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Title: Dans l’abîme - Triomphes d’un Taxidermiste; La Pomme; L’homme volant
Author: Wells, H. G. (Herbert George)
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Dans l’abîme - Triomphes d’un Taxidermiste; La Pomme; L’homme volant" ***

LA SCIENCE ILLUSTRÉE


JOURNAL HEBDOMADAIRE

FONDÉ SOUS LA DIRECTION

DE

LOUIS FIGUIER

06 DÉCEMBRE 1902

À

30 MAI 1903


EXPOSITION INTERNATIONALE (1900)

PARIS



DANS L'ABÎME

H.-G. WELLS

TRADUIT DE L'ANGLAIS

PAR

HENRY-D. DAVRAY



TABLE DES MATIÈRES
DANS L'ABÎME
LES TRIOMPHES D'UN TAXIDERMISTE
LA POMME
L'HOMME VOLANT



DANS L'ABÎME


Le lieutenant se tenait debout devant la sphère d'acier et mordillait
un éclat de bois.

--Que pensez-vous de ça, Steevens? demanda-t-il.

--C'est une idée comme une autre, dit Steevens, du ton de quelqu'un qui
veut se faire une opinion sincère.

--Je crois que ça s'écrasera à plat, continua le lieutenant.

--Il semble avoir calculé son affaire soigneusement, dit Steevens
encore impartial.

--Mais pensez à la pression, insista le lieutenant. À la surface de
l'eau, elle est de quatorze livres par pouce; trente pieds plus bas,
elle est double; soixante, triple; quatre-vingt-dix, quadruple; neuf
cents, quarante fois plus grande; cinq-mille pieds, trois-cents fois...
c'est-à-dire qu'à un mille de profondeur la pression est de deux cent
quarante fois quatorze livres; c'est-à-dire... attendez... un
quintal... une tonne et demie, Steevens, _une tonne et demie_ par pouce
carré. Et l'Océan a ici cinq milles de profondeur. Il subira une
pression de sept tonnes et demie...

--Un joli sondage! dit Steevens. Mais il est protégé aussi par une
jolie épaisseur d'acier.

Le lieutenant ne répondit pas et se mit à mâchonner son bout de bois.
L'objet de leur conversation était une immense boule d'acier, d'un
diamètre extérieur d'environ neuf pieds, et qui semblait être le
projectile de quelque titanique pièce d'artillerie; elle était fort
laborieusement nichée dans un échafaudage monstrueux, élevé dans la
charpente du vaisseau, et les espars gigantesques qui allaient bientôt
la faire glisser par-dessus bord donnaient à l'arrière du navire un
aspect qui avait excité la curiosité de tout honnête marin, depuis le
_pool_ de Londres jusqu'au tropique du Capricorne. En deux endroits,
l'un au-dessus de l'autre, l'acier faisait place à une couple de
fenêtres circulaires, fermées d'une paroi de verre d'une épaisseur
énorme, et l'une d'elles, enchâssée dans un cadre d'acier d'une
grande solidité, se trouvait pour l'instant en partie dévissée.

Le matin même, les deux hommes avaient vu, pour la première fois,
l'intérieur de ce globe. Il était soigneusement matelassé de coussins
à air, garnis de petits boutons fixés entre les saillies, et qui
constituaient le simple mécanisme de la chose. Tous les objets
étaient, de même, soigneusement capitonnés, même l'appareil Myers,
qui devait absorber l'acide carbonique et remplacer l'oxygène inspiré
par l'habitant du globe, quand, s'y étant introduit, l'ouverture
vitrée aurait été vissée.

Tout était si parfaitement capitonné qu'un être humain aurait pu
supporter, en toute sécurité, d'être lancé avec la sphère par un
canon. Et il fallait qu'il en fût ainsi, car bientôt un homme allait
s'insinuer par l'ouverture; il serait enfermé solidement à
l'intérieur et lancé par-dessus bord pour s'en foncer dans l'Océan
jusqu'à une profondeur de cinq milles, comme le lieutenant l'avait dit.
L'imagination de ce dernier était exclusivement occupée de cet objet;
c'était devenu pour lui une obsession, même aux repas, et Steevens, le
nouveau venu, était un compagnon inattendu auquel il allait pouvoir à
son aise causer de sa préoccupation.

--J'ai idée, dit le lieutenant, que ces hublots de verre fléchiront
simplement, crèveront et s'écraseront sous une pression pareille.
Daubrée a liquéfié des rochers sous des pressions énormes... et,
remarquez bien ceci...

--Si le verre casse, fit Steevens, qu'arrivera-t-il?

--L'eau entrera comme un jet de fer. Avez-vous jamais reçu, bien droit,
un jet à haute pression? Ça frappe comme un boulet. Il serait
simplement écrasé et aplati. L'eau entrerait dans sa gorge, dans ses
poumons, pénétrerait dans ses oreilles...

--Quelle imagination détaillée! s'écria Steevens, qui se
représentait vivement les choses.

--C'est le simple exposé d'une chose inévitable, dit le lieutenant...

--Et le globe?

--Il laisserait s'échapper quelques petites bulles et s'installerait
confortablement, jusqu'au jour du jugement, parmi la vase et le limon du
fond... avec le pauvre Elstead étalé sur ces coussins aplatis, comme
du beurre sur du pain.

Il répéta cette image, comme si elle lui eût plu beaucoup:

--Comme du beurre sur du pain.

--Un coup d'œil au tape-cul, fit une voix.

Et Elstead parut derrière eux, vêtu d'un complet blanc, une cigarette
aux lèvres et les yeux souriants sous les amples bords de son chapeau.

--Qu'est-ce que vous dites, à propos de pain et de beurre, Weybridge?
Vous grommelez, comme d'habitude sur la paye insuffisante des officiers
de marine?... Il n'y a plus qu'un jour à attendre avant que je parte
maintenant. Les élingues vont être prêtes aujourd'hui. Ce beau ciel
et cette houle tranquille sont juste ce qu'il faut pour lancer
par-dessus bord une douzaine de tonnes de plomb et de fer, n'est-ce pas?

--Vous ne vous apercevrez pas beaucoup de la houle, dit Weybridge.

--Non. À soixante ou quatre-vingts pieds de profondeur... et j'y serai
dans dix à douze secondes... pas une molécule ne bougera, quand le
vent hurlerait et que l'eau s'élèverait jusqu'aux nuages. Non. Là, au
fond...

Il s'avança jusqu'au bastingage, et les deux autres le suivirent. Tous
trois se penchèrent sur leurs coudes et contemplèrent l'eau, d'un vert
jaunâtre.

--... La paix, dit. Elstead, en achevant tout haut sa pensée.

--Êtes-vous absolument certain que le mouvement d'horlogerie marchera?
demanda tout à coup Weybridge.

--Il a marché trente-cinq fois, dit Elstead. Il est tenu de marcher.

--Mais s'il ne fonctionne pas?

--Pourquoi ne fonctionnerait-il pas?

--Je ne voudrais pas, pour vingt mille livres, descendre dans cette
maudite machine, dit Weybridge.

--Vous êtes tout à fait encourageant, remarqua Elstead.

--Je ne comprends pas encore de quelle façon vous pourrez faire
fonctionner la chose, dit Steevens.

--Eh bien! d'abord, j'entre dans la sphère, et l'on visse l'ouverture,
commença Elstead. Et quand, trois fois de suite, j'ai allumé et
éteint la lumière électrique pour montrer que tout va bien, je suis
lancé par-dessus le bastingage par cette grue, avec tous ces gros
fonceurs de plomb suspendus au-dessous de moi. Le gros poids de plomb,
qui est fixé sur le dessus, est muni d'un cylindre sur lequel
s'enroulent cent toises de solide cordage, et c'est tout ce qui lie les
fonceurs à la sphère, sauf les élingues qui seront coupées quand la
sphère tombera. Je me sers de cordes plutôt que de câbles de fer,
parce que c'est plus facile à couper et plus flottant, conditions
nécessaires, comme vous allez voir. Vous remarquez que tous ces
fonceurs de plomb sont percés d'un trou; une tringle de fer y sera
adaptée, qui dépassera de six pieds sur la face inférieure. Dès que
cette tringle sera en contact avec le fond, elle frappera sur un levier
qui déclenchera le mouvement d'horlogerie placé sur le côté du
cylindre sur lequel les cordes s'enroulent... Vous suivez? On descend
gentiment dans l'eau tout le système. La sphère flotte... avec l'air
qu'elle renferme, elle est plus légère que l'eau... mais les poids de
plomb continuent à s'en foncer, et la corde se déroule jusqu'au bout.
Quand la corde est entièrement filée, la sphère s'enfonce aussi.

--Mais à quoi sert la corde? demanda Steevens. Pourquoi ne pas fixer
directement les poids à la sphère?

--Mais à cause du choc probable au fond. La sphère et ses poids vont
s'enfoncer rapidement, atteindre peu à peu une vitesse vertigineuse.
Elle serait mise en pièces en touchant le fond, si ce n'était de cette
corde. Mais, dès que les poids reposeront sur le fond, la légèreté
de la sphère entrera en jeu. Elle continuera à s'enfoncer de plus en
plus lentement, s'arrêtera enfin, puis se mettra à remonter. C'est là
que le mouvement d'horlogerie intervient. Aussitôt que les fonceurs
s'aplatiront sur le fond de la mer, la tringle sera heurtée et
déclenchera le mouvement et la corde s'enroulera de nouveau sur le
cylindre. Je serai ainsi amené jusqu'au fond. Là, je resterai une
demi-heure, la lumière électrique allumée, examinant ce que j'aurai
autour de moi. Puis le mouvement d'horlogerie mettra enjeu un couteau à
ressort, la corde sera coupée, et je remonterai à la surface, comme
une bulle dans un siphon. La corde elle-même aidera la flottaison.

--Et si, par hasard, vous remontiez sous un navire? demanda Weybridge.

--J'arriverais avec une telle vitesse que je passerais simplement au
travers comme un boulet de canon, dit Elstead. Vous n'avez pas besoin de
vous tourmenter à ce sujet.

--Supposez que quelque actif petit crustacé s'insinue dans votre
mouvement d'horlogerie...

--Ce serait pour moi une espèce d'invitation un peu pressante à rester
en leur compagnie, dit Elstead en tournant le dos à la mer et
contemplant la sphère.

 *

* *

On avait jeté Elstead par-dessus bord à onze heures. C'était une
journée calme et brillamment sereine, et l'horizon se perdait dans la
brume. L'éclat des lampes électriques avait joyeusement, par trois
fois, apparu dans le petit compartiment supérieur. Alors on l'avait
descendu lentement jusqu'à la surface de l'eau, et un matelot se tenait
près des sabords d'arrière prêt à couper le palan qui retenait l'ensemble
des fonceurs et de la sphère. La sphère, qui sur le pont avait
paru si énorme, semblait maintenant un inimaginable petit objet sous
l'arrière du navire.


[Figure 01: DANS L'ABÎME.--Ses deux hublots sombres, au dessus
de la ligne de flottaison, semblaient des yeux ahuris.]


Elle se balança un peu, et ses deux hublots sombres au-dessus de la
ligne de flottaison semblaient des yeux ahuris contemplant l'équipage
qui se pressait contre le bord. Une voix s'éleva, demandant ce
qu'Elstead devait penser de ce balancement.

--Êtes-vous prêts? fit le commandant.

--Oui, capitaine.

--Lâchez tout.

