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Title: Lettres de Chantilly
Author: Boulenger, Marcel
Language: French
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  MARCEL BOULENGER

  LETTRES
  DE CHANTILLY

  H. FLOURY
  1, BOULEVARD DES CAPUCINES, 1
  PARIS

  1907



DU MÊME AUTEUR


  La femme baroque, roman (épuisé).
  Le page, roman.
  La croix de Malte, roman.
  Couplées, roman.
  Au pays de Sylvie, nouvelles.
  Souvenirs du marquis de Floranges (1811-1834).
  La querelle de l'orthographe.
  L'amazone blessée, roman.

Plaquettes:

  Quarante escrimeurs.--Les quatre maladies du style.



A Louis Legendre



LETTRES DE CHANTILLY



A LA GLOIRE DE CARDUCCI


Les races latines, le sang latin, qu'est-ce que cela signifie?
s'écrieront les ethnographes. Il y a du celte, de l'anglo-saxon, du
slave, du sémite, parfois du turc, et souvent de l'arabe dans ce qu'on
nomme les races latines. C'est là surtout une expression géographique.
Elle ne correspond à rien de rigoureux, au contraire. Et quand les
Latins se flattent d'une prétendue hérédité, d'on ne sait quelle finesse
du goût, comme d'une aisance charmante ou d'une qualité d'esprit qu'ils
doivent à leurs ancêtres, ils s'en font beaucoup accroire.

Possible. N'oublions pas toutefois que les ethnographes sont des
savants, par conséquent des logiciens, c'est-à-dire des rêveurs qui
suivent leurs chimères au-dessus de l'humble, obscure et inexplicable
réalité. Certes il existe, quoi qu'ils en pensent, une race latine, et
l'on sent qu'on en fait partie à des mouvements secrets, à certains
dégoûts dont on n'est pas maître, ainsi qu'à des allégresses
involontaires...

Un auteur barbare et savoureux, l'écrivain anglais Rudyard Kipling,
conte en l'un de ses livres une histoire admirable. Il s'agit d'un
officier de l'armée des Indes qui fut longtemps le prisonnier et
l'esclave des Russes, si longtemps qu'après d'interminables aventures,
il a, pour ainsi dire, perdu l'esprit, il est devenu presque un sauvage,
presque une bête même. Rentrant par hasard dans son régiment et
déjeûnant au mess, il ne reconnaît rien, ne se rappelle rien; à la fin
du repas enfin, son colonel, pour l'éprouver, se lève et porte la santé
de la Reine. Aussitôt l'ancien officier se trouve debout malgré lui,
répond au toast sans s'en rendre compte, et selon le rite consacré,
brise son verre. Il s'est souvenu inconsciemment de l'émotion
traditionnelle et patriotique que cause à tout bon sujet britannique un
toast à Sa Gracieuse Majesté: le pauvre homme, soudain galvanisé, s'est
à ce coup retrouvé Anglais, voire impérialiste probablement.

Or tout dernièrement, le prix Nobel fut conféré au glorieux poète
italien Giosuè Carducci, mort aujourd'hui. Quiconque, en apprenant cet
hommage éclatant rendu au vieil aède d'outre-monts, a ressenti
subitement un enthousiasme, un mouvement de triomphe et de joie, de
pieux amour aussi et comme de respect filial; quiconque a goûté là l'une
des belles et violentes émotions de sa vie; quiconque a, d'instinct,
crié: Victoire!--peut se dire de bonne et pure race latine! Où qu'il
habite, où qu'il soit né, celui-là est un «méditerranéen». Le jour que
l'on donna le prix Nobel, des milliers de _cives romani_ se sont
reconnus et félicités dans le monde entier. Ainsi que l'officier anglais
de Kipling rompait son verre en l'honneur de la reine Victoria, nous
eussions tous brisé nos coupes à la gloire de Carducci le Superbe, de
Carducci l'Ancien!

Mais, dira-t-on, vous possédez donc l'italien jusqu'à en saisir toutes
les finesses poétiques, jusqu'à entendre le rythme de cette langue
musicale, la cadence de ses vers, et jusqu'à vous complaire aux jeux
délicats des longues et des brèves, des significations détournées ou
imprévues, des mots qui se flattent l'un l'autre?

Nullement. Nous lisons, nous autres Français, rebelles aux langues
étrangères, l'italien tant bien que mal. Quant aux traductions, s'il
s'agit d'un poète surtout, la meilleure ne vaut rien. Aussi est-ce
devant la gloire, les idées, les rêves, les gestes et le personnage de
Carducci que nous nous inclinons, plutôt que devant son oeuvre
elle-même. Nous vénérons ses ambitions artistiques, son énergie, sa
fierté, ses attitudes, son rôle en Italie, toute sa vie; nous admirons
enfin le héros littéraire qu'il est.

L'humanité a besoin de héros littéraires. Sans quelques écrivains et
poètes qui ont réalisé des types parfaits de l'artiste et du lettré, la
foule ne saurait comment témoigner son goût pour la littérature. Car
elle lit peu, et ne relit presque jamais les très beaux livres: elle est
paresseuse, sans curiosité comme sans culture. Mais elle respecte
certaines traditions, et s'attache à des modèles convenus et définitifs
de grands hommes qui lui sont chers. Ainsi, parce qu'Alfred de Musset a
existé, elle reconnaît du charme et de la grâce irrésistible chez les
jeunes poètes. Parce que Leconte de Lisle vécut, elle admet l'émouvante
noblesse d'une existence dévouée toute entière à la beauté. Renan lui
fournit le modèle impérissable d'un penseur quasi-divin. De nos jours,
Gabriele d'Annunzio, Edmond Rostand s'inscrivent à leur tour dans cette
sorte de Légende Dorée. L'étonnement ou l'enthousiasme universels qu'ils
ont suscités auront entretenu la foi populaire. Parce que Giosuè
Carducci aura, lui aussi, donné pendant quarante ou cinquante années au
monde l'exemple d'un dévouement intransigeant et passionné envers les
Muses et les belles-lettres classiques, la postérité inscrira désormais
dans son calendrier ce nouveau saint: le poète latin, fier jusqu'à
l'orgueil de sa race et de sa tradition, obstiné, presque inattaquable à
force de bonne foi, terrible par ses colères, par son mépris, et
magnifiquement perdu dans son rêve.

La vie de Carducci fut très simple, et d'une élégance en quelque sorte
farouche. Né dans un petit bourg de Toscane, l'an 1836, et fils d'un
médecin de campagne, il grandit dans la maremme de Pise, maremme
fiévreuse et belle, pareille sans doute à celle qui--Dante l'a
chanté--«fit et défit» la tragique Pia. Le jeune Toscan adora tout de
suite sa langue maternelle, et l'ancêtre auguste de celle-ci, la langue
latine: il fit des vers et devint philologue. Déjà plein de son génie,
il gagna vite, comme poète, les suffrages d'un groupe de délicats
Florentins, jeunes artistes et lettrés, groupe qu'il nomma lui-même,
insolemment et joliment, _les Amis Pédants_. Le journal de ces
humanistes de vingt ans s'appelait le _Politien_, en souvenir du savant
et fin poète qu'aima si tendrement Laurent de Médicis. En même temps,
comme Carducci était pauvre, il donnait des leçons, pour vivre. Sa
science était profonde: les plus malveillants rendaient hommage à son
enseignement. Bientôt il se voyait titulaire, à l'Université de Bologne,
de la chaire de littérature. Il ne devait plus abandonner que rarement
et cette chaire et cette ville, où s'écoula presque toute sa vie.

Rappelons qu'au temps où le hautain Carducci présidait _les Amis
Pédants_, et contribuait à fonder le _Politien_, la littérature
italienne se trouvait en proie au plus gémissant et veule romantisme.
Ecoeuré par ce mauvais ton, notre jeune aède jura de ramener la poésie à
ses sources primitives et--en ce pays--nationales, c'est-à-dire aux
modèles classiques. Pareil à notre Ronsard, Carducci devint «un
antique»; sa muse en italien parla grec et latin, et comme Ronsard
aussi, il composa, selon les rythmes anciens, les plus mélodieuses, les
plus fortes, nerveuses et frémissantes poésies lyriques dont puissent
s'enorgueillir ses compatriotes.

Dans le même temps encore, l'Italie renaissante s'affranchissait du joug
monarchique et clérical de l'Autriche. Frénétiquement patriote et
libéral, Carducci exécrait les oppresseurs de son pays, étrangers,
prêtres et rois. La tourbe pleurarde des romantiques, ses adversaires
littéraires, soutenait volontiers, au contraire, ces prêtres, ces rois
que le moyen-âge avait respectés. Logique jusqu'au bout, Carducci devait
donc, lui, glorifier le paganisme, la joie de vivre, le règne de la
radieuse nature, et jeter l'opprobre à ce sombre catholicisme, triste
religion d'esclaves qui ruina le monde antique: il publia l'_Hymne à
Satan_, furieuse attaque contre le dieu des humbles et des soumis,
contre l'idéal des chrétiens.

Scandale immense! Toute une partie de l'Italie se dressa, indignée,
contre Carducci, qui devint alors l'idole des révolutionnaires et des
républicains radicaux. Attaque et défense, le combat fut acharné non
moins que féroce. Mais le fougueux Giosuè avait bec et ongles. Sa plume
était redoutable et son éloquence impétueuse, mordante, âpre[1].

  [1] Une anecdote: Giosuè Carducci enfant avait capturé dans la maremme
    un faucon et un louveteau, qu'il élevait. Son père, pieux
    catholique, fit abattre ces animaux sanguinaires. De là daterait le
    premier ressentiment du petit Giosuè contre une religion qui,
    pensait-il, poussait à détruire les belles bêtes de proie. Sentiment
    puéril, mais non pas absurde, il s'en faut.

    Notons aussi que lors du Congrès de la Paix de 1890, le vieux
    Carducci publia une Ode sur la Guerre, dans laquelle il exaltait et
    glorifiait le «sublime fléau», en vouant aux gémonies les
    pacifistes.

L'unification de l'Italie se fit enfin. Carducci comprit que la Royauté
seule pouvait accomplir l'oeuvre de relèvement et de paix.
Patriotiquement, il se soumit, et s'inclina, non sans noblesse, devant
la grâce infinie de la reine Marguerite, sa tutélaire souveraine. Il
termina sa vie, chargé de gloire et d'années, n'ayant pas un instant
faibli, ni cessé d'être le plus grand et le plus pur des poètes
lyriques, au sens qu'Horace et Ronsard laissèrent à ce titre, comme le
plus hardi, le plus indomptable des libres esprits, et--à l'exemple de
Pétrarque--le plus raffiné, le plus délicat des savants humanistes.
Gabriele d'Annunzio, de nos jours, offre quelques traits de ressemblance
avec Giosuè Carducci, qui d'ailleurs fut son maître.

On dressera plus d'une statue--hélas!--à Carducci. Laides et vulgaires,
elles encombreront les places de Florence, de Bologne et de Rome. On
verra l'émule de Politien, de l'Arioste et du Tasse vêtu d'une redingote
de bronze ou de marbre, et ridiculisé à jamais. Au lieu de ces effigies
absurdes, je souhaiterais qu'on élevât au poète deux monuments vraiment
dignes de lui. L'un à Rome, et non loin du Forum où jadis retentit la
voix des Gracques et de Cicéron: là serait placé sur un socle, en un
carrefour ou bien au détour d'une rue, ce buste splendide et inachevé de
Brutus que tailla Michel-Ange, et qui actuellement se trouve à Florence,
au Bargello. Une inscription rappellerait au passant que ce
chef-d'oeuvre commémore la mémoire du grand patriote Carducci.

L'autre monument se trouverait dans la baie de Naples, en un site
admirable de Sorrente ou du Pausilippe, au lieu que jadis occupa sans
doute telle ou telle voluptueuse villa romaine. Là, devant la mer, sous
un portique léger, quelque divine statue antique ferait son geste
éternel en l'honneur de notre poète, quelque Muse du Vatican ou, qui
sait, l'Apollon Citharède lui-même...

Puis, ce n'est pas tout. Il y a dans la vie de Giosuè Carducci une heure
charmante: ce fut celle où il sut pencher sa tête, jusque là rebelle,
sur la main pleine de grâces de la reine Marguerite. Il n'est plus
besoin d'un monument pour conserver ce joli souvenir de galanterie; le
marbre ni l'airain ne conviendraient en rien ici, mais bien plutôt il y
faudrait quelque commémoration délicate, courtoise, souriante et digne à
la fois, quelque louange qui vînt plutôt de chez nous, par exemple un
élégant et fin discours, un éloge éloquent, mais en même temps très
spirituel, dans le goût de ceux que savent si merveilleusement réussir
chaque année, en se jouant, nos messieurs de notre Académie Française.



LE LATIN


De temps à autre, chez nous, quelqu'un demande que les langues mortes ne
figurent plus sur les programmes de l'enseignement secondaire. Parfois
cet ennemi de nos chétives études classiques est un délicat, qui sait
combien rustiques et incomplètes sont les notions de grec et de latin
inculquées aux élèves durant leurs classes. «A quoi bon, dit avec dédain
ce fin lettré, ennuyer les pauvres lycéens avec des «chrestomathies» ou
des morceaux choisis de Cicéron? Est-ce pour dégoûter à jamais les
quelques esprits désintéressés ou artistes qui autrement eussent aimé
par la suite à découvrir peu à peu, comme firent jadis les humanistes
italiens, la grâce ravissante des Muses antiques? Un potache devenu
péniblement bachelier éprouve l'horreur de ce qu'il a si péniblement
appris. Et tout au plus un très «fort en thème» connaît-il sa
littérature grecque et latine comme un commis de librairie peut
connaître les livres de sa boutique. Beau résultat, vraiment! Que nos
jeunes gens étudient plutôt les langues vivantes ou les cours de la
Bourse. Ce sera plus utile que de savoir enfin, au prix de longs et
fastidieux efforts, épeler gauchement Tacite ou déchiffrer Horace tant
bien que mal.»

D'autres fois, le réformateur est un politicien qui pense à sauver la
République en s'acharnant contre la tradition des études gréco-latines.
Monstruosité qu'une tradition! Car chacun sait, n'est-ce pas, que voilà
l'ennemi, et que la rente remontera, que la terre redeviendra fertile et
boisée, que la natalité augmentera, que l'alcoolisme disparaîtra, et que
tous les problèmes sociaux enfin se trouveront résolus le jour où nul
souvenir d'un passé fumeux et gothique ne subsistera plus en terre
française.

Dans l'un et l'autre cas, la menace n'est pas bien grave. Le fin lettré,
en effet, n'apporte généralement pas beaucoup de passion dans un débat
dont il se soucie peu, au fond; puis il représente une très petite
minorité; et vous ne voudriez pas maintenant que l'on se souciât de
l'opinion des fins lettrés, je suppose? Quant au politicien, il a bien
d'autres nobles besognes à poursuivre: le pays qu'il gouverne a pour
mission de donner au monde attentif le spectacle de vastes expériences
sociales; il y a là, on en conviendra, du travail plus intéressant, pour
un homme d'Etat, que tout ce qui touche aux belles-lettres, ce jeu,
cette amusette de mandarins.

Seulement, dans les derniers mois de 1906, le Touring-Club ayant tenu sa
séance annuelle, M. Ballif, président, crut devoir s'y élever, au cours
de la harangue qu'il prononça, contre l'instruction que l'on donne aux
enfants dans les lycées. On leur fait, a-t-il dit, apprendre trop de
choses par coeur, et notamment le latin, le grec: une éducation plus
pratique serait à souhaiter, par exemple un peu moins de langues mortes
et un peu plus d'anglais ou d'allemand[2]. Or, que le président du
Touring-Club forme de tels voeux, voilà qui est sérieux et peut alarmer
à juste titre un esprit attaché aux études classiques. La très nombreuse
et puissante société que l'on nomme Touring-Club poursuit en effet une
oeuvre admirable en France: les efficaces, les continuels services
qu'elle rend au point de vue archéologique et artistique témoignent de
l'intelligence et du bon esprit qui l'animent. Si le président, dans un
discours officiel, y condamne l'enseignement des langues mortes, il faut
voir là l'opinion d'un public étendu, important et assez généralement
éclairé... Malgré les assentiments qu'elle peut rencontrer, il me paraît
pourtant que cette opinion repose sur une grande erreur.

  [2] Dans la _Revue du Touring-Club_ de janvier 1907, M. Ballif a
    repris et développé cette idée.

Laissons le grec. De plus autorisés présenteront sans peine, et j'espère
victorieusement, sa défense. Mais il nous faut de toutes nos forces
réclamer, exiger les études latines. Loin qu'on les restreigne ou
supprime, supplions qu'on leur attribue une place encore plus grande sur
les programmes, comme moyen de culture dont nul autre n'approche, et
comme la meilleure discipline pour ennoblir et peut-être aussi clarifier
l'esprit.

D'ailleurs l'histoire elle-même et les faits nous servent ici. Sait-on
bien que dans le pays le plus utilitaire du monde, en Amérique, on
commence à réclamer à grands cris les humanités? Une revue universitaire
de Chicago, _The School review_ (juin 1906), en fait foi[3]. Des
professeurs de sciences et de médecine demandent que leurs élèves aient
une culture générale et littéraire, qu'on leur affine, qu'on leur
polisse l'esprit. Un professeur d'hydraulique a été jusqu'à composer un
programme où le latin occupe la plus belle place, «avant la géométrie,
la physique et l'algèbre». Le latin est en effet considéré par eux comme
la meilleure gymnastique intellectuelle. Et leurs élèves en ont grand
besoin, d'une gymnastique intellectuelle, vu qu'ils ne peuvent tirer
parti de l'enseignement qu'on leur donne par rudesse d'esprit, par
gaucherie, par défaut de souplesse, de précision et d'ingéniosité. Ils
n'ont pas pris l'habitude de soigner leur besogne, ils bâclent, ils ne
savent pas travailler. Le niveau intellectuel des étudiants baisse, si
bien que les jeunes gens américains tombent dans une espèce de
paysannerie. Devenus ingénieurs après cela, ils ne sont capables ni
d'écrire, ni de parler convenablement; ils ne peuvent même pas rédiger
un rapport utile, et dans toutes les affaires où se trouvent mêlés des
ingénieurs, «la plupart des procès viennent de ce qu'ils se sont mal
expliqués». La _School review_ préconise chaleureusement, pour remédier
à cet état de choses, les études latines.

  [3] V. _Les Débats_ du 5 décembre 1906.

Elle a raison. Imitons-la. Il y aurait à ce sujet une belle campagne à
tenter dans les journaux et l'opinion publique: il faudrait que des
jeunes gens (et non plus ici des professeurs) démontrassent comment ils
n'ont jamais eu que faire de ces fameuses notions pratiques, si puériles
et vaines, qu'on s'est ingénié à leur inculquer dans les collèges. Six
mois d'expérience en apprendront toujours davantage à un futur
mécanicien ou directeur d'usine que trois ou quatre ans de vagues
conseils au lycée. Rappelez-vous les absurdes bataillons scolaires: une
petite semaine de régiment ou deux heures de manoeuvres valaient mieux
que ces bêtises. Pour tout citoyen appelé un jour à parler (défendre ses
intérêts), à écrire (rédiger des rapports, exposer des affaires,
composer des lettres), à penser (ne faut-il pas voter?), il est utile
d'avoir acquis la plus grande souplesse d'esprit possible, la meilleure
culture, la finesse du raisonnement, le talent d'être clair et précis.
Les humanités mènent vite à tout cela.

Et si même elles n'y conduisaient pas aussi sûrement, il y a du moins
certaines qualités, entre toutes, que les auteurs latins sont
merveilleusement propres à suggérer, par exemple la dignité, la gravité.
Il ne convient pas de lever les épaules: un peu plus de gravité nous
sauverait de la niaiserie, où nous tombons parfois, et nous préserverait
en partie de ces enthousiasmes désordonnés autant que turbulents, dont
les suites ne nous font pas toujours honneur. Niera-t-on également que
l'estime de soi-même, dont se compose en grande partie la dignité, ne
nous fasse parfois défaut? Qu'est-ce que notre admiration continuelle et
inexplicable des étrangers, et principalement des Anglo-Saxons? Un
citoyen de la grande Rome, jadis, n'éprouvait rien de tel. Au lieu que
nous n'osons, nous autres, rien entreprendre, tant nous nous défions
sottement ou bassement de nous-mêmes.

Un auteur latin, Ausone, l'a pourtant dit:

    Incipe, dimidium facti est coepisse. Supersit
    Dimidium: rursum hoc incipe, et efficies.

Quant à la manière d'exprimer sa pensée ou de l'écrire, il n'est sans
doute point d'entraînement ni de sport intellectuel plus propre à nous
aider en cela que la version latine. Outre qu'un usage assidu des
auteurs latins est de nature à nous donner le goût et peut-être
l'habitude du «style noble»--grâce véritable et trop négligée
aujourd'hui,--cet usage nous peut apprendre aussi à user d'une syntaxe
moins pauvre et moins monotone que celle du XXe siècle. Un sujet, un
verbe, un attribut, voilà l'humble canevas de toutes nos phrases
contemporaines. Et plus la langue d'un auteur est ainsi mesquine, plus
on dit qu'elle est «pure». Le latin, avec ses longues périodes
infiniment variées, nous enseigne au contraire l'art de jeter d'un seul
trait sur le papier une idée complète, en un seul paragraphe ou mieux
encore en une seule belle phrase, gracieuse ou superbe, ornée
d'incidentes toutes diverses entre elles, et aussi bien attachées à la
proposition principale que des rameaux délicats à la branche d'un arbre.

Puis les mots latins sont charmants. Leurs significations pleines de
nuances aiguisent et forment le jugement, la critique, bientôt le goût.
Les verbes, surtout, ont de la malice. Il faudrait les traduire presque
tous par «avoir une tendance à...». D'où l'on ne sait quoi de
non-exprimé, d'inexprimable peut-être, qui donne soit à une phrase
descriptive, tableau de foule, décor ou portrait, soit à une apostrophe
oratoire, le plus tragique, si ce n'est le plus savoureux et surprenant
éclat. Ailleurs encore, ce sont des verbes presque trop précis et comme
frémissants sur la page. Pour le verbe _carpere_, le lexique donne ce
sens: «enlever quelque chose du temps ou de l'espace», ainsi par exemple
qu'on dirait en sport: «il enleva ses trente kilomètres dans l'heure».
Or, Virgile a écrit des poulains qu'on doit les dresser, dès quatre ans,
à savoir, sur la vaste plaine, «_carpere gyrum_...» Les voyez-vous
là-bas, les poulains, enlever au galop leur tournant? Mais Horace a dit
aussi: «_Carpe diem_...» Et comment traduire, cette fois? On ne sait.
Peut-être par: «Cueille le jour»?...[4].

  [4] Dans une des comédies de Maurice Donnay, et comme le héros et
    l'héroïne se disposent à sortir, celui-ci considère doucement sa
    frivole amie et se murmure à lui-même: «_Carpe diem!_...» Se
    retournant, surprise: «Qu'est-ce que cela veut dire?» lui demande la
    jeune femme. «Cela veut dire...», il hésite un moment, puis il
    sourit et répond: «Cela veut dire: Va mettre ton petit chapeau, et
    viens...» Tout cela dans un verbe latin!

Il n'y a pas que les verbes. Substantifs et adjectifs ont aussi leurs
délicatesses. Voici l'un de ceux-ci, entre mille: _lubricus_. On trouve
dans le dictionnaire: 1º glissant, où l'on glisse; 2º glissant, qui
glisse dans la main, poli, lisse; 3º mobile, inconstant, incertain; 4º
difficile, chanceux; 5º qui fuit, qui échappe, trompeur. Arrivé à ce
dernier sens, qui se défendrait de songer au faune capricieux bondissant
le long d'une rive, entre les saules et parmi les roseaux? Or, le faune
poursuit la nymphe, elle-même toujours en fuite et souriant un peu plus
loin. D'où finalement notre «lubrique». Le trajet est délicieux.

Ajoutons qu'à lire, qu'à étudier sans cesse les auteurs latins, on peut
acquérir le respect et même le culte de la beauté. Car on aura beau
dire, les mots français sont usés, pour les collégiens surtout qui n'en
sauraient, comme de bons lettrés, goûter encore toute la saveur. Une
très admirable phrase française finira toujours par leur sembler un peu
fade: leur goût étant mal éveillé, ces «graphies» dont ils ont trop
l'habitude ne les toucheront jamais beaucoup. Au contraire le professeur
qui leur fait entrevoir la splendide noblesse enclose dans une formule
latine, ou tout le charme qui s'exhale d'un mélodieux et doux hexamètre,
ce professeur, s'il est adroit, leur présente ce qu'il y a de plus
émouvant au monde pour de jeunes esprits, c'est-à-dire un mystère qu'on
aperçoit un peu, une merveille à demi tirée de l'ombre, la beauté enfin
pieusement recouverte d'un voile comme un objet sacré. Ou plutôt, ce
maître habile leur parle des sirènes, que nul ne voit, sans doute, mais
qui chantent et qu'on entend sur la mer.

Nous n'avons pas besoin de tous ces raffinements! s'écriera-t-on.
Donnez-nous des hommes, des citoyens... Eh! c'est le moyen d'en faire.
S'il appartient aux races latines de dominer encore le monde, c'est par
l'esprit. Jamais les jeunes Français ne seront assez cultivés. Plus on
les aura rendus fins et sensés, d'autant mieux ils se gouverneront. Plus
ils auront de noblesse et d'élévation dans l'esprit, d'autant plus vite
perdront-ils cette pusillanimité qui leur nuit. Préparons de bons
humanistes pour obtenir seulement des hommes raisonnables et assez
intelligents.

Des citoyens, des soldats, des législateurs? Mais ceux qui ont fait la
Révolution et l'Empire lisaient avec goût Tite-Live et Tacite, ne
parlaient que des Gracques et rêvaient de César.



CAVALIERS ANTIQUES


La beauté parfaite est dans la sculpture antique, et point ailleurs.
C'est là, uniquement là, qu'on la trouve. L'art avec lequel les artistes
anciens surent interpréter la vérité est à jamais perdu.

Seules pourtant, les figures équestres gênent un peu. On ne sait quoi de
théâtral choque, même dans les plus appréciées. Les personnages ont
toujours l'air de chevaucher des bêtes qui se retiennent. Jamais le
cheval ne se porte franchement en avant. Jamais le cavalier ne paraît
réellement s'en occuper. Pourquoi?

Voici, à ce sujet, plusieurs remarques, des notes--et quelques
réflexions techniques.

Posons tout d'abord ce principe que tous les chevaux réellement bons,
c'est-à-dire courageux, ardents, pleins de sang enfin, ont une tendance
à donner plus qu'on ne leur demande, à augmenter sans cesse le train
dont on les veut mener, et qu'il les faut toujours retenir. Ils prennent
leur point d'appui et tous (plus ou moins, bien entendu, suivant leur
disposition naturelle ou l'adresse de leur cavalier) tirent sur les
rênes afin d'aller de plus en plus vite. Si l'on n'a pas une science
d'écuyer consommé, on ne saurait empêcher une monture très vigoureuse de
_tirer_. Pour y parvenir, il faut monter avec un doigté infini, après
avoir soigneusement embouché son cheval, en choisissant parmi tous les
mors et filets dont on dispose aujourd'hui, ceux qui lui conviennent le
mieux. Et, d'autre part, un cavalier qui ne possède point une excellente
assiette se trouve par là même incapable d'acquérir cette délicatesse et
cette légèreté de main nécessaires pour tromper un cheval, pour
l'amuser, pour l'empêcher enfin de se ruer brutalement devant lui en
pesant comme un furieux sur la bride.

Observons de plus qu'un cheval puissant et chaud, que l'on conduit sans
art, tire un peu davantage chaque fois; et que si l'on n'a point alors,
outre des bras solides et des mors ingénieux, de bons et confortables
étriers pour se bien établir et caler sur la selle, il devient, je ne
dis pas difficile, mais impossible de le tenir. La bête vous mènera où
elle voudra, et à l'allure qu'il lui plaira, c'est-à-dire la plus folle.

Or, les anciens embouchaient leurs chevaux de la façon la plus
rudimentaire, avec des mors primitifs, ou plutôt de simples filets[5].
Et aussi, et surtout, ils montaient sans étriers. Xénophon leur
recommande même[6] de se tenir non point assis comme sur un siège, mais
droits, comme s'ils fussent debout, les jambes écartées. Quelle assiette
pouvaient-ils donc avoir ainsi? Et comment, dans de telles conditions,
eussent-ils pu rester maîtres de montures très généreuses, ou
véritablement fortes, et violentes par conséquent? Si leurs chevaux
avaient alors fait preuve d'une qualité remarquable, il est à croire
qu'ils ne les eussent pu diriger, étant donnés leurs procédés rustiques
et leur manière de monter, ni retenir en rase campagne, ni même dresser,
ou seulement essayer de dresser. Un pur sang nerveux, de nos jours, ou
quelque fougueux irlandais aurait vite fait de jeter par-dessus ses
oreilles quiconque s'aviserait de vouloir le monter à la grecque.

  [5] XÉNOPHON, dans l'_Equitation_, X, décrit deux ou trois espèces
    d'embouchures, assez heureuses, il est vrai, mais cependant
    insuffisantes, c'est-à-dire soit trop dures, soit trop douces pour
    dominer ou ne pas irriter un cheval trop «en avant».

  [6] _Equitation_, VII.

On peut donc déjà soutenir sans trop de témérité, et d'après ces
premières réflexions,--toutes naturelles, n'est-ce pas?--que les chevaux
antiques devaient être plus médiocres et froids que robustes et allant.

Une objection. Les cavaliers de Saumur sont capables de conduire partout
des chevaux impatients, même dans la plus vive ou dure chasse, en se
passant d'étriers, voire de selle au besoin. Ils accompliront ce joli
travail grâce à leur tact équestre, à leur main habile, exquise. Oui,
sans doute. Mais ce sont les cavaliers de Saumur, c'est-à-dire les
meilleurs de France, sinon d'Europe. Ce seront encore avec eux quelques
autres raffinés, très rares, je l'affirme, qui en arriveront là à force
de science et d'expérience. Et l'on ne saurait croire que les Grecs et
les Romains, qui, _tous_, montaient presque à cru et sans beaucoup
d'étude, aient eu la maîtrise que l'on n'acquiert de nos jours qu'à
Saumur ou dans quelques cercles extrêmement restreints de fervents
cavaliers. Ni la science des chevaux, ni l'équitation n'étaient fort
développées dans l'ancien monde. On ne connut point de Saumur en
Attique, non plus que dans la Ville Eternelle. Comment donc toute une
cavalerie de simples soldats aurait-elle possédé des talents qui
n'appartiennent aujourd'hui qu'aux plus adroits, qu'aux plus excellents
spécialistes?

                   *       *       *       *       *

Les anciens se mettaient en selle, s'ils étaient malades ou âgés, en se
faisant enlever par un palefrenier[7]. Mais, autrement, ils sautaient
sur le dos du cheval en se servant de la crinière, ou bien en s'aidant
de leur lance qu'ils appuyaient contre le sol. Certaines statues
d'amazones semblent indiquer cette manière de s'y prendre[8]. Les
chevaux qui supportaient sans trop de colère ces brusques exercices de
voltige, et cela dès le départ, dès le premier contact de leurs
cavaliers, témoignaient d'un naturel étrangement pacifique. Je me hâte
d'ailleurs d'ajouter que ce second argument n'est pas des meilleurs. Car
le dressage endort bien des susceptibilités chez un animal, et nous
voyons partout des écuyers ordinaires user aisément de cette mise en
selle sur des chevaux souvent nerveux. Pourtant la remarque n'aura pas
été tout à fait vaine, si on la joint à ce qui précède et à ce qui va
suivre.

  [7] XÉNOPHON, _Equitation_, VI.

  [8] L'Amazone Mattei, au Vatican, galerie des Statues.

                   *       *       *       *       *

Comment faut-il se représenter les chevaux antiques? Outre les statues
équestres, nous les voyons sur les bas-reliefs, sur les peintures, aux
flancs des vases et des sarcophages, aux frises du Parthénon: ce sont
des doubles poneys, lourds et ronds, des cobs gras, avec de gros membres
et très peu d'encolure. Et répondons tout de suite ici à une observation
que l'on fera peut-être: les cygnes des Lédas, dans l'art antique, nous
apparaissent comme semblables à de modestes oies; les panthères des
Bacchus ont l'air de chiens d'appartement, ou de chats; les coursiers
des Dioscures sont manifestement réduits à la taille de petits chevaux
de polo. Il est certain que la tradition imposait aux artistes de
sacrifier parfois les proportions, et de représenter la figure d'un dieu
ou d'un héros comme beaucoup plus importante et plus grande,
relativement, que les attributs, les animaux, parfois même les
personnages qui l'accompagnent[9].

  [9] BURCKHARDT, _Cicerone_, Art ancien, pp. 76, 102, 113.

Evidemment. Pourtant, cette tradition ne pouvait sans doute commander la
même réserve dès qu'il ne s'agissait plus de figures héroïques ou
divines, mais de simples humains, comme pour les cavaliers du Parthénon,
par exemple. Ceux-ci, du reste, ne semblent pas chevaucher des bêtes
dont le sculpteur a volontairement diminué la taille, mais bien des
poneys, de vrais poneys, grossement bâtis. On retrouve les mêmes
proportions exactement sur la fameuse coupe d'Orvieto (musée de Berlin),
où les cavaliers athéniens, passant la «dokimasie», présentent aux
magistrats des animaux qui seraient réformés pour défaut de taille par
tous nos régiments de cavalerie légère; et sur les arcs de triomphe et
autres monuments romains où les chevaux, un peu plus grands cependant,
ne dépassent pourtant point la plus petite moyenne, et gardent dans leur
structure cet air de lourdeur, majestueuse quelquefois, brillante même,
mais au fond chétive. La moindre comparaison de tous ces animaux à têtes
énormes et à petits muscles avec quelques-uns de nos beaux et puissants
chevaux modernes, serait pénible.

