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Title: Les demoiselles Goubert
Author: Moréas, Jean, Adam, Paul
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Les demoiselles Goubert" ***


  JEAN MORÉAS & PAUL ADAM

  LES DEMOISELLES
  GOUBERT

  MOEURS DE PARIS


  PARIS
  TRESSE & STOCK, ÉDITEURS
  8, 9, 10, 11, Galerie du Théâtre-Français
  1886

  _Tous droits réservés_



_L'auteur et les éditeurs déclarent réserver leurs droits de traduction
et de reproduction._

_Ce volume a été déposé au Ministère de l'Intérieur (section de la
librairie), en novembre 1886._


OUVRAGES DES MÊMES AUTEURS:

    LE THÉ CHEZ MIRANDA.

_En Préparation_:

    LA PARAPHRASE DES SAINTS ÉVANGILES.


OUVRAGES DE JEAN MORÉAS:

    LES SYRTES.
    LES CANTILÈNES.

OUVRAGES DE PAUL ADAM:

    CHAIR MOLLE.
    SOI.


DIJON, IMPRIMERIE DARANTIERE, RUE CHABOT-CHARNY, 65



Il a été tiré à part dix exemplaires de cet ouvrage, sur papier de
Hollande, numérotés à la presse.



I


Dans le lit de palissandre à cintres, sous les rideaux cramoisis
retroussés, M. Goubert agonise, tout violâtre des spasmes d'apoplexie.

Continûment la jambe se meut, et les orteils balancés ondulent le drap.
Un râle monte, un râle gras qui grouille dans la gorge étrécie.

La lumière cuivrée de la lampe s'éplore vers la tapisserie et ses
fleurages d'or, le glacé des étoffes chères, les cadres étincelants des
miroirs. Sur le désordre des choses, un silencieux effroi, un
recueillement d'attente. Alors le docteur se retourne et, marchant à M.
Freysse qui demeure en un coin de la chambre, il l'entraîne vers la
bibliothèque:

--Il faut s'attendre à tout.

--C'est épouvantable. Et ses filles!

Le docteur étend les bras par un geste vague. Puis la figure angoissée
de M. Freysse l'attentionne. Ce monsieur grisonnant, très correct avec
sa jaquette anglaise et son col droit, paraît soumis à un intime chagrin
rare chez les simples amis des mourants. Les rides fines frissonnent
dans le cadre de son poil gris ramené sur les tempes, aiguisé en
barbiche pointue:

--Et ses filles?

                   *       *       *       *       *

L'une près l'autre, assises. L'aînée fort pâle fixant de ses yeux froids
les rosaces du tapis. La cadette pleure à rondes larmes; et les larmes
emperlent ses cheveux blonds volutant sur sa face mièvre.

--Ruinées. Leur père était ruiné. C'est cela qui le tue aujourd'hui.

M. Freysse conte le krach. Il dit comment toute la fortune de son ami
Goubert se perdit. Infatigable, il parle avec des énumérations de
chiffres. Et tout cela s'égrène vite hors ses lèvres tremblées. Du geste
il s'anime, offrant à plat des mains blanches ornées, aux petits doigts,
de larges cercles en or.

Comme les jeunes filles se refusent absolument à sortir, on les fait
asseoir au bout de la pièce. Une terreur les repousse du lit, une
terreur de la maladie, une appréhension de revoir la face violâtre et
d'en avoir peur. Anxieuse, Marceline, l'aînée, vise les mouvements du
médecin, espérant toujours que ce jeune homme à la douce figure la
rassurera d'un signe. Elle prévoit comme un chaos de calamités. Depuis
la mort de sa mère, elle s'occupait entièrement de l'ordre domestique:
la première, elle sut l'irrémédiable perte de la fortune. Que devenir
seule? Sa soeur, une enfant.

Et Mme Freysse arrive: petite femme maigrette, laide, très sautillante
dans le bouffant de sa robe noire. Ayant embrassé les deux jeunes
filles, elle parle au docteur. Marceline la voit hausser les épaules et
secouer la tête.

--Il faut que vous veniez toutes les deux avec moi dans votre chambre.
Vous ne pouvez pas rester ici plus longtemps.

Les traits anguleux de Mme Freysse se pincent sévèrement. La petite
Henriette s'obstine, pleurant toujours.

--On va le saigner. Il ne faut pas qu'il soit distrait par vous durant
l'opération. D'abord, vous avez bien confiance en M. Freysse et en moi,
n'est-ce pas, mes petites chéries?

Toute câline, Mme Freysse les pousse vers la porte. Perçus, la face
boursouflée de l'apoplectique qui hoquète, et ses yeux effroyablement
ternes, exorbités.

A sept heures du matin, M. Goubert mourut.

Aussitôt Mme Freysse recouvre la table de serviettes damassées. Elle y
érige un crucifix et des candélabres; dans une conque marine où se lit:
_Souvenir d'Arcachon_, elle verse de l'eau bénite et plonge un rameau de
buis. Aidée par la femme de chambre, elle coud un large volant de
dentelle à un drap chiffré. Les bibelots disparaissent dans les
armoires; on revêt de housses les chaises Henri III; la pièce prend un
air de deuil liturgique avec ses prie-dieu installés tout contre le lit
mortuaire, tout contre les linges qui gardent en leurs ombres les
reflets cramoisis des tentures. Et la tête très blafarde du cadavre
semble dormir sereine sous la dansante illumination des bougies.

Au jour. On entr'ouvre la fenêtre; et la bise décembrale lèche les
flammes qui parfois se dardent horizontalement. Les doigts gris du mort,
et ses ongles luisants joints, retiennent une croix d'ivoire, et du
buis. Les tableaux voilés de crêpe, grandes taches noires sur les murs
dorés. Une toute jeune religieuse, toute mignonne dans un fauteuil,
murmure des patenôtres. Et souvent elle glisse dans ses larges manches
de bure ses mains qui se glacent.

Maintenant des souvenirs assiègent Marceline: le rappel des constantes
prévenances et des cadeaux, des appellations plaisantes dont le père
taquinait. Et se greffe de surcroît, en son esprit, l'épouvante de la
ruine: robes laides, travail, patron.

La religieuse vient lui causer: une voix susurrée et qui l'exhorte au
courage.

Par les chambres encombrées: des intimes, des personnes à peine vues
autrefois entre deux quadrilles. Des domestiques demandent à Marceline
des ordres qu'elle ne sait plus donner. Et toute embrassade, toute
marque de pitoyante sympathie lui rappelle l'imminente pauvreté. En
sanglots elle éclate.

--Comme vous avez du chagrin, ma pauvre enfant.

Déplorer ses biens perdus autant que la mort du père; elle se réprouve.
Et ce lui suscite une crispante rage de ne pouvoir vaincre cette
obsession vile.

                   *       *       *       *       *

Marceline choisit un modèle de croix en fleurs. Mme Freysse s'interpose
et prie le fleuriste de revenir une heure plus tard:

--Elle était bien chère, mon enfant, cette couronne.

--Non, cent francs.

--Cent francs; c'est cher. Il faut apprendre à calculer. Votre position
de fortune n'est plus la même.

--Je sais. Vous avez raison.

Tout ce qu'on lui voulait apprendre, elle le détaille. Mme Freysse
s'attendrit, constamment répète:

--Est-elle raisonnable, la pauvre petite, est-elle raisonnable.

--Elle calcule comme un homme, dit le mari.

--Papa m'y avait habituée.

--Alors nous allons pouvoir causer.

A l'air de M. Freysse, Marceline espère. Elle ne peut chercher recours
hors lui. Les parents de son père, petits rentiers provençaux, elle les
sait incapables de lui prêter aide. Ils ne viendront même pas à
l'enterrement, vu la cherté du voyage. La famille de la mère se trouve
éteinte.

D'un chiffre le négociant établit la situation. Que Marceline accepte ou
refuse l'héritage, la faillite de l'Union absorbera tout. Pour s'éviter
des tracas, il serait sage de signer un renoncement.

--Maintenant, il faut que vous viviez, votre soeur et vous. Voici ce que
je propose. Je vais vous prendre dans mon magasin toutes deux. Vous
serez ma caissière à deux cents francs par mois. Henriette procèdera aux
livraisons des marchandises et surveillera les brodeuses. Elle aura cent
francs. Avec trois cents francs vous pouvez vivre. Et, bien entendu,
chez nous, c'est chez vous, vous savez.

--Oh! ma chérie, tu sais combien je t'aime.

La dame se jette au cou de la jeune fille. M. Freysse lui serre la main
à l'anglaise. Marceline s'abandonne à leurs caresses et pleure. Elle
pleure le passé, son père, ses domestiques, son landau loutre. Dans la
boutique de l'avenue de l'Opéra elle s'imagine rendant la monnaie sur le
comptoir peluche verte et ébène.

Eux, prédisent un avenir rose: une association, quand les petites
Freysse seront mariées, dans dix ans. Ou bien il se trouvera des braves
garçons, un voyageur, un caissier, un premier du Louvre, bien contents
d'épouser des femmes comme elles. D'ailleurs les affaires marchent. On
les augmentera, sans doute. Et Mme Freysse revient toujours à son idée
de mariages probables, répétant: «un voyageur, un caissier...»

La religieuse entre. Elle se déclare transie, et approche du feu ses
mains couleur de cire. Déjà, malgré la froidure, le mort se décompose, à
ce qu'elle dit. M. Freysse va voir.

Les femmes montent auprès d'Henriette. Marceline veut son avis sur la
proposition des Freysse.

La petite, éveillée dans son lit de mousseline blanche à faveurs de
satin bleu, garde de grosses larmes aux cils. Sa main gracile saillit de
la chemise large en fine baptiste brodée. Laiteuse la chambre sous la
réfraction de la neige qui, depuis le matin, tombe. L'annonce de la
ruine ne la bouleverse pas outre mesure. Son père mort, il lui paraît
naturel que tout soit changé. Mme Freysse s'explique longuement,
Henriette remercie très contente. Une joie de ses quinze ans avec un peu
l'espoir de jouer à la marchande. Et puis la liberté de ces petites
ouvrières, si rieuses par les rues, la tente. De plus elle gagnerait de
l'argent. Un soudain respect d'elle-même pour cela.

                   *       *       *       *       *

Le défilé des personnes ne cesse pas. Des amis de M. Goubert nantis de
mines sinistres et compatissantes, de redingotes neuves. Ils pénètrent
sur la pointe du pied. Ils serrent la main de Marceline avec une
profonde inclinaison; puis, un moment, les mains liées aux bords de
leurs chapeaux, ils contemplent la figure bouffie du mort. Discrètement
ils s'informent de l'heure précise du décès. Quand ils ont jugé
suffisante la longueur de la visite, ils saluent et sortent, muettement.

Bientôt ce devient une foule, vers cinq heures, après la Bourse. Tous
passent devant Marceline prostrée en sa douleur regrettante. Tous, aux
flammes jaunâtres de la chapelle ardente, autour du voile de la
religieuse, un instant, s'illuminent. Un flot s'écoule. D'autres,
introduits par le domestique en habit noir et ganté de blanc.

Engaînée de deuil à large ruban de taille, ses grands yeux bleus rouges
un peu, et sa bouche pâle frémissante de pleurs, Henriette paraît. Des
gens l'envisagent et se parlent.

L'air vif du dehors cingle par lames.

                   *       *       *       *       *

Marceline contemple la parure du boudoir où elle se retira. Surtout, en
un angle: le chapeau de feutre blanc et son chevalet d'or, et des soies:
une merveille du confiseur. De fallaces fleurs emplissent la coiffe de
satin rose; et soupçonnées, au fond, des dragées.--Plus jamais de
semblables cadeaux. Des étrennes utiles lui seront servies, maintenant.

Le lithographe apporte les lettres de faire-part. On s'installe devant
un guéridon. Mme Freysse appellera les noms sur le registre aux
adresses; son mari écrira les suscriptions, selon l'avis de Marceline.

Mme Freysse, de sa voix bonne appelle:

--Monsieur et Madame Rondel, 35, rue du Sentier.

--Oui, soupire la jeune fille.

--Ça y est, fait M. Freysse.

--M. et Mme Bressan, rue des Herbes, nº 3, à Limoges. M. et Mme
Laverrière, 44, boulevard Sébastopol. M. Gyval, lieutenant au 7e
zouaves, à Mostaganem, Algérie.



II


Déjà Marceline appose la cravate, un petit plastron blanc, sous
l'échancrure du corsage noir à haut collet de clergyman.

Dans la pièce vêtue de tapisserie pas chère, bleue et verte, la
somptuosité des meubles contraste, notée par le chapeau de feutre blanc,
merveille du confiseur, et son chevalet d'or, et ses soies, et ses
fleurs peintes. Longue la toilette de marbre blanc où s'asseyent, parmi
les pots et les flacons, les cuvettes évasées. Tombant de la glace une
mousseline l'enserre de ses blancheurs. Blanches aussi les couchettes.

--Bon, voilà que je ne trouve plus mon démêloir. Où l'as-tu posé, dis un
peu, clame Henriette.

--Mais non, voyons, je ne me sers pas de tes affaires. Tiens le voilà,
petite sotte.

--Ah que je suis bête.

Marceline hausse les épaules. Bien qu'elle les sache sans méchanceté,
ces tracasseries la peinent. Et, comme elle vit dans le regret du passé
meilleur, le moindre ennui, une étourderie de sa soeur, charge sa
mélancolie.

Vite elle a dilecté cette stagnance de son âme morose; un calme où elle
évoque des joies anciennes et savoure l'amertume de n'en plus pouvoir
espérer. Mais le supplice de s'astreindre au ménage et à ses misérables
détails l'en vient distraire péniblement.

Sur la table, achetée d'occasion avec les six chaises en faux vieux
chêne, elle étale la nappe maculée.

Par la fenêtre: la rue de Sèvres et ses murs jaunes de couvent, des
parapluies dans l'averse grise. D'une manière de sympathie le morne
paysage pénètre Marceline.

La collation finie, les deux soeurs endossent leurs manteaux, se
retroussent la jupe pour le départ. Faute d'autre communication entre la
chambre et la cuisine, la grosse servante passe, riant de son air
protecteur, un balai, un plumeau dans les mains. Henriette s'en égaie.

                   *       *       *       *       *

La pluie cesse. Les trottoirs brunis mirent. Elles vont dans la rue du
Bac. Henriette ne lit pas dans le mutisme de sa soeur la tristesse. Elle
suppose que toutes les personnes moins jeunes qu'elle sont naturellement
grondeuses et graves, par morgue.

Parmi la cohue des employés, il plane un babillage de foule. Des
messieurs parcourent leur journal en marchant; et quelquefois ils
s'arrêtent au bord du trottoir pour approfondir des passages. Des
pantalons larges piqués de boue. Des faces bleuies par le rasoir. Des
mains rouges saillissant pour des explications. L'outrance de la
dernière mode jure aux échines des grandes filles plates. De leurs
croupes dansent les coussins des tournures.

Marceline souffre d'être l'égale de ce monde qui cause en lâchant des
gestes de plèbe. Avec des esclaffements discrets de petite fille bien
élevée, Henriette se moque. On les dévisage toutes deux en marquant une
vénération hiérarchique pour leurs allures de demoiselles premières, au
moins.

Passé la rue du Bac, la voie très large bée par les ponts. Les criardes
causeries s'atténuent subitement égarées dans le vide. Entre les quais
jaunes la Seine incurve houle contre les bateaux à persiennes des
lavoirs; de sa peau verte palpitante et semée d'argentures éparses, les
brumes grises, grises et bleuâtres s'épanouissent vers la ville,
emboivent les massives tours de Notre-Dame et du Palais, le pinacle
dentelé de la tour Saint-Jacques.

                   *       *       *       *       *

Au loin, la couronne de l'Opéra: quelques dorures parmi la masse
violâtre. Dans les boutiques les commis drapent.

Marceline et Henriette s'arrêtent au magasin. Peinte de laque noire la
devanture. A la corniche, le nom de Freysse se couche en majuscules
anglaises; des pleins et des déliés d'or mat, simplement. Encore
baissés, derrière la vitrine, les stores de soie écrue signés du nom en
rouge.

Elles entrent. M. Freysse, très habillé déjà, se lève pour les recevoir.

A Marceline installée il enseigne. Il parle en articulant avec soin
chaque syllabe. Parfois, de sa jaquette, de sa poche fendue sur le
coeur, il tire un mouchoir fin et se mouche doucement, puis, devant ses
yeux un peu fatigués il replace son binocle sans monture. Lui-même se
baisse pour prendre le lourd grand-livre relié de peau verte et orné de
nickelures aux coins, au dos. Elle se met à écrire de sa calligraphie
ténue, semblable à une broderie sur le vélin.

Dans l'atelier. Henriette choisit parmi des écheveaux la nuance de
gueules pour une passementerie armoriale. Les quatre brodeuses
travaillent une pièce de velours: l'étoffe, roulée par deux bouts sur
les montants d'un cadre, laisse tendue une bande médiane où elles
pointent quatre oiseaux de paradis.

Aux racontars drôles d'une rousse dont le geste arrondi se dispense, les
brodeuses rient.

--Gare au patron, insinue Marguerite enfilant son aiguille.

--Il n'y a pas de danger qu'il bouge, renseigna Henriette: il établit la
balance avec ma soeur.

--Ho, ho: il établit la balance avec sa soeur..., s'écria Léontine, une
brune tassée.

Et des esclaffements.

--Vous êtes joliment bêtes, vous, d'abord, interrompit Henriette. Vous
ne comprenez rien aux choses de la caisse; alors vous riez comme des
carpes.

                   *       *       *       *       *

Afin qu'on lui pardonnât d'inévitables vexations dont, néanmoins, son
autorité de surveillante jouissait, Henriette toléra la liberté des
propos; elle-même s'en amusait, feignant la compréhension des mystères
scellés à son ingénuité; crainte de paraître inférieure en quelque
point.

La jeune fille s'estimait fière de commander à des dames si bien mises,
vêtues au dernier goût. En noir ou en brun, le cou haut maintenu dans
des cols raides d'empois, elles travaillaient du bout des doigts, par
petits gestes élégants et des mines sucrées, à l'ombre de leurs frisures
régulières.

L'intimité venue par les confidences, on révéla des parties fines et des
jeunes messieurs donateurs. Ainsi l'amour fut connu d'Henriette par ses
agréments extérieurs: un luxe d'amusettes et de fêtes, des caresses
familiales, des promenades en voiture, des repas au restaurant, des
places de théâtre.

D'interroger sur certaines locutions, elle s'abstint. On se moquerait.
Mais des mots lui demeuraient en l'esprit, avec un espoir d'en acquérir
le sens.

M. Freysse entra. Aimablement il alla de l'une à l'autre. La grosse
Léontine le retint, demanda son avis. Elle s'efforçait à des
minauderies; et lui de sourire.

--Henriette, pria-t-il, voulez-vous venir faire l'étalage?

--Oui, monsieur.

                   *       *       *       *       *

Le garçon à livrée olive amoncela des étoffes sur le divan. Toute une
joaillerie fondue dans les velours, et dans les peluches et dans les
soies; et des ruisselures coulées dans la profondeur des fronces. Des
gris semblables à du plomb terne, des grenats crouteux ainsi que du sang
caillé.

Crêtes de lumière sous le pouce prompt de M. Freysse. Du bout de ses
bottines pointues il va, vient. Il rectifie.

Pour Henriette, des saveurs teintées ces étoffes; comme de velouteuses
confiseries.

                   *       *       *       *       *

--N'est-ce pas, Madame Henriette, que vous restez sage, demanda
Marguerite?

--Comment? Sage?

--Oui! vous n'avez jamais eu d'amoureux?

--Ah, laissez-moi tranquille: c'est bon pour vous, ces histoires-là.

--Ben vrai, comme vous êtes fière.

Clémence rit. Les deux autres, qui tranquillement causaient, relevèrent
la tête.

--Qu'est-ce qu'elle a encore à rire?

--Rien. Taisez-vous d'abord, commanda Henriette. Vous savez qu'il faut
finir avant le déjeuner; et il est moins le quart. Après ça, le patron
m'attrapera si vous n'avez pas fini. Quant à vous, Marguerite, vous
verrez.

Et elle lui montra le doigt en menaçant; puis soudain éclata de rire à
la réminiscence de la question sotte. Elle aurait un amoureux
certainement, un jour; mais pour le mariage, comme Mme Freysse. Et alors
elle possédera une maison de campagne, à Asnières; et son mari sera
l'associé de M. Freysse, du mari de Marceline.

Jusqu'à midi elle médita cet avenir calme. Elle s'y voyait avec une
ombrelle sur le perron de sa villa et en toilette blanche d'été. Elle
serait riche. On donnerait des bals... dans les lumières.

                   *       *       *       *       *

L'après-midi, M. Freysse sorti, Marceline gardait seule le magasin.
Dehors, l'avenue bleuâtre et les équipages bleus. Des gens bien vêtus
circulent, s'arrêtent un instant près l'étalage. Dedans, la bleue
réfraction des hautes vitres grisaille les vibrances des nuances. Une
paix torpide, où sombre le regret de son passé, envahit Marceline.

Entre trois et cinq, d'aucuns acheteurs arrivaient. Henriette étalait la
marchandise sans la vanter, mais en suggérant des idées d'ornementation.
Des grosses dames, les oreilles diamantées, des messieurs d'âge, très
difficiles et acariâtres, retournaient chaque pièce et voulaient
assortir avec des brins d'étoffes de couleur indiscernable.

A six heures on allumait le gaz. Souvent un gros garçon blond, le
portefeuille maintenu contre son court paletot mastic, les mollets
crevant presque un pantalon à carreaux clairs, montrait à la vitre sa
face rose, affilée d'une barbe en pointe. Il ne pouvait voir la caisse
ni Marceline qui s'égayait de ses gros yeux, de son profil de cocher.
Rouges ses gants neufs, et le fer à cheval historiant son journal de
sport. Un bambou énorme.

Sans doute le spectacle des tentures ne lui suffisait pas, car bientôt
il se retirait, haussant les épaules jusque les gigantesques et dures
formes de son chapeau. Tombait de l'oeil le monocle pendillant à un fil.

Et Marceline percevait ce torse épais, un instant, parmi les lanternes
auriflues des voitures.



III


--Charles!

Le garçon--gros, brun, les sourcils hérissés sur une face glabre de
capelan--accourut.

--Mazagran? Môssieu Genès.

Acquiescement. Le garçon s'éloigne, mais il est aussitôt rappelé par un
formidable

--Charles!

--Môssieur?

--De quoi écrire.

--Et les journaux du soir, n'est-ce pas, Môssieur Genès?

--Oui.

--Je savais. C'est aujourd'hui le jour du courrier de Môssieur. J'ai lu
votre dernier article dans le _Radical de l'Hérault_. Oh, oh: c'est le
gouvernement qui ne va pas être content.

Genès sourit avec fatuité.

Au bout de quelques minutes le garçon revint chargé du plateau, de
quatre journaux et d'un buvard. Il rangea le tout sur la table.

Derrière lui, le verseur, dadais au geste malaisé, surgit et miaula:

--Crème?

--Vous savez bien que je n'en prends jamais, hurla Genès.

Charles intervint:

--Il faut l'excuser, Môssieur Genès: c'est un nouveau.

--Ah!--Ces messieurs sont-ils venus dans l'après-midi?

--Môssieur Albarel est venu avec Môssieur Sicard vers une heure.

--Sont-ils restés longtemps?

--Jusqu'à deux heures et demie. Ils ont joué au billard.

Genès consulte sa montre.

--Oh, ils ne vont pas tarder d'arriver. Monsieur Sicard a rendez-vous
ici avec sa... dame, fit le garçon en clignant de l'oeil.

Calvite, bigle, camard, puissant du ventre, une malebosse au front,
Nicolas Genès. Méthodiquement, avec des arabesques calligraphiques, il
écrit: «_Jules Ferry, le Tonkinois..._»

Blanc et or, sous le gaz, le café. Sur des gens, la lourde porte
s'ouvre, s'ouvre et se referme. Au comptoir, parmi les carafons de
cognac, les soucoupes, les fioles pansues, les hautes bouteilles,
rouges, jaunes, vertes, la caissière trône dans la majesté de ses seins.
Hâtifs, les garçons se croisent, élevant des plateaux où les bocks
moutonnent. Là-bas le patron breloqué de chrysocales s'empresse auprès
de trois exotiques gantés comme des cochers anglais et flanqués de
donzelles ventripotentes.