Le câble du palan se raidit contre la lame et fut coupé. Un remous
tourbillonna sur la sphère d'une façon grotesquement impuissante.
Quelqu'un agita un mouchoir; un autre tenta une acclamation vaine; un
quartier maître compta lentement... huit, neuf, dix. Il y eut un autre
remous, puis, avec un bruyant clapotis et un large éclaboussement, la
sphère reprit son aplomb.

Elle sembla rester stationnaire un instant, puis devenir rapidement plus
petite; enfin l'eau la recouvrit, et elle resta visible au-dessous de la
surface, imprécise et agrandie par la réfraction. Avant qu'on ait pu
compter jusqu'à trois, elle avait disparu. Il y eut, dans les
profondeurs de l'eau, un tremblement de lumière blanche qui diminua
jusqu'à n'être plus qu'un point et s'évanouit. Puis, il n'y eut plus
rien que l'abîme des eaux ténébreuses dans lequel un requin nageait.

Soudain l'hélice du croiseur se mit en mouvement; l'eau bouillonna; le
requin disparut dans la convulsion des vagues, et un torrent d'écume
s'étendit sur la cristalline limpidité qui avait englouti Elstead.

--Qu'est-ce qu'on fait maintenant? dit un matelot à un autre.

--On va s'éloigner d'une couple de milles pour ne pas nous trouver sur
son chemin quand il remontera, répondit son camarade.

Le navire gagna lentement sa nouvelle position. À bord, tous ceux qui
n'étaient pas occupés restaient à surveiller l'endroit houleux où la
sphère s'était enfoncée. Pendant la demi-heure qui suivit, il est
douteux qu'un seul mot ait été prononcé qui n'eût pas rapport à
Elstead. Le soleil de décembre était maintenant haut dans le ciel, et
la chaleur était fort grande.

--Je crois qu'il n'aura pas trop chaud là-dessous, dit Weybridge. On
prétend que, passé une certaine profondeur, l'eau de la mer est
presque toujours à une température glaciale.

--À quel endroit va-t-il ressortir? demanda Steevens.

--C'est là-bas, dit le commandant, qui s'enorgueillissait de son
omniscience. Il indiqua d'un doigt précis le sud-est. Et, ajouta-t-il,
il ne va pas tarder maintenant. Il y a déjà trente-cinq minutes.

--Combien de temps faut-il pour atteindre le fond de l'Océan?
interrogea Steevens.

--Pour une profondeur de cinq milles, en tenant compte, comme nous
l'avons fait, d'une accélération de deux pieds par seconde, à la fois
à l'aller et au retour, il lui faut environ trois quarts de minute.

--Alors, il est en retard, fit Weybridge.

--Mais... presque, dit le commandant. Je suppose qu'il faut quelques
minutes pour que sa corde s'enroule.

--J'avais oublié cela, dit Weybridge, évidemment soulagé.

Alors commença l'attente. Lentement, une minute s'écoula, et aucune
sphère ne sortit des flots. Une autre minute suivit, et rien ne vint
rompre la houle huileuse. Les matelots s'expliquaient les uns aux autres
l'importance de l'enroulement de la corde. Les agrès étaient pleins de
figures attentives.

--Montez, Elstead, montez! cria impatiemment un matelot à la poitrine
velue, et les autres reprirent et crièrent comme s'ils réclamaient la
levée du rideau au théâtre.

Le commandant leur lança un regard irrité.

--Naturellement, si l'accélération est moindre que deux, dit-il, il
sera plus longtemps. Nous ne sommes pas absolument certains que ce soit
là une donnée exacte. Je ne crois pas aveuglément aux calculs.

Steevens donna brièvement son assentiment. Personne sur le gaillard
d'arrière ne parla pendant une couple de minutes. Alors l'étui de la
montre de Steevens cliqua.

Lorsque, vingt et une minutes plus tard, le soleil atteignit le zénith,
ils attendaient encore l'apparition de la sphère, et pas un homme à
bord n'avait osé murmurer que tout espoir était perdu. Ce fut
Weybridge qui, le premier, exprima cette certitude.

--Je n'ai jamais eu confiance dans ces hublots, dit-il tout à coup à
Steevens.

--Grand Dieu! s'écria Steevens, vous ne croyez pas que...

--Ma foi... fit Weybridge, et il laissa le reste à son imagination.

--Je n'ai pas grande foi dans les calculs de ce genre, déclara le
commandant sur un ton de doute, de sorte que je n'ai pas encore perdu
tout espoir.

À minuit, le croiseur évoluait lentement autour de l'endroit où la
sphère s'était enfoncée. Le rayon blanc du foyer électrique se
promenait et s'arrêtait indiscontinûment sur l'étendue des eaux
phosphorescentes, tandis, que scintillaient de minuscules étoiles.

--Si sa fenêtre n'a pas cédé et qu'il ne soit pas écrasé, dit
Weybridge, sa maudite situation est pire encore, car alors ce serait son
mouvement d'horlogerie qui n'aurait pas fonctionné, et il serait
maintenant vivant à cinq milles sous nos pieds, là-dessous, dans le
froid et les ténèbres, à l'ancre dans sa petite boule d'acier, là
où jamais un rayon de lumière n'a brillé, ni un être humain vécu
depuis que les eaux se sont rassemblées. Il est là sans nourriture,
souffrant de la faim et de la soif, épouvanté et se demandant s'il
mourra de faim ou d'étouffement. Laquelle de ces deux morts sera-ce?
L'appareil Myers doit s'épuiser, je suppose. Combien de temps peut-il
durer?

--Tonnerre! s'exclama-t-il, quelles petites choses nous sommes! quels
audacieux petits diables! Dans l'abîme! Des milles et des milles de
liquide... rien que de l'eau au-dessous de nous et autour de nous, et ce
ciel! Des gouffres!

Il leva les bras, et au même moment une petite traînée blanche monta
sans bruit dans le ciel, ralentit peu à peu sa course, s'arrêta,
devint un petit point immobile, comme si une nouvelle étoile avait pris
place dans le ciel. Puis cela se mit à dégringoler et se perdit
bientôt dans les réflexions des étoiles et dans la pâle et brumeuse
phosphorescence de la mer.

À cette vue, il resta stupéfait, le bras tendu et la bouche ouverte.
Puis il ferma sa bouche, l'ouvrit de nouveau, et agita ses bras avec des
gestes désordonnés. Enfin, il se tourna et cria: «Elstead, ohé!» à
la première vigie, et courut jusqu'à Lindley, puis au foyer
électrique.

--Je l'ai vu, criait-il, à tribord, là-bas! Ses lampes sont allumées.
Et il vient juste de sortir. Cherchez de ce côté avec le rayon. Nous
allons bien le voir flotter quand il réapparaîtra à la surface.

Mais ils ne le trouvèrent pas avant l'aurore. Même alors ils
manquèrent de le couler bas. La grue fut préparée, et avec une
chaloupe, on agrafa les chaînes à la sphère. Quand ils l'eurent
remontée à bord, ils en dévissèrent l'ouverture et explorèrent des
yeux l'obscurité de l'intérieur, car la chambre du foyer électrique
était arrangée de façon à illuminer l'eau seulement autour de la
sphère et était interceptée de la cavité générale.

L'atmosphère intérieure était très surchauffée, et la gutta-percha
qui garnissait les bords de l'ouverture était molle. Leurs questions
impatientes restèrent sans réponse et aucun bruit ne leur parvint.
Elstead était inanimé, replié sur lui-même au fond de sa cabine. Le
médecin du bord s'y introduisit et le passa à ceux de l'extérieur.
Pendant un certain temps, ils ne purent se rendre compte si Elstead
était vivant ou mort. Sa figure, à la lueur jaunâtre des lampes,
était toute brillante de transpiration. On le descendit dans sa cabine.

Il n'était pas mort, comme ils purent bientôt s'en apercevoir, mais
dans un état d'affaissement nerveux absolu et, de plus, cruellement
contusionné. Il lui fallut, pendant plusieurs jours, rester couché et
parfaitement tranquille. Une semaine se passa avant qu'il pût raconter
ses expériences.

Dès les premiers mots, il déclara qu'il allait recommencer. La sphère
avait besoin d'être perfectionnée, dit-il, afin de lui permettre de se
débarrasser de la corde, s'il le fallait, et c'était tout. Ç'avait
été la plus merveilleuse aventure.

--Vous pensiez, dit-il, que je ne trouverais rien que de la vase. Vous
vous moquiez de mes explorations, et j'ai découvert un nouveau monde.

Il raconta son histoire par fragments sans suite, et presque toujours en
commençant par la fin, de sorte qu'il est impossible de la répéter
dans ses propres termes. Mais ce qui suit en est l'exacte narration.

«Son voyage commença atrocement. Avant que la corde fût entièrement
filée, la sphère ne cessa de ballotter. Il eut la sensation d'être
une grenouille enfermée dans un ballon sur lequel on s'acharne à coups
de pieds. Il ne pouvait voir que la grue et le ciel au-dessus de sa
tête, avec un coup d'œil occasionnel sur les gens qui garnissaient le
bastingage, et il était incapable de prévoir de quel côté allait se
balancer la sphère. Tantôt, il levait le pied pour marcher et il
était culbuté en tous sens contre les coussins. Toute autre forme eût
été plus confortable, mais aucune n'aurait pu supporter l'immense
pression de l'abîme. Soudain le balancement cessa; la sphère se mit en
équilibre, et, quand il fut relevé, il aperçut tout autour de lui le
bleu verdâtre des flots avec la lumière du jour atténuée filtrant de
la surface et une multitude de petites choses flottantes qui passaient
vertigineusement contre les vitres, montant, lui semble-t-il, vers la
lumière. Puis, à mesure qu'il regardait, l'obscurité s'accrut
jusqu'à ce que l'eau fût, au-dessus de sa tête, aussi sombre que le
ciel de minuit, bien que d'une teinte plus verte, et, au-dessous de lui,
absolument noire. De temps en temps, de petites choses transparentes
avec un scintillement lumineux faisaient au long des hublots de
légères traînées verdâtres.

«Et la sensation de chute! Elle rappelait le départ soudain d'un
ascenseur, avec cette différence qu'elle durait plus longtemps. Il faut
réfléchir un instant pour réaliser ce que ce doit être. Ce fut alors
et seulement qu'Elstead se repentit d'avoir tenté cette aventure. Il
vit sous un aspect entièrement nouveau les chances qui se dressaient
contre lui. Il pensa aux énormes poissons à scie qui existent dans les
profondeurs moyennes, à ces spécimens terribles qu'on trouve parfois
à demi digérés dans l'estomac des grands cétacés ou flot tant
morts, décomposés et à demi dévorés.

«Il s'imagina l'un d'entre eux s'attaquant à la sphère et ne voulant
plus la lâcher. Et le mouvement d'horlogerie, l'avait-il suffisamment
éprouvé? Mais qu'il voulut maintenant descendre ou remonter, c'était
absolument la même chose.


[Figure 02: DANS L'ABÎME.--Dans le rayon de son foyer électrique
apparaissaient des poissons.]


