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Title: La Domination
Author: Noailles, Anna de
Language: French
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  COMTESSE MATHIEU DE NOAILLES

  La
  Domination
  --ROMAN--

        Pyrrhus ne pouvait être heureux ni avant
        ni après avoir conquis le monde.

        Pascal.

  PARIS
  CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
  3, RUE AUBER, 3



CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS

DU MÊME AUTEUR

Format in-18.

  LE COEUR INNOMBRABLE (Ouvrage couronné par l'Académie
      française)                                            1 vol.
  L'OMBRE DES JOURS                                         1 --
  LA NOUVELLE ESPÉRANCE                                     1 --
  LE VISAGE ÉMERVEILLÉ                                      1 --


Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays, y
compris la Suède, la Norvège et la Hollande.


IMPRIMERIE CHAIX, RUE BERGÈRE, 20, PARIS.--9548-5-05.--(Encre
Lorilleux).



_Aux jeunes écrivains de France, à ceux dont la sympathie m'a chaque
jour dans mon travail aidée, je dédie ce livre._

A. N.



LA DOMINATION



I


Antoine Arnault riait doucement de plaisir en regardant devant lui
l'azur du soir, où chaque marronnier semblait un jardin solitaire et
haut.

A demi couché dans la grêle voiture qui le conduisait le long de
l'avenue, satisfait, il pensait à soi.

Il se sentait en cet instant le coeur léger et libre. La vie devant lui
était si belle qu'il la prenait dans ses deux mains, lui souriait, la
baisait comme un visage.

Il avait vingt-six ans. Le second livre qu'il venait d'écrire le rendait
célèbre, et, las d'une liaison qui durait depuis trois années, il avait
la veille rompu avec sa maîtresse.

Ah! comme il se sentait empli de force, de plaisir, d'adresse et de
mélancolie!

La tête renversée, il regardait le soleil couchant, la cime pâlie des
arbres, toutes les douces formes de l'espace et il pensait:

«Il n'est pas de plus verte royauté que la mienne. Je regarde passer les
hommes et je suis surpris parce qu'ils passent près de moi sans
attention et sans envie. Ils ne savent pas ce que j'ai dans le coeur:
s'ils le savaient, ils voudraient toucher mes mains et mes yeux pour
être à leur tour enflammés. Je regarde les hommes; je les méprise parce
qu'ils sont simples, débonnaires et affairés; ceux qui m'aiment ont
assez de m'aimer sans que je les aime à mon tour... Les femmes, plus
douces et plus fières, m'irritent, mais je joue avec leur secret et leur
faiblesse, je sais les limites de la plus sage: le contour de leur âme
est comme leur regard, tout cerné de langueur et de désir.»

Et le jeune homme se rappela le visage de sa maîtresse.

Depuis six mois il ne l'aimait plus. Un jour, il avait senti la fin de
cet amour comme on sent l'abîme. Il avait lutté, non par tendresse pour
l'autre, mais pour se sauver soi-même, pour ne point périr, pour
arracher aux ténèbres et continuer, s'il se pouvait, tant de sensations
d'adolescence, de rêverie, de confiance et de plaisir. Ce fut en vain.
Cette maîtresse maternelle et ardente, dont le dévouement ne pouvait pas
changer, brusquement, un matin, sans raison, lui apparut démêlée de lui,
seule, soi-même, ayant à parcourir désormais une route descendante, à
l'écart de la colline d'or où Antoine Arnault s'élançait. De semaine en
semaine, ressentant sa déception sans compatir à l'affreuse douleur de
son amie, il l'accoutumait à l'abandon, et enfin, il l'avait quittée,
alléguant la nécessité de la solitude ou des voyages pour son travail.

Antoine Arnault était arrivé chez lui. Il entra, prit chez le concierge
les lettres qui étaient là, une dont l'écriture ne lui était point
connue, et l'autre de madame Maille, sa maîtresse.

Il éprouva, en voyant cette lettre, une tristesse inattendue, et
constata ainsi, avec regret, qu'ayant laissé toute la peine à l'autre,
il lui en fallait pourtant porter soi-même quelques parcelles. Il ouvrit
cette lettre en montant l'escalier, la parcourut, et, arrivé chez lui,
s'assit et la relut encore. L'écriture était si lasse, si sourde, si
décolorée, qu'elle vacillait comme une voix épuisée: Antoine crut
entendre cette voix.

«Puisque je n'y peux rien!» songea-t-il avec un peu d'emportement, comme
quelqu'un qui s'est déjà, plusieurs fois, expliqué.

Pourtant, la pitié l'envahissait; accoudé à sa fenêtre et regardant la
cour de la maison, il imagina cette femme qui, tout à l'heure, tandis
qu'il était sorti, venait déposer sa lettre. Il la voyait entrant chez
le concierge, dans cet angle de mur froid, et demandant: «Monsieur
Arnault est-il chez lui?»

La concierge avait dû répondre avec brusquerie: «Il n'est pas rentré; il
ne rentrera pas ce soir.»

Et Antoine évoquait les yeux de madame Maille, attachés sur l'épaisse et
rude ménagère; un regard qui sans doute disait: «Vous êtes heureuse,
vous habitez le bas de la maison de mon ami; vous le voyez entrer,
sortir; vous pouvez dire: il est là, ou il n'est pas là; vous épiez sa
vie; vous êtes comme une servante humble et amoureuse...»

Antoine ouvrit la seconde lettre. Il ne crut pas bien lire, tant la
surprise était forte! Il allait de l'adresse à la signature sans
parcourir le texte; cela déjà suffisait. L'homme le plus illustre de son
pays, le plus grand écrivain avait tracé ces mots! Et lorsqu'il vit que,
dans la lettre, à de sympathiques éloges pour son livre se joignait une
invitation à venir voir à la campagne, chez lui, le grand homme, Antoine
défaillit comme si l'aurore était entrée dans son coeur.

Les mille mouvements qu'il ne faisait pas l'étouffaient. Il eût voulu
bondir ou s'anéantir, et, retrouvant par hasard sous sa main la lettre
de madame Maille, il l'éloigna.

Sa maîtresse ne lui apparaissait plus que comme une victime étrangère,
comme une petite forme humaine qui s'en va de son côté, toute seule dans
la vie, selon la loi de tout destin, comme une buée d'automne qui meurt
autour de nos pieds...

Ne pouvant se résoudre à passer seul une si émouvante soirée, Antoine
alla demander à dîner à son ami Martin Lenôtre.

Il l'aimait. Il lui pardonnait ce qu'il lui reprochait, son humeur douce
et les défauts de sa logique.

Martin Lenôtre, âgé de vingt-huit ans, médecin à l'hôpital Lebrun,
parfaitement studieux et savant, pensait moins qu'il ne rêvait, et la
science que lui-même maniait le surprenait, l'amusait, l'attendrissait
comme un miracle. Né dans des campagnes vertes et mouillées, toujours
nostalgique de son enfance, il faisait de la médecine avec la douceur
d'un botaniste.

Les sureaux, la belladone, l'aconit, blanc et rosé dans les plaines,
l'émouvaient, il se sentait troublé comme Rousseau quand il s'écrie: «de
la pervenche!» comme Michelet quand il soupire: «O ma gentiane bleue!».
Il n'avait point de scepticisme, mais il riait avec une grâce naïve de
ses doutes ou de ses affirmations. Ce qui n'était point des actes ne lui
semblait pas nécessaire, ni important, ni sûr: les paroles étaient le
délassement de sa vie énergique et brave.

Lorsque à vingt-sept ans Martin Lenôtre s'était marié, Antoine avait
craint de moins le voir. Pourtant leur intimité ne s'était pas trouvée
modifiée. Antoine s'amusait seulement de la gravité nouvelle de son ami,
qui, uni à une jeune femme insensible et lasse, vénérait en elle tout
l'ardent secret féminin.

Ce soir-là, les deux jeunes hommes, après le repas, craignant de
fatiguer madame Lenôtre, achevèrent dehors la chaude soirée.

Ils allèrent s'asseoir dans un des cafés étincelants et bocagers du Bois
de Boulogne.

«Tout à l'heure, songeait Antoine, je révélerai le secret de la lettre
reçue, d'une glorieuse relation...»

Mais déjà Martin l'entretenait d'un professeur, dont la découverte en
chimie bouleversait la science, et, offensé que le génie des artistes ne
fût pas la seule idole, Antoine se taisait, sentait diminuer son
bonheur.

Avec douceur et avec de bienveillantes remarques, Martin Lenôtre
observait les hommes et les femmes assis dans ce jardin, autour des
tables. Antoine les regardait et pensait:

«Tous ces hommes me paraissent ordinaires; ils sont, dans cette soirée
d'été, sous les lumières, près de la musique, un troupeau las qui se
repose... S'il y en a parmi eux qui possèdent une qualité primordiale,
une force, elle est sans doute annulée par un défaut qui l'immobilise.
Il n'y a que moi de jeune et parfait.»

Antoine regarda les femmes. Il les trouvait impérieuses, arrogantes,
satisfaites d'elles-mêmes dans leurs toilettes luisantes et tendues,
sous leurs chapeaux de fleurs, avec leur air volontaire et restreint.
Mais il les regardait aussi avec sympathie, «car pourtant, pensait-il,
elles meurent dans nos bras de désir et de plaisir!...»

Il évoquait leurs tendres plaintes; il les voyait toujours incomplètes,
insatisfaites, penchantes, achevées seulement par les caresses des
hommes.

«Le bonheur, pensait-il, qui pour nous est l'ambition, la connaissance,
l'analyse et la puissance sur les hommes, c'est nous qui pour elles
l'avons dans nos mains, qui le donnons et le reprenons. Que
possèdent-elles dont elles soient fières, et qui ne se plie à la
servitude de l'amour? Leurs longs cheveux qui dans l'Histoire semblent
royaux, qu'Ophélie morte laissait traîner derrière elle sur l'étang
noir, que la reine Bathilde tressait en deux nattes brillantes comme les
belles cordes des navires, quel amant impatient ou jaloux ne les
froissa, pour renverser plus vite, sous des lèvres avides, un visage
qu'il voulait honorer ou meurtrir...»

Et tandis que Martin fumait, causait un peu, Antoine lui répondant
négligemment, continuait sa rêverie.

«Oui, pensait-il, toutes les femmes, toutes ces princesses de la terre,
elles ne peuvent que plaire, et, si elles ne plaisent point, elles sont
mortes: voilà leur sort. Elles n'ont pas d'autre réalité que notre
désir, ni d'autre secours, ni d'autre espoir. Leur imagination, c'est de
souhaiter notre rêve tendu vers elles, et leur résignation c'est de
pleurer contre notre coeur. Elles n'ont pas de réalité; une reine qui ne
plairait point à son page ne serait plus pour elle-même une reine...

»Les femmes, concluait-il, ne me font pas peur; je goûte et je cherche
en elles ce que les autres hommes n'estiment pas suffisamment: leur
confusion et leur douceur. Mon esprit, ma curiosité, la richesse et la
sécheresse de mon intelligence sont sur elles comme des doigts légers et
adroits. Que m'importent leurs durs regards, leurs vaines et frivoles
paroles, leur précieuse pudicité? Je tiens leur âme renversée sous mon
coeur; je sais que la musique des violons le soir, le chant du
rossignol, le clair de lune et la chaleur de leur propre corps les
possèdent comme nous les possédons, tendres victimes qui s'affolent,
courbées sous tout l'univers.»

Martin, en souriant, fit remarquer à Antoine un jeune homme et une jeune
femme qui, venant s'asseoir à une table voisine, avaient amené leur
petite fille de huit ou neuf ans. La lumière suspendue à la branche d'un
arbre tombait sur la figure de l'enfant, reculée dans une grande
capeline de broderie. Elle avait cet air indifférent des enfants doux,
riches et bien élevés.

Antoine Arnault un peu touché, regardait cette petite fille. Il la
regardait avec bonté et amusement, et il dit à Martin:

--Martin, cette sage petite fille m'enchante, parce qu'elle semble très
timide et très soignée, et, par ses parents, sa fortune, sa délicatesse
et son bien-être, préservée de tout l'univers; et parce que, tout de
même, il faudra bien qu'elle soit un jour instruite et coquette, rusée,
éperdue et désespérée, perverse et lâche, et, finalement, sans plus
aucune, sans plus aucune candeur...

Et comme Martin voulait doucement s'indigner, Antoine Arnault,
l'interrompant, lui fit part de la lettre reçue, de sa prochaine
villégiature chez l'écrivain illustre.

Martin le félicita. Toute la grâce de son coeur, toujours visible dans
son regard, rayonnait. Mais il ajouta: «C'est un esprit qui ne me plaît
point.»

Il était tard. Les deux jeunes hommes se levèrent et traversèrent le
Bois, se dirigeant vers Paris.

La nuit, entre les branches noires, découvrait son visage mystérieux.

Antoine Arnault se taisait: il se sentait seul et sans joie. Martin se
réjouissait du ciel étoilé, de la connaissance qu'il avait des astres,
des progrès de la science.

Et Antoine pensait:

«La science qui enivre mon ami, je l'ai connue, je sais tout d'elle, et
maintenant nous sommes, elle et moi, comme deux époux qui ne prennent
plus de plaisir ensemble: elle n'ajoute rien à ma volupté...»

Martin, reconnaissant du bel été, des proches vacances, dans son coeur
religieux bénissait des dieux inconnus.

Mais son compagnon songeait:

«Nuit, rameaux bruissants, Nature, vous n'êtes que dans ma pensée, je
vous crée, je vous possède, mais, ô douleur! je ne serai plus et vous
serez! O maîtresse éternelle! qui ne veut pas mourir avec moi...»

De retour chez lui, Antoine Arnault, solitaire, sentait vaciller ses
chances et sa vie. Il souffrait d'être le seul témoin de soi-même. Le
silence et la nuit restreignaient sa faible unité.

Il savait qu'il ne dormirait pas; il prit un livre, mais l'agitation de
son coeur et l'indifférence de ses yeux l'empêchaient de lire.

Il tournait les pages, et voici, voici qu'une phrase plus brillante et
plus dure se révèle et s'impose!

«César pleura lorsqu'il vit la statue d'Alexandre...»

Antoine regarde ces mots. «César pleura lorsqu'il vit la statue
d'Alexandre, parce que, dit-il, je n'ai encore rien fait à un âge où ce
prince avait déjà conquis la moitié du monde...»

«César pleura lorsqu'il vit la statue d'Alexandre!...»

Alors l'éclat de ces deux noms divins, ces larmes, ce qu'il y a chez le
héros d'humain et de surhumain fondirent le coeur du jeune homme,
exaltèrent en lui l'orgueil et l'âpre volonté.

Et Antoine Arnault, empli d'amour, pleura. Il pleura sur ce qu'il
sentait en lui de force, et de passion, et de bouillonnement, tandis que
la molle nuit, indifférente, sous les arbres de l'avenue continuait sa
douce course...



II


Depuis plus de huit jours Antoine Arnault était l'hôte de son maître
illustre, lorsqu'il écrivit à Martin Lenôtre. Assis dans une chambre
claire, portant par instants, ébloui, ses regards sur la campagne, il
rédigeait ainsi sa lettre:

«O douceur de la verte prairie, quand juin enivre les abeilles! Un
brûlant crépitement d'ailes est suspendu aux reines-des-prés, aux
trèfles fleuris, à l'angélique sauvage. Comment pourrais-je, Martin,
t'expliquer cet été? L'été, c'est justement ce qu'on ne peut pas dire!
Les pelouses et le ciel font deux amoureuses haleines. Chaque arbre est
content du monde. Dans cette satisfaction infinie le corbeau doucement
traverse l'azur. Il n'est plus de voracité: tout baigne et tout
chante... Au loin, les hauts blés remués et défaits semblent le lit de
Cérès voluptueuse.

»Par des matinées incomparables, je me promène le long d'une fraîche
rivière, auprès de l'homme le plus instruit, le plus noblement
inspiré... Ce sont de beaux instants, Martin; je l'écoute, je le vénère,
et, involontairement, je touche le fond de son coeur et de ses moyens.

»Ah! me dis-je, voici donc cet homme illustre dont l'oeuvre vingt fois
traduite est aussi douce à l'univers que le miel et que la paix! Son
chapeau est trop large pour son front et lui rabat les oreilles... Il ne
regarde pas la nature et ne regarde pas en soi-même: il est occupé de
l'impression qu'il fait sur moi... Si son âme un instant s'isole et
rêve, sa rêverie est d'un enfant, il apparaît puéril et vieux. Il est à
cet âge où les hommes qui ne sont pas bien portants paraissent ne plus
garder assez de force physique pour avoir du courage; leur attitude est
aigre et prudente; ils attendent tout du respect qu'ils inspirent. Il
parle, et bientôt ne se croit plus obligé de m'intéresser. Alors, je le
considère avec un mélange de douleur et de joie, et je pense: «Le voilà,
cet homme unique!» Certaines phrases de ses livres semblent faites avec
la moelle même de l'enthousiasme; il a parlé de la beauté comme Tibulle
pressait contre son coeur Délia; il a parlé de la sagesse comme Moïse;
les mots qu'il emploie pour peindre la nature sont humides et somptueux,
pareils aux lourds cédrats que je vis dans les villas royales de
Florence, et qui, entre les branches de leurs petits arbres, étaient
glauques, lisses, allongés comme des vases parfaits. Il a parlé de
l'Espagne de telle sorte que l'Espagne ne peut plus nous satisfaire; il
a décrit l'ardente Égypte, si aveuglante à midi que les pas d'un homme
traînent derrière eux leur ombre comme deux lambeaux noirs; il a chanté
les plaines du Nord, d'où s'élève le soir un vol de vanneaux, et jusqu'à
ces petites villes wallonnes qui, exactes, sensibles et compassées,
ressemblent à un village de la lune.

»Je le regarde. Pendant que nous nous promenons, la chaleur détend et
humecte son visage. Il a été aimé. Les femmes les plus précieuses de son
pays l'ayant entendu nommer, lui disaient: «C'est vous, maître», avec la
voix de Marie-Madeleine. Et dans des contrées lointaines, de petites
filles ignorantes, sauvages et rebelles, se sont débattues sous le poids
de son coeur amusé.

»Son peuple l'a aimé; on l'a choisi et honoré dans d'importantes
querelles.

»Il sait sa gloire. Quand il est seul, il écoute son nom; son nom est
autour de lui comme une présence, comme un parfum qui toujours monte et
de toute part l'encense. Maintenant cet homme est si triomphant que
l'idée de son tombeau lui semble encore éclatante et victorieuse...

»Pourtant, Martin, lorsque je marche près de lui, mon orgueil, loin de
s'abattre, s'élève. Je m'écrie: Ah! qu'importe, je le sens bien, nul
être ne m'est supérieur!

»Oui, Martin, les chants du jeune Shakespeare ne l'enivraient pas
davantage que ne m'enivrent les parfums de mon coeur.

»La puissance d'enivrement, voilà le bien incomparable pour lequel rien
ne nous est utile que nous-même. Dans de sombres bibliothèques, assis
jusqu'après minuit, combien de fois n'ai-je pas saisi avec passion les
livres les plus fameux, les plus caressés par la faveur éternelle! je
prends ces beaux coquillages, je les tiens un instant contre mon
oreille, et je les laisse retomber, car leur mélodie m'a appris quelque
chose qui est au delà d'eux-mêmes.

»Martin, le succès que je prévois pour moi lasse déjà mon imagination.
Sur quels hommes régnerais-je? Il faudrait encore que nos esclaves
eussent notre propre valeur; c'est le seul amusement.

»Je songe à l'amour. Il n'y a que l'amour qui prenne totalement notre
empreinte: les femmes que nous avons fait un peu souffrir contre notre
coeur gardent notre souvenir. Je me rappelle une actrice espagnole que
son génie et sa passion rendaient illustre. Son amant l'avait quittée;
elle se souvenait. Ah! Martin, elle était humble et basse, et toute
marquée comme une route sur laquelle un homme a marché! Ame salubre des
jeunes femmes, elle boit nos fièvres, elle en reste saturée, ainsi de
douces oranges, ayant aspiré les vapeurs des marais, mêlent ce venin au
sucre innocent de leur chair.

»Martin, je veux vivre, je veux vivre et chanter par-dessus les monts et
les eaux. Que mon jeune siècle s'élance comme une colonne pourprée, et
porte à son sommet mon image!»

Lorsque Antoine Arnault eut achevé cette lettre, il la relut et en fut
satisfait. Il se demandait s'il allait l'envoyer à son ami ou la joindre
aux feuillets qui composeraient son prochain ouvrage. Mais comme en cet
instant il se moquait sincèrement de la littérature, il l'adressa, sans
en faire de copie, à Martin Lenôtre.

Puis, comme l'heure du repas approchait, il s'habilla et rejoignit son
hôte. Les réunions de la journée et du soir se tenaient dans une fraîche
salle boisée. Celui que l'on vénérait avait sa place près de la fenêtre;
autour de lui, ses deux filles aînées, mariées et maussades, veillaient
au bon ordre de la maison; les deux gendres, dont l'un était officier et
l'autre avocat, paraissaient goûter à la gloire de leur beau-père avec
cet entrain et cette vulgarité des gens qui font enfin, régulièrement,
une bonne chère dont ils n'avaient pas l'usage.

La plus jeune fille du maître, qui s'appelait Corinne, et qui, âgée de
dix-huit ans, était d'une beauté charmante, retenait les regards
d'Antoine Arnault, lequel pourtant désespérait d'entendre sa voix ou de
la voir sourire, tant elle était sage, furtive et modérée.

Aussi, privé du plaisir qu'il eût eu à s'entretenir avec elle, Antoine
Arnault reportait avec amertume son attention sur le petit groupe qui
formait l'entourage de l'homme illustre. Il y avait là des camarades de
sa jeunesse, âgés d'une cinquantaine d'années. Les plus sots étaient
avec lui familiers, et les autres trop timides. Il y avait les écrivains
de quarante ans, plus vaniteux de leur métier, de leur situation, de
leur futile et adroit labeur que le grand homme ne l'était de son génie.
Ceux-là parlaient de la poésie, du roman ou du théâtre, avec le ton
soucieux et l'assurance de personnes chargées de la conduite définitive
d'un genre où elles pensent exceller.

Antoine Arnault les méprisait, fumait ses cigarettes à l'écart de ce
groupe, et ne se rapprochait du grand homme que quand il le voyait
solitaire. Alors, assis auprès de lui, timide et audacieux comme un
enfant qui distrait un roi, il l'interrogeait à sa préférence, et la
dévotion que lui inspirait ce front lumineux se mêlait de rire et
d'impiété quand le jeune homme se sentait forcé d'élever la voix pour
satisfaire l'ouïe affaiblie du vieillard.

Il rougissait de s'entendre prononcer à voix si haute des paroles qu'il
jugeait insignifiantes et propres à le rendre ridicule, et, contrarié en
même temps qu'amusé, il pensait avec impertinence: «Je parle à un homme
de génie, mais je parle à un sourd.»

Quelquefois, Corinne venait s'asseoir auprès de son père et d'Antoine
Arnault. Dans ces instants-là, Antoine souhaitait que, par une chance
qu'il ne prévoyait pas bien, l'homme admirable l'entretînt du petit
livre dont il était si fier, et pour lequel, d'ailleurs, son hôte
l'avait complimenté et attiré chez lui. Mais il ne lui en reparlait
jamais, et, un jour qu'Antoine avait fait allusion à un épisode qui s'y
trouvait conté, il avait surpris le regard du maître distrait et
insensible.

Le jeune homme eût aimé attirer l'attention de Corinne et l'éblouir. Que
pouvait-il faire pour gagner sa sympathie? Généralement, il lui disait,
vers le milieu de la journée «Je vais travailler.» Elle souriait et ne
s'étonnait pas. Une fois, il lui dit «J'ai relu ces jours-ci tous les
livres de votre père.» Elle parut plus touchée.

D'autres fois, il la taquinait, mais il n'était point habile à cela,
car, dans la méfiance et l'essai, il avait l'esprit un peu rude et
grossier, et il ne pouvait témoigner sa délicatesse que dans l'autorité
et ce qu'il appelait en riant sa clémence.

D'ailleurs, ayant pendant quelques jours réfléchi au parti qu'il aurait
pu tirer de l'amitié de cette jeune fille, il vit bien qu'il se
contenterait de son indifférence.

«L'épouser, y pensais-je? songeait-il à présent. Je suis à l'âge où l'on
ne limite pas la vie; le nom glorieux que porte en outre cette enfant
m'eût par moments affligé... Décidément, je n'ai rien à faire d'elle»,
conclut-il.

Et bientôt Antoine Arnault ne témoigna plus à Corinne que cette
politesse élégante et froide qu'il était toujours fier de marquer.

Il écrivait à Martin des lettres peu à peu maussades, et s'irritait de
recevoir de son ami de longues épîtres heureuses, pareilles à ces
narrations enfantines des vacances, où tout prend de l'imprévu, du
soleil et de la gaieté.

«Je le vois, pensait Antoine Arnault, je le vois, champêtre et correct,
assis auprès des siens dans le jardin familial. Il sourit à ses parents,
à ses neveux, à la vieille servante; il tient la main d'une de ses
soeurs et l'interroge avec bonté. Il n'a de rigueur et de tenue sociale
que ce qu'il croit être de la bonne éducation; mais son âme spontanée et
naïve, son âme active et pure s'échappe, s'élance, porte secours, s'ébat
et se mêle aux autres. Il est délicat, et pourtant rude, juste assez
pour ne point s'effrayer de la rudesse: ses mains touchent toutes les
mains sans s'étonner du contact...

»Cher Martin, pensa Antoine Arnault, la dureté de la vie, et ta science,
n'ont point prévalu contre la douceur de ton sang et contre les
histoires que ta mère te contait, assise sous le frais feuillage, quand
le laurier, au soleil tombant, fait une ombre noire sur les cailloux, et
que le taureau rentre à l'étable, féroce et humilié, par la porte basse.

»Ta femme est près de toi; elle te semble charmante et inépuisable; tu
ne regardes plus qu'elle, mais, avant elle, toutes les femmes te
semblaient charmantes, parce que ton coeur est respectueux. Moi, Martin,
je ne suis pas, comme toi, respectueux de toute la vie; je suis
respectueux de la douleur, du malaise aimable, de l'inquiétude de tous
les petits êtres qui cherchent leur providence. Les oiseaux des Iles,
que Corinne nourrit dans une cage, m'attendrissent, parce qu'ils ne
savent plus où est la chaleur et le bonheur; et ils tremblent, et nous
regardent. Et Rarahu aussi m'attendrit quand Loti nous dit d'elle que,
brûlée de phtisie et de langueur, elle voulait «tous les marins, tous
ceux qui étaient un peu beaux». Douce animalité qui, cherchant le sens
de la vie, ne trouve que le plaisir!...»

Lorsque Antoine Arnault s'était ainsi représenté les attitudes de son
ami et son paisible bonheur, il songeait à sa propre enfance, à la
petite ville où il était né; à son père et à sa mère trop différents de
lui; à son adolescence délicate, envenimée de fièvres et d'insomnie,
tandis qu'il faisait ses études au lycée de X... et que, blessant ses
camarades par son dédain et son silence, il pleurait pourtant le soir de
mélancolie, en évoquant le chant du pâtre dans la plaine... Être le
maître, et le maître des plus forts et des meilleurs; être celui qui
commande et qui flatte, et qui, retiré le soir dans la solitude de son
coeur, pense: «Hommes, qu'y a-t-il de commun entre vous et moi?» être
celui enfin en qui chantent le plus fortement les légendes mortes et le
fier avenir, voilà ce que souhaitait ce jeune David, qui, debout devant
l'immense force, appelait et provoquait la Vie.

«Je n'ai point perdu mon temps, pensait Antoine Arnault comme il
réfléchissait ce soir-là à son sort; à vingt-cinq ans, un livre de moi
fut bien reçu, et l'autre m'a valu l'honneur d'être ici. Ma jeunesse,
mon audace, le désir et le mépris que j'ai de plaire attirent sur moi
des regards intrigués. Le maître vénéré dont je suis l'hôte n'a point,
il est vrai, tant de finesse qu'il puisse deviner en moi son rival, mais
il goûte la forme de mon esprit et suscite volontiers ma conversation...
Quant aux femmes, si je ne suis point aimé de cette petite Corinne,
c'est qu'elle est sotte et insensible, et si, tout à coup, l'envie me
prenait de voir un visage se troubler pour moi jusqu'à mourir, je
n'aurais qu'à m'arrêter un de ces jours chez madame Maille.

»D'ailleurs, que fais-je ici? pensa Antoine Arnault avec un peu
d'aigreur, car il constatait qu'il ne goûtait pas dans cette demeure la
situation prépondérante qu'il jugeait seule tolérable, et que
généralement la solitude lui donnait. Voici un mois que je loge chez un
maître que je respectais davantage quand je ne le connaissais point; le
don qu'il m'a fait de sa présence me prive de la vénération qu'il
m'inspirait; il est mon débiteur, mais je pense écrire sur lui un petit
essai aimable, sincère, aigu, et nous serons quittes.

»Était-ce, continuait-il,--car il se libérait déjà en portant son séjour
dans le passé,--était-ce une vie digne de moi? Je me voyais contraint de
sourire à chaque parole de mon hôte et d'être de son avis; si je me
hasardais un instant à ne pas l'être, c'était pour mieux lui rendre les
armes... Les deux gendres, qui ne font pas de littérature, me
considéraient comme quelqu'un venu pour bien manger, et ne cessaient
d'attirer mon attention sur les mets.

»Les hommes de roman et de théâtre que je ne flattais point me
regardaient comme un débutant naïf lequel cherche à se passer d'eux,
mais ne saurait aller loin sans leur secours. Les deux filles mariées,
apparemment de prudentes ménagères, faisaient sans doute entre elles le
calcul de ce que coûterait à la famille mon séjour qui se prolongeait,
et, enfin, l'aimable Corinne me voit sans en être intriguée ni
troublée...»

Antoine Arnault prit la résolution de quitter la demeure illustre où il
vivait depuis plus d'un mois. Après le dîner, ce soir-là, comme tout le
petit groupe était assis devant la maison, près des pelouses que l'ombre
envahissait, Antoine Arnault annonça timidement qu'il repartait pour
Paris. Il demanda à son hôte la permission de prendre congé de lui le
lendemain; il le remerciait, avec gravité et embarras, du bonheur qu'il
avait eu à partager son existence. Et, en effet, il goûtait en ce
moment, avec une précieuse tristesse, la saveur de cet instant humain,
la forme de cet homme que les honneurs des villes avaient rendu insigne
et glorieux, et qui, dans la fraîche énigme de la nuit des jardins,
n'avait de soutien que lui-même et que les tendres filles appuyées
contre son coeur. Qu'était-il dans la nuit grise et scintillante? un
être chétif et diminué qui va se mêler à la mort. Corinne, au travers de
l'ombre qui altérait les voix, qui leur donnait un accent falot et
déprimé lui demandait par instant «Tu n'as pas froid?» Il répondait
«Non», comme quelqu'un qui pense au froid éternel.

Les géraniums et la verveine répandaient dans l'obscurité une odeur
mystérieuse, échappée de leurs coeurs fermés. Quelque chose bougeait
dans l'air, des insectes, un oiseau, un peu de vent.

Et Antoine Arnault, immobile, glacé, éperdu de rêverie et de tristesse,
goûtait cette mélodie, ce silence, cet abîme, ces vies, toute la vie, et
sentait monter à ses lèvres le goût du désir doux et funèbre... Il
regarda auprès de lui, et vit Corinne qui était assise là il sentit
qu'elle le regardait.

Il lui dit:

--Je pars demain.

Elle répondit:

--Ah!--comme un enfant qui s'est fait un peu mal.

Elle se tut, et puis demanda, en faisant effort sur elle-même:

--Est-ce qu'il faut que vous partiez demain?

Il répondit:

--Oui,--d'un ton définitif dont il fut satisfait.

Elle sentit qu'elle ne pouvait plus rien dire.

Regrettant sa brusquerie et la confusion où elle avait mis la jeune
fille, il lui parla avec bonté, il l'interrogea sur ses études, sur ses
occupations; il lui donnait des conseils pour la vie, le caractère et le
bonheur,--jeune professeur qui touche à l'éducation des femmes comme on
corrige un devoir aimable.

Elle disait «oui» à voix basse ou bien se taisait.

Un coup de vent plus vif ayant rafraîchi l'atmosphère, on se leva pour
rentrer.

Comme on se quittait, au bas de l'escalier qui menait vers les chambres,
Corinne souhaita le bonsoir à son père et aux autres personnes, et
affirma qu'elle ne prendrait pas froid à rester encore quelques instants
dans le salon, penchée à la fenêtre noire.

Antoine Arnault la quittait à regret; quand il se trouva dans sa
chambre, il pensa à laisser la porte ouverte sur le vestibule, afin de
voir passer la jeune fille au moment où elle remonterait chez elle.

Il alluma sa lampe, il prit un livre et s'assit.

Il lisait les dernières pages d'_Atala_ et puis il lut _René_. Les
hautes phrases mélodieuses frappaient son coeur, en même temps qu'un
subtil ennui, le sentiment d'une beauté morte décomposaient son plaisir.

«Pourtant, soupirait-il, Chateaubriand! vous êtes l'orage et le héros,
le pur contour et les sommets; vous êtes le vase dans la nuée!

