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Title: D'un pays lointain
Author: Gourmont, Remy de
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "D'un pays lointain" ***


  REMY DE GOURMONT

  D’un
  Pays Lointain

  MIRACLES--VISAGES DE FEMMES
  ANECDOTES

  SIXIÈME ÉDITION


  PARIS
  MERCVRE DE FRANCE
  XXVI, RVE DE CONDÉ, XXVI

  MCMXXII



DU MÊME AUTEUR


Roman, Théâtre, Poèmes

SIXTINE.

LE PÉLERIN DU SILENCE. Le Fantôme. Le Château singulier. Théâtre muet.
Le Livre des Litanies. Pages retrouvées.

LES CHEVAUX DE DIOMÈDE.

D’UN PAYS LOINTAIN.

LE SONGE D’UNE FEMME.

LILITH, _suivi de_ THÉODAT.

UNE NUIT AU LUXEMBOURG.

UN CŒUR VIRGINAL. Couverture de G. d’Espagnat.

COULEURS, _suivi de_ CHOSES ANCIENNES.

HISTOIRES MAGIQUES.

DIVERTISSEMENTS, _poésies complètes_, 1912.


Critique, Littérature

LE LATIN MYSTIQUE (Etude sur la poésie latine du moyen-âge) (Crès,
éditeur).

LE LIVRE DES MASQUES (Ier et IIe), gloses et documents sur les écrivains
d’hier et d’aujourd’hui, avec 53 portraits par F. Vallotton.

LA CULTURE DES IDÉES.

LE CHEMIN DE VELOURS. _Nouvelles dissociations d’idées._

LE PROBLÈME DU STYLE. _Questions d’Art, de Littérature et de Grammaire._

PHYSIQUE DE L’AMOUR. _Essai sur l’instinct sexuel._

ÉPILOGUES. _Réflexions sur la vie_, 1895-1898; 1899-1901 (2e série);
1902-1901 (3e série); 1905-1912 (volume complémentaire); 4 vol.

ESTHÉTIQUE DE LA LANGUE FRANÇAISE, édition revue, corrigée et augmentée.

PROMENADES LITTÉRAIRES (1re, 2e, 3e, 4e et 5e séries); 5 vol.

PROMENADES PHILOSOPHIQUES (1re, 2e et 3e séries); 3 vol.

DIALOGUES DES AMATEURS SUR LES CHOSES DU TEMPS (_Épilogues_, 4e série,
1905-1907).

NOUVEAUX DIALOGUES DES AMATEURS SUR LES CHOSES DU TEMPS (_Épilogues_, 5e
série, 1907-1910).

DANTE, BÉATRICE ET LA POÉSIE AMOUREUSE.

PENDANT L’ORAGE.

LETTRES A L’AMAZONE.

PENDANT LA GUERRE.

LETTRES D’UN SATYRE.

LETTRES A SIXTINE.

PAGES CHOISIES, avec un portrait.



JUSTIFICATION DU TIRAGE


Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays.



PROLOGUE



D’UN PAYS LOINTAIN


--D’où viens-tu?

--D’un pays lointain. Je suis né dans une maison noire surgie du milieu
d’une plaine grise, autour de laquelle un cercle de lumière étincelait,
pareil aux gloires où s’écrivent les traits sévères d’une vierge de
vitrail; mais ce halo d’espérance et de bénédiction ne ceignait que du
néant, du gris et du noir. Mon père et ma mère, comme tous les habitants
de ce pays lointain, étaient aveugles; seuls, quelques enfants voyaient:
si l’on s’en apercevait, on leur crevait les yeux,--pour les rendre
conformes. J’avais un frère, on lui creva les yeux; j’avais une sœur, on
lui creva les yeux.

Pendant l’opération, pratiquée par un excellent prêtre, aimé de tous et
surtout du Seigneur, ma mère disait: «C’est un petit moment à passer,
mes chéris; j’ai subi cela aussi, moi, à votre âge, et je n’en suis pas
morte. Allons, un peu de courage!» Elle promettait des confitures, du
sucre et des gâteaux à la fleur d’oranger.

Mon père, qui était né aveugle, parla plus longuement. Il dit, avec une
rude tendresse: «Petits sauvages, vous n’avez donc aucun sentiment des
convenances? Ces gamins veulent se distinguer! Ces gamins ne veulent pas
faire comme tout le monde! Alors, vous consentez à être ridicules,
c’est-à-dire à éprouver des sensations--et, de là, des sentiments ou des
idées--inconnues et, par conséquent, méprisées des autres hommes?
Réfléchissez bien. Si vous gardez vos yeux, cette source incongrue--à ce
que l’on dit,--de pensées vaines et de dangereux désirs, on vous
poussera du coude avec dédain, on vous marchera sur les pieds, on vous
donnera des coups de genou, par mégarde, on s’ameutera contre vous, on
vous tirera les cheveux et on dansera la sarabande autour de la bête
curieuse. Ah! vous vous préparez une jolie existence!...

--Mais ils ne refusent pas de se laisser crever les yeux! interrompit ma
mère. N’est-ce pas, mes chéris?

--Ils ne refusent pas? Je l’espère bien, mais je dois les prévenir de ce
qu’ils vont gagner à perdre le plus méprisable des sens,--et de ce
qu’ils perdraient à le conserver. Mes enfants, je puis vous énumérer,
avec ma double autorité d’aveugle et de père, les joies d’un être privé
de la vue: la première joie est une joie intime et profondément
satisfactoire, la joie de la répulsion surmontée, du devoir accompli; en
second lieu, vous ressentirez un plaisir d’orgueil, mais d’orgueil
permis, le plaisir d’être absolument pareil à tous vos petits camarades,
le plaisir de vivre parmi des égaux; ce plaisir vous accompagnera durant
toute votre vie, enfin, châtrés de la vue, vous aurez conquis la paix
qui naît de l’incuriosité; après de calmes jeux, de douces études de
paisibles amours, de bons repas, de propices digestions, vous vous
endormirez dans la certitude de n’être jamais sortis du droit chemin, de
n’avoir jamais cueilli aucune fleur, de n’avoir jamais contemplé le
ciel, ni la nuit, quand--dit-on--il s’orne du regard attristé des
séraphins, ni le jour, quand le Soleil, ce maître abominable du sang et
des sèves, réchauffe l’impureté des instincts...

Ma mère interrompit encore une fois:

--Comment voulez-vous, mon ami, que des enfants comprennent de telles
pensées? Mettez-vous à leur portée. Et puis, tout cela est dangereux. En
parlant ainsi, vous leur apprenez à raisonner...

--Oui, mon amie, dit mon père; cela pourrait, peut-être, leur apprendre
à raisonner. Parfois, la connaissance trop précise du bien pousse les
curiosités à retourner l’étoffe,--geste dont proviennent nécessairement
les plus grands malheurs. Aussi, je me tais.

L’excellent prêtre souriait et se contentait d’approuver de la tête, car
il n’avait plus assez d’intelligence pour parler lui-même. En dehors de
ses formules et de ses opérations, le vieux magicien n’était capable que
des mots et des mouvements dictés par l’instinct de la conservation. Sa
mémoire rituelle commençait même à s’affaiblir: il oubliait des verbes
essentiels dans le prononcé des exorcismes et quand il remettait le
péché--fort rare, il est vrai, en ce pays,--de «tentative
intellectuelle», «effort pour comprendre», il lui arrivait de ne pas
exiger du pénitent, après l’absolution, le serment sacramentel:
«_Serviam_.--Je suis l’esclave éternel.»

Même faite par d’aussi débiles mains, l’opération réussit. Mon frère et
ma sœur sont demeurés là-bas, «dans le pays lointain».

--Mais toi?

--Moi, j’étais intelligent et hypocrite. Jamais personne ne se douta que
j’y voyais. J’enfermais mes impressions, mes joies, mes désirs, sous une
triple serrure, dans mon crâne, invincible coffret, et un jour...

--Et un jour?

--... Je m’enfuis. Je traversais la plaine grise et, ayant marché
longtemps, j’entrai dans une forêt lumineuse, dont chaque arbre
ressemblait à une femme, la chevelure parée de diamants et le cou imagé
de perles. On respirait dans cette forêt un air si violemment imprégné
des odeurs de la vie que j’en eus mal à la tête; mes doigts se
crispaient au chatouillement des hautes herbes; mon cœur chantait si
fort que tout mon corps en tremblait. Enfin, j’étendis les mains,
embrassant, comme Apollon, les genoux d’un des arbres-femmes. Ce contact
m’apaisa, mais je tombai sur le côté et je m’endormis.

Le lendemain, je continuai mon voyage, et j’arrivai ici. D’abord, je ne
m’aperçus guère que j’avais changé de pays: les hommes avaient, il est
vrai, les yeux ouverts, mais ils semblaient ne se servir de leur vue que
pour se guider matériellement à travers la vie; depuis, j’ai rencontré
quelques voyants véritables.

J’oubliais de vous dire qu’en traversant la forêt lumineuse, j’y
cueillis... devinez quoi?

--Une fleur rare?

--Oui, une âme! Au matin, avant de quitter la forêt sacrée qui avait
abrité ma lassitude et protégé mon sommeil, je me promenai quelques
instants sous les branches tombantes, mais toutes étaient plus hautes
que mon bras levé, et je désespérais d’emporter même le souvenir d’une
feuille. O feuillage, qui étais pour moi aussi vivant et aussi parfumé
qu’une chevelure d’amour, je te regardais onduler au-dessus de ma tête
aussi loin de ma main que l’aile des oiseaux ou la neige violette des
nuages matinals. J’allais obéir (une force me traînait) et m’éloigner
seul, sans le témoin que je voulais; j’étais déjà sur la lisière et je
voyais le vaste horizon et, là-bas, où les deux cercles se joignent, la
cime obscure d’une autre forêt, lorsqu’une branche fleurie de petits
cœurs roses s’abaissa vers moi, comme un geste de pitié. Je cueillis la
branche où tremblait la grappe des petits cœurs roses et je continuai ma
route.

Arrivé au but de mon voyage, je choisis une maison afin d’abriter la
branche fleurie, comme ses sœurs m’avaient abrité moi-même, car j’ai
toujours aimé la culture du sentiment; c’est une occupation pleine de
grâce et qui ne demande que la bonne volonté d’un jardinier soigneux: au
milieu du jardin, il y a une fontaine où l’on peut se laver les doigts,
quand ils sont tachés de sang.

Je plaçai donc ma branche fleurie de petits cœurs roses dans un vase de
majolique plein de sable d’or, et le vase sur une cheminée, primitif
autel; à gauche du vase, j’inclinai les _Damnées_, de Filiger, pour me
remémorer la méchanceté des Dieux, et à droite, la _Vigne abandonnée_,
où de Groux a écrit l’inutilité du Sacrifice.

Ensuite, j’allai étudier les formes de la vie, apprendre selon quelle
mode, riaient, s’ennuyaient ou pleuraient les hommes de mon temps. Ils
s’ennuyaient surtout, leur capacité passionnelle étant fort médiocre et
leur force nerveuse si fugitive qu’un désir ou un rêve suffisait souvent
à l’épuiser toute. Je constatai encore qu’ils s’ennuyaient sans dignité,
avec de petits gémissements de chien à la chaîne et de vaines colères
contre les astucieux et contre les forts dont les jouissances irritaient
leur impuissance originelle. Leur consolation était de penser à
l’avenir, de prédire des temps meilleurs, de se vautrer dans les joies
futures et de regarder la lune avec des verres de couleur.

J’étais las de tant d’inoffensives niaiseries, quand je rencontrai
Armelle, vase plus beau que mon vase de majolique et d’où sortait une
fleur d’or ocellée de bleu. C’était une créature aussi étourdie qu’un
oiseau, aussi timide, mais qui se laissa prendre avec la main. Elle
n’avait notion ni de bien, ni de mal, ni de beau, ni de laid, d’une
sensibilité tout animale, sans pudeur et sans trouble dans l’amour.

Nous eûmes d’abord des rencontres furtives, des intimités illusoires,
dont elle aggravait la vanité par l’aveu de ses regrets et l’implorante
langueur de ses attitudes. A dessein, je prolongeais la période du
désir; j’aimais l’impatience d’Armelle et son geste, sur la berge, de se
vouloir jeter à l’eau. Toute femme est vierge pour celui qui ne l’a pas
possédée, car la virginité n’est pas autre chose que de l’inconnu,
peut-être de l’inconnu plus obscur,--et je restais au seuil du mystère,
quoique le gardien n’en fût aucunement farouche.

Je désirais aussi, par ces jeux dilatoires, exaspérer la bête et qu’elle
bondît dans le cirque, au jour de la fête, avec des élans sauvages et
toute la violence d’une nature contrariée et aiguillonnée--mais je fus
trompé.

L’ayant menée en ma maison, je lui expliquai l’autel familier que
j’avais ordonné avec de précieuses décorations autour de la branche
fleurie de petits cœurs roses. Mon air grave et même un peu hiératique
étonnait sa candeur animale habituée à de moins solennels prolégomènes;
elle s’approcha et ouvrit tout grands ses beaux yeux bleu d’amour. Les
images, sévères acolytes, ne captaient pas son regard; elle le fixait
sans distraction sur la branche fleurie de petits cœurs roses. Je me
taisais, feignant même de m’astreindre à effacer la poussière qui
troublait un des coins de la glace; alors sa curiosité s’enhardit et
elle toucha du doigt un des petits cœurs roses; elle ressemblait à une
chatte qui veut jouer; toute la grappe trembla et un des petits cœurs
roses tomba dans le sable d’or: assurée que j’avais détourné la tête et
oublieuse de la glace qui me disait tout, Armelle prit le petit cœur
rose et le mangea.

J’étais allé m’asseoir à l’autre bout de la chambre. Armelle vint à moi
et je la voyais s’avancer toute pâle d’amour; son attitude d’oiseau
voltigeant s’était transformée en la grâce splendide d’un cygne qui se
meut sur un canal avec une fierté royale; ses mouvements se voyaient à
peine sous sa robe traînante et ses bras tombaient le long de son corps
comme des tiges brisées par un coup de vent.

Elle vint à moi et s’agenouilla, me baisant les mains; puis elle pleura
silencieusement. La douleur ne contrariait pas la pureté de sa face
extasiée et les transparentes larmes qui roulaient sur ses joues
semblaient les perles détachées d’un chapelet de sourires.

Je me penchai sur elle et je la baisai au front, doucement; quelques
perles tombèrent encore de ses yeux souriants, quelques perles et la
croix--et un grand soupir annonça que le cœur d’Armelle s’était soulagé,
grain à grain, de tout le chapelet des douleurs suprêmes et des joies
infinies.

Son corps s’affaissa sur mes pieds, sa tête s’arrêta sur mes genoux et
ses bras tombaient vraiment comme des tiges massacrées par l’orage.

Armelle était morte.

Je compris que les petits cœurs roses étaient de merveilleuses hosties
contenant chacune une âme et je compris aussi qu’en se communiant avec
un de ces petits cœurs roses, Armelle s’était empoisonnée... Les âmes
sont de terribles poisons.



LIVRE I

MIRACLES



PHOCAS


_A Octave Mirbeau._

Le préteur donna lui-même les instructions les plus précises au décurion
chargé d’arrêter Phocas. Ce magistrat, nommé Aurélius, était un homme
grave, probe et intelligent; excellent jurisconsulte, il n’abusait point
de sa science, ni des codes, ni des édits pour écraser d’une rigueur
uniforme et traditionnelle les criminels cités à son tribunal; tout au
contraire, profitant de la liberté qu’avaient alors les juges de décider
selon leur conscience, il aimait à oublier l’impérative dureté des lois
pénales,--et plus d’une fois on l’entendit condamner à une notable
amende d’avares et inflexibles riches «coupables selon lui de ne pas
s’être laissé voler, attendu que le voleur était dans le besoin le plus
extrême et qu’il y a un certain degré de misère qui autorise celui qui
n’a rien à prendre à celui qui possède tout.» De tels jugements
paraîtraient aujourd’hui fort scandaleux et notre moralité raffinée s’en
indignerait; mais au IVe siècle, à Sinope, dans la province de Pont où
se passe cette histoire, les hommes, dénués de grands principes,
acceptaient volontiers la justice telle que la comprenait Aurélius;
vexés, mais convaincus que de laisser mourir de faim une créature
humaine, ou de l’étrangler de ses propres mains, c’est un crime égal,
ils payaient l’amende, puis, pour éviter d’être volés justement, ils
faisaient, de leur propre volonté, la part des pauvres.

Les idées chrétiennes avaient pénétré peu à peu à Sinope, comme dans une
grande partie de l’Empire romain, mais pas encore sous leur véritable
nom; ce nom était toujours détesté, et on y professait pour la religion
nouvelle une horreur mêlée de crainte; seules, devançant les dogmes, la
justice et la pitié, mendiantes boiteuses, avaient franchi les murs de
la ville et murmuré tout bas de singulières paroles que le peuple se
répétait avec surprise.

De vrais chrétiens, instruits de la naissance, de la mort et de la
résurrection du Nazaréen, il n’y en avait guère, à Sinope, que dans les
faubourgs, parmi les tisserands, et, dans la campagne, parmi les paysans
et les esclaves des grands domaines; on disait que le principal d’entre
eux, le plus instruit et, par conséquent, le plus dangereux, était un
nommé Phocas, jardinier de son état, homme libre, qui cultivait un petit
enclos et en vendait les produits aux portes de la ville.

Donc, par une étrange contradiction, le peuple, qui aimait la justice,
haïssait ceux qui étaient les vivants exemplaires de la justice, et
Aurélius lui-même, le juge secourable, entrait en colère et jurait par
les dieux infernaux dès que l’on prononçait devant lui le nom de
Chrétien. Sur ces entrefaites, des édits arrivèrent qui ordonnaient la
recherche et la condamnation de tout sectateur de l’idée nouvelle.
Aurélius lut les édits que lui envoyait le préfet de la province et,
pour la première fois de sa vie, il fut joyeux d’avoir lu un édit
impérial.

Ayant fait venir Amasius, le chef de la décurie de soldats que l’on
employait à la recherche des criminels, il lui commanda de s’emparer de
Phocas et de l’amener à Sinope, mort ou vif.

Les instructions portaient, rédigées sur des tablettes de cire: «Phocas,
chrétien, contempteur des Dieux, ennemi de l’empereur et du peuple
romain. Bandit redoutable et conspirateur astucieux, chef d’une bande de
cruels coquins, il est encore un magicien des plus experts; il connaît
l’art incroyable de tuer à distance, soit par d’effroyables combinaisons
d’éléments, soit par des signes, soit par une entente secrète avec les
Génies inférieurs. Vous vous approcherez de lui prudemment et en usant
de ruse; il y va peut-être de votre vie, mais il y va sûrement du salut
de la République.»

Amasius médita ces instructions, choisit quelques légionnaires résolus,
épaves des guerres barbares, et la petite troupe se mit en marche. Elle
allait un peu au hasard, car--la police, en ces temps, était
sommaire--on ignorait l’endroit précis où conspirait Phocas en arrosant
ses salades. Cela devait être là-bas, au fond d’un vallon qui creusait
parmi la forêt une clairière de verdure; on irait là, tout d’abord, et
on s’informerait près des bûcherons.

Dans l’imagination d’Amasius, brave décurion qui avait occis plus de
Goths qu’il n’avait de dents dans les mâchoires, Phocas se cachait en
une ténébreuse caverne, en quelque inaccessible repaire, et il augurait
que la quête serait difficile et pénible; mais la saison était belle,
les hommes décidés: «On en sera quitte, songeait-il, pour dormir
quelques nuits en plein air, sous la protection de la déesse aux douze
mamelles.»

Ils partirent de grand matin et, ayant suivi un ruisseau qui coupait en
deux la forêt de Sinope, ils se trouvèrent, un peu avant midi, en face
d’une petite cabane couverte de roseaux, derrière laquelle paraissait
s’étendre un agréable jardin. Amasius n’eut aucun soupçon; il cogna à la
porte et demanda l’hospitalité.

La porte s’ouvrit et parut un homme vêtu, tel qu’un paysan, d’une
tunique courte qui laissait les jambes nues à partir des genoux; ses
cheveux étaient ras et sa barbe longue; il avait l’air las et doux; ses
yeux, sous des paupières tombantes, étaient bleus et un peu vagues.
L’homme semblait avoir une cinquantaine d’années, mais son âme, certes,
était toute jeune, car il manifesta une grande joie, de ce que la
Providence lui envoyait des étrangers:

--Entrez, entrez! Comment? Des soldats? Les Goths sont-ils revenus?

--Non, dit Amasius, mais nous cherchons un bandit plus féroce que les
fils des Amales, un chrétien, un contempteur des dieux (il récitait son
instruction), un magicien, qui connaît l’art incroyable de tuer à
distance...

Il n’y a pas de magicien par ici, dit Phocas, mais le pays est plein de
voleurs. Ils n’attendent même pas que mes salades soient poussées pour
me les arracher. Cela me donne double besogne, il faut que je recommence
mes semis,--mais, que voulez-vous? s’ils me prennent mes salades, c’est
qu’ils en ont besoin, plus besoin que moi, peut-être,--et d’ailleurs, je
leur pardonne et je leur donne ce qu’ils me dérobent.

--Vous êtes trop indulgent, dit Amasius, et l’empereur, qui est juste, a
résolu de punir le chef de ces coquins, car il doit être leur chef, mes
instructions le portent.

--Quel est son nom? demanda Phocas.

--Son nom?

Il consulta ses tablettes:

--Phocas.

--Phocas! dit le pauvre jardinier, mais je le connais, il se tient tout
près d’ici. C’est un chrétien.

--Mes instructions le portent, dit Amasius.

--C’est bien lui, dit Phocas,--un chrétien absolu, un chrétien farouche,
un contempteur des dieux! Je vous l’amènerai moi-même, avant le coucher
du soleil. Vous tombez bien! Phocas! Ne soyez pas inquiets, il vous
appartient, il est entre vos mains. Mais en attendant, puisque vous êtes
mes hôtes, je vous dois toute l’hospitalité et d’abord le repas. Du
pain, des légumes de mon jardin,--ce que Phocas en a laissé.

--C’est Phocas qui vous vole vos salades? demanda Amasius.

--Lui-même.

--Nous ne le ménagerons pas.

--Je l’espère bien, dit Phocas.

Phocas continua:

--Et, pour les hôtes, je détiens là, enfouie sous terre, une amphore de
vin d’Asie... Moi je n’en bois jamais, l’eau du ruisseau est si bonne...

--Nous la boirons! dirent les soldats.

--Je l’espère bien, dit Phocas.

                   *       *       *       *       *

Les soldats et le jardinier se mirent à table. Phocas, sur l’instance
d’Amasius but un peu de vin, et alors sa joie s’exalta:

--Que je vous aime, mes amis, s’écria-t-il, vous et tous mes frères,
tous les hommes! Souvent, quand je me repose de mon labeur, quand mes
laitues, arrosées, s’endorment, comme de bonnes petites créatures, dans
la paix du soir, souvent je rêve au bonheur futur de l’humanité, fille
de Dieu, et aussi au bonheur immédiat que trouverait en lui-même chacun
de nous, s’il vivait en amour, en justice et en charité. Aimez-vous les
uns les autres. Si votre frère a froid, donnez-lui place à votre foyer;
s’il a faim, qu’il puisse s’asseoir à votre table; s’il est ignorant,
instruisez-le; s’il est méchant, forcez-le d’être bon, en étant bon pour
lui... Les temps vont changer. Je vois venir un siècle, tout vêtu de
blanc, comme un ciel matinal; il vient sur la mer, et les vagues
s’apaisent, et les grands oiseaux qui planent sur les eaux volent autour
de lui et lui font un cortège d’amour... Il vient, je le vois! Il a les
yeux clairs d’un messager de bonne nouvelle, il chante un cantique
d’allégresse; le battement de ses ailes a une vertu pacifiante... Il
vient, je le vois! L’archange lumineux aborde parmi nous... Aimez,
aimez, soyez implacables à force d’aimer! Aimez les hommes malgré eux,
aimez-les tant que votre amour les dompte, les transforme, et les
refaçonne à l’image de Celui qui, pouvant tout, choisit de mourir...

Les soldats, sans bien comprendre, étaient émus; Amasius aurait voulu
entendre encore cette parole d’amour, plus enivrante que le vin d’Asie;
mais, fidèle au mot d’ordre, il songeait aussi à Phocas, l’abominable
bandit, et il fit l’effort de dire:

--Maître, je reviendrai te voir, car ton discours m’a remué comme jamais
je ne le fus par les plus belles harangues. Je ne t’oublierai pas...
J’ai entendu parler d’un philosophe nommé Socrate ou Platon, je ne sais
plus, que mon centurion vénère comme un dieu... Tu seras mon Socrate...
Oh! que tes paroles m’ont fait de bien... Jamais je n’avais entendu de
pareilles choses...

Il se tut; puis faisant un nouvel effort:

--Et ce Phocas?

Le pauvre jardinier se leva et dit:

--Je suis Phocas.

--Toi? Maître, le vin d’Asie t’a-t-il fait tourner la tête?

--Je suis Phocas.

Par des tablettes, par une plaque de bronze qui lui affirmait, pour son
courage en des temps de peste, la reconnaissance de la ville d’Antioche,
Phocas prouva qu’il était Phocas.

Convaincu, Amasius murmura quelques paroles de mépris pour la sottise du
préteur Aurélius,--puis il emmena Phocas, et la nuit n’était guère
avancée quand ils entrèrent dans Sinope.

                   *       *       *       *       *

Dès le lendemain matin, Phocas fut jugé. Le peuple, prévenu, accourait
en grande foule; à la vue du bandit, du chrétien, de l’impie qui
haïssait les dieux, il poussa de joyeux cris:

--A mort! A mort! criait le peuple.

Aurélius, après quelques menues tortures et un court interrogatoire, où
Phocas avait avoué son crime d’être chrétien, proféra la sentence:

--Aux bêtes!

Et le peuple répéta:

--Aux bêtes, le chrétien! Aux bêtes, aux bêtes!

Peu après midi, le cirque fut ouvert et Phocas parut dans l’arène. Sans
souci des hurlements de la foule heureuse, sans songer aux fauves ni aux
taureaux, il cria d’une voix forte:

--Je suis chrétien!

Puis il s’agenouilla et attendit, en priant.

Ce fut un taureau qui sortit de l’ergastule.

La bête fonça sur sa proie, la transperça d’un coup de corne, la fit
sauter en l’air, puis s’éloigna.

Phocas retomba au milieu d’une pluie de sang. Il n’était même pas
évanoui et, comprimant son ventre d’où sortaient ses entrailles, il put
se remettre à genoux et continuer sa prière.

A ce moment, il aperçut, près de la porte de l’ergastule, Amasius et ses
soldats qui avaient été postés là, l’épée au poing, pour chasser la
victime au centre de l’arène, si elle cherchait à fuir vers les caves;
il reconnut ses amis, et, rassemblant ses forces, se souleva pour leur
envoyer, d’une main lourde, un signe d’amour et un signe d’adieu.

                   *       *       *       *       *

Les soldats, qu’un désir de gloire et de mystère avait touchés, se
consultèrent un instant; puis, tous, d’un bond, coururent à Phocas, en
criant:

--Nous sommes les fils de Phocas! Nous sommes chrétiens!

Ce fut une belle fête et dont le peuple de Sinope se souvint longtemps,
car on lâcha des lions et des panthères, et, au lieu d’une victime, il y
en eut une douzaine: les yeux des femmes burent du sang.



LA MÉTAMORPHOSE DE DIANE


Quand il vit la lune pâlir et trembler dans le ciel pur, voile égarée
sur le bleu des mers, Héliodore eut peur d’un tel présage et, se
dressant, les bras levés, il prononça des mots conjuratoires.

En vain. Les dieux fuyaient, oreilles sourdes; et, de leurs lèvres si
éloquentes et si riches en sagesse, il ne tombait plus dans le
sanctuaire que des oracles brisés par d’invisibles et nouvelles foudres.

Héliodore reprit sa place sur le banc de pierres, au seuil du temple. Le
vent du soir était triste comme un adieu; on n’entendait d’autres bruits
que le sanglot des roseaux; il pleura comme les roseaux, tout uni
d’amour au deuil des choses et des dieux.

                   *       *       *       *       *

Il pleura longtemps, puis il s’endormit, à ce seuil, toujours gardien et
toujours prêtre: des cris le réveillèrent et des lueurs de torches. Des
gens s’avançaient, petits, demi-nus, ceints de cuirs mal grattés, avec
de longs cheveux huilés, aux mains des épieux et des branches de pin qui
flambaient et fumaient dans la nuit. Le chef laissa tomber son épieu sur
la tête d’Héliodore, et le prêtre, lié de courroies, fut jeté parmi les
sanglots des roseaux; ensuite, on pilla avec soin le sanctuaire de Diane
aux genoux blancs.

Ces barbares avaient un pouvoir destructeur vraiment divin; ce que les
hommes avaient mis des siècles à construire, ils le démolirent en
quelques heures de nuit, et, tous les ors enlevés et chargés sur des
chariots, ils s’excitèrent par dérision à traîner hors du temple
l’Artémis inviolée dont le marbre, par sa candeur surhumaine, étonnait
la piété des pèlerins. Ils voulurent encore, sans doute pour être
agréables à leur dieu particulier, et croyant anéantir son
indestructible grâce, morceler l’effigie de la déesse blanche, mais
l’effigie voulut demeurer intacte, et les barbares s’éloignèrent, lassés
d’un sacrilège inutile.

Alors Héliodore rompit ses liens et se leva lamentable, d’entre les
sanglots des roseaux; le jour nouveau naissait; ayant lavé la vase qui
lui cloîtrait les yeux, il vit l’horreur de la dévastation impie et la
Vierge, son amour, couchée en travers du sentier, comme un cadavre
laissé là après le meurtre et après le stupre nocturne.

Il se laissa tomber près de la déesse et, ayant baisé ses pieds, il
s’évanouit.

                   *       *       *       *       *

«Marbre pur, marbre de grâce,

Genoux fiers,

Hanches où nulle main n’écrivit jamais son désir,

Crèche où nul enfant n’a dormi,

Source où l’oiseau n’est pas venu boire,

Ventre inaccessible,

Neiges éternelles,

Bras qui n’ont daigné accoler que le tronc sacré des chênes,

Mains qui n’ont caressé que les flancs des chiens blancs,

Seins qui n’ont palpité que de l’agonie des biches,

Bouche d’orgueil,

Marbre pur, marbre de grâce!»

                   *       *       *       *       *

Héliodore en son sommeil, balbutiait ces litanies, et, à chaque
invocation, il ajoutait un pardon, une supplication, l’expression de sa
honte, de son désespoir, de son amour.

«Pardonne-moi, Diane Artémis! Tu m’avais choisi comme gardien et je n’ai
pas su éloigner de toi les voleurs! Tu m’avais choisi comme prêtre et je
n’ai pas su te préserver du sacrilège.»

Quand Héliodore eut ainsi prié, en toute simplicité et en toute
humilité, il lui sembla que la déesse se levait et se penchait vers lui,
et il lui sembla que la bouche d’orgueil et de grâce disait:

«Je te pardonne, Héliodore, car tu m’aurais donné ta vie, si j’avais
voulu de la vie; mais les barbares te l’ont laissée par mon ordre, afin
que tu sois témoin d’un miracle tel que les hommes n’en ont pas encore
vu de pareil.

»Les dieux sont anciens, Héliodore, tu le sais; mais, si anciens, ils
ont eu une naissance et ils doivent tous mourir. L’heure est venue de
leur mort. Les dieux meurent, au moment où je te parle, mais ils ne
meurent pas comme des hommes; ils meurent comme des dieux, leur essence
permane et va revivre en de nouvelles formes.

»Ces changements sont nécessaires pour leur propre gloire et pour la
joie des hommes; quand les dieux sont trop vieux ils n’inspirent plus ni
la terreur, ni l’amour; ils deviennent indifférents aux âmes familières
et aux cœurs distraits; les hommes, ces éternels prisonniers, n’ont plus
confiance en l’échelle de grâce, ils ont peur qu’elle ne rompe sous
leurs pieds, ils n’osent plus monter au ciel: alors, retombés dans la
tristesse de leur nature, ils rampent, comme aux premiers jours du
monde, dans le marécage obscur de l’animalité.

»Il faut des échelles nouvelles; c’est pourquoi des arbres ont été
abattus dans la forêt de l’infini.

»Dors, Héliodore. Quand tu te réveilleras, toi qui m’aimas telle que je
fus, tu m’aimeras telle que je serai, et, par l’échelle nouvelle, tu
monteras si haut que tu en auras le vertige.»

Diane se tut et Héliodore crut voir, s’en allant vers le temple, une
femme vêtue d’une blanche robe traînante, toute semée d’étoiles bleues;
autour de sa tête, il y avait une lueur de soleil et, de ses mains
étendues, des rayons très doux tombaient vers la terre. Elle entra dans
le temple.

                   *       *       *       *       *

Héliodore dormit encore; quand il se réveilla, il vit que le temple
avait été restauré selon un art nouveau: partout, sur la blancheur des
murs, on avait peint des figures inconnues, des nimbes, des agneaux et
des lettres grecques appelées thau.

