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Title: L'esprit impur
Author: Gilbert de Voisins, Auguste
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "L'esprit impur" ***


  GILBERT DE VOISINS

  L'ESPRIT IMPUR

  --ROMAN--


  ÉDITIONS GEORGES CRÈS ET Cie
  21, rue Hautefeuille, Paris

  Succursales:
  Paris, 116, Boulevard Saint-Germain
  Zurich, 7, Tiefenhöfe--Paradeplatz

  MCMXIX



_DU MÊME AUTEUR_:

    LA PETITE ANGOISSE, roman.
    POUR L'AMOUR DU LAURIER, roman.
    LE DÉMON SECRET, roman.
    SENTIMENTS, critique.
    LES MOMENTS PERDUS DE JOHN SHAG.
    LE BAR DE LA FOURCHE, roman.
    L'ENFANT QUI PRIT PEUR, roman.
    ÉCRIT EN CHINE.
    LE MIRAGE, roman.

_Prochainement_:

    FANTASQUES, petits poèmes.
    LE JOUR NAISSANT, roman.



IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE:

_Trente exemplaires sur vergé d'Arches (dont 15 hors commerce)
numérotés._


_Copyright by G. Crès et Cie, 1919_

Droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous
pays.



A

FERNAND DROGOUL

_TEMPORIS_

  _IN MEMORIAM PRÆTERITI
  IN INTENTIONEM FUTURI
  ET IN LAUDEM PRÆSENTIS_

G. V.



    SOYEZ BÉNI, MON DIEU, QUI DONNEZ LA SOUFFRANCE
    COMME UN DIVIN REMÈDE A NOS IMPURETÉS.

BAUDELAIRE.


    CELUI A QUI IL A ÉTÉ DONNÉ DE SOUFFRIR DAVANTAGE,
    C'EST QU'IL EST DIGNE DE SOUFFRIR DAVANTAGE.

DOSTOIEVSKY.



L'ESPRIT IMPUR



CHAPITRE PREMIER

UN PANTIN DE BOIS


Jacques Damien regarda autour de lui avec un peu d'ironie. Lentement il
se promena de droite et de gauche, reconnut des meubles, des tableaux,
divers objets, sourit à une petite boîte en laque rouge, posée sur un
socle noir, feuilleta, debout, un roman ouvert sur le bureau, leva le
coin de la tenture qui fermait la pièce, jeta un coup d'oeil dans le
salon, puis, après avoir, du doigt, redressé contre le mur un cadre
oblique, se déclara satisfait.

«Oui, murmura-t-il, ça peut aller. Deux ou trois jours encore, pour la
mise au point, mais, le tapis une fois posé dans l'antichambre et le
piano en place, je serai vraiment chez moi.»

Il s'assit à son bureau. Son visage rasé avait repris un air tranquille.
Quelques instants avant, on eût dit que Damien se moquait de tout, de
cette tenture rouge qu'il aimait pourtant, de ce fauteuil de cuir, de ce
vase chinois, de lui-même aussi. Maintenant, il écrivait une lettre
d'affaires un peu longue et commençait à s'ennuyer. Seul un petit spasme
bref du coin droit de la bouche montrait qu'il n'avait pas retrouvé tout
son calme.

Durant qu'il séchait une page sur le papier buvard, il s'interrompit
soudain et, se rejetant en arrière, porta une main à son front.

«Oh! s'écria-t-il à voix haute, pourvu que ce soit fini! pourvu que je
me sois trompé!»

Il entendit alors que l'on sonnait à la porte de l'antichambre et se
rasséréna.

«Sans doute, voilà Gautier. Oui, deux coups de sonnette, c'est lui.»

On soulevait la tenture.

«Je me sens tout à fait dépaysé, dit Gautier Brune en entrant, mais cela
me paraît fort bien, très réussi, très toi-même. Ton billet était
pressant: je suis venu, aussitôt mon déjeuner avalé... Rien de grave?

--Excuse-moi si je t'ai dérangé, mon ami, et merci d'être arrivé si
vite. Donne-moi toute ta journée; nous aurons peut-être à causer
longuement: il y a matière. Nous dînerons ensemble. Pour l'instant,
assieds-toi; ce nouveau divan est remarquable.»

Réunis, ils retrouvaient vite cette allure paisible et sûre que permet
une longue affection sans orages. On eût dit, à les voir, de deux
indifférents, si, de temps à autre, un sourire, une passagère expression
d'angoisse, un regard fraternel et confiant, ne donnaient à leur
entretien toute sa qualité. Ils se connaissaient bien pour s'être connus
depuis l'enfance. Ils ignoraient ces instants d'inquiétude qui troublent
l'amitié. On sentait qu'entre eux il n'y avait jamais eu aucun sujet de
plainte. Leur assurance provenait de là, comme leur sérénité coutumière.

«Jacques, je t'avoue que ton billet ne m'a, d'abord, pas rassuré du
tout, dit Gautier Brune; il n'était guère du ton que l'on prend pour
demander à un ami son avis sur une installation nouvelle, et puis j'ai
songé aux heures que tu viens de vivre. Mon pauvre Jacques! cette
rupture a donc été pénible?»

La tête en avant, les coudes aux genoux, les mains tendues, il parlait à
voix presque basse. Gautier Brune n'aimait le bruit ni chez lui-même, ni
chez les autres; sa nature y répugnait, ainsi qu'à toute violence hors
de propos, mais, par contre, il prisait les violences utiles, une
réponse nette, fût-elle meurtrière, un geste dur, bien placé.

«Et tu as souffert?»

Ce regard quêteur par lequel il interrogeait son ami le montrait en
entier. Certains mouvements fugitifs du visage expliquent toute une
façon d'être, de sentir, de comprendre et d'aimer.

Jacques Damien éclata d'un rire aigu.

«Ah! mon vieux! combien tu te trompes!»

Brune laissa paraître quelque mauvaise humeur. De larges épaules, de
vigoureuses mains, redoutables mais intelligentes, une solide carrure
que sa taille moyenne affirmait encore, donnaient, chez cet homme de
vingt-cinq ans, aux cheveux châtain clair, une singulière impression de
force. Cette impression, le visage glabre dont la mâchoire était trop
carrée, l'eût accentuée jusqu'à la brutalité, si les yeux ne l'avaient
presque démentie, des yeux gris, pleins de douceur, des yeux
accueillants et tranquilles.--Gautier Brune se portait bien, son teint
frais en témoignait, comme les méplats lisses de sa figure franche et
nue. Il prenait plaisir à se tenir en main, à se sentir maître de son
corps; il y trouvait une satisfaction très consciente, il en était fier.

Damien l'avait agacé par son rire sans gaîté. Il le lui dit:

«Mon petit Jacques, même en y mettant la meilleure volonté, je ne vois,
dans ce que je t'ai raconté, rien de drôle.

--Ecoute, illustre médecin; pour m'excuser, je te raconterai, en
quelques mots, la fin de mon idylle.»

Damien sourit encore, non plus par pose, mais pour se faire pardonner un
éclat de rire qu'il regrette.--Ah! que Jacques ressemble peu à son ami
Gautier Brune!--Un grand diable dégingandé, aux allures de pantin,
vigoureux cependant, sans rien de maladif, le corps marqué d'une façon
de désossement étrange, dû à sa maigreur, à sa souplesse d'acrobate, à
sa haute taille.--Des cheveux blond pâle, plaqués, découvrent un grand
front; les yeux, d'un bleu clair que l'on dirait parfois verdâtre, sont
faits pour le rêve. Leur regard sait se confier, se retenir, sait
implorer, sait plaire.

Le reste de la figure, d'une beauté un peu molle, régulière mais sans
accent, déçoit: un nez trop fin, une bouche élégante, un menton rasé
comme la lèvre, dessiné d'un trait qui manque de vigueur. On devine, à
ne voir que cette partie de la figure, un homme faible, mais le large
front découvert, mais les yeux pleins de mélancolie, d'ironie ou de
joie, de douceur aussi, n'offrent rien de banal. Particulière, enfin,
très particulière, cette maigreur osseuse de tout le corps, peut-être
même étrange; d'ailleurs Jacques n'admettrait pas qu'on le plaisantât
sur ses singularités physiques, et, jadis, plus d'un de ses camarades de
collège s'était vu corrigé très rudement pour avoir usé du sobriquet
«pantin de bois» qu'il tenait pour injurieux.

«Voici, dit-il, comment cela s'est passé. L'histoire, au demeurant, est
à peine amusante. Je m'étais débarrassé de ma petite garçonnière de la
rue Daru, afin de m'installer ici, et fis part à Juliette de mes
intentions. Elle s'en réjouit d'abord, pensant bien que je la
supplierais avant peu de partager avec moi ce nouveau foyer... ce
«nouveau foyer», tu entends? le mot n'est pas de mon invention! La jeune
personne voulut donc me donner des conseils, choisir mes meubles, mes
tentures, arranger, déranger, critiquer, écarter, proposer et disposer
suivant son goût. Ah! cher Gautier, le goût de Mlle Juliette Lancy! Tu
n'imagines pas cela! Elle n'aimait point le laid, non, elle aimait le
médiocre; à une étoffe hideuse, elle préférait avec courage une étoffe
sotte et, surtout, elle montrait un flair admirable pour distinguer
l'authentique du faux, au bénéfice du faux, naturellement.

«Sans doute aurais-je dû prendre mon mal en patience, mais, d'autre
part, je me sentais un peu nerveux de ce seul fait que j'éprouvais un
gros chagrin à quitter Maman, la maison où j'étais né, tant de
souvenirs, tant d'habitudes anciennes, bien assises, tout cela que
j'aimais et dont je me séparais avec brusquerie. Déjeuner et dîner
souvent avec quelqu'un, c'est autre chose, crois-moi, que de vivre à ses
côtés. Tu me diras que Maman demeure au premier coin de rue, à trois
minutes d'ici; je le sais, mais les distances n'y font rien. Il me
semble même que la sentir si proche augmente mon regret... non, pas mon
regret: ma peine...

--Jacques, je ne comprends pas, interrompit Gautier Brune. Pourquoi donc
as-tu...

--Laisse! Nous approchons de la péripétie de clôture.--Juliette devenait
de plus en plus insupportable. Un jour, elle me fit une scène à propos
des meubles de ma chambre à coucher, de vieux meubles de la maison, très
sympathiques, très fraternels, qui restaient sans emploi et que Maman
venait de me donner.

«Jamais je ne coucherai là-dedans! criait Juliette; jamais je ne vivrai
là-dedans! c'est lourd, c'est affreux!... C'est paysan!»

«Mais, ma chère, lui répondis-je, exaspéré, je ne te demande pas d'y
vivre, ni même d'y mourir... ni, surtout, d'y coucher!»

«Il y eut alors une crise de rage, puis un long discours, résumé
fiévreux de mes travers, de mes défauts, de mes ridicules, rappel de
plusieurs actions fâcheuses dont je m'étais rendu coupable, de mille et
un faits répréhensibles dont je porte la honte. Elle ne décolérait pas;
elle en devenait laide! Oui, Juliette, à coup sûr une des plus belles
filles que j'aie vues et qui, souvent, se montrait charmante, prenait un
air de maritorne!

--N'abuse pas! interrompit Gautier. N'oublie pas que tu l'as aimée!

--C'est indubitable. J'ai aimé une jeune femme que je pouvais montrer,
qui me faisait honneur, et dont le rire avait un joli ton. Cela a duré
deux ans... Mais, j'achève. Un soir, elle perdit toute mesure, me
reprocha de la quitter pour aller chez Maman, de ne jamais être auprès
d'elle, de lui préférer mes amis, de ne pas reconnaître son talent
théâtral... elle insista sur ce point... J'en passe. J'ai fini par la
mettre à la porte le plus poliment du monde, et depuis lors, nous
n'avons plus eu que des rapports épistolaires sans intérêt. J'ai tenu
bon. Elle s'emploie maintenant dans une revue, à Montmartre, où elle
chante: «Chatouillez mes gentils seins roses!» Le petit Lohéac est son
amant.--Voilà.

--Pourquoi ne m'as-tu pas tenu au courant? dit Gautier. Une lettre n'est
pas si pénible à écrire! Je pouvais toujours disposer de quarante-huit
heures; un télégramme m'aurait amené tout de suite. Pour nous faire
entendre l'un de l'autre, nous n'avons pas besoin de beaucoup de
paroles!

--Que veux-tu! J'ai l'habitude, pendant l'année ronde, de te voir
constamment; cette saison entière passée dans le Midi, (à propos,
comment va-t-il, ton vieux client qui va mourir chaque soir et reprend
goût à la vie aux premiers feux du jour?) ces vacances mordant sur
l'automne, m'étonnaient. J'avais trop de choses à te dire et de genres
trop disparates. Des lettres t'auraient paru insensées.»

Gautier Brune ne répondit pas tout d'abord, puis, très lentement:

«Merci, dit-il, mon vieux client va mieux et peut durer encore quelque
temps. Mais parlons de toi: cela m'intéresse davantage. Tu m'étonnes, tu
me chagrines, je ne te reconnais plus. Quatre mois d'absence
suffiraient-ils pour te changer? Je ne comprends rien à ce que tu me
dis! rien! Hier matin, dès mon retour, je vais chez ta mère; je t'y
trouve; c'est là que j'apprends que tu n'habites plus avec elle.
Pourquoi cette décision dont, manifestement, vous souffrez tous les
deux? En sortant, tu me dis dans l'escalier: «J'ai rompu avec Juliette,»
et tu t'éloignes. Ce matin, tu m'envoies un billet qui m'inquiète et
m'appelle ici. Ce ne sont point là tes façons coutumières, surtout avec
moi. D'ailleurs, chez ta mère où tu te montres toujours si exactement
tel que tu es, sans artifices ni pose, tu paraissais absent, et je suis
sûr qu'elle l'a remarqué.»

Jusqu'alors, Jacques était resté presque immobile, à demi couché sur le
divan, sans autres gestes que ceux commandés par les nombreuses
cigarettes qu'il fumait. Ecoutant ou parlant, il regardait obstinément
le plafond de la pièce et sa voix semblait froide, blasée. Il avait
raconté cette rupture avec Juliette sur un ton indifférent, presque
désintéressé, ainsi que l'on fait pour une anecdote banale, arrivée à
autrui, mais, aux dernières paroles de Gautier, Jacques bondit avec
souplesse, se redressa d'un coup par un sursaut de clown et s'écria, les
yeux égarés soudain, les mains grandes ouvertes, opposées comme à
l'ennemi que l'on repousse:

«Maman l'a remarqué! Non! non! pas ça! pour l'amour de Dieu! pas ça! Que
Maman reste en dehors de cette horreur! Oh! non! pas ça!»

Il y avait vraiment de l'épouvante dans son regard et, dans son accent,
une supplication pathétique, éperdue. Jacques gesticulait; sa figure,
ridée soudain, semblait vieillie; un instant, ses dents, serrées et
découvertes, grincèrent avec un petit bruit de meule.

Cet air de pantin démesuré que lui donnait sa maigreur devenait tragique
à ce moment; la figure mobile accentuait l'effet du corps souple par des
yeux égarés, d'expression dure, et par une bouche vaincue, molle,
tremblante, qui, depuis le grincement horrible de ses dents, demandait
grâce.

Gautier s'était levé. Il posa une main sur l'épaule de son ami, puis,
sans hausser le ton:

«Arrête-toi, dit-il, c'est assez.»

Brusquement, Jacques Damien parut se figer tout entier et, sans plus
bouger, debout, la face lâche, les bras tombants, Jacques Damien pleura.

Gautier Brune reprit:

«Jacques, tu ne m'as pas raconté ce dont tu souffres. Tu as donc perdu
confiance en moi? Cette rupture n'est qu'un incident; j'ai eu tort de
m'y attacher. Parle, maintenant, et je saurai comprendre. Tu pleures,
Jacques! Tu pleures quand tu pourrais t'expliquer! Tu n'es pas fou de
pleurer!»

On eût dit que Damien n'avait pas entendu tout de suite les paroles de
son ami. Elles lui parvinrent très lentement et de très loin. Peu à peu,
il les recueillit, en pesa le sens et sa figure se reprit à vivre, ses
yeux se délivrèrent de l'épouvante qui les possédait, ses bras se
dégourdirent, sa bouche se raffermit. Un instant, il fut calme, un court
instant, puis les tout derniers mots de Gautier le touchèrent: «Tu n'es
pas fou de pleurer!» et Damien perdit pied de nouveau.

Ce ne fut, au début, qu'un léger frémissement de la lèvre, mais ce
frémissement se précisa, s'expliqua en un sourire et, bientôt, le
sourire devint plus intense, devint narquois, devint cruel, jusqu'au
moment où, les yeux encore mouillés, Jacques éclata d'un rire
retentissant, bourru, jovial, goguenard, et qui s'accompagnait des
mouvements les plus grossiers de la pâmoison comique. Plié en deux, les
mains sur les cuisses, Damien riait. Soudain, il leva les bras en l'air,
dans un de ces gestes simples et forts par lesquels la joie du coeur
s'exprime parfois et qui ont toute la noble envergure d'une acclamation.

«Bravo! cria-t-il, bravo! voilà qui est vraiment trouvé! Bravo, mon ami!
Ah! la belle formule: «Tu n'es pas fou de pleurer!» Elle indique sans
insister, elle laisse deviner, mais n'affirme pas; elle suppose... avec
quelle élégance!... «Tu n'es pas fou de pleurer!» C'est d'une
psychologie hors pair! Oui! tu seras un grand psychiâtre! Je te vois
chef de clinique, demain soir! agrégé dès la fin de cette semaine! Je te
vois à l'Académie de Médecine, occupant toutes les chaires à la fois,
jouissant de tous les honneurs, couronné de toutes les roses et de tous
les lauriers: «Tu n'es pas fou de pleurer!» Oui, mon ami, je suis fou...
du moins, je commence... et, bientôt, je le serai tout à fait! Non, je
ne suis pas fou «de pleurer»; c'est parce que je me sens fou que je
pleure. Mais... mais... n'importe! Bravo, mon ami! Tu ne pouvais mieux
dire!»

Il se tut; il se laissa tomber mollement sur le divan et, d'une pauvre
petite voix suppliante, ajouta:

«Gautier! pas maintenant, je t'en prie! Je veux dormir un peu, dormir
une heure sur ce divan; je ne dors plus! Ce soir, je t'expliquerai, mais
pas maintenant! Je veux dormir... Reste près de moi.

--C'est entendu,» dit Gautier Brune.



CHAPITRE II

UN AUTRE PANTIN DE BOIS


Il dormit, en effet, plus d'une heure, lourdement, sans bouger.

«Comment te sens-tu? demanda Gautier Brune qui lisait une brochure,
assis près du divan.

--Mieux, merci... bien... très abruti pourtant.

--Il te faudrait encore du repos, dit Gautier. Je te verrais volontiers
dans ton lit.

--Un instant... Laisse-moi reprendre contact. Oh! j'ai du plomb dans le
crâne!... Quelle heure est-il?

--Cinq heures et demie.

--Cinq heures et demie! Voyons! me reposer! Y penses-tu? Maman m'a dit
qu'elle viendrait sans doute vers la fin de l'après-midi. J'ai de la
chance de m'être réveillé à temps.»

Il sauta à bas du divan et se secoua comme un chien mouillé.

«Maman peut arriver d'un moment à l'autre. Devant elle, du moins, il
faut que je me tienne; devant toi, je n'ai réussi qu'à me faire honte.
Je ne me croyais pas si pleutre... mais oui, si pleutre! Que veux-tu?
J'en avais trop lourd sur le coeur. Ces insomnies, ces heures affreuses
de dépression, mais surtout ces insomnies! Ah! ne pas dormir, se
retourner dans son lit jusqu'au jour, sentir le sommeil qui s'offre,
puis se retire, méchamment! Je parle du bon sommeil, non du coup de
trique inutile des drogues. Cela m'était déjà arrivé, mais, à ce point,
jamais!... Et puis il y a la peur, la peur qui fait crier, et puis il y
a... le reste!

--Le reste?

--Je t'en parlerai, mon ami. T'écrire ces choses, ce n'était pas la
peine; d'ailleurs, je n'osais pas. Je t'en parlerai, ce soir, si tu
veux. Oui, ce soir. Es-tu libre, ce soir? Nous irons dîner au cabaret.
Je n'ai pas encore de cuisinière; elle n'arrive que samedi. Et nous
finirons la nuit à Montmartre. Je t'en supplie, Gautier, ne prends pas
ta figure de médecin: c'est à l'ami que je parle, et au camarade.

--L'idée me semble absurde, dit Gautier Brune, mais, au fait...»

Il haussa les épaules.

«Et maintenant, dit Jacques, va-t'en, mon petit. Je veux être seul avec
Maman. Je t'attendrai ici, à huit heures moins un quart, en veston.

--Compris,» dit Gautier d'un air calme.

Il rentra chez lui lentement, la tête basse, à petits pas. Ce qu'il
venait d'entendre lui faisait une âme douloureuse, mais ce qu'il
pressentait le torturait de façon plus cruelle encore.

«Ah! le pauvre bougre! murmura-t-il, le pauvre bougre!... Et s'il
savait!...»

                   *       *       *       *       *

Dès que Brune fut parti, Damien remit en ordre les coussins du divan,
repoussa le fauteuil de cuir, déplaça quelques bibelots et, passant dans
la chambre à coucher voisine, se regarda dans une glace. Son visage
portait des traces indéniables de fatigue.

«Pourvu que Maman ne remarque rien... Heureusement, le jour baisse.»

Il se lava la figure à grande eau, se recoiffa, puis sonna son valet de
chambre.

«Louis, apportez les fleurs que j'ai mises dans un bol à l'office.»

Il disposa quelques roses rouges sur la cheminée du salon, d'autres,
jaune et safran, sur son bureau et ouvrit la fenêtre, trouvant qu'il
restait dans la pièce un relent de fumée un peu âcre.

Penché sur la barre d'appui, Jacques Damien considérait la rue, les
façades des maisons, les sommets d'arbres d'un square qui pointaient
au-dessus des toits gris. Il tâchait de vivre dans l'instant présent; il
se refusait à regarder l'heure échue; il s'obligeait à trouver un
intérêt pittoresque aux ébats de ce chien qui parcourait un balcon,
jappant menu, à ce gamin pressé, criant les journaux du soir, aux
voitures qui passaient, aux lointains d'air où tournaient des oiseaux et
que bleuissait le crépuscule, mais l'ombre moite de ce jour d'automne
apportait, quoi qu'il en eût, sa mélancolie. Soudain, il aperçut une
silhouette chère traversant la chaussée. Il lui fit un geste d'accueil,
ferma la fenêtre et courut ouvrir la porte d'entrée. L'ascenseur haleta
quelques instants.

«Maman, c'est vraiment gentil d'être venue me voir. Donne-moi ce petit
sac qui ne te sert de rien, enlève ton manteau, embrasse ton fils et
permets qu'il te fasse les honneurs.»

Une demi-heure plus tard, Mme Damien, assise sur le divan, causait avec
Jacques qui lui servait une tasse de thé.

«Je crois t'avoir tout montré, dit-il. Eh bien! franchement, que
penses-tu de mon réduit?

--Ton réduit, d'ailleurs assez vaste, est arrangé de façon charmante,
mon ami, et je t'en félicite...»

Un sourire moqueur courut sur ses lèvres; elle reprit:

«Il est même assez pratique, et je m'étonne, grand fantaisiste, que tu
aies songé à lui assurer cette qualité-là. Je prends note de quelques
petites choses qui te manquent.

--Maman chérie, tu es trop bonne! A ce propos... j'aurais bien besoin
d'un supplément de coussins pour ce divan. Ne te paraît-il pas un peu
nu?»

Elle se retourna.

«Oui, peut-être. Je t'en enverrai; je t'en ferai même quelques-uns avec
les chiffons arabes et persans qui me restent... Tiens! Qu'est-ce donc
que cela?»

Elle montrait, fixée au coin du mur, debout sur une tablette et dominant
la pile des coussins verts et rouges, une statue en bois, haute de deux
empans, fruste mais d'un caractère singulier.

«Comment! Je ne t'en avais pas parlé? C'est une idole de l'île de
Pâques, fort rare. Elle vient droit du Chili, je te dirai un jour de
quelle façon; l'histoire t'amusera.--Je l'aime bien, mon idole; elle me
rappelle cette anecdote que l'on m'a racontée d'un explorateur qui,
décrivant ses voyages à Baudelaire, maniait, roulait, culbutait et
tracassait une statuette en bois de ce genre. Baudelaire semblait fort
mal à son aise, ou, du moins, gêné. Il ne put, enfin, plus y tenir, et,
d'une voix grave, un peu scandalisée: «Monsieur, dit-il, de grâce!
Cessez de bousculer cette idole! Qui vous dit que ce n'est pas le vrai
Dieu?»

--Je croirais plutôt que c'est le vrai Diable, répliqua madame Damien en
riant, car il est affreux! affreux! malgré les beaux tons de rouille de
son bois. Allons, raccroche ta poupée au mur.--Sur d'autres points, j'ai
deux conseils à te proposer: d'abord, de mettre un rideau quelconque
devant ces rayons de livres reliés qui sont trop près de la fenêtre et
doivent recevoir le soleil en plein, puis, de bien vouloir, quand tu
invites une dame à prendre le thé, ne pas l'obliger à vivre dans un
éclairage de cave. On n'y voit goutte, mon enfant! Si ton électricité
marche, allume une lampe, sinon, j'irai demander une bougie à la
cuisine.

--Excuse-moi, Maman chérie!»

Pourtant, Damien hésita et trouva quelque difficulté volontaire à
tourner le commutateur, puis il s'en fut déranger des livres et des
papiers sur son bureau. Sa mère le regardait fixement quand il revint
dans la lumière.--Il se mit à parler aussitôt, d'une voix nerveuse:

«Maman, j'ai des reproches à t'adresser, des reproches graves!

--De mon côté, interrompit madame Damien, je t'en dirai autant.

--Oh! Quoi donc?

--Parle, d'abord...

--Tu penses que je plaisantais? Je ne plaisante pas. Tu sais bien,
Maman, que je déteste te voir ainsi vêtue! Voyons! Avec cette robe
noire, on dirait que tu as plus de cinquante ans!

--Je n'en suis pas si loin, Jacques! J'en ai quarante-sept!

--C'est pas vrai! Tu as trente-cinq ans, tout juste! J'imagine mal
comment tu t'es arrangée pour te procurer un fils de mon âge, mais tu as
trente-cinq ans, cela est sûr... et tu joues à la vieille dame!
Ecoute-moi: est-ce raisonnable? Tu serais en grand deuil que tu ne
t'habillerais pas autrement!... Il y a tout de même de longues années
que papa est mort!

--Tais-toi, mon petit! C'est aujourd'hui, précisément, le jour
anniversaire de sa mort, et je reviens du cimetière.

--Ah!... Oh! pardon, Maman!... Mais, tu sais que j'aime à te voir vêtue
selon ton âge apparent et dans un tout autre style. N'importe! J'ai fait
une gaffe cruelle et m'en excuse.

--Embrasse-moi...»

Il se pencha. De nouveau, elle le regarda avec attention, puis se pinça
les lèvres, comme pour retenir un sanglot.

«A mon tour, j'avais quelques reproches...

--Non, non, dit Jacques précipitamment. Pas aujourd'hui! Pas pour ta
première visite! Et puis, j'ai mal dormi, très mal; je ne veux rien
entendre de désagréable. Maman chérie, je m'y refuse!

--Alors, dit-elle, viens te coucher ici, mets ta tête sur mes genoux et
repose-toi. Reste tranquille, ne bouge pas, ne parle pas.»

Sans souffler mot, il obéit. Il se laissait aller à sa persistante
fatigue; il ne réagissait plus: il se sentait si faible! il laissait sa
mère lui caresser le front... Un quart d'heure après, il s'endormait
encore.

Du temps passa. Mme Damien regardait son fils. Elle aussi s'était
retenue pendant cette visite. Maintenant, elle pouvait oublier sa
contrainte, et le beau visage immobile, aux traits fermés, à la bouche
vivante et volontaire, aux yeux sombres, montrait toute sa douleur.

Elle glissa enfin deux coussins sous la tête du dormeur et s'échappa,
légère. Avant de soulever le rideau rouge, elle se retourna. Un sourire
courba ses lèvres quand elle vit, sur le divan, cette figure nue, si
apaisée, ce front si large, sous les cheveux blonds en désordre, cette
bouche entr'ouverte par le sommeil, et ces yeux clos.

Dans l'antichambre, elle rencontra Gautier Brune qui venait
d'arriver.--Ils causèrent quelques instants, debout.

«Oui, dit Gautier, ces insomnies l'éreintent. Je voulais qu'il se
reposât, mais, puisque c'est fait, il me semble qu'il n'y a nul danger à
ce que Jacques passe une partie de la nuit dehors. D'ailleurs, il y
tient beaucoup. Je dirai à Louis de le laisser dormir tard, demain. Ne
craignez rien, je veillerai sur lui. Je n'ai pas à vous répéter,
n'est-ce pas, Madame, que je l'aime bien?

--Je le sais, mon ami. Vous le prouvez assez... Au revoir!»

Elle s'en fut, et Gautier entra dans le salon.



CHAPITRE III

AU RESTAURANT


Un petit restaurant du quai de la Tournelle. La salle un peu basse, mais
point encombrée; des garçons propres, méticuleux, aux gestes précis;
leurs visages graves et fermés semblent consignataires d'un secret
d'importance. Près d'une fenêtre de coin, Jacques Damien et Gautier
Brune achèvent leur repas.

«J'aime cet endroit, dit Damien; c'est un lieu de retraite; on y mange à
bon escient. Cette salle a quelque chose de sérieux qui me divertit de
façon bourgeoise et mesurée; la cuisine est sérieuse, elle aussi; le
service est sérieux; trop, peut-être... et pourtant non! Je commence à
goûter le genre Louis-Philippe. Enfin, la vue est parfaite.

--Ajoute aux vertus de l'endroit, dit Gautier Brune, que l'on peut y
causer, ce que nous ne ferions certes pas aussi librement sur le
boulevard.

--Sachons donc profiter de cette licence tout en buvant notre café, dit
Jacques avec un sourire.»

Ils se turent, un temps, puis Damien reprit:

«Gautier, cela me gêne de t'avoir présenté un spectacle aussi excessif
de larmes et de déclamation. Un homme qui pleure, ça peut faire de
l'effet au théâtre, mais moi j'aurais dû exprimer ce que je sentais à
moins de frais, plus posément. Si tu le veux bien, nous déciderons que
l'incident est clos. Maintenant, je compte m'expliquer, sans gestes,
sans vociférations et, surtout, sans mouchoir.

«Il est évident que je me porte mal. Je m'en suis aperçu, il y a quatre
mois environ (tu venais de partir pour le Midi), lorsque j'ai commencé à
ne plus dormir. Une nuit sans sommeil, mon Dieu! c'est très désagréable,
ce n'est pas tragique: on s'en donne une raison plausible et l'on se
dit: je dormirai demain. Mais quand, le lendemain, on ne dort pas et le
surlendemain non plus, et que, durant le jour, on est pris de brusques
somnolences qui abrutissent sans reposer, alors mon ami, on finit par
s'inquiéter. Tu étais absent. Le médecin que j'ai consulté...

--Qui ça? demanda Gautier.

--Le docteur Stéphane... rue de Courcelles...

--Je connais... Pas bête, mais vieux... Continue.

--Le docteur Stéphane m'a donc offert un fort joli bouquet de bonnes
paroles douceâtres, en conclusion d'un examen très méticuleux et très
long. A l'en croire, il me fallait une hygiène stricte, une chasteté
relative... (je t'assure que ma rupture avec Juliette n'a aucun
rapport!) de la tempérance et du bromure. De cette liste, je n'ai retenu
que le bromure, sans autre effet notable que de m'accabler davantage.
Tout cela serait peu de chose et je te dirais seulement: «mon ami, j'ai
de cruelles insomnies qui m'ennuient fort», si je ne souffrais d'un
supplément d'inquiétude qui, je te l'avoue, me désarçonne.

«Un soir, je m'étais couché tôt, content d'avoir presque sommeil, mais
tracassé parce que Maman se plaignait depuis quelques heures d'une
horrible migraine, et tu sais si elle se plaint peu! Je lisais dans mon
lit, assez inattentif à ma lecture, l'oreille tendue, au cas où l'on
aurait besoin de mes soins et que l'on m'eût appelé. D'autre part, je me
disais: «ai-je sommeil? n'ai-je pas sommeil? vais-je dormir?» Je lisais
mal, je lisais avec peine: les lettres de la page dansaient étrangement
devant mes yeux. J'éteignis enfin pour me donner du repos, mais ne fus
pas long à rallumer. Au pied de mon lit, sur la traverse de cuivre, une
tête, éclairée du dedans, de la taille d'une pomme et qui ressemblait à
une pomme, avec un teint jaune et rouge de pomme, le même aspect
luisant, ciré, d'objet neuf, souriait d'un sourire fendu et, lentement,
dodelinait.

«Mon petit Gautier, même aujourd'hui, j'ai peur d'y penser: il me semble
que je pourrais la revoir, dodelinante et souriante, posée sur le
bouchon de cette bouteille de cognac. Dès que je me trouvais dans
l'ombre, soudain, la pomme reparaissait. On eût dit qu'elle était là,
tout le temps, et comme eût fait une lumière subite, que l'ombre seule
la révélait. Pourtant non... lorsque je rallumais, elle ne
s'évanouissait que peu à peu, elle y mettait le temps, elle fondait dans
la lumière, comprends-tu? et son sourire devenait triste en se perdant.
Parfois les rêves donnent des visions toutes pareilles qui épouvantent,
mais au matin on en rit. Un cauchemar, un simple cauchemar... Moi, je ne
dormais pas!

«Je t'assure, mon ami, que je n'ai pas cédé tout de suite à la peur.
J'ai résisté d'abord, je me suis donné des raisons. Cette pomme: une
pomme que j'avais vue, la veille, à la devanture d'un fruitier, rue de
Monceau. Je m'étais plu à la regarder, longuement, parce qu'elle faisait
figure parmi les autres fruits plus ternes, plus modestes. J'avais même
pensé la phrase: «Elle fait figure», et le mot «figure» prenait corps...
Rien de plus simple!... Un souvenir prolongé. Cela explique peut-être;
cela ne satisfait guère! J'en suis même arrivé, en désespoir de cause, à
m'imposer une idée absurde: «J'ai mal aux yeux. Je veux croire que j'ai
mal aux yeux. Il faut que j'aie mal aux yeux.» J'accepte aussitôt la
proposition comme une certitude et j'agis en conséquence. Le lendemain
même, Vialle, l'oculiste, m'affirme que mes yeux sont les meilleurs
qu'il ait jamais examinés. Quel homme spirituel! il me permet, pour peu
que l'envie m'en prenne et que j'y trouve le moindre plaisir, de
dévisager le soleil, à l'occasion, et sans lunettes noires. Hélas! mon
vieux Gautier! si flatteur que ce soit d'être comparé à un aigle, cela
ne m'a pas guéri!

«Deux nuits, souvent trois nuits par semaine, je revoyais sur la
traverse de mon lit cette pomme souriante. Elle y restait, suivant sa
fantaisie, quelques instants, une heure ou jusqu'au petit jour. Ah! j'ai
cru, parfois, que je deviendrais fou sans plus attendre et qu'en entrant
dans ma chambre, le lendemain, on verrait sur le lit une bête tordue,
hurlante et baveuse. Hurler! J'avais une telle envie de hurler! Certains
soirs, je devais me tenir ferme pour arrêter le moindre cri. Je savais
qu'il m'eût fait perdre la tête, j'en étais sûr. Mon ami, j'ai lu,
jadis, dans d'agréables romans psychologiques, la description d'un jeune
homme de bonne famille qui, lâché par sa maîtresse, mordait son
oreiller, et cela me paraissait bizarre, presque ridicule. Aujourd'hui,
je connais le goût d'un oreiller où l'on plante ses dents: rien de
savoureux, crois-m'en sur parole!

«Tu peux imaginer la gueule que je présentais au réveil! Maman s'en
apercevait bien! Et c'est alors, surtout, que je me suis laissé prendre
par la peur. L'idée que Maman se rendrait compte, un jour, de tout cela
m'épouvantait. Tu sais que mon père est mort quand j'avais douze ans,
d'une façon... comment dire?... Allons! du courage! J'évite la
difficulté... Reprenons.»

Damien se mit à parler d'une voix plus lente, plus appuyée.

«Tu sais, cher ami, que mon père est mort...

--Je sais, interrompit Gautier Brune. Passe!»

Mais Damien poursuivit:

«... Dans une maison de santé... que mon père est mort fou... Voilà!...
Cette pensée ne me quittait plus. Je me disais: «Je vais suivre le même
chemin et Maman souffrira, une seconde fois, tout ce qu'elle a déjà
souffert.» Des craintes de cet ordre, s'ajoutant à la sombre mélancolie
que je ressentais, me composaient une vie intenable. Il fallait mentir
assidûment, il fallait expliquer mes yeux battus, ma pâleur, cette
nervosité que je ne pouvais contraindre, certains gestes, certains
regards inconscients, mais qui n'échappaient pas à un observateur
affectueux... Voilà l'emploi de mes journées, mon ami... Et surtout, ah!
oui, surtout il fallait me plaindre, me plaindre diplomatiquement, ni
trop, ni trop peu. Mes insomnies... en ai-je assez joué de mes
insomnies!... Maman est-elle convaincue qu'il n'y a rien d'autre?... Un
beau soir, n'en pouvant plus, je me suis décidé à partir, à quitter la
maison que j'aimais, si pleine de souvenirs, à m'installer chez moi. Les
quelques bonnes heures où je me sentirais libre, je les passerais avec
Maman; quant à mes nuits, eh bien, j'en garderais l'épouvante pour moi.»

Gautier Brune n'avait pas encore prononcé une seule parole. Il écoutait.

«Tu es vraiment un brave garçon, prononça-t-il posément de sa voix égale
et calme. Je veux dire que tu es un garçon vraiment brave... Et depuis
lors, comment te portes-tu?

--Je vais mieux, répondit Jacques. Cette rupture avec Juliette m'a
secoué, je n'en disconviens pas, mais son effet, je pense, n'a pas été
fâcheux: des discussions, des querelles, des scènes de ménage, cela
occupe; d'ailleurs, je ne laissais pas d'en apprécier le côté comique.
D'autre part, les vacances finies, j'ai repris, au musée, mes heures de
bureau et je trouve un certain bénéfice à travailler régulièrement, à
classer des paperasses, à me promener dans les salles du Louvre, à
préparer une exposition et à réprimander, de temps à autre, les
gardiens... Enfin, je sors beaucoup, je fais la noce, je fréquente des
bars pittoresques et charmants...

--Est-ce bien utile? demanda Gautier d'un air sec.

--Mais oui! comment donc! ce sont des endroits pleins d'agrément, où
l'on s'amuse... en quelle compagnie! Parfois, quand je rentre au matin
chez moi, je dors mieux... pas toujours. N'importe, Gautier, je ne suis
pas solide. Cela m'est à peu près égal, après tant de nuits blanches, de
me sentir les reins brisés: une randonnée à cheval me fatiguerait de la
même manière, mais je m'habitue mal à un cerveau courbatu... et puis
j'ai peur que cela ne recommence, j'ai peur de revoir cette pomme!

--On tâchera que tu ne la revoies pas, mon ami!

--Ah! Gautier, j'avais si grand besoin de ton retour! Que veux-tu! les
bonnes gens que j'ai consultés étaient, je n'en doute pas, animés des
meilleures intentions à mon égard, mais ils ne savaient pas, ils ne
pouvaient ni sentir, ni, par suite, comprendre, au lieu que toi, tu me
connais depuis que nous jouions à saute-mouton sous les arbres des
Champs-Elysées.

--Nous reparlerons de tout cela, dit Gautier.

--Veux-tu, répondit Jacques, que nous poursuivions notre causerie en
plein air? La nuit doit être douce et l'atmosphère de cette salle me
semble maintenant un peu lourde. Nous marcherons le long du quai.

«Maître d'hôtel, je vous félicite au sujet du canard; tout à fait
réussi.

--Ah! Monsieur Damien! si l'on ne soignait pas les habitués de la
maison!...

--Décidément, cet excellent homme a quelque chose de sacerdotal, disait
Jacques en descendant l'escalier. Je ne lui aurais certes pas offert le
même compliment sur le cognac qu'il nous a servi, très inférieur à ce
qu'il était jadis, mais la moindre critique nous aurait valu un très
long discours.

--Le cognac n'était pas mauvais, dit Gautier, seulement tu en bois trop.

--Allons donc!

--Tu en bois trop.

--Gautier, tu m'embêtes.

--Bien.»

Ils se promenèrent quelque temps en silence. Parfois un tramway cornait
ou grinçait sur ses rails, mais la ville était paisible et le fleuve aux
reflets d'huile et de marbre noir coulait lourdement. Ils s'arrêtèrent à
la tête d'un pont; un petit point de lumière jaune brillait sur une
péniche amarrée.

«Regarde, dit Jacques, regarde ce rideau de mousseline et ce lien de
ruban qui paraît contre le carreau de vitre... Tiens! on a soufflé la
lampe. On dormira bientôt, là derrière, sainement, suavement, comme l'on
doit dormir. Ce spectacle a le goût charmant d'un secret... N'insistons
pas.»

Ils marchèrent encore.

«Oui, je te soignerai de mon mieux, reprit Gautier Brune, mais j'ai
encore deux choses importantes à te dire. Ecoute-moi. Nous nous
connaissons depuis l'enfance et ne nous sommes jamais quittés. Tu m'as
pris comme médecin et voici la première fois que j'ai à te soigner
sérieusement. Demain ou le jour suivant, nous parlerons donc de
médecine, de drogues, d'hygiène; ce soir, nous parlerons, si tu le veux,
d'une méthode. Je te soignerai de mon mieux, pourtant ne t'appuie pas
trop sur moi. C'est toi surtout qui te soigneras; il faut que tu te
guérisses toi-même. Si tu acceptes de le faire, alors j'ai confiance.
Jacques, ce sera une dure partie à jouer. De temps à autre, je pourrai
te donner un conseil, un coup de main, mais le grand rôle te reste à toi
seul. Souvent, tu te sentiras les bras rompus, et tu devras lutter quand
même; souvent, ta tête n'en pourra plus de souffrir et, néanmoins, quand
il sera relativement simple de te la casser contre un mur, tu choisiras
autre chose qui, peut-être, te fera souffrir davantage. La victoire est
au bout, et la paix, cette paix qui suit la victoire.

--Je tâcherai,» dit Jacques.

Il s'arrêta, les yeux à terre, réfléchissant et battant le pavé du bout
de sa canne.

«Etrange duel que tu me proposes!

--Un duel, en effet, répondit Gautier, un vrai duel entre un homme
malade et un homme sain, logés dans un même corps, entre un homme qui
souffre et un autre qui refuse de souffrir. Pour arriver à vaincre, il
ne suffira pas de la bonne volonté que tu possèdes déjà et de ton
courage, il faudra encore des ruses savantes, de la précision, de la
patience et une obstination de brute. Tu devras commander (n'oublie pas
que vous êtes deux), te donner des ordres clairs, ne plus rien y changer
quand tu les auras bien mûris, y obéir avec scrupule, ne jamais
discuter... puis, un jour, tu forceras l'ennemi dans un mauvais coin...
Le reste se fera tout seul. Alors tu t'assiéras dans ton fauteuil, mon
ami, et je te permettrai de te reposer.

--C'est bien... et quelle est cette seconde chose que tu voulais me
dire?»

Gautier hésita, un instant, avant de parler.

«Cette seconde chose, je ne te la conseille pas, je l'exige: un ami a de
tels droits. Demain, tu te rendras chez ta mère, aussitôt que possible,
et tu lui raconteras tout ce que tu m'as...

--Gautier! Gautier! tu n'y penses pas! mêler Maman à ces horreurs, c'est
indigne!... je t'assure... ce ne serait pas propre! Déjà, je l'ai peinée
si fort en la quittant! Elle acceptait tout, le coeur navré, sans se
plaindre. Elle m'a même beaucoup aidé dans mon déménagement. A quelqu'un
d'autre, elle eût sans doute paru indifférente, mais moi, j'ai appris à
lire son visage comme un livre. Gautier! laisse-moi mon enfer à moi tout
seul! N'y fais pas entrer Maman!

--... Et tu lui raconteras tout ce que tu m'as dit, ce soir, poursuivit
Gautier de sa voix la plus douce, tout, tout jusqu'aux plus minces
détails. J'ai réfléchi honnêtement; à cette heure, je suis sûr. Non,
Jacques, je ne commande pas, je supplie... sachant que j'ai raison.

--Il me semble, dit Jacques, que tu m'apprends à t'obéir à toi, avant de
m'enseigner l'obéissance à mon autre moi-même!

--Pour ta guérison, je compte beaucoup sur ta mère. Elle aimera mieux
souffrir ainsi que te sentir loin d'elle.

--Tu crois qu'elle a des certitudes à mon endroit? Tu crois donc...

--Je crois que tu as de grandes chances de guérir en te soignant
toi-même, avec l'aide de ta mère et l'avis occasionnel de ton médecin.
Je puis te connaître bien, mais elle te connaît mieux: elle t'a fait.

--J'irai donc, demain, dans l'après-midi. Ah! j'oubliais... Ses
dernières migraines ont été un peu allégées; elles durent moins
longtemps, il me semble. C'est grâce à toi. Merci.

--Longeons encore un peu le quai, veux-tu? dit Gautier Brune. Nous
regarderons l'eau couler, puis, si un dernier acte de revue t'amuse, je
suis de service.

--Je crains, répondit Jacques de m'être montré présomptueux. J'ai le
sentiment que mon lit me sera doux.

--Voilà un taxi qui passe, dit Gautier: je te poserai chez toi.»



CHAPITRE IV

BAR NOCTURNE


Damien restait debout, dans l'ombre, devant sa porte; le taxi de Gautier
Brune venait de disparaître au coin de la rue. Damien attendait; il
n'avait pas sonné. Savait-il, au juste, s'il sonnerait, s'il rentrerait
chez lui?...

«Gautier m'accorde sa confiance entière, songeait-il, et déjà je le
trompe; Gautier me demande d'être vaillant et je vais me conduire comme
un lâche, du moins, je le suppose... Mais quoi!... Si j'étais allé à
Montmartre!...»

Des images se présentaient à lui, colorées, pittoresques; il entendait
des chants et des rires. Ce n'étaient pas les chants et les rires de
Montmartre.

«En somme, je n'ai fait à Gautier aucune promesse de ce genre.»

Il regarda autour de lui. La rue, tachée de trois réverbères, lui parut
sinistre.--Dans son nouvel appartement, il trouverait, assurément, de la
lumière, un décor agréable, mais comment supporter la solitude, le
silence? Il se sentait déjà rompu... Assez pour se reposer là-haut?

«Si je me couche maintenant, je me prépare une mauvaise nuit de plus, au
lieu que, dans une heure ou deux, je serai vraiment fatigué; peut-être
dormirai-je; il n'y aurait pas de mal à ça!»

Il hésitait encore.

«Je n'ai presque rien bu, ce soir... quelques verres de cognac. Gautier
ne sait pas boire!... N'empêche que Gautier me croit dans mon lit, ou
près de m'y mettre.»

Un frisson le parcourut.

«Si je m'attarde ici, je vais prendre froid.»

Cette dernière pensée le décida. Il alluma une cigarette, tourna
brusquement le dos à sa porte et s'en fut d'un pas vif.

Jacques Damien marchait vers un but assurément bien connu. Il prenait à
droite, puis à gauche, il longeait quelque temps un boulevard, passait
devant un jardin public, suivait une petite rue, traversait une place,
et, plus il allait, plus son allure semblait dégagée, moins il sentait
sa fatigue. Pour un peu, il aurait couru.--Après une brasserie très
lumineuse et des maisons grises, d'aspect morne, voici un cirque, d'où
sortent des personnes que le spectacle ne retient plus (d'ailleurs, il
est tard). Jacques ne tourne même pas la tête, il marche toujours, droit
devant lui, d'un pas allègre, l'air content. Soudain, il s'arrête devant
une porte tournante. Il la pousse. Il entre.