Un bruit de pas retentit, une robe légère remuait, la jeune fille
montait l'escalier. Antoine l'attendit, le visage penché sur son livre.

Corinne en avançant vit la lumière; elle voulut passer, s'arrêta
pourtant, et, avec embarras, elle dit:

--Vous avez de la lumière...

Il répondit, s'étant levé:

--Je lisais.

Et comme elle allait se retirer, il saisit le livre sur la table,
s'approcha d'elle, reprit:

--Oui, je lisais cette page émouvante: «J'étais accablé d'une
surabondance de vie. Quelquefois je rougissais subitement, et je sentais
couler dans mon coeur comme des ruisseaux d'une lave ardente. Il me
manquait quelque chose pour remplir l'abîme de mon existence: je
descendais dans la vallée, je m'élevais sur la montagne appelant de
toute la force de mes désirs l'idéal objet d'une flamme future.»

Corinne l'écoutait. Elle avait un regard qui absorbait toutes les
paroles du jeune homme et ne choisissait pas.

Antoine Arnault se sentit troublé par un visage si immobile et si
docile, et pourtant, lorsqu'elle voulut une seconde fois se retirer, il
la retint encore, et, lui montrant la fenêtre ouverte:

--Voyez, lui dit-il, comme la nuit est charmante...

Ils s'approchèrent ensemble de la fenêtre. Antoine Arnault, en
contemplant l'espace étoilé, auprès de cette âme pensive, ressentait
surtout la nostalgie de tous ces petits mondes brillants où il ne
pénétrerait pas et ne deviendrait pas célèbre.

La jeune fille, silencieuse, dirigeait ses regards sur l'ombre, sur les
étoiles, comme faisait Antoine Arnault. Elle aspirait dans son coeur la
nuit déserte, où se mettent à vivre mille petites âmes froides qui sont
hostiles à l'homme: l'âme du peuplier et du saule humide; l'âme de la
grenouille, de la lentille d'eau et de l'émouchet assoupi...

Elle fit un mouvement avec ses deux mains, ses deux bras tièdement
parfumés, et Antoine Arnault l'observant, s'aperçut qu'elle pleurait.
Elle pleura d'abord lentement, puis avec une lâche et douloureuse
violence, comme un orage éclate, comme un coeur crève de poésie...

Elle avait saisi le bras du jeune homme et elle pleurait sur sa main;
elle le tenait comme quelqu'un qui se noie retient la rive, elle le
serrait d'une étreinte dont la force par petits coups croissait.

Il était plein de pitié, de douceur. Il regardait discrètement et sans
curiosité cette peine abondante, cette force de vie qui courait sur ce
jeune visage, il eût pu dire à ces larmes: «vous pensez être
douloureuses, et pourtant vous entraînez, comme un torrent d'été, de la
chaleur et des fleurs, les reflets de la colline et de la lune mince,
car c'est votre jeunesse et votre ardeur, ô petite fille! qui roulent
sur vous comme l'eau sur de clairs galets...»

Mais il lui parlait timidement, et elle répondait: «Ah! monsieur...» en
soupirant au travers de ses lourdes larmes; et bientôt il la vit qui
chancelait, épuisée, étourdie, molle et brûlante.

Il eut peur; doucement, respectueusement, il la prit dans ses bras,--il
la portait vers le lit. Si craintive qu'elle fût, elle ne se défendait
pas contre cette bonté, et, en vérité, la bonté d'Antoine Arnault, en
cet instant, était secourable et pure; c'était une âme qui enveloppe une
autre âme et qui lui dit: «Vivez, ma soeur...»

Il ne la touchait pas et restait éloigné d'elle. Elle, couchée de côté,
regardait avec défiance, avec douleur, la longue nuit noire et
brillante.

Elle poussa un soupir plus profond, éclata de nouveau en sanglots,
appela le jeune homme, le regarda, prit sa main, et, de force, l'appuya
sur son coeur.

Violent et chaste, ce jeune être innocent pensait que les caresses ne
posent que sur l'âme; il lui semblait qu'elle appuyait cette main sur
son rêve, sur les hautes vagues de la douleur. Mais Antoine Arnault,
voluptueux et curieux, les doigts glissant sur ce jeune sein, épiait, de
son regard rapproché, les yeux qu'il voulait troubler;--et la jeune
fille s'arrêta de pleurer; hostile, surprise comme un être qui entend,
qui voit quelque chose qu'il ne savait point, elle tourna plusieurs fois
la tête entre ses cheveux mêlés,--âme qui oscille et tente la
dénégation--et bientôt Antoine Arnault, avide et penché sur elle, vit
que le plaisir naissant faisait glisser toutes les lignes de ce visage,
et tordait, doucement, la douce bouche enivrée... Alors, ému,
reconnaissant, effrayé, généreux et satisfait, il souleva la jeune
fille, il lui dit: «Allez-vous-en, je vous en prie, allez-vous-en», et,
comme elle n'avait plus de force et plus de volonté, il la soutenait, la
conduisait chez elle; il l'assit, s'agenouilla, lui couvrit les doigts
de baisers, lui dit «Adieu! adieu!» Et, de bonne heure, le lendemain, il
partit sans l'avoir revue.



III


Étendu dans le wagon, une de ses mains délicates jetée sur ses cheveux
serrés, sur la joue droite de son net et brun visage, Antoine Arnault
voyait, au bord de la fenêtre, courir les paysages, les vertes têtes
touffues de la forêt, et toute cette nature caressait son regard. Le
soleil aveuglait. Antoine, les yeux blessés, le contemplait avec amour.
«Soleil, pensait-il, c'est toi qui enseignes aux hommes le sentiment de
gloire et d'élévation. Tu es le principe de l'or. Tu m'exaltes et me
fais rire de ce rire qu'ont les jongleurs qui rattrapent leurs balles,
car tu me défies, mais je te vaincs à force d'amour... Vois ma chaleur.
Mon sang passe dans mes veines comme des gazelles qui se courbent et se
relèvent. Un poète fait dire à la reine Cléopâtre: «Mes lèvres
retenaient captive la bouche du monde.» Je te tiens ainsi entre mes
lèvres! Quand je ne serai plus vivant, tu auras beaucoup perdu, car je
goûtais et j'honorais tous tes moyens; je sais comment, en été, au
travers des volets de bois et des rideaux de perse lisse, tu extrais
d'une chambre froide des mélancolies passionnées et des murmures de
roses sèches. Je sais comment tu te poses sur le bord d'un chapeau de
jeune fille, comment tu éclaires dans l'azur la poursuite de deux
papillons délicats, qui se précipitent et tombent avec cette abrupte et
rapide violence que dut avoir dans l'espace la chute des Titans. Je sais
comment tu adoucis ta joue de la pêche au verger, comment tu rends
limpide le silence...

»Lorsque je serai mort, tu chercheras en vain le coeur de ton amant, mon
cher soleil abandonné; mais moi je serai une parcelle de ce néant où
entrent toutes choses, et ainsi j'accueillerai en moi l'Univers
expirant...»

Antoine Arnault ne goûtait pourtant pas cette hautaine espérance. Le
sentiment de sa mort l'affligea, il détourna ses pensées...

Sans doute le jeune homme eût trouvé triste son retour à Paris dans
cette molle semaine de juillet, l'aspect de la ville, les dîners dans le
court jardin des restaurants des Champs-Élysées, formés par la haie des
lauriers-roses sur le bleu profond du soir, s'il n'avait eu pour se
distraire le sentiment de sa notoriété, et le plaisir que lui causait la
connaissance qu'il fit, chez une amie aimable, d'une jeune femme
étrangère.

Antoine, familier avec elle au bout de quelques jours, car elle était
précieuse et alanguie de littérature, profitait de cette saison déserte
pour la voir, la connaître, la garder.

Cette jeune femme veuve lui avait plu dès l'abord, dans le salon où elle
se tenait, voyante et remuante, près d'une autre jeune personne trop
discrète, et, semblait-il, attentive à ne penser à rien.

En entendant nommer Antoine Arnault, elle avait ressenti une émotion
véritable. Elle se sentait, en effet, comme elle le disait, confuse et
fière. Étant extrêmement coquette, elle se persuadait qu'un écrivain de
talent portait un remarquable intérêt à la grâce des jeunes femmes, à
leurs toilettes, à leurs ruses.

«Voilà, pensait-elle, mon spectateur.»

Et Antoine Arnault, que le sérieux frivole de ce jeune être amusait, se
pliait sans difficulté à sa légère autorité, à toute sa gracieuse
tempête.

Dans les restaurants retirés où il l'emmenait le soir, et tandis qu'il
observait la douce harmonie de son visage, de sa robe, de ses colliers,
il riait de l'entendre raconter sa vie, avec une voix ardente et
emportée, où l'on ne distinguait point si elle essayait d'établir la
dignité de son existence solitaire ou l'évidence de ses tendres succès.

Cette nerveuse créole avait dans le cercle de ses relations une place
favorisée; on attribuait au climat de son île natale ses plaisants
emportements, et on lui tenait compte d'un deuil conjugal qu'avec une
facilité d'émotions multiples elle déplorait encore sincèrement.

Antoine Arnault s'amusait de voir le sang animal et sauvage affleurer
sans cesse à cette fragile peau. Il riait avec un peu d'impertinence des
raisonnements de la jeune femme, de ses exigences, de ses plaintes et de
ses bouderies, mais pourtant s'émouvait jusqu'à la méditation quand il
l'entendait souffrir, comme le jour où, le visage percé de douleur, elle
avoua: «Quand je serai moins jolie je ne pourrai plus aimer que les
hommes qui m'aimeront, et je préfère ceux qui ne font que me désirer.»

Au bout de dix jours d'empressement, de flâneries, de chauds et adroits
soupirs, Antoine Arnault retint entre ses bras cette jeune femme folle
et chancelante; il riait, avec un âpre plaisir, de la voir secouée de
tendre rage, étirer de ses deux doigts vifs sa bouche passionnée, et
ressembler ainsi à un pâtre de Sicile qui, renversé, chanterait encore
dans ses pipeaux...

Elle dominait le jeune homme. Ironique, Antoine contemplait en lui-même
l'importance qu'il accordait en ce moment à ces aimables ébats, à la
volonté et à l'humeur de sa maîtresse.

«C'est, pensait-il, que cette jeune femme nourrit mon imagination. Ses
propres moyens sont faibles, mais je les transpose, et le soir, quand
elle n'est que fatiguée et qu'elle bâille à la fenêtre, je crois la voir
soupirer comme Doña Sol, devant l'oppressant silence de la nuit
romantique.»

D'ailleurs, il essayait sur elle son caractère, il aiguisait son
amertume, sa tristesse, il jouissait de la vanité un peu gonflée de son
amie, et alors de considérer sa faiblesse il la regardait aller et
venir, petite reine et petite esclave, qui exige la déférence pour son
orgueil, et supporte la honte, pour son plaisir.

«Les femmes, songeait-il quand il cédait à ses volontés et qu'elle en
triomphait trop vite, les femmes sont des colombes attachées avec un
long ruban; elles se croient libres parce qu'elles n'ont pas été au bout
du fil qui les tient.»

Il n'était pas sûr qu'elle lui dît la vérité lorsqu'il la questionnait
sur son jeune passé. Elle affirmait qu'Antoine était son premier amant,
mais d'autres fois elle souriait et répondait avec hésitation, cherchant
instinctivement à troubler davantage, à satisfaire davantage.

Et Antoine Arnault, par ce mois d'été, savourait cette maîtresse
charmante avec un plaisir aigu et bien réglé, ainsi qu'il goûtait son
sorbet à cinq heures, et le déploiement d'un store d'osier vert devant
le soleil.

Par moments, pour délivrer sa renaissante mélancolie, il instruisait la
jeune femme dans l'art de ne point jouir du présent. Au restaurant, le
soir, dans l'atmosphère lasse et langoureuse, cependant qu'elle exigeait
du garçon qui les servait l'intelligence la plus rapide et beaucoup
d'égards:

--Voyez, lui disait-il, mon amie, comme ce moment n'est point
parfaitement agréable! Je n'y jouis ni de vous, ni de cette douce nuit.
Je pense au passé, à l'avenir. Ce feuillage, ces graviers, ce silence,
ces laiteuses lumières, cet infini me font songer à une pareille soirée
que je ne goûtais pas davantage, il y a une année. Et maintenant, cette
soirée morte m'enivre, m'éblouit divinement, tandis que vous m'êtes à
peine un léger ver luisant qui éclaire le gazon du soir... Pourquoi
aucun spectacle n'est-il identique à soi-même, mais identique aux
instants disparus! Ce jardin de cabaret, tel que vous le voyez, me
rappelle encore une nuit de Constantinople, où le firmament avait cette
couleur, où l'on entendait une flûte semblable à cette flûte, où une
jeune danseuse de Stamboul avait comme vous un collier d'or rond et des
mains qui paraissaient brûler. Ah! mon amie, ajoutait-il, comme je vous
aimerai dans un an, quand, auprès d'une autre jeune femme, je
regretterai sans doute ce moment-ci et ma jeunesse antérieure...

La jeune femme, ainsi attristée obscurément, cherchait dans son sac de
soie un petit miroir, contemplait son visage, la richesse de son cou
doré, assurait ses bracelets à son poignet, essayait de se sentir,
contre ce vent de destruction, belle et doucement armée.

Et Antoine la ramenait chez elle, montait avec elle dans sa douce et
chaude maison feutrée, et, sur un lit près duquel mouraient des roses,
la pressait contre lui avec des larmes de solitude, froissait et
frappait cette âme, comme si elle eût été la petite porte d'or du
royaume du monde, où il lui fallait entrer...

Ayant relu un soir quelques pages d'_Hernani_, et ces lignes où
l'Empereur s'écrie:

        ... Éteins-toi, coeur jeune et plein de flamme,
    Laisse régner l'esprit que longtemps tu troublas,
    Tes amours désormais, tes maîtresses, hélas,
    C'est l'Allemagne, c'est la Flandre, c'est l'Espagne!

Antoine Arnault ne pensa pas qu'il pût continuer à vivre oisivement, à
s'assoupir, ainsi qu'il le faisait, entre les tendres cheveux et les
mousselines nuancées de son amie.

--Je pars, dit-il à la jeune femme; je vais aller voir une place
nouvelle de la terre, la fraîche et claire Hollande où je pense
fortifier mon âme. Mais je ne saurais me passer de vous, qui êtes ma
tulipe jaune et blanche, et le petit moulin que j'aime au bord de la
mer.

La jeune femme accueillit ce projet avec passion et frivolité. Elle
décida que son ami l'accompagnerait dans la vive voiture qu'elle avait,
qui, rapide comme une source, parcourait joyeusement les routes.

Craignant de la compromettre, il n'osait accepter, mais elle le
convainquit qu'étant libre, elle goûterait sans danger et avec beaucoup
d'orgueil le plaisir d'avouer un jeune amant déjà célèbre.

Ils partirent donc.

Ils connurent les longues journées désaltérantes, où l'air, en plein
visage, est frais et bleu comme un matin qui s'éveille entre des sapins,
sur la montagne. Ils connurent la différence des paysages, la force de
la verdure, qui ici est vive et là penchée, les détours des rivières et
les changements des habitations des hommes.

Ils connurent jusqu'à l'ivresse, jusqu'à l'étourdissement, jusqu'au
malaise et jusqu'à la fatigue et l'obsession, la route blanche qui se
précipite dans un arceau d'azur.

Ils s'amusèrent des villes traversées au milieu de l'intérêt et de la
bonhomie des paisibles habitants; ils goûtèrent l'accueil et l'emphase
du petit hôtel éveillé où l'on passe la nuit: Hôtel de l'Écu-d'Or, hôtel
d'Occident, hôtel des Rois, hôtel des Voyageurs...

Ils connurent la mélancolie des repas dans les salles à manger basses et
enfermées, décorées au mur de la tête du cerf ou du sanglier; et
quelquefois, Antoine, ému de voir la jeune femme joyeuse, affairée, et
toujours vêtue de soie et de ses bijoux tandis qu'il sentait son coeur
descendre dans l'abîme et toucher la mort, l'embrassait avec
reconnaissance et lui disait:

--Vous êtes mon âme.

Quoiqu'elle dirigeât le voyage, avec une capricieuse et déraisonnable
fantaisie, Antoine exigea qu'on visitât les chemins de la Meuse, les
plaines, les vallées où son pays, plusieurs années avant qu'il fût né,
avait connu d'ardentes blessures.

Certes, son éducation, sa culture, son amour des mondes, jeté comme des
bras autour de l'univers, sa vision d'un avenir pacifique lui rendaient
hostile un étroit patriotisme, mais ici cet orgueilleux cherchait à
revendiquer, à établir la suprématie de sa race.

Dès le départ, ce matin-là, sur les routes qui les conduisaient à Sedan,
Antoine s'était isolé; détaché de son amie, reculé en soi-même, il
excitait son imagination.

Devant lui, près de lui, les fraîches plaines, les hauts arbres, les
haies buissonneuses, dénouées et retombantes, soufflaient la verte odeur
de leur énergique vie, et, tout couvert de cet émouvant paysage, Antoine
Arnault, avec ferveur, s'adressait à sa patrie.

--Vous n'êtes point, ô mon amour, lui disait-il, le seul beau pays de la
terre, mais vous êtes le seul qui me soit parfaitement agréable. Vous
possédant naturellement, je ne puis choisir que vous. Vos collines, vos
arbres, vos prairies, les lignes de vos herbes et de vos eaux ont une
volonté secrète qui compose votre unité, votre forme, l'expression de
votre visage, et qui compose aussi mon être. Les petits sapins de
Germanie, bien rangés sur leurs routes nettes, ne peuvent pas me servir
à écrire sur l'espace votre nom et le mien, tandis que les joncs élancés
de l'Isère, les pins de l'Estérel, les sables amollis du Rhône annoncent
également au monde notre sensibilité.

»Ah! que j'aime mon coeur et votre gloire! pensait encore Antoine
Arnault, tandis que, les yeux fixés sur l'histoire de son pays, il
établissait, dans l'azur, l'arche idéale qui va des premiers jours de
France à la Révolution, à l'Empire.

»Oui, songeait-il, je vais te quitter encore, je vais visiter d'autres
lieux, que j'ai aimés, que j'aimerai; mais, étranger au bord des eaux
douces d'Asie où passent en barques aiguës des jeunes femmes voilées,
étranger sur les douces collines de Fiesole, avec quelle ardeur ne
retrouvais-je pas mon pays! avec quelle impatience ne lui criais-je pas,
dès avant les frontières: Viens, accours; j'accours, ô ma terre! ton
soleil m'enivre, et tes brouillards, tes buées ne me font pas peur. Tu
n'es pas perfide: tes aulnes frais, tes aubépiniers aux branches
étendues et les hautes mauves de tes vergers, voilà mon naturel été.
Désaltère-moi, berce-moi, vois comme les roses de Pise ont mis de
brûlures sur mon coeur.»

Cependant, la jeune compagne d'Antoine, inattentive au visage de son
ami, retenait autour d'elle un manteau de soie gonflé que le vent de la
course lui arrachait vivement, regardait avec sévérité la poussière de
la route, se sentait froissée par l'odeur des étables ou des sèches
betteraves, enfin souffrait aimablement...

... Un chant de clairons éclata soudain, musique invisible, partie,
semblait-il, du flanc d'une colline pierreuse, et bientôt, sous le jaune
soleil, apparut, aride et brûlée, la petite ville de Sedan.

Antoine eut le coeur pressé:

«La voilà, pensait-il, la ville offensée, celle dont le nom n'est point
joyeux, et déjà, dans mon enfance légère, me frappait par sa sonorité
mate et brisée. C'est vous, Sedan! Ah! que j'étais allègre et libre, et
voici que, dans vos rues, je porte sur mes épaules, comme un poids
étouffant, la victoire étrangère.»

Antoine Arnault regardait les rues chaudes, paisibles, les maisons en
pierre jaune, les unes humbles et vieillies, et d'autres, dans de petits
jardins à l'écart, lourdes et ornées de balcons arrondis, d'épaisses et
rudes sculptures.

«Ah! soupirait-il, je ne pense pas qu'on soit heureux ici: comme on
étouffe! Oui, comme on étouffe, continuait-il tandis que la jeune femme
l'ayant entraîné dans la triste salle à manger de l'hôtel, commandait le
repas avec la minutie d'une personne délicate qui ne veut pas prévoir le
précaire et la privation provinciale. Certes, la vie dans cette petite
ville armée doit être comme par toute la terre, et, selon les heures du
jour, puérile, affairée, modique et voluptueuse, mais peut-on y
connaître la légère ivresse, l'insolente insouciance?... L'adolescent
qui remporte un prix, le jeune homme qui presse les doigts de la jeune
fille qu'il a choisie, tous ceux enfin qui montent à la vie, qui courent
vers le laurier empli d'azur, ne se sentent-ils point soudain oppressés?
Ah! doivent-ils dire en portant les mains à leurs tempes, qu'y a-t-il
encore, qu'est-ce qui me retient et m'appelle? Quelle affaire d'honneur
qui n'est point réglée? Nulle philosophie ne prévaut contre ma
tristesse: la vengeance du Cid ne laisse plus de repos à mon coeur.»

Ces pensées, qui surprenaient Antoine Arnault, qui étaient pour lui
nouvelles, car il avait le goût d'établir, quand il faisait des vers,
que son âme était

    De l'éternel azur et du milieu du monde,

ces pensées l'occupèrent, s'accrurent encore pendant la promenade,
lorsqu'il aperçut, au croisement de deux routes brûlantes, la maison
blessée de Bazeilles.

Fraîche, petite et pauvre, maintenant apaisée, elle est là, percée de
balles qui font dans ses murs, son plafond, ses volets, les battants de
son buffet ciré, de petits tunnels nets et obliques, où entre, des deux
côtés, la lumière.

Un ancien soldat, qui vieillit là, raconte toute l'histoire, qu'Antoine
connaît bien, mais il l'écoute. Gagné par la colère, le défi, et
pourtant étreint d'universelle pitié, il pense à la guerre misérable, à
cet ouragan où la pierre, le fer, les murs et les maisons ne sont point
solides, où c'est l'homme qui fait le plus sérieux rempart, l'homme
tendre, découvert, dont le coeur est placé faiblement entre les os de la
poitrine, mais qui, cassé, saignant, mourant, peut encore haïr, peut
encore ôter la vie.

Oter la vie!

Antoine Arnault se sent étourdi d'un vertige qui attaque sa raison.

Oter la vie! quand l'univers se penche en pleurant sur la douleur; quand
le malfaiteur, blessé à son tour, n'est plus un malfaiteur, mais celui à
qui l'on dit: «Voici du chloroforme, vous ne sentirez point qu'on
extrait une balle de votre plaie»; quand, du criminel qui expie, on
demande: «A-t-il souffert?»

Oter la vie, quand il n'y a que la vie!

«Pourtant, reprenait Antoine Arnault, en regardant sur les murs les
pancartes allemandes, les injonctions allemandes, je n'accepte point
cela. Je n'accepte pas cet ordre du général ennemi qui établit en France
le cours de l'argent étranger. Je n'accepte pas, le soir du 14
Septembre, en 1870, de ne point me montrer dans la rue; d'éclairer mes
fenêtres. Je n'accepte aucun ordre qui ne me vient de moi-même, de ce
qui constitue mon unité et ma personne éternelle, je veux dire de mon
pays.

»Hélas! songeait Antoine, qui m'éclairera sur ces deux nécessités de
l'être: l'intelligence et la colère? L'intelligence repousse la guerre;
elle lui dit: «Tu n'es pas seulement haïssable et révoltante, mais tu es
puérile, petite et difforme. Vois tes folies et ton désordre: une
demi-journée d'héroïsme, quelques heures pendant lesquelles des hommes,
guettant, traquant d'autres hommes comme on traque un renard, ont eu les
joues chaudes, les sens aigus, l'emportement des enfants qui luttent, et
les voici morts à vingt ans, dans le cimetière éternel, dans la paix
funèbre du frais cyprès, des faibles roses...

»C'est fini. On ne leur porte point de nouvelles de la bataille. Ils ne
sauront pas si leur pays est vainqueur. Ils sont là, et l'ennemi aussi
est là, et ils reposent ensemble. Sur le champ de bataille, on ramasse
les cruels jouets, fusils, clairons et couteaux, cuirasses traversées de
balles, casques fendus, tous ces objets faussés, maniés par la guerre
comme par la flamme d'un haut incendie...

»O jeunes hommes! dont les os nus, entassés sur la dalle froide, dans
les caveaux de Bazeilles, forment une litière de roseaux durs, ne
pouviez-vous point espérer de la vie un sort plus tendre? Vous n'avez
rien connu, ni les loisirs, ni les beaux songes, ni l'amour; et, si vous
avez aimé le combat et votre cher héroïsme, hélas! quelle paix chez les
morts! Comme il fait sombre; et quel silence!...

»Oui, pensait Antoine, que la vie soit sainte et sacrée, qu'elle coule
comme un fleuve ardent... Mais voici, cloué au mur, taché de boue,
faible et froissé, le drapeau de mon pays, et je meurs si on y touche.
Je dis: On ne touche point à moi; on ne met point sa main sur mes yeux
et sur ma bouche sans que je me lève et tue. O cher honneur, honneur
divin!...

Et Antoine Arnault chancelait.

Et rude comme un guerrier grisé, comme un chef, vers les proches maisons
du bourg il entraînait son amie.

Ah! dans la douleur et la honte, dans le courage et l'héroïsme, dans le
parfum des tombeaux, qu'y a-t-il toujours de perfide, de sensuel,
d'inavouable?...



IV


... Le lendemain ils reprirent leur glissant voyage, et, doucement,
tandis que la frontière étonnait Antoine et faisait une raie sur son
coeur, ils se trouvèrent dans les Flandres.

L'air, au milieu d'août, avait l'allègre paix, le bleu vif des matinées
d'automne. Ils coururent sur des routes étroites, nettes, bordées de
gentils sapins, montantes et descendantes, et que de temps en temps, en
deux bonds, un petit lapin traversait. Les villages, les petites villes,
où les maisons, abattues sous leurs longs toits violets s'en
enveloppent, semble-t-il, comme d'une mante prudente, les charmaient par
la douce construction épaisse et blanche, par le soin donné aux aimables
fenêtres, voilées comme un visage de nonne, par le secret des minimes
jardins enclos dans la demeure: massif de géraniums qui fleurit entre
des dalles de porcelaine, auprès d'un fauteuil d'osier.

Dans l'antique Furnes, gagnés par la mélancolie mystique, ils pleurèrent
l'un sur l'autre, à l'_Hôtel de la Noble Rose_, où la jeune femme
pensait s'évanouir, lorsque le petit carillon de verre, toutes les dix
minutes, jetait du haut du beffroi sa romance.

Ils pleurèrent dans la vieille Ypres flamande, dure tourterelle que le
soleil n'échauffe pas, et Antoine, penché sur son amie, lui disait:

--O ma Vénus d'Ypres, ici et là, dans tout l'univers et partout, que
nous sommes loin du bonheur!

Un soir, se tenant par la main, étrangers silencieux, ils entrèrent dans
la Bruges de Charles-Quint. Ils entrèrent un soir d'août plus froid
qu'octobre dans cette ville qui ne connaît pas l'été.

Au travers de l'obscure nuit commençante on devinait l'eau glacée, le
désert des rues, la masse des hauts monuments, les deux maisons de bois,
le cygne, le saule solitaire et penché. Antoine sentait passer sur ses
lèvres et dans son coeur la paix unique, le silence dévotieux de cette
royale béguine. Témoin du monde, forte et dorée, épousée tour à tour par
le Flamand, le Frison, l'Espagnol et le Franc, étagée et crénelée, si
fière, si parée de dentelles qu'elle fit souffrir la jalouse reine de
Navarre, la voici maintenant muette, Châsse méditative, Hospice de paix
et d'or, Silence dans le silence, Automne où l'air vif ne pousse devant
soi que des ombres...

Impatient de la presser à son tour sur son coeur, dès l'aube, le
lendemain, sans éveiller sa compagne, Antoine quitta le paisible hôtel.

Dans la rue, sous les nuages mobiles, la vie commençait; une vie point
visible, que révélaient les petites fumées, leur parfum comestible. Il
se promena longtemps. Tantôt, il voyait les tours énormes, si
redoutables qu'on s'émeut qu'une race humble vive auprès d'elles comme
un scarabée près du lion; et tantôt des quartiers bas et pauvres,
maisons rangées et pareilles, jaunies sous leurs toits rouges, longues
petites étables humaines.

Peu à peu, dans la ville, quelques femmes se glissaient, passaient, âmes
frileuses, âmes emmitouflées.

Point d'hommes, des femmes.

Antoine les regarde passer. Ah! comme elles sont douces!

«D'ailleurs, pense-t-il, leur ville pourvoit à la perfection de leur
caractère. Le vent sans cesse les contrarie. Cette petite tempête des
rues détourne leur patient visage, refoule leurs jupes entre leurs
modestes genoux... Je les vois, sur le quai du Rosaire, butées, pliées,
malmenées... Comment, sans cette douceur, le supporteraient-elles?...»

Il les regardait, l'une là, l'autre là-bas, sèches, légères, dans la
noire mante gonflée, emportées comme des feuilles.

Il songea.

«Quelles peines, quels soucis ont-elles donc pour avoir toutes, et à
toute heure, cet air de se réfugier dans les églises?»

Mais non, elles n'ont point de peine elles courent à l'église doucement.
Tout les y porte, le vent, le poids de leur âme un peu penchée en avant,
et enfantine, déserte, gourmande de miel divin...

Antoine entre dans les églises où, même de si bonne heure, l'odeur de
l'encens est trop forte, incessamment renouvelée et emmêlée, surprenante
dans l'église silencieuse où passent une, deux de ces sèches petites
femmes noires.--Cet encens, cris de sultanes, coffret d'amour vers Dieu!

Antoine, l'âme enfermée dans un plaisir étroit, se dirige vers le
béguinage, petit enclos sur l'eau froide. Féerie dévote, miracle de
solitude. Rien. Pas une voix, pas un visage. De petites maisons se
suivent, forment une ronde maisons de pierres, maisons de bois, maisons
peintes, vitres voilées, portes loquetées, petits judas obscurs; royaume
de sécheresse, de menu labeur et de l'anneau qui rend invisible!

Dans ces trop étroites maisons, entre la fenêtre et le mur, on devrait
apercevoir la béguine, papillon séché contre le verre; mais où
sont-elles, si prudentes, si discrètes qu'évanouies? Par instant,
pourtant, le linge blanc d'une coiffe effleure la vitre. Béguines trop
retirées! qui ne laissez pas même, derrière vous, comme la douce vierge
de Memling, une petite porte ouverte sur la prairie!...

Et Antoine Arnault pense:

«Elles ont le bonheur. Elles sont là, durcies dans leur confort
mystique. Leur petite âme de pierre a éteint leur corps. Chez elles
nulle ardeur. Petites cuisinières de Dieu, bonnes de Marthe, qui fut la
bonne de Marie! Leur armoire et leur oratoire, leur tasse en porcelaine
de Hollande et leur chapelet tintant prennent autant de leurs soins.
Elles brodent, font le ménage, reçoivent leur famille, se cachent... Ah
quand même elles auraient vingt ans, qui voudrait goûter à leur âme, qui
voudrait toucher et distraire ces coeurs dédiés à sainte Codelieve, à
saint Valère, à saint Odilon?...

»Petites lépreuses, murmurait Antoine, qui vivez dans votre blanche
léproserie au son du cliquet de bois; demoiselles mortes, fuseaux secs,
hirondelles aux ailes pliées, qu'aviez-vous à vous faire béguines, à
vous retirer encore davantage? Ne voyez-vous point que le béguinage est
dans toute votre ville? Vous eussiez été béguines dans la petite
mercerie, rue du Choeur-Saint-Gilles, ou bien rue des Corroyeurs-Blancs,
derrière la vitre de l'épicerie décorative qui mêle par petits paquets
les grains du café clair et du café brun; vous eussiez été béguines sur
le beau Marché-aux-Poissons, ou sur le Quai de la Main-d'Or en regardant
les cygnes tremper leur bec noir dans l'eau frisée; vous eussiez, comme
la douce Maria Matenka, la femme du bourgmestre d'Anvers, brodé
sagement, près de votre fenêtre fleurie, ces dentelles incomparables où,
dans le réseau trop fin, s'entassent le muguet et la forêt, la rose et
le raisin, la chasse, avec, à peine perceptibles, le gentilhomme, le
cerf, le chien, l'oiseau et le papillon. Petites béguines, vous eussiez
été des béguines partout où il n'est point d'amour, et il n'est pas
d'amour dans votre ville; on n'y voit pas de garçons, et à tous vos
petits coeurs de pierre, à vos désirs endormis, à votre charnelle
espérance, il suffit de voir rêver, immobiles sur les deux places rouges
et noires qui portent leurs noms chéris, le jeune homme Memling et
Maître Jean de Bruges...»

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Antoine Arnault découvrait peu à peu la futilité du coeur de sa
compagne. Quand elle le rejoignait, touriste aimable, toute parée, vive
et scintillante, elle se jetait sur les tendres chefs-d'oeuvre comme sur
un bon petit déjeuner.

