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Title: Le Mont Saint-Michel, son histoire et sa légende
Author: Langerack, Joséphine Amory de
Language: French
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ET SA LÉGENDE ***
LE

MONT SAINT-MICHEL

In - 8°     5e série.



LE

MONT SAINT-MICHEL

SON HISTOIRE ET SA LÉGENDE

Par Mlle Amory de LANGERACK

CINQUIÈME ÉDITION

-----

-----

Ouvrage orné de gravures.

PARIS

Rue des Saints-Pères, 30

J. LEFORT, IMPRIMEUR, ÉDITEUR

A. TAFFIN-LEFORT, Successeur

Rue Charles de Muyssart, 24

LILLE

Propriété et droit de traduction réservés.



LE

MONT SAINT-MICHEL



I

Origines.


Un grand évêque, saint Aubert, occupait, en 708, le siège
épiscopal d’Avranches. Le mont Tumba s’élevait près de là. Aubert,
frappé de la poésie grandiose et mystique du lieu, y fit bâtir une
petite église en l’honneur de saint Michel. Ce sont les premiers
vestiges que l’histoire nous offre de cette célèbre abbaye, que
tant de titres recommandent à la religion, à la poésie, à notre
culte patriotique pour les origines et les traditions de notre
beau pays de France.


Tantôt isolé au sein d’une immense plaine de sable mouvant, tantôt
entouré des flots de la mer qui se brisent sur ses flancs, le mont
Saint-Michel est encore l’une des curiosités géographiques les
plus étranges de l’Europe. Ce lieu semble créé pour toutes les
luttes de l’esprit et de la matière, et il n’est pas étonnant
qu’il ait été la scène gigantesque de nos luttes nationales avec
le plus vieil adversaire de notre gloire: l’Angleterre.


Il n’y a pas encore si longtemps qu’une majestueuse basilique
couronnait la cime de cette montagne, fréquentée dans ce temps-là
par des processions de pèlerins, tant nobles que pauvres ou
bourgeois, accourus de toutes les contrées de l’Europe pour
honorer l’archange protecteur de la France et de sa brillante
monarchie. Une hospitalité toute chrétienne attendait le voyageur
dans le monastère, où de pieux cénobites, dignes des temps qu’a
réveillés si éloquemment M. de Montalembert dans son Histoire des
Moines d’Occident, s’étaient renfermés, attirés par la majesté et
le silence de cette sainte solitude.


Saint Aubert était né dans le diocèse d’Avranches.


C’était un enfant béni de cette vieille et rustique terre de
Normandie. Sorti d’une famille noble et riche, il renonça au monde
pour embrasser la sublime égalité de l’Évangile, et distribua ses
biens aux pauvres pour ne garder d’autres trésors que ceux que la
rouille et les vers ne consument pas. Aussi fut-il bientôt assez
riche en vertus et en sainteté pour que Dieu lui octroyât le don
des miracles.


Dans son amour de la retraite, cet amour qui a isolé de ce monde
presque tous nos saints, parce que Dieu ne parle à l’âme que seul
à seule avec elle, saint Aubert avait choisi pour oratoire ce mont
Tumba, où les beautés d’une nature sauvage et terrible semblaient
appeler les harmonies du ciel autour de la prière. Au milieu des
sables de ce désert, il s’est vu longtemps deux petits autels
rustiques élevés par ses mains, où, devant son crucifix, il
s’appliquait à cette science surnaturelle, la seule nécessaire, la
sainteté. Une nuit que le saint évêque était resté là, oubliant le
sommeil et la faim dans ses entretiens avec Dieu, il eut une
apparition. Un archange, tout radieux de lumière, descendit vers
lui sur les nuées. « Je suis Michel, lui dit l’apparition. Cette
montagne est sous ma protection. Dieu t’ordonne d’y bâtir un
temple. L’honneur qu’on me rendra ici, à la gloire du Seigneur, ne
sera pas inférieur à celui qu’on rend aux anges sur le mont
Gargan. »


A ces mots, il disparut. Surpris de cette vision, l’évêque en
douta cependant, car il est écrit qu’il ne faut pas croire à
toutes sortes d’esprits; mais voilà qu’une seconde fois saint
Michel se montre à lui, en lui ordonnant d’accomplir ce qui lui
avait été commandé. Il diffère encore.


Il arriva pendant ce temps qu’un homme vola le taureau d’un brave
villageois du pays. Ce voleur alla cacher sa capture sur le mont
Tumba, espérant qu’on cesserait de le chercher, et qu’il pourrait
ensuite le vendre avantageusement. Alors, comme saint Aubert
tardait toujours, l’archange lui apparut une troisième fois; il
lui commanda avec sévérité d’exécuter promptement ses ordres, de
fonder l’église sur le terrain foulé par les pieds du taureau
volé, et de faire restituer au véritable propriétaire l’animal
qu’il cherchait depuis longtemps. Saint Aubert, cette fois, ne
méconnut plus le caractère céleste de cette apparition, et il ne
quitta ce lieu qu’après avoir accompli les ordres de l’archange.
C’est de ce moment que datent les pèlerinages dont cette sainte
montagne est l’objet. On voit que ce n’est pas la plus moderne de
nos dévotions.



II


Un lieu prédestiné.


Il arriva un grand événement au mont Saint-Michel vers l’an 990.
On vit apparaître une comète qui brilla pendant trois mois, en
traînant sur l’horizon sa longue queue lumineuse. On sait ce que
la rare apparition de ce météore inspirait de terreur aux
populations d’alors. Elle était quelquefois justifiée par les
événements. Peu de temps après, l’église fut dévorée par les
flammes. Richard II, roi d’Angleterre, la fit rebâtir avec
magnificence, et c’est à cette époque que remontent les grosses
colonnes cylindriques, la nef assez bien conservée, du reste, et
une partie des voûtes qui subsistent encore de nos jours.


Il survint en ce même temps des miracles assez éclatants au mont
Saint-Michel. Le premier fut la découverte des reliques de saint
Aubert, qui avaient été dérobées, et qu’on trouva sans que
personne sût en quel lieu secret avait été déposé ce trésor. Ce
fut ensuite une guérison miraculeuse. Deux vieillards étaient
malades; toutes les ressources de l’art avaient été épuisées pour
eux. L’un d’eux imagina, pour se guérir, une singulière potion; il
voulut boire de l’eau où avait été plongée la t\^{e}te de saint
Aubert. Il proposa le même remède à son frère. Celui-ci refusa; il
mourut presque aussitôt après, tandis que son compagnon de
souffrance, parfaitement guéri, chantait les louanges de Celui qui
accorde tout à la foi fervente et soumise.


Un autre prodige n’émut pas moins tout le peuple de l’Avranchin.
Un noble seigneur de Bourgogne, étant en pèlerinage à
Saint-Michel, emporta une pierre de l’église dont il fit une
relique, et sur laquelle il fit bâtir, dans sa châtellenie, une
chapelle en l’honneur du saint archange. Au lit de la mort, il
recommanda à son épouse et à ses enfants cette chapelle qu’il
chérissait. La veuve, ayant oublié la promesse sacrée de son mari,
et ses enfants ayant dépensé follement leur patrimoine, leurs
biens, ainsi que la chapelle, furent vendus à des étrangers. La
malheureuse mère voulut faire un pèlerinage à Saint-Michel; mais
en entrant dans l’église, elle se sentit repoussée par une main
invisible. Elle voulut essayer une seconde fois, et elle éprouva
alors des douleurs si aiguës en tout son corps, qu’elle tomba sans
connaissance. Plusieurs religieux vinrent à son secours; ils
l’engagèrent à confesser ses fautes. Elle avoua le mépris qu’elle
avait fait des dernières volontés de son époux, et promit de
réparer ses torts. Les religieux l’accompagnèrent jusque dans
l’église; elle ouvrit son cœur au Seigneur, pria l’archange, et
sortit toute consolée et la paix dans l’âme.


Le prélat d’Avranches reçut des dons considérables des ducs de
Normandie, de Bretagne, des grands seigneurs du pays, et des
pèlerins qui venaient en masse et sans discontinuer à la sainte
montagne. Plusieurs abbayes y furent construites, tant pour les
femmes que pour les hommes. La sainteté des évêques qui
gouvernaient l’Avranchin était digne de la réputation de ce saint
lieu. Les successeurs de saint Aubert furent tous des hommes
remarquables par leur charité, leur bonne vie et leurs belles
œuvres.



III


La prophétie de Richard de Toustain.


Les mémoires les plus spirituels du XVIIIe siècle, les souvenirs
de la marquise de Créqui, signalent, comme les trois monuments les
plus curieux du royaume, le château royal de Chambord, l’église de
Brou-lez-Bourg, en Bresse, et surtout l’abbaye du mont
Saint-Michel. J’ai, pour ma part, la plus confiante vénération
dans les assertions de cet estimable auteur, et lors même qu’elle
serait seule à l’affirmer, je crois aisément que le mont
Saint-Michel défie en effet toutes les descriptions. Cela devait
être vrai, surtout du temps où en parle cette dame, alors que
l’ardente foi de tout un peuple entourait de splendeurs, sans
cesse renouvelées, ce majestueux souvenir du dévot moyen âge. Ce
devait être quelque chose d’imposant et de radieux que cette
immense montagne toute formée de rochers arides et gris, couronnée
de sa sévère basilique avec son svelte campanile à jour et ses
beffrois aigus, et dominant l’océan de toute la hauteur de sa
physionomie fière et recueillie, au nom de Celui qui commande aux
vents et à la mer.


A cette époque, cet immense rocher sortit d’une ceinture de hautes
murailles crénelées avec des tours en saillie dont chacune était
nommée d’après le sens de la tradition qui s’y rattachait: c’était
la Tour du Roi, celle de la Reine, la Tour de la Liberte, la Tour
Marilland, la plus élevée de toutes; les Tours Stéphanie et
Gabrielle. De petits édifices gothiques incrustaient les flancs du
rocher, entremêlés de pins, de figuiers, de lierres, de chênes
verts; la chapelle Saint-Aubert, cette mystérieuse chapelle, si
simple, si naïve, ébranlée par les vents et les flots, et toujours
debout, se montrait parée des offrandes d’illustres pèlerins, et
puis enfin, au sommet de l’édifice, d’un travail si riche et si
léger, dit Mme de Créqui, on voyait planer l’image du protecteur
angélique de la France et de sa brillante suite de rois, «
l’archange saint Michel terrassant le démon.» Cette belle image
était colossale et toute d’or massif. Elle avait été érigée au
XIIe siècle par l’abbé Rainulfe de Villedieu. Elle tournait sur un
pivot, d’après la direction des vents, et cette épée flamboyante
de l’archange, s’élevant dans le ciel, offrait dans son agitation
un prestige surprenant pendant les orages. Une tradition
miraculeuse de justesse s’y rapportait: un vénérable abbé du mont,
Richard de Toustain, avait attaché à la conservation de cette
image sainte la durée de l’abbaye. La ruine du monastère devait
suivre la destruction de cette statue. La prophétie de l’abbé
s’est trouvée tristement réalisée. Un coup de tonnerre pulvérisa,
en 1788, la statue de l’archange; la tempête révolutionnaire passa
ensuite, dispersant les hommes et les institutions, et le
monastère fut emporté parmi les ruines de quatorze siècles.


L’ange retourna au ciel, et la France, comme rougissant de ses
vieilles traditions et de ses pieuses croyances, ainsi qu’on
rougit d’une parure passée de mode, la France fit de la monnaie
neuve avec les débris de l’image gothique.


Tout le monde sait les phénomènes géographiques qui font du mont
Saint-Michel une curiosité scientifique. La nature a contribué
tout autant que la foi et l’art à sa juste célébrité.


On ne veut traiter ici que son importance historique, et il y a là
assez de matière déjà pour donner lieu à un livre.


Il est assez connu aussi que la ville n’a qu’une seule rue qui
aboutit en serpentant au portique de la vieille abbaye, vénérable
relique de ce XIIe siècle, l’une des plus fécondes époques de
notre moyen âge. Cette abbaye était à bon droit regardée comme une
merveille de magnificence sévère et de construction savante.



IV


L’abbaye du mont Saint-Michel.


Des ouvrages spéciaux ont donné de ce monument des descriptions
trop complètes pour y pouvoir rien ajouter, et trop étendues pour
pouvoir être abrégées ici. L’église abbatiale avec ses colonnes
élancées et ses roses de vitraux résumait bien l’archéologie du
XIIe siècle. Le maître-autel était entièrement recouvert d’argent
massif, ainsi que le tabernacle et ses gradins qui supportaient la
belle figure sculptée de l’archange, d’après Raphaël, et qui
était, dit-on, un superbe monument de l’art. Tous les
gentilshommes de Normandie qui partaient avec Guillaume le
Conquérant, en 1066 et 1067, avaient leurs armoiries coloriées
autour du chœur et de l’abside, et c’étaient là des documents peu
importants pour le peu d’anciennes familles nobles qui restaient
encore en Angleterre. La salle des Chevaliers de Saint-Michel,
galerie héraldique où semblait être réfugiée toute la pompe
féodale de la vieille France, était encore, il y a quelques
années, transformée en un atelier de tisseranderie et de filature.
C’est pitié de voir avec quel dédain la France traite toutes ces
magnifiques vieilleries dont quelques-unes seulement feraient la
gloire et l’orgueil des autres nations. Je sais bien que les
riches ont le droit d’être prodigues, et que, si elle gaspille si
légèrement le trésor de ses souvenirs, c’est qu’elle a de quoi
puiser dans son fécond et généreux passé. Cependant comme on peut
être fier sans forfanterie, on peut aussi être économe sans
avarice, et il n’y aurait ni mal ni ridicule à ce qu’on fût plus
soigneux de nos vieilles reliques, à ce qu’on leur conservât
surtout leur prestige. Nous ressemblons à des enfants qui
joueraient aux billes avec les diamants de leur mère.


Ah! si les Anglais, ce peuple patriote par excellence, possédaient
de telles richesses nationales, comme ils seraient fiers et comme
ils en useraient autrement! Quand on les voit montrer avec tant
d’orgueil, aux étrangers, sous verre et grillage, leurs diamants
de la couronne, dont l’origine ne remonte pas au delà du règne
d’Édouard III, on peut croire qu’ils seraient capables d’enchâsser
tout entier un monument comme notre mont Saint-Michel, s’ils
avaient le bonheur et la gloire d’en compter un pareil.


