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Title: Histoire des ducs de Normandie, suivie de: Vie de Guillaume le Conquérant
Author: Poitiers, Guillaume de, Jumièges, Guillaume de
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Histoire des ducs de Normandie, suivie de: Vie de Guillaume le Conquérant" ***


Notes du transcripteur:

Les fautes de typographie évidentes (lettre manquante ou erronée,
permutation de deux lettres, espace manquante entre deux mots,
virgule à la place d’un point en fin de phrase, point à la place
d’une virgule dans une phrase, type retourné, erreur de
pagination) dans l'ouvrage conservé à la Bibliothèque nationale de
France ont été corrigées.

Les archaïsmes, la ponctuation, l'accentuation et les disparités
d’emploi de certains mots sont ceux de cet ouvrage.

Lorsqu’elles étaient conformes au sens du texte ou aux aspects
historiques, les corrections manuscrites figurant dans l’ouvrage
conservé à la Bibliothèque nationale de France ont été prises en
compte.

La Note * est due au transcripteur; les Notes 1, ... et a, ...
sont celles figurant dans l'Histoire des ducs de Normandie et la
Vie de Guillaume le Conquérant, respectivement.



HISTOIRE
DES NORMANDS
—
VIE DE
GUILLAUME-LE-CONQUÉRANT

COLLECTION
DES MÉMOIRES
RELATIFS
A L’HISTOIRE DE FRANCE.
HISTOIRE DES NORMANDS, PAR GUILLAUME DE JUMIÈGE. — VIE DE
GUILLAUME-LE-CONQUÉRANT, PAR GUILLAUME DE POITIERS.
__________________________________
PARIS, IMPRIMERIE DE A. BELIN,
rue des Mathurins Saint-Jacques, n. 14.



[p. i]
COLLECTION
DES MÉMOIRES
RELATIFS
A L’HISTOIRE DE FRANCE.
DEPUIS LA FONDATION DE LA MONARCHIE FRANÇAISE JUSQU’AU 13e SIÈCLE;
PAR M. GUIZOT,
PROFESSEUR D’HISTOIRE MODERNE A L’ACADÉMIE DE PARIS.
Insigne du libraire à Paris

A PARIS,
CHEZ J.-L.-J. BRIÈRE, LIBRAIRE,
RUE SAINT-ANDRÉ-DES-ARTS, No. 68.
1826.
[p. ij]
HISTOIRE
DES DUCS
DE NORMANDIE

Tous les Exemplaires doivent être revêtus de ma signature. [p.
iij]

Signature du libraire à Caen

Cet ouvrage ainsi que ceux indiqués ci-contre se trouvent:
A PARIS, CHEZ

BRIÈRE, rue Saint-André-des-Arts, no. 68.
	FIRMIN DIDOT, rue Jacob.
ARTHUS BERTRAND, rue Hautefeuille.
	PONTHIEU, Palais-Royal.
BOULLAND-TARDIEU, rue du Battoir.
	RENOUARD, rue de Tournon.
BOSSANGE frères, rue de Seine.
	RAYNAL, rue Pavée-Saint-André-des-Arts.
BOSSANGE père, rue de Richelieu.
	RENARD, à la Librairie du commerce.
BLAISE, rue Férou.
	TREUTTEL ET WURTZ, rue de Bourbon.

A LONDRES, CHEZ
AUGUSTE PUGIN, 105, Great Russel-street, Bloomsbury.
	JO. BRESTLEY et WEALE, architectural library Holborn.
BOSSANGE.

Et chez les principaux libraires de Normandie.
__________________________________
PARIS, IMPRIMERIE DE A. BELIN,
rue des Mathurins Saint-Jacques, n. 14.



[p. iv]
Page_de_couverture

[p. v]
NOTICE
SUR
GUILLAUME DE JUMIÈGE.

Les érudits ont amèrement reproché à Guillaume, moine de l’abbaye
de Jumiège, d’avoir reproduit dans les premiers livres de son
Histoire des Normands, la plupart des fables dont son prédécesseur
Dudon, doyen de Saint-Quentin, avait déjà rempli la sienne. Si
Guillaume n’eût ainsi fait, cette portion de son ouvrage
n’existerait pas, car il n’aurait rien eu à y mettre; il a
recueilli les traditions de son temps sur l’origine, les exploits,
les aventures des anciens Normands et de leurs chefs; aucun peuple
n’en sait davantage, et n’a des historiens plus exacts sur le
premier âge de sa vie. A voir la colère de dom Rivet et de ses
doctes confrères, il semblerait que Dudon et Guillaume aient eu le
choix de nous raconter des miracles ou des faits, une série de
victoires romanesques ou une suite d’événemens réguliers, et que
leur préférence pour la fable soit une insulte à notre raison,
comme si elle était obligée d’y [p. vj] croire. Il y a à quereller
de la sorte les vieux chroniqueurs une ridicule pédanterie; ils
ont fait ce qu’ils pouvaient faire; ils nous ont transmis ce qu’on
disait, ce qu’on croyait autour d’eux: vaudrait-il mieux qu’ils
n’eussent point écrit, qu’aucun souvenir des temps fabuleux ou
héroïques de la vie des nations ne fût parvenu jusqu’à nous, et
que l’histoire n’eût commencé qu’au moment où la société aurait
possédé des érudits capables de la soumettre à leur critique pour
en assurer l’exactitude? A mon avis, il y a souvent plus de
vérités historiques à recueillir dans ces récits où se déploie
l’imagination populaire que dans beaucoup de savantes
dissertations.

Quelles que soient les fables qu’il a mêlées aux faits, Guillaume
de Jumiège est l’un des plus curieux historiens du XIe siècle; non
seulement il nous a conservé sur l’histoire des ducs de Normandie
des détails qu’on ne trouve point ailleurs, mais il a peint avec
plus de vie et de vérité autre les mœurs nationales, les
caractères individuels, et sa narration ne manque point d’intérêt.
Ces mérites se font surtout remarquer dans les sept premiers
livres, les seuls qui doivent être regardés comme son ouvrage; le
VIIIe a été évidemment ajouté dans la suite par un moine [p. vij]
de l’abbaye du Bec: sans parler de la différence de ton et de
style, il y est question de plusieurs événements arrivés après la
mort de Guillaume de Jumiège, par exempte, de la mort d’Adèle,
comtesse de Blois, sœur du roi d’Angleterre Henri Ier, survenue en
1137, et de celle de Boson, abbé du Bec, qui eut lieu la même
année. Guillaume avait dédié son histoire au roi
Guillaume-le-Conquérant; il l’écrivait donc avant l’année 1087,
époque de la mort de ce prince; il faudrait donc croire qu’il
vivait encore cinquante ans après, et qu’alors seulement il y
aurait ajouté le VIIIe livre, supposition qui n’est pas
rigoureusement impossible comme le prétend dom Rivet 1, mais qu’on
peut regarder comme tout-à-fait invraisemblable. Il paraît même
que dans les sept premiers livres, plusieurs chapitres notamment
le chapitre IX du livre VIe, les chapitres XII, XXII, XXXVIII du
livre VIIe, et peut-être quelques autres passages encore ont été
également ajoutés après coup, ou du moins interpolés, soit par le
moine auteur du VIIIe livre, soit par quelque autre chroniqueur.
On ignore absolument l’époque de la mort de Guillaume, et il ne
parait pas qu’il ait jamais été [p. viij] revêtu d’aucune dignité
ecclésiastique; il n’en acquit pas moins assez vite une grande
réputation, et Orderic Vital en parle à plusieurs reprises avec la
plus haute estime. On lui donne dans les manuscrits le surnom de
Calculus, soit qu’il fût tourmenté des douleurs de la pierre on de
la gravelle, explication peu probable à mon avis, soit que ce mot
fût la traduction latine de quelqu’un de ses noms.

L’Histoire des Normands fut publiée pour la première fois par
Camden, à Francfort, en 1603; et Duchesne l’inséra en 1619 dans
son Recueil des historiens de Normandie; quoiqu’il en eût revu le
texte sur plusieurs manuscrits, il est encore très-fautif.

F. G. *


[p. 1]
LETTRE A GUILLAUME,
ROI ORTHODOXE DES ANGLAIS,
SUR LES FAITS ET GESTES DES DUCS DES NORMANDS.

A Guillaume, pieux, victorieux et orthodoxe roi des Anglais, par
la grâce du Roi suprême, Guillaume, moine de Jumiège, et le plus
indigne de tous les moines, souhaite la force de Samson pour
abattre ses ennemis, et la profondeur de Salomon pour reconnaître
la justice.

O ROI très-sage et très-auguste, cet ouvrage que j’ai écrit sur
les faits et gestes des ducs des Normands, j’en ai recueilli les
matériaux dans divers Mémoires, et je les ai rassemblés selon la
portée de ma faible industrie. En le dédiant à votre grandeur,
j’ai pensé qu’il serait bon de l’ajouter à la bibliothèque des
chroniques, afin de réunir ensemble des modèles des actions les
plus vertueuses en faisant un choix parmi ceux de nos ancêtres qui
ont occupé les plus grandes dignités dans l’ordre laïque. Je ne
l’ai point orné du beau langage des graves rhéteurs, ni de
l’élégance vénale ou des agrémens d’un style fleuri; mais écrivant
sans recherche, marchant toujours sur un terrain uni, j’ai tâché
de mettre ma modeste composition à la portée de tout lecteur, quel
qu’il soit. Votre majesté est entourée de tous côtés d’hommes
illustres, infiniment [p. 2] savans dans la science des lettres,
et d’autres hommes, qui parcourant la ville, le glaive nu,
repoussant les artifices des méchans, et veillant sans relâche au
nom de la loi divine, prennent soin de garder la demeure du
moderne Salomon. Beaucoup d’entre eux ont fait voir de diverses
manières comment cette grande habileté d’esprit, qui vous a été
donnée en privilége par le céleste Dispensateur, se manifeste avec
une merveilleuse efficacité, soit dans le maniement des armes,
soit dans toutes les choses que vous voulez entreprendre ou
accomplir. Accueillez donc avec bonté cette légère offrande,
produit de notre petit travail, et vous retrouverez dans ces pages
les actions les plus illustres, les plus dignes d’être à jamais
célébrées, tant celles de vos ancêtres que les vôtres mêmes. J’ai
puisé le commencement de mon récit, jusqu’à Richard II, dans
l’histoire de Dudon, homme savant, lequel avait appris
très-soigneusement du comte Raoul, frère de Richard Ier, tout ce
qu’il a confié au papier pour être transmis à la postérité. Tout
le reste, je l’ai appris en partie par les relations de beaucoup
d’hommes, que leur âge et leur expérience rendent également dignes
de toute confiance, en partie pour l’avoir vu de mes propres yeux
et en avoir jugé avec certitude, en sorte que je le donne comme
m’appartenant en propre. Que celui qui voudrait par hasard, et à
raison d’un tel ouvrage, accuser de présomption ou de tout autre
défaut un homme voué aux études sacrées, apprenne que j’ai composé
ce petit écrit pour un motif qui ne me paraît nullement frivole,
car j’ai desiré que les mérites très-excellens des meilleurs
hommes, tant pour les [p. 3] choses du siècle que pour celles du
ciel, subsistant heureusement devant les yeux de Dieu,
subsistassent de même utilement dans la mémoire des hommes. Car se
laisser emporter au souffle de la faveur populaire, se délecter
dans ses applaudissemens flatteurs autant que pernicieux,
s’engager dans les séductions du monde, ne conviendrait point à
celui qui vit étroitement enfermé dans des murailles et qui doit
les chérir de toute la dévotion de son cœur pour travailler à
l’agrandissement de la Jérusalem céleste, à celui que le respect
qu’il doit à son habit et la profession à laquelle il est voué
tiennent également séparé du monde. Voici, très-sage conquérant de
royaumes, vous trouverez ici et la paix que vous avez faite, et
les guerres aussi qu’ont faites, et votre père très-pieux et
très-glorieux le duc Robert, et vos précédens aïeux, princes
très-renommés de la chevalerie terrestre, qui visant sans cesse
aux choses du ciel avec la foi la plus sincère, l’espérance la
plus active, et la charité la plus fervente, ont été avant tout
les plus vaillans chevaliers et les plus zélés adorateurs du
Christ. Veuille le souverain qui préside à l’empire éternel, en
qui vous avez mis votre confiance, et par qui vous avez bravé les
plus rudes périls, renversé les plus grands obstacles et triomphé
par des succès miraculeux; veuille le plus puissant de tous les
protecteurs veiller sur vous dans toutes vos entreprises, se faire
dans votre gouvernement le patron de cette sagesse qu’il vous a
lui-même donnée, jusqu’à ce qu’ayant terminé votre bienheureuse
course avec le diadême de ce monde, vous soyez enfin, ô roi pieux,
victorieux [p. 4] et orthodoxe, admis dans cette cour qui est la
patrie de la véritable et suprême béatitude, et décoré de l’anneau
et de l’étole d’une gloire immortelle.


[p. 5]
HISTOIRE
DES NORMANDS.


LIVRE PREMIER.

COMMENT HASTINGS OPPRIMA LA NEUSTRIE AVANT L’ARRIVÉE DE ROLLON.
CHAPITRE PREMIER.

Comment la vigueur des Francs s’affaiblit après avoir long-temps
brillé avec éclat, en sorte qu’ils se trouvèrent moins en état de
résister aux barbares Païens.

DÈS le moment où la nation des Francs, recueillant ses forces, eut
secoué le joug de la servitude romaine, et courbé sa tête sous la
domination des rois, l’église du Christ, prenant un rapide
développement et portant des fruits d’un doux parfum, poussa ses
conquêtes jusques aux limites de l’Occident. Car en ce temps les
rois eux-mêmes, vaillans dans les exercices de la guerre, et
s’appuyant de toute la vigueur de la foi chrétienne, remportaient
fréquemment de très-grands triomphes sur les ennemis dont ils
étaient de toutes parts enveloppés. Sous leur gouvernement la
vigne du Christ, grandissant sans cesse, produisit d’innombrables
rameaux de Fidèles. De cette vigne [p. 6] sortirent de
très-nombreuses troupes de moines, lesquelles s’élançant comme des
essaims d’abeilles s’élancent de leurs ruches, transportèrent dans
les demeures célestes les rayons de leur miel, formé de toutes les
fleurs du monde. Par eux a été élevée cette maison de la Jérusalem
éternelle, semblable à ces étoiles brillantes qui resplendissent
de toute éternité devant les yeux du roi éternel. Durant un long
temps cette Eglise puissante déploya chez les Francs et sous
divers rois une grande vigueur, jusqu’au temps où les quatre fils
de l’empereur Louis ayant renoncé à la paix, la très-grande gloire
qu’avait acquise le royaume des Francs commença à être ébranlée,
de telle sorte que rassemblant de tous côtés leurs forces et se
battant deux contre deux, sur le territoire d’Auxerre, auprès du
bourg de Fontenay, ils en vinrent enfin, sous l’instigation du
diable, à satisfaire leurs déplorables inimitiés par un massacre
réciproque de Chrétiens. Ainsi, dépouillant presque entièrement
leur patrie de la protection de ses chevaliers par la fréquence de
leurs combats, ils la laissèrent, sans force, exposée aux
invasions des Barbares ou de tout autre ennemi. En ce temps les
Païens, sortant en foule des pays du Norique ou du Danemarck, avec
le fils de leur roi Lothroc, qui se nommait Bier, à la côte de
fer, et avec Hastings, le plus méchant de tous les Païens, qui
dirigeait cette expédition, affligèrent de toutes sortes de
calamités les habitans des rivages de la mer, renversant les cités
et incendiant les abbayes. Nous dirons tout à l’heure quel était
ce Lothroc, et de quelle race il descendait. Mais, avant cela,
disons quelques mots sur la position de la Dacie.

[p. 7]
CHAPITRE II.

Des trois parties du monde, de celle dans laquelle est située la
Dacie, et de la position de ce pays.

AYANT décrit le globe de l’univers entier, et mesuré avec habileté
le contour et la superficie de la terre, laquelle est de tous
côtés enveloppée à jamais par l’Océan, et ayant supposé quatre
points cardinaux dans l’espace du ciel, les cosmographes ont
divisé cette même terre en trois parties, et les ont appelées
l’Europe, l’Asie et l’Afrique. Et puisque nous faisons mention en
ce lieu des trois parties de la terre, il ne sera pas inutile que
nous rappelions en peu de mots ce que dit à ce sujet le
bienheureux Augustin, dans le seizième livre de la Cité de Dieu: «
L’Asie, dit-il, s’étend, à l’Orient, du Midi jusqu’au Septentrion;
l’Europe, à l’Occident, vers le Septentrion; et l’Afrique, aussi à
l’Occident, jusqu’au Midi. Ainsi l’Europe et l’Afrique occupent à
elles deux une moitié du monde, et l’Asie seule l’autre moitié. On
a divisé les deux premières parties, parce que c’est entre ces
deux-là que vient de l’Océan toute l’eau qui coule au milieu des
terres, et qui nous fait une grande mer. Ainsi si l’on divisait le
monde en deux parties seulement, celle de l’Orient et celle de
l’Occident, l’Asie ferait l’une de ces parties, et l’Europe et
l’Afrique feraient l’autre. » Après cette courte citation,
revenons à notre propos.
[p. 8] L’Europe, coupée d’un grand nombre de fleuves et divisée en
plusieurs provinces, est bornée à ses extrémités par les eaux de
la mer. L’une de ses provinces, la plus étendue, qui contient une
innombrable population et qui est aussi plus riche que les autres,
se nomme Germanie. Dans cette contrée se trouve le fleuve Ister,
qui prend sa source au sommet du mont Athnoe, et qui étant
augmenté à profusion par les eaux de soixante rivières, et coulant
avec violence du midi vers l’orient, sépare la Germanie de la
Scythie, jusqu’aux lieux où il va se jeter dans la mer de Scythie,
et est appelé le Danube. Dans ce vaste espace qui s’étend depuis
le Danube jusqu’aux rivages de la mer de Scythie, sont répandues
et habitent des nations féroces et barbares qui se sont, dit-on,
élancées de diverses manières, mais toujours avec les coutumes des
peuples barbares, de l’île de Scanza, que les eaux de l’Océan
environnent de tous côtés, de même que les essaims d’abeilles
sortent de leur ruche, ou que le glaive sort du fourreau. Là se
trouve en effet le vaste pays de l’Alanie, l’immense contrée de la
Dacie, et la région extrêmement étendue de la Gétie. La Dacie est
située au milieu des deux autres contrées, et défendue, comme
pourrait l’être une ville, par les hautes montagnes des Alpes, qui
l’enveloppent comme d’une couronne. Les immenses replis de cette
vaste contrée sont habités par des peuples farouches et
belliqueux, savoir les Gètes, nommés aussi Goths, Sarmates,
Amacsobes, Tragodites, Alains et beaucoup d’autres peuplades qui
résident encore aux environs des Palus-Méotides.

[p. 9]
CHAPITRE III.

De l’origine des Goths, et des lieux où ils habitèrent d’abord.

LES livres sacrés attestent que Noé eut trois fils. Le plus jeune,
nommé Japhet, eut un fils qu’il appela Magog. La race gothique
ayant pris son nom de la dernière syllabe du nom de son père, se
multiplia tellement qu’elle se répandit sur divers points de la
terre, et s’empara au milieu de la mer de l’île de Scanza,
ci-dessus nommée. S’étant infiniment accrue dans cette île, à la
suite d’une longue succession de temps, elle produisit deux
peuples Goths, très vaillans dans le maniement des armes. L’un de
ces peuples, sorti de son berceau avec son roi Thanaus, envahit la
Scythie ultérieure et s’y établit. Dans la suite il se battit
souvent contre Vesove, roi des Egyptiens, qui voulut essayer de
lui faire la guerre, et s’étendit au loin à force de combats. Plus
tard les femmes de ces peuples, nommées Amazones, ne pouvant
supporter leur trop long séjour aux mêmes lieux, abandonnèrent
leurs maris, prirent les armes et mirent à leur tête deux reines,
savoir Lampète et Marpesse, plus courageuses que les autres. Ces
femmes, se brûlant la mamelle droite pour mieux lancer leurs
traits, attaquèrent toute l’Asie, et, dans un espace de cent
années environ, la réduisirent sous le joug de leur très-dure
domination. Mais en voilà assez sur ces peuples. Que ceux qui en
voudront savoir davantage lisent l’histoire des actions des Goths:
nous allons revenir à notre sujet.

[p. 10]
CHAPITRE IV.

Que les Danois sont descendans des Goths. — Pourquoi ils sont
appelés Danois ou North-Manns, et comment cette race s’est autant
multipliée.

L’AUTRE peuple des Goths, sortant avec son roi, nommé Berig, de
l’île de Scanza, qui était comme l’atelier des peuples ou le
berceau des nations, et descendant bientôt après de ses navires,
donna aux terres sur lesquelles il aborda le nom de Scanza, en
mémoire du pays qu’il venait de quitter. De là se portant plus
avant et pénétrant dans l’intérieur de la Germanie, il occupa les
Palus-Méotides et se répandit dans diverses autres contrées. Il
fit une seconde station dans la Dacie, appelée aussi Danemarck, et
eut dans ce pays beaucoup de rois merveilleusement savans et
versés dans la science philosophique, tels que Zeutan, Dicinée,
Zamolxis, et beaucoup d’autres encore. Aussi les Goths furent-ils
toujours plus instruits que tous les autres peuples barbares, et
presque semblables aux Grecs. Ils disaient que le dieu Mars était
né parmi eux, et l’apaisait par des sacrifices de sang humain. Ils
prétendaient en outre que les Troyens étaient issus de leur race,
et racontaient qu’Anténor, à la suite d’une trahison qu’il avait
commise, s’échappa avant la destruction de cette ville, avec deux
mille chevaliers et cinq cents hommes de suite; qu’après avoir
long-temps erré sur la mer, il aborda en Germanie; qu’il régna
ensuite dans la Dacie et la nomma Danemarck, [p. 11] du nom d’un
certain Danaüs, roi de sa race. C’est pour ce motif que les Daces
sont appelés par leurs compatriotes Daniens ou Danais. Ils se
nomment aussi North-Manns, parce que dans leur langue le vent
borée est appelé North et que Mann veut dire homme; en sorte que
cette dénomination de North-Manns signifie les hommes du Nord.
Mais quoi qu’il en soit de ces noms, il est reconnu que les Danois
tirent leur origine des Goths. Dans la suite, ces Danois se
multiplièrent à tel point que toutes les îles se trouvant remplies
d’hommes, un grand nombre d’entre eux furent forcés à émigrer des
lieux qu’ils occupaient, par des lois que publièrent leurs rois.
Or cette race allait ainsi toujours croissant, par la raison que
les hommes, adonnés à une extrême luxure, s’unissaient à beaucoup
de femmes. Les fils devenus grands, leur père les chassait tous
loin de lui, à l’exception d’un seul, qu’il instituait héritier de
ses biens.

CHAPITRE V.

Comment Bier, fils de Lothroc, roi de Dacie, fut chassé de sa
patrie, selon la coutume, avec Hastings son gouverneur.

ENFIN cette loi demeura sans exécution sous une longue série de
rois, jusqu’au temps où le roi Lothroc, dont nous avons déjà
parlé, vint à succéder à son père. Ce roi, rappelant les lois de
ses ancêtres, força son fils nommé Bier, à la côte de fer, à
sortir de son royaume, avec une immense suite de jeunes gens et
avec Hastings, son gouverneur, homme rempli de méchanceté [p. 12]
en tout point, afin que, se rendant en des pays étrangers, Bier
conquît par les armes une nouvelle résidence. Ce Bier était appelé
côte de fer, non qu’il se couvrît le corps d’un bouclier, mais
parce que, marchant au combat sans armes, il était invulnérable et
bravait les efforts de toutes les armes, son corps ayant été
violemment frotté par sa mère de toutes sortes de poisons.
Hastings se voyant donc chassé et exilé de sa patrie avec son
jeune élève, envoya une députation pour inviter les chevaliers des
contrées voisines, hommes légers et avides de combats, à
s’associer à son expédition; et il assembla ainsi une armée
innombrable de jeunes guerriers. Que dirai-je de plus? Aussitôt on
construit des vaisseaux, on répare les boucliers et les plastrons,
on polit les cuirasses et les casques, on aiguise les épées et les
lances, et l’armée s’approvisionne en outre avec grand soin de
toutes sortes de traits; puis, au jour convenu, on met les
vaisseaux en mer, les chevaliers accourent en toute hâte, on
dresse les bannières, les voiles sont enflées par les vents, et
les loups dévorans s’en vont déchirer en pièces les brebis du
Seigneur, répandant en l’honneur de leur dieu Thur des sacrifices
de sang humain.

[p. 13]
CHAPITRE VI.

Comment ils arrivèrent dans le royaume des Francs, et dévastèrent
d’abord le pays du Vermandois.

TOUT couverts du sang de ces libations et poussés par un vent
favorable, ces hommes donc abordent à un port du Vermandois, l’an
851 de l’Incarnation du Seigneur. S’élançant alors hors de leurs
navires, ils livrent aussitôt tout le comté aux feux de Vulcain.
Dans leur fureur brutale ils incendient en outre le monastère de
Saint-Quentin et commettent sur le peuple chrétien d’horribles
cruautés. L’évêque de Noyon, Emmon, et ses diacres périssent sous
leur glaive, et le petit peuple, privé de son pasteur, est
massacré. De là allant attaquer les rives de.la Seine, les Danois
s’arrêtent avec leur flotte devant Jumiège, et commencent à
l’assiéger. Ce lieu est à bon droit appelé Gemmeticus; car ils y
gémissent sur leurs péchés, ceux qui n’auront point à gémir dans
les flammes vengeresses. Quelques-uns pensent qu’il a été appelé
ainsi Gemmeticus à raison du mot gemma, pierre précieuse, et parce
que la beauté de son site et l’abondance de ses productions le
font resplendir comme resplendit une pierre précieuse sur un
anneau. Au temps de Clovis, roi des Francs, ce lieu fut bâti par
le bienheureux Philibert, avec l’assistance de la reine Bathilde,
et il prit un tel développement qu’il en vint jusqu’à contenir
neuf cents moines. Un très-grand nombre d’évêques, de clercs ou de
nobles laïques, [p. 14] s’y retirèrent, dédaignant les pompes du
siècle, afin de combattre pour le roi Christ, et inclinèrent leur
tête sous le joug le plus salutaire. Les moines et autres habitans
de ce lieu, ayant appris l’arrivée des Païens, prirent la fuite,
cachant sous terre quelques-uns de leurs effets, en emportant
quelques autres avec eux, et ils se sauvèrent par le secours de
Dieu. Les Païens trouvant le pays abandonné, mirent le feu au
monastère de Sainte-Marie et de Saint-Pierre et à tous les
édifices, et réduisirent tous les environs en un désert. Cet acte
d’extermination ainsi consommé, et toutes les maisons se trouvant
renversées et détruites, ce lieu si long-temps comblé d’honneur et
qui avait brillé de tant d’éclat, devint le repaire des bêtes
féroces et des oiseaux de proie, et durant près de trente années
on n’y vit plus que des murailles que leur solidité avait
garanties et qui s’élevaient encore dans les airs, des arbustes
extrêmement serrés et des rejetons d’arbres, qui, de tous côtés,
sortaient du sein de la terre.

CHAPITRE VII.

De la dévastation de la Neustrie, qui s’étend en ligne
transversale de la ville d’Orléans jusqu’à Lutèce, cité des
Parisiens.

APRÈS cela, fendant les eaux du fleuve de la Seine, ces hommes se
rendent à Rouen, détruisent cette ville par le feu, et font un
horrible carnage du peuple chrétien. Pénétrant ensuite plus avant
dans l’intérieur de la France, ils envahissent avec une férocité
de Normands [p. 15] presque tout le pays de Neustrie, qui s’étend
en ligne transversale depuis la ville d’Orléans jusqu’à Lutèce,
cité des Parisiens. Dans leurs très-fréquentes irruptions ils se
portaient en tous lieux, dévastant tout ce qu’ils rencontraient,
d’abord à pied, parce qu’ils ne savaient pas encore monter à
cheval, ensuite à cheval, à la manière des hommes de notre pays,
errant de tous côtés. Pendant ce temps, établissant leurs navires,
comme pour se faire un asyle en cas de danger, en station dans une
certaine île située en dessous du couvent de Saint-Florent, ils
construisirent des cabanes qui formaient une sorte de village,
afin de pouvoir garder, chargés de chaînes, leurs troupeaux de
captifs, et se reposer eux-mêmes de leurs fatigues, avant de
repartir pour de nouvelles expéditions. De là allant faire des
incursions imprévues, tantôt à cheval, tantôt sur leurs navires,
ils dévastèrent entièrement tout le pays d’alentour. Dans une
première course, ils allèrent incendier la ville de Nantes.
Ensuite parcourant tout le pays d’Anjou, ils allèrent aussi mettre
le feu à la ville d’Angers; puis ils dévastèrent et saccagèrent
les châteaux, les villages et toute la contrée du Poitou, depuis
la mer jusqu’à la ville même de Poitiers, massacrant tout le monde
sur leur passage. Dans la suite ils se rendirent sur leurs navires
dans la ville de Tours, où, selon leur usage, ils firent encore un
grand massacre, et la livrèrent enfin aux flammes, après avoir
dévasté tout le pays environnant. Peu de temps après, remontant
sur leurs navires le fleuve de la Loire, ils arrivèrent à Orléans,
s’en emparèrent, et lui enlevèrent tout son or; puis s’étant
retirés pour un temps, ils y retournèrent une seconde fois, et
détruisirent [p. 16] enfin la ville par le feu. Mais pourquoi
m’arrêté-je à raconter seulement les désastres de la Neustrie? Ou
bien les cinq villes dont je viens de parler auraient-elles été
les seules victimes de leurs fureurs?

CHAPITRE VIII.

Comment, furent détruites les villes de Paris, Beauvais, Poitiers,
et d’autres villes voisines, à partir du rivage de l’Océan, en se
dirigeant vers l’Orient, et jusqu’à la ville de Clermont en
Auvergne.

QUE devint Lutèce, cité des Parisiens, noble capitale, jadis
resplendissante de gloire, surchargée de richesses, dont le sol
était extrêmement fertile, dont les habitans jouissaient d’une
très-douce paix et que je pourrais appeler à bon droit le marché
des peuples? N’y voit-on pas des monceaux de cendres plutôt qu’une
noble cité? Que devinrent Beauvais, Noyon et les villes des Gaules
qui furent jadis les plus distinguées? Ces villes
succombèrent-elles donc sous les coups et devant les glaives
ennemis de ces mêmes barbares? Je m’afflige d’avoir à rapporter la
destruction des plus nobles monastères, tant d’hommes que de
femmes, servant Dieu en toute dévotion, le massacre de tant de
personnes qui n’appartenaient point à une ignoble populace, la
captivité des matrones, les insultes faites aux vierges, et les
horribles tourmens de toute espèce que les vainqueurs firent
supporter aux vaincus. Dirai-je les rudes afflictions de cette
race de l’Aquitaine qui jadis faisait sans [p. 17] cesse la guerre
et qui maintenant préférait aux combats le travail de ses mains?
Ayant détruit elle-même les plus braves rejetons de son sol, elle
fut alors livrée en proie aux races étrangères. Depuis le rivage
même de l’Océan, pour ainsi dire, et en se dirigeant vers l’Océan
jusques à Clermont, ville très illustre aux temps anciens de
l’Aquitaine, nul pays ne fut en état de conserver sa liberté, et
il n’y eut aucun château, aucun village, aucune ville enfin qui ne
succombât, à la suite d’un massacre, sous les coups de ces Païens.
J’en prends à témoin Poitiers, ville très-riche de l’Aquitaine,
Saintes, Angoulême, Périgueux, Limoges, Clermont même, et jusques
à la ville de Bourges, capitale du royaume d’Aquitaine.

CHAPITRE IX.

Comment, après que la France eut gémi trente ans environ sous
l’oppression des Païens, Hastings se rendant par mer à Rome pour
la soumettre à la domination de Bier, fut jeté par une tempête
auprès de Luna, ville d’Italie.

A la suite de toutes ces calamités qui furent pour les Gaules une
sorte d’expiation qu’elles eurent à supporter durant près de
trente années, Hastings, desirant élever son seigneur à une plus
haute fortune commença avec une troupe de complices à viser plus
sérieusement au diadême impérial. A la fin, après avoir tenu
conseil, ces hommes lancèrent leurs voiles à la mer, résolus
d’aller attaquer à l’improviste la ville de Rome et de s’en rendre
maîtres. Mais une grande tempête [p. 18] s’étant élevée, ils
furent poussés par le vent vers la ville de Luna, qui était
appelée de ce nom, à cause de sa beauté. Les citoyens, étonnés de
l’arrivée d’une telle flotte, barricadèrent les portes de leur
ville, fortifièrent leurs remparts et s’encouragèrent les uns les
autres à la résistance. Hastings, dès qu’il fut informé de leurs
hardis projets, crut qu’il avait devant lui la ville de Rome, et
se mit aussitôt à chercher avec le plus grand soin comment il
pourrait s’en rendre maître par artifice. Enfin, envoyant à
l’évêque et au comte de cette ville les ministres de sa perfidie,
il leur fit dire qu’il n’avait point abordé en ces lieux avec
intention et que son unique desir était de retourner dans sa
patrie; qu’il ne voulait et ne demandait que la paix, et que
lui-même, accablé d’une maladie mortelle, les faisait supplier
humblement de vouloir bien le faire chrétien. Ayant entendu ces
paroles, l’évêque et le comte se livrèrent aux transports de leur
joie, conclurent la paix avec ce détestable ennemi de toute paix,
et le peuple normand fut admis à entrer dans la ville, aussi bien
que ses habitans.

CHAPITRE X.

Comment Hastings, croyant que la ville de Luna était Rome, et ne
pouvant la prendre de vive force, la prit par artifice et la
détruisit.

ENFIN le scélérat Hastings fut transporté à 1’église; l’homme
plein de ruse fut arrosé des eaux sacrées du [p. 19] baptême et en
sortit en loup dévorant. Pour leur malheur, l’évêque et le comte
le présentèrent sur les fonts du baptême, et de là, après avoir
été oint du saint chrême, il fut rapporté à bras d’hommes sur son
navire. Ensuite, et au milieu du silence de la nuit, s’étant
cuirassé, Hastings se fait déposer dans un cercueil, et donne
ordre à ses compagnons de revêtir leurs cuirasses sous leurs
tuniques. Aussitôt on entend de grands gémissemens dans toute
l’armée, sur le bruit que Hastings le néophyte vient de mourir. Le
rivage de la mer retentit des cris de douleur que provoque la mort
d’un tel chef. On le transporte alors hors de son navire et on le
conduit l’église. L’évêque se couvre de ses vêtemens sacrés et se
dispose à immoler la très-sainte hostie en l’honneur du défunt. On
chante les prières pour son ame, afin que son corps chargé de
crimes, voué à la perdition et déjà enfermé dans le cercueil,
puisse recevoir la sépulture. Mais voilà, Hastings s’élance hors
de son cercueil et tue de son glaive l’évêque et le comte. Ensuite
lui et les siens assouvissent à l’improviste sur le petit peuple
leurs fureurs de loups dévorans. La maison de Dieu devient le
théâtre des crimes commis par son fatal ennemi, les jeunes gens
sont massacrés, les vieillards égorgés, la ville dévastée, et les
remparts renversés jusque dans leurs fondemens.

[p. 20]
CHAPITRE XI.

Comment les Païens, ayant découvert que cette ville n’était pas
Rome, se divisèrent. — Bier voulant retourner en Danemarck, mourut
dans la Frise. — Hastings ayant fait la paix avec le roi Charles,
reçut de lui la ville de Chartres, à titre de solde, et y habita.

LA ruine de cette ville ainsi accomplie, les Païens ayant
découvert qu’ils ne s’étaient point emparés de Rome, craignirent
de ne pouvoir réussir dans de nouvelles entreprises (car la rapide
renommée avait déjà instruit les Romains de leurs œuvres
profanes), et ayant tenu conseil, ils résolurent de repartir.
Bier, sous les drapeaux duquel se commettaient ces dévastations et
qui était le roi de ces armées, ayant voulu retourner dans son
pays, essuya un naufrage, eut beaucoup de peine à se faire
recevoir dans un port chez les Anglais, et perdit par la tempête
un grand nombre de ses vaisseaux. Il se rendit dans la Frise, et y
mourut.
Quant à Hastings, il alla trouver Charles 2, roi des Francs, lui
demanda la paix, l’obtint, et reçut en don la ville de Chartres, à
titre de solde. Par là la France respira un peu de tant
d’horribles désastres; la vengeance due à des crimes si énormes
fut suspendue, et l’on vit se manifester la miséricorde du Christ,
qui avec le Père et le Saint-Esprit gouverne le monde de toute
éternité, dans sa puissance ineffable.

[p. 21]

LIVRE SECOND.

DES FAITS ET GESTES DE ROLLON, PREMIER DUC DE NORMANDIE.
CHAPITRE PREMIER.

De la noblesse et valeur du père de Rollon, et comment les jeunes
gens de la Dacie, qui avaient été désignés par ordre du roi pour
en être expulsés, se rendirent auprès de Rollon et de Gurim son
frère pour implorer leur secours contre le roi.

UN grand nombre d’années s’étaient écoulées, à la suite de ces
événemens, et la France commençait à se reposer quelque peu de ces
bruyans désordres, lorsque le Danemarck agitant de nouveau des
tisons embrasés, en vertu de son droit d’expulsion, résolut,
conformément à ses antiques lois, de chasser de nouveau du sol
natal beaucoup de chevaliers, brillans de tout l’éclat de la
jeunesse.
En ces jours vivait dans la Dacie un certain vieillard, le plus
riche de tous en toutes sortes de richesses, environné de toutes
parts d’une foule innombrable de chevaliers, qui jamais ne courba
sa tête devant aucun roi, et jamais ne mit ses mains dans les
mains d’un autre, quel qu’il fût, pour se recommander à lui et lui
promettre ses services. Cet homme, possédant presque en totalité
le royaume de Dacie, conquit en outre les territoires limitrophes
de la Dacie [p. 22] et de l’Alanie, et par sa force et sa
puissance il subjugua les peuples de ce pays, à la suite d’un
grand nombre de combats. Il était le plus distingué par sa valeur,
parmi tous les Orientaux, et se montrait en outre supérieur à eux
par la réunion de toutes les vertus. Il mourut et laissa après lui
deux fils, vaillans dans les combats, habiles à la guerre, beaux
de corps, remplis de vigueur et de courage. L’aîné se nommait
Rollon et le plus jeune Gurim. Les jeunes gens désignés pour être
expulsés de leur pays allèrent trouver ces deux hommes, et
fléchissant le genou, baissant la tête, les suppliant avec
humilité, ils leur dirent d’une voix unanime: « Prêtez nous votre
secours et accordez-nous votre appui; nous demeurerons toujours
sous votre protection, et nous travaillerons incessamment pour
votre service. Notre roi veut nous expulser de la Dacie, et nous
enlever entièrement nos terres et nos bénéfices. » Alors les deux
frères répondirent à ceux qui venaient les supplier humblement,
disant: « Nous vous secourrons certainement, nous vous ferons
demeurer en Dacie à i’abri des menaces du roi, et nous vous ferons
jouir en paix et en sécurité de tout ce qui vous appartient. »
Ceux-là ayant entendu ces paroles, tombèrent aux pieds de Rollon
et de Gurim, les embrassèrent et s’en retournèrent aussitôt, se
félicitant des réponses de ces princes. Cependant la renommée
répand un bruit véritable, et le porte même aux oreilles du roi de
Dacie, savoir que le duc très-puissant, le père de Rollon et de
Gurim, jouit enfin du suprême repos. Alors le roi se souvenant de
tous les maux que ce duc lui a fait endurer, appelle [p. 23]
auprès de lui tous les grands de son Empire, et leur dit: « Vous
n’ignorez point que le père de Rollon et de Gurim est mort.
J’attaquerai donc leur pays, je prendrai les villes et les
châteaux et les lieux les mieux fortifiés, je me vengerai des
actions du père sur les fils, et les écrasant je me réjouirai à
satiété de leurs maux. Je vous prie, vous et les vôtres,
préparez-vous pour accomplir cette entreprise. » Puis l’époque du
départ ayant été désignée, tous s’en retournèrent avec les leurs
aux lieux d’où ils étaient venus. Bientôt la jeunesse bouillante
de la Dacie, remplie de zèle et d’ardeur, prépare toutes les
choses nécessaires pour cette expédition. Les uns, appelant à leur
aide l’art du forgeron, fabriquent de légers boucliers et des
javelots brillans. D’autres aiguisent avec soin leurs dards, leurs
épées et leurs haches. La nouvelle de ces faits arrive inopinément
aux oreilles de Rollon et de Gurim, et ils se troublent en
recevant ces premiers rapports. Convoquant, aussitôt une nombreuse
armée, ils s’entourent d’une foule de jeunes gens, d’une multitude
d’hommes de moyen âge, de vieillards et de ceux qui étaient
désignés pour être expulsés, et étendant la main ils commandent le
silence.

[p. 24]
CHAPITRE II.

Comment Rollon s’étant révolté contre le roi pendant cinq ans, le
roi lui demande et obtient la paix frauduleusement.

A peine les murmures de ce peuple en tumulte sont-ils apaisés,
Rollon s’élevant au dessus de tous et se plaçant sur un siége
convenable, commence à parler d’une bouche qui distille le miel: «
Vous en qui bouillonne l’ardeur de la jeunesse, qui brillez par
tout l’éclat de la plus haute valeur, c’est à vous que je
m’adresse. Imitez par votre activité vos vénérables pères, vos
aïeux et ancêtres. Rassemblez toutes vos forces, déployez toute
votre vigueur, et ne craignez point de ne pouvoir attaquer ces
hommes avec des forces égales aux leurs. Voici, le roi de ce
royaume a le projet de triompher de nous, d’envahir la monarchie
soumise à notre domination, de nous perdre et de vous perdre tous.
Avant donc qu’il s’empare de la terre que nous possédons par droit
d’héritage, devançons-le en allant occuper nous-mêmes la terre
qu’il gouverne, et opposons-nous à sa marche en ennemis déclarés.
» Tous aussitôt, réjouis de ces paroles, se réunissent en
plusieurs armées, vont envahir les terres du roi et les dévastent
entièrement, portant de tous côtés les feux de Vulcain. Le roi
ayant appris ces nouvelles, marche au combat contre Rollon et son
frère Gurim, et après avoir combattu long-temps, il tourne le dos
et court se réfugier dans ses villes. Alors Rollon ensevelit les
[p. 25] morts de son armée et laisse sans sépulture ceux de
l’armée du roi. Durant tout le cours d’un lustre, la guerre ayant
continué entre le roi et Rollon, enfin le roi adressa à Rollon des
paroles de paix, mais qui cachaient une fraude: « II n’y a rien
entre toi et moi, si ce n’est à raison du voisinage. Permets, je
te prie, que la chose publique demeure en repos, en sorte qu’il me
soit donné de posséder tranquillement ce qui m’appartient de
droit, ce qui a appartenu à mon père, et à toi aussi ce qui
t’appartient de droit, ce qui a appartenu à ton père. Que la paix
et la concorde soient donc établies entre moi et toi par un traité
inviolable. » Alors Rollon et Gurim, leurs chevaliers et ceux qui
avaient été désignés pour être expulsés, approuvèrent fort cette
paix. On détermina le moment où la paix serait jurée des deux
parts: chacun des deux contractans se rendit à l’assemblée, et
ayant échangé mutuellement de riches présens, ils conclurent un
traité d’amitié.

CHAPITRE III.

Comment le roi attaqua dans la nuit les villes de Rollon. — De la
mort de Gurim son frère, et de l’arrivée de Rollon dans l’île de
Scanza avec six navires.

ENFIN le roi perfide après avoir médité en son cœur méchant la
fraude qu’il avait déjà conçue, assembla un jour son armée, et
marchant de nuit et envahissant le territoire des deux frères, il
plaça une embuscade non loin des murs de la ville et commença à
[p. 26] l’assiéger. Alors Rollon et son frère Gurim et ceux qui
étaient avec eux, s’élançant hors de la ville, poursuivirent le
roi, qui tourna le dos et feignit de prendre la fuite. Lorsque
Rollon eut dépassé le lieu où était placée une embuscade, une
partie des hommes qui s’y étaient cachés sortit aussitôt et se
dirigea vers la ville. L’ayant trouvée dégarnie de ses hommes
d’armes, les gens du roi y mirent le feu et enlevèrent de riches
dépouilles; les autres cependant se mirent à la poursuite de
Rollon, qui chassait le roi devant lui avec toute la fureur d’un
ennemi. Or le roi voyant que la ville était embrasée, et que les
gens de l’embuscade avaient repris l’avantage, revint sur ses pas
et combattit contre Rollon. Un grand nombre d’hommes du parti de
Rollon furent massacrés, et Gurim son frère succomba dans la
bataille. Alors Rollon se voyant placé entre deux armées, dont
l’une feignait de s’enfuir, tandis que l’autre sortait de son
embuscade, voyant en outre son frère mort et se trouvant lui-même
tout couvert de blessures, s’enfuit, non sans peine, suivi
seulement d’un petit nombre d’hommes. Le roi assiégeant alors et
prenant les villes, soumit à son joug le peuple qui s’était
révolté et murmurait encore contre lui. Rollon ne pouvant demeurer
en Dacie par crainte du roi, dont il se méfiait, aborda avec six
navires à l’île de Scanza. Alors la Dacie, privée de son brave
duc, de son patrice et de son vigoureux défenseur, poussa de
profonds gémissemens et se mit à répandre des torrens de larmes.

[p. 27]
CHAPITRE IV.

De l’invitation faite à Rollon en songe pour qu’il eût à se rendre
en Angleterre, et de sa victoire sur les Anglais.

TANDIS qu’il demeurait depuis longtemps déjà dans l’île de Scanza,
triste, agité des pensées pénibles qui tourmentaient son ame
ardente, et méditant de se venger de ses ennemis, un grand nombre
de ceux que la dureté du roi avait expulsés de la Dacie vinrent
auprès de Rollon. Ses membres étaient épuisé de fatigue, il avait
succombé au sommeil quand une fois il entendit retentir une voix
divine, qui lui dit: « Rollon, lève-toi promptement, hâte-toi de
traverser la mer avec tes navires et de te rendre en Angleterre.
Là tu apprendras que tu dois retourner sain et sauf dans ta
patrie, et y jouir à jamais et sans aucun trouble d’une douce
paix. » Rollon ayant raconté ce songe à un certain homme sage et
serveur du Christ, cet homme l’interpréta de la manière que voici:
« Dans un temps à venir qui s’approche, tu seras purifié par le
très-saint baptême, tu deviendras un très-digne serviteur du
Christ, tu passeras de l’erreur du siècle présent jusques aux
Anglais, c’est-à-dire aux anges, et tu feras avec eux une paix de
gloire immortelle. » Aussitôt faisant attacher des voiles à ses
navires, les munissant de leurs rames, et les chargeant de grain,
de vin et de pièces de lard, Rollon traversa la mer à force de
voiles, et arriva chez les Anglais, desirant y demeurer long-temps
et en repos. [p. 28] Les habitans de ce territoire ayant appris
l’arrivée de Rollon-le-Dace, levèrent une grande armée contre lui
et firent tous leurs efforts pour le chasser de leur pays. Lui,
selon son usage, marchant au combat sans hésiter, se porta à leur
rencontre, leur tua un grand nombre d’hommes, et les autres ayant
pris la fuite, il fatigua leurs épaules de sa lance. Enfin de plus
grandes forces s’étant réunies aux hommes du pays qui avaient déjà
pris les armes, ils conduisirent une nouvelle armée contre Rollon
et cherchèrent à le tuer ou à le mettre en fuite. Mais, Rollon
instruit aux travaux de la guerre, et rendu plus terrible par la
nécessité de vaincre, couvert d’un casque merveilleusement garni
en or, et revêtu d’une cuirasse à triple tissu, marcha vivement et
sans hésitation contre les bandes armées qui s’avançaient pour le
combattre; de son bras vigoureux il renversa des milliers d’hommes
par terre, et poursuivant les fuyards d’une course rapide, il fit
prisonniers plusieurs de leurs chefs; puis revenant sur le champ
de bataille il ensevelit les corps des morts, fit enlever et
transporter les blessés, et enchaîna ses prisonniers sur ses
navires. Alors incertain entre trois projets différents, savoir,
de retourner dans la Dacie, de se diriger vers la France, ou de
demeurer sur le sol Anglais pour l’affliger par de nouveaux
combats et de s’en rendre maître, il tomba dans une grande
agitation, et devint extrêmement triste.

[p. 29]
CHAPITRE V.

D’un songe de Rollon, et de l’explication de ce songe par un
certain chrétien.

TANDIS qu’il demeurait constamment préoccupé de ses sollicitudes,
et que les hommes de cette contrée se soumettaient à son joug et
s’attachaient fidèlement à lui, une certaine nuit que le sommeil
s’insinuait doucement dans ses membres et lui procurait un repos,
image de la mort, Rollon crut se voir supérieur à tous les hommes,
et transporté dans une habitation, sur la montagne la plus élevée
de France, au sommet de laquelle était une fontaine d’eau limpide
et odoriférante, dans laquelle il se lavait et se purifiait de la
souillure et de la démangeaison de la lèpre. Tandis qu’il
demeurait encore au sommet de cette montagne, il crut voir en
outre, tout autour de la base de la montagne et de tous les côtés,
de nombreux milliers d’oiseaux de diverses espèces et de couleurs
variées, ayant de plus les ailes gauches très-rouges, et
disséminés en long et en large si loin et en une telle quantité
que sa vue, quoique perçante et fixée sur eux, ne pouvait en
découvrir la fin. Du reste ces oiseaux s’envolant tour à tour et
se dirigeant vers le sommet de la montagne, s’approchaient
alternativement de la fontaine et venaient s’y laver et s’y
baigner, comme les oiseaux ont coutume de faire par un temps qui
annonce une pluie prochaine. Lorsque tous eurent pris ainsi ce
bain merveilleux, ils s’arrêtèrent à une [p. 30] bonne place, sans
distinction de genres ni d’espèces, sans se faire aucune querelle,
se mirent à manger les uns après les autres et en bonne amitié;
puis apportant de petites branches ils travaillèrent avec ardeur à
faire des nids, et même aussitôt qu’ils en recevaient le
commandement de celui qui les voyait en songe, ils se mettaient à
couver sans aucun effort.

Rollon s’étant éveillé et se souvenant de la vision qui lui était
apparue, appela auprès de lui les principaux de ses chefs, fit
venir aussi les chefs qu’il avait faits prisonniers dans la
bataille, leur raconta sans délai tous les détails de sa vision et
leur demanda ce qu’ils pensaient du sens mystérieux de ce songe.
Tous demeuraient en silence, lorsque l’un des captifs, imbu de la
foi de la religion chrétienne, et saisi tout à coup, par
l’inspiration divine, d’un esprit prophétique, expliqua le sens
mystérieux de cette vision, disant: « Cette montagne de la France,
sur laquelle tu as cru te voir élevé, désigne l’Eglise de ce
royaume. La fontaine qui était au sommet de la montagne, signifie
le baptême de régénération. Par la lèpre et la démangeaison dont
tu étais souillé, tu dois entendre les crimes et les péchés que tu
as commis. Tu t’es lavé dans les eaux de cette fontaine, et elles
t’ont purifié du mal de la lèpre et de la démangeaison; ce qui
veut dire que tu seras régénéré par le bain du baptême sacré et
purifié par lui de tous tes péchés. Par ces oiseaux d’espèces
diverses, qui avaient les ailes gauches très-rouges, et qui
étaient répandus au loin, tellement que ta vue ne pouvait en
découvrir la fin, tu dois entendre les hommes de diverses
provinces, ayant les bras garnis de leurs boucliers, [p. 31] qui
deviendront tes fidèles et que tu verras rassemblés autour de toi
en une multitude innombrable. Ces oiseaux plongeant dans la
fontaine, s’y baignant tour à tour et mangeant en commun,
désignent ce peuple souillé du poison de l’antique erreur, qui
doit être purifié symboliquement par le baptême et repu de la
nourriture du corps et du sang très-saints du Christ. Les nids que
ces oiseaux faisaient autour de la fontaine désignent les remparts
des villes détruites, et qui doivent être relevés. Les oiseaux
d’espèces diverses étaient attentifs à tes ordres, et les hommes
de divers royaumes te serviront, se coucheront devant toi, et
t’obéiront. »

Réjoui par cette admirable interprétation, Rollon délivra de leur
fers celui qui avait interprété sa vision et tous les autres
prisonniers, et les ayant enrichis de ses dons, il les renvoya
remplis de joie.

CHAPITRE VI.

D’Alstem 3, roi très-chrétien des Anglais, avec lequel Rollon
conclut un traité d’amitié inviolable.

EN ce temps le roi très-chrétien des Anglais, nommé Alstem, comblé
de richesses et très-digne défenseur de la très-sainte Eglise,
gouvernait l’Angleterre avec une grande bonté. Rollon lui envoya
des députés, auxquels il prescrivit ce qu’ils avaient à dire de sa
part à ce roi. Eux donc s’étant rendus auprès de lui, baissant [p.
32] la tête et d’une voix respectueuse, lui parlèrent en ces
termes: « Le plus puissant de toutes les patrices, le duc des
Daces, le très-excellent Rollon, notre seigneur et notre
protecteur, te présente ses fidèles services et le don d’une
amitié inaltérable. Seigneur roi, après que nous avons eu éprouvé
une grande calamité dans le royaume de Dacie, d’où nous avons été,
ô douleur! frauduleusement expulsés; après que nous avons été
misérablement ballotés sur les flots soulevés par les tempêtes, un
vent d’est favorable nous a enfin poussés sur ton territoire,
tristes et dénués de toute espérance et de tout moyen de salut.
Comme nous faisions effort pour retourner en Dacie et aller nous
venger de nos ennemis, les glaces de l’hiver nous ont arrêtés et
enfermés. La terre s’est revêtue d’une croûte de gelée, la
chevelure flexible des plantes et des arbres s’est roidie, les
fleuves, arrêtés dans leur cours par une masse épaisse de glace,
ont élevé devant nous une muraille, et les eaux n’ont pu nous
fournir de chemin. Quelques chevaliers habitant dans le voisinage
du lieu de notre débarquement ont rassemblé contre nous une
très-grande armée et nous ont provoqués et attaqués. Nous
cependant, ne pouvant naviguer ni sur la glace, ni sous sous la
glace, nous avons résisté à leur attaque, et dans une bataille
nous avons désarmé et fait prisonniers beaucoup d’entre eux.
Toutefois nous ne dévasterons point ton royaume, nous
n’emporterons point sur nos vaisseaux le butin par nous enlevé.
Nous demandons une paix amie et la faculté de vendre et d’acheter,
parce que, à l’époque du [p. 33] printemps qui s’approche, nous
partirons pour la France. » Le roi leur montrant un visage joyeux
après avoir entendu ces paroles, leur dit: « Nulle terre ne porte
comme la Dacie des hommes distingués, vaillans et habiles à la
guerre. Plusieurs personnes nous on fait des rapports sur
l’illustre origine de votre seigneur, sur les malheurs et les
fatigues que vous avez endurées, et même sur l’horrible perfidie
du roi de Dacie envers vous. Nul n’est plus juste dans ces actions
que votre seigneur, nul n’est plus grand par ses armes. Bannissez
désormais toute sollicitude, vivez en sécurité, ne redoutez point
de combats et soyez affranchis de tous maux. Qu’il vous soit
permis de vendre et d’acheter en tous lieux sur le territoire
soumis à notre domination. Décidez votre seigneur, nous vous en
prions, à daigner se confier en notre foi et à venir auprès de
nous. Je désire le voir et le consoler de ses malheurs. » Les
députés repartirent et rapportèrent à Rollon tout ce qu’ils
avaient entendu. Alors et sans aucun retard Rollon se rendit
courageusement vers le roi, qui se porta à sa rencontre. Ils
s’embrassèrent l’un l’autre, se donnèrent des baisers, et leurs
armées s’étant retirées, ils s’assirent ensemble à l’écart. Alors
le roi Alstem parla le premier:

« Guerrier puissant par tes aïeux, illustre par tes brillans
exploits, distingué parmi tous les autres par tes vertus et tes
mérites, nous nous plaisons à nous unir avec toi par des liens de
fidélité. Sois, je te le demande, sois toujours une portion de mon
ame, et mon compagnon à jamais; je te demande même de demeurer sur
notre territoire et de te purifier [p. 34] de toute souillure par
le baptême salutaire. Ce que tu desires, possède-le dans le pays
soumis à ma domination. Souviens-toi de moi, comme je me serai
souvenu de toi en toutes choses; mais si tu veux maintenant te
rendre vers d’autres rives, si ton peuple farouche et méfiant
s’est déjà irrité contre moi, et ne veut pas, dans sa méchanceté,
me conserver la fidélité promise, prête-lui ton secours selon tes
moyens et sauve-le par tes efforts opiniâtres. Moi-même je te
secourrai et je t’assisterai avec le plus grand zèle, et mon
bouclier te protègera dans tes entreprises. »

CHAPITRE VII.

De la tempête que Rollon eut à essuyer en se rendant de
l’Angleterre vers le royaume de France, et comment il aborda sur
les côtes du pays des Walgres. 4

ALORS Rollon, réjoui des paroles du roi lui répondit, à ce qu’on
rapporte: « O le plus illustre de tous les rois, je te rends
grâces de ta bonne volonté, et je desire que tu fasses tout ce que
tu as dit devoir être fait entre moi et toi. Je ne séjournerai pas
très-long-temps dans ton royaume et je me rendrai en France le
plus tôt qu’il me sera possible. En quelque lieu de la terre que
je sois, je demeurerai ton ami et te serai uni par les liens d’une
affection inaltérable. » A ces mots ils conclurent une alliance
indissoluble, et s’étant [p. 35] mutuellement enrichis par
d’admirables présens, chacun retourna chez lui avec les siens.
Durant toute la saison de l’hiver, le duc Rollon fit préparer avec
un soin extrême ses navires et toutes les choses dont il avait
besoin pour le voyage, et il appela auprès de lui des chevaliers
anglais, tous brillans de jeunesse, qui s’étaient faits ses hommes
et devaient partir avec lui.
Or, à l’époque du printemps, lorsque les fleurs commencèrent à
briller en abondance, lorsque les lis odorans et blancs de lait
fleurissaient au milieu des violettes empourprées, Rollon se
souvenant toujours de la vision qui l’avait invité à se rendre en
France, fit déployer les voiles de ses vaisseaux et partit avec sa
flotte. Mais lorsque les vents légers l’eurent poussé en pleine
mer, lorsqu’on ne vit plus que le ciel enveloppant la surface des
eaux, les esprits malins, sachant que tous ces hommes devaient
être purifiés par le baptême au nom du Christ, et obtenir ainsi la
gloire qu’eux-mêmes ont perdue, s’affligèrent et coururent à leur
rencontre pour leur susciter de nouveaux périls. Les vents
s’élancèrent hors de leurs cavernes, et la mer s’entr’ouvrant
devant eux dans ses plus grandes profondeurs, ses flots se
soulevèrent jusque vers les astres. Au milieu des éclairs sans
cesse renaissans le ciel retentit des éclats du tonnerre, et
d’épaisses ténèbres s’appesantirent sur la flotte; les rames
furent brisées et les voiles ne purent résister à la violence des
vents. Epuisés et n’ayant plus de forces, les navigateurs
s’abandonnèrent à la fureur de la tempête; les vaisseaux
flottaient çà et là, comme à travers des montagnes et des vallons,
et tous se voyaient à chaque instant menacés de la mort. Alors [p.
36] Rollon se prosternant sur son navire, élevant les bras vers le
ciel, prononça ces paroles d’une voix humble et craintive:

« O Dieu tout-puissant, qui remplis de ta lumière les demeures
célestes, qui possèdes le ciel et la terre, dont la divinité est
de tous les siècles, qui embrasses toutes choses dans le cercle de
ton éternité, qui, par le bienfait de la vision que tu m’as
montrée, veux que d’ici à peu de temps je devienne serviteur du
Christ, moi tout infecté de vices, tout rempli de péchés et de
souillures, accueille mes vœux avec bonté, sois favorable à mes
prières, apaise les flots irrités au milieu de ces débris,
délivre-nous de tant de fatigues et de périls; calme, adoucis,
comprime la mer agitée par cette trop violente tempête. »

A peine cette prière était-elle terminée, la mer devint calme, et
la tempête se dissipa. Bientôt les Danois poussés par un vent
favorable traversèrent les immenses espaces de la mer, et leurs
navires tout brisés par l’ouragan abordèrent sur les côtes des
Walgres.

[p. 37]
CHAPITRE VIII.

Comment Rollon vainquit les Walgres, qui voulurent lui résister,
ainsi que Rainier, duc du Hainaut, et Radbold, prince de Frise. —
De douze navires chargés de vivres et d’autant de vaisseaux
remplis de chevaliers, que le roi des Anglais Alstem envoya à
Rollon tandis qu’il était en ce pays.

OR les Walgres ayant appris qu’une nation barbare, poussée par la
violence de la tempête, venait d’aborder sur leurs côtes,
rassemblèrent la multitude des gens de leur pays, et allèrent
assaillir le duc Rollon à peine échappé aux fureurs de la mer.
Mais lui, se relevant selon sa coutume et marchant contre eux pour
combattre, frappa de mort un grand nombre d’entre eux, les envoya
dans l’enfer, et les autres, il les mit en fuite, ou les fit
prisonniers. Comme il demeura long-temps en ces lieux, dévastant
le pays des Walgres, le roi très-chrétien des Anglais, Alstem, le
plus distingué de tous les rois par ses vertus, se souvenant de
son amitié et du traité par lequel il s’était uni à jamais avec
Rollon, envoya à l’illustre duc, dans le pays des Walgres, douze
navires chargés de grains, de vin et de lard, et autant de
vaisseaux remplis de chevaliers armés. Réjoui de ces dons, Rollon
renvoya au roi ses députés enrichis de très-beaux présens, lui
adressant en outre mille actions de grâces, et lui promettant par
leur entremise qu’il serait toujours son serviteur. Or les Walgres
croyant, à raison de la grande quantité de grains qui lui était
apportée, que [p. 38] Rollon voulait demeurer à jamais chez eux,
appelèrent à eux Rainier au long cou, duc de Hasbaigne et du
Hainaut, et Radbold, prince de Frise, et levant une armée dans
d’autres contrées, ils allèrent attaquer Rollon. Celui-ci se
battit très-souvent contre eux sans la moindre crainte, leur tua
beaucoup de milliers d’hommes, mit en fuite Rainier au long cou et
Radbold le Frison, et les repoussa dans leurs châteaux. Ensuite il
dévasta et livra aux flammes tout le territoire des Walgres.
Irrité de leurs attaques, il marcha en toute hâte contre les
Frisons et se mit à ravager tout leur pays. Alors les Frisons,
rassemblant promptement une nombreuse population, et s’associant
une multitude de petites peuplades qui habitaient sur les confins
de la Frise, s’avancèrent d’une marche rapide pour aller attaquer
Rollon, qui résidait alors sur les bords d’un fleuve, et qui avait
aussi réuni ses nombreux bataillons. Mais Rollon et ceux qui
étaient avec lui, se voyant menacés de toutes les horreurs de la
guerre, mirent les genoux en terre, et portant leurs boucliers en
avant, se confiant au tranchant sacré de leurs glaives étincelans,
attendirent le signal de la bataille. Les Frisons, jugeant que
leur troupe était peu nombreuse, engagèrent un combat qui ne
devait pas tourner à leur avantage. Alors les Daces se relevant et
s’élançant sur eux, en firent un grand massacre, leur prirent
plusieurs de leurs princes et emmenèrent à leurs navires une
troupe innombrable de prisonniers. Dès ce moment les autres
Frisons, se défiant d’eux-mêmes, devinrent tributaires de Rollon,
et obéirent à ses ordres en toutes choses. Après avoir imposé,
levé et recueilli un tribut sur la [p. 39] Frise, Rollon fit
aussitôt lever dans les airs les voiles de ses navires, et dirigea
leurs proues vers les terres de Rainier au long cou, desirant se
venger de cet homme, qui avec les Frisons avait porté secours aux
Walgres déjà vaincus dans une bataille. Ayant navigué sur la mer,
Rollon entra dans le fleuve de l’Escaut, et ravageant sur les deux
rives le territoire de Rainier au long cou, il arriva enfin à une
certaine abbaye nommée Condat. Rainier lui livra plusieurs
combats; mais Rollon sortit de tous ces combats vainqueur et
puissant. Le pays fut dévasté, et eut à souffrir toutes sortes de
maux de la part des deux armées. Cependant une terrible famine
survint, parce que la terre n’était plus déchirée par la charrue.
Le peuple fut affligé par la disette, et détruit par la faim et la
guerre. Tous désespéraient de leur vie, se voyant privés des
alimens qui l’entretiennent. Un certain jour donc, Rainier s’étant
placé en embuscade dans l’intention de tomber à l’improviste sur
les Daces, ceux-ci s’étant rassemblés de tous côtés,
l’enveloppèrent, s’emparèrent de sa personne, malgré sa vive
résistance, et le conduisirent enchaîné devant Rollon.

Ce même jour les gens de Rainier, voulant prendre quelques Daces,
se cachèrent dans un lieu de retraite, attaquèrent douze des
chevaliers de Rollon avec une grande vigueur, et les firent
prisonniers. Alors la femme de Rainier, pleurant et se lamentant
sur son sort, convoqua ses chefs, et les envoya à Rollon pour lui
demander de lui rendre son seigneur en échange de ses douze
compagnons d’armes. Rollon ayant reçu sa députation, la lui
renvoya sur-le-champ, en disant: [p. 40] « Rainier ne te sera
point rendu; mais je lui ferai couper la tête si tu ne me renvoies
d’abord mes compagnons, si tu ne me livres en outre tout ce qu’il
y a d’or et d’argent dans son duché, sous le serment de la
religion chrétienne, et si de plus cette contrée ne me paie un
tribut. » Bientôt l’épouse de Rainier, affligée du mauvais succès
de sa députation, renvoya à Rollon ses compagnons prisonniers, et
lui fit porter tout l’or et l’argent qu’elle put trouver en tous
lieux. Elle y ajouta même celui qui appartenait aux autels sacrés
et tous les impôts du duché, en faisant serment qu’elle ne
possédait ni ne pouvait prélever plus de métal, et en adressant en
même temps à Rollon des prières et des paroles de supplication
pour qu’il lui rendît son époux. Emu de compassion et touché des
paroles de ceux qui l’imploraient en supplians, Rollon fit venir
devant lui Rainier au long cou, et lui fit entendre ce langage de
paix: « Rainier, duc et chevalier très-redoutable, issu du sang
illustre des rois, des ducs et des comtes, quelle offense
t’avais-je faite autrefois pour que tu combattisses contre moi
avec les Walgres et les Frisons? Maintenant si tu voulais te
livrer à tes fureurs, tu n’as plus ni armes, ni satellites; et si
tu voulais t’échapper par la fuite, maintenant enlacé dans les
fers et captif, tu ne pourrais te sauver. Je t’ai rendu le talion
à toi ainsi qu’aux Frisons pour les maux que vous m’avez faits
sans aucun motif. Ta femme et tes chefs m’ont envoyé pour toi tout
ce qu’ils ont pu ramasser d’or et d’argent. Je te rendrai la
moitié de ces dons accumulés, et je te renverrai à ta femme.
Maintenant donc [p. 41] calme-toi, apaise-toi; que désormais il
n’y ait plus de discorde, mais plutôt qu’il y ait à jamais entre
moi et toi paix et amitié. » A ces mots, les jambes de Rainier
furent délivrées de leurs chaînes. Aussitôt Rollon s’unit à lui
par un traité, l’enrichit de ses dons et de très-grands présens,
et lui ayant même rendu la moitié de ceux qu’il en avait reçus, il
le renvoya ensuite à sa femme.

CHAPITRE IX.

Comment, l’an du Verbe incarné 876, Rollon arriva à Jumiège et de
là à Rouen; et comment l’archevêque Francon lui demanda et en
obtint la paix.

LES choses ainsi terminées, les Danois et leur duc Rollon
livrèrent leurs voiles au vent, et abandonnant le fleuve de
l’Escaut pour naviguer à travers la mer, l’an 876 de l’Incarnation
du Seigneur, ils entrèrent dans les eaux de la Seine, poussés par
un vent favorable, arrivèrent à Jumiège, et déposèrent le corps de
la sainte vierge Ameltrude, qu’ils avaient transporté de Bretagne,
sur l’autel de la chapelle de saint Waast, située au delà du
fleuve. Cette chapelle a porté jusqu’à présent le nom de cette
vierge. Francon, archevêque de Rouen, ayant appris leur arrivée,
voyant les murailles de la ville renversées par eux, avec une
férocité ennemie, et n’attendant aucun secours qui pût leur
résister, jugea qu’il serait plus avantageux de leur demander la
paix que de les provoquer par une démarche quelconque à compléter
la [p. 42] ruine de la ville. Se rendant donc auprès d’eux en
toute hâte, il demanda la paix, obtint ce qu’il desirait, et
conclut avec eux un solide traité. Après cela, les Daces empressés
dirigèrent promptement vers les remparts de la ville leurs navires
chargés de nombreux chevaliers, et abordèrent à la porte qui
touche à l’église de Saint-Martin. Considérant, dans la sagacité
de leur esprit, que la citadelle de la ville était bien défendue
par terre et par mer, et pouvait être aisément approvisionnée avec
les épargnes, ils résolurent d’un commun accord d’en faire la
capitale de tout leur comté.

CHAPITRE X.

Comment Rollon et les siens étant arrivés le long de la Seine, à
Arques, que l’on appelle aussi Hasdans, y construisirent des
retranchemens, combattirent contre les Francs, et en ayant tué
beaucoup, mirent en fuite Renaud, leur duc; après quoi ils
détruisirent le château de Meulan.

ROLLON donc s’étant emparé de Rouen méditait en son cœur
artificieux la ruine de la ville de Paris, et s’en occupait avec
les siens, semblable à un loup dévorant, et ayant soif, dans sa
fureur païenne, du sang des Chrétiens. Détachant alors leurs
navire sillonnant les flots de la Seine, ils vinrent s’arrêter
auprès de Hasdans, que l’on appelle aussi Arques. Renaud, duc de
toute la France, ayant appris l’arrivée inopinée des Païens, se
porta au devant d’eux sur le fleuve de l’Eure avec une vaillante
armée, et envoya [p. 43] en avant, avec d’autres députés,
Hastings, qui demeurait encore dans la ville de Chartres, et qui
avait la connaissance de leur langage. Hastings donc se rendit
auprès d’eux, en suivant le cours de l’eau, et leur adressa la
parole en ces termes: « Holà, très-vaillans chevaliers,
apprenez-nous de quelles rives vous êtes arrivés ici, ce que vous
cherchez en ces lieux, et quel est le nom de votre seigneur; nous
sommes députés vers vous par le roi des Francs. » A ces questions
Rollon répondit: « Nous sommes Danois, et tous égaux. Nous venons
chasser les habitans de cette terre, desirant nous faire une
patrie et la soumettre à notre domination. Mais toi, qui es-tu
pour nous parler d’un ton si enjoué? » Hastings répondit alors: «
Auriez-vous par hasard entendu parler d’un certain Hastings, qui,
exilé de votre pays, arriva en ces lieux avec une multitude de
vaisseaux, détruisit en grande partie ce royaume des Francs, et en
fit un désert? — Nous en avons entendu parler, reprit Rollon;
Hastings en effet commença sous d’heureux auspices, mais il fit
une mauvaise fin. — Voulez-vous, leur dit alors Hastings, vous
soumettre au roi Charles? — Nullement, répliqua Rollon, nous ne
nous soumettrons à personne: tout ce que nous pourrons conquérir
par nos armes, nous le ferons passer sous notre juridiction.
Rapporte, si tu veux, ce que tu viens d’entendre au roi dont tu te
glorifies d’être député. »

Aussitôt Hastings alla redire toutes ces choses à son duc. Pendant
ce temps, Rollon et ceux qui étaient avec lui se firent des
retranchemens et une redoute [p. 44] en forme de château, se
fortifiant derrière une levée de terre et laissant au lieu de
porte un vaste espace ouvert, dont aujourd’hui encore on voit
apparaître quelques traces. A la pointe du jour les Francs se
rendirent à l’église de Saint-Germain, entendirent la messe et
participèrent au corps et au sang du Christ. Partant de là à
cheval, et voyant sur la rive du fleuve les vaisseaux et tout près
d’eux les Daces derrière les retranchemens de la terre qu’ils
avaient retournée, ils allèrent attaquer le point qui demeurait
ouvert en guise de porte. De l’autre côté les Daces se couchèrent
çà et là dans la plaine et se recouvrirent de leurs boucliers,
afin qu’on les crût en fort petit nombre. Roland, porte-enseigne
de Renaud, et ceux qui marchaient avec lui en avant de l’armée,
s’élancèrent vivement sur les Daces par la large ouverture qu’ils
avaient laissée libre, et commencèrent à les battre. Mais les
Daces se relevant aussitôt, tuèrent en un moment Roland et ceux
qui le suivaient. Renaud, Hastings et les autres comtes ayant vu
tous ces morts, tournèrent le dos et prirent la fuite
très-lestement. Les choses s’étant ainsi passées, Rollon repartit
avec ses navires, alla en toute hâte, s’emparer du château de
Meulan, et l’ayant renversé, il fit périr par le glaive tous les
habitans.

[p. 45]
CHAPITRE XI.

Par quelle perfidie le comte Thibaut acheta à Hastings la ville de
Chartres, et comment Hastings lui-même ayant tout vendu, partit en
pélerin et disparut.

LE comte Thibaut jugeant qu’il avait rencontré une occasion
favorable pour tromper Hastings, le séduisit alors par ces paroles
pleines de fausseté: « Pourquoi, homme très-illustre, demeures-tu
engourdi par la paresse? Ignores-tu que le roi Charles veut te
frapper de mort, à cause du sang des Chrétiens que tu as jadis
injustement répandu? Car il se souvient des maux que tu lui as
fait souffrir méchamment, et c’est pourquoi il a résolu de
t’expulser de son territoire. Ta main, dit-il lui-même, s’entend
avec Rollon le païen pour anéantir les Francs. Aussi seras-tu
bientôt misérablement anéanti par eux. Prends donc garde à toi,
afin que tu ne sois pas puni sans l’avoir prévu. » Effrayé par ces
paroles, Hastings vendit tout aussitôt la ville de Chartres à
Thibaut, et ayant tout perdu, il partit en pélerin et disparut.

[p. 46]
CHAPITRE XII.

Nouvelle guerre de Renaud, prince de France, avec Rollon, et mort
de Renaud. — Du siége de la ville de Paris pendant un an, et de la
destruction de la ville de Bayeux, dans laquelle Rollon prit une
certaine jeune fille nommée Popa, dont il eut Guillaume et Gerloc,
sœur de celui-ci. — Comment l’armée de Rollon massacra les
citoyens de la ville d’Evreux, tandis que lui-même assiégeait
Paris avec quelques-uns des siens.

RENAUD ne pouvant supporter la honte de sa fuite, rassembla de
nouveau une plus grande armée, et alla tout à coup attaquer
Rollon. Mais celui-ci marchant à sa rencontre, fit périr
quelques-uns de ses hommes par le glaive, et les autres ayant pris
honteusement la fuite, il les poursuivit; Renaud lui-même tomba
mort, percé d’un trait par un certain pêcheur de la Seine qui
s’était donné à Rollon. Alors Rollon levant les ancres, fit force
de rames vers Paris, mit le siége autour de cette ville, et y fit
conduire du butin enlevé de tous côtés. Tandis qu’il demeurait en
ce lieu, des éclaireurs arrivèrent, lui annonçant que la ville de
Bayeux était dénuée de défenseurs, et pouvait être prise
très-facilement, sans que le vainqueur, quel qu’il fût, eût aucun
risque à courir. Aussitôt retirant ses navires du siége, Rollon
fit voile vers Bayeux en toute hâte. S’étant emparé de cette
ville, il la détruisit en partie et massacra ses habitans. Il prit
aussi dans cette ville une très-noble jeune fille, nommée Popa,
fille de Bérenger, homme illustre; peu de temps après il s’unit
avec elle, à la manière des Danois, et [p. 47] il eut d’elle son
fils Guillaume et une fille très-belle nommée Gerloc. Cette ville
étant ainsi à peu près détruite, Rollon retourna en toute hâte
vers Paris. Tandis qu’il s’occupait avec des beliers et des
machines à lancer des pierres, il envoya une armée de chevaliers
contre la ville d’Evreux, afin qu’ils eussent à la renverser, et à
faire périr son évêque nommé Sibor et toute sa population. Les
chevaliers y étant arrivés, et n’ayant pas trouvé l’évêque, qui
s’était enfui, massacrèrent tous les citoyens, et retournèrent
auprès de leur duc avec un très-grand butin. Aussi les peuples de
la France étaient-ils effrayés de tous ces faits: les uns payaient
tribut à Rollon, et les autres lui résistaient.

CHAPITRE XIII.

De Elstan 5, roi des Anglais, qui envoya des députes à Rollon lui
demander du secours contre des rebelles, et reçut de lui ce
secours. — Comment Rollon, revenant d’Angleterre, après avoir
vaincu les Anglais, selon le vœu de leur roi, enrichi de
très-grands dons et conduisant des auxiliaires, détacha les comtes
de son armée et les envoya promptement, et par eau, les uns sur le
fleuve de la Seine, les autres sur la Loire, les autres sur la
Gironde, pour faire dévaster les provinces intermédiaires.

TANDIS que ces choses se passaient, arrivèrent des députés du roi
des Anglais, Elstan, portant à Rollon de très-instantes prières
pour qu’il allât le secourir au plus tôt. En effet certains
rebelles, prenant les armes, avaient conspiré contre lui. Rempli
de compassion [p. 48] pour les maux que ce roi souffrait, et de
plus attendant peu de résultat du siége de la ville de Paris, tant
à raison de la difficulté de s’en approcher, qu’à cause de
l’extrême abondance des vivres dans la ville, Rollon abandonna le
siége et se rendit en Angleterre. Y étant arrivé, il attaqua les
rebelles, les réprima avec sévérité, et recevant d’eux des otages,
il les remit sous le joug de leur roi. De là ayant rassemblé de
nouveau une multitude de jeunes gens d’élite, et emportant de
très-grands présens qu’il reçut du roi, il retourna en France, et
détachant aussitôt les comtes de son armée, il les envoya par eau,
les uns sur le fleuve de la Seine, d’autres sur celui de la Loire,
d’autres sur celui de la Gironde, pour qu’ils eussent à dévaster
les provinces intermédiaires. Lui-même se rendit ensuite à Paris,
recommença le siége de cette ville, et se mit à dévaster le
territoire de ses ennemis.

CHAPITRE XIV.

Comment Charles, ayant appris le retour de Rollon, lui demanda et
obtint une paix de trois mois, et comment, ce délai expiré, Rollon
envoya les siens jusqu’en Bourgogne, pour enlever du butin de tous
côtés.

OR le roi Charles ayant appris que Rollon était de retour du pays
des Anglais, après avoir heureusement accompli son expédition, lui
envoya Francon, archevêque de Rouen, pour lui demander de
s’abstenir de faire du mal aux Francs et de lui accorder une trève
de trois mois. Cette trève ayant été consentie, la terre [p. 49]
respira quelque peu des ravages des Païens. Or, lorsque les trois
mois furent passés, Rollon, se croyant méprisé par les Francs, à
cause du repos qu’il leur avait accordé, dévasta rudement et
cruellement les provinces, et se mit déchirer, à désoler et à
détruire le peuple. Ses hommes se rendant en Bourgogne et
naviguant sur les rivières de l’Yonne et de la Saône, dévastant de
tous côtés toutes les terres situées sur les bords des rivières
jusques à Clermont, envahirent la province de Sens, et ravageant
tout ce qu’ils rencontraient, revinrent à la rencontre Rollon
auprès du monastère de Saint-Benoît. Or Rollon voyant ce monastère
ne voulut pas le violer, et ne permit pas que le pays fût livré au
pillage, par égard pour saint Benoît; mais il se rendit à Etampes,
détruisit tout le territoire environnant, et fit un grand nombre
de prisonniers. De là se dirigeant vers Villemeux, il ravagea tout
le pays voisin, et se hâta ensuite de retourner à Paris.

CHAPITRE XV.

Comment, tandis que Rollon assiégeait la ville de Chartres,
Richard, duc de Bourgogne, s’élança sur lui avec son armée et
l’armée des Francs; et comme Rollon résistait vigoureusement,
Anselme, l’évêque, sortit à l’improviste de la ville avec des
hommes armés, portant la tunique de la sainte Mère de Dieu, et
attaqua Rollon sur ses derrières. Rollon céda alors non aux
Bourguignons, mais à la puissance divine.

ENFIN Rollon investit et assiégea la ville de Chartres, et, tandis
qu’il l’attaquait avec des machines [p. 50] et des engins de
guerre, Richard, duc de Bourgogne, survenant avec son armée et
avec l’armée des Francs, se précipita sur lui. Rollon se battant
avec Richard lui résista vigoureusement, jusqu’à ce que Anselme,
l’évêque, sortant à l’improviste de la ville avec des hommes armés
et portant sur lui la tunique de sainte Marie, mère de Dieu,
attaqua Rollon sur ses derrières et lui tua beaucoup de monde.
Alors Rollon se voyant sur le point de périr avec tous les siens,
résolut sur-le-champ de se retirer devant les ennemis, plutôt que
de combattre au détriment de ses compagnons; et ainsi il abandonna
le combat par une sage résolution et non point par lâcheté.

CHAPITRE XVI.

Comment une certaine portion de l’armée de Rollon monta sur une
certaine montagne, et comment Ebble, comte du Poitou, se cacha
dans la maison d’un foulon pour éviter les Normands.

OR une certaine portion de l’armée de Rollon fuyant devant les
Francs qui la poursuivaient, arriva aux Loges, et monta sur le
sommet d’une certaine montagne. Ebble, comte du Poitou, venant
trop tard pour le combat, apprit que les Païens avaient occupé les
hauteurs de cette montagne. Il les poursuivit aussitôt, et afin
qu’ils ne pussent lui échapper, il investit avec ses chevaliers
tout le tour de la montagne; mais au milieu de la nuit, les
Normands faisant irruption de vive force au travers du camp des
Francs, échappèrent ainsi au péril qui les menaçait. Ebble [p. 51]
apprenant que Rollon allait se précipiter sur ses compagnons, se
glissa dans la maison d’un certain foulon, et y demeura caché
toute la nuit, tremblant de frayeur. Au point du jour, les Francs
ayant reconnu que les Païens leur avaient échappé, pressèrent
leurs chevaux de leurs éperons, et se mirent à leur poursuite. Les
ayant atteints, ils n’osèrent cependant les attaquer, attendu que
les Païens s’étaient fortifiés comme dans un camp en s’entourant
de cadavres d’animaux, qu’ils avaient couverts de sang; ainsi
n’ayant pu réussir dans leur expédition, les Francs prirent
aussitôt la fuite, et les Normands, s’étant sauvés, allèrent avec
joie retrouver leur duc Rollon.

CHAPITRE XVII.

Comment Rollon, étant enflammé de fureur et continuant de plus en
plus à opprimer et à dévaster la France, le roi Charles lui donna
sa fille et tout le territoire maritime, depuis la rivière d’Epte
jusqu’aux confins de la Bretagne, et même la Bretagne entière pour
qu’il y trouvât de quoi vivre, attendu que le territoire ci-dessus
désigné était ravagé et abandonné, sous la condition qu’il se
ferait chrétien. — Comment le roi, Robert, duc de France, les
autres grands et les évêques jurèrent que ce pays serait possédé à
perpétuité par Rollon et par ses héritiers; et comment Rollon ne
voulant pas baiser le pied du roi, ordonna à un de ses chevaliers
de le baiser.

IRRITÉ de ses malheurs et enflammé de fureur par la mort de ses
chevaliers, Rollon rassembla tous ceux qui lui restaient pour
continuer à faire du mal aux Francs, et les excita à faire les
plus grands efforts [p. 52] pour venger leurs compagnons, en
dévastant et ruinant de fond en comble tout le pays. Que dirai-je
de plus? Semblables à des loups, les Païens pénètrent de nuit dans
les bergeries du Christ, les églises sont embrasées, les femmes
emmenées captives, le peuple massacré; un deuil général se répand
en tous lieux: enfin, accablés de tant de calamités, les Francs
portent leurs plaintes et leurs cris de douleur devant le roi
Charles, s’écriant tous d’une voix unanime que par suite de son
inertie le peuple chrétien périra entièrement sous les coups des
Païens. Le roi, vivement touché de leurs plaintes, fait venir
l’archevêque Francon, et l’envoie en toute hâte vers Rollon, lui
mandant que, s’il veut se faire chrétien, il lui donnera tout le
territoire maritime qui s’étend depuis la rivière d’Epte jusqu’aux
confins de la Bretagne, et de plus sa fille nommée Gisèle. Francon
s’étant chargé de ce message et se mettant aussitôt en voyage, se
rend auprès du Païen, et lui expose l’objet de sa mission. Le duc
ayant, de l’avis des siens, accepté ces offres avec empressement,
renonce à ses dévastations, et accorde au roi une trève de trois
mois, afin que dans cet intervalle la paix puisse être établie
entre eux par un solide traité. Au temps fixé, arrivent au lieu
désigné et que l’on appelle Saint-Clair, d’une part le roi avec
Robert, duc des Francs, au delà de la rivière d’Epte, d’autre part
et en deçà de la même rivière, Rollon, entouré de ses compagnies
de chevaliers. Alors les messagers ayant, couru alternativement
des uns aux autres, la paix se conclut entre eux par les bienfaits
du Christ; Rollon jura par serment fidélité au roi; le roi lui
donna sa fille et le [p. 53] territoire ci-dessus désigné, y
ajouta encore la Bretagne pour lui fournir des moyens d’existence;
et les princes de cette province, savoir, Béranger et Alain,
prêtèrent aussi serment à Rollon: car ce territoire maritime, que
l’on appelle maintenant Normandie, depuis long-temps en proie aux
incursions des Païens, était alors tout couvert de grands bois et
languissait inculte, sans que la serpe ni la charrue le fissent
valoir. Le roi avait d’abord voulu donner la province de Flandre à
Rollon pour lui fournir des moyens de subsistance; mais Rollon ne
voulut pas l’accepter, à raison des obstacles que présentaient les
marais. Rollon n’ayant pas voulu baiser le pied du roi, au moment
où il reçut de celui-ci le duché de Normandie, les évêques lui
dirent: « Celui qui reçoit un tel don, doit s’empresser de baiser
le pied du roi. » Mais Rollon leur répondit: « Jamais je ne
fléchirai mes genoux devant les genoux de quelqu’un, ni ne
baiserai le pied de quelqu’un. » Cependant se rendant aux prières
des Francs, il ordonna à un de ses chevaliers de baiser le pied du
roi; et le chevalier saisissant aussitôt le pied du roi, le porta
à sa bouche, et, se tenant debout, il le baisa, et fit tomber le
roi à la renverse. Alors il s’éleva de grands éclats de rire et un
grand tumulte dans le petit peuple. Du reste le roi Charles,
Robert, duc des Francs, les comtes et les grands, les évêques et
les abbés engagèrent au patrice Rollon, par le serment de la foi
catholique, leur vie et leurs membres et l’honneur de tout le
royaume, jurant qu’il tiendrait et posséderait le territoire
ci-dessus désigné, qu’il le transmettrait à ses héritiers, et que,
dans la série des [p. 54] années à venir, ses descendants
l’occuperaient et le feraient cultiver de génération en
génération. Ces choses étant noblement terminées, le roi retourna
dans ses terres, et Rollon et le duc Robert partirent pour la
ville de Rouen.

CHAPITRE XVIII.

Comment, l’an du Verbe incarné 912, Rollon et son armée reçurent
le baptême, et Rollon donna une portion de son territoire aux
églises les plus vénérables avant d’en faire la distribution entre
les grands, et comme quoi il donna Brenneval à Saint-Denis
l’Aréopagite.

EN conséquence, l’an 912 de l’Incarnation du Seigneur, Rollon fut
baptisé par l’évêque Francon, de la source bénite dite de la
Sainte-Trinité. Le duc Robert le présenta sur les fonts du baptême
et lui donna son nom. Après qu’il eut été baptisé, Rollon demeure
dans ses vêtemens pendant sept jours, durant lesquels il honora
Dieu et la Sainte Eglise par les présens qu’il leur offrit. Le
premier jour, il donna une très-grande terre à l’église
Sainte-Marie de Rouen, le second jour à l’église Saint-Marie de
Bayeux, le troisième jour à l’église Sainte-Marie d’Evreux, le
quatrième jour à l’église de Saint-Michel l’Archange, placée au
haut d’une montagne en dépit des périls de la mer; le cinquième
jour à l’église de Saint-Pierre et Saint-Ouen dans le faubourg de
Rouen; le sixième jour à l’église de Saint-Pierre et Saint-Achard
de Jumiège; et le septième jour il donna Brenneval avec toute ses
dépendances à Saint-Denis.

[p. 55]
CHAPITRE XIX.

Comment Rollon distribua le pays à ses hommes, releva les églises
détruites et les murailles des cités, et vainquit les Bretons
révoltés contre lui.

LE huitième jour de son expiation, Rollon, s’étant dépouillé de
ses vêtemens sacrés, commença par distribuer verbalement le
territoire qu’il avait acquis, et en fit don à ses comtes et à ses
autres fidèles. Or les Païens voyant leur duc devenu chrétien,
abandonnèrent leurs idoles, et, prenant des noms chrétiens,
s’empressèrent d’un commun accord pour recevoir le baptême.
Ensuite Robert, duc des Francs, ayant heureusement terminé les
choses pour lesquelles il était venu, s’en retourna joyeusement en
France.

Cependant Rollon ayant fait en grande pompe tous les préparatifs
de noce, épousa, selon les rits chrétiens, la fille du grand roi,
que nous avons déjà nommée. Il donna toute sécurité à tous les
peuples pour ceux que voudraient venir résider sur son territoire.
Il distribua le pays à ses fidèles en faisant des divisions au
cordeau, fit élever de nouvelles constructions sur cette terre
depuis long-temps déserte, la peupla et la remplit de ses
chevaliers et d’étrangers. Il accorda au peuple des droits et des
lois immuables, consenties et promulguées du consentement des
chefs, et les força à vivre en paix les uns avec les autres. Il
releva les églises entièrement renversées, et répara les temples
que les Païens avaient détruits. Il [p. 56] reconstruisit aussi
les murailles et les fortifications des cités, et en fit faire de
nouvelles, Il soumit aussi les Bretons rebelles, et avec les
denrées prises chez eux, il pourvut à la subsistance de tout le
royaume qui lui avait été concédé.

CHAPITRE XX.

De la loi qu’il publia pour que nul n’eût à prêter assistance à un
voleur. — Histoire d’un paysan et de sa femme, qu’il ordonna de
pendre à une potence, à cause d’une serpe et d’un soc de charrue
qui avaient été volés.

