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Title: Les gens de théâtre
Author: Véron, Pierre
Language: French
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  PIERRE VÉRON

  LES GENS
  DE
  THÉATRE


  PARIS
  DENTU, ÉDITEUR
  LIBRAIRE DE LA SOCIÉTÉ DES GENS DE LETTRES
  Palais-Royal, 13 et 17, galerie d'Orléans

  Tous droits réservés

  1862



Paris.--Imp. VALLÉE et Cie, 15, rue Breda



PRÉFACE


Puisque c'est au théâtre que ce livre est consacré, j'aurais pu--pour
mettre en repos ma conscience--me rappeler ce qui se passe au théâtre
même.

Vous avez, comme moi, remarqué avec quel cœur on y rit de sa propre
caricature.

Les transes de Sosie font pâmer de joie le peureux; l'hypocrite se
gausse à l'aise de Tartufe; les infortunes de Sganarelle plongent dans
des accès de délire tous les maris de sa famille.

Car l'homme est ainsi fait qu'il ne se reconnaît nulle
part,--probablement parce qu'il ne se connaît jamais. Chacun de nous est
le plus mauvais juge de la ressemblance de son portrait.

En partant de ce principe, je n'avais point à craindre que personne
s'attribuât les ridicules et les travers dont ce volume essaye le
croquis.

N'importe! On a tant médit du théâtre et de tout ce qui en approche, que
nous ne voulons pas avoir l'air de faire chorus à ces banales et souvent
injustes déclamations.

Le temps n'est plus--Dieu merci--où les comédiens se voyaient frappés
d'une proscription brutale qui ne s'arrêtait même pas devant une tombe.
Ces planches que l'intolérance feignait de prendre pour des tréteaux,
trop de noms illustres les ont glorifiées pour que la confusion soit
désormais possible.

Qui sait même si à l'exagération de la défaveur n'a pas succédé de nos
jours l'exagération de l'engouement?

De là la nécessité de faire sentir de temps en temps les épines de ce
monde dont on est toujours tenté de ne voir que les fleurs; le besoin de
prévenir les naïfs en inscrivant sur la porte: _Ici il y a des
piéges-à-brebis_.

La flatterie et l'illusion sont les plus dangereuses conseillères; mieux
vaut le coup de griffe de la critique que le coup d'encensoir de la
flagornerie. Le théâtre doit en savoir quelque chose,--lui qui passe son
temps à châtier--en riant quand il le peut.

Usons donc de cette chère et bonne licence du rire qui épargne tant de
larmes, à ce qu'assure Beaumarchais. Frondons les défauts et au besoin
les vices.

En narguant l'exception, on démontre la règle--qui, pour les gens de
théâtre, est honorabilité, labeur et courage.



LES

GENS DE THÉATRE



I

PARLEZ AU CONCIERGE


Ce jour-là...

Je regrette amèrement de ne pas commencer par _la belle matinée de
printemps_ dont le lecteur se montre toujours si friand; mais, _primo_,
comme la scène se passe à deux heures de l'après-midi; _secundo_, comme
il neige à flocons au dehors, un scrupule peut-être exagéré m'empêche de
maintenir quand même l'heureuse formule.

Ce jour-là donc,--12 février 18..,--vers deux heures de l'après-midi,
ainsi que j'ai eu l'honneur de vous l'annoncer, la loge des époux
Balandreau, concierges assermentés du petit théâtre des
_Divertissements-Plastiques_, présentait le coup d'œil le plus animé.

C'est qu'en ce moment avait lieu à l'étage supérieur,--_le public
n'entre pas ici_,--la répétition générale d'un de ces chefs-d'œuvre que
la noble élégance du langage contemporain appelle des _pièces à femmes_.

La pièce à femmes est un des signes du temps.

On a souvent parlé des petites causes produisant les grands effets; ici
il a fallu, au contraire, plusieurs grandes causes pour produire l'effet
le plus mesquin. Il a fallu que l'amour, l'esprit et le goût
collaborassent à leur mutuelle décadence, pour que la montagne en
travail accouchât de cette ridicule souris.

Trois complices pour un avortement: les auteurs, le public, et le
quartier Breda!

C'est trop--des trois.

Le quartier Breda aurait dû rester un quartier et ne pas devenir une
ville; le public aurait dû respecter l'art et les artistes, en se
respectant lui-même; quant aux auteurs...

Cela me rappelle certaine jaquette dont un de mes camarades de pension
me raconta jadis l'histoire.

La jaquette avait été d'abord une magnifique houppelande, dans laquelle
l'aïeul du narrateur se carrait aux jours de gala. Elle brillait alors
de toute sa splendeur;--solide, moelleuse, taillée en pleine étoffe et
sans marchander.

L'aïeul mort, le grand-père hérita et se contenta de modifier légèrement
la forme antique de la houppelande, qui se trouva un peu rapetissée.

Mais elle était si ample!

Du grand-père elle passa au père.

Celui-ci,--jugeant inutile de remplacer ce vêtement précieux et sans
pareil,--se contenta, lui aussi, de le repriser d'un côté, de le
rapiécer de l'autre, de le diminuer sur les bords;--et ma foi, il
faisait encore figure en cet accoutrement.

Malheureusement,--lorsque le père trépassa à son tour,--reprises et
rapiéçages s'étaient multipliés à tel point qu'il devenait impossible
d'en ajouter d'autres. Tout ce qu'un ouvrier put faire, ce fut de
tailler par-ci, de rogner par-là,--tant et si bien, qu'il ne resta quasi
plus d'étoffe.

L'antique et vaste houppelande avait fini en queue de jaquette,--de
cette jaquette étriquée dans laquelle précisément grelottait mon pauvre
camarade de pension, dont le dénûment excitait les sarcasmes des uns, la
pitié des autres.

Cette histoire, c'est celle de l'esprit français au théâtre.

Molière fournit l'étoffe à mesure que veux-tu. Beaumarchais, les
agréments à profusion;--quelle belle houppelande toute neuve! Marivaux,
Dancourt, Fabre, Picard et consorts la raccourcissent et la rétrécissent
à leur taille; leurs successeurs la traînent, la fripent, la tournent,
la retournent, la dégradent, cherchent à la raccommoder. Enfin, le
Vaudeville--un gamin dégénéré, un enfant terrible,--s'amuse à en
découper de tout petits morceaux;--jusqu'au jour où le dadais s'aperçoit
qu'il n'a plus de quoi se vêtir.

Et voilà pourquoi la jaquette--trop courte--laisse voir les mollets de
ces dames, par en bas, et leurs épaules, par en haut.

Le mollet et l'épaule représentent l'_alpha_ et l'_oméga_ de la pièce à
femmes.

Avec ces deux lettres là, on se passe du reste de l'alphabet.

On remplace l'observation par l'exhibition, les tableaux de mœurs par
les tableaux vivants, le fil de l'intrigue par le coton des couturières.

Les caractères, les mots, jusqu'au couplet--ce radeau de la Méduse, où
l'esprit trouvait moyen de vivre pendant une douzaine de vers avec un
seul trait final,--jusqu'au couplet, tout s'en va:

    On chantait, ils en sont aises,
    Ils font danser maintenant.

Ou si l'on chante, c'est pis encore!

Des beautés engagées en qualité de _modèles_ ne peuvent être astreintes
à la roulade. Les statues ne vocalisent pas, que diable!

Si donc les formes sont vraies, la direction n'a pas le droit de se
plaindre que les voix soient fausses. Les assistants,--étant tout
yeux,--n'ont pas le temps d'être tout oreilles.

Quel que soit, d'ailleurs, le prétexte sous lequel on amène le _sexe_
sur la scène, pourvu qu'il y foisonne, tout le monde est content.

D'où il suit que--pour offrir une définition à ceux qui en éprouvent le
besoin--la pièce à femmes est un ouvrage dans lequel les femmes tiennent
lieu de pièce.



II

SUITE DU PRÉCÉDENT


Peut-être devrais-je,--avant de continuer, présenter à la compagnie mes
très-humbles excuses pour la digression dans laquelle j'ai été entraîné
dès les premiers pas.

Je préfère remplacer les excuses par un aveu.

Ce livre n'est point un roman; c'est un voyage buissonnier à travers les
us et coutumes dramatiques. Or, en fait de voyages, j'ai horreur des
trajets directs. J'aime à m'arrêter quand il me plaît, à zigzaguer comme
l'envie m'en prend; il est par conséquent fort probable que je
retomberai plus d'une fois dans le péché que je confesse au moment du
départ.

Vous voilà prévenus, chers compagnons de route.

La ligne droite n'a que trop d'adorateurs à notre époque. Laissons un
peu de place au caprice et ne faisons pas de la littérature une seule et
même rue de Rivoli.

Sur ce, je reviens au théâtre des _Divertissements-Plastiques_, où l'on
répétait une pièce à femmes, et à la loge des dignes époux Balandreau,
concierges de l'établissement.

Cette loge, de quinze pieds carrés environ, mérite une description
particulière.

Dans cet étroit espace se trouvaient représentés: la communauté
conjugale, le chauvinisme, l'administration, le commerce et la cuisine.

La communauté conjugale par une commode à la forme antique, véritable
memento d'acajou, qui devait rappeler aux hôtes de céans la date du
_par-devant monsieur le maire_.

Le chauvinisme par un buste du _petit caporal_, soigneusement recouvert
d'un globe protecteur.

L'administration par trois casiers où dormaient quelques paperasses et
sur lesquels on lisait en gothique de hasard: _M. le Directeur_, _M. le
Régisseur_, _M. le Caissier_.

Le commerce par une petite armoire qui laissait voir en s'entre-bâillant
une rangée de bouteilles pleines ou entamées.

La cuisine, par un pot au feu, ronflant près de la fenêtre sur un
fourneau économique.

J'allais oublier l'art, qui figurait dans ce capharnaüm sous la forme
d'un cadre de bois peint, orné d'une photographie exhibant un ancien
amoureux de la troupe en costume collant. Le jeune premier avait daigné,
de sa propre main, ajouter au bas du portrait ces mots concis, mais
flatteurs: _Offert au père Balandreau_.

Des chaises de paille, un fauteuil en velours d'Utrecht et un poêle de
faïence blanche complétaient le décor. Quant aux personnages...

C'étaient d'abord les maîtres du logis. Isidore Balandreau, ex-enfant de
troupe aux vélites de la garde, retraité sergent en 1832: Euphémie
Balandreau, son épouse légitime, ci-devant cantinière de l'armée
française.

Isidore Balandreau avait fait de sa vie deux parts, l'une pour la gloire
_qui lui avait donné le jour_, l'autre pour le théâtre qui abritait sa
vieillesse. Il disait en parlant des victoires du premier Empire: «_Nos_
batailles, _nos_ lauriers, _nos_ conquêtes.» Il disait à propos des
représentations de la petite scène dont il relevait en qualité de
fonctionnaire: «_Nous_ donnons demain une première. _Nous_ venons
d'engager un comique sur lequel _nous_ fondons de grandes espérances.
_Nous_ tenons un succès d'argent.» Il filait enfin avec le père noble de
longs entretiens sur l'art militaire et avec le pompier de service
d'interminables conversations sur l'art dramatique.

Euphémie Balandreau, elle, n'avait jamais connu qu'une passion: celle de
l'argent. Aussi, dès le principe, sa nouvelle profession lui avait-elle
semblé peu lucrative. Mais, la pièce à femmes aidant, l'ex-cantinière ne
tarda pas à mettre à profit les souvenirs de son ancien métier. Le
troupier fut seulement remplacé par le gandin.

Il était si dur, par les temps de frimas, d'attendre dans la rue les
nymphes des _Divertissements-Plastiques_! Et la mère Balandreau avait si
bon cœur!

Elle commença par permettre à un des sigisbées de stationner sur le
seuil de sa loge. La semaine suivante, elle l'invita à s'approcher du
poêle. Quinze jours après, elle l'autorisa à s'asseoir. Un peu plus
tard, comme le pauvret s'ennuyait à périr, il arriva que, pour l'aider à
tromper les rigueurs de l'attente, elle eut sous la main une bouteille
de je ne sais quelle liqueur. Elle en offrit un verre, qui fut
accepté--et payé.

A compter de ce moment, Euphémie Balandreau avait trouvé,--ni plus ni
moins qu'Archimède. Elle avait inventé la cantine de l'amour, rien que
cela.

A cette cantine venaient tous les poursuivants et tous les suivants de
ces dames. Elles étaient quarante actrices dans la troupe; multipliez,
pour chacune, par...--au moins! et supputez les bénéfices de la
concierge industrieuse.

Car, il y avait, dans le nombre de ses habitués, des fils de famille qui
payaient comme à vingt ans, et des pères--de famille aussi,--qui
payaient comme à soixante.

Sans compter les bénéfices de la petite poste galante et le chapitre des
renseignements.

Non pas qu'on manquât de principes. Au contraire! Plus on en avait, plus
il fallait d'écus en bataille pour en triompher;--exemple:

--Madame, seriez-vous assez bonne pour remettre en secret cette lettre
à...

--Je ne suis la commissionnaire de personne!

--Cette lettre à mademoiselle Virgi...

(Une pièce blanche se montrait alors à l'horizon.)

--Mademoiselle Virginie?... Elle m'a défendu de recevoir les
déclarations. Son appartement est trop petit.

--Voyons, ma chère dame, je vous en prie...

(Une pièce jaune succédait.)

--C'est bien! on tâchera, on essayera... Et il vous faut une réponse,
pas vrai?

--Vous devinez ma pensée.

--C'est là ce que je ne peux pas vous promettre; vu que...

(La pièce jaune grossissait de volume.)

--Enfin, si vous y tenez tant, on fera l'impossible, quoi!

Autre exemple:

--Madame, auriez-vous l'extrême obligeance...

--Je suis pas obligeante, moi.

--Je désirerais savoir l'adresse de mademoiselle Chiffonnette?

--Y a des dictionnaires où qu'on trouve ces choses-là.

--Madame...

(Apparition des cent sous.)

--D'ailleurs, j'en suis pas bien sûre; je crois qu'elle reste dans la
rue... dans la rue de Clichy... Quant au numéro... je l'ai oublié... Ma
foi, oui, je l'ai...

--Cherchez, je vous en conjure...

(Exhibition des dix francs.)

--Numéro vingt-deux! Comme ça me revient tout d'un coup... Une bonne
petite fille au reste que Chiffonnette... quand on sait la prendre...
Ah! si j'étais homme, c'est moi qui m'en ferais adorer.

--Vraiment? Par quel moyen?

--Monsieur, la vie privée de mes _artisses_ ne m'appartient pas et ma
discrétion...

(Entrée des vingt francs.)

--Tout ce que je peux vous dire, c'est que...

Et Euphémie Balandreau de débiter six pages de documents intimes.

Excellente créature au demeurant, et remplissant avec conscience les
devoirs du ménage.

On aurait admiré ses qualités conjugales rien qu'à voir de quelle façon
convaincue elle écumait son pot-au-feu au moment où vous avez eu le
plaisir de faire sa connaissance.

Tout en écumant, elle s'adressait à un des cinq ou six gandins qui
dégustaient autour du poêle un verre de curaçao:

--Sans vous commander, monsieur Alfred, passez-moi donc mon panier à
braise qu'est sous la commode; ce satané feu ne va pas.

--Comment!... Tu veux que monsieur avec ses gants frais... interrompit
Balandreau.

--Laisse-nous donc tranquille, toi. Monsieur Alfred est un jeune homme
complaisant qui ne me refusera pas ce petit service. Il sait bien que,
quand je peux faire quelque chose pour lui être agréable...
accentua-t-elle avec intention.

Le gandin, dont la jalousie avait sollicité mainte fois la surveillance
d'Euphémie, s'empressa d'obtempérer à sa requête.

--Messieurs, dit un second gandin, un verre de madère au succès de la
pièce nouvelle.

--Il paraît, fit Balandreau, que c'est crânement joli, et que ça
s'enlèvera à la baïonnette. Le garçon d'accessoires m'a dit que c'était
écrit!...

--Les jupes, ajouta judicieusement madame, auront encore un centimètre
et demi de moins que dans la _Revue_.

Monsieur Alfred déguisa une grimace, et d'un ton mécontent:

--Il me semble que le directeur abuse un peu du décolleté...

--Et de quoi voulez-vous donc qu'il abuse, le pauvre cher homme? S'il
s'en faisait faute, il trahirait la confiance du public qui encourage
ses efforts intelligents.

--Il n'en est pas moins désagréable de voir la femme qu'on aime...

--Ne faudrait-il pas qu'elle se mette dans une boîte, votre Alice! S'il
est permis de pousser la jalousie à ce point-là.

--Moi, pas du tout!...

--Laissez donc, vous seriez capable de la forcer à jouer dans un sac
fermé du haut et du bas... Comme si les chasses trop gardées n'étaient
pas celles où il y a le plus de braconniers.

Tous les confrères de M. Alfred éclatèrent de rire.

--Ça n'empêche pas qu'elle a, au troisième tableau, à ce que je me suis
laissé conter, un costume de femme sauvage...

--Alice en femme sauvage! s'écria le gandin.

--Désole-toi donc, ajouta son voisin, elle a toujours les plus jolis
rôles. Coralie s'en plaignait encore à moi ce matin.

--Coralie ne serait pas capable de remplir les rôles d'Alice. Elle ne
chante pas.

--La belle affaire! Est-ce qu'elle a besoin de chanter? Pourquoi ne lui
demandes-tu pas tout de suite d'avoir du talent?

--Dame!...

--Allons donc! mon cher, nous avons changé tout cela. La comédie est
morte, vive le tableau vivant!

--Permettez, monsieur, grommela une matrone qui se tenait dans un coin
sans souffler mot... Parlez pour ces dames, mais il y a des exceptions.
Ma fille n'est pas un tableau vivant; elle sort du Conservatoire...

Le gandin allait répondre, quand l'ex-cantinière, se jetant à la
traverse:

--Mon Dieu, mame Ratois, vous voilà toujours avec votre fille...

--J'ai bien le droit de...

--Vous avez... rien du tout. Vous avez que vous ferez son malheur avec
vos manies. Voyez plutôt dans tout le théâtre, il n'y a absolument
qu'elle qui vienne ici accompagnée.

--Comme le conscrit sous l'œil de son supérieur, ricana Balandreau.

--Ma fille est sage, monsieur...

--Encore votre rengaîne... riposta avec animation Euphémie. Ma parole
d'honneur, vous me faites de la peine. Vous ne vous apercevez donc pas
que le temps des mères d'actrices est passé. En 1830, possible, mais au
jour d'aujourd'hui, bernique! Il faut marcher avec son siècle...

--Emboîter le pas, je ne connais que ça, approuva Balandreau.

--A quoi que ça servait les mères d'actrices? A fournir des sujets de
caricatures aux petits journaux, à user les derniers cabas qu'on ait
fabriqués en France... une cinquième roue à un carrosse, quoi?

--Madame Balandreau! exclama la matrone indignée.

--Fâchez-vous, ne vous fâchez pas, c'est comme j'ai l'honneur de vous le
dire. Demandez plutôt à ces messieurs, demandez à Balandreau lui-même,
qu'est un homme d'âge. C'est-il vrai que ça nuit à la carrière des
jeunes filles?

--Le fait est...

--T'as encore vu hier les deux brunes que leurs messieurs ont fait
engager...

A la bonne heure! Ça trotte sans lisières, ça fait ses affaires soi-même
et ça n'a pas besoin que maman fourre son nez dans ce qui ne la regarde
pas.

Pour en conclure, bien franchement, vous avez tort et vous vous en
mordrez les pouces, mais il sera trop tard. Ça vous apprendra à n'avoir
pas su vous mettre à la retraite!

Les gandins riaient aux éclats. La clef grinça dans la serrure.

--Tenez, voilà probablement votre postérité qui vient vous chercher,
pour que vous lui donniez la main jusqu'à la maison...

Tous les regards s'étaient tournés vers la porte, mais au lieu d'un
profil féminin, ce fut un visage masculin qui apparut.

Quel visage!

Figurez-vous un malheureux dont les traits, peu séduisants de leur
nature, étaient couperosés par le froid.

Sur le rouge vif des joues tranchait une barbe de couleur indécise, à
laquelle s'étaient attachés des flocons de neige qui lui donnaient une
apparence grotesque.

Un chapeau de forme surannée complétait par en haut cette tête, bornée
en bas par une cravate de couleur passée.

A l'aspect de cette face qui s'avançait par la porte entr'ouverte, avec
les effarements de la timidité, les rires avaient redoublé. L'inconnu
parut plus décontenancé encore, et resta bouche béante, sans avoir la
force de prononcer un mot.

--En voilà un, murmura Balandreau, dont le fourniment aurait un brin
besoin d'être astiqué.

Puis tout haut:

--Qu'est-ce qu'il y a pour votre service?

L'inconnu, sentant tous les regards braqués sur lui, ne répondait pas.

--Qu'est-ce qu'il y a pour votre service, nom d'un nom! répéta le
concierge, en élevant le ton.

--C'est... je... Monsieur le directeur est-il visible?

--Ça dépend.

--Si... mes intentions... Je voulais lui présenter un ouvrage...

--Il n'y a personne, repartit brusquement Balandreau...

--Tout à l'heure pourtant...

--Quand on vous réitère qu'il n'y a personne... Avez-vous fini de venir
dégeler dans ma loge?

En effet, la neige amassée par le bizarre visiteur dégouttait en eau
dans les lares de l'ex-caporal.

--Ce n'est pas malheureux, reprit celui-ci, en suivant de l'œil
l'étranger qui lâchait pied... Ils se figurent qu'un directeur a été mis
au monde pour s'occuper des pièces qu'on lui apporte... Si on les
écoutait tous...

--Pardon, mais... tremblota une voix.

C'était l'inconnu qui, après s'être dirigé vers la rue, était revenu sur
ses pas.

--Pardon, mais j'avais oublié... Vous ne pourriez pas me dire ce qu'est
devenue Eulalie?

Pour le coup c'en était trop. La singularité de cette question, l'air
gauche avec lequel elle était formulée, soulevèrent une explosion
générale de quolibets. Les gandins se tordaient et essayaient de se
cotiser pour un bon mot, Balandreau sacrait, Euphémie glapissait:

--Eulalie perdue! Vingt francs de récompense.

--Il faut la faire afficher, cette pauvre biche.

--Mille tonnerres! allez au diable avec vos Eulalies...

--Vit-on jamais pareil benet?...

Le malheureux intrus promena un instant autour de lui des yeux ahuris,
sur lesquels semblait flotter un voile de larmes, puis, sans oser
proférer une parole de plus, s'enfuit précipitamment.

La mitraille de plaisanteries allait de nouveau faire explosion après
son départ, lorsque soudain tous les assistants se levèrent avec
précipitation. C'était la répétition qui venait de finir.

Ces messieurs étaient déjà auprès de ces dames. Seul Alfred-Othello
n'avait pas trouvé Alice et redescendait en maugréant:

--Comment a-t-elle pu sortir sans que je la voie!... Elle savait
cependant que je l'attendais... Me tromperait-elle?... Ma bonne madame
Balandreau, je cours jusqu'au boulevard... Pendant ce temps-là veillez
ici...

--N'ayez pas peur, répondit à mi-voix la portière, vous en aurez pour
votre argent...

Puis apercevant la matrone qui sortait chastement, accompagnée de
mademoiselle sa fille, elle ajouta en manière de conclusion:

--Qué malheur, qu'au temps où nous vivons, il y ait encore des parents
assez égoïstes pour sacrifier ainsi leurs enfants!...



III

A QUOI TIENT UNE VOCATION


Tout lecteur est un peu Anglais sous ce rapport;--il ne se lie
volontiers qu'avec les personnages qui lui ont été présentés.

Courons donc après l'infortuné qui, à la suite de sa fausse
entrée, complétée par une sortie non moins fausse, arpente
piteusement la rue sur laquelle s'ouvre la porte familière des
_Divertissements-Plastiques_.

--Athanase Briquet, cher lecteur...

--Athanase qui? Briquet quoi?

--J'allais vous l'apprendre.

Athanase Briquet, six mois avant la scène cruelle dont vous venez d'être
témoin, était clerc unique chez le seul huissier de la petite ville de
Gérizy. Il griffonnait du matin au soir, avec une ardeur consciencieuse,
les splendeurs de la prose judiciaire sur le papier que le gouvernement
prend sous sa protection moyennant une redevance de quelques centimes.

Le patron, reconnaissant de ses bons et loyaux services, lui avait, à
trois reprises, accordé une gratification de cinq francs au bout du
trimestre; un jour même, en relisant une saisie grossoyée avec charme et
calligraphiée majestueusement, il avait daigné assurer, entre deux
prises, que son clerc était _un garçon qui irait loin_.

Aller loin,--pour l'huissier de la petite ville de Gérizy,--c'était
prendre, vers quarante-cinq printemps, la succession de l'étude, et
Athanase en avait accepté l'augure.

Était-ce donc un crétin? Pas du tout.

Et ici il y aurait presque lieu d'examiner à quoi tiennent les vocations
humaines. Pour ma part, je suis convaincu que le génie est pour moitié
au moins affaire de circonstance. L'occasion, qui fait le larron, fait
aussi les grands hommes.

Chaque fois que je vois un garçon épicier peser mélancoliquement une
livre de cassonade, je me dis que, transporté dans un milieu différent,
il aurait peut-être rimé des odes à rendre jalouse l'ombre de M. de
Pompignan.

Il y a,--par réciprocité,--tant de gens de lettres qui auraient
constitué d'excellents garçons épiciers!

Athanase n'était donc pas né crétin, ce qui ne lui enlevait pas la
faculté de le devenir. Il subissait simplement la volonté du hasard qui
l'avait abandonné orphelin et sans fortune au coin de cette borne qu'on
nomme une sous-préfecture de province. Il n'avait pas d'ambition, parce
qu'il n'avait pas d'émulation. Il végétait, parce qu'il n'avait pas le
moyen de vivre. Il restait dans son fromage, parce que ce fromage le
nourrissait.

Il y serait probablement resté toujours, si, un matin... Ne perdez pas
de vue ma théorie des vocations.

Ce matin-là, le patron l'avait envoyé porter un protêt chez la dugazon
de la troupe dramatique de Gérizy. Les dugazons départementales ne sont
point, hélas! ce qu'un vain peuple pense, et les protêts ne respectent
rien,--pas même les héroïnes à quarante-deux francs par mois.

Athanase n'avait jamais mis le pied dans un théâtre,--sans cela le
patron lui aurait-il prédit de hautes destinées?--Il professait pour
l'actrice en général le culte idolâtre qu'inspire l'inconnu.

Aussi, quand il apprit qu'il allait se trouver en face d'une de ces
créatures prestigieuses, le cœur lui battit un peu. Il lui battait
beaucoup en montant l'escalier.

En le redescendant, il lui battait passionnément; Athanase était
amoureux fou de la dugazon.

Pour cela qu'avait-il fallu? Une boucle de cheveux noirs tombant sur un
cou de galbe médiocre, un bras assez blanc, tiré nonchalamment hors du
lit pour recevoir le papier timbré, un reste de rouge sur les joues, un
coin de chemisette trahissant l'incognito d'une épaule...

Il avait fallu surtout la tardive candeur du néophyte de vingt-neuf ans.

Le soir, Athanase, en quittant l'étude à neuf heures, alla acheter une
contremarque au théâtre de Gérizy. A minuit, il attendait sur la place
la sortie de sa bien-aimée; à deux heures du matin, il se promenait sous
ses fenêtres encore éclairées; à deux heures et demie, il crut voir se
pencher pour souffler la bougie une ombre ornée de moustaches.

Les moustaches ressemblaient à celles du baryton qui jouait avec la
dugazon.

--Je ne puis pourtant pas me faire cabotin, gémit-il dans un accès de
dignité grotesque... Eh bien! pour me rapprocher d'elle, j'écrirai des
pièces!

Vous n'avez pas perdu de vue ma théorie des vocations? Récapitulons:

Si une dugazon n'avait pas souscrit un billet;

Si, après l'avoir souscrit, elle n'avait pas oublié de le payer;

Si le protêt résultant de cet oubli n'avait pas été apporté quand la
débitrice était encore au lit;

Si le bras de ladite débitrice avait été moins blanc, ou sa chemisette
plus hermétique;

La France n'aurait pas compté un auteur dramatique de plus!



IV

PROSE ET POÉSIE


De la conclusion du chapitre précédent, il ne conviendrait pas d'induire
que j'ai l'intention de ridiculiser la résolution du clerc incandescent.

Autrefois--au vieux temps de la routine--on ne s'improvisait pas
écrivain d'une heure à l'autre, et le cri du téméraire amoureux eût
semblé un peu bien outrecuidant.

Mais aujourd'hui!...

On cite nombre de personnes qui, pendant toute une période de leur
existence, ont été dans le barreau, la médecine, la diplomatie, les
vins, les cotonnades, la quincaillerie, les assurances, la bureaucratie,
les hauts fourneaux, les suifs ou la pisciculture, et qui soudain,
mécontents du produit de leurs industries respectives, s'écrient comme
notre ami:

--Je ferai des pièces!

Ils ont supputé, en parlant ainsi, que les bénéfices de ce commerce
peuvent être supérieurs, qu'en tout cas la mise de fonds n'est pas
ruineuse. Une grammaire décente n'est même pas de rigueur!

Faire des pièces!... Mais c'est la position de tous ceux qui n'en ont
pas et aussi de beaucoup de gens qui en ont une autre.

Dans les mansardes, dans les salons, dans les ministères, dans les
comptoirs, chez les potentats, les bohêmes, les vicomtes, les
négociants, les docteurs, partout on fait des pièces par vanité ou par
intérêt.

Pourquoi Athanase n'en aurait-il pas fait par amour?

Je vous ai dit qu'il n'était point sot. Il avait beaucoup lu, il savait
l'orthographe et la passion décuplait ses mérites.

C'était trois fois plus qu'il n'en fallait.

Malheureusement la poésie et la prose,--surtout la prose d'huissier--ont
toujours plaidé en séparation pour incompatibilité d'humeur.

Le clerc émancipé commettait bévues sur bévues. Sa calligraphie
périclitait: dans un inventaire important, il avait omis toute la
section de la batterie de cuisine; il désertait l'étude à la nuit et
dormait parfois sur son pupitre pendant le jour; enfin douze feuilles de
papier-timbré avaient disparu sans qu'on en eût retrouvé trace;--douze
feuilles, ô forfait!--sur lesquelles il avait aligné des strophes à
Eulalie,--c'était son nom à elle!--et un scénario.

Le patron dévorait sa colère; mais l'orage s'amassait. Il ne devait pas
tarder à éclater.

Athanase n'avait pas encore tiré de son amour un parti
très-satisfaisant.

Son bilan se dressait ainsi:

Trente-sept francs de places de parterre.

Deux cent soixante-quinze heures de factions diurnes ou nocturnes.

Cinq rhumes.

Trois courbatures.

Un drame ébauché.

Une comédie incomplète.

Un vaudeville en projet.

J'oubliais une trentaine de chopes payées à divers au café du théâtre,
dans l'espoir de se créer des intelligences dans la place.