La salle, de taille très médiocre, est vide; seul, le garçon s'y
promène, une serviette sous le bras. Des tables, des banquettes sont
rangées sur les côtés; un bar tient tout le fond, avec ses hauts
tabourets, son comptoir ciré, sa pompe, ses bouteilles. Pas un client,
mais Jacques se perche aussitôt sur l'un des tabourets. Il est comme
chez lui.

«Bonsoir, Victor, dit-il; j'arrive tôt.

--Bonsoir, Monsieur Damien; Mlle Bice sera là dans cinq minutes. Je vais
vous servir votre cocktail et vous donner de la lumière.»

L'instant d'après, la petite salle brille de mille feux. Cela donne aux
banquettes déchirées un air lugubre et laisse mieux voir la misère des
murs. Mlle Bice ne tarde pas, en effet. La voici à sa place, derrière
les bouteilles du bar, et souriant de ses lèvres fardées. Elle jette un
coup d'oeil dans une des nombreuses glaces qui l'entourent, vérifie
l'état de sa chevelure jaune et du plâtre de ses joues, puis,
satisfaite, entre en conversation avec Jacques.

«Victor a dû vous dire l'accident qui est arrivé à ce pauvre Tom. Il
s'est foulé le pied et ne paraît pas à la représentation de ce soir,
mais il viendra bientôt boire un verre.»

Des explications s'ensuivent. Cette foulure est d'autant plus
regrettable que l'on comptait beaucoup sur Tom pour le gala du
surlendemain.

«Mme Cervantès a repris son service et elle fera de la haute école sur
sa grande jument noire, mais ce n'est pas la même chose. M. Michel
voulait un numéro drôle et Tom avait inventé une farce épatante, un
chef-d'oeuvre, Monsieur Damien! On se serait tordu! Seulement, que
voulez-vous! les trois grandes culbutes de la fin seraient impossibles
avec un pied foulé!...»

Et Mlle Bice ajoute, en confidence:

«M. Michel n'y croyait pas, à cette foulure! Pensez donc! le médecin a
dû donner à Tom un certificat!»

Victor, qui ne perd pas un mot, se montre indigné d'un procédé pareil:

«Tout de même, dit-il, c'est triste de voir M. Tom traité avec si peu
d'égards, lui qui est un vrai artiste. Oh! il l'a très mal pris!... M.
Michel exagère!»

D'ailleurs, voici M. Tom Atkinson en personne. Il boite un peu et
s'aide, pour marcher, d'une canne. On ne reconnaît pas, sous cette
gueule épaisse de brute, la figure hilare du clown qui sait si bien
amuser les enfants. Son gros corps est sanglé dans un veston clair; une
cravate saigne à son cou ridé de vieillard gras. Tom s'installe près de
Damien et la conversation reprend.

«On vous a dit, Monsieur?...»

Oui, Damien est au courant, mais il lui manque divers détails dont il
s'enquiert et que Tom défile d'une voix cassée, marquée d'un étrange
accent d'écurie anglaise.

«Ah! vous, Monsieur, vous êtes un gentleman, vous pouvez comprendre!»

Damien comprend tout, en effet, il s'intéresse à tout. On fraternise et
la chronique des événements de la semaine se déroule.--A-t-on eu raison
d'engager cette troupe japonaise qui travaillait à Londres?

«Ils ont du talent, c'est certain, mais ils manquent d'invention.»

Tel est l'avis de Mlle Bice.

Chacun donne le sien; néanmoins, on se tait à l'entrée de M. Michel, qui
ne fait que passer et rentre chez lui, après avoir serré la main de
Jacques. En partant, il dit à Tom:

«Sous le prétexte que vous avez mal au pied, ne vous soûlez pas trop, ce
soir.»

Tom salue en esquissant sa plus belle grimace.

«C'est un mufle!» déclare Mlle Bice quand M. Michel est sorti.

Et ses lèvres expriment un dédain supérieur.

«_A bloody pig!_» dit Tom.

Un vieux pianiste, assez pittoresque mais très sale, s'est caché
derrière le paravent qui, dans le coin de gauche, masque un piano
honteux. Il jouera, tous les quarts d'heure, une valse; durant les
intervalles, il vient causer au bar avec Mlle Bice qui l'abreuve
discrètement. Mlle Bice est sa fille. Elle le tutoie et l'appelle «cher
maître!» Il lui dit «vous» avec une parfaite dignité, même quand il
s'enivre.

«Cher maître, tu as une bonne tête ce soir! Comment va maman?

--Béatrice, votre mère est depuis longtemps couchée. Une épicière doit
dormir, la nuit.

--Alors, toi, cher maître, viens prendre ton cognac.

--Cette enfant est peu respectueuse. Excusez-la, monsieur Damien.
Désirez-vous que je joue _Suprême Ivresse_ ou _Folle Etreinte_?»

Jacques choisit et continue à boire.

La salle se remplit peu à peu. L'aimable adolescent qui fait son entrée
n'est ni un acrobate, ni un danseur, c'est un très petit homme de
lettres, blond, bien sanglé, trop gentil. Sa bouche a forme de cerise;
une cigarette semble y tenir tout juste. Il souffle nonchalamment la
fumée et en suit les volutes avec un air ravi. Il parle à Damien d'une
plaquette de délicats poèmes qu'il publiera vers la fin du mois, mais
Damien discute avec Mlle Bice la composition autrement importante d'un
prochain cocktail.

«Tâchez de le réussir, ma chère, et, en attendant, donnez-moi un
whisky-soda.»

Encore un client: ce gros homme court, aux jambes épaisses, est, à ce
que l'on dit, peintre de son métier; il fait aussi de la musique; il
fait surtout des affaires, (on ne sait précisément lesquelles); il est
fort riche; son valet de chambre paraîtra, peu avant l'aube, pour le
ramener chez lui. Très bavard, il entame avec le jeune poète une longue
discussion, il critique les derniers concerts, le dernier salon, il
explique savamment le dernier scandale.

«Et Mme Cervantès, que devient-elle?» demande Jacques.

Mme Cervantès, qui souvent rend visite à ces messieurs du bar, s'est
excusée. On ne la verra pas, ce soir; on s'en désole. Mme Cervantès ne
cause pas, n'ayant jamais rien à dire et parlant peu le français, elle
ne boit pas ou ne boit que du lait chaud, mais on s'est habitué à sa
présence muette. Sans elle, on ne se sent pas au complet.

Deux journalistes, un jongleur américain et deux dames de music-hall
n'apportent à la compagnie aucun intérêt nouveau. On bavarde en petit
comité, on fume et, surtout, on boit. Un couple mondain tout à fait
inconnu apparaît, l'homme en habit, la jeune femme les épaules couvertes
d'un somptueux, d'un sensationnel manteau de soie. Ils regardent autour
d'eux avec curiosité. On leur a recommandé sans doute d'inviter le vieux
clown; ils l'invitent donc à leur table en termes d'une extrême
politesse. Tom accepte; il mange, il boit, mais ne dit pas grand'chose,
ou c'est alors à Damien qu'il adresse de courtes phrases, à Mlle Bice,
au pianiste, et le couple s'étonne en silence de ses mauvaises manières;
les regards échangés sont éloquents. Néanmoins, Tom fait un effort: il
admire le manteau somptueux, il le touche, il le palpe, il en manie un
pan, de ses doigts épais il en caresse les broderies.

«_Fine silk!_» dit-il aimablement.

La jeune femme sourit à grand'peine et ce spectacle amuse Damien.

L'une des dames de music-hall chante. Cela augmente le bruit.
L'accompagnement terminé, le pianiste reprend ses valses et l'on danse.
Damien se demande s'il dansera aussi, dans le petit carré que l'on
réserve à ces ébats. Non, il lui faudrait être plus sûr de ses jambes,
et puis les deux théâtreuses encombrent maintenant toute la place aux
bras du jongleur, qui danse à ravir, et du poète blond. Damien se
contentera de boire.

Le temps passe. Damien a beaucoup bu. Soudain, il se redresse, il
descend de son tabouret.

«Victor, dit-il, mon pardessus, je vous prie.

--Monsieur ne se sent pas bien?

--Si, parfaitement, merci.»

Victor salue en empochant une pièce et tend à Damien sa canne.

Jacques a les yeux fixes, la bouche mobile et nerveuse. Il traverse la
salle d'un pas mécanique, le corps très droit, le regard halluciné. Ses
lèvres molles tremblent toujours. Il arrive à la porte, il la pousse, il
sort.

«En voilà un qui est mûr, dit Mlle Bice.

--Moi, il me plaît, ce garçon! dit le vieux pianiste.

--C'est un homme très comme il faut,» dit Victor qui s'y connaît.

La jeune femme en manteau somptueux paraît scandalisée.

«Allons-nous-en! dit-elle.

--Ben quoi! dit le jongleur entre haut et bas, il est fin saoul! C'est
pas rare!»

Et Tom, qui a suivi Jacques des yeux d'un air inquiet, déclare qu'il
l'eût volontiers accompagné chez lui si son pied foulé ne le faisait
tant souffrir.

Cependant, Damien marche dans la rue d'une façon volontaire et mal
assurée. Il se lance en avant, mais il vacille; il marche aussi comme
les aveugles, en tâtant parfois du bout de sa canne le bord des
trottoirs. Arrivera-t-il? Voici sa rue, voici sa porte. Il sonne, il
ouvre, il entre, il referme la porte. Il réfléchit un moment avant de
s'engager dans l'escalier à la rampe duquel il se tiendra... Et le voici
chez lui, dans sa chambre, bientôt.

Peut-être Jacques dormira-t-il, cette nuit... Il a encore très peur,
mais l'heure est tardive, maintenant, et il se sent si fatigué!



CHAPITRE V

RAISONS MATERNELLES


Quand Mme Damien vit entrer Jacques, elle posa sur un guéridon le carré
d'étoffe persane dont elle comptait faire un coussin, tendit les bras à
son fils et l'embrassa. En somme, sa mine n'était point trop mauvaise,
il semblait détendu. Mille petits soins, un bain prolongé, lui rendaient
son aspect habituel. Quelque temps, ils causèrent des événements du
jour, échangèrent leurs raisons d'admirer ou de s'indigner, d'être
étonnés ou indifférents, suivant ce que leur avaient appris les journaux
du matin, les revues ou le bruit public. Jacques se promenait devant sa
mère, de long en large. Il s'assit enfin et demanda:

«Tu n'attends aucune visite? Nous serons tranquilles? C'est parfait.
Reprends ton travail, s'il ne t'ennuie pas, et laisse-moi la parole.
Maman, j'ai une très longue et très lourde histoire à te raconter.
Ecoute-la aussi paisiblement que je ferai moi-même pour te la confier.
Voici de quoi il s'agit.»

Et il entreprit sa tâche.

Son accent fut calme, simple, posé. Il surveilla le ton de sa voix; il
en mesura l'émotion, sans affecter de froideur; il dit avec scrupule
tout ce qu'il devait dire, tout ce qu'il avait promis, tout ce qu'il
s'était promis de dire.

Dans son fauteuil, Mme Damien écoutait, le corps droit, la tête un peu
penchée, les doigts occupés autour du carré d'étoffe qu'elle avait
repris. Souvent, elle levait les yeux sur son fils, mais Jacques ne se
laissait guère voir. Assis, les deux coudes posés sur les genoux
ouverts, le dos voûté, il s'adressait, semblait-il, au tapis et ne
faisait d'autres gestes que de petits mouvements explicatifs des mains
qui se joignaient, se séparaient, retombaient mollement, se fermaient
parfois en une crispation de peur ou de volonté subite. Quant aux yeux,
ils restaient obstinément fichés en terre.

Les paroles de Jacques se suivaient, sensées, douces, réfléchies. Mme
Damien n'avait pas dit mot. Un galon d'or faisait presque le tour du
nouveau coussin.

«De sorte, Maman chérie, que j'aurai plus que jamais besoin de toi.
Gautier en est persuadé et moi, tu penses bien...»

Ayant fini, jugeant superflu d'épiloguer, il se tut, se leva et baisa la
main de sa mère.

Un très long silence... Jacques Damien attendait, Mme Damien songeait.
Elle ne préparait presque pas sa réponse, elle songeait, simplement,
comme l'on se repose. Puis, elle dit:

«Ce qui me touche plus encore que la confiance que tu me prouves, c'est
la manière dont tu t'y es pris pour me la prouver. Merci, mon enfant.
Lorsque ton père est mort, j'ai compris que je devais me débrouiller
toute seule dans la vie, sans aide, sans conseil. Ce soir, j'ai
l'impression bien différente d'avoir auprès de moi un honnête homme, sur
lequel je peux m'appuyer. Jacques, tu m'inspires une grande pitié, cela
est certain, mais (ne m'en veuille pas!) autre chose me touche en ce
moment. J'éprouve une sorte de joie qui est de me dire: ce garçon-là est
vraiment fait pour la vie; il suivra son chemin, il marchera sans
béquilles. Merci, mon petit, merci de cette joie dont je souffre
pourtant. Mais non! tu ne dois rien comprendre à mes paroles: ce n'est
pas ainsi qu'une mère console son enfant. Mais tu ne sais pas... je t'ai
empêché de savoir. Maintenant, je te demande de te montrer courageux,
une fois encore, et je te parlerai à mon tour, je te ferai une
confession. Accueille-la comme j'ai accueilli la tienne.

--Maman chérie, dit Jacques, je t'écouterai de toute mon attention.»

Et il pensait:

«Ah! les affreuses paroles que je vais entendre! Maman me dira que mon
père est mort fou; je le sais! qu'elle a souffert le martyre; je le
sais! que papa était toute sa vie; et je le sais aussi!»

Mme Damien regarda, un instant, devant elle, plus loin que les murs,
plus loin que l'heure présente, dans le temps passé, puis elle reprit:

«Tu oublieras surtout que je suis ta mère. Ne me regarde pas. Figure-toi
une jeune fille assez agréable... on me disait même belle, à cette
époque, parce que j'étais grande et mince, parce que je dansais bien et
que je savais rire, malgré mon air grave... Et puis, tu comprends,
j'avais dix-huit ans, une jolie taille, des cheveux sombres, et je
portais des robes seyantes... on m'a beaucoup fait la cour; de nombreux
jeunes gens m'ont dit qu'ils m'aimaient et ils demandaient ma main. Moi,
je ne les aimais pas; souvent, ils me plaisaient, mais je ne les aimais
pas: je répondais: non. Et, un soir, au bal, j'ai vu ton père.

«Ah! Jacques! tu n'imagines pas ce qu'il était! Son charme, je ne l'ai
retrouvé chez personne! Cette voix douce, musicale, toujours tendre
d'accent, ces gestes amusants et gracieux, ce regard enfin, ce regard
qui semblait vraiment une caresse! J'avoue que je perdis la tête et me
jurai, dès ce soir-là, que j'épouserais le lieutenant Alfred Damien ou
que je resterais fille.»

Elle désigna du doigt un portrait pendu au mur.

«Cette toile ne donne rien... ses traits, tout au plus, et encore le
peintre n'a-t-il rendu de son visage que... passons! Je l'ai épousé et,
pendant deux ans, j'ai connu ce bonheur dont on rêve parfois, mais qui,
néanmoins, n'est pas fait pour être vécu. Je pensais qu'il durerait
toujours!

«Mon enfant, c'est alors que tu es né. Certes, j'en aimai ton père
davantage, mais tu me fis sortir du conte de fées où je me complaisais:
en vérité, tu m'éveillas. Des écailles me tombaient des yeux, je voyais
clair, je regardais autour de moi, j'apprenais un peu ce qu'était ce
monde où l'on vit, où l'on souffre, car tu m'avais fait souffrir
terriblement, cher petit! Je n'étais plus enveloppée dans une seule
pensée d'amour; le simple devoir de te nourrir me rappelait à moi-même
en m'appelant à toi.

«Vers cette époque, ton père me causa un vif chagrin, le premier, en
donnant, et cela sans raison apparente, sa démission de l'armée où une
carrière magnifique lui paraissait promise. Il me le dit, un soir,
déclarant qu'il voulait, dorénavant, vivre sans rien faire, que le
cheval le fatiguait, qu'il devait se soigner, et qu'au surplus, il en
avait assez du métier des armes.

«Je m'étonnai d'abord, je m'indignai un peu. Ton père semblait bien
portant, et cette ambition de paresse, quand je le croyais poussé par
une ambition de gloire, (une jeune femme se forge tant de fantômes!)...
je ne comprenais pas! Il démissionna donc.--«Tu devrais m'en savoir gré,
disait-il, je resterai davantage à la maison, près de toi; nous
causerons, nous nous connaîtrons mieux.» Ah! que cette parole était
pleine de sens! Il m'a mieux connue, sans doute: il a découvert en moi
une femme cruelle qu'il ne soupçonnait guère, mais moi, je l'ai mieux
connu aussi: sous l'homme charmant, j'ai découvert le pauvre homme. En
le regardant, je voyais certains traits de son visage dont l'aspect
était pour moi nouveau: le menton fuyant, la bouche molle, quelque chose
de faible, tout ce que le peintre a si vite trouvé dans cette figure
dont il n'a pas rendu l'exquise beauté.--Jacques, c'est affreux que je
te parle ainsi, et, pourtant, je ne vois d'autre chemin à suivre que ce
rude chemin qui nous blesse tous les deux.

--Continue, dit Jacques, continue, Maman chérie.

--Il tomba malade. Il souffrait d'une névrose que de vagues
hallucinations, sans corps, flottantes, mais d'autant plus
épouvantables, peut-être, rendaient particulièrement affreuses. Ton père
avait peu d'imagination, je veux dire qu'il ne se représentait pas les
choses du monde et de la pensée, comme tu fais, par de vraies images
peintes sur la conscience; sa torture ne prit jamais une forme nette.
C'étaient des angoisses difficiles à décrire, une inquiétude trouble qui
grandissait, qui s'imposait mais ne se précisait pas, un cauchemar sans
contours. Tout en le soignant, comme je l'aurais plaint, si... mais je
l'ai soigné, jour et nuit, je te le jure! avec dévouement, avec passion,
sans faiblir ni laisser jamais la place à d'autres! J'ai fait tout ce
que je pouvais, suivant strictement les ordres et les conseils des
médecins: une politique subtile de tous les instants... Oh! ce visage
impassible qu'il me fallait garder, à des heures où les larmes auraient
été si douces! et aussi cette comédie que je devais jouer!

«Quand il dormait et qu'une plainte s'échappait de ses lèvres, aussitôt
je me penchais, je guettais son regard, derrière les paupières closes,
je tâchais de sourire, pour qu'à son réveil, il me vît d'abord, moi
qu'il aimait, et se rassurât. Parfois, je chassais ainsi l'horrible
rêve, parfois le dormeur s'éveillait en poussant des cris affreux, et
m'écartait de lui. Alors, je le suppliais de m'écouter, je le raisonnais
pendant qu'il battait l'air de ses bras, j'essayais de détruire sa
chimère... et cela durait jusqu'au matin.--Oui, je t'assure, Jacques, je
l'ai bien soigné; j'ai si peur que tu en doutes! mais je ne pouvais pas
le plaindre: je veux dire que je ne pouvais le plaindre avec générosité,
comme l'on plaint un homme valeureux qui s'est défendu longtemps, de
toutes ses forces, et qui est tombé enfin. Je ne pouvais pas le plaindre
ainsi, parce qu'il était lâche.

--Oh! Maman!

--Tu protestes... C'est ce que j'attendais. Tu as raison, et, avec ton
père, j'ai dû me montrer impitoyable... Oui, peut-être... Eh bien, non!
cet homme que j'avais aimé avec mon coeur entier, avec mon corps
entier... pardon, Jacques, mais il faut bien que je le dise, puisque je
me défends, ce soir! cet homme, que je croyais un galant homme...»

Elle devint soudain très pâle et murmura d'une voix à peine perceptible:

«Non! Je ne puis te laisser savoir ces choses!

--Parle, Maman chérie, dit Jacques; je te le demande.»

Son attitude était calme, il ne montrait aucune nervosité, seulement il
penchait un peu la tête comme un homme qui se prépare à recevoir un coup
sur la nuque.

Elle parla ou, plutôt, une plainte lamentable s'échappa de ses lèvres:

«Il buvait! mon enfant! Il s'enivrait, avec des cochers et des
concierges, chez le marchand de vin du coin de la rue! Il allait boire à
la cuisine avec son valet de chambre! Je l'ai vu! Il ne lui suffisait
pas de boire, il devait boire en compagnie basse. Son caractère, déjà
faible, ne résista pas à cet avilissement et, dès que la maladie
l'assaillit, ton père voulut fuir. Chaque jour, il cédait du terrain. Or
la maladie, cette terrible habitude, est aussi un terrible adversaire à
qui tous les moyens sont bons, l'audace, la patience ou la ruse. Il est
traître, il est fort, il est habile, surtout, et posera vite son pied
dans l'empreinte qu'une reculade aura vidée, mais cela, le pauvre homme
se refusait à le sentir. Avant peu, il devint comme un enfant. Il
fondait en larmes, il se mettait à crier. Je le trouvais souvent, assis
au milieu du salon, par terre, et pleurant parce qu'il avait peur que le
cauchemar ne revînt. Si je t'ai éloigné de la maison, à cette époque,
c'est que tu aurais trop bien entendu ses cris et ses plaintes, car
elles étaient de ton âge, en quelque sorte: tu criais ainsi, tu pleurais
ainsi, pour un ballon crevé ou une blessure au doigt.

«Note que ton père, dans l'intervalle de ses heures d'angoisse,
redevenait l'être exquis que j'avais connu; ses crises d'ivresse étaient
vraiment des crises où il se perdait d'esprit et de coeur; ensuite, il
réapparaissait quelque temps, l'air un peu effrayé, le regard instable,
mais charmant à son ordinaire, séduisant, délicieux... On retrouvait
Alfred Damien presque pareil à lui-même... du moins, les autres. Moi,
non, car moi, je tremblais toujours!--Devant son fils, il se montra
d'abord d'une grande prudence: il ne s'approchait de toi que lorsqu'il
se sentait libre, comprends-tu? et alors, comme il savait t'amuser! Dès
qu'il entrait dans la chambre, tu riais aux éclats. Mais, un soir (je ne
sais où il avait roulé, la veille), il fut attaqué par son cauchemar,
près du petit lit où tu dormais. Il te réveilla et tu te mis à crier
avec lui. Quand j'accourus, il te tenait dans ses bras, te suppliant de
le délivrer du vilain diable, du méchant sorcier qui le faisait tant
souffrir. Tu répondais: «Pauvre papa! pauvre papa!» Je t'arrachai à lui,
et, cette nuit-là, ce fut mon fils que je soignai. Tu ne t'endormis que
fort tard, les yeux encore trempés de larmes.

«C'était, pour moi, un terrible avertissement. Je sentis qu'il te
prendrait, que tu te laisserais séduire, qu'il t'attirerait par sa
gaîté, par sa douceur, qu'il te retiendrait et t'empoisonnerait bientôt
de son mal.

--Maman, interrompit Jacques, je commence à comprendre...

--La crainte de cette hérédité me poursuivait. Je voulais garder mon
fils! Tu avais déjà eu des convulsions, comme en ont parfois les
enfants; l'imprudence devenait manifeste de laisser un petit être
impressionnable et nerveux, côtoyer un danger pareil. Dès la fin de la
semaine, je t'envoyai avec notre vieille bonne en Provence, à la
campagne. Ton père, le jour du départ, haussa les épaules. «En somme, tu
as raison,» me dit-il. Et il se mit à claquer des dents.

«La vie reprit, coupée d'heures tranquilles et d'heures dont le souvenir
même est abject. Je ne t'en parlerai pas. La vieille Alice me donnait
régulièrement de tes nouvelles et t'amenait deux ou trois jours à Paris,
pour me rendre visite, à Pâques et en automne. Tu grandissais, tu te
portais bien, tu semblais joyeux. Tu me parlais de l'âne, des beaux
canards, des pigeons et d'un grand paysan, si gentil et si drôle.

--Oh! je me souviens! murmura Jacques.

--Et puis, un soir d'été où il faisait une chaleur terrible, en entrant
dans notre chambre à coucher, j'aperçus ton père, assis sur le haut de
l'armoire à glace et buvant au goulot d'une bouteille d'eau de Cologne.
Il était fou.

--Maman! Je t'en supplie! tais-toi! Tu es à bout de forces!

--Oh! mon petit! que j'en dise un peu plus ou un peu moins!...

--Non! je ne veux pas!... je sais... on m'a raconté la suite. Je sais
que tu as essayé de garder papa à la maison, jusqu'au jour où il a
failli te tuer. Alors les médecins ont déclaré qu'il fallait absolument
qu'il fût enfermé.

--Qui t'a dit cela? demanda Mme Damien étonnée.

--Au lycée, le petit Simoneau, qui répétait toujours que j'avais une
«tête de loufoque». Un matin, à la sortie, je l'ai bourré de coups de
poing en criant: «Ah! j'ai une tête de loufoque! Ah! j'ai une tête de
loufoque!» Il répliqua: «Oui, ton père est mort fou et il avait presque
tué ta mère!» ce qui lui valut une tournée d'appoint; mais... je savais.
Et puis, tu comprends, les domestiques...

--Il ne s'agira donc plus que de toi, mon petit. Je partis aussitôt pour
la Provence. Je trépignais dans le train, à l'idée de te voir et,
surtout, de te voir tant qu'il me plairait, librement. Suivre tes jeux,
t'entendre rire!... Mais le voyage dura néanmoins assez longtemps pour
qu'une inquiétude nouvelle vînt me surprendre. Je me disais: «Comment
vais-je le trouver? Il y a presque six mois que je ne l'ai embrassé.
Quelle figure a-t-il, au juste? Je ne le vois plus, je me l'imagine mal,
dans l'instant, et les photographies semblent toujours si sottes! De qui
sont ses yeux, son front, sa bouche, sa taille? De qui sont ses gestes?
Sera-t-il à moi?»

«Ah! mon enfant! tu ne t'en souviens certainement pas, mais je me
rappellerai toujours mon arrivée à Valcreux et comme je me jetai sur mon
fils. Je lui fis presque peur! Cette quinzaine, en Provence, je la
passai vraiment toute entière à te regarder, à apprendre par coeur ton
visage, à raisonner sur ses moindres traits, sans fin. Dans ta figure
souriante, je découvrais la bouche et le menton de ton père, son nez
aussi; mais ton front large, ton regard joyeux et vaillant
t'appartenaient bien à toi seul. Tu avais beaucoup grandi, tu prenais
une allure élancée, tu paraissais fort, souple, sain, et je suivais avec
bonheur... en tremblant, comme il convient à une mère, tes pires
imprudences de petit bonhomme aventureux, ravi de vivre. Tu sais le
reste, mais je tiens à te dire...

--Oui, je sais le reste, Maman, et de quelle façon tu m'as élevé, me
poussant toujours à une plus complète indépendance, excusant mes
pitreries lorsqu'elles témoignaient d'un peu d'audace, accueillant mes
camarades chez nous, vivant auprès de moi comme une grande soeur, comme
une amie à qui l'on peut tout dire et qui comprend tout.

«Parfois, tu te montrais étrangement sévère quand mes paroles manquaient
d'accent ou mes gestes de vigueur; mais, à d'autres instants, quelle
indulgence! Tu partageais mes jeux, mes lectures, mes rêves, avec une
finesse si déliée que je m'en apercevais à peine et, surtout, ne m'en
étonnais pas. Mes amis sont devenus les tiens; mon meilleur ami est
aussi le tien, n'est-ce pas? Ainsi je m'explique la façon dont tu m'as
mené jusqu'à être un homme, et ta joie lorsque je me plaisais aux
petites épreuves du régiment, à des disciplines un peu rudes; tu m'as
même laissé me rapprocher d'une discipline à laquelle tu ne croyais pas:
celle de l'Eglise.

--Je voulais, répondit-elle, avoir un fils qui fût bien lui-même.
J'avais tâché de lui former un jugement d'homme libre. Quand, plus tard,
dans une circonstance grave, après y avoir songé honnêtement,
longuement, il a choisi sa voie, pouvais-je lui donner tort?

--D'autres auraient été moins généreux...»

Et Jacques reprit:

«Aujourd'hui, je m'en veux de t'avoir caché ma peine, Maman chérie, et
si vainement puisque tu l'avais tout de suite devinée! Je fuyais la
maison pour t'empêcher de rien savoir!... Ah! tu en savais long, déjà,
tu en savais long, courageuse Maman!»

Mme Damien s'était astreinte à ne pas revenir sur le sujet douloureux
qui faisait l'objet même de leur conversation; elle attendait que
Jacques en reparlât. Elle ne put alors se retenir davantage et,
regardant son fils droit dans les yeux:

«Mon petit, je savais simplement que tu souffrais, dit-elle, et j'en
souffrais moi-même.»

Puis elle ajouta d'une voix passionnée:

«Tu guériras, dis? Tu guériras? Tu ne te laisseras pas prendre? Tu payes
les vices de ton père par un état nerveux qui doit te donner des heures
vraiment horribles, mais toi, tu es sain, toi, tu es mon fils à moi,
toi, tu guériras! Toi, tu n'auras pas peur, et tu vaincras! C'est bien
vrai que tu vaincras, mon enfant?

--Je tâcherai, Maman, répondit Jacques. Je ferai de mon mieux, mais il
faudra m'aider un peu. En tous cas, je t'assure que l'on ne se battra
pas pour rire!... Et, maintenant, si tu le veux, parlons d'autre chose!
Ouvrons les fenêtres! Donnons de l'air!

--Bravo, Jacques!» dit Mme Damien.

Elle lui prit les mains, elle l'embrassa. Quelques moments plus tard,
elle demanda posément:

«T'ai-je dit que Gautier a promis de dîner avec nous?

--Ah! tant mieux! répondit Jacques, celui-là, je ne le verrai jamais
trop!»

Ils causèrent. Une heure passa. Un double coup de sonnette annonça
Gautier Brune.

«Je vous salue, chère Madame,» dit-il en entrant.

Il jeta les yeux sur la mère et son fils et reprit:

«J'arrive de bonne heure; c'est pour savoir s'il vous plairait de
sortir, ce soir. On m'a offert une bonne loge pour «Pelléas».

--Ah! très volontiers, mon petit Gautier. Voilà une intention dont je
vous remercie. Je vais vite m'habiller et nous avancerons le repas.»

Jacques tendait la main à son ami.

«Bonsoir, mon brave!» lui dit Gautier qui se tut aussitôt, rougit un peu
et se mordit la lèvre.

Un instant, ils se regardèrent tous les trois, en silence.



CHAPITRE VI

LA LEÇON DU CLOWN


Il voulut tenter une expérience, honnêtement conduite et dont il
pourrait apprécier les résultats.--Ce fut par un bel après-midi brillant
de soleil que Jacques s'installa dans un coin de cette terrasse de café,
près d'une dame lourde de fard, très voyante, qui frottait contre un
verre de vermouth ses lèvres trop rouges, devant un sous-officier
d'Afrique, occupé à la composition savante d'une absinthe.
Jacques appela le garçon et commanda un lemon-squash, boisson
innocente.--L'épreuve fut plus dure qu'il ne pensait. Non point qu'il
dédaignât ce mélange rafraîchissant de soda et de citron pressé, mais
ses voisins ne tardèrent pas à le gêner beaucoup, eux qui buvaient, qui
buvaient sérieusement, pour le plaisir de boire.

Penché sur la paille de son verre, Jacques voit la dame fardée porter en
toute liberté à sa bouche le vermouth qu'il se refuse. Il en imagine la
particulière amertume, il y goûte, en quelque sorte, mais son trouble
augmente encore quand le sous-officier, ayant fini de dissoudre un carré
de sucre dans son absinthe, s'apprête à la déguster. Cette absinthe
occupe bientôt toute l'attention de Damien, elle le sollicite, exprimant
sa senteur, et le parfum interdit monte aux narines de Jacques qui
penche la tête en arrière, comme l'on fait pour recueillir, au passage
de la brise, un souvenir de fleurs. Il serre les lèvres, il ferme à demi
les yeux, puis il sourit. L'absinthe!... Et ce lemon-squash stupide où
flotte un glaçon lui donne vraiment la nausée. La terrasse parsemée de
tables, en bordure du boulevard de Courcelles, devient un champ de
tentations... On ne pourrait lui donner, ici, un cocktail convenable,
mais Jacques se contenterait bien d'un whisky soda; d'autre part, il a
entendu deux fois le garçon vanter à des clients certaine eau-de-vie
bourguignonne... Non, il ne demandera rien: il tient à ne pas faiblir,
et il vide jusqu'au douceâtre fond sucré son lemon-squash.--Il souffre;
il sent de si nombreux parfums tourner dans sa cervelle! de si
nombreuses saveurs flatter sa bouche! Il les reconnaît, il les désire.
Que fera-t-il?

Depuis quinze jours, il est peu sorti: un rapport pour le Musée l'a
retenu dans son bureau, mais, deux ou trois fois, il a été forcé de
rejeter hâtivement ses paperasses au fond d'un tiroir et de gagner la
rue. Cependant, à cause d'une honte obscure qu'il ne s'expliquait pas,
qu'il ne s'avouait même pas, il n'est pas retourné à son bar familier,
il n'a revu ni Mlle Bice, ni le vieux pianiste, ni la silencieuse
écuyère; il a fréquenté d'autres lieux où l'on boit peut-être moins
longtemps, parce que l'on s'y ennuie davantage. Tout de même, il
rentrait, à l'aube, brisé de fatigue... Eh! qu'importe! il ne se
souvient plus de ce frisson qui l'effrayait tant, il y a quelques
heures, ce frisson de fièvre, eût-on dit, ni de cette peur de voir plus
qu'on ne doit voir.

Parfois, il avait passé des après-midi entiers auprès de sa mère,
retenue chez elle par ses migraines. Dans la chambre aux rideaux fermés,
il se tenait immobile et silencieux, lisant à la lumière discrète d'une
lampe basse, s'interrompant pour rendre quelque léger service, puis
reprenant son livre, et c'était là des heures de repos.--Quinzaine
supportable, puisque, la nuit, ses cauchemars diminuent... Aujourd'hui,
il tente une expérience, et il craint qu'elle ne tourne mal, car il se
perd en un vertige étrange: il est hanté par des senteurs, par des
odeurs qu'il reconnaît, qu'il peut nommer, par des saveurs dont le
souvenir s'impose.--Il regarde, mais il ne voit pas ces gens qui, sur le
trottoir, devant lui, se croisent ou se suivent. Son attention est
ailleurs. Pourtant, l'un des passants s'est tourné vers lui, il en est
sûr... l'a salué. Ce geste le secoue tout entier, comme si quelqu'un
l'eût saisi brutalement par le bras et tiré hors du jardin parfumé. Il
rougit, il devient pourpre, il porte la main à son chapeau pour répondre
au salut, puis, soudain, il reprend pied et se retrouve dans ce monde.

«Bonjour, Atkinson!

--Bonjour, Monsieur Damien!»

C'est son vieil ami, Tom Atkinson, le clown, vêtu d'un extraordinaire
complet à carreaux, cravaté de vert et coiffé d'un melon beige.

«Venez boire un verre avec moi, Tom.

--M'asseoir avec vous, volontiers, Monsieur Damien, mais boire, c'est
trop tôt...

--Comment, Tom!

--Ou bien, la même chose que vous: un lemon-squash, n'est-ce pas?

--Vous êtes donc membre de la ligue anti-alcoolique, Atkinson?...
Garçon! un lemon-squash pour Monsieur.»

Le vieux clown réfléchit, un instant, puis il éclate de rire:

«Ah! je comprends! vous taquinez, parce que je bois tellement, à la
nuit! Oui, c'est vrai, mais jamais avant le travail. Trop dangereux...
et, si on a bu, le directeur, il ne paye plus les accidents. Les jambes,
c'est mou après le whisky; alors, un soir, au lieu de tomber droit, sur
les épaules, on tombe sur la tête, et la famille est ennuyée. Je suis un
ivrogne, Monsieur Damien, mais seulement à la nuit.

--Votre famille est en France avec vous, Tom?

--Maintenant, oui, Monsieur, c'est plus commode. On s'est habitué; dix
ans, vous savez! et puis la vieille dame, qui ne peut rien faire, a ses
rhumatismes moins fort dans son fauteuil à Paris, parce que, à Paris, il
y a très peu de brouillard, et aussi elle aime rester près de moi et des
garçons, deux garçons, Monsieur, deux bons garçons.

--Parlez-moi de vos enfants, Tom; ils sont au cirque?

--Non, Monsieur; un clown, dans la famille, c'est assez. Georges,
l'aîné, a voulu être pharmacien, un métier très convenable; ça fait
plaisir à ma femme, vous comprenez, d'abord, parce que c'est un métier
convenable et puis à cause des rhumatismes et des maladies: on paye
moins cher. Georges gagne bien sa vie et, maintenant, il marche droit.

--Il vous avait donné des ennuis?

--Pas des ennuis de sa faute, Monsieur... j'explique mal... des ennuis à
cause de moi. Oui, quand le père il court après les filles, le fils il
court aussi. Moi, je n'allais pas de ce côté, mais quand le père il
boit, le fils il a soif bientôt, le fils il a envie... Aujourd'hui,
Georges ne boit plus, il est pharmacien et il va se marier. C'est moi
qui ai guéri Georges.

--Comment vous y êtes-vous pris, Atkinson?

--Oh! le bâton, Monsieur, le bâton et les coups de poing. S'il avait été
plus jeune, le fouet sur le derrière, mais plus tard on ne peut pas.
D'abord ça faisait de la peine à ma femme et elle disait: «Pas si fort,
Tom! pas si fort! je vais prier, ça sera la même chose.» La prière, je
sais, c'est très bon, mais il faut le bâton aussi. Alors, quand Georges
rentrait saoul, je tapais dessus, et pendant ce temps, la vieille dame
lisait tout haut les Psaumes dans la Bible. Eh bien, Monsieur Damien,
Georges ne boit plus et il m'aime beaucoup, malgré le bâton et les coups
de poing, et il aime beaucoup sa mère qui lui lisait les Psaumes, et il
travaille, et je vous ai dit qu'il va se marier avec une _nurse_ qui
garde les malades, un bon métier, Monsieur. Peut-être que s'il n'avait
pas marché droit, il serait au cirque, pas pour sauter comme moi, (ses
jambes ne valent rien), mais pour ramasser le crottin. Moi, Monsieur,
quand je rentre saoul, ma femme me lit aussi la Bible, mais personne ne
m'a jamais donné des coups avec le bâton, alors...

--Et votre cadet? interrompit Jacques, à la fois ému et amusé par ce
discours.

--Le cadet?... Ah! oui: Charles. Oh! Charles il n'a pas besoin de ça; il
aurait dû être _clergyman_; il boit de l'eau; il aime l'eau et le
citron, et les sirops français qui collent... Orgeat, _beastly stuff!_
je déteste. Il est très sage, il a l'air très sage, il met du sirop
aussi sur ses cheveux. Tout le temps dans les _meetings_ du soir où l'on
fait des prières; à l'armée du Salut, vous savez! Et il chante, et les
demoiselles le regardent en ouvrant la bouche, parce qu'il a des yeux
bleus et des cheveux blonds avec du sirop dessus... Mais il gagne sa
vie; il est comptable dans un magasin et il écrit sur une machine... Ma
femme, elle le trouve beau: c'est son chéri. Quelquefois, à la maison,
ils chantent ensemble. Moi, je préfère Georges parce que j'ai tapé
dessus.

--Dites-moi, Tom, vous êtes mon ami, n'est-ce pas? demanda Jacques, tout
à coup.

--Aujourd'hui, j'espère, Monsieur Damien... parce que vous avez été
gentil pour moi, très gentil.

--Gentil?

--Oui, quand j'ai passé, j'ai salué en vous voyant, et vous avez salué
aussi. Beaucoup de gens n'aimeraient pas que je les salue: ils auraient
l'air grave, comme à l'église, ou bien ils riraient, comme ils rient au
cirque, quand je le veux. Un clown, on reconnaît avec la perruque et le
grand pantalon, ou dans les bars, quand on boit, mais, dans la rue, on
ne reconnaît pas: on fait «oui, oui,» avec la tête; c'est très
_gentleman_ de saluer.

--Je ne trouve pas, Tom; c'est seulement tout naturel. Eh bien,
faites-moi un plaisir. Je vais vous poser une question et vous y
répondrez franchement, comme vous répondriez à l'un de vos fils, à
Georges. Est-ce promis?»

Tom réfléchit, puis, revenant à sa langue natale pour donner une parole
d'honneur:

--_Honor bright!_ répondit-il.

--Tom! demanda Jacques d'une voix basse et lente, Tom! dites-moi si je
suis un ivrogne! Vous me voyez boire très souvent: dites-moi si je suis
un ivrogne!... Moi, je ne sais pas!... Suis-je un homme qui boit très
souvent et qui, de temps en temps, prend sa cuite, ou suis-je vraiment
un ivrogne, un «_drunkard_», comme vous diriez? Je vous le répète,
Atkinson, moi, je ne sais pas! Puisque vous êtes mon ami, vous allez me
renseigner.»

Tom écoutait, la tête basse, l'index posé contre son gros nez rouge.

«Vous parlez sérieusement, Monsieur Damien? demanda-t-il, soudain.

--Je pensais, Tom, que vous l'auriez senti.

--Oui, vous parlez sérieusement. Alors, je réponds la même chose. Vous
me dites: «Tom, est-ce que je suis un ivrogne?» et je réponds:
«Certainement, Monsieur Damien, vous êtes.» Et je vous dis encore, parce
que je suis votre ami et que vous êtes là, devant moi, que si votre père
ne vous donne pas des coups de bâton, très dur et très fort, et si votre
mère ne vous lit pas de bonnes choses qui plaisent au Seigneur, vous
serez ivrogne chaque soir un peu plus, et puis tout à fait, et alors
vous aurez les horreurs... _the horrors_, nous disons... et c'est comme
si on était déjà dans l'enfer! Et si, plus tard, vous ne ramassez pas du
crottin, c'est que vos parents ne le permettraient pas, mais ce sera
seulement un autre crottin, et un jour on dira de vous: il était un
_gentleman_. Entendez-vous, Monsieur: il «était»? Voilà! oui...
voilà!--Si je suis un peu _rude_, je veux dire: pas poli avec vous, je
vous demande pardon.

--Au contraire, mon brave Tom, vous avez été très poli et je vous
remercie beaucoup.

--Alors... bonsoir, Monsieur Damien.»

Il se leva.

«Bonsoir, Atkinson.»

Ils se serrèrent la main.

Mais Jacques restait assis devant son verre vide. Il songeait à cette
singulière leçon de morale.

«Le vieux Tom m'a tout de même appris quelque chose. Il faut bien que je
l'admette! Si extraordinaire que cela paraisse, je ne savais pas, je ne
m'avouais pas, je ne me rendais pas compte que je buvais. Je me voyais
boire, je sentais que j'avais grand tort de boire, et cependant... et
cependant...--Maintenant, soyons honnête: il est inutile que je pense à
Papa en faisant une moue dédaigneuse. A peu de chose près, je suis logé
à la même enseigne, une enseigne de mastroquet... (oh! très drôle!) Il
est vrai que j'y suis logé depuis moins longtemps. Cela me sauvera
peut-être... Personne ne s'offrira à me donner des coups de bâton, mais
je peux prier tout seul... Et puis, Dieu est pitoyable!--Je disais
toujours: tâchons de guérir!... Si Maman, si Gautier n'ignorent pas mon
hérédité d'ivrogne, se doutent-ils que, dès aujourd'hui, je suis un
ivrogne moi-même? Il convient que tous deux l'ignorent; il convient que
je me débrouille seul. Oui, je me disais: tâchons de guérir! eh non! il
faut se dire: tâchons de ne plus boire! Déjà une honte sourde me
retenait parfois... mais, souvent, j'ai si envie de boire! oh! à cet
instant même, j'ai un désir si passionné de boire! Boire... il me semble
que ce serait une joie si complète, si douce, si profonde!...
Dépêchons-nous! Il faut! Il faut!... Je décide donc... ce samedi, à cinq
heures vingt-cinq, de ne plus boire.

«Tiens! dit-il à un gamin qui lui proposait «l'Intransigeant»... Non,
garde ton papier! Voilà dix sous... Et ne va pas les boire!»

Il paya ses consommations et rentra chez lui en fumant des cigarettes.
Il se sentait plus calme. Le monde, ses bruits et ses rumeurs, ses
couleurs et ses teintes, son activité nombreuse l'intéressaient.



CHAPITRE VII

LA PREMIÈRE MANCHE


Le soir de ce même jour, Damien causait, dans son bureau, avec Gautier
Brune.

«En somme, je n'ai pas à me plaindre, disait Jacques; je dors
passablement et n'ai presque pas d'hallucinations, à peine quelques
menaces. Une grande quinzaine de répit, c'est déjà beaucoup; je me sens
un peu revivre. De plus, toutes tes recommandations ont été suivies...
mais je t'avoue que le café me manque!

--Et ton vieil armagnac, te manque-t-il? demanda Brune.

--Non, dit Jacques d'une voix sèche. Si tu veux t'en rendre compte,
reste dîner avec moi. Ma cuisinière est toute prête à te servir un repas
somptueux composé d'oeufs brouillés et de jambon froid.

--Impossible, Jacques! Je regrette. Il me faut aller chez mon vieux
client, dont la santé s'améliore. Il m'invite à une grande bombance
familiale, pour fêter ses noces d'argent. Cela promet d'être riche,
abondant et interminable. Comme convives, tout ce que tu peux imaginer
en fait de clients, neveux, cousins, alliés et amis. On parlera des
progrès commerciaux de la France, des lourdes erreurs du dernier
ministère et, sans doute aussi, de la musique moderne qu'un esprit
vraiment sain ne saurait goûter; j'entendrai dire, au dessert, que
Debussy corrompt les moeurs. Pour couronner ce festin, une terrible
partie de bridge où j'atteindrai quelque différence de six francs
soixante-quinze, après trois heures d'efforts. Je serai donc obligé de
te quitter dans peu d'instants pour passer un habit et me diriger vers
la place de la République. Plains-moi!»

Damien se mit à rire.

«Gourmand comme tu l'es, je prévois que tu trouveras à ton ennui des
compensations succulentes!

--Dirait-on pas, insolent! que tu méprises la bonne chère, toi qui
recherches toutes les voluptés et veux même que l'appartement où tu vis
soit parfait jusqu'au moindre détail! Il me plaît, d'ailleurs, de plus
en plus, et sa disposition me semble d'un goût très juste... Mon vieux
client n'eût pas obtenu un pareil ensemble!... Ces nouveaux coussins du
divan... tiens! voilà celui que ta mère achevait l'autre jour!... Ton
bureau, ce pantin de bois sur sa tablette...

--Pantin de bois! s'écria Jacques. Tu oses parler de pantin de bois! On
me nommait ainsi au lycée! Pantin de bois! une idole précieuse de l'île
de Pâques! T'ai-je dit comment elle se trouve ici? C'est fort curieux.
On m'avait chargé, au musée, d'une monographie sur la sculpture
polynésienne. Je fis à ce propos (tu t'en souviens peut-être) un séjour
à Londres: on y trouve des tas de renseignements. Vers la même époque,
je pensai à écrire au directeur du musée de Santiago de Chili, touchant
les idoles en pierre de l'île de Pâques, dont les voyageurs ont tant
parlé. Quelque temps après, je reçus une réponse fort aimable, qui me
donnait tous les renseignements demandés. M. Carlos d'Almeida m'offrait,
en outre, à moi personnellement, une statuette en bois, pièce
authentique, de même caractère que les grandes idoles. Il ajoutait que
son musée changeant de local, la disparition d'un si petit objet
passerait inaperçue! Cette statuette, la voici. Elle est grossière, je
l'accorde, néanmoins, elle me séduit; je lui trouve un charme très
bizarre et m'en déferais avec peine.»

Gautier l'enleva du socle où elle était posée.

«Drôle de bonhomme! Mais quel beau bois!...»

Il la remit en place.