APRÈS cela, Rollon publia une loi dans les limites du pays de
Normandie, pour que nul n’eût à prêter assistance à un voleur,
ordonnant que, s’ils venaient à être pris, tous les deux seraient
pendus à la potence, Or, il arriva peu de temps après, dans le
domaine de Longuepète, qu’un certain agriculteur, voulant se
reposer, quitta son travail et rentra dans sa maison, laissant
dans son champ ses traits avec sa serpe et le soc de sa charrue.
Sa femme, aussi malheureuse qu’insensée, enleva tous ces objets à
son insu, voulant faire une épreuve au sujet de l’édit du duc. Le
paysan étant retourné dans son champ et n’y trouvant plus ses
effets, demanda à sa femme si elle les avait pris. Elle le nia, et
le paysan alla trouver le duc, lui demandant de lui faire rendre
ses outils. Touché de compassion, le duc ordonna d’indemniser cet
homme en lui donnant cinq sous, et de faire rechercher le fer dans
toute la population des environs. Mais tous [p. 57] ayant été
délivrés par le jugement de Dieu, on en vint à faire arrêter la
femme du paysan, et, à force de coups, on l’amena à se déclarer
coupable. Le duc dit alors au paysan: « Savais-tu auparavant que
c’était elle qui avait volé? » Et le paysan répondit: « Je le
savais. » A cela le duc ajouta: « Ta bouche te condamne, méchant
serviteur; » et il ordonna aussitôt de les pendre tous les deux à
la potence.

On raconte encore dans le peuple au sujet de ce duc beaucoup
d’autres choses dignes d’être rapportées; mais je me bornerai au
fait suivant.
Après avoir chassé dans la forêt qui s’élève sur les bords de la
Seine tout près de Rouen, le duc, entouré de la foule de ses
serviteurs, mangeait et était assis au dessus du lac que nous
appelons en langage familier la mare, lorsqu’il suspendit à un
chêne des bracelets d’or. Ces bracelets demeurèrent pendant trois
ans à la même place et intacts, tant on avait une grande frayeur
du duc; et comme ce fait mémorable se passa auprès de la mare,
aujourd’hui encore cette forêt elle-même est appelée la Mare de
Rollon. Ainsi comprimant et effrayant le peuple par de telles
sévérités, tant par amour pour la justice, selon que le lui
enseignait la loi divine, que pour maintenir la concorde et la
paix entre ses sujets, et pour jouir lui-même de ses honneurs en
toute tranquillité, le duc Rollon gouverna long-temps et
parfaitement en paix le duché que Dieu lui avait confié.

[p. 58]
CHAPITRE XXI.

De deux chevaliers du roi Chartes, que le duc fit punir.

CHARLES-LE-SIMPLE, fils de Louis, surnommé le Fainéant et
beau-père de Rollon, envoya une certaine fois deux chevaliers à sa
fille Gisèle. Celle-ci les fit demeurer long-temps et en secret
auprès d’elle, ne voulant pas les présenter à Rollon. Mais
celui-ci en ayant été informé, rempli de fureur et les prenant
pour des espions, ordonna de les faire sortir, et, les ayant fait
sortir, les fit mettre à mort sur la place du marché. Robert, duc
des Francs, et parrain de Rollon, apprenant que la mort de ces
deux chevaliers avait détruit et rompu les liens de paix qui
unissaient le roi et Robert duc de Normandie, se révolta contre le
roi, envahit le royaume de France, et reçut l’onction comme roi,
le vingt-neuvième jour de juin. Mais avant la fin de l’année,
Charles livra bataille, à Soissons, à celui qui avait usurpé son
royaume, et l’ayant vaincu avec le secours de Dieu, il le fit
périr. Tandis qu’il revenait vainqueur de cette guerre, le
très-méchant comte Héribert se porta à sa rencontre; sous une
fausse apparence de paix, il l’engagea à se détourner de son
chemin et à se rendre au château de Péronne pour y loger; et
l’ayant pris ainsi par artifice, il le retint captif en ce lieu
jusqu’à sa mort. Le duc Robert avait pour femme la sœur
d’Héribert, dont il avait un fils qui était Hugues-le-Grand. Or
Charles, lorsqu’il eut été fait prisonnier, éleva au trône de
France, de l’avis [p. 59] des grands, Raoul, noble fils de
Richard, duc de Bourgogne, qu’il avait tenu sur les fonts de
baptême. Ogive, femme de Charles et fille d’Elstan roi des
Anglais, effrayée des malheurs de son époux, se réfugia en
Angleterre auprès de son père, avec son fils Louis, redoutant
excessivement l’inimitié de Héribert et de Hugues-le-Grand.

CHAPITRE XXII.

Comment le duc, après que sa femme fut morte sans lui laisser
d’enfans, s’unit de nouveau avec Popa, qu’il avait eue pour femme
avant son baptême, et mourut après avoir fait prêter serment de
fidélité à son fils Guillaume par les Normands et les Bretons.

OR le duc Rollon, également appelé Robert, après que sa femme fut
morte sans lui laisser d’enfans, rappela et épousa de nouveau
Popa, qu’il avait répudiée et dont il avait eu un fils nommé
Guillaume, lequel était déjà grand. Cependant le duc, perdant ses
forces, épuisé par les travaux et les guerres auxquels il avait
consacré toute la vigueur de sa jeunesse, délibérait déjà sur les
moyens de disposer de son duché, et cherchait avec la plus grande
attention à qui et de quelle manière il le laisserait après lui.
Ayant donc convoqué les grands de toute la Normandie et les
Bretons Alain et Béranger, il leur présenta son fils Guillaume,
brillant de tout l’éclat de la plus belle jeunesse, leur ordonnant
de l’élire pour leur seigneur et de le mettre à la tête de leur
chevalerie. « C’est à [p. 60] moi, leur dit-il, de me faire
remplacer par lui, à vous de lui demeurer fidèles. » En outre,
leur adressant à tous des paroles douces et persuasives, il les
amena à s’engager envers son fils par le serment de fidélité.
Après cela il vécut encore un lustre, et, consumé de vieillesse,
il dépouilla le corps de l’homme dans le sein du Christ, à qui
appartiennent honneur et gloire, aux siècles des siècles. Amen!

[p. 61]

LIVRE TROISIÈME.

DU SECOND DUC DE NORMANDIE, GUILLAUME, FILS DE ROLLON.
CHAPITRE PREMIER.

Des bonnes qualités du duc Guillaume et de la jalousie des Francs
contre lui, parce qu’il reculait tout autour de lui les limites de
son duché. — Comment il vainquit les comtes bretons Alain et
Béranger, révoltés contre lui.

LE duc Rollon s’étant enfin affranchi du fardeau de la chair,
Guillaume son fils, gouvernant avec sagesse tout le duché de
Normandie, faisait tous ses efforts pour conserver en son cœur une
fidélité inaltérable au Christ, son roi. Il était d’une taille
élevée et beau de visage; ses yeux étaient étincelans. Il se
montrait plein de douceur pour les hommes de bonne volonté,
terrible comme un lion pour ses ennemis, fort comme un géant dans
les combats, et ne cessait d’étendre tout autour de lui les
limites de son duché. Ces entreprises et ces preuves de son
courage excitèrent contre lui la haine et la jalousie des grands
seigneurs de France.

Vers le même temps à peu près, les Bretons Alain et Béranger,
renonçant au serment de fidélité par lequel ils s’étaient engagés
envers lui, osèrent dans [p. 62] leur témérité se soustraire à sa
suzeraineté, et se disposèrent à servir désormais en chevaliers
pour le roi des Francs. Mais le duc réprimant cette audace par une
prompte invasion, entra en Bretagne en ennemi, dévasta le pays,
renversa un grand nombre de châteaux, et y demeura jusqu’à ce
qu’il en eût chassé Alain, l’instigateur de toutes ces perfidies,
et l’eût contraint de se réfugier chez les Anglais. En même temps
il se montra clément pour Béranger, et se réconcilia avec lui.

CHAPITRE II.

Comment quelques Normands, sous la conduite d’un certain traître
nommé Rioulfe 6, voulurent entreprendre d’expulser le duc du pays,
et étant venus assiéger les faubourgs de la ville de Rouen, furent
vaincus par le duc, qui n’avait avec lui qu’une petite troupe de
chevaliers, dans le lieu que l’on appelle encore aujourd’hui le
Pré du combat; et comment le duc revenant vainqueur après cette
affaire, apprit que Sprota, très-noble jeune fille, lui avait
donné un fils, né à Fécamp, qu’il ordonna de baptiser sous le nom
de Richard.

CES ennemis ainsi vaincus, le diable mit en agitation un grand
nombre de méchans; et de nouvelles tentatives furent faites contre
le duc dans l’intérieur de son pays. Un certain Rioulfe, embrasé
d’une fureur perfide et le cœur infecté du poison de la discorde,
prit les armes et voulut entreprendre de chasser à jamais le duc
de ses Etats. Il rassembla donc de tous côtes une grande multitude
d’hommes, et [p. 63] traversant le fleuve de la Seine, vint mettre
le siége autour des faubourgs de la cité de Rouen, afin d’en
expulser le duc, ou de le prendre et de le faire périr méchamment,
pour pouvoir s’emparer pour son compte de la Normandie. Or le duc,
se voyant ainsi assiégé par les siens, se mit à méditer, cherchant
toutes sortes de moyens pour sauver sa personne et son honneur, et
pour garantir ses chevaliers de la crainte de cette audacieuse
conspiration. A la fin, se trouvant indignement provoqué par les
insultes d’un certain Bothon, son intendant, le duc prit les
armes, et faisant une vive irruption dans le camp de ses
adversaires avec trois cents chevaliers cuirassés, il fit périr
par le glaive et envoya dans l’enfer un grand nombre de ses
ennemis, et il mit en fuite tous les autres, qui allèrent se
cacher en divers lieux, dans les profondeurs des forêts. Rioulfe
ayant perdu la confiance de ses compagnons d’armes, se cacha parmi
les fuyards et se sauva par la fuite. Ayant ainsi triomphé de ses
ennemis, le duc fit un recensement de ses chevaliers, et reconnut
que nul d’entre eux n’était mort. Le lieu où fut livrée cette
bataille s’appelle aujourd’hui encore le Pré du combat. Le duc
étant de retour, reçut un messager qui était envoyé par le
gouverneur du château de Fécamp pour lui annoncer qu’il lui était
né un fils d’une très-noble jeune fille, nommée Sprota, à laquelle
il s’était uni selon l’usage des Danois. Grandement réjoui de
cette nouvelle, le duc ordonna d’envoyer cet enfant en toute hâte
à l’évêque Henri, à Bayeux, afin qu’il fut lavé de l’eau sacrée du
baptême, de la main même de cet évêque, et qu’il reçût le nom
propre de Richard. L’évêque [p. 64] s’empressant d’exécuter ses
ordres, lava l’enfant avec l’eau consacrée et le renvoya à Fécamp
pour y être nourri.

CHAPITRE III.

Comment beaucoup de comtes et de ducs des contrées étrangères,
attirés vers le duc par la renommée de sa bonté et de ses vertus,
visitèrent sa cour, et entre autres Hugues-le-Grand, duc des
Francs, Guillaume, comte de Poitou, et Héribert du Vermandois. —
Comment Guillaume 7 demanda au duc, et en obtint sa sœur Gerloc en
mariage; et comment Héribert, sur les instances de
Hugues-le-Grand, donna sa fille en mariage au duc.

L’ILLUSTRE duc ayant ainsi triomphé des rebelles et acquis de
nouvelles forces, la réputation de ses vertus se répandit de
toutes parts chez les nations étrangères, tellement que de
diverses parties du monde, les comtes et les grands des pays
venaient visiter sa cour, et y recevant de nombreux présens, s’en
allaient ensuite chez eux, remplis de joie. Attirés par la
renommée de ses brillantes qualités, Hugues duc des Francs,
Guillaume comte de Poitou, et Héribert se rendirent vers le duc et
le félicitèrent de ses prospérités, tandis qu’il était dans la
forêt de Lion, s’amusant aux exercices de la chasse et poursuivant
avec ardeur les cerfs agiles. Le duc les accueillit avec beaucoup
de pompe et à grands frais, et discuta fréquemment avec eux divers
arrangemens des affaires du siècle. Au milieu de ces entretiens
[p. 65] confidentiels, Guillaume, comte de Poitou, lui demanda sa
sœur nommée Gerloc, afin de s’unir à elle par les liens du
mariage. Agréant avec empressement les vœux de celui qui lui
parlait, le duc, après avoir consulté Hugues-le-Grand, fit
célébrer les fiançailles et ensuite les noces, et renvoya le comte
chez lui, rempli de joie et comblé de présens. Après cela
Héribert, enchanté de la prompte et magnifique solennité de ces
joyeuses noces, et desirant lui-même illustrer son nom et sa
postérité par une alliance avec un homme si grand et si généreux,
donna sa fille au duc sur les instances de Hugues-le-Grand. Le duc
des Normands alla donc la chercher dans la maison paternelle, et
la ramena dans son château de Rouen, au milieu d’une foule
innombrable de chevaliers.

CHAPITRE IV.

Comment, sur la demande d’Elstan, roi des Anglais, le duc rétablit
Louis sur le trône de ses pères, et le décora du diadème royal
après qu’il eut reçu l’onction de l’huile sainte, soutenu qu’il
était par Hugues-le-Grand, par les évêques et par les autres
grands seigneurs Francs. — Comment au bout de cinq ans les Francs
conspirèrent de nouveau contre leur roi, et tentèrent de
l’expulser de son royaume.

OR Elstan, roi des Anglais, apprenant la très-grande réputation de
cet illustre duc, lui envoya des député chargés pour lui de riches
présens, le priant de travailler à rétablir dans le royaume de ses
pères Louis, son petit-fils et fils du roi Charles, et de vouloir
[p. 66] bien, pour l’amour de lui, pardonner à Alain le Breton,
son ennemi, les fautes dont il était coupable. Le duc accédant
avec empressement aux prières du roi, remit à Alain ses fautes, et
lui accorda la permission de rentrer dans ses terres. Puis ayant
rappelé Louis d’Outre-mer, avec l’appui de Hugues-le-Grand, des
évêques et des autres principaux seigneurs Francs, il le fit
oindre de l’huile sainte, et le rétablit dans son royaume. Mais
après que ce roi eut gouverné en paix pendant cinq ans, les Francs
conspirèrent de nouveau contre lui, et tentèrent de l’expulser du
royaume.

CHAPITRE V.

Comment Louis, forcé par la nécessité, voulut conclure un traité
d’amitié avec Henri, roi d’outre-Rhin, et que celui-ci ne voulut y
consentir qu’avec l’intervention de Guillaume, marquis des
Normands. — Par où Louis, ayant supplié instamment le duc, obtint
par lui le secours et l’alliance qu’il recherchait auprès du roi
Henri.

POUSSÉ à bout par la méchanceté des Francs, le roi Louis envoya
des députés à Henri, roi d’outre-Rhin, lui demandant une entrevue
pour conférer avec lui de certaines choses et conclure un traité
de solide amitié. Ce roi répondit qu’il ne voulait consentir à ce
traité qu’avec la garantie du duc Guillaume. Ayant appris cette
réponse par ses envoyés, Louis alla tout de suite trouver le duc
pour lui demander son assistance contre les Francs, qui
l’attaquaient. [p. 67] Le duc le reçut honorablement, comme il
convient de recevoir un roi, et lui promit de lui prêter secours
en toutes choses. En outre ils demeurèrent quelque peu ensemble,
passant joyeusement leur temps au milieu de festins royaux. Ayant
envoyé en avant le chevalier Tedger auprès du roi Henri, le duc et
le roi Louis partirent aussitôt après, avec une grande armée, pour
se rendre à la conférence, et emmenèrent avec eux pour la même
affaire Hugues-le-Grand et Héribert, princes des Francs. Ils
marchèrent rapidement vers le fleuve de la Meuse, et les deux rois
se rencontrèrent au lieu qui s’appelle Veuséde: Henri dressa ses
tentes sur l’une des rives du fleuve, et Louis s’arrêta en face,
sur l’autre rive, avec son armée. Guillaume, aussi fidèle que
rempli de sagesse, donnant d’utiles et honorables conseils,
conclut entre eux un traité d’amitié tel que les deux rois le
sanctionnèrent l’un et l’autre par leurs sermens. De là Louis s’en
retourna en France avec les siens, et rendit au duc mille actions
de grâces pour ses bons offices.

CHAPITRE VI.

Comment à son retour de la conférence des rois, et sur la demande
de Louis, le duc Guillaume présenta sur les fonts du baptême, à
Laon, le fils du roi qui reçut le nom de Lothaire.

EN revenant de la conférence, le roi rencontra un messager qui
venait lui annoncer qu’il lui était né un fils de sa femme
Gerberge. Rempli d’une très-grande joie, tout aussitôt il supplia
le duc Guillaume [p. 68] de présenter cet enfant sur les fonts de
baptême et de le nommer Lothaire. Acquiesçant à cette demande avec
reconnaissance, le duc partit pour Laon afin de réaliser ses
promesses. Les ayant royalement accomplies, il revint en toute
hâte avec les siens, et rentra sur le territoire de Normandie.
Tout le clergé de Rouen, informé de son arrivée, se porta en
procession à sa rencontre jusques aux portes de la ville, chantant
des hymnes, tandis que sur le haut des remparts les citoyens des
deux sexes faisaient retentir leurs acclamations, en disant: «
Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur! » Ainsi au milieu
des chants unanimes des clercs et du peuple, il fut conduit par
tous à l’église de Marie, mère de Dieu, et après avoir présenté
ses prières à Dieu, il rentra dans sa maison pour y célébrer un
festin, entouré d’une nombreuse suite.

CHAPITRE VII.

En quelle occasion le duc Guillaume releva l’abbaye de Jumiège,
que les Païens avaient détruite.

VERS le même temps, il arriva que deux moines, savoir Baudouin et
Gondouin, revinrent à Jumiège du pays de Cambrai, et du domaine
qui est appelé Hespère. Etant entrés dans ce vaste désert, ils se
donnèrent beaucoup de mal pour en arracher les arbres,
travaillèrent non sans peine à aplanir le terrain aussi bien qu’il
leur fut possible, et couvrirent de sueur leurs fronts et leurs
mains. Or le duc Guillaume étant [p. 69] venu vers ce lieu pour
chasser, et les y ayant rencontrés, se mit à leur demander de quel
rivage ils arrivaient, et quels étaient les travaux importans
qu’ils entreprenaient. Alors les serviteurs de Dieu lui
racontèrent tous les détails de cette affaire, et lui offrirent le
pain d’orge et l’eau de charité. Ayant dédaigné d’accepter ce pain
trop grossier et cette eau, le duc entra dans la forêt, y
rencontra un énorme sanglier, et se jeta aussitôt à sa poursuite.
Les chiens dogues s’étant aussi lancés après lui, le sanglier
revint tout à coup sur ses pas, brisa la lance de l’épieu dirigé
contre lui, se jeta rudement sur le duc, le renversa et le secoua
violemment. Bientôt cependant le duc, reprenant peu à peu ses sens
et sa raison, retourna auprès des moines, reçut d’eux la charité
qu’il avait imprudemment dédaignée, et leur promit de restaurer
ces lieux. Il y envoya donc des ouvriers, fit d’abord, enlever les
arbres et les ronces, et réparant le monastère de Saint-Pierre,
qui était depuis quelque temps tombé en ruine, il le fit recouvrir
convenablement. Ensuite il restaura le couvent et toutes les
cellules, et les faisant un peu rapetisser, il les rendit
habitables.

[p. 70]
CHAPITRE VIII.

De douze moines et de leur abbé Martin, qui furent pris dans le
couvent de Saint-Cyprien, et que la comtesse de Poitou, sœur du
duc, lui envoya sur sa demande pour être établis dans le lieu
susdit. — Comment le duc voulant se faire moine en ce même lieu,
en reçut défense de l’abbé lui-même; et comment il fit jurer
fidélité à son fils Richard par les Normands et les Bretons.

CEPENDANT le duc envoya des députés, en Poitou, à sa sœur avec
laquelle le comte Guillaume s’était uni en mariage, lui demandant
de lui donner des moines qu’il pût établir dans le lieu susdit. Or
sa sœur accueillant cette demande avec contentement de cœur,
pourvut aux frais du voyage, et envoya à son frère douze moines
avec leur abbé, nommé Martin, tous pris dans le monastère de
Saint-Cyprien. Le duc, comblé de joie par leur arrivée, les reçut
à Rouen avec de grands témoignages d’allégresse, leur rendant
toutes sortes d’honneurs, entouré de plusieurs compagnies de
chevaliers, il les conduisit à Jumiège, livra à l’abbé ce lieu et
toute la terre, qu’il racheta à prix d’or de ceux qui la
possédaient en alleu, et s’engagea par un vœu à se faire moine en
ce même lieu: il eût même accompli son vœu, si l’abbé n’eût
résisté à son empressement, attendu que son fils Richard était
encore tout jeune enfant, et qu’il y avait à craindre qu’à raison
de son extrême faiblesse il ne fût expulsé de sa patrie par les
entreprises de certains [p. 71] méchans. Cependant le duc trouva
moyen d’enlever à l’abbé un capuchon et une étamine, les emporta
avec lui, les déposa dans un petit coffre, et suspendit à sa
ceinture une clef d’argent. Etant parti enfin de Jumiège, il se
rendit à Rouen, ne supportant qu’avec impatience la défense que
l’abbé lui avait faite. Il appela alors auprès de lui tous les
chefs Normands et Bretons, et leur exposa nettement les
résolutions de son cœur. Vivement étonnés de ses paroles, ils
hésitaient, ne sachant que répondre, et ayant perdu l’usage de la
langue dans l’excès de leur stupeur. Enfin, ayant repris peu à peu
leurs esprits, ils s’abandonnèrent à leurs lamentations, disant: «
Pourquoi, sérénissime seigneur, pourquoi nous abandonnes-tu si
promptement? A qui confieras-tu la seigneurie de ton duché? » Le
duc leur dit: « J’ai à moi un fils nommé Richard. Or vous
maintenant, je vous en supplie, si jamais vous avez eu quelque
tendre affection pour moi, montrez-vous justes envers moi, et
faites-le votre seigneur en ma place; car ce que j’ai promis à
Dieu sera inévitablement réalisé par moi. » Ne pouvant résister
davantage à sa volonté, ils lui donnèrent leur consentement, quoi
qu’avec chagrin, et demeurèrent d’accord de ce qu’il leur avait
dit. Ayant ensuite envoyé des députés, le duc fit venir de Fécamp
son jeune fils Richard, et le leur présenta. Tous lui ayant prêté
serment de fidélité avec empressement, il fut reconnu duc de tout
le duché de Normandie et de Bretagne. Aussitôt après son père
l’envoya à Bayeux, et le confia à Bothon, chef de sa garde, pour
être élevé par lui, afin qu’il apprît aussi la langue danoise, et
qu’il fût en état de [p. 72] répondre en public à ses hommes,
ainsi qu’aux étrangers.

Telles sont les choses que nous avons cru devoir rapporter au
sujet du monastère de Jumiège, afin de montrer quelle dévotion, et
quelles pieuses intentions de cœur le duc Guillaume avait
manifestées à l’égard de ce monastère.

CHAPITRE IX.

Comment Hérold, roi des Danois, chassé de son royaume par son fils
Suénon, et arrivant en Normandie avec soixante vaisseaux, fut
accueilli par le duc Guillaume avec les honneurs convenables; et
comment ce duc lui concéda le comté de Coutances pour y demeurer.

TANDIS que la renommée célébrait la valeur et la piété de cet
illustre prince, Hérold, roi des Danois, chassé de son royaume par
son fils Suénon, arriva en suppliant en Normandie, avec soixante
vaisseaux remplis de chevaliers armés. Le duc, puissant et
généreux, le reçut avec les honneurs convenables, et lui donna
pour y demeurer le comté de Coutances, jusqu’à ce qu’il eût fait
construire des navires et augmenté son armée, afin de pouvoir,
avec une plus forte troupe de chevaliers, aller reconquérir son
royaume perdu.

[p. 73]
CHAPITRE X.

Comment le duc Guillaume, touché des malheurs du comte Herluin,
investit, assiégea et prit le château de Montreuil, qu’Arnoul de
Flandre lui avait enlevé, et le rendit à Herluin.

EN ce temps, Arnoul comte de Flandre, homme astucieux, entraîné
par sa cupidité, et qui ne savait point se contenir dans les
limites de ses droits, ambitieux de domination, travaillait sans
cesse à troubler le repos de plusieurs de ceux qui vivaient dans
son voisinage. Entre autres entreprises de sa méchanceté, il fit
souffrir un très-grand dommage à un certain comte, nommé Herluin,
en lui enlevant par fraude un château que l’on appelle Montreuil.
Se trouvant entièrement privé de secours et abandonné par
Hugues-le-Grand, son seigneur, ce comte se rendit tout triste
auprès du seigneur de Normandie pour implorer sa protection. Ce
prince, doué d’autant de bonté que de grandeur, et dont le cœur
était plein de bienveillance, eut compassion des maux du comte,
et, rassemblant une armée, partit promptement pour aller assiéger
le château. Il s’en empara bientôt, et le prit de vive force avec
l’aide des chevaliers qui l’avaient accompagné; puis, l’ayant bien
approvisionné en vivres, il le rendit à Herluin. Après cette
expédition, il rentra à Rouen, triomphant de ces nouveaux
exploits. En ce temps mourut Francon, archevêque de Rouen, qui eut
pour successeur le seigneur Gunard.

CHAPITRE XI.

Comment Arnoul, attristé de la perte de ce château, adressa
frauduleusement au duc Guillaume des paroles de paix pour
l’inviter à se rendre à Pecquigny, afin d’y négocier avec lui un
traité d’amitié.

[p. 74] CEPENDANT Arnoul de Flandre, portant en son perfide cœur
un affreux venin, et s’affligeant dans son ame féroce de la perte
de ce château, commença à méditer en lui-même, et avec beaucoup de
princes des Francs, sur les moyens de donner la mort au duc. Ces
hommes donc, corrompus par les artificieux sophismes de cet homme
inhumain, de ce scélérat homicide, complotèrent la mort de cet
excellent prince, et s’engagèrent par serment à commettre cet
horrible crime. Arnoul, désirant accomplir le projet qu’il avait
conçu en son ame dépravée, envoya des députés au duc Guillaume,
lui mandant qu’il voulait se lier d’amitié avec lui, conclure une
paix inaltérable, et que pour l’amour de lui il ferait remise au
comte Herluin de ses offenses, ajoutant que si lui-même n’eût été
retenu par le mal de la goutte aux mains et aux pieds, il eût
vivement désiré de se rendre à sa cour pour cette affaire; enfin
il lui fit demander avec les plus vives instances de vouloir bien
désigner un lieu où lui-même pût se porter à sa rencontre pour
entrer en conférence. Le duc, qui desirait rétablir la paix dans
son duché, parce qu’il aspirait avec la plus vive ardeur à prendre
l’habit de [p. 75] moine, ayant assigné un rendez-vous à
Pecquigny, partit sur le fleuve de la Somme, avec une troupe
innombrable de chevaliers d’élite, dans l’espoir de terminer cette
grande affaire. L’armée d’Arnoul s’arrêta sur l’une des rives du
fleuve, et en face, sur l’autre rive, s’établit l’armée de
Guillaume.

CHAPITRE XII.

Comment quatre traîtres, savoir, Henri, Balzon, Robert et Rioulfe,
assassinèrent le duc par les ordres d’Arnoul, dans une certaine
île du fleuve de la Somme. — De la clef d’argent qui fut trouvée
dans sa ceinture, et avec laquelle il gardait enfermés dans un
petit coffre un capuchon et une étamine de moine. — Comment son
corps fut transporté à Rouen.

IL y avait, au milieu du fleuve une île, dans laquelle les deux
ducs s’assirent après avoir échangé leurs embrassements, afin de
discuter les choses pour lesquelles ils s’étaient réunis. Arnoul,
suivant l’exemple du traître Judas, tissait longuement sa toile
d’araignée en la cachant sous des balivernes et de longs discours;
enfin, après qu’ils se furent prêté serment d’amitié et qu’ils
eurent échangé les baisers de paix, le soleil s’étant abaissé vers
l’occident, les deux ducs se séparèrent l’un de l’autre. Mais
voilà, tandis que Guillaume traversait de nouveau le fleuve, Henri
et Balzon, Robert et Rioulfe, tous quatre enfans du diable,
rappelant Guillaume à grands cris, lui dirent que leur seigneur
avait oublié de lui confier le meilleur de ses secrets. Guillaume
donc ayant ramené son [p. 76] navire vers la rive de l’île, à
peine eut-il mis pied à terre, ô douleur! ces hommes, tirant leurs
glaives, assassinèrent l’innocent, qui ne put recevoir aucun
secours à cause de la profondeur de l’eau courante; puis, tout à
coup cherchant leur salut dans la fuite, ils abandonnèrent, privé
de vie, le corps de cet homme très-vertueux. Alors Béranger et
Alain, les Bretons, et les princes Normands aussi, voyant leur
seigneur assassiné, firent retentir le rivage de leurs cris et de
leurs hurlemens, mais ne purent lui porter aucune espèce de
secours. Peu après son corps ayant été transporté auprès d’eux,
ils lui ôtèrent ses vêtemens et trouvèrent une clef d’argent
suspendue à sa ceinture, et qui enfermait son trésor chéri, savoir
une ceinture et une étamine de moine. Il n’est pas douteux que, si
le duc eût conservé la vie, à son retour de cette conférence il
eût mis sur lui ces objets, pour aller se faire moine à Jumiège.
Les Normands le déposèrent alors sur un brancard, et le
transportèrent en toute hâte à Rouen au milieu des plus grands
témoignages d’affliction. Le clergé et les gens du peuple des deux
sexes allèrent processionnellement à sa rencontre jusqu’à la porte
de la ville, et le transportèrent avec douleur et en sanglotant
dans l’église de Sainte-Marie toujours vierge. Ils envoyèrent
ensuite à la ville de Bayeux, et appelèrent le jeune Richard aux
funérailles de son père. Là ils lui renouvelèrent d’une voix
unanime leur serment de fidélité, et le placèrent sous la tutelle
de Bernard le Danois, afin que par les soins de cet homme sage
autant que fidèle, il fût gardé en toute sûreté dans l’enceinte
des murailles de la ville.
[p. 77] Le très-saint duc Guillaume accomplit ainsi sa carrière le
17 décembre, le roi Louis possédant le royaume des Francs, l’an
neuf cent quarante-trois de l’Incarnation du Seigneur, sous le
règne de ce même seigneur Jésus-Christ, qui vit et règne aux
siècles des siècles. Amen!


[p. 78]

LIVRE QUATRIÈME.

DE RICHARD Ier, FILS DU DUC GUILLAUME.
CHAPITRE PREMIER.

Comment Richard, encore enfant, succéda à son père Guillaume.

LE très-saint et bienheureux duc Guillaume ayant été, comme nous
le croyons, transporté au milieu des élus de Dieu, son fils
Richard brillant d’une parfaite innocence, tel qu’un rejeton que
l’on a détaché de l’arbre qui porte de bons fruits, et qui pousse
ses racines dès sa première jeunesse, commença à produire les
boutons odoriférans de l’enfance la plus gracieuse, et à pénétrer
son ame généreuse des enseignemens de son précepteur. Détournant
son tendre cœur des choses illicites, le gouvernant dans une noble
continence, et dédaignant les erreurs de cet âge si faible, il
s’attachait de sa pleine volonté aux instructions des sages. Si
son oreille venait à saisir quelque conseil de vertu ou de
sagesse, selon que le faisaient les circonstances, il le confiait
aussitôt à sa mémoire intelligente. Les grands seigneurs Francs
ayant appris aussi l’horrible trahison d’Arnoul de Flandre et la
déplorable mort du duc Guillaume, la plupart d’entre eux s’en
affligèrent grandement.

[p. 79]
CHAPITRE II.

Comment Louis, roi des Francs, étant venu à Rouen, et emmenant
frauduleusement le jeune Richard en France et avec lui, soumit le
duché de Normandie à sa juridiction, en se disant tuteur de
l’enfant.

QUELQUES-UNS d’entre eux cependant, complices de l’homicide même,
et qui auparavant s’étaient dits faussement grands amis du duc de
Normandie, découvrirent alors le fond de leur cœur, et montrèrent
au grand jour le venin qu’ils avaient long-temps tenu caché. En
effet le roi Louis, pensant que la porte des grands honneurs
venait de lui être ouverte, et oubliant les bienfaits du duc et la
fidélité qu’il lui avait toujours gardée, feignit de vouloir tenir
conseil avec les Normands au sujet de la mort de ce prince, se mit
aussitôt en marche, et arriva promptement à Rouen. Raoul, Bernard
et Anslech, gardiens de tout le duché de Normandie,
l’accueillirent avec des honneurs royaux, comme il était
convenable à l’égard d’un si grand roi, se soumirent à son service
pour acquitter la foi de leur petit seigneur. Or le roi ayant vu
cette terre fertile, ces eaux si salubres, ces forêts si bien
fournies, et séduit par sa cupidité, commença à leur promettre
mensongèrement ce qu’il se préparait déjà à arranger d’une manière
toute différente. Il leur envoya un message pour leur ordonner de
présenter le jeune Richard devant ses yeux, et le voyant doué
d’une belle [p. 80] figure, il déclara qu’il le ferait élever dans
son palais avec des enfans de son âge. Cependant toute la ville
fut ébranlée de la fâcheuse nouvelle que Richard, frustré de ses
espérances, était indignement retenu captif par le roi. Bientôt
les citoyens, se réunissant aux groupes des chevaliers, et
traversant la ville le glaive nu, font irruption dans la cour du
roi, et le cherchent dans les premiers transports de leur fureur
pour le massacrer tout aussitôt. Instruit de tout ce tumulte et
vivement effrayé, le roi, d’après les conseils de Bernard le
Danois, prend l’enfant dans ses bras, le présente à la vue de ces
hommes irrités, et parvient ainsi à apaiser leur premier
emportement. Voulant calmer entièrement les esprits inquiets et
agités des Normands, le roi, de l’avis de ses hommes, fit
concession au jeune Richard de l’héritage de son père, en se
réservant le serment de fidélité qu’il lui avait prêté.
L’admettant ainsi à être un de ses fidèles, le roi promit aux
Normands (tout en mentant à ses intentions) de rendre leur prince
lorsqu’il aurait reçu, d’une manière digne de lui, l’éducation de
son palais.

CHAPITRE III.

Comment Louis, aveuglé par les présens d’Arnoul, menaça le jeune
Richard, duc de Normandie, de lui brûler les jarrets.

LA première agitation ainsi calmée, le roi conservant sa colère,
et portant dans le fond de son cœur le ressentiment de l’insulte
que lui avaient faite [p. 81] les Normands, retourna en France
emmenant avec lui le jeune Richard, comme pour se préparer à
venger par les armes la mort de son père sur Arnoul de Flandre.
Celui-ci cependant, craignant que le roi Louis ne marchât contre
lui avec une armée, et voulant se justifier d’une accusation de
trahison, envoya des députés avec dix livres d’or, et soutint
devant le roi qu’il était innocent de la mort de Guillaume. Il
promit même de chasser de son pays les assassins de ce prince, si
le roi le lui ordonnait. Il ajouta cependant que le roi devait se
souvenir des insultes et des affronts que son père et lui-même
avaient reçus durant si long-temps de la part des Normands, disant
encore que pour mettre un terme à ces inimitiés, ce que le roi
aurait de mieux à faire serait de faire brûler les jarrets au
jeune Richard, de le tenir rigoureusement enfermé, et d’accabler
la race normande sous le poids des plus lourds impôts, jusqu’à ce
qu’enfin, cédant à la nécessité, elle s’en retournât dans ce
Danemarck, d’où elle avait fait son irruption. Le roi, aveuglé par
les présens et par les paroles artificieuses de ce traître,
pardonna son crime à celui qui eût été digne de la potence, et
tourna sa colère contre l’enfant innocent, suivant l’exemple de
Pilate, qui relâcha l’homicide et condamna le Christ au supplice
de la croix. En conséquence, et tandis qu’il demeurait à Laon,
comme le jeune Richard revenait une fois de la chasse aux oiseaux,
le roi l’ayant accablé des plus cruelles injures, l’appela fils de
courtisane, d’une femme qui avait enlevé un homme qui ne lui
appartenait point, et le menaça, s’il ne renonçait à ses
prétentions, de lui [p. 82] faire brûler les genoux et de le
dépouiller de tous ses honneurs. Ayant ensuite désigné d’autres
gardiens, afin que le jeune homme ne pût s’échapper, le roi donna
ordre d’exercer sur lui la plus sévère surveillance.

CHAPITRE IV.

Par quelle adresse Osmond, intendant du jeune Richard, le délivra
de son étroite prison, et l’ayant enlevé de Laon, le conduisit à
Senlis auprès du comte Bernard, son oncle.

OSMOND, intendant du jeune Richard, ayant appris la décision
rigoureuse du roi, prévoyant le sort réservé à l’enfant, et le
cœur saisi de consternation, envoya des députés aux Normands, pour
leur mander que leur seigneur Richard était retenu par le roi sous
le joug d’une dure captivité. A peine ces nouvelles furent-elles
connues, on ordonna dans tout le pays de Normandie un jeûne de
trois jours, et l’Eglise adressa au Seigneur des prières
continuelles pour le jeune Richard. Ensuite Osmond, ayant tenu
conseil avec Yvon, père de Guillaume de Belesme, engagea l’enfant
à faire semblant d’être malade, à se mettre dans son lit, et à
paraître, tellement accablé par le mal que tout le monde dût
désespérer de sa vie. L’enfant, exécutant ces instructions avec
intelligence, demeura constamment étendu dans son lit, comme s’il
était réduit à la dernière extrémité. Ses gardiens le voyant en
cet état, négligèrent leur surveillance, et s’en allèrent de côté
et d’autre pour prendre soin de [p. 83] leurs propres affaires. Il
y avait par hasard dans la cour de la maison un tas d’herbe, dans
lequel Osmond enveloppa l’enfant, et le mettant ensuite sur ses
épaules, comme pour aller chercher du fourrage à son cheval,
tandis que le roi soupait et que les citoyens avaient abandonné
les places publiques, Osmond franchit les murailles de la ville. A
peine arrivé dans la maison de son hôte, il s’élança rapidement
sur un cheval, et prenant l’enfant avec soi, il s’enfuit au plus
tôt, et arriva à Couci. Là ayant recommandé l’enfant au châtelain,
il continua à chevaucher toute la nuit, et arriva à Senlis au
point du jour. Le comte Bernard s’étonna de le voir arriver en si
grande hâte, et lui demanda avec sollicitude comment allaient les
affaires de son neveu Richard. Osmond lui ayant raconté en détail
tout ce qu’il avait fait, et l’ayant réjoui plus que de coutume
par un tel récit, ils montèrent tous deux à cheval et allèrent
promptement trouver Hugues-le-Grand. Lui ayant raconté l’affaire
et demandé conseil, ils reçurent de lui le serment par lequel il
engagea sa foi à secourir l’enfant; et aussitôt ils se rendirent à
Couci avec une grande armée, et ayant enlevé Richard, ils le
conduisirent en grande joie dans la ville de Senlis.

[p. 84]
CHAPITRE V.

Comment Bernard le Danois déjoua par sa sagesse les conseils que
Hugues-le-Grand avait donnés au roi contre les Normands.

OR le roi Louis, se voyant frustré dans ses desirs, envoya des
députés à Hugues-le-Grand pour exiger la restitution de l’enfant,
conformément à la fidélité qu’il lui devait. Lorsque ces députés
lui eurent rapporté que l’enfant n’était point dans les mains de
celui qu’il avait cru, mais sous la garde de Bernard comte de
Senlis, le roi craignant de ne plus le ravoir, manda à Arnoul de
Flandre qu’il eût à venir le trouver au plus tôt pour tenir
conseil avec lui sur cette affaire, dans le lieu que l’on appelle
Restible 8. Là, après que tous deux eurent discuté et proposé
divers avis à ce sujet, Arnoul dit enfin au roi: « Nous savons que
Hugues-le-Grand a été long-temps d’intelligence avec les Normands,
et c’est pourquoi il convient que tu cherches à le séduire par tes
présens. Concède-lui donc le duché de Normandie, depuis la Seine
jusqu’à la mer, en te réservant la ville de Rouen, afin que,
privée de son assistance, cette race perfide soit enfin forcée à
sortir du pays. » Le roi cédant à cette proposition envoya
aussitôt un député à Hugues-le-Grand pour l’inviter à une
conférence dans le lieu que l’on appelle la Croix, situé auprès de
Compiègne. Hugues s’y étant rendu, et ayant entendu le roi
raisonner sur une nouvelle [p. 85] répartition des villes et des
comtés, aima mieux, aveuglé par la cupidité, se faire parjure et
acquérir de plus grands honneurs, que garder une fidélité
inaltérable à son ami Richard. Ils se retirèrent donc de ce lieu,
après s’être juré d’entreprendre une expédition contre les
Normands; et les deux parties contractantes ayant rassemblé leurs
armées, le roi commença à ravager et incendier le pays de Caux, et
Hugues en fit autant dans le pays de Bayeux. Informé de ces
événemens, et ayant pris conseil de Bernard de Senlis, Bernard le
Danois envoya en toute hâte au roi Louis des députés chargés de
lui parler en ces termes: « Pourquoi, ô roi très-puissant,
pourquoi dévastes-tu ainsi ton pays, alors surtout que nul ne
t’oppose de résistance, et que tous vivent parfaitement en paix
avec toi? Renonce au pillage que font tes hommes, et emploie à ton
profit les services des chevaliers normands. Pourquoi les
affliges-tu par le feu, lorsque la ville de Rouen est ouverte
devant toi? Accepte donc leurs services avec bienveillance, afin
que par leur secours tu puisses déjouer les entreprises de tes
ennemis. »

CHAPITRE VI.

Comment Louis, se rendant à Rouen, y fut reçu par Bernard le
Danois et par les autres citoyens; et comment sur son ordre
Hugues-le-Grand renonça à dévaster la Normandie.

REMPLI de joie après avoir reçu cette députation, le roi arrêta le
pillage auquel ses chevaliers se livraient [p. 86] et se hâta de
se rendre dans la ville de Rouen. A son arrivée tout le clergé
s’avança processionnellement à sa rencontre jusqu’à la porte, en
chantant les louanges du roi et criant avec toute la foule du
peuple: Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur! De là, le
roi se rendant au banquet royal, assista à un festin splendide,
qui lui fut offert par Bernard le Danois. Au milieu du dîner, et
comme déjà le roi était échauffé par le vin, Bernard le Danois lui
dit: « Aujourd’hui, roi sérénissime, aujourd’hui a brillé pour
nous un jour de grande joie, puisque nous commençons à devenir les
gens du roi. Jusqu’à présent nous avons servi en chevaliers pour
un duc; désormais nous servirons un roi invincible. Que Bernard de
Senlis garde pour lui son neveu Richard; nous, plaise au ciel que
nous t’ayons long-temps pour seigneur et roi! En vérité il t’a
donné un conseil bien funeste celui qui t’a poussé à te priver de
la force d’une armée normande. Lequel de tes ennemis ne
pourrais-tu pas frapper d’épouvante, à l’aide de la très
redoutable valeur des Normands? Car ils sont, comme nous, soumis à
ta seigneurie, et désirent du fond de leurs cœurs te servir en
chevaliers. Pourquoi donc as-tu armé contre nous Hugues, ton
ennemi, avec vingt mille combattans? Lui-même ne s’est-il pas
toujours déclaré contre toi, et ne t’offense-t-il pas constamment?
»

Le roi, apaisé par ces paroles et d’autres semblables, envoya
sur-le-champ à Hugues-le-Grand des messagers chargés de le forcer
à quitter le territoire de Normandie, lui mandant qu’il serait
absurde en effet de laisser passer tant de biens au pouvoir d’un
autre, [p. 87] lorsque lui-même pouvait s’en emparer sans
difficulté et sans éprouver de résistance, pour ajouter à son
propre pouvoir. Sur ce rapport Hugues-le-Grand, vivement exaspéré,
se retira en toute hâte, abandonnant son expédition et empêchant
ses chevaliers de dévaster davantage le territoire de Normandie.
Après cela, le roi demeura encore quelque temps à Rouen, et
institua gouverneur du comté Raoul, surnommé le Tort, qu’il
chargea de percevoir sur ses sujets les impôts annuels, de rendre
la justice, et d’administrer les autres affaires dans toute la
province. Cet homme, plus méchant que les Païens, fit renverser
jusque dans leurs fondemens tous les monastères que les Païens
avaient brûlés sur les rives de la Seine, et en fit transporter
les pierres pour réparer la ville de Rouen. S’étant rendu à
Jumiège, il s’empara du monastère de Sainte-Marie, et le
détruisit. Il l’eût même renversé de fond en comble, si un certain
clerc nommé Clément n’eût, à prix d’argent, racheté deux tours des
ouvriers qui démolissaient, et ces deux tours sont demeurées
debout jusqu’au temps de Robert l’archevêque, qui a relevé cette
église. Le roi ayant terminé ses affaires à son gré, partit
joyeusement, et retourna à Laon.

[p. 88]
CHAPITRE VII.

Comment par l’habileté de Bernard le Danois, et par le secours
d’Hérold, roi des Danois, Louis, roi des Francs, fut fait
prisonnier et retenu dans la ville de Rouen en une dure captivité.

CEPENDANT Bernard le Danois craignant qu’après retour le roi Louis
ne s’unît avec le duc Hugues pour faire souffrir de plus grands
maux aux Normands, envoya en secret des députés vers Hérold, roi
des Danois, qui vivait encore à Cherbourg, l’invitant à rassembler
les chevaliers de Coutances et de Bayeux pour faire une expédition
sur terre, tandis que lui-même s’avançant avec une flotte ennemie
irait dévaster la Normandie du côte de la mer, afin que pour ces
motifs le roi Louis se rendît auprès de lui pour avoir une
conférence, et qu’il lui fût possible par ce moyen de venger le
sang de son ami Guillaume par le sang de ses ennemis. Le roi des
Danois s’empressant d’exécuter ces instructions, mit ses navires
en mer, fit élever ses voiles dans les airs, et poussé par un bon
vent du nord aborda sur le rivage des salines de Courbon, où la
rivière de Dive précipite ses eaux rapides dans la mer orageuse.

Cependant la renommée volant promptement, selon son usage, apporta
aux oreilles des Francs la nouvelle que les Païens venaient
d’occuper les rivages de la mer avec une grande quantité de
navires. En outre Bernard le Danois et Raoul Tort expédièrent un
messager au roi Louis pour lui annoncer [p. 89] ce fâcheux
événement. Le roi, rassemblant une nombreuse armée, se rendit à
Rouen en toute hâte. De là il fit inviter Hérold, roi des Danois,
à venir le trouver au lieu appelé le gué d’Herluin, attendu qu’il
desirait savoir de lui pour quel motif il venait dévaster les
frontières de son royaume. Cette proposition plut infiniment au
roi Hérold, qui aspirait vivement à venger la mort du duc
Guillaume. Lors donc que les deux rois se furent réunis au jour
fixé, et après qu’ils eurent long-temps discuté entre eux au sujet
de la mort injuste du duc, un certain Danois apercevant parmi les
autres Herluin, comte du château de Montreuil, pour l’amour duquel
le duc avait été assassiné, et transporté par le zèle de son
amitié, transperça aussitôt Herluin d’un coup de sa lance, et le
renversa mort au même instant. Lambert, frère de celui-ci, et
d’autres Francs, indignés de cette mort, s’encourageant les uns
les autres, s’élancèrent aussitôt sur les Danois pour les
combattre. Les Païens les reçurent, vigoureusement; et au milieu
des fureurs de la guerre, ils envoyèrent dans l’enfer embrasé
dix-huit seigneurs Francs et un grand nombre d’autres Francs,
qu’ils frappèrent de leurs glaives. Les autres se hâtèrent de se
cacher, et se dispersant de tous cotés, tremblant pour leur vie,
allèrent chercher des refuges en divers lieux. Le roi Louis
échappant aux mains du roi Hérold par la fuite rapide de son
cheval, tomba au pouvoir d’un certain chevalier. Il fit à celui-ci
toutes sortes de promesses pour n’être pas livré en trahison à son
ennemi; et enfin le chevalier cédant aux larmes du roi le
conduisit en secret et le cacha dans une certaine île de la Seine.
Bernard le [p. 90] Danois en fut informé par des rapports, envoya
aussitôt des satellites, et fit jeter le chevalier dans les fers.
Forcé par le besoin de pourvoir à sa sûreté, le chevalier
découvrit enfin malgré lui la retraite de celui qu’il voulait
sauver, pour en recevoir une récompense. Le roi fut donc enlevé de
cette île, conduit à Rouen par l’ordre de Bernard, et retenu sous
une rude surveillance.

CHAPITRE VIII.

Comment la reine Gerberge demanda à son père Henri, roi d’au delà
du Rhin, du secours contre les Normands, et n’en obtint pas; c’est
pourquoi elle donna comme otages son fils et deux évêques, en
échange du roi Louis, son époux.

OR la reine Gerberge, apprenant que son époux avait été pris par
les Normands, fut glacée d’effroi, et, le cœur plein de
consternation, alla en toute hâte auprès de Henri, roi d’au delà
du Rhin, et qui était son père, le suppliant de rassembler une
nombreuse armée, d’aller assiéger Rouen, et d’enlever le roi son
époux de vive force. Le roi Henri, ayant entendu le récit de ce
malheur, lui répondit qu’il était survenu au roi bien justement,
puisqu’il avait criminellement manqué à la parole qu’il avait
jadis jurée au duc Guillaume, en s’emparant de son fils: «
Travaille, ma fille, lui dit-il encore, à délivrer ton mari avec
l’aide des tiens; car dans ce moment il faut que je m’occupe de
mes propres affaires. » La reine ayant entendu cette réponse de
son père, [p. 91] retourna aussitôt en France sans avoir pu rien
obtenir pour son entreprise. De là elle se rendit en suppliante
auprès de Hugues-le-Grand, lui demandant d’enlever son mari aux
Normands. Le duc Hugues, envoyant aussitôt Bernard de Senlis,
appela les Normands à une conférence à Saint-Clair; et lorsqu’ils
y furent tous réunis, et après qu’ils se furent long-temps
disputés sur la restitution de la personne du roi, Hugues-le-Grand
dit enfin: « Rendez-nous notre roi et recevez en échange son fils,
sous la condition que vous reviendrez ici en temps opportun, afin
que nous puissions conclure un solide traité de paix. » Ces
paroles étant agréées des Normands, ils reçurent des otages en
échange du roi, savoir son fils et deux évêques, Hildegaire,
évêque de Beauvais, et Gui, évêque de Soissons. Les arrangemens
étant ainsi conclus, le roi, joyeux de sa délivrance, retourna à
Laon, et les Normands se rendirent à Rouen.

CHAPITRE IX.

Comment les Normands ramenèrent de France leur seigneur Richard,
et rendirent les otages. — Retour du roi Hérold en Danemarck.

APRÈS cela les Normands, envoyant un message à Bernard de Senlis,
ramenèrent de ce lieu leur seigneur Richard avec une grande armée.
A l’époque fixée par avance, le roi à la tête d’un corps nombreux
de chevaliers, se rendit avec les évêques de France et avec
Hugues-le-Grand sur les rives de l’Epte, et, [p. 92] de leur côté,
les Normands se présentèrent sur l’autre rive avec le jeune
Richard. Les députés des deux partis ayant fait plusieurs
messages, par la bonté du Christ, la paix fut rétablie entre eux,
et confirmée par un traité solide et par les sermens, et les
otages furent rendus, le fils du roi étant mort à Rouen
auparavant. Les choses ainsi bien arrangées, le roi retourna à
Laon, et le jeune Richard à Rouen. Mais Raoul le Tort, gouverneur
de la ville, recommença tout aussitôt à le maltraiter et à faire
souffrir ses domestiques de la faim, ne voulant leur donner que
douze écus pour leur entretien de tous les jours. C’est pourquoi
le duc, transporté d’une violente colère, le chassa sur-le-champ
de la ville, et le força de se rendre à Paris auprès de son fils,
évêque de cette ville. A la suite de cet événement, la terre de
Normandie recouvra le repos, sous le gouvernement de son duc. Peu
de temps après, le roi Hérold retourna en Danemarck, et se
réconcilia avec son fils Suénon.

CHAPITRE X.

Comment Hugues-le-Grand fiança sa fille Emma avec le duc Richard,
en sorte que le roi Louis, et Arnoul, comte de Flandre, effrayés,
demandèrent au roi Othon son secours contre Hugues-le-Grand et le
duc Richard; et comment Othon, après avoir dévasté le territoire
de Hugues-le-Grand, entreprit d’assiéger Rouen.

APRÈS cela le duc Hugues, voyant que le jeune Richard reprenait
des forces, et ayant obtenu le [p. 93] consentement de Bernard de
Senlis, les deux parties contractantes s’engagèrent mutuellement
par serment, et Hugues promit à Richard sa fille, nommée Emma,
afin que, parvenu à l’âge de puberté et dans la fleur de la
jeunesse, il s’unît avec elle par la loi du mariage. Cet événement
effraya beaucoup le roi Louis et la plupart des grands seigneurs
Francs, et plus particulièrement Arnoul de Flandre, inventeur de
tant d’artifices contre Richard. Louis apprenant que ces deux
hommes, maîtres de très-grandes forces, s’étaient unis par de tels
liens d’amitié, et craignant que leurs efforts ne parvinssent à
lui enlever son royaume, de l’avis d’Arnoul de Flandre, envoya
celui-ci auprès d’Othon, roi au delà du Rhin, lui mandant que s’il
écrasait entièrement Hugues-le-Grand, et soumettait à sa
domination la terre de Normandie, lui, Louis, n’hésiterait
certainement point à lui livrer en échange le royaume de Lorraine,
qui avait été promis à son père Henri, roi d’au delà du Rhin, à la
suite de l’heureuse bataille livrée contre Robert dans les plaines
de Soissons, et dans laquelle le roi Henri avait prêté secours au
roi Charles, père de Louis. Le roi Othon tout joyeux d’apprendre
ce qu’il desirait dès longtemps, fit préparer tout ce qui pouvait
lui être utile et nécessaire pour une si grande entreprise, sortit
de son royaume, semblable à une tempête terrible, et, ayant rallié
les armées du roi Louis et d’Arnoul de Flandre, se précipita sur
Hugues-le-Grand, avec de nombreuses légions de chevaliers. Après
avoir détruit tout ce qu’il trouva appartenant à celui-ci en
dehors des villes, il porta tout le poids de la guerre contre les
Normands, afin de les expulser du pays, et [p. 94] envoya en avant
un sien neveu, avec beaucoup de chevaliers, pour répandre la
terreur dans la ville de Rouen. Ce dernier s’en étant approché, et
ayant trouvé les Normands cachés derrière leurs remparts,
s’imagina qu’ils étaient tous hors d’état de combattre, et en
conséquence ayant rassemblé ses chevaliers, il alla attaquer
vivement les portes. Mais alors les Normands ouvrant tout à coup
ces mêmes portes, s’élancèrent sur eux avec la plus grande fureur,
et firent un si grand carnage parmi leurs ennemis qu’ils tuèrent
le neveu du roi sur le pont même, et qu’il n’y eut qu’un bien
petit nombre d’hommes qui s’échappèrent de ce combat.

CHAPITRE XI.

Comment l’empereur Othon, le roi Louis et Arnoul de Flandre,
abandonnèrent honteusement le siége de Rouen, et prirent la fuite.
— Mort du roi Louis, qui eut pour successeur Lothaire, son fils.

LE roi Othon, qui s’avançait à pas lents avec le roi Louis et
Arnoul de Flandre, au milieu des légions des chevaliers, étant
arrivé pour assiéger la ville, reconnut qu’elle était imprenable,
et en même temps apprenant la mort de son neveu, il commença à
délibérer secrètement avec les siens pour livrer Arnoul aux
Normands, et tint conseil dans l’église de Saint-Pierre et
Saint-Ouen, laquelle est située dans le faubourg de la ville. Le
lendemain, saisi par la peur, il résolut en ce même lieu de
repartir. Mais Arnoul [p. 95] ayant eu vent de ce projet de
trahison, fit replier ses pavillons et ses tentes, rechargea ses
bagages, et, au milieu du silence de la nuit, partit en hâte avec
toute son armée, laissant en proie à une grande frayeur ses autres
compagnons, tout épouvantés par le fracas que faisaient les
chevaux en partant. Au point du jour, Othon et Louis s’étant
levés, et ayant appris la fuite d’Arnoul, reprirent aussitôt la
route par laquelle ils étaient arrivés, et abandonnèrent le siége.
Mais à peine furent-ils partis, que les Normands se lancèrent à
leur poursuite et les firent succomber sous leurs glaives;
tellement que sur toutes les routes on les trouvait étendus par
terre comme des moutons. La plupart d’entre eux, errant de tous
côtés dans les bois et à travers des champs, furent faits
prisonniers et disséminés dans tout le territoire de Normandie.
Telle fut l’issue de l’entreprise d’Othon, empereur des Germains
ou des Romains. Telle fut aussi la fin du roi Louis, qui peu de
temps après, et à la suite de beaucoup de chagrins, quitta sa
dépouille mortelle 9. En ce temps encore, Gunard, archevêque de
Rouen, étant mort, Hugues devint son successeur.

[p. 96]
CHAPITRE XII.

Comment Hugues-le-Grand, sur le point de mourir, plaça son fils
Hugues sous la protection du duc Richard; et comment ce même duc
prit pour femme Emma, fille de Hugues, après la mort de celui-ci.

ENFIN le duc Hugues, fatigué par le poids des années, et voyant
approcher son dernier jour, appela auprès de lui les grands de son
duché, et, de leur avis, s’occupa 10 à placer son fils nommé
Hugues sous la protection du duc Richard, alors brillant de tout
l’éclat de la jeunesse, afin que, mis en sûreté avec un tel appui,
ledit Hugues ne pût succomber aux artifices de ses ennemis. Après
la mort de Hugues, le duc Richard ayant emmené sa fille Emma de la
maison paternelle, comme il l’avait promis auparavant, la
conduisit dans les murs de Rouen avec les plus grands honneurs et
au milieu des réjouissances, et s’unit à elle par les liens du
mariage 11.

CHAPITRE XIII.

Quels conseils Thibaut, comte de Chartres, donna à la reine
Gerberge contre le duc Richard; et comment ces artifices furent
révélés au duc par deux chevaliers de Thibaut même.

CEPENDANT quelques querelles s’étant élevées, Thibaut, comte de
Chartres, commença à devenir ennemi du duc Richard, et commit des
ravages sur son [p. 97] territoire. Lorsqu’il fut informé de ces
entreprises téméraires, le duc les réprima avec la vigueur qui
convenait à un tel homme. Alors Thibaut voyant bien que ses
entreprises ne pourraient réussir au gré de ses espérances, essaya
d’adresser à la reine Gerberge des paroles de malveillance contre
le duc Richard, cherchant à lui persuader que, tant que ce duc
vivrait, le roi Lothaire son fils ne pourrait jamais posséder en
paix le royaume des Francs, et qu’en conséquence il était urgent
qu’elle fît les plus grands efforts pour chasser de son pays un si
redoutable ennemi. La reine, ajoutant foi à ces paroles, envoya
aussitôt un député à Brunon, archevêque et duc de Cologne, son
frère, l’invitant à porter secours à son neveu et à faire tous ses
efforts pour trouver quelque moyen de se saisir de la personne du
duc Richard, le plus mortel ennemi du royaume des Francs.
Immédiatement après ce message, Brunon envoya au duc un certain
évêque, chargé de l’engager à se rendre dans le pays d’Amiens pour
y avoir une conférence avec l’archevêque, qui desirait le
réconcilier avec le roi, et mettre le royaume des Francs sous sa
protection. Séduit par ces paroles artificieuses, le duc se
disposa promptement à se rendre au lieu où l’appelaient les plus
chères espérances. Comme il s’était mis en marche, il rencontra
deux chevaliers de Thibaut; l’un d’eux lui dit: « O le plus
illustre des hommes, où diriges-tu tes pas? Veux-tu être duc des
Normands, ou bien en dehors de ta patrie, gardeur de moutons? »
Après ces mots, il se tut, et le duc lui dit: « De qui êtes-vous
chevaliers? » — Et l’autre lui répondit: « Que t’importe de qui
nous sommes chevaliers? Ne sommes-nous [p. 98] pas tes chevaliers?
» Le duc reconnaissant aussitôt que ces paroles ne pouvaient lui
être adressées que pour lui donner un avis salutaire, et afin
qu’il en profitât selon la nécessite, prit congé de ces chevaliers
en leur rendant honneur, et, en témoignage de sa reconnaissance,
il donna à l’un une épée brillante, dont la poignée en or pesait
quatre livres, et à l’autre un bracelet de l’or le plus pur et
pesant le même nombre de livres: ensuite il revint en toute hâte
sur ses pas et rentra à Rouen sain et sauf. Ainsi trompé dans son
attente, Brunon retourna chez lui, après que les artifices de sa
méchanceté eurent été découverts.

CHAPITRE XIV.

Comment le roi Lothaire ayant réuni les ennemis du duc Richard,
savoir, Baudouin, comte de Flandre, Geoffroi d’Anjou et Thibaut de
Chartres, voulut encore le tromper, mais il ne le put.

CES mauvaises fraudes ainsi déjouées, le roi Lothaire, sur les
instigations de Thibaut, cherchant de nouveau d’autres moyens de
dissimuler ses perfides projets, envoya au duc un député chargé de
lui porter ces paroles : « Jusques à quand refuseras-tu, ô duc, de
me rendre le service que tu me dois? Ignores-tu que je suis le roi
des Francs, que tu es tenu de servir en chevalier, dont tu ne dois
jamais méconnaître les avis et les ordres? Mes ennemis et les
tiens ne se réjouiront-ils pas de nos dissensions? Renonce donc
dès à présent à cette résistance de ton cœur obstiné, hâte-toi de
te mettre [p. 99] en marche et de te rendre auprès de moi, afin
qu’unis par les liens d’une paix inviolable, nous jouissions
ensuite, dans une douce concorde, des avantages que nous pouvons
nous assurer réciproquement; que le roi se réjouisse de son
illustre duc, et le duc de son roi très-chéri. » Séduit par les
apparences de ce message perfide, le duc mande aussitôt au roi
qu’il se rendra très-volontiers à son appel. Le roi, vivement
réjoui de cette réponse, appelle les ennemis du duc, savoir
Baudouin de Flandre, Geoffroi d’Anjou et Thibaut de Chartres, et
se rend avec eux sur le bord de la rivière d’Eaune pour cette
détestable conférence. De son côté, le duc arrive sur l’autre côté
de la rivière avec une escorte de chevaliers. Alors, desirant
savoir ce qui se passait chez le roi, il envoya quelques-uns des
siens chargés de lui rapporter quels étaient ceux de ses amis les
plus familiers qui étaient avec lui. Ses envoyés ayant trouvé les
comtes ci-dessus nommés, qui faisaient leurs dispositions pour
attaquer le duc, revinrent en toute hâte auprès de celui-ci, et
l’invitèrent à se retirer de ce lieu, de peur que, victime de la
trahison du roi, il ne fût attaqué par ses ennemis, et que ceux-ci
n’eussent à se réjouir bientôt de sa mort. Aussitôt, déterminé par
les siens, le duc traversa la rivière de Neufchâtel, s’arrêta
quelques momens de l’autre côté, empêcha les ennemis qui s’étaient
mis à sa poursuite de passer la rivière au gué; et enfin,
échappant au coup de main que le roi voulait tenter, retourna
promptement à Rouen, suivi de tous les siens. Ayant ainsi mis au
grand jour les artifices du roi, le duc se convainquit de
l’inimitié que ce prince lui portait.

[p. 100]
CHAPITRE XV.

Comment le roi Lothaire s’empara de la ville d’Evreux et la livra
à Thibaut. — Comment le duc Richard dévasta le comté de Chartres
et de Châteaudun. — Comment Thibaut étant arrivé avec une armée à
la ferme d’Ermentrude, en fut chassé par le duc, et prit
honteusement la fuite, après avoir reçu un grand échec.

OR le roi voyant que ses projets n’avaient pu réussir, retourna à
Laon, rempli de fureur, pour rentrer bientôt dans la Normandie en
ennemi, d’après les instigations de Thibaut. Se donnant à peine le
temps de respirer et de prendre conseil, et rassemblant les
troupes des chevaliers de Bourgogne et de France, il alla attaquer
la ville d’Evreux, et, s’y rendant à l’improviste, il l’investit
et l’assiégea, s’en empara par la trahison de Gilbert, surnommé
Machel, et la livra tout aussitôt au comte Thibaut, pour qu’il pût
de là faire la guerre au pays. Le roi étant parti de cette ville,
le duc Richard marcha sur ses traces, et ravagea par le feu et le
fer tout le comté de Châteaudun ou de Chartres. Ayant détruit tout
ce qui appartenait à Thibaut, il retourna chez lui, chargé d’un
très-grand butin. Bientôt après Thibaut, prenant sa revanche,
rassembla secrètement une armée, et, pour insulter le duc, alla
dresser ses tentes et ses pavillons auprès de la ferme
d’Ermentrude, et y prit position en ennemi redoutable et
dévastateur. Mais le duc, toujours habile et plein de vigueur,
traversa le fleuve de la Seine au milieu du silence de la nuit, et
au point du [p. 101] jour s’élançant sur ses ennemis, il en fit un
si grand massacre qu’il périt six cent quarante hommes parmi eux,
et que les autres, couverts de blessures, s’enfuirent de tous
côtés à travers les bois. Thibaut lui-même fuyant honteusement
avec un petit nombre d’hommes, et se cachant dans les forêts,
arriva à Chartres couvert de confusion. Pour ajouter au malheur de
sa fuite, le Christ le punissant aussi, son fils mourut le même
jour, et la ville de Chartres tout entière fut consumée par les
flammes. Le duc de Normandie étant ensuite retourné sur le champ
de bataille, y retrouva les morts, et touché de compassion,
prescrivit de leur donner la sépulture. Il ordonna en outre que
les blessés fussent transportés doucement à Rouen et soignés par
les médecins, et qu’après les avoir guéris on les renvoyât à
Thibaut.

CHAPITRE XVI.

Comment le duc Richard demanda à Hérold, roi des Danois, des
secours contre les Francs, et en reçut bientôt.

OR le duc se voyant menacé de tant de fraudes et d’entreprises de
la part du roi, et voyant aussi que les comtes Francs se
déchaînaient contre lui d’un commun accord, envoya des députés à
Hérold, roi des Danois, lui demandant de venir au plus tôt à son
secours, et de lui envoyer des bandes de Païens pour comprimer la
fureur des Francs. Le roi reçut non seulement ces députés avec
beaucoup de joie, mais les renvoya au duc enrichis de très-grands
présens, [p. 102] et promit de lui envoyer très-promptement des
secours. En un mot, d’après les ordres de ce roi, des vaisseaux
furent aussitôt mis en mer. La jeunesse païenne fit ses
préparatifs pour cette grande expédition, et une armée innombrable
fut pourvue de boucliers, de cuirasses, de casques et de toutes
sortes d’autres armes. Ensuite, au jour fixé, les drapeaux furent
dressés dans les airs, les voiles livrées au souffle favorable des
vents, et les navires ayant rapidement traversé la mer, vinrent
aborder à l’embouchure de la Seine. Ayant appris leur arrivée, le
duc, transporté de joie, alla aussitôt à leur rencontre, et tandis
qu’il marchait devant eux, leurs navires remontaient à force de
rames le fleuve de la Seine; ils arrivèrent promptement au fossé
de Givold, et après qu’ils eurent jeté les ancres, on tint conseil
sur la destruction de la France. Et voilà, tout à coup les Païens
s’élancent hors de leurs vaisseaux, et détruisent par le fer et le
feu tout le pays environnant. Les hommes et les femmes sont
emmenés chargés de chaînes, les villages sont pillés, les villes
livrées à la désolation, les châteaux renversés, tout le pays
changé en un désert. Le deuil devient de plus en plus général, et
dans tout le comté de Thibaut on n’entend plus aboyer un seul
chien. Lorsqu’il ne leur reste plus rien à détruire, les Païens
envahissent les terres du roi. Tout ce qu’ils enlèvent aux Francs,
ils le livrent aux Normands, et le leur vendent à vil prix. La
terre de Normandie demeure à l’abri du pillage des Païens, mais
dans la France nul ne résiste, et toute la population est réduite
en captivité.

[p. 103]
CHAPITRE XVII.

Comment forcés par la nécessité, le roi Lothaire et Thibaut
rendirent intégralement au duc Richard tout ce qu’ils lui avaient
enlevé. — Conversion des Païens sur les exhortations du duc.

TANDIS que ces choses se passaient, une assemblée générale des
évêques se réunissait à Laon, afin d’examiner pour quels motifs le
peuple chrétien était affligé de tant de calamités. Enfin les
évêques envoyèrent au duc l’évêque de Chartres, chargé de lui
demander par quelles raisons un homme aussi chrétien et aussi
pieux que lui exerçait de si cruelles rigueurs. Après avoir appris
de lui les perfidies du roi, et comment la ville d’Evreux lui
avait été enlevée et livrée à Thibaut, le pontife demanda aussitôt
et obtint une trêve aux irruptions des Païens, afin que, durant
cette trêve, les évêques puissent conduire le roi Lothaire en un
lieu convenable, et que celui-ci donnât satisfaction au duc sur
tous ses griefs et en toute bienveillance. Or Thibaut apprenant
que le roi cherchait à traiter de la paix sans prendre son avis,
et craignant que tout le poids de cette guerre ne retombât sur
lui, envoya un certain moine au duc en toute hâte, lui mandant
qu’il se repentait de tout son cœur de toutes les choses par
lesquelles il l’avait offensé, qu’il se rendrait à sa cour, et lui
restituerait la ville d’Evreux. Le duc ayant reçu ces nouvelles,
en fut infiniment réjoui, et envoyant un sauf-conduit à Thibaut,
il lui accorda la permission de venir auprès de lui. Thibaut [p.
104] y allant en effet avec les gens de sa maison, non seulement
rendit au duc la ville, mais en outre conclut avec lui un traité
d’amitié, et s’en alla joyeusement, avec beaucoup d’argent. Comme
le jour fixé pour la conférence approchait, le duc ordonna de
construire au fossé de Givold, dans le camp des Païens, un
amphithéâtre d’une grandeur étonnante, où le roi Lothaire se
rendit avec ses grands seigneurs, lui donna satisfaction, et
conclut avec lui un traité, qui fut confirmé par des sermens
réciproques. Ayant ainsi heureusement terminé ses affaires, le
duc, par ses saintes exhortations détermina la plupart des Païens
à se convertir à la foi du Christ, et ceux qui voulurent demeurer
dans le paganisme, il les fit conduire jusques en Espagne. Là ils
livrèrent un grand nombre de combats et renversèrent dix-huit
villes.

CHAPITRE XVIII.

Comment, sa femme Emma étant morte sans laisser d’enfans, le duc
épousa Gunnor, dont il eut plusieurs enfans.

EN ce temps Emma, femme du duc et fille de Hugues-le-Grand, mourut
sans laisser d’enfans. Peu de temps après, le duc épousa, selon le
rit chrétien, une très-belle jeune fille, nommée Gunnor, issue
d’une très-noble famille danoise. Il eut de celle-ci plusieurs
fils, savoir, Richard, Robert, Mauger, deux autres fils et trois
filles. L’une de celles-ci, nommée Emma, fut mariée à Edelred, roi
des Anglais, et donna à ce [p. 105] roi deux fils, Edouard, et
Alfred, qui fut long-temps après assassiné par le perfide Godwin.
La seconde, nommée Hadvise, fut mariée à Geoffroi, comte des
Bretons, et devint mère des deux Alain et d’Eudes. La troisième,
Mathilde, épousa le comte Odon, dont il sera question dans la
suite. Le duc Richard eut en outre de ses concubines deux fils et
deux filles. L’un de ces deux fils s’appelait Godefroi et l’autre
Guillaume: le premier fut comte d’Eu. Celui-ci étant mort, son
frère reçut le même comté, et ses héritiers le possèdent encore
aujourd’hui par droit de succession. Cependant le comte Gilbert,
fils du comte Godefroi, occupa quelque temps ce comté avant
d’avoir été assassiné. Ce Gilbert eut pour fils Richard,
très-vaillant chevalier, qui, de même que ses fils Gilbert, Roger,
Gautier et Robert, chérit de grande affection l’église du Bec, et
tous l’enrichirent de grands biens, imitant dans cette conduite
leur aïeul le comte Gilbert, qui, en fondant cette église, avait
assisté de ses conseils et de ses dons le vénérable Herluin, qui
en fut le premier abbé et le constructeur. Nous aurons occasion
dans la suite de cet écrit, et en la place convenable, de parler,
ainsi qu’il sera juste, et de cette église et du susdit abbé:
qu’il suffise maintenant d’en avoir dit ces quelques mots par
anticipation.

[p. 106]
CHAPITRE XIX.

Comment le duc Richard construisit à Fécamp, en l’honneur de la
Sainte-Trinité, une église, qu’il décora de divers ornemens, et
restaura les abbayes du Mont-Saint-Michel et de Saint-Ouen. —
Comment après la mort du roi Lothaire, Hugues-Capet s’éleva à la
royauté, et étant mort peu de temps après, eut pour successeur
Robert son fils.

COMME donc le duc Richard s’élevait en puissance par le grand
nombre de ses bonnes œuvres, entre autres choses dignes de grande
considération, il construisit à Fécamp, en honneur de la divine
Trinité, une église d’une grandeur et d’une beauté admirable, et
la décora de toutes sortes de manières et de merveilleux ornemens.
En outre il releva aussi quelques abbayes, entre autres une abbaye
située dans le faubourg de Rouen, en l’honneur de saint Pierre et
de saint Ouen, et une autre élevée sur le mont dit Tombe, en
vénération de l’archevêque Michel, et il les embellit l’une et
l’autre de nombreuses troupes de moines. En ce même temps mourut
Hugues, archevêque de Rouen, auquel succéda Robert, fils de ce
même duc.

Le roi des Francs, Lothaire, étant mort aussi, tous les Francs
élevèrent au trône en sa place le fils de Hugues-le-Grand,
Hugues-Capet, qui fut appuyé par le duc Richard. Hugues-Capet
prenant les armes contre Arnoul de Flandre, qui refusait de le
servir en chevalier, suivi d’une forte armée, lui enleva en ennemi
[p. 107] la ville d’Arras et toutes les places qu’il possédait en
deçà du fleuve que l’on appelle la Lys. Pénétré d’affliction par
ce malheur, Arnoul vint trouver le duc Richard en suppliant, lui
demandant de le remettre en paix avec le roi et les princes des
Francs. Voulant terminer cette affaire, le duc se rendit auprès du
roi Hugues, à l’assemblée générale, et non seulement il réconcilia
Arnoul avec le roi, mais de plus, à force de prières, il lui fit
rendre tout ce qui lui avait été enlevé. En ce temps, ce même roi
Hugues mourut, et eut pour successeur son fils Robert, roi
très-pieux. Notre duc continua à prospérer par ses bienheureux
mérites; car dès qu’il entendait parler d’hommes qui vivaient
désunis, il rétablissait la concorde entre eux, soit par lui-même,
soit par ses députés, selon ces paroles de l’Ecriture: «
Bienheureux les pieds qui apportent la paix. » Il était d’une
taille élevée et d’une belle figure et sain de corps; il avait la
barbe longue et la tête ornée de cheveux blancs. Il se montrait
très-bon pour nourrir les moines, très-sage pour protéger les
clercs, dédaignait les orgueilleux, aimait les humbles, alimentait
les pauvres, et tuteur des orphelins, pieux défenseur des veuves,
il se plaisait aussi, dans sa libéralité, à racheter les captifs.

[p. 108]
CHAPITRE XX.

Comment le duc Richard, se trouvant à toute extrémité, donna aux
Normands son fils Richard pour duc, et mourut ensuite à Fécamp.

AINSI et de diverses autres manières, embaumée de tant de fleurs
odoriférantes, cette perle du Christ revêtue de l’habit laïque
commença à être violemment travaillée d’une maladie du corps.
Alors ayant appelé auprès de lui Raoul son frère utérin, le duc
tint conseil avec lui sur les arrangemens à prendre pour son pays.
Mais celui-ci, troublé par son extrême douleur, après avoir perdu
quelques instans l’usage de sa langue, reprenant enfin ses
esprits, répondit au duc: « Très-cher frère et seigneur
sérénissime, quoique tu sembles privé des forces du corps, et tant
que nous avons encore la joie de te posséder en cette vie, c’est à
toi qu’il appartient de disposer de toutes les affaires du pays. »
Ayant entendu ces mots, le duc appela de toutes parts les grands,
et leur présentant son fils Richard, il le leur recommanda et
donna pour chef, en disant: « Jusqu’à présent, très-excellens
compagnons, je vous ai commandé. Maintenant que Dieu m’appelle,
que le mal fait ravage en ma personne, vous ne pouvez plus
posséder celui qui va entrer dans la voie de toute chair, après
avoir déposé le fardeau de la vie qui se dissout. » Aussitôt après
ces lugubres paroles, toute la maison fut ébranlée par les [p.
109] pleurs et les gémissemens. Enfin ces larmes s’étant arrêtées,
tous donnant leur adhésion aux volontés de Richard, promirent leur
fidélité au jeune Richard, et le reconnurent d’un commun accord
pour leur prince. Ensuite le mal l’accablant de plus en plus, le
duc Richard s’étendit sur son lit, et levant les yeux vers le
ciel, prononçant des paroles de prière, plein de jours il rendit
le dernier soupir.
Les choses rapportées jusqu’ici, je les ai recueillies ainsi
qu’elles ont été racontées par le comte Raoul, frère de ce duc
Richard, homme grand et honorable, et je les transmets à la
postérité, écrites dans le style de l’école. Le duc Richard Ier
mourut à Fécamp, au milieu des larmes des peuples et des
réjouissances des anges, l’an 996 de l’Incarnation du Seigneur,
régnant ce même Seigneur Jésus-Christ, qui avec le Père et le
Saint-Esprit, vit et règne aux siècles des siècles. Amen!

[p. 110]

LIVRE CINQUIÈME.

DU DUC RICHARD II, FILS DE RICHARD Ier.
CHAPITRE PREMIER.

De l’honorable conduite de Richard II, tant pour les affaires du
siècle que pour les affaires divines.

PUISQUE dans les pages précédentes nous avons exalté par de dignes
éloges cette très-précieuse perle du Christ, savoir Richard, duc
des Normands, l’ayant honorablement marqué du sceau du roi
éternel, il paraît bien convenable que l’escarboucle sortie de
cette perle occupe la seconde place dans l’éloge de ces très
brillantes vertus, comme elle la possède par le nom; nous voulons
parler de Richard, fils du premier Richard, illustre par ses
triomphes de chevalier, et qui ne fut pas moins digne d’être
célébré et comblé de louanges. Répandant dans les diverses parties
du monde les rayons étincelans de son nom glorieux, il illustra
aussi, dans les limites de son duché, l’Eglise de Normandie par
toutes sortes de bonnes œuvres, et en fit presque l’unique patrie
du Christ. Infiniment vaillant dans les armes, il conduisit en
tous lieux, avec une grande distinction, les légions armées de ses
chevaliers, et eut l’habitude de remporter [p. 111] toujours la
victoire sur ses ennemis. Et quoiqu’il fût ainsi adonné aux œuvres
du siècle, il persista cependant tout entier dans la foi
catholique, et fut rempli de bienveillance et de dévouement pour
les serviteurs de Dieu. Sous son gouvernement, s’élevèrent de
nombreuses bergeries de moines, qui, tels que des abeilles
s’élançant du sein des ruches, remplis de bonnes œuvres,
transportèrent dans les trésors célestes un miel éclatant de
beauté.

CHAPITRE II.

Avec quelle sagesse il réprima la conspiration générale tramée par
les paysans contre la paix.

TANDIS que le duc Richard II était ainsi infiniment riche de tant
de bonnes qualités, au commencement de son jeune âge, il s’éleva
dans l’intérieur du duché de Normandie un certain germe empoisonné
de troubles civils. Dans les divers comtés du pays de Normandie,
les paysans formèrent d’un commun accord un grand nombre
d’assemblés séditieuses, dans lesquelles ils résolurent de vivre
selon leur fantaisie, et de se gouverner d’après leurs propres
lois, tant dans les profondeurs des forêts que dans le voisinage
des eaux, sans se laisser arrêter par aucun droit antérieurement
établi. Et afin que ces conventions fussent mieux ratifiées,
chacune des assemblées de ce peuple en fureur élut deux députés,
qui durent porter ses résolutions pour les faire confirmer dans
une assemblée tenue au milieu des terres. Dès que le duc en fut
informé, il envoya sur-le-champ [p. 112] le comte Raoul avec un
grand nombre de chevaliers, afin de réprimer la férocité des
campagnes, et de dissoudre cette assemblée de paysans. Raoul
exécutant ses ordres sans retard, se saisit aussitôt de tous les
députés et de quelques autres hommes, et leur faisant couper les
pieds et les mains, il les renvoya aux leurs, ainsi mis hors de
service, afin que la vue de ce qui était arrivé aux uns détournât
les autres de pareilles entreprises, et rendant ceux-ci plus
prudens les garantît de plus grands maux. Ayant vu ces choses, les
paysans abandonnèrent leurs assemblées, et retournèrent à leurs
charrues.

CHAPITRE III.

De la rébellion de Guillaume, frère naturel du duc, à qui celui-ci
avait donné le comté d’Hiesme. — Comment ce même Guillaume fut
pris, se réconcilia ensuite avec son frère, reçut du duc le don du
comté d’Eu et une femme nommée Lezscenina, et en eut trois fils.

EN ce même temps, l’insolence de quelques méchans remplit
d’orgueil et poussa à la rébellion un certain frère du duc, né du
même père, et nommé Guillaume. Cet homme, ami de son frère, ayant
reçu de lui en présent le comté d’Hiesme, afin qu’il s’acquittât
envers lui des devoirs du chevalier, fut séduit par les artifices
des méchans, dédaigna son seigneur suzerain, et renonça à son
service de fidélité. Après que le duc lui en eut fait plusieurs
fois des reproches par ses messagers, comme il ne voulait pas se
désister [p. 113] de son audacieuse rébellion, il fut fait
prisonnier, de l’avis et par l’aide du comte Raoul, enfermé à
Rouen dans la tour de la ville, et expia sa témérité par une
détention de cinq années. Quelques-uns de ses compagnons, qui
persistèrent dans ses projets séditieux, furent vaincus par le duc
dans de fréquens combats; les uns perdirent la vie, les autres
furent exilés de leur pays. Enfin, au bout de cinq ans, Guillaume
prit la fuite s’étant échappé de sa tour par le fait d’un de ses
chevaliers, et à l’aide d’une très-longue corde attachée à une
fenêtre fort élevée; se cachant le jour pour n’être pas découvert
par ceux qui le cherchaient, et marchant seulement la nuit, il
finit par penser en lui-même qu’il vaudrait mieux, pour lui,
tenter, au péril de sa vie, de solliciter la clémence de son
frère, qu’aller chercher, sans l’espoir de rien obtenir, les
secours de quelque roi ou de quelque comte. Tandis que, dans une
telle disposition d’esprit, il suivait un certain jour son chemin,
il rencontra le duc, qui prenait le divertissement de la chasse
dans la forêt de Vernon. Aussitôt, se roulant par terre à ses
pieds, il lui demanda avec douleur le pardon de ses fautes. Le
duc, touché de compassion, et de l’avis du comte Raoul, le releva
de terre, et lorsqu’il eut appris par son récit les détails de son
évasion, non seulement il lui remit ses fautes, mais en outre, et
dès ce moment, il l’aima avec beaucoup de bienveillance, et comme
un frère très-chéri. Peu de temps après, il lui donna le comté
d’Eu, et une très-belle jeune fille, nommée Lescelina, fille d’un
certain homme très-noble, nommé Turquetil. Guillaume eut d’elle
trois fils, savoir Robert qui fut, après sa mort, héritier de son
comté, [p. 114] Guillaume, comte de Soissons, et Hugues, évêque de
Lisieux. Ces querelles ainsi terminées, la terre de Normandie
demeura en repos sous la main du duc.

CHAPITRE IV.

Comment Edelred, roi d’Angletere, qui, avait épousé Emma, sœur du
duc, envoya une armée pour conquérir la Normandie; et comment
Nigel de Coutances vainquit et détruisit entièrement cette armée.

VERS ce même temps, quelques motifs de discussion s’étant élevés,
Edelred, roi des Anglais, qui était uni en mariage à Emma, sœur du
duc, brûlant du desir de nuire à celui-ci et de lui faire insulte,
donna ordre de mettre en mer une grande quantité de vaisseaux, et
manda aux chevaliers de tout son royaume qu’ils eussent à se
rendre vers la flotte au jour qu’il leur indiqua, convenablement
armés de leurs cuirasses et de leurs casques. Empressés d’obéir à
ses commandemens, les Anglais accoururent tous à la fois vers les
navires. Le roi voyant cette armée nombreuse et très bien équipée,
appelant auprès de lui les chefs, et leur exposant les projets de
son esprit, leur prescrivit, avec une grande sincérité, selon sa
manière royale, d’aller en Normandie, et de dévaster tout ce pays
par le fer et le feu, épargnant seulement le mont de l’archange
Michel, et se gardant de livrer aux flammes un lieu de tant de
sainteté et de religion. Il leur commanda, en outre de prendre le
duc Richard, de lui lier les mains derrière [p. 115] le dos, et de
le conduire vivant en sa présence, après avoir conquis sa patrie.
Après leur avoir donné ces instructions, il leur commanda de
partir en toute hâte. Lançant alors leurs vaisseaux en pleine mer,
et sillonnant les flots à l’aide d’un vent favorable, ils allèrent
débarquer sur les bords de la Sare. S’élançant aussitôt hors de
leurs navires, ils livrèrent aux flammes dévorantes tout le
territoire maritime des environs. Mais Nigel, ayant appris leur
débarquement de ceux qui étaient placés en sentinelle, rassembla
les chevaliers de Coutances, avec une grande foule de gens du
peuple, s’élança sur les Anglais avec impétuosité, et en fit un si
grand carnage qu’il ne demeura pas un seul d’entre eux pour
raconter cet événement à la postérité. L’un d’eux, en effet,
fatigué d’une trop longue marche, s’était assis loin de ses
compagnons; mais lorsqu’il vit leur désastre, frappé de terreur et
oubliant la faiblesse de son corps, il courut en toute hâte vers
les navires, et raconta à ceux qui les gardaient la ruine de
l’expédition. Ceux qui étaient restés, cherchant d’un commun
accord à se mettre en sûreté et craignant pour leur vie, se
retirèrent à force de rames dans un golfe de la mer. Puis élevant
leurs voiles dans les airs, et partant d’une marche rapide, ils
retournèrent auprès de leur roi, poussés par un vent propice à
leurs vœux. Le roi, aussitôt qu’il les vit, se mit à leur demander
la personne du duc; mais ils lui répondirent: « Roi sérénissime,
nous n’avons point vu le duc; mais nous avons combattu pour notre
ruine avec la terrible population d’un comté. Là se trouvent non
seulement des hommes très-forts et très-belliqueux, mais aussi des
femmes qui combattent, [p. 116] et qui, avec leurs cruches,
cassent la tête aux plus vigoureux de leurs ennemis: sache donc
que tes chevaliers ont tous été tués par ces gens. » A ce récit,
le roi reconnaissant sa folie, fut couvert de rougeur et pénétré
de tristesse.

CHAPITRE V.

Comment Geoffroi, comte des Bretons, demanda et obtint pour femme
la sœur du duc Richard, nommée Hadvise, dont il eut deux fils,
Alain et Eudes.

OR Geoffroi, comte des Bretons, voyant que le duc Richard
réussissait en toutes choses, et que ses forces et ses richesses
allaient croissant de jour en jour, pensa qu’il pourrait conserver
plus sûrement ses domaines, et se renforcer de plus en plus, s’il
jouissait de l’amitié et de l’appui du duc. C’est pourquoi, ayant
pris l’avis des siens, et franchissant les frontières de la
Bretagne, il se rendit à la cour de Richard avec une nombreuse
escorte de chevaliers. Le duc l’accueillit honorablement, ainsi
qu’il était convenable à l’égard d’un tel homme, le retint quelque
temps auprès de lui, au milieu d’un grand développement de ses
richesses, et lui montra autant qu’il lui plut la grandeur de sa
puissance. Or Geoffroi se voyant aussi bien traité par le duc,
commença à penser en lui-même que s’il s’unissait en mariage avec
sa sœur, nommée Hadvise, il se formerait entre eux un lien
d’amitié bien plus fort. Cette jeune fille était très-belle de
corps, et [p. 117] très-recommandable par l’honnêteté de sa
conduite. Ainsi donc, après tant de témoignages d’amitié, Geoffroi
fit tous ses efforts pour obtenir qu’elle lui fût donnée. Le duc
accueillant ses demandes d’un cœur reconnaissant, et ayant pris le
consentement des grands de Normandie, accorda à Geoffroi celle
qu’il desirait, et la lui donna selon le rit chrétien. Les noces
furent célébrées avec un éclat incomparable, et peu de temps après
le duc permit aux nouveaux époux de repartir en triomphe, et les
renvoya comblés de magnifiques présens. Dans la suite, Geoffroi
eut de sa femme deux fils, savoir Alain et Eudes, qui, après la
mort de leur père, gouvernèrent très-long-temps le pays de
Bretagne avec la plus grande vigueur.

CHAPITRE VI.

De la cruauté d’Edelred, roi des Anglais, envers les Danois qui
demeuraient paisiblement chez lui, en Angleterre; et de la fuite
de quelques jeunes gens de la même nation qui s’échappèrent pour
aller annoncer à Suénon, roi de Danemarck, la mort de ses proches.

TANDIS que la Normandie prospérait dans l’état de félicité
ci-dessus rapporté, sous le gouvernement de son illustre chef,
Edelred, roi des Anglais, souilla le royaume qui avait long-temps
fleuri sous la puissance de rois très-glorieux, et commit une
trahison si épouvantable, que les Païens jugèrent horrible ce
crime exécrable. Transporté d’une fureur soudaine, le roi, sans
les accuser d’aucun grief, ordonna de [p. 118] massacrer les
Danois qui habitaient en paix dans toute l’étendue de son royaume,
ne se croyant nullement en danger de mort; il fit enfouir les
femmes en terre jusqu’au milieu du corps, et commanda de lâcher
contre elles des chiens féroces qui leur déchirassent la poitrine
et le sein; et les enfans encore à la mamelle, il donna ordre de
les jeter devant les portes des maisons, et de leur casser la
tête. Tandis qu’au jour fixé pour ce massacre les cadavres des
morts s’accumulaient ainsi dans la ville de Londres par la cruauté
des licteurs sanguinaires, quelques jeunes gens, s’échappant avec
agilité, se jetèrent dans un navire, et faisant force de rames sur
le fleuve de la Tamise, s’enfuirent rapidement, et gagnèrent enfin
la mer. Traversant alors l’immense étendue de l’Océan, ils
arrivèrent enfin au but de leurs desirs, et, débarquant dans un
port du Danemarck, allèrent annoncer au roi Suénon la sanglante
catastrophe des hommes de sa race. Alors ce roi pénétré dans le
fond de son ame d’une vive douleur, appelant auprès de lui tous
les grands de son royaume, leur exposa en détail ce qui venait de
lui être rapporté, et leur demanda avec empressement ce qu’ils
pensaient qu’il fallût faire. Ceux-ci, touchés du chagrin et des
regrets de leurs parens et de leurs amis, résolurent d’une commune
voix de déployer leurs forces pour venger le sang de leurs
compatriotes.

[p. 119]
CHAPITRE VII.