Si peu exigeante que soit une passion, elle ne saurait accepter une
telle situation comme la réalisation de ses rêves les plus chers. Le
soupirant s'assombrissait chaque jour davantage, chaque jour par
conséquent les omissions du clerc prenaient de plus formidables
proportions.

Un vendredi,--date mémorable--il ne parut pas à l'étude. L'huissier se
rendit en personne à son domicile et faillit avoir un coup de sang
lorsqu'on lui annonça que son employé était sorti.

Le lendemain, Athanase arriva vers midi. Il était horriblement pâle.

--Je vous attendais, monsieur, fit l'huissier se méprenant sur les
motifs de cette pâleur, et d'autant plus arrogant qu'il supposait son
subordonné plus craintif.

--Ah! vous m'attendiez, répliqua le clerc d'un ton indifférent.

--Oui, monsieur. M'expliquerez-vous ce que signifie cette conduite?

--Quelle conduite?

--Tout Gérizy ne parle que de vos déportements!

Athanase ne daigna même pas répondre. Il paraissait absorbé dans ses
pensées.

--Déportements! entendez-vous, dé... por... te... ments! Est-ce ainsi
que vous vous débauchez! que vous désertez vos devoirs! que vous
trahissez ma confiance! Car j'avais confiance en lui... Je rêvais pour
lui un avenir dont il est indigne... ma charge et la main de ma fille
peut-être!...

Athanase conservait son immobilité insouciante.

--On vous a vu,--j'en rougis pour mon étude,--on vous voit hanter les
tabagies, vous galvauder au théâtre...

A ce mot, le clerc tressaillit.

--On m'a même assuré que vous étiez épris d'une drôlesse.

--Drôlesse! s'écria-t-il révolté.

--Vous vous permettez maintenant d'élever le ton chez moi... Monsieur
Athanase Briquet, je vous chasse!...

--Vous n'aurez pas cette peine, fit froidement le jeune homme, car je
vous apportais ma démission.

Cette réponse atterra l'huissier, qui comptait sur l'effet de sa menace
pour amener le récalcitrant à résipiscence.

--Votre démission... reprit-il après un silence... votre... Mais que
voulez-vous donc faire?... A quoi êtes-vous bon si ce n'est...

--Je pars pour Paris, où je vais présenter une comédie en trois actes.

C'était la chute du tonnerre pour l'homme de la basoche... Il fit un
haut-le-corps en arrière, puis d'une voix étranglée:

--Le malheureux!... Il déshonorait ma maison à mon insu!

Sans ajouter un mot, il passa dans son cabinet où sa femme lui prodigua
l'eau sucrée.

Pour Athanase--avec une fébrile impatience--il tira de son pupitre de
douleur les manuscrits qu'il y avait laissés, et en fit un paquet qu'il
enveloppa à la hâte, en murmurant:

--Le train part à deux heures... à onze, je serai à Paris. Elle y est
engagée, m'a-t-on dit... J'ignore où; mais n'importe! je la
retrouverai!...

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Une fois débarqué, il avait au hasard commencé sa tournée par le théâtre
des _Divertissements-Plastiques_, et vous savez avec quel succès.



V

UN ARISTARQUE DE PROVINCE


Encore mal remis de sa première algarade--qui ne devait, hélas! pas être
la dernière--le ci-devant clerc suivait le trottoir, la tête baissée et
en proie à de mélancoliques méditations.

Ce début ne présageait rien de bon.

Et, faisant un involontaire retour en arrière, il revit passer devant
ses yeux le patron sévère mais juste, l'étude enfumée mais paisible, le
pupitre monotone mais stable.

--Peut-être aurais-je mieux fait de...

Il n'acheva pas cette pensée, et comme honteux de sa défaillance
fugitive:

--Non! les obstacles ne serviront qu'à surexciter mon courage. Pour
elle, je soulèverai le monde, j'aurai de l'énergie, de la persévérance,
du talent même.

Eulalie! Eulalie!...

Au beau milieu de ses réflexions, il fut soudain rappelé à la vie réelle
par une brusque secousse qui faillit rompre à son détriment les lois de
l'équilibre. Il venait de donner de tout son corps dans un passant.

--Maladroit! s'écria celui-ci... Si vous regardiez devant vous au lieu
de contempler le bout de vos bottes...

--Veuillez m'excuser, fit le songeur en levant le nez, je...

--Comment!... je ne me trompe pas, interrompit le passant. Monsieur
Briquet!

--Monsieur Chamonin!

--Par quel hasard êtes-vous à Paris?

Athanase rougit sans répondre.

--C'était donc vrai, ce qu'on m'avait conté... Vous avez quitté
l'étude?... On ne parle que de cela dans tout Gérizy. On ajoute même
certains détails... Hein, mauvais sujet?

Athanase passa à la nuance cochenille.

--Vous vous taisez? qui ne dit mot consent. Voyez-vous cela, mon
gaillard! Et qu'est-ce que vous en avez fait de notre dugazon? car tout
s'explique maintenant. C'est vous qui l'avez enlevée!

Cette supposition, mise en regard de l'attitude de l'amoureux novice,
formait bien le contraste le plus plaisant du monde et accrut tellement
son embarras que, reculant les limites de la teinte écarlate, il
balbutia:

--Je ne sais... Je vous jure que...

--Comment! ricana Chamonin en le poussant dans un café, de la
dissimulation! Le _nec plus ultrà_ du Don Juanisme!

--De grâce, ne me raillez pas!... Si vous saviez!...

Le _si vous saviez_ était une transition de détresse qui signifiait:
«Par pitié, écoutez-moi...» Athanase avait trouvé un confident, il
s'enlaçait à cette consolation.

L'enlacement dura une heure, durant laquelle il révéla tout à son
auditeur généreusement résigné:

--Ah çà, mon cher, vous êtes fou! exclama ce dernier en manière de point
final.

--Pourquoi? demanda naïvement le clerc.

--Beau comme l'antique, ma parole d'honneur. Vous croyez à votre avenir
dramatique et à l'amour des dugazons, vous!

--Je crois que je l'aime, pas autre chose. Avec ce seul mot, je me sens
capable de tout.

--Mon pauvre ami!... C'est étonnant, chez l'huissier on perd
ordinairement ses illusions de meilleure heure. Mais, trop tendre
insensé, vous ignorez donc absolument la valeur de cette expression:
_Artiste de sous-préfecture_!

Au masculin, c'est un budget de vingt à quarante sous par jour en
moyenne, le dédain des dévots, pour qui un acteur ne sera un homme que
dans cinq ou six révolutions; les rebuffades du cafetier qui,--lorsque
_v'là les comédiens_,--ne cache plus les couverts, mais ferme le livre
de crédit; enfin un mélange étrange et attristant de fatigues,
d'oisiveté, de convoitise, de déclassement et de souffrance.

Au féminin, c'est la vie d'expédients, la toilette de hasard, l'amour de
rencontre; le fils de l'adjoint paye le loyer, un capitaine de la
garnison la robe, un commis le dîner;--ou _vice versâ_; sans compter que
les fils d'adjoint se marient, que les commis s'établissent, que les
garnisons passent, et qu'alors il faut subir le contre-coup de ces
changements. Trouvez donc dans ces chassés-croisés la place du
sentiment.

--Mais il peut y en avoir d'honnêtes...

--Parbleu! puisque _impossible_ n'est pas français! Et après?

--Après! après!

--La réalité en est-elle moins navrante? N'est-ce pas toujours la
grimace sous le sourire forcé? l'oripeau sur le dénûment? Être obligé de
s'acheter un pourpoint de velours quand on n'a pas de paletot; ceindre
le soir un diadème et repriser ses bas le matin... Du diable si l'idéal
résiste à de telles épreuves.

Athanase, comme tous ceux qui sont possédés par une idée fixe, n'avait
aucun souci des tirades qu'il écoutait sans les entendre. Une seule
remarque le frappa.

--D'où vient, demanda-t-il, que vous soyez si bien renseigné sur un
semblable sujet, vous, un principal de notaire?

Chamonin cligna de l'œil malicieusement:

  --Nourri dans le sérail, j'en connais les détours.

Vous ignoriez donc ma qualité de correspondant du _Phare dramatique_,
journal parisien voué aux intérêts du théâtre?... Garçon, le _Phare
dramatique_...

--Mais, alors, vous devez savoir ce qu'est devenue Eulalie.

--Je ne sais rien du tout, par la raison bien simple que je suis ici
depuis trois heures seulement... Lisez-moi ça... là... _Gérizy, 5
février_...



VI

CORRESPONDANCE DÉPARTEMENTALE


Athanase parcourait machinalement le journal que lui avait tendu
Chamonin, sans découvrir l'article revendiqué par le correspondant
satisfait.

En revanche, il avait déjà passé en revue une quantité innombrable de
phrases qui semblaient faire partie d'un dictionnaire commun aux 86
départements.

C'étaient:

«_M. A..., cet artiste consciencieux._»

«_Mlle B..., notre charmante prima donna._»

«_C..., ce comique au jeu si franc._»

«_La ravissante Mme P..., que Paris nous envierait s'il la
connaissait._»

«_L'ensemble de l'exécution a été digne des premières scènes._»

«_Notre habile directeur s'est surpassé lui-même._»

Etc., etc., etc., etc...

Ces litanies d'enthousiasme postal occupaient quatre grandes colonnes.

--C'est singulier, fit candidement notre ingénu, on dirait toujours le
même article.

--Vous plaisantez?... Quand le _Phare dramatique_ aura un correspondant
capable de tourner un compte-rendu comme le mien... Cela vous a un
cachet, une couleur... Eh bien, vous ne l'achevez donc pas?

Athanase venait, sans penser à mal, de poser le journal sur la table.

--C'est que, risqua-t-il, je ne l'ai pas trouvé...

--Je vous l'avais pourtant bien indiqué. Là, au bas de la seconde
colonne de la troisième page... _Gérizy, 5 février_... Prêtez l'oreille,
je vais vous le lire moi-même.

Et Chamonin commença le morceau suivant:

«Le _Phare dramatique_, dans sa haute sollicitude pour les intérêts de
l'art et la décentralisation intellectuelle, a compris le premier toute
l'importance des comptes-rendus que la province envoie à Paris; aussi
sommes-nous fier d'avoir été choisi pour correspondant par ce journal,
digne de prendre pour devise le vers de Térence: _Rien de ce qui est
humain ne m'est étranger_.

»Je suis en même temps heureux d'y représenter une des villes qui
suppléent à la puissance numérique par le goût du beau et le culte des
choses de l'esprit.

»Pour se convaincre de cette vérité flatteuse, il suffit de dresser le
bilan sommaire de notre saison dramatique:

»Huit drames, deux opéras comiques, treize vaudevilles, en moins de
trois mois et demi.

»Cela tient du prodige.

»L'enchanteur à qui nous devons toutes ces merveilles, c'est M.
Pigeonnier, ce directeur infatigable, audacieux, persévérant, dont nous
avons eu maintes fois occasion de mettre en relief les qualités hors
ligne.

»Diriger ainsi, c'est créer.

»En une seule semaine, M. Pigeonnier vient encore de nous offrir coup
sur coup _Indiana et Charlemagne_, un vaudeville éternellement jeune, et
_le Poignard sanglant_, ce drame palpitant qui obtient au boulevard un
succès si retentissant.

»N'est-ce pas le cas de s'écrier avec le poëte:

    ... Cesse de vaincre, ou je cesse d'écrire!

»Il ne nous a pas été donné de voir à Paris _le Poignard sanglant_; mais
nous n'hésitons pas à affirmer que notre troupe intrépide ne craindrait
pas la comparaison.

»Mme Gaspard, notre grand premier rôle, a épuisé toute la gamme des
sentiments et fait vibrer toutes les cordes. Elle a passé en revue
toutes les nuances de la palette la mieux assortie.

»Tour à tour émue, caressante, hautaine, révoltée, elle a tenu captif
sous le charme l'auditoire haletant. La jeunesse si pleine de cœur de
Gérizy a tenu à témoigner à cette grande artiste toute sa sympathie. On
l'a attendue à la sortie, sur la place au Pain, et on lui a décerné là
une véritable ovation.

»Ce sont de ces dates qui se gravent en caractères indélébiles dans la
carrière d'une comédienne.

»A côté de Mme Gaspard, notre éminent Cramoizin a su se faire applaudir
sans être écrasé par ce voisinage. C'est tout dire. Distinction,
chaleur, énergie, M. Cramoizin réunit des qualités qui ne seraient
déplacées nulle part.

»Mlle Balinet, notre piquante soubrette, dans un rôle épisodique, a
montré, comme à son ordinaire, la grâce unie à la beauté.

»Courage, monsieur Panneron! Si je parlais la belle langue virgilienne,
je vous crierais: _Sic itur ad astra!_ Vous avez détaillé votre scène de
folie avec une verve remarquable.

»N'oublions pas Mlle Gonesse, qui n'a qu'une tirade; mais c'est le
propre du talent de faire quelque chose avec rien. Vous entendrez, ou je
me trompe fort, parler avant peu dans la capitale de cette intéressante
artiste.

»Il serait injuste de ne pas constater que la mise en scène a contribué
puissamment au succès. Un amateur, dont la modestie égale le mérite, M.
Anatole Globert, avait, pour l'acte du _Pont du Torrent_, brossé avec
une maestria surprenante un décor de clair de lune qui rappelait les
pâles légendes de la verte Érin.

»Enfin les costumes avaient été remis à neuf pour cette solennité
exceptionnelle.

»Que la province entière imite l'exemple si noblement donné par notre
sous-préfecture et son directeur. M. Pigeonnier a senti que l'art avait
les yeux sur lui, et il a été à la hauteur de cette mission.

»A tous les départements de nous suivre et de se rallier autour du
drapeau que le _Phare dramatique_ porte d'une main si ferme. _Sursum
corda!_...»

Chamonin avait achevé.

--Eh! bien, qu'en dites-vous? questionna-t-il.

--Vous supposez que tous ces détails sur des notabilités de clocher
doivent intéresser les abonnés?

--Les abonnés sont intéressés par leurs propres louanges, qui leur font
digérer celles qu'on décerne à autrui. Vous ne connaissez pas le premier
mot du mécanisme de ces affaires-là...

--J'avoue que jusqu'ici... Mais pourquoi n'avez-vous pas parlé d'Eulalie
alors?

--Parce quelle ne jouait pas dans le drame... Savez-vous que vous
devenez ridicule avec cette monomanie.

--Je l'aime, soupira Briquet...

--Décidément c'est une passion...

--Oh! oui!

--Malgré tous les raisonnements, vous êtes décidé à rester ici et à
chercher les traces de la fugitive?

--Décidé.

--Mais elle n'a aucun talent.

--Monsieur Cha...

--Elle en est à la seconde jeunesse et à la troisième beauté.

--Monsieur Cha...

--Réserve faite du chapitre des aventures...

--Monsieur Chamonin... Je vous en supplie...

--Allons, du moment où c'est sans rémission, avant de repartir pour
Gérizy, je veux au moins que notre rencontre vous soit de quelque
utilité. Accompagnez-moi aux bureaux du _Phare dramatique_, je vous
présenterai... Puisque vous vous lancez dans la mêlée dramatique, cette
relation pourra vous être utile.

--Je vous remercie.

--Vous refusez? Par exemple!... Le _Phare_ est une feuille ou très-utile
ou très-dangereuse.

--Si mes pièces sont bonnes, on en dira naturellement du bien, et si
elles sont mauvaises, on en dira du mal quand même.

Dans les deux cas...

--Saperlotte! vous êtes par trop... amoureux, vous! Est-ce que les
choses se passent ainsi! On est l'ami ou l'ennemi du _Phare_ et il vous
traite en conséquence...

--Encore un coup je vous remercie, mais...

--Tant pis, vous auriez probablement eu des renseignements sur Mlle
Eulalie...

--Je vous suis! s'écria Athanase.



VII

LE PHARE DRAMATIQUE


En l'an 18.., il y avait des bas-fonds dans le journalisme.

Le progrès depuis lors les a desséchés et purifiés,--nous aimons mieux
le croire que d'y aller voir.

Nous pourrions d'ailleurs citer deux, trois et dix feuilles consacrées à
la spécialité théâtrale, et toutes remplissant aujourd'hui avec une
parfaite dignité leur tâche souvent difficile.

Mais en l'an 18.., il y avait les bas-fonds dans le journalisme.

Dans ces bas-fonds on se livrait à des pratiques commerciales sur le
compte desquelles je m'étonne qu'un amateur curieux n'ait pas encore
interrogé le code.

Car enfin...

Vous avez une poche; dans cette poche flâne une bourse,--habitée.

Un individu s'approche; il glisse adroitement la main et opère un
virement de fonds non prévu par la finance.

Le tout--notez-le bien--sans avoir eu recours à la moindre violence,
sans même que vous ayez rien senti.

Nonobstant, un sergent de ville survient, empoigne l'individu, le
conduit au poste, et--il est condamné à un séjour plus ou moins prolongé
dans certains édifices où l'État a la délicatesse de ne pas faire payer
de loyer à ses locataires.

Bien,--très-bien.

Au lieu de cela, vous avez comme précédemment une poche et une bourse.

Un individu s'approche de même que devant: seulement l'individu vous met
sous la gorge un morceau de papier imprimé et vous tient à peu près ce
langage:

«Monsieur, madame ou mademoiselle,

»Vous êtes artiste; la réputation est par conséquent le plus clair de
votre patrimoine.

»Regardez ceci.

»Avec ce petit papier, je puis démontrer à tel nombre de gens que vous
n'avez jamais eu, n'aurez jamais, ou n'avez plus aucun talent.

»En d'autres termes, je suis à même de vous égorgiller un brin.

»Vous plaîrait-il de dénouer les cordons de cette bourse cachotière, qui
a l'air d'avoir des secrets pour moi?...»

Sur ce, vous payez,--et l'avare Mazas ne réclame pas sa proie!

Serait-ce que la violence constitue dans le second cas une circonstance
atténuante?

Non! Décidément je ne me sens point assez fort légiste pour de pareilles
casuistiques, et j'aurais sans scrupule logé gratuitement dans les
édifices cités plus haut le directeur du _Phare dramatique_.

Un homme charmant, en vérité!

Il avait toujours des gants frais, des chemises fines, des bottes
vernies et des chapeaux luisants.

Il avait même une particule--seul cadeau qui ne vînt pas d'autrui et
qu'il se fût fait lui-même.

Quand Chamonin et son protégé se présentèrent dans son cabinet, il était
occupé à parcourir, en compagnie d'un employé qui s'éclipsa aussitôt,
une liste de noms, précédés ou suivis de signes divers.

Chamonin, qui n'y voyait pas plus loin que le bout de sa petite vanité
provinciale et ignorait dans quel guêpier se fourvoyait sa littérature
épistolaire, tendit la main à son directeur et lui présentant sa suite:

--Un de mes amis, mon cher maître. Monsieur Athanase Briquet, qui vient
à Paris avec l'intention de travailler pour le théâtre... Permettez-moi
de le recommander à votre bienveillance...

--Comment donc!... Les amis de nos amis... D'ailleurs, nous sommes
toujours heureux de compter les auteurs nouveaux dans notre clientèle.

Le directeur avait souligné le dernier mot.

--Monsieur voudra bien, ajouta-t-il, nous laisser son adresse; on lui
enverra le journal et à son premier ouvrage, si, comme je n'en doute
pas, il promet et il tient...

Ces deux verbes avaient encore été soulignés adroitement.

--Pardon, monsieur, dit Athanase, mais j'aurais un service plus immédiat
à vous demander. Vous ne pourriez pas me donner des nouvelles de Mlle
Eulalie?

Cette maudite question produisait toujours un effet fatal.

Le directeur du _Phare_ fronça le sourcil et regarda Chamonin d'un air
qui voulait dire:

--Quel idiot m'amenez-vous là?

Après quoi, tout haut:

--Mademoiselle Eulalie?... J'avoue ne pas connaître dans les célébrités
parisiennes...

--Elle jouait les dugazons à Gérizy la semaine dernière, et l'on m'a
assuré qu'elle avait un engagement ici.

--Mon cher monsieur, désolé; mais--si complet que soit notre
journal--nous ne tenons pas l'article _Voyage des dugazons_... Chamonin,
j'aurais un mot à vous dire en particulier.

La formule ne prêtait guère à l'équivoque. Athanase se leva.

--Attendez-moi un instant dans le bureau, fit Chamonin.

L'ex-clerc attendait en effet depuis plusieurs instants, lorsqu'un bruit
soudain vint frapper son oreille.

Du côté du cabinet directorial retentissaient des éclats de rire
auxquels son nom se trouvait mêlé.

--J'ai été ridicule, pensa-t-il en promenant avec embarras les yeux
autour de lui pour s'assurer qu'il n'y avait pas de témoins de sa
déconvenue.

Le bureau était vide; mais ses regards avaient rencontré un papier qu'en
sortant le caissier avait laissé sur la table.

C'était la liste qu'avait remarquée Athanase au moment où il entrait
dans le cabinet directorial. Elle commençait ainsi:

                   *       *       *       *       *

--MADAME L..., _rue Sainte-Anne_.--Abonnement simple; trois mois. Entre
parenthèses, une main, celle de monsieur le directeur, sans doute, avait
ajouté:--_Quelques phrases de compliment banal à l'occasion._

--MONSIEUR M..., _ténor, rue des Martyrs_.--N'a pas encore
renouvelé.--_Écrire au critique musical de lui consacrer une
demi-colonne aigre-douce pour dimanche._

--MONSIEUR N..., _rue Saint-Honoré_.--Désabonné à dater du
15.--_Attaques hebdomadaires._

--MADEMOISELLE V..., _rue Mogador_.--Abonnement de six mois.--_Formules
gracieuses sans exagération._

--MADEMOISELLE P..., _rue Verte_.--Double abonnement de deux ans, payé
d'avance.--_Grande artiste._--_Six articles de fond et une lithographie
dans le courant du premier trimestre._

--MONSIEUR V..., baryton, arrivé cette semaine.--_Se présenter à son
hôtel pour savoir sur quel pied il compte..._

Athanase n'en lut pas davantage, et gagnant la porte: Mieux vaut encore,
pensa-t-il derechef, être ridicule que coquin!



VIII

L'HOMME A L'ABSINTHE


Il était plein de bons sentiments cet Athanase Briquet.--Pauvre garçon!

Je dis: _pauvre garçon!_ parce qu'au dix-neuvième siècle les bons
sentiments font rarement les bonnes affaires.

S'il existait un homme Montyon digne de tous les prix de vertus fondés
ou à fonder, je ne donnerais pas douze cents francs par an de son
avenir. Soyez confiant, on vous dupe; dévoué, on vous exploite; modeste,
on vous passe sur le dos;--et ainsi du reste de la litanie.

Encore sous le coup de sa juste mais candide indignation, le naïf avait
regagné l'hôtel meublé où il était descendu et qu'il avait eu soin de
choisir dans le quartier des théâtres,--à deux pas du boulevard du
Temple.

La journée--au milieu de toutes ces diverses pérégrinations--s'était
promptement écoulée. Il était huit heures quand il rentra dans sa
chambre, décorée de l'ameublement classique: lit à rideaux de calicot,
vieux secrétaire, guéridon à dessus de marbre et toilette-lavabo.

La cheminée était veuve de toute flamme, le carreau de tout tapis. On
aurait dit une cellule de prison.

--Brrrou! grimaça-t-il, qu'il fait froid et triste ici!... A Gérizy du
moins...

Il avait allumé une bougie.

--Voyons! voyons! secouons ces idées-là... Parbleu! j'y pense. Je n'ai
pas dîné, ce doit être la cause de ma mélancolie. Si les grandes pensées
viennent du cœur, les grandes tristesses viennent de l'estomac... Un mot
à garder pour ma comédie future...

Il sonna le garçon, qui remonta bientôt avec un spécimen de bouilli, un
débris de veau rôti, un semblant de légume et un détritus de salade;--le
dîner de la table d'hôte attachée à l'établissement.

--Non!... Décidément, je ne suis pas en train... Ce veau entame avec mon
énergie une lutte que je ne me sens pas le courage de continuer... Je ne
sais si je m'abuse, mais la viande que me donnait le patron à Gérizy me
semblait moins récalcitrante.

Encore ces souvenirs!...

Le fait est que, pour ma première journée, je n'ai pas précisément
obtenu un succès sans nuages.

La façon dont ce brutal portier entend l'hospitalité et celle dont cet
étrange directeur de journal entend la délicatesse ne sont pas faites
pour me causer des transports d'enthousiasme... Et n'avoir pas seulement
pu retrouver ses traces! Où est-elle?

L'image d'Eulalie venait de traverser la cervelle d'Athanase, il n'en
fallait pas davantage pour l'exalter.

--Lâche!... Parce que la route n'est pas semée de fleurs, je me
découragerais... Comme si tout Paris devait deviner qu'un naturel de
Gérizy est arrivé dans ses murs et venir lui offrir sur un plat d'argent
les clefs de tous ses théâtres!...

Mais avec de la persévérance... J'ai deux mille cinq cents francs en
portefeuille. Le fruit des économies que je faisais pour acheter l'étude
du patron... C'est du pain pour deux ans... et en deux ans...

Il tira un de ses manuscrits de sa malle, mais la fatigue l'emporta. Sa
tête retomba sur sa poitrine. Il dormait, il rêvait même.

Dans son rêve, il voyait les directeurs assiéger sa porte; il les
recevait du haut d'un trône, ayant à ses côtés Eulalie en costume de
reine moyen âge. Des _vivats_ ébranlaient les fenêtres. C'était la foule
qui au dehors criait: Vive Athanase Briquet! Vive notre grand
écrivain!...

A une heure du matin, il était encore endormi sur sa chaise. La bougie
allait finir, mais son rêve continuait toujours, quand il fut réveillé
en sursaut par le choc de sa porte ouverte avec fracas.

Un homme ivre entrait en trébuchant et en chantant à tue-tête un couplet
de facture sur l'air de la _Famille de l'Apothicaire_:

    Mon cher ami, vous n'avez rien!
    C'est justement ma maladie...
    Mon cher ami, vous...

Tiens!... quelqu'un chez moi... comme dans la _Rue de la Lune_!... Noble
étranger, je suis votre serviteur.

    Salut, habitant de mes lares...

L'ivrogne entamait l'air de la _Colonne_...

--Pardon, monsieur, dit Athanase à demi réveillé, que demandez-vous?...

--Ce que je demande!... Elle est bonne, par exemple!... Ce que je
demande... Mon lit donc!...

    Mon lit! mon lit! mon pauvre lit!
        Mon lit solitaire
        De célibataire...

Il sera d'autant plus de circonstance que mes jambes...

    Quand tout tourne, tourne, tourne...

L'ivrogne passait à l'air du _Cabaret de Lustucru_.

--Encore une fois, monsieur, je suis ici chez moi. Vous vous trompez.

--Ah! elle est bonne celle-là!... Comme dans _Un Matelas pour deux_...
Je l'ai joué, moi, _Un Matelas pour deux_... Un crâne vaudeville encore
et avec des couplets un peu chics...

    Si vous vendez mon bonnet de coton,
    Mon cher, moi je vendrai la mèche!

Le chanteur détonnait l'air de _J'en guette un petit de mon âge_.

--Monsieur, je vous en prie...

--C'est moi qui vous en prie... Je ne peux pas me coucher devant vous...
Le respect des convenances... Tiens! poursuivit l'ivrogne en
s'approchant de la table d'un pas mal affermi... vous faisiez une pièce
en m'attendant. Il y aura un rôle pour moi, n'est-ce pas? Un rôle
très-gai; parce que moi la gaîté, c'était mon fort!...

--De grâce...

--Parole d'honneur, c'était mon fort, et le couplet aussi:

    En vérité, je vous le dis...

--Monsieur, je vais être obligé d'appeler...

--Certainement que j'ai été rappelé et plus de dix fois, et plus de
vingt aussi... Bravo!... tous! tous!...

--Cette chambre n'est point la vôtre; recueillez vos souvenirs!

--Mes souvenirs!... Pourquoi prononcez-vous ce mot-là?... Je n'en veux
pas de souvenirs, je n'en veux pas! s'écria l'ivrogne avec un accent
strident... Les souvenirs, c'est elle!... Pour y échapper, le vin, les
liqueurs, l'absinthe. L'absinthe surtout... Mais je n'aperçois pas sur
la cheminée la bouteille que j'ai laissée à moitié ce matin... Est-ce
que vraiment j'aurais erré!

--Sans nul doute... Vous êtes ici au numéro 11.

--Tiens!... Les jambes à mon oncle... Moi c'est le 9... Sans rancune,
voisin. On peut se tromper quand il fait nuit... Surtout n'oubliez pas
de me réserver un rôle dans votre machine parce que moi... la gaîté, il
n'y aura jamais mon pareil... Vous permettez que j'allume mon rat à
votre bougie... Jamais il n'y aura mon pareil!...

Sur quoi le nocturne visiteur regagna le corridor en attaquant l'air de
_Kalpigi_.

Athanase l'entendit encore pendant quelque temps, puis les sons lui
semblèrent plus confus. Son rêve recommença.



IX

LA PHILOSOPHIE DES AFFICHES


Le lendemain, la réalité avait reparu.

Athanase--à qui il venait de poindre une idée--était descendu dès le
matin pour inspecter les affiches de théâtre. Il trouva celles de la
veille--que le chiffonnier avait respectées d'aventure.

De la première à la dernière, il les parcourut toutes, cherchant de
préférence les noms placés en vedette.

Car il croyait dans sa simplicité que la fonderie française ne devait
point avoir de caractères assez gigantesques pour annoncer les débuts
d'Eulalie à la capitale du monde civilisé.

Peine inutile! espérance déçue! Et pourtant, Dieu sait s'il en avait
dénombré de ces noms en vedette!

Encore un des signes du temps.

La vedette est à l'affiche ce que le ruolz est au luxe contemporain.
Autrefois on avait des artistes hors ligne et des couverts d'argent.
Aujourd'hui l'on a de l'argenterie de cuivre qui met le clinquant à la
portée de tout le monde et des artistes en maillechort qui remplacent
l'inspiration par la réclame.

Faute de pouvoir grandir son talent, on grossit son nom,--c'est toujours
cela.

Il est tellement ingénu ce bon public! Il se laisse si bien prendre à la
routine du regard!

Si j'avais la baguette du _Diable boiteux_ et que je soulevasse le crâne
d'un bourgeois comme ce parent de Satan Ier soulevait le toit des
maisons, vous seriez témoins d'un travail qui rappelle la célèbre
cristallisation de Stendhal.

Assistez mentalement à la comédie.

L'affiche est là embusquée au coin du mur et guettant sa proie.--Le
bourgeois passe, son épouse l'accompagne.

L'affiche et les yeux du bourgeois se rencontrent,--mais ne se saluent
pas cette première fois. Ils ne se connaissent point encore.

Les yeux ont seulement remarqué des lettres énormes qui lui ont paru
constituer un nom,--celui de Bartavelle, le grand premier rôle de
mélodrame.

A la seconde rencontre, les yeux et l'affiche ont déjà lié un brin de
connaissance. Bartavelle n'est plus un étranger pour le bourgeois.