Notons encore que sur les monuments comme sur les vases anciens, nous
verrons presque toujours les vaches et les taureaux des sacrifices
représentés selon leurs proportions normales et justes. Il y a donc peu
de raisons pour que seuls les chevaux aient été, sauf dans les statues
et dans les groupes où se trouvaient des héros ou des dieux, rapetissés
de parti pris; et nous pouvons, par conséquent, bien établir leur modèle
en général: des cobs assez communs, sans encolure, et trop en chair. On
se méfierait aujourd'hui d'animaux qui présenteraient cette apparence,
et il y a de fortes chances pour que, tout en restant peut-être d'assez
convenables routiers de service, ils n'aient ni force réelle, ni
vitesse, ni fougue, ni coeur, ni rien[10].

  [10] On peut citer ici l'exemple du hideux cheval de Marc-Aurèle, qui
    se trouve à Rome sur la place du Capitole, et qui est tout à fait
    pareil à ces animaux de cirque forain sur lesquels des écuyères en
    maillot dansent et font des tours. Une pareille bête ne pouvait
    certainement galoper que sur place.

Il ne faudrait pas non plus être dupe de l'allure caracolante et
indomptée que les artistes leur ont donnée le plus souvent, soit dans la
cavalcade du Parthénon, soit ailleurs. Précisons, en effet: en quoi
consiste tout le brillant des chevaux anciens? Uniquement en ceci,
qu'ils se cabrent toujours. Or, cette éternelle cabrade n'est qu'un
paisible exercice de manège. On apprenait aux chevaux de parade, que
montaient les chefs, à se dresser continuellement sur les jambes de
derrière. Xénophon consacre tout un chapitre à cet enseignement
spécial[11]. Voyons donc là le travail de chevaux bien mis plutôt que
l'impatience d'animaux pleins de sang. Et n'oublions pas, en outre, que
cette cabrade n'était aussi qu'une des seules façons que l'on eût alors
de représenter tout simplement le galop[12].

  [11] _Equitation_, XI.

  [12] Salomon REINACH, _la Représentation du galop dans l'art ancien et
    moderne_.

                   *       *       *       *       *

Il y a dans l'_Anabase_[13] un passage qui m'a toujours surpris. Arrivés
enfin sur le bord de la mer, à Trapézonte, les Grecs, après un mois de
repos, donnèrent des jeux, dans lesquels ils firent courir des chevaux:
ceux-ci devaient descendre une pente rapide; puis, parvenus au rivage,
revenir et remonter jusqu'au sommet d'une colline. C'était là un
parcours dur, assurément. Mais la seconde partie, la montée, en fut,
paraît-il, accomplie avec peine, «au pas». Si les chevaux avaient été
très bons, jamais ils n'eussent, _courant ensemble_, et dans l'émulation
d'une lutte, gravi même une pénible montée «au pas». Il vaut mieux
conclure que ce n'étaient que des bêtes de somme, sans courage et sans
qualité. Peut-être aussi le parcours était-il immense et de nature à les
épuiser complètement? Mais comment supposer qu'un général aussi avisé
que Xénophon eût permis qu'on risquât d'abîmer, dans une épreuve
pareille, des coursiers qui devaient après cela, et à travers mille
périls, ramener jusqu'en Grèce ses hommes et les bagages?

  [13] L. IV, chap. VIII.

Une preuve de la médiocrité des chevaux de selle, dans l'antiquité, peut
aussi être tirée de la supériorité certaine qu'eurent précisément sur
ceux-ci les chevaux de trait. Les grandes épreuves de l'hippodrome sont
des courses de chars; quant à celles des chevaux montés, beaucoup plus
rares, on n'en parle guère, on semble à peine s'en être soucié. Ce sont
les conducteurs de chars que le peuple acclame, les quadriges
vertigineux que les poètes chantent, et si les propriétaires de belles
écuries faisaient de gros sacrifices, ce n'était qu'en vue des seules
luttes d'étalons, de juments ou de poulains attelés. Il faut donc que
les meilleurs animaux eussent été réservés pour les chars. On montait
les médiocres.

Mais aussi pouvaient-ils tirer à leur aise, les quadriges: leurs
cochers, arc-boutés en arrière, le torse entouré de cuir et comme
corseté, les guides passées autour des hanches[14], ils semblent en
avoir eu, comme on dit, plein les bras. Eh bien, rapprochons ceci de ce
que j'avançais au début de ces notes: les seuls bons chevaux antiques,
qui furent évidemment ceux qu'on attelait aux chars dans l'hippodrome,
tiraient comme des fous, et eussent sûrement échappé à de simples
cavaliers.

  [14] V. la statue du Cocher, au Vatican, salle du Bige.

Les anciens n'ont, du reste, même en vue des courses de chars,
particulièrement distingué ni amélioré aucune race chevaline. Nulle
d'entre elles n'était donc nettement préférable aux autres. Les auteurs
grecs et latins citent comme remarquables des produits de tous les pays,
sans guère insister sur aucun. Il n'y a peut-être qu'un certain cheval
des Asturies qu'on retrouve assez souvent; mais ce n'était qu'un
trotteur[15].

  [15] Pétrone, entre autres, nous le présente (_Satyric._ LXXXVI) comme
    un cheval de prix, mais le dit alors croisé de race macédonienne,
    _asturconem macedonicum_; et Martial, qui le cite également (XIV,
    199), ajoute dans l'épigramme: _ad numerum rapidos qui colligit
    ungues_. Or, ces derniers mots définissent, non le galop, je pense,
    mais le trot, et plus spécialement l'amble.

Ce que nous savons des chevaux de guerre, qui accomplissaient, quand
leurs pieds non ferrés les portaient toutefois jusqu'au bout, de longues
campagnes, nous démontre leur aptitude à supporter la fatigue des
routes, mais nous éclaire peu sur leur qualité. Avouons, si l'on veut,
que les anciens montaient un bétail résistant, voilà tout. Qu'on se
rappelle la surprise des Romains devant la cavalerie d'Annibal, composée
d'animaux africains beaucoup plus rapides, beaucoup plus vifs, beaucoup
meilleurs, et aussi endurants.

                   *       *       *       *       *

Si l'on veut maintenant examiner non plus tant les chevaux eux-mêmes que
les talents hippiques des anciens, on verra qu'ils ne pouvaient aller
bien loin. Depuis les premières chevauchées[16] jusqu'à la fin de
l'empire romain, quels progrès notoires ont-ils accomplis? Ils montent
toujours en gars de ferme, sans étriers, avec des selles primitives et
des essais de mors. On peut voir cependant d'après la statue
d'Herculanum, dite «Alexandre combattant»[17], qu'ils avaient de la
souplesse; et conclure de certains conseils que donne Xénophon, comme
par exemple de laisser complètement libre la tête d'un cheval qui saute
un fossé ou gravit une montée[18], qu'ils avaient compris plusieurs
règles premières de l'art équestre. Mais que devait-on attendre d'une
cavalerie dont chaque homme, ne pouvant se dresser sur ses étriers,
manquait de force soit pour lancer le javelot, soit pour frapper avec
son glaive, soit pour contenir ou diriger sa bête?

  [16] Diomède et Ulysse, sous Troie, laissant le char de Rhésus,
    sautent sur ses chevaux et reviennent au camp des Grecs au galop
    (_Iliade_, chant X). La première course au cheval monté eut lieu
    dans la 33e Olympiade, en 648 (Albert MARTIN, _les Cavaliers
    athéniens_, p. 166).

  [17] Musée de Naples.

  [18] _Equitation_, VIII.

Haranguant ses soldats découragés au milieu de l'Asie, le même Xénophon
les exhorte à ne point s'attrister d'être à pied, tandis que les
ennemis, eux, sont à cheval: «Car suspendus à leurs chevaux, ceux-ci,
dit-il, ont peur, non seulement de nous, mais aussi de tomber[19].»

  [19] _Anabase_, l. III, ch. II.

Et plusieurs siècles encore après, l'on constate, en lisant une
épigramme de Martial[20], que la chasse à courre elle-même devait passer
pour bien dangereuse, bien casse-cou: «Plus souvent, écrit-il en
terminant, le cavalier y reste-t-il que le lièvre.» Encore en ce
temps-là donc, les Romains tenaient bien peu solidement à cheval--ou ce
Priscus, à qui l'épigramme est adressée, était spécialement mauvais
écuyer? Mais Martial nous l'eût dit, hésitant peu d'habitude à signaler
les ridicules physiques de son prochain.

  [20] L. XII, 14.

Nous avons, il est vrai, le _et gressus glomerare superbos_ de Virgile,
qui m'embarrasse, je le confesse, ainsi que le

                ... _Gradibusque sonare
    Compositis, sinuetque alterna volumina crurum[21]._

  [21] _Géorgiques_, l. III, v. 117 et 191-192.

Cet admirable poète, voulant définir ce que les Lapithes, inventeurs de
l'équitation, enseignèrent pour la première fois aux chevaux, et ce
qu'il convient d'apprendre aux poulains dès qu'ils atteignent quatre
ans, emploie des mots d'une précision déconcertante. «Les coursiers des
Lapithes, dit-il, surent «stepper», ou «prendre le petit galop
rassemblé»--car c'est là ce que signifie, en somme, _gressus glomerare
superbos_; et les poulains doivent commencer après leur troisième année
à «faire entendre sur le sol des allures régulières, et à trotter en
pliant bien les jambes l'une après l'autre».

Mais quoi! tout cheval inquiet ou irrité _gressus glomerat superbos_; et
tout poulain, si piteux soit-il, en arrive à régler son allure. Moins il
a de sang, mieux il la règle.

                   *       *       *       *       *

Concluons: on peut imaginer, sans trop de chances d'erreur, le cavalier
antique comme un lad athlétique monté à cru sur un gros cob. Notez que,
par un clair soleil, ce groupe, à demi-nu et animé, peut n'être pas sans
beauté.

                   *       *       *       *       *

Cette conclusion est-elle rigoureuse? Non pas, certes; mais assez
plausible, pourtant. Et quand elle serait même indiscutable, en quoi
nous servirait-elle? Nous n'en goûterons pas moins les frises du
Parthénon, heureusement, ni les lumineux tableaux de Virgile. Mais...

Mais... ah, voilà! Lorsque, jeune lycéen, j'apprenais à monter à cheval,
je ne m'y sentais guère à l'aise et je tombais souvent. En même temps,
je remarquais sur les vignettes de mes livres de classe certains êtres
supérieurs qui, sans selle et sans étriers, domptaient des coursiers
avec une aisance et une grâce divines. Cela me vexait. Je leur en
voulais secrètement. Au cours de mes lectures et de mes promenades, par
la suite, ma vieille jalousie m'ayant rendu plus attentif, je conçus
quelques soupçons. Il me semble qu'ils étaient fondés. En les exposant,
je venge sournoisement une rancune de collège. Rien de plus.

                   *       *       *       *       *

_A Henri de Régnier._

Le splendide animal que Pégase! Qui ne le connaît? Très proche du cheval
arabe comme modèle, il est toutefois beaucoup plus grand et porte
fièrement la tête au-dessus d'une encolure de pur-sang. De robe
entièrement blanche, d'un blanc de neige, on lui voit néanmoins sur la
croupe et l'épaule quelques pommelures à peine grises, presque azurées,
ainsi que l'extrémité de la crinière et de la queue teintées du même
gris bleuâtre. Il laisse pendre ou déploie ses ailes faites de longues
plumes dures et pourpres, avec des reflets d'or. Ses naseaux roses
s'ouvrent largement aux brises célestes, et si l'on observait quelque
défaut en cette bête divine, ce ne serait que dans ses sabots, d'une
corne claire et fine, mais qui peuvent à la rigueur sembler un peu trop
petits, trop hauts et trop serrés, un peu _encastelés_, comme on dit.

Tout le monde connaît donc Pégase, voilà qui est entendu. Mais, s'il
vous plaît, comment le monte-t-on? Car si le poète qui l'enfourche place
ses jambes par-dessus les ailes, il se trouve d'abord juché sur les
épaules mêmes du cheval, presque sur le cou, ce qui est aussi laid
qu'incommode; puis le mouvement desdites ailes doit lui soulever les
deux jambes et... le reste à chaque coup, finalement le jeter par terre,
de bien haut! Que notre poète, au contraire, place ses jambes
par-dessous les ailes, et il a les cuisses broyées. Se met-il plus loin,
sur la croupe? Comment, dans ce cas, se retenir à la crinière pour
franchir l'azur immense ou parcourir vertigineusement le champ des
étoiles?

Ce problème se trouve encore à résoudre. Archéologues et peintres n'en
peuvent mais. Qu'un poète nous livre le secret. Vous, par exemple, Henri
de Régnier...



HISTOIRE CONTEMPORAINE D'UN MOT


M. Arsène Darmesteter écrivit dans son livre bien connu, _La Vie des
mots_ (p. 105): «On voit avec surprise des mots de formation savante,
ayant dans la langue scientifique leur pleine et entière valeur,
descendre dans l'usage populaire à des emplois ridicules ou dégradants:
le _philosophe_ devient un homme trop habile au jeu; _espèce_,
_individu_ se changent en injures grossières; _quolibet_ aboutit à une
plaisanterie sans sel. Le _cancan_ a commencé par être un discours
officiel en latin; l'_élucubration_ est devenue un travail ridicule, et
si la _péroraison_ est encore un terme noble de rhétorique, il n'en est
plus de même de _pérorer_. Même histoire pour _épiloguer_, à côté
d'_épilogue_. Ce n'est plus le théologien qui travaille à
_sophistiquer_, à élever de subtils raisonnements; c'est le marchand peu
scrupuleux qui _sophistique_ et falsifie ses denrées. _Imbécile_ était
un beau mot dans la poésie du XVIIe siècle; les _mains imbéciles_
étaient les mains impuissantes; le XVIIIe siècle a fait de l'_imbécile_
un faible, un impuissant d'esprit, et c'est un des termes les plus
méprisants que possède la langue populaire.»

Toutes ces observations philologiques sont délicates. Elles amusent,
elles étonnent, elles attachent. Lire certains ouvrages de linguistique,
c'est, semble-t-il, dîner finement avec un vieux dilettante qui a
beaucoup vécu, beaucoup voyagé, non moins que beaucoup réfléchi, et qui
se fait un jeu de vous démontrer, tout en causant, combien le moindre
terme dont on se sert peut éveiller de souvenirs et de légendes, et
comment on tient à trente ou quarante siècles d'ancêtres par les liens
ténus du langage, et pourquoi telle manière de s'exprimer évoque une
image savoureuse à laquelle nul ne songeait plus, et de quelle façon
telle autre suggère à l'esprit un usage immémorial ou un conte de
nourrice, rappelant l'époque où nos pères s'en allaient casque en tête
combattre les mécréants, sinon lutter contre les Huns sauvages, voire
même poursuivre les ours et les mammouths, que sais-je!... Le linguiste
fait pour ainsi dire courir ou voleter devant nous les mots, ces petits
êtres vivants, ces bestioles; et à chaque vocable qu'il saisit par les
ailes et place tout frémissant sous nos yeux, quelque nouveau décor se
développe, scène historique ou tableau de genre... Le linguiste nous
montre la lanterne magique.

Mais il y a pour un lettré--ou seulement pour un curieux--un plaisir
plus rare encore s'il peut observer lui-même quelqu'un des faits qui
servent à illustrer, à prouver ces règles philologiques d'une précision
si élégante et d'une rigueur dont les profanes sont toujours surpris.
Ainsi, reportons-nous à ce passage de M. Darmesteter cité plus haut. Il
est aisé d'en trouver une justification toute récente, et spécialement
exquise, puisqu'elle repose sur une déformation de sens qui a lieu en ce
moment même, que dis-je! qui commence seulement à avoir lieu, et que
rien toutefois ne pourrait plus arrêter, bien qu'elle naisse à peine...
C'est un exemple en sa fleur. Nous voulons parler du mot _philologue_.

Terme de formation savante, et terme noble s'il en fut! Il signifie:
homme érudit et particulièrement admirable en tout ce qui touche à la
connaissance des langues. Mais encore est-ce là une traduction bien
grosse et bien simplifiée. Un jeune Allemand, un petit Anglais qui
feraient une version française pourraient s'en contenter, non pas nous
toutefois. Quiconque prétend bien connaître un langage doit pouvoir en
comprendre tous les termes jusqu'en leurs significations les plus
subtiles ou les plus étendues. On nous dit «un philologue»: il faut
qu'immédiatement, à ce son ou devant cette graphie, non seulement le
sens restreint du dictionnaire se présente à notre pensée, mais encore
que nous nous figurions le philologue lui-même, ses ouvrages, son style,
son aspect physique, son rôle social, sa tenue dans un salon, ce que
l'opinion publique en pense, ce que les chroniqueurs en écrivent, etc...
Qu'est-ce donc qu'un philologue? Ou plutôt qu'est-ce, pour un Français
de culture moyenne, qu'un philologue dans les dernières années du XIXe
siècle?

Eh bien, c'était naguère un personnage assez légendaire et infiniment
séduisant.

On ne savait pas très bien à quoi il travaillait sans relâche. Mais le
public du moins n'ignorait pas que le labeur de cet érudit fût
continuel, minutieux, souvent ingrat, et cependant poursuivi avec une
ardeur passionnée, presque voluptueuse. On l'imaginait dans son cabinet
de travail, non pas certes entouré de cornues et d'alambics poudreux,
comme le docteur Faust, mais du moins perdu parmi les dictionnaires, les
brochures et les in-folios.

Hors de là, on croyait qu'un philologue avait toutes les délicatesses
littéraires, voire même artistiques; qu'un homme aussi versé dans toutes
les langues anciennes, qui pouvait lire à livre ouvert la Bible en
hébreu ou les sagas en scandinave, qui savourait sans en perdre une
nuance le grec de Pindare et le latin d'Ennius, le français de la
Chanson de Roland, le provençal des troubadours et l'allemand des
Niebelungen, on croyait qu'un pareil gourmet de lettres dût montrer un
tact esthétique, un atticisme, des susceptibilités extraordinaires. Puis
on le supposait volontiers disert, éloquent, d'une bonhomie fine ou
ironique, et poète à ses heures. Il avait connu l'Orient et prié sur
l'Acropole. Le grand souvenir de Renan durait encore et enchantait
Paris. M. Sylvestre Bonnard était un bon philologue. M. Anatole France
aussi. A ce moment-là, le mot offrait son sens le plus noble, nullement
déformé, mais pur au contraire, et fort attrayant pour quelques-uns,
parfois même, pour la foule, poétique et charmant.

Depuis ce temps, les philologues ont vu croître leur importance dans
l'Etat, cependant que s'effaçait--hélas!--leur légende. Certains d'entre
eux furent officiellement et solennellement consultés pendant l'affaire
Dreyfus; ils rendirent des jugements pleins de sens et irréprochablement
scientifiques: les voilà dès lors personnages publics, oracles,
prophètes. On admire leur méthode impeccable, et la sûreté d'une
discipline spirituelle qui en fait des artisans de vérité et de progrès.
Rien de plus juste. Mais déjà le sens du mot _philologue_ s'altère: on
n'entend plus par là, sur le boulevard, un vieil érudit un peu maniaque
et bien agréable; c'est au contraire à une sorte d'inflexible et utile
conseiller de l'Etat que l'on songe désormais.

Encore quelques mois, une année, deux années, et nos savants, non
contents d'être honorés, prétendront tout naturellement à jouer un rôle
dans le pays. Une réforme va leur sembler opportune, en une matière où
ils s'estimeront seuls compétents: celle de l'orthographe. Cette réforme
compromettra, ou du moins bouleversera de fond en comble la langue et la
littérature française. Personne ne la souhaitera, bien mieux, on
protestera contre elle!... N'importe, les philologues, ou du moins les
dix ou douze hommes d'Etat que l'on nomme désormais ainsi, voudront à
toute force la faire voter parce qu'ils sont puissants, et parce qu'ils
parlent avec autorité de nécessité sociale et d'avenir... Sent-on bien
comme le sens primitif du mot qui nous occupe est ici corrompu?

                   *       *       *       *       *

La même aventure exactement est donc arrivée à _philologue_ qu'à
_espèce_, _quolibet_ ou _élucubration_: ce terme de formation savante a
déjà pris une signification beaucoup moins élevée, moins distante pour
ainsi dire; il se concrétise, pour le peuple, et dans quelque temps on
l'emploiera peut-être pour désigner, sinon tout à fait une couleur
politique, du moins une nuance. N'en usa-t-on pas de même naguère avec
le mot _intellectuel_?

D'innombrables linguistes, qui n'ont point, eux, de projets officiels,
et ne se soucient nullement de légiférer en France, se plaindront.
«Pourquoi, s'écrieront-ils, nous confondre tous avec quelques-uns
seulement d'entre nous?»

Eh, sans doute, la plainte sera des plus légitimes!... Mais le langage
courant ne distingue pas. Comme il advient trop souvent, on aura dit
«les» pour «quelques» ou «certains». Et le terme noble, usité jadis dans
les seuls milieux lettrés, à la Sorbonne, à l'Institut, va courir les
cafés, les rues, les journaux, bientôt enfin retentira dans les discours
parlementaires: alors, c'en sera fait...

Du reste, un autre terme à ce moment remplacera ce _philologue_ déchu de
sa signification première. On ne saurait prévoir aujourd'hui quel sera
ce nouveau venu--ni surtout de quelle manière il nous faudra l'écrire.



LE GOUT FRANÇAIS


Chaque peuple, vaille que vaille, est supérieur aux autres en quelque
façon. Ainsi les Anglais se trouvent évidemment doués d'un génie
pratique et politique; ainsi appartient-il aux Allemands d'étonner le
monde par les déportements de leur musique et les sublimités de leurs
philosophies; les méridionaux, dans leurs contrées voluptueuses, ont le
coeur furieusement prompt et la passion aisée; l'aplomb sauvage des
Américains étourdit; les Russes méprisent, on ne sait trop pourquoi, le
monde entier; les Japonais doivent être héroïquement intolérables, etc.
A toute grande famille humaine sa vertu spéciale, que les psychologues
nationaux définissent, isolent artistement, et savourent en disant:
«Voilà ce que vous ne trouverez pas ailleurs...»

Mais nous autres Français, en quoi donc sommes-nous inimitables? Ah,
notre qualité à nous, exquise et presque insolente, c'est une grâce
native qui nous est échue, une élégance involontaire de l'esprit, moins
que rien d'ailleurs, ceci tout simplement: nous avons du goût.

Mais expliquons-nous bien. Car on pourrait confondre, par exemple, le
goût avec l'esprit. Les Français se sont toujours montrés et se montrent
encore fort spirituels. Toutefois, si nous n'avions que cet avantage,
notre littérature et nos arts s'en ressentiraient. L'une serait fade et
sans beauté, les autres feraient pitié sans doute par leur sécheresse et
leur mièvrerie. Ne savoir que sourire et faire des mots, c'est assez
goujat quelquefois. Il arrive qu'un boulevardier soit affligé d'une
sensibilité grossière, à peine éveillée, qu'il ait un coeur et des nerfs
de rustre, et en même temps qu'il bavarde de la façon la plus piquante.
L'esprit n'est qu'une habitude peut-être: dans certaines cervelles les
idées s'évoquent les unes les autres, soit par leurs parties sonores,
pour ainsi dire, soit par des rapports plus éloignés que ceux auxquels
on eût tout d'abord songé. On s'est accoutumé à penser ainsi,
acrobatiquement, et voilà tout. Convenons que c'est un jeu de société
délicieux. Pourtant, il faut bien avouer aussi qu'un sot peut y
exceller. Tandis qu'un délicat ne méritera guère l'estime de ses pareils
à moins de montrer en outre du jugement, de la finesse, de la
générosité, à moins qu'il ne sache regarder et sentir, à moins qu'il
n'ait du goût enfin. Si traiter parfois avec désinvolture des sujets
solennels est une preuve de tact, railler ou plaisanter sans cesse
démontre tout le contraire. Et en disant que le propre des Français
consiste dans le goût, don savoureux qui fait de nous un peuple de
qualité, une race «née», et comme l'aristocratie intellectuelle de
l'Europe, je n'entends pas seulement, certes, que nous nous connaissons
en badinage.

Le goût, c'est une sorte d'instinct qui nous pousse à redouter en
général les excès, quels qu'ils soient, à rejeter les coquetteries de
nègres ou les violences barbares, à craindre par dessus tout la
vulgarité, la bassesse, à comprendre exactement le sens du mot
«ridicule», à rechercher avec passion la clarté. On frémit devant le
«bluff»; l'obscur et le clinquant rebutent; l'or très pur seul et
contrôlé passera, fût-il en minuscules pépites. L'incohérence, la
déraison, la bizarrerie, autant de monstres qui ne sauraient plaire à
l'homme de goût. Celui-ci ne va-t-il pas jusqu'à tenir parfois pour
suspect le génie lui-même? Et les Grecs anciens sont ses maîtres, qui
sculptèrent la Vénus de Cnide et le Jupiter d'Otricoli, qui bâtirent les
temples de Pestum et de Sicile.

Parbleu! nous sommes loin d'un tel idéal aujourd'hui, en France. Nous
avons même beaucoup dégénéré, semble-t-il, artistiquement au moins. Nos
machines ronflent, nos automobiles sévissent, notre assistance publique
et nos grèves sont organisées avec un soin jaloux; mais notre goût
national, où donc en est-il?... On se proclame volontiers dédaigneux du
passé, impatient de toute discipline: plus d'un créateur d'art prétend
être un primitif comme Giotto, ou comme Vendredi, le compagnon de
Robinson Crusoé. En littérature, la crise romantique, encore que
salutaire à quelques points de vue, nous a certainement mis en péril;
des «écritures artistes» et autres niaiseries faillirent même ensuite
nous rejeter en enfance... N'importe! Il fut un temps où nous donnâmes
au monde des modèles d'une beauté à peu près parfaite. Et il fut
précisément un art, parmi tous les autres, où, durant un demi-siècle,
notre goût souverain n'engendra presque sans exception que des
chefs-d'oeuvre: je veux dire l'architecture, pendant la première partie
du XVIe siècle.

Qu'il s'agît de belles-lettres en effet, ou de sculpture, ou de
peinture, ou de musique, on ne saurait trouver une période aussi
régulièrement heureuse et fertile que ne le fut pour nos architectes la
Renaissance en sa fleur. On avait rapporté d'Italie quelques modèles, un
ou deux principes, mais surtout beaucoup de souvenirs et d'enthousiasme.
Et ce fut dès lors une sorte de griserie, de féerie: en tous les points
de notre sol, au milieu des lacs, au sommet des collines, au creux des
forêts domaniales, pavillons et châteaux s'élevèrent à plaisir; les
portes des vieilles tours étaient refaites, les cheminées, les escaliers
intérieurs, les cours des anciennes citadelles se couvraient d'une
dentelle de pierre neuve; on ciselait de pimpantes chapelles dans le
flanc des plus sombres cathédrales, et les églises de village se
cachaient soudain derrière des façades de palais: un enchantement!...

Je n'ignore pas mon hérésie d'ailleurs. Il ne faut point parler du XVIe
siècle dès qu'il s'agit d'églises! Il est aujourd'hui bien établi que le
style dit de la Renaissance s'appliqua fort mal aux édifices religieux;
que tous ces hommes en pourpoint de satin, avec leurs toquets à plumes
et leurs dagues orfévries, n'ont jamais su bâtir les demeures sacrées;
qu'ils s'entendaient à orner de colonnettes et de panaches en marbre les
châteaux autrefois maussades, mais non à revêtir dignement les murailles
d'un saint lieu; que c'est l'architecture romane, et bien mieux encore
l'ogivale, principalement celle du XIIIe, qui convient à la prière et
aux méditations célestes... Peut-être. Toutefois il est permis de
n'aimer point l'ogive exclusivement, de trouver les édifices gothiques
dégingandés, inhospitaliers, austères, ambitieux, enchevêtrés, rappelant
soit des arêtes de poissons, soit des carcasses de baleines. On admettra
bien que certains esprits frivoles ne puissent s'attacher qu'aux seuls
monuments où règnent l'ordre, la bonne grâce et l'harmonie, et qu'ils
adorent ce XVIe siècle, où les maîtres maçons enfin, mieux instruits,
firent régner dans leurs plans une juste cadence... Puis la beauté est
divine partout, et bien plaisants nous semblent les esthètes qui
décident qu'on ne peut prier que sous une voûte en ogive! Maintes
façades d'églises du style Renaissance le plus élégant sont des oeuvres
d'un charme profond. Cela ne suffit-il pas?

Or, en un simple bourg d'Ile-de-France qu'on appelle Luzarches, il s'en
trouve une, construite sous François Ier, et qui égale certes en
perfection tout ce que les anciens bâtirent jamais de plus aimable, de
plus noble, de plus décent et de mieux calculé. Qu'on se figure un
miracle du goût français. Je ne puis le décrire. Que saurez-vous en
effet, si j'use de mots techniques et viens lourdement vous parler de
corniche, d'architrave ou d'entablement? Et comment me faire croire, si
je dépeins simplement l'émotion délicieuse dont on est saisi devant ce
joyau parfait?... Il nous appartient, par droit d'héritage, c'est un
bijou de famille; notre race l'a créé, et nos ancêtres nous l'ont légué:
jolis ancêtres, et race bien fine en vérité, bien attique, bien exquise,
qui conçut de tels chefs-d'oeuvre, qui fit fleurir celui-ci... Et quels
titres de noblesse pour un peuple que de pareils vestiges! Presque rien,
d'ailleurs, je le répète: une façade toute modeste, un petit portail, un
cintre, quelques colonnes engagées, de la ciselure çà et là, et c'est
tout. Mais l'ensemble parle, chante, sourit. Et rien qu'à voir s'élever
de loin l'église de Luzarches, rose sous le soleil couchant, quand on
est venu vers elle à travers la plus élégante et délicate campagne qui
soit, on est troublé comme devant un être vivant, on l'aime déjà, et
peut-être d'amour.

Hâtons-nous d'en jouir, d'ailleurs, et d'en bien rassasier nos yeux.
Car, hélas, elle ne tient plus, la pauvre adorable façade, elle va
tomber bientôt, elle penche. On a fait naguère un chemin devant; si bien
que, le sol ayant manqué, elle s'est affaissée de dix centimètres au
moins. Toutes ses lignes droites deviennent courbes. Elle se fendille:
de tristes lézardes, mal bouchées avec du plâtre, la rompent en maints
endroits. C'est presque une ruine. Pour la consolider seulement par un
«chaînage», il faudrait deux ou trois mille francs: où les prendre?

Mais l'Etat, pensez-vous, veille à cela: il ne laissera point s'écrouler
l'un de nos plus incontestables chefs-d'oeuvre nationaux, et puisque
cette façade est classée... Classée? Ce serait mal connaître l'esprit
qui règne actuellement dans notre pays. On s'y moque bien de la beauté!
S'il s'agissait d'archéologie, de science, à la bonne heure! Mais la
façade de Luzarches n'offre rien de particulièrement intéressant au
point de vue archéologique: il y a d'autres façades de la Renaissance
plus «caractéristiques». Celle-ci n'est que belle, celle-ci n'est que
parfaite. Peuh! Aussi ne l'a-t-on point cataloguée parmi les monuments
historiques: voudriez-vous que l'on prît soin des monuments à cause de
leur valeur esthétique? En revanche, le classement fut accordé au
clocher, qui n'est pas un chef-d'oeuvre, mais qui est en partie roman.
Du roman, vous comprenez! Non loin de là, le portail Renaissance de
Belloy, beaucoup plus curieux que celui de Luzarches, mais nullement
beau, est classé, lui aussi. L'intérêt archéologique passe bien avant
l'intérêt artistique.

De sorte que la façade merveilleuse se dégrade et tombera
infailliblement. A moins que d'ici peu un roi du pétrole ou de la viande
fumée ne l'achète et ne l'emporte pierre à pierre en Amérique. Les
transatlantiques milliardaires nous pillent et nous dévastent sous la
direction de nos experts et de nos marchands, ne l'oublions point.

On raconte que Charlemagne pleura en voyant les barques normandes
envahir nos côtes. Nous devrions bien pleurer aussi présentement en
voyant les marchands envahir nos provinces et nos châteaux, y faire des
rafles impitoyables et se sauver chaque fois les mains pleines. Car
c'est huit fois sur dix pour des clients américains que les marchands
travaillent. Des clients américains! Se rend-on bien compte de tout ce
que signifie ce mot? Sait-on bien que c'est effrayant, inévitable et
tout-puissant, un client de New-York ou de Chicago? Ces gens-là ont de
l'argent, et non pas seulement beaucoup d'argent, mais des fortunes
terribles, devant lesquelles nos plus redoutés millionnaires n'ont qu'à
baisser le nez.

Il n'y a pas aujourd'hui une vente, soit publique, soit privée, dans
laquelle les envoyés de ces nababs n'enlèvent tout ce qui a quelque
valeur. Le reste seul est assez bon pour nos musées spéciaux, suffisant
pour nos collections particulières et plus qu'honorable pour le Louvre.
Et tandis que les universités yankees ne nous permettent plus d'acquérir
un seul beau livre ni un manuscrit rare, les brocanteurs au service des
Etats-Unis écument la Bretagne, la Vendée, le Poitou, le Nord et le
Midi, Paris. On emporte le carrelage des châteaux, les statues des
parcs, les boiseries des hôtels, les triptyques anciens, les gravures
rarissimes, les documents uniques, les bibelots exquis, héroïques ou
précieux.

Tant que les Américains ne se sont offert que nos marquis, nos ducs et
nos écrivains, tout allait bien: les marquis font d'autres marquis, les
poètes se reproduisent aussi. On en perd, c'est triste, puis on en
retrouve, et c'est comme vous voudrez.

Mais quand ils s'en viennent arracher à prix d'or toute la fleur de
notre pays, et nous laisser, en échange de nos plus touchantes oeuvres
d'art et de nos traces de rêve, quelques dollars et des poignées de
louis--pour le coup, c'est de l'abus. On nous prend tout ce que nos
aïeux nous avaient légué de plus charmant; et en compensation, voilà des
chèques: mettez-les sur vos murs à la place des tapisseries déclouées et
des tableaux partis. Cela fait bien, un chèque, de quoi vous
plaignez-vous?