«Et sur ce, je te quitte, appelé par les devoirs mondains de ma
profession. A demain, Jacques.

--A demain, mon ami.»

                   *       *       *       *       *

Jacques dîna donc seul et rapidement. Une heure plus tard, assis dans le
fauteuil de son bureau, il lisait et fumait des cigarettes. En levant
les yeux, il pouvait voir, à gauche, l'idole, debout sur sa tablette, au
coin du divan. Il la regarda plusieurs fois. Soudain, il ferma
brusquement son livre. Cette phrase qu'il venait de lire l'agaçait: «Il
s'agenouilla devant l'idole de bois et lui rendit hommage.» Pourquoi
l'auteur parlait-il d'une idole de bois?

Le volume replacé à son rayon, Jacques entreprit de classer quelques
gravures. Il les maniait nerveusement. L'une d'elles le retint. Il la
considéra, puis jeta sur l'idole un rapide coup d'oeil. Il haussa les
épaules. Ce silène dans un jardin à la française, ne ressemblait en rien
à la statuette!... Idée absurde! Il reposa le carton de gravures et
resta sans rien faire, assis dans son fauteuil, les bras ballants, la
tête basse. Pourtant, il levait parfois son regard vers l'idole, avec
précaution, très lentement, et le baissait aussitôt. Un instant après,
il s'accouda, penché en avant, le front sur les mains.

«Il faut procéder avec calme, murmura-t-il. Tentons l'épreuve
classique.--Je me fais loucher en pressant un de mes yeux. Si je vois la
chose double, comme tout le reste, cette chose est hors de moi; si je la
vois simple, comme je la voyais avant, elle est en moi, et je suis fou.»

Il fit l'expérience.

«C'est évident! Je le savais.»

Il marcha de long en large dans la pièce, parlant à mots couverts.

«Eh bien! quoi? il n'y a rien d'étonnant! Pourquoi m'émouvoir ainsi,
puisque je m'y attendais! La pomme a disparu: l'idole bouge. Un peu
simple, cette idée que tout s'arrangera parce que l'on a pris de bonnes
résolutions! L'enfant a promis de ne pas pleurer: il ne lui adviendra
plus rien de fâcheux! Il n'aura plus mal aux dents!... Ridicule!...
C'est moins facile que je ne pensais. Mon petit Jacques, tu faisais le
faraud en causant avec ta mère! Tu te disais: «Papa s'est montré bien
peu courageux!» Maintenant que tu te trouves à pied d'oeuvre, tu
déchantes!... et je vois que tu as une belle frousse!»

Il s'arrêta, il regarda l'objet.

«Alors, je finirai comme Papa?... dans la grande maison blanche?...
Quand je voyais cette pomme, sur la barre de mon lit, je me laissais
aller à la peur, presque sans réserve. Ma peur de ce soir, tenue en
main, je crois qu'elle est pire... Et puis, cette poupée de bois qui ne
va plus désarmer! Ah! elle bouge encore, la rosse! Je vais me mettre à
courir en rond, ou plutôt...»

Il sourit aigrement et leva un doigt en l'air, comme lorsque l'on fait
une trouvaille.

«Pour me calmer les nerfs, il me faudrait avoir dans cette pièce une
roue, une grande tournette d'écureuil, où je galoperais, où je
trépignerais, sans arrêt, du matin au soir. Cela pourrait, en outre,
faire monter l'eau dans la maison. Exercice hygiénique entre tous, et
fort utile. C'est le système anglais du _hard labour_, oui, le
_treadmill_... mais sous une forme plus joyeuse. Eh quoi! je paye les
vices de mon père, paraît-il!... très bien, je paye... Le _hard
labour_... Je devrai donc... Mieux vaut crever tout de suite! Tiens je
n'ai plus de tabac.»

Il sonna.

«Louis, apportez-moi des cigarettes, dit-il d'un air calme. Merci, mon
garçon... Et aussi une tasse de thé.

--Monsieur semble avoir très chaud, dit le valet de chambre.

--Ce n'est rien, Louis. Oui, j'ai un peu chaud, en effet. Vous pouvez
aller vous coucher, maintenant.

--Mais si Monsieur...

--Je vous sonnerais si je me sentais malade.»

Jacques reprit sa marche.

«Pourtant, je me rends à peu près compte des choses. Je vois ce qui se
passe en moi lorsque j'ai peur et que je me guinde. Je me surveille
mieux. Et puis enfin, ne nous plaignons pas: mon idole n'a pas osé
dépasser sa planchette. Si j'avais pendu au mur un jouet mécanique, ce
serait tout pareil... tout pareil... Consolante, la comparaison! hein,
mon petit Jacques? et tellement ingénieuse! Oui, mais les jouets
mécaniques de ce genre ont, le plus souvent, une musiquette dans le
ventre, au lieu que mon jouet à moi ne chante pas «la Mascotte», du
moins pas encore: elle ne fait que cligner de l'oeil et bouger ses longs
bras.

«Maman me disait, l'autre jour: «Raccroche ta poupée au mur...» Si je
pouvais la raccrocher pour de bon! A propos! de quel sexe est-elle? Je
n'ai jamais regardé! Oh! c'est un mâle, indubitablement! Tant pis! Une
idole féminine, j'aurais pu essayer de lui complaire par de douces
paroles, par des flatteries... et cependant, non! j'en serais peut-être
venu à la chérir, au lieu qu'un mâle qui me torture, je puis le détester
tout à mon aise. Il convient que je prenne garde à ne jamais lui
appliquer des qualificatifs de l'autre sexe... ça pourrait l'offenser...
et alors!»

Il parlait presque à voix haute en faisant les cent pas. Il marchait
lourdement, il ne se permettait aucun geste, mais, de temps à autre, il
risquait vers l'idole un regard furtif.

«C'est gai, la peur! Ah! pauvre Papa! je te comprends, maintenant,
lorsque tu me prenais dans mon lit et me parlais du mauvais diable, du
vilain sorcier! Pauvre Papa!... Et néanmoins, je t'avoue que je voudrais
mieux faire, ou, du moins, montrer plus de prestige. Il ne t'a manqué
que d'être habile, mon pauvre père! La diplomatie est de bon usage, même
avec les cauchemars. Oui, je voudrais... Pas ce soir, par exemple!...
Elle bouge toujours!... Pardon!... «il» bouge toujours.»

Jacques s'arrêta net et se croisa les bras.

«Jamais je ne pourrai dormir ici!»

Il coupa les lumières et s'en fut. La pièce, qui depuis deux heures
était pleine d'un sourd piétinement et du murmure brouillé d'une voix,
redevint silencieuse, dans l'ombre.

Un instant plus tard, les lampes se rallumèrent, Jacques rentrait, vêtu
d'un manteau, une canne à la main, le chapeau sur la tête.

«C'est qu'il m'attire, le bougre! Le voilà, tout en bois, avec sa gueule
de vieux singe grave!... Tant pis! Puisque, ce soir, je ne sais pas me
défendre, je vais... comment dirai-je?... je vais m'absenter.»

Il s'approcha de l'idole et, ôtant son chapeau:

«Je vous accorde la première manche, dit-il d'une voix moqueuse mais
cassée; pourtant, ne croyez pas que ce soit fini. A demain, Monsieur.»

Il fit un petit salut bref, et sortit rapidement.



CHAPITRE VIII

INCERTITUDES


La rue était froide. Jacques Damien marchait à grands pas.

«On est mieux ici!»

Il ressentait une forte impression d'indépendance, comme si on l'eût
débarrassé de lourdes chaînes et laissé courir. Il respirait à pleins
poumons; il se plaisait à cette marche rapide; il en goûtait à la fois
le rythme vif et la fantaisie possible, car Jacques savait que plus rien
ne l'obligeait, dans le moment, à tourner en rond. Il pouvait s'arrêter,
presser le pas, s'asseoir, sauter, danser, prendre sa droite ou sa
gauche, vivre à son gré. Ce choix, surtout, de détaler au galop tout le
long de la rue, lui agréait fort.

Il se promenait sans but, de ci, de là. Il admirait les automobiles
ronflantes, les feux électriques, si singuliers contre le vert des
arbres; il regardait certains passants, il les suivait quelques minutes,
puis s'écartait, en suivait d'autres.

«Je puis détaler, pensait-il toujours. Je suis indépendant.»

Jacques descendit l'avenue d'Antin, marchant sur le bord du trottoir. Il
se retourna, du fait d'un timbre de bicyclette qui sonnait derrière lui.
La bicyclette le dépassa, et aussi un petit chien noir, lancé à toute
allure.

«Je puis détaler; je suis indépendant!» venait de se dire Damien.

Cette pensée lui parut aussitôt vide et puérile.

«Détaler n'est pas preuve d'indépendance. Ce petit chien noir détale
parce qu'il ne veut pas perdre son maître; d'autres détalent parce qu'on
les chasse, d'autres... moi... parce qu'ils ont peur.»

Il songeait aussi que sa conduite, ce même soir-là, n'avait été en rien
ce qu'elle aurait dû être. Maintenant, sa tenue vis-à-vis de l'idole lui
semblait équivoque, sans dignité.

«L'ironie m'est vraiment trop facile. On reçoit une gifle, on répond par
une plaisanterie et l'on pense que l'honneur est sauf! A l'idole, j'ai
répondu, en somme, par une plaisanterie, quand elle me chassait de chez
moi. Je voulais cacher ma peur, la peur qui me tenait de si près; je
faisais le fou pour ne pas le paraître. C'est revenir au moulin!»

Damien entra dans un bar des Champs-Elysées. Il n'y connaissait
personne. Ayant trouvé un coin tranquille, il s'y installa et demanda
une sandwich et de la bière. Des valses lui parvenaient, du fond d'une
salle voisine, avec des rires. Il y avait là, devant un carré de
tziganes, quelques filles sans grand intérêt dont les gestes le
lassèrent bientôt. Jacques n'avait pas envie de boire; mieux valait,
pourtant, ne pas y penser.

L'idée lui parut effrayante de sortir encore, de gagner la rue déserte,
de s'y trouver seul, tout seul avec son ombre. Il voyait déjà son ombre
le suivant servilement, plate et longue, sur le trottoir bleuâtre, puis,
à un changement de réverbère, se jetant tout à coup devant lui... Où
coucherait-il, quand l'heure serait trop tardive? Il ne pouvait songer à
se rendre chez sa mère: elle s'inquiéterait d'un coup de sonnette, passé
minuit, et, d'autre part, il gardait bien la clef de son ancien
appartement, mais ne l'avait pas sur lui. Coucher à l'hôtel? projet
sinistre! le long couloir, la chambre inconnue, l'affreux papier-peint,
la cuvette prostituée... Rentrer avec une de ces jeunes femmes dansantes
qu'il ne connaissait pas, qui ne lui plaisaient pas? les attendre
jusqu'au matin, subir leurs conversations si aimables? Il se sentait
l'esprit autrement orienté. Alors, que faire?

«Oh! j'irai sans doute demander l'hospitalité à Gautier, vers minuit. Je
coucherai sur son petit divan.»

Il revint à ses premières pensées.

«Demain, si cela recommence, il faudra m'y prendre d'autre façon. Je ne
bougerai pas de chez moi, quoi qu'il arrive... Mais, ce soir, je n'ose
pas rentrer!»

Il se reprochait encore de prêter à cette idole une personnalité, de
l'animer quand il la savait morte, faite de bois dur et sec, de toujours
garder d'elle un souvenir vivant. Pourquoi l'imaginer active, à cette
heure où elle le laissait en paix? Ces questions qu'il se posait ne
servaient de rien, car, bientôt, sans le vouloir, il revoyait son
bureau, sombre, tiède, familier, avec peut-être un peu de fumée, témoin
de son dernier passage, et il s'imaginait l'idole livrée à elle-même
dans cette pièce bien close. Auparavant, elle clignait de l'oeil; elle
clignait de l'oeil encore, mais ne s'arrêtait pas en si bonne route.
Jacques l'amenait à tenter des gestes plus compliqués. Elle descendait
avec précaution de sa planchette, elle soulevait le coin du rideau
rouge, afin de constater qu'il n'y avait dans le salon nul fâcheux qui
pût la surprendre. Elle frottait les deux moignons qui terminaient
grossièrement ses bras, elle se trémoussait et se mettait à danser par
terre, sautant d'un pied léger du tapis au manteau de la cheminée, puis
sur la table, franchissant l'encrier du bureau, contournant la lampe et
dansant toujours, bondissante et fantaisiste, aux sons d'une musique qui
semblait sortir de son ventre. En outre, chaque fois que, du pied, elle
frappait le sol hors des limites du tapis, c'était avec un bruit
métallique, tel que d'une corde de cuivre qui eût vibré.

«Mais le bougre n'est pas en cuivre, il est tout en bois! se dit Damien,
pourtant...»

Et l'idole dansait avec allégresse, s'arrêtait un moment, immobile,
repartait avant peu. Jacques devait remuer la tête pour suivre ses
mouvements. En lui-même, il écoutait aussi le concert intérieur auquel
cette danse répondait. La mélodie lui en parut fade et sotte.

«Suis-je assez absurde!»

Il avait oublié les valses de la salle voisine, il les transposait,
là-bas, dans son bureau.

«Et c'est ainsi que l'on s'arrange une belle hallucination en vue du
lendemain, et que la grande maison blanche doit, un soir, préparer pour
vos loisirs une gentille chambre, bien propre et bien commode, avec des
grilles aux fenêtres.»

Il réfléchit encore.

«D'ailleurs, c'est l'idole que j'enfermerai. Oui, j'enfermerai mon vieux
singe dans un placard... Et cependant, s'il frappait, la nuit, aux
portes de sa prison, pour me réveiller... Assez! je ne veux pas me
permettre de penser à ces choses.»

Il sortit bientôt.

Dans les Champs-Elysées, une voiture s'arrêta près de lui, d'où il crut
voir descendre Juliette Lancy suivie du lieutenant de Lohéac... Oui,
c'était bien elle! Il lui vint un peu de tristesse.

«La pauvre fille! elle n'était pas très amusante tous les soirs, elle
manquait un peu de distinction, sa cervelle ne pesait pas lourd, mais
comme, dans son lit, je me sentirais moins seul... ou plus seul... je ne
sais que dire! Sans solitude, mais sans idole!»

Il raillait encore.

Quoi qu'il en eût, Jacques n'osait rentrer chez lui. Certes, un effort
de volonté l'aurait mené jusqu'à sa chambre, un effort dont il se
croyait capable dans le moment, mais la plus lourde nonchalance
l'oppressait. Il ne désirait plus résister, fût-ce par un geste, fût-ce
par un mot. Il se laissait aller à cette paresse accablante qui lui
conseillait un lit, n'importe lequel, sauf le sien.

Damien penchait à se rendre chez Gautier Brune. Aux soirs de sortie de
son maître, Valérie avait l'habitude de veiller, assise dans l'office et
raccommodant du linge. Il entrerait donc sans peine et ne dérangerait
personne. Il s'y décida, mais, pour la très courte distance, il prit un
fiacre, car ses jambes ne le soutenaient plus.

                   *       *       *       *       *

«Ah! Monsieur Damien! quel plaisir!

--Je ne vous dérange pas trop, Valérie?

--Pas du tout, Monsieur! je veille toujours quand M. le docteur dîne
dehors, et, ce soir, il a mis son habit.

--Oui, je sais.

--Je faisais des reprises aux petits rideaux; ils en ont besoin, les
pauvres! Si Monsieur veut s'installer dans le cabinet en attendant M. le
docteur? Il ne tardera guère, à près de minuit. Mais Monsieur est
fatigué; Monsieur a dû encore aller dans les restaurants où l'on
dépense, paraît-il, tant d'argent à boire avec des dames qui ne sont pas
fraîches!

--Ma bonne Valérie, je vous jure que je n'ai bu, ce soir, qu'un verre de
bière...

--La bière, ça c'est honnête!

--Et je n'ai pas touché du bout du doigt une seule des dames dont vous
parlez.

--Ah! Monsieur Damien! vous devenez sage. Vous allez vous marier.

--Je ne crois pas, Valérie!»

Elle lui vanta, quelque temps, les unions légitimes et retourna à ses
petits rideaux. Jacques s'en fut dans le cabinet de consultation de
Brune et, soudain, se sentit paisible, comme s'il avait trouvé un
refuge.

«Si j'attendais Gautier!» se dit-il.

Jacques feuilleta quelques journaux, mais il se surprenait dormant sur
les pages. Il n'y tint plus, enfin. Avant de gagner le divan où les
clients de son ami couchaient leurs défaillances physiques, il prit sur
le bureau une feuille de papier et y écrivit en grosses lettres:

«C'est très joli de faire le fendant, mais encore faut-il pour cela
certaines qualités. Je viens d'être honteusement déconfit. La peur m'a
mené chez toi. Laisse-moi dormir. J'en ai besoin.»

Il colla cette affiche au milieu de la glace avec un pain à cacheter, se
déchaussa, s'allongea, appuya sa tête sur un coussin et ramena une
couverture sur ses pieds.

«Me voilà en sûreté. Il ne viendra pas me chercher ici!»

Jacques sentait que l'épreuve de ce jour était chose terminée. Sa figure
se détendait, retrouvait le calme; ses paupières battirent. Il se fût
endormi lourdement, comme le désirait son corps, s'il n'avait un peu
repensé à sa journée, avant de sombrer dans le sommeil. Un remords le
tracassait.

«Non, ce n'est pas élégant, cette fuite chez un ami! J'ai promis à Maman
et à Gautier de ne pas céder.»

Il hésitait, toutefois.

«Parce que mes premières armes ne sont pas brillantes, il ne faut pas
tout lâcher! A cette heure, j'ai grand besoin de dormir, je l'accorde,
mais j'ai surmonté souvent des faiblesses pareilles, et pour des raisons
moins graves. Pourquoi donc, aujourd'hui?...»

Il se leva, se rechaussa.

«Je vais rentrer... Je rentre chez moi.»

Il déchira l'affiche, laissa sur le bureau quelques lignes affectueuses
et pria Valérie de l'excuser auprès de son maître.

Il rencontra Gautier sur le pas de la porte, cherchant dans ses poches
de la monnaie pour payer son taxi.

«Je suis toujours bon pour quarante sous! lui dit Jacques. As-tu fait un
dîner succulent?

--Un peu lourd, dit Gautier, mais l'aspic de foie gras... oh!»

Ils échangèrent quelques paroles.

«Et maintenant, dit Damien, je rentre. Demain, je te raconterai tout
cela en détail. Non, je me débrouillerai seul. Merci, mon vieux;
bonsoir!»

Jacques rentra chez lui, traversa le salon, le bureau, regarda avec
indifférence certaine poupée de bois accrochée au mur, poussa la porte
de sa chambre et se coucha.

«Ce n'est évidemment pas admirable, songeait-il, mais c'est tout de même
quelque chose.»

Dans son propre lit, il s'endormit presque aussitôt.



CHAPITRE IX

UNE CHARMANTE SOIRÉE


Les deux semaines suivantes furent douces à Jacques Damien. Avec sa
mère, avec Gautier Brune, il passa de longues soirées. Le reste de son
temps, il l'employa à divers travaux dépourvus de fantaisie, tels que
des classements de manuscrits au Musée et l'arrangement, suivant un plan
imposé, d'une salle nouvelle, de sorte qu'il n'eut point à se repentir
d'avoir donné si peu d'heures à la nonchalance, portât-elle même le nom
spécieux de méditation.

Un soir, il résolut de se distraire. Invité par un de ses anciens
camarades de régiment, que depuis quelque temps il avait peu vu, il
accepta, se plaisant à l'idée d'une nuit passée au restaurant, au
théâtre et dans des salles de souper. Un point spécial l'intéressait
d'ailleurs.--Entre autres qualités, Louis de Brigneux, joyeux compagnon,
fort drôle et très répandu, avait celle de connaître et de fréquenter un
grand nombre de jolies femmes d'abord aimable, d'accès facile; or Damien
tenait beaucoup à rencontrer une amie de Juliette Lancy nommée Jeanne de
Luce que Brigneux voyait souvent, dans le temps. Il croyait même lui
avoir un peu fait la cour. Aujourd'hui, sa solitude lui pesait. Le
visage de Jeanne de Luce, il se le rappelait agréable, éclairé de beaux
yeux bleus et coiffé de blond. Il se souvenait aussi d'un babillage de
tour banal, très abondant, mais point trop ennuyeux. De plus, cette
enfant l'avait assuré maintes fois du plaisir qu'elle trouvait en sa
compagnie et lui laissait entendre mieux encore, au point d'éveiller la
jalousie de Juliette. Si ce penchant persistait après six mois, pourquoi
n'en profiterait-il pas? Ses nuits lui sembleraient moins longues.

La soirée débuta de façon brillante. Damien, voulant s'amuser, ne laissa
pas que d'amuser les autres. Brigneux, accompagné de sa maîtresse que
l'on nommait communément: Boule, (par antiphrase, car elle était fort
maigre), amenait aussi son jeune cousin, arrivé d'Arras la veille et
qu'il «sortait». Enfin Jeanne de Luce, invitée au dernier moment,
reconnut Jacques Damien avec une surprise peu affectée et le plaisir le
plus évident: elle le savait libre.

Brigneux recevait bien ses amis; Boule tenait son rôle de compagne
presque légitime, Jeanne de Luce montrait sa gorge libéralement, enfin
Claude Lesueur, adolescent incolore et souriant, tâchait, sans y réussir
beaucoup, que l'on ne devinât ni son âge, ni sa province.

Damien contait une histoire de tour inconvenant.

«... Et voilà pourquoi le lieutenant Lantier se vit forcé d'accepter une
situation fausse et que sa femme ne put s'empêcher de prendre un
quatrième amant, quoiqu'elle aspirât à un repos que, sans injustice,
nous pourrions dire bien gagné.

--Damien! s'écria Boule, jamais je ne vous ai vu si brillant! D'où
tirez-vous donc ces anecdotes? Ah! si vous me permettiez de répéter
celle-là!

--Croyez-vous, ma chère, dit Jacques, que ma permission y fasse
grand'chose? Ajoutez à ce potin tout ce qu'il vous plaira d'y mettre de
grâce et d'obscénité! variez-en même l'attribution (à vos risques et
périls, bien entendu), je vous promets, pour ma part, de ne plus le
raconter.

--L'hiver dernier, dit le jeune Claude Lesueur, à Arras, une dame était
soupçonnée...

--De coucher avec son concierge et le colonel du régiment, interrompit
Brigneux. Depuis lors, elle ne fut plus reçue ni chez Mme Dupont, ni
chez Mme Durand, ni chez cette bonne Mme Martin qui, pourtant... oui,
nous savons!

--Ce n'est pas cela que je voulais dire, Louis.

--En tous cas, c'est quelque chose d'analogue!

--Louis! ne sois pas méchant! murmura Boule en souriant avec finesse.

--Et puis, vous avez toujours eu un talent remarquable pour présenter
les petites histoires, dit Jeanne de Luce. Croyez-moi! Juliette ne
savait pas l'apprécier.

--Ma petite Jeanne, ne dites aucun mal de Juliette. On ne frappe pas les
vaincus. C'est mal porté; c'est de mauvais genre! Est-elle heureuse, la
chère enfant?

--Lohéac se donne le plus de mal qu'il peut, mais vous remplace-t-il?...

--Certes, il n'oserait! j'espère même qu'il ne saurait... Brigneux! je
te fais mon compliment le plus sincère sur ce dîner. Voilà six mois que
je n'ai bu ni mangé avec autant de satisfaction.

--Bu! que dis-tu là? tu n'as rien bu du tout! répondit Brigneux, mais en
effet, la maison n'est pas mauvaise depuis qu'elle a changé de gérant.
On s'y laissait empoisonner, l'année dernière.

--A Arras, dit Claude Lesueur, le restaurant de la Dinde passe pour très
réputé.

--On ne mange vraiment bien qu'en province, dit Jacques.

--Oh! n'est-ce pas, Monsieur! s'écria l'adolescent, heureux de cette
parole.

--Mais on y mange trop.»

Et Claude Lesueur s'attrista.

«J'aime aussi, dit Jeanne de Luce, me trouver dans un milieu comme
celui-ci, où je me sens chez moi. A ces tables, autour de nous, il y a
certainement douze personnes que je connais.

--Et leurs regards sont douze hommages.

--Damien, vous êtes charmant!

--La vérité a son charme, blonde enfant!»

Le caquetage continua. Il fut question de courses, de modes et d'un
procès scandaleux, puis, mais sans insister, des livres du jour, de
théâtre, enfin.

Brigneux discourait légèrement, sur un ton d'indifférence amusée, Boule
et Jeanne de Luce avec passion; l'adolescent d'Arras perdait pied, de
temps à autre, et Damien le relevait par une parole secourable. Depuis
un moment, Jacques semblait nerveux; sa drôlerie prenait un air quelque
peu cabotin qui, d'ailleurs, ravissait les deux jeunes femmes. Il se
dépensait beaucoup.

«Oh! vous l'imitez à la perfection, dit Jeanne de Luce d'une voix émue.
C'est tout à fait son sourire insolent et cruel, dans la dernière scène
du trois, quand il regarde Minnie et sort en claquant la porte.

--Sans oublier, dit Damien, que j'y mets une distinction que Jérôme est
loin d'avoir!

--Mais... certainement!

--Il faudra que j'aille voir cette pièce, dit Claude Lesueur.

--Je te mènerai dans les coulisses, dit Brigneux.

--Cela vous servira beaucoup, Monsieur Lesueur, interjeta la spirituelle
Boule.

--Comment l'entendez-vous, Madame? demanda poliment le jeune homme.

--Pour oublier Arras...

--Notre amie Boule, interrompit Jacques, veut dire que le monde des
théâtres vous ferait très vite oublier vos bonnes manières artésiennes.

--Vous êtes moins drôle, Damien!

--Vous n'êtes pas moins exquise, Boule!

--Allons, Damien! n'embête pas cette gosse! dit Brigneux.

--Où comptez-vous finir la soirée, bonnes gens? demanda Jacques.

--Si nous allions dans une boîte quelconque? proposa Jeanne de Luce.

--Excellente idée! dit Boule.

--J'en serais enchanté, dit Lesueur.

--Encore faut-il savoir où! Toi, Damien, as-tu une idée?»

Jacques ne répondit pas.

«Il y a une très jolie revue au «Pigalle», dit Boule. On dirait un
ballet russe!... Et drôle!... une scène surtout: celle où l'on tâche de
faire rougir un singe. C'est Ducamp qui a le rôle du singe. Oh! mes
enfants! On a vu des femmes sortir: leur pudeur était offensée! Pauvres
petites! Damien, connaissez-vous la scène du singe?»

Mais Jacques ne répondit encore pas.

«Louis! s'écria Boule. Regarde ton ami Damien... il a l'air tout chose!

--C'est vrai! dit Jeanne de Luce. Mon Dieu! qu'avez-vous, Damien?»

Jacques ne pouvait répondre; on voyait bien que Jacques ne répondrait
pas...

En entrant dans cette salle, une heure auparavant, il avait eu, d'abord,
un très vif plaisir. Le bruit le distrayait, les rires l'amusaient,
toutes ces femmes faisaient une aimable figuration à la fête qu'il
s'imaginait commandée pour lui seul. Il était l'invité auquel on offre
la comédie. Si le spectacle lui agréait, il n'aurait même pas à battre
des mains; un sourire suffirait. Ce fut ainsi quelque temps, puis il se
lassa, sans pourtant s'ennuyer encore. Il regardait. Il écoutait. Il
savait qu'il ne boirait pas.

«Tu ne bois pas? avait dit Brigneux.

--Mais si! je bois du champagne.

--Quoi! deux verres!

--Eh bien?

--Voyons, Damien, tu es au régime?... Ah! je m'effrayais déjà! Non, tu
te réserves! Je comprends, mon vieux: tu te rattraperas.»

Jeanne de Luce avait fait la même remarque à voix basse.

«Ma petite Boule! c'est à ne pas le croire! le voilà maintenant qui boit
de l'eau d'Evian!»

Et Boule, qu'une pareille inconvenance scandalisait au plus haut point,
avait versé rapidement, pendant qu'il ramassait sa serviette sous la
table, deux doigts de kirsch dans le verre vidé de Jacques.

Quelques instants plus tard, Damien causait avec le jeune Lesueur. Il
s'interrompit pour boire, se sentant la gorge sèche. Il but.

«Ah! tiens!...»

Boule riait.

«Elle est de vous, cette plaisanterie, charmante Boule?

--Oh! deux doigts de kirsch, Damien! et versés par moi! Les régimes sont
insupportables sans écarts!»

Elle riait toujours.

«Fort drôle, en effet!»

Il avait avalé le kirsch d'un trait; il en sentait la chaleur.

«Boule! tu es bête! dit Brigneux. Puisqu'il ne voulait pas!

--Ah! tu m'ennuies! dit Boule. Alors, quoi? on ne rigole plus?

--Il n'y a pas de mal, dit Damien; il n'y a pas de mal!»

Comme c'était bon cette chaleur, cette chaleur familière! Le parfum
rustique du kirsch lui montait aux narines... Comme c'était bon! Il
goûtait la saveur retrouvée, il l'étudiait, il l'analysait, il la
reconnaissait si bien! Jacques eût voulu penser à autre chose, mais ce
plaisir le retenait. Néanmoins, et sans savoir pourquoi, il se sentait
de très mauvaise humeur, ayant envie de casser une assiette, une
bouteille, de battre quelqu'un... Boule peut-être.

«Je ne vais tout de même pas faire une scène à mon amie Boule pour cette
pauvre farce!» pensait-il.

Bientôt, il commença de s'attrister et de parler sur un ton nerveux. Il
était drôle encore, plus drôle à l'avis de Boule et de Jeanne de Luce,
mais assurément moins gai. Son rire, (Jacques avait souvent un rire
frais d'enfant), son rire grinçait.

Il lui venait une angoisse singulière, déprimante, moralement
douloureuse, comme s'il eût appris quelque nouvelle sinistre. Cet
endroit si joyeux, où il pensait trouver du plaisir, changeait d'aspect
sous son regard, il n'y voyait plus que des automates, accoudés aux
tables blanches devant des plats et des bouteilles. Les figures étaient
sculptées en bois, en suif, en savon de toilette, jamais en chair. Celle
de Boule, un peu maigre, était sans doute soutenue par une armature de
fil de fer.

«Plus tard, avec les années, se disait-il, la peau se tendra sur le fil
de fer, se tendra chaque jour davantage, et puis, soudain... Malheureuse
Boule! quelle aventure!»

La musique des tziganes sonnait faux; les rires sonnaient faux; il
entendait son rire à lui sonner faux. Les cheveux des femmes, il les
savait teints, mais il les prenait pour des perruques d'étoupe mal
accrochées que l'on pourrait détacher au besoin, soulever, pêcher à la
ligne avec un bon hameçon. Ce gros monsieur blême lui rappelait un sac
de farine, cet autre un cierge, et cette jeune personne assise, là-bas,
un buste de coiffeur... oh! tout à fait!... tournant sur un pivot. Les
visages se fondaient dans leurs caricatures à la manière de ces dessins
que l'on donne aux enfants, où l'on voit une dame se transformer
lentement en girafe, en perruche, en crocodile. Seuls les garçons
restaient souples comme des garçons fabriqués en caoutchouc noir avec un
plastron de papier, mais toute vie était absente.

Ces impressions l'amusaient de façon horrible. Il se rendait bien compte
qu'il se les offrait, en quelque sorte. Elles n'avaient rien qui
ressemblât à une hallucination, mais elles n'en devenaient pas moins
hallucinantes. Et puis, ce mélange d'odeurs fades, d'odeurs vulgaires,
d'odeurs hostiles, d'odeurs basses!... Cette salle sentait le lit
défait.

Brigneux riait, Jeanne de Luce appréciait une liqueur en termes choisis,
Boule allumait une cigarette, Claude Lesueur lisait la carte des vins
avec attention... Seul, Jacques Damien était vivant. Tout le reste:
ombres, fantômes, apparences, poupées! Rien qui vécût, rien qui respirât
vraiment, comme un être humain respire, rien qui souffrît, qui pleurât,
rien qui possédât dans sa poitrine un coeur battant.

«Ah! se dit Jacques, voilà la peur!»

Bien à point, comme pour l'annoncer, les tziganes frappèrent le plus
bruyant accord.

«Oui, voilà la peur!»

Son regard devint fixe. Il ne sentait plus depuis longtemps la chaleur
du peu d'alcool qu'il avait bu; de l'eau froide coulait dans sa
poitrine, sur ses côtes et le long de son dos, sa cervelle était lâche
dans sa tête, il la secouait à chaque mouvement. Il tremblait, il
étouffait; jamais il n'avait eu peur ainsi. Il se trouvait sous la
griffe d'une peur nouvelle. Il serrait les dents pour ne pas crier...

                   *       *       *       *       *

Ce fut alors qu'il entendit Boule dire à Brigneux:

«Louis! regarde ton ami Damien: il a l'air tout chose.»

Et que Jeanne de Luce s'écria:

«Mon Dieu! qu'avez-vous, Damien?»

Comment Jacques pouvait-il répondre? comment?... Une main le prenait à
la gorge.

«Oh! dit Jeanne de Luce, attention! il va s'évanouir.

--La chaleur, sans doute,» proposa Boule.

Et Brigneux, qui ne riait plus, ajouta:

«Mais... mais c'est pas drôle du tout! Qu'est-ce qui lui prend donc?»

Lesueur avait fait le tour de la table et soutenait Damien. La peur
prenait le dessus; Jacques était à bout de forces... Il céda, tombant
soudain, avec des larmes et des plaintes aiguës, sous le fouet d'une
terrible crise de nerfs.

«Ah! c'est épouvantable!» criait Jeanne de Luce.

Le jeune Lesueur lui répondit d'un air plutôt sec:

«Madame, vous avez certainement eu dans votre vie une crise de nerfs...
Eh bien! c'est ça.»

Et à Boule qui tendait un petit flacon en vermeil:

«Non merci, Madame: je crois que des sels n'y feront rien.

--Le maître d'hôtel a raison, dit Brigneux; il faut vite le sortir
d'ici.

--Rien ne presse, dit Lesueur. Madame, vous disiez connaître pas mal de
monde dans la salle. Je vous ai entendu nommer un docteur...

--Ah oui! dit Jeanne de Luce, le docteur André! Il est là dans le coin.

--Maître d'hôtel, dit Brigneux, priez ce monsieur de venir... celui qui
nous tourne le dos, au fond à gauche... Mon cher André, excusez: il nous
arrive une histoire ridicule...

--Bon. Très bien. Voyons.»

Lesueur et le docteur André s'entendaient aussitôt, pendant que le
maître d'hôtel entourait la table d'un paravent. Jacques s'était échoué
dans une syncope profonde.

«Il semble que ce soit fini, dit le docteur André. Une belle crise...
trop belle. Votre ami devrait se soigner sérieusement. Dites-le lui.

--Oh! Monsieur, je le connais à peine... En tous cas, il ne souffre
plus, maintenant... Un coup de main et nous le sortons d'ici, n'est-ce
pas? puisque l'on fait tant d'histoires.»

Ils le prirent dans leurs bras et le transportèrent dans un petit salon
adjacent.

«Couchez-le là, sur le canapé. Il n'y a qu'à le laisser se reposer
quelque temps. Ayez l'oeil sur lui, mais je pense que c'est bien fini.
Pardonnez-moi si je vous quitte, et surtout ne vous gênez pas pour me
rappeler en cas de besoin... et laissez-moi vous faire un compliment
jeune homme: vous ne perdez pas le nord quand il s'agit de rendre
service!

--Très spirituel, murmura Brigneux, de dire à un adolescent d'Arras
qu'il ne perd pas le nord!

--Oh! vraiment, docteur... répondit Lesueur très gêné.

--Mais si! mais si! répétait le médecin.

--Mon cher André, dit Brigneux, je suis tout honteux de cet accident
qui, vous l'avouerez, passe un peu la permission. Quand on est
hystérique, on ne va pas souper au cabaret; on mange chez soi.

--C'est un point de vue,» dit le docteur en sortant.

Dans le cabinet particulier qu'on leur avait ouvert, ils restèrent,
Brigneux et son cousin Claude, Boule et Jeanne de Luce, assis tous les
quatre, causant à mi-voix devant Damien couché.

«Comme il ronfle, dit Boule. Ouf! J'en ai assez!

--Si ces dames veulent partir, et toi aussi, Louis, dit Lesueur, vous ne
pouvez plus m'être d'aucun secours, je vous assure; en tout cas, je me
débrouillerai seul. Mais donnez-moi l'adresse de M. Damien.

--Non! répliqua Brigneux qu'une façon de remords avait saisi, je ne le
quitterai pas. Quant à vous, mes petites, retournez dans la salle;
Claude vous y tiendra compagnie, à moins qu'il ne vous emmène à
Montmartre.

--Je préférerais... dit Lesueur d'une voix mal assurée, rester ici.

--Galant, le jeune homme! murmura Boule.

--Oh! combien!» dit Jeanne de Luce.

En fin de compte, personne ne voulut bouger, mais ni Jeanne de Luce, ni
Boule ne parlèrent plus à cet adolescent discourtois.

Jacques dormait lourdement.

«Il dort comme un paysan!» dit Jeanne.

Cependant, Damien sortait peu à peu du trou noir où sa crise de nerfs
l'avait plongé. Son esprit s'éclairait, et ce fut, d'abord, comme s'il
nageait dans une onde verte, nourrie de lumière, mouvante alentour,
refluante, pleine de courants, silencieuse. Puis, de très vagues
murmures se formèrent, vapeurs de bruit qui prenaient corps lentement et
se signifiaient en paroles. Il les entendait sans les comprendre; enfin
leur sens le toucha et il les reconnut. Il se nomma leurs auteurs, il se
souvint de la soirée, de son accident, mais une grande paresse
l'empêchait encore de se réveiller tout à fait, et de recommencer à
vivre. Il prêta l'oreille. Il s'intéressa aux phrases...

«Je l'ai bien dit au docteur, déclarait Brigneux, on ne joue pas des
tours pareils à ses amis. Un homme qui a des crises de nerfs reste chez
lui.

--Ah! tu n'as pas tort, dit Boule.

--Moi, dit Jeanne de Luce, j'ai comme une idée qu'il est fou.

--Fou? je ne crois pas, dit Brigneux, mais tout de même... Ah! l'animal!

--Pour une soirée ratée!... ajouta Jeanne.

--La soirée n'est pas finie, mes poulettes, dit Brigneux. Dans un quart
d'heure...

--Et puis, au Grand Guignol, hasarda Boule, nous aurions peut-être vu la
même chose.

--Oh! non, ma chère! un acteur, vois-tu, ça arrange, ça compose, au lieu
que lui... pouah!

--Ce n'est pourtant pas de sa faute, dit Lesueur avec modestie, si M.
Damien souffre de...

--Mon petit Claude! interrompit Brigneux, fais-toi médecin: tu me
sembles avoir la vocation! Va soigner des malades dans les hôpitaux ou
chez eux, mais ne m'amène pas tes clients dans les endroits où l'on
s'amuse!

--Et figurez-vous, dit Jeanne de Luce, qu'il me faisait la cour!
Imaginez ce toupet! Si jamais je lui adresse encore la parole!

--Tu exagères! dit Boule.

--Ah! j'aimerais t'y voir, ma belle!... avec un homme comme ça dans ton
lit! Je te répète que c'est un fou: souviens-toi de son regard... Oh!
effrayant! Je ne comprends pas que Juliette... Elle avait du courage, la
rosse!

--Allons! ne te fâche pas! Si nous montions à Montmartre?

--Quittez-moi sans crainte, dit Lesueur, je crois qu'il se réveille.

--Alors, nous filons, dit Brigneux. Venez, les gosses! A demain, Claude.
Rappelle-toi que tu dînes chez mes parents.»

Jacques n'ouvrit les yeux qu'au moment où la porte se fut fermée sur
Brigneux et les deux femmes, puis il resta sans rien dire, se
recueillit, reprit contact et, sûr de lui-même, se dressa soudain.

«Merci de votre aide, Monsieur; je vous en suis très reconnaissant, et
ne m'en veuillez pas trop d'avoir gâché votre soirée. Vous pourrez
retrouver nos amis. Ils viennent seulement de partir, n'est-ce pas? Mon
réveil a été lent.

--Je vous accompagnerai d'abord chez vous, si vous le permettez, dit
Lesueur, sans s'étonner de la brusquerie de ce retour.

--Ce serait vraiment superflu, jeune homme, dit Jacques en souriant. Je
compte rentrer à pied; l'air de la nuit me fera du bien.

--Et, somme toute, dit Lesueur, moi, je rentrerai à mon hôtel: je me
sens un peu las, je me coucherai volontiers.»

Une demi-heure plus tard, ils se séparèrent au coin de la rue Royale.

«Vous dites qu'il se nomme le docteur André?

--André. C'est bien ça.

--Je lui ferai sans faute une visite, demain... Au revoir, et encore une
fois merci.

--Non, Monsieur Damien... il n'y a vraiment pas de quoi.»

«Elles ont beau blaguer Arras, se disait Lesueur en s'acheminant vers
son hôtel, on aurait mieux soigné M. Damien chez nous.»

Et Jacques, qui remontait les Champs-Elysées, se répétait à lui-même:

«Cela devient compliqué. Il faudra que j'opère une sélection: ceux que
je gêne, ceux qui m'acceptent... Sauf un ou deux amis éprouvés et
quelques originaux comme ce gentil garçon... les autres... Eh bien,
quoi?... Oui, mais je suis un être sociable et je ne me sens pas le
moins du monde requis par la vie d'ermite... Quant à mes amours!...»

Il fuma deux cigarettes devant sa porte, en regardant la lune qui avait
l'air toute solitaire et même un peu perdue dans ce grand ciel lumineux.
Puis il entra.



CHAPITRE X

LE CADEAU PRÉCIEUX


Madame Damien arriva chez son fils, chargée d'un gros paquet encombrant.

«Qu'est-ce donc, Maman?

--Peu importe! Ma visite ne te dérange pas? Bien. Une tasse de thé,
Jacques, j'ai soif, et puis nous causerons.

--Tu n'imagines pas le plaisir que tu me procures en venant ici à
l'improviste.

--J'en suis très flattée, mon petit! Comment vas-tu?

--Excellente semaine. J'ai dormi tout mon saoul. Mais toi, qu'as-tu fait
à la campagne? Notre vénérable cousine t'a-t-elle bien reçue?

--Trop bien, Jacques! trop bien! Je mentirais en te disant que ce séjour
a été joyeux. Le pays me semble avoir gagné en laideur et Agathe ne
change pas en prenant de l'âge. Je l'ai aidée à recevoir les belles
dames des environs, toutes vêtues modestement de noir, toutes austères,
quelques-unes moustachues. Nous avons eu à notre table le curé, un fort
brave homme, des soeurs de charité ennuyeuses, l'évêque de Meaux en
tournée apostolique et un vieux monsieur maigre, souffrant de l'estomac,
qui me semblait fait pour les bancs de la cour d'assises, mais qui
passe, au contraire, pour un modèle de toutes les vertus. Insupportable,
ce dernier! Les sujets de conversation ont été sages et prévus. Enfin
l'on s'est demandé, en mangeant des raisins de Corinthe qui sentaient la
poussière, si le maire était franc-maçon. Tu connais le style de ces
petites fêtes. Rien n'a varié, ni les meubles, ni les faïences, ni les
tapis. Les rideaux seuls m'ont semblé d'un jaune plus triste. J'ai donc
fait, pendant huit jours, ma pénitence annuelle. Agathe s'est montrée
fort reconnaissante et, en me quittant sur le quai de la gare, m'a dit:
«Je t'assure, ma chère Jeanne, que mes réceptions d'automne perdraient
tout leur lustre sans toi.» Puis elle a posé ses dents sur ma joue et
m'a serré les mains avec cette émotion sèche qui lui est particulière.

--Pauvre Maman! une pénitence, à coup sûr! mais en voilà pour douze
mois. Et puis la cousine Agathe est bien vieille! peut-être, l'an
prochain...

--Tais-toi, vilain garçon! Et surtout ne te méprends pas: Agathe est
parfois un peu ridicule, j'en conviens, mais elle a bon coeur, malgré
cet air de bigoterie transcendante qui me scandalise et m'assomme. Les
gens du pays l'aiment, les enfants sont toujours à ses trousses, quêtant
des cadeaux et des gâteries. Agathe réserve sa dignité et son allure de
Mère supérieure aux seules personnes «de son monde». C'est là une
timidité comme une autre. J'en connais de plus offensantes.

--Toujours la même, Maman chérie! toujours la même! tu trouverais des
excuses au pire criminel!

--Et toi, dès qu'il s'agit de ta mère, tu déraisonnes! Mais revenons à
ta cousine. Elle m'a donné, sans le vouloir, une idée dont je lui sais
gré.--J'étais assise dans ce salon lugubre où des crucifix, chargés de
chapelets, s'adossent à de petits rameaux, posés en oblique, et je me
disais sottement: «Comme c'est laid! comme c'est laid!»

--Pourquoi, sottement? interrompit Jacques.

--Parce que notre cousine n'a jamais prétendu que ce fût beau; parce que
notre cousine a bien le droit d'orner son salon comme il lui plaît, et
que ma critique prouvait tout juste que j'avais un goût différent du
sien, d'autres préoccupations, d'autres habitudes; rien de
plus.--Laisse-moi finir.--En regardant ce crucifix, je me suis rappelé,
soudain, que ta grand'mère tenait beaucoup à un magnifique Christ
d'ivoire qu'elle avait acheté en Espagne et que je revoyais, pendu
au-dessus de son lit. Tu sais qu'elle était très pieuse. Je pensais à ce
Christ douloureux et vraiment divin, pendant que ta cousine Agathe
causait avec le vicaire de la paroisse, et je faisais, en quelque sorte,
mon examen de conscience. Je me disais que, si fort que je pusse
t'aimer, je ne t'aimais encore pas assez, que je t'aimais mal, que je
t'aimais pour moi-même, d'une manière égoïste, et je me suis sentie
toute désolée, très honteuse, très humble, devant ta cousine qui
préparait je ne sais quelle fête pour les orphelines du pays.

--Voyons! Maman!

--Et je me suis dit: il faut que je parle à Jacques autrement. Il oublie
certaines choses dont il devrait se souvenir à toute heure du jour et
que je ne lui remets pas en mémoire, parce que je ne leur donne pas une
importance égale.--Mon petit... Non! tu donneras ton avis quand j'aurai
terminé.--Tu es catholique, tu es croyant, tu pratiques; d'autre part,
tu souffres, et pourtant, tu ne demandes rien à ta religion! C'est
incompréhensible ou c'est ridicule. La religion n'est pas une bague au
doigt.

«Je t'assure, Jacques, je ne parle pas au hasard! Tu connais mes
sentiments à ce sujet: je n'ai jamais été pieuse, je n'ai jamais été
croyante. Même aux pires instants de ma vie, je n'ai pas eu besoin de
Dieu. Je n'ai rien cherché au-dessus de moi, pensant tout trouver en
moi-même. Quand je voyais ton père tromper mes espérances, détruire les
rêves que j'avais bâtis à son propos, défaillir enfin, pas une fois je
n'ai songé à me jeter à genoux. Je m'adressais d'abord à ma volonté,
mettons, si tu veux, à mon obstination, et puis, tu n'imagines guère
combien mes journées étaient remplies! Dès le matin, mille petits
devoirs m'occupaient qui faisaient la chaîne: ton père m'appelait, je
t'entendais crier dans ton berceau, il fallait demander l'avis d'un
médecin, parler aux domestiques, veiller à ceci, veiller à cela... Quand
venait la nuit, j'étais lasse, je voulais dormir, sachant que, le
lendemain, ton premier cri serait pour me réclamer, et que ton père
aurait besoin de moi, dès qu'il verrait le jour paraître. Prise dans cet
engrenage quotidien, je n'ai jamais eu l'idée de prier.

«Il faut que tu m'entendes bien: je n'y mettais aucune vanité. J'étais
ainsi. Je crois m'être montrée bonne mère et bonne épouse, mais il y a,
dans mon for intérieur, quelque chose qui se refuse à demander grâce,
qui veut aller plus loin, plus loin encore, sans aide, et, pour
atteindre le but, user de ses seules forces de femme, quitte à voir ce
but s'éloigner tous les jours.