Le grand réfectoire des religieux et les anciens dortoirs, d’un
style simple roman gothique, étaient presque des monuments à eux
seuls, tant ces salles offraient de majesté et de grandeur. Mais
tout cela a subi depuis la Révolution tant de vicissitudes, qu’il
reste à peine quelque chose de leur grand air. Le cloître, formé
de colonnettes de granitelle variée, ajustées vers la pointe des
ogives avec des sculptures en marbre imitant des nœuds de cordage,
est du travail le plus riche et le plus ingénieux que l’on puisse
voir, et d’un effet sublime de prestige. Lorsque le soir, aux
rayons de la lune, le vent de mer vint sur la cime du rocher
ébranler ses arceaux gothiques, il semble qu’on voit s’agiter
comme des feuilles les chapiteaux et les rosaces, et que les
ombres pieuses des moines qui attendent dans le caveau le jour du
réveil éternel, vont se lever et apparaître encore sous ces arches
silencieuses avec leur rosaire et leur missel, pour se réunir
comme autrefois à l’appel de la prière.


Les souvenirs de la marquise de Créqui, et elle se connaissait en
belles choses, citent surtout comme un remarquable effort de
construction la réunion de quatre immenses piliers gothiques qui
supportent une voûte sur laquelle ont été bâtis le rond-point du
sanctuaire et la base du grand clocher qui sont édifiés en dehors
du plateau du rocher. On reconnaît bien le génie du christianisme,
et surtout du christianisme gothique, dans cette conception si
savante et si grandiose. « On parle toujours, dit l’auteur que
nous venons de citer, on parle toujours de la Diplomatique des
Bénédictins français et de l’Art de vérifier les dates; mais il
m’a toujours semblé que le grand œuvre des Bénédictins était leur
abbaye du mont Saint-Michel. »



V


La légende du rocher de Tombelène.


A une demi-lieue du mont, on aperçoit, à fleur d’eau, un petit
îlot sablonneux. C’est le rocher de Tombelène. Ce lieu avait été
consacré par le culte des druides, qui, dit-on, y avaient élevé un
temple au soleil qu’ils adoraient. Du temps où la Bretagne était
couverte de monuments celtiques, le mont Saint-Michel offrait un
piédestal au dolmen et une retraite mystérieuse aux druidesses.
Avant la domination des Romains, c’était de là qu’elles rendaient
leurs oracles. Neuf druidesses habitaient en ce lieu et dictaient
aux peuples celtiques leurs lois vénérées. L’Histoire
ecclésiastique de la Bretagne et les Essais de Sainte-Foix
rapportent à ce sujet une curieuse tradition que voici:


« Les marins ne manquaient pas, avant de s’embarquer, d’aller
acheter aux druidesses du mont Bélénus des flèches qui, lancées
dans les flots par le plus jeune et le plus beau d’entre eux,
devaient conjurer ou apaiser la tempête. Au retour du navire, le
jeune voyageur venait, plein de reconnaissance, offrir des
présents à la prêtresse; et elle, avant de le laisser partir,
attachait de sa main, sur ses vêtements, des coquilles dont le
nombre témoignait, aux yeux de ses frères, de sa valeur et de son
mérite. » Peut-être faut-il voir là l’origine du premier costume
de nos pèlerins du moyen âge.


L’auteur d’une savante notice sur le mont Saint-Michel fait
observer, avec la naïveté superstitieuse d’un antiquaire, qu’il
n’y a toujours eu jusqu’à présent au mont que des femmes occupées
à tenir des boutiques de chapelets, de colliers, de médailles,
d’écharpes couvertes de coquillages, et enfin de toutes ces
curiosités locales dont les pèlerins n’oublient jamais de faire
provision. Il a l’air d’insinuer que l’esprit druidique a continué
de planer sur nous des extrémités de notre continent, et qu’il
imprègne encore de sa poésie sauvage ces régions où notre moyen
âge a passé avec les splendeurs de la foi, laissant derrière lui
une longue traînée de parfums sacrés et d’encens.

Les traditions sont nombreuses et différentes sur l’étymologie du
nom de Tombelène; mais la plus intéressante est celle-ci, que nous
prenons au savant bénédictin dom Huynes.


« Il y avait autrefois un prince de Bretagne qui avait nom Hoël.
Il possédait une fille blonde et blanche comme les ondines de la
Scandinavie. Elle s’appelait Hélène. Elle était la joie de son
père et l’ornement des bords de l’Armorique. Un jour, elle
disparut. Un cruel ravisseur l’avait conduite dans l’île
mystérieuse des druidesses. Son pauvre père pleurait et
interrogeait vainement les voyageurs qui passaient dans sa
contrée. Jamais il ne retrouva la trace de sa fille unique et
bien-aimée. Le pauvre père mourut seul et désolé. La belle
princesse conserva quelque temps l’espérance de voir arriver le
jour de sa délivrance. Il ne se trouva nul pèlerin pour aller
appeler à son aide les puissants de l’Armorique, ni porter un
message à ce père qu’elle aimait plus que la vie. Après avoir
attendu de longues années, elle sécha de langueur en cherchant des
yeux les blanches rives de sa patrie. Sa nourrice l’enterra dans
cet île et l’y pleura longtemps. On dit que c’est en sa mémoire
que le peuple de Normandie donna le nom de Tombe-Hélène
(Tombelène) au mont qu’habita cette belle et malheureuse jeune
fille.»


Cette légende, que rapporte le savant Bénédictin, a été extraite
d’un célèbre poème en langue romaine, le roman du Brut, qui est
peut-être l’origine de tous les romans de la Table-Ronde.


Tombelène devint dans la suite un prieuré dépendant de l’abbaye du
mont Saint-Michel, et le roi Louis XIV, qui pensait à tout, en fit
le siège d’un de ses gouvernements de France. Ce fut le
surintendant Fouquet qui y ajouta des constructions considérables
et qui y mit une garnison.


Jusqu’en 89, les pèlerins ne manquèrent pas à Tombelène, et sa
chapelle, dédiée à Notre-Dame et à sainte Apolline, vierge et
martyre, était encore très régulièrement ornée de dons et
d’offrandes avant la Révolution. Les navigants affluaient dans ce
sanctuaire après les voyages maritimes; on y voyait suspendre des
ex-voto et des ancres de sauvetage; des branches de corail, des
mamelons d’ambre, des prismes d’aigue-marine, apportés par les
matelots, décoraient les murs; et des cailloux, roulés par les
vagues, ont servi de base à ce précieux petit édifice.


C’était une coutume des ducs de Normandie et de nos rois, leurs
suzerains, de ne pas manquer, dès leur avènement, à se rendre
pieusement en pèlerinage à la sainte montagne, in periculo maris,
comme l’ont nommé nos chrétiens du moyen âge. Depuis
Philippe-Auguste jusqu’à Louis XV, pas un de nos princes n’y
manqua. Le régent, tuteur d’un roi de cinq ans, négligea, au
milieu des désordres de sa folle vie, de faire remplir si
scrupuleusement à son royale pupille une pratique de foi
traditionnelle qui n’allait guère au scepticisme si connu de son
caractère et de ses mœurs. Le jeune Louis XV fut donc le premier
de nos rois dont l’avènement ne fut pas consacré par ce pieux
pèlerinage, devenu l’un de nos us et coutumes monarchiques.


Or il y avait, dans les vieux chartriers de l’abbaye Saint-Michel,
une ancienne prophétie dont nous avons déjà parlé, relativement à
la statue de l’archange. Cette prophétie terrible annonçait les
plus grands malheurs à celui de nos rois qui ne viendrait pas
honorer, dans son sanctuaire, le glorieux archange, protecteur de
la France et du trône, et cette prédiction atteignait aussi ses
héritiers jusqu’à la troisième génération. Si la tradition existe
réellement, ainsi que cela a été prouvé, on ne saurait disconvenir
que l’abbé Richard de Toustain n’ait eu la vue longue, et juste
surtout! soit dit douloureusement en passant.


Ah! si cette procession brillante de pèlerins qui vinrent sans
interruption pendant plusieurs siècles apporter à cette magnifique
solitude leur prière et leur souvenir, avait laissé quelques noms
au mur du sanctuaire, quelles listes splendides nous aurions ici à
reproduire!


Mais non; ces grands hommes, dont la plupart ont marqué de leur
sceau leur époque ou nos institutions nationales, passaient
silencieusement, au milieu de ces grandes choses, sans souci des
clameurs de la postérité, faisant toute chose simplement, avec
cette sublime humilité dont nous avons, en quelque sorte, perdu le
sens, en même temps que celui de la vraie grandeur.


Où est le plus petit bourgeois de notre temps qui eût résisté à la
tentation? Ne croirait-on pas faire tort aux archives historiques
de notre pays, si, en tournée d’affaires ou de plaisir, on
manquait de graver sur les murs d’un de nos palais, sur un des
arbres de Fontainebleau ou de Compiègne, un nom que personne ne
verra peut-être jamais, sinon les employés de monsieur le Maire?



VI


L’archange protecteur.


C’était la situation pittoresque du mont Saint-Michel, la
justification souvent éprouvée de la dévotion à l’archange, et le
patronage spécial qui lui était attribué dans les dangers de la
mer, qui l’avaient fait nommer de ce vocable: in periculo maris.
De nombreux miracles, racontés par les traditions les plus
respectables, attestent, d’ailleurs, la protection de l’archange
dont l’épée victorieuse semblait défendre contre les éléments et
contre l’étranger ce rocher français suspendu sur l’abîme.
Plusieurs pèlerins illustres en avaient rendu témoignage, et un
manuscrit du mont raconte entre autres ce miracle:


« Une femme de Normandie allait en pèlerinage à la sainte montagne
avec son mari; elle était près de devenir mère. Pendant qu’ils
marchaient tous les deux sur la grève, un épais brouillard les
environna tout à coup, le vent siffla horriblement, et la mer
mugit au loin. L’épouse, saisie de frayeur, tombe évanouie, et
quelques heures après, au milieu de cette furieuse tempête, naît
l’enfant, leur fils unique. Cependant les flots avançaient et les
entouraient déjà. Quelle horrible perplexité! Dieu permettra-t-il
que ces pieux serviteurs, venus là pour chanter sa louange et
implorer ses miséricordes, soient submergés par la mer en furie,
et trouvent, au lieu de la vie et de ses prospérités, une mort
horrible et imprévue sur cette grève périlleuse? Ils
s’agenouillent, implorent, dans leur détresse, le souverain
Créateur des éléments, le l’intercession de l’archange, qui veille
sur les pèlerins. Le céleste patron du mont ne tarda pas à les
secourir; il sauve cette malheureuse famille d’un désastre
imminent. Pendant que l’enfant nouvellement né mêlait encore ses
cris plaintifs aux effrayants mugissements des vagues, il sembla
tout à coup que les flots s’élevaient à leurs côtés comme des
montagnes. Au milieu la mère, désolée, élevait entre ses bras son
fils vers le ciel, et le père, faisant couler sur lui l’eau
régénératrice, le revêtait de Jésus-Christ.


» Dans ce baptême douloureux, le petit enfant ne reçut pas le nom
de ces aïeux; mais le père l’appela Péril. Ainsi sauvé par un
touchant miracle, l’enfant fut voué à Dieu et nourri dans les
tabernacles. C’était bien vraiment l’enfant de la Providence. Il
reçut plus tard les ordres sacrés, et rendit témoignage, par ses
vertus autant que par son existence même, de la puissance et de
l’appel du Seigneur en même temps que de la protection de
l’archange. Ce saint prêtre existait à Lisieux, où la population
l’avait en grande estime et vénération au temps où le manuscrit
racontait ce fait. Le récit ajoutait que chaque année il ne
manquait pas de venir visiter, en grande faveur, le mont du
miracle, pour reconnaître les précieuses faveurs de Dieu à son
égard. »


Quant à l’église du mont Tumba (Tombe-Hélène), elle a aussi son
origine miraculeuse que rapporte la légende.


« Il y avait dans les temps reculés de la chrétienté, par delà
l’Angleterre, une contrée où régnait un prince appelé Elga. On
croit aujourd’hui que ce pays est l’Irlande. Un serpent monstrueux
y exerçait d’effroyables ravages. Il avait quitté les rochers; il
était descendu dans la plaine, gonflé d’écume vénéneuse, et avait
jeté l’effroi dans les compagnes voisines. Il brûlait les herbes,
infectait l’air, et son haleine pestilentielle tuait tous les
habitants. Bientôt la contrée, devenue inhabitable, fut déserte.
Souvent il se retirait près d’une claire fontaine, où une rivière
prenait sa source, et tous ceux qui s’y désaltéraient y buvaient
un poison mortel. Les habitants du pays, dans cette extrémité,
recoururent au Seigneur. Le pasteur, touché de la désolation du
peuple, enjoignit, pour fléchir le Ciel et en obtenir une
délivrance prochaine, la prière, le jeûne, l’aumône, qui sont les
armes ordinaires de l’Église. Le troisième jour, ainsi pressurés,
peuple et pasteur marchèrent à la rencontre du monstre pour le
terrasser. Le clergé, en longue procession, descendit de la ville,
et bientôt on aperçut le monstre.


» Il était, dit la légende, horrible à voir et semblait un des
produits de l’enfer. Sa gueule béante montrait, comme les dragons
antiques, deux larges rangs de dents aiguës. Une écume verdâtre,
mêlée de sang, découlait des deux cotés de sa mâchoire. Ils
avançaient cependant avec terreur, mais aussi avec ce courage
invincible que donne la foi dans le puissant auxiliaire du
Seigneur. Le monstre, infatigable d’ordinaire, n’avançait pas. Il
semblait méditer un mouvement terrible qui devait lui faire, de
toute cette foule anxieuse, une large proie. On approche
cependant. O prodige! l’horrible serpent était immobile et sans
vie. Le fléau avait cessé. A ses pieds, une armure céleste gisait
en témoignage du combat surnaturel auquel le peuple devait sa
délivrance: c’était un bouclier carré et une courte épée dont, du
reste, la forme n’était pas connue et qui n’étaient propres a
aucun usage.


