mais votre demande
m'arrive tardivement, car tout ce que ma conscience, tout ce que mon
indignation m'obligeaient à dire, je l'ai déjà dit,--dans le _Gil Blas_,
le seul parmi les journaux auxquels je m'étais adressé qui ait eu le
courage de m'accueillir et de rompre ainsi la conjuration du silence sur
les atrocités des armées très chrétiennes.

Du reste, au sujet de ces «_pressions suprêmes_» (pour parler comme vous
par euphémisme) que l'Europe s'apprête à exercer sur la Turquie
agonisante, je ne saurai rien dire d'aussi juste, d'aussi beau ni
d'aussi irréfutable que Ahmed Riza et Halil bey, auxquels vous donniez
dimanche dernier l'hospitalité dans vos colonnes, et en outre j'aurai
peine à rester, autant qu'eux, résigné et parlementaire.

Par quelle iniquité l'Europe, désireuse d'assurer la paix dont elle a
tant besoin, adresse-t-elle toujours ses pressions et ses menaces à
cette malheureuse Turquie aux abois, qui a déjà tant cédé, et jamais aux
Bulgares qui au contraire n'ont rien cédé jamais, se sentant soutenus
par un colosse en armes derrière eux, et ne se sont pas départis un
instant de leur intransigeance ni de leur morgue? Comment ne pas
s'épouvanter de tout ce qu'il y a de lâche, de la part d'un ensemble de
nations dites civilisées, à pousser aux dernières limites du désespoir
un peuple auquel jadis elles avaient tout promis et qui aujourd'hui
s'adresse à leur justice et à leur pitié? Non seulement le bon droit, le
bon sens et le principe tant de fois invoqué du groupement des races
commandent de laisser à la Turquie cette ville héroïque et cette
province d'Andrinople, qui sont pleines de tombeaux et de souvenirs
d'Islam et ne sont guère peuplées que de musulmans. Mais il y a encore
et surtout ceci, qui affole les pauvres Turcs, qui suffirait à rendre
sublimes leurs entêtements les plus déraisonnables, leurs révoltes les
plus sanglantes: leurs frères, que l'on veut courber sous la haineuse et
féroce domination bulgare, que deviendront-ils? En dépit des fausses
promesses de Ferdinand de Cobourg, les milliers de musulmans, abandonnés
au delà des nouvelles frontières, qu'auront-ils à attendre, si ce n'est
la continuation de ces massacres froidement systématiques, de ces
tueries que l'armistice même n'a pu interrompre et qui auront bientôt
transformé les campagnes autour d'Andrinople en de vastes champs de la
mort?--(Je dis cela parce que je le sais, et, malgré la censure
minutieuse arrêtant les nouvelles, malgré les mensonges de certaine
presse salariée, le monde entier finira bien aussi par le savoir.)

Avec quelle stupeur douloureuse j'ai vu notre pays, par dévouement aux
Slaves, s'associer, et même d'une façon militante, à ces «_pressions_»
inqualifiables!... L'homme éminent qui nous dirige,--et avec tant
d'intégrité, de bon vouloir et de génie,--se ressaisira sans doute, je
veux l'espérer, se souviendra des généreuses traditions de la France,
avant d'aller plus loin dans cette voie qui semble n'être pas la nôtre.
Mener à outrance l'anéantissement de la Turquie par la cession forcée
d'Andrinople, ce serait infliger une souillure à notre histoire
nationale. Et puis ce serait nuire irrémédiablement à nos intérêts,
donner le coup de mort à notre influence séculaire en Orient, à nos
milliers de maisons d'éducation, à nos industries si multiples, alors
que, depuis François Ier, elles florissaient en toute liberté là-bas,
dans cette Turquie si foncièrement tolérante, qui nous aimait au point
d'être devenue presque un pays de langue française.

PIERRE LOTI.



VIII

OÙ EST LA FRANCE?


15 février 1913.

Notre chère France où donc est-elle, notre généreuse France qui, jadis,
s'enthousiasmait pour toutes les justes causes, notre France qui, au
moment de l'inique partage de la Pologne, fut secouée d'un si beau
frisson de révolte? Elle qui, hier encore, plus que toute autre nation,
savait s'indigner et protester contre les crimes, la voici, hélas! au
premier rang de l'impitoyable meute!... Or, cette fois, il ne s'agit
plus seulement, comme pour la Pologne, de partager et d'asservir; non,
c'est la destruction même d'une race qui va se perpétrer
systématiquement, et nous, Français, nous sommes en tête de ceux qui
poussent à la curée; de tous les gouvernements européens, c'est le nôtre
qui paraît s'obstiner le plus, sans profit d'ailleurs autant que sans
raison, contre la victime, pour lui arracher l'impossible, l'outrageante
et dernière concession: Andrinople, avec les îles!

En vain, tous ceux d'entre nous qui ont habité l'Orient, diplomates,
religieux, soeurs de charité, ingénieurs, industriels, sans distinction
_tous ceux qui savent_, jettent un appel d'alarme; personne ne daigne
les entendre. Ils essaient de protester dans les journaux; partout on
refuse d'insérer leurs lettres. Alors, beaucoup d'entre eux m'écrivent,
comme si j'y pouvais quelque chose: «Parlez pour nous, me disent-ils; il
y a une conjuration de silence, on étouffe la vérité; la presse est
muselée.» Et en même temps, les pires calomnies s'impriment, se
rééditent librement contre ce peuple turc qui agonise.

Mon Dieu! que l'on fasse donc une sorte de referendum, de plébiscite, de
consultation suprême, où seront conviés tous les Français qui vécurent
en Orient, dans nos établissements d'éducation, dans nos usines, dans
nos exploitations de voies ferrées, etc. Mais tous viendront affirmer
qu'ils ont trouvé chez les Turcs bon vouloir, hospitalité, tolérance
sans borne et probité admirable; chez les Balkaniques, au contraire,
mauvais procédés, jalousies féroces, brutalités et fourberies. Tous
parleront comme je parle moi-même, et, parce qu'ils sont légion, on les
croira peut-être!

Ma plus grande stupeur est de voir l'aberration des catholiques
français, qui, leurrés par cette impudente bouffonnerie de Ferdinand de
Cobourg: «La croix contre le croissant», ont pris fait et cause pour
leurs pires ennemis, les orthodoxes et surtout les farouches
exarchistes. Mais qu'ils lisent donc un peu l'histoire contemporaine de
Macédoine, de Thrace et de Syrie! Qu'ils interrogent donc tous leurs
chefs de missions là-bas, évêques, supérieurs de couvents, abbés ou
abbesses, avec lesquels je suis en accord complet sur ce point et qui
diront avec moi: Le danger pour les chrétiens romains, c'est la croix
grecque et surtout la croix bulgare.

Cette conjuration du silence sur les atrocités balkaniques, la voici
quand même un peu déjouée; les faits sont là et la vérité commence
d'éclater partout. On connaît à présent l'horreur des mutilations
accomplies sur des prisonniers turcs, les tueries en masse de
vieillards, de femmes et d'enfants, «les mosquées ardentes» où
flambèrent des fidèles enduits de pétrole, les jeunes filles aux seins
tranchés. On sait à présent que, là où passèrent les «libérateurs», il
ne reste guère que des cadavres et des ruines calcinées.

Un grand journal parisien (qui cependant avait daigné insérer l'hommage
rendu par ses correspondants de guerre à la modération des soldats
turcs), constatant l'autre jour que les atrocités balkaniques étaient
désormais indiscutables, exprimait le «regret» (_sic_) qu'elles aient
créé un courant de pitié depuis Berlin jusqu'à Londres «où l'on est
toujours si disposé à s'émouvoir». Et ce même journal, pour excuser son
«regret» stupéfiant, déclarait que ces crimes n'étaient qu'une juste
réaction, après cinq siècles effroyables en Thrace et en
Macédoine.--Toujours la légende des Turcs féroces, la légende si
longuement préparée et si perfidement entretenue par les
Balkaniques!--Féroces contre qui, s'il vous plaît? Est-ce contre les
Juifs, auxquels ils ont donné la plus paisible hospitalité depuis quatre
siècles, alors qu'on les massacrait chez les chrétiens? Est-ce contre
nous, Français, qui depuis l'époque de la Renaissance avons été
accueillis par eux avec tant de bon vouloir et de cordialité? Était-ce
même, au début de leur domination, contre ces orthodoxes ou exarchistes,
auxquels Mahomet II avait laissé leurs églises, leurs écoles et leur
langage? Si, dans la suite, ils ont été durs pour ces mêmes sujets
chrétiens, c'est qu'ils avaient affaire à des races essentiellement
brutales et meurtrières, qui d'ailleurs ne cessaient de se massacrer
entre elles. En Macédoine, depuis des siècles, les tueries n'ont jamais
fait trêve entre chrétiens de confessions ennemies. Or, chaque fois que,
dans un village, la sanglante bataille éclatait entre Grecs et Bulgares,
les deux camps s'alliaient ensuite contre les malheureux policiers
musulmans accourus pour mettre la paix, et tout finissait par l'incendie
et le pillage des maisons turques d'alentour. Il suffit de lire les
rapports rédigés par nos compatriotes, les officiers français au service
de la gendarmerie internationale de Macédoine, pour être édifié sur ces
tragédies chroniques; tous s'accordent pour en faire tomber la
responsabilité sur les Bulgares; ils constatent même que, neuf fois sur
dix, elles étaient organisées par les _comitadjis_, et de préférence
dans les parages habités par les étrangers,--afin de frapper
l'imagination de l'Europe, de fomenter sa réprobation unanime contre une
Turquie aussi incapable d'assurer la paix intérieure, en un mot de
préparer de longue main ce _tolle_ qui accueille à présent la détresse
des vaincus. Aujourd'hui, du reste, que l'oeuvre de déconsidération est
accomplie à souhait, la Bulgarie s'occupe d'arrêter par centaines ses
comitadjis, dont elle n'a plus besoin et qui pourraient devenir
compromettants. Oui, la vie était effroyable dans ces farouches
contrées, je le reconnais; mais elle continuera de l'être, n'en doutons
pas, après l'extermination des derniers Turcs.

Grecs et Bulgares n'ont cessé de se haïr à mort; malgré leur alliance
temporaire, attendons l'heure où ils recommenceront de se massacrer
entre eux, tout en persécutant, bien entendu, les catholiques et surtout
les pauvres Uniates (orthodoxes ralliés au catholicisme).

Il faut que la bonne foi de ce même grand journal parisien ait été
surprise, je veux l'espérer, pour qu'il ait publié la lettre d'«un de
ses abonnés» sur l'apaisement à Salonique. A en croire ce personnage,
tout se serait passé là-bas le mieux du monde, à part quelques petits
désordres inévitables qui auraient amené, les premiers jours, «un peu de
mauvaise humeur» (_sic_). «Un peu de mauvaise humeur» est vraiment une
trouvaille sans prix! Après trois ou quatre jours de pillages, de viols
et de tueries, un peu de mauvaise humeur, on en aurait à moins. Quels
moyens ont employés les envahisseurs pour qu'une telle lettre fût
écrite, je n'ai pas à le rechercher; mais je crois qu'elle a peu de
chances de trouver crédit. Trop de témoins étaient là; beaucoup de
Français et de Françaises, beaucoup de consuls étrangers, les officiers
et les matelots de notre croiseur, tous ont vu et se sont épouvantés!

Cette même lettre contient une autre perle plus rare. Le signataire,
pour expliquer cette mauvaise humeur de la colonie européenne à
Salonique, écrit textuellement: «Et puis, ici, jusqu'à présent, la
Turquie était, au fond, _res nullius_; les étrangers y avaient une
situation prépondérante, qui ne saurait se maintenir intacte sous une
autre domination, quelle qu'elle soit.» Est-il possible de donner un
démenti aussi catégorique au journal précité, qui affirmait plus haut la
cruauté du joug musulman? Est-il possible de rendre un hommage, à la
fois plus complet et plus odieusement ingrat, à tout ce qu'il y a de
doux et de débonnaire dans la domination turque quand elle n'a pas à
s'exercer sur des races tout à fait intraitables!

Mais ce sont là choses de détail où je m'oublie, et ces incohérences ne
valaient pas d'être relevées.

A cette heure, la grande angoisse qui prime tout, c'est de se dire que
le canon recommence à faire ses profondes trouées saignantes. L'héroïque
Andrinople, à la fin, tombera, cela semble inévitable; alors, la ville
musulmane et toute la province musulmane alentour seront livrées aux
exterminateurs. Un crime va se commettre, avec la complicité de toutes
les nations chrétiennes, un des plus grands crimes que l'histoire ait
jamais enregistré. Et la France y aura contribué, hélas! pour une trop
large part.

Au moins, je veux dire ici aux vaincus, une fois encore, que, s'ils
n'ont pas les sympathies officielles de notre pays, des milliers de
coeurs français sont, quand même, avec eux...



IX

MI-CARÊME ET SAUVAGERIES


2 mars 1913.

A l'heure où j'écris, sait-on de quoi s'occupent les Pérotes? (On nomme
là-bas Pérotes les chrétiens, grecs ou autres, grecs surtout, qui
habitent Péra, le vaste faubourg levantin de Constantinople.) Donc,
sait-on de quoi ils s'occupent? De la Mi-Carême et de tout ce qui
s'ensuit, fêtes, bals, déguisements! Et c'est si déplacé, si honteux,
que la presse commence tout de même à murmurer. Est-ce que la plus
élémentaire éducation ne commanderait pas au moins de faire silence, en
ce moment, dans la grande ville tragique? Vraiment, l'attitude de ces
gens-là justifie une fois de plus le mot de Bismarck: «En Orient,
disait-il, il n'y a de _gentilshommes_ que les Turcs.»

Ils vont se déguiser et danser, les Pérotes! Et dans les rues, sous
leurs fenêtres, passent les hommes qui se rendent aux lignes de
Tchataldja, à la suprême tuerie. Et partout, dans des maisons trop
étroites bondées de petits lits misérables, des blessés manquent du
nécessaire, demandent un peu d'eau, un peu de pain, appellent pour qu'on
vienne laver leurs blessures qui pourrissent. Et la campagne, à perte de
vue, est pleine de morts qui se décomposent sous la neige. Et tout près,
de l'autre côté des ponts, dans l'immense Stamboul aux trois quarts
incendié (_mais seulement ses quartiers turcs, comme par hasard_) tout
ce qui n'est pas parti pour l'armée, des femmes, des enfants, des
vieillards, errent sans vêtements, la faim aux entrailles et le froid
jusqu'aux os. Ils ne se déguiseront pas pour la Mi-Carême, ceux-là, non;
mais ils vaudraient l'aumône de quelque couverture ou de quelque vieux
manteau, pauvres incendiés qui n'ont plus rien.

Les Pérotes vont s'offrir des bals! Mais, Dieu merci! les femmes de
toutes les ambassades d'Europe songent plutôt aux blessés. A leur tête
est notre admirable ambassadrice, qui ne quitte guère les ambulances, le
chevet des mourants. Pour donner aussi l'exemple, nous avons nos soeurs
de charité françaises que les Turcs bénissent, et l'une d'elles, l'une
des plus hautement vénérables, m'écrivait hier: «Nous prions Dieu chaque
jour pour qu'il nous laisse sous la domination musulmane; que
deviendrions-nous si les autres arrivaient ici?»

_Les autres_, c'est-à-dire les orthodoxes et surtout les exarchistes! Ce
n'est pas seulement pour les Turcs qu'ils sont intraitables, ces
_autres_-là; une fois de plus ils viennent de le prouver. On sait le
refus opposé par la Bulgarie aux prières réitérées de la France, qui
voulait, à Andrinople, une zone neutre où nos nationaux, nos religieuses
ne risqueraient pas à toute heure la mort. Et pas un journal n'a été
flétrir le fait suivant: l'Impératrice d'Allemagne, ayant écrit de sa
propre main à la Reine Éléonore pour lui demander de laisser entrer à
Andrinople des caisses de remèdes avec une délégation de la Croix-Rouge,
essuya un échec; sous la pression du vautour de Bulgarie, la plus
malheureuse des reines fut obligée de répondre par un refus. L'Empereur
allemand n'a pas dû, j'imagine, apprécier beaucoup ce procédé du petit
confrère. Qu'une place assiégée ne veuille laisser sortir personne, par
crainte de renseignements qui seraient donnés sur l'état de la garnison,
cela s'explique sans peine. Mais des assiégeants, refuser l'entrée à
quelques infirmiers avec leur matériel sanitaire, quelles raisons
stratégiques pourrait-on bien inventer comme excuse à cette
brutalité-là?