Oui, certes, les Français furent autrefois inimitables en matière de
goût. Ils en ont laissé maintes preuves: voyez Luzarches, par exemple.
Mais la race n'aurait-elle point faibli? On fait partout de grandes
manoeuvres, en automne. Les artilleurs ébranlent les routes, les
estafettes galopent, l'infanterie rampe dans les champs immenses. Je
voudrais me figurer que tant de soldats sont prêts à défendre l'esprit
français, la langue française, tout ce qui fait le charme irrésistible
de notre patrie... Si toutefois on laisse insoucieusement aller à terre
ou partir pour l'étranger nos oeuvres d'art, que protègeront donc nos
armées? Des capitaux--seulement. Méditons la vieille expression latine:
_propter vitam vitæ perdere causas_. Et prenons garde de ne pas entrer
en décadence tout petit à petit.



LA HAINE DES ARBRES


I

Que les Parisiens éprouvent de la haine contre les arbres, nul n'en
saurait douter aujourd'hui. Cela n'est même plus à démontrer, c'est
évident.

On se l'explique du reste assez mal. Car enfin l'aspect seul de nos
boulevards et de nos avenues devrait plaider en faveur des arbres.
Imagine-t-on ce que serait cette abominable succession de boutiques et
de hautes façades couvertes de réclames commerciales, cet amas morne et
hideux de constructions, si la double file des marronniers et des
platanes n'y venait mettre un peu de grâce--même en hiver, avec leurs
branches fines? Ou mieux encore, que l'on se figure simplement l'avenue
de l'Opéra toute plantée d'arbres, comme les boulevards voisins: avouez
qu'elle y gagnerait cette... familiarité, cette élégance qui lui manque?
Et l'Opéra n'aurait-il pas plus belle allure, aperçu de loin entre deux
bouquets de feuillages?

Comment arrive-t-il donc que ce soit précisément en l'une des rares
capitales où l'on ait employé généralement les arbres comme parure, que
cette phobie se développe?

Sans porter encore des cheveux blancs, et même assez loin de là, nous
avons connu cependant à Paris de vastes jardins enfermés entre des
maisons, ou qui bordaient des rues. Il y avait rue Moncey une manière de
château Louis XIII, avec une longue terrasse ombreuse, sous quoi l'on
rêvait d'aller gratter de la guitare à la nuit venue. Il y avait rue de
la Baume un véritable parc où chantaient au printemps des milliers
d'oiseaux. Un couvent, avenue de Messine, protégeait tout un petit bois.
Il y avait la Muette enfin... Or les impôts sur les terrains non bâtis,
et les expulsions des ordres religieux ont mis ordre à tout cela. A la
place du château Louis XIII se dresse je ne sais quelle ignominie à six
étages. Une maison de rapport et un garage d'automobiles ont à demi
dévoré le parc de la rue de la Baume. Le couvent est vendu, ses arbres
par terre, une nouvelle rue les remplace. Quant à la Muette, on peut
voir ce qu'il en reste, et nul n'hésite sur le sort qu'on lui réservera
demain...

Je vous entends bien, notre ville perd ses jardins, mais elle a gagné
ses tramways, son métropolitain, de grandes voies droites et larges,
l'éclairage électrique, cent autres commodités... Euh! il est des
rêveurs pourtant, des attardés peut-être, que ces merveilles touchent
peu. Plus d'un extravagant--admettons qu'il soit extravagant--évoque
avec bien du regret le souvenir d'un Paris aux rues bossues, dont les
murs enserraient souvent des charmilles; un Paris quelquefois silencieux
où se pouvaient encore entendre de ci, de là, le son des cloches; des
boulevards moins encombrés, que parcouraient les carrosses des élégantes
entre les tilburys des dandys, et tout le long desquels nos gigantesques
annonces de _Pâtes dentifrices_ ou d'_Elixirs_ variés n'insultaient
point chaque nuit les yeux. Plus d'un poète--allons, passons encore sur
cet outrage--se détourne avec dégoût de ce qu'on nomme aujourd'hui la
Chaussée d'Antin, et se rappelle tendrement le temps où ce n'était
qu'une venelle parmi les champs, les fleurs, les «folies» et les
roseaux, tandis qu'un village de guinguettes, les Porcherons, s'élevait
à la place de notre niaise Trinité...

Mais que veut-on! évidemment voilà le progrès: tout enlaidir afin de
rendre tout plus commode, déshonorer afin d'améliorer, sacrifier partout
la beauté. L'esprit de l'homme est actif, alors que son goût décroît de
jour en jour. Il n'y a donc rien à espérer. Toute élégance disparaîtra
forcément. Une époque viendra où la Seine toute entière se trouvera
couverte, et où l'église Notre-Dame soutiendra quelque gare pour ballons
dirigeables. Ne nous étonnons pas de voir abattre ces jardins privés,
qui exhalaient au crépuscule des murmures et des parfums: il faut bien
céder sous l'impôt. Regardons seulement de tous nos yeux, dans les
quartiers neufs, les quelques masures basses aux toits de tuiles et les
quelques maisons de campagne qui subsistent, ainsi que cet unique et
délicieux petit enclos non bâti qui se trouve toujours, par miracle,
dans l'Allée du Bois de Boulogne, à droite: tout cela, on va le détruire
peut-être la semaine prochaine. On y construira de l'habitation, et s'il
y demeurait quelques arbres, on en fera des bûches. Nos soupirs n'y
changeront rien, «c'est écrit».

Toutefois, parmi l'ensemble des préoccupations inesthétiques que l'on
comprend sous l'étiquette «progrès», il en est une pourtant qui a sauvé
jusqu'à présent quelques espaces libres, poussé même à la création de
plusieurs bosquets si harmonieusement appelés «squares» par nos
spirituels compatriotes: je veux parler de l'hygiène. Par souci de la
santé publique, et pour que les petits citoyens puissent quelquefois
respirer un air un peu moins pourri que celui des rues, on entretient en
quelques quartiers plusieurs milliers d'arbres, des pelouses, des
plates-bandes, des eaux courantes et des bassins. Mais c'est alors ici
que la malignité des Parisiens et leur antipathie pour la grâce et la
beauté se montrent le mieux. Peu à peu en effet, lentement mais
sûrement, ils transforment leurs jardins en cimetières. Dès qu'un coin
secret se présente à leurs yeux, ou un boulingrin bien exposé, un
heureux abri de verdure, vite! on y érige une ignoble statue à quelque
célébrité contemporaine, ou un monument plus hideux encore... Et tout à
l'entour devient intolérable comme par enchantement: les massifs
paraissent avoir été plantés exprès pour «faire bien» derrière le
monstre de marbre, les tilleuls ou les chênes voisins ont l'air de
monter la garde, les corbeilles prennent un aspect bête, à la fois
officiel, prétentieux, endimanché, glacé. Et les Parisiens sont ravis,
car ils ont gâté un décor charmant au moyen d'un grotesque tas de
pierres. C'est ainsi que se manifeste, chez nous, le culte des morts: on
offense en leur nom le goût des vivants.

Mais quoi! le massacre va continuer, et dans le Parc Monceau devenu
nécropole, d'autres monuments funèbres s'élèveront encore, croîtront et
multiplieront. Les Parisiens soutiendront-ils après cela qu'ils ne
haïssent point les arbres? Et n'aura-t-on pas pitié des malheureux
enfants condamnés, dans l'âge où l'on rêve le mieux, à jouer parmi des
tombes, à contempler tous les jours les traits peu romanesques de
Maupassant et de Gounod?

Laissons maintenant les Parisiens qui votent, sculptent, payent et
inaugurent des effigies pour déshonorer tous les jardins, et
rendons-nous seulement au Bois de Boulogne un dimanche... Ah! c'est là
qu'elle se donne carrière, et sous sa forme la plus brutale, la haine de
nos concitoyens envers les arbres! Depuis la construction du
Métropolitain, chaque jour de fête amène une foule innombrable dans le
Bois: et il faut voir l'allégresse avec laquelle les gaillards en
rupture de boutique, leurs épouses et leur marmaille, et les bicyclistes
débraillés, et les électeurs des boulevards extérieurs avec leurs dames
encore en liberté, il faut admirer comment tous ces braves contribuables
bouleversent les taillis, anéantissent les pelouses et les jeunes
pousses, pillent, rompent, ruinent les fourrés! C'est merveille qu'ils
n'y mettent point le feu. Les gardiens sont débordés, et d'ailleurs le
plus souvent désarmés. Car ils ne peuvent que verbaliser. Or, trois fois
sur cinq le délinquant se trouve hors d'état de payer l'amende. Et en ce
cas...

Signalons aussi que récemment encore le Conseil Municipal n'a pas
repoussé tout de suite, rejeté avant la moindre discussion et à
l'unanimité le projet d'une Exposition des Sports sur la pelouse de
Bagatelle. Or une Exposition, nul n'ignore que cela signifiait des
arbres abattus, la pelouse forcément défoncée, perdue, des constructions
d'un style atroce étouffant toute une partie du Bois, un chemin de fer
et trois ou quatre lignes de tramways établis, l'éclairage et
l'affichage partout, un désastre enfin dans notre bel et grand parc
national.

Ce projet semble abandonné pour le moment, mais patience... On a déjà
parlé de créer au même endroit un autodrome, accompagné bien entendu de
l'inévitable chemin de fer desservant Armenonville, la Cascade, le Pré
Catelan, que sais-je! Il serait surprenant que des entrepreneurs n'en
vinssent pas un jour à persuader aux Parisiens qu'il faut civiliser le
Bois de Boulogne. L'existence de cette pelouse à Bagatelle finit par
tourner au scandale. Dame! songez-y donc; une plaine herbue et nue, aux
portes de la Ville Lumière, une prairie, un pré... Quelle honte!


II

Messieurs les touristes, lorsque dans la banlieue ou à la campagne les
maçons arrivent et s'installent quelque part, quand leurs détestables
échafaudages commencent à se dresser le long d'une belle route ombreuse
ou dans un carrefour pittoresque, sur une colline ou au fond d'un
bosquet, est-ce que vous ne frémissez pas, est-ce que vous n'avez pas le
coeur serré?

Personnellement, je vous avoue cette faiblesse: la vue du moindre
échafaudage me fait horreur. Et je ne suis point seul à partager cette
crainte et cette répugnance: aux yeux de maints Français raisonnables et
nullement neurasthéniques ni maniaques, je vous assure, le maçon est
devenu l'ennemi, le fléau, l'annonciateur de la calamité... Pourquoi?
Parce qu'en chaque lieu où paraît sa blouse blanche, des hommes ont
acheté du terrain, des hommes font bâtir, des hommes habiteront tôt ou
tard: et aussitôt, avant tout autre travail, que fait-on? On coupe des
arbres, d'abord, avec rage!

Oh! cela, c'est un rite, c'est sacré! Songez donc! Jeter bas des
tilleuls et des platanes, massacrer des chênes, abattre de gros hêtres
et des ormes superbes! Quelle ivresse! Quel plaisir délicat!... Voir
tout à coup un bel espace vide s'élargir et s'arrondir devant la villa,
comme une cour d'honneur devant un château, cela vous a, n'est-ce pas?
je ne sais quoi de seigneurial et de grand siècle... Et cela vaut bien,
à coup sûr, la disparition de ce petit bois frais et délicieux au
crépuscule; cela console devant ce tournant de route désormais nu et
sans mystère, ou devant ce point de vue devenu bête et froid comme une
gravure de prospectus, depuis qu'on a mutilé les marronniers touffus et
les pins qui le voilaient à demi. Ce jardin, naguère encore romantique
et gracieux, se trouve maintenant tout plat, tout laid, tout carré: mais
c'est plus hygiénique, car ces grands diables d'arbres le rendaient bien
humide! Ce chemin avait une poésie mélancolique et charmante entre ses
peupliers: seulement on vient de les livrer au bûcheron, parce que le
sol était sans cesse boueux et défoncé sous ces maudites feuilles...

Je n'exagère rien. J'habite un pays boisé: et je n'y ai point vu un seul
terrain changer de propriétaires depuis cinq ans, sans qu'aussitôt la
cognée ne se mette à l'oeuvre. Ici on bâtit, on dégage, on «donne de la
vue» (!); là-bas, il y a un ruisseau, on veut pouvoir le regarder de sa
fenêtre couler librement; plus loin, on fera une prairie, plus loin
encore une ou deux allées qui ne serviront à rien: et les beaux vieux
troncs centenaires tombent l'un après l'autre... Et je ne parle pas même
du propriétaire qui a pris une culotte la veille au baccara, et qui
liquide sa futaie pour quelques billets bleus dont il a besoin; ni des
conseils municipaux imbéciles qui veulent du pâturage à toute force,
aujourd'hui, sans songer que demain ils regretteront amèrement ces
taillis qu'ils ont rasés trop vite; ni du petit bourgeois qui après
déjeuner, pour faire sa digestion, prend sa hachette et tout en
cheminant dans son jardinet, taille ici, taille là, un peu plus,
toujours un peu plus--jusqu'à ce qu'il ne reste plus un arbuste...

C'est une maladie terrible, dont souffrent les Français; ils haïssent
les arbres, ou plus justement, ils ont la rage de la destruction. Depuis
dix ans, depuis vingt ans, on a fait des efforts immenses pour arrêter
tous les vandalismes et principalement celui qui s'exerce contre les
arbres. On a multiplié les articles et les livres, les conférences, les
campagnes de presse, on a organisé des tournées dans les villages, dans
les montagnes, harangué les paysans et prêché les grands propriétaires,
on a fondé des ligues, institué des fêtes; on a expliqué, démontré au
peuple que les arbres étaient la cause de mille bienfaits pour
l'agriculture, qu'ils fixaient les terres, influaient heureusement sur
l'état climatérique!... Rien n'y fait. Le Français déboise, détruit,
ravage. Et il déboisera toujours: il a ça dans le sang. Il faut qu'il
abîme tout ce qu'il possède.

On ne me croit pas?

Vous savez que les habitants de Versailles ont signé une vaste pétition
afin que les crédits affectés à l'entretien du château et du parc soient
augmentés. Eh bien! allez donc y rêver un peu, dans ce parc: hélas! dans
quelle misère vous le trouverez, en effet! Mais ce n'est point seulement
les charmilles rongées et les allées à l'abandon qui vous feront peine:
ce sont aussi, et surtout, les dégâts volontaires commis sur les vases
et les statues par des brutes qui y ont écrit leurs noms, à défaut
d'immondes ordures, qui les ont mutilés, brisés, etc. Et s'ils en
agissent ainsi pour les marbres ou les bronzes, qu'on juge de ce qu'ils
peuvent faire aux arbres, leurs ennemis personnels!... Le Français, vous
dis-je, aime le sacrilège: il s'y complaît.

Il va de la sorte contre son intérêt, pourtant. La beauté d'un pays
constitue, pour ce pays même, une source de revenus. Ruiner un château
Renaissance ou un bois pittoresque, c'est éloigner le touriste qui se
fût arrêté, qui eût déjeuné là, goûté, couché peut-être. Qu'on prenne
exemple sur les Italiens: de quels soins n'entourent-ils point toutes
ces merveilles qu'ils possèdent et qui les enrichissent!

Il est vrai qu'ils les aiment, aussi. Un jour à Florence, un lazzarone
de très mauvaise mine se trouvait confortablement assis devant un
bas-relief que je voulais voir. Avec une politesse prudente, je lui
demandai de se lever. Non seulement il y consentit volontiers, mais
encore il se mit à considérer longuement le bas-relief en même temps que
moi; puis, et sans me demander l'aumône--notez bien ce détail,--il me
dit: «_Ah! signore, che bellezza!_» Je crois entendre et je n'écrirai
certainement pas ce qu'un brave apache de Paris m'eût répondu, en pareil
cas.

Messieurs les touristes, vous qui avez souffert de rencontrer dans notre
belle France tant de lieux indignement déboisés, de grâce, si jamais
vous devenez propriétaires du moindre petit bout de terrain ou de la
plus chétive maisonnette, ne coupez rien! Avez-vous dans un coin une
hachette, une serpette? Jetez-moi ça dans la rivière... Ne conservez
qu'un petit sécateur--tout au plus. Songez qu'un gros arbre s'abat en
moins d'une heure, et qu'il faut cinquante ans à un chêne pour devenir
seulement présentable.

Ou plutôt, non, ne songez à aucun précepte sage, si vous voulez, mais
observez seulement que le bois ne vous gêne en rien dès novembre,
puisque les feuilles sont tombées, puisque les branches ne barrent donc
point la vue et ne causent pas la moindre humidité: alors attendez le
printemps, ou mieux encore, l'été. L'ombre, en ces mois caressants, et
les oiseaux vous charmeront, et sauveront sans doute vos pauvres arbres.
Je ne parle point de l'automne: c'est une féerie. Vous ne voudrez pas en
priver vos yeux. Après l'automne, ce sera de nouveau l'hiver: mais il
n'y aura plus de feuilles, et... (voir plus haut).



DES NUANCES QUI PASSENT ET UN SON QU'ON OUBLIE


De temps à autre un chroniqueur ou un critique déclare que le roman se
meurt en France, et même qu'il est mort. Fausse prophétie, faux acte de
décès. Toutes ces oraisons funèbres viennent de l'admiration, de l'envie
peut-être que causent aux gens de lettres l'aimable succès et la
carrière si rapide des auteurs dramatiques. On voit le moindre jeune
maître de notre scène glorifié dans toutes les gazettes et bientôt
opulent, alors que son égal en âge et en talent, s'il est romancier,
gagne petitement sa vie et son brin de laurier après toute une série
d'ouvrages honorables, honorés, et qui, de plus, se sont vendus. De là
le chroniqueur ou le critique induit rapidement--a-t-on remarqué
l'extraordinaire faculté d'induction des journalistes?--que le roman
agonise. Eh bien, c'est inexact.

Le roman ne peut pas mourir parce qu'il aide à la songerie et soulage
l'oisiveté. Tant que des hommes et surtout des femmes auront du temps à
perdre et feront des rêves, on lira des romans. J'entends bien la
réponse: l'automobile; depuis que la fureur de rouler à travers pays,
dans le fracas et la poussière, s'est emparée de notre nation, c'en est
fait des longues lectures au coin du feu ou sous l'orme du mail. Sans
doute, l'industrie automobile s'est accrue au détriment des trouveurs de
contes. Mais n'exagérons rien. On roule pendant des journées entières,
non pourtant du 1er janvier au 31 décembre. Il y a la pluie, le froid,
la migraine, que sais-je encore! Si bien qu'il reste malgré tout aux
plus occupés d'entre les oisifs nombre de minutes dont ils ne savent que
faire. Elles sont pour nous, qui leur écrivons des histoires de brigands
ou d'âmes sensibles.

Qu'on ne vienne pas nous dire: aux heures longues, les oisifs lisent les
magazines, chaque jour plus répandus. Assurément, mais tant mieux pour
nous, car les conteurs écrivent dans les magazines, lesquels publient
des romans et font de la publicité forcée aux romanciers. Donc, tout
bénéfice.

Puis les souhaits coupables, répétons-le, le rêve sentimental et la
fantaisie de chacun, nous viennent en aide. Les gens qui vivent peu
voudraient bien avoir des aventures, eux aussi. La platitude ou la
douceur de leur train-train les écoeure. Ils cherchent dans les romans
ce que peut-être, en des circonstances meilleures, ils auraient
également pu entreprendre et mener à bien, «comme dans les livres». Que
toutes les femmes aient demain une garçonnière où aimer en paix à leur
guise, et je crois qu'un coup terrible serait alors porté aux
romanciers. Et encore... qui sait?

N'oublions pas enfin que notre langue exquise et la grâce incomparable
de l'esprit français n'ont jamais cessé non plus de charmer, d'étonner
les Barbares, je veux dire l'univers entier, et que la clientèle
étrangère suffirait seule--tant que la littérature pornographique ne
l'aura pas à la longue repoussée--à soutenir tant bien que mal notre
librairie romanesque.

Et puis, voulez-vous une preuve évidente et simple que les contes se
vendent toujours? C'est que les éditeurs ne sont point des apôtres ni
des sots; qu'ils ont tous une famille à soutenir; et que pourtant ils ne
ferment point boutique, mais continuent à publier, entre autres oeuvres,
une incroyable quantité de romans.

Néanmoins ils se méfient, pour tout dire, et deviennent, à juste titre,
très ombrageux. Le public, assurent-ils, est las des in-12 multicolores.
En vérité le public ne peut avoir tort ici, et c'est à nous d'aviser.
Qu'on y songe bien, le roman ennuyeux a vécu, si le roman en général ne
saurait mourir. Et j'entends par roman ennuyeux celui que les grincheux
nommaient déjà ainsi en 1885, le roman à mille nuances, le roman dit
psychologique. On en fit de subtils et d'exquis, d'émouvants,
d'admirables si l'on veut: mais le genre est plus qu'épuisé. Jamais, du
reste, on ne le connut bien vivace: vouloir énumérer tous les mouvements
de deux âmes qui s'aiment ou se haïssent, quelle folle ambition! Un
conteur adroit, un bon ouvrier se contentera d'exposer des faits
éloquents par eux mêmes, et autant que possible, surprenants et variés.
Le plus habile et sans doute le plus grand romancier français, Alphonse
Daudet, n'en agit guère autrement. Que nos jeunes auteurs renoncent donc
désormais aux variations infinies sur l'amour de leurs personnages, sur
leur foi, leur espérance et leur charité, leur jalousie, leurs
sentiments de haine, d'envie, etc. Plus de dissertations, quelque
délicates fussent-elles: des faits, beaucoup de faits, de belles
aventures, des circonstances inattendues. Le public veut être amusé. Il
semble qu'on oublie l'essentiel aujourd'hui, à savoir qu'un roman _est
destiné à amuser les gens_. Je viens de lire coup sur coup deux livres
de critique, où il est traité du roman, les auteurs y portent sur maints
volumes récents tous les jugements possibles, sauf un, celui-ci: tel
ouvrage est amusant, tel autre ennuyeux. Il faudrait pourtant commencer
par là.

En outre, il y a le ton du récit. On écrit court aujourd'hui, on écrit
humble, on écrit, pour ainsi dire, démocratiquement. N'en concluez pas
qu'on évite les descriptions funestes, les bavardages insipides; bien
loin de là, certes! Mais la phrase est brève, cursive et haletante,
pauvre en un mot. Pourquoi? Ce ton XVIIIe siècle et «encyclopédique»
convient peut-être à la critique, mais non certes à ces poèmes en prose
que devraient être par endroits les romans. Il serait beau que dans tous
les passages où ne se trouve ni un dialogue, ni le récit d'un évènement
soudain ou violent, un romancier fît retentir sous sa plume les longues,
les opulentes périodes que l'on aimait autrefois. Oublie-t-on tout à
fait l'éloquence et le nombre, les ressources infinies de notre syntaxe
si riche voilà deux siècles, la magnifique orchestration des grands
classiques? Le langage français fut si divinement noble jadis! Ils
durent avoir si bel air, ceux qui le parlaient alors, ou qui
l'écrivaient!

Je tiens sous mes yeux un méchant livre de piété intitulé _De la
dévotion aisée_. Pauvre et fade bouquin que composa pour ses ouailles un
obscur jésuite nommé Le Moine. Or, on y entend des phrases comme
celles-ci: «De semblables considérations sont des extraits qui épuisent
le cerveau et le dessèchent, des essences qui se tirent avec peine et
goutte à goutte, et sitôt qu'elles sont tirées, elles s'évaporent.

... Les jeux de la sagesse divine sont bien aussi divertissants que les
tours d'un bateleur; le concert des cieux est bien aussi agréable, et
l'harmonie des saisons mérite bien autant d'attention qu'un concert de
bois résonnants, et qu'une harmonie de cordes tendues: et il n'y a point
de baladin si juste, et il n'y a point de baladine si parée, qu'il fasse
si beau voir danser que le soleil et la lune.

... Il est arrivé de là qu'on a donné le nom de galant à tout ce qu'il y
a de plus ingénieux et de plus exquis, de plus raffiné et de plus
spirituel dans les arts: on l'a donné à ce je ne sais quoi, qui est
comme la fleur et le lustre de chaque chose; et non seulement il y a de
la galanterie dans les beaux vers, dans les belles-lettres, dans les
belles devises, qui sont des ouvrages de pur esprit; il s'en est même
trouvé pour les armes et pour les meubles, pour les exercices et pour
les jeux, pour les plaisirs et pour les délices, je dis pour les
plaisirs des savants polis, et pour les délices des sages de bel
esprit.»

Oh, parbleu, il ne s'agit point d'écrire tous nos récits sur ce ton, non
plus que de tomber du roman psychologique au roman d'aventures
grossières, au roman qui n'est qu'ingénieux; et certes il ne convient
pas moins de fuir la rhétorique vaine que de craindre d'imiter Wells ou
Jules Verne. Mais il y a une mesure en tout cela, un tact et un certain
goût, dont il est bien permis de croire, en somme, qu'on ne se départira
pas de sitôt chez nous. Soyons seulement persuadés que les contes à
mille nuances subtiles sont entièrement démodés; qu'enfin le roman
gorge-de-pigeon ne se porte plus du tout; et que la langue française ne
doit pas servir seulement à dépeindre ou à démontrer, mais qu'encore
elle chante, et qu'elle est sonore.



POUR ÉCRIRE «JE VOUS AIME»


Jusqu'à vingt-trois, vingt-cinq ou trente ans lorsqu'on n'est point né
trop timide, tout va bien. On ne réfléchit qu'à demi, on se jette aux
pieds des femmes, et on leur dit: «Je vous aime» avec une assez
glorieuse allégresse. Non certes que l'on croie: «J'ai tant de grâce, je
puis tout oser»--mais bien plutôt: «Bah! je suis jeune, j'ai le temps.
Si à présent elle se moque de moi, il n'en sera sans doute plus ainsi
dans deux jours, dans huit jours, dans six mois. En outre, il y en a
tant d'autres...»

Puis le moment vient, peu à peu, de songer: «Si je ne séduis pas tout de
suite celle que j'aime, si je la fais rire aujourd'hui, si je la manque
en cet instant même, qui sait ce que demain me réserve? Demain j'aurai
moins de cheveux et plus de rides, demain le rhumatisme ou la dyspepsie
me guette...» De plus, les fringales irrésistibles du début se sont
apaisées. Un homme, passé l'adolescence, s'accommode moins bien
d'émotions mal venues ou imparfaites, de même qu'un civilisé, moins
affamé, fait fi des mets grossiers qui plaisent au sauvage ou au paysan.
Enfin, un amant qui n'est plus Chérubin voudra ne rien devoir à
l'indulgence de son amie. Celle-ci le trompera, le bafouera, soit; mais
il faudra du moins qu'elle ne puisse pas se dire à elle-même, plus tard:
«Peuh! il était si ridicule...» Et «la jeune dame» non plus ne devra se
montrer ni vulgaire, ni choquante, ni trop sotte: faute de quoi, tout
sera gâté. L'amour ira son chemin, mais sans élégance, sans finesse; une
fois mort, il ne laissera pas de souvenirs flatteurs, autant
dire--soyons francs--pas de souvenirs du tout.

Aussi le délicat craint-il toujours un peu en réalité les scènes
d'amour. Quelque ému soit-il, il redoute malgré lui les maladresses
qu'il peut commettre, non moins que celles de sa bien-aimée. Il sait
fort bien qu'à la moindre défaillance, dans l'avenir, il se rappellera:
«Ce n'est pas étonnant! En telle circonstance, ne fut-elle pas déjà
niaise, ou étrangement commune? J'aurais dû deviner qu'elle me
déplairait un jour...» Quant à ses bévues, à lui, il n'ignore pas les
beaux sujets de raillerie qu'elles peuvent fournir, et qu'un moment
viendra où tout son prestige, s'il en eut, toute sa domination, tout son
charme n'y résisteront point. Or, entre toutes les scènes d'amour, la
plus périlleuse peut-être, celle où les chances d'erreur et de
balourdise font frémir un homme d'esprit, celle qui est la plus
difficile à réussir, mais celle aussi qui, conduite avec tact, a le plus
de grâce, c'est assurément la scène angoissante et fugitive de l'aveu.
Dire «Je vous aime» d'un ton juste, quand on tremble d'amour, il semble
que ce ne soit rien. Mais quelle entreprise!

    Je dois et je n'ose
    Lui dire au matin...
    La terrible chose
    Que Saint-Valentin!

Le verbe _aimer_ lui-même, d'abord, s'il est un des plus usités de la
langue française, en est aussi l'un des plus chétifs et des plus laids.
Aux yeux, rien de moins pittoresque. Regardez bien ce mot: aimer, aime;
ni court, ni long, il n'a point de style, il est mou, et la pauvre
consonne _m_, qui le soutient à peine en son milieu, ne lui prête guère
de vie. Pour l'oreille, c'est un son nasal et sans nuance, un son
neutre, en qui seules des voix bien expertes de comédiennes savent
mettre quelque musique. Que vous tâchiez, hors du théâtre, d'en faire
autant, et vous prêterez à rire. Une femme spirituelle vous répondra
justement que vous n'êtes pas sincère, que vous jouez un rôle. Si
d'autre part vous lâchez votre: «Je vous aime», comme vous constateriez:
«Il pleut», ou bien: «Allons souper», on n'entendra même pas votre
murmure inutile, mieux vaut se taire.

Ce n'est pas tout. Vous ignorez souvent comment l'aveu sera reçu, si
l'on se fâchera, si l'on plaisantera. Qu'on fasse du tapage à côté de
vous, qu'on vous bouscule, que vous soyez pressé, et vous ne pourrez
rien dire, le moment n'étant pas favorable. Parlez comme un livre, on se
souviendra «d'avoir déjà lu ça quelque part». Abandonnez-vous à une
bonne grosse émotion, l'on sera touchée, certainement, mais non pas
séduite, non pas étonnée, ce qu'il faudrait. Comme c'est simple,
vraiment, de faire un simple aveu!

Or si les raffinés éprouvent ces tourments en amour, songe-t-on bien à
ceux d'un romancier? L'infortuné! ce n'est pas une femme, lui, qu'il
doit séduire, mais toute une foule de lectrices et de lecteurs, et qui
ont des souvenirs charmants, et qui le lisent de sang-froid, sinon avec
malveillance! Et il peut se rappeler, pour s'achever, les navrantes
scènes d'aveux qu'il a vues au théâtre, ces scènes où soudain, après
quelques manoeuvres préparatoires, les jeunes premiers se mettent à
délirer en phrases entrecoupées qui sont d'un comique sans égal, ou avec
des périodes éloquentes qu'on ne saurait entendre sans dégoût. Comment
donc écrire, dans un roman, l'inévitable «Je vous aime»?

Une sorte de tradition, tout d'abord, paraît s'être ici imposée à tous
les romanciers contemporains: c'est de faire la scène extrêmement brève.
Jolie non moins qu'utile tradition, et conforme d'ailleurs à la vérité,
puisqu'on n'avoue généralement son amour à une femme qu'au terme d'une
visite ou d'une soirée, au moment où l'on n'en peut plus, où le regret
de se quitter et l'heure qui s'avance vous donnent toutes les audaces,
au moment enfin où, dans un livre, le chapitre va être fini. Donc, la
scène sera très courte--comme toutes les scènes d'amour, s'il vous
plaît: quoi de plus funeste à l'intérêt d'un conte, quoi de plus
écoeurant que des amants qui se font des conférences sur l'état de leurs
sensibilités? L'auteur habile et concis se trouve forcé de concentrer
une émotion en très peu de mots, ce qui est le suprême de l'art. A lui
de nous glisser à sa façon cet éternel aveu, si ressassé, si fade, mais
qui, pour un rien, nous enchante. A lui de nous présenter, du geste le
plus adroit qu'il pourra et dans une clarté favorable, le vieux bijou.

Le mieux serait évidemment de faire entendre seulement avec précision
que le «Je vous aime» a déjà été dit, et comment, que c'en est fait, que
cela eut son importance, mais que c'est fini et qu'on n'en parlera plus.
Dans son gracieux roman, l'_Inconstante_, Mme Gérard d'Houville écrit:

  «Quand Valentin de Vérovre lui avait demandé si elle voulait bien
  l'aimer un peu--comme on se demande entre gosses: «Voulez-vous jouer
  avec moi?»--elle avait dit oui, sans coquetterie, avec simplicité...»

Ce «Voulez-vous jouer avec moi?» ne peint-il pas toute la scène, et en
faut-il davantage pour imaginer l'innocente, gamine et tendre bonhomie
de ces deux grands enfants-là, quand ils se lièrent?

On peut aussi suggérer le moment où l'amour, déjà né, s'exprime
invinciblement, la minute exquise entre toutes où «Je vous aime» perce
sous d'autres mots. Il suffit alors de choisir avec beaucoup d'art et de
tact la phrase révélatrice: c'est un second moyen, et délicieux, mais
difficile, de tourner la difficulté. René Boylesve s'en est fait un jeu
dans _le Parfum des Iles Borromées_:

  «--Oh! oh! dit Mme Belvidera, vous voulez faire le mystérieux... ça ne
  vous va point!

  «--Pas plus qu'il ne vous va de plaisanter!...

  «--Mais, fit-elle, cela m'arrive quelquefois... prétendriez-vous?...

  «Le jeune homme prit un ton si suppliant, si grave, que le seul mot
  qu'il prononça équivalait au plus franc et au plus passionné des
  aveux:

  «--Je vous en supplie, dit-il, ne plaisantez pas avec moi!

  «--Ah! dit-elle, comme si elle venait d'être frappée violemment.»

D'autres auteurs encore, par un procédé très saisissant et plus simple
peut-être, n'indiqueront un aveu que par des gestes. Mais prenez garde!
la moindre faute ici peut tout abîmer: trop appuyé, le trait devient
brutal et choque; pas assez, et l'on ne voit, l'on n'entend rien. Il y
faut l'habitude et le goût d'Henri de Régnier, par exemple. Ecoutez-le
dans les _Vacances d'un jeune homme sage_:

  «Les yeux de Georges se remplirent de larmes.