Comment le roi Suénon, ayant rassemblé une grande armée, débarqua
dans le comté d’Yorck, et laissant là son armée, partit pour aller
demander la paix à Richard, duc de Normandie, et arriva à Rouen
avec quelques vaisseaux. — Du traité conclu entre les Normands et
les Danois. — Comment les habitans d’Yorck, de Cantorbéry et de
Londres se rendirent au roi Suénon; et comment le roi Edelred
s’enfuit avec sa femme et ses enfans auprès de Richard, duc de
Normandie.

OR, ayant entendu cette réponse, le roi ordonna à tous ceux qui
vivaient sous son autorité de faire leurs préparatifs en toute
hâte. Il envoya de tous côtés des exprès, et désigna le jour où
les chevaliers avides de butin pourraient venir des royaumes
étrangers se réunir à cette expédition. A l’approche du terme
fixé, une armée immense se rassembla en hâte auprès des navires.
Alors les bannières royales furent élevées dans les airs, et, les
vents ayant enflé les voiles, l’expédition traversa les vastes
espaces de la mer, et vint s’arrêter sur le territoire de la ville
d’Yorck. Là le roi ayant quitté l’armée, partit avec quelques
vaisseaux, et se rendit à Rouen pour aller demander la paix au duc
Richard. Le duc l’accueillit royalement, le retint quelque peu
auprès de lui, et tandis que le roi et ses chevaliers se
reposaient des fatigues d’une telle navigation, les deux princes
conclurent entre eux un traité de paix, sous la condition que,
dans la suite des temps, entre les rois danois et les ducs
normands et leurs héritiers, cette paix demeurerait [p. 120] ferme
et perpétuelle, et que ce que les Danois enlèveraient aux ennemis,
ils le porteraient aux Normands pour être acheté par eux; qu’en
outre si quelque Danois, malade ou blessé, avait besoin d’un
secours d’ami, il serait soigné et guéri chez les Normands comme
dans sa propre maison, et en toute sécurité; et afin que cette
convention fût bien ratifiée, des deux côtés les princes la
sanctionnèrent par leurs sermens. Ayant ainsi obtenu
l’accomplissement de ses vœux, et reçu du duc des présens dignes
de lui, le roi, rempli de joie, retourna promptement auprès des
siens. Aussitôt qu’il eut rejoint son armée, il commença à livrer
aux flammes vengeresses le royaume d’Angleterre. Les gens d’Yorck,
voyant que nul ne venait à leur secours, donnèrent des otages au
roi et se soumirent à sa domination. Etant parti de là, le roi se
dirigea vers les rives de la Tamise. Il arriva devant Cantorbéry,
et les habitans de cette ville se soumirent de la même manière à
son pouvoir; ensuite le roi ayant fait lever les ancres, et
suivant avec ses vaisseaux le cours du fleuve, alla mettre le
siége devant Londres. Les habitans de cette ville ne pouvant
résister à la vivacité de son attaque, courbèrent à regret leurs
têtes sous le joug de la servitude. Alors le roi Edelred, qui
vivait à Winchester, se voyant entièrement abandonné par les
Anglais, enleva ses trésors enfouis en terre, et se rendit en
Normandie auprès du duc Richard, avec sa femme et ses fils Edouard
et Alfred. Le duc le reçut convenablement, déployant sous ses yeux
de grandes richesses, et passa à Rouen avec le roi tout le temps
que celui-ci y demeura.

[p. 121]
CHAPITRE VIII.

De la mort du roi Suénon à Londres; et comment Canut son fils, lui
ayant succédé, conduisit une nouvelle armée contre les Anglais. —
Du retour d’Edelred en Angleterre, et de la victoire des Danois à
Sandwich.

TANDIS que Suénon était à Londres, s’occupant du gouvernement du
royaume, il y fut frappé de maladie et mourut. Les Danois
embaumèrent son corps avec des aromates, le déposèrent dans un
navire et le transportèrent aussitôt en Danemarck pour y être
enseveli. Après cette cérémonie, son fils nommé Canut, prenant les
armes de son père, renforça vigoureusement son armée, et fit les
plus grands efforts pour que les Danois n’eussent pas à se
repentir de leur nouvelle expédition. En outre, ayant envoyé des
députés, il appela auprès de lui comme auxiliaires deux rois,
savoir, Lacman roi des Suédois, et Olaüs, roi des Norwégiens.
Ceux-ci venant donc à son secours avec leurs corps de chevaliers,
ajoutèrent leurs forces à toutes les forces du roi des Danois.
Tandis que ces choses se passaient, le roi Edelred ayant appris la
mort de Suénon, et fait toutes ses dispositions pour s’embarquer,
retourna joyeusement dans son royaume avec sa femme, laissant ses
deux fils Edouard et Alfred auprès de leur oncle. Or le roi Canut,
ayant rassemblé de tous côtés des légions de chevaliers, partit de
son royaume comme un violent ouragan, et se lança avec intrépidité
sur la mer [p. 122] orageuse. Ayant conduit ses vaisseaux dans la
haute mer, il la franchit d’une course rapide, et se dirigea vers
le pays des Anglais. De là gagnant le fleuve de la Tamise, il
débarqua bientôt après dans le comté de Londres. Comme il sortait
de ses navires avec tous les siens, les Anglais accourant de
toutes les parties du royaume se portèrent à sa rencontre, et
l’ayant rejoint à Sandwich, ils lui livrèrent à leur grand
détriment une bataille très-sanglante. Le roi combattit contre eux
avec ses légions, animées de la plus grande ardeur; il leur fit un
mal horrible; et le massacre fut si grand, que nul ne put compter
combien de milliers d’hommes de race anglaise avaient péri en
cette journée.

CHAPITRE IX.

Comment Edelred, roi des Anglais, étant mort, Canut, roi des
Danois, épousa sa veuve Emma, et en eut un fils, Hardi-Canut, qui
dans la suite lui succéda.

OR le roi étant demeuré vainqueur remonta avec les siens sur ses
vaisseaux, et s’avançant ensuite avec confiance et en toute hâte,
il alla investir et assiéger la ville de Londres. Enfermé dans
cette ville, le roi Edelred tomba dangereusement malade, et le mal
s’appesantissant sur lui, il quitta son enveloppe mortelle. Le roi
Canut ayant appris la mort du roi, tint conseil avec ses fidèles,
et prenant ses précautions pour l’avenir, fit sortir de la ville
la reine Emma, et peu de jours après il s’unit avec elle selon le
rit [p. 123] chrétien, donnant à cette occasion à toute son armée
le poids de son corps en or et en argent. Dans la suite du temps,
il eut de cette femme un fils nommé Hardi-Canut, qui fut après lui
roi des Danois, et une fille nommée Gunnilde, qui se maria avec
Henri, empereur des Romains. Les habitans de Londres, désespérant
de leur salut, après avoir souffert d’une longue famine, ouvrirent
leurs portes, et se livrèrent volontairement an roi, eux et tous
leurs biens. Ces choses ainsi terminées, toute la domination du
royaume d’Angleterre passa an roi Canut. Nous avons inséré tous
ces détails dans notre récit, afin de faire connaître l’origine du
roi Edouard à ceux qui l’ignorent. Et maintenant, après cette
courte digression, nous allons rentrer dans notre sujet.

CHAPITRE X.

Des dissensions qui s’élevèrent entre le duc Richard et Eudes,
comte de Chartres, au sujet du château de Dreux. — Comment le duc
construisit le château de Tilliers sur la rivière d’Avre; et
comment les Normands vainquirent Eudes, et deux comtes qui
s’étaient joints à lui.

DANS le même temps Eudes, comte de Chartres, emmenant de la maison
paternelle une certaine sœur du duc nommée Mathilde, et partant
comblé de présens, s’unit avec elle en mariage légitime. Le duc
lui donna à titre de dot la moitié du château de Dreux, et le
territoire adjacent, sur les bords de la rivière d’Avre. Quelques
années après, cette même Mathilde [p. 124] mourut, par la volonté
de Dieu, sans laisser d’enfans. Après sa mort le duc redemanda le
territoire ci-dessus désigné; mais le comte Eudes employa toutes
sortes de subterfuges pour s’y refuser, ne voulant pas remettre au
duc le château de Dreux. C’est pourquoi, appelant auprès de lui
les légions des Bretons et des Normands, le duc se porta en ennemi
sur la rivière d’Avre, et y bâtit un château, qu’il appela
Tilliers. En outre ayant pris des vivres dans le comté d’Eudes, il
les transporta en grande abondance dans cette forteresse, et y
laissa pour la garder Nigel de Coutances, Raoul de Ternois, et
Roger, fils de celui-ci, avec leurs chevaliers. Ayant heureusement
terminé cette entreprise, le duc se retira, et ordonna à chacun de
rentrer chez soi; mais le comte Eudes, ayant secrètement appelé à
son secours deux comtes, savoir Hugues du Mans et Galeran de
Meulan, avec leurs corps de chevaliers, chevaucha toute la nuit,
et arriva au point du jour auprès du château de Tilliers, précédé
de ses porte-bannières. Les grands ci-dessus nommés les ayant vus
arriver, et laissant aussitôt dans le château quelques gardiens,
s’élancèrent impétueusement hors de son enceinte avec leurs
chevaliers, et leur livrèrent bataille. Aussitôt, et par l’aide de
Dieu, le parti du duc remporta la victoire tellement que les
autres ayant eu un grand nombre d’hommes tués et beaucoup de
blessés, ceux qui survécurent prirent la fuite à travers champs,
et allèrent chercher des refuges dans les profondeurs des forêts.
Eudes et Galeran, s’efforçant de sauver leur vie, se cachèrent
derrière les fortifications du château. Quant, à Hugues, le cheval
qu’il montait ayant été tué, il se réfugia [p. 125] dans une
étable de moutons, et enfouit aussitôt dans la terre la cuirasse
dont il était revêtu; ensuite se couvrant de la casaque d’un
berger, il allait infatigable, portant de lieu en lieu sur ses
épaules les claies de la bergerie, et excitant les Normands à
poursuivre sans relâche les ennemis qui naguère avaient fui
honteusement devant eux. Ceux-là donc s’étant éloignés, le berger
se porta en avant, et s’enfonçant dans les profondeurs des bois,
après trois jours de marche, il arriva enfin au Mans, les pieds et
les jambes misérablement ensanglantés par les buissons et les
ronces.

CHAPITRE XI.

Comment deux rois païens vinrent d’au delà des mers pour secourir
le duc Richard contre les Francs.

LE duc voyant le comte Eudes parvenu à un tel degré de démence,
expédia des députés au delà des mers, et appela à son secours deux
rois avec une armée de Païens, savoir, Olaüs roi des Norwégiens,
et Lacman roi des Suédois. Ces rois accueillirent les députés
convenablement, les renvoyèrent chargés de présens, et promirent
de marcher bientôt sur leurs traces. S’étant ensuite réunis avec
leurs armées, et sillonnant les flots de la mer écumante avec un
petit nombre de navires, ils vinrent d’une course rapide débarquer
sur les rivages de la Bretagne. Les Bretons, instruits de leur
arrivée inattendue, se réunirent de toutes les parties du royaume,
et crurent [p. 126] pouvoir surprendre aisément des étrangers qui
n’aspiraient qu’à enlever du butin. Mais les Païens ayant aussitôt
reconnu leurs projets artificieux, usèrent aussi de stratagème et
creusèrent des galeries très-profondes et étroites à la surface du
sol, au milieu d’une certaine plaine, où ils savaient que les
Bretons devaient venir, afin que, lorsque les cavaliers
arriveraient, leurs chevaux eussent les jambes cassées, que les
hommes fussent jetés par terre à l’improviste, et qu’il devînt
ainsi plus facile de les faire périr par le glaive. Les Bretons
arrivèrent en effet, et tout aussitôt s’élancèrent vigoureusement
sur leurs ennemis; mais tombant bientôt dans les piéges des
Païens, ils éprouvèrent leur fureur, de telle sorte que bien peu
d’entre eux échappèrent à la mort. De là les Barbares se portant
en avant, allèrent assiéger le château de Dol, et s’en étant
emparés, ils le livrèrent aux flammes et mirent à mort ses
habitans ainsi que Salomon, gouverneur de ce lieu. Ensuite ayant
levé leurs ancres, les Païens regagnèrent la mer, et, faisant
force de voile, vinrent aborder sur les rives de la Seine. Suivant
alors le cours du fleuve, et le remontant rapidement, ils
arrivèrent à Rouen, où le duc Richard, rempli de joie, les
accueillit royalement et leur rendit les honneurs convenables.

[p. 127]
CHAPITRE XII.

Comment Robert, roi des Francs, redoutant les rois susdits,
rétablit la paix entre le duc Richard et Eudes.

OR Robert, roi des Francs, apprenant que les Païens avaient fait
tant de maux et d’insultes aux Bretons, et que le duc Richard les
avait appelés pour repousser les attaques du comte Eudes, craignit
que ces Païens ne détruisissent la France, convoqua les seigneurs
de son royaume, et manda aux deux ennemis qu’ils eussent à se
rendre auprès de lui à Coudres. Là ayant entendu de chacune des
deux parties le sujet de leurs querelles, il calma leur animosité,
et les réconcilia aussitôt sous la condition que Eudes gardait le
château de Dreux, que le duc recouvrerait le territoire qui lui
avait été enlevé, et que le château de Tilliers demeurerait à
jamais, comme il était alors, la propriété du duc et de ses
héritiers. Le duc, satisfait de ces arrangemens, retourna
joyeusement auprès de ses deux rois. Les ayant comblés royalement
de présens dignes d’eux, il les engagea à retourner en triomphe
dans leur pays, les laissant disposés à revenir à son secours en
toute occasion. Or le roi Olaüs, ayant pris plaisir à la religion
chrétienne, abandonna le culte des idoles, ainsi que quelques-uns
des siens, sur les exhortations de Robert, archevêque, se
convertit à la foi du Christ, fut lavé du baptême, et oint du
Saint-Chrême par l’archevêque; et tout joyeux de la grâce qu’il
avait reçue, il retourna ensuite dans son [p. 128] royaume. Mais
dans la suite, trahi par les siens et injustement frappé de mort
par des perfides, il entra dans la cour du Ciel, roi et glorieux
martyr; et maintenant il brille d’un grand éclat au milieu de sa
nation par ses prodiges et ses miracles.

CHAPITRE XIII.

Comment le duc Richard prit pour femme Judith, sœur de Geoffroi,
comte des Bretons, et des enfans qu’il en eut.

CEPENDANT le duc Richard, vivement desireux d’avoir des
successeurs, ayant appris que le comte des Bretons, Geoffroi,
avait une sœur nommée Judith, parfaitement belle de corps, et
recommandable par toutes sortes de bonnes qualités, la fit
demander en mariage par ses députés. Or Geoffroi, fort empressé de
hâter l’accomplissement de ce projet, fit préparer toutes les
choses nécessaires pour un si grand événement, et accompagna sa
sœur jusqu’aux environs du mont Saint-Michel. Là le duc la reçut
avec tous les honneurs convenables, et s’unit à elle d’un légitime
nœud. Dans la suite des temps il en eut trois fils, savoir,
Richard, Robert et Guillaume, qui dans son adolescence prit
l’habit de moine à Fécamp, et autant de filles dont l’une, nommée
Adelise, fut mariée à Renaud, comte de Bourgogne, et lui donna
deux fils Guillaume et Gui. Une autre fille de Richard épousa
Baudouin de Flandre, et la troisième mourut vierge, étant déjà
grande. Long-temps après le [p. 129] comte Geoffroi s’étant rendu
à Rome pour y faire ses prières, laissa toute la Bretagne et ses
deux fils, savoir, Alain et Eudes, sous la protection du duc
Richard. Après avoir visité la demeure des saints, il se remit en
route pour rentrer dans sa patrie; mais la mort l’empêcha d’y
arriver.

CHAPITRE XIV.

Comment Robert, roi des Francs, aidé du duc Richard, rendit à
Bouchard le château de Melun 12.

EN ce temps, tandis que Bouchard, comte du château de Melun,
résidait à la cour du roi des Francs, un certain sien chevalier,
nommé Gautier, aveuglé par des présens, lui ravit en fraude son
château, et le livra par une trahison secrète au comte Eudes. Or
le roi, lorsqu’il apprit cette nouvelle, manda en toute hâte au
comte Eudes qu’il eût à se dessaisir de plein gré du château dont
il s’emparait injustement. Mais lui, se fiant en la forte position
de ce lieu, que la Seine entourait de ses eaux, répondit aux
députés du roi que tant qu’il serait vivant il ne le rendrait à
personne. Le roi, extrêmement irrité de ces paroles, appela à une
conférence Richard duc de Normandie, lui raconta ce qui le faisait
rougir de honte, le suppliant par sa très-gracieuse fidélité de
venir à son secours, afin qu’il ne fût pas ainsi livré en proie
aux insolences des siens. Or le duc, ne pouvant souffrir le
déshonneur de ce bon roi, rassembla une armée [p. 130]
merveilleusement grande, se rendit aussitôt devant Melun, et
l’assiégea de l’un des côtés du fleuve, tandis que le roi prenait
positon sur l’autre rive. Ainsi attaqué de deux côtés, le château
fut le jour et la nuit incessamment ébranlé, comme par une
tempête, par les machines et les engins de guerre. Enfin les
habitans, voyant bien qu’ils ne pourraient résister aux efforts
violens de tels ennemis, livrèrent au duc l’orgueilleux rebelle,
ouvrirent ensuite leurs portes, et reçurent le duc avec les siens.
Le duc épargna la multitude, et envoya tout aussitôt le traître au
roi Robert, lui mandant de faire venir des chevaliers, pour
retenir le château dans sa fidélité. Le roi, fort réjoui de cette
nouvelle, restitua sur-le-champ le château à Bouchard, et ordonna
de pendre à une potence le traître et sa femme, leur rendant ainsi
le juste prix de leur rébellion. Après cela, le duc Richard, ayant
convenablement terminé cette affaire, s’en retourna chez lui,
emportant la bénédiction royale. A cette époque les Normands
étaient accoutumés à mettre toujours en fuite leurs ennemis, et à
ne tourner le dos devant personne.

CHAPITRE XV.

Comment avec le secours du duc Richard, le roi des Francs, Robert,
prit possession, malgré les Bourguignons, du duché de Bourgogne,
que le duc Henri lui avait laissé eu mourant.

TROIS années s’étant écoulées après ces événemens, le duc des
Bourguignons, Henri, mourut sans laisser [p. 131] d’enfans, et
institua Robert, roi des Francs, héritier de son duché. Or les,
Bourguignons, dans l’excès de leur orgueil, refusèrent de le
reconnaître, et allèrent à Auxerre chercher Landri, comte de
Nevers, pour l’exciter à la rébellion. Empressé de réprimer les
efforts de leur témérité vaniteuse, le roi Robert, appelant auprès
de lui le duc Richard avec une nombreuse armée de Normands, alla
assiéger Auxerre jusqu’à ce qu’il eût soumis à sa domination et
Landri et la ville, et qu’il en eût reçu des otages. Etant parti
de ce lieu, il se rendit devant le château d’Avalon pour
l’assiéger, et y dressa son camp. Il l’attaqua pendant trois mois
avec une grande vigueur; et enfin la Bourgogne ayant été dévastée,
les habitans du château, forcés par le défaut de solde, et cédant
aux avis et aux sommations du duc, rendirent la place au roi des
Francs. Ces affaires ainsi bien terminées, le roi envoya des
gardiens dans tous les châteaux, confia le duché de Bourgogne à
Robert son fils, et se reposa après avoir ainsi réprimé
l’insolence des rebelles. De là le roi retourna en France, et le
duc en Normandie avec tous les siens.

CHAPITRE XVI.

Comment Renaud, comte des Bourguignons, d’outre-Saône, épousa la
fille du duc Richard, Adelise.

INFORMÉ par la renommée des œuvres merveilleuses du duc, Renaud,
comte des Bourguignons, d’outre-Saône, lui envoya des députés pour
lui [p. 132] demander en mariage sa fille nommée Adelise; l’ayant
obtenue, il l’emmena de la maison paternelle, la conduisit avec de
grands honneurs en Bourgogne, et l’associa à sa couche, selon le
rit chrétien. Mais long-temps après, quelques sujets de querelle
s’étant élevés, Renaud tomba par artifice entre les mains d’un
certain comte de Châlons, nommé Hugues, et fut jeté dans une dure
prison et chargé de chaînes pesantes. Le duc, aussitôt qu’il
apprit cet indigne traitement, envoya en toute hâte des députés à
Hugues, lui mandant qu’il eût à rendre la liberté à son gendre,
sans aucun délai et pour l’amour de lui. Mais Hugues fit peu de
cas du message du duc; et non seulement il refusa de rendre
Renaud, mais il augmenta en outre le nombre de ses gardiens, et
ordonna de veiller plus sévèrement sur lui. Ces faits ayant été
rapportés au duc, il commanda sur-le-champ à son fils Richard de
rassembler une armée de Normands, d’aller en Bourgogne, et de
faire tous ses efforts pour venger cette insulte d’une manière
terrible. Le jeune homme se chargea avec empressement d’exécuter
les ordres de son père, et fit toutes les dispositions nécessaires
pour une si grande entreprise; ensuite, tel qu’une tempête pleine
de violence, il sortit de son pays, renversant tout devant lui; et
ayant fait sa route avec une multitude innombrable de Normands, il
envahit la Bourgogne, et investit le château de Mélinande. Or les
habitans de ce lieu, se fiant à la solidité de leur forteresse,
commencèrent pour leur malheur à provoquer leurs ennemis à coups
de flèches et de traits: mais les Normands, animés de la plus
cruelle fureur, assaillirent le château de tous côtés avec une [p.
133] extrême impétuosité, s’en emparèrent sans différer, le
renversèrent et le livrèrent aux flammes, brûlant aussi les
hommes, les femmes et les petits enfans. De là ils dirigèrent leur
marche vers la ville de Châlons, et incendièrent tout le
territoire. Alors Hugues, reconnaissant qu’il n’avait aucun moyen
de résister à une si redoutable armée, portant sur ses épaules une
selle de cheval, vint se rouler aux pieds du jeune Richard,
implorant, en suppliant, son pardon pour l’excès de sa témérité.
Ayant reçu ce pardon, il rendit Renaud, livra des otages, et
s’engagea par serment envers le duc Richard à se rendre à Rouen,
pour lui donner satisfaction. Ayant ainsi mis fin à son entreprise
selon ses desirs, le jeune Richard retourna auprès de son père
avec les siens.

CHAPITRE XVII.

Comment le duc Richard, se trouvant à toute extrémité, remit son
duché à Richard, son fils aîné.

LE duc Richard, quoiqu’il se fût constamment illustré en tous
lieux par les actions les plus éclatantes, demeura cependant
toujours fidèle serviteur du Christ; tellement qu’on l’appelait à
bon droit le père très-tendre des moines et des clercs, et le
protecteur infatigable des pauvres. Honoré par ces vertus et par
d’autres semblables, il commença à être violemment accablé d’une
maladie de corps. Ayant donc convoqué à Fécamp Robert l’archevêque
et tous [p. 134] les princes Normands, il leur annonça qu’il était
déjà entièrement détruit. Aussitôt, dans tous les appartemens de
la maison, tous furent saisis d’une douleur intolérable. Les
moines et les clercs se lamentaient tristement, sur le point de
devenir orphelins d’un père si chéri; dans les carrefours de la
ville, des mendians se livraient à la désolation, en perdant leur
consolateur et leur pasteur. Enfin ayant appelé son fils Richard,
il le mit à la tête de son duché, après avoir consulté des hommes
sages, et donna à Robert son frère le comté d’Hiesmes, afin qu’il
pût être en état de rendre à son frère le service qu’il lui
devait. Ayant ensuite fait d’un cœur ferme toutes ses dispositions
pour les choses qui se pouvaient rapporter au service de Dieu,
l’an 1026 de l’Incarnation du Seigneur, il dépouilla l’enveloppe
de l’homme, et entra dans la voie de toute chair, régnant Notre
Seigneur Jésus-Christ, dans la divinité de la majesté du Père, et
dans l’unité du Saint-Esprit, aux siècles des siècles. Amen!

[p. 135]

LIVRE SIXIÈME.

DE RICHARD III ET DE ROBERT SON FRÈRE, TOUS DEUX FILS DE RICHARD
II.
CHAPITRE PREMIER.

Comment Richard III, quoiqu’il n’ait pas long-temps gouverné le
duché, se montra cependant imitateur des vertus de son père.

PUISQUE nous avons jusqu’à présent rapporté sans aucune prétention
à l’élégance du style, les actions mémorables des premiers ducs de
Normandie, il nous semble raisonnable que ceux qui ont brillé de
notre temps occupent la place qui leur est due dans la carrière
que nous avons entrepris de parcourir. Nous connaissons ce qu’ils
ont fait, en partie pour l’avoir vu nous-même, en partie d’après
les rapports d’hommes véridiques; et nous avons résolu en
conséquence de le faire connaître aussi à un plus grand nombre de
personnes, autant que nous le permettra la faiblesse de nos
talens.

Le jeune Richard succéda donc à son père dans le gouvernement du
duché, et quoiqu’il ne lui ait pas survécu long-temps, il s’est
montré cependant son héritier, aussi bien par le nom que par son
extrême [p. 136] honnêteté. Infiniment propre à porter les armes
dans les combats, il fut cependant tout dévoué à la foi
catholique, rempli de bonté et de mansuétude pour les serviteurs
de Dieu; il gouverna les chevaliers avec beaucoup de justice, et
se plut à jouir d’une paix non interrompue.

CHAPITRE II.

Des dissensions qui s’élevèrent entre Richard et Robert son frère,
et de la mort de Richard après le rétablissement de la paix entre
eux.

CEPENDANT le perfide ennemi de l’homme ne permit pas qu’il jouît
plus long-temps des prospérités de cette paix si désirable, et, à
l’aide des artifices de quelques malveillans, il excita son frère
Robert à se révolter contre lui. Robert donc, au bout de deux ans,
méconnaissant la suzeraineté de son frère, s’enferma avec ses
satellites dans le château de Falaise pour lui opposer résistance.
Or le duc Richard, désirant réprimer au plus tôt les téméraires
entreprises de son frère insensé, et le ramener à la soumission
qu’il lui devait, alla avec une nombreuse armée l’investir et
l’assiéger dans son château. Après qu’il l’eut attaqué quelque
temps, en faisant sans cesse jouer les béliers et les balistes,
enfin Robert renonça à sa rébellion et lui présenta la main: ils
retrouvèrent leur ancienne amitié, et se séparèrent l’un de
l’autre après avoir conclu une solide paix. Le duc Richard, ayant
alors quitté son armée, retourna à Rouen, et y mourut [p. 137]
empoisonné, ainsi que quelques uns des siens, au dire de beaucoup
de gens. Cet événement arriva l’an 1028 de l’Incarnation de notre
Seigneur.

Richard avait un fils très-jeune, nommé Nicolas, qui fut privé de
son héritage terrestre, afin que Dieu lui-même devînt son partage
dans le monde et dans l’éternité. Livré aux lettres dès sa plus
tendre enfance, et élevé dans le monastère de Saint-Ouen, dans le
faubourg de Rouen, il porta très-long-temps le joug monastique.
Lorsque l’abbé Herfast fut mort, il lui succéda dans le
gouvernement du susdit monastère, et l’administra durant près de
cinquante ans, du temps de Guillaume duc de Normandie et illustre
roi d’Angleterre. Il mourut enfin l’an 1092 de l’Incarnation du
Seigneur, au mois de février, du temps du duc Robert II et de
Guillaume, archevêque de Rouen. Je reprends maintenant mon récit.

CHAPITRE III.

Comment Robert succéda à son frère Richard. — De son caractère et
des dissensions qui naquirent entre lui et l’archevêque Robert.

AINSI donc le duc Richard ayant quitté les dignités de la
domination de ce monde, pour monter, à ce que nous croyons, dans
le royaume des cieux, Robert son frère fut reconnu du consentement
de tous prince de toute la monarchie. Quoiqu’il fût plus dur de
cœur envers les rebelles, il se montra cependant doux et plein de
bonté pour les hommes bienveillans, pieux et zélé pour le service
de Dieu; aussi eût-il été digne [p. 138] de jouir des délices
d’une longue paix, s’il n’eût choisi volontairement de suivre par
fois les conseils des pervers. Dès le commencement de sa
domination, il se déclara ennemi de l’archevêque Robert, et alla
l’assiéger et l’investir dans la ville d’Evreux. Desirant échapper
à ses efforts, l’archevêque s’enferma dans les murailles de la
ville avec une troupe de chevaliers. Enfin, ayant engagé sa foi
qu’il se retirerait, il se réfugia en exil, avec les siens, auprès
de Robert, roi des Francs, et frappa la Normandie de son anathême
pontifical. Cependant le duc Robert, ayant reconnu la malice des
pervers, et considérant qu’il avait agi imprudemment en toute
cette affaire, rappela l’archevêque de France, et le rétablit dans
ses honneurs. Ensuite, se repentant du mal qu’il avait fait, il
appela l’archevêque à ses conseils, selon qu’il était convenable
pour un homme aussi important, et dans la suite il lui demeura
toujours fidèle.

CHAPITRE IV.

Comment le même duc Robert assiégea Guillaume de Belesme dans le
château d’Alençon, et le força à se rendre.

AYANT enfin chassé loin de lui tous les instigateurs de discorde,
et repris en son cœur généreux des sentimens de paix, le duc
commença à prendre conseil des hommes sages, et s’éleva par sa
bonne conduite au comble de la puissance et des honneurs; aussi
les hommes de bien ne tardèrent pas d’exalter par leurs louanges
ses vertus et sa conduite pacifique, tandis que [p. 139] quelques
méchans l’imputèrent à lâcheté. Parmi ces derniers Guillaume de
Belesme, fils d’Yves, qui tenait le château d’Alençon à titre de
bénéfice, osant tenter le courage du duc, entreprit témérairement
par voie de rébellion de soustraire sa tête imprudente au joug de
son service. Empressé de réprimer promptement cet excès
d’insolence, le duc accourut avec ses chevaliers, et assiégea
Guillaume dans la forteresse qui favorisait son audacieuse
révolte, jusqu’à ce qu’enfin Guillaume eût imploré sa clémence, et
marchant pieds nus, portant une selle de cheval sur ses épaules,
fût venu lui donner satisfaction. Après avoir reçu cette
soumission de fausse apparence, le duc lui remit non seulement
toutes ses fautes, mais en outre lui restitua son château, et se
retira aussitôt après. Guillaume, conservant toujours en son cœur
obstiné le cruel poison qui le dévorait, renonça quelque temps à
manifester ses perfides intentions; mais bientôt après il
recommença ouvertement à se montrer encore parjure; car il était
infiniment cruel et ambitieux, et il avait quatre fils, nommés
Guérin, Foulques, Robert et Guillaume, parfaitement semblables à
lui. Après avoir, sans aucun motif, et par cruauté, fait trancher
la tête à Gunhier de Belesme, brave et aimable chevalier, qui ne
soupçonnait point le mal, mais qui plutôt était venu en souriant
le féliciter comme un ami, Guérin fut bientôt saisi par le démon,
et étranglé par lui, sous les yeux de ses compagnons qui
l’entouraient. Guillaume, se parjurant de nouveau, en vint à un
tel point d’inimitié contre le duc, que dans son audace il envoya
ses deux fils Foulques et Robert avec un corps de chevaliers, afin
qu’ils [p. 140] allassent piller et dévaster la Normandie: mais un
grand nombre de serviteurs de la maison du duc s’étant réunis, se
portèrent courageusement à leur rencontre, leur livrèrent une
bataille sanglante dans la forêt de Blavon, et avec l’assistance
de Dieu les battirent complètement. Dans ce combat, Foulques, fils
du perfide Guillaume, fut tué, et presque tous les chevaliers
perdirent la vie; Robert, frère de Foulques, fut blessé, et ne
s’échappa qu’avec peine, suivi d’un petit nombre d’hommes.
Guillaume leur père, qui déjà était sérieusement malade, ayant
appris le malheur de ses fils, éprouva un grand serrement de cœur
et rendit l’ame tout aussitôt. Les ennemis du duc ainsi dispersés,
la rébellion qui s’était élevée en ces lieux se trouva entièrement
comprimée.

CHAPITRE V.

Comment Hugues, évêque de Bayeux, et fils du comte Raoul, voulut
s’emparer du château d’Ivry, et ne put y réussir.

TANDIS que ces événemens se passaient, Hugues, fils du comte Raoul
et évêque de la ville de Bayeux, ayant reconnu que le duc Robert
voulait suivre les conseils des hommes sages et renoncer aux
siens, imagina un certain artifice, et fit secrètement
approvisionner le château d’Ivry en vivres et en armes. Ensuite il
y mit des gardiens, et se rendit promptement en France, pour y
engager des chevaliers qui vinssent l’aider défendre
vigoureusement cette forteresse. Mais le duc, se hâtant de le
prévenir [p. 141] dans l’exécution de ses desseins, rassembla des
troupes de Normands, alla mettre le siége devant le château, et le
bloqua de telle sorte qu’il ne fut plus possible à personne d’en
sortir ou d’y entrer. Hugues se voyant dans l’impossibilité d’y
pénétrer, et inquiet pour ceux qu’il y avait enfermés, fit
demander au duc par ses députés la permission de s’en aller, et
retira aussitôt ses hommes de la forteresse. Il partit donc avec
ceux qu’il avait redemandés, et demeura long-temps en exil, ainsi
que ses compagnons. Après qu’ils eurent évacué le château, le duc
s’en rendit maître, et y mit une garnison.

CHAPITRE VI.

Comment Baudouin, comte de Flandre, demanda pour son fils Baudouin
la fille de Robert, roi des Francs, et l’obtint, pour son malheur,
si Robert, duc de Normandie, ne lui eut prêté secours. — Mort de
Robert, roi des Francs, qui eut pour successeur Henri son fils.

DANS le même temps, Baudouin, seigneur de Flandre, desirant
associer sa race à une race royale, alla trouver Robert, roi des
Francs, et lui demanda de lui donner sa fille pour Baudouin son
fils. L’ayant obtenue, il l’emmena hors des appartemens du palais,
la transporta encore au berceau dans sa propre maison, et l’éleva
avec beaucoup de soin jusqu’à ce qu’elle fût devenue nubile. Or à
peine le fils de Baudouin se fut-il uni à elle en mariage, que, se
fiant sur l’appui du roi Robert, il chassa son père de son propre
pays, et lui [p. 142] enleva la fidélité des gens de Flandre.
Indignement abandonné par les siens, Baudouin se rendit en toute
hâte auprès du duc des Normands, et lui demanda du secours contre
son fils. Le duc, prenant compassion des malheurs de ce noble
homme, rassembla tous ses chevaliers, sortit de son pays comme un
terrible ouragan, entra sur le territoire de Flandre, et le livra
aussitôt aux flammes dévorantes. S’avançant jusques au château que
l’on appelait Chioc, il le renversa sans délai, et brûla tout ce
qui y était enfermé. Or les grands du pays voyant cela, et
craignant d’éprouver le même sort, abandonnèrent le fils, et
retournant au père, envoyèrent des otages au duc. De son côté le
jeune Baudouin, jugeant bien qu’il ne pourrait en aucune façon
résister aux violentes incursions du duc, lui envoya aussi des
députés, le suppliant très-humblement de se porter pour médiateur
et de le réconcilier avec son père. Le duc, rempli de
bienveillance, accéda avec empressement aux desirs et aux
sollicitations du jeune Baudouin, et amena le père et le fils à se
donner le baiser de paix et à vivre en bonne-intelligence, comme
par le passé. Cette querelle ainsi terminée, dans la suite ils
continuèrent à demeurer en paix et en bonne amitié, ainsi qu’il
était convenable, et le duc ayant déjoué les entreprises des
rebelles, retourna en Normandie avec toute son armée. En ce même
temps, Robert, roi des Francs, mourut, et son fils Henri lui
succéda.

[p. 143]
CHAPITRE VII.

Comment le même duc prêta son assistance à Henri, roi des Francs,
contre Constance sa mère.

LE roi Henri avait été associé à la royauté, du vivant de son père
Robert, et bientôt après la mort de celui-ci, sa mère Constance le
poursuivit si vivement de sa haine de marâtre, que les comtes
conspirèrent contre lui. Constance faisant les plus grands efforts
pour l’expulser du trône et pour mettre en sa place Robert son
frère, duc des Bourguignons. Ayant pris l’avis des siens, Henri se
réfugia auprès de Robert, duc des Normands, avec douze petits
vassaux, et alla à Fécamp lui demander du secours, au nom de la
fidélité qu’il lui devait. Le duc l’accueillit honorablement, le
combla de présens, et bientôt après lui ayant fourni
convenablement des chevaux et des armes, il l’adressa à son oncle
paternel, Mauger, comte de Corbeil, mandant à celui-ci qu’il eût à
attaquer dans son pays, par le fer et le feu, tous ceux qu’il
saurait avoir renoncé à la fidélité envers le roi. De son côté, le
duc établit de nombreux corps de chevaliers dans tous les châteaux
soumis à sa domination et situés sur les frontières de la France,
et livra aux rebelles des combats si violens et si fréquens,
qu’enfin, courbant la tête et ayant perdu tout ce qui leur
appartenait, ils se virent forcés de se réconcilier avec leur roi,
en sorte que les projets de sa malheureuse mère furent entièrement
déjoués.
[p. 144] A cette époque Robert, héritier du pouvoir et de la
cruauté de Guillaume de Belesme, était depuis quelques années
ennemi déclaré de ses voisins du Mans et de la Normandie. Ayant
entrepris une expédition au delà de la Sarthe, il fut fait
prisonnier par les gens du Mans, et retenu deux ans en captivité
dans le château de Ballon. Au bout de ces deux ans, Guillaume,
fils de Giroye, et d’autres seigneurs de Robert rassemblèrent une
armée, allèrent offrir la bataille au comte du Mans, et l’ayant
combattu avec vigueur, le mirent en fuite. Ils se saisirent en
cette occasion de Gauthier de Sordains, illustre chevalier, et de
deux de ses fils, braves chevaliers aussi; et, malgré l’opposition
de Guillaume, ils attachèrent méchamment à une potence ce
Gauthier, au milieu de ses deux fils. Les trois autres fils de
Gauthier étaient alors à Ballon. A peine eurent-ils appris
l’horrible mort de leur père et de leurs frères, que, violemment
irrités, ils pénétrèrent de vive force dans la prison, et se
jetant sur Robert de Belesme, ils le tuèrent misérablement à coups
de hache et lui brisèrent la tête contre les murs de la prison.
Robert étant mort, Guillaume Talvas, son frère, lui succéda dans
les dignités de son père. Celui-ci se montra, par toutes sortes de
crimes, plus mauvais encore que tous ses frères, et cette
méchanceté sans bornes s’est perpétuée jusqu’à aujourd’hui dans
les héritiers de son sang.

[p. 145]
CHAPITRE VIII.

Comment le duc Robert, ayant marché contre Alain, comte des
Bretons, fonda le château de Carroc, sur les rives de la rivière
du Coesnon.

LE comte des Bretons, Alain, transporté par son orgueil, voulut
aussi tenter dans son audace de se soustraire au service qu’il
devait au duc Robert. Mais celui-ci leva contre lui une armée
innombrable, et construisit non loin de la rivière du Coesnon un
château qu’il appela Carroc, et qu’il destina à protéger les
frontières de la Normandie et à réprimer l’insolence de son
orgueilleux adversaire. De là il envahit la Bretagne, et livra aux
flammes dévorantes tout le comté de Dol. A la suite de cette
brillante expédition, il rentra en Normandie, chargé d’un immense
butin. Or, après son départ, Alain desirant se venger de l’insulte
qu’il avait reçue, marcha sur ses traces avec une grande armée,
dans l’intention de ravager le comté d’Avranches. Mais Nigel et
Alfred surnommé le Géant, chargés de la défense du château
d’Avranches, marchèrent avec leurs hommes à la rencontre d’Alain,
et lui ayant livré bataille, ils firent un si grand carnage des
Bretons, qu’on les voyait tous étendus comme des moutons, soit
dans la plaine, soit sur les rives du Coesnon. Alain retournant
tristement chez lui, rentra à Rennes couvert de honte.

[p. 146]
CHAPITRE IX.

De l’abbaye du Bec, de son premier abbé et fondateur, le vénérable
Herluin, et de son successeur Anselme.

VERS le même temps, c’est à savoir l’an 1034 de l’Incarnation du
Seigneur, le seigneur abbé Herluin, abandonnant la vie du siècle à
l’âge de quarante ans, reçut le saint habit de religieux de
l’évêque de Lisieux Herbert, et fut ensuite ordonné prêtre et
institué abbé par ce même évêque. Ce fut là l’origine du monastère
du Bec. Mais puisque nous avons fait mention de cet illustre père,
il nous paraît convenable d’insérer dans ces pages, pour les
transmettre à la postérité, des détails un peu plus circonstanciés
sur cet homme et sur l’église qu’il fonda.

Son père tirait son origine de ces Danois qui les premiers
conquirent la Normandie, et sa mère était liée de proche parenté
avec les ducs de la Gaule Belgique, que les modernes appellent le
pays de Flandre. Son père s’appelait Ansgot, et sa mère Héloïse.
Gilbert, comte de Brionne, petit-fils de Richard Ier, duc de
Normandie, par son fils le prince Godefroi, fit élever Herluin
auprès de lui, et le chérissait particulièrement entre tous les
seigneurs de sa cour. Il était habile dans le maniement des armes,
et se montrait doué d’un grand courage. Toutes les plus grandes
familles de la Normandie le comptaient parmi les chevaliers
d’élite et le célébraient pour ses connaissances dans toutes les
affaires de chevalerie et pour [p. 147] l’élégance de sa personne.
Il détournait son cœur de tout ce qui est malhonnête, et
recherchait avec ardeur tout ce qui est honorable et digne
d’éloges dans les cours. Il ne pouvait supporter de n’être pas le
plus distingué parmi tous ses compagnons d’armes dans les
affaires, soit intérieures, soit de chevalerie. Par tous ces
motifs, non seulement il avait obtenu la bienveillance
particulière de son seigneur, mais en outre il s’était fait un nom
honorable, et avait familièrement accès auprès de Robert, duc de
tout le pays, et auprès des seigneurs des contrées étrangères.
Dans cette position très-agréable, Herluin avait déjà dépassé
l’âge de trente-sept ans, lorsqu’enfin son cœur saisi de crainte
commença à être embrasé de l’amour divin, à se détacher de l’amour
du monde, et à se refroidir de plus en plus et de jour en jour.
Détournant les yeux des choses extérieures pour les porter sur
lui-même, il allait plus souvent à l’église, priait dévotement, et
souvent fondait en larmes. Négligeant les intérêts de la terre,
déjà il allait moins souvent à la cour; et même il n’y était plus
retenu que par le seul desir de pouvoir partager ses biens avec
Dieu. Il y parvint, arrachant le consentement de son seigneur à
force d’instances, et lui-même fit passer sous la domination de
Herluin, et mit à son service tout ce que possédaient, en vertu de
leurs droits paternels, ses frères, qui étaient nés dans la même
dignité que lui. Mais comme il était plus grand et plus
véritablement noble que ses frères, on ne trouva pas qu’il fût
indigne d’eux ni humiliant de lui être soumis.
Aussitôt il entreprit, dans la terre que l’on appelle [p. 148]
Bonneville, d’élever pour le service de Dieu un ouvrage qui ne fut
pas petit, mais qu’il termina promptement. Non seulement il
présidait lui-même au travail, mais il s’y employait de sa
personne, creusant la terre, vidant les fossés, transportant sur
ses épaules des pierres, du sable et de la chaux, et unissant
ensuite ces matériaux pour en faire une muraille. Aux heures où
les autres s’en allaient, il amenait toutes les choses nécessaires
au travail, ne se donnant pas un moment de loisir durant toute la
journée. Plus il avait paru autrefois délicat dans son
orgueilleuse vanité, plus il se montrait alors véritablement
humble et rempli de patience à supporter toutes sortes de fatigues
pour l’amour de Dieu. Puis, quand il avait terminé son travail
avec le jour, il prenait, une fois par jour seulement, une
nourriture peu recherchée et peu abondante, sans parler des jours
où il n’est pas permis de manger.

Il apprit les premiers élémens des lettres, ayant déjà plus de
quarante ans; et assisté de la grâce de Dieu, il en vint au point
de se faire, même auprès de tous ceux qui étaient déjà fort savans
dans la grammaire, une grande réputation pour l’intelligence et
l’explication des sentences contenues dans les divines Ecritures.
Et afin que l’on croie que cela n’arriva que par l’efficace de la
grâce divine, qu’on sache qu’il ne vaquait à cette étude que dans
les heures de la nuit; car jamais il n’interrompit un moment ses
travaux du jour pour la lecture. Il renversa donc les maisons de
ses pères pour en construire des habitations aux serviteurs de
Dieu.

L’église qu’il avait bâtie ayant été consacrée par [p. 149]
l’évêque de Lisieux, Herbert, Herluin coupa sa chevelure, et
déposant l’habit séculier, reçut de ce même pontife le saint habit
de religieux, s’étant déjà montré à travers tant de périls
vaillant chevalier du Christ. Deux des siens se courbèrent avec
lui sous le joug du même ordre. Après cela ayant été consacré
prêtre par le même évêque, et plusieurs autres frères s’étant
soumis à son autorité, il devint leur abbé. Ceux dont il avait
reçu la direction, il les gouverna avec beaucoup de sévérité, et à
la manière des anciens pères. Vous les eussiez vus, après l’office
de l’église, l’abbé portant sur sa tête des semences, en ses mains
un rateau ou un sarcloir, marcher en avant pour aller aux champs,
et tous les moines travailler toute la journée à l’œuvre de
l’agriculture. Les uns nettoyaient les ronces et les épines d’un
champ, les autres transportaient du fumier sur leurs épaules et le
répandaient sur la terre. Ceux-ci sarclaient, ceux là semaient,
nul ne mangeait son pain dans l’oisiveté. A l’heure de la
célébration d’un office dans une église, tous s’y rendaient. Leur
nourriture journalière était du pain de fleur de froment, et des
herbes avec de l’eau et du sel. Ils ne buvaient que de l’eau
bourbeuse, car à deux milles à la ronde il n’y avait aucune
source.
La noble mère d’Herluin se consacra aussi en ces lieux au même
service pour l’amour de Dieu, et ayant donné à Dieu tous les biens
qu’elle possédait, elle remplit les fonctions de servante, lavant
les hardes des serviteurs de Dieu, et faisant avec le plus grand
soin les œuvres les plus basses qui lui étaient commandées.

[p. 150] Au bout de quelque temps Herluin fut invité par une
vision à abandonner ces champs solitaires, où l’on manquait
absolument de toutes les ressources nécessaires et convenables, et
à transporter sa résidence en un lieu qui lui appartenait, qui a
reçu le nom de Bec, d’un ruisseau qui coule auprès, et situé à un
mille du château que l’on appelle Brionne. Ce lieu est lui-même au
milieu de la forêt de Brionne, au fond d’une vallée enfermée de
tous côtés par des montagnes couvertes de bois, et offre toutes
sortes de commodités pour les besoins de l’homme. Il y avait une
grande abondance de bêtes fauves, tant à cause de l’épaisseur des
bois que de l’agrément de ce petit ruisseau. Au surplus on n’y
trouvait que trois maisons de meuniers et une habitation assez
petite.
Ayant en peu d’années construit et consacré une assez grande
église, Herluin bâtit ensuite avec des pièces de bois un couvent
dans lequel il voulut que, selon l’usage de son pays, les frères
habitassent, sans jamais en sortir. Mais les nombreuses querelles
qui s’élevaient souvent dans l’intérieur ne tardèrent pas à
l’affliger, et à le tourmenter grandement. Il n’était pas homme à
pouvoir demeurer dans le couvent, pour arranger ces difficultés,
car la nécessité de pourvoir à toutes les dépenses le forçait à
habiter en dehors. Après qu’il eut bien souvent imploré
l’assistance de Dieu à ce sujet, enfin la miséricorde du Seigneur
vint à son aide, et lui prêta un secours qui fut suffisant pour
tout ce qu’il avait à faire.

Il y avait un certain homme, né en Italie, et nommé Lanfranc, que
tout le pays Latin honore avec toute [p. 151] l’affection qui lui
est due, pour avoir rendu à la science son antique éclat. La Grèce
elle-même, maîtresse de toutes les nations dans les études
libérales, écoutait avec plaisir et admirait ses disciples. Cet
homme étant sorti de son pays, conduisant à sa suite beaucoup
d’écoliers de grand nom, arriva en Normandie. Il se rendit au
monastère du Bec, plus pauvre alors et plus obscur que tout autre.
Par hasard en ce moment l’abbé était occupé à construire un four,
et y travaillait de ses propres mains. Lanfranc, rempli
d’admiration et d’amour pour l’humilité de son ame et la dignité
de ses discours, se fit moine en ce même lieu.

Il vécut ainsi durant trois années solitaire, ne voyant point les
hommes, se réjouissant d’en être ignoré, inconnu de tous, à
l’exception de quelques personnes avec qui il causait de temps en
temps. Mais enfin, lorsque ce fait fut connu, la renommée le
répandit en tous sens, et la très-grande réputation de cet homme
fit bientôt connaître dans toute la terre et le monastère du Bec
et l’abbé Herluin. Des clercs, des fils de ducs, des maîtres
très-renommés des écoles de latinité, de puissans laïques, des
hommes d’une grande noblesse accoururent de toutes parts.
Plusieurs d’entre eux, pour l’amour de Lanfranc, firent don à
cette même église de beaucoup de terres. Aussitôt le monastère du
Bec se trouva riche en ornemens, en propriétés, en personnes
nobles et honorables. A l’intérieur, la religion et la science
firent de grands progrès; à l’extérieur, on commença à avoir en
grande abondance toutes les choses nécessaires à la vie. Celui qui
en commençant à fonder son [p. 152] couvent n’avait pas eu assez
de terrain pour les maisons dont il avait besoin, se trouva en peu
d’années avoir un domaine qui s’étendait à plusieurs milles.

Bientôt le nombre des habitans s’étant fort accru, il arriva ce
que le Seigneur a dit par la bouche du prophète Isaïe: « Ce lieu
est trop étroit pour moi, fais-moi de la place, afin que je puisse
y habiter. » Comme déjà les maisons ne pouvaient plus contenir la
quantité de frères qui s’y étaient assemblés, et comme en outre le
couvent se trouvait dans une position insalubre pour les habitans,
le vénérable Lanfranc commença à proposer à l’abbé Herluin de
s’occuper de la construction d’un plus grand monastère et de
toutes ses dépendances, Mais Herluin redoutait la proposition
seule d’une si grande entreprise; car il était déjà avancé en âge,
et se défiait beaucoup de ses forces. Comme donc il ne voulut y
consentir en aucune façon, le presbytère du monastère vint à
s’écrouler par la volonté divine; et enfin vaincu, mettant en Dieu
ses plus fermes espérances, se confiant beaucoup aussi dans
l’assistance de son conseiller, par qui lui étaient survenus
toutes sortes de biens, l’abbé entreprit d’élever de nouvelles
constructions dans un site beaucoup plus sain, savoir, un
monastère et des dépendances, ouvrage très-grand et
très-majestueux, d’une beauté supérieure à celle de beaucoup
d’autres abbayes bien plus riches. Pour entreprendre une si grande
œuvre, l’abbé ne compta point sur ses ressources, lesquelles
étaient infiniment modiques, mais il mit toute sa confiance en
Dieu; et Dieu, lui accordant toutes choses, le combla tellement,
que depuis le jour où l’on jeta les premières fondations jusqu’à
[p. 153] celui où l’on posa la dernière pierre, il ne manqua
jamais ni de matériaux ni d’argent.

Après un intervalle de trois années, et lorsque la basilique seule
n’était pas encore entièrement terminée, le vénérable Lanfranc,
qui dirigeait l’entreprise de cette œuvre, cédant aux vives
instances de son seigneur et des grands de Normandie, fut fait
abbé de l’église de Caen. Dans le même temps Guillaume, duc des
Normands, envahissant le royaume d’Angleterre, qui lui appartenait
par droit d’héritage, soumit par les armes cet empire rebelle aux
lois qu’il voulut lui imposer. Il appliqua ensuite tous ses soins
à l’amélioration du sort des églises. De l’avis et sur la demande
du souverain pontife de toute la Chrétienté, Alexandre, homme
très-distingué par ses vertus et sa science, et du libre
consentement de tous les grands du royaume d’Angleterre et du
duché de Normandie, le roi Guillaume prit à ce sujet la résolution
la meilleure et la seule praticable, et choisit pour conduire
cette grande affaire le docteur ci-dessus nommé. Cédant à de
nombreux motifs, Lanfranc se rendit donc en Angleterre, et reçut
le gouvernement de l’église de Cantorbéry, à laquelle est
attribuée la primatie des îles au delà de la mer. Enrichi d’une
grande étendue de terre, possédant en outre beaucoup d’or et
d’argent, Lanfranc accomplissant le commandement que l’on trouve
dans l’Exode: « Honore ton père et ta mère, afin que tes jours
soient prolongés sur la terre, » se montra rempli de toutes sortes
de bontés pour son père spirituel et pour l’Eglise sa mère. La
grande restauration de l’établissement ecclésiastique dans toute
l’étendue du pays montre assez quels furent dans la [p. 154] suite
les heureux fruits de ses soins en Angleterre. L’ordre des moines,
qui était complètement tombé dans la dissolution des laïques, fut
réformé et rentra dans la bonne discipline des couvens. Les clercs
furent contenus dans les règles canoniques, et toutes les folies
des coutumes barbares ayant été interdites, le peuple fut dirigé
dans la bonne voie pour croire et juger. De diverses parties du
monde il se forma auprès de Lanfranc une réunion d’hommes
très-nobles et très-bons, tant clercs que laïques, dont le nombre
s’élevait à plus de cent.

La nouvelle église cependant n’était pas encore consacrée, car
elle attendait que celui par les conseils et les secours duquel
elle avait été fondée et terminée pût célébrer lui-même cette
cérémonie, pour laquelle elle adressait à Dieu d’instantes
prières; et Dieu, qui s’était montré en toutes choses rempli de
bontés pour elle, lui accorda en ce point aussi l’accomplissement
de ses vœux, et réalisa toutes ses espérances. L’église fut
consacrée par celui qu’elle desirait, avec une magnificence
beaucoup plus grande qu’elle n’eût pu le prétendre.

Le 23 octobre, et l’an 1087 de l’Incarnation du Seigneur,
Lanfranc, souverain pontife des peuples habitant au delà de la
mer, et vénérable à toute la sainte Eglise, arriva en ces lieux
pour mettre la dernière main, par la consécration, à l’église
qu’il avait commencée par l’inspiration de Dieu, et dont il avait
posé de sa propre main la seconde pierre lors de la construction
des fondations. Tous les évêques, abbés, et autres hommes
religieux de la Normandie, y assistèrent. Les grands du royaume y
furent aussi [p. 155] présens. Le roi, retenu par d’autres
affaires, ne put s’y rendre. La reine Mathilde y fût allée
volontiers si elle n’en eût été empêchée par ses royales
occupations: elle y assista cependant par les dignes témoignages
de sa libérale munificence. Le roi des cieux ne voulut pas
permettre qu’un roi de la terre mît la dernière main à une œuvre
de sa grâce, se réservant à lui seul toute la joie de la
consommation de ce travail, par lequel s’éleva dans l’espace de
seize années, aux seuls frais des pauvres, un monastère pourvu de
toutes ses dépendances, ouvrage très-grand et très-beau. Des
princes très-illustres du royaume de France, un grand nombre
d’autres seigneurs du même royaume, des clercs et des moines venus
de toutes les provinces voisines, assistèrent aussi à cette
cérémonie.

Quelque temps s’étant écoulé après cette dédicace, le vénérable
père Herluin commença à être entièrement privé de l’usage de tous
ses membres; et longtemps avant la révolution d’une année, à
partir du même jour, il obtint ce qu’il avait desiré. En effet, le
vingtième jour du mois d’août suivant, un jour de dimanche,
Herluin se coucha dans son lit. Les frères ayant tenu l’assemblée
du soir, à la fin de la journée et des offices du jour, il
atteignit après une heureuse course au terme de la vie humaine, à
l’approche de la nuit qui précédait le jour du dimanche, et le
vingt-sixième jour d’août. On lui éleva dans le chapitre un
monument destiné à rappeler à jamais ses bonnes actions à la
postérité. Tous ceux qui ont droit de se rassembler en ce lieu
pour s’entretenir de leurs travaux spirituels, y trouvent ainsi
[p. 156] présent le souvenir de celui qui, devenu de puissant
seigneur religieux, d’homme infiniment adonné au monde, homme
complétement spirituel, fut le premier fondateur et abbé de ce
monastère et de son ordre.

Epitaphe d’Herluin.

« Cette pierre couvre celui qui s’étant fait moine de laïque qu’il
était, avait construit tous les édifices que tu vois autour de
toi. Agé de trois fois onze ans et de sept années encore, il
ignorait la grammaire, et depuis il est mort savant. Il passa
quatre fois onze années dans la vie du couvent, employant
pieusement toutes ses journées. Quand Phébus a paru pour la
neuvième fois sous la constellation de la Vierge, il est parti,
terminant à la fois la journée et la semaine. Si quelqu’un
s’informe de son nom, il s’appelait Herluin, et que Dieu lui
accorde dans la compagnie des saints tout ce qui appartient à
ceux-ci! »
Autre Epitaphe.

« Toi qui vois ce tombeau, connais par ses mérites celui qui y est
enseveli. C’est être sur le chemin de la vertu que d’apprendre
quel il fut lui-même. Jusqu’à ce qu’il fût parvenu à l’âge de
quatre fois dix années, il dédaigna par amour du siècle les choses
qui se rapportent à Dieu. Mais alors changeant de rôle, de
chevalier du monde il se fit subitement chevalier du Christ, et de
laïque moine. Là, selon l’usage des Pères, réunissant une société
[p. 157] de frères, il les gouverna et les nourrit avec la
sollicitude convenable. Tout autant d’édifices que tu en vois, il
les fit construire à lui seul, bien moins par ses richesses que
par les mérites de sa foi. Les lettres qu’il avait ignorées dans
son enfance, il les apprit par la suite, tellement que le savant
avait peine à l’égaler, lui qui avait été ignorant. La mort, dans
ses rigueurs, l’a enlevé à nos larmes le vingt-cinquième jour du
sixième mois. C’est ainsi, ô père Herluin, que tu es monté en
triomphe dans les demeures célestes, selon qu’il nous est permis
de le croire, à raison de tes mérites. »

Ainsi donc le vénérable père Herluin mourut le 26 août, dans la
quatre-vingt-quatrième année de son âge, et la quarante-quatrième
année de sa profession de moine, et quelques jours après, Anselme,
qui était alors prieur du même lieu, fut élu abbé en sa place.
Combien celui-ci fut rempli de religion et de sagesse, c’est ce
que reconnaîtra aisément quiconque lira le livre qui a été écrit
sur sa vie. Cet homme respectable a composé lui-même plusieurs
écrits dignes de vivre dans la mémoire des hommes, et dont voici
la nomenclature.
Tandis qu’il était encore prieur dans le couvent du Bec, il
composa trois traités, l’un sur la Vérité, le second sur le Libre
Arbitre, le troisième sur la Chute du Diable. Il en a écrit aussi
un quatrième intitulé du Grammairien, dans lequel il répond au
disciple qu’il représente discutant avec lui, et lui propose et
résout ensuite beaucoup de questions de dialectique. Il a fait un
cinquième livre, qu’il a appelé le [p. 158] Monologue. Dans
celui-ci, en effet, il parle seul et avec lui même, cherche et
découvre par des raisonnemens entièrement neufs ce que c’est que
le sentiment de la véritable foi en Dieu, et prouve et établit
d’une manière invincible que ce sentiment est tel qu’il l’expose,
et non autrement. Il a composé un sixième livre, qui, bien que
petit, est très-grand par l’importance des sentences et des
méditations infiniment ingénieuses qu’il contient; il l’appela
Proslogion, car dans cet ouvrage c’est toujours à lui-même ou à
Dieu qu’il s’adresse. Son septième livre contient des lettres
écrites à diverses personnes, auxquelles il répond sur leurs
affaires, ou mande les choses qui l’intéressaient personnellement.
Il a composé un huitième écrit sur l’Incarnation du Verbe. Cet
ouvrage, exécuté dans le style épistolaire, fut dédié et adressé à
Urbain, souverain pontife de la sainte Eglise romaine. Son
neuvième écrit est intitulé Cur Deus homo, pourquoi Dieu s’est-il
fait homme? Le dixième traite de la Conception de la Vierge. Le
onzième contient des discours adressés à divers saints, et
beaucoup de gens appellent cet ouvrage les Méditations. Ceux qui
le liront reconnaîtront sans peine à quel point la mansuétude des
habitans des cieux avait pénétré dans le fond du cœur d’Anselme.
Dans son douzième et dernier écrit, il a exposé comment procède le
Saint-Esprit. Ce livre est une réfutation de la doctrine exposée
par les Grecs dans le concile de Bari, lorsqu’ils écrivent que le
Saint-Esprit procède du Fils. Ayant pris texte de là, Anselme
composa son livre sur la demande d’Ildebert, évêque du Mans. Et
puisque j’ai déjà donné ces détails au sujet de cet homme [p. 159]
vénérable, il me paraît à propos d’ajouter quelques mots sur
l’histoire de sa vie.

Anselme donc était né de nobles parens dans la ville d’Aost,
située sur les confins de la Bourgogne et de l’Italie. Voyageant
de lieux en lieux pour étudier les lettres, il arriva en Normandie
et de là au monastère du Bec, où à cette époque le grand Lanfranc
dont j’ai déjà parlé remplissait l’office de prieur. Ayant étudié
auprès de celui-ci, et avec ses autres écoliers, tant les lettres
divines que celles du siècle, d’après les exhortations et les
conseils de Lanfranc, Anselme se fit moine au Bec, à l’âge de
vingt-sept ans, et y vécut trois ans, enfermé dans le cloître et
sans aucune distinction. Lorsque le susdit Lanfranc fut devenu
archevêque de Cantorbéry, Anselme fut prieur du monastère du Bec
durant quinze années. Il fut ensuite abbé de ce même couvent,
pendant quinze ans, après la mort du vénérable Herluin, de pieuse
mémoire, premier abbé de ce lieu. De là Anselme fut appelé à
l’archevêché de Cantorbéry, après la mort du vénérable Lanfranc,
et le gouverna durant seize années. Pendant la dix-septième année
de ses fonctions d’archevêque, la quarante-neuvième de sa
profession de moine, et la soixante-seizième de son âge, il sortit
de ce monde, le 21 avril, quatre jours avant la cêne du Seigneur,
car cette même année le jour de Pâques fut le vingt-cinquième jour
d’avril.

Après avoir anticipé sur le cours de mon récit pour rapporter ces
détails au sujet du fondateur du monastère du Bec, le vénérable
Herluin, dont le nom ne doit être prononcé qu’avec respect, et de
son [p. 160] successeur Anselme, homme très-illustre pour toutes
les choses divines, je reprends maintenant l’histoire des faits et
gestes des ducs de Normandie, interrompue par cette digression.

CHAPITRE X.

De la flotte que le duc Robert se dispos à envoyer en Angleterre,
au secours de ses cousins Edouard et Alfred, fils du roi Edelred.

AU temps où Edelred, roi des Anglais, comme nous l’avons déjà
rapporté, fut chassé de son royaume par Suénon, roi des Danois, et
se réfugia en Normandie, il avait deux fils, Edouard et Alfred,
qu’il laissa peu de temps après, lorsqu’il retourna dans sa
patrie, pour être élevés auprès de Richard, leur oncle. Ces jeunes
gens, ainsi résidant à la cour des ducs de Normandie, furent
traités avec grand honneur par le duc, qui, s’étant attaché à eux
par les liens de l’affection, les adopta comme des frères. Prenant
donc compassion de leur long exil, le duc Robert envoya des
députés au roi Canut, lui mandant qu’après s’être si long-temps
rassasié de leur exil, il eût enfin quelques égards pour eux et
leur rendît, pour l’amour de lui et quoiqu’il fût bien tard, ce
qui leur appartenait. Mais le roi ne voulut point accéder à ces
sages remontrances, et renvoya les députés sans aucune bonne
réponse. Alors le duc, animé d’une très-violente fureur, convoqua
les grands de son duché, et donna ordre de construire en toute
hâte un grand [p. 161] nombre de vaisseaux. Puis ayant rassemblé
sa flotte de tous les points de la Normandie maritime, et l’ayant
bien équipée en peu de temps, et avec beaucoup de soin, en ancres,
en armes et en hommes vaillans, il ordonna qu’elle prît station à
Fécamp, sur le rivage de la mer. De là il donna le signal du
départ, et fit déployer les voiles au vent; mais la flotte fut
jetée par une forte tempête vers l’île que l’on appelle Jersey, et
ceux qui faisaient partie de l’expédition ne parvinrent à toucher
terre qu’à travers les plus grands dangers. Je pense que cet
événement arriva par la volonté de Dieu, pour l’amour du roi
Edouard, que le Seigneur se disposait à faire régner par la suite,
sans effusion de sang. Ils furent retenus dans cette île pendant
long-temps; et le vent contraire continuant toujours à souffler,
le duc en était au désespoir et en éprouvait une douleur
inconcevable. Enfin, voyant qu’il n’y avait pour lui aucun moyen
de franchir la mer, il fit retourner les proues de ses navires, et
traversant l’espace qui le séparait du continent, il débarqua
bientôt après au mont Saint-Michel.

[p. 162]
CHAPITRE XI.

Comment le duc envoya une partie de sa flotte pour dévaster la
Bretagne, et comment la paix fut rétablie ensuite entre lui et
Alain, comte de Bretagne.

OR le duc Robert confia alors une partie de sa flotte à Rabell,
très-vaillant chevalier, et l’envoya dévaster la Bretagne par la
flamme et le pillage. Lui-même rassemblant une armée de chevaliers
se disposa à attaquer ce pays d’un autre côté. Mais Alain se
voyant ainsi sérieusement menacé par terre et par mer, envoya une
députation à Robert, archevêque de Normandie, son oncle et oncle
du duc, lui mandant de venir le trouver en toute hâte. Après
qu’Alain lui eut raconté les dévastations et la ruine de la
Bretagne, et la terrible expédition que le duc préparait contre
lui dans sa colère, l’archevêque se présentant pour médiateur prit
Alain avec lui, le conduisit au mont Saint-Michel, et implora la
clémence du duc qui se disposait à envahir la Bretagne. Bientôt,
par la protection du Christ, l’archevêque parvint à adoucir les
cœurs endurcis, à les ramener à des sentimens de paix, et ayant
écarté tout nouveau sujet de querelle, il rétablit entre eux la
bonne intelligence, et obtint, pour Alain suppliant, qu’il
rentrerait complétement au service du duc, en lui engageant sa
foi. Après cela le duc envoya des députés pour ordonner aux hommes
de sa flotte de suspendre leurs ravages, et de se retirer de la
Bretagne.

[p. 163]
CHAPITRE XII.

Comment Canut, roi des Anglais, offrit par des députés, à Edouard
et à Alfred, la moitié du royaume d’Angleterre, par suite de la
crainte que lui inspirait Robert, duc de Normandie. — Et comment
le duc, partant ensuite pour Jérusalem, mit à la tête du duché de
Normandie son fils Guillaume, âgé de cinq ans.

CES dissensions étant ainsi entièrement apaisées, voici, on vit
arriver vers le duc Robert des députés envoyés par le roi Canut,
lui annonçant que ce roi voulait rendre aux fils du roi Edelred la
moitié du royaume d’Angleterre, et faire la paix avec eux durant
sa vie, attendu qu’il était accablé d’une très-grave maladie de
corps. C’est pourquoi le duc, suspendant son expédition navale,
différa l’exécution de son entreprise, voulant d’abord terminer
cette affaire avant de partir pour Jérusalem, ce qu’il desirait
depuis long-temps avec une grande dévotion de cœur: car
considérant que cette vie est courte et fragile, et méditant en
son cœur pieux et bienheureux ces paroles adressées aux riches par
le Seigneur: « Malheur à vous qui avez eu en ce monde votre
récompense, » il aimait mieux être le pauvre du Christ, que d’être
consumé par les flammes de la géhenne. Il appela donc auprès de
lui Robert l’archevêque et les grands de son duché, et leur
déclara son intention d’entreprendre le pélerinage de Jérusalem. A
ces paroles tous furent extrêmement étonnés, redoutant que son
absence n’excitât toutes sortes de troubles dans leur patrie. [p.
164] Alors leur présentant son fils Guillaume le seul qu’il eût
eu, et qui lui était né à Falaise, il leur demanda avec de vives
instances de l’élire en sa place pour leur seigneur, et de le
mettre à la tête de leur chevalerie; et quoique Guillaume fut
encore dans l’âge le plus tendre, tous se réjouirent infiniment de
trouver cette ressource, et, conformément aux intentions du duc,
ils le reconnurent aussitôt et avec zèle pour leur prince et
seigneur, et lui engagèrent leur foi par des sermens inviolables.
Le duc Robert, après avoir arrangé ces choses selon ses vœux,
confia son fils aux soins de tuteurs et de directeurs sages et
fidèles jusqu’à l’âge de raison, et ayant fait toutes les
dispositions convenables pour le gouvernement de sa patrie, et
prenant tendrement congé de tous, il partit pour ce très-saint
pélerinage avec une honorable escorte. Or, quelle langue, quelles
paroles pourraient dire les abondantes aumônes que tous les jours
il distribuait aux indigènes? Quelle veuve, quel orphelin, quel
pauvre se présentait qui ne fût soulagé à ses dépens? Enfin, ayant
terminé son voyage, il arriva à ce vénérable sépulcre dans lequel
reposa le corps très-saint du roi des cieux. Et maintenant quel
homme racontera de combien de torrens de larmes il arrosa ce
sépulcre durant huit jours, ou combien de présens en or il entassa
sur cette tombe?

[p. 165]
CHAPITRE XIII.

Comment le même duc, revenant de Jérusalem, mourut dans la ville
de Nicée, dans le sein du Christ.

DONC ce duc invincible, saint et agréable à Dieu, ayant adoré le
Christ au milieu des soupirs et des sanglots sortis du fond de son
cœur, et ayant visité les saints lieux, s’en revint de cette
bienheureuse expédition, et entra dans la ville de Nicée. Là,
saisi d’une maladie de corps, l’an 1035 de l’Incarnation du
Seigneur, il entra dans la voie de tout le genre humain, aux
acclamations des anges, et succombant enfin, obéit à l’appel de la
voix divine, le deuxième jour du mois de juillet. J’estime qu’il
n’est point inconvenant de croire et d’écrire avec cette plume que
le roi éternel de la Jérusalem céleste, dont le duc était allé
adorer le sépulcre sur la terre, se complut à l’associer à sa
gloire immortelle, au milieu de sa sainte entreprise mortelle, de
peur que son ame bienheureuse, déjà brillante de splendeur et
épurée par un grand nombre de bonnes œuvres, engagée de nouveau
dans les affaires du monde n’y contractât quelque souillure. Le
duc fut enseveli par les siens dans la basilique de Sainte-Marie,
dans les murs de la ville de Nicée, régnant notre Seigneur
Jésus-Christ, dans la divinité de la majesté du Père, et dans la
co-égalité du Saint-Esprit, aux siècles des siècles. Amen!


[p. 166]

LIVRE SEPTIÈME.

DU DUC GUILLAUME, QUI SOUMIT L’ANGLETERRE PAR SES ARMES.
CHAPITRE PREMIER.

Des traverses que le jeune Guillaume eut à essuyer dès le
commencement de son administration, par la perversité de quelques
hommes.

AYANT raconté dans leur ordre les gestes du grand duc Robert, et
les ayant portés avec un soin extrême à la connaissance de
beaucoup d’hommes, il nous paraît maintenant convenable d’en venir
à ce qui concerne Guillaume, son fils, afin d’apprendre à la
postérité par quelles sueurs et quels travaux il échappa aux
embûches de ses ennemis, et courba vigoureusement sous ses pieds
leurs têtes orgueilleuses. On trouve dans presque toutes les pages
de l’Ecriture que la maison du fils est renversée par les
iniquités d’un père méchant; mais aussi, et en sens inverse, elle
est rendue plus solide par les mérites d’un bon père. Enfin Christ
fortifia la maison du duc Robert, après que celui-ci eut dédaigné
les pompes du siècle, et le récompensant par une gloire mortelle,
il éleva dans la suite son fils Guillaume sur un trône royal,
après qu’il eut abattu ses ennemis. Mais d’abord il [p. 167] nous
paraît nécessaire de raconter aux siècles à venir par quelles
victoires et quels triomphes Guillaume s’illustra dans son duché,
disant les choses en toute vérité, et selon que l’ordre des faits
l’exigera, afin que les actions glorieuses qui se sont accomplies
de notre temps ne demeurent pas ensevelies dans une honteuse
obscurité.

Ainsi donc ce duc, privé de son père dès les années de son
enfance, était élevé dans toutes sortes de bons sentimens, par la
sage sollicitude de ses tuteurs. Mais dès le commencement de sa
vie, un grand nombre de Normands, renonçant à leur fidélité,
élevèrent dans plusieurs lieux des retranchemens, et se bâtirent
des forteresses très-solides. Tandis que, dans leur audace, ils se
confiaient en ces fortifications, il s’éleva bientôt entre eux
toutes sortes de querelles et de dissensions, et la patrie fut de
toutes parts livrée à de cruelles agitations. Au milieu de ces
affreux désordres Mars se livra à de violentes fureurs, et de
nombreuses troupes de guerriers périrent dans ces vaines
contestations.

CHAPITRE II.

De la guerre qui s’éleva entre Toustain de Montfort et Gauchelin
de Ferrières; et de la mort d’Osbern, fils d’Herfast.

EN effet, Hugues de Montfort, fils de Toustain, combattit avec
Gauchelin de Ferrières, et l’un et l’autre périt dans cette lutte.
Quelques-uns se livrèrent à tout l’emportement de leurs violentes
fureurs, au grand [p. 168] détriment de la patrie. Ainsi Gilbert,
comte d’Eu, fils du comte Godefroi, homme rusé et plein de forces,
tuteur du jeune Guillaume son seigneur, se promenait un matin à
cheval, et conversait avec son compère Josselin du pont
d’Erchenfroi, ne redoutant aucun mal, lorsqu’il fut assassiné,
ainsi que Foulque, fils de Giroie. Ce crime fut commis sur les
perfides instigations de Raoul de Vacé, fils de Robert
l’archevêque, par les mains cruelles d’Eudes-le-Gros, et de
l’audacieux Robert, fils de Giroie. Ensuite Turold, précepteur du
jeune duc, fut mis à mort par des perfides, traîtres à leur
patrie. Osbern aussi, intendant de la maison du prince et fils
d’Herfast, frère de la comtesse Gunnor, étant une certaine nuit
dans la chambre du duc, dans Vaudreuil, et dormant ainsi que le
duc en toute sécurité, fut tout à coup égorgé dans son lit par
Guillaume, fils de Roger de Mont-Gomeri. A cette époque Roger
était exilé à Paris, à cause de sa perfidie, et ses cinq fils,
Hugues, Robert, Roger, Guillaume et Gilbert étaient demeurés en
Normandie, se livrant à toutes sortes de crimes. Mais Guillaume ne
tarda pas à recevoir de Dieu la juste rétribution du crime qu’il
avait commis. Barnon de Glote, prévôt d’Osbern, voulant venger la
mort injuste de son seigneur, assembla une certaine nuit de
vigoureux champions, se rendit à la maison où dormaient Guillaume
et ses complices, et les massacra tous en même temps, selon ce
qu’ils avaient mérité.

[p. 169]
CHAPITRE III.

Comment Roger de Beaumont, fils de Honfroi de Vaux, envoyé par les
ordres de celui-ci, vainquit Roger du Ternois.

ROGER du Ternois, de la mauvaise race de Hulce, lequel était oncle
du duc Rollon, et se battant avec lui contre les Francs avait
jadis concouru par sa valeur à la conquête de la Normandie, homme
puissant et orgueilleux, était aussi porte-bannière de toute la
Normandie. Cet homme, lorsque le duc Robert partit pour son
pélerinage, se rendit lui-même en Espagne, et s’illustra par de
nombreux exploits contre les Païens. Peu de temps après, il revint
dans son pays. Ayant appris que le jeune Guillaume avait succédé à
son père dans le duché, il en fut vivement indigné, et dans son
orgueil dédaigna de le servir, disant qu’un bâtard n’était pas
fait pour commander à lui et aux autres Normands: car Guillaume,
né d’une concubine du duc Robert, nommée Herlève 13, fille de
Fulbert, valet de chambre du duc, était en tant que bâtard un
objet de mépris pour les nobles indigènes, et principalement pour
les descendans de la race de Richard. Mais après que le duc
pélerin de Jérusalem fut mort, un certain Herluin, brave
chevalier, prit Herlève pour femme, et en eut deux fils, Eudes et
Robert, qui dans la suite parvinrent à une grande illustration.
Roger donc, se confiant en la multitude de ses partisans, osa se
révolter contre le jeune duc. Il insultait ouvertement tous ses
voisins, et dévastait leurs terres par le [p. 170] fer et le feu,
et principalement celles de Honfroi de Vaux. Celui-ci ne pouvant
supporter plus long-temps ces offenses, envoya contre Roger son
fils Roger de Beaumont, suivi de toute sa maison. Roger du Ternois
le méprisa dans sa témérité, et, ne craignant rien, s’avança
audacieusement pour le combattre; mais il fut tué en cette
rencontre, ainsi que ses deux fils Helbert et Hélinant, et laissa
la victoire à ses ennemis. Robert de Grandménil reçut aussi alors
une blessure mortelle, dont il mourut trois semaines après, le 18
juin. Mais avant sa mort Robert distribua ses terres, par égales
portions, entre ses deux fils Hugues et Robert, et leur recommanda
Ernaud, son plus jeune fils, leur prescrivant de le bien traiter,
et comme un frère, lorsqu’il serait devenu grand.

CHAPITRE IV.

Comment ce même Roger de Beaumont fonda l’abbaye de Préaux, et
épousa Adeline, fille de Galeran, comte de Meulan.

OR Roger de Beaumont, ayant triomphé de ses ennemis, rendit à Dieu
des actions de grâces pour ses victoires, et s’appliqua tout le
reste de sa vie à travailler à de bonnes œuvres. Entre autres
choses il construisit un couvent de moines dans sa terre de
Préaux, et demeura constamment fidèle au duc Guillaume, envers et
contre tous. C’est pourquoi il fut élevé fort au dessus de tous
ses aïeux; car il prit pour femme Adeline, fille de Galeran, comte
de Meulan, et [p. 171] eut de ce mariage deux fils Robert et
Henri, qui devinrent dans la suite des comtes très-puissans.
Robert, en effet, fut après Hugues, son oncle maternel, vaillant
comte de Meulan durant plus de vingt-sept années, et Henri reçut
du roi Guillaume le comté de Warwick en Angleterre.

Après la bataille ci-dessus rapportée, dans laquelle périrent
Roger du Ternois, Robert de Grandménil et beaucoup d’autres
seigneurs, Richard, comte d’Evreux, et fils de Robert
l’archevêque, s’unit en mariage avec la veuve de Roger du Ternois,
et en eut un fils nommé Guillaume, qui est maintenant seigneur
d’Evreux. Guillaume, frère de Richard, épousa Hadvise, fille de
Giroie, et veuve de Robert de Grandménil.

Cependant le duc Guillaume croissait, par la faveur de Dieu, en
âge, en force et en sagesse. Considérant combien les Normands
avaient, dans les transports de leur fureur, dévasté tout le pays,
il puisa dans son cœur encore enfant toute la vigueur d’un homme,
et appelant auprès de lui les grands de son père, il s’appliqua à
gagner leur affection, leur apprenant, par ses prières et ses
ordres, à éviter tout acte d’indiscipline. De l’avis des plus
considérables il se choisit pour tuteur Raoul de Vacé, et le mit à
la tête de toute la chevalerie de Normandie. Quelques-uns des
grands, qui aimaient Dieu et la justice, obéirent volontiers au
duc comme à leur seigneur, lui demeurèrent fidèles, et
travaillèrent avec ardeur à dompter les rebelles. Mais les fils de
discorde, qui se plaisent aux dissensions, et ne cherchent qu’à
troubler le repos de ceux qui veulent vivre sans faire [p. 172] le
mal, voyant qu’il leur était impossible de nuire aux hommes
simples, autant qu’ils l’auraient voulu, méditèrent sur les moyens
de travailler audacieusement à la ruine de leur patrie. Ils
allèrent donc trouver Henri, roi des Francs, et répandirent çà et
là sur toutes les frontières de la Normandie des tisons embrasés.
Je les signalerais par leurs noms dans cet écrit, si je ne voulais
prendre soin d’échapper à leur haine inexorable. Toutefois, je
vous le dis à l’oreille, vous tous qui m’environnez, ce furent
précisément ces mêmes hommes qui maintenant font profession d’être
les plus fidèles, et que le duc a comblés des plus grands
honneurs.

CHAPITRE V.

Comment Henri, roi des Francs, livra aux flammes le château de
Tilliers, que les Normands lui avaient cédé pour obtenir la paix,
ainsi que le bourg d’Argentan.

LE roi Henri, vivement ébranlé par les provocations insensées de
ces traîtres, et ne se souvenant plus des bienfaits qu’il avait
auparavant reçus du duc Robert, résolut de ne se montrer traitable
pour le duc à aucune condition, tant que le château de Tilliers
demeurerait dans le même état. Les Normands qui persévéraient dans
leur fidélité au jeune duc, desirant, pour sauver celui-ci, se
soustraire aux artifices du roi, résolurent de faire ce dont ils
eurent dans la suite sujet de se repentir. Gilbert, surnommé
Crispin, à qui le duc Robert avait autrefois confié ce [p. 173]
château, ayant appris cette fâcheuse résolution, ne fit aucun cas
de tels projets, et s’enferma aussitôt dans le château avec une
forte troupe d’hommes d’armes, et dans l’intention de le défendre.
Le roi voyant qu’on lui refusait l’entrée de cette forteresse,
rassembla une armée composée de Francs et de Normands, et alla
l’investir promptement. Que dirai-je de plus? Vaincu enfin par les
prières du duc, Gilbert livra le château avec douleur, et bientôt
après il eut le cruel chagrin de le voir livrer aux flammes sous
les yeux de tous. Ayant ainsi satisfait ses désirs, le roi se
retira de ce lieu. Mais, peu après, il alla trouver le comte
d’Hiesmes, et livra aux flammes dévorantes le bourg d’Argentan,
qui appartenait au duc. Ensuite reprenant la route par laquelle il
était venu, il se rendit à Tilliers, et viola les sermens par
lesquels il s’était engagé envers le duc à ne laisser rétablir ce
château par aucun des siens durant quatre années. Il le fit
réparer en toute hâte, et y ayant fait entrer beaucoup de
chevaliers et des vivres en abondance, il repartit joyeusement,
ayant ainsi accompli tous ses projets.

CHAPITRE VI.

Comment Toustain Guz voulut et ne put retenir le château de
Falaise, et le défendre contre le duc Guillaume. — De Richard,
fils de Toustain.

TOUSTAIN surnommé Guz, fils d’Ansfroi le Danois, et qui était
alors gouverneur d’Exmes, voyant que [p. 174] le jeune duc avait
fait quelques concessions au roi, et qu’il commençait à courber la
tête sous l’oppression royale, comme un homme vaincu, enflammé
lui-même d’une ardeur d’infidélité, prit à sa solde des chevaliers
du roi, et les appela auprès de lui comme ses complices, pour
renforcer le château de Falaise, et n’être pas tenu de prêter ses
services au duc. Dès qu’il fut informé des intentions de cet
esprit malveillant, le duc rassembla de tous côtés les légions de
Normands, et alla assiéger le château. Raoul de Vacé était à cette
époque chef des chevaliers, et soutenait son duc de toutes ses
forces. Les chevaliers s’étant donc réunis, combattirent devant
Falaise avec un si grand courage qu’ils renversèrent en un moment
une portion de la muraille; et si la nuit n’était venue
interrompre cette attaque, il n’est pas douteux qu’ils ne fussent
entièrement parvenus au but de leurs efforts. Toustain considérant
alors qu’il ne lui serait pas possible de résister plus long-temps
à tant d’ennemis, demanda au duc la faculté de se retirer, et
prenant la fuite, s’exila de son pays. Après cela Richard, fils de
Toustain, servit très-bien le duc, réconcilia son père avec lui,
et acquit lui-même beaucoup plus de biens que son père n’en avait
perdu.

[p. 175]
CHAPITRE VII.

Comment Robert l’archevêque eut pour successeur Manger, fils de
Richard II, et de sa seconde femme Popa. — De Guillaume d’Arques.

ROBERT archevêque de Rouen étant mort, Mauger, frère du duc
Robert, lui succéda; car Richard, fils de Gunnor, après la mort de
Judith sa femme, avait épousé une autre femme nommée Popa, dont il
avait eu deux fils, Mauger, celui qui fut fait archevêque, et
Guillaume d’Arques. Le duc Guillaume, déjà parvenu à
l’adolescence, donna à ce dernier Guillaume le comté de Talou, à
titre de bénéfice, et pour en faire son fidèle. Fier de la
noblesse de sa naissance, Guillaume bâtit le château d’Arques sur
le sommet de la montagne; ensuite usurpant le pouvoir souverain,
et se confiant dans la protection du roi, il osa se révolter
contre le duc. Celui-ci voulant réprimer cette entreprise
insensée, lui ordonna par ses députés de venir lui rendre hommage;
mais Guillaume, repoussant ce message avec mépris, se prépara et
s’arma avec une grande confiance pour résister au duc. Alors
réunissant les forces des Normands pour aller châtier cette
insolence, le duc marcha promptement contre Guillaume, et ayant
dressé des retranchemens au pied de la montagne, il y construisit
un fort, qu’il rendit inexpugnable en y mettant des hommes pleins
de vigueur, et il se retira après l’avoir bien approvisionné de
vivres. Henri, roi [p. 176] des Francs, ne tarda pas à être
informé de ces faits. En conséquence, il prit des troupes avec
lui, s’avança en toute hâte pour aller renforcer le château
supérieur, et ordonna à son armée de dresser son camp à
Saint-Aubin. Les chevaliers du duc ayant appris son arrivée,
envoyèrent quelques-uns des leurs pour essayer d’attirer à leur
poursuite quelques hommes de l’armée du roi, qui seraient ensuite
attaqués à l’improviste par leurs compagnons cachés en embuscade.
S’étant approchés de l’armée du roi, ils attirèrent en effet sur
leurs pas une portion assez considérable de cette armée, et fuyant
devant elle, ils l’entraînèrent dans le piège. Tout-à-coup ceux
qui avaient semblé prendre la fuite, firent volte-face, et se
mirent à massacrer vivement leurs ennemis; tellement que dans ce
combat le comte d’Abbeville, Enguerrand, succomba percé de coups,
et que Hugues surnommé Bardoul, et beaucoup d’autres encore furent
faits prisonniers. Le roi, lorsqu’il en fut informé, fit
introduire des vivres dans le château qu’il était venu défendre,
et se retira triste et honteux, à cause des chevaliers qu’il avait
perdus. Guillaume peu de temps après, forcé par la famine, rendit
son château à regret, et se retira lui-même en exil, loin du sol
natal. Il partit avec sa femme, sœur de Guy comte de Ponthieu, se
rendit auprès d’Eustache comte de Boulogne, reçut dans la maison
de celui-ci le vivre et les vêtemens, et y demeura en exil jusqu’à
sa mort.

[p. 177]
CHAPITRE VIII.

Comment Canut, roi des Anglais, étant mort, eut pour successeur
son fils Hérold. — Ce que fit Edouard encore exilé.

EN ce même temps mourut Canut, roi des Anglais, et son fils,
Hérold, né d’une concubine nommée Elfgive, lui succéda. Edouard,
qui vivait toujours auprès du duc, ayant appris cette mort depuis
long-temps desirée, partit au plus tôt avec quarante navires
remplis de chevaliers, traversa la mer, débarqua à Winchester, et
y trouva une multitude innombrable d’Anglais qui l’attendaient
pour leur malheur. Leur livrant aussitôt bataille, il envoya un
grand nombre d’entre eux dans l’enfer. A la suite de cette
victoire, il remonta sur ses vaisseaux avec tous les siens, et
voyant qu’il ne lui serait pas possible de conquérir le royaume
d’Angleterre sans un plus grand nombre de chevaliers, il fit
retourner les proues de ses vaisseaux, et rentra en Normandie avec
un très-grand butin.

CHAPITRE IX.

Comment Alfred, frère d’Edouard, fut trahi par le comte Godwin; et
comment Hardi-Canut, fils d’Emma, mère d’Edouard, succéda à Hérold
son frère, et eut pour successeur Edouard, qui épousa Edith, fille
de Godwin.

SUR ces entrefaites, Alfred, frère d’Edouard, prit avec lui un
grand nombre de chevaliers, se rendit au [p. 178] port de Wissant,
et de là, traversant la mer, alla débarquer à Douvres; puis
s’avançant dans l’intérieur du royaume, il rencontra le comte
Godwin, qui marchait vers lui. Le comte le reçut d’abord en bonne
foi; mais dans la même nuit il remplit auprès de lui le rôle de
Judas le traître. Après lui avoir donné le baiser de paix, et
avoir pris son repas avec lui, au milieu du silence de la nuit, il
lui fit lier les mains derrière le dos, et l’envoya à Londres au
roi Hérold avec quelques-uns de ses compagnons. Le reste de ses
chevaliers, Godwin les distribua en partie dans le pays
d’Angleterre, et en fit périr d’autres honteusement. Hérold,
aussitôt qu’il eut vu Alfred, donna ordre de couper la tête à ses
compagnons, de conduire Alfred dans l’île d’Ely, et de lui crever
les yeux. Ainsi succomba ce très-noble et excellent Alfred,
injustement assassiné. Hérold ne lui survécut pas long-temps, et
après sa mort son frère Hardi-Canut, fils d’Emma, mère d’Edouard,
partit de Danemarck, et vint lui succéder. Peu de temps après,
s’étant solidement établi à la tête du royaume, il rappela de
Normandie son frère Edouard, et le fit vivre auprès de lui. Mais
lui-même ne vécut pas deux années entières, et étant mort, il
laissa à Edouard l’héritage de tout son royaume.

En ce temps, le fier et artificieux Godwin était le comte le plus
puissant de l’Angleterre, et occupait avec vigueur une grande
partie de ce royaume, qu’il avait conquise soit par suite de la
noblesse de sa famille, soit de vive force ou par ses perfidies.
Edouard redoutant la puissance et les artifices accoutumés de cet
homme terrible, ayant pris l’avis de ses Normands, dont les
fidèles conseils faisaient sa force, lui [p. 179] pardonna, dans
sa bonté l’horrible assassinat de son frère Alfred: et afin qu’une
solide amitié les unît à jamais, il épousa, mais seulement pour la
forme, la fille de Godwin, nommée Edith; car, dans le fait, on
assure que tous deux conservèrent toujours leur virginité.
Edouard, en effet, était un homme bon, plein de douceur et
d’humilité, enjoué, rempli de patience, clément, protecteur des
pauvres, et il s’appliqua constamment à remettre en vigueur les
lois de l’Angleterre. Il eut très-fréquemment des visions
mystérieuses et divines, fit plusieurs prophéties, qui furent
justifiées dans la suite par l’événement, et gouverna
très-heureusement le royaume d’Angleterre durant près de
vingt-trois ans.