_Les autres_--les Bulgares--en toute tranquillité, sous les yeux fermés
de l'Europe complice, procèdent à l'extermination systématique des
Musulmans dans les provinces envahies. Je laisse de côté les rapports de
source turque: on pourrait les croire exagérés. Chez les Slaves, bien
entendu, c'est la conspiration du silence, plus encore que chez nous.
Mais il y a les nombreux officiers français détachés dans la gendarmerie
internationale de Macédoine[7], ceux qui n'ont pas accepté le mot
d'ordre diplomatique, et qui ne reculent pas; leurs rapports, publiés
quand même, sont terrifiants; il semble toutefois que personne en France
n'ait daigné les lire. Il y a les religieux des confréries latines
établies en Turquie. Et enfin, il y a, par légions, d'irrécusables
témoins autrichiens ou allemands, des fonctionnaires, des docteurs, des
pasteurs, des officiers qui, dans toute la presse étrangère non muselée
comme la nôtre, ont signé d'effroyables réquisitoires. Aux premiers
rangs de ceux-là, parmi tant d'autres, je citerai le docteur Ernst
Jaeckh, le général Baumann, le colonel Veit, le capitaine Rein, le
professeur Dühring, dont les rapports documentés, appuyés de
photographies hideuses, sont pour faire frémir: pillages, incendies,
viols sadiques, mutilations qui ne se peuvent écrire; massacres de non
combattants, préalablement liés en tas avec des cordes, puis lardés à
coups de baïonnettes et achevés à coups de triques; vieilles femmes
enfermées dans des granges auxquelles on mettait le feu; musulmans qu'on
inondait de pétrole avant de les empiler dans les mosquées pour les y
brûler vifs...

  [7] Colonel Foulon, colonel Malfeyt, etc., etc.

Sur toute cette sauvagerie planait un fanatisme bas et bestial; on
brisait les stèles funéraires aux inscriptions coraniques et on
profanait les tombes; aux assassinats on mêlait le nom du Christ, et il
arrivait parfois que les meurtriers baptisaient de force avant de
massacrer! Plus enragés encore que les envahisseurs, et plus lâches, les
chrétiens ottomans sortaient à leur rencontre, les guidaient vers les
maisons turques, d'abord vers les plus riches, leur dénonçaient les
cachettes de l'argent ou des jeunes femmes, pillaient avec eux et
tuaient avec eux. Les Turcs, du reste, ne furent pas les seuls sur qui
se déchaîna cette frénésie rouge, que l'Europe encourage; les Juifs,
bien entendu, pâtirent presque autant qu'eux; les Roumains aussi
endurèrent la persécution de ces chrétiens exarchistes, leurs églises
furent profanées et leurs livres sacrés mis en pièces, au ruisseau.

Un détail naïf et d'une étrangeté touchante, au milieu de tant
d'horreurs. Des jeunes filles musulmanes auxquelles on avait arraché
leur voile--premier grand outrage--avant de les mener en pâture vers les
soldats, s'étaient couvert le visage des couches d'une boue épaisse
ramassée dans les ornières du chemin...

  «Pour nous refouler en Asie, m'écrivait un derviche, tant de crimes
  n'étaient même pas nécessaires; nous serions partis de nous-mêmes.
  Nous aurions quitté, bien entendu, les provinces conquises, plutôt que
  de rester sous le couteau bulgare, il n'y avait qu'à nous en laisser
  le temps. N'a-t-on pas vu tous ceux d'entre nous, qui ont pu fuir
  devant la grande boucherie, affluer sous les murs de Constantinople,
  et attendre là, résignés, dignes bien que mourant de faim, attendre,
  des jours et des nuits, qu'il y eût des bateaux pour les passer sur
  cette rive asiatique d'où sont venus nos pères?»

Oui, mais ce n'était pas le déblaiement, c'était l'extermination féroce
qu'il fallait aux «libérateurs»! Et cela continue, et cela va continuer
encore, tant qu'il restera dans la province d'Andrinople un seul village
qui ne soit pas un amas de ruines calcinées avec des cadavres plein les
rues. _Et toutes les chancelleries le savent de la façon la plus
certaine_, et, toutes, elles gardent le silence, et partout la
conscience publique est volontairement trompée[8].

  [8] Il se trouve encore chez nous, après tant de révélations
    indiscutables, des petites feuilles de province pour écrire: «les
    _prétendues_ atrocités des Bulgares». Les grands journaux cependant
    n'oseraient plus.

En vain les Turcs ont-ils demandé avec instances qu'une commission
internationale fût envoyée dans les territoires envahis, suppliant même
qu'on l'envoyât tout de suite, pendant que des milliers de cadavres de
femmes ou d'enfants pourrissent encore sur la terre. L'Italie seule a
fait mine de vouloir entendre; mais, devant le flegmatique refus d'une
autre grande puissance, on en est resté là. Qu'importe à présent les
prières des Turcs! Ils sont vaincus, les chancelleries n'ont plus besoin
de leur présence, ayant réussi à découvrir pour l'«équilibre européen»
une autre formule, où toutes les rapacités vont trouver bien mieux leur
profit!



X

MASSACRES DE MACÉDOINE ET MASSACRES D'ARMÉNIE


22 mars 1913.

J'affaiblirais ma défense des vaincus d'Orient si je ne rendais aux
alliés la part de justice qui leur est due. Autant le coup de main,
l'attentat de l'Italie en Tripolitaine restera inexcusable à jamais,
autant paraît légitime et noble l'effort des peuples balkaniques vers
l'indépendance; qui donc songerait à le contester? Même après quatre ou
cinq siècles, il n'y a pas prescription des droits sur la terre
ancestrale, c'est un rêve encore magnifique de vouloir reprendre les
vieilles cités jadis conquises et faire revivre leurs noms abolis,
l'idée de patrie ne doit pas mourir.

Donc, malgré le regret et la souffrance de tous ceux qui ont connu,
compris, aimé l'Islam, une approbation générale serait allée aux
vainqueurs d'aujourd'hui, si leur gloire militaire n'avait été souillée
hélas! de tant de crimes et de mensonges.

Oh! leurs longs mensonges si habilement répandus pour égarer l'opinion,
peut-être sont-ils plus odieux encore que leurs crimes, perpétrés avec
l'excuse de l'excitation, dans l'odeur de la poudre et l'ivresse du
sang. «Massacres de Macédoine!» Depuis combien d'années ce cliché ne
revenait-il pas périodiquement dans la presse, par les soins des
gouvernements intéressés, tendant à représenter les Turcs, aux yeux de
l'Europe, comme des monstres sanguinaires et d'ailleurs tout à fait
incapables de régir un pays, autrement que par le despotisme et
l'assassinat. (Avec documents et références à l'appui, je reparlerai
plus loin de ces soi-disant massacres, dont la responsabilité n'incomba
jamais à ceux que l'on en accuse.) «Atrocités turques!» C'est le second
cliché qui servit depuis l'ouverture des hostilités et qui, auprès des
foules crédules, réussit jusqu'à un certain point, grâce à une censure
terrible. En vain, les correspondants de guerre--les consciencieux du
moins,--constataient la loyauté des soldats turcs et leur modération le
plus souvent admirable, en vain s'indignaient-ils des actes de
sauvagerie commis par les vainqueurs, une censure toujours vigilante,
comme celle de l'Italie en Tripolitaine, coupait le passage dangereux de
leur rapport, ou bien supprimait le rapport tout entier; quand par
hasard quelque révélation accablante arrivait quand même jusqu'à la
presse française, en vertu de la conjuration du silence on se gardait de
l'insérer, et le cliché: «atrocités turques»--exact quelquefois, je le
reconnais, exceptionnellement et surtout par représailles--revenait
toujours comme un refrain haineux imprimé en grosses lettres
raccrocheuses. Mais il y avait trop de témoins pour que la vérité ne se
fît pas jour; la presse autrichienne, la presse allemande, chez qui le
silence n'était pas de règle comme chez nous, commencèrent à conter avec
stupeur des crimes sans nom. Et puis nos officiers français, détachés
dans la garde internationale de Macédoine, avaient vu, eux aussi, et il
était difficile de les intimider, ceux-là, pour les faire taire. C'est
ainsi que peu à peu de grandes et ineffaçables taches d'opprobre sont
venues maculer ces conquérants, dont la cause au fond était pourtant
belle et juste, et qui, malgré la traîtrise de l'attaque, malgré
l'inélégance d'être arrivés par derrière comme des hyènes sur une proie
déjà mortellement blessée, commandent encore l'admiration par de si
courageuses victoires.

Ainsi que je l'écrivais déjà au début de la guerre, il semble que les
Grecs se soient montrés les moins cruels, bien qu'ils l'aient été
beaucoup trop encore; il semble surtout que leurs officiers se soient
généralement abstenus de pillages et de viols. En tout cas le mot
d'ordre pour les inutiles tueries n'est jamais venu de leurs princes;
quant à leur exquise reine, les Turcs sont les premiers à redire avec
vénération le bien qu'elle fit, lors de son passage à Salonique, en
secourant des milliers de leurs frères qui accouraient de toutes parts,
chassés de leurs villages par les incendies et les massacres.

Mais les Serbes, mais les Bulgares!... Rien ne reste après le passage de
leurs armées déjà férocement meurtrières et traînant après elles, pour
achever la destruction, ces bandes de comitadjis couverts de peaux de
bêtes, ces hordes plus terrifiantes que celles d'Attila. Chez eux
d'ailleurs, les chefs donnent l'exemple; le haut commandement, au lieu
de punir, excite ou tolère; dans les boucheries sans merci, tout le
monde est complice...

Ce que je dis là, en Autriche, en Allemagne on le sait depuis longtemps;
en France on commence malgré tout à le savoir; je n'ai la prétention de
l'apprendre à personne. Et on sait bien aussi le plus horrible, c'est
que, même dans les régions où c'est fini de se battre, l'extermination
continue calmement, froidement, parce qu'il s'agit non pas de vaincre,
mais d'anéantir la race musulmane, et qu'il faut aussi en effacer
jusqu'à l'empreinte, incendier les mosquées, abattre les minarets,
bouleverser les sépultures, briser partout les inscriptions coraniques,
sur les murailles comme sur les tombes. Ce sont les barbares
légendaires, ce sont les Huns qui passent! En pleine Europe et en plein
XXe siècle, ces montagnards, attardés dans la sombre cruauté médiévale,
nous rendent les vieux carnages auxquels on ne croyait plus.

A tout cela, les nations chrétiennes d'Occident, les chancelleries enfin
renseignées, enfin contraintes d'avouer que les nouveaux Croisés
détiennent le record de l'horreur, répondent, par hypocrisie autant que
par ignorance: «Ce n'est que juste réaction, après quatre ou cinq
siècles de torture!»--Mais, que l'on relise donc les vieilles chroniques
de Macédoine, écrites par des témoins sans partialité, par des chrétiens
latins ou par des juifs; que l'on aille donc se renseigner sur place
auprès de tous les étrangers qui ont habité ce pays de la terreur,--et
l'on verra bien alors qui étaient les tortionnaires, les meurtriers: des
Bulgares toujours, des _comitadjis_, ou de simples fanatiques
exarchistes, pillant à main armée, massacrant Orthodoxes ou Osmanlis,
sans choisir, jusqu'à l'heure où la police turque, autrement dit la
«_police internationale macédonienne_», accourait pour mettre l'ordre à
coups de fusil et punir les assassins. La vie devenait si intolérable
que, peu d'années avant la guerre actuelle, les Grecs, outrés des crimes
de leurs complices d'aujourd'hui, avaient songé à s'allier avec le
Sultan contre le Gouvernement de Sofia. Tels furent ces fameux massacres
de Macédoine que les Bulgares ont su dès longtemps travestir à leur
profit, pour ameuter l'Europe contre la Turquie. Nos officiers français
détachés là-bas, qui maintes fois prirent part à ces répressions du
brigandage balkanique, ont consigné les faits dans leurs rapports, mais
leur voix a été étouffée.

En Asie Mineure, où il n'y a pas de Bulgares, pas de comitadjis, est-ce
que les Grecs ne vivent pas en parfaite intelligence avec les Turcs?
Tant de lettres, qu'ils viennent spontanément de m'écrire, suffiraient à
prouver combien le joug de l'Islam leur semble léger. Quel pays de
calme, toute cette région qui s'étend de Smyrne aux confins de la Syrie!
Les voleurs y sont inconnus et on peut y dormir la nuit portes ouvertes;
une sérénité patriarcale y règne encore.

Et les Roumains, presque nos frères ceux-là, les Roumains qui
représentent, parmi les peuples jadis soumis au Croissant, la vraie
élite intellectuelle et morale, les Roumains ont-ils gardé rancune à ces
Turcs qui furent leurs maîtres? Personne n'oserait le prétendre. Non,
c'est seulement pour leurs anciens compagnons de tutelle, les Bulgares,
qu'ils professent une haine toujours vivace.

Et les malheureux Juifs d'Espagne, où sont-ils venus se réfugier quand
les chrétiens les exterminaient? Chez ces Turcs, qui leur donnent depuis
quatre ou cinq siècles la plus tolérante hospitalité, et qu'ils ne
cessent de bénir.

Oh! je sais bien, il y a eu les massacres d'Arméniens! Ici, ce n'est
plus de la calomnie, ce n'est plus de la légende, c'est de l'effarante
réalité. Ici, c'est la grande tache dans l'histoire de ceux que, en mon
âme et conscience, je crois infiniment dignes d'être défendus, mais que
cependant je ne saurais soutenir envers et contre tout lorsqu'ils sont
coupables. Il y a du reste chez eux tant de qualités de premier ordre,
tant de noblesse originelle, tant de foncière honnêteté, tant de
compassion et de tolérance, qu'ils n'ont pas besoin qu'on les défende en
aveugle; ce serait même leur nuire et leur faire injure. Oui, les
massacres d'Arméniens, c'est peut-être le crime qu'ils expient si
affreusement aujourd'hui; en tout cas, c'est en souvenir de ces néfastes
journées de 1896 que l'Europe détourne sa pitié de leurs souffrances.
Ici, je ne puis les absoudre, mais seulement plaider pour eux les
circonstances atténuantes.

A Dieu ne plaise que je veuille accabler la race arménienne. Elle a
dégénéré aujourd'hui comme il arrive à toutes les races qui ont eu le
malheur suprême de perdre leur patrie; son courage a faibli; elle s'est
jetée dans le mercantilisme et l'usure, beaucoup plus même que la race
juive, qui y avait été poussée avant elle par un sort pareil au sien[9].
Mais elle a été, dans le passé, grande et glorieuse, et, malgré ses
tares, acquises dans la servitude, ses malheurs, tant de malheurs inouïs
qui n'ont cessé de l'accabler, doivent nous la rendre un peu sacrée.

  [9] Voici à ce sujet un proverbe turc que l'on ne m'accusera pas
    d'avoir inventé: «Il faut quatre Juifs pour faire un Arménien.»

Il faudrait sans doute chercher bien loin, au fond des temps, pour
trouver les origines de cette haine si farouche entre les Arméniens et
les Turcs, qui semblaient jadis des peuples faits pour se tolérer et
s'unir. Les premières grandes tueries _mutuelles_ dont s'émut l'Europe
eurent lieu dans des régions reculées de l'Asie Mineure; les Kurdes y
prirent part bien plus que les Turcs proprement dits; elles eurent le
caractère de batailles plutôt que de massacres, et l'histoire n'en est
pas clairement connue. Dans les contrées si rudes de Zeïtoun et de
Sassoun, dans les montagnes hérissées de rochers et de forêts, des
Arméniens qui avaient conservé encore leurs antiques qualités
guerrières, regimbaient à main armée contre la domination
musulmane,--qui songerait à leur en faire un reproche?--Les musulmans
réprimaient leurs rébellions,--n'était-ce pas naturel? Et ils firent en
effet des répressions par trop terribles, dans la manière des coalisés
chrétiens d'aujourd'hui en Thrace et en Macédoine.