A la troisième rencontre, les yeux honorent l'affiche d'un petit signe
de familiarité.

--Ah! oui, fait le bourgeois, c'est ce mélodrame dont on s'occupe tant.
Il paraît qu'il y a là un acteur... un nommé Bartavelle...

Le bourgeois n'achève pas, mais à la quatrième rencontre, il a adopté
Bartavelle. Bartavelle est de ses amis, et si sa femme par hasard se
permet de demander quel est ce nouvel acteur:

--Comment, madame, vous n'êtes pas plus au courant? Vous n'avez pas
entendu parler de Bartavelle... Un comédien dont on lit le nom sur
toutes les affiches en lettres hautes comme cela... C'est un garçon
très-fort. Vous comprenez bien qu'on ne donne pas des lettres hautes
comme cela au premier venu... Nous irons ce soir voir jouer
Bartavelle...

C'est là précisément l'effet progressif sur lequel compte la vedette.
Elle sait que la goutte d'eau creuse le rocher et que l'habitude entame
les convictions les plus rebelles.

Aussi quelle ingéniosité à faire naître les prétextes à
extra-typographiques!

Le grand premier rôle, après six mois d'absence, crée un rôle nouveau.

En avant les:

    DÉBUTS
    DE
    M. BARTAVELLE

Le grand premier rôle a un rhume de cerveau.

    PAR INDISPOSITION
    DE
    M. BARTAVELLE

Le grand premier rôle n'a plus de rhume de cerveau et reprend son rôle
le lendemain:

    RENTRÉE
    DE
    M. BARTAVELLE

Le grand premier rôle doit aller à Bougival passer trois jours et
recueillir l'héritage d'un grand oncle:

    POUR LES DERNIÈRES REPRÉSENTATIONS
    DE
    M. BARTAVELLE

Et toujours Bartavelle! Si ce n'est lui, ce sont ses frères. Le système
a fait école et les auteurs eux-mêmes sacrifient aux affiches
grossissantes.

Comment voudriez-vous qu'on ne finît pas par connaître ceux qui
assiégent en si belles _capitales_ l'attention publique?

Mais avouez que voilà des célébrités qui doivent furieusement seconder
le développement...

--De l'art dramatique?

--Non, de l'imprimerie.



X

LES AMOURS D'UN COMIQUE


Athanase, comme nous l'avons dit, n'avait rien trouvé.

Il était revenu tristement à l'hôtel, et regagnait sa chambre isolée. Le
numéro neuf se tenait sur le seuil de sa porte, semblant guetter
quelqu'un ou quelque chose.

En effet, lorsque l'ancien clerc fut tout près:

--Je vous attendais, monsieur, fit avec un salut celui dont
l'intervention nocturne avait si étrangement abusé de l'imprévu.

--Monsieur...

--Veuillez, je vous en prie, entrer un instant chez moi.

--Mais...

--Vous me devez bien cette revanche, répliqua le voisin avec un sourire
un peu forcé... Après la visite singulière que vous avez reçue cette
nuit...

Athanase comprit qu'un refus semblerait un reproche. Il entra.

La chambre du numéro 9 ressemblait pour l'ameublement à la chambre du
numéro 11. Elle ne s'en distinguait que par trois signes particuliers:
un portrait surmonté d'une couronne jaunie; une malle ouverte et remplie
de costumes; enfin, sur la cheminée, une bouteille vide, auprès d'un
verre qui conservait encore un reste d'absinthe.

--Souffrez d'abord, reprit le maître du logis, que je vous présente,
monsieur, mes sincères excuses...

--Par exemple...

--Je me suis rappelé aujourd'hui à mon réveil tous les détails de la
scène déplorable dont je vous ai donné le spectacle.

--Une erreur toute naturelle, puisque nos deux portes se touchent et que
la nuit empêchait d'y voir...

--Ce n'était pas la nuit, c'était l'ivresse qui obscurcissait ma vue et
troublait ma pensée... Oh! je sais combien je suis coupable; mais,
peut-être à ma place, vous-même... Encore une fois, croyez, monsieur,
que je regrette profondément tout ce qui s'est passé.

--Ces excuses, monsieur, étaient inutiles... Il peut arriver à tout le
monde... une fois par hasard...

--Une fois par hasard!... oui, sans doute!... Malheureusement ce
hasard-là se renouvelle chaque mois, chaque semaine, presque chaque
jour!... Habitude maudite, mais invincible!... Poison fatal, mais
précieux, puisqu'à défaut de la consolation il procure l'oubli!

La douleur sympathise avec la douleur. Comme Athanase était dans de
sombres dispositions d'esprit, il écoutait cette sorte de confession
avec un intérêt qui n'échappa point à son interlocuteur.

--A la façon dont vous me regardez, poursuivit celui-ci, je sens que je
vous ai inspiré quelque compassion. Ne protestez pas contre ce mot. La
compassion est tout ce que je mérite; encore bien des gens me la
refuseraient-ils!... Mais vous, vous êtes jeune; avec la sagacité du
cœur vous avez deviné que, sous cette honteuse passion de l'ivrognerie
il en avait couvé une autre?... N'est-ce pas, que vous l'avez deviné?...
Qui sait? Vous aimez peut-être vous-même... C'est de votre âge. Tant
mieux,--pourvu que vous n'aimiez jamais une actrice!

Cette conclusion inattendue fit bondir l'amoureux novice.

--Non! non! répéta lentement le numéro 9, n'aimez jamais une actrice.

--Et... pourquoi?... hasarda Athanase d'une voix émue.

--Est-ce sérieusement que vous me le demandez? Oh! alors on voit bien
que vous n'avez pas, comme moi, vécu vingt-cinq ans la vie théâtrale...

Aimer une actrice, c'est le supplice raffiné, la torture de tous les
instants.

Fût-elle le modèle des vertus domestiques, eût-elle pour vous la
tendresse la plus désintéressée, je vous crierais encore: Malheur!
malheur à vous!... Malheur à vous, si elle échoue, car chacune des
souffrances que lui causent les sifflets, vous les endurez mille fois.

Malheur à vous si elle triomphe; car chacun des bravos qui la saluent
est un rival qui vous vole votre bien.

Malheur à vous toujours; car ce n'est point à vous, c'est au public que
l'actrice appartient!

Son sourire vous fascine; mais elle le prodigue plus charmant encore à
des centaines d'indifférents qui, pour quelques sous, viennent la
posséder du regard.

Ses blanches épaules vous enivrent; mais elle, avec d'horribles
coquetteries, se complaît à sentir la foule les caresser du désir.

Vous voudriez toutes ses minutes, mais la discipline vous la laisse à
peine quelques heures, et les répétitions du plus piètre vaudeville font
faire antichambre à votre amour.

Vous voudriez toutes ses pensées, mais le rondeau qu'elle doit chanter
le soir ne souffre pas la concurrence. De peur d'oublier le trait final,
elle ne se souvient plus de vous aimer.

Vous voudriez tous ses baisers; mais le plus infime cabotin--si _c'est
dans son rôle_--posera par ordre ses lèvres profanes sur ce cou que vous
n'effleurez qu'en frémissant.

Vous voulez toute sa vie, mais la tentation est là sans cesse, épiant,
rôdant, marchandant.

On résiste à un assaut, à dix, à vingt... Puis les diamants sont si
étincelants, les chevaux du coupé si fringants, le contrat de rente si
bien hypothéqué!

Devinez-vous maintenant ce que peut être l'existence de l'homme qui
lutte contre ces influences multiples, jaloux du passé, avare du
présent, incertain de l'avenir; envié par tous, volé par tous, seul
contre tous?

Devinez-vous les atroces cruautés de ce supplice que je ne souhaiterais
pas à mon plus implacable ennemi?

Athanase paraissait réfléchir.

--Eh bien! ce supplice-là, continua le numéro 9, je l'ai enduré, moi, et
je l'ai enduré avec des aggravations féroces.

Je ne sais plus quel écrivain en quête d'une phrase sonore a dit que
faire rire les honnêtes gens est un métier malaisé.

Il aurait dû ajouter que c'est parfois un métier lugubre.

Vous m'avez entendu cette nuit hoqueter dans mon ivresse des lambeaux de
couplets? Ce sont des épaves de mon ancienne profession de comique.

Car j'étais comique, moi!

On ne le croirait pas à voir ma figure ravagée par les soucis, mes yeux
brûlés par les larmes?

J'étais comique!

Est-ce que j'avais le droit d'exister au sérieux? Le lendemain du jour
où on enterrait ma mère, c'était la seconde représentation d'une
drôlichonnerie en sept tableaux.

La direction s'était mise en frais; on n'avait personne pour me
remplacer; il fallut bien débiter avec les grimaces ordinaires les
soixante calembours par à peu près qui diamantaient mon rôle.

J'étais comique,--et j'ai voulu jouer dans la vie les amoureux! Cela
méritait un châtiment, n'est-il pas vrai?

Le châtiment est venu.

Celle dont je m'étais follement épris faisait les ingénues dans la
troupe.

Seize ans à peine, plus belle que les seize ans eux-mêmes... Et moi
j'avais conçu pour elle une passion insensée.

Réellement j'étais comique!

Longtemps je me tus. Un soir au foyer... nous étions seuls tous deux, je
saisis sa main.

Ce que je lui dis, je l'ignore; je sais seulement que je parlai, que je
pleurai, que je fus éloquent.

Mais elle, quand je m'arrêtai frémissant:

--Bravo!... bravo!... Sais-tu que tu es épatant? Tu la fais joliment
bien celle-là!...

Elle est de toi?...

Dites donc, vous autres, ajouta-t-elle en s'adressant à nos camarades
qui arrivaient, il en a une nouvelle, et une chic, allez!...

La blague à la déclaration... Ah! ah! ah!... Si vous aviez vu quelle
figure!... Ah! ah! ah!...

Je t'en prie recommence-nous-la!... Ah! ah! ah!... Il faut te la faire
mettre dans un rôle... Ah! ah! ah!...

J'étais resté anéanti.

Tous mes camarades se joignaient à elle pour me répéter:

--Fais-nous-la donc! Voyons, recommence-la!...

Tenez, quand je me rappelle cette scène... cette scène qui se renouvela
dix fois;--car je l'aimais trop pour me laisser décourager.

Dès que j'abordais ce sujet si poignant pour moi:

--Encore? s'écriait-elle en riant de confiance.

J'insistais. Elle riait plus fort.

--Superbe! ce geste-là!... Tu viens d'avoir une intonation splendide.
Mais pourquoi ne te fais-tu pas fourrer cette charge-là dans une pièce?

Je me tordais de rage, elle se tordait de joie.

C'est juste, j'étais comique!

Si bien qu'à deux pas du suicide, je me suis arrêté--pour mieux
souffrir.

J'ai bu et mon intelligence s'est affaiblie; j'ai bu et l'on m'a
remercié parce que je manquais la réplique en scène; je bois et un de
ces matins on m'enterrera. En apprenant ma mort, Paris y compris,
l'ingénue que vous savez se dira:

--Il était crânement drôle tout de même!

Ce sera mon oraison funèbre.

J'étais comique!...

Athanase paraissait toujours plongé dans ses réflexions.

--Pardon, reprit le vieil acteur en reprenant un peu de calme, je vous
attriste là de mes bavardages. C'est plus fort que moi, quand j'entame
ce chapitre...

Eh bien! vous ne me répondez pas. Est-ce que par hasard j'aurais mis le
doigt sur une plaie non cicatrisée? Est-ce que vous aussi vous aimeriez
une actrice?

En ce cas-là, ce que j'ai dit est bien dit et je ne regrette plus rien,
pas même d'être entré dans votre chambre en dehors de tous les
règlements de la civilité...

Vous profiterez de mes conseils, hein, je vous en prie?

--D'où vient donc, dit Athanase répondant à la question par une autre,
d'où vient donc qu'après avoir tant souffert par le théâtre, vous vous
soyez logé dans ce quartier dont le théâtre est l'âme?



XI

LA NOSTALGIE DES PLANCHES


Le vieux comédien hocha la tête.

--Ceci est une autre affaire. Si vous y aviez passé!

--J'y passerai peut-être, murmura le débutant.

--Vous éprouverez alors un double sentiment qui se dément et se combat.

Après une déchéance comme la mienne, le théâtre ne devrait avoir pour
moi que des souvenirs poignants;--n'importe!

J'ai besoin d'être encore dans son atmosphère.

Dandin, jusque dans la folie, avait l'amour de la procédure et jugeait
les larcins du chien qui avait croqué ses chapons, plutôt que de rester
oisif au logis.

Arrachez le bureaucrate à ses habitudes tyranniques, enlevez-lui l'odeur
fade des paperasses, la chaleur tiède du poêle de faïence, la feuille de
présence et les casiers verts, il dépérira dans sa liberté nouvelle,
cette liberté fût-elle dorée par le plus gros héritage.

J'ai lu quelque part l'histoire d'un épicier enrichi qui, dans son
château princier, regrettait ses tonneaux de mélasse et ses ballots de
café. En parcourant les allées de son parc anglais, il rêvait au cours
des trois-six; devant un beau coucher de soleil, il pensait aux
quinquets de la rue des Lombards.

De sorte que, las de ses bonheurs opprimants, il secoua le joug de la
richesse pour reprendre le collier volontaire de la denrée coloniale.
Son salon servit de boutique. Le piano de sa fille devint un comptoir
sur lequel il pesait pour ses voisins de campagne les provisions qu'il
allait acheter en gros à Paris.

Ce monsieur avait la nostalgie de la cannelle; moi, j'ai la nostalgie
des planches.

Une nostalgie qui ne pardonne pas.

Quand je sors, mes pas se tournent involontairement vers le boulevard du
Temple.

Quand je lis, les journaux de théâtre viennent d'eux-mêmes dans mes
mains.

Quand je pense, mes préoccupations vont toutes de ce côté.

A chaque première représentation, je m'asseois au plus prochain café.
J'écoute les rumeurs, je recueille les avis, et de ces bribes je me
reconstruis la soirée entière, pièce, acteurs et public.

Les industriels qui grouillent autour des salles sont mes amis; du
marchand de programmes au vendeur de contre-marques, je les sens tous de
ma famille.

Si je rencontre dans la rue une voiture de décors, il me passe un
éblouissement.

L'heure à laquelle j'entrais d'ordinaire en scène ne sonne pas une seule
fois sans que mon cœur se serre instinctivement.

Parfois je reste planté sur mes jambes devant la porte du théâtre où je
jouai si longtemps.

Ces gens qui se pressent autour des bureaux, il me semble qu'ils
viennent pour m'applaudir. Toutes les places se garnissent.

Le lustre projette ses miroitements sur la toilette des femmes;
l'orchestre donne le signal.

J'entre en scène.

Ma verve flambe, le rôle est enlevé. Les bravos succèdent aux bravos.

On me rappelle, et... je m'aperçois qu'il pleut à verse et que je me
suis pendant cette extase laissé traverser jusqu'aux os.

Ce qui n'empêche pas que je recommence le lendemain.

--Et elle! n'est-elle pour rien dans vos souvenirs, demanda Athanase?

--Ils ne vivent que par elle.

--Vous l'aimez donc encore?

--Oui.

--Ah! vous voyez bien que vous aviez tort tout à l'heure de me dire de
renoncer à mon amour...

Rien n'est logique comme la monomanie.

La conséquence tirée par Athanase laissa son antagoniste sans réplique.
Le clerc profita de ce mouvement d'hésitation pour être pathétique.

--Et ta! ta! ta!... moi je veux bien, si ça vous amuse, termina le
numéro 9 après plusieurs sorties oratoires du numéro 11... Seulement,
rappelez-vous bien ce que je vous dis. Vous vous en mordrez les
pouces... Maintenant, si vous tenez absolument à retrouver la piste de
la donzelle, je vous conseille d'aller à l'_Agence cosmopolite_.

--Quelle rue?

--Voilà l'adresse. C'est une des maisons qui se chargent de procurer des
engagements aux acteurs... Une façon de bureau de placement, quoi!...
Ils sont au courant de toutes les mutations et vous êtes à peu près
certain...

Mais si vous vouliez m'écouter, vous ne bougeriez plus et vous vous
replaceriez tout tranquillement chez un huissier de Paris... parce
que... quand on aime... Enfin, suffit!

L'ex-clerc était déjà parti.

Du premier étage, il entendit le vieux comédien entonner à pleins
poumons l'air de _la Robe et les Bottes_.

--Encore l'absinthe, murmura-t-il hésitant; car ce chant enroué arrivait
à lui comme un avertissement...

La voix se tut. Athanase reprit sa course.



XII

L'AGENCE COSMOPOLITE


L'_Agence cosmopolite_ était bien, en effet, un véritable bureau de
placement. Trials, laruettes, barytons, pères nobles, ganaches,
traîtres, rôles marqués, déjazets, soprani, soubrettes, mères, utilités,
elle tenait tout ce qui concernait son état.

Elle expédiait sur commande jusqu'aux confins du monde, et avait envoyé
des ténors à Tobolsk, des contralti à Nouka-Hiva.

Curieuse industrie, pour laquelle il faut un cycle de connaissances et
d'aptitudes spéciales.

L'administrateur de l'_Agence cosmopolite_ les réunissait toutes. Il
avait le coup d'œil d'un général d'armée, la mémoire d'un savant,
l'habileté d'un maquignon.

D'un regard il toisait un nouveau venu; en trois minutes il avait
mentalement classé les artistes dans une des catégories par lui
imaginées, et vous aurait dit à un centième près ce que pouvait être son
rendement annuel.

Il possédait sur le bout du doigt la carte théâtrale du monde entier;
sachant que telle ville est impitoyable pour le chant et pitoyable pour
la comédie; que telle autre a la passion du drame; que telle localité du
Nord ne pardonne pas les nez en trompette à ses actrices; que telle
autre ne tient qu'aux mollets de ses danseuses.

Sachant encore le budget de chaque troupe,--ensemble et détail; le jour
où expirait, à cinq cents lieues, l'engagement d'un sujet, et devançant
l'échéance pour proposer son remplaçant.

Sachant...

Que ne savait-il pas?

Il avait surtout l'art infini du placeur.

Jamais commis de nouveautés ne déploya plus de ressources pour faire
accepter du client ce que l'argot spécial intitule des _rossignols_.

Il vous prenait un artiste comme une pièce d'étoffe, le faisait miroiter
aux yeux du chaland, le montrait sous son jour et dans son pli
favorables. Un poëme de diplomatie!

Athanase, en arrivant, pénétra dans la première pièce; c'était
l'officine.

Sur les murailles, plusieurs listes placardées annonçaient les demandes
du moment et indiquaient les tableaux de diverses troupes de province et
de l'étranger.

--Monsieur désire?... interrogea un employé.

Athanase, que les épreuves précédentes avaient légèrement enhardi,
répondit sans rougir autant:

--J'aurais un renseignement à demander à monsieur l'administrateur.

--Veuillez passer au salon.

Dans ce salon, attenant à l'officine, trois personnes attendaient déjà;
deux causaient ensemble, la troisième était seule.

--Pas de chance, disait le premier causeur.

--Bah! tu as été _égayé_?

--Figure-toi que voilà trois villes où je vais. Dans l'une, le directeur
a trouvé que je criais trop haut; dans l'autre, le public a trouvé que
je chantais trop bas; dans la troisième, sous prétexte que je
ressemblais à un adjoint du maire qu'on déteste, on ne m'a pas laissé
chanter du tout. Cris, banquettes cassées, sous jetés sur la scène...
Oh! les débuts! les débuts!

--Cependant, mon cher, si tu étais spectateur payant dans ton trou de
province, et qu'on t'infligeât de force des _pannes_.

--On voit bien que tu as eu de la chance dans tes derniers engagements.

--En effet; mais là n'est pas la raison.

--Je t'attends au prochain _attrapage_.

--Et où vas-tu aller?

--A Liége, je crois.

--Jolie ville.

--Oui; on dit surtout que le directeur est une espèce d'imbécile dont on
fait ce qu'on veut...

L'administrateur de l'_Agence cosmopolite_ venait d'ouvrir une porte
latérale, et s'adressant à la troisième personne, qui prêtait avec une
attention soutenue l'oreille à la conversation:

--Monsieur le directeur du théâtre de Liége, donnez-vous donc la peine
d'entrer.

Le directeur obéit en lançant un coup d'œil qui démontrait suffisamment
qu'il avait recueilli l'épithète de l'artiste.

--Bien! très-bien! fit celui-ci. Ces choses-là n'arrivent qu'à moi.
Encore un engagement de passé au bleu. Ce n'est ma foi pas la peine que
j'attende plus longtemps. Viens-tu?

Les deux causeurs sortirent de compagnie, laissant Athanase seul dans le
salon.

Au bout d'une demi-heure, le directeur liégeois reparut enfin,
accompagné par l'administrateur de l'_Agence cosmopolite_.

--Ainsi, disait l'administrateur, vous ne vous décidez pas pour mon
baryton?

--Mon cher, que voulez-vous que je fasse d'un baryton qui louche?

--Vous vous figurez qu'il louche; c'est une idée. Il a tout au plus un
léger regard du côté droit... En ayant soin de chanter de profil...

--Son jeu est froid.

--Par exemple! Il a de la tenue.

--Il est trop petit.

--Peuh! Je vous conseille d'engager un géant. Les grands acteurs sont
déplacés dans la plupart des rôles, ils encombrent la scène. D'ailleurs,
vous ne réfléchissez pas aux conditions... c'est pour rien.

--A la vérité.

--Par le temps qui court, vous ne trouveriez pas...

--J'en conviens; mais ce maudit œil.

--En chantant de profil, vous savez! et au moins trois cents francs
d'économie par mois sur tous les autres barytons que je pourrais vous
fournir.

--Sans doute... Seulement, cette diable de taille.

--Trois cents francs par mois, c'est une somme.

--Allons! puisque vous le voulez.

--Pas du tout. Notez bien que je ne vous contrains en rien. Celui-là ou
un autre.

--J'en conviens.

--Si même vous croyez que j'aie quelque intérêt à vous parler ainsi, ne
le prenez pas.

--Nullement.

--Mais, si! J'ai précisément, dans une autre ville, l'occasion de le
placer.

--C'est signé, je l'engage.

--Comme il vous plaira. Quant à moi...

Le directeur de l'_Agence cosmopolite_ venait de donner un petit
spécimen de son savoir-faire. Après avoir reconduit le directeur jusqu'à
la porte, il rentra en se frottant les mains,--avec la satisfaction bien
légitime d'un homme qui vient de soulager son catalogue d'un baryton qui
louche.

Il s'arrêta devant Athanase, et le passant en revue de la tête aux
pieds:

--Vous jouez les grimes?...

--Non, monsieur.

--Tant pis. Vous avez tort; c'est là votre vocation... Auriez-vous la
faiblesse de vous destiner aux rôles tenus?

--Pas davantage.

--Vous sortez du Conservatoire?... Non... Des cafés-chantants, alors;
car je ne me rappelle pas encore vous avoir placé nulle part. Dans quel
prix désirez-vous une position?

--Monsieur, le sujet qui m'amène n'est pas celui-là.

--Auriez-vous une direction? celle de la troupe ambulante de Pithiviers,
peut-être?... Je sais qu'on devait la donner. Vous ferez bien de
renouveler tout votre monde...

--Je n'ai pas l'honneur de...

--Ah!

--Je venais simplement vous demander un renseignement.

--Lequel?

--On m'a fait espérer que vous pourriez me procurer l'adresse d'une
personne... à laquelle je m'intéresse et qui doit être engagée à Paris,
Mlle Eulalie.

--Certainement... c'est notre maison qui a fait cette affaire... Mlle
Eulalie joue le drame.

--Le drame?... Alors ce n'est pas la même. Celle-là tenait l'emploi de
dugazon à Gérizy; par conséquent...

--La belle raison. Comme si l'on ne changeait pas de genre à volonté
aujourd'hui. Dans l'ancienne tradition, on avait la ridicule manie de
s'immobiliser... Nous voyons journellement, à présent, une artiste
commencer par la danse, continuer par le chant, poursuivre par la
comédie et finir par le mélodrame.

--J'ignorais cette particularité.

--Mlle Eulalie joue, je vous le répète, le drame au _Théâtre de la
Croix-de-ma-mère_. Elle demeure, 12, rue de la Tour-d'Auvergne.

--Combien je vous suis obligé, monsieur.

--De rien;--mais je vous assure que vous avez tort de ne pas embrasser
les grimes.



XIII

UNE ÉLÈVE DU CONSERVATOIRE


Eulalie était élève du Conservatoire.

Née de parents fruitiers, mais honnêtes, elle avait passé les belles
années de son enfance à écosser des pois, jusqu'au jour où, l'enfance
étant devenue adolescence, un professeur de cet établissement, client de
la boutique paternelle, fut frappé à la fois de ce qu'il eut
l'indulgence d'appeler sa beauté et sa jolie voix.

Pour la beauté, un nez légèrement retroussé,--il les aimait comme ça, le
digne homme!--et une paire d'yeux largement fendus avaient suffi à son
enthousiasme.

Quant à la voix, après avoir entendu la petite fredonner sans fausse
note un refrain de romance populaire, il avait déclaré sans hésiter
qu'une grande artiste était née.

Que voulez-vous? c'était sa marotte à ce professeur! Il avait--comme
beaucoup de ses collègues--la manie d'inventer des _étoiles_.

Dans les rues, dans les maisons, en voyage, partout où il entendait un
son poussé par un gosier humain il prêtait l'oreille avec une
scrupuleuse attention et au moins cinq fois sur dix assurait qu'il
venait de découvrir un ténor superbe, une basse magnifique ou un soprano
hors ligne.

Il avait ainsi embrigadé dans sa carrière plusieurs douzaines de génies
musicaux arrachés à des professions que plus d'un devait regretter
ensuite.

Eulalie se trouva du nombre des embrigadées.

Élève du Conservatoire! c'est un trophée pour une écosseuse de pois.
Sans doute, en suivant les traces de sa famille, la fillette aurait pu
gagner gros, épouser un brave et excellent garçon, vivre heureuse et
avoir beaucoup d'enfants.

Mais élève du Conservatoire!

Il y avait de tout dans ce titre-là: de la gloire et de l'argent, des
ovations et des équipages, des adorations et des meubles en bois de
rose.

Et à ce propos, si j'étais sûr de ne pas être enfermé dans la maison du
docteur Blanche pour prix de mes efforts désintéressés, je me
permettrais d'adresser au Sénat une pétition ainsi conçue:

  «Messieurs les Sénateurs,

  »Il est de prudence élémentaire chez tous les peuples et dans toutes
  les conjonctures de prévenir par des précautions sagement combinées
  les catastrophes que peut prévoir l'intelligence humaine.

  »Les chemins de fer ont appris, à nos dépens, la nécessité de signaux
  conservateurs; la police maritime veille à l'entretien des phares;
  l'édilité place devant les fondrières trop nombreuses de ses macadams
  des lanternes rouges qui crient _casse-cou_ au passant; enfin je doute
  qu'aucun ingénieur autorisât la construction d'un pont sans parapet.

  »Ne serait-il pas à la fois juste et prévoyant de mettre un simple
  garde-fou et d'allumer un humble lampion sur les bords glissants de ce
  précipice qu'on nomme le Conservatoire?

  »Les accidents s'y multiplient avec une continuité qui appelle
  d'urgence l'attention de l'autorité.

  »En conséquence, Messieurs les Sénateurs, j'ai l'honneur de vous
  proposer une mesure qui remplirait à la fois et, je crois, avec
  utilité, le double emploi de garde-fou et de lampion.

  »Elle consisterait à publier le martyrologe rétrospectif des
  infortunés de l'un et l'autre sexe qui, pour avoir glissé sur cette
  pente redoutable, ont vu leur existence compromise ou perdue par ce
  cruel événement.

  »Pour cela il suffirait de dresser des listes comparatives du nombre
  des élèves admis, en faisant suivre le nom de chacun de renseignements
  succincts mais précis sur la carrière par lui parcourue au sortir
  dudit établissement.

  »Les listes en question seraient ensuite tenues au courant chaque
  année et déposées dans un lieu public où quiconque aurait la tentation
  de suivre cette carrière pourrait auparavant venir les consulter et
  s'édifier lui-même.

  »De cette façon, Messieurs les Sénateurs, vous auriez la satisfaction
  d'avoir fait servir par hasard la statistique à quelque chose, en
  arrachant à un péril imminent des citoyens et des citoyennes dont la
  reconnaissance bénirait plus tard votre bienveillante sollicitude, et
  l'autorité cesserait d'avoir à se reprocher des malheurs qu'il ne
  faudrait plus attribuer qu'à la témérité des victimes.

  »Daignez, Messieurs les Sénateurs, agréer les civilités empressées de
  votre très-humble serviteur.»

Telle est la pétition pour laquelle j'ai maintes fois été tenté déjà de
prendre la plume.

Mais la réforme est si rationnelle que décidément j'aurais trop de
chances d'être dirigé sur la maison du docteur Blanche!

Tant pis pour les Eulalies de demain et des jours suivants!

La nôtre, après avoir partagé les illusions d'usage, devait partager les
déceptions accoutumées.

On avait fait passer sa voix sous ce niveau banal et impitoyable qui
supprime toutes les cimes; on avait soumis son goût à cette orthopédie
classique qui traite l'originalité comme une infirmité; on lui avait
enfin décerné quelques-uns de ces accessits de pacotille qui coûtent un
ou deux pleurs à la sensibilité des parents sans jamais rien rapporter à
l'avenir des enfants.

Puis--comme l'habitude de manger est une première nature--il avait fallu
accepter, au lieu du Grand-Opéra rêvé, les épreuves du cabotinage de
province.

La filière est la même pour tous les accessits, qu'ils soient décernés
au nom du chant, du drame ou de la comédie.

O déchéance!

La voilà donc cette vie ambitionnée! S'étioler dans un petit coin, user
sa mémoire à un travail forcé, arriver pédestrement dans un théâtre
borgne, gravir un escalier boueux, entrer dans une loge aux murs
suintants, se déshabiller et s'habiller en grelottant, entrer en scène
en tremblant, jouer avec des mâchoires devant des Béotiens dont les
sifflets humilient sans que leurs bravos réjouissent, regagner la loge
humide, grelotter de nouveau pour dépouiller les oripeaux, redescendre
l'escalier toujours boueux, traverser les rues désertes et rentrer au
gîte seule ou dans quelle compagnie!...

La voilà donc cette vie ambitionnée.

Oh comme Eulalie aurait bien voulu n'avoir jamais été élève du
Conservatoire!



XIV

INTÉRIEUR D'ACTRICE


La dugazon languissait ainsi à Gérizy, quand celui que la prose du
_Phare dramatique_ appelait _notre éminent Cramoizin_, obtint,--grâce à
des protections,--un emploi de demi-comparse au _Théâtre de la
Croix-de-ma-mère_.

Être éminent et avoir des protections pour en arriver à une position
sociale qui vous permette de dire dans le cours d'une soirée trois
phrases et demie dans le genre de:

«_Madame la duchesse, votre fête est charmante._»

N'est-ce pas un des exemples les plus cruels des ironies de la
phraséologie humaine?