CHAPITRE X.

Des cruautés de Guillaume Talvas. — De Guillaume, fils de Giroie,
qui se fit moine au Bec.

APRÈS que Robert son frère eut été mis à mort à coups de hache,
dans sa prison, Guillaume Talvas recouvra toutes les terres de son
père par le secours de ses vassaux, et principalement de
Guillaume, fils de Giroie. Or ce Talvas ne s’écarta nullement des
exemples que lui avaient donnés ses criminels parens. Il avait
épousé Hildeburge, fille d’Arnoul, homme très-noble, et eut de
cette femme un fils, Arnoul et une fille, Mabille, qui devint dans
la suite mère d’une race très-méchante. Mais comme Hildeburge
avait de bons sentimens et aimait Dieu avec ferveur, [p. 180] elle
ne pouvait participer aux mauvaises actions de son mari; aussi
celui-ci avait-il conçu contre elle une violente haine. Enfin, un
certain matin qu’elle allait à l’église pour prier Dieu, Guillaume
la fit subitement étrangler en son chemin par deux de ses
parasites; ensuite il se fiança avec la fille de Raoul, vicomte de
Beaumont, et invita à ses noces plusieurs seigneurs voisins, entre
autres Guillaume, fils de Giroie, homme d’une extrême valeur. Or
le frère de ce dernier, Raoul surnommé le Clerc, par ce qu’il
était fort versé dans l’étude des lettres, et Male-Couronne, parce
que s’adonnant aussi aux exercices de la chevalerie il gardait mal
la gravité de la cléricature, prévoyant par quelque pronostic un
grand malheur qui le menaçait, engagea fortement son frère à ne
pas se rendre aux noces honteuses de ce féroce bigame; mais
Guillaume, dédaignant les avis de son frère, alla sans armes à
Alençon avec douze chevaliers. Tandis donc qu’il ne redoutait
aucun mal, mais plutôt se réjouissait, selon l’usage, des noces de
son ami, sans qu’il y eût donné aucune occasion, Talvas se saisit
bientôt de lui comme d’un méchant traître, et ordonna à ses
vassaux de le garder soigneusement: il partit ensuite pour la
chasse avec ses convives. Alors ses satellites, auxquels il avait
donné ses ordres en secret, conduisirent Guillaume au dehors, et
au milieu des pleurs de tous ceux qui virent ce spectacle, ô
douleur! ils lui crevèrent les yeux et le mutilèrent honteusement,
en lui coupant le bout du nez et les oreilles. En apprenant ce
crime, beaucoup d’hommes s’affligèrent, s’enflammèrent de haine
contre Talvas, et firent leurs efforts pour punir un [p. 181] tel
forfait. Trois années après, Guillaume de Giroie alla trouver le
vénérable Herluin abbé, et se fit moine dans le monastère du Bec,
que ce père faisait construire à cette époque en l’honneur de
Sainte-Marie, mère de Dieu.

CHAPITRE XI.

Comment le duc Richard avait donné les deux châteaux de Montreuil
et d’Echaufour à Giroie, qui avait épousé Gisèle, fille de
Toustain de Montfort.

CE Giroie de la famille duquel nous venons de parler était,
dit-on, issu de deux nobles familles de Francs et de Bretons. Il
s’était rendu avec Guillaume de Belesme à la cour du duc Richard,
et avait reçu de lui en don deux châteaux situés en Normandie,
savoir les châteaux de Montreuil et d’Echaufour. Tandis qu’il
était en voyage pour aller trouver le duc, il fut reçu et logea
dans la maison de Toustain de Montfort, et ayant vu par hasard à
dîner la fille de celui-ci, nommée Gisèle, il l’aima, la demanda à
ses illustres parens, et l’obtint. Dans la suite des temps, Gisèle
lui donna sept fils et quatre filles, dont voici les noms:
Ernauld, Foulques, qui périt avec le comte Gilbert, Guillaume,
Raoul Male-Couronne, Robert, Hugues et Giroie, et les filles,
Heremburge, Emma, Adélaïde et Hadvise. De tous ces enfans sortit
une race de fils et de petits-fils, tous chevaliers, qui devinrent
la terreur des barbares en Angleterre, dans la Pouille, dans la
Thrace et en Syrie.

[p. 182] Ainsi donc après que Talvas eut aussi cruellement
déshonoré Guillaume, qui était par son âge et par sa raison le
plus distingué des fils de Giroie, et cela, comme nous l’avons
rapporté, par pure méchanceté, Robert et Raoul, illustres
chevaliers, se levèrent vigoureusement avec leurs frères et leurs
parens, et voulurent entreprendre de venger l’horrible insulte
qu’avait reçue leur frère. Ils dévastèrent donc par le fer et le
feu toutes les terres de Talvas, s’avancèrent en armes jusques aux
portes de ses forteresses, sans que nul leur résistât, et
provoquèrent hardiment Talvas, l’invitant à sortir, et à venir
combattre de près. Mais lui, homme timide, et qui n’avait nulle
vigueur pour les exercices de la chevalerie, n’osait combattre en
rase campagne les ennemis qui venaient le harceler; et ainsi la
famille de Giroie l’insultait sans cesse.

CHAPITRE XII.

D’Arnoul, fils de Guillaume Talvas, et d’Olivier son frère, moine
du Bec.

ARNOUL, fils de Talvas, voyant toutes ces choses et ayant pris
l’avis de ses seigneurs, se révolta enfin contre son père, qui
s’était rendu odieux à tous, le chassa honteusement de ses
châteaux, et le força à vivre en un misérable exil jusqu’à sa
mort. I1 envahit donc les propriétés de son père, mais n’échappa
point à l’héritage de sa méchanceté. C’est pourquoi il mérita de
trouver une triste fin. Un certain jour en effet [p. 183] il
partit avec ses vassaux pour aller au pillage, et entre autres
choses il enleva un porc à une certaine religieuse. Celle-ci le
poursuivit en pleurant, et le supplia instamment et au nom de Dieu
de lui rendre le petit porc qu’elle avait élevé. Or Arnoul
dédaigna ses prières, ordonna à son cuisinier de tuer le porc et
de le préparer pour être mangé, et le faisant servir sur sa table,
il en mangea le même soir avec excès; mais ce ne fut pas
impunément, car cette même nuit il fut étranglé dans son lit.
Quelques-uns rapportent et affirment qu’il fut mis à mort par
Olivier son frère. Quant à nous, non seulement nous n’accusons
point un tel homme d’un si grand crime, mais même nous refusons
entièrement de croire à cette accusation. En effet, Olivier se
conduisit long-temps après cet événement en chevalier
très-honorable, et étant devenu vieux, il renonça au siècle par
l’inspiration de Dieu; ensuite il prit pieusement l’habit de moine
dans le couvent du Bec, sous le seigneur Anselme, alors abbé, et
maintenant archevêque de Cantorbéry, et il continua à le porter
dignement pendant longues années sous le seigneur abbé Guillaume.

CHAPITRE XIII.

Comment, après la mort d’Arnoul, Ives, son oncle paternel, évêque
de Seès, entra en possession de ses terres par droit d’héritage.

ARNOUL ayant donc été méchamment mis à mort, comme venons de le
rapporter, le vénérable [p. 184] Ives, son oncle paternel, évêque
de Seès, prit possession du château de Belesme et de tout ce qui
lui avait appartenu de droit, et l’occupa légitimement tant qu’il
vécut, après avoir fait sa paix avec la famille des Giroie et les
autres voisins; car Ives était plein d’habileté, honorable,
affable, fort enjoué et ardent ami de la douce paix. Mais la
perfidie des méchans ne cesse de troubler le repos des gens de
bien. Ainsi donc, du temps de Ives l’évêque, Richard, Robert et
Avesgot, fils de Guillaume surnommé Soreng, rassemblèrent une
bande de scélérats, et dévastèrent sans respect tout le pays situé
autour de Seès. Enfin ils envahirent l’église de Saint-Gervais, et
y établirent une troupe de brigands, faisant ainsi d’une maison de
prière une caverne de voleurs et une écurie à chevaux. Le
religieux Azon, ancien évêque de cette même ville, avait abattu
les murailles et employé les pierres à construire une église à
Saint-Gervais, martyr, sur l’emplacement où avait été pendant
long-temps la résidence épiscopale. Le vénérable Ives voyant les
fils de Soreng parvenus en ce temps à un tel point de démence
qu’ils ne craignaient point de faire du temple de Dieu un repaire
de brigands et une maison de débauche, saisi d’une noble colère,
fut vivement affligé, et mit tous ses soins à procurer la
délivrance de l’église de Dieu. Une fois donc, comme il revenait
de la cour du duc Guillaume, et traversait le pays d’Hiesmes, il
emmena avec lui Hugues de Grandménil et d’autres barons, avec les
gens de leur suite, et fit assiéger vivement les fils de Soreng
dans la tour du monastère. Mais ceux-ci résistèrent avec audace,
et combattant pour leur vie, ils lancèrent des [p. 185] traits qui
blessèrent plusieurs assaillans. L’évêque ayant vu cela, ordonna
de mettre le feu aux maisons voisines. Bientôt les paroissiens
obéissent aux ordres de l’évêque. Mais les flammes, pressées par
le vent, atteignirent promptement à l’église, l’enveloppèrent et
la consumèrent, et mirent aux abois les impies qui s’y étaient
enfermés dans leur fureur. Enfin, voyant qu’ils ne pourraient
résister aux progrès de l’incendie, les fils de Soreng prirent
leurs armes, et s’enfuirent honteusement.

CHAPITRE XIV.

Comment les fils de Guillaume Soreng, Richard, Robert et Avesgot,
moururent d’une juste mort.

MAIS le Dieu juste et miséricordieux ne put tolérer la profanation
de son église, et ne tarda pas d’infliger à ceux qui l’avaient
violée une juste punition. En effet, les trois frères qui avaient
été les chefs de cette invasion, continuant à commettre toutes
sortes de brigandages et de vols, furent, peu de temps après,
frappés à mort par un juste jugement de Dieu, sans confession et
sans recevoir le viatique de salut. Richard, l’aîné des trois,
dormait une certaine nuit en toute sécurité, dans une mauvaise
cabane située près d’un étang; tout à coup un certain chevalier
puissant, nommé Richard de Sainte-Scholastique, dont l’autre
Richard avait dévasté les terres, vint envelopper la cabane avec
les gens de sa maison. Richard s’étant éveillé, sortit ce mauvais
lieu, et [p. 186] prenant la fuite voulut se sauver par l’étang;
mais un certain paysan que lui-même avait fort tourmenté en prison
l’arrêta, et le frappant sur la tête à coups de hache, le laissa
mort sur la place. Ensuite Robert, son frère, étant allé un
certain jour avec les siens enlever du butin dans les environs de
Seès, fut poursuivi à son retour par les gens de la campagne, et
reçut une blessure dont il mourut aussitôt. Enfin Avesgot étant
entré, à Cambey, dans la maison d’Albert, fils de Gérard Fleitel,
commença à se livrer à toutes sortes de fureurs; mais un trait
lancé sur lui le frappa à la tête, et il en mourut bientôt après.
Voilà donc que nous avons vu véritablement accomplies en ces
hommes ces paroles que nous avons entendues: « Si quelqu’un a
violé le temple de Dieu, Dieu le détruira. » Ainsi donc que les
pillards et ceux qui forcent les églises, apprenant la fin des
hommes qui leur ressemblent, prennent garde à eux, de peur que,
commettant de semblables méfaits, ils ne périssent frappés d’une
semblable punition: et si la prospérité de ce monde est quelque
temps avec eux, qu’ils ne demeurent pas cependant en sécurité, et
ne s’en glorifient pas; car il convient qu’ils sachent que les
joies du monde passent rapidement, comme la fumée, et leur
préparent des douleurs éternelles, ainsi que l’a dit un illustre
poète dans un poème où il accuse les impies, disant: « Vous vous
réjouissez mal à propos, car à la fin vous recueillerez les fruits
de votre méchanceté, savoir, les ténèbres, les flammes, le deuil;
car Dieu bon et indulgent, mais juste toutefois en ses vengeances,
défend ceux qui sont à lui, et punit ceux qui se font ses ennemis.
»

[p. 187] Les enfans de discorde ayant donc été renversés, comme je
viens de le raconter, les hommes simples purent enfin respirer
quelque temps en paix, dans les environs de Seès. Le noble Ives,
évêque, s’occupa alors de faire recouvrir l’église, et le 2
janvier, il en fit de nouveau la dédicace. Mais comme les
murailles avaient été atteintes par les flammes, elles
s’écroulèrent cette même année et avant le carême.

CHAPITRE XV.

Du concile que le pape Léon tint à Rheims, et de la réprimande
qu’il adressa à Ives, évêque de Seès, à cause de l’incendie de
l’église de Saint-Gervais.

EN ce temps le pape saint Léon se rendit dans les Gaules, consacra
l’église de Saint-Remi, archevêque de Rheims, et fit transporter
son corps dans cette église, à la suite de la dédicace. Alors le
pape tint à Rheims un grand concile, et réprimanda sévèrement les
évêques ou les abbés négligens. Entre autres choses, à ce qu’on
rapporte, il dit à Ives, au sujet de l’incendie de son église: «
Qu’as-tu fait, perfide? Par quelle loi dois-tu être condamné, toi
qui as osé brûler ta mère? » Ives prenant la parole, confessa
publiquement qu’il avait fait le mal, mais qu’il avait été
violemment poussé à commettre ce crime pour empêcher que des
scélérats ne fissent pire encore contre les enfans de l’église.
Ensuite il subit la pénitence que lui imposa ce pape rempli de
sagesse, et [p. 188] consacra tous ses soins à relever l’église de
Saint-Gervais. Il se rendit donc dans la Pouille, et de là à
Constantinople, leva beaucoup d’argent chez ses riches parens et
amis, et rapporta en don de l’empereur, un précieux morceau du
bois de la croix du Seigneur. Etant retourné à Seès, il commença
alors à construire une église d’une telle grandeur que ses
successeurs Robert, Gérard et Serlon ne purent venir à bout de la
terminer dans l’espace de quarante années.

CHAPITRE XVI.

Comment Guillaume Talvas, frère de l’évêque Ives, donna à Roger de
Mont-Gommeri sa fille Mabille et ses terres.

CEPENDANT, Guillaume Talvas, après avoir été expulsé de ses terres
par son,fils, comme nous l’avons rapporté ci-dessus, pauvre et
misérable aux yeux de tous, alla long-temps errant de maison en
maison. Enfin il se rendit auprès de Roger de Mont-Gomeri, lui
offrit spontanément sa fille, nommée Mabille, et lui fit en outre
concession de tous les biens qu’il avait perdus lui-même par suite
de sa perversité et de sa lâcheté. Roger, qui était fort et brave,
et doué d’un jugement sain, pensa que ces arrangemens lui seraient
profitables, et consentit à toutes ces propositions. Il reçut dans
sa maison Guillaume le vagabond, et s’unit à sa fille en légitime
mariage. Or celle-ci était petite de corps, très-bavarde, assez
disposée au mal, avisée et enjouée, cruelle et remplie [p. 189]
d’audace. Dans la suite des temps, elle donna à Roger cinq fils et
quatre filles, dont voici les noms: Robert et Hugues, Roger le
Poitevin, Philippe et Arnoul; et les filles, Emma, Mathilde,
Mabille et Sibylle. Celles-ci valurent mieux que leurs frères:
elles furent généreuses, honorables, et pleines d’affabilité pour
les pauvres, les moines et les autres serviteurs de Dieu. Leurs
frères au contraire furent féroces, avides et impitoyables
oppresseurs des pauvres.

Ayant résolu de raconter les actions du grand duc Guillaume, il
serait hors de propos de nous arrêter ici à rapporter combien ces
hommes furent rusés ou perfides dans les exercices de la
chevalerie, comment ils s’élevèrent aux dépens de leurs voisins ou
de leurs pairs, et comment à leur tour ils succombèrent sous leurs
coups en punition de leurs forfaits. Nous allons donc quitter ce
sujet, et reprendre la suite de notre récit.

CHAPITRE XVII.

Comment, après la mort de Hugues, évêque de Bayeux, le duc
Guillaume mit en sa place Eudes, son frère utérin. — Bataille du
Val-des-Dunes.

LE duc, brillant alors de tout l’éclat de la plus belle jeunesse,
commença à se dévouer de tout son cœur au service de Dieu,
écartant de lui la compagnie des hommes ignorans, usant des
conseils des sages, puissant dans les œuvres de la guerre, et doué
d’une grande sagesse pour les affaires du siècle.
[p. 190] Vers ce temps, Hugues, fils du comte Raoul, et évêque de
Bayeux, vint à mourir, et le duc fit donner le susdit évêché à son
frère Eudes. Or cet Eudes, lorsqu’il eut été consacré, agrandit la
nouvelle église pontificale dédiée à sainte Marie, mère de Dieu,
lui donna beaucoup d’ornemens admirables, et augmenta aussi le
nombre de ses clercs. Eudes vécut dans son évêché durant près de
cinquante années.

Or le duc, tandis qu’il allait acquérant tous les jours beaucoup
de bonnes qualités, rencontra un certain compagnon bien cruel pour
lui, savoir Gui, fils de Renaud comte des Bourguignons, lequel
avait été élevé avec lui dès les années de son enfance, et à qui
il avait donné autrefois le château de Brionne, comme pour se
mieux assurer de sa fidélité par ce présent. Mais Gui, séduit par
son orgueil, commença, tel qu’Absalon, à détourner beaucoup de
grands de leur fidélité envers le duc, et à les entraîner dans les
abîmes de sa perfidie; à tel point qu’il engagea dans cette
conspiration Nigel, gouverneur de Coutances, et le détourna
complétement, ainsi que beaucoup d’autres, du service qu’il devait
rendre au prince de son choix en vertu de ses sermens. Alors le
duc très-sage, se trouvant ainsi abandonné par beaucoup des siens,
voyant qu’ils travaillaient constamment, et avec vigueur, à se
mettre en défense dans leurs châteaux, et craignant qu’ils ne
parvinssent à lui enlever son suprême pouvoir dans le comté, et à
mettre son rival en sa place, forcé par la nécessité, alla trouver
Henri, roi des Francs, pour lui demander des secours. Alors enfin
ce roi, se souvenant des bienfaits qu’il avait reçus autrefois du
père du duc, rassembla [p. 191] les forces des Francs, entra dans
le comté d’Hiesmes, arriva au Val-des-Dunes, et y trouva une
innombrable multitude d’hommes d’armes, animés d’une violente
inimitié, et qui, le glaive nu, lui présentèrent la bataille. Le
roi et le duc ne redoutant nullement leurs fureurs insensées, leur
livrèrent bataille, et à la suite du choc réciproque des
chevaliers, firent un grand carnage de leurs ennemis: ceux que le
glaive ne fit pas tomber, frappés de terreur par Dieu même,
allèrent en fuyant se précipiter dans les eaux de l’Orne. Heureuse
cette bataille, par laquelle tombèrent en un même jour les
châteaux des orgueilleux et les demeures des criminels! Gui,
s’étant échappé de la bataille, se retira aussitôt à Brionne,
ferma et barricada ses portes, et s’y tint quelque temps enfermé
dans l’espoir de se sauver. Le roi étant retourné en France, le
duc se mit en toute hâte à la poursuite de Gui, l’assiégea et le
bloqua dans l’enceinte de son château, et éleva des fortifications
sur les deux rives de la rivière appelée la Risle. Or Gui, voyant
qu’il ne lui resterait plus aucun moyen de s’enfuir de ce lieu, et
pressé par la calamité de la famine, fut enfin déterminé par ses
amis à se présenter en suppliant et en homme repentant de ses
fautes, et à implorer la clémence du duc. Celui-ci ayant pris
conseil des siens, et touché de compassion pour sa misère,
l’épargna dans sa clémence, et ayant pris possession du château de
Brionne, lui ordonna de demeurer dans sa maison avec ses
domestiques. Alors tous les grands qui s’étaient détournés de leur
fidélité, voyant que le duc leur avait enlevé ou rendu inabordable
tout lieu de refuge, donnèrent des otages, et abaissèrent [p. 192]
leurs têtes altières devant lui comme leur seigneur. Ainsi,
lorsqu’il eut renversé de tous côtés leurs châteaux, nul n’osa
plus dès lors montrer un cœur rebelle contre le duc. Cette
bataille du Val-des-Dunes fut livrée l’an 1047 de l’Incarnation du
Seigneur.

CHAPITRE XVIII.

Comment le duc Guillaume reprit les châteaux d’Alençon et de
Domfront, dont Geoffroi, comte d’Anjou, s’était emparé.

LE comte d’Anjou, Geoffroi, surnommé Martel, homme artificieux en
toutes choses, faisait éprouver toutes sortes de maux aux hommes
qui vivaient dans son voisinage, et les écrasait sous des
vexations intolérables. Entre autres, s’étant saisi par une
perfidie de la personne du comte Thibaut, il le retint en
captivité jusqu’à ce qu’il lui eût extorqué de force la ville de
Tours et quelques châteaux. Geoffroi donc, ayant suscité quelques
sujets de querelle, commença à diriger ses entreprises contre le
duc Guillaume, à dévaster et piller fréquemment la Normandie par
le bras des satellites querelleurs qu’il établit dans le château
de Domfront. Le duc, avec ses chevaliers, se rendit vers ce
château pour le visiter, et l’ayant vu entouré de toutes parts de
rochers escarpés et très-élevés, en sorte qu’il était impossible
de l’aborder pour en faire le siége, il appela auprès de lui les
forces des Normands, et cerna ce château de très-forts
retranchemens, par lesquels il en [p. 193] obstrua toutes les
issues. Comme il demeura quelque temps dans les environs, il
arriva vers lui des éclaireurs qui venaient lui annoncer qu’il
pourrait, sans aucun danger pour les siens, se rendre maître du
château d’Alençon. Aussitôt, ayant laissé des gardes dans son
camp, le duc chevaucha toute la nuit avec son armée, arriva au
point du jour devant Alençon, et y trouva, dans une redoute
établie au delà de la rivière, quelques hommes qui se moquèrent de
lui, et lui dirent des injures. Les chevaliers s’étant mis en
grande colère, le duc attaqua très-vivement la redoute, s’en
empara promptement, et y ayant mis le feu, la livra aux flammes
dévorantes. Ceux qui l’avaient insulté en présence de tous les
habitans d’Alençon, il ordonna de leur couper les pieds et les
mains; et aussitôt, selon qu’il avait ordonné, trente-deux hommes
furent ainsi mutilés. Pour insulter le duc, ils avaient frappé sur
des peaux et des cuirs, et l’avaient appelé par dérision marchand
de peaux, parce qu’en effet les parens de sa mère avaient été
marchands de peaux 14. Alors les gardiens du château, voyant
l’extrême sévérité du duc, craignant d’avoir à subir un pareil
traitement, ouvrirent aussitôt leurs portes, et remirent le
château au duc, aimant mieux le livrer ainsi qu’avoir à supporter
tant de tortures au péril de leurs membres. Ayant ainsi
vigoureusement terminé cette expédition, et établi des chevaliers
dans le château, le duc retourna en toute hâte à Domfront. Les
gens de ce lieu apprenant ce que le duc avait fait à leurs
compagnons d’armes, et considérant qu’ils ne [p. 194] pouvaient
recevoir aucun secours, se remirent eux et leur château entre les
mains du duc. Partant de là après y avoir placé des gardiens, et
s’avançant plus loin pour attaquer le comte Geoffroi, le duc
arriva à Ambrières, et là il construisit un château qu’il
approvisionna suffisamment en vivres et en chevaliers; après quoi
il retourna à Rouen, métropole de la Normandie.

CHAPITRE XIX.

Comment, ayant expulsé Guillaume Guerlenc du comté de Mortain, le
duc mit en sa place Robert, son frère utérin.

EN ce temps Guillaume Guerlenc, de la descendance de
Richard-le-Grand, était comte de Mortain. Un jeune chevalier de sa
famille, nommé Robert Bigod, se rendant auprès de lui, lui dit un
jour: « Je suis accablé par la pauvreté, mon seigneur, et dans ce
pays je ne puis gagner ce dont j’ai besoin pour vivre. C’est
pourquoi je vais partir pour la Pouille, afin d’y vivre plus
honorablement. » — Guillaume répondant lui demanda: « Qui t’a mis
ce projet en tête? — La pauvreté que j’endure, » lui répondit
l’autre. — Alors le comte lui dit: « Si tu veux me croire, tu
demeureras ici avec nous. Avant quatre-vingts jours tu auras en
Normandie un temps où tout ce que tu jugeras t’être nécessaire, et
que tu auras vu de tes yeux, tu pourras l’enlever impunément de
tes propres mains. » Le jeune homme, se rendant aux avis de son
seigneur, attendit, et peu de [p. 195] temps après il trouva moyen
d’entrer en familiarité avec le duc, par l’intermédiaire de
Richard d’Avranches, son cousin. Comme donc un certain jour il
causait en particulier avec le duc, il lui raconta entre autres
choses les paroles ci-dessus rapportées du comte Guillaume. Le duc
appela aussitôt Guillaume, et lui demanda pour quel motif il avait
tenu un pareil discours. Guillaume ne put nier, et n’osa non plus
entreprendre d’expliquer le sens de ses paroles. En sorte que le
duc lui dit: « Tu as résolu de troubler la Normandie par des
séditions et des désordres, tu as formé le dessein de te révolter
contre moi et de me déshériter méchamment, et c’est pourquoi tu as
promis à un chevalier indigent un temps favorable à sa rapacité;
mais que la paix dont nous avons besoin, et que nous tenons en don
du Créateur, demeure à jamais chez nous. Quant à toi, sors au plus
tôt de la Normandie et n’y rentre plus jamais, aussi long-temps
que je vivrai. » Guillaume ainsi expulsé se rendit misérablement
dans la Pouille avec un seul écuyer, et le duc éleva aussitôt son
frère Robert, et lui donna le comté de Mortain. Ainsi il
renversait rudement les orgueilleux parens de son père, et élevait
au comble des honneurs les humbles parens de sa mère. Au surplus,
et comme le dit un proverbe vulgaire, le fou n’est corrigé ni par
les paroles, ni par les exemples, à peine l’est-il par les
malheurs: il ne craint rien jusqu’à ce qu’il reçoive de rudes
coups; ce qui va être prouvé plus clair que le jour par l’exemple
que je vais rapporter.

[p. 196]
CHAPITRE XX.

De la rébellion de Guillaume Busac, comte d’Eu; et comment
celui-ci étant exilé reçut en don le comté de Soissons de Henri,
roi des Francs.

AINSI que nous l’avons déjà dit plus haut, le duc des Normands
Richard, fils de Richard Ier, avait donné le comté d’Eu à un sien
frère utérin, nommé Guillaume. Celui-ci eut de la comtesse
Lesceline trois fils, savoir Robert, Guillaume, et Hugues qui fut
plus tard évêque de Lisieux. Le second, Guillaume surnommé Busac,
aspirant à usurper le duché, commença à lever la tête, menaçant et
se livrant à des actes d’inimitié contre le duc. Mais ce prince
plein de force, ne voulant pas lui céder, rassembla une armée,
assiégea la château d’Eu jusqu’à ce qu’il s’en fût rendu maître,
et força le rebelle Guillaume son parent à s’exiler. Celui-ci se
rendit auprès de Henri, roi des Francs, et lui racontant en
pleurant ce qui lui était arrivé. Or le roi l’accueillit avec
bonté, comme un chevalier noble par sa naissance et par sa beauté,
et prenant pitié de ses malheurs, lui donna le comté de Soissons
ainsi qu’une noble épouse. Heureux exilé, il eut de cette femme
une belle famille, qui maintenant encore gouverne noblement
l’honorable héritage de son père. Les fauteurs de discorde se
trouvant ainsi ou rejetés ou renversés, toute la Normandie goûta
le repos à l’ombre d’une douce paix.

[p. 197]
CHAPITRE XXI.

Le duc Guillaume épouse Mathilde, fille de Baudouin de Flandre, et
nièce du roi Henri.

DÉJA le duc, ayant dépassé les années de l’adolescence, brillait
de toute la force d’un jeune homme, lorsque ses grands
commencèrent à s’occuper sérieusement avec lui des moyens de
perpétuer sa race. Ayant appris que Baudouin, comte de Flandre,
avait une fille, nommée Mathilde, issue d’une famille royale,
très-belle de corps et généreuse de cœur, le duc, après avoir pris
l’avis des siens, envoya des députés à son père, et la demanda en
mariage. Le prince Baudouin, infiniment joyeux de cette
proposition, non seulement résolut d’accorder sa fille au duc,
mais la conduisit lui-même jusqu’au château d’Eu, portant avec lui
d’innombrables présens. Le duc y arriva aussi, accompagné des
escadrons de ses chevaliers, s’unit avec elle par les liens du
mariage, et la ramena ensuite dans la ville de Rouen, au milieu
des réjouissances et des plus grands honneurs. Dans la suite des
temps il eut de sa femme quatre fils, savoir, Robert qui posséda
quelque temps après lui le duché de Normandie, Guillaume qui régna
treize ans, en Angleterre, Richard qui mourut jeune, et Henri qui
succéda à ses frères, tant comme roi que comme duc. Guillaume eut
aussi quatre filles. Dans le livre suivant, où nous traiterons des
faits et gestes du très-noble roi Henri, nous parlerons avec
l’aide de [p. 198] Dieu, et selon la mesure de nos facultés, de
tous ces enfans du duc Guillaume, tant garçons que filles.

CHAPITRE XXII.

Des monastères qui furent fondés en Normandie du temps du duc
Guillaume.

EN ce temps les habitans de Normandie jouissaient de la paix et de
la plus grande tranquillité, et tous avaient en très-grand respect
les serviteurs de Dieu. Tous les grands travaillaient à l’envi à
élever des églises dans leurs domaines, et à enrichir de leurs
biens les moines qui devaient prier Dieu pour eux. Et puisque nous
venons de dire que tous les nobles de Normandie étaient à cette
époque très-empressés de construire des monastères dans leurs
domaines, il nous semble convenable de désigner ici par leurs noms
ceux qui en ce temps fondèrent des monastères dans cette province.

Je nommerai donc le premier de tous le duc Guillaume lui-même,
père de la patrie, qui continua et termina le monastère de
Saint-Victor de Cerisy entrepris par son père, le duc Robert,
avant son départ pour Jérusalem. Il fonda aussi le monastère de
Saint-Etienne, et sa femme Mathilde celui de la Sainte-Trinité à
Caen. — Guillaume, fils d’Osbern, proche parent du duc Guillaume,
homme puissant et digne d’éloges tant pour la beauté de son ame
que pour celle de son corps, fit construire deux monastères en
l’honneur de la bienheureuse Marie, mère de Dieu, l’un à Lire, [p.
199] dans lequel il fit ensevelir par la suite Adelise, fille de
Roger du Ternois, son épouse; l’autre à Cormeilles, dans lequel il
fut lui-même enseveli après sa mort. Roger de Beaumont, fils de
Honfroi de Vaux, construisit aussi deux couvens dans son domaine
de Préaux, l’un de moines et l’autre de femmes.

Roger de Mont-Gommery, père de Robert de Belesme, ne voulant point
paraître inférieur en rien à aucun de ses pères, fit noblement
construire deux églises en l’honneur de saint Martin, l’une dans
le faubourg de la ville de Seès, l’autre dans le village de
Tourny, et y assembla des troupeaux de moines, pour le service de
Dieu. Il fonda aussi une troisième église à Almenesches pour une
œuvre de religieuses. Lesceline, comtesse d’Eu, aidée de ses fils,
Robert comte d’Eu, et Hugues, évêque de Lisieux, fonda avec un
grand zèle de cœur le couvent des moines de Saint-Pierre, sur la
Dive, et un couvent de religieuses, en dehors de la ville de
Lisieux. Son fils, le susdit comte d’Eu, fonda le monastère de
Saint-Michel, à Tresport. Roger de Mortemer, fils du premier
Guillaume de Warenne, fit construire sur son propre domaine le
monastère de Saint-Victor. Richard, comte d’Evreux, bâtit dans ]a
même ville le couvent du Saint-Sauveur pour une œuvre de
religieuses. Le même vicomte construisit à ses frais, à Rouen, sur
la montagne qui domine la ville, le couvent de la Sainte-Trinité,
et y établit des moines pour le service de Dieu. Robert, comte de
Mortain, bâtit le monastère de Grestain. Hugues, qui devint dans
la suite comte de Chester, fonda l’abbaye de Saint-Sever. Eudes
bâtit avec son chapelain l’église de la Sainte-Trinité d’Essay.
[p. 200] Baudouin de Revers en construisit une autre à Montbourg.
Nigel, vicomte de Coutances, bâtit le couvent du Saint-Sauveur.
Guillaume Talvas, le premier qui, après avoir abattu une forêt,
avait fait construire sur une montagne le château nommé Domfront,
fit aussi bâtir à partir des fondations, le monastère de
Sainte-Marie de Lonlay. Raoul Taisson et Erneise son frère,
bâtirent l’église de Saint-Etienne de Fontenay. Raoul du Ternois
construisit le monastère de Saint-Pierre de Châtillon.

Quelques couvens plus anciens dans la même province, et qui
avaient été détruits par les Normands, lorsqu’ils étaient encore
païens, furent relevés par le zèle pieux de bons seigneurs. Peu
après sa conversion, Rollon, premier duc de Normandie, donna de
nombreuses propriétés aux églises de Sainte-Marie de Rouen, de
Sainte-Marie de Bayeux, de Sainte-Marie d’Evreux, et aux couvens
de Saint-Pierre, de Saint-Ouen, de Jumiège et de Saint-Michel en
la mer. Guillaume son fils reconstruisit entièrement le couvent de
Jumiège. Richard son fils et son successeur rebâtit aussi les
couvens de Fécamp, du Mont Saint-Michel et de Saint-Ouen de Rouen.
Richard II agrandit merveilleusement le monastère de Saint
Wandregisille et d’autres monastères que ses prédécesseurs avaient
déjà réparés. Judith son épouse fonda l’église de Sainte-Marie de
Bernai; Richard III, prévenu par une mort intempestive, ne fonda
ni ne restaura aucun monastère; mais Robert son frère entreprit,
avant de partir pour Jérusalem, de construire le monastère de
Saint-Victor de Cerisy. En ce même temps le vénérable abbé Herluin
commença à bâtir [p. 201] le monastère du Bec, en l’honneur de
Sainte-Marie. Nous en avons déjà fait mention dans le livre
précédent; si quelqu’un, desire connaître plus complétement
l’histoire de la conversion et de la vie d’Herluin, qu’il lise le
livre qui a été écrit en un langage élégant, sur ce vénérable
père, par un religieux nommé Gilbert Crispin, qui est devenu plus
tard abbé de Westminster, illustre tant par la noblesse de sa
naissance que par sa science dans les affaires du siècle et les
choses divines, et le lecteur curieux trouvera dans ce livre tout
ce qu’il pourra desirer sur ce sujet. Le monastère de
Saint-Taurin, celui de Saint-Lieufroi, celui de Villar et celui de
Saint-Aman, tous quatre enfermés dans la ville de Rouen, doivent
être comptés parmi les plus anciens: par où il est à présumer que
ces couvens ont d’abord été détruits et ensuite reconstruits.

CHAPITRE XXIII.

De la reconstruction du couvent de Saint-Evroul, à Ouche, par
Guillaume Giroie, et Robert et Hugues de Grandménil, ses neveux.

EN ce temps Robert de Grandménil, reconnaissant que la félicité de
ce monde ne dure qu’un moment, résolut, de concert avec son frère
Hugues, de fonder une abbaye de moines. Ce Robert avait étudié
dans son enfance la science des lettres, mais par la suite il
avait interrompu ses études, et avait été pendant cinq ans écuyer
du duc; puis il avait reçu de celui-ci la [p. 202] ceinture et
l’épée de chevalier, avec d’immenses présens. Mais peu de temps
après, comme je l’ai dit, poussé par l’esprit de Dieu, il dédaigna
toutes choses, et résolut fermement de construire un couvent et de
se faire moine. Guillaume, fils de Giroie, ayant appris ses
intentions, s’en réjouit beaucoup, et allant trouver Robert et
Hugues, il leur parla en ces termes: « J’apprends, ô mes
très-chéris neveux, que vous êtes remplis de ferveur pour le
service de Dieu, et que vous desirez même construire un couvent de
moines. C’est pourquoi je m’en réjouis grandement, et je vous
promets même très-volontiers de vous assister dans cette œuvre.
Dites-moi cependant quel lieu vous avez choisi pour cet
établissement, et ce que vous y donnerez à ceux qui combattront
pour le Christ? » — Eux lui répondirent alors: « Nous desirons,
avec l’aide de Dieu, lui élever un château à Noisy, et nous lui
donnerons nos églises et nos dîmes, et tout ce que nous pourrons
lui donner, selon la mesure de notre pauvreté. » — Mais Guillaume
leur dit: « Saint Benoît, maître des moines, ordonne de construire
un monastère, de telle sorte qu’il y ait dans son enceinte toutes
les choses nécessaires, savoir de l’eau, un moulin, un pétrin, un
jardin et toutes les autres ressources, afin que les moines ne
soient pas obligés d’errer au dehors, ce qui est tout-à-fait
contraire au salut de leurs ames. Sans doute il y a à Noisy des
champs assez fertiles, mais le bois et l’eau, dont les moines ont
grand besoin en sont fort éloignés. » — Et comme ils lui
demandèrent alors de leur dire tout ce qu’il pensait à ce sujet,
Guillaume continua: « Du temps [p. 203] de Clotaire, roi des
Francs et fils de Clovis, qui le premier des rois de la Gaule fut
baptisé par le bienheureux Remi, archevêque de Rheims, saint
Evroul, né à Bayeux, brillait parmi les grands du roi de l’éclat
de la noblesse et des richesses; mais dédaignant la pompe du
siècle, par amour pour Dieu, il se fit moine, et quelque temps
après il partit pour le désert avec trois autres moines, pensant
qu’il pourrait en cette retraite se cacher à la vue des hommes, et
combattre plus vigoureusement contre le diable avec le secours de
Dieu. Tandis que, les genoux pliés, il suppliait Dieu
très-dévotement de lui indiquer un lieu où il pût établir sa
résidence, un ange, envoyé de Dieu, lui apparut et le conduisit à
Ouche. Or, sous les règnes de Chilpéric et de Sigebert, fils de
Clotaire, le susdit serviteur de Dieu fonda en ce lieu un couvent,
effraya par d’utiles menaces et par ses bonnes exhortations les
brigands qui habitaient dans la forêt; et ceux-ci ayant abandonné
leur vie de brigandage, il en fit des moines ou des agriculteurs.
Là il supporta patiemment, pour l’amour de Dieu, une grande
pauvreté, et y rassembla un grand nombre de moines fidèles. Il
ressuscita deux morts au nom du Seigneur, et fit encore beaucoup
d’autres miracles, qu’il serait trop long de vous raconter. Enfin,
l’an 596 de l’Incarnation du Seigneur, et dans la quatre-vingtième
année de son âge, tandis que Grégoire, savant docteur et apôtre
des Anglais, occupait le siége apostolique, le bienheureux Evroul
sortit de ce monde, le 29 décembre, et alla recevoir du Seigneur,
dans les [p. 204] demeures célestes, la récompense de ses travaux.
Ensuite, et environ trois cents ans après, du temps de
Charles-le-Simple, fils de Louis surnommé le Fainéant, notre
Créateur voulut enfin punir les crimes nombreux du peuple qui
habitait en nos pays. Par la permission du Seigneur, Hastings,
fils de perdition, vint en Neustrie, et livra aux flammes Rouen,
Beauvais et plusieurs autres villes. Il détruisit aussi beaucoup
de monastères fondés par de saints pères, tels que ceux de
Philibert à Jumiège, de Vandrille à Fontenelle, d’Evroul à Ouche,
de Saint-Martin-de-Tours, que l’on appelle Marmoutiers, et
beaucoup d’autres couvens de moines, de clercs et de religieuses.
Quelques uns d’entre eux ont été rétablis dans la suite par de
bons princes, mais d’autres demeurent encore en ruine et
inhabités. Peut-être ce trop long discours vous a-t-il ennuyés;
mais si vous l’écoutez avec indulgence, je pense, mes chers
neveux, qu’il pourra vous être avantageux. Maintenant je vais
exposer en peu de mots à votre impatience ce qui m’est venu en
pensée. Rétablissons à Ouche, avec l’aide de Dieu, le monastère de
Saint-Evroul, et réunissons y des moines qui combattront le
diable. Donnons-leur toutes nos églises et nos dîmes; et quant à
nous, nos frères, nos fils et nos petits-fils, servons-les jusqu’à
la mort; car nous ne devons point les commander, mais plutôt les
servir, afin que nous méritions d’être assistés de leurs prières
et béatifiés un jour dans les douceurs du paradis. »

Robert et Hugues, ayant accueilli ces propositions avec joie, lui
demandèrent alors avec sollicitude [p. 205] quelle était la
situation des lieux, et le vaillant chevalier Guillaume leur
répondit: « Ce lieu d’Ouche, vers lequel Dieu conduisit le
bienheureux Evroul par la main de l’ange, est bien suffisant pour
les pauvres d’esprit, à qui le royaume des Cieux est promis.
L’antique basilique de Saint-Pierre y est encore debout, et tout
autour s’étend un vaste champ, dans lequel on peut faire un jardin
et un verger. La terre est inculte et stérile, mais le Seigneur a
le pouvoir de dresser une table à ses serviteurs au milieu du
désert. Il n’y a pas, il est vrai, de fleuve ni de vignes
fécondes, mais il y a tout près une épaisse forêt et de bonnes
sources. Les corps de beaucoup de saints reposent aussi dans ces
lieux, et ils ressusciteront au dernier jour dans une immense
gloire. Vous venez d’entendre ce que je désire très-ardemment,
maintenant examinez ce que vous voulez faire. »

Eux donc ayant approuvé ses projets, et lui ayant promis de le
seconder en toutes choses, le sage Guillaume poursuivit en ces
termes: « Si cela vous plaît, appelons au plus tôt des moines, et
qu’ils soient établis à Ouche en une telle liberté que désormais
nous et nos successeurs ne leur demandions jamais aucune
rétribution, si ce n’est celle-ci seulement, savoir que les
serviteurs de Dieu nous assistent de leurs prières; et afin que
jamais nous ne puissions, par l’inspiration du démon, les
inquiéter d’une manière quelconque, mettons de plein gré le susdit
monastère sous la protection du duc de toute la Normandie, pour le
défendre contre nous, nos descendans et tous les mortels, afin que
si nous prétendions jamais en exiger de vive force quelque [p.
206] service ou redevance, autre que ce bénéfice spirituel, nous
soyions salutairement réprimés par la sévérité du prince, et
forcés, même malgré nous, de renoncer à molester les chevaliers de
Dieu. »

Après cela ils se rendirent en effet auprès du duc, et lui
exposèrent clairement leurs intentions. Le duc acquiesça avec
bonté à leurs desirs, leur donna dans Lions-la-Forêt le sceau de
son autorité, et fit confirmer cet acte par les évêques et barons
de Normandie. Mauger, archevêque de Rouen, signa donc le premier:
après lui signèrent les évêques Hugues de Lisieux et Eudes de
Bayeux, Guillaume d’Evreux et Gilbert, abbé de Châtillon. Alors le
seigneur Thierri, moine de Jumiège, fut élu, et le soin de
l’abbaye d’Ouche lui fut confié.
En conséquence, l’an 1050 de l’Incarnation du Seigneur, le pape
Léon occupant le siége apostolique, Henri II, empereur
très-chrétien, fils de Conon, duc des Saxons, étant sur le trône,
le monastère de Saint-Evroul fut rétabli à Ouche par les seigneurs
ci-dessus nommés, Guillaume Giroie, et ses neveux Robert et Hugues
de Grandménil. Là, le vénérable Thierri, moine de grande religion,
fut solennellement consacré pendant les nones d’octobre, un jour
de dimanche, par le seigneur Hugues, évêque de Lisieux, devant
l’autel de Saint-Pierre. L’année suivante le noble Robert,
fondateur du couvent, alla s’y faire moine, et supporta par la
suite beaucoup de travaux, par zèle pour les serviteurs de Dieu.
Peu de temps après Guillaume Giroie fut envoyé dans la Pouille
pour des affaires graves; et comme il s’était mis en voyage pour
en [p. 207] revenir, il mourut à Gaëte, pendant les nones de
février. Guillaume de Montreuil, chevalier d’une grande
illustration, était alors dans la Pouille, opprimant par ses armes
les Grecs et les Lombards, et obéissant au vicaire de l’apôtre
saint Pierre.

CHAPITRE XXIV.

Comment Mauger l’archevêque remit son archevêché au duc, lequel
mit en sa place le moine Maurile.

EN ce temps Mauger, archevêque de Rouen, commença à devenir
insensé, et dans l’excès de sa folie remit au duc son archevêché.
Or le duc bannit Mauger dans l’île que l’on appelle Guernesey, et,
à la suite d’un décret du synode, donna le siége métropolitain à
Maurile, moine de Fécamp, distingué par de grandes vertus.
A cette même époque les Normands furent encore troublés par des
discordes, et poussés à répandre le sang de leurs voisins, qui
préféraient la guerre à la paix. Depuis que les Normands avaient
commencé à habiter les champs de la Neustrie, ç’avait été toujours
l’usage des Francs de les jalouser. C’est pourquoi ils excitaient
leurs rois à se lever contre les Normands, disant que les terres
que ceux-ci possèdent, ils les ont enlevées de vive force à leurs
ancêtres. Ainsi le roi Henri, vivement irrité par les artifices,
ou plutôt par les perfides suggestions de ses amis, contre la
puissance du duc, vint attaquer la Normandie avec deux armées. Il
envoya l’une, composée d’hommes [p. 208] vaillans d’une noblesse
d’élite, pour ravager le territoire de Caux, et la mit sous les
ordres de son frère nommé Eudes; l’autre qui marchait avec
Geoffroi Martel, et que le roi commandait lui-même, s’avança pour
dévaster le comté d’Evreux. Le duc, dès qu’il se vit, ainsi que
tous les siens, menacé d’une telle attaque, pénétré d’une grande
et noble douleur, rassembla aussitôt des chevaliers d’élite, et
les fit marcher en toute hâte pour réprimer ceux qui venaient
attaquer le pays de Caux. Lui-même, suivi de quelques-uns des
siens, se dirigea du côté du roi pour lui faire porter la peine de
son entreprise, s’il pouvait réussir de quelque manière à
détourner d’auprès du roi quelqu’un de ses satellites. Les
Normands s’étant rapprochés des Français, les rencontrèrent à
Mortemer, occupés à incendier le pays, et à insulter les femmes.
Ils les attaquèrent aussitôt, et le combat se prolongea de part et
d’autre jusqu’à la neuvième heure; et durant tout ce temps ce fut
un massacre continuel. Enfin les Francs furent vaincus et prirent
la fuite, et les Normands envoyèrent aussitôt des exprès au duc
pour lui annoncer ces nouvelles. Alors le duc rempli de joie, et
voulant faire fuir le roi Henri, l’effraya par un message. Un
messager envoyé par lui s’approcha du camp du roi, et étant monté
sur une montagne voisine, au milieu de la nuit, il se mit à crier
d’une voix très-forte. Les sentinelles du roi lui ayant alors
demandé qui il était, et pourquoi il criait ainsi à pareille
heure, le messager répondit, à ce qu’on rapporte: « Je me nomme
Raoul du Ternois, et je vous porte de mauvaises nouvelles.
Conduisez vos chars et vos chariots à Mortemer, pour [p. 209]
emporter les cadavres de vos amis; car les Français sont venus
vers nous afin d’éprouver la chevalerie des Normands, et ils l’ont
trouvée beaucoup plus forte qu’ils ne l’eussent voulu. Eudes, leur
porte-bannière, a été mis en fuite honteusement, et Gui, comte de
Ponthieu, a été pris. Tous les autres ont été faits prisonniers ou
sont morts, ou fuyant rapidement ont eu grand’peine à se sauver.
Annoncez au plus tôt ces nouvelles au roi des Français de la part
du duc de Normandie. »

Le roi ayant appris la défaite des siens, renonça le plus
promptement qu’il lui fut possible à dévaster le territoire de
Normandie, et, triste de la mort de ses Gaulois, se retira en
toute hâte. Cette bataille fut livrée l’an 1054 de l’Incarnation
du Seigneur.

CHAPITRE XXV.

Comment le duc Guillaume construisit le château de Breteuil, et le
confia à Guillaume, fils d’Osbern. — Quelle était la femme de
celui-ci.

ENSUITE le duc fit construire en face du château de Tilliers 15,
que le roi lui avait enlevé depuis long-temps, un autre château
non moins fort et que l’on appelle encore aujourd’hui Breteuil, et
confia à Guillaume, fils d’Osbern, le soin de le défendre contre
tous ceux qui viendraient l’attaquer. Celui-ci, homme juste et
généreux, avait épousé Adelise, fille de Roger du [p. 210] Ternois
16, et en eut deux fils, Guillaume et Roger l’Obstiné, et une
fille, qui fut dans la suite mariée au comte Raoul, né Breton,
avec lequel elle alla à Jérusalem, du temps du pape Urbain. Le
susdit chevalier, Guillaume, fils d’Osbern, fonda deux couvens de
moines en l’honneur de sainte Marie, reine des cieux, l’un à Lire
17, où il fit ensevelir Adelise son épouse, l’autre à Cormeilles,
où il repose lui-même, et où son fils Raoul, qui fut fait moine
dès son enfance, a combattu long-temps pour Dieu. Guillaume
lui-même, étant parti avec le duc Guillaume, remporta de grands
succès sur les Anglais, et se maintint en possession, par son
habileté et sa valeur, du comte de Hertford, et d’une grande
partie du royaume. Enfin, l’an 1080 de l’Incarnation du Seigneur,
Guillaume se rendit en Flandre, avec Philippe, roi des Français,
voulant porter secours à Baudouin, neveu de la reine Mathilde. Or
Robert-le-Frison ayant réuni ses troupes à l’armée de l’empereur
Henri, surprit un matin à l’improviste l’armée de ses adversaires,
le vingtième jour de février, le dimanche de la septuagésime, mit
en fuite le roi Philippe avec ses Francs, et Baudouin son neveu
ainsi que le comte Guillaume périrent sous les traits de ses
défenseurs. Dans la suite Robert posséda long-temps le duché de
Flandre, et à sa mort il le laissa à ses fils, Robert de Jérusalem
et Philippe. Revenons maintenant au sujet de cette histoire.

[p. 211]
CHAPITRE XXVI.

Pour quel motif deux couvens furent fondés à Caen

LE duc Guillaume se trouvant très-fréquemment accusé par certains
religieux pour s’être uni en mariage avec une sienne parente, fit
partir des députés pour consulter à ce sujet le pape romain. Mais
celui-ci, jugeai très-sagement que, s’il ordonnait le divorce, il
s’élèverait probablement une guerre sérieuse entre les gens de
Flandre et ceux de Normandie, donna à l’époux et à l’épouse
l’absolution de ce péché et leur imposa une pénitence. Il leur
manda donc qu’ils eussent à fonder deux monastères, dans lesquels
des individus des deux sexes adresseraient sans relâche leurs
prières à Dieu pour leur salut. Ils accomplirent ces ordres avec
empressement. Une abbaye fut construite à Caen en l’honneur de la
Sainte-Trinité, une autre en l’honneur de saint Etienne, premier
martyr. Dans le couvent de la Sainte-Trinité, un chœur de
religieuses célèbre tous les jours les louanges de Dieu, et la
servante de Dieu, Mathilde, gouverna ce couvent en qualité
d’abbesse durant quarante huit années environ. En l’an 1081 de
l’Incarnation du Seigneur, et le 3 du mois de novembre, la reine
Mathilde y fut ensevelie. Là aussi la vierge Cécile, sa fille, se
consacra à Dieu, et elle y est demeurée long-temps dans le service
de Dieu. Quant au monastère de Saint-Etienne, une armée de moines
y alla combattre contre les phalanges des démons, et leur premier
abbé, le seigneur Lanfranc, était auparavant moine au Bec. [p.
212] Il était originaire de Lombardie, d’un caractère doux, rempli
de religion et infiniment versé dans les sciences du siècle et
dans la science spirituelle. Au bout de quelques années il reçut
l’archevêché de Cantorbéry par les soins du pape Alexandre, et
mourut longtemps après, l’an 1100 de l’Incarnation du Seigneur, et
le 27 mai. Après lui Guillaume, moine et fils de Radbod, évêque de
Seès, prit le gouvernement de l’église de Caen, et lui-même, après
la mort de Jean le métropolitain, fut promu à l’archevêché de
Rouen. Ensuite Gilbert de Coutances, homme habile, devint le
recteur de Caen. De son temps Guillaume, duc des Normands et roi
des Anglais, mourut à Rouen, le 9 septembre, et fut honorablement
enseveli à Caen, dans l’église de Saint-Etienne. Qu’il suffise
d’avoir dit ceci, en anticipant sur les temps.

Or le vénérable Thierri, après avoir gouverné pendant près de huit
ans le monastère de Saint-Evroul, remit la charge d’ames à
Maurile, archevêque, et à Hugues, évêque, à la suite de quelques
difficultés qui lui furent suscitées par le seigneur Robert de
Grandménil. Ayant reçu d’eux l’absolution, comme un enfant de la
paix, il résolut d’aller à Jérusalem. Etant arrivé dans l’île de
Chypre avec un vénérable évêque pélerin, et dans une certaine
église de Saint-Nicolas, il se prosterna à terre devant l’autel,
pria très-long-temps, et au milieu de sa prière, il rendit à Dieu
son esprit bienheureux, aux calendes d’août. Les habitans de
l’île, apprenant la sainteté de ce pélerin, ensevelirent son corps
dans leur église, et pour l’amour de ses mérites beaucoup de
malades reçurent du ciel une guérison miraculeuse.

[p. 213]
CHAPITRE XXVII.

Comment le duc Guillaume assiégea et prit la ville du Mans, et le
château de Mayenne.

APRÈS avoir glorieusement triomphé des armées des Francs, le
très-grand duc Guillaume, se souvenant des insultes que lui avait
faites le comte Geoffroi, dirigea ses armes pendant quelques
années contre la ville du Mans. Qui pourrait dire par combien
d’invasions de ses chevaliers, par combien d’expéditions de ses
légions, il maltraita cette ville? Enfin, et après qu’il eut
soumis tous les châteaux de ce comté, les gens du Mans, vaincus,
tendirent la main au duc, et lui engagèrent leur foi par les
sermens les plus solennels. Afin de réprimer leur insolence, le
duc fit construire deux redoutes au milieu d’eux, sur le pont
Barbat ou Barbelle, et les confia à la garde de ses chevaliers. Le
château de Mayenne, appartenant à un riche chevalier, nommé
Geoffroi, résistait encore: le duc y conduisit son armée,
l’assiégea quelque temps, et s’en empara, y ayant fait mettre le
feu par le moyen de deux enfans qui étaient entrés secrètement
dans la place, pour jouer avec d’autres enfans. Le duc fit ensuite
réparer le château, et y plaça des hommes pour le garder.

[p. 214]
CHAPITRE XXVIII.

Comment Henri, roi des Français, perdit une armée au gué de la
Dive, se réconcilia ensuite avec le duc, et lui rendit le château
de Tilliers.

OR le roi Henri, brûlant du desir de se venger de l’affront que
lui avait fait le duc, prit avec lui Geoffroi comte d’Anjou, et
entreprit une nouvelle expédition en Normandie, avec une armée
très-nombreuse. Ayant traversé le comté d’Exmes, il entra dans
celui de Bayeux, et revenant enfin sur ses pas, il voulut tenter
de passer au gué la rivière de la Dive. Le roi passa en effet;
mais la moitié de son armée fût arrêtée par le flux de la mer, et,
la rivière ayant grossi, ne put atteindre à l’autre rive. Le duc,
survenant alors, attaqua vivement sous les yeux même du roi ceux
qui étaient demeurés en arrière, en fit un grand carnage; et ceux
que le glaive n’atteignit point furent faits prisonniers, et
envoyés en dure captivité dans les diverses places de Normandie.
Or le roi, voyant la destruction de son armée, se retira le plus
vite qu’il lui fut possible, et n’osa plus dès lors rentrer chez
les Normands. Il rechercha même l’amitié du duc, en considération
de sa valeur, et lui rendit le château de Tilliers, qu’il lui
avait enlevé depuis long-temps. Ce roi, que j’ai souvent nommé,
était brave chevalier, d’une grande vigueur et de beaucoup de
piété. Il avait épousé Mathilde, fille de Julius Clodius, roi [p.
215] des Russes 18 et en eut deux fils, Philippe et Hugues, et une
fille. Après qu’il eut gouverné le royaume des Gaules pendant
environ vingt-cinq ans, Jean, le plus habile des médecins, lui
prescrivit une potion pour guérir son corps. Mais cette potion lui
ayant donné une soif ardente, il dédaigna les ordres de son
premier médecin, et pendant l’absence de celui-ci se fit donner à
boire par son valet de chambre, et but avant d’avoir été purgé. Il
en devint beaucoup plus malade, et mourut le même jour, après
avoir reçu la sainte eucharistie. Il institua son fils, Philippe,
héritier de son royaume des Francs, et le confia à la tutelle de
Baudouin, prince de Flandre.

CHAPITRE XXIX.

Comment, sur les délations de quelques hommes, le duc Guillaume
chassa de Normandie quelques uns de ses barons.

EN ce temps, quelques médisans ayant accusé par un sentiment de
haine leurs voisins et leurs pairs, le duc, animé d’une violente
fureur, chassa de Normandie ses barons, savoir, Raoul du Ternois,
Hugues de Grandménil, et Ernauld, fils de Guillaume Giroie. En
outre il expulsa aussi, sans aucun grief et sans aucun jugement de
synode, l’abbé Robert, qui gouvernait déjà depuis trois ans le
monastère de Saint-Evroul, parce qu’il était sorti de la race
audacieuse [p. 216] des Giroie, et mit en sa place un certain
moine nommé Osbern. Robert se rendit à Rome, et porta sa cause
devant le pape Nicolas. Mais comme ce pontife mourut peu de temps
après, Robert ne put en obtenir justice. Enfin le vénérable Robert
se présenta avec onze moines devant le pape Alexandre, et d’après
ses ordres se rendit auprès de Robert, duc de Calabre, son
compatriote. Celui-ci l’accueillit avec honneur, et lui assigna un
emplacement pour construire une abbaye, dans la ville nommée
Brixa. Au temps, où les Romains commandaient dans le monde entier,
des Bretons sortirent de leur pays, à ce qu’on rapporte, d’après
leurs ordres, et fondèrent sur le rivage de la mer de Calabre
cette ville de Brixa. Elle fut détruite après de longues années, à
la suite de plusieurs guerres. Tous les ans, en effet les Agarins
19 venaient par mer en Italie, et exerçaient leurs cruautés sur
les Grecs et les Lombards qui habitaient ce pays, engourdis dans
une honteuse paresse. Les Agarins brûlaient les villes et les
châteaux, détruisaient les églises, et emmenaient en captivité les
hommes et les femmes; et ils firent cela durant plusieurs siècles.

[p. 217]
CHAPITRE XXX.

En quel temps les Normands commencèrent à aller dans la Pouille,
et quels furent les princes Normands qui soumirent ce pays à leur
autorité.

AU temps de Henri l’empereur, fils de Conon, et de Robert duc des
Normands Osmond Drengot, chevalier intrépide, se rendit dans la
Pouille, avec quelques autres Normands. Dans une partie de chasse,
cet Osmond avait, en présence du duc Robert, tué Guillaume
surnommé Repostel, chevalier très-illustre, et redoutant la colère
du duc et celle des nobles parens de ce brave chevalier, il se
sauva dans la Pouille, et sa grande valeur le fit honorablement
accueillir par les gens de Bénévent. A l’exemple de ce Drengot, de
braves et jeunes chevaliers Normands et Bretons allèrent en Italie
à diverses époques, et secourant les Lombards contre les Sarrasins
ou les Grecs, ils battirent les barbares à diverses reprises, et
se rendirent formidables à tous ceux qui firent l’épreuve de leurs
forces. Mais les Lombards, ayant recouvré leur sécurité,
commencèrent à dédaigner les Normands, et voulurent leur retirer
la solde qu’ils leur devaient. Ceux-ci s’étant aperçus de leurs
intentions, choisirent l’un d’entre eux qu’ils reconnurent pour
chef, et tournèrent leurs armes contre les Lombards. Ils
s’emparèrent ensuite des forteresses et subjuguèrent avec vigueur
les habitans du pays. Toustain, surnommé Scitelle 20, qui s’était
distingué [p. 218] par toutes sortes d’exploits, fut le premier
chef des Normands de la Pouille, lorsqu’ils étaient encore, comme
étrangers, à la solde de Waimar, duc de Salerne. Entre autres
actes de courage, il enleva un jour une chèvre de la gueule d’un
lion, ensuite il saisit à bras nus le lion lui-même, furieux de se
voir ravir la chèvre, et le jeta par dessus le mur du palais du
duc, comme il aurait jeté un petit chien. Les Lombards remplis de
haine contre lui, et desirant sa mort, le conduisirent en un
certain lieu où habitait un énorme dragon, au milieu d’une grande
quantité de serpens, et dès qu’ils virent venir le dragon, ils se
sauvèrent en toute hâte. Or Toustain, qui ignorait leurs projets,
voyant fuir ses compagnons, demandait avec étonnement à son écuyer
pourquoi ils s’étaient sauvés si vite, lorsque tout à coup le
dragon, vomissant des flammes, s’avança vers lui, et porta sa
gueule béante sur la tête de son cheval. Mais le chevalier tirant
son épée, en frappa l’animal avec vigueur et le tua; mais
lui-même, empoisonné par son souffle vénéneux, mourut trois jours
après. Chose étonnante à dire! la flamme qui jaillissait de la
gueule du dragon avait en un moment entièrement consumé son
bouclier.

Toustain étant mort, les chevaliers Normands choisirent pour chefs
Ranulphe et Richard, et sous leur conduite ils vengèrent la mort
de Toustain, et sévirent durement contre les Lombards. Peu de
temps après, Drogon de Coutances, fils de Tancrède de Hauteville,
fut fait prince des Normands de la Pouille. Il se rendit
recommandable par ses sentimens de chrétien et par sa valeur de
chevalier. Guazon, comte de Naples, son compère, l’assassina le 10
août, tandis qu’on [p. 219] vigiles, dans l’église du bienheureux
Laurent, en face de l’autel, et pendant que Drogon implorait Dieu
et saint Laurent. Honfroi, frère de Drogon, lui succéda dans sa
principauté, et soumit toute la Pouille aux Normands. Lorsqu’il
vit approcher la fin de sa vie, il recommanda Abailard son fils et
le duché de Pouille à son frère Robert, que l’on avait surnommé
Guiscard, à cause de sa finesse d’esprit. Or Robert s’éleva au
dessus de ses frères, qui furent tous ducs ou comtes, par sa
valeur, son bon sens et ses dignités. Il conquit pour lui toute la
Pouille, la Calabre et la Sicile, traversa la mer, envahit une
grande partie de la Grèce, dispersa une très-nombreuse armée,
vainquit et mit honteusement en fuite Alexis l’empereur, qui
s’était révolté méchamment contre son seigneur, l’empereur Michel.
Robert fit en outre beaucoup de bien, et releva un grand nombre
d’évêchés et d’abbayes. Ce fut lui qui accueillit avec bonté,
comme nous l’avons dit ci-dessus, le seigneur Robert, abbé de
Saint-Evroul, et qui lui donna une petite église située sur le
rivage de la mer de Calabre, et dédiée en l’honneur de sainte
Euphémie, vierge et martyre. Mais l’abbé, qui était
très-magnifique, y fonda un vaste monastère, et y attira un grand
nombre de moines, pour combattre pour la cause de Dieu. Les
évêques et les nobles aimèrent, vénérèrent et secoururent de tout
leur pouvoir le père Robert; car il dédaignait de prendre soin de
son corps, mais il fournissait à tous ceux qui lui étaient soumis
des vivres et des vêtemens en suffisance, et travaillait à
maintenir leurs cœurs sous une discipline régulière. Il dirigea le
susdit monastère durant près de dix-sept ans, [p. 220] et passa
enfin heureusement dans le sein du Seigneur, pendant les ides de
décembre.

CHAPITRE XXXI.

Comment Harold engagea sa foi au duc Guillaume, et se parjura
ensuite, après la mort du roi Edouard.

EDOUARD, roi des Anglais, se trouvant, par les dispositions de la
Providence, sans héritier direct, avait déjà envoyé au duc
Guillaume Robert, archevêque de Cantorbéry, et institué le duc
héritier du royaume que Dieu lui avait confié. Dans la suite il
envoya encore au même duc Harold 21, le plus grand de tous les
comtes de son royaume par ses richesses, ses dignités et sa
puissance, pour lui garantir sa couronne, et confirmer cette
promesse par des sermens, selon le rit chrétien. Harold fit ses
préparatifs pour aller régler cette affaire, traversa la mer, et
débarqua à Ponthieu, où il tomba entre les mains de Gui, comte
d’Abbeville: celui-ci le fit prisonnier ainsi que tous les siens,
et le garda étroitement enfermé. Le duc, dès qu’il en fut informé,
envoya des députés qui enlevèrent Harold de vive force; puis il le
fit demeurer quelque temps avec lui, et l’emmena ensuite dans une
expédition contre les Bretons. Après que Harold lui eut confirmé à
diverses reprises ses sermens de fidélité pour le royaume
d’Angleterre, le duc lui promit aussi de lui donner sa fille
Adelise et la moitié du royaume. Enfin [p. 221] il le renvoya
lui-même au roi, chargé de nombreux présens, et retint en otage
son frère, bel adolescent, nommé Ulfnoth. Le roi Edouard étant
ensuite heureusement arrivé au terme de sa vie, sortit de ce monde
en l’année 1065 de l’Incarnation du Seigneur. Harold s’empara
aussitôt de son royaume, oubliant comme un parjure la foi qu’il
avait jurée au duc. Le duc lui envoya sur-le-champ des députés
pour l’inviter à renoncer à cette entreprise insensée, et à garder
avec une soumission convenable la foi qu’il lui avait promise par
serment. Harold, non seulement ne voulut pas entendre ces
représentations, mais se montrant plus infidèle il détourna du duc
toute la nation des Anglais. Et lorsque Grithfrid, roi du pays de
Galles, eut succombé sous un glaive ennemi, Harold prit pour femme
sa veuve, la belle Aldith, fille de l’illustre comte Algar. En ce
même temps il apparut dans le pays de Chester une comète qui
portait trois longs rayons, et qui éclaira la plus grande partie
du Sud durant quinze nuits consécutives, annonçant, à ce que
pensèrent beaucoup de gens, un grand changement dans quelque
royaume.

CHAPITRE XXXII.

Comment le duc Guillaume envoya en Angleterre le comte Toustain
22, qui redoutant Harold se réfugia auprès du roi de Norwège.

CEPENDANT le duc envoya en Angleterre le comte Toustain; mais les
chevaliers de Harold, qui gardaient [p. 222] la mer, l’en
écartèrent de vive force. Ne pouvant pénétrer en Angleterre avec
sûreté ni retourner en Normandie, parce que le vent s’y opposait,
Toustain se rendit auprès de Hérald Herfag, roi de Norwège, le
supplia vivement de venir à son secours; et le roi se rendit
volontiers à ses instances.

En cette même année, et le 27 mai, le seigneur Osbern, homme de
bien et rempli de sollicitude pour ceux qui lui étaient soumis,
mourut après avoir gouverné le couvent de Saint-Evroul pendant
cinq ans et deux mois. L’habile Mainier, moine dans le même
couvent, lui succéda, et, aidé de Dieu, favorisé par la prospérité
du temps, il construisit une nouvelle église et toutes les
cellules nécessaires pour les moines. Après avoir gouverné le
monastère pendant vingt-deux ans, du temps du duc
Robert-le-Fainéant et de Gilbert Maminot, évêque de Lisieux,
Mainier mourut le 5 mars. Il laissa le gouvernement de l’abbaye
d’Ouche au très-illustre Serlon, puissant par sa science dans les
écritures et par son éloquence, et qui, deux ans et trois mois
après, fut porté par la grâce de Dieu à l’évêché de Seès.

CHAPITRE XXXIII.

De la mort de Conan, comte des Bretons.

AU temps où le duc Guillaume se disposait à passer en Angleterre
et à la conquérir par la force des armes, l’audacieux Conan, comte
de Bretagne, lui envoya [p. 223] une députation pour chercher à
l’effrayer: « J’apprends, lui fit-il dire, que tu veux maintenant
aller au delà de la mer et conquérir pour toi le royaume
d’Angleterre. Or Robert, duc des Normands, que tu feins de
regarder comme ton père, au moment de partir pour Jérusalem, remit
tout son héritage à Alain, mon père et son cousin; mais toi et tes
complices vous avez tué mon père par le poison à Vimeux en
Normandie; puis tu as envahi son territoire parce que j’étais
encore trop jeune pour pouvoir le défendre; et contre toute
justice, attendu que tu es bâtard, tu l’as retenu jusqu’à ce jour.
Maintenant donc, ou rends-moi cette Normandie que tu me dois, ou
je te ferai la guerre avec toutes mes forces. »

Ayant entendu ce message, Guillaume en fut d’abord quelque peu
effrayé. Mais Dieu daigna bientôt le sauver en rendant vaines les
menaces de son ennemi. L’un des grands seigneurs bretons, qui
avait juré fidélité aux deux comtes et portait les messages l’un à
l’autre, frotta intérieurement de poison le cor de Conan, les
rênes de son cheval et ses gants, car il était valet de chambre de
Conan. A ce moment ce même comte avait mis le siége devant
Château-Gonthier, dans le comté d’Anjou, et les chevaliers qui
défendaient le fort s’étant rendus à lui, Conan y faisait entrer
les siens. Cependant, ayant mis imprudemment ses gants et touché
aux rênes de son cheval, il porta la main à son visage, et cet
attouchement l’ayant infecté de poison, il mourut peu après, au
grand regret de tous les siens, car c’était un homme habile, brave
et partisan de la justice. On assure que [p. 224] s’il eût vécu
plus long-temps, il eût fait beaucoup de bien, et se fût rendu
fort utile dans l’administration de son pays. Celui qui l’avait
trahi, apprenant le succès de son crime, quitta bientôt l’armée de
Conan, et informa le duc Guillaume de sa mort.

CHAPITRE XXXIV.

Du nombre de navires que le duc Guillaume conduisit en Angleterre.

LE duc étant donc tout-à-fait rassuré, tourna toute sa fureur
contre les Anglais. Considérant que Harold acquérait tous les
jours de nouvelles forces, il ordonna de construire en toute hâte,
et avec soin, une flotte de trois mille bâtimens, et la fit
stationner sur les ancres à Saint-Valery, dans le Ponthieu. Il
assembla aussi une immense armée de Normands, de gens de Flandre,
de Francs et de Bretons, et ses vaisseaux se trouvant prêts, il
les remplit de bons chevaux et d’hommes très-vigoureux, munis de
cuirasses et de casques. Toutes choses ainsi préparées, il mit à
la voile par un bon vent, traversa la mer, et aborda à Pevensey,
où il établit tout de suite un camp entouré de forts
retranchemens, dont il confia la garde à de braves chevaliers.
Ensuite il se rendit en hâte à Hastings, où il fit construire
promptement d’autres ouvrages.
Or Harold, tandis que les Normands entraient ainsi dans le royaume
qu’il avait lui-même usurpé, était occupé à faire la guerre contre
son frère Toustain. Dans [p. 225] cette bataille, il tua son
frère, ainsi que Hérald, roi de Norwège, qui était venu au secours
de Toustain. La bataille fut livrée le 11 octobre, un jour de
samedi, et l’armée des Norwégiens fut presque entièrement anéantie
par les Anglais. De là Harold vainqueur revint à Londres; mais il
ne put jouir de son fratricide ni long-temps, ni en sûreté, car un
messager lui annonça bientôt l’arrivée des Normands.

CHAPITRE XXXV.

Comment le roi Harold dédaigna les conseils de sa mère et de son
frère, qui voulaient le détourner de combattre avec les Normands.

OR Harold, apprenant que de plus rudes adversaires se levaient
contre lui d’un autre côté, se prépara vigoureusement à de
nouveaux combats; car il était extrêmement brave et audacieux,
très-beau de toute sa personne, agréable par sa manière de
s’exprimer, et affable avec tout le monde. Comme sa mère et ses
autres fidèles amis cherchaient à le dissuader d’aller au combat,
le comte Gurth son frère lui dit: « Frère et seigneur très-chéri,
il faut que ta valeur se laisse un peu modérer par les conseils de
la prudence. Tu arrives maintenant, fatigué d’avoir combattu les
Norwégiens, et tu veux de nouveau aller en hâte te mesurer avec
les Normands. Repose-toi, je t’en prie et réfléchis en toi même
avec sagesse sur ce que tu as promis par serment au prince de
Normandie. Garde-toi de t’exposer à un parjure, [p. 226] de peur
qu’à la suite d’un si grand crime, tu ne sois écrasé avec toutes
les forces de notre nation, imprimant par là à notre race un
déshonneur éternel. Moi qui suis libre de tout serment, je ne dois
rien au comte Guillaume. Je suis prêt à marcher courageusement
contre lui pour défendre notre sol natal. Mais toi, mon frère,
repose-toi en paix où tu voudras, et attends les événemens de la
guerre, afin que la belle liberté des Anglais ne périsse pas par
ta main. »

Ayant entendu ces paroles, Harold s’indigna très-vivement. Il
dédaigna ces conseils, que ses amis jugeaient salutaires, accabla
d’injures son frère, qui les lui offrait dans sa fidélité, et
repoussa brutalement de son pied sa mère, qui faisait tous ses
efforts pour le retenir. Ensuite, et durant six jours, il
rassembla une innombrable multitude d’Anglais, voulant surprendre
et attaquer le duc à l’improviste, et ayant chevauché toute une
nuit, il se présenta le lendemain matin sur le champ de bataille.

CHAPITRE XXXVI.

Comment le duc des Normands, Guillaume, vainquit les Anglais
révoltés contre lui.

CEPENDANT le duc se tenait en garde contre les attaques nocturnes
de l’ennemi; et comme les ténèbres s’approchaient, il ordonna que
toute son armée demeurât sous les armes, jusqu’au retour de la
belle lumière. Au point du jour d’un samedi, il divisa son [p.
227] armée en trois corps, et marcha avec intrépidité à la
rencontre de ses terribles ennemis. Vers la troisième heure du
jour la bataille s’engagea, et elle se prolongea jusques à la
nuit, au milieu du carnage, et avec de grandes pertes de part et
d’autre. Harold lui-même, marchant avec le premier rang de ses
chevaliers, fut couvert de mortelles blessures et succomba. Les
Anglais, après avoir combattu vaillamment durant toute la journée,
apprirent enfin que leur roi était mort, commencèrent à trembler
pour leurs jours, et, aux approches de la nuit, ils tournèrent le
dos, et cherchèrent leur salut dans la fuite. Les Normands donc,
voyant les Anglais se sauver, les poursuivirent avec acharnement,
mais à leur grand détriment, durant toute la nuit du dimanche; car
les herbes qui poussaient leur cachaient un ancien fossé, vers
lequel les Normands se précipitèrent vivement, et ils y tombèrent
avec leurs chevaux et leurs armes, se tuant les uns les autres, à
mesure qu’ils y tombaient les uns sur les autres et à
l’improviste. On assure qu’il mourut en ce lieu près de quinze
mille hommes.

Ainsi, le 14 octobre, le Dieu tout-puissant punit de diverses
manières un grand nombre de pécheurs, de chacune des deux armées;
car, se livrant à toute leur fureur, les Normands tuèrent dans la
journée du samedi plusieurs milliers d’Anglais, qui long-temps
auparavant avaient injustement mis à mort l’innocent Alfred, et,
le samedi précédent, avaient massacré sans pitié le roi Hérald, le
comte Toustain et beaucoup d’autres hommes. Aussi la nuit
suivante, le même juge vengea-t-il les Anglais, en précipitant les
Normands furieux dans un gouffre qui les engloutit [p. 228] en
aveugles; car, au mépris des commandemens de la loi, ils
convoitaient le bien d’autrui avec une ardeur immodérée, et, comme
dit le Psalmiste, leurs pieds furent rapides pour aller verser le
sang. C’est pourquoi ils rencontrèrent sur leur chemin la ruine et
les calamités.

CHAPITRE XXXVII.

Comment les gens de Londres se rendirent au duc; et comment, le
jour de la naissance du Seigneur, le duc fut fait roi des Anglais,
à Londres. — De l’abbaye de la Bataille.

APRÈS avoir poursuivi et massacré les ennemis, le vaillant duc
Guillaume revint sur le champ de bataille vers le milieu de la
nuit. Le matin du jour du dimanche, ayant fait enlever les
dépouilles des ennemis, et ensevelir les corps de ses amis, le duc
prit la route qui conduit à Londres; puis il se détourna pour
marcher vers la ville de Wallingford, passa le fleuve à un gué, et
ordonna à ses légions de dresser leur camp en ce lieu. Il en
partit ensuite pour se diriger vers Londres. Les chevaliers qui
couraient en avant y étant arrivés, trouvèrent sur une place de la
ville un grand nombre de rebelles, qui firent les plus grands
efforts pour leur opposer une résistance. Les premiers attaquèrent
ceux-ci tout aussitôt, et répandirent un grand deuil dans toute la
ville, par la mort de beaucoup de ses enfans et de ses citoyens.
Les gens de Londres voyant qu’ils ne pourraient résister plus
long-temps, donnèrent des otages, et se soumirent, [p. 229] eux et
tout ce qui leur appartenait, au très-noble vainqueur.

Ainsi donc, l’an 1066 de l’Incarnation du Seigneur, le duc des
Normands, Guillaume, que notre plume ne saurait assez célébrer,
remporta, comme nous venons de le dire, un noble triomphe sur les
Anglais. Ensuite, et le jour de la naissance du Seigneur, il fut
élu roi par tous les grands, tant Normands qu’Anglais, oint de
l’huile sainte par les évêques du royaume, et couronné du diadême
royal. Le lieu où l’on avait combattu, ainsi que nous l’avons
rapporté, fut appelé et s’appelle encore aujourd’hui le Champ de
Bataille. Le roi Guillaume y construisit un monastère en l’honneur
de la Sainte-Trinité, y établit des moines de l’ordre de
Marmoutier, de Saint-Martin de Tours, et lui conféra en abondance
toutes les richesses dont il pouvait avoir besoin, pour l’amour de
ceux qui des deux parts étaient tombés morts dans cette affaire.

CHAPITRE XXXVIII.

Du retour du duc en Normandie, et de la mort de l’archevêque
Maurile, qui eut Jean pour successeur.

PEU de temps après, le duc retourna en Normandie, et ordonna de
faire avec de grandes solennités la dédicace de l’église de
Sainte-Marie, dans le couvent de Jumiège. Tandis qu’on célébrait
ce très-saint mystère avec de grands témoignages de respect, et au
milieu de toutes les pompes de la religion, le duc, toujours [p.
230] serviteur zélé de l’époux appelé à ces noces, y assista avec
un cœur rempli de dévotion. Maurile, archevêque de Rouen, et
Baudouin, évêque d’Evreux, célébrèrent cette cérémonie avec une
grande allégresse spirituelle, l’an 1067 de l’Incarnation du
Seigneur, et le 1er juillet. Maurile, qui vivait encore en ce
mois, déposa le fardeau de la chair le 9 août, et mourut,
affranchi et plein de joie, pour aller triompher avec le Christ,
son roi. Il eut pour successeur Jean, évêque de la ville
d’Avranches, homme illustre par sa haute naissance, heureusement
imbu de science spirituelle, doué à un haut degré de la sagesse du
siècle, et fils du comte Raoul, selon la noblesse de la chair.
Puisque nous venons de faire mention de ce Raoul, il nous semble
convenable de reprendre quelques faits un peu plus haut.

Richard Ier, fils de Guillaume-Longue-Epée, se trouvant dans son
enfance, et après la mort de son père, retenu comme en exil en
France par le roi des Français, sa mère Sprota, cédant à la
nécessité, consentit à vivre avec un certain homme très-riche,
nommé Asperleng. Cet homme, quoiqu’il possédât beaucoup de biens,
avait coutume cependant de tenir en ferme les moulins de la vallée
de la Risle. Il eut de Sprota un fils, nommé Raoul, celui dont
nous venons de parler, et plusieurs filles, qui dans la suite
furent mariées en Normandie avec des nobles. Lorsque le susdit
Richard eut recouvré le duché de Normandie, que le roi des
Français lui avait frauduleusement enlevé, il arriva un certain
jour que ses hommes allèrent à la chasse dans la forêt dite de
Guer; le hasard [p. 231] fit que Raoul, frère utérin du duc,
assista aussi à cette chasse. Comme ils s’étaient enfoncés dans
l’épaisseur des bois, ils rencontrèrent dans une certaine vallée
un ours d’une énorme grosseur. Les chasseurs prirent aussitôt la
fuite, et laissèrent le jeune Raoul tout seul, lui donnant ainsi
une occasion de faire éclater son courage. Redoutant la honte de
la fuite plus que la férocité de l’animal, Raoul s’arrêta, et,
quoiqu’il fût encore jeune, fort de la valeur qu’il portait en son
ame, il renversa à ses pieds la bête furieuse. Ses compagnons
revinrent auprès de lui, après avoir fui, et ayant vu l’issue de
cet événement, ils racontèrent au duc Richard l’exploit du jeune
homme. Le duc en fut fort réjoui, et lui donna cette forêt de
Guer, avec toutes ses dépendances; et depuis lors, et aujourd’hui
encore, cette vallée où Raoul avait tué l’ours, s’appelle la
vallée de l’Ours. Le duc lui donna en outre le château d’Ivry,
d’où il prit le titre de comte. Raoul se maria avec une femme
nommée Eranberge, très-belle, et née dans une certaine terre du
pays de Caux, que l’on appelle Caville ou Cacheville. Elle lui
donna deux fils, savoir, Hugues, qui fut dans la suite évêque de
Bayeux, et Jean, évêque d’Avranches, qui est devenu plus tard
archevêque de Rouen. Raoul eut de plus deux filles, dont l’une se
maria avec Osbern de Crepon, de qui est né Guillaume, fils
d’Osbern. L’autre épousa Richard de Belfage, qui eut pour fils
Robert, qui lui succéda, et plusieurs filles, dont l’une fut unie
en mariage à Hugues de Montfort. Et puisque nous venons de parler
incidemment de ce Hugues de [p. 232] Montfort, il nous paraît
convenable de dire quelques mots de ses ancêtres.

Toustain de Bastenbourg eut donc deux fils, savoir, Bertrand et
Hugues de Montfort, dit le Barbu. Ce Hugues fut tué, aussi bien
que Henri de Ferrières, dans un combat qu’ils se livrèrent entre
eux. Or le fils de ce Hugues fut Hugues le second, qui devint dans
la suite moine du Bec. Ce même Hugues eut de la fille de Richard
de Belfage une fille qui fut mariée avec Gilbert de Ganz. Celui-ci
eut de sa femme Hugues le quatrième, qui épousa Adéline, fille de
Robert, comte de Meulan, dont il eut un fils nommé Robert, son
premier né, et d’autres encore. Nous avons nommé ce Hugues le
quatrième, par la raison que Hugues le second, après la mort de sa
première femme, en épousa une autre dont il eut Hugues le
troisième et Robert son frère; mais ces deux derniers moururent
sans laisser d’enfans, et en pèlerinage. Or Robert de Belfage,
vers la fin de sa vie, se fit moine au Bec, où ses fils Richard et
Guillaume vivent encore en religieux. Il eut pour successeur
Robert Baviel, son petit-fils par sa fille.

Après avoir rapporté ces faits en anticipant sur les temps,
reprenons la suite de notre histoire.

[p. 233]
CHAPITRE XXXIX.

Comment Eustache, comte de Boulogne, fut repoussé du château de
Douvres, qu’il avait assiégé tandis que le roi Guillaume était en
Normandie.

TANDIS que le roi victorieux acquérait en Normandie de nouveaux
titres de sainteté, en s’adonnant avec zèle à de bonnes œuvres,
selon sa louable coutume, et honorait de sa présence sa très-chère
patrie, Eustache, comte de Boulogne, séduit par les artifices de
certains Anglais résidant dans le comté de Kent, entreprit de
s’emparer du château de Douvres. Traversant la mer au milieu du
silence de la nuit, il arriva au point du jour avec une nombreuse
armée, assiégea le château, et fit les plus grands efforts pour
s’en rendre maître. Mais les chevaliers d’Eudes, évêque de Bayeux,
et de Hugues de Montfort, auxquels la garde du château avait été
confiée, se voyant ainsi assiégés en l’absence de leurs seigneurs,
et animés d’un généreux courage, ouvrirent aussitôt leurs portes,
firent d’un commun accord une sortie, et combattant avec vigueur,
forcèrent les assiégeans à se retirer honteusement. Eustache se
dirigeant vers la mer avec un petit nombre d’hommes, se sauva
lâchement sur ses vaisseaux; les autres s’étant enfuis vers les
hauteurs de la montagne qui domine sur les rochers et les écueils
hérissés de la mer, poussés par la terreur que Dieu leur
inspirait, se précipitèrent dans les eaux, et portèrent ainsi la
juste peine de leur crime. Il arriva [p. 234] donc que ceux qui ne
succombèrent point sous le glaive, furent brisés en mille pièces,
au milieu des horribles précipices de la montagne; et la sentence
vengeresse du Juge suprême écrasa ainsi les téméraires.

CHAPITRE XL.

Comment des brigands d’Angleterre, préparant une rébellion,
construisirent le château de Durham, et furent détruits.

OR le roi Guillaume ayant terminé, selon ses vœux, toutes les
affaires pour lesquelles il était venu en Normandie, donna le
gouvernement de son duché à son fils Robert, alors brillant de
toute l’ardeur de la jeunesse. Lui-même retourna dans son royaume
d’Angleterre, et y trouva beaucoup d’hommes de cette nation, dont
les cœurs mobiles s’étaient détournés de nouveau par de perfides
conspirations de la foi qu’ils lui devaient. Ces brigands avaient
conspiré dans toute l’étendue du pays pour surprendre et massacrer
en tous lieux les chevaliers que le roi avait laissés pour la
défense du territoire, au commencement du jeûne, et lorsqu’ils se
rendraient dans les églises, marchant pieds nus, selon les lois de
pénitence que la religion impose aux chrétiens; ils espéraient
ensuite expulser plus facilement le roi lorsqu’il reviendrait.
Mais les perfides machinations de ces ennemis de Dieu ayant été
découvertes, craignant l’arrivée immédiate du grand triomphateur,
ils s’enfuirent furtivement et en toute [p. 235] hâte, poussés par
une grande terreur, et se retirèrent dans un certain quartier du
comté de Cumberland, également inaccessible par eau et à cause de
l’épaisseur des bois. Là ils construisirent un château muni de
forts retranchemens, qu’ils nommèrent dans leur langage le château
de Durham. De ce point de retraite ils faisaient très-souvent de
nombreuses excursions, et revenaient ensuite s’y cacher, pour
attendre l’arrivée du roi des Danois, Suénon, qu’ils avaient
appelé à leur secours par des courriers. Ils envoyèrent aussi des
députés aux gens d’Yorck, les invitant à les assister dans les
funestes entreprises de leur méchanceté. S’étant donc réunis à
ceux-ci, ils portèrent dans la ville des armes et de l’argent en
abondance, se disposèrent à une vigoureuse résistance, et se
donnèrent pour roi un certain enfant nommé Edgar, qui tirait sa
noble origine du roi Edouard. Aussitôt que le roi Guillaume fut
informé de leurs entreprises et de leurs efforts téméraires, il
rassembla ses escadrons de Normands, et partit aussitôt pour aller
réprimer leur insolence. Les rebelles, se confiant en leur courage
et en leurs forces, sortirent de la ville, et marchèrent aussitôt
contre l’armée du roi. Mais celle-ci les battit complétement; en
sorte qu’ils perdirent un grand nombre d’hommes, et que les autres
furent forcés de se retirer derrière leurs remparts. Les Normands
les poursuivirent sans retard, pénétrèrent dans la ville en même
temps que les fuyards, et la détruisirent presque toute entière
par le fer et le feu, massacrant tous les habitans, depuis
l’enfant jusqu’au vieillard. Les provocateurs de cette révolte
n’échappèrent à la mort qu’en se sauvant sur leurs vaisseaux et
suivant le cours de l’Humber.

[p. 236]
CHAPITRE XLI.

Comment Brian, fils d’Eudes, comte de la petite Bretagne, vainquit
les deux fils du roi Harold et l’armée du roi d’Irlande.

CEPENDANT les deux fils du roi Harold se séparèrent de cette
société, et allèrent, avec beaucoup de serviteurs de leur père,
demander des secours à Dirmet 23, roi d’Irlande. Dans un court
espace de temps, et avec l’assistance de ce roi, ils levèrent dans
ce royaume un corps assez considérable de chevaliers. Ensuite ils
retournèrent au plus tôt en Angleterre avec soixante-six navires,
vers le point qu’ils jugèrent le plus propice à leurs desseins; et
alors, comme les pirates les plus cruels, ils firent tous leurs
efforts pour piller et dévaster tout le pays par le fer et le feu.

Or Brian 24, fils d’Eudes, comte de la petite Bretagne, s’étant
armé, marcha contre eux avec les siens, et leur livra deux combats
en un seul jour. Il leur tua dix-sept cents combattans, parmi
lesquels étaient quelques grands seigneurs, et les autres se
sauvèrent en fuyant, échappèrent comme ils le purent à la mort, en
se retirant sur leurs vaisseaux, et apportèrent un grand deuil
dans toute l’Irlande, en annonçant la perte de leurs amis. Il
n’est même pas douteux que si la nuit n’était venue interrompre
ces combats, tous les Irlandais n’eussent succombé sous la faulx
de la mort.

[p. 237]
CHAPITRE XLII.

Comment le roi Guillaume, parcourant l’Angleterre, fit construire
beaucoup de châteaux pour la défense du royaume.

A la fin les bandits qui s’étaient enfermés à Durham, ayant appris
les malheurs de ceux qu’une semblable démence avait poussés à se
réunir pour de funestes conspirations, audacieux encore au milieu
de leurs désastres, à cause des armes qu’ils possédaient et de la
possibilité de s’enfuir; mais redoutant que le roi n’entreprît
contre eux une expédition, ayant délibéré entre eux, et pris une
résolution digne de leur imprudente témérité, se retirèrent plus
loin vers les places fortes des bords de la mer, où ils
s’occupèrent à amasser des richesses mal acquises, produit de
leurs brigandages de pirates. Le roi, guidé par la sagesse qui
marquait tous les actes de son gouvernement, visita avec une
extrême sollicitude les lieux les moins fortifiés de son royaume,
fit construire de très-forts châteaux dans toutes les positions
convenables pour repousser les incursions des ennemis, et y
établit des chevaliers d’élite, leur donnant toutes sortes de
provisions et une bonne solde. Enfin cette première tempête de
combats et de révoltes s’étant peu à peu apaisée, le roi put
manier avec plus de vigueur les rênes de la monarchie anglaise, et
jouir de sa gloire avec plus de succès.

[p. 238]
CHAPITRE XLIII.

De la mort de Robert Guiscard, duc de Pouille; de sa valeur et de
ses descendans; et comment Roger son neveu devint roi.