Mais les raffinements dans le meurtre après la bataille, les froides
cruautés dont on les accuse, je me permettrai de croire tout cela
exagéré pour les besoins de la cause, tant que le récit n'en sera fait
que par des Arméniens, fût-ce même par des prélats.

Quant aux massacres de Constantinople en 1896, qui furent les plus
retentissants, pour en rejeter sur les Turcs toute l'horreur, il
faudrait d'abord oublier avec quelle violence le «_parti révolutionnaire
arménien_» avait commencé l'attaque. Après avoir annoncé l'intention de
mettre le feu à la ville, qui «_à coup sûr_, disaient les affiches
effrontément placardées, _serait bientôt réduite à un désert de
cendre_,» (_sic_) un parti de jeunes conspirateurs,--admirables
d'audace, je le veux bien,--s'était emparé de la banque ottomane pour la
faire sauter, tandis que d'autres mettaient en sang le quartier de
Psammatia. Il y eut dix-huit heures d'épouvante pendant lesquelles la
dynamite fit rage, et un peu partout les bombes arméniennes, lancées par
les fenêtres, tombèrent dru sur la tête des soldats.

Eh bien, quelle est la nation au monde qui n'aurait pas répondu à un
pareil attentat par un châtiment exemplaire? Prenons par exemple une
nation slave, puisque ce sont des Slaves, aujourd'hui, qui jettent sur
les Turcs l'anathème, et choisissons la nation russe, notre amie, qui
est de toutes la plus civilisée et foncièrement la meilleure. La nation
russe, mais de nos jours encore elle persécutait les Juifs pour des
actes d'usure beaucoup moins exaspérants que ceux des Arméniens;
qu'aurait-elle donc fait si ces mêmes Juifs, revolver au poing,
s'étaient emparés des banques impériales, jetant partout des bombes et
menaçant d'incendier Moscou? Qu'aurait-elle fait si, en outre, le Tzar,
son chef religieux, avait, comme le Khalife, lancé l'ordre
d'extermination?

Certes un massacre n'est jamais excusable, et je ne prétends pas
absoudre mes amis turcs, je ne veux qu'atténuer leur faute, comme c'est
justice. En temps normal, débonnaires, tolérants à l'excès, doux comme
des enfants rêveurs, je sais qu'ils ont des sursauts d'extrême violence,
et que parfois des nuages rouges leur passent devant les yeux, mais
seulement quand une vieille haine héréditaire, toujours justifiée du
reste, se ranime au fond de leur coeur, ou quand la voix du Khalife les
appelle à quelque suprême défense de l'Islam...

L'Islam! L'Islam dont la Turquie était le porte-drapeau, l'Islam que
cependant des millions d'hommes sont prêts à défendre jusqu'à mourir,
l'Islam, hélas! s'éteint comme un grand soleil pour qui c'est bientôt
l'heure du soir. Il jettera sans doute encore, à son couchant, de beaux
rayons rouges; pendant quelques années de grâce, il pourra embraser
encore le ciel asiatique, et ses défenseurs auront, avant l'agonie, des
gestes de héros. Mais malgré tout, je le sens plonger peu à peu dans
l'abîme où s'anéantissent les religions et les civilisations révolues,
et avec lui achèveront de passer aussi le recueillement, le rêve et la
prière. Sur notre Terre bientôt trop étroite, toute trépidante
aujourd'hui du grouillement des hommes qui asservissent l'électricité,
martèlent le fer et s'enivrent d'alcool, il n'y a plus de place pour les
peuples contemplatifs et doux, qui ne boivent que l'eau des sources et
mettent en Dieu leur espoir.

L'Islam! Peut-être l'Europe, si perfide et si utilitaire, aurait eu
quelque intérêt pourtant à le défendre encore. Elle n'a pas été
seulement criminelle, en poussant les Turcs aux suprêmes désespérances,
en laissant exterminer toute cette population saine et probe, autour de
la ville où s'élève la merveilleuse mosquée de Sélim II; elle a été
imprévoyante aussi, car ce crime lui a valu une interminable
prolongation de la guerre. Si elle avait su modérer les prétentions
exorbitantes des vainqueurs, grisés par la victoire, elle aurait fait
conclure la paix et repris en Orient le cours de ses affaires
commerciales, qui semblent la préoccuper uniquement. Et c'est dans
l'avenir surtout qu'elle sentira d'une façon plus lourde les
conséquences de son crime,--c'est plus tard, quand le long du Bosphore
trônera la capitale redoutable d'un empire des Slaves du Sud, et que
l'exclusivisme intolérant de ces parvenus aura remplacé la si
accueillante hospitalité ottomane.

Car un jour viendra fatalement, hélas! où Constantinople n'élèvera plus
ses mille croissants dans l'air, où Stamboul ne sera plus Stamboul,
n'aura plus ses minarets, ses dômes, ses stèles, la paix de ses petites
places ombreuses, son indicible mystère, ni le chant de ses muezzins
chaque soir. Ce sera, dans le modernisme et la laideur, une ville
quelconque, sur laquelle une barbarie pèsera sans recours,--la plus
noire des barbaries, celle des peuples trop neufs qui ne comprennent, en
fait de progrès, que le bruit, la vitesse, l'électricité, la fumée et la
ferraille.

Et cette chute de la ville des Khalifes ne marquera pas seulement la fin
de la Turquie, comme l'arrivée de Mahomet II marqua pour les historiens
la fin du Moyen âge; il semble qu'elle sonnera aussi une heure
infiniment plus grave et plus funèbre, l'heure où l'Islam, et avec lui
toutes les civilisations exquises du passé, auront reçu le coup de mort,
achèveront de s'évanouir sous la ruée des civilisations nouvelles, plus
avides et plus meurtrières. Le feuillet sera tourné sur toute une
période de l'histoire humaine, la période du calme, du rêve et de la
foi. Triomphe définitif partout des races européennes, qui sont devenues
les grandes tueuses, pour avoir perfectionné les explosifs et sapé les
éternelles espérances. Commencement de temps nouveaux, qui s'annoncent
effroyables...



XI

LETTRE SUR LA CHUTE D'ANDRINOPLE


27 mars.

«Chute d'Andrinople. La ville est en flammes.»--Ceux qui ont lu cette
note, en grandes lettres, dans les journaux de ce matin, se
représenteront-ils l'épouvante et l'horreur de cela: tomber aux mains
des Bulgares!

Hélas! Telle est chez nous la force du parti pris, que la sublime
résistance d'Andrinople n'a même pas touché les coeurs français, ces
mêmes coeurs pourtant qui avaient décerné à Belfort sa couronne de
gloire. Telle est la force de l'aberration que les journalistes ont osé
taxer de barbarie la lettre de l'héroïque Chukri Pacha déclarant, après
des mois d'angoisses et de souffrances inouïes, qu'il brûlerait la ville
plutôt que de la rendre; admirable en tout temps et quand même, cette
lettre se justifiait d'ailleurs rien que par la brutalité des
assaillants qui hurlaient alentour des murs. Car personne chez nous,
même après l'invasion des Prussiens en 1870, n'a la moindre idée de ce
que cela va être: tomber aux mains des Bulgares! Ce ne sera pas comme la
chute de Janina, dont les défenseurs transportés à Athènes ont été
applaudis par la foule à leur arrivée. Ce ne sera même pas comme la
chute de Salonique, où cependant des excès effroyables furent commis.
Non, cela promet d'être si sauvage et si monstrueux que, en cette
occurrence extrême, brûler tout est bien le seul parti qui reste à
prendre. Quand les bottes des vainqueurs, barbus et hirsutes, auront
souillé la mosquée merveilleuse de Sélim II, les adorables kiosques
funéraires et les saints tombeaux, alors pillages, viols, tueries
commenceront, ainsi que partout où passèrent ces chrétiens de la haine
et du shrapnell.

Musulmans d'Andrinople! Pauvres assiégés! Avoir enduré si longtemps le
martyre des privations et des frayeurs, dans cette grande souricière de
la mort, et être arrivés enfin au jour où voici les meurtriers qui
entrent; se dire qu'il n'y a plus moyen de s'échapper dans les campagnes
cernées où l'on tue depuis des mois; songer que tout le monde finira par
y passer, que même les plaintes des petits enfants n'auront pas le
pouvoir d'attendrir, qu'il n'y aura même pas de cachettes sûres où râler
de faim sans coups de crosse ou sans coups de baïonnettes; _savoir
d'avance qu'il n'y aura pas de pitié..._

Puissé-je me tromper dans mes prophéties funèbres! Puisse ce roi de
hasard, qui a su avec une habileté infernale exploiter le fanatisme et
la farouche énergie de son peuple, puisse-t-il être pris de remords, et
modérer un peu cette fois la ruée de ses soldats dans cette ville où des
étrangers seront témoins, modérer ne fût-ce que par crainte des
jugements de l'histoire, et pour épargner à son nom, déjà si entaché de
boue sanglante, la souillure de nouveaux massacres.


10 avril 1913.

_P.-S._--Quinze jours ont passé déjà sur cette chute d'Andrinople. Ainsi
qu'il était à prévoir, les dépêches officielles soumises à la toujours
même terrible censure, nous apprennent que les vainqueurs ont été
magnanimes, et que la ville est rentrée dans la paix et la joie.
Quelques témoins anglais cependant commencent à divulguer de plus
sinistres nouvelles: «Le campement des prisonniers turcs, disent-ils,
est une lamentable morgue où chaque jour l'on meurt par centaines, de
froid et de faim!» Et puis, il y a lieu de trembler sur le sort de ces
détachements de vaincus, que les Bulgares emmènent «_afin de les mieux
caserner dans des villes de l'intérieur_». Ne leur arrivera-t-il pas
comme aux vaincus de Macédoine, que l'on emmenait ainsi sous le même
prétexte, et qu'à la première étape, dès que l'on se sentait loin des
regards indiscrets, on massacrait sauvagement?... Donc, n'ayons pas
confiance encore, hélas! Ce n'est que plus tard que la vérité vraie, à
grand' peine, filtrera jusqu'à nous; en attendant il y a tout lieu de
douter de ces belles dépêches, après tant de révélations tardives mais
irréfutables, qui sont venues graduellement nous apporter toujours plus
de surprises et toujours plus d'horreur!



NOTES COMPLÉMENTAIRES


Quelques lettres ou fragments de lettres, dont je n'ai eu connaissance
qu'après l'impression de ce livre, et qui attestent encore non seulement
les atrocités chrétiennes, mais la haine des orthodoxes contre les
catholiques et les «uniates». J'ai voulu prendre les plus typiques,
parmi d'innombrables qui ne cessent de m'arriver; mais pourquoi les
unes, plutôt que les autres qui apportent les mêmes accablants
témoignages? Je crains d'avoir choisi trop à la hâte; il aurait fallu
les publier toutes!... Du moins, parmi celles que je vais citer un peu
au hasard, il n'en est pas une dont le signataire ne me soit connu et
dont je ne puisse garantir l'absolue véracité.

Au moment où ces notes complémentaires sont déjà à l'impression, je
reçois la liste détaillée des grandes tueries d'ensemble commises dans
les environs de Roptchoz, Doïran, Kilkish et Serrès. Dans ces seules
régions, cinquante-deux bourgs ou villages, dont j'ai la liste,
anéantis, incendiés, les hommes massacrés, les femmes violées,
quelques-unes converties de force à l'orthodoxie et puis emmenées par
les alliés pour les besoins des soldats!... Trop tard pour publier tout
cela, trop tard pour publier les lettres et documents qui continuent de
m'arriver chaque jour: ce livre lugubre ne peut pas être interminable,
il faut finir. D'ailleurs la cause est entendue, pour tous les gens de
coeur et de bonne foi, on sait de quel côté sont les assassins.

Les hommes politiques affirment que l'intérêt de notre pays est
maintenant avec les alliés, c'est là une thèse soutenable peut-être,
bien que dangereuse infiniment. Mais que la France, notre chère France
soit devenue tout à coup celle qui ne s'indigne plus des pires
abominations, c'est un signe de déchéance, hélas! et un présage de
malheur...


I

_Nouvelle lettre de M. Claude Farrère au _Gil Blas_, à propos de
l'incident du _Bruix_._

Au moment de la prise d'Andrinople, j'y reviens... Mais je me trompe
fort, ou ce sera pour la dernière fois. Je ne crois pas que beaucoup de
gens, même de la plus mauvaise foi, oseront ergoter sur le document que
j'apporte.

Pardon à tous ceux dont le coeur se soulèvera, quand ils liront ce
document-là.

Un mot d'explication d'abord.

Il y a trois ou quatre mois, en décembre dernier, un de mes camarades,
officier de marine embarqué dans la division navale du Levant, écrivait
à sa femme une lettre familière, au cours de laquelle il lui dépeignait
en termes indignés les abominations commises par les troupes grecques et
bulgares de Thrace et de Macédoine.

Cette lettre me fut communiquée. Je la communiquai à mon tour à force
personnalités parisiennes. L'une d'elles, M. Raoul Aubry, écrivit alors,
sous la forme d'une interview prise à moi, un très bel article où la
lettre en question était relatée.

Se fiant aux termes exacts de cet article, que j'avais eu le tort de ne
pas relire mot à mot, mon maître révéré, Pierre Loti, écrivit à son
tour, dans sa très noble _Turquie agonisante_, que «les officiers du
_Bruix_ AVAIENT VU les troupes grecques et bulgares crever les yeux de
leurs prisonniers turcs».

Or, ces officiers-là n'avaient en réalité pas vu,--j'entends vu de leurs
yeux, ce qui s'appelle vu,--l'atrocité ci-dessus rapportée. Sollicités
par le prince Nicolas de Grèce, ils furent donc contraints de le
déclarer officiellement. Et force gens,--ceux-là mêmes dont je parlais
tout à l'heure, les gens de mauvaise foi,--essayèrent de transformer
cette déclaration, toute visuelle, si j'ose dire, en un démenti que les
officiers du _Bruix_ auraient infligé à Pierre Loti.

De là à conclure que les alliés balkaniques n'avaient jamais crevé les
yeux du moindre prisonnier turc, il n'y avait qu'un pas.

Et ce pas-là, divers journalistes peu recommandables se risquèrent
sournoisement à le franchir, en écrivant divers articles, tous fort
vilains, au commencement de ce mois-ci, mars 1913.

Par malheur, un de ces articles-là tombait, le 11 mars, sous les yeux de
mon camarade, embarqué dans la division navale du Levant,--l'officier de
marine qui avait écrit en décembre dernier la fameuse lettre, source de
ma précédente documentation, et origine de toute l'affaire.

Et cet officier,--dont je persiste à taire le nom, tenant à ne point
l'exposer aux couteaux des assassins prétendus soldats qu'il soufflette
comme on va voir,--sautait immédiatement sur sa plume, et m'écrivait,
dans le premier jet de son indignation, la nouvelle lettre que voici.

Je m'en voudrais à mort d'y changer une virgule; et je n'en supprime que
la date et que la signature, pour la bonne raison exposée ci-dessus[10]:

  [10] La rédaction de _Gil Blas_, tout en s'associant à la juste
    indignation de Claude Farrère, prend sur elle de supprimer dans la
    lettre en question quelques termes énergiques dont l'auteur
    stigmatise les faits rapportés par lui,--cela par pur et simple
    respect dû aux lectrices de ce journal.


_A Monsieur le lieutenant de vaisseau Claude Farrère, 5, rue de
l'Échelle, Paris. A bord du ..._

De X... (Turquie.)

Mon cher ami,

Je viens de lire à l'instant dans le _Petit Var_ du 2 mars (qui nous
parvient aujourd'hui), une tartine au sujet du différend de Loti et des
officiers du _Bruix_. J'avais bien pensé que c'était vous qui aviez
fourni les tuyaux à Loti; et je comprends à présent que ce sont ceux que
je vous avais envoyés. Je ne me rappelle plus aujourd'hui les termes
exacts que j'ai employés, à cette époque, pour vous peindre les
atrocités qui se sont commises en Turquie d'Europe. Mais, ce que je peux
vous dire, c'est que je maintiens sans restriction tout ce que je vous
ai conté; et que je vous remercie de n'en avoir point douté. Ces notes
avaient été écrites au jour le jour et sous l'impression des événements.
D'ailleurs je retrouve les faits détaillés dans mes papiers, avec la
collection des télégrammes T. S. F. se rapportant aux événements. Tout
cela est d'autre part encore entièrement présent à ma mémoire. Puisqu'il
paraît y avoir discussion sur cette matière, je juge bon d'y ajouter
d'autres détails que je ne vous avais pas signalés à cause de la
longueur déjà exagérée de mes lettres précédentes.