Il se leva et entra dans le sanctuaire, dont il se croyait toujours le
gardien et le prêtre, mais, ivre sans doute d’un si long sommeil, il ne
reconnaissait ni les trésors, vases, lampes, encensoirs, pourtant remis
à leur place tels qu’avant le pillage, ni la physionomie des fidèles, ni
l’effigie sacrée qui se dressait toujours sous le même dais de soie et
de perles,--et il restait debout, tout surpris, lorsque la voix de son
rêve sonna encore en son cœur:

«Héliodore, reconnais-moi, et aime-moi comme tu aimas Diane. Je suis la
toujours Vierge; approche-toi: si tu me dis quelques paroles d’amour, tu
comprendras, car c’est l’amour qui fait tout comprendre. Viens,
Héliodore, et mets le pied au premier échelon de l’échelle.»

Les fidèles chantaient:

    Ave, semper virgo,
    Ave, scala cœli.

Héliodore mêla sa voix à celle du chœur, et il aperçut aussitôt, dressée
devant lui, une échelle nouvelle faite avec les plus précieux bois
fauchés dans la forêt de l’infini. D’un élan il monta aux plus hauts
échelons; il monta si haut qu’il en eut le vertige, si haut qu’il
comprit les mystères éternels et la loi qui veut que tout ce qui change
ne change qu’en forme et non pas en essence.



RÉGELINDE


C’était au temps que les providentiels Barbares venaient de libérer
l’Europe de la tradition romaine. Les Goths fécondaient la paresseuse
Espagne. Une autre beauté surgissait d’entre les décombres des temples
vains. Des Aphrodites morcelées comme jadis des pierres jetées par
Deucalion, une humanité nouvelle naissait au monde, rayonnante de force
et de naïveté, ingénue et violente--et de la poussière des Cérès broyées
aux lourdes meules habituées à la docilité du grain les hommes du Nord
pétrissaient un pain inconnu qui donnait aux mâles le mystère de la
volonté et aux femmes le mystère de la grâce.

Régelinde était fille de roi.

Joyau! l’écrin se ferma sur elle le jour de sa naissance et ne se
rouvrit plus. Elle vécut dans le palais et dans les jardins royaux,
unique, seule de son rang et seule de son essence, aussi unique que
l’améthyste taillée en coupe où son père n’avait bu qu’une fois, y
buvant mêlé à du vin noir le sang frais d’un tributaire rebelle au
tribut.

Vêtue d’une robe blanche stellée de croix de jais, avec au col la bande
de pourpre et au doigt la bague d’argent des fiançailles secrètes, elle
passait en silence et les officiers se taisaient sur son passage et
s’inclinaient, les yeux voilés de la main gauche, selon la mode
orientale apportée à Hispal par Isidore, fils de Grégoire, médecin du
roi et homme docte.

Nul jamais n’adressait la parole à Régelinde que son père, Resçaon,
Majorien l’évêque et sa nourrice Ipa; aucune de ses quarante esclaves
n’eût osé toucher au bas de sa robe sans un ordre de ses yeux ou un
signe de son doigt: Régelinde était fille de roi.

Princesse! et adorée muettement par la gent du palais, comme une
émanation, comme une incarnation d’Iscratène, le Soleil boréal, comme
Iscratène elle-même, l’Astre féminin qui pendant six mois aime les
hommes et pendant six mois les hait.

Mais Resçaon était chrétien, baptisé dans les neiges par Abbas le martyr
qui, pour ondoyer l’enfant, maître du Septentrion, avait fait fondre à
la chaleur de sa main un morceau de glace coupé en forme de croissant de
lune,--et Régelinde, chrétienne, ne se croyait pas Iscratène, mais la
fille privilégiée du Dieu vivant.

Humble aux pieds de Majorien l’évêque, acceptant ses dires pénitentiels,
humble en face de son père, l’oreille ouverte à ses conseils, elle
retrouvait dans la solitude l’orgueil d’être l’unique Régelinde et la
joie d’être aimée par Celui devant qui les rois ne sont que de la
poussière et les évêques de la cendre: Dieu aimait Resçaon, Dieu aimait
Majorien, Dieu aimait Ipa,--mais Dieu n’aimait pas Ipa, Majorien ni
Resçaon comme il aimait Régelinde: et c’était vrai, aussi vrai qu’il y a
sept planètes dans le firmament, aussi vrai que le tonnerre est une
clameur du ciel, un avertissement d’avoir à pleurer nos péchés.

Or, un matin, Resçaon appela sa fille et lui annonça la venue du prince
des fiançailles secrètes. Le courrier arrivé dans la nuit le précédait
de six jours de marche: qu’elle se préparât donc à recevoir comme
seigneur le jeune roi d’Hippone, Saran, celui qui portait au doigt une
bague d’argent toute pareille à la bague de Régelinde.

Saran! son rêve était allé souvent vers Hippone et vers Saran; et même,
à force de penser à lui, lorsque la nourrice lui contait l’histoire des
fiançailles secrètes, parfois elle se l’était figuré: tel à peu près et
aussi superbe que Zinthe, le chef des Archers bleus, qui avait un zigzag
de foudre tatoué sur le front, aussi superbe, l’œil aussi froidement
doux, mais plus royal.

Saran! elle allait donc devenir femme!

Régelinde médita ce mystère et comme elle était très pure, ce fut en
vain. Sans doute, le lendemain des noces, au lieu de la robe blanche
stellée de croix de jais, elle revêtirait la robe de pourpre et, quand
elle deviendrait mère, la robe de sinople frangée d’or rouge, si c’était
un fils, frangée de lin, si c’était une fille,--mais comment
deviendrait-elle mère?

Interrogée, Ipa répondit, en levant au ciel ses yeux gris:

--«Iscratène, ma mère, Christ, mon sauveur, vous entendez ce qu’elle
demande?»

Ce fut tout. Alors Régelinde commanda qu’on fit venir et qu’on laissât
seul avec elle Isidore, fils de Grégoire.

Médecin du roi et maître du cérémonial, Isidore était magicien. Il avait
étudié sous les plus savants, à Thèbes, à Chrysopolis, à Alexandrie,
enfin, à Erythrée, la ville des sables rouges, dont les habitants
conversent librement avec les démons et dont le prince, Hucar, trois
fois ressuscité, use de plus de femmes en un jour qu’il n’y a de grains
de raisins dans une vigne royale.

Isidore entra. Il n’était ni jeune ni vieux, mais il paraissait fort
vif, doué d’une surnaturelle santé.

--«Princesse Régelinde, celui que tu enfermes avec toi, vierge, doit
être un vieillard.»

Isidore s’affaissa soudain comme sous un fardeau de siècles, et
Régelinde parla:

--«Enseigne-moi la science des générations. Dis-moi comment le Père
engendra le Fils; dis-moi quelles sont les conjugaisons des astres.
Nomme-moi les principes, les causes et les moyens. Quel est le père des
ægipans et quelle est leur mère? Apprends-moi les normes et les
ambigénies, la généalogie des semblables et celle des disparates, la
création de l’homme et celle de l’ibre, celle du musmon et celle de
l’ange; j’écoute.»

--«Je me tairai, répondit Isidore, fils de Grégoire; mais regarde.»

Et l’infinité des mondes se déroulant dans les espaces, tels que les
anneaux d’une chaîne prodigieuse, Régelinde vit les générations
successives, les désirs et les œuvres, les actes d’amour et les
naissances.

Elle vit, au commencement des choses, l’ombre du Père, immense dans le
ciel pâle, et du Père, comme un surgeon, le fils fut produit.

Elle vit les astres amoureux mêler leurs fluides,--et de nouvelles
lumières peuplaient aussitôt l’étendue.

Elle vit le Principe, qui est une roue dont le moyeu est un diamant,
dont les jantes sont les sept pierres primordiales, dont l’orbe est un
métal unique fait de tous les métaux purs,--et elle comprit que le
principe, la cause et le moyen sont Un.

Elle vit la création de l’ange, frôlement d’ailes, la création de
l’ægipan et de l’ibre du faune et du musmon.

Elle vit, enfin, par quels gestes l’homme recevait la vie:--mais alors
la honte fut si forte en son cœur pur, et la peur si violente en son âme
chaste, qu’elle suspendit le bras évocateur d’Isidore le mage et cria,
tombant à genoux:

«Après avoir vu cela, je ne veux plus rien voir. Que ces images me
demeurent à jamais sous les paupières, et seules,--afin de m’avertir que
je ne dois pas être pareille aux autres femelles, et que mon orgueil
doit être différent de l’orgueil de toutes les autres femmes et de
toutes les autres bêtes. Je veux bien être aimée, je veux bien être
fécondée, mais selon les méthodes supérieures, et non selon les formules
animales: et à quoi bon, puisque je possède désormais la connaissance du
principe, de la cause et du moyen. Dieu, par l’intermédiaire du Mage, a
instruit sa fille spirituellement: la chair m’est inutile et j’en dénie
les instincts.

»Saran, je ne serai pas ta femme, car tu mépriseras une beauté
suicidée.»

Elle ôta de son doigt l’anneau d’argent des fiançailles secrètes et, le
donnant à Isidore:

--«Tu m’en feras un autre avec celui-là, en y ajoutant son poids d’or,
afin de signifier l’union de Régelinde et de l’Infini.»

Elle dit encore:

--«Le salut est d’agir en négation des lois naturelles.»

--«Cela est ainsi», répondit le Mage.

Quand il fut sorti, Régelinde se creva les yeux.



L’INEFFABLE VOLONTÉ


Ser Bondetto, de Florence, était un homme riche, mais peu recommandable.
Il achetait des grains à bas prix, dans les années abondantes, et, dans
les années de disette, il les revendait fort cher au peuple imprévoyant.
En ces temps naïfs (c’était vers l’an 1240), un tel commerce était
réprouvé et l’on méprisait celui qui, spéculant sur la confiance des
faibles et des humbles, s’enrichissait avec le pain des pauvres. Plus
d’une fois, à l’applaudissement universel, la populace exaspérée pilla
ses magasins et brisa ses coffres, mais Ser Bondetto avait de secrètes
réserves, des caves profondes comme des catacombes où dormaient enfouies
la force et l’âme du monde, l’or et le blé, et, après chaque émeute, il
était toujours aussi riche, aussi puissant et aussi méchant.

Sa femme Bonadonna coopérait à sa mauvaise œuvre; elle tenait le
registre des ventes et des achats, pesait les pièces d’or en une petite
balance fort sagace, qui savait se déclencher au bon moment et qui, à
elle seule, eût enrichi ses maîtres. Bonadonna avait surtout un geste
exquis et précieux: son petit doigt se posait, avec la légèreté et la
prestesse d’un oiseau, sur l’un ou sur l’autre plateau et corrigeait,
avec une invisible dextérité, l’inflexibilité de la justice. Elle était
fort jolie dans ce rôle et Ser Bondetto l’aimait beaucoup: le soir,
quand ils faisaient leurs comptes, ils ressemblaient à un tableau qui
est au Louvre, car Bonadonna, pendant que son mari vérifiait les calculs
et les vols de sa chère compagne, ouvrait un livre d’heures, tout riant
de vives miniatures, et lisait à haute voix de douces prières.

Ils prospéraient donc, malgré les rancunes et les violences du peuple,
et ils étaient heureux, vivant en joie et en labeur, augmentant leur
fortune, sans négliger leur salut.

A vrai dire, pas plus que leurs frères d’aujourd’hui, ils ne
connaissaient leur coquinerie; leur méchanceté était tout instinctive et
ils n’avaient jamais raisonné leur scélératesse. Si les hommes
raisonnaient leur scélératesse, ils ne voudraient plus être scélérats.

Comme de bons chrétiens ils fréquentaient les églises aux heures
commandées et même ajoutaient à leur devoir beaucoup de pratiques
surérogatoires. Avares pour les pauvres, ils étaient libéraux pour le
clergé, et le clergé les estimait.

Or, il advint qu’un singulier prédicateur entra dans Florence et, du
premier jour s’y fit écouter. Il était vêtu à peu près comme un mendiant
et il parlait au peuple d’une voix forte et claire, n’importe où, au
milieu des places, au carrefour des rues, dans la cour des hôtelleries.
Quant à ses paroles, on en n’avait jamais entendu de pareilles. Il ne
citait pas de latin, il ne faisait pas de belles phrases, il n’ordonnait
pas de longues et harmonieuses périodes, il ne divisait pas son discours
en plusieurs points, il n’usait ni de la prosopopée, ni de l’antiphrase,
ni de l’exorde, ni de la péroraison; il disait seulement: «Aimez-vous
les uns les autres et pour vous aimer mieux, faites-vous pauvres, car on
n’aime bien que lorsqu’on est libéré de la richesse qui endurcit le cœur
et le rend aussi inerte qu’un morceau d’or; et si vous êtes déjà
pauvres, réjouissez-vous, car vous êtes les préférés du Christ et les
vrais princes de son empire. Malheur au riche! il a été trouvé sans
amour et il a été condamné.»

Il disait ces choses et bien d’autres, et les âmes étaient touchées, et
les prêtres, qui étaient parmi les riches, eurent peur. Afin que le
pauvre n’eût pas l’air de prêcher contre eux, ils lui ouvrirent leurs
églises et lui offrirent leurs chaires, bien qu’il n’eût pas reçu les
ordres sacrés et bien qu’il ne fût qu’un homme de bonne volonté.

Il prêcha un soir dans l’église de Saint-Côme. C’était la paroisse de
Ser Bondetto: il eût soin de se trouver là, au premier rang, avec sa
chère Bonadonna, et tous deux écoutèrent, ravis d’étonnement, des
vérités qui leur étaient inconnues.

En regagnant leur logis, escortés de serviteurs portant des flambeaux,
ils n’osèrent, contrairement à leur habitude, se faire part de leurs
impressions. Cette fois, elles étaient trop violentes, et surtout trop
neuves; ils s’en trouvaient comme enivrés.

Le lendemain matin, le premier client qui entra dans la boutique fut un
pauvre vieillard. Il venait quérir du blé pour un denier.

--Que veux-tu faire d’un denier de blé? demanda Ser Bondetto. Que
peut-on faire d’un denier de blé? D’ailleurs, je ne vends pas pour de si
petites quantités. Je vends aux meuniers, les meuniers vendent aux
boulangers, et les boulangers vendent au peuple. Voici donc un ducat:
achète-toi du pain, du vin, des olives, et sois heureux.

--Connaissez-vous ce vieillard, Ser Bondetto? demanda Bonadonna, quand
le pauvre fut parti. Moi, je ne l’ai jamais vu.

--Ni moi non plus, Bonadonna, je ne l’ai jamais vu. Il n’est sans doute
pas de Florence.

--Il vient peut-être de très loin? dit Bonadonna.

--Peut-être, dit Bondetto.

--Vous avez bien fait de lui donner un ducat, dit Bonadonna.

--Je l’ai donné sans réfléchir, dit Bondetto.

--Vous avez bien fait, Ser Bondetto, reprit Bonadonna, car je crois que
ce pauvre nous a été envoyé par le Christ, afin d’éprouver notre cœur.

--C’est aussi ma pensée, répondit Bondetto.

Depuis ce jour, Bonadonna renonça au gracieux geste de son petit doigt,
léger comme un oiseau, et les meuniers de Florence furent surpris de
l’insolite générosité de Ser Bondetto qui, pour mesure, maintenant,
livrait volontiers mesure et demie. Tous processionnèrent vers sa
boutique, croyant à une aberration momentanée, car tous voulaient
profiter, tous voulant mourir riches, selon la devise qui est devenue,
par la suite des temps, la devise de tous les hommes civilisés.

Cependant, Ser Bondetto vendit tout son blé, et comme il avait négligé
d’en racheter, ayant d’autres idées, un jour, il ferma boutique et il
dit à Bonadonna:

--Je n’ai plus de blé et mes coffres sont pleins d’or. Que ferons-nous
de tant d’or? Ne pensez-vous pas qu’il conviendrait de l’offrir aux
pauvres,--s’ils en veulent?

--Je le pense, dit Bonadonna. Réservez seulement de quoi acheter une
petite maison, un champ, une voiture et un âne, car je désire me retirer
à la campagne.

Il fut fait selon ce que voulait Bonadonna. Retirés en une pauvre
bicoque, ils se firent jardiniers et ils vécurent du travail de leurs
mains. Devenus pauvres et bien qu’ils eussent passé la première
jeunesse, ils se sentirent tout à coup reverdir comme un arbre à moitié
mort que l’on ampute de la gourmandise de ses grosses et lourdes
branches. L’amour qu’ils déversaient sur leur blé, sur leur or, sur leur
vaisselle d’argent, sur leurs vêtements de soie, sur leurs meubles
sculptés, sur leurs joyaux, cet amour, extériorisé vers la fornication
du métal et du bois, leur rentra dans le cœur, et ils commencèrent à
s’aimer tant et tant, qu’à peine si les archanges ou les séraphins sont
capables d’une si profonde dévotion.

Ils s’aimaient en Dieu, par le renoncement, et, ne possédant plus rien
que le nécessaire, ils avaient tout, par surcroît, tout,--toutes les
richesses spirituelles dédaignées de ceux qui n’adorent que la
matérialité.

Ils s’aimaient à ne plus pouvoir parler; demeurant des journées entières
penchés sur la terre, ils maniaient en silence leur bêche, contents et
reposés de s’être regardés à la dérobée, de se savoir l’un près de
l’autre en communauté d’amour et de travail.

Mais, n’étant plus égoïstes, l’amour qu’ils avaient l’un pour l’autre ne
leur suffisait pas, et ils se mirent à aimer leurs proches, puis tous
les hommes et surtout ceux qui étaient pauvres comme eux, et surtout
ceux qui étaient encore plus pauvres, ceux qui s’en vont par les chemins
sans but et sans pain, sans espoir et sans joie; ils les recueillaient
dans leur petite maison et même s’en allaient au-devant d’eux, le long
des routes; pour les nourrir, ils travaillaient double, mais ceux qu’ils
avaient secourus, n’étant pas ingrats, les aidaient dans leur labeur, et
la pauvre bicoque de Ser Bondetto devint une petite colonie d’hommes
humblement heureux.

Après vingt ans de vie parfaite, Bonadonna, ayant trop peu ménagé ses
forces, tomba malade et fut bientôt à l’article de la mort, à la page du
livre qui lui aurait été douce entre toutes (car son espoir était
infini), si Ser Bondetto avait pu la lire, penché près d’elle, tête
contre tête. Mais Ser Bondetto se portait à merveille et sa force, bien
qu’il passât bien des nuits, ne faiblissait aucunement. Lui aussi,
pourtant, se désolait. Il voyait, les yeux navrés, venir la Libératrice
qui ne viendrait pas pour lui, et souvent il pleurait de ne pas mourir.

L’heure suprême arriva où Bonadonna demanda les derniers sacrements. Ser
Bondetto alla quérir un prêtre.

Déjà le chrême avait touché le front de la mourante, déjà les amis de la
maison récitaient les prières des agonisants, quand Bondetto, qui
pleurait à genoux, se leva et dit:

--Je veux mourir aussi!

Et se couchant près de sa femme, dont il saisit la main, il reçut, après
elle, la consolation de l’huile sainte et la grâce du viatique.

Ensuite, comme les assistants émerveillés se taisaient et regardaient,
admirant cet incroyable miracle de l’amour et de la volonté, Ser
Bondetto et Bonadonna poussèrent ensemble un grand gémissement.

Ils étaient morts.



HAMADRIAS


I

Hamadrias, la marquise Fioravanti avait reçu ce nom galant et
mythologique à son entrée dans l’Académie des Asolans, où le cardinal
Bembo charmait, avec ses casuistiques amoureuses, de belles et nobles
femmes et de doctes cavaliers. Les réunions étaient à la villa du
cardinal, sous les pins et sous les chênes, et l’on discutait, en
péripatéticiens, sur tous les cas de conscience qui peuvent émouvoir des
amants, non moins maîtres de leurs sens que de leur cœur. Bembo,
gravement souriant, avait très souvent le dernier mot, et, par
contentement, il redressait la tête, agitant les glands rouges qui
tombaient de son chapeau de feutre blanc. Mais les cavaliers aussi
trouvaient, dans le souvenir de leurs aventures, de sérieux arguments,
et les princesses et les marquises, maintes fois, résolurent avec
ingéniosité des questions de principe qui embarrassaient le cardinal et
rendaient songeurs les abbés, enclins pourtant à l’ironie.

Ainsi, on se demandait:

«Si une dame, aimée d’un amant timide, peut encourager cet amant jusqu’à
lui donner des marques non équivoques de sa sollicitude,--par exemple,
choisir ouvertement sa compagnie, lui demander la main pour descendre
l’escalier, lui faire compliment sur sa figure, et même allant plus
loin, lui donner un baiser?»

Sur une telle question, la controverse allait droit au baiser, et l’on
épiloguait longtemps. Des femmes, très raffinées et fort égoïstes,
vantaient le charme d’être aimées par un timide dont les yeux seuls
parlent; c’était, disaient-elles, un plaisir exquis que cette muette
adoration et que cette douloureuse contrainte imposée à un être dévoué
ainsi qu’un esclave. Le baiser gâterait tout, puisqu’il métamorphoserait
la timidité en audace, et qu’il faudrait bientôt céder sur tous les
points à la fois et abandonner au vainqueur que l’on aurait fait
soi-même, toutes les redoutes et enfin le château-fort.

«Le château Saint-Ange!» risqua un cavalier spirituel, mais hardi en ses
propos.

A ce mot, le cardinal se mit à sourire, puis à rire, bien cordialement,
et, encouragées par cette condescendance, les princesses et les
marquises se répétèrent la jolie métaphore sur un ton à peine
scandalisé.

«Seigneur cavalier, dit Hamadrias qui, ce jour-là, n’avait encore ni
parlé, ni ri; votre mot est l’un des plus beaux qui soient sortis de
notre Académie. Avec cela et la gloire que lui fera, dans les siècles
futurs, le nom de notre cardinal, la voilà assurée d’une renommée
éternelle, si je ne me trompe. Le château Saint-Ange est la clef de
Rome, si bien que celui qui détient cette forteresse est maître de toute
la ville. Il en est de même pour la femme: maître du château, vous
l’êtes de tous les palais, de tous les plaisirs, de toutes les pensées,
de tous les désirs, de tous les rêves qui s’agitent en ce petit monde
aux agréables formes; et que vous le preniez par connivence, ou par
ruse, ou par force, le résultat sera toujours pareil et la soumission
aussi absolue.»

«C’est aller trop vite, madame, dit le cardinal, et vous tranchez les
questions les plus subtiles avec bien de la violence.»

Les marquises et les princesses dirent ingénument: «Madame, vous nous
avez trahies.»


II

Jamais plus Hamadrias n’alla sous les pins et sous les chênes disputer
avec les Asolans. Elle les trouvait puérils et un peu hypocrites. En se
joignant à eux, elle avait cru que des discours hardis et vrais lui
auraient permis de revivre élégamment les plaisirs d’amour, auxquels,
lasse, elle venait de dire adieu,--ayant à peine, cependant, dépassé la
trentaine. Mais les distinctions de ces âmes froides et de ces cœurs
légers, et de ces esprits faussés par la mode, l’exaspéraient, et,
aussi, l’humiliaient. Elle avait tant vécu, elle avait aimé si
abondamment que les débauches cérébrales de ces prudents lui semblaient
des rêves d’enfants malades et le cardinal, que pourtant elle estimait,
lui apparaissait tel qu’un pédagogue naïf et compliqué, vaniteux et
bonasse, très probablement impuissant et un peu ridicule.

Ayant donc abandonné les Asolans, elle voulut se purifier par des actes
et laver, en des baisers qui ne fussent pas des métaphores, le bleu
platonicien dont elle sentait qu’on lui avait teint la peau,--et elle se
laissa aimer pour la centième fois, mettant en cette dernière épreuve,
avec tout ce qu’elle avait de sensualisme païen, tout ce qui lui restait
de foi et de désintéressement.

Mais la viole ne vibrait plus.

Alors, elle songea à sa beauté et la voulut immortelle.

Sa beauté, son corps, sa forme, elle n’avait jamais aimé que cela, en
somme,--et de retour de chacun de ses voyages à la recherche de l’amour,
avec quelle joie, reprenant possession d’elle-même, elle retrouvait la
grâce absolue de sa chair adorée!

Michel-Ange tailla dans le marbre la glorieuse Hamadrias et la marquise
Fioravanti exposa en son palais, dans la galerie des fêtes, parmi les
vasques d’agate et les dieux de bronze, le chef-d’œuvre sans pareil de
sa propre beauté. Sur le socle, il y avait écrit ce seul nom,
_Hamadrias_,--afin que la postérité révérât, comme une déesse, la femme
qui ne voulait que la gloire anonyme d’avoir été belle.

Et les cardinaux, les abbés, les cavaliers, les princesses et les
marquises passèrent dans la galerie du palais Fioravanti, admirant
l’œuvre du sculpteur et blâmant l’impudeur d’Hamadrias. Elle était là,
écoutant les propos, jouissant de l’envie, aimable et fière, se vouant,
pour son heure suprême, à laisser le souvenir d’une grâce impérieusement
unique,--puis, quand tous eurent passé au son des violons et des harpes,
elle approcha de ses lèvres la bague empoisonnée, don du défunt
pape,--et ses femmes l’emportèrent.


III

Le lendemain, don Giacinto Carrera, cardinal en disgrâce et évêque de
Foligno, recevait cette lettre:

«Très fidèle ami,--l’Empereur a dormi dans mon lit, j’ai été le plaisir
d’un pape et j’ai passionné des cardinaux; j’ai eu pour amants des
jeunes hommes étonnés de leur bonheur et des vieillards respectueux de
mes caprices; des artistes qui oubliaient de me plaire parce que ma
beauté les enivrait; des dévots qui m’adoraient ingénument, des abbés
dont la perversité m’amusait; des poètes qui rêvaient dans mes bras à
celles qu’ils n’avaient pas; des Castillans stupides comme des boucs et
des Tudesques mélancoliques; des êtres de toutes les nations et même de
ceux-là dont l’amour stérile a le ragoût spécial de l’obscène; j’ai été
aimée jusque par la jalousie de mes pareilles et j’ai désarmé leur
jalousie.

»(Ah! très fidèle ami, quelle confession--si c’en était une!)

»Que me reste-t-il?

»L’imprévu?

»Je ne crois guère à l’imprévu pour une femme de ma beauté, de mon âge,
de ma liberté. Tous les hasards sont venus à moi et je les ai pris tous,
même s’ils n’avaient pour séduction que la batte d’Arlequin ou la
casaque de Pantaleone.

»L’amour? Encore l’amour?

»J’ai trop aimé pour y croire désormais et on m’aima trop pour que
l’amour de demain puisse me faire oublier celui d’hier.

»Songez, très fidèle ami, que Cristoforo de Naples,--qui n’avait pas
vingt-trois ans et dont le génie troublait Michel-Ange,--s’est tué pour
moi, et que je l’adorais et que je vis, et que je l’ai pleuré et que je
l’ai oublié,--si bien que je ne saurais plus dire la couleur de ses
yeux, les yeux de Cristoforo, jadis ma joie, mon ciel, mon lac de Nemi,
mon golfe de Naples!

»Non, très fidèle ami, je n’ai plus d’espoir qu’en ma volonté de mourir
belle: ce sera ma dernière volupté.»



LA RÉVOLTE DE LA PLÈBE


I

Le beau, le fort, le royal mâle, le bourreau jovial et roux s’arrêtait
aux carrefours et, un nègre grotesque ayant soufflé dans une conque
marine, qui rendait des sons puissants et doux, comme venus d’en haut,
le bourreau jovial et roux criait de sa belle voix d’appel:

--A la plus belle! A la plus belle!

Il criait, puis il flagellait sa mule vêtue d’orreries et de cuirs
historiés de rires rouges, et plus loin, parmi les gens contents et les
filles songeuses, il criait encore:

--A la plus belle! A la plus belle!

Quand il arriva devant le palais de la reine, il quitta sa mule
historiée de rires rouges et à genoux il cria son cri:

--A la plus belle! A la plus belle!

Alors, une étoffe de pourpre monta des entrailles de la tour et flotta
au-dessus des créneaux, pendant que huit soldats de bronze sonnaient des
airs d’amour en des trompes d’ivoire.

La reine parut sous l’étoffe de pourpre pliée en dais dont les coins
étaient retenus par des amazones qui dressaient, à la place de leurs
seins rasés, des boules d’argent hérissées de pointes d’or: un jeu
habile l’éleva trois fois comme une apparition plus haut que le mur des
créneaux et le peuple d’une seule voix criait à son tour, confondant en
une adoration unique l’élue de la pourpre et la future élue du sang:

--A la plus belle! A la plus belle!

Au troisième jeu, la reine descendit et ne remonta plus, la foule se
tut, le voile de pourpre s’affaissa, les hérauts de bronze abaissèrent
leurs trompettes, et le bourreau jovial et roux, enjambant sa mule aux
rires rouges, continua son chemin par les rues, s’arrêtant aux
carrefours et criant, après la sommation de la conque, de sa belle voix
d’appel:

--A la plus belle! A la plus belle!

                   *       *       *       *       *

Les agapes du soir furent solennelles et douces.

--C’est toi la plus belle! disaient les amants à leur belle. Demain tu
seras choisie et je ne te verrai plus. Laisse que je m’enivre pour
jamais à la coupe jumelle de tes seins purs et que je pénètre une
dernière fois en toi, pour que dans les autres mondes il naisse de moi
un Dieu!

Mais l’amante songeait et disait:

--Je ne suis pas la plus belle. Tu verras, je serai dédaignée, nous
retrouverons nos jours et nos nuits. Laisse-moi me baigner et me
parfumer, laisse-moi dormir, que mes yeux soient calmes; laisse-moi: tu
m’aimeras demain. Je veux qu’Il me choisisse--pour la prochaine fois.

Ayant entendu cela, les amants s’attristaient et disaient:

--Tu es la plus belle! Il te choisira demain. Donne-moi les derniers
plaisirs et qu’un Dieu immortel naisse de ma chair mortelle.

Et les belles attendries par la certitude de leur beauté unique et sûre,
aimaient leurs amants--pour la dernière fois.

--Oui, disaient-elles, vaincues, il n’est que trop vrai: je suis la plus
belle, je me sens déjà élue!

Les trompettes de l’aube les réveillèrent toutes pâmées d’amour et
d’orgueil.

                   *       *       *       *       *

La montagne du sacrifice s’élevait comme un cap au bord des flots verts,
portant à son sommet la statue du Dieu éternellement voilée de blanc. Il
était debout, ramenant sur sa poitrine avec ses bras croisés, les plis
d’un lourd manteau d’argent. Pour l’avoir vu nu pendant quelques
secondes, tous les ans, le peuple devinait et aimait sa beauté
impérissable, sa grâce vierge et immaculée,--car si la plus belle lui
était offerte, il n’en voulait que le simulacre et ses bras ne s’étaient
jamais noués, comme ceux d’un Baal impur, sur de la frissonnante chair:
celle qui mourait pour lui ne mourait pas sous des baisers obscènes et
torrides, mais, holocauste d’amour, en versant avec décence un sang
sacré.

La foule adorait muette, agenouillée dans la plaine, les yeux extasiés
vers l’idole ou levés, moins haut, vers la reine qui, à mi-chemin sous
son dais de pourpre pleurait, selon le rite, le malheur de ne pouvoir,
ayant été élue la Puissance, être élue la Beauté.

Quand le soleil atteignit dans le ciel un certain point connu de lui
seul, le bourreau jovial et roux parut sur la montagne pour disposer aux
pieds du Dieu un billot entouré d’étoffes précieuses, mais il se retira
aussitôt derrière la statue, attendant le signal d’amour.

A ce moment, le défilé commença. Vêtues de voiles blancs, ainsi que
l’Amant dont elles voulaient la conquête, une à une, les jeunes femmes
gravirent la montagne sainte et, passant lentement devant le dieu
immobile, elles redescendaient par un autre chemin.

Elles passaient et redescendaient tristes et pleurantes, pour venir se
ranger autour de la reine, cortège de dédaignées, et cette partie de la
montagne retentissait d’un bruit terrible de sanglots qui, comme les
flots d’un torrent de honte, venaient retomber sur le peuple à genoux.

Toutes étaient passées et nulle n’avait été choisie!

Toutes! non, en voici encore une, mais si pâle et si indécise à gravir
la route que l’on devine une incrédule, peut-être une blasphématrice.

--Va! va! cria la foule. C’est toi! Il t’attend. Va! va! Monte avec
courage! Monte, tu es belle! Monte, tu es la plus belle!

Et à chaque cri de la foule, comme portée par la puissance de la parole,
la victime avançait d’un pas.

Elle arriva sous la statue: les bras du Dieu, pour un instant,
s’ouvrirent étendus en croix comme deux grandes ailes blanches,--et le
peuple disait, ému, d’une joie divine: «Voilà celle qu’il a choisie!
Merci! Gloire à Dieu! Gloire à Dieu!»

Cependant, plus pâle encore, et toute chancelante, mais résignée, la
Victime, imitant les gestes du Dieu, étendit ses bras blancs vers la
foule qui adora, enivrée, la beauté voulue par le Mystère.

Cet acte de prêtresse, la piété du peuple, la conscience absolue d’être
bien vraiment «la plus belle», ce rôle d’hiérophante et d’holocauste,
tout cela raffermit enfin la jeune femme et, sans même un regard vers
celui qui, perdu dans l’assemblée des fidèles, se glorifiait
douloureusement d’une telle amie, elle s’agenouilla et posa son front
blanc sur le billot habillé d’étoffes précieuses. On vit s’avancer le
bourreau jovial et roux qui, tout en criant de sa belle voix d’appel:

--La plus belle! La plus belle! La plus belle! sortit de son écrin le
glaive nu des sacrifices.