«Au bout de cinquante secondes, tout, à l'extérieur, fut aussi noir
que la nuit, sauf ce que le rayon de son foyer électrique éclairait et
dans quoi apparaissaient de temps à autre des poissons et passaient
quelques fragments d'objets qui s'enfonçaient. Tout cela disparaissait
trop vite pour qu'il lui fût possible de distinguer ce que c'était.
Une fois, il crut voir un requin. À ce moment, la sphère commença à
s'échauffer par le frottement. Il lui parut que cette donnée n'avait
pas été suffisamment évaluée. La première chose qu'il put remarquer
fut qu'il transpirait; puis il perçut sous ses pieds une sorte de
sifflement qui s'accrut, et il vit une foule de petites bulles, de très
petites bulles qui montaient en éventail vers la surface. De la vapeur!

«Il tâta le hublot: la vitre était brûlante. Immédiatement, il
alluma la lampe électrique qui éclairait sa cabine, regarda la montre
encastrée dans le capitonnage, et il vit que son voyage durait déjà
depuis deux minutes. Il lui vint à l'esprit que le hublot pouvait
craquer dans le conflit des températures, car il savait que les eaux
dans les grandes profondeurs sont glaciales. Puis, tout à coup, la
paroi de la sphère sembla presser le dessous de ses pieds; au-dehors la
course des bulles se ralentit et le sifflement diminua. La sphère se
balança légèrement. Le hublot n'avait pas craqué, rien n'avait
cédé, et il savait que, dans tous les cas, le danger de couler bas
était passé.

«Encore une minute et il reposerait sur le fond de l'abîme. Il songea,
dit-il, à Steevens, à Weybridge et aux autres qui étaient à cinq
milles au-dessus de sa tête, plus haut pour lui que ne le furent jamais
au-dessus de nous les plus élevés des nuages qui flottent dans le
ciel, à eux tous navigant lentement, cherchant à pénétrer la
profondeur des eaux et se demandant ce qui pouvait lui être arrivé.

«Il se mit à regarder par le hublot. Il n'y avait plus de bulles
maintenant, et le sifflement avait cessé. Au dehors, c'étaient de
profondes ténèbres d'un noir épais comme un velours, sauf là où le
rayon électrique pénétrait l'eau et en montrait la couleur: un gris
jaunâtre. Alors, trois choses, comme des formes de feu, nagèrent en se
suivant. Il ne pouvait distinguer si elles étaient petites ou énormes
et éloignées.

«Chacune d'elles se dessinait avec des contours bleuâtres, presque
aussi brillants que les feux d'une barque de pêche, des feux qui
semblaient répandre beaucoup de fumée, et ils avaient, de chaque
côté, des taches de cette lumière, comme des sabords de navire. Leur
phosphorescence sembla s'éteindre quand ils entrèrent dans le
rayonnement lumineux de sa lampe; et il vit alors que c'étaient de
petits poissons de quelque étrange espèce, avec des yeux énormes, et
dont les corps et les queues se terminaient brusquement. Leurs yeux
étaient tournés vers lui, et il jugea qu'ils suivaient sa descente,
les supposant attirés par sa clarté.

«D'autres du même genre se joignirent bientôt à eux. À mesure qu'il
descendait, il remarquait que l'eau prenait une teinte pallide et que de
petites taches de lumière scintillaient dans son rayonnement comme des
atomes dans un rai de soleil. Cela était probablement dû aux nuages de
vase et de boue que la chute de ses fonceurs de plomb avait produits.

«Pendant tout le temps qu'il fut entraîné vers le fond par ses poids
de plomb, il se trouva dans une sorte de brouillard blanc si dense que
son projecteur électrique ne réussissait pas entièrement à le percer
au delà de quelques pieds. Et il se passa quelques minutes avant que
les couches de sédiment en suspension fussent retombées au fond.
Alors, à la lueur de ses lampes électriques et à la passagère
phosphorescence d'un banc éloigné de poissons, il lui fut possible de
voir, sous l'immense obscurité des eaux supérieures, une surface
ondulante de vase d'un blanc grisâtre, rompue çà et là par des
fourrés enchevêtrés de lis de mer agitant leurs tentacules affamés.

«Plus loin se trouvaient les gracieux et transparents contours d'un
groupe d'épongés gigantesques. Sur ce sol étaient dispersées un
grand nombre de touffes hérissées et plates d'une riche couleur
pourpre et noire qu'il décida devoir être quelque espèce d'oursin, et
de petites choses avec des yeux très larges ou aveugles ayant une
curieuse ressemblance, les unes avec les cloportes, les autres avec les
homards, rampaient paresseusement dans la traînée de lumière et
disparaissaient de nouveau dans l'obscurité en laissant derrière eux
des sillons dans la vase.

«Soudain la multitude voltigeante de petits poissons vira et s'avança
vers lui comme une volée d'étourneaux pourrait le faire. Ils
passèrent au-dessus de lui comme une neige phosphorescente, et alors,
derrière eux, une créature de dimensions il vit plus grandes qui
s'avançait vers la sphère.

«D'abord, il ne put la distinguer que vaguement, figure aux mouvements
indécis et suggérant de loin un homme en marche; puis elle entra dans
le rayonnement lumineux que projetait la lampe. Au moment où la
lumière la frappa, elle ferma les yeux, éblouie. Elstead la contempla
avec stupéfaction.

«C'était un étrange animal vertébré. Sa tête d'un pourpre sombre,
rappelait vaguement celle d'un caméléon, mais le front était si
élevé et la boîte crânienne si développée qu'aucun reptile n'en
possédait encore de semblables. L'équilibre vertical de sa face lui
donnait la plus extraordinaire ressemblance avec celle d'un être
humain. Deux yeux larges et saillants se projetaient des orbites à la
façon d'un caméléon et sous ses petites narines s'ouvrait une large
bouche reptilienne aux lèvres cornées. À l'endroit des oreilles
étaient deux énormes ouïes hors desquelles flottaient des filaments
nombreux d'un rouge de corail, rappelant les ouïes que possèdent les
très jeunes raies et les requins.

«Mais ce que sa face avait d'humain n'était pas le trait le plus
extraordinaire qu'offrait cette créature. Elle était bipède; son
corps, presque sphérique, était en équilibre sur une sorte de
trépied composé de deux jambes comme celles des grenouilles et d'une
longue queue épaisse, et ses membres supérieurs, qui caricaturaient
grotesquement les bras humains, beaucoup à la manière des grenouilles,
portaient un long dard osseux garni de cuivre. La couleur de cette
créature était, variée: sa tête, ses mains et ses jambes étaient
pourpres, mais sa peau, qui pendait flottante autour de son corps comme
des vêtements le feraient, était d'un gris phosphorescent. Elle
restait là, aveuglée par la lumière.


[Figure 03: DANS L'ABÎME.--Cet habitant inconnu de l'abîme
cligna des yeux et les écarquilla.]


À la fin, cet habitant inconnu de l'abîme cligna des paupières et les
écarquilla; puis, portant sa main libre au-dessus de ses yeux, il
ouvrit la bouche et articula à la façon humaine un cri qui pénétra
même l'enveloppe d'acier et le capitonnage intérieur de la sphère.
Comment un cri peut être poussé sans poumons, Elstead ne se préoccupa
pas de l'expliquer. La créature sortit alors du rayonnement, rentra
dans le mystère ténébreux qui le bordait de chaque côté, et Elstead
la sentit plutôt qu'il ne la vit venir vers lui. Certain que la
lumière l'avait attirée, il interrompit le courant. Un moment après,
des coups sourds résonnèrent contre l'acier, et la sphère se
balança.

«Alors le cri fut répété. Et il sembla à Elstead qu'un écho
lointain y répondait. Les coups sourds reprirent et la sphère se
balança de nouveau et grinça contre le pivot sur lequel la corde
était enroulée. Il demeura dans les ténèbres, cherchant à
pénétrer du regard l'éternelle nuit de l'abîme. Et bientôt il vit,
très faibles et lointaines, d'autres formes phosphorescentes et
quasi-humaines se hâter vers lui.

Sachant à peine ce qu'il faisait, il tâta contre les parois de sa
prison instable pour trouver le bouton du projecteur électrique
extérieur et pressa accidentellement celui de la petite lampe qui
éclairait sa cabine capitonnée. La sphère roula et il fut renversé.
Il entendit comme des cris de surprise, et quand il fut relevé, il vit
deux yeux attentifs qui regardaient par le hublot inférieur et qui en
réfléchissaient la clarté.

«Au même instant, des mains heurtaient vigoureusement l'enveloppe
d'acier et il entendit, impression suffisamment horrible dans sa
position, des heurts réitérés sur l'enveloppe de métal, qui
protégeait le mouvement d'horlogerie. À ce bruit, vraiment, l'angoisse
l'étrangla; car, si ces étranges créatures parvenaient à arrêter le
mouvement, sa délivrance était impossible. À peine avait-il pensé
cela, qu'il sentit la sphère se balancer et la paroi sembla peser
lourdement contre ses pieds.

«Il éteignit la petite lampe intérieure et rétablit le courant du
réflecteur extérieur. Le fond vaseux et les créatures quasi-humaines
avaient disparu, et une couple de poissons se poursuivant soudain
passèrent contre le hublot.

«Il pensa aussitôt que ces étranges habitants avaient rompu la corde
et qu'il avait échappé. Il remontait de plus en plus vite, puis il
s'arrêta avec une secousse qui l'envoya heurter la paroi capitonnée de
sa prison. Pendant une demi-minute, peut être, il fut trop étonné
pour réfléchir.

«Alors il sentit que la sphère tournait lentement sur elle-même avec
une sorte de balancement, et il lui sembla aussi qu'il avançait
horizontalement dans l'eau. En se blottissant, tout contre le hublot, il
parvint à rétablir de son poids et à ramener l'équilibre vers le
fond cette partie de la sphère; mais il ne put rien voir que le pâle
rayonnement de son réflecteur frappant inutilement les ténèbres. Il
lui vint à l'idée qu'il pourrait mieux voir s'il éteignait la lampe.

«En ceci, il fut sage. Au bout de quelques minutes les ténèbres
veloutées devinrent une sorte d'obscurité translucide, et alors, dans
le lointain, et aussi imprécises que la lumière zodiacale d'un soir
d'été, il vit des formes se mouvoir au-dessous de lui. Il jugea que
ces créatures avaient détaché son câble et le remorquaient au long
du fond de la mer.

«Alors, par-delà les ondulations de la plaine sous-marine, vague et
lointaine, il vit un immense horizon d'une luminosité pâle qui
s'étendait de chaque côté aussi loin que sa petite fenêtre lui
permettait d'apercevoir. Vers cet horizon, il était remorqué comme un
ballon qu'on ramènerait de la plaine vers la ville. Il en approchait
très lentement, et très lentement la vague irradiation se précisait
en des formes plus définies.

«Il était presque cinq heures lorsqu'il atteignit cette aire
lumineuse; et, vers ce moment, il put distinguer une sorte d'arrangement
qui suggérait des rues et des maisons groupées à l'entour d'un vaste
édifice sans toit, qui rappelait grotesquement une abbaye en ruines.
Tout cela s'étendait au-dessous de lui comme une carte. Les maisons
étaient toutes des enclos de murs sans toits, et leur substance
étant, comme il le vit plus tard, d'os phosphorescents, donnait à cet
endroit l'apparence d'être bâti avec du clair de lune noyé.