Quoi qu'il en soit, au moment du départ, notre éminent Cramoizin s'était
souvenu des préférences dont la dugazon passait pour l'avoir honoré
jadis, et il lui avait prouvé sa reconnaissance en lui procurant pour la
même scène un engagement mitoyen entre l'actrice et la figurante.

Mais, à Paris, n'y avait-il pas le chapitre des crédits extraordinaires?

Le _Théâtre de la Croix-de-ma-mère_, adoptant le système de la confusion
des genres, si répandu aujourd'hui, variait le mélodrame par la féerie,
et, dans la féerie, le maillot peut mener à tout.

Bref, Eulalie avait accepté avec empressement, et s'était installée rue
de la Tour-d'Auvergne, comme l'avait dit l'administrateur de l'Agence
cosmopolite.

Quelle installation!

C'est surtout dans la vie théâtrale que la roche Tarpéienne est près du
Capitole.

A une extrémité, les splendeurs inouïes, les traitements insensés, les
luxes arrogants; à l'autre, les privations et les misères.

Eulalie en était à l'extrémité fâcheuse.

Une chambre précédée d'une pièce qui cumulait les fonctions de cuisine,
d'antichambre et de cabinet de toilette.

Dans la chambre, qu'un marchand de meubles avait décorée, moyennant
location, de ses produits de rebut, Eulalie achève d'onduler ses cheveux
avec une pincette chauffée à la cheminée, tout en consommant un débris
de charcuterie.

De temps en temps elle exécute une roulade pour s'assurer--c'est son
expression--que _la voix ne se rouille pas_ dans l'inaction, ou adresse
la parole à une femme de ménage qui reprise le bas d'une robe de soie
effrangée par un usage trop prolongé.

--Il n'est pas fameux, ce petit salé... Pour combien en avez-vous pris,
madame Michel?

--Pour six sous.

--Les charcutiers de Paris sont joliment voleurs. A Gérizy, pour le même
prix, j'en avais deux fois autant...

--Tout augmente, que c'est affreux.

--Je ne m'aperçois pas assez de cette augmentation-là dans nos
appointements... Do, ré, si, sol!... Tâchez que ce soit une reprise
perdue...

--Dame!... sauf votre respect, la robe est un peu mûre.

--Un peu, beaucoup; mais il faut espérer que ce ne sera pas toujours
comme ça... Tra, la, la, la, la, la... Si, sol, do, la, la, fa!...

--Je le crois ben... quand on a votre physique...

--Hier au soir, j'ai reçu une lettre...

--Voyez-vous ce que je vous disais... si j'avais des fonds, je les
placerais les yeux fermés sur votre avenir...

--Cette bonne madame Michel.

--C'est que je m'y connais... Feu Michel, mon défunt, n'a pas été
souffleur pour rien pendant dix-sept ans et neuf mois... Oui, madame,
dix-sept ans et neuf mois passés dans la boîte de chêne... Ce n'est pas
un jour; sans compter que pendant ce laps, il n'a pas une seule fois
voulu voir comment était faite la salle avec le public dedans.

Eulalie avait allumé une cigarette pour son dessert.

--C'est drôle, hein!... poursuivit madame Michel, de vivre si longtemps
dans un théâtre et de ne jamais être en tête-à-tête qu'avec le bas des
jambes des acteurs et des actrices... mais aussi il n'y avait pas son
pareil pour souffler... Esclave de son devoir, quoi!... Il n'a pas fait
manquer une réplique pendant tout son laps!... il n'avait même pas
besoin de regarder les artistes! Il devinait qu'ils allaient être
embarrassés, rien qu'à voir la manière dont ils trémoussaient des
jambes... Un rude homme, sans flatterie... C'est pour vous dire que j'ai
le droit d'avoir une opinion. Je parierais que cette lettre est au moins
d'un grand seigneur...

--Oh! un grand seigneur... Vous exagérez, madame Michel...

--Toujours bien d'un négociant en gros.

--Plutôt.

--Ma foi, moi j'aimerais autant... Rien que dans la rue des Lombards il
y a des fabricants de produits chimiques qui sont crânement dans leurs
affaires, allez!... Et sa lettre est bien brûlante?...

--Madame Michel!

--Faites excuse, mademoiselle; mais j'adore ça, moi, les amourettes; ça
me ragaillardit... Que feu Michel, mon défunt, qui savait mon faible, il
a tout fait pour me faire entrer habilleuse à son théâtre...

--Il me demande la permission de se présenter chez moi...

--Comment donc!... Le produit chimique n'a jamais eu que de bons
sentiments, j'en répondrais comme de moi, de ct' homme! Et quand est-ce
qu'il viendra?

--Aujourd'hui...

--A la bonne heure! Ce n'est pas un perdeur de temps... Vous pouvez vous
vanter d'avoir joliment fait de venir à Paris. Voilà votre affaire
bâclée...

--Vous arrangez les choses à votre façon.

--C'est la bonne... Pourquoi bouder contre la chance?

--Rien ne vous prouve que ce monsieur...

--Est un homme sérieux. Quand je vous répète que j'ai des pressentiments
qui ne me trompent jamais... Si vous tenez à en être plus sûre, je vas
vous faire une réussite.

--Oh! oui! une réussite.

--Vous allez m'en dire des nouvelles... Je sais les cartes absolument
comme si j'étais dedans...

Eulalie et Mme Michel étaient plongées dans leurs opérations
cartomanciennes et celle-ci répétait en montrant le dix de trèfle et le
roi de carreau:

--Toujours de l'argent et un homme d'âge... C'est comme si le notaire y
avait passé.

A ce moment on sonna discrètement à la porte.

Les deux femmes bondirent.

--C'est lui! s'écria Eulalie.

--A quelle heure qu'il devait donc venir?

--A deux heures...

--Il les est... Hein! tout de même, comme ça fait passer le temps, ces
scélérates de cartes...

--Madame Michel, ma robe, bien vite...

--J'ai encore un point à y faire.

--N'importe... Mettez donc du bois dans la cheminée... Ouvrez un peu la
fenêtre pour enlever l'odeur de la cigarette... serrez le paquet de
Maryland...

--Minute... Comme vous y allez! on ne peut pas se couper en quatre!

La sonnette retentit une seconde fois...

--Il va s'en aller, soupira Eulalie avec angoisse...

--Il n'y a pas de risque... Il doit nous entendre remuer à travers la
porte... Et puis les amoureux, ça ne se décourage pas si facilement.

--Suis-je bien coiffée?

--A croquer.

--Allez ouvrir alors... Non!... l'assiette au petit salé qui est restée
sur le milieu de la table.

--Parbleu! il doit bien se douter que vous mangez...

Pour la troisième fois, on agita la sonnette...

--Quand je vous disais qu'il ne perdrait pas courage si facilement...
Surtout recevez-le avec dignité et rappelez-vous le roi de carreau...
Vous m'en direz des nouvelles demain matin...

Mme Michel était enfin allée ouvrir.

Eulalie, dans une attitude digne et réservée faisait bouffer de son
mieux sa robe de soie passée, et attendait, assise auprès du feu, le
visiteur annoncé par des pronostics si dorés.



XV

PÉRIPÉTIE


Ce fut Athanase Briquet qui entra...

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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XVI

UNE PREMIÈRE ENTREVUE


La femme de ménage s'était discrètement retirée, après avoir ouvert la
porte à l'étranger. Eulalie attendait pour tourner la tête que celui-ci
prît la parole.

Athanase restait donc livré à son irrésolution et à sa timidité.

Il n'osait avancer, et s'était arrêté sur le seuil de la chambre,
tortillant gauchement son chapeau entre ses doigts.

C'est qu'il avait depuis quinze jours ajourné sans cesse ce moment
ardemment souhaité; c'est qu'il avait fait vingt plans de campagne avant
d'en adopter un; c'est qu'il avait écrit trente lettres avant d'envoyer
celle qui avait donné carrière aux suppositions que vous savez.

De son côté Athanase n'avait pas été sans se livrer, sur l'intérieur
d'Eulalie, à des hypothèses que la réalité venait violemment démentir.

Pouvait-il se représenter le boudoir d'une actrice parisienne autrement
que sous des couleurs empruntées à la palette des _Mille et une Nuits_?

Au lieu de cela, il retrouvait à Paris une simplicité très-proche
parente des protêts de Gérizy, et sa surprise augmentait encore son
embarras.

Ce qui prouve sa bonne foi;--car un roué n'aurait pas manqué de puiser
dans cette circonstance une subite hardiesse.

La situation cependant ne pouvait se prolonger et Eulalie, voyant que la
montagne ne venait pas assez vite à elle, se décida à aller à la
montagne.

N'était-elle pas un peu parente de Mahomet,--ne fût-ce que par son
paradis?

Donc se retournant tout à coup:

--Veuillez, monsieur, prendre la peine...

Elle laissa la phrase en suspens à la vue d'Athanase.

Étriqué dans son habit vert bouteille, tremblant, changeant de couleur,
il avait un air piteux qui répondait si peu aux promesses du roi de
carreau accompagné de beaucoup de trèfle!

L'actrice d'ailleurs venait de reconnaître,--avec la mémoire de la
bourse,--le clerc aux protêts provinciaux. Aussi, se méprenant
complétement et songeant à certaine créance qu'elle avait laissée
là-bas:

--Ah! c'est vous, jeune homme, fit-elle d'un petit ton dédaigneux. Il
paraît que vous vous entendez à suivre les pistes...

--Mademoiselle, répondit Athanase se méprenant à son tour, si je me suis
permis de vous attendre le soir à la sortie du théâtre...

--Vraiment! de mieux en mieux! Mais c'est de la haute police... Vous
avez tort de ne pas vous présenter à la préfecture; on utiliserait vos
mérites.

--A la préfecture?... Je ne comprends pas...

--Cela m'étonne de votre part... Un si habile limier!... Croyez-moi, mon
cher, vous gagneriez plus à ce métier-là que dans vos fonctions de
saute-ruisseau chez votre loup-cervier de province...

L'épithète de saute-ruisseau était entrée comme une lame de poignard
dans le cœur de l'amoureux.

--A propos, reprit la comédienne, que me veut-il, votre monsieur
Loyal?...

Encore un morceau de sa façon... Donnez, l'ami... et dites-lui qu'une
autre fois il ne prenne pas la peine de faire voyager à mon intention
ses petits clercs... Ils n'auraient qu'à se perdre en route... Eh bien!
ce protêt, cette saisie, ce n'importe quoi... Donnez!

--Mademoiselle, fit Athanase suffoquant... Mademoiselle...

--Ah! mais non! c'est déjà bien assez d'être forcée de lire votre prose,
sans l'entendre par-dessus le marché... Donnez donc, monsieur le clerc.

--Je ne suis plus clerc! cria le malheureux.

--Pas possible!... Mais alors qu'êtes-vous donc?

--Je suis... Je suis... amoureux. Amoureux à en perdre la raison.

--Grand Dieu! riposta Eulalie en parodiant le ton tragique de cette
déclaration... Serait-ce par hasard vous, Monsieur, qui...

Et en montrant la lettre elle toisait avec insolence Athanase qui fit de
la tête un signe honteusement affirmatif.

--Vous! reprit l'actrice courroucée... Vous! Vous!...

Ces trois exclamations avaient parcouru une gamme descendante en passant
de la colère à l'ironie, de l'ironie à la gaîté folle.

--Je ne savais pas... ah! ah! ah! ah!... que dans les études... ah! ah!
ah! ah!... on apprît à libeller... ah! ah! ah!... ce genre d'actes...
Soyez convaincu, monsieur, que je suis très-honorée... ah! ah! ah!...
des hommages d'un personnage aussi important... d'un homme que sa
fortune et son talent... Désolée, mais on m'attend au théâtre pour une
répé... ah! ah! ah!... pour une répétition.

--Ordinairement vous n'y allez qu'à trois heures, balbutia Athanase.

--En vérité... monsieur est supérieurement renseigné... C'est juste.
J'oubliais que monsieur a bien voulu me suivre... Afin de vous épargner
aujourd'hui cette fatigue, permettez-moi de vous prier de passer
devant!...



XVII

NUMÉRO NEUF ET NUMÉRO ONZE


--Triple sot! animal! butor!... soupirait le numéro 11 en arpentant sa
chambre avec fureur... n'avoir pas trouvé un mot à répondre!... m'être
laissé terrasser par ses railleries...

N'avait-elle pas le droit de me railler, quand stupide et hébété...

--Eh bien! eh bien!... qu'est-ce qu'il y a?

    D'où vient ce tapage,
    Ce tapage, ce tapage?...

C'était le numéro 9 qui entrait chez son voisin.

Le vieux comique avait déjà une légère pointe, comme l'attestait le
fragment de couplet qui escortait son apparition.

--Bigre! nous avons l'air furieusement agité aujourd'hui! L'aurions-nous
vue, par hasard?

--Oui, je l'ai vue.

--Il paraît que le colloque n'a pas été caressant...

      Dans ce temps-là,
    C'était déjà comm' ça!...

--Mon pauvre ami, je suis bien malheureux... J'ai été bête, j'ai été
grotesque... J'entends encore ses rires...

--Ah! elle a ri... L'autre aussi elle riait... Vous savez, l'autre... ma
Berthe!

Parbleu!... Est-ce qu'elles ne se ressemblent pas toutes?

--Elle a eu raison de rire, reprit Athanase avec animation. Elle a eu
raison de me dire que je n'avais ni fortune, ni talent.

--Et moi, je vous répète qu'elles se ressemblent toutes... Comme
chantait un couplet sur l'air _Du serin qui te fait envie_.

    Des femmes s'lon moi la meilleure,
    Ne vaut...

--Pas de talent!... pas de fortune!...

--Vous voyez bien que c'est une sans cœur comme ses pareilles et quand
je vous conseillais de ne plus l'aimer...

Pauvre garçon... A votre place je n'irais pas par quatre chemins.
L'absinthe, voyez-vous, il n'y a que cela pour l'oublier.

--Et moi, je préfère le travail pour la mériter.

--A votre aise... chacun son goût... si vous croyez que ça vous mènera
loin, vos pièces... Au revoir, voisin...

      Au revoir,
      A ce soir,
    Dans ma chambrette...

Et le numéro 9 regagna sa bouteille, tandis que le numéro 11 tirait ses
manuscrits de son secrétaire.



XVIII

ÉCRITURES EN TOUS GENRES


Pendant un an, ce fut un labeur opiniâtre.

Il s'agissait de conquérir cette fortune et ce talent dont l'actrice
avait si ironiquement déploré l'absence.

Athanase ne sortait que pour aller au théâtre où jouait Eulalie. Il
avait, quand ses forces faiblissaient, besoin de la voir pour ranimer
son énergie. Après quoi, il revenait de la représentation, plein d'une
ardeur nouvelle.

Comment, en effet, aurait-il pu être distrait de son idée fixe?

Il ne connaissait personne à Paris, n'avait pour toute relation que ses
rapports de voisinage avec le comique en retraite; et celui-ci
entremêlait ses conseils de trop de couplets pour que ses remontrances
eussent le poids nécessaire.

Au bout de l'année, Athanase avait achevé un drame, revu et
corrigé--Dieu sait combien de fois.

Le drame était naturellement destiné au _Théâtre de la
Croix-de-ma-mère_, avec rôle pour Eulalie; mais il fallait auparavant
faire mettre au net le brouillon aux innombrables surcharges.

Athanase se rendit chez un copiste dont son voisin lui avait donné
l'adresse.

Un des types les plus intéressants que celui du copiste dramatique.

Ces _entreprises d'écritures_ sont de véritables administrations, qui
enrégimentent les employés par dizaines.

Le chef de l'entreprise réalise d'ordinaire de très-beaux bénéfices; les
employés gagnent trois francs par jour.

Pauvres gens! Quelques-uns, avant de copier les pièces d'autrui, en ont
fait peut-être; à coup sûr, après en avoir copié, ils ne seront jamais
tentés d'en faire!

Ils sont trop bien renseignés pour cela.

Mais ils gardent leurs renseignements pour eux.

Avec un peu d'exercice, ils se font à l'égard du manuscrit cette
impassibilité que le médecin acquiert en face de la souffrance, le
fossoyeur en face de la tombe!

Tous les esprits sont pour eux égaux devant le _tant la ligne_;--et
cette égalité a quelque chose de vraiment fatal.

Ils sont presque sinistres, ces indifférents de la ronde et de la
bâtarde.

C'est un débutant, c'est un maniaque, c'est un auteur célèbre...
n'importe!

Le copiste reçoit la commande avec le même coup d'œil.

Si, pourtant, il voulait ou osait parler!

Au débutant il dirait:

«Jeune homme, vous abordez une carrière où tout le monde se croit
appelé, où tout le monde veut être élu.

»Vous arrivez avec votre cher manuscrit en poche. Vous ne l'avez point
encore tiré, mais déjà je le devine. Il est en vers, peut-être, en cinq
actes au moins.

»Hélas! j'en ai tant vu mourir de ces actes!

»Jeune homme, vous croyez avoir fait un chef-d'œuvre, c'est l'ordinaire;
vous avez hypothéqué sur chaque tirade une espérance; vous avez même
trouvé des amis qui vous ont confirmé dans ces croyances.

»Et quand même ils auraient dit vrai, les compères de l'amitié! quand
même le chef-d'œuvre existerait!

»Je ne vous conseillerais pas moins de reprendre votre rouleau
bien-aimé, et de tourner les talons.

»Ce seraient vingt-cinq francs d'économisés.

»Si je vous parle ainsi, c'est dans votre intérêt; j'y perds une
affaire, mais j'y sauve sans doute une existence.

»Adieu, jeune homme, sans rancune;--et surtout, pas au revoir!»

Au maniaque, le copiste dirait encore:

«Bonjour, l'ami, je te connais.

»Les journaux gouailleurs s'arrachent les lambeaux de tes œuvres; tu es
le bouc émissaire de toutes les plaisanteries, le patito du grotesque.

»Et pourtant, tes cheveux grisonnent. Triste chose que de voir profaner
la vieillesse.

»Et pourtant tu portes un nom honorable. Triste chose que de le voir
livré en pâture aux quolibets.

»Va-t'en, je t'en prie, et change de marotte.

»Les folies furieuses inspirent une respectueuse terreur; les folies
inoffensives n'excitent que la moquerie.»

Il dirait enfin à l'auteur célèbre:

«Maître, je vous salue.

»Vous avez eu de beaux et retentissants succès depuis quelque temps, et
vous êtes aussi grand que je suis humble.

»Votre grandeur cependant ne m'impose pas, et je copie votre prose du
même train que je copierais un vaudeville des Funambules. Ne serait-ce
pas un avertissement dont vous feriez bien de profiter? J'en ai tant
transcrit d'auteurs à succès, qui, aujourd'hui...

»Maître, soyez modeste, car l'avenir n'est à personne; redoublez
d'efforts, car la vogue se lasse; défiez-vous, car l'envie veille...»

Il dirait cela, le copiste, et bien d'autres choses aussi;--mais son
égoïsme trouve moins fatigant de ne rien dire du tout.

Copie ce que dois, advienne que pourra.



XIX

LE CARNET D'UN COPISTE


J'en sais pourtant un qui s'était départi de cette règle d'insouciance
systématique; c'était un naufragé du déclassement, dont la plume aurait
mieux mérité que ce métier d'esclavage calligraphique.

Après sa mort, on trouva dans ses papiers un carnet sur lequel il avait
coutume d'inscrire au jour le jour ses impressions.

C'était un recueil fantasque et sans suite, d'observations, de boutades,
de pensées, de critiques.

Je puise au hasard quelques fragments dans l'original, qu'une suite de
hasards amena dans mes mains:

                   *       *       *       *       *

«Janvier, 18...

»Ce matin, le patron m'a donné à copier un manuscrit signé d'un auteur
connu et d'un aspirant dramaturge.

»J'ai compté les lignes.

»Il y en a _trois_ de la main de l'auteur connu; le reste est du
petit...

»Bien entendu, l'auteur connu sera nommé le premier et touchera les
trois quarts des droits.

»C'est peut-être parce que je n'ai jamais voulu être _le petit_ que je
dois aujourd'hui à mes piètres fonctions l'honneur de constater sur
autrui cet écart de justice distributive.»

                   *       *       *       *       *

«Mars, 18...

»M. X... se présente à l'Académie.

»Ce serait sans doute le moment d'envoyer aux immortels la collection de
fautes d'orthographe moulées d'après nature sur les autographes du
candidat.

»Après cela, il pourrait y avoir de ces messieurs qui prendraient cet
envoi pour une allusion personnelle;--et pour ce qu'ils feront jamais au
Dictionnaire!...»

                   *       *       *       *       *

«Octobre, 18...

»Voilà,--en seize ans d'exercice,--la première fois que je transcris une
idée neuve.

»Dieu bénisse le garçon qui m'étrenne!»

                   *       *       *       *       *

«Décembre, 18...

»Il paraît que Dieu n'a pas voulu le bénir.

»Il est revenu à l'administration pour faire remanier sa pièce.

»On l'a reçue à condition qu'il retirerait l'idée en question. Au fait,
on a raison. Ce serait un mauvais exemple à donner au public.»

                   *       *       *       *       *

«Mai 18...

»Parlez-moi des féeries. Il y a des blancs à chaque instant.

»Rien de plus commode pour le copiste;--et pour le dialogue donc!

»L'esprit manque...»

(_Ici le machiniste trouvera un truc._)

«La scène languit...»

(_Tout à coup la table s'ouvre et se métamorphose en baignoire._)

«L'intrigue s'embrouille...»

(_Pluie de feu, entrée des diablotins. Ballet._)

»Naturellement, ce genre de littérature est un des plus lucratifs. La
table changée en baignoire rapportera plus à son _écrivain_ que tout le
répertoire de l'Odéon réuni.»

                   *       *       *       *       *

«Juin 18...

»Quelques chiffres.

»J'ai compté dans ma pratique:

»63 fois l'histoire de l'enfant volé au prologue et retrouvé au
dénoûment.

»112 aveugles recouvrant la lumière.

»126 muets recouvrant la parole.

»6,980 adultères.

»11 incestes.

»14,365 duels.

»13,925 quiproquos--pour vaudevilles.

»17,631 filles séduites.

»37,921 mariages.

»J'ai copié:

»La même scène dans 1,234 drames.

»Le même bon mot dans 2,433 comédies.

»Les mêmes types dans...

»Mon arithmétique ne va pas au delà.

»Et dire que le métier de copiste n'est pas plus honoré!»

                   *       *       *       *       *

«Novembre 18...

»On a inventé avant-hier une danse nouvelle.

»Trente-neuf vaudevillistes ont apporté hier à l'administration
trente-neuf à-propos à copier.

»Ils ont tous recommandé le secret: le collègue A... à cause de son
collègue B..., le collègue B... à cause de son collègue C..., le
collègue C... à cause de son collègue D..., etc.

»Parbleu!»

                   *       *       *       *       *

«Juillet 18...

»Épidémie de reprises.»

»Ces rengaînes des vétérans feraient bien du tort au commerce, si les
rengaînes des novices n'étaient là pour l'alimenter quand même.»

                   *       *       *       *       *

«Août 18...

»Ma vue baisse.

»Est-ce pour se mettre au diapason des œuvres que m'apportent les génies
contemporains?»

                   *       *       *       *       *

«Septembre 18...

»Impossible de continuer le métier.

»Je ne peux plus lire les tirades philosophiques de M. P...

»Fini de rire...»



XX

ÉMOTIONS D'AUTEUR


Le copiste à qui Athanase confia son manuscrit ne tenait pas de carnet.

Il appartenait à la classe générique des impassibles.

Il prit le brouillon d'une main calme, le rendit d'une main paisible, et
ne sembla percevoir une sensation particulière qu'en sentant le
frôlement du louis qui lui fut octroyé.

Mais pour Athanase, c'était différent. Une foule d'émotions
s'éveillaient en lui au contact du paquet que lui avait remis le
calligraphe.

L'auteur naissait au monde dramatique.

Il lui tardait d'être au grand jour pour déplier le précieux rouleau, et
quatre à quatre il descendit l'escalier.

Enfin!

Il avait rompu--pour aller plus vite--la ficelle qui retardait son
bonheur.

C'était bien lui, son drame en cinq actes, se pavanant dans de somptueux
caractères de parade.

Comme ces lettres arrondies avec art donnaient du relief au dialogue!

Comme les noms des interlocuteurs se détachaient avec majesté sur la
blancheur des interlignes.

Ici, la scène de provocation.

Les répliques, courtes et hachées, semblaient se choquer comme un
cliquetis d'épées.

Là, la scène attendrie avec sa période solennelle.

Deux pages et demie!...

Soixante-neuf pages dans tout le manuscrit... soixante-neuf pages
écloses dans le cerveau d'Athanase! Soixante-neuf pages, fruit de ses
veilles, pensée de sa pensée.

Lui, le clerc obscur, il avait inventé des personnages, une action; il
était créateur.

C'est alors que les souvenirs des cartons verts de l'étude lui auraient
paru mesquins!

Et il relisait encore, tout en marchant, les principaux passages de son
œuvre. Et il relevait par instants les yeux pour toiser les passants. Et
il faisait sonner ses talons sur le trottoir.

Telle était la sincérité de son exaltation, que s'il avait à ce moment
rencontré Eulalie, il aurait été capable de la regarder sans baisser les
yeux!

Bientôt même, il ne suffit plus à soutenir le poids de sa propre
ivresse, il sentit qu'il avait besoin d'un second pour l'aider à porter
ce faix joyeux.

Il doubla le pas et arriva essoufflé, mais triomphant, chez son ami le
numéro 9.



XXI

SI JEUNESSE...


--Très-bien, fit le vieux comédien après avoir entendu d'un bout à
l'autre sans sourciller les cinq actes de son voisin. Il y a là-dedans
de l'action, de l'invention... je dirais presque du talent, si vous
n'étiez pas mon ami... Et après?

--Comment après?

--Certainement après? que comptez-vous faire de ça?

--Ça, s'écria Athanase choqué de l'irrévérence, ça!... Une pièce à
laquelle j'ai consacré tant de veilles et dont vous avez bien voulu
vous-même encourager les humbles mérites... Mais je compte la présenter
aujourd'hui même au _Théâtre de la Croix-de-ma-Mère_.

--Son théâtre, c'est juste; j'oubliais... Et vous avez des protections?

--Aucune; à quoi bon? Tous les journaux que je lis depuis mon arrivée à
Paris gémissent sur la décadence de l'art dramatique et la disette de
bonnes pièces. Certes, je ne crois pas avoir fait un chef-d'œuvre; mais
à un ouvrage consciencieusement travaillé, on fera bien l'honneur d'un
examen consciencieux.

--Oui... oui... soyez tranquille, le directeur ne se couchera pas ce
soir avant d'avoir dévoré votre manuscrit d'un bout à l'autre!...

--Vous avez tort de me plaisanter.

--Et vous, vous avez tort d'être si plaisant. Désirez-vous savoir
l'horoscope de votre pièce? Bon. Vous allez la porter au concierge de la
_Croix-de-ma-Mère_.

--Non pas, protesta Athanase qui s'était soudain rappelé les détails de
sa réception dans la loge des époux Balandreau...

--Alors vous remettrez votre drame au secrétariat avec une lettre à
l'adresse du directeur. Vous attendrez un mois, deux, six... Impatienté,
vous écrirez de nouveau, puis en échange de vos deux épîtres vous en
recevrez une d'un des employés de l'administration où l'on vous
annoncera que:

  «Malgré les remarquables qualités de votre pièce, elle s'éloigne trop
  du genre adopté par le théâtre; en conséquence de quoi on vous prie de
  venir débarrasser les cartons encombrés de ce colis importun.»

--Si pourtant mon œuvre a paru digne de...

--Digne de quoi?... Est-ce qu'une œuvre est digne de quelque chose quand
elle est signée: _Athanase Briquet_? Vous ne vous doutez pas, enfant, de
la ligue contre laquelle vous aurez à lutter, des ennemis qui
combattront contre vous.

Au premier rang, les auteurs chevronnés, les millionnaires de la scène
pour qui a été fait le dicton: L'eau va toujours à la rivière. Derrière
eux les influences des commanditaires, du ministère, des journaux,
des...

--Je connais la tirade, je l'ai lue dans une foule d'articles.

--Et c'est ainsi qu'elle vous a profité?

--Je ne me défie de rien tant que des vérités trop souvent proclamées.
Les fabricants de satires sont d'éternels rabâcheurs.

--Ne faudrait-il pas qu'ils changeassent quand les travers humains ne
changent pas?

--Les hommes ne sont pas si mauvais qu'on veut bien les faire.

--Vous y tenez... Comme il vous plaira et à votre santé, dit le vieux
comédien en se versant un verre d'absinthe...

      Bon voyage,
    Monsieur Dumollet!...

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Au bout de six mois d'attente,--jour pour jour--Athanase reçut--mot pour
mot--la réponse que lui avait annoncée son ami.



XXII

AIRS VARIÉS POUR GROSSE CAISSE


Il fallait se rendre à l'évidence; l'expérience avait eu raison, mais
l'expérience était bonne fille et elle dit au pauvre désolé:

--Maintenant vous ne refuserez pas de me croire, j'imagine.
Permettez-moi donc de mettre à votre disposition le peu de crédit que
m'ont peut-être laissé d'anciennes amitiés. Je n'aurais point osé vous
offrir tout d'abord ce semblant de protection... J'ai l'air d'un si
étrange protecteur!

--Vous pourriez?...

--Je ne sais si je pourrai pouvoir, je pourrai toujours essayer. N'allez
pas retirer votre manuscrit avant une seconde sommation. D'ici-là
j'aurai fait agir mes meilleurs ressorts.

La seconde sommation arriva: mais elle prouvait que le bonhomme du
numéro 9 n'était pas resté oisif.

Il y avait dans la rédaction un moelleux qui contrastait avec le ton
officiellement poli de la première fois.

Athanase se crut vainqueur et se rendit au rendez-vous qui lui était
donné avec un nouveau fonds d'illusions toutes fraîches.

Sur l'exhibition de la lettre qu'il avait reçue, on l'introduisit auprès
d'un monsieur qui semblait plongé dans un travail des plus épineux.

Ce n'était pas le directeur,--comme le supposa d'abord le naïf
Athanase--c'était le secrétaire du théâtre.

Quant au travail qui l'occupait...

Vous hantez les journaux, n'est-ce pas?--En ce cas, vous ne sauriez vous
être soustrait aux impressions que fait nécessairement naître la lecture
de ce qu'on nomme le bulletin théâtral.

_--Ce soir, au théâtre de... le drame sublime qui pendant cent
représentations arrachera des larmes à tout Paris._

_--Ce soir, au théâtre de... la délicieuse comédie qui pendant cent
soirées consécutives fera rire trois mille spectateurs._

_--Ce soir, pour la seconde fois, la pièce dont la première
représentation prendra place dans les annales des succès contemporains._

_--La foule continue à se presser au théâtre de... pour applaudir le jeu
inimitable de..._

_--Les bureaux de location du théâtre *** sont littéralement pris
d'assaut par le public..._

D'où il est toujours résulté pour moi,--et pour vous sans doute,--un
triple sujet d'admiration.

