Home
  By Author [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Title [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Language
all Classics books content using ISYS

Download this book: [ ASCII ]

Look for this book on Amazon


We have new books nearly every day.
If you would like a news letter once a week or once a month
fill out this form and we will give you a summary of the books for that week or month by email.

Title: Promenade avec Gabrielle - Manuscrit de Jean Giraudoux illustré de seize lithographies en couleur par J.-E. Laboureur
Author: Giraudoux, Jean
Language: French
As this book started as an ASCII text book there are no pictures available.


*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Promenade avec Gabrielle - Manuscrit de Jean Giraudoux illustré de seize lithographies en couleur par J.-E. Laboureur" ***


Promenade avec Gabrielle

[Illustration]



Il a été tiré de cet ouvrage cent quatre-vingt-cinq exemplaires, savoir:
cent soixante-dix exemplaires sur vergé d’Arches dont vingt
hors-commerce, numérotés de I à XX, et cent cinquante numérotés de 1 à
150; quatorze exemplaires sur Chine accompagnés d’une suite libre des
lithographies sur Chine, marqués de B à O, et un exemplaire sur Chine,
marqué A, auquel on a joint une suite libre des lithographies, le
manuscrit original de Jean Giraudoux et les gouaches originales de J.-E.
Laboureur.

EXEMPLAIRE Nº 76


Tous droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays
y compris la Russie. Copyright by librairie Gallimard 1924.



  PROMENADE
  AVEC GABRIELLE

  manuscrit de
  JEAN GIRAUDOUX

  illustré de seize lithographies en couleurs
  par
  J.-E. LABOUREUR


  PARIS, 1919
  ÉDITIONS DE LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
  3, RUE DE GRENELLE



[Illustration]

Quel soleil! Paris est la seule ville de France où une affiche ne dise
pas merci à l’automobiliste qui sort, mais nous n’en étions pas
froissés. Quel soleil! Nous ne pouvions nous regarder sans nous sourire.
Le ciel était plein de pinsons, d’hirondelles, de feuilles. Nous avions
dans le ciel le maximum de ce qu’il peut contenir en été. Quand l’auto
effleurait une carriole dont le conducteur remontait pour nous insulter
jusqu’à nos ancêtres, quand la sirène effrayait un enfant, ou, suprême
joie, un soldat; quand un heurt nous annonçait que le ruisseau de cette
vallée, que le caniveau de ce bourg était franchi, nous nous regardions
et nous souriions. Une poule, dix poules nous crurent une minute
acharnés à les poursuivre. Quelles folles que les poules! Que de bonds
stupides! Que d’accidents si on les attelait! Leur angoisse nous remplit
de joie. Un chat effleuré par la roue fit de côté un écart formidable.
Gabrielle éclata de rire et me prit la main.

--Quel soleil! Où allons-nous?

--Devant nous! Quel soleil!

Nous allions devant nous, derrière ces forêts éparses qui peu à peu se
groupaient, derrière ce ciel transparent. Nous allions tenter de passer
à toute vitesse entre ces deux clochers sur la colline. Nous allions là
d’où venaient ces cerises sur ces brouettes, ces bicyclistes avec des
agneaux bêlants sur leurs guidons, cette automobile chargée
d’hortensias; vers ce pays où chaque mode de transport avait trouvé
enfin sa vraie raison,--devant nous en un mot; nous n’avions pas une
minute à perdre.

Assise dos au chauffeur, Frauken, notre chaperon, qui allait, pauvre
Frauken, droit derrière elle, et qui pensait, voulut enfin dire cette
pensée:

--Quel soleil!

[Illustration]

J’éclatai de rire. Gabrielle m’imita. Nous regardions, moqueurs, Frauken
interloquée. Nous employions notre plus dévouée malice à intimider ce
visage que l’âge et les malheurs les plus affreux,--un fiancé voilà
trente ans brûlé vif, un père écrasé par un marteau pilon,--avaient
laissé insignifiant. Puis, se détournant de Frauken, nos yeux se
rencontrèrent. Des yeux éclatants, miroitants. Frauken avait trouvé le
mot juste: Quel soleil!