Sur le cou incliné le glaive tomba.

Alors le bourreau jovial et roux prit par les cheveux la tête heureuse
de la plus belle, et d’un geste large il la lança dans la mer.

Les cheveux d’or, lourde étoffe, laissèrent la tête heureuse tomber
lentement dans le ciel bleu, comme un don divin; les cheveux d’or
s’ouvrirent en éventail de bénédiction et le ciel bleu, pour un éclair,
s’illumina d’un second soleil.

Le peuple criait, sur un mode d’amour et de pitié:

    O tête la plus belle,
    Que ton sang nous bénisse!

La tête doucement s’enfonça dans la mer.


II

--Seigneur, dit Amalio, c’est le peuple qui se révolte.

--Pourquoi?

--Seigneur, sait-on pourquoi le vent souffle en tempête, qui, l’instant
d’avant, passait odorant, doux et nonchalant?

--Va et interroge les meneurs. Qu’ils disent leur désir: je
l’accomplirai, s’il est juste.

Seigneur, ils ne sauront pas me répondre.

--Interroge-les toujours.

--Seigneur, vos archers seuls se font comprendre.

--Tais-toi et va.

Quand son ministre fut sorti, Sansovino reprit sa marche impatiente de
prince prisonnier de l’inquiétude. Fort, mais seul contre le délire des
foules, il doutait d’une force qui n’avait pas su pacifier les ouragans
et intérieurement il reniait la gloire du pouvoir.

Maître de lui, cependant, et de l’ironie plein les yeux, il cherchait la
cause secrète, peut-être lointaine, de cette révolte déconcertante, et,
s’arrêtant çà et là, il semblait interroger les vieux confidents de sa
souveraineté et ses gardiens, le double rang des héros de marbre, les
énigmatiques armures, incorruptibles corps laissés là par des âmes
insoucieuses;--et il adressait aussi des questions aux êtres auréolés
qui s’extasiaient dans la splendeur éternelle des mosaïques;--et il
interrogeait encore, mais d’un regard plus doux, Fulvia, sa maîtresse,
sorte de reptile fauve et doré, qui se roulait à moitié nue dans un
coin, vautrée parmi de précieuses soies, mangeant des oranges et jouant
avec un singe.

La bête à chaque instant s’empêtrait dans les étoffes ou dans la robe de
Fulvia, une courte tunique de lin rouge brodée de noires têtes de
cynocéphales; alors, elle se fâchait, montrait les dents, puis calmée
aussitôt, faisait patte de velours, caressait le cou, les épaules et les
seins de son amie, à l’imitation de Sansovino; ensuite, riait en se
gonflant les joues.

--Fulvia, dit le prince, je te défends de te laisser caresser par
l’Angiolo. Il te mordra, et tu sais que je n’aime pas le sang.

--Le sang, le sang! cria Fulvia, c’est beau, le sang, c’est de l’eau
pourpre, c’est de l’eau vivante!

Un geste la fit taire et elle se rencoigna:

--Angiolo, sois sage! Le seigneur a dit que tu sois sage... Tiens,
regarde, ton portrait, là, et là encore, tiens, tiens, tiens...

Et elle relevait, ingénue ou perverse, le pan de sa courte robe,
dénudant ses grêles et pures hanches, le profil aimable de son ventre
vierge de fruit.

Soudain (la peur donne la pudeur), elle cessa de jouer, baissa sa robe,
la rentra entre ses jambes, comme une lutteuse. L’Angiolo aussi se figea
en une grotesque statuette de la crainte,--et, sa main agrippée à celle
de Fulvia, il tremblait.

Sansovino s’arrêta court, le poing sur sa dague.

Une voix de houle s’élevait, un aboiement d’infernale meute,--et des
stridences comme de tempête, les cordages giflant les mâts, la voilure
claquant avec désespoir.

--Le Tranche-têtes! le Tranche-têtes! le Tranche-têtes!

Amalio rentra.

--Eh bien?

--C’est le Tranche-têtes, seigneur.

--Ne l’ai-je pas supprimé? dit Sansovino. N’ai-je point annihilé cette
cruelle fête ou douze têtes de vierges tombaient sans gloire et sans
expiation pour la seule sauvegarde d’une tradition criminelle et folle?
Dans les temps anciens, tu le sais, il n’y avait qu’une victime. Il en
fallut deux, bientôt, puis quatre, puis douze à la superstition stupide
de la plèbe et des prêtres... Douze crimes pour honorer l’infini!...
Amalio, je suis venu et j’ai protégé mon peuple contre lui-même; j’ai
défendu tous les sacrifices sanglants: ni douze têtes, ni une seule.
Plus de sang! Que demandent-ils donc? Ne suis-je pas obéi?

--Vous êtes obéi seigneur. Aussi, je ne comprends pas.

--Alors, à quoi es-tu bon? Retourne, amène-moi un de ces sauvages, un
chef, s’il y en a... Oui, la Plèbe a toujours des chefs... Les chefs
sont la conscience de la Foule... Amène-moi la conscience de la Foule,
que je la sonde, que j’enfonce mon bras dans le secret de ces
ténébreuses entrailles!

--Je sais ce qu’ils veulent, prince, dit Fulvia.

--Tais-toi et habille-toi. Le Peuple va entrer ici, et il n’aime pas la
beauté. La beauté le surprend et le met en colère.

Fulvia obéit.

--Angiolo, viens, et soyons bien, bien sages. Viens, ami, et je vais te
dire une histoire. Chut! Tu ne sais pas ce que c’est que la fête du
Tranche-têtes? Ecoute bien!... Oh! c’était si beau!... Figure-toi tous
les ans, à Pâques, quand le soleil monte et s’épanouit comme une grande
fleur d’amour... tu fus jamais amoureux, toi, l’Angiolo?... douze belles
filles de trois fois six ans, et blondes comme Lui, se sacrifiaient pour
la Cité et mouraient pour perpétuer la vie... Elles allaient, vêtues de
blanc comme de nouvelles épousées, vers la montagne du Levant, et là,
toutes se dépouillaient de leurs parures et, nues, se baisaient sur la
bouche, puis s’agenouillaient, et l’homme rouge leur coupait la tête...
Il était beau, lui aussi, l’homme rouge, et fort, et grand! Douze fois
la hache tombait, et ses bras ne mollissaient pas... Ah! la belle fête!
Le Peuple entier était là, pleurant d’amour, chantant des cantiques au
Dieu si bon qui donne la vie avec joie et à qui il faut la rendre avec
joie. Du sang, du sang, mon petit l’Angiolo! Le beau sang pur coulait
sur les flancs de la montagne de marbre, et les vierges buvaient une
goutte du beau sang pur et vierge, pour devenir aptes à l’amour et à
l’enfantement... Maintenant, les filles seront délaissées et elles
seront stériles... O Sansovino, pourquoi as-tu défendu la fête?... Tu
dors, mon petit l’Angiolo:

          Fais dodo,
          L’Angiolo,
    Dodo, mon ’tit l’Angiolo!

--Que veux-tu? demanda Sansovino au chef du Peuple qu’Amalio poussait
vers le prince.

--Le Tranche-têtes, seigneur.

--Il est supprimé.

--Rétablis-le, seigneur, si tu nous aimes... Les douze sont prêtes,
elles sont là, avec nous... Veux-tu les voir?... Venez, Lucia, Corona,
Palma, venez toutes!

Les douze vierges entrèrent, pâles et les yeux ardents. Elles se
tenaient par la main. Elles saluèrent le prince et Lucia, d’une voix
sévère et un peu frissonnante, dit lentement:

--Nous t’en supplions, Prince, permets le Tranche-têtes!

Sansovino ne répondit pas.

Alors un autre chef entra, quasi-nu, la poitrine poilue et rouge. Il
leva son bâton et dit:

--C’est moi le Peuple. Le Peuple veut le Tranche-têtes.

Sansovino répondit au Peuple.

--Je n’ai plus de bourreau... Qui sera l’homme rouge?

--Moi, dit le Peuple.

--Allez, dit Sansovino, et que le peuple soit son propre bourreau.

Les hommes sortirent, les douze vierges sortirent, et un violent cri de
joie, un hurlement voluptueux entra par les étroites fenêtres. Le peuple
délirait, chantait, infatigablement, sur le ton de l’ivresse:

--Au Tranche-têtes! Au Tranche-têtes! Au Tranche-têtes! Gloire à Dieu!
Gloire à Sansovino!

Fulvia, bondissant de son coin, l’Angiolo dans ses bras, courut au
prince:

--Tu es bon, tu es bon, Sansovino! comme je t’aime!

Mais le prince, l’écartant d’un geste, appuya son front à l’épaule du
triste Amalio,--et il pleura.



L’ACCIDENT ROYAL


Le jeune roi et la jeune reine firent leur entrée par la porte royale.
C’était une brèche que l’on ouvrait dans la muraille à de solennelles
occasions, quand le roi, mort ou vivant, revenait d’une guerre et d’une
victoire. Des ancêtres du jeune roi avaient franchi jusqu’à douze fois
la brèche, douze fois pratiquée, douze fois restaurée; mais depuis
longtemps, depuis des générations, la porte royale était restée murée et
un lierre y étalait sa paresse, symbole de paix et de décadence.

Le lierre fut arraché et le vainqueur entra.

Le cortège était simple et magnifique: d’abord, des escadrons de
cavaliers, crinière au vent et lance au poing; puis, en un carrosse
découvert, le roi et la reine: le roi, serré comme une abeille dans un
corselet de velours aurore, brodé d’hyacinthes, et la reine, pareille à
une libellule, dans un corselet de soie violette brodé de topazes; tout
autour du carrosse, des gardes cavalcadaient, et venaient enfin, fermant
la marche, de solides soudards casqués de fer, et dont l’épaule pliait
sous la lourde et longue arquebuse.

Respectueuse et curieuse, la foule se pressait sans cordialité, sans
joie; elle semblait bouder, songeant qu’on l’avait frustrée des fêtes du
mariage royal et que le vainqueur lui amenait, fille du vaincu, moins
une reine qu’une esclave couronnée.

Cependant, la jeune reine souriait et le roi saluait son peuple.

Des moments se passèrent ainsi et le cortège avançait lentement, mais
sans heurts, sans tempêtes; le carrosse doré paraissait une majestueuse
galère sur des eaux calmes.

Trop de sagesse chez le peuple inquiète les rois, comme une mer trop
paisible inquiète les capitaines. La jeune reine, la fille du vaincu, se
pencha vers son mari et, tout en continuant de sourire au peuple,
prononça quelques paroles sans doute convenues d’avance, car le roi n’en
fut pas ému et ne répondit que par un signe. Un aide de camp ayant
tourné les yeux vers la voiture royale, le jeune roi porta ingénument la
main à son menton; l’aide de camp répéta ce geste, mais aucun incident
immédiat ne fut la conséquence de ce mystérieux échange de brèves
pensées.

Peu à peu, la foule s’accroissait et une visible houle agitait
légèrement la surface du tranquille océan; il y avait des courants, des
remous, mais paisibles, mais doux, mais silencieux. Enfin, on tourna
vers une rue plus large, encore mal déblayée, car le cortège avait
marché à une rapidité relative et imprévue: les attardés fuyaient vers
les maisons, intimidés par les chevaux, par les lances, par l’air brutal
des cavaliers. Le train se ralentit; mais, tout à coup, sans cause
apparente, un des chevaux du carrosse fit un écart: l’attelage, monté
par de subtils postillons, hésita une seconde, puis se rejeta violemment
sur la gauche; la ligne des gardes fut rompue, des imprudents
s’avançaient: l’un d’eux roula sous les pieds des chevaux.

Alors, brusquement comme un équipage de cirque, l’attelage royal reprit
sa position, les six chevaux ramenés à la paix, maintenus immobiles.

Le roi sauta à terre, arriva le premier au blessé qu’il éleva dans ses
bras. Instantanément, de la foule, naguère si calme et presque muette,
monta un grondement qui bientôt éclata, tel qu’un formidable coup de
tonnerre d’acclamation. A ce peuple inactif et qui regardait, l’acte du
roi avait paru une merveille d’à-propos et d’héroïsme: ces chevaux
soudain arrêtés, le roi descendant de son carrosse, se jetant au secours
d’un inconnu, victime, sans doute, de son imprudence ou de sa
curiosité--quelle occasion d’enthousiasme!

Mais quand la foule vit le jeune roi installer lui-même le blessé sur
les coussins royaux, à côté de la reine, qui s’empressa de lui essuyer
doucement le visage et les mains, ce fut un indicible délire,--et
l’armée elle-même, oubliant son rôle, entonna de frénétiques hourras.

--Quel bon roi! disait le peuple, quelle bonne reine! Il n’y a qu’un roi
pour être aussi bon! Il n’y a qu’une reine pour être aussi bonne! Et
comme ils sont beaux! Le roi a un nez vraiment royal et la reine a des
yeux aussi doux que les yeux de la madone!

La foule s’attendrissait: une traînée de cris d’amour s’enflamma le long
des rues, jusqu’au delà des murailles, jusque dans les campagnes, jusque
dans les forêts, jusque dans les montagnes!

Cependant des chirurgiens étaient accourus et une voiture avait été
mandée pour transporter le blessé.

--Conduisez-le au palais, chez moi, dit le roi. Il sera soigné comme mon
frère.

Ces paroles, bientôt répétées de toutes les bouches en toutes les
oreilles, augmentèrent encore un délire qui touchait pourtant au
paroxysme; elles franchirent les portes, les fenêtres, les cloisons;
elles montèrent jusqu’aux greniers; elles descendirent jusqu’aux
caves,--et toute la ville se répandit dans les rues. Les aveugles
pleuraient de ne pas voir; les sourds pleuraient de ne pas entendre; les
paralytiques et les fiévreux se traînaient au bord des fenêtres.

La masse humaine devint si compacte que l’on mit une heure à franchir la
moitié de la grand’place. De temps en temps, le roi se levait, agitait
son casque aux plumes de cygne, et des trombes de cris jaillissaient,
retombaient en cataractes. Il prit la jeune reine, la fit monter debout
sur les coussins, la montra au peuple; alors la joie et l’admiration
furent si grandes que les moyens d’expression faillirent: il y eut une
minute de silence religieusement grandiose, comme à l’ostension du
Saint-Sacrement.

Tout d’un coup, comme vaincue par l’émotion, la reine laissa tomber sa
tête sur l’épaule de son mari, le roi baisa le front qui s’approchait de
ses lèvres,--et le spectacle de cette royale idylle ralluma soudain
l’enthousiasme qui se recueillait: le volcan populaire lança une gerbe
de flammes.

Cependant, un mouvement s’organisait dans la foule, qui s’ouvrait pour
laisser passer des hommes forts et résolus. Quand il y en eut environ
trente autour du carrosse royal, leur volonté se fit voir clairement:
ils dételèrent les chevaux, prirent leur place et, en grande joie, se
mirent à traîner leurs maîtres.

C’est ainsi que finissent d’ordinaire de telles ovations, les hommes ne
pouvant imaginer un signe d’esclavage plus manifeste.

Le délire s’accentua: des femmes bravaient l’écrasement pour venir
baiser la poussière du marchepied royal.

Au milieu d’héroïques clameurs, le cortège repartit, pendant que la
petite reine serrait convulsivement la main du jeune roi.

Ils se regardèrent: il y avait de l’amour dans leurs yeux.



MAINS DE REINE


Après le repas de midi, spectacle donné à la cour, rigoureux cérémonial
où il fallait offrir à l’admiration courtisane des gestes souverains et
des grâces inimitables, le roi et la reine se reposaient dans une intime
solitude. Leur coin favori était un petit pavillon qui s’élevait sur le
grand canal; c’était un lieu merveilleusement mélancolique: on n’y
entendait que la plainte monotone des tristes peupliers et parfois le
bruit de la bataille des ailes blanches contre les ailes noires,--cygnes
qui disaient en vain le mystère inexprimé par la paix visible.

En entrant dans la chambre réservée, où de longs couloirs les avaient
conduits, le roi et la reine trouvaient encore la table mise, repas non
plus d’apparat, simple goûter qui n’avait de royal que la fantaisie des
mets, la rareté des fruits, la fabuleuse vieillesse des vins: langues de
flamant rose fumées au bois de genévrier, pêches d’Asie pas plus grosses
que des noix, vin de Galilée, des vignes bénies par Jésus. Mais depuis
quelque temps, ils avaient moins de plaisir à faire la dînette en
cachette, et souvent, sans même regarder la petite table, la reine se
mettait à tresser des fils de soie, silencieusement.

Il y avait des semaines déjà que la reine maniait les fils de soie et
que le singulier ouvrage occupait le plaisir de ses doigts. Elle prenait
trois fils assortis ou contrastés selon leurs nuances et, les tordant
ensemble, elle façonnait un fil triple encore très fin et infiniment
solide.

--Que faites-vous donc, ma reine? demandait le roi.

--Je triple des fils de soie, répondait la reine.

--Je le vois bien, reprenait le roi. Vos doigts menus vont et viennent,
vous mouillez votre pouce du bout de votre petite langue et vous tordez,
vous tordez les beaux fils de soie;--mais pourquoi?

--Pour m’amuser, répondait la reine.

Le roi demandait encore:

--Et quand vous aurez tordu toutes vos soies?

La reine répondait:

--Je ne tordrai pas toutes mes soies, je ne tresse que les plus jolies,
les plus fines et les plus souples. C’est pour cela que mon ouvrage dure
tant; mais je ne m’y userai pas les doigts, n’ayez crainte, mon roi
cher. Mon ouvrage dure, mais il finira, et l’heure qu’il finira, il y
aura une grande surprise.

--Pour qui? demandait le roi.

La reine souriait sans répondre, et parfois ses mains tremblaient un peu
et embrouillaient les fils, tellement étaient doux les yeux du roi et si
anxieuse était sa voix.

N’ayant pas eu d’autre réponse, le roi ne faisait plus d’autres
questions et, assis aux pieds de la reine, comme un page bien sage, il
tirait de longs sanglots d’une douloureuse viole.

C’était un roi si mélancolique!

Rien, jamais, n’avait pu le contenter. Toute joie ne lui était douce
qu’à moitié et, inquiet, il pleurait la moitié de joie qui lui
échappait. C’était la meilleure, la plus pure, la plus suave, et elle
fuyait, elle s’en allait vers l’infini, odorante fumée qui se rit du
désir. Toute peine lui était d’autant plus amère, car la peine, il la
sentait deux fois, et les plus fugitives, touchées d’amour pour un cœur
si tendre, se posaient familièrement sur son front et le fleurissaient
d’une auréole de lumineuse douleur.

Il approcha ses lèvres des mains de la reine et doucement, sans entraver
leur mystérieux travail, il les baisa l’une après l’autre, plusieurs
fois,--puis il leva la tête et dit:

--Reine, pourquoi m’aimez-vous moins?

--Roi, pourquoi me demandez-vous cela?

--Je vous demande cela pour être consolé par l’amour de votre voix.

La reine répondit:

--Eh bien! soyez consolé. Votre question est folle, voilà ma réponse.

--Reine, ma question n’est pas folle, puisque vous ne savez comment y
répondre. Si ma question était folle, vous m’auriez clos les lèvres d’un
grand baiser irrésistible,--et vous ne l’avez pas fait! Vous n’avez pas
bougé, vous n’avez pas rougi, vos doigts n’ont pas suspendu leur
effrayante besogne...

--Effrayante?

--Oui, effrayante! Le remuement perpétuel de ces doigts me fait peur...

--Oh! peur!

--Oui, peur! Comme un enfant a peur à voir remuer des choses qui ne
doivent pas remuer.

--Mais les doigts sont faits pour remuer! dit la reine.

--Pas ainsi, pas ainsi!

Le roi se leva. Eloigné de quelques pas, il resta debout, fasciné par le
mouvement des mains blanches de la reine. A force d’en suivre la marche
sinueuse, mais régulière, il arriva à prévoir tous les petits gestes des
doigts: l’ongle de l’annulaire va passer là et briller, la bague de
l’index va paraître de profil, et dans le geste suivant, elle va briller
de toute la splendeur oculaire de son saphir... Il y eut un geste
imprévu, puis tout s’arrêta.

La reine maintenant jouait avec l’œuvre de ses mains, un long serpent de
soie tout diapré et qui semblait vraiment se dérouler en vivantes
spirales.

Le roi était toujours debout, immobile et l’œil fixe. Il ne voyait pas
les mouvements que faisait la reine: il voyait encore ceux qu’elle ne
faisait plus. Elle se dressa, les yeux plus lumineux que les écailles du
serpent de soie qui se tordait sous ses doigts, et il semblait qu’ayant
façonné ce simulacre elle eut acquis, par son œuvre même, une âme
nouvelle et soudaine, l’âme sifflante et venimeuse d’une vipère.

La fascination des yeux avait remplacé la fascination des doigts: sous
le regard de la reine, le roi s’avança. Elle lui toucha l’épaule, il
s’arrêta: à ce moment le serpent siffla et mordit,--et le roi étranglé
tomba à genoux, puis se coucha sur le côté.

La reine ouvrit la fenêtre et fit un signe.

Les cygnes se battaient dans l’eau verte du grand canal, où les tristes
peupliers pleuraient toutes leurs feuilles.

Les ailes noires se battaient contre les ailes blanches; les ailes
blanches furent vaincues et elles voguèrent sur les eaux lentes du grand
canal, comme des crimes qui ne seront jamais ensevelis.



L’ÉTABLE

CONTE DE NOEL


I

Quand le prince Astère eut vingt ans, il résolut de se marier et fit
part de ce royal désir, c’est-à-dire de cette volonté, à ses ministres.
Respectueusement, on s’étonna et on lui rappela qu’il était fiancé,
depuis l’âge de douze ans, à une princesse alors au maillot, mais qui
promettait déjà d’être plus belle que le jour, et à laquelle les Fées
avaient prédit une fortune digne de Sémiramis. Mais le prince Astère
répondit qu’il avait vingt ans et la princesse huit ans, tout juste, et
qu’il n’était pas d’humeur d’attendre, pour aimer, la floraison de cette
incomparable fillette.

Alors, les ministres protestèrent, en s’inclinant:

--Prince, toutes les beautés de votre royaume entreront dans votre lit
sur un signe de votre bon plaisir, et nos femmes, même, et nos filles...

Je suis las de vos filles et de vos femmes, dit le prince; je suis las
des servantes de mon royaume; je veux une femme dont je ferai ma femme,
et je ne connaîtrai qu’elle: elle sourira, quand j’ouvrirai la porte de
sa chambre, comme une amie--et non comme une esclave... Ce sera une
grande économie pour l’Etat, continua le prince Astère d’un ton sévère,
car vous m’avez coûté cher, messieurs, et la peau de vos progénitures ne
valait ni le brocart dont je les ai vêtues, ni les ducats dont j’ai
alourdi vos poches;--et quant à vos femmes, voyons, je n’ai plus quinze
ans!

Les ministres se regardèrent l’un l’autre et, craignant de perdre leurs
places et leurs décorations, ils se turent.

--Voici ce que j’ai décidé, reprit le prince Astère. Un édit sera rendu
qui convoquera vers mon palais toutes les filles de mon âge, riches ou
pauvres, nobles ou vilaines, et à mesure qu’elles arriveront, on les
promènera partout, on leur montrera toutes les merveilles de mes
trésors, on leur servira les repas les plus exquis, on leur fera
entendre les plus douces musiques et, le soir venu, on leur donnera à
choisir, pour passer la nuit, entre l’étable et le palais, entre la
somptuosité d’un lit royal et la botte de paille où dormit l’enfant
Jésus.

--Il y aura peu de monde dans l’étable, dit le premier ministre.

--C’est probable, dit le prince Astère.


II

L’édit fut rendu, et les vierges pèlerines cheminèrent vers la demeure
du prince. Les unes arrivaient accompagnées de leur famille, de leurs
amis, de leurs serviteurs et de tous ceux qui, confiants en la beauté de
la postulante, espéraient, par leur servilité, se faire un titre à des
faveurs futures; les autres arrivaient seules, fortes de leur pureté et
assez protégées par une telle armure,--ou bien luxurieuses et mêmes
courtisanes et songeant à capter le prince par leur hardiesse ou par
leur science, et encore toutes prêtes à monter de mâle en mâle jusqu’au
trône.

Elles arrivaient les unes et les autres, et on les traitait ainsi que
des reines possibles; toutes étaient pareillement reçues avec les égards
les plus minutieux: cependant, les plus riches ou les plus belles, et
d’abord celles qui avaient le double don de la richesse et de la beauté,
trouvaient un accueil plus empressé et plus déférent: on leur offrait
les plus odorantes fleurs et les confitures les plus parfumées, et les
chambres du palais les plus commodes et les mieux ornées leur étaient
indiquées par les chambellans.

Selon ce qu’avaient prévu les ministres du prince Astère, nulle de ces
belles n’avait choisi l’étable et le lit de paille d’avoine; à l’offre
de s’anuiter parmi les bonnes vaches et les douces génisses, toutes se
mettaient à rire, croyant à une agréable plaisanterie et songeant:
«Dieu! qu’on a d’esprit à la cour!»


III

Cependant, tous les soirs, quelques instants avant minuit, le prince
Astère, vêtu tel qu’un bouvier, mais un bouvier d’une noble élégance,
s’en allait tout seul vers l’étable. D’une main, il tenait un long bâton
de frêne et, de l’autre, une pauvre lanterne sourde à vitres de corne;
chaussé de sabots fumés, il sortait par une porte secrète, en faisant le
moins de bruit possible, et fermement il s’engageait dans les sentiers
obscurs qui conduisaient à la ferme, à une assez bonne distance de son
palais. Les jeunes prétendantes y étaient menées en carrosses: lui, le
prince, y allait à pied, comme un valet de labour qui regagne sa pauvre
litière, et tout en marchant dans la boue, il rêvait.

Il rêvait que peut-être il allait trouver blottie sous la paille fraîche
l’ange au cœur humble et aux yeux purs que le ciel _devait_ lui envoyer,
la fille adorable qui aurait compris que la pauvreté est le chemin de
l’exaltation et que, pour arriver à la couche du roi, il faut passer par
la porte de l’étable.

Mais il trouvait toujours l’étable vide, et il avait beau sonder la
litière avec son long bâton de frêne et, avec sa lanterne, éclairer tous
les recoins de la demeure des bonnes génisses, il ne voyait rien, il ne
trouvait rien que les bonnes génisses qui dormaient, des brins de foin
pendant sur leurs fanons. Il les caressait, demeurait là, un instant, à
humer l’air tiède et musqué, puis il sortait et, ayant laissé retomber
le loquet de bois, il reprenait tristement son chemin, rentrait en son
palais et se couchait, affligé par l’orgueil des vierges.


IV

Or, il arriva qu’une bergère, qui faisait paître ses moutons fort loin
de là, et loin de toute cité, entendit parler de l’édit. Elle avait
vingt ans et elle se croyait jolie; mais, si son cœur était pur, son
corps était souillé. Les bergers du pays en usaient familièrement avec
elle, et elle était si bonne qu’elle n’en refusait aucun, fût-il le plus
pauvre ou le plus laid; aussi, sa réputation était très mauvaise, et les
femmes excitaient les petits enfants qui revenaient de l’école à lui
lancer des pierres et à l’appeler «vilaine».

    Ils m’ont appelée vilaine,
    Avec mes sabots, dondaine.
    Ils m’ont appelée vilaine.

Pourtant, elle se mit en route. Comme l’édit assurait à toutes celles
qui s’en iraient vers le palais des vivres et même une mule pour faire
le chemin, elle se dit que c’était une belle occasion de voir du
nouveau, et puis, qui sait? Si elle ne captivait pas le prince (à cela
elle ne songeait guère), elle plairait peut-être à quelque seigneur, qui
lui donnerait une pièce d’or pour son corsage. Ainsi donc, elle se mit
en route.

Ses amis les bergers l’avaient prévenue qu’elle verrait des choses
merveilleuses, des choses comme il n’y en a que dans la lune ou dans
l’empire des Antipodes, mais tout ce qu’elle avait imaginé fut dépassé
par ce qu’elle vit, car son imagination était aussi pauvre que sa cotte
de bergère. Elle pensa se trouver mal à la douceur des parfums et des
musques, et on lui fit manger des confits si délicats qu’elle eut peur
de ne plus jamais retrouver de saveur aux pimprenelles et aux fraises
des bois.

Les chambellans lui montrèrent la chambre qu’on lui destinait: c’était
la moins belle de tout le palais, mais son luxe était encore assez
séduisant, car les murs étaient tendus de tapisseries où jouaient des
licornes et, sur le sol, formé d’une minutieuse mosaïque, des toisons de
chèvres bleues s’amoncelaient, plus douces que des oreillers de mousse
et que des tapis de feuilles mortes. Le lit était de bois doré, les
courtines étaient de soie changeante, et tout cela était large, haut,
profond comme l’ombre et comme le silence d’une forêt automnale.

Elle se réjouissait déjà des nuits à dormir en de telles richesses,
lorsque les chambellans ajoutèrent, sur le ton d’une incompréhensible
ironie:

--Maintenant, nous allons vous montrer une chambre plus belle
encore,--peut-être!--et vous choisirez.

Un carrosse attendait, où elle monta, et l’on fut bientôt à la ferme.

--Voici, dirent les chambellans; c’est une étable.

La bergère entra dans l’étable, et les génisses, qui ruminaient,
tournèrent la tête vers elle, comme pour la saluer: elle les caressa,
elle aussi; elle leur donna des noms, et les bonnes bêtes allongeaient
leur mufle et ouvraient leurs grands yeux doux.

--Eh bien! je reste là, dit la bergère, après avoir fait le tour de
l’étable; l’autre chambre est belle, mais celle-ci est plus belle
encore, en vérité,--et comme je dormirai bien sur ce lit de paille!
Allez-vous-en et fermez la porte; je suis chez moi. Bonsoir!


V

Le prince Astère était désespéré. Trente fois il avait mis ses sabots
fumés, pris son bâton de frêne, allumé sa lanterne de corne; trente
fois, il avait en vain fait le pèlerinage de l’étable.

--Allons, se dit-il le trente et unième soir, j’irai encore une fois, et
si je n’y trouve personne, je ferai un nouvel édit qui annulera le
premier, et je m’ennuierai beaucoup. O Seigneur, fais que je trouve
l’élue!

Il tira le loquet, et sans entrer, jeta dans l’étable un regard presque
distrait: il n’avait plus la foi.

Il allait sortir, sans chercher davantage, honteux un peu de sa candeur,
lorsque la paille remua, juste sous la crèche, près du mufle endormi
d’une vieille vache rousse dont le lait tant de fois l’avait réconforté.

La bergère se souleva, ses cheveux blonds pleins de paille blonde; elle
était si fraîche et si gracieuse, si enfantine avec ses yeux troublés
par la lumière que le prince s’agenouilla, en disant:

--Tu es reine!

--Prince, dit la bergère, devinant que son seigneur était devant elle, ô
prince! je ne suis pas venue pour être reine, je ne suis rien qu’une
pauvre fille et une malheureuse pécheresse! Oui, prince, une pécheresse!
Je ne veux pas vous abuser: je suis... je suis... une fille perdue!

Elle pleurait et elle gémissait tant, que son pauvre corsage usé éclata
sous l’effort des sanglots, laissant voir deux tout petits seins
candides et peureux, pendant que le prince, lui baisant la main,
répétait simplement:

--Tu es reine, tu es reine, tu es reine!



LA VILLE DES SPHINX


C’était une ville merveilleuse et unique qui s’élevait au milieu du
grand désert, si vaste qu’elle enfermait dans ses murailles des prés
pleins de troupeaux, des champs de labour, des forêts, des vergers, des
sources et un lac d’amour où les jeunes filles allaient se baigner nues
le troisième jour de la nouvelle lune.

Jamais personne n’était entré dans la ville merveilleuse, jamais
personne n’en était sorti.

Elle s’étendait au milieu du grand désert, orgueilleuse d’être unique,
d’être le monde, d’être la vie, d’être la joie tombée du ciel parmi la
tristesse infinie des sables.

Ses habitants, doux, simples et voluptueux, ignoraient les formes d’une
religion précise et la tyrannie d’un gouvernement strict, pareils à ces
Indiens divins que visita Benjamin de Tudèle qui ne connaissaient
d’autre magistrature que celle de la bonne volonté. Cependant, la vue
des merveilles qui éclataient à l’horizon leur avait fait concevoir la
possibilité de délices futures, le probable prolongement, au delà de la
mort, des jouissances de leur humanité.

Très loin autour des murailles, il n’y avait que des sables, des
pierres, ou des petits rochers blancs comme de vieux ossements; mais,
là-bas, près du cercle, on distinguait fort bien, les jours de grande
clarté, des forêts miraculeuses, toutes bleues, de hautes tours blanches
sommées d’or, et, vers le couchant, un palais rose aux mille fenêtres de
lumière; des tourbillons d’anges volaient au-dessus de la cime des
arbres, et leurs ailes écrivaient dans l’air pur des éclairs.

Ces merveilles consolaient, à l’heure de la mort, les habitants de la
ville unique; ils imaginaient une migration des âmes vers les forêts
bleues, vers les tours blanches sommées d’or et vers le palais aux mille
fenêtres de lumière; ils se revoyaient, angéliques et immortellement
joyeux, zébrer l’air pur des éclairs de leurs ailes, et la volupté de
planer au-dessus des cimes leur semblait si douce que certains mouraient
volontiers, par le désir d’une telle métamorphose.

