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Title: La conquête des femmes - Conseils à un jeune homme
Author: Magre, Maurice
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "La conquête des femmes - Conseils à un jeune homme" ***


  MAURICE MAGRE

  LA CONQUÊTE DES FEMMES

  CONSEILS A UN JEUNE HOMME

  PARIS
  LIBRAIRIE CHARPENTIER ET FASQUELLE
  EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR
  11, RUE DE GRENELLE, 41

  1908
  Tous droits réservés.



DU MÊME AUTEUR

Dans la Bibliothèque-Charpentier à 3 fr. 50 le volume.


  POÉSIE

  La Chanson des hommes.                                          1 vol.
  Le Poème de la jeunesse.                                        1 vol.
  Les Lèvres et le Secret.                                        1 vol.

  CONTES

  Histoire merveilleuse de Claire d’Amour, suivie d’autres
    contes                                                        1 vol.

  THÉATRE

  Le Dernier Rêve, pièce en un acte, en vers (Odéon).
    (Fasquelle, édit.)                                            1 fr.
  Le Vieil Ami, comédie en un acte, en prose (Théâtre-Antoine).
    (Fasquelle, édit.)                                            1 fr.
  Velleda, tragédie en quatre actes, en vers (Odéon)              1 vol.

  EN PRÉPARATION:

  Le Marchand de passions, trois actes, en vers.
  L’an mille, quatre actes, en vers.
  Les plus beaux jours de la vie, quatre actes, en prose.



Il a été tiré du présent ouvrage 5 exemplaires numérotés sur papier de
Hollande.



J’OFFRE CE LIVRE

A MON AMI MARCEL CRUPPI



La Conquête des femmes.



PRÉFACE


Quand on monte un escalier, on passe devant des portes fermées et l’on
ne songe pas d’ordinaire que les clefs en sont souvent sous les
paillassons. Le petit morceau de fer qui ouvre l’accès d’appartements
aux meubles rares, de salons délicats, est dans l’endroit où l’on a
coutume de frotter la boue de ses pieds.

Ainsi pour obtenir l’amour des femmes il faut connaître un petit secret,
un talisman, et c’est presque toujours sous le paillasson sale que
repose le précieux talisman.

L’auteur de ce livre a voulu soulever tous les paillassons de l’escalier
pour voir s’il y avait des clefs: il est demeuré surpris de la diversité
de leur forme, il a pensé qu’il n’y avait pas de passe-partout qui
pouvait ouvrir toutes des portes, et, comme il s’était sali les mains,
il n’a osé entrer dans aucun appartement et il est redescendu dans la
rue où il s’est trouvé tout seul.

Il n’a écrit ce qui suit que pour une certaine catégorie de jeunes gens.

Pourquoi ceux que la nature a faits, par un don aimable, grands de
taille, beaux de visage et doués d’un esprit entreprenant avec la
confiance en eux que donnent ces qualités, liraient-ils des observations
et des conseils dont ils n’ont pas besoin? Car toutes les femmes disent
qu’elles méprisent la beauté physique chez l’homme et qu’il n’y a que
les qualités de l’intelligence et du cœur qui comptent pour elles, mais
il n’en est rien. Un immense génie ne compense pas des taches de
rousseur ou des yeux chassieux, des beaux triomphent des laids comme le
jour triomphe de la nuit.

De même, ce livre n’est pas fait pour ces jeunes hommes purement
studieux et spéculatifs qui se destinent à la philosophie ou aux
sciences et qui ne font aucun cas de l’amour. Ils seront punis de leur
conception bornée de la vie quand ils se marieront; car si leur femme
est jolie, elle les trompera, si elle est laide, ils auront
quotidiennement cette laideur présente devant les yeux.

Ceux que tente la carrière ecclésiastique, les commerçants très occupés,
les magistrats sévères, ceux qui ont dans les administrations une
situation élevée, et d’une façon générale les personnages hypocrites et
d’une moralité conventionnelle doivent rejeter loin d’eux ce livre qui
leur paraîtrait indigne et ne ferait que susciter leur colère et leur
mépris.

Les femmes éclateront de rire tellement les jugements portés ici sur
elles leur paraîtront faux, les mobiles de leurs actes mal expliqués,
les subtils rouages de leurs cœurs grossièrement maniés, et elles
s’exclameront d’un tel excès de sottise. Peut-être auront-elles raison.
La vérité en matière d’amour est semblable au port de la chevelure que
les femmes ont longue et nouée sur la tête et que les hommes portent
courte. Elle est différente selon le sexe.

Je sais bien aussi que de riches oisifs penseront que les femmes ne sont
séduites que par la fortune et ses avantages, les soupers dans les
grands restaurants, l’offre de bijoux, les automobiles. Ce n’est vrai
que partiellement. L’orchestre du Café de Paris ne suffit pas pour
atténuer la tristesse de certains yeux; quelle que soit la qualité de
son moteur, le nombre de chevaux de sa voiture, le riche chauffeur
retrouvera-t-il sur la route un regret perdu de celle qu’il aime?