[Illustration]

Les chaussées étincelaient, les étangs luisaient. Un vrai rayon tenait
en laisse chaque tache dorée, chaque pierre, chaque fleur vernie.
C’était le jour le plus long de l’année, le jour où le soleil parvient à
effleurer la terre même. De vrais rayons mouraient sur nous, nous
sentions sur nos genoux, sur nos cheveux leur flèche émoussée. Inutile
d’étendre la main pour savoir s’il faisait beau, nos mains oisives
étaient ensoleillées. Sur les villages, les châteaux, la lumière
consumait les toits, rongeait les fenêtres, laissait moins que n’eût
laissé un incendie. On oublie que le soleil réchauffe: notre chair était
tiède, nos vêtements brûlaient. Un peu perdu seulement, un peu seul, le
soleil lui-même, dans tout cet éclat; et notre cœur aussi était diffus
en nous. Comme des milliards de petits cœurs nous rendent moins lourds
qu’un seul cœur! Enfin nous étions sans poids, sans chaînes...--à part
cette oppression dans notre poitrine, à la place vide sans doute.

[Illustration]

Nous traversions à toute allure cette ceinture vague de Paris sur
laquelle nulle saison ne prend. Sur les terrains de sport, des clubmen
en veston et en culottes blanches s’envoyaient du pied ou des têtes un
ballon tout rond, les bras immobiles, comme si la paralysie ou
l’imperfection commençait son ravage aux portes mêmes de Paris. De
petits tramways jaunes que nous rattrapions glissaient à rebours dans
notre âme, la râpant de tous leurs visages, comme de leur barbe ces épis
qu’on glisse dans votre manche. Nous longions des rangées de petits
chalets neufs qui avaient aux fenêtres leurs premiers rideaux, sur le
perron la première femme qui les habita. Le chien était plus vieux que
la maison, les oiseaux que les arbres. Une église barrait la route.
Avisés, nous contournions l’église. Une colline se dressait, s’enflait;
nous la gravissions si vite que le temps lui manquait de devenir
montagne. Mais nous laissions à loisir se courber, fléchir, la vallée où
maintenant se retrouvaient, se côtoyaient, la route, la voie ferrée et
la rivière. Elles s’entendaient, dociles, pour passer toutes trois sur
le même pont, paresseuses. Elles s’entrecroisaient. Eclatantes,
transparentes, elles écartaient dédaigneusement cette longue allée de
tilleuls qui amenait vers Paris, par un aqueduc d’ombre, la fraîcheur de
la forêt. Les trains sifflaient aux chalands:--vous allez moins vite,
mais plus sûrement.--vous êtes le chemin qui marche, disait la route à
la rivière. La rivière répondait:--Nous marchons si peu, si peu! Nous
sommes surtout profonde, nous pensons. Voyez sur notre berge cet homme
grave, avec ce grand chapeau de paille, ce bambou. Gloire aux penseurs!

[Illustration]

Un empierrement. Le rouleau à vapeur, doux monstre apprivoisé, essayait
par des rugissements d’arrêter et de se gagner notre voiture sauvage.
Nous longions des parcs, des bois. Au bout des avenues, le château
s’ouvrait avec ses doubles ailes comme un ventail, claquait, se fermait.
Nous dépassions un portail où flottait le drapeau, nous lisions
l’enseigne d’or: c’était l’asile national des convalescents; nous nous
étions toujours doutés que la convalescence était une affaire nationale,
et l’adolescence, et l’insolence. Tous les pensionnaires, de la porte,
de la cour, nous observaient, sympathiques ou défiants, selon qu’ils
nous prenaient pour d’anciens ou de futurs convalescents. Le chauffeur
faillit écraser un vieillard, qui faisait d’immenses enjambées, mais
avec lenteur, appuyé sur deux béquilles, une canne en plus sous chaque
bras: ce n’est pas marcher qui est difficile, c’est se tenir debout.
Frauken profita de l’incident.