Comme vous le dites très justement: _Le démenti des officiers du _Bruix_
est TOUT DIPLOMATIQUE et ne se rapporte certainement qu'à l'expression
«VU DE LEURS YEUX»._ On n'a, en effet, pas l'habitude de nous convier à
ces petites fêtes (bien qu'il soit quelquefois possible de commettre des
indiscrétions ainsi que vous le verrez plus loin). Je ne crois pas en
commettre une contre le secret professionnel en vous communiquant des
extraits de télégrammes du _Bruix_ qui, envoyés en clair par T. S. F.,
n'avaient par conséquent rien de confidentiel et d'ailleurs ont été
interceptés par tous les croiseurs étrangers, puis publiés partiellement
dans divers journaux du Levant. Voici donc:--Le 14 novembre, je lis:
«_Des notables musulmans ont renouvelé aujourd'hui auprès de moi de
pressantes demandes d'assistance contre les assassinats et les excès
abominables que commettent les soldats Grecs... je suis assailli de
plaintes de FRANÇAIS VOLÉS ET MALTRAITÉS PAR LES GRECS..._»

En date du 17 novembre: «_Des témoignages incontestables me sont fournis
au sujet des atrocités commises par les Chrétiens à l'égard des
Musulmans de la province de Salonique. IL S'AGIT D'UN MASSACRE GÉNÉRAL
entrepris dans des conditions particulièrement odieuses... LES SOLDATS
TURCS BÉNÉFICIANT DE LA CAPITULATION DE SALONIQUE et évacués sur
l'intérieur SONT AUSSI ASSASSINÉS EN COURS DE ROUTE..._» Ceci émanait du
_Bruix_, ne l'oubliez pas.

Je pourrais vous en citer d'autres, mais ceux-là sont, je crois,
suffisamment nets et catégoriques. Ils font d'ailleurs le plus grand
honneur au commandant qui a osé les rédiger dans cette forme et les
transmettre en clair. C'était ce que je vous disais je crois, au sujet
du _Bruix_.

Quant à l'histoire des prisonniers turcs aveuglés, je n'ai naturellement
pas assisté à l'opération, mais cela nous a été rapporté de divers côtés
_en pays chrétien_ et en _particulier par DEUX FRANÇAIS EMPLOYÉS DANS
UNE GRANDE ADMINISTRATION LOCALE_. D'ailleurs je ne conçois pas quelle
raison on peut avoir d'en douter, honnêtement, car des exercices de ce
genre ne sont pas tellement rares dans ces parages. Croyez bien que ces
«gentillesses» n'ont pas été les seules de l'espèce commises... Mon cher
ami, quand mon esprit se reporte sur tout ce que j'ai vu dans ces
régions, le coeur m'en lève de dégoût. Je ne suis pas suspect de
sensiblerie. J'ai déjà vu la guerre de près, je l'ai faite, au Maroc et
ailleurs, et je conçois tout ce qu'elle comporte de misère et
d'horreurs. Mais en ce qui concerne les façons de faire des alliés, je
ne peux m'empêcher de penser à l'invasion des Huns, dont ils sont
d'ailleurs les dignes descendants.

Je vous disais plus haut qu'en dépit du soin que les orthodoxes prennent
de faire endosser leurs atrocités aux Musulmans, on peut arriver parfois
à en apercevoir des échantillons non équivoques. Je m'explique. Il
s'agit encore de Dedeagatch. Je ne reviendrai pas sur les conditions
dans lesquelles la ville fut prise par quelques centaines de comitadjis
bulgares, conditions que je vous ai déjà relatées et qui permirent aux
Grecs d'assouvir leurs haines personnelles (en dénonçant des
«Turcophiles» immédiatement massacrés par les Bulgares), et surtout de
piller, voler, violer, etc...

Je vais simplement vous conter trois petites histoires dont j'ai été le
témoin... j'ai vu moi-même, VU DE MES YEUX, cette fois:--Je me promenais
à terre, avec un camarade, tous deux en tenue. A un certain moment, nous
regardions des cadavres de Musulmans qui gisaient, nus, sur la plage.
Nous échangions la remarque qu'ils avaient bien été tués à coups de
baïonnettes et par derrière, ainsi qu'on nous l'avait dit. Ces pauvres
diables avaient dû fuir dans les rues et être lardés par les bourreaux
lancés à leur poursuite. Un comitadji qui nous considérait s'avança
alors, et nous dit en ricanant: «Bien sûr, Turc pas valoir une balle!»
L'homme avait un tel air et une telle face de bandit, qu'instinctivement
j'ai fouillé ma poche pour y sentir mon revolver.

2º Quelques heures plus tard, dans la ville turque. Les chacals grecs
avaient passé par là, et il ne restait plus aucune chose ayant un nom.
De loin en loin, des femmes en larmes assises sur des ruines fumantes.
Tous les hommes tués ou enfuis. Une très vieille femme turque s'est
jetée à nos pieds, pleurant à chaudes larmes, baisant nos mains, etc...
Elle racontait une histoire que, en unissant notre sabir, nous ne
parvenions pas à saisir. Mais il était visible qu'elle était en proie à
une vive émotion, et qu'elle implorait quelque chose. Nous lui avons
fait signe de marcher devant et nous l'avons suivie. Elle nous a
conduits, au pas de course, à quelques centaines de mètres plus loin, et
là, nous avons compris: dans une chose qui avait dû précédemment être
une maison, deux jeunes femmes et une gamine turques, figures
découvertes, pleuraient silencieusement. A côté, deux soldats bulgares,
sans armes, la face congestionnée, se rajustaient, l'air désagréablement
surpris de notre arrivée inopinée. Un gamin, pâle comme un linge, nous a
désigné les deux soldats, en hurlant une histoire d'où il ressortait
qu'il avait voulu faire fuir les femmes, et que les soldats l'avaient
menacé de leurs couteaux. Nous avons escorté tout ce monde sanglotant,
en lieu sûr, _non sans avoir fait constater le fait à un officier
bulgare qui passait par là_. (Il avait l'air embêté.)--Ce qui s'était
passé n'était que trop net,--et trop net aussi que nous étions arrivés
trop tard.

3º Le lendemain, après-midi, je regardais la ville, du bord, dans la
lunette du télémètre Barraud Strond. Vous savez que cet instrument,
utilisé comme longue-vue, donne, outre un fort grossissement, un relief
remarquable. D'autre part nous n'étions pas très éloignés de terre. Je
voyais donc toutes choses comme si je les avais touchées du doigt. J'ai
vu deux bons vieux bateliers turcs poursuivis, sur la plage, par des
soldats bulgares. La chasse a duré cinq bonnes minutes. Les deux
bateliers ont été tués à coups de bâton. J'ai su ensuite qu'ils avaient
été découverts dans leurs caïques où ils étaient cachés depuis quatre
jours.

Voilà. Je m'arrête parce qu'un pareil sujet n'a pas de limites et qu'il
faut une fin. Je suis content, tout de même, qu'en dépit du pacte de
silence de la presse, la vérité commence à se faire jour. Mais on ne
dira jamais assez quelle engeance immonde sont ces soldats soi-disant
chrétiens;--les Grecs surtout. Quant aux Bulgares, je veux bien que la
plupart des horreurs aient été commises par leurs comitadjis. Mais,
comme les réguliers ne les renient même pas, c'est à mon sens le même
tabac.

Adieu, mon cher ami. Excusez le pêle-mêle de cette lettre écrite à la
six-quatre-deux. Je m'en serais voulu de retarder d'un jour mon
témoignage, que je vous apporte non comme une justification, mais bien
comme une confirmation de ce que vous avez avancé. Il va de soi que je
vous laisse entièrement libre d'en faire l'usage qui vous conviendra,
voire même de la publier intacte et sous ma signature, si vous le jugez
préférable. Par ailleurs, je vous serais obligé d'en donner connaissance
au commandant Viaud. Je trouve rudement chic l'attitude qu'il a prise
vis-à-vis des Turcs, et je serais désolé qu'il pût penser un seul
instant que j'aie pu, indirectement, l'induire en erreur, bien que je
n'aie pas l'honneur de le connaître personnellement.

Je pense d'ailleurs pouvoir causer bientôt de tout cela avec vous: nous
serons à Toulon à la fin du mois... Tant mieux. C'est assez d'atrocités
comme ça!...

(_Signature._)

_P.-S._--Encore un autre radio, malheureusement incomplètement reçu par
suite de brouillage, en date du 19 novembre. Adressé _du BRUIX au
GAMBETTA pour Ambassade: «Massacres épouvantables par bandes
bulgaro-grecques... la malheureuse population musulmane... centaines de
cadavres femmes, enfants, affreusement mutilés... sans sépulture...
horribles représailles exercées par éléments orthodoxes. 50 WAGONS DE
CADAVRES._

C'est peut-être les Turcs qui ont tué eux-mêmes leurs femmes et leurs
enfants, qui sait?

X.

Voilà.

Moi, Claude Farrère, je certifie le texte ci-dessus exact, et je
garantis sur mon honneur de soldat, l'honneur et la véracité du soldat,
mon correspondant.

Pour la bonne réputation de la presse française, j'espère qu'il ne se
trouvera pas un seul journal français pour oser ne pas reproduire les
termes essentiels de cet écrasant témoignage.

La cause est entendue.

Nous savons, des musulmans et des orthodoxes, lesquels sont les
bourreaux, lesquels sont les victimes.

Et nous savons aussi, de M. Pierre Loti et de ses insulteurs, lequel est
le grand honnête homme, lesquels sont les aboyeurs à gages.

CLAUDE FARRÈRE.


II

Maintenant ce passage de la lettre que je reçois aujourd'hui même d'une
religieuse française, supérieure d'une des plus grandes maisons
d'éducation en Orient, une sainte femme universellement connue et
vénérée là-bas, qui a transformé ses salles d'étude en ambulance pour
les blessés turcs:

  «Nos pauvres Turcs, oui, je les plains du fond de mon coeur. Jamais
  nous ne trouverons autant de tolérance, autant de bonté chez ceux qui
  veulent les chasser.

  »Nos blessés ont été admirables de reconnaissance, et très faciles à
  soigner, etc.»


III

_Lettre sur le passage des alliés à Salonique._

CORRESPONDANCE PARTICULIÈRE DES «DROITS DE L'HOMME»

  «... Les Turcs continuent à se livrer au pillage et à tous les excès,
  tant en Macédoine qu'en Thrace et en Épire...»

  (_Les Agences._)

Tous les deux à trois jours, cette information revient comme un
_leitmotiv_ dans les communiqués que les agences télégraphiques
d'Athènes, de Sofia et de Belgrade envoient sans se lasser à la presse
mondiale, qui les enregistre bénévolement. Je demande la permission de
donner aux lecteurs français connaissance des nouvelles lamentables qui
parviennent directement de Salonique, de Serrès, de Cavalla et d'autres
centres macédoniens, et qui montrent sous un jour diamétralement opposé
les prétendus excès turcs.

Tout le monde sait déjà ce qui s'est passé à Salonique, où l'armée
grecque s'est livrée à un sac en règle de la ville. Je n'insisterai donc
pas sur ces pénibles événements, me contentant d'ajouter que dans les
premiers jours de décembre, malgré les démentis arrachés par la force,
la tranquillité était encore bien loin d'être revenue. Les Saloniciens
n'osaient pas sortir de chez eux et ils se mettaient à plusieurs, en
plein jour, pour aller jusque chez le boulanger ou l'épicier.

A Serrès, au moment de l'entrée des Bulgares dans la ville, un Turc tira
deux coups de feu et abattit deux soldats. Ce fut pour les envahisseurs
le signal d'un carnage épouvantable, autorisé par les supérieurs. Durant
vingt-quatre heures, sous la conduite des orthodoxes indigènes, et sous
l'oeil indulgent de leurs chefs, les soldats bulgares pillèrent,
volèrent, violèrent, massacrèrent, s'enivrant de sang et de rapine. Plus
de _quinze cents_ musulmans tombèrent victimes de ce carnage inouï.
Naturellement, les juifs ne furent pas épargnés. Un des leurs, M. H.
Florentin, vit sa demeure envahie par une horde sanguinaire qui fit main
basse sur les objets de valeur, détruisant tout ce qui ne pouvait pas
être emporté.

A Cavalla, la tuerie ne fut pas aussi terrible, mais les actes de
sauvagerie ne furent pas moins atroces. Le nombre des notables musulmans
égorgés comme des moutons n'est pas inférieur à cent cinquante. Le
consul d'Autriche-Hongrie, M. Adolf Wix, n'a dû son salut qu'en se
réfugiant à bord d'un bateau du Lloyd. De connivence avec la police
bulgare, trois voïvodes se présentèrent, à minuit, chez les riches
négociants en tabacs israélites. Malgré les prières, les supplications,
les offres de toutes sortes des femmes éplorées, les comitadjis
enlevèrent six chefs de famille, dont un asthmatique, un rhumatisant, un
troisième atteint d'obésité, et les conduisirent par une pluie
torrentielle à Yeni-Keuy, situé à six heures de distance. Les malheureux
ne furent relâchés que le surlendemain, contre une rançon de 22.000
livres turques (500.000 francs). Les voïvodes auteurs de cet acte de
brigandage seraient les compagnons de Tchernopeïew, caïmacam actuel de
Cavalla.

A Drama, à Nousretli, dans la région de Xanthie, à Demir-Hissar, et un
peu partout, où les croisés ont pourchassé les adeptes du croissant, les
mêmes scènes se sont déroulées sous l'oeil bienveillant des officiers,
presque avec leur consentement, sous leurs ordres peut-être.
_Soixante-dix mille_ musulmans ont été ainsi massacrés par les
conquérants qui ont juré d'exterminer l'Islam, d'en extirper la racine.

Ce qu'il y a de plus révoltant, c'est l'attitude des orthodoxes sujets
ottomans qui servent d'espions aux vainqueurs.

N'est-il pas temps pour la presse, ce quatrième pouvoir, de demander un
peu de pitié, un peu de charité chrétienne, pour tant d'innocents, tant
de veuves, tant d'orphelins, dont le seul crime est d'être nés
musulmans?

SAM LÉVY,

_ancien rédacteur en chef du _Journal de Salonique_._


IV

_Lettre d'un Français de Constantinople._

Constantinople, 8 décembre 1912.

Le mardi 19 novembre, vers 8 heures du soir, cent cinquante comitadjis
bulgares pénétrèrent soudainement dans la ville de Dedeagatch.

Jusqu'à minuit, ces comitadjis se livrèrent à un épouvantable massacre
de Turcs; ils pénétraient dans les maisons, pillant et tuant vieillards,
femmes et enfants.

La complicité des chrétiens (orthodoxes) de la ville n'est pas douteuse:
nous en avons vu plusieurs conduisant ces brigands et désignant les
maisons et les personnes turques.

D'ailleurs toutes les habitations chrétiennes étaient marquées d'une
croix blanche pour indiquer qu'elles devaient être épargnées.

Des Musulmans avaient cherché un abri dans une mosquée; il n'y avait que
des vieillards, des femmes et des enfants.

Les Bulgares les cernent; de la porte entr'ouverte, un coup de revolver
part; aussitôt une vive fusillade est dirigée sur ces malheureux, des
bombes sont lancées dans la mosquée, ce fut un véritable carnage.

Le lendemain, quand j'ai visité ce lieu de désastre, j'y ai vu plus de
vingt-cinq cadavres.

                                   *

                                 *   *

Les prêtres catholiques italiens, qui ont une école où est enseigné le
français, avaient recueilli une trentaine de Turcs qui s'y étaient
réfugiés. Ils furent dénoncés par des Grecs qui, comme orthodoxes,
haïssent les écoles catholiques, dont la tolérance des Turcs avait
jusqu'alors facilité le développement.

Les Bulgares s'y présentent et exigent la livraison des réfugiés: les
Pères s'y refusent; mais l'un des principaux Turcs, nommé Riza bey,
commissaire du gouvernement ottoman auprès de la _Compagnie Française
des Chemins de fer_, craignant que cette hospitalité ne soit la cause de
grands malheurs, se rend spontanément à ces forcenés.