Ce livre est écrit pour des gens d’un physique médiocre, d’une fortune
moyenne, qui estiment que l’amour est la chose la plus précieuse, celle
dont il faut s’occuper le plus, car c’est d’elle que nous vient tout
notre bonheur.

Ils me comprendront si ce sont des esprits un peu secs qu’une
sensibilité trop grande aura amenés à cette sécheresse, si ce sont
d’anciens romantiques dépouillés de leurs émotions de parade, comme ces
vins qui en vieillissant perdent leur bouquet, mais gardent le pouvoir
de donner l’ivresse.

Ils feront la part d’une excessive sincérité qui se brave elle-même, ils
avoueront peut-être avec l’auteur qu’il y a une grande vertu dans
l’aveu, que l’illusion n’est pas divine. Et ils sauront bien, du reste,
qu’il y a plus de larmes cachées dans l’allégresse que dans une
tristesse de commande, si on aime ce dont on sourit.



GRANDE IMPORTANCE DES FEMMES


Dans ma vingt-sixième année, au mois de septembre, je découvris cette
vérité essentielle que la conquête des femmes est ce qu’il y a de plus
important dans la vie.

J’étais en vacances, chez mes parents, dans la petite ville de V...
Quelques légers succès remportés à Paris et dont j’avais par mes paroles
augmenté l’étendue, le crédit que l’on faisait à ma carrière artistique,
me donnaient auprès des miens et de leurs amis ce prestige qui entoure
un jeune homme dont les facultés brillantes présagent un grand avenir
qu’aucune réalisation n’a encore justifié.

Un matin en m’éveillant, avec cette clairvoyance que donne à l’esprit
une longue nuit de repos, j’eus le sentiment très net que ma vie était
misérable, que je ne possédais aucun bonheur.

Pourquoi donc vivons-nous? me dis-je. J’ai ici la sollicitude de mes
parents, les bons repas, les livres qui m’intéressent, des promenades
qui me plaisent, une belle maison avec un jardin et la facilité de me
taire ou de parler en suscitant le respect de mon silence ou
l’admiration de ce que je dis. Je ne suis tourmenté par aucun ennui
d’argent puisque je n’ai aucun sujet de dépense. La grandeur de la
maison paternelle, cette vague allure de parc, que prennent le soir les
allées et les massifs du jardin vus de ma fenêtre, les marches du perron
et l’empressement de la bonne à me servir me donnent l’illusion de la
vie luxueuse des châtelains. Un ou deux amis dont l’intelligence est
suffisante viennent me voir et j’ai la possibilité d’évoquer des
souvenirs d’enfance en les embellissant, ce qui est un grand plaisir.
Enfin, loin d’une maîtresse charmante, je devrais goûter avec l’absence
d’amour une liberté que j’ai longtemps désirée.

Il n’en est rien. Je ne suis pas heureux. Voilà la table de famille:
j’aspire à mal dîner dans un petit restaurant. Voilà les peupliers, ce
canal avec son écluse, ce paysage méridional sans beauté mais qui me
tient au cœur: je regrette les kiosques d’omnibus, le tumulte des rues
populaires. Une douce sérénité est sur la campagne et je devrais en
goûter le charme: je songe à ce délicieux mal à la tête que donne une
journée de Paris. Ma chambre est bien close, la lampe ne fumera pas, on
a préparé le sucre, l’eau et le citron: j’ai la nostalgie de la sonnette
qui retentit brusquement, de l’angoisse qu’on éprouve à l’idée d’une
réclamation d’argent.

Mais mal dîner, marcher dans des rues laides, avoir mal à la tête,
redouter le gaz et Dufayel sont choses douloureuses en soi et qui ne se
parent à mes yeux d’un prestige inattendu que parce qu’elles sont le
cadre d’une beauté certaine.

Cette beauté, quelle est-elle? Ce n’est pas l’amour que je suis censé
avoir à mes yeux et aux yeux des autres pour ma maîtresse, puisque la
seule idée que je suis séparé d’elle m’est un apport immédiat de joie.

Ce qui me manque, ce sont les femmes, toutes les femmes qui vivent à
Paris, celles que je frôle dans les grands magasins, celles qui sont
dans les thés à cinq heures avec des jeunes gens qui ont plus d’autorité
et plus d’élégance que moi, celles qui descendent de voiture, paient le
cocher, traversent le trottoir, rentrent chez elles, avec assez
d’absence de curiosité pour ne pas même lever les yeux sur le passant
immobile et béant d’admiration que je suis alors.

Le but de la vie, ce qui nous donne la plus grande somme de bonheur
possible est donc de plaire aux femmes, de conquérir des maîtresses
attrayantes et jolies.

Connaître le but de la vie est la chose principale. Quand cette vérité
me fut révélée, je compris que j’avais marché jusqu’alors comme un
aveugle en tâtonnant et que maintenant seulement je voyais la lumière.
J’avais pris le goût de la réussite, la vanité de la célébrité, l’amour
de la poésie et de la nature pour les suprêmes aboutissants de mes
efforts, tandis qu’ils n’étaient que d’humbles moyens. J’eus du remords
de mon erreur. Je me jurai à moi-même de la réparer.