» Tous tombèrent a genoux, et tandis qu’ils s’humiliaient devant
la puissance du Dieu des armées, saint Michel apparut à l’évêque
prosterné:


« C’est moi, dit-il, qui suis l’archange saint Michel. Sans cesse
je suis devant le trône de Dieu, et il m’a confié la défense des
hommes. J’ai tué ce serpent. Envoie ces armes au mont qui m’est
consacré. »


» L’évêque accomplit cet ordre, et à la t\^{e}te du peuple, il se
dirigea vers le mont Gargan. Mais ils avaient beau marcher, ils
n’avançaient point. A la fin, ils se dirent: « Voilà longtemps que
nous marchons, et nous n’en sommes pas plus près du but de notre
voyage. Nous avons passé une montagne qu’on appelle Tumba, où l’on
raconte que le saint archange a opéré, par son intercession,
plusieurs merveilles. Ne serait-ce pas là qu’il faudrait déposer
les armes que nous portons? »

» Ils arrivèrent en ce lieu sans obstacles, et déposèrent sur
l’autel de saint Michel, dans Tumba, le bouclier et l’épée
miraculeuse; puis, ayant raconté ce fait, ils le confirmèrent par
serment. »


Ce n’est pas, du reste, le seul récit de ce genre que l’on
connaisse; la fête de la Gargouille à Rouen, l’histoire de
quelques cités du moyen âge et de plusieurs saints nous offrent
souvent des situations et des circonstances toutes semblables.


Une légende complémentaire raconte que, dans la suite, un chanoine
curieux et peut-être peu convaincu voulut éprouver par lui-même la
puissance de l’archange, si vénéré par la foule des fidèles. Comme
on rapportait que saint Michel et les saints anges visitaient
l’église toutes les nuits, il se cacha derrière les piliers pour
observer. Il aperçut toute l’église éclairée et l’archange
rayonnant sous les cloîtres. Le saint patron de la France lui
reprocha son incrédulité, le réprimanda de son audace, et lui
ordonna de sortir et de faire pénitence. Il sortit, en effet, tout
effrayé, et ce fut tout ce qu’il put dire. Trois jours après, il
trépassa.


Ces événements firent grand bruit et parvinrent aux oreilles du
pieux empereur Charlemagne. Ce prince était grandement dévot à
saint Michel. Il fit peindre sur ses étendards l’image de cet
esprit bienheureux; il le prit pour l’un des protecteurs spéciaux
de son immense empire.


La première chapelle du mont avait été abattue environ trois
siècles après sa fondation, par saint Aubert, et Richard Ier, duc
de Normandie, de la famille de Hugues Capet, fit construire à sa
place une vaste église entourée de bâtiments spacieux, destinés à
des moines réguliers de l’ordre de Saint-Benoît. Mais cette même
église fut consumée par un incendie quelques années après, et
Richard II commença la fondation magnifique dont il reste encore
aujourd’hui une partie.


Le samedi saint de l’année 1103, au moment où les religieux
sortaient de l’église, la voûte de la nef s’écroula, emportant une
partie du dortoir, et neuf ans après, le vendredi saint de l’année
1112, pendant l’office des Matines, la foudre mit feu à l’église,
qui fut consumée avec tous ses bâtiments. Ce qui est curieux,
c’est qu’aucun des religieux qui assistaient à l’office n’éprouva
de mal, et que les maisons de la ville furent épargnées.


Enfin, en 1155, un tremblement de terre se fit sentir au mont
Saint-Michel, et si affreux qu’on croyait voir à chaque instant
s’écrouler tous les édifices.


Les abbés qui se succédèrent, et en particulier Robert de
Thorigny, réparèrent avec tant de soin les édifices, qu’ils les
firent plus beaux qu’avant l’incendie.


Lorsqu’en 1203 la Normandie passa enfin sous l’obéissance aux rois
de France, le dix-septième abbé Jourdan, étant demeuré fidèle à
Jean sans Terre jusqu’au bout, eut à soutenir un siège long et
pénible contre les Bretons, conduits par Guy de Thouars, allié du
roi de France, Philippe-Auguste. L’abbé, sommé de se rendre, s’y
refusa, et les Bretons mirent le feu au monastère dont il ne resta
que les édifices voûtés, l’église et les bâtiments en pierre.
Lorsque Philippe II eut soumis et pacifié tout le pays, il donna
lui-même l’argent nécessaire pour réparer l’abbaye, et l’abbé
Jourdan s’acquitta de cette mission avec infiniment de goût et de
magnificence.



VII


Guillaume de Normandie.


Après le complet achèvement du cloître par Richard de Toustain,
l’auteur de la tradition célèbre dont nous avons parlé à l’égard
du monastère, survint la destruction de l’église par la foudre, en
l’an 1300; et l’incendie, dit-on, fut si intense, que le métal
coulait ardent sur les édifices.


Plusieurs fois encore, en 1350, en 1374, au commencement du XVIe
siècle, et enfin en 1576, la foudre détruisit tantôt les
bâtiments, tantôt l’église du mont; mais toujours, par le soins
des vénérables abbés, dont la plupart furent vénérés dans leur
mémoire comme des saints, les bâtiments détruits furent rebâtis
avec plus de magnificence.


Les libéralités de nos rois leur vinrent plus d’une fois en aide,
il est vrai. Ainsi Philippe le Bel aida-t-il les religieux à
rétablir l’église et les bâtiments de la cité lorsqu’ils furent
détruits par la foudre, et Charles VII envoya de même une forte
somme d’argent en 1421, époque à laquelle s’écroulèrent la voûte
du chœur, puis le chœur tout entier. C’est à cette époque que se
rapporte aussi la fondation de quelques magnifiques vitraux qui
ornaient l’église, et qui ont disparu depuis longtemps, ainsi que
la plupart des verrières de Normandie, réputées cependant, après
celles de Chartres, pour les plus belles et les plus savantes.


Le mont Saint-Michel a mit déjà pris une place importante dans
l’histoire de nos guerres. Il ne cessa d’être en butte aux
invasions des Normands que lors de leur installation définitive
dans une de nos meilleures provinces. Une fois établis sur nos
côtes, ces pirates semblaient devoir être un solide rempart contre
les entreprises de l’Angleterre, la vieille ennemie de nos
triomphes et de notre repos. Cette époque de l’installation des
Normands en France, époque où la France et l’Angleterre rivales
semblent malgré elles liées l’une à l’autre sur la carte de
l’Europe du moyen âge, cette époque est sans doute une des étapes
les plus intéressantes de notre histoire nationale, et nous sommes
fâché de ne pouvoir en parler que si légèrement. Il y aurait
beaucoup d’intérêt à suivre les effets progressifs du mélange des
races, tant en France qu’en Angleterre, après la conquête de
Guillaume. La fusion des idiomes, des coutumes, se remarque dans
les chartes publiques et privées des deux royaumes. On retrouve du
vieil anglais dans des chartes normandes de 1070 et 1080, et
l’ancien idiome normand se retrouve dans des manuscrits anglais du
XVe siècle. Il est encore plus curieux de suivre les migrations
des familles normandes à la suite du grand Guillaume après la
conquête, et il y a là une mine inépuisable des épisodes les plus
intéressants. Cette révolution opérée si brusquement dans le
peuple aimable d’Alfred le Grand et d’Edouard le Confesseur, par
une race de barbares récemment baptisés et initiés à peine aux
lumières de la civilisation chrétienne, est un grand drame
historique qui, comme tant d’autres, n’a point encore été mis en
lumière. La raison en est simple: c’est que, pour tirer de là des
romans, il faudrait être un peu historien, et l’érudition n’est
pas toujours le fait des romanciers. Autrement dit, tout le monde
a de l’imagination de ce temps-ci, mais tout le monde n’a pas du
savoir.


Ce fut donc à la suite du conquérant que s’établirent, en
Angleterre, un nombre immense de nobles familles du pays
d’Avranches. C’est ainsi que les seigneurs de Soligny, de Romilly,
de Pesnel, de Brecey, les Saint-Pierre-Langer, les Sourdeval et
quantité d’autres se fondirent avec la noblesse anglaise, en y
transportant leurs biens et en y formant des alliances. La douce
et fière rare saxonne lutta vainement contre l’influence des
vainqueurs; elle fut dépossédée en faveur des barons normands, et
après avoir épuisé ses forces dans d’inutiles combats, elle finit
par plier sous le joug.


Les religieux du mont Saint-Michel, pour quelques revenus qu’ils
avaient cédés à Guillaume, furent largement récompensés, et l’on
croit que ce fut des bienfaits de ce monarque que l’abbé Renaud
fit construire les bâtiments qu’on appelle encore la Merveille. Il
fonda un prieuré dans le pays d’Avranches, et dota les religieuses
de Sainte-Anne, auxquelles il envoya dans la suite ses deux
filles, ainsi que nous l’apprend Prevot d’Exiles dans la vie de ce
prince qu’il nous a laissée.



VIII


Les fils du conquérant.


Une histoire touchante se dégage ici des sévères annales du mont;
c’est celle du prince Robert de Normandie, l’un des fils cadets du
conquérant: figure aimable et mélancolique, sortie de ce type
farouche des temps barbares comme une fleur d’un rocher, un rayon
de miel d’une mâchoire de lion. Ce jeune prince, héritier de
Guillaume dans son duché de Normandie, avait deux frères,
Guillaume, successeur au trône d’Angleterre et surnommé le Roux,
et Henri, sans apanage, qui acheta de son frère aîné le Cotentin
et I’Avranchin. Tandis que les trois princes s’établissaient dans
leurs domaines, une faction secrète tenta d’élever au trône
d’Angleterre le duc de Normandie à la place de son frère. Les
factieux prirent les armes et s’enfermèrent dans Rochester. Une
invasion des Gallois fit diversion un instant à cette entreprise,
et Guillaume le Roux, parvenu à pacifier ses États, jeta sur la
Normandie des regards pleins de courroux. Il fit jurer à tous les
barons de punir son frère de cette tentative d’usurpation. Les
barons jurèrent de le suivre et de servir sa vengeance. Le roi
descend sur les rivages de la Normandie et dirige ses troupes sur
Rouen. De son côté, Henri, à la tête de la jeune noblesse
d’Avranches, court à l’aide de son frère Robert, et taille en
pièces les troupes saxonnes. Guillaume n’est pas découragé par cet
échec. La colère fermente dans son cœur, et l’orgueil humilié y
change en haine le ressentiment de l’injure. Il s’avance avec une
nouvelle armée, et Robert, plein d’effroi et de repentir, demande
la paix, en offrant pour prix du traité le mont Saint-Michel et
Cherbourg. Mais le prince Henri se croit frustré dans ce partage,
et se souvenant qu’il avait été injustement oublié dans l’héritage
paternel, il rassemble lui-même des troupes et fait sa place
d’armes du mont Saint-Michel. Guillaume se joint à son frère, et
tous deux établissent leur camp sur les grèves. « C’était
merveille, disent les chroniques anglaises de cette époque, de
voir, sous les verts ombrages des côtes, toutes ces tentes de
diverses couleurs, et les bannières étincelantes qui de loin
flottaient parmi les arbres, pendant que sur les remparts du mont
brillaient les panaches, et que le soleil, dardant sur l’acier des
casques et des lances ses rayons ardents, jetait un éclat
éblouissant. A la fin du jour, mille torches éclairaient dans la
nuit le dôme du mont, qui semblait être un météore dans les cieux.
Mais sitôt que reparaissait l’aurore, ces braves guerriers, l’arme
au poing, s’avançaient, visière baissée, au milieu des grèves,
brisant leurs lances les unes contre les autres. Tristes témoins
de ces combats, les femmes, assises sur les coteaux, faisaient des
vœux pour leurs époux ou leurs enfants, et alors bientôt sur la
grève pleuvaient des débris d’armes, des tronçons de lances, de
casques, de harnais et de caparaçons déchirés. La mer, mugissant
dans le lointain, mettait fin au champ de bataille et le couvrait
de ses flots. Bientôt Guillaume, fatigué des longueurs du siège,
résolut de prendre la place par la famine. De la cité de Genêts où
il avait assis son camp, au village d’Arvedon, de l’autre côté du
mont, il ceignit la place d’un cordon de troupes, et pendant
quarante jours le camp du prince Henri fut réduit aux dures
extrémités de la soif.


Au bout de ce temps, le roi d’Angleterre se rencontra un jour avec
un vaillant chevalier qui brisa sa lance, et après avoir fait
mordre la poussière à son blanc coursier, le tua sous lui. Il
l’avait acheté, le matin même, quinze marcs d’argent. Traîné
longtemps par les pieds sur le sable brûlant, il ne dut son salut
qu’à l’épaisseur de sa cuirasse. Mais voilà que tout à coup le
chevalier, qui l’avait renversé, saisit son épée et s’avance pour
lui couper la t\^{e}te. « Arrête, chevalier, s’écrie en cette
extrémité Guillaume, je suis le roi d’Angleterre. » A ce cri, le
guerrier baisse la pointe de son épée et la remet dans le
fourreau, tandis que la foule des soldats reste interdite, et que
les assiégés et les assiégeants se réunissent autour du monarque.
On amène à Guillaume un cheval frais sur lequel il monte. Mais
avant de se retirer, il fait avancer le vaillant chevalier qui l’a
terrassé. « Avance, lui dit le roi. Qui es-tu? - Je suis un obscur
chevalier, dit le vainqueur. Je ne croyais combattre qu’un simple
chevalier comme moi, car je ne pensais pas qu’un roi pût s’exposer
à un grand danger; mais puisque j’ai eu cet honneur d’avoir à ma
merci la vie d’un grand monarque, je demande pour toute grâce
d’être conduit auprès du duc Robert. - Par la face de saint Luc,
repartit le roi, tu tiendras une place parmi ceux que j’honore de
mon amitié. Qu’il soit fait selon ta demande. »


Conduit au camp du duc de Normandie, l’inconnu resta seul avec lui
et se jeta à ses pieds.« Je viens, lui dit-il, au nom du prince
Henri, faire entendre à vos oreilles quelques paroles de paix et
de douceur. Ne refusez pas plus longtemps à votre frère l’eau que
Dieu accorde à tous les hommes. Il est glorieux de vaincre par la
bravoure et le courage; mais triompher par la ruse et la force
n’est pas digne d’un chevalier chrétien et d’un prince valeureux.
»

Le duc Robert était brave et généreux. Ces reproches touchèrent
son cœur, et il accorda de l’eau à son frère.


Le roi d’Angleterre l’apprit. Il entra en colère, et lui dit avec
ironie: « Eh quoi! est-ce ainsi que vous avez appris à vaincre vos
ennemis? Comment en viendrez-vous à bout en leur fournissant ce
qui leur manque? » Mais Robert, ému de compassion pour le prince
Henri, lui repartit: « Préférez-vous donc l’eau à la vie de votre
frère et de tous les siens? Où trouverons nous un autre frère
quand nous aurons perdu celui-ci? »


Le roi ne répliqua rien. Il se retira dans son camp, et, le
lendemain, il leva le siège. Henri, à cette nouvelle, accourut. Il
jeta au loin ses armes, et embrassant étroitement ses frères, leur
demanda leur amitié. Cette réconciliation des trois frères dura
tout le reste du règne de Guillaume le Roux.