Des tentures de moire claire, à petites ondes, prêtent à la salle un air
intime de mauvais lieu. Des hallebardes, des pertuisanes, des lances
dressées en faisceaux supportent les pardessus et les chapeaux des
consommateurs. Des carquois en fils de métal tressés et peinturlurés
reçoivent les parapluies et les cannes. Des heaumes de chevaliers en
fer-blanc crachent de leurs visières levées des torchons pour la
propreté des tables. Au fond, une grotte féerique, que des lampes à
abat-jour de couleur illuminent, bée de sa gueule de carton-pierre; un
mince jet d'eau y clapote, et des mouettes empaillées rêvassent,
suspendues au plafond les ailes écloses, au bruit monotone des
carambolages.

                   *       *       *       *       *

Vigilant, le garçon annonce:

--Ces Messieurs.

--Bonsoir, Genès. Bonsoir, Albarel. Bonsoir, Sicard. Bonsoir, Castelan.
Bonsoir, Ravasse.

Maurice Albarel. Au petit peigne, jusque les sourcils, des cheveux noirs
et lisses. De ras favoris en la matité des joues. Des élégances
équivoques de brelandier.

Francis Sicard. Deuxième clerc chez Me Susse, notaire, rue de la Paix.
Des trottins cristallisent à sa seule vue.

Castelan. Profil de ghetto. Fait du journalisme. Au Madrid, plus d'un le
salue et il en est fier.

Ravasse. Carabin réfractaire. La lecture des journaux, son unique
labeur.

--Hé, scélérat, dit Genès à Sicard en lui tapant amicalement dans le
dos, il paraît que nous attendons ce soir la belle Clémence.

Avec un geste de dédain, le clerc:

--Pf! Elle devient bien crampon.

--Plains-toi; je m'accommoderais volontiers d'un crampon comme ça,
interrompit Albarel.

--Prends-la, mon cher, je te la cède avec enthousiasme.

--D'abord il faut lui demander son avis. Et puis j'ai pour principe de
ne jamais prendre la _suite_ de mes amis.

--J'ai vu l'autre jour avec Clémence une petite blonde chiffonnée, très
chouette: tu pourrais lui faire la cour. Elle travaille dans le même
magasin.

--C'est une idée ça, je demanderai des renseignements à Clémence. Dis
donc, Genès, si nous trouvions tous des maîtresses dans le même magasin?
Ça serait drôle!

--Oh! moi, je préfère le bordel.

--Chiiic!!

C'était Ravasse qui lançait son cri favori tout en feuilletant des
journaux illustrés.

Genès alla s'asseoir à côté de Castelan.

--Je veux vous faire lire ma correspondance. Je crois que ça y est: vous
allez voir.

Le journaliste prit le manuscrit et le parcourut négligemment. Des
sourires approbatifs et des moues sévères alternent sur sa figure
pendant qu'il lit.

--Pas mal, mon cher, pas mal: vous faites des progrès. Mais il vous faut
travailler encore, travailler beaucoup. Les incidentes s'embrouillent
parfois. L'adjectif est banal souvent. Cherchez l'adjectif, l'adjectif
qui porte. Tout est là. Croyez ma vieille expérience.

Genès remit le papier dans sa poche, un peu froissé de ces critiques.

--Quel cheval joues-tu demain, Albarel?

--Tabarin.

--Oh! non, il faut jouer Zuzutte.

--Zuzutte? Jamais de la vie.

--Crois-moi: j'ai des renseignements sûrs.

--Est-il étonnant avec ses tuyaux, ce Sicard!

--Pourquoi?

--Parce que tu me fais toujours perdre.

--Je t'ai fait perdre, moi? quand ça?

--Mais dimanche dernier, encore, avec Grincheux.

--Mon cher, c'est la faute du jockey: tout le monde l'a dit.

--Je la connais cette blague.

--Alors tu vas jouer Tabarin?

--Parfaitement.

--Tant pis pour toi.

--Nous verrons.

--Chiiic, hurla l'incorrigible Ravasse.

--Et notre partie de piquet? interrompit Genès. Combien sommes-nous?
Ravasse, lui, il n'y a pas moyen de le faire sortir de ses journaux.
Monsieur Castelan, jouez-vous?

--Je regrette. Je suis forcé de rentrer. J'ai un article à finir.

--Alors nous jouons à trois?

Après le départ du journaliste, Genès, très vexé au fond de ses
critiques, dit en haussant les épaules:

--Quel poseur ce Castelan: il a toujours des articles à faire et on ne
les voit nulle part.

--A-t-il du talent? demanda Albarel.

--Peuh! un simple reporter.

--Moi je ne le crois pas fort, dit Sicard. Un jour il a prétendu que
Georges Ohnet ne savait pas écrire.

--Quand il aura fait _Le Maître de Forges_.

--Oh! oui.

--Toujours le nez fourré dans vos sales cartes! cria inopinément une
grosse rousse, la gorge en surplomb dans un mantelet de velours grenat.

--Tiens, voilà Clémence.

Clémence s'assit à côté de Sicard qu'elle baisa sur le bout de sa barbe
en lui susurrant:

--Bo'soir chéri.

Le clerc se laissa câliner en homme que cela embête.

--Quel type! fit Clémence froissée de cette réception glaciale. Il est
toujours à bouder.

--Venez vous asseoir près de moi, madame Clémence, j'ai à vous causer,
dit Albarel.

--Ah!

--Des renseignements à vous demander.

--Des renseignements?

--Oui.

--Et sur quoi?

--Sur une petite blonde chiffonnée qui travaille dans votre magasin.

--Oh, oh: la petite Henriette.

--Elle s'appelle Henriette?

--Oui. Elle est d'une bonne famille... ruinée.

Geste d'Albarel.

--C'est vrai, monsieur Albarel, c'est pas des blagues.

Elle raconta tout ce qu'elle savait sur la famille Goubert.

--Alors elle est sage?

--Oh! oui. Elle s'embête, la pauvre mignonne, avec sa chipie de soeur,
elle s'embête!... Je l'aime beaucoup, moi, Henriette. Elle est rigolote
et... pas poseuse.

--Et sa soeur?

--Sa soeur? En voilà une qui fait sa tête, et des manières. Elle est
très bien avec le patron, par exemple.

--Ah!

--Oh! mais très bien. Ils établissent la balance ensemble, tout le
temps.

--La balance?

--C'est Henriette qui dit ça. Elle est très rigolote, cette petite: je
l'aime bien, mais c'est sa soeur qui me rase.

--Et les autres ouvrières, comment sont-elles?

--Les autres? Peuh! couci, couça. Il y a Léontine qui n'est pas mal.

--Léontine...

--Un peu... blette; mais pas mal tout de même. C'est elle qui voudrait
établir la balance avec le patron.

--Ah! elle voudrait...

--Mais oui; seulement, le patron ne veut pas.

--Il ne veut pas...

--Il aime mieux établir la balance avec Marceline.

--Marceline?

--C'est la soeur à Henriette.

--Alors le patron... ha! ha! ha!

--Aime beaucoup... hi! hi! hi!

--Etablir la balance... ho! ho! ho!

--Avec Marceline... hé! hé! hé!

--Chiiic, épilogua Ravasse.

Clémence lampa le verre de kümmel qu'on venait de lui servir.

--C'est bon, le kümmel, ça pique. J'aime ça, fit-elle en se caressant
complaisamment les seins selon son tic ordinaire.

Puis à Maurice Albarel:

--Alors, comme ça, monsieur Maurice, vous êtes amoureux de la petite
Henriette?

--Amoureux? Je ne la connais pas!

--Oh! elle est très chic.

--Voulez-vous vous charger de mes intérêts auprès d'elle?

--Nous verrons: plus tard, nous verrons.

--J'y compte, hé?

--Tiens, voilà mon amoureux platonique, cria, en claquant des mains,
Clémence, qui regardait vers la porte du café.

Un grand pantin vêtu de noir, maigre, sa figure bonasse et ovine quoique
épouvantablement barbue, surmontée d'un haut-de-forme minuscule aux
reflets de colle forte, s'avançait vers la table des trois amis, pareil
à un vieux corbeau aux ailes coupées.

--Bonsoir, mon amoureux.

--Bonsoir, Pirette.

--Ce cher Pirette!

--Vive Pirette!

--Chiic!

M. Pirette vivait chichement, mais dignement des honoraires de sa place
de comptable. Timide, taciturne, rêveur et sentimental, il avait voué au
beau sexe un culte chevaleresque et désintéressé.

Clémence se leva, prit une rose à son corsage et la passa à la
boutonnière de Pirette avec des gestes comiques.

--Hé, hé, monsieur Pirette, je crois que vous faites la cour à ma femme.

--Quel veinard, ce Pirette!

--Irrésistible, mon cher.

--Chiic, chiic.

--Laissez-les dire, monsieur Pirette: ils sont jaloux, interrompit
Clémence. Mettez-vous en face de moi, là, nous allons faire un petit
écarté.

--Volontiers, madame.

--Qu'est-ce que nous jouons?

--Tout ce que vous voudrez.

--Un kümmel, pas?

--Parfaitement.

--J'aime beaucoup le kümmel. J'aime tout ce qui pique. Et vous, monsieur
Pirette?



IV


Dans l'église Saint-Sulpice, les fidèles se groupent aux côtés du
choeur, sous les piliers de marbre, jusqu'à la table de communion; et,
l'autel d'or s'érige des marches, parmi la candeur de ses nappes. Le
prêtre vénérable prostré en prières; les moires de la chasuble
miroitent, et l'agnel d'or, au centre, brodé.

Machinalement, Henriette suit l'office. Une piété vague la tient
sérieuse, bien que, depuis deux ans déjà, elle ne pratique plus le
sacrement. M. Goubert plaisantait les curés. Elle en profita pour
s'affranchir de la confession. Au fond de sa mémoire, se perpétue le
soupçon paternel que là n'est qu'espionnage. Comme elle, pense
Marceline. Cependant, par mode, elles ne manquent point au service
dominical, et aussi par une irraisonnée mais tenace conviction que n'y
pas assister serait une grosse faute de bienséance et de morale. Pour
elles, un salon l'église, où, à jour fixe, se rencontrent mêmes visages
et mêmes toilettes.

                   *       *       *       *       *

Les deux soeurs descendirent du tramway avec une joie de marcher un peu,
de sentir du frais dans leurs jupes. Place de l'Etoile, se dénoue le
ruban de soulier d'Henriette. Il faut s'arrêter un instant sous la voûte
de l'arc afin de rajuster. Cette ridicule besogne, devant tout le monde,
exaspère la jeune fille. Des indiscrets la regardent faire.
Douloureusement son corset la pince, accroupie. Comme elle se relève,
une commotion de son être: sur le haut-relief, l'enfant colosse saille,
et l'épanouissement de sa virilité nue. A sa honte soudaine de savoir,
le mystère sexuel se révèle. Explicitement, de licencieux propos
entendus contraignent sa mémoire.

Dans le tramway de Courbevoie, à côté de Marceline, une envie de
confidences incite tout d'abord Henriette. Vite elle se ravise, et,
taciturne, réfléchit. Une réprobation pour l'acte deviné, un doute même
que l'amour sache se réaliser ainsi. Puis, avec la déroute des
scrupules, un désir anxieux de connaître. Si la pudeur morigène,
l'instinct pollue l'imagination. Du mâle: des baisers les lèvres, des
étreintes les bras.

                   *       *       *       *       *

Au bois, par les sentiers. Sous la hâte de ses émotions neuves,
Henriette prodigue à sa soeur des vocables tendres, susurrés, qui,
naturellement, lui viennent; de lentes caresses et douces. Peu à peu
l'aînée s'en alanguit. Et, délicieusement, ce fut une après-midi dans
des fraîcheurs où les résines sentaient au vol bourdonné des frelons.

En une exquise lassitude la fièvre d'Henriette se calma. Une envie
d'être bonne à tous, de s'amollir au repos des divans.

Elles découvrirent une toute petite violette cachée sous les herbes.
Elles en eurent une joie. Henriette la vola à sa soeur et l'enfouit dans
son corsage entre deux boutons, et plus loin encore, au creux de sa
poitrine. Cette fraîcheur sur sa peau lui fut un extrême délice. Mais
elles en découvrirent d'autres, violettes, d'autres et d'autres. Elles
les mirent à leur bouche; elles arrachèrent leurs pistils avec les dents
et les mangèrent; elles aspirèrent le suc de leurs tiges dans une
impérieuse soif de se froidir les lèvres. Elles riaient pour rien.
Marceline ne se lassait point de poursuivre la petite, si gracieuse dans
sa course avec ses bas violets dans l'envol des jupons; et sa taille si
mince ceinte de large faille, et son dos plat sur jambes longues.

Chacune fit un gros bouquet où les boutons d'or éclataient parmi les
blancheurs rosées des marguerites et les livrées sombres des violettes.

Enfin tout essoufflées elles se prirent par les bras. Dans une allée
solitaire elles s'embrassèrent longuement les joues.

--Quel sale bouquet... On n'en donnerait pas deux sous, crièrent des
femmes qui passaient, en désignant leurs fleurs.

Et subitement leur joie à toutes deux tomba. Elles se regardèrent avec
une grosse envie de pleurer. La misère impitoyable s'imposait à nouveau,
leur misère et leur servilité.



V


Henriette s'alla vêtir. Quand elle fut prête, elle trouva Clémence
chargée déjà de l'enveloppe en serge qui contenait les étoffes.

Le patron renseigna:

--Il est trois heures. Cette dame vous tiendra longtemps, sans doute:
elle est très méticuleuse. Enfin, tâchez d'être revenues à cinq heures.

--Oui, Monsieur. Au revoir, Monsieur.

--Au revoir.

Il referma la porte et, par la vitre, quelque temps, les examina. Elles
marchaient allègres et sveltes dans la blondeur du soleil; un petit vent
leur faisait baisser la nuque, la nuque bien coiffée; et le petit vent
secouait les pans de leurs jaquettes qu'elles ramassaient à la taille,
avec obstination, tout en boutonnant leurs gants.

Un temps propre, clair, illuminait l'asphalte gris-bleu et les vitres
nettes des lampadaires. Dans les voitures découvertes des dames se
prélassaient.

Comme les deux jeunes filles gagnaient le coin de la rue des Pyramides,
Sicard les rejoignit. Il salua Henriette d'un grand coup de chapeau et,
tout de suite, il tutoya Clémence. Henriette un peu froissée de ces
allures familières, elle présente, se recula par une discrétion
affectée. Ce monsieur lui paraissait bien insolent. Cependant, à mesure
qu'elle observa davantage ses manières, elle remarqua qu'il ne
s'exprimait point sans une élégance de termes et de formules flatteuses
pour Clémence qui se rengorgeait. La brodeuse aperçut la mine pincée de
sa compagne; elle ne répondit plus que timidement à Sicard et se
rapprocha d'Henriette. Bientôt le jeune homme adressa quelques paroles à
celle-ci qui jugea très digne de ne lui retourner que de froids
monosyllabes. Elle s'attendait à ce que, d'un moment à l'autre, il les
quittât. Et elle visait la statue de Jeanne d'Arc, son oriflamme de
bronze découpé dans le ciel, avec la persuasion que là il tournerait la
rue de Rivoli tandis qu'elles continueraient tout droit. Il manifesta
une telle persistance à ne les point abandonner que Clémence crut devoir
accomplir les formalités de la présentation.

--Monsieur Sicard, mon ami. Madame Henriette, la première de chez
Freysse.

Il resalua, découvrant ses cheveux espacés sur un occiput très blanc.

Il expliqua qu'il était clerc de notaire, rue de la Paix. Il allait
reporter une pièce à un client. Il avait là, dans sa serviette,
vingt-cinq mille francs de titres au porteur. Si on le volait! Et il
entama une récente histoire d'assassinat.

L'histoire intéressa. Henriette en avait lu le commencement dans le
_Petit Journal_. Il fournit de nouveaux détails et, à l'appui, il montra
le _Figaro_ du matin. Soudain il fit calembour. Clémence s'esclaffa;
Henriette ne put retenir un sourire. Cependant elle craignait la
rencontre d'une personne connue et grave pendant qu'elle se trouvait en
cette compagnie. Anxieusement, elle fouillait l'amas des passants qui
s'écoulaient en la double sente des trottoirs, à chaque côté du pont. La
Seine verte avec des grandes nappes d'argent, et un ciel blanc pâle
derrière le Trocadéro coiffé de dorures. Ensuite Sicard parla de
l'Hippodrome, et décrivit les disloquages extraordinaires d'un clown. Il
prenait à témoin de son dire Clémence qui les séparait. Et, pour se
mieux faire comprendre, il penchait la figure devant la poitrine de son
amie, vers Henriette. A une réponse d'elle, il lui décerna maint
compliment sur son esprit et sa toilette, sur son goût exquis. Elle en
devint confuse, dans une intime joie. Clémence riait jaune. Cependant
Henriette ne trouvait point suffisamment beau le monsieur. Très bien
vêtu d'un pantalon retroussé et d'un court paletot mastic, il était trop
gros, un peu chauve. Des allures d'homme âgé.

Ainsi, devisant de bagatelles, on atteignit la maison de la commande.
Sicard parla bas à Clémence et s'en fut en saluant.

Alors Henriette eut comme un regret de cette distraction finie, mais
aussitôt elle se gourmanda d'un pareil sentiment.

                   *       *       *       *       *

Près d'une demi-heure chez la dame. A la sortie:

--Tiens, voilà votre gros monsieur.

A l'angle du boulevard Saint-Germain, devant la table d'un café,
Henriette venait d'apercevoir Sicard. Clémence, bien qu'elle feignît de
le remarquer seulement sur cette exclamation, s'attendait certes à le
trouver là. Elle simula mal l'étonnement, et Henriette fut prise d'une
folle envie de rire. Elle dit:

--Vous me croyez donc bien bête?

Déjà le jeune homme s'avançait. Il les pria de prendre quelque chose
avec lui. Henriette prétexta qu'il était trop tard. Mais un cadran juché
au-dessus d'un magasin indiquait quatre heures. Clémence, tout en
déclinant l'offre avec mollesse, fit cette remarque: on les attendait
seulement au magasin entre cinq heures et cinq heures et demie. Alors il
insista.

Henriette ne voulait point. Il lui semblait que s'asseoir avec un homme
dans un café serait faire acte de fille.

--Puisque Mademoiselle ne veut pas, puisque Mademoiselle ne veut pas,
répétait Clémence.

Henriette craignit qu'on ne la jugeât pimbêche. Elle appréhenda de
blesser ce monsieur aimable, d'être malhonnête gratuitement. Aux
nouvelles instances de Sicard elle se laissa emmener par Clémence qui
lui avait pris le bras.

Clémence et Sicard devinrent familiers. Henriette se moquait au fond,
estimant très bêtes leurs allures galantes, elle sourit pourtant par
condescendance. Eux s'encouragèrent de ce sourire. Rendez-vous, amitiés,
querelles, brouilles furent étalés devant la jeune fille. Peu à peu leur
conversation s'aigrit. Ils se lancèrent au nez de vieilles rancunes de
six mois et ils prenaient Henriette pour arbitre.

                   *       *       *       *       *

Dans la rue du Bac, Clémence dit:

--Voilà deux ans que nous sommes ensemble tout de même, Sicard et moi.
Au bout de tout, c'est un brave type.

Un instant, elle songea; puis:

--Il y a des jours comme ça où il n'est pas aimable. C'est pas étonnant,
il est si préoccupé. Car il est très intelligent. Ça ne fait rien, il a
été bien gentil quand j'ai eu ma fausse-couche, l'été dernier. Il m'a
veillée trois nuits.

Et elle ne tarit plus ses éloges jusqu'au moment de leur rentrée. Ce fut
le récit exact de leur bon temps, des promenades estivales à la
campagne, des repas sous les gloriettes au son des musiques foraines, et
le champagne, et d'immenses mirlitons, le retour dans le dernier
bateau-mouche, en chantant. Elle dit les trains de banlieue, les
courses, les spectacles, les drames et les opérettes écoutés dans les
loges velours en savourant de délicieux bonbons; les dîners chers aux
restaurants chics, les bals superbes à l'Opéra, les soupers à
l'Américain où on mange du homard en s'éventant, sous les lustres,
toutes bougies allumées.

--Et puis, il y a des fois où nous restons sans sortir, toute une
journée, chez lui. Il y a un bon petit feu, et du soleil dans ses
rideaux. Nous faisons du café, une salade d'oranges, et il m'embrasse et
je l'embrasse. C'est très bon. Il a un grand divan en belle soie. Nous
restons l'un près l'autre, tout près, tout près, et il me lit des romans
qui font pleurer. Nous nous aimons bien. C'est la seule joie, après
tout.

Clémence s'attendrit. Dans ses gros yeux bleus des larmes fluctuaient.
Elle tira son mouchoir. L'attendrissement gagnait Henriette aussi. Ces
aveux lui dévoilèrent des sensations exquises, possibles. Si dans une
union aussi désagréablement supportée que celle-ci, de pareils plaisirs
se rencontraient, quels ne seraient-ils point entre une jeune fille
jolie comme elle et un jeune homme mieux que le clerc. La curiosité
d'amour qui, depuis le dimanche, la lancinait, s'augmenta de cette
certitude que l'expérience en était charmante. Et la tortura le désir
irréalisable de tenter ce bonheur. Elle s'attrista, maudissant la ruine
qui l'empêchait du mariage. Et la grosse Clémence, avec sa chevelure
rouge tassée à la diable sur son visage criblé de taches blondes, cette
simple brodeuse aimante et aimée sans obstacles, elle l'envia.

Au magasin, M. Freysse, assis bas près la grande soeur, lui causait. Par
malice, Clémence tarda à ouvrir la porte. Elles regardèrent à travers la
vitre. Marceline écrivait, et sa face régulière pâle, souriait aux
paroles du patron. Elle releva coquettement la tête, l'appuya dans sa
main et fixa M. Freysse qui, chaleureusement, plaidait.

--Oh! comme votre soeur lui fait de l'oeil! Mais c'est une déclaration.
Ce que Léontine va rager.

A cette boutade, Henriette voulut protester:

--Ce n'est pas bien de dire ça.

                   *       *       *       *       *

A la caisse, Marceline, sur une haute banquette, écrit, compulse le
grand-livre, classe des lettres. Sa main blanche furète parmi les
paperasses. Parfois son profil sévère se tourne vers le dehors. Elle
suit dans une rêverie la fuite des passants. Elle songe au moyen
d'acquérir une maison de commerce et de la payer rapidement. Elle se
bâtit un roman de vie triomphante; elle tente des entreprises heureuses;
elle ouvre là, en face, un magasin de décoration, où tout se vendrait,
depuis les bronzes modernes, les Carolus Duran et les Bonnat, jusqu'aux
amphores romaines et aux tessons étrusques.



VI


Il avait plu. L'asphalte réfléchissait en coulées d'or flave les
tremblances des lampadaires.

Clémence et Henriette marchèrent vite, l'oeil hypnotisé par ces rondes
lueurs qui s'égrenaient en double rang, se joignaient au bout de
l'Avenue droite, comme les gemmes d'un collier flamboyant. Seule lumière
dans la nuit terne.

Au coin de la rue des Pyramides, deux hommes flânaient en fumant. Ils
s'approchèrent. C'était Sicard et Albarel.

--Bonsoir, Mademoiselle, dit le clerc à Henriette, le chapeau bas.
Excusez-moi si je ne vous ai pas saluée, cette après-midi, c'était par
discrétion.

--Vous avez eu raison, Monsieur.

--Permettez-moi de vous présenter mon ami Maurice Albarel. Mademoiselle
Henriette, la première de Clémence.

Les deux jeunes gens allèrent ensemble, en se donnant le bras à côté de
Clémence. Henriette, aux moments où l'on passait sous la lueur des
lampadaires, tentait d'apercevoir le joli garçon dont le teint et les
lèvres l'avaient captivée tout de suite. Chaque fois elle rencontrait
l'oeil d'Albarel fixé sur elle et la dévisageant.

Comme Sicard devenait plus intime avec Clémence, l'autre se rapprocha
d'Henriette. Il lui parla du temps. Et, pendant qu'il parlait, que sa
voix lente coupée par les brusques sauts de l'accent méridional
résonnait à ses oreilles, elle comprit qu'il lui plaisait, qu'elle
vivrait bien avec lui.

Ils la reconduisirent à trois. Rue du Bac, les deux hommes attendirent
que Clémence l'eût mise à sa porte. Avant de rentrer, la petite Goubert
regarda, pour apercevoir encore. En se couchant, elle rendit actions de
grâce à son amie qui, si discrètement, avait su lui procurer un
amoureux. S'interrogeant sur cette frasque, elle n'y découvrait rien que
de naturel et de convenable. Leur entretien avait été honnête, même
banal. Il s'était conduit en homme bien élevé.