PRESTIGE D’UNE MAUVAISE RÉPUTATION


Il faut avoir beaucoup de femmes. C’est le nombre qui d’abord est
important. Quand on aura eu beaucoup de femmes, on en aura peut-être
une.

Il faut s’efforcer de plaire aux femmes, même si cela vous ennuie; il
faut s’efforcer de vaincre leur résistance, malgré les comédies
ridicules, la stupidité des paroles, les haleines désagréables,
l’imperfection des formes découvertes. Une tête qui se penche sur votre
épaule est un peu plus de confiance en soi, une richesse pour le
souvenir.

Le temps perdu, la bouche fade, le goût souvent désagréable de la poudre
de riz, la fatigue, la tête vide, pèsent moins, si l’on fait le total
des gains et des pertes que le sentiment de la victoire morale
remportée.

Puis, dans le contour des épaules différentes, dans les spontanéités
qu’on ne pouvait soupçonner, dans chaque mode personnel d’abandon, est
la variété infinie de la beauté.

Il faut avoir beaucoup de femmes. Jamais les yeux ne ressemblent aux
yeux, jamais le sein ne ressemble au sein, jamais l’amour ne ressemble à
l’amour. L’une est brutale, l’autre est tendre, l’autre est cynique,
l’autre pleure, l’autre crie. Soi-même l’on est divers, selon l’heure,
le désir ou le regret.

Celui qui réalise ce soi-disant idéal d’épouser au début de sa vie une
jeune fille vertueuse, jolie et qu’il aime, est un misérable fou ou
plutôt un pauvre aveugle, même s’il est heureux avec elle toute sa vie.
Car le bonheur qu’il connaîtra sera un bonheur quotidien, médiocre et
sans élévation. Il sera pareil à un homme qui n’a, pour seule
nourriture, que du pain bis et qui s’en contente, parce qu’il ignore la
merveilleuse diversité des mets, l’art de la nature à donner des
produits savoureux, l’art des cuisiniers à les préparer. Il sera pareil
à un homme qui possède un livre plein de belles légendes. Il a lu la
première qui lui plaît et il se refuse à lire les autres pour ne pas
gâter l’impression qu’il en a, privant ainsi son imagination du
merveilleux trésor de poésie enfermé dans le livre.

La première femme vous fait goûter la seconde par comparaison et la
troisième, quand elle sourit, est éclairée du sourire des deux
premières.

C’est une grande erreur des amants de jurer qu’ils aiment pour la
première fois. La centième maîtresse se prétend jalouse des
quatre-vingt-dix-neuf autres. Il n’en est rien. De l’amour inconnu de
ces rivales absentes est fait son amour. Elle voudra surpasser en
tendresse, en volupté surtout, ces quatre-vingt-dix-neuf ennemies et
l’on bénéficiera de cet effort. Il conviendra de laisser paraître un
vague regret pour des caresses anciennes et ainsi les caresses présentes
seront d’autant plus passionnées.

Il faut avoir beaucoup de femmes pour qu’on dise de vous: «Il a beaucoup
de femmes» ou des choses telles que ceci: «C’est un coureur; il est
comme un papillon; on ne le voit jamais avec la même femme: il aime à
droite et à gauche; comment fait-il pour connaître tant de femmes?»

Car presque toutes les femmes disent: «Jamais je ne pourrais m’attacher
à un homme qui ne serait pas à moi seule. J’ai horreur de cette sorte
d’hommes qui n’ont ni cœur ni fidélité.»

Presque toutes les femmes mentent ou se dupent elles-mêmes en parlant
ainsi. Et il conviendrait de savoir jusqu’à quel point une plus mauvaise
réputation encore n’exercerait pas un plus puissant attrait. Et tout
semble indiquer, bien qu’aucune bouche de femme n’ose jamais l’avouer,
que la mésestime morale dont un homme est environné est un prodigieux
élément de séduction.

L’homme courageux qui, dans un but pratique, aurait assez de force pour
tenir sa dignité cachée dans son cœur et affecterait les sentiments d’un
homme vil, possédant à la fois sa propre noblesse, comme un soutien
secret, et le prestige de la corruption, comme un vêtement magnifique,
serait celui qui aurait le plus de femmes.

Il faut avoir beaucoup de femmes, en vérité, voilà qui est certain. Mais
cela est difficile.



FACILITÉ DES FEMMES


Il est difficile d’avoir beaucoup de femmes parce qu’on croit que c’est
difficile. Mais cette difficulté tombe si on est persuadé qu’elle
n’existe pas.

L’homme exerce une profession, il est avocat, comédien. Il peint, il
écrit des vers, il pense à autre chose qu’à l’amour. Mais la femme ne
peint qu’elle-même, ne travaille qu’au poème de son corps; son art
suprême est de se donner avec le plus d’agrément possible. C’est là
l’unique but de sa vie. Elle a donc pour se donner plus de facilité que
l’homme pour la désirer.

Il n’est point de robe insoulevable. La femme la plus vertueuse se dévêt
ou se dévêtira pour quelqu’un. On peut être celui-là.