Ceux-ci l'emmènent et, à une cinquantaine de mètres de l'école
italienne, je les ai vus s'arrêter, croiser la baïonnette et demander à
Riza bey de leur remettre son argent et de leur indiquer sa propre
maison.

Riza bey, que je connaissais, était un jeune homme instruit, d'une très
bonne famille, et qui avait une femme et un enfant. La pensée du danger
qu'allait courir sa famille lui inspira, je n'en doute pas, le refus
d'obéir à la sommation de ces bandits, qui le transpercèrent de leurs
baïonnettes. Le malheureux s'affaissa; il était mort. L'un de ses
assassins lui enleva ses souliers pour s'en servir, et son corps resta
pendant cinq jours à la même place; chaque jour, on lui enlevait un
effet; au dernier moment, il ne lui restait que sa chemise et son
caleçon.

                                   *

                                 *   *

Les comitadjis bulgares retournèrent alors auprès des Pères italiens et
les menacèrent de les tuer s'ils ne leur montraient pas leur caisse.
Force leur fut de s'exécuter: la caisse contenait cent livres turques,
dont les bandits s'emparèrent.

A côté de ces Bulgares, il y eut les habitants de religion grecque qui
envahirent les maisons turques, les mosquées, les locaux du gouvernement
et emportèrent tout ce qui leur tombait sous la main, meubles, tapis,
literie, etc...

... Ce pillage dura huit jours, c'est-à-dire jusqu'au moment où le
drapeau français apparut à l'horizon; c'était notre cuirassé _Le
Jurien-de-la-Gravière_; alors, comme par enchantement, les comitadjis
disparurent et le calme revint. Les Grecs, dès l'entrée des troupes
balkaniques, s'étaient montrés arrogants subitement vis-à-vis des
étrangers, insultant le vice-consul d'Autriche, M. Bergoubillon, agent
de la Compagnie du Lloyd, ne parlant de rien moins que de fermer tous
les établissements européens: banques, etc., pour les remplacer par des
grecs.

Mon devoir est de rendre hommage à l'évêque grec de Dedeagatch, qui
employa, dans cette triste circonstance, son énergie et son autorité à
protéger les Turcs contre le pillage de ses propres fidèles. Il réussit
ainsi à sauver le caïmacam et de nombreux Turcs; mais il fut peu écouté
et menaça de quitter ses coreligionnaires et compatriotes aussitôt la
fin des hostilités, «ne voulant plus rester, dit-il, à la tête d'une
communauté aussi indigne».

A l'arrivée du croiseur français, le courageux prélat tint à se rendre à
bord pour saluer le commandant, qui, pour le remercier et le féliciter
de son attitude, lui rendit les honneurs en tirant plusieurs coups de
canon.

... L'armée bulgare, qui avait laissé la ville à la merci des
comitadjis, rentra à Dedeagatch dès l'arrivée du croiseur français. Le
commandant, voyant la ville désormais occupée par les réguliers, jugea
inutile de débarquer des marins et mit le cap sur Cavalla.

A Cavalla, des horreurs pareilles à celles de Dedeagatch s'étaient
commises. Cependant, les officiers français eurent le temps de descendre
à terre à Dedeagatch et de se rendre compte des abominations commises;
ils prirent même quelques photographies.

L'armée bulgare était, à Dedeagatch, sous les ordres du général de
division Gueneff.

Les Pères italiens se plaignirent à lui de la conduite odieuse à leur
égard des comitadjis. Le général fit une enquête, constata les faits et
retrouva même soixante-dix livres turques sur les cent qui leur avaient
été volées.

«Mais, leur dit le général Gueneff, comme nous avons l'intention
d'élever un monument en l'honneur des soldats bulgares morts pendant la
guerre, je garde cet argent pour cette oeuvre.»

Le même général Gueneff, ayant appris que l'évêque grec avait recueilli
toutes les femmes turques dans l'école grecque, afin de les mettre à
l'abri des mauvais traitements, réussit à décider ce prélat à les
relâcher, pour loger ses soldats.

Les malheureuses durent retourner dans leurs maisons pillées et
abandonnées et, dans la nuit, restées sans défense, elles furent violées
par les soldats de ce général.

La deuxième nuit de leur arrivée, les mêmes soldats du général Gueneff
pillèrent les magasins de M. Rodhe, vice-consul d'Allemagne et agent de
la Compagnie de transports Schenker.

Les Bulgares ont placé des sentinelles devant chaque consulat, avec
défense à qui que ce soit d'y pénétrer; c'est ainsi que, malgré les
protestations énergiques des consuls de France et d'Allemagne, les
agents consulaires sont pour ainsi dire prisonniers, privés de tout
contact avec leurs nationaux ou protégés et mis dans l'impossibilité de
remplir leurs fonctions et leurs devoirs.

Devant l'hostilité de la population grecque indigène, _beaucoup d'entre
nous, Français_, s'étaient concertés pour prendre des mesures communes
de défense, en cas d'attaque. Heureusement, le _Jurien-de-la-Gravière_,
avisé, put arriver à temps pour imposer respect et nous transmettre
l'ordre de l'ambassadeur de rentrer à Constantinople.

Les Bulgares se sont également emparés du chemin de fer français, ont
expulsé brutalement tout le personnel indigène et français, sans
distinction, et l'ont remplacé par un personnel bulgare. Les autorités
militaires refusèrent de délivrer aux agents français le moindre reçu ou
pièce officielle de prise de possession du matériel.

_Signé_: X...

(Communiqué par M. J. Odelin, de _l'OEuvre_.)


V

_Lettre d'un missionnaire français._

MISSION DE MACÉDOINE

R..., 21 novembre 1912.

... Enfin, j'ai des nouvelles de _Yenidjé_.

Une fois que les Grecs y sont entrés, ils ont commencé à brûler le
Tcharchi (marché couvert turc) et les maisons turques; mais, auparavant,
tous les bons chrétiens (orthodoxes de Yenidjé) se sont mis à piller
d'une manière odieuse; magasins et maisons turques, tout y a passé. Le
samedi après-midi, le dimanche, le lundi, etc... cependant que les
maisons continuaient à brûler; les riches n'étaient pas moins ardents à
la curée que les pauvres, chacun a pris selon sa capacité, les uns pour
vingt-cinq livres turques, les autres pour cinq cents.

Il y a, à Yenidjé, quelques centaines de soldats grecs. Ils s'y
conduisent comme à Salonique, c'est-à-dire qu'ils pénètrent dans les
maisons, volent, pillent et violent. C'est du reste ce qu'ils ont fait
dans tous les villages des environs de Yenidjé, partout où ils ont
passé.

Ils se montrent très fanatiques, réservant toute leur faveur pour ceux
qui sont de religion grecque et traitant plutôt mal les autres; aux
Grecs de religion ils ont payé ce qu'ils ont réquisitionné, mais ils ont
pris quatre-vingt-six moutons à un pauvre Bulgare (schismatique) de
Yenidjé, sans paiement et sans garantie pour l'avenir.

                                   *

                                 *   *

Grecs et Bulgares se conduisent, en Macédoine, comme des Barbares, et
cela fera certainement détestable impression en Europe, quand on le
saura.

Tout s'est bien passé pour _Paliortsi_, mais aux alentours, les
chrétiens (orthodoxes) des villages se sont conduits comme des sauvages.

A _Bogdantsi_, les chrétiens ont dévalisé les maisons turques, arrachant
aux femmes leurs ornements, leur coupant le bout de l'oreille pour leur
prendre leurs pendants, puis violant femmes et jeunes filles.

A _Pobregovo_, les gens de _Bogdantsi_ et de _Stoyakovo_ ont fait
irruption et, pendant que les uns se livraient au pillage, les autres
violaient femmes et filles, et ce sont des chrétiens!

De son côté, M. M... m'écrit que les femmes et les filles qui, après le
massacre des hommes à _Rayanovo_, avaient été recueillies à
_Tolni-Todorak_, ont été tuées et qu'il n'en reste plus que trois, selon
les uns, neuf selon les autres.

Inutile de dire que toutes ces victimes sont turques.

A _Dolni-Poroy_, les Turcs ont été massacrés.

A _Vaisly_, toute la population turque a été tuée.

A _Roucouch_, les exécutions continuent et il y a une dizaine de Turcs
tués chaque jour.

                                   *

                                 *   *

Après cela, que les journaux européens, _Croix_, _Univers_ ou autres,
entonnent des dithyrambes à la gloire des peuples balkaniques et parlent
encore de Croisade, et de Croix contre le Croissant!

Ici, tout le monde est écoeuré, et il faut espérer que l'Europe finira
par ouvrir les yeux; car, le vol, la lubricité et l'homicide s'en
donnent à coeur joie, en ce moment, en Macédoine, et _ce sont des
chrétiens_ (orthodoxes) qui _sur ce point rivalisent entre eux_.

Ce qui nous inquiète, c'est l'avenir.

Quel sera le sort de la Macédoine?

Grecs ou Bulgares? plaise à Dieu que ce ne soit ni les uns ni les
autres, car ce serait la ruine de nos missions françaises.

Vous connaissez les Grecs, ils n'auront pas de repos qu'ils n'aient
détruit nos missions, car ils ne peuvent supporter les _Uniates_.

Ce qui se passe en Bulgarie, même pour les catholiques latins, n'est
guère encourageant, et c'est encore pis que ce qui se passe en Grèce.
Aussi, désirons-nous vivement que la Macédoine reste autonome, dût-elle
même devenir autrichienne. Peut-être ne serait-ce pas, pour nous, un
bien personnellement, mais ce serait le salut de la mission, du
catholicisme et même encore de l'influence française.

_Signé_: D...

(Communiqué par M. J. Odelin, de _l'OEuvre_.)


VI

(_Émanant du Consulat austro-hongrois sur l'entrée des Serbes à Prizrend
le 5 novembre dernier._)

Peu après que les troupes serbes eurent pénétré en ville, nous
entendîmes la fusillade de l'infanterie dans les rues. M. Prochaska me
dit alors avec indignation: «C'est une trahison. Les Serbes sont en
train de tirer sur les habitants qui ne leur font rien.»

Dans le consulat se trouvaient, en plus du consul, son secrétaire, deux
kawas, un marchand italien, un sujet allemand et deux voyageurs
autrichiens. En outre, il s'y trouvait également vingt-deux blessés,
dix-huit familles de la ville, plusieurs dames qui se chargeaient de
prendre soin des blessés et un assez grand nombre d'enfants.

Une section de soldats serbes conduite par un officier à cheval apparut
alors devant le consulat. L'officier demanda à parler au consul. M.
Prochaska vint alors à la porte. Le chef lui renouvela l'ordre d'ouvrir
le consulat afin d'y placer les soldats serbes blessés et afin de
permettre la recherche des traîtres turcs qui auraient pu s'y réfugier.

M. Prochaska répondit, avec politesse mais avec fermeté, que l'hôpital
était déjà plein de blessés. L'officier repartit: «Oui, il est plein de
misérables Albanais, et ceux-là, nous les jetterons dehors.»

Le consul riposta: «Messieurs, je vous ferai remarquer que le terrain
sur lequel se trouve le consulat est un terrain neutre, et qu'il jouit
de la protection de la monarchie que je représente. _Vous voyez flotter
sur ces murs le drapeau autrichien, et en outre le signe de la
Croix-Rouge internationale._»

Le Serbe lui répliqua: «Ce sont là des mots inutiles. Je vous ordonne
d'ouvrir.»

M. Prochaska ne fit à ces paroles aucune réponse et rentra dans son
bureau. L'officier serbe donna l'ordre à ses soldats de pénétrer de
force dans le consulat. Avec des bravos et des cris insultants pour
l'Autriche-Hongrie, les soldats arrachèrent le drapeau austro-hongrois
et le traînèrent dans la boue. La porte fut ouverte avec violence, les
soldats escaladèrent le mur de l'entrée et pénétrèrent dans le bâtiment.
_Les familles des Albanais qui s'y étaient réfugiés furent tuées sans
merci. Il en fut de même des blessés qui furent massacrés dans leur lit.
Les femmes et les enfants furent tués._

Il y eut des Serbes qui _allèrent_ jusqu'à _souiller des cadavres_.

Le consul protesta solennellement. Les Serbes lui répondirent par des
ricanements.

(Communiqué par M. J. Odelin, de _l'OEuvre_.)


VII

_Lettre d'un Français de Constantinople._

Je viens, dit-il, de parcourir la région entre Demir-Hissar, Serrès et
Salonique; c'est un spectacle horrible, j'ai vu sur la route plus d'un
millier de cadavres de paysans turcs, hommes, femmes, enfants,
vieillards, massacrés par les chrétiens.


VIII

_Lettre adressée à M. J. Odelin, qui, dans _l'OEuvre_, a si vaillamment
fait campagne pour le bon droit, par M. Lucien Maurouard, ministre
plénipotentiaire, qui fut vingt ans diplomate français en Orient._

Paris, le 2 janvier 1913.

Monsieur,

Par ce fait même que les Turcs sont plus adonnés à l'agriculture
qu'enclins aux initiatives industrielles et financières, l'Empire
ottoman est terre d'élection pour le développement des intérêts
économiques étrangers.

Voilà plusieurs siècles qu'à la faveur des Capitulations, nos comptoirs
commerciaux se sont installés dans les Échelles du Levant, y prospérant
avec sécurité, et, de nos jours, mines, ports, quais, phares, chemins de
fer, régies financières, banques, manufactures et exploitations diverses
se sont créés dans cet Empire sous la direction de notre personnel
technique français et avec le concours de nos capitaux.

Voilà bien longtemps aussi que nos missions, nos écoles (laïques ou
religieuses) propagent dans la plupart des villes notre enseignement et
notre influence, à l'abri, non seulement d'une parfaite tolérance, mais
même de réels privilèges.

En cas d'incidents dommageables aux personnes ou aux propriétés
étrangères, on sait combien la protection de ces intérêts et l'obtention
d'indemnités s'il y a lieu, sont facilitées aux autorités diplomatiques
et consulaires par le régime des Capitulations.

Voilà pour le passé; et voici pour l'avenir.

Assez différente est et sera sans doute la situation dans les
territoires détachés de l'Empire pour la formation et l'accroissement
des États balkaniques.

Ces peuples jeunes se montrent, comme c'est leur droit d'ailleurs,
animés d'un nationalisme ardent, à tendances plus ou moins
exclusivistes, et certainement moins propice que la mentalité et les
usages musulmans à la pénétration des intérêts étrangers.

Il est notoire que la Croix orthodoxe, qui préside religieusement et
politiquement aux destinées des États balkaniques, est nettement adverse
à la Croix catholique et qu'elle cherche à évincer celle-ci autant
qu'elle le peut.

J'ai pu l'observer pendant un séjour de quatorze années en Grèce.

Les réserves protocolaires, formulées par la France dans les traités
pour l'institution du Royaume de Grèce et l'annexion des Iles Ioniennes,
sont éludées par les autorités helléniques sur des points de réelle
importance: reconnaissance et situation de certains évêques latins;
statut des mariages mixtes.

En raison même de ce que leur excellente tenue leur assure une clientèle
nombreuse et distinguée, les écoles catholiques sont plus ou moins
jalousées, ce qui, combiné avec l'influence de l'antagonisme
confessionnel, les met parfois en butte à des attaques de presse et à
des tracasseries administratives sous de fallacieux prétextes.

Il me paraît aussi que nos intérêts commerciaux et industriels n'ont
qu'à perdre au passage de la domination turque à la domination
balkanique.

Ces données ont été généralement omises dans presque tout ce qui s'est
publié à l'occasion du conflit oriental.

Par contre, on a donné un large mais immérité regain aux légendes
tendancieuses et spécialement à celles qui sont relatives aux massacres
et pillages, mis indistinctement à la seule charge des Turcs, dans le
but, semble-t-il, de les discréditer devant l'opinion publique; or, il
est avéré que le Turc, naturellement placide, ne se livre à des
violences que provoqué par une rébellion: j'en ai été témoin moi-même en
Crète, où les violences ont toujours eu le caractère de réciprocité
entre chrétiens et musulmans.