«Parmi les cavités inférieures, des végétations crinoïdes
étendaient leurs tentacules, et de grandes, sveltes et fragiles
éponges surgissaient comme des minarets brillants et comme des lis de
lumière membraneuse hors de la clarté génitale de la cité. Dans les
espaces ouverts, il pouvait voir une agitation comme de foules de gens,
mais il se trouvait trop élevé pour distinguer les personnages qui
composaient ces foules. Alors, lentement, il se sentit tiré vers le
fond, et, à mesure, les détails des lieux apparurent plus clairement
à sa vue. Il distingua que les rangées de bâtiments nuageux étaient
délimitées par des lignes pointillées d'objets ronds, et il
s'aperçut qu'en plusieurs endroits au-dessous de lui, en de larges
espaces ouverts, étaient des formes semblables à des carcasses
pétrifiées de navires.

«Lentement et sûrement il descendait, et les formes au-dessous de lui
devenaient plus brillantes, plus claires et plus distinctes. On le
dirigeait vers le large édifice qui occupait le centre de la ville, et
de temps en temps il pouvait apercevoir la multitude de formes qui
tiraient sur sa corde. Il fut étonné de voir que le gréement de l'un
des vaisseaux qui formait un des principaux traits de la place était
couvert d'une quantité d'êtres gesticulants qui le regardaient, puis
les murs du grand édifice montèrent silencieusement autour de lui et
lui cachèrent la vue de la cité.

«Les murs étaient de bois durci par l'eau, de câbles de fer tressés,
d'espars de cuivre et de fer, d'os et de crânes de naufragés. Les
crânes couraient au long des murs de l'édifice en zigzags, en spirales
et en courbes fantastiques. Dans leurs orbites vides, et sur toute la
surface des murs jouaient et se cachaient une multitude de petits
poissons argentés. Soudain ses oreilles s'emplirent d'un bourdonnement
sourd, d'un bruit comme le son violent des cors, auquel succédèrent
bientôt de fantastiques clameurs. La sphère s'enfonçait toujours,
passant devant d'immenses fenêtres en pointe, à travers lesquelles il
apercevait vaguement, le regardant, un grand nombre de ces étrangers et
fantomatiques créatures. Et il vint enfin se poser, lui sembla-t-il,
sur une sorte d'autel au centre de la place.


[Figure 04: DANS L'ABÎME.--Il s'aperçut qu'ils se prosternaient
tous devant lui, sauf un.]


«Maintenant il se trouvait à un niveau qui lui permettait de voir
distinctement ces étranges habitants de l'abîme. À son grand
étonnement, il s'aperçut qu'ils se prosternaient devant lui, tous,
sauf un, vêtu, semblait-il, d'une robe d'écaillés superposées et
couronné d'un diadème lumineux, et qui se tenait debout, ouvrant et
fermant alternativement sa bouche de reptile, comme s'il dirigeait les
cantiques des adorateurs.

«Une curieuse impulsion fit allumer à Elstead sa lampe intérieure, de
sorte qu'il devint visible à ces habitants de l'abîme et que cette
clarté les fit immédiatement disparaître dans l'obscurité. À cette
soudaine transformation, les cantiques firent place à un tumulte
d'acclamations exultantes, et Elstead, préférant les observer,
interrompit le courant et s'évanouit à leurs yeux. Mais, pendant un
moment, il fut trop aveuglé pour percevoir ce qu'ils faisaient et quand
enfin il put les distinguer, ils étaient de nouveau agenouillés. Ils
continuèrent à l'adorer ainsi sans répit ni relâche pendant trois
heures.

«Elstead fit un récit des plus circonstanciés de cette cité
surprenante et de ces gens qui n'ont jamais vu ni soleil, ni lune, ni
étoile, aucune végétation verte, ni aucune créature respirante, qui
ne savent rien du feu, et ne connaissent d'autre lumière que la clarté
phosphorescente d'organismes vivants.

«Si saisissante que soit son histoire, il est encore plus saisissant de
trouver que des hommes de science aussi éminents que Adams et Jenkins
n'y découvrent rien d'incroyable. Ils m'ont dit qu'ils ne voyaient
aucune raison pour que des créatures vertébrées, intelligentes et
respirant l'eau, accoutumées à une température très basse, à une
pression énorme, et d'une structure si pesante que, vivants ou morts,
ils ne peuvent flotter, que de tels êtres ne pussent vivre au sein de
la mer profonde, inconnus de nous, et, comme nous, descendants du grand
Thériomorphe de l'âge de la Terre Rouge.

«Ils doivent nous connaître cependant comme des créatures étranges
et météoriques, accoutumées à dégringoler, accidentellement mortes,
à travers les mystérieuses ténèbres de leur ciel liquide, et non
seulement nous-mêmes, mais nos vaisseaux, nos métaux, nos appareils
qui pleuvent incessamment dans leur nuit. Quelquefois, des objets dans
leur chute doivent les atteindre, les écraser comme par le jugement de
quelque invisible pouvoir supérieur, et parfois il doit leur en venir
d'une rareté ou d'une utilité inappréciables, ou de formes
suggestives et inspiratrices. On peut comprendre, jusqu'à un certain
point, leur conduite à l'arrivée d'un homme vivant, si l'on pense à
ce qu'un peuple barbare ferait pense à une créature brillante et
auréolée qui descendrait soudain dans notre ciel.

«Elstead dut probablement compléter une fois ou l'autre aux officiers
du _Ptarmigan_ chaque détail de son étrange séjour de douze heures
dans l'abîme. Il est certain aussi qu'il eut l'intention d'en rédiger
le récit, mais qu'il ne le fit jamais. Et il nous faut donc
malheureusement rassembler les fragments disjoints de son histoire
d'après les souvenirs et les réminiscences du commandant Simmons, de
Weybridge, de Steevens, de Lindley et des autres. Nous pouvons nous
représenter vaguement, par images fragmentaires, l'immense et lugubre
édifice, les gens agenouillés et chantants, avec leur sombre tête de
caméléon, leur espèce de vêtement faiblement lumineux, et Elstead,
ayant de nouveau allumé sa lampe intérieure, essayant vainement de
leur faire comprendre qu'il fallait détacher la corde qui retenait la
sphère. Une à une, les minutes passaient, et Elstead, regardant sa
montre, découvrit avec terreur qu'il ne lui restait d'oxygène que pour
quatre heures encore. Mais les cantiques en son honneur continuaient,
aussi impitoyables que s'ils avaient été l'hymne funèbre de sa mort
prochaine.

«Il ne comprit jamais de quelle façon il fut délivré, mais, à en
juger par l'extrémité de la corde qui restait attachée à la sphère,
elle avait dû être coupée par le constant frottement contre le rebord
de l'autel. Tout à coup la sphère roula, et il bondit hors de leur
monde, comme une créature éthérée, enveloppée de vide, traverserait
notre atmosphère pour retournera son éther natal. Il dut disparaître
à leurs yeux comme une bulle d'hydrogène monte dans l'air. Et ce dut
leur paraître une étrange ascension.

«La sphère montait avec une vélocité plus grande encore que celle de
la descente, quand elle était alourdie par les fonceurs de plomb. Elle
devint excessivement chaude. Elle montait, les hublots en l'air, et il
se rappelle le torrent de bulles qui écumait contre la vitre. À chaque
instant, il s'attendait à la voir voler en éclats. Tout à coup,
quelque chose comme une immense roue sembla se mettre à tourbillonner
dans sa tête, le compartiment capitonné commença à tourner autour de
lui, et il s'évanouit. Puis ses souvenirs cessent jusqu'au moment où
il se retrouva dans la cabine et entendit la voix du docteur.»

Telle est la substance de l'extraordinaire histoire qu'Elstead narra par
fragments aux officiers du _Ptarmigan_. Il promit de la fixer par écrit
plus tard, mais son esprit était surtout préoccupé par les
améliorations de son appareil, améliorations qui furent exécutées à
Rio.

Il nous reste simplement à dire que, le 2 février 1896, il opéra sa
seconde descente dans l'abîme de l'Océan, avec les perfectionnements
que sa première expérience lui avait suggérés. On ne saura
probablement jamais ce qui est arrivé. Il n'est pas revenu. Le
_Ptarmigan_ louvoya autour du point de sa submersion, le cherchant en
vain, pendant treize jours. Puis il revint à Rio, et la nouvelle fut
télégraphiée à ses amis. L'affaire en reste là pour le présent.
Mais il est peu probable qu'aucune nouvelle tentative soit faite pour
vérifier cette étrange histoire des cités jusqu'ici insoupçonnées
de l'abîme des mers.



LES TRIOMPHES D'UN TAXIDERMISTE


Voici quelques-uns des secrets de la taxidermie. Ils me furent
révélés par un taxidermiste, dans un moment d'expansion. Il me les
conta entre son premier et son quatrième verre de whisky, moment où
l'homme perd toute circonspection et, cependant, n'est pas encore ivre.
Nous étions dans son taudis, qui était à la fois sa bibliothèque,
son salon et sa salle à manger, et séparé, du moins quant à la vue,
par un rideau de bambous japonais, du fétide réduit dans lequel il
s'adonnait à ses travaux.

Il était assis sur un fauteuil pliant, et, quand il ne s'en servait pas
pour cogner dans la cheminée les morceaux de charbon réfractaires, il
mettait ses pieds, lesquels étaient revêtus, en manière de sandales,
des saintes reliques d'une paire de pantoufles en tapisserie, loin du
plancher, sur le manteau de la cheminée, parmi les yeux en verre. Son
pantalon, entre parenthèses, bien qu'il n'ait rien à faire avec ses
triomphes, était d'une étoffe écossaise d'un jaune des plus horribles
et tel qu'on les faisait quand nos pères portaient des favoris et que
les crinolines se promenaient par les rues. De plus, sa chevelure était
noire, sa figure rose et son œil fauve ardent; son veston consistait
surtout en graisse sur une base de velours. Sa pipe avait un fourneau de
porcelaine représentant les trois Grâces; ses lunettes étaient
toujours de travers; l'œil gauche, petit et pénétrant, vous regardait
fixement par-dessus la monture, et l'œil droit s'apercevait vaguement
de l'autre côté du verre, agrandi et adouci. Il discourait en ces
termes:


[Figure 05: LES TRIOMPHES D'UN TAXIDERMISTE--«Il n'y a jamais eu
d'homme qui sache empailler comme moi!»]


«Il n'y a jamais eu d'homme, mon cher Bellows, qui sache empailler
comme moi, jamais! J'ai empaillé des éléphants et j'ai empaillé des
phalènes! Et ils n'en paraissaient que plus vivants et mieux faits.
J'ai empaillé des êtres humains, surtout pour les ornithologues
amateurs. Même une fois, j'ai empaillé un nègre...

«Non, il n'y a pas de loi qui le défende; je l'avais fait avec les
doigts écartés et m'en servais comme de porte-manteau; mais cet
imbécile de Homersby lui chercha querelle un soir, très tard, et le
démolit. Cela se passait avant que je ne vous connusse. C'est difficile
d'avoir des peaux, sans cela j'en aurais fait un autre.

«Désagréable? Ma foi non! Il me semble que la taxidermie pourra plus
tard être substituée avec avantage aux inhumations et aux crémations.
Vous pourriez conserver auprès de vous tous ceux qui vous sont chers.
Un bric-à-brac de ce genre, disposé à travers la maison, vaudrait
autant que n'importe quelle compagnie et serait moins coûteux. Vous
pourriez les agencer avec des mouvements d'horlogerie et leur faire
des choses...

«Évidemment il faudrait les vernir, mais il ne serait pas nécessaire
de les rendre plus brillants que ne le sont en nature des masses de
gens. Le crâne chauve du vieux Maningtree... Quoi qu'il en soit, on
pourrait causer avec eux sans être interrompu... même avec ses
vieilles tantes. Il y a un grand avenir réservé à la taxidermie,
croyez-le bien. Il y a les fossiles...»