«En sachant que des êtres qui m'étaient chers, que je prisais, que je
respectais, s'adressaient en toute occasion à Dieu, lui parlaient, le
remerciaient d'un bonheur et l'imploraient aux jours de souffrance,
j'enviais leur foi et me disais: «Pourquoi suis-je ainsi faite que je ne
puis courber le front?» Je me le demandais humblement, je t'assure, bien
qu'il y eût, sans doute, de l'orgueil là-dessous, à défaut de la vanité
absente. Cela ne m'a d'ailleurs menée qu'à souffrir davantage et je n'en
suis pas fière.

«Comme, chez ta cousine Agathe, je trouve une forme sèche, en moi, je
trouve un fond de sécheresse dès qu'il ne s'agit plus de questions
humaines. Je ne sais pas me détruire pour tendre vers quelque chose que
je ne puis ni concevoir, ni, par conséquent, aimer. Ma peine journalière
me suffit et, de cette peine, les petites joies, les petits espoirs de
chaque jour me consolent. C'est d'un bon sens un peu vulgaire, je le
veux bien, mais en ce moment, je m'explique à toi, sans aucune intention
de m'excuser.

«Tout ce que la vie laissait en moi de doux et de tendre, je
l'attribuais à mon mari, à mon fils. A vous, je me donnais pleinement,
parce que je vous chérissais à plein coeur; je redevenais exacte et trop
anguleuse dès qu'il s'agissait d'un être que je n'aimais pas. Eh bien!
si je me refusais à Dieu, ou plutôt, si je n'ai jamais levé les yeux
vers lui, c'est que je ne l'aimais pas.--Aujourd'hui, je viens te dire
que toi, mon petit, que j'aime, que je comprends et que j'ai fait, tu me
déçois.

--En quoi, Maman?

--Quand, un soir, tu es venu me dire, de la façon droite et confiante
qui est la tienne: «Maman, je veux pratiquer ma religion: il me semble
que j'ai la foi», tu admettras que je me suis appliquée à te faciliter
les choses. Je t'ai rappelé scrupuleusement tes nouveaux devoirs, je
t'envoyais aux offices, lorsque ta jeune étourderie t'en éloignait, et,
jusqu'au jour où l'habitude fut prise, je t'ai surveillé de fort près.
De ta résolution, j'eus une joie profonde. «Si sa santé vient jamais à
faiblir, pensais-je, l'Eglise sera pour lui un précieux refuge et la
prière une aide admirable.» En te poussant à persévérer, il me semblait
que je te fournissais des armes, que je te rendais plus fort.
J'accomplissais là une tâche nettement définie: je t'aidais à revêtir, à
boucler la cuirasse neuve, choisie par toi qui ne savais pas encore à
quel combat elle servirait. Ce combat, je l'attendais avec épouvante,
avec horreur, et, parfois, je le devinais proche, à te voir nerveux,
inquiet de peu de chose, constamment rêveur, malgré ta vie active et ton
goût pour les distractions violentes où tu mettais un si bel entrain et
tant de bon vouloir.

--Maman chérie, tu es étrange, vraiment. Je t'admire et je t'aime chaque
jour davantage, et chaque jour je te suis plus reconnaissant, mais tu
m'étonnes.

--Pourquoi donc? Parce que je veux que chacun fasse honnêtement usage
des moyens qui lui conviennent? J'ai soigné ton père, je t'ai soigné, en
prenant avec le plus de discernement possible l'avis des médecins,
suivant une méthode humaine où je pouvais servir. Ma santé n'a jamais
faibli; la besogne me fut par conséquent facilitée; oui, j'ai bien dit
la «besogne»: les grands mots n'ont rien à voir ici. Mais, dans ton cas,
la question se pose autrement. Le mal dont tu souffres, c'est en toi que
tu le trouves: tu deviens, pour ainsi dire, ton propre médecin. Je
pensais: «Il se soignera par toutes les méthodes auxquelles il ajoute
foi, et, puisqu'il est croyant, son Dieu lui fournit la meilleure de
toutes: la prière.» Je t'ai dit, Jacques, ma douleur lorsque je vis que
ta santé se gâtait; je t'ai caché, jusqu'à présent, ma surprise et mon
chagrin quand je m'aperçus que tu allais moins régulièrement à la messe,
que tu oubliais tes devoirs religieux, que tu les passais sous silence,
que tu ne communiais plus.

--Tu te figures donc, Maman, que je n'ai pas prié?

--Mon petit, c'est alors que tu as mal prié, car je pense qu'une prière
fervente t'aurait, en tous cas, donné confiance et courage.

--Eh bien, oui! je l'avoue, je me suis révolté! J'ai cru que cette force
que Dieu donne à ceux qui l'implorent devait me revenir et, quand je me
suis vu si faible, j'ai...

--Jacques! ce n'est pas à moi que tu dois dire ces choses...

--Tu as raison, Maman.»

Ils étaient émus tous les deux; quelques instants, ils ne parlèrent
plus. Brusquement, Mme Damien reprit:

«Va me chercher l'objet que j'avais apporté en arrivant. Je l'ai posé
sur la table de l'antichambre.»

Et, quand son fils rentra:

«Donne. C'est un cadeau que je te fais.»

Elle cassa les ficelles d'une main un peu nerveuse.

«Voici le Christ de ta grand'mère, dont je t'avais parlé. Je le verrais
volontiers accroché au-dessus de ton lit. Il te revient de droit,
puisque je ne sais pas l'adorer.

--Oh! qu'il est beau! s'écria Jacques. Qu'il est donc beau! Toute la
douleur du monde... Ah! comme il souffre!»

Il l'accota contre la glace de la cheminée et se prit à l'admirer.

«Qu'il est beau!» murmurait-il toujours.

Sur une croix de bois sombre, un grand Christ, sculpté en vieil ivoire,
se tordait. L'angoisse physique paraissait dans tous ses muscles jaunes,
labourés par la douleur, mais la face, dorée de soleil couchant,
exprimait une extase sereine qui ne touchait plus au monde. Cette
sculpture n'était pas seulement l'oeuvre puissante et passionnée d'un
artiste, mais aussi un acte de foi.

«Mon crucifix te rappellera tes devoirs mieux que personne, dit madame
Damien. Puisque tu n'habites plus chez moi, je lui laisse ce soin.
Enfin, je compte encore sur lui pour me conserver mes entrées dans ta
garçonnière. Ainsi, l'on n'y dépassera jamais, je pense, un certain
point de liberté et, sans te gêner, j'y pourrai venir, de temps en
temps. Où vas-tu le placer?»

Jacques mena sa mère dans la chambre à coucher.

«Tiens, regarde. Ce clou soutenait un tableau certainement plus lourd.»

Il fixa le crucifix dans un pan coupé, à gauche du lit.

«Jamais! dit Mme Damien, jamais je ne l'avais vu si beau!»



CHAPITRE XI

L'IMPLORATION


«Je ne recevrai plus personne, Louis, dit Damien après le départ de sa
mère.

--Bien, Monsieur.»

Jacques rentra dans sa chambre.

«Quelle place il prend ici!» se disait-il en regardant le crucifix.

Et, de fait, cette sculpture attirait le regard: drame sanglant au
paroxysme d'un tragique humain, par son corps torturé, poème du
renoncement parfait, du grand repos au seuil de l'éternelle gloire, par
son calme visage, ce Christ prenait en effet toute la place et l'on ne
voyait plus que lui.

«Maman a eu là une idée et des raisons qui m'apprennent à la connaître
mieux, mais elle, comme elle me connaît bien!»

Jacques restait immobile, debout devant le crucifix, n'en détachant plus
ses yeux. Puis il se mit à genoux et pria.

«Seigneur, disait Jacques Damien, je me suis éloigné de vous, quelque
temps, et c'est Maman qui me ramène à vos pieds. Laissez-moi, dès
maintenant, vous parler, car j'ai grand besoin de vous et je me sens si
faible! Laissez-moi vous parler de tout près, comme je faisais
jadis.--J'ai beaucoup préjugé de mes forces, Seigneur, et je me trouve
étrangement démuni quand je vois que, voulant jouer le rôle d'un héros,
je n'ai réussi qu'à être un pauvre homme. Je suis malade et j'ai très
peur de ma maladie. Le courage de Maman me paraissait tout simple...
mais c'est si difficile de montrer du courage! Je ne puis pas! je ne
sais pas! Apprenez-moi, Seigneur!

«Aux premiers jours de ma souffrance, je vous ai imploré; or il me
semblait que vous ne faisiez rien pour moi, que mes paroles ne vous
atteignaient plus; il m'est venu une façon de rancune contre vous,
Seigneur, une rancune d'enfant... Non, je me trompe! je ne sais même
plus vous dire les choses comme elles sont: j'avais simplement peur! Je
me disais: «Si Dieu ne m'aide pas tout de suite, s'il faut lutter seul,
s'il faut prier, ce soir, demain, après-demain, prier toute la semaine,
prier encore, sans rien obtenir, je renonce à jamais guérir!» Alors je
suis parti, j'ai fui, et pour me forcer à croire que je m'en allais de
mon plein gré, je me suis dit des paroles sonores, j'ai voulu me donner
le change par quelques grands gestes, quelques déclamations... et
j'avais tout simplement peur!--Oh! je vous en conjure! tuez le comédien
en moi! je voudrais tant dépouiller ces manières théâtrales que je
prends lorsque la besogne du jour, comme dit Maman, a dépassé mes
forces! Je ricane, je me moque, je fais de l'esprit, je fais des
phrases, je me regarde vivre pour ne pas regarder mon travail gâché, et
tout cela ne sert de rien, ne mène à rien.

«Je suis bien malade, Seigneur! L'idée de la folie m'épouvante. Quand
l'idole bougera, peut-être parviendrai-je à me montrer un peu moins
lâche, mais ce ne sera encore qu'une attitude: je tremblerai de tout mon
corps, même si je parviens à sourire. Il faut que j'aille plus loin, je
m'y suis engagé et je m'y engage devant vous... Oh! Seigneur! merci! je
vous sens si proche, tout à coup! Vos bras sont étendus sur ma tête.
Merci, Seigneur! Je craignais de vous avoir trop offensé... je ne savais
pas que vous me pardonneriez si vite!

«Mais quel parti dois-je prendre quand l'idole commencera ses grimaces?
dites-le moi, Seigneur! M'en aller aussitôt? éviter la lutte? ruser?...
n'est-ce pas encore une manière de fuir: ce que j'ai fait, en somme,
jusqu'à ce jour? ou bien, après avoir cherché quelque force dans la
prière, faut-il rester là, ne pas broncher, tenir, tant que la peur ne
m'aura pas étranglé?... Oui, résister... Mais vous m'aiderez un peu,
Seigneur! mes luttes ont été si piteuses, ces temps derniers! j'aurais
grand'honte de me présenter si misérablement devant vous... Et voyez,
même à vos pieds, je joue un rôle: le cabotin veut paraître!

«Aidez-moi aussi en un point particulier, Seigneur! Je tends à oublier
que cette idole est une vieille bûche de bois sec, sculptée par des
sauvages; j'arrive à lui donner une vie troublante, je lui parle, je la
défie... en quelque très mauvaise heure, il me semble que je pourrais
l'implorer! Je sais que cela est ridicule, imprudent, fort dangereux,
mais ce jeu m'amuse, je m'y laisse prendre, croyant, par ces
familiarités avec un morceau de bois, me mettre de plain-pied avec lui
et, par suite, dominer la peur qu'il m'inspire.--Evitez-moi de si
lourdes sottises! sans vous, elles augmenteront tous les jours et je
finirai par m'inquiéter de cette idole, même quand elle ne bougera pas.

«Et encore, Seigneur, ne vous refusez plus à me parler quand j'aurai
péché. Certes, mes fautes seront nombreuses, si fort et si fidèlement
que je veuille vous rester attaché, mais je ne saurais pas, maintenant,
me passer de vous et, si vous restez muet, mon Dieu, quand je vous
implore, ce sera pour moi la déroute. Bien humblement, je tâcherai de
mettre dans mes péchés le moins possible de malice... mais je suis si
faible! Tout ce que j'ai pu faire, Seigneur, cela a été de ne presque
plus boire, de ne plus m'enivrer... C'est peu!... je sais... Ah!
Seigneur plein de miséricorde! oserai-je vous dire: c'est beaucoup pour
moi?

«Enfin, vous savez combien la sensualité fut ma faute habituelle.
Lorsque je commençais à être malade, elle devenait mon refuge. Alors, je
me sentais comme les autres... «comme les autres», ce que je ne serai
jamais! Une femme auprès de moi me donnait de longues illusions et
j'étais vraiment moins seul. Car j'ai tant souffert de la solitude,
Seigneur! Elle s'attachait à moi, m'accompagnait dans les foules de
Paris, à la campagne, dans les théâtres, dans les restaurants, une ou
deux fois même lorsque je me trouvais avec Gautier. Plus tard, quand
l'idole commença de bouger, ce fut insupportable: je me sentais seul
partout. Je le suis encore, Seigneur, et je me dis souvent que cela
durera toute ma vie! Assurément, je ne pourrai me marier: le martyre de
Maman est une défense suffisante! Je n'aurai jamais un «chez moi», je
serai partout campé, campé tout seul, toujours tout seul!... Une femme,
fût-elle de passage, m'aide quelques instants à oublier cela.--Oh! cette
idée de me sentir seul tant que je serai sur terre!... Restez près de
moi, Seigneur! ne partez pas, je vous en implore! ne partez pas! Oh! ne
partez pas! je trouve un si doux repos à vos pieds!... Ce monde qui me
semble cruel et morne, comment m'apparaîtra-t-il, demain? Encore plus
vide, peut-être, ce monde d'ici-bas qui ne me promet rien! J'ai peur,
mon Dieu! j'ai plus peur que jamais!

«Mes heures de travail sont bonnes, d'ordinaire, mais vous l'avez vu:
souvent, je ne puis travailler dans mon bureau. Veillez sur moi quand je
me trouve assis devant ce morceau de bois qui me harcèle! aidez-moi!
J'aimerais tant travailler lentement, pesamment, comme un boeuf, creuser
mon sillon, tout droit, et ne pas penser à autre chose! Mais alors, je
vois, du coin de l'oeil, l'idole qui bouge, et je m'arrête pour mieux
regarder!

«Tout mon bonheur est auprès de mes amis et de Maman; mon Dieu!
conservez-moi Maman et Gautier: je n'aime rien sur terre autant que ces
deux êtres! Couvrez-les de vos bénédictions! Souvent, je prierai pour
Gautier, mais il faudra m'excuser, Seigneur, si je ne vous parle jamais
que de la santé physique de Maman, de ses migraines continuelles ou,
parfois encore, de ses inquiétudes à mon sujet. D'elle, je ne saurais
rien dire à d'autres points de vue. J'ai grand tort, je le sais, mais
une sorte de pudeur me défend de prier pour son âme. Regardez-la, mon
Dieu, vous l'avez faite tellement noble, tellement bonne, tellement
belle, que je prierais mal, que je n'emploierais pas... comment puis-je
dire?... des termes honorables, que je vous offenserais. Je m'imagine,
en la voyant si peu croyante et si respectueuse de ma foi... je
m'imagine que vous l'avez voulue ainsi! C'est absurde, mais de cette
idée, je ne puis me défaire!... Serait-ce impossible, Seigneur?

«Je vous demanderai donc, simplement, de ne pas la laisser trop
souffrir, de lui épargner les douleurs morales qui lui viendraient de
moi: les plus torturantes. Maman a tant souffert déjà, et de si
terribles angoisses, et avec un si parfait courage!... Oh! vous l'aidiez
à coup sûr, mon Dieu! Ecartez d'elle toutes les peines... Moi, je suis
jeune... Oh! je vous suppliais de m'épargner, et maintenant... Oui,
faites-moi souffrir, Seigneur, mais aidez-moi à bien souffrir, pour que
ma souffrance soit féconde; enseignez-moi à me servir de ma souffrance,
afin qu'elle porte de beaux fruits...»

Jacques se tut, le front dans les mains, puis, regardant encore le
Christ, il murmura d'une voix douce:

«Seigneur, vous êtes mort pour nous; mon Dieu, ayez pitié de moi!»

Il se signa, se releva et rentra dans son bureau.



CHAPITRE XII

SUR LE TROTTOIR


Ni l'un ni l'autre n'avait, ce soir-là, envie de s'enfermer dans un
café-concert, moins encore dans une de ces salles bourdonnantes où l'on
boit du champagne. La nuit leur parut belle; sa fraîcheur convenait à
une promenade un peu longue, rapide, sans but précis. Par ailleurs,
marcher dans l'ombre n'est pas pour déplaire: on cause bien, et Jacques
se rappelait de très chères discussions avec Gautier, durant lesquelles
ils avaient parcouru le bois de Boulogne jusqu'à des heures indues.

Ils gagnèrent le parc de la Muette, bruissant mais tranquille,
tendrement aéré par de petits souffles imprévus de la brise, et très
désert.

«Jadis, sous ces feuillages, disait Jacques, nous avons échangé
d'inoubliables paroles; ce marronnier en a sûrement conservé la mémoire.
Nous étions plus jeunes, plus intempérants, plus naïfs, mais quelle
ferveur!... Ah! Gautier! la frange de ce gazon nous entendit parler de
Nietzsche, ce banc s'offrit à nous au milieu d'un dialogue sur
Baudelaire ou Rimbaud et ce tournant de route connut les instants où le
roi Wagner se vit forcé de faire une place sur son trône au prétendant
Debussy... Les belles heures que nous vivions là!

--Nous en vivrons d'autres aussi belles, mon ami: notre coeur bat
toujours!

--Et ce soir... oui, c'est presque comme avant!

--Je te demanderai seulement, dit Gautier, la permission de passer chez
moi, vers minuit. Valérie est malade, je suis un peu inquiet de cette
bronchite aiguë.

--Pauvre fille! Rien de grave, j'espère?

--Pas pour le moment. Mais elle se soigne si mal!... et si j'éternue
deux fois au lieu d'une, elle veut me mettre au lit et me veiller
jusqu'à l'aube.

--Je ne connais pas de sainte laïque plus vénérable que Valérie.

--C'est, en vérité, une très excellente personne.

--Regarde, dit Jacques, la nymphe qui fait le coin du chemin, là-bas. Au
clair de lune, elle est très supportable, avec ce joli reflet mauve sur
ses fesses. Les statues médiocres ne devraient être sorties que la nuit.

--Bonne idée que tu as eue de venir ici... Comment te portes-tu?

--Rien de changé. Ce dernier mois a été dur, mais, sans dire du tout que
je m'y habitue, il me semble pourtant que je résiste mieux. J'ai pu
dormir chez moi, sauf quand je restais volontairement chez de petites
amies. Cela n'empêche...

--Tu prends la voie qu'il faut prendre: tu t'obstines!

--Cela n'empêche que, parfois, j'ai bien peur!

--Oui, mais tu t'obstines... Oh! Jacques! ce voyou, là, sur le banc, qui
parle à sa gosse! le même banc, peut-être, où nous parlions du surhomme!
Il doit lui raconter des choses poétiques et sentimentales, cueillies
dans un roman feuilleton...

--Il est heureux, le bougre, s'il croit à ce qu'il dit!... Veux-tu,
dimanche prochain, m'accompagner au concert? On joue la septième, chez
Chevillard, et des choses modernes, intéressantes.

--Avec plaisir. Dimanche après-midi, voyons... oui, je suis libre. Viens
me prendre.

--Mais, reprit Jacques, nous recommencerons des promenades nocturnes de
ce genre, n'est-ce pas, Gautier? J'en ai assez du cabaret!»

Ils causèrent ainsi, tout en marchant d'un pas alerte; soudain, Gautier
tira sa montre.

«Mon vieux, il se fait tard, je rentre.

--Je t'accompagnerai jusque chez toi. Tu me donneras des nouvelles de
Valérie.»

                   *       *       *       *       *

«Eh bien, comment va-t-elle? demandait Jacques, bientôt après.

--Grosse fièvre; je reste. La pauvre fille souffre cruellement. J'irai
te voir demain.»

Les deux amis se séparèrent et Damien descendit vers les Champs-Elysées
pour faire quelques pas encore, avant de se coucher.

Il passait beaucoup de monde, les cafés-concerts se vidaient:
va-et-vient de voitures, babillages hâtifs sous les arbres, cris de
voyous appelant les chauffeurs, les cochers; rires pointus, jurons,
murmures; tons violets, bleus et verts, assez étranges; bruissements
mystérieux dans les marronniers; puis la foule se dispersa plus vite
qu'on ne s'y fût attendu et nombre de lumières s'éteignirent, soudain,
comme sous un même souffle. On ne vit plus que des badauds attardés.

La nuit restait fraîche et cordiale. Jacques ne s'ennuyait pas. Près de
lui, une grande fille blonde entreprit un soldat en promenade qui
s'arrêta. Des paroles furent échangées. Damien ne pouvait les saisir
toutes, mais quelques mots et des gestes éloquents lui en apprenaient
assez pour parfaire la scène. Une discussion s'engagea sur des questions
pratiques. On s'entendit bientôt, et ils partirent, se tenant sagement
par la main... heureux?

«Ils ont assuré leur nuit, se dit Jacques, ou, du moins... Elle sait s'y
prendre, la fine mouche! Comme elle l'a prestement amené à promettre ces
deux francs dont le soldat s'effrayait d'abord et dont elle diminuait
l'importance en parlant de quarante sous!»

A ce moment, il pensa rentrer chez lui, mais rien ne le sollicitait
davantage que de ne rien faire et de rester assis sur ce banc, dans
l'ombre. Il obéit donc à son besoin de nonchaloir. Il songeait vaguement
à des choses fugitives qui se brouillaient sans former d'images, puis il
s'occupa quelque peu d'une femme qui avait passé trois fois devant lui
et repassait encore. Elle était maigre, menue, et marchait vite, d'une
allure saccadée. Un petit chapeau ridicule, tout noir, oscillait sur sa
tête. Elle semblait attendre quelqu'un en faisant les cent pas.

«Singulière personne!» se dit Damien.

Elle s'arrêta un instant, regarda nerveusement de droite et de gauche,
agrafa le col de son corsage et repartit.

«Aurait-elle peur?»

Son trajet était immuable et se limitait entre trois réverbères.

«Tiens! se dit Damien tout à coup, je ne l'aurais pas cru!»

A quelques pas de son banc, la petite femme venait de solliciter un
passant d'une manière indubitable, sinon très heureuse.

«Drôles de manières pour une fille de trottoir, mais c'en est une; je
m'étais trompé.»

L'homme, sans répondre au: «Viens-tu, mon gros chéri?» prononcé d'une
voix mal assurée, avait dégagé brusquement son bras.

Quelques instants plus tard, ce fut un vieux monsieur qu'elle entreprit.
Il marchait lentement, le front penché. Sa barbiche blanche était
retroussée par son col.

«Tu veux pas, mon loup?» demanda la petite femme.

Le vieillard dit «non» de la tête et poursuivit son chemin, les deux
mains dans les poches de son pardessus. Elle n'insista pas, ni plus loin
non plus, quand un jeune homme lui rit franchement au visage, en lui
répondant une obscénité.

Il dut lui arriver quelque aventure, au bout de sa course suivante, car
elle se perdit dans l'ombre des arbres et tarda à reparaître.

«Elle m'intéresse, se dit Damien. Si elle est partie, je vais me
coucher... Non! la voilà, plus agitée encore, il me semble.»

Maintenant, elle marchait sur le bord du trottoir et ne fit qu'un saut
dans l'avenue en voyant passer un agent de police, mais elle revint
ensuite à son premier terrain. Elle fut encore repoussée par un gros
homme à qui elle avait pris la manche. Le geste de refus était brutal.
Elle recula de quelques pas, sans protester, puis, adossée contre un
arbre tout proche du banc de Damien, resta les bras ballants, la tête un
peu branlante, et sur ses cheveux châtains le petit chapeau noir
tremblait.

A voir cette défaite, Damien ressentit de la mauvaise humeur.

«C'est de sa faute, tout de même! Elle fait preuve d'une extraordinaire
maladresse!»

Et, soudain, il pensa:

«Si je lui donnais des conseils?»

Elle l'intriguait, elle lui faisait pitié. Une conversation de cinq
minutes serait peut-être amusante.

Il dit, tranquillement, posément:

«Venez vous asseoir ici.»

Elle sursauta, très effrayée.

«Oh! je ne vous avais pas vu!»

Allait-elle fuir? elle paraissait si agitée!

«N'ayez pas peur! venez donc!»

Et, comme elle hésitait encore, il ajouta d'une voix engageante et
douce:

«Venez vous asseoir, un instant, près de moi, sur ce banc; je ne vous
ferai pas de mal, je vous assure.»

Elle s'approcha, craintive, et s'assit enfin. Puis elle dit en paroles
pressées:

«Je ne t'avais pas vu. Je serai bien gentille, tu sais, mon loup!

--Non, dit Jacques, il ne s'agit pas de cela. Ecoute un peu. Je te
surveille depuis vingt minutes: eh bien! tu es très maladroite. Tu n'as
pas réussi une seule fois, ni avec cet homme en veston noir, tout à
l'heure, ni avec le vieux monsieur, ni avec l'autre, le petit, ni avec
ce gros cochon qui t'a presque donné un coup de poing. C'est que tu ne
sais pas t'y prendre et, si tu continues, ce sera toujours la même
chose. Je vais t'expliquer ce qu'il faut faire.»

Elle le regardait d'un air effrayé; sa tête inquiète ne cessait de
bouger. Elle ne répondit pas, d'abord, tâchant de saisir le sens de la
mauvaise plaisanterie que lui préparait cet inconnu. A peine assise,
posée à peine, sur le banc, elle restait toute prête à s'évader. Elle
toucha le bras de Jacques avec prudence, et retira sa main aussitôt.

«Mais, ma petite, comment te rassurer? disait Damien. Je ne t'embêterai
pas, je ne te ferai pas de blagues, je te veux du bien. Est-ce que tu
fumes? Tiens, voilà une cigarette.

--Oh! non, merci, dit-elle, ça me donne mal à l'estomac.

--Alors, reste tranquille, calme-toi; tu es sous ma protection. Nous
allons causer un peu, puis on ira manger des gâteaux et boire du
chocolat, près d'ici, chez un boulanger qui reste ouvert jusqu'au
matin.»

Elle eut, pour répondre, un accent de fillette ravie.

«Du chocolat... Oh! volontiers! c'est bon!

--Affaire entendue, dit Jacques, et si je te trouve bien sage, si tu ne
remues plus la tête comme tu fais, si je vois, enfin, que tu n'as plus
peur, je te donnerai aussi une belle pièce de cent sous toute neuve.»

Il lui parlait comme à une enfant.

«Ça te va-t-il?»

Elle ne comprenait pas encore.

«Alors... c'est du sérieux?

--C'est du sérieux: tu l'as dit! mais il faut bien te mettre dans la
tête que tu ne me rencontreras pas tous les soirs. Tu as choisi un
métier qui n'est pas facile; un métier comme un autre, mais pas facile
du tout. Tu ne sais pas t'y prendre, ma petite; non, tu ne sais pas!
Avant que tu n'arrives, j'ai vu une grande fille blonde qui a arrêté un
soldat. Je l'écoutais. Elle a embobiné son client, fallait voir comme:
ça n'a pas été long! Toi, quand tu accostes quelqu'un, tu lui dis:
«Viens, mon gros chéri!» ou une tendresse du même genre, avec la voix
que l'on a pour réciter une leçon à l'école. On dirait que ça t'est tout
à fait égal. Oh! je sais bien que celui-là ou un autre, c'est pas très
différent, mais il ne faut pas qu'on s'en doute... On ne te suivrait
jamais!

--Mon chéri, dit-elle, avec toi je serai très gentille. Embrasse-moi,
pour voir! Il y a des hôtels pas chers du tout, juste de l'autre côté de
la Seine, là-bas.»

Damien rendit sa voix plus douce encore.

«Non, ma petite! non, je n'irai pas avec toi.

--Oh! s'écria-t-elle avec un peu d'indignation, je ne suis pas malade!
je te promets! J'ai jamais été malade qu'une fois et c'est passé,
maintenant. Le docteur, à l'hôpital, m'a dit que ça n'était pas la
mauvaise chose, tu sais... Il m'a dit aussi: «Ma fille, vous avez une
bonne santé.» C'est ça qu'il m'a dit, le docteur.»

Son petit visage restait immobile, et elle regardait Damien droit dans
les yeux.

«Mais, je n'ai jamais eu cette idée, ma pauvre enfant! dit Jacques en la
voyant si frémissante.

--Ah!... très bien.»

Cette affirmation l'apaisait.

«Je voulais simplement dire que, dans une demi-heure, il faudra que je
rentre chez moi, parce que je suis fatigué.

--Vous avez beaucoup fait du chemin? demanda-t-elle.

--Oui, beaucoup, ce soir, dit-il avec un sourire. Je me suis promené du
côté du bois de Boulogne.

--C'est par là!»

Elle montrait du doigt un point vague.

«Et moi aussi, j'ai fait du chemin, mon loup! Tu comprends, j'avais levé
un homme, hier soir. Il ne m'a pas beaucoup payée... Oh! il ne m'a pas
volée non plus, mais tu sais, dans les mauvais jours, on prend ce qu'on
trouve. Alors, ce matin, je suis partie de tout au bout de Grenelle, et
puis j'ai passé par une grande place avec des arbres, où j'ai mangé pour
dix sous, et puis une concierge m'a laissée me reposer sur une chaise
pendant trois heures, parce que je l'avais aidée à rattraper son chien
qui voulait s'en aller, et puis j'ai descendu sur le boulevard...
attends un peu... oui, le boulevard Saint-Germain, et puis...»

Elle s'embrouillait dans le compte de toutes les rues. Elle
s'embrouillait aussi dans son tutoiement, disant souvent «vous» à Damien
et même, une fois, «Monsieur», mais elle se reprit et s'excusa par
quelques clichés tendres. Elle parlait d'ailleurs avec plus d'aisance,
tremblant néanmoins quand un passant s'approchait un peu trop de leur
banc. Elle cherchait alors la main de Jacques.--Il demanda:

«Où vas-tu coucher, ce soir?

--Oh! c'est pas ça, le difficile! J'ai une amie qui est nourrice et elle
reste avec le petit dans la chambre des maîtres, mais elle a aussi une
petite chambre au sixième et elle me permet, quand je ne sais pas où
aller, de monter là-haut, pourvu que je fasse pas de bruit, mais il faut
marcher bien doucement, et c'est si loin, la maison... seulement, c'est
une chance de pouvoir toujours dormir dans un lit.»

Elle se tut, un instant.

«Voilà donc, pensa Damien, tous les beaux conseils de prostitution que
tu voulais lui donner?»

Un réverbère s'éteignit qui éclairait un peu le banc de Damien. Il ne
vit plus qu'une ombre à côté de lui, plus dense que l'ombre d'alentour.

«Est-elle jolie? se demanda-t-il. Je crois que je ne l'ai pas
regardée... Et puis, qu'est-ce que cela fait!

--J'ai eu peur, un moment, dit-elle... Comme c'est noir!»

Et elle reprit:

«J'ai, comme ça, un lit, chaque matin. Oh! il ne faut pas se plaindre!
Il y a des femmes, tu sais, qui ont la vie plus dure.

--La tienne n'est pas précisément folâtre, dit Jacques.

--Folâtre?... Qu'est-ce que vous?...

--Oh! pardon!... interrompit-il. Tu n'es pas d'ici?... bien entendu?

--Non! je vais te dire... je suis...»

Cessant tout à coup de parler, elle s'éloigna un peu de Damien.

«Très bien, ma petite! tu as raison. Il ne faut jamais raconter d'où
l'on vient. Ou ce sont des blagues et ça ne vaut pas la peine de les
inventer, ou c'est vrai et alors on n'y croit guère.

--Je ne parle jamais de ces choses-là, dit la voix qui sortait de
l'ombre, mais...»

--Bon! se dit Jacques, l'insupportable récit des années d'enfance qui va
venir! Cela correspond, en somme, au «fille d'un officier supérieur de
cavalerie» des anciens romans. Ma petite aventure se banalise.»

Damien se trompait: le récit attendu ne vint pas. Elle ne parlait plus.
Il l'interrogea.

«Veux-tu me dire ton nom, le nom que tu as à Paris, celui que tu dis à
tout le monde?

--Oh! je n'en ai qu'un, fit-elle en riant; comme vous êtes drôle! je
m'appelle Marguerite.

--Eh bien, Marguerite, ne perds pas courage, continue ton métier puisque
tu l'as choisi, parle aux hommes avec de petites manières gentilles,
insiste un peu quand ils refusent, (pas trop pourtant), fixe plus
solidement ton chapeau sur ta tête, ne bois pas d'absinthe, enfin, si tu
n'es pas déjà en carte...

--Non, Monsieur! s'écria-t-elle.

--Tâche, continua Jacques, de t'y faire mettre le plus tard possible, et
surtout, évite les grosses gaffes qui pourraient te coûter cher et te
mèneraient à l'hôpital. Tu comprends ce que je veux dire.

--C'est difficile, tout ça... mais j'essaierai, dit-elle. Vous savez, il
n'y a pas si longtemps que j'ai commencé! six mois... un peu plus...»

Elle réfléchit:

«Sept mois.

--Et quel âge as-tu?

--Je ne suis pas bien jeune, maintenant: vingt ans à la Trinité passée.

--Fichtre!... Alors, ça te plaît, cette vie?... Enfin, je veux dire: ça
ne te déplaît pas trop?

--Je sais pas! dit-elle, d'une voix soudain mince et pauvre. Je sais
pas! je m'ennuie, et je m'ennuie aussi beaucoup après le pays. Je
connais des gens à Paris, trois ou quatre; c'est comme si je connaissais
personne. Ils ont un métier, chacun, et moi, c'est pas un métier! Dieu
me pardonne! voyons, Monsieur, c'est pas un métier! Je sais travailler,
je sais coudre, mais tout le monde sait ça. On n'en veut pas, des filles
pour la couture, sauf pour le très fin, et alors mes yeux me font mal...
ou bien j'ai pas su trouver! Et puis, mon amie, la nourrice, va rentrer
au pays quand ça sera fini, son lait... Moi aussi, pour dormir, ça sera
fini! Et on m'a dit que le mieux c'était d'entrer dans une maison, mais
je suis pas assez jolie, et là, peut-être... la même chose... je saurais
pas!

--Voyons! pensa Damien, tu ne vas pas aller t'attendrir!»

Il se leva.

«Je rentre. Veux-tu que nous fassions quelques pas ensemble?

--Oh! oui!» dit-elle.

En tournant dans l'avenue d'Antin, ils furent éclairés.--Jacques la
regarda.

«Elle n'est pas jolie, en effet, mais singulière pourtant, très
singulière, avec ses grands yeux et cette bouche vibrante.»

Il sourit encore, voyant le petit chapeau qui tremblait.--Elle surprit
le regard.

«Mon chapeau... je vais te dire... j'ai beaucoup de cheveux, et alors,
quand ils sont secs, c'est pas commode, ça ne tient pas, surtout à la
fin de la journée, et pour se recoiffer, c'est toute une histoire!»

Jacques se pencha vers elle.

«Ce que je t'avais promis,» dit-il, en lui prenant la main.

Elle regarda sa main, puis leva les yeux.

«C'est pas une pièce de cent sous, dit-elle; ça, c'est plus petit et
c'est beaucoup plus d'argent!

--Malheureuse! voilà des choses qu'il ne faut jamais faire remarquer.»

Elle comprit la plaisanterie; ils rirent tous deux, mais ensuite Damien
ne parla plus et ils marchèrent quelque temps, côte à côte, sans dire
mot.

«Elle est toute seule, songeait-il; je connais ça! Elle s'ennuie... je
connais ça! Elle fait le trottoir; moi, je passais mon temps dans les
restaurants où l'on soupe, où l'on parle, où l'on avilit ses paroles et
sa pensée, où l'on se prostitue, à tout prendre. La différence est
mince.»

Il rêva longuement.

«Suis-je bête! se dit-il. Je la tiens par la main comme le soldat, tout
à l'heure, tenait la fille blonde.»

Mais il ne desserra point ses doigts.

«Vous êtes bien grand! murmura-t-elle.

--Un mètre quatre-vingt-deux.

--C'est vrai?»

Il ne dit rien. Il réfléchissait toujours.

«... Une imprudence?... et puis après?... J'en ai fait d'autres!»

Brusquement, il demanda:

«Marguerite! veux-tu rentrer avec moi, ce soir... chez moi?»

Elle ne sut que répondre; elle semblait très effarée.

«Oui, Monsieur, dit-elle enfin, tout bas.

--C'est bon.»

Et d'une voix rogue et rapide, il cria:

«Taxi! Taxi!... Ah! en voilà un!... Monte, ma petite.»

Il donna son adresse.

Marguerite ne sut prononcer, pendant le trajet, qu'une seule phrase:

«Je ne vous dérange pas?... vraiment?»

Elle se rencognait au fond de la voiture.

«Oh! s'écria-t-elle, plus tard, amusée tout à coup, je n'étais jamais
montée dans un ascenseur!»

Puis, en entrant chez Jacques, dès que les lumières furent allumées dans
l'antichambre:

«C'est joli... c'est beau!» dit-elle.

Debout, bien interdite, elle restait un peu sur ses gardes.

Il l'aida à enlever son chapeau et le châle misérable qui lui couvrait
les épaules. Pour l'en débarrasser il eut un geste tendre qui ne passa
point inaperçu.

Elle souriait, elle riait, elle s'étonnait maintenant de chaque chose
que lui montrait Damien, et, lorsque, un quart d'heure après, il lui
dit:

«Veux-tu que nous nous couchions?

--Oh! que vous êtes gentil!» répondit-elle.

Jacques la fit entrer dans sa chambre. Bientôt il crut remarquer, à son
air hésitant, qu'elle désirait lui demander quelque chose.

«Qu'y a-t-il, ma gosse? Dis donc ce que tu veux!

--J'aimerais, avoua-t-elle, me débarbouiller! La rue, quand on se
promène, vous savez...

--Mais, bien entendu, petite bécasse! je vais te préparer un bain.»

Ayant tout disposé à l'avance, il la conduisit dans le cabinet de
toilette.

Elle reparut, drapée dans le peignoir que Jacques avait pendu à portée
de sa main.

«Les beaux cheveux!» s'écria-t-il.

Une mousse châtaine frisait au-dessus du front et couvrait les oreilles,
puis, la chevelure s'effondrait en quelque sorte le long des épaules,
riche, abondante, bouclée, plus foncée, presque brune, pleine d'or
cependant.

«Oh! les beaux cheveux! répéta-t-il... Et voici, mon enfant, une chemise
de nuit.»

Elle fut surprise de son élégance.

«Le charmant petit corps!» pensait Jacques, tandis qu'elle se préparait.

Et il lui dit soudain:

«Marguerite! tu me plais beaucoup.»

Elle sourit, s'étendit, très lasse, heureuse d'être couchée, respirant
avec lourdeur, la bouche entr'ouverte, les yeux ravis.

«Comme ce lit est bon!

--Oh! s'écria Damien, quelle brute je fais! j'avais promis de t'offrir
du chocolat et des gâteaux chez le boulanger!... et tu as faim,
peut-être!»

Il disparut et lui rapporta, de la cuisine, un petit en-cas qu'il
faisait toujours préparer pour lui-même. Il la servait. Assise dans le
lit, elle riait de bon coeur.

«Que vous êtes poli!» disait-elle parfois.

Une demi-heure plus tard, il était couché près d'elle.

«Oh! Monsieur! Oh! Monsieur! répétait Marguerite.

--Ma chère Marguerite, je ne t'ai pas révélé mon nom; c'est une lourde
faute! Apprends que je m'appelle Jacques.»

Elle n'osa rien dire, d'abord, elle n'osait presque bouger, mais
pourtant, elle s'apaisait, peu à peu. Enfin, elle se décida, leva les
yeux sur Damien, se blottit contre lui...

«Jacques!» murmura-t-elle.

Tendrement, elle lui prit le cou d'un bras frais.



CHAPITRE XIII

LE DOUX RÉVEIL


La chambre s'éclairait vaguement.

Appuyé du coude sur son oreiller, Damien regardait Marguerite. Il ne
montrait ni plaisir, ni ennui. Il regardait, sans plus, le jeune visage
dormant. La lumière filtrait par l'ouverture des rideaux et diffusait,
entre les quatre murs, un jour pâle et gris.

«En somme, elle est laide, mais n'importe...»

Il considéra le plafond où se projetait un reflet de forme bizarre, il
considéra les cadres, l'armoire brune et le rectangle de la glace
profonde, deux vases de Chine sur leurs étagères, une mouche qui faisait
l'importante et bourdonnait; puis ses yeux se reposèrent de nouveau tout
près de lui.

«... N'importe, car sa figure est douce, très douce. C'est beau, une
bouche paisible.»

Il se rappela celle de Juliette, maussade aux heures de sommeil.

«Cette enfant doit savoir consoler un homme qui souffre, un paysan qui
souffre. Les mots lui viendraient tout de suite: ceux-là qui
conviennent, qui font du bien. Si je lui demandais de me consoler, moi,
elle s'y prendrait mal, peut-être, elle ne saurait pas, mais seulement
parce que les paroles qu'il faut me dire ne sont pas de son vocabulaire,
ni leur emploi spécial de sa nature. J'ai besoin d'ironie dans la
consolation.»

Il s'interrogea:

«En es-tu certain?... Elle a des bras souples et forts dont l'étreinte
vaut mieux qu'une phrase. Quand je les sentais autour de mon cou, je ne
songeais guère à la faire parler! je ne songeais même à rien qu'à mon
très rare plaisir. Ah! que je me trouvais à l'aise, et tranquille, et
content! Elle ne bavardait pas, elle murmurait de temps en temps, des
mots sans forme. Dommage qu'elle soit laide!»

Il la détaillait du regard, soigneusement, sans émotion. Le nez était un
peu écrasé, un peu vulgaire, le teint taché de rousseur.

«Je connais les yeux, se disait-il, et la bouche est expressive. Je
l'aime mieux au repos, cette bouche. Trop grande, oui, certainement,
mais, plus petite, elle amaigrirait le bas du visage... Le hâle des
joues et ces taches passeraient sans doute avec quelqu'une des drogues
dont Juliette se frottait le museau... Je voudrais revoir ses yeux; ils
sont bruns avec, je crois, de petits points jaunes.»

Il songeait aussi à ce corps mince qui, mal nourri, pourtant, gardait
une saine vigueur.

«Il lui faudrait la campagne, le grand air. La vie qu'elle mène, ces
promenades nocturnes... Comment résiste-t-elle si bien? Et puis la
cuisine des gargotes, sans compter les alcools à bon marché...»

Cette dernière supposition le troublait profondément. Non, elle ne
devait pas boire.

«Marguerite me plaît.»

Il tâchait de se l'imaginer, élégamment vêtue, assise au théâtre, près
de lui. Il voyait la magnifique chevelure sous les lumières, Marguerite
riant, la tête un peu renversée, montrant son cou et sa gorge. Alors il
remarqua une cicatrice qui paraissait dans l'échancrure de la chemise.
Des artifices de couturière la couvriraient aisément, fût-ce avec un
corsage très bas, mais cette cicatrice ne laissait pas d'être bien
vilaine.

«Quelque sale histoire de cabaret!» se dit-il.

... De cabaret! La pensée de l'eau-de-vie lui revint. Cela le
mécontentait. Maintenant, il voyait Marguerite avec d'autres yeux. Elle
n'était en somme qu'une fille de trottoir. Il ne l'examinait plus.
Toujours accoudé à l'oreiller, il laissait errer son regard. Quelle idée
stupide d'avoir mené cette femme chez lui! Bah! il la renverrait
aussitôt habillée, dans une heure. C'était, en somme, la plus banale des
passades que cette rencontre imprévue; pourquoi vouloir lui donner de
l'importance?... Et, cependant, s'il rencontrait, un jour, une femme qui
le consolerait de vivre, qui resterait auprès de lui, qui lui parlerait
d'une voix tranquille et s'intéresserait à ses travaux, une amie
discrète et sûre... Il n'exigerait certes pas d'ironie!

Il ne demandait pas qu'elle fût un prodige de beauté; il se contenterait
fort bien d'un visage sans éclat, mais jeune, mais aimable. Quel
changement cela lui apporterait! Elle resterait dans un coin de
l'appartement, à la façon d'une bête familière que l'on appelle quand on
veut la caresser ou qu'elle vous caresse.--Une esclave? non point! il
avait dit: une amie. Il se blottirait dans ses bras, à l'instant même où
paraîtrait le cauchemar. Il échapperait à l'idole ainsi. Que parlait-il
d'une bête familière? Il lui conterait sa douleur, sa torture, et
peut-être saurait-elle le guérir, un jour...

«Nous nous liguerions contre le pantin de bois. A deux, on se sent fort.
Nous finirions par lui casser les jambes!»

Il songe aussi à des voyages en Hollande, en Italie, dans l'Afrique du
Nord. Il lui montre des pays qu'il a déjà parcourus mais qu'avec elle il
veut revoir, des paysages, des tableaux... Il se moque, soudain:

«Ah! je possède un coeur sensible: Confessions de Rousseau, recette
connue!»

Puis il se reprend à rêver, car il trouve le rêve bien doux.--Auprès de
cette amie, l'appartement où il a tant souffert deviendrait un refuge
délicieux. Les heures passeraient, égales et lentes, sans ennui, sans
orages, heures de travail, heures de loisir, heures de tendresse, de
silence...

«Et, se dit-il (ce serait là le vrai nom pour elle), je l'appellerais:
douce amie.»

Il ne bouge pas; il songe. Parfois, un sourire courbe ses lèvres: il se
moque de lui-même encore une fois, par habitude. Un murmure
l'interrompt:

«Pourquoi riez-vous, Jacques?... oh! pardon! je vous ai fait peur.

--Mais non, ma petite; je te regardais dormir, tout à l'heure, et puis
je me suis mis à rêver. Tu as de beaux cheveux, Marguerite.»

Elle s'étirait, se frottait les yeux, admirait la dentelle de sa
chemise.

«J'en ai beaucoup; c'est gênant. Que j'ai bien dormi! Votre lit est si
bon! On y resterait tout un jour.

--Tout un jour dans mon lit, se dit Jacques; ah! non, par exemple!...
Veux-tu du chocolat? demanda-t-il.

--Volontiers, si ça ne dérange pas, mais vous me gâtez encore! Je vais
me lever.

--Attends un instant, ma gosse, puisque le lit est bon.»

Il sonna.

«Louis, dit-il, apportez le chocolat de madame et mon café au lait.»

Elle le regardait en souriant, et, quand le valet de chambre fut sorti,
elle eut dans les yeux, sur les lèvres, une expression charmante, une
expression ravie d'enfant que l'on caresse, pour dire:

«Jacques, j'aimerais t'embrasser.»

Il se pencha, lui baisa la bouche, puis, d'une voix dont il sut mal
atténuer la brusquerie:

«Qu'est-ce qui t'a valu, demanda-t-il, cette cicatrice?»

Elle rougit de tout son visage.

«Oh! oui! C'est si vilain, n'est-ce pas? Maintenant, ça ne partira
jamais! Après l'histoire avec cet homme, on me disait: «Ne te fais pas
du chagrin; ces marques-là s'effacent, petit à petit, et, quand tu seras
grande, ça ne se verra plus du tout.» Au contraire, moi je trouve
qu'elle est plus laide. J'essaye de ne pas la regarder. Tenez, je vais
remonter un peu la jolie chemise. Je vous dégoûte, pas vrai?»

Il secoua la tête.

«Mais, cette histoire... avec quel homme?