De même en Macédoine, ce fut entre les alliés d'aujourd'hui, rivaux
quand même, ennemis d'hier, et peut-être aussi de demain, entre Bulgares
et Grecs, que se produisit un long échange d'actes de barbarie comme
moyen d'éviction et d'intimidation au service de la propagande
politique.

LUCIEN MAUROUARD.


IX

_Lettre à moi adressée par deux Français hautement honorables, qui
s'étaient fixés à Salonique et vont être obligés d'en partir._

Salonique, 19 janvier 1913.

Un calme relatif existe en ce moment, avec la Cour martiale et la
censure préalable. Et combien encore de vilenies!

L'exode des familles musulmanes est presque général. Les Israélites à
leur tour songent à partir. Quant à nous, Français, beaucoup des nôtres
ont déjà perdu leur situation.

Grecs et Bulgares se disputent la ville.

Le Bulgare, plus brutal, fera sentir son joug plus inexorablement; le
Grec, avec plus d'hypocrisie. Quant à la France, l'admirable expansion
de sa langue, de son influence industrielle et morale, sera absolument
détruite. Déjà toutes les communications officielles, toutes les
enseignes, tous les avis de chemins de fer ou de trains qui se faisaient
en français ne se font plus qu'en grec.

Chaque jour nous apporte de nouveaux témoignages des atrocités bulgares.
Elles dépassent l'imagination. Des femmes enceintes ont été éventrées
et, de la population musulmane de cette partie de la Macédoine, il ne
reste que les fuyards.

Quant aux prisonniers turcs qui étaient à Salonique, _on ne les voit
plus_. Et les officiers bulgares, pressés de questions, commencent à
avouer qu'ils les ont méthodiquement exterminés.


X

_Lettre que m'adresse le colonel français Malfeyt, qui fut détaché
pendant sept ans dans la gendarmerie internationale de Macédoine._

J'ai vécu avec les Turcs pendant sept ans, à Salonique, Monastir, Uskub,
dans toutes les classes de la société et surtout parmi les soldats;
c'est vous dire combien je les connais et, dès lors, combien je les
aime.

Pendant mes années de service en Macédoine, je n'ai jamais constaté ni
entendu parler de crimes commis par des Turcs, et je crois qu'on ne
pourrait pas en signaler un seul, en _prouver_ un seul, tandis que je
puis citer par douzaines des crimes commis par les Balkaniques. Les
autorités ottomanes dépêchaient constamment des troupes pour mettre à la
raison les bandes grecques, serbes ou bulgares, qui s'entretuaient,
fomentaient des troubles et maintenaient le pays dans une anarchie
continuelle. Est-ce que ce sont ces répressions qu'on appelle des
massacres? Dans ce cas, moi aussi, j'ai contribué à pourchasser ces
bandes.

En Asie Mineure, n'y a-t-il pas une tranquillité parfaite? Pendant les
deux années que j'ai parcouru le pays, je n'ai jamais entendu parler de
meurtre ni de vol! On peut dormir portes ouvertes! Et cependant il y a
des Grecs et des étrangers en grand nombre; _mais ici aucune puissance
ne poursuit une politique annexioniste_.

Non, notre injustice envers les Turcs est révoltante. Ce peuple si bon,
si doux, si digne, ne mérite que notre estime.

COLONEL MALFEYT.


XI

_Lettre que m'adresse un Roumain de Bucarest._

Comme on voit que vous connaissez bien les Turcs--que nous coudoyons
depuis des siècles, nous autres Roumains--ces Turcs, que les
vicissitudes des temps ont rendus nos maîtres pendant de longues années,
mais qui, chose incroyable et sans exemple dans l'histoire, n'ont jamais
été haïs dans le pays, tant ils étaient bons et justes, et tant ils
avaient le respect de la parole donnée.

La Roumanie vous portera dorénavant une affection reconnaissante pour
les paroles de justice, pour les accents indignés que vous jetez à la
face de l'Europe comme une flétrissure.

DEMÈTRE RACOVICEANO.


XII

_Lettre que m'adresse un capitaine français qui servit onze ans dans la
gendarmerie internationale de Macédoine._

Votre plaidoyer en faveur de nos amis turcs a un très grand
retentissement dans leur coeur, qui est un coeur d'or, comme vous le
savez. Le bien que vous faites ainsi à la cause française répare les
ravages que notre presse, vendue aux vainqueurs, a causés à notre
influence; vous maintiendrez quand même, chez la victime insultée,
l'amour de notre pays, tandis que les vainqueurs d'aujourd'hui nous
renieront demain.

CAPITAINE X***.


XIII

_Lettre que m'adresse un Turc de Constantinople._

Notre coeur saigne à la pensée que, dans notre malheur, l'insulte nous
vienne de cette noble France que nous avons appris à aimer dès notre
plus tendre enfance, au foyer maternel d'abord, puis à l'école française
installée dans nos villes et nos villages; c'est avec votre littérature
que nous ne cessons de nourrir notre intelligence. Eh bien! monsieur,
vous ne le croiriez pas; malgré les insultes du _Temps_ et d'un grand
nombre de vos journaux, nous ne pouvons cesser d'aimer la France, notre
seconde patrie, et la pensée qu'en cas de guerre avec l'Allemagne elle
pourrait être de nouveau vaincue, me plongerait dans la douleur et la
tristesse comme cela m'arrive pour mon propre pays.

X*** BEY.


XIV

_Lettre que m'adresse _un groupe_ de jeunes filles israélites de
Constantinople._

Nous sommes de petites israélites turques et nous partageons toutes les
souffrances endurées si courageusement par nos compatriotes musulmans.
Oui, malgré ce qu'en diront nos ennemis, les vrais Turcs pourront être
fiers de s'être vaillamment défendus et d'avoir sauvegardé l'honneur.
Oui, malgré tout, la Turquie sera notre patrie, celle qui nous a
recueillis, nous israélites, avec tant de générosité!

Nous sommes heureuses de trouver en vous un défenseur de cette Patrie
sur laquelle pèsent tant d'injustes accusations, etc.

(Suivent cinq noms de jeunes filles.)


XV

_Lettre que m'adresse un ingénieur en chef français._

Combien vous avez raison d'élever la voix en faveur de cette race si
belle et si bonne: les Turcs! Je parle leur langue, j'ai vécu douze ans
parmi eux en Macédoine, en Anatolie, en Arabie. Si tant est que les
vertus indiquent et distinguent la religion des hommes, en Orient, le
meilleur chrétien, c'est le Turc.

Comme vous j'ai souffert des ignominies légendaires répandues comme à
plaisir sur nos pauvres amis; mes yeux se sont mouillés des malheurs
immérités qui les frappent. J'ai essayé d'élever la voix après votre
premier appel; mais, bien entendu, aucun journal n'a accueilli mes
plaintes. Néanmoins j'essaierai encore, avec ardeur, presque avec
colère. Le ressentiment que j'éprouvais contre mes semblables a été
calmé par votre livre, il m'a semblé être moi-même alors moins
impuissant.

B***

_Ingénieur en chef_.


XVI

PRESSE ALLEMANDE

_KREUZZEITUNG, 5 février._

_En éditorial et sous la signature de Theodor Schiemann:_

Les bandes qui suivent les troupes bulgares et serbes, les comitadjis,
se rassemblent partout comme des hyènes, et malheur à quiconque tombe
entre leurs mains! A notre satisfaction, l'Italie a pris l'initiative de
réclamer une enquête au sujet des atrocités qui ont été commises par ces
bêtes fauves sur le sol albanais, macédonien et thrace. Sir Edw. Grey,
en présence d'une question posée à ce sujet à la Chambre des Communes,
s'est réfugié derrière un «_ignoramus_», bien que son devoir eût été de
savoir, et d'ailleurs l'Angleterre n'a pas l'habitude de se taire quand
il s'agit d'atteintes portées aux fondements de la morale humaine.

Le docteur Ernst Jaeckh a fait paraître un livre intitulé: _L'Allemagne
en Orient après la guerre balkanique_ (chez Martin Möricke, Munich
1913). Il a rendu ainsi le service de mettre en lumière, grâce aux
communications de témoins dignes de foi, les faits qui, à la honte de
l'humanité, se sont accomplis dans cette guerre épouvantable. Nous ne
pouvons nous empêcher d'en signaler quelques-uns empruntés aux récits de
témoins allemands: fonctionnaires, pasteurs, etc... Il existe d'ailleurs
des documents officiels et des photographies qui confirment notre
affirmation.

«La conduite des Bulgares, déclare une lettre allemande, dépasse au
décuple tout ce que les Turcs ont pu commettre, et on pourrait croire
revenus les temps des Huns ou les périodes les plus terribles de la
guerre de Trente Ans. C'est toujours la même histoire: les hommes
trouvés dans les villages et les villes sont massacrés sans pitié, les
femmes et les filles sont violées, les villages sont pillés et brûlés,
et ce que les balles ont épargné meurt de faim et de froid.»

Voici d'ailleurs un exemple:

«Dans le village de Pétropo, deux jeunes filles ont été violées devant
les yeux de leur mère; celle-ci, ne pouvant supporter ce spectacle,
saisit un fusil et tira. Ce fut le signal d'un véritable bain de sang.
On rassembla toutes les femmes et toutes les filles, on les enferma dans
le café du village et on y mit le feu. Toutes périrent dans les flammes
au milieu de cris déchirants.»

Ce cas est tout à fait typique. Dans certains endroits, on a eu le front
de donner aux victimes le baptême chrétien (!!!) avant de les massacrer.
Dans le village d'Esehkeli, près de Kilikich, on a enterré vivantes dix
jeunes filles.

Une dame autrichienne écrit de Cavalla à son frère:

«Des gens qui n'avaient pas commis d'autre crime que celui d'être
musulmans et pris parmi les notables de la ville, furent emprisonnés et
traités sans procédure de la façon la plus cruelle. A minuit, les
prisonniers furent éveillés, dépouillés de leurs vêtements, attachés
trois par trois, lardés de coups de baïonnette et assommés à coups de
crosse. La première nuit, trente-neuf furent exécutés, la seconde nuit,
quinze, etc... A Serrès, les Turcs se mirent en défense et abattirent
deux soldats. Aussitôt l'officier qui commandait ces derniers tira sa
montre et dit: «Il est maintenant quatre heures; jusqu'à demain quatre
heures, faites des Turcs ce que vous voudrez.» Ces bêtes fauves
massacrèrent pendant ces vingt-quatre heures 1.200 Turcs, d'après les
uns, 1.900 d'après les autres...»

Sans aucun doute, l'appel à la croisade du tsar Ferdinand est cause de
ces atrocités. Le colonel Veit raconte que les comitadjis ont brûlé
toutes les localités musulmanes entre Tchataldja et Andrinople.

«On ne voit plus aujourd'hui une seule maison, une seule cabane; tout a
disparu dans les flammes. Des milliers de familles ruinées ont émigré,
emportant leur petit avoir ainsi que leurs femmes et leurs enfants dans
des chars traînés par des buffles. Ils sont en ce moment devant les
portes de Constantinople où la faim les tourmente. Ils ne se plaignent
pas, ils ne mendient pas et se nourrissent misérablement de quelques
grains de maïs. A Büyük Kardistan, j'ai vu moi-même des douzaines de
blessés turcs que les troupes en déroute n'avaient pu emmener avec elles
et que les patrouilles bulgares ont horriblement mutilés. Nous autres
officiers, nous l'avons déjà répété à des correspondants de guerre:
c'est en caractères de feu qu'il faudrait répandre sur la terre la
nouvelle de toutes ces atrocités...»

Au contraire, tous les rapports sont à la louange des Turcs, tels sont
ceux du capitaine Rein, et du professeur Dühring. Ce dernier, en parlant
des Turcs, les qualifie de «peuple honnête et brave» et conclut par ces
mots: «Ils ne sont pas encore mûrs pour la civilisation européenne.
Espérons cependant qu'il sera permis à la Turquie de renaître en Asie
Mineure, car les Turcs le méritent pour leurs qualités: ils sont pieux,
fidèles, honnêtes, simples et braves.» Le capitaine Rein, lui, résume
son jugement dans le mot de Bismarck: «Le Turc est le seul gentilhomme
de l'Orient.»

Quand on songe à toutes les atrocités commises et dont nous ne citons
ici qu'une faible partie, on comprend le cri d'appel du docteur Jaeckh:
«Il n'y a donc en Europe aucune volonté, aucune main en faveur de
l'humanité, aucune voix en faveur de la civilisation? Et cependant, les
faits qui se sont passés sont établis par des documents sérieux, par des
photographies, etc...»

Il nous semble impossible que l'opinion ne s'agite pas et que
l'initiative prise par l'Italie reste sans écho. C'est en vain que la
Russie s'efforce de cacher les crimes de ses protégés bulgares et
serbes. C'est en vain que la presse française persiste à se taire. C'est
en vain que Sir Edw. Grey reste d'un flegme glacial et bouche ses
oreilles pour ne pas entendre et ses yeux pour ne pas voir.


XVII

_Traduction de la lettre adressée à Pierre Loti, en turc, par S. A. I.
le prince Youssouf Izzeddine, héritier de Turquie._

Mon cher monsieur Pierre Loti,

L'humanité entière est témoin des drames sanglants qui se sont déroulés
ces derniers temps dans cet Orient qui constitue le fond de vos oeuvres
et de vos poèmes inappréciables et immortels par leurs vues généreuses
et leurs beautés naturelles. Des fumées, des brouillards de sang
innocent répandu à flots et sauvagement, ont obscurci le ciel clair et
limpide que vous admiriez dans le temps et des lamentations ont remplacé
le gazouillement des oiseaux. Alors que des massacres et des horreurs se
perpétuent en Roumélie, c'est-à-dire sur les confins de l'Europe; alors
que les oreilles se bouchent à ces calamités et à ces tempêtes vous
seul, avec quelques amis de l'humanité et de la civilisation comme vous,
avez élevé la voix en faveur du droit et de la vérité. Votre plume est
devenue l'étendard du combat pour la justice. Vous avez déchiré les
ténèbres, éclairé les hommes de conscience et de foi. Je suis sûr qu'un
jour le monde civilisé tout entier se groupera sous les plis de votre
drapeau du droit et de la vérité. Ni mon pays ni moi n'oublierons jamais
vos nobles et généreux sentiments ainsi que vos luttes humanitaires.
Nous vous vénérerons et glorifierons éternellement, homme juste et sage.

YOUSSOUF IZZEDDINE.


XVIII

_Réponse de Pierre Loti au Prince héritier de Turquie._

Monseigneur,

Au delà de ce que les mots peuvent dire, je suis ému de la
reconnaissance que me témoigne la Turquie, et dont je viens de trouver
la haute et souveraine affirmation dans la lettre que Votre Altesse
Impériale m'a fait l'honneur de m'écrire. Cette lettre, je la
conserverai parmi ce que j'ai de plus précieux, et mes fils, à qui elle
sera léguée, continueront après moi, je l'espère, mon attachement à ma
seconde patrie orientale.

Cependant, je ne méritais pas d'être remercié, car il m'eût été
impossible de ne pas faire ce que j'ai fait: tout simplement, j'ai suivi
l'élan de mon coeur, si fidèle à la noble nation turque, j'ai obéi à
l'impulsion de ma conscience indignée,--et je me suis senti fier ensuite
de subir l'insulte et la menace pour avoir dénoncé tant de crimes.

Mon effort n'a pas été vain. Il y a dans mon pays une immense majorité
de gens de coeur et de sens, que l'on avait abusés par des calomnies
éhontées, par d'officiels mensonges--ou même d'officiels «démentis»;
ceux-là, il m'a suffi de les éclairer pour les ramener vers notre chère
et malheureuse Turquie. J'en ai ramené beaucoup, ainsi que me le
prouvent les lettres qui m'arrivent par centaines, et aussi les articles
d'une presse non vendue. Je suis heureux d'ajouter du reste que j'ai été
secondé dans ma tâche par _tous_ ceux de mes compatriotes qui ont habité
l'Orient et qui connaissent les Turcs autrement que par d'abjectes ou
enfantines légendes. Je continuerai la lutte comme si ma propre patrie
était en jeu. Mais ce petit courant de sympathie, que je serai parvenu à
créer peut-être, comptera, hélas! pour si peu de chose auprès des
effroyables malheurs qui fondent de tous côtés sur l'Islam et dont je me
sens cruellement meurtri!...