Les obstacles moraux doivent être considérés comme médiocres. Je veux
dire qu’il ne faut pas tenir un compte exagéré de l’idée de devoir
qu’une femme mariée, par exemple, prétend avoir en elle. La nature a
préparé les souffles irrésistibles du soir, les langueurs du printemps,
les mouvements des nerfs, les vertiges que donne l’excès du repos pour
triompher d’une morale conventionnelle.

Une seule seconde où les poignets sont brûlants, où la tête bourdonne,
où la femme éprouve le besoin impérieux de n’être plus qu’un jouet, un
docile instrument de plaisir aux bras d’un homme, a plus d’importance
que vingt années de résolutions vertueuses.

Les femmes sont faciles. Il ne faut pas se dire sottement: «Même si
cette femme y consentait, où et comment pourrait-elle être ma maîtresse?
Sa vie est régulière. Comment échapperait-elle à la surveillance de son
mari, de sa petite fille, de sa bonne, de ses relations?»

Absurde question que l’on se pose trop souvent! La femme la plus
délicate, celle qui a les sentiments les plus élevés, est capable d’une
grossière audace, d’un geste dont la volupté compense la vulgarité pour
réaliser un dessein que ses sens ont formé, souvent à son insu.

                   *       *       *       *       *

Dans la petite ville de V... il était matériellement impossible à une
femme mariée de tromper son mari. J’avais alors seize ans et madame de
M... représentait pour moi un idéal de femme élégante, aristocratique et
inaccessible. Je riais à la fois et m’indignais d’un certain Bergis,
petit employé sans charme physique et assez timide, qui prétendait
recevoir des œillades favorables de madame de M... et avoir obtenu des
pressions de mains significatives et des paroles encourageantes, les
deux ou trois fois où, à l’occasion d’une kermesse ou d’une rencontre à
la gare, il avait eu l’occasion de lui parler. Cela durait depuis un an
et n’avançait nullement.

Je le rencontrai un soir, suffoqué par l’ivresse, la terreur et l’amour.
Son trouble n’était pas simulé.

Il me raconta qu’il était allé pour la première fois chez madame de M...
faire une commission à son mari de la part du percepteur. Le mari étant
absent, on l’avait conduit dans le jardin où madame de M... était
assise. Après quelques minutes de conversation, sans qu’il ait rien fait
pour cela, il avait eu madame de M... sur le banc où ils se trouvaient.
Il faisait encore jour et l’on pouvait les apercevoir. La bonne était
tout près de là et l’on entendait sa voix. Mais madame de M... avait
oublié le monde extérieur. Et seuls, ceux qui en ont fait l’expérience
peuvent savoir quelle initiative, quelle bonne volonté, doit avoir une
femme qui se donne pour la première fois à quelqu’un, sur un banc et
sans autre préparation.

Cette histoire, il m’en souvient, fut pour ma jeune âme une désillusion,
quand, au contraire, elle aurait dû être un encouragement.

Les femmes sont faciles. Voilà bien ce qu’il faut se dire sans cesse.
Quand nous voyons marcher devant nous une femme jolie, avec un mouvement
voluptueux de hanches, nous songeons:

«Je voudrais bien passer la nuit avec elle.»

Les femmes les plus respectables font exactement les mêmes réflexions.
La seule différence est que nous tenons de tels propos même quand nous
n’avons aucune envie de réaliser notre souhait tandis qu’elles, ne
disent rien, même si elles en ont une envie folle.

Dans nos conversations entre hommes, nous parlons des femmes avec
grossièreté, nous plaisantons, nous donnons des détails physiques et
nous parlons ainsi, même quand il s’agit d’une maîtresse tendrement
chérie.

Les femmes, entre elles, sont peut-être plus réservées. Mais leur pensée
est infiniment plus audacieuse et impudique que la nôtre. Elles vont
plus loin que nous dans le domaine de la curiosité. Il est aisé de s’en
rendre compte en observant à quelle hauteur se pose de préférence le
regard de beaucoup de femmes curieuses quand elles sont en présence d’un
homme.

L’amour avec ses exigences physiques est à leurs yeux une chose plus
légitime, plus normale que pour nous, parce qu’elles l’entourent de
moins de complications. Elles pensent sans cesse à se donner, elles sont
faciles par nature.



EST-IL INDISPENSABLE D’ÊTRE RICHE?


J’ai beau avoir un complet neuf, un chapeau dur et correct, m’être
dépouillé de cet air artiste que j’avais malencontreusement affecté
pendant des années, il s’échappe de moi un je ne sais quoi qui fait
qu’on sait tout de suite que je ne suis pas un homme riche.

La première fois que j’ai demandé Henriette L... à son concierge,
celui-ci m’a répondu bienveillamment que c’était au premier à droite. Et
dans son œil j’ai lu tout de suite le jugement sans appel qu’il portait
sur moi:

--Allez, jeune homme. Allez faire la cour à madame L... Vous réussirez
ou vous ne réussirez pas, cela m’est égal. Mais ce qui est certain,
c’est que vous ne payerez jamais sa voiture et son appartement et que je
n’obtiendrai de vous que des billets de théâtre ou de petites sommes
sans importance.