J'admire sincèrement le génie de MM. les auteurs contemporains dont les
productions inspirent de pareils dithyrambes.

J'admire plus sincèrement la présence d'esprit du public qui, au milieu
de tant de chefs-d'œuvre, ne semble nullement embarrassé du choix.

J'admire très-sincèrement la fécondité des écrivains dont la plume,
véritable Protée du panégyrique, prend tour à tour toutes les formes
pour exalter les cœurs dans l'intérêt de la recette.

Avoir pour thème unique ces mots: _Louange forcée, approbation quand
même_, et trouver trois cent soixante-trois ou quatre fois l'an, des
variations... variées sur cette même corde,--j'allais écrire
ficelle,--arracher des accents toujours nouveaux à une aussi antique
grosse caisse, c'est gigantesque. Car on cite des merveilles dans ce
genre-là.

L'art dramatique fait concurrence aux marchands d'habits confectionnés
et aux chapeaux à sept francs. (_Halte-là! ne passez pas sans..._ etc.).

Et, qui pis est, le plus souvent on charge un homme d'esprit de cette
abominable besogne!

Telle était précisément la fonction à laquelle vaquait le secrétaire du
_Théâtre de la Croix-de-ma-mère_.

Il avait dans la matière une supériorité incontestée sur tous ses
collègues. C'était lui qui, le premier, avait apporté dans la réclame
l'élégie et le jeu de mots.

C'était de lui qu'on se rappelait des annonces mémorables telles que:

_--De toutes les infirmités auxquelles est sujette la nature humaine,
aucune n'inspire une pitié et une sympathie plus universelles que la
cécité. Avec quel respect l'histoire parle des aveugles illustres! Avec
quel élan la main du passant s'ouvre pour soulager la misère des
aveugles mendiants!... _L'Aveugle de Tobolsk_, lui, fait à la fois
ouvrir les mains et battre les cœurs, remplit en même temps le souvenir
des spectateurs et la caisse de son heureux théâtre..._

_--_Le Duel_, ce drame palpitant, a, chaque soir, pour témoins, treize
cents personnes; et ces témoins déclarent d'une voix unanime, en
sortant, que l'honneur de l'art est satisfait!_

On conçoit que la préoccupation soit permise à l'homme qui doit imaginer
périodiquement toutes ces gentillesses, et on excusera M. le secrétaire
de la façon légèrement indifférente dont il reçut Athanase.

Celui-ci avait, en arrivant, exhibé l'invitation à comparoir.

--Ah! parfaitement, monsieur; parfaitement, je sais de quoi il s'agit.
(_En aparté._) Je ne comprends pas ce que j'ai aujourd'hui... Il m'est
impossible de trouver une formule originale... Asseyez-vous, monsieur.

--Ne prenez pas garde.

--Nous disions donc... C'est cependant très-important. La pièce ne fait
pas un centime. Il faut la relever à tout prix... Nous disions donc que
j'ai lu, monsieur, votre ouvrage avec le plus grand soin.

--Je croyais que c'était le directeur.

--Parfaitement, parfaitement... M. le directeur a lu votre ouvrage avec
le plus grand soin, sur la pressante recommandation dont il était
accompagné... Sapristi! Je n'en sortirai pas... Vous permettez que
j'expédie tout en causant une affaire pressée.

--Comment donc!

--Oui, monsieur le directeur, grâce à la recommandation dont... Une
allusion à la chaleur est joliment usée. _Le succès qui défie le
thermomètre_ a trois chevrons au moins... Il l'a lue avec le plus grand
soin...

--J'en suis infiniment reconnaissant...

--J'ai bien aussi le paragraphe commençant par un nombre de fantaisies
et se terminant par: _l'éloquence des chiffres est la meilleure..._ Il y
a de très-jolies scènes dans votre _Château des Cadavres_.

--Pardon, monsieur, mais ma pièce s'intitule _Le Remords_.

--Vous êtes sûr?... Alors, je confondais... Parfaitement, parfaitement.
A présent, je me rappelle. _Le Château des Cadavres_ est d'un autre...
Ce que je vous ai dit n'en est pas moins vrai... _Le Remords_ a été lu
avec des égards tout particu... Je tiens une idée: _Qui donc avait
prétendu que les jours se suivaient mais ne se ressemblaient pas? Au
théâtre de..._ Non. C'est vulgaire, c'est poncif... Excusez-moi,
monsieur, je continue à expédier. M. le directeur vous témoigne la
satisfaction que lui ont causée plusieurs scènes.

--Je...

--Charmantes.

--Oh! monsieur.

--J'irai plus loin: remarquables... C'est effrayant comme je baisse,
autrefois, j'aurais expédié ma douzaine de notes par jour...

Athanase palpitait d'espoir, et comme l'espoir est toujours impatient:

--En sorte, monsieur... aventura-t-il.

--Saperlotte! Cette fois, je la tenais, et vous m'avez fait perdre le
fil. Enfin, n'importe. Il y a un malheur à votre drame, c'est qu'il
manque de mouvement et de mise en scène.

--J'ai voulu épargner des frais.

--Épargner des frais à notre théâtre qui doit toute sa vogue à la pompe
de ses décors!

--Je l'ignorais.

--Si vous aviez seulement un tableau où l'on pût intercaler un ballet.

--Au milieu de l'action?

--Parbleu!

--Mais le développement de la passion doit souffrir de cette halte.

--Pourvu que la recette n'en souffre pas... Nous avons monté l'an
dernier un mélodrame des plus sombres où on dansait entre trois
assassinats et deux suicides. Cela a fait un effet splendide.

--Alors, monsieur...

Le secrétaire ne répondit pas. Il poursuivait sa rebelle...

--Alors, monsieur... insista Athanase.

--Ça y est! exclama le rédacteur de réclames, saisissant la plume:

«_Les beaux jours sont revenus avec le printemps. Mais le véritable
printemps, le printemps éternel, le printemps qui réunit les fleurs et
les fruits, c'est celui dont jouit le succès de _la Trappe mystérieuse_.
Aujourd'hui, salle comble comme à l'ordinaire._»

Bravo! très-réussi! Cette comparaison du printemps a quelque chose
d'empoignant... Jean! Jean!

--Alors, monsieur... réitéra Athanase en élevant le ton.

--Votre manuscrit... Je vais vous le faire rendre... Jean!... Une autre
fois, sacrifiez au truc, c'est un conseil d'ami... Jean!... Désolé de
vous quitter, mais on manquerait l'heure de tirage des journaux...

Et le secrétaire,--son idylle à la main,--s'élança à la recherche du
garçon.

Quant à Athanase, comme il franchissait le seuil en tenant précieusement
sa pièce sous son bras, il se croisa avec une robe de soie qui laissa
tomber au passage ces mots dédaigneux:

--Encore vous, mon brave?... Est-ce pour amour ou pour saisie?

Athanase s'appuya à la muraille. Il avait reconnu la voix d'Eulalie.



XXIII

UN APOPHTHEGME


Quand, à son retour, le débutant dramatique eut achevé de raconter à son
vieux voisin tous les épisodes de cette journée malheureuse:

--Que voulez-vous?... opina celui-ci en fredonnant un _chœur de sortie_;
je ne comprends pas qu'on aille demander le bonheur à la littérature,
quand on a l'absinthe sous la main.



XXIV

LE DIRECTEUR COMMERÇANT


Malgré ce conseil,--dont la qualité n'est pas garantie,--Athanase n'en
devait pas moins poursuivre son odyssée avec une opiniâtreté
quasi-fatale.

Il était écrit que, les obstacles irritant sa résistance, il parcourrait
le cycle entier des épreuves.

Le premier directeur qu'il vit, après M. le secrétaire du _Théâtre de la
Croix-de-ma-Mère_, n'était ni gras ni maigre, ni petit ni grand, ni bon
ni méchant, ni poli ni malhonnête, ni sot ni spirituel, ni jeune ni
vieux.

C'était le type banal, le directeur commerçant.

--Monsieur, dit-il au débutant, j'ai pris connaissance de votre
manuscrit, parce que c'était mon devoir; je vous le rends, parce que
c'est mon droit.

Chaque année, je lis comme cela au hasard quelques-uns des ouvrages qui
sont déposés au théâtre.

D'avance, je suis bien certain de n'y rien trouver de bon; quand,
d'ailleurs, j'y trouverais quelque chose, cela ne modifierait nullement
mon opinion et mes procédés.

Veuillez suivre mon raisonnement.

Un théâtre, n'est-il pas vrai, est une entreprise commerciale: je ne
sors pas de là.

Vous, auteur, vous me demandez ma fourniture.

Avant d'examiner vos produits, j'examine votre marque de fabrique.

Le public préfère les chocolats A. et les champagnes B.

Sont-ce les meilleurs? Peu m'importe, si je suis épicier ou marchand de
vins fins, et vainement viendrez-vous m'offrir des chocolats et des
champagnes supérieurs dont la réputation ne sera point établie.

Au lieu de cela, je suis directeur de théâtre, ou, si vous l'aimez
mieux, négociant en esprit.

Le public préfère l'esprit L. et l'esprit D. Pourquoi? Ce n'est point
mon affaire.

Créez une vogue à votre _marque de fabrique_, et je serai votre
très-humble entrepositaire et client.

--Ce qui revient à poser ce dilemme, répliqua judicieusement Athanase:

Il faut se faire jouer pour être connu, mais il faut être connu pour se
faire jouer.

--J'ignore, monsieur, si cela s'appelle un _dilemne_; moi, je nomme cela
du commerce bien entendu et de la saine administration.

Voici le moment de la répétition. Mon intérêt et mon devoir m'y
appellent de concert.

J'ai bien l'honneur de vous saluer.



XXV

LE DIRECTEUR SPÉCULATEUR


Le second directeur que vit Athanase était au premier ce que l'agiotage
est au négoce. Froid, sec, réservé, il commença par le regarder avec des
yeux perçants; puis, satisfait sans doute de son examen:

--Monsieur, dit-il, c'est bien vous qui m'avez remis ce manuscrit?

--Moi-même, monsieur.

--Je l'ai parcouru; il n'est pas sans valeur.

--Trop heureux qu'il ait pu...

--Il n'est pas sans valeur; mais, avant d'aborder cette question
secondaire, il m'importe de savoir si vous vous faites une idée bien
juste de la situation d'un directeur.

--Par hypothèse.

--Les hypothèses ne suffisent pas.

Un directeur est un joueur qui a soixante-quinze chances contre lui et
vingt-cinq pour lui.

Il engage ses capitaux, son honneur, son temps dans des opérations
aléatoires où les pertes peuvent être énormes.

Il est naturel qu'en cas de réussite les gains soient considérables.

Chaque théâtre a, d'ailleurs, ses habitudes, et mes collègues agissent
comme bon leur semble; quant à moi, j'ai adopté un système dont je n'ai
eu qu'à me féliciter jusqu'ici.

La stricte légalité protége... Vous m'écoutez bien, n'est-ce pas?

--Oui, monsieur.

--La stricte légalité protége les intérêts des pauvres, les intérêts des
artistes, les intérêts des auteurs, les intérêts du public; mais elle se
soucie fort peu des intérêts du directeur.

N'était-il pas d'une équité scrupuleuse... Vous continuez à m'écouter?

--Oui, monsieur.

--D'une équité scrupuleuse, je le répète, de rétablir l'équilibre rompu
au détriment du directeur?

J'ai, dans cette entreprise, eu le bonheur d'être secondé avec un loyal
désintéressement par les auteurs représentés sur la scène dont j'ai le
privilége.

De leur propre mouvement, bien entendu... de leur propre mouvement, vous
saisissez?... appuya-t-il en plongeant son regard encore plus avant dans
les yeux d'Athanase... ces messieurs, pour contribuer à la prospérité du
théâtre qui nous fait tous vivre, ont consenti à m'apporter un concours
matériel. La lettre tue, n'est-ce pas, monsieur, et l'esprit vivifie.
Nous avons ainsi constitué une sorte d'association de l'intelligence et
du capital... Je leur fais gagner de l'argent en les jouant, et ils m'en
témoignent leur reconnaissance en... partageant... avec moi... les...
droits... que... Mais, fit vivement le directeur spéculateur, en
surprenant sur le visage d'Athanase une grimace significative, mais...
ces détails vous importunent probablement, monsieur, et j'aurais dû me
borner à vous rendre votre pièce sans vouloir vous initier à des
affaires de famille qui n'ont aucun intérêt pour des étrangers.

Athanase ne répondit pas, afin de rester poli quand même.



XXVI

LE DIRECTEUR HOMME DU MONDE


Le troisième directeur que vit Athanase était un modèle d'urbanité.

Il le reçut avec mille formules obséquieuses et mille prévenances
empressées.

--Enchanté, monsieur, d'avoir le plaisir de faire votre connaissance.
J'avais déjà beaucoup entendu parler de votre remarquable talent...

Oh! mais beaucoup...

Votre qualité d'inconnu... ou du moins de nouveau-venu, reprit-il avec
un sourire gracieux, était en outre une puissante recommandation à mes
yeux. Je ne comprends le théâtre qu'avec de la jeunesse, de
l'originalité, de la hardiesse; je suis de mon siècle en un mot.

Malheureusement, j'ai un associé, un bailleur de fonds, comme on dit...

Entre nous, il n'entend absolument rien aux entreprises théâtrales. Il
devrait se borner--comme le font d'ordinaire ses pareils--à papillonner
dans les coulisses; pas du tout!

C'est un excellent et charmant homme, mais il a le travers déplorable de
vouloir contrôler tous mes actes.

Pour votre pièce par exemple.

Elle me plaît; elle me plaît extrêmement. Non, sans flatterie, je
l'aurais montée d'enthousiasme...

Patatra!

Aux premières scènes que je lui en ai racontées, mon associé a crié à
l'impossibilité. Ce qui me semblait piquant lui a paru périlleux; ce que
je trouvais original, il l'a jugé déraisonnable.

Je vous assure que tout n'est pas rose dans ma situation, et que je
regrette autant que vous d'être obligé de vous parler ainsi.

Plus que vous-même; car, avec votre talent, vous ne serez point
embarrassé de trouver ailleurs un placement avantageux, tandis que moi,
je ne mettrai de longtemps la main sur une pièce aussi bien appropriée à
mes goûts, à mes idées et--quoi qu'en dise mon cruel associé--aux
besoins de mon théâtre.

Mais vous nous reviendrez, j'en veux la promesse formelle?

D'ici là je m'efforcerai de faire entendre raison à mon entêté de
bailleur de fonds... De votre côté, vous adoucirez un peu vos témérités.

C'est convenu, n'est-ce pas, cher monsieur?... Je n'en suis pas moins
charmé d'avoir fait votre connaissance.

Sans rancune surtout!... Si vous saviez toute la sympathie que
m'inspirent les talents naissants...

Tout en parlant ainsi, le directeur homme du monde avait, à force de
révérences, poussé son visiteur jusqu'à la porte.

Quand il eut entendu le pas de celui-ci s'éloigner, il remisa son
sourire et se tournant vers le garçon de service:

--Si ce monsieur revient... je n'y suis pas!



XXVII

LE DIRECTEUR AUTEUR


Le quatrième directeur que vit Athanase avait été auteur dramatique.

On disait: _avait été_, parce que les règlements lui défendaient de
l'être encore.

Mais en 18.., on n'avait pas pour les règlements le respect dont on les
entoure aujourd'hui, ainsi que le prouve le langage que tint le
directeur-auteur.

--Mon garçon, dit-il à Athanase, votre pièce n'est pas fameuse. Cela
manque de charpente, cela vise au style... des niaiseries, en un mot.

Ce qui ne m'empêche pas de reconnaître en vous des aptitudes que je suis
en mesure d'utiliser.

Livré à vous-même, vous n'arriverez à rien,--c'est clair comme le jour.
Je veux vous tirer de ce mauvais pas.

Vous n'ignorez pas, mon garçon, que j'ai beaucoup écrit pour le théâtre,
mais ce que vous ignorez probablement, c'est que j'écris encore. Charité
bien ordonnée commence par soi-même...

Je ne peux pas avoir la cruauté de me refuser mes propres pièces, ce
serait monstrueux de férocité.

Malheureusement, des esprits chagrins ont voulu découvrir dans ce genre
de cumul un danger pour l'avenir de l'art, et vous voyez devant vous un
père qui ne peut pas reconnaître ses enfants.

Ce n'est point une raison pour que je ne leur fasse pas un petit sort en
laissant à un autre le plaisir de les baptiser.

Cet autre, si vous le voulez, ce sera vous, le poste étant vacant pour
le moment.

J'ai en portefeuille au moins une vingtaine de scenarios; sur mes
indications et avec mon contrôle, vous les épousseterez, revernirez,
rebadigeonnerez; en échange de quoi je vous donnerai un traitement en
rapport avec...

--En d'autres termes, je signerais ce que je n'aurais pas écrit?

--A peu près.

--Je serais par conséquent forcé d'endosser la responsabilité d'ouvrages
que...

--Achevez...

--Dont...

--Ensuite?...

--Dont je pourrais ne pas approuver absolument la nature et la forme?

--A moins que je ne sollicite votre autorisation préalable.

--Jamais!

--Vous refusez trop vite, mon garçon. A votre place, j'aurais au moins
eu la curiosité de demander le chiffre du traitement.



XXVIII

LE BROCANTEUR THÉATRAL.


La cinquième personne que vit Athanase n'était point un directeur.

Un matin, il avait trouvé chez le concierge de l'hôtel un billet ainsi
conçu:

  _«Monsieur Launois prie M. Briquet de vouloir bien prendre la peine de
  passer chez lui pour affaire qui le concerne._

  _»Rue des Moulins, de midi à deux heures.»_

L'écriture était coulée dans ce moule uniforme qui trahit la main de
l'expéditionnaire.

A l'heure dite, notre héros infortuné arrivait au rendez-vous, en se
mettant l'esprit à la torture pour deviner quel pouvait être le motif de
cette convocation imprévue.

Cinq minutes plus tard, il tirait le pied de biche qui ornait la
sonnette du troisième étage.

Un pas traînant retentit à l'intérieur et un homme d'une cinquantaine
d'années, couvert d'une robe de chambre de flanelle et coiffé d'une
calotte de velours, vint lui ouvrir.

--Je vous remercie de votre exactitude, fit l'homme à la calotte après
avoir introduit le visiteur dans sa chambre... C'est bien à monsieur
Briquet?... Vous avez dû être surpris, monsieur, en recevant une lettre
signée d'un nom qui vous était entièrement inconnu.

--En effet...

--Je ne veux pas prolonger plus longtemps votre surprise... Vous avez,
il y a huit jours, déposé une pièce en trois actes au _Théâtre des
Fantaisies_.

--D'où vient que vous connaissiez cette particularité?

--Je la connais. Cette pièce sera refusée.

--Qu'en savez-vous?

--Je le sais.

--Ah!...

--Présentée par vous, elle sera refusée.

--C'est possible! soupira Athanase avec une résignation douloureuse.

--C'est sûr, vous dis-je.

--Sûr, si vous le voulez; mais je ne vois pas dans quel but, monsieur,
vous m'avez dérangé, si c'était pour m'apprendre cette heureuse
nouvelle.

--Je n'aurais eu garde de commettre une plaisanterie d'un goût suspect;
je crois au contraire que la suite de notre conversation vous sera
agréable. Vous déplairait-il de me vendre les trois actes dont j'ai eu
l'honneur de vous parler?

--Les trois actes dont le refus est certain?

--Précisément.

--Permettez-moi, sans examiner la moralité du marché, de trouver que
vous avez une étrange manière de comprendre les affaires. Puisque mon
vaudeville est si mauvais...

--Pardon; je n'ai pas dit cela; j'ai dit qu'il serait refusé; ne
confondons pas.

--Comme résultat, je ne vois pas la différence.

--Il est inutile que vous la voyiez. Je tiens trois cents francs à votre
disposition, si vous êtes disposé à signer un petit contrat que j'ai
préparé.

--Monsieur, je n'accepte de cadeau de personne.

--Un cadeau! le vilain mot! si vous n'en acceptez pas, moi, j'en fais
encore moins, hé! hé!

--Je ne comprends pas.

--Il est inutile que vous compreniez. Est-ce entendu? Trois cents
francs.

L'homme à la calotte se dirigea vers son secrétaire.

--Il m'est impossible, monsieur, de rien vous répondre. J'ai pour
principe d'avoir conscience de toutes mes actions.

--Mon Dieu! mon Dieu! que vous êtes peu coulant. S'il fallait toutes ces
cérémonies-là avec chacun! Est-ce que j'ai l'air d'un voleur? repartit
le sieur Launois avec une audace d'interrogation qui pouvait paraître un
peu risquée.

Eh bien, je ne ressemble pas davantage au Petit Manteau Bleu, et je ne
consacre point mes écus à l'alimentation des auteurs incompris. Ce que
je vous offre, c'est un _donnant, donnant_.

--Donnant quoi?

--Votre pièce, morbleu!

--Puisqu'elle ne vaut rien.

--Pour vous, non; pour moi, c'est différent.

--Probablement j'ai tort, monsieur, mais je maintiens ma résolution
première.

--Eh bien! sacrebleu, puisque vous tenez à ce qu'on vous mette les
points sur les i, on les mettra.

Je suis en affaires avec le _Théâtre des Fantaisies_. Nous avons
organisé une combinaison _ad hoc_.

Sans moi, on vous refusera; avec moi, on vous jouera. Je vous achète
votre pièce pour la revendre; je vous la paye trois cents francs parce
qu'elle m'en rapportera peut-être mille...

Est-ce clair?

Je vous laisse de plus la faculté de signer votre œuvre. Il me semble
qu'on ne peut pas être plus arrangeant!

--Ce serait difficile; acheter trois cents pour revendre mille.

--Mille! mille!... Plus ou moins; j'ai avancé ce nombre-là au hasard.

--Vous avez probablement voulu dire deux mille?

--Non pas... non pas...

--Trois alors...

--A quoi bon épiloguer?... Quand une fois le marché sera conclu, le
reste ne vous regarde plus.

N'oubliez pas surtout que je vous laisse signer. Je suis sans
prétentions littéraires, moi.

--Oui?

--Ce n'est pas que je ne pusse tout comme un autre me parer... en y
mettant le prix.

--Naturellement.

--N'est-ce pas? Vous savez cela aussi bien que moi. Il y a un tas
d'écrivains sur le pavé, ils donneraient pour un morceau de pain les
plus belles choses.

--Et moi, monsieur, je ne donne ni ne vends, fit Athanase en se levant
soudain.

--Plaît-il!

--Ces trafics me paraissent honteux pour les deux parties.

--C'est ainsi?...

--Honteux pour l'art...

--Ouais...

--Je suis écœuré à la fin par tout ce que j'entends et tout ce que je
vois depuis quelque temps. On ne jouera pas ma pièce? Une de plus ou de
moins, on finit par s'y habituer, mais jamais je ne tiendrai boutique,
et qui pis est boutique à faux poids.

--C'est bien, c'est bien... ricana le sieur Launois pendant qu'Athanase
opérait une sortie majestueuse. Avec ces idées-là on verra ce que vous
en gagnerez de trois cents francs.



XXIX

UN COMITÉ DE LECTURE


On dit que la foi soulève les montagnes.

Bien que cette assertion n'ait encore,--que je sache,--été contrôlée par
aucun ingénieur, l'axiome est vrai dans une certaine mesure.

A force de persévérance, Athanase en était arrivé à se faire refuser
partout. Vous riez? N'obtient pas qui veut un refus en règle.

Surtout au _Théâtre des Traditions-Classiques_!

Le _Théâtre des Traditions-Classiques_ avait à cette époque,--espérons
qu'il se sera modifié depuis,--une position privilégiée dont il usait de
la plus singulière façon. Pour honorer les morts, il aurait volontiers
fait mourir les vivants de faim. On citait tant et tant d'actes de
rigueur commis par lui au nom du culte des souvenirs, qu'être repoussé
par le comité de lecture attaché à l'établissement avait presque fini
par devenir un titre pour un écrivain.

Car il y avait un comité de lecture au _Théâtre des
Traditions-Classiques_, un comité de lecture composé des artistes de la
maison.

Des esprits chagrins trouvaient même cette organisation défectueuse, et
s'étaient permis d'en exprimer tout haut leur opinion.

Ils prétendaient que, sans nul doute, messieurs les comédiens de cette
scène exceptionnelle étaient tous de fort galants hommes, doués d'un
talent qui ne descendait jamais au-dessous de _température moyenne_, et
pouvait s'élever,--une fois ou deux par siècle,--jusqu'aux 100 _degrés_
du génie.

Mais, ajoutaient-ils, faire des gens de lettres les justiciables des
acteurs, n'est-ce point intervertir l'ordre des gradations en même temps
qu'exposer ceux-ci à des erreurs nécessaires?

Les comédiens ne peuvent, en effet, regarder la question que d'un seul
côté. Le point de vue _public_ et le point de vue _style_ leur échappent
ou ne leur sont qu'imparfaitement dévoilés.

D'ailleurs, ils sont toujours juges et parties, d'où il résulte que...

Mais j'aime mieux laisser là les dissertations des esprits chagrins.
Comme toutes leurs semblables, elles pèsent cent kilos, et je n'ai pas
besoin de vous attacher ce boulet au pied.

Vous conclurez vous-même ce que vous voudrez de la séance de lecture
obtenue par Athanase.

Mon Dieu! oui, Athanase lisait au _Théâtre des Traditions-Classiques_,
et c'est précisément là le rocher que sa foi avait soulevé, je ne sais
comment.

Rocher de Sisyphe s'il en fut!

A trois heures précises, il arrivait avec sa comédie sous le bras. Ces
messieurs n'étaient encore que peu nombreux.

La plupart avaient passé la cinquantaine. L'habitude du professorat leur
avait donné une allure légèrement pédagogique qui se gourmait encore
davantage quand ils allaient exercer leurs prérogatives de haute
juridiction.

Deux ou trois membres du tribunal étaient bien chargés d'y représenter
la demi-jeunesse; mais, se sentant en minorité, ceux-là en général

  Imitaient de Conrard le silence prudent.

Jugez combien cet accueil en froideur double devait être encourageant.

Athanase commença à lire.

L'aréopage dramatique avait pris place avec cette nonchalance qui trahit
l'ennui et le dédain prémédités.--L'ennui! Ils en avaient tant vu!--Le
dédain! Ce débutant devait en avoir vu si peu!

Celui-ci bâillait en regardant avec une attention soutenue une mouche
qui tourbillonnait au plafond; celui-là promenait, en pensant à ses
petites affaires, sa main droite sur les doigts de sa main gauche, qu'il
avait eue fort belle.

Un autre se récitait mentalement une scène de la pièce qu'il devait
jouer le soir. Les deux ou trois plus jeunes plaignaient d'avance
l'inexpérimenté qui venait se faire clore une porte au nez.

Ce n'était encore que de la neutralité; mais à mesure qu'Athanase
avançait, le tableau changea.

Le malheureux voyait rater successivement toutes ses amorces. Ses mots
les plus choyés, ses situations les plus caressées défilaient entre deux
haies de morne insensibilité. Lui qui avait espéré qu'on rirait! Comme
si l'on riait encore après trente années de gaîté professionnelle!

Bientôt même l'hostilité devint apparente.

A la scène IV du second acte, un des comédiens s'aperçut que le
principal rôle ne serait pas dans ses cordes, mais dans celles d'un de
ses collègues. Rivalité: première boule noire.

A la scène II, de l'acte III, un autre remarqua une analogie avec
certain passage d'une pièce à laquelle il mettait la dernière main.
Concurrence: deuxième boule noire.

A la scène V, de l'acte IV, un troisième qui était légèrement sourd
s'irrita de ne pas entendre Athanase, qui cependant lisait à pleine
voix. Amour-propre froissé: troisième boule noire.

A la scène IX, un quatrième ressentit des tiraillements d'estomac et
trouva que cet ouvrage importun retardait outre mesure l'heure de son
dîner. Cri de la nature: quatrième boule noire.

A la scène XI, un cinquième qui sommeillait ayant été réveillé tout à
coup par un passage pathétique en conçut un vif ressentiment. Sursaut:
cinquième boule noire.

La lecture s'acheva dans ce milieu d'antipathies que le lecteur
infortuné sentait croître à chaque phrase.

Puis, Athanase s'étant retiré dans une pièce voisine, l'aréopage entama
la délibération.

Évidemment rivalité jalouse, concurrence menacée, surdité humiliée,
appétit retardé, sommeil interrompu ne pouvaient s'avouer ouvertement.

Il fallait trouver des raisons telles quelles.

--Messieurs, commença le comédien-auteur, je ne crois pas avoir besoin
de développer longuement les motifs de l'opposition que je fais à la
réception de la pièce.

Elle ne contient en tout qu'une scène vraiment intéressante (_la scène
qui se retrouvait dans la propre pièce de l'orateur, parbleu!_).

Encore aurait-elle demandé à être traitée avec un art infini. Je ne
l'aurais conçue qu'amenée avec ménagement et filée avec habileté
(_sous-entendu_: comme dans mon œuvre).

Au lieu de cela, ce garçon plein d'inexpérience a brutalisé la situation
et violenté le mouvement. Nous faillirions à toutes nos traditions de
convenances en recevant une pareille immoralité.

--Messieurs, répliqua le comédien aux jalousies personnelles, je ne suis
pas précisément de l'avis que vous venez d'entendre.

Je suis même d'un avis diamétralement opposé.

Il me semble que l'on doit surtout reprocher à l'auteur une timidité
excessive, je dirai plus, une réserve qui va jusqu'à la banalité.

Il avait à développer un beau rôle (_celui qu'il convoitait_) et il n'en
a tiré qu'un parti déplorable. (_Attrape, collègue!_)

L'immoralité n'a rien à voir dans la question, mais au nom de l'art nous
devons repousser un ouvrage sans portée.

--Permettez, fit à son tour le comédien sourd qui tenait à passer pour
avoir entendu, je ne partage pas cette façon de penser.

Il y a une portée, mais une portée funeste; une portée... je disais
bien, une portée funeste.

--J'avoue, dit le comédien somnolent, que ce ne sont pas là les défauts
qui m'ont frappé.

Je trouve surtout la pièce écourtée. (_Le temps passe si vite quand on
dort!_)

--Écourtée! exclama le comédien aux tiraillements d'estomac, écourtée!
vous nous la donnez belle.

Dites qu'à chaque scène il faudrait couper d'abominables longueurs. (_Il
songeait à son rôt trop cuit._) Écourtée!... quelle plaisanterie!

--Plaisanterie? je n'ai point envie de plaisanter, chacun son opinion.
Je garde la mienne.

--Vous ne me l'imposerez pas sans doute?

--Croyez-moi, vous vous trompez tous les deux; le vrai défaut est celui
que je signale. Pas de portée.

--Ne soutenez donc pas un paradoxe aussi monstrueux.

--Et moi je prétends...

--J'affirme...

--Je répète...

--Encore une fois...