EN ce temps mourut Robert Guiscard, enfant de la Normandie, et duc
de Pouille. Robert, ayant pour cause de parenté quitté sa première
femme, dont il avait eu un fils nommé Boémond, épousa la fille
aînée de Waimar, prince de Salerne, qui se nommait Sichelgaite,
par la protection de Gisulfe, frère de la susdite jeune fille, et
qui avait succédé à son père. Gatteclime, sœur cadette de ce
dernier fut mariée à Jordan, prince de Capoue, fils de Richard
l’Ancien et père de Richard-le-Jeune. Ce Jordan avait eu pour
aïeul Ranulfe, qui fut le premier chef des Normands dans la
Pouille, et qui y fonda une ville nommée Averse.

Or, Robert Guiscard eut de sa femme Sichelgaite trois fils et cinq
filles. Celles-ci furent parfaitement bien mariées, tellement que
l’une d’elles s’unit avec l’empereur de Constantinople. Robert
vainquit deux empereurs en une seule bataille, savoir, Alexis,
empereur des Grecs, en Grèce, et Henri, empereur des Romains, en
Italie. Celui-ci fut bien en effet vaincu, puisqu’ayant appris la
grande renommée du duc Robert, et n’osant se fier aux forces des
Saxons et des Allemands, ni même aux murailles de la ville, qui
est la capitale du monde, et ne s’y croyant point en sûreté, il
prit aussitôt la fuite.

[p. 239] Boémond, quoiqu’il eût un grand territoire dans la
Pouille, en partit cependant avec d’autres Normands et avec les
Français, pour aller faire la guerre aux Sarrasins, qui à cette
époque possédaient presque toutes les villes de la Romanie. Ayant
enfin vaincu les Païens et subjugué les villes d’Antioche, de
Jérusalem, et beaucoup d’autres encore, Boémond obtint la
principauté d’Antioche, et ses héritiers la gouvernèrent après
lui, savoir, Boémond, son fils, né de Constance, fille de
Philippe, roi des Français; et après Boémond, Raimond, fils de
Guillaume, comte de Poitiers, et qui avait épousé la fille de
Boémond II.

Le duc Robert Guiscard étant mort, eut pour successeur son fils
premier né de sa seconde femme, nommé Roger, et surnommé Bursa. Ce
Roger étant mort, et ses fils aussi après lui, Roger son cousin
germain, fils de Roger, comte de Sicile, frère de Robert Guiscard,
posséda à lui seul la Pouille et la Sicile. Dans la suite des
temps ce Roger devint roi, de duc qu’il était, par l’effet de la
querelle qui s’éleva entre les deux seigneurs apostoliques, qui
avaient été élus à Rome en même temps, savoir, Innocent II et
Pierre de Léon. Ce dernier accorda au duc Roger l’autorisation de
prendre le diadême royal, parce que le duc s’était prononcé pour
son parti. Ceci arriva vers l’an mil quatre-vingts de
l’Incarnation du Seigneur, et les deux seigneurs apostoliques
vécurent en rivalité pendant près de huit ans.

[p. 240]
CHAPITRE XLIV.

De la mort de Guillaume, roi des Anglais et duc des Normands, et
comment il fut enseveli à Caen.

APRÈS avoir dit ces choses, en anticipant un peu sur l’ordre des
temps, venons-en à raconter la fin des actions de Guillaume, roi
des Anglais et duc des Normands, récit que nous avons un peu
abrégé, prenant grand soin de ne pas ennuyer nos lecteurs. Si
quelqu’un cependant désire connaître ces actes plus en détail,
qu’il lise le livre dans lequel Guillaume de Poitiers, archidiacre
de Lisieux, a rapporté tous ces faits très-longuement et en un
style éloquent: Gui, évêque d’Amiens, a aussi composé sur le même
sujet, et en mètres héroïques, un ouvrage qui n’est point à
dédaigner. Mais pour en finir de tous ces discours, rapportons la
cause de la mort de Guillaume, selon l’opinion de quelques hommes.
A la suite de beaucoup de combats, et après de nombreuses
expéditions heureusement accomplies, tant en Normandie qu’en
Angleterre, dans la petite Bretagne et même dans le pays du Mans,
le roi victorieux assiégeait une certaine place nommée Mantes, et
appartenant en propre à Philippe, roi des Français, lequel à cette
époque soutenait le parti du duc Robert, qui faisait la guerre à
son père. Or, le motif de ces dissensions était que le roi
Guillaume ne permettait pas à son fils Robert d’agir selon sa
volonté dans le duché de Normandie, quoiqu’il l’eût cependant [p.
241] institua pour son héritier après lui. Le roi Guillaume ayant
donc donné assaut à la ville de Mantes, et l’ayant livrée aux
flammes vengeresses, en rapporte que, fatigué par le poids de ses
armes et par les cris qu’il avait poussés pour animer le courage
des siens, il prit une inflammation dans les intestins, et fut en
effet assez gravement malade. Quoiqu’il ait vécu quelque temps
encore, il ne recouvra plus dès lors sa bonne santé précédente.
Enfin ayant mis ordre à toutes ses affaires, et laissé son royaume
d’Angleterre à son fils Guillaume, il sortit de ce monde, en
Normandie et à Rouen, le 10 septembre. Son corps fut transporté à
Caen, comme il l’avait ordonné, et enseveli royalement devant le
grand autel, dans l’église de Saint-Etienne qu’il avait lui-même
bâtie en entier. Henri fut seul de ses fils qui suivit ses
obsèques, et le seul digne de recueillir l’héritage de son père,
dont ses frères, après la mort de celui-ci, ne possédèrent que des
portions.
Or, le roi Guillaume mourut âgé de près de soixante ans, dans la
cinquante-deuxième année de son gouvernement comme duc de
Normandie, dans la vingt-deuxième année de sa royauté en
Angleterre, l’an mil quatre-vingt-sept de l’Incarnation du
Seigneur, régnant ce même seigneur, notre Jésus-Christ, dans
l’unité du Père Eternel et du Saint-Esprit, aux siècles des
siècles. Amen!


[p. 242]

LIVRE HUITIÈME.

DE HENRI Ier, ROI DES ANGLAIS ET DUC DES NORMANDS.
CHAPITRE PREMIER.

Préface à l’Histoire des faits et gestes du roi Henri, dans
laquelle il est montré, en peu de mots, meilleur que ses frères.

PUISQUE nous avons rapporté dans le livre précédent les
faits et gestes de Guillaume, roi des Anglais et duc des Normands,
il ne paraîtra pas inconvenant que ce livre (le septième de
l’Histoire des ducs de Normandie 25) présente, pour l’instruction
des siècles à venir, et surtout pour inviter nos descendans à
imiter de tels exemples, la vie, la conduite et en grande partie
les gestes du très-noble roi Henri, fils du susdit Guillaume. Ce
n’est pas sans de justes motifs que ce nombre sept est échu en
partage à cet homme qui, par l’élévation de son ame et la valeur
de son bras, a jeté un grand éclat sur le nombre ternaire et
quaternaire. Remarquons en outre que ce même roi, dont nous
entreprenons d’écrire l’histoire, se trouve au septième rang dans
la généalogie des ducs de Normandie, si l’on commence à compter au
duc Rollon [p. 243] qui fut la souche de cette race. Cependant,
pour ne pas interrompre le cours de cette histoire, il convient
que nous disions quelque chose, en peu de mots, des deux frères de
Henri, Guillaume, roi des Anglais, et Robert, duc des Normands,
auxquels il succéda lui seul, surtout parce que cela est
nécessaire pour faire ressortir le sujet que nous avons entrepris.
De même, en effet, que les peintres ont coutume de répandre
d’abord une couleur de fer pour faire mieux briller le rouge
qu’ils mettent par dessus, de même peut-être, si l’on compare les
frères dont je viens de parler à leur frère Henri, celui-ci
ressortira avec plus d’éclat par l’effet de cette comparaison. Il
sera facile de prouver ceci en peu de paroles. Dans l’un des deux
frères, je veux dire Guillaume, on vantait sa munificence envers
les hommes du siècle; mais on se plaignait beaucoup de ce qu’il
négligeait les choses de la religion. Quant à Robert, la renommée
le célébrait avec justice pour les choses de guerre; mais elle
disait aussi, et ne mentait point, qu’il était moins bon pour la
sagesse du conseil et le gouvernement du duché. Henri, au
contraire, réunissant en lui seul les honorables qualités que l’on
remarquait en chacun de ses deux autres frères, se montrait en
outre, pour celles qui leur manquaient, comme nous venons de dire,
supérieur, non seulement à eux, mais de plus à tous les autres
princes de son temps. Et comme ce que nous disons ici sera
pleinement prouvé en sa place, afin de ne pas faire de digression
au commencement même de notre récit, nous allons reprendre notre
histoire au point où nous l’avons laissée.

[p. 244]
CHAPITRE II.

Comment après la mort du roi Guillaume, Guillaume, frère de Henri,
passa en Angleterre, et y fut fait roi, et Robert acquit le duché
de Normandie; et comment ce même Robert donna et retira ensuite à
Henri le comté de Coutances.

LE roi des Anglais, Guillaume, étant donc délivré du soin des
affaires de ce monde, Guillaume son fils s’embarqua le plus tôt
qu’il put au port de Touche, passa la mer, fut accueilli par les
Anglais et les Français, et reçut l’onction royale à Londres, dans
Westminster, de Lanfranc, archevêque de Cantorbéry, assisté de ses
suffragans. Robert son frère avait quitté la Normandie avant la
mort de son père, s’indignant que celui-ci ne lui permît pas de
gouverner selon sa volonté le comté de Normandie et celui du
Maine. Car il avait été depuis long-temps désigné héritier du
premier de ces comtés; et, quant au second, il en sollicitait le
gouvernement du vivant même de son père, sur le fondement que
Marguerite, fille de Herbert, autrefois comte du Mans, avait été
fiancée avec lui, quoiqu’elle fût morte bientôt après à Fécamp,
comme vierge consacrée au Christ, et avant que les noces eussent
été célébrées. Robert donc habitait dans le pays de Ponthieu, à
Abbeville, avec des jeunes gens ses semblables, c’est-à-dire des
fils des seigneurs de Normandie, qui le servaient en apparence
comme leur futur seigneur, mais qui dans le fait étaient surtout
poussés vers lui par l’attrait de la nouveauté. [p. 245] Dans le
même temps Robert dévastait sans cesse le duché de Normandie, et
surtout les frontières, par ses excursions et ses rapines;
lorsqu’il apprit la nouvelle de la mort de son père, il se rendit
tout de suite à Rouen, et prit possession de celte ville et de
tout le duché sans aucune opposition. Et comme ses fidèles
l’engageaient à aller au plus tôt conquérir par les armes le
royaume d’Angleterre, que son frère lui enlevait, Robert leur
répondit, à ce qu’on rapporte, avec sa simplicité accoutumée, et,
s’il est permis de le dire, trop voisine de l’imprudence: « Par
les anges de Dieu, quand même je serais à Alexandrie, les Anglais
m’attendraient, et se garderaient d’oser se donner un roi avant
mon arrivée. Mon frère Guillaume lui-même, que vous dites avoir eu
cette audace, n’exposerait pas sa tête à toucher sans ma
permission à cette couronne. » Il disait tout cela dans le premier
moment; mais lorsqu’il eut appris en détail ce qui s’était passé,
il ne s’éleva pas la moindre querelle entre lui et son frère
Guillaume.

Or Henri, leur frère, demeura en Normandie auprès du duc Robert.
Le roi Guillaume avait donné en mourant à son fils Henri cinq
mille livres de monnaie d’Angleterre. Robert son frère lui donna
en outre le comté de Coutances, ou, comme disent d’autres
personnes, le lui engagea. Mais Henri n’en jouit pas longtemps;
car Robert ayant trouvé quelques mauvais prétextes, qui lui furent
suggérés par des hommes méchans, fit arrêter Henri à Rouen, au
moment où il ne s’y attendait nullement, et lui enleva indignement
ce qu’il lui avait donné.

[p. 246]
CHAPITRE III.

De l’accord qui fut conclu entre Guillaume, roi des Anglais, et
Robert, duc de Normandie, son frère; et comment ils assiégèrent
leur frère Henri dans le mont Saint-Michel.

APRÈS cela, et peu de temps s’étant écoulé, Guillaume, roi des
Anglais, et Robert, duc de Normandie, firent la paix entre eux, et
cependant bien peu auparavant Robert eût pu très-facilement
s’emparer du royaume d’Angleterre, s’il eût été moins timide. En
effet Eustache, comte de Boulogne, et l’évêque de Bayeux, et le
comte de Mortain, ses oncles paternels, ainsi que d’autres
seigneurs de Normandie, passèrent la mer avec une nombreuse suite
de chevaliers, s’emparèrent de Rochester et de quelques autres
châteaux dans le comté de Kent, et les gardèrent au nom de Robert.
Mais tandis qu’ils attendaient le duc Robert lui-même, qui pendant
ce temps s’occupait à se divertir en Normandie, beaucoup plus
qu’il ne convenait à un homme, ils furent assiégés par le roi
Guillaume, sans recevoir aucun secours de celui pour les intérêts
duquel ils s’étaient exposés à de si grands dangers; et forcés de
sortir honteusement des forteresses qu’ils occupaient, ils
retournèrent chez eux. Enfin, comme nous l’avons déjà dit, il fut
conclu tant bien que mal, à Caen, un accord entre les deux frères,
par l’intermédiaire de Philippe, roi des Français, qui avait
marché au secours du duc contre le roi Guillaume, résidant alors
dans [p. 247] le château d’Eu, et entouré d’une immense armée
d’Anglais et de Normands; mais ce traité, en ce qui regardait le
duc Robert, fut pour lui aussi déshonorant que préjudiciable: car
le roi Guillaume retint sans dédommagement tout ce dont il s’était
emparé en Normandie par l’infidélité des hommes du duc, qui lui
avaient livré les forteresses que le duc avait données à garder à
ses chevaliers, afin qu’ils pussent faire la guerre au roi. Les
forteresses que le roi Guillaume occupa de cette manière étaient
Fécamp et le château d’Eu, que, Guillaume, comte d’Eu, lui avait
livré aussi bien que tous les autres châteaux. Etienne, comte
d’Aumale, fils d’Eudes, comte de Champagne, et neveu de Guillaume
l’Ancien, roi des Anglais, en tant que fils de sa sœur, en fit
autant, de même que plusieurs autres seigneurs qui habitaient au
delà de la Seine.

Cependant au lieu de protéger, comme ils l’auraient dû, leur frère
Henri, au lieu de prendre soin de lui, afin qu’il pût vivre
honorablement comme leur frère et comme un fils de roi, Guillaume
et Robert unirent leurs efforts pour l’expulser de toutes les
terres de leur père. Ce fut ainsi qu’une certaine fois ils
allèrent l’assiéger sur le Mont-Saint-Michel. Mais après qu’ils y
eurent travaillé long-temps et sans succès, ils en vinrent enfin à
se quereller entre eux, et le comte Henri sortit et alla s’emparer
d’un château très-fort, nommé Domfront, par l’adresse d’un certain
habitant du pays, lequel, noble et riche, n’avait pu supporter
plus long-temps les vexations que lui faisait endurer, aussi bien
qu’à tous ses autres voisins, Robert de Bellême, homme orgueilleux
et méchant, qui [p. 248] possédait ce château à cette époque. Dès
ce moment Henri le garda avec tant de soin qu’il en demeura maître
jusqu’à la fin de sa vie. Vers le même temps, Jean, archevêque de
Rouen, étant mort, Guillaume, abbé de Saint-Etienne de Caen, lui
succéda.

CHAPITRE IV.

Comment le roi Guillaume étant retourné en Angleterre, Henri se
remit en possession du comté de Coutances.

OR le roi Guillaume étant retourné en Angleterre, Henri se hâta,
du consentement du roi son frère et avec les secours de Richard de
Revers et de Roger de Magneville, de reprendre possession en
majeure partie du comté de Coutances, qui auparavant lui avait été
frauduleusement enlevé. Et comme dans cette affaire, ainsi que
dans toutes les occasions où il en avait eu besoin, Hugues, comte
de Chester, lui était demeuré fidèle, Henri lui fit concession
intégrale du château que l’on appelait de Saint-Jacques où ce même
comte n’avait à cette époque d’autre droit que celui de garder la
citadelle. Le roi des Anglais, Guillaume l’Ancien, avait fondé ce
château, sur les confins de la Normandie et de la Petite-Bretagne,
avant son expédition en Angleterre, à l’époque où il conduisit une
armée contre Conan, comte de Bretagne et fils d’Alain son cousin,
qui ne voulait pas se soumettre à lui. Et afin que les brigands
affamés de la Bretagne ne fissent plus de mal, par leurs
excursions [p. 249] dévastatrices, aux églises désarmées, ou au
petit peuple de son territoire, et pour les mieux repousser, le
roi Guillaume, après avoir fondé ce château, l’avait donné à
Richard, gouverneur d’Avranches, père du susdit comte Hugues.

CHAPITRE V.

Comment les gens du Maine, voyant le duc Robert retenu en
Normandie par toutes sortes de difficultés, prirent pour comte
Hélie, fils de Jean de La Flèche.

CEPENDANT les gens du Maine, voyant le duc Robert retenu en
Normandie par toutes sortes de troubles, tinrent conseil avec
Hélie, fils de Jean de La Flèche, homme rempli de vigueur et
d’habileté et le plus puissant de la province, et résolurent que
celui-ci épouserait la fille d’un certain comte de Lombardie,
petite-fille de Herbert, ancien comte du Mans, par sa fille aînée,
espérant par ce moyen pouvoir secouer le joug des ducs de
Normandie. Ils n’eurent pas besoin de grands efforts pour
persuader au jeune homme d’entrer dans leurs vues, car déjà et
depuis long-temps celui-ci avait prévenu leur invitation par ses
vœux, en sorte qu’il ne mit aucun retard à réaliser leurs
espérances et leurs projets. Ni lui ni ses conseillers ne se
laissèrent détourner de cette tentative de rébellion, par la
pensée que dans les temps anciens le pays du Maine avait été
soumis aux ducs de Normandie, ni par ce souvenir plus récent que
de notre temps le [p. 250] très-noble duc de Normandie, Guillaume,
devenu plus tard heureux conquérant de l’Angleterre, avait délivré
les gens du Maine de la tyrannie de Geoffroi Martel l’Ancien, et
les couvrant de ses ailes protectrices, tant qu’il vécut, les
avait gouvernés comme ses propres sujets, et laissés à gouverner à
ses successeurs, au moment de sa mort; d’où il résulta qu’en
effet, peu de temps après la mort de ce roi, le duc Robert, dans
les premiers momens où il prit possession de son duché, conduisit
une armée de Normands contre les gens du Maine, qui avaient voulu
tenter audacieusement une première rébellion, et les comprima sur
leur propre territoire.

CHAPITRE VI.

Comment Anselme, abbé du Bec, ayant été promu à l’archevêché de
Cantorbéry, Guillaume, moine du même lieu, lui succéda.

DANS le même temps, Anselme, abbé du Bec, ayant été appelé à
l’archevêché de Cantorbéry, eut pour successeur dans le
gouvernement de cette abbaye, Guillaume de Beaumont, homme
recommandable par ses sentimens religieux, et moine dans le même
monastère. Deux ans après, le pape Urbain étant venu dans les
Gaules, assembla un concile dans la ville d’Auvergne, autrement
nommée Clermont, pour y traiter des affaires de l’Eglise. Entre
autres sages dispositions qu’il prit dans cette assemblée, le pape
exhorta tous les fidèles, tant présens qu’absens, à faire le
voyage de Jérusalem, pour obtenir la rémission [p. 251] de leurs
péchés, et pour délivrer les lieux saints de la domination des
Païens, qui les occupaient alors et les souillaient de leur
présence.

CHAPITRE VII.

Comment Robert, duc de Normandie, ayant engagé son duché à
Guillaume, roi des Anglais, son frère, partit pour Jérusalem.

AINSI donc, l’année suivante, échauffés par ces divines
exhortations, presque tous les chevaliers des pays occidentaux,
tant ceux qu’illustrait une grande valeur que les autres plus
obscurs, entreprirent le saint pèlerinage. Embrasé du même desir,
Robert, duc de Normandie, envoya un exprès à son frère Guillaume,
roi des Anglais, l’invitant à venir en toute hâte en Normandie,
pour recevoir de lui son duché, le tenir en ses mains pendant son
absence, et lui fournir sur les trésors des Anglais ce dont il
aurait besoin, lui et les siens, pour soulager son indigence
pendant l’expédition. Le roi Guillaume, tout réjoui de ce message,
passa aussitôt en Normandie, et prêta au duc Robert dix mille
marcs d’argent, sous la condition que, tant que le susdit duc
demeurerait en pélerinage, lui-même tiendrait le duché de
Normandie comme gage de son prêt, et qu’il le rendrait au duc
lorsqu’après son retour celui-ci lui aurait remboursé l’argent
qu’il lui avançait. Les choses ainsi convenues, le comte Henri se
rendit vers le roi Guillaume et demeura tout-à-fait avec lui, et
le roi lui concéda [p. 252] entièrement le comté de Coutances et
celui de Bayeux, et en outre la ville de Bayeux et la citadelle de
Caen. En ce même temps le roi Guillaume fit construire un certain
château, nommé Gisors, sur les confins de la Normandie et de la
France, et son frère Henri, qui lui succéda plus tard par la
volonté de Dieu, rendit ce château inexpugnable, en le faisant
entourer de murailles et en y construisant des tours élevées.

CHAPITRE VIII.

De la valeur que Guillaume déploya pour les intérêts de son
royaume; et comment il persécuta l’église de Dieu et ses
serviteurs.

NOUS pourrions rapporter dans ces annales, au sujet de ce roi
Guillaume, qu’ayant deux fois conduit une armée sur leur propre
territoire, il vainquit deux fois les gens du pays de Galles, qui
s’étaient révoltés contre lui, et qu’une autre fois, marchant avec
son armée à la rencontre de Malcolm, roi des Ecossais, qui avait
conduit une armée en Angleterre, il le força à accepter les
conditions qu’il voulut lui imposer. Voici encore un autre fait.
Le roi Guillaume apprit qu’Hélie, comte du Mans, assisté de
Foulques, comte d’Anjou, assiégeait ses hommes dans la ville même
du Mans. (Hélie avait auparavant enlevé cette ville aux hommes du
roi, mais les citoyens l’avaient rendue au roi, et c’est pourquoi
Hélie était venu l’assiéger de nouveau.) Le roi Guillaume donc,
ayant appris celle nouvelle pendant qu’il était en Angleterre,
appela [p. 253] ceux de ses chevaliers qui se trouvaient en ce
moment auprès de lui, donna ordre que ceux qui étaient absens
eussent à partir à sa suite, et se rendant vers la mer pour passer
en Normandie, il trouva, les vents contraires, et cependant il se
lança sur les eaux, malgré les vents, disant qu’il n’avait jamais
entendu dire qu’un roi eût péri par un naufrage. Ayant donc
traversé la mer, pour ainsi dire en dépit des élémens, le seul
bruit de son arrivée mit en fuite les comtes ci-dessus nommés, et
leur fit lever le siége.

Je pourrais, dis-je, rapporter sur ce roi, et en toute vérité, ces
faits et d’autres semblables encore, si je ne jugeais convenable,
pour donner une suite régulière à cette histoire, de dire encore
quelques mots des actes par lesquels ce roi persécuta grandement
un grand nombre des serviteurs de Dieu et de la sainte Eglise,
actes pour lesquels il fit une pénitence tardive et même
infructueuse, du moins selon l’opinion de beaucoup d’hommes sages.
D’ailleurs je suis pressé d’en venir à raconter avec plus de
détail la vie de Henri, de mémoire divine, son frère et son
successeur, qui, protégeant les hommes religieux et l’Eglise de
Dieu, et leur prêtant son assistance, se fit infiniment vénérer.

Tandis que ce même Guillaume gouvernait le royaume d’Angleterre,
Morel, neveu de Robert de Mowbray, comte de Northumberland, tua
sur le territoire d’Angleterre le susdit roi des Ecossais,
Malcolm, et son fils aîné, qui avaient fait une invasion dans le
royaume, et détruisit la plus grande partie de leur armée. Or ce
Robert, ayant voulu tenter de s’emparer, contre le gré de son
seigneur, de [p. 254] certaines forteresses royales situées dans
le voisinage de son comté, fut pris par les chevaliers du roi
Guillaume, et par ses ordres retenu très-long-temps dans les fers;
puis, sous le règne du roi Henri, il mourut dans la même prison.
Beaucoup de gens ont dit qu’il avait été ainsi maltraité par une
juste punition, pour avoir traîtreusement mis à mort le roi
d’Ecosse, père de la très-noble Mathilde, qui fut dans la suite
reine des Anglais. Or les terres qu’il possédait en Normandie et
la plus grande partie de son comté, Henri, devenu roi, les donna à
Nigel d’Aubigny, homme illustre et vaillant. Nigel épousa ensuite
Gundrède, fille de Giraud de Gournay, et en eut un fils nommé
Roger de Mowbray, qui étant encore enfant succéda à son père,
lequel se fit moine dans l’abbaye du Bec, et donna à son fils de
grandes propriétés en Angleterre. De même ce Giraud, sur la
demande de son père, Hugues de Gournay, qui était aussi moine au
Bec, donna beaucoup de choses à la même église, et partant ensuite
pour Jérusalem avec sa femme Edith, sœur de Guillaume, comte de
Warenne, il mourut en chemin. Sa femme revint ensuite, et se maria
avec Drogon de Mouchy, qui eut d’elle un fils nommé Drogon. Le
susdit Giraud eut pour successeur son fils nommé Hugues, qui se
maria avec la sœur de Raoul de Péronne, comte de Vermandois, et en
eut un fils nommé Hugues. Ayant dit brièvement ces choses, pour
faire mention des amis et des bienfaiteurs du monastère du Bec, je
reprends maintenant la suite de mon récit.

[p. 255]
CHAPITRE IX.

De la mort du roi Guillaume dans la Forêt-Neuve. — Comment
Richard, son frère, était mort auparavant en ce même lieu; et de
ce qui causa leur mort, selon l’opinion du peuple.

AINSI donc, comme nous l’avons dit plus haut, le duc Robert de
Normandie étant parti pour Jérusalem, en l’année 1096 de
l’Incarnation du Seigneur, et ayant engagé son duché de Normandie
à Guillaume son frère, roi des Anglais, il arriva, quelque temps
après, que ce même roi étant allé un certain jour à la chasse dans
la Forêt-Neuve, fut percé au cœur, le 2 août, par une flèche
lancée imprudemment par un de ses familiers, et mourut l’an 1100
de l’Incarnation du Seigneur, et la treizième année de son règne.
Du vivant de leur père, Richard, frère de Guillaume, étant allé de
même chasser dans cette forêt, s’était heurté contre un arbre
qu’il n’avait pas su éviter, en était tombé malade, et était mort
des suites de ce coup. Or il y avait beaucoup de gens qui dirent
que les fils du premier roi Guillaume avaient péri dans cette
forêt par le jugement de Dieu, et par la raison que le roi
Guillaume avait détruit beaucoup de fermes et d’églises tout
autour de cette forêt afin de l’agrandir.

[p. 256]
CHAPITRE X.

Comment Henri son frère, lui succéda, et prit pour femme Mathilde
fille du roi d’Ecosse.

LE roi Guillaume étant mort, comme nous l’avons rapporté, son
frère Henri fit aussitôt transporter son corps à Winchester, et le
fit ensevelir en ce lieu dans l’église de Saint-Pierre, en face du
grand autel. Après cette cérémonie, il revint à Londres, et, du
consentement de tous les Français et Anglais, quatre jours après
la mort de son frère, il reçut le diadême royal à Winchester. Un
grand nombre d’hommes se réjouirent d’avoir enfin obtenu un roi
fils d’un roi et d’une reine, et de plus né et élevé en
Angleterre. Afin de vivre royalement, le roi épousa, cette même
année, la vénérable Mathilde, fille de Malcolm, roi d’Ecosse, et
de Marguerite. Un livre, qui a été écrit sur la vie des deux
reines Marguerite et Mathilde, fait voir dans tout son éclat
combien elles ont été saintes et sages, tant de la sagesse du
siècle que de la sagesse spirituelle. N’oublions pas non plus de
dire qu’Anselme, de sainte mémoire, archevêque de Cantorbéry,
célébra à Westminster, le jour de la Fête de Saint Martin, le
mariage de la reine Mathilde avec le très-noble roi Henri, et
qu’elle fut, le même jour, décorée du diadême royal. Or le roi
Henri fut un homme doué de grandes qualités, ami de la justice, de
la paix et de la religion, ardent à punir les méchans et les
voleurs, [p. 257] très-heureux en triomphant de ses ennemis, non
seulement des princes et des comtes les plus fameux, mais aussi
des rois les plus renommés.

CHAPITRE XI.

Que le roi eut de la reine Mathilde un fils nommé Guillaume, et
une fille qui dans la suite des temps fut mariée à Henri, empereur
des Romains.

OR Henri eut de la seconde Mathilde, reine des Anglais, sa femme,
un fils nommé Guillaume, et une fille qui représentait sa mère,
par son nom autant que par ses vertus. Henri, cinquième comme roi
des Allemands, et quatrième comme empereur des Romains, demanda
cette jeune fille en mariage, lorsqu’il avait à peine cinq ans.
L’ayant obtenue, il envoya des députés illustres, évêques et
comtes, qui la conduisirent dans son royaume, à la très-grande
joie de ses père et mère, et l’ayant solennellement reçue, à la
Pâque suivante, il se fiança avec elle à Utrecht. Après les
fiançailles, et le jour de fête de saint Jacques, l’archevêque de
Cologne la sacra comme reine à Mayence, assisté des autres évêques
ses collègues, et de l’archevêque de Trèves, qui, durant la
cérémonie, la tint respectueusement dans ses bras. Lorsqu’elle fut
ainsi sacrée, l’empereur la fit élever avec grand soin jusqu’à
l’âge où elle pourrait se marier, afin qu’elle apprît la langue et
se format aux usages du pays des Teutons. Dans la suite de [p.
258] cette histoire, nous aurons occasion de parler plus amplement
de cette très-noble impératrice.

Or le susdit Guillaume, fils du roi Henri, qui était né après sa
sœur l’impératrice Mathilde, mais que nous avons nommé avant elle,
par égard pour le sexe masculin, étant parvenu à l’âge de jeune
homme, mourut d’une mort prématurée. Comme il passait de Normandie
en Angleterre, son vaisseau se brisa sur un rocher, entre Barfleur
et Winchester, en un passage dangereux que les habitans appellent
Cataras, le ras de Catte 26, et le prince se noya dans la mer,
avec beaucoup de grands de son père. Ce fut le seul événement qui
obscurcit quelque peu la bonne fortune de cet excellent roi; dans
toutes les autres circonstances, il fut toujours infiniment
favorisé par elle. Ayant dit ces choses un peu par anticipation,
reprenons maintenant la suite de notre récit.

CHAPITRE XII.

Comment le duc Robert, de retour de Jérusalem, passa en Angleterre
pour enlever à son frère son royaume; et comment ils se
réconcilièrent.

OR il ne s’était pas écoulé un long temps depuis que Henri avait
pris le gouvernement du royaume des Anglais, lorsque son frère
Robert revint de Jérusalem, et reprit possession du duché de
Normandie qu’il avait engagé à son frère Guillaume sans payer [p.
259] aucune somme d’argent. Et cependant il avait à lui la somme
même qu’il avait reçue de son frère, afin de pouvoir la rendre,
s’il était nécessaire et si on la lui redemandait. Mais ayant
appris que Henri son frère était devenu roi des Anglais, il
s’indigna vivement contre lui, et le menaça beaucoup, à raison de
l’audace qu’il avait eue de s’emparer de ce royaume. Il fit donc
tous les préparatifs nécessaires pour son embarquement, et dès que
tout fut prêt, il passa en Angleterre. Or le roi Henri, qui
mettait toute sa confiance en Dieu, assembla aussitôt une grande
armée d’Anglais, et marcha à la rencontre de Robert, se préparant
à l’expulser du royaume d’Angleterre, lui et tous ceux qui étaient
venus avec lui. Et, sans aucun doute, il y eût réussi, avec l’aide
de Dieu, si son frère n’eût fait la paix avec lui, sous la
condition que le roi lui donnerait, tous les ans et à jamais,
quatre mille marcs d’argent. Toutefois le comte fit ensuite remise
de cette même somme à la reine Mathilde, épouse de son frère. La
bonne intelligence étant ainsi rétablie entre eux, le comte Robert
demeura quelque temps en Angleterre, et après qu’il y eut séjourné
autant que cela lui convint, il retourna en Normandie.

[p. 260]
CHAPITRE XIII.

Comment, ce marché ayant été rompu, Henri fit Robert prisonnier à
la bataille de Tinchebray, et de ce moment jusqu’à sa mort
gouverna sagement le royaume d’Angleterre et le duché de
Normandie.

MAIS cette paix ne dura pas long-temps entre les deux frères; car
le comte Robert, se confiant plus qu’il n’était juste à ceux qui
aimaient mieux les voir désunis qu’en bonne intelligence, commença
à chercher des prétextes, et à provoquer son frère à une rupture.
Or le roi Henri ne put supporter plus longtemps ces attaques; il
était surtout extrêmement indigné de voir que son frère eût
dissipé, comme il avait fait, l’héritage de son père, savoir, le
duché de Normandie; de telle sorte qu’il ne lui restait plus rien
en propre, si ce n’est la ville de Rouen, qu’il eût peut-être
aussi donnée comme tout le reste, si les habitans le lui eussent
permis. Indigné, dis-je, de ces choses, le roi Henri passa la mer
en toute hâte, et, ayant en peu de temps levé une armée assez
considérable, il alla assiéger la ville de Bayeux, s’en rendit
maître promptement, et la détruisit presque entièrement. Il
s’empara ensuite de Caen. Peu de temps après, comme il assiégeait
un certain château du comte de Mortain, que l’on appelle
Tinchebray, et faisait tous ses efforts pour le prendre, le comte
Robert son frère, le comte de Mortain, et beaucoup d’autres
chevaliers, espérant se venger du roi Henri, et le [p. 261]
chasser entièrement du pays, se précipitèrent sur lui avec une
grande impétuosité. Mais frappés par le jugement de Dieu, les deux
comtes furent faits prisonniers, ainsi que beaucoup d’autres des
leurs, par les hommes du roi Henri, et conduits en présence de
celui-ci. Ainsi Dieu donna au roi, qui le craignait, une victoire
non ensanglantée, comme il l’avait jadis donnée à l’empereur
Théodose, son serviteur. Dans ce combat, le roi ne perdit aucun
des siens et, dans l’armée de ses adversaires, il y eut tout au
plus soixante hommes tués. La lutte ainsi terminée, et la paix
enfin rendue à cette malheureuse province, que les folies du comte
avaient presque entièrement détruite, le roi Henri fit passer sous
sa domination toute la Normandie, et tous les châteaux du comte de
Mortain. Tout le pays ayant ainsi recouvré le repos, le roi
retourna en Angleterre, emmenant avec lui le comte Robert, son
frère, le comte de Mortain, et quelques autres qu’il lui plut de
choisir, et les retint sous libre garde jusqu’à la fin de leur
vie. Cette bataille livrée à Tinchebray, entre Henri, roi des
Anglais, et Robert son frère, duc des Normands, eut lieu l’an de
l’Incarnation du Seigneur 1106, le 27 septembre.

Or cette même année, au mois de février, il avait apparu une
comète, terrible pour les rois et les ducs, et annonçant des
changemens d’empire. Le comte Robert avait gouverné le duché de
Normandie durant dix-neuf ans, non compris le temps qu’il avait
passé à son pèlerinage de Jérusalem. Robert fut un très vaillant
chevalier et fit de très-nobles exploits, surtout lorsque les
villes d’Antioche et de Jérusalem furent prises par les Chrétiens
sur les Sarrasins. Mais il [p. 262] réussit moins bien au
gouvernement de son duché, par suite de sa simplicité et de la
facilité avec laquelle il prêtait l’oreille aux conseils des
hommes légers.

CHAPITRE XIV.

De Sibylle, épouse du duc Robert, et de Guillaume son fils; et
comment celui-ci devint comte de Flandre.

EN revenant de son voyage à Jérusalem, le duc Robert épousa
Sibylle, sœur de Guillaume, comte de Conversano. Il en eut un fils
nommé Guillaume. La comtesse Sibylle était belle de figure,
honorable par sa conduite, douée de sagesse; et quelquefois, en
l’absence du duc, elle dirigea elle-même les affaires tant
publiques que particulières de la province, mieux que n’eût fait
le duc, s’il eût été présent. Mais elle ne vécut que peu de temps
en Normandie, et fut poursuivie par la haine et l’esprit de
faction de quelques dames nobles. Or son fils Guillaume, fils du
duc Robert devint, dans la suite des temps, comte de Flandre, et
nous allons dire en peu de mots comment cela arriva.

Comme donc Guillaume, déjà jeune homme de beaucoup de valeur,
était exilé en France, tandis que son père était, comme nous
l’avons dit, retenu dans les fers par le roi Henri, il arriva que
quelques traîtres assassinèrent Charles, comte de Flandre, au
moment où il était à l’église, assistant à la célébration des
saints mystères. Ayant appris cette nouvelle, la [p. 263] reine
des Français, épouse du roi Louis, donna au susdit Guillaume sa
sœur en mariage, et obtint de son mari de faire reconnaître
Guillaume comte de Flandre; car Charles était mort sans laisser de
fils, et de plus Guillaume était assez proche parent des comtes de
Flandre, puisque Mathilde, reine des Anglais et son aïeule, était
elle-même fille de Baudouin-le-Barbu, comte de Flandre 27. Or ce
Baudouin avait eu deux fils, Baudouin et Robert, qui tous deux se
marièrent du vivant de leur père. Baudouin, le fils aîné, prit
pour femme la comtesse du Hainaut, dont il eut deux fils, Arnoul
et Baudouin. Robert son frère se maria avec la veuve de Florent,
comte de Frise, lequel n’avait eu de celle-ci qu’une seule fille.
Robert, voulant l’éloigner de l’héritage de son père, la donna en
mariage à Philippe, roi des Français, et demeura ainsi en
possession du comté de Frise et de la mère de la jeune fille:
c’est ce qui le fit surnommer le Frison.

Baudouin, comte du Hainaut, mourut avant la mort de Baudouin son
père, et eut pour successeur Arnoul son fils aîné. Enfin,
Baudouin, comte de Flandre, étant mort, Arnoul, comte de Hainaut,
eût dû lui succéder, comme étant son petit-fils et fils de son
fils aîné, et il tenta en effet de se mettre en possession de son
héritage. Philippe, roi des Français, vint à son secours;
Mathilde, reine des Anglais, sa tante paternelle, lui envoya
Guillaume fils d’Osbern, avec un corps de chevaliers bien armés;
mais Robert le Frison, aussi oncle d’Arnoul, ayant réuni à ses
forces une armée de Henri, empereur des Romains et des [p. 264]
Allemands, attaqua à l’improviste les alliés, le jour du dimanche
de la Septuagésime, mit en fuite Philippe, roi des Français, tua
dans le combat Arnoul son neveu et Guillaume fils d’Osbern, comte
de Hertford, et par suite de cette victoire Robert demeura jusqu’à
sa mort en possession du comté de Flandre.

CHAPITRE XV.

De Guillaume, comte de Hertford, et de ses successeurs.

OR ce Guillaume, comte de Hertford, dont je viens de parier, fut
un homme honorable et vaillant, et parent des ducs de Normandie,
non seulement du côté de son père, mais aussi par sa mère. En
effet, Osbern, son père, était fils de Herfast, frère de la
comtesse Gunnor, épouse de Richard I, duc de Normandie, et sa mère
était fille de Raoul, comte d’Ivry, lequel était frère utérin du
duc Richard, ci-dessus nommé. Ce même Guillaume épousa Adélise,
fille de Roger du Ternois, et en eut deux fils, Guillaume de
Breteuil, qui, après la mort de son père, eut toutes les terres
que celui-ci possédait en Normandie, et Roger, à qui le comté de
Hertford échut en partage, lors de la distribution des terres.
Guillaume eut en outre deux filles, dont l’une nommée Emma fut
mariée à Raoul de Gael 28, né Breton, qui devint comte de Norwich.
Mais comme ce Raoul tenta quelque temps de se maintenir dans la
forteresse de Norwich, au [p. 265] mépris de sa fidélité envers le
roi Guillaume l’Ancien, il fut chassé et banni du royaume
d’Angleterre, et se rendit à Jérusalem avec son épouse, laissant
une fille nommée Itte, qui, dans la suite des temps, fut mariée à
Robert, comte de Leicester, fils de Robert, comte de Meulan. D’où
il résulta que, après la mort de Guillaume de Breteuil, oncle de
sa femme, ce comte Robert de Leicester finit par avoir Lire, Glot,
Breteuil et la plus grande portion des terres que Guillaume fils
d’Osbern, aïeul de sa femme, avait possédées en Normandie. Robert,
comte de Leicester, eut de sa femme un fils et plusieurs filles.

Guillaume, fils d’Osbern, ayant été tué comme nous l’avons
rapporté, Guillaume de Breteuil son fils, qui lui avait succédé,
commença à réclamer le château d’Ivry, qui avait appartenu au
comte Raoul, père de son aïeule. Or à cette époque Robert, duc de
Normandie, avait ce château dans ses domaines, de même que son
père, le roi Guillaume, l’avait possédé durant toute sa vie. La
comtesse Alberède, épouse du comte Robert, avait entrepris de
faire construire, au sommet de la montagne qui dominait le
château, une tour extrêmement forte, et qui subsiste encore
aujourd’hui; et Robert, comte de Meulan, avait la garde de cette
tour, et remplissait dans le château les fonctions de vicomte. Ce
dernier obtint, avec son adresse accoutumée, que ledit château fût
rendu à Guillaume de Breteuil, sous la condition cependant que
lui-même, en remplacement des droits qu’il avait sur le susdit
château, recevrait à perpétuité de la munificence du duc Robert le
château de Brionne, voisin de ses terres. Ce château était depuis
fort long-temps [p. 266] l’une des résidences particulières des
ducs de Normandie; aussi l’avaient-ils toujours eu jusqu’alors
sous leur seigneurie, si ce n’est cependant lorsque Richard II
l’avait donné au comte Godefroi, son frère naturel, et lorsque le
comte Gilbert, fils de celui-ci, l’avait possédé après la mort de
son père; mais le comte Gilbert étant mort, le château de Brionne
était rentré sous la seigneurie des ducs de Normandie. Et comme
Roger, fils de Richard, redemandait ce même château, attendu que
son aïeul, le comte Gilbert, l’avait auparavant possédé, comme je
viens de le dire, le comte Robert de Meulan, desirant se délivrer
de toute inquiétude, obtint du duc Robert que l’on donnât à Roger,
fils de Richard, un certain château nommé Humet, situé dans le
comté de Coutances, non seulement pour mettre un terme à ses
réclamations, mais en outre au prix d’une somme d’argent assez
considérable, que Roger avait donnée au duc pour cet objet. Il y a
beaucoup d’hommes âgés qui disent que Richard, père de Roger,
avait déjà depuis long-temps reçu en Angleterre le château de
Tunbridge, pour prix de ses réclamations sur le château de
Brionne. Ils assurent qu’on mesura au cordon une lieue de terrain
tout autour du château de Brionne, que ce cordon fut porté en
Angleterre, et que Richard reçut à la mesure, autour du château de
Tunbridge, autant de terrain qu’on sait qu’il y en a eu jusqu’à
nos jours attenant au château de Brionne.

Il arriva, quelque temps après, que Goel de Breherval s’empara par
artifice de la personne de Guillaume de Breteuil, son seigneur, et
le retint en captivité, jusqu’à ce que celui-ci eût enfin consenti
à [p. 267] lui donner forcément une sienne fille bâtarde, et en
outre le château même d’Ivry. Goel, enfant de Bélial, eut de sa
femme des fils, Guillaume Louvel, Roger le Bègue et d’autres
encore, en qui la méchanceté et la perfidie de leur père se sont
perpétuées comme en des grains provenus d’une mauvaise semence, au
grand préjudice des hommes innocens. Or Guillaume de Breteuil
étant délivré de ses chaînes, mais n’oubliant point les insultes
du perfide Goel, osa entreprendre une chose qui mérite bien d’être
racontée. Appelant à son secours, à force de présens, le roi des
Français Philippe, suivi d’une nombreuse armée, et Robert duc de
Normandie; fournissant en suffisance et à ses propres frais toutes
les choses dont avaient besoin, et ces princes et tous ceux de
leurs vassaux qui voulurent prendre son parti, il détruisit
presque entièrement le château de Breherval, ravagea toutes les
terres de Goel, et l’assiégeant enfin dans le château d’lvry, il
réduisit ce perfide à désespérer de son salut, et à lui livrer ce
fort. Dès ce moment enfin, et tant qu’il vécut, Guillaume posséda
ce château comme sa propriété et en toute sécurité. Au moment de
sa mort Guillaume institua héritier de sa terre un certain jeune
homme, Raoul de Gael, son neveu, et fils de sa sœur Emma; mais
Eustache, fils naturel de Guillaume, tandis qu’on célébrait les
obsèques de son père, s’empara de toutes ses forteresses, s’y
retrancha; et à la suite de cette invasion, il jouit très
long-temps et en pleine sécurité de toutes les terres de son père,
jusqu’au moment où sa femme Julienne, fille naturelle du roi
Henri, méconnaissant, dans l’excès de son arrogance et de sa
folie, les volontés du roi, [p. 268] et oubliant la fidélité
qu’elle lui devait, chassa du château de Breteuil ceux qui en
étaient les gardiens pour le roi. C’est pourquoi le roi fort
irrité enleva à bon droit à Eustache tout cet héritage qu’il avait
possédé jusqu’alors, non point en vertu de ses droits, mais
seulement par suite d’une usurpation, ou plutôt par un effet de la
clémence du roi. Ainsi donc le château d’Ivry fut rendu à Goel et
à ses fils. Les autres terres passèrent ensuite, comme je l’ai
déjà dit, à Robert, comte de Leicester, et à son épouse, et
Eustache ne conserva que le fort de Pacy. Après avoir donné tous
ces détails à l’occasion de Guillaume, fils d’Osbern, dont nous
avons parlé ci-dessus, revenons maintenant à raconter ce que nous
avions le projet de dire sur les comtes de Flandre.

CHAPITRE XVI.

De la mort de Guillaume, comte de Flandre.

HENRI, roi des Saxons et empereur des Romains, donna le comté de
Cambrai au susdit Robert, comte de Flandre; et celui-ci lui en fit
hommage de fidélité. Or ce Robert eut deux fils, savoir, Robert et
Philippe. Robert, surnommé le Hiérosolymitain, parce qu’il assista
à la prise de Jérusalem par les Chrétiens, eut pour fils Baudouin,
qui lui succéda. Ce même Baudouin étant mort des suites d’une
blessure qu’il avait reçue en un certain combat auprès du château
d’Eu, en Normandie, Charles, son cousin, lui succéda. [p. 269]
Celui-ci fut tué par trahison, comme je l’ai déjà dit, et alors le
comté de Flandre passa, ainsi que je l’ai raconté ci-dessus, à
Guillaume, fils de Robert, duc de Normandie. Mais Guillaume ne
vécut que peu de temps après cet événement, et fut blessé à mort
en livrant assaut à un certain château. Il mourut le 27 juillet,
l’an 1128 de l’Incarnation du Seigneur, et fut enseveli dans
l’église de Saint-Bertin le Confesseur. Il eut pour successeur
Thierri d’Alsace, parent des comtes précédens. Henri, roi des
Anglais, lui donna en mariage la sœur de Geoffroi Martel, comte
d’Anjou. Or Robert, duc de Normandie, et père du susdit Guillaume,
mourut en Angleterre, à Bristol, château possédé par Robert comte
de Glocester son neveu, à qui le roi Henri en avait donné la
garde. Robert mourut le 10 février, l’an 1134 de l’Incarnation du
Seigneur, et fut enseveli dans église de Saint-Pierre de
Glocester. Ayant dit ces choses en anticipant un peu sur les
temps, reprenons maintenant la suite de notre récit.

CHAPITRE XVII.

Mort de Philippe, roi des Français, qui eut pour successeur Louis,
son fils. — De l’origine des comtes d’Evreux et de leur postérité.

VERS ce temps Philippe, roi des Français, sortit de la vie de ce
monde, et Louis son fils lui succéda.

Guillaume, archevêque de Rouen, étant mort aussi, Geoffroi, doyen
du Mans, obtint ce siége pontifical. [p. 270] Peu de temps s’était
écoulé lorsque Guillaume, comte d’Evreux, mourut. Et puisque je
viens de parler de cette ville, je veux dire en peu de mots quelle
fut d’abord l’origine de ses comtes. Robert, fils de Richard I,
duc de Normandie, et de plus archevêque de Rouen et comte de la
ville d’Evreux, se maria comme tout autre laïque, et contre
l’usage des ecclésiastiques, et eut deux fils, savoir, Richard,
qui lui succéda dans son comté, et Raoul de Gacé. Or le comte
Richard eut de la veuve de Roger du Ternois, lequel avait été tué
dans un combat, un fils, Guillaume, celui dont j’ai parlé
ci-dessus, et qui lui succéda, et une fille qui fut mariée à Simon
de Montfort, et de qui naquirent Amaury et Berthe sa sœur. Avant
d’épouser cette femme, Simon avait eu déjà deux autres femmes. De
la première il avait eu son fils le premier né, également appelé
Amaury, et une fille nommée Elisabeth. Cet Amaury ayant été tué,
Raoul du Ternois... 29.

CHAPITRE XVIII.

Des querelles survenues entre le roi Henri et Amaury, comte de la
ville d’Evreux.

. . . . . .


[p. 271]
CHAPITRE XIX.

De la guerre entre Louis, roi des Français, et Henri, roi des
Anglais.

. . . . . .


CHAPITRE XX.

Comment le roi Henri retourna en Angleterre après avoir fait la
paix avec le roi Louis; et de la mort de Guillaume son fils.

. . . . . .


CHAPITRE XXI.

De la querelle survenue entre ce môme roi et Galeran, comte de
Meulan; et comment elle fut terminée.

.... OR, à la droite des ennemis, les troupes s’étant avancées en
ordre de bataille avec les archers à cheval, qui étaient en
très-grand nombre dans l’armée du roi, il s’éleva des deux côtés
de grands cris, comme il arrive ordinairement au commencement
d’une bataille. Mais avant que les corps des chevaliers se fussent
rencontrés, le parti du comte était presque entièrement détruit
par la vigueur des archers, qui l’écrasèrent d’une grêle de
flèches, vers le côté droit [p. 272] où les ennemis n’avaient pas
de boucliers pour se défendre. Il serait trop long d’entrer dans
les détails de cette affaire, et, pressé de passer à un autre
sujet, je me hâte d’en rapporter seulement l’issue.
Peu après que le combat eut été engagé, le comte Galeran fut fait
prisonnier, et l’on prit aussi tous ces riches et nobles
chevaliers qui suivaient ses bannières. Quelques-uns d’entre eux
cependant, après être tombés aux mains de leurs ennemis, se
sauvèrent par la fuite, du consentement de ceux de leurs parens
qui combattaient dans l’armée royale. Parmi ces derniers, furent
Amaury, comte d’Evreux, et Guillaume Louvel, d’Ivry. Cette
bataille fut livrée par les généraux de Henri, roi des Anglais,
contre Galeran, comte de Meulan, l’an 1124 de l’Incarnation du
Seigneur, et le 26 mars, non loin du lieu que l’on appelle le
bourg de Turold.

CHAPITRE XXII.

Avec quelle habileté le même roi gouverna paisiblement tous ses
domaines.

LE comte Galeran et ses compagnons ayant été chargés de fers, le
roi Henri fit détruire de fond en comble la tour de Watteville.
S’étant emparé ensuite du château de Brionne de vive force plutôt
que par l’effet d’une soumission volontaire, il punit de la perte
de ses yeux celui qui l’avait occupé long-temps, depuis la
captivité du comte. Aussi ceux qui tenaient [p. 273] encore le
château de Beaumont en furent-ils effrayés, et pour ne pas
éprouver un pareil traitement, ils le rendirent au roi. Ayant
ainsi apaisé toutes ces séditions, le roi réunit à ses domaines
tant les terres du comte que les terres de ceux qui avaient été
pris avec lui. Quelques années après, il pardonna cependant au
comte Galeran, le délivra de ses fers, et lui permit de jouir du
revenu de ses terres, se réservant seulement la garde de ses
forteresses. Quelques-uns de ses compagnons de captivité
demeurèrent dans les fers tant que le roi demeura lui-même dans ce
monde. Or depuis le jour où le comte de Meulan fut fait prisonnier
dans la bataille dont j’ai parlé ci-dessus, et durant les dix
années que le roi Henri vécut encore, la paix la plus complète
régna tant dans le duché de Normandie que dans le royaume
d’Angleterre, quoique son neveu Guillaume fît tous les efforts
possibles pour la troubler, pendant le peu de temps qu’il occupa
le comté de Flandre. Mais ce sage roi était supérieur à presque
tous les princes de son temps autant par sa bonté que par ses
richesses; par l’une de ces qualités, savoir sa bonté, il était
plein de condescendance pour les églises, les monastères et tous
les hommes pauvres de ses terres; par l’autre, savoir par
l’infinie quantité de ses richesses, il opposait sur divers
points, à ses ennemis les plus rapprochés, de nombreuses
compagnies de chevaliers chargés de repousser par la force des
armes les brigandages qui pourraient être commis contre les
églises ou les pauvres. Aussi arriva-t-il très-rarement que les
terres de cet illustre roi Henri, situées dans le voisinage
d’autres provinces, fussent exposées à des aggressions [p. 274]
ennemies, et bien moins encore celles qui en étaient plus
éloignées, parce que, comme je viens de le dire, les nombreux
chevaliers que ce très-excellent prince entretenait dans l’aisance
à ses frais, et qu’il honorait de ses présens, repoussaient toutes
les entreprises hostiles.

CHAPITRE XXIII.

Ce que fit le roi, par amour pour la justice, contre les changeurs
pervers, dans presque toute l’Angleterre.

JE vais rapporter une chose qui arriva dans le temps où durait
encore la querelle survenue entre le roi et le comte de Meulan,
par où l’on verra apparaître et la sévère justice de ce roi contre
les injures et son mépris pour l’argent, à côté de la droiture de
ses intentions.

Tandis donc que le roi était en Normandie, occupé des affaires de
la guerre, il arriva que, je ne sais par quel excès de perversité,
presque tous les changeurs du royaume d’Angleterre fabriquèrent
une monnaie d’étain, dans laquelle ils firent entrer un tiers
d’argent au plus, tandis qu’elle devait être entièrement en
argent. Cette fausse monnaie fut transportée en Normandie, et les
chevaliers du roi en ayant reçu par hasard en paiement de leur
solde, et n’ayant pu en faire usage pour leurs achats, attendu
qu’elle n’était pas bonne, portèrent plainte au roi de cette
falsification. Le roi donc irrité, et de l’insulte faite à ses
chevaliers, et bien plus encore de cette violation de la justice,
rendit [p. 275] une sentence, mandant et ordonnant à ceux qu’il
avait laissés en sa place en Angleterre qu’ils eussent à punir de
la perte de la main droite et des parties génitales tous les
changeurs qui seraient justement reconnus coupables d’un tel
crime. O homme défenseur de la justice et sévère à punir
l’iniquité! Oh! s’il eût voulu accepter une rançon pour les
membres de tant d’hommes criminels, combien de milliers de talens
il eût pu gagner! Mais, ainsi que nous avons dit, il dédaigna
l’argent, par amour pour la justice.

CHAPITRE XXIV.

De la mort de Guillaume, abbé du Bec, et des bonnes qualités du
vénérable Boson, son successeur.

EN ce temps mourut Guillaume, abbé du Bec, qui eut pour successeur
le seigneur Boson, au sujet duquel on a demandé ce qui lui a le
plus mérité le respect et l’illustration parmi les hommes, ou de
sa grande habileté pour les affaires du siècle et pour les
affaires de la religion, ou de sa soumission toute particulière
aux lois de la vie monastique. Plusieurs hommes puissans, brillans
des dignités du siècle ou de celles de l’Eglise, vivaient avec lui
dans la plus intime familiarité, le respectant comme un père, le
craignant comme un précepteur, l’aimant comme un frère ou un fils.
Ils lui confiaient le soin de leur ame, ils en faisaient comme une
sentinelle, à l’aide de laquelle ils surveillaient tous les ordres
ecclésiastiques. Aussi [p. 276] la vigilance assidue d’un tel
homme, à qui sa sagesse et sa sainteté donnaient une très-grande
autorité, était-elle propre à inspirer aux princes une parfaite
sécurité pour ces objets de leur tendre sollicitude. Comme je
viens de le dire, le roi Henri, ou plutôt l’assentiment unanime de
l’assemblée générale, le fit abbé du monastère du Bec, quoiqu’il
s’en défendit autant par humilité que par crainte de se charger
d’un poste trop élevé. Les abbés, les monastères, les synodes, les
cours le vénèrent comme un homme sage autant qu’éloquent, juste
autant que rempli de prudence. Il se plaît à commander à ses sens,
et ne se livre à aucun excès; jamais il n’accorderait rien à
l’argent ou à la faveur, soit qu’il prononce une sentence en
justice, soit qu’il dise son avis dans le conseil. Il se montre à
la fois doux et sévère, et toujours de la manière la plus
convenable; il ne paraît ardent à persécuter aucun homme, il n’est
ennemi de personne, mais il poursuit partout tous les vices.

Maintenant, et pour ne pas m’éloigner plus longtemps de ce qui
concerne l’illustre roi Henri, je vais raconter ce que j’ai promis
de dire sur sa fille Mathilde, l’auguste impératrice.

[p. 277]
CHAPITRE XXV.

Comment, après la mort de l’empereur Henri, sa veuve Mathilde
l’impératrice étant revenue en Angleterre, le roi Henri, son père,
la donna en mariage à Geoffroi, duc d’Anjou, qui eut d’elle trois
fils, Henri, Geoffroi et Guillaume.

HENRI IV, empereur des Romains, étant mort avant d’être devenu
vieux et l’an 1125 de l’Incarnation du Seigneur, le très-puissant
roi des Anglais, Henri, envoya ses grands auprès de sa fille
Mathilde l’impératrice, et la fit ramener en Angleterre, en lui
rendant de grands honneurs. Les très-illustres princes de la cour
romaine, qui avaient connu sa sagesse et la régularité de sa
conduite, du vivant de l’empereur son époux, desiraient vivement
qu’elle continuât à les gouverner; c’est pourquoi ils vinrent à sa
suite, à la cour du roi son père, pour le solliciter à ce sujet.
Mais le roi n’ayant point consenti à cette demande (car sa volonté
était qu’elle lui succédât après sa mort dans le royaume
d’Angleterre, en vertu de ses droits héréditaires), prescrivit que
les évêques, les archevêques, les plus puissans parmi les abbés,
aussi bien que les comtes et les grands de tout son royaume lui
engageassent leur foi par les sermens les plus formels,
s’obligeant à employer toutes leurs forces pour qu’après la mort
de son père, la susdite impératrice fût maintenue en possession de
la monarchie de la Grande-Bretagne, que l’on appelle maintenant
Angleterre. Il n’est point de [p. 278] mon sujet de dire s’ils ont
ou non tenu ces engagemens. Dans la suite du temps, le roi
désirant mettre un terme à l’inimitié importune de Foulques, comte
d’Anjou, de Tours et du Mans (car ils étaient depuis long-temps en
querelle pour divers motifs), surmonta la résistance de sa fille
l’impératrice, et la donna en mariage à Geoffroi Martel, fils du
susdit Foulques, et qui lui succéda dans son comté, lorsque
Foulques fut devenu roi de Jérusalem. Le marquis Geoffroi eut de
sa femme trois fils, Henri, Geoffroi Martel et Guillaume,
héritiers légitimes du royaume d’Angleterre, non seulement par le
roi Henri leur grand-père, mais aussi par la reine Mathilde leur
aïeule; car l’un et l’autre époux, Geoffroi et l’impératrice
Mathilde, étaient également proches parens, quoique de divers
côtés, des précédens rois d’Angleterre, ainsi qu’on peut le voir
dans le livre qui a été écrit sur la vie de la reine Mathilde. Il
est possible que nous transcrivions ce livre à la suite de cet
ouvrage, tant pour faire connaître les faits qui y sont rapportés,
que pour honorer la mémoire, et de la mère, au sujet de laquelle
ce livre a été écrit, et de la fille, pour qui il a été écrit.

CHAPITRE XXVI.

Comment les rois des Français descendent de la famille des comtes
d’Anjou.

NULLE personne, pas même l’impératrice elle-même, ne saurait
trouver mauvais que ladite impératrice, [p. 279] après avoir
partagé la couche de l’empereur, ait été unie en mariage au comte
d’Anjou. Quoique la dignité du comte d’Anjou fût sans doute
beaucoup moins grande que celle de l’empereur romain, ceux qui
examineront l’histoire des rois de France y trouveront cependant
combien est illustre la race à laquelle appartiennent les comtes
d’Anjou. On y verra en effet que les rois des Français qui de
notre temps gouvernent ce royaume, sont issus de la race des
susdits comtes. On trouve dans le livre des Gestes des rois de
France, après le récit de la mort de Charles-le-Chauve, sinon les
termes précis que je vais rapporter, du moins leur sens bien
exact: « Après la mort de Louis, fils de Charles-le-Chauve,
Charles-le-Simple, son fils, était encore enfant, et ne pouvait
nullement tenir les rênes du royaume: les deux fils de Robert,
comte d’Anjou, homme de race saxonne, étaient vivans, savoir, le
prince Eudes, à la garde duquel Louis avait confié son fils
Charles, et Robert, frère d’Eudes. Les Bourguignons et les
Aquitains élurent pour leur roi le susdit Eudes, qui gouverna
très-bien le royaume des Français pendant treize ans, et le
défendit vigoureusement contre les Danois qui, à cette époque,
dévastaient les Gaules. Eudes étant mort, Charles-le-Simple
recouvra son royaume, et Robert, frère d’Eudes, fut fait, sous ce
même Charles, prince des Français. Mais comme on ne lui rendit pas
cette portion de la principauté que son frère Eudes possédait
avant d’être élu roi, Robert se révolta contre le roi Charles,
reçut lui-même l’onction royale, régna un an, et fut tué à la
bataille de Soissons, livrée par [p. 280] l’armée de
Charles-le-Simple. Après lui cependant, son fils Hugues-le-Grand,
né de la fille de Héribert, comte de Péronne, fut fait aussi
prince des Français. Cet Héribert s’empara par trahison de la
personne de Charles-le-Simple, au moment où il revenait vainqueur,
après la susdite bataille, et Charles mourut son prisonnier. Or le
susdit Hugues-le-Grand ayant épousé la fille d’Othon, roi des
Saxons, et plus tard empereur des Romains, eut de ce mariage
Hugues-Capet et ses frères. Et ce Hugues, lorsque la race de
Charlemagne se trouva éteinte, reçut l’onction, et devint roi des
Français. De son vivant, et même la première année de sa royauté,
Hugues s’adjoignit son fils Robert, roi très-pieux et très-versé
dans la connaissance des lettres, par les soins de Gerbert, moine
philosophe, qui devint ensuite pape de Rome. » Voilà ce que j’ai
voulu extraire du livre des Gestes des Francs, pour l’insérer dans
cet écrit, faire connaître à ceux qui l’ignorent la noblesse des
comtes d’Anjou, et leur montrer que la troisième famille des rois
de France (car, à partir du commencement de cette monarchie,
plusieurs familles lui ont successivement fourni des rois) descend
en effet, comme je l’ai dit, de cette race des comtes d’Anjou. Il
n’y a donc rien d’inconvenant à ce que la fille du roi des Anglais
ait été unie en mariage à un homme aussi proche parent des rois
des Français. Je reviens maintenant à mon sujet.

[p. 281]
CHAPITRE XXVII.

Comment la susdite impératrice, étant tombée malade, donna
très-dévotement ses trésors à diverses églises et aux pauvres.

LA susdite impératrice, Mathilde, étant une fois tombée malade à
Rouen, rendit témoignage de sa sagesse et de sa religion, tant
pour les hommes du temps présent que pour ceux des temps à venir.
Elle distribua d’une main généreuse, tant aux églises des diverses
provinces qu’aux religieux des deux sexes, aux pauvres, aux veuves
et aux orphelins, non seulement les immenses trésors de l’Empire,
qu’elle avait apportés avec elle d’Italie, mais en outre ceux que
la munificence du roi, ou plutôt de son père, lui avait alloués
sur les richesses inépuisables des Anglais; à tel point qu’elle ne
voulut pas même garder un matelas en soie sur lequel elle était
couchée durant sa maladie, et que, l’ayant fait vendre, elle
ordonna d’en remettre le prix aux lépreux. Toutefois elle se
montra, dans cette distribution, plus généreuse pour l’église du
Bec que pour beaucoup d’autres monastères de la Neustrie, si même
on ne doit dire pour tous les autres. Elle donna à cette église
diverses choses infiniment précieuses, tant par la matière que par
le travail, les plus chères que possédât la ville de Bysance, et
qui doivent subsister honorablement jusqu’à la fin des siècles,
pour rappeler à jamais l’affection et le zèle de cette auguste
impératrice envers celte église, et pour entretenir plus vivement
le [p. 282] souvenir de cette illustre dame dans les cœurs de tous
ceux qui habitent en ce lieu. Il serait trop long de décrire ou
même d’indiquer toutes ces choses par leurs noms. Les hôtes les
plus considérables, et qui ont vu souvent les trésors des plus
nobles églises, se font un plaisir d’admirer ces objets. Un Grec
ou un Arabe passerait en ces lieux, et éprouverait le même
sentiment de plaisir. Nous croyons donc, et il est très-permis de
croire, que le plus équitable de tous les juges lui rendra au
centuple, non seulement dans le siècle futur, mais même dans le
siècle présent, ce qu’elle donne avec joie à ses serviteurs avec
autant de générosité que de dévotion. Il n’est pas douteux qu’elle
a déjà reçu une récompense dans le temps présent, lorsque, sa
maladie s’étant apaisée, elle est rentrée dans les voies de la
sainteté par la miséricorde de Dieu, et lorsque ses moines, les
moines du Bec (qui priant plus ardemment et plus assidûment que
tous les autres pour le rétablissement de sa santé, s’étaient
eux-mêmes presque entièrement épuisés à force de supplications),
ont été également visités du souffle bienfaisant d’une meilleure
santé, et se sont parfaitement rétablis.

[p. 283]
CHAPITRE XXVIII.

Comment, lorsqu’elle désespérait de sa vie, elle demanda au roi la
permission d’être ensevelie au Bec; et de l’affection qu’elle
avait pour celte église. — Comment elle recouvra la santé.

NOUS ne devons point passer sous silence, et même, pour mieux
dire, nous devons tracer en caractères ineffaçables, afin de le
transmettre aux siècles à venir, ce fait, qu’avant d’être entrée
en convalescence, l’impératrice Mathilde avait demandé à son père
de permettre qu’elle fût ensevelie dans le monastère du Bec. Son
père l’avait d’abord refusé, disant qu’il ne serait pas digne de
sa fille, l’impératrice auguste, qui, une première et une seconde
fois, avait marché dans la ville de Romulus, capitale du monde, la
tête décorée du diadême impérial par les mains du souverain
pontife, d’être inhumée dans un simple monastère, quelles que
fussent la célébrité et la réputation religieuses de cette maison,
et qu’il convenait mieux qu’elle fût du moins transportée dans la
ville du Rouen, métropole de toute la Normandie, et déposée dans
l’église principale où avaient été placés aussi ses ancêtres,
Rollon et Guillaume Longue-Épée son fils, qui avaient conquis la
Neustrie par la force de leurs armes. Ayant appris cette décision
du roi, l’impératrice Mathilde lui envoya de nouveau un messager,
pour lui dire que son ame ne serait jamais heureuse si elle
n’obtenait que sa volonté fût du moins accomplie en ce point. O
femme remplie de force et [p. 284] de sagesse, qui dédaignait la
pompe du siècle pour le sépulcre de son corps. Elle savait en
effet qu’il est plus salutaire pour les ames des défunts que leurs
corps soient ensevelis aux lieux où des prières plus fréquentes et
plus pieuses sont offertes pour elles au Seigneur. Vaincu par la
sagesse et la piété de son auguste fille, le père, qui était
accoutumé à vaincre les autres en vertu et en piété, céda, et lui
accorda la permission qu’elle sollicitait pour se faire ensevelir
au Bec. Mais Dieu voulut, comme je l’ai déjà dit, qu’elle
recouvrât entièrement la santé. Ayant donc, ainsi qu’il était
convenable, rapporté toutes ces choses touchant l’impératrice
Mathilde, je parlerai en peu de mots des autres enfans du roi
Henri, quoiqu’ils fussent nés d’une manière moins honorable, et
seulement pour faire connaître les principaux faits qui se
rapportent à eux.

CHAPITRE XXIX.

Comment le roi Henri épousa Adelise, après la mort de sa femme
Mathilde; et des enfans qu’il eut d’ailleurs dont le premier-né
fut Robert, comte de Glocester, qui obtint l’héritage de Robert,
fils d’Aimon, et sa fille.

LA seconde Mathilde, reine des Anglais, et mère de l’impératrice,
étant morte, comme je l’ai rapporté plus haut, le roi Henri épousa
Adelise, fille de Godefroi, comte de Louvain, et cousine
d’Eustache, comte de Boulogne; mais, il n’eut point d’enfant de ce
mariage. Le même roi cependant eut six fils et [p. 285] sept
filles, nés, ainsi que je viens de le dire, d’une manière moins
honorable. Or son premier né, nommé Robert, fut marié par son père
à une très-noble jeune fille, nommée Sibylle, fille de Robert,
fils d’Aimon, et petite-fille, par sa mère Mabille, de Roger de
Mont-Gomeri, père de Robert de Bellême, et en même temps son père
lui concéda le très-vaste héritage qui appartenait à cette jeune
fille en vertu de ses droits, tant en Normandie qu’en Angleterre.
Robert eut de ce mariage cinq fils, savoir Guillaume son fils
premier-né, et ses quatre frères, et en outre une fille. Or
l’héritage que Robert obtint en même temps que la main de cette
jeune fille, avait pour chef-lieu le bourg que l’on appelle,
Thorigny, situé sur les confins des comtés de Bayeux et de
Coutances, à deux milles environ en deçà de la rivière de la Vire,
qui sépare ces deux comtés. Après qu’il eut pris possession de ses
droits, Robert, le fils du roi Henri, mit cette place à l’abri de
toute tentative ennemie, en faisant construire de hautes tours et
des remparts très-solides, en creusant des fossés taillés sur la
montagne dans le roc vif, et en l’entourant de tous côtés de
grandes piscines où l’on recueillait les eaux. Et quoique le
territoire environnant soit peu propre à produire beaucoup de
grains, le bourg de Thorigny est cependant très-peuplé, il y a des
marchands de toutes sortes d’objets, il est orné de beaucoup
d’édifices, tant publics que particuliers, et l’or et l’argent y
sont en abondance. Le roi donna en outre à son fils la terre
d’Aimon, le porte-mets, oncle paternel de son épouse. De plus, et
comme il n’eût pas suffi que le fils du roi possédât de vastes
domaines, s’il n’avait en même [p. 286] temps un nom et les
honneurs d’une dignité publique, son père lui donna, dans sa
bonté, le comté de Glocester. Richard, frère de ce comte Robert,
comme fils du même père, périt avec son frère Guillaume, dans le
naufrage dont j’ai déjà parlé. Les autres trois frères, savoir,
Rainaud, Robert et Gilbert, sont encore jeunes et sans
établissement. Le quatrième, savoir Guillaume de Tracy, sortit de
ce monde peu de temps après la mort de son père. L’une des filles
du roi, nommée Mathilde, épousa le comte du Perche, Rotrou, et lui
donna une fille. Cette même Mathilde se noya dans la suite avec
ses frères, lors du même naufrage. Une autre fille du roi,
également appelée Mathilde, fut donnée en mariage à Conan, comte
de la Petite-Bretagne, qui eut d’elle un fils nommé Hoel, et deux
filles. La troisième fille du roi, Julienne, fut mariée à Eustache
de Pacy, dont elle eut deux fils, Guillaume et Roger. La quatrième
épousa Guillaume Goel. La cinquième se maria avec le vicomte de
Beaumont, dont le château est situé dans le pays du Mans. La
sixième a épousé Matthieu, fils de Burchard de Montmorency. La
septième, fille d’Elisabeth, sœur de Galeran, comte de Meulan,
n’est pas encore mariée.

[p. 287]
CHAPITRE XXX.

Geoffroi, archevêque de Rouen, qui depuis long-temps avait succédé
à Guillaume, étant mort, Hugues, abbé de Radinges fut promu à ce
siége.

VERS ce même temps, Geoffroi, archevêque de Rouen, étant décédé,
Hugues, premier abbé de Radinges, lui succéda. Peu de temps
s’était écoulé, lorsque le pape Innocent II vint à Rouen pour
visiter le roi Henri, lequel l’accueillit et le traita avec les
plus grands honneurs, comme il était convenable à l’égard du
seigneur apostolique. Long-temps auparavant, le même roi avait
également reçu royalement, dans son château de Gisors (situé sur
les limites de son duché), et renvoyé chargé de riches présens le
pape Calixte, qui s’était rendu auprès de lui pour traiter des
affaires de l’Eglise.

CHAPITRE XXXI.

Des châteaux que le roi Henri bâtit dans son duché de Normandie. —
Comment il maintint la paix par sa sagesse, non seulement dans ses
États, mais encore dans des contrées très-éloignées.

OR le roi Henri fit construire un grand nombre de châteaux, tant
dans son royaume que dans son duché, et répara presque toutes les
forteresses bâties par ses prédécesseurs, et même les villes les
plus antiques. Voici les noms des châteaux qu’il éleva en
Normandie sur les confins de son duché et des provinces voisines:
[p. 288] Driencourt, Neufchâtel, sur les bords de la rivière
d’Epte, Verneuil, Nonancourt, Bon-Moulins, Colme-Mont 30,
Pontorson et d’autres encore, que je m’abstiens de nommer, pour ne
pas m’arrêter plus long-temps.

Par un effet de la sagesse et de la bonté que Dieu lui avait
accordées, le roi maintint la paix, non seulement dans ses terres,
mais même dans les royaumes éloignés. Il tenait tellement sous le
joug les gens du pays de Galles, toujours rebelles contre les
Anglais, que, non seulement lui-même mais aussi tous ses vassaux,
faisaient construire des forteresses dans toute l’étendue du pays,
en dépit de ses habitans, et que, de son vivant, eux-mêmes n’en
possédaient aucune directement, si ce n’est le mont appelé dans la
langue des Anglais Snowdown, c’est-à-dire, montagne neigeuse,
parce qu’en effet il y a constamment de la neige. Il n’y a qu’un
seul point sur lequel quelques personnes aient trouvé ce roi
répréhensible, et même avec justice, au dire de beaucoup de gens.
Comme il tenait en ses mains les châteaux de quelques-uns de ses
barons, et même de quelques seigneurs, dont les possessions
étaient limitrophes de son duché, afin que ceux-ci ne pussent,
dans l’excès de leur confiance, faire quelque tentative pour
troubler la paix de son Empire, le roi les faisait quelquefois
environner de murailles et garnir de tours, comme s’ils lui
eussent appartenu en propre. Beaucoup de gens ne savaient pas
quelles étaient ses intentions en agissant ainsi; et c’est
pourquoi on l’en blâmait beaucoup.

[p. 289]
CHAPITRE XXXII.

Des églises et des monastères que le roi a bâtis; de ses largesses
envers les serviteurs du Christ, et de ses autres œuvres pies.

OR cet illustre roi Henri dont nous rapportons ici les actions,
fut très-généreux non seulement pour les puissans de ce monde,
mais encore, ce qui est bien plus grand et plus utile, pour les
religieux. C’est ce qu’attestent les évêques, les abbés, les
moines pauvres, les congrégations de religieuses, non seulement de
France et d’Aquitaine, mais aussi de Boulogne et d’Italie, qui
recevaient tous les ans de lui de très grands secours. Ce roi fit
élever en Angleterre, à partir des fondations, l’abbaye de
Sainte-Marie de Reading 31 sur le fleuve de la Tamise, et l’ayant
enrichie d’ornemens et de propriétés, il y établit des moines de
l’ordre de Cluny. Il construisit aussi une autre église à
Chichester, en l’honneur de saint Jean, y plaça des chanoines
réguliers, et leur fournit en suffisance tout ce dont ils avaient
besoin. De même, en Normandie et à Rouen, il fit presque
entièrement terminer l’église de Sainte-Marie-du-Pré, commencée
depuis long-temps par sa mère; il y fit construire un couvent,
institua des offices de moines en nombre suffisant, orna ce lieu
d’une enceinte de murailles, et lui donna de précieux ornemens et
quelques domaines tant en Normandie qu’en Angleterre, pour l’usage
de ceux qui s’y consacreraient au service de Dieu: et même s’il
eût vécu plus long-temps, il lui eût [p. 290] fait de plus grands
dons selon ce qu’il avait promis. Comme ce lieu appartenait à
l’église du Bec, attendu qu’il était le patrimoine du seigneur
Herluin, premier abbé et fondateur du monastère de ce nom, le roi
y établit des moines du Bec, pour le service de Dieu; car il
honora toujours et vénéra merveilleusement les abbés et les moines
de cette église, et plus particulièrement encore le seigneur
Boson, abbé. Nous nous souvenons nous-mêmes d’en avoir vu la
preuve, lorsque ce roi donnait tous les ans à cet homme vénérable
de fortes sommes d’argent pour l’assister dans l’entretien de sa
congrégation, et pour l’aider à recevoir ses hôtes, que cet abbé
accueillait et honorait admirablement bien, pour ne pas dire plus
que ne lui permettaient ses forces, et selon l’étendue de sa
charité plutôt que selon ses ressources. Et quoique le roi dans sa
munificence ne fit pas de telles largesses seulement à cause de
cet abbé, mais aussi à cause de la bonne réputation des moines,
aux prières desquels il se recommandait sans cesse, directement ou
par l’entremise d’un messager, il est cependant certain que le roi
honora cet abbé plus que ses prédécesseurs, puisque du temps de
son gouvernement il donna très-dévotement à l’abbaye du Bec
quelquefois cent livres d’argent, beaucoup plus souvent cent marcs
du même métal, tandis qu’auparavant cette même église recevait
tout au plus en dons le quart des sommes indiquées. Le roi disait
en outre que l’abbé Boson était supérieur à tous les autres hommes
de son royaume, et par sa sainteté, et par sa sagesse pour les
affaires spirituelles et pour celles du siècle; et non seulement
il le disait, mais il prouvait aussi par [p. 291] ses œuvres qu’il
le pensait, surtout durant les deux années qui précédèrent la mort
de ce saint homme, et pendant lesquelles, comme il était accablé
d’infirmités, le roi ne passait jamais dans le voisinage sans se
détourner de son chemin pour venir lui faire une visite, et sans
lui accorder avec empressement tout ce que l’abbé lui demandait
pour les besoins de son monastère ou d’un autre.

Quelques maisons destinées aux serviteurs de Dieu furent en outre
construites par les conseils et les libéralités de cet illustre
roi, tant dans son royaume que dans des pays qui en étaient
éloignés. Ainsi, sans parler d’églises moins importantes, le roi
fit bâtir en grande partie et à ses frais l’église de Cluny, et
lui assigna d’immenses possessions en Angleterre pout le salut de
son ame. Il en fit autant pour l’église de
Saint-Martin-des-Champs. Il fournit aussi quelques secours pour la
construction de quelques bâtimens de service pour les moines de
Tours, et voulut même leur faire bâtir un dortoir à lui seul et
entièrement à ses dépens, pour leur laisser un souvenir. Il fit
terminer en outre par les dons de sa munificence un hôpital établi
à Chartres pour les lépreux de cette ville, édifice très-vaste et
très-beau. Ses largesses inépuisables ouvrirent de plus un chemin
à travers les montagnes des Alpes, jusqu’alors impraticables, pour
la commodité de ceux qui allaient visiter les temples des Apôtres
et les reliques des saints. Dirai-je encore que dans sa dévotion
il envoyait tous les ans de nombreux secours, tant en armes qu’en
autres objets nécessaires aux chevaliers du Temple de Jérusalem,
qui combattent avec ardeur pour la défense de la religion [p. 292]
chrétienne contre les Sarrasins? Il donna aussi à l’hôpital de
Jérusalem une certaine terre située dans le pays d’Avranches, et
dans laquelle ces serviteurs du Christ construisirent un village
qu’ils appellent la Ville-Dieu, lequel a reçu de grands privilèges
de la munificence de ce roi. Je ne dirai point que l’église de la
bienheureuse Marie dans la ville d’Evreux, détruite par ce roi,
pour ainsi dire par une sorte de pieuse cruauté, et reconstruite
tout à neuf, surpasse de beaucoup en beauté presque toutes les
églises de la Neustrie. J’ai déjà rapporté que cette ville avait
été brûlée par le roi lors de ses querelles avec Amaury, et que
l’église épiscopale de ce siége n’avait pu être préservée des
ravages de l’incendie; mais dans la suite le roi concéda de si
grands revenus à cette même église, que non seulement l’édifice
fut reconstruit mieux qu’il n’était auparavant, mais qu’en outre
les revenus de l’évêché lui-même se trouvèrent dès lors et à
jamais considérablement augmentés.

CHAPITRE XXXIII.

De la mort du roi; et comment son corps fut transporté en
Angleterre et enseveli à Reading.

IL serait trop long de rapporter en détail tous les témoignages de
la piété de ce roi, et en ce qui concerne le gouvernement des
affaires publiques, tous les actes qui firent éclater sa sagesse
et sa valeur. L’église et ses pauvres, la cour de justice non
seulement de l’Angleterre, mais celles des provinces éloignées, et
[p. 293] tous leurs grands sont des témoins vivans qui peuvent
l’attester. Quant à nous, n’oubliant point les bienfaits dont nous
avons été si généreusement comblé tant par lui que par sa fille
Mathilde, l’auguste impératrice, et ne voulant point paraître
ingrat (quoique nous n’omettions point de lui rendre témoignage de
notre reconnaissance dans nos exercices spirituels, selon la
mesure de nos facultés), nous nous sommes appliqué à recueillir,
pour les hommes des temps présens et des temps à venir, des
souvenirs qui pourront leur être utiles, s’ils ne dédaignent pas
de les imiter, en rapportant sur ce roi quelques-unes des actions
dont nous avons gardé la mémoire, parmi un grand nombre de faits
que nous n’avons omis que parce qu’ils nous sont demeurés
inconnus.

Or, après avoir long-temps gouverné son royaume, Henri, roi des
Anglais et duc des Normands, mourut en Normandie, à la
Ferme-Royale, située à Lions-la-Forêt, que l’on appelle par
métonymie Saint-Denis, le quatre des nones de décembre (2
décembre), et l’an 1135 de l’Incarnation de notre Seigneur
Jésus-Christ. Il régna trente-cinq ans et quatre-mois en
Angleterre, et gouverna son duché de Normandie pendant vingt-neuf
ans et quatre mois. Son corps fut transporté en Angleterre, et
honorablement enseveli dans l’église de Sainte-Marie de Reading,
qu’il avait construite entièrement et à ses frais. Puisse le
Christ, roi des siècles, lui accordant indulgence pour ses péchés,
par les prières de sa mère, lui donner dans sa miséricorde les
joies des bienheureux; le Christ, qui vit avec le Père et le
Saint-Esprit, Dieu régnant éternellement, aux siècles des siècles!
Amen.

[p. 294]
Epitaphe du roi Henri.

« Combien les richesses donnent peu de forces, combien elles ne
sont en elles-mêmes rien de bien important, c’est ce que montre le
roi Henri, de son vivant grand ami de la paix; car il a été plus
riche que tous ceux qui ont été appelés comme lui à gouverner les
peuples de l’Occident. Mais contre les poisons de la mort, à quoi
lui ont pu servir les pierreries, les manteaux, les riches habits,
les divers trésors de la terre, les châteaux? La mort pâle et
méchante, qui réserve un même sort aux hommes les plus obscurs, a
porté le pied en avant, et est venue frapper à sa porte. Là,
tandis que, dans la première nuit de décembre, la cruelle fièvre
l’a enlevé au monde, les maux se sont accrus dans ce monde; car,
lorsque le père du peuple, celui qui était le repos et le tuteur
du faible, l’homme pieux succombe lui-même, l’impie se livre à sa
fureur, opprime, brûle. Que de l’autre côté donc le peuple Anglais
pleure, que de ce côté le peuple Normand pleure aussi. Tu es
tombé, Henri, qui faisais naguère la paix de ces deux peuples, et
qui fais maintenant leur douleur. »

Autre Épitaphe.

« Ayant dompté les scélérats plus merveilleusement qu’on ne le
saurait dire, par sa sagesse, par ses richesses, par sa fermeté,
par des rigueurs bien mesurées, plein de beauté, infiniment riche,
nullement difficile à vivre, vénérable, ici repose Henri roi,
naguère la paix et la gloire du monde. »

[p. 295]
Autre Épitaphe.

« Vainqueur dans les combats, ardent à rechercher la paix, vengeur
des crimes, protecteur du royaume, ami de la bonté, un roi connu
dans tous les lieux de la terre est enfermé en ce petit lieu,
Henri naguère, alors l’effroi du monde, maintenant un peu de
cendre. »

CHAPITRE XXXIV.

Des quatre sœurs du susdit roi, entre autres d’Adèle qui avait
épousé Etienne, comte de Blois, et des fils qu’elle en eut.

JE crois devoir, à la fin de ce petit ouvrage et par amour pour
l’illustre roi Henri, dire quelques mots des filles de Guillaume
Ier, roi des Anglais, et sœurs de ce même Henri, dont je viens de
raconter quelques actions.

L’année de ces filles, nommée Cécile, vierge consacrée à Dieu dans
le couvent de la Sainte-Trinité de la ville de Caen, gouverna ce
couvent durant plusieurs années, après Mathilde qui en avait été
la première abbesse.

La seconde, Constance, fut mariée à Alain Fergant, comte de la
petite Bretagne, et fils d’Hoel, qui avait succédé à Conan, et
mourut sans laisser d’enfans. D’où il arriva que ce même comte
épousa ensuite la fille de Foulques Rechin, comte d’Anjou, de
laquelle il eut Conan-le-Jeune, qui lui succéda, comme [p. 296] je
l’ai déjà dit. Or Geoffroi Martel, homme d’une grande valeur, et
fils aîné du susdit Foulques, comte d’Anjou, ayant été tué par
trahison, celui-ci eut pour successeur son autre fils nommé
Foulques, né d’une autre femme, nommée Berthe, sœur d’Amaury,
comte d’Evreux. Ce dernier Foulques ayant épousé la fille d’Hélie,
comte du Mans, et ayant eu ainsi le comté de ce dernier, eut de
son mariage deux fils, savoir, Geoffroi Martel, dont nous avons
déjà parlé plus haut, et Hélie, et autant de filles, dont l’une
épousa Guillaume, fils de Henri, roi des Anglais, et prit l’habit
de religieuse à Fontevrault, après la mort de son mari, et l’autre
se maria avec Thierry, comte de Flandre. Ce même Foulques ayant
perdu sa femme, se rendit à Jérusalem, y épousa la fille du roi
Baudouin II, mort récemment, et devint le troisième roi de
Jérusalem. Car, après la prise de Jérusalem par les Chrétiens,
elle eut d’abord pour chef le duc Godefroi, frère d’Eustache,
comte de Boulogne; mais Godefroi, par respect pour notre
Rédempteur, qui dans cette même ville avait porté la couronne
d’épines pour nos péchés, ne voulut jamais parer sa tête du
diadême royal. Après sa mort, Baudouin, son frère, fut donc le
premier roi de Jérusalem; un autre Baudouin, son neveu, lui
succéda, et celui-ci eut pour successeur, comme nous venons de le
dire, Foulques, comte d’Anjou, qui épousa sa fille.

La troisième fille du roi Guillaume fut Adelise, qui avait été
fiancée avant les guerres d’Angleterre avec Harold le traître;
mais celui-ci ayant été justement puni de mort, elle ne se maria à
aucun autre, et mourut vierge, quoique en âge d’être mariée.

[p. 297] La quatrième, nommée Adèle, épousa Etienne, comte de
Blois, et lui donna quatre fils, savoir, Guillaume, Thibaut, Henri
et Etienne, et une fille. Or Guillaume, leur premier né, fut
appelé par son père à l’honneur de gouverner le pays de Surrey. Sa
fille fut mariée à Henri, comte d’Eu, fils du comte Guillaume,
quoiqu’ils fussent très-proches parens, et ils eurent de ce
mariage trois fils et une fille. Thibaut, second fils d’Etienne,
homme recommandable en toutes choses, et qui, quoique laïque,
portait une très-grande affection à tous les religieux, et les
protégeait beaucoup, succéda à son père dans le comté de Blois, et
posséda en outre le comté de Troyes, qu’il acheta de Hugues son
oncle paternel, et le comté de Chartres. Il épousa la fille d’un
certain comte de Bohême, et en eut plusieurs fils et filles.
Henri, son frère, fut dès son enfance moine de Cluny, et dans la
suite reçut en don de son oncle Henri, roi des Anglais, d’abord
l’abbaye de Glaston, ensuite l’évêché de Winchester. Etienne
quatrième fils d’Adèle, fut fait par le même roi Henri comte de
Mortain, et épousa par sa protection Mathilde, fille d’Eustache,
comte de Boulogne, et nièce de la seconde Mathilde, reine des
Anglais, comme fille de sa sœur Marie. Et comme cet Eustache
n’avait point de fils, Etienne devint héritier, par sa femme, tant
de son comté de Boulogne, que des grandes propriétés que son
beau-père possédait en Angleterre. Il eut de sa femme Mathilde
plusieurs fils et filles.

Or ce même Etienne fut fait roi des Anglais après la mort du roi
Henri, son oncle. Lorsque ce roi mourut en Normandie, Mathilde, sa
fille, auparavant [p. 298] impératrice, vivait dans le pays
d’Anjou avec son époux Geoffroi, duc de ce même comté, et avec ses
fils. Elle s’était retirée de Normandie peu de temps avant la mort
de son père, ayant conçu un peu d’humeur contre celui-ci sur ce
qu’il ne voulait pas se réconcilier pleinement avec Guillaume
Talvas, quoique sa fille l’en suppliât très-instamment. Et ce
n’était point pour témoigner quelque mépris à sa fille que le roi
agissait ainsi; seulement il craignait d’être moins respecté par
Guillaume ou par les autres grands, s’il se montrait trop empressé
ou trop facile à lui pardonner ses offenses.

CHAPITRE XXXV.

Comment Roger de Mont-Gomeri était fils d’une descendante de la
comtesse Gunnor; et quels furent les ancêtres de ce même Roger.