--Oh! il n'était pas du pays! On m'aimait bien, chez nous: on n'aurait
pas osé. Il venait d'Italie; il marchait sur la route et s'était arrêté
dans notre village pour la moisson. C'est ça, voyez-vous, qui a tout
changé ma vie. J'avais quinze ans, et il a voulu me prendre, derrière la
ferme, près du puits. J'ai crié, mais on n'a pas entendu parce que
Trompette aboyait tant, et la brave bête aboyait souvent pour pas
grand'chose. Oh! je me suis défendue, moi! j'ai griffé l'homme avec mes
ongles! je l'ai mordu tant que je pouvais! Alors il a pris son couteau,
et voilà! Je ne me suis pas évanouie, vous savez! je criais toujours,
mais je perdais du sang, beaucoup, j'étais faible, et il a fait la
chose... Et moi... Oh! c'est pas la peine de raconter toutes ces
saletés!

--Ce ne sont pas des saletés, ma petite! Allons, ne pleure pas!

--Oui, c'est des saletés, parce que, si ça n'était pas arrivé, je ne
serais pas une putain, comme vous dites ici, dans la ville, et je
m'occuperais du blé et des légumes et des vaches, avec les autres, et
j'aurais du bonheur, un peu.

--Mais ensuite?» demanda Jacques.

Elle avait parlé d'abord couramment, maintenant, elle hésitait, se
reprenait parfois, tournait vers Damien un regard inquiet.

«Eh bien, n'est-ce pas, dit-elle, on l'a arrêté, le lendemain: il
s'était saoulé dans l'auberge du père Verlot; les gendarmes l'ont trouvé
là. Il a fallu aller à Rouen. Oh! que j'avais peur! Les juges, c'est
terrible! et tout ce monde qui regardait... Et puis on riait parce que
l'avocat disait des choses drôles, pas honnêtes pour moi... Moi, je n'ai
rien entendu, mais j'ai bien vu que l'on riait en me regardant. Je
devenais rouge, chaque fois. Enfin le juge a dit ce qu'il pensait et il
a condamné l'homme à de la prison... non, pas de la prison; c'est plus
mauvais que ça... de la ré... comment? de la ré...

--De la réclusion?

--Oui, c'est ça. Depuis ce jour, Papa est devenu méchant. Il paraît que
j'avais mal parlé devant le juge... Jacques! je ne savais plus ce que je
disais! Et Papa se mettait en colère, et il me grondait, et il me
giflait... Il se sentait de la honte, Papa; ça le travaillait; il me
répétait toujours que les juges, ils savaient leur métier et que si
l'homme avait vraiment fait la chose comme moi je racontais, on l'aurait
envoyé au bagne, là-bas, avec les gens qui ont tué, et que si on
l'envoyait seulement à la réclusion, il fallait, pour sûr, que j'aie
bien voulu, pour la chose. Vous comprenez, cet homme, il était beau, il
parlait beaucoup, mais je vous jure, mon chéri! je vous jure... et puis,
je l'ai dit au curé, à confesse, par conséquent... Papa, lui, n'a jamais
voulu le croire; il avait du chagrin; il me battait. Ah! si Maman
n'était pas morte, l'année d'avant, à la Toussaint!... Elle m'aurait
bien cru! A la fin, Dieu me pardonne! je n'ai pas pu y tenir. Les gens
du village, sauf quelques bonnes personnes, des vieilles amies de Maman,
me tournaient le dos, les gars me bousculaient, on me regardait de
travers à la messe, et les petits de l'école me faisaient: «hou! hou!»
sur la route et criaient des mots pas propres. Alors, je suis partie.

--Et tu as bien fait! interrompit Jacques.

--Non, j'ai pas bien fait! vous allez voir. J'ai été à Rouen, d'abord,
pour essayer de travailler, et aussi à la campagne, dans les fermes,
mais je ne gagnais pas gros, c'était difficile, et depuis mon malheur,
les forces me manquaient. J'étais bien petite, vous savez: pas encore
seize ans. Puis, au Havre, je suis restée trois ans... attendez... oui,
trois ans. Là, j'ai connu Michel.

--Ah!... Michel... parlons de Michel.

--Jacques, vous vous moquez de moi comme si je racontais des mensonges!
L'avocat, c'était tout pareil! Je ne vais plus oser rien dire... et
c'est vous qui m'avez demandé.

--Marguerite, mon enfant, je suis une brute! Qui était Michel?

--Un matelot très gentil, que j'aimais beaucoup. Très propre, très doux,
et avec ça poli. Je lui avais raconté la chose et il me promettait le
mariage tout de même. Moi, je le croyais. Un jour, il est parti, comme
ça, sans avertir, et il m'a laissé une lettre où il écrivait que ses
parents ne voulaient pas. J'ai trouvé cinquante francs dans la lettre.
Il est parti pour l'Amérique du Sud. C'est un de ses camarades qui m'a
appris ça, en apportant la lettre. Je ne l'ai pas revu; c'est loin,
l'Amérique du Sud, et son camarade ne m'a pas dit le nom du bateau.

--Alors, Marguerite, tu es venue à Paris?

--Oui, alors... non, deux mois plus tard. Oh! j'avais de la peine plein
le coeur. Je me disais: si j'avais eu un enfant, Michel serait resté,
peut-être; mais aussi je pensais: s'il était parti quand même, qu'est-ce
que je deviendrais, toute seule, avec un petit! Je croyais que, dans une
ville comme Paris, on pouvait gagner un peu. Oh! c'est pas possible! Mon
amie, la nourrice (je vous l'ai bien dit?) a été très bonne. Je crois
qu'elle m'a empêchée de mourir de faim, et surtout, c'est pas la faim
qui est le plus dur, c'est le froid. Des gens vous donnent à manger,
mais du feu, l'hiver, pour une femme, il n'y a pas moyen... Et puis ça a
continué... Oh! ça me fait peine de vous raconter tout ça! C'est sale,
c'est mauvais, c'est méchant! ça me fait trop peine!... A Paris, j'ai
toujours eu de la peine, chaque jour... chaque jour... Et ça m'en donne
beaucoup pour le dire... Est-ce que je peux m'arrêter?

--Arrête-toi, Marguerite; tu es une brave fille. Attention! ton chocolat
ne va plus être buvable! Tiens, voilà aussi des tartines.»

Assise dans le grand lit, elle mangeait craintivement, courbée, les
épaules voûtées. Sa bouche tremblait parfois.

«Vous ne m'en voulez pas trop, Jacques?»

Il la rassurait et l'embrassait dans les cheveux.

«Oh! vous allez renverser la tasse!... Alors, vous ne m'en voulez pas
trop? c'est sûr?»

Bientôt il se leva et l'aida à sauter du lit. Elle fit sa toilette, elle
s'habilla en toute hâte, comme si Damien l'eût chassée.

«Mais attends donc! lui dit-il, quand elle fut prête. J'ai à te parler
encore.»

Elle eut peur; son visage se ferma.

«Non, je vous assure: le reste, c'est pas des choses à dire.

--Petite sotte! moi seul je parlerai. Et d'abord, où vas-tu coucher, ce
soir?»

Elle ne savait pas... N'importe où!

«Viens ici, Marguerite; un instant seulement.»

Ils passèrent dans le bureau.

«Assieds-toi dans ce fauteuil; écoute-moi.»

Il lui indiqua un hôtel tranquille, du côté de Montmartre, et lui donna
une lettre pour le gérant qui avait été, quelques années avant, au
service de Mme Damien, comme valet de chambre.

«Ce brave Honoré, pensa-t-il, m'a dit que sa clientèle était mêlée; il
ne m'en voudra pas de lui envoyer Marguerite.»

Puis il demanda avec un sourire:

«Ça ne t'ennuie pas de me dire ton nom de famille, maintenant?

--Oh! mon ami! répondit-elle sur un ton de reproche, je m'appelle
Marguerite Dumont.

--Très bien; je me souviendrai. Tu vois, sur cette feuille, j'écris mon
adresse, si tu oubliais de regarder en sortant. De cette façon, tu
pourras envoyer quelques mots à Monsieur Jacques Damien (qui te répondra
tout de suite), quand ceci sera fini.»

Elle prit l'enveloppe qu'il lui tendait.

«Mais, Jacques, c'est beaucoup trop! Avec tout cet argent, je peux vivre
longtemps et trouver, un jour, du travail!»

Il allait répondre: «C'est ce que je voudrais,» mais s'arrêta net.

«Non, dit-il, ça te rendra la vie un peu moins dure, au début; puis, tu
m'écriras; tu me l'as promis.

--Jamais je n'ai rien promis! s'écria-t-elle. Vous avez été trop gentil!
Tu n'entendras plus parler de moi.»

Et, comme si elle ne voulait pas qu'il reprît le sujet:

«Qu'allez-vous faire maintenant? demanda-t-elle.

--Je ne sais pas, Marguerite; je vais songer un peu à notre rencontre,
et ensuite travailler (oui, je travaille: regarde tous ces livres!) et
enfin rêver, quelques instants, de ceci, ou de cela, ou d'autre chose!

--Moi aussi, dit-elle, ça m'arrive de penser à rien du tout, le nez en
l'air. Maman disait alors, quand j'étais petite: «L'enfant s'amuse!
l'enfant s'amuse!» et je baissais le nez.

--C'est bien ça, dit Damien. L'enfant s'amuse...»

Marguerite se leva et mit rapidement son chapeau.

«Jacques, je ne saurais pas vous dire merci. Au revoir. Je m'en vais.
Adieu!»

Il l'embrassa, comme elle franchissait le palier de l'antichambre. Sa
robe était bien triste, bien déteinte, son chapeau bien ridicule...

«Tu prendras un fiacre, dit-il, pour aller à cet hôtel.

--Oh! non; il me semble que je connais la rue. J'irai à pied. Je veux
réfléchir... Merci, Jacques.

--Au revoir, douce amie,» murmura-t-il.

Et il se reprocha aussitôt de lui avoir donné ce nom.

Marguerite le regarda, l'air étonné, puis elle sourit et s'en fut,
descendant l'escalier d'un pas rapide.

Damien ferma la porte nerveusement.

«Dommage, se dit-il, qu'elle soit si laide... Aucun doute, elle est...
elle n'est pas jolie.»

Rentré dans son bureau, il s'arrêta devant la glace de la cheminée et,
parlant à son reflet:

«Mon petit Jacques, dit-il, c'est très méritoire de t'occuper du
relèvement des filles publiques, mais à quoi cela mène-t-il? Ah! si ton
ami Gautier Brune apprenait ton aventure, il s'en égaierait à bon
droit... Jacques, tu t'amuses! l'enfant s'amuse!... l'enfant
s'amusera-t-il longtemps?»

Il haussa les épaules, sonna, demanda à Louis une seconde tasse de café
et se mit au travail.



CHAPITRE XIV

DISCIPLINE


«Mon enfant, crois-moi, ce serait une lourde erreur. J'avais déjà pensé
à cette solution qui te paraît si simple; elle est vraiment absurde, à
cause de sa simplicité même.

--Voyons, Maman chérie, je me sentirais au moins débarrassé de la chose!

--De cette chose-là peut-être, de cet objet; mais si je n'ignore pas que
ton mal se cache en toi, non dans cette vieille idole, il est tout de
même évident que ton épouvante provient des gestes de ce morceau de
bois; depuis plusieurs semaines, elle ne s'est pas manifestée autrement.
Il me semble que voilà un sérieux avantage. La lutte est difficile,
Jacques, mais tu sais où trouver l'ennemi.

--Maman! c'est lui qui vient me trouver! je ne le cherche pas!

--... Tu sais où trouver l'ennemi. En changer ne te mènerait à rien de
bon, je pense. Si tu brûlais l'idole, comme tu veux le faire, tu te
demanderais d'où l'attaque peut venir, tu resterais à tout moment sur le
qui-vive, dans l'attente d'un guet-apens, d'une surprise, et c'est alors
que ton courage fléchirait. Tu as le droit de considérer ton mal comme
extérieur, tant qu'il animera l'idole. Ne le laisse pas rentrer en toi,
tu souffrirais plus encore. Garde-lui la forme qu'il a choisie.

--Oui, tu as sans doute raison, et puis, mon idole, je pourrai la brûler
plus tard, si je ne tiens pas le coup!

--Non! non! Jacques! Jamais avant que tu ne sois guéri! Interdis-toi d'y
songer. Si les conseils que je te donne te paraissent bons, il faut
avoir foi en eux et les suivre avec scrupule. Si l'ennemi te voit douter
de toi-même, il en profitera pour te harceler.

--Mais, Maman chérie, tu me fais vivre dans un monde de conte
fantastique en me parlant de la sorte! Je m'y perdrai!

--Vaut-il mieux te laisser vivre uniquement dans ta cervelle? C'est là
que tu ne te retrouves plus!»

Mme Damien parlait d'une voix précise et passionnée; son regard ne
quittait pas Jacques; elle joignait les mains comme pour une
supplication, puis elle écoutait sa réponse.

«Je ferai de mon mieux... Tout ça, vois-tu, c'est bien dur; je ne sais
pas si je pourrai résister. Il y a des moments où j'ai envie de pleurer
comme un gosse.»

Marchant de long en large devant sa mère, son allure avait quelque chose
de faible. Ses lèvres se courbaient en une moue d'indifférence lâche,
d'abandon.

Il répéta:

«Oui, de pleurer, comme un gosse.

--Pleure si tu veux, s'écria Mme Damien, pourvu que tu aies honte
ensuite!»

Phrase cruelle dont il sentit le tranchant. Jacques eut un haut le
corps.--Mme Damien le prit dans ses bras, sans rien dire. Il se dégagea.

«Tout de même, s'écria-t-il sur un ton de colère, ce n'est pas de ma
faute si je ne suis pas un héros!...

--Jacques! Jacques!

--Eh bien, oui! j'ai peur, je voudrais fuir, je voudrais pleurer! Il y a
des gens qui feraient front, moi, je me cacherais plus volontiers sous
les tables! J'en ai assez! Je te l'ai déjà dit!

--C'est donc moi qui vais pleurer, mon petit! Allons! rentre chez toi,
dit-elle; prends l'avis de Gautier. Je t'ai blessé, ce matin; j'ai été
maladroite.

--Non, Maman chérie; mais... je perds courage. Parlons d'autre chose.
Gautier doit m'attendre chez moi: il m'a promis de venir déjeuner. Voilà
plus de quatre jours que je ne l'ai vu. Valérie est malade: congestion
pulmonaire.

--La pauvre fille! si j'avais su, j'aurais pris de ses nouvelles.

--J'ai téléphoné tous les jours; je crains qu'elle ne soit bien bas.

--Tiens-moi au courant, Jacques!

--Sans faute, Maman chérie. Au revoir.»

Restée seule, Mme Damien, immobile dans son fauteuil, regardait droit
devant elle, les mains serrées, la bouche fixe.

«Mon petit! mon petit!... Je lui ai parlé si durement! Mais comment
faire?... Il a montré beaucoup de courage; demain, pourra-t-il
résister?»

Toujours, elle voyait, elle entendait son mari sanglotant, geignant,
bégayant, demandant grâce. Le portrait pendu au mur rendait son souvenir
plus vivant, plus réel.

«Non, je ne veux pas! Jacques aura le dessus, quand même! il le faut!»

Et ce fut elle qui pleura, qui fondit en larmes, tout de bon, comme une
femme qui souffre plus qu'elle ne peut supporter.

                   *       *       *       *       *

En rentrant chez lui, Damien trouva Gautier Brune qui l'attendait.

«Comment se porte Valérie? demanda-t-il.

--Le cap est franchi, mais elle peut se vanter de m'avoir donné une
belle frousse! 40° 8 de fièvre, troubles au coeur, syncopes... Depuis
hier soir, c'est fini et je pense qu'avec la santé dont jouit ma fidèle
gouvernante, elle ne sera pas longue à se remettre.--Et toi, comment
vas-tu?

--Moi... répondit Damien, je te donnerai sans doute des inquiétudes plus
durables, mais je félicite Valérie.

--Ne plaisante pas! qu'y a-t-il?

--Ne plaisante pas! ne plaisante pas! Comme si je n'avais pas le droit
de plaisanter à mon heure! Il y a... oh! rien de bien neuf! Toujours la
même chanson: une reprise, simplement. Au début de la semaine, mon
morceau de bois s'est mis à bouger, à danser, à grimacer, et j'ai
recommencé à avoir peur, à claquer des dents, à me mal tenir, comme
dirait Maman.

--Qu'est-ce que tu entends par là?

--Pas grand'chose, puisque je parle au hasard. Je viens de causer avec
Maman et, selon sa coutume, elle m'a donné des conseils que je crois
judicieux, qui sont certainement nobles et forts, mais qui restent,
comment dirais-je? hors de portée. Alors, mon ami, ça me démonte. Maman
s'imagine toujours que j'ai, comme elle, une âme faite en acier, au lieu
que, si elle existe, mon âme est de cire. Non, Gautier, je ne te
présente pas une image poétique... la vérité, tout au plus. Je garde
l'empreinte de la dernière main qui m'a touché. Celui qui m'aime un peu,
me modèle, parfois sans le vouloir. Maman a eu le geste dur, tout à
l'heure: au lieu de modeler, elle a frappé... j'en souffre.

--Que t'a-t-elle dit?

--Ce qu'elle devait dire à son fils, à celui qu'elle croit son fils à
elle seule. Maman se trompe: je suis aussi le fils de mon père, je me
laisse aller, je cède; je finirai par tomber, et l'on me marchera
dessus.»

Le visage de Gautier demeurait immobile.

«Explique.

--Comment! tu ne comprends pas?»

Il lui fit un long récit détaillé de ses dernières peines. Il lui dit la
façon cruelle dont, un soir, l'idole avait, de nouveau, manifesté sa
présence vivante.

«Je lisais bien tranquillement, allongé sur le divan, cherchant dans un
catalogue d'estampes l'indication d'une gravure que je voulais
identifier. Nécessairement, cela était un peu fastidieux et je ne me
laissais pas prendre tout entier par ce travail. Souvent, au lieu de
parcourir les notes, je rêvais d'autre chose. Je ne m'ennuyais pas:
l'ensemble formait, en somme, un agréable passe-temps. Et puis,
tout-à-coup, j'ai entendu, non, j'ai vu l'idole trépigner sur son petit
socle. Elle s'arrêtait dès que je levais les yeux, mais reprenait
ensuite, pour m'exaspérer davantage. Bientôt, elle s'assit, comme une
personne, sur le bord de sa planche, jambes ballantes, et, se prenant
les côtes, se tordit en un rire silencieux.

--Pourquoi riait-elle? interrompit Gautier.

--Est-ce que je sais, moi!

--Oui, tu le sais. Pourquoi riait-elle?»

Damien hésita:

«Parce que... dit-il enfin, peut-être parce que, la veille, j'avais cru,
comme un pauvre sot, trouver un peu de bonheur, et que j'avais tendu la
main à cette aumône.

--Raconte,» dit Gautier.

Alors Jacques raconta, d'une voix molle et basse, coupée par des accents
soudains de raillerie, très insupportables, sa rencontre avec
Marguerite, sa soirée et la matinée du lendemain.

«Ajoute que cette fille est laide: une vilaine peau, une cicatrice au
cou... Ah! par exemple, de bien beaux cheveux!--Tu te payes ma tête,
hein? Je m'y attendais!... Tu vas m'excuser en disant qu'il faut que les
enfants s'amusent.

--Qu'y a-t-il de drôle dans ton histoire? Je ne vois rien. Tu as tout
simplement offert quelques heures heureuses à une gosse qui crevait de
faim et de misère. Pourquoi veux-tu faire de cela une scène comique?

--Il y a matière, je t'assure, et l'idole avait raison de se tordre.
Cela se résume aisément en quelques mots: M. Jacques Damien, blond,
vingt-six ans, 1 m. 82 à la toise, est malade; il a peur de sa maladie,
il a peur de rester seul dans sa chambre, il a peur d'une statuette en
bois sec, alors, pour passer le temps, il va ramasser des petites femmes
qui font le trottoir... charmante occupation!»

Jacques montra du doigt l'idole dans son encoignure:

«Et c'est ce salaud-là qui est cause de tout!»

Gautier ne retint que les derniers mots.

«Nous allons nous occuper de lui. Et d'abord, quand tu le regardes,
bouge-t-il, ou vient-il, au contraire, te surprendre quand tu ne le
regardes pas? J'ai cru...

--Attends!» dit Jacques.

Quelques instants, il resta silencieux, le front dans ses mains, mais sa
réflexion ne donna point de résultat, car il se reprit à parler, sur un
ton saccadé, en phrases brouillées et confuses. Il s'était levé, il
arpentait la pièce; ses longs bras maigres gesticulaient. Il s'assit
enfin devant son ami et l'interrogea du regard, anxieusement. Les yeux
bleus grands ouverts, la bouche tremblante, tout son visage quêtait une
réponse et ses doigts s'agrippaient au siège de la chaise.

«Que j'aimerais, pensa Gautier, lui faire sentir combien j'ai pitié de
lui! Le pauvre bougre est à bout de forces et, honnêtement, que puis-je
lui dire?»

«Tu m'interrompras, reprit-il, si j'ai mal compris. Il semble donc que
l'idole se promène dans ton champ visuel, en dehors de ton regard
direct, sur ses limites mêmes, sur ses franges. Quand tu la fixes, elle
est immobile, à sa place; dès que tu détournes un peu les yeux, elle
bouge.

--Oui, et ma peur s'en augmente, parce que cela paraît encore plus
mystérieux.

--Jacques, tu sais bien que le mystère n'a rien à voir ici.

--Tu en parles à ton aise! Mais alors pourquoi ne pas brûler l'idole? Ce
serait fini!

--Oui, et, le lendemain, une pomme reparaîtrait sur ton lit, ou tel
autre objet que tu aurais vu ce jour-là.

--En d'autres termes, Maman me disait la même chose, ce matin.

--Son avis m'est précieux; j'irai causer avec elle.

--Oh! de grâce! ne l'embête pas en lui parlant de moi, de mes misères!

--De qui, de quoi lui parlerais-je? C'est toi qu'elle aime... Jacques,
je n'ai qu'un seul conseil à te donner: tiens bon. Quand l'idole viendra
te surprendre, ne te laisse pas empaumer, garde ton sang-froid; tâche
d'appliquer ton attention à un sujet qui la retienne, choisis-le avec
soin. Surtout, ne dis jamais rien à la poupée qui t'hallucine, ne lui
raconte pas de blagues pour fouetter ton courage, ne l'interpelle pas,
ne la défie pas: ce serait lui prêter main forte, et n'essaye pas non
plus de la fuir en te saoulant. Tiens bon.

--La fuir en me saoulant!»

Il y avait dans son accent une indignation sincère.

«Oui, j'ai bien dit: «en te saoulant», poursuivit Gautier. Inutile de te
fâcher.»

Jacques s'assombrit tout à coup. Il répondit, ou plutôt, il aboya:

«Je ne me saoule pas! je ne bois pas!

--Jacques!...

--Je ne bois pas!

--Jacques, mon ami, tu fais mieux que cela: tu ne bois plus!... Voyons!
je serais donc indifférent à tout ce qui te touche? Tu croyais naïvement
que j'ignorais cette lutte des dernières semaines, et ce que tu as dû
souffrir, et la vaillante façon dont tu t'es tenu, et ce bel effort de
volonté?

--Alors... tu savais?

--Oui, mon vieux. Ce n'était pas difficile pour un ami.

--Tu savais... Comment?

--Un soir (je me doutais de quelque chose), je t'ai suivi; un autre
soir, très tard, je t'ai... je t'ai rencontré.

--Ramassé?

--Oui.

--Oh! Gautier!

--N'y pense plus, Jacques, puisque c'est fini.

--Tu savais... Eh bien, moi, je ne savais pas; longtemps, je n'ai pas
su. Je m'imaginais qu'en buvant je faisais comme tant d'autres; je ne
savais pas que j'étais forcé de boire, qu'il me fallait boire... Enfin,
quelques phrases entendues, quelques petits événements, quelques
souvenirs ayant concordé, par hasard...

--Depuis ce jour-là, tu ne bois plus.

--Tu peux même dire que je ne boirai plus. La tentation a changé de
visage. Lorsqu'elle me prend, souvent encore, elle s'accompagne d'une
affreuse tristesse qui la noie, en quelque sorte, qui m'enlève toutes
mes forces, qui m'empêcherait de porter un verre d'alcool à mes lèvres.
Oui, je crois, mon petit, que, sans le vouloir, je le verserais.

--C'est bien, Jacques, c'est très bien, tout ça!

--Pendant une heure ou deux, je suis comme une âme en peine, errant dans
un monde désolé, mais lorsque je reviens à moi, je suis de nouveau
moi-même.

--C'est très bien, tout ça!»

Fort émus, ils restèrent sans dire mot. Soudain, Jacques reprit avec un
accent de terreur:

«Mais du moins, Maman, elle ne sait rien? Dis-moi vite!

--Ta mère ne sait rien. Je lui ai expliqué que ton hérédité te
prédisposait à des hallucinations du genre de celles dont tu souffres,
que tu t'amusais, que tu soupais à Montmartre en compagnie joyeuse,
comme nous tous, que tu vivais la nuit, (un peu trop, peut-être), mais
qu'il n'y avait pas à chercher plus loin.

--Oh! merci!»

Gautier se mit aussitôt à lui parler d'autre chose, des précautions
qu'il fallait prendre, des divers soins nécessaires et, toujours, il en
revenait à ce même conseil:

«Tiens bon!

--C'est facile à dire, mon vieux Gautier; c'est malaisé à faire...
Enfin, puisque je ne bois plus, ces hallucinations, elles vont
disparaître?... ces fantaisies de mon idole, elles cesseront? Quand
cesseront-elles? Quand deviendrai-je quelqu'un comme tout le monde?

--Jamais! heureusement! car tu as souffert plus et mieux que la moyenne
des gens à qui tu veux ressembler. Allons, Jacques! courage le prochain
effort, ou le suivant, pourra être le dernier!

--Oui, ou le premier d'une série nouvelle.

--Possible!... je ne crois pas.

--Mais puisque je ne bois plus, je devrais guérir tout de suite!

--Ton père buvait; tu as bu...

--Et qui a bu...

--Ne dis pas de sottises!

--J'essaierai donc, mais je ne sais si, contre la peur, je pourrai tenir
le coup... Et puis, le moment est mal choisi. Cette gosse, vois-tu, j'ai
imaginé à son propos des choses folles: une ère de paix, des veillées
tranquilles, heureuses, tout ce qui m'est refusé. Il y a quelques jours
de cela... durs, ces quelques jours! J'ai payé cher mes rêves d'un
soir!... Tout de même... Et si cela devient trop fort, je t'appellerai,
ou bien...»

Gautier lui coupa la parole.

«As-tu revu Jeanne de Luce?

--Non, certes! et je ne la reverrai pas. Depuis ce souper au cabaret,
avec Brigneux, soirée mémorable, elle raconte ma crise de nerfs à qui
veut l'entendre, sur un ton dramatique des plus réussis, paraît-il, avec
des variantes. Me voilà maintenant classé, étiqueté, grâce à elle et à
Brigneux qui ne laisse pas de dire son mot, (sans oublier la charmante
Boule): je suis le jeune homme hystérique, en attendant mieux... une
spécialité, un numéro de café-concert! Il faudra un certain temps pour
qu'on l'oublie dans le petit monde de ceux qui boivent devant des
tziganes. Je n'ai aucun désir de voir Jeanne de Luce. D'ailleurs, les
jolies filles de sa classe ne manquent pas à Paris; je sais où les
trouver.

--Dis-moi, Jacques, as-tu gardé l'adresse de ta petite amie?

--Quelle petite amie?... Roublard! Tu y reviens... Oui... peut-être
irai-je lui faire une visite.»

Gautier se tenait le menton d'un air grave.

«Il me faut maintenant aborder un sujet d'importance très supérieure. Je
te dirai donc, courtoisement, que tu m'as invité aujourd'hui à déjeuner,
qu'il est une heure, que j'ai grand'faim! Rien ne justifie ta cruauté.
C'est mal de me traiter ainsi, Jacques!

--Mon pauvre ami!»



CHAPITRE XV

L'IDOLE INTERPELLÉE


Durant les quelques semaines qui suivirent, Damien passa presque toutes
ses soirées avec sa mère ou Gautier Brune. Il rentrait chez lui tard, et
parfois en tremblant. Depuis longtemps, son bureau lui faisait peur,
mais il lui fallait maintenant un véritable courage pour soulever la
lourde tenture qui en masquait l'entrée. Toutefois, il s'obstinait, par
une façon d'amour-propre. Il n'en souffrait pas moins. Il se réveillait,
le visage fatigué, vieilli, les traits tendus ou bien gonflés comme par
une ivresse de la veille. Un matin, Louis s'était permis de murmurer,
sur un ton très respectueux, en apportant le café au lait: «Monsieur a
mauvaise mine; Monsieur devrait aller se reposer à la campagne; Monsieur
travaille trop.»

«Le pauvre garçon, pensa Damien, s'imagine que mes heures de bureau sont
occupées tout entières par du travail! J'aimerais bien qu'il eût
raison!»

L'après-midi de ce même jour, Jacques, debout devant la cheminée de son
bureau, roulait soigneusement une cigarette.--A ce moment, l'idole se
gratta la jambe... Jacques savait, il était sûr que l'idole se grattait
la jambe. Il leva les yeux. L'idole s'arrêta.

«Et voilà qui serait encore un bien autre supplice, s'il me fallait,
pour que mon bonhomme ne bougeât pas, ne jamais le quitter des yeux.»

Il s'absorba dans cette pensée atroce. Elle convenait à son état
présent. Il se sentait l'âme lourde, le corps lâche, les reins brisés
par sa dernière insomnie. Un instant, le souvenir de Marguerite lui
revint, avec le souvenir d'une nuit charmante, mais l'idole était là,
qui réclamait son attention.

«Alors, je resterais toute la journée dans un fauteuil, le regard
immobile, fixé sur mon cauchemar. On viendrait me rendre visite,
Brigneux peut-être, ce cher ami! ou bien Boule accompagnée de Jeanne de
Luce... Je causerais, mais sans tourner la tête. Ils pourraient échanger
tout à leur aise des regards apitoyés... Enfin Louis et la garde-malade,
car je m'offrirais une garde-malade, me porteraient sur mon lit quand le
sommeil m'aurait fermé les yeux...

«Ah! ce serait joyeux!... oui, mais de cette façon, il ne bougerait pas;
il ne bouge pas, en ce moment! Si, parfois, il m'embête, moi, par
contre, je le fascine. C'est ma revanche! Avoue-le: je te fascine, vieux
singe! De plus, il ne peut quitter sa planchette qui est bien étroite.
Dure épreuve; je devrais me mettre à sa place! En ne bougeant plus, à la
longue, il s'ankylosera... Jamais il n'essaye de se promener dans mon
bureau... Il ne peut pas!»

Jacques éclata d'un rire aigre qui lui fit mal.

«Il ne peut pas! Faut-il donc plaindre le vieux singe enchaîné, au lieu
d'en avoir peur et de claquer des dents?»

Damien s'était penché un peu pour allumer sa cigarette. Tout à coup, il
se dressa avec violence.

«Qu'est-ce que tu fais? cria-t-il. Qu'est-ce que tu fais là!»

Assise sur l'extrême bord de sa planchette, l'idole paraissait vouloir
sauter à terre. Jacques la vit hésiter, mesurant la distance de la
console au tapis, se retirant, essayant encore. Il s'était jeté sur le
divan, à l'autre bout de la pièce. Il enfouissait son visage dans les
coussins, puis, risquant un regard oblique vers la cheminée ou la
fenêtre, il voyait toujours l'idole qui calculait son élan. De nouveau
Jacques se roula dans les coussins, et il criait:

«Tu ne pourras pas! tu ne pourras pas! tu as peur!»

... Moins que lui-même, cependant! il le savait et tâchait d'étouffer sa
voix. Encore une fois, il regarda l'idole. Elle se tenait immobile, dans
l'encoignure.

D'un pas oblique et prudent, Jacques fit le tour de son bureau, puis
ouvrit la fenêtre, se pencha vers la rue; une brise fraîche y passait.
Il avait si chaud! ses tempes battaient si fort! Bientôt il se sentit
mieux, mais par l'esprit, il souffrait cruellement. Il lui venait une
façon de détresse, de désespoir morne qu'il ne pouvait supporter.

Assis dans l'embrasure, accoudé à la barre d'appui, Damien, ivre d'une
langueur malsaine, tâchait de se tonifier l'âme en respirant l'air
léger.

Ah! il savait bien quelle idée viendrait l'attaquer maintenant! il ne le
savait que trop! Il se permit de l'exprimer en paroles afin de s'en
rendre mieux compte, de s'en débarrasser plus vite.

«Si j'allais boire! boire comme une bête altérée, jusqu'à plus soif! ou
si je m'enfermais ici pour boire! Je donnerais des instructions à Louis,
je condamnerais ma porte, et je boirais... et puis, demain, je me
réveillerais fou, pour de bon, cette fois, et il se peut que dans le
monde des fous on s'amuse!...»

Il regarda un oiseau qui passait au-dessus des arbres du parc et qui,
soudain, par un plongeon rapide, changea de direction.

«Oui, mais je ne suis pas encore fou... Je pourrais devenir simplement
le sale ivrogne qui se remplit d'absinthe... Je finirais par boire avec
mon valet de chambre, je boirais chez le mastroquet du coin, avec les
cochers... Marguerite, qui aurait recommencé à faire la noce, me
rencontrerait là, et nous nous saoulerions ensemble...

«Très bien, mais c'est que Marguerite n'a pas la moindre envie de
recommencer à faire la noce!... Alors... Le ruisseau, elle l'a senti,
elle a même trouvé que ça ne sentait pas bon... Alors... Jacques Damien,
tu es un peu goujat: tu disposes de Marguerite comme de ta chose...
Peut-être ne voudrait-elle pas... Alors... Et si j'allais voir
Marguerite?»

Debout au milieu de son bureau, il laissait errer son regard. La pièce
lui parut tranquille.

                   *       *       *       *       *

Dans la rue, quelques instants après, il se demanda encore ce qu'il
allait faire. Le débat fut de courte durée. Il savait, depuis le matin,
que sa mère souffrait de névralgies violentes et avait besoin de
solitude; d'autre part, il s'interdisait de rendre visite à Gautier
Brune.

«Il faut que je m'en tire sans son aide. Je pense à Marguerite, l'idée
de voir Marguerite m'est agréable... Affaire entendue!»

Il se dirigea vers la rue Blanche.

                   *       *       *       *       *

Après douze ans de services tenus par Mme Damien pour «bons et loyaux»,
Honoré avait pris sa retraite. De naissance et d'éducation urbaines, le
projet de vieillir à la campagne entre un potager et un puits n'avait
rien qui pût lui plaire. Sa femme, Rose, partageant ses goûts, il ne
quitta point Paris et, sans douleur, passa de l'état de valet de chambre
à celui de gérant d'hôtel. Il gardait un culte pour ses anciens maîtres,
pour Jacques en particulier.

«La maison est à vous, Monsieur Jacques, disait-il avec un large sourire
complice, et si jamais vous voulez mener des petites dames...»

Mais, jusque là, l'occasion ne s'était pas présentée.

«Hôtel du Carrefour, m'y voici.»

Il entra.

«Quelle surprise! Monsieur Jacques! Oh! je m'y attendais bien un peu; je
disais à Mme Honoré, pas plus tard qu'hier matin: un de ces jours nous
verrons M. Jacques. Entrez au salon: asseyez-vous, il y a un fauteuil.
Et la santé? toujours bon pied, bon oeil, sauf votre respect! Et madame
votre mère? dites-moi, Monsieur Jacques, ses migraines?

--Toujours à peu près la même chose, Honoré! Rose va bien?

--Oh! oui, Monsieur! elle engraisse à ne rien faire que les comptes.
Elle engraisse tant que je ne l'appelle plus Rose, ça aurait l'air pas
poli: je l'appelle Mme Honoré, comme tout le monde.

--Je la verrai avec plaisir.

--Elle est sortie pour le moment, mais elle rentrera bientôt.

--Rien de changé, ici?

--Oui et non, Monsieur Jacques. Les affaires marchent pas mal, Dieu
merci, mais, je sais pas comment, la clientèle a changé. Il y a six
mois, à peu près, j'ai bien vu que messieurs les voyageurs de commerce,
ils étaient plus nombreux et que les petites dames, ça flanchait; alors
j'ai demandé l'avis de Rose et on a décidé, nous deux, que l'hôtel
serait dorénavant un hôtel sérieux, un hôtel pour les gens comme il
faut.

--Honoré, vous allez devenir un affreux bourgeois! Je ne m'étonne plus
que Mme Honoré engraisse!

--Oh! Monsieur Jacques se moque toujours!

--Non pas! Je vous aime trop, mon ami. Mais, j'y pense, la lettre que
cette jeune personne vous a portée il y a une quinzaine a dû vous gêner
beaucoup!

--Pouvez-vous croire, Monsieur Jacques! vous savez bien que la maison
est à vous! Et puis, Mlle Marguerite, c'est autre chose: si gentille, si
douce! Voyez-vous, Monsieur, c'est aussi l'avis de Rose, elle a eu des
malheurs, mais elle est pas faite pour ce métier-là. Elle aime mieux
travailler à la couture avec ma femme.

--Comment!... Rose...

--Elles sont toujours ensemble, et Mlle Marguerite est si respectueuse!

--Alors Marguerite ne vous gêne pas!

--Nous gêner! pour sûr que non! Ah! c'est dommage...

--Qu'elle soit si laide! grogna Damien entre ses dents.

--Pardon, Monsieur?

--Je n'ai rien dit...

--C'est dommage qu'elle soit pas installée quelque part et mariée; elle
donnerait sûrement du bonheur à un honnête garçon.

--Je n'en doute pas, et puis je suis charmé qu'elle ne déshonore pas
l'hôtel.

--Vous lui en voulez donc, Monsieur, que vous parlez comme ça?

--Moi! je viens l'inviter à dîner!

--Ah! tant mieux! Vous avez bien fait de l'envoyer ici... Et obligeante!
Elle nous a fourni une adresse pour du cidre de son pays. J'ai déjà
commandé une barrique. La clientèle aime beaucoup le cidre.

--Que dit-elle de moi?

--Vous savez, Monsieur Jacques, elle n'est pas très parlante. Je crois
qu'elle a, comme qui dirait, un chagrin qu'elle ne montre pas.»

«L'excellent Honoré divague,» pensa Damien.

«Soignez-la, dit-il, et envoyez sa note d'hôtel à la fin de chaque mois.
C'est une bonne fille; il est inutile qu'elle crève de faim.

--Monsieur Jacques est toujours si...

--Si moqueur... oui, je sais.--Voilà votre femme! Bonjour Rose! Honoré
ne mentait pas: vous prenez de l'embonpoint.»

Mme Honoré leva les bras au ciel et se répandit en un flux de paroles où
s'entremêlaient des formules d'accueil, des réponses et des
exclamations.--Marguerite était entrée à sa suite, et se tenait dans un
coin du salon, immobile.

«Bonjour, Marguerite, dit Jacques, comment vas-tu?»

Elle ne répondit pas, rougit, eut l'air gêné.

«Oui, Monsieur Jacques, s'écria Mme Honoré; dites-lui de n'être pas
timide. Elle parle bien, quand elle veut; nous causons des heures, le
soir, quand Honoré va fumer son cigare sur la place.»

Marguerite se mit à rire et, regardant Damien droit dans les yeux:

«Bonjour, Jacques, dit-elle, je suis contente de vous revoir.

--A la bonne heure! dit Rose, voilà qui est parler!

--Veux-tu dîner avec moi, ce soir?

--Je ne sais pas si je peux, dit-elle en hésitant. Il y a encore trois
jupons à coudre, n'est-ce pas, Madame Honoré? et puis le corsage de la
dame du second.

--Tu es folle, ma petite Marguerite! Va dîner avec M. Jacques. Tu
t'abîmerais les yeux, si on t'écoutait. Le travail peut attendre à
demain.

--Merci, Madame, dit-elle; alors... volontiers.

--Va mettre la belle robe que tu t'es faite. M. Jacques n'est pas si
pressé de partir!»

Elle sortit; on causa, on avait mille choses à se dire; enfin Marguerite
rentra, vêtue d'une robe brune, seyante, mais qui la changeait
étrangement. Elle en paraissait un peu banalisée et, néanmoins, certaine
grâce de ce corps mince s'y voyait mieux.

«Tiens! tiens! se dit Damien, curieuse transformation... Paysanne
endimanchée partant pour le théâtre? Non... Viens-tu?» demanda-t-il.

On serra des mains, puis on s'en alla.

Ils descendaient la rue Blanche.

«Préfères-tu, demanda Jacques, dîner au restaurant ou à la maison?

--Chez vous, mon ami?

--Mais oui, chez moi.

--Oh! chez vous, mon chéri! quel plaisir!»

Elle avait un air étonné et ravi.

«Qu'ils sont gentils! disait-elle dans le fiacre qui les emmenait. Comme
ils ont eu de la bonté pour moi! Ils m'ont même parlé de madame votre
mère!

--Oui, oui», répondit Jacques distraitement.

Il songeait à autre chose: à son retour, au passage devant la loge du
concierge, à l'ascenseur, au palier de l'étage, à l'antichambre, au
bureau, stations qui menaient toutes à cette encoignure de gauche,
habitée par un pantin de bois.

«Pourquoi n'a-t-elle pas voulu manger au restaurant?»

Elle ne soufflait plus mot en le voyant silencieux.

«Vous avez l'air malade, Jacques, lui dit-elle enfin, comme il tournait
la clef dans la serrure de la porte d'entrée. Vous avez l'air...

--De quoi ai-je l'air, douce amie? demanda-t-il d'une voix soudain très
tendre.

--Plus maintenant, mais on aurait cru... que vous aviez peur.»

Il se pencha vers son oreille et murmura, tout bas:

«Oui, Marguerite, j'avais peur.»

Il mit un doigt sur sa bouche, puis, poussant la porte:

«Louis! cria-t-il, nous serons deux à dîner.»

Il courut aussitôt dans le bureau.

«Viens, Marguerite! viens vite, douce amie!»

Elle entra, enleva son chapeau, le posa sur la cheminée et piqua
l'épingle dans la tenture, près de la glace.

Jacques s'était couché sur le divan.

«Ah! dit-il, comme on est bien ici!»

Et il fut tout surpris de l'avoir très sincèrement pensé.



CHAPITRE XVI

LA PRÉSENTATION


«Elle viendra dîner, ce soir.

--Ah! dit Gautier, je la verrai donc! Enfin! Tu la cachais, jusqu'à ce
jour, avec un soin si jaloux! J'en venais à croire que tu adoptais la
manière mahométane et que Marguerite ne paraîtrait jamais à mes yeux que
sous un voile.

--Je l'ai fait pour elle; il fallait l'apprivoiser. Ce n'est quelquefois
pas commode. Il lui reste un curieux fond de sauvagerie. Elle a beaucoup
souffert de la brutalité courante; elle n'oublie pas encore et s'étonne
que l'on soit avec elle simplement courtois.

--Tu t'es mis à une bonne école: l'ironie que tu prises si fort et que
tu pratiques si volontiers ne doit pas lui convenir!

--Certes, non! la pauvre gosse! L'ironie, pour elle, c'est être
«méchant». Je me surveille et cela exige même une certaine attention.

--Tu la vois souvent?

--Depuis deux mois, j'ai passé presque toutes mes soirées avec elle. On
se donne rendez-vous en des endroits baroques, nous dînons au cabaret,
je la mène au théâtre où elle s'amuse comme une enfant, et nous avons
aussi fait dans Paris de longues promenades dont je conserve un souvenir
singulier. Sa conversation est fruste, elle a des violences soudaines,
des peurs, des angoisses qu'elle exprime avec maladresse mais qu'elle
ressent bien.

--Tu m'as dit qu'elle venait de la campagne?

--Oui, elle est normande.

--Transplantée à Paris dans les conditions de misère que tu m'as
décrites, et à cet âge, il lui faudra quelque temps pour reprendre son
calme de paysanne.

--Sans doute, mais il y a encore autre chose: une sauvagerie native qui,
parfois, me surprend. Tiens, nous passions avant-hier devant
Sainte-Clotilde; elle voulut y entrer. La façon dont elle est allée se
blottir sur un prie-Dieu, dans le coin le plus sombre, m'a fait peine.
Comment t'expliquer cela? Elle avait les gestes d'une bête traquée... A
d'autres moments, elle est d'une douceur tranquille qui me charme comme,
aux champs, la sérénité d'un beau jour.

--Et toi? cela va-t-il mieux?

--Rien de changé; quelques très mauvaises heures, mais il me semble que
je me défends moins sottement... Ah! mon vieux Gautier... pourvu que le
pantin reste sur sa planchette!...

--Que veux-tu dire?

--J'ai peur qu'un jour il ne se mette à danser sur le tapis, qu'il ne
s'échappe de sa console, qu'il...

--Est-ce que Marguerite?...

--Non, bien entendu! mais elle pourrait s'effrayer, en effet, et si tu
te chargeais de la mettre au courant, jusqu'à un certain point, tu me
rendrais service.

--C'est convenu... Jacques, ta petite aventure me plaît beaucoup; je te
trouve plus calme, plus... en équilibre, et puis le rôle que tu joues
auprès de cette enfant m'est tout à fait sympathique.

--Attention! tu vas devenir sentimental! Je déteste ça!

--Imbécile!... Tiens! ce crucifix qui faisait si bien à gauche de ton
lit, pourquoi l'avoir transporté ici dans ton bureau?

--Tu relèves justement une trace de l'influence de Marguerite. Elle me
l'a demandé d'un air un peu gêné, mais de façon si gentille!... Gautier,
voilà un coup de sonnette qui m'est déjà familier. Je vais te présenter
Marguerite.»

Elle entra, sans apercevoir Gautier.

«Oh! Jacques! s'écria-t-elle, regarde ma jolie robe! La ceinture était
trop large; Mme Honoré et moi, nous avons passé l'après-midi à
l'arranger. Dès six heures, je me trouvais prête. Regarde, la jupe est
d'un chic! Regarde, la bride du corsage cache tout à fait ma vilaine...
Oh! pardon!»

Interdite, elle rougissait, ne sachant plus que faire, que dire.

«Douce amie, je te présente Gautier Brune dont je t'ai souvent parlé.»

Elle reprit aussitôt son sang-froid.

«Monsieur Brune, c'est vous qui êtes le médecin de Jacques?

--Quelquefois, Mademoiselle! Quand il a des rhumes de cerveau, je le
soigne avec des boules de gomme et quand il est méchant, je le prive de
dessert.»

Elle sourit, puis embrassa Damien.

«Jacques, demanda-t-elle, comment va Mme Damien?

--Un peu mieux, douce amie, depuis hier, mais elle souffre encore.

--Ses migraines sont parfois intolérables! dit Gautier.

--La pauvre dame!»

Elle avait posé son chapeau sur la cheminée, comme d'habitude, et piqué
l'épingle dans l'étoffe du mur. Damien sortit, emportant le chapeau. Il
rentra, un instant plus tard, et tendit à Marguerite un écrin.

«Ma gosse, dit-il, voici une épingle digne de toi. Tu sais que je
désapprouvais l'autre.»

Elle secoua la tête.

«Vous continuez à me gâter, mon ami! ça finira mal! Je deviendrai comme
une de ces petites dames que vous n'aimez pas et qui se mettent trop de
poudre sur le bout du nez.

--Il n'y a guère de risque, se dit Gautier. Mais pourquoi donc Jacques
la trouve-t-il laide?

--Douce amie, les pauvres petites dames dont tu parles ne sont plus
toutes fraîches... N'oublie pas que tu as vingt ans!

--Pas pour longtemps, Jacques... jusqu'au dix-sept juin. Je puis donc
jeter la vieille épingle?

--Garde-toi bien de la jeter, Marguerite! Non, non! laisse-la, piquée au
mur, en souvenir de ta première visite.

--Je comprends, Mademoiselle, dit Gautier, que votre robe vous fasse
plaisir: elle est délicieuse.

--Vous savez, Monsieur Brune, c'est Jacques qui l'a choisie. Ce qu'il a
pu ennuyer la couturière!»

Louis annonça le dîner.

«Gautier, offre ton bras à Marguerite...»

Ils passèrent dans la salle à manger.