                   *       *       *       *       *

Depuis Pâques, les ouvrières veillaient. Seule Marceline partait de
bonne heure. Henriette et Clémence revenaient de compagnie, très tard.
Maurice Albarel put les reconduire, chaque soir.

Henriette s'amusait énormément du mal qu'il se donnait pour lui paraître
aimable. Elle affectait de dire peu de choses, se bornant à lui répondre
par de brèves phrases.

Peu à peu, elle se laissait conquérir, inconsciente, par les charmes de
sa conversation, par les prévenances qu'il montrait.

Ils allèrent au café, tous les quatre, une fois. Elle le vit bien alors,
dans toute la splendeur de son teint mat, de ses pommettes rosées, de
ses joues fines où s'appliquaient des favoris ras et soyeux. Il avait
des yeux noirs, perçants, une main grasse et blanche, des ongles en
amande, et, au petit doigt, un gros cercle d'or sertissant un diamant.

Il sut commander des bavaroises au chocolat. Ses initiales étaient
gravées sur sa canne. Une femme très bien mise essaya de se faire
reconnaître par lui. Il la toisa avec dédain. Pour cela Henriette
répondit par une furtive pression à la pression constante de son genou
sous la table. Dans la rue, elle ne fit pas trop de résistance pour se
laisser embrasser au moment du départ. Et quand il demanda si elle
l'aimait un peu, elle se sauva sans répondre, plutôt que de dire «non.»

La trace du baiser lui demeura sur la peau, la brûla longtemps. Elle
conservait et elle goûtait avec d'intimes joies la sensation des lèvres
chaudes collées à sa joue.

... Et ce n'était pas une faute que s'accommoder de la société
quotidienne d'un jeune homme beau et aimable quand on n'accordait rien
autre qu'un baiser volé. Elle n'était pas encore si coupable que sa
soeur qui, elle-même, après tout, n'avait pas tort.



VII


Sur les premières marches de l'escalier, Henriette s'arrêta, étroitement
accotée à Maurice. Elle regardait, inquiète.

A ses pieds, la silhouette--noire, rouge et or--d'un municipal; le
dos--brun et menaçant--d'un sergent de ville. Puis, sous les plafonds
gris de perle, aux raies indistinctement vertes ou violettes, par-dessus
un reflux de haut-de-forme, de feutres mous, de chapeaux de femme aux
cimiers de couleurs et qui s'envolent, le flou mirant des glaces, le
halètement du gaz en les globes blanchoyant; un tréteau avec des fronts
chevelus courbés sur des violes, avec un bras qui s'agite en l'air. Et
des bourdonnements sourdent de cette cohue; des cris aigus percent par
intervalle; soudain, des plaintes d'instruments à cordes, des stridences
de cuivres éclatent, montent, montent et le tout se confond un une
clameur qui enfièvre.

--N'entrons pas; j'ai peur.

--Vous êtes folle; c'est très amusant, Bullier: vous verrez.

Albarel entraîne Henriette.

Très vite elle se fit à ce tumulte, à cet éclaboussement de lumière. Son
insouciance revint et sa causticité en même temps. Elle s'amusa du
mauvais goût des toilettes de ces dames, des allures canailles des unes,
de l'attitude gourmée et prétentieuse des autres, de leurs tics: ce
chapeau fleuri comme une plate-bande; cette grosse blonde engoncée dans
sa poitrine; cette toque d'astrakan; cette grande maigre à pince-nez en
caraco olive; cette fourrure pelée comme un chat galeux; ces pendants
d'oreille; cette agrafe; ces breloques sur ce ventre; ce bracelet dédoré
sur ces gants sales; celle-ci qui gambade; celle-là qui se disloque; une
troisième qui marche comme un canard; une autre qui ajuste à chaque
instant sa tournure.

Et les messieurs donc!

Des débraillés, la barbe hirsute, le gilet ouvert, la cravate au vent,
un feutre sur le côté, à l'artiste. Des gommeux étranglés par des
hauts-cols à double écran, le pantalon étriqué sur des souliers pointus
et énormes, les mains gantées brique... De gros messieurs à lunettes
lorgnaient en-dessous les filles, n'osant pas. Des pierreuses mûres
s'étalaient sur les banquettes, un rictus provoquant par leur bouche
édentée. Mais les nègres amusaient surtout. Il y en avait
d'admirablement cirés, avec des yeux ronds et blancs; d'autres étaient
café au lait ou marron, avec une barbiche au poil rare sous un nez épaté
dont les narines s'évasaient, obliques.

--Ho, ho, les amoureux!

Une tête de femme saillit au travers des bras liés d'Henriette et
d'Albarel; ébouriffée, aux commissures des lèvres une moue et cordiale
et taquine.

--Que tu es bête! Tu m'as fait une peur.

Clémence prit une voix flûtée:

--Pauvre mignonne: on lui a fait peur.

--Et puis, nous ne sommes pas des amoureux: nous sommes des amis tout
simplement, reprit Henriette avec dignité.

Et Clémence sur un ton égrillard:

--Ça viendra. Et maintenant, mes enfants, allons prendre un kümmel:
c'est bon le kümmel; ça pique.

                   *       *       *       *       *

La foule se mouvait dans un coudoiement plus impérieux. On suffoquait.
Et toujours repassaient les mêmes figures: des bouffies flaves, sans
profil, des momifiées aux lamentables thorax; des bohêmes déhanchés
alternent avec des gommeux empalés. De temps à autre, une horizontale de
grande marque surgit, magnifique, au bras d'un cavalier cossu.

Clémence multipliait les verres de kümmel en répétant, dans une
obstination de saoûlerie, sa phrase: «J'aime le kümmel, ça pique,» avec
accompagnement de son tic ordinaire: la paume des mains rôdant à
l'entour des pointes des seins. Henriette se laissait gagner par le
chatouillis des liqueurs fortes contre le palais et parmi les dents.
Elle avait même essayé de fumoter une cigarette de maryland,--bravade.
Délicieusement ses narines aspiraient des émanations de peaux humaines.
A ses oreilles tintaient, comme des vibrances électriques, les tumultes.
Dans sa robe de faille obscure le col haut ourlé de dentelle, ses
cheveux clairs frisottés sur le front, les joues d'un rose se dégradant,
la pupille dansante sous les cils battants, la jeune fille offrait à
cette heure toute la semblance d'un être prestigieux animé d'une vie
factice. Par moments, des envies de crier, de chanter, de croiser les
jambes dans un retroussis de jupes lui venaient.

Albarel se rapprochait d'elle, lui serrait les mains, la buvait des
yeux, genou contre genou.

L'orchestre battit un air de danse. Roidement, d'un coup des reins,
Clémence fut debout.

--Allons danser, mon chéri, dit-elle à Sicard qui s'exécuta sans
enthousiasme.

Albarel et Henriette les suivirent pour les voir.

Déjà des couples tournoyaient. Des danseurs salariés ou de jeunes
étudiants nostalgiques des sauteries familiales de province. Tout à coup
Albarel dit à Henriette:

--Voulez-vous faire un tour de valse, mademoiselle.

Elle hésita. Elle trouvait cela inconvenant et même quelque peu
ridicule. Puis elle consentit. Tout d'abord elle éprouva une espèce de
honte à tourner ainsi au milieu d'un cercle d'inconnus; mais, peu à peu,
la perception visuelle devenant confuse dans le tournoiement de la
valse, elle finit par oublier et sa honte et ses scrupules, livrée au
suave et alangui vertige qui la faisait pâmer.

Lorsqu'ils retournèrent à leur table, la jeune fille haletait, le sang à
la tête et les prunelles noyées.

--Tu t'amuses, petite friponne, dit Clémence. C'était bien la peine de
faire toutes ces manières quand nous t'avons proposé de venir avec nous.
On ne t'a pas encore mangée, je crois.

Henriette sourit; elle regarda à la dérobée Albarel qui lui pressait
amoureusement le petit doigt de sa main gauche.

Attablés en face, cinq ou six étudiants roumains parlaient haut, le
geste prolixe, l'accent gras et guttural. Un d'eux, grand beau garçon
aux cheveux noirs extrêmement pommadés, en biais sur sa chaise, fixait
depuis quelques instants Henriette à travers son monocle avec fatuité.
Albarel remarqua le manège et se mit à fixer à son tour le roumain d'un
air provoquant. Le roumain sourit dédaigneusement sans changer
d'attitude et en rajustant son monocle. Tout à coup Albarel se leva
furieux et dit:

--Monsieur, je vous défends de fixer mademoiselle de cette façon
impertinente.

--Monsieur, je fais ce qu'il me plaît.

--Vous ne continuerez pas.

--Nous verrons.

--Monsieur!

--Monsieur!

--Vous êtes un malotru.

--Et vous un imbécile.

--Vous m'en rendrez raison.

--Quand vous voudrez.

--Oui, vous m'en rendrez raison.

--A pied et à cheval.

--Trêve de plaisanteries.

--Et même en ballon si ça peut faire votre bonheur...

La foule était accourue au bruit de la querelle. Des cris d'animaux, des
kiss kiss. Des femmes montées sur les épaules de leurs hommes
s'esclaffaient.

--Voyons, messieurs, soyons corrects. Echangez vos cartes; c'est le plus
simple.

Celui qui venait se mêler des affaires d'autrui avec cette désinvolture
cavalière, était un grand garçon blond dont les poings herculéens
commandaient le respect. Il salua Albarel de la tête. Albarel reconnut
M. de Saint-Lager. Il l'avait rencontré autrefois dans un cercle.

Les cartes furent échangées: Maurice Albarel. Pierre Coulesko.

Les curieux se dispersèrent désappointés. De Saint-Lager vint s'asseoir
à la table d'Albarel. Henriette était devenue blanche comme de la craie;
ses menottes trémulaient.

--Mon cher, dans ces affaires, il faut être correct avant tout. Les
paroles sont inutiles, dit sentencieusement de Saint-Lager.

--Vous avez raison.

--Je m'y connais. Je me suis battu quatre fois et j'ai servi de témoin
dans douze ou quinze duels... je ne me rappelle plus exactement, reprit
de Saint-Lager en frisant sa moustache.

--Voulez-vous me rendre un service?

--Je devine.

--Voulez-vous me servir de témoin?

--Avec plaisir.

--Merci.

--J'ai confiance en votre courage. Quelle est votre force à l'épée?

--Oh, fit Albarel qui avait pris trois ou quatre leçons d'escrime en sa
vie, autrefois j'étais assez fort, mais je suis un peu rouillé.

--Ne vous inquiétez pas. Je vous donnerai des conseils. Je connais tous
les trucs, moi, vous savez.

--Je sais que vous êtes une fine lame.

--Les salles d'armes du boulevard, c'est de la blague, continua de
Saint-Lager avec suffisance. Les amateurs dont on parle dans les
journaux, de simples mazettes, mon cher, je les mettrais capot en douze.
Voyez-vous, on ne fait de l'escrime que dans l'armée. Je vous
présenterai à mon maître d'armes, ancien prévôt de la garde, élève du
vieux Pons. Il la connaît dans les coins, soyez tranquille.

--Permettez-moi, mon cher de Saint-Lager, de vous présenter mon ami
Sicard qui sera mon second témoin. N'est-ce pas, Sicard?

Le clerc n'aimait pas les duels et toutes ces absurdités. Pourtant il ne
pouvait pas refuser décemment ce service à un vieux camarade. Il
répondit donc:

--Tu me le demandes, mon cher?

Saint-Lager prend la carte de l'adversaire et lit: Pierre Coulesko, 3,
rue Racine.

--Monsieur Sicard, nous irons, si vous voulez, chez ce monsieur demain,
vers dix heures du matin.

--Parfaitement, monsieur.

--Nous pouvons nous rencontrer au café Vachette, si vous ne voyez pas
d'inconvénient.

--Aucun, monsieur de Saint-Lager.

--Tout ça c'est des bêtises, interrompit Clémence.

Sicard lui fit signe de se taire. Elle haussa les épaules:

--Mon petit, il est onze heures passées, il faut nous en aller. Monsieur
Albarel accompagnera Henriette jusqu'à sa porte.

--Comment, nous ne partons pas ensemble? demanda Henriette contrariée.

--Ma petite, je ne rentre pas chez moi. Je couche chez Sicard. Monsieur
Albarel, vous reconduirez Henriette, n'est-ce pas?

--Mais c'est mon devoir, un devoir bien agréable, fit Albarel galamment.

                   *       *       *       *       *

Avant de monter en voiture, Albarel donna tout bas au cocher sa propre
adresse au lieu de celle d'Henriette, puis il prit place à côté de la
jeune fille. La portière claqua. Le coupé roula avec un bruit sourd sur
le boulevard.

Il fait dedans une obscurité molle et enlaçante. Dehors, à travers la
vitre ternie, fragmentairement, à vue d'oeil: des échappées de rues avec
des becs de gaz filant tremblés et en parallèles qui pourtant semblent
vouloir converger. Plus près, les troncs nus d'arbres, les colonnes
Morris plaquées d'affiches, les devantures closes, mornes où parfois
deux sergents de ville s'adossent. Le vitrail jaune des portes de
brasseries, tantôt vomissant, tantôt engoulant des masses noires. Et les
lanternes des fiacres qui se croisent, menaçants; les cous des rosses
étiques, allongés. Des gens passent en bandes, qui chantent. Et,
toujours, sur le pavé inégal, le bruit monotone des roues du coupé, en
des cahots.

Henriette ne perçoit ces choses que confusément. La tête lourde des
liqueurs bues, toute secouée encore de cette scène de provocation, elle
pense à son escapade et se désapprouve: pourquoi courir les bals publics
avec un homme qu'elle connaît à peine? Et on va se battre à cause
d'elle. Si Albarel allait être tué. Elle croit le voir déjà blessé,
sanglant, râlant. Décidément elle a eu tort d'écouter cette folle de
Clémence. Pourtant Albarel a été très convenable toute la soirée, très
réservé. Mais ce duel, ce duel...--Puis ses idées se brouillent de
nouveau. Effet du kümmel. Dans des étaux, les tempes; et des crispations
nerveuses par tout le corps.

Albarel prit doucement la main de la jeune fille.

--Comme vous êtes glacée: seriez-vous malade?

--Non, mais ce duel, un duel à cause de moi. Je suis bien malheureuse.

--Ne craignez rien, mademoiselle Henriette.

--Ne vous battez pas, je vous en supplie.

--C'est impossible, mais si vous voulez me promettre de penser un peu à
moi, cela me portera bonheur.

--Et il serra plus tendrement la main que la jeune fille lui
abandonnait.

Henriette répondit d'une voix expirante:

--Je vous le promets, monsieur.

Albarel couvrit de longs baisers la main qu'il tenait.

La voiture montait, en ce moment, avec des grincements d'essieux, la rue
Monge. Henriette, très ignorante de la topographie parisienne, ne
pouvait pas se douter de la perfidie du jeune homme.

--Si vous saviez comme je vous aime, Henriette, soupira Albarel.

Et il débita d'amoureuses hyperboles.

Il essaya de l'enlacer, Henriette se débattit, mais faiblement. Enervée
par les liqueurs, la danse, et toutes les émotions de cette soirée, elle
se sentait lasse, incapable de la moindre énergie. Et puis, au fond,
Albarel lui plaisait. Elle aspirait avec volupté l'haleine que la bouche
rapprochée du jeune homme lui soufflait au visage. Le contact de sa peau
lui faisait courir de petits frissons le long de l'épine dorsale.

Tout à coup Albarel chercha les lèvres d'Henriette qu'il scella
brutalement des siennes. Un instant la jeune fille voulut se dégager;
puis une neuve sensation de délicieuses torpeurs, comme d'un bain tiède
et saturé d'aromates, lui coulant de la nuque à la plante des pieds,
elle se sentit rendre machinalement les baisers.

La voiture s'arrêta au coin de l'avenue des Gobelins et du boulevard
Arago. Albarel sauta précipitamment sur le trottoir et fit descendre
Henriette. Le cocher content d'un généreux pourboire, prit avec des
hilares «hue» la direction de la place d'Italie.

Henriette regardait autour d'elle, ébahie. Elle cherchait en vain
l'étroite rue de Sèvres. De tous côtés de larges boulevards bayaient
dans la nuit. De hautes maisons froides et silencieuses montaient. Des
arbres feuillus projetaient sur la chaussée une ombre inquiétante à la
clarté falote de réverbères s'alignant à perte de vue.

Albarel, qui flaira le danger, se prit à dire, volubile:

--Henriette, n'allez pas vous fâcher. Si je vous ai trompée c'est pour
avoir le bonheur de me sentir auprès de vous quelques minutes encore.

--Monsieur, reprit Henriette sèchement, je vous croyais un homme
d'honneur; j'avais tort. C'est une leçon que vous me donnez et elle ne
sera pas perdue.

--Henriette, Henriette, reprenait Albarel suppliant, écoutez-moi.
Henriette... ne me parlez pas aussi durement... je vous aime tant.
Henriette, si je dois être tué dans ce duel, voulez-vous que je meure
avec le regret de vous avoir froissée? Pardonnez-moi, Henriette,
pardonnez-moi... je vous aime tant!... je suis fou!...

--Je vous pardonne, monsieur, quoique vous ne le méritiez pas, mais,
pour l'amour de Dieu, une voiture, trouvez-moi une voiture. Il faut que
je rentre à l'instant. Ma soeur me croit au théâtre... Il doit être bien
tard, monsieur Albarel. Il faut que je rentre, que je rentre tout de
suite.

Au fond, la colère d'Henriette n'était pas excessive, mais la situation
l'effrayait. Albarel la sentant adoucie, reprit:

--Il n'est pas encore onze heures et demie. Il y a des théâtres qui
finissent tard. Vous direz à votre soeur que vous vous êtes attardée à
causer avec Clémence... Henriette, ne soyez pas cruelle. Si vous saviez
comme je suis malheureux loin de vous. Montez chez moi: nous causerons;
je vous promets d'être raisonnable, très raisonnable. Nous causerons un
quart d'heure, un quart d'heure seulement. Après, je vous reconduirai
chez vous, tout de suite, je vous le promets. Henriette, je vous aime...
je t'aime!...

                   *       *       *       *       *

Dans le noir opaque de l'escalier, bleuie, la large vitre des rares
fenêtres. Le pied d'Henriette butta contre la première marche tournante.

--Prenez mon bras, dit Albarel en faisant craquer une allumette bougie.

Ils grimpèrent jusqu'au second étage péniblement, muettement. Tout à
coup, un filet d'air qui rôdait par le couloir humide se mit à ballotter
follement la flamme qui finit par s'éteindre.

--Nous n'avons plus qu'un étage à monter, dit encore Albarel en faisant
craquer une seconde allumette.

                   *       *       *       *       *

--Un peu de chartreuse? demanda-t-il en remplissant deux petits verres.

--Non, merci; j'ai trop bu ce soir; j'ai déjà la tête qui me tourne.

--Un peu, un tout petit peu, pour me faire plaisir.

Et il porta, câlin et attentif, le verre plein aux lèvres de la jeune
fille. Il alluma une cigarette:

--Voulez-vous fumer une cigarette? C'est du levant, du tabac très léger.

--Oh! je ne fume jamais. J'ai essayé de fumer à Bullier, pour rire.

--Là, nous allons la fumer ensemble cette cigarette. Vous êtes si
gentille, quand vous lancez la fumée de vos jolies lèvres roses.

Longtemps il parla, perplexe, sa main droite par les genoux d'Henriette,
qui souriait machinalement, le regard vague en les plis des rideaux. De
temps en temps, elle répétait:

--Il doit être bien tard; il faut que je rentre.

A cette menace, Albarel répondait par de nouvelles caresses plus
hardies, se serrant contre elle.

On entendit le roulement d'un fiacre sur la chaussée.

Henriette tendit l'oreille et fit mine de se lever.

--Un fiacre qui passe, monsieur Albarel, voulez-vous l'appeler? Je vous
en supplie; il faut que je rentre. Quelle heure est-il? Ma soeur
m'attend. Il faut que je rentre.

Albarel comprit qu'il s'attardait inutilement. Se laissant crouler aux
pieds de la jeune fille, sa tête entre ses genoux, il soupira d'une voix
lamentable:

--Je voudrais mourir; je suis si malheureux. Tenez, j'ai envie de me
faire tuer dans ce duel.

--Ne dites pas de bêtises; vous me faites peur, dit Henriette d'une voix
brève.

Et lui, debout et l'enlaçant:

--Henriette, Henriette, je t'aime, je t'aime, je t'aime.

Il cherche à faire sauter les boutons du corsage. Henriette effrayée se
dégage des bras d'Albarel et court par la chambre. Il la poursuit,
bousculant les chaises, l'oeil allumé, en une exacerbation de désirs.
Après une course folle autour du guéridon, il finit par la rejoindre
dans un angle de la chambre. Alors sa bouche frémissante se mit à pomper
comme une ventouse la bouche de la jeune fille. Ses doigts fébriles et
convulsés fourragèrent à travers le corsage et sous les jupes troussées.
Les cheveux dénoués sur ses épaules à moitié nues, Henriette lutta
encore. Puis elle se sentit perdue, en allée et virante dans un ressac
d'inconscience.



VIII


--D'où viens-tu?

--De la Gaieté.

--A deux heures du matin?

Toute pâle, Marceline ne livrait point le passage à sa soeur, et
semblait tenir à ce que la fautive s'expliquât avant de rentrer. De la
lampe qu'elle élevait, la lumière tombait jaune sur son peignoir, sur
ses doigts tremblotants; et, parmi l'ombre de l'abat-jour, ses yeux
agrandis dardaient un regard aigu vers Henriette dont elle s'obstinait à
éclairer le visage.

Sous l'insistance de cette lueur, la fillette baissait le front en
répétant: «Laisse-moi passer, voyons.» Elle ne doutait pas que Marceline
ne découvrît à ses lèvres la trace des baisers et autour de ses
paupières le bridement qu'elle y ressentait elle-même.

--Qu'as-tu à me regarder ainsi? dit-elle enfin, prise de méchante humeur
à l'encontre de cette volonté ennemie.

--Dis, d'où viens-tu? demanda encore Marceline.

Mais elle s'écarta devant le geste brusque de la petite, au cri de sa
voix subitement violente:

--Je te l'ai déjà dit. Tu m'assommes à la fin.

Une rage la dominait à prévoir des interrogations sévères et minutieuses
sur sa personne chiffonnée. Elle défit son chapeau et retira son peigne
afin que ses cheveux épandus ne permissent plus de constater ses
défrisures. Dans les oreilles lui claquaient encore les assourdissants
baisers; ses joues ardaient; un chaos d'idées délicieuses et
terrifiantes lui occupait l'esprit; elle voulait une heure de solitude,
une heure pendant laquelle il lui eût été possible d'analyser et de
classer ses dernières sensations. En quelque sorte elle avait le besoin
de peser l'exquis et le décevant de son escapade afin de la juger
définitivement et de se fixer une règle future de conduite. Déjà
Marceline la rejoignait:

--Tu as encore été courir, vilaine, avec cette Clémence. Tu n'es pas
honteuse?

Elle déposa la lampe sur la toilette et s'assit. Ses jambes vacillaient.
Dans son ignorante pudeur de vierge elle ne comprenait pas. Seulement
elle pressentait quelque chose d'atroce, des mains de mâles fourrageant
la toilette de la petite, dont les fripures la désespéraient ainsi que
des signes de débauche. L'attitude sournoise d'Henriette ne rassurait
pas. Aux questions, elle se contentait de hausser les épaules. Plutôt
semblait-elle vouloir affirmer son indépendance que s'innocenter du
retard.

Marceline attendait en excuse le conte de quelque folle espièglerie. Au
contraire la fillette gardait une mine boudeuse, et se déshabillait
lentement, sans dire.

Ce silence accrut l'inquiétude tâtonnante de l'aînée. D'habitude les
rires et les moqueries appuyaient les raisons d'Henriette et non une
inertie morose.

--Qu'as-tu enfin, que t'est-il arrivé?

La fillette rabattait les couvertures. Aux caresses, aux amabilités
d'Albarel, elle songeait; et soudain elle se trouva très malheureuse
parce que tout cela manquait à cet instant difficile. Marceline lui
parut mauvaise. Et des larmes lourdes lui fluèrent aux joues, des larmes
de rage qui allèrent mouiller de taches grises les draps.

--Qu'est-ce qu'on t'a fait, dis? demandait toujours Marceline.