Il se tut soudain.

«Non, il ne faut pas que je vous le dise...»

Il tira méditativement quelques bouffées de sa pipe.

«Oui, merci... pas trop d'eau... Vous savez, ce que je vais vous dire
doit rester entre nous. Vous n'ignorez pas que j'ai empaillé quelques
_dodos_ et un grand pingouin? Comment? Non? Vous n'êtes évidemment
qu'un amateur en taxidermie. Mon cher monsieur, la moitié des pingouins
du monde sont à peu près aussi authentiques que le mouchoir de sainte
Véronique ou la Sainte Tunique de Trêves. Nous les faisons avec des
plumes de grèbes et autres oiseaux semblables. Et les œufs des grands
pingouins aussi!... Bon Dieu!... Oui, nous les faisons avec de la
porcelaine tendre... je vous avoue que cela en vaut la peine... Ils
atteignent... Ainsi, l'autre jour, il y en a un qui est monté jusqu'à
7500 francs. Je crois qu'il était réellement authentique, mais... on
ne peut jamais en être certain. C'est du très bel ouvrage, et puis...
après... il faut les empoussiérer, car aucun de ceux qui possèdent un
de ces œufs n'aurait la témérité de le nettoyer. C'est là la
beauté de l'affaire. Même s'ils avaient des soupçons sur leur œuf,
ils n'oseraient pas l'examiner de trop près. C'est, en somme, un
capital si fragile.

«Vous ne saviez pas que la taxidermie pouvait s'élever à des hauteurs
pareilles... Mon pauvre garçon!... J'ai rivalisé avec la nature
elle-même! L'un des grands pingouins _authentiques_ (sa voix n'était
plus qu'un murmure), l'un des grands pingouins _authentiques a été
fait par moi!_

«Ah! mais non! Vous n'avez qu'à étudier l'ornithologie et trouver
vous-même lequel c'est. Et, ce qui est mieux, un syndicat de marchands
m'a proposé de pourvoir de spécimens une des régions inexplorées du
nord de l'Islande. Je le ferai peut-être un jour. Mais juste en ce
moment, j'ai une autre petite chose en mains. Avez-vous entendu parler
du _dinornis_? «C'est l'un de ces grands oiseaux dont l'espèce a
récemment disparu en Nouvelle-Zélande. On l'appelle communément Feuh,
sans doute parce qu'il est éteint. Vous comprenez?... Eh bien! on s'est
procuré de ses os, et on a même trouvé dans les marais des plumes et
des morceaux de peaux sèches. Et maintenant, je vais fabriquer--ma foi
ce n'est pas la peine d'en faire mystère--je vais fabriquer un Feuh
entièrement empaillé. Je connais quelqu'un là-bas qui prétendra
l'avoir découvert dans une sorte de marécage antiseptique et dira
qu'il l'a empaillé immédiatement parce qu'il menaçait de se
corrompre. Les plumes sont quelque chose de particulier, mais j'ai
trouvé un moyen simplement délicieux de les imiter avec des fragments
de plumes d'autruche passés à la flamme. Oui, c'est là l'odeur
nouvelle que vous avez remarquée. On ne pourrait se rendre compte de la
fraude qu'avec un microscope, et personne ne se soucierait de gâter
pour cela un beau spécimen.

«De cette façon, vous voyez, je donne un petit coup d'épaule au
progrès de la science. Mais tout ceci n'est qu'une simple imitation de
la nature. De mon jeune temps, j'ai fait mieux que cela. Je l'ai... je
l'ai battue....».

Il ramena ses pieds à terre et se percha confidentiellement vers moi.

«J'ai _créé_ des oiseaux, dit-il à voix basse, de _nouveaux_
oiseaux, des oiseaux comme on n'en avait encore jamais vu.»

Il replaça ses pieds sur le manteau de la cheminée pendant un silence
impressionnant.

«Enrichir l'univers... plutôt! quelques-uns des oiseaux que j'ai
fabriqués étaient des espèces nouvelles de colibris et de fort jolies
petites choses, mais quelques-uns étaient simplement fantaisistes. Le
plus drôle de ceux-là fut, je crois: l'Anomatoptéryx-Jejuna...
Jejunus-Jejuna-Jejunum--vide--ainsi appelé parce qu'il n'y avait
réellement rien dedans. Un oiseau absolument vide, à part la bourre.
C'est le vieux Jawers qui le possède maintenant et je suppose qu'il en
est presque aussi fier que moi. C'est un chef d'œuvre, Bellows! Il a
toute la niaise gaucherie du pélican, tout le solennel manque de
dignité du perroquet, la dégaine maigre et dégingandée du flamant,
avec tout l'extravagant conflit chromatique du canard mandarin. Un
oiseau pareil! Je l'ai fabriqué avec des fragments de squelettes
provenant d'une cigogne et d'un toucan, et un lot de plumes acheté
d'occasion. Ce genre de taxidermie, Bellows, est pour le véritable
artiste une joie sans mélange.

«Comment j'en vins à le faire? C'est assez simple, comme toutes les
grandes inventions. L'un de ces jeunes génies qui rédige pour les
journaux des notes scientifiques, mit la main sur une brochure allemande
concernant les oiseaux de la Nouvelle-Zélande et la traduisit au moyen
d'un dictionnaire et de ses facultés naturelles; il s'embrouilla,
grâce à ces dernières, dans l'aptéryx vivant et l'anomatoptéryx
disparu, parla d'un oiseau haut de cinq pieds, vivant dans les jungles
de la Zélande septentrionale, dont les spécimens rares et timides
étaient difficiles à obtenir et ainsi de suite... Savary, qui, même
pour un collectionneur, est un homme miraculeusement ignorant, lut ces
paragraphes et jura qu'il aurait la chose à tout prix. Il tourmenta de
ses questions tous les marchands. Cela montre ce qu'un homme peut faire
avec de la persistance... avec de la volonté... Voilà un
collectionneur d'oiseaux jurant qu'il aurait un spécimen d'un oiseau
qui n'existe pas, qui n'avait jamais existé et qui, à la honte même
de sa dégaine profane, ne pourrait probablement pas exister maintenant
si on lui donnait la vie, et il l'obtint!

«Encore un peu de whisky, Bellows?--fit le taxidermiste s'éveillant
d'une passagère contemplation des mystères de la volonté et de
l'esprit collectionneur, et, rasséréné, il continua à me conter
comment il avait façonné une sirène des plus séduisantes et comment
un prédicateur errant, qu'elle empêchait d'avoir un auditoire, la
détruisit sous prétexte d'idolâtrie. Mais comme la conversation des
personnages qui prirent part à cette transaction: créateur, acheteur
et destructeur, était uniformément impropre à la publication, ce
joyeux incident ne sera pas rédigé.

Les lecteurs peu familiers avec les obscures méthodes des
collectionneurs seront peut-être enclins à douter du récit de mon
taxidermiste; mais pour ce qui concerne les œufs du grand pingouin et
les faux oiseaux empaillés, ses dires ont été confirmés par de
distingués ornithologistes; et les notes concernant l'oiseau de la
Nouvelle-Zélande ont paru de fait dans un journal du matin, d'une
réputation au-dessus de tout soupçon, car le taxidermiste en conserve
un exemplaire qu'il m'a montré.



LA POMME


--Il faut que je me débarrasse!--fit l'homme assis dans le coin du
compartiment, rompant brusquement le silence.

M. Hinchcliff leva la tête, n'ayant qu'imparfaitement compris. Il
avait été jusqu'ici perdu dans la contemplation de sa cape
d'étudiant liée par un cordon aux poignées de sa valise, signe
extérieur et visible de sa position pédagogique récemment obtenue; il
était resté plongé dans le ravissement que lui causait cette cape et
les agréables perspectives qu'elle découvrait. Car M. Hinchcliff
venait de lui s'inscrire à l'Université de Londres et allait
rejoindre une place de sous-maître à l'école préparatoire
d'Holmwood--situation fort enviable. Il regarda avec étonnement son
compagnon de voyage à l'autre bout du compartiment.

--Pourquoi ne pas la donner?--disait ce personnage.--La donner!...
pourquoi pas?

C'était un homme de haute taille au teint mat et hâlé. Il avait les
bras nerveusement croisés sur la poitrine et il avait posé les pieds
sur la banquette qui lui faisait face. Il se mit à tirer sa moustache
noire et très longue, les yeux fixés sur le bout de ses bottines.

--Pourquoi pas?--dit-il encore.

M. Hinchcliff toussa.

L'étranger leva les yeux--c'étaient des yeux gris foncé, très
perçants--et, pendant une minute, peut être, il fixa M. Hinchcliff
d'un air morne. Puis son visage sembla prendre une expression
d'intérêt.

--Oui,--fit-il lentement,--pourquoi pas? Et en finir.

--Je ne vous saisis, pas très bien, dit M. Hinchcliff en toussant une
seconde fois.

--Vous ne me suivez pas très bien,--répliqua mécaniquement
l'étranger tandis que ses yeux bizarres erraient de M. Hinchcliff à
la valise d'où pendait avec ostentation la cape et revenaient à la
figure duveteuse de M. Hinchcliff.

--Vos paroles sont si décousues, vous comprenez...--s'excusa M.
Hinchcliff.

--Pourquoi pas!--dit l'étranger suivant sa pensée--Vous êtes
étudiant?--fit-il en s'adressant à M. Hinchcliff.

--Je suis étudiant par correspondance à l'Université de
Londres.--dit M. Hinchcliff avec un orgueil non déguisé et portant
d'un geste nerveux sa main à sa cravate.

--À la poursuite de la science,--dit l'étranger. Et il retira
soudain ses pieds de dessus la banquette, posa son poing sur son genou,
et contempla, M. Hinchcliff comme s'il n'avait jamais vu
d'étudiant de sa vie.

--Oui!--et il fit un geste avec l'index tendu.

Puis il se leva, prit dans le filet un sac de cuir qu'il ouvrit. Sans
le moindre mot il en tira un objet de forme ronde enveloppé d'une
quantité de papier d'argent qu'il déplia soigneusement. Il tendit
la chose à M. Hinchcliff: c'était un petit fruit d'un jaune doré
et très doux au toucher.

M. Hinchcliff demeura un instant la bouche et les yeux grands ouverts.
Il n'essaya pas de prendre cet objet, même si on le lui offrait pour
qu'il le prît.

--Ceci,--dit le fantastique étranger en articulant très
lentement,--est la Pomme de l'Arbre de la Connaissance. Regardez-la:
petite, brillante, merveilleuse... la Connaissance!... et je vais vous
la donner.

L'esprit de M. Hinchcliff eut une minute de pénible effort, puis
l'explication évidente: fou, traversa son cerveau et éclaira toute
la situation; un fou d'humeur joyeuse. Il pencha un peu la tête.

--La Pomme de l'Arbre de la Connaissance, hein?...--dit M. Hinchcliff
regardant le fruit, feignant un air d'extrême intérêt et reportant
ensuite ses regards sur son interlocuteur.--Mais pourquoi ne le
mangez-vous pas vous-même?...... Et d'ailleurs comment est-il venu en
votre possession?

--Elle ne se flétrit jamais! Il y a trois mois que je la possède, et
elle est toujours brillante, et lisse, et mûre, et désirable comme
vous la voyez.