J'ai l'honneur d'être, avec le plus profond respect, Monseigneur,

De Votre Altesse Impériale,

Le reconnaissant et affectionné

PIERRE LOTI.


XIX

_Lettre du Grand Vizir à Pierre Loti._

  SUBLIME PORTE
  GRAND VIZIRAT

Le 16 février 1913.

Cher monsieur,

Tandis que l'Europe entière et la presse salariée avaient pris le parti
de fermer les yeux sur les atrocités et les tueries organisées par les
alliés balkaniques, votre noble voix s'est fait entendre pour prendre la
défense des opprimés.

Je vous remercie chaudement pour cette belle tâche que vous avez assumée
au nom de l'humanité.

J'aime à espérer qu'il se trouvera en France de nobles coeurs qui, se
souvenant de l'amitié séculaire des deux nations, ne tarderont pas à
imiter votre bel exemple et unir leurs efforts aux vôtres pour arrêter
l'extermination systématique de la population paisible des provinces
occupées par les alliés.

Agréez, cher monsieur, avec l'expression de mes sentiments de profonde
reconnaissance, l'assurance de ma très haute considération.

_Le Grand Vizir_,

MAHMOUD CHEVKET.

                                   *

                                 *   *

_Réponse de Pierre Loti:_

Altesse,

Combien profondément je suis touché de la lettre que vous avez bien
voulu m'écrire. Rien ne pouvait m'être plus précieux qu'un tel
témoignage de reconnaissance.

Ma voix cependant n'a eu que bien peu de pouvoir, hélas! pour flétrir
comme il eût fallu tant de crimes hypocrites, commis au nom de la Croix.
Mais que faire, quand on a contre soi le gouvernement de son pays,
presque toute la presse--et presque toute l'opinion, préparée de longue
main par d'habiles calomnies!

Au moins, aurai-je affirmé à vos compatriotes qu'il leur reste, chez
nous, l'inébranlable sympathie «documentée» de tous ceux qui les
connaissent, qui ont vécu en Orient et qui savent la vérité. Peut-être
en même temps aurai-je quelque peu servi mon pays, dans la mesure de ma
force, en proclamant que tous les Français, grâce à Dieu, ne sont pas
avec ceux qui souscrivent à l'extermination sans merci d'une noble race
vaincue.

Avec mes remerciements, veuillez agréer, je vous prie, Altesse,
l'hommage de ma respectueuse considération.

PIERRE LOTI.


XX

_Document communiqué au _Gil Blas_ par M. Robert Duval._

Le sous-gouverneur de l'île de Lemnos porte à la connaissance de la
Sublime-Porte que des événements d'une excessive gravité se sont
produits récemment.

Les autorités militaires hellènes procèdent actuellement, dans les
villages de Lera et de Strati, à la revision des procès ayant acquis
force de loi depuis vingt ou trente ans, et prononcent à l'heure
actuelle des sentences arbitraires en faveur des Grecs, à la seule fin
de terroriser les musulmans, que l'on extermine après les avoir battus
de verges et fouettés au sang. Ceux qui ont pu échapper à ces massacres
se sont vus dans la douloureuse nécessité d'abandonner leurs foyers pour
sauver leur propre existence.

Le cheikh des derviches à Serrès, Aghiagh effendi, informe en outre ses
supérieurs qu'après l'occupation de cette ville par les Bulgares, des
milliers de musulmans ont été massacrés, plusieurs hommes et femmes
contraints par des violences à embrasser la foi orthodoxe, nombre de
jeunes filles enlevées et expédiées en Bulgarie, des maisons pillées et
saccagées, les cimetières et les mausolées profanés et les objets
précieux s'y trouvant, enlevés.

D'autre part, le préposé des fondations pieuses de l'île de Mitylène
fait savoir au ministère compétent que tous les mausolées et les
tombeaux musulmans ont été pillés et saccagés par les soldats hellènes.
Le chef de la communauté musulmane à Chio a déclaré également aux
autorités impériales du vilayet d'Aïdin que les mêmes profanations ont
été commises froidement dans l'île, après l'occupation grecque.

En outre, le gouverneur de Lemnos informe, dans un rapport, la
Sublime-Porte que les fonctionnaires ottomans, ci-dessous mentionnés,
ont été assassinés de la manière la plus féroce par les officiers et les
soldats grecs dans le port de Moundouros:

Assaf bey, greffier de justice; Salin effendi, commandant du port;
Mahmoud effendi, fermier de la dîme; Chukri effendi, notable de
Moundouros; Hussein effendi, facteur; Remzi effendi, greffier; Ahmed
effendi, fonctionnaire de la Banque agricole; enfin, Ibrahim effendi,
notable de Lemnos, _assassiné par méprise à la place de son frère_.

Ledit gouverneur ajoute qu'il tient aussi d'une source privée et
authentique que douze autres personnes notables et fonctionnaires dans
les îles avoisinantes de Lemnos ont été également conduits au port de
Doundouros et lâchement assassinés en même temps que les malheureux
ci-haut mentionnés.

On parlera encore des atrocités turques!...

ROBERT DUVAL.


XXI

_Lettre que m'adresse un ingénieur roumain._

Ici, nous savons de façon certaine que pendant cette guerre, les alliés
ont massacré non seulement les populations musulmanes, mais aussi de
tranquilles populations roumaines. Ils ont fermé les églises et les
écoles roumaines, ont brûlé les livres et les évangiles écrits en
roumain, ont emprisonné et tué les prêtres et les instituteurs roumains.
Les tortures subies par ces malheureux sont inouïes. L'instituteur
roumain Démètre Cicina (lisez Tjicina), le directeur des écoles de
Turia, a été appelé par lettre officielle et tué d'une manière atroce;
on lui a coupé d'abord la langue, ensuite on lui a arraché les cheveux,
puis on lui a coupé chaque veine du corps. Le cadavre de ce malheureux a
été jeté sur les bords d'une rivière à la proie des chiens vagabonds.

La veuve et les enfants de notre martyr se trouvent à Bukarest, et on
peut leur faire demander les récits de ces atrocités par une personne
digne de foi, par exemple M. le ministre français résidant à Bukarest...
etc... etc.

A Klebi-Cliscera, les Grecs ont incendié 250 maisons roumaines et
l'église roumaine Saint-Nicolas. Les écoles roumaines ont été incendiées
aussi. Les Roumains: George Galbadjari, N. Maugrosi et Caracuta ont été
tués.

DANIEL KLEIN,

_Ingénieur forestier_.


XXII

_Fragment d'une lettre que m'écrit un notable Turc de la ville de
Brousse._

... Comme vous le savez, pendant la guerre turco-russe, ce sont encore
les Monténégrins, ces coupeurs de nez et d'oreilles, qui s'étaient
lancés les premiers, surprenant à la première rencontre les réguliers
turcs et les martyrisant, et faisant de leurs figures de véritables
effigies d'orangs-outangs. L'Europe était alors plus bienveillante pour
les pauvres Turcs puisque les photographies, représentant une vingtaine
de malheureux défigurés, envoyées à la presse par mes soins pour que
l'opinion publique fût édifiée, trouvèrent place dans le _Graphic_, le
périodique anglais bien connu. Les autres journaux cependant n'en
soufflèrent mot.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il serait facile de retrouver encore chez Abdullah frères, photographes
à Péra, les clichés de ces photographies. Mais, pour le cas où cela ne
serait pas possible, se trouverait-il en France un journal illustré qui
consentirait à reproduire un groupe de vieillards encore en vie, de ceux
qui, durant la guerre turco-russe, furent abominablement défigurés par
les mêmes Monténégrins sauvages et inhumains?


XXIII

_Fragment de la lettre que m'adresse la Ligue de la Défense nationale
turque._

... Et lorsque nous restions stupéfaits de notre abandon par la France
que nous avions appris à aimer, c'est vous qui nous avez rappelé qu'en
dehors et bien au-dessus de cette nouvelle France financière, âpre et
jouisseuse, aveuglée par les reflets de son fétiche d'or, vit toujours
la France que nous connaissons, la France intellectuelle et morale, la
vraie France, qui pendant de longs siècles a patiemment édifié sa
grandeur sur de nobles traditions de justice, de moralité et de
solidarité humaine.

C'est à elle que les financiers arrogants doivent leur existence; c'est
de son prestige qu'ils abusent lorsque, sous l'empire de la passion
aveuglante du lucre, ils prostituent à de bas appétits le fruit de son
travail, qu'elle leur a confié pour servir à l'extension de son
influence civilisatrice, et au relèvement moral et matériel des peuples
moins heureux.

Cette France, souvent lointaine, distraite par le travail de la pensée,
ignore les abus qui se pratiquent en son nom. C'est vous encore cette
fois qui, à la tête d'un petit groupe d'amis dévoués à la cause du
Droit, avez assumé la tâche de la réveiller.

Lorsqu'elle le sera, qu'elle aura déchiré le voile de mensonges et de
calomnies dont on a couvert ses yeux, et que, dans toute leur hideuse
réalité, elle contemplera les crimes indescriptibles qui se perpètrent
au nom de la Croix, emblème de l'amour fraternel, frémissante
d'indignation et d'horreur, elle n'hésitera pas, nous en sommes sûrs, à
élever la voix, et à faire sentir le poids de sa colère à ceux qui
oublient trop que la devise: «La Force prime le Droit» n'est pas la
sienne, et qu'elle est jalouse de ses hautes traditions... etc...,
etc...

_Signé_: HOULOUSSI,

_Président de la Ligue de la Défense nationale ottomane._


XXIV

_Lettre que m'adresse un étudiant polonais de l'Université de Vienne._

Quand les Polonais, après trois insurrections désespérées, furent
définitivement battus, ils se réfugièrent en France et surtout en
Turquie où ils furent reçus avec une générosité admirable. Et cependant,
c'est la Pologne qui, de toutes les nations européennes, avait fait le
plus grand tort à la Turquie, surtout pendant la guerre de 1683. Cette
générosité avec laquelle les Turcs nous accueillirent est un exemple
sans pareil. Le sultan d'alors, Abdul-Medjid, en protégeant ainsi les
réfugiés polonais, risquait cependant de s'attirer une guerre terrible.

Votre livre nous a causé une consolation si grande que je ne puis vous
l'exprimer. Le directeur de notre Université, un vieillard respectable,
qui avait vécu vingt ans parmi les Turcs, s'écria presque en pleurant,
après avoir fermé votre livre: «Vraiment il a élevé un monument
impérissable, non seulement dans le coeur des Musulmans, mais encore de
tous ceux qui les connaissent», etc...


XXV

_Fragment d'une lettre que m'écrit une dame russe._

La photographie que vous reproduisez sur la couverture de votre livre a
remué tous mes plus tristes souvenirs. Je suis une vieille femme,
monsieur, et, en 1877, lors de cette campagne de Turquie qui fut le
premier déchaînement d'une Europe imbécile contre ces infortunés Turcs,
j'étais en qualité de soeur de charité sous les murailles de Plewna.
Combien de pauvres Turcs n'ai-je pas vu amener à peu près dans l'état
dans lequel a été mis l'original de la photographie que vous avez fait
reproduire! Ils avaient été mutilés par des bandes serbes, bulgares et
monténégrines, ces atroces Monténégrins surtout, qui portaient comme
croix d'honneur pendues à leur ceinture, les oreilles des Turcs qu'ils
avaient martyrisés avant de les tuer! Et cela on l'oublie, de même que
la résignation de leurs victimes, qui avaient la force de ne pas les
maudire. Et toutes ces atrocités se pratiquaient au nom de la religion
chrétienne, en l'honneur de la Croix du Christ! etc., etc...


XXVI

_Lettre que m'adresse un lieutenant de vaisseau français, au retour
d'une campagne dans le Levant._

J'étais nourri des classiques et plein d'admiration pour la nation
grecque, quand je suis arrivé pour la première fois dans le Levant, en
Crète. M. Venizelos présidait alors, avec l'astuce et la mauvaise foi
que vous connaissez, aux destinées de l'île.

Après deux ans de séjour, je suis revenu avec un dégoût profond pour
tout ce qui est grec, et une immense pitié pour le bon, le doux,
l'hospitalier peuple turc, opprimé par ses propres chefs, spolié,
assassiné par les orthodoxes chaque fois que ceux-ci en trouvent
l'occasion. Je ne puis vous dire avec quel sentiment de soulagement j'ai
entendu votre voix s'élever enfin pour démasquer les mensonges et
exciter la pitié envers ces malheureux innocents que l'on tue et dont en
outre on souille la mémoire.

X.,

_Lieutenant de vaisseau._


XXVII

_Lettre d'un religieux français de Scutari publiée par M. Jean Tharaud
dans sa brochure _La Bataille à Scutari_._

... Vous me trouvez turcophile, chers parents. Comment ne le serais-je
pas! Voilà vingt-trois ans que je vis au milieu des Turcs, que
j'apprends à connaître l'âme de ce peuple, ses qualités de coeur, sa
large tolérance, sa foi profonde en Dieu, son respect de l'autorité, sa
vaillance, son patriotisme. Tous les journaux catholiques de France
peuvent parler de croix contre le croissant, ils négligent d'ajouter que
cette croix est tout ce qu'il y a de plus grecque. Et, vraiment, ils
oublient trop que depuis des années déjà la Turquie donne à nos
religieux le pain que la France leur refuse... Les mensonges d'une
presse vénale ou mal informée n'y changeront rien, les Turcs font la
guerre en soldats; les Balkaniques la font en bandits. Les journaux
peuvent parler des atrocités turques, mais les atrocités des États
orthodoxes dépassent en horreur tout ce qu'ont fait les Turcs dans le
passé. Des lettres écrites par nos frères de Salonique et de Chio;
d'autres lettres adressées par des parents aux enfants de nos écoles
pourraient vous édifier sur la soi-disant civilisation de ces petits
peuples prétendus chrétiens.


XXVIII

_Lettre que m'écrit un notable français de Salonique._

Salonique, 21 mars 1913.

Mardi, 18 courant, sur les quatre heures et demie du soir, le roi
Georges de Grèce, revenant d'une de ses coutumières promenades à pied,
fut mortellement atteint d'une balle de revolver tirée par une sorte de
déséquilibré. Un aide de camp accompagnait Sa Majesté. Deux gendarmes
crétois suivaient à une certaine distance.

L'assassin, aussitôt arrêté, fut interrogé par un officier grec. Voici
les paroles textuelles de cet officier: «L'assassin parle trop purement
notre langue pour que ce ne soit pas un Hellène.» En effet, il avoua
s'appeler Alexandre Skinas, être grec et professeur. Ces choses vous
sont connues. _Ce que vous devez ignorer, ce que, du moins, on a
précieusement caché, ce sont les scènes qui suivirent._

Soldats et gendarmes crétois se ruèrent dans ce quartier avec cette soif
de massacrer, de tuer qui paraît être la plus grande jouissance des
peuples balkaniques. Je vis trois égorgements sous mes yeux, dont un
d'un pauvre vieux mendiant nègre. Les officiers disaient à ceux qui
portaient le fez, de l'ôter, car ils n'étaient pas maîtres de leurs
hommes. Aux balcons, les _dames_ grecques criaient: tuez-les, tuez-les.
On estime, comme nombre le plus bas, à une centaine le nombre des
victimes.

Une élève du cours des jeunes filles de la mission laïque et un garçon
du lycée, tous deux musulmans, ont eu leurs parents assassinés. Le père
de ce dernier, Kapandii effendi, ne rentrant pas chez lui, sa femme
affolée court les postes de police. On la reçoit avec des sarcasmes en
lui disant que son mari repose en lieu sûr. Cette victime très connue,
notable d'ici, tuée à sa porte, est transportée au loin pour enlever la
preuve du crime.

Le lendemain, les journaux--par ordre--affirment que la gendarmerie
crétoise a été admirable dans cette horrible soirée.

Hypocrisie et cruauté.

Censure préalable et impossibilité d'établir la vérité.

Voilà des faits _nouveaux_--si j'ose m'exprimer ainsi--et absolument
contrôlés.


XXIX

_Documents officiels contrôlés, et qui furent publiés en premier lieu
par le _Gil Blas_._

180 paysans turcs brûlés vifs.

Sans même parler des 5.000 soldats bulgares du général Kordatcheff, qui,
le samedi 27 octobre, fusillaient 5.120 musulmans, et auraient tué
jusqu'aux orthodoxes, sans l'intervention du métropolite, rappelons les
événements de Kulkund.