--Mon Dieu, messieurs, objecta avec la sagacité de l'appétit le comédien
affamé, il est inutile de nous disputer. Nous différons quant aux
détails, mais nous sommes d'accord sur un point: le refus de la pièce.

--Parbleu!

--Certainement!

--A coup sûr!

--Refusons d'abord, nous verrons à décider pourquoi un autre jour.

Cette motion pleine de sens rallia tous les dissidents. On vota: sept
boules noires et deux rouges.

Les deux rouges signifiaient: «Veuillez nous épargner la peine de vous
mettre dehors.» C'était la seule concession au progrès que les deux plus
jeunes membres du tribunal eussent osé risquer pour ne pas trop se
compromettre.

Athanase, quand il eut entendu ce verdict, demeura tout déconfit.

--Pourrais-je savoir?...

On lui fit comprendre que l'arrêt excluait tout commentaire, et il s'en
alla déclarant aux échos:

1º Qu'il est absurde de faire condamner les pièces par ceux qui les
doivent jouer; car si le rôle déplaît à l'un ou plaît trop à son _cher
camarade_, toute considération favorable est impitoyablement écartée;

2º Que le créateur étant, dans la hiérarchie intellectuelle, supérieur
au traducteur, il est ridicule de subordonner celui qui peut le plus à
celui qui peut le moins;

3º Qu'un homme étant sujet à des erreurs nombreuses, neuf hommes sont
sujets à des erreurs neuf fois plus nombreuses;

4º Qu'un ronflement parvenu à ses oreilles donnait la mesure du zèle
apporté dans ces opérations de consciencieux examen;

5º ...;

6º ...;

7º ...;

8º ...

Mais il convient de ne pas oublier qu'un condamné a vingt-quatre heures
pour maudire ses juges.



XXX

LE SCENARIO VOYAGEUR


La misère apparaissait à l'horizon.

Les économies s'étaient englouties. Le crédit menaçait de s'épuiser.

Déjà la maîtresse de l'hôtel avait commencé à regarder son locataire
d'un air sinistre, quand il accrochait sa clef au bureau, et les garçons
devenaient insolents.

Ces symptômes auraient dessillé les yeux d'un moins aveugle, mais
Athanase avait bien autre chose à faire; Eulalie lui inspirait bien
d'autres soucis.

En six mois, elle avait changé quatre fois de théâtre, et le fidèle
satellite la suivait, entraîné dans le sillage de son étoile. Seulement,
ne pouvant suffire au travail forcé que lui imposaient ces
pérégrinations vagabondes, il avait résolu d'économiser les scénarios,
et le même lui servait depuis six mois.

Cette pièce à tout faire avait été primitivement un drame.

Eulalie passa à un théâtre de comédie. Le drame se transforma en
comédie. Il suffisait d'égayer çà et là et de modifier le dénoûment.

Eulalie passa à un théâtre de vaudeville. La comédie se métamorphosa en
vaudeville. La tirade sur l'importance des beaux arts fut changée en
couplet de facture.

Eulalie passa à un théâtre d'opérettes. Le vaudeville fut découpé pour
la musique. Le couplet fut approprié à la poétique du lieu, et remplacé
par un air qui commençait ainsi:

    Les beaux arts sont le li... le li...
    Sont le li... le li... le lien..., etc...

Si Eulalie eût émigré vers un théâtre de pantomime, la tirade serait
devenue un ballet allégorique.

Mais, en dépit de ces travestissements, le sort ne se laissait point
attendrir.

Si bien qu'un soir, comme Athanase rentrait chez lui, on lui refusa la
clef de sa chambre, en ajoutant qu'on retiendrait ses malles jusqu'à
entier payement de l'arriéré.

Et ses manuscrits étaient dans les malles!



XXXI

UN CAFÉ DE THÉATRE


La première pensée de l'exproprié fut pour son unique ami. Il
connaissait les habitudes du vieux comédien et se dirigea tout ému vers
un café où il savait que celui-ci passait d'ordinaire ses soirées.

Ce café--nécessairement--était annexé à un des petits théâtres
parisiens, et Athanase en avait à diverses reprises étudié la bizarre
physionomie.

La clientèle se divisait en deux parties bien distinctes, si distinctes
que cette division se trouvait consacrée dans la dénomination même des
consommations.

Il y avait la _bière d'entr'acte_ et la _bière d'habitués_. La bière
d'entr'acte était pour la population flottante, pour les spectateurs
qui, entre deux pièces, venaient arroser leurs émotions. Ceux-là avalent
comme des gens qui ont le goût blasé par la littérature du lieu, payent
et se sauvent pour arriver avant que le rideau soit relevé.

Comme ils n'ont pas le temps de déguster, que d'ailleurs on est sûr que,
contents ou non, ils ne reviendront pas le lendemain, on leur sert une
composition qui fait honneur aux ressources chimiques des patrons.

_La bière d'habitués_ en revanche était réservée pour le public de
fondation. Singulier public!

C'était là qu'Athanase avait fait connaissance avec des types curieux,
dont l'ancien comique lui avait donné l'explication en un moment de
lucidité.

Il y avait vu le musicien de l'orchestre, un garçon qui a eu des prix de
toutes sortes d'instruments et qui s'en vient échouer vers trente-cinq
ans devant un pupitre crasseux. Là il reste assis pendant la durée de
chaque représentation, attentif à la ritournelle, subissant de cinquante
à cent fois de suite le même bon mot que saluent les mêmes trépignements
de la claque, torturé dans son sens musical par les fausses notes de la
troupe, martyrisé dans son amour-propre par le souvenir du passé, et
demandant l'oubli de tant de mélancolies à la lecture d'un roman
feuilleton ou à la caricature de son chef d'orchestre.

Il y avait rencontré le figurant aux trente ans de services, le figurant
qui raconte ses _succès_ avec une onction pénétrante, et vous dit en
hochant la tête: «_Non, monsieur, jamais on ne jouera les jambes de
chameau comme moi... Mais j'étais jeune alors!..._» Le figurant qui dans
les pièces militaires se persuade qu'il est grand cordon de la Légion
d'honneur, quoique le régisseur, sans respect pour ses insignes, salue
fréquemment son arrivée d'un: «_Toi, si tu viens encore gris pour ton
entrée en maréchal de France, je te flanque 50 centimes d'amende!_»

Il y avait entendu ce dialogue caractéristique au sujet d'un des
habitués, le mari d'actrice:

--Qu'est-ce que ce monsieur?

--Sa femme est actrice.

--Il est bien laid.

--Sa femme est très-jolie.

--Il a l'air bien nul.

--Sa femme a du talent.

--Il ne fait donc rien?

--Sa femme travaille beaucoup.

--Que gagne-t-il?

--Sa femme a douze mille francs.

--Où demeure-t-il?

--Sa femme a déménagé pour se rapprocher du théâtre.

Il s'y était enfin reconnu dans le monsieur brûlant qui, en sortant du
théâtre, demande une plume et de l'encre, et trace en hâte un billet
qu'il envoie à une de ces dames par l'intermédiaire d'un commissionnaire
à qui il a au préalable chuchoté le mot d'ordre érotique.

Des auteurs, des journalistes, des calicots venant après la clôture du
magasin se frotter à ce contact artistique composaient le surplus du
personnel au milieu duquel le vieux comédien se complaisait chaque soir
à rajeunir ses souvenirs.

Il s'asseyait à six heures à une table, près du comptoir. A sept heures
il avait fait trois cents de piquet et bu quatre absinthes. A huit
heures, il demandait qu'on laissât le carafon à côté de lui. A neuf
heures, il entamait les fins de couplets. A dix heures, un des habitués,
qui traitaient ce vieillard-enfant avec une indulgente condescendance,
était obligé de l'aider à traverser le boulevard de peur des voitures.

Malheureusement quand Athanase arriva--il était déjà neuf heures et
demie.



XXXII

LE RAMASSEUR DE BOUTS DE NOUVELLES


L'ancien comique venait d'entrer dans la quatrième phase de son ivresse
ordinaire. La tête appuyée sur le coude, il sommeillait à demi en
mâchonnant une _ronde_ connue.

A la même table que lui, plusieurs habitués, sans s'inquiéter de ses
fredons, turlupinaient un petit monsieur qui ne savait trop s'il devait
rire ou se fâcher.

Encore un original de la collection.

Le petit monsieur, employé dans une mairie, était en outre attaché à la
rédaction d'un journal-programme en qualité de ramasseur de bouts de
nouvelles.

Ses fonctions se bornaient à annoncer magistralement:

_--Demain, première représentation de..._

_--Mlle R... est engagée à Belleville._

_--M. K... a lu aux acteurs hier._

_--On a collé du papier neuf dans les loges de tel théâtre._

Après quoi, il apposait fièrement sa signature, bornant là son ambition
d'écrivain, et se proposant pour prix de ces exploits, de solliciter
prochainement son admission dans le sein de la Société des Gens de
lettres.

La profession n'était toutefois pas sans déboires. Comme on connaissait
le faible du bambin, on l'exploitait et on avait fait de lui une cible à
plaisanteries.

Les deux plus répandues consistaient: 1º à le complimenter sur son
style; 2º à lui révéler, sous le sceau du secret, des nouvelles
apocryphes dont il s'empressait de décorer sa _chronique_ (_sic_).

Conformément à la tradition, on l'avait ce soir-là attaqué sur les deux
points à la fois.

--Dis donc, petit, ricanait un acteur; j'ai lu ta machine de ce matin.
C'était rudement bien écrit.

--Laissez-moi tranquille.

--Quand je te répète que c'était une perle. J'ai remarqué notamment un
passage... Attends un peu.

--Ce n'est pas la peine de chercher.

--Comment! pas la peine! un bijou de ciselure... Ah! je me rappelle
maintenant. Écoutez ça, messieurs:

  «L'Opéra-Comique nous promet pour cet hiver trois actes de M. ... le
  maître si éminemment national dont on déplorait le silence prolongé.»

Hein! comme c'est touché!

--Bravo! bravo! s'écria l'auditoire.

--N'est-ce pas que nos éloges n'avaient rien d'exagéré? Avez-vous
remarqué le _si éminemment national_, c'est une vraie trouvaille!... Et
le: _dont on déplorait le silence prolongé_... _Déplorait_ fait tableau,
parole d'honneur.

--Si vous croyez ce que vous dites là spirituel, grommela le petit
monsieur.

--Si je crois ta prose spirituelle... Mais l'Académie doit s'émouvoir,
elle doit même être émue depuis longtemps, je ne te donne pas deux ans
pour qu'elle s'honore par l'adjonction de notre chroniqueur le plus
élégant.

--Et le mieux renseigné, ajouta un vaudevilliste... A propos, j'ai une
fameuse nouvelle à t'apprendre.

--Oui, je les connais, vos nouvelles! Comme l'autre jour où vous m'avez
attiré une affaire en me faisant annoncer la mort de Meyerbeer.

--Ce qui est passé est passé! On rit un jour, le lendemain on est
sérieux...

--Merci...

--Ne te défends pas tant. Je la garde pour moi, ma nouvelle... Ou plutôt
je la donnerai à un de mes amis qui travaille à _l'Entr'acte_.

--Si j'étais sûr que cette fois... reprit le petit monsieur alléché...

--Quand je te le promets... Du reste, tu ne l'auras pas maintenant.

--Je vous en prie.

--Tu m'en pries... Tu m'en pries... Au fait, en y réfléchissant, j'ai
peur de me compromettre moi...

--Soyez aimable...

--Eh bien...

--Eh bien?

--Il paraît qu'un des rédacteurs de la _Revue des Deux-Mondes_ vient
d'être engagé à l'Opéra comme premier danseur.

Un éclat de rire universel et bruyant accueillit cette mystification.

Le vieux comique en fut presque réveillé.

--Qu'est-ce qui parle de nouvelles, gronda-t-il entre ses dents?... J'en
ai une nouvelle, moi...

    Plus bas, parlons plus bas
    Qu'on ne m'entende pas!...

Veux-tu que je te la donne, conscrit, dit-il en s'adressant au petit
monsieur.

--Tâchez de me flanquer la paix, répondit celui-ci exaspéré.

--Je tiens à t'en faire cadeau; comme il n'y a encore que moi qui puisse
la savoir...

    Il est à moi, c'est mon secret...

--On ne vous demande rien...

--Raison de plus pour que j'offre; tu peux annoncer dans ta feuille de
chou, mon lapin...

--Feuille de chou!...

--Laisse le mot en place, il ne gagnerait pas à être dérangé. Tu peux
annoncer dans ta feuille de chou que dans quinze jours il y aura au
_Théâtre des Fantaisies_ une représentation à mon bénéfice.

--Par exemple!

--De quoi, par exemple?...

--Ce serait du joli.

--Du joli, gamin. Monsieur ton père pourrait te dire si... si... si...
dans mon temps...

Le buveur avait perdu le fil de sa pensée, les assistants haussèrent les
épaules.

--Enfin, c'est comme ça, dans quinze jours... à mon bénéfice... à
moi-même... Demande plutôt à mon ami, cria-t-il d'un air victorieux en
montrant Athanase qui entrait.



XXXIII

COUP DE SOLEIL


--Il faut que je vous parle, murmura vivement Athanase en se penchant à
l'oreille du vieux comique.

Celui-ci releva la tête d'un air hébété en grommelant le couplet de la
_Sentinelle_.

--Il faut que je vous parle, répéta Athanase en insistant...

--Au sujet de mon bénéfice... n'est-ce pas?... mon bénéfice... tu sais
bien... Tu me feras un rondeau sur l'air de _M. Certain_...

        Ta, ta, ta, ta, ta,
    Ta, ta, ta, ta, ta, ta, ta, ta...

Quel succès, mes enfants!

--Le malheureux, encore l'absinthe!... Que vais-je devenir si je ne puis
me faire comprendre... Mon ami... je vous en prie, venez avec moi...

--Je ne bouge pas... j'entre en scène à onze heures pour mon bénéfice...
bouge pas...

    Un homme, pour faire un tableau,
    Avait...

--C'est une affaire importante, supplia l'ex-clerc désespéré.

--Je sais... convenu... Très-importante... Nous aurons une recette
magnifique...

--Impossible...

Soudain une idée traversa le cerveau d'Athanase qui tout bas:

--Venez... j'ai quelque chose à vous dire de la part de Berthe.

--Berthe! fit le bon homme en se redressant de toute sa hauteur... Je
vous suis!

La ruse avait réussi.

Il ne chancelait plus, et ce fut d'un pas ferme qu'il se dirigea vers la
porte. Puis, aussitôt qu'il fut dehors:

--Eh bien!... qu'avez-vous appris? Vous avez retrouvé les traces de
Berthe... Mais dépêchez-vous donc!

Athanase en quelques mots calma l'effervescence du vieillard, lui avoua
les causes de cette innocente supercherie et lui exposa sa situation
critique.

--On veut vous renvoyer!... s'écria le numéro 9 complétement dégrisé...
Ah! mais non... C'est ce que nous verrons... Venez avec moi... je
répondrai pour vous et tant qu'il y aura un morceau de pain... Ne
vais-je pas d'abord avoir bientôt l'argent de mon bénéfice?...

--C'est donc vrai?

--Ça vous étonne, moi aussi; mais il y a encore de bons camarades dans
le monde, et ils m'ont ménagé cette surprise-là... Ils assurent que mon
nom fera salle pleine... Moitié chacun, mon garçon.

On était à la porte de l'hôtel.

--Madame, dit l'ancien comique en s'avançant, je réponds désormais du
loyer de M. Briquet.

--M. Briquet, voilà justement une lettre pour lui...

--Passez, et une autre fois avant de renvoyer les gens...

--Ciel! interrompit Athanase qui avait décacheté la missive... Tous les
bonheurs nous viennent donc à la fois!

Le directeur des _Divertissements-Plastiques_ lui écrivait pour lui
annoncer la réception d'une pièce qu'il avait déposée au théâtre cinq
ans auparavant. Celle-là même qu'il avait sous le bras à sa première
entrevue avec le lecteur.

--Allons! exclama-t-il joyeux en serrant la main de son voisin... Voilà
le soleil!

Malheureusement, les coups de soleil sur les nuages, ce sont, comme le
dit la langue populaire, presque toujours des _bains qui chauffent_.



XXXIV

LES JOIES DE LA COLLABORATION


On lui avait imposé un collaborateur;--naturellement!

La physiologie compte plusieurs classes de collaborateurs:

1º _Le collaborateur qui arrange les pièces_;

2º _Le collaborateur qui dérange les pièces_;

3º _Le collaborateur qui ne touche pas aux pièces_.

Il y a bien encore des subdivisions telles que: le collaborateur qui
trouve le titre, le collaborateur qui fait les commissions, le
collaborateur qui a, dans un café, surpris le secret du scenario, etc.,
etc.; mais les trois premières classes que nous avons indiquées sont les
plus générales.

Le collaborateur qui arrange les pièces est rare, celui qui les dérange
est commun, celui qui n'y touche pas est très-commun.

Athanase était tombé sur un phénomène qui réunissait ces deux dernières
qualités.

Déranger les pièces, sans y toucher, c'est une originalité. Ne la lui
reprochons pas; il n'en avait pas d'autre.

Arrivé à une notoriété quelconque, il jouissait des loisirs que lui
procuraient les nouveaux. C'est ainsi au théâtre. Pendant une période de
sa vie, on est inconnu et on a du talent pour arriver à se faire
connaître; pendant l'autre, on est connu et on n'a plus de talent pour
arriver à se faire oublier.

Vous voyez la situation d'ici: c'est l'histoire du vieux sergent qui
consomme à la cantine les économies du conscrit.

Encore chicane-t-il sur la qualité et le choix des consommations!

D'un regard le collaborateur avait toisé son homme:

--Très-bien. Laissez ça. J'arrangerai la machine... Seulement vous
savez, je signe le premier; je prends les quatre cinquièmes des recettes
et les trois quarts des billets d'auteur.

--Ah!

--Pour peu que ça vous contrarie, ne vous gênez en rien. J'ai de la
besogne par-dessus la tête... C'est accepté? Revenez dans quinze jours.

Athanase revint.

--Je n'ai pas eu une minute. Revenez dans six semaines.

Athanase revint encore.

--J'ai eu la grippe... Revenez dans deux mois.

Athanase revint toujours.

--Sapristi!... J'avais absolument oublié, mais je ne veux pas vous
déranger.

(Après une trentaine de kilomètres infructueux, amère dérision!)

Attendez un peu. Nous allons parcourir la chose ensemble, et je vous
marquerai rapidement... parce que dans ce moment-ci...

On lut le manuscrit.

--Peutt! voilà une sortie qui n'est guère motivée.

--Au contraire, j'ai pris soin d'expliquer dans la scène qui précède que
la jeune fille est attendue.

--C'est égal, tâchez... si cela vous vient... Ici je fourrerais un bon
couplet.

--Ah!

--Oui... mais un couplet spirituel... Tenez, quelque chose comme... Tra,
la, la, la... Enfin vous comprenez... Trouvez un trait bien fin et vous
verrez quel effet. C'est l'expérience qui nous donne ce coup d'œil-là,
cela vous viendra plus tard.

--Mais quel trait?...

--Quel trait!... Je ne peux pas vous mâcher la besogne. Que diable, je
vous ai fourni une indication assez claire... Rapportez-moi ça jeudi!

Athanase rapporta.

--A la bonne heure!... dit le collaborateur. N'est-ce pas que _mon_
couplet fait joliment? Étudiez bien mes procédés; avec de la pratique
vous finirez par en savoir autant que moi... Le dénoûment est un peu
vulgaire. Il vaudrait mieux... avant le mariage du jeune homme... vous
saisissez... quelque chose de plus neuf... Vous chercherez cela, plus
une douzaine de mots frappés, et je garantis le dernier acte.
Voyez-vous, nous autres, c'est l'expérience qui nous sauve. Cela vous
viendra.

A propos, vous vous occuperez des réclames, je n'ai pas le temps... Vous
ferez aussi les répétitions, je suis tellement tenu... Quant à la vente
du manuscrit, vous n'aurez qu'à passer chez le libraire...

Et dire qu'un homme d'un si précieux concours ne prenait que les quatre
cinquièmes des bénéfices!

O exploitation, tu n'es qu'un nom!



XXXV

UN FOYER D'ARTISTES


Les répétitions étaient sur le point de commencer, et le directeur avait
dit à Athanase:

--Maintenant que vous allez être des nôtres, monsieur, quand vous
voudrez venir au foyer des artistes...

Quand vous voudrez!... mais tout de suite! mais toujours! car Eulalie,
de chute en chute, de métamorphose en métamorphose, avait fini par
échouer, elle aussi, sur la scène des _Divertissements-Plastiques_.

Quand vous voudrez!... Athanase n'en mangea pas de la journée, il lui
semblait que le soir n'arriverait jamais.

Inutile de vous apprendre qu'il arriva nonobstant et avec lui le moment
rêvé.

--On ne passe pas, glapit Euphrasie Balandreau, notre ancienne
connaissance, en barrant l'escalier des artistes à l'intrus qui forçait
si audacieusement la consigne.

--Comment, dit le père Balandreau, tu ne reconnais pas monsieur Briquet,
qui travaille à cette heure pour notre théâtre... Bonsoir, monsieur
Briquet..., vous voilà parti du pied gauche pour la gloire... et pour
l'amour, car, si je ne m'abuse, vous montez au _foilier_ de ces dames...
La porte à gauche, vous traverserez les corridors, et à votre main
droite...

Le _foilier de ces dames_--pour nous servir de la langue du père
Balandreau--n'était peut-être pas le plus élégant de Paris, mais à coup
sûr c'était un des plus pittoresques du boulevard.

Il n'avait rien des splendeurs du sérail de la danse à l'Opéra, rien non
plus des austérités des scènes didactiques; il ne ressemblait point à un
bureau d'esprit comme le foyer de la Comédie Française--il aurait plutôt
ressemblé à un bureau de placement, s'il n'eût ressemblé... à lui-même.

En traversant les coulisses Athanase--c'était un changement de
décorations--faillit être écrasé par un arbre de carton qui se contenta
de recouvrir d'une couche respectable de poussière ses vêtements si
soigneusement brossés.

Puis vint le cortége des ahurissements habituels. Ces planches qu'il
n'avait jamais foulées, et qu'il avait si longtemps convoitées, lui
semblaient devoir cacher un sous-sol de miracles. Les machinistes, les
garçons d'accessoires, les pompiers eux-mêmes prenaient à ses yeux des
proportions surnaturelles.

Mais c'étaient surtout les actrices!

Il en avait aperçu plusieurs qui traversaient la scène, mollets au vent,
jupes écourtées, paillettes dehors!

Deux de ces mollets, une de ces jupes, vingt de ces paillettes
s'appelaient peut-être Eulalie! Eulalie auprès de laquelle...

Il franchit le seuil du foyer.

Une dizaine de nobles étrangers, gens du monde, des lettres ou de
théâtre--étaient disséminés dans des îlots de gaze et de soie.

Les îlots représentaient la partie féminine. Ceux-ci parlaient bas à
celles-là, celles-là levaient la jambe au nez de ceux-ci. On riait, on
fredonnait, on courtisait.

--Mesdames et messieurs, balbutia le maladroit visiteur en
s'inclinant...

Quand la timidité se complique de pauvreté, le jury n'admet jamais de
circonstances atténuantes.

--Quel est cet héritier de la famille Calino? murmura un journaliste à
une bergère pompadour.

--Je parie qu'il va nous jouer un morceau d'accordéon et faire la quête,
répondit la bergère assez haut pour qu'Athanase l'entendît.

--Tais-toi donc, intervint un acteur qui attendait, en costume de
Moulin-à-vent (oh! les revues!) l'instant d'entrer en scène... Tais-toi,
c'est le petit auteur qu'on a collationné ce matin.

--Ça! grimaça la bergère.

--Il doit être rudement _toc_, son chef-d'œuvre, surenchérit une
canotière.

--Tu vas voir, reprit l'acteur, une bonne scie... Pardon, monsieur,
est-il vrai que M. de Lamartine soit de la pièce dont vous allez nous
honorer?...

Athanase était abasourdi par ce mélange de costumes et d'habits de
ville, par les indiscrétions du fard et de la poudre de riz dont il
jaugeait l'épaisseur, par le bruit vague de l'orchestre s'entre-croisant
avec le son lointain des bravos du public et le brouhaha des
conversations engagées autour de lui.

La question acheva de le dérouter.

--Monsieur, répondit-il, je ne comprends pas...

--Demande-lui donc s'il y a mis un rôle d'huissier, souffla au
Moulin-à-vent Eulalie qui venait de reconnaître son poursuivant.

Ce sarcasme arrêta brusquement l'élan d'Athanase, qui s'avançait vers
elle.

--Un rôle de quoi?... Dis donc, mon amour, tu me le garderas, fit une
petite Suissesse en tapant familièrement sur l'épaule de l'ex-clerc,
stupéfait de ce tutoiement.

--Voilà encore Chiffonnette qui fait de l'œil aux auteurs, dit une
marquise.

--Et puis après! si j'ai un caprice pour lui!

--Merci! Moi, je place mes caprices à la Caisse d'Épargne.

--Et tu y vas tous les dimanches? demanda un journaliste.

--Si je n'en avais que de comme toi, je n'irais en tout cas que pour
retirer.

--On lève pour le second acte, fit la voix de trombone du régisseur!

--Je ne m'aperçois guère qu'on lève ici, reprit la marquise.

--Ni moi, acquiesça Eulalie.

--Tu sais, insista la petite Suissesse auprès d'Athanase, tu m'as promis
un rôle... quelque chose de _rup_.

--Ah! mes enfants, s'écria un Cor de chasse (oh! les revues!) qui
sortait de scène, en voilà une bonne!... Vous savez le tableau des
_Instruments de musique_. La grande Virginie a raté sa réplique, à force
de regarder un blond de l'avant-scène... Le public a crié: bis... Le
blond s'est levé et a voulu attraper ceux qui chutaient, et puis...

Le bruit d'une altercation interrompit la fin de l'histoire.

--Je vous dis que vous aurez dix francs d'amende, tonnait le trombone du
régisseur.

--Des bretelles!... Pour ce que l'administration me paye. Ne rien gagner
et être obligée de verser une cinquantaine de francs à la caisse tous
les mois... Il fera fortune ton directeur avec ses amendes.

--Prends garde.

--Et puis... Je m'en fiche pas mal, là!... Je donne ma démission...

--Le changement de tableau!--En place les _Quatre nations_!--annonça le
régisseur.

--Viens-tu souper ce soir? demanda un monsieur à Chiffonnette?

--C'est tout ce que tu payes.

--Et mon amour donc!

--Toi qui es à la Bourse, tu devrais bien savoir qu'on n'a jamais coté
cette valeur-là! A propos...

--Quoi?

--Tu te rappelles bien Léonie qui faisait le Jardin d'acclimatation dans
la revue l'année dernière, elle a un huit-ressorts...

--Bah!

--Qu'elle conduit elle-même.

--Tradition de famille. Ça lui rappelle le siége de son père, fit le
journaliste avec un attendrissement ironique.

--Toi, repartit Chiffonnette, si tu viens ici dépenser tes quatre sous
d'esprit, tu n'auras plus de monnaie, et comme le public parisien
commence à laisser protester ta signature...

--Bravo! Chiffonnette, cria le chœur féminin.

--Satanées braillardes, vous n'allez pas vous taire! exclama le
régisseur. On va vous entendre de la salle.

--Est-il caressant cet être-là!... Ne te fâche pas, père Rabajoie...

--Fichez-moi la paix!...

--Mademoiselle, hasarda Athanase, qui pendant ces feux croisés, avait
repris son cheminement vers Eulalie, dont il était enfin tout près...

--Ça n'empêche pas qu'elle a une rude chance, cette Léonie...

--Et qui est-ce qui lui a payé ça? demanda une de ces dames.

--Un Russe... On ne trouve de ces porte-monnaie-là qu'extra-muros.

--Sans compter qu'elle a joliment bien fait, dit Chiffonnette.

--Je crois bien, ajouta Eulalie... Les hommes sont des caissiers donnés
par la nature.

--Mademoiselle..., réitéra Athanase.

--Ne faites pas attention, ce n'est pas pour vous que je dis cela,
répondit l'actrice sans prendre seulement la peine de se tourner vers
lui... Chiffonnette arrange-moi mon lacet de corset qui passe.

--Voilà!...

--Baisse-moi un peu ma dentelle.

Athanase épuisait toutes les émotions. Cette guimpe qu'on décolletait,
ces épaules qui ondoyaient sous ses yeux, ce parfum vague et pénétrant,
qui réunissait en un _tutti_ voluptueux les senteurs isolées de mille
cosmétiques; tout cela lui rappelait l'entrevue de Gérizy... Et
s'exaltant:

--Mademoiselle, je voudrais vous parler seul à seul. Il le faut. Il y a
cinq ans que je souffre; il y a cinq ans que...

--En scène, Eulalie!... Tu vas manquer ton entrée, sacrebleu! trombona
l'organe du régisseur.



XXXVI

ESSAI DE STATISTIQUE


Ici un scrupule m'arrête. Vous permettez?

Si, de la scène précédente, quelque lecteur peu perspicace allait
inférer que les actrices sont toutes, de nos jours, des Eulalies ou des
Chiffonnettes?...

Oh! monsieur, monsieur! me prêter de pareilles intentions!

N'avez-vous point entendu parler du talent de Mlle Trois-Étoiles ou des
mille livres de rente de Mlle Quatre-Étoiles? Toutes deux sont
préservées de ces abaissements, l'une par la gloire, l'autre par la
fortune.

Mais comme le talent et les écus sont clairsemés sur la surface du
globe, il s'ensuit que si un amateur dressait une table de proportions,
il trouverait, contre une Mlle Trois-Étoiles, un chiffre de plus de...

Diantre! je m'aperçois que ma parenthèse de statistique pourrait
m'entraîner à des crimes de lèse-galanterie et que j'assombrirais la
situation sous prétexte de l'éclaircir.

Un nouveau scrupule m'engage donc à reprendre mon récit.

Vous permettez toujours?...



XXXVII

LE CHEF DE CLAQUE


La vente de la peau de l'ours est un commerce auquel l'illusion se
livrera éternellement, pour lequel même elle trouvera toujours des
associés.

Athanase avait été assez cruellement éprouvé pour qu'il fût permis à la
montre de ses espérances d'avancer un peu. On n'avait pas encore
commencé les répétitions que déjà il rêvait de triomphes en Espagne, et
comme naturellement il épanchait ses impressions dans le sein du vieux
comédien, celui-ci crut lui donner une preuve non équivoque d'affection
en lui amenant un matin un personnage qui se présenta sans autre forme
de cérémonie:

--Bonjour, monsieur; j'ai bien l'honneur... Nous allons donc avoir
quelque chose de vous à notre théâtre?...

--Monsieur est... voulut intervenir le numéro 9.

--Entrepreneur de succès, fit le personnage avec une pointe d'orgueil,
et, sans me vanter, je ne crains pas la concurrence... C'est moi qui ai
inventé les dix nuances du rire, depuis le _frémissement d'hilarité_
jusqu'à l'_éclat prolongé_... Vous pouvez compter sur mes hommes; du
moment que vous m'êtes recommandé par votre ami... Nous nous entendrons
sur les endroits où vous voudrez que je _parte_... Si même vous tenez à
un ou deux _bis_ dans la soirée...