  «--Elle est jolie?

  «Il fit signe que oui.

  «Ils étaient assis côte à côte sur le banc. Mme d'Esclaragues se
  pencha. Elle mit sa main sur l'épaule du jeune homme et doucement, par
  le cou, lui tourna la tête vers elle.

  «--Plus jolie que moi?

  «Ils se regardèrent. Georges sourit. Il vit Mme d'Esclaragues
  approcher son visage du sien. La bouche tendue toucha la sienne et il
  ferma les yeux.»

Soyez heureux si, par chance, quelque moyen inaccoutumé de tracer la
scène vient à se présenter à vous. Ainsi Pierre Louÿs, dans son
incomparable _Aphrodite_, a pu renverser en quelque sorte l'aveu
d'amour. Car c'est la femme ici qui, brusquant tout et par une manière
de coup d'Etat, dit à l'homme sans plus attendre: «Tu es Démétrios de
Saïs; tu as fait la statue de ma déesse; tu es l'amant de ma reine et le
maître de ma ville. Mais pour moi tu n'es qu'un bel esclave, parce que
tu m'as vue et que tu m'aimes.»

Si cependant, dédaignant tous les subterfuges, quelque ingénieux,
quelque troublants fussent-ils, on veut absolument tenter l'épreuve et
l'écrire enfin en toutes lettres, ce «Je vous aime», que de précautions
ne faudra-t-il pas! Jules Renard, je crois, dans _Monsieur Vernet_, les
a su prendre:

  «--Ecoutez, madame Vernet, il y a un mot si souvent dit, si souvent
  écrit et lu, si fané sous son tas de feuilles mortes, que je m'étais
  promis de ne jamais m'en servir pour mon usage personnel...

  «--Etrange garçon!

  «--S'il faut un jour, pensais-je, que je le dise, ce mot, à une femme,
  je jure que je ne le dirai pas. Je chercherai autre chose, je
  trouverai; je ne suis pas un sot... Quel orgueil! L'instant est venu
  et je suis bien obligé de parler comme les autres, et de vous dire,
  comme le dirait tout le monde à ma place...

  «--Ce n'est pas la peine, j'ai bien compris.

  «--Le mot vous déplaît, à vous aussi?

  «--Le sens.

  «--Il n'a rien d'injurieux; si je vous aime...

  «--Ah! vous le dites!

  «--Oui, il m'échappe...»

Aussi bien, est-il même tout à fait impossible de l'exprimer tout cru,
l'aveu si redoutable? Mais non. Relisez plutôt le _Lys Rouge_:

  «Dechartre était près d'elle. Gravement, presque sévèrement, il lui
  dit:

  «--Vous le saviez?

  «Elle le regarda et attendit.

  «Il acheva:

  «--... Que je vous aime?

  «Elle continua un moment d'attacher sur lui, en silence, le regard de
  ses yeux clairs, dont les paupières battaient. Puis elle fit de la
  tête signe que oui. Et, sans qu'il essayât de la retenir, elle alla
  rejoindre miss Bell et Mme Marmet qui l'attendaient au bout de la
  rue.»

Voilà.

Seulement, il faut trouver--et c'est encore, hélas! bien plus difficile
de trouver, la plume en main, que d'improviser une déclaration à celle
«dont on meurt», même sous l'oeil irrité d'un jaloux, même dans la rue
incommode et bruyante, et même lorsqu'en vérité on est épris de toute
son âme.



LES LETTRES DE NOS AMIES


Voilà donc un fait bien connu, bien établi, indiscutable, qu'on nous a
répété tant et plus au collège, et dont aucun candidat au baccalauréat
ne s'aviserait de douter devant l'examinateur, à savoir que les femmes
vont plus loin que nous dans le genre épistolaire; ou, en de meilleurs
termes, qu'elles écrivent mieux les lettres que nous.

Mais vraiment ces jugements-là sont bientôt portés! Et tous les
professeurs qui, de la classe de sixième jusqu'à là rhétorique, nous ont
successivement tenu ce propos, d'un petit ton galant et désarmé qui ne
leur allait guère, tous ces professeurs nous ont abusés, ou se sont
eux-mêmes cruellement trompés. Aux premières lettres d'amies qu'un
bachelier reçoit, il peut déjà soupçonner ses maîtres: «Quoi, c'est là,
dira-t-il, tout ce talent épistolaire des femmes, qu'on m'aura tant
vanté? Peuh! Ne fût le parfum et la douceur du papier, ne fût encore la
signature qui m'est si précieuse, ce pauvre billet ne valait pas le
timbre.» Puis un âge vient malheureusement où la légende des lettres de
femmes ne trompe plus personne. Est-ce que nous les lisons seulement,
les épîtres de nos belles et chères correspondantes? Nous les recevons
avec des transports de tendresse ou d'affection, c'est entendu, nous les
classons pieusement, nous en aimons l'aspect et nous en adorons
l'écriture anglaise, mais les lisons-nous? A peine, avouons-le. Et
l'instant d'après, il ne nous en souvient plus...

Il est vrai que le fameux axiome, touchant la maîtrise des dames,
s'applique au seul passé. Ceux qui nous ont instruits prétendirent, en
nous l'apprenant, attirer mieux notre attention sur les grâces
inimitables d'une Sévigné ou la mordante vivacité d'une marquise Du
Deffand. Toutefois était-ce bien juste, même en ce cas, de soutenir que
la gentillesse, la spirituelle coquetterie, le charme souvent
inexplicable des anciennes lettres tracées par des doigts féminins
l'emportent toujours sur la bonté discrète, l'élégance, la verdeur, la
malice ou la noblesse des billets du même temps, signés d'un nom
d'homme? Oui, cette Sévigné, délicieux et grand écrivain, porta certes
en elle ce qu'on nomme dévotement le «génie de la jolie langue
française». Et Mme de Sablé aussi écrivit avec une délicatesse infinie,
et l'exquise Ninon de Lenclos eut bien du goût, et l'inquiète Lespinasse
nous trouble encore, et tant d'autres... Mais font-elles oublier le
souriant Voiture et le limpide Bussy, le bel air de Saint-Evremond ou
l'irrésistible majesté de Bossuet, l'étincelante facilité, l'allégresse,
l'éloquence, la verve du prince de Ligne, le style nerveux, nombreux,
entraînant, leste, admirable de Paul-Louis Courier? Que si même l'on
veut s'en tenir aux qualités tout particulièrement féminines, qui donc
montra jamais plus d'exigences câlines, plus de séduisantes
«chatteries», s'il le jugeait bon, que Voltaire? Et quelle soeur aînée,
quelle mère attentive sut trouver des accents plus émus que le sensible,
le persuasif et mélodieux Fénelon.

Ne sont-ce point là des hommes qui laissèrent des lettres autant et cent
fois plus belles que presque toutes celles dont on fait tant d'honneur
aux femmes? Mettons à part Mme de Sévigné: celle-ci est vraiment fée.
Mais combien d'autres trop souvent ne cessent de jaboter, non sans
agrément ni sans tact sans doute, pourtant avec une abondance insipide
et des fadeurs que nous ne goûtons plus. Il faut même que ce soit
justement cette abondance-là qui ait donné des illusions aux critiques
littéraires. Cependant que maris, fils ou galants travaillaient de leur
métier sur les champs de bataille ou dans leur cabinet, les dames
d'autrefois n'avaient qu'à se rendre visite, pour causer, ou qu'à
écrire, pour causer encore. Elles couvraient ainsi sans fatigue des
pages et des pages, afin de s'occuper, et au lieu le lire le journal,
qui leur manquait. Si bien que sur dix lettres d'amitié que nous
retrouverons, il y en aura bien sept au moins signées par des femmes: et
si ce n'est toujours en qualité qu'elles l'emportent, on peut assurer,
preuve en main, que c'est en quantité.

Nos professeurs eussent donc mieux fait, je pense, de réviser leur
jugement traditionnel avant de nous fournir un nouveau sujet de
mélancolie. Il ne faudrait jamais décourager les rhétoriciens. C'est
bien assez tôt que la vie en fera des fonctionnaires, des commerçants ou
des cercleux réellement incapables d'aligner deux phrases françaises qui
aient du ton et de la bonne grâce. Et bien mieux avisé se montrera le
professeur qui révèlera à ses jeunes élèves la vérité toute nue, ceci:

«--Messieurs, leur fera-t-il modestement, on ne peut affirmer que les
femmes soient allées plus loin que nous dans le genre épistolaire. Il
est même certain que nous les y avons presque toujours dépassées, et que
nous écrivons encore beaucoup mieux les lettres qu'elles en ce moment
même de notre histoire, tout dénués de style et dépourvus de goût que
nous soyons malheureusement devenus par l'injure du temps, comme par
l'abandon chaque jour plus grand des études classiques.

Mais ce qui ne peut se nier, c'est que les femmes du XVIIe, du XVIIIe et
même des premières années du XIXe siècle, n'aient reçu au berceau le
plus prodigieux talent d'écrivain, dès qu'on les compare à celles de
notre temps, qui ne savent pas seulement mettre en bon français le peu
d'esprit qui leur reste--j'entends d'esprit véritable, et non d'argot ou
de bagout. Or d'où vient cette décadence, et que le moindre billet d'une
humble «caillette» avait jadis tant de saveur et tant de charme?
Uniquement de ce que les jeunes filles d'antan étaient mieux élevées que
les nôtres.

Je m'explique. J'ai dit mieux élevées, et non pas plus instruites.
Assurément on ne leur enseignait point, comme aujourd'hui, un peu de
chimie, un peu de physique, un peu de médecine, un peu de droit, un peu
d'arts libéraux et de morale civique. Mais on les habillait dès
l'enfance comme de petites dames, et on leur apprenait les règles
délicates de l'urbanité. On leur montrait à charmer; et charmer, en ce
temps-là, c'était à la fois plaire aux yeux, ne jamais choquer le goût
qu'on avait difficile, et enchanter l'esprit. Epoques savoureuses,
siècles où l'on sut vivre, moeurs divines, une jolie femme alors se
croyait engagée d'honneur à causer! Aujourd'hui, elle trouve cela
«prétentieux», la sotte. Elle lit son journal, elle s'habille bien, et
dispose heureusement des fleurs dans les coupes et les vases de son
appartement; mais sa conversation, toute en clichés, en phrases
inachevées, en exclamations et en mots de la rue, sa chétive
conversation rebute. Hormis la regarder et la caresser, que faire d'une
jolie femme aujourd'hui? Au lieu que jadis elles occupaient toute la
vie. On venait chez elles «causer la gazette»; et elles s'appliquaient à
trouver leurs mots, à ne pas s'embarquer en des phrases ineptes, à
respecter les lois du bon langage, à ne dire rien que de gracieux et de
bien tourné, de fin s'il se pouvait. Les grands mots eux-mêmes, toujours
un peu pénibles à prononcer comme à entendre, pouvaient naître à propos
sur leurs lèvres. Tel était l'art et le goût qu'on leur inculquait.
Elles s'appliquaient à montrer minutieusement leur esprit. N'en
eussent-elles eu qu'un rien, elles savaient le sertir et vous l'offrir.
Et l'on s'étonnera que nous relisions voluptueusement jusqu'à leurs
lettres les plus familières?

Puis les femmes, avant 1840, avaient le temps de correspondre, de vivre.
Elles ne se ruaient pas à chaque instant au télégraphe et au téléphone.
Que leur ami lointain se portât un peu moins bien ou un peu mieux, cela
ne constituait point l'affaire capitale; tant qu'il ne languissait pas
en danger de mort, on ne s'inquiétait guère; on n'éprouvait nul besoin
de recevoir trois fois par semaine d'insupportables nouvelles de santé,
ou d'autres analogues: l'essentiel étant de savoir si l'esprit se
trouvait toujours en bon état, et si la sensibilité demeurait digne
d'amour, on s'adressait des billets qui devaient exprimer l'une et
témoigner de l'autre.

Cela n'allait pas sans difficulté? Eh non! Mais voyez cette jeune femme,
en robe à fleurettes et perruque poudrée: il est midi, elle a donc trois
ou quatre bonnes heures avant qu'on ne la vienne visiter ou que le
moment de la promenade n'arrive; bien que les toilettes qu'elle porte
l'enjolivent à souhait, elle ne passe pas la moitié de ses jours chez le
couturier, chez la modiste ou le bottier; ni journaux (on saura les
nouvelles tout à l'heure, en causant), ni revues (on n'est pas curieux
de tout, on raffine seulement sur quelques points); les romans sont
rares; il n'y a donc rien de mieux à faire que d'écrire; et la jeune
femme prépare son papier, ses plumes blanches, son cachet à devise, sa
cire parfumée, elle approche sa table en bois des îles de la fenêtre qui
donne sur le parc ou sur une cour ovale à gros pavés usés; et sans hâte,
soigneusement, de tout son coeur, de toute sa malice et de toute sa
coquetterie, elle compose sa lettre pimpante et tendre...

Une réponse, non moins flatteuse à lire, lui sera remise par le courrier
dans un mois, dans deux mois. Et c'est ainsi que l'on vivait, loin l'un
de l'autre, dans un ravissant commerce d'esprit; c'est ainsi que, selon
le mot de Mme Du Deffand, on avait l'_absence délicieuse_...»

Telles sont les paroles qu'un professeur de rhétorique, s'il avait le
souci de la vérité, devrait prononcer devant ses élèves. Mais les
professeurs de rhétorique ne connaissent guère la vérité le plus
souvent; ils l'ont apprise dans les livres, où elle n'est pas toujours.
Les romanciers les ont renseignés sur les femmes contemporaines qui
écrivent des lettres: et chacun sait que les héroïnes des romanciers
sont toutes douées d'une âme exceptionnelle et d'un rare talent
épistolaire. Eh bien, ne nous en laissons plus conter si aisément.

D'ailleurs, voici l'été. Les chères belles sont parties pour les champs
ou l'océan plaintif. Nous les avons quittées après mille promesses:
«Vous m'écrirez?--Me répondrez-vous?--Oui, c'est juré.--N'oubliez pas
l'adresse.--Y songez-vous!...» Rien ne les presse, n'est-il pas vrai,
dans leurs villas ou leurs châteaux? Elles se sont, tout à l'heure,
laissé bercer sur le lac langoureux, elles ont joué au tennis tout leur
soûl, se sont baignées, ont chevauché dans la forêt. Elles disposent,
encore une fois, de tout leur temps. Vous allez, par conséquent,
recevoir un chef-d'oeuvre d'amitié, un souvenir exquis, un trait du
coeur inattendu?

Eh bien, prenez votre courrier qu'on vous apporte dans l'instant, et
lisez donc vite, dégustez, régalez-vous...

Ensuite, allez quérir dans le plus obscur recueil, dans le plus dédaigné
paquet d'archives, les plus insignifiantes missives de la dernière des
femmelettes du XVIIe ou du XVIIIe siècle. Je n'en dirai pas plus.

Et cependant, est-il un cadeau plus rare, un souvenir plus personnel et
plus exquis que quelques lignes spirituelles ou affectueuses tracées par
des doigts de fée sur un papier parfumé? Il n'y a point d'être à qui
l'on tienne, il n'y a point d'âme un peu fine enfin qui résiste à cela.
Le résultat vaut bien la peine qu'on aura prise. Puis, le geste
charmant, pour une femme, que de faire en souriant envoler de ses mains
des essaims de lettres légères! Vous savez comment M. Jules Renard a
défini les papillons? Des billets doux pliés en deux qui cherchent des
adresses de fleurs...

Hélas, qui nous rendra les longues et succulentes correspondances, les
lents courriers, la vie sans hâte, la vie artistement vécue!... Le pays
où sont tracées ces lignes porte entre tous au regret du vieux temps. Un
chemin parmi d'autres s'y trouve, qui s'appelle la Route des Postes, et
qui, partant du Château, plonge droit dans la forêt: cette allée servait
aux postillons de Condé qui galopaient vers Paris. Il ne faut qu'un peu
rêver pour les y voir passer encore à travers la rosée, à l'aube,
pressant de leurs grosses bottes leurs chevaux robustes, et portant en
leur sacoche plus de billets charmants, avouons-le, qu'il ne s'en
écrirait maintenant durant toute une saison sur toutes les plages et
dans tous les châteaux de France.



POUR CAUSER


Oui, je sais bien, il y a le bridge... Le bridge pare à tout, tient lieu
de tout, le bridge est tout. On arrive, on s'assied, on prend des
cartes, et en voilà pour l'après-midi entière, ou la soirée complète,
sinon la nuit. La mode le veut ainsi, il n'y a donc qu'à se
soumettre--ou qu'à se démettre, c'est-à-dire ne plus voir personne et
vivre en ermite.

Pourtant, soyons justes, certaines minutes de liberté nous restent
encore: il faut dîner ensemble, quelquefois, avant de se livrer aux
affres des «sans atout». Devant une table à thé, quand on goûte, ou bien
encore sur les terrains de tennis, au polo, au bois, aux courses, en
visite même, il arrive qu'on ne tienne point les cartes en main: on n'a
rien à faire; alors, on se trouve réduit à causer... Ah, quel désastre!
Qui, en effet, n'a connu des minutes bien dures dans ces assemblées
d'hommes et de femmes réunis, essayant vainement de causer?
Rappelez-vous les tristesses d'un dîner en ville, la pauvreté de
l'entretien qui se traîne, lamentable, languissant, plein de navrants:
«Le temps me paraît bien compromis, après l'orage d'hier...», ou de
chétifs: «Alors, vous voici tout à fait réinstallés, maintenant?...» Et
le feint, le lugubre enjouement des convives, et les silences douloureux
qu'on sent venir, qui vont arriver, qui arrivent, et l'angoisse de la
maîtresse de maison qui voudrait éperdument renouer la causerie, mais
qui ne peut pas, qui ne sait pas... Qui de vous ne souffre encore à
cette seule pensée?

En vérité, hommes et femmes groupés autour d'une nappe fleurie et d'une
volaille truffée font le plus souvent peine à entendre. En fut-il
toujours ainsi dans notre pays? Non, si l'on en croit les Mémoires, les
souvenirs, anecdotes et récits du temps passé, si l'on relit les simples
lettres qu'écrivaient nos arrière-grand'mères, si l'on écoute même
encore aujourd'hui parler d'anciennes gens, ou mieux encore si l'on
s'entretient tout bonnement avec certaines personnes très bien
élevées--entendez par là non pas très instruites, mais d'esprit affiné,
souple et soucieux de plaire. Un salon, au temps des chaises de poste et
des robes à paniers, devait être un lieu de délices, où dès l'entrée la
causerie vous environnait de toutes parts, où la gaîté n'allait jamais
sans grâce. De même un souper se passait sans doute un peu moins
niaisement que les mornes fêtes auxquelles nous donnons encore, et par
abus, le même nom. On ne se fût pas contenté alors de déclarer: «Une
telle est jolie, faite à ravir et toujours mise, en outre, dans la
perfection.» Mais il fallait que l'on pût ajouter: «Elle cause avec
goût, elle a beaucoup d'esprit.» Autrement, on ne comptait point, on
n'était qu'une jolie femme, un peu plus qu'une jolie bête, mais guère
au-dessus.

Eh bien, même en 1906, est-il donc interdit d'aspirer à cette louange
exquise: «La jolie madame X... a la tradition du temps jadis. Tout
enchante chez elle: la société y est gaie, animée, la chère délicate, la
causerie capiteuse...»

Que faut-il donc pour cela? Mon Dieu, il faut se donner un peu de mal...
Mais quoi! ici comme ailleurs, on ne récolte que si l'on a semé, c'est
bien évident. Personne, même pas une jolie femme, n'a plus en notre
siècle qu'à se donner la peine de naître. Si vous voulez le succès,
madame, mais j'entends le succès rare, délicieux, fin et voluptueux
entre tous, celui qui vous suit toujours lors même que les rides sont
venues, vous devez être de tous points charmante, physiquement et
moralement; habillez-vous, chapeautez-vous, corsetez-vous de votre
mieux, jouez au tennis à ravir, dansez comme Terpsichore et montez à
cheval comme Diane Chasseresse: mais parlez aussi, causez, c'est
nécessaire, c'est un devoir, il le faut! Point de paresse, point de
mollesses, ne vous laissez pas aller, mais pincez-vous, dans le monde,
réveillez-vous, contraignez-vous, dites-vous de toutes vos forces:
«L'esprit et l'entrain de tous ceux qui m'entourent ne dépendent que de
moi: si la conversation s'éteint une seule minute à la table que je
préside, je suis déshonorée; si mon interlocuteur se tait à bout de
sujets ou d'idées, il est un sot, mais c'est de ma faute...» Travaillez
enfin, travaillez en mangeant, en prenant le thé, en soupant, en jouant
aux cartes. C'est très pénible? Oui, mais le résultat est la royauté...
ou presque. Toutes les pauvres niaises, toutes les pecques silencieuses
qui vous entourent vous traiteront de poseuse et mourront de jalousie.
Cela vaut bien qu'on s'applique un peu.

Toutefois: «Parler, m'objecterez-vous, c'est déjà fatigant, et
quelquefois difficile. Avoir de l'esprit, par surcroît, quelle
entreprise! Comment fait-on? Est-ce que cela s'apprend?» Eh, oui! Tout
s'apprend. On apprend du moins si bien à faire illusion...

Mais procédons par ordre. Vous voulez que l'on cause à votre table ou
dans votre salon? Eh bien, d'abord, soyez aimables, mesdames!
Comprenons-nous bien: il ne s'agit pas de se montrer vaguement
bienveillantes et d'accueillir avec une banale cordialité le visiteur ou
le dîneur. Non, il faut témoigner d'un art plus subtil dans la
flatterie. Paraître heureuse de voir celui qui entre, n'importe qui sait
faire cette grimace-là: la plus élémentaire politesse y oblige. Mais on
ne passe pour une femme vraiment aimable que si l'on sait bien caresser
la vanité de ses hôtes: tout est là. Si donc vous voyez pénétrer chez
vous un homme qui, par exemple, se croit très beau garçon, dites à
propos d'une femme dont on parle: «D'abord est-elle jolie? Car la
beauté, c'est presque tout, hélas! pour une femme, comme d'ailleurs pour
un homme...» Si c'est un intellectuel qui s'assied à votre table, ne
tarissez pas sur le rôle capital de l'intelligence, dès qu'il est
question de séduire. Et si l'on vous fait remarquer que vous vous
contredites, déclarez sans façon: «Oh, vous savez, nous autres femmes,
tout ce qui brille nous attire!...» Flattez sans cesse, hardiment et
infatigablement. Personne ne rira, si personne n'est oublié. La vanité
des hommes est insondable, et les compliments les plus énormes passent
comme du lait, pourvu cependant qu'ils soient toujours impersonnels.
Ainsi vous gêneriez--peut-être--un sportsman en lui jetant tout cru:
«Vous êtes, monsieur, l'un de nos dix meilleurs cavaliers.» Au lieu que
si vous insinuez: «Il y a de l'élégance, pour un homme, à se trouver
parmi les dix meilleurs cavaliers de France...», votre ami va passer une
soirée charmante. Vous lui aurez glissé cela comme par inadvertance, et
sans même l'avoir regardé... Il ne prendra pas la louange pour lui?
Allons donc! C'est bien mal le connaître.

Deuxième règle. Etes-vous chez vous, recevez-vous? En ce cas, ne vous
accordez aucun répit, et interrogez continuellement. Que l'interrogation
devienne sur vos lèvres presque mécanique et machinale. On vous dit:
«Récemment, j'ai fait telle chose...» Ajoutez aussitôt: «Le mois
dernier?» On n'a point encore trouvé de meilleur moyen pour contraindre
à parler les plus paresseux. Mais n'allez pas lancer directement vos
interrogations: elles doivent, comme les louanges, arriver en biaisant
et par ricochet. Ne demandez pas soudain à un fameux géographe s'il aime
les voyages et s'il a fort couru le monde; mais déclarez à son voisin:
«Ce doit être passionnant de voir des vrais sauvages, en liberté!» Ne
questionnez pas un auteur dramatique sur ses pièces, mais lancez bien
haut, en vous adressant à quelque autre: «Le théâtre sera-t-il sombre ou
gai, cette année, pessimiste ou optimiste?» N'écoutez pas un mot de la
réponse, d'ailleurs: elle s'adresse à tout votre salon, à toute votre
table, elle ne vous regarde plus. Prenez seulement garde que la
conversation ne s'arrête jamais chez vous, et que tout le monde s'y
mette.

Et ceci m'amène à la troisième règle. La voici: soyez charitables,
mesdames! Faites à autrui ce que vous voudriez tant, parfois, qu'il vous
fît. Je veux dire par là qu'invitées à un dîner ou à un souper, il faut
avoir pitié de votre hôtesse: si l'on s'ennuie, si l'on ne cause plus,
elle souffre, la pauvre hôtesse, songez-y bien! Même si cela vous coûte,
venez-lui donc en aide. Et pour cela, inutile de lancer des traits ou de
faire des conférences: mais répondez seulement dès qu'on vous adresse la
parole, répondez toujours, n'importe quoi...

Car les femmes répondent bien rarement aux propos qu'on leur tient, ne
l'avez-vous point remarqué? Elles approuvent ou désapprouvent avec des
mines méprisantes et mille cris d'indignation ou d'enthousiasme, mais
voilà tout. Elles s'écrient: «Moi, j'adore le blanc!» pour peu que vous
leur parliez du noir. En vérité, ce n'est pas là répondre. Par «oui» et
par «non», vous consentez ou vous protestez, sans plus. Répondre, c'est
plus exactement ajouter une idée ou du moins une nuance nouvelle à ce
qui vient d'être dit; c'est faire observer, par exemple, au monsieur qui
déclare adorer la danse, que les ridicules carnets de bal, pareils à des
livres de comptes, sont heureusement tombés en désuétude, ou que l'on
devrait toujours valser en robes blanches sous des lampes lumineuses, à
la façon de la Loïe Fuller; et ce n'est pas du tout répliquer seulement:
«Moi, monsieur, j'ai horreur du bal.»

J'avoue qu'un dîner serait un grand travail, et bien épuisant, s'il
fallait trouver sans arrêt des considérations délicates ou de vives
observations. Ce labeur appartient aux hommes, qui n'ont guère que ce
moyen, en somme, pour étonner et séduire. Mais n'oubliez pas que vos
réponses peuvent être baroques, singulières, voire complètement
absurdes, il n'importe, pourvu seulement que vous les fassiez... Plus
même elles sembleront inexplicables, plus vos voisins, frappés de
respect pour votre génie, rivaliseront en votre honneur d'éloquence,
d'esprit--ou de sottise.

Puis il est bon aussi de s'exercer, devant sa glace, à prendre l'air
très fin. On y atteint en souriant plutôt qu'en riant, et en abaissant
légèrement les paupières, en voilant un peu le regard comme pour en
éteindre la malice: un rien, mais indispensable!...

Maintenant, un dernier mot. Il ne faut pas prendre ces conseils,
exagérément pratiques, peut-être, ou précis à l'excès, pour une
plaisanterie ou pour de l'ironie. Il n'y a ici ni l'une ni l'autre: ce
ne sont que des moyens mécaniques, tout simplement, pour faire semblant
d'avoir de l'esprit. Il va de soi, par conséquent, qu'ils s'adressent
seulement aux femmes un peu--comment dire?--un peu distraites, ou
préoccupées, ou que sais-je...

Il subsiste heureusement un grand nombre d'entre vous, mesdames, pour
qui tant de préceptes seront bien superflus. Car il n'est pas besoin de
chercher si loin, et avec beaucoup de gaîté, beaucoup de bonne grâce et
un peu d'attention, on arrive à tout. Il suffit de rire à propos,
quelquefois, pour rendre possible chez vous même une conversation
politique--oui, politique!--et il n'y a qu'à se montrer amie cordiale,
sinon pour que tout le monde cause dans votre salon, du moins pour que
chacun s'y plaise. C'est l'important.



LE CHOIX D'UN LIVRE


Les femmes sont charmantes, et principalement en ceci qu'elles écoutent
en général ce qu'on leur dit. Elles n'en agissent qu'à leur tête; mais
elles vous écoutent--qui ne sait la grâce modeste, le regard touchant
d'une femme attentive?--et elles font semblant d'avoir confiance en
vous.

Eh bien, mesdames, écoutez donc encore ceci: il faut lire. Vous ne lisez
plus. Pourquoi? Vous avez la chance d'être nées Françaises, c'est-à-dire
d'appartenir au premier peuple littéraire du monde, à celui qui a été,
depuis trois siècles, comme le fournisseur spirituel de toutes les
autres nations. Aujourd'hui encore, le flot montant de nos livres se
déverse sur tout le globe; nous avons des écrivains délicieux ou
puissants par centaines, par milliers. Arrêtez-vous aux devantures des
libraires! Voyez tous ces titres. Ici, je vous signale un dilettante
exquis, aimable et raffiné, qui a tracé pour vous sur trois cents pages
blanches les arabesques légères de sa pensée. Cet autre, là-bas, a pincé
son esprit par les ailes, et il vous l'offre, tout vif. Voici les
historiens, grands dénicheurs de vieux papiers, crocheteurs de tiroirs
en bois de rose et de bahuts précieux: ils se présentent à vous, les
effrontés, avec leurs poches pleines de surprises et la mémoire farcie
de racontars de cour, de cancans à faire frémir et de secrets d'Etat
qu'ils ne demandent qu'à vous confier. Voilà enfin les romanciers, vos
serviteurs particuliers, vos confidents et vos amis, qui vont vous
conter à l'oreille, si vous voulez, tout ce qui tourmente vos voisines
et tout ce qui pourrait bien un jour vous arriver, car sait-on
jamais?...

J'ai vu, de mes yeux vu, des femmes couvertes de fourrures et de bijoux
qui descendaient d'une automobile somptueuse, et qui disaient à quelque
ami parlant d'un livre nouveau: «Je voudrais bien le lire: vous me le
prêterez...» Mais le plus scandaleux, c'était encore que ces mêmes
femmes, pourtant intelligentes, et curieuses, et--ne l'oublions
pas--millionnaires, attendissent parfaitement un ou deux mois avant
qu'on le leur prêtât enfin, ce livre dont elles avaient envie, ce livre
que le libraire du coin leur eût vendu, je le répète, trois francs!

A ce prix cependant, il me semble qu'une ou deux journées qui passent un
peu plus vite, qu'un motif à rêver, un bon sujet de conversation pour le
soir, et peut-être une ou deux idées nouvelles, un jugement--qui
sait?--plus tolérant, plus bienveillant, ou plus aigu et plus dédaigneux
sur notre pauvre humanité, il me semble bien qu'à ce prix, vraiment
c'est donné...

Je connais depuis longtemps l'objection, d'ailleurs. Et il y a sujet de
s'y arrêter, j'en conviens. Il est certain qu'on a dégoûté le public
avec la réclame et la publicité des libraires. Pas de matin que votre
journal ne vous vante un nouveau génie qui vient de se révéler, un livre
paru la veille et qui passe tout ce qu'on avait fait en ce genre depuis
deux siècles. Il arrive même quelquefois que la rumeur s'étende: échos,
médaillons, chroniques, interviews, c'est le grand jeu. Que par surcroît
l'auteur se soit donné la peine de naître femme, alors les journalistes,
saisis de transports galants, ne se connaissent plus: ils délirent. A
demi persuadées, à demi éblouies, vous feuilletez l'ouvrage... et vous
jurez, mais trop tard, qu'on ne vous y prendra plus!

Mesdames, ceci repose sur une grosse erreur. Ne vous fiez jamais à ce
que les journaux vous apprennent touchant tel ou tel livre. Mais allez
tranquillement chez le libraire; et là, gardez-vous également de
questionner ce brave homme. Non. Seulement, faites-vous présenter les
nouveautés, ouvrez-les, feuilletez-les, flairez-les, pour ainsi dire.
Suivez les quelques conseils tout pratiques et très peu littéraires que
je vais vous donner ci-dessous: et achetez, hardiment, achetez donc, mes
chères compatriotes! Vous faites des aumônes très magnifiques dans mille
et une ventes de charité; vous pouvez bien, que dis-je! vous devez
donner aussi votre obole, en bonnes Françaises, à la littérature de
votre pays.

Toutefois, comprenons-nous. Il ne s'agit nullement pour vous, bien
entendu, d'entreprendre des lectures sévères. A quoi bon? Vous n'avez
que faire des volumes dits «sérieux». De la philosophie, de la
politique, de la théologie? Eh, je vous prie, laissez-nous ces bêtises!
Nous n'y entendons déjà presque rien: que si nous en discourons parfois
avec prétention, tout le ridicule en rejaillisse uniquement sur nous, de
grâce! J'imagine que les seuls ouvrages dignes d'être coupés et maniés
par vos doigts fuselés sont les mémoires et les romans.

Oh, je sais bien, il y a les vers; mais un recueil de poèmes demande
plutôt à être entendu que lu, et principalement par une nuit de lune.
C'est du plaisir en collaboration. Laissons cela. Nous ne traitons ici
que des émotions qu'on éprouve, toute seule, au coin du feu.

Aimez-vous à vous déguiser? Ou du moins aimez-vous à vous dire: «Jadis,
à telle époque, j'eusse volontiers commis tel ou tel acte. Telle
toilette surannée m'eût convenu. J'aurais eu bonne grâce à prononcer
telle phrase qui n'est plus de mode, à faire tel geste dont on se
moquerait aujourd'hui...» Si vous éprouvez de ces regrets-là, vous êtes
une lectrice désignée pour les souvenirs d'autrefois et les mémoires du
temps passé. Choisissez donc le siècle entre tous où vous eussiez
souhaité de vivre, faites-en confidence à votre libraire, et
demandez-lui une liste des mémoires les plus connus qui aient trait à
cette époque-là. Notez encore les souvenirs des flâneurs, des gens de
lettres, ou des intrigants un peu louches et sans métier défini: ils
seront parsemés de potins d'un haut goût. Mais gardez-vous des
diplomates et des militaires; car les premiers croient toujours qu'ils
font de l'histoire éternelle, et les seconds veulent à tout prix
raconter sans fin leurs campagnes. Rien de plus fâcheux que cette
obstination.