Gautier Brune avait l'art de toujours mettre les gens à leur aise, quels
qu'ils fussent. Il s'en servit, ce soir-là, en causant avec Marguerite
qui se prit bientôt à rire et bavarder sans contrainte.

Jacques la regardait avec de la joie dans les yeux.

«Sa robe lui va à ravir, pensait-il. Je ne croyais pas que le
décolletage serait à ce point réussi. Elle a vraiment de l'éclat, cette
enfant.

--Grondez-le, Monsieur Brune, disait Marguerite.

--Non, Mademoiselle! Si vous me demandez un service et voulez l'obtenir,
ne m'appelez plus Monsieur Brune: je m'appelle Gautier.

--Mais moi, Monsieur, je ne m'appelle pas Mademoiselle... Mademoiselle,
ce n'est pas un nom!

--Très bien, Marguerite, merci de la permission... Alors, qui faut-il
gronder?

--Lui, dit-elle. Il se moque de moi! oh! gentiment, pas avec son autre
air... vous savez... Il se moque de moi parce que j'aime le cinéma!

--Mon cher, elle ameute la salle quand le maçon tombe de l'échafaudage!

--Et puis, parce que j'ai peur d'arriver au théâtre en retard.

--Oui, figure-toi! Samedi dernier, grâce à Marguerite, nous avons
entendu aux Variétés l'acte de «l'enlèvement des housses». Un choeur
d'ouvreuses jouait cela dans la salle... Fort curieux...

--Et voilà comme il me traite, Monsieur... je veux dire, Gautier!

--C'est un misérable! Nous le punirons.»

Le dîner fut très cordial.

«Elle a des gestes exquis,» songeait Damien, comme Marguerite se
penchait pour prendre un fruit et montrait son bras nu.

Puis, s'adressant à ses hôtes:

«Monsieur et Madame, dit-il, que penseriez-vous des Folies-Bergère, pour
illustrer cette soirée? Le programme est passable, mais nous manquerons
le cinéma!»

Ils allaient partir. Marguerite et Gautier restèrent un instant seuls
dans l'antichambre.

«Gautier, dites-moi, murmura Marguerite, vous qui êtes médecin...

--Elle dit ça comme elle dirait: vous qui êtes archevêque!

--Franchement... notre ami... est-ce qu'il se porte bien? Il n'a pas un
gros chagrin? Il a quelquefois l'air si triste!

--Je lui parlerai bientôt, pensa Gautier... Mais non, Marguerite, je
vous assure!

--On est prêt? demanda Jacques... Partons!

--Regarde, dit Marguerite, regarde ma belle épingle à chapeau!»



CHAPITRE XVII

L'INSTANT TRAGIQUE


«Alors, bien sûr, je ne vous dérange pas, mon ami?

--Mais non, Marguerite! vous aurais-je dit, hier, de venir causer avec
moi? Je voulais vous parler.»

La veille, Gautier Brune l'avait rencontrée dans la rue et priée de lui
rendre visite. Elle arrivait, un peu intimidée, un peu craintive, la
tête secouée par ce mouvement nerveux que Damien remarquait à leur
première rencontre.

«Mon cabinet de consultation est moins joli que le bureau de Jacques!
n'est-ce pas, Marguerite?

--Il est sérieux, dit-elle, il est sérieux... Ça doit faire peur,
quelquefois, aux gens qui sont souffrants. On n'a pas envie de rire,
ici!

--Un mur couleur de chocolat n'est jamais très gai.»

Il alluma une cigarette et reprit:

«Ma petite, vous me demandiez, il y a quelques jours, chez Jacques, si
notre ami n'était pas malade. Je vous ai répondu aussitôt, mais,
aujourd'hui que nous ne causons pas entre deux portes et pouvons prendre
tout notre temps, je tiens à vous parler encore un peu de Jacques.

--Oh! je savais bien!

--Que saviez-vous, Marguerite?

--Je savais bien qu'il était très malade!»

Déjà ses yeux s'obscurcissaient de larmes.

Gautier l'apaisa d'abord, de son mieux, puis, d'une voix très calme,
très douce, lui apprit que Damien souffrait d'une affection nerveuse
fort pénible dont on ignorait la cause, qu'il se sentait parfois triste,
déprimé, agité, sans raison, qu'il restait silencieux ou bavardait des
heures entières, qu'il guérirait à coup sûr, mais que, certains jours,
il lui fallait beaucoup de courage, et qu'il en montrait d'ailleurs
beaucoup, enfin que Marguerite pouvait l'aider utilement, pour peu
qu'elle sût ne pas s'émouvoir et garder toujours son sang-froid.

«Oui, répondit-elle; oui, mais... quand il a l'air d'avoir peur et que
ses yeux sont si effrayants?

--C'est justement sa maladie, Marguerite, qui lui fait peur. Ça
l'inquiète, vous comprenez.

--Mais alors, vraiment, Gautier, il ne voit pas... il ne voit pas des
choses?

--Comment l'entendez-vous, ma petite?»

Elle réfléchit, rappelant à elle un souvenir.

«Je pensais, dit-elle, à un meunier de chez nous, le père Arsène, un bon
vieux de soixante-dix ans. Je l'aimais beaucoup; j'allais souvent le
voir au moulin; il était très gentil, très poli, mais voilà... il
buvait, le pauvre homme! ah! il buvait! et, quand il avait bu, il voyait
des choses affreuses: des chiens rouges, des chats rouges, des serpents
rouges et, une fois, un bouc rouge, debout, qui ressemblait au
Diable!... et il tremblait!... et il criait! et il demandait pardon! Il
m'a fait peur, souvent: il me montrait les choses qu'il voyait; il
voulait que je les voie, moi aussi! «Regarde, Margot! regarde le lapin
rouge, sous mon lit!» Alors je courais jusqu'à la chapelle et je priais
bien fort pour le père Arsène... Je me souviens... je me souviens...
C'est pour ça, Gautier, que je me demandais si, des fois, Jacques voyait
des choses du même genre; mais lui, c'est impossible puisqu'il ne boit
pas, au lieu que le père Arsène... Gautier!... vous êtes vraiment
certain que Jacques guérira?

--Ah! certes, Marguerite! autant qu'un médecin peut-être sûr de quelque
chose.»

Quoi qu'il en eût, Brune se sentit gêné.

«Merci de m'avoir parlé, dit-elle. Je n'oublierai pas.»

Et, néanmoins, il semblait à Gautier qu'elle n'était ni tout à fait
tranquillisée, ni tout à fait convaincue.

«Quels sont vos projets pour cet après-midi, Marguerite? demanda-t-il.
Pour ma part, je compte aller voir Mme Damien, dans une heure. Depuis
quelque temps, elle souffre beaucoup de la tête.

--Jacques en a tant de peine! si vous saviez! Souvent, il me parle
d'elle, et alors je vois son chagrin. Nous avons pris rendez-vous dans
une heure, mais il faut que j'aille d'abord lui acheter un tricot, des
mouchoirs, des faux-cols, des chaussettes... Oh! voyez-vous, les hommes,
ça fait encore plus d'histoires pour s'habiller que nous!--On doit se
rencontrer ensuite au petit café des Champs-Elysées où l'on boit ces
saletés américaines. Lui, boit du citron, mais c'est mauvais avec si peu
de sucre. Moi, je bois de la bière, un bock. Serrez-moi la main,
Gautier, vous m'avez convaincue et soulagée d'un gros poids sur le
coeur.»

Elle sortit, laissant Gautier pensif. Il se répétait:

«Ni convaincue, ni même soulagée... ce n'est que partie remise.»

Il décida qu'il rendrait visite à Mme Damien aussitôt et lui parlerait
de son fils.

Elle était étendue sur une chaise-longue dans sa chambre à coucher,
rideaux tirés et volets clos, souffrant cruellement.

«C'est intolérable, mon cher Gautier! murmura-t-elle d'une voix éteinte.
J'ai fait appeler notre ami le docteur Dupray; il viendra dans un
instant. Je n'en puis plus! je me sens à bout de forces! Non, restez,
asseyez-vous là et parlez-moi du petit. Comment va-t-il?»

Brune lui répondait doucement.

«Allons, Gautier, reprit-elle, je vois que vous êtes content de lui.
Croyez-vous qu'il guérira? Oh! je sais: une question absurde... et vous
êtes trop honnête homme pour y répondre.»

Elle disait encore:

«J'ai si peur, quelquefois! et puis je reprends courage en le trouvant
lui-même si courageux.»

Gautier craignait de la fatiguer.

«Non, mon ami, je vous assure; restez. Parler de Jacques me fait du
bien, et puis, il me semble que je ne vous ai jamais assez remercié...
Penchez-vous un peu, que je vous embrasse. Je m'étonne de votre sagesse,
Gautier, de votre expérience, de votre habileté. Je vous vois encore en
culottes courtes! Ne l'oubliez pas: c'est moi qui ai pansé vos premières
bosses à tous les deux. Que vous étiez donc batailleurs!... Vous savez
le tenir dans le bon chemin, vous savez le consoler et lui rendre des
forces... Comment va sa jeune amie? Ce que vous m'avez dit de cette
enfant me plaît beaucoup. Le rôle que Jacques joue auprès d'elle est
charmant... Oui, vous avez raison, l'ironie ne lui vaut rien, mais ni sa
mère, ni ses amis ne sauraient le changer. Il faut une jeune femme pour
cela... Moi! être choquée! y pensez-vous, Gautier! ce n'est pas de mon
genre!... Je vous autorise même à le lui dire, si l'occasion se
présente. Non! pas à Jacques! à Mlle Marguerite, bien entendu... Oh! mon
ami, que j'ai mal! Ces drogues, oui, je les ai prises: une demi-heure de
soulagement, à peine. Mettez cet autre coussin sous ma tête, je vous
prie. Voilà. Merci... La pauvre fille! quelle vie atroce!... Vous ne
m'aviez pas dit cela... Arrangez-moi ce bandeau, mon petit. J'ai fait
prendre de la glace... Elle a vingt ans, n'est-ce pas?... vingt ans!...
Oui, ses cheveux doivent être très beaux... Bien touchant qu'elle
s'enquière si fidèlement de ma santé!... Jolie, en somme?... Cela doit
le ravir de la parer un peu, de s'occuper de sa toilette... Tiens! elle
court les magasins, en ce moment, pour compléter la garde-robe de
Jacques?... Gentil!... Il a besoin de chemises molles pour l'été; j'ai
oublié de lui en prendre. Vous pourrez le dire à Mlle Marguerite... Il a
toujours eu peu d'amis, même tout enfant.--Ce jeune imbécile, le petit
Brigneux, il ne le voit plus guère, je crois? Pas un méchant garçon,
mais si peu de chose!... Les restaurants de nuit et ces dames de haut
vol ne valaient rien à Jacques; ni le monde non plus: il s'y ennuyait
trop... Dans un bal, il faisait peine! Et puis, à cause de sa taille et
de sa maigreur, il se sentait ridicule, d'ailleurs à tort, car il
dansait bien, mais il disait à ses danseuses les pires impertinences...
Non! vous ne pouvez pas le soigner plus sagement, Gautier; continuez
sans plus. Enfin vous êtes le meilleur des amis. Il le sait... Le temps
est beau, n'est-ce pas? Je n'ose ouvrir... Du soleil?... J'en ai bien
pour quatre ou cinq jours avant de pouvoir sortir... On sonne? J'ai dit
que je ne recevrais que le docteur Dupray et vous... Si vous rencontrez
Jacques, inutile de lui dire que j'ai tant souffert, aujourd'hui. Je
l'attends demain vers midi... Ah! voyez-vous, Gautier! cet enfant!...
Bonjour, docteur! Non, ça ne va pas. Avec notre jeune ami Brune,
trouverez-vous à me soulager?»

Les deux médecins causèrent entre haut et bas, dans le fond de la pièce
sombre, posant de temps en temps une question à Mme Damien qui répondait
d'une voix très faible.

«Je suis tout à fait de votre avis, mon cher Brune, dit le docteur
Dupray, nous ne pouvons la laisser souffrir ainsi.--Madame,
permettez-moi d'approcher cette lampe, je voudrais voir vos yeux.»

Mme Damien ne répondit pas.

«Je crains de vous éblouir.»

Gautier, qui se trouvait à cet instant près de la fenêtre aux rideaux
baissés, entendit une sorte de grognement sourd et se retourna. Le
docteur Dupray se penchait sur le divan. Soudain, il accota la lampe
contre une chaise.

«Brune, cria-t-il, ouvrez tout grand et venez vite! Venez vite, mon
enfant! vite!»

Mme Damien était déjà défigurée par une apoplexie commençante. Scène
tragique à son début, scène sans cris ni grands gestes, où
s'obscurcissait une âme humaine... bientôt cette âme fut obscurcie.

«Maître, dit Gautier, une heure plus tard, je voudrais avertir son fils.
Inutile de lui téléphoner: je sais que Jacques n'est pas chez lui.

--Vous me retrouverez ici, Brune; je n'ai malheureusement plus besoin de
vous. Elle vivra, je pense, mais dans quel état la trouverons-nous
demain! Comment ce pauvre garçon subira-t-il le coup?

--Je pars, mon cher maître. J'espère le ramener bientôt.»

Sur le palier, il dit au valet de chambre:

«Si, par hasard, M. Jacques venait, arrangez-vous pour avertir le
docteur Dupray avant de le laisser entrer chez Madame.»

«Abominable! Abominable! murmurait-il en descendant l'escalier... Où le
trouverai-je?... Cinq heures vingt... Pourtant, Marguerite m'a bien
dit... En me dépêchant, je le joindrai peut-être aux Champs-Elysées.»

Quelques minutes plus tard, il sautait à bas d'un taxi, devant la
nombreuse terrasse dont les tables débordaient de tous côtés.

Le soleil baissait, mais la joie d'un beau jour animait encore l'avenue
et les groupes pressés des buveurs. Chapeaux fleuris, robes claires,
bruits de voix, bruits de rires... Gautier cherche des yeux son ami. Il
l'aperçoit enfin, non loin, attablé près de Marguerite. Soudain, il
n'ose plus s'approcher.

Damien cause, souriant de façon plus tendre que narquoise, et Marguerite
sourit aussi. Il y a là de la paix et du bonheur: une douce paresse chez
l'homme, un peu renversé dans son fauteuil de paille et qui jouit de
l'heure tiède, un air de sécurité, de confiance dans le regard de la
jeune femme levé vers le visage de l'amant aimé.

Non, Gautier Brune n'ose pas s'approcher, n'ose pas appeler.

Jacques se tait. Il repose ses yeux sur Marguerite, amicalement,
amoureusement, le corps détendu, la bouche ravie.

«Qu'ils sont heureux! Allons... il le faut!»

Mais Gautier ne peut former sur ses lèvres les quelques syllabes qui
attireraient l'attention de Jacques.

«Laurent, dit-il à un garçon, avertissez M. Damien qui est assis à
gauche de la porte, là, près de cette dame en beige, qu'un de ses amis
demande à lui parler tout de suite.»

Damien se faufile entre les tables, l'air intrigué.

«Toi! s'écrie-t-il en apercevant Brune.

--Viens vite! répondit Gautier d'une voix difficile; viens, suis-moi!»



CHAPITRE XVIII

JOURS SOMBRES


«Vraiment, Marguerite, je t'en ai presque voulu de m'avoir laissé seul
pendant ces trois longs jours. Quand je rentrais chez moi pour quelques
instants, il m'aurait été si doux de t'y trouver!

--Jacques! s'écria-t-elle, j'ai toujours peur de me mêler de ce qui ne
me regarde pas! Tu es trop bon pour moi, tu fais attention à tant de
petits détails! Je ne saurais te dire merci comme je voudrais, alors,
j'essaie seulement de rester à ma place.

--Je te comprends mal, mon enfant... Ton ami a du chagrin; il se sent
plus seul que jamais; pourquoi ne viens-tu pas le consoler un peu?

--C'est difficile à expliquer; il faut que tu m'aides, Jacques: il me
semblait... j'ai cru... Mon chéri, vois-tu, il y a des choses qu'on aime
mieux garder là, dans le coeur... et une femme comme moi... oui, j'avais
déjà honte, avant ce grand malheur, de te demander des nouvelles de ta
mère.

--Tu es une sotte! dit-il avec un sourire, après l'avoir embrassée
tendrement. Ne recommence pas: tu te ferais gronder, ma douce amie.

--Et puis, j'avais des nouvelles, deux fois par jour. Oui, j'allais voir
Gautier; il m'a permis. J'ai été si heureuse, avant-hier, lorsque j'ai
su que, peut-être, elle pourrait bouger! J'y pensais tout le temps, et
hier, en sortant de chez notre ami, je pleurais dans la rue, comme une
bête: il venait de me dire que rien n'était changé. Mon pauvre Jacques!
ces coups de sang, c'est terrible!

--Je t'aime bien, Marguerite.»

Il était très ému et, par hasard, le laissait paraître.--Elle se blottit
dans ses bras.

«Oui, ma pauvre gosse, lui disait-il à voix basse, nous ne gardons plus
guère d'espoir, cela durera quelque temps encore, et puis, un jour...»

Elle pleurait contre la poitrine de Jacques.

«Tu as donc tant de chagrin, Marguerite?

--Elle était si bonne, Jacques!

--Je t'ai souvent parlé d'elle; tu la connais.

--Oh! non! je veux dire qu'elle était bonne pour moi aussi.»

Damien regarda le visage de son amie.

«Que veux-tu dire?»

Elle devint très rouge et ne sut répondre. Enfin elle murmura:

«Gautier pourra t'expliquer...»

De nouveau, elle se réfugia contre sa poitrine, passionnément,
étroitement.

«Que veut-elle dire?...»

Mais Jacques souffrait trop, ce jour-là, pour être cruel: il n'insista
pas et lui baisa le front.

«Douce amie, reprit-il, un instant plus tard, je vais te quitter et
passer une heure avec Maman. Reviens demain, nous dînerons ensemble si
tu veux.»

Comme elle se préparait aussitôt à partir:

«Mais ne t'en va pas tout de suite, dit-il. Regarde, écoute: il pleut.
C'est même un bel orage. Assieds-toi dans ce fauteuil; je vais te
chercher un livre pour te distraire et, si tu veux du thé, appelle Louis
qui t'en préparera. Là... voilà ma petite Marguerite installée. Au
revoir, chérie.

--Tu es trop gentil Jacques.»

En entrant chez Mme Damien, il rencontra le docteur Dupray, sous la
porte cochère.

«Rien de nouveau; toujours le même état. C'est désolant! Dites-vous, mon
pauvre gars, que vous avez été un bon fils et que sa vie auprès de vous
a été heureuse. Ce sont là toutes les consolations que je puis vous
donner.

--Alors, pas le moindre espoir?»

Le vieux médecin eut une moue de fatigue.

«Je n'ai jamais cru beaucoup aux miracles... Que voulez-vous, se
résigner est aujourd'hui le seul parti à prendre. A votre mère, je ne
souhaite plus que le repos.

--Je vais rester quelques instants avec elle.

--Pas trop longtemps, Jacques, je vous en prie. Ah! vous trouverez votre
ami Brune là-haut. J'ai fait venir une garde, pour ce soir; pendant le
jour, la femme de chambre suffira. A demain, mon cher enfant.

--Au revoir, docteur.»

Il monta.

«Je viens de rencontrer le docteur Dupray, dit-il à Gautier. C'est donc
fini?... Allons la voir.»

Ils entrèrent dans la chambre de Mme Damien. Jacques s'approcha d'abord
de sa mère et l'embrassa, mais il revint aussitôt s'asseoir auprès de
son ami qui avait pris un livre sur la table et faisait semblant de
lire.

«Quelle abomination! disait Jacques, tout bas; elle est immobile, elle
est vivante, elle n'entend rien, ses yeux sont ouverts pour ne rien
voir! Quelle abomination! Maman qui aimait tant la vie, les formes, les
couleurs, la musique... Hier, avant-hier, j'étais encore trop abruti par
le choc. Je ne sens toute l'horreur de la chose qu'aujourd'hui...
Parlons d'elle, veux-tu?»

Gautier posa le livre. Ses paupières étaient rouges; il ne s'en cachait
pas.

«Ma vieille amie, murmura-t-il; ma vieille amie... Oui, parlons d'elle.»

Ils restèrent assis, côte à côte, dans la grande chambre mal éclairée,
attristée encore par l'averse qui battait les vitres. Ils causèrent
d'une voix sourde, sur un ton calme, sans faire de gestes, et Mme
Damien, très droite dans son fauteuil, vêtue d'une robe violette, une
couverture de voyage posée sur ses genoux, les regardait avec de grands
yeux indifférents.

Ils se contèrent l'un à l'autre des moments de sa vie qu'ils
connaissaient tous deux, qu'il leur était doux de rappeler.

«Elle m'émerveillait souvent, dit Gautier, par sa générosité d'esprit,
par la largeur de ses vues. Tiens, par exemple: elle me demandait
toujours des nouvelles de Marguerite.

--Comment! elle savait que...

--Je lui avais fait part de ta liaison, tout au début, car j'en pensais
déjà le plus grand bien. La dernière fois que j'ai causé avec elle, le
jour même de son attaque, elle me priait, très simplement, de cet air
noble et familier que nous aimions tant, de dire à ta petite amie
combien elle lui portait d'intérêt...

--Maman chérie!...

--Et, pour ne point te gêner, elle me laissait entendre que ce message
ne t'était pas destiné.

--Voilà donc la raison... murmura Damien.

--Marguerite venait chez moi, deux fois par jour, depuis l'accident;
elle ne voulait pas te déranger, mais elle quêtait anxieusement des
nouvelles. Quand je lui ai dit ce que ta mère m'avait prié de lui
transmettre, la pauvre fille a réagi avec une violence qui, sur le
moment, m'a effrayé. «Mme Damien! s'écriait-elle en pleurant; Mme
Damien!... un message pour moi!... Répétez-le, Gautier! Non, ce n'est
pas vrai! c'est pas possible! Il y a trop de bonnes gens sur la terre!»
Elle ne voulait pas y croire.

--Maman a toujours été ainsi; elle donnait aux valeurs morales un
classement qui lui était propre et qui choquait bien des personnes. Nous
avons ri plus d'une fois de la figure épouvantée que prenaient certaines
vieilles cousines de province.

--Quand mes parents sont morts, dit Gautier, c'est elle, en somme, qui
les a remplacés. Ah! qu'elle a finement combattu l'influence de mon
brave homme d'oncle qui ne songeait qu'à me faire fabriquer du chocolat
à sa suite! «Mme Damien, disait-il, c'est une femme comme il n'y en a
pas deux. Vois-tu, mon garçon, elle voudrait que je m'engage, demain, à
la Légion ou que j'entre au couvent, qu'elle y réussirait je pense.» Il
avait peur d'elle, un peu, mais il l'estimait très haut. Oui, c'est
grâce à ta mère que j'ai pu attendre, réfléchir et choisir.

--Tu te souviens du petit mur, à la campagne?

--Ah! que je le sautais vite quand j'entendais, chez vous, une voix
crier: «Gautier! le goûter est servi!»

--Elle avait ses heures de sévérité, mais je ne sais comment
l'expliquer... sa rudesse d'accent gardait quelque chose de si noble...
c'était un coup d'éperon, sans la blessure. Et comme elle nous a
soignés, tous les deux!

--Je ne t'ai demandé aucune nouvelle de toi-même, mon petit. Depuis
trois jours, est-ce que?... Tu as les traits tirés, mais cela
s'explique.

--De très mauvaises nuits, très pénibles. Quant au reste: rien,
heureusement.

--A ce propos, dit Gautier, fais attention. J'ai été surpris de voir
avec quel bon sens tranquille Marguerite accueillait mes explications
médicales; néanmoins, elle est impressionnable à un point que
j'ignorais. Cache-lui bien ce que tu nommes: le reste. Elle t'aime: je
craindrais une réaction trop violente.

--Le reste... Dis-moi, Gautier, maintenant que Maman ne peut plus me
secourir, il faudra tout de même que je m'en tire, du reste...
puisqu'elle le voulait!

--Il le faudra, Jacques: elle le voulait avec une telle énergie! elle ne
pensait plus qu'à cela.

--Oui, elle pensait à moi tout le long du jour. Elle me voyait, dans
l'avenir, tel que je ne serai jamais.

--Tel que tu seras, répondit Gautier.

--Oh! tel que je tâcherai d'être... et c'est déjà beaucoup dire.»

Mais Gautier répéta encore:

«Tel que tu seras.»

Ils continuèrent de causer.

«Je dois rentrer, dit Gautier. Bien entendu, je dînerai chez toi, ce
soir. Que vas-tu faire?

--Je voudrais rester encore un peu, dit Jacques. J'aimerais...»

Il hésita.

«J'aimerais être seul avec elle, quelques instants.

--Sincèrement, Jacques, cela ne te vaut rien. Rentre chez toi!

--Je t'en supplie, Gautier! J'en ai besoin... Si tu passes à la maison,
tu pourrais monter.

--Pourquoi donc?

--Il pleut à verse. Marguerite n'est peut-être pas encore partie, car
jamais elle ne prendrait une voiture. Mets-la toi-même dans un taxi.

--En tous cas, Jacques, à ce soir.»

Sur le pas de la porte, il se retourna; il voyait Mme Damien, Jacques,
la chambre sombre, il entendait la pluie harcelante et les plaintes
lugubres d'un vent d'orage...

«Pas trop longtemps, n'est-ce pas, Jacques? Tu me l'as promis.»

Assis à l'autre bout de la pièce, Damien ne quittait plus sa mère des
yeux.

«Pas trop longtemps, murmura-t-il... Un peu.»

Et, devant cette statue vivante qui le regardait mais, sans doute, ne le
voyait pas, il disait, il redisait:

«Je t'aime, Maman! je t'aime, Maman chérie!»

Soudain, un souvenir vint le troubler. Il s'imaginait dans son bureau,
devant une autre statue immobile qui le regardait et qui, peut-être, ne
le voyait pas... Oh! cette pluie qui battait les vitres sans répit! oh!
ces gémissements du vent, si lamentables!

Il alla s'asseoir plus près de sa mère; il eût désiré s'asseoir à ses
pieds mêmes, poser sa tête sur les genoux raidis; il n'osait pas. Il se
rapprocha encore, lentement; il s'accroupit près du fauteuil:

«Maman, protège-moi!» dit-il.

Enfin Jacques s'assit aux pieds de sa mère, comme il voulait, tout près;
contre les genoux de sa mère, il appuya sa tête et ne bougea plus,
balbutiant parfois de vagues choses, écoutant passer les minutes, sourd
désormais au bruit du vent et de la pluie, ne pensant à rien, paisible,
protégé.

Une demi-heure plus tard, il se leva et sortit après avoir appelé la
femme de chambre.

Comme il rentrait dans son bureau, il y trouva Gautier.

«Tiens! que fais-tu là? dit-il; je te croyais chez toi!»

Gautier répondit à voix basse:

«En passant, je suis monté pour dire bonjour à Marguerite; tu m'avais
prié de la mettre en voiture. Je l'ai surprise, couchée à terre,
évanouie devant ton Christ. Pendant tout le temps que nous avons été
chez ta mère, elle priait ici, sans arrêt, à genoux. Son état m'a paru
inquiétant; l'émotion l'avait brisée. Je l'ai grondée d'importance! Et
puis, je n'ai pas voulu qu'elle rentrât chez elle, ce soir. Je suis
resté et l'ai priée de se coucher. Elle s'est assoupie presque aussitôt.
Elle dort. Nous pourrons, je pense, la réveiller pour dîner.

--Oh! la pauvre fille! dit Jacques. Comme tu as bien fait de la retenir!
Viens dans le salon, veux-tu? de ce côté, la cloison est si mince!»

Gautier avait l'air préoccupé.

«Quelle singulière enfant!» lui dit Jacques, un peu désorienté par la
nouvelle.

Et Gautier, sans lui répondre, grognait entre ses dents:

«Cette gosse... cette gosse...»



CHAPITRE XIX

DEVANT LA MORTE


Le samedi suivant, Mme Damien eut une seconde attaque et succomba.
Debout devant le lit de la morte, Jacques, Gautier Brune et le docteur
Dupray contemplaient cette forme blanche, couchée sous le drap blanc.
Quelques roses couleur d'ambre, quelques roses d'un rouge profond
étaient posées sur l'oreiller.

«Vous n'avez plus que peu d'heures à rester auprès d'elle, mes amis, dit
le docteur Dupray. Il est minuit passé; je vous laisse. Jacques, ne vous
fatiguez pas trop.»

Il sortit, après avoir jeté sur Mme Damien un dernier, très long regard.

Jacques s'appuyait au mur. Il vacillait un peu et, visiblement, faisait
effort pour ne pas tomber. Sa figure pâle et nue aux yeux bleus pleins
de larmes, aux traits tirés, prenait un air tragique. Depuis la veille,
il se sentait malade et sa nuit avait été si mauvaise que, dès l'aube,
Marguerite, effrayée, téléphonait à Gautier Brune. Quelques instants
plus tard, un message du docteur Dupray annonçait aux deux amis la mort
de Mme Damien. Ils étaient accourus aussitôt.

Journée affreuse, coupée par ces obligations, par ces petits devoirs si
durs à remplir et qui semblent insulter à la douleur, soirée affreuse,
nuit plus affreuse encore... Jacques était à bout de forces.

«Mon petit, tu ne tiens vraiment plus sur tes pieds, dit Gautier.
Allonge-toi; tâche de dormir. Je te réveillerai au matin. Voyons! je
t'en supplie!

--Tu as raison; la machine fonctionne mal,» dit Damien avec un sourire
triste.

Il baisa la main de sa mère, puis se jeta sur la chaise-longue et ne
bougea plus.

Gautier Brune veillait... Un murmure... Il s'approcha de Jacques et
entendit des paroles sourdes, brouillées, confuses:

«Gautier, j'ai dit qu'on apporte... Gautier, j'ai dit qu'on apporte...»

Mais la fatigue eut le dessus: Damien fut pris par le sommeil. Gautier
s'était assis dans un fauteuil; deux lampes voilées éclairaient
faiblement la pièce; une vague senteur de roses flottait. Sur son grand
lit à colonnes, Mme Damien dormait; sur la chaise-longue, son fils
dormait aussi. Le suaire livide, les roses pourpres, presque noires, les
roses d'ambre, si vivantes... Gautier Brune voyait tout cela.

«Sa mère me l'a confié, pensait-il; je dois le guérir. Où en
sommes-nous?... Comment perpétuer cette influence disparue? Il se livre
à moi en toute honnêteté et de tout coeur, oui, mais jamais mon autorité
ne sera suffisante pour l'émouvoir fortement, par quelques paroles
nobles et dures, comme faisait Mme Damien. Et puis, je n'aurais pas
l'accent! Elle savait tenir son fils; moi, je reste le camarade qu'on a
connu depuis l'enfance: je ne puis employer que la persuasion ou la
prière. Un ordre de moi serait-il même accepté? Pourtant... certains
jours... peut-être.--Son travail, qui l'ennuie souvent, est aussi un
bénéfice. Lorsqu'il passe de longues heures au musée pour préparer une
exposition, il a d'ordinaire des soirées tranquilles.--Enfin,
Marguerite... le pauvre garçon se réfugie dans ses bras sans penser à
grand'chose, mais elle?... des scrupules religieux?... pour le moment,
je ne crois pas... Ah! cette enfant! que me cache-t-elle, qu'elle n'ose
ou ne veut pas dire? J'aimerais que Jacques l'emmenât un peu à la
campagne; cela leur ferait du bien à tous les deux; à lui, sûrement... à
elle? peut-on savoir?... ils s'aiment!--Et comme il a changé depuis
qu'il la connaît! Il cabotine moins, il n'a plus, en causant, ces traits
d'ironie facile et brillante qui exaspéraient sa mère. Marguerite lui a
enseigné la douceur. Souvent, il devenait cruel, sans presque le savoir;
il taquinait ses camarades, ses maîtresses, jusqu'à la torture, et leur
imposait, par l'éclat de son langage, par son accent, par sa figure
même, par son regard qu'il rendait dur ou séduisant, sardonique ou naïf
et tendre, à volonté.»

Gautier tourna les yeux vers son ami sommeillant.

«Mon petit, te souviens-tu de ce que tu étais, il y a quelques mois? Tu
savais aimer, tu ne savais pas encore souffrir... Cela s'apprend!... Tu
parlais surtout, tu parlais bien, tu parlais beaucoup. Lorsque tu es
tombé malade, tu m'as effrayé plus d'une fois: à t'écouter faire le
récit de ton épouvante et t'en plaindre, on eût vraiment dit que tu en
étais fier! Un soldat ne raconte pas mieux ses campagnes!--Ta mère
soupçonnait cela: «Je ne voudrais pas, me disait-elle, un soir, que
Jacques se vantât d'être malade.» Mon pauvre ami! ce temps est passé
depuis la découverte que tu as faite en causant avec un vieux clown,
depuis que tu as eu honte de ta maladie parce qu'il t'avait fallu la
regarder en face. Ah! oui, je dois l'avouer! Jacques, tu t'es montré
courageux! Tu sais maintenant qu'il y a des gens qui crèvent de douleur
et qui gueulent à fendre l'âme et qui n'en sont pas plus fiers pour ça!
Tu sais souffrir comme il convient que l'on souffre: pour soi.»

Gautier tourna les yeux vers Mme Damien. Une rose pourpre s'était déjà
tout effeuillée le long de sa joue.

«Jacques a vécu des heures abominables lorsqu'il tenait compagnie à sa
mère, durant cette dernière semaine. «Tenir compagnie» à une femme dont
l'esprit est absent! Ah! certes, il ne jouait pas un rôle!--Trois
heures, tous les jours!... Je n'ai pas pu l'en empêcher. «Tu ne me
convaincras pas, répétait-il. Je veux la voir encore!... Bientôt, elle
ne sera plus là, mon petit Gautier.» Il se vante parfois de ce qu'il
fait, mais de ces trois heures quotidiennes de supplice, parle-t-il
jamais, fût-ce à lui-même?--Et la simplicité de son accent quand il me
disait, avec des larmes dans la voix: «C'est encore un peu Maman, bien
qu'elle reste immobile et muette. Je lui caresse les mains, je lisse ses
bandeaux, je pose ma tête sur ses genoux, je la regarde... elle est si
belle, Gautier!... Gautier, laisse-moi rester ici.» J'ai fini par céder.
Ai-je eu tort?

«Mais demain, après-demain, les jours suivants, comment supportera-t-il
de ne plus la voir? Va-t-il se remettre à cabotiner, comme jadis? Pour
croire qu'il a du courage, fera-t-il les gestes de l'homme courageux, ou
bien aura-t-il son âme?... Et durant le temps où l'idole le harcèle,
quel sera son refuge?... Marguerite... il ne faut pas qu'elle se
doute... non, cela serait indigne de Jacques. Quand je l'ai relevée,
évanouie, après sa longue prière, quand elle a ouvert les yeux, quand
elle m'a regardé, j'ai senti que j'avais déjà vu cette même expression,
sur un autre visage. Il y a deux mois... la petite lingère de Brest,
dans la salle IV, au fond, près de la fenêtre... Léonie... Léonie... Je
ne me souviens pas de son autre nom. Qu'est-elle devenue?... Ah! Léonie
Kerdanet... Pourtant, il a grand besoin de Marguerite, et il sait
qu'elle l'aime! Mon pauvre Jacques! tu vas souffrir encore!--Enfin la
terrible tentation de s'abandonner, de se confier, de vider son âme!
«Nous serons deux pour lutter contre l'idole...» Il est plus simple de
penser ainsi!... A-t-il la force de penser autrement? Si mes craintes au
sujet de Marguerite ne sont pas vaines, un nouveau problème se posera
pour Jacques... et qu'il faudra résoudre.--J'en reviens toujours là:
sera-t-il un héros, comme il rêvait d'être, alors que nous portions des
culottes courtes et que moi, je m'intéressais à la mécanique? Il n'a pas
changé: il rêve de même.»

Et Gautier songe à deux vers de Baudelaire que Jacques se répète
souvent:

    «Soyez béni, mon Dieu, qui donnez la souffrance
    «Comme un divin remède à nos impuretés.

«Ce qu'il y a d'impur en lui, c'est la double nature que des troubles
nerveux lui imposent; ce qu'il y a d'impur en Marguerite, le sais-je?...
ce n'est certainement pas, pauvre fille, son ancienne prostitution! Un
esprit impur les habite l'un et l'autre; pour hanter Jacques, il a pris
la forme compliquée d'un pantin de bois roux qui représente l'ennemi;
quelle forme simple prendra-t-il pour tenir de près l'âme simple et
tendre de Marguerite?»

Gautier tressaille: il revoit le regard de la jeune femme, ce regard qui
lui était connu.

«Oui, Léonie Kerdanet, au fond de la salle IV, près de la fenêtre...
A-t-elle assez souffert, la malheureuse!... Allons! je déraisonne!»

Les premières lueurs du jour se révélaient depuis quelque temps dans la
transparence des rideaux. Bientôt, ce fut le matin. On frappa
discrètement à la porte. Gautier alla ouvrir. C'était le valet de
chambre de Jacques, tenant un paquet roulé dans une étoffe. On échangea
quelques paroles murmurées:

«Monsieur m'avait fait dire de l'apporter, Monsieur le docteur, et voici
le courrier, avec une lettre laissée chez le concierge.

--Merci, mon brave Louis.

--Et M. Damien, comment va-t-il?

--Très courageux, mais bien fatigué.

--Les obsèques?

--Demain à midi.

--Ah! Monsieur Brune! c'est un terrible coup du sort!

--Désolant! mon brave Louis!»

Ayant reconnu l'objet au toucher, Gautier Brune déplia l'étoffe, il
appuya le grand Christ en ivoire à la tête du lit de la morte, puis il
posa les lettres sur un guéridon, près de Damien.

«Je puis le réveiller,» pensa-t-il.

Et, touchant le front de son ami, il dit à voix basse:

«Jacques, remplace-moi auprès de ta mère.»

Damien ouvrit les yeux, reprit conscience, se frotta les paupières comme
un enfant et, soudain, reconnut son malheur.

«J'ai posé quelques lettres sur le guéridon, ajouta Gautier. Je rentre
chez moi pour me changer. Je reviendrai, sans faute, dans une heure.»

Jacques resta quelques instants immobile, après le départ de son ami. Il
se sentait stupéfait, hébété.

«Elle est morte! se disait-il, Maman chérie est morte!»

Il voulut se ressaisir et ouvrit les lettres de son courrier. L'une
d'elles le surprit par une écriture instable, en complet désarroi.

  «Mon ami, mon cher Jacques, disait Marguerite,

  «J'ai bien du chagrin en pensant à vous et bien du chagrin pour moi
  aussi. C'était affreux déjà et je vous trouvais tant de courage! mais
  on se dit toujours que le Bon Dieu nous viendra en aide. Et
  maintenant, voilà, madame votre mère est morte; il n'y a plus qu'à
  prier. Je vous plains beaucoup, mon ami, je vous plains de tout mon
  coeur. Si ma lettre vous agace ou qu'elle vous a l'air pas convenable,
  déchirez-la tout de suite, sans aller plus loin; seulement, il faut me
  pardonner de vous écrire: je n'ai pas pu résister. De loin, je vous
  vois pleurer, Jacques, et cela me fait si mal! Enfin Gautier vous a
  dit, peut-être, ce que je n'aurais pas osé vous dire moi-même. Oh!
  Jacques! je me sens un peu une honnête fille, depuis que je sais que
  madame votre mère ne me méprisait pas. Elle me regarda avec tant de
  bonté! Oui, Jacques, vous m'aviez bien dit qu'elle était toujours
  bonne pour les pauvres gens!

  «Quand vous avez une grande douleur, c'est pas bien de vous parler de
  moi, mais je vous aime tant, que je suis obligée de vous dire tout.
  Alors, cette idée, voyez-vous, je me répète ça toute la journée: Mme
  Damien, qui était une dame, prenait beaucoup d'intérêt pour moi.
  Gautier me l'a dit. C'est sûrement la vérité.

  «Jacques! je pleure comme si je l'avais connue, comme si je l'avais
  vue un instant et que je l'avais aimée tout de suite. Vous savez, en
  somme, Jacques, c'était pas impossible: si, par exemple, elle avait
  fait chercher, par sa femme de chambre, une ouvrière pour un travail
  de couture difficile, et que ça avait été moi, et qu'elle aurait voulu
  m'expliquer de bien soigner la chose... Alors, je l'aurais vue!

  «Oui, j'ai beaucoup de peine, mais je pense aussi que vous en avez
  beaucoup, et je pleure encore davantage. Jacques, vous savez, n'est-ce
  pas, qu'elle est heureuse, maintenant, et qu'elle vous regarde tout le
  temps; par conséquent, mon aimé, il ne faut jamais plus avoir peur
  comme vous m'avez dit que vous aviez, l'autre jour, en rentrant chez
  vous; comme elle vous regarde, là haut, ça pourrait lui faire une
  espèce de chagrin.

  «Gautier m'a dit qu'elle n'a pas dû avoir beaucoup de souffrances, et
  je suis heureuse de ça. Mourir quand on n'a pas mal, ça doit être
  moins difficile, et alors, madame votre mère, en se préparant à monter
  au ciel, a pu penser tout le temps à vous, et peut-être elle s'est
  dit, un petit moment: «Non, je n'en veux pas à Marguerite!» et ça,
  Jacques, ah! c'est comme si j'avais été pardonnée par le Bon Dieu.

  «Dites à Gautier que je le plains de son chagrin aussi, parce qu'il en
  a sûrement beaucoup. Enfin, je veux vous faire une petite prière,
  Jacques, mais ne vous fâchez pas si ce n'est pas bien.--Est-ce que
  vous me permettrez d'ajouter un bout de crêpe à ma robe? Tenez, sur le
  col du corsage et sur les manches. Ça se verra très peu.--Je vais
  aller à l'enterrement de madame votre mère, avec M. et Mme Honoré,
  mais je me cacherai modestement dans un coin de l'église, derrière une
  colonne, je vous promets.

  «Croyez, Jacques, que je suis votre bien fidèle, bien docile et bien
  reconnaissante:

  «MARGUERITE DUMONT.»

Damien relut la lettre, il rêva de cette lettre. Une heure plus tard, il
la tendit à Gautier Brune qui rentrait.

«Tu donneras, dit-il, une photographie de Maman à Marguerite, la
première fois que tu la verras. Tu en trouveras, je pense, dans le
second tiroir de gauche de mon bureau.»



CHAPITRE XX

LE DIABLE EN PERSONNE


L'épreuve fut terrible et Jacques dut s'aliter bientôt, moulu de
douleur, les nerfs brisés. Tout se changeait pour lui en souffrance: une
lecture, une causerie, l'éclat du jour. Il ne supportait ni le bruit
d'une porte qui se ferme, ni le bruit montant de la rue, ni le bruit,
même étouffé, des voix. Toute attention amicale le harcelait, mais la
solitude l'affolait encore davantage. Quand il dormait, ses nuits,
nourries de cauchemars, ne lui procuraient aucun repos; le plus souvent,
il ne dormait pas, et c'était pire.

Pendant plusieurs semaines, Brune fut très inquiet. Il installa
Marguerite auprès de son ami qui, sans cesse, la réclamait; elle ne
tarda pas à se révéler garde-malade excellente. Rien ne la fatiguait,
rien ne la rebutait, elle soignait Damien avec un dévouement à la fois
raisonnable et farouche dont on put apprécier l'effet, car une potion
offerte de sa main était souvent acceptée de bonne grâce, au lieu que
Jacques l'eût obstinément écartée d'un geste las, proposée par quelqu'un
d'autre. Elle savait enfin se faire obéir, et ce malade difficile qui,
pour la moindre contrariété, se laissait aller à des colères d'enfant, à
des crises de désespoir, se surveillait devant elle ou, pris en faute,
suppliait d'un air honteux qu'on l'excusât.

Un soir, enfin, Gautier Brune qui sortait de chez son ami, croisa, dans
l'antichambre, Marguerite chargée d'un plateau de thé.

«Marguerite, lui dit-il, j'ai une nouvelle importante à vous annoncer:
je crois pouvoir dire, et le docteur Dupray qui est venu ce matin est
tout à fait de mon avis, que Jacques entrera bientôt en convalescence.
Cela me permet, ma petite, de vous remercier, de notre part à tous, pour
vos soins. Quant à moi, je n'ai jamais vu de garde-malade aussi
parfaite. Vous avez montré un très beau dévouement: vous aviez besoin
non seulement de courage, mais aussi d'une patience peu commune, car
notre cher client n'est pas commode tous les jours!»

Elle avait posé le plateau sur une table; elle se tenait debout devant
Brune et pleurait, sans aucun geste, paisiblement; puis elle joignit les
mains et murmura:

«Oh! Gautier!... Dieu soit béni! Ai-je assez prié pour cela! Les soins
que je lui ai donnés, toute femme avec une bonne santé pouvait en faire
autant; mais j'ai prié, Gautier! j'ai prié pour que l'horrible chose ne
continue pas. J'ai prié sans cesse! Quand je ne le veillais pas, je me
relevais, la nuit, pour prier... et voilà, maintenant, qu'il est guéri,
que vous me le dites... C'est la miséricorde de Dieu!»

Ses yeux brillaient dans les larmes, son coeur battait, sa voix, plus
pathétique d'être tenue plus sourde, l'exprimait tout entière.

«Marguerite, dit Gautier, servez-vous d'un prétexte quelconque et venez
demain chez moi. J'ai à vous parler sérieusement, non point de notre
ami, mais de vous-même. Il faut que vous vous soigniez, mon enfant. Vous
êtes lasse, vous vous sentiez déjà si nerveuse! vous avez besoin d'un
grand repos.»

Elle n'écouta que ses premières paroles.

«Justement, demain, je puis: je lui ai promis de sortir. Oh! moi aussi,
Gautier, j'ai bien des choses à vous raconter! des choses que je n'osais
pas, que je ne voulais pas dire... j'avais peur! mais, demain, je vous
dirai tout, tout ce que je soupçonnais, tout ce que je sais, tout ce que
j'ai vu. Et vous ne vous moquerez pas, n'est-ce pas, Gautier?»

Elle lui prit fiévreusement la main et, la serrant entre les siennes,
demanda encore d'une voix passionnée:

«Jacques est bien guéri? dites, Gautier?

--Quelques semaines à la campagne et il n'y paraîtra plus, ma petite. À
demain, vers trois heures, si vous voulez.

--Trois heures... j'y serai.»

En vérité, Brune était tout à fait désolé de l'état de Marguerite.
Depuis quelques semaines, il remarquait en elle une nervosité effrayante
qu'elle dominait, tant que Jacques avait besoin de ses soins, mais qui,
à des moments où nul devoir particulier ne la requérait, lui
bouleversait l'âme étrangement: le regard halluciné perdait sa douceur,
les gestes brusques, cassants, n'avaient plus ni jeunesse, ni grâce, et,
cependant, au moindre appel de son malade elle se ressaisissait.

Elle était dans un de ses mauvais jours quand Brune la vit entrer, le
lendemain, chez lui.--Toujours ce tic singulier, tracassant, qui lui
secouait la tête, toujours ces gestes secs, ce regard étrange, perdu
comme en une extase.

«Asseyez-vous, Marguerite.»

Mais elle resta debout et, dès que Valérie fut sortie de la pièce,
déclara d'une voix très calme qui contrastait avec son apparente
agitation:

«Gautier! je vous en veux de n'avoir pas eu confiance en moi. Pourquoi
mentir, Gautier? cela m'étonne de vous. Pourquoi m'affirmer que Jacques
n'était vraiment pas malade quand il semblait si souvent effrayé? Plus
tard, oui, vous avez avoué, quand il a dû se coucher pour son... comment
dites-vous?... asthénie nerveuse, mais avant, il était peut-être plus
malade encore, (vous le saviez, j'en suis sûre), et vous ne disiez rien,
ou bien: «il a besoin de se reposer,» comme pour moi!

--Ne restez pas debout, Marguerite, dit Gautier d'un ton sec;
asseyez-vous, et tâchez de vous expliquer plus clairement.

--Je l'avais deviné... je l'avais deviné! murmurait-elle.

--Vous avez deviné quoi?»