A Kulkund, du caza d'Avret-Hissar, les villageois turcs furent appelés
par les Bulgares de Montoul, sous prétexte de les faire inscrire dans un
registre. C'était un mardi, quinze jours après l'occupation. Ils furent
amenés dans une djami (mosquée) et là, les comitadjis bulgares,
accompagnés de villageois bulgares, ont divisé les Turcs en groupes de
huit personnes et après avoir mis de la paille arrosée de pétrole les
ont brûlés.

Le nombre de Turcs brûlés dans la localité s'élève à 180 personnes.

Puis les Bulgares ont brûlé 200 garçons et ont amené avec eux 58 jeunes
musulmanes, au village de Montoul.

Seulement 60 familles de la localité de Kulkund ont pu échapper à cette
tuerie.

Des faits analogues se sont déroulés à Poroy-Zir, Poroy-Bala, Orgamli,
Reyan, Durlan, Zchirnal, Dedeagatch, Stroumnitza, Garnach-Zir, Zioran,
etc.

Les villageois de Petritch, Menlek, Demir-Hissar, Angista, Vilasta,
Koutta, Chililan ont été exterminés.

Les armées bulgares et balkaniques semblent avoir voulu procéder à
l'extermination systématique de toute la population paysanne islamique.

Dans les régions de Serrès, Cavalla, Demir-Hissar, plus de 70.000
musulmans ont été suppliciés et massacrés, sous l'oeil des officiers
bulgares.


XXX

_Je reçois d'un groupe de Juifs de Salonique la protestation suivante,
qui est toute à l'honneur de la race israélite_:

Cher maître,

A la page 119[11] de votre livre, vous dites: «Pauvres Turcs, les voici
reniés même par les Juifs de Salonique.»

  [11] Page 126 de cette nouvelle édition.

Au nom de tous mes coreligionnaires, je viens protester contre cette
affirmation. Non, les Juifs de Salonique n'ont pas renié leurs amis les
Turcs. La lettre à laquelle vous faites allusion pour l'attester, et que
le _Temps_ s'est empressé de reproduire, est l'oeuvre d'un Grec,
fonctionnaire au bureau de la presse d'ici, qui pour la circonstance a
cru politique de mettre un nez juif; elle a été publiée dans un petit
journal grec gouvernemental de langue française, fondé pour attirer les
Juifs, tous de culture française, à l'hellénisme.

Non, cher maître, les Juifs d'ici n'ont pas renié les Turcs; ils n'ont
pas oublié que, à l'époque où toute la chrétienté, liguée dans une
commune pensée de haine, traquait de toutes parts leurs ancêtres errants
à travers les mers en quête d'un gîte, le Turc leur ouvrit larges les
portes de l'hospitalité. Non, les Juifs de Salonique n'ont pas renié
leurs amis les Turcs. Ce petit fonctionnaire grec en a menti. L'attitude
des Juifs de Salonique a été héroïque lors de l'entrée des armées
grecques dans la ville. Risquant les pires représailles de la part des
soldats ivres de leurs victoires, les Juifs, malgré des injonctions
directes, refusèrent énergiquement de pavoiser aux couleurs helléniques.
Ils observèrent une réserve si digne et si sincèrement attristée qu'ils
s'attirèrent, durant plusieurs jours, les haines et la colère de la
populace et de la soldatesque. On viola leurs femmes, on pilla leurs
maisons, on les maltraita, on les emprisonna, et on fit peser sur eux,
pendant une semaine, la menace d'un massacre en masse.

Encore aujourd'hui, après trois mois d'occupation, malgré des avances
pressantes, des protestations de sympathie, de fervente amitié, les
Grecs n'ont pu obtenir que les Juifs renient les Turcs. La conversation
du Grand Rabbin avec le roi de Grèce, que tous les journaux ont publiée,
en est la preuve évidente. La mémoire de notre peuple est fidèle et
tenace: l'empreinte de la reconnaissance ne saurait s'en effacer.

                   *       *       *       *       *

Je ne donne pas le nom des signataires, par crainte de leur attirer de
cruels châtiments.

P. LOTI.


XXXI

_L'opinion de Frédéric Masson, de l'Académie Française._

Je suis convaincu, depuis que j'ai été en Orient, il y a quarante-cinq
ans, que, _sans les Turcs_, voilà longtemps qu'il n'y aurait plus un
catholique romain dans l'empire ottoman.


XXXII

_Encore une des lettres que m'adressent mes lecteurs inconnus._

J'ai vécu en Orient les trois meilleures années de ma vie; j'y ai été en
relation avec toutes les races. Je puis d'autant mieux dire combien est
profondément justifiée votre sympathie pour les musulmans, combien vrai
le jugement que vous portez sur la bassesse, la rapacité et la lâcheté
des levantins chrétiens. _L'accord de tous ceux qui ont vécu en Turquie
est unanime là-dessus._ J'en causais l'autre jour avec un de vos
collègues de l'Institut, qui a longtemps séjourné là-bas et son avis
était que si les Turcs ont massacré les Arméniens, c'est qu'il y avait à
leur haine des causes profondes, dont les moindres sont le vol et
l'usure que ces gens-là pratiquent à l'excès contre les pauvres paysans
musulmans.

Et pourtant, qu'on est tranquille là-bas, chez eux, et libre, loin de
nos menteuses formules de liberté! Et quelle sécurité, à toute heure de
jour et de nuit, même au fond des campagnes!

Merci pour votre geste, de vous être penché sur nos amis les Turcs,
merci pour avoir, le seul en France, au milieu des croassements d'une
presse ignorante ou vendue, dit les mots qu'il fallait dire!

M. GROSDIDIER DE MATONS,

_Licencié ès-lettres, professeur d'Histoire._


XXXIII

_Extrait d'une lettre que m'écrit un lieutenant de vaisseau français._

Mars 1913.

Si je n'ai pas encore eu la chance de vivre en Orient, j'ai au moins
connu un Bulgare. Il était au _Borda_ avec moi et j'avoue ne pouvoir
prononcer le mot de barbare sans que quelque chose de lui ne traverse ma
mémoire. Et voici le trait qui maintenant se présente; il nous disait à
table: «Moi, j'ai tué mon homme à seize ans, et pas au fusil, au
couteau.» La façon dont, dédaigneux des fourchettes, il portait la
nourriture à sa bouche était un commentaire ne laissant guère de doute
sur sa familiarité avec les instruments tranchants.


XXXIV

_Lettre écrite par un petit matelot français de l'escadre internationale
à son capitaine._

Patte du Lac, à Scutari, 19 mai 1913.

La première nuit, nous avons été obligés de coucher dans la cour de la
caserne, vu que la caserne était occupée par les Monténégrins; ils
avaient tout chaviré dans cette caserne et c'était infect partout. Les
Monténégrins, avant de s'en aller, fouillaient dans le magasin d'armes
et d'habillements abandonnés par les malheureux Turcs et ils emportaient
tous des chargements. Pendant que je visitais les chambres, j'ai
rencontré un pharmacien autrichien connaissant très bien le français et
qui habitait à toucher la caserne; il m'a parlé de la misère qui a sévi
pendant le siège et des atrocités des Monténégrins _qui massacraient les
blessés turcs abandonnés dans la caserne_; les premiers jours de leur
entrée à Scutari, ils ont envahi toutes les maisons et pillé partout, en
incendiant à leur départ. Enfin il m'a montré que lui aussi avait
souffert, sa maison a été percée par les obus et toute pillée ensuite.


XXXV

_Traduction de la lettre d'un jeune sous-lieutenant turc, qui m'est
envoyée par sa soeur._

Tchataldja, mai 1913.

Ma jolie grande soeur,

Néjad vient de rentrer de son congé; il m'a apporté le livre que tu lui
avais donné, c'est-à-dire la _Turquie agonisante_ de Pierre Loti.
Accroupis hier, le soir, dans un coin de notre misérable campement, à la
lueur de la flamme mourante d'une bougie, nous commençâmes à le lire et
nous nous mîmes à pleurer. Nous attirâmes bientôt l'attention des
soldats. Ils s'approchèrent doucement un à un, comme s'ils craignaient
de troubler nos pleurs et notre isolement. Nous leur dîmes ce que nous
lisions; ils firent aussitôt un rond autour de nous, comme toujours
lorsque, pendant nos loisirs, nous leur faisons des lectures. J'ai tâché
de leur traduire quelques lettres des plus émouvantes que contenait le
livre et j'ai vu alors qu'ils pleuraient aussi. L'un d'eux nous dit:
«Allah! Allah! Pauvres Turcs! Y a-t-il donc des Chrétiens qui aiment les
Turcs? Et c'est un Français qui écrit cela? Bravo, Français, qui a su
comprendre que nous ne sommes pas des fanatiques barbares, féroces,
comme prétendent les chrétiens orthodoxes.» Un autre: «Au lieu de
prétendre que les Turcs sont barbares, il vaudrait mieux voir ces lâches
Bulgares et alliés qui ont commis tant de crimes.»

Un autre, dans son emportement, s'écria: «Ah! si j'attrape un Bulgare,
je le mangerai tout cru pour venger le sang de nos pauvres victimes.»
Mais tout à coup on entendit un cri: «Dour!» (Arrête), qui semblait
venir des profondeurs des ténèbres et se prolongea sinistre bien loin
dans la vallée. C'était la sentinelle en faction, devant les tranchées,
qui avait crié, et nous nous jetâmes sur nos fusils. L'officier de
veille alla en avant, accompagné de deux soldats. Après dix minutes
d'attente anxieuse, ils reparurent, accompagnés d'un autre homme. La
clarté pâle de la bougie nous montra son visage: c'était un soldat
bulgare. «Camarades, nous dit l'officier, je vous amène une visite.» Et
le Bulgare se baissa jusqu'à terre pour nous saluer. Nous lui rendîmes
son salut et puis on se rassit. Je ne sais quoi de lourd nous empêchait
de le questionner.

Nos soldats l'examinèrent de la tête aux pieds: c'était tout à fait un
type de sauvage, un homme maigre, âgé, très pâle, les cheveux et la
barbe très longs, les habits déguenillés. Enfin on le questionna. Depuis
quatre jours il n'avait rien mangé; leurs provisions n'étaient pas
arrivées et il priait qu'on lui donnât quelque chose. Un soldat turc
tira de son sac un gros morceau de pain, des olives, du fromage et les
donna à l'ennemi de sa race comme il eût fait à un frère. Le Bulgare,
après s'être rassasié, nous dit que leur nourriture manquait très
souvent. Les nôtres l'invitèrent à venir chaque soir prendre sa part de
pain qu'on lui garderait, et le Bulgare revenait, chaque soir à la même
heure, manger et retournait dans son camp. Au fur et à mesure la
sympathie vint. Nos soldats lui taillèrent les cheveux, le rasèrent, et
lui donnèrent de quoi coudre ses habits. Celui qui le soignait le plus
était justement celui qui sous l'impression du livre de Loti avait
annoncé qu'il mangerait tout cru le premier Bulgare qu'il attraperait.

Un jour, le Bulgare ne vint pas; on garda sa part pour lui remettre à
son arrivée. Il revint le lendemain, mais il nous dit que c'était la
dernière fois, car son officier s'étant aperçu qu'il venait au camp
turc, l'avait fait battre et lui avait défendu de venir chez nous
prendre son pain...



NOTE FINALE DE L'AUTEUR

POUR LA DERNIÈRE ÉDITION DE CE LIVRE


1er Août 1913.

Les documents complémentaires qui précèdent avaient leur valeur il y a
quelque temps, lorsque je les ai publiés pour la première fois, car une
censure terrible chez les alliés et une conjuration de silence dans la
presse française étouffaient la vérité. Ils n'en ont plus, aujourd'hui
que les croisés eux-mêmes se sont mutuellement jeté leurs turpitudes au
visage et que l'opinion publique est enfin éclairée.

Longtemps, en effet, j'ai été presque seul, avec Claude Farrère, à
dénoncer les atroces barbaries des Balkaniques et à prophétiser que les
alliés, comme des hyènes à la curée, essaieraient de se dévorer entre
eux.

Maintenant que la vérité éclate partout, et plus hideuse encore que je
la montrais; maintenant que cette «croisade» est enfin démasquée, est-ce
qu'un peu de justice ne sera même pas accordée aux pauvres Turcs?

Les voici qui reviennent à Andrinople, non seulement pour reprendre
leurs vieux sanctuaires pillés et à moitié détruits, leurs sépultures
d'ancêtres ignoblement profanées, mais surtout pour délivrer, sauver de
la mort horrible et certaine ceux de leurs frères qui ont encore échappé
aux longs massacres chrétiens. Oui, ils voudraient reconquérir cette
Thrace, qu'il a été indigne de leur enlever, car elle n'est guère
peuplée que des leurs, et, tant au point de vue ethnographique qu'au
point de vue religieux, elle n'aura cessé de leur appartenir que le jour
où les Bulgares y auront brûlé le dernier village et éventré le dernier
musulman. Ils voudraient reprendre au moins cette petite bande de terre
qui est essentiellement turque,--et voici, la diplomatie européenne
entend les en empêcher, au profit du si attendrissant et loyal Ferdinand
de Cobourg; les en empêcher sous la menace éhontée de leur voler un peu
plus tôt l'Asie Mineure! L'Europe, paraît-il, ne leur avait promis de
les laisser provisoirement vivre que s'ils restaient bien sages derrière
la nouvelle petite frontière qui les étouffe.--Mais, d'ailleurs, quelle
confiance pourraient-ils bien avoir en les promesses de cette Europe,
qui les a trompés tout le temps et qui, la veille même de la guerre
balkanique, leur garantissait, de son air le plus grave, l'intégrité de
leur territoire?

Le principe, du reste très juste, du groupement des races, sur lequel
les puissances se sont appuyées pour consacrer le partage de la Turquie
occidentale, ce principe sans doute ne leur semble plus de mise
lorsqu'il s'agit des pauvres Turcs. Quelle raison, quel simulacre
d'excuse pourrait-on bien invoquer pour livrer toute une province
foncièrement turque et musulmane à des exarchistes massacreurs? Étant
donné ce que le monde entier sait aujourd'hui des Bulgares, est-ce que
le plus rudimentaire sentiment d'humanité ne devrait pas interdire de
leur confier une province non peuplée de leurs pareils? Dans cette
malheureuse Thrace, leur présence,--personne n'oserait plus le
contester,--ce sera l'extermination systématique, inlassable, atroce, de
tous les musulmans. Et il se trouve des journaux français pour annoncer
sans frémir: «Si les Turcs avaient la folie (_sic_) de songer encore à
Andrinople, l'Europe le leur ferait bien payer, par le dépeçage final.»
Mon Dieu, mais où est donc notre généreuse France de jadis? Mon Dieu,
mais, contre ces bas calculs de chancellerie, il n'y aura donc pas, chez
nous, un sursaut de la conscience publique; il n'y aura donc pas, dans
les coeurs français et anglais, pour culbuter de telles machinations des
diplomates, une belle levée de dégoût, un bel élan de justice et de
pitié!


FIN



TABLE


  PRÉFACE                                                           I
  LENDEMAINS D'INCENDIE                                             1
  LETTRE D'UN ITALIEN                                              15
  LA GUERRE ITALO-TURQUE                                           19
  A PROPOS D'UNE AUTRE LETTRE ITALIENNE                            35
  LES TURCS MASSACRENT                                             39
  LETTRE SUR LA GUERRE MODERNE                                     53
  ENCORE LES TURCS                                                 59
  LETTRES SUR LA GUERRE DES BALKANS:
     I.                                                            65
    II.                                                            73
   III.                                                            83
    IV.                                                            96
     V.                                                           103
    VI. LES PALADINS                                              118
   VII. A M. LE DIRECTEUR DE _l'Humanité_                         132
  VIII. OÙ EST LA FRANCE?                                         138
    IX. MI-CARÊME ET SAUVAGERIES                                  150
     X. MASSACRES DE MACÉDOINE ET MASSACRES D'ARMÉNIE             161
    XI. LETTRE SUR LA CHUTE D'ANDRINOPLE                          181
  NOTES COMPLÉMENTAIRES                                           187
  NOTE FINALE DE L'AUTEUR POUR LA DERNIÈRE ÉDITION DE CE LIVRE    279


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