Il posa sa main sur son genou et considéra la pomme d'un air rêveur,
puis il se mit à l'envelopper de nouveau dans ses papiers comme
s'il avait modifié son intention de la donner.

--Mais comment l'avez-vous obtenue?--demanda M. Hinchcliff qui avait
l'esprit argumentatif--et comment savez-vous que c'est le fruit de
l'Arbre?


[Figure 6: LA POMME--Il vit, derrière lui, les herbes en feu.]


--J'ai acheté ce fruit,--dit l'étranger,--il y a trois mois, pour
une gorgée d'eau et une croûte de pain. L'homme qui me la céda,
parce que mes soins lui avaient conservé la vie, était Arménien.
L'Arménie! cette contrée merveilleuse! la première de toutes les
contrées! où l'Arche de Noé est restée, jusqu'à ce jour,
ensevelie dans les glaciers du mont Ararat. Cet homme, dis-je, fuyant
avec d'autres devant les Kurdes qui les avaient surpris, parvint en
des endroits déserts dans des montagnes... en des endroits que nul au
monde ne connaît. Fuyant devant ceux qui les poursuivaient, ils
arrivèrent sur un haut plateau entre les pics des montagnes. Il y
croissait une herbe verte dont les brins étaient comme des lames, qui
coupaient et déchiraient impitoyablement tous ceux qui s'aventuraient
à les traverser. Les Kurdes étaient à leurs trousses et il ne leur
restait d'autre chance de salut que de s'enfoncer dans ces herbes et le
pire fut que les sentiers qu'ils tracèrent au prix de leur sang
servirent aux Kurdes pour les suivre. Tous les fugitifs furent tués,
sauf cet Arménien et un autre. Il entendit les cris et les
gémissements de ses compagnons et le bruissement des herbes autour de
ceux qui les poursuivaient, car ces herbes s'élevaient presque à
hauteur d'homme. Il entendit des appels et des imprécations, et quand,
enfin, il s'arrêta, tout était silencieux. Il poussa de l'avant
quand même sans comprendre, déchiré et sanglant, jusqu'à ce
qu'il arrivât à une muraille de rocher au-dessous d'un précipice
d'où il vit, derrière lui, les herbes en feu et les fumées
s'élever comme un voile entre lui et ses ennemis.

L'étranger s'arrêta.

--Oui?--dit M. Hinchcliff,--et puis?...

--Il se trouvait donc là, tout blessé et déchiré par les herbes
tranchantes, les rochers brûlants sous les rayons du soleil et la
fumée de l'incendie s'avançant vers lui. Il n'osa pas y rester.
Peu lui importait la mort, mais la torture!... Au loin, par delà la
fumée, il entendit des clameurs et des plaintes. Des femmes criaient.
Il se mit à escalader une gorge dans les rochers entre lesquels
poussaient des buissons aux branches sèches, qui sortaient comme des
épines entre les feuilles, et il se cacha dans une sorte
d'excavation. Il rencontra là son compagnon, un berger qui avait
aussi échappé au massacre. Estimant peu de chose le froid, la faim et
la soif à côté de la cruauté des Kurdes, ils continuèrent à
escalader les hauteurs parmi les neiges et les glaces. Ils errèrent
ainsi pendant trois longs jours. Le troisième jour, ils eurent une
vision. Je crois que les gens affamés ont souvent des visions, mais
dans le cas présent nous avons ce fruit.

Il leva dans sa main le fruit enveloppé d'argent.

--J'ai entendu ce récit de la bouche d'autres montagnards qui
savaient la légende. C'était le soir, à l'heure où le nombre des
étoiles augmente; ils descendaient, une pente de rocs lisses qui menait
vers une immense vallée sombre dans laquelle croissaient des arbres
bizarrement tordus, et de ces arbres pendaient de petits globes
phosphores cents comme des vers luisants, étranges lumières rondes et
jaunes. Soudain la vallée s'éclaira au loin, tout au loin d'une
flamme dorée qui s'avançait lentement, faisant paraître les arbres
rabougris aussi noirs que la nuit et jetant sur les pentes et les
contours des choses des reflets d'or. À cette vision, les deux
hommes, instruits des légendes des montagnes, surent qu'ils voyaient
l'Éden ou la sentinelle de l'Éden, prosternèrent leur visage contre
terre comme des hommes frappés de mort... Quand ils osèrent lever les
yeux, la vallée était de nouveau dans l'obscurité, puis la clarté
reparût venant vers eux, transparente comme l'ambre... Le berger, à
cette vue, bondit sur ses pieds et avec un grand cri se mit à courir à
toutes jambes vers la lumière, mais l'autre était trop effrayé pour
le suivre. Il demeurait étourdi, frappé de stupeur, terrifié,
regardant son compagnon s'éloigner vers la lueur mouvante. À peine
le berger avait-il pris sa course qu'il y eut un bruit comme un coup
de tonnerre, le battement d'ailes invisibles au-dessus de la vallée
et une épouvante indicible; en me contant la chose l'homme qui me
donna le fruit regardait anxieusement comme s'il cherchait encore
autour de lui à se sauver. Remontant la pente aussi vite qu'il le
pouvait, avec ce tumulte courant derrière lui, il se heurta contre un
de ces arbres rabougris et un fruit mûr tomba dans sa main: celui-ci.
Immédiatement il fut entouré d'un bruit d'ailes et de tonnerre. Il
tomba et s'évanouit, et, quand il reprit ses sens, il se retrouva au
milieu des ruines noircies et fumantes de son village où, avec
d'autres personnes, je donnais mes soins aux blessés. Une vision?
Mais il tenait encore serré dans sa main le fruit doré de l'arbre.
Il y avait là d'autres gens qui connaissaient la légende, qui
savaient ce qu'était cet étrange fruit.

Il se tut.

--Et le voici,--fit-il après un silence.

C'était une histoire très extraordinaire pour être racontée dans
un compartiment de troisième classe sur une petite ligne de chemin de
fer du Surrey. On eût pu croire que le réel n'était qu'un voile
pour le fantastique et ici le fantastique était assez évident.

--Vraiment!--fut tout ce que put répondre M. Hinchcliff.

--La légende,--reprit l'étranger,--conte que ces fourrés d'arbres
nains croissant autour du jardin viennent de la pomme qu'Adam tenait
à la main quand Ève et lui furent chassés du paradis. Il sentit
quelque chose dans sa main, aperçut la pomme à demi mangée et la jeta
au loin avec colère. Là, depuis, croissent ces arbres, dans ce vallon
désolé, entouré de neiges éternelles, à l'entrée duquel les
épées de flammes montent la garde jusqu'au jour du jugement.

--Je pensais,--dit M. Hinchcliff--que tous ces racontars étaient... des
fables... des paraboles... plutôt. Voulez-vous dire que là-bas en
Arménie...

L'étranger répondit à la question inachevée en tendant le fruit
dans sa main ouverte.

--Mais vous n'avez aucune certitude,--dit M. Hinchcliff,--que c'est
là le Fruit de l'Arbre de la Connaissance. L'homme peut avoir eu...
une sorte de mirage pourrait-on dire, supposons...

--Regardez-le,--fit l'étranger.

C'était, à coup sûr, un globe d'aspect étrange, non pas
exactement une pomme, comme M. Hinchcliff put s'en rendre compte, mais
un fruit d'une couleur dorée, brillant curieusement, comme si la
lumière elle-même faisait partie de sa substance. Tout en la
considérant, il se représentait plus vivement le vallon désolé au
milieu des montagnes, les épées de flammes qui le gardaient et tous
les étranges détails de l'histoire qu'il venait d'entendre. Il
se frotta les vigoureusement yeux.

--Mais...--commença-t-il.

--Il est resté tel que cela, lisse et frais pendant trois mois, un peu
plus longtemps que cela même, sans se dessécher, sans se flétrir,
sans se corrompre.

--Mais... vous... vous-même... croyez vous réellement que...!

--C'est le Fruit Défendu.

Il n'y avait pas moyen de se méprendre sur la sincérité de ton et
sur la parfaite lucidité d'esprit de l'homme.

--Le Fruit de la Connaissance,--dit-il.

--Bien, admettons-le,--dit M. Hinchcliff après une pause et les yeux
toujours fixés sur le fruit,--mais après tout,--continua-t-il, ce
n'est pas mon genre de connaissances, le genre de science qu'il me
faut acquérir; d'ailleurs Adam et Ève l'ont déjà mangée.

--Nous avons hérité de leur péché et non de leur
connaissance,--répliqua l'étranger.--Si nous y goûtions maintenant
tout serait de nouveau clair et pur. Nous verrions au fond de toutes
choses, nous comprendrions les plus secrètes significations...

--Pourquoi ne le mangez-vous pas, alors?--questionna M. Hinchcliff,
soudainement inspiré.

--C'est dans cette intention que je l'avais pris,--dit
l'étranger.--L'homme est déchu. Seulement manger à nouveau le
fruit pourrait difficilement...

--Savoir, c'est pouvoir!--dit M. Hinchcliff.

--Mais est-ce le bonheur? Je suis plus vieux que vous, j'ai plus que
deux fois votre âge. Maintes et maintes fois j'ai tenu ceci dans ma
main et chaque fois le cœur m'a manqué à la pensée de tout ce
qu'on pourrait savoir... à pourrait savoir... à cette redoutable
lucidité... Supposez que tout à coup le monde entier vous devienne
impitoyablement clair?

--Cela, je pense, serait en somme un grand avantage,--assura M.
Hinchcliff.

--Supposez que vous puissiez voir dans les cœurs et les esprits de ceux
qui vous entourent, dans les recoins les plus secrets... des gens que
vous aimez, à l'amour de qui vous tenez?

--On trouverait bien vite la comédie,--dit M. Hinchcliff, grandement
frappé par cette idée.

--Et chose pire... se connaître soi-même... dépouillé de ses plus
intimes illusions... se voir soi même à sa place... voilà tout ce que
les désirs et les faiblesses nous ont empêché de faire... sans la
moindre indulgente atténuation...

--Mais cela serait une chose excellente... Connais-toi toi-même!...
Vous souvenez-vous?

--Vous êtes jeune!--dit l'étranger.

--Si vous ne vous souciez pas de le manger et qu'il vous soit à
charge, pourquoi ne le jetez-vous pas, tout simplement?

--Ici encore, sans doute, vous ne me comprendrez pas. Pour moi, je me
demande comment on pourrait jeter une chose comme celle-là, brillante,
merveilleuse? Une fois qu'on l'a, on est lié. Mais d'un autre
côté: la donner à quelqu'un qui ait soif de connaissances, qui
n'éprouverait aucune terreur à la pensée de cette claire
perception...

--D'ailleurs,--risqua pensivement M. Hinchcliff,--ce peut être
quelque fruit vénéneux. À ce moment son œil aperçut par la fenêtre
du compartiment quelque chose d'immobile, l'extrémité d'un grand
écriteau blanc avec des lettres noires:... MWOOD. À cette vue, il
tressaillit:

--Bon sang!--s'exclama-t-il,--Holmwood!...

La réalité présente chassa soudain les imaginations mystiques
auxquelles il s'était abandonné. Il ouvrit la portière, sa valise
à la main. Déjà le chef de train donnait le signal du départ. M.
Hinchcliff sauta sur le quai.

--Tenez!--fit une voix derrière lui.

Il vit les yeux brillants et sombres de l'étranger et le fruit doré,
velouté et tentant sur la main ouverte de l'homme. Il le prit
instinctivement et le train s'ébranla.