A partir de cet instant, Marguerite commença de perdre pied et ne
recouvra plus son sang-froid tant que dura leur entretien. Elle
demeurait immobile dans le fauteuil où Gautier l'avait priée de
s'asseoir, mais sa voix prenait un accent tragique, épouvanté, qui
s'exprimait par des gémissements, des plaintes, tout bas, en confidence,
tandis que ses grands yeux fixes brûlaient intérieurement.

«Je vais vous dire, Gautier!... Ne vous fâchez pas! ne vous moquez pas!
c'est trop sérieux... Je l'aimais; chaque fois que je le vois, je l'aime
davantage; c'est pour cela que je l'ai compris. Il est doux, il est bon,
il souffre tant! J'ai voulu savoir la raison... Ah! vous ne pouvez
deviner ce que j'étais, lorsqu'il m'a fait signe, un soir, de venir près
de lui, sur un banc... Je me sentais si fatiguée! si malheureuse! et je
me perdais, Gautier!... Il s'est trouvé là, juste au moment où je me
perdais pour toujours. Ah! dès le lendemain, j'ai compris que je
l'aimerais, que je l'aimerais de tout moi-même, qu'il n'avait qu'à
donner un ordre pour que j'obéisse! Sa voix n'est jamais dure: un ordre
donné par lui, c'est une phrase polie, gentille, c'est une prière. On
regrette seulement de n'avoir pas fait ce qu'il disait avant qu'il ne
l'ait dit... Puis, du temps a passé, et, un jour, j'ai bien vu qu'il
avait peur... Pourquoi avait-il peur? Je le regardais, je le
surveillais, mais je causais tout de même, je riais, pour qu'il ne se
doute de rien.--D'abord, j'ai remarqué qu'il avait peur surtout dans son
bureau. Il devenait nerveux, quelquefois, il ne répondait pas à une
question, ou il répondait comme quand on pense à autre chose; il lui
venait une expression que je ne connaissais pas, une expression qui a
l'air de dire: «oh! que j'ai mal!» et il tournait alors les yeux vers un
coin de la pièce, toujours le même. Moi aussi, je tournais les yeux et
je ne voyais, dans ce coin, rien d'autre qu'un pantin de bois accroché
au mur.--Un soir... j'aurais dû me taire... je lui ai demandé ce
qu'était ce pantin de bois. Il a pâli tout de suite, comme s'il allait
s'évanouir, et puis il s'est remis à parler, très vite, à s'agiter; le
sang lui montait à la tête; il parlait, il parlait! il racontait des
histoires à propos d'une idole envoyée d'Amérique, il disait qu'il y
tenait beaucoup, à cette idole, mais que, plus tard, il la brûlerait,
que nous ferions un grand feu de joie, que nous danserions autour en
chantant... et encore d'autres paroles sans aucun sens; puis il a voulu
sortir, me conduire au théâtre, mais il n'était plus le même. Moi,
j'avais du chagrin, parce que je ne devinais pas d'où venait son
chagrin, et c'est bien dur, Gautier, de rester comme une pauvre sotte,
sans rien faire, à ces moments-là.--Enfin, une nuit, peu de temps avant
la mort de Mme Damien, je l'ai entendu qui se levait doucement et
passait dans son bureau. Il avait mis ce vêtement bleu qui est toujours
sur une chaise, près du lit; un instant plus tard, il allumait une
cigarette. La porte restait entr'ouverte; Jacques marchait de long en
large. Je l'ai cru malade. Tout doucement, je me suis levée aussi et je
l'ai vu qui marchait encore, éclairé par la lampe du bureau... Je n'ai
rien dit, parce que les somnambules, n'est-ce pas, Gautier? c'est comme
ça: ils se promènent, ils sont endormis et il ne faut pas les
réveiller.--Mais il n'était pas somnambule, car, tout à coup, il s'est
mis à parler...

«Ah! Gautier, que je tremblais fort!... Il ne criait pas, il parlait
même à voix basse... on sentait bien qu'il avait peur. Il parlait à
l'idole! oui, à ce pantin de bois accroché contre le mur! Mon ami, cela
faisait pitié! Il lui parlait comme les enfants parlent à leurs poupées,
je veux dire comme à une personne vivante: il l'accusait de le torturer,
de l'empêcher de dormir, de le secouer, la nuit, en entrant dans ses
rêves; et puis, il racontait qu'il avait vu une pomme sur le pied de son
lit, une pomme qui riait, et que la pomme était très effrayante, mais
qu'il l'aimait mieux que l'idole... une pomme, Gautier! il a dit une
pomme!

«Il fumait des cigarettes et se promenait toujours, et moi, j'écoutais,
pas, je vous assure, par indiscrétion, oh! non! mais il me venait une
idée, une espèce de souvenir. Je me rappelais le père Arsène, le vieux
meunier de chez nous qui buvait tant et qui voyait un serpent rouge, un
lapin rouge, des grenouilles rouges sous son lit. Jacques parlait comme
le meunier, avec d'autres mots et des phrases dites autrement, bien
entendu, mais c'était tout à fait la même chose...

«J'écoutais... il a baissé la voix encore et j'ai entendu qu'il
murmurait: «Tu m'empêches aussi de prier! Tu te mets en travers de mes
prières! tu te grattes la jambe quand je prie! tu danses quand je prie,
tu fais le clown, comme... (il a dit le nom du clown, un nom anglais),
et tu changes la place des mots de ma prière...»

«Voilà, je crois, Gautier, ce qui m'a aidée à comprendre. Oui, j'ai
compris, tout à coup, que Jacques était possédé du Diable, que le Diable
entrait dans cette méchante idole pour faire peur à Jacques et que
Jacques ne pouvait pas s'en débarrasser, qu'il souffrait à la façon du
père Arsène, et qu'un jour, il verrait un bouc rouge, dressé sur ses
pattes!--Son idole, c'est le Diable, déjà! c'est le bouc rouge!

«Depuis, ça continue, Gautier, plus ou moins, mais ça continue tout de
même, et voyez-vous, mon ami, c'est horrible! Arsène, le meunier, eh
bien, il se saoulait, la visite du Diable venait comme une punition;
mais Jacques qui est si bon, si doux et qui ne boit guère que de l'eau,
mon Dieu! de quel péché le punit-on et pourquoi ne peut-il plus prier?
Alors j'ai pensé que c'est peut-être à cause de moi qu'il est puni,
parce qu'en somme, n'est-ce pas, Gautier? je l'entretiens dans son péché
en l'aimant, et lorsque j'ai eu cette idée, c'est moi qui ai commencé à
prendre peur. Oh! Gautier! vivre si près du Diable, le savoir toujours
là, tout à côté; se dire, la nuit: «le Diable est derrière cette porte!»
c'est presque l'entendre! c'est presque le voir! Quelquefois, j'ose à
peine entrer dans le lit de Jacques: je pense... (pardon de vous dire
ces vilaines choses)... je pense: «le Diable me surveille: il regarde
par le trou de la serrure, il profitera de notre péché, il sera plus
fort, ensuite, pour torturer Jacques!...» Ah!... il y a des moments où
je crierais tout haut, tant je souffre!... Et enfin, je sais qu'un jour,
ce sera moi qui serai punie, moi qui le mérite pour tout ce que j'ai
fait avant d'aimer Jacques... avant... Mais alors, je deviendrai
folle... folle!... j'ai vu des gens fous... Et Jacques aura du chagrin,
encore.»

Gautier n'a pas prononcé un seul mot, durant toute cette confession, n'a
pas fait un seul geste; maintenant, Marguerite, les mains croisées,
attend une réponse.

«Il faut, lui dit Gautier, que vous vous reposiez, que vous vous
sépariez de lui, quelque temps.»

Stupéfaction du jeune visage...

«Mais...»

Comment Gautier n'a-t-il pas deviné le mot que ses lèvres ébauchent?

«Mais... je l'aime!

--Tous les deux, vous avez besoin de repos; vous êtes brisés.

--Mais je l'aime!»

Elle n'a rien d'autre à dire.



CHAPITRE XXI

L'INVITATION AU VOYAGE


Les jours suivants, elle ne voulut rien entendre, rien comprendre. Elle
se tenait à ces simples mots: «Je l'aime.» Elle était butée. D'autre
part, Gautier avait dû déconseiller à Jacques un voyage qu'il eût
cependant fait sans Marguerite. Au milieu de la discussion, Damien avait
interrompu en disant à son ami:

«Grand imbécile! tu ne sens pas la joie des choses!

--Certes, je la sens, répliqua Gautier d'un air calme; je crois
seulement que tu la surfais. On t'a proposé un fruit savoureux; tes deux
mains se sont tendues aussitôt. Voyons, que cherches-tu? dis-le moi
clairement... Et puis, sans doute ai-je tort de me mêler de cette
affaire et de donner mon avis avec tant d'assurance. Je parle peut-être
à la légère; sait-on jamais! Te souviens-tu, Jacques, d'un soir, à
Montmartre, l'an dernier, où nous avons parlé, deux heures durant, de
l'imprudence psychologique, et découvert en elle la plus dangereuse
forme de l'orgueil: le plaisir de prophétiser?»

Damien haussa les épaules avant de répondre:

«Aussi n'était-ce pas une prophétie que je te demandais, pas plus que je
ne t'annonçais une décision. J'avais cependant besoin d'un conseil. Tu
me le donnes. Je tiens maintenant à connaître tes raisons dans leur
détail, afin de les mieux peser. D'ailleurs, connais-tu les miennes? Dès
l'abord, quand Brigneux m'a proposé cette... cette parenthèse, j'ai été
surpris et charmé. Brigneux se trouvait dans un de ses bons jours; il
est alors très acceptable. Il causait amicalement, sur un ton simple
qui, je l'accorde, ne lui est pas habituel.

«Damien, disait-il, je sais que tu aimes les voyages; or mon oncle, qui
n'a d'autre qualité que d'être fort riche, me cède son yacht pour six
mois et plus; par contre, il me prive de sa compagnie, la goutte le
retenant dans son fauteuil. Si tout va bien, je pars dans trois semaines
pour l'Amérique du Sud et compte, après avoir vu Rio, Buenos-Ayres et
quelques autres villes que l'on dit assez drôles, visiter ces canaux de
Magellan auprès desquels, paraît-il, la Norvège a l'air d'une mauvaise
plaisanterie. Viens avec moi, Damien; le voyage de retour pourrait se
faire par le cap Horn, si tu ne crains pas les coups de vent. Nous
mènerons là une bonne existence de vieux camarades, nous verrons de
belles choses et rentrerons contents l'un de l'autre.»

«Je t'assure, Gautier, il n'en fallait pas davantage pour me lancer dans
un long rêve plein de brises, d'étoiles, de vagues et de souvenirs de
poèmes: la mer australe, les canaux de Magellan, le cap Horn! Ces
vocables ne sont-ils pas déjà une tentation de force singulière?

--Sans doute, mon ami, pour qui peut la sentir, pour qui peut l'avoir
rêvée, mais Brigneux, si gentil qu'il ait pu te sembler, n'est pas de
ceux-là. D'un voyage en Amérique du Sud, le long des côtes, toi, tu n'as
vu que Magellan et les bourrasques du cap Horn, et cela suffit, en
effet, pour ravir, mais Brigneux ne goûtait-il pas d'abord ce qu'il
pouvait imaginer: les soirées de champagne à Rio, les cinq à sept
mondains, les séances de bridge, les cercles bien tenus et les bars où
l'on boit jusqu'à l'aube? C'est lui seul qui règlerait ce voyage; or, le
temps passerait vite à contrefaire, (non, même pas!) à refaire
simplement ce qu'il faisait à Paris de façon si banale. Vous rentreriez
bientôt, sans avoir dépassé la République Argentine!

--Voilà qui est prophétiser, en effet, mon ami! Pourquoi, dès avant le
départ, interdire tout succès à ce voyage dont je crois avoir besoin? Je
suis resté trop longtemps à Paris. Qui sait si une bonne part de mes
ennuis ne vient pas de cette réclusion relative, mauvaise pour quelqu'un
qui n'a rien en soi de monastique? Quand tu me fais ces prescriptions
d'hygiène, quand tu vas causer longuement avec Louis et la cuisinière,
quand tu m'imposes des régimes peu délectables, que je suis d'ailleurs
avec scrupule sans m'en plaindre jamais, où est ton but? Renouveler ma
personne physique, n'est-ce pas, afin que la personne morale suive le
mouvement? Penses-tu qu'un long voyage maritime serait très différent
comme méthode? Voir du nouveau me renouvellerait peut-être. Devant des
paysages composés autrement que ceux qui m'entourent depuis vingt-sept
ans; devant un «jour le jour» inédit où, dès mon lever, je
contemplerais, non plus cette maison à quatre étages dont je connais
tous les locataires, bêtes et gens, mais un horizon plat, sans balcons,
sans toits, sans gouttières; devant une seule, immense fenêtre, grande
ouverte, que l'on ne ferme jamais; devant une plaine d'eau mouvante,
sans crottin, sans voitures et, la plupart du temps, sans bateaux;
enfin, plus tard, devant une côte qui ravirait mes yeux, fût-elle banale
selon la mode argentine ou brésilienne, mais qui ne me rappellerait ni
Saint-Raphaël, ni Paris-Plage; devant ces nouveautés singulières, M.
Jacques Damien ne s'étonnera-t-il pas? ne tâchera-t-il pas de
comprendre, d'aimer? Comme nous n'avons en nous qu'une place restreinte,
ne devrai-je pas, pour m'habituer à ces choses nouvelles, chasser
d'anciennes habitudes de mon esprit, tuer de vieilles manies, briser des
attaches qui me semblaient solides en France? L'exotisme me tente,
Gautier, laisse-moi partir!

--Eh bien, pars! dit Gautier, mais quoi que tu en penses et quoi que tu
en rêves, ce voyage m'inquiète, me déplaît... Non! ajouta-t-il
brusquement, il y a autre chose. Tu ne me feras jamais croire que
Brigneux, dont la tenue ne fut ni sympathique, ni amicale, un soir que
tu soupais avec lui et quelques dames, te prenne brusquement en si vive
affection, qu'il s'impose ta compagnie pour six mois, sans pouvoir s'en
distraire. Et puis, l'idée de vivre six mois avec Brigneux ne
t'épouvante donc pas? Six mois, Jacques! vingt-six semaines! cent
quatre-vingt-deux jours!...

--Cent quatre-vingt-trois, interrompit Damien d'une voix sèche: l'année
est bissextile.»

Gautier ne voulut pas marquer le coup et poursuivit:

«Et songe aussi à la place qu'il tiendra, ce charmant compagnon: plus
grande, à coup sûr, que les paysages qui pourront te ravir, car, si j'ai
bien compris, tu seras seul de ton bord, à bord de ce yacht élégant? Mon
avis se modifierait du tout au tout si je te savais en compagnie
plaisante... En somme, pourquoi ne prendrais-tu pas Marguerite avec toi?

--Voyons, mon petit, tu déraisonnes! Brigneux compte emmener sa soeur.
Tu la connais, je crois?

--Oh! murmura Gautier dont la bouche eut un vague sourire. Oh!» dit-il
encore.

Et il pinça les lèvres.

«Mais passons. Cette recherche d'exotisme, cette visite aux Iles
Fortunées, ce tour en Arcadie, je les jugerais très utiles et d'une
invention excellente si je savais l'entreprise autrement conduite. Telle
que tu me la présentes, elle équivaut à quelque petite excursion dans
l'Adriatique dont les côtes, à cette heure, sont recherchées. En de
certaines conditions, je te vois très bien te perdant, comme tu veux le
faire, au cours d'un long voyage. L'hémisphère austral, fût-il américain
(moi, je préfère l'Océanie), doit avoir des charmes assez forts; mais
durant cette croisière, tu te retrouverais vite, mon pauvre Jacques,
avec deux ou trois Montmartroises et Brigneux, dans un bar de
Buenos-Ayres. Les hauts tabourets se ressemblent, et leurs occupants.

--Parfait! c'est élégamment dit et gentiment insinué...

--Quelle insinuation?... Oh! mon vieux! Je ne pensais à rien de pareil.
Les bars ne seront plus jamais pour toi que des endroits où l'on
s'ennuie!

--Très bien, et maintenant, pourquoi ces grimaces à propos de Mlle
Brigneux? Qu'y a-t-il d'étonnant à ce qu'un garçon riche et sans
attaches fasse un voyage, avec sa soeur, sur le yacht de leur vieil
oncle, homme impotent et généreux?»

Gautier ne répondit rien, tout d'abord, se contentant de sourire avec
douceur, puis il murmura d'une voix basse et triste:

«Oui, Jacques, je t'en veux de montrer en cette affaire une si parfaite
innocence, et, néanmoins, je t'en sais presque gré, car cela me prouve
combien tu es changé depuis quelque temps, quelle bonne influence
Marguerite a eue sur toi, adoucissante, humanisante. Jadis, tu aurais
été le premier à t'écrier: «Je ne marche pas! je ne me laisse prendre
qu'à des pièges mieux construits!» Ce soir, c'est moi qui te mets sur
tes gardes.

--Mais voyons, Gautier!... ce sont des imaginations de portière! je sais
bien ce que...

--Tu as appris comme tout le monde, poursuivit Gautier, le scandale
discret, vite étouffé sous les fleurs, que la soeur de Brigneux s'est
offert ce printemps: son aventure avec le jeune Fitz-Russel qui lui
promettait, entre autres choses, un titre, des terres en Ecosse, un
yacht (ce n'est pas le même!) que sais-je encore! et qui, tout à coup,
s'est échappé, ne rêvant plus que de chasser le renne au Canada. Je veux
croire, d'ailleurs, que Mlle Brigneux n'a rien à se reprocher; n'empêche
que ses allures faussement bohèmes prêtent à causer, à médire, que
l'histoire Fitz-Russel est bien fraîche, bien proche, et que c'est un
peu tôt, semble-t-il, pour que Brigneux t'invite à passer six mois à
bord de son yacht...

--Rentre ta langue, vipère! tu me dégoûtes.

--Surtout puisqu'il supporte mal la compagnie de ce très cher camarade
pendant deux heures au restaurant.

--Tu y reviens toujours! Cette invitation ne serait-elle pas plutôt une
façon d'excuse de sa part?

--Ah! que j'aurais aimé assister à cette scène de Montmartre dont j'ai
eu tous les détails par mon camarade, le docteur André! La sottise
humaine est rarement aussi laide!

--Mais, mon petit...

--Et tu parles affectueusement de cet imbécile! Une excuse de sa part!
c'est au contraire une réparation qu'il veut obtenir: la réparation
d'une injure écossaise.

--Finissons, Gautier! tu t'emballes.

--Je déteste que l'on se moque de mes amis.

--Soit; je renonce donc à l'Amérique du Sud, puisqu'à ton avis on y
trouve des chausse-trappes, mais l'idée de rester à Paris me devient
insupportable, depuis que j'ai rêvé de voyages.

--Tu peux ajouter que ce séjour ne te vaut pas grand'chose. Eh bien...
eh bien, va passer d'abord quelques semaines à la campagne, avec
Marguerite.

--A la campagne, avec Marguerite...» répétait Damien, rêveur.

Mais Gautier ne disait plus mot; il avait l'air troublé, mécontent de
lui-même. Bientôt, il prit congé de Jacques et rentra chez lui, marchant
d'un pas sec, les mains dans les poches, la figure renfrognée, maussade.



CHAPITRE XXII

VILLÉGIATURE


Un jour, Gautier Brune reçut, à son courrier du matin, deux lettres
qu'il ouvrit aussitôt: l'une était de Damien, l'autre de Marguerite,
toutes deux timbrées du même village de Normandie. Il lut d'abord celle
de Jacques.

  «Mon vieux Gautier,

  «Passer un été à la campagne! l'idée ne m'en serait jamais venue, à
  moi qui aimais tant les odeurs estivales de Paris. J'en trouve ici de
  toutes différentes que je ne connaissais pas, mais qui ne remplacent
  guère le parfum délicieux de l'asphalte amolli, du crottin recuit et
  du pavé de bois surchauffé. Sauf les cornes des autos qui passent sur
  la route, emportant leurs occupants vers des lieux plus approuvés par
  le monde des plages, je ne connais pas non plus les bruits paysans,
  j'entends les bruits du nord, car les parfums et les bruits de la
  Provence me sont familiers mais n'offrent aucun rapport. En ce pays,
  la vache meugle, le canard cointe, le chien jappe, le coq chante de
  façon toute normande (on dirait une série d'exemples de grammaire), et
  j'ai découvert un jeune chat qui, sur le toit de l'écurie, chaque
  nuit, miaule si singulièrement, de façon si persuasive, avec tant
  d'insistance et de lubricité, qu'il me réveille quelquefois.

  «N'importe! je suis heureux, et tu remercieras encore ton vieux client
  de s'être entremis pour me trouver une villégiature que certainement
  je n'aurais pas dénichée tout seul. Marguerite s'y plaît; elle aime ce
  pays; nous sommes assez loin de son village pour ne pas la gêner,
  cependant elle reconnaît la même nature qu'elle connut jadis; elle me
  donne des leçons; durant nos longues promenades, j'apprends la
  botanique, par ses soins, enfin elle m'annonce le temps qu'il fera, le
  lendemain, sans plus se tromper qu'un bon baromètre.

  «Cette propriété, mi-ferme, mi-campagne de plaisance, appartient à un
  Anglais qui, pour le moment, se promène quelque part en Asie centrale;
  elle est agréablement rustique, ni trop, ni trop peu, assez pour que
  l'on oublie la ville, pas assez pour qu'on la regrette; un tas de
  vieux meubles y parlent du passé et, par contre, l'installation
  électrique, la salle de bain, le chauffage (maintenant inutile... mais
  central), rappellent les avantages du siècle où nous vivons. Enfin,
  tout cela est fort joli, et le jardin, plein de fleurs simples, le
  verger, la cour où le cochon s'échappe, où le chien s'étire, où le
  chat se perd dans ses rêves, et jusqu'au potager dont je sais à
  présent distinguer les salades, tout cela nous entretient, Marguerite
  et moi, dans un état de joie facile, très appréciable.

  «La mer est à courte distance: une demi-heure de promenade, et cette
  plage n'offre rien de mondain. Quelques familles bourgeoises la
  fréquentent qui, paraît-il, sont les mêmes depuis son invention
  première. Nous allons nous y baigner plusieurs fois par semaine.
  Marguerite est bonne nageuse, mais étouffe dès qu'elle plonge.

  «Non, je n'oublie pas que j'écris à mon médecin; ne prends pas ton
  expression doctorale, Gautier!... j'y arrive... m'y voici... Et puis,
  en somme, que veux-tu que je te dise? Je vais mieux; à coup sûr, je
  vais mieux; j'ai continué à vider les petites bouteilles dont tu me
  conseillais l'emploi, à avaler les comprimés que tu m'offris, à suivre
  le régime ennuyeux que tu m'imposes... et je vais mieux, mais «mieux»,
  tu sais, ce n'est pas «bien». Point d'hallucinations encore, pas
  précisément: ces affreux cauchemars me suffisent et me font souvent
  des nuits terribles... Tant pis! je suis heureux, Gautier! j'y reviens
  toujours! On souffre ainsi d'un coeur plus léger.

  «Je serais en outre tout à fait content de l'état de Marguerite, si
  elle ne maigrissait un peu. Je lui ai dit de t'écrire pour te donner
  des détails. Elle le fera, je pense, cet après-midi, pendant que
  j'irai visiter une foire des environs. Qu'elle ait maigri, c'est
  indubitable; pourtant, elle mange bien, elle a l'air gai, plein
  d'entrain; je dis: «a l'air», car... mais je me trompe peut-être, et
  d'ailleurs je ne saurais m'expliquer, ne sachant au juste ce que je
  veux dire; néanmoins, à certaines heures, Marguerite m'inquiète, quoi
  qu'elle en ait... Il me semble, à ces heures-là, qu'elle me cache
  quelque chose.--Allons! passons! Bonsoir!

  «Je t'embrasse.

  «JACQUES DAMIEN.»

Dès l'abord, la lettre de Marguerite parut à Gautier d'une écriture un
peu nerveuse qui se gâtait tout à fait, vers la fin. Les dernières
lignes en étaient presque illisibles et ce fut à grand'peine qu'il les
déchiffra.

  «Mon cher ami,

  «Jacques vient de sortir; il est allé à la foire de Neuville qui est
  toujours très amusante parce qu'il y a beaucoup de monde et que l'on
  fait beaucoup de bruit. Je ne l'ai pas accompagné. Ces gens qui
  crient, qui se remuent, qui se disputent, ça finit par me tourner la
  cervelle. Alors, je suis restée seule à la maison, et je vous écris.
  D'ailleurs Jacques veut que je vous écrive. Il trouve que je maigris
  et il désire que vous le sachiez. Oui, je maigris beaucoup, Gautier,
  mais j'ai du chagrin qu'il s'en soit aperçu. Seulement, vous
  comprenez, ça ne se cache pas aussi bien que de l'inquiétude ou de la
  peine, et quand j'ai mal à la tête, je ne puis pas non plus m'empêcher
  de le laisser voir; c'est plus fort que moi; j'ai comme du plomb dans
  les tempes et quelquefois un clou que l'on m'enfonce au-dessus de
  l'oeil. Ça fait très mal, mais tout ça, ce n'est rien; il faut que je
  vous parle de Jacques.

  «Il me semble que, pendant la journée, il va mieux. La campagne, il
  s'y plaît; il aime se promener avec moi (la plage est à une demi-heure
  d'ici); nous nageons tous les deux et il me joue des vilains tours
  parce que j'étouffe quand je plonge. Alors moi, je lui jette de l'eau
  à la figure, je le tire par les pieds et nous rions comme des enfants.
  Les vieilles dames qui sont assises sur le sable, avec leurs familles,
  elles rient aussi et disent que nous sommes deux fous, que nous
  donnons la gaîté. C'est gentil.

  «Jacques a de bonnes couleurs, il mange bien, il suit exactement vos
  ordonnances, je veille à ça. Mais Gautier, la nuit, ça change! oh! la
  nuit, Gautier, c'est presque toujours très effrayant. Il a des
  cauchemars, vous comprenez. Il dort, mais il crie, il gémit en
  dormant, et il parle, il parle de l'idole. Il reçoit la visite de
  l'idole dans son sommeil, (la semaine dernière: lundi, mardi, jeudi et
  samedi); alors il souffre.

  «Vous n'avez pas voulu me croire, Gautier, mais je ne me trompais pas.
  C'est bien le diable qui le tourmente. Il y a, près de la ferme où
  nous habitons, à quelques pas, une petite église, au bout du village,
  où je vais souvent prier, et je suis sûre que, la nuit d'après, il
  rêve d'une façon moins pénible, qu'il a moins de tracas.--Mais j'ai
  grand besoin aussi de prier pour moi. Je vous l'avais dit, Gautier,
  vivre à côté du Diable, c'est plus qu'on ne peut supporter. Je
  m'éveille, quand Jacques se plaint, et je sais que le Diable est là,
  que le Diable le tourmente, et il me tourmente en même temps, avec
  toute sa méchanceté. Oh! ça fait des nuits terribles! Et vous
  comprenez, il a raison de s'attaquer à moi; je n'ai pas le droit de me
  plaindre: j'ai tant péché! Et maintenant encore, car il faut voir les
  choses comme elles sont... Mon amour pour Jacques, c'est un péché; ça
  durera quelque temps où j'aurai du bonheur, mais, un jour, je serai
  punie, et que voulez-vous! ce sera bien fait!

  «Tout de même, Gautier, les journées, vous savez, elles sont très
  douces, depuis le matin, très tôt, jusqu'au soir. Jacques est si
  gentil avec moi, si poli, si complaisant! Il pense à tout! Mais les
  nuits! Ah! on paye bien cher, la nuit, le bonheur qu'on a eu, le jour!
  Quelquefois, je deviens folle. Je tremble, je grelotte. Jacques dort
  près de moi; il murmure des mots, tout bas; j'écoute: il parle, puis
  il gémit, il voudrait se défendre; puis il crie, le pauvre garçon! Le
  Diable est là; on le verrait que ce serait la même chose; alors je
  m'asseois dans le lit, je me tiens la tête et, quand je peux, je fais
  ma prière, pendant que Jacques souffre. Ah! il faut beaucoup prendre
  sur soi, à de pareils moments, pour ne pas crier aussi. C'est bien de
  la misère, vous savez, Gautier!

  «La fin, je la vois. Je vais continuer à maigrir, je serai tout à fait
  laide et, peu à peu, sans le vouloir, Jacques ne m'aimera plus. Il se
  montrera gentil encore, parce qu'il a bon coeur, mais je sentirai
  qu'il ne m'aime plus... C'est trop horrible pour y penser! Et moi,
  Gautier, je l'aime tous les jours davantage! Que voulez-vous: Dieu n'a
  pas arrangé le monde pour que les gens qui font le mal soient heureux.
  Ce serait vraiment un peu facile, et les autres pourraient se
  plaindre... Combien de temps cela va-t-il durer? J'attends... Oui,
  j'ai l'impression que je ne vis pas, que j'attends... Et je prie pour
  que, ce jour-là, ma punition ne soit pas trop sévère.

  «Et pourtant, Gautier, ici, c'est bien un endroit où l'on devrait être
  heureux... la campagne, avec toutes ces choses autour de soi que l'on
  connaît. Figurez-vous! Jacques ne savait même pas distinguer les
  légumes les uns des autres! En se promenant, on ne rencontre pas des
  figures avec un méchant sourire, comme à Paris, ni ces passants qui
  vous bousculent en ayant l'air de ne pas le faire exprès. Il y a des
  bêtes et des paysans et des plantes, et la ferme est si belle, si bien
  arrangée, et l'église est si jolie!--Ah! oui! mais il y a le remords,
  et les nuits qui sont terribles, et tout le chagrin!

  «Excusez-moi, Gautier, de vous écrire une lettre aussi maladroite; je
  ne sais pas écrire des lettres et souvent je ne trouve pas ce que je
  veux dire. Seulement, il fallait que je vous écrive toute seule, sans
  que Jacques m'aide. Alors vous me pardonnerez.

  «Et vous me croirez, Gautier,

  «Votre amie très dévouée:

  «MARGUERITE DUMONT.»

Gautier Brune plia les deux lettres, les remit dans leurs enveloppes et
les glissa dans son portefeuille, puis, ayant tiré de sa bibliothèque un
gros cahier de références manuscrites, relié, il le feuilleta, cherchant
une note prise à l'hôpital, cinq ou six ans auparavant.

«Léonie Kerdanet... Léonie Kerdanet, la petite lingère... oui, voilà...

«Mon souvenir était juste: un beau cas de folie mystique... Même âge à
peu près, même éducation première, aventures analogues, et ce même
regard... Marguerite n'est qu'au début!...

«Tiens... Je ne savais pas qu'elle fût morte. Je me rappelais le jour où
on l'avait évacuée sur Villejuif, mais... oui, elle est morte.

«Je vais relire encore une fois leurs deux lettres...

«Et que fera Jacques, lorsqu'il se doutera?»



CHAPITRE XXIII

UN DIALOGUE


«C'est M. Damien, dit Valérie en ouvrant la porte du cabinet de
consultation.

--Toi! dit Gautier Brune d'un air surpris; je ne t'attendais pas!... pas
avant longtemps!

--Charmant accueil!

--Que viens-tu faire à Paris?

--Rien qui puisse te troubler... Peut-on s'asseoir?

--C'est probable.

--Je demandais, parce que tu as l'air si joyeux de mon arrivée, si
transporté d'aise et de contentement!

--Allons! ne sois pas trop spirituel; embrasse-moi et parle.

--Eh bien, voilà, c'est toute une histoire. J'ai appris, il y a trois
semaines environ...

--Comment va Marguerite?

--A peu près; ni bien ni mal. Elle n'est d'ailleurs pas ici.

--Tu es seul?

--Oui. Je te disais donc qu'il y a trois semaines, j'ai appris le retour
inopiné de l'explorateur anglais qui est propriétaire de la ferme que
nous habitons. Cela m'a beaucoup ennuyé: on a déjà ses habitudes, tu
comprends; on est heureux, on n'a pas envie de partir. Sais-je s'il
prolongera le bail? Il ne gênait personne, là-bas en Perse; que n'y
restait-il? D'autre part, des gens du pays disent que le brave homme
nourrit vaguement l'intention de vendre. Il le désire et ne le désire
pas. C'est un projet obscur. Enfin, il faut voir. Il habite Paris, pour
le moment; j'ai écrit et me suis rendu compte, à lire ses épîtres, que
le mieux serait de causer. Alors, me voilà. J'ai rendez-vous avec lui,
ce soir, à six heures. Acheter la bicoque, le jardin et la terre, à prix
raisonnable, cette idée vaut qu'on la discute. Avoir un coin bien à soi,
hors de Paris, loin du bruit, en somme loin de tout, mais près du
bonheur, ce n'est pas à dédaigner, mon vieux! Y passer l'été au vert, en
paix, au calme, et revenir, mieux armé contre le tumulte et la cohue, la
cervelle reposée, l'âme tranquille... ce projet peut se défendre!

--Tu comptes, si je t'entends bien, fixer ta vie près de Marguerite?

--Mais toi, comment l'entends-tu? Non, Gautier, je ne compte pas
l'épouser. Je trouve en moi-même un fonds bourgeois et raisonnable qui
s'y oppose. Si j'étais un sauvage, sans doute penserais-je autrement;
or, je suis un bourgeois qui, malgré l'ennui, l'agacement, le dégoût,
parfois, que lui cause la société de ses semblables, aime cette société,
en a besoin, pour tout dire, et ne veut pas s'en retrancher. L'île
déserte, même délicieuse, n'est pas une île pour moi, et si j'ai assez
amèrement souffert de ce que l'état de mes nerfs fût mauvais, c'était
que, par ce fait même, je me trouvais, certains jours, tenu à distance
de la communauté. Suis-je clair?

--Lucide, mon vieux Jacques, et plein de bon sens.

--Par conséquent, je n'épouserai pas Marguerite, tout en trouvant que ce
ne serait pas une sottise, tout au plus une action étrangère à ma
nature, donc inutile à tenter. Pour la mener à bien, il faudrait être
différent de moi, autre, en un mot, mais cet autre serait-il pas plus
noble que moi? Je n'épouserai pas Marguerite; quant à vivre sans elle,
loin d'elle, privé d'elle, cela est au-dessus de mes forces, cela m'est
impossible. J'ai besoin de sa présence, de sa voix, de son regard, de
son parfum; enfin, je l'aime et je ne doute pas qu'elle ne m'aime aussi.

--Ses lettres me l'ont plus d'une fois fait comprendre.

--Près d'elle, je suis tranquille; je souffre souvent, mais je ne manque
pas de courage pour souffrir; près d'elle, j'ai senti s'éloigner, se
fondre, en quelque sorte, et disparaître les dernières tentations qui
m'attiraient vers un bar aperçu la nuit, un café brillant, une salle
sonore où l'on boit. Ces lieux me sont devenus indifférents et, si je
paye encore chèrement le danger de les avoir côtoyés de trop près, ayant
une hérédité mauvaise, du moins la torture n'est-elle plus la même, Dieu
merci!

--Et, maintenant, quels sont tes projets?

--Aller rendre visite à mon propriétaire, cet après-midi même, discuter
la question avec soin, rester trois jours à Paris, quatre peut-être,
retourner auprès de Marguerite et rapporter là-bas quelques conseils que
tu me donneras touchant sa santé.

--Elle est donc malade?

--Non, je ne crois pas, et, pourtant, elle maigrit d'une façon qui
m'inquiète un peu, sans compter les névralgies qui la torturent et me
rappellent, comme martyre, celles dont souffrait Maman. Marguerite a dû
t'en parler dans ses lettres, car elle t'a écrit souvent, n'est-ce pas?

--Elle m'a écrit souvent. Elle m'a encore parlé de bien d'autres choses
que de ses névralgies.

--Que veux-tu dire?

--Dis-moi, toi-même, comment tu la trouves.

--Mais, mon pauvre ami, je ne saurais répondre de façon sensée à ce que
tu me demandes là! Je l'aime... n'est-ce pas suffisant? Je vais aussitôt
me l'imaginer mourante! Je chercherai, je découvrirai les symptômes de
toute maladie qu'il te plaira de m'indiquer. Elle serait venue à Paris
avec moi que tu l'aurais vue, mais elle semblait désireuse de rester à
la campagne. Il y fait beau, en ce moment, et le jardin l'intéresse, en
plus des travaux de la ferme. Crois-tu qu'elle soit souffrante et
voulait me le cacher?

--Je n'en sais précisément rien, mais tout, dans ses lettres, m'engage à
le penser.

--Mon Dieu!

--Ecoute, Jacques... J'avais songé, d'abord, à te l'écrire, mais c'était
vraiment trop dangereux; il fallait que tu fusses là, devant moi.
Ecrire... on ne sait jamais! J'ai résolu d'attendre ton retour, et
maintenant... profitons-en. Tu vas rester bien tranquille, tu me
laisseras parler, tu ne te fâcheras pas, tu seras patient, comme aux
jours où tu causais avec ta mère et qu'elle te disait des choses un peu
dures, parfois.

--C'est bon... mais fais vite.

--Je tâcherai... Valérie, je n'y suis pour personne.

--Pour personne, Monsieur.

--Tiens, Jacques: des cigarettes... Imagine une jeune fille de
tempérament nerveux, ayant vécu la vie horrible qui fut celle de
Marguerite. Elle en a senti l'horreur, mais l'abjection à laquelle,
pourtant, elle croyait se mêler, ne l'a pas salie. Après des aventures
où elle s'était donnée, d'autres sont venues où elle se vendait, et
cette pensée ne la quittait pas. Elle étouffait de honte; un jour, elle
se serait jetée dans la Seine ou sous les roues d'un autobus charitable;
elle n'en pouvait plus. Or, elle rencontre, soudain, quelqu'un qui, pour
s'amuser d'abord, par curiosité ensuite, puis par sympathie, enfin par
amour, la traite, non pas comme une fille des rues, mais courtoisement,
affectueusement, tendrement, comme elle ne rêvait pas que l'on pût la
traiter. Alors elle renaît peu à peu, elle se retrouve; elle aime et se
sent aimée. A cet homme elle s'est offerte, esprit, coeur et corps. J'ai
dit: elle se retrouve; car, ne l'oublions pas, ce n'était pas n'importe
qui. Elle se retrouve; elle avait un caractère bien à elle, une
personnalité marquée, peu développée peut-être, en apparence, mais
vivante: elle retrouve cette personnalité avec d'anciennes habitudes,
les vestiges d'une éducation ancienne, les traces d'une ancienne
discipline. C'était une paysanne, croyante et simple en ses croyances,
passionnée, intelligente et tendre. Son intelligence, elle s'en est
servie à s'affiner pour te plaire; elle a réussi; sa passion, sa
tendresse, elle en savait l'usage, mais il restait sa foi.

--Et tu vas me dire que Marguerite veut me quitter par scrupule
religieux... Si elle fait ça! si elle fait ça! je descends tout de suite
chez le bistro d'en face, et je me saoule à mort... et pour longtemps!

--Tais-toi! ou, du moins, quand tu m'interromps, sois honnête: c'est du
chantage, cela! Tais-toi, et laisse-moi finir... Il restait donc sa foi.
Quand, après la mort de ta mère, tu as été, pendant quelques semaines,
si malade, elle t'a bien soigné, je pense? Je l'ai vraiment admirée pour
les qualités diverses dont elle faisait preuve: vigueur physique,
courage moral, effort patient et constant, habileté... mais quoi! elle
t'aimait!... Comme elle n'est point sotte, elle a profité de ces jours
d'angoisse où, parfois, tu te laissais aller, où tu te surveillais mal,
et une vague inquiétude qui l'avait déjà frôlée a pris forme... Elle a
deviné tes hallucinations et l'épouvante que tu en subissais; elle a
fini par en être le témoin, le témoin épouvanté. Elle en ignore la cause
première, mais ayant vu, toute gosse, un vieux paysan trop ami de la
bouteille payer cher cet amour par des visions étranges...

--Elle en a conclu spirituellement que je me saoulais!

--Elle en a conclu (mon petit Jacques, tu es bien embêtant!) que des
accidents, aussi inattendus chez quelqu'un qui ne boit que de l'eau,
devaient tout de même avoir une raison. Elle l'a cherchée; elle l'a
trouvée, ou du moins en a trouvé une.

--J'avoue que tu m'intéresses!

--Rappelle-toi son enfance pieuse, les leçons probables du curé,
l'église voisine, les histoires que l'on doit raconter au coin du feu,
tout cela qui s'imprime si facilement en un cerveau d'enfant...
«Jacques, s'est-elle dit, voit des choses qui ne sont pas, c'est par
conséquent le diable qui les lui fait voir!» Une nuit, tu l'as réveillée
en te levant, tu as passé dans ton bureau...

--C'est exact.

--Et tu as parlé imprudemment avec le pantin de bois roux... Eh bien, le
diable, c'est le pantin de bois roux; elle le croit, elle le sait, elle
ne veut plus en démordre.

--Ma pauvre Marguerite!

--Et depuis que tu as surtout des cauchemars, elle les écoute
passionnément, elle les détaille, elle les analyse, elle s'en nourrit.
Le reste du temps, elle prie.

--Pour tout dire, je suis possédé?

--Oui... elle aussi.

--Comment ça?

--Elle vit à côté du Diable; elle le sent près d'elle, qui rôde
alentour, elle subit son influence, elle a peur de lui. Elle avoue même
que s'il l'attaquait directement, au lieu de s'en prendre à toi, elle
n'aurait qu'à s'incliner, puisqu'elle a péché, puisqu'elle ne cesse de
pécher en t'aimant. Alors, elle souffre.

--Et toi, tu prétends faire le chirurgien, aujourd'hui? tu aiguises ton
petit couteau?

--Je ne prétends rien faire du tout, sauf te mettre au courant d'une
situation pénible dont tu ignorais certains traits.

--Mais le résultat?... Folie mystique?... Elle deviendrait folle?

--Je l'ignore autant que toi. Je ne puis que te répéter toujours la même
chose: les dernières lettres de Marguerite sont d'un ton qui m'inquiète.

--En tout cas, vivre à mes côtés te semble mauvais pour elle?

--Me semble...

--Et, d'autre part, vivre loin d'elle me devient, à moi, tout à fait
impossible!

--Tu le dis... Je suis persuadé que tu le crois... Cependant tu ne
saurais en être sûr...

--Et moi qui pensais acheter cette ferme!

--Puisque le contrat de vente n'est pas signé, cela reste un projet; les
projets se revisent.

--Gautier, tu parles comme un livre! Et, maintenant, je prends la
porte... Tu permets?

--Si tu me jures que tu ne médites rien de stupide.

--Oh! je ne médite rien du tout! J'ai le coeur et l'esprit trop en
désordre pour rien méditer. Je souffre; cela suffit amplement.

--Tu me tiendras au courant?

--Au courant de ce que je souffre?... bien entendu!

--Allons! va-t-en! mais reviens vite.

--Demain, peut-être.

--A demain, Jacques... Valérie, le pardessus de M. Jacques.

--A demain, mon vieux Gautier... Merci, Valérie. Au revoir.»



CHAPITRE XXIV

L'ÉPREUVE


Ce même soir, Jacques Damien achevait à table, en buvant son café, un
dîner solitaire. Il écrasa dans la soucoupe une cigarette charbonneuse
qu'il ne fumait plus, se leva et alla s'enfermer dans son bureau. Sa
causerie avec Gautier Brune l'avait beaucoup secoué. Il se sentait
encore la cervelle confuse; il n'y voyait pas clair. En outre, il
n'osait pas réfléchir, il écartait obstinément la pensée harcelante qui,
sans cesse, rôdait autour de lui. Il vivait dans une obscurité complète.
Aucun changement ne se produisait, aucune de ces illuminations
merveilleuses qui vous jettent de la lumière dans l'âme, jusqu'au
tréfonds. Il avait peur de se poser officiellement le problème dont les
nombreuses données inconnues et les facteurs notoires dormaient en lui.

«Cela est très joli, se dit-il, mais... Voyons, je n'ai pas sommeil; me
coucher serait donc me préparer une nuit blanche, et puis, à quoi bon
remettre l'épreuve au lendemain? Je ne saurais l'éloigner indéfiniment;
il faudra bien que je m'y livre, un jour ou l'autre... Alors?... Enfin
cette visite à mon propriétaire, elle complique tout, au lieu de tout
faciliter.»

Il avait pourtant reçu un accueil charmant de M. James Sandgate. Son
intention de vendre, loin d'être supposée, parut à Jacques très réelle
et sa façon de traiter la question ne laissa pas que de lui plaire.

«Voilà, Monsieur Damien, inutile de faire des phrases, n'est-ce-pas? et
puis, en français, je manquerais d'art. Je suis explorateur, je
retournerai dans la Perse, bientôt. Quinze jours à Londres, d'abord...
mes parents, ma soeur, mes petits neveux... et à la fin du mois, je
m'embarquerai à Marseille. Vivre en Europe, je ne peux plus! Je ne
comprends pas qu'il y ait des gens pour vivre en Europe, avec le progrès
dégoûtant, et la foule bien habillée, si laide! et les automobiles, et
les autobus. Dans la Perse centrale, pas d'automobiles... (pas encore),
pas d'autobus. A propos de la campagne, ce sera très vite dit: non, je
ne prolongerai pas le bail. Trop ennuyeux d'avoir une terre où l'on
n'habite pas. Si vous voulez acheter, alors c'est autre chose. Oui, je
vendrai volontiers. J'ai un prix, un prix fixe, comme dans les magasins
où l'on met une étiquette. Pas la peine de marchander. Si ça vous
convient, entendu, très bien! si trop cher, je passerai les instructions
au notaire, mais je serai content de vendre à vous, parce que vous êtes
un soigneux locataire et puis la jeune dame, elle aime les bêtes, elle
connaît les plantes, elle est polie avec les paysans, gentille avec les
enfants. On me l'a dit.»

Et il nomma son prix, son prix fixe, inférieur au prix que Jacques
présumait.

«Une excellente affaire, en somme...» pensait Damien.

Une excellente affaire, sans doute, mais qui ne rendait son angoisse ni
moins actuelle, ni moins troublante.

«Sera-t-il suffisant que je vous apporte une réponse ferme (oui ou non),
dimanche en huit?

--Dimanche en huit, la veille de mon départ pour Londres... Cela me
convient parfaitement.

--Donc, à dimanche en huit, Monsieur Sandgate.»

Et Damien prit congé.

Cette visite le jetait dans une perplexité pire. Sans précisément se
l'avouer, il comptait sur elle pour brouiller ses cartes, pour lui
composer une partie injouable, perdue d'avance. Ne pouvant se décider
seul, il espérait de façon sournoise, voire un peu lâche, que la vie
déciderait à sa place en détruisant d'un coup ses beaux projets; or elle
rapprochait la promesse du bonheur, du repos, à tel point qu'il n'avait
qu'à tendre la main, dire une parole, signer un papier. Il souhaitait un
destin contraire. Certes, il en eût souffert, mais s'en fût accommodé en
pensant: «Je ne puis m'installer à la campagne avec Marguerite... Eh
bien, c'est un rêve qui passe!» Non, avant un mois, s'il le désirait,
Marguerite et lui vivraient dans leur ferme, dans leur maison, chez eux,
entourés de leurs arbres, de leurs fleurs, de leurs fruits, de leurs
bêtes, et n'ayant plus qu'à jouir de leur bonheur...

Jacques arpentait son bureau et songeait:

«En somme, je ne sais ce que je veux. D'une part, j'ai peur de rejoindre
Marguerite; d'autre part, je ne puis vivre sans elle; oh! cela, je ne le
puis. J'ai beau regarder en moi-même, je ne vois rien: L'homme qui
s'examine croit volontiers qu'il suffit d'ouvrir la porte pour
considérer tout à l'intérieur; de sa sincérité il ne fait pas cause, et
doutera-t-il jamais qu'il soit perspicace!»

Jacques s'assit et se prit le front dans les mains.