Voyant ce gros chagrin, elle s'apitoya et voulut l'aider à se mettre au
lit. Tranquille dans sa couche, peut-être Henriette avouerait-elle le
malheur. Et des histoires de viol, de proxénétisme lues dans les
journaux obsédèrent Marceline d'images redoutables. «Si la petite avait
été victime d'un de ces forfaits.» Comme elle ramassait machinalement la
robe abandonnée sur une chaise, une forte puanteur de tabagie gagna.
Alors sa peur lui fut justifiée. Elle réitéra sa question à voix sourde,
une angoisse lui étreignant la gorge.

Sa menaçante parole épouvantait Henriette souffrant à l'extrême, les
tempes battant de fièvre, les membres rompus. De cette souffrance elle
accusa sa soeur. Vaguement elle murmurait: «Je ne sais pas. Il ne m'est
rien arrivé, tu es agaçante avec tes... questions.» Elle ne pouvait
pourtant lui dire tout. Une seconde elle pensa lâcher ses aveux d'un
flot: puisque Marceline aimait M. Freysse, que pourrait-elle objecter?
Mais elle préféra céler son amour. Un intime plaisir qu'elle ressentait
d'être la seule à savoir; une supériorité en quelque sorte. Puis elle se
coucha. Et, pour pleurer, elle se cacha la face dans le traversin.

Ce lui était une douleur cuisante: ne pas goûter un répit. Elle ne
pardonnait pas à Marceline son obstination. Aimant elle-même, ne
devait-elle pas deviner la chose et se montrer plus clémente? On la
harcelait par jalousie, par méchanceté autoritaire, pour l'humilier,
pour bien faire sentir que l'aînesse imposait des droits. Elle, la plus
faible, contrainte à tout subir. Une grande envie lui vint de riposter
par des mots aigres.

--Si ma robe sent le tabac c'est que je suis allée au café, tiens!

--Comment au café? Toute seule?

--Avec Clémence.

--Ce n'est pas possible. Vous n'oseriez pas entrer dans un café, seules,
toutes deux.

--Il y avait son... cousin.

--Son cousin?

--Du moins elle m'a dit que c'était son cousin. Moi je n'en sais rien.
Va lui demander.

Henriette se redressa résolue à tenir tête. Elle était bien assez grande
pour devenir maîtresse de sa conduite, sans doute. Ses larmes avaient
séché. Impudemment elle fixait Marceline. Maintenant qu'elle se trouvait
femme, une nouvelle dignité, lui semblait-il, convenait.

La grande soeur aussitôt récrimina:

--Non vraiment, je n'aurais jamais cru cela de toi. Si notre pauvre père
vivait encore. Est-ce qu'on va dans les cafés? Quelqu'un vous a-t-il
vues? Mais c'est fou, c'est fou cela.

Elle se butait contre l'indifférence sardonique d'Henriette. En vain
répétait-elle les mêmes réprimandes, faisant saillir son visage avec ses
paroles; les reproches glissaient. Elle s'en exaspéra. La petite sotte
conservait son sourire triste et une moue ridiculement résignée,
dédaigneuse.

Mais Henriette ne comprenait rien alors: elle se laisserait compromettre
par n'importe qui, comme ça, pour faire une farce? Et jusqu'où
l'imprudence l'avait-elle engagée? elle refusait de le dire. D'ailleurs
où l'impudeur pouvait-elle conduire? Marceline ne savait. Là encore elle
choppait à son ignorance de la vie. Et dans cet accul de pensées elle se
débattit sans résultat, ne trouvant rien qui pût confirmer son
appréhension d'irréparable chute et rien qui l'y pût soustraire. Muette,
elle songea longtemps.

Plus que des reproches ce silence navra la petite. Le chagrin que
Marceline affectait lui pesa comme un blâme cruel. N'était-ce pas rendre
plus odieuse la faute que jouer cette résignation douce? Vraiment ce
l'agaça de voir sa soeur pousser d'énormes soupirs en visant le mur. Il
paraissait qu'elle, la plus petite, la sacrifiée, en somme, martyrisait
cette grande fille bête, bête à la fin avec ses mines d'agneau qu'on
égorge.

                   *       *       *       *       *

--Va, ce n'est pas moi qui ai perdu notre réputation...

Henriette s'interrompit pour délibérer si elle rapporterait les dires
des ouvrières. Elle hésita par honte d'outrager. Cependant, Marceline ne
saurait-elle pas un jour ou l'autre qu'on jasait de ses rapports avec M.
Freysse? Mieux valait maintenant. Ce lui serait moins pénible
d'apprendre de sa soeur que d'une personne étrangère qui humilierait.
Et, surtout, bien qu'elle refusât de l'avouer, Henriette travestissait
sous ces motifs l'envie de vengeance. Elle la couvait depuis que
Marceline, ayant compris sa faute, l'empêchait de se recueillir en la
mémoire de son amour. Bientôt cette envie la conquit toute, et elle se
décida à reprendre sa révélation. Elle dit, sans regarder Marceline qui,
silencieuse et triste, pensait.

--Va, sois-en bien sûre, ce n'est pas moi qui ai perdu notre réputation.
Il y a longtemps que c'est fait.

--Qu'en sais-tu? Que dis-tu là? Tu parles comme une sotte.

                   *       *       *       *       *

Henriette conta.

--Tu ne le crois pas au moins, implora Marceline.

--Non, moi je te dis ça...

Exprès elle glissa dans sa réponse une intonation de doute, afin de
laisser savoir qu'elle ajoutait créance.

Et Marceline sombra dans la désespérance de sa vie. Sans larmes, elle
gémissait avec des rages froides contre la méchanceté des êtres. A
établir des projets de réfutation, des circonstances qu'elle ferait
naître pour fournir les preuves de sa conduite indemne, elle s'évertuait
en vain. S'ils se réalisaient, tous ses moyens ne serviraient qu'à la
rendre ridicule et à mieux convaincre encore les gens dans leurs
mauvaises suspicions. Et des doutes aussi l'assaillirent. Avait-elle
commis des imprudences? Au fond M. Freysse ne lui était pas indifférent
comme elle eût voulu le persuader. Voilà ce dont elle s'apercevait à
présent. Et se navra.

                   *       *       *       *       *

La bougie brûlait à longue flamme.

Tout d'abord Henriette ressentit un triomphe à voir Marceline peinée et
son insupportable orgueil abattu. Cependant elle jugea suffisante sa
vengeance. Même elle se reprocha la brusquerie de ses phrases.

Puis elle se complut à la philosophie qu'elle s'était forgée le jour où
la soeur fut soupçonnée. C'était folie que de vouloir lutter contre la
situation faite par le hasard. Mieux valait en jouir: tourner à profit
les inconvénients. D'ailleurs elle préférait l'état présent. Riche, elle
ne serait pas aujourd'hui la maîtresse adorée d'un charmant garçon, ni
la cause d'un duel, ainsi qu'une noble héroïne de roman. Des gens
l'auraient poursuivie en mariage, pour sa dot. Il valait bien mieux être
aimée pour soi; et cela se présentait autrement honorable et digne que
d'être prise avec des cent mille francs, par surcroît. Et, tout
heureuse, dans le silence de la chambre morne, elle évoquait la douceur
des caresses, la chère voix du jeune homme tremblant à son oreille
d'émotion amoureuse. Elle ressentait à nouveau le plaisir de se savoir
fougueusement désirée; un appétit la pénétrait, un appétit de baisers et
d'embrassements, de suaves étreintes dans l'atmosphère virile de la
garçonnière.



IX


Dans la vacuité matinale du café; devant un vermouth à moitié bu et des
journaux qui battent aux tardifs balayages,--de Saint-Lager attend.

Un grand garçon sur la trentaine, au cheveu rare, d'un blond éteint, aux
yeux gris, ronds, dardant un regard fixe, satisfait et impudent, au nez
qui se dessine légèrement aquilin sur d'épais cartilages. Des épaules
carrées, montantes, de larges mains aux courts doigts, des pieds pesants
et plantigrades. Il se dit d'antique noblesse poitevine, apparenté aux
plus illustres familles; un peu brouillé--frasques de jeunesse,
confie-t-il--avec son père, se voit momentanément réduit à une vie quasi
précaire. Grâce à des tailleurs patients et peut-être aussi grâce aux
soins de ménagère dont il accable sa garde-robe, de Saint-Lager présente
l'apparence d'un homme bien mis. Hautains ses chapeaux se recourbent,
hautement ses hauts cols pointent. Couché tard, levé tard, il passe ses
après-midi à la salle d'armes et ses nuits autour d'une table de jeu.
Peut-être un peu ami des dames mûres, peut-être un peu écornifleur,
mais, en somme, bon diable, jovial compagnon, d'une nullité d'esprit
tumultueuse et rassérénante.

                   *       *       *       *       *

--Mille excuses, monsieur de Saint-Lager: je vous ai fait attendre, dit
Sicard en arrivant tout essoufflé.

--Mais il n'y a pas de quoi, mon très cher.

Il reprit avec un sourire:

--Je devine. L'affriolante rousse d'hier soir vous a fait faire la
grasse matinée.

Contraints les muscles cachinnatoires du clerc jouèrent.

--Oh non. Elle est partie de bonne heure pour son magasin... Seulement
j'ai dû aller jusqu'à l'étude prévenir de mon absence.

--Ah.

--Il est dix heures vingt. Nous allons partir tout de suite, si vous
voulez.

--Parfaitement.

--C'est là, en face.

--Rue Racine, 3, n'est-ce pas?

--C'est ça.

                   *       *       *       *       *

Hermétiquement boutonnés, roides, par à-coups dorsaux, ils montent dans
la blafardise de l'escalier.

Pierre Coulesko, très digne, bien que troublé un tantinet, reçoit les
témoins de son adversaire. En toilette matinale: veston de flanelle
moulant la chute des reins, chemise de soie mauve; et s'érige l'encolure
vigoureuse où les nerfs saillent. Il donne l'adresse de ses propres
témoins d'une voix blanche. Alors c'est, l'espace de deux secondes, des
convexes de torses piétées sur la tension du jarret; des bras qui se
ballent en avant, inertes; puis dans l'air, la courbe mordorée des
chapeaux remis. Un claquement de porte qui se referme.

Dehors.

L'ascendance du boulevard Saint-Michel dans du soleil. Et l'estivale
viridité des arbres rajeunis poudroie. Les teintes plates des affiches
versicolores s'allument aux cylindres des colonnes Morris; des fiacres
se précipitent, comme en aval, des fiacres clopent, comme en amont; les
cornes des tramways tintamarrent. Aux terrasses des cafés, sous les
tentes éployées, des adolescents glabres, des donzelles aux corsages
aoûtés spirent au travers des pailles la frigidité des liqueurs. Devers
le Luxembourg, parmi la cohue gesticulante, grisaille ou bariolure de
carême-prenant,--Saint-Lager et Sicard vont.

                   *       *       *       *       *

Dans la chambre de Paul Vraziano, un tout jeune homme adipeux déjà, aux
yeux étrécis qui, derrière un binocle, cillent. De taille gigantesque,
de maigreur fantasmatique, un front de tartaglia macabre sous un toupet
en jube de fauve, le cuir dartreux où, profond, se creuse le pli
naso-labial,--tel Alexandre Giska, le second témoin de l'adversaire de
Maurice.

Tous quatre, depuis dix minutes, controversent.

--Je propose la frontière belge, reprit de Saint-Lager.

--La frontière belge!

--Ce me semble prudent. Je connais bien M. Albarel, ce duel ne sera pas
un jeu; et...

--La frontière belge, parfaitement. M. Coulesko a horreur des rencontres
pour rire; et moi-même...

--Oh! nous avons là-dessus les mêmes idées, M. Giska, j'en suis sûr, une
égratignure...

--Ne vaut pas la peine qu'on se dérange.

--Assurément.

--Je me suis battu trois fois.

--J'attends ma cinquième affaire...

--Je ne voudrais pas vous avoir pour adversaire.

--Croyez que...

--Vous devez être une fine lame.

--Hé, hé!

Quelque temps encore, de telles rodomontades. Enfin un premier
procès-verbal de la rencontre est rédigé et signé.

Et sur le pas de la porte:

--Ainsi nous partons demain soir par le train de neuf heures.

--C'est entendu.

Et des salutations comme d'un geste d'androïde.

                   *       *       *       *       *

Un amas de paperasses sur le secrétaire de vieux chêne. Deux bougies
clignent tristement par la chambre obombrée. Maurice Albarel, la main
capricante, trie; par crainte d'une indiscrétion posthume, il trie parmi
ces billets d'amour aux surannés parfums, ces portraits de femme, ces
boucles de cheveux; il trie parmi ces lettres familiales, ces cartes
d'amis, ces quittances niaises...

Bientôt, dans le foyer vide, une subite flamme qui bleuit scelle à
jamais le secret de maint brimborion.

Debout, devant la cheminée, Albarel songe:

--Certes, je ne suis point poltron. Ce duel, une bonne aubaine, en
somme. Il m'a déjà gagné le coeur d'Henriette. Et puis, ce doit être si
amusant de raconter plus tard les péripéties d'une affaire d'honneur.
Mais si j'étais tué? Bah! un dénouement tragique est si rare. Et quand
même, la vie, une mauvaise blague.

Albarel anticipe en son imagination la scène du combat. Il se voit
là-bas, dans l'air grivelé du matin, sous les arbres, debout en bras de
chemise. L'éclair de l'épée adverse lui cingle la vue...

Ce ne sera rien, conclut-il. Pourtant une soudaine appréhension
l'empoigne: «Si j'allais avoir peur!»

Et de tous les recoins de la partie obscure de la chambre, cette
obsédante phrase diversement se répercute.

Le tic tac de la pendule semble ânonner: «Si tu allais avoir peur!»

Le masque japonais étire les commissures de ses lèvres exsangues comme
pour insinuer: «Si tu allais avoir peur!»

On eût dit même que du bleu des écrans les monstrueux cacatois
caquetassent: «Si tu allais avoir peur!»

Alors Maurice Albarel se sent, la durée de quelques secondes, saisi
d'une terreur réflexe. Et ses mâchoires claquent.

                   *       *       *       *       *

Dans un très vieux quartier, une ruelle torte aux squames d'herbes. Dans
une maison à lézardes, au bout d'une allée étroite, donnant sur la cour,
une salle basse aux carreaux embus. De nombreux fleurets y strient les
murs; des épées de combat, des sabres de cavalerie, des haches
d'abordage, des pistolets d'arçon, un heaume ceignent en trophée le
brevet du maître d'armes, Monsieur Bardille.

Le père Bardille est un vieux troupier ayant dépassé la cinquantaine,
moyen de taille, solide encore sur la _planche_, malgré l'apparente
lourdeur de sa démarche. Des yeux gris aux pupilles abonnies, le cuir de
la face tanné comme son plastron de professeur. De longues moustaches
d'un blond roussi fluent sur des lèvres de fumeur de pipe. Il parle en
zézayant.

--Monsieur Bardille, dit de Saint-Lager, je vous amène mon ami, M.
Albarel qui doit se battre demain matin.

--Ah!

--Vous allez lui montrer une de ces bottes...

Le père Bardille examine à la dérobée Albarel.

--Il a fait autrefois des armes, mais il est un peu rouillé.

--Nous allons voir ça.

Maurice regarde machinalement autour de lui, le coeur pris d'un malaise
torpide: lui apparaissent, en une trémulation, les murs striés de
fleurets et les aciers fourbis du trophée.

Du vestiaire de la salle d'armes, des âcretés de coutil mouillé montent.
Un jour triste se filtre à travers le ternissement des vitres.

«Une, deuss, fendez-vous.»

                   *       *       *       *       *

En compagnie de ses deux témoins et de Ravasse qui avait bien voulu
assumer la responsabilité de médecin en cette affaire, Maurice mangea un
copieux dîner fortement arrosé. Il fut très gai, très loquace, un peu
nerveux assurément. Le café pris, comme l'heure du train approchait, ils
montèrent tous quatre en voiture, Saint-Lager à côté de Maurice, Sicard
sur le strapontin, Ravasse avec le cocher.

Saint-Lager portait les épées soigneusement enveloppées dans un
pardessus; en les cahots de la voiture leurs gardes vinrent parfois
heurter la cuisse d'Albarel. Ce contact lui causa de la répulsion.

Une brise fraîche cinglait, avivée par la course rapide du véhicule.

Maurice pensait: maintenant c'était fini. Il ne pourrait pas faire
autrement. Il allait se battre. Demain il allait sentir devant sa
poitrine une lame menaçante. Demain il serait grièvement blessé, mort
peut-être, oui, mort, là-bas, au diable, dans un pays étranger; mort,
gisant au milieu d'un bois!

Le long du boulevard la vie grouille. Maurice Albarel demeure muet,
plongé dans une vague inconscience.

Et, sous le clair ciel d'été, au flamboi du gaz, les feuillages épandus
semblent de la tôle vernissée. Dans les boutiques les panneaux à glaces
centuplent les globes blafards des girandoles. Les tramways se ruent,
béhémots aux prunelles incandescentes. Des êtres se meuvent en traînant
leurs ombres par le trottoir.

La gare du Nord. La lumière électrique: funèbre et bleue sur les dalles
de l'embarcadère. Des appels, des pas précipités, et le brouhaha de
toutes les tarrabalations du départ.

Albarel court au guichet.

Près lui, un grand jeune homme cause avec un employé du chemin de fer.
Il reconnaît son adversaire. Un regard est échangé, furtif, prompt.

                   *       *       *       *       *

En wagon. Sicard s'assoupit dans un coin, de mauvaise humeur malgré ses
protestations. Ravasse fume, taciturne, coiffé d'un tapabor en drap
rayé. Saint-Lager donne à Maurice des conseils sur la manière de se
tenir pendant le duel.

Le train file dans la nuit avec des sifflements aigus. Aux stations des
portières claquent, la voix des conducteurs chante dans la paix
nocturne. Parfois des voyageurs montent dans le compartiment des
duellistes: un monsieur à lunettes ou quelque vieille dame roulée dans
un châle à grandes palmes.

Albarel se sent très dispos, un jarret d'acier. Ses appréhensions de la
veille se sont évanouies. Il se dit: «Je n'aurai pas peur,» et il fume
des cigarettes en causant avec Saint-Lager. Il s'amuse aussi à regarder
par la portière: des bourgades endormies, avec un clocher pointu dont
l'ardoise mire la lune; des collines mollement ondulées à l'horizon; les
méandres d'une rivière bordée de saules; un sous-bois et des troncs
noueux et des guis hâtifs et des hautes herbes, en une pénombre
mystérieuse. Des plaines à perte de vue où des moissons javellent.

                   *       *       *       *       *

Mons. Déserte la grande place parmi les matinales grivelures. Un air
d'ennui béatifie les façades nues des maisons au cordeau. Malgré la
belle saison la bise point comme dard. Lourdement s'ébranle la cadrature
de l'antique horloge.

                   *       *       *       *       *

Deux surannées guimbardes roulent avec des grincements d'essieux hors
Mons. Dans la première, Coulesko et ses témoins, dans la seconde,
Albarel et les siens.

De Saint-Lager se rengorge. Il répète:

--Vous allez voir si je sais diriger un duel.

Ravasse a complètement rabattu son tapabor. Par moments, dans une
demi-somnolence, il miaule:

--Chiiic.

On traverse des villages. Des maisons blanches de chaux. Des carrés de
betteraves. Sur le pas des portes des paysans en veste de cadis, la face
rasée et rébarbative. Un coq claironne derrière une haie. Un cheval
hennit. Des chiens jappent.

La guimbarde roule.

Maurice repasse dans son esprit des coups droits, des parades de tierce,
des ripostes, des liements, un tas de projets.

Pendant ce temps, Sicard se penche hors la portière, très inquiet.

--Nous sommes suivis; nous sommes filés par la police.

--Allons donc.

--Regardez.

En effet, à une distance de quarante mètres environ deux individus
semblent suivre les voitures au pas de course.

--Ce serait une sale affaire, dit de Saint-Lager sourcilleux.

--C'est amusant vos sacrés duels, grommelle Sicard.

Ravasse, sous son tapabor, clame:

--Chiic!

Albarel cherche à rassurer tout le monde.

Soudain les voitures font halte devant la lisière d'un petit bois.

--Messieurs, dit Saint-Lager, mettant pied à terre, nous sommes suivis.
Serait-ce la police?

--Il faut éclaircir cela, fit Vraziano.

--En tous cas, reprit Saint-Lager, commençons par mettre les armes en
sûreté derrière ce buisson.

Pendant ce colloque, les deux individus, cause du désarroi, arrivaient
sur la route, tout essoufflés.

C'étaient des bonshommes très adipeux, aux yeux bagués de graisse, aux
vastes mentons doubles. Ils étaient vêtus uniformément d'un habit de
drap bleu à boutons de métal, d'un gilet à fleurages et d'un pantalon du
plus beau nankin.

De Saint-Lager les interpella d'une voix terrible.

--Qui êtes-vous? Que venez-vous faire ici?

Les lèvres rasées des deux bonshommes s'étirèrent en un sourire béat:

--Oh! monsieur, rassurez-vous, nous ne sommes pas de la police; nous
sommes de braves bourgeois et nous venons nous amuser, savez-vous?

On rit. Les deux imprévus spectateurs prirent place sur la route auprès
des voitures. Les duellistes pénétrèrent dans le bois.

                   *       *       *       *       *

Les préparatifs du combat touchent à leur fin. Maurice Albarel regarde
autour de lui dans une perception légèrement confuse: Giska, en longue
houppelande râpée, sa jube léonine au vent, essaie la solidité d'une des
épées en la brandissant. De Saint-Lager cause avec Vraziano.

Plus loin Coulesko patiente en effeuillant des brindilles. Ravasse et le
médecin de la partie adverse, un barbu gibbeux, après s'être promis
mutuelle assistance, sont en train d'étaler méthodiquement leurs
trousses sur le gazon. Et tout cela dans une atmosphère fuligineuse.

Quelques minutes plus tard Albarel se trouva l'épée à la main en face de
son adversaire.

De Saint-Lager scanda:

--Allez, messieurs.

Un cliquetis. Du heurt des lames des étincelles jaillissent. Albarel
pousse devant lui, presque inconscient. Ses coups sont parés ou ils
n'arrivent pas. Enfin, après un dégagé, il lui semble que quelque chose
d'inconsistant a cédé. Tout à coup, témoins et docteurs accourent.
Coulesko a baissé son arme avec une grimace. Il est blessé au biceps
droit. Après examen son médecin le déclare dans l'incapacité de
continuer la lutte.

De Saint-Lager s'approche de Maurice, la mine navrée.

--Peuh! une égratignure. C'est bête.

Puis, lui serrant la main:

--Enfin, mes compliments: ce n'est pas votre faute. Si j'étais le témoin
de ce monsieur, je l'aurais forcé de continuer le combat.



X


Sur l'absence d'Henriette M. Freysse interrogea Marceline:

--Elle est souffrante, elle est si délicate.

--Vous ne pensez pas qu'elle s'écoute un peu trop? Peut-être
abuse-t-elle de votre affection.

En rougissant, elle protesta.

La veille, revenue par hasard de meilleure heure au logis, elle avait
découvert sa soeur occupée à faire disparaître de ses habits les
souillures d'une poussière fraîche. Sans doute la fillette espérait
abolir ainsi les traces d'une sortie clandestine.

Une scène encore les bouleversa. Henriette prétendit avoir été prendre
l'air, un instant, au Luxembourg afin d'atténuer sa migraine. Pour
quelle raison alors ces soins de toilette si elle ne tenait pas à taire
sa promenade, demanda Marceline.

--Oh! tu es si drôle, répondit-elle, toi tu vois le mal partout. On est
obligée de tout te cacher.

Depuis, Marceline certaine de la faute, ne cherchait plus que les moyens
de céler à tous ces malheurs, à M. Freysse surtout. Elle prit froidement
la défense d'Henriette, s'attardant à l'excuser et à en faire l'éloge,
un peu satisfaite au fond de leurrer M. Freysse qu'elle se promettait de
tenir à distance dorénavant. Elle lui en voulait des racontars émis sur
leurs communes relations. Lui, avec son expérience d'homme, aurait dû se
montrer assez délicat pour éviter les allures familières et
compromettantes.

M. Freysse insistait.

--Mais enfin dites-moi quand elle doit venir. D'ici là je la ferai
remplacer par quelqu'une de ces demoiselles.

--Je suis sûre qu'elle arrivera tout à l'heure; elle me l'a promis. Ce
matin elle souffrait un peu; elle a demandé à rester couchée une heure
de plus.