Il est vrai que, dans les mémoires, il y a d'interminables longueurs. Eh
bien, sautez-les; courez aux seuls noms propres et aux anecdotes. Non?
Vous préférez les aventures mises au point et déjà «cuisinées»? Alors,
tentez le roman historique: c'est un genre très facile, et les auteurs y
échouent rarement. Eh, quoi! même Alexandre Dumas père? Mais pourquoi
non? Il avait beaucoup plus de talent que ceux, parfois, qui le
raillent. Lisez-le avec un sourire, voilà tout. Et d'ailleurs, mesdames,
tâchez de faire le plus possible de choses avec un sourire: c'est la
sagesse.

Passons aux romans, maintenant, aux vrais romans... Ah, le choix se
trouvera plus difficile ici! Néanmoins on y arrive, avec un peu de
méthode. D'abord, le poids...

Oui, le poids. Il faut bien des signes matériels où reconnaître un bon
roman, sinon, vu le nombre, on serait perdu. Donc, le poids. Neuf fois
sur dix, un bon roman n'est point trop lourd. Il a de trois cents à
trois cent soixante pages. Au-dessous de ce nombre, l'oeuvre pourra vous
séduire, mais vous occupera moins longtemps. Au-dessus, craignez le
remplissage et les discours. Songez bien que certains auteurs écrivent
des romans pour nous exposer leur programme politique. Faites attention!

Quand vous aurez pesé le livre, feuilletez-le rapidement. Si vous y
remarquez un excès de dialogue, ce ne sera sans doute qu'une aventure
des plus menues et, quelque esprit qu'on y trouve, un peu fade. Vous n'y
songerez plus un quart d'heure après l'avoir lue; cela n'en vaut guère
la peine. Si vous apercevez, au contraire, d'énormes paragraphes, avec
nombre de mots en «isme» et en «phie», des termes inconnus et
compliqués, méfiez-vous! Guettez encore les descriptions. Ont-elles plus
d'un tiers de page? En ce cas, soyez prudentes: l'auteur est bavard. Il
faudra bien qu'il vous ennuie.

Parlons du sujet. Chaque sujet peut plaire. Cependant, si dans les deux
premières pages il est question d'un brillant lieutenant de cavalerie
dont toutes les femmes tombent amoureuses, ou d'un jeune et digne
ouvrier qui rêve de régénérer la société--remettez le volume à sa place.

Puis, parcourez çà et là quelques phrases. Rien de plus indispensable.
Rappelez-vous que le billet suivant: «Belle Marquise, vos beaux yeux me
font mourir d'amour», ne doit pas être écrit: «Belle Marquise, vos beaux
yeux d'amour mourir me font». Tout romancier qui use d'un style
singulier, mystérieux et déconcertant, tout romancier qui vous parle de
sa «désespérance», quand il pourrait dire son «désespoir», ou de son
«âme de joie», quand il pourrait écrire tout simplement «sa joie», se
moque de vous, madame, ou du moins il vous bluffe. Ne le souffrez pas.

Un moyen mnémotechnique. Il y a cinq mauvaises notes que l'on peut tout
de suite, et rien qu'en entr'ouvrant le volume, donner à un roman, si
l'on y aperçoit: 1º le mot «âme» répété souvent; 2º un abus des
«plusieurs points» ou des points d'exclamations; 3º des paragraphes de
deux pages; 4º l'argot, que ce soit celui qu'on parle dans les salons,
ou celui dont on se sert chez le marchand de vin; 5º les sottises,
comme, par exemple, la phrase suivante: «Le ciel s'éclairait de clartés
enfantines...» De pareilles taches vous sautent-elles aux yeux dès le
premier chapitre? N'allez pas plus loin.

Après avoir tenu compte de toutes ces remarques, vous courez, je crois,
moins de risques. Alors, emportez le livre et placez-le dans votre
boudoir. Vous seriez déjà des converties que vous connaîtriez bien,
comme nous, la joie profonde et l'émotion de se trouver, bien enfermées
au logis, devant une pile de livres neufs, qui vont nous intriguer tour
à tour, et nous secouer, ou nous toucher, ou nous convaincre...

Mais vous ne savez pas... Eh bien, donc, ne lisez pas tout de suite le
roman dont vous venez de faire l'emplette. Rien ne vous presse. Posez-le
sur un guéridon, et attendez le moment favorable. Ce moment viendra au
cours d'une longue soirée ou d'un doux crépuscule. Le feu aura jasé plus
familièrement, la lampe brillé plus finement sous sa crinoline de tulle
ou de soie. Vous vous serez sentie toute seule, trop seule, un peu
rêveuse... Alors, ce sera l'instant. Vous prendrez votre petit bouquin
de trois francs. Et peut-être y glisserez-vous, par la suite, comme un
remerciement délicat, quelques pétales de cette rose qui couronnait un
vase auprès de vous, et se sera fanée pendant que vous lisiez. Car ce
que durent les roses, on l'a dit depuis longtemps: l'espace d'un roman.



NE PAS AIMER LA MUSIQUE


Il y a des problèmes insolubles; il y a des catastrophes quotidiennes,
que nul n'évite, ou encore des infirmités dont on est affligé, et qui
vous torturent. Seriez-vous, par exemple, de ceux qui n'aiment point la
musique?

Car il se trouve, oui, il se trouve de pauvres gens qui n'aiment point
la musique. Mais cessez de hausser l'épaule, hélas, ou de ricaner avec
mépris, et plaignez-les plutôt, car vous ne savez pas comme ils
souffrent, les malheureux!

Comprenons-nous bien toutefois: je n'ai pas accusé ces infortunés d'être
complètement sourds, ni même prétendu qu'ils fussent insensibles aux
mélodies les plus fines de la nature. Taisez-vous avec eux pendant un
crépuscule, et ils entendront fort bien tout ce qui se chuchote et se
murmure, à cette heure-là, sous les feuilles ou parmi les brins d'herbe.
Qu'une cloche s'émeuve à l'horizon, ils vont en écouter longuement
l'écho délicat. La mer qui se roule et qui chante sur les plages de
Sicile, la confidence interminable que fait la plaine à la montagne, la
futaie qui gémit, blessée par le vent, rien de tout cela ne leur
échappe. Allons plus loin: ils supportent, pendant un joli souper,
quelque bruit lointain et léger de tziganes, appliquant ainsi le
précepte d'Aristote qui nomme expressément la musique un art «orgiaque».
Ajoutons qu'une valse en sourdine (celle--vous savez bien--qu'on vous a
jouée si souvent dans la coulisse, au Vaudeville ou au Gymnase, pendant
les scènes d'amour ou de déclaration) ne leur déplaira point, si,
d'aventure, ils courtisent une jeune dame. Certains d'entre eux vont
même jusqu'à goûter la tendresse exquise de Mozart, la douleur classique
de Glück, la volupté, la grâce de quelques contemporains; et l'on en
voit qui frissonnent, quand les archets arrachent aux violons des
sanglots humains... Cependant, à leur éternel chagrin, tous ces
déshérités du ciel n'aiment point la musique, et cela constitue pour eux
une irréparable calamité.

Il ne s'agit pas, en effet, dans les thés, les boudoirs et les salons,
ou bien encore au cercle, à Puteaux, partout enfin où l'on pense entre
cinq et sept, sinon entre deux parties de bridge, il ne s'agit pas de
venir ergoter et faire mille réserves, en soutenant par exemple que ces
messieurs musiciens abusent vraiment de l'émotion, qu'ils la gâchent;
que c'est bien fatigant, à l'Opéra, d'«éprouver» pendant quatre heures
de suite; que l'orchestration compliquée de tel compositeur semble d'une
prétention puérile, ou les mélodies de tel autre d'une vulgarité
rebutante; il ne s'agit pas de blâmer les procédés mélodramatiques de
Wagner, ou de regretter que le remplissage gâte les trois quarts des
opéras, presque tous les duos et d'ailleurs à peu près tout ce qu'on
nous joue dans les théâtres ou les salles de concert... Non, ce sont là
des propos d'original ou d'extravagant qui veut se faire remarquer, des
paradoxes.

Un monsieur délicat et bien élevé, un homme du monde, ne gâte pas ainsi
ses impressions. Et d'abord il n'aime pas la musique: il l'adore. On
l'adore. On a un regard spécial, soudain sérieux, et un certain ton de
voix pour dire cela, un ton de voix qui ne sert qu'en cette occasion--ou
aussi pour parler chevaux, de temps à autre, entre initiés. On «adore»
le cheval; on «adore» la musique. Dès qu'on s'est confié cette précieuse
faiblesse, la conversation se trouve à la fois enivrante et simplifiée;
car elle ne consiste plus, ou presque plus, qu'en l'énoncé de quelques
noms propres, compositeurs, chanteurs ou titres de symphonies ou
d'opéras, noms prononcés d'une façon lyrique, ou encore avoués avec une
sorte de gourmandise, et aussitôt suivis de «Oh», de «Ah», de sourires
voluptueux, de «Il est merveilleux dans ce rôle-là», et de «Elle a
divinement chanté l'autre soir». Sur quoi, l'un des communiants dans
l'enthousiasme général lève un sourcil languissant et fredonne comme
malgré lui quelques notes de la partition chérie; son voisin l'imite, un
peu en retard; une troisième personne attaque un autre air: deux minutes
après la plus horrible cacophonie règne dans la salle, et le malheureux,
le pelé, le galeux, celui qui n'aime pas la musique enfin, a, contre
toute apparence, l'air d'un sot parce qu'il se tait.

Si, par hasard, la convenance ou la cérémonie arrêtaient sur les lèvres
l'essor de ces chansons ailées, l'entretien se bornerait alors aux
interjections dévotes ou indignées, non moins laconiques, en tous cas,
que passionnées. Et celui qui ne participe pas à cette débauche de
sensibilité musicale, celui-là connaît alors toutes les misères, toutes
les humiliations de l'exil. Que l'on parle devant lui, en effet, de
métallurgie où il n'entend rien, ou de littérature qui ne l'intéresse
nullement, son abstention ne fera pas scandale; son silence même, s'il
est déférent et poli, semblera du meilleur goût. Il n'en va pas de même
dès que l'on se pâme au sujet de musique, et quiconque ne donne pas
quelque signe de piété aux mots Schubert, Schumann, quiconque ne hoche
pas au moins la tête si l'on cite Berlioz, ou n'a point d'avis sur
Claude Debussy,--ah! ce paysan-là n'est qu'un lourdaud sans nerfs, un
être bien peu séduisant, peut-être un monstre. On lui dira: «Mais,
monsieur, à chacun ses goûts, à chacun ses plaisirs. Je vous comprends
parfaitement...» Qu'il n'en croie rien. Il est perdu dans l'esprit des
femmes charmantes, celles qui ont une âme, et qui s'en servent.

Un jeune homme, au contraire, se présente modestement dans un salon. Il
est distingué, correct, insignifiant, comme il faut être enfin, comme il
faut. Aucune grâce physique particulière ne le distingue de son aimable
voisin. Nulle grâce spirituelle non plus, car il ne se montre ni
éloquent, ni gai, ni fertile en anecdotes ou en bons mots, ni rien
enfin. Mais je dirai de lui qu'il a de la musique, comme on disait jadis
d'un honnête homme: il a des lettres. Aussi, n'est-il pas plutôt arrivé
que des affinités savoureuses le rapprochent des dames qui se trouvent
là. Ils se murmurent les uns aux autres: «La neuvième symphonie... la
quinzième sonate... Beethoven (avec l'accent allemand)...» Et les âmes
se lient, les coeurs s'entendent. Sent-on bien à quels paradis clos il
touche ainsi, ce jeune homme, de quelles régions secrètes et désirables
on lui donne la clef? Toutes les sensations que, faute d'adresse ou
faute de syntaxe, nos belles amies ne savent exprimer, non plus que
leurs amoureux d'ailleurs, toutes les rêveries, toutes les éternelles
caresses des poètes, d'un seul mot, qui est le titre d'une cavatine
célèbre, voilà que notre mélomane vient de les évoquer. Il faudra que
les profanes accomplissent des prodiges en parlant, et encore dira-t-on:
«Un tel est gentil, mais un peu lassant avec sa manie de bavardise et
d'esprit.» Le musicien, au contraire, à l'aide de huit ou dix noms
propres, pas davantage, et de cinq à six jeux de physionomie exprimant
la béatitude, le musicien fait sa cour. C'est une cour économique. Mais
elle suffit. On ne vérifie pas entre dilettantes, et après les premiers
mots de passe, on s'embarque tout de suite ensemble pour l'Ile Heureuse.
Le compagnon n'est qu'un escroc, ou qu'un niais, et l'île n'existe pas.
Mais qu'est-ce que cela fait!...

Je me connais un camarade qui, comme tout le monde, a fait une pièce. On
y voit un jeune premier éperdument épris d'une délectable mondaine et
déployant un soir, pour séduire sa bien-aimée, des trésors de finesse,
d'émotion, de grâce. Peine perdue. Exaspéré, il dit soudain: «Rentrons
au salon! Vous me jouerez des valses.

--Vous aimez la musique? fait son amie.

--Je l'adore.»

Un regard profond le remercie pour ce seul mot. La jeune femme ne se
donne pas encore, mais déjà elle est touchée, elle comprend...

Ainsi que toutes les pièces encore inachevées, cette comédie atteindra
la centième.



EN ÊTRE


En être!...

C'est toute une affaire. Cela occasionne une grosse dépense et demande
un travail considérable, ou plus précisément trois genres de travaux,
incessants et assidus: travaux manuels, travaux intellectuels et
travaux... sentimentaux, si l'on peut dire.

Puis il faut être doué. Si vous ne l'êtes point, c'est-à-dire si vous
vivez sans ressentir, devant toute personne qui «en est»
indiscutablement, un certain petit mouvement involontaire de respect et
d'amour, si d'instinct vous ne recherchez pas avec passion son salut ou
sa poignée de main, si vous n'avez pas la foi enfin, inutile d'aller
plus loin, ce qui va suivre n'offrira pour vous aucun sens.

Mais si spontanément, et depuis le collège ou depuis la pension, vous
vous efforcez vers ce noble idéal, sans une défaillance, sans une
distraction, si à toutes les minutes de votre vie vous pensez à l'heure
bénie où votre patience sera couronnée, où vous «en serez», sans
discussion possible, au vu et au su de tout Paris, alors nous pouvons
nous entendre, et voici quelques conseils, ou du moins votre emploi du
temps. Programme horriblement chargé, hélas!... mais le résultat, ici,
vaudra bien, j'imagine, la peine qu'on aura prise et les soucis dont on
aura désolé sa jeunesse. En être, réfléchissez bien à cette félicité: en
être!...

Mettez-vous donc au plus vite en apprentissage. Les premiers labeurs ou
métiers manuels qui s'offrent à l'activité de quiconque poursuit un rêve
si magnifique effraient par leur nombre et leur diversité. On y doit
déployer, en effet, les qualités d'un bon mécanicien, d'un cocher
parfait, d'un honnête piqueur et, parfois même, d'un jockey de talent:
il s'agit, en effet, de pouvoir acheter, apprécier et conduire une
automobile respectable, puis d'être en état de monter un cheval en
steeple ou en plat, au Concours hippique ou sur les obstacles de Pau; il
faut s'entendre en vénerie, suivre les laisser-courre d'un équipage au
moins, posséder honnêtement quelques chevaux de courses, et savoir mener
sans ridicule un coach au milieu des voitures du Bois. Il importe aussi
de jouer au polo: le polo classe tout à fait un homme; c'est une
entreprise suprême à laquelle certains ne songent pas; ils ont tort, ne
les imitez point: une erreur, un oubli vous seraient reprochés. Il est
urgent de jouer au polo. Autre chose: êtes-vous bon tireur? Très
important! Vous ne voudriez pas qu'on se moquât de vous dans les battues
où l'on vous conviera, cet automne. Et pensez aux pigeons de
Monte-Carlo! Songez aussi qu'il vous sera nécessaire d'avoir un petit
yacht à voile, si votre fortune ne vous permet pas davantage, ancré dans
le port de Trouville: apprenez par conséquent à devenir, coûte que
coûte, pilote et marin. Enfin, si l'on vous rit au nez, il sera
inévitable d'envoyer des témoins: vous voilà donc forcé de faire un peu
d'escrime.

Est-ce tout? Non, il y a le tennis! Tâchez d'y exceller: autrement,
qu'iriez-vous faire à Puteaux? Or vous ne comptez point, j'espère, ne
pas vous montrer à Puteaux par les beaux crépuscules de juin?... Enfin,
hâtez-vous d'acquérir, si vous ne les avez, les notions raffinées
d'arpentage et de terrassement qui vous mettront à même de figurer
convenablement dans une partie de golf. Le golf est utile: on prend
beaucoup le thé sur les terrains de golf, et nul n'ignore combien on
trouve aisément l'occasion d'être présenté et représenté, en douceur, et
sans qu'il y paraisse, aux personnages les plus influents, dès qu'on
sait passer avec grâce une théière ou un sucrier, ramasser gentiment une
cuiller, un mouchoir, s'élancer à propos pour cueillir une tasse vide
entre des doigts finement gantés. Ne négligez à aucun prix le golf!

Voilà, direz-vous, bien de l'ouvrage? Ce n'est pourtant que
l'indispensable. Passons aux travaux intellectuels. Rassurez-vous,
d'ailleurs: le tableau des études est beaucoup moins long que l'exposé
de la main-d'oeuvre. Ce tableau ne comportera que deux articles: 1º
Jouer au bridge comme un maître; 2º connaître par coeur la liste des
gens qu'on voit et celle de ceux qu'on ne voit pas, ou qu'on ne voit pas
encore, ou qu'on a vus et qu'on ne voit plus.

Sciences subtiles, inégalement ardues cependant. Si les finesses du
bridge, en effet, s'acquièrent lentement et à grand'peine, par contre on
sait tout de suite quelles sont les personnes qu'on peut, qu'on doit
fréquenter, comme celles qu'il vaut mieux ne pas saluer publiquement.
Interrogez n'importe qui: il vous répondra là-dessus sans nulle
hésitation. N'insistez pas, il est vrai, et ne demandez jamais quelles
sont les raisons de ces ostracismes ou de ces engouements. De telles
questions sembleraient impertinentes, et n'amèneraient aucun résultat.
Contentez-vous des préceptes expérimentaux, mais d'une précision
parfaite: «On voit X.; on ne voit pas Y.» C'est la sagesse. C'est le
devoir.

Sans doute serait-on également tenté de faire entrer dans la catégorie
des travaux de l'esprit une certaine connaissance de la langue anglaise.
Car il faut bien être à même d'en murmurer quelques mots, de-ci de là,
avec l'accent. Mais je ne puis même pas supposer que vous ayez besoin
d'une telle recommandation. On boit, on mange, on dort et on parle
anglais. Cela ne fait même pas question.

Inutile encore de chercher à posséder quelques-unes de ces idées
courantes qui permettaient naguère de faire la conversation, de parler
politique, théâtres, vie parisienne, etc. Partout, aujourd'hui, le
bridge a remplacé ces futiles bavardages. Autant de gagné.

Quant au troisième genre de besognes, celles qu'il faut nommer, faute
d'un meilleur terme, les travaux du coeur, elles consistent pour vous,
mesdames, à faire la charité, autrement dit à courir toutes ces
innombrables ventes appelées effectivement de charité, sans en manquer
une seule, et à envoyer très exactement aux personnes que vous
connaissez des cartes pour les ventes où vous exposerez vous-mêmes, en
faveur des pauvres, votre beauté, votre bonne grâce et votre jolie
robe... Pour ce qui est de vous, messieurs, que votre rôle soit ici de
vous montrer intrépides! Et n'entendez point qu'il vous faudra
seulement, par exemple, faire bonne figure si vous allez sur le terrain:
cette frivole cérémonie ne dure qu'un instant, ce n'est rien. Non, le
champ de bataille où vous devrez à votre tour montrer du coeur, et cela
quotidiennement, et en outre d'une manière élégante, avec un certain
panache même et quelque dandysme au besoin, le lieu où il conviendra que
vous atteigniez à l'héroïsme, c'est la table de jeu de votre cercle et
toutes les tables de poker, de baccara ou d'écarté devant lesquelles
vous vous serez négligemment assis. Jouez noblement et continuellement,
sans mesure comme sans raison. Jouez jusqu'à la ruine, s'il le faut, et
au delà: les usuriers ne font jamais grève et n'ont point de repos
hebdomadaire, vous les trouverez toujours.

Si vous remplissez convenablement toutes ces obligations, si de plus
vous avez soin de ne pas manquer une première ni un vernissage, d'être
vus le plus souvent possible dans les restaurants les plus chers; si
vous prenez bien garde d'aller à Cannes, à Trouville, à Aix et à Pau
quand il convient; si vous passez l'automne dans un nombre suffisant de
châteaux, le mois de janvier au Caire, le mois de juillet en croisière,
et si vous vous rendez de temps à autre, mystérieusement, à Londres; si
votre santé y résiste et que votre fortune n'y succombe point, alors,
alors seulement, vous passerez pour «en être», enfin!...

Mais, au fait, pour être de quoi?... On ne sait pas au juste. Du
meilleur ton? Il n'y en a plus guère. De la meilleure société? On ne
voit pas où la prendre; chacun dit qu'elle n'est pas dans le salon du
voisin. De l'élite parisienne? Il faudrait s'entendre: où la
placez-vous? Dans le monde? Les gens de lettres le prétendent plein de
snobs et de parvenus. Sur le boulevard, en ce cas, dans les couloirs de
théâtre et dans les lieux où l'on soupe? Bon! Les mondains jurent que
c'est très suspect et tout à fait bohême. Dans les cercles
inaccessibles, peut-être, et jalousement gardés? Allons donc! feuilletez
leurs annuaires...

Aussi bien, il n'importe. Travaillez de toutes vos forces pour en être,
d'abord. Puis, quand vous en serez, il sera temps de réfléchir--si vous
vivez encore.



LE JEUNE HOMME THÉ

OU MASCARILLE


Quand Du Bellay écrivait le _Poète courtisan_, il raillait un
professionnel, un confrère, un homme qui travaillait pour vivre. C'était
également par métier que les goinfres et les libertins, à la Théophile
ou à la Cyrano, raffinaient sur le tendre. Au lieu que le Mascarille de
Molière se présente comme un oisif, un flâneur, presque un homme de
cour, un type entièrement nouveau enfin, à jamais insupportable et
néfaste, encore vivant aujourd'hui, et qui n'a même pas de nom...

Car on n'a pas tout dit en l'appelant un bel esprit. Saint-Evremond,
Fontenelle vécurent en beaux-esprits, et Mascarille les eût divertis. Le
nommerons-nous donc un dilettante? Mais ce terme définit un homme très
cultivé, qui connaît les derniers secrets d'un ou de plusieurs arts, un
homme qui travaille et s'instruit chaque jour, un passionné[22]. Ce
n'est pas non plus exactement l'amateur: celui-ci, riche et peu pressé,
entreprend souvent de longs et pénibles ouvrages, qui eussent rebuté
notre marquis. Mascarille se montre trop occupé d'autre part du parfum
de ses gants, de l'embonpoint de ses plumes, comme de la guerre qu'il
prétend avoir faite avec Jodelet, pour être tout à fait un homme de
lettres; et il aime bien trop aussi, pour un véritable homme du monde,
les petits vers, les ruelles où l'on cause, les mots, les pointes, et ce
qu'il croit le talent... Non, c'est Mascarille, l'éternel et fade
fantoche, le snob, sottement spirituel, «enniaisant», le pousseur de
sentiments rares, le bluffeur en dentelles, Mascarille enfin... Et il
dure encore, vous dis-je, mis à notre mode et transformé selon notre
goût. Allons dans un salon, tenez: le voici.

  [22] Il y eut en Angleterre une société de _Dilettanti_, fondée en
    1733. Ce furent de riches gastronomes, délicatement épris d'art
    antique. Ils rendirent d'immenses services en patronnant et en
    aidant de leurs deniers de savants archéologues comme Stuart et
    Revett, qui publièrent le grand ouvrage _Antiquities of Athens_, ou
    Rob. Wood, qui explora Balbeck et Palmyre (1753 et 1757).

Ah! en vérité, il est exquis! Rien de plus... confidentiel, semble-t-il,
que sa mine et son ton de voix. On le devine, dès son entrée, le
familier, l'habitué des femmes: il vient encore d'en quitter une tout à
l'heure, sans doute, et connaît plus d'un secret... C'est un assez joli
garçon, non point trapu comme un grossier joueur de foot-ball, certes,
ni bellâtre comme un officier de cavalerie, mais plutôt frêle au
contraire, ou bien un peu gras, et généralement pas très bien portant,
légèrement gastralgique ou appendiciteux, sinon sujet aux névralgies,
indisposition distinguée entre toutes. Il s'habille avec goût, un
tantinet en retard sur la dernière mode, juste ce qu'il faut pour éviter
une affectation ridicule.

Sa conversation n'a point cette abondance entreprenante et agressive des
bavards qui parlent sur tout et toujours; mais il excelle à répondre, en
quelques mots qu'on a peine à remarquer, tant ils témoignent d'une
pudeur charmante de sa pensée. Ou bien il glisse çà et là dans
l'entretien général, avec une concision mystérieuse, un paradoxe
discret, un mot de Tristan Bernard, une anecdote de Guitry. Par contre,
il est capable de murmurer pendant deux heures d'horloge dans un petit
coin, tête à tête avec une dame de lettres, une jeune femme en instance
de divorce, ou une fillette malheureuse et persécutée. Et regardez-le
donc, alors: Dieu! qu'il a l'air fin! Ses yeux se plissent, son sourire
s'aiguise, son silence même devient inquiétant, et la moindre phrase
qu'on lui adresse prend une signification savoureuse à être écoutée
ainsi. On lui en sait gré. N'est-ce pas juste?

Que fait il dans la vie, présentement? Des visites. Que fera-t-il un
jour? Un roman, c'est fatal, ou une pièce en collaboration. Comment se
délasse-t-il de ses travaux intellectuels? En jouant au bridge ou au
tennis. N'a-t-il pas une passion avouée? L'automobile. Qu'aime-t-il
encore à la folie? La musique, vous pensez bien. Et où ira-t-il cette
année? En Norvège et en Egypte.

Mais le suprême entre tous ses mérites, la plus incontestable qualité
qu'il ait, c'est assurément de pouvoir avaler du thé à toute heure du
jour, sans trêve ni plainte, mieux que cela même, le sourire aux lèvres
et comme en se jouant. A Paris en hiver, à Puteaux au printemps, à
Deauville au mois d'août, en Touraine pendant l'automne, il ne cesse de
boire du thé. De frêles mains lui en apportent des tasses pleines, qu'il
accepte avec grâce et qu'il épuise... Ah! nos Mascarilles, au XXe
siècle, ne portent ni perruques insolentes, ni scandaleuse petite oie.
Ils ne dansent plus la pavane, et ne font plus de madrigaux
extravagants. Que non! Ils sont bien plus nuancés, bien plus
délicatement ridicules. Ils sont couleur de lune, pour ainsi dire,
couleur de thé, ils sont thé comme la lune...

Qui ne sent donc à quels abominables snobismes littéraires ils doivent
se vouer tout naturellement? On ne parle pas sans cesse impunément d'art
aux jeunes femmes, une tasse fragile aux doigts, on ne fait pas renaître
la vieille tradition falote du dandysme, hélas, sans être prêt à aimer
éperdument les psychologues en 1888, Oscar Wilde en 1889, les
socialistes russes en 1890, les poètes symbolistes en 1892, les
romanciers italiens en 1894, les prophètes anarchistes en 1896, les
dreyfusards en 1897, les antidreyfusards en 1898, etc. etc.

Car Mascarille est éternel, parbleu! Qu'il se montre impudent ou
réservé, qu'il sable le bourgogne ou s'enivre de thé, qu'il arbore des
rubans ou revête un veston de tennis, il n'a de goût que pour la
«tricherie», que pour ce qu'on n'entend pas très bien, que pour le
pathos et la poudre aux yeux. Il aime à lire:

    Un oiseau flagellé des vagues aveuglantes
    Va s'assommer sans voir aux récifs assassins,
    Et fait noyer aux flots une loque sanglante:
          Ainsi s'est déchiré mon coeur
        Aux pointes roses de tes seins.

Ou bien:

    Je dors, je n'ai pas mal, je respire si peu,
          A peine peut-on dire
    Que mon coeur est vivant comme au creux d'un lys bleu
          Un papillon qui vire.

Ou bien encore:

    Quand, dès l'aube, sonnant ses clochettes de fleurs,
          La mauve campanule
    M'appelle dans les bois et met sa bonne odeur
          Sur mon mouchoir de tulle.

Notre jeune homme thé ne se dit point qu'un papillon ne peut pas
davantage virer dans un lys, celui-ci fût-il bleu, qu'une campanule
aller mettre de l'odeur sur un mouchoir, même de tulle; que l'image de
la mouette et des récifs s'accorde au plus mal avec un coeur et des
pointes de seins; qu'au lieu de «flagellé des vagues», il fallait écrire
«flagellé par les vagues»; que «sans voir» est du charabia, et que si
l'on peut, par exemple, «faire prendre aux enfants de la bouillie», on
ne saurait pourtant «faire noyer aux flots quelque chose»; qu'au
surplus, la première strophe ci-dessus est un concetto indigne de l'abbé
Cotin lui-même, et que les deux dernières ne signifient à peu près rien.

Mais à d'autres! Le bel esprit, qui sait tout sans avoir appris
grand'chose, le bel esprit prétend aux sentiments les plus rares, au
goût le plus fin. Aussi, pour bien démontrer l'un et faire état des
autres, quelles complaisances attendries, quelles pensives extases
devant la campanule qui «sonne ses clochettes», non moins que devant les
hideux fantômes exposés chaque année au Salon par M. Rodin, non moins
que...

Les amateurs, les dilettantes, les dandys, les demi-artistes, tous ces
modernes Mascarilles enfin, constituent pour le goût français un péril
continuel: ils forment--révérence parler--de véritables foyers
d'infection. Il serait patriotique de les envoyer tous coloniser
l'Indo-Chine ou le Maroc.



LE DANDYSME


Dandysme, le dandysme! Mot magique! Vocable de luxe, terme précieux,
particulièrement cher aux journalistes ou aux jouvenceaux qui débutent
dans la littérature! Un artiste célèbre passe-t-il pour un peu
excentrique, un poète s'habille-t-il avec soin, un géomètre brille-t-il
dans les salons, un joueur de tennis écrit-il des livres de philosophie,
qu'aussitôt, dans les chroniques, on parle de dandysme. Si quelque
apprenti romancier est encore assez... collégien pour introduire dans
son récit un personnage, «le» personnage irrésistible, insupportable et
affecté qui, vous savez bien, contemple supérieurement choses et gens
derrière «son monocle impitoyable», vous apprendrez que ce fantoche
artificiel et agaçant est un dandy. Un homme d'Etat fait des mots, ne
prend pas trop au sérieux ses graves besognes: dandysme. Un écrivain
traite avec flegme des questions brûlantes, disserte en badinant sur un
sujet austère, ou solennellement sur une matière futile: dandysme.
Quelqu'un, s'il est bien mis, surprend par la moindre manie: dandysme.
Toujours et partout du dandysme. De même que l'expression: «C'est une
pose», ou de même que cette autre: «C'est un faiseur», la phrase: «Il y
a là du dandysme» ne veut presque plus rien dire, à moins qu'elle ne
signifie tout simplement: «Je suis un peu étonné.»

La mode, et aussi les centenaires des grands romantiques, qui se
succèdent coup sur coup, veulent qu'en ce moment historiens des moeurs
et critiques littéraires étudient de près l'époque du romantisme et de
la Restauration: d'où un renouveau de faveur pour les dandys. Deux
livres ont paru en moins de six mois sur cet énigmatique, non moins que
séduisant sujet[23]. Qu'est-ce donc au juste que le dandysme, d'où cela
vient-il exactement, à quels traits reconnaître cette mystérieuse
qualité, et comment la définir?

  [23] _George Brummell et George IV_, par ROGER BOUTET DE
    MONVEL.--_Sous Louis-Philippe: Les Dandys_, par JACQUES BOULENGER.

La réponse, si l'on voulait, serait bien simple: au début ceux que l'on
nomma dandys, chez nous du moins, furent des anglomanes élégants, rien
de plus; ensuite, sous l'influence de Barbey d'Aurevilly, le dandysme
passa dans la littérature, il devint même une sorte de genre littéraire.
Voilà tout. Aujourd'hui ce mot n'offre plus qu'un sens historique, et le
dandysme ne correspond à aucune réalité contemporaine. S'il reste encore
des dandys, ils sont à Montmartre, dans les brasseries.

L'histoire de cette importation anglaise est bien facile à suivre. Au
début du XIXe siècle vécut à Londres un homme de naissance obscure, de
fortune relativement modeste, qui n'avait d'autre talent que celui de
s'habiller très bien, mais qui était extraordinairement insolent. Je ne
dis point qu'il était spirituel, ni plaisant, ni charmant, ni gai, ni
triste, ni brutal, ni intrigant; non, il n'était qu'insolent, mais
effrontément, incroyablement, magnifiquement insolent. Cela pouvait
déplaire, cela pouvait sembler incompréhensible ou grotesque, venant
d'un si mince personnage; mais par un coup du sort, le prince de Galles
trouva le cas délicieux, Son Altesse daigna rire, et fit de l'insolent
son ami très cher: aussitôt toute la société anglaise, qui était et est
encore la société la plus _snob_ du monde, devint folle de ce gentleman
qui avait séduit le prince de Galles. On adora les impudences de ce roi
de la mode, on imita voluptueusement ses attitudes, et l'on ne se crut
présentable que si l'on était vêtu comme lui. Cet homme s'appelait
George Bryan Brummell. Il fut le premier dandy.