Sans langueur, sans silence, sans humilité, elle portait son regard
actif, son choix, son amusement, sa fragile expertise sur des oeuvres
dont Antoine pensait: «Ce sont les fiancées immortelles. Les regards des
hommes les ont tant aimées, ont mis tant de soupirs, tant de prières
devant elles que je ne puis en approcher qu'en respirant des âmes, qu'en
remuant et en foulant des âmes, et cette petite fille s'élance sans
détours, avec son chapeau de paille, dans la précieuse atmosphère!» Et,
mécontent d'elle, Antoine l'enlevait à son puéril examen avant qu'elle
eût fini son plaisir.

Ils se disputèrent souvent.

Quand ils arrivèrent en Hollande:

--Mon amie, lui dit-il, je vous donne le paysage. Vous le voyez, voici
les plus longues prairies du monde. Que votre regard coure sur elles
comme une enfant en jupe courte. Voyez aussi ces innocents moulins: ils
tournent comme les enfants rient, comme les enfants crient, avec une
force qui les augmente.

La jeune femme, en effet, s'emparait avec amour de la Hollande verte et
vernie, jouet solide sur l'espace.

Las de ses petits émerveillements, Antoine dédaignait son amie; mais,
par instants, ivre de mélancolie, il la ramenait sur son coeur.

--Tu ne peux pas savoir, lui disait-il, comme les voyages blessent mon
âme, limitent ma chère puissance! Nos joies seront brèves, ô mon amie la
terre est petite; quand je le voudrai, j'aurai vu le monde. Et, un jour,
où irons-nous pour goûter encore cette excitation de la surprise dont
Edgard Poë a dit: «Être étonné c'est un bonheur!»

Mais elle se plaignait qu'il ne voulût point trouver en elle une
suffisante distraction.

Il répondait, serrant le poignet de la jeune femme:

--C'est vrai, ici je n'ai que vous; vous seule me reflétez et gardez mon
image, comme le petit étang dort au pied du château... Mais quel étroit
étang que votre coeur! Un cygne y tiendrait à peine.

Elle boudait, se mettait à dormir, lasse de lui, rivée pourtant à ce
compagnon, qui était son seul semblable dans ce pays du nord.

Et Antoine, content de la dureté de son coeur, parcourait les belles
villes: Dordrecht, pathétique comme une romance sous le feuillage;
Harlem, qui tient prisonniers dans son petit musée plus assoupi qu'un
dimanche de province,--toujours brillants, toujours royaux, les beaux
chevaliers de Franz Hals; Rotterdam joyeuse et goudronnée, si aimable
avec sa paisible ardeur marchande, sa statue d'Erasme en courtois
professeur sur la place fruitière du marché, ses canaux luisants comme
des parquets d'eau, sa belle Meuse étincelante.

Sous les tilleuls de La Haye que le brusque vent effeuillait, Antoine
pensa mourir de la longueur d'un jour d'orage; et, devant la mer du
Nord, où la jeune femme l'avait entraîné, il regardait, avec un mépris
d'homme pour la colère animale, cette mer glaciale qui a la couleur et
la rage de l'hyène; qui envoie lentement, sur la côte, sa vague grise,
couchée, creusée comme la mort...

Amsterdam, dans la claire journée, au milieu de son vent et de son eau
lui apparut innocente, libre et forte, reluisante comme mille miroirs.
Il aima son éclat neuf et naïf de cuivre jaune, de faïence, de pierres
roses, de vitraux verts, et il aima son antique douceur, ses maisons de
briques noires rendues fragiles par un long espace de fenêtres glauques.

Le matin, il lui adressait des louanges, des flatteries. Il lui disait:

--Tu es robuste et marine, ruisselante, dorée, salutaire comme le
poisson divin que l'Ange donna au jeune Tobie!

Mais le soir, la ville qu'il aimait se renversait sur son coeur, il en
portait toutes les pierres avec un étouffant malaise.

Désolé, n'ayant que faire de sa compagne, il errait. Il appelait l'ombre
de Spinoza. Il eût voulu pouvoir entrer, la nuit, comme un ami favorisé,
dans le profond musée, et sangloter, âme amoureuse, sur les mains mortes
de Rembrandt.

L'énervante jeune femme, devant les Pierre de Hogue, détaillait:

--Ah! voyez, s'écriait-elle, la petite bassinoire de cuivre, ces deux
oreillers sur le lit! le chat est dans un carré de soleil; la petite
carafe fraîchit sur la fenêtre...

Si fatigué d'elle, Antoine se réjouit de la trouver un matin dans le
salon de l'hôtel, coquette et gaie, qui causait avec un ami retrouvé, un
jeune Anglais qu'elle avait connu à Paris, qui la regardait avec des
yeux éblouis. «Enfin, pensa-t-il, qu'un autre porte le poids de ses
aimables conversations!»

Au bout de deux jours, il fut jaloux. Sans tendresse pour cette femme,
sans violent désir, il la voulait voir isolée, triste et faible dans cet
hôtel, misérable comme son coeur à lui, son coeur ennuyé.

Qu'elle regardât avec bienveillance le jeune Anglais, c'était dire à
Antoine: «La gentillesse de ce jeune homme, sa courtoisie, son vif
intérêt me plaisent davantage que votre hostilité, votre humeur glacée,
votre insolence, votre inconstance», et cela, Antoine ne pouvait
l'admettre.

Il surprit la jeune femme un soir que, toute sérieuse et tout échauffée,
elle expliquait sa vie, son caractère, ses aspirations à son nouveau
camarade, toujours ébloui. Antoine affecta une telle stupeur à la pensée
qu'elle prenait la peine de parler d'elle-même, d'éclaircir quelque
chose de sa chétive personnalité, qu'elle s'arrêta, troublée, interdite,
anéantie, tandis que son visiteur, confus aussi, s'excusait et se
retirait.

Elle se laissa ramener à Paris par Antoine, et, sur une dernière
querelle, ils se quittèrent.



V


Il restait à Paris par lassitude; il n'avait pas de désirs; il ne
voulait rien. Il avait horreur de l'univers et de la vie, qui lui
paraissaient mornes, restreints, éclairés par ce triste jour d'en haut
qui tombe de l'étroite vitre du plafond dans les mansardes.

Le travail ne le tentait pas. Il savait avec quelle force et quelle
facilité il travaillait.

«Je n'ai pas peur, pensait-il, de la critique pour mes oeuvres. La
critique, dit Hello, il est temps qu'elle admire!» Il regrettait
seulement, son ouvrage fini, qu'il ne fût pas éternel.

La durée limitée du papier et la faible intelligence des hommes lui
paraissaient un empêchement sérieux à cette dépense d'énergie.

«Je ne pourrais être sensible qu'à l'éloge du plus illustre, pensait-il,
et le plus illustre est occupé de soi.»

Un soir, il passa chez madame Maille. Elle était là, repartant le
lendemain pour la campagne. Il se fit annoncer, et entra comme madame
Maille hésitait encore à faire répondre si elle voulait, ou non, le
recevoir.

Mais, dès qu'elle vit le jeune homme qu'elle avait tant aimé, elle eut
ce visage sans résistance, cette bonté résignée qu'Antoine, dans son
orgueil, avait prévus. Il s'assit près d'elle comme s'il la revoyait
après une longue absence, et que, tout naturellement, leurs attitudes
fussent changées. Elle, d'ailleurs, plus timide qu'une fille de douze
ans, restait dans cette humilité qui précède ou suit le droit à l'amour.
Mais, d'un doux regard brisé, elle étreignait encore cet enfant léger,
qui lui semblait si plaisant, si tentant, si savoureux, qu'elle se
tenait un peu en arrière pour ne point tomber sur lui en tournoyant,
comme la grive lasse dans le champ de blé.

Il ne savait que lui dire. Il essayait d'expliquer que l'affection, la
profonde entente sont immortelles, mais il sentait bien que le passé et
l'amour de cette femme étaient un vêtement devenu trop étroit, qu'il ne
remettrait pas. Ils se séparèrent, ne s'étant pas fait de bien.

Un matin, Antoine Arnault vit que Paris, tout orné de drapeaux aux
couleurs de deux nations, s'emplissait de bruit, d'allégresse, de
décorations, s'échauffait sous le froid d'une journée de novembre. Il se
souvint que son pays recevait ce jour-là un hôte royal.

Il pensa d'abord éviter cet embarras, cette fête importune. Mais, tout
au contraire, il se dirigea vers la maison d'un de ses amis, avenue du
Bois de Boulogne, et s'établit au balcon. La large avenue ne donnait
plus le sentiment du dehors et du plein air, tant elle était nette,
rangée: long tapis spacieux, silencieux, désert, bordé d'une double haie
de cavaliers, cerné par la foule respectueuse. On attendait le passage
du souverain.

Un coup de canon, la musique tumultueuse, et l'on vit avancer--petit
point noir et solitaire dans cette avenue qu'encombre d'habitude le
va-et-vient national,--la voiture officielle.

Comprimée par les soldats à cheval, la foule curieuse débordait
pourtant, et des cris tendres, un long salut, une clameur uniforme et
douce enlaçait ce roi en costume éclatant, accueillait cette divinité.
Indifférent et appliqué, plus haut que tout ce peuple, il recevait sans
délire cet hommage.

Par l'avenue lisse et soignée comme un salon, il entrait dans la
capitale auguste, dans la ville dont Antoine Arnault pensait: «Il entre
dans ma ville et chez moi.»

«Du haut de ce balcon, pensait Antoine, ignoré, perdu, je tremble
pourtant de cette ardeur sacrée que donne l'éclat de l'or et du laurier!
La folie d'être le premier et l'unique, d'être celui pour lequel
s'établit soudain une paix inaccoutumée, une vassalité totale et
rigoureuse, m'enivre et m'attendrit comme la volupté, et il me faut voir
jouir ainsi ce faible César, qui ne pâlit même pas de plaisir... Il a ce
que nul ne peut avoir, une telle gloire, que l'honneur de mon pays est
intéressé à ce qu'aucun promeneur ne se trouve sur le passage de ses
lents chevaux lustrés. Il ne faut pas qu'il voie les hommes autrement
que dans des conditions et des positions qui le dégoûtent de ces timides
créatures... Hélas! soupirait Antoine Arnault, ils sont les êtres du
monde qui ont le moins de génie, le moins d'ivresse et de sensibilité,
et ce qui se presse autour d'eux, ce qui les entoure et baise l'ombre de
leur voiture, ce qui s'écrase contre leur frêle poitrine bariolée, c'est
de l'amour, et l'amour des mâles, plus enivrant que les pleurs des
femmes passionnées. Être le groupe et l'unité, la nation et le maître de
la nation, être celui en qui est incluse la sainte beauté de son siècle,
la découverte du chimiste, le chant du poète et du musicien! être celui
dont on pourrait dire: «Il a Beethoven, il a Byron ou Raphaël!...» Ah!
puissance que j'exècre et que j'adore, que je repousse et dont je suis
insatiable, ne vous connaîtrai-je point un instant, et, ivre de
domination, ne sentirai-je pas s'abattre et se pâmer la Marseillaise sur
mon coeur?



VI


Empli de ces sentiments, pressé par quelques amis, encouragé par Martin
Lenôtre, Antoine Arnault entra dans la vie politique.

Ce qu'il avait cherché, c'était l'emploi, le placement universel de son
génie.

Sa révolte, sa logique passionnée, sa force d'humanité sèche et ardente,
sa susceptibilité et sa dignité de plébéien, si délicates qu'elles
étaient en lui deux cibles toujours découvertes, et qu'on le voyait,
dans la discussion, pâlir par amour de soi-même, le guidèrent vers un
groupe républicain.

Violent, audacieux, il eut une action soudaine et vive, la collaboration
principale d'un journal.

Il s'amusait des fureurs conservatrices.

--Vous désorganisez la société, lui criait-on.

Ah! répondait-il, j'organise! où mettez-vous la société? j'en vois une
dans les salons, j'en vois aussi dans les usines. Cette société a soif,
a faim, veut son élan et son repos, et pendant les diphtéries, sauver,
elle aussi, ses enfants...

Il connut l'éblouissement, l'ivresse de sa propre parole; il connut
l'amertume des soirs grossiers, le repoussant succès du camarade qui,
sans talent et sans délicatesse, plaît également; le dégoût de tomber,
après les acclamations de la salle, dans la vie tiède et insignifiante
de la rue.

Il connut la tristesse de regarder et d'écouter les hommes; de regarder
sa vie et de se dire: «C'est ma jeunesse, et elle passe ainsi».

Le succès des livres qu'il écrivit, qui le rendirent célèbre et cher à
tous les jeunes gens haussait son exigence et le jetait dans de nouveaux
mécontentements. La vue de la nature lui rendait répugnantes ses
besognes électorales. A l'ombre d'un tilleul, et dans le silence de la
prairie, il méprisait les figures humaines, l'activité bruyante et
hargneuse, les revendications du besoin populaire.

«Comme je goûte l'été et les routes! pensait-il, je les aime comme les
peut aimer à cinq heures du matin la mûre bleue, quand elle s'éveille
entre des feuilles, des gouttes d'eau, l'herbe fraîche, un bruit de
source, un cri d'oiseau, et le bonheur du mois de juin!...»

Les femmes lui semblaient chétives; il les prenait et les quittait;
aucune ne retenait longtemps son imagination. Il lui eût fallu celle
pour qui le roi David commit un crime funeste.

De jour en jour il sentait sa force et sa faveur s'accroître, mais ses
chances l'isolaient le soir, alangui chez son ami Martin Lenôtre, il
répondait à la bonté, au paisible entrain de son compagnon par un regard
qui semblait dire: «Nous ne pouvons plus nous comprendre.»

Écrivain, orateur; député, il s'étonna de voir que deux années, trois
années s'étaient écoulées sans qu'il eût perçu nettement le goût du
temps et de la vie. La quatrième année, confiant en son autorité, il mit
moins de scrupule à ses occupations et sortit davantage, fréquenta les
salons qui étaient curieux de lui.

Il reçut des invitations qui lui donnaient du plaisir et de la colère,
car il sentait qu'en goûtant la fierté de se rendre dans ces milieux
délicats, il perdait la fierté qu'il eût eue à n'y point aller.

Des aristocrates, soucieux de belles lettres, vantaient sa littérature
et blâmaient sa politique avec une grâce et des conseils paternels; les
femmes de cette société le regardaient avec amusement, attendaient de
lui des discours pédants, qui leur remplaceraient un cours au Collège de
France et leur semblaient la conversation naturelle de ce jeune homme.

Elles le considéraient comme un causeur très supérieur à leurs frères et
à leurs maris, mais ne le pensaient point capable de fumer comme eux, de
se lever, de s'asseoir, de se vêtir et d'aimer comme eux.

Antoine Arnault sentait leurs réticences; il voyait que le vif accueil
qui lui était fait, la ronde aimable qui se pressait autour de lui
s'évanouissaient à la minute du repas quand l'hôtesse, redevenue grave
et soigneuse, assignait à chacun sa place à table, et qu'Antoine
Arnault, sans titre ni noblesse, se trouvait passer après quelque
vicomte, dont la physionomie neutre et légère lui devenait soudain
odieuse et provoquante comme le canon royal du Louvre.

Mais il jugeait ces jeunes femmes, et, s'il leur trouvait de la
délicatesse et de l'aisance, il les voyait aussi trop frêles d'âme,
petit bouquet qui va se faner vite dans les plus piètres cérémonies.

Pourtant, par une curieuse contradiction, il se sentait plus d'intérêt
pour celle précisément dont l'entourage lui causait davantage
d'irritation. Française, mariée à un gentilhomme italien, cette jeune
femme, âgée de vingt-neuf ans, passait quelques mois en France et
habitait l'Italie.

Elle portait visiblement le double orgueil d'une naissance et d'un
mariage illustres.

Quoique sans culture, frivole et simple, elle apparaissait beaucoup plus
intelligente que son mari, dont le calme, sec et fourbe visage aiguisait
un regard mince et cruel, et qui, à Paris où Antoine Arnault le
rencontrait, gardait le silence d'un étranger dédaigneux et ennuyé.

Offensé par cette figure, Antoine se dictait de ne point adresser la
parole au comte et de le mépriser dans son âme; mais, immédiatement, il
lui venait à l'esprit tous les avantages qui restaient à ce gentilhomme,
et dont le premier était qu'Antoine Arnault ne lui semblait pas de même
qualité que lui.

«Ma réserve hostile, évidemment lui paraît être de la timidité ou de la
mauvaise éducation, pensait Antoine: on ne peut arracher à ces nobles
leur affreux et durable privilège; le présent et l'avenir ne les
effrayent point; ils ont le passé dont ils sont sûrs. On les voit,
ruinés ou obligés à d'obscurs maniements d'argent, qui ne perdent pas
leur hauteur. L'honneur, l'audace, le courage, ils nous en
dispenseraient, ils croient en avoir fait leur métier. Ils nous laissent
le nôtre, qui, de toute façon, leur semble bas et pusillanime. Dans ce
duel délicat, ils pensent: C'est nous qui tenons le plus fortement
l'épée, l'arme aimable et noble, et, quand eux aussi la sauraient tenir,
voyez comme leur main est lourde et mal gantée, comme ils ne rient
point, comme ils sont sérieux, comme ils n'ont pas de légère insolence,
de facile folie à mourir!

»Oui, songeait Antoine Arnault, ils doivent penser cela, ces êtres sans
culture, sans amour, sans passion et sans philosophie! Ils ont cette
fierté d'être irritables, de flatter le danger comme un cheval de sang
vif, et c'est leur seule ivresse dans la vie morne et aplanie. Quand,
pendant quarante années, ils ont habité leurs châteaux, visité leurs
villes et leurs campagnes, rencontrant toujours à leurs côtés,
empressés, glacés, soumis, leurs valets, ils peuvent s'offrir l'aventure
de quitter cette rude discipline, de mourir en s'amusant.

»Ah! soupirait Antoine, qu'ils aient la grandeur sans le mérite! Qu'ils
soient les plus fiers de naissance! que ce soit eux, et pas moi!»

C'est ainsi qu'il détestait une société dans laquelle il se plaisait.

Chez cette comtesse Albi, après le dîner, lorsque le comte se retirait
au fumoir avec les autres hommes, il restait auprès des jeunes femmes,
et déjà le dégoût qu'il avait de fumer lui semblait une infériorité,
dont devaient rire, là-bas, dans l'atmosphère lourde et brûlante, ces
flâneurs d'antique race.

La comtesse Albi et ses amies s'approchaient alors avec gentillesse
d'Antoine Arnault. Elles semblaient ignorer sa carrière politique, dont
elles le supposaient d'ailleurs confus, mais quelques-unes d'entre elles
avaient lu ses livres et pensaient les aimer.

Elles les aimaient avec une aimable sottise.

La comtesse Albi, plus douce que ses invitées, sérieuse et sage,
expliquait timidement la tendresse que lui inspirait la littérature de
son pays, les romans français, les descriptions de sa Touraine natale.

Et Antoine Arnault regardait avec une droite audace cette Française
qu'on lui avait prise pour la mettre en Italie, chez le dur seigneur;
Française éloignée de lui, il est vrai, puisqu'elle avait été une petite
fille aristocrate qui n'aurait point joué avec lui. Mais elle lui
semblait, malgré son ignorance, son embarras intellectuel, plus
attachante que les autres jeunes bavardes, étant sans patrie naturelle,
et dominée par l'étranger.

Bien qu'il n'eût pour elle d'autres sentiments qu'un extrême respect,
une déférence spontanée, dont il se sentait parfois humilié, il
s'amusait à la regarder soigneusement, blessé et satisfait de porter un
jugement sur une si délicate et noble personne; et, sentant comme elle
était grave et distante, et combien inconsciemment il la craignait, il
se plaisait, tandis qu'elle lui parlait de la campagne française, à
imaginer qu'il pourrait lui dire brusquement: «Je te rendrai ton pays!»

Ainsi se trouvait-il moins contraint ensuite en présence du comte Albi.

Pourtant, un jour qu'il avait rendu visite dans la journée à la
comtesse, il n'avait point trouvé chez elle la confiance qu'il attendait
d'un entretien si ménagé. Elle était demeurée comme il la connaissait,
attentive et gracieuse; il sentait bien que si, pour tenter
l'expérience, il lui avait dit qu'il l'aimait, elle aurait eu un visage
qui ne peut comprendre, qui ne croit pas avoir bien entendu; elle eût eu
brusquement cette sévère attitude, cette juste et parfaite froideur que
probablement ses aïeux lui fourniraient.

Antoine Arnault se vengeait:

«Ces jeunes femmes, pensait-il, sont faibles d'ardeur et de corps; elles
seraient de grêles maîtresses sans enthousiasme et sans emportement;
elles font bien de nous éviter ces déceptions.»

Bien qu'il n'eût plus envie de continuer des relations où il perdait de
son caractère, il résolut pourtant de passer quelque temps à Venise, où
la comtesse Albi possédait un palais qu'elle venait d'aller rejoindre.

«Je ne connais pas Venise, songeait Antoine Arnault, et je prévois que
j'en ferai quelque cantique brûlant: c'est pourquoi je me résigne à un
importun voisinage.»

Vers le milieu de mai, il quitta Paris, sa table de travail en désordre,
son siège fastidieux au Palais Bourbon, son ami Martin Lenôtre, dont il
méprisait maintenant le doux éblouissement scientifique, et, ivre de
liberté, de plaisir, il s'en fut en Italie.

Après la France lumineuse et boisée, il vit venir l'ardente Italie, sa
vibration de soleil et d'azur qui fait dans l'air un chant d'opéra, ses
toits plats, ses collines en pente qui portent des citrons et des
rosiers jusqu'à la mer.

--Ah! s'écriait Antoine, douce Europe! Que n'êtes-vous la nymphe Europe,
afin que je vous étreigne et vous garde contre mon coeur!

Sur le quai de la gare de Padoue, il reconnut cette odeur de bouquets,
d'air léger, de plaisir dont sourit toute la claire Ausonie...

Le soir, vers sept heures, il arriva à Venise.

Antoine Arnault n'avait point pensé qu'un tel choc l'amollirait quand,
au sortir de la gare, il demeura immobile, étourdi, arrêté comme d'une
flèche qui, lui perçant le coeur, le clouait sur l'air doux de Venise.

Miracle, enchantante douleur, elle venait vers lui comme une figure,
comme un destin, comme un amour qu'on ne peut plus éviter! Ville plus
basse que les autres, où l'on descend à jamais. Perle mourante ajoutée
aux continents, elle est toute seule, et son air enfermé ne s'égare
point ailleurs.

En face du dôme vert, des maisons hautes et baignées, sous le limpide
silence, Antoine Arnault contemplait cette ville, qui lui semblait être
seulement dans son imagination.

Il ne s'inquiétait de rien, il ne songeait pas à se mouvoir. Il pensait:
«Je suis ici où tout finit, l'effort, le but, l'ambition; il n'y a plus
que la volupté... Point de hâte et d'ingéniosité: les lentes gondoles
suffisent. Ces lits vont doucement vers d'autres lits. De l'eau à la
demeure, le désir se déroule et traîne. Ici l'amour, et là, l'amour:
nulle autre besogne. Le gondolier le sait pour lui, domestique souple et
polissé du plaisir, il n'y a point des hommes et des femmes; il y a
l'homme et la femme, couchés, l'un à l'autre, sur les divans noirs du
tendre bateau...

Embarrassées, mal faites pour servir aux bagages, les gondoles
s'approchaient du quai. Antoine Arnault en choisit une. Sur l'eau
dolente, il parcourut la ville. Son enthousiasme lui perçait le coeur.
Il regardait passer les autres gondoles, carnaval noir, sombres sirènes
qui portent devant elles leur beau peigne d'argent.

«Hélas! songeait-il, tout, dans cette ville coulante et molle, est
également voluptueux; il n'y a pas un moindre objet. Tout ondule et fait
défaillir! J'ai vu un bouquet de roses balancé sur le flot vert. J'ai vu
des rideaux jaunes derrière une tête de jeune femme, dans une fenêtre
léthargique. Je vois une ville qui se caresse et se mord jusqu'à ce
qu'on ait avec elle la même crispation, le même délire, la même
dionysiaque ardeur!

«Comment rester ici, où le coeur en quelques minutes augmente ses
battements, sans que la raison s'égare? soupirait Antoine. Déjà je meurs
de volupté, et de volupté indéfinie, car c'est la ville qui fait le
sortilège...»

Dès ce soir-là, comme il se penchait à la terrasse de l'hôtel, il put
connaître le cri de Venise, que Vénus tourmente.

Sur le grand canal, devant Saint-Georges Majeur, dans la nuit obscure,
éclairée par les nuées compactes et roses des feux de Bengale, qui
faisaient des vapeurs pâmées, on voyait bouger cent gondoles
rapprochées, pressées, tissées. Leurs corps noirs, sur l'eau, avaient ce
mystérieux mouvement vivant qui semblait à Antoine Arnault secrètement
voluptueux, et l'oppressait jusqu'à pleurer.

L'eau et la barque, de quel plaisir ondulent-elles et frissonnent-elles
ensemble?

Et voici qu'arrive un radeau lumineux, pavoisé de lampions verts,
rouges, blancs; un faible orchestre y retentit.

Toutes les gondoles se rangent autour de cette barque, et font, sur les
flots du canal, une petite place publique, dense, noire et flottante.

Des chants s'élèvent, violons grêles, tambourins, voix pathétiques--voix
qui demandent l'eau brûlante pour la soif amoureuse, l'ardeur cruelle
pour le cruel désir,--et Antoine Arnault s'enfuit dans sa chambre; il
veut s'assourdir, s'endormir, disparaître; mais, toute la nuit, il
entend ce cri terrible, cette requête à la force mâle, cet appel
réitéré, qui pourvoit à l'insatiable sensualité de Venise...



VII


Le lendemain, au lever du soleil, la ville lui sembla plus douce.

«Dieu merci, elle se calme le matin», songea-t-il.

Pourtant, le poison demeurait dans ses veines. Il ne se hâtait pas de
rechercher la comtesse Albi. «C'est trop peu, soupirait-il. Des
conversations, le soin de plaire moralement ne me conviennent pas, et,
quant à la passion, je n'en saurais offrir d'assez pure à cette jeune
dame bien élevée.»

Les petites Vénitiennes rousses qui passaient, dans leur joli châle noir
fermé, lui semblaient davantage plaisantes. Il les voyait glisser sur
les dalles claires et unies des rues délicieuses, rues qui semblent
toujours être la cour intérieure d'un calme et divin palais, les doux
couloirs familiers où l'on marcherait sans vêtements et sans chaussures.

Entre les clairs magasins où luisent l'humide corail et la pâte de
turquoise, la rue argentée se chauffe au soleil, et les Vénitiennes sont
là qui flânent, dans leur deuil fin et secret...

Antoine Arnault, sur la place Saint-Marc, encore une fois est de beauté
enivré. Assis aux arcades du café Florian, il boit lentement le noir
breuvage vénitien. Il contemple cette place Saint-Marc, la molle église
orientale, et, ouvert sous le ciel, l'immense carré de pierre, immobile
victoire!

Mille pigeons, sur les dalles lisses et chaudes de la place, roucoulent,
font un tapis de plumes, de soupirs et d'amour.

--Donna Marie,--s'écrie Antoine Arnault, en pensant à la comtesse Albi,
qu'il ira voir dans la journée,--vous vivez ici et votre coeur reste
chaste! Je vous méprise et je vous plains.

Dans la journée il se fait conduire au palais de la comtesse. Ce palais,
si beau sur les eaux du canal, avec ses belles vitres, éclairées,
semble-t-il, d'un noir soleil intérieur, porte aimablement sur son
marbre orgueilleux le printemps vivant, un léger feuillage. La fraîche
humidité des salles, leur grave silence, les tentures rouges et jaunes,
toute l'ancienne pompe vénitienne émeuvent Antoine Arnault.

Et voici la jeune femme qui se lève et sourit, aimable et secrète, comme
elle était déjà.

Il lui parle de sa ville, d'une manière dont elle se divertit d'abord,
car elle trouve Antoine exagéré, et puis elle l'écoute, parce qu'elle
pense que ce qu'il dit est précieux comme ses livres. Le comte entre et
vient prendre le thé; une jeune femme française, qui a auprès de la
comtesse l'emploi de lectrice, de dame de compagnie, apporte des fleurs
qu'elle dispose dans des vases de cuivre; on annonce la visite du
descendant d'un doge; Antoine Arnault s'ennuie, se retire. «Voilà,
pense-t-il, ce qu'elles font de cette ville énamourée! un mari, le thé,
des vases de fleurs, la visite d'un vieux gentilhomme! Ces innocentes
aristocrates ne méritent pas la peine qu'on prend de les venir voir. Ah!
combien je leur préfère George Sand infidèle, qui, dans cette ville
pressante, pensait sans doute: «J'aime moi-même et mon plaisir.»

Antoine quitta l'hôtel où il était descendu et loua un petit appartement
Fondamenta Bragadin. Il se mit à travailler.

«Il ne se peut pas, songeait-il, que cette Venise, éprise des jeunes
hommes, qui enivra lord Byron, qui versa _Tristan_ à Wagner, et qui,
sans même être connue de lui, porta bonheur à Shakespeare, ne s'émeuve
une fois encore sous un effort passionné...»

Et, en quelques jours, Antoine Arnault vit s'augmenter le poème violent
et noir qu'il dédiait à cette ville.

Il vécut de la vie provinciale de Venise. A midi et le soir, il
s'asseyait à la terrasse des cafés, abrités par des toiles contre le vif
soleil d'argent.

Offensé de se sentir inconnu dans l'endroit du monde où il eût préféré
régner, il regardait pourtant avec une douce pitié s'asseoir aux petites
tables, près de lui, les jeunes artistes vénitiens, qui vont vivre et
vieillir là, êtres faibles et studieux qu'écrasent la beauté de leur
ville, leur chance d'être nés sous un azur qu'on ne peut décrire, qui
les use et les roule doucement, et près de l'or de Saint-Marc.

Mais, par instants, il lui semblait que la chaude énergie française,
l'action nombreuse et les succès dans son pays ne valaient pas la
volupté d'être une poussière dans cette lumière, et, s'adressant au beau
lion de Saint-Marc, arrêté sur la haute colonne rose, il lui disait:

--Lion, qu'as-tu besoin de tes ailes? Tu te moques de l'espace et d'un
plus lointain Orient, citoyen de Venise!

A l'aube claire, dans une gondole mouvante, il flânait sur les lagunes,
et regardait, posées au loin sur l'eau, les Alpes, d'un bleu pur de
porcelaine, légères, fragiles, sonores, semblait-il, qui tinteraient si
on les touchait...

Au coucher du soleil, les mâts roses des bateaux de la Giudecca, les
vertiges d'un horizon somptueux l'enivraient; des cloches, en sons
limpides et fêlés, coulaient sur l'eau; et, sous le ciel soulevé, les
coupoles rondes des églises se dessinaient avec une pureté émouvante:
cette netteté d'un beau visage, du visage des enfants de huit ans, quand
la ligne du menton et des joues est si éclatante et si douce.

Au moment de ces crépuscules, alangui dans la ronde embarcation où la
sensuelle mollesse des coussins fait songer aux «divans profonds comme
des tombeaux», il éprouvait ce chaud, ce froid, ces malaises, cet
incertain et déchirant bonheur dont s'irritent à Venise l'imagination,
le sang, les nerfs et la peau. Et, gorgé de tristes délices au point
qu'il en pensait mourir, le jeune homme s'étonnait d'écouter dans sa
mémoire les faibles, les frivoles vers de Musset:

    A saint-Blaise, à la Zuecca,
    Dans les prés fleuris cueillir la verveine...

Parfois encore, il rêvait au milieu des ténèbres, goûtant l'odeur de
l'eau, de l'algue et du goudron, respirant la nuit, qui là-bas est
juvénile, belle comme un matin noir...

La fierté que lui donnaient maintenant son oeuvre et la familiarité
qu'il prenait avec Venise, modifiaient ses désirs. Il quitta la
solitude, revit la comtesse Albi.

Il n'avait pas d'amour pour elle, mais un respectueux désir de
s'employer auprès d'elle, un goût délicat de la servir ou de l'offenser.

Il supportait mal la présence du comte et les brusques apparitions de
mademoiselle Émilie Tournay, la confidente, l'amie de la comtesse, une
jeune Française qu'il jugeait audacieuse et vulgaire.

Mais il voyait Donna Marie plus librement qu'il ne l'avait espéré: le
comte s'ennuyait à Venise; secret et sournois, il s'absentait
fréquemment, allait à Florence, à Rome; et bientôt, assuré de la
facilité de la voir souvent, Antoine n'eut plus qu'à chercher le moyen
d'attirer dans ses bras cette jeune femme mélancolique et dévouée, dont
le beau visage innocent ne se tenait si droit que par éducation et par
orgueil.

Il chercha longtemps ce moyen.

Il s'empressait à tout. Il ramassait le petit mouchoir tombé; offrait un
livre frivole et sensuel; ne parlait pas et, tout d'un coup, parlait
beaucoup; semblait triste ou simulait l'indifférence...

La comtesse accueillait ces changements avec douceur et amabilité.
Antoine Arnault s'irritait de sentir qu'il lui apportait de l'amusement
sans rien retirer d'elle. Ce n'est pas cela qu'il avait voulu; on le
volait.

Il tenta les visites, ensemble, elle et lui, le matin dans les musées.

Donna Marie, sagement curieuse, était prête à l'heure indiquée, et,
sérieuse, reconnaissante, suivait son professeur.