La première croisade fut prêchée dans ce temps-là, et l’on vit
Turgis, l’évêque d’Avranches, le crucifix à la main, prêcher la
délivrance des lieux saints, au cri de Diex el volt! Dieu le veut!
Toute la noblesse de l’Avranchin quitta ses antiques manoirs pour
s’engager sous les drapeaux du duc Robert, qui fit des prodiges de
valeur au siège d’Antioche et à celui de Jérusalem. Bien des fois
son courage et les efforts de ses chevaliers soutinrent l’armée
chrétienne dans les dangers, au passage des torrents et à l’assaut
des forteresses. Robert déposa devant le Saint-Sépulcre ses
trophées de victoire. On lui offrit la couronne de Jérusalem, et
il la refusa pour revoir les chers rivages de sa patrie. En
revenant de Terre-Sainte, il passa en Italie. Il y connut une
charmante princesse, Sybille, fille d’un noble preux, douce et
vertueuse. Il l’aima, la prit pour femme, et l’ayant emmenée dans
son duché, s’en vint avec elle en pieux pèlerinage au mont
Saint-Michel, pour rendre grâces à Dieu de son heureux retour, et
il y demeura longtemps en retraite.


Un des plus salutaires effets de ces guerres saintes appelées les
croisades, était surtout l’esprit de douceur et de paix qu’elles
apportaient dans I'âme de tous ces rudes enfants d’une barbarie à
peine effacée, pour lesquels la gloire des armes était la seule
enviable, et le droit du plus fort le seul sacré. Les lointaines
expéditions, saintes par leur but et leur caractère, terminaient
souvent les querelles, apaisaient les haines, ouvraient les cœurs
à la miséricorde ou au repentir. C’est ce qui était arrivé pour
les fils de Guillaume; mais rendus à leurs foyers, à leurs
convoitises et au brutal exercice de leurs droits, les passions
mauvaises s’agitaient de nouveau en eux et les désordres
recommençaient.


Ces frères, que l’esprit de paix avait touchés et réconciliés,
redevinrent ennemis à la mort de Guillaume le Roux, qui laissait
sans héritier direct le trône d’Angleterre. Robert et Henri
mesurèrent leurs prétentions à l’héritage de leur frère. Des
courtisans intéressés les excitaient tous les deux à soutenir
leurs droits l’épée à la main. Tout l’Avranchin fut bientôt rempli
de terreur et de maux. Les gémissements des femmes, les signaux de
guerre, les cris funèbres des oiseaux de mer remplissaient les
monts et les vallées; les enfants et les vieillards fuyaient
épouvantés.


Tandis que les frères préparaient les camps ennemis, une comète
parut tout à coup dans les cieux, et cette étoile flamboyante,
présage redouté, répandit parmi les guerriers l’effroi et le
remords. Mais cet avertissement du Ciel n’éteignit pas la haine
dans le cœur des deux princes. Ils agitèrent leurs lances et en
furent bientôt aux mains. Henri était roi, ce fut lui qui donna
les premiers coups, et d’abord le brave Robert fit ployer les
Anglais; mais malgré sa valeur et le courage de ses braves
Normands, son armée fut mise en déroute par la cavalerie bretonne.
Ce prince, brave et infortuné, forcé de se rendre, fut fait
prisonnier. Ses lauriers furent brisés. Traîné comme un vil
esclave dans les fers, au fond d’un affreux cachot, il y gémit
trente ans, oublié de sa parenté et de ses amis; nul Blondel ne
vint délivrer ce royal captif. De cruels bourreaux lui arrachèrent
les yeux, et il mourut abandonné de l’univers entier qui avait
retenti de ses aimables vertus et de ses exploits.



IX


Les rois suzerains.


Au commencement du XIIIe siècle, régnait sur la France un de nos
plus glorieux monarques, Philippe-Auguste. Ce grand roi, souvent
méconnu par les historiens, par les modernes surtout, avait de
solides vertus, dont plus tard saint Louis vénérait le souvenir,
et ce modèle des rois n’oubliait jamais de rappeler dans ses
prières quotidiennes la mémoire chérie de son vénérable aïeul,
disait-il. Après le meurtre odieux du jeune Arthur de Bretagne, le
premier mouvement de Philippe fut celui d’une juste indignation.
Comme suzerain du roi d’Angleterre et comme roi de France, il cita
Jean sans Terre à comparaître devant la cour des pairs. La
duplicité soupçonneuse du monarque anglais le retint prudemment
dans ses États; il ne parut point. Ses terres furent déclarées
forfaites, et les Bretons furent invités à prendre les armes.


Le beau-père du jeune prince assassiné, à la tête d’une nombreuse
armée, attaqua le diocèse d'Avranches. Le mont Saint-Michel fut
assiégé, et les Bretons, tantôt vainqueurs, n’ayant pu entrer dans
l’abbaye, jetèrent le feu dans la cité. Excepté les murs et les
voûtes, tout fut réduit en cendres. Le duc de Bretagne prit
Avranches, défit ses fortifications et soumit tout le diocèse. Le
roi de France venait de soumettre la Haute-Normandie; il céda au
duc de Bretagne toute la chaîne de forteresses qu’il avait
conquise, et ce prince, après avoir récompensé les seigneurs qui
l’avaient accompagné, se fit prêter serment par les nobles du
pays. La plupart ne se firent pas prier, ayant été récemment
dépossédés et maltraités par le roi d’Angleterre. Enfin, peu
après, l’Avranchin retourna tout à fait au roi de France, par la
révolte du duc de Bretagne et du vicomte de Thouars. Dans cette
révolte, la plus grande partie des seigneurs bretons demeurèrent
fidèles au roi Philippe, et ceux-ci conservèrent leurs biens.


Le moine Rigord, chapelain et médecin du roi de France, et qui a
écrit son histoire, raconte plaisamment qu’un des Seigneurs
révoltés, Renaud de Boulogne, après avoir bien fortifié son
château de Mortain et l’avoir garni de gens armés, le munit de
provisions de bouche fines et délicates, qu’il avait fait venir à
grands frais. Il s’établissait en sécurité au milieu de son
abondance, lorsque, sommé par le roi de remettre la place, ce
prince s’en empara après un siège très rapide. Il va sans dire que
les troupes royales firent main basse sur ces friandises, et le
comte Renaud vit avec désappointement passer dans la bouche des
autres tout ce qu’il avait fait préparer pour lui-même. On ne dit
pas s’il regretta ses peines et son argent.



X


La trahison.


La domination des rois de France fut très favorable au peuple de
l’Avranchin. La noblesse fut moins bien traitée. Par suite d’une
excellente mesure politique qu’on ne saurait blâmer, plusieurs
barons furent obligés d’opter entre leurs propriétés d’Angleterre
et celles qu’ils avaient sur le continent. « Nous les avons vus,
s’écriaient les paysans normands, passer la mer pour aller manger
le pain de douleur sur la rive étrangère. »


Un assez grand nombre de seigneurs se fixa donc en Angleterre, et
l’un d’eux, Eustache de Vescey, devint dans la suite maire de
Londres et l’un des principaux rédacteurs de la grande charte qui
régit plus tard les Anglais. Un autre, de la famille d’Avenel, le
même qui a fourni à l’un de nos plus charmants petits opéras son
principal personnage, fut établi bailli de Penbroke.


A l’occasion de sa conquête, Philippe-Auguste donna à l’abbaye du
mont Saint-Michel une somme considérable, pour être employée à
réparer la ville, le monastère et l’église. Il fit aussi bâtir un
fort sur le mont Tombelène, parce qu’il craignait que les Anglais
profitassent de cette situation pour diriger leur attaque contre
le mont. Depuis nos premiers Capétiens jusqu’à nos princes, il est
facile de constater toujours et partout cette même sollicitude et
cette défiance instinctive et héréditaire envers nos voisins
d’outre-mer. C’est que nos rois connaissaient bien nos ennemis!


Il y avait alors dans l’Avranchin une noble et illustre famille,
celle des seigneurs de la Haye-Pesnel. Leur nom est célèbre dans
l’histoire du mont Saint-Michel. Nous en détachons, en abrégé,
l’histoire du baron Foulques, qui mérite cet honneur par l’éclat
de sa trahison et de son repentir.


Ce seigneur, ambitieux et turbulent, comme la noblesse normande,
avait cessé d’être fidèle au roi de France, son suzerain. Séduit
par les Anglais et par le duc de Bretagne, il s’était joint aux
révoltés, et, cantonnés dans Saint-James, ils attendaient les
secours de Henri III, roi d’Angleterre, successeur de Jean sans
Terre. La reine Blanche, veuve alors de Louis VIII si bien appelé
Cœur de Lion, gouvernait sagement le royaume de France pour son
jeune fils Louis; et le cardinal Romain, son ministre, voyant que
l’armée des révoltés croissait de jour en jour, fit aussitôt
partir à la tête des troupes le jeune roi Louis IX, âgé de
quatorze ans environ. Cet aimable prince, bien que la faiblesse de
son âge lui permit à peine de supporter le poids d’une lourde
armure, fit présager en cette journée ce que sa valeur serait plus
tard. Il emporta Saint-James dès le premier assaut, du haut de
Tombelène qu’il assiégeait; il encourageait par sa vaillance les
Normands qui lui étaient restés fidèles, et qui, sur leurs
montagnes agitaient leurs lances impatientes, lorsqu’il crut voir
s’avancer de nouveaux ennemis. Un homme de grande taille et
entièrement couvert d’une armure noire était à leur tête. Ce
seigneur n’était point un ennemi: c’était Jean des Vignes, le plus
courageux des guerriers après le roi de France. Louis reconnut son
fidèle serviteur, et il remercia le Ciel, la victoire était
gagnée. Le combat était rude cependant, et sous les murs roulèrent
les lourdes machines de guerre. Une nuée de flèches courut dans
l’air. Les assiégeants plantèrent des échelles et montèrent sur
les épaules les uns des autres, les chevaliers se jetèrent dans
les rangs ennemis, et on combattit corps à corps, la rage dans les
yeux et l’héroïsme dans le cœur. Après bien des alternatives, les
seigneurs de Pesnel, pleins de colère, furent contraints de se
retirer. La tradition rapporte que le baron Foulques fit ferrer
ses chevaux à rebours pour tromper les cavaliers qui le
poursuivaient: ruse de Normand; mais se sauve qui peut!


Ce combat est resté célèbre dans les annales de la Normandie et du
mont Saint-Michel. La ville de la Haye-Pesnel, qui était encore un
lieu considérable, à demi démolie, ne fut plus habitée que par des
étrangers fugitifs ou errants. Au XVe siècle, elle était réduite
au petit bourg que l’on voit aujourd’hui.


Le château seigneurial des barons de Pesnel fut abattu, et les
peuples voisins lui donnèrent le nom de Ganne, qui signifie
trahison, parce qu’en latin gannire exprime le cri du renard, le
symbole de la ruse et du mensonge; comme en italien ingannare
signifie encore tromper. C’était aussi en mémoire du seigneur de
Ganne, ce chevalier félon du temps du bon roi Charlemagne qui se
laissa gagner des Sarrasins et fut cause de la mort du fier Roland
et de ses braves chevaliers.


Le peuple fidèle croyait qu’une malédiction mystérieuse planait
sur les sombres créneaux de ce manoir, et ses ruines délaissées
devinrent la retraite des oiseaux de nuit au cri sinistre. On
prétendit longtemps que ces décombres recouvraient des monuments
précieux et de riches trésors; mais personne ne s’en assura
jamais, car nul n’eût osé pénétrer dans ce lieu maudit depuis que
la justice du roi y avait fait tomber la foudre de ses vengeances.



XI

Le repentir.


Malgré tout le mal que les historiens - nos historiens français
surtout - aient dit à plaisir des Français d’autrefois, tant
sujets que rois, on n’y compte pas les tyrans, les traîtres et les
débauchés en aussi grand nombre qu’on voudrait nous le faire
croire. Le sang français a toujours été loyal et généreux. C’est
le jugement même de nos rivaux et de nos ennemis, et c’est sans
doute par humilité que nos historiens modernes ont pris si bien à
tâche de nous prouver le contraire.


En effet, il est assez étrange - et nous ne le comprendrons jamais
- que pour faire triompher simplement un parti politique ou une
opinion individuelle, un écrivain ne recule pas à dénaturer les
faits qui la contrarient, et à dénaturer, ce qui est pis, le
caractère de toute une nation, et de la sienne encore!


Les désastres de sa maison, la honte dont sa trahison avait
entaché son noble nom, et dont le mépris public, ce grand
justicier d’alors, devait poursuivre ses descendants, firent
rentrer en lui-même le baron Foulques. Il comprit l’étendue de sa
faute aux proportions de son châtiment, et chercha en lui-même
comment il pourrait se racheter envers la France, le roi son
maître, et la postérité.


A cette époque, vint retentir encore le fameux cri de Dieu le
veut! ce cri de notre antique ferveur, signal des guerres saintes
des croisades. Toute la France se signait de la croix et s’en
allait suivre son roi à travers les périls et les hasards de ces
dernières entreprises lointaines. Le baron Foulques, saisi de
repentir, jura de laver dans son propre sang l’outrage qu’il lui
avait lui-même infligé. Il courut aux pieds du roi, s’humilia en
confessant son indignité, et le supplia de lui octroyer la faveur
de le suivre sur la Terre Sainte, et de payer en gloire et en
courage la rançon de son honneur. Louis était le plus
miséricordieux des juges et le plus équitable des rois. Il fut
touché du repentir du baron, il le releva avec bonté, lui accorda
son pardon et l’emmena en Palestine.


Foulques voulut que son repentir fût aussi éclatant que sa faute
et sa disgrâce. D’accord avec les héritiers, il consacra la plus
grande partie des biens qui lui restaient au soulagement des
misères publiques, et peu après, il suivait son royal maître sur
les rivages étrangers où l’Église et la France, ces deux grandes
civilisatrices du monde, allaient défendre nos plus chères
reliques et secourir les chrétiens opprimés.