Heureux comme était ce peuple, l’idée d’un bonheur qui se noie dans la
ténèbre lui était insupportable; ils aspiraient à l’absolu du plaisir et
ne voulaient pas comprendre les droits de la mort,--l’infélicité de la
vie qui induit les hommes à souhaiter de fondre comme un grain de sel
dans l’Océan du néant; ils croyaient donc à la pérennité de leurs âmes
innocentes,--non par dogme ou doctrine, mais comme on croit à la
véracité d’un conte charmant et aux caresses d’une illusion.

Nul en ce pays ne se souciait plus de la vérité; on admettait cet
axiome: «La vérité c’est ce que je crois.» Et l’on permettait à autrui
d’avoir une vérité à soi et même plusieurs, comme on a un petit chien ou
des oiseaux familiers. Il y avait une légende sur la Vérité, et on la
représentait comme une sorte de croquemitaine, qui, d’un seul regard,
stupidifie les enfants et les imprudents; certains, sans doute par
divination, la peignaient tel qu’un monstre haineux et féroce qui happe
les hommes par une jambe et se sert de cette massue pour écraser les
autres hommes. (Ces gens simples, le jour où ils voudront des dieux,
éliront sans doute pour patronne la candide Liberté, femme aux grands
yeux indulgents, créature d’amour et de grâce, au geste fier.) Nul en ce
pays n’avait donc jamais eu l’idée d’aller voir si les merveilles
lointaines de l’horizon étaient de vraies merveilles, des édifications
dignes de foi, des arbres authentiques, des anges réels; nul n’avait
jamais tenté de franchir le seuil veillé par les deux sphinx.

Bêtes de bronze, mais oraculaires, vivantes quand il leur plaisait,
œuvres effroyables d’une magie préadamite, deux sphinx gardaient la
seule porte de la ville, la porte par où il est défendu de sortir. Elles
souriaient dans leur sommeil d’airain, les deux bêtes gardiennes
établies là par Istakar, le fondateur de la ville, et, méditatrices,
elles semblaient n’avoir choisi l’immobilité de la mort que par dédain
pour le geste de la vie. Parfois, des paroles sortaient de leurs lèvres
immuables; c’étaient des poèmes ou des contes si anciens qu’on ne les
comprenait plus guère; mais, recueillis et écrits, ils servaient de
talismans et de formules d’amour. Sphinx et sphinge, à l’heure de la
nubilité, les adolescents venaient visiter les bêtes de bronze et les
baiser sur la bouche; les filles baisaient la bouche de la bête dont une
barbe pointue triangulait la face et les mâles baisaient la bouche de la
bête qui avait des mamelles de femme.

Or, un jour, un adolescent, déjà fort comme un homme et plus instruit
qu’un vieillard, après avoir baisé la bouche de la sphinge, toucha de
ses lèvres la fleur des seins d’airain, et dit:

--Sphinge, réponds-moi.

La sphinge répondit ainsi:

--Enfant, comment as-tu trouvé le secret d’Istakar?

--Je l’ai trouvé, puisque tu me réponds.

--Reviens demain, dit la sphinge; c’est le jour où le peuple s’amuse au
jeu du bain sacré, le jour où, pour la première fois, les filles écloses
dans l’année, à la vie de l’amour, se montrent nues sur les rives du
lac. Au lieu de suivre le peuple, viens ici, et je ferai ta
volonté,--puisque tu sais le secret d’Istakar.

Le lendemain, dès que l’adolescent fut arrivé, une petite porte s’ouvrit
lentement dans la muraille, pendant que d’une voix lamentable la sphinge
disait ce seul mot:

--Va!

Alors l’adolescent entra dans le monde extérieur. Il marcha longtemps,
les yeux levés sur les lointaines forêts bleues, les tours blanches
sommées d’or, les fenêtres de lumière, le vol radieux des anges; si
longtemps que la nuit tomba sur le désert, et il s’endormit.

Trois fois la nuit tomba sur le désert, et trois fois l’adolescent
s’endormit, la tête sur une pierre.

Le quatrième jour, au matin, comme il tendait ses bras implorants et las
vers les merveilles de l’horizon, toujours aussi lointaines et toujours
aussi belles, un aigle descendit et vint se poser sur la pierre où il
avait dormi.

--Aigle, dit l’adolescent, aie pitié de moi, prends-moi et porte-moi
là-bas, au sommet de la tour d’ivoire.

L’aigle prit l’adolescent.

--Adolescent, couche-toi sur mon dos entre mes deux ailes, et je te
porterai vers la tour d’ivoire.

L’aigle s’envola, pareil à Géryon, et l’adolescent couché entre les deux
ailes, tout exalté d’amour, fixait éperdu la tour blanche sommée d’or,
toujours lointaine et toujours belle.

L’aigle vola longtemps, si longtemps qu’ils arrivèrent au pays où les
jours sont des années et où les années sont des siècles, et toujours la
tour se dressait à l’horizon parmi le vol des anges, au-dessus de la
forêt bleue et du palais aux fenêtres de lumière.

Tous les siècles, l’adolescent demandait avec l’inquiétude du désir:

--Aigle, sommes-nous bientôt arrivés?

Mais l’aigle sans répondre donnait dans l’air un violent coup d’aile et
ils passaient par des pays où les fleurs sont des soleils et où les
femmes accrochent des étoiles à leurs oreilles, et toujours la tour
d’ivoire resplendissait au loin, toujours pure et toujours belle.

--Aigle, sommes-nous bientôt arrivés? demanda l’adolescent d’une voix
triste et cassée. Aigle, mes mains sont devenues toutes jaunes et mes
cheveux sont devenus tout blancs. Aigle, sommes-nous pas bientôt
arrivés?

--Nous sommes arrivés, vieillard, répondit l’aigle en se posant sur la
pierre où l’adolescent avait couché sa tête, à la troisième nuit de son
voyage. Voici la tour, voici la forêt, voici le palais, voici les anges,
tels que tu les voyais quand je t’ai pris entre mes deux ailes; nous
avons fait le tour des mondes sans atteindre ton désir, et maintenant tu
es vieux, tu vas mourir, va au moins mourir chez toi.

L’aigle disparut, ayant secoué son fardeau, et, tombé rudement parmi les
pierres, le vieillard s’endormit et rêva.

Le premier geste de son réveil fut de chercher de ses yeux fatigués les
divines merveilles qui l’avaient si longtemps nourri d’amour, mais
l’horizon était nu, formé seulement d’un cercle noir. Il ne fut pas
surpris, car son rêve l’avait préparé à connaître enfin et à comprendre
la vérité; triste d’une lumière perdue, il se réjouit de savoir que
l’horizon était un cercle noir et, méprisant les illusions primitives
des hommes, marchant sans repos, il ne mit que deux jours pour atteindre
la porte gardée par les sphinx.

Elle était ouverte. Il entra et dit:

--O sphinx, ami de ma jeunesse, me voici. Je reviens d’un si long voyage
que mes mains sont toutes jaunes et que mes cheveux sont tout
blancs,--mais je sais la vérité. Il n’y a là-bas ni forêt bleue, ni tour
blanche au chef d’or, ni palais aux fenêtres de lumière, ni vol radieux
d’archanges; j’ai parcouru le monde et les mondes, couché sur le dos de
l’aigle et maintenant, je sais,--je sais que l’univers est ceint d’un
cercle noir fait de ténèbres, et que la merveille des horizons n’est que
la fleur inutile de l’éternelle Illusion. Je sais, et je tuerai
l’Illusion. Je sais et je dirai la vérité. Peuples, voici la vérité...

Mais la sphinge, au signe que lui fit le mâle de bronze, se dressa
tristement, écrasant sous sa griffe, lionne compatissante, le monstre
qui avait traversé les mondes entre les ailes de Géryon.



LIVRE II

VISAGES DE FEMMES



IRMINE


Avec son joli nom, presque inédit, ses cheveux couleur du lin des
quenouilles, sa figure blanche, son corps long et souple, ses mains
élégantes, Irmine paraissait une sorte de jeune fille chef-d’œuvre, un
exemple à suivre pour ses sœurs futures, le modèle de ce que peut donner
de délicieux et de délicat ce genre de chrysalide. Et elle avait des
talents: colorier des arbres préalablement décalqués dans la méthode
Cassagne, ou des moulins dont les roues font mousser l’eau de la petite
rivière qui vient de loin, ou la chaumière dont la cheminée fume
paisiblement, ce qui s’indique par des spirales bleuâtres; ensuite des
effets de neige, des effets de lune, des effets d’orage, et en général
tout ce que la nature, vue par l’œil d’un professeur de dessin, peut
offrir de rococo mélancolique et pittoresque.

Irmine était donc célèbre dans la petite ville où elle promenait les
jours de fête des toilettes esthétiques, dont l’ornement premier et
décisif était une broche en forme de palette à aquarelle, où, sur fond
d’or, des godets d’argent étreignaient de fausses pierres précieuses et
quelques vraies.

Si jolie et si ridicule, Irmine aurait fait pitié,--sans ses yeux. Ils
étaient presque terribles, tout noirs, fixes, impérieux, dédaigneux,
cruels. Les yeux d’Irmine contredisaient les effets de neige et les
effets de lune, les moulins et les chaumières, la palette et les godets
d’argent; quand on les regardait et surtout quand ils vous regardaient,
on était certain de voir une autre Irmine, d’être vu par une Irmine
inconnue et mystérieuse;--le manteau de ridicule descendait de ses
épaules et on avait la sensation, sans doute à cause du noir inquiétant
des yeux, d’une vierge folle, mais froidement passionnée, vêtue de la
seule obscure transparence que la nuit, au fond des jardins, tisse
autour d’une nymphe de marbre.

Dans son entourage, les yeux d’Irmine étaient incompris; on les
déplorait; c’était le seul défaut, le dommage de cette créature tant
privilégiée; on les souhaitait gris de brouillard, nuance chaste, avec
de doux éclairs bleus pour simuler «le réveil de la Nature», les matins
d’avril, quand les fumées de la gelée blanche qui s’évapore, ne laissent
voir que par petits coins «l’azur du ciel»; d’autres personnes, à
l’imagination plus calme, regrettaient qu’ils ne fussent pas d’un bleu
tout pur et tout uni; enfin, les yeux d’Irmine étaient «un sujet de
conversation inépuisable» et les goûts, tout en manifestant leur
diversité, étaient d’accord sur ce point:

«C’est bien fâcheux qu’une aussi jolie jeune fille ait des yeux pareils,
des yeux comme on n’en a jamais vu!»

Cependant, il y a des amateurs d’yeux. L’un d’eux passa par la ville
dont Irmine était la gloire et, ayant vu les yeux d’Irmine, il n’alla
pas plus loin.

Cet amateur se nommait Savin. Il voyageait éternellement par toutes les
parties du monde, se mêlant aux foules, cherchant des regards étrangers
et des yeux nouveaux. Arrivé dans une ville, il allait aux endroits où
les gens se promènent, se saluent en souriant et en grimaçant; c’est là
qu’il cueillait les plus beaux regards, ceux dont la gamme va de la
pitié jusqu’au désir. Il savait lire cette écriture complexe, de lueurs
et de feux comme les signaux nocturnes que se font les navires; il
devinait les adultères satisfaits et ceux qui se rongent le cœur dans
une infranchissable solitude; il comprenait les traînées de lumière pâle
qui signifient les désirs indolents, et les rapides rayons qui disent
les volontés sûres de se réaliser à l’heure choisie: il comparait les
flammes tombantes du regret avec les flammes aiguës de l’espoir et les
obscures phosphorescences de la résignation;--mais en déchiffrant, il
jouissait surtout de la couleur et de ce qu’il appelait, par une
singulière innovation, le timbre des regards.

Savin distinguait la couleur des yeux de la couleur du regard; selon
lui, des yeux jaunes, par exemple, pouvaient donner des regards bleus,
verts, noirs, rouges, des regards de toutes les nuances possibles, de
ces nuances qui n’ont pas de nom, si fugitives et si diverses qu’on ne
les rencontre pas deux fois, ni en d’autres yeux, ni dans les mêmes
yeux. Mais, outre ces nuances et d’abord, il constatait une nuance
fondamentale, toujours constante, quoique différente de la couleur
apparente de l’œil; ainsi, des yeux bleus ont pour nuance fondamentale
de regard le jaune-gris, et des yeux noirs le jaune d’or: c’est ce qu’il
appelait le timbre. Le timbre donne aux regards la personnalité, il les
différencie et et les confirme dans un ton unique et absolu. Il y a des
yeux presque pareils d’apparence, mais les regards de ces yeux, par la
diversité que leur donne le timbre, sont toujours dissemblables.

Ayant vu Irmine, Savin jugea:

«Ses yeux sont noirs, le timbre est jaune d’or pointillé de rouge, les
nuances du regard peuvent monter jusqu’à l’aigu et descendre jusqu’au
velours noir; je viens de percevoir un regard noir bleu tigré d’or et un
regard vert sombre strié de pourpre.»

Et Savin continuait à dénombrer tous les regards possibles des yeux
d’Irmine, sans se soucier des lois du contraste des couleurs, car selon
lui, la couleur des yeux et des regards était assez différente, par
essence, des couleurs ordinaires pour n’être pas soumise aux mêmes lois.
D’ailleurs, sans mépriser la science, il la tenait pour une servante,
bonne aux gros ouvrages, bonne à balayer le sentier où se promènera
notre plaisir;--il voulait s’amuser et être heureux par la possession de
divins yeux, de merveilleux regards, «comme on n’en avait jamais vu».

Il n’alla donc pas plus loin, et il épousa Irmine, qui se laissa faire,
quand elle sut que Savin était un «bon parti» et qu’elle pourrait orner
son cou blanc d’une palette à godets «enrichie de diamants».

Alors, tout le jour, Savin se réjouit au jeu des yeux--des yeux de
velours noirs dont les sombres rayons se ponctuaient d’or ou de pourpre,
puis il chercha ce que disaient, en toute vérité, les yeux d’Irmine.

«Une femme froidement passionnée, vêtue de la seule obscure transparence
que la nuit, au fond des jardins, tisse autour d’une déesse de marbre.»

Ils disaient cela, les yeux d’Irmine, mais ils mentaient, comme des yeux
de femme, car Irmine, ayant été une médiocre élève de Cassagne, fut une
épouse sage et une mère prudente. En ses heures de loisirs elle
coloriait, ainsi que jadis, des décalques où chantait tout le rococo
mélancolique d’une nature honnête et sentimentale: effets de lune,
effets de neige, chaumières d’où monte un ruban bleu, moulins dont l’eau
mousse comme de l’eau de savon.

Dans les yeux d’Irmine, il n’y avait rien que l’illusion de celui qui
venait s’y mirer; c’était un beau vitrail qui, la fenêtre ouverte,
laissait voir une cour de ferme.

Il n’y avait qu’illusion, il n’y avait que mensonge dans les yeux
d’Irmine; Savin les adora jusqu’à sa mort, adorateur de ses propres
rêves, heureux quand des visions d’or ou de pourpre passaient, comme la
bénédiction d’une promesse divine, dans les regards de velours noir.



PHÉNICE


C’était une jeune femme comme toutes les autres. Rien ne la
différenciait de ses sœurs; tout semblait médiocre en elle, sottement
médiocre; sa beauté de blonde douteuse était ordinaire et fade; son
élégance, à peine suffisante; son esprit, que l’on supposait nul,
n’allumait aucune flamme en ses yeux bleus, doux et mornes; vraiment,
elle était fort bien signalée par le dédain de cette brève et simple
définition: une jeune femme comme toutes les autres.

Cependant, après l’avoir ainsi jugée, tous les hommes lui accordaient le
«je ne sais quoi» et tous la désiraient. Si elle avait eu des caprices
même fous, des fantaisies, même monstrueuses, d’attentifs esclaves se
seraient dévoués à son plaisir: mais elle n’encourageait ni les
entreprises, ni les sacrifices; elle paraissait ne pas comprendre les
allusions et, si l’on se risquait à une déclaration moins indirecte,
avant de répondre quelque banalité, elle faisait répéter la phrase
d’amour deux ou trois fois, ce qui glaçait les plus enflammés.

Ils n’étaient rebutés que pour un instant et Phénice s’érigeait à
nouveau dans leur imagination, phare où venaient se cogner les ailes de
la bande aveuglée des oies voyageuses.

Mais le «je ne sais quoi» demeurait tel, énigme toujours obscure, car il
n’était donné à aucun de ses adorateurs d’en pouvoir révéler le secret,
cueilli sur la bouche de Phénice. Sa vertu était célèbre; elle avait
même gardé jusqu’après la trentaine une sorte d’air virginal, une
attitude étonnée de Diane perpétuellement surprise; son mari semblait
lui être aussi indifférent que le reste du monde; elle n’avait pas
d’enfants.

La vie de Phénice était un sommeil où personne ne soupçonnait de rêves,
une traversée dont nul ne devinait les plaisirs. Pourtant, cette
créature endormie songeait; cette passagère distraite voyait;--un jour,
enfin, elle se leva de son sommeil et arrêta sur un banc de sable choisi
le voyage de sa barque silencieuse.

Parmi les prétendants à ses lèvres closes, un jeune homme, par sa
discrétion mélancolique, l’avait intéressée; elle trouva l’occasion de
le laisser parler et d’avouer, sur le ton d’une tristesse passionnée,
son désir et sa volonté.

Phénice écouta, avec la mine cette fois de comprendre, et elle daigna
feindre une émotion délicate. Ayant laissé prendre sa main, après de
convenables résistances, elle dit:

--On me croit stupide parce qu’un discours d’amour n’excite mes nerfs à
aucun frisson esthétique, et froide parce que je ne m’enivre pas au
parfum des voluptés en espérance; je ne suis pas stupide, mais il est
vrai que nul n’a encore troublé le lac d’indifférence qu’est mon pauvre
cœur. Tous vos jets de pierres n’ont fait sur ses eaux apaisées que de
puérils ricochets, et les galets sont allés mourir là-bas et s’enfoncer
silencieusement dans le sable, parmi les roseaux inattentifs. Déracinez
un rocher, et qu’il tombe! J’aurai peur délicieusement, et je lèverai la
tête pour voir, au moins, d’où part le coup d’une telle audace et de
tels bras. Mais vous n’êtes bons qu’à des ricochets, enfants amusés de
taquiner le monstre, mais incapables de le faire rugir. J’attends.
Pleine de bonne volonté, prête à répondre à l’appel quand le cri m’aura
remuée, quand la pierre m’aura touchée; mais ne me touchez pas, car vous
m’auriez prise, et vous seriez déçus! Vous avez peut-être raison de
jouer et d’amollir exprès la détente de vos bras,--et soyez satisfaits
d’être incapables de me conquérir, car je n’en vaux pas la peine.
D’ailleurs, je n’ignore pas l’opinion que vous avez de moi: une femme
comme toutes les autres, n’est-ce pas? Rien de plus vrai, mon ami; vous
le saurez quand vous voudrez.

On répondit à Phénice:

--Je ne vous dédaigne pas, puisque je vous aime. Ne me confondez pas
avec les autres. Je rassemble mes forces, je vais arracher un bloc de
rocher, je vais le lancer sur vous, je vais vous écraser...

--Ecrasez-moi! dit Phénice.

--Soyez à moi!

--Vous parlez comme tous les autres, répondit Phénice avec tristesse.
Vous aussi, vous faites des ricochets sur la surface du lac paisible.

--Phénice, c’est que je ne veux pas vous faire de mal, car, pour vous
dompter, je pourrais, s’il me plaisait, déraciner une montagne, et, avec
des bras de géant, la lancer sur vous, tombée comme du ciel. Cette
montagne, Phénice, c’est mon amour qui vous menace... Cédez, ou je vous
tue!

--Enfant, dit Phénice, tu as plus de cœur que je ne croyais. Serais-tu
vraiment capable de me tuer? J’ai eu presque peur--délicieusement! Soit,
que l’épreuve finisse: je suis à toi.

Phénice se leva et, écartant l’avidité des mains conquérantes, elle se
déshabilla elle-même, lentement, avec un calme singulièrement ironique
et impudique. Elle agissait comme seule, les doigts sûrs, les yeux
froids et vagues, indifférente aux regards et aux prières de son amant à
genoux.

--Tu vois, dit-elle enfin, apparaissant nue (et bien vraiment pareille à
toutes les autres femmes), tu vois, je te l’avais bien dit: cela ne
valait pas la peine--la peine que j’ai eue de me dévêtir, la peine que
tu auras de m’aimer. J’ai des épaules, des bras, des seins, des genoux;
cela fait un corps qui ne diffère des autres que par l’imperceptible.
Quel plaisir as-tu à regarder celui-ci plutôt qu’un autre, et quel
plaisir auras-tu à le toucher quand je te le permettrai? Je ne suis ni
plus ni moins qu’une femme, je suis médiocre, je suis un être moyen et
ordinaire,--et voilà pourquoi je ne me suis jamais laissé voir que par
devoir et à des yeux incapables de me juger. Eh bien? Je lis en ton
regard que tu ne m’aimes plus: tes bras n’ont plus ni la force, ni le
désir de m’étreindre...

--Phénice, femme absurde, tu as la folie du mépris, mais, moi, puisque
je t’aime, je te trouve belle. Tu es belle entre toutes les femmes,
Phénice; tu es la seule beauté que je désire; tu es la femme...

--... Mon pauvre amant, dit Phénice, en reprenant la conversation
interrompue, je suis «la femme»; en effet, puisque je suis «une femme»;
et voilà le «je ne sais quoi», et voilà pourquoi j’ai tant de
prétendants à mes lèvres. Apprends encore ceci: ce que je méprise en
moi, c’est l’animalité du mâle qui m’a faite ce que je suis,--un animal.



FLORIBERTE


I

Ils discouraient, assis au bord de l’eau. Floriberte parlait avec une
dureté ironique:

--Vous voulez m’enlever à tout cela, disait-elle, en montrant les
prairies, les bois, le lac peuplé de cygnes, le vieux manoir tout gris,
dont une tourelle, toujours fière, disait la destinée ancienne,--à tout
cela, à toutes mes bêtes, à tous mes arbres, à toutes mes herbes! Votre
âme est-elle donc un paysage plus beau que celui-ci, avec une forêt plus
vieille, un lac plus pur, une herbe plus douce et plus verte! Y a-t-il
des cygnes noirs et des cygnes blancs dans votre cœur? Je n’en saurai
jamais rien, je ne veux pas y entrer: j’ai peur d’être dupée et de ne
trouver qu’un plateau aride, quelques bruyères et des herbes
sèches--auxquelles votre ardent amour est bien capable de mettre le feu.
J’aime mieux donner à manger à mes cygnes.

Et lui, résolu, mais soumis, répondait à Floriberte par d’amoureuses
sottises, qui amusaient la jeune fille et la faisaient songer. En
répliquant, elle mettait un doute à la place de la négation
brutale,--puis tout d’un coup s’apercevait que, relevée par un mouvement
qui n’était peut-être pas inconscient, sa robe laissait de ses jambes
voir un peu plus haut que la cheville.

Floriberte était une de ces filles de race et de sang où l’orgueil lutte
contre la sensualité. Elle se serait donnée avec volupté même à un
amant, même à un passant, si ce sentiment ne l’avait arrêtée, au seuil
de la possible réalisation, qu’un tel don était vraiment trop précieux,
que l’on ne dilapide pas ainsi un trésor royal. L’orgueil l’incitait à
la méchanceté et la sensualité à la complaisance; vaincue, Floriberte
pouvait devenir une maîtresse dévouée à l’amour, mais il était difficile
de la vaincre, car son cœur était dur.

Elevée seule et en liberté parmi des inférieurs, elle méprisait d’abord
tout inconnu, capable de le haïr s’il tentait de mettre la main sur son
indépendance; seul, celui qui en ce moment discourait avec elle, au bord
de l’eau, avait obtenu la grâce d’être écouté. Comme il faut bien se
marier, elle consentait à l’épouser, mais non à l’aimer,--et c’est sur
ce dernier point et non pas sur le premier que Floriberte et son fiancé
discouraient au bord de l’eau, sous les regards inquiets des grands
cygnes.

Floriberte dit encore:

--Quand je vous appartiendrai, mon cher, vous posséderez une femme dont
la beauté corporelle dissipera, je l’espère, les vagues aspirations
sentimentales dont vous êtes imbu, comme de brouillards un paysage
matinal. Ne vous rendez pas ridicule; ne détruisez pas l’attrait
physique qui peut m’attacher à vous; souvenez-vous que je ne suis
enchaînée que par un fil et que je briserais des liens de fer.

Elle se renversa insolemment, se couchant tout entière sur le dos pour
aller arracher une feuille aux branches de saule qui pendaient derrière
elle:--mais elle se redressa vite, ayant entendu le grand cygne blanc
battre des ailes.

--Allons-nous-en! fit-elle tout d’un coup, la figure pâle et les yeux
effarés.


II

Floriberte fut mariée; mais le soir elle fut absente de la chambre
nuptiale.

Elle était sortie, ayant vite changé de robe, et elle se promenait le
long du lac, songeuse, triste d’avoir signé une promesse dont la
réalisation devenait inéluctable. Maintenant, il ne s’agissait plus de
mots, mais d’actes; les discours au bord de l’eau allaient se
matérialiser,--et il semblait à Floriberte qu’une sorte de crime se
préparait, un adultère pire que tout autre, et, elle qui s’était
habituée à tout mépriser, elle ne méprisait plus rien autant
qu’elle-même.

Elle se promenait le long du lac ensommeillé; les cygnes dormaient parmi
les roseaux.

Elle eut peur en pensant aux cygnes, à ces merveilleuses bêtes qu’elle
aimait, au grand cygne blanc, son amant innocent, tous deux, Floriberte
et l’oiseau pur, nés le même jour! Ils avaient tant joué ensemble, tous
deux enfants, et ils s’étaient dit tant de choses, au bord de ce lac,
pendant qu’il allongeait vers les mains de la jeune fille sa tête aux
yeux d’or, courbant le long de ses jambes son col flexible!

Vraiment, absurde amour, mais que nulle mythologie n’avait inspiré,
toute la tendresse de Floriberte était vouée à son cygne; son cœur
battait d’émotion à caresser son plumage et son duvet, et, quand la
jolie bête mangeait dans sa main, elle ressentait un plaisir d’indicible
fraternité.

Tout rêve sensuel s’apaisait en elle près de son cygne, et son
imagination, qui n’était pas corrompue, ne demandait à ces caresses
d’oiseau qu’un plaisir chaste.

Elle eut peur en pensant au grand cygne blanc qui dormait parmi les
roseaux; elle eut peur aussi en se représentant la chambre vide, où la
faute, à cette heure, aurait pu être accomplie. Alors, pour lui demander
pardon, elle chercha le grand cygne blanc parmi les roseaux; mais le lac
était vaste, elle cherchait mal et il faisait noir; elle ne le trouva
pas.

Tombée dans l’herbe humide, elle pleura nerveusement, en se tordant les
bras, proie d’une crise étrange,--mais, quand elle eut bien pleuré, son
orgueil lui revint avec la conscience de sa folie, et résignée à l’oubli
des amours puériles, elle se releva et rentra, expliquant sa fuite par
un caprice, un désir de suprême solitude.

Le lendemain, la sensuelle s’était définitivement éveillée en
Floriberte, et l’orgueilleuse avait limité son mépris. Pourtant, et
comme elle l’avait juré, elle n’aima jamais son mari avec la tendresse
du cœur; tout ce qui lui avait été départi de sentiment, elle l’avait
prodigué aux cygnes candides comme des anges: un homme évoquait pour
elle d’autres désirs et réalisait d’autres plaisirs.

Floriberte n’alla plus jamais au bord de l’eau: elle avait peur des
reproches et de la tristesse du grand cygne blanc.



ROSULE


I

--Eh bien, monsieur, dit Rosule, j’ai réfléchi. Vous pouvez me faire la
cour, mais je vous préviens que...

Elle alla chercher dans un coin une grande poupée abandonnée depuis pas
beaucoup de semaines.

--... Si, après m’avoir conquise, vous ne réalisez pas toutes les
promesses de joie dont vous m’avez récité le chapelet--et dont j’ai
compté soigneusement les grains de nacre--je vous briserai comme ceci...

Sèchement et sans colère, elle cogna la tête de la poupée contre le
front d’une des chimères de fer qui veillaient songeuses sous la haute
cheminée.

La tête de porcelaine fut mise en morceaux et Irénion ne put s’empêcher
de sourire à un tel enfantillage,--mais les deux chimères de fer eurent
de mystérieuses raisons de rester graves.

Rosule ensuite et Irénion, sans plus rien dire, sortirent vers les
jardins qu’embellissait le soleil couchant.

Quand ils marchèrent le long d’une allée plantée de dahlias, Rosule
n’apparut guère plus haute que la tige des grosses fleurs tuyautées,
mais elle relevait la tête, d’où un voile attaché retombait sur ses
épaules; elle marchait droite, sérieuse et impérieuse, et c’était bien
vraiment une jeune princesse; Irénion semblait le géant commis à sa
garde par une bonne fée.

Il y eut un ruisseau à passer, qui semblait un fleuve à Rosule. Irénion
la prit dans ses bras et enjamba le fleuve.

--Vous êtes grand et vous êtes fort, Irénion, dit Rosule; moi, je suis
méchante: par ma méchanceté, je suis plus forte et plus grande que vous.

--Rosule, dit Irénion, petite rose, vous vous croyez vénéneuse et vous
n’êtes que parfumée.

Rosule ne put s’empêcher de sourire; mais, comme les chimères de fer,
les grands dahlias restèrent graves, et leurs lourdes têtes calamistrées
se penchaient toujours immobiles dans l’air pur.

Ils arrivèrent à un endroit où il y avait de grands noyers tout chargés
de belles noix encore prisonnières dans les lambeaux de leur gangue
verte, mais les branches étaient si hautes que Rosule pensait: Nul ne
pourra jamais les atteindre.

Irénion n’eut qu’à lever le bras pour cueillir les belles noix; puis,
dépouillées de leur gangue verte, il les brisa comme des perles de verre
et Rosule dit:

--Décidément, Irénion, vous êtes grand et fort; moi, je suis rusée: par
ma ruse, je suis plus forte et plus grande que vous.

Irénion n’osa rien répondre, car au même instant un grand coup de vent
passa qui secoua les vieux noyers et sema dans l’herbe toutes les noix
mûres.


II

Après leur mariage, Rosule et Irénion habitèrent un grand château
entouré de bois et de prairies, où l’on pouvait marcher pendant des
heures et des heures sans jamais repasser par le même chemin et sans
sortir du domaine. Là, on se sentait roi,--maître de la terre et des
arbres, de l’eau et des herbes, et presque du vent et presque des
nuages,--mais Rosule et Irénion avaient d’abord à tenter d’autres
plaisirs.

Rosule souriait; Irénion semblait heureux; les grains de nacre du
chapelet se déroulaient lentement et joyeusement; un jour, il osa
interroger Rosule.

C’était pendant une promenade distraite autour d’un étang aussi large
qu’un lac et aussi profond que la mer; l’eau était pure et bleue; le
soir, on y voyait les étoiles.

--Ai-je menti à mes promesses? demanda simplement Irénion.

Rosule ne répondit pas.

--Rosule, petite rose qui vous croyez vénéneuse et qui n’êtes que
parfumée, reprit doucement Irénion, ai-je menti à mes promesses?

--Oui! répondit Rosule.

--Rosule, c’est vous qui mentez à vous-même. Vous n’avez pas dit oui;
j’ai mal entendu. Rosule, avez-vous vraiment dit oui?

--Oui, dit Rosule.

Ils demeurèrent silencieux quelques instants, puis Rosule dit encore:

--Imprudent, qui me forcez à réfléchir et à faire pencher d’un côté la
balance qui eût sans doute oscillé éternellement, vous me demandez si
vos promesses de joie se sont réalisées? Je n’en savais rien. Vous me
demandez si je suis heureuse? Je sais maintenant que je ne l’étais pas
assez pour que le bonheur fût écrit en lettres sûres et clairement
lisibles dans ma conscience,--mais, avant votre interrogation, je ne
pensais pas à déchiffrer le mot peut-être en train de naître, de se
former et de se dorer. Vous m’avez posé une question: il fallait y
répondre et j’ai répondu. N’ayant rien à dire, rien de précis, je ne
désirais que me taire et garder dans les limbes mon verbe informulé:
vous lui avez donné la vie en parlant vous-même. Imprudent, médiocre
imprudent trop facile à contenter, vous ignorez donc qu’il manque
toujours quelque chose aux âmes élues, quelque chose que ni l’Amour, ni
l’Homme, ni Dieu, ne peut leur donner! Le seul bonheur atteignable par
un être intelligent, c’est l’inconscience de son malheur; je dois vous
apprendre cela pendant qu’il en est encore temps, homme grand et fort,
pendant que votre cervelle de géant palpite encore dans les puissantes
murailles de sa dure ossature, vous apprendre cela à vous, moi la faible
Rosule, la petite rose vénéneuse! Vous supposez donc, monsieur, que vous
m’avez comblée de joies, comme une mesure de froment où l’on verse le
grain jusqu’au ras du cercle de fer? Non, j’ai une âme; c’est dire que
je suis insatiable: vous avez eu tort de m’en faire souvenir. Songez à
ce que je vous ai dit, un jour d’automne, au passage du ruisseau et sous
les noyers, pendant que les jardins s’embellissaient à l’éclat du soleil
couchant,--et songez aussi à la mort de ma poupée, dont la tête était de
porcelaine.