«Non, je ne sais ce que je veux... peut-être parce que je ne sais pas ce
que je suis. Il s'agirait de se connaître. S'étudier, raisonner sur soi
et se trouver plus renseigné qu'auparavant ne doit pas être un travail
aisé (j'entends, à faire honnêtement), car s'il ne tourne à l'apologie
ou à la satire, il s'achèvera, le plus souvent, en bavardage; or la
louange me paraît un soin que l'on peut laisser à ses amis, d'autre
part, et composer un pamphlet sur sa propre personne n'offre rien de
bien instructif, puisqu'on y mettra toujours de l'indulgence en
n'attaquant que les seuls défauts qui peuvent plaire... enfin, j'ai déjà
tant bavardé! Il s'agirait de se connaître... de se connaître.»

Damien montrait un peu d'agacement; il se laissait aller à faire des
gestes.

«On se pose donc une question à soi-même, sur soi-même, et l'on ne songe
pas que fournisseur et quémandeur ont du sujet une opinion semblable. A
tout le moins, le portrait que l'on se donne de soi risque de contenter,
mais il ne saurait surprendre. Tel trait, piquant, pittoresque ou naïf,
aux yeux d'un étranger, paraîtra banal à qui l'étudie en soi,
précisément parce que trop caractéristique, au lieu que tel autre, sans
importance, le frappera par la rareté qu'il lui suppose.»

Il se leva.

«Y voir! y voir! trouver quelque chose! y voir! On marche, sur les
cailloux difficiles d'une route éclairée; on ne bute que dans l'ombre...
Et me voilà faisant des phrases au lieu de méditer! Je ne sais pas
méditer: ma réflexion, si elle ne s'exprime par des paroles ou par des
signes, devient diffuse et se perd. Il faut que je me croie au théâtre!
il faut que je fasse effort pour m'agréer, m'épouvanter ou
m'attendrir!... Je ne puis être sincère... et cependant je l'aime! je
sais que je l'aime!»

Il était debout contre le mur, à gauche de la glace.

«Oh! s'écria-t-il soudain, comme je l'aime!»

Il venait de voir, piquée dans la tenture, la modeste épingle à chapeau
que Marguerite portait à sa première visite.

«Cher souvenir!»

Il la prit; il la fit tourner entre ses doigts. De nouveau, il alla se
rasseoir à son bureau et patiemment, avec la pointe de l'épingle,
dessina toute une série de petits ronds sur le buvard. Il songeait... il
songeait à cette douce vie paysanne qui lui donnerait tant de bonheur.

«Oui, mais elle...»

Il s'imaginait le repos de Marguerite troublé par ses cauchemars à lui;
il se représentait Marguerite réveillée en sursaut, son angoisse dans
l'ombre.

«Elle est plus malade que moi et c'est encore moi que je plains!»

Car, il s'en rendait compte, ses hallucinations diurnes avaient
totalement disparu. L'idole n'entrait plus que dans ses rêves.

«Et je viens de vivre plusieurs heures, ici, sans penser une seule fois
à mon vieux singe!»

D'ailleurs, le vieux singe restait bien tranquille au bord de sa
planchette, mais cela n'intéressait pas Jacques: il s'occupait de
lui-même, de son amour, de Marguerite.

«Suis-je tellement à plaindre? Suis-je plus à plaindre que celui-ci, que
celui-là? Ils sont nombreux, ceux qui ont perdu leur mère, même
tendrement chérie, nombreux, ceux qui gagneraient à l'échange de leur
santé contre la mienne! et pourrai-je, par contre, en citer beaucoup que
le sort a gâtés en leur offrant, comme à moi, une maîtresse adorée, un
ami sans égal, une large fortune et plus de vanité qu'il n'en faut pour
se plaire?

«Ma vanité, je l'ai portée en tout! jusqu'à être content (non,
j'exagère) de souffrir d'une maladie peu commune... j'ai presque pensé:
digne de moi!... Sans elle, sans ma vanité, mon histoire serait
l'histoire du premier venu; ma vanité m'a permis d'avoir un peu
d'orgueil.--Ma fortune... je m'en sers prudemment, comme un
bourgeois.--Mon ami... faut-il supposer que Gautier me jouera de vilains
tours?--Ma maîtresse... Ah! non! pas de ces idées-là! Eh! je sais bien
que je l'ai ramassée dans la rue! que je l'ai ramenée de la rue!
Qu'importe! elle m'aime; je l'adore. Je veux la garder, la garder pour
moi. Elle me plaît. Puis-je la quitter, maintenant? Non, je ne pourrai
pas!

«Je vais donc la conduire à la folie par un chemin agréable, que moi, du
moins, je trouve agréable (elle, c'est peut-être une autre affaire).
Marguerite deviendra folle. Tu entends, Jacques Damien! elle deviendra
folle! mais, comme je l'aime, je n'ai pas su découvrir d'autre moyen...
et puis, je le répète, elle se rendra à la petite maison blanche par la
route du bonheur!... Tout à fait délicat!... Marguerite, derrière une
fenêtre grillée, regardant le monde... Image à méditer!

«Elle me dit possédé du Diable... Du Diable, je ne sais; néanmoins, j'en
viens à croire qu'elle pourrait avoir raison. Possédé... Je suis possédé
par un esprit impur qui prend des formes diverses pour mieux me
tourmenter. Ce fut d'abord le désir de boire: je voulais boire, je le
voulais si furieusement que je n'y voyais plus clair, je ne pouvais ni
choisir, ni juger, ni me retenir... Cette forme-là, je l'ai vaincue, le
jour où je me suis senti vraiment ivrogne!--Ensuite, ce furent des
images effrayantes qui me troublèrent: une pomme sur mon lit, une poupée
en bois (si calme, ce soir), dans mon bureau. De nouveau, je ne pus
choisir, juger, ni me retenir. Ces images m'épouvantaient au point de me
forcer à prendre honteusement la fuite, à demander grâce, à m'humilier
(de quelle façon vilaine!) comme un chien qu'on fouette. Quand j'ai
résisté un peu, puis un peu davantage, elles ont disparu. Elles ne
reviennent que dans mon sommeil; maintenant, mes rêves me les
rapportent, tout mon passé remonte dans ces rêves que Marguerite
surveille. Et sa dernière forme enfin, la plus terrible, la plus
dangereuse, à coup sûr, la plus sournoise... L'esprit impur qui m'habite
m'a fait un amour égoïste, un amour cruel de bête chaude... et me voici
aveugle encore une fois, sans jugement ni choix possible, ni retenue!
comme aux jours où je buvais! L'esprit impur m'engage à tuer une femme
que j'adore, en me laissant croire que je veux la rendre heureuse!

«Pourquoi m'a-t-il si bien envahi? pourquoi, au lieu d'aller chez le
voisin, a-t-il élu domicile en moi? pourquoi? Sans doute me savait-il
déjà malade, par suite, prêt à le recevoir, et trouvait-il ici une
atmosphère agréable, fortifiante; j'étais sa résidence d'été, la ville
d'eaux, la plage... (très drôle!)... mais n'y avait-il pas, en ce
Jacques Damien, autre chose qui lui convenait à merveille: une volonté
incertaine?... Je pense souvent à Papa, je lui reproche sa faiblesse
dont Maman a tant souffert... J'abuse un peu. Il faudrait, d'abord,
faire mieux que lui. Pour le moment, je fais moins bien.

«C'est moi, c'est moi qui vais devenir fou! Oui, je vais descendre dans
la rue, me mettre à quatre pattes, au milieu de la chaussée et hurler à
la lune, hurler!--Ah! ces démoniaques du temps passé! de vrais possédés,
ceux-là! ces pauvres gens habités par l'âme d'un loup et qui hurlaient à
plein gosier! Je voudrais faire comme eux!

«Je ne tiens bon que sur un point, un seul: je ne boirai pas! je ne
boirai pas de l'eau de cologne sur le haut d'une armoire!

«Oh! cette épingle! ce souvenir de Marguerite! l'appuyer là, sur ma
poitrine, enfoncer doucement, sûrement, réprimer le sursaut de douleur,
d'horreur et d'effroi, persister, m'entrer la pointe dans le coeur et
crever!... Et puis qu'il ne soit plus question de moi! qu'on me jette
aux ordures!

«Oui, cela arrangerait bien des choses!...»

Il rêva de se détruire, des façons, des moyens pratiques de se détruire.

«Mais je veux revoir Marguerite une dernière fois.»

Un mauvais sourire courba sa bouche.

«Et tu ne la quitteras plus jusqu'à ce qu'elle soit folle!»

Il souffrait trop! Jamais, aux pires heures où l'idole le hantait, il
n'avait souffert autant.

«Je dois disparaître.»

Tout à coup, il se remit à penser à la propriété de M. Sandgate, parce
qu'il avait promis une réponse à cet homme et devait la fournir.
Bientôt, l'idée s'imposa, inopinée, un peu ridicule mais insistante, et,
brochant sur elle, une autre idée surgit, encore plus inattendue, tout à
fait nouvelle, obscure encore, belle néanmoins en sa dure sévérité, et
qui réunit, fixa, mit en oeuvre toute l'attention de Jacques.

«J'irai voir M. Sandgate. Je lui dirai: «Monsieur Sandgate, il faut que
je fasse une randonnée lointaine. De votre côté, vous accommoderiez-vous
d'un compagnon de voyage qui tâcherait de n'être point gênant, voire de
se montrer utile, puisque l'art persan et les fouilles que l'on fit
là-bas lui sont connus et qu'il a, secrétaire au Musée, écrit diverses
études traitant de ce sujet, spécialement des faïences?» Si M. Sandgate
est un peu déraisonnable, il y songera, il discutera de questions
pratiques; s'il a perdu le sens commun, il finira par accepter...
L'espoir est mince, pourtant, je vois un espoir.»

Quel qu'il soit, absurde, sage, proche ou lointain, un espoir apporte
toujours son mystérieux bénéfice. Jacques ne ressentait plus cette même
angoisse déprimante, vraiment insupportable; il n'était que triste,
profondément.

La nuit s'écoulait avec lenteur dans l'atmosphère enfumée de ce bureau.
On y respirait mal.

«Allons! se dit Damien, il convient de présumer que M. Sandgate est non
seulement un peu déraisonnable, mais qu'il a perdu le sens commun, et
d'agir en conséquence, dès maintenant.»

Il sortit de son classeur une feuille de papier à lettres. Il médita
longuement sur ce qu'il devait écrire. Une demi-heure plus tard, la page
restait encore blanche; déjà les yeux de Jacques étaient lourds de
larmes.

Enfin, il entreprit sa tâche.



CHAPITRE XXV

LE BEAU LAURIER


  «Ma douce amie,

  «Ecoute-moi, bien que j'aie des choses terribles à te dire. Je
  n'aurais jamais osé, de vive voix, sous le regard de tes chers yeux
  aimés. Peut-être suis-je venu à Paris surtout pour trouver du courage,
  le courage cruel dont j'ai besoin en ce moment.

  «Je vais partir, ma douce amie, pour très loin, pour si longtemps! Je
  pense faire un voyage d'études en Perse, presque une exploration. Cela
  durera huit ou dix mois... un an?... je ne sais. Il suffit que je te
  quitte pour avoir le coeur désolé. Mais il faut que je parte! Je dois
  te quitter.»

Jacques s'interrompit.

«La perdre ainsi, songeait-il, c'est insensé! c'est indigne et
monstrueux!... ce n'est pas vrai!»

  «Ma douce amie, nous nous aimons avec tendresse, avec passion. J'aime
  tout en toi: ton corps, ton esprit, ta bonté, le charme qui vient de
  toi, le parfum qui émane de toi, et ce jeune regard, si beau!
  Pourtant, je te fais du mal, tu le sais! et j'ai peur, devant l'avenir
  d'angoisse et de douleur que tu te prépares en m'aimant. Marguerite,
  j'ai peur pour toi, j'ai peur aussi pour moi, j'ai peur du remords que
  j'aurai... car je te détruis, moi qui t'aime tant! et, à cela, il n'y
  a qu'un seul remède: nous séparer.»

«Mais, s'écria Jacques, nous séparer... les mots ont un sens, tout de
même! Nous séparer, c'est me trouver loin d'elle, loin de son corps! ne
plus sentir son bras nu autour de mon cou, ni ses jambes contre mes
hanches! c'est ne plus l'entendre respirer près de moi, parler, rire,
vivre à côté de moi, prendre du plaisir tout contre moi!»

Et Damien ne pouvait ni l'admettre, ni le concevoir. Il se répétait avec
une obstination puérile que ce n'était pas vrai, et, ce disant, il ne
savait pas, au juste, ce qu'il voulait dire.

Il écrivit encore.

  «A l'époque où tu m'as connu, Marguerite, j'étais un pauvre être que
  ses nerfs tourmentaient, qui n'en pouvait plus, qui se serait, un
  jour, cassé la tête contre les murs. Tu lui as révélé cette joie
  d'aimer qu'il confondait jusqu'alors avec l'agrément d'un plaisir
  banal que l'on trouve sans peine et, par ton amour, tu l'as, je crois,
  humanisé. Il a repris goût à la vie, en apprenant de toi quel délice
  c'était que de vivre. Ah! Marguerite! tu ne peux deviner la façon
  nouvelle dont mon coeur battait quand tu me disais: «mon ami chéri!»

Et Jacques se murmurait à lui-même:

«Tu entends! jamais plus elle ne te dira: «mon ami chéri!» jamais plus!»

  «Je ne retournerai pas à la campagne avant mon départ et je te demande
  bien tendrement, bien humblement, de ne pas venir ici. Vois-tu, j'ai
  tout juste le courage qu'il me faut... tout juste, Marguerite! Tu
  paraîtrais devant moi, que je me jetterais aussitôt à tes genoux pour
  te demander pardon, et ce serait un misérable geste, vilain, un geste
  lâche!

  «Demeure chez toi, douce amie; je dis chez toi, car je veux que tu
  vives dans cette propriété qui te plaît, à laquelle tu t'intéresses et
  que j'achèterai demain. Sois-en la fermière vaillante, bien portante,
  occupée de ses bêtes, de ses arbres, de ses fleurs. Tâche de t'y faire
  une vie tranquille... Ne m'oublie pas, garde-moi comme un souvenir
  auprès de toi... Je donnerai à Gautier des instructions pratiques pour
  qu'il te les transmette. Adieu, Marguerite! Sois heureuse, sans
  m'oublier! Adieu!»

Il eut un grand gémissement douloureux qu'il ne pouvait retenir...

«Oh!... oh!... c'est vraiment comme si je me déchirais le coeur!»

  «Et laisse-moi te dire encore une fois merci... Merci de m'avoir rendu
  la vie!... Adieu!... Je t'embrasse sur les yeux... Adieu... Dors,
  Marguerite.

  «A toi:

  «JACQUES.»

Avec la dernière ligne, c'était le suprême effort. Il se mit à pleurer,
à sangloter, à pleurer encore; il sut ce que ces mots signifiaient:
«fondre en larmes,» car, dans ses larmes, il se fondait vraiment tout
entier, toute sa pensée s'y noyait, il n'était plus qu'un homme qui
pleure. La fatigue aidant, il s'affaissa lentement sur son bureau, et le
sommeil vint se mêler à lui, et ses larmes l'endormirent.

                   *       *       *       *       *

«Monsieur! voyons, Monsieur! Monsieur ne s'est donc pas couché? C'est
vouloir tomber malade exprès, Dieu me pardonne! Rester comme ça toute
une nuit sur ses bras croisés, sans même prendre un coussin, ça n'est
vraiment pas raisonnable!»

Damien ouvrit les yeux.

«Monsieur va se coucher, j'espère!

--Quelle heure est-il?

--Sept heures; j'allais ouvrir et balayer.

--Eh bien, Louis, sept heures, c'est une bonne heure pour se lever!

--Au moins, si Monsieur s'était amusé et qu'il serait revenu de
Montmartre, ou même si Monsieur aurait bu! mais, sur ce bureau! et avec
la fumée de cigarettes!...

--Tiens... oui... c'est drôle!

--Je ne trouve pas, Monsieur, et, sauf le respect que je lui dois, je
puis dire que, si Mlle Marguerite était ici, jamais elle n'aurait permis
ça!

--Jamais, Louis, certainement... Non, je ne compte pas me coucher.
Préparez-moi un bain et apportez mon café au lait.

--Oh! Monsieur me fait bien de la peine!

--Et à moi donc, mon brave Louis!» dit Jacques en s'étirant.

Le valet de chambre regarda son maître d'un air surpris, puis il se
retira pour obéir aux ordres reçus.

Damien plia la lettre, la mit sous enveloppe, écrivit l'adresse,
cacheta, timbra, et dit à Louis qui entrait, un plateau à la main:

«Louis, vous mettrez ceci à la poste.»

C'était fait... c'était fini... Jacques ne pouvait le croire; il restait
dans un état de stupeur singulière qui lui vidait l'âme en quelque
sorte... C'était fini.

«Encore faut-il que M. Sandgate m'emmène avec lui... Non, de toutes
façons, c'est fini!»

Louis repassait, entrant dans la chambre de Damien.

«Que portez-vous là, Louis?

--Une branche pour fixer à la tête du lit de Monsieur; nous sommes au
dimanche des Rameaux.

--Quel est ce feuillage-là?

--Du laurier, Monsieur, du beau.»

Peu d'instants plus tard, Jacques allait regarder la longue branche
verte courbée à son chevet.

«Oui, dit-il, c'est beau, le laurier.»



CHAPITRE XXVI

LE PROJET ABSURDE


Il arrive qu'une gageure absurde réussisse, qu'une rencontre impossible
se place, un jour, entre deux portes, qu'une folle aventure trouve à se
comparer à plus folle encore. Ce sont là les faux pas de la Fortune.
Elle se dirige, le plus souvent, de façon bourgeoise, banale, convenue
et convenable, mais, parfois, elle trébuche à cause de ses yeux bandés.

Ce dimanche des Rameaux, Damien se vit retenu à déjeuner par M. Sandgate
dans le petit hôtel de genre anglais où dès onze heures du matin il
était allé lui rendre visite et lui apporter les trois brochures qu'il
avait écrites sur l'art persan. De la campagne, il ne fut bientôt plus
question, l'affaire ayant été vite réglée, à la satisfaction,
semblait-il, des parties contractantes, puis on parla d'autre chose.

«Vous intéressant comme vous le faites à ces questions, disait M.
Sandgate, et surtout avec les connaissances solides que vous possédez,
je ne comprends guère que vous n'ayez pas poussé une pointe en Asie.
Téhéran est, je vous le garantis, Monsieur Damien, aussi divertissant
que Montmartre, et le lac Néris vaut largement la mare d'Enghien.»

Comment imaginer plus belle entrée en matière?

«Monsieur Sandgate... encore faut-il pouvoir! répondit Jacques.
L'occasion m'en serait offerte que j'aurais vite fait mes malles. Hélas!
on trouve aisément un ami qui, de grand coeur, vous accompagne à
Biarritz, un autre pour une tournée en Algérie, en Egypte, en Grèce à la
rigueur... Celui qui vous propose des promenades aux confins de l'Iran
ne court pas les rues de Paris. Mon musée m'accorderait, je pense, une
mission, sans me charger de chaînes officielles, mais si l'on se passe
difficilement d'un guide pour pénétrer un peu l'antiquité de seconde
main des bibliothèques (mon maître Clément Martin y fut un introducteur
délicieux), c'est pure folie que de se rendre à pied d'oeuvre, seul et
n'ayant pour tout bagage qu'une érudition courte et pas la moindre
expérience.

--Vous parlez très sagement, Monsieur Damien; toutefois (permettez-moi
de me montrer brutal), vous parlez trop comme un Français. Un Français
dira gentiment, de façon amusante, le désir (oh! immodéré!) qu'il a de
connaître la ville chinoise ou mexicaine que vous venez de lui
dépeindre; répondez: «La gare est à deux pas, le bateau part lundi en
huit...» il voudra réfléchir.

--La critique peut s'admettre, dit Jacques... Et, maintenant,
laissez-moi vous répéter que j'aurais une chance, la moindre! de vous
accompagner en Perse...

--Holà! holà! Monsieur Damien! dit Sandgate en souriant, cela est-il
bien sûr, bien sérieux? Pourquoi donc achetez-vous une propriété en
Normandie, si vous comptez l'abandonner tout de suite?»

Jacques interrompit d'une voix sèche:

«Je suis parfaitement libre, et rien, entendez-vous, Monsieur Sandgate!
rien ne me retient en France.

--Alors je vous dois des excuses et vous serez assez bon pour déjeuner
ici avec moi. Ensuite, nous pourrons aller dans le fumoir où il n'y a
jamais qu'un vieux colonel sourd.»

Ainsi fut fait et, vers trois heures de l'après-midi, M. Sandgate disait
encore:

«Il ne reste donc plus à résoudre qu'un important problème moral.

--Un problème moral?

--Oui, Monsieur Damien. Vous êtes un galant homme, un parfait gentleman,
et j'ai grand plaisir à causer avec vous, mais comment supporterons-nous
de nous voir tous les jours, dès l'aube, et à toutes les minutes du
jour; de prendre tous nos repas sur la même table ou la même planche; de
dormir sous la même tente, toutes les nuits? Comment supporterez-vous de
voir continuellement le même Edwin Sandgate à cheval, à vos côtés?
Comment supporterai-je de voir le même Jacques Damien à cheval, tout
près de moi, sans que je puisse ni l'écarter, ni le supprimer?

--C'est affaire d'équilibre nerveux, dit Jacques... et le mien, je
l'avoue, a été très instable.

--Mais, dit M. Sandgate, moi je sais un moyen, sinon de nous arranger,
du moins de... de nous essayer.--Je vous ai dit que je devais aller en
Angleterre, dans ma famille... Je croyais quinze jours, ce sera cinq
semaines, le bateau de mai étant meilleur. Venez passer un mois chez mes
parents, ils vous recevront avec plaisir. Vous jouerez au billard avec
mon père et mon beau-frère, au tennis avec ma soeur, à la balle avec ses
enfants, si ça vous amuse, et vous me verrez tout le temps! A la fin,
nous aurons peut-être envie de nous griffer, alors nous le dirons; si,
au contraire, nous pouvons vivre ensemble, il vous restera huit jours
pour faire vos malles... Et nous partirons tous les deux: Marseille,
Port-Saïd, Aden, Kurachee, Mascate, Bender-Abbas... et plus loin.

--Merci de votre proposition, Sandgate; j'accepte.

--Merci du plaisir que vous m'offrez, Damien. Par conséquent, demain
soir, gare Saint-Lazare... Nous prendrons le Dieppe-Newhaven. A
Newhaven, la voiture de mes parents nous mènera chez eux.»

                   *       *       *       *       *

Jacques se rendit aussitôt chez Gautier Brune et lui conta longuement
son histoire.

«En résumé, je me jette à l'eau... avec des formes. Je souffre, mais la
décision est prise, l'aventure est même engagée. Je crierai peut-être,
comme les fiévreux que l'on descend dans leur bain, mais je ne
demanderai pas grâce. Je ferai encore, de temps en temps, du batelage et
des pitreries (si le bon Sandgate ne s'en offusque pas trop), car je
manquerai toujours de simplicité et l'on ne jette guère un costume qui
vous va bien, même quand il déplaît ou n'est plus de mode... Enfin!... à
Dieu vat!... Dis, mon petit Gautier, tu t'occuperas de Marguerite?

--Avec les instructions que tu m'as données (j'ai d'ailleurs pris des
notes), la tâche me sera facile. Tu sais, Jacques, ta mère serait fière
de toi.

--Tant mieux. J'ai encore très mal... très! J'avais déjà souffert, mais
je n'avais pas assez souffert... Souffrir davantage, ça nettoie, en
quelque sorte. Oui, mais ce sont de vilains moments à vivre. Quitter
Marguerite me paraissait un acte insensé! Pourtant, voilà que je l'ai
quittée!... Tu la soigneras, Gautier? tu veilleras sur elle?

--J'irai même la voir, et nous nous écrirons.

--Peut-être répondra-t-elle à ma lettre d'hier... de ce matin...

--Oh! sans doute!

--N'est-ce pas, tu la traiteras comme une amie? pas comme la maîtresse
lâchée par un ami?

--Elle est déjà une amie pour moi: elle a mon affection et ma profonde
estime.

--Tu crois qu'elle peut guérir?

--Dans le milieu tranquille où elle se repose le corps et l'âme, elle ne
tardera pas à reprendre un parfait équilibre.

--Tu me donneras des nouvelles?

--Bien entendu.

--Je l'aime tant, Gautier!

--Tu l'aimes tant que tu lui rendras la santé physique et morale, après
lui avoir rendu le respect d'elle-même. Pour en arriver là, tu t'es
courageusement saigné, saigné à blanc. C'est bien, Jacques.

--Mais elle aussi, qui m'aimait tant, m'a rendu l'espoir que j'avais
perdu, m'a refait une volonté. Pour en arriver là, elle s'est assez
vaillamment mise à la torture.

--Vous avez été braves tous les deux... Ta récompense, tu peux déjà la
deviner: Marguerite retrouve une vie normale et simple, la vie qu'elle
aurait dû vivre; toi, tu te composes une vie d'action et de travail,
aventureuse, exotique et fantaisiste, tout cela qui est fait pour toi et
que ne te promettait pas, je pense, la croisière de Brigneux! Ah! le
voyage en Perse se présente autrement!

--Dis-moi, Gautier... entre nous... Marguerite n'a jamais su que je
buvais?

--Non, j'en suis certain.

--Ah!... bon... Cela m'aurait été fort désagréable... Et maintenant, au
revoir, je rentre chez moi.

--Quelle erreur, Jacques! ta mine est bien trop mauvaise. Couche-toi sur
la chaise-longue, fais une sieste avant le dîner. Tu dîneras ici.

--Oh! volontiers! seulement, passe-moi d'abord le téléphone: je voudrais
dire à Louis de me préparer une petite malle pour l'Angleterre, et ma
valise. N'oublie pas, Gautier, que je quitte Paris demain... que c'est
presque le grand départ!

--Je m'en souviens, dit Gautier; je n'aurais garde de l'oublier.
Vraiment, Jacques, je t'aime beaucoup.»



CHAPITRE XXVII

LA JEUNE FERMIÈRE


Le lendemain, Jacques trouvait M. Sandgate au rendez-vous convenu. Ils
partirent pour l'Angleterre et Jacques vécut un mois à la campagne, dans
une maison confortable, élégamment rustique, entourée de gazons nets, de
fleurs choisies, de beaux arbres décoratifs en leur verte antiquité. A
ce foyer, il reçut le plus chaleureux accueil. On le considérait déjà
comme l'ami d'Edwin, l'ami auquel Edwin, ce fils, ce frère, cet oncle
chéri, serait sans doute confié, lors de son prochain et glorieux voyage
en Perse. Damien et son futur compagnon travaillaient, le soir, dans une
grande bibliothèque bien fournie des livres qui leur seraient utiles,
d'autre part, les journées s'écoulaient vite, occupées par les jeux et
les rires des enfants, par des promenades à pied, des courses à cheval.
Seules les nuits de Jacques étaient douloureuses à vivre. Avant de
s'endormir, il se répétait encore, il se répétait sans cesse les
quelques mots du billet reçu deux jours après son arrivée chez Sandgate
et dont il voyait parfois se dessiner dans l'ombre l'écriture
tragiquement brisée:

  «Mon ami aimé!--Non! ne viens pas! Je te répondrai lundi prochain. Je
  ne pourrais pas, avant! J'ai besoin de quelques jours encore, pour
  pleurer.

  «MARGUERITE.»

Le mercredi suivant, il lisait d'elle une lettre plus longue, pathétique
par l'effort manifeste qu'elle révélait.

  «Mon ami aimé.

  «Je n'en peux plus! J'ai, comme toi, tout juste assez de courage...
  Ah! tout juste!... mais Gautier m'écrit qu'il faut rester calme.
  Alors, je tâche. C'est dur. Pour m'aider, je prie. Ayant beaucoup prié
  depuis ton départ, je me décide à t'écrire ceci.

  «Jacques, tu me montres mon devoir et, parce que je t'aime tant, je
  vais accomplir ce devoir, malgré tout, jusqu'au bout. Maintenant, je
  n'oserai plus faiblir. Tu viendrais ici que je m'enfuirais peut-être!
  La photographie de ta mère, la belle photographie que tu m'as donnée,
  est devant mes yeux: Mme Damien me regarde. Quand mon chagrin sera
  trop gros, quand j'hésiterai, je lui dirai: «Madame, que dois-je
  faire?» et je suis sûre que, chaque fois, elle me répondra.

  «Jacques, je serai une honnête fille. Ta fermière doit être une
  honnête fille. Cette ferme va me donner du travail, beaucoup, souvent
  du tracas, mais aussi, j'espère, bien de la satisfaction. Gautier me
  dit qu'il viendra me voir, de temps en temps. Il pourra se rendre
  compte que je suis une fermière scrupuleuse. Tu sais, Jacques, j'ai un
  peu de connaissance des affaires de la campagne; ce sera mon plaisir
  de te le prouver, un jour; et puis, ce que je ne sais pas, je
  l'apprendrai. Merci de ta grande bonté, mon ami aimé, je la sens bien
  profondément, et aussi ta peine à me quitter.

  «Envoie-moi, si tu as un moment pour ça, un livre pas trop difficile
  sur la Perse. Je voudrais te suivre un peu. Et j'ai encore quelque
  chose à te demander. Permets-moi de ne plus te tutoyer. Une fermière
  ne tutoie pas le maître. Ce n'est pas convenable.

  «Adieu, mon maître. Faites un bon voyage. Je ne trouve rien d'autre à
  vous dire. Tout le reste, je le garde dans mon coeur.

  «Votre fermière dévouée:

  «MARGUERITE DUMONT.»

Un mois plus tard, Sandgate et Damien causaient devant l'écurie où ils
venaient de ramener leurs chevaux, après une promenade.

«Mais oui, Damien, vous êtes un excellent cavalier, très sérieux et qui
ne s'absorbe pas dans les détails de manège. Cela vous servira en Perse.

--Vous m'emmenez donc en Perse, Sandgate? je ne savais pas!

--Vous m'accompagnez toujours en Perse, Damien? Vous ne m'en aviez rien
dit, personnage insupportable!

--Eh! justement! me supporterez-vous? Ne l'oubliez pas: je suis venu
faire un stage...

--Un stage d'affection, car on va être désespéré, mon cher! Les enfants
perdront un grand ami et je crains que Monsieur Jacques ne remplace
souvent l'oncle Edwin dans leurs souvenirs! A mes précédents départs,
moi seul, je réunissais tous les regrets.

--Quand partons-nous?

--Désirez-vous rentrer en France pour faire vos malles?

--Autant les acheter et les faire à Londres où, comme vêtements
coloniaux, nous trouverons tout ce qu'il faudra. Quant au reste... Non,
je ne m'arrêterai pas à Paris. Un ami viendra m'embrasser à la gare.
J'écrirai à mon valet de chambre pour qu'il ferme chez moi. C'est un
honnête garçon, il s'en chargera fort bien, comme aussi de m'expédier
les quelques objets, livres et souvenirs, que j'emporte.

--Nous irons donc à Londres jeudi matin. Ah! je vous promets une dure
traversée de la mer Rouge! mais vous avez compris, n'est-ce pas, que
retarder de six mois pour un peu plus de fraîcheur dérangerait toute une
partie importante de notre voyage?

--A propos, Sandgate, j'ai reçu du musée les papiers que j'avais
demandés; nous les lirons ce soir... Et puis, Sandgate, sans
plaisanterie!... vous ne savez peut-être pas le service que vous me
rendez!

--Non, je ne le sais pas, cependant on se doute très vite de certaines
choses, chez certaines gens... Rentrons, Damien, c'est l'heure du thé,
mes parents nous attendent.»

Le départ pour un pays lointain apporte à celui dont le coeur est lourd
l'allègement d'occupations nécessaires, de courses indispensables,
d'emplettes nombreuses que l'on ne saurait différer et que seul on peut
mener à bien soi-même. La question des chaussures est de toute gravité,
la sélection minutieuse des livres reste délicate; on ne se passera ni
d'armes de chasse, ni d'appareils photographiques, ni de vêtements
spéciaux, et il faut les choisir; enfin, comment négligerait-on de se
procurer les diverses lettres et recommandations qui, par avance,
engagent l'aide et les bons soins de votre consul? Bien qu'à vrai dire
la besogne fût facilitée par Sandgate et déjà faite aux trois quarts,
les semaines suivantes ne laissèrent pas à Damien grand loisir. Elles
lui parurent courtes.

La traversée fut bonne jusqu'à Port-Saïd, pénible ensuite. Jamais Edwin
Sandgate n'avait connu la mer Rouge aussi brûlante. Les deux voyageurs
arrivèrent dans le golfe Persique assez débilités, malgré le bref repos
qu'ils s'étaient permis aux Indes, mais rapidement l'un et l'autre se
reprirent, par le seul fait qu'ils se trouvaient là, devant cette côte
torride où ils désiraient aborder.

Le voyage commençait vraiment et Damien fut bientôt ravi par son charme
grave, fantaisiste et varié, par l'inattendu ou la séduction de chaque
chose, par la noblesse de l'effort qu'on lui demandait, par les
merveilleuses récompenses qui en étaient le prix. Plus tard, leurs
travaux d'archéologie lui apportèrent des joies encore plus hautes et
Sandgate le vit parfois chanter au soleil, librement, l'âme épanouie,
levant entre ses mains l'objet que ces mêmes mains avaient découvert: un
vase, un fragment ancien, une dalle aux belles couleurs. Il souffrit
souvent de façon cruelle de la chaleur, du froid, du vent, de l'âpre
climat, de la fièvre, de l'annihilante fatigue, de la soif, des
déceptions et de ses propres souvenirs, mais chaque nuit lui donnait le
sommeil et chaque lendemain son aube. Alors il revivait et saluait le
jour.

Onze mois durant, et non point six, Sandgate et Damien, liés par leur
affectueuse entente et leur ambition, parcoururent de conserve ce large
canton du monde qui va du détroit d'Ormuz aux Portes Caspiennes. Le plus
souvent nomades, sédentaires parfois, ils ne manquèrent jamais de
quelque nouveau travail pour les tenir en haleine, de quelque nouveau
projet pour leur créer des rêves, puis, un jour, chargés d'un butin
nombreux, ils rentrèrent, contents d'eux-mêmes.

«Eh bien, assieds-toi, fume et bavarde, disait Gautier Brune à l'ami
qui, dès son retour, avait sonné chez lui. Ta mine paraît magnifique; je
ne t'imaginais pas avec ce superbe hâle... non plus avec ce tranquille
regard. Assurément, la Perse a du bon, même à haute dose, à dose
massive! Onze mois!... Et qu'as-tu fait de ton camarade?

--Edwin a continué sur Londres. Il reviendra dans trois semaines, pour
que nous mettions de l'ordre dans nos travaux; ce sera d'ailleurs
intéressant et fructueux.--Rien de palpitant à me dire, Gautier? Ta
dernière lettre, cueillie à Port-Saïd, m'annonçait seulement le mariage
de Brigneux.--Toi, tu vas bien?--Parle-moi de Marguerite.

--Elle va bien aussi, très bien. Sa vie n'est pas inactive, je te le
garantis! Dans sa ferme, dont elle m'a fait les honneurs et qu'elle
dirige avec une charmante autorité, elle retrouve la santé, le calme de
l'esprit. Les gens du village sont à ses pieds, l'aiment, la respectent,
tout en la craignant un peu, car il ne faut pas que l'on plaisante. La
fermière de M. Damien défend sans cesse les intérêts de son maître. Le
curé voit en Marguerite la forme humaine que, dans sa paroisse, la
Providence a revêtue, (brave type, le curé!) Marguerite est donc une
personne considérable; les enfants l'adorent toujours: c'était couru!
Elle dîne chez le notaire, elle protège le facteur rural. Tout cela,
très sympathique... Mais tu dois être renseigné par ses lettres.

--Hélas! non, mon vieux! Les premières lettres de Marguerite étaient si
douloureuses, si tendues!... puis, elle a commencé à me parler de la
campagne, des bestiaux, des semailles, des moissons, de l'état des
champs. Ces propos-là se multipliaient, débordant les autres, prenant
toute la place... A Persépolis, je savais le prix des pommes de terre
normandes!... Et, maintenant, que veux-tu que je te dise? elle m'écrit
gentiment, amicalement (non, soyons juste: affectueusement), des lettres
d'affaires, coupées de questions intelligentes, pleines de sens, sur nos
découvertes persanes... Qu'y a-t-il là-dessous?... Mais... Oh! oui!
Marguerite est une jeune fermière comme on n'en rencontre pas souvent,
et Sandgate qui, tu penses bien, connaît ma terre mieux que moi,
puisqu'il y a beaucoup vécu avant de me la vendre, déclare que «Mlle
Dumont est inappréciable!» Enfin... le plus dur est fait, n'est-ce
pas?... Marguerite est en bonne santé.--Quand nous verrons-nous plus
longuement, Gautier?

--Demain, si tu veux, je suis libre. Nous sortirons ensemble; on ira
entendre de la musique... Je n'ose te proposer un ballet persan.»

En quittant Gautier, Jacques prit une voiture et se fit conduire à
l'Hôtel du Carrefour où M. et Mme Honoré témoignèrent de leur joie par
de grandes démonstrations. Il fallut que Jacques contât son voyage
héroïque, ses deux traversées, si pénibles, si dangereuses, ses
découvertes «chez les Persans», car on savait que, là-bas, en ce pays
sauvage où le soleil tapait si dur, Monsieur Jacques avait fouillé la
terre de ses mains blanches et ramené au jour mille et une merveilles.
Après s'être réjoui, comme il convenait, de la belle mine de Monsieur
Jacques, de l'air gaillard de Monsieur Jacques, M. et Mme Honoré
parlèrent enfin d'autre chose, mais cet excellent couple
s'enthousiasmait vite et prenait plaisir à déverser ainsi un flot
tumultueux de louanges sincères. Le nom de Marguerite Dumont en fit
jaillir la source à nouveau et Jacques, descendant, une heure plus tard,
la rue Blanche, se répétait à lui-même les dernières paroles entendues:

«Ah! la chère demoiselle! qu'elle est bonne! Si sérieuse, si courtoise,
si empressée avec nous! Ah! Monsieur Jacques! Et si attachée à son
devoir! Oh!... Ah!...»

«Oui, pensait Damien, une brave fille, vraiment; une fermière
parfaite... Allons! ce soir, je dîne au cabaret!»



CHAPITRE XXVIII

UN FEU DE BOIS


Le lendemain, vers minuit et demi, Damien, rentrant du théâtre, ouvrit
sa porte et voulut, avant de se coucher, fumer quelques cigarettes
encore. Il ne se sentait aucune envie de dormir: la musique d'orchestre
qu'il venait d'entendre, en compagnie de Gautier, l'avait trop ému, un
peu secoué... il reconnaissait des sensations chères, un enchantement
perdu. Quelle belle soirée! et, maintenant, installé dans ce fauteuil
où, depuis près d'un an, il ne s'était plus assis, Jacques se laissait
aller à une sorte de paresse heureuse.

Bientôt, dans peu de jours, il reprendrait son travail; l'arrivée de
Sandgate lui promettait de la besogne, des heures studieuses entre
quatre murs (après tant d'heures actives vécues avec lui sous le ciel
bleu!) mais, ce soir, il ne ferait rien, il veillerait tout seul, en
fumant, en écoutant des échos sonores.

De son mieux, Louis avait rétabli le bureau en sa disposition ancienne:
Jacques y retrouvait presque chaque chose à sa place: les meubles, les
tableaux pendus, les photographies sur la cheminée, divers petits
objets... ce cendrier, ce vase de bronze, un coupe-papier chinois de
jade... il lui plaisait de revoir tout cela.

Oh! oui! l'idole en bois roux restait accrochée au-dessus de sa
planchette. Il l'avait remarquée, dès le premier jour, sans beaucoup
d'émotion.

Et ces livres (probablement ceux qu'il lisait avant son départ pour
l'Angleterre), époussetés, posés d'équerre près du sous-main: un tome du
théâtre de Musset, un catalogue de faïences persanes annoté au crayon,
un roman de qualité courante...

«Mais qu'est-ce donc que ceci? se demanda Jacques. _Rituale romanum_...
Ah! je me souviens.»

Il en avait, par curiosité, parcouru quelques pages, alors que
Marguerite s'inquiétait tant de lui, le croyant possédé du diable... Le
cérémonial pour l'exorcisme était encore marqué d'une fiche.

«Nous étions fous l'un et l'autre; aussi bien elle que moi!»

Il fallait à Damien ce détail soudain surgi pour que la parenthèse
d'aventures lointaines, de voyages difficiles, d'heureux exotisme, se
fermât, pour qu'il pût revoir sa vie telle qu'elle était aux jours
sombres, pour qu'il considérât la situation nouvelle où il se trouvait,
et jugeât de l'état précis de ses forces. Il avait ouvert sur son bureau
le rituel romain, il parcourait de temps à autre quelques lignes en se
les traduisant. Elles évoquaient des images étranges. Puis, il rêvait.

«Esprit impur! Esprit très immonde! je t'exorcise!...»

«Oui, pensait Jacques, j'ai été possédé. Il a pu m'envahir parce que je
ne présentais aucune résistance, parce que j'étais prêt à tout, comme
tous ceux qui ne font rien, qui s'usent à ne rien faire. Je souffrais,
mais de façon stérile, sans profiter de ma souffrance. Je croyais
accomplir mon devoir entier en combattant ce goût que j'avais de
l'ivresse et, lorsque avec peine je m'en suis guéri, je m'étonnais de
souffrir encore. Cela me paraissait injuste.»

«Ecoute et prends peur, Satan!...»

«Je souffrais pour moi-même et j'en tirais vanité. Sans presque m'en
douter, je me glorifiais d'être malade de façon peu commune, de façon
rare. Maman l'avait, je crois, deviné. Ensuite, ne buvant plus, je me
glorifiais de ma victoire. Tout se changeait ainsi en mouvements
d'orgueil; à toute heure je témoignais de moi-même! Je voulais éblouir
Maman par mon courage devant la peur... Maman est morte sans le moindre
éblouissement!»

«Donc, retire-toi, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit!...»

«Puis est venue Marguerite, et j'ai entrepris, le sourire aux lèvres,
une moitié de tâche dont j'étais fier, une moitié seulement. La sauver
du ruisseau, cette paysanne, l'empêcher de se prostituer au premier
venu, lui permettre de n'avoir plus trop faim quand elle n'arriverait
pas à vendre son corps... pourquoi faire? pour me l'offrir comme
maîtresse et la montrer dans les restaurants, pour l'habiller, la
présenter, l'amuser et m'amuser d'elle, pour lui composer une vie
factice, pour qu'elle souffrît, elle qui m'aimait.»

«Donc, retire-toi, Séducteur! ami de l'aspic et du basilic! Retire-toi
au nom de l'Agneau immaculé qui foula le basilic et l'aspic!...»

«Mais moi aussi, je l'aimais, et c'est en l'aimant que j'ai voulu
comprendre, enfin, certaines choses, et c'est en m'aimant qu'elle m'a
permis de les comprendre, car, si je l'ai quittée... ah! ce jour-là, je
n'agissais point par vanité, ni pour faire un geste élégant... ah! non!
j'avais bien trop mal!... je m'en souviens.»

Et il lut encore:

«Donc, retire-toi, Impie! Persécuteur! Fourbe voué à la géhenne!»

Il ferma le livre.

«En somme, pensait-il, nous suivons le chemin qu'il nous eût fallu
suivre dès l'abord. Mes travaux en Orient, ce sont ses travaux dans sa
ferme. Elle et moi, nous pouvons travailler, maintenant, parce que nous
avons souffert, beaucoup souffert, puis souffert davantage... Et ces
cris que je poussais?... mettais-je bas l'esprit impur, ou l'esprit
impur criait-il lui-même de douleur en me quittant?...»

Car le souvenir lui était revenu d'un passage de l'Evangile où le Christ
délivrait deux furieux de l'esprit qui les possédait et le chassait,
récalcitrant et hurlant, dans un troupeau de pourceaux au pâturage, qui
s'en fut se noyer aussitôt.

«Ce serait donc la délivrance?...»

Combien d'heures Damien était-il resté dans ce fauteuil, devant ce
bureau familier, sans même donner un regard au coin de gauche où pendait
une statuette en bois roux? L'air plein de fumée rendait cette pièce
étouffante. Il s'avança vers la fenêtre, l'ouvrit toute grande; un jour
pâle filtrait par les volets qu'il rabattit.

Déjà, l'aube s'étendait, diffuse, indécise et grise, sur la ville,
éclairant faiblement les brumes qu'un souffle poussait le long des rues.
Cela faisait un singulier paysage... Et Jacques songeait à d'autres
paysages, là-bas, près d'un lac, au fond de la Perse.

C'était peut-être auprès d'un lac semblable que le Christ, rencontrant
les deux possédés, leur avait imposé les mains... Il descendait de la
colline aride que paraient seuls quelques cystes, quelques touffes de
thym, quelques maigres lentisques. Il descendait de la colline vers le
bord du lac où se posaient les brumes du matin, et les deux possédés
criaient déjà de douleur et se tordaient et hurlaient parce qu'ils
souffraient cruellement et ne voulaient pas guérir, sachant que, pour
guérir, il fallait souffrir davantage... Et le Christ leur imposait les
mains.

Calme matinée! Accoudé au balcon, Jacques en buvait la douceur. Le jour
était venu, frais et clair; un murmure montait de la ville... Jacques
rentra dans son bureau. Il regarda sur la cheminée les quelques
photographies aimées, amies, qui s'y trouvaient toujours. Il nota aussi
que, dans l'âtre, quelques bûches étaient posées, préparées, sans doute,
par Louis, l'hiver d'avant, en vue d'un retour inopiné de son maître.

Et, brusquement, Jacques se retourna vers l'idole, pendue au coin du
mur, la décrocha, la considéra de près, vit qu'elle était faite de bois
mort, bien mort, qu'elle valait tout juste son poids de bois mort...
Alors il la coucha sur les bûches de l'âtre, froissa un journal qu'il
fit flamber, qu'il glissa sous les bûches, et, paisiblement assis devant
les flammes, tandis qu'au dehors le jour s'affirmait splendide et bleu,
regarda se consumer lentement, sûrement, avec de méchants crépitements
et des fusées, cette idole en bois roux, venue vers lui, jadis, d'une
île très lointaine.

_Chine, 1912._

_Provence, 1918._



TABLE DES CHAPITRES


       I. UN PANTIN DE BOIS             5
      II. UN AUTRE PANTIN DE BOIS      18
     III. AU RESTAURANT                27
      IV. BAR NOCTURNE                 41
       V. RAISONS MATERNELLES          51
      VI. LA LEÇON DU CLOWN            68
     VII. LA PREMIÈRE MANCHE           79
    VIII. INCERTITUDES                 88
      IX. UNE CHARMANTE SOIRÉE         98
       X. LE CADEAU PRÉCIEUX          117
      XI. L'IMPLORATION               128
     XII. SUR LE TROTTOIR             136
    XIII. LE DOUX RÉVEIL              156
     XIV. DISCIPLINE                  171
      XV. L'IDOLE INTERPELLÉE         186
     XVI. LA PRÉSENTATION             198
    XVII. L'INSTANT TRAGIQUE          206
   XVIII. JOURS SOMBRES               216
     XIX. DEVANT LA MORTE             227
      XX. LE DIABLE EN PERSONNE       239
     XXI. L'INVITATION AU VOYAGE      250
    XXII. VILLÉGIATURE                259
   XXIII. UN DIALOGUE                 269
    XXIV. L'ÉPREUVE                   279
     XXV. LE BEAU LAURIER             291
    XXVI. LE PROJET ABSURDE           298
   XXVII. LA JEUNE FERMIÈRE           306
  XXVIII. UN FEU DE BOIS              316



  ACHEVÉ D'IMPRIMER
  LE VINGT FÉVRIER MIL NEUF CENT DIX-NEUF
  PAR L'IMPRIMERIE LUX
  POUR LES ÉDITIONS G. CRÈS ET Cie



Prix: 3 fr. 50

Majoration temporaire de 30 %

Décision du Syndicat des Éditeurs 11 Février 1918




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