--Non!--cria l'étranger en faisant un geste comme pour le reprendre.

--Attention!--cria un employé se précipitant pour fermer la portière.

L'étranger, la tête et le bras passés à travers le carreau, cria
quelque chose que Hinchcliff ne comprit pas. Puis, l'ombre du pont le
cacha et en un clin d'œil il eut disparu. M. Hinchcliff, abasourdi et
le fruit merveilleux dans la main, regardait le dernier wagon du train
disparaître au tournant de la voie. L'espace d'une minute, son
esprit demeura confus; puis il se rendit compte que deux ou trois
personnes sur le quai l'examinaient avec intérêt. N'était-il pas
le nouveau maître de l'École Préparatoire, débutant dans ses
fonctions? Il lui vint à l'idée que le fruit pouvait très bien leur
paraître la naïve emplette d'une orange rafraîchissante. Cette
pensée le fit rougir et il enfonça le fruit dans la poche de son
veston où il fit une bosse ridicule. Mais il n'y avait pas moyen de
faire autrement et il se dirigea vers les gens qui l'observaient,
essayant maladroitement de dissimuler son embarras. Il s'enquit du
chemin qui devait le mener à l'École Préparatoire et des moyens de
faire porter sa valise, et les deux petites malles de fer qui étaient
là-bas au bout du quai. Oh! l'ennui de s'occuper de ces détails
vulgaires.

On lui transporterait ses bagages sur une brouette pour dix sous et il
pouvait les précéder à pied. Il se figura surprendre une certaine
ironie dans les voix de ses interlocuteurs. Il éprouvait un sentiment
de gêne à la pensée de son aspect.

Le ton de sincérité de son compagnon de voyage et le magique attrait
de son récit avaient, pendant un instant, détourné le cours des
pensées de M. Hinchcliff. Tout cela s'était interposé comme un
nuage lui dissimulant ses intérêts immédiats. Des flammes qui
erraient çà et là! La préoccupation de sa position nouvelle et de
l'impression qu'il lui fallait produire sur Holmwooden, en
général, et l'École en particulier, reprit totalement possession et
rasséréna son atmosphère mentale avant qu'il eût quitté la gare.
Mais il est extraordinaire, combien, pour un jeune homme sensé et
endimanché, peut être gênant d'avoir, en sus, un fruit doux au
toucher et délicatement doré, avec à peine trois pouces de diamètre.
Dans la poche de son veston noir, il faisait une bosse terrible gâtant
complètement la ligne. Il rencontra une vieille petite dame en noir
dont le regard fut attiré immédiatement par l'excroissance de sa
poche. Dans sa main gauche gantée, il tenait son autre gant et dans la
droite sa canne, de sorte que porter ostensiblement le fruit lui était
impossible. En un endroit où le chemin paraissait convenablement
désert il retira de sa poche l'encombrant objet et essaya de le
mettre sous son chapeau. La pomme était juste un peu trop grosse; le
chapeau dansait d'une façon grotesque et, au moment où il la
retirait, un garçon boucher tourna le coin de la route avec sa voiture.

--Sacrebleu!--exclama M. Hinchcliff.

Il l'aurait mangée incontinent, acquérant l'omniscience, mais il
eût été si stupide d'entrer en ville en suçant un fruit juteux car
évidemment il devait l'être. Si l'un des élèves venait à
passer, cela pourrait porter un sérieux dommage à son autorité
d'être vu dans cette posture. Ou bien le jus pourrait lui poisser la
figure et tacher ses manchettes. Ou bien encore ce pouvait être un jus
acide aussi fort que celui du citron et qui décolorerait ses
vêtements...

Puis, au détour du chemin ensoleillé, il aperçut deux jolies filles.
Elles marchaient à petits pas vers la ville, bavardant, et à tout
moment elles pouvaient se retourner et dévisager derrière elles un
jeune homme à la figure rouge et portant à la main une tomate jaune
phosphorescente! Sûrement elles éclateraient de rire.


[Figure 7: LA POMME--D'un geste rapide, il envoya le fruit encombrant
par dessus le mur d'un verger.]


--Flûte!--dit M. Hinchcliff et d'un geste rapide, il envoya le fruit
encombrant par-dessus le mur de pierre d'un verger qui bordait la route.

Au moment où la pomme disparut, il éprouva de cette perte un vague
regret qui dura quelques secondes. Il reprit avec aisance sa canne et
son gant et se mit à marcher droit et satisfait pour dépasser les
jeunes filles.

Mais dans les ténèbres de la nuit, M. Hinchcliff eut un rêve. Il vit
la vallée, les épées de flammes, les arbres rabougris et il sut que
c'était réellement le fruit de la Connaissance qu'il avait si
inconsidérément jeté, et il s'éveilla fort malheureux.

Dans la matinée, son regret disparut, mais plus tard. Il revint le
tourmenter, jamais néanmoins lorsqu'il était heureux ou très
occupé.

Enfin par une nuit de lune, vers onze heures, quand tout Holmwood fut
endormi, ses regrets reparurent avec une force redoublée et avec eux la
tentation de courir les aventures. Il se glissa hors de la maison,
escalada le mur, gagna à travers la ville silencieuse le chemin de la
gare et pénétra dans le verger où il avait jeté le fruit, mais il ne
put rien trouver parmi l'herbe humide et les fragiles globes de
pissenlits.



L'HOMME VOLANT


L'ethnologue considéra pensivement la plume de Bhimraj.

--Il semblait ne guère tenir à s'en séparer, dit—il.

--Elle est sacrée pour les chefs, répondit le lieutenant, comme la
soie jaune est sacrée pour l'empereur de Chine.

L'ethnologue ne répondit pas. Il hésitait; puis entrant brusquement
en matière, il demanda:

--Quel est ce conte à dormir debout, qu'ils racontent à propos
d'un homme volant?

Le lieutenant eut un faible sourire.

--Que vous ont-ils dit?

--Je vois, fit l'ethnologue, que vous êtes au courant de votre
renommée.

Le lieutenant se mit à rouler une cigarette.

--J'aimerais bien entendre une fois de plus cette histoire, fit-il, pour
voir où elle en est maintenant.

--Elle est si stupidement enfantine! reprit l'ethnologue quelque peu
irrité. Comment leur avez-vous joué ce tour-là.

Le lieutenant garda le silence et, toujours souriant, se renversa dans
son fauteuil.

--Voici donc que j'ai fait un détour de cinq cents kilomètres pour
recueillir le folklore que ces gens ont pu conserver, avant qu'ils ne
soient complètement démoralisés par les missionnaires et les
militaires, et je ne trouve qu'un tas de légendes impossibles au sujet
d'un diable de lieutenant d'infanterie à tête rousse. Comment il
est invulnérable, comment il peut sauter par-dessus les éléphants,
comment il peut voler! Et bien d'autres sottises! Un respectable
vieillard m'a décrit vos ailes disant qu'elles étaient d'un
plumage noir, mais pas tout à fait aussi long qu'une mule. Il
prétend qu'il vous a vu souvent au clair de lune voltiger au-dessus des
collines vers le pays de Shendon. Que le diable vous emporte!...

Le lieutenant éclata de rire gaiement.

--Continuez, dit-il, continuez...

L'ethnologue continua jusqu'à ce qu'il en eût assez.

--En faire accroire pareillement à ces enfants des montagnes encore
ingénus! Comment avez-vous pu faire cela?

--J'en suis très fâché, dit le lieutenant, mais vraiment j'y fus
bien obligé. Je puis vous affirmer que la chose s'imposait et je
n'avais pas alors, la moindre idée de la façon dont l'imagination
de ces gens la prendrait.

«Pas la moindre curiosité non plus. Je puis seulement invoquer que ce
fut une indiscrétion et nullement la malice qui m'a fait remplacer le
folklore par une nouvelle légende. Mais comme vous semblez chagriné,
je vais essayer de vous expliquer l'affaire.

«C'était à l'époque de l'avant-dernière expédition contre
les Lou-Chaï, et Walters croyait que ces gens que vous venez de visiter
étaient animés pour nous d'intentions amicales; aussi, avec une
allègre confiance dans mes capacités à me tirer d'affaire, il
m'envoya là-haut, dans la gorge, à vingt kilomètres d'ici, avec
trois soldats européens, une douzaine de cipayes, deux mules et sa
bénédiction, pour me rendre compte des sentiments populaires du
village que vous avez visité. Une troupe forte de dix hommes sans
compter les mules, vingt kilomètres à faire et en temps
d'hostilité! Vous avez vu la route?

--La route! fit l'ethnologue.

--Elle est meilleure maintenant qu'elle ne l'était autrefois. Il
nous fallut suivre le lit de la rivière pendant quinze cents mètres à
l'endroit où la vallée se rétrécit. Il y avait un courant rapide
qui écumait autour de nos genoux et roulait sur des pierres aussi
glissantes que de la glace. C'est là que je laissai tomber ma
carabine. Plus tard, les sapeurs firent sauter le rocher à la dynamite
pour faire la voie plus commode que vous connaissez. Dans ce temps-là,
on suivait par le bas, au long des hauts rochers à pic et il fallait
sans cesse contourner la rivière, sans compter qu'on devait la
traverser une douzaine de fois sur une longueur de trois kilomètres.

«Nous arrivâmes en vue de la place le lendemain matin de bonne heure.
Vous savez où elle se trouve! Sur un contrefort à mi-chemin entre les
hauteurs, et comme nous commencions à apprécier la trompeuse
tranquillité du village ensoleillé, nous nous arrêtâmes pour tenir
conseil.

«Alors en guise de bienvenue, ils nous envoyèrent un morceau d'idole
de cuivre: le bloc descendit la pente droite, passa à un pouce de mon
épaule et tamponna la mule qui portait les provisions et les
ustensiles.

«Jamais, ni avant cela, ni depuis, je n'entendis de pareil vacarme.
À ce moment nous aperçûmes un certain nombre de gentlemen portant des
fusils à pierre, revêtus d'espèces de torchons à carreaux de
couleurs, et faisant un détour au long d'un sentier entre le village
et les hauteurs, vers l'est.

--«Volte-face! commandai-je, et espacez-vous.

«Avec cet encouragement, mon expédition de dix hommes fit demi-tour et
se mit à redescendre la vallée d'un trot leste. Nous ne nous
attardâmes pas à sauver la moindre chose de la charge de notre
mort,--mais, par un sentiment d'amitié, nous emmenâmes avec nous la
seconde mule, qui portait ma tente et diverses hardes.

«Ainsi se termina la bataille--sans gloire! Jetant un coup d'œil en
arrière, je vis la vallée toute parsemée de vainqueurs qui poussaient
des cris et nous tiraient dessus. Mais personne ne fut atteint. Ces gens
ne sont guère à craindre avec leurs fusils; ils ne savent toucher
qu'un but fixe. Il leur faut se mettre en joue et viser pendant des
heures, et quand ils tirent en courant, c'est simplement pour faire du
tapage. Hooker, l'un de mes soldats blancs, se croyait bon tireur, et
il s'arrêta une demi-minute pour risquer la chance d'en abattre un,
mais il nous rattrapa bredouille.

«Je ne suis pas un Xénophon pour débiter une longue histoire sur mon
armée en retraite. Pendant les deux ou trois kilomètres qui suivirent,
il nous fallut par deux fois arrêter l'ennemi qui nous pressait un
peu trop, et échanger quelques coups de feu. Mais l'affaire fût, en
somme, assez monotone--on s'essoufflait seulement--jusqu'à ce que
nous fussions parvenus à l'endroit où les hauteurs descendent vers
la rivière et resserrent la vallée en un simple défilé. Là, fort
heureusement, j'aperçus une demi-douzaine de têtes noires qui
venaient nous prendre en écharpe du haut des rochers, sur la gauche--à
l'est, en réalité.