Son règne dura longtemps. Quand il eut disparu, beaucoup d'élégants
perpétuèrent à Londres sa tradition: d'ailleurs il va de soi que les
jeunes dandys, ses élèves, ont passé sa mesure et témoigné à tout propos
non plus d'une insolence, mais bien d'une grossièreté aussi odieuse
qu'absurde. Chateaubriand connut à Londres ces goujats du bel air. Aussi
bien l'Angleterre allait-elle changer de culte, et bientôt s'éprendre du
comte d'Orsay, un parisien qui était aimable, qui riait, et même qui
causait.

Cependant, avec une touchante puérilité, les jeunes Français de
distinction donnaient--déjà, hélas!--avec fureur dans l'anglomanie. Sous
l'impulsion des plus riches d'entre eux et du fameux lord Seymour--celui
qu'on surnomma «milord Arsouille»--voici qu'ils se mirent à créer des
«clubs», à ne rêver que chevaux de courses, que chasses, que
palefreniers et tailleurs anglais. Il fallait donc bien qu'ils se
fissent fort d'imiter cette froide _humour_, cette extravagance sans
éclat et cette espèce de morne dédain qu'ils avaient vu si bien réussir
de l'autre côté du détroit, et qu'ils devaient juger d'un suprême bon
ton. Mais il est à croire que de légers Français tinrent assez mal, sans
doute, ce rôle ingrat. Et les viveurs du temps de Louis-Philippe
n'eurent probablement du dandy que le nom. Mais on disait toutefois «les
dandys», comme on a dit ensuite «les fashionables», puis «les lions».
Simple argot du boulevard, simple étiquette.

Enfin, vers 1845, le fameux livre de Barbey d'Aurevilly parut. Or notre
magnanime Barbey d'Aurevilly n'était point de ces pauvres gens qui
nomment un chat un chat et Rollet un fripon. Pour ce grand et frénétique
écrivain, un chat était toujours un léopard ou un tigre, et Rollet
l'incarnation de Satan sur la terre. Un héros tel que Brummell le rendit
éperdu. Dame! qu'on y songe: la gloire prodigieuse et presque
surnaturelle de ce gentleman, sa vie paradoxale, une attitude si
passionnément soutenue, une telle morgue basée sur rien, tant d'aplomb
et tant de surhumaine impertinence--il y avait de quoi enivrer une
cervelle moins excitable que celle du jeune exalté normand. Il écrivit
avec ferveur et publia cette étude sur Brummell, l'un de ses meilleurs
livres, aujourd'hui célèbre, mais qui alors faisait entrer pour la
première fois ce mot, «le dandysme», dans la littérature française.

Quelle fortune il y eut depuis! Barbey d'Aurevilly lui-même fit
d'ailleurs de son mieux pour acclimater par son propre exemple, dans le
monde des lettres, cette espèce de turbulence grandiose et d'éloquente
folie qu'il prenait peut-être, le grand visionnaire, pour du dandysme.
Comme si l'insolence et l'habit bleu de cet irritant Brummell pouvait
rien avoir de commun avec les carnavalesques fantaisies d'un Barbey
d'Aurevilly et sa _furia_ toute française! Quoi qu'il en fût, on prit
dès lors peu à peu l'habitude de nommer «dandysme» non plus tant une
façon de s'habiller, ni même de parler, qu'une certaine discordance
entre les actes qu'une personne accomplissait dans la vie et la façon
dont elle les accomplissait. Par exemple Barbey d'Aurevilly, inventeur
et--croyaient les gens de lettres--modèle du dandysme, avait exalté
l'Eglise et célébré la religion sur le ton le moins pieux qui fût; il
avait baisé la mule du Pape un peu à la façon de ce baron féodal qui,
pour baiser le pied de son suzerain, porta si rudement ce pied à ses
lèvres qu'il fit choir tout de son long le haut seigneur par terre. Le
contraste entre la louange religieuse et le ton peu chrétien déconcerta
les critiques, et l'on cria de toutes parts au dandysme.

Baudelaire, après Barbey, parla de la mort comme un amateur ferait d'une
plante rare ou d'un parfum de choix: dandysme. Les parnassiens voulurent
traiter avec une impassibilité apparente des sujets pathétiques:
dandysme. Tout ce qui parut un tant soit peu, à tort ou à raison,
recherche d'attitude ou d'élégance, tout ce qui dérouta ou surprit un
instant, les psychologues de salon, les dilettantes, les décadents, Paul
Bourget en son temps, Maurice Barrès au nôtre--on voulut voir partout
des dandys. Rien de plus exagéré.

Les hommes à la mode eux-mêmes, à présent, justifieraient très mal ce
titre. Il y a quelques années, l'Angleterre adula et glorifia le poète
et le causeur Oscar Wilde. Recherché, somptueux et raffiné, très
spirituel et contant à merveille, cet esthéticien fashionable mérita
peut-être un peu mieux que tant d'autres qu'on eût parlé de dandysme à
son sujet. Mais sa vie finit tristement. On dit aussi que le prince de
Sagan, naguère, eut de l'esprit; mais quand même cela serait, nous voilà
bien loin de Brummell! Et ce n'est point M. Robert de Montesquiou
lui-même qui nous y ramènera, tout dandy que certains publicistes l'ont
fait.

Il n'y a plus de dandys. Il n'y en aura plus jamais. Le monde où l'on
brille est trop vaste, trop encombré et trop dispersé, maintenant, pour
qu'une suprématie indiscutée s'y puisse établir. Puis, allez donc faire
l'insolent!... Ce sont là moeurs d'autrefois. Pourtant un homme est mort
voici moins de quinze ans, qui avait encore poussé jusqu'à la passion et
jusqu'au grand art les plaisirs de l'impertinence: ce fut le légendaire
et anachronique boulevardier, le brillant escrimeur Alfonso de Aldama.
Mais il n'était pas un dandy puisqu'on le contestait, puisque l'on se
fâchait de ses incartades, et qu'il allait pour cela sur le pré tous les
mois. Voyez-vous Brummell avec un duel sur les bras! On n'ose seulement
songer à ce qui fût arrivé s'il eût dû, pour se battre, déranger les
plis de son illustre cravate...

On m'objectera peut-être aussi M. Gabriele d'Annunzio, dont les chevaux,
les chiens, le mandat politique, les collections d'art et les
préfaces... Mais, allons donc! qu'on ne nomme point Gabriele d'Annunzio
un dandy! C'est lui faire tort. Il n'est qu'un grand, qu'un admirable
artiste, tel qu'on en vit beaucoup dans son pays à l'âge d'or de la
Renaissance. Il s'exprime dans ses préfaces sur le ton de Benvenuto
Cellini: il en a bien le droit!

Non, que les chroniqueurs s'y résignent, mais sur le boulevard comme
dans les lettres, et comme partout, les dandys ont vécu.



NOBLESSE CHEVALINE


Dès le XVIIIe siècle, le goût du sport déconcertait les Français.
D'honnêtes gens rapportent avec indignation que l'on eut toutes les
peines du monde à empêcher la reine Marie-Antoinette de posséder (ô
scandale!) des chevaux de courses. «Et qu'alliez-vous faire en
Angleterre? disait Louis XVI au duc d'Orléans.--Sire, j'y apprenais à
penser.--Les chevaux, sans doute», répliquait le gros roi du ton le plus
bourru. «Comme si, s'écrie un personnage de Restif de la Bretonne, comme
si les jambes de leurs _coureurs_ exerçaient les jambes des chevaux de
nos postes, de nos dragons et de nos hussards!» Personne enfin n'y
entendait rien.

Sous la Restauration, on n'avait pas encore compris. Mme Emile de
Girardin, qui, sous le pseudonyme de vicomte de Launay, rédigeait à la
_Presse_ de célèbres Courriers de Paris, criblait d'ironies mondaines et
de blâmes distingués le nouveau divertissement de la bonne société.
Adolphe Dumas, dans une pièce représentée en 1847, craint de ne bientôt
plus voir à Paris, grâce à l'envahissement des jockeys et des courses,
«ni Français, ni France, ni patrie.» Et Alphonse Karr lui-même écrit
avec trivialité, comme toujours, mais cette fois sans bonne humeur, dans
ses _Guêpes_ de mai 1841: «Le prétexte est l'amélioration des races de
chevaux en France. Jusqu'ici, on n'a fait, pour l'amélioration de la
race, qu'estropier et tuer les individus.»

En cette même année 1841 paraissait, sous le titre _La Comédie à
cheval_, une petite brochure, aujourd'hui rare et recherchée; elle était
signée Albert Cler, et illustrée assez drôlement dans le goût du
temps[24]. Cet Albert Cler aimait les chevaux, sans doute; seulement il
était très ancien régime, et n'appréciait que les montures de parade,
les courbettes et les grâces solennelles des anciens manèges; l'invasion
des pur-sang d'outre-mer lui semblait barbare. A son avis, le cheval
arabe était demeuré le «roi des coursiers généreux»; et il ne fallait
point lui parler de ces bêtes anglaises, hautes sur pattes et
dégingandées, dont, assure-t-il, la meilleure n'eût peut-être pas trouvé
acheteur pour trois cents francs sur le marché aux chevaux.

  [24] _La Comédie à cheval, ou Manies et Travers du monde équestre,
    Jockey-Club, cavalier, maquignon, olympique, etc._, par ALBERT CLER,
    ill. par MM. Charlet, Tony Johannot, Eug. Giraud et A. Giroux
    (Paris, Bourdin, 1841, in-12, 153 p.).

Aussi nous conte-t-il, sur la foi d'un vétérinaire au service de
Méhémet-Ali, une historiette ingénue. Certains fils d'Albion, en Egypte,
s'en étant venus proposer à des Arabes de faire courir des chevaux de
pur sang, qui leur appartenaient, contre des chevaux du pays, les
indigènes auraient accepté.

«--Mais il nous faut six semaines pour l'entraînement, observèrent tout
d'abord les Anglais.

«--Et pendant combien de jours courra-t-on? répliquent les Bédouins
stupéfaits.

«--Combien de jours? On courra pendant une heure.

«--Fi donc! Trois heures pour le moins. Autrement, ce serait une
dérision.»

Le jour de l'épreuve, on voit, à la grande stupéfaction des nomades,
arriver sur le terrain choisi de petits bonshommes «bottés, maigres,
pâles ou jaunes», menant en main «deux grandes machines mouvantes»,
enveloppées dans des couvertures.

Enfin, dit Albert Cler (p. 79), «tandis que le groom amaigri s'élance
sur sa monture efflanquée, décousue, un grand et vigoureux bédouin
saisit son arme favorite et se place gravement sur un cheval de taille
ordinaire, qui prélude en sautant, jouant autour de la tente qu'habite
la famille de son maître. La femme, les enfants viennent le caresser, et
l'ami du Bédouin promet du regard, de vaincre l'étranger.»

Inutile d'ajouter, n'est-ce pas, que, selon notre auteur, les pur-sang
anglais sont honteusement battus et, la course finie, demeurent sur
place roides et demi-morts, tandis que les chevaux arabes, «dispos,
impatients, frappent du pied la terre, hennissent avec force, s'agitent,
se tourmentent, et semblent appeler leurs adversaires à de nouvelles
luttes»?

Que dirait aujourd'hui ce puéril Albert Cler, s'il savait que ses
pauvres petits chevaux arabes, en réalité, galopent à peu près comme des
ânes ou des mulets derrière les puissantes et splendides machines que
sont les chevaux de courses; que dans toutes les luttes hippiques,
fussent-elles de vitesse ou de fond, durassent-elles plusieurs jours,
comme les grands raids sur route, qu'il s'agît de sauts d'obstacles, de
longues manoeuvres militaires ou d'épuisantes chasses à courre, c'est
toujours et partout le triomphe universel des animaux de pur sang; que
des distances de 2.400 mètres sont couvertes par ces êtres volants en
deux minutes vingt-huit secondes, comme dans le Derby français de 1905,
et en deux minutes trente secondes, comme dans le Derby anglais de la
même saison; qu'il y a des courses pendant toute l'année, d'une façon
ininterrompue, sur tout le territoire français; que certains mois
durant, les Parisiens s'y rendent presque quotidiennement; que des prix
de plusieurs centaines de mille francs y sont disputés; et que le
gouvernement se préoccupe enfin du sport hippique comme d'une
institution sociale, non moins nécessaire à notre République que les
_circenses_ l'étaient à la plèbe romaine?

Certes, Albert Cler serait plus que surpris: et il lui faudrait bien
faire amende honorable, avec tous les railleurs de 1840, devant les
grandes «machines mouvantes», et les dévoués «fashionables» qui seuls
alors en cultivaient l'espèce.

Plaisantons toujours un snobisme, surtout quand il nous vient, comme
ici, d'Angleterre. Car c'est à notre nation, fine entre toutes, de
donner le ton en Europe, et nous n'avons que faire des élégances
anglo-saxonnes, tudesques ou cosaques. Pourtant dès qu'un usage est
ingénieux et utile, pourquoi ne pas le franciser allègrement? Que les
Barbares travaillent et que les Latins profitent, c'est dans l'ordre.

Grâce aux louables efforts des grands éleveurs anglais et français, ce
tour de force fut donc réalisé: une race, créée au XVIIIe siècle, a été
amenée par la sélection à un degré d'excellence qui ne paraît pas
pouvoir être dépassé. Jalousement préservée de tout mélange, cette
supérieure espèce chevaline peut seule aujourd'hui répondre exactement à
ce terme: une aristocratie. Et non seulement par droit de naissance
(qu'est-ce que le chartrier incomplet ou truqué, les filiations souvent
obscures, les naissances suspectes, les substitutions, les usurpations
et compromis de toutes sortes qui gâtent nos plus vieilles et vénérables
familles, à côté de la noblesse régulière, indiscutable et contrôlée
d'un grand crack dont l'origine remonte de héros en héros, sans une
faute, jusqu'au-delà de 1700?)--mais aussi par droit de mérite: les
pur-sang de haute lignée, en effet, _prouvent_ leur valeur et leurs
titres au respect, exemple que nos aristocrates humains les mieux nés se
gardent trop souvent de suivre. Quand les princes des chevaux ne
démontrent pas dans la vie sociale et publique, c'est-à-dire pour eux
sur l'hippodrome, qu'ils sont dignes de soutenir l'éclat de leur nom, on
ne les envoie pas au haras, et ils ne deviennent pas chefs de famille.
Seuls, les meilleurs feront souche. Et ils sont si parfaits, les animaux
ainsi obtenus, que retirés des champs de courses et destinés aux usages
les plus pénibles, ils deviennent presque aussitôt endurants à miracle,
tous leurs organes physiques étant naturellement d'une qualité plus
haute, d'une trempe plus fine et plus dure à la fois que ceux des
espèces communes. Ajoutons que cette race d'élite atteint à la plus
définitive et classique beauté, à celle que nous montrent les statues
éternelles de Lysippe: la force et l'élégance confondues, une grande
puissance athlétique dans les lignes sveltes, la physionomie nerveuse.
L'Apoxyomène du Vatican, le Lutteur Borghèse du Louvre[25] et le cheval
_Ajax_, par exemple, ou tel autre grand pur sang, ce sont des merveilles
analogues.

  [25] M. Salomon Reinach en attribue l'origine à Lysippe.

Le peuple grec couronnait dans ses jeux solennels les modèles que ses
divins sculpteurs reproduisaient ensuite par le bronze ou le marbre. Or,
nous acclamons, dans nos jeux olympiques de Longchamp et d'Auteuil, des
formes vivantes qui ne le cèdent pas en harmonie, en noblesse, en force
ni en grâce aux athlètes hellènes. Seulement, nous n'avons plus ni
Polyclètes, ni Lysippes. Prions les dieux que M. Rodin continue à
sculpter des ombres et des cauchemars, et qu'il ne soit au grand jamais
chargé d'immortaliser le corps admirable, les lignes heureuses d'un
gagnant du Derby d'Epsom ou du Grand Prix de Paris!

Le procédé de la sélection, par lequel fut sans cesse maintenue et
perfectionnée la descendance des premiers chevaux de sang, remonte
d'ailleurs, comme tant d'autres inventions délicates ou belles,
jusqu'aux Grecs. Lycurgue y avait déjà songé pour l'amélioration de la
race humaine.

«S'il arrive, nous rapporte Xénophon, dans le _Gouvernement des
Lacédémoniens_ (ch. I), qu'un vieillard ait une jeune femme, le
législateur, voyant qu'à cet âge on met tous ses soins à la garder, fit
une loi contre cet abus. Ce vieillard doit donc choisir un homme dont le
corps et l'âme lui agréent, et conduire celui-ci auprès de la dite femme
afin de se créer des rejetons. Un homme d'autre part, qui ne veut pas
épouser une femme, mais qui désire cependant de beaux enfants, est
autorisé par la loi, s'il voit une femme intelligente et féconde, à
prier le mari de la lui prêter pour en avoir postérité. Lycurgue accorda
beaucoup d'autres permissions semblables, se fondant sur ce que les
maris désirent donner à leurs fils des frères, qui soient héritiers du
même sang et de la même vigueur, sans l'être des biens. Avec un système
si contraire à tout autre pour la reproduction de l'espèce, je fais juge
qui voudra si Lycurgue a donné à Sparte des hommes supérieurs en force
et en stature.»

De pareilles mesures seraient peut-être--qui sait?--appliquées avec
fruit parmi nous. Quoi qu'il en soit, la race choisie des pur sang est
l'un des plus indiscutables chefs-d'oeuvre de la patience et de
l'application humaines. Toutefois, même dans les aristocraties vraiment
dignes de ce nom, il y a encore bien des degrés; parmi la cohue des
nobliaux sans importance se détachent vivement les groupes des très
grands seigneurs, les ducs et pairs, les princes du sang, etc. Ainsi en
va-t-il des chevaux: entre la foule des modestes hobereaux de Chantilly
ou de Maisons-Laffitte, quelques tribus, quelques familles l'emportent
justement sur les autres dans l'opinion publique. De toutes ces hautes
lignées, la souveraine en France était en 1905 celle de l'illustre
_Flying-Fox_.

M. Edmond Blanc, propriétaire de cet étalon prestigieux, l'a payé, voici
quelques années, près d'un million. M. Edmond Blanc s'était tenu un
raisonnement d'une étonnante et audacieuse simplicité. «Flying-Fox,
s'était-il dit, a gagné le Derby d'Epsom; c'est le plus célèbre, le
meilleur et le plus beau des chevaux de sa génération. Je l'achète un
million. Mais je retrouverai tout cet argent[26], car il me donnera des
fils qui, logiquement, seront à son image les plus célèbres, les
meilleurs et les plus beaux de leurs générations». Et il arriva comme il
avait prévu. Dès que l'année fut en effet venue où l'on put voir à
l'oeuvre les premiers produits de Flying-Fox, c'est-à-dire en 1904,
ceux-ci gagnèrent tranquillement les plus grandes épreuves classiques.
Son fils _Ajax_ remporta le Derby de Chantilly et le Grand Prix de
Paris. Et encore en 1905, les descendants de cet étalon merveilleux
devaient, de l'avis général, atteindre presque sans lutte aux mêmes
succès--quand survint cette catastrophe imprévue, la maladie. Un par un,
tous les chevaux qui devaient triompher souffrirent soudain du même mal.
On dut renoncer à les faire courir, et partout déclarer forfait[27].

  [26] On sait qu'une simple saillie de Flying-Fox vaut 10.000 francs.

  [27] Le seul qu'il fut possible d'isoler et de préserver de la
    contagion, est arrivé second dans le Derby d'Epsom.

Au moment d'une lutte suprême, il arriva de même jadis qu'un héros
fameux dans l'histoire, le légendaire César Borgia, avait tout prévu et
s'était assuré toutes les chances de réussite, mais il se trouva
brusquement malade, lui aussi, dans le temps qu'il eût fallu le mieux
s'employer: et ce grand prix qu'il convoitait, une couronne héréditaire,
lui échappa ainsi «sur le poteau», si l'on peut dire. Dans le cas
Borgia, il y avait certes du poison. Ne songera-t-on pas aussi à ce
vieux moyen de mélodrame pour l'étrange cas Edmond Blanc?

De graves esprits peuvent tenir en mépris les courses et ceux qui s'y
attachent. Il n'en est pas moins vrai que plus d'un psychologue, et plus
d'un artiste surtout, y trouveront matière à méditer comme à longuement
admirer. Il est plus raisonnable d'applaudir la noblesse chevaline et
les belles bêtes victorieuses sur l'hippodrome, que de se laisser
surprendre par des aristocraties moins évidentes et des héros moins
purs. Voulez-vous une émouvante nouvelle? La glorieuse jument _Camargo_
fut amenée un jour dans le harem de Flying-Fox. On n'ose songer sans
trouble au poulain qui sera né de tels parents. Et quel est le rêveur un
peu teinté de lettres qui, lisant l'annonce de cette entrevue
impressionnante, se sera défendu d'évoquer la noble Thalestris, reine
des Amazones, en ce jour mémorable où elle se présenta, suivie de trois
cents guerrières toutes resplendissantes d'airain et d'or, devant le
camp d'Alexandre le Grand.

«--Que viens-tu faire, illustre Thalestris? lui demanda le Macédonien.

«--Je viens pour avoir un enfant de toi, ô roi des rois. J'en suis
digne. Si c'est une fille, je la garderai. Si c'est un garçon, il te
sera remis.»

Treize jours, assure Quinte-Curce, furent employés à la satisfaction de
son désir.

Le souvenir d'une pareille scène en impose.



NOBLESSE HUMAINE


Un gentilhomme ne réussissait point à Chicago. Non qu'il fût laid ou
gauche--au contraire! Mais on avait beaucoup épousé ces messieurs
pendant ces derniers mois. Bref, on se trouvait un peu las en Amérique
des marquis et des comtes; il fallait réveiller l'attention. Que fit
donc notre gentilhomme? Une annonce, tout simplement, une belle annonce
dans les journaux de Chicago: «M. le comte de X..., au dernier bal du
milliardaire Y..., a perdu une bague d'or ancienne à ses armes (ici,
description des armes); le comte de X... tient par dessus toute chose à
cette bague dont la reine Elisabeth fit jadis le don gracieux à l'un de
ses ancêtres. Le comte de X... promet mille francs de récompense à qui
la lui restituera.» Inutile d'ajouter, n'est-ce pas, que le dit comte
n'avait jamais ni possédé, ni par conséquent perdu la moindre bague
donnée par Elisabeth. Mais dans la semaine, huit ou dix demandes en
mariage arrivaient à son hôtel.

Un autre gentilhomme, d'ancienne et célèbre famille, se trouve dans une
situation financière peu magnifique. Il est même couvert de dettes, s'il
faut tout dire. Or un abominable laideron existe de par le monde: c'est
la fille d'un roi du sucre américain, d'un grand banquier juif ou d'un
richissime propriétaire bulgare. Le gentilhomme d'ancienne et célèbre
famille, au lieu de travailler en quelque autre métier, n'hésite pas: il
épouse publiquement le laideron, lui loue son titre, et voilà le gîte,
la nourriture, le chauffage, le blanchissage et les voitures assurés
pour longtemps.

Un monsieur, d'autre part, sent que la vie lui est à charge parce qu'il
ne s'appelle que M. Untel. Au lieu que si on le nommait le comte Untel,
il se trouverait infiniment soulagé. Eh bien, son cas n'est pas
désespéré. Il y a toujours dans l'univers chrétien quelque ordre
monastique en détresse et qu'on pourrait aider pécuniairement; une
église va s'effondrer, faute d'argent, un nonce apostolique n'est pas
bien logé, une oeuvre pie, une crèche ou un hôpital manquent dans tel ou
tel pays. Que le monsieur qui ne s'appelle qu'Untel contribue donc de
ses deniers à relever l'ordre monastique, à soutenir l'église
vacillante, qu'il offre un petit hôtel au nonce, établisse la crèche ou
dote l'hôpital; qu'il fasse après cela quelques démarches à Rome, qu'il
consente à payer en outre des droits de chancellerie assez élevés, et le
voilà comte ou duc du Pape, le comte Untel, le duc Untel.

Si, par contre, trop fier pour condescendre à tous ces marchandages, il
parvient seulement à retrouver quelque nom à particule dans son
ascendance maternelle ou dans celle de cousins éloignés; si encore son
père a représenté jadis avec éclat un département ou une ville dans
quelque Assemblée Nationale--nous apprendrons bientôt à connaître soit
Untel de Quelquechose, fils de madame née de Quelquechose, soit Untel du
Calvados ou Untel du Vésinet, fils de Untel, délégué du Calvados ou
député du Vésinet. Qui l'empêche même d'adopter tout simplement le nom
du lieu où il est né, du château qu'il habite?--ce qui va donner Untel
de Chatou ou Untel de Préfleury, bientôt M. de Chatou ou M. de
Préfleury, et enfin--Napoléon également se couronna de ses propres
mains--M. le baron de Chatou ou M. le vidame de Préfleury. (Car on n'est
pas juste, en vérité, pour ce titre inexplicablement dédaigné de
«vidame». Pourquoi ne le choisit-on jamais? Il sonne aussi bien que
«vicomte», à tout prendre, et fleure plus délicatement peut-être la
bulle et la charte partie, le polyptique et le censier.)

Sans doute est-elle bien agréable, bien confortable, notre société
démocratique où tant de messieurs Untel peuvent ainsi devenir sans
bourse délier, et par un simple acte de leur volonté, barons de Chatou,
vidames de Préfleury ou princes du Voisinage. Et il faut louer aussi la
bonté du Souverain Pontife qui enrichit notre République et les autres
Etats chrétiens d'un si grand nombre de comtes et de ducs. Il ne
convient pas moins de se réjouir lorsque de nobles jeunes gens pauvres
trouvent le moyen de se placer comme consorts dans de bonnes maisons; et
comment ne pas admirer l'ingénieuse adresse, l'espiègle et charmante
audace avec laquelle ces messieurs savent gagner à l'étranger le coeur
des héritières en mal de titre? Toutefois de telles moeurs, on ne
saurait le nier, rendent la noblesse suspecte aux uns et doucement
bouffonne pour les autres. La pullulation des grands du Pape, et tous
ces titres qui naissent par génération spontanée, prêtent à rire, et
finissent par indisposer maintes familles où il y aurait preneur pour de
bons titres vérifiés. Le peuple lui-même perd tout respect, si les
bourgeois se méfient; de vertueux citoyens se croient autorisés à
prononcer de fortes paroles contre ces distinctions d'un autre âge; et
tandis qu'en Amérique on a vu, par exemple, les sénateurs du Texas
proposer en 1903 un projet de loi frappant d'un impôt tous les nobles
célibataires existant sur ce territoire, afin de préserver les jeunes
filles contre des attaques matrimoniales, on peut lire ici chaque année
dans les journaux quelque proposition périodique tendant à supprimer
définitivement en France les titres de noblesse. Ce qui arrivera tôt ou
tard, d'ailleurs.

Tôt ou tard, parce que les réformes égalitaires sont inévitables. C'est
la marée qui monte. Je crois cependant qu'une loi touchant les titres de
noblesse ne verra le jour que dans fort longtemps chez nous, à cause du
dédain que nos députés auront toujours soin d'affecter dans une telle
affaire. Mais quelque éloignée que nous apparaisse encore cette réforme,
elle ne sera jamais qu'injuste et vexatoire. Et je ne songe plus là aux
sénateurs du Texas: qu'ils désirent réserver pour leurs seuls fils les
riches demoiselles indigènes, c'est faire preuve d'un protectionnisme
farouche, et le discuter nous entraînerait trop loin à travers
l'économie politique. Laissons donc le Texas, et ne méditons que sur
notre pays, où vouloir effacer les titres constituerait une entreprise
impudente contre la liberté du travail, en même temps qu'une très grave
atteinte à la propriété.

A chacun son ouvrage en effet. Le but de la vie étant de ne pas mourir
de faim d'abord, puis de faire fortune s'il se peut, les uns, ayant
appris un métier manuel, s'adonneront dans ce double dessein au bâtiment
ou à la menuiserie; les autres, ne sachant aucun métier, deviendront
fonctionnaires ou chercheront à épouser une dot. Or, qu'offriront ces
derniers en échange de la rente qu'une jeune femme va leur apporter?
Leur jolie figure? C'est quelque chose. Mais il est une marchandise qui
vaut mieux encore, et qui se trouve la ressource dernière de ceux que la
nature pourrait avoir disgraciés: un titre. Si bien qu'en livrant contre
plus ou moins d'argent cette denrée véritable et précieuse, confirmée
par des papiers officiels ou par le consentement universel, les nobles
épouseurs de dots s'adonnent à un commerce en sorte irréprochable, et
beaucoup moins douteux que celui des roturiers qui n'apportent souvent
dans un contrat que leur moustache blonde et leur sourire irrésistible.
On n'a pas plus le droit de priver un jeune célibataire du titre que son
papa lui donne en son vivant ou lui a laissé par héritage, qu'on ne
serait en droit de retirer à un jeune fermier la charrue de ses aïeux,
ou à un apprenti ébéniste quelque rabot de famille. La noblesse n'est
point du tout une sorte de qualité vague, mystérieuse et inestimable.
Les titrés dans la gêne seraient à plaindre en ce cas, et leurs ancêtres
n'auraient travaillé qu'en vain, pendant tant de siècles, à la cour,
dans les combats, dans les boudoirs et dans les antichambres. Non, un
comté, un marquisat, un duché, c'est un capital. Ceux qui le possèdent
en ont hérité. Ils peuvent user de ce patrimoine; ils le placent non pas
en rente sur l'Etat, mais en rente sur les familles bourgeoises ou
yankees. C'est leur droit.

Après tout, voici comment se présente l'affaire: de riches parvenus
souhaitent qu'un titre entre dans leur famille; ils en découvrent un
disponible, porté par un célibataire peu fortuné, et ce dernier consent
à le leur vendre par contrat de mariage. Peu de trafics sont aussi
simples et honnêtes. Ajoutons que ce négoce offre le très sérieux
avantage d'aider à la conservation de grands et beaux domaines, de
châteaux admirables, de parcs, de forêts, comme de certaines traditions
de luxe et de vie élégante, qui sont utiles à la beauté de notre pays, à
son prestige et, en plus d'une manière, à son commerce. Les socialistes
seuls peuvent souhaiter avec quelque logique la suppression des titres
de noblesse--si encore ils consentent à confisquer un élément, sinon un
instrument de travail pour toute une classe de la société. Mais tous
ceux qui admettent la légitimité du capital et des héritages doivent
souhaiter le maintien d'un état de choses équitable et normal, qui
favorise l'art architectural, l'art des jardins, et fait en outre
rentrer en France beaucoup d'argent étranger, ce qui a bien son
importance.

Malheureusement, la noblesse est impopulaire. Le citoyen pauvre, qui
gagne malaisément son pain, se tient le raisonnement inévitable,
éternel: «Pourquoi celui-ci est-il né avec un titre qui lui crée une
situation sociale, alors que mon nom de famille me laisse, moi, Jeannot
comme devant? C'est injuste. L'égalité doit régner ici-bas.» Ce
syllogisme enfantin, à la fois lumineux et absurde, mène le monde. C'est
le nouveau catéchisme de la plèbe innombrable, et il faudra que tout lui
cède. Il n'y a rien à répondre, les arguments contraires ne pouvant
toucher que les esprits cultivés, c'est-à-dire étant inutilisables en ce
cas.

Cependant la noblesse est peu appréciée, non seulement par la plèbe,
mais encore par les délicats, par l'élite. Les aristocrates
intellectuels reprochent aux aristocrates par naissance plusieurs vices,
ou faiblesses, et surtout une paresse et une sottise incomparables. Eh
bien, là encore, il y a quelque erreur de jugement, quelque partialité,
une généralisation un peu hâtive.

Les nobles assurément ne sont pas plus joueurs, débauchés, menteurs,
pusillanimes, vaniteux ou indélicats que les bourgeois affligés de la
même fortune ou des mêmes dettes, voire que les prolétaires qui
souffrent des mêmes appétits. La paresse immense du monde bien né défie
toute épithète; mais celle d'un bureaucrate, d'un petit rentier ou d'un
roturier de chez Maxim l'égale facilement. Reste la sottise. Ah, pour le
coup, il faut avouer que celle de la bonne société est exquise et d'une
qualité vraiment supérieure. Pénétrez en quelque réunion distinguée, à
l'heure des sandwichs et des infusions à la crème: une ineffable
niaiserie flotte dans l'atmosphère; on la flaire dès l'antichambre, et
chaque visage en est comme poudré à frimas; le moindre «Oui, mon cher»,
le plus indifférent des «Et Mme de Z... va bien?», le plus modeste des
monosyllabes résonne avec une intonation admirablement godiche. La
conversation s'arrête au temps qu'il fait, à de pauvres petits potins, à
des opinions chétives et sans nuances; les calomnies elles-mêmes sont
puériles, vulgaires ou innocemment invraisemblables. A peine ces gens-là
savent-ils parler, construire une phrase qui ait plus de vingt mots.
Avec cela, pas la moindre lecture, ces dames et ces messieurs n'achètent
jamais un livre--un livre de trois francs! Si par hasard quelqu'un a
feuilleté le roman du jour, ou qu'il parle de la nouvelle pièce, il dit:
«C'est pas mal», ou bien: «C'est puant, mon cher...» Oui, la bonne
société est d'une paysannerie intellectuelle qui fait presque peur. Et
de la vanité, en outre: c'est terrible.

Mais n'allons pas prendre une partie pour le tout; la bonne société ne
se compose pas que de gens titrés, loin de là; et n'oublions pas qu'il y
faut joindre la bourgeoisie millionnaire, la grande finance, la haute
industrie, etc. Voilà qui atténue sensiblement le blâme, peut-être[28].

  [28] Et puis, bien entendu, n'oublions pas que ces gros jugements sont
    très... approximatifs. Il va de soi que l'on rencontre partout, et
    même dans le meilleur monde, des esprits cultivés.

                   *       *       *       *       *

D'où vient donc que l'on se hâte toujours de juger si mal cette
malheureuse aristocratie, qui n'en peut mais, et qu'on veut lui défendre
de s'appeler par son nom, ce qui est bien le dernier point de la
tyrannie et de la persécution?... Mais de ceci que le public français a
sur ce qu'on définit en général la noblesse une idée des plus vagues,
flatteuse à l'excès et malveillante à l'excès; de ceci enfin qu'il est
mal documenté (selon sa coutume, à vrai dire) sur ce sujet. Qu'est-ce
donc en réalité que la noblesse? Il y en a trois.