--Mon Dieu, monsieur..., murmura Athanase embarrassé.

--Soyez tranquille, on s'arrangera toujours pour la vente des billets.
Ma réputation n'est plus à faire. Je suis un honnête père de famille,
j'élève avec soin mes enfants et j'exerce mon industrie avec loyauté.

--Je vous suis infiniment obligé, monsieur, mais j'ai sur ce sujet des
idées arrêtées. Je désire qu'à ma première il n'y ait pas de claque.

--Pas de claque!... s'écria le négociant en bravos, toisant l'auteur
novice de l'air dont le directeur de Charenton doit regarder les
pensionnaires qui lui arrivent... Pas de claque! Allons donc! ce n'est
pas sérieux!

--Très-sérieux.

--Mais, objecta l'ancien comique...

--Laissez, laissez, reprit avec dédain l'entrepreneur de succès,
monsieur apprendra à vivre à ses dépens.

Et, sans daigner saluer, il opéra une brusque retraite, après laquelle
le numéro 9 prenant la parole:

--Vous êtes donc fou, mon cher?

--Moi?

--Oui, c'est convenu, c'est entendu. Vous aurez un succès immense; la
France entière ne s'occupera que de vous, et, la géographie démontrant
qu'Eulalie fait partie de la France, la cruelle sera amenée à
résipiscence. Mais avant d'escompter la réussite, vous feriez mieux, ce
me semble, de la préparer.

--Qu'ai-je à préparer? répondit Athanase dans son invincible candeur.
Tout dépendra du mérite de mon œuvre.

--Vous tenez à ce raisonnement-là: nonobstant, vous verrez si vous ne
regrettez pas d'avoir repoussé les avances de la claque.

On voit que le numéro 9 était dans un jour de bon sens. Athanase n'en
augura pas ainsi.

--La claque! répliqua-t-il offensé à demi. Il n'y aura jamais rien de
commun entre cette abominable institution et moi.

--Abominable... abominable, le mot est aisé à lâcher, mais le justifier
serait peut-être moins facile.

--Vous oseriez prendre la défense de cette cabale de l'approbation
permanente, de cette ligue des mains publiques, de cette association des
battoirs fusionnés, qui met le bravo sous la gorge du vrai spectateur?

--Mon cher ami, j'admets la cabale, j'admets les mains publiques,
j'admets même que ces mains-là ne sont pas toujours propres; mais elles
n'en rendent pas moins d'incontestables services.

--Et à qui?

--A l'acteur, à l'auteur et au spectateur lui-même. Vous ne connaissez
pas comme moi la pratique du métier, mon cher. Vous ne savez pas ce
qu'il faut souvent dépenser d'efforts et de souffle dans telle tirade
que le public écoute indifférent. Mais, quand le comédien arrive
haletant au bout de son effet, le claqueur est là, providence des
poumons épuisés. Il exécute un de ses savants roulements, et pendant ce
grondement d'admiration, l'acteur ou l'actrice le bénit, moins par
raison d'amour-propre que pour cause de respiration. D'ailleurs, au
coursier de la plus pure race ne faut-il pas faire sentir l'éperon de
temps en temps? Sans la claque, nous trotterions sous nous à la
cinquième représentation d'une pièce. Sans la claque, auteur et
spectateur se parleraient le plus souvent sans se comprendre.

Car enfin,

    Les sots, depuis Adam, sont en majorité,

et si tout le monde est capable d'avoir plus d'esprit que Voltaire, tout
le monde est aussi susceptible d'être plus bête que Jocrisse. Voyez
plutôt le premier livre venu. Pourquoi ce passage a-t-il été souligné?
Parce que l'écrivain se défiait de la pénétration de ses juges. Or,
l'écrivain dramatique a besoin de souligner autant et plus que son
collègue... La claque n'a pas été inventée pour autre chose, et les
claqueurs, mon cher, sont des _italiques_ vivantes.

--Mon bon ami, repartit Athanase, quand le numéro 9 eut achevé son
plaidoyer, j'ai écouté vos raisons avec le désir de me laisser
convaincre, et j'en ai au contraire été d'autant mieux raffermi dans mes
conclusions primitives. Votre dialectique pèche par la base; elle
repose, en effet, tout entière sur la prétendue indifférence du public;
mais d'où vient, je vous prie, cette indifférence? Le public n'a-t-il
pas été un roi fainéant, du jour où on lui a imposé ces étranges maires
du palais? Rendez-lui la responsabilité, et vous lui rendrez du même
coup la conscience. Donnez-lui charge d'esprits, et il se redressera
pour supporter un tel fardeau. Peut-être n'aura-t-il pas toujours les
complaisances respiratoires dont vous me parliez; tant mieux, cela
amènera la démonétisation de la tirade, cette fausse monnaie du
pathétique. Pour le reste, je vous promets qu'il ne sera jamais
nécessaire d'en appeler à Philippe éveillé; car Philippe aura cessé de
dormir, et il se passionnera, il s'enthousiasmera, il applaudira, il
sifflera...

--Siffler! Vous voudriez...

--Et pourquoi non? C'est le revers qui complète la médaille, c'est la
nuit qui fait apprécier l'éclat du jour; les applaudissements n'ont de
valeur qu'équilibrés par le droit au sifflet.

--Parlez pour vous, sapristi! Je ne tiens pas à ce que ce droit-là soit
en vigueur le jour de ma représentation à bénéfice.

--Moi, pour ma part, je préfère la loyauté de l'attaque à l'hypocrisie
de l'approbation.

--Et vous voulez arriver à quelque chose, malheureux!...



XXXVIII

CES MESSIEURS DU LUNDI


--Du moins, avait ajouté le vieux comédien, ne négligez pas les
prévenances d'une adroite politesse envers la critique. Ayez soin de
rendre visite aux principaux d'entre ces messieurs du Lundi.

_Ces messieurs du Lundi_,--ainsi que les appelait la terreur
superstitieuse de l'ancien acteur,--étaient totalement ignorés
d'Athanase. Clerc d'huissier, il avait trop peu de souci des choses
théâtrales pour lire les feuilletons dramatiques; devenu auteur, il
avait eu trop peu de loisirs pour se livrer à cette occupation.

Désirant donc lier connaissance avec quelques-unes de ces notabilités
avant de se présenter chez elles, il se rendit au prochain cabinet de
lecture.

Le morceau de résistance de la semaine était un grand drame en sept
actes, intitulé _les Mystères de l'adultère_. Brûlant de savoir comment
on pratiquait la critique en France, et quelle opinion il devait se
faire sur le grand drame en sept tableaux, Athanase courut au
rez-de-chaussée du premier grand journal qui lui tomba sous la main, et
y lut:

  «Il pleuvait à verse au dehors; _nocte pluit totâ_. Et quelle pluie!
  fine! intense! pénétrante! _Penetravit ad ossa_... Il fallut pourtant
  m'arracher au doux coin du feu...

      Il n'est point de petit chez soi;

  à la chère intimité de la digestion; un paradis! un songe d'Épicure!
  _Epicuri de grege_. Et pour surcroît j'avais la goutte, _podagrâ
  laborans!_

  »La goutte, ce _memento_ de la vieillesse!

      _Eheu! fugaces, Postume, Postume.
      Labuntur anni_...

  »La goutte! combien navrante est cette réalité! combien sinistre!
  combien impitoyable! Possidonius ne voulait pas avouer que ce fût un
  mal. Brave Possidonius! Moi non plus, je ne le voudrais pas, mais le
  moyen? Γνωθι σεαυτον! La goutte me la redisait,--et bien haut,--cette
  devise du temple de Delphes.

  »Adieu, paniers, vendanges sont faites. _Alea jacta est!_ Louis XVIII
  aussi l'avait la goutte, et un jour que le marquis de Bièvre cherchait
  à le distraire;--comme si l'on pouvait distraire de la perte de la
  jeunesse!

      _Gioventù! primavera della vita!
      Primavera! gioventù dell' anno!_

  »Jeunesse! printemps! Printemps! jeunesse!

  Le duo enchanteur! La jeunesse qui marche sans regarder derrière. _Go
  ahead!_ La jeunesse au _tant doux rêver_, comme ils disaient, les
  poëtes du seizième siècle. La jeunesse avec son trésor des vingt
  ans...

      Donnez-moi vos vingt ans, si vous n'en faites rien.

  »Ils ne veulent pas me les donner, les nouveaux venus, et ils en usent
  pour faire des drames.

  »J'étais donc parti.

      Je suivais tout pensif le chemin...

  qu'avait pris le fiacre.

      Sur les coussins moelleux d'un char numéroté...

  »Quand Pascal inventa ce système de locomotion, il n'avait pas prévu
  les souffrances du critique goutteux et dérangé après son repas.
  _Inter pocula._

  »Le cocher, Dieu me pardonne, dormait sur son siége. Il _barytonnait
  du ronflement_, pour emprunter sa langue à l'admirable Rabelais. Et
  moi, je rêvais au fond de la voiture. Je voyais la longue suite
  d'années, _grande ævi spatium_, durant laquelle j'ai critiqué. Je
  revoyais les princes et les princesses de la rampe...

      Même ils avaient encor leur éclat emprunté.

  »Quel défilé! quels souvenirs! quel livre! Un livre plein! instructif!
  sonore! _grandisona verba!_ L'histoire des plaisirs humains. _Voilà
  donc tout ce que les hommes ont inventé pour se rendre heureux!_ ainsi
  que l'a dit Pascal que je citais tout à l'heure.

  »Ce Pascal était bien un type étrange! Et versatile! et insaisissable!
  et complexe! _Homo multiplex!_ πολυμαθικος! Aucun ne l'a, que je
  sache, encore sainement jugé. Quant à moi:

      Non nostrum tantas componere lites.

  »Mais si j'avais à émettre une opinion, je crois que ce
  philosophe,--φιλος et σοφια, ami de la sagesse, songez à
  l'étymologie--que ce philosophe fut...

  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il y en avait huit colonnes de ce ton. Quant aux _Mystères de
l'adultère_, il n'en était pas plus question que s'ils n'avaient jamais
existé.

Athanase, ne se trouvant pas suffisamment renseigné, prit un second
journal, et recommença à lire:

  «La moitié de l'humanité pourrait tenir sous ce titre gigantesque des
  _Mystères de l'adultère_. C'est à la fois un des cercles de l'enfer du
  Dante, un des actes de la comédie de Balzac! C'est le fruit défendu
  devenu un verger immense et acclimaté sous toutes les latitudes. C'est
  la question infinie et éternelle.

  »Toutes les passions s'y retrouvent, comme toutes les misères;--car
  l'homme a toujours du vice sur la planche.

  »Les types se suivent et ne se ressemblent pas; celui-ci est le
  traître, celui-là le queue rouge. Barbe-Bleue à un bout, Sganarelle à
  l'autre.

  »Placés en face de la femme adultère, Jésus pardonne, Othello tue,
  Molière meurt.

  »N'est-ce point une étude digne du philosophe?

  »Les yeux injectés de sang, le front empourpré de rage, la main
  crispée sur le poignard, à côté des yeux placidement fermés, du front
  qui se pare béatement de sa coiffure conjugale, de la main qui défait
  insoucieuse la rosette du matin que le soir a faite nœud coulant.

  »L'un est le tigre du mariage, l'autre n'en sera jamais que le
  dix-cors.

  »Ces mystères de l'adultère, ils ont été écrits au jour le jour par
  les penseurs, par les artistes, par les poëtes! C'est presque la
  main-courante de l'amour.

  »La poésie antique nous montre la première...

  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La poésie antique, la Grèce, Rome, le moyen âge, la Renaissance, les
temps modernes, se partageaient le reste du feuilleton-feu d'artifice.

Beaucoup de fusées, mais des baguettes; quant à une appréciation sur le
drame nouveau, point.

Athanase réitéra l'expérience sur une troisième feuille:

  «La vraie critique, commençait celui-là, est celle qui se base sur le
  simple bon sens.

  »Aussi tous nos efforts sont-ils tournés vers ce but unique. Hors le
  bon sens, il n'y a ni entrain ni gaieté.

  »Pourquoi mon illustre ami *** se distingue-t-il entre tous par la
  finesse de son esprit? Parce qu'il a le bon sens spirituel. Tout doit
  se raisonner ici-bas.

  »Dans un délicieux roman de mon cher ami ***, le lecteur éclate
  involontairement de rire à la page 102. Pourquoi éclate-t-il de rire?
  Parce que rien n'est plus raisonnablement bouffon que la réponse de la
  belle-mère à son futur gendre.

  »Dans un drame excellent de mon admirable ami ***, l'auditoire
  sanglote au troisième acte. Pourquoi? Parce que la situation est
  raisonnablement émouvante.

  »Développons toute notre pensée.

  »Lorsque l'homme est tout à coup saisi par une impression violente, il
  commence par ressentir...»

Cette fois, Athanase tombait sur de la réclame mêlée de pédagogie; il
n'alla pas plus loin.

Cependant il tenait à avoir au moins un pauvre petit renseignement sur
ces malheureux _Mystères de l'adultère_.

La feuille à laquelle il s'adressa en dernier ressort était un journal
religieux,--c'était lui qui le disait,--où un monsieur émettait tous les
quinze jours son opinion sur les pièces nouvelles, en déclarant
préalablement qu'il aimerait mieux être paralysé de tous ses membres que
d'aller voir représenter une demi-scène de ces œuvres diaboliques.

Ce père Loriquet de la critique, s'exprimait ce jour-là en ces termes:

  «Le cœur me soulève de dégoût, chaque fois qu'il me faut prendre la
  plume pour remuer les fanges de la littérature moderne.

  »N'est-ce pas toujours la glorification du péché, l'apothéose de la
  matière, du rut et du concubinage?

  »Tous ces écrivassiers, tous ces possédés de l'esprit des ténèbres,
  tous ces ruffians de lettres, sont comme s'ils n'étaient point. Ce
  serait leur faire trop d'honneur que de descendre dans les
  grands-collecteurs du style contemporain.

  »Pouah! Messieurs les bâtards de Voltaire! Rimez à la prostitution et
  à l'adultère! Il faut les pluies de feu pour purifier les Sodomes!...»

--Corbleu! pensa Athanase, en rejetant la feuille épileptique, voilà une
étrange manière d'entendre la charité et la modération, et une manière
non moins étrange d'entendre la critique. Si je veux savoir quels sont
les _Mystères de l'adultère_, je vois que je ferai bien de prendre une
place au bureau.



XXXIX

EN RÉPÉTITION


Oh! les primeurs de la vie!

Le premier cigare, le premier amour, le premier baiser! Tout cela ne
vaut pas le premier billet de répétition.

C'est le but atteint, le Rubicon franchi.

Quand l'ex-clerc reçut ce carré de papier, il fut tenté de pousser
l'exclamation triomphante de Victor Hugo:

    L'avenir, l'avenir, l'avenir est à moi!

Par malheur, après cette exclamation, vient la terrible réponse:

    Non l'avenir n'est à personne.

Cette réponse ne devait être que trop tôt traduite pour le débutant dans
la vile prose de la vie pratique.

S'il y a loin en effet de la coupe aux lèvres, quel abîme ne sépare pas
la représentation des répétitions!

On en était à la seizième, après une série de cahots et de catastrophes
qui avaient rempli un espace de trois mois et demi.

Une première fois, on avait interrompu parce que le directeur avait fait
un voyage; une seconde parce qu'on montait une pièce de circonstance,
une troisième... une quatrième... une cinquième...

Athanase n'en arrivait pas moins à cette seizième épreuve avec la foi
robuste que nous lui connaissons. Après tant de vicissitudes, que
pouvait-il survenir? Rien évidemment.

Hélas!... Après avoir attendu une grande heure le jeune premier qui
était en retard, on entama l'acte...

--Nous disons donc, fit le directeur, que vous avez supprimé le
monologue...

--Au contraire, je l'ai rétabli.

--Par exemple! Je vous ai recommandé hier...

--Pardon, c'est avant-hier que vous me l'avez fait supprimer, et hier
que vous m'avez prié de le rétablir.

--Ah! je croyais le contraire.

--Il est propre, son monologue, grommela le jeune premier, mécontent de
l'amende que son retard lui avait value.

--Ne te plains pas; si tu avais mon rôle! répondit le père ganache. Une
scène entière à écouter sans souffler mot. Monsieur le directeur...

--Qu'est-ce qu'il y a?

--Je vous jure que mon rôle n'est pas du tout dans mes moyens.

--Laissez-moi tranquille. A vous d'entrer.

--Permettez, insinua Athanase de son air le plus modeste, il me semble
que la pose que vous prenez pendant le récit...

--La pose! je voudrais bien vous y voir. D'abord, je maintiens que ce
n'est pas un rôle dans mes moyens...

--Cependant...

--Il n'y a pas de cependant, je n'en sortirai jamais.

--Voulez-vous répéter? intervint le directeur.

--J'y suis.

(La répétition poursuivit son cours.)

Tout à coup le directeur bondit:

--Mais je n'avais pas pris garde...

--A quoi? fit le pauvre auteur.

--Ce récit est beaucoup trop long.

--Il est impossible d'en rien retrancher.

--Impossible, allons donc! Les pièces gagnent toujours à être
raccourcies.

--Comment! vous me couperiez mon principal effet?

--Qui ne sert à rien.

--C'est mutiler l'acte.

--Il ne s'en portera que mieux.

--Encore un coup, je... Je couperai, dit Athanase qui avait surpris un
coup d'œil autocratique et menaçant.

--Quant à moi, je ne dirai jamais ce couplet-là, déclara une des
actrices.

--Mais, mademoiselle...

--On m'a choisi exprès un air d'enterrement.

--Le mien, ajouta un autre, est sur un air trop rapide, je ne peux pas
le prononcer.

--Une scène de plus à couper, prononça le directeur.

--Elle est indispensable à l'action; d'ailleurs je la crois originale.

--C'est toujours ainsi: les auteurs, si on les laissait juges...

--Pourtant... Je couperai, acquiesça Athanase qui avait surpris encore
le coup d'œil sans réplique.

--Nous en resterons là pour aujourd'hui, dit le directeur. D'ici à
demain, faites les modifications...

--Monsieur, je vous en prie, retirez-moi le rôle, il n'est pas dans mes
moyens.

--Monsieur, changez mon couplet.

--Monsieur, remaniez ma scène.

--Monsieur, ajoutez.

--Monsieur, retranchez.

--Monsieur... monsieur...

Athanase passa la nuit à opérer ces changements. Le lendemain, le
directeur le prit à part.

--Mon cher, j'ai une idée.

--Laquelle?

--La pièce se passe de nos jours.

--Sans doute.

--Il faut la mettre sous Louis XV.

--Sous...

--C'est nécessaire pour les costumes.

--Et le ton du dialogue!

--La belle affaire, vous retoucherez tout ce qui choquerait.

Le surlendemain, quand Athanase se présenta--après une nouvelle nuit
passée--avec sa révolution Louis XV, on lui apprit que la pièce était
arrêtée net par la maladie d'Eulalie.



XL

LES DOCTEURS ÈS-PLANCHES


Eulalie malade, gravement peut-être! L'auteur à cette nouvelle avait
disparu devant l'amoureux, et Athanase resta immobile, anéanti, éploré.

--Parbleu! dit en souriant le directeur, ne vous effrayez pas. Nous
connaissons ces maladies-là; quelque souper trop prolongé.

--Vous pensez qu'il n'y a rien de grave?

--Elles ont fondé une école, l'école des _lâcheuses_, et arrêtent
régulièrement toutes les pièces dans lesquelles elles jouent; mais Dieu
merci, les médecins de théâtre n'ont pas été institués pour rien. Voici
justement le nôtre avec qui nous allons nous transporter sur-le-champ au
domicile de la prétendue malade.

Le médecin de théâtre descend en ligne directe du docteur Pangloss. Il
est optimiste par profession.

Flottant entre le zist et le zest, amalgamant dans sa mise l'austérité
classique avec quelques concessions à l'élégance, passant au cosmétique
noir ses cheveux qui grisonnent ou couvrant par un toupet la place où
ils ne peuvent plus grisonner, il est à cheval sur les deux frontières
de l'art et de la science, reçoit _l'Entr'acte_ et _l'Union médicale_,
applique l'hygiène à la comédie et présente des rapports à l'Académie
sur la ventilation des salles de spectacle, trouve moyen de concilier sa
présence aux premières représentations avec les accouchements de sa
clientèle en ville, sacrifie parfois à la galanterie en offrant à ces
dames des pilules de sa composition, mais avant toute chose remplit ses
devoirs en trouvant que tous les sujets de la troupe se portent au mieux
sous la plus paternelle des administrations.

En arrivant chez Eulalie en compagnie du directeur et d'Athanase, le
médecin de théâtre rencontra sur le palier un de ses confrères, qui
sortait de l'appartement.

L'autre terme de la comparaison: le médecin d'actrices, le docteur
Tant-pis, opposé par l'intérêt privé à l'optimisme officiel du docteur
Tant-mieux.

Le médecin d'actrices est d'ordinaire plus jeune que le médecin de
théâtre, l'élégance prédomine dans sa mise et le cheveu noir sur son
sinciput; il sacrifie exclusivement à la galanterie et accomplit ses
fonctions en déclarant uniformément que la santé de ses clientes est
dans le plus complet délabrement.

Il n'était donc point étonnant que ces deux messieurs eussent échangé un
salut glacial: il était tout naturel qu'ils se regardassent comme deux
athlètes prêts à livrer bataille.

Ils s'étaient approchés en même temps du lit d'Eulalie;--car Eulalie
avait eu la précaution de garder le lit.

Le docteur Tant-Pis prit le bras droit de l'actrice, le docteur
Tant-Mieux son bras gauche.

--Le pouls est détestable, dit l'un.

--Pas la moindre fièvre, riposta l'autre.

--Veuillez, mademoiselle, tirer la langue. Saburrale au premier chef.

--Langue parfaite.

--La tête brûlante.

--Température normale.

--L'œil a un éclat maladif.

--Les traits sont frais et dispos.

--J'augure un commencement de congestion.

--Au plus une légère fatigue.

--Vous avez bien fait de rester au lit.

--L'air vous remettra complétement.

--Ne mangez pas.

--Un bon bifteck.

--Pardon, confrère...

--Confrère, il me semble...

--Je réponds...

--Je garantis...

Les deux champions s'étaient simultanément dirigés vers la table, et
saisissant chacun une plume ils écrivirent:

  «Je soussigné, docteur en médecine, certifie que Mlle Eulalie, artiste
  au _Théâtre des Divertissements-Plastiques_, m'a fait mander ce
  jourd'hui, et qu'après avoir consulté les prodrômes, symptômes et
  diagnostics, j'ai reconnu chez elle une méningite à sa période
  bénigne; méningite qui pourrait prendre un dangereux développement, si
  la malade n'observait le repos le plus absolu.

  »En conséquence de quoi je la déclare incapable de remplir son service
  avant une entière guérison.

  TANT-PIS, (d. m. P.)

  »Paris, le...»

  «Je soussigné, docteur en médecine, certifie qu'appelé à la requête du
  directeur des _Divertissements Plastiques_ auprès de Mlle Eulalie,
  artiste de ce théâtre, j'ai examiné attentivement l'état de ladite
  demoiselle, et reconnu que cet état n'offrait aucun caractère de
  maladie durable ou accidentelle.

  »En foi de quoi, je déclare ladite demoiselle apte à reprendre
  immédiatement son service sans qu'il en puisse résulter le plus léger
  inconvénient.

  TANT-MIEUX, (d. m. P.)

  »Paris, le...»

--Voilà, mademoiselle, dit le docteur Tant-pis en tendant son certificat
à sa cliente.

--Voici, dit le docteur Tant-mieux en présentant le sien au directeur.

Puis, les deux rivaux se retirèrent en échangeant un salut provocateur.

--Quant à moi, conclut le directeur après leur départ, je ne suis pas
médecin, mais vous savez, Eulalie, si vous ne venez pas aujourd'hui
répéter la pièce de M. Briquet, je résilie votre engagement.

--Mademoiselle, insinua Athanase d'un ton suppliant, soyez persuadée
que... je serais désolé... Votre santé... J'aimerais mieux mille fois...

--Vous! vous êtes mon oiseau de mauvais augure, c'est votre _ours_ mal
léché qui est cause de tout ça. Aussi Dieu sait si je vous abomine!...

Décidément les déclarations d'Athanase n'avaient pas de succès.



XLI

AMIS ET CONFRÈRES


Et pourtant, si le malheureux n'avait pas encore les profits de sa
réception dramatique, il en avait déjà les petites misères.

Il ne rencontrait plus une personne sans que celle-ci l'abordât par une
de ces formules:

--Dites donc, mon cher monsieur Briquet, vous qui faites jouer des
pièces, vous seriez bien aimable de m'envoyer une loge pour demain.

--Mon bon, maintenant que vous voilà lancé, vous ne me refuserez pas six
places pour ce soir.

--Briquet, puisque le directeur fait ce que vous voulez, demandez donc
pour moi une petite avant-scène. J'ai _quelqu'un_ à conduire au théâtre.
C'est convenu?

Les premières fois, l'amour-propre avait empêché le pauvre garçon de
détromper les solliciteurs et de leur avouer qu'il n'aurait point osé
tirer à vue sur son crédit un simple bon de parterre. Il avait donc payé
les places de sa poche,--si peu garnie, hélas!

Mais le nombre des requêtes grossissait toujours.

A Paris, ils s'appellent légion, ces quémandeurs sans vergogne.
D'excellentes gens qui proclament bien haut leur délicatesse, et qui, en
effet, se feraient scrupule de laisser payer par un ami leur place
d'impériale d'omnibus. Mais, quand l'ami a quelque accointance avec le
théâtre, qu'au lieu de trois sols il s'agit d'un billet de cinq ou dix
francs, toute gêne disparaît, et ils rançonnent impitoyablement.

Ils ne prient pas, ils décrètent; ce n'est point un service qu'ils
réclament, c'est une contribution qu'ils frappent.

Si vous n'acquittez pas dans les délais prescrits cette taxe forcée, ils
déclarent votre amitié en faillite, et jamais vous ne pourrez vous
réhabiliter.

Telle était la situation d'Athanase, qui avait déjà semé derrière lui
plusieurs douzaines de ces ennemis-là.

Mais devant lui, il s'en dressait bien d'autres!

Au théâtre, le _Donec eris felix_ doit être généralement pris à
contre-sens.

Tant qu'Athanase avait été le poursuivant sans espoir de la fortune
littéraire, tant qu'on n'avait vu dans ce modeste provincial qu'un clerc
égaré, on avait épuisé pour lui toutes les ressources de la sympathie
phraséologique:

--Ne vous découragez pas, mon cher; vous avez du talent, vous arriverez.

--C'est vraiment un garçon charmant que ce Briquet. Il n'a pas de
chance.

--Je suis convaincu qu'au fond il a quelque chose dans le ventre...

--Et si simple!...

--Si courageux!...

--Briquet, vous savez, si je puis jamais vous donner un coup d'épaule...

On était bien sûr alors que le coup d'épaule ne pourrait jamais enfoncer
les portes si bien barricadées du théâtre.

Au lieu de cela, ces portes avaient l'air de s'entre-bâiller pour le
travailleur opiniâtre; on n'attendait même pas qu'elles fussent
ouvertes:

--Voyez-vous cela!

--Quel intrigant!

--S'il est permis de recevoir un bonhomme pareil.

--Pas de talent pour deux liards.

--Sa simplicité n'est qu'une pose.

--Aussi j'espère un four... mais un four...

Un naturaliste m'a assuré qu'à l'approche du beau temps les grenouilles
coassent.



XLII

LES CHEVALIERS DE LA RÉCLAME


Ces coassements n'étaient qu'un prélude.

Il existe de nos jours un usage qui ne dépose certes point en faveur de
la modestie contemporaine.

Je veux parler du soin que longtemps à l'avance les auteurs prennent de
faire savoir leur nom au public, qui ne se soucie généralement guère de
la recherche de cette paternité.

Cette façon d'escompter le succès en en revendiquant préventivement le
mérite enlève à la première représentation beaucoup de son attrait et à
l'écrivain un peu de sa dignité; mais Athanase, n'ayant pas les moyens
de se poser en réformateur, avait suivi la tradition et cédé aux
instances du ramasseur de bouts de nouvelles en quête d'un paragraphe
pour son canard.

Aussitôt pris, aussitôt inséré.

Dès le soir même, ledit canard publiait:

  «Le théâtre des _Divertissements-Plastiques_ répète en ce moment une
  pièce en trois actes, premier ouvrage de M. Athanase Briquet, sur les
  débuts duquel on compte non sans raison. La pièce est intitulée: _Les
  Contes de fée_.»

Rien en apparence de plus inoffensif que cette annonce, mais Athanase
avait compté sans les _chevaliers de la réclame_.

Les chevaliers de la réclame jouent, à la suite de la grande armée des
lettres, le rôle que remplissent les maraudeurs à la suite des autres
armées.

Ils vivent sur le commun.

Leur talent ne leur permettant d'apporter aucune mise de fonds, ils
spéculent sur les fonds d'autrui. Ne pouvant entrer au restaurant, ils
veulent du moins s'en approprier la fumée.

N'avoir aucune valeur, ne rien faire, et arriver à la notoriété quand
même.

Voilà le problème.

Pour le résoudre, tous les moyens sont bons.

C'est le chevalier de la réclame qu'on retrouve à toutes les cérémonies
littéraires,--mariages, baptêmes ou enterrements; c'est lui qui s'y
faufile dans les groupes de journalistes, espérant que l'un d'eux
s'habituera à sa physionomie et finira par s'informer de son intitulé
pour le consigner dans les feuilles.

C'est le chevalier de la réclame qui, tous les matins, lit attentivement
la _Gazette des Tribunaux_, dans le but d'y découvrir une homonymie
désirée, auquel cas il écrit le lendemain:

  AU RÉDACTEUR

  «Monsieur,

  »Dans votre numéro du... courant, vous rendiez compte d'un procès où
  un sieur Pastoreau était condamné pour vol qualifié à quinze ans de
  prison.

  »Je vous serais infiniment obligé de déclarer, par la voie de votre
  estimable feuille, qu'il n'y a rien de commun entre le prévenu et moi.

  »PASTOREAU,

  »homme de lettres.»

C'est encore lui qui expédie à l'_Indépendance belge_ le poulet
ci-dessous:

  «Monsieur le rédacteur,

  »Votre dernière chronique annonçait qu'un joueur du nom de Breteuil
  s'est tué d'un coup de pistolet en sortant du Casino de Hombourg.

  »L'analogie de consonnance entre _Breteuil_ et _Verneuil_ étant de
  nature à plonger dans l'inquiétude ma famille et mes nombreux amis, je
  vous serais très-reconnaissant si vous vouliez bien me permettre
  d'user de votre précieuse publicité pour empêcher cette fâcheuse
  confusion.

  »Je suis si peu mort que je prépare en ce moment un grand ouvrage pour
  une de nos premières scènes.