--Je puis compter sur elle, alors?

--Oui, monsieur.

Vers onze heures, la caissière, qui inspectait toujours l'avenue dans
l'attente de la retardataire, observait machinalement l'omnibus de la
place Saint-Michel. Quelques mètres avant le magasin, le conducteur fit
le signal d'arrêt. Mais les chevaux entraînés par leur élan ne cessèrent
de courir que beaucoup plus loin. Par une instinctive curiosité,
Marceline voulut voir la dame probable qui allait descendre, et sa
toilette. Ce fut Henriette. La petite aussitôt se hâta et entra dans le
magasin en criant à sa soeur:

--Tu vois bien que je me suis levée, bougonneuse.

D'un geste gamin elle lui mima les cornes et tout de suite courut à
l'atelier.

Si vive, cette précipitation, que Marceline ne put lui rien dire.
Pourtant il l'intriguait de savoir comment l'avait amenée l'omnibus de
la place Saint-Michel, lorsque cette voiture ne rejoignait pas leur
itinéraire habituel des rues du Bac et des Pyramides. Certainement
Henriette avait commis une nouvelle fugue en ce court espace d'heures.

Cette dernière frasque assura Marceline de son impuissance à convertir
l'absurde petite. En vain avait-elle jusque ce jour gardé quelque espoir
de l'induire en des sentiments d'honneur propres à garantir pour le plus
tard une vie calme. A toutes les leçons, comme à toutes les suppliques,
Henriette se déroba.

Lasse enfin de cette lutte, Marceline se détermina à ne plus tenter de
conversion. L'autorité nécessaire pour dompter ce tempérament lui
faillissait. Elle n'osa prier les Freysse de se substituer à elle-même.
Sa timide honte le lui interdit.

Henriette déjà babillait avec ses compagnes et faisait des confidences à
l'oreille de Clémence:

--Tu sais, lui dit celle-ci, le patron était furieux après toi tout à
l'heure, tu vas avoir un savon.

--Oh! il m'ennuie le patron. D'abord ça commence à me raser de venir
m'embêter à l'heure, ici, tous les jours, pour quelques malheureux
francs. On ne gagne seulement pas de quoi prendre un sapin. Il faut
rouler les omnibus où on éreinte toutes ses jupes.

--Pour sûr, c'est bien dégoûtant. Est-ce qu'il a changé de logement, M.
Albarel?

--Oui. Nous avons tout déménagé hier. C'était drôle. Nous nous sommes
joliment amusés. Ce matin j'ai été encore remettre un peu ses affaires
en ordre. C'est pour cela que je suis arrivée en retard.

Alors Henriette conta les péripéties du déménagement. Une bonne femme en
plâtre était tombée sur le trottoir, au moment où on descendait du
fiacre, et il y avait eu un rassemblement d'au moins vingt personnes
pour venir regarder les miettes.

--Tu penses si j'étais honteuse. J'ai vite filé dans la maison, sans
même payer le cocher.

Maintenant Albarel habitait un appartement superbe, rue des Ecoles, au
premier. Du balcon qui saillissait devant les deux portes-fenêtres, on
voyait jusqu'au boulevard Saint-Michel.

--Seulement, si tu savais, c'est plein de grues la maison, mais des
femmes très chic avec des diamants comme ça.

Avec Albarel, elle avait dernièrement visité tous les magasins de
japonaiseries pour rafraîchir l'ameublement un peu fané du jeune homme.
Quelle joie cette course, et la satisfaction de choisir beaucoup.

Elle contait tout à Clémence, sans lassitude de parler. Cette nouvelle
existence la grisait. Sa mémoire virait d'un objet neuf à un autre objet
neuf, d'une caresse à une parole aimable, d'une escapade drôle à un
refrain de café-concert. Cela valsait en rond à l'entour de son esprit
et lui fixait, sans qu'elle le sût, un sourire aux lèvres et aux yeux.

Cependant qu'elle assortissait les écheveaux multicolores gisant sur la
petite table ronde, elle se retraçait ses bonheurs récents. De
voluptueuses images la hantaient. Elle trouvait ça drôle comme des
culbutes, un jeu d'enfant. Cette impression lui bannissait ses croyances
anciennes à la solennité de l'amour, à l'importance suprême du don de
soi. Elle ne comprenait plus qu'on eût si grande appréhension de se
livrer. Elle voyait la passion en gai et en grotesque; mais elle
revenait toujours de pensée aux luxueuses joies de sa liaison.

La possédait une adoration du chic. Ce mot, elle le prononçait de toute
sa personne, avec un effort pour le bien dire.

Elle se persuada que n'étant pas supérieure par la fortune à ses
semblables, elle devait au moins les dominer par l'élégance; et cela en
cette manière unique qui fait retourner les passants vers soi et excite
les plaisanteries faciles de la populace. Les très pointus souliers à
talons plats et les cols hauts à deux écrous, les manches contournés des
ombrelles, les agrafes en fer à cheval, une mine impassible furent les
apparences dont elle revêtit son rêve. Cela trônait pour elle dans
Paris. Elle cherchait ces marques sur les costumes des gens. S'ils ne
les portaient pas, elle les méprisait. A cet apparat corroboraient, lui
semblait-il, certaines occupations exclusives aux riches. Tel le
spectacle versicolore des jockeys volant par essaim au ras des pelouses.

Une partie aux courses d'Auteuil était convenue avec Albarel pour le
lendemain. D'avance, Henriette se promettait là des joies extrêmes et
une attitude très guindée de miss. Mais il lui fallut penser aux
prétextes possibles pour s'absenter ce jour encore. Elle ne pouvait plus
se feindre malade, d'autant que Marceline savait ses fuites du logis. Le
calme et le silence de la grande soeur l'inquiétait. Que cachait-elle
sous cette mine sournoise, et ces regards obliques où se devinaient des
colères? Lui demeuraient encore à la mémoire les reproches haineux
d'avoir compromis l'avenir commun; elle craignait que subitement une
hostilité n'éclatât, une révélation à M. Freysse de ses découchées et un
exil peut-être en province chez ces parents du midi très pauvres, qui
n'avaient pu venir à l'enterrement de M. Goubert. Quelle vie affreuse
elle prévoyait là, loin de Paris, de l'Opéra. Jamais elle ne tolèrera
cette mesure; même devrait-elle rompre avec sa soeur et les Freysse.
D'ailleurs les Freysse lui importaient peu: monsieur était poseur,
madame si bégueule, et les insupportables petites filles qui adressaient
des questions sur tous les objets. D'autres magasins existaient dans
Paris où elle trouverait emploi; elle était si bonne étalagiste qu'on la
paierait certes plus cher. Vraiment, sous prétexte d'amitié, ces Freysse
servaient bien leur avarice.

Depuis quelque temps Marceline affectait un mépris qui perçait ses plus
futiles paroles et ses gestes les plus ordinaires. Ceci devenait
intolérable pour Henriette. Sincèrement elle se mit à détester la grande
soeur; elle eut le rappel de toutes ses injustices et des affronts. Aux
repas, on reléguait Henriette à l'autre bout de la table; sans lui dire
merci on en recevait les plats; on s'obstinait à ne point lui répondre.
Au fond, Marceline avait fini par ressentir envers sa soeur une
véritable répulsion.

Alors Henriette ne médita plus que les moyens d'amener Albarel à redire
sa proposition de vie commune; et, bien que Clémence s'efforçât de l'en
détourner, elle se complaisait de plus en plus à l'espoir de s'offrir du
bon temps, quelques mois, quitte à reprendre du travail ensuite,
l'hiver.



L'INTERMÈDE



LE JUBILÉ DES ESPRITS ILLUSOIRES


La lande odorante s'exhale par la nuit cave, tous astres enfouis.

Devers les ombres gourdes des cyprès titille le mélodique Présage du
Jubilé: Falot, grêle;--invisibles ailes de cristal qui s'émient,
choient:--Bruits petits, malices d'arpèges; musiques aquatiques
d'ocarina. Et brisures.

Des silences glacent les bourrasques lamentées. Verte, la Larve flotte
sur les replis de sa croupe torte, en un halo de Puissance violette.
Elle signifie.

Sons de cristal et de cymbales. Les lémures chauves en linceuls
translucides, les doigts unis pardevant leurs diaphanes carcasses,
planent méditatifs, et s'irradient de luisances héliotropes. Sons de
cristal et de cymbales.

Sourdent les parfums du musc pénétratif, du musc érotique; des chants
comme voix de cors en déroute.

Gestes évocateurs des lémures; et se trace la Région Factice en
violâtres moirures. Puis montent les décors illustres tandis que
s'éclipse la lune troublée jusqu'à se teindre de santal.

Alors.

Au centre des cataractes limitantes, la larve trône, et ses yeux d'eau,
et sa couronne de belladones.

Croulent les flots mauves autour d'Elle, depuis le ciel d'or battu
jusques au sol de cuivre.

Avec des aspects de verreries, des fleurs riveraines opalines aux mains,
la légion des lémures s'aligne sur les rocs d'ivoire vierge.

Les buccins clangorent la gloire des Puissances. Des accords de lyre
s'expirent en vibrations de dernier spasme. Les chants supérieurs des
harpes hiératiques s'éployent par-dessus les eaux stridentes; les chants
hiératiques s'éployent. Ascension.

En simarre d'orfroi où les Signes s'inscrivent, le Mage à barbe astrale
paraît au milieu de son cortège de Kobolds et de Sylphides. Sa dextre
élève le sceptre de cinabre à sept pointes d'améthyste. La tiare à neuf
couronnes d'or, à neuf bandelettes, à neuf serpents blancs charge son
front incolore, son visage incolore. Et dans ses yeux d'Au-delà, les
peuples passent en longues traînées gémissantes.

Longtemps, avec sa majestueuse attitude de montagne, il demeure dans
l'extase sacrée sous le halo violet de la Larve contemplée. Et les
musiques déclinent en modulations susurrantes qui défaillent puis
ondulent, se relèvent vers les corps des sylphides voletant, les corps
nus et bleus, fuselés: hanches creuses, maigres seins, bouches
émaillées, muettes, et les nappes des cheveux céruléens.

Le Mage s'éveille de l'extase, le sceptre vers les Kobolds gibbeux et
claudicants qui se prosternent et touchent le sol de cuivre de leurs
crânes ridés, de leurs barbes touffues et grises. Et les voilà traçant
les cercles médiateurs et les ellipses de force, les caractères
vocatoires, les signes aux spirales complexes qui unissent les vigueurs
occultes des mondes. Hors leurs barbes touffues et grises les paroles de
l'Incantation s'exaltent, les paroles révélatrices, essentielles dont
les syllabes font surgir des lueurs.

Vapeurs incarnadines qui émanent des cercles et des signes; elles se
massent en colonnes, en fronton de temple, qui, vite, jusqu'aux
blancheurs du Paros s'apâlit. Vapeurs qui courent basses vers les
cataractes; elles les noient de flots blanchoyants:--une mer. Une mer
qui se fonce, et se lisse, et se paillette de madrures argentées, et
reflète un invisible soleil d'Orient sur son eau bleue, plane. Un soleil
d'Orient terni par le halo de Puissance violette et les irradiations
héliotrope des lémures.

LE CHOEUR DES KOBOLDS.

Esprits illusoires! O vous, leurres décevants à l'homme, ô vous qui du
Nirvâna suprême chassez la Vie.

LE CHOEUR DES SYLPHIDES.

Esprits robustes, esprits actifs, qui Lui ravissez la Parfaite
Contemplation, la Divine Ataraxie.

LE CHOEUR DES LÉMURES.

Voiles incertaines au détour des fleuves, fantômes gemmés, corolles des
fleurs mortes.

LE CHOEUR DES KOBOLDS.

Esprits forts qui voilez à l'Ennemi les Normes Conquérantes.

LE CHOEUR DES SYLPHIDES.

Ailes des oiseaux aveugles; sons dans la campagne plate; fanaux de la
nef éperdue.

LE CHOEUR DES LÉMURES.

Vous qu'Il aime; mirages vôtres où il s'exténue.

LE CHOEUR DES KOBOLDS.

Allées longues par la forêt vers les lueurs finales chues dans les
crépuscules empressés.

LE CHOEUR DES SYLPHIDES.

Esprits défenseurs qui tuez l'Intelligence Ennemie et nous gardez la
possession des Rhythmes inviolables.

LE CHOEUR DES LÉMURES.

Volutes de la vague enflée; crotales titillantes; voix de filles.

LE CHOEUR DES KOBOLDS.

Sous les formes que vous prêta le délire des poètes et des bardes;

LE CHOEUR DES SYLPHIDES.

Au Jubilé des Dominateurs;

LE CHOEUR DES LÉMURES.

Aux sacrifices propices, à la vue propice de la Larve, aux paroles
propices du Mage; Pardevers les Supériorités, et les OEuvres, et les
Intentions;

TOUS.

Soyez en vision.


Comme une plainte éloignée halète le chant des rameurs, une plainte
éloignée dans le soleil d'Orient et dans la mer volutante. Gonflée des
vents la pourpre triangulaire de la trirème glisse aux flots argentés;
les boucliers suspendus contre la carène resplendissent, et les avirons
battent d'une triple salve les ondes épaisses. Puis le chant des
matelots domine le tumulte fraîchissant du flot qui s'abat au péristyle
sacré. L'hippogriffe de la proue galope dans les eaux crêtées d'or. Du
bord les trompes sonnent les triomphes, et les fleurs jetées, et les
baisers de femmes, et les enthousiasmes poudroyants.

Successivement descendent de la trirème:

ACHILLE; ses cheveux blonds croulent sur sa cuirasse aveuglante; il
darde furieusement des regards verts et frappe le sol de son talon
sanglant, impatienté; ses bras forts sont liés de chaînes; il est
maintenu par ULYSSE qui s'avance en la figure d'un vieillard robuste
dissimulant des armes sous son ample manteau; SPARTACUS coiffé de rouge,
brandissant un glaive; puis le groupe d'EPONINE et de LUCRÈCE, en longs
vêtements blancs, celle-ci brune et sévère, celle-là blonde et timide;
les SOEURS BACCHIS, la poitrine nue, ceintes de bandelettes dorées, des
parfums dans les mains, les lèvres ouvertes et le geste inviteur; HORACE
hirsute chargé de dépouilles; ROLAND invulnérable, proclamant des défis;
le DOCTEUR FAUST marche absorbé dans la lecture d'un antique manuscrit
dont il suit les lignes avec un compas; ALCESTE; HARPAGON couronné de la
mitre de Toutes-Puissances. Puis une foule de guerriers et de femmes
qui, peu à peu, quittent la luisance du soleil pour entrer dans la
lumière violette où se fardent les tuniques flottantes et l'azur des
armures.

Des murmures, des lamentations et des cris de rage sortent de cette
multitude que les Kobolds poussent vers les degrés du temple.

Alors LE MAGE.

    Clos mes yeux intérieurs
    Aux belliqueuses crinières
    Dans la bravoure des aspides et des tacles;
    Aux crinières de paix et de caresses
    Dans la bravoure des paresses,
    Aux crinières à templettes
    Violettes: clos,
    Aux formes exilées des nombres et des normes: clos
    Mes yeux intérieurs.

ACHILLE.

Je suis le simulacre de la Force. Au commencement je guidais seul les
Hommes; j'ai fait tout le prestige des premiers chefs et des premiers
rois. Mes décisions étaient la Justice. Le Droit fut créé pour consacrer
mes actes et mes vouloirs. Mon bras s'abattait sur les peuples, et les
peuples devenaient esclaves pour des siècles. On les appelait les
manants, les serfs; on nous appelait les nobles. Vois: mes pareils Ajax
et Agamemnon pasteurs des peuples, et Diomède, et Nestor, et Ménélas
comme moi enchaînés. Celui-ci, cet esprit de Ruse et de Dol nous a liés
avec sa parole fleurie, avec son or, et il nous a relégués dans la
plèbe; nous ne triomphons plus que sur les tréteaux, dans l'emblémature
des bateleurs et des athlètes, pour amuser ses loisirs.

ULYSSE (_le frappant_).

Qu'elle se taise, cette brute bavarde, cette cervelle vide. J'ai
surpassé les forts par ma lente et patiente habileté, j'ai miné l'oeuvre
des plus célèbres conquérants et des brûleurs de citadelles. C'est moi
qui inspirai les peuples industrieux des villes, c'est moi qui inventai
les riches tissus et les hanaps précieux, l'art complexe des procédures,
l'opulence. Ceux-ci ont voulu boire à mes pièges et ils ont abandonné
tout leur pouvoir pour un peu de ma babiole.

SPARTACUS.

Liberté! Liberté! Les peuples s'égorgent et crient: aux tyrans! On pille
les Palais, on détruit les aristotechnies. Les prétoriens se ruent au
meurtre et souillent les vierges. Les murailles flambent. Liberté!
Liberté! Et j'abuse les hordes des mortels, car elles n'ont encore
deviné la risible contradiction du lien social et des aspirations
libres.

HORACE (_l'embrassant_).

Je suis le simulacre de la Patrie. Par ce nom les Ames avides font se
massacrer les plèbes pour la jouissance de leurs grands désirs. J'excite
au carnage l'idiote multitude; et je l'emmaillotte dans le sang; et je
la berce dans les Désespérances. La Famine austère, la Prostitution
austère suivent les Combats. Viens. Nous sommes les Frères Dérisoires.

(_Ils rient aux éclats_).

EPONINE ET LUCRÈCE.

Dans l'honneur, dans la vertu conjugales nous endormons les sèves et les
ruts; nous sommes le Gynécée. Nous nivelons la hardiesse des esprits
jeunes, nous sommes le Gynécée.

LES BACCHIS.

A nos lèvres les vieillards viennent humer l'illusion de l'amour que
leur refuseraient les vierges et les femmes: nous sommes infâmes. A nos
seins les éphèbes versent l'affolante rumeur de leur sang; ils sortent
de nos bras repus et plus forts pour la lutte: nous sommes infâmes. A
nos flancs, à nos lignes les initiateurs comprennent des beautés et des
harmonies: nous sommes infâmes.

ROLAND.

L'invulnérable spadassin! L'honneur! Les hommes s'invectivent et se
pourfendent. Les Préjugés et la vie leur scellent l'Impassibilité.

LE DOCTEUR FAUST.

Par la Science, par ses spéculations, les mortels devinent comment
pourraient ravir extatiquement les délices de la Connaissance. Vers ces
félicités entrevues à peine ils se précipitent fous d'allégresse et de
désir. Alors, avec l'Autorité des choses écrites par les primitifs dans
l'enfance du monde, j'étreins l'essor des imaginations. Les foules
effarées de savoir hurlent et menacent, et les chercheurs errent parmi
les Ambiguités et les Contradictions. Sous ces bandeaux lourds, vers la
Lumière indistincte, ils errent en de navrances infinies, vers la
Lumière, vers la connaissance à jamais close. ET ILS LE RECONNAISSENT.

ALCESTE.

Je suis le simulacre de l'honnête; je drape la Ruse et la Richesse de
longues attitudes pudiques et moroses, mais infrangibles.

HARPAGON (_à sa parole tous s'inclinent_).

Obéissez. Et fêtez pour l'exaltation de nos sens, pour l'exaltation de
notre esprit, pour l'exaltation de notre exclusif bien-être. Mais où
fuirent les Entités Jolies, esprits volages et futiles que la _Commedia
dell' Arte_ créa?

LE MAGE.

    Apparaissez,
    Entités au néant du réel condamnées par votre félonie.
    Apparaissez.
    Pour une trêve, sauvées de vos entraves humaines, sous les arceaux
                                                       royaux des Rites,
    Apparaissez.


Surgissent dans le ciel d'or battu, par-dessus le fronton limpide du
temple, Henriette, Marceline, Albarel. Tous trois chevauchent un
monstrueux phallus d'asémon.

Quelque temps ils planent, puis s'abattent au centre de la fête ainsi
que des étoiles filantes.

Rumeur. Des rires unanimes frissonnent dans la foule. Les Kobolds
courent aux arrivants et les battent. Les Sylphides les giflent avec des
palmes.

Des fleurs riveraines opalines agitées, de leur vol circuitant autour
des Enchantés, les translucides Lémures atténuent le charme pénal. Des
teintes de ciel au couchant illuminent les faces blêmes et ardent dans
les yeux voilés par l'atone de l'existence réelle. L'émail des sourires
commence à briller comme des lunes jeunes; les gestes évoluent avec
l'ampleur rhythmique des périodes sidérales.

LE CHOEUR DES LÉMURES.

Fiorinetta!

Hors l'enveloppe épaisse de la transformation terrestre, vers les formes
pures de l'Idée, viens.

HENRIETTE-FIORINETTA.

(Gracieusement ses blonds cheveux s'affolent; des colliers au cou; et la
jupe courte de satin blanc est lignée de lilas et de rose).

Je suis la gentillesse des Amourettes. Aux pans de ma jupe, aux pleins
de mes bas, à l'agacis de mon sourire troussé les sages et les sots se
hâtent. Pour étreindre le rire fantoche de mon coeur, ils se hâtent.

LE CHOEUR DES LÉMURES.

Léandre!

Hors l'enveloppe épaisse de la transformation terrestre, vers les formes
pures de l'Idée, viens.

ALBAREL-LÉANDRE.

(Un pourpoint de satin bleu-ciel lui ceint la poitrine; gantée de blanc,
sa main s'appuie sur la poignée d'une rapière à fourreau de velours
blanc; des senteurs fines émanent de ses hardes opulentes, de son feutre
gris galonné d'argent).

Je suis le prestigieux mannequin des Elégances, des Manières exquises,
des Diplomaties, des Luxes et des Chamarres. A mes éperons, je traîne
les yeux énamourés. Pour moi les femmes se prostituent, les énergies
peinent durant la vie des peuples, l'ambition hallucinée par mes Ordres
et mes Toisons d'Or, et mes Cordons, et mes Commandements et mes
Ministères.

LE CHOEUR DES LÉMURES.

Silvia!

Hors l'enveloppe épaisse de la transformation terrestre, vers les formes
pures de l'Idée, Viens.

MARCELINE-SILVIA.

(Poudrée en longue mante de satin gris).

Dans la stagnante mélancolie, dans les langueurs, dans les torpeurs de
la mort, dans le Souverain Ennui et l'Envie expectante, les imaginations
meurent pour les immédiates et impossibles Réalités. Et j'offre
l'apparence de la Sagesse.

Ils rentrent dans la foule.

LE MAGE.

    Chaos lucide,
    Chaos rationnel,
    Chaos de latescences, où,
    Parmi les Transfigurations,
    Parmi les Glorifications
    Des architraves et des ogives,
    Passent en laticlave
    De pourpre,
    Passent, passent et demeurent:
    Les surfaces, les angles égaux,
    Les surfaces et les lignes,
    Les angles, les angles égaux.
    Chaos, rationnel Chaos.--

    Les barbes limoneuses des fleuves
    Battent comme des élytres,
    Au remuement sempiternel
    Des crocodiles.
    Sous les frondaisons
    Qui jamais ne perdent
    Ni feuilles ni pétales
    Se pavanent les bisons,
    Les onocrotales.
    Et les dolentes proboscides
    Des éléphants,
    Se ceignent de guirlandes de roses
    De guirlandes et de festons
    De roses.

    Sous les rosiers,
    Sur les roses,
    Les taureaux
    Meuglent aux chairs novales
    Des pythonisses;
    Et le Centaure fait hennir les cavales,
    Cependant que
    Des vierges d'Idumée mordent
    La queue des léopards.

    Les serpents sifflent et râlent.
    Les serpents râlent sur la tête de la Gorgone.
    Le Héros conçu d'or,
    Conçu d'or fluide;
    Le Héros arbore la tête de la Gorgone à la pointe ensanglantée de
                                                             son glaive,
    Et la lune qui se lève hule,
    La lune hule à la tête horrible.

    Sur la croisée-de-quatre-chemins, les mystes
    Tracent des pentalphes;
    Et leurs mitres
    Mirent la lune rétrograde.

    Et, là-bas,
    Là-bas, près des remparts sous les barbacanes,
    Près des remparts où ruent les bombardes,
    Vêtus de hauberts légers combattent
    Les soldats de Charles;
    Et la princesse Hélène leur sourit,
    Du haut des remparts où ruent les bombardes la princesse sourit aux
                                                              chevaliers
    Qui portent ses couleurs aux plumes de leurs casques.