Il lui fit connaître ce que, vivant à Venise, elle ignorait.

Il lui montrait, avec une richesse de paroles qui leur prêtait l'ardeur
et le mouvement, les belles fresques de Tiepolo dans le palais Labia.
Docile, elle prenait avec lui sa place dans cet embarquement de
Cléopâtre, et soutenait de tout son coeur la reine d'Égypte, princesse
civilisée, qui fait gonfler autour d'elle sa robe d'argent cassé.

Ils s'attardèrent, dans la Ca d'Oro, à regarder l'eau et l'air
s'encadrer dans les colonnes; il lui fit remarquer les précieuses
mosaïques de l'escalier, différentes à chaque degré, et qu'on perçoit en
marchant, comme le petit pied nu de la chèvre connaît le grain et les
dessins du sable.

Devant le saint Sébastien de Mantegna, dans cette Maison d'Or, ils
contemplèrent la tête pâmée de douleur, la bouche qui grince et sourit,
tandis que les longues flèches font, dans le corps admirable, un dur
lacet intérieur.

--Voyez-vous,--disait Antoine Arnault, à voix basse, avec une politesse
triste,--cette expression du visage, cette convulsion extasiée, c'est la
volupté...

Ayant hésité, elle répondait:

--Oui,--pensant qu'il l'instruisait sur la peinture, et qu'il n'en
fallait point paraître troublée.

Il la conduisit dans Saint-Marc. Oubliant sa compagne, il s'émerveillait
chaque fois de l'or de ce temple, de cet or arrondi et creusé, de ces
alvéoles d'or, de l'or ineffable!

«Voici, pensait-il, la cassette et les bijoux de Jéhovah. Si ce n'eût
été un songe, le jour de ses noces spirituelles, Jésus vous eût mis,
Saint-Marc, dans la belle corbeille de sa fiancée Catherine.»

Et Donna Marie, attentive, levait doucement la tête, ou regardait par
terre les petits carrés de marbres, étirés, lâches, desserrés comme de
petits tapis persans.

Antoine Arnault, désespéré par le calme de la comtesse, se mit à
l'aimer, à se tourmenter, à souffrir pour elle; à se demander s'il ne
tenterait pas un suicide pour l'émouvoir ou l'intéresser. Il prenait
aussi la résolution de n'y plus penser, et il l'observait si bien qu'il
ne répondit point, par deux fois, aux invitations qu'elle lui adressa.
Aussi fut-il contrarié de la rencontrer, un soir, qui dînait avec
quelques amis dans un café où il avait ses habitudes. Il fallut causer,
et, dans la soirée, les convives se rendant au théâtre et la comtesse se
trouvant fatiguée, Antoine Arnault dut se proposer pour la reconduire
chez elle, en gondole. C'était la première fois que, la nuit, ils se
trouvaient si près, enfoncés dans les bas coussins noirs...

Partout, le silence. Un vaisseau français, le _Duguay-Trouin_, rêve
immobile sur la lagune. Et puis voici, au loin, une musique grêle,
faible, tremblante, musique de lumignon qui passe sur la barque
coloriée.

On distingue la triste mélodie:

    Santa Lucia, astro d'argento...

Deux rameurs blancs, tout penchés en avant, élancent une gondole, qui,
éperdue, énigmatique, s'enfonce dans l'ombre, semble courir au plaisir,
frôle celle où Antoine se tait auprès de sa compagne.

--Je vous reconduis à votre palais? demande Antoine à Donna Marie.

Mais elle dit doucement:

--Pas encore, faisons un tour sur le canal; du côté de la musique,
ajoute-t-elle en désignant la barque aux lampions.

Et on va vers la musique. Antoine n'a rien à dire; une jeune dame s'est
confiée à lui, il la ramène à sa demeure. Il se félicite que la voix
d'un ténor, sur l'eau, voix puissante et comédienne, le dispense de
distraire en ce moment sa mince compagne voilée. Cette voix s'enfle et
se rengorge comme un vaniteux pigeon, et Antoine, froissé dans sa
délicatesse, méprise cet amant grossier, ce miroir pour les colombes. Il
regarde Donna Marie, qui écoute, les yeux embués, ne semblant point
disposée à repartir.

«Hélas! songe Antoine, l'humidité du soir me gagne, pourtant ne
devrais-je point, pour conquérir l'estime de la comtesse, m'établir
comme elle à rêver?» Il veut lui parler, louer la beauté de la nuit,
mais il perçoit d'ardents soupirs; et, tandis que l'impudique pâmoison
du chanteur italien contagionnait sa noble voisine, quelle stupeur,
quelle jouissance n'eut-il pas soudain, de l'entendre qui murmurait
d'une voix livide: «Mon ami, je ne peux plus le supporter, j'aimerais
mieux qu'on me tue...»

Renversée au dossier noir du bateau, éplorée, certes elle s'attendait à
recevoir le jeune homme sur son coeur, mais Antoine Arnault redoutait de
calmer trop vite une confiance à peine ouverte, et, quoiqu'il lui parlât
avec plus de familiarité, il lui parlait sans ardeur.

--Nous causerons demain,--lui disait-il, comme quelqu'un qui a désormais
un inoubliable avantage;--d'ici là, je vous écrirai.

Elle ne pouvait répondre; par soumission elle acceptait qu'il ne devînt
pas son amant sur-le-champ, comme elle l'avait imaginé dans son
innocence et son délire.

Mais elle restait malade, et révélait sa fièvre par des soupirs.

«Mon Dieu, pensait Antoine Arnault, si passionnés que nous soyons, comme
elles le sont davantage, pour un peu d'ombre et de musique! Celle-ci ne
peut plus se traîner; elle avoue une si secrète émotion comme elle
avouerait qu'elle a peur ou qu'elle a froid. Quelle volupté elles se
sont faites de leur servitude...»

Il laissa, sur l'escalier de son palais, Donna Marie, dont il emportait,
pour enchanter sa nuit, l'expression de visage douce et pâle, toute la
figure défaite.

Le lendemain, de bonne heure, il lui écrivit. Il l'appelait chez lui,
dans l'appartement de la Fondamenta Bragadin; il lui disait comment elle
entrerait, comment elle sortirait afin de n'être pas vue.

Elle ne répondit pas.

«Ce serait pis encore si hier je l'avais embrassée, pensait Antoine;
elle serait presque guérie, tandis qu'en ce moment elle se débat.»

Il lui écrivit chaque jour, et, bientôt, il reçut une lettre douce, qui
demandait de l'amitié.

«Je n'en donne et n'en reçois pas, pensa Antoine ce n'est pas mon
métier.»

Mais il écrivit qu'il lui proposait de tout son coeur cette amitié; que
près d'elle, dans son palais, il était farouche, défiant; qu'il la
suppliait de venir.

Elle vint. Épouvantée, irrésolue, elle entra chez lui pour se sauver de
la rue, pour n'être pas vue, pour fuir.

Elle entra dans ses bras ouverts; elle avait eu si peur qu'elle se
serrait contre lui et pleurait. Le danger, elle l'avait connu dans la
rue, devant la porte; maintenant elle était sauvée, elle le remerciait.
Après la honte d'être dehors, les yeux levés, cherchant un numéro, ce
n'est rien de se trouver là, dans une chambre inconnue, près d'un jeune
homme...

Elle le remercie.

Elle n'a rien à redouter de lui. Pendant qu'elle parle et se plaint de
sa frayeur, il la presse contre lui... Elle écarte doucement les mains
du jeune homme, mais il la reprend encore, et, chaque fois qu'elle le
repousse, il revient. Ainsi, elle s'habitue à ses tendres audaces.

Lorsqu'elle regarde autour d'elle, avec un peu de tristesse, les murs
nus, il lui dit:

--Mon amie, ces pièces sont froides et sans grâce, bien différentes de
vos demeures, mais il faut que vous les acceptiez par amour de moi.

Et, comme elle est aujourd'hui sans désir, accablée et tendre, elle
l'écoute, docilement, lui dicter son sort nouveau.

Elle ne retrouve pas la volupté solitaire de l'autre soir sur le grand
canal, mais elle aime Antoine Arnault de toute son âme, et, dans son
esprit innocent elle perçoit que l'amour est plus triste que la passion,
qu'il ne peut pas se satisfaire, qu'il est placé dans une région du rêve
où les images et les sanglots se répondent; qu'il est un navire en
détresse dans la nuit, dont les signaux, les fusées, les sourdes
cassures ne seront point de la côte entendus...

Dès ce premier jour, Antoine Arnault connut tout le coeur de sa
maîtresse. Il goûtait moins le plaisir de posséder une âme si délicate
et si douce, qu'une entière reconnaissance. Empli d'un triste
enivrement, il lui tenait la main, ne pouvait se décider à la laisser
partir, à ce qu'elle franchît son seuil et retournât chez les autres.
Avec la gravité de l'homme qui vient d'épouser une jeune fille, il se
sentait ému de responsabilité et de crainte. Il avait peur de tout pour
elle, peur qu'elle fût seule dans la rue; que, rencontrée, elle se
troublât. Il eût voulu ne pas la rendre, l'emmener, se charger de cette
vie faible et gracieuse.

En songeant au comte Albi, il était jaloux, sans fureur, mais avec un
délicat et profond chagrin. Vraiment, Antoine Arnault aimait Donna
Marie, et Donna Marie, sans réserves et sans ruse, déjà fidèle, tombait
chaque jour sur le coeur de son ami. Ce tendre adultère était devenu son
âme, sa tâche et sa conscience; scrupuleuse, elle demandait à Antoine:

--Est-ce que j'aurai ce bonheur de pouvoir vous rendre heureux?

Quelquefois, il la remerciait doucement, et, d'autres fois, goûtant la
saveur d'être cruel, il répondait:

--Laissez mon bonheur, Marie, ni vous ni moi n'y pouvons rien: c'est
l'affaire de nos humeurs. Près de vous, que j'adore, je puis rester
morne, tandis que la joie délicieuse, quelquefois, comme une eau vive,
s'est répandue dans tout mon être, sans raison, venant on ne sait d'où,
au cours d'instants infortunés.

Alors, elle pleurait, et se rassurait sous les caresses de son ami.

L'amour que Donna Marie éprouvait lui avait rendu la volupté du soir
brûlant sur le canal. Elle s'émerveillait du plaisir, dont elle n'avait
point prévu le violent abandon, l'âcre ardeur et la paix. Quoique
audacieuse et avide de goûter tout l'amour, elle demeurait timide, de
cette timidité qui, plus que ses élans, touchait Antoine.

Cette âme rivée à la sienne, et qui chaque jour, pendant deux heures,
perdait pour lui sa prudence, sa pureté et sa force sociales l'émouvait;
il eût seulement voulu qu'elle fût plus souvent douloureuse, semblable
aux jours où, sans désir, inquiète d'entrevoir les espaces infinis,
Donna Marie pleurait sur les mains d'Antoine Arnault...



VIII


«Ah! pensait quelquefois Antoine, comme pourtant la chère et noble
créature me diminue! Il faut que je me penche pour parler à cette âme,
qui, dépouillée de son manteau de soie, de sa froideur et de son petit
commandement, est assise plus bas que moi dans le monde. Et je
m'enfièvre à ce jeu, m'intéresse, me détourne de mon devoir, qui est de
toujours conquérir. Certes, Donna Marie, je vous aime. Je vous aime,
quand, reprise par votre naturel orgueil, vous parlez nettement et
dignement, et que moi je me souviens. Je vous aime quand, dans la salle
humide et pourpre de votre palais, vous vous empressez auprès du vieux
gentilhomme vénitien ou des futiles dogaresses, et que, d'un regard
attachant votre regard, je fais connaître à votre imagination, à votre
doux corps sensuel, cet «intolérable répit» que chante le poète
Swinburne, ivre d'acide volupté. Je vous aime, petite amie, quand dans
l'église Santa Maria dei Miracoli, où vous alliez si chastement faire
vos prières,--et qui, vous le voyez bien, est un coffret ardent et
triste, une close gondole bombée, et toujours ce carnaval or et
noir,--quand dans cette église je vous prends la main, et vous dis,
malgré votre peur du sacrilège: «Ma chère Marie, c'est vous Sainte-Marie
des Miracles, car de votre coeur, qui était un petit pain ordinaire,
vous avez fait une rose brûlante...»

Ainsi Antoine Arnault, sans se perdre dans l'amour de Marie, y goûtait
pourtant de précieuses félicités.

Alors le comte Albi, qui voyageait à Florence, à Sienne, revint à
Venise. Antoine en eut une extrême douleur, quelque chose qui touchait à
ses nerfs, à son honneur. Il pensait qu'il ne devait pas supporter le
retour de son rival. Enlever Donna Marie? il n'y fallait point songer;
et quel embarras lui eût été, à la longue, cette soeur chétive,
amoureuse et silencieuse, qui buvait, les yeux fermés, l'opium du rêve
et du plaisir.

Qu'elle lui jurât de repousser les prières de son mari, comment
aurait-il pu la croire, quand il voyait le cruel Italien si exactement
et froidement satisfait?

Ainsi, lorsque lui, Antoine Arnault, étant le plus orgueilleux et le
plus finement sensuel, avait réussi à fondre dans son coeur une
précieuse princesse dorée dont il pouvait penser: «les reines ne sont
pas plus douces», l'ennemi venait et la reprenait! Et lui, chanteur dans
le jardin, page sous le clair de lune, il n'était pas même entendu de
son amie, mourant, dans la belle chambre du palais, entre les bras de
l'Italien.

Pourtant, Donna Marie ne lui était point si reprise qu'il ne la vît
fréquemment, mais il ne la voyait que pour la tourmenter, que pour se
briser le coeur avec elle. La passion et les larmes de son amie ne lui
suffisaient pas, il eût voulu d'elle quelque imprudent sacrifice,
qu'elle continuât à le rejoindre dans les petits salons du café Florian
qui, rouges et dorés, et ornés de miroirs, ressemblent à de frivoles
loges d'Opéra; mais, aussitôt, il la suppliait de n'en rien faire, et,
finalement, la repoussait comme si elle lui était odieuse et
déshonorante.

La douce Marie pleurait, et goûtait obscurément l'importance d'être un
objet de luttes et de débats, de vaniteuses convoitises.

Antoine Arnault affectait de la traiter désormais comme une amie, un
camarade. Il lui parlait de littérature; elle s'efforçait de le
comprendre, quoiqu'elle le pût difficilement.

Une fois, il lui dit:

--La phrase que je préfère dans les livres, et qui enfin donne en amour
le sentiment de l'absolu, est celle qui clôt Le Rouge et le Noir.
«Madame de Rênal fut fidèle à sa promesse. Elle ne chercha en aucune
manière à attenter à sa vie; mais trois jours après Julien, elle mourut
en embrassant ses enfants.»

Et Donna Marie, désespérée, demandait doucement à Antoine:

--Que voulez-vous que je fasse?

Il répondait:

--Je ne veux rien. Je veux que vous ne soyez pas, que vous n'ayez jamais
été la femme du comte Albi.

Quand il rencontrait le comte, il demeurait avec lui fort poli, ensuite
il s'indignait de cela; puis il se reprochait ses révoltes.

«Quoi! pensait-il, je suis Antoine Arnault! je marche au son de mon
rêve, jeune, énergique, ébloui, comme Siegfried quand il suit le chant
de l'oiseau! lorsque je pense, le monde et toutes les conceptions du
monde sont à l'aise dans mon esprit: je vois l'univers par en dessus,
par en dessous et de côté. Tout ce que mon regard touche s'enflamme;
l'histoire, les pensées et les sons, les couleurs, les actions des héros
entrent dans mon coeur comme des odalisques au sérail, et je les épouse
un instant. Je suis immortel, non point parce que toute une jeunesse et
toute une harmonie naîtront de mon âme et de mes livres, mais parce que
je me suis connu et parce que je me suis aimé, et que pénétré et fécondé
par moi, je suis innombrable et parfait: un signe, un cercle, une
planète... J'ai mené plus de deuils et de fêtes dans mon imagination que
ne peuvent en regorger les dômes et les palais de la terre. Quand la
musique vient à moi, je la reçois en pleurant: elle est ma fiancée
immortelle, l'orgueilleuse, l'intangible, la guerrière et la mouvante...
Je suis ce que je suis, et je souffre parce qu'un homme me reprend une
femme qui est la sienne, qui lui appartient, comme la femme du
charpentier appartient au charpentier, et n'est point, ainsi que dans ma
folie il m'apparaît, un objet précieux capté par un patricien barbare.»

Mais le souvenir qu'Antoine Arnault avait de Donna Marie pâle et
frissonnante, les lèvres et les yeux enivrés, pressant contre lui sa
douce épaule aiguë, lui rendait impossible un placide raisonnement.

La torride fin de juillet l'énervait encore davantage. Il voulait
quitter Venise, sans pouvoir s'y décider. Il comptait aussi sur le
départ, en août, de Donna Marie et du comte Albi, qui, d'habitude,
regagnaient les environs de Florence: une maladie du petit garçon allait
les retenir plus d'un mois immobilisés.

Antoine aimait la comtesse; il souffrait de l'aimer, et ne s'épargnait
aucune chance de douleur. Il l'appelait chez lui, puis, en pleurant, la
renvoyait, un peu soulagé d'avoir vu sur le visage de sa maîtresse
l'angoisse du désir longtemps accumulé, du lourd et désirant désir.

D'autres fois, quand elle arrivait si lasse, si couverte de pleurs, si
mystique qu'elle souhaitait s'étendre sur le tapis de son amant pour y
mourir, il l'accueillait avec une brutale ardeur, et, comme elle
s'effrayait qu'on voulût violenter un corps que baignent des larmes:

--Hélas, lui disait-il, avec une impitoyable langueur, tes larmes ne
touchent pas uniquement mon âme, ma bien-aimée!...

«C'est curieux, pensait-il; le chagrin, qui l'affine encore, la rend
plus subtile aussi. Voici qu'elle mène à son gré son mari et moi. Elle
m'aime, et pourtant ne meurt point. Cette âme s'éveille à la vie, à
d'habiles ménagements. Jalouse, elle serait bien plus touchante.»

Il ne restreint plus sa cruauté.

Un jour, il s'emporte contre la jeune femme jusqu'à lui reprocher sa
pâleur, sa tristesse, ses bras amaigris.

--Vous n'êtes pas gaie, lui dit-il. Ne retrouverai-je donc jamais ce que
j'aimais en vous, votre rire, votre ingénuité, votre gentillesse à
vivre?

Et, sans colère, penchée contre son amant, le corps, les mains
découragés, emplie d'amour, buvant enfin à la douleur, les yeux plus
profonds qu'on n'aurait pu croire, avec une grande pitié pour lui, pour
elle, elle dit doucement:

--Vous m'avez rendue si vieille, mon enfant chéri...

Il lui reproche aussi la tendresse qu'elle a pour son petit garçon.

Un petit garçon qui souffre, mais qui ne va pas mourir, qui déjà joue
avec les bibelots de bois qu'on met sur son lit, cela vaut-il le coeur
d'Antoine Arnault, où Donna Marie a plus de vie que dans la vie, où
vraiment elle fut recréée, douée de son âme, dotée de tous ses plaisirs?

Aussi Antoine la tourmente-t-il activement. De son regard, à chaque
minute, il la blesse.

Quand, pendant les chaudes soirées, ils sont, tous ensemble, le comte
Albi, quelques amis, et aussi cette rieuse mademoiselle Tournay, sur la
place Saint-Marc, autour d'une table où s'alignent les petits sorbets
roses, oranges, et que, au centre de la place, joue la musique
guerrière, Antoine, d'un regard aigu comme des mots audacieux, enveloppe
sa maîtresse pâlissante, que la musique enivre, et qui se trouble
d'être, sous l'oeil de son mari, si visiblement enivrée; et ce regard
dit nettement à la jeune femme: «O Donna Marie! Quelle senteur ont donc
la musique et le plaisir, pour que vous les respiriez en tremblant, en
reculant, en avançant, comme fait le cheval d'Arabie quand il sent
l'odeur du lion, la profonde odeur du lion rouge? Tu sembles frêle ce
soir, ma bien aimée, mais ce qui sanglote en toi, c'est la force, ta
force... Le soupir qui circule en toi et qui meurt dans ta bouche, où
commence-t-il, où est-il le plus fort?... Les autres et ton mari
parlent, boivent, se reposent; tu fais semblant de les imiter, mais ton
imagination, depuis combien de temps râle-t-elle? depuis combien
d'instants es-tu pâmée entre mes bras, dans ce coin de la place
Saint-Marc, près des lumières et des tasses de café, près de tes amis et
de ton mari, sur cette chaise où te voici, par ton désir, défigurée.»

Et, ce soir-là, Antoine est à bout de souffrance. Il n'en peut plus de
regarder, sans pouvoir bouger, la pâle comtesse si patiente sous son
chapeau penché, dans son léger manteau noir qui couvre ses bras et ses
genoux; et, par moment, elle sourit, comme si tout de même tout cela
pouvait se supporter; elle adresse la parole à son mari, qui répond
doucement, et ils s'amusent de quelque chose ensemble...

La place Saint-Marc reluit comme un immense salon d'argent; les
murailles brodées habillent la nuit foncée d'un rigide, d'un éclatant,
d'un divin point de Venise! Sur la sombre et lointaine lagune, la sirène
d'un navire mugit...

De toute cette ardeur, de cette beauté, Antoine a le coeur brisé.

Il se tourne vers mademoiselle Tournay, il lui dit avec impatience:

--Dans cette Venise qui chante si haut, la sirène que vous venez
d'entendre ne détonne point, semble un cri de passion plus aigu que les
autres... Voyez quelle complaisance morbide, quel enjôlement des sens...

Et, soudain mademoiselle Tournay, dans les douces lumières, apparaît
brûlante. Avec son front bas et ses yeux dorés et sa bouche d'appétit et
de fête, cette autre Française apparaît brûlante.

Jamais Antoine ne l'avait regardée: jeune femme ordinaire, négligemment
vêtue, qui servait dans le palais à ce que l'on voulait, à désennuyer la
comtesse, à éconduire l'importune visite, à obliger le comte et le petit
enfant...

Mais, cette nuit, les cheveux en désordre sur le front, le manteau
glissé, elle est une Ménade que son ardeur dévêt. Elle regarde d'un net
regard, et, dans ses yeux, on voit deux allées, qui s'allongent et se
perdent, et disent «Venez, venez, venez...»

Cela est aussi sûr que si c'était en lettres d'or dans ce franc regard.
Elle ressemble à une délicate paysanne, et aussi, avec son cou clair et
gonflé, à une Amazone gourmande.

Les yeux ont le luisant du scarabée, et les cils ont le velu de la bête
des champs.

Sa sensualité est sur sa bouche. Elle sourit et se délecte. Antoine,
agacé, voudrait lui enlever ce qui la fait sourire, cette pensée qui la
fait sourire, comme il lui arracherait un gâteau des lèvres. Il voudrait
lui dire: «Cessez!» Il la regarde, animal insignifiant tant qu'elle
n'est point observée, et qui devient lustré, abondant et volontaire si
on a deviné son désir, sa lueur d'insecte que l'instinct enflamme et
signale aux mâles dans la sombre forêt.

C'est cela qu'elle est, cette fille qui s'habille vite d'une robe
rajustée de la comtesse, qui n'a jamais le temps de bien mettre son
chapeau parce qu'on crie: «Mademoiselle Tournay, venez vite!» mais dont
tout le corps pense au plaisir, dont les cheveux et les dents pensent au
plaisir, qui doit être la maîtresse du comte et de tous ceux qui l'ont
voulue, comme elle sera la maîtresse d'Antoine Arnault dans une heure,
s'il le souhaite.

Au regard d'Antoine, elle a compris qu'il veut d'elle. L'heure qu'elle
attendait est venue. Elle est patiente et n'est pas exigeante, mais
comme elle goûte l'instant où l'homme qu'elle a longtemps convoité la
désire! Que de choses elle a faites! Maintenant, Antoine se les
rappelle: c'est elle qui est toujours disposée à tout, qui se réjouit
des mauvais hasards, de la pluie qui surprend, du repas qui fait défaut
à l'auberge, de tout ce qui emploie son énergie, et l'expose à être
sollicitée comme elle se contente de l'être, chaudement, brièvement,
fortement!

Un jour qu'Antoine Arnault s'était meurtri la main dans une fenêtre,
comme elle s'était empressée, avec un linge, une recette, une aimable
expérience; mais il avait dit: «Laissez»... S'il l'eût regardée, il eût
perçu ce regard que le sang grise, que la main, et la voix et le goût de
l'homme grisent. Ah! pour se guérir de la douleur qu'il éprouve par la
comtesse, pourquoi ne pas suivre un instant cette nymphe brutale?

Il lui dit à voix basse:

--Venez demain matin, à onze heures, au jardin Eaden.

Elle a bien compris, et, un peu romanesque, touchée dans son coeur de
petite fille par cet instant mélodieux et triste, elle pâlit, et soupire
un peu, et semble plus faible, plus fine, plus grave...



IX


Le lendemain, Antoine Arnault, las, indolent, se dirige en gondole, sur
la douce eau verte des canaux, vers les beaux bosquets enfermés. Le jour
d'été est divin. L'azur est dans l'espace comme une fête, comme un
jardin de roses bleues, de rosées bleues, comme cent mille ailes
d'oiseaux d'argent.

Antoine Arnault a laissé sur sa table, à peine lues, les lettres qui,
chaque matin, arrivent chez lui, lettres où sa jeune gloire est caressée
par les tendres ferveurs, la déférence timide et ravie des jeunes hommes
qui ont quatre et cinq ans de moins que lui, et qui l'imitent. Il
méprise tout cela, rien ne lui est assez: ce chaud azur, cette paix
lourde, dorée, hachée d'or, cette vibration de l'immobile le contentent
bien davantage. Solitaire, il est roi du monde, et la jeune femme qu'il
va rejoindre ne défait pas sa solitude; elle est moins une âme qu'une
grappe de fleurs odorantes.

Quand il arrive, elle est déjà là. Elle sourit de tout son visage rose
et pâle qui déplaît chaque fois que d'abord on la revoit, mais ensuite
s'emplit et reluit de secrets voluptueux.

Ils avancent dans le jardin; il lui tend la main pour l'aider à franchir
quelques morceaux de verre mêlés aux brillants cailloux. Elle cède
langoureusement: une politesse lui est une caresse dont elle se prévaut
pour défaillir déjà. Brave, dans la difficile vie, ici elle devient
molle et fière, et se ferait porter par des mains patriciennes.

Ils marchent sous des voûtes de vignes, sous des voûtes de rosiers.
L'espace est comme un doux visage fardé de poudre bleue. Quel azur, et
quel jardin pâmé! Des roses et des roses! Entassées, oppressées, vives,
décolorées, épuisées, se gênant les unes les autres, se prenant leur air
et leur vie, s'empoisonnant, s'affamant, ne pouvant dans ce peu de terre
subsister toutes, si folles et si nombreuses, elles sont là qui règnent
et qui meurent. Leur parfum est tel, que la couleur et l'arome se
mêlant, l'air semble rose, tout devient rose par ces roses...

Et voici les cloches molles des digitales, où, adroit et ardent, le
lourd bourdon s'enfonce et tremble de volupté.

La jeune compagne d'Antoine sourit de la douceur que lui fait éprouver
tout ce fécond jardin.

Autour d'une légère tonnelle où luisent de si petites roses qu'on les
prendrait pour des pâquerettes, tournent de tendres papillons blancs,
peu sauvages, abattus par la chaleur et le parfum, et qu'on enfermerait
dans la main. Antoine et la jeune femme les regardent jouer, et l'un de
ces mols papillons, délicatement, lentement, vole vers la petite rose,
et de sa bouche lui baise la bouche avec tant de netteté, de force et de
perfection que l'on peut voir trembler de désir, de plaisir et d'entente
l'insecte délicieux et la fleur favorisée...

Antoine Arnault se retourne et baise ainsi les lèvres de sa compagne.

Mais on n'embrasse point cette jeune femme sans qu'elle meure, sans que
son coeur s'arrête et se glace, sans qu'elle devienne la victime ou la
tendre comédienne, il ne sait, d'un trop sensible plaisir...

Antoine ne s'attendait pas à de si délicates nervosités; elle pleure et
soupire, et va vraiment s'évanouir...

On pouvait la croire robuste et joueuse, habile et passionnée, mais non
qui s'abandonne jusqu'à dénouer son âme, jusqu'à répandre un négligeable
trésor qu'on ne lui demandait pas. Quelle revanche prend-elle de sa vie
rude et comprimée, de sa claire robe fanée, de son parfum et de sa
poudre à bas prix, de sa chaussure lourde sur son pied de nymphe lourde,
de sa bague en petite perle sur son doigt rond, enflé? Ah! tout cela qui
n'est point fin ni suffisamment convoité, comme elle s'en venge par sa
crise de volupté, comme elle se fait précieuse par ses langueurs, par
ses vapeurs! Il faut bien qu'Antoine lui parle avec une anxieuse
délicatesse, qu'il la tienne et la touche comme une Esther évanouie;
qu'il lui dise: «Je vous en supplie, je vous en conjure, ah! mon Dieu!
qu'avez-vous? parlez!»

On la vit dans le palais de la comtesse jusqu'à minuit passé, sans
faiblir aider le comte à transporter les lourds volumes d'une
bibliothèque qu'il classait à nouveau; on la voyait, à la promenade,
délivrer hâtivement les mains de la comtesse d'une ombrelle, d'un petit
paquet; on la voyait servir, et ici elle est une Ève gisante, qui
commande et s'impatiente!

Et Antoine, en effet, est tout ému d'être l'objet d'une pareille scène,
d'une si animale scène.

Il s'empresse...

Cette fille au regard brutal, il la faut soigner comme une Hébé qui se
serait laissée choir du lit des dieux.

Les cheveux bruns dénoués sous le chapeau chancelant, la robe en gaze de
Brousse froissée, une écharpe vive qui glisse, c'est un désordre
oriental.

Antoine trempe un mouchoir dans un peu d'eau jaillie du sable, et lui
baigne les tempes; elle dit avec irritation: «Pas ainsi,» et Antoine,
plus doucement, passe ce mouchoir sur ce front.

Donna Marie, fûtes-vous jamais si impérieuse? vous qui, dans vos jours
de fatigue, pressiez doucement la main bienfaisante qui caressait vos
cheveux.

Antoine Arnault emmène sa compagne exténuée en gondole, et puis chez
lui, dans cette demeure,--il eût souhaité ne pas le faire!--dans cette
chambre où il a goûté les larmes de sa chère comtesse.

Là, elle se guérit, redevient vive et ménagère, refait les bouquets des
vases, s'amuse, se rhabille, se déshabille, et, dans les bras d'Antoine,
reprend son agonie enivrée, ses pâmoisons, ses syncopes voluptueuses.

Et puis elle s'en va gentiment, pleurant, riant, puérile, coquette,
ayant retrouvé sa santé.

Antoine ne sait ce qu'il doit ressentir. Cette fille vulgaire, subtile
et malade lui laisse pendant une heure encore un fort parfum.
Reconnaissant d'avoir suscité de tels troubles, il estime cette adroite
forcenée. D'un corps rude, et déjà fané à vingt-cinq ans, elle fait une
âme nuancée qui brûle, se glace, soupire, mord, meurt.

Est-il dégoûté, la désire-t-il encore? Il ne sait. Mais il sent qu'en
somme c'est fini. Il n'attend pas de réelle distraction de cette
sultane-servante; elle n'est entrée ni dans son âme, ni dans sa vanité.

La comtesse, la précieuse, le saura-t-elle? Souffrira-t-elle?

C'est cela qu'il faut chercher.



X


Antoine Arnault reçoit le matin Émilie Tournay, tandis que la comtesse
vient le soir.

Plus à son aise, mademoiselle Tournay maintenant se repose, flâne,
cause, et Antoine voit bien, avec soulagement, qu'elle ignore les
relations que Donna Marie et lui ont ensemble.

D'ailleurs, elle n'est point méchante ni perfide; elle semble attachée à
Marie. Si elle est la maîtresse du comte, Antoine ne s'obstine pas à le
savoir; il n'ose demander si le comte éprouve de la passion pour sa
femme, s'il est exigeant... Ah! comme ce secret lui perce le coeur! Et,
blessé de dégoût et d'humilité à la pensée de ce partage, se vengeant de
Donna Marie qui, le soir, innocente et confiante, lui dit: «Il faut
toute la vie me rester fidèle...» il ne repousse point les caresses de
cette autre jeune femme.

Que Donna Marie le sache? Qu'elle ne le sache pas? Que veut Antoine?

Ah! qu'elle ne le sache pas! Pâle petit coeur aristocrate, qui aime
autant qu'il peut aimer, sans héroïsme et sans carnage; mais avec une
douceur infinie, une si noble soumission, et en même temps une confiance
si royale! Qu'elle ne le sache pas! Qu'elle continue à vivre,
gracieusement, sans que son doux orgueil soit brisé. Et puis Antoine
bientôt va partir, va laisser là l'une et l'autre, la rude bergère dont
il ne se soucie point, et celle qui lui a appris le triomphe, la
perverse ardeur sacrilège, la vanité sensuelle. Il lui dira: «Adieu,
Donna Marie, restez avec cet homme qui est votre Fortune et votre époux
et qui, moi présent, me déshonore; mais, quand je serai parti, vous
gémirez en vous souvenant de moi près de lui, et, vous étreignant, il
étreindra le groupe adultère que vous formerez, unie en pensée à votre
amant. Ah! quel plaisant corps à corps pour ce dédaigneux seigneur!...»