«À cette vue, je commandai halte.

«--Attention maintenant. Qu'allons-nous faire? dis-je à Hooker et
aux autres, en indiquant les têtes noires.

«--Je veux bien être nègre, si nous ne sommes pas chipés, dit l'un
des hommes.

«--Nous le serons, répondit un autre. Tu connais les façons de ces
bougres, hein, Georges?

«--Ils vont nous tirer au gîte à cinquante mètres, déclara Hooker,
à l'endroit où la rivière s'étrangle. Autant se suicider que de
continuer à descendre.

«Je regardai la hauteur à notre droite. Elle tombait presque à pic au
bas de la vallée, mais elle paraissait pouvoir être escaladée et tous
les ennemis que nous avions vus jusqu'ici étaient de l'autre côté
de l'eau.

«--C'est cela, ou s'arrêter! fit l'un des cipayes.


[Figure 8: L'HOMME VOLANT--Je retournai vers l'homme qu'une balle
avait atteint à la jambe, et je le pris dans mes bras.]


«Nous nous mîmes à grimper obliquement la colline. Il y avait une
sorte de vague sentier qui montait en biais et nous le suivîmes.
Bientôt, quelques ennemis parurent en vue vers le haut de la vallée,
et j'entendis quelques coups de feu. J'aperçus alors un des cipayes
qui s'était assis à trente mètres plus bas. Il s'était arrêté,
sans un mot, pour ne pas donner d'inquiétude apparemment. De nouveau,
je commandai halte. Je dis à Hooker d'essayer d'abattre quelques
ennemis et je retournai vers l'homme qu'une balle avait atteint à
la jambe. Je le pris dans mes bras et le portai jusqu'à la mule sur
laquelle je l'installai,--la pauvre bête était déjà suffisamment
chargée avec la tente et les autres fourbis que nous n'avions pas le
temps de détacher. Quand j'eus rejoint le reste de la troupe, Hooker
avait sa carabine vide à la main et indiquait, en riant, vers le haut
de la vallée, une tache noire immobile. Tous les autres ennemis
s'étaient dissimulés derrière des roches ou avaient fui au delà de
la courbe.

«--À cinq cents mètres, fit Hooker; et je parie que je l'ai touché
en pleine tête.

«Je l'engageai à recommencer un aussi beau coup, et nous nous
remîmes en route.

«La pente maintenant devenait plus abrupte, et le sentier moins marqué
à mesure que nous montions. Bientôt, au-dessus et au-dessous de nous,
ce furent plus que des falaises.

«C'est le plus beau chemin que j'aie vu dans ce pays de Lou-Chaï,
dis-je pour encourager les hommes, mais, en moi-même, je redoutais ce
qui allait arriver.

«Au bout de quelques minutes, le chemin tournait court autour de la
falaise. Puis c'était tout: le sentier se terminait là.

«En se rendant compte de la position, l'un des hommes se mit à jurer
et à maudire le piège dans lequel nous avions donné. Nous nous
trouvions sur une sorte de plate-forme qui devait être, au plus, large
de dix mètres. Les rochers s'élevaient en surplombant au-dessus de
nous de sorte qu'on ne pouvait nous fusiller d'en haut, et devant
nous s'ouvrait un précipice de deux ou trois cents pieds de
profondeur. En nous couchant contre le sol, nous étions invisibles pour
ceux qui auraient été de l'autre côté du ravin.

«La seule approche que nous pussions craindre était au long du
passage, et un homme bien embusqué à l'entrée valait une armée.
Nous étions dans une forteresse naturelle, avec un seul désavantage:
nos uniques provisions contre la faim et la soif était une mule
vivante. Cependant, nous étions éloignés de douze ou quinze
kilomètres du gros de l'expédition, mais sans doute, quand ils nous
verraient absents un jour ou deux, ils enverraient à notre recherche si
nous ne rentrions pas. Au bout d'un jour ou deux...»

Le lieutenant se tut soudain.

«--Avez-vous jamais eu soif, Graham?

«--Jamais de cette façon-là, répondit l'ethnologue.

«--Hum! nous avons eu soif pendant toute cette journée, pendant la
nuit suivante et tout le lendemain avec seulement quelques gouttes de
rosée obtenues en tordant divers linges et la tente. Au-dessous de
nous, la rivière coulait avec des glouglous contre un rocher qui se
dressait au milieu du courant. Jamais je n'ai vu une pareille absence
d'incidents et une pareille intensité de sensation. Le soleil
obéissait sans doute encore à l'ordre de Josué, car il ne bougeait
guère; il flamboyait comme une fournaise ardente. Vers le soir du
premier jour, l'un des deux soldats blancs marmotta quelque chose que
personne ne comprit, et il s'en alla en suivant le chemin par où nous
étions venus. Nous entendîmes des coups de feu, et quand Hooker alla
voir à l'entrée du passage, l'homme avait disparu. Le lendemain
matin le cipaye blessé eut le délire et il sauta, ou il tomba, dans le
ravin; alors nous abattîmes la mule et elle aussi dégringola, dans ses
dernières secousses, au bas du précipice, et nous restâmes huit.

«Nous apercevions, tout au fond du gouffre, le corps du cipaye, dont la
tête plongeait dans l'eau. Il était à plat ventre, et autant
qu'on pouvait s'en rendre compte il paraissait fort peu meurtri.
Malgré tout le désir de l'ennemi d'avoir cette tête. Il
n'osèrent pas s'approcher avant la nuit.

«D'abord, nous parlâmes des chances qu'il y avait que le gros de
la troupe ait entendu notre fusillade, et nous tâchions de supputer à
quel moment ils remarqueraient notre retard, et mille autres choses.
Mais nous nous desséchions réellement à mesure que les heures
passaient. Les cipayes jouèrent entre eux avec des cailloux, puis
racontèrent des histoires. La nuit fut assez froide. Le second jour
personne ne parla. Nos lèvres étaient noires et nos gosiers en feu: et
nous restions étendus sous la roche, nous regardant les uns les autres.
L'un des réguliers se mit à tracer sur le rocher avec un morceau de
tuyau de pipe des blasphèmes et des invectives comme une sorte de
testament et je dus le faire cesser. Tandis que je regardais, au fond de
la vallée, la rivière couler et bouillonner, J'étais presque tenté
de suivre le cipaye. Cela semblait attirant et désirable de
dégringoler le long de la pente, avec au bas quelque chose à
boire--ou, du moins, plus de soif du tout. Cependant, je me souvins à
temps que je commandais le détachement et que mon devoir était de
donner le bon exemple, et cela m'empêcha de commettre une sottise.

«C'est en pensant à cela qu'une idée me vint. Je me levai et
examinai la tente et, ses cordes, et je m'étonnai de n'y avoir pas
pensé plus haut. Puis, j'allai jusqu'au bord de la falaise mesurer
de l'œil la distance. Cette fois la hauteur me sembla plus grande et
la pose du cipaye quelque peu plus pénible. Mais il n'y avait que ce
moyen ou rien... et, pour vous le dire sans plus de détour, je
descendis en parachute.

«Je pris un grand cercle de toile de la tente, environ trois fois grand
comme ce tapis de table. Je fis un trou dans le milieu, je liai huit
cordes autour qui se réunissaient au centre pour former un parachute.
Les autres me regardaient, croyant sans doute à quelque nouveau genre
de délire. Alors j'expliquai mon plan aux deux réguliers, et,
aussitôt que le rapide crépuscule fut devenu nuit pleine, je risquai
l'expérience. Les deux hommes tinrent l'instrument élevé et je
pris mon élan de toute la longueur de la plate-forme. Mon parachute
s'emplit d'air comme une voile, mais je dois avouer qu'arrivé au
bord j'eus la venette et je m'arrêtai court.

«Mais j'eus aussitôt honte de moi-même; je retournai à
l'extrémité de la plate-forme et me lançai de nouveau. Cette fois,
je sautai--avec une sorte de sanglot, je me le rappelle--je sautai en
plein dans le vide, avec la grande voile, blanche qui se gonflait
au-dessus de moi.


[Figure 9: L'HOMME VOLANT--«À cette vue, j'aurais bien voulu
pouvoir remonter.»]


«Mes pensées durent se précipiter avec une vitesse effrayante. Il
sembla s'écouler un long moment avant que je pusse être sûr que mon
instrument resterait droit. D'abord il se balança de côté et
d'autre. Puis, je remarquai la muraille de rocs qui semblait monter
devant mes yeux, pendant que je me figurais rester immobile. Je regardai
au-dessous de moi, et je vis les eaux sombres de la rivière et le
cadavre du cipaye qui venaient, à ma rencontre. Mais dans
l'indistincte clarté, je discernai aussi trois ennemis, ahuris de me
voir arriver, et le cipaye décapité. À cette vue j'aurais bien
voulu pouvoir remonter.

Au même instant, ma botte entrait dans la bouche d'un des ennemis, et
lui et moi ne formions plus qu'un seul tas avec la toile qui
s'abattait sur nous en se dégonflant. Sans doute, j'avais dû faire
jaillir la cervelle de l'homme sous mon pied. Je n'attendais rien
d'autre que d'être à mon tour massacré, mais les pauvres païens,
qui n'avaient jamais entendu parler de Baldwin, prirent immédiatement
la fuite.

«Je me dépêtrai de la toile et du cadavre et jetai un regard autour
de moi. À environ dix pas se trouvait la tête du cipaye, les yeux
fixes, au clair de lune. Puis, j'aperçus l'eau et je courus boire.
Il n'y avait d'autre bruit au monde que celui de la retraite
précipitée des ennemis, un faible cri qui me parvint d'en haut et le
murmure du courant. Dès que j'eus bu tout mon soûl, je descendis au
long de la rivière.

«Telle est l'explication de l'histoire de l'homme volant. Pendant
les douze kilomètres que je fis pour rejoindre l'expédition, je ne
rencontrai âme qui vive. J'arrivai au camp de Walters vers dix heures
et le stupide imbécile qui était de faction eut le toupet de me tirer
dessus lorsque je surgis au trot hors des ténèbres. Aussitôt que je
fus parvenu à faire entrer mon récit dans le crâne épais de Walters,
cinquante hommes se mirent en route pour aller débarrasser la vallée
des ennemis et ramener nos hommes. Mais j'avais eu pour ma part
suffisamment soif pour ne pas aller la provoquer de nouveau en les
accompagnant.

«Vous avez entendu quelle sorte de légende ils ont fabriquée avec
cela. Des ailes grandes comme une mule, hein? et des plumes noires? Le
bon lieutenant transformé en oiseau. Bon! bon!»

Un instant le lieutenant resta plongé dans quelque joyeuse méditation,
puis il ajouta:

--Vous ne le croiriez pas, mais quand ils arrivèrent à la plate-forme,
deux cipayes avalent sauté en bas.

--Le reste allait bien? demanda l'ethnologue.

--Le reste allait bien, à part la soif. Et à ce souvenir le lieutenant
se versa un nouveau verre de whisky et de soda.




*** End of this LibraryBlog Digital Book "Dans l’abîme - Triomphes d’un Taxidermiste; La Pomme; L’homme volant" ***

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