III

Accroupie au bord de l’étang, Rosule regardait les remous singuliers qui
troublaient l’eau pure et bleue. Soulevé par le vent, le grand voile
dont elle aimait à s’envelopper lui faisait deux ailes pareilles aux
ailes des chimères qui veillaient sous la haute cheminée, et sa tête
appesantie soudain par le crime, se penchait, lourde et calamistrée
comme la tête des dahlias lourds et graves.



LA FEMME EN NOIR


De toutes les couleurs, nuances et accords de teintes, le noir,
décidément, lui seyait. Les rouges et leurs succédanés plaisaient dans
les glaces à son œil inquiet de joies, mais une nuit dissimulatrice aux
plis enveloppants rassurait sa peur de la vérité. Il fallait paraître
triste, puisque telle était la nécessité, telle était la volonté
violente et secrète d’une âme vouée aux déguisements.

Son âme! Il lui était défendu de la glorifier selon le vers du plus
délicat des poètes:

    Mon âme est une infante en robe de parade,

mais (Albert Samain pâlira de cette parodie) elle aurait pu psalmodier
sur le mode nocturne:

    Mon âme est une larve en robe de mensonge.

Sa vocation était de paraître malheureuse, de passer dans la vie comme
une ombre gémissante, d’inspirer de la pitié, du doute et de
l’inquiétude. Elle avait toujours l’air de porter des fleurs vers une
tombe abandonnée, ou d’en revenir et d’avoir pleuré sur la tristesse des
destins prématurés. Si elle souriait, c’était la mélancolie d’une rose
blanche au clair de lune, et si elle riait, on croyait à du sarcasme.

Pour aller du premier coup jusqu’au fond de l’abîme, elle s’ingénia
d’abord à tromper Dieu par l’intermédiaire d’un jeune prêtre qu’elle
enivra d’amour pur. Elle avait alors quelque seize ans et jouissait de
la nouveauté de n’être plus une garçonnette qui court en montrant ses
jarrets: elle montra son cœur, objet angélique dont la vraie place était
sur les étagères du paradis, dans le musée de Dieu. Le jeune prêtre
mania avec d’infinies précautions un bibelot si précieux et l’oignit de
parfums, de larmes et de bénédictions. En donnant son cœur à Dieu, elle
disait au jeune prêtre:

--Quel sacrifice je vous fais, mon ami!

Cela dura deux ans. Elle se disait morte au monde, prête à immoler ses
cheveux, sa chair et sa liberté; puis, quand sa mère eut bien pleuré
quand elle crut avoir assez cruellement torturé tous ceux qui
l’aimaient, elle feignit de céder à tant d’affliction et renonça à
déposer son cœur dans les vitrines de la Jérusalem céleste. Ce fut à
cette époque qu’elle adopta les douloureuses robes noires qui lui
rappelaient son premier veuvage et son premier mensonge.

Alors, on s’occupa de la marier. Deux prétendants furent admis à faire
des grâces autour de la précoce inconsolable. L’un, tout de suite, la
séduisit par sa bonté de bête à bon Dieu, mais elle fut capable de n’en
rien laisser voir et d’offrir à l’autre, et rien qu’à l’autre, le clair
de lune de ses mélancoliques sourires et la douteuse grâce de ses
distraites câlineries.

Comme elle le martyrisa soigneusement, le brave homme qui n’avait de
goût qu’à s’asservir à toutes les volontés de l’incompréhensible vierge!
Ayant compris qu’il aimait, elle comprit qu’il souffrirait, sans gémir,
comme une victime élue et fière de son élection à la douleur, et elle ne
lui épargna ni les coups de dague, ni les coups d’épingle, bien plus
pénibles, parce qu’ils sont humiliants. Elle osa jusqu’à donner devant
lui ses deux mains à baiser--à l’autre; jusqu’à permettre des privautés
suspectes, comme de se laisser caresser les cheveux, sous prétexte de
jeux et de couronnes de fleurs,--et quand l’humble amoureux, fort
craintivement, offrait la bonne volonté de ses doigts, avides, eux
aussi, de toucher et d’amuser leur épiderme à la joie des contacts, elle
disait sèchement:

--Non, laissez, vous êtes trop maladroit!

Cependant, ayant réfléchi la moitié d’une nuit, elle résolut, pas assez
audacieuse pour se mentir à elle-même, d’épouser tout bonnement celui
qui l’aimait et qu’elle aimait,--mais à cette résolution sa diabolique
nature mit une effroyable réserve.

C’était un soir, dans le grand jardin méthodique où les arbres en
esclavage avouaient la suprématie de l’homme. Des allées droites, larges
comme des routes royales menaient des ifs taillés en portiques et à des
charmes dont la courbure simulait des grottes et façonnait des cabinets
de verdure. Encadrés de buis et de lignes de fleurs, de larges
boulingrins étendaient, comme des étangs, le calme doux de leur
veloutis, et au loin, au bout de toutes les allées, au delà d’une pièce
d’eau muette, il y avait un bois presque inculte que les seigneurs
dédaignaient sinon pour la chasse au chevreuil ou la chasse aux pauvres
filles traînant un fagot de bois mort.

Elle invita ses deux prétendants à une promenade en cette solitude. On
arriva près de la pièce d’eau où une vieille barque dormait parmi les
roseaux. Elle fut détachée et amenée au pied des marches; la belle
descendit et entra la première.

--Vous d’abord, dit-elle à celui qu’elle n’épouserait pas, vous d’abord,
j’ai confiance en vous, prenez les rames.

Et quand il fut entré dans la barque et quand il eut pris les rames,
elle dit encore:

--Voguez!

A l’autre, avec un salut de la main, elle cria, quand la barque déjà
écrasait la foule des iris:

--Il n’y a place que pour deux dans ma barque. Faites le tour et venez
nous rejoindre,--ou bien attendez, car nous reviendrons.

Elle chanta:

    La barque vole,
    La barque court,
    Comme l’amour!
    La barque vole,
    La barque dort,
    Comme la mort!

Ensuite, seule à seule avec le rameur, elle se prit à délirer d’amour et
à murmurer, comme en extase, les odes les plus passionnées et les
sonnets les plus langoureux.

Elle débarqua sans toucher terre que de ses reins, car il la prit dans
ses bras et la coucha sous la futaie, parmi les primevères endormies
dans l’ombre et dans la paix de la forêt silencieuse.

Sans rien dire, et comme étonnée seulement, elle accueillit les premiers
gestes et les premiers baisers, puis, sûre d’être vaincue, elle simula
une furieuse révolte, mais qui se détendit peu à peu jusqu’à
l’attendrissement et jusqu’au don libre et absolu; cependant, elle
murmurait, d’une voix de victime:

--Quel sacrifice je vous fais, mon ami!

Ils revinrent vers la barque et elle éprouva une grande joie secrète
d’un si beau mensonge, car, ayant fait le tour de la pièce d’eau, celui
qu’elle aimait s’avançait en côtoyant le bord du lac qu’il n’avait pas
franchi.

Elle alla vers lui, disant:

--Que j’ai eu peur, rien que d’avoir touché à la lisière du bois, rien
que d’avoir mis le pied sur la barre d’ombre qui sépare la forêt du
reste du monde. Ramenez-moi dans le jardin, vous, dans le jardin, dans
le jardin! Lui, il fera le tour,--à son tour.

--Mais on peut fort bien être trois dans la barque, dit celui-ci qui
revenait de la forêt.

--Trois dans la barque? reprit-elle, pourquoi pas? Allons, nous serons
trois dans la barque.

Quelques semaines plus tard, elle épousa celui que, dès la première
heure, elle avait choisi pour ce rôle, et, drapée dans la nuit de son
mensonge, elle entra dans le mariage comme on inaugure un adultère, en
murmurant d’une touchante voix de victime:

--Quel sacrifice je vous fais, mon ami!



L’INTACTE


Elle sortait d’une famille de médiocrité touchante et quasi symbolique.
Son père était professeur de sixième en un petit collège de province, et
sa mère, sous les auspices de l’Université, tenait une pauvre papeterie
où l’on trouvait des crayons, des plumes, du papier écolier, des
journaux bien pensants et des images d’Epinal. Par amour pour la sainte
mythologie, son père lui donna le nom singulier d’Adonise, et il avait
fallu l’autorité du professeur de rhétorique, un vieux prêtre
paganisant, pour faire inscrire de telles syllabes au répertoire sacré
de l’état civil.

Adonise en grandissant, devint la joie de l’humble boutique. Dès l’âge
de huit ans, elle avait acquis une connaissance parfaite de toutes les
variétés de plumes métalliques introduites en la ville de Bayeux: outre
la tête-de-mort, qu’elle préconisait à l’aide d’un discours subtil, elle
connaissait la lance, la gauloise, l’éclair, la diamant, et toutes les
nuances des Blanzy et des Mitchell, donnait son avis, risquait un
conseil direct: «Je sais votre écriture, il vous faut la lance.» Elle
écrivait, d’ailleurs, avec art et ses cahiers d’application faisaient
l’orgueil de l’institutrice, la chère sœur Bénévole.

En un autre genre de notions, Adonise était encore sans rivale. Seul, le
directeur de l’honorable maison Pellerin était aussi exactement au
courant de l’œuvre des bons imagiers d’Epinal. Adonise, vivant
répertoire, pouvait réciter, sans broncher, jusqu’à trois cents titres
de ces aimables placards, et non seulement les histoires connues, comme
«Le prince Grésil» ou «La fée Chatte», mais des inventions
extraordinaires, telles que «Alina et ses trois petits canards», «Paul,
ou comment on devient millionnaire», «Alice, ou les suites d’un
mensonge», et bien d’autres qu’Adonise ne nommait pas sans émotion,
«L’histoire du prince Charmant», par exemple, qui avait fait battre son
petit cœur.

Cependant, quand elle eut fait sa première communion, M. le professeur
entreprit de lui donner une éducation vraiment sérieuse et plus conforme
aux destinées de l’héritière d’un pédagogue estimé. La mythologie lui
sembla tout d’abord indispensable; il considérait une telle étude comme
la préface de tous les livres, comme le portique sous lequel il faut
passer pour pénétrer dans «le Temple du Goût». Adonise fut illuminée de
la science du Père de Jouvency, de la compagnie de Jésus, qui lui apprit
les aventures du dieu tonnant, les travaux d’Hercule, et plusieurs
autres anecdotes qu’elle jugeait bien moins amusantes et bien moins
instructives que le Petit Poucet.

De toutes les drôleries cataloguées sérieusement par le vieux jésuite,
elle ne comprit un peu que l’histoire de Diane, chassant le sanglier et
méprisant les hommes. Chasser le sanglier devait être une occupation
divertissante, et quant aux hommes, ils lui paraissaient bien inférieurs
aux princes que M. Pellerin revêt de si galants pourpoints et de si
gracieux toquets à plumes.

Ils en étaient aux demi-dieux, aux géants, tels que Briarée, aux
bandits, tels que Procuste, lorsque M. le professeur décéda subitement,
en expliquant dévotement comment Romulus téta, et non pas en vain, les
mamelles d’une louve. Adonise avait treize ans: elle apprit la couture,
sans négliger la calligraphie. Cette dernière science, estimable et
utile entre toutes, fut le salut de la charmante Adonise: dès qu’elle
eut atteint l’âge requis par les canons universitaires, elle reçut la
commission d’enseigner les pleins et les déliés à une aimable assemblée
de petites crétines, incapables de pénétrer les secrets, de s’assimiler
les recettes de Brard et Saint-Omer, gloires de l’école française.

Adonise enseigna l’écriture, exécuta des modèles accomplis, morigéna les
petits doigts tachés d’encre, distribua des diplômes de calligraphe--et
vieillit.

Elle avait vieilli sans s’en apercevoir, sans rébellion, sans regrets.
Le sourire des hommes ne l’avait jamais émue: il était informe, comparé
aux précieuses minauderies des princes d’Epinal. Leurs paroles
tendres--elle n’en avait guère entendu--étaient un jargon barbare et
saugrenu près des tendres propos dont le roi, déguisé en berger, amuse
la bergère. Elle avait conscience de vivre en un monde inférieur et même
humiliant, et «tout ça» la laissait fort indifférente.

Pourtant, il arriva qu’un jour (elle avait alors la trentaine), des
paroles, dites en chaires par un très beau dominicain, troublèrent le
lac pur et bleu où naviguait son cœur enfantin. Ce moine, d’une
modernité exquise et un peu jésuitique, attirait à soi les âmes en les
enivrant d’amertume: il clamait la tristesse des solitaires, l’horreur
des abandonnés, et, selon peut-être Ruysbroeck l’Admirable, la pitié
qu’inspirent ceux qui vivent sans amour.

Adonise fut touchée, mais peu. Cela dura deux ou trois jours: le
quatrième, elle s’abstint de la conférence du séraphique dominicain et
relut, dans Jouvency, l’histoire de Diane, qui chassait le sanglier et
méprisait les hommes.

Ensuite, elle songea: «Moi, je suis comme Diane; aucun homme ne m’a
jamais touchée.»

Elle songeait encore, en son innocence de vierge calligraphe: «A quoi
bon? Et quel plaisir? Quand on est marié, on a des enfants; mais j’en ai
plus de cinquante, et très obéissants, et dont plusieurs me donneront de
la satisfaction...»

Puis, cessant de ruser avec elle-même, car si son innocence était
réelle, son ignorance n’était pas absolue,--elle murmurait:

«--Diane, Diane! Que dirais-tu, si Adonise offrait ses lèvres à
l’avidité d’un mâle, ses seins à la curiosité d’un mâle, son corps à la
brutalité d’un mâle! Non! Je suis intacte, je veux demeurer intacte,--et
moi aussi, dans les bois élyséens, je chasserai le sanglier et je
mépriserai les hommes! Oh! Diane, sois mon refuge et mon recours,
protège-moi, aime-moi, sauve-moi de ceux dont les paroles, lâchement
agressives, veulent attenter à mon intégrité! Toi seule,--et nul autre,
pas même Lui, pas même Jésus: Jésus est un homme!»

A partir de ce jour, les gens surpris entendirent Adonise émettre
d’étranges propos, mais on pensait que c’était un ressouvenir des
profondes sciences que détenait son père, et l’on souriait sans
comprendre. Mais elle, en la concentration de ses rêves, s’exaltait:
souvent, pendant que les petites filles recopiaient leurs modèles, elle
s’élançait, l’arc aux mains, le carquois sur le flanc, dans les
mystérieuses clairières des forêts hyrciniennes, et, à demi nue, mais
chaste et les reins voilés, elle commandait aux chiens et domptait les
fauves par la subtile puissance de ses flèches.

Elle finit par se détraquer complètement, «disaient les gens», et par
oublier ce qu’on dénomme le monde réel, pour vivre là-bas, au clair de
lune, sous les vieux arbres des bois sacrés, pour courir à l’appel de la
conque, pour triompher des forces inférieures de la Nature, du Mal
incarné dans les bêtes sanguinaires!

Comme son père, elle mourut en quelques heures, et--fille catholique de
l’Eglise--elle mourut pourtant en soupirant:

--Diane, ô ma mère, je vais vers toi, je suis digne de toi; aucun homme
ne m’a jamais touchée: je suis intacte.



LA DAME PENSIVE


Elle ressemblait assez à une de ces saintes vierges brunes, arrangées en
l’attitude d’une mélancolie distraite. Ses yeux, d’un noir de velours et
d’une humide douceur, avaient toujours l’air de considérer avec
étonnement un spectacle rare, invisible pour tous les autres yeux; mais
elle ne regardait jamais qu’après et quand il n’y avait plus rien à
regarder, les êtres ou les choses qui passaient près d’elle. Souvent
même, on pouvait lui parler, on pouvait la frôler sans qu’elle s’en
aperçût; elle était de celles qui ne savent jamais où elles sont, qui ne
savent jamais où elles en sont.

Elle s’était mariée comme dans un songe, moins occupée de son mari que
de la chimère dont elle croyait suivre le vol, parmi le paysage possible
et dans les cieux ouverts à son imagination. Toute sa vie elle se
demanda comment elle était devenue femme, initiée sans doute, pendant
qu’un vent d’inconcevables parfums l’enveloppait d’inconscientes
délices.

Comme d’ailleurs elle parlait fort peu, son âme demeura toujours
obscure, même pour les bonnes volontés les plus décidées à forcer la
porte du tabernacle, et l’on disait d’Aline qu’elle vivait comme vit une
fleur ou comme la Daphné des métamorphoses, muette et verdoyante.

Créature bien faite pour être aimée! Elle était aimée: ainsi qu’une
icône, avec une religiosité respectueuse. On lui apportait les menus
présents qui plaisent aux simulacres, et sa chapelle, comme un
sanctuaire en renom, s’ornait des guirlandes d’ex-votos laissés par les
pèlerins guéris ou consolés. Elle était vraiment pacifiante; son calme
et sa sérénité réconfortaient les cœurs inquiets, et les âmes maculées
retrouvaient leur pureté à se tremper dans la rosée de ses doux yeux
noirs.

Par de tels dons, elle reconnaissait l’amour et le récompensait; les
désirs indiscrets s’arrêtaient à quelques pas d’elle, comme des brigands
superstitieux, et tombaient à genoux; les moins effrayés baisaient le
bas de sa robe; nul qu’un seul ne l’avait encore relevée.

Tous les ans, laissant à ses affaires son mari, unique prêtre, l’idole
abandonnait le sanctuaire et s’en allait, pèlerine à son tour, vers les
dunes et les vagues. Des parents la recevaient, fiers de sa beauté
d’image, et, pendant des mois, elle ornait le pays, madone en
villégiature.

Elle partait, avec ses enfants, l’air d’une Laure qui pense à son
Pétrarque, la Dame pensive, et le train l’emportait, ignorante des
paysages, des bruits, des petits ennuis du voyage. Elle arrivait: la
mer! La mer patrie des rêves! Aline, rêve vivant, se trouvait des frères
parmi les mélancoliques pins qui bruissent éternellement aux souffles du
large. Les dunes étaient son jardin; toute la journée, elle se promenait
dans les sables tièdes, ou, fatiguée, elle se couchait sur les herbes
grêles, dans les creux abrités. Violente ou pacifique, proche ou
lointaine, murmurante ou mugissante, la mer effrayait parfois la Dame
pensive, en l’obligeant à l’attention; la mer voulait être regardée, la
mer voulait être écoutée, la mer forçait Aline à sortir de son rêve, la
mer était jalouse, la mer voulait être aimée: Aline avait peur et fuyait
vers les dunes; tapie dans le sable, comme une fourmi-lion, mais
innocente, elle demeurait des heures immobile et souriante--souriante
aux anges--attirant à elle, par son haleine, les invisibles rêveries,
bestioles dont l’air est plein.

Aline était heureuse, car elle était seule. Si peu qu’elle les sentît,
les contacts la faisaient souffrir, au moins après, par réaction; l’idée
qu’on venait de la toucher, ou même de lui parler, de la regarder, lui
causait, sinon une douleur, du moins une gêne. Dans la rue, les regards
des «passants impurs» lui avaient parfois, en des jours de nervosité,
donné l’impression d’un filet de cordes sales qu’elle devait briser pour
passer; ici, enveloppée de solitude, elle n’était salie ni touchée par
les désirs d’aucun être, et, dans l’absence absolue des sensations,
repliée toute sur elle-même, bien sûre que nul fluide contraire ne
viendrait troubler le courant pur de son éternel songe, Aline montait
presque jusqu’à l’extase.

Femme faite pour être aimée,--mais surtout pour être devinée, close sous
les voiles de pierre du cloître,--destinée sans doute aux plus
enivrantes amours! Ne pas agir, ni parler; parfois chanter: c’est
l’idéal de plus d’une; c’était l’idéal d’Aline et sa vocation véritable.

En ses phases d’extase solitaire, Aline chantait parfois: c’était une
sorte de plainte joyeuse sortant de ses lèvres inconscientes, une
mélopée, rythmée, comme celle des sirènes, sur la respiration de la mer.

Elle chantait, et un pêcheur qui revenait chassé par le flot montant
entendit le chant de la sirène, la plainte joyeuse de la Dame pensive;
il s’étonna et tendit son oreille, habituée à percevoir les moindres
nuances de la chanson du vent dans les pins; il n’avait jamais entendu
un tel chant,--lui, qui connaissait tous les chants de la mer, lui pour
qui les folles sirènes avaient gonflé leur poitrine et crevé leur
conques; il s’orienta, il chercha, et dans un creux des dunes, il
aperçut Aline.

Elle était couchée sur le dos, vêtue de peu; sa légère robe blanche
faisait à peine une brume sur ses membres et son buste s’affirmait tendu
par ses bras en croix. Aline était charmante et vraiment sirène ainsi
posée sur le sable, comme une délicieuse épave portée là par un caprice
du vent; ses cheveux noirs s’épandaient pareils à des varechs,--pareils,
vraiment, aux cheveux d’algue des sirènes: le pêcheur, tout mouillé
encore d’eau de mer, s’approcha de l’apparition et la caressa de sa main
lourde. Aline chantait toujours, partie en rêve, extasiée, les yeux
clos: le pêcheur, de sa main lourde, prenait possession de l’épave.
Aline chantait toujours: le pêcheur baisa la sirène sur l’épaule,
respectueusement, comme il avait vu le prêtre baiser l’autel avant le
sacrifice, car il était ému et religieux devant une telle beauté. Aline
chantait toujours: le pêcheur acheva son œuvre,--et il vit bien que ce
n’était pas une sirène, car aucune sirène ne se laisse approcher d’aussi
près, et aucune ne s’exposa jamais à concevoir d’un homme.

Aline cessa de chanter; la Dame pensive se réveilla toute frissonnante,
se leva, la bouche amère du baiser qui avait arrêté sur ses lèvres
l’essor de sa chanson de rêve.

Le pêcheur fuyait, effrayé; elle lui saisit la main; il obéit et il
écouta:

--Pourquoi m’as tu volée? J’appartenais à un seul et sa chaîne m’était
douce car je n’en sentais pas le poids. Appartenir à un seul, c’est
encore être libre, car celui-là on peut l’aimer, c’est-à-dire le faire
pareil à soi-même, le fondre en soi... Mais toi, inconnu, tu as pesé sur
mon cœur de tout ton poids, tu m’as meurtrie,--tu as été mon maître: dès
ce moment, je suis ta maîtresse. Viens, nous nous laverons ensemble du
crime que tu m’as fait commettre. Entends-tu la voix de la mer--la mer
que j’aime et dont j’ai peur? Elle nous appelle et s’avance à notre
rencontre: viens! Pourquoi m’as-tu volée? Je suis celle qu’on ne vole
pas deux fois; je suis le trésor qui s’anime, qui s’agite, qui se tord
et s’enroule comme un serpent invincible au cou du voleur: viens!

Et la Dame pensive, éveillée de son rêve, se dressa terrible, inhumaine,
implacable et, prenant le pêcheur par la main, elle s’en alla vers la
mer, le traînant ainsi qu’un petit enfant.

La Dame pensive entra dans la mer.



MÉLIBÉE


On se demandait comment une jeune fille si agréable et si bien dotée
avait pu atteindre, sans se marier, l’âge de vingt-quatre ans, déjà
lourd à porter pour une vierge ardente. Plusieurs motifs se confiaient à
l’oreille, et même se disaient tout haut: les parents étaient stupides,
insupportables et de réputation plutôt déshonnête; la jeune fille était
mal élevée, dédaigneuse, d’allures hautaines, hardie, impertinente et
douée de regards dont l’éclat, presque libertin, effrayait les plus
braves et les plus résignés. Ensuite, on insinuait le ridicule de son
nom, Mélibée, syllabes effarantes, et qui donnent l’impression d’amours
vraiment trop virgiliennes. Tout cela était vrai, mais il était vrai
encore plus que Mélibée restait fille par goût. Elle n’avait nullement
renoncé au mariage; elle attendait, prête à se donner, une occasion
romanesque, des bras puissants et qui auraient prouvé leur force, une
épée levée d’où dégoutte le sang, un pied de gladiateur écrasant la
poitrine de l’adversaire agonisant.

Sa sentimentalité était cruelle jusque dans le rêve. Comme d’autres
songent à des barques qui emportent des amants enlacés, à des échelles
de soie où se balancent d’adroits Roméos, elle aimait à se figurer des
carnages et à se voir, à l’heure où la nuit descend sur les champs de
bataille, couchée dans l’herbe teinte de sang, orgueilleusement
souriante à l’étreinte brutale du vainqueur.

Pourtant, des imaginations aussi abominables et aussi puériles lui
faisaient honte, parfois, et elle consentait à baiser les mains d’un
vainqueur métaphorique, d’un pacifique athlète. Au fond, elle voulait
surtout être gagnée comme un prix, être décernée comme une couronne: un
objet aussi remarquable que Mélibée ne pouvait appartenir au premier
venu: il lui fallait le «par droit de conquête».

Ah! qu’elle eût aimé ces tournois où deux chevaliers combattaient
souvent jusqu’à la mort, et quelle anxiété à se demander: lequel va
mourir et lequel va être mon maître? Souvent, elle avait songé à
organiser quelque féroce duel entre ses prétendants, mais l’imagination
lui manquait et, faute d’expérience, ses inventions n’aboutissaient qu’à
de minuscules querelles, bientôt apaisées.

Cependant, la ferveur de son sang la pressait de conclure; obscurément,
elle prévoyait le moment où elle deviendrait la proie presque volontaire
d’une habile audace,--et c’est ce qui arriva.

On ne recevait dans la maison que des lauréats, que des gens primés,
ayant le droit, comme les veaux de concours, de porter le flot de rubans
et la rose en papier doré; celui qui courba sous son genou la fière
Mélibée était donc un lauréat, mais de l’espèce la plus médiocre, un
lauréat dérisoire et asinaire, un lauréat dont on devrait, par pudeur,
taire le genre de triomphes; un lauréat, enfin, de la littérature neutre
et de l’art châtré.

Ce jeune homme sans scrupules entreprit la séduction de Mélibée par le
jeu des réticences. Il lui contait des histoires passionnantes qu’il
arrêtait net, ajoutant: «Quand vous serez mariée, vous saurez la suite.»
Ou bien, il lui présentait le mariage comme un incommensurable abîme de
félicités, un océan infini de délices sans cesse renouvelées, et il
insinuait que la plupart des divorces ont pour cause l’inaptitude de
certains êtres à supporter des plaisirs excessifs, des joies dont
l’amplitude va jusqu’à la douleur exquise. Il expliquait tout cela en
termes beaucoup plus galants et beaucoup moins voilés, si bien que
Mélibée finit par lui confier le soin de la guider vers le paradis.

Ils furent mariés, et les portes du ciel s’entr’ouvrirent à peine.
Mélibée apercevait les splendeurs de la cité lumineuse, mais l’espace
d’une seconde, et la nuit retombait sur son cœur. Elle demanda des
explications: on lui donnait toujours les mêmes. Elle se fâcha: ce fut
la nuit complète et sans éclairs. Se sentant dupée et trahie, elle
s’abandonna aux cuisantes caresses du désespoir, elle pleura, elle cria,
mais en vain, car il lui manquait le mot magique par quoi cède
l’entêtement des portes du ciel.

Il lui manquait d’avoir suivi sa nature: elle s’était trompée de chemin.
Alors Mélibée revint à ses anciens rêves, aux bras sanglants qui
s’ouvrent pour éteindre la femme conquise, et son mari lui fit horreur.

Heureusement, il était jaloux. A cette découverte, Mélibée éprouva
quelque joie, car une femme de son caractère trouve toujours moyen de se
débarrasser d’un mari jaloux. Son plan était aussi simple que ses
espérances étaient vastes et compliquées, car elle prétendait utiliser
très sérieusement cet inutile mari et faire servir sa disparition à la
réalisation même du rêve de toute sa sentimentale jeunesse.

Elle avait sous la main le combattant qui devait mourir, le gladiateur
dont la poitrine devait être écrasée par le pied d’un impitoyable
adversaire: il ne restait plus qu’à trouver l’adversaire,--le vainqueur!

Il fallait un homme fort et adroit et que cet homme devînt assez
amoureux pour être imprudent; il fallait une aventure telle que son mari
fût obligé de se battre; il fallait, non seulement un évident
commencement d’adultère, mais encore une insulte publique, une offense
préméditée.

Avec une diabolique habileté, elle organisa toute l’affaire. Un ami de
son mari fut le partenaire et l’adversaire choisi; comme Mélibée était
assez désirable, quelques menues avances eurent raison de son amitié. Le
reste était facile. Quand Mélibée se fut promenée trois jours de suite
avec un étranger, vers la tombée de la nuit, dans les petites rues de
son quartier, sous les regards haineux des bonnes, le quatrième jour,
son mari se dressa tout à coup, sorti d’une porte cochère.

Tout se passa convenablement, aussi discrètement qu’une rue permet
d’être discret; des témoins se firent quelques réciproques visites et,
un matin, deux petites caravanes se rencontrèrent en une île charmante,
égayée par les premiers rayons de l’aurore et par le chant des oiseaux.

O Mélibée, pendant que les épées cliquetaient, là-bas, dans l’île
charmante et gaie, quels moments délicieux tu passas à rêver et quels
rêves émouvants! Tu suivais en pensée toutes les phases du duel et ta
pensée voyait tout: les feintes, les reculs, les parades, la sérénité
des témoins! Tu voyais tout, mais voilà qu’un nuage inattendu enveloppa
ta vision; tu sais qu’un des deux est touché à mort, mais lequel?

O Mélibée, tragique incertitude! Lequel? Si celui que tu as choisi pour
vaincu allait rentrer et te dire: «L’autre ne reviendra pas!» Si le mari
que tu méprises surgissait devant toi, les bras tendus vers toi?

Lequel? Mélibée n’essayait plus de penser. Debout, dans une pose de
résignation joyeuse, elle attendait son maître, celui qui l’aurait
conquise par le sang, celui qui lui donnerait la joie d’appartenir au
vainqueur.

La porte s’ouvrit. Son mari entra, disant:

--Il y a eu mort d’homme.

Alors, Mélibée tomba à genoux, et ses yeux criminellement beaux disaient
au triste gladiateur l’admiration de la femme, le désir de la femelle,
la soumission de l’esclave.



LA VIERGE AUX PLATRES


Dory avait été, jusqu’à vingt-cinq ans, la vierge la plus pure, et si
pure qu’elle ne savait même pas ce que c’était que la pureté. Agnelle
toute blanche et sans tache, sa candeur n’était pas un mérite; elle
était candide par nature et par état, comme les lys, comme la neige,
comme le sel.

Elle pouvait, sans perdre rien de son innocence, regarder des nudités ou
même la sienne: ni la beauté des statues, ni sa propre beauté, ne lui
enseignaient l’usage de la beauté. Dans la boutique de son père, mouleur
et praticien habile, elle errait impunément parmi les torses, les
ventres, les hanches, les jambes, les sexes, et elle vendait à tout
venant des torses, des ventres, des hanches, des jambes, ou des déesses
entières ou des héros complets. Volontiers, sans pudeur comme sans
rougeur, elle donnait son avis, conseillait les reins de la Vénus de
Médicis, les genoux de la Diane de Gabies, le ventre de l’Apollon au
lézard, les reins du Bacchus hermaphrodite.

Son goût était aussi sûr que sa science esthétique et, aux Salons
annuels tel consciencieux sculpteur recueillait avec déférence l’opinion
de Dory. Elle avait posé une fois, ou plutôt elle avait consenti à se
laisser modeler en pied; mais cette œuvre lui déplaisait, l’artiste
n’ayant pas, à son gré, rendu avec exactitude le caractère spécial de sa
beauté, qui était la souplesse et la grâce. Jamais elle ne se prêta à
une nouvelle expérience et elle se contenta de faire mouler, très
soigneusement, plusieurs parties de son corps, les épaules, les seins et
les jambes, y compris les genoux; elle estimait ces fragments
d’elle-même à l’égal des chefs-d’œuvre les plus décisifs, bien qu’elle
fût la première à dire qu’un moulage sur le vif donne des résultats plus
curieux qu’artistiques; mais c’était là, vraiment, de beaux morceaux de
nature,--et ils prirent place dans la boutique du mouleur, pendus au
plafond parmi la foule des épaules et des jambes. Dory les vendait en
avouant leur origine et elle en vendait beaucoup,--et les seins de
plâtre de Dory reçurent bien des baisers de bien des bouches.

Elle n’avait jamais voulu se marier. En toute innocence, elle se
suffisait à elle-même, et d’ailleurs aucun désir charnel ne se fomentait
en la chasteté de son corps, si merveilleusement parfait. Le mariage,
pour elle, c’était ce qu’elle en voyait dans la rue: un ventre déformé,
mal dissimulé sous de naïfs plis, un ventre de ruminant, une
monstruosité analogue à celle des bossus, plus bénigne sans doute,
puisqu’elle avait un terme, mais aussi affligeante et plus humiliante
encore. Son amour de la beauté, de la ligne pure était si absolu et si
sensible qu’elle souffrait vraiment dès que, hors de son musée de
plâtres, elle marchait parmi les abominables créatures, faussement
dénommées femmes, qui encombrent les trottoirs de leurs allures de
mannequins articulés. Elle rêvait alors, pour se distraire, d’un pays où
la beauté se promènerait libre, où la noble animalité humaine,
affranchie de la morale, de la mode et de la pudeur, évoluerait nue et
glorieuse. Fort naïvement, elle concevait un peuple de statues, sans se
douter de l’absurdité d’un pareil rêve et sans songer que le vêtement le
plus laid est presque toujours moins laid que le corps qui le porte.
Elle ne soupçonnait pas davantage les inconvénients de pareilles mœurs
et combien son amour de la ligne en serait choqué, car le désir rompt
les proportions et brise les normes; mais, habituée à la pureté de ses
plâtres, instruite par leur esthétique, protégée par leur froideur, elle
poursuivait innocemment son imagination d’une humanité conforme aux
principes de Jean Cousin et, lasse de ses tristes promenades, rentrait
en la boutique du mouleur avec la joie d’un ange qui rentre au paradis.