Un jour - c’était la veille de Damiette, - le roi, le digne fils
de Louis Cœur de Lion, entouré seulement d’un groupe de ces braves
chevaliers, disputait la victoire à toute une troupe de Sarrasins.
De nouveaux ennemis accouraient au loin, et quelques-uns des
fidèles sujets qui faisaient de leur corps un rempart à la
personne auguste de leur roi, écrasés par le nombre, ne
résistaient plus qu’à force d’héroïsme à cette lutte inégale et
féroce. Plusieurs étaient tombés expirants. Le roi, cette
individualité sainte qui résumait toute la nation alors, demeura
enfin, sans autre défense que son courage, aux prises avec ses
farouches ennemis. Plusieurs fois déjà, Louis s’était dégagé
d’entre eux; - car quel héros égala jamais dans les chances
inégales de la vie ce prince à la fois fort comme le lion et doux
comme l’agneau? - mais que peut la valeur contre le nombre
implacable? A ce moment survient dans la mêlée un inconnu, revêtu
d’une armure grise. La visière baissée de son casque cache son
visage à tous les yeux. Il pénètre, suivi de trois chevaliers
vêtus comme lui, au cœur de ce groupe terrible où le roi, resté
seul, défend héroïquement l’honneur du nom français contre la
fortune la plus contraire. Le nouveau venu n’hésite pas; il frappe
à droite, à gauche, parvient jusqu’au roi, l’arrache au carnage.
Ses trois chevaliers font au prince un rempart de leur corps, et
le Dieu qui protège la France leur ouvre un chemin: Louis est
sauvé!


Le roi veut connaître son libérateur; mais à peine a-t-il la force
de se nommer, car tout son sang s’échappe de sa blessure. Le fer
d’un Sarrasin avait traversé sa cotte de maille. On lève sa
visière: c’est Foulques de Pesnel.


« Ah! sire, dit-il, le Seigneur a agréé le vœu de mon repentir.
Mon sang infidèle a coulé à la place du plus pur sang de la
France. Bénissez votre serviteur repentant; et Dieu sauve le roi!
»


Il mourut dans les bras de son maître. Ainsi fut réhabilité et
lavé de félonie le noble nom de la Haye-Pesnel, qui avait été
jusqu’à la trahison de Foulques une des gloires de l’Avranchin.


Plus tard, saint Louis, poursuivant la pensée de Philippe-Auguste
et de Louis VIII, son père, travailla à acquérir définitivement
l’Avranchin, et il y réussit en gagnant la chaîne de forteresse
qui défendaient la Normandie. Quand l’Avranchin fut ainsi tout à
fait soumis à l’obéissance du roi, la liberté et le bonheur y
régnèrent. Ce fut un nouveau membre de la grande famille de saint
Louis.



XII


Nicolas le Vitrier.


En 1350 et en 1374, la foudre consuma de nouveau une grande partie
des bâtiments du mont Saint-Michel. Ce fut grâce aux soins et aux
talents de Nicolas le Vitrier, un de ses abbés les plus
remarquables, que ses désastres furent sitôt réparés.


Ce surnom de Vitrier, que son époque donna à l’abbé Nicolas, lui
vint sans doute de son goût à décorer les vitraux, ce qui était
alors un art délicat et en grand honneur.


Il ne fut pas le seul homme remarquable qu’il y ait eu dans la
série des abbés de Saint-Michel, nous avons encore d’autres noms à
citer. Mais pas plus que les autres, il n’a reçu de la postérité
ingrate et oublieuse la justice à laquelle sa belle conduite et sa
vie studieuse avaient droit. On n’a eu garde de glisser ainsi sur
le peu de scandales qui marquent de loin en loin nos mémoires et
nos chroniques. Combien il y a de ces héros obscurs qui ont droit
au souvenir et à la vénération de tout bon Français, et dont, à
part quelques érudits, personne ne sait le nom; tandis qu’on a
fouillé, jusque dans l’ombre la plus mystérieuse, la vie de tel ou
tel héros d’aventure, qui ne fût jamais sorti de l’obscurité si sa
vie n’eût prêté à des développements fantastiques, s’il n’eût
servi de type à un roman ou de prétexte à un bon mot!


Et voilà comment on écrit l’histoire, dirons-nous aussi.


Le moindre des mérites des abbés du mont Saint-Michel fut
l’érudition. Quelques-uns y joignirent même de hauts faits
d’armes, et Nicolas le Vitrier fut un de ceux-là. Obligé de garder
lui-même la forteresse du mont pour la conserver au roi, il y
défendit si bien la cause de la patrie contre les Anglais, qu’il
fut le premier abbé établi gouverneur et capitaine de la ville et
de l’abbaye, de l’autorité de Charles V, depuis roi de France et
alors duc de Normandie.



XIII


La famille de Duguesclin.


La France était alors au plus fort de cette longue et malheureuse
période de cette lutte avec l’Angleterre, la vieille ennemie de sa
gloire, la complice de tous ses revers. L’Avranchin fournit au roi
ses plus illustres capitaines: Raoul de Guiton, Jean de la
Haye-Pesnel, Ives de Chéruel, Guillaume de Thieuville, les
seigneurs de Husson. Mais malgré leur défense, la ville
d’Avranches fut assiégée mieux que jamais, après que Charles le
Mauvais, ayant fait assassiner Charles de la Cerda, allié du roi
de France, attira la guerre de ce côté.


Un héros fut envoyé pour s’opposer à ces désastres: c’était
Duguesclin. Cet illustre capitaine avait coutume de se retirer à
Sacey, sur les terres de sa mère, Jeanne de Malesmains,
appartenant à la vieille noblesse de l’Avranchin. C’était là qu’il
se délassait de ses laborieuses campagnes, et souvent il
renfermait dans le fond de son donjon ses prisonniers de guerre.
La contrée l’environnait de respect et de louanges, et son nom
était vénéré et connu jusque sous le chaume. Ici, dans le coin
d’un bois écarté, il avait été appelé en combat singulier avec un
Anglais d’une taille gigantesque. On assurait que les armes de cet
étranger étaient enchantées, et que la vaillante épée du héros
avait vaincu au nom de la croix les artifices de l’enfer.
Ailleurs, il avait livré, avec quelques compagnons d’armes, un
mémorable combat où cent vingt Anglais étaient tombés sous sa
hache. On montrait aussi aux petits enfants un lieu où il avait
gagné cent louis d’or. Ses armes étaient bénites, et il avait fait
mordre la poussière aux ennemis de la France les plus redoutables.


Il arriva donc à la tête de ses compagnies. Pour récompenser la
noblesse d'Avranches, il donna sa plus jeune sœur à Praslin de
Husson. Le pays eut beaucoup à souffrir, mais Duguesclin ne permit
pas que les armes fussent déposées avant que l’ennemi fut
repoussé. Sa glorieuse et héroïque famille prit part à sa
renommée. Son épouse et sa sœur, Julienne Duguesclin, religieuse,
se trouvant alors seules et sans défense dans le château de
Pontorson, un capitaine anglais, Felleton, apprit cette
circonstance favorable et se hâta d’en profiter. Dans le silence
de la nuit, suivi de quelques soldats, il arrive aux portes de
cette forteresse où il s’était ménagé des intelligences avec deux
chambrières de la dame Duguesclin. On donne le signal convenu, et
quinze échelles se dressent en même temps contre les murs de la
tour. Mais l’épouse de Duguesclin, réveillée tout à coup, s’élance
aux portes en s’écriant qu’on attaque la place. La jeune
religieuse, Julienne Duguesclin, suit sa sœur, et cette fille
intrépide, si digne du sang qui coulait dans ses veines, se saisit
de la première armure qu’elle trouve, court au haut de la tour,
renverse les échelles et crie alarme à la garnison. Réveillés en
sursaut, les soldats courent sur les remparts, et les Anglais,
confus et épouvantés, se retirent en désordre. Au même instant, et
comme s’il eût été averti en secret par une inspiration du Ciel,
Duguesclin revient. Il aperçoit de loin, à la faveur des premières
clartés de l’aurore, et fuyant avec les ombres flottantes, les
ennemis consternés. Ce héros les poursuivit vigoureusement, et
force leur chef à se rendre. C’est de la bouche de Felleton
lui-même qu’il apprend la trahison des deux chambrières.
Duguesclin a l’âme généreuse comme son sang, et pleine de
miséricorde; mais sa justice est inflexible pour les traîtres: il
fait jeter les deux servantes infidèles dans la rivière qui
baignait les flancs des tours.


La dame Duguesclin était une noble et puissante châtelaine, en
haute renommée de piété et de courage. Elle se nommait Tiphaine,
et était fille du vicomte de la Bellière. Son esprit subtil, et
les secrets de la science qu’elle unissait à une beauté
remarquable, la faisaient désigner, par les habitants de Bretagne
et de Normandie, sous le nom de Tiphaine la Fée. Avant d’armer,
pour la guerre d’Espagne, son vaillant époux, elle lui demanda la
permission de venir habiter le mont Saint-Michel. Duguesclin fit
construire pour elle un beau logis dans le haut de la ville, et il
la conduisit lui-même à sa nouvelle résidence. Des débris de
murailles où croît la mousse, quelques vieux arceaux couverts de
lierre, dessinent encore aux yeux des voyageurs la place occupée
jadis par cette maison célèbre. Tandis que son maître et seigneur
guerroyait pour le roi de France, Tiphaine la Fée trompait les
longueurs de l’absence en étudiant les astres et en observant
leurs influences bienfaisantes ou malignes. L’aurore la trouvait
presque chaque jour sur les hauteurs de ce roc, calculant,
dressant des expériences. La fidèle épouse rapportait au profit du
héros qu’elle aimait uniquement toutes ces découvertes, fruit
précieux de ses veilles. Elle analysait et annotait soigneusement
toutes les révélations de la science. Sa tendresse craintive et
souvent alarmée entourait alors de ses défiances le téméraire
capitaine de Charles V. Mais là encore n’était pas tout son
mérite. Elle savait assister généreusement l’infortune, et plus
d’un soldat ou d’un pauvre capitaine qui la venait visiter dans
son honorable solitude, en revint chargé de ses libéralités.
L’historien dom Huynes dit qu’elle employa de cette sorte cent
mille florins que son époux lui avait laissés en garde. Et ainsi
elle décida un grand nombre de soldats à aller retrouver en
Espagne son mari et à combattre avec lui.


Il existait encore, il y a seulement quelques années, un petit
cahier manuscrit, en vélin, avec des figures cabalistiques, des
majuscules coloriées et des vignettes gothiques, qui, dit-on,
était soigneusement conservé dans une paroisse de Normandie.
C’était le manuscrit de Tiphaine la Fée, où elle avait inscrit le
résultat de ses travaux astronomiques. Là se trouvaient des
éphémérides indiquant les influences des astres et la prédiction
des jours mauvais. Au commencement de chaque mois, un vers latin,
car le latin entrait de rigueur dans l’éducation des grandes dames
d’autrefois, indiquait les jours mauvais. Ainsi le premier et le
septième jour de janvier étaient néfastes. L’influence maligne des
astres, en février, s’exerçait le troisième et le quatrième jour.
En mars, le premier et le neuvième jour n’épargnaient ni celui qui
buvait ni celui qui mangeait. Le dixième et le onzième jour
étaient des jours de deuil. Dans le mois d’août, le premier jour
n’épargnait pas les forts, et le second détruisait une cohorte. En
septembre, le troisième et le dixième faisaient sécher les
membres. Enfin décembre, au septième et au dixième jour, était
rempli de poisons.


Duguesclin avait emporté à la guerre des tablettes dans lesquelles
Tiphaine avait coté les jours néfastes, et il se trouva tout
justement que, le jour qu’il fut fait prisonnier et qu’il vit
tomber à ses côtés le comte de Blois, il vit, en ouvrant ses
tablettes, que ce jour était un de ceux où il lui était recommandé
de ne rien entreprendre. La dame Duguesclin vécut longtemps au
mont Saint-Michel, ne s’absentant que très rarement, comme il
était d’usage dans la vie des femmes de bonne renommée alors. Elle
y demeura jusqu’en 1374, et ne le quitta que pour aller mourir à
Dinan d’un asthme qui abrégea sa belle et vaillante vieillesse.



XIV


Les abbés du mont Saint-Michel.


En ce temps, l’abbaye du mont Saint-Michel florissait sous le
gouvernement de Geoffroy de Scroon et de Pierre Leroy, et il
sembla que la Providence eût voulu mesurer le mérite et le courage
des gouverneurs du mont aux difficultés des temps. Déjà on
n’entendait de tous les côtés que bruits de guerre, cliquetis
d’armes, récits d’aventures guerrières. Dans toute la Normandie,
il ne restait que le mont Saint-Michel que l’ennemi n’eût pas
encore dévasté; Tombelène était pris. C’était encore le temps où
l’évêque et le moine quittaient souvent la crosse et le bréviaire
pour l’épée. L’abbé Geoffroi suivit le noble exemple que
quelques-uns de ses prédécesseurs avaient déjà donné: il quitta sa
cellule pour courir à la défense de sa patrie menacée, à la tête
de ses religieux, transformés en soldats; et pendant quelque
temps, les galeries du cloître demeurèrent silencieuses et les
longues ombres des moines ne se dressèrent plus sous les sombres
arceaux.


A cette époque, croit-on, se rapporte une ordonnance du roi
Charles V, arrêtant qu’il serait défendu d’entrer dans l’abbaye
avec des armes, et l’on croit que ce fut en mémoire de l’invasion
de Jean Boniant, vicomte d’Avranches, qui, « portant un grand
cutel à pointe, dit la chronique, s’est efforcé naguaire d’entrer
en la dicte abbaye avec plusieurs autres compagnons. »


Le mont Saint-Michel gagna encore beaucoup à l’administration de
Pierre Leroy, le Suger de son siècle. Ce grand homme fut moine,
ministre et capitaine tout à la fois. Le monastère dut à son génie
et à ses vertus religieuses d’honorables réformes. Ses règlements
et constitutions, où respiraient la droiture, la prudence, la
justice, révélèrent son mérite au roi Charles VI dans un voyage
pieux que fit ce monarque au mont Saint-Michel. Revenu à Paris, ce
prince pensa à faire son conseiller de l’abbé Pierre Leroy; il
l’appela auprès de lui, lui assigna mille francs de pension et lui
confia ses plus importantes affaires. L’abbé se gagna pour
toujours l’affection du roi, et resta jusque dans l’infortune son
plus sincère et loyal ami. Il avait acquis aussi les bonnes grâces
du Pape dans un voyage qu’il fit à Pise, lors du concile de 1400.
Fort de ces illustres amitiés et peut-être de son propre mérite,
cet abbé fut le premier qui ait fait apposer en l’abbaye les armes
de sa maison qu’on voyait encore naguère sur une des chaises du
chœur qu’il avait fait faire. Si notre temps ombrageux se
scandalise de trouver des blasons en pareil lieu, je lui répondrai
qu’il n’y faut pas voir autre chose qu’un us de cette époque; que
la vanité nobiliaire est précisément une faiblesse de nos temps
modernes, et que nos aïeux du moyen âge, qui usaient de leur
blason comme d’une signature, était de meilleure foi, en tout cas,
dans leur naïve vanité que la plupart d’entre nous dans notre
hypocrite humilité.