    Chaos lucide,
    Chaos rationnel,
    Chaos de latescences, où,
    Parmi les Transfigurations,
    Parmi les Glorifications
    Des architraves et des ogives,
    Passent en laticlave
    De pourpre,
    Passent, passent et demeurent:
    Les surfaces, les angles égaux,
    Les surfaces et les lignes;
    Les angles, les angles égaux.
    Chaos, rationnel Chaos.



XI


Sous les hauts chapeaux mirant le fauve crépuscule, leurs visages mats
et sertis de barbes rases culminaient le dur col à écrou d'or, les
sombres costumes britanniques qui sanglent.

Les jeunes filles ralentirent l'allure inconsciemment afin de les mieux
voir: pour quelque explication, les joncs à pommes précieuses
tranchaient l'air au bout de leurs mains gantées brique. Fixes au
sourcil, les monocles dardaient des lueurs de métal, et sur l'asphalte
grise, glissaient les bottines à la poulaine minces, et noires, et
longues.

La double file des demeures à balcon s'angulait vers les touffes vertes
des Tuileries jusque la silhouette équestre de la Pucelle élevant son
oriflamme de bronze. Dans le vent doux, dans la lumière fauve,
bruissaient les fiacres et leurs toits luisants comme de convexes
glaces, et leurs lanternes nettes. De là se dressait un ciel de satin
vert fané, piqué de l'astre unique et minuscule qui devance.

Soudain des sourires blancs illuminèrent les faces des amoureux. Elles
répondirent du geste et des lèvres avec des salutations affectées. Ils
se rejoignirent. Tout de suite Sicard héla:

--Sapin!

Un cocher dirigea vers eux sa victoria qui vint raser le trottoir.

--A l'Horloge, commanda Maurice.

                   *       *       *       *       *

Ils suivent les quais. Les moirures scintillantes du fleuve bercent le
pers du ciel. Les bateaux massifs y pèsent avec leurs fanaux ronds
semblables à de gros rubis. Bruns sur les pourpres de l'extrême horizon,
se groupent les monuments et les toits des faubourgs. Les minarets du
Trocadéro gardent encore une goutte d'or à leurs cimes. Plus loin le
quadrige de l'Arc triomphal galope tumultueusement dans les dégradations
citrines du couchant éteint.

Ils ne parlent pas. Dans le cadre de ses cheveux roux Clémence semble
une figure de sépia. Henriette réfléchit gravement. De gestes menus et
distraits elle défripe les plis de sa jupe.

C'était en somme une sérieuse détermination que celle prise de rester
complètement avec Albarel. Ce joli garçon, brun et gommeux, sera-t-il
sien toujours? Sa richesse l'écartera peut-être d'une trop grande union.
Alors Henriette seule. Ou non. Adroite, elle saura, par de savantes
prévenances, lui devenir tout à fait indispensable; elle finira par
tenir une part de lui, de son intelligence, de ses espoirs. Longtemps
ils resteront amants jusque le jour où, persuadé de ne pouvoir conquérir
meilleure fiancée, il l'épousera. Au pis, s'il la quitte, elle reprendra
son travail. Après ces quelques mois de plaisirs, plus aimable lui
semblera l'existence ainsi pailletée de souvenirs luxueux et joviaux.

D'ailleurs quand elle délibérait si elle serait persévérante en son
actuelle façon de vivre, l'image de Marceline vicieuse et sévère lui
imposait le rappel de toutes les insultes subies. Ce la déterminait
aussitôt.

Par contre sa liaison de six semaines ne lui laissait que des
réminiscences heureuses. Les lèvres épaisses et rouges de Maurice, ses
lèvres chaudes et duveteuses; les consommations succulentes des
somptueuses tavernes; l'orgueil de s'étendre dans les coussins des
voitures et d'abaisser son regard vers la foule hâtive qui piétine.

                   *       *       *       *       *

Au concert. Parmi les verdures du feuillage blanchi de gaz les pîtres à
faces crayeuses, grattent les cordes imaginaires de fallaces mandolines,
et esbaudissent par les sursauts capricants de leurs maigreurs
maillotées en noir.

Ils n'y restèrent point longtemps. Henriette fit remarquer que bientôt
sonnerait l'heure où il lui faudrait rejoindre son logis. Malgré les
dénégations d'Albarel, elle insista. En son _plan_, forcer les prières
du jeune homme jusqu'aux plus humbles et aux plus pressantes expressions
afin de n'avoir l'air de céder que par apitoiement, c'était l'essentiel.
On laissa Clémence et Sicard devant leurs chartreuses. Au départ elle se
fit exigeante et désagréable: dans la suite, eux pourraient,
pensa-t-elle, témoigner de ce médiocre empressement.

Mais, une fois seuls dans la voiture, elle fut câline; puis simula une
langueur d'extase, la taille dans les bras d'Albarel, un continuel
sourire à mi-dents, des réponses silencieuses, par signes, comme si elle
ne voulait rompre un charme intime qui la noyait d'aise.

Lui, transporté par ces mines, ne la quittait pas des yeux; il
multipliait les frôlements doux de ses mains, de sa joue. Elle le
sentait vibrant près de sa poitrine. Bientôt la gagna cette émotion. A
son tour une sorte d'ivresse la saisit, lui crispa les phalanges sur la
main du jeune homme. D'indomptables spasmes la secouèrent des chevilles
aux paupières.

Par le soir rose ils roulaient sous le mol balancement des feuilles
entre les trottoirs bleuissants.

Et, dans la chambre japonaise, ils se possédèrent sous le ciel de
parasols où sinuaient des dames à éventail parmi des paysages indigo et
des saules d'or. Toute folle, Henriette ne songeait plus au _plan_.
C'était le bruissement de la chemise en soie sur ses membres fiévreux,
des jeux pareils à ceux des amours renversés contre le mur et qui,
dessinés pour quelques projets de trumeau, culbutaient sur des roses en
compagnie d'un faune.

Vint ensuite la lassitude; avec elle la réminiscence des résolutions. Un
instant la fillette demeura sans rien dire, la tête dans l'épaule de son
amant assoupi. Tous les motifs favorables ou contraires à sa fugue
définitive, elle se les dénombrait une dernière fois. Elle se leva
doucement.

La lueur de la lampe, sous le globe incarnadin se projetait en cercle
vers ses jupons effondrés. Souriant à elle-même, la malicieuse entama la
comédie dont elle avait construit le scénisme.

Et tout se passa ainsi qu'elle avait prévu.

--Tu t'habilles? Tu t'en vas déjà? gémit-il.

Protestations, suppliques. «Encore une heure, une heure seulement.»

--Non, non.

Des petits «non» secs et fermes.

Lentement elle remit ses bas; puis sa chemise de batiste; pudiquement
elle l'enfila au-dessus de l'autre qu'elle laissa couler ensuite. Il se
précipita sur cette soie tiède de ses sueurs. Un illuminisme dans ses
yeux noirs et profonds tout humides de désir.

«Reste, reste.»

Une à une s'agrafèrent les boucles du corset noir. Il la reprit ainsi
mi-vêtue dans la batiste fraîche et parfumée. A peine si elle se
défendit de l'étreinte victorieuse parmi l'enveloppante caresse des
édredons. Elle perdit la tête encore... Puis comme il lui murmurait ses
supplications d'existence commune, elle nia toujours.

--Pourquoi? Tu seras bien plus heureuse!

--Non. Parce que...

Boudeuse elle se feignit avec une moue de demoiselle offensée par cette
proposition de collage. Lui se crut obligé à lui établir des théories
capables de lever les scrupules. De cet effort démonstratif, où sa
patience s'évertua, Henriette s'éjouit, l'oeil indifférent vers la
mousmé qui, au plafond, flairait un lotus, gênée un peu d'être si haute
sur ses patins.

Deux fois encore elle voulut se lever et deux fois encore elle se laissa
retenir. Puis, de lassitude, elle somnola. A son réveil il faisait grand
jour.

Alors elle pleura. Tout était fini. Plus elle ne rentrerait maintenant
rue de Sèvres. C'était l'existence nouvelle de liberté et aussi
d'abandon. Seule, toute seule, elle supportera la vie. Car elle
pressentait, dans une intuition vague encore, mais affirmée par les
anciennes révélations de Clémence, que l'amant deviendrait pire que
l'ennemi, l'allié faux prêt toujours à trahir et à quitter.

Il la consolait avec des paroles tendres, des choses dites déjà. La
certitude d'avoir entendu de lui plusieurs fois ces mêmes protestations
la navra davantage. Le souvenir de diatribes prêchées contre les hommes
par les ouvrières, lui mit la crainte de s'être trompée et de passer de
main en main comme un jouet et d'être méprisée par eux, brutalisée,
cachée. Par contre le calme de sa vie antérieure, les joies d'espérer
une richesse possible en travaillant avec Marceline lui parurent
chérissables subitement.

Maurice humait les larmes sur ses paupières; il disait à voix douce
comme ils allaient avoir du bonheur ensemble. Pour commencer ils iraient
dès le lendemain acheter des toilettes. Bientôt ils partiraient à Dieppe
ou à Trouville, comme il lui plairait le mieux.

Le jour se versait à flots dans la chambre, entre les rideaux bleus
retroussés.

A mesure que parlait le jeune homme, Henriette laissait se rosir ses
pensées moroses. Elle songea, malgré sa raison gourmandeuse, aux
toilettes promises. L'idée de seoir à la plage de Trouville avec les
grandes dames la ravit. Toute la rancoeur de la routine ouvrière et
familiale l'envahit à nouveau. Et le charme de se sentir pressée par cet
éphèbe beau qui, à cause d'elle, risqua la mort. Pour le retenir
toujours elle prit confiance en sa joliesse, en son gracieux babil, en
l'ardeur de ses baisers; car, hors toute préoccupation des nécessités
journalières, il lui paraissait que le perdre lui serait maintenant une
grande douleur.

Le goût de sa lèvre duveteuse ne la quitte pas, non plus que le souvenir
tactile de son derme fin et l'influence de son regard brun. D'ailleurs
elle lui sait reconnaissance pour le complet asservissement qu'il montre
à ses désirs, il ne la régit pas impérieusement, au contraire de Sicard,
dont la mauvaise humeur habituelle et l'air d'ennui gâtaient les joies
de Clémence trop bonne pour se regimber.

                   *       *       *       *       *

Au Louvre. Comptoir de parfumerie.

Elle ne put se décider parmi les flacons casqués de peau blanche et les
boîtes en carton rose à plombs sigillaires. L'odeur de musc s'essore des
fioles et des étiquettes, des houppes et des sachets. Puis la tête
obséquieuse du commis mal rasé et aux dents mauvaises l'occupait toute,
empêchant d'induire des préférences. Comme il semble affreux ce pauvre,
en jaquette verdie, parmi ces fraîcheurs de cygne, ces blancheurs
d'écrins, ces piles de pots luisants et ornementés bleu-ciel. Elle
flaire. Son regard butine sur l'une, sur l'autre de ces choses; elle
interroge. Indécise. Maurice la conseille. Il a des raisons
péremptoires: «c'est pschutt, ce n'est pas pschutt.»

Mais, seule, elle choisit son trousseau et sa lingerie. Une joie, faire
étaler les guipures, les pantalons angulaires, les matinées à jabots de
dentelles; tout lui est trop large. Et, comme il faut se résigner à
prendre des hardes de fillette, elle prie Maurice de l'aller attendre
dans le fiacre:--il doit être las--afin qu'il ignore la décision.
Peut-être l'idée lui prendrait-il de la traiter en petite et de l'aimer
moins sérieusement. Car elle redouterait une tutelle encore de cet
autre.

                   *       *       *       *       *

Jupe crêmeuse de guipure sur robe havane, col et poignets de velours
grenat; et ce grand parasol écarlate à flots de rubans, à pomme ciselée;
et les bas noirs florés d'argent. Ainsi, de la chambre, sort Henriette
transfigurée. Vite elle a descendu l'escalier où froufroutèrent ses
seyances neuves. Elle éploie son ombrelle au soleil exorbitant qui
violace les trottoirs. Dans les luisances des devantures, elle se mire:
des teintes atténuées et profondes qui s'incurvent aux sveltesses de sa
taille et se renflent sur le pouf. Et s'envolent au sautillement de la
marche les crêmeuses guipures.

Sous les auvents de toile; la terrasse du café Vachette bondée de jeunes
hommes corrects et scrupuleusement semblables de mise, de barbe, de
posture. Ils posent près le décor brun et or des boiseries, devant les
tables de marbre et la diaprure des apéritifs irisée dans le cristal.

Par-dessus son absinthe Maurice sourit à Henriette:

--Tu es charmante, exquise.

Il lui ploie son ombrelle et commande du madère, pour elle. Les
consommateurs voisins se retournent en oeillades. Par politesse ils
détournent un instant leurs faces curieuses. Très fière Henriette
récapitule ses dépenses: cinq cents francs y passèrent sans que Maurice
objectât. Cette largesse après la parcimonie de Marceline! Le
ressouvenir de sa soeur lui verse la mélancolie et la crainte. Si on
envoyait M. Freysse pour la venir reprendre! Et quel chagrin l'aînée dut
avoir la nuit, le matin. Mais surtout elle a peur qu'on ne veuille une
détermination sévère. Le marchand va se montrer. Elle confie sa terreur
à son amant. Mais avec des rires espiègles pour lui laisser croire
qu'elle s'en moque.

--N'aie pas peur, répondit-il, ne suis-je point là? Il trouvera à qui
parler.

--Penses-tu? S'il arrivait tout à coup.

--D'ailleurs il est facile de connaître ses intentions: il n'y a qu'à
lui écrire.

Elle n'osait pas. Cependant il lui composa sur-le-champ une lettre dont
l'éloquence la charma. Tout s'expliquait en des termes nets et francs
qui ne permettaient plus le doute sur l'actuelle position d'Henriette,
bien que la chose ne fût pas crûment exprimée: elle ne retournerait plus
à l'atelier parce que le salaire ne suffisait pas à ses besoins. Des
dissentiments continuels et sans fin probable étant nés entre elle et
Marceline, il appartenait à la plus jeune de céder la place. Elle
vivrait seule désormais. M. Freysse ne devait plus compter sur ses
services. Une phrase aimable et remerciante pour l'affabilité dont il
avait fait preuve terminait. Albarel demanda un buvard et tout de suite
rédigea un brouillon. Après quelques hésitations, elle le recopia, très
contente, au fond, de savoir que M. Freysse et sa soeur liraient d'elle
une lettre si bien écrite et si noble, exempte de récriminations. Elle
s'étonna qu'on pût dire tant de choses en si peu de mots. Le tout tenait
à peine une demi-page. Avant de fermer l'enveloppe, elle hésita encore.
Albarel parcourait le _Gil Blas_ tout en remuant son absinthe avec la
cuiller, d'un mouvement lent, où miroitait sa grosse bague. Sous les
platanes des étudiants marchaient. Il frémissait parmi l'atmosphère une
fraîcheur de matin. La lance de l'arroseur poussait dans le soleil une
gerbe de gouttes gemmées, bleuissantes et rubescentes. Des senteurs
d'eau montaient jusques aux feuilles. Soudain, à grand bruit de grelots
et de jantes, une voiture de courses, par la chaussée. Les quatre
chevaux s'arrêtèrent contre le trottoir aux cris de l'obèse postillon.

--Après déjeuner nous monterons dans une de ces machines-là, dit
Albarel.

Munie de banquettes en velours jaunâtre, la voiture était haute sur
roues, longue, couverte d'une toile parasol à franges, et dorée aux
panneaux de fers à cheval en écusson. Une bande de femmes diamantées et
dentellées y prit place en compagnie de gommeux. Les éventails
s'agitèrent devant des visages peints. Elles eurent des gestes élégants
de leurs mains gantées gris perle à piqûres noires. Enfin le postillon
s'installa, la poitrine saillante sous les revers écarlates de sa veste.
Il fit claquer son fouet et la voiture descendit dans une nappe de
soleil où les toilettes s'illuminèrent. Des rires se perçurent encore
longtemps parmi les pleurnicheries des grelots secoués.

Décidée, Henriette ferma l'enveloppe d'impatience de marcher sur la
piste verte. Elle n'osa sinon elle eût refusé de déjeuner.

Au restaurant Boulant, dans la salle du haut, elle choisit une table
faisant face aux glaces. Le soin de garantir sa toilette neuve des
taches la prit toute; cependant elle dispose sa serviette de façon à ne
point laisser paraître cette préoccupation bourgeoise.

--Du caviar? interrogea Maurice.

--Oui.

Elle mangea peu. Le miroir lui offrait sa figure blonde haut colletée de
linge à gros pois rouges. Une antique médaille à demi effacée y formait
broche. Sa poitrine mince se bombait en deux orbes distincts; puis le
cadre de la glace coupait l'image. Mais elle revenait toujours à son
chapeau de paille, un chapeau d'homme, plat et rond avec un large ruban
de soie blanche. De là ses frisures blondes s'échappaient, se
dispersaient, devenaient des fils d'or ténu vers la fenêtre. Ce lui
donnait un air crâne et plaisant. Albarel projetait des choses pour leur
vie commune. Ils parlaient aussi de Marceline, de Freysse, elle avec des
mines enjouées mais fort inquiète en somme. Lui plaisantant et
ridiculisant ces bourgeois. Très aimable il s'évertuait à lui plaire, à
distendre la moue qui contractait toujours le sourire de la fillette.
Des craintes la harcelaient: s'il la quittait trop vite, dans quelques
jours, quelle honte!

Et quel chagrin aussi, car elle se paraissait éprise. L'appréhension
vague d'une maternité qui tuerait son bonheur, autre motif encore
d'abandon. Pour mater cet homme, elle s'établissait des règles de
conduite. En se gardant de laisser connaître son affection, elle se
l'attacherait mieux, sans doute. Et voilà que subitement, Maurice lui
devenait un ennemi, un ennemi à espionner sans trêves, à asservir par de
constantes batailles. Déjà ne fixait-il pas avec plaisir cette grande
brune?

Elle se prévit revenue penaude au magasin des Freysse et demandant qu'on
la reprît.

Des larmes fluctuèrent en ses yeux; les fleurs de lis d'or se
brouillèrent sur la tapisserie verte. Tout dansa dans le débordement de
ses larmes.

--Qu'as-tu, voyons, demanda-t-il, tu es folle? Parce que tu as quitté ta
petite soeur?

Elle se força à sourire, elle étancha ses cils. Des curieux la
dévisageaient déjà en se moquant. Un monsieur myope ajusta son binocle
pour l'examiner. Albarel dut lancer des regards féroces dans cette
direction.

--Oh n'ayez pas l'air terrible comme ça; vous me faites peur, dit-elle.

Ils se reprirent à causer du duel. Maurice se disait peu endurant de
nature. D'elle seule il supporterait tout. Ensuite il l'initia à la
pratique du sport. Il tira de sa poche une foule de journaux et consulta
les pronostics. Son porte-mine biffait des noms, en notait d'autres par
une croix. Choisis ses chevaux, il enferma la liste dans l'étui de sa
lorgnette. Ils se levèrent de table.

Dans la glace elle s'aperçut. Et cette vision lui prêta plus de
confiance en le pouvoir de ses beautés. Elle enfila ses gants longs,
prit son parasol et son éventail brodé d'oisels. Ils sortirent.

Au bureau de tabac voisin, Maurice, tout en palpant des cigares, parlait
à un cocher de livrée irréprochable.

Henriette l'attendit au bord du trottoir, près une victoria neuve dont
le vernis reflétait sa toilette. Un minuscule groom de houppelande
pareille à celle du cocher gardait un très beau cheval qui piaffait et
tentait des cabrures en faisant scintiller les nickelures de son
harnachement. De frais boutons de roses fixés aux oeillères.

Avec le cocher Albarel s'avança, le cigare aux lèvres.

--Monte, dit-il à Henriette, en indiquant la Victoria.

--Comment?

Du geste il lui confirma sa parole.

Elle s'étale sur les coussins bleus. Lui s'assit à côté; jeta dans la
capote son paletot et sa lorgnette.

--Comment, c'est à vous cet équipage?

--Non. Mais j'ai pensé qu'on serait mieux ici que dans ces grandes
guimbardes bonnes au plus à trimballer des touristes anglais.

Elle éploya son ombrelle. Le vent doux faisait claquer les rubans du
manche et lui mettait au visage une caresse qui, capricieuse, se
reprenait, puis revenait.

Vers l'Arc-de-Triomphe on monta. Des gens assis aux Champs-Elysées les
regardaient fuir et les suivaient de leurs yeux admirants. Bientôt ils
furent pris parmi l'enchevêtrement des équipages. Toute une famille sise
dans un landau; des babys, des petits garçons, une dame mûre, les
accompagna longtemps, leur souriant presque.

--Charmant, ce jeune ménage, fit la dame.

A cet éloge gratuit ils se rapprochèrent, et leur doigts s'étreignirent.
Henriette sentait la prendre une ivresse de joie. Sa poitrine vibrait
étrangement.

Devant elle, s'imposaient les verdures du bois et les trouées claires
des chemins étrécis par les perspectives.

C'était sa vie d'autrefois, sa vie de petite fille riche. Ainsi elle
était venue aux courses, avec son père et sa soeur, elles toutes jeunes.
Il lui parut que ces deux périodes de son existence se reliaient enfin.
L'atelier, le travail chez Freysse, c'était l'interruption maligne
dissipée maintenant. Elle songea que Marceline écrivassait, avenue de
l'Opéra, que Clémence brodait avec Léontine et Marguerite. Sa lettre
arriverait tout à l'heure pour effarer ce monde. Quelles têtes ils
feraient!

Mais elle-même ne subira-t-elle pas leurs colères? Bah! Maurice la
défendra.

Il ne disait rien, content de ne point distraire d'elle son regard. Si
amoureux se montrait-il qu'elle commençait à le croire sincère, au moins
pour un temps.

Le soleil transparaissait dans les feuilles. Au bout de l'avenue, il se
voilait de buées grises et bleuâtres. Les équipages s'efforçaient vers
cette lumineuse fin de la route verte.

Apparut Longchamps, la pelouse où il grouillait noir depuis le moulin de
lierre jusqu'aux tribunes panachées de drapeaux.

Au loin, ceintes d'arbres effrangeant le ciel, des étendues de gazon
lisse se courbaient.

La cascade bruissait de son pleur large et diaphane dans le lac, sur les
roches polies.

Lentes, les voitures se pressaient comme des vaisseaux dans le bassin
d'un port; les aigrettes des cochers et les bossettes des mors
s'irradiaient parmi l'entremêlement des fouets grêles.

Au fil de la pente, la masse des équipages insensiblement glissait vers
le moulin.

Henriette s'appliquait à se tenir raide sous l'auréole écarlate de son
ombrelle. Maurice essayait à connaître avec sa lorgnette les chiffres
indicateurs aux poteaux du départ.

Ils ne parleraient plus que de sport.

Et l'après-midi se passa dans l'enfièvrement des paris.

Après la deuxième course, comme Henriette portait la main à sa poche,
elle trouva une bourse pleine de louis mise là par Albarel sans qu'elle
le sût.

--Pourquoi ne paries-tu pas? lui demanda-t-il.

Elle gagna, elle perdit, elle regagna. Sa poitrine tressautait à suivre
le vol circulaire des jockeys jaunes, noirs, rouges. Droite, sur la
banquette de la victoria, elle virait avec eux; et les palpitations se
précipitaient lorsque, disparus dans la houle des têtes spectatrices,
seules les désignaient encore les casquettes multicolores, et les remous
des gens subitement retournés à leur passage.

--Fini, dit Albarel, je gagne quatre cents.

--Et moi je perds douze francs.

--Parbleu, tu n'as pas voulu m'écouter.

Il regarda sa montre:

--Dis donc, elle y est maintenant, la lettre.

--Flûte pour eux, ils me laisseront peut-être tranquille à la fin.

Elle se jugeait très brave de sa détermination. La lourdeur de l'or dans
sa poche la rendait fière. Que ne ferait-elle pas avec? Une parmi les
mille reines qui commandent la mode. Peut-être des princes en
villégiature l'aimeraient-ils. Quitterait-elle Maurice, dans ce cas?
Elle n'osa s'interroger et derrière son éventail étendu, pour payer son
amant de cette ingratitude intentionnelle, elle lui mit sur les lèvres
un long, un pitoyant baiser.

Elle s'en voulut de cette idée mauvaise qui la hanta.