Si on a pour maîtresse une femme plus riche que soi, il faut agir avec
prudence, les premières fois que l’on sort avec elle. Les femmes ne
savent guère de quel argent on dispose. Si on leur dit: «Je gagne dix
mille francs!» elles ignorent si c’est par an ou par mois, et elles
seraient plus tentées de croire que c’est par mois.

Si dès le début on se livre à des dépenses au-dessus de ses moyens,
comment ensuite revenir sans honte en arrière? Quand on a été dîner avec
sa maîtresse dans de petits restaurants, elle a du plaisir à aller dîner
un jour dans un restaurant plus grand. Un lieutenant passe volontiers
capitaine, mais on n’a jamais vu un capitaine être nommé lieutenant sans
qu’il donnât immédiatement sa démission.

Il convient d’avoir toujours l’autorité, l’aisance, le laisser-aller des
gens qui ont beaucoup d’argent. Si on a eu la folie de partir, un soir,
pour aller au théâtre et souper ensuite, sans avoir sur soi la somme qui
permette de faire face à toutes les dépenses, il faut se garder de
laisser percer la moindre anxiété, il faut se garder de parler de ces
questions misérables. Quelque migraine subite et invincible doit vous
ramener chez vous, non sans que des prodigalités (très petites
naturellement) ne déguisent la vraie cause du mal.

D’une façon générale, ces fleuristes qui vous présentent des bouquets
aux terrasses des cafés sont de précieux auxiliaires. On a coutume de
les chasser en se plaignant de leur importunité. On a tort. Pour
quelques sous on paraît généreux, on fait un cadeau et ce cadeau est
revêtu du prestige sentimental que les fleurs ont pour les femmes.

De même, les personnages faméliques qui courent chercher les voitures,
ouvrent et ferment les portières, quand ils reçoivent vingt centimes au
lieu de dix, ont des paroles de louange qui ne sont pas perdues et
tombent dans la balance de l’amour.

Il n’est pas indispensable d’être riche pour conquérir les femmes, et il
est faux de dire que les femmes qui ne coûtent rien coûtent plus cher
que les autres. Car si l’on fait l’addition, les femmes qu’on paye
nécessitent les mêmes dépenses, plus l’argent qu’on leur donne, moins
l’amour qu’elles ne vous donnent pas.

Car il semble mathématique qu’à mesure qu’un homme développe par ses
bienfaits le sentiment de la reconnaissance dans le cœur d’une femme, il
diminue son amour. La reconnaissance est toujours mêlée d’une certaine
amertume, du regret de l’infériorité dans laquelle on est, de la pensée
que le bienfaiteur ne fait pas assez, ne fait pas, en tout cas, tout ce
qu’il pourrait faire.

Une femme qui reçoit un sac en or, a toujours vu chez une de ses amies
un autre sac en or, plus beau, d’un tissu plus fin, orné de petits
diamants. Elle pensera aussitôt que l’ami qui lui donne ce sac a de
belles propriétés, une banque prospère, fait pour lui personnellement de
grandes dépenses; l’absence des petits diamants effacera tout le plaisir
causé par le don du sac; il lui semblera que ces diamants lui revenaient
de droit, qu’ils lui ont été en quelque sorte volés.

Et de quel doute amer doit être saisi celui qui fait les frais de tous
les meubles, de toutes les robes, de l’électricité et de la salle de
bain? Quel plaisir peut-il éprouver, qui ne doive pas être gâté par le
sentiment que toute joie est conventionnelle autour de lui, que celle
qu’il aime lui fait poliment les honneurs de son bien, de même qu’un
fermier présente au châtelain les vignes et les champs qu’il a cultivés
et où il se plaisait, tant que le maître n’était pas là?

Et comment ce riche, quand il il aura payé la note du tapissier et de la
couturière, ne songera-t-il pas, en recevant le baiser de sa maîtresse,
qu’elle paye aussi une note, et comment ne craindra-t-il pas que cette
monnaie ne soit fausse, cette monnaie subtile qui n’est pas susceptible
de vérification?



CHOIX DU MILIEU


Il faut avec soin choisir le milieu où l’on veut chercher une maîtresse,
il faut, avant de s’efforcer à plaire, se demander si l’on a quelques
chances de réussir.

Il y a une foule de gens désagréables, antipathiques, qui nous donnent,
quand nous les rencontrons sans les connaître encore, d’indubitables
marques de dédain et qui deviennent charmants, amicaux, dès que nous
entrons en relations avec eux et que nous pénétrons dans leur intimité.
De même pour les femmes, nous sommes impressionnés par toute une
catégorie d’orgueilleuses qui passent sans voir dans la rue, qui font à
peine, quand on leur est présenté, une légère inclinaison de tête et qui
ne tendent pas la main, même à des gens qu’elles connaissent beaucoup.