La véritable, d'abord. L'origine de tout nom de famille est un
sobriquet, comme Lescot (l'Ecossais), Lecointre (le bien coiffé), Besson
(le jumeau), Voisin, Nepveu (neveu), Dubreuil (du petit bois), Delaborde
(de la cabane). Les seigneurs féodaux qui possédaient des domaines
grands comme des provinces, ou petits comme des cantons, comprenant
bourgs, hameaux ou terres, tirèrent leurs noms et leurs titres de là.
S'ils possédaient plusieurs villages ou châteaux, ils donnaient à leurs
fils les noms desdits villages ou châteaux, à leur choix; et s'ils
avaient plusieurs titres, ils les conféraient également à leurs enfants,
par ordre décroissant (duc, prince, comte, etc.). Quand le domaine royal
eut absorbé peu à peu toute la France, les descendants des féodaux
continuèrent à porter les titres et les noms de leurs ancêtres; de plus
les rois, en vertu de leur souveraineté territoriale, se mirent à créer
à leur guise des titres de ducs, de marquis, de comtes ou de barons
attachés à tels ou tels noms de terres qui leur appartenaient par
héritage, ou par conquête. Napoléon Ier et Napoléon III usèrent de ce
droit. Tous les titres ainsi conférés, ou possédés depuis les temps
féodaux par une même famille, sont réguliers. La République les admet,
c'est-à-dire que l'état civil constate l'existence de certains titres
attachés à certains noms. Si le citoyen Paul a pour nom de famille
Dominique, ou d'Ominique, et qu'un titre de marquis soit attaché à ce
nom, ledit citoyen s'appelle régulièrement Paul, marquis Dominique, ou
d'Ominique. Si le citoyen Jean Dulouvre, ou du Louvre, aîné d'une très
vieille famille, est héritier des titres de duc du Luxembourg, prince de
Vincennes, marquis des Tuileries, comte d'Auteuil, vicomte
d'Armenonville, et qu'il ait quatre fils, il pourra faire appeler
ceux-ci prince de Vincennes, marquis des Tuileries, etc., en se
réservant pour lui-même le titre de duc, qui prime les autres. Il
s'appelle toujours le citoyen Jean du Louvre; mais la loi lui reconnaît
aussi le droit de porter le titre de duc du Luxembourg, qui est une
propriété de famille, et d'user des autres, puisqu'ils lui appartiennent
également, en faveur de ses enfants[29].

  [29] Notons bien ici que c'est la possession légale d'un titre, et non
    du tout la particule, qui fait la noblesse. La particule n'est
    qu'une orthographe des noms adoptée généralement par les nobles, et
    rien de plus. Un M. Delaroche sera noble si, ayant hérité de son
    père un titre de comte, il s'appelle le comte Delaroche, et non
    parce qu'il orthographie son nom de Laroche ou de la Roche. Les
    anoblis des deux empires français ne portent souvent point de
    particule. Une famille considérable du XVIe siècle, riche de dix ou
    quinze titres, s'appelait Pot, tout simplement: la femme du
    connétable de Montmorency, grand-maître de France, était une Pot.

Tout homme qui se prévaudrait sur des actes publics d'un titre non
légitimé par son état civil, ou qu'il ne serait pas autorisé à
porter[30], s'exposerait à des poursuites judiciaires ou à des amendes.
Le sieur Jean du Louvre, duc du Luxembourg, n'a pas plus le droit de
signer Jean Duval, par exemple, un papier officiel, que le sieur Jacques
Untel de le signer vidame de Préfleury. L'un comme l'autre seraient des
faux.

  [30] Pour porter en France un titre étranger, il faut aux Français une
    autorisation (décret du 5 mars 1859). Un avis du Conseil
    d'administration du ministère de la Justice du 7 Juin 1876, approuvé
    par le garde des sceaux, déclare qu'il n'y a plus lieu de proposer
    au président de la République des décisions accordant à des Français
    le droit de porter en France des titres étrangers par application du
    décret de 1859.

Faut-il ajouter que d'innombrables irrégularités se commettent chaque
jour[31]. La plus commune est de se figurer que le fils ou le frère
cadet d'un marquis a quelque droit à se nommer comte, ou vicomte si son
père ou son frère est comte. Les membres d'une même famille ne peuvent
porter des titres qu'autant que ceux-ci existent dans cette famille. Si
un marquis de Montmartre possède aussi le titre de comte de Bréda, il
peut le donner à son fils; sinon, celui-ci n'est régulièrement que M. de
Montmartre--jusqu'à la mort de son père, s'entend.

  [31] Si l'on s'intéresse à cette question, voir l'_Intermédiaire des
    chercheurs et des curieux_, les 10, 20 et 30 août 1906, et le 28
    février 1907.

Telle est la noblesse authentique et reconnue. Vient ensuite celle du
Pape. Quelle valeur a-t-elle? Devant l'état civil, aucune. Le Pape a
tout d'abord perdu en 1870 la souveraineté territoriale, laquelle seule
contient logiquement le droit de conférer des titres de noblesse. Puis
le décret du 7 juin 1876, proscrivant en France les titres étrangers,
s'applique aux distinctions nobiliaires pontificales. Les personnes qui
s'en trouvent pourvues peuvent cependant invoquer deux arguments devant
leur conscience, sinon devant la loi. Le Pape, diront-ils, est
infaillible; nous tenons sa volonté pour sacrée, et notre anoblissement,
fruit de son bon vouloir, pour non moins sacré. Ou bien, objecteront-ils
encore, l'entrée des troupes italiennes à Rome en 1870 est un crime; le
Pape, à nos yeux, n'a jamais cessé d'être souverain dans ses Etats que
détiennent injustement des usurpateurs, et c'est du droit d'un souverain
qu'il nous a faits ducs et comtes.

Mais l'Etat français ne reconnaît ni le Souverain Pontife comme un roi,
ni les titres étrangers comme valables depuis 1876. M. Untel, créé comte
du Pape, ne peut donc légalement signer le comte Untel. Il est seulement
libre de faire suivre son nom de cette qualité, et d'écrire sur certains
actes M. Untel, comte pontifical, ou comte romain--comme il mettrait, M.
Untel, physicien ou spirite.

Quant à la troisième noblesse, celle qui naît par génération spontanée,
elle n'existe pas du tout, bien qu'innombrable. Tout citoyen qui prend
au hasard le nom de sa mère[32], de son château, de son hameau natal ou
de tout autre lieu doit être considéré comme portant un pseudonyme. S'il
s'illustre sous ce pseudonyme par son prestige, les oeuvres de son
esprit ou des actions d'éclat, on l'inscrira peut-être à l'avenir sous
son nom véritable suivi de _dit_ de Quelque chose.

  [32] La possession ne résulte pas du simple fait d'avoir porté un nom.
    Jugements à Nîmes, 15 décembre 1810, à Besançon, 6 février 1866: des
    enfants ne peuvent ajouter à leur nom paternel celui de leur mère,
    bien que suivant un usage local leur père eût toujours joint ce nom
    au sien. (DALLOZ, _Nom_, § 24.) C'est un usage incontesté que, dans
    le nouveau comme dans l'ancien droit, les enfants légitimes ne
    portent, en France, que le nom de leur père. (DALLOZ, _supplément_,
    _Nom_, § 23.)

Résumons-nous en un exemple bien connu, celui d'un Parisien
universellement sympathique et apprécié, M. le comte de Fels. Son nom,
devant la loi, est M. Edmond Frisch (de Fels), comte pontifical[33].

  [33] La Cour d'appel de Riom, le 12 juillet 1905, condamnait à une
    amende un citoyen français qui prétendait porter officiellement le
    titre de marquis pontifical; ledit citoyen français, n'ayant pas
    l'autorisation de porter en France le titre de marquis, à lui
    conféré par un bref du pape, contrevenait à l'article 259 du Code
    pénal et à l'article Ier du décret du 12 mars 1859 en faisant
    publiquement usage de ce titre.

                   *       *       *       *       *

Il est bien certain que du jour au lendemain un décret ou une loi peut
interdire en France, officiellement du moins, toute appellation
nobiliaire, de quelque nature qu'elle soit. On peut même tenir pour
probable que cette mesure injuste et brutale, constituant une véritable
spoliation, une atteinte à la propriété, au travail des célibataires
pauvres, et finalement au luxe et au commerce français, il est probable
que cette stupide violence aura lieu quelque jour. Sera-ce un bien?

Les esprits qui font de l'égalité leur simple idéal applaudiront
évidemment. Et ils rentreront chez eux, persuadés que le pays vient de
franchir une nouvelle étape vers la lumière. Ceux dont la pensée est
moins courte et plus fine, ceux-là sentiront ce jour-là que leur patrie
vient encore une fois de renier son passé vénérable et charmant, qu'elle
s'est séparée un peu davantage de ses ancêtres, de ses traditions, de
ses racines, qu'elle a tué quelque chose de très brillant et de très
glorieux qui vivait encore dans la nation, un souvenir joli, un dernier
respect, un dernier conte à dormir debout.

Ils se répéteront tristement et pieusement, en guise de funérailles,
tous ces vocables héroïques et caressants, impertinents ou tumultueux,
La Rochefoucauld, Richelieu, Chevreuse, Luynes, Talleyrand, Montmorency,
Uzès, qui unis aux vieux termes de duc, de prince, de marquis, de
vicomte, formaient une harmonie nationale. Toutes ces syllabes jointes
entre elles évoquaient confusément, et pour le peuple même, un passé
chargé d'honneur, des arrière-grands-pères cramponnés au sol, ou
cavalcadant par l'Europe, toutes bannières au vent; c'étaient, ces mots
de luxe, tout un enchantement, des dentelles et des cordons, des armures
ciselées, des sourires, de l'éloquence, de l'audace, des façons, une
manière qui n'est qu'à nous, Français. Qu'on nous mutile, qu'on nous
change cela, et l'on ternit encore une image, on souille encore de la
beauté.

Cependant, les êtres vivants qui détiennent ces titres et ces noms
émouvants forment une sorte de classe superflue dans l'humanité. La
sottise, la paresse les déprécient... Eh oui! mais sans eux plus de
titres, plus de noms. Ainsi que des figurants, ils vont soutenant malgré
tout ces dépouilles admirables. Ils sont utiles à l'âme de la France,
ces masques. Voyez celui-ci: il passe dans la vie, portant comme une
armure éblouissante et toute orfévrie, le nom d'un ancêtre qui galopa
devant nos pères à Marignan ou à Fornoue. Enorgueillissons-nous donc
s'il nous croise, sourions à son heaume d'or et à son grand panache, et
n'allons pas soulever la visière du casque: il n'y a dessous qu'une
figure de snob à donner la nausée. On le sait. Cela suffit.

Et pourquoi même réprouver les nobles pontificaux? Ceux-là, si l'on s'en
approche, sont plus fâcheux encore; des relents de comptoir et de Bourse
planent autour d'eux. Leurs marquisats et leurs comtés appellent des
idées de courtages, de trafics dont on ne parle point tout haut, et l'on
songe à Turcaret piétinant chez les cardinaux afin d'être duc. Mais
quoi! les fastes du Saint-Siège, jadis cour souveraine dans la Ville
Eternelle, font encore rêver quelques poètes. Les suisses pontificaux
n'ont-ils point bel air, à la porte du Vatican? Or ne songez-vous pas à
ces suisses-là, quand vous voyez errer sur notre boulevard quelque
prince du Pape?

Bien mieux, je voudrais qu'on allât jusqu'à tolérer sans courroux la
troisième noblesse aussi, la spontanée. Elle fait nombre, après tout,
elle combat pour les deux autres. C'est une canaille utile, une sorte de
chair à canon. Et puis, quels bons acteurs! Les plus insolents, non
moins que les plus drôles, se trouvent là.

                   *       *       *       *       *

Les plus insolents! Ah, c'est ici le point sensible, je pense. Tous ces
nobles, gémissent les ennemis des titres, ne se tiennent pas à leur
place. Leur morgue déconcerte, leur vanité ne connaît point de limites.

Oui, c'est vrai. Devant l'aristocratie intellectuelle surtout, on ne
voit les porteurs de titres ni modestes comme ils devraient l'être, ni
même silencieux. Mais qu'importe? Ne sont-ils pas forcés de «morguer»
dans les seuls petits coins où l'on boude? Dans la vie réelle, ils ne
passent qu'à leur rang de parade, assez loin en somme.

Mais, pleure encore l'égalitaire, le noble m'opprime, moi, avec son nom
magique... Brisons là. Ces plaintes sont basses. Un homme qui se laisse
opprimer par un autre, qu'est-ce donc? N'a-t-il point honte de réclamer
l'effet des lois où l'action personnelle suffit? C'est la fureur du
nivelage. C'est la peur. Et c'est l'envie.



A PROPOS DU DUEL

(Réponse à un chroniqueur qui n'aime pas qu'on se batte)


Ah! qu'il est donc gênant de vous répondre, Monsieur, et cependant, il
le faut bien. Car enfin, votre article contre le duel, vous nous l'avez
jeté à la tête, à nous autres «grotesques paladins» et «Cyranos de
salles d'armes»; et nous vous devons, par politesse au moins, de vous le
rendre. La politesse fait partie, ainsi que le Code de l'honneur (sur
lequel vos amis s'asseyent «comme sur un Bottin», suivant votre
expression délicate), de cette civilité puérile et honnête dont vous ne
voulez plus. Souffrez que nous n'en ayons pas encore, nous, perdu
l'usage et que nous vous adressions courtoisement un ou deux petits
mots, en échange de vos gros mots.

J'imiterai votre réserve pour ce qui est, en somme, le fond même de la
question: c'est-à-dire l'utilité, sinon la légitimité du duel, et les
services discrets que nous rend à chaque instant cette coutume _ex
machina_, si j'ose dire. Sur ce sujet, vous l'avez fort bien écrit, nous
sommes encore «réfractaires à une émancipation intégrale»; et puis, pour
ne cesser d'employer vos bonnes formules, d'un côté comme de l'autre,
dès que revient cette discussion, «on répète la même chose, parce que
c'est toujours de la même chose qu'il s'agit».

Tenons-nous en donc simplement, comme vous le fîtes, aux gens qui se
battent et au monde où l'on se bat. Mais ici, laissez-moi vous avouer
qu'il se dégage de tout votre article une incompétence tout à fait
sincère. Oui, on sent vraiment et profondément que vous n'en êtes pas,
comme vous le proclamez avec beaucoup de feu, et que vous n'y entendez
rien du tout, ce qui est très naturel. Mais alors, pourquoi ce grand
réquisitoire, et pourquoi risquez-vous d'attrister de pauvres gens que
vous connaissez si mal? Serait-ce uniquement pour justifier une fois de
plus ce mot immortel de Maurice Donnay, que l'éloquence est l'art de
dire des choses vagues avec la dernière violence?

Car enfin, où diable avez-vous pris que des spadassins et des
fiers-à-bras s'en aillent ordinairement de par le monde, provoquant les
honnêtes gens, terrorisant les pères de famille et tirant le sang des
humbles travailleurs? Non, mais c'est à pouffer de rire, Monsieur, cette
image de la société moderne! Et les ingénieux auteurs de feuilletons
populaires, dont vous vous moquez, n'auront jamais trouvé mieux,
j'imagine... Pour moi, qui n'ai vu de ma vie, ailleurs qu'en votre
chronique, de semblables traîneurs de flamberges ni de tels
croquemitaines, je vous déclare tout net que si d'aventure j'en
rencontrais un, je n'aurais pour lui que beaucoup de mépris. Fi donc! le
vilain exploit que d'aller s'en prendre à d'innocents et paisibles
bourgeois, puis d'amener ces infortunés sur le terrain, et de les
blesser là bêtement, puérilement, presque sans risques! Quel est le
rustre stupide ou le bas matamore qui se laisserait aller à ça? Nous
n'aurions qu'un mot pour lui: il serait un lâche. Or, c'est justement
notre coquetterie que de redouter, entre toutes, cette épithète. Votre
massacreur odieux s'y serait étrangement mal pris, s'il voulait passer
pour un brave. Heureusement--pour lui--que vous l'avez inventé de toutes
pièces, car nous l'eussions chassé de toutes nos salles d'armes, pour
commencer.

Croyez bien du reste que si la mauvaise fortune amène, par un concours
de circonstances absolument inévitables, l'un de nous (du monde où l'on
se bat), à entrer en conflit très grave avec l'un de vous (du monde où
l'on s'assied sur le code de l'honneur), si les témoins n'ont pu rien
arranger du tout, et si nous sommes forcés de nous placer finalement
devant vous sur le pré, oh! croyez bien que nous l'avons fort nettement,
alors, l'impression d'un immense, d'un puissant ridicule! Accordez-nous
un beau jour, on vous en supplie, la grâce de vous refuser une fois pour
toutes à ces cérémonies, qui vous bouleversent et nous mettent au
supplice. Vous avez des raisonnements sévères pour vous y aider. Nous ne
parlons pas la même langue.

Vous n'aimez pas notre courage, notre point d'honneur ne vous touche
pas, vous n'êtes pas de la même «religion» que nous: eh bien, c'est
votre droit, je ne dis pas que vous ayez tort, et la foi ne se discute
guère. Ne vous battez donc plus jamais, que ce soit un fait acquis, et
définitif, et même respectable, si vous voulez... Mais, sapristi!
laissez-nous vivre, et au besoin mourir à notre guise, et pour nos
chimères! Car c'est également notre droit, il me semble.

Votre procédé de discussion est admirable! Vous autres, vous êtes la
raison, la sagesse, l'infaillibilité, la sainteté. Vous dites: «On
m'insulte, mais je m'en arrange; on insulte ma femme et ma fille, mais
elles se défendront aisément toutes seules; moi je ne m'en mêle pas; et
cela est exquis, et cela est divin, et cela est sage...» Quand à nous,
vos adversaires, nous sommes tous des sots, et tous des bretteurs, qui
«transpirons sur des procès-verbaux», quand nous n'avons pas pu «suer
sur le terrain». Voilà une manière de présenter les choses, en effet,
qui simplifierait le débat. Mais est-ce bien exact? Et vous
figurez-vous, par exemple, que nous croyons fermement que Dieu nous juge
quand nous luttons, l'épée en main? Ou que nous tenons notre honneur
pour entièrement lavé par un coup d'épée? Ou même que nous confondons
l'honneur devant la conscience avec le point d'honneur?

Non, certes; seulement nous sommes des gens pratiques, voyez-vous, un
peu plus avisés peut-être que les furieux réformateurs: et nous avons
remarqué que, neuf fois sur dix, un duel étouffe aussi discrètement que
possible un scandale; qu'il arrête jusqu'à un certain point, et non sans
un dernier reste d'élégance, la goujaterie d'abord, puis la calomnie
trop effrontée, comme aussi pas mal de chantages mondains et quelques
abus de presse; qu'il permet seul de se défendre encore assez, lorsqu'il
le faut, contre la tyrannie des millionnaires ou l'impudence des
parvenus; nous sommes sujets enfin--je vous révèle cette suprême
niaiserie--à frémir devant l'obligation de faire un procès et de
demander de l'argent à quiconque nous aura craché à la figure ou se sera
mis en devoir de caresser, contre son gré, notre bonne amie. Allons,
nous voilà déjà moins absurdes, n'est-ce pas?

Cependant il y a, répondra-t-on, des dilettantes du duel, des
gourmets... Eh bien oui, c'est vrai, il en existe. On cueille une
jouissance rare évidemment à guetter dans les yeux ou sur la face d'un
rival le signe de faiblesse, le tressaillement léger qui vous indique sa
défaillance, sa défaite. Et vous trouverez des fous qui se font des
affaires par plaisir. Mais ils sont cinquante dans Paris, et c'est
toujours entre eux, entre escrimeurs, entre habitués, qu'ils se battent.
C'est leur sport. Ils se divertissent à s'entre-blesser mutuellement, et
portent leur courage à la boutonnière, comme une fleur. Mon Dieu, cela
les regarde, et l'on ne commet pas un crime, en France, pour avoir mis
une fleur à son habit. Ces raffinés, encore une fois, n'iront point
chercher noise à d'honorables chefs de famille. S'ils s'offrent de temps
en temps un homme public turbulent ou un snob imbécile, qu'est-ce que
cela fait aux gens d'esprit?

Vous nous avez couverts d'opprobre et accablés d'injures--j'exagère?
c'est vrai, mais je m'accorde à votre ton--parce que nous aimons mieux
nous exposer à une épée que de nous envoyer l'huissier, parce que nous
préférons un acte traditionnel et qu'on ne peut vraiment pas qualifier
de bas, ni de laid, à celui qui consisterait à s'en aller, tout
gémissant, raconter à monsieur le commissaire de police, à messieurs les
juges, à messieurs les témoins, les avocats, les assistants et les
gardes municipaux, qu'on vous aura ri au nez ou battu; vous vous êtes
indigné parce que beaucoup de vos concitoyens qui savent également,
Monsieur, soigner longtemps un malade, assumer l'éducation d'un enfant
et faire vivre leur famille, se paient parfois le luxe d'être braves
encore d'une autre façon; vous avez dit des folies («Un duel ne vous
rendra pas une femme enlevée; vous n'en serez pas moins une crapule pour
vous être battu...»; mais qui a jamais prétendu le contraire?); vous
vous êtes abrité derrière un monceau de projets de loi; vous nous avez
traités d'Apaches; vous avez à votre tour «gloussé d'enthousiasme»
devant le lâche qui ne soutient pas jusqu'au bout ce qu'il a dit ou
fait--et tout cela en vous imaginant déconsidérer le duel dans l'opinion
publique?

Mais voulez-vous que je vous découvre une grande vérité? Si vous n'étiez
pas ainsi quelques-uns à chercher sans cesse des excuses à la peur (pour
un homme de mérite qui se déroberait avec quelque haute raison, songez
aux dix mille pleutres qui en commettraient plus effrontément leurs
ignobles gestes!) et à rouler des yeux tragiques, et à former des
ligues, et à méditer des lois restrictives, on irait certainement
beaucoup moins sur le terrain. On n'y va le plus souvent qu'à cause de
vous. Vous faites du duel un monstre. Vous lui donnez une saveur de
fruit horriblement défendu. Comme c'est malin!

Et puis, si vous voulez résolument que cette vieille coutume tombe en
désuétude, mais tâchez donc d'abord d'être polis, vous autres du monde
où l'on s'assied sur les procès-verbaux! Nous ne tenons pas à nous
battre avec vous--si vous croyez que c'est amusant! Mais pourquoi nous
chercher querelle, en ce cas? En somme, vous y pensez beaucoup plus que
nous, au duel, et je vous soupçonne à la fin de quelque dépit amoureux
devant cette institution qui sent toujours sa galanterie, n'est-ce pas?
et n'a point encore entièrement perdu toute sa grâce.



LES JEUX SANGLANTS


La chasse est un divertissement de famille. C'est même le seul peut-être
que l'on puisse qualifier ainsi. Tous les autres plaisirs, tels que la
débauche, les discussions politiques, les cartes, la table ou le sport,
ne sauraient être goûtés à la fois par les différents membres d'une même
famille. Un père craindra son fils au baccara du cercle; deux frères qui
se livrent à quelque match athlétique, à quelque assaut d'escrime ou de
boxe, ne se quittent pas sans amertume; les élections ou l'avenir du
socialisme divisent le plus souvent oncles et neveux, beaux-frères et
cousins; la tradition demande qu'un vieux monsieur respectable ne roule
pas autant que possible sous la nappe en présence de ses petits-enfants;
et deux époux ne vont généralement point satisfaire aux inquiétudes de
leurs âmes dans la même garçonnière. Au lieu que la chasse...

Ah! la chasse, douce et patriarcale volupté, distraction de tout repos,
quelles images réconfortantes et saines évoque ce seul mot... On se
figure, dès qu'on le prononce, le petit jeune homme qui a fait l'an
passé sa première communion, et auquel on a promis, pour son
renouvellement, un beau fusil tout flambant neuf. L'engin de carnage
arrive un beau matin du mois d'août: c'est grand-papa qui l'offre, mais
toute la famille est là pour la solennité. Chacun en prend sa part: la
maman a laissé espérer un costume et une culotte pour courir la plaine
et les fourrés, le père donnera les cartouches, et l'oncle Emile ou le
cousin Jules sont là aussi qui murmurent au galopin en lui pinçant
l'oreille: «Et après le premier perdreau, mon gaillard, on fumera une
cigarette tous les deux, et allez donc!...» Arrive là-dessus
l'ouverture, vous voyez la scène touchante: le petit en tête, un peu
pâle, et puis les grands cousins tout guillerets, le père doucement ému,
l'aïeul radieux, qui ne sent plus son rhumatisme ni sa goutte, toute
l'édifiante et allègre caravane se met en chemin. Les femmes diront dans
la journée, discrètement fières et attendries: «Ces messieurs sont à la
chasse.»

Or vous savez ce qu'ils y font, ces messieurs, à la chasse. Les plus
modestes s'en vont en rang, droit devant eux à travers quatre ou cinq
champs, et fusillent le menu gibier qui se lève quelquefois parmi les
betteraves ou le long des sillons. Ou bien, s'ils sont opulents, s'ils
font partie des heureux de ce monde, les propriétaires d'une «belle»
chasse se postent commodément en des abris bien garantis du soleil ou du
vent, et ils massacrent alors par vingtaines et cinquantaines les
bestioles ahuries, qu'un régiment de paysans revêtus de blouses blanches
poussent impitoyablement sur leurs canons de fusils.

Vous connaissez du reste la réponse de ces dévastateurs: «Nous ne
chassons pas, disent-ils, nous tirons. C'est notre adresse et notre coup
d'oeil que nous expérimentons, et non pas le gibier qui nous intéresse.»
D'accord. Néanmoins les oiseaux, ces fleurs de l'air que le plomb fane
et flétrit, tombent, tombent sans cesse; les lièvres et les lapins
s'alignent, le ventre crevé, la cervelle répandue; de sveltes chevreuils
même succombent sous la mitraille... Et le petit jeune homme, exultant,
revient au logis; sa mère l'embrasse, sa soeur l'admire, les cousins
porteront sa santé au dessert, et l'auteur de ses jours calcule avec
l'ancêtre combien de cadavres déchiquetés le jeune prodige a pu en somme
jeter bas depuis le matin.

Si cependant vous parlez à ces mêmes gens de chasse à courre, ou d'une
émouvante épreuve de boxe anglaise à poings nus, ou d'un passionnant
combat de coqs, ou de quelque splendide et grisante corrida, ah! qu'on
les soutienne, ils vont s'évanouir d'horreur et de dégoût!... Des coups
de poing, des saignements de nez, quelle barbarie! Lancer l'un contre
l'autre deux volatiles irrités, fi donc! voilà qui révolte des nerfs
délicats. Les courses de taureaux, cela fait mal au coeur, et quant à la
chasse à courre, comment supporter cet amusement cynique et moyen-âgeux,
qui forme bien une source importante de revenus pour les paysans de
plusieurs contrées comme pour les forêts de l'Etat, mais qui torture
d'autre part l'âme fine et tendre des bons citoyens!

Et tous les dignes pères de famille, notaires, magistrats vertueux,
bureaucrates et charitables négociants, tous ces braves nemrods de
s'unir à l'envi pour former des Sociétés protectrices d'animaux, et de
déclamer contre les combats de coqs, assauts de boxe, hallalis et
corridas! Les coqs et autres volailles seront réservés aux seules
automobiles, qui en font de la bouillie sur les routes. Ce n'est plus un
matador qui tuera le taureau dans toutes les formes de l'art, non, c'est
l'équarisseur qui l'assommera au fond d'un abattoir. La préfecture de
police empêchera l'athlète de combattre publiquement et loyalement dans
le «ring»: mais elle a relâché ce matin l'apache qui va suriner dans la
nuit quelque vieille, podagre et sourde. Et vous ne voudriez pas que les
cerfs et les sangliers continuassent à tomber ainsi devant l'effort
intelligent de la meute, au son grandiose et majestueux des fanfares
séculaires? Allons donc, une bonne balle, tirée au coin d'un bois, voilà
qui convient mieux à nos moeurs, et qui vous supprime une grosse bête en
deux secondes, sans faire tant d'histoires!

Eh bien, les sensibles coeurs qui souffrent pour un peu de sang répandu
autrement qu'en plaine et en battue, ou bien ailleurs que chez les
bouchers, ces coeurs évangéliques ne sont pas très bien inspirés, ce
semble. Ils feraient peut-être mieux de songer que ce n'en est point
fini sur terre des bestialités et des égorgements, et qu'il s'en faut
que le grand sabre des maréchaux ait cessé de retentir avec fracas dans
les salons de Berlin, de Londres, de Pétersbourg et de Vienne. Les
Barbares sont encore là, qui jadis ont brisé le bel Empire latin. Ils
invoquent toujours le droit de la guerre, ces Scythes et ces Goths. Ce
n'est pas, je pense, en pleurnichant que l'on prétend former la France
aux vertus plus violentes qu'il lui faudrait. Certes un conscrit ne sera
pas meilleur patriote pour s'être souvent rougi les mains en tuant, par
jeu, des animaux stupides, ou en boxant jusqu'à l'héroïsme. Mais
pourra-t-on s'empêcher de penser malgré tout aux rudes divertissements
du stade, recherchés par ce petit peuple d'orateurs et d'artistes qui
culbuta les hordes de Xerxès? Oubliera-t-on les terribles splendeurs du
cirque, dont étaient friands ces légionnaires qui maintinrent pendant
cinq siècles l'ordre et la paix romaine dans le monde? Et comment aussi
ne pas évoquer, il faut bien le dire, les horreurs jacobines parmi
lesquelles avaient grandi les soldats que Napoléon promenait si
follement par l'Europe? Assurément nous sommes loin aujourd'hui des
«escapades» napoléoniennes, comme disait le marquis de la Seiglière;
mais pour défendre seulement contre les Barbares la grâce française, il
pourrait être bon que nous fissions tout de même blanc de notre épée
quelque jour, et peut-être qu'un peu d'entraînement sanguinaire ne
messiérait pas trop...

Toutefois, n'insistons pas sur un argument qui deviendrait vite puéril.
Ainsi que tant de grandes vérités, il ne faut qu'indiquer celle-ci. Dès
qu'on s'y arrête, elle se voile et se cache de nouveau, délicate et nue,
tout au fond de son puits. Une bien autre vertu suffit à faire aimer les
«jeux sanglants»: c'est qu'ils sont beaux. Un geste de combat, d'effort,
de lutte est presque toujours admirable. Et quand il nous est donné de
le voir dans un décor merveilleux, en des arènes provençales par
exemple, illuminées par le soleil et pleines d'une foule enivrée, ou
parmi les taillis dorés des forêts automnales que traversent au galop
les veneurs habillés de pourpre, de sinople ou d'azur--la fête pour
notre regard est complète, et presque solennelle, presque divine.

On dit de tous les jeux violents, sanglants ou non, que ce sont des
sports. En effet. Et aussi bien les «gens de sport» ont-ils un sens
artistique affiné par leur éducation spéciale. Oh, parbleu, ne leur
demandez point de jugements sur les arts libéraux! Ils n'ont guère
d'opinion, le plus souvent, touchant de tels sujets. Mais en revanche,
ils savent, et mieux qu'aucun critique d'art ne le ferait, discerner en
plein air, en pleine action, la délicatesse d'une courbe précise, la
puissance élégante d'un mouvement. L'expérience leur a enseigné à quel
point exact l'effort est superflu, c'est-à-dire mauvais. Ils goûtent en
connaisseurs la silhouette d'un pur sang, d'un taureau puissant et racé,
d'un hardi chien de meute, les proportions d'un athlète, et cette
sobriété, cette aisance, cette force que doit avoir un geste parfait. Ce
sont des artistes expérimentaux.

Il ne faut point les contrarier. Et l'on doit non seulement leur
permettre d'organiser les plaisirs splendides et un peu sauvages où ils
se complaisent, mais encore les remercier de nous y convier, de nous les
offrir. Que le peuple acclame les matadors superbes, qu'il applaudisse
au courage féroce des coqs de combat, à l'énergie indomptable du
pugiliste qui, jeté à terre pour la troisième fois, se relève encore et
reprend la lutte. Sachons admirer le chant triomphal des trompes au bord
d'un étang que l'ombre envahit, plutôt que de nous tordre désespérément
les mains parce qu'un cerf patauge et se noie là-bas, dans l'eau noire,
et parce qu'on le donnera tout à l'heure aux chiens en curée. Ira-t-on
prêcher une nation, pour l'anoblir, l'instruire et l'élever, lui
parlera-t-on vainement de je ne sais quelle morale civique, ou
voudra-t-on lui rappeler une religion qui défaille? Lui expliquera-t-on
qu'il faut cultiver le Bien ou le Vrai ici-bas? Philosophie, verbiage.
La leçon sera meilleure si l'on montre simplement de beaux, de mâles
spectacles, et non point dans les musées, parbleu! mais en plein air, en
réalité--et fût-ce au prix d'un peu de sang. Un bel effort bien
présenté, un beau geste bien téméraire, les chiffonniers, les gars de
ferme, les chemineaux mêmes le comprennent et s'y soumettent. Que si ces
spectacles confinent parfois à la brutalité, cette vertu de héros est du
moins un puissant tonique! Un brutal croit toujours être fort, et les
forts crânent et se redressent. Bon exemple.

Mais notre société a des nerfs de femmelette. Elle ne supporte de voir
couler que le sang des lapins et des perdrix. Celui de tout autre être
vivant la fait tomber en pamoison. Et quand à la beauté, on s'en soucie
bien! L'important est d'interdire les corridas et les combats de coqs à
Paris! L'important est aussi de couper cinq ou six mille arbres au Bois
de Boulogne, afin de bâtir à la place des maisons de rapport. Les arbres
qu'on abat saignent pourtant cruellement, eux aussi, Ronsard nous l'a
dit autrefois, s'en souvient-on?