                   *       *       *       *       *

Donna Marie, sur la place Saint-Marc, le soir, après le dîner, tandis
qu'elle fait quelques pas au bras du marquis di Savini, entend, non loin
d'elle, mademoiselle Tournay qui dit en riant, à voix basse, à Antoine
Arnault:

--Tais-toi, Antoine!

... Mademoiselle Tournay a-t-elle dit à Antoine Arnault: «Tais-toi,
Antoine,» ou bien la comtesse, devenue démente, se figure-t-elle cela?
ou bien est-ce une plaisanterie, une comédie, quelque chose d'organisé
qui oblige mademoiselle Tournay, qui n'en a pas l'intention ni l'envie,
de dire en ce moment à Antoine Arnault, qu'elle connaît à peine:
«Tais-toi, Antoine».

La comtesse ne peut plus avancer; elle perd la tête; elle veut savoir...
Qui peut-elle interroger? Elle ne peut rien. Elle s'assoit. Le comte
Albi et le marquis di Savini font venir des granitti, des cigares.

Antoine, Émilie ne se doutent pas que Donna Marie a entendu cette
phrase, pour laquelle d'ailleurs Antoine a considéré avec mépris
l'imprudente et vulgaire Émilie.

Hélas, Donna Marie! Vous tenez maintenant le bout du fil: vous allez
suivre et vous expliquer les regards de votre Émilie, qui tantôt
provoquent et tantôt fuient les yeux de votre amant. Vous allez
apercevoir toutes ses ruses, toutes les familiarités qu'elle prend avec
lui. Quand il lui parle, elle feint de répondre négligemment, et, s'il
se tait, elle s'agite, s'inquiète, se plaint de la soif, de la fatigue.
Comme elle rit quand elle le regarde! Riait-elle comme cela autrefois?
Donna Marie ne le croit pas, mais peut-être se trompe-t-elle, peut-être
est-elle folle?...

«Est-ce que, quand on a la reine, on veut la servante? Est-ce que cette
fille n'est pas une fille grossière et rude, qu'on ne saurait désirer?
Si un homme, dans un désert, dans la forêt, avait besoin d'elle, il
l'aurait et la quitterait après...»

Voilà ce que pense soudain la comtesse de mademoiselle Tournay, qu'elle
aimait.

«Qu'y a-t-il? qu'y a-t-il? qu'y a-t-il? crie sa pensée, comme une folle.
Est-ce une liaison qui commence, sont-ce les premiers signes, et lequel
des deux veut l'autre? Sans doute Antoine méprise Émilie, repousse ses
avances... Mais ne le voit-on pas qui semble accoutumé à elle? Il la
connaît donc? il s'aperçoit d'elle? et, tout à l'heure, ne lui a-t-elle
pas dit avec une rude aisance: «Tais-toi, Antoine...»

Ah! quel dégoût pour Donna Marie! Cette fille va-t-elle séduire son
amant? Et son amant, qui est-il, son amant qui n'est rien, qui est de la
race, au fond, de cette Émilie? Qu'ils aillent ensemble, s'ils se
plaisent... Donna Marie le dira bien à Antoine; elle lui dira: «Je ne
sais ce qu'il y avait, mais il y avait quelque chose qui faisait que je
n'aurais pas pu vivre vraiment avec vous...» Mais, hélas, hélas! comme
elle l'aime! Ne pouvait-il lui épargner cette douleur?... Pourquoi la
tue-t-il ainsi?

                   *       *       *       *       *

Soir du 29 août sur la place Saint-Marc, elle ne vous oubliera jamais!

Voyez. Elle garde une apparence de vie, de mouvement, de douce grâce,
mais elle est pantelante comme un guerrier à l'infirmerie, soldat qui
sur un lit dur a le poumon découvert, a la mâchoire cassée...

                   *       *       *       *       *

Antoine Arnault ne voit pas l'angoisse de Donna Marie, tant il est
occupé à souffrir d'elle, à la détester, parce qu'elle est là, si pâle,
entre ce vieux marquis di Savini et son mari.

On ne peut rien se dire; on se sépare, on rentre chez soi, et Donna
Marie, dans sa chambre, meurt de douleur.

Son esprit et sa vie, elle les sent froids comme la pierre, anéantis;
mais tous ses nerfs sautent et sanglotent, et la douleur, mille douleurs
circulent en elle, courent dans ses veines et sous sa peau comme une
foule dans les rues. Cela fait un mouvement intolérable, un va-et-vient
dans son corps... Et elle, alors, se lève et marche, va et vient dans la
chambre; elle voudrait sortir de sa chambre, de la ville et de la vie,
aller on ne sait où, dire à Antoine: «Antoine, Antoine tu m'as tuée. Je
m'en vais où vont les mortes. Où sont les mortes?»

Et puis elle songe que là-bas, non loin d'elle, dans une chambre du
palais, Émilie Tournay se déshabille, entre dans son lit, se repose;
elle songe qu'Émilie Tournay est une petite bourgeoise, une fille sans
fortune, qu'elle a aidée, qu'elle a aimée, mais dont elle jugeait et
dédaignait toutes les allures, tous les sentiments, toute la forme...

Hélas, cette Émilie, Antoine l'a tenue dans ses bras! Donna Marie
n'aurait-elle point dû penser à cela, qu'on ne laisse pas une femme
auprès d'un homme? Ne sont-ils pas faits pour l'amour? Non pour l'amour
tendre et triste qui en cet instant déchire son âme, mais pour cet autre
amour, bref et brûlant. La nature elle-même ne le souhaite-t-elle pas?
Ne l'indique-t-elle pas? Les femmes, toutes les femmes, et cette Émilie,
n'ont-elles point de tendres corps qui se penchent et avancent, tendus
vers les mains des hommes? Les doigts se touchent, les genoux se
touchent, tout un être attire l'autre être, et, dans les soirs chauds,
les femmes tristes ou légères ne tombent-elles point, comme les fruits
las sur la prairie?

Hélas, cette Émilie! tout naturellement Antoine Arnault l'a touchée et
l'a prise. Elle, Donna Marie, n'avait donc pas veillé? Il a été, avec
cette fille, comme elle sait qu'il est. Elle le voit. Elle sait ce qu'il
a dit, ce qu'il a fait. Elle sait tout de son plaisir, de sa gratitude,
de ses perverses joies... Hélas! que ne sait-elle de lui!

Et voici qu'elle se sent être la soeur de cette Émilie, ayant le même
corps, le même secret, puisqu'un même homme les a goûtées, connues. Les
voici deux, toutes pareilles, avec le même souvenir et la même attente;
et Antoine sait leur différence et leur ressemblance. Mais lui, il est
le même, il ne change pas, et toutes les femmes qu'il a connues se sont
ressemblées, sont devenues comme des soeurs entre elles, parce que c'est
l'homme qui parle, et la femme qui entend, s'imprègne et se modifie.

Quelle nuit elle passe! pendant laquelle lentement, sûrement, toute sa
vie se défait, se détruit. Puisqu'elle a perdu tout le goût de la vie,
qu'elle est vraiment dépouillée d'elle-même, que ne meurt-elle à l'aube?
Sa confiance, sa beauté, sa noblesse, Antoine les a trahies avec une
fille inférieure. Cela est. On ne peut pas effacer cela. Mais son
orgueil n'est pas si blessé que son rêve.

Hélas! elle le sait bien, elle ne peut pas se détacher de lui. Infidèle
ou fidèle, n'est-il point toute sa volupté? Le vertige et l'éclair,
l'incomparable bouleversement, le désir et le plaisir, cent fois plus
vifs et plus satisfaisants que ne sont l'une à l'autre la soif et l'eau,
et enfin la langueur qui glisse jusqu'à la mort et jusqu'aux larmes
immobiles, ne les a-t-elle point connus à cause de lui, à cause de son
regard, de sa voix, de ses mains, fidèles ou infidèles?

                   *       *       *       *       *

... Donna Marie, quand le soir sur l'eau verte et troublée résonneront
les tristes chansons de Tosti, et que, la tête renversée, d'une
impossible voix, muette, vous adjurerez les cieux et les ténèbres de
diminuer votre sensuelle ardeur, que vous importe, si votre ami vous
parle et vous enlace, qu'il en ait enlacé d'autres encore?

Oui, Donna Marie, songez à vous-même; aveuglée par les pleurs ne jetez
pas au plaisir le blasphème lyrique, les cris de l'insensé: «Va-t'en,
maître de l'extase et propriétaire de la joie! Va-t'en, majesté!
Va-t'en, splendeur!»

Vous sentant plus impure par votre plus exclusif désir, n'exigeant plus
rien de l'amitié ni du serment, vous connaîtrez d'âcres joies,
audacieuses, pourpres, corrosives.

Posez sur votre âme froissée ce beau petit masque d'ivoire dur et rond
dont les Vénitiennes du siècle de Louis XV recouvraient leur visage,
sous le tricorne noir: votre amant ne reconnaîtra pas votre coeur. Ainsi
masquée, goûtez la volupté, laissez glisser sur vous les tendres
souffles, les tendres doigts; votre moins sage beauté effraiera votre
amant enivré. Il vous redemandera votre âme. De vos pieds nus à votre
cou serré de perles, à vos cheveux chauds et mêlés, vous lui semblerez
une énigme audacieuse, et vous posséderez ainsi, jusqu'au désir
inassouvi, votre soucieux vainqueur...

Donna Marie ne pense point de cette manière; elle sent seulement qu'elle
souffre trop; et maintenant, debout à sa fenêtre qui regarde le canal,
dans le matin naissant, abêtie, les yeux levés, elle cherche par où, par
quels escaliers de l'air, par quelles mystérieuses portes de Venise elle
pourrait sortir de la vie...

Tout à l'heure, bientôt, elle prendra sa gondole, elle ira chez Antoine
Arnault, et là, elle parlera et elle criera jusqu'à ce que quelque chose
soit changé dans tout ceci, dans tout ce qu'elle éprouve, dans tout ce
qui est.

Elle est prête, elle sort, elle arrive chez Antoine. Elle ne vient
jamais le matin, mais Émilie, depuis une semaine, vient ainsi de bonne
heure, et Antoine, recevant Donna Marie, s'épouvante de sentir que
l'autre dans quelques instants va venir.

La pâleur de Donna Marie, son attitude sombre et fermée le mettent mal à
l'aise; il ne sait que lui dire. Mais elle parle, et voici que, douce,
timide, toujours soumise, elle devient forte, et d'une voix nette,
desséchée, elle dit tous ses griefs, ce qu'elle a deviné, ce qu'elle
entrevoit, ce qu'elle sait. C'est le chant de la fierté, du naturel
dédain, de l'antique et claire hauteur. Antoine ne reconnaît pas son
amie plaintive et penchée.

Comment faire comprendre à cette guerrière qu'il l'aimait et la
vénérait? qu'il l'a trompée par douleur; qu'on ne peut pas laisser sans
se venger, sans devenir fou, la femme que l'on aime à l'époux qui
revient...

Elle ne veut rien écouter. Et voici qu'une sonnerie tinte, et que sans
doute Émilie maintenant est là, devant la porte, tout près.

Pleurant, priant, essayant de saisir les mains de Marie, Antoine la
supplie de se taire, de ne point laisser soupçonner sa présence, tandis
que lui va tout simplement dire à Émilie Tournay qu'il ne la reçoit pas,
qu'il travaille, qu'il ne la verra plus. Mais Donna Marie, brûlante,
glacée, haletante, exténuée, sans défense, cédant enfin, tombe dans les
bras du jeune homme; elle baisse la voix et ferme les yeux.

--Dis-lui,--soupire-t-elle, calme, soulagée,--dis-lui que c'est moi que
tu préfères...

Au bout de quelques instants, Antoine Arnault revient près de Donna
Marie.

Il ne lui dépeint pas le visage d'Émilie, sa colère, ses soupçons; il
hait cette fille, et s'indigne et ne pense qu'à la comtesse. Mais elle
ne peut point oublier cet adultère, elle regarde autour d'elle, et,
d'une voix blessée, elle dit:

--Ce fut ici... ici!...

Hélas! elle ne peut pas oublier. Elle voudrait tout savoir de cette
redoutable Émilie, ses défauts ou sa beauté; elle voudrait la voir
souffrir, et lui dire fortement, tranquillement: «Cela ne me fait pas de
peine que vous souffriez.» Elle ne s'inquiète pas de savoir si Émilie a
des soupçons et peut la perdre, elle veut se venger.

Antoine la conjure d'être raisonnable afin de garder son secret. Elle
répond:

--Oui, mais oui.

Cependant elle songe:

«Je ne me perdrai pas en disant à cette fille ce que je pense d'elle,
combien je la méprise.»

Et, comme elle revient chez elle, elle trouve devant la glace du salon,
coquette, riante, Émilie Tournay.

Elle ne peut rien dire pendant le déjeuner. Le comte annonce qu'il va
passer trois jours dans la montagne, où verdissent les beaux paysages de
Giorgione. Ah! quelle délivrance pour Marie! Comme elle va retomber sur
le coeur d'Antoine, lui faire répéter jusqu'à l'épuisement, jusqu'à ce
que les mots usés, pressés, n'aient plus de sens, tournent et tombent,
qu'il l'aime, qu'il souffrait, qu'il est jaloux, qu'il meurt. Et comme,
tout à l'heure, dans la maison silencieuse, loin des oreilles de
l'époux, elle va doucement torturer cette Émilie détestable!...



XI


Le comte vient de partir, il a dit adieu à Donna Marie, il lui a baisé
une main, et puis l'autre main.

Émilie Tournay est restée au salon près de la comtesse. Elle chante à
voix basse en s'occupant des fleurs; elle semble rire; elle passe
plusieurs fois près de Marie, et de son pied repousse la longue traîne
étalée autour du fauteuil de la comtesse. Elle va sans cesse près du
miroir, et se regarde, et s'arrange. Elle se plaît, elle se flatte
elle-même. Donna Marie ne peut plus supporter cela. Elle lui dit deux ou
trois mots insignifiants, mais de quel ton agressif! Émilie se retourne,
surprise; elle veut s'empresser auprès de Marie, et, comme à
l'ordinaire, lui prend doucement le bras; mais Marie, ne pouvant dominer
son regard qui devient froid et pâle, sa voix sèche qui s'élance, dit en
riant de colère à Émilie:

--Ma chère, vous aimez Antoine Arnault.

--Et vous aussi, répond celle-ci d'une voix douce, d'une voix
indulgente, aimable.

Donna Marie dédaigne cette phrase. Elle reprend:

--Vous l'aimez. C'est lui qui me l'a dit, qui me l'a raconté... Vous ne
savez pas comme il en riait!...

Mais Émilie pâlit:

--Il ne riait pas, dit-elle, quand il vous trompait avec moi.

--Avec vous? reprend Marie ivre et blanche.

Et elle ajoute:

--Je ne sais pourquoi je vous parle: une seule de mes pensées vous
pousse et vous fait rouler par terre... Avec vous, ma chère? on ne
trompe pas moi avec vous... Vous, on vous prend parce qu'on a pitié de
votre désir, de votre besoin, de votre maladie amoureuse; parce que vous
suppliez les hommes, et qu'on a pitié de cela; parce que...

--Pourtant, dit Émilie, tranquille et féroce, il vous a trompée avec
moi.

Donna Marie, qui était debout et marchait s'arrête; elle regarde son
ennemie assise et obstinée.

--Vous, dit-elle (comme elle est pâle et forte), vous? Regardez-vous!
Que chercherait-on sur vous? Le goût des robes que j'ai portées, et que
je vous ai données? Elles étaient plus belles quand je les ai mises...
Non, ma chère, on ne veut pas de votre âme ordinaire, de vos mains
lourdes, de vos pieds lourds, de votre basse coquetterie, de votre gros
linge brodé, par amour... je vous le dis, reprend-elle avec une espèce
de calme et de bonté, et, comme on donne un renseignement,--il vous a
prise par pitié...

Émilie Tournay ne sait pas répondre. Sans doute son coeur éclate de
haine, mais elle ne peut enfreindre l'habitude de la servile et lâche
douceur. Tant de fois, dans sa vie, elle s'est excusée! Excusée d'être
en retard, de s'être mal acquittée de telle commission, de se trouver
souffrante au moment où l'on a besoin d'elle... Elle voudrait s'excuser
encore.

Cette nécessité de se rendre aimable pour vivre est entrée dans son
sang, et apaise ses plus vives colères. Par instinct, par habitude, sous
l'avalanche d'injures, elle voudrait prendre Donna Marie, la conduire
vers la chaise longue, l'étendre, la reposer, la guérir.

Elle la hait, et ne peut que caresser, à cause de cette habitude des
soins.

Mais Donna Marie n'est pas assouvie. Chaque fois qu'elle regarde Émilie,
elle pense, elle sent: «Il l'a eue.» O prestige de la créature que
l'amant a pressée! Mystérieux nuage d'or sur l'ordinaire fille! Donna
Marie est attirée en même temps que rebutée. Elle voudrait questionner,
elle voudrait s'asseoir près d'elle et lui dire: «Je vous méprise; c'est
fini. Maintenant, causons. Racontez-moi, racontez-moi...»

Les yeux dans ses mains, elle écouterait les confidences voluptueuses,
l'affreuse confession voluptueuse. Et, en même temps, elle dirait à
Émilie: «Comment, il a embrassé vos mains larges et moites? Voyez mes
mains... Et quel parfum trouvait-il à vos cheveux crépus, mêlés? Et
comment avez-vous fait pour cacher vos souliers, qui sont si ridicules
avec leur aspect chaviré?»

Et puis, en somme, tout à l'heure, elle dirait à Antoine: «Tu me
dégoûtes et elle me dégoûte; allez-vous-en l'un avec l'autre...»

--Je vais voir ce que fait le petit, reprend finalement Émilie Tournay,
gênée, qui cherche à se retirer, à ne plus être là.

Elle s'en va silencieusement, ayant l'intention de ne plus peser, de ne
pas irriter...

Donna Marie, seule, réfléchit.

Cette fille la tient désormais. Certes, pense-t-elle, depuis longtemps
Émilie a tout deviné; elle n'en parlait pas, elle était discrète, tout
occupée à vivre commodément, paisiblement... D'ailleurs, elle est
naturellement discrète, c'est sa vertu, son obscur honneur, sa rude
délicatesse... Mais maintenant! Que ne peut-elle dire au comte! Oui,
Donna Marie a de quoi se disculper: nulle autre preuve que celles de
l'amitié, d'une gracieuse et vive entente; cependant la méfiance du
comte éveillée, voici mille obstacles qui surgissent et empêchent
l'ancien bonheur. Et cette Émilie, il la faut écarter. Marie ne veut pas
la voir.

Mais si Antoine ne supporte plus la jalousie que lui inspire l'époux de
Donna Marie, si c'est pour cela qu'il a trompé sa chère maîtresse après
l'avoir beaucoup fait souffrir, hélas! quelle douceur et quelle paix
peut-elle espérer encore?

Il faut qu'elle s'entretienne avec lui. Elle sait qu'il l'attendra,
Fondamenta Bragadin, tout le jour. Elle sait aussi qu'il a écrit à
Émilie Tournay qu'il serait absent, qu'elle ne revînt pas. Elle va le
voir. Quelle douceur!

Et, quand elle arrive chez lui, elle le trouve si tendre et si triste,
si plein de bonté, qu'elle oublie; dans l'appartement où l'autre aussi
fut choyée, elle ne voit plus qu'elle-même et que lui, leur plaisant
passé, leur chaude confiance. Collés l'un contre l'autre, de leurs bras
désespérés ils s'attirent, se retiennent; ils se taisent et s'enlacent.

Donna Marie est vêtue d'une légère robe turque, brodée, dorée, et, avec
sa douceur tiède, sa frêle pâle beauté, sous le vêtement lamé, elle fait
songer à mademoiselle Aïssé.

--Petite dame triste et chérie du beau XVIIIe siècle, soupire Antoine,
étions-nous bien faits l'un pour l'autre; vous faible, hautaine et
frivole, et moi qui souffre trop de vous?...

Elle ne répond que par de tendres soupirs qui viennent de la paix de son
âme. Tout à l'heure si inquiète, si bouleversée, elle est tranquille et
heureuse de nouveau. Non, elle ne peut quitter son époux, son enfant, sa
petite puissance sur Venise et Florence, mais elle est plus habile
aussi, elle gardera mieux son amant...

Ils restent longtemps ensemble.

Donna Marie pense: «Il y a pourtant quelque chose de brisé», mais elle
n'ose pas le dire, de peur que, si elle le dit, cela soit. Quand elle
était petite, elle s'en souvient, devinant que son père venait de
mourir, dans le salon où l'on était réuni elle se bouchait les oreilles,
pour ne point entendre quelqu'un lui dire: «Votre père est mort.»

Elle sentait que ce serait plus absolu lorsqu'on aurait dit ces mots, et
que le silence est bienfaisant, incertain encore, pareil aux limbes
indécises.

Jusqu'au soir ils restent ensemble; une petite sonnette tinte.

--Ce n'est rien, dit Antoine à Donna Marie qui sursaute, ce sont les
lettres...

--Voyez, dit Marie. Émilie a dû vous écrire.

En effet, Antoine rapporte une lettre d'Émilie. Il voudrait ne pas
l'ouvrir en ce moment, mais Donna Marie, inquiète, avec de nouveau son
regard de chasseresse qui se fatigue, s'épuise, insiste. Il ouvre cette
lettre. Elle attend qu'il la lise, mais il la replie; alors, elle la
prend, et son visage, à la lecture, s'irrite. Curieuse lettre!
insensible, aiguë et fière, et dont l'adieu se termine par une phrase
qui transperce, exténue Marie.

«Je suis contente, écrit cette fille à son amant, je suis contente que
tu me quittes tandis que tu me désires encore!»

Antoine a beau se désoler, il goûte au fond de son coeur les colères de
ces deux femmes, leurs plaintes, leurs parfums emmêlés.

Marie demeure étourdie, déconcertée de cette phrase, et rancunière.

Quand elle rentre chez elle, elle ne sait que faire. Elle voudrait
pousser cette Émilie, si elle la voit, et marcher dessus. Mais on lui
dit:

--Mademoiselle Tournay est souffrante.

Et ce fort pitoyable instinct, cette animale pitié de l'être pour
l'être, la solidarité de l'espèce enfin, que la maladie ou la mort
éveillent, adoucissent déjà Marie.

--Ah! dit-elle à voix basse.

Et elle se dirige vers la chambre d'Émilie...

... Cette Émilie en larmes est dans ses bras! Marie ne sait pas comment
cela se fait, mais cette bacchante qui sanglote et se trouve mal est
dans ses bras, et voilà Marie toute bouleversée par le poids, le corps,
le désordre de cette fille pâle qui menace de mourir, qui, une main sur
son coeur, le visage grave et fermé, étouffe, n'a plus de respiration,
et, de toute sa force, pend dans les bras de Marie. Et Marie n'est plus
qu'une soeur qui veut réchauffer cette vie lamentable. Une sorte de
passion, d'ivresse, de sensuelle bonté s'émeuvent en elle au contact de
cette malade. Elle s'empresse, et, d'une voix tendre, avec des paroles
d'amour, appelle cette endormie...

Elle l'étend et lui baigne le front; elle la soigne, comme Antoine, dans
le jardin de roses, l'a soignée. Et, comme dans ce même jardin, Émilie,
seulement assoupie, avec une hautaine langueur se laisse raviver. Et,
dans la bonté de Marie, dans la chaude, animale bonté, passent des
éclairs de douleur qu'elle accueille avec une brusque sensualité.

Émilie, morte de volupté dans les bras d'Antoine Arnault, devait être
comme elle est là, rigide et pâmée, avec le visage soudain grave et
royal! Et voici que Marie songe: «Si Antoine était là, s'il venait,
comme elle guérirait vite! Elle tournerait vers lui ses yeux encore clos
et ses bras. Et lui, ému devant ce corps qui semble mort, pris de pitié,
de douceur, se précipiterait... «Qu'as-tu? lui dirait-il; me
reconnais-tu? C'est moi.»

Hélas! à ces pensées, Donna Marie se rapproche d'Émilie qui, lentement,
les yeux fermés, encore glacée, reprend son souffle régulier; et, tandis
qu'elle la soigne et desserre le corset sous le flottant peignoir, elle
s'intéresse de connaître--quelle trahison!--les faibles beautés de la
patiente, la taille lasse et la peau fraîche, qu'elle s'enivre de sentir
inférieures à sa propre beauté...

Quand Émilie se raccroche à elle d'un geste devenu naturel, familier,
Marie voudrait reculer; mais, amèrement, elle pense: «Je la goûte comme
l'autre l'a goûtée.» Et, avec un mortel plaisir, elle sent contre sa
joue les larmes d'Émilie, les larmes salées, elle tient ses mains
brûlantes, elle respire la vive moiteur, la peau luisante et gelée,
l'arome des cheveux sauvages.

Lorsque Émilie reprend ses sens, il semble que les reproches et les
colères aient sombré dans cette vive et chaude scène. Elles sont toutes
les deux sans défense. Émilie, la première, retrouve une audacieuse
tranquillité; elle remercie, et Donna Marie, accablée, se retire
maintenant.

Comme ces deux journées l'ont changée! Elle n'a plus la force de lutter.
Entre Antoine et Émilie, elle meurt de déceptions, de regrets,
d'incertitude. Elle voudrait se reposer, s'en aller; elle ne peut
quitter encore le petit enfant souffrant... Veut-elle éloigner Émilie
Tournay? Elle n'en a pas la force: depuis tant d'années, elles vivent
ensemble. Elles se sont aidées dans les villes étrangères, dans la vie
étrangère; elles se sont habituées l'une à l'autre.

Maintenant, souffrante et couchée à son tour, dans son abattement Donna
Marie s'attendrit de voir errer auprès de son lit, avec des pas soigneux
et légers, et son jeune parfum vivant, Émilie Tournay, adroite et
dévouée. Une fatigue des nerfs, une grande lassitude amollissent la
triste comtesse. Elle tourne ses regards vers son petit enfant, et quand
le comte revient, elle s'attache à lui avec une lourde et confiante
torpeur.

Antoine Arnault: voilà son ennemi véritable. Elle redoute de le voir.
Comme il lui a fait du mal!

Chez cette faible Marie, un choc si fort, une si grande dépense
d'énergie ont épuisé le sentiment. Elle se plaint de lui à Émilie
Tournay, qui ne le défend pas. Elles s'entendent toutes les deux, et
cette intimité, cette faiblesse attachent l'une à l'autre les deux
femmes, font naître chez Marie exténuée, l'enfantine et sentimentale
confiance, et chez Émilie l'actif dévouement. Les voilà liées, liguées.

Las d'attendre un appel, toujours retardé, auprès de sa maîtresse
malade, Antoine, abreuvé de mélancolie, de désenchantement, un soir
quitte Venise, et, de Florence, il écrit à Donna Marie.

«Madame,

»J'erre depuis trois jours, empli de vous et triste jusqu'à mourir. Mais
bientôt votre image s'effacera dans mon coeur.

»Je vous quitte, petite âme blonde, fragile et hautaine, parce que déjà
vous me quittiez. Vous retourniez doucement à votre passé, à votre
rigueur, vous ne saviez plus de moi que mes baisers; encore les
pouviez-vous confondre avec ceux que vous donnait votre époux. J'ai
souffert et vous avez souffert, je ne peux rien vous reprocher. Je
n'avais pas pour vous d'amitié, et notre amour est brisé. Vivez. Votre
chère beauté, dans les soirs de Venise, enivrera plus d'un jeune homme.
Ne soyez pas malheureuse. Si, pendant quelques jours, vous souffrez,
attendez; je vous jure que cela passe. Votre folie eût été, lorsque je
vous le demandais, de tout quitter et de me suivre.

»Quelle part de vous ai-je aimée en vous, je ne sais. Je me suis aimé
moi-même sur votre douce et claire beauté.

»Hier, je suis resté plusieurs heures dans la villa que vous habitez en
automne, sur les collines de San Gervasio. J'ai vu les grandes salles
graves où des échos sommeillent; la salle à manger qui donne sur le
jardin de citronniers; votre salon obscur, tout enorgueilli et parfumé
des soies, des reliures, des faïences de la vieille Italie.

»Je sens que là vous vivez noblement, dans votre sombre robe couleur de
l'olivier, entourée de respects et de servilités, négligente et
affairée, regardant par distraction, au mur, le médaillon de terre bleue
et blanche, de Lucca della Robbia, qui représente un petit garçon
emmaillotté.

»Le mal que je vous faisais, je cesse de vous le faire en m'en allant.
Hélas! mon amie, vous, si légère, vous alliez être submergée par l'ombre
et la cendre que mon coeur répand autour de moi. Moi seul je peux
résister à ma tristesse, à mes cruels déplaisirs. Je rechercherai la
solitude. Ce matin, au couvent de Saint-Marc, dans les divines cellules
où la douce, innocente fresque, placée à gauche, semble vivre et
chauffer comme un coeur irisé, j'ai goûté la paix de la mort; et quand,
au-dessus du beau sapin touffu qui fait le milieu du petit jardin, dans
l'azur lisse comme une dalle, une cloche a sonné, j'aurais aimé,
destitué de toute volonté, mêlé à un troupeau paisible, sous le regard
d'un prieur désabusé, me rendre à quelque réfectoire, à quelque atelier,
à quelque étude, enfermé désormais dans une sourde, aveugle et maigre
discipline.

»Mais, tout à l'heure, dans le cloître plus tendre encore de San
Domenico, à mi-chemin de la colline de Fiesole, j'ai pu sentir que ni
l'isolement, ni les clôtures n'empêchent dans ces asiles l'entrée de la
tristesse et de l'ardeur.

»Là, elles tombaient du ciel, du morceau de ciel bleu suspendu au-dessus
du silencieux jardin muré.

»Les tristes rosiers cloués aux murs roses; l'infini silence de la
petite pelouse, de l'eau plate dans le puits, des fenêtres, des toits;
le temps démarqué, qui passe sans qu'il soit nécessaire pour ces captifs
de connaître la date et les saisons, tout ce néant, tout cet infini
constituait le plus puissant aphrodisiaque. Et je me blessais à penser à
vous, à vous désirer comme jamais je ne vous ai désirée. Dans ce couvent
perdu sur la colline, l'éternité ne m'eût pas suffi à vous aimer.

»Hélas! je crois voir encore tournoyer le soir rose et bleu...

»Lorsque, chancelant de mélancolie, je suis sorti de cet enclos, j'ai
regardé le moine qui m'ouvrait la porte, un jeune franciscain vêtu de
bure et de cuir, qui lui, vit là. Gorgé de repos et de silence, son
vigoureux visage brillait comme celui d'un guerrier, d'un chasseur, d'un
amant. Il semblait ivre d'appétits, fougueux comme un cheval au
soleil... Et je l'ai vu disparaître, se replonger, s'ensevelir, derrière
moi, dans l'ombre de son monastère, dans l'odeur de pierre, de tiédeur
et d'encens...

»Madame, ces rêveries qui bouleversent mon âme et ornent encore votre
image, recevez-les dans vos petites mains futiles et bonnes.
Oubliez-moi, et, plus tard, si vous aimez l'orgueil, qu'il vous soit
cher de penser que c'est vous que, dans Venise, Antoine Arnault a aimée.
C'est vous qui fûtes pour mon coeur, au-dessus de l'eau verte, dans la
fenêtre dorée, Yseult et Desdémona. C'est vous qui chanterez dans mes
livres, au regard des jeunes hommes. Petite immortelle qui, sans moi,
fûtes demeurée secrète et périssable, une dernière fois je vous
contemple comme une créature vivante, et, maintenant, j'entre avec vous
dans le jardin des souvenirs, amie endormie et divine...»



XII


Antoine ne sut pas l'effet de sa lettre sur Donna Marie; elle ne
répondit pas.

Il quitta Florence, et lentement, longeant la mer, il descendit vers son
pays.

La peur de la solitude, qu'il pensait aimer, lui fit rechercher, en
cette fin de septembre, Martin Lenôtre. Celui-ci habitait sa maison
familiale, dans la verte campagne.

Antoine fut tendrement reçu.

Souriant et heureux, innocent et actif, Martin Lenôtre, d'âme immobile,
sans évolution de coeur, accueillait son ami. Tous deux se promenaient
dans les longues allées d'un jardin feuillu, où, déjà touchés par
l'automne, des massifs d'héliotropes, de géraniums, s'éteignaient comme
de belles flammes.

Le matin, l'air dépouillé des voiles de la chaleur et du soleil, donnait
son parfum vif et nu. Une odeur d'eau, de buis et de violettes, humide
comme un petit nuage, flottait aux deux bords des sentiers. Martin
respirait doucement, satisfait de la fraîcheur comme il l'avait été des
journées torrides; mais une mélancolie profonde, un mal incomparable
déchiraient l'âme d'Antoine Arnault.

--Qu'as-tu? lui disait Martin. Tu es triste, sans raisons, puisque tu
reconnais que te voilà libre, exempt de regrets, tourné vers l'avenir...