XV


Français ou Anglais.


Mais nous voilà un peu loin des abbés du mont Saint-Michel et des
guerres d’Angleterre, quoique cette période de l’invasion anglaise
ne soit pas la moins intéressante de nos étapes historiques.
C’était vers 1412; et les Anglais, dont le système politique a
toujours été d’entraver nos prospérités ou de profiter de nos
revers, attirés par les troubles qui désolaient le royaume à cette
époque douloureuse de la démence de Charles VI, ne manquèrent pas
de se montrer sur les rivages de la Normandie au moment où on
pensait le moins à eux, et leur roi commença ses spoliations par
plusieurs abbayes de l’Avranchin, auxquelles il enleva leurs
revenus. Déjà, sous Charles V, ils avaient témoigné leur ambition
hostile en s’emparant de Tombelène, d’où ils avaient été
promptement chassés, dit un historien du temps, « par le moyen et
aux pourchaz coustages et dépends des religieux et habitants du
Mont et d’Avranches. » Ce poste retomba en leur pouvoir, avec une
partie du diocèse d’Avranches, où ils établirent un gouverneur à
eux, Jean de Gray. La faible garnison d’Avranches capitula bientôt
aussi; cette ville ouvrit ses portes après un siège de quelques
jours, et les Anglais ne s’arrêtèrent guère plus dans la voie de
leurs triomphes. Ils en usèrent comme les vaincus devaient s’y
attendre, le plus largement qu’ils purent, et ils s’enrichirent de
confiscations et de pillage. Les plus importantes spoliations se
firent au profit des ducs de Bedford, des comtes de Suffolk et de
quelques puissantes familles d’Angleterre, celles de Glacidas, de
Nessefeld, de Trolopp, de Swinford; et on peut bien penser qu’ils
ne furent pas embarrassés de partager le reste.


Le roi d’Angleterre ne prit pas de demi-mesures. Il fallut se
ranger à son obéissance ou se laisser déposséder de la façon la
plus arbitraire. A cette époque, la monarchie avait son culte en
France; le peuple ne jetait point l’anathème aux princes
malheureux. La fortune n’avait point encore fait de rois en
France; le droit seul menait au trône, et on aimait le roi, quand
même on eût pu détester l’homme couronné. La province de
Normandie, il faut le dire à son honneur, garda noblement la
fidélité au roi de France. Un registre qui fut dressé par les
ordres du roi d’Angleterre à cette époque, nous a transmis les
noms des félons sujets du roi Charles qui eurent la lâcheté de
reconnaître la domination anglaise, et les noms plus nombreux des
familles qui préférèrent l’oppression au déshonneur; qui, dans
l’exil ou l’indigence eurent le noble courage de résister aux
séductions dont l’usurpateur entoura leur fidélité. Peuple et
noblesse s’unirent dans un serment sacré, prêts à mourir pour la
France et le roi, ou à chasser l’ennemi. Et une troupe de ces
héros, s’étant enfermés dans le mont Saint-Michel, conservèrent au
roi ce poste important au milieu des périls et des plus
rigoureuses épreuves. Ce qui sert à prouver clairement qu’il y a
eu du patriotisme en France bien avant les patriotes.


Encore parmi le petit nombre de traîtres que comptait le registre
du roi d’Angleterre, combien y eut-il de vieillards, de veuves, de
familles sans chef et sans protection! Dans ce temps de calamités
et de désastres, on eût pu voyager tout un jour sans trouver un
habitant dans les bourgs, ni un champ cultivé dans les campagnes.
Et cependant, à la vue de ces seigneurs, de ces riches
propriétaires qui trahissaient sans rougir leur patrie et leur
serment, le peuple s’emportait en des éclats sublimes de fierté
nationale et de généreuse indignation; et les femmes, filant à la
porte de leurs chaumières dévastées, élevant dans leurs bras leurs
enfants, leur disaient, en désignant de loin les châtelains
fugitifs: « Vois ce baron, mon fils; il vient de trahir son roi:
le traître est déchu de noblesse! »


Il y eut, à l’occasion de ce schisme national, comme plus tard
dans les guerres de religion, plus d’un épisode douloureux au
milieu de ces divisions. Plus d’une famille eut son drame caché.
Le frère reniait son frère en le voyant passer sous la bannière
ennemie. Le père maudissait son fils qui avait acheté la vie et
les honneurs aux chers dépens de l’honneur national. Le jeune
homme repoussait sa fiancée entraînée loin du sol natal pour
sauver les jours ou la liberté de son vieux père.


Une mère, la dame Guillemette-aux-Épaules, veuve de Messire Raoul
Guiton, brave et loyal chevalier normand, venait jurer fidélité à
Henri et lui rendre hommage pour ses terres, malgré les larmes et
les prières de son fils Jehan Guiton, qui la suppliait de ne point
entacher de félonie le nom d’un père vénéré. Ce fidèle sujet ne
put fléchir sa mère. Séduite par les promesses du conquérant et
l’amour des biens de ce monde, elle préféra sa sûreté et ses
richesses à son fils et à la noblesse de son nom; elle partit
accablée des malédictions du peuple.


Jehan Guiton racheta dignement la trahison de la dame
Guillemette-aux-Épaules, sa mère, et celle de Guillaume Guiton,
son oncle. Pendant que les rebelles allaient servilement et tête
nue fléchir le genou aux pieds du monarque anglais, et prêter foi
et hommage à l’usurpateur, leurs mains dans les siennes, ce jeune
et brave chevalier, reniant hautement cette indigne parenté,
appelait au secours de la patrie menacée la brave noblesse de
Normandie, dont presque tous les fiefs et manoirs avaient été
donnés par le vainqueur à ses courtisans et à la noblesse
anglaise.


L’évêque d’Avranches et l’abbé du mont Saint-Michel venaient aussi
de refuser leur serment au vainqueur. Cet abbé était Robert
Jolivet, qui, à l’approche des Anglais, fit élever, pour la
défense du mont, cette irrégulière mais belle enceinte de tours et
de bastions qu’on y admirait.


On aime à voir le clergé, la noblesse et le peuple unis dans cette
fidélité au roi, dans ce sentiment national, l’âme de notre
vieille France, qui a vivifié si longtemps les membres de ce grand
corps quelquefois souffrant, mais toujours debout, qui a enfanté
toutes nos grandeurs et nos prospérités. Le clergé du moyen âge,
surtout, ce clergé si courageux, si intelligent et si équitable en
général, est digne des souvenirs de la postérité. Comme la
noblesse, il eut quelquefois ses faiblesses et ses défections,
mais si rares que nous n’en pouvons faire que cette citation: on
vit dans la suite ce même abbé Jolivet, si loyal et si vaillant,
abandonner tout à coup cette fière attitude, et devenir le
principal conseiller du conquérant; mais on en est tout aussitôt
consolé, en lisant la noble résistance du chapitre de Mortain,
dont les chanoines perdirent à ce glorieux dévouement presque tous
leurs biens.



XVI


Détresse et victoire.


Jehan Guiton et le comte d’Aumale.

Les guerres de cette époque sont trop fécondes en incidents
historiques pour que les proportions de notre travail nous
permettent de les recueillir en grand nombre. Nous ne parlerons
ici que des expéditions les plus intéressantes dont le mont
Saint-Michel et l’Avranchin furent le point de départ. La première
fut celle dont le roi de France confia la conduite à Jean
d’Harcourt, comte d’Aumale, et alors gouverneur du mont. Ce
capitaine, à la tête des seigneurs de Clinchamps, de Pesnel, de
Sohlerel, de Crux, de Sourdeval, de la Lugerne, de Chéruel, de
Verdun, s’élança au-devant de l’armée ennemie pour lui fermer le
passage. Pendant vingt ans, cette poignée de braves osa soutenir
sur ce roc escarpé une cause désespérée, à l’abri de « son bon
droit » et de l’épée victorieuse de l’archange qui faisait jaillir
au soleil ses éclairs menaçants. Et pourtant, est-ce un prodige de
la foi ardente de ces temps chevaleresques, ou un miracle de
l’intercession de l’archange victorieux? Pendant vingt ans
d’attaques et de sièges, et tandis que le duc de Glarence, ce lion
d’Angleterre, faisait flotter le drapeau anglais sur tous les
points importants de la France, les tours du mont Saint-Michel
portaient fièrement le noble étendard blanc aux fleurs de lis
d’or; et c’est là ce qui étonne tous nos historiens nationaux. On
voit d’ici toute cette belle et vigoureuse noblesse normande,
revêtue d’armes étincelantes et portant sur ses écus les marques
de sa gloire antique. Au loin reluisaient sur les boucliers la
couleur blanche, symbole de pureté et de foi; les pièces jaunes (
or), qui marquaient la richesse et la force; la couleur rouge
(gueula), qui indiquait la vaillance; l’azur, symbole céleste de
la beauté dont l’idéal est au ciel, et de la bonne renommée qui
conduit au salut.


C’est dans ces combats que le brave Jehan Guiton paya en gloire au
roi de France la défection de deux membres de sa famille. Un
capitaine anglais, d’une taille si gigantesque et d’une valeur si
formidable que quelques-uns l’avaient cru armé d’une puissance
surnaturelle, eut l’honneur de retarder lui seul la victoire des
capitaines français. Jehan Guiton alors se détache de la mêlée où
il combattait aux côtés du comte d’Harcourt, et fond sur l’ennemi
qu’il renverse d’un adroit coup de lance. Il saute à terre, il va
l’égorger; mais l’Anglais se débarrasse de ses étriers et se
défend vaillamment. Leurs poignards se brisent, ils jettent les
débris de leurs armes, et se saisissant corps à corps l’un
l’autre, ils se tiennent étroitement serrés. Guiton, plus souple,
fait tomber son adversaire, mais il est entraîné dans sa chute.
Enfin il se relève fort et victorieux, et va suspendre à l’autel
du grand archange, protecteur de la patrie, le bouclier, la lance
et les éperons de son redoutable ennemi.


Consternés de cette défaite, les Anglais se retirent, et les héros
normands rentrent dans le mont, il était temps. Déjà, au loin, la
mer faisait retentir ses sourds mugissements, et ses flots
menaçaient le champ de bataille. On se retira en hâte, et les
flots montaient et gagnaient la grève. Des blessés gisaient çà et
là, poussant des cris lamentables. On ne put les enlever: ils
furent engloutis dans l’abîme.


Le comte d’Aumale, toujours accompagné de l’infatigable Jehan
Guiton, continua ses fréquentes excursions dont le mont
Saint-Michel fut toujours le théâtre. Un de ces sièges les plus
remarquables fut celui de 1423. Les Anglais, alors à l’époque de
leurs succès, avaient une artillerie formidable, quinze mille
hommes d’armes, des bastilles tout autour de la place, et sur mer
une immense quantité de petits bâtiments de guerre. La Normandie
donna dans ce danger imminent tout ce qu’elle avait de plus
vaillants et de plus nobles guerriers. Tout le trésor héraldique
de la vieille Neustrie était là. Parmi ces noms, autrefois encore
inscrits devant l’autel de Saint-Sauveur, en l’abbaye du mont, on
voyait, outre la noblesse normande, figurer les noms et armes de
Crépi, de Guémenée, de Thorigny, de Quintin, de Mesles, de
Fontenoi, de Brezé, les plus respectables fleurons de notre
couronne féodale.


Forts d’une confiance en leurs armes que justifiaient trop nos
revers et leurs succès dans le reste de la France, les Anglais,
avant de commencer l’attaque, envoyèrent un héraut sommer le
gouverneur de se rendre au plus tôt afin de mériter son pardon,
lui déclarant que, s’il refuse, il aura tout à craindre. Mais Dieu
a permis que la patrie eût ses martyrs comme la foi. Le gouverneur
répondit fièrement: « Va rapporter à ton maître que nous sommes
résolus d’honorer la cérémonie du couronnement de notre légitime
chef et maître Charles VII, et de lui conserver cette place ou de
nous ensevelir sous ses ruines. »


Le général anglais frémit de colère à cette noble réponse, et,
jetant des regards menaçants sur le drapeau blanc qui flottait au
sommet du mont: « Superbe étendard, dit-il, tu seras ce soir
abattu dans la poussière. »


Puis il s’élance à la charge, à la tête de l’artillerie, et
foudroie les remparts, dont un pont s’écroule aux cris de joie
féroces des Anglais. La brèche est large, l’assaut est facile. Les
bataillons s’y précipitent assurés d’une prochaine victoire: les
flèches des archers tombent sur nos braves chevaliers en une pluie
mortelle. Les éléments eux-mêmes semblent se soulever contre les
Français, et les sables de la grève, soulevés en tourbillons
immenses, enveloppent le mont et protègent les assaillants. Tout
semble perdu.


Du haut d’une plate-forme, un religieux de l’abbaye observe avec
anxiété les mouvements du combat.


« Je vois, dit-il, les hommes d’armes courir aux murailles et y
déployer un magnanime courage, et de temps en temps du milieu des
clameurs et du cliquetis des armes s’élèvent des cris de «
Montjoye, saint Denis, saint Georges, » comme la voix de
l’espérance. Quel spectacle! Voilà que, sur la brèche, les
chevaliers combattent seuls à seuls. Dieu des armées, défendez vos
pauvres serviteurs!... Le gouverneur est entouré d’ennemis: il se
dégage et monte sur le troisième bastion; il renverse tout ce qui
lui résiste, et arrache les enseignes ennemies. L’épée de
Guillaume de Verdun saute en éclats; il s’arme d’une hache, et
porte des coups terribles. Avec quel courage aussi, cet homme
couvert d’armes rouges fait ranger aux pieds des murailles les
troupes anglaises! L’épée haute et le visage découvert, il les
anime et les ramène au combat. On précipite sur eux des pierres,
des poutres, des rochers. Saint Michel combat pour nous! Sus à
l’ennemi: victoire! nous sommes sauvés! »


Ainsi parlait aux cavaliers normands le bon religieux, comme sous
l’inspiration prophétique. Il disait vrai: la victoire était
gagnée.


Le découragement s’empare de l’armée anglaise. Saisis d’un
religieux scrupule, les soldats sont près de se refuser à
l’attaque. On les fait combattre contre l’archange saint Michel,
pourront-ils jamais remporter la victoire?