Ces orgueilleuses ne sont la plupart du temps que des timides. Elles
aspirent ardemment à se débarrasser de ce lourd fardeau qu’est la gêne
que des personnes inconnues leur inspirent. Comme d’une armure, elles se
sont revêtues d’une fierté apparente. Elles ne peuvent pas relever la
tête, à cause de leur casque de mépris; comme des coups d’épée elles
lancent des regards superbes. Mais elles voudraient bien déposer les
armes, ne plus combattre, faire la paix. Il suffit quelquefois pour les
y inciter d’une parole familière. Et quand ces terribles guerriers ont
ôté leur vêtement artificiel, ils deviennent les plus dociles des
esclaves.

Il faut se méfier des femmes qui ont un caractère enfantin, qui sont
puériles, affectent de ne rien savoir, rient de tout et ont conservé
comme un souvenir, mais pour s’en amuser de temps en temps encore,
disent-elles, les poupées de leur enfance.

Les juives sont les maîtresses des seuls juifs. Un chrétien n’en peut
attendre que désagréments et hostilités.

Les femmes de café-concert sont les maîtresses de chanteurs comiques.
Les ouvrières ont les employés de magasin et les femmes qu’on trouve à
minuit dans les cafés de Montmartre ou du quartier latin ont des hommes
qui sont à la même heure dans des bars avoisinants.

Une Anglaise élevée en Angleterre ne peut pas aimer un jeune homme qui
arrive de province et qui a été élevé en province. Mais il n’en est pas
de même pour une Russe, surtout si elle est, ou dit être, nihiliste.

Mon ami le sculpteur M... avait à plusieurs reprises, rencontré des
femmes du plus grand monde cherchant fortune à Bullier et au Moulin
Rouge. Il décrivait même complaisamment les splendides hôtels où ces
femmes du monde avaient eu l’imprudence de l’amener.

Il faut absolument renoncer à jouir d’une pareille faveur.

On ne doit même pas regarder les femmes qui tiennent un commerce, les
gérantes qui siègent derrière un comptoir, et cela pour plusieurs
raisons. Étant exposées à la vue, elles sont accoutumées à recevoir des
lettres et des sollicitations. Étant occupées tout le jour, elles n’ont
pas le temps d’aller à un rendez-vous. Enfin pour les voir et montrer
son amour on est obligé d’acheter une certaine quantité des objets
qu’elles vendent et qu’on ne peut, la plupart du temps, employer.
L’inconvénient est naturellement d’autant plus grand que les objets sont
plus coûteux et de dimension considérable.

Les femmes mariées exercent souvent à tort un grand prestige sur
beaucoup de jeunes gens. Un des plus grands inconvénients de leur amour
est d’être obligé de grimacer et de zézayer pour parler à leur enfant en
bas âge. Cet enfant ne manque jamais de montrer une inexplicable
antipathie pour l’amant de sa mère. Il mange vos bonbons, vous frappe à
la dérobée avec une petite pelle en bois et pousse la malice jusqu’à ne
pas se moucher quand on est absolument forcé de l’embrasser. Il faut
louer perpétuellement son intelligence et c’est déjà bien beau si l’on
n’est pas obligé de composer une petite poésie en son honneur, le jour
de sa fête.

Les jeunes filles sont infiniment mieux disposées à l’amour qu’on ne le
croit généralement. Le seul danger est l’importance qu’elles y
attachent.

La demi-vierge est une création de l’esprit, une entité. Il n’y en a
pas.

Pour un jeune homme qui s’adonne à un art quelconque, le milieu le plus
favorable à Paris est une petite bourgeoisie aisée, amoureuse de
théâtre, où il y a beaucoup de femmes divorcées et vivant seules, où les
artistes qui ont une notoriété même modeste sont reçus et honorés, où
l’on joue encore de temps en temps aux charades et où il suffit de dire
qu’on a, la veille, fumé de l’opium avec des officiers de marine pour
être entouré d’une auréole d’exotisme et de rêve.

Cette petite bourgeoisie est très nombreuse. Elle fait peu parler
d’elle, elle est ignorée, elle est le cadre du bonheur. Les femmes y ont
cet élément indispensable de l’amour: l’oisiveté.

Les jeunes filles y sont libres; elles vont à des cours de dessin, à des
conférences de la Sorbonne; elles visitent les musées.

On y est souvent invité à dîner à la fortune du pot et le repas est
plein de bonhomie et d’amitié.

C’est là que l’on souffre le plus de tromper, soit des parents, soit un
mari. Mais le bonheur est toujours proportionné au remords.



RECHERCHE DE LA FEMME IDÉALE


De même qu’un nageur nage pour faire de l’exercice et sentir la
fraîcheur de l’eau, qu’un bavard parle par goût de parler, qu’un
commerçant vend des objets à un prix plus élevé que leur valeur dans un
but de spéculation, de même un amant aime naturellement pour aimer.

Mais consciemment, ou à son insu, il est à la recherche d’un bonheur
sublime. Ce bonheur existe, il le sait. Il en a eu le pressentiment, il
en a connu même un commencement de réalisation.

A l’heure de l’abandon, quand sa maîtresse a pressé tendrement ses
lèvres contre les siennes, s’efforçant de mêler aux caresses physiques
le don de son cœur, il a durant quelques secondes éprouvé une émotion
que nulle parole ne peut redire.