--Oui,--répondait Antoine, toujours sombre,--j'éprouve une tristesse
sans raisons, initiale, finale, profonde... Ai-je dit, reprenait-il, que
j'étais triste sans raisons? Non, Martin, tout m'est une raison de
tristesse. A peine au centre de ma vie, j'en vois déjà le néant, et j'en
prévois le déclin. Martin, si tu rapproches et entasses les plus belles
victoires, l'azur du golfe de Naples, la jeunesse et la musique, tu
n'atteindras point encore à ce qu'est mon ambition, ou plutôt mon élan,
mon ardeur à vivre! L'univers est pour moi différent de ce qu'il
apparaît aux autres hommes: les plus hautes montagnes me sont des
collines que mon esprit franchit aisément; les villes des villages, et
l'espace un étroit jardin. Par moments, ayant dépassé toutes les formes
et tous les contours, je contemple le royaume immense et blanc de la
folie... Martin, que fait-on sur la terre? même si on avait le bonheur,
on ne voudrait pas le continuer. Il faut la vie ascendante, et qui
voudrait nous suivre dans cet insatiable enthousiasme? Ainsi, nous
perdons nos amis, nos habitudes, nos plaisirs. Je le sens, chaque jour
je m'enfonce davantage dans ce désert royal où les autres ne me sont
plus rien. Et que puis-je sur moi-même? En vain essaierai-je d'arrêter
en moi un mouvement qui me nuit, me détruit en même temps qu'il
m'augmente. «Il pense en moi.» Cela déjà nie toute la volonté; «il pense
en moi» d'une manière qui m'afflige et qu'il faut que je supporte... Je
n'ai pas trente ans, Martin, et voici que j'ai rompu avec ma vive
jeunesse, avec mon enfance, l'illusion, l'espérance et la riante
énergie. Je ne suis plus le même. Qu'est-il survenu, qui brusquement m'a
dit: «Tu es changé, et le monde, tel qu'il se reflétait dans tes yeux,
est changé.»

--Tu dois être souffrant, interrompit Martin. C'est une âme délicate que
l'organisme; les troubles du foie...

Mais Antoine l'arrêta:

--Laisse, Martin. Il faut que l'on soit malheureux, ou, si tu veux,
subtilement malade, vous n'y pouvez rien. L'esprit a ses raisons que la
science ne connaît pas. Je vais te dire mon malaise: je pense, et,
généralement, on ne pense point. Vois les êtres vivre. Ils passent
doucement de la force à la sénilité, ils étaient des hommes, ils sont
des vieillards. Ils n'ont point réfléchi, et ce passage s'est opéré
insensiblement. Mais, pour celui qui se regarde et se voit, quels sujets
d'impuissante détresse, d'infinies lamentations! Ah! Martin, un jour
viendra,--un jour proche déjà--où, lisant comme à mon ordinaire, je
sentirai que ma vue est changée. Je ne comprendrai pas d'abord; je me
lèverai, je m'approcherai de la fenêtre, de la lumière; mais, bientôt je
m'apercevrai que l'obscurité est en moi, que la destruction lentement
s'est établie dans l'oeil présomptueux: la mort aura commencé son
oeuvre! N'est-il pas raisonnable qu'un tel sort nous affecte? Je
vieillirai! Il me restera l'honneur, les dignités, la connaissance du
monde, hélas! tout cela à moi que rien n'intéresse, qui n'ai demandé à
l'univers que quelques pâmoisons! Si je m'accorde un prix considérable,
c'est que je me sens aujourd'hui apte aux glorieuses entreprises; mais
mon orgueil, lucide, avec toutes mes chances décroîtra. Martin, que nous
restera-t-il de l'amour? Comme je la médite avec amertume, cette
anecdote que conte sur soi-même le galant Fontenelle! «Ma maîtresse me
quitta, dit-il, et prit un autre amant. Je l'appris, je fus furieux;
j'allai chez elle et je l'accablai de reproches. Elle m'écouta, et me
dit en riant: «Fontenelle, lorsque je vous pris, c'était sans contredit
le plaisir que je cherchais. J'en trouve plus avec un autre: est-ce au
moindre plaisir que je dois donner la préférence? Soyez juste, et
répondez-moi.» Fontenelle n'était pas sensible: «Ma foi! répondit-il,
vous avez raison.» Aujourd'hui déjà cette gracieuse histoire me crève le
coeur, tandis qu'à vingt ans, je me souviens d'avoir ri, amusé, un jour
qu'une petite amie qui m'avait beaucoup aimé et qui cessait de m'aimer,
désespérée, essayant d'arrêter la destinée, me serrait contre elle et me
criait: «Plais-moi encore, plais-moi encore! Hélas, je me détache de
toi!»

Martin Lenôtre, heureux et bon, écoutait avec plaisir des phrases qui
lui étaient une harmonieuse tempête.

Antoine s'arrêta de parler et réfléchit. Puis il reprit:

--Tu n'en peux douter, Martin; comme toi, j'adore la science, oppressée
et lumineuse. Le procès de Galilée, si j'y songe, fait saillir dans mon
âme ces muscles de l'exaltation qui, dans la mêlée des idées, feraient
de moi un guerrier; je voudrais voir s'élever sur ma ville la statue de
la déesse Science. Moi-même, en lettres d'or sur la pierre, je lui
dédierais son image. «Tes cheveux, lui dirais-je, ont les rayons de
l'or, du manganèse et du sodium; tes yeux mesurent la distance des
astres, ta gorge a le rythme des mathématiques éternelles; une de tes
mains s'appelle «Audace» et l'autre «Apaisement de la Douleur», et tes
genoux, à chacun de leurs mouvements, avancent le bonheur des hommes!»
Mais, mon ami, dans les soirs tristes, solitaires, quand le léger
mécanisme de mon cerveau se détraque, et, qu'insensible aux
raisonnements comme un enfant malade à la lecture, je réclame pour mon
coeur de naïfs bonheurs colorés, ah! qu'elle-même alors est impuissante!
comme je n'ai rien pour moi, moi qui n'ai pas l'animale habitude de
vivre, la douceur chaude, inerte, de la bête au terrier!

Antoine Arnault que son discours enfiévrait, portait par instant ses
mains à ses tempes d'un geste pathétique que Martin admirait.

--Tu te plains, lui dit-il avec un rire tendre, tu te plains, et tu sens
ainsi, tu peux donner à des livres le son de ta voix, de ta vie...

Alors Antoine Arnault, amèrement, se débattit.

--Ne me parle plus, supplia-t-il, de livres, de littérature. Hélas! où
en est venu le divin métier! Regarde. Combien sont-ils dans l'auguste
enceinte? Vois toutes ces créatures qui chantent: de leurs voix mêlées
s'élève une hideuse cacophonie. Des livres et des livres! On ne peut,
dans ce tapage, distinguer la voix privilégiée. La poésie et le roman
coulent comme deux fleuves fades; les âmes les plus ordinaires usurpent
un peu de gloire. Charlemagne, quand on chantait faux dans son temple,
se levait, en habits d'empereur, et, de son sceptre dur, il frappait à
la tête le malheureux, le misérable; faut-il qu'Apollon se montre moins
fier, et tolère, sans les châtier, tant d'offenses? Martin, je n'ai plus
rien à entendre des humains; il ne me restera de plaisir qu'à mourir,
qu'à entrer dans l'ombre où sont mes rois morts, les divins, les fous:
le géant Hugo, qui, avec des mots, faisait le soleil ou la nuit, le
géant Nietzsche, qui, pour les pas de son orgueil inouï, inventait des
ponts au-dessus des nuées...

Antoine Arnault s'arrêta, demeura silencieux, puis il soupira:

--Cela aussi est néant. Oh! mon ami! l'immense ennui de Pascal, je l'ai
bu jusqu'à la lie...

Martin réfléchissait doucement à l'état de son ami, dont la détresse
l'inquiétait.

--Ne voudrais-tu pas te marier? suggéra-t-il. Mais tu aimes ta
tristesse, put-il ajouter en voyant le geste de refus que fit Antoine.

--Peut-être, je l'aime, répondit Antoine; je ne sais. C'est comme si
j'entendais tout le temps au fond du bois profond, touffu, le cor, le
son du cor, qui est la plus pleine mélancolie qu'on puisse imaginer:
l'on écoute, l'on meurt, et l'on ne peut bouger...

Martin Lenôtre n'essayait point de donner à Antoine son propre bonheur
en exemple; il savait bien que l'harmonie et la paix lui venaient de son
caractère et que, pour qu'Antoine les pût goûter pareillement, il lui
eût fallu d'abord se dépouiller de soi-même.

--Oui,--soupirait Antoine, alourdi de passé,--que de choses mortes, déjà
mortes! Morte pour moi, la douce madame Maille, qui avait des yeux d'eau
tendre, et cette tristesse de l'âge qui, près de moi, dut si souvent
percer son coeur; mortes dans mon âme, elle et sa maison, et l'odeur de
Chypre de ses mains, et nos courses du soir dans Paris illuminé, et ma
jeunesse et sa jeunesse! Morte aussi, la fille du maître, la petite
Corinne, dont un soir j'ai aimé les larmes, comme j'aimais la nuit qui
était au-dessus de nos têtes... Et, maintenant, ce souvenir est où est
cette nuit, effacé, disparu, perdu. Évanouie, la jeune femme folle qui
réchauffa mon coeur dans les froides Flandres; morte, Émilie Tournay,
dont les soupirs, au-dessus des roses d'un jardin de Venise, avaient la
violence du printemps, de la musique et du vin; mourante aussi dans mon
âme, de jour en jour, hélas! Donna Marie, qui, pendant six mois, fut ma
vie, la lumière et la chaleur de ma vie... Que ne puis-je être fidèle!
Fier et noble bonheur! Comprends-tu, Martin, je n'ai plus besoin
d'elles, c'est fini. Leur douceur, leur beauté ne m'ajouteraient rien:
je cesse de les voir dans mon âme. Petites ouvrières désormais inutiles,
elles rentrent dans l'ombre, et je garde entre mes mains leur doux
travail. Il me serait impossible de les aimer encore, de regoûter à ces
pêches dont mes baisers ont épuisé l'arome et l'eau. Ma destinée, ma
force, l'avenir:

    «Millions d'oiseaux d'or, ô future vigueur!»

voilà ce qui, à mon insu, dirige ma vie; mais je ne sais que faire de la
vie... La gloire me lasse sans m'apaiser, et déjà diminue en moi la
sainte jalousie, l'ardent orgueil, l'émulation: «César pleura quand il
vit la statue d'Alexandre...»

»Hélas! reprit-il en riant, quand je songe que les moralistes nous font
un grief d'être inconstants, d'être volages, cruels; que ne donnerais-je
pas pour aimer encore, comme je l'aimais, ma première maîtresse! Douces
années; mais je ne puis. Voilà mes torts. L'affreuse lettre que le
vicomte de Valmont fit parvenir à la présidente de Tourvel, et où, après
chaque aveu de rupture, de lassitude, de dégoût, revient l'impitoyable:
«Ce n'est pas ma faute», est une juste étude de physiologie. Il est
atroce qu'elle soit parvenue à la présidente de Tourvel, qui en mourut,
mais toute la faiblesse involontaire de l'homme y est raisonnablement
confessée...

Et Martin renonçait à le vouloir guérir.

«Le temps, pensait-il, peut seul modifier ce caractère...»



XIII


Antoine Arnault revint à Paris.

Il reprit sa vie nombreuse, affairée, le coeur détaché de tout.

Mais par moments son orgueil sursautait. Les nouvelles renommées
aiguillonnaient sa force. «Il ne faut pas, pensait-il, que les autres
passent!...» Et d'un discours, d'un article, d'un beau livre, il
arrêtait les jeunes essors, il demeurait le premier.

Parfois encore il songeait à Donna Marie; il reconnut un soir; sur une
enveloppe, le timbre d'Italie; c'était un mot d'Émilie Tournay où cette
injurieuse personne offensée s'écriait: «Si je vous eusse aimé comme
j'ai aimé d'autres hommes, votre conduite m'eût peut-être contrariée;
mais je n'eus pour vous que de l'indifférence et du mépris...»

Et Antoine s'amusa d'évoquer cette Émilie telle qu'il l'avait connue.

«Émilie, songeait-il en riant, vous ne pensiez point tant de mal de moi,
quand, renversée au jardin Eaden, vous respiriez sur mon coeur,
passionnément, comme si le vêtement et le col de votre amant eussent été
empreints d'un parfum rapide et délicieux dont vous vouliez tout avoir.»

Quelquefois Antoine Arnault pensait:

«Quel sera maintenant le mystérieux avenir? ou plutôt que serai-je? Je
ne puis me prévoir, mystérieux moi-même.»

Il fit plus âprement de la politique. Il parlait à la Chambre. Il eut
des ennemis ardents. Ses discours irritaient. Un jeune prince de la
droite, par jalousie, l'attaqua, et sur la vive réponse d'Antoine fit
mine de s'élancer. Minute inoubliable: toute la gauche, debout autour de
l'agresseur, levée comme des montagnes, se retenait à peine de dévorer
ce page! Antoine connut l'amour des mâles, ce que pouvait l'éloquence.
Il eut avec son rival un duel où il le blessa, mais il eût voulu cent
fois le tuer. A ces enivrants combats de mornes jours succédaient.

Un an passa.

Antoine fit jouer une pièce qui provoqua un élan d'amour dans sa ville.
Tous les soirs les planches poudreuses de la scène furent comme un
profond divan où il posséda le coeur blessé, le coeur traîné des
nerveuses spectatrices. Ce triomphe lui fut sensible, il se crut
heureux.

Un matin, un jeune poète, qui admirait Antoine, lui apporta le manuscrit
d'une pièce en vers. Ce poème était élégant comme Racine, passionné
comme Michelet, orgueilleux comme Antoine Arnault, et ce jeune homme
avait vingt ans. Antoine le fit revenir; il le regarda.

«C'est bon, pensa-t-il avec une affreuse douleur, quand je serai vieux
on me remplacera, je ne manquerai pas au monde. Voici des garçons de
vingt ans qui ont autant d'ardeur que moi...»

Il eut envie de mourir.

Encore une année passa.

Antoine songea aux voyages. Il partit. Il cherchait de beaux silences,
de graves enseignements. Il vit l'Espagne, dont la terre brûlante et
jaune s'ajustait si bien à lui, qu'il en faisait son manteau, sa pâture,
son amour et son cimetière.

Il revit Venise, royale et triste ainsi qu'une âme dans les nobles
langueurs du jour, mais, la nuit, jardin violent, guitare rouge, casino
de délire et de rêve; hôtesse rémunérée qui attire sur ses liquides
places les jeunes hommes, les petites filles. Il détesta cette libre
chambre de volupté: Venise. Il haït le métier qu'elle fait. Il méprisa
cette chanteuse, cette excitatrice avisée, qui dit: «Tordez vos mains
pour mes trop doux parfums, levez vers moi vos visages où luit la plus
basse anxiété; traînez-vous; dites ce que vous voulez de moi; ah!
oserez-vous dire ce que vous voulez de moi?...»

Antoine vit que les fenêtres étaient fermées au palais de la comtesse
Albi; ce fut un vide plus profond dans son coeur.

Il parcourut les sèches rues, glissa sur les rubans d'eau, s'assit aux
restaurants de la place Saint-Marc; du Capelle Nero; de la Cita di
Firenze. Son passé marchait auprès de lui, s'asseyait à côté de lui.

Il pensait: «Je suis venu ici autrefois, quand j'étais comme un enfant,
les yeux de l'homme dépoétisent». Il savait bien que Venise ment, que
tout ment, qu'il n'est pas de bonheur, seulement une fuite rapide du
temps, et des souvenirs qui s'usent. Il cherchait à s'oublier. Il
poursuivit l'ombre de Musset, de George Sand, goûtant un petit recueil
de leurs lettres, et le léger dessin, la tendre caricature que Musset
fit de sa maîtresse: profil rond et doux comme une laque, semblable à un
délicat poisson d'or du Japon.

Honorant la retraite de Byron, il s'attarda au couvent des Arméniens, où
ces jeunes hommes polyglottes, typographes obstinés, courbent sur de
pacifiques presses des colères d'enfants et de prêtres, se taisent,
cependant que grondent en eux l'ardeur des catholiques romains, et les
soupirs de la lointaine Etchmiadzin, la résidence odorante, où dans les
jours de juillet, sous un immobile soleil, les roses comme de l'eau
bouillent...

Ainsi les journées passaient, mais la langueur des soirs, les nuits, les
chants sur l'eau (toujours ce chant de Sainte-Lucie!) et la solitude,
brisaient les nerfs d'Antoine Arnault.

Langueur de Venise qui êtes là, et là, et là-bas encore!--On ne peut la
fuir ni l'atteindre.--En quel point de l'espace cachez-vous vos racines,
votre tendre noyau?

--Ah beauté perfide et mortelle, s'écriait Antoine, soyez un jardin pour
que je le pille, un trésor pour que je le disperse, une nymphe rebelle
pour que je t'enchaîne et te morde!...

Il pensa aux jeunes femmes, qu'il voyait passer dans les barques. Il
s'émut que, plus fragiles, elles eussent aussi à supporter cette
inépuisable langueur. Avec pitié il se souvint d'une délicate et pâle
meurtrière au XVIIIe siècle, qui, voyant se préparer le supplice de la
question demandait faiblement: «Comment ferez-vous entrer tant d'eau
dans un si petit corps?»

Oui, comment tant de mélancolie, le soir, à Venise, peut-elle entrer
dans de si petits corps!

Antoine se lassa. Il quitta Venise en se souvenant qu'autrefois il
l'avait aimée comme une femme qu'on aime, comme une chère insensée qui
dénoue ses cheveux pour tous les autres hommes, comme une poulpe divine
dont les bras liquides lui couvraient le coeur...

Il n'eut pas envie de continuer sa route. Il se retira près de Grasse,
dans un secret village, au pli d'une colline, où, sous le soleil, les
herbes sèches, fortes et mêlées donnaient l'odeur de la chartreuse.

Il travaillait. Il lut. Il demeura six mois caché. Il ramenait
quelquefois, pour quelques heures, dans son logis, de jeunes femmes
champêtres, rieuses, bienveillantes, dévêtues. Et Antoine ne prenait
point d'intérêt à ces plaisirs d'où toute torture était absente. Il
relisait Stendhal, ses larmes coulaient.

«Ah! pensait-il, Julien Sorel, la suprême jouissance c'est vous qui
l'avez goûtée, dans le mortel cachot, lorsque vos caresses froissèrent
jusqu'à réveiller une plainte, la douce épaule que votre balle avait
brisée. Tendre madame de Rênal! douleur dans la volupté!»

Martin Lenôtre un soir vint jusque sur cette colline chercher son ami.
Il avait fait ce voyage. Antoine le reçut avec surprise et
mécontentement. Mais Martin, tout de suite, gravement parla:

--Je t'assure, disait-il, que cette fille aînée du peintre Gérard
d'Ancre, l'aimable Madeleine, serait dans ta vie une compagne
délicieuse, patiente, inlassable.

Antoine demanda quelques jours pour réfléchir. Puis il revint à Paris,
céda au désir que Martin témoignait de lui faire connaître la jeune
fille; mais dès qu'il la vit, et quoiqu'elle lui parût charmante, il lui
fut hostile; il la regardait avec défiance et dédain, avec impertinence,
comme si elle se fût arrogé le droit d'entrer dans sa vie, de la
partager.

Quand même il accepterait cette jeune fille blonde et polie, sa destinée
brillante ne serait jamais entre de si fragiles mains! Lorsqu'il l'eut
vue plusieurs fois, et qu'il se fut assuré de la parfaite soumission de
son caractère, il avertit Martin que sa résolution était prise, qu'il
épouserait Madeleine. Il s'y décidait sans bonheur, mais sagement. La
vie nomade déséquilibrait son travail, il avait besoin d'une enfant
simple auprès de lui. «C'est elle, pensait-il, en regardant Madeleine
qui, déjà, tendrement l'aimait.»

N'étant point épris de sa fiancée, Antoine, n'interrompait pas Martin
Lenôtre lorsque celui-ci l'intéressait aux agréments que ce mariage lui
donnerait.

--Oui, lui expliqua un jour Martin, non seulement Madeleine est riche,
mais son père ne cessera de l'avantager, car des deux filles de Gérard
d'Ancre celle-ci est la seule qu'il aime. La seconde, Élisabeth, fut
toujours loin de son coeur.

Et Martin avoua avec embarras:

--Il n'est point sûr qu'Élisabeth soit sa fille.

Quoique Antoine ignorât la jeune fille dont il savait seulement que,
âgée de quinze ans, souffrante ou capricieuse elle voyageait ou se
reposait dans une solitude complète, invisible pour sa soeur même, il
obligea, par son insistance, Martin Lenôtre à découvrir tout le secret
qu'il eût voulu garder. Ainsi Antoine apprit que Gérard d'Ancre ayant
été, quelques années après son mariage, appelé à la cour d'Espagne pour
faire le portrait des petites infantes, et ayant emmené avec lui sa
femme qui était belle, celle-ci inspira une vive passion à un prince
espagnol; Gérard s'étant aperçu de cette intrigue royale ramena sa femme
en France, ne sachant point si elle était coupable, mais quelques mois
après, la naissance de la petite Élisabeth envenima ses soupçons. Il ne
put chérir cette enfant. La jeune femme ne vécut pas longtemps; elle
laissait à son mari un doute brûlant et vivant...

Attristé de ce que l'innocente Madeleine eût pour soeur une petite fille
étrangère, Antoine s'attendrissait de la voir, le soir, écrire sagement,
la tête penchée sur le papier, à cette soeur énigmatique dont on ne
pouvait penser beaucoup de bien, car, Madeleine ayant témoigné l'ardent
désir de la voir revenir auprès d'elle, elle reçut de la vieille
gouvernante voyageant avec Élisabeth un mot qui disait: «Nous ne
saurions nous décider à venir assister à votre mariage; votre bonheur,
ma chère Madeleine, ferait du mal à votre soeur.»

«Petite soeur égoïste», pensa Antoine, qui s'affligeait du chagrin
qu'éprouvait sa fiancée.

Le mariage eut lieu en janvier, et les mois passèrent, calmes et mornes,
à peine colorés par les tendres pudeurs de Madeleine amoureuse, ou
enrichis par ses larmes, car timide et déférente, elle souhaitait
tristement, sans oser l'essayer, captiver davantage le coeur d'Antoine
Arnault. Et puis une sagesse douce et voilée succéda, chez la jeune
femme, à ses premiers emportements.

Son caractère la destinait aux soins silencieux, à la musique, à la
rêverie. Elle eut une petite fille, et puis un an après une autre petite
fille. Elle les aima comme elle aimait leur père, et sa vie lui fut une
douce histoire poétique et familière, dont les images quotidiennes
distrayaient son coeur.

Antoine Arnault travaillait; sa grande réputation embarrassait sa vie.
En quelques années il connut toutes les agitations de la politique et du
succès. Il témoignait à sa femme de la tendresse, sans qu'elle sût qu'il
pouvait donner davantage. Lui-même oubliait qu'il avait été un jeune
héros passionné, et, après de lourdes et laborieuses journées, le coeur
las mais non point soucieux, il goûtait sa paisible demeure et regardait
jouer ses petites filles: «Ce sont, pensait-il, les petites filles
d'Antoine Arnault; deux garçons auraient mieux continué le sang du père,
mais telles que les voilà elles sont parfaites: deux roses issues de mon
coeur.»

«Croissez, songeait-il, mes enfants charmantes. Un jour, dans votre
sein, la vie encore s'incarnera: un petit être nouveau, élémentaire,
rude comme un dieu. Ainsi par vous éternellement enfanté, moi-même fils
de mes filles, j'irai, vivant et glorieux, au bout de l'humaine
postérité!»

Souvent, dans la fraîcheur du matin, quittant sa table de travail,
s'appuyant à la fenêtre et goûtant le vent délié, Antoine pensait: «Je
suis content.» Mais le contentement serre le coeur de ceux qui ont connu
le plaisir...

Au cours de ces trois années, Antoine avait vu passer chez lui beaucoup
de visages nouveaux, qui tous l'avaient laissé indifférent; des hommes,
des femmes, et aussi, plusieurs fois, sa belle-soeur Élisabeth, dont il
n'eût pu dire comment elle était, tant il n'avait de vision
qu'intérieure et sur soi-même; et elle, furtive, farouche, se réfugiait
chez sa soeur, causait longuement et repartait en voyage.

Gérard d'Ancre mourut, Madeleine le pleura. Antoine, que le mystère de
la mort emplissait de ténèbres et de pitié, s'inclinait doucement vers
sa femme. On vit venir aux funérailles Élisabeth; elle sanglota
passionnément sur ce père qu'elle respectait et qui ne l'avait point
aimée.

Le visage de la jeune fille était si arrêté, si contracté de douleur,
qu'il frappa, émut Antoine. Mais ce fut elle qui le soir, au repas,
comme plusieurs membres de la famille causaient à voix basse autour de
la table, regarda en face Antoine Arnault; et voici que, au lieu de voir
seulement les yeux de son beau-frère, elle vit son âme et tous les pays
de son âme, et, soudain, éblouie, ardente et audacieuse, elle regarda
jusqu'au fond de l'être Antoine, avec cette allégresse, cette volonté
d'une vie qui dit à une autre vie: «Vous êtes mon plaisir!»

Plaisir! doux et triste nom du bonheur.

Et comme Antoine aussi la regardait, brusquement blessée elle baissa les
yeux, vierge en qui le regard, comme un trop coupable délice, entrait!

... Quelle lumière, quel vertige chantent dans la tête d'Élisabeth,
accordent harmonieusement tous ses gestes, cependant qu'enivrée de
douleur encore, elle ne sait si elle goûte sur l'âme d'Antoine Arnault
la mort ou la vie...

C'est la vie! la vie chantante et montante, telle que l'annonce sur la
terre, ce soir, le nouveau printemps.

O printemps, force du monde! qui ne voudrait louer Vénus, naissant sur
les eaux attiédies!

Élisabeth le lendemain s'enfuit; comment resterait-elle dans la maison
de sa soeur, quand elle a ainsi reconnu son ami? Ils se sont parlé à
peine, mais à leurs frissons, à leur silence, à leurs clairs regards
voilés, ils savent que les voici pareils, identiques, mêlés. Que leur
importe la séparation! Des deux bords de leur destin ils sont venus l'un
vers l'autre; la surprise et la force de leur rencontre ont fait se
pénétrer à jamais le chaste amant et la chaste amante. Elle sait qu'il
est Lui, lui sait qu'elle est Elle. Un seul sang baigne ces deux vies...



XIV


En s'enfuyant, Élisabeth a laissé à son ami les cahiers où depuis sa
quinzième année elle écrit; et le soir, à sa table de travail, dans la
pièce transfigurée où tout tremble et devient d'or, Antoine lit ces
chants désolés: violentes plaintes vers le bonheur, torture où se roule
et se blesse une âme enveloppée d'un azur qu'elle déchire. Une fièvre
orientale, la chaleur des pays de rocs et de myrrhe, l'andalouse Arabie
ont allumé et consument ces pages.

«Ma jeunesse, mon désir et ma vie n'ont point eu cet éclat! pense
Antoine. Élisabeth, songe-t-il, rose royale, fille de don Luis de
Bourbon, petite-fille de don Sanche, d'Alphonse le Magnanime, des
Romanceros et de Cervantès! princesse de Tolède et de Cordoue, reine des
Maures, j'ai parcouru pour vous trouver l'univers et les beaux poèmes
des hommes. J'ai partout cherché une voix qui répondît à ma voix.
Pendant plus de trente années,--car mon deuil date du jour où je suis
venu dans le monde,--votre absence me fut aussi sensible que l'est
aujourd'hui votre présence. Vous vivez, je ne veux plus rien: que
m'importent à présent les jardins de Cachemire que je rêvais de voir, à
l'heure où les engourdit le parfum trop fort des épineux ananas. Que me
font les barques de Venise dont les couteaux d'argent me fendaient le
coeur? Que me fait Lara ou le Corsaire ou cette belle sultane Missouff
qui, dans un conte de Voltaire, quelque soir, me parut si voluptueuse?
Mon amie, que le Rhin coule en noyant l'anneau de Wagner, que sur le
tombeau de René la tempête recouvre à jamais les gémissements d'Atala,
que le balcon de Vérone s'abîme et disparaisse avec l'alouette et
l'échelle de soie, que de mes deux mains j'étouffe le cou de colombe
d'Antigone, que m'importe, si je puis avec vous, dans un caveau secret,
vivre ou mourir?...»

Et du fond de son âme, de loin, dans le silence, Élisabeth répond à
cette voix:

«Je chancelais, songe-t-elle, et depuis ma naissance ne savais où poser
mes pieds incertains. Aujourd'hui encore je vais en tremblant vers le
bonheur; si souvent il m'a déçue. Ah! Antoine, dites-le-moi, êtes-vous
mon ami véritable; mon rêve n'emprunte-t-il point votre visage? j'ai si
peur! S'il faut recommencer d'espérer en vain, je ne puis. Voici le
printemps, ma joie fait dans l'azur des guirlandes de roses. Je lève les
yeux vers un ciel infini, étourdi, et doux, comme l'enfance, quand on
avait sept ans, si vous vous rappelez... Mon coeur n'est point tout à
fait innocent, Antoine; j'ai goûté à beaucoup de choses. Ayant toujours
été triste et songeuse j'ai abandonné mes mains dans des mains qui
tremblaient, j'ai connu près de mes lèvres des soupirs, j'ai recherché
la vie et l'évanouissement; mais à peine touchée par leur rêve, je
m'éloignais de ces hommes. Échappée à ce factice amour je redevenais
candide... Le matin, dans les clairs ouragans de septembre, chastement
enivrée des voix de la nature, je fus la soeur errante du naïf univers.

»Heure matinale, vous me rendîtes humble et fraternelle, quand le lièvre
qui passe sur la plaine, comme une lyre est empli de poésie, car son
tendre museau froid, ses yeux bombés, sa terne douce fourrure, ses
hautes oreilles, autant que mon coeur goûtent et retiennent le vent
délicieux, le buisson vert et mouvant, la lointaine ligne des collines,
la mouche désorientée, qui roule sur un rayon d'air...

»J'aime la vie, Antoine, je l'aime tristement, comme une soeur penchée
sur son frère mort. Et en effet, Antoine, mes dieux sont morts. En vain
au travers du feuillage je les cherche et les voudrais ranimer! O mes
dieux bleus et forts, qui faisiez vivant le tronc du bouleau, qui
couliez dans la source claire, qui fûtes vous-mêmes la forêt, si bien
que la jeune fille, écartant les branches du saule, entrait dans vos
bras passionnés! Quel écho d'amour demeure dans ces espaces où vos voix
se sont tues! Amoureuse des ombres, dois-je lever les mains vers un azur
désert?

»O Pan, reviens dans le bois parfumé. Que mon âme qui depuis trois mille
ans garde ton culte champêtre voie luire cette nativité! Tous les
poètes, et, mon cher Pan, il est beaucoup de poètes, t'attendent dans
les jardins; ne les crois pas lorsqu'ils se pensent mystiques et
convertis aux religions de Judée. S'ils disent que leur âme est altérée
de mystère, c'est parce qu'ils te cherchent et qu'ils ne t'ont point
trouvé. Ah! qu'un matin de Pâques, quand sur les villes chrétiennes les
cloches danseront, vaines poupées de métal, la forêt enfin se ranime!
que l'aulne entende revenir sa nymphe aux jambes mouillées, que les
bergers s'élancent, que le bouc et la biche resplendissent au soleil, et
que, plus haut que les cloches d'argent sur les villes, tout le
feuillage chante: Pan est ressuscité!...»

Mais Élisabeth savait bien que cette exaltation n'habitait qu'une partie
de son coeur. La lune romantique éclairait l'autre moitié.

Lunes et mélancoliques soupirs, fluides appels des âmes, larmes, goût de
l'éternité, cette sombre fête des nuits à chaque moment l'étreignait...

Voici quelle ardeur la jeune fille apportait à son ami. Elle ne lui
écrivait point et lui n'écrivait pas, tous deux tremblaient de se
comprendre, de se rapprocher.

«S'il se peut, pensait Antoine, que ce bonheur passe loin de moi.»

Mais elle pensait «Venez, venez.»

Sa tendresse pour sa soeur, qui d'abord l'avait oppressée, chaque jour
se glissait à côté de son nouvel et innocent amour, ne le gênait plus et
ne lui faisait plus obstacle.

«Vivre, pensait-elle, vivre, ne rien renoncer, ne rien refuser!»

Aussi lorsque Antoine, mourant sans elle, abandonné de son âme et hanté
de poésie lui écrivit douloureusement: «Revenez», elle quitta le secret
jardin où depuis un mois elle rêvait, et, par un matin de mai, avec une
douce aisance, une allégresse victorieuse, elle rentra dans la maison de
son ami...

Ces deux coeurs se réunissaient comme se rejoint l'eau libre enfin,
qu'un obstacle divisait. Nulle différence ne leur enseignait l'éternel
isolement; plus ils avançaient dans le coeur l'un de l'autre par les
douces conversations, plus l'écho de cristal des deux côtés résonnait.
Ils habitèrent ensemble, dès qu'ils en causaient, les palais de
l'Orient, les oasis d'un désert d'or, un temple de la Sicile: leurs
souhaits se confondaient; chacun avec l'autre échangea sa fleur
préférée, Élisabeth enseignait à Antoine la centaurée rose des champs,
tandis qu'elle recevait de lui la tubéreuse au parfum de musc.