OR ce Guillaume Talvas était fils de Robert de Bellême, fils d’une
fille de Gui, comte de Ponthieu. Ce Robert s’était rendu odieux au
roi et à beaucoup d’autres hommes sages par son excessive cruauté.
II fut chargé de fers, et mourut en prison; et le roi Henri
s’empara de son très-noble château de Bellême, et le donna à son
gendre, Rotrou, comte du Perche. Le pays de Bellême n’appartenait
pas au duché de Normandie, mais bien au royaume de France; mais
depuis long-temps Philippe, roi des Français, avait donné la
seigneurie de ce pays, ou selon d’autres l’avait vendue à son
cousin, Guillaume l’Ancien, roi des [p. 299] Anglais et duc de
Normandie. Or Ives de Bellême, l’un des ancêtres de ce Robert,
était un homme puissant et sage. Ce fut par ses conseils que
Richard Ier, étant encore enfant, retenu sous la garde du roi des
Français, s’échappa de captivité, avec l’assistance d’Osmond son
écuyer. Cet Ives de Bellême eut pour fils Guillaume de Bellême,
lequel donna le jour à un autre Guillaume, surnommé Talvas, et
père de Mabille. Le comte Roger, fils de Hugues de Mont-Gomeri,
épousa cette Mabille et reçut d’elle l’héritage de son père,
savoir tout ce que celui-ci possédait soit dans le pays de
Bellême, soit dans le Sonnois, situé au-delà du fleuve de la
Sarthe. Or ce Roger était né d’une descendante de la comtesse
Gunnor, et avait lui-même du chef de sa mère d’immenses
possessions dans diverses parties de la Normandie. Il eut de
Mabille cinq fils et quatre filles. Robert de Bellême, son fils,
lui succéda, homme scélérat en tout point, et qui eut de la fille
de Gui, comte de Ponthieu, comme je l’ai dit plus haut, un fils,
Guillaume Talvas, son successeur. Ce dernier eut deux fils et deux
filles de son épouse Alix, qui avait été mariée auparavant au duc
de Bourgogne. Son fils aîné, Gui, devint, du vivant de son père,
comte de Ponthieu. L’une de ses filles fut mariée à Joel, fils de
Gauthier de Mayenne, qui eut de ce mariage plusieurs fils. L’autre
fille épousa Guillaume de Warenne, comte de Surrey. Roger de
Mont-Gomeri, dont je viens de parler, prit part à la conquête de
l’Angleterre, et reçut en don du roi Guillaume les comtés
d’Arundel et de Salisbury.

[p. 300]
CHAPITRE XXXVI.

Relation du mariage de la comtesse Gunnor avec Richard Ier, duc de
Normandie.

ET puisque je viens de faire mention de la comtesse Gunnor, à
l’occasion de la mère de Roger de Mont-Gomeri, l’une des
descendantes de cette comtesse, j’ai envie de consigner dans cet
écrit, pour en perpétuer le souvenir, ce que j’ai appris d’hommes
âgés sur la manière dont se fit le mariage de cette comtesse
Gunnor avec le comte Richard.

Celui-ci, informé par la renommée de la beauté de la femme d’un
sien forestier qui demeurait non loin du bourg d’Arques, dans un
domaine appelé Secheville, alla à dessein chasser de ce côté,
voulant s’assurer par lui-même de l’exactitude des rapports qu’on
lui avait faits. S’étant donc logé dans la maison du forestier, et
s’étant épris de la beauté de sa femme, qui se nommait Sainfrie,
il commanda à son hôte de la lui amener dans sa chambre, pendant
la nuit. Celui-ci, fort triste, rapporta ces paroles à sa femme;
mais elle, en femme honnête, consola son mari, et lui dit qu’elle
mettrait en sa place sa sœur Gunnor, jeune fille beaucoup plus
belle qu’elle-même. Il fut fait ainsi; et le duc ayant été
instruit de cette fraude se réjouit infiniment de n’avoir pas
péché avec la femme d’un autre. Robert eut donc de Gunnor trois
fils et trois filles, comme je l’ai déjà dit dans le livre de
cette histoire qui traite de la vie de ce duc. Mais [p. 301]
lorsque celui-ci voulut faire nommer l’un de ses fils, Robert, à
l’archevêché de Rouen, quelques personnes lui répondirent que les
lois canoniques s’y opposaient, attendu que sa mère n’avait pas
été mariée. Pour ce motif le comte Richard épousa la comtesse
Gunnor selon le rite chrétien, et ses fils déjà nés furent
couverts du poêle, ainsi que leurs père et mère, lors de la
cérémonie des fiançailles. Dans la suite, Robert devint archevêque
de Rouen.

CHAPITRE XXXVII.

Comment la comtesse Gunnor donna ses sœurs et ses nièces en
mariage aux plus nobles seigneurs de Normandie, et de la postérité
que celles-ci laissèrent après elles.

OR cette comtesse Gunnor avait, outre sa sœur Sainfrie, deux
autres sœurs, savoir Gueuve et Aveline. La première épousa par les
soins de la comtesse, femme d’une grande sagesse, Turulfe de
Pont-Audemer, lequel était fils d’un certain homme nommé Torf, qui
a donné son nom à plusieurs domaines, que l’on appelle encore
aujourd’hui Tourville. Ce Turulfe avait pour frère Turquetil, père
d’Anquetil de Harcourt. Il eut de sa femme un fils, Honfroi de
Vaux, père de Roger de Beaumont. La troisième sœur de la comtesse
Gunnor fut mariée à Osbern de Bolbec, qui eut d’elle
Gautier-Giffard Ier, et Godefroi, père de Guillaume d’Arques. Or
ce, Guillaume fut père de Mathilde, qui épousa Guillaume de
Tancarville le Camérier, et dont il eut un fils nommé Rabel, qui
[p. 302] lui succéda. Le susdit Gautier épousa des filles de
Girard Flatel 32. L’autre fille de celui-ci, nommée Basilie, veuve
de Raoul de Gacé, se maria avec Hugues de Gournay, dont j’ai déjà
parlé, en disant quels furent son héritage et sa postérité. Le
même Gautier eut pour fils Gautier-Giffard le second, et plusieurs
filles, dont l’une, nommée Rohais, épousa Richard, fils du comte
Gilbert, lequel était, fils de Godefroi, comte d’Eu, fils naturel
de Richard Ier, duc de Normandie. Gilbert avait eu deux fils, le
susdit Richard et Baudouin. Baudouin eut trois fils, savoir,
Richard, Robert et Guillaume, et autant de filles. Richard, frère
de Baudouin, eut de sa femme Rohais quatre fils, Gilbert, Roger,
Gautier et Robert, et deux filles. L’une de celles-ci fut mariée à
Rodolphe de Tilliers, et eut pour fils Fransvalon, Henri et Robert
Giffard. Gilbert eut après la mort de son père les terres que
celui-ci possédait en Angleterre, et Roger son frère eut les
terres de Normandie. Ce même Gilbert épousa la fille du comte de
Clermont, et en eut trois fils, Richard, qui lui succéda, Gilbert
et Gautier, et une fille nommée Rohais. Richard épousa la sœur de
Ranulfe le jeune, comte de Chester, et en eut trois fils, Gilbert,
qui lui succéda, et ses frères. Ce Richard périt d’une mort
prématurée, et fut tué par les gens du pays de Galles, qui se
révoltèrent contre les Anglais, avec une fureur cruelle,
lorsqu’ils apprirent la mort du roi Henri. Roger et Gautier, ses
oncles paternels, étant morts sans enfans, Gilbert, fils de
Gilbert, conformément à leurs volontés, entra en possession de
leurs terres, par droit d’héritage. Ce [p. 303] même Gilbert
épousa la sœur de Galeran, comte de Meulan, nommée Elisabeth, et
en eut un fils, son premier né, nommé Richard 33. Robert, fils de
Richard, eut pour successeur son fils aîné, né de l’une des filles
de Waldève, comte de Huntingdon. Ce Waldève avait eu trois filles
de sa femme, fille de la comtesse d’Albermarle, laquelle était
sœur utérine de Guillaume l’Ancien, roi des Anglais. L’aîné des
filles de ce comte Waldève fut mariée à Simon de Senlis, qui reçut
en même temps le comté de Huntingdon, et qui eut de sa femme un
fils, nommé Simon. Le comte Simon étant mort, David, frère de la
seconde Mathilde, reine des Anglais, épousa sa veuve, et en eut un
fils, nommé Henri. Ses frères, Duncan et Alexandre, roi des
Ecossais, ayant été assassinés, Henri s’empara de ce royaume. Une
autre fille de Waldève, nommée Judith, fut mariée, comme je l’ai
déjà dit à Raoul du Ternois, et la troisième, ainsi que je viens
de le dire, épousa Robert, fils de Richard.

Puisque j’ai parlé des sœurs de la comtesse Gunnor, je veux dire
aussi quelques mots, selon ce que j’ai appris d’hommes âgés, des
femmes qui furent ses parentes, et du même sang, au second degré.
Cette comtesse eut donc, par son frère Herfast, un neveu nommé
Osbern de Crepon, qui fut père de Guillaume, comte de Hertford,
homme recommandable en tout point. La comtesse Gunnor eut en outre
plusieurs nièces, mais il n’y en a que cinq de qui j’aie appris à
quels hommes elles furent mariées. L’une d’elles donc fut mariée
au père du premier Guillaume de [p. 304] Warenne, et eut pour fils
ce Guillaume qui devint par la suite comte de Surrey, et Roger de
Mortimer, son frère. Une autre épousa Roger de Bacqueville, dont
l’un des descendans a eu pour fils Guillaume Martel et Gautier de
Saint-Martin. La troisième fut mariée à Richard, vicomte de Rouen,
père de Lambert de Saint-Sidon. La quatrième, épousa Osmond de
Centville, vicomte de Vernon, de qui naquirent le premier Foulques
d’Asney, et plusieurs filles, dont l’une fut mère du premier
Baudouin de Revers. Enfin la cinquième nièce de la comtesse Gunnor
fut mariée à Hugues de Mont-Gomeri, de qui naquit Roger, père de
Robert de Bellême.

CHAPITRE XXXVIII.

Comment Etienne, comte de Mortain et neveu du roi Henri, lui
succéda dans son royaume.

APRÈS cette nouvelle digression entreprise pour expliquer ces
diverses généalogies, je reviens à mon sujet.

Henri, roi des Anglais, étant mort, son neveu Etienne lui succéda
dans le courant du même mois. Ce comte vivait alors dans le comté
de Boulogne; ayant appris la mort de son oncle, il passa la mer en
grande hâte, et obtint la couronne royale, par l’assistance de son
frère Henri, évêque de Winchester. A cette époque Mathilde,
héritière du roi, était, comme je l’ai déjà dit, dans le pays
d’Anjou. Elle s’empara cependant de Domfront, d’Argentan et
d’Exmes, [p. 305] châteaux appartenant à son père, et de trois
autres châteaux, savoir, ceux de Colme-Mont, Goron et Ambrières,
dont elle fit concession à Joel de Mayenne, sous la condition
qu’il lui prêterait fidèlement son appui pour conquérir son
héritage, et en outre parce que Joel soutenait que les trois
derniers châteaux que j’ai nommés faisaient partie de ses
domaines.

Or la fille de cette Adèle, fille de Guillaume, roi des Anglais,
et de laquelle j’ai déjà fait mention, avait épousé Richard, fils
du comte Hugues, lequel était fils de Richard, vicomte du pays
d’Avranches. Mais Richard et sa femme étant morts dans le naufrage
dont j’ai parlé plusieurs fois, ainsi que Guillaume, fils du roi
Henri, Ranulfe, vicomte de Bayeux, et cousin de Richard, reçut le
comté de celui-ci. Ce même Ranulfe étant mort eut pour successeur
Ranulfe son fils, homme très vaillant à la guerre. La sœur de ce
Ranulfe fut mariée à Richard, fils de Gilbert, qui en eut trois
fils. Ce Richard, comme je l’ai dit dans le chapitre précédent,
fut assassiné par les gens du pays de Galles. Enfin, le susdit
comte Ranulfe se maria à Mathilde, fille de Robert, comte de
Glocester, et en eut deux fils, Hugues et Richard.

[p. 306]
CHAPITRE XXXIX.

Comment la comtesse Adèle de Blois prit l’habit de religieuse,
alla demeurer à Marcigny, du temps du seigneur Pierre, abbé de
Cluny, et mourut la seconde année après la mort de Henri, roi des
Anglais, son frère.

OR, après la mort d’Etienne comte de Blois, mari d’Adèle, fille de
Guillaume, roi des Anglais, celle-ci gouverna quelque temps son
comté très-dignement, parce que ses fils n’étaient pas encore en
état de diriger eux-mêmes leurs affaires. Lorsqu’ils furent
devenus grands, la comtesse Adèle prit l’habit de religieuse, à la
résidence de Marcigny, du temps du seigneur Pierre, abbé de Cluny,
et persévéra honorablement dans le service de Dieu, en ce même
lieu, jusqu’à sa mort. Or elle mourut la seconde année après la
mort de son frère Henri, roi des Anglais.

CHAPITRE XL.

D’un vent violent qui survint avant la mort du roi Henri; et d’une
foule de grands du royaume d’Angleterre qui moururent l’année même
de la mort de ce roi, ou l’année suivante.

L’ANNÉE même où le roi Henri fut enlevé aux affaires de ce monde,
il s’éleva un violent ouragan en Normandie, ainsi que dans
beaucoup d’autres contrées, peu de temps avant la mort de ce roi,
et la veille de la fête des apôtres Simon et Jude.

[p. 307] Peu de temps après la mort du roi, c’est-à-dire cette
même année et l’année suivante, moururent, par la volonté de Dieu,
plusieurs des grands du royaume d’Angleterre, savoir, Guillaume,
archevêque de Cantorbéry, l’évêque de Rochester, l’évêque
d’Exeter, Richard, fils de Gilbert, dont j’ai déjà parlé, Robert,
fils de Richard, son oncle paternel, Richard, fils de Baudouin,
cousin de ces deux derniers, et enfin Guillaume II de Warenne,
comte de Surrey. Celui-ci eut pour successeur Guillaume III, son
fils, né d’Elisabeth, fille de Hugues-le-Grand, comte de
Vermandois. La comtesse Elisabeth avait été mariée en premier lieu
à Robert, comte de Meulan, qui avait eu de ce mariage trois fils
et trois filles.

CHAPITRE XLI.

Des fils de Robert, comte de Meulan, et des fils de Henri, son
frère, comte de Warwick.

DEUX des fils de Robert, savoir, Galeran et Robert, qui étaient
jumeaux, lui succédèrent. Galeran, comme le premier né, eut le
comté de Meulan et les terres que son père avait possédées en
Normandie, et Robert eut le comté de Leicester, en Angleterre.
Après la mort de son premier mari, la mère épousa, comme je viens
de le dire, Guillaume II de Warenne, comte de Surrey, qui eut
d’elle un fils, savoir, Guillaume III, et deux filles. L’aînée de
ces deux filles fut mariée à Roger, comte de Warwick. Or ce Roger
était fils du comte Henri, frère de Robert comte de Meulan, et [p.
308] né de Marguerite sœur de Rotrou, comte du Perche. Roger eut
de sa femme un fils nommé Henri, plusieurs autres fils et deux
filles. Ce même Roger succéda à son père dans le comte de Warwick.
L’un de ses frères cadets, nommé Robert de Neubourg, eut les
terres que leur père avait possédées en Normandie. Ce Robert fut
ami très-dévoué de l’église du Bec, et la combla de bienfaits. Il
prit pour femme la sœur de Roger du Ternois, fille de Raoul II,
nommée Godechilde, et en eut plusieurs fils, savoir, Henri et ses
frères.

CHAPITRE XLII.

De la mort du seigneur Boson, abbé du Bec, et de son successeur.

VERS ce même temps, le seigneur Boson, quatrième abbé du Bec,
homme recommandable en toutes choses, mourut, et, eut pour
successeur Thibaut, prieur du même monastère. Guillaume, duc
d’Aquitaine, mourut aussi peu de temps après. Louis, fils du roi
des Français, épousa sa fille unique, et eut en même temps son
duché, et Louis son père étant mort la même année, le jour des
calendes d’août (1er août), Louis-le-Jeune lui succéda, et devint
roi des Français et duc d’Aquitaine, l’an 1137 de l’Incarnation du
Seigneur, année où il y a eu une très-grande sécheresse. Cette
même année mourut encore Lothaire, empereur des Romains et des
Allemands; il eut pour successeur Conrad, neveu de Henri IV,
lequel avait régné avant Lothaire.

[p. 309]
SUPPLÉMENT

A L’HISTOIRE DES NORMANDS.

APRÈS avoir rapporté succinctement et choisi entre beaucoup
d’autres quelques-uns des faits de la vie du très-illustre Henri,
roi des Anglais, nous croyons devoir ajouter le récit d’un certain
miracle, non moins digne d’être raconté pour le plus grand
avantage des lecteurs qu’admirable en lui-même. Le fait dont il
s’agit nous fera remonter presque au commencement de notre
histoire.

Combien était grande l’humilité de Rollon, après qu’il eut
embrassé la foi du Christ, c’est ce qui apparut évidemment aux
yeux de tous, par une chose que fit ce prince.

Quelque temps après qu’il eut fait la paix avec le roi de France,
des hommes de Rouen, venant à lui, se mirent à lui demander de
faire revenir de France le corps de saint Ouen, lequel avait été
transféré auparavant en France, par suite de la frayeur
qu’inspirait Rollon, et avant qu’il eût conquis la Normandie. «
Nous sommes tristes, lui dirent-ils, et très-dolens d’avoir ainsi
perdu notre archevêque. » Ayant appris cela, Rollon manda au roi
de France « qu’il eût à lui rendre son prêtre, se tenant pour
assuré, s’il ne faisait ainsi, que lui, Rollon, ne pourrait [p.
310] nullement conserver la paix. » Or le roi de France ne voulant
pas le tracasser à ce sujet, lui rendit en effet son prêtre, ainsi
qu’il le demandait. Alors Rollon ordonna de ramener le corps de
saint Ouen, et de le rendre à l’église d’où on l’avait enlevé. Les
moines qui avaient été gardiens du corps tant qu’il était demeuré
en France, le rapportèrent jusque une certaine métairie située à
une lieue de la ville de Rouen. Lorsqu’ils y furent arrivés, déjà
très-fatigués de leur voyage, ils s’y arrêtèrent et y passèrent la
nuit, afin de se lever le lendemain matin, et de transporter saint
Ouen au lieu de sa destination s’il leur était possible. Le matin
donc, lorsqu’ils se furent levés, et voulurent porter le corps à
la ville, ils ne le purent en aucune façon. Alors ces moines,
tristes et infiniment affligés de ce qui leur arrivait, mandèrent
aux citoyens qu’ils ne pouvaient en aucune façon déplacer le corps
de saint Ouen du lieu où il avait reposé cette nuit. Cette
nouvelle ayant été annoncée au comte, qui se trouvait alors à
Rouen, il répondit que cette tribulation leur arrivait bien
justement au sujet du corps de saint Ouen, parce que s’ils eussent
pensé sagement, et s’ils eussent eu du bon sens, ils auraient dû
aller à sa rencontre en procession et en grande dévotion. Après
cela le comte ordonna que l’archevêque et tout le peuple de Rouen
se rendissent avec lui, [p. 311] en vêtemens de laine et nu-pieds,
auprès de saint Ouen, pour implorer sa bonté le plus dévotement
possible, et le supplier de ne point regarder à leurs folies ou à
leurs omissions, de leur être propice, et de permettre qu’on le
transférât, du lieu où il était, au lieu où il avait été
archevêque. Alors le duc lui-même, marchant le premier, en
vêtemens de laine et nu-pieds, comme il l’avait commandé à tous
les autres, se rendit ainsi jusqu’à la métairie où était saint
Ouen. Lorsqu’il y fut arrivé, se prosternant aussitôt, ainsi que
tout le peuple qui le suivait, devant le cercueil, il dit d’une
voix suppliante: « Saint Ouen, bon archevêque et notre patron,
permettez que votre corps soit transporté à la ville où vous avez
rempli l’office d’évêque, et où vous avez si souvent donné vos
saintes bénédictions. Quant à moi, je donne à votre église et à
vous toute la terre qui s’étend depuis ce lieu jusques aux
murailles de la ville. » Tout à coup le comte et le peuple,
baissant les épaules, enlevèrent très-facilement le cercueil dans
lequel était déposé le corps du saint, et le transportèrent ainsi
dans son église, tout remplis d’une vive joie. C’est depuis ce
temps, au dire de quelques personnes, que cette petite ferme a été
appelée Long-Péan, parce que le comte avait fait un long chemin à
pieds nus pour s’y rendre. Si quelqu’un voulait soutenir que ce
fait n’est pas la preuve d’une grande humilité, on pourrait dire
avec vérité d’un tel homme qu’il ne saurait pas ce que c’est
qu’une grande humilité.

Voici un autre fait qui arriva à ce qu’on dit, à ce même comte, au
temps où il fit sa première paix avec le roi de France.

Un certain jour, tandis que ce seigneur était à Rouen, vers le
soir, plusieurs hommes se tenaient devant leurs maisons, situées
sur les rives de la Seine. Tandis qu’ils étaient là, regardant
couler l’eau, ils virent un cavalier marcher sur l’eau, comme il
aurait marché sur la terre, et arriver jusqu’à eux. Vivement [p.
312] saisis de stupeur à ce spectacle, lorsque le cavalier fut
auprès d’eux, ils allèrent lui demander qui il était, et d’où il
venait, et celui-ci leur répondit: « Vous voyez que je suis un
homme. Aujourd’hui de grand matin, je suis parti de Rennes, en
Bretagne. A la sixième heure, j’ai mangé, à Avranches, et ce soir,
comme vous voyez, je suis venu jusqu’ici. Si vous ne me croyez
pas, allez, et vous trouverez dans la maison où j’ai dîné mon
couteau, que j’y ai laissé par oubli. » Alors les habitans firent
savoir au duc, qui, comme je l’ai dit, se trouvait dans la ville,
l’arrivée de cet homme, qui avait passé sur l’eau sans se faire
aucun mal. Le duc, en apprenant ce fait extraordinaire, manda à
l’homme de venir lui parler avant de repartir. Alors celui-ci fit
répondre au comte qu’il eût à l’attendre le lendemain jusqu’à la
première heure. Mais le lendemain matin, il se leva, poursuivit
son chemin, et n’alla point parler au comte. Le comte ayant appris
son départ, dit que cet homme était un menteur, et que pour lui il
pensait que c’était quelque fantôme qui avait voulu se jouer des
habitans. Alors quelques-uns de ceux qui avaient été témoins
dirent que, selon ce qu’il leur semblait, cet homme n’était point
un menteur, puisqu’il n’avait pas donné rendez-vous pour la
première heure du comte, mais pour sa première heure à lui; que sa
première heure avait été beaucoup plus tôt que celle du comte, en
sorte que ce qu’il avait dit était vrai.

Cette même nuit, tandis que ce même homme était assis devant le
foyer de son hôte, et que celui-ci lui faisait beaucoup de
questions, et principalement sur le comte lui-même, lui demandant
si sa race durerait [p. 313] long-temps, il lui répondit qu’elle
vivrait très-longtemps, et que son duché se maintiendrait avec
vigueur jusqu’à la septième génération. Et comme l’hôte lui
demandait ce qui arriverait après la septième génération, il ne
voulut rien répondre, et se mit seulement à tracer des espèces de
sillons sur les cendres du foyer avec un petit morceau de bois
qu’il tenait à la main. L’hôte alors ayant voulu très-obstinément
lui faire dire ce qui arriverait après la septième génération,
l’autre, avec le petit morceau de bois qu’il tenait toujours à la
main, se mit à effacer les sillons qu’il avait faits sur la
cendre. Par où l’on pensa qu’après la septième génération le duché
serait détruit, ou bien qu’il aurait à souffrir de grandes
querelles et tribulations: choses que nous voyons déjà accomplies
en grande partie, nous qui avons survécu à ce roi Henri, lequel a
été, comme nous pouvons le montrer, le septième au rang dans cette
lignée. Rollon en effet est au premier degré dans cette
généalogie; Guillaume Longue-Épée, son fils au second; Richard,
fils de Guillaume, au troisième; Richard, fils de Richard, au
quatrième; Robert, fils de Richard, au cinquième; Guillaume, fils
de Robert, qui posséda non seulement la Normandie, mais aussi
l’Angleterre, au sixième; et après lui se trouvent au septième
degré ses fils, parmi lesquels Henri est le seul qui ait possédé
jusqu’à sa mort la Normandie et l’Angleterre.

Dans le traité de paix qui fut conclu entre les Français et les
Normands, du temps de Richard Ier, lorsque Louis, roi de France,
qui avait été fait prisonnier, fut rendu par les Normands, les
Danois agrandirent la Normandie depuis la rivière dite d’Andelle
jusqu’à [p. 314] celle que l’on appelle l’Epte, et même, selon
quelques-uns, depuis l’Epte jusqu’à l’Oise. Il fut en outre
convenu dans ce traité que le comte de Normandie ne serait tenu à
aucun service envers le roi de France pour sa terre de Normandie,
et ne lui devrait aucune espèce de service, si le roi de France ne
lui donnait un fief en France, pour lequel fief ce comte lui
devrait alors service. C’est pourquoi, le comte de Normandie se
borne pour la Normandie à prêter foi et hommage au roi de France,
sur sa vie et son domaine. De même le roi de France lui fait acte
de foi, et sur sa vie, et sur son domaine: et il n’y a aucune
différence entre eux, si ce n’est que le roi de France ne fait pas
hommage au comte de Normandie, comme le comte de Normandie le fait
au roi de France. Telles sont les libertés que les Danois
conquirent à cette époque pour leurs parens, les comtes de
Normandie.

On rapporte que Richard, fils de Richard Ier, était le père de la
patrie, et particulièrement des moines. Durant toute sa vie, en
effet, la Normandie jouit de l’abondance de tous les biens, et la
paix était si profonde dans tout le pays que les laboureurs
n’avaient pas même besoin d’enlever leurs charrues des champs, et
de les transporter dans leurs maisons. Si quelque chose avait été
volé à quelqu’un, le comte ordonnait qu’il se présentât devant
lui, et lui faisait rendre intégralement ce qu’il avait perdu. Il
arriva donc de son temps quelque chose de semblable à ce qui était
arrivé sous son aïeul Rollon. La femme d’un certain laboureur
ayant appris les défenses du duc, vola un certain jour le fer et
le soc de la charrue, pour voir [p. 315] comment le comte ferait
en cette occasion. Le paysan étant retourné le lendemain à sa
charrue, et ne trouvant pas ses outils, se rendit devant le comte,
et lui rapporta ce qui lui était arrivé. Le duc ordonna de lui
compter de l’argent pour qu’il pût réparer le dommage. Il retourna
donc à sa maison, et raconta à sa femme ce que le comte avait
fait. Elle lui dit alors que c’était bien maintenant, puisqu’il
avait l’argent, et elle ce qu’il avait perdu. Apprenant cela, et
ne voulant pas se conduire malhonnêtement, le paysan rapporta au
duc l’argent qu’il en avait reçu, et lui dit ce que sa femme avait
fait. Le comte retint quelque temps le paysan, envoya un messager,
et ordonna de crever les yeux à la femme, pour le vol qu’elle
avait commis. Le paysan étant ensuite retourné à sa maison, et
ayant trouvé sa femme punie d’une peine bien méritée, il lui dit
avec indignation: « Désormais ne vole plus, et apprends à observer
les commandemens du comte. »

Ce comte donna beaucoup de terre et d’ornemens à l’église de
Fécamp, que son père, Richard Ier, avait fondée. En outre, il
avait coutume presque de tout temps d’y tenir sa cour durant la
solennité de Pâques. Quelquefois, dans cette même solennité, lui
et sa femme portaient devant l’autel de la Sainte-Trinité un grand
vase rempli de tissus, de parfums, de candélabres, de quelques
autres ornemens, et recouvert d’un très-beau manteau, et
l’offraient ainsi à Dieu en expiation de leurs péchés. Le même
jour, après la messe, et avant qu’il se rendit à sa cour, et qu’il
se mît à manger avec ses barons, il allait avec ses deux fils,
Richard et Robert, au réfectoire des moines, et les deux enfans,
[p. 316] prenant les plats sur la fenêtre de la cuisine, les
présentaient à leur père, comme les moines avaient coutume de
faire; puis il allait lui-même déposer les premiers mets d’abord
devant l’abbé, et ensuite devant les moines. Quand il avait fait
ainsi, avec grande humilité, il venait se présenter devant l’abbé,
et ayant reçu de celui-ci le congé, il s’en allait alors à sa
cour, gai et le cœur content. Quelquefois il envoyait de sa propre
table à l’abbé une écuelle d’argent remplie de poissons, et lui
mandait de la conserver et d’en faire selon sa volonté.

Richard fit ainsi beaucoup de dons non seulement à l’église de
Fécamp, mais encore à plusieurs autres. Un certain jour il vint à
Jumiège, et y demeura pour y passer la nuit. Le lendemain matin
s’étant levé, il alla selon sa coutume au monastère pour prier, et
après sa prière, il posa sur l’autel un petit morceau de bois.
Lorsqu’il se fut retiré, les secrétaires s’approchèrent de
l’autel, croyant trouver ou un marc d’or, ou une once, ou quelque
chose de semblable. N’ayant trouvé que ce petit morceau de bois,
ils ne furent pas médiocrement étonnés, ne sachant ce que cela
voulait dire. Enfin ils allèrent lui demander ce que c’était que
cet objet qu’il avait déposé sur l’autel. Alors il leur répondit
que c’était Vimoutier, un certain manoir qu’il voulait leur donner
pour le salut de son ame.

[p. 317]
FRAGMENT D’UNE ÉPITAPHE

DE GUILLAUME,

DUC DE NORMANDIE ET ROI DES ANGLAIS,

TROUVÉE SUR UN VIEUX PARCHEMIN A MOITIÉ DÉCHIRÉ.

PLEUREZ, hommes, affligez-vous, grands, le roi est réduit en
cendres, ce roi né de grands rois, le roi Guillaume très-vaillant
à la guerre, roi des Anglais, duc de Normandie, et seigneur du
pays du Maine.

Dans tons les pays qu’il a conquis, et où il s’est élevé au dessus
de tous, il a dû plus à sa valeur personnelle qu’à ses milliers
d’hommes et à ses chevaliers. Combien elles sont grandes la valeur
et la sagesse par lesquelles un seul homme gouvernait tant de
milliers d’hommes!

Roi Guillaume, noble et puissant, les faits prouvent combien tu es
digne de louanges! Il faut écrire pour apprendre à la postérité
quelle valeur te distinguait entre tous les autres. Mais quelle
plume ou quelle éloquence pourrait suffire à tant d’éclatans
exploits?

Il a montré dans la barbare Angleterre, au milieu de mille
admirables combats, ce qu’il était comme comte du Maine et comme
duc de Normandie. Ensuite de duc il s’est fait roi, très-digne de
porter le laurier romain.

Race des Anglais, vous avez tourmenté ce prince, qui se plaisait à
marcher dans le sentier de la vertu. Vous avez éprouvé par
vous-mêmes ce qu’il pouvait [p. 318] faire, lui qui avait coutume
de vaincre toujours par les armes. Ç’a a été pour vous un grand
désastre, mais par l’effet de votre parjure envers votre roi.
Après vous avoir réunis à son empire, il vous a traités selon la
justice du royaume. Il a triomphé des puissans de l’Angleterre, de
même que des orgueilleux Danois. C’est un grand honneur d’avoir eu
un tel seigneur; c’est une grande douleur qu’il ait atteint le
terme de sa vie.

Roi Guillaume, la tombe t’enferme, mais le peuple te pleure dans
le monde entier. Tous regrettent tes exploits merveilleux, tes
largesses, tes guerres, ta paix; et plus les temps s’écoulent,
plus les cœurs soupirent à cause de toi.
Quiconque allait à travers ton pays ne redoutait point l’insulte
de l’ennemi. Tu étais la terreur au milieu de la multitude, la
sécurité dans le désert. Maintenant il n’y a pas de sécurité dans
la loi, maintenant la force seule sert de défense.

Hélas! depuis la mort d’un si grand prince, notre grande gloire
tend à sa ruine. Déplorons cette chute qui va nous faire perdre
notre gloire. La terre, veuve des forces de ce prince, gémit
accablée d’une profonde douleur.

Et ce n’est pas sans motif; car nul ne ressemble à cet homme si
puissant et si aimable.
. . .
FIN DE GUILLAUME DE JUMIÈGE.



[p. 319]
VIE
DE GUILLAUME
LE CONQUÉRANT,

PAR GUILLAUME DE POITIERS.

[p. 320]
[p. 321]
NOTICE

SUR

GUILLAUME DE POITIERS.

GUILLAUME de Poitiers n’était point originaire de Poitou, comme
son nom semble l’indiquer; il naquit vers l’an 1020, à Préaux,
près de Pont-Audemer en Normandie, mais il étudia à Poitiers,
école alors célèbre, et en reçut le nom qui lui est resté. Sa
famille était probablement riche et distinguée, car l’une de ses
sœurs fut abbesse du monastère de filles qui existait déjà à
Préaux. De retour de Poitiers, Guillaume suivit d’abord la
carrière des armes, et se trouva à plusieurs des batailles qu’il a
racontées; mais il s’en dégoûta bientôt, et entra dans l’Eglise,
seule situation qui convint aux esprits que préoccupait le besoin
de l’étude et du savoir. Devenu chapelain du duc Guillaume, depuis
roi d’Angleterre, il forma le projet d’écrire son histoire, et
probablement commença dès lors à s’en occuper. Il passait, et à
bon droit, pour l’un des hommes les plus savans et les plus
spirituels de son temps. Ainsi Hugues, évêque [p. 322] de Lisieux,
et Gilbert Maminot, son successeur, tous deux grands amateurs et
protecteurs de la science, prirent-ils beaucoup de soin pour
l’attirer et le fixer auprès d’eux; ils y réussirent, et Guillaume
quitta son royal patron pour vivre paisiblement, en qualité
d’archidiacre, dans le diocèse de Lisieux. On ignore à quelle
époque il mourut; seulement il est certain qu’il survécut au roi
conquérant dont il a écrit l’histoire; dom Rivet a même affirmé
qu’il n’avait commencé son ouvrage qu’après la mort de ce prince
a; mais son assertion est réfutée par une phrase de l’historien
lui-même, qui dit, en parlant d’Eudes ou Odon, évêque de Bayeux,
frère du roi Guillaume: « Il fut toujours et très-constamment
fidèle au roi, dont il était le frère utérin. » Les querelles
d’Eudes avec Guillaume, qui le fit jeter en prison, n’avaient donc
pas encore éclaté au moment où il écrivait b.

Guillaume de Poitiers est, à coup sûr, un des plus distingués de
nos anciens historiens; il ne manque ni de sagacité pour démêler
les causes morales des événemens et le caractère des acteurs, ni
de talent pour les peindre. Il connaissait les [p. 323] historiens
Latins, et s’est évidemment appliqué à les imiter; aussi Orderic
Vital et plusieurs de ses contemporains l’ont-ils comparé à
Salluste; il en reproduit quelquefois en effet, avec assez de
bonheur, la précision et l’énergie; mais il tombe bien plus
souvent dans l’affectation et l’obscurité.

Ce n’en est pas moins une grande perte que celle du commencement
et de la fin de son ouvrage; les premières et les dernières années
de la vie du roi Guillaume manquent absolument dans tous les
manuscrits. Celui de la bibliothéque Cottonienne, qui est le plus
complet et sur lequel Duchesne a publié son édition, commence en
1035 et s’arrête en 1070.

F. G. *

[p. 324]
[p. 325]
VIE

DE GUILLAUME

LE CONQUÉRANT,

CANUT perdit avec la vie c le royaume d’Angleterre, qu’il n’avait
dû qu’aux armes de son père et aux siennes. Hérald son fils, qui
ne l’imita point dans son amour pour la tyrannie, prit possession
de cette couronne avec le trône. Edouard et Alfred, qui, pour
éviter d’être égorgés, s’étaient autrefois réfugiés en Normandie,
auprès de leurs oncles, étaient encore exilés à la cour de leur
proche parent, le prince Guillaume. Ils avaient pour mère Emma,
fille de Richard Ier, et pour père Edelred, roi d’Angleterre.
Quant à la généalogie de ces frères et à l’usurpation de leur
héritage par l’invasion des Danois, assez d’autres en ont parlé
dans leurs écrits. Aussitôt qu’ils apprirent la mort de Canut,
Edouard, parcourant la mer, navigua avec quarante vaisseaux bien
munis de troupes, vers Southampton d, où il attaqua une grande
multitude d’Anglais, qui l’attendaient pour le tuer; car les
Anglais ne voulaient pas, ou, ce qui est plus croyable, n’osaient
pas abandonner Hérald, craignant que les Danois ne vinssent
promptement le [p. 326] secourir ou le venger, et n’oubliant pas
surtout que les plus nobles de leur nation avaient été mis à mort
par la cruauté des Danois. Edouard les vainquit en un combat avec
un grand carnage. Mais considérant le grand nombre des forces
ennemies, et le petit nombre de celles qu’il avait amenées, il
tourna la proue de ses navires, et revint en Normandie avec un
très-grand butin. Il savait qu’il y trouverait un asile sûr, un
accueil généreux et bienveillant. Après un espace de temps peu
considérable, Alfred partant du port d’Etaples, vint à Cantorbéry,
mieux préparé que ne l’avait été son frère contre les forces de
l’ennemi. Il réclamait le sceptre paternel. Lorsqu’il eut pénétré
dans l’intérieur, le comte Godwin, le recevant avec une ruse
criminelle, commit envers lui la plus perfide trahison; car il
vint de lui-même au devant de lui, comme pour lui faire honneur,
lui promit ses services avec bienveillance, et l’embrassa en lui
donnant la main pour témoignage de sa foi: en outre il se mit
familièrement à table avec lui, et lui donna des conseils. Mais au
milieu de la nuit suivante, comme, plongé dans le sommeil, Alfred
était sans armes et sans force, il lui attacha les mains derrière
le dos. Après s’être ainsi rendu maître de lui par des caresses,
il l’envoya à Londres au roi Hérald, avec quelques autres du
comté, pareillement enchaînés: quant au reste, il en envoya une
partie dans les prisons, les séparant cruellement les uns des
autres, et fit mourir les autres par une terrible mort, les
faisant horriblement éventrer. Hérald, transporté de joie à la vue
d’Alfred dans les fers, fit décapiter en sa présence ses excellens
guerriers, lui fit crever les yeux, et [p. 327] ordonna qu’on le
mît honteusement tout nu, et qu’on le menât vers la mer, les pieds
attachés sous un cheval, afin qu’il fût tourmenté, dans l’île
d’Ely, par l’exil et la pauvreté. Hérald se réjouissait de voir la
vie de son ennemi plus pénible que la mort, et tâchait en même
temps de détourner entièrement Edouard de toute entreprise, en
l’effrayant par les calamités de son frère. Ainsi périt le plus
beau jeune homme, le plus digne d’éloges par sa bonté, fils et
neveu de roi. Il ne put survivre long-temps à ce supplice; car
pendant qu’on lui crevait les yeux, la pointe du couteau lui avait
entamé la cervelle.

Nous t’adressons donc une courte apostrophe, Godwin, dont le nom,
après ta mort, te survit infâme et odieux. Si cela se pouvait,
nous voudrions t’effrayer du crime que tu as si méchamment commis.
Quelle exécrable furie t’agite? De quel cœur as-tu pu méditer,
contre le droit et la justice, un si abominable forfait? Pourquoi,
le plus cruel des homicides, commets-tu pour la perte de toi et
des tiens la plus infime trahison? Tu te félicites d’avoir fait ce
qu’abhorrent les lois et les coutumes des nations les plus
éloignées du christianisme; les outrages et les maux d’Alfred
excitent ta joie, ô le plus méchant des hommes, et font couler les
larmes des gens de bien. De telles choses sont lugubres à
rapporter. Mais le très-glorieux duc Guillaume, dont, soutenu par
le secours divin, nous apprendrons les actions aux âges futurs,
frappera d’un glaive vengeur la gorge d’Hérald, si semblable à toi
par la cruauté et la perfidie. Tu répands par ta trahison le sang
innocent des Normands; mais à son tour le fer des Normands fera
couler le sang des tiens. [p. 328] Nous aurions mieux aimé
ensevelir dans un silence perpétuel ce crime inhumain; mais nous
ne croyons pas que les actions même mauvaises, nécessaires à la
suite de l’histoire, doivent être écartées de nos écrits, comme
nous devons nous en interdire l’imitation.
Hérald mourut peu de temps après. Il eut pour successeur son
frère, Hardi-Canut, né d’Emma, mère d’Edouard, et qui revint du
Danemarck. Plus semblable à la race maternelle, il ne régna pas
avec la même cruauté que son père ou son frère, et ne voulut point
la mort d’Edouard, mais son élévation. A cause des fréquentes
maladies dont il était attaqué, il eut plus souvent devant les
yeux Dieu et la courte durée de la vie humaine. Au reste, pour ne
pas trop nous éloigner du sujet que nous nous sommes proposé, nous
laisserons à d’autres le soin décrire son règne ou sa vie.

La joie la plus éclatante brilla enfin pour tous ceux qui
desiraient la paix et la justice long-temps attendues. Notre duc,
mûr par l’intelligence de tout ce qui est honnête et par la force
du corps plutôt que par l’âge, commença à revêtir les armes de
chevalier. Cette nouvelle répandit la terreur par toute la France.
La Gaule n’avait pas un autre chevalier ni homme d’armes si
renommé que lui. C’était un spectacle à la fois agréable et
terrible que de le voir dirigeant la course de son cheval,
brillant par son épée, éclatant par son bouclier, et menaçant par
son casque et ses javelots. Car de même qu’il excellait en beauté
sous les habits de prince ou les vêtemens de la paix, de même il
recevait un avantage singulier des habits qu’on revêt contre
l’ennemi; son mâle courage et ses [p. 329] vertus brillaient d’un
éclat supérieur. Il commença avec le zèle le plus ardent à
protéger les églises de Dieu, à défendre la cause des faibles, à
établir des lois équitables, à rendre des jugemens qui ne
s’écartaient pas de l’équité ou de la modération, et surtout à
empêcher les meurtres, les incendies, les pillages; car, comme
nous l’avons dit plus haut, les choses illicites jouissaient alors
d’une extrême licence. Enfin, il commença à éloigner de sa
familiarité ceux qu’il savait inhabiles ou pervers, à user des
conseils des plus sages et des meilleurs, à résister fortement aux
ennemis du dehors, et à exiger puissamment des siens l’obéissance
qui lui était due.
Ces commencemens rendaient déjà la Normandie la splendeur et la
tranquillité dont elle avait joui autrefois, et promettaient pour
la suite un ordre de choses encore meilleur; mais tandis que les
bons aidaient avec soumission leur souverain, quelques-uns, pour
jouir de la liberté accoutumée, aimaient mieux à leur volonté
retenir ce qu’ils possédaient, et enlever les biens des autres.
Celui qui leva l’étendard fut Gui, fils de Renaud, comte de
Bourgogne, qui possédait les châteaux très-forts de Brionne et de
Vernon par le présent du duc, avec qui il avait été depuis son
enfance élevé familièrement. Il ambitionnait ou la principauté ou
une très grande portion de la Normandie. C’est pourquoi il associa
à son exécrable conspiration Nigel, gouverneur du pays de
Coutances, Ranulphe, vicomte de Bayeux, Haimon surnommé Dentat, et
d’autres hommes puissans. Ni la parenté, ni la générosité qui
l’avait accablé de tant de bienfaits, ni enfin la sincère
affection et l’extrême bonté [p. 330] du duc envers lui, ne purent
arrêter le dessein de cet homme perfide. Ils firent périr un grand
nombre d’innocens, qu’ils essayèrent en vain d’attirer dans leur
parti, ou qu’ils prévoyaient devoir être de très-grands obstacles
à l’accomplissement de leurs desirs. Mettant de côté toute
justice, ils ne s’embarrassaient d’aucun crime, pourvu qu’ils
parvinssent à une plus grande puissance. Tel est quelquefois
l’aveuglement de l’ambition. Peu à peu donc l’entreprise de cette
parjure association prit une telle consistance, que s’étant
rassemblés en guerre ouverte, au Val-Dun e, contre leurs
seigneurs, ils répandaient au loin le trouble dans tous les lieux
d’alentour. La plus grande partie des Normands suivaient la
bannière de l’iniquité; mais Guillaume, chef du parti vengeur, ne
s’effraya nullement de tant de glaives. Se précipitant sur ses
ennemis, il les épouvanta par le carnage, en sorte qu’il ruina
presque ses adversaires de cœur et de bras. Il ne leur restait
plus que l’esprit qui les excitait à fuir. Il les poursuivit
pendant quelques milles, les châtiant durement. La plupart d’entre
eux succombèrent dans des lieux impraticables ou de difficile
passage. Dans les plaines, quelques uns périrent, tombant sous les
pieds de ceux qui fuyaient, ou mortellement pressés dans la foule.
Un grand nombre de chevaliers avec leurs chevaux furent submergés
dans le fleuve de l’Orne. A ce combat assista Henri, roi de
France, combattant pour le parti victorieux. Cette guerre d’un
seul jour fut certes très avantageuse et remarquable pour tous les
siècles, en ce qu’elle établit un exemple terrible, abattit par le
fer [p. 331] des têtes trop élevées, renversa par la main de la
victoire beaucoup de repaires de crimes, et assoupit pour
long-temps chez nous les guerres civiles. S’étant honteusement
échappé, Gui gagna Brionne, avec un grand nombre de chevaliers.
Cette ville, et par la nature du lieu et par des fortifications de
l’art, paraissait inexpugnable; car, outre les autres remparts que
la nécessité de la guerre a accoutumé à construire, elle a une
enceinte de pierre, dont les combattans se servent comme de
citadelle, et est entourée de tous côtés par le fleuve de la
Rille, qui n’est guéable nulle part. Le vainqueur, ayant
promptement poursuivi Gui, pressa étroitement cette ville par le
siége, et fit élever des tours sur les rives du fleuve séparé là
en deux parties. Ensuite, effrayant les ennemis par des attaques
journalières, il leur interdit entièrement les moyens de sortir.
Enfin, le Bourguignon, succombant à la disette de vivres, envoya
des intercesseurs pour implorer la clémence du duc, qui, touché
par la parenté, les supplications et le malheur du vaincu, ne
voulut pas exercer une vengeance plus sévère. Ayant reçu de lui le
château, il lui permit de demeurer à sa cour. Pour des motifs
raisonnables il aima mieux remettre le supplice à ses associés,
qui auraient bien mérité la peine capitale. Je vois que, dans un
autre temps, il punit par l’exil Nigel, qui l’offensait
méchamment. Gui, pour se dérober au chagrin de la honte, retourna
de lui-même en Bourgogne. Il souffrait avec peine chez les
Normands d’être humilié aux yeux de tous, et odieux à un grand
nombre. C’était malgré elle que la Bourgogne le supportait. Si son
pouvoir eût répondu à ses [p. 332] efforts, il eût privé de la
puissance et de la vie Guillaume son frère, comte de cette
province. Pendant dix ans et plus, il se consuma sous les armes,
cherchant à répandre dans le combat un sang auquel il tenait de si
près. Mais pourquoi me travailler à donner de nouvelles preuves de
sa méchanceté? Les Normands, une fois vaincus, soumirent leurs
têtes au pouvoir de leur seigneur, et un grand nombre lui
donnèrent des otages. Ensuite par son ordre on détruisit de fond
en comble les remparts, construits avec un art nouveau. Les
citoyens de Rouen abaissèrent jusqu’à terre l’insolence qu’ils
avaient montrée contre le jeune comte. Les églises se réjouirent
de ce qu’il leur était permis de célébrer en paix le divin
mystère, et le négociant de pouvoir aller en sûreté où il voulait:
le cultivateur fut rempli de joie de ce qu’il pouvait
tranquillement labourer les terres et semer l’espoir des fruits,
et n’était plus obligé de se cacher à la vue des hommes d’armes.
Tous les hommes, de quelque classe, de quelque rang qu’ils
fussent, élevaient jusqu’aux cieux la gloire du duc et lui
souhaitaient par toute sorte de vœux une longue vie et une
heureuse santé.

Ensuite, avec la plus exacte fidélité, il rendit à son tour le
même service au roi, qui le pria de lui prêter secours contre
quelques gens très puissans, ses ennemis déclarés. Le roi Henri,
irrité des paroles injurieuses de Geoffroi Martel, fit marcher une
armée contre lui, assiégea avec une forte troupe et prit son
château appelé Moulinières, et situé dans le pays d’Angers. Les
Français voyaient ce que l’envie voulait vainement cacher, que
l’armée amenée [p. 333] de Normandie était plus considérable que
l’armée royale, y compris tout ce qu’avaient amené ou envoyé un
grand nombre de comtes. La renommée que le comte normand acquit
dans cette expédition, et dont les nôtres rendent témoignage, se
répandit dans l’Aquitaine pendant que j’étais en exil à Poitiers.
On disait qu’il avait surpassé tous les autres par son génie, son
adresse et sa force. Le roi le consultait très-volontiers, et
agissait la plupart du temps par son avis, le mettant au dessus de
tous pour sa perspicacité à démêler le meilleur conseil. Il ne lui
reprochait que sa témérité à s’offrir à de grands et de fréquens
dangers; car le duc cherchait partout les combats, et faisait
ouvertement des excursions avec dix chevaliers, ou un plus petit
nombre encore. Aussi le roi priait les chefs normands de ne pas
engager le combat, même le plus léger, devant les postes des
villes, craignant de voir périr par cet empressement à montrer son
courage celui en qui était placé le secours le plus ferme et
l’ornement le plus brillant de son royaume. Au reste, ce que le
roi blâmait en lui et dont il tâchait de le dissuader comme d’une
ostentation immodérée de courage, nous l’attribuons à l’ardeur
bouillante de son âge, ou à son devoir. En examinant ce qui se
cache sous de telles causes, on trouve quelquefois des qualités
rares et précieuses. Quelquefois il est utile de se garder des
nombreux bataillons; d’autres fois cela peut être très-nuisible.

Voici une action de celui que nous excusons, et dont nous ayons le
plus grand plaisir à nous rappeler exactement l’admirable
apprentissage. Voulant comme se dérober à ses familiers, il
s’était séparé de [p. 334] l’armée, emmenant avec lui, pour
quelque temps, trois cents chevaliers. Il quitte ceux-ci,
accompagné seulement de quatre d’entre eux, et court çà et là.
Voilà qu’il se présente à sa rencontre quinze chevaliers ennemis,
orgueilleusement montés sur leurs chevaux et bien armés; fondant
aussitôt sur eux, il les attaque, la lance en arrêt; et ayant soin
de frapper le plus audacieux, il lui rompt la cuisse, et le
renverse à terre. Il poursuivit les autres jusqu’à quatre milles.
Pendant ce temps les trois cents hommes qu’il avait laissés le
suivaient et le cherchaient, car ils redoutaient sa témérité. Ils
aperçurent soudain le comte Thibaut à la tête de cinq cents
chevaliers. La pensée la plus triste se présenta à eux. Ils les
prirent pour des ennemis, et crurent qu’ils tenaient leur seigneur
prisonnier. S’étant donc animés à l’envi, ils s’avancèrent contre
eux dans l’espérance incertaine de l’arracher de leurs mains; mais
dès qu’ils les reconnurent pour une armée alliée, ils poussèrent
leurs recherches plus avant, et trouvèrent étendu à terre celui
des quinze ennemis que sa cuisse cassée empêchait de remuer.
Bientôt après s’étant encore avancés plus loin, leur seigneur vint
tout joyeux au devant d’eux, amenant avec lui sept chevaliers
qu’il avait pris.
Depuis ce temps Geoffroi Martel avait coutume de dire, comme il le
pensait, qu’il n’existait sous le ciel aucun chevalier ou homme
d’armes qui égalât le comte des Normands. Les puissans de la
Gascogne et de l’Auvergne lui envoyaient ou lui amenaient des
chevaux célèbres, et généralement connus par leur nom. De même
aussi les rois d’Espagne [p. 335] cherchaient à captiver son
amitié par de semblables présens et d’autres. Cette amitié
méritait en effet d’être recherchée et cultivée par les plus
grands et les plus puissans hommes; car il y avait en lui de quoi
le faire chérir de ses serviteurs, de ses voisins et de ceux dont
il était séparé par de longs espaces. En outre, comme il était
pour ses amis un honneur et un appui, il s’efforçait et tâchait,
toujours autant qu’il pouvait, de faire en sorte que ses amis lui
eussent de très-grandes obligations. En l’année 1045 il était dans
la fleur de sa jeunesse, ne gouvernant encore qu’une province et
pas de royaume.

Si vous connaissiez sa conduite depuis cet âge jusqu’à présent, ou
plutôt depuis son enfance, vous affirmeriez avec assurance, comme
vous pouvez véritablement le faire, que jamais il ne viola le
droit de l’alliance ou de l’amitié. Il demeurait constant dans ses
paroles et ses traités, comme pour apprendre par ses actions ce
qu’enseignent les philosophes, que la foi est le fondement de la
justice. S’il était forcé, par les motifs les plus graves, de
renoncer à l’amitié de quelqu’un, il aimait mieux la défaire peu à
peu que de la rompre tout d’un coup, coutume que nous voyons
conforme aux préceptes des sages. L’inique roi Henri, entraîné par
les instances des hommes les plus pervers, se brouilla avec lui,
et conçut contre lui la haine la plus terrible. Comme il attaquait
la Normandie par des outrages difficiles à supporter, Guillaume, à
qui appartenait la défense de ce pays, s’avança contre lui,
témoignant cependant beaucoup d’égards à leur ancienne amitié et à
la dignité royale. Ayant toujours cela présent devant les yeux, il
évitait, autant que le lui [p. 336] permettait l’extrême
nécessité, d’en venir aux mains avec l’armée du roi, et retenait
souvent, par ses ordres et par ses prières, les Normands,
très-avides de faire subir à la dignité royale la honte d’une
défaite. Un jour on connaîtra mieux quelques-unes de ses actions;
on saura, avec quel courage magnanime il méprisait les épées des
Français et de tous ceux que l’édit du roi avait rassemblés contre
lui.

Ce fut par sa puissance et par ses conseils qu’à la mort de
Hardi-Canut, Edouard s’assit enfin sur le trône paternel, gloire
dont il était digne par sa sagesse, l’éminente honnêteté de ses
mœurs et l’antiquité de sa race. En effet, les Anglais, en
contestation sur le choix, se déterminèrent par les conseils de
Guillaume au parti le plus avantageux, et aimèrent mieux consentir
aux justes demandes de ses envoyés que d’avoir à éprouver la force
des Normands. Ils marquèrent avec empressement à Edouard de
revenir avec une suite peu considérable de chevaliers normands, de
peur que si le comte des Normands venait avec lui, ils ne fussent
soumis par ses puissantes armes, car la renommée leur avait assez
fait connaître sa valeur dans les combats. Edouard, dans son
affectueuse reconnaissance, réfléchissant avec quelle somptueuse
libéralité, quels singuliers honneurs et quelle intime amitié il
avait été reçu en Normandie par le prince Guillaume, auquel il
était beaucoup plus uni par les bienfaits qu’il en avait reçus que
par la parenté, considérant en outre qu’il devait à ses généreux
secours la fin de son exil et la couronne, voulut, en homme de
bien, le récompenser par le don le meilleur et le plus agréable,
et résolut, par une donation [p. 337] en forme, de l’instituer
héritier de la couronne qu’il devait à ses secours. Du
consentement de ses grands, il envoya donc vers lui, avec Robert,
archevêque de Cantorbéry, chef de cette légation, des otages d’une
très-puissante famille, à savoir, le fils et le neveu du comte
Godwin.
Chez nous déjà tous les troubles intérieurs avaient fait place à
la tranquillité; mais un ennemi voisin ne se tenait pas encore
tout-à-fait en repos. Geoffroi-Martel levait contre nous un bras
qui lui fit à lui-même une grave blessure. La victoire était
difficile à espérer, quand, sous les bannières de cet homme si
expérimenté dans l’art de la guerre, étaient rangés les Angevins,
les Tourangeaux, les Poitevins, les Bordelais, et une grande
quantité de pays et de villes. Il s’était emparé par la force des
armes de son seigneur le comte de Poitou, et de la ville de
Bordeaux; et le tenant renfermé dans une indigne prison, ne lui
avait permis de se retirer qu’après lui avoir arraché une somme
très-considérable d’or et d’argent, de très-riches domaines, et le
serment de demeurer en paix avec lui. Le comte étant mort quatre
jours après s’être racheté, Geoffroi associa à son lit la
belle-mère du défunt, femme d’une haute noblesse, se chargea de la
tutelle de ses frères, et s’appropria ses trésors, en même temps
que tous ses honneurs et ses biens. Son pouvoir, qui se terminait
aux frontières du comté d’Anjou, lui semblait borné d’une manière
misérable et honteuse. Rougissant de se voir renfermé, son immense
cupidité l’entraînait au loin dans les territoires des autres.
C’est pourquoi, enrichi par ses acquisitions, il fit beaucoup de
choses remarquables, [p. 338] secondé autant par son astuce que
par ses richesses. Entre autre hauts autres faits, après avoir
abattu le pouvoir du comte Thibaut, il soumit la ville de Tours,
si fameuse par son opulence et son courage. En effet, comme
Thibaut se hâtait de venir au secours de sa ville chérie, qui lui
avait fait savoir qu’elle gémissait sous les coups terribles de
Martel, et qu’elle était à la dernière extrémité, Martel marcha
promptement à sa rencontre et le vainquit: l’ayant pris, il le
chargea de chaînes, avec les principaux des siens, et ne le mit en
liberté qu’à des conditions aussi onéreuses que celles qu’il avait
imposées auparavant à Guillaume de Poitou. Ensuite s’étant emparé
de la ville de Tours, il se souleva contre le roi de France, et
infesta tout son royaume. Enorgueilli par ses succès à la guerre,
il s’empara d’un château de Normandie, et garda avec grand soin
Alençon. Il avait trouvé les gens de cette ville bien disposés en
sa faveur. Il regardait comme une superbe augmentation de renom
pour lui une conquête qui diminuait la force du seigneur de la
Normandie. Mais Guillaume, capable de défendre et d’étendre même
les droits de ses ancêtres, marcha avec son armée vers le
territoire d’Anjou, afin de punir Geoffroi, en lui enlevant
d’abord Domfront, et recouvrant ensuite Alençon. Cependant la
trahison d’un de ses chevaliers faillit faire périr celui qui ne
redoutait pas les vastes Etats de son ennemi. Car comme on
approchait de Domfront, le duc fit une incursion avec cinquante
cavaliers, qui voulaient augmenter la solde qu’ils avaient reçue.
Un des principaux des Normands le trahissant, indiqua la proie aux
[p. 339] châtelains, auxquels il apprit dans quel lieu, pour quel
but, et avec quelle suite peu nombreuse le duc était allé, disant
qu’il était homme à préférer la mort à la fuite. On envoya
sur-le-champ trois cents chevaliers, et sept cents hommes de pied
qui l’attaquèrent à l’improviste par derrière. Mais lui se
retournant avec intrépidité, il renversa à terre celui qu’une plus
grande audace avait poussé le premier contre lui. Les autres
aussitôt perdant leur impétuosité se réfugièrent vers les
remparts. Un chemin plus court, qu’ils connaissaient, facilita
leur fuite. Mais, le duc ne cessa de poursuivre les fuyards, que
lorsque les portes des remparts les lui eurent dérobés. Il retint
un d’entre eux prisonnier. Cette circonstance l’ayant excité
davantage au siége, il fit dresser quatre tours. La situation de
la ville la défendait contre tout assaut, tenté soit de force soit
par ruse; car l’aspérité des rochers ne permettait pas même aux
gens de pied de les gravir, et ils n’avaient pour arriver que deux
chemins étroits et escarpés. Geoffroi avait donné pour secours aux
habitans des hommes d’élite. Cependant les Normands livraient de
assauts très-fréquents et très-impétueux. Le duc était le premier
et le plus terrible à presser les assiégés. Quelquefois
chevauchant nuit et jour ou caché dans des lieux retirés, il
allait à la découverte pour rencontrer des convois, ou des
messages, ou déjouer les embûches tendues à ses fourrageurs. Pour
vous faire voir dans quelle sécurité il vivait sur un territoire
ennemi, il aillait quelquefois à la chasse. Cet pays est hérissé
de forêts qui abondent en gibier: souvent il se donnait le plaisir
de la chasse au faucon, [p. 340] et plus souvent encore à
l’épervier. Ni les difficultés du lieu, ni la rigueur de l’hiver,
ni d’autres obstacles ne purent déterminer son inébranlable
courage à lever le siége. Les assiégés attendaient le secours de
Martel, qu’ils appelaient par leurs messages. Ils ne voulaient
point quitter un maître sous lequel il leur était permis de
s’enrichir de brigandages; c’étaient aussi ces motifs qui avaient
séduit les habitans d’Alençon. Ils n’ignoraient pas quelle haine
on portait en Normandie aux voleurs ou aux brigands, l’habitude
régulière qu’on y avait de leur faire à tous subir le supplice, et
de ne leur point faire la plus petite grâce. Leurs méfaits leur
faisaient craindre la justice de cette loi. Geoffroi amena au
secours des assiégés un grand nombre de troupes à pied et à
cheval. Dès que Guillaume en fut instruit, laissant la poursuite
du siége à des chevaliers éprouvés, il s’avança promptement à sa
rencontre. Il envoya à la découverte Roger de Mont-Gomeri, et
Guillaume, fils d’Osbern, tous deux jeunes et braves, afin qu’ils
apprissent les arrogans desseins de l’ennemi en conférant avec
lui. Geoffroi leur fit savoir par son trompette que le lendemain
au point du jour il irait réveiller les sentinelles de Guillaume à
Domfront. Il leur désigna le cheval qu’il aurait dans le combat,
quel bouclier et quels habits. Ils lui répondirent qu’il n’avait
pas besoin de se fatiguer plus long-temps en continuant la route,
qu’il avait commencée, car il allait voir arriver sur-le-champ
celui contre lequel il marchait. A leur tour ils lui firent
connaître le cheval, les armes et les habits de leur seigneur. Ce
rapport augmenta beaucoup l’ardeur des Normands. Mais plus [p.
341] ardent que tous le duc pressait encore ceux qui montrent le
plus d’empressement. Le pieux jeune homme desirait abattre le
tyran; fait que, parmi les hauts faits, le sénat de Rome et
d’Athènes a jugé le plus beau. Mais Geoffroi, frappé d’une terreur
subite, chercha, ainsi que toute son armée, son salut dans la
fuite avant d’avoir vu l’armée ennemie. Par là un libre chemin
s’ouvrit au duc de Normandie pour ravager les domaines, et ternir
d’une ignominie éternelle la gloire de son ennemi. Mais il savait
qu’il est de la sagesse de se modérer dans la victoire, et que
celui qui ne peut se contenir lorsqu’il a le pouvoir de la
vengeance n’est pas assez puissant. Il résolut donc de quitter la
route où il n’avait rencontré que des succès. Il arriva
promptement à Alençon, et termina presque sans combat une
expédition si difficile. En effet, cette ville si forte par sa
position naturelle, ses remparts et sa garnison, il la prit comme
en courant, en sorte qu’il eût pu se glorifier de ces mots: « Je
suis venu, j’ai vu, j’ai vaincu. » La nouvelle de la prise
d’Alençon frappa bientôt les habitans de Domfront. Désespérant,
après la fuite de ce fameux guerrier Geoffroi Martel, d’être
délivré par les armes d’aucun autre, ils se rendirent aussi
très-promptement, aussitôt qu’ils virent le prince des Normands de
retour pour les assiéger. Des hommes de longue mémoire assurent
que ces deux châteaux avaient été, par la permission du comte
Richard, construits, l’un près de l’autre sur les frontières de
Normandie, et qu’ils avaient coutume d’obéir à ses ordres, et à
ceux des comtes ses successeurs. Le vainqueur s’en retourna
ensuite dans sa patrie, qu’il couvrait ainsi de nouveaux honneurs,
[p. 342] et il répandit dans les pays lointains l’amour et la
terreur de son nom.

Ce prince a fait dans le même temps d’autres choses dignes d’être
insérées dans les annales, et que nous passons sous silence ainsi
qu’un grand nombre d’actions qu’il accomplit dans d’autres temps,
de peur qu’un livre trop étendu ne puisse déplaire à quelques-uns,
et parce que nous avons reconnu la chose trop au dessus des forces
de l’historien. En outre, nous voulons réserver, pour la narration
des faits les plus fameux, notre faible talent. Nous aurions pu
imaginer des combats propres à être traités par la plume des
poètes, et amplifier les événemens connus en errant partout dans
le champ des fictions. Mais nous louerons avec sincérité, sans
nous écarter jamais d’un seul pas des limites de la vérité, le duc
ou roi qui jamais ne s’attribua faussement la gloire d’aucune
belle action.

Les grands de la Normandie commençaient à l’environner d’un
incroyable respect, en sorte que de même qu’au commencement,
chacun tentait de s’opposer à lui, maintenant chacun cherchait à
lui prouver une ferme fidélité, au point qu’ils se réunirent d’un
concert unanime pour le nommer leur seigneur, lui et sa postérité,
qui n’était encore qu’en espérance. Tout ce qu’on avait fait pour
lui ou ce qu’il avait fait lui-même de bien, dans son humble
sagesse, il l’attribuait comme il le devait à la grâce divine,
agissant, dès le premier âge de la jeunesse, et se conduisant
comme l’homme le plus prudent. Les avis étaient partagés sur son
mariage, comme il arrive d’ordinaire selon les opinions et le tour
d’esprit [p. 343] des hommes, surtout lorsqu’on délibère dans une
cour nombreuse sur une chose importante. Les rois des pays
lointains auraient volontiers accordés leurs chères filles
uniques; mais on aimait mieux, par de graves motifs, avoir pour
proches des princes plus rapprochés.

Dans ce temps florissait Baudouin, marquis de Flandre,
très-illustre par la noblesse de son antique maison, qui touchait
par ses Etats à ceux des Teutons et des Français, et l’emportait
sur eux par la puissance. Il descendait des chefs des Morins,
qu’on appelle maintenant Flamands, ainsi que des rois de la Gaule
et de la Germanie, et tenait aussi à l’illustre famille des
princes de Constantinople. Les comtes, les marquis, les ducs et
les archevêques, placés dans un haut rang, restaient stupéfaits
d’admiration lorsque quelquefois le soin du commandement appelait
chez eux cet homme rare. Ses amis et ses alliés consultaient sa
sagesse dans la délibération des plus hautes affaires, et
s’attiraient sa bienveillance en le comblant de beaucoup de
présens et d’honneurs. Il était chevalier de l’empire romain, et
de fait l’honneur et la gloire de ses conseils dans une pressante
nécessité. Les rois aussi respectaient et craignaient sa grandeur;
car les nations les plus éloignées savaient bien de quelles
guerres fréquentes et terribles il avait accablé l’orgueil des
chefs, et enfin mis la paix à des conditions dictées par sa
volonté, après s’être fait dédommager par les seigneurs rois en
leur enlevant une partie de leurs terres, tandis qu’exempt
d’attaques, ou plutôt infatigable, il conservait les siennes en
sûreté. La France avec son [p. 344] monarque enfant tomba ensuite
sous la tutelle, la dictature et l’administration de cet homme
très-sage.
Le marquis, beaucoup plus illustre par ses dignités et ses titres
qu’on ne pourrait brièvement le rapporter, nous présenta lui-même
à Ponthieu la très-gracieuse dame sa fille, qu’il conduisit avec
honneur à son gendre. Sa sage et sainte mère l’avait élevée de
manière à faire fructifier en elle tout ce qu’elle tenait de son
père. Si quelqu’un s’informe de l’origine de sa mère, qu’il sache
que le père de sa mère était Robert, roi de la Gaule, qui, fils et
neveu de rois, engendra des rois, et dont la voix du monde louera
les vertus religieuses et la sagesse dans le gouvernement de son
royaume. La ville de Rouen s’occupa avec joie de recevoir cette
épouse.

La notoriété du fait ne permet pas que, pressés par un sujet qui
se précipite vers de plus hauts événemens, nous passions sous
silence le comte Guillaume d’Arques, qui, au grand chagrin de la
patrie, s’éleva orgueilleusement, autant que le lui permirent ses
efforts, contre ce qui était bon et juste. Le frein des lois
divines et humaines ne put retenir ce Guillaume, lâche et perfide
descendant d’une illustre race, que ne put arrêter non plus, ni la
ruine de Gui, ni l’admirable vertu et le bonheur du grand
vainqueur, l’invincible Guillaume, ni la fameuse renommée qu’il
s’était acquise. Ce qui, dans des ames élevées, doit produire des
actions louables, savoir, le grand éclat de la naissance, les
enfla d’une audace immodérée et causa la ruine de tous deux. Ils
savaient tous deux qu’ils appartenaient et pouvaient être comptés
par le côté gauche à la race des ducs de Normandie; [p. 345] le
Bourguignon, qu’il était leur neveu par la fille de Richard II; le
comte d’Arques, qu’il était frère du troisième, fils du second et
neveu du premier. Ledit comte, dès le commencement du gouvernement
du jeune duc, se montra parjure envers lui, quoiqu’il lui eût juré
fidélité et soumission, et fomenta des guerres, tantôt se
révoltant avec témérité et ouvertement, quelquefois employant des
ruses secrètes. Le détestable orgueil de cet homme le poussa
très-facilement vers l’iniquité. Il fut le chef principal et
l’auteur de plusieurs mouvemens de dissension et autres mauvaises
actions; il excita, accrut et autorisa presque tous les troubles
par ses exemples, ses conseils, sa faveur et son secours. Il fit
de nombreux, de grands et de longs efforts pour accroître sa
puissance et renverser celle de son seigneur, qu’il osa souvent
empêcher d’approcher, non seulement du château d’Arques, mais
aussi de la partie de la Normandie voisine de lui, et située
en-deçà de la Seine. Enfin, au siége de Domfront, que nous avons
rapporté plus haut, il s’éloigna furtivement comme déserteur sans
en avoir demandé congé, violant ainsi entièrement le devoir de
vassal, dont le nom lui avait servi jusqu’alors et auparavant à
voiler en quelque sorte son inimitié. A cause donc de ces méfaits
et d’autres si nombreux et si grands, le duc prévoyant, comme il
en était averti par le fait, que ledit comte formerait encore de
plus nombreux et plus grands projets, s’empara tout à fait de la
forteresse qui lui servait de retraite, et y mit une garde, sans
cependant pousser plus loin l’invasion de ses Etats. C’était le
comte qui, dans l’origine, avait fondé et construit ce fort avec
le plus [p. 346] grand soin sur le sommet de la haute montagne
d’Arques. Peu de temps après, les perfides gardes, séduits par des
promesses, et fatigués et subjugués par les diverses
sollicitations dont on les pressait, remirent le château au
pouvoir de son fondateur.

Aussitôt qu’il y fut entré, des furies, plus violentes qu’à
l’ordinaire, vinrent l’embrâser et pousser à la vengeance, comme
si on eût porté atteinte à ses droits. De nombreuses calamités
s’élevèrent dans toute l’étendue du pays voisin; on vit fondre les
désordres, les rapines, le pillage, source de dévastation; le
château se remplit d’armes, d’hommes, de bagages et de tout ce qui
est propre à la guerre; les remparts, solides auparavant, furent
encore plus fortifiés; on ne laissa aucun lieu en paix ni en
repos; enfin la révolte la plus terrible se préparait. Aussitôt
que le duc Guillaume en fut instruit, il quitta promptement le
bourg de Coutances, où il en avait reçu la nouvelle certaine. Il
s’avança avec tant de vitesse que les chevaux de ceux qui
l’accompagnaient, à l’exception de six, expirèrent de lassitude
avant d’être arrivés. C’était surtout la nouvelle des maux
qu’endurait sa province qui l’excitait à se hâter de s’opposer à
ces outrages. Il s’affligeait de voir les biens de l’Eglise, les
travaux des laboureurs et le gain des marchands devenir
injustement la proie des hommes d’armes. Il croyait entendre
appeler par les déplorables gémissemens du menu peuple qui ont
coutume de s’élever en grand nombre dans le temps des guerres ou
des séditions. Dans le chemin, non loin du château même, il vit
venir au devant de lui quelques uns de ses chevaliers qui lui
étaient fidèles et agréables. Ils [p. 347] avaient appris, par un
bruit soudain, dans la ville de Rouen, les menées du comte
d’Arques, et s’étaient le plus promptement possible approchés
d’Arques avec trois-cents hommes pour tâcher d’empêcher qu’on n’y
apportât du froment et autres choses nécessaires contre le siége.
Mais dès qu’ils surent que des troupes très-considérables y
étaient rassemblées, craignant en même temps que ceux qui étaient
venus avec eux ne passassent vers le parti de Guillaume (ce que
les avis de leurs amis leur avaient annoncé secrètement), avant le
lever du jour suivant, dans leur défiance, ils s’en retournèrent
le plus promptement possible. Ils rapportèrent au duc ces choses,
et lui conseillèrent d’attendre l’armée, disant qu’on abandonnait
son parti encore plus que la renommée ne l’annonçait, que presque
tout le voisinage favorisait son ennemi, et qu’il était dangereux
de s’avancer plus loin avec si peu de ressources. Mais ces
rapports ne purent ébranler sa fermeté par la peur ni par la
défiance; les ayant rassurés par cette réponse que les rebelles
n’oseraient rien contre lui en sa présence, aussitôt il s’avança
avec autant de vitesse que ses éperons purent en donner à son
cheval. Son courage le guidait, la justice de sa cause lui
promettait le succès. Et voilà qu’il aperçut sur une très-haute
montagne le chef de la révolte avec de nombreuses légions. Etant
monté avec effort sur cette montagne, il les contraignit tous à
fuir lâchement dans leurs remparts; et si on n’y eût mis obstacle
en fermant promptement les portes, emporté par la colère et
l’ardeur de son courage, il les eût tués presque tous en les
poursuivant.

Nous racontons le fait et les circonstances qui s’y [p. 348]
rapportent, mais la postérité les croira difficilement. Voulant
ensuite s’emparer des remparts, le duc rassembla promptement son
armée, et les assiégea. Il était très-difficile de s’en emparer de
vive force, car ils étaient très-bien défendus par la situation.
Desirant, selon son excellente coutume, accomplir la chose sans
répandre de sang, il renferma ces hommes cruels et rebelles au
moyen d’une tour construite auprès de la montagne, et y ayant mis
une garnison, il s’appliqua à d’autres affaires qui appelaient son
attention. Ainsi il voulait, les épargnant par le fer, les vaincre
par la faim.

Le devoir de la vérité m’avertit de transmettre à la mémoire avec
quelle pieuse modération il évitait le carnage, à moins que
l’impétuosité de la guerre ou quelque autre grave nécessité ne l’y
contraignît. Il aimait mieux se venger par l’exil,
l’emprisonnement, ou quelque autre châtiment qui n’ôtât pas la
vie; tandis que, selon la coutume et les lois, les autres princes
frappent du glaive les prisonniers de guerre, ou pendant la paix,
les hommes convaincus de crimes capitaux, il songeait sagement en
lui-même que l’arbitre souverain, qui, terrible, regarde les
actions des puissans d’ici bas, rend à chacun ce qu’il a mérité
par sa clémence miséricordieuse ou ses rigueurs immodérées.
Le roi Henri apprenant que l’homme dont il favorisait et
conseillait la méchanceté était étroitement enfermé, se hâta de
lui porter secours, et amena une troupe considérable de gens
d’armes, et en outre un grand nombre de choses dont manquaient les
assiégés. Séduits par l’espoir d’une mémorable action, [p. 349]
quelques-uns de ceux que le duc avait laissés en garnison dans la
tour, allèrent à la découverte, et s’emparèrent du chemin par où
devaient passer les Français. Et voilà qu’ils prirent une grande
quantité de ceux qui se tenaient le moins sur leurs gardes.
Enguerrand, comte de Ponthieu, fameux par sa noblesse et son
courage, et un grand nombre de guerriers furent tués. Hugues
Bardoul lui-même, homme illustre, fut fait prisonnier. Cependant
le roi, étant arrivé où il avait résolu d’aller, attaqua la
garnison avec la plus grande impétuosité et une force extrême,
afin d’arracher Guillaume d’Arques de sa fâcheuse position, et de
venger en même temps l’échec de son pouvoir et le carnage des
siens. Mais il s’aperçut que la chose était difficile, car les
remparts de la tour et le courage également ferme des chevaliers
soutenaient facilement les assauts des ennemis; alors pour ne pas
s’exposer à une mort sanglante ou à une honteuse fuite, il se hâta
de s’en aller, sans avoir acquis aucune gloire, à moins que par
hasard on ne regarde comme glorieux d’avoir diminué par ses
trésors la pauvreté de ceux au secours desquels il était venu, et
d’avoir augmenté le nombre de leurs chevaliers. Le duc étant
ensuite retourné au siége, et étant resté quelque temps à cette
expédition comme s’il n’eût fait que se livrer à un joyeux repos,
la violence de la faim pressant les assiégés plus cruellement et
plus étroitement que les armes, ils se virent presque vaincus. Le
roi, appelé de nouveau par des messages nombreux et de lamentables
supplications, refusa de venir, pensant qu’il s’exposerait à une
chute plus terrible, et craignant des dangers plus cruels et plus
ignominieux. [p. 350] Guillaume d’Arques voit enfin avec angoisse
que la cupidité d’enlever les États de son seigneur est une
mauvaise conseillère, qu’il est injuste et presque toujours
pernicieux de violer son serment ou sa foi, que le nom de la paix
est doux et séduisant, et que la paix elle-même est agréable et
salutaire. Il condamne alors, outre toute son audacieuse
entreprise, ses desseins insensés et son action pernicieuse. Il
s’afflige d’être resserré dans un lieu si étroit. Les supplians
obtiennent d’être reçus à capituler, en concluant un traité qui,
ne leur laissant que la vie, ne leur offrait rien d’honorable ni
d’utile. Voilà un triste spectacle, une déplorable honte. Les
chevaliers français, auparavant fameux, se hâtent, au-delà de ce
que peuvent leurs forces affaiblies, de s’échapper avec les
Normands, la tête baissée non moins de honte que d’épuisement, une
partie suspendus sur des chevaux affamés qui faisaient à peine
sonner la corne de leurs pieds, et pouvaient à peine faire élever
de la poussière; d’autres, ornés de bottines et d’éperons,
s’avançant dans un ordre inaccoutumé, et plusieurs d’entre eux
languissans et courbés sur leurs chevaux, tandis que d’autres,
chancelant, se soutiennent à peine. Il fallait voir aussi le
déplorable état des troupes qui sortaient, et dont l’aspect était
dégoûtant et varié. Ayant pitié des infortunes du comte, comme
auparavant de celles de Gui, dans sa louable clémence, le duc ne
voulut point accabler d’une plus grande infortune son ennemi exilé
et pauvre; il lui accorda avec le pardon, en son pays, quelques
possessions étendues et de nombreux revenus, regardant comme plus
juste de reconnaître qu’il était son oncle, que de le poursuivre
comme son ennemi.

[p. 351] Pendant le temps même du siége, quelques-uns des plus
puissans parmi les Normands abandonnèrent le parti du duc pour
passer vers le roi. Il était présumable que déjà auparavant ils
avaient été les secrets fauteurs de la conspiration des rebelles.
Ils n’avaient pas encore dégorgé toute la méchanceté dont ils
avaient été gonflés autrefois contre le duc dans son enfance. Dans
leur association se trouvaient Guimond, gouverneur d’une place
forte appelée Moulins, qu’il remit entre les mains du roi, qui y
mit une garnison royale, Gui, frère de Guillaume, comte de Poitou,
et de l’impératrice des Romaines, et avec lui d’illustres hommes
de guerre. Mais ceux-ci, et tous ceux qui, dans d’autres endroits,
furent abandonnés par les Français, ayant appris la reddition du
repaire d’Arques, se dérobèrent aux nôtres par la fuite. Les
Normands, qui auraient dû être punis selon la loi contre les
transfuges, se réconcilièrent avec leur seigneur, qui ne leur
infligea qu’une peine légère, ou les exempta de toute punition.
Ils reconnurent qu’aucun moyen, aucun artifice, ne pouvait réussir
contre lui.

Ensuite la France commença à s’enflammer d’une haine plus
violente, et à s’agiter par de nouveaux troubles. Tous les grands
et le roi, d’ennemis qu’ils étaient, devinrent ennemis acharnés du
prince Normand. Dans leurs esprits inquiets et malveillans
s’irritait la cruelle blessure que leur avait faite précédemment
la mort du comte Enguerrand, et de ceux qui périrent dans le même
combat. Ils étaient enflammés de fureur au souvenir de ce qui
était arrivé à Geoffroi, comte d’Anjou, chassé depuis long-temps,
comme nous l’avons rapporté, par le bouclier de [p. 352]
Guillaume, et à la mémoire des autres échecs innombrables et des
honteuses défaites que leur avait fait éprouver le courage des
Normands. Nous expliquerons sincèrement les causes de cette
inimitié. Le roi supportait avec une très-grande peine, et
regardait comme l’outrage le plus digne de vengeance, que le duc
eût pour ami et pour allié l’empereur des Romains, dont aucun
autre sur la terre ne surpassait la renommée de puissance et de
dignité, et qu’il commandât à un grand nombre de puissantes
provinces, dont les seigneurs ou gouverneurs étaient soumis à son
service. Il s’indignait de ce qu’il n’avait pas le comte Guillaume
pour ami ou pour chevalier, mais pour ennemi; de ce que la
Normandie, qui depuis longues années dépendait des rois de France,
était presque érigée en royaume, et de ce que des comtes, ses
prédécesseurs, quels que fussent leurs emplois, aucun ne s’était
jamais élevé à ce point. Mécontens pour les mêmes motifs, Thibaut,
le comte du Poitou, Geoffroi, et le reste des grands, outre
quelques sujets de courroux particulier, trouvaient insupportable
d’avoir à suivre les bannières du roi partout où elles les
conduisaient. Ensuite, quelques-uns de ceux qui approchaient plus
du roi convoitaient la Normandie, ou une partie de la Normandie et
comme des torches ardentes, ils embrâsaient le roi et les grands.

C’est pourquoi après une délibération commune, et qui nous
présageait malheur, un édit du roi ayant ordonné la guerre, on
leva contre la Normandie des troupes innombrables. On eût vu se
hâter, hérissées de fer, la Bourgogne, l’Auvergne et la Gascogne,
et tous les guerriers d’un si grand royaume accourant [p. 353] des
quatre points cardinaux, et la France et la Bretagne d’autant plus
animées contre nous qu’elles nous étaient plus voisines. On peut
affirmer que Jules-César ou quelqu’autre plus habile dans la
guerre, s’il en exista jamais, fût-il chef d’une armée romaine
rassemblée de mille nations, et commandât-il à mille provinces, du
temps le plus florissant de Rome, eût pu s’effrayer du terrible
aspect de cette armée. Notre pays conçut donc quelque effroi; les
églises craignirent de voir troubler le repos de la sainte
religion, et piller ses revenus par la fureur des hommes d’armes,
quoiqu’elles se confiassent pour leur défense dans le secours de
la prière. Le peuple des villes et des campagnes, et tous ceux qui
étaient faibles et sans défense tremblaient d’inquiétude et de
frayeur: il craignaient pour eux, pour leurs femmes, leurs enfans
et leurs biens, s’exagérant, selon la coutume de la peur, les
forces d’un ennemi si puissant. Mais quand ils se rappelaient quel
était leur défenseur, comment, encore dans la jeunesse, ou plutôt
dans l’enfance, il avait arraché la patrie à de déplorables
calamités par sa grande sagesse et son courage encore plus grand,
l’espoir adoucissait leur crainte, et la confiance venait consoler
leur affliction. Admirable par sa fermeté, le duc Guillaume ne se
sentit frapper d’aucune frayeur, et courut s’opposer avec un grand
courage au-devant du roi, qui, à la tête d’une force terrible,
s’avançait peu à peu du pays d’Evreux sur Rouen. Dès qu’il connut
les dispositions de l’ennemi, le duc dirigea vers les rives
opposées de la Seine une partie de ses troupes; car on avait
adopté une manœuvre dont on espérait beaucoup d’avantage, savoir,
que tous les [p. 354] chevaliers des pays compris entre la Seine
et la Garonne, et dont les habitans portent le nom de
Celti-Gaulois, nous attaqueraient d’un côté sous la conduite du
roi lui-même, tandis que ceux des pays compris entre la Seine et
le Rhin, qu’on nomme Gaule-Belgique, nous attaqueraient sous le
commandement d’Eudes, frère du roi, et de Renaud, un de ses plus
familiers. Le roi était aussi accompagné des gens de l’Aquitaine,
troisième portion de la Gaule, fort renommée dans le monde par son
étendue et la multitude de ses habitans. Il n’était pas étonnant
que la témérité et l’orgueil des Français, si bien soutenus,
eussent quelque espoir, ou d’accabler nôtre duc par cette masse de
forces, ou de le contraindre à s’échapper par une honteuse fuite,
ou de prendre et tuer nos chevaliers, de renverser les villes,
d’incendier les villages, de frapper du glaive, et de se livrer au
pillage, enfin de faire de tout notre pays un affreux désert.

Mais il en arriva tout autrement; car Eudes et Renaud en étant
venus aux mains, dès qu’ils virent leur armée moissonnée par les
coups les plus terribles et les plus cruels, ils abandonnèrent le
commandement et le secours de leur épée, et s’empressèrent de
pourvoir à leur fuite par la vitesse de leurs chevaux. Leurs
têtes, qui ne méritaient pas un sort plus doux, étaient pressées
par la pointe de l’épée de Robert, grand par sa noble origine
aussi bien que par son courage, de Hugues de Gournay, de Hugues de
Montfort, de Gautier Giffard, de Guillaume Crispin et d’autres
encore des plus valeureux de notre parti. Gui, comte de Ponthieu,
trop avide de venger son frère Enguerrand, fut fait prisonnier,
ainsi que plusieurs [p. 355] chevaliers distingués par leur
naissance et leur fortune. Un grand nombre furent tués, le reste
se sauva par la fuite avec ses bannières. Ayant promptement appris
ce succès, notre défenseur, le duc Guillaume, envoya pendant le
silence de la nuit, avec de sûres instructions, quelqu’un qui, se
tenant près du camp du roi, sur le haut d’un arbre, lui annonça en
détail cette funeste victoire. Le roi, surpris à cette nouvelle
inattendue, fit sans retard éveiller les siens avant le jour, et
leur donna le signal de la fuite, pensant qu’il était de la plus
haute nécessité de s’éloigner très-promptement des frontières de
la Normandie. Ensuite beaucoup d’hostilités eurent lieu de part et
d’autre, comme il arrive ordinairement dans la guerre entre des
ennemis si puissans. Enfin les Français, desirant avec la plus
grande ardeur la fin de ces dissensions si funestes pour eux,
firent la paix à cette condition, que les prisonniers faits à
Mortemar seraient rendus au roi, avec le consentement et par le
don duquel, pour ainsi dire, le duc resterait en possession, par
un droit perpétuel, de ce qu’il avait enlevé et pourrait enlever à
Geoffroi, comte d’Anjou. Aussitôt, dans cette assemblée même, le
duc avertit par un ordre ses principaux chevaliers d’être prêts à
se trouver promptement sur les frontières du comté d’Anjou pour
construire Ambrières. Il indiqua par des députés à Martel le jour
qu’il leur marquait pour cette entreprise. O esprit valeureux,
intrépide et noble de cet homme! ô vertu admirable et difficile à
louer dignement! Le duc n’ambitionne pas la conquête de la terre
de quelque homme faible, mais celle du tyran le plus féroce, et,
comme nous l’avons dit plus haut, [p. 356] le plus brave à la
guerre, de l’homme que les comtes et les ducs les plus puissans
craignaient comme la foudre terrible, et aux forces et aux
artifices duquel ses voisins pouvaient à peine échapper. Et, pour
que l’admiration soit plus grande, le duc n’attaque pas cet ennemi
lorsqu’il est sans précaution et sans défense, mais quarante jours
auparavant il lui annonce où, quand, et pourquoi il doit venir.
Frappé par la terreur de ce bruit, Geoffroi de Mayenne alla
promptement trouver Geoffroi son seigneur, et se plaignit avec
tristesse et lamentation que les Normands avaient construit
Ambrières pour attaquer à leur gré la terre de leur ennemi, la
détruire et la ravager. Le tyran Martel, orgueilleux de cœur, lui
répliqua, selon sa coutume de concevoir et de dire
présomptueusement de grandes choses: « Secoue ma domination comme
celle d’un seigneur vil et infâme si tu me vois laisser patiemment
accomplir ce que tu crains. » Au jour marqué, le duc des Normands
entra sur le territoire du Maine, et pendant qu’il bâtissait le
château dont il avait menacé Geoffroi, la renommée, qui annonce le
faux comme le vrai, l’instruisit que Geoffroi Martel allait
bientôt arriver. Alors ayant terminé les travaux, le duc attendit
avec une grande intrépidité et une grande ardeur l’arrivée de
l’ennemi. Voyant qu’il tardait plus qu’il n’avait cru, et que le
peuple et les grands se plaignaient déjà du manque de vivres, de
peur de trouver ensuite ses hommes d’armes moins prêts à obéir à
ses ordres, il résolut de les renvoyer, après avoir fourni le
château d’hommes et de vivres; il leur ordonna toutefois de
revenir aussitôt qu’ils recevraient un message de lui. Le bruit du
départ [p. 357] de notre armée s’étant bientôt répandu, Martel,
soutenu par le secours de Guillaume, comte de Poitiers, son
seigneur, d’Eudes, comte de Bretagne, et de troupes rassemblées de
tous les côtés, marcha vers Ambrières. Après en avoir observé la
situation et les fortifications, il se prépara à en faire le
siége. Ses hommes s’apprêtent à renverser les remparts, et les
gens du château leur résistent vaillamment. Ils s’enflamment,
deviennent audacieux, attaquent de plus près et plus vivement: de
part et d’autre on combat avec une grande impétuosité. Ceux d’en
haut frappent avec les traits, les pierres, les pieux, les lances.
La plupart des assiégeans sont tués, les autres sont repoussés.
Leurs audacieux efforts ainsi déjoués, ils entreprirent autre
chose; ils essayèrent de renverser les murs au moyen du bélier,
mais les assiégés frappèrent la poutre et la rompirent.

Pendant ce temps, Guillaume, le fondateur du château, ayant appris
la fâcheuse position des siens, sans se permettre le moindre
délai, assemble son armée, et se hâte de venir à leur secours avec
la plus grande promptitude. Dès que les trois comtes ennemis
ci-dessus nommés furent instruits de son approche, eux et leur
formidable armée se retirèrent avec une vitesse étonnante, pour ne
pas dire qu’ils s’enfuirent en tremblant. Le vainqueur ayant
attaqué sur-le-champ Geoffroi de Mayenne, qui, par la plainte dont
nous avons parlé, avait enflammé la fureur de son seigneur, en peu
de temps il le réduisit si bas, qu’au fond de la Normandie,
Geoffroi vint se soumettre à lui, et lui jura la fidélité qu’un
vassal doit à son seigneur.