Le comte de Lescale commandait les armées du roi d’Angleterre. Il
crut que la fortune leur serait plus favorable sur mer, et il
couvrit la baie de navires au pavillon rouge. La légende rapporte
qu’au moment où il disposait ses vaisseaux, un vieil ermite, qui
vivait à Tombelène dans un grand renom de sainteté, vint l’avertir
au nom de l’archange que le Dieu des armées était avec la France.
Il lui rappela que, chaque fois que des flottes ennemies avaient
menacé le mont, on avait vu le glorieux saint Michel exciter les
orages et les tempêtes, et engloutir les vaisseaux. Le comte
méprisa l’avertissement du vieux solitaire et fit ranger ses
vaisseaux; mais il n’avait pas fini qu’une tempête effroyable
s’élève de l’Orient, brise et disperse tous les navires ennemis;
et le lendemain, la mer jetait sur le rivage d’innombrables
débris.


Cependant les Anglais s’opiniâtrèrent et recommencèrent peu après
l’attaque par terre. Cet assaut fut désespéré et terrible. Le
carnage fut affreux, et nos braves chevaliers furent réduits à se
renfermer dans le château. Tremblant pour leur liberté, les
religieux se joignent à leurs défenseurs et prennent leur part du
combat et de ses dangers. Un moment encore, et l’abbaye allait
tomber au pouvoir des Anglais. Tout à coup une troupe des plus
braves chevaliers, inspirés par l’héroïsme du désespoir, se font
jour dans la mêlée, rompent l’ennemi, et foulent aux pieds ses
enseignes. Les Anglais plient; leur chef voudrait les rallier;
mais la déroute devient générale, et le champ de bataille, avec
les bagages, les vivres, l’argent, tout reste au pouvoir de la
garnison.


Mais la ruse ne réussit pas mieux que la force à l’armée anglaise.
Le siège est converti en blocus, et des batteries flottantes
interceptent pendant longtemps l’entrée des vivres et des secours.
A ce moment, Guillaume de Montfort, évêque de Saint-Malo, apprend
la détresse et le désespoir de l’héroïque garnison. Les religieux
du mont avaient engagé les reliquaires et les bijoux sacrés.
L’évêque rassemble plusieurs nobles bretons, arme et remplit de
vivres tout ce qu’il y a de vaisseaux dans le port; et cette
petite flotte, expédiée sous les ordres de Bryens de
Chateaubriand, s’en va sous la garde de Dieu à la délivrance des
braves chevaliers normands. Elle apporte avec elle les
bénédictions et la victoire, et de ce moment, les Anglais ne
purent qu’entretenir garnison dans la forteresse.



XVII


Jeanne d’Arc et l’Avranchin.


Ce ne fut que sous Charles VII que la France reconquit ouvertement
Tombelène, après la merveilleuse intervention de la Providence
sous la figure gracieuse et nationale de Jeanne d’Arc. Ce fut à
cette époque aussi que les moines eurent la douleur de relater
dans leurs annales ce schisme national si funeste à notre
histoire, qui partagea en deux camps l'Avranchin où pesait encore
le joug de l’étranger. La convoitise de l’Angleterre n’avait pas
abandonné ce splendide rocher pour la possession duquel elle avait
dépensé tant d’efforts et de sang. Alors des enfants de la mère
patrie tournèrent l’un contre l’autre des armes françaises. A côté
de Glacidas, le terrible ennemi de Jeanne d’Arc, et de ses barons
anglais, se battaient un grand nombre de seigneurs normands,
enrichis, au prix de leur lâche soumission, des dépouilles des
fidèles sujets du roi de France... Dans cette lutte terrible,
Pontorson fut détruit, vingt-six églises furent abattues dans
l’Avranchin. La mémoire bénie de la Pucelle vient se mêler à ce
point du récit: Jeanne délivre Orléans, et le bruit de sa victoire
relève les vaincus, désarme les vainqueurs. L’Avranchin reconnaît
sa mission providentielle et la salue comme une sainte. Son noble
et doux exemple, ses succès raffermissent les cœurs, réchauffent
le patriotisme, attiédi par ces longues luttes de la Normandie
avec ses voisins redoutables.


Mais Jeanne d’Arc meurt: un indigne supplice satisfait la haine de
ses ennemis et arrête nos victoires. L’Avranchin tout entier s’en
émut: un plaidoyer plein d’autorité et d’éloquence s’éleva, en
faveur de cette sainte victime, de la bouche de Jean de
Saint-Avit, évêque d’Avranches, pour proclamer son innocence et
anathématiser ses bourreaux. Ce généreux défenseur ne put rien
contre les juges d’iniquité, et Jeanne fut sacrifiée, hostie pure
et sainte, à la nationalité jalouse de l’Angleterre. Il est
remarquable que ce fut un des successeurs du vénérable évêque Jean
de Saint-Avit qui contribua le plus à faire réhabiliter la mémoire
de cette messagère céleste des bontés de Dieu, et c’est encore de
l’Avranchin que plus lard partirent plusieurs pièces
démonstratives en sa faveur, qui ne furent pas sans poids dans la
révision de son procès et dans la conclusion de cette importante
affaire (1).

(1) Démonstration très claire que Dieu a plus de sollicitude de la
France qu’il n’a de tous les États temporels, par le savant Postel
de Barenton d’Avranches.


On dira ce qu’on voudra de cette époque de luttes et d’infortunes.
Quant à nous, il ne nous est pas prouvé qu’il y ait dans notre
histoire aucune période plus émouvante, plus dramatique, plus
sympathique peut-être à des cœurs dévoués au pays encore plus qu’à
leur drapeau, que ce temps où la patrie, à l’agonie, sentant
s’agiter dans des angoisses déchirantes la dernière fibre de sa
nationalité, voyait encore la main de Dieu étendue sur sa
détresse, et s’écriait dans son cœur troublé: « Dieu protège la
France! » Ces guerres brillantes de l’empire sont plus connues;
toute cette génération a pris les noms de ces héros enguenillés
qui couvrirent nos frontières menacées de forteresses vivantes,
qui passèrent les fleuves pour détruire et créer des royaumes et
des souverainetés nouvelles, qui partirent soldats et qui
revinrent maréchaux; mais ces temps d’héroïsme, de candeur et de
foi, ces exploits dont quelques moines obscurs et quelques
discrets chroniqueurs nous ont à peine transmis la minute, toutes
ces grandeurs modestes qui ont à peine trouvé quelque froid
historien, n’ont qu’une place obligée dans nos souvenirs
classiques. Et peut-être cette époque de troubles et de discordes
n’est-elle que le laborieux enfantement d’où devait sortir la
vraie nation française?



XVIII


L’ordre de Saint-Michel.


Le roi Charles VII, en reconnaissance de la protection mystérieuse
que l’archange étendait sur l’Avranchin, avait eu la pensée
d’établir l’ordre royal de Saint-Michel. Il mourut avant d’avoir
accompli ce vœu, et ce fut Louis XI qui eut tout l’honneur de
cette institution. Quand ce prudent monarque, après avoir soumis
la pétulante Bretagne, eut réuni à la couronne le reste de la
Normandie, ce fort de la féodalité, il se rendit en pèlerinage au
mont Saint-Michel avec un cortège illustre et nombreux. Sa
première offrande fut de six cents écus d’or, ce qui était alors
une somme considérable. Debout et entouré des grands du royaume,
il dicta au chancelier l’acte d’institution, à la gloire de Dieu
et sous le vocable de la bienheureuse vierge Marie, des saints, et
particulièrement du glorieux archange saint Michel. Le roi fit
chevaliers les seigneurs de sa suite qu’il avait désignés à ce
dessein; c’était toujours, comme au temps du preux Roland,
l’accolade de l’épée nue. La fin de la cérémonie était la
réception du collier de l’ordre fait de coquilles entrelacées d’un
double lacs, posées sur une chaîne d’or d’où pendait une médaille
représentant l’archange foulant aux pieds le dragon de l’abîme et
le perçant de sa lance. Le chevalier était averti, selon la
formule traditionnelle, que l’hérésie, la trahison, la lâcheté et
la fuite dans le combat entraînaient l’exclusion de l’ordre. Ce
fut le roi François Ier qui remplaça les doubles lacs du collier
par une cordelière, parce qu’il portait le nom de l’instituteur
des Franciscains, et pour se conformer aussi à la prière de la
reine Anne de Bretagne, sa belle-mère.



XIX


Guillaume Postel.


Du mont Saint-Michel aussi nous voyons poindre en France nos
premières aurores littéraires. Il fut en quelque sorte une
pépinière, où, dans le silence et le recueillement, s’élevèrent
quelques-uns de nos savants et de nos écrivains les plus
distingués de la Renaissance. L’une de ces nobles et sévères
individualités est Guillaume Postel, un des savants les plus
remarquables que produira jamais notre patrie si féconde pourtant
en grands hommes. Rien de plus intéressant que la vie de cet
illustre érudit, dont la jeunesse studieuse et éprouvée offre une
suite intéressante d’aventures et de vicissitudes de toutes
sortes. Le cadre de ce travail ne nous permet pas de raconter
cette belle et curieuse vie; mais nous la résumerons en disant,
d’après les historiens eux-mêmes, que jamais aucun homme de
lettres ne posséda en aucun temps une pareille universalité de
connaissances. François Ier, ce puissant patron des lettres, des
sciences et des arts, et la reine, sa sœur, cette charmante
Marguerite des princesses, surent distinguer dans la foule ce
mérite si humble, et le firent sortir de son obscurité volontaire.
Le savant Châtel le leur désigna. Ce digne protégé du
roi-chevalier est une des plus belles intelligences qu’a toujours
tentées ce rêve sublime: la fusion de toutes les nationalités dans
l’universalité du catholicisme. Aussi l’un des plus célèbres
ouvrages de cet homme illustre, celui qui révèle tout entière sa
pensée, est un livre intitulé: De la Concorde du monde, que
l’auteur écrivit dans la pensée de ramener tous les peuples au
catholicisme. Il entra dans la Société des Jésuites, parce que,
disait-il, « leur manière de procéder est la plus parfaite après
les Apôtres qui onques fust au monde. » Mais, nouvel exemple de la
fragilité humaine, l’orgueil de la science et la vieillesse
égarèrent sa raison; il se retira vers la fin de sa vie au
monastère de Sainte-Marie-des-Champs, et il y mourut.


Il semblerait d’ailleurs que cette abbaye du mont Saint-Michel fut
le refuge de la science sacrée au moyen âge. Un des plus célèbres
rivaux de cet illustre savant est Cenalis, célèbre par le zèle et
l’éloquence de ses prédications et de ses contestations avec le
fougueux Calvin. On sait que cet hérésiarque n’était rien moins
que poli dans ces disputes de controverse, et qu’il ne laissait
pas payer d’injures lorsqu’il ne pouvait payer de raisons. Il
traita le savant évêque d'Avranches de chien, de porc, en
attendant qu’il le traitât de cyclope, et que, finalement, il le
renvoyât à la cuisine à raison de son nom, cenal.


Un des derniers grands hommes qui furent la gloire de l’Église de
France et du siège épiscopal d’Avranches fut le célèbre et savant
Huet. Si l’on pouvait douter que la science, en germant dans une
intelligence chrétienne, n’y devienne le principe de toutes les
probités et de tous les renoncements, il ne faudrait qu’étudier
cette belle et féconde vie pour s’en convaincre. Comme Hippocrate,
insensible aux brillantes promesses d’Artaxerxès, ce grand homme
résista aux offres brillantes d’une cour étrangère, et préféra une
part modeste de gloire dans sa patrie, et les bienfaits délicats
mais mesurés de Louis XIV, son roi bien-aimé, aux éclatants
honneurs que Christine de Suède, cette protectrice illustre des
sciences et des arts, faisait briller de loin à ses yeux. On
raconte de ce savant évêque qu’il était constamment occupé à
l’étude, et qu’absorbe presque sans relâche par les choses de
l’infini, il avait peine à descendre de son ciel aux détails de la
vie, quelquefois importuns à ses méditations. Un jour, pendant
qu’il méditait les Écritures que, notamment, il avait lues
vingt-quatre fois, rien qu’en hébreu, une femme d’Avranches vint
lui demander une audience pendant ce temps. Elle s’enquit où il
était; on lui répondit qu’il était à étudier; c’était la seconde
fois qu’elle recevait de Sa Grandeur une semblable réponse. La
bonne femme s’impatienta. « Ah! s’écria-t-elle, quand donc
aurons-nous un évêque qui aura fait toutes ses études! »


On ne dit pas si le bon abbé Huet lui donna audience cette fois.


Mais le mont Saint-Michel ne fut pas qu’une école de savants, il
fut aussi un des sanctuaires de notre poésie nationale. Au XIe
siècle, le vicomte d’Avranches, Hugues, tenait dans cette ville
une cour si brillante que toute la noblesse normande y accourait
en foule. Longtemps auparavant, un des abbés du mont, le célèbre
Robert, écrivait en latin les annales de son monastère, et un de
ses religieux en rédigeait sous ses yeux le récit en vers. C’était
un vrai tour de force, en raison de l’époque.


Plus tard, le jeune prince Henri, l’un des fils du Conquérant, qui
n’avait eu que cette partie de la Normandie pour tout héritage,
faisait aussi de sa cour le brillant refuge des lettres et des
arts. C’est à Avranches que se jouèrent les premiers mystères.
Mais ces farces et soties, qui corrompaient le goût du reste de la
France, ne furent jamais goûtées dans ce vieux coin de la
Neustrie, où semblait s’être réfugiée la langue nationale. Jean
d’Avranches, un des évêques les plus éclairés d’alors, fit
représenter de ces mystères rimés dans sa cathédrale. C’était
l’histoire de la naissance du Sauveur, les bergers, les mages.
Traduites du latin en français, ces pièces furent imprimées à
Avranches sitôt que l’imprimerie y fut connue, et il doit se
trouver encore de ces vieilles reliques de notre passé littéraire
dans quelque rayon oublié de la bibliothèque de cette ville. Au
XIVe siècle, les trouvères les plus distingués partirent de
l’Avranchin.


Grâce au savant Pierre Leroy, la poésie avait beaucoup progressé
dans l’Avranchin au XVe siècle. Henri d’Avranches, jongleur de
Henri III, roi d’Angleterre, composait un poème sur les guerres
des barons anglais, ouvrage curieux que l’Angleterre et la
Normandie ne possèdent plus. Le mont Saint-Michel jouissait alors
d’une si grande célébrité que tous les poètes français l’avaient
célébré. Quelques-uns de leurs poèmes sont pleins d’onction, et le
style en est clair et coulant. Nous regrettons que l’espace nous
manque pour offrir quelques fragments à nos lecteurs.