    Ecoute, bûcheron, arreste un peu le bras;
    Ce ne sont point des bois que tu jettes à bas;
    Ne vois-tu pas le sang lequel dégoutte à force
    Des Nymphes qui vivoient dessous la dure écorce?
    Sacrilège meurtrier, si l'on pend un voleur
    Pour piller un butin de bien peu de valeur,
    Combien de feux, de fers, de morts et de détresses
    Mérites-tu, méchant, pour tuer nos Déesses!



FAR WEST!


I

De temps à autre, et sur un petit ton ironique ou détaché, les journaux
nous donnent des nouvelles du Far West. Ces nouvelles sont navrantes. On
apprend, par exemple, qu'une bande de Peaux-Rouges, irritée d'on ne sait
quelle injustice, vient d'essayer de se révolter, et que les
mitrailleuses dernier modèle l'ont taillée en pièces. Ou bien on lit
dans un magazine quelque article désolant sur le dernier des derniers
territoires de chasse qui restaient aux naturels américains. Pis que
cela, on voit sur une revue illustrée des gravures représentant des
Indiens et leurs chefs, Bison-Rouge ou Grand-Taureau. Horreur! ces
descendants de guerriers redoutables portent qui des godillots, qui un
chapeau melon, qui un veston de confection new-yorkaise. Pis encore!
J'ai lu dans une gazette qu'un ingénieux sachem s'était récemment mis à
la tête d'un syndicat pour la vente des «menus objets de fabrication
indienne». Un syndicat au pays du scalp! Quel scandale!

Je sais que de bons esprits se réjouissent de ces lamentables
informations. Ils constatent avec plaisir que le progrès est en marche,
qu'il gagne du terrain chaque jour, et qu'il y aura bientôt un Palace
Hôtel au milieu du Sahara, ou un poste téléphonique au pôle. Voilà qui
démontre jusqu'à l'évidence la force et la hardiesse de nos vastes
cerveaux. Assurément. Mais, d'autre part, quoi de plus triste, si toutes
ces nobles conquêtes de la science ont pour résultat, finalement, de
faire porter des bretelles à quelques rois nègres, qui s'en passaient
fort bien, et de changer en bons bourgeois yankees, hélas! toute
l'héroïque descendance des glorieux Peaux-Rouges... les Peaux-Rouges de
l'immortel Gustave Aymard?

Que des admirateurs--dont je suis--projettent d'élever une statue à
Jules Verne, c'est parfait. Toutefois il ne convient pas qu'on oublie,
en ce cas, Gustave Aymard, son rival, Gustave Aymard le magicien, dieu
de notre jeunesse, conteur incomparable et fécond qui enchanta non pas
quelques centaines, mais quelques millions d'enfants, et non pendant un
ou deux ans de leur vie, mais bien au delà de l'âge de raison, certes...
Car au lycée, mes camarades et moi-même lisions déjà Hector Malot et
Alexandre Dumas, voire Daudet et peut-être Paul Bourget, que nous
conservions toujours cependant une tendresse sans pareille pour
l'extraordinaire «prairie» de Gustave Aymard et son Mexique plus
enivrant encore. Et depuis bien des années, gamins ravis et sauvages,
nous avions couru à travers le parc Monceau, les Champs-Elysées et
autres «savanes immenses», en serrant d'imaginaires _mustangs_ entre nos
cuisses nerveuses! Bambins perdus dans nos rêves, nous ne sortions par
les rues qu'en nous supposant armés jusqu'aux dents, la carabine au
poing, la _navaja_ glissée dans la botte. Nous écoutions le vent des
plaines en traversant la place de l'Europe ou la place Malesherbes. Nous
fumions, résignés, le calumet de paix pendant les intolérables classes
de mathématiques ou de géographie. Nous entendions le soir, sous la
lampe, le silence des grandes nuits du désert, nous éprouvions le calme
de l'_hacienda_; puis tout à coup, là-bas, naissait un hululement, un
signal, puis l'attaque, les coups de feu, l'incendie, le désastre,
l'enlèvement des femmes... Quels poètes admirables Gustave Aymard avait
donc faits de nous!

On parle de Gambetta. Il me souvient du jour de son enterrement (Dieu!
que c'est loin!) J'étais au lit, malade, et dévorais naturellement
quelqu'un des cent romans de mon cher auteur. Soudain, une troupe passa
dans ma rue, revenant de la cérémonie et martelant le sol en mesure,
une, deux, une, deux... A ce moment je lisais l'entrée dans je ne sais
quelle ville mexicaine d'un général vainqueur, après son
_pronunciamento_. Ce fut l'un des instants de ma vie où je compris le
mieux ce mot: «la gloire». Le grand tribun mort et mon général vainqueur
se confondirent dans ma petite cervelle; ils m'apparurent tous deux
unis, magnifiques et radieux. Ma gorge se serra. La belle émotion!
Jamais plus aucun discours sur la gloire ne devait me toucher autant.

Et les héros de Gustave Aymard, qui de nous ne les revoit passer,
tragiques et délicieux, dans sa mémoire? Lui, svelte, brun, souriant,
mais l'oeil étincelant, d'une force herculéenne malgré ses mains fines;
il monte à merveille un cheval terrible, et une seule perle, «d'un prix
inestimable», retient négligemment sa cravate de soie... Elle,
adorablement belle, spirituelle et raffinée, cruelle avec cela, et d'un
orgueil espagnol, mais qui s'humanisera... Ah! les nobles êtres! Quel
courage surhumain était le leur! Et comme ils s'aimaient!

Je fus en décembre chez mon libraire pour y feuilleter les livres qu'on
donne en étrennes, aujourd'hui, aux collégiens. Que d'histoire de
France! Mais surtout, que d'aventures scientifiques et commerciales, que
d'enfants déjà ingénieurs, que de spéculateurs précoces parcourant le
monde avec cinq sous en poche ou faisant une fortune colossale en six
mois! On croit que tous ces livres-là donnent une âme industrielle à nos
futurs citoyens, et que leur esprit en devient plus pratique. On ne veut
plus de contes romanesques, qui éveillent trop vite et mal à propos
l'imagination. Soit. Suivons cette mode, comme les autres. Pourtant
Gustave Aymard était un bon auteur: il nous inculquait le goût--que
dis-je!--la fureur, la passion de l'exploit physique, de l'audace et de
l'endurance corporelles: souvenez-vous des raids formidables, des
navigations étonnantes, des duels sanglants de tous ces «caballeros»,
des tortures qu'ils supportaient stoïquement, sans parler de leurs
inévitables talents d'écuyer, de tireur à la carabine, de chasseur,
d'éclaireur, de lutteur et même d'escrimeur... Puis Gustave Aymard nous
mettait dans l'âme je ne sais quoi de téméraire et de généreux, qui
n'allait pas sans grâce chez de jeunes Français. Je gage que Maurice
Barrès conseilla ces lectures à son petit Philippe.

Gustave Aymard n'a conté que des mensonges?... Pourquoi donc? L'humanité
est plus héroïque qu'on ne croit. Et puis, les aventures de petits
mécaniciens et de trusteurs prodiges, comme si elles étaient
vraisemblables! Et toute cette histoire de France du Jour de l'An,
demandez donc aux professeurs, ou même aux gens d'esprit, ce qu'ils en
pensent...

Pauvres Peaux-Rouges! Comanches sympathiques et Sioux détestables! Les
visages pâles vous ont molestés, dépouillés et massacrés de toutes les
manières. Bien mieux, ils vous ont civilisés, c'est-à-dire asservis.
Mais un vengeur est venu, qui s'appelait Gustave Aymard, et qui écrivit
votre romancero, votre Iliade en des livres innombrables: et depuis plus
de soixante ans les ombres de vos sachems illustres, ô peuples errants
du Far West, et l'impérissable renommée de vos chasseurs de chevelures
troublent les rêves des enfants et des petits-enfants de vos vainqueurs.
On vous a volé vos savanes, mais vous avez emporté toutes nos petites
âmes frémissantes, ô guerriers peinturlurés, effrayants et charmants! Et
il est peut-être plus méritoire de ravir une âme que d'enlever un scalp
à son plus mortel ennemi--je dis peut-être...


II

Heureuses, trois fois heureuses furent les générations qui naquirent
entre 1876 et 1879, comme entre 1892 et 1895! Car il arriva que pendant
leur grand rêve lointain, pendant qu'ils se croyaient le plus ardemment
pawnies ou bandits de la savane, Buffalo Bill vint à Paris. Il occupait
Neuilly en 89: il campait au Champ-de-Mars en 1905.

Or, le jeune Roger de Monjaron, vieux de treize printemps, en avait
littéralement perdu la tête. Saturé d'Aymard, de Cooper et de Jules
Verne, il ne rêvait qu'aventures et merveilleux exploits. Il passait des
heures au manège à faire de la voltige avec rage, ou à trotter sans
étriers. Tirer furieusement contre une cible installée chez lui, au
grand effroi de sa famille, manier amoureusement un revolver de poche,
un long couteau à virole, et parler anglais du nez, en vrai colon du Far
West, telles étaient ses plus voluptueuses distractions. Un soir qu'il
se trouvait au bal, sombre et pensif, vêtu il est vrai d'un smoking fort
coquet, mais les deux mains passées dans sa ceinture, à la cow-boy,
Roger de Monjaron n'y put tenir: il s'échappa tout à coup, réclama son
vestiaire et se dirigea résolument vers le camp de Buffalo Bill, qui se
trouvait tout proche.

Dehors, dans la nuit, personne. La gorge du hardi collégien se trouve
tout à coup serrée. Allons, pourtant, en avant! En un point qu'il a
remarqué, l'autre jeudi, la clôture est accessible. Roger grimpe, se
hisse, enjambe, saute. Le voilà dans le camp. Pas un bruit, aucun
aboiement, aucun hennissement, rien n'a bougé. Roger n'entend que son
coeur qui bat follement sous son pardessus, à tel point qu'il lui faut
demeurer plus de dix minutes immobile avant de pouvoir seulement faire
un pas.

Il avance enfin tout doucement sur la terre battue, redoutant le
gravier. Une mince moitié de lune éclaircit un peu les ténèbres. Ah!
voici deux tentes. Roger les évite, afin de ne pas se prendre le pied
dans les cordes. Il ne veut d'ailleurs que faire un tour au milieu du
camp de Buffalo Bill, puis s'en retourner comme il est venu... Mais en
passant près d'une autre tente, située non loin des premières, la
catastrophe inévitable se produit: un damné fox-terrier qui rôdait par
là se met à hurler atrocement, un homme s'éveille en sursaut, allume une
lanterne, passe la tête au dehors...

Un quart d'heure après, il y avait branle-bas général: à demi-évanoui de
saisissement et les larmes aux yeux, le jeune garçon se trouvait au
centre d'une cinquantaine d'hommes débraillés, mal revêtus de vieux
vestons et de pantalons passés à la hâte. Quelques peaux-rouges, hideux
sous de mauvaises chemises, s'étaient mêlés à la foule. Des quinquets et
des lampes éclairaient confusément cette horde, qui baragouinait à faire
peur.

Roger avait balbutié en anglais quelques excuses, expliqué sa curiosité,
montré son porte-monnaie, sa montre, et donné son adresse, prouvé enfin
qu'il n'était qu'un petit gentleman assez imprudent, non pas un voleur.

Cependant, Aigle-Rouge, fils du célèbre chef sioux Taureau-Volant,
élevait beaucoup la voix. Il s'en prenait au palefrenier Jimmy Simley.
Le vieil Arthur Coventry, qui commandait en l'absence de Buffalo Bill,
dut intervenir:

  «--Tais-toi, fit-il, Aigle-Rouge. Tu cries, ce n'est pas convenable.

  --Mais c'est moi qui ai vu d'abord le petit Français. Jimmy n'est
  arrivé qu'après. Par conséquent, le petit Français m'appartient par
  droit de prise. C'est moi qui dois le reconduire chez lui, dans une
  voiture.

  --Tu ne sais pas parler français. Jimmy sait.

  --Je parle anglais.

  --Ça ne suffit pas. Et pourquoi tiens-tu tant à reconduire le jeune
  garçon?

  --Parce qu'on me paiera rançon, comme on fit à Grand-Serpent le jour
  où il trouva dans sa tente le chien d'une lady. C'est la justice. Les
  Américains m'ont promis la justice, à moi et à mon peuple.

  --Aigle-Rouge, tu ne saurais à Paris ni prendre un fiacre, ni
  réveiller un concierge, ni parler aux parents du petit monsieur.
  Jimmy, qui l'a aperçu en second, tu l'avoues, et lui a mis la main au
  collet, ira prévenir les parents. Il te donnera quarante pour cent sur
  la récompense, voilà. Et ceci est juste. Va, Jimmy. En attendant, et
  pour qu'il ne se sauve pas, j'emmènerai le petit monsieur sous ma
  tente. Venez, sir.»

Aigle-Rouge revint écoeuré auprès de Rosée-du-Soir, son épouse. Il jeta
son veston rapiécé dans un coin et se recoucha, plein de mépris pour les
visages pâles.

Quant à l'aventureux Roger, il se jura une heure plus tard, tandis qu'il
rentrait en fiacre vers sa demeure, aux côtés de son père plus ému
encore que courroucé, il se jura d'abandonner ses lectures ordinaires.
Mais ayant remplacé Gustave Aymard par Alexandre Dumas, il n'a fait que
changer de folie: enlèvements, complots et grands coups d'épée ont
succédé dans son imagination à la libre vie du Far West. Il vient de se
faire abonner dans une salle d'armes, et parions qu'il va tâcher de se
battre en duel avant la fin de l'année. On n'est vraiment poète,
voyez-vous, qu'avant quatorze ans. Le don du sourire vient en même temps
que la moustache, et alors tout est perdu.



LES LIBELLULES DES PLAGES


La Manche soupire, l'Océan gémit et la Méditerranée chante tout le long
de nos côtes. Ici les vagues se roulent allègrement sur le galet, là
elles couvrent et découvrent le sable le plus fin; un petit golfe
s'arrondit, une falaise se rompt soudain devant la mer éternelle; ou
bien c'est la campagne même et la verte prairie qui s'arrêtent au bord
des flots. On vous dira de tous ces lieux que ce sont des anses, de
belles rives, des baies, des estuaires charmants, des havres faits à
souhait--mais non pas des plages. Ce qu'on appelle «une plage» est bien
autre chose.

Prenez un quartier de Paris, avec ses magasins, ses tramways, ses
trottoirs, et transportez-le contre la mer. Remplacez-y seulement les
maisons à six étages par d'horribles villas disparates et collées,
entassées les unes contre les autres, les unes par-dessus les autres,
les unes, dirait-on, dans les autres. Cachez la grève sous un triple
rang de cabines, sous des tentes et des pavillons. Que la romance des
tziganes et le ronflement des machines étouffe le bruit des flots. Puis
lâchez parmi cette cohue de châlets et de boutiques toute une armée
d'automobiles hurlantes, de voitures, de bicyclettes, et dix mille
Parisiens des deux sexes habillés de blanc et coiffés de panamas: alors
vous avez une plage, enfin, une plage élégante où la bonne société s'en
va passer le mois d'août, parfois même septembre aussi.

Or les plages offrent, sinon une flore particulière, du moins une faune:
car une variété animale tout à fait curieuse y éclôt vers la fin de
juillet, pour disparaître au premier souffle de l'automne. Un distingué
zoologue parisien, M. Fernand Vandérem, fut des premiers naguère à
observer ces jolis êtres qu'il nomma, s'il m'en souvient bien, les
_libellules des plages_.

La libellule des plages est une jeune fille, très rarement une jeune
femme. Une beauté soudaine et délicieuse se répand sur ses traits à
partir du 20 juillet environ. C'est le moment de l'année où sa taille
devient souple et s'affine, où son teint se fait plus chaud, plus uni,
son sourire plus vif, son regard plus lumineux, ses gestes plus hardis,
sa démarche plus libre. Elle se revêt durant le jour de linon blanc et
de mousseline candide; le soir elle se présente au casino ensevelie sous
un manteau neigeux qui recouvre de précieuses dentelles et des gazes
immaculées. Ailes et corsage, tout est blanc chez la libellule.

Ses habitudes sont régulières. Le matin, on n'aperçoit guère avant onze
heures ces demoiselles dont la plupart vont alors jouer gracieusement
parmi les vagues bleues; les autres demeurent, bruissantes et
murmurantes, devant le casino qui les attire; quelques-unes encore se
perdent on ne sait où. L'après-midi, jusqu'à trois ou quatre heures,
elles se cachent sans doute sous les feuilles ou au plus profond de
leurs nids, car on les chercherait en vain; mais dès que le soleil
décline un peu vers le couchant, les voici toutes qui s'en viennent
butiner autour des tasses de thé, sur les terrains de tennis ou de golf.
Puis encore une envolée générale lors du crépuscule, et dès neuf ou dix
heures, elles arrivent de nouveau en essaims pressés, pour errer jusqu'à
minuit, voleter, bourdonner, scintiller et tourbillonner autour des
lumières du casino.

La libellule des plages est éminemment sociable. Elle s'accompagne à
l'ordinaire d'hommes de tout âge et de toute nation: cependant elle
paraît exercer une espèce de fascination sur les très jeunes gens. Dès
son apparition sur nos côtes normandes ou bretonnes, cinq ou six
éphèbes, collégiens en vacances, récents bacheliers, futurs
Saint-Cyriens ou troupiers de l'année prochaine, accourent et se
groupent autour d'elle. Ils ne la quitteront plus jusqu'en octobre. Le
nombre de ces pages, d'ailleurs, pourra diminuer graduellement; cela
dépendra de l'éclat, du charme de la libellule. Un petit compagnon,
pourtant, un seul, lui restera scrupuleusement fidèle pendant toute la
saison: c'est le plus jeune de tous, ou bien le moins fort au tennis, ou
bien encore celui qui n'a ni automobile, ni yacht, ni tonneau, ni
chevaux à sa disposition, le pauvre «patito» qui ne possède tout au plus
qu'une chétive bicyclette.

Aussi bien y a-t-il plusieurs de ces belles créatures marines qui
attirent indistinctement tous les mâles fréquentant leurs plages, depuis
l'écolier jusqu'au vieillard. Il est difficile de se soustraire à leur
enchantement, n'y demeurât-on soumis que quelques jours ou quelques
heures. Ajoutons que si les prestigieuses et ravissantes bestioles
exhalent ainsi continuellement, durant deux mois, des effluves et comme
un parfum d'amour, elles-mêmes s'y trouvent prises plus d'une fois, si
bien qu'elles contractent avec leurs amis d'août des unions fort
tendres, qui par la suite pourront devenir fécondes, et même légitimes.

Cependant septembre s'achève, les volets des villas se ferment peu à
peu, les tziganes du casino jouent leurs dernières valses, le flot
commence à se lamenter plus haut sur la grève déserte, et des feuilles
mortes tombent déjà de tous côtés. C'est l'heure triste pour nos
libellules: elles vont mourir. Le vent d'automne les disperse et les
tue. Un beau matin, elles quittent la plage, et nul ne les revoit
plus...

Ou plutôt, si! on les revoit de temps à autre dans Paris, les pauvres,
mais en quel état! Affublées de robes sombres, perdues dans la foule,
indiscernables au théâtre ou au restaurant, humbles passantes ou
figurantes sans importance, elles ont perdu leur joyeux sourire du mois
d'août et leurs fraîches couleurs, et ces cotillons courts, ces blouses
légères et parfumées, ces chapeaux de paille qui les coiffaient si
galamment. Elles cheminent au Bois de Boulogne ou rue de la Paix,
modestes, furtives, et fort éclipsées par le luxe des courtisanes
orgueilleuses et des «belle madame Une Telle». A peine si on les
distingue.

A quoi tient donc ce phénomène? A notre imagination surexcitée pendant
les mois dits «de vacances».

En effet, les petits Parisiens, dès qu'ils savent épeler, s'ennuient
beaucoup d'octobre à juillet. Cela vient de ce qu'ils lisent,
émerveillés, dans les livres qu'on leur donne, d'admirables aventures de
guerres, de voyages, des récits merveilleux de cape et d'épée, des
histoires fantastiques et des contes de fée; puis, la tête en feu,
enivrés et vibrants comme des poètes, les pauvres petits s'en vont après
cela traîner leurs guêtres à travers des rues sinistres, parmi de mornes
fiacres et d'affreux autobus. Comment voulez-vous que leurs beaux rêves
tumultueux s'accommodent d'un tel décor? Ils s'ennuient, vous dis-je, et
cruellement, dans cette Ville-Lumière, où de plus on les met au collège.

Mais arrivent «les vacances», et la fugue au bord de la mer: quelle
griserie! La liberté, les jardins pleins de secrets, la falaise immense,
les dunes où l'on suivra Bas-de-Cuir sur le sentier de la guerre!...
Tous les petits garçons de Paris ont de la sorte contracté, dès leurs
plus jeunes ans, l'habitude de «rêver double» et d'être étonnamment
heureux pendant août et septembre. Qu'à cet émoi se soit en outre venu
joindre, vers l'âge de douze à treize ans, l'éveil des premières amours,
presque invariablement nées à l'ombre de quelque casino--et l'on conçoit
que nous devions nous trouver tous encore un peu attendris, un peu
affolés d'avance et comme en état d'ébriété sentimentale, dès que nous
approchons seulement d'une plage...

D'alertes jeunes filles y viennent alors à passer légèrement sous nos
yeux. Elles se profilent avec grâce, blanches sur l'horizon bleu, ou
gris perle, ou pourpre. Le petit garçon que nous avons été s'est
réveillé au rythme des vagues. Une émotion nous a saisis, et aussitôt
nous ne critiquons plus, nous croyons voir des sirènes irrésistibles où
il n'y a que de petits êtres assez gentils seulement... Ce sont des
libellules, écloses pour nous au soleil des plages, et qui vont nous
éblouir durant sept à huit semaines, pour disparaître ensuite en
octobre, ayant bien chanté, bien dansé, bien séduit tout l'été.

Les libellules des plages, contrairement aux autres insectes,
redeviennent chenilles: c'est quand elles rentrent à Paris.



LA PISTE

CONTE DE NOEL


_A Pierre Valdagne_

Mon ami Francis Ducat se conduisait selon les principes de la raison.
Autant dire qu'il était insupportable.

Toutefois je l'aimais bien, parce que c'était mon ami intime. Vous savez
ce que l'on nomme un ami intime?... C'est un fâcheux, qui a le droit
d'entrer chez vous à toute heure, qui tutoie votre valet de chambre, ou
peu s'en faut, qui boit sans se gêner votre meilleur porto, fume vos
cigares, critique la distribution de votre appartement, votre manière de
vous habiller, vos plus chères habitudes, et jusqu'à votre conduite
quotidienne, vous dit mille choses désagréables enfin, et survient
toujours quand vous souhaiteriez d'être seul; d'autre part, on l'aime
tendrement. Pourquoi? On ne sait pas. Parce qu'il est l'ami intime:
personnage incommode, mais cher! On se mettrait au feu pour lui.

Mon ami intime Francis Ducat se conduisait donc suivant les principes de
la raison. Il disait aux pauvres: «Voici mon obole, chers frères. Je
vous la donne, moi aussi, pour l'amour de l'humanité. Mais j'ai tort,
car en encourageant votre mendicité, j'offre une prime à la
fainéantise.» Il répondait aux riches: «J'accepte vos invitations, et
vous rendrai toutes vos politesses; mais à regret, car en me montrant
chez vous avec assiduité, je vous autorise à croire que votre luxe me
charme, et je n'ignore pas les ruines et les misères qui forment la
rançon de ce luxe cruel.» Deux femmes, l'une laide et l'autre jolie,
venaient-elles à lui sourire, qu'il saluait cérémonieusement la première
et lui parlait aussitôt de féminisme, puis ne manquait point à baiser la
main de la seconde en murmurant: «Quelle injustice!» Quand je lui
parlais avec feu d'une belle statue, d'un beau livre, il partageait mon
enthousiasme, pour ajouter ensuite: «N'oublie pas, mon cher, que la
beauté peut revêtir toutes les formes, et qu'une oeuvre entièrement
différente de celle-ci ne méritera pas moins d'éloges...» Je ne pouvais
souffrir mon ami Francis Ducat, que j'aimais tant.

Un jour, le 24 décembre, il vint me trouver après le déjeuner, et à
brûle-pourpoint: «Ouste! me fit-il, prends ta plume et envoie des petits
bleus à tous les Parisiens ou Parisiennes qui t'attendent demain. Je
t'emmène à Saint-Prix.

--Mais...

--Allons, allons, quel projet avais-tu?... Quelqu'un de ces absurdes
réveillons, sans doute, où l'on essaie d'avoir l'air de s'amuser jusqu'à
trois heures du matin en buvant l'éternel champagne. Tu n'iras pas. Le
grand malheur! Au lieu de cette fête morne et prévue, je t'enlève en
auto demain matin. La neige a beaucoup fondu, les routes sont
praticables. Nous arrivons à Saint-Prix pour déjeuner...»

Francis Ducat possédait à 35 kilomètres de Paris, près d'un village
nommé Saint-Prix, une vieille maison ornée d'un jardin français et
commandant un petit parc et une ferme. Le décor y serait charmant, sans
aucun doute, et pour peu que la neige le couvrît, parfait en un jour de
Noël.

«--Tu es fort aimable, Francis. Antoinette, toutefois, qu'en
feras-tu?...»

Car mon ami était marié. Et la personne blonde et fine qui portait son
nom me semblait si délicieuse que je me reprochais chaque jour de ne le
lui point dire. Mais que voulez-vous! un ami intime... on ne peut le
trahir sans remords: et c'est si bête, un remords, si ennuyeux!

«--Antoinette est partie depuis ce matin, me répondit Francis. Elle est
étonnante, cette petite: elle devient tout à fait campagnarde. Pour un
oui, pour un non, elle se sauve là-bas...

--Comment, cette fleur de serre, cette fanatique du théâtre, et des
bridges, et des thés?...

--On ne peut plus la tenir ici, mon cher... Donc, c'est convenu, à
demain?»

Je levai les yeux vers la fenêtre: Paris était ignoble et, à cause du
dégel qui commençait, larmoyant et dégouttant. Les champs et les bois de
Saint-Prix devaient encore étinceler, au contraire, sous leur voile
blanc. J'acceptai.

Le lendemain, à l'heure dite, nous traversions Paris dans la bonne
limousine de Francis, et bientôt volions hors de la ville, à travers le
faubourg. Mon vieil ami était terrible, ce matin-là. Que ce fût
l'équipée qui l'eût mis en verve, ou qu'il trouvât une occasion
exceptionnelle de s'écouter discourir dans le demi-silence de cette
voiture bien suspendue, il parla vraiment d'abondance, et ne demeura
sans avis sur aucun sujet. Politique intérieure, diplomatie, réformes
militaires, avenir de l'Eglise, morale publique et privée, littérature,
beaux-arts, voyages, sports, hygiène, et même gastronomie, il m'étonna
plus que jamais par ses clartés de tout. Je l'envoyais secrètement à
tous les diables.

Aucune difficulté ne l'arrêtait, pour délicate qu'elle fût. «Les maris
trompés sont des sots, affirmait-il. Ils ont mal choisi leurs amis,
voilà tout, sinon leur femme. Dame! soyons logiques: un homme de goût et
d'esprit doit pouvoir placer son entière confiance en ceux dont il
s'entoure...»

A ce moment, j'effaçai avec mon gant la buée qui couvrait la vitre: nous
courions en pleine campagne, et tout était blanc, comme je l'avais
prévu, sauf la route. Francis dissertait toujours:

«--Les logiciens, vois-tu, les logiciens seuls nous sauveront. Nous
avons assez de poètes et de dilettantes. Il est temps que nous devenions
pratiques, enfin, et logiques, surtout! Raisonnons, déduisons à propos
du moindre incident, de l'oiseau qui passe, de l'insecte qui bruit, d'un
bout de papier trouvé à terre par hasard. C'est une bonne hygiène
spirituelle, et Sherlock Holmes, ma foi, est un excellent maître. Nous
nous sommes trop longtemps soumis à une politique d'inspiration ou de
sentiment, à une religion dégradante et à des superstitions ridicules.
Cette fable inepte du petit Noël, tiens, puisqu'à propos c'est
aujourd'hui le 25 décembre, eh bien! je la condamne de toutes mes
forces. Oui, oui, je t'entends, tu m'objecteras la fête traditionnelle
des petits et l'innocuité de cette amusette... Erreur! Elle accoutume
tous ces enfants, dont il faudra plus tard faire des hommes, à croire au
merveilleux, presque aux fées. On prépare ainsi pour l'avenir des
rêveurs et des écoute-s'il-pleut. C'est détestable. Je voudrais que le
fait de donner ou de recevoir des «cadeaux du petit Noël» devînt un
délit...»

Sur ces derniers mots, grâce au ciel, la voiture s'arrêta. Le mécanicien
ouvrit la portière, et montrant un chemin qui s'allongeait, tout couvert
de neige, au pied d'un grand mur: «Voyez, Monsieur, dit-il à Francis,
nous sommes arrivés. Voici le raccourci qui longe le parc de M.
Letaillis. Seulement, je n'ose pas m'y engager: c'est plein de neige, on
ne voit ni les ornières, ni les trous. Je ferai le tour par la
grand'route, qui est bonne et en plein dégel...

--Si nous allions à pied! s'écria Francis en se tournant vers moi. Tu as
des caoutchoucs, moi aussi, nous ne mouillerons pas. C'est quinze cents
mètres à faire sur ce beau tapis immaculé, regarde... Ça nous
dégourdira. Puis, à pied, nous pourrons couper par le potager.

--Monsieur a-t-il la clef? demanda le mécanicien.

--Oui, oui...»

Nous voici donc, tous deux, suivant le chemin creux et contournant le
parc si jalousement clos de M. Roger Letaillis, lieutenant de
chasseurs--un joli cavalier, certes!--et voisin familier de mes amis
Ducat. Il était presque midi, et rien, depuis le matin, n'avait blessé
la belle neige éclatante. Ah! si, pourtant, et comme nous parvenions
devant une porte dérobée qui s'ouvrait dans le mur de M. Letaillis, une
trace de pas se montra tout à coup. Francis s'arrêta, toujours en verve
et gai comme un pinson.

«--Halte-là! commanda-t-il. Je souhaitais tout à l'heure que l'on devînt
pratique, et que l'on apprît enfin à raisonner. Plus de poésie, ni de
songeries, mais des connaissances utiles, de la science et de la
logique! A nous Sherlock Holmes, notre maître! Appliquons nos théories,
et tâchons de définir avec intelligence ce que c'est que cette trace
mystérieuse...»

Puis, se penchant vers le sol, il poursuivit: «Nous avons là, mon cher,
un pied de femme ou de jeune garçon... De femme, plutôt, car le talon
est très petit, très étroit, et très haut: vois en effet combien il a
enfoncé dans la neige... Maintenant, depuis combien de temps cette dame,
puisque c'en est une, a-t-elle passé par ici? Depuis cinq ou dix minutes
à peine, car le dégel a commencé, et la neige par conséquent conserve
peu les empreintes: or celle-ci est extraordinairement nette... Par
conséquent, la belle fugitive est devant nous, à peu de distance, et
nous devons, en nous hâtant, l'apercevoir au moins, sinon la
rejoindre... Courons!...»

Nous courûmes, mais pas longtemps, vu que, le parc de M. Letaillis enfin
dépassé, nous nous trouvâmes bientôt devant le potager des Ducat. O
surprise! la trace s'arrêtait là, contre la porte même. Francis, assez
étonné, prit sa clef, ouvrit. Nouveau miracle! La piste s'étendait de
l'autre côté, traversant en droite ligne les carrés de choux poudrés à
frimas, et les pieds de salade qui semblaient préparés par le confiseur
et tout couverts de sucre blanc. Au-delà du potager, la trace était plus
visible encore et presque charmante, filant sous les grands arbres nus,
coupant sans respect cette belle galette de farine que figurait une
pelouse ronde, s'imprimant en noir au milieu d'une allée, puis d'une
sente, puis d'une cour... et aboutissant enfin à Mme Antoinette Ducat
elle-même qui, trottinant devant nous, rentrait ainsi chez elle par la
porte des cuisines, et s'apprêtait à en gravir le perron.

«--Antoinette!» cria François.

Elle se retourna, stupéfaite: «Bah! fit-elle. Mais d'où diable
venez-vous, tous les deux?

--Et toi? demanda son mari.

--Moi?... Je viens de faire un tour de parc.

--Ah?... De quel côté, donc?

--Mais... du côté du jardin français.»

Bon! Le jardin français se trouvait au Nord, alors que l'allée, la sente
que nous avions suivies, la pelouse que nous avions traversée, le
potager... et la demeure de M. Roger Letaillis s'étendaient précisément
à l'opposé, c'est-à-dire au Sud.

J'aime tendrement, je vous le répète, Francis Ducat, puisqu'il est mon
ami intime. D'où vint donc que je fus si joyeusement satisfait, en mon
for intérieur, de constater qu'il venait là de recevoir, lui aussi, un
plaisant cadeau de ce petit Noël dont il avait médit, et qui, j'imagine,
se vengeait?



TABLE DES MATIÈRES


                                                    pages
  A la gloire de Carducci                               1
  Le latin                                              9
  Cavaliers antiques                                   17
  Histoire contemporaine d'un mot                      31
  Le goût français                                     37
  La haine des arbres                                  45
  Des nuances qui passent, et un son qu'on oublie      55
  Pour écrire: «Je vous aime»                          61
  Les lettres de nos amies                             69
  Pour causer                                          77
  Le choix d'un livre                                  85
  Ne pas aimer la musique                              93
  En être                                              99
  Le jeune homme thé, ou Mascarille                   105
  Le dandysme                                         111
  Noblesse chevaline                                  117
  Noblesse humaine                                    127
  A propos du duel                                    143
  Les jeux sanglants                                  149
  Far West!                                           157
  Les libellules des plages                           165
  La piste                                            171


Niort. Imprimerie Nouvelle G. Clouzot.



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