--Quelle belle fleur que la rose! dit-elle soudain, alors qu’aucune rose
n’était en vue, et qu’il y avait justement des raisons de dire: quelle
belle fleur que la balsamine, que le zinia. Attristée de nos moqueries,
elle se lamenta.

--Vous me détestez, dit-elle, vous avez un secret à propos du temps.
Vous riez chaque fois que j’en parle.

La détester? Ne pas songer en souriant, l’émoi dans l’âme, à son fiancé
rôti, à son père décapité, par ce soleil! Nous t’aimions, Frauken, qui
sais toutes les langues, qui peux chaperonner un fiancé allemand et sa
fiancée polonaise. Mais qui ignores le mal, et permets tout.

[Illustration]

--Puis-je prendre les mains de Gabrielle, Frauken?

--Mais, monsieur Simon, pourquoi pas?

--Puis-je lui dire un mot à l’oreille? Est-ce mal?

--Parlez tout haut! je me bouche les miennes.

--Tournez-vous, Frauken! Je veux presser Gabrielle sur mon cœur, sur ma
poitrine.

--Votre cœur! Votre poitrine!

[Illustration]

Mais, malgré cela, elle s’était tournée. Nous pressions chacun une de
ses mains pour la ramener face à nous. Son bavardage nous gênait si peu!
Nous laissions son cerveau modeste, comme une montre qu’on fait sonner,
nous indiquer en gros ce que nous aurions pensé, si la pensée ne nous
avait point trahis.

--Comme il est bon de ne pas parler! disait-elle. Quel délice aussi
d’être seuls! si seuls!

Elle indiquait aussi la vraie heure.

[Illustration]

Nous ne pensions pas, nous ne parlions pas. Indolents, dès que l’ombre
d’un sentiment apparaissait, plutôt que de nous fatiguer à lui mesurer
sa part exacte, nous nous accordions le sentiment entier. Au moindre
virage nous fermions les yeux, nous nous abandonnions. Au moindre dos
d’âne, nous nous regardions en fronçant le sourcil, en rentrant la tête,
nous attendions la culbute et la mort. La moindre perspective sur la
vallée nous donnait l’amour subit et infini des peintres, de la
peinture; le moindre mur des architectes, de notre amie l’architecture.
La moindre source, le moindre ormeau nous déléguait sa nymphe ou sa
dryade. Quel soleil! Tous les atomes des joies, des modes, des douleurs
inconnues dont vivront nos fils dans mille ans étaient aujourd’hui dans
l’air. Nous devinions les futures sonates, les poèmes futurs, un soleil
futur, bleu, tout rouge. Un vent léger se levait. Les grands arbres, aux
fûts courbés vers le bord par l’Aquilon et immobiles sous sa menace,
accordaient hypocritement toutes leurs feuilles au zéphir. Un couple
d’amoureux regarda la voiture avec défi, y découvrit plus amoureux que
lui, s’attrista. Puis il y eut l’épisode du général qui lançait sur
l’accotement des cailloux à son fox, l’atteignit à la fête, le fit
hurler. De grandes machines battaient la Seine; on pensait à des
barattes, à un fleuve de lait, de crème. Puis l’auto abandonna la route
de halage, tourna à angle droit vers une forêt, monta, ne fut plus à la
remorque que d’un ballon, et, dans une clairière inondée de lumière,
s’arrêta. Frauken descendit la première, ensoleillée jusqu’à la
ceinture; nous pouvions la suivre, on avait pied.