Naissant amour! joyeux comme le départ, comme le coeur des oiseaux qui
vont s'envoler vers l'Égypte! Leurs jours étincelaient, dorés pour
Élisabeth, et pour Antoine vêtus d'une sombre lumière.

--Mourir, disait-il, la vie est finie, et j'entre dans votre éternité.

Et elle disait: «Vivre» et son fleurissant regard s'étendait
mystérieusement sur ce qu'elle appelait la vie, et qui pour elle était
aussi distinct, aussi proche que si elle avait dit «la rose». Le grave
amour de son ami s'épanchait en douce tristesse.

--Élisabeth, disait-il, après que j'ai désiré le monde, la puissance,
les plaisirs, et finalement le néant, c'est vous qui m'êtes donnée,
chétive et périssable; mais telle que vous êtes, vous dépassez tant mon
désir et mon rêve, qu'il me faudrait, pour vous avoir, être mort près de
vous morte...

Mais Élisabeth riait parce que c'était ainsi qu'elle exprimait le
bonheur.

Il l'aimait, il était près d'elle, il ne savait plus qu'il vivait. Son
silence s'étendait comme un chemin d'argent, où les pas de la jeune
fille, à chaque minute, s'assuraient. Jamais une vie avec tant
d'obligeance et d'amour ne porta une autre vie. Il ne lui demandait
rien. Il n'avait plus ni faim ni soif. Il lui donnait tous les noms des
héroïnes qu'il avait le plus aimées. Dans son âme il l'appelait tantôt
Chimène et tantôt Zuleika.

Ils s'aimaient.

Ce qu'ils voulaient arrivait. Le destin se pliait sous leurs pas et les
faisait passer.

Dans la torture, dans la mort, ils n'eussent connu que la joie. Telle
est la force de l'amour. Toute intelligence et toute science se posait
sur leur coeur. Ils savaient et n'oubliaient plus.

Ils s'avançaient sur le beau tapis des jours comme celui que la
prophétie appelle «Le Désiré des nations».

Il ne lui disait pas: «Je vous aime» car ce qu'il sentait pour elle
était au delà des mots et de la forme des pensées; mais elle lui disait
souvent qu'elle l'aimait, parce qu'elle était très jeune, pas assez
pleine encore pour le silence.

Il ne savait pas si elle était jolie, de taille moyenne ou grande, si
les doux cheveux, les yeux courbés, la pâleur faisaient l'enchantement
du visage; il ne savait rien, seulement que c'était une âme au centre de
l'univers.

Ils possédaient plus qu'on n'attend. Lui pensait: «J'ai un empire». Elle
pensait: «J'ai un empire». Quand ils disaient: «Voici le soir», c'était
comme s'ils avaient, de leur propre volonté, amené le soir sur la terre.

Comme il ne souhaitait rien, il eût voulu qu'elle aussi fût une morte
d'amour.

Elle vivait. Ève qui veut connaître son domaine, elle désira visiter le
monde. Alors Antoine Arnault, Madeleine, Élisabeth et les deux petites
filles, doucement unis, voyagèrent.

Antoine n'abandonnait point son funèbre projet.

--Que voulez-vous? demandait-il,--un matin clair dans Florence et le
parfum des roses sur le chemin des collines? Que c'est peu de chose cela
auprès d'une tombe ardente! le plus de vie possible, mais pour mourir...

Ils ne goûtèrent les paysages, les aromes et la musique qu'en les
recevant l'un de l'autre.

--Prenez ce que mes yeux ont vu, lui disait Élisabeth.

Quelle douce et forte vie ce fut, quelle sécurité, que de sereines
aurores!

Aux beaux spectacles du monde, Élisabeth disait: «Je suis venue».

Avec une ingénue hauteur, elle offrait sa présence, l'ardeur infinie de
son rêve aux lieux qui ont vu le Dante, qui ont vu Goethe et
Michel-Ange. Et Madeleine s'émerveillait d'une soeur auguste et pensive.

... Un soir, s'arrachant aux mollesses des lacs, si voluptueux que
Madeleine pressait son coeur, qu'Élisabeth, pensant sourire, pleurait,
ils coururent vers la Toscane...



XV


Ils arrivèrent à Florence un jour où le jour est plus tendre qu'un clair
visage oriental tatoué de beaux soleils bleus; un de ces jours où la
terre est comme un navire, avec des matelots qui chantent et de l'espoir
tout autour d'eux; où le ciel glisse et se dissout, et, puisant dans son
bonheur, détache des portions d'azur et les fait flotter vers les
hommes.

Un jour de roses écloses! les parfums jouaient sur l'air comme des âmes
réelles, comme des enfants divins. Élisabeth goûtait, mêlés, ce plaisir
et cette déception que causent les choses nouvelles. Elle n'imaginait
point ainsi la ronde perle toscane. Trop de perfection arrêtait l'élan
de son âme. Ville parfaite, un peu sèche, qui respire, repliée sur
elle-même, le fort opium de sa grandeur monastique. Peu à peu,
seulement, l'Arno, le Ponte Vecchio, l'air florentin, Or San Michele,
Santa Maria dei Fiori, les nuits parfumées par les iris des jardins,
enchantèrent Élisabeth.

Elle parcourut les musées, les plus glorieux, le plus caché; Palais
Pitti où repose le juvénile Hermaphrodite, si visiblement asservi, qui
ne peut éviter les dieux et n'a de pudeur que son visage endormi;--petit
musée égyptien, où les divins scarabées sont des gouttes de siècle
bleues, de tièdes turquoises taillées.

Les journées passaient, claires, ailées, pour ces flâneurs, pour ces
rêveurs. Un matin Antoine reçut une lettre timbrée de Florence même.
Elle était de la comtesse Albi. Après huit ans! La comtesse demandait à
voir Antoine, indiquait un rendez-vous chez elle. Le souvenir après
l'oubli: «Je n'irai pas», pensa Antoine; et il répondit qu'il quittait
Florence.

Mais un second mot de Donna Marie, timide et pressant, affaiblit sa
volonté, et, irrité, il écrivit qu'il viendrait. Il ne pensait pas à
elle. Il était malheureux. Son amour pour Élisabeth, dans cette ville,
s'envenimait. L'étrange ardeur de cette passion meurtrissait Antoine
Arnault.

Certes, il ne pensait pas à avoir la jeune fille. Jamais il n'avait
souhaité la blesser contre son coeur, ni quand, dans le parc d'un petit
hôtel de Provence, aux bruissements des platanes et d'un jet d'eau, leur
apparut le sentiment du précaire et de la mort, ni ce soir trop pâle sur
le lac de Bellagio, lorsque leurs larmes coulaient de l'un sur l'autre,
et les reliaient comme un long fleuve relie deux villes mystérieuses;
mais ici la haute beauté, la douceur, les souvenirs qu'évoquait Donna
Marie l'enfiévraient sensuellement.

                   *       *       *       *       *

Ainsi qu'il l'avait promis, Antoine Arnault, vers six heures du soir,
arriva chez la comtesse Albi.

Elle n'était pas encore dans l'obscur salon. Il attendit, tout enveloppé
d'Élisabeth. Et puis la comtesse ouvrit une porte, écarta un rideau,
entra.

Elle n'avait pas changé. A trente-sept ans, elle était comme autrefois.
Son délicat orgueil ne se transformait point; sa fierté et ses gestes
retenaient sur elle sa jeunesse.

Elle semble riante, indifférente, mais Antoine voit le trouble de son
visage; elle lui tend sa main, petite, et qu'il sent froide. Elle le
reçoit avec une vivacité brusque, avec étourderie. Elle dit:

--Il fait sombre ici; peut-être aurez-vous un peu froid; comme ces
jacinthes sentent fort! il y a des gens à qui les jacinthes donnent mal
à la tête, mais, je crois, surtout les jacinthes bleues...

Et puis, elle s'assoit, se tait, regarde Antoine lentement, croise ses
deux mains sur ses genoux; et, comme une âme qui sent que le destin
s'est accompli, elle dit lourdement, la tête penchée, le corps plié, se
reposant:

--Voilà...

--Vous allez bien, vous semblez bien, essaye Antoine à voix basse.

--Oh! je vais bien, dit-elle. Non!

Elle a senti l'indifférence, elle s'irrite et voudrait déjà se plaindre.

--Que de choses, soupire Antoine, que de choses depuis huit années!...

--Oui, dit-elle.

--Vous avez été heureuse? demande-t-il.

Il voudrait qu'elle dise «Oui». Alors il se lèverait, il s'en irait, il
reverrait Élisabeth.

--Oh! dit-elle, on est toujours très malheureux...

Et puis elle se tut de nouveau, et dans l'ombre elle réfléchissait,
écartait des pensées, se levait, préparait un peu de thé.

Alors Antoine l'observa.

Mince, pâle, les traits menus, douce dans sa robe noire; fragile et
nonchalante, toujours mademoiselle Aïssé! Son beau regard un peu myope
s'approchait des objets avec la précision délicate et pesante de ces
papillons qui, semble-t-il, ne reconnaissent leur fleur qu'en s'y
posant. Elle avait changé pourtant. A tout son air, on voyait que
maintenant elle savait beaucoup de choses. Antoine la regardait. Dans ce
salon, déjà les voiles du crépuscule lui dissimulaient ce visage. Elle
bougeait avec ses gestes d'autrefois. Quand l'alcool de la bouilloire
lança une flamme trop haute, elle eut peur et pressa ses mains contre
ses tempes, jeta un cri léger. Antoine songeait:

«Huit années! Combien de fois, errant au milieu des jeunes hommes,
pendant les nuits de Venise, n'avait-elle pas appelé l'amour? Combien de
fois, couchée dans les barques noires, pendant ces voluptueuses nuits,
avait-elle pleuré tendrement, les deux mains entassées sur son coeur,
douce Vénus qui signale le lieu de son soupir!

Combien avait-elle eu d'amis?...

Alors il se souvint.

Il se souvint qu'elle avait à son bonheur, à son plaisir servi; que sous
sa robe gonflée, soyeuse, lâche et serrée elle était un corps où il
avait marqué sa joie. Il se souvint du temps où ils étaient courbés l'un
sur l'autre, l'esprit collé contre l'esprit, assoupis de volupté, unis
par cette molle force lasse qui de deux vies fait une seule langueur,
nombreuse, jointe, parfumée comme les molécules de la rose.

Il se souvint qu'elle, avait été lui-même, comme nos yeux sont dans nos
visages; qu'il avait dévêtu cette reine sans qu'il y eût
d'indélicatesse, qu'il l'avait tutoyée sans qu'il y eût d'offense, qu'il
eût pu la frapper sans qu'il y eût de honte; suprême impunité de
l'amour!

La comtesse Albi se retourna dans l'ombre, elle était en face d'Antoine.

--Je voudrais mourir, dit-elle.

Cet accent émut Antoine.

Il se rapprocha; et comme il se taisait, confiante, doucement, peu à
peu, assise près de lui, elle raconta ce qu'avait été sa vie. Elle
racontait scrupuleusement, enchaînant les événements, cherchant à ne
point placer un fait avant un autre fait.

Elle donnait là toute sa conscience, sa soumission retrouvée. Et puis,
levant les yeux sur lui, tandis qu'une lampe allumée, voilée de rouge,
les éclairait bizarrement:

--Je ne vous ai jamais oublié, dit-elle.

Ils furent gênés.

Elle poursuivit:

--On vit, les jours passent, on accepte ce qui est, c'est difficile la
révolte, mais je ne vous oubliais pas...

Après des silences où chaque fois son courage se fortifiait:

--Oui, dit-elle, je ne vous oubliais pas; il n'y a qu'un jour, un péché,
ce fut vous. Toutes les résistances, toute la peur et la surprise elles
sont brisées la première fois; c'était vous. On n'a pas d'autres amants.
Les autres, c'est parce que vous nous avez quittées; parce qu'on ne peut
plus vivre seules, ni marcher ni rêver seules. Et chaque fois on espère
un peu de bonheur, on recommence, on est content... Le dernier ami que
j'avais était jaloux et violent, mais quelquefois il me disait «Je vous
aime de tout mon coeur...» Cela dure un an, dix-huit mois, et puis un
jour, on ne sait pas pourquoi, quelque chose survient qu'on ne peut pas
expliquer, et ils s'en vont fâchés. Tout ce que l'on fait alors, ah!
tout ce que l'on fait pour les retenir...

--Vraiment? murmura Antoine enjoué, pourtant oppressé, non qu'il fût
jaloux maintenant, mais il se souvenait qu'elle lui avait appartenu.

Donna Marie ne répondit point à cette offense. Elle songeait, accablée
de souvenirs; et Antoine plus doucement regardait ce visage qui semblait
avoir absorbé le malheur comme une leçon qu'on a bien entendue.

--Oui, soupira-t-elle, je ne vous oubliais pas, on n'oublie pas. Vous
étiez ma jeunesse; le commencement...

Elle avançait ses mains vers lui comme on tend son coeur, comme on donne
son amitié. L'ombre et la lampe rouge se partageaient la pièce.

--C'est vous, disait-elle à voix basse, c'est vous qui m'avez fait
connaître la douleur, le bonheur, le plaisir...

Sa voix n'avait pas de gêne, coulait simple, chaude et brisée.

--Oui, disait-elle, les autres je leur apprenais à vous ressembler. En
riant, en jouant, en prenant leurs mains, en les courbant sur mon
visage, lentement, de jour en jour, peu à peu, je leur apprenais à vous
ressembler; ils me rendaient nos voluptés... Ah! comme j'ai cherché
cela; ils n'ont pas su comme j'ai cherché cela...

Antoine se taisait, et il évitait de rencontrer les mains que Donna
Marie lui tendait; mais elle laissait, sans colère, glisser ses mains et
poursuivait:

--Avant vous, vous le savez, j'étais timide, innocente, mais tu m'as
pris tout cela. Après toi mes gestes n'ont plus eu peur. Les nuits
d'Italie sont terribles, mon chéri, elles viennent sur nous et nous
étouffent, et tout le coeur est comme un jardin de jasmins; alors la
volupté, les caresses ne semblent pas un péché, elles semblent de beaux
anges du soir qui passent sur le ciel de Florence; de beaux anges,
l'ange du bienheureux Angelico, qui court si vite, tu le sais, dans la
fresque de Saint-Marc, qui vient comme un jeune homme si pressé, si
ardent, et qui dit «Je vous salue, Marie...»

Antoine se taisait encore; Donna Marie s'arrêta, puis d'une voix plus
sèche, d'une voix plus nette:

--Et vous? demanda-t-elle.

Les premières paroles qu'il voulut prononcer demeuraient incertaines
dans la gorge d'Antoine; ensuite il dit:

--Moi, je suis marié maintenant, depuis quatre ans déjà...

--Oui, fit-elle résignée, sans trop souffrir.

Ce mariage, c'était la sagesse, la fin dans la vie d'Antoine elle
acceptait cela.

Elle sentait qu'elle ne le reverrait plus.

Alors elle reprit encore, comme une enfant chantonne, parle sans penser,
se berce et s'endort:

--Mourir, je voudrais mourir, le temps est passé pour moi, le temps est
passé...

Dans sa robe noire elle semblait une veuve, qui ne peut jamais être tout
à fait une veuve, à cause des cheveux blonds, du plaisir des cheveux
blonds. Et elle était si faible et si douce, si tendre, éclairée par
l'ardente lumière rouge, si désarmée, qu'Antoine se rapprochait d'elle,
l'écoutait, la plaignait, la touchait.

--Mourir, suppliait-elle encore, mourir, mourir...

Et voici qu'elle s'allonge, qu'elle se glisse sur Antoine, que son
regard est sournois, est comme une âme qui rampe vers sa proie,
qu'elle-même est tout entière une chaude panthère couchée, soulevée, et
d'une voix que la hardiesse et la défaillance entrecoupent:

--Le plaisir, dit-elle, le plaisir, mon chéri, donne beaucoup de courage
pour mourir...

... Antoine veut s'éloigner, la repousser, partir, mais elle le garde,
elle s'attache a lui avec les grands mouvements de l'être, comme on se
bat, comme on se chauffe, comme on mange.

Violente et dressée, d'une voix désordonnée, ainsi qu'on éparpille des
mots et son sang, elle lui dit:

--Vous êtes mon jardin refleuri, ma maison retrouvée, ma volupté
vivante, vous êtes ma tristesse et ma bouche, je vous ai, ah! je vous
ai! Non pour ma vie, non pour toujours, mais pour une heure, mais pour
une nuit. Cela suffit. Une nuit pour que je saccage mon rêve! Une nuit
pour me gorger, pour me lasser de vous; pour que meure en moi jusqu'à la
racine de ce désir; une nuit pour te voir comme tu es, faible, pâli,
vieilli, ô mon amour, ô dieu terrible de mon souvenir!... Ah! une nuit
pour que je te goûte encore, et que délivrée, que délivrée enfin, je
puisse dire: «J'ai revu Antoine Arnault, il n'est plus comme autrefois.
Sainte Marie, je vous adore et je vous loue, il n'est plus comme
autrefois...»

Elle le frappait et elle se frappait elle-même, exténuée, et Antoine ne
savait pas s'il voulait dédaigner ou écraser ce délire...

Mais comme une âme s'élance et expire sur une autre âme, elle reprenait,
vindicative:

--Huit années, j'ai gardé le souvenir de ta jeunesse! ta jeunesse
nonchalante et forte, lassée, cruelle, délicieuse, comme sont dans les
histoires anciennes les empereurs. Huit années, je me suis souvenue! Que
faisais-tu? et j'étais là! Nul ne pouvait me rendre les tortures de ton
étrange amour. Je les voulais cependant. J'étais des nerfs qui, dénoués
de toi, mouraient. Quels jeux pouvaient distraire ta malade passionnée?
Que n'as-tu perverti en moi? Plus rien de pur dans l'univers...

Les yeux éclatants et sourds comme deux flammes que voilent la main, et
tout l'être pareil à un feu subtil qui pénètre, elle reprenait, pliant
et chauffant sa voix:

--Tu te rappelles, les nuits sur la place Saint-Marc, les nuits de
juillet et d'août, de telles chaudes nuits quand nous étions tous
ensemble, auprès de la musique, que l'on servait des granitti, et que tu
pâlissais de volupté, parce que ma soif et ma faim, le sorbet rouge, le
biscuit, le fruit que je portais à mes lèvres, tu les eusses voulu
jusque dans mon coeur manger... Tu te rappelles, ah! n'est-ce pas? ce
bal au palais Contarini, lorsque, comme le roi passait et que je
souriais, tu me froissas le poignet, pour que je me souvinsse de toi. Tu
aimais, mon chéri, que je fusse un objet de douleurs, et tu aimais aussi
tes propres larmes. Ah! que de douleurs sur moi; maintenant que de
douleurs, que de meurtrissures, que d'injures! Tant de mensonges, tant
de perfidies, tant de lâchetés, tant de choses portées, tant de choses
supportées!... Tout cela sur moi, qui fus ta reine craintive, la perle
et la colombe dont tu étais jaloux...

Et renversée par un trop fort sanglot:

--O mon amour, s'écria-t-elle, bois cette offense...



XVI


Quelle force eut Antoine de fuir, d'écarter ce tragique fantôme,
d'abandonner ce râle, qui, sans doute, lui parti, s'achevait humblement
comme s'achève la douleur des femmes,--douleur d'amour et d'orgueil,
toute leur douleur humaine,--sur des coussins bouleversés, entre les
bras des suivantes, dans l'odeur des sels, de l'éther, dans la stupeur
et la sueur, dans la pauvre maladie!

Lui était dehors, il s'éloignait, il s'en allait; il courait vers
Élisabeth. Celle-là! qu'elle restât pure, innocente, jusqu'au moment de
sa mort, de sa bienheureuse mort...

Il trouva Élisabeth qui lisait, seule dans le petit salon, Madeleine
s'étant, après le dîner, retirée chez elle, endormie.

Dans l'obscurité du soir, au travers des fenêtres, on entendait les
roulements, le tintement de Florence, sonore la nuit comme un cristal
toujours frappé.

--Que lisez-vous, Élisabeth! s'exclama Antoine Arnault, car aucune de
ses paroles, aucun de ses sentiments, ce soir, ne pouvait avoir de paix.

Et la jeune fille se troublait, car, ô surprise, elle lisait, en effet,
une page de volupté qui venait de briser son corps dans un brûlant roman
italien, une page de volupté où triomphe la mort, la mort par
l'inextinguible désir!

Et comme tous les deux, sans qu'ils l'eussent su, séparément, étaient
prêts au même délire, au même terrible vouloir, épouvantés, ils furent
debout l'un près de l'autre, se fuyant, s'évitant, pourtant immobiles,
mêlés comme les mots dans l'Ode, comme le son dans l'accord.

--Allez-vous-en, ma bien-aimée, s'écriait Antoine, ébloui, que je ne
vous touche pas et que nul ne vous touche, ah! demeurez inemployée!
Beauté vierge que je ne puis épuiser, amour du milieu de ma vie, ô
bonheur venu trop tard, éloignez-vous de moi! Sagesse de Jupiter,
Jupiter que Goethe à chaque aurore adorait, retenez-moi de ma folie; que
je ne touche pas à cette enfant. La douleur de Faust, la douleur de
Faust elle est au centre de toutes les vies! Celui qui mille fois a
enlacé le corps d'Hélène, il crie: «Encore! encore! toujours! Encore ma
jeunesse, encore ma force, encore la beauté!» C'est pourquoi je te
refuse, Élisabeth!... Allez-vous-en; fuyez-moi, ma soeur, que j'attire
sur mon coeur; craignez-moi, perle dont la dense lumière m'écrase. Ce
que je veux, hélas! moi qui veux te servir, c'est enchaîner, c'est
attrister ton doux empire. La vie plus forte que l'amour, ma vie plus
forte que l'amour! ce que je veux, c'est te dire: «Tu es tout, mais je
suis le maître de tout...» Fuis donc; ne connais du désir que ces songes
voluptueux qui, la nuit, dans leur lit étroit, font frissonner les
vierges jusqu'aux épaules. Tu es jeune, tu es trop jeune. Si je te
dévoile le chemin secret, d'autres courront sur ce divin chemin. Je les
vois, ils sont une foule. Oh! bien-aimée, soupirait-il,--le visage
contracté jusqu'à mourir,--que ce soit moi qui conduise tes futurs
amants, tes heureux, tes jeunes amants! Il y a sur la terre des
adolescents qui seront beaux et qui du fond de leur destin viennent vers
toi. La beauté, Élisabeth, la beauté! Ils seront beaux et tu trembleras
sur eux, tu t'attacheras sur eux comme une plante avec des racines, pour
goûter, pour boire, pour respirer la beauté... Choisis plutôt de mourir,
suppliait-il; sois une morte inviolée, une fleur lisse où nul plaisir
n'a rampé; il faut avoir honte du plaisir, ô reine! Le plaisir des
jeunes hommes monte et descend sur l'orgueil comme une eau qui s'enfonce
et ravine. Tu ne serais plus toi-même, ô unique, tu serais celui-là, et
celui-là, et le souvenir de celui-là...

Mais la jeune fille, inclinée, chancelante, rose qui a reçu tout
l'orage, d'une voix ivre et basse disait:

--Qu'importe? aimez-moi; j'ai bu d'un vin trop fort, aimez-moi. Voici le
jour du destin. Aimez-moi, aimez-moi, répétait-elle, comme quand le
silence et l'angoisse des oiseaux, dans les nuits chaudes; soupirent:
«De la fraîcheur! de la fraîcheur! qu'un vent s'éveille, qu'un nuage
s'ouvre, de la fraîcheur!...»

Antoine ne l'écouta pas, ne l'entendit pas. Il ne délia pas cette
prisonnière. Ce fut leur nuit violente; chacun enfermé chez soi se
sentait assez de force pour détruire et refaire le monde.

Le lendemain tous deux se taisaient.

--Oui, soupirait Antoine quelques jours plus tard, vous ne pouvez
savoir, Élisabeth, quelle noire poésie hante mon coeur; la belle tasse
d'or où j'ai bu, où vous buvez sans ménagement la vie, je la vois
maintenant graduée: encore quelques centimètres du divin breuvage,
encore un peu de ce miel, et ce sera, pour moi, fini; hélas! mon amie,
fini! Que nous sommes différents encore. Sur les tombes de San Miniato
où vous couriez comme sur d'insensibles dalles, je me penchais lucide,
attentif, et je pensais: «Morts, je suis maintenant plus proche de vous
que de ceux qui vont naître. O morts familiers, ô ma famille
indistincte, j'entends quel travail vous défait, encore quelques années
et je viens! Mon amie, continuait doucement Antoine,--car il n'avait
pour la jeune fille que de la gratitude,--vos petites mains, en serrant
la mienne, ne peuvent m'entraîner dans ces ondes lumineuses où, ma chère
âme, vous brillez. Vous êtes cruelle et divine, parce que vous avez
vingt ans. Vous ne pouvez rien voir autrement que par vos yeux enivrés;
toutes les créatures, moi, la douleur, et le mendiant si vous le
rencontrez sur le chemin, vous apparaissent toujours légers, joyeux,
vivants, mêlés à votre cher Cosmos. Mais moi, je sais maintenant le sens
des mots profonds, je sais ce que veut dire le passé, le déclin et la
fin, ce que veut dire l'ombre froide; je sais les instants de la vie où,
fatigué, s'asseyant entre son destin et la mort, également dégoûté,
l'homme, avec stupeur, contemple son âme inerte et noire...

Mais chaque jour, chez l'étrange fille, la folie de vivre augmentait.

Antoine la vit qui s'émouvait d'une armée qui passe et chante et où tous
les hommes ont vingt ans. Il la vit pleurer, pour des danses lascives et
sauvages, dans un cabaret oriental où la salle grossière tremble et se
pâme de désir. Il la vit jalouse d'une jeune femme étrangère qu'un amant
furieux avait tuée dans la forêt.

Lorsqu'un soir il lui fit la confidence de sa naissance voilée:

--Ainsi, s'écria-t-elle, haletante, c'est cela, c'est donc cela!

Et, les mains contre les tempes, elle s'émerveillait d'être une fleur de
Grenade née sur la tige royale.

--C'est donc cela, répétait-elle, victorieuse, en regardant en elle-même
son ardeur, son obstination, sa violence, son impérieuse fierté.

Mais ce sang précieux n'expliquait point suffisamment à Antoine le
miracle de son amie. Il la voyait plus diverse, plus belle encore que
toute l'Espagne, dont il savait l'ocre torride et la fraîcheur, le goût
de benjoin et de myrrhe, les matins roses de rosée. Elle-même, quand les
forces de la nature l'enivraient d'un trop doux vertige, disait: «Je ne
sais d'où je viens, où je vais; parfois, au centre des jardins,
j'entends chanter et glisser les veines universelles; ce qui germe et ce
qui meurt fait à mon oreille un bruit familier. Cybèle et Proserpine
quand elles écoutaient la terre ont dû surprendre ce bruit...»

Ainsi Antoine la considérait comme la déesse féconde, et elle,
orgueilleuse, penchait sur elle-même son culte naïf. Tous deux
tremblaient de fièvre divine.

Mais un tel excès épuisait la jeune fille. Une maigreur de feu,
semblait-il, un farouche étonnement du regard, et ce sanglot
ininterrompu, qui de son coeur s'élançait dans le coeur d'Antoine
Arnault, tarissaient sa vie délicate.

Bientôt l'atmosphère des jours lui devint inhabitable.

Lorsqu'ils furent de retour à Paris, tout l'ordinaire les étonnait: les
conversations et les actes.

«Ah! pensait Élisabeth en s'isolant des vains propos de leurs amis,
au-dessus, au-dessus, toujours au-dessus de tout cela!»

Antoine Arnault ne savait ce qu'elle voulait; elle brûlait et pâlissait.
Allait-elle défaillir? Que souhaitait-elle encore? Mais lui-même,
instinctivement, du fond de son amour, souhaitait cela: qu'elle mourût.
La passion a de ces douceurs! Qu'elle mourût, cette petite fille qui
était là pour que l'univers eût sa nécessité, pour que les plus hautes
montagnes songeassent: «Que faisions-nous? mais un instant nous nous
sommes mirées dans son coeur...»

Martin Lenôtre, attentif, exigea pour elle du repos.

Alors ils quittèrent Paris, ils s'établirent, Antoine, Madeleine,
Élisabeth, les petites filles, dans une maison silencieuse, pressée de
roses, sur les beaux coteaux de la Seine.

Tout de suite, dans cette solitude, et ainsi qu'Antoine le désirait,
l'âme de son amie se replia, vint s'appuyer contre lui.

Ce fut une vie champêtre.

A l'aube une voix d'oiseau s'élevait, et puis une autre, une autre, dans
le pin léger, et bientôt cela faisait, au travers des persiennes
baissées, tout un bouquet de chants d'oiseaux, un bouquet rond, un
bouquet large, bouquet criant et vivant, inégal, haut et bas, tournoyant
et vif dans l'aurore...

... Petits oiseaux qui vous contredites le matin sur les branches des
arbres, qui mangez, qui buvez, qui avez tout notre coeur, c'est vous la
plus pure poésie! Que l'on vous voie vivre, et l'esprit s'apaise; âmes
montantes, peuple entraîné vers le faîte, ailes! oiseaux! noblesse de
l'air!... Dans le pli brillant et toujours renouvelé de ton cou lisse et
sans repos, ô n'importe lequel des petits oiseaux divins, je mets mon
rêve; tes deux ailes pour mon rêve! vole ainsi vers les lignes blanches
de l'infini, jusqu'au secret, jusqu'au silence, jusqu'au vide, où le
vierge azur meurt de pureté!...

Élisabeth, inlassablement, au centre de ce jardin rêvait. Antoine la
voyait si langoureuse, si méditative, si hallucinée, que parfois, au
crépuscule, près du massif jaune et violet que la fin de l'été brûlait,
il lui disait en souriant:

--Bien-aimée, quel bonheur attends-tu donc de la mélancolie?

Et, enivrée:

--Ah! répondait-elle, de mourir...

Mourir, mourir! ainsi elle voulait mourir!... Il l'avait donc conquise
comme il le souhaitait, pour le lit profond et sans bord. Il l'avait
donc si bien liée, cette rebelle, cette nomade aux pieds d'argent, cette
danseuse de Grenade, cette Mauresque, cette Hellène dont l'argile
étincelait, dont les lèvres semblaient salées du sel originel du monde,
si bien liée, qu'à présent un jardin occidental lui suffisait, avec le
coeur d'Antoine Arnault, avec le plaisir, avec la folie de mourir...

De quels perfides poisons l'irritable chasteté ne troublait-elle point
leurs sens, quand, pour leur imagination, l'humble jardin fut un
nombreux univers? Selon les heures du jour ils le virent mol, embrasé.

Le pin svelte et délié leur fut les coteaux de Gênes, le lent jet d'eau
leur fut l'Espagne, et quand, au loin, sur la Seine, un noir remorqueur
sifflait, ils se rappelaient, en soupirant, les paquebots du lac de
Côme, dont le sourd et rauque appel, pendant les lisses journées,
déplaçait et emmêlait le doux azur étagé.

Grisés par la chaleur du soir, sous le mystère des arbres chaque son les
pénétrait.

--Ah! disait Élisabeth, ces ténèbres opaques, odorantes; ces torpeurs,
ces scintillements, ces cris, et mon coeur noir et ton coeur noir,
n'est-ce pas, mon bien-aimé, le délire des nuits cinghalaises?...

                   *       *       *       *       *

L'hiver passa, enveloppé de cette flamme. Le printemps revint. Il
naissait sur toute la terre, petit, léger, vert et droit. On entendait
dans les bois un cri d'oiseau incessant, cri de printemps aigre, clair.
Il semblait qu'il eût, cet oiseau, dans son gosier irrité, une petite
feuille nouvelle du délicieux térébinthe. Il jetait son cri sans arrêt,
comme pour encourager, dans le sol, les faibles fleurs enfermées. Ce cri
dit à la jacinthe, à la jonquille, à la tulipe: «Encore un choc, un
effort, percez mieux la dure terre; élancez-vous, bientôt c'est l'air et
le ciel, venez, je suis votre oiseau...»

Antoine était satisfait, il travaillait, il goûtait l'ardente pâleur de
la jeune fille.

Les jeunes gens qui étaient ses disciples le visitaient, se tenaient
debout près de lui, l'écoutaient. Il estimait peu leur ferveur, mais
quelquefois il se plaisait dans la société d'André Charmes, son favori,
un jeune homme oisif, élégant, de dédaigneuse et fine culture.

Élisabeth fuyait ces étrangers, et elle s'effraya le soir où Antoine
Arnault, voyant s'obscurcir un orage de mai, retint André à dîner. Les
jeunes gens, ainsi rapprochés, se regardaient à peine, s'évitaient, de
loin causaient timidement, tandis qu'Antoine, inquiet, s'épouvantait
d'entendre Élisabeth adresser la parole au jeune homme, et que, soudain,
à les voir ensemble, plus jaloux qu'un père délaissé, il haïssait leur
jeunesse.

En cet instant la jeune fille lui semble nouvelle! Il imagine mille
frissons sur son innocent visage. Voudra-t-elle plaire à ce garçon
léger, dans ce printemps humide et doux, ce soir, ou percevra-t-elle,
avec un peu de reconnaissance seulement, le trouble de l'adolescent:
trouble visible sur ce beau visage, dans ces mains claires et fraîches,
dans cette respiration pressée? Et la musicale voix lorsqu'il demanda à
la jeune fille «vous connaissez l'Italie?» et que tous deux alors en
parlèrent avec tant de regards et de lumière, qu'Antoine Arnault sentait
s'abolir tous les plaisirs qu'il avait eus, lui aussi, au bord des rives
chantantes!...