[p. 358] La paix fut rompue de nouveau avec la France, et le roi
cherchant à venger sa honte plutôt que les torts qu’on lui avait
faits, recommença son expédition, et attaqua la Normandie après
avoir rassemblé une armée considérable, à la vérité, mais moins
formidable qu’auparavant. La plus grande partie des siens,
pleurant leurs pertes et la honteuse fuite des leurs, ou saisis de
crainte, étaient moins disposés à revenir nous attaquer,
quoiqu’ils désirassent bien ardemment se venger de nous. Martel,
comte d’Anjou, que n’avaient pas encore abattu tant de funestes
revers, ne manqua pas de s’y trouver, amenant autant de troupes
qu’il en pouvait rassembler. A peine la terre de Normandie
entièrement détruite et ravagée aurait-elle pu rassasier la haine
et la rage de cet ennemi. Ils tinrent leur mouvement aussi secret
qu’ils le purent, de peur que dans la route même, notre défenseur
qu’ils avaient déjà éprouvé ne vînt au devant d’eux et ne les
repoussât. Ils parvinrent par divers chemins à travers le comté
d’Exmes jusqu’à la Dive, ravageant tout sur leur passage, avec la
cruauté de la guerre. Là, il ne leur plut pas de s’en retourner,
et ils ne voulurent pas s’arrêter. Si on les eût laissé s’avancer
au delà avec la même facilité que celle qu’ils avaient rencontrée
jusque-là, et ensuite se retirer en France sans dommage, ils
auraient acquis une illustre renommée, pour avoir ravagé par le
fer et le feu, sans que personne s’y opposât ou les poursuivît, la
terre de Guillaume de Normandie jusqu’au rivage de la mer; mais
cet espoir les trompa, comme celui qu’ils avaient conçu autrefois;
car tandis qu’ils étaient arrêtés à un gué de la Dive, survint
dans un moment [p. 359] favorable, avec une petite troupe de
guerriers, le duc rempli d’ardeur. Déjà une partie de l’armée
avait passé le fleuve avec le roi; mais voilà que le très-vaillant
vengeur tomba sur le reste, et tailla en pièces les dévastateurs,
regardant comme un crime, lorsqu’il s’agissait des intérêts de sa
patrie déchirée, d’épargner l’ennemi qui la ravageait, lorsqu’il
le trouvait sur son territoire. Surpris en deçà du fleuve, ils
furent presque tous tués par le fer aux yeux du roi, excepté ceux
qui, poussés par la frayeur, aimèrent mieux se précipiter dans les
eaux. Le flux de la mer remplissant le lit de la Dive d’une masse
d’eau que le duc ne pouvait franchir, s’opposait à ce que la juste
sévérité de son glaive les poursuivît sur l’autre rive. Le roi
plaignant le sort des siens et saisi de crainte, sortit le plus
promptement qu’il put de la Normandie avec le tyran d’Anjou; et
cet homme courageux et fameux à la guerre vit, d’un esprit
consterné, qu’attaquer davantage la Normandie passerait pour de la
démence.

Peu de temps après, il entra dans la voie de toute chair, sans
s’être jamais illustré par aucun triomphe remporté sur Guillaume,
comte de Normandie, et sans avoir joui contre lui des plaisirs de
la vengeance. Il est pour successeur son fils Philippe, encore
enfant. Selon le désir et le consentement de toute la France, une
paix solide et une amitié pure furent conclues entre lui et notre
prince.

Vers le même temps mourut Geoffroi Martel, selon les vœux de
beaucoup de, gens qu’il avait opprimés ou qui le craignaient.
C’est ainsi que la nature met des bornes inévitables au pouvoir
terrestre et à l’orgueil [p. 360] humain. Ce malheureux homme se
repentit trop tard de son excessive puissance, de sa funeste
tyrannie et de sa pernicieuse cupidité. Ses derniers momens lui
apprirent une vérité à laquelle il avait auparavant négligé de
penser, qu’on doit nécessairement perdre un jour ce qu’on possède
en ce monde, même justement. Il laissa pour héritier le fils de sa
sœur, qui, semblable à lui par le nom, en fut fort différent par
sa vertu, et qui commença à craindre le roi du ciel, et à faire le
bien pour s’acquérir les honneurs éternels.

Nous savons que la bouche des hommes est plus disposée à louer la
méchanceté que la bonté, la plupart du temps par haine,
quelquefois par une autre dépravation, car on a coutume, par une
inique perversité, d’interpréter les plus belles actions dans un
sens contraire. C’est pourquoi il est certain qu’il arrive
quelquefois que les belles actions des rois, des ducs ou de
quelque grand, si on ne les transmet pas dans toute leur vérité à
la postérité, sont condamnées par le jugement des gens de bien; en
sorte que de mauvaises actions qu’on ne devrait jamais imiter,
comme l’invasion ou quelque autre aussi injuste, deviennent
séduisantes par l’exemple. Nous estimons donc important de dire
avec la plus exacte vérité que si Guillaume, dont nous racontons
la gloire, ce qui, nous le souhaitons, ne déplaira nullement mais
sera agréable à tous, tant présens que futurs, s’empara, par la
force de ses armes, de la principauté du Mans, ainsi que du
royaume d’Angleterre, c’est qu’il dut s’en emparer selon les lois
de la justice.

La domination des comtes d’Anjou était depuis [p. 361] long-temps
pénible et presque insupportable aux comtes du Mans. Pour passer
sous silence beaucoup d’autres choses, tout récemment à notre
mémoire, Foulques, comte d’Anjou, avait attiré à Saintes, par la
promesse de lui remettre sa ville, Herbert, comte du Mans. Là,
l’ayant fait venir, au milieu de leur entrevue, il le fit
souscrire, par la prison et les tourmens, aux conditions que
desirait sa cupidité.
Dans le temps de Hugues, Geoffroi Martel incendia souvent la ville
du Mans, souvent il la livra pour butin à ses avides chevaliers,
souvent il arracha les vignes de ses environs, et quelquefois,
après avoir chassé son maître légitime, la rangea sous sa seule
domination. Hugues légua à Herbert son fils son héritage avec les
mêmes inimitiés. Craignant d’être entièrement dépouillé par la
tyrannie de Geoffroi, Herbert alla trouver en suppliant Guillaume,
duc de Normandie, pour se mettre sous sa protection, se donna à
lui de ses propres mains, reçut tout de lui comme un chevalier de
son seigneur, et l’institua son seul héritier s’il n’en engendrait
pas d’autre. De plus, pour s’allier de plus près, lui et sa
postérité, à un si grand homme, il demanda au duc sa fille, qui
lui fut fiancée. Mais vers le temps où celle-ci atteignit l’âge
nubile, lui-même mourut de maladie, et à son lit de mort il
conjura et pria les siens de ne point chercher d’autre seigneur
que celui qu’il laissait pour son successeur, leur disant « que
s’ils lui obéissaient de leur propre volonté, leur condition
serait légère à supporter; mais que peut-être serait-elle pesante
s’ils étaient par lui subjugués; qu’ils connaissaient très-bien sa
puissance, sa sagesse, sa [p. 362] force, sa gloire et son antique
origine; que sous son gouvernement ils n’auraient rien à craindre
pour leurs frontières. »

Mais des traîtres reçurent Gautier, comte de Mantes, qui avait
pris en mariage la sœur de Hugues, et qui vint attaquer le Mans.
Indigné de cette opposition, Guillaume, que des droits multipliés
appelaient à la succession d’Herbert, prit les armes pour
conquérir ce qu’on lui enlevait ainsi. Autrefois le Mans avait été
soumis aux ducs de Normandie. Il aurait pu, d’autant qu’il
abondait en moyens et en forces, incendier sur-le-champ ou
détruire la ville toute entière, et égorger les audacieux auteurs
de cette iniquité; mais il aima mieux, selon sa clémence
accoutumée, épargner le sang des hommes quoique coupables, et
laisser sur pied cette ville, très-forte capitale et rempart des
pays qu’il avait en sa possession.

Voici quel moyen il adopta pour s’en emparer: ce fut de les
frapper de crainte par des incursions fréquentes et longues sur
leur territoire et leurs demeures, de ravager les vignes, les
champs, les maisons de campagne, de cerner les endroits fortifiés,
de mettre des garnisons partout où elles étaient nécessaires, et
enfin, de les désoler continuellement par une foule de calamités.
Il est plus facile de deviner que de rapporter l’inquiétude et la
terreur des Manceaux, lorsqu’ils le virent agir ainsi, et combien
ils désirèrent éloigner de leur tête ce fardeau accablant. Ayant
souvent appelé à leur secours Geoffroi, que leur gouverneur
Gautier avait établi son seigneur et son défenseur, ils menacèrent
[p. 363] quelquefois de livrer bataille au duc, mais ne l’osèrent
jamais. Enfin les châteaux de tout le comté pris et soumis, ils
rendirent leur ville au vainqueur; et suppliant, ils reçurent avec
de grands honneurs celui qu’ils avaient arrêté par une longue
rébellion. Grands, moyens, petits, rivalisent de zèle pour apaiser
celui qu’ils ont offensé. Ils accourent au devant de lui, le
proclament leur seigneur, et s’inclinent devant sa dignité; ils
prennent des visages rians, font entendre des voix joyeuses et des
applaudissemens de félicitation. Les ordres religieux de toutes
les églises qui étaient dans la ville, approuvant l’enthousiasme
des laïques, vont à sa rencontre. Les églises et les temples
brillent avec éclat, ornés comme en un jour de fête. Les parfums
embaument les airs qui retentissent des cantiques sacrés. Le
vainqueur trouva qu’il lui suffisait pour leur châtiment qu’ils
eussent été domptés par son pouvoir, et que les remparts de leur
ville fussent désormais occupés par ses gardes. Gautier consentit
volontairement à la cession de cette ville, de peur qu’en
défendant les pays envahis, il ne perdît son héritage. La victoire
remportée par le Normand lui faisait craindre quelque chose de pis
pour Mantes et Chaumont, situés dans le voisinage.
Sage vainqueur et tendre père, Guillaume voulut pourvoir de son
mieux et pour toujours aux intérêts de sa race. C’est pourquoi il
résolut de marier son fils à la sœur d’Herbert, qui fut amenée du
pays des Teutons à ses dépens et à grands frais, afin que par
elle, lui, et ceux qu’il engendrerait, possédassent, en qualité de
beau-frère et neveux, l’héritage d’Herbert, par un droit qui ne
pût leur être ni arraché ni [p. 364] contesté. Comme son fils
n’était pas encore en âge d’être marié, il fit garder la jeune
fille déjà presque nubile dans un lieu sûr avec de grands
honneurs, et la confia aux soins d’hommes et de matrones nobles et
sages. Cette vertueuse vierge, nommée Marguerite, était, par sa
remarquable beauté, plus gracieuse que la plus belle perle. Mais
peu de temps avant le jour où elle devait être unie à son époux
mortel, elle fut enlevée aux hommes par le fils de la Vierge,
l’époux des vierges, le roi du ciel, dont le saint amour avait
embrasé la pieuse jeune fille. Brûlant pour lui de désirs, elle
s’appliquait aux oraisons, à l’abstinence, à la miséricorde, à
l’humilité, enfin à toute sorte de bonnes œuvres, souhaitant
ardemment d’ignorer à jamais tout autre mariage que celui du
Seigneur. Elle fut ensevelie dans le cloître de Fécamp qui, avec
les autres églises, s’affligea, autant que le permettait la
religion de voir, enlevée par une si prompte mort celle à qui tous
desiraient sincèrement une longue vie. Son ame, veillant
prudemment et attendant avec son flambeau allumé l’arrivée du
Christ, avait toujours fréquenté les églises avec respect. Le
cilice aussi dont elle s’était servie secrètement pour dompter la
chair ayant été trouvé après sa mort, fit voir qu’elle dirigeait
son ame vers l’Eternel.

La prise de la ville du Mans montra clairement combien l’esprit
léger de Geoffroi de Mayenne était loin de s’unir d’inclination au
duc Guillaume; car pour, ne pas être témoin de sa glorieuse
félicité, il abandonna la ville auparavant, chassé autant par une
douleur haineuse que par une inconstante perfidie. Cet audacieux
impudent ne voulut point se [p. 365] rappeler comment jadis dompté
par le duc, il avait imploré sa clémence; son insolente iniquité
ne craignit pas de jurer et de violer sa promesse. Il croyait en
harcelant cette valeur invincible, illustrée par des triomphes
multiples, s’acquérir une renommée aussi durable que l’eussent
jamais obtenue ses ancêtres, quelque puissans qu’ils fussent.
Fréquemment sommé d’obéir par des députés, il n’abaissa point son
esprit obstiné. La fuite, l’astuce, des remparts solides
accroissaient beaucoup sa témérité. Celui qu’il rejetait pour
seigneur résolut dans sa sagesse de lui enlever sa retraite
chérie, le château de Mayenne; regardant comme suffisant et plus
digne de lui de lui infliger cette punition, que de le poursuivre
dans sa fuite, et en le faisant prisonnier d’ajouter une légère
victoire à toutes celles dont il pouvait déjà se glorifier. Aucune
force, aucun moyen, aucun artifice humain, ne pouvait suffire à
attaquer ce château par un de ses flancs baigné par un fleuve
rapide et bordé d’écueils; car le château était bâti sur les bords
de la Mayenne, sur une montagne escarpée; des remparts de pierres
et un abord aussi très-difficile défendaient l’autre côté.
Cependant on se prépara à en faire le siége; et notre armée
s’étant approchée éprouva combien le lieu était inaccessible par
sa nature. Tous s’étonnaient que le duc entreprît avec une si
grande témérité la chose la plus difficile. Presque tous pensaient
qu’il était inutile de fatiguer tant de troupes de chevaliers et
d’hommes de pied; un grand nombre murmuraient; nulle espérance ne
les soutenait, si ce n’est celle que dans un an ou plus la famine
pourrait forcer les assiégés à se rendre. En effet, on ne pouvait
ni n’espérait rien faire avec les [p. 366] épées, les lances et
les traits, ni davantage avec le bélier, la baliste ou les autres
machines de guerre; car ce lieu était tout-à-fait défavorable aux
machines. Mais le magnanime duc Guillaume presse son entreprise,
ordonne, exhorte, rassure les moins intrépides, et leur promet un
heureux succès. Leur doute ne dura pas longtemps. Voilà que par
une adroite invention on lance dans le château des flammes qui
l’embrâsent. Dans le plus court espace de temps elles s’étendent à
leur ordinaire, ravageant tout ce qu’elles rencontrent avec plus
de fureur que le fer. Les gardes et les défenseurs, étonnés par
une défaite soudaine, abandonnent les portes et les remparts, et
courent d’abord en tremblant porter du secours à leurs maisons et
à leurs effets enflammés. Ensuite ils s’empressent de se rendre
dans les asiles où ils peuvent pourvoir à leur propre salut,
craignant encore plus les épées des vainqueurs que l’incendie. Les
Normands accourent avec la plus grande célérité, joyeux d’esprit;
et poussant à la fois un cri d’allégresse, ils se précipitent à
l’envi, et s’emparent de vive force des remparts. Ils trouvent un
butin considérable, des chevaux de noble race, des armes de guerre
et des meubles de tout genre. Le prince, très-modéré et
très-généreux, voulut que ces choses et le reste du butin, en
grande partie composé de choses précieuses, demeurassent aux
chevaliers plutôt que de lui revenir. Les habitans du château qui
s’étaient réfugiés dans la citadelle se rendirent le jour suivant,
ne se confiant en aucun rempart contre le génie et la force de
Guillaume. Celui-ci, après avoir fait rétablir ce qui avait été
consumé par les flammes, et fait porter de prévoyans [p. 367]
secours, comme pour remporter sur la nature un triomphe
inaccoutumé, s’en retourna chez lui au milieu des transports de
joie de son armée. Les voisins de Geoffroi ne s’attristèrent pas
de ce qu’il avait subi cet échec, et assurèrent qu’il était
glorieux au comte Guillaume d’avoir seul vengé un grand nombre de
gens d’un parjure et d’un brigand.

Presque dans le même temps Edouard, roi d’Angleterre, par une
garantie plus forte qu’auparavant, assura son héritage à
Guillaume, qu’il avait déjà établi son successeur, et qu’il
chérissait comme un frère ou un fils. Il voulut prévenir
l’inévitable puissance de la mort dont cet homme, qui par une vie
sainte aspirait au royaume céleste, pensait que l’heure
approchait. Il lui envoya, pour lui confirmer sa foi par le
serment, Hérald f, le plus élevé par ses dignités et sa puissance
de tous ceux qui étaient soumis à sa domination, et dont le frère
et le cousin avaient été auparavant donnés en otage comme garantie
de cette même succession. Ce fut avec la plus grande sagesse qu’il
le choisit, afin que ses richesses et son autorité contraignissent
les Anglais à se soumettre dans le cas où, selon leur perfidie et
leur inconstance ordinaire, ils voudraient s’opposer à ce qu’il
avait décidé. Comme Hérald s’empressait de venir pour cette
affaire, après avoir échappé aux dangers de la traversée, il
aborda au rivage du Ponthieu, où il tomba entre les mains du comte
Gui. Ayant été fait prisonnier avec les gens de sa suite, on le
mit en prison, ce que cet homme regarda comme un malheur plus
grand qu’un naufrage. L’avarice ingénieuse a inventé [p. 368] chez
quelques nations des Gaules une coutume exécrable, barbare et
contraire à toute justice chrétienne. On tend des piéges aux
puissans et aux riches, on les renferme dans des prisons, et on
les accable d’outrages et de tourmens. Après les avoir ainsi par
différentes calamités presque réduits à la mort, on les fait
sortir du cachot très-souvent pour les vendre à un grand. Le duc
Guillaume ayant appris ce qui était arrivé à Hérald, envoya
promptement des députés, et le tira de sa prison par prières
autant que par menaces. Etant allé au devant de lui, il le reçut
avec honneur. Il rendit de dignes actions de grâces, remit des
terres considérables, beaucoup de biens, et de plus de très-forts
dons en argent à Gui, qui avait bien mérité de lui, et qui, sans y
être forcé ni par récompense ni par violence, lui avait amené
lui-même et présenté au château d’Eu un prisonnier qu’il aurait pu
à son gré tourmenter, tuer ou vendre. Il fit entrer Hérald avec
les plus grands honneurs dans Rouen, ville capitale de sa
principauté, où les plaisirs multipliés d’une obligeante
hospitalité recréèrent très-agréablement ces hôtes de toutes les
fatigues de la route. Le duc se réjouissait de posséder un hôte si
illustre, envoyé par le plus chéri de ses proches et de ses amis,
et en qui il espérait trouver un très-fidèle médiateur entre lui
et les Anglais, parmi lesquels Hérald était le second après le
roi. Une assemblée ayant été réunie à Bonneville, Hérald jura
fidélité au duc selon la coutume chrétienne; et, ainsi que l’ont
rapporté des hommes très-dignes de foi et illustres par de
nombreuses dignités, qui en furent alors témoins, il fit entrer de
lui-même dans le nombre des [p. 369] articles du serment, qu’aussi
long-temps que vivrait encore le roi Edouard, il serait à sa cour
le délégué du duc Guillaume; qu’il s’efforcerait autant qu’il
pourrait, par ses conseils et ses secours, de lui faire confirmer,
après la mort d’Edouard, la possession du trône d’Angleterre; que,
jusqu’à ce temps, il remettrait à la garde des chevaliers du duc
le château de Douvres, fortifié par ses soins et à ses frais; que
de même il remettrait au duc d’autres châteaux et d’autres parties
de l’Angleterre, dès qu’il l’ordonnerait, et qu’il fournirait aux
gardes d’abondantes provisions. Le duc, après l’avoir reçu pour
son vassal, lui remit, sur sa demande et avant le serment, toutes
les terres à lui appartenantes. On n’espérait pas voir se
prolonger long-temps la vie d’Edouard alors malade.
Ensuite, sachant Hérald brave et avide d’une nouvelle renommée
ainsi que les gens de sa suite, le duc les munit d’armes et de
chevaux de grand prix, et les mena avec lui à la guerre de
Bretagne. Il traita ce député et cet hôte comme un compagnon
d’armes, afin, par cet honneur, de se le rendre plus fidèle et
plus dévoué. La Bretagne s’était témérairement levée toute en
armes contre la Normande. Le chef de cet audacieuse rébellion
était Conan, fils d’Alain. Devenu adulte, il fut l’homme le plus
féroce; délivré d’une tutelle à laquelle il avait été long-temps
soumis, après avoir pris son oncle Eudes, et l’avoir fait chargé
de fers et emprisonner, il commença à gouverner avec une très
grande cruauté la province que lui avait transmise son père.
Ensuite, renouvelant la révolte de son père, il voulut être
l’ennemi et non le vassal de la Normandie. Celui qu’un antique
droit établissait son [p. 370] seigneur, Guillaume, duc de
Normandie, lui opposa sur les frontières un château appelé
Saint-Jacques, pour empêcher d’avides pillards de causer des
dommages, par leurs excursions et leurs brigandages, aux églises
sans défense ou au bas peuple de son pays. Le roi de France,
Charles, avait acheté la paix et l’amitié de Rollon, premier duc
de Normandie, et père de ceux qui lui succédèrent, en lui donnant
en mariage sa fille Gisèle, et lui livrant la Bretagne pour lui
être perpétuellement soumise. Ce traité avait été imploré par les
Français, dont l’épée ne pouvait résister plus long-temps à la
hache des Danois. Ce fait est attesté par les annales de
l’histoire. Depuis, les comtes de Bretagne ne purent jamais
soustraire tout-à-fait leur tête au joug de la domination des
Normands, quoiqu’ils eussent souvent déployé tous leurs efforts
pour y parvenir. Alain et Conan s’élevèrent contre les ducs de
Normandie, avec un esprit d’autant plus orgueilleux qu’ils leur
étaient alliés de plus près par la parenté. L’insolence de Conan
s’était déjà accrue au point qu’il ne craignait pas d’annoncer
quel jour il viendrait attaquer les frontières de la Normandie.
Cet homme, d’un caractère violent et dans l’ardeur de l’âge,
obtint la plus grande confiance de la part de son pays, qui
s’étendait au loin et au large et était incroyablement peuplé
d’hommes de guerre; car dans cette contrée, un chevalier en
engendrait cinquante en épousant, à la manière des Barbares, dix
femmes ou davantage; ce que l’on rapporte des anciens Maures, qui
ignoraient la loi divine et les coutumes de la pudeur. De plus
cette nombreuse population s’applique beaucoup aux armes et au
maniement [p. 371] des chevaux, et néglige entièrement la culture
des champs et la civilisation; ils se nourrissent de très abondans
laitages et fort peu de pain. De vastes territoires, qui ne
portèrent presque jamais de moissons, sont pour leurs troupeaux de
gras pâturages. Lorsqu’ils n’ont pas de guerre étrangère, ils se
nourrissent de rapines et de ravages domestiques, et s’exercent au
brigandage. Ils vont au devant des combats avec une joyeuse
ardeur, et combattent avec fureur. Accoutumés à repousser, ils
cèdent difficilement. Ils exaltent et célèbrent par des
réjouissances leurs victoires et la gloire qu’ils se sont acquise
dans les combats. Ils prennent plaisir et gloire à enlever la
dépouille des morts. Peu troublé de cette férocité, le duc
Guillaume, le jour qu’il se souvint lui avoir été annoncé pour
l’arrivée de Conan, s’avança lui-même à sa rencontre dans
l’intérieur de son pays. Conan, comme s’il eût craint d’être
frappé d’un coup de foudre qui le menaçait de près, s’enfuit avec
la plus-grande promptitude dans des lieux de défense, abandonnant
le siége de Dol, château situé sur son territoire, et qui,
s’opposant à un rebelle, demeurait fidèle à la cause légitime.
Rual, chef gouverneur de ce château, essaya d’arrêter Conan, le
rappela avec dérision, et le pria de demeurer deux jours, disant
que ce délai lui suffirait pour se rendre son vassal. Mais cet
homme, misérablement épouvanté, écouta plutôt sa frayeur, et
continua de fuir. Le chef terrible qui l’avait chassé aurait
poursuivi le fuyard s’il n’avait vu le danger évident à conduire
une nombreuse armée à travers de vastes contrées stériles et
inconnues. S’il restait quelque chose à ce pauvre pays de ce qui
avait été [p. 372] recueilli l’année précédente, les habitans
l’avaient caché avec leurs troupeaux dans des lieux sûrs. Les blés
étaient encore verts ou en épis. De peur donc que, par sacrilège
rapine, on ne pillât les biens des églises, si on en trouvait
quelques-uns, le duc ramena son armée épuisée par la disette des
vivres qu’on lui distribuait tous les mois, présumant dans sa
grande ame que Conan le supplierait bientôt pour obtenir sa grâce
et le pardon de son crime. Mais, comme il sortait des frontières
de la Bretagne, on lui annonça tout à coup que Geoffroi d’Anjou
s’était joint à Conan avec des troupes considérables, et que le
jour suivant ils viendraient tous deux lui livrer bataille. C’est
pourquoi il se montra d’autant plus avide de combattre qu’il
voyait plus de gloire à triompher, dans une seule bataille, de
deux ennemis tous deux cruels. Il pensa aussi aux nombreux
avantages de cette victoire.

Rual, sur le territoire duquel il campait, se plaignit à lui, lui
disant qu’il serait reconnaissant d’avoir été par lui sauvé des
mains de son ennemi, si le mal qu’il lui faisait ne surpassait le
bien qu’il lui avait fait. Si en effet le duc demeurait pour
attendre Conan, le pays, peu fécond et fort épuisé, serait
entièrement ravagé; et il revenait au même pour les laboureurs de
voir consommer par l’armée des Normands ou par celle des Bretons
le fruit des travaux d’une année. Si l’expulsion de Conan avait
servi à sa renommée, elle n’avait rien fait à la conservation de
leurs biens. Le duc répondit à Rual qu’un départ trop précipité
ferait naître de lui une opinion peu honorable, et promit de lui
payer en or un très-ample dédommagement des pertes qu’il lui
causerait. [p. 373] Aussitôt le duc défendit à ses chevaliers de
rien prendre des moissons et des troupeaux de Rual. On obéit à cet
ordre avec une telle réserve qu’une seule gerbe de froment aurait
suffi abondamment pour payer tout le dommage. Ce fut inutilement
que le duc attendit le combat, car son ennemi s’enfuit encore plus
loin. De retour chez lui, après que son cher hôte Hérald eut
demeuré quelque temps auprès de lui, il le congédia comblé de
présens: ce qu’il devait faire à juste titre, en considération à
la fois de celui qui l’avait envoyé et de celui dont il venait
augmenter les dignités. Bien plus, le jeune frère d’Hérald, autre
otage, fut rendu à cause de lui, et s’en retourna avec lui. Nous
te parlerons donc en peu de mots, Hérald. De quel cœur as-tu osé
ensuite enlever à Guillaume son héritage et lui faire la guerre,
lorsque de ta bouche et de ta main tu t’étais soumis à lui, toi et
ta nation, par un serment sacré? Tu aurais dû réprimer la révolte,
et c’est toi qui l’as pernicieusement excitée. Bien pernicieux
furent les vents favorables qui enflèrent tes voiles à ton retour.
Ce fut par une funeste bonté que la mer te porta, toi le plus
corrompu des hommes, et te laissa aborder au rivage. Il fut
malheureux le port tranquille qui te reçut lorsque tu venais
exciter dans ta patrie le plus déplorable orage.
Parmi tant d’occupations mondaines, tant de guerres que d’affaires
intérieures, cet excellent prince montra pour les choses divines
un zèle rare, que nous ne pourrions rapporter assez en détail, ni
d’une manière proportionnée à sa grandeur. Il avait appris, en
effet, que non seulement la puissance des royaumes du [p. 374]
monde finit bientôt par crouler, mais que la figure même de ce
monde passe. Il savait qu’il n’existe qu’un royaume immuable,
soumis au pouvoir éternel d’un maître ineffable, gouvernant toutes
choses par lui créées, avec une providence éternelle comme lui, et
pouvant écraser en un moment les tyrans trop adonnés aux voluptés
terrestres; d’un maître qui accorde à la persévérance de ses
serviteurs des diadêmes et des palmes brillantes d’un éclat
inestimable et perpétuel, dans cette glorieuse cité, patrie de la
souveraine vérité et du souverain bien. Il savait que son père, le
fameux duc Robert, après avoir brillé dans son pays par de
mémorables mérites, déposant les marques de sa dignité, avait
entrepris un pèlerinage rempli de périls, dans le désir de voir et
contempler ce maître dans la Sion céleste; que les Richard, ses
ancêtres, grands en puissance, illustres en renommée, portant
humblement la croix sur leur front, avaient chéri Dieu dans leur
cœur et l’avaient honoré dans leurs actions. Il pensait en homme
sage au malheur et à la honte qu’il y avait, après avoir été
dépouillé des vains honneurs du monde, d’être condamné à un exil
de ténèbres, où une flamme inextinguible doit briller sans
consumer, où les gémissemens de la douleur ne trouveront aucune
compassion, où on pleurera ses péchés sans en obtenir le pardon;
il se représentait au contraire la félicité et l’honneur réservés
à ceux qui, après avoir gouverné sur terre, élevés à une glorieuse
immortalité, seraient mis au rang des anges, où ils goûteraient
des délices infinies, contempleraient Dieu face à face, et se
réjouiraient dans sa gloire éternelle.

[p. 375] Cet homme donc, digne de son pieux père et de ses pieux
ancêtres, pendant ses expéditions de guerre, avait toujours
présente devant les yeux de son esprit la crainte de l’éternelle
majesté. Il défendait son peuple, adorateur du Christ, en
réprimant les guerres extérieures par la force des armes, en
arrêtant les séditions, les rapines et les pillages, afin que plus
on jouirait de la paix, moins les lieux saints fussent exposés à
l’insulte. On ne pourrait dire avec vérité qu’il ait jamais
entrepris de guerre sans une juste cause. C’est ainsi que les rois
chrétiens des nations Romaines et Grecques défendent leurs
domaines, repoussent les offenses, et prétendent justement à la
palme. Qui pourrait dire qu’il est d’un bon prince de souffrir les
séditions ou les brigandages? Par les lois et les châtimens du
duc, les brigands, les homicides, les malfaiteurs, furent expulsés
de la Normandie. On y observait très-religieusement le serment de
la paix de Dieu, appelée trève, que viole souvent l’iniquité
effrénée des autres nations. Le duc daignait lui-même entendre la
cause de la veuve, du malheureux, du pupille, agissait
miséricordieusement, et prononçait avec la plus grande équité.
Comme sa justice réprimait l’inique cupidité, aucun homme
puissant, eût-il été de ses familiers, n’osait changer les limites
du champ d’un voisin plus faible que lui, ou usurper sur lui
aucune propriété. Par lui les droits et les biens des villages,
des châteaux et des villes étaient en sûreté. On le louait en tous
lieux par de joyeux applaudissemens et de douces chansons. Il
avait coutume d’écouter avidement les paroles de la sainte
Ecriture, et d’y goûter une douceur infinie; il savait, en même
[p. 376] temps qu’il se corrigeait et s’instruisait, se délecter
en ce banquet spirituel. Il recevait et honorait avec un respect
convenable la salutaire hostie, le sang du Seigneur, croyant avec
une foi sincère ce que lui avait enseigné la vraie doctrine, que
le pain et le vin placés sur l’autel et consacrés par les paroles
et la main du prêtre et par le saint canon, sont la vraie chair et
le vrai sang du Rédempteur. Aussi l’on sait avec quel zèle il a
poursuivi et s’est efforcé d’exterminer de ses Etats les pervers
qui pensaient autrement. Depuis sa plus tendre enfance il
observait avec dévotion les saintes solennités, et les célébrait
très-souvent avec la foule de l’assemblée religieuse du clergé ou
des moines. Ce jeune homme fut pour les vieillards un grand et
illustre exemple en fréquentant chaque jour avec assiduité les
saints mystères: de même sa soigneuse prévoyance enseigna à ses
enfans la piété chrétienne. Ils sont à plaindre ceux qui, brillant
au faîte de la puissance terrestre, se précipitent d’eux-mêmes
vers la perte de leur ame, et dont l’avare méchanceté s’opposant
aux généreuses volontés des grands, permet avec peine ou empêche
absolument de construire des basiliques dans leurs Etats, ou
défend de faire des donations à celles qui sont bâties, et qui ne
craignent pas de les dépouiller en accumulant par le sacrilège
leurs richesses particulières. Notre peuple au contraire chante
les louanges du Seigneur, dans plusieurs églises fondées par la
bienveillante protection de son prince Guillaume ou enrichies par
ses faciles largesses. Il ne refusait jamais d’autoriser ceux qui
voulaient leur faire des dons; jamais il n’offensa les saints par
aucune injure, et n’enleva [p. 377] jamais rien de ce qui leur
était consacré. De son temps, la Normandie rivalisait avec
l’heureuse Egypte par ses assemblées de moines réguliers, dont le
duc était le principal protecteur, le patron fidèle, et le maître
attentif. Tous obtenaient de lui affection, honneur, égard, mais
bien plus cependant ceux que recommandait une plus haute estime de
leur zèle religieux. O vigilance honorable, digne d’être imitée et
continuée dans tous les siècles! Gouvernant en personne les abbés
et les pontifes, il leur donnait d’habiles avertissemens, au sujet
de la discipline laïque et ecclésiastique, les exhortait
constamment, et les punissait sévèrement. Toutes les fois que, par
son ordre ou son avis, les évêques, le métropolitain et ses
suffragans s’assemblaient pour traiter de l’état de la religion,
du clergé, des moines et des laïques, il ne voulait jamais manquer
d’être l’arbitre de ces synodes, afin d’augmenter, par sa
présence, le zèle des fidèles et la prudence des sages, et pour
n’avoir pas besoin d’apprendre, par le témoignage d’un autre, de
quelle manière avait été fait ce qu’il desirait qu’on fît avec
raison, ordre et dévotion. Ayant par hasard entendu parler d’un
crime abominable, qu’un évêque ou un archidiacre avait puni plus
doucement qu’il n’eût dû faire, il fit emprisonner celui qui
s’était rendu coupable envers la majesté divine, et punit à son
tour le juge trop mou. Il avait, avec le clerc et le moine, dont
il savait que la conduite était conforme à sa profession,
d’affectueux entretiens, et soumettait sa volonté à leurs prières.
Au contraire, il ne jugeait pas digne d’être regardé avec un œil
ami celui qui se déshonorait par une conduite irrégulière.

[p. 378] Il eut querelle pour un certain Lanfranc qu’il honorait
d’une intime amitié, et qui méritait plus que personne le respect
pour sa singulière habileté dans les lettres mondaines et sacrées,
et sa rare exactitude à observer les règles de la vie monastique.
Guillaume le respectait comme un père, le vénérait comme un
précepteur, et le chérissait comme un frère ou un fils. Il lui
faisait part de toutes les résolutions de son esprit, et lui
confia le soin de surveiller les ordres ecclésiastiques par toute
la Normandie. Le soin vigilant d’un tel homme, qui possédait
l’autorité de la science au même degré que les droits de la
sainteté, n’était pas une petite assurance pour la très-vertueuse
sollicitude de ce prince. Pour l’établir abbé du monastère de
Caen, il lui fallut user, pour ainsi dire, d’une pieuse
contrainte; car Lanfranc s’y refusait non moins par amour pour
l’humilité que par crainte d’un rang trop élevé. Ensuite il
enrichit ce monastère de domaines, d’argent, d’or et de divers
ornemens; il le fit construire à grands frais, d’une grandeur et
d’une beauté admirable, et digne du bienheureux martyr Etienne,
par les reliques duquel il devait être honoré et auquel il devait
être consacré. Personne ne mettra jamais un plus grand prix aux
prières que les moines adressent aux cieux. Il demandait et
achetait souvent les prières des serviteurs du Christ, surtout
lorsqu’il était menacé d’une guerre ou de quelque autre danger.

Au moment où je rappelle ces choses, vient s’offrir à ma pensée le
doux souvenir de Théodose Auguste, que les oracles et les réponses
du moine Jean, qui habitait la haute Thébaïde, excitaient à
marcher au [p. 379] combat contre les tyrans. Parmi tous les
moines, celui-ci préférait Jean, dont l’obéissance avait obtenu le
don de prophétie; et Guillaume avait choisi Lanfranc, dans les
paroles et les actions duquel se sentait le parfum de l’esprit de
Dieu.

Beaucoup d’hommes de bien, retenus par l’affection du sang,
épargnent les crimes de leurs parens, et ne veulent point les
faire descendre de leur haut rang, quand ils se montrent indignes
de gouverner. Comme aveuglés par l’affection, ils voient leurs
fautes avec la plus grande clémence, tandis que celles des autres
les trouvent attentifs et sévères. Mais on doit méditer souvent et
admirer comment Guillaume, dont nous rappelons ici l’intègre
vertu, connaissant qu’il ne faut aucunement préférer le dommage
des choses divines à celui de ses parens, fit, avec sagesse et
justice, prévaloir la cause de Dieu contre l’archevêque Mauger,
son oncle. Mauger, fils de Richard II, abusait de sa dignité comme
d’un droit de naissance. Cependant il ne fut jamais revêtu du
pallium, insigne principal et mystique de la dignité des
archevêques; car le pontife de Rome, qui a coutume de le leur
envoyer, le lui refusa, comme n’en étant pas digne. Ce n’est point
que Mauger ne sût lire de l’œil de la science dans les saintes
Écritures; mais il ne sut point gouverner sa vie et celle de ses
subordonnés d’après les règles qu’elles imposent. Il appauvrit par
ses spoliations l’église qu’avait enrichie et ornée la piété de
plusieurs; il ne se montra point époux ni père, mais le maître le
plus dur, le brigand le plus avide. Il se plaisait à avoir des
tables bien fournies, avec une abondance et une richesse extrêmes;
[p. 380] il aimait à acheter les louanges par des largesses, et
était prodigue sous l’apparence de la libéralité. Souvent repris
et puni en particulier et en public par la sage amitié de son
seigneur jeune et laïque, il aimait mieux continuer dans les voies
de la perversité. Il ne mit fin à ses prodigalités que lorsque le
siége métropolitain fut presque entièrement dépouillé d’ornemens
et de trésors. Ses largesses étaient souvent suivies de rapines:
d’autres crimes encore exhalaient autour de lui une fâcheuse odeur
de honte. Mais nous pensons qu’il est contraire à la raison de
s’arrêter à publier tant de vices, malséants à rappeler et
inutiles à connaître. De plus, Mauger offensa par une grave
insulte l’Eglise universelle, dont il n’honora pas l’unique primat
et le souverain pontife sur la terre, avec la soumission qu’il lui
devait; car ayant été souvent appelé au concile de Rome par un
ordre de l’apostole, il refusa de s’y rendre. Rouen et toute la
Normandie se plaignaient d’un archevêque qui, lorsqu’il aurait dû
surpasser en vertu les plus éminens, s’exposait aux censures et
accusations des hommes du dernier rang, et dont le mépris
universel prononçait la dégradation.

Le prince voyant qu’il n’y avait plus, dans une affaire d’une si
grande importance, à user d’avertissement, pour ne pas attirer
contre lui, par une plus longue patience, le courroux du juge
céleste, fit déposer publiquement et canoniquement son oncle, dans
un saint synode, du consentement unanime du vicaire de l’apostole
et de tous les évêques de la Normandie. Il éleva au siége vacant
Maurile, qu’il fit venir d’Italie, où il avait brillé éminemment
au dessus des autres abbés, et le plus digne de ce rang par le
mérite [p. 381] de sa naissance, de sa personne, de ses vertus et
de ses connaissances.
Quelques années après, il mit à la tête du monastère de
Saint-Wandrégisile, Gerbert, l’égal de Maurile, et son fidèle
compagnon dans l’exercice de l’autorité monacale, déjà comme placé
au rang des bienheureux par le sentiment et le renom d’une
parfaite sainteté. Guillaume voulait rétablir, par un abbé animé
de l’esprit saint, cet ordre qui tombait en décadence. Tous deux
entièrement dans la fleur de l’âge, méditant sur la divinité et la
béatitude qu’elle dispense, avec une pénétration d’esprit bien
autre et bien plus perçante que celle de Platon, ils avaient
échappé par leur profession aux stériles embarras des choses
temporelles, et méprisaient, dans l’ardeur de leur application aux
choses de Dieu, et les exercices autrefois chéris de la
philosophie mondaine, et le doux sourire de la terre natale, les
richesses et la noblesse d’une illustre parenté, et l’espoir des
grandeurs. Libres par leur victoire, ils s’exerçaient, tantôt sous
le joug des monastères, tantôt dans une lutte solitaire, à des
travaux émules de ceux des Macchabées, et aspiraient, pour obtenir
un repos et une liberté éternelles, à subir ici bas toutes sortes
de misères et d’abaissemens.

Le même prince enrichit un grand nombre d’églises, et s’appliqua à
régler sagement l’ordination des évêques et des abbés, surtout de
ceux des villes de Lisieux, Bayeux et Avranches; il créa, comme
éminemment dignes, Hugues évêque de Lisieux, Eudes son propre
frère, évêque de Bayeux, et Jean évêque d’Avranches. Ce furent
leurs vertus et non la grandeur de leur naissance, par laquelle il
leur [p. 382] était allié, qui décidèrent Guillaume dans ce choix.
Jean, fils du comte Raoul, et versé dans les lettres, depuis
long-temps déjà qu’il était dans l’ordre laïque, s’était acquis,
par sa vie religieuse, l’admiration du clergé et même des chefs du
clergé; il ne desira point l’honneur du rang sacerdotal, mais les
évêques souhaitèrent de le consacrer leur collègue. Les voix
unanimes des gens de bien avaient rangé Eudes, dès son enfance, au
nombre des bons. La renommée la plus célèbre a porté son nom
jusque chez les nations lointaines; mais elle est encore au
dessous de ce que méritent l’habileté et la bonté extrêmes d’un
homme si généreux et si humble.

Nous ne craindrons pas de nous étendre un peu plus sur le compte
de Hugues, que nous avons connu un peu plus familièrement, ne
doutant pas que d’autres ne puissent tirer avantage de cette
connaissance. Petit-fils de Richard Ier par son fils Guillaume,
comte d’Eu, et non moins bon que généreux, jeune encore, il fut
élevé par le prince à la dignité pontificale, et la maturité de
son esprit surpassa bientôt la sagesse des vieillards. On ne le
vit jamais fier de son antique noblesse, ni enorgueilli par son
haut rang ou son âge florissant; jamais il ne se livra aux
débauches de la volupté; il soutenait avec une soigneuse
sollicitude le difficile emploi qui lui était confié, et dont le
fardeau demandait tant de prudence. Il veillait attentivement à la
direction de sa propre conduite, et s’appliquait avec un soin
perpétuel à la nourriture de son troupeau, manifestant ainsi avec
quelle pénétration il voyait qu’il avait reçu un saint ministère,
le gouvernement de l’Eglise, et non une domination [p. 383] ou une
dignité. II enrichit sa sainte épouse de terres, de trésors, et la
décora d’ornemens précieux. Il l’embellit d’édifices, et l’orna de
telle sorte que le spectateur eût douté si on avait fait de
nouvelles constructions, ou si l’on avait réparé les anciennes.
Mais en sa personne il lui apporta une dot plus précieuse et plus
brillante que l’or, l’ambre, les pierreries et les diamans. Cet
évêque est respecté et chéri au plus haut degré par les
monastères, les synodes et les curies, comme sage autant
qu’éloquent, juste autant que prudent. Jamais, soit en jugeant,
soit en exprimant son opinion dans les conseils, il n’accorda rien
à l’argent ou à la faveur. Lorsque l’archevêque Mauger fut déposé,
Hugues fut la voix sonore de la justice, et demeura constamment
dans le parti de Dieu, pour lequel il condamna le fils de son
oncle. Il se montrait tour à tour, par une alternative bien
ménagée, affable et sévère, miséricordieux persécuteur et pieux
ennemi, non des hommes mais des vices. Il pourvoyait, avec la plus
grande fidélité, aux besoins de ceux qui étaient soumis à ses
soins, et on pourrait avec raison le comparer aux pères attentifs,
qui ne songent pas tant aux desirs qu’aux vrais intérêts de leurs
jeunes enfans. Il accordait avec bienveillance sa faveur et son
secours aux champions du Roi des cieux, quel que fût leur rang,
honorant ce Roi lui-même par son respect et son amour pour ses
guerriers. C’est ainsi qu’il vivait humain et abstinent, au point
qu’il faisait sans cesse offrande de son repas à maint homme, qui
souvent ne devait pas le lui rendre, et de son jeûne à Dieu.
Joyeux de caractère, et prenant plaisir à la société, il croyait
pouvoir, sans [p. 384] péché, accepter une table abondante et
délicate, aimant à satisfaire le besoin de la nature, et non à
banqueter. Il se repaissait surtout des délices que desirent les
ames qui ont faim de l’éternité, délices sur lesquelles le céleste
Paraclet répand les plus suaves douceurs, les veilles et les
oraisons, la pieuse célébration des offices divins, l’étude
familière de la bibliothèque sacrée, et enfin un amour infatigable
de toute œuvre sainte. Hugues, le meilleur pasteur du troupeau du
Seigneur, se nourrissait et se délectait donc surtout de ces
choses. Exempt de toute cupidité, il faisait également louer sa
constance dans l’adversité, et sa modestie dans le bonheur. Il
avait en telle abomination les langues qui aiment à blesser la
réputation des autres, qu’il ne voulait jamais prêter l’oreille à
leur méchanceté. Il éleva sa grandeur par le pouvoir d’une
admirable humilité, et avait placé sa continence sous la sûre
garde de ses autres vertus et de toutes ses pieuses œuvres. Il
portait sur ses habits le rational, ornement mystique et spirituel
qui couvrait la poitrine d’Aaron, et qui lui rappelait
continuellement la sainteté du patriarche, dont on y voyait les
noms inscrits. Mais, entraîné par le plaisir de raconter une vie
si vertueuse, ne prolongeons pas hors de mesure cette digression,
et revenons aux actions du prince Guillaume.

Deux frères, rois d’Espagne, instruits de sa grandeur, lui
demandèrent avec la plus grande insistance sa fille en mariage,
afin d’illustrer par cette alliance leur royaume et leur
postérité. Il s’éleva à ce sujet entre eux une querelle pleine de
haine, non à cause [p. 385] de sa naissance, mais parce que,
tout-à-fait digne d’un tel père, elle était ornée de tant de
vertus, et si zélée pour l’amour du Christ, que cette jeune fille
vivant hors du cloître aurait pu servir d’exemple aux reines et
aux nonnes. Guillaume était admiré, loué et respecté au-dessus des
autres rois, par le puissant empereur des Romains, le
très-glorieux Henri, fils de l’empereur Conrad, lequel avait avec
lui, dans sa jeunesse, conclu amitié et alliance comme avec le
souverain le plus illustre; car, encore enfant, Guillaume
jouissait déjà chez les autres nations du plus fameux renom. Mais
j’ai à parler de la grandeur de son âge mûr. La noble et vaste
Constantinople, qui commandait à tant de rois, le desirait pour
voisin et pour allié, afin de n’avoir plus à craindre, sous sa
protection, la redoutable puissance de Babylone. Déjà aucun voisin
n’osait plus rien contre la Normandie. Ainsi les orages de la
guerre étrangère avaient cessé de gronder, comme ceux de la guerre
civile. Les évêques et les comtes de la France, de la Bourgogne,
et des pays encore plus éloignés, fréquentaient la cour du
seigneur des Normands, les uns pour recevoir des conseils, les
autres des bénéfices, la plupart pour être seulement honorés de sa
faveur. C’est avec raison qu’on appelait sa bonté un port et un
asile secourable pour un grand nombre de gens. Combien de fois les
étrangers, à la vue de la tranquillité avec laquelle des
chevaliers allaient et venaient sans armes, et de la sûreté
qu’offraient tous les chemins à tout voyageur, ne desirèrent-ils
pas pour leurs pays une telle félicité! C’étaient les vertus de
Guillaume qui avaient procuré à son pays [p. 386] cette paix et
cette gloire. Aussi fut-ce bien justement que son pays, incertain
de l’issue d’une maladie qui l’avait attaqué, offrit au Ciel des
larmes et des prières capables d’obtenir qu’un mort fût rappelé à
la vie. Tous suppliaient Dieu de retarder la mort de celui dont la
perte prématurée faisait craindre de nouveau les troubles dont ils
avaient été tourmentés auparavant. Il n’aurait pas laissé alors de
successeur en âge de gouverner. On croit, et c’est avec la plus
grande raison, que le juge céleste des pieuses prières rendit la
santé à son vertueux serviteur, et le fit jouir de la tranquillité
la plus parfaite, en renversant tous ses ennemis, afin que, digne
de parvenir au plus haut rang, il pût bientôt, tranquille sur
l’état de sa principauté, s’emparer plus facilement du royaume
qu’on avait usurpé sur lui.

En effet, tout à coup se répandit la nouvelle certaine que le pays
d’Angleterre venait de perdre le roi Edouard, et qu’Hérald était
orné de sa couronne. Ce cruel Anglais n’attendit pas que le peuple
décidât sur l’élection; mais le jour même où fut enseveli cet
excellent roi, quand toute la nation était dans les pleurs, ce
traître s’empara du trône royal, aux applaudissemens de quelques
iniques partisans. Il obtint un sacre profane de Stigand, que le
juste zèle et les anathêmes du pape avaient privé du saint
ministère. Le duc Guillaume, ayant tenu conseil avec les siens,
résolut de venger son injure par les armes, et de ressaisir par la
guerre l’héritage qu’on lui enlevait, quoique beaucoup de grands
l’en dissuadassent par de spécieuses raisons, comme de chose trop
difficile et bien au-dessus des forces de la [p. 387] Normandie.
La Normandie avait alors dans ses assemblées, outre les évêques et
les abbés, les hommes de l’ordre laïque les plus éminens, dont
quelques-uns étaient la lumière et le plus brillant du conseil:
Robert, comte de Mortain, Robert, comte d’Eu, père de Hugues,
évêque de Lisieux, dont nous avons écrit la vie; Richard, comte
d’Evreux, fils de l’archevêque Robert, Roger de Beaumont, Roger de
Mont-Gomeri, Guillaume fils d’Osbern, et le vicomte Hugues. De
tels hommes pouvaient, par leur sagesse et leur habileté,
conserver leur patrie exempte de dangers; et si la république de
Rome était encore maintenant aussi puissante qu’autrefois,
soutenue par eux, elle n’aurait pas à regretter deux cents
sénateurs. Nous voyons néanmoins que, dans toutes les
délibérations, tous cédaient toujours à la sagesse du prince,
comme si l’Esprit divin lui eût indiqué ce qu’il devait faire ou
éviter. Dieu donne la sagesse à ceux qui se conduisent avec piété,
a dit un homme habile dans la connaissance des choses divines.
Guillaume depuis son enfance agissait pieusement. Tous obéirent au
duc, à moins qu’une absolue nécessité ne les en empêchât. Il
serait trop long de rapporter en détail par quelles sages
dispositions de sa part les vaisseaux furent construits et munis
d’armes, d’hommes, de vivres et de tout ce qui est nécessaire à la
guerre, et de quel zèle tous les Normands furent animés pour tous
ces apprêts. Guillaume ne pourvut pas avec moins de sagesse au
gouvernement et à la sûreté de la Normandie, pendant son absence.
Il vint à son secours un nombre considérable de chevaliers
étrangers, attirés en partie [p. 388] par la générosité
très-connue du duc, et surtout par l’assurance qu’ils avaient de
la justice de sa cause. Ayant interdit toute espèce de pillage, il
nourrit à ses propres frais cinquante mille chevaliers pendant un
mois, que des vents contraires les retinrent à l’embouchure de la
Dive, tant fut grande sa modération et sa prudence. Il fournissait
abondamment aux dépenses des chevaliers et des étrangers, mais ne
permettait pas de rien enlever à qui que ce fût. Le bétail ou les
troupeaux des habitans du pays paissaient dans les champs avec
autant de sûreté que si c’eût été dans des lieux sacrés. Les
moissons attendaient intactes la faux du laboureur, sans avoir été
ni foulées par la superbe insouciance des chevaliers, ni ravagées
par le fourrageur. L’homme faible ou sans armes allait à son gré,
chantant sur son cheval, et il apercevait ces troupes guerrières,
et n’avait point de peur.

Dans le même temps siégeait sur la chaire de saint Pierre de Rome
le pape Alexandre, le plus digne d’être obéi et consulté par
l’Eglise universelle; car il donnait des réponses justes et
utiles. Evêque de Lucques, il n’avait désiré nullement un rang
plus élevé; mais les vœux ardens d’un grand nombre de personnes,
dont l’autorité était alors éminente chez les Romains, et
l’assentiment d’un grand concile, l’élevèrent au rang où il devait
être le chef et le maître des évêques de la terre, et qu’il
méritait par sa sainteté et son érudition, qui le firent briller
dans la suite de l’orient au couchant. Le soleil ne suit pas les
limites de sa course d’une manière plus immuable qu’Alexandre ne
dirigeait sa vie selon les droites voies de la vérité; autant
qu’il le put, il châtia en ce [p. 389] l’iniquité, sans jamais
céder sur rien. Le duc ayant sollicité la protection de cet
apostole, et lui ayant fait part de l’expédition dont il faisait
les apprêts, il reçut de sa bonté la bannière et l’approbation de
saint Pierre, afin d’attaquer son ennemi avec plus de confiance et
d’assurance.

Il s’était récemment uni d’amitié avec Henri, empereur des
Romains, fils de l’empereur Henri, et neveu de l’empereur Conrad,
et par un édit duquel l’Allemagne devait, à sa demande, marcher à
son secours contre quelque ennemi que ce fût. Suénon, roi des
Danois, lui promit aussi, par des députations, de lui être fidèle;
mais il se montra ami et allié de ses ennemis, comme on le verra
dans la suite en lisant le récit des pertes qu’éprouva ce roi.
Cependant Hérald, tout prêt à livrer combat soit sur mer soit sur
terre, couvrit le rivage de lances et d’une innombrable armée, et
fit cauteleusement passer des espions sur le continent. L’un d’eux
ayant été pris et s’efforçant, selon l’ordre qu’il avait reçu, de
couvrir d’un prétexte le motif de sa venue, le duc manifesta par
ces paroles la grandeur de son esprit: « Hérald, dit-il, n’a pas
besoin de perdre son or et son argent à acheter la fidélité et
l’adresse de toi et de plusieurs autres, pour que vous veniez avec
fourberie nous observer: un indice plus certain qu’il ne le
voudrait, et plus sûr qu’il ne le pense, l’instruira de mes
desseins et de mes apprêts; c’est ma présence. Rapportez-lui ce
message qu’il n’éprouvera aucun dommage de notre part, et qu’il
terminera tranquillement le reste de sa vie, s’il ne me voit, dans
l’espace d’un an, dans le lieu où il [p. 390] espère trouver le
plus de sûreté pour sa personne. » Les grands de la Normandie
furent saisis de surprise à une promesse si hardie, et un grand
nombre ne cachèrent pas leur défiance. Ils exagéraient dans des
discours dictés par la timidité les forces d’Hérald; et rabaissant
les leurs, ils disaient qu’il possédait en abondance des trésors
qui lui servaient à gagner à son parti les ducs et de puissans
rois, même une flotte nombreuse, et des hommes très-expérimentés
dans l’art de la navigation, et très-fréquemment éprouvés par des
dangers et des combats maritimes; enfin que son pays l’emportait
beaucoup sur le leur par le nombre des troupes aussi bien que par
les richesses. Qui pourrait espérer, disaient-ils, que les
vaisseaux seront terminés pour l’époque fixée, ou, s’ils le sont,
que dans l’espace d’un an on trouvera assez de rameurs? Qui ne
craindra que cette nouvelle expédition ne change en toute sorte de
misères l’état si florissant du pays? Qui pourrait affirmer que
les forces de l’empereur romain ne succomberaient pas sous de
telles difficultés?
Mais le duc releva leur confiance par ces mots: « Nous
connaissons, dit-il, la sagesse d’Hérald; il veut nous épouvanter,
mais il accroît nos espérances. En effet, il dépensera ses biens,
et dissipera son or inutilement et sans affermir son pouvoir. Il
n’est pas doué d’une assez grande force d’esprit pour oser
promettre la moindre des choses de ce qui m’appartient, tandis que
j’ai le droit de promettre et d’accorder également et ce qui est à
moi et ce qu’on dit lui appartenir. Sans aucun doute il sera
vainqueur celui qui peut donner et ses propres biens et ceux que
possèdent son ennemi. La flotte [p. 391] ne nous embarrassera pas,
et nous aurons bientôt le plaisir de la voir en état. Qu’ils aient
de l’expérience, je le veux; nous en acquerrons avec plus de
bonheur. C’est le courage des guerriers plutôt que leur nombre qui
détermine le sort des combats. D’ailleurs, Hérald combattra pour
la défense de ce qu’il a usurpé, et nous, nous demandons ce que
nous avons reçu en don, ce que nous avons acquis par nos
bienfaits. Cette confiance supérieure de notre part, repoussant
tous les dangers, nous procurera le plus joyeux triomphe,
l’honneur le plus éclatant et la plus glorieuse renommée. »

En effet, cet homme sage et catholique était assuré que la
toute-puissance de Dieu, qui ne veut rien d’injuste, ne
permettrait pas la ruine de la cause légitime, surtout lorsqu’il
considérait qu’il ne s’était pas tant appliqué à étendre sa
puissance et sa gloire qu’à purifier la foi chrétienne en ce pays.
Déjà toute la flotte soigneusement préparée avait été poussée par
le souffle du vent de l’embouchure de la Dive et des ports
voisins, où elle avait long-temps attendu un vent favorable pour
la traversée, vers le port de Saint-Valéry. Ce prince, que ne
pouvaient abattre ni le retard causé par les vents contraires, ni
les terribles naufrages, ni la fuite timide d’un grand nombre
d’hommes qui lui avaient promis fidélité, plein d’une louable
confiance, s’abandonna à la protection céleste en lui adressant
des vœux, des dons et des prières. Combattant l’adversité par la
prudence, il cacha autant qu’il put la mort de ceux qui avaient
péri dans les flots, en les faisant ensevelir secrètement, et
soulagea l’indigence en augmentant chaque jour les vivres. C’est
ainsi que, par [p. 392] différentes exhortations, il rappela ceux
qui étaient épouvantés, et ranima les moins hardis. S’armant de
saintes supplications pour obtenir que des vents contraires
fissent place aux vents favorables, il fit porter hors de la
basilique le corps du confesseur Valéry, très-aimé de Dieu. Tous
ceux qui devaient l’accompagner assistèrent à cet acte pieux
d’humilité chrétienne.
Enfin souffla le vent si long-temps attendu. Tous rendirent grâce
au Ciel de la voix et des mains; et tous en tumulte s’excitant les
uns les autres, on quitte la terre avec la plus grande rapidité,
et on commence avec la plus vive ardeur le périlleux voyage. Il
règne parmi eux un tel mouvement, que l’un appelle un homme
d’armes, l’autre son compagnon, et que la plupart, ne se souvenant
ni de leurs vassaux, ni de leurs compagnons, ni des choses qui
leur sont nécessaires, ne pensent qu’à ne pas être laissés à terre
et à se hâter de partir. L’ardent empressement du duc réprimande
et presse de monter sur les vaisseaux ceux qu’il voit apporter le
moindre retard. Mais de peur qu’atteignant avant le jour le rivage
vers lequel ils voguent, ils ne courent le risque d’aborder à un
port ennemi ou peu connu, il ordonne par la voix du héraut que
lorsque tous les vaisseaux auront gagné la haute mer, ils
s’arrêtent un peu dans la nuit, et jettent l’ancre non loin de
lui, jusqu’à ce qu’ils aperçoivent une lampe au haut de son mât,
et qu’aussitôt alors le son de la trompette donne le signal du
départ. L’antique Grèce rapporte qu’Agamemnon, fils d’Atrée, alla
avec mille vaisseaux venger l’outrage du lit fraternel; nous
pouvons assurer aussi que Guillaume alla conquérir le diadême
royal avec une flotte [p. 393] nombreuse. Elle raconte encore,
parmi ses fables, que Xerxès joignit par un pont de vaisseaux les
villes de Sestos et d’Abydos que séparait la mer; nous publions,
et c’est avec vérité, que Guillaume réunit sous le gouvernail de
son pouvoir l’étendue du territoire de la Normandie et de
l’Angleterre. Nous croyons qu’on peut égaler et même préférer pour
la puissance, à Xerxès qui fut vaincu, et dont la flotte fut
détruite par le courage d’un petit nombre d’ennemis, Guillaume que
ne vainquit jamais personne, qui orna son pays de glorieux
trophées, et l’enrichit d’illustres triomphes.

Dans la nuit, après s’être reposés, les vaisseaux levèrent
l’ancre. Celui qui portait le duc, voguant avec plus d’ardeur vers
la victoire, eut bientôt, par son extrême agilité, laissé derrière
lui les autres, obéissant par la promptitude de sa course à la
volonté de son chef. Le matin, un rameur ayant reçu l’ordre de
regarder du haut du mât s’il apercevait des navires venir à la
suite, annonça qu’il ne s’offrait à sa vue rien autre chose que la
mer et les cieux. Aussitôt le duc fit jeter l’ancre, et de peur
que ceux qui l’accompagnaient ne se laissassent troubler par la
crainte et la tristesse, plein de courage, il prit, avec une
mémorable gaîté, et comme dans une salle de sa maison, un repas
abondant où ne manquait point le vin parfumé, assurant qu’on
verrait bientôt arriver tous les autres, conduits par la main de
Dieu, sous la protection de qui il s’était mis. Le chantre de
Mantoue, qui mérita le titre de prince des poètes par son éloge du
Troyen Enée, le père et la gloire de l’ancienne Rome, n’aurait pas
trouvé indigne de lui de rapporter l’habileté et la tranquillité
qui [p. 394] présidèrent à ce repas. Le rameur ayant regardé une
seconde fois, s’écria qu’il voyait venir quatre vaisseaux, et à la
troisième fois il en parut un si grand nombre que la quantité
innombrable de mâts, serrés les uns près des autres, leur donnait
l’apparence d’une forêt. Nous laissons à deviner à chacun en
quelle joie se changea l’espérance du duc, et combien il glorifia
du fond du cœur la miséricorde divine. Poussé par un vent
favorable, il entra librement avec sa flotte, et sans avoir à
combattre aucun obstacle, dans le port de Pévensey. Hérald s’était
retiré dans le pays d’York pour faire la guerre à son frère Tostig
et à Hérald, roi de Norwège. Il ne faut pas s’étonner que son
frère, animé par ses injustices, et jaloux de reconquérir ses
biens envahis, eût amené contre Hérald des troupes étrangères.
Bien différent pour les mœurs de ce frère souillé de luxure, de
cet homicide cruel, orgueilleux de ses richesses, fruits du
pillage, et ennemi de la justice et du bien, comme Tostig ne
l’égalait pas par les armes, il le combattait par les vœux et ses
conseils. Une femme, d’une mâle sagesse, connaissant et pratiquant
tout ce qu’il y a d’honnête, voulut voir les Anglais gouvernés par
Guillaume, homme prudent, juste et courageux, que le choix du roi
Edouard, son mari, avait établi pour son successeur comme s’il eût
été son fils.

Les Normands, ayant avec joie abordé au rivage, s’emparèrent
d’abord des fortifications de Pévensey, et ensuite de celles
d’Hastings, pour en faire un lieu de refuge et de défense pour
leurs vaisseaux. Marius et le grand Pompée, qui tous deux se
distinguèrent et méritèrent le triomphe par leur courage [p. 395]
et leur habileté, l’un pour avoir amené à Rome Jugurtha enchaîné,
et l’autre pour avoir forcé Mithridate à s’empoisonner, lorsqu’ils
étaient dans un pays ennemi à la tête de toutes leurs forces,
craignaient lâchement de s’exposer aux dangers en se séparant du
gros de l’armée avec une seule légion. Leur coutume, et c’est
celle des généraux, était d’envoyer des espions, et non d’aller
eux-mêmes à la découverte, conduits en ceci par le desir de
conserver leur vie plutôt que soigneux d’assurer à l’armée la
continuation de leurs soins. Guillaume, accompagné seulement de
vingt-cinq chevaliers, alla lui même, plein de courage,
reconnaître les lieux et les habitans, et revenant à pied, à cause
de la difficulté des chemins, tout en en riant lui-même, et
quoique le lecteur en puisse rire aussi, il mérita de sérieuses
louanges, en portant sur son épaule, attachée avec la sienne, la
cuirasse d’un de ceux qui l’accompagnaient, Guillaume, fils
d’Osbern, renommé cependant pour sa force et son courage; le duc
le soulagea du poids de ce fer.

Un riche habitant de ce pays, Normand de nation, Robert, fils de
la noble dame Guimare, envoya à Hastings, au duc, son seigneur et
son parent, un message conçu en ces termes: « Le roi Hérald ayant
livré bataille à son propre frère et au roi de Norwège, qui
passait pour le plus fort guerrier qu’il y eût sous le ciel, les a
tués tous deux dans un combat, et a détruit leurs nombreuses
armées. Animé par ce succès, il revient promptement vers toi, à la
tête d’une armée innombrable et pleine de force, contre laquelle
les tiens ne vaudront pas plus qu’autant de vils chiens. Tu passes
pour un homme sage, et [p. 396] jusqu’ici tu as tout fait avec
prudence, soit pendant la paix, soit pendant la guerre. Maintenant
travaille à aviser et pourvoir à ta sûreté; prends garde que ta
témérité ne te précipite dans un danger d’où tu ne puisses sortir.
Je te le conseille, reste dans tes retranchemens, et abstiens-toi
d’en venir aux mains à présent. »

Le duc répondit à l’envoyé: « Rapporte à ton maître, pour le
message par lequel il veut que je sois sur mes gardes, ces paroles
et ma reconnaissance, quoiqu’il eût été convenable de m’en avertir
sans injure. Je ne voudrais point me mettre à l’abri dans une
retraite fortifiée, je combattrai Hérald le plus promptement
possible; et je n’hésiterai point, si la volonté divine ne s’y
oppose pas, n’eussé-je avec moi que dix mille hommes tels que les
soixante mille que j’ai amenés, à aller l’écraser, lui et les
siens, avec la force des miens. »

Un certain jour, comme le duc visitait les postes de garde de la
flotte, et se promenait près des navires, on lui annonça la
présence d’un moine envoyé par Hérald. Aussitôt il se rendit
auprès de lui, et lui tint ingénieusement ce discours. « Je tiens
de très près à Guillaume, comte de Normandie, et c’est moi qui lui
sers ses repas. Ce n’est que par moi que tu pourras avoir la
faculté de lui parler. Raconte-moi le message que tu apportes; je
le lui ferai facilement connaître, car personne ne lui est plus
cher que moi. Ensuite, par mes soins, tu iras aisément
l’entretenir à ta volonté. » Le moine lui ayant révélé le message,
le duc le fit aussitôt recevoir dans une maison, et traiter avec
une soigneuse humanité. [p. 397] Pendant ce temps, il délibéra en
lui-même et avec les siens sur la réponse qu’il devait faire au
message.

Le lendemain, assis au milieu de ses grands, il fit appeler le
moine, et lui dit: « C’est moi qui suis Guillaume, prince des
Normands, par la grâce de Dieu. Répète maintenant en présence de
ceux-ci ce que tu m’as rapporté hier. » Le messager parla ainsi: «
Voici ce que le roi Hérald vous fait savoir. Vous êtes entré sur
son territoire; il ne sait dans quelle confiance et par quelle
témérité. Il se souvient bien que le roi Edouard vous établit
d’abord héritier du royaume d’Angleterre, et que lui-même en
Normandie vous a porté l’assurance de cette succession. Mais il
sait aussi que, selon le droit qu’il en avait, le même roi, son
seigneur, lui fit, à ses derniers instans, le don du royaume; et
depuis le temps où le bienheureux Augustin vint dans ce pays, ce
fut une coutume générale de cette nation de regarder comme
valables les donations faites aux derniers momens. C’est pourquoi
il vous demande à juste titre que vous vous en retourniez de ce
pays avec les vôtres. Autrement il rompra l’amitié et tous les
traités qu’il a lui-même conclus avec vous en Normandie, et il
vous laisse entièrement le choix. »

Après avoir entendu le message d’Hérald, le duc demanda au moine
s’il voulait conduire en sûreté son envoyé auprès de ce prince. Le
moine lui promit qu’il prendrait, autant de soin de la sûreté de
son député que de la sienne propre. Aussitôt le duc chargea un
moine de Fécamp de rapporter promptement ces paroles à Hérald. «
Ce n’est point avec témérité et injustice, mais délibérément et
conduit par la justice, [p. 398] que je suis passé dans ce pays,
dont mon seigneur et mon parent, le roi Edouard, à cause des
honneurs éclatans et des nombreux bienfaits dont moi et mes grands
nous l’avons comblé, ainsi que son frère et ses gens, m’a
constitué héritier, comme l’avoue Hérald lui-même. Il me croyait
aussi, de tous ceux qui lui étaient alliés par la naissance, le
meilleur et le plus capable, ou de le secourir tant qu’il vivrait,
ou de gouverner son royaume après sa mort; et ce choix ne fut
point fait sans le consentement de ses grands, mais par le conseil
de l’archevêque Stigand, du comte Godwin, du comte Lefrie, et du
comte Sigard, qui prêtèrent serment de la main de me recevoir pour
seigneur après la mort d’Edouard, jurant qu’ils ne chercheraient
nullement pendant sa vie à s’emparer de ce pays pour m’en ôter la
possession. Il me donna pour otages le fils et le neveu de Godwin.
Enfin il envoya vers Hérald lui-même en Normandie, afin que,
présent, il fît devant moi le serment qu’en mon absence avaient
fait en ma faveur son père et les autres hommes ci-dessus nommés.
Comme Hérald se rendait vers moi, il encourut les périls de la
captivité, à laquelle l’arrachèrent ma sagesse et ma puissance. Il
me fit hommage pour son propre compte, et ses mains dans les
miennes m’assurèrent aussi le royaume d’Angleterre. Je suis prêt à
plaider ma cause en jugement contre lui, selon les lois de
Normandie, ou plutôt celles d’Angleterre, comme il lui plaira. Si
les Normands ou les Anglais prononcent, selon l’équité et la
vérité, que la possession de ce royaume lui appartient
légitimement, qu’il le [p. 399] possède en paix; mais s’ils
conviennent que, par le devoir de justice, il doit m’être rendu,
qu’il me le laisse. S’il refuse cette proposition, je ne crois pas
juste que mes hommes et les siens périssent dans un combat, eux
qui ne sont aucunement coupables de notre querelle. Voici donc que
je suis prêt à soutenir, au risque de ma tête contre la sienne,
que le royaume d’Angleterre m’appartient de droit plutôt qu’à lui.
»

Nous avons voulu bien faire connaître à tous ce discours, qui
contient les propres paroles du duc et non notre ouvrage, car nous
voulons que l’estime publique lui assure une éternelle louange. On
en pourra aisément conclure qu’il se montra véritablement sage,
juste, pieux et courageux. Le pouvoir de ses raisonnemens, qui,
comme on le voit clairement en y réfléchissant, n’auraient pu être
affaiblis par Tullius, le plus illustre auteur de l’éloquence
romaine, anéantit les argumens d’Hérald. Enfin le duc était prêt à
se conformer au jugement que prescrirait le droit des nations. Il
ne voulait point que les Anglais ses ennemis périssent à cause de
sa querelle, et offrait de la terminer au péril de sa propre tête
dans un combat singulier. Dès que le moine eut rapporté ce message
à Hérald, qui s’avançait, il pâlit de stupeur, et comme muet,
garda long-temps le silence. L’envoyé lui ayant plusieurs fois
demandé une réponse, il lui dit la première fois: « Nous marchons
sur-le-champ; » et la seconde fois: « Nous marchons au combat. »
L’envoyé le pressait de lui donner une autre réponse, lui répétant
que le duc de Normandie voulait un combat singulier et non la
destruction des [p. 400] deux armées; car cet homme courageux et
bon aimait mieux renoncer à une chose juste et agréable, pour
empêcher la ruine d’un grand nombre d’hommes, et espérait abattre
la tête d’Hérald, soutenu par une moins grande vigueur, et qui
n’avait point l’appui de la justice. Alors Hérald levant son
visage vers le ciel, dit: « Que le Seigneur prononce aujourd’hui,
entre Guillaume et moi, à qui appartient le droit. » Aveuglé par
le desir de régner, et la frayeur lui faisant oublier l’injustice
qu’il avait commise, il court à sa ruine, au jugement de sa propre
conscience.

Cependant des chevaliers très-éprouvés, envoyés à la découverte
par le duc, revinrent promptement annoncer l’arrivée de l’ennemi.
Le roi furieux se hâtait d’autant plus qu’il avait appris que les
Normands avaient dévasté les environs de leur camp. Il voulait
tâcher de les surprendre au dépourvu, en fondant sur eux pendant
la nuit ou à l’improviste. Pour qu’ils ne pussent fuir dans aucune
retraite, il avait envoyé une flotte armée sur mer, pour dresser
des embûches aux soixante vaisseaux. Le duc aussitôt ordonna à
tous ceux qui se trouvaient dans le camp de prendre les armes (car
ce jour la plus grande partie de ses compagnons étaient allés
fourrager); lui-même, assistant avec la plus grande dévotion au
mystère de la messe, fortifia son corps et son ame de la communion
du corps et du sang du Seigneur. Il suspendit humblement à son cou
des reliques, de la protection desquelles, Hérald s’était privé en
violant la foi qu’il avait jurée sur elles. Le duc avait avec lui
deux évêques, qui l’avaient accompagné de Normandie, Eudes, évêque
de Bayeux, et Geoffroi Constantin, un [p. 401] nombreux clergé, et
plusieurs moines. Cette assemblée se disposa à combattre par ses
prières. Tout autre que le duc eût été épouvanté en voyant sa
cuirasse se retourner à gauche pendant qu’il la mettait; mais il
en rit comme d’un hasard, et ne s’en effraya pas comme d’un
funeste pronostic.

Nous ne doutons pas de la beauté de la courte exhortation par
laquelle il augmenta le courage et l’intrépidité de ses guerriers,
quoiqu’on ne nous l’ait pas rapportée dans toute sa majesté. Il
rappela aux Normands que, sous sa conduite, ils étaient toujours
sortis vainqueurs de périls grands et nombreux. Il leur rappela à
tous leur patrie, leurs nobles exploits et leur illustre renom. «
C’est maintenant, leur dit-il, que vos bras doivent prouver de
quelle force vous êtes doués, quel courage vous anime. Il ne
s’agit plus seulement de vivre en maîtres, mais d’échapper vivans
d’un péril imminent. Si vous combattez comme des hommes, vous
obtiendrez la victoire, de l’honneur et des richesses. Autrement,
vous serez égorgés promptement, ou captifs vous servirez de jouet
aux plus cruels ennemis. De plus, vous serez couverts d’une
ignominie éternelle. Aucun chemin ne s’ouvre à la retraite; d’un
côté, des armes et un pays ennemi et inconnu ferment le passage;
de l’autre, la mer et des armes encore s’opposent à la fuite. Il
ne convient pas à des hommes de se laisser effrayer par le grand
nombre. Les Anglais ont souvent succombé sous le fer ennemi;
souvent vaincus, ils sont tombés sous le joug étranger, et jamais
ils ne se sont illustrés par de glorieux faits d’armes. Le courage
d’un petit nombre de guerriers [p. 402] peut facilement abattre un
grand nombre d’hommes inhabiles dans les combats, surtout lorsque
la cause de la justice est protégée par le secours du Ciel. Osez
seulement, que rien ne puisse vous faire reculer, et bientôt le
triomphe réjouira vos cœurs. »

Il s’avança dans un ordre avantageux, faisant porter en avant la
bannière que lui avait envoyée l’apostole; il plaça en tête des
gens de pied armés de flèches et d’arbalètes, et au second rang
d’autres gens de pied, dont il était plus sûr, et qui portaient
des cuirasses: le dernier rang fut composé des bataillons de
chevaliers, au milieu desquels il se plaça avec son inébranlable
force, pour donner de là ses ordres de tous côtés, de la voix et
du geste. Si quelque ancien eût décrit l’armée d’Hérald, il aurait
dit qu’à son passage les fleuves se desséchaient, les forêts se
réduisaient en plaines. En effet, de tous les pays des troupes
innombrables s’étaient jointes aux Anglais. Une partie étaient
animés par leur attachement pour Hérald, et tous par leur amour
pour la patrie, qu’ils voulaient, quoique injustement, défendre
contre des étrangers. Le pays des Danois, qui leur était allié,
leur avait envoyé de nombreux secours. Cependant, n’osant
combattre Guillaume sur un terrain égal, ils se postèrent sur un
lieu plus élevé, sur une montagne voisine de la forêt par laquelle
ils étaient venus. Alors les chevaux ne pouvant plus servir à
rien, tous les gens de pied se tinrent fortement serrés. Le duc et
les siens, nullement effrayés par la difficulté du lieu, montèrent
peu à peu la colline escarpée. Le terrible son des clairons fit
entendre le signal du combat, et de toutes parts l’ardente audace
[p. 403] des Normands entama la bataille. Ainsi, dans la
discussion d’un procès où il s’agit d’un vol, celui qui poursuit
le crime parle le premier. Les gens de pied des Normands,
s’approchant donc, provoquèrent les Anglais, et leur envoyèrent
des traits et avec eux les blessures et la mort. Ceux-ci leur
résistèrent vaillamment, chacun selon son pouvoir. Ils leur
lancent des épieus et des traits de diverses sortes, des haches
terribles et des pierres attachées à des morceaux de bois. Vous
auriez cru voir aussitôt les nôtres écrasés, comme sous un poids
mortel. Les chevaliers viennent après, et de derniers qu’ils
étaient passent au premier rang. Honteux de combattre de loin, le
courage de ces guerriers les anime à se servir de l’épée. Les cris
perçans que poussent les Normands et les barbares est étouffé par
le bruit des armes et les gémissemens des mourans. On combat ainsi
des deux côtés pendant quelque temps avec la plus grande force;
mais les Anglais sont favorisés par l’avantage d’un lieu élevé,
qu’ils occupent serrés, sans être obligés de se débander pour y
arriver, par leur grand nombre et la masse inébranlable qu’ils
présentent, et de plus par leurs armes, qui trouvaient facilement
chemin à travers les boucliers et les autres armes défensives. Ils
soutiennent donc et repoussent avec la plus grande vigueur ceux
qui osent les attaquer l’épée à la main. Ils blessent aussi ceux
qui leur lancent des traits de loin. Voilà qu’effrayés par cette
férocité, les gens de pied et les chevaliers bretons tournent le
dos, ainsi que tous les auxiliaires qui étaient à l’aile gauche;
presque toute l’armée du duc recule: ceci soit dit sans offenser
les [p. 404] Normands, la nation la plus invincible. L’armée de
l’empereur romain, où combattaient les soldats des rois habitués à
vaincre sur terre et sur mer, a fui plus d’une fois, à la nouvelle
vraie ou fausse du trépas de son chef. Les Normands crurent que
leur duc et seigneur avait succombé. Ils ne se retirèrent donc
point par une fuite honteuse, mais tristes, car leur chef était
pour eux un grand appui.

Le prince, voyant qu’une grande partie de l’armée ennemie s’était
jetée à ]a poursuite des siens en déroute, se précipita au-devant
des fuyards, et les arrêta en les frappant ou les menaçant de sa
lance. La tête nue et ayant ôté son casque, il leur cria: «
Voyez-moi tous. Je vis et je vaincrai, Dieu aidant. Quelle démence
vous pousse à la fuite? Quel chemin s’ouvrira à votre retraite?
Vous vous laissez repousser et tuer par ceux que vous pouvez
égorger comme des troupeaux. Vous abandonnez la victoire et une
gloire éternelle, pour courir à votre perte, et à une perpétuelle
infamie. Si vous fuyez, aucun de vous n’échappera à la mort. » Ces
paroles ranimèrent leur courage. Ils s’avança lui-même à leur
tête, frappant de sa foudroyante épée, et défit la nation ennemie,
qui méritait la mort par sa rébellion contre lui, son roi. Les
Normands enflammés d’ardeur, enveloppèrent plusieurs mille hommes
qui les avaient poursuivis, et les taillèrent en pièces en un
moment, en sorte que pas un n’échappa. Vivement encouragés par ce
succès, ils attaquèrent la masse de l’armée, qui, pour avoir
éprouvé une grande perte, n’en paraissait pas diminuée. Les
Anglais combattaient avec courage et de toutes leurs forces,
tâchant surtout de [p. 405] ne point ouvrir de passage à ceux qui
voulaient fondre sur eux pour les entamer. L’énorme épaisseur de
leurs rangs empêchait presque les morts de tomber: cependant le
fer des plus intrépides guerriers s’ouvrit bientôt un chemin dans
différens endroits. Ils furent suivis des Manceaux, des Français,
des Bretons, des Aquitains, et des Normands, qui l’emportaient par
leur courage.
Un Normand, jeune guerrier, Robert, fils de Roger de Beaumont,
neveu et héritier, par sa sœur Adeline, de Hugues comte de Meulan,
se trouvant ce jour-là, pour la première fois, à une bataille, fit
des exploits dignes d’être éternisés par la louange. A la tête
d’une légion qu’il commandait à l’aile droite, il fondit sur les
ennemis avec une impétueuse audace et les renversa. Il n’est pas
en notre pouvoir, et l’objet que nous nous sommes proposé ne nous
permet pas de raconter, comme elles le méritent, les actions de
courage de chacun en particulier. Celui qui excellerait par sa
facilité à décrire, et qui aurait été témoin de ce combat par ses
propres yeux, trouverait beaucoup de difficulté à entrer dans tous
les détails. Nous nous hâtons d’arriver au moment où terminant
l’éloge du comte Guillaume, nous raconterons la gloire du roi
Guillaume.

Les Normands et les auxiliaires, réfléchissant qu’ils ne
pourraient vaincre, sans essuyer de très-grandes pertes, une armée
peu étendue et qui résistait en masse, tournèrent le dos, feignant
adroitement de fuir. Ils se rappelaient comment, peu auparavant,
leur fuite avait été l’occasion de leur victoire. Les barbares,
avec l’espoir du succès, éprouvèrent [p. 406] une vive joie:
s’excitant à l’envi, ils poussent des cris d’allégresse, accablent
les nôtres d’injures, et les menacent de fondre tout aussitôt sur
eux. Quelques mille d’entre eux osèrent, comme auparavant, courir,
comme s’ils eussent volé, à la poursuite de ceux en fuite. Tout à
coup les Normands, tournant leurs chevaux, les cernèrent et les
enveloppèrent de toutes parts, et les taillèrent en pièces sans en
épargner aucun. S’étant deux fois servis de cette ruse avec le
même succès, ils attaquèrent le reste avec une plus grande
impétuosité. Cette armée était encore effrayante et très-difficile
à envelopper. Il s’engage un combat d’un nouveau genre; l’un des
partis attaque par des courses et divers mouvemens, l’autre comme
fixé sur la terre ne fait que supporter les coups. Les Anglais
faiblissent, et comme avouant leur crime par leur défaite, en
subissent le châtiment. Les Normands lancent des traits, frappent
et percent. Le mouvement des morts qui tombent paraît plus vif que
celui des vivans. Ceux qui sont blessés légèrement ne peuvent
s’échapper à cause du grand nombre de leurs compagnons, et meurent
étouffés dans la foule. Ainsi concourut la fortune au triomphe de
Guillaume.

A ce combat se trouvèrent Eustache, comte de Boulogne; Guillaume,
fils de Richard, comte d’Evreux; Geoffroi, fils de Rotrou, comte
de Mortain; Guillaume, fils d’Osbern; Aimeri, gouverneur de
Thouars; Gautier Giffard, Hugues de Montfort, Raoul de Toëni,
Hugues de Grandménil, Guillaume de Warenne, et un grand nombre
d’autres guerriers, les plus fameux par leur courage à la [p. 407]
guerre, et dont les noms devraient être rangés dans les annales de
l’histoire parmi ceux des plus valeureux. Guillaume, leur chef,
les surpassait tellement en force comme en sagesse, qu’on
pourrait, à juste titre, le préférer ou le comparer aux anciens
généraux de la Grèce et de Rome, tant vantés dans les livres. Il
conduisit supérieurement cette bataille, arrêtant les siens dans
leur fuite, ranimant leur vaillance, et partageant leurs dangers;
il les appela pour qu’ils le suivissent, plus souvent qu’il ne
leur ordonna d’aller en avant; d’où l’on doit comprendre
clairement que sa valeur les devançait toujours dans la route en
même temps qu’elle leur donnait le courage. A la vue seule de cet
admirable et terrible chevalier, une grande partie des ennemis
perdirent le cœur sans avoir reçu de blessures. Trois chevaux
tombèrent percés sous lui, trois fois il sauta hardiment à terre,
et ne laissa pas long-temps sans vengeance la mort de son
coursier. C’est alors qu’on put voir son agilité et sa force de
corps et d’ame. Son glaive rapide traverse avec fureur les écus,
les casques et les cuirasses; il frappe plusieurs guerriers de son
bouclier. Ses chevaliers, le voyant ainsi combattre à pied, sont
saisis d’admiration, et la plupart, accablés de blessures,
reprennent courage. Quelques-uns, perdant leurs forces avec leur
sang, appuyés sur leur bouclier, combattent encore vaillamment; et
plusieurs ne pouvant faire davantage, animent de la voix et du
geste leurs compagnons à suivre hardiment le duc, et à ne pas
laisser échapper la victoire d’entre leurs mains. Guillaume en
secourut et sauva lui-même un grand nombre.

[p. 408] Guillaume n’aurait pas craint de se battre en combat
singulier avec Hérald, que les poètes comparent à Hector ou à
Turnus, pas plus qu’Achille ne craignit de se battre avec Hector,
ou Enée avec Turnus. Tydée eut recours à un rocher contre
cinquante hommes qui lui dressaient des embûches; Guillaume, son
égal, et non d’une race inférieure, seul en affronta mille. Les
auteurs de la Thébaïde ou de l’Enéide, qui selon les règles de la
poésie exagèrent encore dans leurs livres les grandes actions
qu’ils chantent, feraient sur les exploits de cet homme un plus
digne ouvrage, dans lequel les éloges seraient véridiques et
justement grands. Certes, si leurs vers répondaient à la dignité
du sujet, dans la beauté de leur style, ils l’éleveraient au rang
des dieux. Mais notre modeste prose, dont le but est d’exposer
humblement aux yeux des rois sa piété pour le culte du vrai Dieu,
qui seul est Dieu depuis l’éternité jusqu’à la fin des siècles et
au delà, doit terminer le vrai et court récit de ce combat, dans
lequel le duc vainquit avec autant de force que de justice.

Le jour étant déjà sur son déclin, les Anglais virent bien qu’ils
ne pouvaient tenir plus long-temps contre les Normands. Ils
savaient qu’ils avaient perdu un grand nombre de leurs troupes,
que le roi, deux de ses frères, et plusieurs grands du royaume
avaient péri, que tous ceux qui restaient étaient presque épuisés,
et qu’ils n’avaient aucun secours à attendre. Ils virent les
Normands, dont le nombre n’était pas fort diminué, les presser
avec plus de violence qu’au commencement, comme s’ils eussent pris
en combattant de nouvelles forces. Effrayés aussi par l’implacable
[p. 409] valeur du duc qui n’épargnait rien de ce qui lui
résistait, et de ce courage qui ne savait se reposer qu’après la
victoire, ils s’enfuirent le plus vite qu’ils purent, les uns à
cheval, quelques-uns à pied, une partie par les chemins, presque
tous par des lieux impraticables; quelques-uns, baignés dans leur
sang, essayèrent en vain de se relever, d’autres se relevèrent,
mais furent incapables de fuir. Le desir ardent de se sauver donna
à quelques-uns la force d’y parvenir. Un grand nombre expirèrent
dans le fond des forêts, et ceux qui les poursuivaient en
trouvèrent plusieurs étendus sur les chemins. Les Normands,
quoique sans aucune connaissance du pays, les poursuivaient avec
ardeur, et, frappant les rebelles dans le dos, mettaient la
dernière main à cette heureuse victoire. Plusieurs d’entre eux,
renversés à terre, reçurent la mort sous les pieds des chevaux.
Cependant le courage revint aux fuyards, qui avaient trouvé pour
renouveler le combat le lieu le plus favorable: c’était une vallée
escarpée et remplie de fossés. Cette nation, qui descendait des
antiques Saxons, les hommes les plus féroces, fut toujours
naturellement disposée aux combats; et ils n’avaient pu reculer
que sous le poids d’une très-grande valeur. Ils avaient récemment
vaincu avec une grande facilité le roi de Norwège, soutenu, par
une vaillante et nombreuse armée.

Le duc, qui conduisait les étendards vainqueurs, voyant ces
cohortes rassemblées en un moment, ne se détourna pas de son
chemin, et tint ferme, quoiqu’il s’imaginât que c’était un nouveau
secours qui arrivait à ses ennemis; et plus terrible armé
seulement [p. 410] d’un débris de sa lance que ceux qui dardent de
longs javelots, il rappela d’une voix mâle le comte Eustache, qui
prenait la fuite avec cinquante chevaliers, et voulait donner le
signal de la retraite. Celui-ci revenant se pencha familièrement à
l’oreille du duc, et le pressa de s’en retourner, lui prédisant
une mort prochaine s’il allait plus loin. Pendant qu’il lui
parlait, Eustache fut frappé entre les épaules d’un coup dont la
violence fut aussitôt prouvée par le sang qui lui sortit du nez et
de la bouche, et il s’échappa à demi-mort avec l’aide de ses
compagnons. Le duc, au dessus de toute crainte et de toute
lâcheté, attaqua et renversa ses ennemis. Dans ce combat périrent
quelques-uns des plus nobles Normands à qui la difficulté du lieu
ne permit pas de déployer toute leur valeur. La victoire ainsi
remportée, le duc retourna vers le champ de bataille, où témoin du
carnage il ne put le voir sans pitié, quoique les victimes fussent
des impies, et qu’il soit beau, glorieux et avantageux de tuer un
tyran. La terre était couverte au loin de la fleur de la noblesse
et de la jeunesse anglaise souillée de sang. Les deux frères du
roi furent trouvés auprès de lui. Lui-même, dépouillé de toute
marque d’honneur, fut reconnu, non à sa figure mais à quelques
signes, et porté dans le camp du duc, qui confia sa sépulture à
Guillaume surnommé Mallet, et non à sa mère, qui offrait pour le
corps de son cher fils un égal poids d’or. Le duc savait, en
effet, qu’il ne convenait pas de recevoir de l’or par un tel
commerce. Il jugea indigne d’être enseveli selon le vœu de sa mère
celui dont l’excessive cupidité était cause qu’une quantité
innombrable de [p. 411] gens gisaient sans sépulture. On dit par
raillerie qu’il fallait enterrer Hérald en un lieu où il pût
garder la mer et le rivage dont en sa fureur il avait voulu fermer
l’accès.

Quant à nous, Hérald, nous ne t’insultons pas, mais avec le pieux
vainqueur qui pleura ta ruine, nous avons pitié de toi, et nous
pleurons sur ton sort. Un juste succès t’a abattu; tu as été,
comme tu le méritais, étendu dans ton sang; tu as pour tombeau le
rivage, et tu seras en abomination aux générations futures et des
Anglais et des Normands. Ainsi ont coutume de crouler ceux qui
croient à un souverain pouvoir, à un souverain bonheur dans le
monde. Pour être souverainement heureux ils s’emparent de la
puissance, et s’efforcent de retenir par la guerre ce qu’ils ont
usurpé. Tu t’es souillé du sang de ton frère, dans la crainte que
sa grandeur ne diminuât ta puissance. Ensuite tu t’es précipité en
furieux vers une autre guerre fatale à ta patrie, que tu
sacrifiais à la conservation de la dignité royale. Tu as donc été
entraîné dans la ruine par toi-même préparée. Voilà, tu ne brilles
plus de la couronne que tu avais traîtreusement usurpée; tu ne
sièges plus sur le trône où tu étais monté avec orgueil. La fin
que tu as subie montre s’il est vrai que tu fus élevé au trône par
Edouard dans les derniers momens de sa vie. Une comète, la terreur
des rois, brillant après le commencement de ta grandeur, fut le
présage de ta perte.