[Illustration]

Gabrielle s’élança dans le fourré; je la poursuivis. J’avais les
vêtements, le col, les souliers où je me sentais le plus à l’aise. Je
reconnaissais la robe, l’ombrelle qu’elle préférait. Nous étions
enveloppés par les couleurs que nous aurions choisies si, le matin, on
avait annoncé que la forêt dût nous changer en scarabées, en
arbrisseaux. Nous avions la tenue que nous aurions exigée s’il avait
fallu pour sauver un ami d’un tyran lunatique, traverser le Niagara sur
la corde tendue. De quel pas assuré nous foulions cette terre si large
et cette mousse! Nous courions, nous n’étions pas hors d’haleine. Nous
faisions à pied la course que les amoureux plus tourmentés font à
cheval. Nous enjambions plus vite encore les allées, d’un bond, comme
s’il pleuvait sur elles. Enfin parut le plus droit et le plus haut des
chênes de la forêt. De nos quatre bras nous l’enserrions juste; c’était
le modèle des chênes qu’à nous deux nous aurions créés, c’était la
forme, amour, de notre étreinte. Il fallait l’abandonner. Il fallut
porter nos bras énervés. Le rond-point était proche, avec les murs rasés
d’un pavillon de chasse dont on voyait encore le plan, avec les portes,
les couloirs. Gabrielle, modeste, s’assit sur le gazon dans la pièce la
plus petite. Je m’étendis près d’elle, tandis que péniblement nous
rejoignait Frauken, qui avait dû contourner les rochers, remonter à la
source des ruisseaux que nous avions franchis, qui s’entêtait à appeler
l’écho du nom d’un chien qu’elle avait jadis perdu, inquiète quand il se
taisait. Entrée par le grand corridor dans notre château invisible, elle
s’étendit, de son long, pour moins voir, dans la pièce voisine.

[Illustration]

Quel soleil! Le pavillon disparu semblait seulement enfoncé dans la
terre, et nous étions sur la terrasse d’un siècle élégant et heureux.
Nul mouvement, nulle agitation pour tromper notre joie. Nous la sentions
grandir en nous, non sans angoisse. Nous sentions un émoi s’accroître
lentement, comme s’il avait un cours réglé, nous attendions je ne sais
quelle secousse, quelle délivrance, comme celui qui n’a jamais pleuré,
le jour où il souffre, devine, attend les pleurs. Nos yeux justement se
voilaient: allait-il en tomber de la neige, du grésil? Près de nous un
ruisseau coulait, bouillonnait, déversoir de tout le délire. Je
l’écoutais, ma tête posée sur les genoux de Gabrielle; bientôt je
n’entendis plus que lui; je fermai les yeux. La petite Gabrielle seule
connaît le geste ou la stupeur qui termine la joie: je m’endormis.

[Illustration]

Une feuille morte, la première feuille morte de l’année en tombant
m’éveilla. Là-bas un coq chantait et me donna une seconde l’inquiétude
de l’aube... Mais je reconnus le soleil, je reconnus le silence, ni
Gabrielle ni Frauken n’avaient encore prononcé une parole. Sur mes
tempes reposaient encore, casque embaumé qui ne m’avait rendu qu’à
moi-même invisible, les mains jointes de mon amie. Elle ne me savait pas
éveillé, mais elle sentait fondre le plomb sacré qui alourdissait ma
tête. Les mains se faisaient plus légères. Bientôt elles m’effleurèrent
à peine. J’ouvris les yeux.

[Illustration]