La soirée fut courte; de bonne heure André se retira. Sur l'invitation
de Madeleine, Élisabeth accompagna, au travers du jardin, le jeune
homme. Et, Antoine des yeux la suivait.

Son coeur se broyait en lui.

«Ah! pensait-il, comme mon amie est vivante! Je ne puis pas arrêter sa
douce vie. Orages des nuits de mai, senteur des verts orangers, soirs du
monde, banjos et cithares, douceur de toutes les contrées, vous me
prendrez mon amie! Elle a devant elle la vie: Hélas! serai-je longtemps
son bonheur? Je ne puis plus lui donner ce que les femmes préfèrent: le
commencement. Je puis lui donner le temps, l'infinie croissance d'un
inépuisable amour; je ne puis plus lui donner ce qu'elle préfère: la
surprise, l'attente, le commencement, terres inconnues que l'on
découvre, belles Amériques du désir...

Par la fenêtre, Antoine voyait Élisabeth, qui, solitaire, ayant
reconduit le jeune homme, faisait lentement le tour de la molle pelouse.
Elle s'arrêtait, haletait et reprenait sa démarche moelleuse, les mains
tendues vers le fin égouttement du feuillage.

Lorsqu'elle revint dans le salon, d'un geste pieux et lourd, de toute la
douceur de son rêve et de sa douleur Antoine Arnault l'attira. Elle
respirait rapidement, chargée des aromes de la nuit. Lui la pressait
contre son coeur. Comme elle bougeait, laissant glisser l'écharpe nouée
autour de son visage, il osa la regarder; il la vit, ah! toute pâmée: un
de ses yeux était clair, l'autre foncé; son nez se crispait s'ouvrait
ainsi qu'un étrange sourire, et sa bouche semblait molle, desserrée,
comme une rose sensuelle où l'amour a passé sa main...

--Hélas! qu'as-tu? sanglota-t-il.

Et elle, montrant derrière elle la nuit, les arbres, le silence blanc,
l'immense gonflement du monde:

--Ah! s'écria-t-elle haletante,--nymphe qui a vu son dieu, c'est l'été!
l'été! l'été!

D'un geste de haine ardente, Antoine l'écarte, la repousse. Chancelante,
elle vient s'appuyer contre le mur. Et, comme innocente, les bras tendus
vers son ami, implorante, effrayée, elle le regarde:

--Je ne te retiens pas de force, lui dit-il.

... Quoique Élisabeth ne parlât jamais d'André Charmes et qu'elle ne fût
pas intéressée de la visite qu'il leur fit une fois et puis une autre
fois, Antoine se torturait par le souvenir du jeune homme.

Si puérile que sa crainte à lui-même semblât, il ne pouvait ôter de son
coeur l'angoisse qu'il avait eue. Il ne s'était jamais représenté les
traits de son amie en profil sur un autre visage, et maintenant l'image
était si vive et si perfide, et s'exagérait si âprement, qu'Antoine
songeait: «C'est l'évidence. André Charmes ou un autre, qu'importe?
Voici son compagnon. C'est à ce printemps que va son âme...»

Et, à la pensée que la vie d'Élisabeth n'était point close, qu'il y
avait pour elle un long avenir, Antoine sentait son coeur se resserrer
de dégoût et de douleur. Que pouvait-il contre ce qui dort d'impur dans
le sang et dans le rêve des femmes? contre leur futur désir? Si lasses
qu'elles semblent, chaque fois qu'elles aiment elles renaissent. Le long
de la vie elles aiment.

«Elle aimera, songe Antoine Arnault, avec ces grâces douces, cet
orgueil, ces élans, ces soumissions, ces révoltes que j'ai surpris dans
ses yeux; elle aimera ainsi jusqu'au jour où c'est elle qui sera
l'aînée, où c'est elle qui tiendra les mains de l'autre, elle qui sera
courageuse et grave, elle qui rêvera et qui donnera; debout près du
jeune homme alangui, le couvrant de sa belle ombre amoureuse, elle dira:
«Tu es la vie, ô mon amour, tu es la jeunesse et l'azur, le parfum des
vertes amandes!»

Mais voici qu'un feu l'exalte, que l'antique puissance d'Éros l'étreint,
le vainc, le convainc. Hélas! ne le sait-il pas, lui-même,
qu'honore-t-il, qu'a-t-il jamais honoré qui ne soit le désir? Désir,
vertige profond, vacillement des regards, divin strabisme de l'âme! Ne
lui a-t-il pas dédié tous ses livres? N'honorait-il pas la seule
puissance du monde, le désir, quand dans le génie ne reconnaissant que
la fièvre il s'écriait: «Hugo! Shakespeare! inépuisables et magnifiques,
Velasquez, héros du désir! et vous, Richard Wagner, qui composâtes votre
suprême Tristan au milieu de telles ardeurs, d'un tel triomphe physique,
qu'au thème de la mort d'Yseult nulle femme ne s'y peut tromper, et par
vous reçoit son amant dans son coeur!...»

Alors la jeunesse d'André l'attendrissait, il eût voulu lui dire: «Vous
commencez la vie, vous ne savez point encore comme elle est belle, ô mon
ami! j'ai achevé ma course et je meurs, voici le flambeau...»

Il se rappelait avec douceur la timidité du jeune homme, le cours
délicieux et contracté du sang, l'intensité naïve, l'éternel charme de
Daphnis.

Et puis aussi il riait de son inquiétude et de son ton paternel, car
lui-même n'avait que trente-neuf ans, c'est la jeunesse encore, la
force, le plaisir; mais c'est déjà le temps compté, les beaux jours, les
belles nuits limités, et l'attente affreuse de l'heure où il faudra que
l'on pense: «Je n'ai plus toute ma royauté.»

Au moment de minuit, quand la tiède maison dormait, et que, selon son
habitude, Antoine s'accoudait à la fenêtre, et dans la libre nuit
contemplait la lune qui voyage, déjà il ne disait plus à l'univers
assoupi, comme il faisait à vingt ans: «Levez-vous, Aurore désirée!»
L'aurore, les lendemains, il n'y pouvait songer. Il pleurait. Sa vanité
le faisait souffrir comme des os rompus qui dans la mollesse de la chair
pénètrent.

Lassé de la gloire, lassé de l'orgueil, il méditait sur l'amour; les
mains jointes, soumis comme devant un dieu, il songeait que moins encore
que le soleil et la mort l'amour ne peut se regarder fixement. Il est la
splendeur éternelle. On ne peut l'exprimer; c'est le miracle qui bouge.
Des humbles minutes du jour il fait d'éclatantes fusées. Il est soudain,
furtif, immense, parfait, secret et théâtral...

Ainsi songeait Antoine Arnault.

Alors, celui qui avait tant lutté, qui dans la nuit de Florence avait
refusé son bonheur, qui était pur et fier de lui, qui servait bien sa
raison, courut vers la volupté.

Secrètement, furtivement, pendant les journées d'été, quand l'azur est
pareil à un diamant bleu aveuglé de scintillements, quand au travers des
persiennes baissées, mobiles comme un lourd éventail de bois, les douces
ondes du soleil entrent dans les chambres, se suspendent, se balancent,
chauffent, ainsi que des espaliers, les frivoles naïves tentures,--dans
ces chambres, parées de divine tristesse, Antoine Arnault pressait,
étreignait son amie. Elle appuyait contre lui son front charmant, pliait
sa tête sous les caresses de ses mains.

Le silence régnait. Une à une, glissant des cheveux de la jeune fille,
les épingles d'écaille claire, sur le luisant parquet, faisaient un
bruit sec, un bond, une courte lueur.

Dans sa douleur, sa stupeur, sa fatigue profonde, Élisabeth percevait
que le violent désir des hommes est le mystère et la vie, et la raison
de la vie. Quoique torturée par la pensée de sa soeur, et subissant ce
secret instinct, cette loi farouche qui veut que l'être parfait demeure
solitaire, elle retenait, en s'enivrant, son ami.

Aux instants du crépuscule, le jour qui descend glissait, sur les
meubles bas, sur le parquet, ses ailes abattues, sa blanche palpitation.
L'étonnante immobilité de l'heure rêvait comme une cloche silencieuse.
Par les fenêtres entraient d'étranges parfums qu'on eût voulu repousser,
car ils augmentaient la langueur. Foule invisible des parfums d'été, qui
vous réunissez sur une âme et prenez tout son terrain...

Au loin, sur la pelouse, en dehors du jardin, Madeleine, avec des gestes
de repos, était assise dans les longues herbes et les deux petites
filles jouaient. De la fenêtre de la chambre, Antoine les voyait,
surveillait leur retour.

Lorsque Antoine et Élisabeth se taisaient, ayant échangé leur coeur, il
leur semblait, non que quelque chose du désir humain s'achevât mais
qu'un délire commençât dont le secret et la science ne sont point
trouvés, et ils frissonnaient d'au delà.

Quelquefois aussi Élisabeth éprouvait la solitude, la grande mélancolie,
l'impatience des jeunes êtres, qui, brusquement désintéressés du
présent, prévoient pour leur longue vie d'autres formes de l'aventure et
du bonheur. Et d'autres fois tous deux se serraient l'un contre l'autre,
mystérieusement affligés, réunis pour goûter la brève vie et l'éternelle
mort, humbles, inquiets, comme, on voit, dans la légende, le premier
homme et la première femme sous le nuage qui porte Dieu.

Antoine arrachait Élisabeth à ces émotions de l'âme.

--Sentez-vous, lui demandait-il, sentez-vous que toute la vie, toute la
force, tout le rêve aboutissent à la volupté? Il n'est point de
spectacles qui n'y conduisent. Rumeurs, émotion des foules, hâtes,
départs, nuit noire avec des feux rouges, paniques, tapage et cris dans
les gares, ports étincelants où tous les bateaux se balancent et rêvent
à de lointaines Guinées, vous recomposez le plaisir!...

Penché avidement sur son amie:

--N'est-ce pas, tu sens, lui disait-il doucement, tu sens au seul mot de
volupté ton âme fondre aux plus douces places de ton rêve, comme un
ruisseau qui court vers le printemps?...

Et la jeune fille défaillante ne répondait que par ses yeux fermés.

O désir surchargé de désirs! goûtait-elle bien de tout son esprit
renversé, ce qu'il y a d'équivoque, de discord, de strident, ce qu'il y
a de double et de triple, de pareil à la tierce, de pareil à l'arpège
dans le désir!

Mais alors Antoine la repoussait:

--Ah! disait-il, ne demeure point ainsi, que je ne voie plus ta fièvre,
ta langueur, ton divin visage; ce n'est pas moi que tu aimes, ce n'est
pas moi seulement...

Et comme, offensée dans sa passion, dans sa complaisance même, elle
sanglotait, sur le ton du plus lourd reproche:

--Oh! mon amour, mon amour.

--Ah! interrompait Antoine, tais-toi! un homme passe, il te regarde, il
t'appelle; de ses mains il surprend tes douces jambes, c'est cela
l'amour!

Les doigts appuyés sur son coeur elle allait s'évanouir; mais lui la
regardait encore avec colère, et du fond de son âme il pensait: «C'est
votre faute, voyez où je suis, je vous demande de me comprendre, de
considérer ma douleur, de goûter un peu à ce fiel...»

Puis il se jetait sur ce tremblant visage, couvrait les yeux, les
cheveux, de tant d'aveux, de secrets, de chuchotements, de tant d'ardeur
et de fureur, qu'ensuite la jeune fille lui semblait impure; et, le
soir, il eût souhaité crier à ses petites filles venues jouer auprès
d'elle: «Ne la touchez pas!»



XVII


Une fois que, dans un fauteuil, Élisabeth s'était endormie, brûlante et
fatiguée, elle apparut à Antoine si faible, si menacée, que, le coeur
haletant, le lendemain de bonne heure il courut chercher Martin Lenôtre.

Mais, lorsque Martin fut là, et qu'Antoine vit Élisabeth, du fond de son
tiède lit, tendre une main qui se hâte, il haït son ami et son amie.

Il ne pouvait supporter la présence de Martin dans cette chambre de
malade, douce comme une estampe du XVIIIe siècle quand le lit, le broc
de tisane, le bougeoir, et la pâleur sur l'oreiller sont plus voluptueux
qu'un bosquet de roses. Ah! comme la faiblesse d'Élisabeth le rendait
jaloux. Faiblesse pathétique, toute proche du sanglot, et vers qui se
tendent les bras, le secours, le doux sadisme des hommes. Faiblesse qui
ressemble à l'amour; qui se courbe vers de romanesques lits. Les jeunes
femmes mourantes et fatiguées n'appellent-elles pas vers elles, des
dernières forces de leur vie, tous les plus jeunes héros, et ce regard
d'Élisabeth, faible et qui bouge, et qui n'a plus de résistance,
n'est-il point ouvert pour toutes les volontés, pour tous les désirs des
hommes? Martin même, quand il la regarde, l'émeut-il? elle semble
hypnotisée. Elle ne s'en va pas, elle reste, elle se penche, elle semble
plier et pleurer. Profond instinct des malades, voix puissante de la
génération!

Tout le jour Antoine l'observe: elle brûle d'enthousiasme, elle a cette
bouche pathétique, passionnée et langoureuse qui semble modelée par la
musique. Une lueur profonde vient de son regard, et quand elle écoute,
quand elle répond, c'est avec toute son âme; Antoine la trouve belle et
se défie d'elle. Quelle sécurité peuvent inspirer encore celles qui
savent leur puissance? Ce que l'homme ne possède jamais complètement,
son orgueil, son âme, la gloire, le rêve qu'on se faisait d'un soir de
juin à la villa d'Este, il s'en empare un instant et le touche sur la
beauté des jeunes femmes bien-aimées. Et elles, qui savent que leurs
cheveux, leurs yeux, leur bouche donnent l'extase, qu'on s'approche
d'elles, qu'on rêve sur elles, qu'on les goûte, comme on goûterait une
ville d'Orient resserrée, qui a sur un même point ses jardins et ses
citernes, son arc de triomphe et ses places glorieuses, son aube, ses
couchers de soleil et son chant désespéré,--elles qui savent cela, même
fatiguées, même malades, même mortes, elles accueillent, bercent et
retiennent la mélancolie d'Adam... Aussi lorsque Martin semble
s'inquiéter, lorsqu'il s'effraye à l'auscultation du coeur délicat de la
jeune fille, Antoine lui dit:

«Tu la connais, demain elle guérira, elle chantera, elle s'éloignera de
nous...»

En vain Martin affirme qu'un défaut profond, dans cet organisme
passionné, rend cette vie fragile, Antoine ne l'entend point, il est
tout occupé à lutter contre Élisabeth. Et, en effet, elle devenait
capricieuse, irritée par la maladie.

Quelquefois, quand Antoine s'approchait d'elle avec des mains
langoureuses et ce regard où l'âme s'enflamme et s'augmente, elle le
repoussait, lui reprochait sa tendre ardeur; et d'autres fois, quand il
se taisait et lui tenait doucement les poignets, elle regardait l'espace
devant elle, soupirait, se croyait abandonnée, et cherchait,
semblait-il, quelque autre héros qui répondît à son délire.

Un jour qu'il lui lisait son plus cher ouvrage, le livre qu'il achevait
et où elle était glorifiée:

--C'est peu de chose, mon ami, dit-elle; si j'avais raconté mon âme, si
j'eusse écrit comme vous, mon coeur eût changé la face de la terre...

Et, tenant la main contre son coeur, elle s'écria, comme l'auteur même
de _Parsifal_:

--Quelle musique cela devient!...

Pourquoi Antoine l'eût-il épargnée quand elle était là qui emplissait,
qui torturait sa vie? Le soir, lorsqu'elle entendait Madeleine jouer au
piano le beau _Carnaval_ de Schumann, fête bariolée, lourde,
étincelante, où passent cent figures de la danse et du désir, elle
s'éclairait d'un tel espoir qu'Antoine avec dureté lui disait: «Ne rêvez
pas». Mais elle rêvait, elle ouvrait son âme à toutes les armées de la
vie...

Musique! hôte total, qui envahissez sans qu'on discerne, qui promettez
plus que l'amour!

                   *       *       *       *       *

Pour fuir une présence dont toute la grâce le blessait, Antoine se
promenait seul, par les oppressantes journées qui marquent la fin de
l'automne.

Un après-midi de novembre, errant ainsi sous la pluie, visitant les
provinciales cités de la Seine, il entra dans un petit cimetière dont la
douleur l'attirait. Le saule et le buis trempaient d'humidité et de
langueur ce séjour des morts. Ah! le romanesque des morts, ce feuillage
funèbre, ce silence, cette terre soulevée et mouillée. Les morts!
Antoine contemplait, le coeur brisé, ce peu de chose, ce rien, ce
vraiment rien que sont les morts. Petit cimetière en désordre, où le
ménage n'est point fait, où les morts ont à souffrir d'oublis et de
négligences, parce que, d'abord, il faut servir les vivants!

La tristesse, la douleur suintaient de la terre bondée, du feuillage
lyrique et penché, du mur moussu et fendu, des couronnes qui survivent
aux regrets, des vases, des pots renversés. Et Antoine Arnault, à force
de folie, se mettait à jouer, à rire. «Puisque ce n'est rien,
pensait-il, puisque c'est le néant et rien, puisque c'est au fond
ridicule et révoltant, puéril et médiocre, quelle gravité me tient ici
courbé, plus empli de rêves que devant un cercle de dieux?...»

Et voici qu'il eut l'idée d'Élisabeth. Et il frissonna comme un esprit
qui ne savait pas comme Adam à qui on montre la mort.

Violemment il arracha cette image de sa pensée; mais en rentrant chez
lui, dans la douceur de ce soir-là, il demanda à Élisabeth, avec une
voix si tremblante qu'elle en fut surprise:

--Est-ce que vous vous ennuyez, petite?...

Elle répondit que non, qu'elle ne s'ennuyait pas auprès de lui; mais il
lui demandait encore si elle ne voulait rien, si elle ne voulait pas se
distraire et causer, si elle ne voudrait pas voir quelquefois André
Charmes...

Et elle, gênée, ne savait que dire à Antoine; elle l'avait vu si troublé
pour deux lettres qu'elle avait reçues du jeune homme qu'elle murmura:

--Je ne sais pas; j'aurais peut-être voulu causer quelquefois avec lui,
il est intelligent, il m'a fait de jolis vers, mais je crois que cela
vous fâche...

Et il s'écria avec tant d'ardeur, d'étonnement et de sincérité: «Comment
puis-je me fâcher pour cela, mon amie? y pensez vous!...» qu'Élisabeth
ne sut point si Antoine en cet instant était sublime ou s'il était un
peu comique.

Et elle le regardait de côté, avec défiance, comme un fou, mais il
l'avait aimée, en cette minute-là, d'une manière qui avait arraché en
lui son âme...

Il laissa revenir André. Il ne s'opposait pas à ce qu'Élisabeth et le
jeune homme restassent ensemble; il quittait la pièce et revenait avec
un même impassible visage.

Sa jalousie étendue au delà des limites ne recherchait pas de cran. Son
désespoir infini renonçait. Quand le coeur n'a qu'une certaine somme de
détresse, il agit; mais celui qui a toute sa détresse, il s'en remet au
destin.

Antoine redoutait Élisabeth. Il ne croyait plus rien d'elle. Lorsqu'elle
disait oui, ou non, pourquoi aurait-il cru que c'était cela? Les enfants
mentent, les femmes mentent pour éviter les reproches, et leur visage ne
perd pas de sa candeur: le mensonge c'est une sincérité que l'on a avec
soi-même. Quand Antoine se fût trouvé sans cesse sur le chemin des
jeunes gens, pouvait-il empêcher que leurs lèvres, sous ses yeux mêmes,
ne préméditassent le baiser? pouvait-il empêcher qu'Élisabeth ne désirât
le jeune homme, que par l'esprit elle ne l'absorbât, et qu'ainsi elle ne
mêlât à son rêve et à son sang ce délicieux fruit humain?

Il les laissait ensemble. La lassitude qu'éprouvait Élisabeth lui
rendait sensible et gracieuse la chaste présence d'André.

Et Antoine voyait bien ce que pouvaient être ces entretiens: séances de
légers discours, où l'adolescent veut étonner, où la jeune fille veut
éblouir. Mais que cette pureté fût évidente, il ne s'en réjouissait même
pas.

L'hiver passa ainsi. Le soir de mars où André Charmes annonça qu'il
partait pour Constantinople, ses parents le destinant à la carrière
diplomatique, Antoine s'effraya. Comment Élisabeth, fragile, malade,
maintenant il le voyait, supporterait-elle l'absence de ce délicat
compagnon?

Et la dernière soirée que les jeunes gens passaient ensemble parut à
Antoine Arnault si insignifiante, qu'il s'irrita d'avoir tant souffert
par eux. Ils n'étaient pas même émus, semblait-il, autant que de
nouveaux fiancés qui se sont promis leur âme, et qu'un destin cruel
sépare.

Comme il ne restait plus que quelques moments avant les adieux du jeune
homme, Antoine prit plaisir à les quitter, à supposer leurs mièvres
propos, leur malaise, leur embarras.

Il faisait clair encore dans la pièce par ce crépuscule de mars.
Élisabeth regardait André, et elle souriait de penser qu'en lui disant
adieu elle pourrait serrer plus fortement la main du jeune homme, ce
qu'elle n'avait jamais fait, car tous deux étaient timides.

André parlait, il parlait de l'Orient, de Constantinople; et Élisabeth
regardait les lèvres et les dents, le sourire charmant, attirant,
luisant; elle trouvait émouvant que ce sourire, étant si délicieux,
durât ainsi, qu'il fût en même temps un moment rapide de l'être et sa
structure même. Elle s'amusait de ce qu'André lui plût tant.

Elle était assise en face de lui et leurs regards s'avançaient.

Que se disaient-ils? Rien, ils se voyaient pour la première fois...

Puis elle entendit la voix d'Antoine dans l'escalier, il montait, il
allait venir, il allait entrer, il n'y avait plus qu'une minute pour
elle...

Alors, avec la force directe du regard qui s'empare de l'objet qu'il a
choisi, elle se leva, et, appuyant ses deux mains sur les épaules du
jeune homme jusqu'à sentir et presser les os, féroce comme l'époux quand
il attire et quand il marque, elle le baisa sur la bouche...

Et elle sentit que bondissaient en elle une violence et une puissance
pareilles à la Muse de Wagner, bacchante terrible qui parcourt tous les
sommets de la musique en criant à son invisible amant: «J'ai faim de
toi, j'ai soif de toi, j'ai soif de toi, j'ai faim de toi...»

Antoine approchait, il ouvrit la porte.

--Ah! revenez,--lui dit Élisabeth en souriant doucement,--est-ce son
départ? mais lui et moi ne savons plus quoi nous dire...

Et André se levait, comme il faisait toujours, respectueusement, dès
qu'il voyait le maître qu'il admirait.



XVIII


Un azur plus doux que des lacs, plus beau que l'idée qu'à seize ans on
se fait de la Grèce, entrait dans la chambre où Élisabeth mourait.

Antoine Arnault auprès d'elle ne pensait à rien. Il avait les yeux
fermés. Ceux qui, en Orient, meurent les veines ouvertes doivent
connaître cette langueur et ce délire. Il ne voyait pas et n'entendait
pas.

Martin Lenôtre tenait les mains de la mourante.

Elle le pria d'ouvrir davantage la fenêtre. Comme Goethe, qu'Antoine
Arnault avait tant aimé, la jeune fille qui mourait demandait plus de
lumière...

Dans son cerveau pâle et brisé elle comprenait que la vie finissait,
elle n'avait pas très peur, parce qu'elle souffrait. Elle s'étonnait de
finir.

Le soleil entra; elle vit le jardin, et comme ses douleurs cessaient,
une présence affreuse de l'âme envahit le corps épuisé. De toute sa
force elle vécut.

Elle vécut avec une mélancolie surhumaine, une mélancolie plus sourde,
plus impitoyable qu'un bourreau, avec la mélancolie des morts, ce que
peut être la fin des choses, la fin de vivre à vingt ans.

De sa maigre main elle comprimait son coeur effrayé. Elle comprimait son
coeur et regardait la vie et les derniers bruits de la vie. Ses pensées
oppressaient son visage et l'infinie pitié sur elle-même regardait par
ses fixes yeux.

Ainsi elle mourait faiblement, par une journée lente et traînante, dans
l'odeur de l'éther vague, du pavot, de la valériane, cette âme qui avait
en soi de quoi briller comme un héros, comme Jeanne d'Arc, quand elle
crie, debout sur ses étriers; comme Yseult terrassée d'amour et qui
chante; qui eût souhaité mourir ivre d'orgueil et de multitude, dans une
salle où éclate, en se rompant les veines, l'ardente orchestration, et
tandis que six cents voix jetteraient avec elle son dernier soupir...

L'odeur de l'éther mettait un goût de sucre, de folie et de crise, une
inépuisable langueur dans cette dolente pièce.

Élisabeth se représentait-elle bien ce que c'est que la mort? Quelque
chose d'épouvantable et d'ordinaire, qu'on n'essaye pas, qu'on ne voit
pas deux fois, qu'on va connaître et oublier; quelque chose qu'on ne
peut pas éviter, qui est là, tout près, qui vous attend, qui avance, un
obstacle glauque et morne, où l'on se cogne, où l'on tombe...

L'odeur de l'éther était si forte qu'Élisabeth ne rêvait pas à son aise.
Elle sentait bien que c'était l'éther, qu'elle était dans une chambre de
malade, et puis elle l'oubliait encore et elle rêvait à des jardins
divins; sur un petit chant, sur deux notes elle parlait de ces jardins:
jardin Julia, jardin Melzi, Sommariva, Serbelloni... Mais ses pensées se
déformaient, et un malaise inconcevable, une nausée forte comme la mort,
enfin déjà la mort, déjà, envahissaient les beaux jardins.

Quoique Antoine Arnault perçût cette plainte monotone avec un religieux
et terrible amour, il ne put s'empêcher, à un moment, de poser sa main
contre son oreille; et, noyé de douleur, il comprit, une seconde, que
l'endurance auprès des malades bien aimées n'était pas infinie.

Par la fenêtre ouverte on voyait monter le printemps. La jaune lumière
du jour glissait son miel inépuisable, et toutes les gazelles bleues de
l'air bondissaient joyeusement.

Sur les petits arbres d'avril c'est à peine le feuillage, mais des
houppes, des flocons, et d'un vert inespéré! un vert de soleil fondu
dans du liquide ivoire vert...

Élisabeth maintenant respirait plus doucement.

Quelles sensations ont les mourantes?

Voient-elles les beaux paysages de leur voluptueuse vie? Les matins,
gais comme des promesses; une petite baie d'azur pâle, un soir d'été, où
se balance une barque amarrée, rêveuse comme une indécise amante?

Voient-elles le bel hôtel de Milan, sous les arbres orgueilleux, et le
plaisir de porter, au milieu des étrangers, une âme qui a son amour?
Voient-elles le moment où le bonheur commençait, où l'on pense «C'est
pour toujours...»? Évoquent-elles les chaleurs de Venise, le verre d'eau
froide au café des Esclavons, le bruit doux du bateau qui partait pour
Fusine? Et plus loin, dans leur enfance, se rappellent-elles l'aurore et
ses chants d'oiseaux? les couchers du soleil rouge, qui en août tombait
d'aplomb sur les vignes de Montreux?

Imaginent-elles les doux endroits de la terre qu'elles ne connaîtront
jamais? les futures jeunes filles qui trembleront d'espoir sous le
pesant feuillage, où des insectes phosphorescents font la lumière, dans
un beau soir des Baléares?

Imaginent-elles l'arrivée au port de Malaga, par un ciel orange et vert,
les quais encombrés d'ardeur, lourds de goudron et de vins, et le
plaisir pour les belles voyageuses, dans la foule des indigènes, des
marchands, des matelots, d'éveiller soudain, par un sourire furtif, sur
un fort et brutal visage l'audace et la convoitise?...

L'agonie se prolongeait. Antoine, à un moment, regarda sa montre, et il
eut, comme une pensée nette et dure, le sentiment que le temps était
lent, qu'il était de meilleure heure qu'il ne pensait. Il dit d'un ton
naturel: «Tiens, il n'est que cinq heures», mais il n'avait pas l'air
vivant.

Quoiqu'elle mourût de larmes, Madeleine, comme elle ne pouvait rien et
qu'on l'appelait, dut aller faire jouer les petites filles.

Élisabeth remua sur l'oreiller son pâle visage, regarda la fenêtre
claire.

... Ah! c'est le divin printemps! Tout l'air mobile brille si fort que
les aiguilles vertes des pins semblent enfilées d'argent! Est-il vrai,
Élisabeth, que vous puissiez mourir? Voici le printemps! Il est comme je
vais vous le dire, et beau comme s'il naissait pour la première fois:
c'est l'immense mythologie! Par les doigts blancs des déesses toute la
terre est soulevée, et voici la pâquerette, l'ovale et jaune jonquille,
la jacinthe en sucre tissée, les lilas, longues boules d'odeur.

Étendant sur le ciel bleu sa verdure subtile et délicieuse, la branche
large du cèdre semble une fougère géante pressée sur un herbier divin...

L'azur est aujourd'hui si fort, que si on le regarde longtemps il
aveugle; il crépite, il tourbillonne, il s'emplit de vrilles d'or, de
givre chaud, de diamants pointus, radieux, de flèches, de mouches
d'argent...

Il est tel que l'on n'a besoin de rien pour être heureux, ni de la
musique, ni d'un bel espoir ni de son amant. On est heureux, parce que
le ciel descend jusque sous nos pieds et nous élève dans la nue.

Vous, sous la terre, Élisabeth, serez une morte voilée. Ah! que vous
avez cherché la vie! Petite fille on vous voyait poursuivre des parfums
dans l'air pour leur dire: je vous aime.

S'il fallait que votre être rendît à la nature exactement ce que vous
avez pris d'elle, toute une moitié de votre âme retournerait à la rose.

Dans le jardin, sous vos fenêtres, un petit cerisier fleurit.

Vous serez morte, Élisabeth, vous dont le regard brillait d'amour à
l'aurore, quand, de la baie bleue d'Antibes, vous voyiez se lever sur
les Méditerranées l'île de Corse flamboyante...

Vous avez respiré l'espace avec tant de profonds élans que toute votre
chair reste pénétrée d'aromes. Vous fûtes une telle créature humaine,
que dans votre coeur vous asservissiez le monde, et la lune du soir
était une de vos suivantes, et l'aurore votre demoiselle d'honneur. Mais
un petit cerisier qui fleurit est plus éternel que vous.

Voyez-le, tout couvert de ses blanches fleurs, innocent, aveugle et
doux, il est la vie et la vie...

Peut-être, Élisabeth, serez-vous un petit cerisier blanc. Ah! que l'air
est las, ce soir, il tombe comme un châle de soie dont on ne tient plus
les bords. Peut-être serez-vous un petit cerisier blanc. Vous aurez plus
de trente fines branches qui joueront avec la nuit. Être un arbre blanc
dans la nuit c'est toute la poésie...

L'air de la nuit brise de tristesse les vivants, il est secret, étrange,
humide, plein de mystères et de signes, mais il est familier aux morts,
il est agréable aux feuillages. Les morts et les arbres n'ont pas peur
la nuit...

Et si, dans cet air noir des nuits d'été, parfumé de frais tilleul, de
vanille, de laurier, il passe un chant de jeune homme, une de ces
chansons langoureuses, par lesquelles, sur la douce terre, on
aime,--car, vous le savez, on aime par les chansons et les nerfs, par
les parfums et le sang, enfin par la volupté,--s'il passe une de ces
chansons prenez-la, elle est pour vous; ah! mieux que le rossignol, le
passionné rossignol, plairont à votre ombre tendre des cris que jettent
le soir les sensuels jeunes hommes...

                   *       *       *       *       *

Dans la chambre, la vieille gouvernante d'Élisabeth, qui depuis le matin
pleurait, s'arrêtait de pleurer, commençait à s'habituer; depuis
quatorze heures que durait cette agonie, elle acceptait la fin de son
enfant, c'était une chose qui ne l'étonnait plus, qui s'établissait, qui
allait vers l'avenir.

On percevait les bruits habituels de la maison, les portes, et le rire
des enfants. Antoine Arnault ne bougeait pas. Autour du lit de la jeune
fille Martin Lenôtre était actif et adroit, occupé comme un ouvrier, et
par moments il s'asseyait et paraissait attendre.

Le ciel changeait. A huit heures il y eut une bourrasque de pluie.
Élisabeth regardait du côté de la fenêtre: dans le pin luisant d'eau un
oiseau s'effrayait; le vent balançait la branche et l'oiseau. La pluie
entrait, Martin se leva et ferma la fenêtre.

Vers neuf heures du soir Élisabeth poussa un calme soupir. Antoine ne
semblait point avoir compris.

                   *       *       *       *       *

Comme Élisabeth était morte ce soir-là, Antoine Arnault mourut quelques
jours après; ainsi il lui témoignait son amour.

Mais comment put-il jamais lui témoigner son amitié, qui était au-dessus
de son amour...


FIN




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