Toutes les pièces de l’appartement, et non seulement la boutique et
l’atelier, étaient pleines de bras, de jambes, de torses. Cette
floraison de membres et de fragments avait envahi jusqu’à sa chambre, où
l’on avait même installé quelques pièces rares ou d’une vente
problématique, telles que l’éphèbe qui symbolise le Repos éternel, œuvre
guère appréciée, et la Vénus Callipyge (pièce d’amateur), qu’aucun musée
de province, aucune école n’osaient acheter. Dory, au contraire, aimait
beaucoup la si pure Callipyge, à laquelle elle ne reprochait que son
mouvement de coquetterie, et il lui était agréable de se dévêtir en la
présence d’une aussi aimable déesse, et de dormir en empruntant à
l’éphèbe du repos éternel la grâce de son immortel sommeil et l’attitude
de son ennui divin.

Quant au père de Dory, Italien de Londres devenu taciturne, il faisait
des moulages et ne savait autre chose.

Or, il arriva qu’un assez singulier éphèbe (Dory appelait les jeunes
gens des éphèbes) entra un jour dans la boutique, regarda les plâtres,
regarda Dory, n’acheta rien et sortit sans avoir ouvert la bouche. Dory
était aussi discrète qu’indifférente; elle n’importuna l’éphèbe d’aucune
offre, d’aucune question, se borna à le suivre en son voyage à travers
les stalactites de plâtre et à lui ouvrir la porte quand il eut achevé
son exploration.

Néanmoins, elle trouva ces allures un peu étranges et, à la réflexion,
se jugea presque froissée. A peine avait-il salué en entrant et en
sortant. Cette boutique, certes, était un musée, mais non pas un musée
public, et la gardienne avait bien droit à plus qu’un regard, à une
parole. En lui-même, l’éphèbe l’intéressait peu: c’était un être mince,
un peu déjeté d’une épaule, une jambe, semblait-il plus faible que
l’autre, trop pâle et trop blond, l’air maladif et timide. Une telle
créature, certes, était peu faite pour émouvoir l’âme esthétique de
Dory,--et pourtant elle se surprit, le lendemain, à penser à l’inconnu
et à excuser son impolitesse; c’était, songeait-elle, un malheureux
atteint d’une excessive timidité. Il était chétif, mais certainement
intelligent et elle aurait volontiers échangé avec lui quelques-uns des
aphorismes callistiques dont son cœur était plein.

L’occasion lui en fut donnée, car l’inconnu revint et se montra moins
timide. C’était un mélancolique Anglais qui collectionnait tous les
plâtres que l’on peut se procurer sur la surface de la terre. Il en
avait réuni des quantités innombrables, peuplant, aux environs de
Londres, une suite de hangars longs comme cinq ou six Louvres, et il
venait voir en cette boutique qui lui avait jusqu’alors échappé, s’il ne
rencontrerait pas quelques pièce inédite. Dory, naturellement, lui
montra les fragments plâtrés de sa propre beauté, et l’Anglais, ivre de
joie à une telle découverte, acheta sur l’heure deux épaules, deux seins
et deux jambes dont il vanta la beauté et la finesse; il avait en art
des idées saines.

Cependant Dory se plaisait en la compagnie d’un si extraordinaire
éphèbe; elle sentait un frère spirituel, une âme qui, comme la sienne,
ne se nourrissait que d’esthétique, et bientôt, par une aberration
unique en sa vie, elle se mit à aimer cette frêle charpente, cette chair
maigre, ces formes rétrécies;--ou plutôt elle faisait inconsciemment
abstraction de toutes les tares de l’Apollon boiteux pour mieux jouir de
la délicatesse de son intelligence et de la flamme de ses yeux.

Il était spirituel, quand il daignait entrer en conversation, et il
avait les plus beaux yeux du monde: de l’esprit et de beaux yeux,
c’était si nouveau pour la vierge aux plâtres qu’elle fut séduite. La
chaste, la pure, l’esthétique Dory était amoureuse.

Alors, elle vécut parmi ses stalactites des heures bien plus douces
encore que par le passé. Elle trouvait aux statues et jusqu’aux membres
pendus une grâce nouvelle et, à inventorier avec son cher éphèbe toutes
ces choses mortes, elle se sentait une infinie joie de vivre. Peu à peu,
une âme toute neuve avait germé, s’était épanouie en elle: un jour que
son ami lui baisa la main, elle comprit la pudeur, et un jour que son
ami l’étreignit doucement dans ses bras, elle comprit la vie.

C’était une Dory toute différente de l’ancienne, presque tendre,--et
presque impure, puisqu’elle aimait.

Mais elle n’était aimée que par le caprice d’un ennui de passage, et si
peu désirée que le désir s’éloigna sans avoir demandé à cette virginité
le sérieux sacrifice de son essence. Le jeune monomane disparut à
l’improviste et Dory, qui devait l’attendre éternellement, n’entendit
plus jamais parler de lui.

Dans la boutique aux pendentifs de plâtre, parmi les jambes, les
ventres, les torses et les épaules, Dory pleura, tout étonnée de ses
larmes, triste à la fois et humiliée d’un amour qu’elle n’avait pas
souhaité et d’un abandon que son orgueil n’avait pas prévu.

Et jusqu’aux années de la décadence physique, et jusqu’au delà, Dory
vécut intérieurement d’un pâle souvenir et d’un illusoire désir. Nul
autre amour ne la consola de cette première et unique déception; car,
d’après de très obscures lois, elle devait être punie, après avoir aimé
la beauté, d’avoir été infidèle à la cruelle déesse--et il fallait que
Dory, innocente et fière adoratrice de l’Apollon androgyne, pleurât le
dédain d’un passant difforme.



AVENTURE D’UNE VIERGE


«La confession--et non pas la confidence--que je vais te faire, mon
amie, est de celles qui doivent être complètes, sans réticences,
absolues; aucun détail ne sera donc épargné à ta pudeur: tu rougiras, tu
pleureras, tu crieras peut-être--mais tu écouteras, car il faut qu’une
créature humaine connaisse mon aventure--pour la redire à Dieu!

»Tu sais que je reviens souvent, le soir, et toute seule, de Vassy à
Chaumont, par le dernier train. J’ai passé la journée avec notre chère
Bergerette, et, à onze heures on nous sépare, on me traîne à la gare, on
me jette dans un compartiment,--et je sommeille jusqu’à la minute de
tomber dans les bras de mon père, qui m’attend sur le quai,--et qui
devine «toujours» la portière qu’il faut ouvrir.

»Ce train, dirait-on, marche pour moi seule,--ou presque! Il ne ramène à
Chaumont que, par hasard, quelques commerçants qui ont à Vassy leurs
affaires, d’autres disent leurs amours. Ah! ma chère, comment ai-je
écrit un tel mot, maintenant que je sais ce qu’il signifie! Mais ces
bonnes gens s’assemblent sur les mêmes banquettes et je crois bien que,
depuis trois ans, j’ai toujours, à cette heure-là, voyagé solitaire.

»Tout ceci pour que tu saches qu’il n’y eut à mon crime nulle
préméditation; pour que tu comprennes que mon aventure ne pouvait être
ni organisée, ni machinée; pour que tu croies que seule une fatalité
diabolique a dû me pousser à commettre un acte que, jusqu’alors, comme
toi, comme toutes nos pures et honnêtes amies, j’avais toujours réprouvé
à l’égal d’un assassinat,--ou d’un suicide!

»Donc, on me pousse dans le wagon. Nous étions en retard et le train
déjà en marche, si bien que je n’avais passé que par grâce et parce que
je suis, pour ce train illusoire, une sorte de raison d’être, une sorte
de colis sacré: nous étions déjà loin quand, revenue de mon émoi,
j’aperçus dans l’autre coin, un homme enfoui sous des couvertures.

»Te le dirai-je,--immédiatement, fulguramment, sans aucune résistance,
sans aucune remontrance de ma conscience je fus prise, saisie, emportée
par le désir fou, mais _fou_ mais absolu et inéluctable, de me faire
posséder par cet homme,--moi, vierge! La seule réflexion que je fis fut
celle-ci: que je n’avais rien à craindre et tout le temps devant moi,
puisque le trajet, sans arrêt jusqu’à Vassy, durait juste une heure;
sitôt l’arrivée, je sauterais, je disparaîtrais.

»La sommation fut impérieuse. Je sentais une chaleur singulière et
inconnue au visage, à la poitrine et--je te dirai tout--en des parties
de mon être qui ne m’avaient encore jamais donné de bien dangereuses
inquiétudes. J’étais comme ivre, de cette ivresse qui incite à encore un
verre de champagne;--non, ces petites ivresses de jeunes filles, ce
n’est rien, rien:--je subissais non pas une tentation, mais un
commandement irréfutable.

»Je ne fus ni sotte, ni gauche et, pendant qu’un chœur de voix presque
comminatoire criait en moi: «Oui! Oui!»--j’observais.

»L’homme était assez jeune, fort, non sans élégance--celui qu’il fallait
pour le meurtre--pour le viol!--que j’allais exiger. Il remua, changea
d’attitude, réveillé par mon apparition et mon agitation, car mes
talons, par un singulier mouvement nerveux, frappaient le plancher en
cadence. Bientôt, il desserra ses couvertures, retapa son petit bonnet
de voyageur--et me regarda. J’avais peur qu’il ne lût dans mes yeux
comme dans un alphabet, comme dans un missel aux énormes lettres;
j’avais peur qu’il ne méprisât une proie trop sûre! Mais j’étais
vraiment une belle proie, une proie inéluctable et--puisqu’il le
fallait--je le regardai à mon tour. Je ne fis que cela. Non, je fis
mieux: ô diabolisme de l’innocence et perversité de l’instinct!--je
relevai un peu ma robe comme pour la draper autour de mes jambes, et je
pris une pose lasse et insolente, la pose de celle qui attend et qui ne
veut pas attendre.

»Cependant, je me mis à trembler; je frissonnais comme à la première
seconde d’un bain froid, et le rythme de mes talons s’accélérait selon
une inquiétante rapidité.

»Il se pencha, et me dit:

--Oh! comme vous tremblez! Laissez-moi vous envelopper de cette
couverture...

»Sa voix était douce. Je répondis oui avec une égale douceur. Il se leva
et m’apporta toutes ses couvertures. Je tremblais toujours, et à faire
peur; j’avais l’œil égaré, je ne bougeais point, les bras lourds et les
mains indécises: il m’enveloppa maternellement, depuis les pieds
jusqu’au buste, me bordant, me tapotant comme un enfant dans son dodo.

»Je crois que j’avais réellement froid; cela me fit du bien et je
souris.

»Alors il s’enhardit, continuant à me tapoter doucement et inutilement,
à lisser et à presser la couverture le long de mes jambes et de mes
hanches.

»Je souriais sérieusement, je souriais--comme sourit un brasier!

»Alors, il s’enhardit encore plus. Il pencha vers moi sa tête jusqu’à
frôler mes cheveux et n’osant dire plus, sans doute, il demanda:

»--Etes-vous bien?

»Je répondis par un très faible oui et--ô mon amie, pourras-tu lire
cela?--machinalement (je le crois), sans délibération, sans volonté,
mais en pleine conscience de mon acte, avec joie, je laissai mon genou
s’écarter jusqu’à frapper le sien. Il mit la main sur mon genou, il
appuya, il insista; je me détendais au lieu de résister:--alors, il osa
tout!

»J’étais morte de désir, de luxure! Oui, mon amie, sans bouger, sans
fermer les yeux, toujours souriante, je me suis laissé prendre en
détail, pouce à pouce, et délicieusement! Il a fait ce qu’il a voulu et
chaque chose qu’il voulait, je la voulais; je me prêtais, je me donnais,
je m’offrais,--et je montais vers un sommet de vertigineuse volupté!

»Oui, je me suis laissé prendre--jusqu’à tout! Oui, et j’ai pris
moi-même, sans honte: j’ai baisé ces lèvres, j’ai serré ces épaules de
hasard,--et j’ai crié mon déshonneur!

»J’étais une bête heureuse.

»Comme il me regardait avec fatuité (ai-je cru), ou ennui, ou fatigue,
le sifflet d’arrivée éclata. Je me levai.

»Il dit:

»--Je vais jusqu’à Merville,--mais...

»--Non, laissez-moi et continuez. Dites-moi seulement votre nom.

»Il me donna sa carte.

»Le temps de la serrer dans mon corsage et le train s’arrêtait.

»Je dis encore:

»--Pas un mot!

»Il comprit et se retira vers l’autre portière. Je sautai et je tombai
dans les bras de mon père. Ma sœur, qui l’accompagnait, se mit à rire,
en me regardant:

»--Comme tu es chiffonnée!

»J’alléguai que j’avais dormi roulée dans ma robe, et ce fut tout,--car,
quel soupçon possible? Ah! je suis bien tranquille, si Dieu, comme je
l’espère, comme je le _veux_, m’épargne la conséquence de mon crime!

»Et maintenant, mon amie, me voilà au lendemain matin et dans cet état:
honteuse et joyeuse, humiliée et satisfaite! Je sais, je suis, je vis,
femme, comme Psyché, par un homme, ou par un succube? Oh! que m’importe,
puisque c’est fait, et puisque je ne reverrai jamais l’initiateur,--car
(je le jure) j’ai brûlé la carte sans la lire. Un recommencement, ou
seulement la possibilité d’un recommencement cela aurait été, non plus
un crime, mais une bassesse!

»J’accomplirai peut-être une destinée vulgaire--et de mensonge, si je me
marie,--mais au moins mon premier pas dans le mystère aura été hardi,
incroyable et diabolique--ou divin!--et si je n’en dois pas faire un
second, je demeurerai heureuse quand même.

»Heureuse de ma chute, oui, et je le redis, devrais-tu en pâlir de peur
ou d’horreur? J’adore en rougissant, mais j’adore la Cause inconnue,
obscure et formidable qui m’a couchée sous l’étreinte d’un passant,--et
cela dans la banalité d’un wagon souillé de toutes les respirations,
pendant que les essieux craquaient, pendant que les roues, mordant les
rails, sonnaient comme les marteaux d’une lointaine forge, pendant que
le train courait, plus fou que mon sang, vers l’abîme, vers le
néant!...»



TRISTANE


I

Tristane s’en allait sous les feuilles rousses qui s’envolaient une à
une et revenaient tomber à ses pieds. L’automne affligeait le grand bois
de hêtres et de chênes, mais les tardifs chênes avaient encore des
couronnes vertes, et Tristane songea que la vie ne meurt pas sans de
suprêmes reviviscences; elle releva la tête et vit que parmi les nuages
blancs un fleuve de bleu brillait d’une pâleur douce.

Elle marchait serrée en une robe d’amazone, toute noire, mais le col
ceint d’un serpent de fourrure fauve; tête nue, car elle était chez
elle; sa coiffure inébranlable défiait les surprises du vent, et les
bandeaux, d’un blond charmant, voilaient les soucis de ses tempes:--elle
marchait mélancolique et lente, laissant sa longue robe noire balayer
l’herbe où s’endormaient les dernières pâquerettes.

Cette promenade au-devant du dernier amant la menait maintenant par des
sentiers plantés de souvenirs, églantiers et leurs baies sanglantes et
amères qu’elle cueillait au passage en se déchirant les doigts.

«Etre toute petite encore avec tout le mystère de la terrible forêt
devant les yeux, se contenter d’une caresse fraternelle et d’une robe de
fanfreluches, et tout d’un coup vouloir une des fleurs de la lisère,
vouloir les lèvres du petit mauvais sujet qui s’écorche les jambes à
grimper le long de l’arbre où tremble un nid vide.»

Mais Tristane se commentait son premier souvenir:

«Tous les nids sont vides. Ce jeune baiser, sans la joie du vol et la
joie de l’impudeur, eût été fade comme une mûre des haies,--et quand ce
même enfant, l’année suivante, me rendit ma caresse, les yeux ardents et
les gestes insolents, je n’éprouvais encore que le plaisir du mal, les
délices de l’illicite et de la cachette.»

Ensuite des hommes graves ornés de rubans ou de broderies lui avaient
permis de dormir avec un homme, permis et même commandé. Ils disaient
avec de menaçants sourires: «Votre devoir est de dormir avec cet homme,
désormais et avec lui seul.»

Pendant toute la première nuit et bien d’autres nuits encore, Tristane
avait songé à ces récits pieux où des vierges sont livrées à d’experts
et inventifs bourreaux,--puis, habituée au supplice, elle s’endormait
résignée, mais toute meurtrie par le devoir.

Elle ne tressaillit enfin que sous un regard étranger; retrouvées, aussi
fraîches et plus épanouies, les joies de l’illicite et de la cachette
lui firent croire, pendant quelques journées, à la beauté de la vie;
fanées, elle en cueillit d’autres encore, encore d’autres; mais les
nouvelles fleurs séchaient de plus en plus vite, et Tristane avait moins
de courage à tendre la main vers la désillusion des roses.

Tristane regarda derrière elle et vit un chemin qui se déroulait loin,
pareil au chemin jonché de pétales que l’on offrait jadis au
Saint-Sacrement.

«Tant de fleurs brisées et qu’il ne m’en soit resté aucun parfum ni aux
doigts ni au cœur!»

Une fois de plus, elle voulut redevenir toute petite pour refaire, avec
plus de soin, la route parcourue en vain, pour mieux choisir parmi les
églantines et parmi les dahlias, car, songeait-elle, j’ai certainement
passé, sans les voir, à côté des branches les plus fleuries et les plus
odorantes.

«Non. A quoi bon? Je me tromperais encore, je foulerais les mêmes
herbes, j’avancerais la main vers les mêmes erreurs, j’ouvrirais les
bras aux mêmes fantômes, avec la même innocence dans mes gestes et dans
mes yeux. Maintenant, je sais. Je sais comment il faut prendre et
comment il faut donner. Je ne suis pas au bout de ma route; il y a
encore un reposoir avant la chapelle.»


II

Tristane s’en allait donc au-devant du dernier amant.

Il venait de loin et il était loin, mais elle le voyait surgir de
colline en colline, enflammé comme un brasier et clair comme un phare;
ces lumières apparues guidaient Tristane et la réconfortaient dans son
voyage.

Elle ne tournait plus la tête pour regarder derrière elle; les images du
passé s’éteignaient successivement, petites lampes soufflées à la ronde;
seule, au milieu d’une grande nuit, Tristane marchait courageusement
vers la lumière surgie de colline en colline.

Il faisait nuit, vraiment, dans la forêt silencieuse; Tristane avait
peur du bruit de ses pas écrasant les feuilles mortes: alors, elle
s’accroupit au pied d’un arbre et elle attendit les yeux fixés sur la
lueur lointaine.

Dès que Tristane fut assise au pied de l’arbre, la forêt s’endormit plus
profondément, sans soupirs et sans rêves, ensevelie dans les délices du
néant;--et Tristane s’endormit aussi, car le sommeil est plus fort que
l’amour.

Tristane s’endormit au moment où un voyageur attardé passait, faisant
des gestes inquiets, plongeant dans l’ombre des regards attentifs; il
penchait la tête d’un côté et de l’autre, l’oreille tendue, et souvent
il s’arrêtait pour mieux écouter et pour mieux regarder; mais Tristane,
écroulée au pied de l’arbre, semblait aussi vague et aussi noire qu’une
touffe d’ajoncs ou qu’une touffe de bruyères.

Il cria:

--Tristane!

La voix s’enfonça dans l’ombre et ne rapporta nulle réponse; alors le
voyageur revint sur ses pas, frôlant encore Tristane et ne la
reconnaissant pas; enfin, il se coucha dans les feuilles mortes et, lui
aussi, s’endormit parmi les arbres silencieux.

Le jour les réveilla; ils se levèrent et s’éloignèrent.

--J’ai été heureux comme dans un rêve, songeait le voyageur.

--O mon dernier amant, songeait Tristane, quelle nuit d’obscures et
profondes délices! Tu m’as donné enfin la plénitude des joies de
l’amour. J’ai été heureuse comme dans un rêve.



LIVRE III

ANECDOTES



LE MAUVAIS MOINE

        «Il n’est point nécessaire de vivre, mais il est nécessaire de
        penser.»

        LEIBNIZ.


Celui qu’on appelait déjà «le moine», à cause de sa vie chaste et de ses
propos amers, le devint réellement et à jamais en la trente-cinquième
année de son âge. Après de longues et énervantes causeries avec un poète
singulier, qui avait ébauché de consciencieux noviciats dans tous les
monastères de France, il se décida pour la Trappe, et pour celle de
Soligny, illustrée par Rancé, plus rigide encore et plus mystérieuse que
toutes les autres.

Il croyait avoir spécialement à se plaindre de la vie, des femmes qui ne
l’avaient pas aimé, des hommes qui ne l’avaient pas compris, des choses
dont l’hostilité s’était dressée, comme une ligne de récifs, entre lui
et son désir, chaque fois qu’il avait lancé sa nef sur la mer, chaque
fois qu’il avait orienté sa voile vers Thulé ou vers Atlantide.

En vérité, il n’avait guère jamais manifesté que des velléités, de tous
petits vouloirs aussi fragiles que des bulles de savon, aussi jolis,
aussi vains. Il n’était pas même de ceux que Fourrier, l’inventeur des
Quatre-Mouvements et de la psychologie amusante, appelle des
_commenceurs_; il ne commençait même pas, restait toujours en deçà de la
borne du départ. Capable de se laisser faire et d’obéir au branle, comme
une cloche, il cessait de carillonner, dès qu’on lâchait la corde. Une
de ses faiblesses, c’était de rester là où il était; il sortait toujours
le dernier d’un salon, d’un théâtre, d’un café; il se faisait mettre à
la porte, toujours surpris que le «déjà» fût sonné. Sans doute, il eût
fait un excellant stylite et, juché sur sa colonne, il n’eût jamais
songé à en descendre.

Son ami le poète était, au contraire, le type accompli du commenceur
invétéré, prêt à tâter de tout, à goûter de tout, sans toutefois sortir,
sinon par accident, du domaine de l’Eglise, où le retenait une obscure,
mais indéracinable vocation. Au moyen âge, au treizième siècle, il eût
été un de ces clercs gyrovagues, un de ces «goliards», qui s’en allaient
d’abbaye en abbaye, colportant des légendes pieuses et de scabreuses
chansons latines, incapable de se fixer, de se plier sans retour à une
règle, amoureux des nouvelles figures, des sites inconnus, des
aventures, et qui couraient toujours, persuadés que l’on n’est bien que
là où l’on n’est pas.

Seul, le «moine» ne serait jamais parti. Le poète le mit en route.
Dénués d’argent, mais munis de lettres de créance, ils allèrent à pied,
cheminant comme des colporteurs, mangeant et couchant dans les
presbytères, pas toujours très bien reçus, mais arrivant, par quelques
momeries, à se concilier la défiance ecclésiastique.

A la Trappe, le père abbé les accueillit, selon la règle de l’Ordre,
avec affabilité, se souvenant de la constitution de Rancé, où il est dit
des hôtes: «On prendra garde de les traiter avec tant de charité qu’ils
n’aient pas sujet de croire qu’ils sont à charge et que leur visite est
importune.»

Dès la première journée passée dans la paix du silence, ils furent
également séduits et le poète résolut très fermement d’entreprendre là
sont septième noviciat.

Il ne persévéra pas plus d’un mois et partit, laissant le «moine», qui,
lui, ne devait plus sortir,--confirmant ainsi, une fois de plus, le mot
terrifiant de Pascal: «La volonté propre ne se satisferait jamais quand
elle aurait pouvoir de tout ce qu’elle veut, mais on est satisfait dès
qu’on y renonce.» A la vérité, son mérite n’avait pas été très grand, si
médiocre était la qualité de volonté à laquelle il renonçait. La règle
fut, au contraire, pour lui, un puissant principe d’activité et il ne
tarda pas à obéir mécaniquement, à marcher, comme une docile brebis,
parmi le troupeau.

Après deux ans de noviciat, on l’admit à la profession; il prononça les
trois grands vœux de pauvreté, de chasteté et d’obéissance,--et il se
sentit très heureux.

Se lever à deux heures du matin, jeûne jusqu’à midi, chanter au chœur,
travailler aux champs, vivre de légumes et de fruits, coucher sur une
planche, et bien d’autres austérités, tout cela ne tarda pas à faire
partie de ses habitudes. D’ailleurs, le manque de nourriture et de
sommeil l’induisit promptement en une sorte de torpeur ou d’hébétude
dont il ne se réveillait jamais; à de certains moments, le matin et le
soir, il lui semblait déjà être mort, ou du moins ne plus vivre qu’une
vie de larve, et il ne reprenait un peu conscience de lui-même que dans
les champs, au soleil, quand il fanait le foin, quand il fauchait le
blé.

Pas davantage que la plupart de ses frères, il n’éprouvait les joies de
la vie mystique,--et moins que le dernier d’entre eux, car il n’était ni
dévot, ni pieux, ni même chrétien. Néanmoins, il suivait ponctuellement
tous les exercices, se livrait aux prières et aux lectures prescrites,
observait la règle en tous ses détails, sans zèle, mais sans mauvaise
volonté. _Sedebit solitarius et tacebit._ Le silence lui était agréable:
quel repos des inutiles et tumultueuses conversations, où jadis il avait
fatigué et usé sa jeunesse!

Une seule fois, il fut ému, mais jusqu’à la peur, jusqu’au frisson. Il
est d’usage, à la Trappe, que, si un moine meurt, on respecte durant un
mois sa place au réfectoire, et qu’à cette place vide on serve le repas
du mort. Or, il arriva que ses deux voisins moururent presque coup sur
coup--et, pendant un mois, il dut manger coude à coude avec l’absence de
deux morts! Cette impression d’abord extrêmement pénible, lui fut
cependant salutaire, en lui enseignant qu’il n’était pas encore assez
détaché de la vie, puisque le contact de la mort lui était douloureux:
quelques méditations le calmèrent.

D’ailleurs, son tour arrivait. Il vivait là depuis trente ans; il avait
soixante-cinq ans: c’est un âge qu’on ne dépasse guère à la Trappe, et
que l’on n’atteint pas souvent. De grandes faiblesses le prirent; il
sentit, et tout le monde, que c’était la fin, et il se résigna à subir
le grand cérémonial qui accompagne l’agonie des trappistes.

Selon la règle, il fut descendu dans la chapelle, et, là, couché sur un
tas de paille pour recevoir les derniers sacrements, entouré de tous les
frères. L’abbé, en étole violette, la crosse à la main, récitait les
prières des agonisants; les religieux, à genoux, répondaient. Quand les
prières furent achevées, l’abbé, le voyant morne, les yeux durs, se
pencha vers lui et l’exhorta:

--Parlez, mon frère, disait-il tout bas. On a vu ici, souvent, des
péchés gardés jusqu’à la mort et qui ne sont sortis des lèvres du
pécheur qu’avec le dernier souffle de la vie. Parlez, Dieu vous écoute
et vous pardonne...

--Mon père, dit le moribond, qui fut mort l’instant d’après, mon père,
je ne crois pas en Dieu.



L’ÉVOCATEUR


C’était une très vieille dame toute parfumée, toute poudrée, toute
macérée par les essences, si maigre sous la triste richesse de ses robes
et de ses joyaux qu’elle représentait bien (effroyablement bien) le
squelette mondain, la carcasse élégante qui n’a jamais dit son dernier
mot et qui prendrait des attitudes jusque dans le néant.

Depuis qu’elle vivait seule en son vieil hôtel funéraire, où la
poussière accumulée semblait un résidu d’ossuaire, sa vie continuait
toute pareille (en réalité) à la vie de joies et de triomphes dont si
longtemps avait joui sa beauté de jadis. Nul pourtant ne la visitait que
de rares héritiers presque aussi vieux qu’elle et toujours mal reçus.
Souvent, elle les reconduisait à peine entrés, sous ce prétexte d’une
vésanique fallaciosité «qu’elle donnait un grand bal, le soir même, et
qu’en telle occurrence une maîtresse de maison n’a vraiment pas le temps
de s’attarder à des bavardages». Elle ajoutait: «Je ne vous invite pas:
ces fêtes-là, ce n’est plus de votre âge.»

Or, «le soir même», une seule personne franchissait, assez discrètement,
les portes de l’hôtel,--et les vastes salons dédorés ne s’éclairaient
que d’une douzaine de bougies jaunes, luminaire de la danse des morts!

--Entrez, monsieur le professeur. Il ne manque plus que vous.

M. le professeur entrait, saluant avec la grâce d’un maître à danser,
mais gêné dans son évolution par un chapeau très rouge qu’il essayait de
cacher derrière son dos, et par une lamentable boîte à violon qui,
immanquablement, heurtait le battant de la porte.

Débarrassé de ces accessoires, il recommençait son salut: avancer de
trois pas en s’inclinant légèrement aux deux premiers pas et
profondément au troisième; là, on attend que la belle dame vous donne
ses doigts à baiser, et, si elle ne daigne, on se retire modestement, la
main sur le cœur.

Jamais la belle dame ne donnait ses doigts à baiser: M. le professeur se
retirait donc modestement, la main sur le cœur, et, accordant son
violon, demandait:

--Piano ou violon, madame la marquise?

Madame la marquise faisait alterner: elle préférait les quadrilles sur
le violon et les valses sur le piano.

--Jouez-nous donc, dit-elle négligemment, le _Quadrille sicilien_.

L’évocateur entama l’introduction, les couples se placèrent en vis-à-vis
et, au point d’orgue, voilà qu’ils s’avancent, se mêlent, se
saluent,--et d’entre le murmure doux des robes froissées, un petit rire
s’élève, s’égrène, s’éperle: la vieille marquise le reconnaît,--c’est le
sien d’il y a soixante ans!

Bal de cour, le premier grand bal où elle parut, plus émue que le
néophyte pour qui se déchire le voile d’Isis. Ce soir-là, elle
inaugurait vraiment son âme de vierge civilisée, elle la conduisait au
baptême: s’entendre dire qu’on est plus jolie que «toutes les
autres»,--quelle bénédiction comparable à celle-là, et quelle
bénédiction aussi efficace à insinuer en un doux petit cœur l’amour et
la pitié de son prochain? Comme elle leur offrait volontiers, à «toutes
les autres», l’orgueilleuse compassion de ses regards heureux, de son
sourire de reine!

Après les compliments, les déclarations,--d’exquises phrases de romance,
des murmures d’une douce musique, aussi douce en vérité qu’une mélodie
de Marcailhou! Songez que tous ces jeunes gens vous affirment
sérieusement que vous pouvez, d’un mot, édifier le palais de leur
félicité! En a-t-on jamais dit autant à «une autre», depuis le
commencement du monde, ou du moins depuis qu’il y a des bals de cour et
des robes décolletées? Un seul mot--lequel? Il vaut mieux le taire, car
il est dangereux, et dès qu’on l’a proféré, on est prise, ce qui est
bien moins amusant que de prendre soi-même.

Cependant M. le professeur a épuisé les figures du _Quadrille sicilien_;
les ombres s’arrêtent avec la dernière note du galop, et, désenlacées,
s’évanouissent.

--Monsieur le professeur, jouez-nous la valse des _Saules_.

Ceci est presque grave. L’initiée, devenue hiérophante, a joui des
mystères et en a partagé les secrets avec un compagnon choisi,--mais
pour être complète et vraiment femme, il lui faut la certitude du
mensonge réalisé. Ce n’est qu’après avoir trompé qu’elle atteint à
l’épanouissement absolu, à la véritable conscience, à la liberté. La
valse des _Saules_ fut le prélude de cet affranchissement, qui s’opéra
en trois phases: un baiser sur l’épaule, contre lequel on ne protesta
pas; une demande de rendez-vous, à laquelle on répondit; le rendez-vous
lui-même, simple formalité, puisque l’adultère était déjà réalisé en
intention.

De ces trois phases, la plus agréable au souvenir, c’était sans aucun
doute celle du baiser sur l’épaule, sensation inattendue et
nouvelle;--et puis le reste s’était répété tant de fois dans le cours
des années!

Embarqué sur la valse des _Saules_, l’extravagant professeur pouvait
naviguer des heures entières: le bateau descendait lentement ou
furieusement le long d’un fleuve indéfini qui se jetait dans un autre
fleuve et n’arrivait jamais, même après d’innombrables ramifications, à
déverser ses flots d’harmonie dans l’océan du silence. La marquise fut
obligée d’interrompre; elle le fit avec politesse et presque avec grâce.

--Merci, monsieur le professeur, l’histoire est finie. Jouez-nous,
maintenant, je vous prie, la mazurka du _Dernier Amour_.