J’étais las. J’étais, moi qui avait dormi, au lendemain du jour joyeux
où Gabrielle vivait encore. J’avais une nuit d’avance sur elle pour
deviner ou mépriser le bonheur. Elle souriait d’avoir enfanté ce sommeil
que j’avais dû, comme Frauken, reprendre à la source. De son mouchoir
elle éventait mon front, elle caressait mes cheveux; elle affectait de
connaître les moindres secrets de cette tête que je lui avais confiée
presque inconnue, la tempe droite, doucement inclinée, et ces trois
rides qui disparaissent si je dors. J’avais l’impression qu’elle m’avait
embrassé pendant mon absence, dérobé pour elle seule un souvenir, pris
dans mon visage, par une caresse, un regard, la parcelle promise. Son
nom était gravé sur moi. Je me vengeai. J’essayai d’enlaidir, d’effacer
le trait même qu’elle avait choisi, je plissai les lèvres, je ridai mon
front. Mais, hypocrite, ainsi qu’un bon page, pour son maître amoureux,
tient sellés un cheval blanc et aussi un cheval noir, elle était toute
prête à servir la tristesse. Je me plaignis du soleil; elle l’insulta.
Les insectes volaient, affolés de voir le pavillon habité à nouveau;
elle dit du mal des moustiques, des fourmis. Je me levai, elle s’appuya
à mon bras, décidée à alourdir l’heure de mille chagrins, d’aveux
attristants, l’alourdissant de son poids même. Quel appât est la
tristesse! Afin de suivre cet ami mélancolique qu’elle voyait pour la
première fois, elle oublia le courage, la gaieté. Je me vengeai encore.
Par une allée que je connaissais et qu’elle suivit sans méfiance, une
dernière branche s’écartant, je l’amenai au-dessus d’une plaine
étincelante: on voyait le soleil lui-même. Des trains sur de grands
ponts sifflaient, les ponts résonnaient. Ainsi, sans consulter la
fiancée avec laquelle il s’asphyxie, le fiancé, subitement joyeux,
s’élance vers la fenêtre et l’ouvre toute grande. Gabrielle me regarda,
me vit rire de sa dignité, comprit, se mit à rire. C’est ainsi que
reprit notre promenade heureuse.

[Illustration]

Mais Frauken, au soleil même, découvrit qu’il était cinq heures. Il
fallut regagner la voiture au plus vite, par le village. A travers un
village habité par une peuplade cruelle, si l’on en croyait les
écriteaux: Le chemin de fer passe sans que la barrière soit fermée. Le
chien est méchant. Il y a des pièges... Mais les écriteaux mentaient: le
chemin de fer siffla du plus loin qu’il nous vit, et il y avait même,
suprême attention, une femme près du chauffeur. Le chien nous adopta,
nous escorta jusqu’à la dernière maison, et tint à nous protéger
activement contre les chats... Les fillettes revenaient de l’école, d’un
bout du village, et les garçons, de l’autre bout, comme si l’on eût dû
séparer par tout le bourg l’instituteur et l’institutrice, trop
amoureux, trop familiers. Le boucher, qui songeait déjà au repos, le
boulanger, qui se levait, cherchaient une conversation agréable à la
fois à ceux qui dorment le jour et à ceux qui dorment la nuit. Les vieux
et les vieilles, désœuvrés dans cette saison qui n’a pas de restes, pas
de feuilles mortes, pas de noix, pas de chanvre, attendaient seulement,
pour rentrer, que leur ombre, comme le sable d’un sablier, eût glissé
toute entière à leurs pieds.

[Illustration]

L’auto partit. Un pneu creva. Comme nous étions en retard, j’aidai le
chauffeur. Je lavai mes mains à l’essence. Je lavai l’essence au
ruisseau. Je parfumai le ruisseau avec le flacon de Gabrielle... Le
soleil n’était plus très haut. Déjà les Français exilés en Chine ou au
Japon pouvaient l’apercevoir. Coiffé de nuées, ses rayons rabattus, il
marquait le soir aux armes de l’été. Frauken avait voulu s’asseoir près
du chauffeur. Elle ne se tourna qu’une fois, près de l’asile, de regret
que les convalescents eussent attendu notre retour pour se coucher.
Gabrielle était appuyée contre mon épaule, je voyais l’ombre dans ses
yeux prolonger à l’infini sa soumission. Je songeais à ce que je devais
être dans son âme généreuse. Je m’enivrais de cette idée. Nous
bavardions; il fallait, dans ces moments heureux, offrir à Gabrielle le
même présent qu’à Moloch lui-même: des êtres vivants. Je lui parlai
d’amis nouveaux, qu’elle ne connaissait pas. J’épelai leurs noms; je
décrivis leurs familles. Nous voyions maintenant à rebours le chemin
parcouru à midi, le côté moussu des arbres, les portes des maisons qui
nous avaient paru avoir seulement des fenêtres, le visage de facteurs
rentrant de leur tournée. Tout s’explique, le soir... Gabrielle était
cette fois du côté de la Seine... J’étais du côté des parcs. Chacun de
nous remarquait tout haut les plaisirs ou les dangers que l’autre,
tantôt, lui avait cachés. Une péniche vide dérivait; Gabrielle la
reconnut, c’était le premier bateau rencontré à notre départ; notre
ancien fleuve s’était écoulé et tout ce que nous voyions de la Seine, en
amont, était d’eau neuve.