Mais laissons ces funestes présages, et parlons du bonheur que
prédit la même étoile. Agamemnon, roi des Grecs, aidé du secours
d’un grand nombre de chefs et de rois, parvint avec peine, par la
ruse, à [p. 412] détruire, la dixième année du siége, la seule
ville de Priam. Les poètes cependant attestent les talens et la
bravoure de ses guerriers. De même Rome, arrivée à sa plus haute
puissance et voulant commander au monde entier, mit plusieurs
années à subjuguer des villes. Le duc Guillaume, avec les troupes
de la Normandie et sans de nombreux secours étrangers, soumit en
un seul jour, de la troisième heure au soir, toutes les villes de
l’Angleterre. Si elles avaient été défendues par les remparts de
Troie, le bras et l’habileté d’un tel homme les eussent bientôt
renversées. Le vainqueur eût pu sur-le-champ marcher vers le trône
royal, se poser la couronne sur la tête, accorder comme butin à
ses chevaliers les richesses du pays, égorger les puissans, ou les
envoyer en exil. Il aima mieux agir avec modération, et commander
avec clémence; car tout jeune encore il s’était accoutumé à donner
à ses triomphes l’ornement de la modération.

Il eût été juste que les loups et les vautours dévorassent les
chairs de ces Anglais, qui, par une telle injustice, s’étaient
précipités dans la mort, et que les champs demeurassent ensevelis
sous leurs os sans sépulture; mais un tel supplice lui parut trop
cruel. Il accorda à ceux qui voulaient les relever pour les
enterrer la liberté de le faire. Ayant fait ensevelir les siens,
et ayant laissé une garde à Hastings avec un brave commandant, il
s’approcha de Romney, et punit à son gré la perte de ses gens qui,
égarés de ce côté, avaient été attaqués et défaits par ce peuple
féroce avec beaucoup de dommages de part et d’autre.

De là il marcha vers Douvres où il avait appris [p. 413] qu’une
innombrable quantité de peuples s’était réunie. Ce lieu paraissait
inexpugnable; mais les Anglais, frappés de terreur à son approche,
n’eurent plus de confiance ni dans les fortifications de l’art ou
de la nature, ni dans le nombre de leurs troupes. Ce château est
situé sur un rocher voisin de la mer, et qui, naturellement
escarpé de toutes parts et taillé à pic encore par les travaux des
hommes, s’élève comme un mur perpendiculaire à la hauteur d’une
portée de flèche. Ce côté est baigné par les flots de la mer.
Comme les habitans se préparaient à se rendre humblement, des
hommes d’armes de notre armée, poussés par le desir du butin,
mirent le feu au château. La flamme volant avec la légèreté qui
lui est propre, eut bientôt envahi presque tout. Le duc ne voulut
point voir souffrir de dommages à ceux qui avaient commencé à
traiter avec lui pour se rendre; il donna une somme pour faire
rétablir les édifices, et dédommagea des autres pertes. Il eût
ordonné de punir sévèrement les auteurs de cet incendie, si la
bassesse de leur condition et leur grand nombre ne les eussent
dérobés à ses yeux. Le château lui ayant été remis, il y fit
ajouter pendant huit jours les fortifications qui manquaient.
L’usage de l’eau et des viandes fraîches donnèrent aux chevaliers
une dysenterie dont plusieurs moururent, et dont beaucoup furent
extrêmement affaiblis et coururent grand risque de perdre la vie;
mais ces malheurs n’abattirent pas le courage du duc. Il laissa
aussi dans ce château une garnison, avec ceux qui étaient malades
de la dysenterie, et marcha pour dompter les ennemis qu’il avait
vaincus. Les habitans de Cantorbéry vinrent d’eux-mêmes au devant
de lui non loin de [p. 414] Douvres, lui jurèrent fidélité, et lui
donnèrent des otages. La puissante métropole trembla de frayeur,
et de peur que sa résistance ne fut suivie d’une ruine entière,
elle se hâta de se soumettre pour obtenir sa conservation. Le jour
suivant, étant arrivé à la Tour rompue, le duc y campa, et dans ce
lieu une très-grave indisposition de son corps frappa d’une égale
maladie l’ame de ses compagnons. Occupé du bien public, et dans la
crainte que l’armée ne manquât des choses nécessaires, il ne
voulut point s’arrêter à se soigner, quoique le retour de cet
excellent duc à la santé fût l’avantage comme le très-grand desir
de tous.

Cependant Stigand, archevêque de Cantorbéry, qui, élevé par ses
richesses et sa dignité, avait aussi par ses conseils beaucoup de
puissance auprès des Anglais, uni aux fils d’Algard et d’autres
grands, menaçait de livrer bataille à Guillaume. Ils avaient
établi roi Edgar Adelin, jeune enfant, de la noble race du roi
Edouard, car leur principal désir était de n’avoir point pour
souverain un étranger. Mais celui qui devait être leur maître,
s’approchant hardiment, s’arrêta non loin de Londres, dans un
endroit où il apprit qu’ils s’assemblaient le plus souvent. Cette
ville est arrosée par le fleuve de la Tamise, qui en forme un port
de mer, où arrivent les richesses des pays étrangers. Ses seuls
citoyens suffisent pour fournir une nombreuse et fameuse milice.
En ce moment des troupes d’hommes de guerre arrivaient en foule,
et, quoique d’une très-grande étendue, à peine les pouvait-elle
contenir. Cinq cents chevaliers normands envoyés en avant
forcèrent courageusement à tourner le dos et à se réfugier dans
les murs des [p. 415] troupes qui avaient fait une sortie contre
eux. Ce nombreux carnage fut suivi d’un incendie; car ils
brûlèrent tous les édifices qu’ils trouvèrent en deçà du fleuve,
afin de frapper à la fois d’une double calamité l’orgueilleuse
férocité de leurs ennemis. Le duc s’étant ensuite avancé sans
opposition, et ayant passé la Tamise, à un gué et sur un pont en
même temps, arriva à Wallingford.

Le pontife métropolitain, Stigand, s’étant rendu vers lui, se
remit entre ses mains, lui jura fidélité, et déposa Adelin, qu’il
avait élu sans réflexion. Ayant poursuivi sa route, aussitôt que
le duc fut en vue de Londres, les grands de la ville allèrent au
devant de lui, se remirent en son pouvoir, eux et toute la ville,
comme l’avaient fait auparavant les habitans de Cantorbéry, et lui
amenèrent des otages en aussi grand nombre et de telle qualité
qu’il voulut. Ensuite les évêques et les autres grands le prièrent
d’accepter la couronne, disant qu’ils étaient habitués à obéir à
un roi, et qu’ils voulaient avoir un roi pour maître. Le duc
consultant ceux des Normands de sa suite dont il avait éprouvé la
sagesse aussi bien que la fidélité, leur découvrit les principales
raisons qui le dissuadaient de céder aux prières des Anglais. Les
affaires étaient encore dans le trouble, quelques gens se
soulevaient, et il desirait la tranquillité du royaume plutôt que
la couronne. D’ailleurs si Dieu lui accordait cet honneur, il
voulait que sa femme fût couronnée avec lui; et enfin il ne faut
jamais se trop hâter lorsqu’on veut arriver jusqu’au faîte. Il
n’était certainement pas dominé du desir de régner; il connaissait
la sainteté des engagemens du mariage, et les chérissait
saintement. Ses [p. 416] familiers lui conseillèrent au contraire
d’accepter la couronne, sachant que c’était le vœu unanime de
toute l’armée, quoique cependant ils trouvassent ses raisons
très-louables, et reconnussent qu’elles découlaient d’une profonde
sagesse.

A ce conseil était présent Aimeri d’Aquitaine, seigneur de
Thouars, aussi fameux par son éloquence que par sa bravoure.
Admirant et célébrant par ses louanges la modestie du duc, qui
consultait les chevaliers pour savoir s’ils voulaient que leur
seigneur devînt roi: « Jamais, dit-il, ou du moins rarement, des
chevaliers n’ont été appelés à pareille discussion. Il ne faut pas
différer par la longueur de notre délibération ce dont nous
desirons le plus prompt accomplissement. » Les hommes les plus
sages et les meilleurs n’auraient point ainsi souhaité de voir le
duc élevé à cette monarchie s’ils n’eussent connu sa très-grande
aptitude à la gouverner, quoique cependant ils voulussent aussi
par sa puissance augmenter leurs biens et leurs dignités. Le duc,
après de nouvelles réflexions à ce sujet, céda à tant de vœux, à
tant de conseils, dans l’espérance surtout que, dès qu’il aurait
commencé à régner, les rebelles oseraient moins contre lui, ou
seraient plus facilement domptés. Il envoya donc à Londres des
gens pour construire une forteresse dans la ville, et faire la
plupart des préparatifs qui convenaient à la magnificence royale,
voulant pendant ce temps demeurer dans les environs. Il fut si
loin de trouver aucun ennemi qu’il eût pu, s’il l’eût voulu, se
livrer en sûreté à la chasse à l’oiseau.

Le jour fixé pour le couronnement, l’archevêque [p. 417] d’York,
homme zélé pour la justice, d’un esprit mûri par l’âge, sage, bon,
éloquent, adressa aux Anglais un discours convenable, dans lequel
il leur demanda s’ils consentaient à ce que Guillaume fut couronné
leur seigneur. Tous, sans la moindre hésitation, et comme si par
miracle ils se fussent trouvé tous une même pensée et une même
voix, ils l’assurèrent de leur joyeux consentement. Les Normands
n’eurent pas de peine à s’accorder au desir des Anglais; l’évêque
de Coutances leur avait parlé, et avait pris leur avis. Cependant
ceux qui avaient été postés en armes et à cheval autour des
monastères pour porter du secours en cas de besoin, ignorant que
le tumulte provenait des acclamations de consentement,
l’attribuèrent à une cause funeste, et mirent imprudemment le feu
à la cité. Guillaume ainsi élu, fut consacré par ledit archevêque
d’York, également chéri pour sa sainte vie et son inviolable
réputation, qui lui mit sur la tête la couronne royale, et le
plaça sur le trône, du consentement et en présence d’un grand
nombre d’évêques et d’abbés, dans la basilique de Saint-Pierre
l’Apôtre, joyeuse de posséder le tombeau du roi Edouard, le jour
de la sainte solennité de la Nativité du Seigneur, l’an de
l’Incarnation du Seigneur 1066. Guillaume refusa d’être couronné
par Stigand, archevêque de Cantorbéry, parce qu’il avait appris
que le juste zèle de l’apostole l’avait frappé d’anathême. Les
insignes des rois ne convenaient pas moins bien à sa personne que
ses qualités au gouvernement. Ses enfans et ses neveux
commanderont, par une légitime succession, à la terre
d’Angleterre, qu’il posséda lui-même par un legs héréditaire,
appuyé des sermens des Anglais, [p. 418] et par le droit de la
guerre. Il fut donc ainsi couronné par le consentement des
Anglais, ou plutôt par le desir des grands de cette nation. Que si
on demande des titres de parenté, on doit savoir la proche
consanguinité qui existait entre le roi Edouard et le fils du duc
Robert, dont la tante paternelle, sœur de Richard II, fille de
Richard Ier, Emma, fut mère d’Edouard.

Après la célébration du couronnement, le très-digne roi (car
maintenant, dans notre récit, nous lui donnerons volontiers le nom
de roi à la place de celui de duc); le roi, dis-je, ne commença
pas à faire le bien avec moins de zèle, comme il arrive
ordinairement après un surcroît d’honneurs, mais il fut enflammé
pour les grandes et honorables actions d’une nouvelle et admirable
ardeur. Il s’appliquait avec une grande attention aux affaires
séculières comme aux affaires divines; cependant son cœur avait
plus de penchant pour le service du Roi de tous les rois, car il
attribuait ses succès à celui malgré la volonté duquel il savait
qu’aucun mortel ne peut jouir longtemps du pouvoir ou de la vie,
et duquel il attendait une gloire immortelle après la fin de sa
gloire temporelle. Il paya donc largement, comme un tribut à cet
Empereur, ce que le roi Hérald avait renfermé dans son trésor. Les
marchands s’habituèrent à rendre encore plus opulente cette terre,
riche par sa fertilité, en y transportant leurs riches
marchandises. On avait amassé des trésors précieux, soit pour le
nombre, l’espèce ou le travail; mais ils étaient réservés au vain
plaisir de l’avarice, ou destinés à être honteusement engloutis
par le luxe des Anglais. Le roi en distribua magnifiquement [p.
419] une partie à ceux qui l’avaient servi dans cette guerre, et
le plus grand nombre, et les plus précieux, aux pauvres et aux
monastères de diverses provinces. Le zèle de sa munificence fut
soutenu par un énorme tribut que de toutes parts toutes les villes
et tous les hommes riches offrirent à leur nouveau seigneur. Il
fit remettre entre les mains du pape Alexandre, pour l’église de
Saint-Pierre de Rome, des sommes en or et en argent en quantité
incroyable, et des ornemens qui auraient paru précieux même à
Bysance. Il lui envoya aussi la fameuse bannière d’Hérald, toute
d’un tissu d’or très-pur, et portant l’image d’un homme armé, afin
de payer du don de cette dépouille la faveur de l’apostole, et
d’annoncer pompeusement un nouveau triomphe sur le tyrannique
ennemi de Rome.

Nous allons rapporter sommairement combien des assemblées de
serviteurs du Christ, transportés de joie, chantaient des hymnes
de grâces pour le vainqueur, après l’avoir auparavant soutenu par
les armes de l’oraison. Mille églises de France, d’Aquitaine, de
Bourgogne, d’Auvergne et d’autres pays, célébreront à jamais la
mémoire du roi Guillaume. La grandeur du bienfait, qui subsistera
toujours, ne laissera pas périr la mémoire du bienfaiteur. Les
unes reçurent de grandes croix d’or ornées de pierres précieuses;
la plupart, des sommes ou des vases de ce métal; quelques-unes,
des palliums ou autres choses précieuses. Le moindre des présens
dont il gratifia un monastère ornerait avec éclat une basilique
métropolitaine. Je voudrais que les ducs et les rois connussent,
pour leur exemple et pour leur modèle, de telles choses, et un
grand nombre d’autres rapportées, dans cet [p. 420] ouvrage. Les
dons les plus agréables furent envoyés à la Normandie par son doux
enfant, qui, par une pieuse affection filiale, se hâta de les lui
faire parvenir au moment où les temps et la mer sévissaient contre
elle avec le plus de rigueur: on était à l’entrée de janvier. Mais
elle reçut avec mille fois plus de joie la nouvelle de l’événement
dont l’attente l’occupait si vivement; elle n’aurait pas reçu avec
tant de plaisir les présens les plus beaux ou les plus doux de
l’Arabie. Jamais plus joyeux jour ne brilla pour elle que celui où
elle apprit avec certitude que son prince, l’auteur du repos
qu’elle goûtait, était devenu roi. Les villes, les châteaux, les
villages, les monastères se félicitaient beaucoup de la victoire,
et surtout de la couronne qu’il avait obtenue. Un jour d’une
sérénité extraordinaire semblait s’être levé tout à coup pour
toute la province. Quoique les Normands se regardassent comme
privés de leur père commun, puisque sa présence leur manquerait,
ils aimaient mieux cependant qu’il en fut ainsi afin qu’il jouît
d’une plus haute puissance, et qu’il fût plus en état de les
défendre ou de les couvrir de gloire; car la Normande faisait
autant de vœux pour son élévation qu’il en faisait pour l’honneur
ou les intérêts de la Normandie. Enfin on ne savait s’il aimait
mieux sa patrie qu’il n’en était aimé, comme autrefois un pareil
doute s’éleva au sujet de César-Auguste et du peuple romain.
Et toi aussi, terre d’Angleterre, tu le chérirais, tu l’estimerais
au dessus de tous, et, pleine de joie, tu te prosternerais à ses
pieds, si ta folie et ton injustice ne t’empêchaient de juger avec
plus de raison au pouvoir de quel homme tu es soumise. Laisse là
[p. 421] tes préventions, apprends à mieux connaître sa grandeur,
et tous les maîtres que tu as eus te paraîtront bien petits en
comparaison. L’éclat de son honneur t’ornera des couleurs les plus
brillantes. Le très-vaillant roi Pyrrhus apprit par son député que
presque tous les habitons de Rome étaient semblables à lui. Cette
ville, mère des rois du monde, souveraine et maîtresse de la
terre, se réjouirait d’avoir donné le jour à celui qui va régner
sur toi, d’être défendue par son bras, gouvernée par sa sagesse,
et d’obéir à son empire. Les chevaliers de ce Normand possèdent la
Pouille, ont soumis la Sicile, font la guerre à Constantinople, et
font trembler les Babyloniens. Canut le Danois a, par une
excessive cruauté, égorgé les plus nobles de tes fils, vieux et
jeunes, afin de te soumettre à lui et à ses enfans. Celui-ci
regrette la mort d’Hérald; bien plus, il a voulu augmenter la
puissance de Godwin son père, et, selon sa promesse, lui donner en
mariage sa fille, digne de partager le lit d’un empereur. Mais si
là-dessus tu n’es pas d’accord avec moi, du moins tu ne peux nier
qu’il n’ait soustrait ton cou au joug orgueilleux et cruel
d’Hérald. Il a tué cet exécrable tyran, qui t’aurait accablée sous
une honteuse et misérable servitude: ce service est regardé chez
toutes les nations comme digne de reconnaissance et de gloire. Les
salutaires bienfaits dont sa domination te va combler, déposeront
plus tard contre ta haine. Le roi Guillaume vivra, oui, il vivra
long-temps dans les écrits d’un style peu brillant qu’il nous a
plu de composer, afin de révéler clairement à beaucoup de gens ses
magnifiques actions. D’ailleurs on voit les plus fameux orateurs,
[p. 422] ceux qui sont doués d’une grande éloquence, employer un
style simple lorsqu’ils écrivent l’histoire.

Après son couronnement, le roi, avec sagesse, justice et clémence,
régla à Londres beaucoup de choses, soit pour l’utilité ou
l’honneur de cette ville, soit pour l’avantage de toute la nation
et pour le bien des églises du pays. Jamais personne ne sollicita
de lui en vain un jugement conforme à l’équité. Presque toujours
l’iniquité des rois voile leur avarice du prétexte de venger les
crimes, et inflige à l’innocent le supplice pour s’emparer de ses
biens; mais lui, jamais il ne condamna personne qu’il n’eût été
inique de ne pas le faire, car son esprit était inaccessible à
l’avarice comme aux autres passions. Il savait qu’il est de la
majesté royale et qu’il convient à un pouvoir illustre de ne rien
accepter de contraire à la justice. Avec l’autorité qui lui
convenait, il ordonna aussi à ses grands l’équité que leur
conseillait son amitié, leur disant qu’il fallait continuellement
avoir devant les yeux l’éternel souverain dont la protection les
avait fait triompher; qu’il ne fallait pas trop opprimer les
vaincus, semblables aux vainqueurs pour la foi chrétienne, de peur
que les injustices ne contraignissent à la révolte ceux qu’ils
avaient justement soumis; qu’en outre il fallait craindre de
déshonorer, par de honteuses actions contre des étrangers, le pays
de sa naissance ou de son éducation. Il réprima par de très-sages
ordonnances les chevaliers de moyenne noblesse et les simples
hommes d’armes. Les femmes étaient à l’abri de la violence à
laquelle s’emportent souvent contre elles ceux qui les aiment; et
même, pour empêcher l’infamie, ces sortes de délits étaient [p.
423] défendus quand même le consentement de femmes impudiques y
aurait donné lieu. Il ne permit pas aux chevaliers de boire
beaucoup dans les tavernes parce que l’ivresse enfante
ordinairement la dispute, et la dispute le meurtre. Il interdit la
sédition, le meurtre et toute espèce de rapine, réprimant les
armes par les lois comme les peuples par les armes. Il établit des
juges redoutables au commun des chevaliers, et décréta des peines
sévères contre les délinquans. Les Normands n’étaient pas plus
libres que les Anglais ou les Aquitains de se permettre certaines
actions. On propose pour exemple Scipion et d’autres fameux
généraux, dont les écrits instruisent sur la discipline militaire;
il est facile de trouver dans l’armée du roi Guillaume d’aussi
louables, et même de plus glorieux exemples. Mais hâtons-nous de
parler d’autre chose, pour ne pas différer long-temps le récit du
retour de ce prince attendu avec empressement par la Normandie. Il
régla d’une manière peu onéreuse les tributs et tous les revenus
qui devaient être versés dans le fisc royal; il ne laissa dans ses
Etats aucun refuge aux brigandages, à la violence et aux crimes.
Il ordonna que les ports et tous les chemins fussent ouverts aux
marchands, et qu’il ne leur fût fait aucune injure. Il n’avait pas
approuvé l’élévation de Stigand, qu’il savait n’être pas
canonique; mais il jugea plus convenable d’attendre l’avis de
l’apostole, que de se hâter de le déposer. D’autres motifs
l’engageaient à souffrir et à traiter avec honneur, pour un temps,
un homme de si grande autorité parmi les Anglais.

Il méditait d’établir sur le siége métropolitain un homme de
sainte vie, de haute renommée, et [p. 424] d’une puissante
éloquence dans la parole divine, qui sût prescrire aux évêques
suffragans des règles convenables, gouverner le troupeau du
Seigneur, et dont le zèle s’appliquât avec vigilance au bien de
tous. Il voulait mettre le même ordre dans les autres églises.
Tels furent en toutes choses les vertueux commencemens de son
règne.

Etant sorti de Londres, il demeura quelques jours à Bercingan g,
ville voisine, jusqu’à ce qu’il eût achevé d’opposer quelques
barrières à l’inconstance des nombreux et barbares habitans du
pays. Il vit d’abord qu’il était nécessaire de réprimer les
habitans de Londres. A Bercingan, Edwin et Morcar, fils du
très-fameux Algard, et les premiers de presque tous les Anglais,
par leur naissance et leur pouvoir, vinrent lui faire hommage, le
prièrent de leur pardonner s’ils lui avaient été contraires en
quelque chose, et se remirent, eux et tous leurs biens, à sa
clémence. Beaucoup de nobles et gens puissans par leurs richesses
en firent autant. Parmi eux était le comte Coxon, que son courage
et sa bravoure extraordinaires, comme nous l’avons appris,
rendirent agréable au roi et à tout bon Normand. Le roi reçut
volontiers leurs sermens, comme ils le demandaient, leur accorda
généreusement sa faveur, leur rendit tous leurs biens et les
traita avec de grands honneurs. De là il marcha plus avant, et se
rendit dans les différentes parties du royaume, laissant partout
des réglemens avantageux pour lui et les habitans du pays. Partout
où il s’avançait chacun déposait les armes. Aucun chemin ne lui
fut fermé; de tous côtés accoururent vers lui des gens qui vinrent
[p. 425] lui faire soumission ou traiter avec lui. Il avait pour
tous des regards clémens, mais plus clémens encore pour le commun
peuple. Souvent son visage trahissait l’émotion de son ame, et
bien des fois il prononça des ordres de miséricorde à la vue des
pauvres et des supplians, ou des mères avec leurs enfans,
l’implorant de la voix et du geste.

Il enrichit de terres considérables, et traita comme un de ses
plus chers amis Adelin, qu’après la défaite d’Hérald les Anglais
s’étaient efforcés d’établir sur le trône, parce qu’il était de la
race du roi Edouard; et il prit soin que son jeune âge ne
s’affligeât pas trop de ne point posséder le rang auquel il avait
été élu. Un grand nombre d’Anglais reçurent de sa libéralité des
dons tels qu’ils n’en avaient pas reçu de leurs parens ni de leurs
premiers seigneurs. Il confia la garde des châteaux à de vaillans
hommes qu’il avait amenés de France, à la fidélité et au courage
desquels il se fiait, et y mit avec eux une multitude d’hommes de
pied et de cavaliers. Il leur distribua de riches bénéfices, afin
qu’ils supportassent avec plus de patience les fatigues et les
dangers. Cependant on ne donna rien à aucun Français, qui eût été
injustement enlevé à quelque Anglais.

Cantorbéry est une noble et forte ville. Ses habitans et ses
voisins sont riches, perfides et audacieux. Eloignée de quatorze
mille pas de la mer qui sépare l’Angleterre du Danemarck, elle est
à portée de recevoir des Danois de prompts secours. Le roi fit
construire une forteresse dans l’intérieur de cette ville et y
laissa Guillaume, fils d’Osbern, le premier de son armée, pour
commander à sa place par intérim, dans [p. 426] toute la partie
occidentale du royaume. Il l’avait reconnu, entre tous les
Normands, fidèle envers lui comme un père, soit en paix, soit en
guerre, également fameux par son courage et par sa sagesse dans ce
qui regardait la paix comme la guerre, et animé d’une grande et
pieuse affection envers le souverain du ciel. Il savait que, chéri
des Normands, cet homme était la très-grande terreur des Anglais.
Depuis son enfance il l’avait aimé entre ses autres familiers, et
l’avait élevé à des honneurs en Normandie.

Il confia à son frère Eudes le château de Douvres, avec le pays
méridional adjacent, qu’on nomme le pays de Kent, et qui, situé
plus près de la France, est pour cela habité par des hommes moins
barbares; car ils avaient coutume de commercer avec les Belges. On
assure même, d’après le témoignage de l’histoire ancienne, que
cette région maritime a été autrefois possédée par les Français, à
qui furent ces plaines fertiles, lorsqu’ils y passèrent pour
piller et faire la guerre. Ledit Eudes, évêque de Bayeux, était
connu pour être très-habile à gouverner les affaires
ecclésiastiques et séculières. Sa bonté et sa sagesse sont d’abord
attestées par l’église de Bayeux, qu’il a gouvernée et enrichie
supérieurement avec beaucoup de zèle; il était jeune par son âge,
mais préférable aux vieillards pour la maturité de son esprit;
ensuite il fut utile et honorable pour la Normandie. Son habileté
et son éloquence brillaient également dans les synodes, où on
traitait du culte du Christ, et dans les discussions sur les
affaires du siècle. L’opinion publique s’accorde à dire que jamais
la France n’en eut de pareil pour la libéralité; son amour pour la
justice [p. 427] ne méritait pas moins de louanges. Jamais il ne
porta ni ne voulut porter les armes, et cependant il était
redoutable aux gens de guerre; car autant qu’il le pouvait sans
offenser la religion, lorsque la nécessite l’exigeait, il aidait
les combattans par de très-utiles conseils. Il fut uniquement et
constamment fidèle au roi, dont il était frère utérin, et qu’il
affectionnait avec une telle amitié qu’il ne voulait pas même s’en
séparer à la guerre. Il avait reçu de lui et en attendait de
grands honneurs. Les Normands et les Anglais lui obéissaient de
bon cœur comme à un maître qui leur était très-agréable. Les
Anglais n’étaient pas tellement barbares qu’ils ne comprissent que
cet évêque, ce gouverneur, méritait d’être craint, respecté et
chéri.

Le roi, après ces dispositions pour le soin du royaume, se rendit
à Pevensey, lieu que nous trouvons digne d’être nommé, parce que
c’est à son port qu’il était abordé pour la première fois au
rivage d’Angleterre. Des vaisseaux tout équipés et
très-convenablement ornés de voiles blanches, à la manière des
anciens, se tenaient prêts à le passer. Ils allaient ramener le
plus glorieux triomphateur, et apporter la joie la plus désirée.
En cet endroit se rendirent de nombreux chevaliers anglais, parmi
lesquels il avait résolu d’emmener avec lui ceux dont il craignait
l’infidélité et la puissance, l’archevêque Stigand, Adelin, parent
du roi Edouard, les trois comtes, Edwin, Morcar et Guallèwe, et
beaucoup d’autres d’une haute noblesse, afin qu’après son départ
ils n’excitassent aucun trouble, et que la nation, privée de ses
chefs, fût moins en état de se soulever. Enfin, il [p. 428]
pensait qu’il devait, par précaution, les retenir entre tous les
autres comme otages, parce que leur autorité et leur salut était
d’une très-grande importance auprès de leurs voisins et
compatriotes. Ils furent ainsi contraints d’obéir avec la plus
grande soumission à ses ordres; car, bien qu’ordinairement il
demandât ce qu’il desirait, cette fois ils l’entendirent l’exiger.
D’ailleurs, ils n’étaient pas traînés comme des prisonniers, mais
ils accompagnaient de très-près le roi leur seigneur, ce qui était
pour eux un honneur et une faveur éclatante. Son humanité leur
avait fait voir qu’on devait espérer de lui tout le bien, et ne
craindre de sa part rien de cruel ni d’injuste. Dans ce même port,
d’une main généreuse, il distribua des dons aux chevaliers qui
retournaient dans leur pays avec lui, et qui dans une si grande
expédition l’avaient si fidèlement servi, afin que tous pussent se
réjouir d’avoir recueilli avec lui de riches fruits de la
victoire. Les vaisseaux ayant levé l’ancre, au milieu de la joie
de tous les esprits, un vent et une mer favorables les portèrent
vers la terre natale. Cette traversée rendit la mer pendant
long-temps paisible, et tous les pirates furent dispersés au loin.
On admire avec raison le succès des entreprises, mais leur
rapidité les rend encore plus merveilleuses. C’était vers les
calendes d’octobre, le jour où l’Eglise célèbre la mémoire de
l’archange Michel, qu’incertain du succès de son expédition,
Guillaume était parti pour une terre ennemie; ce fut au mois de
mars qu’il revint dans le sein de sa patrie. Ce fait exprime mieux
ses exploits que ne le pourraient faire nos écrits.

Jules César, qui, avec mille vaisseaux passa deux [p. 429] fois
dans la Bretagne (l’Angleterre se nommait ainsi autrefois), n’y
fit pas de si grandes choses la première fois; et quoique, selon
la coutume de son pays, il eût fortifié des châteaux, il n’osa pas
s’avancer loin du rivage, ni y demeurer long-temps. Il y passa à
la fin de l’été, et en revint peu de temps avant l’équinoxe. Ses
légions furent saisies d’une grande frayeur, une partie de leurs
vaisseaux ayant été brisés par les flots de la mer, et les autres,
faute d’agrès, étant devenus inutiles pour la navigation. Quelques
villes aimant mieux vivre en repos que de soutenir les attaques du
peuple romain, que la renommée rendait redoutable par tout le
monde, donnèrent à César des otages. Cependant toutes ces villes,
à l’exception de deux, manquèrent à lui envoyer sur le continent
les otages qu’il avait demandés, quoiqu’elles sussent qu’il
hivernait dans la Belgique avec une armée innombrable. La seconde
fois il se transporta dans la Bretagne avec environ cent mille
hommes de pied et cavaliers romains, accompagné de beaucoup des
principaux des villes de la Gaule avec leur suite. Que fit-il donc
cette fois de comparable, pour la gloire, aux actions de celui
dont nous écrivons la vie? Les cavaliers et les conducteurs de
chariots des Bretons lui ayant livré bataille avec la plus grande
intrépidité dans une plaine, lui firent éprouver une grande
défaite. Les Anglais, effrayés par Guillaume, se cachaient dans
les montagnes. Les Bretons attaquèrent souvent César: Guillaume en
un seul jour écrasa tellement les Anglais qu’ensuite ils n’osèrent
plus combattre avec lui. Comme ledit César conduisait son armée
dans le pays de Cassivellon, qui lui faisait la guerre, arrivé [p.
430] au fleuve de la Tamise, il trouva les ennemis rangés en
bataille sur l’autre rive du fleuve, pour lui en disputer le
passage. Les soldats romains n’ayant que la tête hors de l’eau
passèrent les gués avec beaucoup de peine. Le duc des Normands
étant arrivé dans le même pays, les habitans des cités et des
villes allèrent au devant de lui pour implorer sa clémence. S’il
lui eût plu de l’ordonner, ils eussent sans délai dressé un pont
sur le fleuve pour ses chevaliers. César répandit, pour ravager
les champs par le fer et le pillage, ses cavaliers, que
Cassivellon empêcha de s’étendre au loin en envoyant contre eux
des hommes habiles à combattre du haut des chars. Guillaume,
ordonnant la paix aux habitans, les conserva pour lui, ainsi que
le pays qu’il aurait pu détruire promptement. César défendit,
contre les attaques de Cassivellon, Mandtubratius et sa ville,
dont il lui rendit le commandement. Guillaume délivra à jamais
toute la nation de la tyrannie d’Hérald, et s’empara lui-même du
trône, en sorte qu’il gouverna seul des régions soumises autrefois
à un grand nombre de rois. Les Romains, parmi les grands de la
Bretagne, ne prirent que Cingetorix. Les Normands, s’ils l’eussent
voulu, eussent jeté dans les fers mille des plus illustres de
cette nation. Autant dans ce pays les Romains ont fait de
conquêtes dans l’été, autant en ont fait les Normands en hiver; et
l’on sait que cette saison est moins favorable à la guerre que
l’été.
C’était assez pour la gloire ou les intérêts de César de livrer
bataille aux Bretons comme aux Gaulois par ses ordres seulement;
rarement il combattit de sa personne; car c’était là une coutume
commune aux [p. 431] généraux de l’antiquité, comme l’attestent
les Commentaires écrits par lui même. Mais le roi Guillaume aurait
cru n’agir ni honorablement ni utilement, en ne remplissant, dans
ce combat où il défit les Anglais, que l’office de commandant et
non le devoir de tout chevalier; et c’était ainsi qu’il avait
coutume de se conduire dans tous les combats. Dans chaque bataille
où il se trouvait il était ordinairement le premier, ou un des
premiers, à combattre de son épée. Si vous examinez avec attention
les actions du Romain et celles de notre prince, vous conviendrez
avec raison que le premier avait trop de confiance en la fortune,
tandis que le second était un homme plein de prudence qui dut ses
succès à sa sagesse supérieure plutôt qu’au hasard. Enfin César,
après avoir soumis quelques villes, reçu des otages de
Cassivellon, et imposé à la Bretagne l’obligation de payer chaque
année un léger tribut au peuple romain, ramena à grand’peine son
armée en Belgique en deux traversées; car ses vaisseaux avaient
besoin d’être radoubés, et il lui en restait moins qu’il n’en
avait amené, des tempêtes en ayant diminué le nombre. Guillaume
n’éprouva pas de tels embarras; les habitans à ses ordres lui
eussent équipé des navires en aussi grand nombre et de la forme
qu’il aurait voulu, ils les eussent même décorés de métaux
précieux, ornés de voiles de pourpre, et munis d’habiles rameurs
et de pilotes choisis. Combien son retour fut glorieux! il
n’emmenait pas comme les Romains de vulgaires prisonniers; il
avait à sa suite et à ses ordres le primat des évêques de toute la
Bretagne, de puissans abbés de plusieurs monastères d’outre-mer,
et des [p. 432] fils d’Anglais dignes du nom de roi par leur
noblesse et leurs richesses. Il remporta d’Angleterre non un léger
tribut, et quelque butin, mais de l’or et de l’argent en si grande
abondance, qu’on aurait de la peine à en recueillir autant dans
les trois Gaules; et il l’avait reçu à très-bon droit, et se
proposait de le dépenser honorablement, selon que l’exigerait
l’occasion. Ce pays l’emporte de beaucoup sur la terre de France
par l’abondance des métaux précieux; car de même qu’il devait être
dit grenier de Cérès à cause de l’abondance de ses grains, de
même, par l’abondance de son or, il pouvait passer pour le trésor
de l’Arabie.

Mais laissons là ce récit sur Jules César qu’on trouvera peut-être
déplacé. C’était un excellent général, instruit par la
connaissance de la discipline militaire des Grecs; qui, depuis sa
jeunesse commanda avec gloire les armées romaines, et par son
courage obtint le consulat de la ville. Il termina avec succès et
célérité beaucoup de guerres avec beaucoup de nations
belliqueuses, et enfin soumit, par les armes, à sa domination
Rome, maîtresse de l’Afrique, de l’Europe, de l’Asie.

Jamais l’Italie n’accueillit avec plus de joie Titus, fils de
Vespasien, qui mérita d’être appelé l’amour du monde, tant il aima
ardemment la justice, que n’en montra la Normandie à l’arrivée du
roi Guillaume son prince. C’était pendant le temps de l’hiver
consacré à la rigoureuse pénitence du carême; cependant on passa
ces jours comme les jours d’une grande fête. Le soleil brillait
avec cette sérénité qui n’appartient d’ordinaire qu’aux jours plus
longs de l’été. Les habitans des moindres lieux, des endroits les
plus éloignés, [p. 433] accouraient en foule dans les villes ou
autres lieux où ils pouvaient voir le roi. Lorsque Guillaume entra
dans Rouen, la métropole de ses Etats, il trouva les vieillards,
les enfans, les matrones et tous les citoyens s’avançant pour le
voir; ils saluaient son retour avec des acclamations, en sorte que
toute la ville retentissant d’applaudissemens ressemblait à Rome
lorsqu’autrefois elle fit éclater ses transports de joie au retour
du grand Pompée. Les monastères et le clergé disputaient à qui
montrerait le plus de zèle à l’arrivée de leur très-cher
défenseur; on n’omettait rien de ce qu’on a coutume de faire en de
telles solennités; et même on ajouta tout ce qu’on put inventer de
nouveau. Combien il récompensa sur-le-champ cette piété par
d’innombrables dons, gratifiant les autels et les serviteurs du
Christ de manteaux d’or et autres magnifiques présens! Nulle part
nous ne voyons qu’aucun roi ni aucun empereur eût jamais mis dans
ses offrandes une plus grande largesse. Ses dons allèrent visiter
les églises qu’il ne put honorer de sa présence. Il apporta à la
basilique de Caen, fondée, comme nous l’avons dit plus haut, en
l’honneur de saint Etienne, premier martyr, et construite d’une
manière et avec des dépenses admirables, divers dons précieux par
la matière et le travail, et dont la gloire doit subsister jusqu’à
la fin des siècles. Il serait trop long de décrire et même de
nommer chacun de ces présens. Leur vue est un délice pour les plus
nobles voyageurs qui ont souvent vu les trésors de riches églises.
Les femmes de l’Angleterre sont très habiles aux travaux
d’aiguille et aux tissus d’or, et les [p. 434] hommes se
distinguent dans tous les arts. C’est pour cela que ceux des
Allemands qui sont très-habiles dans ces arts ont coutume d’aller
habiter parmi eux. Ils ont des marchands qui vont par mer dans des
régions lointaines, et en rapportent des ouvrages savamment
travaillés.

Il y a des grands qui font aux saints des largesses qu’ils ont
acquises injustement, et la plupart augmentent par ces dons leur
gloire dans ce monde, et leurs fautes devant Dieu; ils dépouillent
des églises pour en enrichir d’autres de ces rapines. Mais le roi
Guillaume n’acquit jamais que par sa bonté une légitime renommée,
et ne donna jamais que ce qui lui appartenait réellement. Il
dirigeait son esprit vers l’espérance d’une récompense infinie, et
non vers une gloire méprisable. Les nombreuses églises d’outre-mer
lui firent volontiers, pour transporter en France, quelques
présens qu’il racheta par beaucoup d’autres dons. Il trouva, dans
l’état qu’il desirait, son pays chéri de lui autant que son
royaume, surtout parce qu’il connaissait ses habitans comme
honnêtes, fidèles à leurs princes terrestres, et très-zélés pour
le culte du Christ.
Notre maîtresse Mathilde, déjà appelée du nom de reine,
quoiqu’elle ne fût point encore couronnée, s’était très-bien
conduite dans le gouvernement de la Normandie. Sa sagesse avait
été aidée par des hommes de très-utile conseil, parmi lesquels
tenait le premier rang Roger de Beaumont, fils du très-vaillant
homme Honfroy, plus propre par son expérience et par son âge aux
affaires domestiques. Les fonctions guerrières étaient confiées à
son jeune fils, sur le courage [p. 435] duquel nous avons dit
quelques mots, dans le combat livré contre Hérald; mais nous
pensons aussi que, si les voisins n’osèrent faire aucune incursion
dans la Normandie, lorsqu’ils la savaient presque vide de
chevaliers, on doit l’attribuer à la crainte du retour du roi.

Il célébra la Pâque du Seigneur dans le monastère de la
Sainte-Trinité de Fécamp, fêtant avec un grand respect la
résurrection du Rédempteur, au milieu d’une foule de vénérables
évêques et abbés. Humblement placé dans les chœurs des ordres
religieux, il força la foule des chevaliers et du peuple
d’interrompre ses jeux, et de se rendre aux divins offices. A sa
cour se trouvait le puissant comte Raoul, beau-père du roi des
Français, et un grand nombre de nobles de France. Ils regardaient
avec curiosité, ainsi que les Normands, les chevaliers enfans des
contrées occidentales: les plus beaux jeunes gens de la Gaule
chevelue auraient envié leur beauté, qui ne le cédait pas à celle
des jeunes filles. A la vue des vêtemens couverts et chamarrés
d’or du roi et de ses compagnons, tout ce qu’ils avaient vu
auparavant leur parut vil. Ils admiraient aussi les vases d’argent
ou d’or, sur le nombre et l’éclat desquels on pourrait rapporter
des choses vraiment incroyables. Dans un grand repas donné aux
Français, on ne but que dans des vases de cette sorte, ou dans des
cornes de bœuf ornées aux deux extrémités des mêmes métaux. Enfin
ils remarquèrent beaucoup de choses de cette sorte, convenables à
la magnificence royale, et dont à leur retour chez eux ils firent
le récit à cause de la rareté de ces objets. En outre, ils
trouvèrent l’honnêteté du [p. 436] roi beaucoup plus remarquable
et plus mémorable que tout cela. Guillaume passa tout cet été,
tout l’automne et une partie de l’hiver en deçà de la mer,
accordant tout ce temps à son affection pour la patrie, qui n’eut
pas à se plaindre que ses richesses eussent souffert de son
absence, ni de l’expédition de l’année précédente; car telle était
la modération et la sagesse de Guillaume qu’il fournissait
abondamment aux dépenses des chevaliers et des étrangers; mais il
ne permettait à personne de rien enlever. Dans les provinces, les
bêtes et troupeaux paissaient en sûreté, soit dans les champs,
soit dans les étables; les moissons intactes attendaient la faux
du laboureur; elles n’avaient pas été foulées aux pieds par
l’orgueilleuse prodigalité des chevaliers, ni par les fourrageurs.
L’homme faible ou sans armes monté sur son cheval, allait chantant
où il lui plaisait, sans trembler à la vue des bataillons des
chevaliers.

Pendant ce temps Eudes, évêque de Bayeux, et Guillaume, fils
d’Osbern, administraient l’un et l’autre d’une manière digne
d’éloges les parties du royaume confiées à leur gouvernement,
agissant tantôt ensemble, tantôt séparément. Lorsque la nécessité
l’exigeait, l’un portait à l’autre un prompt secours. Leur sage
vigilance fut soutenue par l’accord amical et sincère qui régna
entre leurs volontés. Ils s’aimaient mutuellement, et chérissaient
également le roi; ils étaient animés d’un semblable zèle pour
maintenir en paix le peuple Chrétien, et déféraient volontiers à
leurs mutuels avis. Selon la recommandation du roi, ils agissaient
avec beaucoup de justice, afin de corriger par là et d’adoucir des
[p. 437] hommes barbares et ennemis. De même, chacun des
commandans d’un rang inférieur gouvernait avec vigilance la
forteresse où il avait été placé. Mais les Anglais ne pouvaient
être contraints, ni par les bienfaits, ni par la crainte, à
préférer un paisible repos aux changemens et aux troubles. Ils
n’osaient prendre ouvertement les armes, mais ils tramaient
d’exécrables conspirations, et s’efforçaient de nuire par la ruse.
Ils envoyèrent des députés vers les Danois ou d’autres peuples
dont ils espéraient quelque secours. Quelques-uns s’exilèrent
d’eux-mêmes, afin d’échapper par la fuite au pouvoir des Normands,
ou de revenir contre eux appuyés de secours étrangers.

Dans ce temps, Eustache, comte de Boulogne, se montrait ennemi du
roi; il avait, avant cette guerre, remis son fils en Normandie
comme otage de sa foi. Les habitans de la province de Kent lui
conseillèrent d’attaquer le château de Douvres, lui promettant
leur secours, et disant que, s’il s’emparait de ce château
très-fortifié et de son port, sa puissance s’étendrait plus loin,
et qu’ainsi celle des Normands irait en diminuant; car comme ils
haïssaient les Normands, ils furent bientôt d’accord avec
Eustache, leur ennemi acharné. D’ailleurs ils connaissaient par
expérience son habileté et ses succès à la guerre. Ils aimaient
mieux, s’il devaient ne pas obéir à un compatriote, être soumis à
un homme connu d’eux et leur voisin. Il arriva que les
circonstances leur firent espérer le succès qu’ils desiraient. Les
premiers gardiens de la dite forteresse, l’évêque de Bayeux et
Hugues de Montfort, étaient allés au delà de la Tamise, et avaient
emmené avec eux la plus grande [p. 438] partie des chevaliers.
Eustache, en ayant été instruit par les Anglais, passa vers eux
avec les siens pendant le calme de la nuit, afin de surprendre la
garnison qui ne se tenait pas sur ses gardes. Il amena une flotte
munie de chevaliers d’élite, qui, à l’exception d’un petit nombre,
avaient quitté leurs chevaux. Tout le voisinage était en armes, et
le nombre des troupes aurait été augmenté de ceux qui habitaient
plus avant, si les hommes d’Eustache se fussent arrêtes au siége
pendant deux jours. Mais ils trouvèrent la garnison moins
tranquille et plus en état de se défendre qu’ils ne l’espéraient.
Ils échappèrent par la rapidité de leurs chevaux, la connaissance
des sentiers, et au moyen d’un navire tout prêt à les recevoir. Un
très-noble jeune homme, neveu d’Eustache, et qui faisait ses
premières armes, fut fait prisonnier. Les Anglais s’échappèrent
d’autant plus facilement par plusieurs sentiers détournés, qu’il
n’était pas facile pour les gens du château, vu leur petit nombre,
de les poursuivre de différens côtés. Ce fut avec justice que ce
déshonneur et cet échec arrivèrent à Eustache. Si je lui exposais
les motifs qui auraient dû l’empêcher de se révolter, je le
convaincrais qu’il a bien mérité de perdre la faveur du roi, et
les bienfaits dont il avait été comblé. Ce fut à juste titre que
les Anglais et les Français s’accordèrent à le déclarer grandement
coupable; mais je sens qu’il faut épargner un homme illustre, un
comte fameux qui, maintenant réconcilié avec le roi, est honoré
comme un de ses plus familiers.

Vers le même temps, le comte Coxon, aimé des Normands, comme nous
l’avons dit succomba par une mort qu’il ne méritait pas, et qui
doit être [p. 439] transmise à la mémoire. Pour que sa gloire vive
éternellement, et que son innocence soit pour la postérité un
exemple, je juge à propos de rapporter ici cette mort. Anglais par
sa naissance et son pouvoir, Coxon fut plus grand par l’honnêteté
et la sagesse singulières de son esprit. Il favorisait beaucoup le
roi et son parti; mais ses hommes ne partageaient pas ses
sentimens; c’étaient les plus exécrables fauteurs et complices des
factions. Essayant de le détourner de son devoir, ils
l’avertissaient souvent, comme par zèle pour son honneur, de
défendre la liberté que lui avaient transmise ses ancêtres, et le
priaient et suppliaient, au nom de la chose publique, d’abandonner
le parti des étrangers, et de suivre les projets des meilleurs
hommes de sa nation et de sa famille. Pendant long-temps ils lui
donnèrent ces conseils, et d’autres de cette sorte, employant pour
le décider diverses ruses; mais ne pouvant ébranler son esprit,
fermement attaché au bien, ils excitèrent contre lui la haine de
sa province, afin de le forcer à abandonner le parti du roi. Leur
méchanceté croissant de jour en jour, comme Coxon aimait mieux
souffrir la haine et tous les outrages du peuple que de violer sa
foi, ils le firent périr par des embûches. Ainsi cet excellent
homme témoigna par sa mort que la domination de son seigneur
devait être respectée.

Quelques évêques étaient pleins de zèle pour le service du roi,
surtout Edelred, primat d’York ... h

FIN DE LA VIE DE GUILLAUME-LE-CONQUÉRANT.

Notes:

* La signature « F. G. » figurant à la fin de la « Notice sur
Guillaume le Conquérant » [p. viij] et à la fin de la « Notice sur
Guillaume de Poitiers » [p. 323] est celle de François GUIZOT. La
notice de la Bibliothèque nationale de France
(https://gallica.bnf.fr/) concernant cet auteur est la suivante: «
Historien et homme d’Etat, François GUIZOT (1787–1874) exerce
d’importantes responsabilités politiques sous la monarchie de
Juillet. Occupant des fonctions de ministre puis de chef du
gouvernement, il généralise l’enseignement primaire, crée la
Société d’histoire de France et le service des monuments
historiques ».

1 Histoire littéraire de la France, tom. VII, pag. 168.

2 Charles-le-Chauve.

3 On suppose que l’historien a voulu désigner Athelstan, qui ne
monta sur le trône qu’en 925. A l’époque dont il s’agit ici,
c’est-à-dire en 876, Alfred-le-Grand régnait en Angleterre.

4 Probablement l’île de Walcheren.

5 Désigné plus haut sous le nom d’Alstem.

6 Comte de Coutances.

7 Le comte de Poitou.

8 Dans le Vermandois.

9 Le 10 septembre 954.

10 En 956.

11 En 960.

12 Voyez la Vie de Bouchard, comte de Melun, tom. VII de notre
Collection.

13 Ou Herlotte.

14 Un autre manuscrit porte pollinctores, embaumeurs, ceux qui
ensevelissent les morts.

15 Nous avons conservé l’ortographe véritable de ce mot,
qu’aujourd’hui on écrit Tillières.

16 Roger et Raoul du Ternois, sont appelés Toëni, dans Orderic
Vital.

17 Ce lieu est inconnu.

18 Avant ce mariage, Henri avait épousé Mathilde, fille de
l’empereur Conrad. La fille de Jaroslas, czar de Russie, qu’il
épousa plus tard, et qui seule lui donna des fils, se nommait Anne
et non Mathilde.

19 Sarrasins.

20 Dans Orderic Vital, il est appelé Turstin Citel.

21 Nous croyons convenable de rappeler ici au lecteur ce que nous
avons dit ailleurs; le nom d’Harold est écrit, dans les divers
historiens, tantôt Hérold, Hérald, Harald ou Harold.

22 Ou Tostig.

23 Ou Dermot.

24 Ou Brienn; voyez Orderic Vital, tom. II, p. 181.

25 Et le huitième de l’Histoire des Normands, selon le titre du
manuscrit de Duchesne.

26 Aujourd’hui, ras de Catteville.

27 Mathilde n’était pas fille de Baudouin-le-Barbu, mais de
Baudouin-le-Débonnaire, son fils.

28 Gael ou Montfort.

29 La fin de ce chapitre, les chapitres suivans, XVIII, XIX et XX,
et le commencement du chapitre XXI manquent, même dans le
manuscrit de l’abbaye de Jumiège.

30 Le texte porte Colmiœ-Mons; peut-être faut-il traduire Colimer,
ou mieux encore, Coulibœuf, Conlonge; ce sont autant de bourgs de
Normandie.

31 Connue en France sous le nom de Sainte-Marie de Radinges.

32 Ou Fleitel.

33 Ce Richard, comte de Pembroke, et surnommé Strong-Bow, fut le
premier qui conduisit les Anglais en Irlande.

a Histoire littéraire de la France, tom. VIII, pag. 194.

b Recueil des historiens Français, tom. XI, pag. 79 et 189.

c En 1035.

d En 1036.

e En 1046.

f Harold.

g Barking.

h Ici s’arrête le manuscrit.


TABLE DES MATIÈRES
CONTENUES
DANS CE VOLUME


GUILLAUME DE JUMIÈGE.

NOTICE sur Guillaume de Jumiège. [p. v]

LETTRE à Guillaume, roi orthodoxe des Anglais, sur les faits et
gestes des ducs des Normands. [p. 1]

HISTOIRE DES NORMANDS, par Guillaume de Jumiège. [p. 5]



LIVRE PREMIER.
COMMENT HASTINGS OPPRIMA LA NEUSTRIE AVANT L’ARRIVÉE DE ROLLON.

CHAPITRE PREMIER. Comment la vigueur des Francs s’affaiblit après
avoir long-temps brillé avec éclat, en sorte qu’ils se trouvèrent
moins en état de résister aux barbares Païens. [p. 5]

CHAP. II. Des trois parties du monde, de celle dans laquelle est
située la Dacie, et de la position de ce pays. [p. 7]

CHAP. III. De l’origine des Goths, et des lieux où ils habitèrent
d’abord. [p. 9]

CHAP. IV. Que les Danois sont descendans des Goths. — Pourquoi ils
sont appelés Danois ou North-Manns, et comment cette race s’est
autant multipliée. [p. 10]

CHAP. V. Comment Bier, fils de Lothroc, roi de Dacie, fut chassé
de sa patrie, selon la coutume, avec Hastings son gouverneur. [p.
11]

CHAP. VI. Comment ils arrivèrent dans le royaume des Francs, et
dévastèrent d’abord le pays du Vermandois. [p. 13]

CHAP. VII. De la dévastation de la Neustrie, qui s’étend en ligne
transversale de la ville d’Orléans jusqu’à Lutèce, cité des
Parisiens. [p. 14]

CHAP. VIII. Comment, furent détruites les villes de Paris,
Beauvais, Poitiers, et d’autres villes voisines, à partir du
rivage de l’Océan, en se dirigeant vers l’Orient, et jusqu’à la
ville de Clermont en Auvergne. [p. 16]

CHAP. IX. Comment, après que la France eut gémi trente ans environ
sous l’oppression des Païens, Hastings se rendant par mer à Rome
pour la soumettre à la domination de Bier, fut jeté par une
tempête auprès de Luna, ville d’Italie. [p. 17]

CHAP. X. Comment Hastings, croyant que la ville de Luna était
Rome, et ne pouvant la prendre de vive force, la prit par artifice
et la détruisit. [p. 18]

CHAP. XI. Comment les Païens, ayant découvert que cette ville
n’était pas Rome, se divisèrent. — Bier voulant retourner en
Danemarck, mourut dans la Frise. — Hastings ayant fait la paix
avec le roi Charles, reçut de lui la ville de Chartres, à titre de
solde, et y habita. [p. 20]



LIVRE SECOND.
DES FAITS ET GESTES DE ROLLON, PREMIER DUC DE NORMANDIE.

CHAPITRE PREMIER. De la noblesse et valeur du père de Rollon, et
comment les jeunes gens de la Dacie, qui avaient été désignés par
ordre du roi pour en être expulsés, se rendirent auprès de Rollon
et de Gurim son frère pour implorer leur secours contre le roi.
[p. 21]

CHAP. II. Comment Rollon s’étant révolté contre le roi pendant
cinq ans, le roi lui demande et obtient la paix frauduleusement.
[p. 24]

CHAP. III. Comment le roi attaqua dans la nuit les villes de
Rollon. — De la mort de Gurim son frère, et de l’arrivée de Rollon
dans l’île de Scanza avec six navires. [p. 25]

CHAP. IV. De l’invitation faite à Rollon en songe pour qu’il eût à
se rendre en Angleterre, et de sa victoire sur les Anglais. [p.
27]

CHAP. V. D’un songe de Rollon, et de l’explication de ce songe par
un certain chrétien. [p. 29]

CHAP. VI. D’Alstem, roi très-chrétien des Anglais, avec lequel
Rollon conclut un traité d’amitié inviolable. [p. 31]

CHAP. VII. De la tempête que Rollon eut à essuyer en se rendant de
l’Angleterre vers le royaume de France, et comment il aborda sur
les côtes du pays des Walgres. [p. 34]

CHAP. VIII. Comment Rollon vainquit les Walgres, qui voulurent lui
résister, ainsi que Rainier, duc du Hainaut, et Radbold, prince de
Frise. — De douze navires chargés de vivres et d’autant de
vaisseaux remplis de chevaliers, que le roi des Anglais Alstem
envoya à Rollon tandis qu’il était en ce pays. [p. 37]

CHAP. IX. Comment, l’an du Verbe incarné 876, Rollon arriva à
Jumiège et de là à Rouen; et comment l’archevêque Francon lui
demanda et en obtint la paix. [p. 41]

CHAP. X. Comment Rollon et les siens étant arrivés le long de la
Seine, à Arques, que l’on appelle aussi Hasdans, y construisirent
des retranchemens, combattirent contre les Francs, et en ayant tué
beaucoup, mirent en fuite Renaud, leur duc; après quoi ils
détruisirent le château de Meulan. [p. 42]

CHAP. XI. Par quelle perfidie le comte Thibaut acheta à Hastings
la ville de Chartres, et comment Hastings lui-même ayant tout
vendu, partit en pélerin et disparut. [p. 45]

CHAP. XII. Nouvelle guerre de Renaud, prince de France, avec
Rollon, et mort de Renaud. — Du siége de la ville de Paris pendant
un an, et de la destruction de la ville de Bayeux, dans laquelle
Rollon prit une certaine jeune fille nommée Popa, dont il eut
Guillaume et Gerloc, sœur de celui-ci. — Comment l’armée de Rollon
massacra les citoyens de la ville d’Evreux, tandis que lui-même
assiégeait Paris avec quelques-uns des siens. [p. 46]

CHAP. XIII. De Elstan, roi des Anglais, qui envoya des députes à
Rollon lui demander du secours contre des rebelles, et reçut de
lui ce secours. — Comment Rollon, revenant d’Angleterre, après
avoir vaincu les Anglais, selon le vœu de leur roi, enrichi de
très-grands dons et conduisant des auxiliaires, détacha les comtes
de son armée et les envoya promptement, et par eau, les uns sur le
fleuve de la Seine, les autres sur la Loire, les autres sur la
Gironde, pour faire dévaster les provinces intermédiaires. [p. 47]

CHAP. XIV. Comment Charles, ayant appris le retour de Rollon, lui
demanda et obtint une paix de trois mois, et comment, ce délai
expiré, Rollon envoya les siens jusqu’en Bourgogne, pour enlever
du butin de tous côtés. [p. 48]

CHAP. XV. Comment, tandis que Rollon assiégeait la ville de
Chartres, Richard, duc de Bourgogne, s’élança sur lui avec son
armée et l’armée des Francs; et comme Rollon résistait
vigoureusement, Anselme, l’évêque, sortit à l’improviste de la
ville avec des hommes armés, portant la tunique de la sainte Mère
de Dieu, et attaqua Rollon sur ses derrières. Rollon céda alors
non aux Bourguignons, mais à la puissance divine. [p. 49]

CHAP. XVI. Comment une certaine portion de l’armée de Rollon monta
sur une certaine montagne, et comment Ebble, comte du Poitou, se
cacha dans la maison d’un foulon pour éviter les Normands. [p. 50]

CHAP. XVII. Comment Rollon, étant enflammé de fureur et continuant
de plus en plus à opprimer et à dévaster la France, le roi Charles
lui donna sa fille et tout le territoire maritime, depuis la
rivière d’Epte jusqu’aux confins de la Bretagne, et même la
Bretagne entière pour qu’il y trouvât de quoi vivre, attendu que
le territoire ci-dessus désigné était ravagé et abandonné, sous la
condition qu’il se ferait chrétien. — Comment le roi, Robert, duc
de France, les autres grands et les évêques jurèrent que ce pays
serait possédé à perpétuité par Rollon et par ses héritiers; et
comment Rollon ne voulant pas baiser le pied du roi, ordonna à un
de ses chevaliers de le baiser. [p. 51]

CHAP. XVIII. Comment, l’an du Verbe incarné 912, Rollon et son
armée reçurent le baptême, et Rollon donna une portion de son
territoire aux églises les plus vénérables avant d’en faire la
distribution entre les grands, et comme quoi il donna Brenneval à
Saint-Denis l’Aréopagite. [p. 54]

CHAP. XIX. Comment Rollon distribua le pays à ses hommes, releva
les églises détruites et les murailles des cités, et vainquit les
Bretons révoltés contre lui. [p. 55]

CHAP. XX. De la loi qu’il publia pour que nul n’eût à prêter
assistance à un voleur. — Histoire d’un paysan et de sa femme,
qu’il ordonna de pendre à une potence, à cause d’une serpe et d’un
soc de charrue qui avaient été volés. [p. 56]

CHAP. XXI. De deux chevaliers du roi Chartes, que le duc fit
punir. [p. 58]

CHAP. XXII. Comment le duc, après que sa femme fut morte sans lui
laisser d’enfans, s’unit de nouveau avec Popa, qu’il avait eue
pour femme avant son baptême, et mourut après avoir fait prêter
serment de fidélité à son fils Guillaume par les Normands et les
Bretons. [p. 59]


LIVRE TROISIÈME.
DU SECOND DUC DE NORMANDIE, GUILLAUME, FILS DE ROLLON.

CHAPITRE PREMIER. Des bonnes qualités du duc Guillaume et de la
jalousie des Francs contre lui, parce qu’il reculait tout autour
de lui les limites de son duché. — Comment il vainquit les comtes
bretons Alain et Béranger, révoltés contre lui. [p. 61]

CHAP. II. Comment quelques Normands, sous la conduite d’un certain
traître nommé Rioulfe, voulurent entreprendre d’expulser le duc du
pays, et étant venus assiéger les faubourgs de la ville de Rouen,
furent vaincus par le duc, qui n’avait avec lui qu’une petite
troupe de chevaliers, dans le lieu que l’on appelle encore
aujourd’hui le Pré du combat; et comment le duc revenant vainqueur
après cette affaire, apprit que Sprota, très-noble jeune fille,
lui avait donné un fils, né à Fécamp, qu’il ordonna de baptiser
sous le nom de Richard. [p. 62]

CHAP. III. Comment beaucoup de comtes et de ducs des contrées
étrangères, attirés vers le duc par la renommée de sa bonté et de
ses vertus, visitèrent sa cour, et entre autres Hugues-le-Grand,
duc des Francs, Guillaume, comte de Poitou, et Héribert du
Vermandois. — Comment Guillaume demanda au duc, et en obtint sa
sœur Gerloc en mariage; et comment Héribert, sur les instances de
Hugues-le-Grand, donna sa fille en mariage au duc. [p. 64]

CHAP. IV. Comment, sur la demande d’Elstan, roi des Anglais, le
duc rétablit Louis sur le trône de ses pères, et le décora du
diadème royal après qu’il eut reçu l’onction de l’huile sainte,
soutenu qu’il était par Hugues-le-Grand, par les évêques et par
les autres grands seigneurs Francs. — Comment au bout de cinq ans
les Francs conspirèrent de nouveau contre leur roi, et tentèrent
de l’expulser de son royaume. [p. 65]

CHAP. V. Comment Louis, forcé par la nécessité, voulut conclure un
traité d’amitié avec Henri, roi d’outre-Rhin, et que celui-ci ne
voulut y consentir qu’avec l’intervention de Guillaume, marquis
des Normands. — Par où Louis, ayant supplié instamment le duc,
obtint par lui le secours et l’alliance qu’il recherchait auprès
du roi Henri. [p. 66]

CHAP. VI. Comment à son retour de la conférence des rois, et sur
la demande de Louis, le duc Guillaume présenta sur les fonts du
baptême, à Laon, le fils du roi qui reçut le nom de Lothaire. [p.
67]

CHAP. VII. En quelle occasion le duc Guillaume releva l’abbaye de
Jumiège, que les Païens avaient détruite. [p. 68]

CHAP. VIII. De douze moines et de leur abbé Martin, qui furent
pris dans le couvent de Saint-Cyprien, et que la comtesse de
Poitou, sœur du duc, lui envoya sur sa demande pour être établis
dans le lieu susdit. — Comment le duc voulant se faire moine en ce
même lieu, en reçut défense de l’abbé lui-même; et comment il fit
jurer fidélité à son fils Richard par les Normands et les Bretons.
[p. 70]

CHAP. IX. Comment Hérold, roi des Danois, chassé de son royaume
par son fils Suénon, et arrivant en Normandie avec soixante
vaisseaux, fut accueilli par le duc Guillaume avec les honneurs
convenables; et comment ce duc lui concéda le comté de Coutances
pour y demeurer. [p. 72]

CHAP. X. Comment le duc Guillaume, touché des malheurs du comte
Herluin, investit, assiégea et prit le château de Montreuil,
qu’Arnoul de Flandre lui avait enlevé, et le rendit à Herluin. [p.
73]

CHAP. XI. Comment Arnoul, attristé de la perte de ce château,
adressa frauduleusement au duc Guillaume des paroles de paix pour
l’inviter à se rendre à Pecquigny, afin d’y négocier avec lui un
traité d’amitié. [p. 74]

CHAP. XII. Comment quatre traîtres, savoir, Henri, Balzon, Robert
et Rioulfe, assassinèrent le duc par les ordres d’Arnoul, dans une
certaine île du fleuve de la Somme. — De la clef d’argent qui fut
trouvée dans sa ceinture, et avec laquelle il gardait enfermés
dans un petit coffre un capuchon et une étamine de moine. —
Comment son corps fut transporté à Rouen. [p. 75]


LIVRE QUATRIÈME.
DE RICHARD Ier, FILS DU DUC GUILLAUME.

CHAPITRE PREMIER. Comment Richard, encore enfant, succéda à son
père Guillaume. [p. 78]

CHAP. II. Comment Louis, roi des Francs, étant venu à Rouen, et
emmenant frauduleusement le jeune Richard en France et avec lui,
soumit le duché de Normandie à sa juridiction, en se disant tuteur
de l’enfant. [p. 79]

CHAP. III. Comment Louis, aveuglé par les présens d’Arnoul, menaça
le jeune Richard, duc de Normandie, de lui brûler les jarrets. [p.
80]

CHAP. IV. Par quelle adresse Osmond, intendant du jeune Richard,
le délivra de son étroite prison, et l’ayant enlevé de Laon, le
conduisit à Senlis auprès du comte Bernard, son oncle. [p. 82]

CHAP. V. Comment Bernard le Danois déjoua par sa sagesse les
conseils que Hugues-le-Grand avait donnés au roi contre les
Normands. [p. 84]

CHAP. VI. Comment Louis, se rendant à Rouen, y fut reçu par
Bernard le Danois et par les autres citoyens; et comment sur son
ordre Hugues-le-Grand renonça à dévaster la Normandie. [p. 85]

CHAP. VII. Comment par l’habileté de Bernard le Danois, et par le
secours d’Hérold, roi des Danois, Louis, roi des Francs, fut fait
prisonnier et retenu dans la ville de Rouen en une dure captivité.
[p. 88]

CHAP. VIII. Comment la reine Gerberge demanda à son père Henri,
roi d’au delà du Rhin, du secours contre les Normands, et n’en
obtint pas; c’est pourquoi elle donna comme otages son fils et
deux évêques, en échange du roi Louis, son époux. [p. 90]

CHAP. IX. Comment les Normands ramenèrent de France leur seigneur
Richard, et rendirent les otages. — Retour du roi Hérold en
Danemarck. [p. 91]

CHAP. X. Comment Hugues-le-Grand fiança sa fille Emma avec le duc
Richard, en sorte que le roi Louis, et Arnoul, comte de Flandre,
effrayés, demandèrent au roi Othon son secours contre
Hugues-le-Grand et le duc Richard; et comment Othon, après avoir
dévasté le territoire de Hugues-le-Grand, entreprit d’assiéger
Rouen. [p. 92]

CHAP. XI. Comment l’empereur Othon, le roi Louis et Arnoul de
Flandre, abandonnèrent honteusement le siége de Rouen, et prirent
la fuite. — Mort du roi Louis, qui eut pour successeur Lothaire,
son fils. [p. 94]

CHAP. XII. Comment Hugues-le-Grand, sur le point de mourir, plaça
son fils Hugues sous la protection du duc Richard; et comment ce
même duc prit pour femme Emma, fille de Hugues, après la mort de
celui-ci. [p. 96]

CHAP. XIII. Quels conseils Thibaut, comte de Chartres, donna à la
reine Gerberge contre le duc Richard; et comment ces artifices
furent révélés au duc par deux chevaliers de Thibaut même. [p. 96]

CHAP. XIV. Comment le roi Lothaire ayant réuni les ennemis du duc
Richard, savoir, Baudouin, comte de Flandre, Geoffroi d’Anjou et
Thibaut de Chartres, voulut encore le tromper, mais il ne le put.
[p. 98]

CHAP. XV. Comment le roi Lothaire s’empara de la ville d’Evreux et
la livra à Thibaut. — Comment le duc Richard dévasta le comté de
Chartres et de Châteaudun. — Comment Thibaut étant arrivé avec une
armée à la ferme d’Ermentrude, en fut chassé par le duc, et prit
honteusement la fuite, après avoir reçu un grand échec. [p. 100]

CHAP. XVI. Comment le duc Richard demanda à Hérold, roi des
Danois, des secours contre les Francs, et en reçut bientôt. [p.
101]

CHAP. XVII. Comment forcés par la nécessité, le roi Lothaire et
Thibaut rendirent intégralement au duc Richard tout ce qu’ils lui
avaient enlevé. — Conversion des Païens sur les exhortations du
duc. [p. 103]

CHAP. XVIII. Comment, sa femme Emma étant morte sans laisser
d’enfans, le duc épousa Gunnor, dont il eut plusieurs enfans. [p.
104]

CHAP. XIX. Comment le duc Richard construisit à Fécamp, en
l’honneur de la Sainte-Trinité, une église, qu’il décora de divers
ornemens, et restaura les abbayes du Mont-Saint-Michel et de
Saint-Ouen. — Comment après la mort du roi Lothaire, Hugues-Capet
s’éleva à la royauté, et étant mort peu de temps après, eut pour
successeur Robert son fils. [p. 106]

CHAP. XX. Comment le duc Richard, se trouvant à toute extrémité,
donna aux Normands son fils Richard pour duc, et mourut ensuite à
Fécamp. [p. 108]


LIVRE CINQUIÈME.
DU DUC RICHARD II, FILS DE RICHARD Ier.

CHAPITRE PREMIER. De l’honorable conduite de Richard II, tant pour
les affaires du siècle que pour les affaires divines. [p. 110]

CHAP. II. Avec quelle sagesse il réprima la conspiration générale
tramée par les paysans contre la paix. [p. 111]

CHAP. III. De la rébellion de Guillaume, frère naturel du duc, à
qui celui-ci avait donné le comté d’Hiesme. — Comment ce même
Guillaume fut pris, se réconcilia ensuite avec son frère, reçut du
duc le don du comté d’Eu et une femme nommée Lezscenina, et en eut
trois fils. [p. 112]

CHAP. IV. Comment Edelred, roi d’Angletere, qui, avait épousé
Emma, sœur du duc, envoya une armée pour conquérir la Normandie;
et comment Nigel de Coutances vainquit et détruisit entièrement
cette armée. [p. 114]

CHAP. V. Comment Geoffroi, comte des Bretons, demanda et obtint
pour femme la sœur du duc Richard, nommée Hadvise, dont il eut
deux fils, Alain et Eudes. [p. 116]

CHAP. VI. De la cruauté d’Edelred, roi des Anglais, envers les
Danois qui demeuraient paisiblement chez lui, en Angleterre; et de
la fuite de quelques jeunes gens de la même nation qui
s’échappèrent pour aller annoncer à Suénon, roi de Danemarck, la
mort de ses proches. [p. 117]

CHAP. VII. Comment le roi Suénon, ayant rassemblé une grande
armée, débarqua dans le comté d’Yorck, et laissant là son armée,
partit pour aller demander la paix à Richard, duc de Normandie, et
arriva à Rouen avec quelques vaisseaux. — Du traité conclu entre
les Normands et les Danois. — Comment les habitans d’Yorck, de
Cantorbéry et de Londres se rendirent au roi Suénon; et comment le
roi Edelred s’enfuit avec sa femme et ses enfans auprès de
Richard, duc de Normandie. [p. 119]

CHAP. VIII. De la mort du roi Suénon à Londres; et comment Canut
son fils, lui ayant succédé, conduisit une nouvelle armée contre
les Anglais. — Du retour d’Edelred en Angleterre, et de la
victoire des Danois à Sandwich. [p. 121]

CHAP. IX. Comment Edelred, roi des Anglais, étant mort, Canut, roi
des Danois, épousa sa veuve Emma, et en eut un fils, Hardi-Canut,
qui dans la suite lui succéda. [p. 122]

CHAP. X. Des dissensions qui s’élevèrent entre le duc Richard et
Eudes, comte de Chartres, au sujet du château de Dreux. — Comment
le duc construisit le château de Tilliers sur la rivière d’Avre;
et comment les Normands vainquirent Eudes, et deux comtes qui
s’étaient joints à lui. [p. 123]

CHAP. XI. Comment deux rois païens vinrent d’au delà des mers pour
secourir le duc Richard contre les Francs. [p. 125]

CHAP. XII. Comment Robert, roi des Francs, redoutant les rois
susdits, rétablit la paix entre le duc Richard et Eudes. [p. 127]

CHAP. XIII. Comment le duc Richard prit pour femme Judith, sœur de
Geoffroi, comte des Bretons, et des enfans qu’il en eut. [p. 128]

CHAP. XIV. Comment Robert, roi des Francs, aidé du duc Richard,
rendit à Bouchard le château de Melun. [p. 129]

CHAP. XV. Comment avec le secours du duc Richard, le roi des
Francs, Robert, prit possession, malgré les Bourguignons, du duché
de Bourgogne, que le duc Henri lui avait laissé eu mourant. [p.
130]

CHAP. XVI. Comment Renaud, comte des Bourguignons, d’outre-Saône,
épousa là fille du duc Richard, Adelise. [p. 131]

CHAP. XVII. Comment le duc Richard, se trouvant à toute extrémité,
remit son duché à Richard, son fils aîné. [p. 133]


LIVRE SIXIÈME.
DE RICHARD III ET DE ROBERT SON FRÈRE, TOUS DEUX FILS DE RICHARD
II.

CHAPITRE PREMIER. Comment Richard III, quoiqu’il n’ait pas
long-temps gouverné le duché, se montra cependant imitateur des
vertus de son père. [p. 135]

CHAP. II. Des dissensions qui s’élevèrent entre Richard et Robert
son frère, et de la mort de Richard après le rétablissement de la
paix entre eux. [p. 136]

CHAP. III. Comment Robert succéda à son frère Richard. — De son
caractère et des dissensions qui naquirent entre lui et
l’archevêque Robert. [p. 137]

CHAP. IV. Comment le même duc Robert assiégea Guillaume de Belesme
dans le château d’Alençon, et le força à se rendre. [p. 138]

CHAP. V. Comment Hugues, évêque de Bayeux, et fils du comte Raoul,
voulut s’emparer du château d’Ivry, et ne put y réussir. [p. 140]

CHAP. VI. Comment Baudouin, comte de Flandre, demanda pour son
fils Baudouin la fille de Robert, roi des Francs, et l’obtint,
pour son malheur, si Robert, duc de Normandie, ne lui eut prêté
secours. — Mort de Robert, roi des Francs, qui eut pour successeur
Henri son fils. [p. 141]

CHAP. VII. Comment le même duc prêta son assistance à Henri, roi
des Francs, contre Constance sa mère. [p. 143]

CHAP. VIII. Comment le duc Robert, ayant marché contre Alain,
comte des Bretons, fonda le château de Carroc, sur les rives de la
rivière du Coesnon. [p. 145]

CHAP. IX. De l’abbaye du Bec, de son premier abbé et fondateur, le
vénérable Herluin, et de son successeur Anselme. [p. 146]

CHAP. X. De la flotte que le duc Robert se dispos à envoyer en
Angleterre, au secours de ses cousins Edouard et Alfred, fils du
roi Edelred. [p. 160]

CHAP. XI. Comment le duc envoya une partie de sa flotte pour
dévaster la Bretagne, et comment la paix fut rétablie ensuite
entre lui et Alain, comte de Bretagne. [p. 162]

CHAP. XII. Comment Canut, roi des Anglais, offrit par des députés,
à Edouard et à Alfred, la moitié du royaume d’Angleterre, par
suite de la crainte que lui inspirait Robert, duc de Normandie. —
Et comment le duc, partant ensuite pour Jérusalem, mit à la tête
du duché de Normandie son fils Guillaume, âgé de cinq ans. [p.
163]

CHAP. XIII. Comment le même duc, revenant de Jérusalem, mourut
dans la ville de Nicée, dans le sein du Christ. [p. 165]


LIVRE SEPTIÈME.
DU DUC GUILLAUME, QUI SOUMIT L’ANGLETERRE PAR SES ARMES.

CHAPITRE PREMIER. Des traverses que le jeune Guillaume eut à
essuyer dès le commencement de son administration, par la
perversité de quelques hommes. [p. 166]

CHAP. II. De la guerre qui s’éleva entre Toustain de Montfort et
Gauchelin de Ferrières; et de la mort d’Osbern, fils d’Herfast.
[p. 167]

CHAP. III. Comment Roger de Beaumont, fils de Honfroi de Vaux,
envoyé par les ordres de celui-ci, vainquit Roger du Ternois. [p.
169]

CHAP. IV. Comment ce même Roger de Beaumont fonda l’abbaye de
Préaux, et épousa Adeline, fille de Galeran, comte de Meulan. [p.
170]

CHAP. V. Comment Henri, roi des Francs, livra aux flammes le
château de Tilliers, que les Normands lui avaient cédé pour
obtenir la paix, ainsi que le bourg d’Argentan. [p. 172]

CHAP. VI. Comment Toustain Guz voulut et ne put retenir le château
de Falaise, et le défendre contre le duc Guillaume. — De Richard,
fils de Toustain. [p. 173]

CHAP. VII. Comment Robert l’archevêque eut pour successeur Manger,
fils de Richard II, et de sa seconde femme Popa. — De Guillaume
d’Arques. [p. 175]

CHAP. VIII. Comment Canut, roi des Anglais, étant mort, eut pour
successeur son fils Hérold. — Ce que fit Edouard encore exilé. [p.
177]

CHAP. IX. Comment Alfred, frère d’Edouard, fut trahi par le comte
Godwin; et comment Hardi-Canut, fils d’Emma, mère d’Edouard,
succéda à Hérold son frère, et eut pour successeur Edouard, qui
épousa Edith, fille de Godwin. [p. 177]

CHAP. X. Des cruautés de Guillaume Talvas. — De Guillaume, fils de
Giroie, qui se fit moine au Bec. [p. 179]

CHAP. XI. Comment le duc Richard avait donné les deux châteaux de
Montreuil et d’Echaufour à Giroie, qui avait épousé Gisèle, fille
de Toustain de Montfort. [p. 181]

CHAP. XII. D’Arnoul, fils de Guillaume Talvas, et d’Olivier son
frère, moine du Bec. [p. 182]

CHAP. XIII. Comment, après la mort d’Arnoul, Ives, son oncle
paternel, évêque de Seès, entra en possession de ses terres par
droit d’héritage. [p. 183]

CHAP. XIV. Comment les fils de Guillaume Soreng, Richard, Robert
et Avesgot, moururent d’une juste mort. [p. 185]

CHAP. XV. Du concile que le pape Léon tint à Rheims, et de la
réprimande qu’il adressa à Ives, évêque de Seès, à cause de
l’incendie de l’église de Saint-Gervais. [p. 187]

CHAP. XVI. Comment Guillaume Talvas, frère de l’évêque Ives, donna
à Roger de Mont-Gommeri sa fille Mabille et ses terres. [p. 188]

CHAP. XVII. Comment, après la mort de Hugues, évêque de Bayeux, le
duc Guillaume mit en sa place Eudes, son frère utérin. — Bataille
du Val-des-Dunes. [p. 189]

CHAP. XVIII. Comment le duc Guillaume reprit les châteaux
d’Alençon et de Domfront, dont Geoffroi, comte d’Anjou, s’était
emparé. [p. 192]

CHAP. XIX. Comment, ayant expulsé Guillaume Guerlenc du comté de
Mortain, le duc mit en sa place Robert, son frère utérin. [p. 194]

CHAP. XX. De la rébellion de Guillaume Busac, comte d’Eu; et
comment celui-ci étant exilé reçut en don le comté de Soissons de
Henri, roi des Francs. [p. 196]

CHAP. XXI. Le duc Guillaume épouse Mathilde, fille de Baudouin de
Flandre, et nièce du roi Henri. [p. 197]

CHAP. XXII. Des monastères qui furent fondés en Normandie du temps
du duc Guillaume. [p. 198]

CHAP. XXIII. De la reconstruction du couvent de Saint-Evroul, à
Ouche, par Guillaume Giroie, et Robert et Hugues de Grandménil,
ses neveux. [p. 201]

CHAP. XXIV. Comment Mauger l’archevêque remit son archevêché au
duc, lequel mit en sa place le moine Maurile. [p. 207]

CHAP. XXV. Comment le duc Guillaume construisit le château de
Breteuil, et le confia à Guillaume, fils d’Osbern. — Quelle était
la femme de celui-ci. [p. 209]

CHAP. XXVI. Pour quel motif deux couvens furent fondés à Caen. [p.
211]

CHAP. XXVII. Comment le duc Guillaume assiégea et prit la ville du
Mans, et le château de Mayenne. [p. 213]

CHAP. XXVIII. Comment Henri, roi des Français, perdit une armée au
gué de la Dive, se réconcilia ensuite avec le duc, et lui rendit
le château de Tilliers. [p. 213]

CHAP. XXIX. Comment, sur les délations de quelques hommes, le duc
Guillaume chassa de Normandie quelques uns de ses barons. [p. 213]

CHAP. XXX. En quel temps les Normands commencèrent à aller dans la
Pouille, et quels furent les princes Normands qui soumirent ce
pays à leur autorité. [p. 217]

CHAP. XXXI. Comment Harold engagea sa foi au duc Guillaume, et se
parjura ensuite, après la mort du roi Edouard. [p. 220]

CHAP. XXXII. Comment le duc Guillaume envoya en Angleterre le
comte Toustain, qui redoutant Harold se réfugia auprès du roi de
Norwège. [p. 221]

CHAP. XXXIII. De la mort de Conan, comte des Bretons. [p. 222]

CHAP. XXXIV. Du nombre de navires que le duc Guillaume conduisit
en Angleterre. [p. 224]

CHAP. XXXV. Comment le roi Harold dédaigna les conseils de sa mère
et de son frère, qui voulaient le détourner de combattre avec les
Normands. [p. 225]

CHAP. XXXVI. Comment le duc des Normands, Guillaume, vainquit les
Anglais révoltés contre lui. [p. 226]

CHAP. XXXVII. Comment les gens de Londres se rendirent au duc; et
comment, le jour de la naissance du Seigneur, le duc fut fait roi
des Anglais, à Londres. — De l’abbaye de la Bataille. [p. 228]

CHAP. XXXVIII. Du retour du duc en Normandie, et de la mort de
l’archevêque Maurile, qui eut Jean pour successeur. [p. 229]

CHAP. XXXIX. Comment Eustache, comte de Boulogne, fut repoussé du
château de Douvres, qu’il avait assiégé tandis que le roi
Guillaume était en Normandie. [p. 233]

CHAP. XL. Comment des brigands d’Angleterre, préparant une
rébellion, construisirent le château de Durham, et furent
détruits. [p. 234]

CHAP. XLI. Comment Brian, fils d’Eudes, comte de la petite
Bretagne, vainquit les deux fils du roi Harold et l’armée du roi
d’Irlande. [p. 236]

CHAP. XLII. Comment le roi Guillaume, parcourant l’Angleterre, fit
construire beaucoup de châteaux pour la défense du royaume. [p.
237]

CHAP. XLIII. De la mort de Robert Guiscard, duc de Pouille; de sa
valeur et de ses descendans; et comment Roger son neveu devint
roi. [p. 238]

CHAP. XLIV. De la mort de Guillaume, roi des Anglais et duc des
Normands, et comment il fut enseveli à Caen. [p. 240]


LIVRE HUITIÈME.
DE HENRI Ier, ROI DES ANGLAIS ET DUC DES NORMANDS.

CHAPITRE PREMIER. Préface à l’Histoire des faits et gestes du roi
Henri, dans laquelle il est montré, en peu de mots, meilleur que
ses frères. [p. 242]

CHAP. II. Comment après la mort du roi Guillaume, Guillaume, frère
de Henri, passa en Angleterre, et y fut fait roi, et Robert acquit
le duché de Normandie; et comment ce même Robert donna et retira
ensuite à Henri le comté de Coutances. [p. 244]

CHAP. III. De l’accord qui fut conclu entre Guillaume, roi des
Anglais, et Robert, duc de Normandie, son frère; et comment ils
assiégèrent leur frère Henri dans le mont Saint-Michel. [p. 246]

CHAP. IV. Comment le roi Guillaume étant retourné en Angleterre,
Henri se remit en possession du comté de Coutances. [p. 248]

CHAP. V. Comment les gens du Maine, voyant le duc Robert retenu en
Normandie par toutes sortes de difficultés, prirent pour comte
Hélie, fils de Jean de La Flèche. [p. 249]

CHAP. VI. Comment Anselme, abbé du Bec, ayant été promu à
l’archevêché de Cantorbéry, Guillaume, moine du même lieu, lui
succéda. [p. 250]

CHAP. VII. Comment Robert, duc de Normandie, ayant engagé son
duché à Guillaume, roi des Anglais, son frère, partit pour
Jérusalem. [p. 251]

CHAP. VIII. De la valeur que Guillaume déploya pour les intérêts
de son royaume; et comment il persécuta l’église de Dieu et ses
serviteurs. [p. 252]

CHAP. IX. De la mort du roi Guillaume dans la Forêt-Neuve. —
Comment Richard, son frère, était mort auparavant en ce même lieu;
et de ce qui causa leur mort, selon l’opinion du peuple. [p. 255]

CHAP. X. Comment Henri son frère, lui succéda, et prit pour femme
Mathilde fille du roi d’Ecosse. [p. 256]

CHAP. XI. Que le roi eut de la reine Mathilde un fils nommé
Guillaume, et une fille qui dans la suite des temps fut mariée à
Henri, empereur des Romains. [p. 257]

CHAP. XII. Comment le duc Robert, de retour de Jérusalem, passa en
Angleterre pour enlever à son frère son royaume; et comment ils se
réconcilièrent. [p. 258]

CHAP. XIII. Comment, ce marché ayant été rompu, Henri fit Robert
prisonnier à la bataille de Tinchebray, et de ce moment jusqu’à sa
mort gouverna sagement le royaume d’Angleterre et le duché de
Normandie. [p. 260]

CHAP. XIV. De Sibylle, épouse du duc Robert, et de Guillaume son
fils; et comment celui-ci devint comte de Flandre. [p. 262]

CHAP. XV. De Guillaume, comte de Hertford, et de ses successeurs.
[p. 264]

CHAP. XVI. De la mort de Guillaume, comte de Flandre. [p. 268]

CHAP. XVII. Mort de Philippe, roi des Français, qui eut pour
successeur Louis, son fils. — De l’origine des comtes d’Evreux et
de leur postérité. [p. 269]

CHAP. XVIII. Des querelles survenues entre le roi Henri et Amaury,
comte de la ville d’Evreux. [p. 270]

CHAP. XIX. De la guerre entre Louis, roi des Français, et Henri,
roi des Anglais. [p. 270]

CHAP. XX. Comment le roi Henri retourna en Angleterre après avoir
fait la paix avec le roi Louis; et de la mort de Guillaume son
fils. [p. 270]

CHAP. XXI. De la querelle survenue entre ce môme roi et Galeran,
comte de Meulan; et comment elle fut terminée. [p. 271]

CHAP. XXII. Avec quelle habileté le même roi gouverna paisiblement
tous ses domaines. [p. 272]

CHAP. XXIII. Ce que fit le roi, par amour pour la justice, contre
les changeurs pervers, dans presque toute l’Angleterre. [p. 274]

CHAP. XXIV. De la mort de Guillaume, abbé du Bec, et des bonnes
qualités du vénérable Boson, son successeur. [p. 275]

CHAP. XXV. Comment, après la mort de l’empereur Henri, sa veuve
Mathilde l’impératrice étant revenue en Angleterre, le roi Henri,
son père, la donna en mariage à Geoffroi, duc d’Anjou, qui eut
d’elle trois fils, Henri, Geoffroi et Guillaume. [p. 277]

CHAP. XXVI. Comment les rois des Français descendent de la famille
des comtes d’Anjou. [p. 278]

CHAP. XXVII. Comment la susdite impératrice, étant tombée malade,
donna très-dévotement ses trésors à diverses églises et aux
pauvres. [p. 281]

CHAP. XXVIII. Comment, lorsqu’elle désespérait de sa vie, elle
demanda au roi la permission d’être ensevelie au Bec; et de
l’affection qu’elle avait pour celte église. — Comment elle
recouvra la santé. [p. 283]

CHAP. XXIX. Comment le roi Henri épousa Adelise, après la mort de
sa femme Mathilde; et des enfans qu’il eut d’ailleurs dont le
premier-né fut Robert, comte de Glocester, qui obtint l’héritage
de Robert, fils d’Aimon, et sa fille. [p. 284]

CHAP. XXX. Geoffroi, archevêque de Rouen, qui depuis long-temps
avait succédé à Guillaume, étant mort, Hugues, abbé de Radinges
fut promu à ce siége. [p. 287]

CHAP. XXXI. Des châteaux que le roi Henri bâtit dans son duché de
Normandie. — Comment il maintint la paix par sa sagesse, non
seulement dans ses États, mais encore dans des contrées
très-éloignées. [p. 287]

CHAP. XXXII. Des églises et des monastères que le roi a bâtis; de
ses largesses envers les serviteurs du Christ, et de ses autres
œuvres pies. [p. 289]

CHAP. XXXIII. De la mort du roi; et comment son corps fut
transporté en Angleterre et enseveli à Reading. [p. 292]

CHAP. XXXIV. Des quatre sœurs du susdit roi, entre autres d’Adèle
qui avait épousé Etienne, comte de Blois, et des fils qu’elle en
eut. [p. 295]

CHAP. XXXV. Comment Roger de Mont-Gomeri était fils d’une
descendante de la comtesse Gunnor; et quels furent les ancêtres de
ce même Roger. [p. 298]

CHAP. XXXVI. Relation du mariage de la comtesse Gunnor avec
Richard Ier, duc de Normandie. [p. 300]

CHAP. XXXVII. Comment la comtesse Gunnor donna ses sœurs et ses
nièces en mariage aux plus nobles seigneurs de Normandie, et de la
postérité que celles-ci laissèrent après elles. [p. 301]

CHAP. XXXVIII. Comment Etienne, comte de Mortain et neveu du roi
Henri, lui succéda dans son royaume. [p. 304]

CHAP. XXXIX. Comment la comtesse Adèle de Blois prit l’habit de
religieuse, alla demeurer à Marcigny, du temps du seigneur Pierre,
abbé de Cluny, et mourut la seconde année après la mort de Henri,
roi des Anglais, son frère. [p. 306]

CHAP. XL. D’un vent violent qui survint avant la mort du roi
Henri; et d’une foule de grands du royaume d’Angleterre qui
moururent l’année même de la mort de ce roi, ou l’année suivante.
[p. 306]

CHAP. XLI. Des fils de Robert, comte de Meulan, et des fils de
Henri, son frère, comte de Warwick. [p. 307]

CHAP. XLII. De la mort du seigneur Boson, abbé du Bec, et de son
successeur. [p. 308]

SUPPLÉMENT à l’Histoire des Normands. [p. 309]

FRAGMENT d’une épitaphe de Guillaume. [p. 317]


GUILLAUME DE POITIERS.

NOTICE sur Guillaume de Poitiers. [p. 321]

VIE DE GUILLAUME-LE-CONQUÉRANT. [p. 325]





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