  »Agréez...

  »VERNEUIL,

  »membre de l'institut Polydramatique.»

Bien entendu le grand ouvrage n'a jamais existé, mais le coup n'en porte
pas moins. Après un certain nombre de mentions de ce genre, les lecteurs
de journaux commencent à savoir qu'il existe un homme de lettres du nom
de Pastoreau ou de Verneuil.

D'où le savent-ils? Ils seraient bien embarrassés de le dire.

Peu importe à Verneuil ou à Pastoreau; le chevalier a pratiqué la
réclame à la tire, c'est tout ce qu'il lui faut.

Athanase ignorait--comme bien d'autres choses--l'existence de cette
catégorie de bipèdes. Aussi fut-il grandement étonné quand en cherchant,
deux jours après, l'annonce de sa pièce, il lut dans le canard qui
l'avait publiée cette insolente épître:

  «Paris

  »Monsieur le chroniqueur,

  »Votre bulletin dramatique de mercredi, déclarait _urbi et orbi_ que
  le théâtre des _Divertissements-Plastiques_ répète une pièce d'un
  monsieur Athanase Briquet, pièce que _ce monsieur_ a nommée _les
  Contes de Fée_.

  Or, il y a _trois ans_,--TROIS ANS!--que j'ai le plan d'une féerie
  dont le titre est les _Contes fantastiques_. L'analogie est trop
  flagrante pour que j'aie besoin d'entrer dans d'autres détails,
  tendant à établir mon droit de priorité. Bien que mon ouvrage n'ait
  pas encore été écrit, je l'ai raconté dans plusieurs cafés et
  notamment à la _Brasserie humanitaire_ devant mes amis, Thévenard,
  Champroux, Patonel, Duradeau, qui au besoin, attesteraient la réalité
  des faits.

  »En vous priant et en vous requérant, s'il le faut, d'insérer dans
  votre, etc., etc.

  »DUGOUPIN.

  »Auteur dramatique.»

--Sapristi! se dit Athanase, voilà un auteur bien chatouilleux; le titre
n'est pas le même, il n'a pas écrit sa pièce, je ne l'ai jamais vu, et
il voudrait...

L'ex-clerc prit une plume, et à son tour répondit très-poliment au
journal qu'il ne connaissait ni M. Dugoupin ni ses œuvres, et que par
conséquent il ne concevait rien à ses récriminations.

Puis il se crut délivré de cette ridicule affaire.

Mais le chevalier de la réclame Dugoupin aurait mérité d'être
grand-officier de son ordre. On lui offrait un prétexte de polémique!
Délices du paradis! Une occasion de s'imprimer avec récidive! Merci,
Gutenberg! Merci, trop candide Athanase!

Le numéro suivant de la feuille qui servait de boîte aux lettres à la
querelle contenait ces lignes énergiquement senties:

  «Monsieur,

  »La réponse du sieur Briquet (Athanase), fait, en usant d'un audacieux
  subterfuge, mieux éclater la mauvaise foi du plagiaire.

  »En effet,--et je m'en félicite,--je n'ai jamais compté ce _débutant_
  (souligné) au nombre de mes relations, mais est-ce donc là ce que j'ai
  prétendu?

  »J'ai affirmé qu'on m'avait dérobé mon idée, mon idée divulguée
  publiquement. Un tel procédé, appuyé d'une conduite aussi tortueuse,
  révoltera tous les amis de la propriété littéraire.

  »A-t-on besoin de connaître celui qui vous soustrait votre mouchoir
  pour avoir le droit de crier: _Au voleur_?

  »J'ai l'honneur, etc...

  »DUGOUPIN.

  »Auteur dramatique.»

Devant cette brutale insulte, Athanase resta d'abord stupéfait,
l'indignation succéda bientôt.

De l'humeur la plus pacifique, il était doué du courage de l'honnêteté,
le meilleur de tous.

Dédaignant donc de poursuivre une lutte de plume aussi rebutante, il
envoya, séance tenante, deux témoins au Dugoupin.

Les témoins comptaient sur des excuses. Ils n'avaient pas songé qu'un
duel est une des plus merveilleuses embuscades pour la réclame.

Son chevalier paya d'audace. Il tirait passablement, et d'ailleurs vingt
lignes,--au prix où sont les annonces anglaises--valaient bien un coup
d'épée sans doute.

D'autant plus que ce fut Athanase qui le reçut.

Un heure après le duel, il pleuvait dans tous les bureaux de rédaction
de la presse parisienne une note amoureusement calligraphiée et portant:

--Aujourd'hui, à neuf heures du matin, une rencontre à l'épée a eu lieu
dans les bois de Chaville, entre MM. Dugoupin, auteur dramatique, et
Athanase Briquet, précédemment employé chez un huissier. Ce dernier a
été blessé à l'épaule après un engagement des plus vifs.

»La cause du duel était une accusation de plagiat formulée et soutenue
les armes à la main par M. Dugoupin, écrivain que le public sera bientôt
à même d'applaudir.»

--Fameuse affaire! se murmura Dugoupin en vérifiant l'insertion de cette
note dans un quinzième journal. Ça m'a fait imprimer trente-neuf fois
mon nom!

Quant au directeur des _Divertissements-Plastiques_, il se dit après
avoir lu le même morceau:

--Voyez-vous ce Briquet!... Avec son air sainte-n'y-touche, je l'avais
toujours soupçonné de manquer de loyauté!



XLIII

REPRÉSENTATION A BÉNÉFICE


Pour la première fois depuis un mois que sa blessure l'avait forcé à
garder le lit, Athanase se trouvait seul.

C'est que le numéro 9, son fidèle voisin, qui ne l'avait pas quitté un
instant, avait bien été obligé de sortir pour cette soirée mémorable
entre toutes, pour cette soirée à son bénéfice, pour cette soirée où il
devait reparaître devant le public après dix ans d'interrègne.

Le blessé regardait la pendule avec angoisse, attendant impatiemment le
retour de son vieil ami.

Elle avait coûté tant de peines et de démarches à l'ancien comique,
cette représentation suprême! Il avait fallu frapper à tant de portes
pour organiser un spectacle!

Les directeurs ne voulaient pas prêter leur salle et avaient besoin de
leur personnel. Les acteurs avaient oublié ce camarade d'une autre
génération et ne se souciaient pas de se déranger. Les auteurs ne
s'empressaient guère d'abandonner leurs droits.

Personne ne voulait jouer en premier. Mlle X... refusait de chanter, si
M. Y... exécutait avant elle un morceau de piano; M. Z... avait averti,
au dernier moment, qu'une indisposition l'empêchait de prêter le
concours qu'il avait promis. Et ceci, et cela, et le reste!

Orchestre, décors, accessoires, artistes, rien ne manquerait-il _in
extremis_? Le public répondrait-il à l'appel? Le bénéficiaire saurait-il
encore affronter la rampe et soulever les bravos comme autrefois?

Cette dernière inquiétude serrait surtout le cœur du vieillard, qui
était tout tremblant au départ.

Voilà pourquoi Athanase guettait le retour avec tant d'impatience.

Onze heures venaient de sonner. Un bruit confus de pas retentit dans
l'escalier.

Onze heures! ce ne pouvait être déjà lui. Au surplus, le bruit des pas
annonçait plusieurs personnes. On eût même dit que ces personnes étaient
chargées d'un fardeau...

Athanase se dressa sur son séant, poussé par une appréhension
instinctive dont il s'était à peine rendu compte, quand une voix du
dehors l'interpellant:

--Est-ce ici que demeure un vieil acteur?...

--Entrez! entrez! cria Athanase...

Trois garçons soutenaient, portaient même l'ancien comique, qui semblait
à moitié évanoui.

--Coquin! le gaillard est lourd!... dit un des garçons...

--Le pauvre bonhomme! fit un autre...

--On ne donne rien pour boire? ajouta le troisième.

--Prenez ce qu'il y a sur cette commode, répondit Athanase... Mais que
lui est-il arrivé?...

--Une bien triste affaire, allez... un scandale!... Figurez-vous,
monsieur...

--Taisez-vous! interrompit soudain la voix étranglée du comique. Je...
je... veux lui raconter moi-même...

--A votre aise, dit le garçon en s'en allant avec ses collègues. C'est
très-intéressant!...

--Mon ami... qu'avez-vous?... parlez, reprit Athanase, quand ils furent
seuls, en tendant la main qu'il avait de libre à son compagnon dévoué...

--Ce que j'ai?...

    Vous voulez savoir ce que j'ai?...
    Le récit n'est pas long à faire...

J'ai... j'ai...

--Ivre! murmura Athanase...

--Moi ivre!... Par exemple... jamais... j'ai...

    J'ai du bon tabac
    Dans ma...

Non! J'ai que je suis un misérable!... un misérable! cria-t-il tout à
coup, rappelé à la réalité par un éclair de raison et fondant en
larmes... J'arrive au théâtre, les abords étaient déserts, ça m'avait
déjà porté un coup... Je sentais que c'était fini... que ma réputation
était morte... Je calculais qu'en déduisant les frais de la salle, des
employés, des... enfin des...

--Remettez-vous... Rappelez-vous...

--Tu es mon ami, toi... Ce n'est pas toi qui m'aurais sifflé... Car on
m'a sifflé... sanglotait le numéro 9.

--Sifflé!...

--J'entre en scène... Pour me remonter un peu, j'avais... j'avais bu...
oh! rien que trois petits verres... On m'applaudit... la claque, sans
doute; mais n'importe, ce bruit-là me fait du bien... Je commence à
jouer... On rit un peu... Je m'enhardis... Quand, arrivé à un couplet...
Je me le rappelle à présent, c'est sur l'air du _Charlatanisme_...

    J'entends dire de tout côté
    Que les maris sont trop crédules,
    Pour moi, cette crédulité...

--Laissez le couplet et achevez... supplia Athanase...

--Je vous répète que je me le rappelle... l'air du _Charlatanisme_... je
vais le chanter, c'est dans mon rôle...

    J'entends dire de tout côté...
    J'entends...

Encore la mémoire qui s'en va, comme en scène... car la mémoire s'était
en allée... Impossible d'entamer le couplet... vous savez... sur l'air
du _Charlatanisme_... On me siffle... Moi qui, mille fois!... je me
trouble davantage... Pourtant la claque couvre les sifflets et je
continue après avoir sauté le couplet... vous savez, sur l'air du
_Charlatanisme_... mais pendant tout le reste de l'acte ce sont des
rires, des quolibets... La toile tombe... Je cours à ma loge!... Éperdu
de douleur, je reprends le carafon d'absinthe... et je bois... je
bois...

--Malheureux!...

--Si bien que, quand on sonne au rideau... je veux bouger... je veux...
Est-ce que je sais, moi?... C'est elle qui m'a porté malheur; j'ai vu à
l'avant-scène une femme qui lui ressemblait... et alors... je suis... je
suis tombé!... On m'a... Je veux me tuer!... entends-tu?... je veux me
tuer... Malheur à l'artiste qui vieillit!... Si j'en avais fini plus
tôt, je n'aurais pas été ce soir... un objet de risée pour... A
boire!... j'ai soif...

--De grâce...

--J'ai soif... soif...

    Coule, coule, coule, bouteille
          Vermeille...

Ah! mon Dieu!... mon Dieu!... Mais pourquoi me laisser souffrir! Je te
dis que je veux me tuer...

--Vous êtes fou...

--Oui... me... me tuer sur l'air... du _Char... la... ta..._

Et le vieillard se laissa aller inanimé sur le lit de son ami.



XLIV

QUI VA A LA CHASSE


La volonté est le meilleur des remèdes.

Deux jours après la scène précédente, Athanase, faisant violence à un
reste de faiblesse et avançant l'heure de sa convalescence, se
présentait au théâtre des _Divertissements-Plastiques_.

--Ah! ah! c'est vous, monsieur Briquet, dit le père Balandreau en
faisant le salut militaire. Il y a du neuf ici depuis qu'on ne vous a
vu.

--Quoi donc?

--Dame! il paraît que votre pièce est mise en disponibilité pour retrait
d'emploi.

--C'est impossible!

--Demandez plutôt à Phémie. Pas vrai que...

--Mais certainement, puisque tu y as dit... Laisse-moi donc tirer au
clair mon cassis qui a tourné.

--Ma pièce retirée!...

Athanase n'en écouta pas davantage et tomba comme une bombe dans le
cabinet du directeur.

--Est-ce vrai, monsieur, ce que je viens d'apprendre?

--Qu'avez-vous appris, mon cher monsieur?

--Que les répétitions...

--De votre machine sont interrompues. Rien de plus authentique.

--Et quelle en est la raison?

--Vous me le demandez, après l'accusation terrible sous laquelle vous
êtes resté...

--Ignorez-vous donc, monsieur, que j'ai provoqué la personne qui m'avait
insulté et qu'une blessure dont je souffre encore...

--La belle preuve. De ce que vous avez croisé le fer avec M. Dugoupin,
un garçon d'avenir et d'honorabilité, s'ensuit-il que le plagiat dont il
s'est plaint soit moins grave?

--Cette plainte est un mensonge aussi odieux que ridicule.

--Il vous plaît de le dire, mais vous concevez... il y a des convenances
qu'on doit respecter... D'ailleurs je n'ai point envie de m'attirer un
procès avec M. Dugoupin.

--Préférez-vous en avoir un avec moi?

--Avec vous? Allons donc!

--Votre décision est bien prise?

--Parfaitement.

--Soit! Nous plaiderons, monsieur.

--A votre aise, si vous avez envie de perdre.

--C'est ce que nous verrons! cria Athanase en opérant une sortie
impétueusement résolue.

Mais cette résolution n'était qu'apparente, et il avait le cœur si gros
que le père Balandreau en le voyant repasser ne put s'empêcher de
marmotter:

--Ce pauvre M. Briquet, il n'a réellement pas amené un bon numéro à la
conscription du hasard. Moi, il finit par m'intéresser.

--De quoi que je me mêle!... repartit la douce Euphémie. Vous feriez
mieux de rincer les verres.



XLV

UN PROCÈS DE COULISSES


Les procès de coulisses constituent dans le monde judiciaire une classe
à part.

Depuis surtout que le Palais est devenu matière à chroniques, comme tout
et bien d'autres choses encore, les causes dans lesquelles le mot de
_théâtre_ est prononcé sont considérées comme des bonnes fortunes par
certains avocats.

Quelques-uns en ont presque fait une spécialité.

Est-il une meilleure occasion de sacrifier aux Grâces? Comment mieux
placer jamais le sourire sarcastique et l'allusion maligne? Les salons
et les journaux, qui d'ordinaire n'accordent leur attention qu'aux
gredins hors ligne, font une aimable exception pour les procès de
coulisses, dont ils répètent durant toute une semaine une phrase
ironique ou un trait spirituel.

Athanase allait donc se trouver placé entre deux feux et défrayer
d'esprit un duo de défenseurs.

Qu'allait-il faire dans cette maudite galère?

Grâce au retentissement du duel annoncé à grand orchestre, la curiosité
était piquée, et la salle de l'audience se remplit de bonne heure d'un
public parmi lequel on comptait quelques dames.

Au premier coup d'œil, Athanase reconnut à gauche Dugoupin qui pérorait,
et Eulalie qui chuchotait avec une autre actrice toute jeunette qu'elle
avait l'air de piloter.--Déjà si bas!

Dugoupin venait jouir sans doute de son triomphe; Eulalie venait
probablement jouir de la défaite d'Athanase.

Cette double pensée le fit frissonner.

L'avocat de la partie adverse prenait la parole:

  «Messieurs,

  »La cause que nous venons soutenir devant vous ne mérite pas d'occuper
  au delà de quelques instants votre haute attention, et nous nous
  étonnons que notre antagoniste nous ait mis dans la pénible nécessité
  de réveiller des souvenirs qu'il aurait gagné à laisser sommeiller.

  »Mais il est des gens qui cherchent à escroquer la renommée par tous
  les moyens. M. Briquet (Athanase) est de ce nombre.

  »Il veut qu'on s'occupe de lui, n'importe à quel prix,--fût-ce au prix
  du sang!

  »Non content d'avoir copié,--_avec le sourire sarcastique annoncé_:
  nous sommes poli--d'avoir copié l'œuvre d'un écrivain consciencieux et
  modeste, de M. Dugoupin, qui n'a mérité que des éloges en ces
  circonstances douloureuses, M. Briquet Athanase provoque celui qu'il
  a... nous continuons à dire: copié...

  »Quel feu dans ce Briquet! (_Hilarité dans l'auditoire; l'avocat
  promène un regard satisfait autour de lui._) N'est-ce pas le cas de
  s'écrier:

      Hérite-t-on, messieurs, des gens qu'on...

  voudrait occire?

  »Heureusement la Providence ne devait pas permettre cette indignité.
  Notre antagoniste a été blessé.

  »Mais cette blessure, il l'exploite de nouveau dans sa passion du
  bruit! Les journaux ne sont remplis que du récit du tournoi Briquet!
  Monsieur Athanase veut poser pour le héros.

  »Non! il ne posera pas; car nous le démasquerons.

  »Le directeur que je représente, avec la conscience d'un honnête
  homme, a voulu répudier publiquement toute solidarité avec les
  perfides manœuvres du plaignant.

  »Il l'avait reçu avec bonne foi, il lui avait prodigué les
  encouragements--en Mécène intelligent qu'il est, il avait accueilli sa
  pièce, mais autant il avait été bienveillant au débutant autant il est
  impitoyable au plagiaire.

  »Nous demandons qu'il plaise au tribunal de déclarer que nous ne
  devons pas représenter les _Contes de Fée_, qui sont des contes
  falsifiés.

  »Le jugement de Dieu s'est déjà prononcé contre M. Briquet (Athanase);
  nous attendons le vôtre avec confiance!»

L'avocat d'Athanase se leva à son tour:

  «Messieurs,

  »La remarquable plaidoirie que vous venez d'entendre, plaidoirie à
  l'éclat de laquelle je suis heureux de rendre hommage, n'a qu'un
  défaut; celui de ses qualités. De l'esprit, beaucoup d'esprit, trop
  d'esprit.

  »La fantaisie est une excellente chose, mais pas trop n'en faut. La
  caricature a du bon, mais devant la majesté de la justice, le portrait
  seul doit être admis.

  »Nous répudions de toutes nos forces le _croquis_ ingénieux qu'on a
  tracé de notre client.

  »Sans doute cela prêtait à des effets pittoresques, comiques et
  dramatiques; par malheur, d'un mot je vais détruire ces inventions
  puériles.

  »Regardez mon client, messieurs.

  »Est-ce là le fourbe redoutable, le machinateur de ruses, le
  fier-à-bras qu'on vous a dépeint?

  »Oh! ce visage suffirait à répondre! Vous y lisez une bonhomie poussée
  jusqu'à l'excès, une naïveté qui va jusqu'aux frontières du défaut
  voisin, une gaucherie somnolente qui atteste l'humeur la plus
  pacifique, et nous a valu un coup d'épée.

  »Mais ce n'est pas tout; nous avons ses œuvres pour attester hautement
  sa candeur. Je l'ai lue cette pièce qu'on refuse de jouer sous
  prétexte de plagiat.

  »C'est là ce que nous aurions copié! Ah! quand on copie, on choisit
  mieux ses modèles! Notre pièce respire à chaque pas l'inexpérience,
  trahit la maladresse du novice dans toutes ses scènes. On y retrouve
  l'homme qui a tardivement embrassé la carrière dramatique pour
  laquelle il n'était peut-être pas né.

  »Donc cette pièce est bien à nous. Vous auriez pu, vous auriez dû la
  refuser, c'est possible; mais le droit est le droit; vous l'avez reçue
  et répétée; vous cherchez un futile prétexte pour écraser un homme
  dont vous savez que la candeur est sans défense.

  »Vous avez compté sans la justice, qui doit son appui aux faibles!...»

--Mais c'est abominable! murmurait Athanase qui se rongeait les poings
en voyant l'auditoire, et notamment Dugoupin et Eulalie, le toiser du
haut en bas... L'un, jure que je suis un coquin; l'autre, que je suis un
idiot...

Le tribunal pencha pour l'idiot, en conséquence de quoi il ordonna que
la pièce serait jouée dans un délai d'un mois, s'il n'y avait
empêchement pour autres causes.



XLVI

CAVEAT CENSOR


Surtout, n'oubliez pas, cher lecteur, que la scène se passe dans les
années 18.., 18.., 18.., 18.., 18...

Nous avons trop fermement foi dans le progrès pour ne pas être convaincu
que sa bienfaisante influence a fait disparaître tous les abus qui
pouvaient subsister alors, et que messieurs les membres de la censure
dramatique ont été compris des premiers dans ce perfectionnement
universel.

Mais alors comme alors.

En exécution du jugement du tribunal, le directeur des
_Délassements-Plastiques_ avait remonté la pièce d'Athanase, Dieu sait
avec quel mauvais vouloir et quelles tribulations! Enfin il l'avait
remontée.

Les affiches étaient prêtes. La première était fixée au lendemain, et,
le jour même, on répétait devant monsieur l'examinateur.

Le premier acte passa sans encombre: à peine une vingtaine
d'observations de détail.

Au début du second, une actrice chantait un rondeau sur les _fées_, qui
se terminait ainsi:

    Salut enfin à toi, fée immortelle,
    O Liberté!...

--Vous dites?... fit monsieur l'examinateur interrompant.

L'actrice reprit:

    Salut enfin à toi, fée immortelle,
    O Liberté!...

--J'avais bien entendu; nous supprimerons le rondeau.

--Cependant, monsieur, je ne vois rien de périlleux pour la morale ni
pour l'ordre... Tous les poëtes ont célébré la liberté dans leurs
ouvrages...

--On supprimera le rondeau, répondit monsieur l'examinateur en observant
Athanase avec défiance.

Un peu plus loin, le marquis de Carabas faisait une réflexion sur
l'étendue de ses domaines.

--A couper, décréta monsieur l'examinateur.

--Comment?...

--L'allusion est assez transparente. Double attaque contre la noblesse
et la propriété.

--Je proteste que telle n'a pas été mon intention. Le marquis de Carabas
est un type consacré.

--Le public ne s'y tromperait pas, lui.

--En vérité...

--Monsieur, permettez-moi de vous dire que vous discutez votre œuvre
avec une opiniâtreté...

--Bien légitime. J'use de mon droit.

--Et moi du mien.

A la scène suivante, le père du Petit-Poucet, homme très-gêné dans ses
affaires, amenait, après de fortes pertes à la Bourse, ses enfants dans
la plaine Saint-Denis, pour les abandonner.

--C'est décidément un système, ricana monsieur l'examinateur. Après les
insultes à la noblesse et à la propriété, les attaques à la famille.

--Quelles attaques, bon Dieu? exclama Athanase abasourdi.

--Il me semble que l'immoralité est assez flagrante. Au moment où la
législation a supprimé les tours, quand l'infanticide exerce dans nos
campagnes de si terribles ravages, montrer en spectacle l'abandon des
enfants!

--Mais, monsieur, on donne Perrault en prix dans les colléges.

--Si, du temps de Perrault, la morale et la société ne savaient pas se
protéger suffisamment, notre époque n'en est que plus rigoureusement
astreinte à remplir son mandat civilisateur et purificateur. Nous
réduirons la pièce à deux actes...

--Par exemple!

--A moins que le troisième...

Le troisième acte commençait par cette phrase:

  «Le proverbe a raison, et j'ai bien fait d'avoir plusieurs cordes à
  mon arc.»

Monsieur l'examinateur bondit:

--Qu'entendez-vous par monarque, monsieur?

--Mais dame! j'entends _mon arc_, répondit Athanase bonnement.

--Savez-vous bien, monsieur, que vous outrepassez toutes les bornes de
la licence?

--Moi?

--Que vous foulez aux pieds les convenances les plus sacrées?

--Je...

--Que ce jeu de mots est un attentat?...

--Quel jeu de mots?

--Oui, monsieur, un attentat!

--Sapristi! quel jeu de mots?

--Vous le savez mieux que moi...

--Ma parole d'honneur...

--Monsieur le directeur...

--Rien qu'une...

--Je ne vous parle plus, monsieur... Monsieur le directeur, j'ai le
regret de vous annoncer que j'interdis la pièce.

Le directeur sourit dans sa barbe. Quant à Athanase:

--Ah! c'est ainsi! Ah! tout conspire contre moi! Ah! depuis des années
je travaille sans résultat; depuis des années j'endure rebuffades,
insomnies, privations, fatigues; je suis rebuté, bafoué, berné, volé,
calomnié, blessé, chicané, pour arriver à être supprimé... Je m'indigne
à la fin, je me soulève, je me révolte. La France n'est pas encore à ce
point marâtre pour ses enfants; il y a une presse à Paris... Demain vous
aurez de mes nouvelles.

Une seule feuille avancée imprima la protestation d'Athanase; mais cette
publicité ne fut pas perdue. Vu la vivacité des termes, elle suffit pour
lui valoir...



XLVII

PRODUIT NET


... Six mois de prison.

On fait des réflexions en six mois.

Le jour où le gardien daigna lui annoncer qu'il était libre, Athanase
avait vieilli de dix ans.

A l'aventure, il se mit à marcher à travers les rues. Sans savoir où il
allait, il allait toujours. Un long corridor noir s'offrit à ses
regards, d'instinct il s'y engouffra, gravit un étage, frappa à une
porte.

--Entrez, fit-on du dedans.

--Monsieur le directeur, vous devez me connaître. Je m'appelle Athanase
Briquet, je sors de prison et je voudrais travailler pour votre scène.

--Ah! c'est vous, monsieur l'homme aux duels, aux procès, aux scandales,
aux complots... Je vous dispense de vous représenter jamais chez moi, et
j'ai assez bonne opinion de mes confrères pour penser qu'ils seront tous
de mon avis.

Athanase redescendit et recommença à marcher.

Des panonceaux frappèrent ses yeux, il s'élança comme un automate.

_Entrée de l'étude, tournez le bouton, s. v. p._, disait une
inscription.

Il tourna le bouton.

--Monsieur, je suis ancien clerc d'huissier et je voudrais reprendre ma
première profession... Je m'appelle Athanase Briquet, de Gérizy.

--Athanase Briquet! le folliculaire dont les papiers publics ont parlé;
ce coureur de coulisses et d'aventures, ce révolutionnaire... Jamais le
plafond de mon étude n'abritera un homme qui a des accointances avec les
cabotins et conspire contre les institutions de son pays, et je me
flatte, pour l'honneur du corps, que tous mes collègues partageront
cette manière de voir.

Athanase Briquet avait repris sa course machinale. En traversant le
boulevard, il fut éclaboussé par une voiture qui faillit l'écraser,
pendant qu'une voix de femme criait:

--L'imbécile!

Athanase reconnut la voix et la femme, c'était Eulalie, toujours
accompagnée de l'actrice jeunette. Il doubla le pas, heurtant les
passants, éperdu, fatal, guidé par une suprême pensée vers son ancien
hôtel.

--Que demandez-vous?... interrogea un garçon qui fumait sur le palier du
rez-de-chaussée.

--Ma chambre.

--Il y a beau temps qu'elle est louée.

--Mes effets?

--Vendus.

--Mon ami?...

--Qui ça? le numéro 9? le pauvre bonhomme, il ne se grisera plus. Il y a
eu hier une semaine qu'il est mort.

--Mort!

--Oui! ça n'a pas été long... J'étais à faire sa chambre. Il tenait un
petit verre à la main, il a murmuré un nom de femme, voulu fredonner
l'air de _T'en souviens-tu_, et puis bonsoir!...

--Le théâtre... l'étude... elle... lui... Tout à la fois, ô Gérizy!
Gérizy! sanglota Athanase.

Et il se cramponna à la muraille!...



ÉPILOGUE

XLVIII

PARLEZ ENCORE AU CONCIERGE


Cinq années se sont écoulées. La loge du concierge des
_Divertissements-Plastiques_ a toujours quinze pieds carrés, un
pot-au-feu ronfle toujours dans un des angles, seulement c'est un homme
qui écume le pot-au-feu.

L'homme, c'est Athanase, que le père Balandreau, touché de ses malheurs,
a pris en affection et pour qui, en se retirant après fortune faite, il
a obtenu la survivance de sa place.

Un jouvenceau se présente, comme l'ex-clerc se présentait autrefois, et
demande à parler au directeur.

--Il est sorti, fait à son tour Athanase.

--Mais!...

--Il est sorti, répète-t-il avec autorité.

Et plus bas avec compassion:

--Encore un malheureux qui, si j'osais lui raconter...

Puis, comme une ouvreuse a passé devant la loge tandis que le jouvenceau
s'éloignait:

--Pauvre Eulalie!... soupire-t-il en mettant un oignon brûlé dans la
marmite... Ici, du moins, je peux la voir tous les jours... Allons!
décidément, j'aime mieux être à ma place qu'à celle de ce bon jeune
homme!


FIN.



TABLE


                                                Pages.
  Préface                                            1
       I. Parlez au concierge                        5
       II. Suite du précédent                       11
      III. A quoi tient une vocation                27
       IV. Prose et poésie                          33
        V. Un Aristarque de province                40
       VI. Correspondance départementale            46
      VII. _Le Phare dramatique_                    54
     VIII. L'homme à l'absinthe                     61
       IX. La philosophie des affiches              69
        X. Les amours d'un comique                  75
       XI. La nostalgie des planches                85
      XII. L'Agence cosmopolite                     91
     XIII. Une élève du Conservatoire              100
      XIV. Intérieur d'actrice                     107
       XV. Péripétie                               116
      XVI. Une première entrevue                   117
     XVII. Numéro 9 et numéro 11                   123
    XVIII. Écritures en tous genres                126
      XIX. Le carnet d'un copiste                  132
       XX. Émotions d'auteur                       139
      XXI. Si jeunesse                             142
     XXII. Airs variés pour grosse caisse          146
    XXIII. Un apophthegme                          156
     XXIV. Le directeur commerçant                 157
      XXV. Le directeur spéculateur                160
     XXVI. Le directeur homme du monde             164
    XXVII. Le directeur auteur                     168
   XXVIII. Le brocanteur théâtral                  171
     XXIX. Un comité de lecture                    178
      XXX. Le scenario voyageur                    189
     XXXI. Un café de théâtre                      192
    XXXII. Le ramasseur de bouts de nouvelles      197
   XXXIII. Coup de soleil                          203
    XXXIV. Les joies de la collaboration           207
     XXXV. Un foyer d'artistes                     212
    XXXVI. Essai de statistique                    221
   XXXVII. Le chef de claque                       223
  XXXVIII. Ces messieurs du lundi                  230
    XXXIX. En répétition                           240
       XL. Les docteurs ès-planches                246
      XLI. Amis et confrères                       253
     XLII. Les chevaliers de la réclame            257
    XLIII. Représentation à bénéfice               268
     XLIV. Qui va à la chasse                      275
      XLV. Un procès de coulisses                  279
     XLVI. Caveat censor                           286
    XLVII. Produit net                             292
   XLVIII. Épilogue--Parlez encore au concierge    299


FIN DE LA TABLE.


Paris.--Imprimerie VALLÉE ET Cie, 15, rue Breda.





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