[Illustration]

Nous allions. Une autre voiture, depuis un moment, nous faisait escorte.
Plus vigoureuse, plus rapide, elle ne cherchait point à nous dépasser.
Elle s’entêtait à nous suivre, avec l’amitié qui unissait jadis deux
corvettes, deux diligences. Elle s’amusait à nous joindre aux montées,
aux passages à niveau. Les trois enfants qu’elle contenait, et le
chauffeur aussi, jugeait suffisante pour rentrer à Paris, l’allure d’une
voiture de ville et d’un couple heureux. Les deux garçons et la fillette
parlaient de nous, nous regardaient de loin en souriant, faisant même
des signes, changeant brusquement leurs visages en visages d’étrangers
quand les voitures nous rapprochaient à la distance où nous n’étions
plus que des inconnus. A nouveau éloignés, ils redevenaient nos amis,
nos égaux, se battaient en riant vers nous, étalaient orgueilleusement
cette enfance que de près ils sentaient sans valeur, et qui, de loin,
devenait notre propre enfance, mutinée contre nous, et insaisissable.

--Vous ne me quitterez jamais, Simon?

--Jamais, à part ce soir, dans deux minutes.

[Illustration]

Une fumée s’élevait en effet à l’horizon. C’était un feu d’herbes, ou
Paris.

C’était Paris, enfoui dans l’occident, promesse de tout ce jour.
C’étaient, dans la plaine, de longs hangars accolés, aux plafonds vitrés
et lumineux dans le crépuscule, sillons de l’Industrie. C’était Neuilly!
C’étaient des maisons plates dont on voyait tout le secret par les
fenêtres ouvertes, et sur un des paliers le visiteur qui tirait une
cloche pendue derrière la porte même, bruyante pour lui seul, et qui
frémissait devant ce fracas, selon son caractère, d’impatience ou de
volupté. Puis le Louvre, ouvert au bout de l’avenue comme un filet,
impasse pour les étrangers et les rois, mais dont notre chauffeur sut
s’évader par les guichets et par des ponts. C’étaient les Folies
Marigny: un moineau nous effleurait, vers lequel je tendais sans le
vouloir la main, comme vers un arbre que le vent penche, comme vers un
geste. Puis, dans la rue peuplée, c’était une fenêtre qu’on ouvrait,
c’était un amant qui regardait, de la fenêtre ouverte, partir son
amante, son cœur. Le trottoir était encombré, l’amante n’osait se
retourner vers l’amant; elle passa,--ce fut son adieu,--sur l’autre
bord, pour qu’il la vît plus longtemps et plus seule. Nous attendions,
arrêtés par la foule. Des camelots criaient les journaux du soir et
incitaient d’en bas l’amant à les acheter. Il ne répondait pas... La rue
était d’argent, de feu; il oubliait tout à contempler ses pavés ici
ruisselants, là-bas près d’une pharmacie tout verts, plus loin sous la
lune givrés.--Quelle belle rivière, devait-il penser seulement, quelle
superbe plaine, quel merveilleux glacier! Quelquefois, ô bonheur, du
trottoir de sa maison une ombre se détachait soudain des ombres,
traversait, et, ombre prévenante, suivait pour le saluer, pour nous
saluer, la route de son amie...

Jean Giraudoux.



Achevé d’imprimer par Engelmann, imprimeur-lithographe à Paris, le
premier juin mil neuf cent vingt-quatre.





*** End of this LibraryBlog Digital Book "Promenade avec Gabrielle - Manuscrit de Jean Giraudoux illustré de seize lithographies en couleur par J.-E. Laboureur" ***

Copyright 2023 LibraryBlog. All rights reserved.



Home