                   *       *       *       *       *

Dans un cabinet de chez Sylvain, ils dînèrent à deux au champagne. Elle
l'embrassa d'elle-même à chaque instant, pour goûter ses lèvres chaudes
dont son appétit ne se lassait. Et puis le voyant joyeux de ces
caresses, elle crut pallier ainsi sa fautive prévision; mais la
certitude qu'elle le quitterait forcément un jour ne s'en affermit pas
moins, sans motif, «pour ça.» Il lui semblait que là n'était qu'un
premier degré du chic. D'autres plus riches, des comtes, la mèneraient
aux cimes. Et cela lui rendait Maurice pitoyable. Elle eût pleuré de cet
abandon fatal. Cependant que faire contre la force des choses? Le chic:
sa mission, son but, son devoir. Elle entrevoyait cela comme une
carrière, la célébrité au bout, son nom dans les journaux, un hôtel, des
hivernages à Nice.

Les oeillades humantes qui la visèrent sur le turf, elle les possède
encore classées dans son cerveau avec la mine des messieurs. Sur tous,
un à cheval, beau, tirait de l'or de sa culotte et donnait, sans
attention, à des bookmakers; sur la pomme de sa courte canne des
armoiries compliquées.

A cheval lui siérait la longue amazone sombre et le chapeau à haute
forme sans même de voile.

                   *       *       *       *       *

Ils flânent par le promenoir de l'Eden. Entre les bulbes rouges des
monstrueuses colonnes qui repoussent les caissons lourds des ciels, de
circuitantes hétaïres et leur factice visage où voguent des yeux en
appeaux parmi les blancs et les cernes des crayonnages. A l'intense lune
des flambes électriques, d'autres plus effacées encore dans les nacrures
des fards, les indécisions des soies et les blonds des teintures,
culminent aux bars. Des instants, elles semblent sans relief, linéaments
flous d'apparitions qui terrifieraient les songes. Immobiles en des
costumes de deuil se voilent des faces cireuses et sévères de chastes
trépassés.

--Enfin vous voilà, vous autres, dit Maurice à Sicard et à Clémence.

Tout de suite la rousse parle:

--Oh! tu ne sais pas, Henriette, quand ta lettre est arrivée, monsieur
Freysse l'a montrée à Marceline. Alors elle s'est mise à pleurer. Mme
Freysse a dû venir la chercher et la faire monter chez elle.

--Ah. Et Freysse qu'est-ce qu'il a dit?

--Il est venu me trouver. Il m'a dit que, comme j'étais ton amie, il
fallait que je te parle. Est-ce que je sais? Un tas d'histoires
naturellement. Il a dit que c'était très mal ce que tu faisais.

--Tiens, pourquoi aussi m'ennuyait-elle tout le temps.

--Voilà. Moi, tu sais, je n'ai rien à te dire, tu feras ce que tu
voudras.

--Oh, pour maintenant, je ne peux plus y rentrer.

Instinctivement ils allèrent tous quatre s'asseoir loin de la cohue,
près d'un jet d'eau.

Henriette souffrit d'apprendre si grand le chagrin de sa soeur. Une
lourdeur lui pesa dans la poitrine. Et lui vint une envie de pleurer.

--Allez, il ne faut rien regretter, lui prêcha Sicard. Un jour ou
l'autre vous auriez toujours quitté votre soeur.

--J'espère que tu as une jolie robe, fit Clémence.

Elle la lui vanta pli par pli. Bientôt Henriette dut expliquer des
arrangements de pinces et de fronces. Elle en vint à décrire les
emplettes du matin. Comme Albarel parlait des courses, elle plaça son
mot, avoua sa perte. Et, tout au triomphe de narrer ses aventures
distinguées du jour, elle reprit sa joie.

Sicard commanda du champagne. La vendeuse du bar s'assit près d'eux, et
débita ses banalités qui la décelèrent stupide dès les premières
paroles. Des remarques sur la foule, des appréciations quelconques sur
les autres lieux de plaisir comparés à l'Eden. Elle se mirait, rajustant
ses frisures rouges, ou ramenant les dentelles de son corsage vers ses
seins moites.

Sicard se montra froidement malhonnête. Il lui proféra des choses
désobligeantes sur ses charmes blets. Elle lui répondit aigrement, lui,
sans se troubler, étendu sur sa chaise, la fixait de son monocle,
impassible, lui servait des injures dont les deux jeunes filles
pouffaient derrière leurs éventails.

--Ça suffit, madame, conclut Sicard, je vous ai donné mon appréciation
sur votre tenue. Vous devriez me remercier et en profiter. Assez,
n'est-ce pas, voici l'écot.

Ils quittèrent le bar. Henriette et Clémence ne cessèrent de redire les
injures adressées à la femme pour s'exciter à rire encore. Le sérieux du
clerc quand il avait débité ses sottises les enthousiasmait. Entre elles
seulement elles causaient. Les amants discutaient des performances
tenacement et répondaient à peine, d'un monosyllabe, aux questions
intruses. La satisfaction de honnir les décatissures de la fille consola
de cette indifférence, bien qu'Henriette secrètement se froissât. Mais
elles affectèrent ne plus s'occuper d'eux. D'ailleurs chaque fois
qu'Albarel appelait sa maîtresse, Sicard le plaisantait, lui tirait le
bras et l'emmenait en avant pour lui servir ses bavardages exclusifs.

Henriette lui en eut rancune; quelques instants même elle médita une
adroite remontrance. Mais un dédain absolu pour ces manoeuvres lui
sembla plus digne.

Elles s'accoudèrent au circulaire balcon.

En leur velours obscur, où se figent des toilettes et des messieurs
épars, les rangs des loges dégradent vers la rampe. Et surgit la haute
clarté scénique, la clarté rose qui ensoleille les colonnes palatiales.
Rose et verte la profondeur lumineuse du décor ligné par les quadrilles
des danseuses. A leurs mentons, aux sourires incarnadins, aux yeux
creux,--des lueurs. Rose et verte la profondeur lumineuse. Indigo les
jambes tendues des ballerines, les jambes tendues en file, hors les
rondes gazes.



XII


Le lendemain fut un dimanche pluvieux. Maurice et Henriette
s'attardèrent au lit pour causer.

Il lui fit dire sa vie. De ce récit qui la montrait anciennement riche,
il parut attristé.

--Pauvre petite, tu as dû bien souffrir de travailler.

De même il dépeignit sa vie d'enfance et ses jeux; puis la longue
torture au bagne universitaire, les pions lâches et cruels, les
professeurs imbéciles toujours punissants, soigneux de s'éviter la
besogne d'instruire. Dix ans vécus entre des murs noirs de prison,
derrière grilles et barreaux; et le malheureux battu par les plus
robustes, abruti de pensums et d'incompréhensibles devoirs, sortait
enfin ignorant et bête.

De ces temps lugubres il parlait avec une haine. Henriette s'apitoya.
Elle ne pouvait croire.

La jeunesse d'Albarel: des joies. Un héritage mangé au quartier latin;
un temps où il possédait des chevaux. Des folies, des séjours dans les
villes d'eaux, le trente et quarante. Et un beau jour des dettes. La
famille les soldait à condition qu'il habitât près elle. On l'associait
au commerce paternel; une des plus solides maisons de Béziers. Là il
triomphait, coq de petite ville. Il organisait un tir aux pigeons, des
bals par souscriptions, un cercle, une société de gymnastique, une
fanfare, _la Lyre Commerciale_. Les affaires lui plaisant, aux bureaux
paternels il joignit une banque. On donnait des galas. Des aventures
scandaleuses avec la femme d'un hobereau lui faisaient rompre un
mariage. De retour à Paris, il hantait la Bourse pour le compte de son
père; sa mère, une pieuse, ne le voulant plus revoir.

A mesure qu'il narrait, Henriette se sentait prise d'une croissante
affection. Elle s'attachait au conte de ses infortunes, elle s'exaltait
au chic de sa prime jeunesse, elle se moquait de cette petite ville où
il régna.

Le connaissant ainsi, dans son passé, il lui parut tout autre, avec un
attrait plus intime, familial presque, distinct de ses qualités de mâle
et d'élégant. Elle souhaita une existence calme à deux, dans cet
appartement, vers un but de repos bourgeois.--Il eût ainsi remplacé
Marceline.--Ses habitudes d'autrefois, elle les reprendrait, avec plus
de bien-être, plus de brillant.

Elle se leva, elle se mit à ranger des choses. Lui déplia un journal
anglais glissé sous la porte par la concierge, et, s'emparant d'un
dictionnaire, il s'astreignit, péniblement, à traduire des articles.

Elle étouffa les bruits, en garde de le distraire. Dans le petit salon,
alla s'asseoir pour coudre d'autres boutons à son corsage.

La pluie tombait doucement et fine vers les parapluies et la chaussée
boueuse.

L'impériale du tramway glissait contre les plus basses vitres de la
fenêtre, avec le cocher enfoui dans ses carricks, et, debout contre la
balustrade, un garçon de café, la tête protégée d'une serviette blanche.

--Nous allons à Auteuil, proclama Maurice qui entrait, la figure
savonneuse, un rasoir à la main.

--Par ce temps?

--Je suis obligé, vois-tu; Palmarsa court dans la troisième. Et je viens
de lire des renseignements sur elle. C'est peut-être une affaire de
mille francs.

--Comment?

--Oui.

--Tu es sûr? hein! Ça te passionne fort les chevaux?

--Il faut bien: c'est la galette, cela.

Comment, pensa-t-elle, le sport ne lui était pas un simple amusement?

De lui-même, il expliqua: ses parents, en somme, l'abandonnaient. Il ne
retirait qu'une maigre commission sur les trafics de la bourse. Au pays,
le phylloxera avait tué le commerce. D'ailleurs, tout le monde se
trouvait dans le même cas. Les deux cents francs que Sicard recevait
chaque mois de son père, et les quinze cents francs d'appointements
perçus comme clerc de notaire n'eussent point suffi à payer ses repas,
son loyer, son tailleur et la couturière de Clémence. Les paris heureux
comblaient le déficit.

Il acheva de s'habiller.

Ses aveux surprirent Henriette. Sûrement s'atténueraient les dépenses
ainsi qu'elle avait craint. Sicard et Clémence les vinrent prendre.

Après déjeuner, ils montèrent dans une grande voiture de courses. La
pluie cessait par instants; par instants le vent la poussait sous la
bâche protectrice et Albarel ouvrait son parapluie de côté pour en
garantir leur banquette. A Auteuil, les jeunes gens placèrent leurs
maîtresses dans les tribunes, puis, revêtus de longs paletots anglais
qui couvraient leurs talons, ils coururent aux drapeaux des bookmakers.
Entre les averses, les courses se succédaient, sans intérêt pour elles.

Clémence parla d'amour. Elle cita les aventures de toutes les ouvrières
travaillant chez Freysse. A deux, elles étaient encore les mieux
partagées. Le ciel violâtre roulait au-dessus des bois sombres.

Elles ne virent plus les jeunes gens avant la fin de l'après-midi. Ils
revinrent furieux et trempés. Au dernier moment Palmarsa révélée était
montée à des cotes invraisemblables. A peine gagnaient-ils quatre cents
francs.

--C'est déplorable, s'écria Sicard; la seule affaire du mois ratée
ainsi! jusqu'au 20 il ne courra plus que de vieilles biques
archi-connues.

--Peut-être pourra-t-on tenter quelque chose avec Chrysanthème, le 17:
je verrai Delwart.

--En tous cas, nous voici avec quatre cents francs jusque-là. Mesdames,
il va falloir faire des économies.

Ce mot resta dans l'esprit d'Henriette tout le trajet.

A nouveau elle retombait dans les préoccupations d'argent. La gêne
bourgeoise la pourchassait, même en cette vie folle. «Economie,» cela
lui sonnait comme une injure, un rappel constant de misère.

Au Boulant, il y avait la foule du dimanche. Des lycéens et des
Saint-Cyriens, des calicots gesticulants.

Ils hâtèrent le repas autour de la table étroite, les hanches percées
par des coudes voisins. Dans le café c'était la même cohue augmentée
encore par les flâneurs, dégoûtés de la pluie, et qui s'abritaient
devant un éternel bock.

Une grosse dame fit des réflexions déplaisantes sur elles--des
filles!--et interrogea son mari pour savoir comment des jeunes gens bien
élevés pouvaient se perdre avec ces petites pestes.

Dehors, la pluie tombait à flots. Toute brune, la cité, d'un brun vide
où seules paraissaient les éclaboussures d'or des lampadaires: et l'or
coulait sur les trottoirs en longs fuseaux perdus.

--Allons chez toi, dit Sicard à Albarel, j'ai plein le dos des épiciers
et des potaches.

Le temps se passa à jouer aux cartes et à boire du thé. Henriette
s'ennuya beaucoup plus que les soirs de dimanche passés chez les
Freysse. Et la nouvelle existence coula, monotone bientôt.

Des théâtres, elle n'aima que les drôleries. On sortait de là très
joyeux, un peu lascifs; on s'amusait huit jours à refaire les
intonations de Lassouche et de Baron. Malheureusement la même pièce se
jouait trois cents fois de suite. De même les opérettes. Quant au reste,
des choses ennuyeuses pleines de démonstrations, ainsi que des cours
d'institutrices.

Ce devint la routine grise de chaque jour. Des levers à dix heures dans
la chambre en désordre, parmi les cuvettes traînant. Tout un ménage à
faire avant la toilette. La concierge nettoie le petit salon. On entend
les heurts de son balai contre les plinthes et les frôlements secs du
plumeau. Et la femme apporte l'eau chaude et les bottines cirées, avec
une mine discrète, grave de vertueuse offensée par l'appareil du vice.

Cette première ablution délasse Henriette de sa courbature amoureuse.
Elle lui débride les paupières et les commissures des lèvres. Oh!
s'oindre longtemps de cette eau ruisselante, odorante de vétyver.

--Vite, vite, petite, crie Maurice; midi moins le quart! tu n'en finis
pas.

Lui, en une minute, se trouve prêt. A peine hors le lit, déjà il a son
pantalon et ses chaussures. Deux coups de rasoir sur la joue droite,
deux coups sur la joue gauche, deux autres sous le menton et il frotte
sa figure avec sa main blanche de savon. Sa tête entière disparaît sous
la mousse floconneuse. Henriette ne peut se défendre de le regarder
faire. Les bras musculeux et lisses du sportsman se contractent en
bosses tandis qu'il se frotte vigoureusement; et, sous la flanelle
étroite, percent les pointes dures de ses mamelles.

Plus vite encore il s'essuie. Les brosses virent dans ses cheveux noirs
avec un bruit de mécanique. Soudain il les jette sur le lavabo, et
apparaît sa face rectiligne cadrée de cheveux aplatis, de favoris courts
et ras.

Henriette le contemple, le coeur battant. A la lime il se polit les
ongles et le soleil glisse rose à travers sa main fine.

Alors ils veulent s'étreindre dans la bonne odeur de leurs dermes
propres et parfumés. La roulant sur le lit, il lui découvre les seins et
les chauffe de ses lèvres. Sonne la demie. Henriette saute. Elle a peine
à sauver sa poitrine des mains luxurieuses pendant qu'elle boucle son
corset.

Habillés enfin, ils passent au salon se mirer à la psyché grande. Elle
lui met la main sur son bras. Longtemps ils s'admirent et s'embrassent,
heureux de se voir.

--Nous sommes très chic, hein?

--Oh oui, nous sommes très chic, tu sais.

Chaque matin ce jugement les éjouit. Ils descendent gaîment.

Cependant que la servante du restaurant étale devant eux la serviette et
les couverts, ils discutent la carte.

Jamais l'appétit n'invite Henriette à choisir un plat plutôt qu'un
autre. Les choses dont elle goûta peu l'attirent. Elle recherche la
surprise. Des passions pour le caviar, les crevettes, les huîtres et les
écrevisses. Elle déjeûne surtout par cause d'habitude. Et puis l'attraye
la joie de cette grande pièce verte et or où luisent les cristaux et les
faïences, où se filtre le soleil; les servantes vont, viennent avec
leurs tabliers à bavette, leurs manches de toile, le petit bonnet de
gaze juché tout en haut des cheveux sur le faîte de la torsade où il
semble ne pas tenir.

Des étudiants et des femmes. Parfois un jeune homme vient serrer la main
d'Albarel.

--Venez-vous au cours?

--Cet après-midi?

--Oui.

--Qu'est-ce qu'il y a?

--La leçon de Bejard. Il parlera sur les fouilles d'Assur et il fera la
reconstitution. Une explication des cunéiformes sur barillet.

--Bon; j'irai.

--Ah, vous savez, le cours d'arabe ferme le 15.

--Pas possible, et l'examen?

--Le premier septembre.

--Il va falloir que je bûche. L'examen fera concours, n'est-ce pas, pour
l'expédition Dutramel.

--Je crois que oui. Au revoir.

--Au revoir.

Un léger coup de chapeau du monsieur à l'adresse d'Henriette, et il va
s'asseoir plus loin.

                   *       *       *       *       *

Que tristes ces après-midi passés seule, pendant les heures de cours.

Le petit salon, son divan de velours bleu, l'osier des fauteuils-bascule
grenus de pompons rouges, allure de médiocre aisance, qui, au soleil,
s'alanguit. Sur la table entassés, les livres, les brochures
d'archéologie. Si Henriette les ouvre, ce n'est que planches
architecturales pour elle insignifiantes; quelquefois une reproduction
de terre cuite cypriote, bonshommes rosés à barbes en boucles, à mitres
pointues, chevauchant de fantastiques montures. Vite fermés ces ennuyeux
volumes.

De ce travail Albarel espère pour le plus tard une mission du
gouvernement en Asie. On le décorerait ensuite. Vers cela son ambition
halète.

D'un bleu jauni les rideaux en reps ouverts sur le balcon où Henriette
monte et s'accoude; le regard vers la rue. Passent les filles de
brasserie en tabliers brodés, la sacoche au flanc, et la chevelure
chrômée. Des polytechniciens peinent à mettre leurs gants; et leurs
épées, ils les rejettent d'un ingracieux mouvement de jambe. Vers elle
ils lèvent leurs figures imberbes et rieuses. Un geste, si elle voulait,
et ils seraient heureux. Avec des si jeunes quelles parties drôles! Mais
elle détourne la tête. Elle ne doit.

Tout à coup, parmi la foule, elle reconnaît Albarel, qui lui montre un
gros bouquet de camélias pour elle acheté. Et le voici à la porte où
elle a couru, et la voici à ses lèvres où il la lève.

                   *       *       *       *       *

Au soir, dans l'entresol du café, distraitement, Henriette butine du
regard parmi les images des périodiques.

Des femmes pénètrent dans la salle, et leurs toilettes. A l'entour des
tables, des groupes se tassent et s'emboivent en la fumée des cigares.

Claires les figures des jeunes femmes qui se dressent contre la
tapisserie où des licornes rampent, écarlates. Claires sous le faîte
aigu des chapeaux dentellés. Et des épaules effacées, gracieusement
tombent leurs bras minces, leurs bras minces et ronds, contre les orbes
des poitrines grasses. Vers ci, vers là, se dardent leurs yeux d'acier;
vers ci, vers là sourient leurs bouches flories.

Aux carcans blancs superposées les brunes faces des orientaux fumèlent.
Sans paroles. Et des traits immobiles sous les cheveux bleus. Chamoisée
la tapisserie où rampent les licornes écarlates.

Dans les froides et profondes mirances des glaces, se glauquent les
femmes, les orientaux, les licornes écarlates, parmi le poudroiement du
gaz éparpillé.

Des orientaux les teints lisses et les gestes graves de maîtres,
extasient Henriette.

--Ecoute un peu, dit Albarel en la poussant vers un coin et se disposant
à lui parler très bas. A voix douce il lui reproche ses regards
attentifs aux hommes. Souvent déjà il lui découvrit cette tendance à les
examiner. Pourquoi? Si elle ne les aime on ne l'en croira pas moins
fille facile; suivront des désagréments pour elle et pour lui.

Elle se regimbe et se froisse avec des paroles aigres, des moues
boudeuses. Une colère d'être surprise et devinée au moment même de la
faute. Là se révèle une supériorité de son amant qu'elle ne pardonne
point. Il la domine, l'espionne et la sait jusque dans ses pensées
muettes. Ainsi qu'une lâche indiscrétion, un viol de conscience, elle
lui reprocherait cette trop perspicace surveillance.

--Pour qui me prenez-vous? Oh! mais ça ne durera pas ainsi.

Alors la voix de l'amant se transforme et devient dure. Il ne se
laissera point jouer. Du jour où il la prit, une responsabilité morale
lui incomba. Il a le droit et le devoir de réprimander. Pour lui
d'ailleurs, il ne souffrira jamais le ridicule. Si leur commune liaison
lui pèse, qu'elle dise un seul mot et il lui rend sa liberté avec de
l'argent...

Puis il se prend les tempes dans les poings. Sans faire attention aux
dédaigneuses mines d'Henriette, il s'accoude au-dessus d'une revue.

Comme la souffleta cette promesse d'argent. Catin, elle était catin.
Albarel parlait comme Marceline et plus brutalement encore.

Tout devant elle tremblotait et fluctuait à travers ses larmes, retenues
par un suprême effort de fierté au bord des cils.

--Pourquoi es-tu triste comme ça, Henriette?

A cette bonne Clémence elle confie ses chagrins. L'autre aussi énumère
les siens. Elles subissent les mêmes hontes, la même gêne, la même envie
d'être et non de vivoter, de ramper parmi la foule des entretenues
vagues. Clémence voudrait une belle boutique, des ouvrières, des
clientes, une belle boutique rue de la Paix ou boulevard Malesherbes.
Tout en se moquant de ces appétits modestes, Henriette l'approuve. Elles
causent et se communiquent des désirs dans la navrance de les craindre à
jamais irréalisables. Albarel et Sicard parlent politique; Castelan d'un
mot jeté, pendant qu'il écrit, les réfute.

Et subitement Henriette et Clémence entament l'éloge du journaliste tout
bas. Il est si intelligent. Un garçon d'avenir. Celle qu'il aimera sera
heureuse.

--Oui, mais il ne se collera jamais, reprend la rousse; il est trop
ambitieux. Une femme le gênerait.

--Et Hortense pourtant.

--Oh! une fille de brasserie. Elle va avec trente-six autres. Il s'en
moque.

Survint Hortense. Aussitôt Castelan abandonna ses écritures. A paraître
affables les hommes s'efforcèrent. De ses lèvres peintes elle riait aux
galantises. Par gestes brefs elle ordonnait l'édifice de sa chevelure
teinte en jaune; et des mines vers les glaces. Très proches d'Hortense,
Albarel et Sicard commencent à jouer des mains avec elle, une envie
luxurieuse aux yeux, aux doigts.

A l'écart demeurent Clémence et Henriette. Loin de leurs amants qui
affectent ne les point voir, elles reprennent leurs récriminations. La
fillette sent battre son coeur, des larmes lui poindre, à mesure que
s'affirme plus voulue l'indifférence de Maurice. Mais son amie:

--Va, ils reviennent toujours à nous. Au fond ils y tiennent. Il ne faut
pas te désoler comme ça.

A Henriette il semble qu'une vengeance complète de la honte subie
s'accomplirait, si, quittant Albarel qui la néglige, elle parvenait à
jouir d'un luxe spécial et grandiose, d'une joie publique au bras d'un
autre plus beau, plus riche et qu'il jalouserait. Ce serait
l'abaissement de sa morgue d'homme, l'affirmation d'une infériorité: il
a pu plaire quelques instants par erreur et parce qu'on était très
jeune.

Castelan récite à Hortense un sonnet pour elle écrit. Les rimes sonnent
hors sa bouche diserte, aimable et souriante. Ses doigts blancs scandent
les vers avec un mouvement mol et rhythmique. Henriette l'admire encore.
Elle aimerait fort que ces vers lui fussent adressés.

Le poète sans doute s'aperçut de cette contemplation: maintenant, à
chaque fin de vers, il la fixe.

Henriette rougit et se tourne vers Clémence.

                   *       *       *       *       *

Sur les murs du cabaret à filles.--En les tentures vertes de haute lice
s'embranchent des arbres touffus; les plats bleus réfléchissent la
lumière en orbes; les tambourins rutilent, illustrés par les peintures
écolières d'habitués; les naïades en plâtre nu sourient sur les murs du
cabaret à filles. Et des hommes de guerre à la mode d'antan chevauchent
emmi les vitraux entre des colonnes à devises. Du lustre en fer le gaz
diffus fuit, et ses lueurs chaudes plongent dans les mirances des tables
cirées. La fumée des cigares stagne.

Et l'ivresse gagne, l'ivresse de gens qui se vautrent sur les femmes.