Mais cette émotion a été brusquement troublée. Tel défaut du corps
bien-aimé lui est apparu avec une saisissante vérité. Il savait bien que
le nez de sa maîtresse était, proportionnellement au reste de son
visage, un peu long. Mais voilà que, sous la suggestion du bonheur, ce
nez apparaît démesuré, étonnant, et il s’allonge encore, interrompant
l’harmonie de beauté que l’amant créait dans son esprit.

Ou bien, il aperçoit soudain un pied nu qui s’échappe du drap. Et il
remarque avec tristesse que ce pied ne forme pas un ensemble régulier,
mais que chaque doigt est autonome, a sa vie propre et s’agite comme
s’il était brouillé avec son voisin.

Et si le corps est parfait, où tout au moins s’il le paraît à l’amant
illusionné, celui-ci ne sera-t-il pas nommé «agneau» ou «poulet» par son
amie pâmée, n’entendra-t-il pas un ridicule diminutif de son nom, une
parole stupide, qui arrêtera en lui le cours d’une rêverie charmante?

Parfois aussi celle qu’on aime aura un excès de pudeur peu convenable à
la volupté. Ou bien c’est l’excès de sa liberté qui sera choquant; elle
emploiera des termes trop exacts, désignera avec trop de hardiesse ce à
quoi on pense sans en parler.

Mille raisons pourront rendre le bonheur de l’amant incomplet. Mais
chaque espérance nouvelle, chaque déception, lui donneront un désir plus
grand de trouver la femme parfaite, la femme idéale qui n’aura pas de
défauts ou qui n’aura que des défauts qui correspondront à son amour
particulier de certaines imperfections.

Si l’on ajoute à la difficulté de cette intime correspondance l’exigence
des corps, mystérieux dans leurs rapports, soumis à la fatigue, aux
orages, aux maladies et ne relevant que d’une sensibilité personnelle
inanalysable; si l’on tient compte des barrières que créent les
fortunes, les situations, de l’impossibilité de faire connaissance avec
les femmes qui n’appartiennent pas à votre milieu, l’on songera que le
bonheur absolu de l’amour est difficile à atteindre.

Doit-on trouver un jour la femme idéale? Celui qui a beaucoup de chance,
encore plus de bonne volonté, qui voudra obstinément ne pas voir, qui
s’efforcera d’être sourd, pourra peut-être, après un grand nombre
d’expériences, croire qu’il l’a rencontrée.



LA PREMIÈRE IMPRESSION


La première impression est toujours la bonne, disent les femmes.

Cela leur est commode, parce qu’elles ont l’horreur d’observer. A cause
de cette paresse, il faut aussi prendre bien garde à la personne qui
vous présente. On est vulgaire, si l’on est présenté par un ami
vulgaire, riche si l’on est présenté par un ami riche.

Être présenté à une femme à laquelle on veut plaire par une autre femme
est une chose inestimable, surtout si celle-ci a dit du mal de vous car
la curiosité est piquée.

Si, la première fois qu’on a vu une femme, on avait un col trop large
qui donnait la sensation que votre cou était mal vissé sur vos épaules;
si parce qu’il pleuvait on avait mis un costume d’allure désuète dont le
pantalon était trop court et si, pour ces raisons, la femme vous a rangé
dans la catégorie des personnages ridicules, il sera vain, tous les
jours de la vie qui suivront, d’avoir un col étroit à souhait, un
costume qui va bien, la femme ne reviendra jamais sur sa première
impression, on sera toujours ridicule pour elle, on n’aura jamais aucune
chance d’être son amant.

Car la femme est comme une plaque photographique. Elle reproduit une
fois une image qui n’est pas susceptible de modification. Et elle est
avide d’avoir immédiatement de quelqu’un une opinion définitive et
simple. Pour elle un homme est brave, avare, poétique.

Si l’on a le malheur de dire dans la conversation que l’on a l’habitude
de prendre du café au lait tous les matins et que l’on ne peut s’en
passer, on est un vieux garçon avec des habitudes régulières, bourgeois,
pot-au-feu, et la femme a la vision confuse que vous mettez un bonnet de
nuit pour dormir.

Une indication de jalousie vous fait passer pour un cruel Othello, et
malgré votre indulgence naturelle, la femme voit à mille signes que vous
êtes tyrannique et peut-être brutal.

De même il suffit de déclarer que l’on ne fait jamais de visites pour
être considéré comme un indépendant qui brave tous les préjugés et est
amoureux de sa liberté.

Cinquante centimes habilement donnés à un pauvre vous assurent pour
toujours une réputation de générosité d’autant plus certaine qu’on sait
que vous avez peu de fortune.

De même, si l’on a quelque avantage à passer pour très gai, il faut se
hâter de plaisanter, de raconter certaines farces faites par vous; car
s’il était décrété que vous étiez un triste, une tristesse éternelle
vous serait imposée pour toujours que l’hilarité de Triboulet ne
pourrait compenser.

Parlez beaucoup dans la crainte d’être considéré comme silencieux. Vous
pourrez vous taire à loisir quand vous aurez la réputation de parler
beaucoup et bien.