Sans hésitation, car son répertoire d’œuvres surannées était vaste, le
professionnel évocateur se précipita dans le _Dernier Amour_, «mazurka
brillante», et il balançait la tête en mesure, d’une épaule à l’autre,
comme un métronome. Dès la troisième mesure, il entendit derrière lui un
petit cri, mais il n’en fut nullement déconcerté; seulement, tout en
continuant de se balancer en mesure, comme un métronome perfectionné, il
coulait par-dessus son épaule des regards méfiants et tendait une
oreille fort attentive aux progrès de l’émotion et au timbre des petits
cris mystérieux; peu à peu, il rassemblait ses jambes, se détachait du
tabouret, prêt au brusque mouvement qui serait peut-être nécessaire.

La marquise se leva et vint s’accouder au piano; elle avait vraiment
l’air ému, trop ému et elle regardait son professeur de souvenirs avec
des yeux terriblement reconnaissants.

C’était comme une quête, bien inutile, d’improbables audaces,--mais
l’évocateur, inquiet, hâtant ses dernières notes, tout d’un coup se
levait, saluait, enlevait sa boîte à violon et mettant hardiment son
chapeau, au mépris du protocole, disparaissait avec une extrême
rapidité.



JOSE ET JOSETTE


I

Jose était tout petit. Il allait à l’école, en suivant les chemins
creux, en sautant les barrières, en se coulant à travers les haies, en
musant et dénichant les nids, en cueillant les fraises ou les noisettes,
les surettes ou les pimprenelles. C’était un garçon doux et obéissant;
mais, sitôt seul, il redevenait aussi instinctif et aussi sauvage qu’une
belette ou qu’une musaraigne. Pas plus qu’aucune créature humaine, il
n’était fait pour obéir; l’œil, pourtant, le domptait, ou la parole.
Tant que l’impression subsistait il se courbait, humble sous la volonté
du plus fort.

Un jour donc qu’il allait à l’école en faisant tournailler comme une
fronde la musette ou sa mère avait mis un morceau de pain et une pomme,
il rencontra Josette qui, tout comme Jose s’en allait à l’école.

Josette pleurait. Elle avoua qu’on l’avait punie et qu’elle s’était
enfuie en colère sans manger sa soupe. Elle avait faim. Jose lui donna
son pain et sa pomme, et la petite l’embrassa pour le remercier. Elle ne
pleurait plus; elle eut envie de jouer. Ils jouèrent à aller à
cloche-pied, à marcher sur les genoux, à se coucher sur l’herbe.

Le maître d’école, qui se promenait avant la classe, les rencontra et
leur dit sévèrement:

--Vous êtes deux petits polissons! Est-ce ainsi que l’on joue? Il faut
jouer sérieusement. Pourquoi ne jouez-vous pas à qui saura le mieux le
nom de toutes les sous-préfectures, ou les noms des affluents de la
Loire, ou les divisions du système métrique? Vous finirez mal, je le
crains... (Il branlait la tête.) Et puis, et puis... Quoi? Garçon et
fille! Les petits garçons doivent aller d’un côté et les petites filles
de l’autre. Jose, va-t’en par ici, et toi Josette, va-t’en par là.

Puis, satisfait, il reprit le chemin de l’école: mais, peu à peu, ses
cheveux se dressaient sur sa tête, car il prévoyait le malheureux sort
auquel se destinaient ces enfants.

Il murmurait:

--Autorité, discipline, géographie, orthographe..., autorité,
discipline...


II

C’était la fête de la paroisse. Le soir venu, on alluma les chandelles
et on dansa. Jose, qui avait dix-huit ans et Josette qui en avait
quinze, étaient là, en leurs beaux habits, et aux premiers cris du
violon s’étaient enlacés sous l’œil des familles qui buvaient du cidre
en parlant du temps passé, de la moisson future et des impôts plus
effroyables que la grêle.

Quand la première danse fut finie, Josette, sur un signe, vint retrouver
sa mère:

--Josette ma fille chérie, je t’en prie, ne danse pas avec Jose. Son
père est ruiné et lui n’est rien qu’un pauvre petit valet de ferme. Ne
te laisse pas courtiser par ce garçon-là car tu ne peux pas l’épouser,
nous n’y consentirions pas. A l’argent il faut de l’argent, et tu as de
l’argent, ma Josette, et Jose n’en a pas.

Ce soir-là, ils ne dansèrent plus ensemble.


III

Jose tira au sort et il fut soldat. C’est en ce métier qu’il apprit
sérieusement ce qu’il faut faire et ce qu’il ne faut pas faire. Au bout
de quatre ans, il possédait une morale complète et respectueuse; il
savait qu’il y a deux classes d’hommes: les supérieurs et les
inférieurs, et qu’on reconnaît les supérieurs à la quantité d’or dont se
brodent leurs manches. Ces notions ne lui devinrent pas inutiles quand
il fut sorti de la caserne, car, dans la vie ordinaire, il y a aussi
deux sortes d’hommes: les supérieurs et les inférieurs, ceux qui
travaillent et ceux qui regardent les autres travailler. Comme il
trouvait cette distinction toute naturelle, sans doute grâce à son
instinctive philosophie, Jose travailla.

Josette ne s’était pas mariée. Ses parents avaient tout perdu dans un
mauvais procès, et, pauvre vachère, elle allait traire les vaches dans
la rosée en songeant qu’il est bien triste pour une fille de n’avoir pas
d’amoureux.

Jose, apprenant ces nouvelles, eut de la joie. Il fit confidence à son
père de son vieil amour et de ses projets.

--Epouser Josette, dit le vieux paysan, une fille qui n’a peut-être pas
trois chemises et qui se fait des jarretières avec une poignée de
chanvre! Tu n’es pas riche non plus, c’est vrai, mais nous avons fait un
petit héritage, le blé a bien rendu cette année, et je te donnerai de
quoi t’établir quand tu m’amèneras une bru qui ne soit pas servante.
L’argent veut l’argent, mon fils; il ne faut pas le contrarier.


IV

Des années passèrent. Jose perdit ses parents et, au lieu d’un adorable
bas de laine, trouva des dettes. Tout courage fut inutile et tout
labeur. Comme des souris, les hommes de loi grignotèrent le petit
patrimoine, et Jose, un matin pendant qu’on vendait sa maison, prit un
bâton et s’en alla, aussi loin qu’il put aller, chercher sa vie. Mais, à
mesure qu’il allait, la vie fuyait devant lui, et il marcha tant et si
longtemps, qu’ayant fait le tour de la terre, il se retrouva dans le
champ, au bord de la route, où, pour la première fois, jadis, il avait
rencontré Josette.

Il posa son bâton et, s’asseyant sur le revers du fossé, il tira de sa
besace un morceau de pain et une pomme. Avant de manger, il réfléchit si
tristement, si tristement que sa faim se passa et que la pomme et le
morceau de pain tombèrent à ses pieds.

Il faisait froid, même à l’abri du vent, il ramena sur ses genoux son
grand manteau loqueteux et s’enveloppa la gorge dans la vaste barbe
grise qui, souvent, avait effrayé les petites filles.

Comme il songeait à cela, il entendit des cris aigus, et voilà des
enfants qui reviennent de l’école, tout pareils à ce qu’il était il y a
plus de soixante ans. Soudain, il comprit l’inutilité de tout et
l’abominable stupidité de la vie. Il se leva et brandissant comme une
fronde sa musette vide, il fit plusieurs fois le tour du champ tel qu’un
halluciné.

Au troisième tour, il tomba dans un grand trou de feuilles sèches; il y
resta, et, comme la nuit approchait, il s’y arrangea pour y dormir.

Cependant, une vieille mendiante arrivait en grognant:

--Ah! vieux, tu ne peux pas rester là; c’est ma place, j’y dors toutes
les nuits. Ce trou-là est à moi, à moi, tu entends?

Et, comme le vieux obéissait docilement, la vieille, après l’avoir
examiné, s’informa:

--D’où êtes vous? Je ne vous reconnais pas. Comment vous appelez-vous?

--On me nomme le vieux Jose.

--Et moi on me nomme la vieille Josette.

Ils se regardèrent en silence; ils se souvenaient.

Mais ils avaient tant souffert et leurs cœurs étaient devenus si secs,
si pareils à ces feuilles mortes que se disputaient leurs misères,
qu’ils ne trouvèrent rien à se dire.

La vieille Josette se tassa dans le trou, comme une bête, tandis que le
vieux Jose, reprenant son bâton, s’en allait.



CELUI QUI A TUÉ


Homme pareil à bien des hommes, il me parut longtemps un être simple,
d’un mécanisme très ordinaire. Je l’analysais et je le démontais à vue
d’œil; mais quoiqu’il ne fût pas pour moi de ceux qui déroutent, il
était de ceux qui retiennent un peu l’attention, par le plaisir que l’on
trouve à les comparer sans fatigue à leurs voisins. Sans l’aimer,
j’avais pour lui l’estime due à un bon joueur d’échecs; ses ruses
étaient classiques, mais si froidement combinées et de si loin, que l’on
s’apercevait toujours trop tard, avec la confusion satisfaite de
l’écolier, d’avoir été trompé selon les règles et par des procédés
écrits dans tous les manuels.

Nous passions tous les soirs de brèves heures à ce jeu, en un café
pourtant bruyant, troublé par les violentes entrées d’étudiants
accompagnés de femmes singulières. Cela nous faisait lever la tête, mais
l’échiquier nous restait dans les yeux et les fous et les cavaliers
tendaient un réseau blanc et noir entre notre attention et les sourires
ivres des maigrelettes filles.

D’aucunes m’étaient connues; elles me tendaient la main en passant, sans
souci de déplaire à leur ami de la soirée, car ce café, centre d’un
monde fraternel, permettait la familiarité. Mon ami (un ami que je
n’aimai jamais) était plus souvent que moi favorisé de ces petits
ressouvenirs et de ces petites mains gantées; mais les petites mains
pour lesquelles il lâchait les créneaux de la tour glissaient si vite
entre ses doigts, et il en goûtait si peu la caresse que, souvent, ses
yeux étant demeurés obliquement baissés sur la vision du coup décisif,
il me demandait, plusieurs minutes après:

--Qui donc m’a dit bonjour?

Ces distractions sont communes à tous les joueurs attentifs et sérieux,
mais il me semblait que chez lui elles prenaient un air particulier, non
d’indifférence, mais de crainte. Quand une femme s’arrêtait devant lui
et lui adressait la parole, il devenait comme peureux: parfois, il
pâlissait; souvent, sa peur finissait par une colère dissimulée, et une
impertinence, même maladroite, même stupide, le débarrassait de
l’importune. A la vérité, les femmes n’y prenaient garde; elles
semblaient le ménager; elles s’éloignaient, après un mot de reproche
plutôt affectueux, et nulle ne lui garda rancune.

Il y avait plus d’un an que nous venions nous rejoindre tous les soirs
au café, quand mes observations commencèrent à se préciser.

Je remarquai--ou, car cela est si étrange, je crus remarquer--que les
très rares soirs où il n’y avait aucune femme dans le café, mon ami
avait une liberté d’esprit bien plus grande et une précision de jeu bien
plus redoutable; quelques femmes, et il devenait moins maître de lui;
plein de femmes, et répandue l’odeur énervante de la femelle, il se
troublait, hésitait,--se laissait battre.

Un soir, je lui dis, après avoir examiné la salle:

--Aujourd’hui, je vous gagnerai.

Obéissant à ma suggestion, il regarda autour de lui, puis, mais d’un ton
très calme, il répondit:

--Oui, je crois que vous me gagnerez, aujourd’hui. Je ne suis pas en
train, la lutte va m’être difficile. Il y a des soirs où je me sens
ivre,--ivre de l’ivresse douloureuse que provoquent certains poisons.

Je demandai:

--A quoi attribuez vous cela? Vous n’avez pas un tempérament nerveux.

Après de l’hésitation, il dit lentement:

--A quoi j’attribue cet état? A des choses anciennes, à une histoire, à
des coïncidences, à des souvenirs... Enfin, je ne puis, ni ne veux
préciser.

Ces derniers mots furent prononcés un peu sèchement et je répondis sur
le même mode:

--J’ai été indiscret, je vous en demande pardon, et d’autant plus
volontiers que tout cela m’est fort indifférent.

Pour pallier mon impertinence, j’ajoutai:

--Le jeu suffit à ma curiosité.

                   *       *       *       *       *

A partir de ce soir-là, mon compagnon--l’homme d’abord cru simple--me
donna le plaisir du mystère et je continuai avec passion mes
observations. Cette sorte de maladie m’intéressait beaucoup; j’espérais
en découvrir le principe et m’en faire gloire, car je n’avais jamais
rien lu de pareil dans la description des plus étranges maladies
nerveuses. Dite par des termes peu scientifiques, c’était, en somme,
l’influence sur un homme, paraissant médiocrement sensitif, du fluide
féminin accumulé. Ayant trouvé cette explication, j’en fus mal
satisfait; cependant, elle n’était peut-être pas totalement absurde, car
il est avéré qu’une assemblée d’hommes excite, souvent jusqu’à
l’hystérie, la nervosité d’une femme; un homme en des conditions
analogues, ressent une surabondance de vitalité mâle: dans le cas que
j’étudiais--tout en veillant à l’abri de mes silencieuses tours--il
s’agissait seulement de dépression au lieu d’excitation, de moins au
lieu de plus; au lieu de vers la droite, la balance fléchissait vers la
gauche,--voilà tout.

Ma boiteuse explication admise provisoirement, il me restait à trouver
la cause première; mais comme j’ignorais la vie de mon compagnon, comme
il ne m’avait jamais fait aucune confidence, cette dernière recherche me
parut impossible et j’en abandonnai la solution. Nous continuâmes à
faire manœuvrer nos cavaliers, et je m’abstins, par lassitude et par
ennui, d’observations désormais inutiles.

                   *       *       *       *       *

Or, il arriva qu’un soir, une femme d’assez médiocre beauté, mais rousse
avec la peau toute blanche, entra dans le café; elle était seule et elle
avait cet air lamentable des filles qui ont traîné en vain pendant des
heures leurs jupes sur les trottoirs.

Elle vint s’asseoir près de nous; mon ami leva la tête et tout d’un coup
devint si pâle que j’eus peur; en même temps, sa main, qui tenait une
tour conquise, retombait sur l’échiquier d’un tel poids que toutes les
pièces furent renversées.

--Venez, je vous en supplie, me dit-il d’une voix malade; sortons.

Il s’appuyait tout tremblant à mon bras. Quand nous eûmes fait quelques
pas, je l’entendis murmurer fort distinctement:

--Toutes me connaissent... toutes savent... oui, je crois qu’elles
savent... c’est cela qui les attire... le sang de leurs sœurs... Mais
celle-ci, celle qui s’est assise à côté de moi, elle m’aime tant--que je
serais capable de la tuer encore!

Je répétai:

--Encore?

Il me regarda:

--Oui, encore.



LA DERNIÈRE HEURE


C’était un homme sombre et hargneux, et la vieillesse avait ossifié, de
même que les sutures de son crâne, les fibres de son cœur. Vieux
prématuré, esclave des douleurs et des noires idées, il râlait déjà
depuis des années, invectivant la vie, qu’il adorait telle qu’une
fuyante maîtresse, cajolant la mort, dont les syllabes prononcées
excitaient en ses membres de lamentables tremblements et dans son âme
une surnaturelle horreur.

Toute la journée il pleurait, pareil à un enfant qui croupit en la glace
de ses langes,--mais il ne pleurait que pour être plaint et, laissé
seul, il se taisait, s’endormant dans l’abrutissement du silence.

Devant sa femme et devant la complaisance des familiers, ce monotone et
poignant refrain moussait, comme une indestructible écume, sur ses
lèvres blanches:

--Moi qui me suis privé de tout, dans ma jeunesse! Moi qui ne buvais que
de l’eau et qui ne prenais, parmi la solitude d’une pauvre chambre, que
d’indignes repas! Moi qui passais, fier et méfiant, sans plus qu’un
regard pour les créatures d’amour! Moi qui me disais toujours: «Demain!
tu as le temps! Demain! Ce que tu dédaignes aujourd’hui te sera rendu au
centuple--sur tes vieux jours!» Moi qui me suis privé de tout--pour
vivre! Moi qui n’ai jamais violé ni les règles de l’hygiène, ni les
règles de la morale! Moi qui fus le citoyen intègre fermement guidé par
les seules règles de l’Utile! Moi, moi, moi!...

Et dans son impuissance verbale, le vieux médiocre, plus sinistre qu’un
parricide et plus vil qu’un garde-chiourme, défilait le grotesque
chapelet des moi, moi, moi!--Car il avait une personnalité égoïste
singulièrement persistante et sa conscience d’imbécile était invétérée
et intuable.

D’autres fois, avec une sénile impudeur, il énumérait, en des phrases
hachées par la toux, les «occasions» que jadis il avait manquées. Sa
mémoire devenait impitoyable et détaillait les beautés uniques des cent
vierges de lupanar devant lesquelles sa luxure avait été vaincue par sa
prudence. Il se souvenait: entrer dans ces maisons, l’œil sérieux et
flambant; passer, en risquant des gestes de marchand d’odalisques,
devant l’étalage des seins déviés et des ventres excessifs; échanger
avec des bouches stigmatisées des ordures brûlantes comme des
caresses,--puis hausser les épaules et fuir vers la certitude des rêves
malsains!

Et à cette heure, il regrettait son économe prudence et se roulait dans
l’abjection des regrets de l’honnête gourgandine chantée par le
chansonnier.

Mais bientôt, cette périodique éructation lui fut défendue; sa langue
s’alourdit et son cerveau se troubla; les circonvolutions frontales où
s’élaborait le misérable verbe émis par ses lèvres tuméfiées devinrent
toutes pareilles à de la bouillie pour les chats; parmi les sons qui
disaient encore la vie du triste paralytique, on ne percevait plus, avec
beaucoup d’attention, que de vagues syllabes obscènes.

L’heure du proche trépas se fit reconnaître, et sa bonne, lasse des
veilles, installa près du moribond une placide garde-malade dont la
guimpe et le rosaire signifiaient qu’au moins elle ne se saoulerait pas
dans le calme des nuits et ne s’extasierait qu’au moyen de patenôtres et
de coups dans l’estomac.

La religieuse entra et, quand on lui eut expliqué les fioles et lu les
ordonnances, elle se posa sur le bord d’une chaise et de là, bientôt,
s’écroula à genoux, égrenant les gemmes d’amour de son gros chapelet de
bois. Elle récitait à mi-voix les supplications, les invocations, les
glorifications et les oraisons,--et on eût dit qu’une invincible stalle
la maintenait dans la dure attitude des éternelles orantes.

Parfois, elle tournait vers le lit ses yeux doux et distraits par
l’amour; plus souvent, elle les levait vers le plafond et, certainement,
à travers le plafond elle voyait le ciel et la robe étoilée de la Vierge
et Jésus couronné comme un roi, appuyé négligemment sur sa croix, et des
anges absorbés en des concertos, et enfin toute la splendeur d’une cour
où les diamants sont des vertus brillant sur des épaules immaculées et
sur de candides gorges.

C’était une femme, sans doute, d’une quarantaine d’années, mais le
silence des cheveux et le calme des traits rendaient difficile une
exacte appréciation: d’ailleurs, son âge, elle-même probablement ne s’en
inquiétait guère puisque son amant était celui qui rajeunit à son gré
tous les cœurs et toutes les faces et qui, au prix de la virginité du
corps, donne l’éternité de l’âme et l’éternité de l’amour. Elle n’avait
jamais pensé à rien qu’à faire son devoir et à remplir ses obédiences;
elle était naïve et indifférente et s’il y avait eu des larmes dans sa
vie, ces larmes étaient devenues un paisible ruisseau courant toujours
limpide parmi les lys de la vallée. Son obédience, en cette nuit, était
de passer dix heures dans une chambre de mourant et elle n’était pas
plus émue qu’à passer d’autres heures au pied de l’autel. Elle était
ici, elle était là, selon qu’on lui disait: «Allez ici, allez là»,--et
la certitude de n’avoir plus aucune volonté donnait à ses actes
l’élégance et la grâce.

Cependant, le moribond grognait, éjaculant toujours de vagues syllabes
obscènes, paraissant vomir ainsi par morceaux son âme infâme de
luxurieux avare. Ces efforts excrémentiels durèrent jusqu’au matin,
jusqu’à l’heure où la religieuse, à bout de verbe, s’était assoupie à
genoux, le front sur une chaise, pareille à une invincible suppliante.
Les yeux du mourant, à ce moment, s’ouvrirent tout grands, pour
s’imboire des familières choses qu’ils allaient quitter; ils s’ouvraient
tout grands, tout grands, prêts à englober tout le visible, décidés à
emporter dans l’infini le reflet suprême de la vie,--et ces yeux avides,
comme ils s’ouvraient, comme ils tournaient, tombèrent sur la religieuse
assoupie et s’arrêtèrent là comme sur une proie.

Cette nonne à la belle attitude d’amoureuse éplorée et lasse d’une nuit
de pur amour, cette femme seule et comme introduite pour un plaisir dans
la solitude de sa chambre,--oh! cette femme!...

Il retrouva des phrases pour murmurer des caresses, et des gestes pour
étendre vers la vision ses mains paresseuses et des forces pour se
lever,--et quand la dormeuse s’éveilla, ce fut pour voir à ses genoux un
spectre râlant qui soulevait sa robe.



EMÉRENCE


Mes tantes me déclarèrent qu’elles m’avaient trouvé une femme.

J’étais arrivé à l’âge où l’homme qui n’a pas d’ambition sociale
commence à s’ennuyer d’être seul et de n’avoir personne à tyranniser. Le
besoin de tyrannie, ou de commandement, ou de domination, est invétéré
dans le mâle; il ne se marie souvent que pour être le chef et maître, et
s’il s’est trompé, si l’autorité lui échappe, c’est une déception assez
forte pour annihiler à tout jamais sa volonté et abaisser son caractère.
Pour ne pas m’exposer à une telle aventure, je prétendais choisir une
femme docile sans servilité, douce sans niaiserie, obéissante sans
lâcheté et avec assez de beauté et de grâce pour me donner la sensation
de posséder une bête de luxe, rare, chère et difficile à remplacer. Les
chevaux avaient jusqu’ici été ma passion; je n’espérais pas trouver une
femme aussi belle qu’un beau cheval, mais comme j’en jouirais avec un
sens de plus, une beauté moindre pouvait me donner un plaisir plus
grand.

J’écoutais donc ce que me disaient mes tantes.

Vieilles filles et sœurs jumelles, elles m’avaient élevé avec cette
tendresse respectueuse que l’on a, en telles vieilles familles, pour
l’aîné, chef de la maison; dès l’âge de douze ans, elles m’avaient
laissé maître et elles auraient volontiers pris mes ordres, si je
n’avais eu déjà assez de raison pour refuser la responsabilité que l’on
m’offrait. D’ailleurs, je les aimais beaucoup, et il me fut toujours
agréable de voir en elles de prudentes conseillères dont j’acceptais
avec déférence les avis ou les désirs.

--C’est une de nos cousines éloignées, me dirent mes tantes (elles
parlaient presque toujours ensemble,--et l’on n’entendait qu’une voix),
Emérence de V... Elle peut vous plaire de toutes façons, car elle a de
la naissance, de la fortune et de la beauté,--si nous sommes bien
renseignées.--Vous devriez aller la voir.

--Sous quel prétexte?

--Nous arrangerons cela. Renouer des relations de famille, par exemple,
ne serait-ce pas un prétexte commode? M. de V... serait, nous le savons,
content de vous recevoir; il a de fort belles chasses, il vous
retiendrait quelques jours et vous sauriez si Emérence est digne de
vous. Quant à Mme de M..., elle est malade et ne s’occupe de rien.

Les choses s’ordonnèrent comme le souhaitaient mes tantes, et je partis
pour le château de Boisroger, attendu par M. de V..., qui m’avait envoyé
une invitation des plus aimables, «dès qu’il avait su mon désir de faire
connaissance avec mes vieux cousins».

C’était assez loin de ma résidence, mais le chemin de fer ne menant qu’à
cinq lieues de Boisroger, je me décidai à faire le trajet en voiture, ce
qui n’était guère plus long; ayant deux bons chevaux habitués aux
mauvaises routes du pays, je partis à midi, et à six heures j’entrais
dans la cour du château, pierres encore féodales et que les barbares
crépis n’avaient pas déshonorées.

M. de V... attendait debout sur le perron; j’arrivais à l’heure précise
et prévue: il en parut enchanté, me félicita d’une aussi belle
exactitude, et en campagnard pour qui les bêtes sont des êtres aimés et
précieux, il recommanda longuement au palefrenier mes chevaux qui, à la
vérité, étaient couverts d’écume.

--Vous les avez un peu forcés, me dit-il, mais j’espère que vous leur
laisserez tout le temps de se reposer.

Quand j’eus fait ma toilette, en une vaste chambre, aux menaçantes
tapisseries, dragons et chimériques animaux, contre lesquels luttaient
des chevaliers armés de lances longues comme des rayons d’étoiles--M. de
V... revint me prendre, et nous redescendîmes au salon, où Mme de V...,
aussi blanche de visage que de cheveux, semblait se mourir dans un
fauteuil. Emérence, près d’elle, se penchait sur un métier à tapisserie,
et trois grands épagneuls fauves dormaient en rond sous le haut manteau
de la cheminée.

Mme de V... répondit à mes compliments par un sourire malade et des
paroles si faibles que je ne les entendis pas; Emérence, à notre entrée,
s’était levée, repoussant assez brusquement son métier à tapisserie, et
elle m’avait tendu la main, en me regardant avec de grands yeux bruns,
très joyeux, mais très mystérieux. Elle était grande, pâle, un peu
forte, pleine de vie, mais fatiguée par une existence claustrale près de
sa mère infirme: elle paraissait un peu plus âgée qu’on ne m’avait dit
et n’avait nullement l’apparence d’une jeune fille. Comme du premier
abord elle m’avait plu, j’eus, à cette impression, un soudain petit
serrement de cœur et je me demandai si mes bonnes tantes n’avaient pas
été mal informées,--si Emérence n’était pas mariée! Puis, rougissant de
ma stupidité, car un mariage est ce qui s’ignore le moins, je conclus
qu’après tout «l’air virginal» était assez indifférent et qu’une fille
de la beauté d’Emérence n’avait pas besoin, pour me séduire, de ce
piment vulgaire.

Pendant le dîner et la soirée, tout en me faisant le plus spirituel
possible, tout en parlant à mon tour et même davantage, car un étranger
doit se faire connaître pour ne pas désobliger ses hôtes, j’observai
Emérence et bientôt je fus conquis. Non seulement je la trouvai «digne
de moi», comme le désiraient mes tantes, mais je me demandai avec
anxiété si elle me trouverait digne d’elle; mes idées d’autorité et de
commandement perdaient de leur force et j’aurais obéi, pour gagner
l’amour d’Emérence, à ses ordres les plus absurdes.

Pour distraire Mme de V..., nous fîmes une partie de nain jaune.
Emérence gagna beaucoup de jetons d’ivoire et de médailles de vermeil,
que son père lui racheta avec des monnaies moins rares qu’il tirait
volontiers d’une grande bourse de peau de daim; elle s’amusait, elle
riait, elle me lançait des apostrophes ambiguës:

--Mon cousin, gagnez donc à votre tour! _Gagnez-moi donc!_

Ce n’était peut-être ambigu que dans mon imagination, mais j’étais tout
à fait heureux de pouvoir me flatter de ne pas lui déplaire.

Quand les bougeoirs furent allumés, Emérence me dit:

--Mon cousin, tous les matins, je vais cueillir les fruits aux
espaliers, avant que le soleil ne les ait déveloutés; il n’y a que moi
qui puisse faire cela. Voulez-vous m’accompagner demain matin? A sept
heures, sur le perron.

--C’est que nous chassons demain, hasarda M. de V...

--Vous chasserez une autre fois, dit Emérence. Il faut qu’il voie les
espaliers. Les pêches sont belles comme des anges.

Emérence eut le dernier mot et j’en fus ravi.

Un grand chapeau blanc sur ses cheveux noirs, un large panier au bras,
chaussée de petits sabots, à cause de la rosée, Emérence parut sur le
perron en même temps que moi et nous partîmes pour les espaliers, tout
en haut du parc.

Elle n’avait plus son attitude joyeuse de la veille; plus pâle encore,
les yeux plus profonds, elle semblait triste et je crus même la voir
trembler.

Quand nous fûmes à peu près à moitié chemin, elle me dit brusquement:

--Mon cousin, vous êtes venu ici pour moi, pour moi seule, et vous avez
l’intention de m’épouser; je suis au courant de tout et je sais beaucoup
de gré à vos tantes de m’avoir désignée à vous, car j’aime votre nom,
vous êtes mon parent et je serais volontiers votre femme,--mais il faut
d’abord que je vous conte une histoire.

Elle réfléchit un instant, puis:

--Ai-je vraiment l’air d’une jeune fille?

Je répondis franchement, mais avec une indicible émotion:

--Non, vous avez l’air d’une femme.

--J’ai l’air de ce que je suis, reprit Emérence.

Je ne savais que dire, je la suivais, les yeux baissés; je tremblais à
mon tour.

--Vous tiendrez le panier, sans le secouer, comme cela.

Elle paraissait plus calme, depuis son brutal aveu. Tout en cueillant
les pêches elle continua:

--L’histoire, tout le monde la sait, excepté vous et vos tantes; si vous
ne l’entendiez pas maintenant vous l’entendriez après--et vous ne me le
pardonneriez jamais. Quand vous la saurez, vous fuirez, après quelques
jours accordés à la politesse,--et vous ne songerez plus à moi. J’en ai
fait plusieurs fois l’expérience; je continuerai, tant que durera ma
triste jeunesse. L’histoire? Qu’elle est sotte et vulgaire. Il y a six
ans, j’avais dix-huit ans, je fus fiancée à M. de B..., qui était mon
ami d’enfance: je l’aimais beaucoup, on nous laissait trop libres;
j’avais en lui une confiance absolue: il abusa de moi, s’absenta et ne
revint jamais. Deux ans plus tard, nous apprîmes qu’il était déjà marié,
dans je ne sais quelle colonie. Il est mort depuis. Cependant, j’avais
un enfant,--et je l’ai toujours,--un enfant sans nom, que j’aime et qui
fait ma honte. Voilà l’histoire d’Emérence de V...,--qui cueille des
pêches avec son cousin pour la première et la dernière fois.

--Vous vous trompez, Emérence, dis-je violemment. Je suis assez riche
pour n’être pas accusé de trafic; je suis plus riche que vous,
j’effacerai votre honte et vous ferez ma joie. Donnez-moi votre main.

Emérence, qui était debout devant moi se mit à pleurer silencieusement;
deux gros ruisseaux de larmes tombaient sur ses joues pâles. Je la
laissai pleurer; elle devait pleurer; les pleurs qui coulaient sur ses
joues pâles obstruaient son cœur depuis trop longtemps: elle devait
pleurer.

Ensuite, elle me regarda avec une anxiété de ressuscitée et ses grands
yeux bruns, tout mouillés, me demandaient si je n’avais pas menti, moi
aussi; mais je m’approchai d’elle et je lui dis:

--Puisque nous sommes fiancés, Emérence, laissez-moi baiser vos mains.



LE CHATEAU BRULÉ


I

Le couvert enlevé, il étaient restés tous les trois autour de la table,
et ils parlaient peu, comme des gens dont les idées sont rares, et qui,
répétant toujours la même chose, ont l’instinct de mettre un intervalle
entre leurs phrases.

M. de Brunon buvait de l’eau-de-vie dans un gobelet d’argent; il la
versait d’un vieux flacon de cristal tout ciselé et tout doré qu’à
chaque coup il levait à la hauteur de ses yeux, le faisant miroiter à la
lumière de la lampe. On devinait qu’il aimait le flacon pour
l’eau-de-vie qui brillait dans le verre ciselé et doré, et l’eau-de-vie
pour la beauté du flacon et les souvenirs d’anciennes joies emprisonnées
là--et qui allaient peut-être sortir--avec le dernier verre et la
dernière étincelle!

Il buvait ainsi tous les soirs, pendant que sa fille, Danielle, lisait
quelque médiocre histoire ou brodait quelque coin de mouchoir. Elle
était toute dorée aussi; comme elle penchait toujours le front sur sa
lecture ou sur son ouvrage, on ne voyait de sa tête que les cheveux
blonds; quand son père pensait à elle, il évoquait des cheveux
blonds,--et rien que des cheveux blonds, car la figure de la fille le
troublait, dure et froide, avec dans ses yeux quelque chose de pareil à
l’implacable esprit qui dort dans les flacons d’eau-de-vie.

Depuis la mort de Mme de Brunon, dont les fantaisies et la vanité
avaient ruiné la maison, ils vivaient tous deux seuls, dans une dignité
pénible, attentifs à garder le train et la tenue exigés par leur nom et
leur état, soucieux avant tout de paraître, et leur habileté était si
grande qu’ils trompaient jusqu’à leurs domestiques, jusqu’à leur
notaire.

Deux fois par an, la dure et froide Danielle s’absentait, emportant une
grande et vieille malle toute constellée de clous de cuivre,--et quand
elle revenait, ses premières paroles étaient un chiffre énoncé d’une
voix brève. A l’époque où Baudoin de B... arriva, attendu depuis des
années, au château de Brunon, Danielle n’avait plus une seule bague aux
doigts: quand elle brodait, elle cachait sa main gauche sous le morceau
de mousseline. Si dure et si froide qu’elle fût, son père la vit un jour
pleurer en regardant ses longues mains blanches et nues: ce jour-là, M.
de Brunon ne but que la moitié de son flacon d’eau-de-vie.