XX


Les protestants et le mont Saint-Michel.


Après les guerres d’Angleterre étaient venues pour l’Avranchin les
guerres de religion. Ce fut pour le pays une nouvelle source de
calamités. En vingt-sept ans, il y eut plus de quatorze mille
personnes massacrées dans le diocèse. Le chef des insurrections
protestantes était alors ce même Gabriel de Lorges, comte de
Montgommery, qui avait blessé à mort, dans un tournoi, le roi
Henri II. De Pontorson, dont il avait fait le boulevard de son
parti, Montgommery portait partout le fer et la flamme. Il n’y a
pas cent ans, on se racontait encore aux veillées du soir, dans
les campagnes du pays, les ravages et les cruautés qui de ce temps
désolaient cette malheureuse province. Il y avait encore, vers
1840, dans mainte maison de la ville et de la campagne, des
tableaux qui retraçaient ces vieux souvenirs, et les vitraux des
vieilles églises de Normandie en offraient eux-mêmes quelques
épisodes.


Plusieurs assauts célèbres, dans cette triste période de notre
histoire, furent dirigés contre le mont Saint-Michel, cette
forteresse du catholicisme par excellence. Un des plus
remarquables est celui que conduisit le maréchal de Belle-Isle.
Cet illustre ligueur perdit la vie dans ce combat, et, « une fois
de plus, dit l’historien, ce mont, vénérable à toute la terre,
prouve qu’il était destiné à résister à toutes les forces
humaines, et à témoigner de la puissance du bras céleste qui l’a
toujours protégé. »


Ce ne fut pas sans peine que Tombelène, qui appartenait à la
famille de Montgommery, alors puissante, revint au roi de France,
jusqu’à ce que le dernier coup fut porté à la réforme par la
victoire de La Rochelle.



XXI


Les gouverneurs du Mont Saint-Michel.


L’ordre et l’esprit d’ensemble pénétraient de plus en plus dans
l’administration du royaume. Nos rois sentirent la nécessité
d’unifier partout l’autorité. Le gouvernement du mont Saint-Michel
avait été retiré depuis assez longtemps aux abbés. Louis XIV,
après la disgrâce de Fouquet, qui avait aussi possédé ce
gouvernement, le rendit aux abbés qui l’avaient autrefois tant
illustré. Mais le roi de France se conserva le droit de nommer et
de destituer à son gré. Le mont Saint-Michel ne releva plus que de
nos monarques.


Il était temps. S’il faut en croire les ouvrages authentiques qui
sont allés jusque-là, cette réforme arrivait à propos dans
l’Avranchin; ce n’était dans tout le pays que querelles et
chicanes. Les procès étaient si communs, que les évêques étaient
obligés de faire des lois pour les réprimer. On ne voyait
qu’assignants et qu’assignés. La bonne foi, en Normandie, était
devenue dans ce temps-là quelque chose de si légendaire, qu’on n’y
croyait plus à personne qu’à Dieu, et qu’un étranger disait un
jour dans sa prière: « Tu nous a promis, Seigneur, de nous aider
dans nos tribulations; et tu ne t’en dédiras pas, car tu n’es pas
Normand. »



XXII


Le pèlerinage des rois.


Nous avons donné, aussi abrégée que nous avons pu, la longue
histoire de ce mont Saint-Michel, l’un des lieux les plus célèbres
de notre France. Mais tout ce que nous en avons pu dire est
évidemment bien au-dessous de la réalité. En parcourant de la
pensée ces ruines illustres, nous nous sommes demandé souvent
comment il se fait qu’on va chercher si loin des sites
pittoresques et des monuments remarquables, tandis que, sous notre
ciel même, dans notre pays, nous avons sous les yeux le plus
brillant résumé que l’on puisse voir de toutes les merveilles
européennes. Malheureusement, toutes ces belles choses ont pour
les Français le tort d’être françaises. Tout le monde va en Italie
ou en Suisse, mais tout le monde ne peut pas faire son tour de
France.


Peut-être viendra-t-il un jour où nous serons plus fiers de nos
richesses. Enfants gâtés de la Providence, nous avons fait de
toutes ces magnificences les jouets de nos caprices. Elle nous en
a bien puni depuis, hélas!


Plusieurs ouvrages modernes sur le mont Saint-Michel, qui ont
obtenu quelque vogue, ont voulu insinuer que le pèlerinage du mont
Saint-Michel, comme une foule d’autres, disent-ils, aurait été une
affaire de mode uniquement. Si ce fut jamais une mode, il faudra
convenir qu’elle a duré plus qu’aucune autre, et ceci n’est pas
difficile à prouver.


Le premier roi de France qui se prosterna devant l’autel élevé sur
ce rocher au prince des anges, fut Childebert III, qui y vint, en
710, humilier son front couronné.


Le bruit de quelques miracles opérés en ce lieu par l’intercession
du patron de la France, des indulgences attachées à ce pèlerinage
par le Souverain-Pontife, et l’exemple des rois, y attirèrent
presque toute la chrétienté. Au XIe siècle, l’empereur
Charlemagne, édifié des merveilles qu’il entendait raconter, fit
peindre sur ses étendards l’image de l’archange, et il le proclama
le protecteur céleste de ses États. Depuis, aucun roi de France,
si ce n’est Louis XV, n’y manqua. C’est ce qu’attestent les
respectables manuscrits du mont, le fameux Livre vert et
l’histoire même du fameux abbé dom Huynes.


Le mont Saint-Michel vit se réconcilier ensemble, par les soins de
l’abbé, le duc de Bretagne et le roi d’Angleterre Henri II, qui
était encore maître de ces lieux. Le jeune roi Louis VII, le cœur
encore ulcéré par le souvenir de l’ingrate Eléonore, se trouva
avec ce monarque à l’abbaye quand il vint accomplir le pèlerinage
de coutume au mont Saint-Michel. Ces deux rois dînèrent ensemble
au réfectoire, entourés de l’évêque d'Avranches, des cardinaux et
des grands des deux royaumes; puis l’abbé du mont ayant célébré
solennellement la messe, ils revinrent ensuite à Avranches, où ils
se firent voir à leurs sujets et tinrent audience.


Nous avons parlé ailleurs du pèlerinage de l’auguste Louis IX,
lorsque, racheté des mains des infidèles, ce grand monarque vint
remercier Dieu et le saint archange de sa miraculeuse conservation
au milieu de tant de dangers. Avant de partir, ce saint roi déposa
sur l’autel une somme d’argent destinée à augmenter les
fortifications de la place du château. Son souvenir demeura
longtemps après lui sur ce saint rocher.


Charles VI le Bien-Aimé vint aussi en pèlerinage au mont
Saint-Michel. Ce monarque était alors jeune et plein d’espérance;
il n’avait pas encore été trahi par l’épouse qu’il aimait. La
France était encore heureuse et honorée. Le monarque entra au mont
Saint-Michel sur un cheval blanc royalement caparaçonné; le clergé
descendit au-devant de lui avec la croix d’or. L’abbé Pierre
Leroy, docte et féal ami du roi, avait sa mitre couverte de perles
et de pierreries, et de toutes parts on criait « Noël! » et l’on
répétait: « Bon roi, amende le pays. »


François Ier et tous les Valois, puis Henri IV, Louis XIII, le
grand Louis XIV, firent sans exception le pèlerinage du mont
Saint-Michel. Sans doute nos derniers princes n’ont pas manqué à
cette coutume, devenue héréditaire dans leur noble maison. Les
princes d’Orléans ont cru eux-mêmes y être obligés; et Mme de
Genlis, avec un peu de gloriole, parle de leur voyage dans ses
Mémoires. Il va sans dire que les lecteurs de bon sens qui ont
parcouru ces écrits, ont bien dû sourire un peu à l’occasion de la
fameuse cage de fer, où avaient dû gémir, dit cette dame, tant
d’infortunées victimes de la tyrannie des rois. La Bastille et la
cage de fer du mont Saint-Michel sont des Croquemitaines assez
bien trouvés pour les enfants de la Révolution; mais peut-être ces
enfants terribles les ont-ils déjà regardés d’assez près pour n’y
plus croire eux-mêmes.



XXIII


Le retour de l’archange.


La Révolution, qui avait tout osé, n’osa pourtant pas se mesurer
avec ce colosse dix fois séculaire, et en jeter les pierres à la
mer, qui brise chaque jour ses flots indomptables aux flancs
altiers de cet immuable roc. Le mont Saint-Michel n’avait été
réellement une prison que depuis que la Révolution les avait
multipliées pour y ensevelir toutes les grandeurs et toutes les
saintetés de ce monde. Aussi cette paisible abbaye, qui avait été
si longtemps comme un pied-à-terre du ciel ici-bas, dut-elle être
bien étonnée de recevoir dans ses murs, à titre de prisonniers,
trois cents conventionnels, en temps de florissante république.


Cette indigne transformation dura soixante-dix ans.


Depuis longtemps, la France, avide des saintes dévotions qui la
faisaient vivre par l’âme autrefois, tournait les yeux vers ce
rocher d’où lui étaient venues si souvent les bénédictions
célestes. Une pensée généreuse de restauration germait dans le
cœur d’un de nos plus dignes évêques français, Mgr Bravard, évêque
de Coutances et d’Avranches.


Enfin, en 1863, le saint archange reprenait possession de son
sanctuaire, et les pèlerins antiques y étaient solennellement
rétablis. Tous les vrais Français en béniront éternellement
l’éminent prélat dont l’initiative courageuse a renoué dans notre
histoire les souvenirs de notre cher passé et les espérances de
l’avenir.


En automne, l’an 1867, par une splendide solennité, la sainte
basilique, purifiée et rajeunie, se rouvrait aux vœux de la France
et au culte si national de saint Michel.


Mais depuis deux ans que cette foi catholique, dont la sève
intarissable survit à tous nos désastres, à toutes nos
défaillances, refleurit comme de nouveau dans toutes les parties
de notre patrie, les beaux jours de cette dévotion patronale
semblent revenus pour jamais.


Le pèlerinage de 1873 a dépassé tout ce que nous aurions osé
prévoir. Non, ce n’est pas la curiosité, ce n’est pas un simple
attrait artistique qui a conduit là ces masses de pèlerins: il y
avait une âme, une pensée dans cette procession de la France au
saint lieu d’où plane sur nos destinées la protection de notre
ange gardien.


« Quel spectacle, dit le compte rendu des nouvelles Annales du
mont Saint-Michel, aussi religieux que pittoresques, de voir ces
barques chargées de pèlerins qui glissent en chantant sur une mer
calme, ou ces longues files de piétons qui se dessinent sur le
sable, ces blancs habits du clergé, ces innombrables bannières qui
flottent au vent. Les cantiques des pèlerins se rapprochent et
viennent bientôt frapper les échos du vieux monastère; la grosse
cloche leur répond, et, du haut des terrasses, les voix des
missionnaires de l’abbaye alternent avec les murmures de la grève.
C’est le dialogue de la terre et du ciel.


Les RR. PP. missionnaires, qui remplacent aujourd’hui les anciens
et illustres abbés du mont, attendaient la procession à l’entrée
de la petite bourgade qui échelonne ses maisons rustiques sur les
flancs de la montagne. On monte au sanctuaire vénéré par la rue si
curieuse et si accidentée du mont Saint-Michel, toute formée de
terrasses et d’escaliers. Le chemin des remparts est encore plus
pittoresque, s’il est possible; il longe ces magnifiques créneaux,
d’où nous contemplent - oserons-nous dire aussi - dix siècles de
luttes et de gloire, et qu’une poignée de chevaliers normands nous
ont conservés, malgré les efforts de vingt mille Anglais. Quelle
grandeur, quel prodige! Poètes, savants, pèlerins, vous tous dont
les rêves appellent l’infini, venez et voyez!


La chrétienté gardera longtemps le souvenir de ce pèlerinage
solennel. L’âme, l’intelligence y trouvèrent leurs émotions et
leurs extases. Après la messe et l’office, couronnés par la
bénédiction apostolique que Pie IX, par dépêche, envoyait aux
heureux pèlerins, les voyageurs se répandaient dans toute la ville
et visitaient curieusement ce donjon gigantesque qu’on a appelé si
justement la merveille de l’Occident. Les cryptes, les tours, les
cachots, les cloîtres, les salles, le promenoir se disputaient
leur attention. Quoi de plus riche en curiosités archéologiques
que ce sanctuaire dans son dénûment, qui ne lui permet même pas le
modeste aménagement de nos plus simples églises de campagne?


C’est à nous chrétiens, à nous Français, de ressusciter dans ce
vénérable tabernacle de notre nationalité son ancienne splendeur.
Elle manque encore aussi au sommet du mont, cette statue vénérée
de notre archange dont la durée a été la mesure de nos prospérités
d’autrefois. Unissons-nous dans une patriotique offrande, et
reconstituons cet admirable chef-d’œuvre, ce frontispice du mont
Saint-Michel, l’archange qui dominait de toute la puissance de son
épée victorieuse les éléments courroucés et les inimitiés
menaçantes. L’œuvre est facile; les dimensions de l’ancienne
statue ont été conservées, et celle qui surmonte une des tours de
la ville de Bruxelles a été faite sur ce modèle.


Une pieuse croyance que rien ne déracinera jamais dans notre
peuple fidèle, nous insinue que la France reverra ses beaux jours
quand elle aura replacé, sur la cime qui lui a si longtemps servi
d’autel, l’image triomphante du protecteur de la patrie. Ne
fermons pas notre cœur à cette souriante prophétie. Nous avons
assez détruit; il est temps de réparer.


FIN



TABLE

Origines. 5

Un lieu prédestiné. 8

La prophétie de Richard de Toustain. 10

L’abbaye du mont Saint-Michel. 12

La légende du rocher de Tombelène. 15

L’archange protecteur. 18

Guillaume de Normandie. 27

Les fils du conquérant. 30

Les rois suzerains. 35

La trahison. 37

Le repentir. 40

Nicolas le Vitrier. 44

La famille de Duguesclin. 45

Les abbés du mont Saint-Michel. 52

Français ou Anglais. 54

Détresse et victoire. - Jehan Guiton et le comte d’Aumale. 58

Jeanne d’Arc et l’Avranchin. 64

L’ordre de Saint-Michel. 66

Guillaume Postel. 67

Les protestants et le mont Saint-Michel. 73

Les gouverneurs du mont Saint-Michel. 74

La pèlerinage des rois. 75

Le retour de l’archange. 78


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