Henriette lape le champagne. Hortense l'embrasse. Castelan lui lit dans
la main, et ses ongles soignés la chatouillent, la chatouillent
jusqu'aux épaules.

Le gaz diffus, et ses lueurs chaudes, et la fumée stagnante où des
dentures de femmes miroitent, s'éteignent.

                   *       *       *       *       *

Cette nuit-là, la réconciliation des deux amants se fit.

Il eut des prières et des protestations très tendres; il la supplia de
ne le point faire souffrir. S'il lui disait des reproches, c'est qu'il
l'adorait entière, c'est que tout entière il la voulait sienne. A ces
délicatesses de passion, elle, très bonne, n'est-ce pas, saurait
compatir.

Dans le lacis de ses bras doux, elle pleure repentante, s'avouant à
elle-même plus coupable qu'il ne la croit. Une fatalité la pousse, lui
semble-t-il, vers les caresses illicites. Inéluctablement elle se
prévoit dans les dentelles et les perles par sa chair payées.

                   *       *       *       *       *

Une fois, en passant devant la brasserie où servait Hortense, elle la
trouva sur la porte.

--Entrez donc: il n'y a personne; si vous saviez ce que je m'embête!

Elles causèrent.

Henriette, incitée à la confiance par des aveux francs, émit ses désirs
de vie plus officielle, plus luxueuse surtout. Alors l'autre donna des
conseils, traça un mode de conduite suivant l'âge et l'allure des
hommes.

Souvent revint Henriette.

Albarel subissait sur le turf une déveine noire. Hortense proposa de la
mettre en rapport avec un monsieur sûr. La chose peut-être se fût faite.
A l'heure décisive quelle folle peur la surprit, une larmoyante crainte
de quitter Maurice et de ne plus goûter à ses lèvres. Un repentir par
avance de la honte et du désespoir qu'elle eût causés.

                   *       *       *       *       *

Une après-midi la blanchisseuse ayant rapporté les peignoirs, elle se
vêt de dentelles blanches, le seul luxe qu'elle possède encore.
Longtemps, longtemps elle se coiffe, et sur le balcon, elle s'installe,
un livre aux mains.

Dans la rue, Castelan, de son fiacre, salue; et, par signes, interroge
s'il peut la rejoindre. Un instant elle hésite, rougissante. Elle
acquiesce enfin. Et le temps qu'il monte, elle soupçonne un viol, une
faute, Hortense et Albarel trompés, toutes les émotions d'un crime
passionnel.

--Vous ne savez pas, Henriette, lui crie-t-il; Albarel est reçu. Je
viens de l'entendre répondre très bien aux trois parties de l'examen.
Vite habillez-vous. Nous allons le chercher. Son père est arrivé. Il lui
donne deux mille francs et il repart ce soir. Quelle noce!

A se munir de toilettes neuves, les primes joies de sa liaison
renaquirent.

Le surlendemain, Maurice et Henriette partirent pour Dieppe avec trois
malles.

                   *       *       *       *       *

Galets bleuis qui, sous les pas, s'effondrent. Ourlet blanc de la mer;
il croît, se cave, bave et puis croule.

Plaine d'eaux intensément bleue, et qui, dans le ciel, se perpétue, dans
le ciel couleur d'eau pâlie. Et le ciel s'infléchit, revient s'effranger
aux pavillons du casino, au grouillement de la foule, aux cabanes
blanches.



XIII


Dans la chambre de Castelan. Des bougies halètent parmi des potiches à
bas prix, parmi des livres en tas.

Sur le canapé. Roide, le buste piété du sacrum, les jambes tendues en
forme de compas éclos, Henriette rêvasse. Des scrupules et des après
tout alternés tiraillent sa conscience: ce pauvre Maurice, elle va donc
le tromper, pendant qu'il se morfond là-bas dans sa province. Que c'est
mal. Pourtant sa curiosité de jusqu'ici monogame s'exacerbe en le
souhait de caresses neuves et illicites.

Castelan vers elle se hausse avec des paroles d'amour, des lèvres
offertes. Et, lui rire au nez, d'un craqueté rire, c'est le caprice
subit de la jeune fille.

--Qu'est-ce qu'il vous prend? demande-t-il déconcerté.

--Moi? Rien.

                   *       *       *       *       *

Et dans sa rêvasserie Henriette se replonge. Lui tente de l'enlacer;
mais, en de significatives rebuffades, elle:

--Non, non, laissez-moi.

Castelan boudeur va près la croisée entr'ouverte; y fume en regardant la
lune. Alors Henriette prend sur la table de travail un dictionnaire de
rimes, et, d'une voix de tête, ânonnante, elle lit: _Vauban, Laban,
Liban, Montauban... Amadis, Cadedis, Cadix, De Profundis..._

Le journaliste se met à rire, s'approche, la soulève, à pleine bouche
l'embrasse. Très lourdement, comme inerte, entre les bras de l'amoureux,
Henriette se laisse choir, les paupières closes, un taquin sourire par
les commissures de ses lèvres faisant la grosse lippe.

Les jupes susurrant s'écrasent sur le tapis. Le corsage est dégrafé.
Hors les entraves d'écailles, parmi les seins aigus où le busc a mis des
tavelures, les cheveux se coulent d'or: d'experts doigts Castelan a
dévêtu Henriette. La porte au lit. Ils se connaissent.

                   *       *       *       *       *

Deux heures tintent au proche campanile. Sur le coude, tournant le dos à
son amant, Henriette s'absorbe en la lecture de certain livre,
semble-t-il. Effectivement elle songe: vrai, ce ne valait pas de tromper
Maurice. Quelle désillusion. Jamais elle n'aimera cet homme. Un caprice,
à peine. Le littéraire bagou du journaliste faisait espérer des
révélations. Quelle erreur! même, maintenant, elle le juge insipide.

Castelan s'impatiente de cette froideur. En de timides câlineries, il se
hasarde.

«Non, non,» grommelle Henriette, et, des lombes elle rue.



XIV


Depuis des semaines, Henriette se trouve intimement liée avec Mme
Gandon.

Trente-trois ans, petite avec un torse d'androgyne; et l'épiderme facial
mati, et des yeux comme deux grosses perles noires, et des narines qui
battent, et des oreilles à la fine volute, et sa bouche équivoque,--la
galante dame Iphigénie Gandon.

Son appartement: un entresol aux bas plafonds inviteurs. Les murs
couverts d'étoffes à bouquets obscurs; et des coussins par les tapis de
doux poil, et des coussins sur les fauteuils déclos ainsi que des bras
érotiques, et des coussins dressés aux mols divans attentatoires.

Là. Parmi les fioles à liqueurs fortes et les assiettes de friandises,
la gouvernante Gudule vague. L'accort perruquier Léopold vante ses
thériaques de beauté.

Le banquier juif Jacobi avec son menton de talmache; lord Sinclair
torcol et cravaté d'incarnadin; le ci-devant bourgmestre hollandais Van
Der Vott et sa face saure; Roger de Silly, sigisbée jamais las--les
assidus d'Henriette.

Mais, les fleurs tantôt marcescentes de son amie, madame Gandon les
voudrait cueillir.



XV


En faveur de M. Freysse, Marceline eût failli. Tant la possédait le
dégoût des choses, des gens, de soi. Tant la navrait cette honte. La
déchéance d'Henriette, si prompte, lui ôtait toute foi en sa propre
vertu. Une personne élevée comme elle, asservie d'intelligence aux mêmes
principes, pouvait donc choir au rang des prostituées par un coup
imprévu de démence. Certainement leur sort d'ouvrières pauvres les
destinait à paraître entretenues et à le devenir.

Rien ne la put dégager de cette hantise. Les brodeuses, elle les voyait,
le soir, rejoindre des amants, au bout du trottoir. Elle en vint à se
traiter d'imbécile: pourquoi au courant de la vie résister seule;
maintenant surtout: qui l'épouserait, soeur de fille?

M. Freysse s'efforça davantage à lui convenir. Il eut même des
familiarités que, d'instinct elle repoussa. Ensuite elle couvait le
repentir de ses rebuffades, car la bienveillance patronale semblait
avant tout précieuse: au premier effarement de son chagrin, elle avait
craint de la perdre. Remerciée alors au moindre prétexte, l'atroce
misère lui serait échue. Mieux valait, au prix de son corps, conquérir
l'association certaine, la richesse. Et puis quelque chose
d'inexplicable l'attirait vers cet homme. Elle lui sut grâces de sa
mansuétude qui excusait Henriette. Muettement elle se répétait les
sordides reproches exprimables avec justice. Vers elle aurait rejailli
la honte. Mme Freysse, moins bonne, ne taisait pas ses rancunes pour la
«vilaine fille.» Mais la voix de son mari s'émouvait tout de suite, et,
triste, murmurait de vagues accusations contre le séducteur. Puis:

--Au reste, peut-être l'aime-t-il sincèrement. Ils pourraient s'épouser
un jour. Cela s'est vu. La petite est distinguée, instruite. L'amour,
voyez-vous, c'est encore une des meilleures choses de la vie. Une bêtise
d'enfant ce qu'ils font là.

Bientôt, par discrétion, on n'évoqua plus cette aventure devant
Marceline. Elle-même se surprit à rêver des heures entières sans que son
esprit y courût. Les projets d'association lui furent à nouveau
confirmés, tout le secret des affaires produit. La maison prospérait. On
ajouta au traitement de la caissière celui de sa soeur. Léontine,
devenue surveillante, ne retira de cette haute situation qu'un titre
honorifique, le droit de gourmander les ouvrières, et le prétexte de
rejoindre souvent le patron pour requérir des conseils. Comme il
énervait Marceline de voir cette grosse fille tendre sa joue poudrerizée
sous la figure de M. Freysse, avec la mine de vouloir connaître
exactement le grain de l'étoffe qu'il examinait. Comme une taquinerie
tenace que la jeune fille se jura de vaincre. Elle accepta mieux les
avances et les compliments.

Mme Freysse s'occupait entièrement de ses petites filles malades. Pour
l'automne, elle dut les emmener en Algérie où leurs oncles dirigeaient
une plantation d'alfa. Il fut convenu que, vers cette époque, Marceline
aurait une chambre au magasin, puis que, définitivement, elle
s'installerait avenue de l'Opéra. Elle dirigerait le ménage pendant
cette absence peut-être fort longue.

--Comme ça, vous seriez notre fille tout à fait, ajouta Mme Freysse un
soir à la fin du dîner.

La conclusion de ce speech intimida le mari. Ses regards, après s'être
fixés un instant sur la jeune fille, se détournèrent vite.

Mme Freysse embrassa Marceline. Lui:

--Je vous aime beaucoup, voyez-vous, et je vous estime autant. Je ferai
tout mon possible pour que vous soyez heureuse, que vous épousiez un
brave garçon qui vous rende la vie facile.

Il dit cela tout blême d'une pâleur subite. Marceline s'en troubla. Elle
sentit qu'il faisait un effort terrible pour parler de telles choses. Sa
voix basse et tremblante l'avouait jaloux par avance de ce futur qu'il
proposait.

Sa femme lui demanda s'il n'était point malade.

--Je ne me sens pas bien. Je vais fumer un cigare dehors.

Il sortit.

Sur la nappe jaunie de gaz les verres à liqueur et les tasses avaient un
miroitement doux. Le tapage bruyait infiniment dans l'avenue.

Les petites un peu endormies, avec des sourires mous de leurs lèvres
rosâtres, s'allongeaient sur les genoux, sur les bras de leur amie. Les
longs cheveux si pâles et si clairs et les robes blanches faisaient une
grande tache de linceul parmi la pièce sombre aux tentures de draps
verts.

Mme Freysse compta les petites cuillers de vermeil et ferma le tiroir.
Puis, assise, elle se mit à réciter ses malheurs, non sans avoir rempli
de curaçao deux minuscules hanaps.

--Oui, elles tiennent de moi, les pauvres chéries. J'ai toujours été
palotte comme ça et souffrante, au couvent on me traitait par le fer. Ce
ne m'a point guéri. Cependant j'étais devenue assez forte quand je me
suis mariée. Mais ma première couche me rendit fort malade et longtemps.
Depuis la seconde j'ai, au ventre, un mal qu'il faut opérer deux fois
l'an.

Elle louangea son mari. Avec une sollicitude admirable il la soignait.
Et pourtant ce ne devait pas le ravir, si jeune encore, de posséder une
femme maladive. Elle avoua trente-cinq ans. Marceline l'avait crue
vieille. Elle continua.

--Nous avons eu nos enfants très tard. Emile voulait un garçon. Je ne
lui ai donné que ces pauvres chétives.

Perdue en ses rêveries, Marceline cessa d'écouter. Cet éloge de M.
Freysse l'émut à l'extrême. Il lui occupait l'esprit de son geste propre
et vite, de sa barbe pointue à la manière des seigneurs d'autrefois, de
ses yeux gris où elle lisait pour elle une passion franche. Voici que
son coeur de femme se pinçait à la faire souffrir. Ensuite le désir de
vaincre en influence cette grosse Léontine, de triompher, d'assurer son
avenir riche; prévues aussi de très tendres caresses d'âme, d'épidermes
lisses où ils se mêleraient... et une lacune; son ignorance de chaste
l'arrêta. Mais tout n'annonçait-il pas un mystère plus heureux encore
qui, une fois connu, liait avec le charme de délices nouvelles et
suaves?

Le prochain départ de Mme Freysse lui apparut comme une espérance. Elle,
s'en gourmanda. Et cependant parmi les diverses conjectures les plus
raisonnablement édifiables en but de bonheur, elle revint toujours à la
persuasion de se donner pour acquérir l'indispensable pouvoir. Au moins
fardait-elle de ce motif pratique la grande envie d'amour qui l'ardait.
Puis, s'apercevant qu'elle se mentait à elle-même, des rages pleurantes
la terrassèrent. Elle ne se consolait point de sa faiblesse d'âme, cette
faiblesse qui avait perdu Henriette, cette faiblesse qui la perdait
aussi.

La famille partie, M. Freysse ne s'empressa point davantage auprès de
Marceline. Plutôt il semblait la fuir. A table, il maintint la
conversation sur les affaires, même il pria la caissière de prendre
cette heure pour lui expliquer les événements commerciaux survenus.

De Jacques Plowert, son voyageur en Orient, il lui parla, non sans
insistance, et lut ses lettres éloquemment descriptives des pays
levantins où cet homme colligeait des tapis anciens et des soies lamées.

Jacques Plowert, engagé fort jeune dans l'artillerie, était parvenu
rapidement au grade de sous-officier; un malheur, la culasse d'un canon
éclatant à l'essai de la pièce, l'avait rendu manchot du bras gauche. M.
Freysse montra sa photographie: une figure ovale, de grands yeux, des
cheveux drus, un col rabattu, une barbe jolie et frisée. Il laissa
entendre qu'un intérêt dans la maison était acquis au voyageur depuis
trois ans déjà. De même Marceline possédait une part. On la doterait en
doublant cette part, si elle voulait l'alliance de cet intelligent
garçon. Calculés les bénéfices probables en la proportion de leur
apport, on transformerait la raison sociale sous deux ans au plus. Tous
ensemble alors travailleraient à parfaire la fortune commune, qui, vu
l'actuel mouvement des idées et du luxe, ne tarderait pas à devenir très
importante.

Toujours enthousiaste le marchand explique et jette les chiffres en
l'air d'un geste hardi. Il sourit, marche, s'avance et se recule. De
temps à autre il se passe le mouchoir sur les lèvres et rajuste son
binocle.

--Encore il faudrait savoir si M. Plowert... objecte Marceline
interloquée.

Elle hait M. Freysse pour cette persistance à lui offrir la vie d'un
autre. Alors il la dédaigne. Comme elle voudrait lui dire qu'il cesse
cette feinte, et qu'il la torture. Elle n'ose. Et son coeur tressaute
sous la griffure de la douleur. Les empressements, les attentions, cela
n'était que leurre. Un fou désir de tomber dans l'étreinte de cet amant
et de laisser fuir ces pleurs qui lacèrent ses paupières, ces pleurs qui
avoueraient.

Pourtant elle mime une froideur. Lui continue ses explications. Elle
regarde la lumière blanchâtre de l'avenue où clignote le défilé rapide
des équipages. Elle répète:

--Lui plairai-je au moins? Qu'en savez-vous?

--Mais vous plairez à qui vous voudrez plaire, Marceline; moi, un homme
marié, un père de famille, j'ai failli commettre des sottises pour vous.
Vous ne vous en doutiez pas, hein, avec votre mine froide et simple.
Oui, oui, riez; je me suis traité de vieux fou. C'est passé. Je me suis
dompté moi-même. Je ne vous aime plus que comme on doit aimer sa propre
fille. Je voudrais vous rendre heureuse; vous ôter de l'esprit la
vilaine tristesse qu'y a mise cette galopine d'Henriette. Croyez-moi,
épousez Plowert. Sapristi, je comprends que vous n'avez jamais eu l'air
de vous émouvoir pour moi, mais que diable! pour un beau garçon comme
Jacques.

--Il a un bras en moins votre beau garçon.

--Oh! que vous êtes méchante.

Et il partit. Elle le suivit du regard dans le lacis des promeneurs. Un
instant il s'arrêta sous un réverbère, et, tirant un carnet de sa poche,
le consulta. Puis sa tête fine apparut en pleine lumière avec des lueurs
dans les verres du binocle. Il héla un fiacre, monta. Et le fiacre
disparut par la brume violette.

                   *       *       *       *       *

Des jours et des nuits, Marceline songea. Elle revécut tout son amour si
fatalement méconnu, à cause de cette froideur. Des regrets, des
souvenances. Si, telle heure, elle eût souri à telle parole, peut-être
tout s'en fût suivi. Quand donc lui naquit la prime idée de cette
passion? Elle fouilla sa mémoire. Navrée, elle découvrit de viles
origines: l'avarice, la vanité, la lassitude. Insensiblement l'idée
s'était promue maîtresse. Les mérites évidents de M. Freysse l'avaient
conquise; et puis, au moment où les reproches d'Henriette lui
dénoncèrent les racontars des brodeuses; cet amour, brusquement, elle
l'avait su.

Tant que, obstinée, en son austère vertu, elle s'était prémunie contre
les tentatives, M. Freysse avait ourdi des tendresses pour la séduire.
Au contraire, à l'instant où elle eût enfreint l'honneur, de subits
scrupules le retenaient, lui.

Car elle comprend la délicatesse de l'homme qui, la voyant seule, sans
protection, chez lui, après le départ de Mme Freysse, ne l'a voulu
flétrir.

                   *       *       *       *       *

Puis, en elle, la douleur s'habitue et s'assoupit. Elle s'estime de
n'avoir point laissé connaître les arcanes misérables de son âme,
d'avoir souffert en soi et triomphé.

Acquise la certitude que Léontine va atteindre ou peut-être atteint déjà
les intimités charnelles du marchand, ses regrets et ses désespoirs
amoureux succombent. Elle se remercie de sa prudence. Au même titre que
cette grossière, elle eût servi de jouet et M. Freysse lui semble un
futile débauché inexcusable s'il ne possédait cet art du commerce.

                   *       *       *       *       *

Elle attendit Jacques Plowert.

Comme une échéance favorable, une date commerciale qui changerait la
routine de la maison et donnerait aux affaires une direction neuve. Le
parti convenable.

Pour l'intelligence elle le savait bachelier, écrivain habile,
descripteur éloquent, homme de goût,--ses envois charmaient toujours les
clients et ne restaient pas en magasin.--Pour le physique, ses
photographies montraient un garçon robuste, aux traits féminins, où se
devinait une peau lisse, où s'arrondissaient des yeux clairs. L'idée
martiale de sa blessure palliait l'odieux de la difformité. Un mâle
plastique, en définitive grand et tel, disait M. Freysse, que les dieux
en pierre du Louvre. Le parti convenable.

Même elle ne goûta point la curiosité des étreintes suprêmes. De là elle
détournait son esprit, très calme, se disant qu'elle saurait à date
fixe, que cela d'ailleurs ne devait apprendre rien de bien étrange,
puisque toute femme, sans peine, s'y conformait.

Mais l'étude des hautes spéculations commerciales l'accapara. Elle lut
des traités économiques, elle compléta ses connaissances sur la banque
et les systèmes de crédit. Ce mariage lui promet l'essor d'une richesse
sûre, richesse où elle vivra, au balancement des luxueux équipages, en
vénération parmi les financiers et les ingénieurs. Par l'argent elle
forcera un ruiné quelconque à épouser cette misérable Henriette. Ensuite
rien ne sera plus à souhaiter.

                   *       *       *       *       *

Jacques Plowert vint.

Il vint, une après-midi. Elle le reconnut tout de suite avant qu'il
entrât et bien qu'il n'offrît d'abord à la vue que son côté droit. Plus
maigre seulement que le représentaient les photographies. Le son de sa
voix, elle l'avait prévu. Il dit des choses particulières et
intéressantes. A table on parla commerce. Aussitôt les fiancés se
plurent. Elle se sentit à l'aise comme s'ils étaient unis depuis des
ans.

Très habilement, de sa main unique, il coupait les morceaux avec un
couteau de poche à lame courbe. Soudain il éclata de rire. Alors son
moignon sautilla dans la manche trop large: une chose pointue qui plissa
l'étoffe de la redingote. Pour la première fois, Marceline subit une
répulsion, l'envie de voir frissonner à nu ce bout de membre, de s'en
dégoûter et de fuir.

Et l'obséda cette pensée: quelle attitude prendre afin que son regard,
jamais n'y heurtât. Elle n'osa plus lever les yeux par crainte de voir
cette chose pointue qui frissonnait de rire. Comme une bête vivante,
distincte de la personne, et nantie d'une existence à part, alanguie
parfois, immobile en des torpeurs tristes, ou frétillante d'une horrible
danse.

De la fantastique vision elle ne se put distraire. Toutes les paroles
lui furent muettes jusqu'au départ de Jacques. Lui absent, elle garda
dans la mémoire l'aspect remuant et immonde.

Ce l'empêcha du sommeil, pendant des heures. Lorsqu'elle s'endormit,
elle rêva que ce moignon la poursuivait, mettait à ses lèvres un baiser
visqueux et chaud, tandis que Jacques éclatait d'un rire atroce, de ses
blanches dents. La terreur. Elle n'osait plus demeurer seule.
L'hallucination grandissait, lui suggérant les mille ridicules des
manchots, l'horreur des chaires découpées et saigneuses. Si Jacques
arrivait, cette horreur diminuait un peu. A ne point découvrir les
affreuses apparences prévues par ses cauchemars, elle se rassurait et
son esprit se reposait en une aise relative.

Le drap soyeux et neuf du vêtement drapait de noir la chose.

Pour fuir la hantise ridicule, elle tenta de concevoir le jeune homme
tel qu'il devait paraître avant l'accident. Jamais elle ne put rétablir
l'allure martiale de l'artilleur en son uniforme, toujours s'imposait la
manche vide et flottante, la manche noire.

Elle ne put se résoudre à consentir ce mariage. La seule appréhension
que _cela_ frôlerait sa chair, que _cela_ elle le verrait un jour à nu
lui donnait épouvantes et frissons. Comme M. Freysse la questionnait,
elle répondit non fermement. Puis elle avoua ses dégoûts,
l'insupportable malaise que cet homme lui boutait.

--Je sais bien que c'est imbécile, que c'est fou, mais c'est plus fort
que moi: je ne puis.

M. Freysse se dit très malheureux de ce refus. Toutefois il ne renouvela
point sa demande.

A quelques jours de là, Jacques Plowert partit pour l'Inde. Il ne
paraissait point autrement triste. A Marceline il présenta des adieux
très aimables.

Au fond, la jeune fille le regretta. Il eût si bien rempli ses espoirs.
Longtemps elle s'en voulut de la bête imagination qui l'avait prise.
Cependant, à de nouvelles instances, sa réponse n'eût point varié.

                   *       *       *       *       *

Par l'avenue les pluies d'automne s'éplorent. Aux balcons luit l'éternel
rire des enseignes d'or. Les fiacres louvoient vers les trottoirs
laqués. Le ciel cendreux s'effiloque aux toitures glauques.

Marceline guette les blanches poussières d'eau qui volent au ras de
l'asphalte, et fuient, et meurent; les blancheurs d'eau qui passent dans
les interstices des gens sombres, qui sèchent aux soies des parapluies,
qui s'effilent en minces luisures sur les vitres des lampadaires.

Assise derrière la caisse d'ébène, elle guette les blanches poussières
d'eau, tandis que ses doigts caressent le doux vélin du registre.


Dijon. Imp. Darantiere, rue Chabot-Charny, 65.




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