--Je ne vous ai jamais oubliée, Danielle, dit Baudoin, pendant que M. de
Brunon, ayant vidé son dernier verre, s’endormait. Voici, toujours à mon
doigt, la petit bague que je vous avais volée en vous jurant de venir
vous la rendre: donnez-moi votre main.

Danielle tendit sa longue main blanche et nue.

--Vous ne portez plus de bague?

--Non, j’attendais celle que vous venez de me rendre.

Danielle était presque émue. Ces jolis enfantillages de sentiment
amollissaient un peu son cœur de métal. Son âme redevint, pour quelques
heures, aussi jeune que son visage, et ses yeux s’adoucirent jusqu’à la
tendresse.

Elle s’aperçut, tout étonnée, de ce changement d’état.

--Si j’étais riche comme autrefois, Baudoin, je serais aimable et bonne
comme autrefois. Mais je le sais, je suis devenue méchante, je suis
devenue froide et dure,--et c’est irréparable.

Alors, elle dit toute la vérité à Baudoin, qui n’en fut pas touché très
profondément, car c’était un cœur simple et une âme désintéressée. Il
aimait Danielle d’un amour qui ne fut pas amoindri par la révélation de
sa pauvreté, et, prenant les longues mains blanches et nues, dépouillées
de leurs bagues, il les baisa l’une après l’autre, disant:

--Je les garde, toutes blanches et toutes nues, toutes pauvres, et
toutes pures.

--Oui, Baudoin, répéta Danielle, toutes pauvres, pauvres, pauvres.

--Pauvres! cria tout d’un coup M. de Brunon, réveillé par les tristes
syllabes qui hantaient son sommeil.

--Il se redressa, étendant la main vers le flacon doré.

--Il est vide, ma fille; veux-tu aller me le remplir?

Danielle se leva, et prenant le flacon, elle alla soulever un pan de
tapisserie derrière lequel dormait un tonnelet de chêne, tout plein de
rêves, de souvenirs, d’illusions,--un tonnelet de chêne d’où allait
sortir, sans doute, le mot qui délivre le Dragon de l’or, maître et
gardien de la joie humaine.

Quand le flacon fut sur la table, M. de Brunon, l’ayant fait miroiter,
s’en versa un gobelet tout entier, disant:

--Elle est plus belle que jamais! Elle est resplendissante, Danielle, je
crois que cette fois-ci elle va dire son secret. Bois avec moi, Baudoin.

Baudoin céda et il but plusieurs verres d’eau-de-vie.

--Pauvres! répéta encore M. de Brunon,--et dire que ce vieux château,
hanté par les trépassés, est assuré pour des sommes... des sommes
énormes... Quelle somme, Danielle?... Et qu’il ne brûlera jamais.

--Ne dites pas cela, mon père. La matière, qui est inerte, obéit au
verbe, qui est vivant. Ce château brûlera un jour; quand? nul ne le sait
encore. Buvez encore un verre de cette eau-de-vie, Baudoin; elle vous
dira peut-être son secret,--le secret qu’elle a toujours refusé à mon
père.

Et Baudoin but encore un verre d’eau-de-vie.


II

Quelques heures plus tard, M. de Brunon, sa fille et Baudoin, enveloppés
de couvertures, gisaient blottis dans la paille d’un hangar de ferme,
pendant que de hautes et belles flammes se tordaient, harmonieusement,
jaunes et rouges, au-dessus du bûcher prédit par Danielle. M. de Brunon
pleurait, épouvanté par la magique réalisation de son rêve abominable;
Baudoin, à demi-évanoui, haletait couché sur le dos, les doigts agités
de gestes nerveux; Danielle, à genoux, paraissait en prière: ses longues
mains blanches, où brillait une seule bague, s’étaient jointes et sa
figure, illuminée par l’incendie, resplendissait comme surnaturelle.

Baudoin, presque en délire, proféra de vagues paroles; alors, elle
accourut près de lui, et le baisant sur la bouche:

--Tais-toi, tais-toi, murmura-t-elle. Ta pensée m’appartient. Nous voilà
unis par un ciment plus fort que l’amour.

--Le crime! dit Baudoin.

--Tais-toi, je t’aime.

Elle s’entoura le cou des bras dociles de Baudoin, qui, ses lèvres
pressant les lèvres de Danielle, songeait obscurément:

--Je suis, pour jamais, l’esclave de cette femme.



L’AMATEUR


C’était un silencieux, l’homme d’une passion, celui dont la vie a un but
et n’en a qu’un.

Amateur, mais exclusif et cruel, doué d’yeux de rapace et de mains
félines, il avait une façon unique de regarder l’objet de sa convoitise
et une façon unique de l’agripper,--le coup d’œil de l’épervier et le
coup de patte du chat. Sa passion: les estampes. Il les voyait à travers
les cartons, à travers la reliure des albums, à travers la porte des
armoires, et quand on lui avait ouvert le carton ou l’armoire, il
avançait, d’un geste net, la main, et prenait.

Les marchands d’estampes l’aimaient beaucoup, car il manquait de ce
genre d’astuce par quoi un collectionneur voile sous l’indifférence ou
même sous le dédain le tremblement de son désir. Avec lui il n’y avait
guère de marchandage; ses yeux, ses mains disaient trop clairement: Je
veux cela, je le veux, je le veux!--et, le prix proféré, il payait et
emportait.

Sa profession était à peine soupçonnée. On le croyait (c’était vrai,
comme on le sut à sa mort), chef de bureau dans un ministère et, par
surcroît, personnellement riche, mais à toute question, à toute
allusion, il demeurait muet. Son nom, qui eut permis toutes les enquêtes
des curieux, était inconnu. Jamais il ne s’était fait porter ses achats
à domicile. Les estampes qu’il avait choisies entraient aussitôt dans un
carton démesuré qui l’attendait dans une voiture, et lui-même
disparaissait bientôt, ayant à peine ouvert la bouche.

Entre eux, les marchands et les commis l’appelaient M. Amateur,--et ce
nom semblait lui convenir essentiellement. C’était, en apparence, le
type de l’amateur égoïste et farouche, et rien de plus; le modèle,
peut-être abominable, mais complet et parfait, du jouisseur solitaire,
de celui dont la fornication s’abuse sur des matières inertes, douées de
la seule vie que leur donne le désir. M. Amateur était cela, mais aussi
quelque chose de plus,--et même quelque chose de fort différent.

En réalité, la passion de cet homme était la haine de l’art. Il
n’achetait des estampes que pour les torturer, et torturer en elles
l’art et tous les artistes. Son gynécée était une chambre de supplices:
il tenaillait une fois par semaine, le dimanche.

Ce jour-là, M. Amateur ne sortait jamais. Ce jour-là, il ne mangeait
pas, il ne buvait pas: il mettait Dürer sur le chevalet et Holbein sur
la roue.

Petites vacances hebdomadaires! Naturellement, il y pensait toute la
semaine. Ses collègues faisaient pour ce jour de liberté des projets
dont la médiocrité le surprenait; les moins ridicules de ces plans lui
semblaient enfantins et il ressentait surtout une grande pitié pour un
vieux sous-chef, tout chenu, qui rêvait de verdure, d’oiseaux, de
poisson frit, et qui ne rougissait pas d’avouer ainsi le secret
grotesque de son cœur sexagénaire. D’autres parlaient de leurs enfants,
de leur femme, de leur maîtresse, et ces préoccupations, M. Amateur les
trouvait saugrenues; il lui arrivait de hausser les épaules, ajoutant:

--Moi, le dimanche, je classe mes estampes.

Et, le dimanche, il classait ses estampes.

Tirant du carton toutes ses acquisitions de la semaine, il les étalait
sur une grande table, et les contemplait longuement, jouissant de leur
beauté. C’était la phase de l’amour. Extasié par l’ensemble, il venait
aux détails, délecté à ces subtils rayons dont Rembrandt transperce les
ombres, aux puissantes tailles par lesquelles Dürer modèle la croupe de
ses chevaux et la croupe de ses femmes, à la netteté du trait dont
Callot enveloppe la fantaisie de ses mendiants et de ses matadors; il
s’enivrait des belle courbes et des modelés hardis, il jouissait de la
finesse des hachures, de la douceur des lumières, de la profonde
intensité des noirs:--formes dont la grâce toute jeune réveille le désir
d’être jeune; maturités, plénitudes qui inspirent de sérieux amours;
troublantes vies faites d’un peu d’encre jetée sur un peu de papier!

Après l’amour, non brusquement, mais par une lente dégradation de
sentiments, M. Amateur éprouvait de l’envie, et sa médiocrité, peu à
peu, s’exaspérait et grandissait jusqu’à la haine. Son envie était
complexe; il enviait à la fois le génie des artistes et la beauté de
leurs œuvres; mais surtout il s’attristait de la gloire des maîtres, et,
devant le rayonnement des fronts pleins de pensée et des yeux pleins
d’amour, il se sentait plus obscur et plus froid.

La haine surgissait, ses lèvres se retroussaient sur ses dents serrées,
ses poings se fermaient convulsivement, son cœur battait, prélude au
crime! Puis calmé par cette crise, il se levait et préparait les
exécutions.

Un chevalet, un pot de noir, un pinceau: cet attirail suffisait au
bourreau.

Il plaçait un Dürer sur le chevalet, et, lentement, comme avec des
précautions d’artiste minutieux, il passait sur la noble estampe un
précis trait noir, puis un autre, puis encore un autre, et de temps en
temps, il se reculait pour voir l’effet lamentable des indélébiles
maculatures, souvent--comme on put en juger plus tard--le bourreau
perdait son sang-froid, et alors c’était un barbouillage furieux, des
outrages ivres, une hideuse mascarade de balafres, de taches, de
zébrures, si bien que des gens, effrayés d’un si épouvantable sadisme,
ont pu prendre M. Amateur pour un fou.

Il n’était pas fou,--à moins que la haine de l’art ne soit un signe de
folie; mais qui oserait soutenir une opinion aussi subversive?

M. Amateur avait donc tout simplement la haine de l’art et, ami de la
logique, il exprimait cette haine de son mieux et par les moyens les
plus clairs, les plus indéniablement significatifs.

L’estampe bien gâtée, et à jamais (car M. Amateur employait un noir
d’une exceptionnelle qualité), il la laissait sécher, puis la classait à
part dans une série de cartons où l’on trouva écrit, uniformément, ce
mot: «Cimetière»; le bourreau inhumait lui-même ses victimes.

A la mort de M. Amateur, les victimes furent inventoriées; il y en avait
des milliers, et toutes avaient été belles. Çà et là, sous les sinistres
macules, on retrouvait un genou de cheval, une épaule de femme, un rayon
brisé,--un regard de lumière pleurant parmi la nuit...

M. Amateur avait la haine de l’Art.



FIN DE PROMENADE


Araman n’était pas un promeneur ordinaire, de ceux qui flânent,
s’arrêtent à un étalage, s’intéressent à un accident, se retournent pour
suivre d’un œil vainement concupiscent la passante rapide qui file dans
la foule comme une truite dans l’ombre des eaux vives. Il marchait
méthodiquement, selon des principes élaborés une fois pour toutes; il
marchait par raison, par hygiène,--par ordonnance, enfin! Ces
quotidiennes ambulations ne lui causaient aucun plaisir, et que de fois,
en les trois heures réglementaires, il tirait anxieusement sa montre!
Néanmoins, il était ponctuel: toutes les après-midi, par le plus mauvais
temps, même de neige, il sortait et s’encourait--vers rien, au hasard,
fidèle esclave de la grande Déesse, de celle qui a détrôné
Isis,--Hygeia.

Marcher, mais surtout selon de larges chemins, le long des boulevards
extérieurs, vides de sordides exhalaisons, à travers les déserts tels
que l’Esplanade, parmi les sinistres bosquets du Champ de Mars, plus
loin, sur les fortifs, sur les routes, jusque dans les bois.

En trois semaines de ce dur régime, il eut atteint cet état que les
philosophes grecs dénommaient «ataraxie», l’indifférence complète à tout
ce que l’on peut rencontrer au cours d’une promenade, depuis le titubant
bébé jusqu’au révérend pochard qui semble avoir acquis par l’alcool, une
dignité nouvelle, un état neuf d’humanité. Alors, ses sorties lui
devinrent de plus en plus pénibles et il eut à prévoir le jour où le
motif déterminant lui manquerait, où il deviendrait pareil au poète
anglais Thomson qui, trouvé couché à cinq heures du soir, répondait à
son ami, surpris et même scandalisé: «Mais, je ne vois aucun motif pour
me lever.»

C’est alors qu’une idée assez géniale le sauva.

Il y a un infaillible moyen de faire marcher quand même un cheval
paresseux ou fatigué, c’est de le mettre à la suite d’un émérite
trotteur, et la lâche bête émoustillée par la vanité ou entraînée par
l’autorité d’un maître, suit de près le courage qui lui montre le
chemin.

Araman adopta ce système.

Il s’attela à marcher pas pour pas dans le sillage--d’une femme.

Des femmes achèvent sans reprendre haleine, sans seulement hésiter au
plus alléchant spectacle, de véritables voyages à travers Paris. Comme
elles ont la précieuse faculté de ne pas voir, de ne pas observer,
absorbées tout entières et hypnotisées par le but poursuivi, elles sont
capables de marcher pour ainsi dire indéfiniment et de fournir, sans
quasi s’en apercevoir, des courses qui feraient peur à Ahasvérus.

Araman se mit donc à suivre les femmes.

Il choisissait l’une de celles qui semblent bien parties, lestées pour
une sérieuse traversée, ce qui se reconnaît à la manière assurée et
définitive dont elles relèvent leurs jupes, à leur coup de talon précis,
cadencé, au petit sac qu’elles pressent plus amoureusement sur leur
hanche, à on ne sait quoi de décidé, d’emballé, à la fois, et de grave.

La plupart de ces courses de femmes aboutissaient à de brusques envolées
sous une porte cochère, à une disparition si soudaine qu’à la moindre
distraction il les perdait de vue, telles que de folles hirondelles. Il
apprit que «jamais» aucune femme ne sortait sans but précis, pour le
plaisir: elles savent «toujours» où elles vont, et rien ne peut les
distraire de leur voie, quand elles ont résolu de ne pas être
distraites. La femme, il en fut bientôt assuré, est un être
effroyablement pratique, fort capable, sans doute, de se perdre en
chemin, mais incapable de se mettre en route pour le plaisir d’exercer
ses jolies jambes.

A suivre une de ces femmes, on ne risquait ni d’errer, ni d’être obligé
à d’inutiles stations; elles allaient droit devant elles, par le chemin
le plus long, souvent, mais droit, sans s’arrêter, comme poussées par un
démon, comme attirées par un aimant--qui ne pouvait être que l’amant!

Araman, au contraire, n’avait d’autre but que de suivre: il faisait le
rôle du mauvais cheval, et il le faisait avec une parfaite discrétion,
soucieux de n’ennuyer aucune de ces agréables vicieuses, de ces douces
petites adultères.

Or il arriva qu’une de ces amoureuses agiles, contredisant l’allure de
ses sœurs, tourna la tête, s’aperçut d’un suiveur, ralentit le pas, et
fit comprendre à Araman, par une certaine attitude, de certains
mouvements de jupes, de brusques arrêts, par tout un jeu discret mais
évident, qu’elle consentait à couper sa course en deux, à s’attarder, le
temps qu’il convient, à une station improvisée. Du moins, Araman le crut
ainsi et, à la suite de l’Inconnue, il s’aventura en une étrange maison,
noire, morne, froide et muette qui ressemblait à l’hôtellerie de la
Mort.

Dès l’entrée, il eut peur: des souffles de cave emplissaient la cour où
des herbes jaunies entouraient les pavés disjoints. Les fenêtres ne
s’ornaient que de vitres fêlées ou cassées, et remplacées par des
planches, des torchons, des vieux journaux; aux murs une purulence
suintait et, de temps en temps, décollées par l’humidité, des plaques de
plâtre tombaient, s’écrasant dans la boue d’un ruisseau saumâtre qui
longeait les murs. Araman leva la tête, et il fut fort surpris de voir
que le sixième étage, le dernier, apparaissait tout resplendissant de
fresques et de dorures, tout éclatant de somptueux vitraux que le soleil
semblait caresser avec joie et tendresse,--et avec ce respect que la
Beauté inspire même au Soleil.

Un coup de talon lui fit baisser les yeux: l’Inconnue l’attendait et
s’impatientait.

Il la rejoignit et entra dans une épouvantable spirale noire et gluante
qui aurait pu être--songeait-il--l’escalier intérieur d’un lépreux!

Il monta et, au sixième étage, ce fut l’éblouissement d’un paradis:
marches en bois de cèdre, tapis profonds comme des litières, tapisseries
où souriaient dans la pourpre et dans l’or les yeux fous des lutins et
des ondines, des ægipans et des sirènes, des fées et des archanges.

Nulle domesticité: les portières se redressaient elles-mêmes et les
portes s’ouvraient, dès que la main s’était avancée. A la suite de
l’Inconnue, il traversa plusieurs salles toutes riches d’une différente
richesse: là, de divins marbres; là, d’angéliques peintures; là, les
plus somptueuses étoffes, les plus adorables riens. Au bout, il trouva
une sorte de sanctuaire, mais sans autre autel qu’un harmonieux amas de
coussins.

Bien qu’il n’eût fait aucun geste, ses vêtements s’étaient tout d’un
coup transformés en une belle robe de soie violette sous laquelle il
était nu. Il ouvrit la robe et des glaces lui dirent qu’il était beau,
mais d’une beauté surhumaine, astrale et presque transparente. Au même
instant, l’Inconnue, qui était demeurée invisible durant quelques
secondes, surgit devant lui dans toute la splendeur d’une nudité de
rêve. De la tête aux pieds, sa peau était plus unie que de l’ivoire et
nulle tache impudente n’en rompait l’harmonie. A mesure qu’il la
contemplait, elle se rapprochait de lui et bientôt il sentit sous ses
mains la fraîcheur de deux frissonnantes épaules.

Leurs joies s’accomplirent en silence et furent infinies.

Ayant joui, sans s’étonner, de tant de voluptés inattendues, Araman
s’endormit--et se réveilla dans la rue.

«Je n’aurais pas dû «la toucher», disait-il, plus tard. J’ai senti,
quand mes mains effleurèrent ses épaules,--et au milieu même d’un
indicible plaisir,--je ne sais quelle déception à retrouver à ce contact
une chair--exceptionnelle, oui, et peut-être unique,--mais une chair,
enfin, et de femme, et non tout à fait d’illusion.»

Il ajoutait:

«Il m’a été donné, à moi le premier venu, d’atteindre l’Idéal--à travers
quelle putréfaction! Je l’ai touché, je l’ai enserré dans mes bras, je
l’ai baisé de mes lèvres, j’en ai joui,--et j’ai vu (les yeux de l’Idéal
étaient un miroir), j’ai vu dans ses yeux mes yeux resplendir, puis
mourir de volupté,--puis...»

Il disait encore:

«J’aurais dû me mettre à genoux, j’aurais dû rester à genoux, et
contempler.»



LA SIRÈNE INNOCENTE


Lionel Pappe regardait de vieilles gravures absurdes et méprisées des
hommes d’aujourd’hui, et il visitait avec joie les paysages écrits en
encre pâle sur les frêles papiers jaunes.

Son voyage le mena vers une île toute nue dont la grève était jonchée
d’ossements qui semblaient apportés là par le flot, galets roulés par la
colère des vagues et l’ironie des vents. Malgré cette laideur et le sol
sans arbres, ni herbes, ni mousses, l’île était plaisante et douce aux
yeux, à cause d’une vapeur rose qui l’enveloppait d’un charme et donnait
aux tristes crânes l’air de grosses fleurs mourantes.

Ayant plus d’un pays à parcourir, Lionel Pappe allait tourner le
feuillet, déjà distrait par un autre désir, quand des rives de l’île nue
et rose un concert s’éleva de voix et de violons. Perchés sur le rocher,
trois beaux oiseaux à figure de femme chantaient en une langue inconnue
des choses infiniment douces; et, dans l’eau, trois êtres ambigus,
femmes par la tête et par le buste, accompagnaient sur des violons de
nacre le chant d’amour des trois beaux oiseaux.

Reconnaissant les sirènes, Lionel Pappe sourit avec beaucoup de dédain
et se mit à faire tout haut la critique de cette représentation vaine.
Il reconnaissait le genre sirène-oiseau: Homère en parle et il avait vu
au Louvre le portrait de ces bêtes singulières taillé pour l’ornement
d’un obscur bas-relief.

--Les autres sont les classiques monstres... Mais pourquoi jouent-elles
du violon? Le violon n’est pas archéologique. J’ai fait ce matin, un
voyage bien ridicule.

--Mon enfant, répéta Lionel Pappe, à une jeune fille qui entrait
discrètement, grande écolière aux yeux clairs, blonde, et belle presque
autant que les pâles images écrites sur les frêles papiers jaunes, mon
enfant, j’ai fait ce matin, un voyage bien ridicule.

Et le bon professeur, en prologue à sa leçon, conta sa promenade vers
l’île triste et rose.

--Oui, vous êtes vraiment un bon professeur, monsieur Pappe, vous
m’enseignez des choses qui ne sont écrites ni dans les livres ni sur les
papyrus, ni sur les métaux, ni sur les marbres. Vous avez donc vu des
sirènes jouant du violon?

--J’ai vu cela, répondit Lionel Pappe, et, quoique ridicule, je l’ai
jugé inquiétant.

--Parce que ce n’est pas archéologique?

--En effet, parce que ce n’est pas archéologique.

--Je suppose, reprit la grande écolière aux yeux clairs, que vous n’avez
pas peur des sirènes?

--Pourquoi aurais-je peur des sirènes?

--Parce que ce sont des femmes.

--Et vous croyez, mon enfant, que j’ai peur des femmes?

--Vous devez avoir peur de ce qui est illogique, et les femmes sont
illogiques--comme vos sirènes. Elles jouent du violon mal à propos; pour
les hommes graves et archéologiques, elles sont ridicules--comme vos
sirènes.

Lionel Pappe fut surpris d’entendre un tel discours; il regarda son
élève et s’aperçut qu’il avait devant lui une grande écolière aux yeux
clairs, qui secouait orgueilleusement ses longs cheveux bouclés et dont
la gorge se soulevait avec l’anxiété des vagues de tempête qui se
gonflent et ne savent pas où elles vont tomber. C’était un homme
prudent, quoique fort rêveur, et depuis qu’il donnait des leçons à des
jeunes filles, jamais il n’avait eu le spectacle d’une telle
métamorphose. Il traitait ses élèves en élèves, et aucune ne s’était
encore redressée ainsi, avouant aussi ingénument les convoitises de son
sexe,--et vraiment il eut peur.

Baissant les yeux, il dit lentement:

--Mon enfant, nous allons continuer notre lecture: Acte trois, scène
huit.

--Monsieur Pappe, dit la grande écolière, avec l’air de n’avoir pas
entendu, de quelle couleur étaient les cordes des violons? Pourpres,
n’est-ce pas?

--Oui, répondit complaisamment Lionel Pappe, d’un très beau pourpre.
Maintenant...

--De ce pourpre-là aussi sanglant, aussi clairement rouge sur la
blancheur de la nacre?

Disant cela, elle avait ouvert son corsage, montrant sur son sein gauche
une ligne rouge, toute vive et où perla du sang, quand elle y appuya la
main d’un air tragique.

--Monsieur Pappe, j’ai voulu me tuer, hier. Chagrin d’amour? Nullement.
Je suis vierge de corps et de cœur et je ne désire aucunes lèvres,--et
croyez-vous que si je désirais des lèvres, elles se détourneraient à
l’approche des miennes? Si j’avais eu un amour ou un caprice, je
l’aurais satisfait. Non, j’ai voulu me tuer précisément parce que je
n’avais ni amour, ni désir, à peine des curiosités, et si faibles que
cela ne valait pas la peine d’ôter ma robe,--mon absurde robe noire de
grande écolière, toute luisante sur la hanche du carton que je porte à
l’école. J’ai voulu me tuer par ennui, j’ai voulu me tuer par dégoût de
la misérable vie qui m’est destinée. J’ai voulu me tuer par haine des
livres imbéciles qui étaient imposés à ma pauvre intelligence de vierge,
par horreur pour l’humiliation spirituelle où les règles me maintenaient
sous leurs pieds barbares. J’ai voulu me tuer, parce que je croyais que
je ne pouvais devenir libre qu’en consentant à forfaire à ma liberté
même; parce que je croyais que ma beauté ne pouvait s’affirmer qu’en se
donnant esclave à un maître,--et que je ne veux pas me donner à un
maître! A tous, oui! A un seul, non! J’ai voulu me tuer, et j’ai été
lâche--comme une femme! Quand j’ai senti la piqûre du couteau, ma main a
faibli, la pointe de l’arme s’est relevée en traînant sur la peau
qu’elle a liserée de ce fil de pourpre: je voudrais que la cicatrice en
demeurât toujours vive et rouge: cela me rappellerait éternellement
l’heure où la mort m’a fait comprendre la vie. Je veux vivre, je ne suis
qu’une femme; la métaphysique ne m’atteint pas; je suis en dehors du
cercle de ses flèches, et il me semble que je comprendrais si bien si on
voulait enseigner ma chair!

Elle reprit avec un rire hystérique en se penchant vers Lionel Pappe.

--Voilà le fil de pourpre, voilà la corde rouge du violon des sirènes.

--Enfant, dit Lionel Pappe, pourquoi chercher des excuses au désir?
Laisse chanter ta chair comme le violon des sirènes; ne réfléchis jamais
sur toi-même, ni sur les vieilles images, ni sur la vie, ni sur la
mort,--et ne reviens jamais ici, car tu aurais honte, sirène innocente,
de la victime de ta chanson d’amour.

Mais la sirène pleura, et Lionel Pappe connut que les larmes sont salées
comme la mer, amères comme la mer où nagent les sirènes.



DIALOGUE ENTRE HARVÈDE ET UNE OMBRE


Harvède se rejeta vers le foyer, où brûlait en flammes d’or et de ciel
l’âme d’une forêt. Blotti là, sous une haie de fourrures et de coussins,
il avait encore froid.

--J’ai froid à l’âme, songeait-il.

Il sentait, selon la longueur de son corps, depuis le front jusqu’aux
chevilles, des zones de glace qui le coupaient en cinq ou six Harvèdes
inquiets et ennuyés. On lui apporta du thé, des alcools, des parfums:
alors les bandes isothermes se détendirent, et les serpents gelés se
réchauffèrent à s’enrouler aux serpents de feu.

--J’ai moins froid, songea-t-il.

L’unité se recomposa. Harvède, redevenu homogène, se remua et
s’allongea,--puis il désira.

Soudain, ce désir lui était venu, comme une apparition, comme un jet de
soleil:

--Je voudrais une femme blonde, une esclave, une douce créature prête à
tendre le cou aux arabesques du caprice et du lacet...

Il rêva si fort qu’un malaise lui opprima le cœur, car il s’était
retrouvé le long de la rivière d’où revenaient trois belles filles
encore nues de s’être déshabillées sous le soleil; les cheveux disaient
les jeux de l’eau. L’une était celle-là, celle au nom de bienvenue; elle
ne riait qu’en sourire et ses yeux demeuraient graves comme les reflets
de la rivière profonde et douce.

--Je n’ai plus froid, songea Harvède.

Il songea encore:

--C’est trop impossible. Je n’aime pas l’absurde. Je voudrais dormir.

Il se fit apporter des narcotiques,--et il dormit.

Ce fut l’instant que choisit une voix pour dire tout haut:

--Harvède, me voici.

--Toi?

--Je t’aimais, je t’aime encore.

--Toi?

--Moi, la même, et désormais immuable.

--Tu n’as sans doute pas de nom, car je ne t’ai jamais entendu
nommer,--et je sais beaucoup de noms, je sais plus de noms qu’il y en a
d’écrits dans les livres et sur les parchemins.

--Si je n’ai pas de nom pour toi, je nie pour tous les autres le nom que
je pourrais avoir. Enfin, je suis celle que tu connais, celle qui a des
yeux graves et doux comme le reflet de la rivière, une des trois, celle
qui ne sait pas rire, mais qui sait sourire.

--Voilà vingt ans que je ne t’ai vue, dit Harvède, et tu n’as pas
changé. Je te croyais morte. Les gens que je ne vois pas, je les crois
morts. Tu es belle.

--C’est peut-être parce que je suis morte, dit l’ombre.

--Tu me fais peur.

--C’est peut-être parce que je t’aime, dit l’ombre.

--Si tu m’aimais, dit Harvède, il fallait me donner ta bouche et tes
seins le jour que tu sortais de l’eau.

--Il fallait les prendre dit l’ombre.

L’ombre, disant cela, détourna la tête, puis reprit:

--Tu m’as presque fait rire, moi qui ne sais pas rire.

--Pourquoi? demanda Harvède.

--Parce que tu parles hypocritement comme une dupe. Avoue-le, et je
dirai comme toi: tu m’as prise--en songe.

--Non, en désir seulement. Par ces temps de ma jeunesse, je ne rêvais
pas, je vivais. J’en ai peut-être pris une autre--pour toi!

--Va, c’était la même chose.

--Tu n’es pas encourageante, dit Harvède.

--Alors, tu me veux? demanda l’ombre.

--Non, dit Harvède.

--Je ne suis donc plus belle? Tu me trouvais belle, quand j’apparus.

--Tu es belle, puisque tu es blonde,--mais tu n’es qu’une ombre.

--Enfant, dit l’ombre, regarde! Je n’ai qu’à ouvrir mon suaire, comme
une robe d’amour, pour que tu demandes à baiser ma peau de sel gemme.
Est-ce que je ne brille pas comme un diamant, avec toutes les nuances de
la vie et de l’amour? On dirait que je sors de l’eau: je suis fraîche et
ardente; je saigne quand on me pique; je brûle quand on me touche,--je
brûle et je fonds. Vraiment tu ne me désires pas?

--Non, je ne te désire pas. Tu m’as fui, quand j’étais neuf aux ruses;
tu m’as fui après m’avoir regardé et après m’avoir souri...

--Je ne t’ai pas fui, j’ai marché et tu ne m’as pas suivie...

--Oui, j’étais trop jeune... mais maintenant, non; je sais ce que tu es,
maintenant.

--Tu ne le sais pas. Prends ma main.

Harvède prit sa main.

--Est-elle consolante? demanda l’ombre.

Elle continua:

--Pose tes lèvres sur mon épaule.

Harvède posa ses lèvres sur son épaule.

--Est-elle triste? Mes mains sont-elles vraies? Ma chair est-elle vraie?
Touche tout mon corps, je suis vraie, je suis jeune, je suis immortelle.
Ah! mon amour, accepte donc le plaisir que je t’apporte.

Harvède répondit, un peu tremblant:

--J’accepte le plaisir que tu m’apportes. Mais je l’accepte malgré moi,
je l’accepte, car ton odeur étouffe ma volonté.

--Sois heureux en paix, ami, je suis bien celle que tu désires.

--Je ne sais plus.

--Oui, tu persistes à croire que je ne suis qu’une ombre! Je suis si
vivante, mon cher, que je puis te donner la mort.

La voix de l’ombre devint amère et cruelle, pendant qu’Harvède oubliait
sa conscience:

--Tu as baisé mon épaule. Tu as eu tort. Pourquoi te fier à moi? Ma peau
de sel gemme est empoisonnée. C’est vrai, je suis le Désir, le Désir
irrésistible dont l’absence afflige et dont la présence navre. Allons,
viens nous aimer!

--Où m’entraînes-tu?

--Je t’aime, je suis toute à toi.

--Je meurs.

--Comment trouves-tu la mort?

--Délicieuse! Reviens me voir, enfant.

--Enfant, nous ne nous quitterons plus.

Harvède trembla plus fort et dit:

--J’ai peur, je meurs vraiment.

--Vraiment? demanda l’ombre.

--Laisse-moi!

L’ombre dénoua ses mains déjà tenaces:

--Oui, je te laisse. Tu me fais pitié, tu ne sais pas mourir.


FIN



TABLE


  D’un Pays lointain                             7

  LIVRE I.--MIRACLES
     I. Phocas                                  19
    II. La Métamorphose de Diane                31
   III. Régelinde                               39
    IV. L’ineffable Volonté                     47
     V. Hamadrias                               57
    VI. La Révolte de la Plèbe                  65
   VII. L’Accident royal                        79
  VIII. Mains de Reine                          87
    IX. L’Etable                                93
     X. La Ville des Sphinx                    103

  LIVRE II.--VISAGES DE FEMMES
     I. Irmine                                 113
    II. Phénice                                121
   III. Floriberte                             127
    IV. Rosule                                 133
     V. La Femme en noir                       141
    VI. L’Intacte                              149
   VII. La Dame Pensive                        157
  VIII. Mélibée                                165
    IX. La Vierge aux Plâtres                  173
     X. L’Aventure d’une Vierge                183
    XI. Tristane                               191

  LIVRE III.--ANECDOTES
     I. Le Mauvais Moine                       197
    II. L’Evocateur                            205
   III. Jose et Josette                        213
    IV. Celui qui a tué                        221
     V. La Dernière Heure                      229
    VI. Emérence                               235
   VII. Le Château brûlé                       245
  VIII. L’Amateur                              253
    IX. Fin de promenade                       259
     X. La Sirène innocente                    267
    XI. Dialogue entre Harvède et une Ombre    275



Impr. d’Ouvriers Sourds-Muets. Paris.



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