Du reste l’opinion qu’on a de notre personnalité la modifie en réalité.
L’on est un parfait amant si la femme qu’on aime vous juge tel.



RAPPORTS DU BONHEUR ET DES VÊTEMENTS QU’ON PORTE AU MOMENT OU ON EST
HEUREUX


Le bonheur dure cinq minutes, pas plus. D’ordinaire on ne sait pas qu’on
est heureux à ce point. On est comme un voyageur qui traverse sans
Bædeker un paysage célèbre et voit des monuments dont il ignore le nom
et l’histoire. Il les juge sans indulgence, directement, selon ce qu’il
éprouve. Quand ensuite on lui dit: c’était la chapelle Sixtine, c’était
l’Acropole, il regrette de ne pas avoir admiré assez, il attribue à son
ignorance et à sa sécheresse de cœur sa méconnaissance des grandes
beautés.

Ainsi, durant les quelques minutes imprévues où les circonstances nous
donnent ce que nous appellerons ensuite le vrai bonheur, comme nous
ignorons que ces minutes deviendront illustres dans notre souvenir, nous
ne jouissons pas d’elles, même nous critiquons l’opportunité
d’événements que nous devons plus tard raconter à nos amis en nous
émerveillant d’eux.

                   *       *       *       *       *

Je me souviens qu’enfant j’éprouvai dans la douleur une des plus grandes
joies de mes premières années. A l’occasion d’une exposition le shah de
Perse était venu à T... Mes camarades du lycée et moi nous en étions
longuement entretenus, à cause du caractère mystérieux qu’avait pour
nous ce grand personnage. On lui offrit un banquet solennel, sous une
tente, dans un jardin public de la ville. J’étais avec ma bonne au
premier rang parmi la foule qui regardait de loin avec admiration. Mon
père, qui assistait au banquet, m’aperçut et envoya un agent me
chercher. C’était le moment du dessert; je bus du champagne, je mangeai
des gâteaux. Le shah de Perse sourit en me regardant et prononça
quelques mots aimables sur ma bonne mine.

Il est certain que la satisfaction de ma gourmandise, la gloire unique
dont je me sentais couvert, la possibilité de susciter l’envie de mes
petits amis le lendemain, auraient dû me donner une somme de bonheur
considérable. Il n’en était rien. Les gâteaux étaient d’une pâte sans
saveur, le champagne semblable à l’eau claire. Un col marin trop empesé
et que, sans raison, je croyais ridicule, hypnotisait ma pensée. J’étais
transporté dans un univers d’angoisse où les sensations ne me
parvenaient qu’effacées mais toujours douloureuses. Je ne savais pas que
je devais être heureux.

                   *       *       *       *       *

On n’atteint jamais le sommet du bonheur quand on le cherche. On est
comme celui qui marche sur les montagnes à travers le brouillard. Tout à
coup se fait une éclaircie; on s’aperçoit qu’on est sur le point le plus
élevé et on découvre soudain des vallées lointaines, d’autres montagnes
qu’on ne soupçonnait pas, de grands horizons. Les aspects de la vie sont
soudain amplifiés, le sang bat plus vite dans les artères, on comprend
mieux, on est uni à toutes les choses par une sympathie parfaite. Mais
le brouillard se reforme rapidement, les horizons se limitent, les
beautés s’atténuent, il faut recommencer à marcher dans la brume des
heures médiocres.

                   *       *       *       *       *

Jamais la réalisation de l’amour n’a donné, je crois, la plénitude du
bonheur. On trouve d’ordinaire ces instants divins lorsqu’on reçoit des
marques de sympathie inattendue de la part d’une femme qu’on aime et
dont on ne se croyait pas aimé.

Mais si l’on veut éviter d’amers regrets, si l’on ne veut pas
empoisonner la source des souvenirs, il faut se dire qu’on a, avec son
costume, soit un auxiliaire, soit un ennemi, et que la minute la plus
exquise peut être gâtée par la négligence des vêtements.

A la fin d’une soirée chez Henriette L..., comme les quelques amis
présents étaient sur le seuil de la porte et serraient la main de la
maîtresse de maison, elle se tourna vers moi qui étais le dernier et me
dit doucement:

--Restez un peu, nous causerons.

Je lui faisais depuis longtemps la cour et je croyais l’aimer. Elle
avait été jusqu’alors réservée à mon égard et même, parfois, avait
montré une froideur qui semblait vouloir me décourager. Il était minuit
et elle me disait de rester seul avec elle. Elle laissait partir un
jeune homme plus grand que moi de taille, mieux vêtu, d’une conversation
plus brillante que la mienne et que je jalousais en secret parce que je
supposais qu’il avait été l’amant d’Henriette L...

Il m’arrivait donc un grand événement heureux, mais un torrent
d’allégresse ne descendit pas en moi. Le chapeau et le pardessus que je
tenais à la main prirent soudain un poids inattendu. Je me sentis la
consistance, la froideur et le manque d’équilibre d’une statue. Je vis
dans l’œil de mademoiselle B..., de l’Opéra-Comique, qui boutonnait son
gant, une lueur d’étonnement pour le sourire subitement stupide qui
avait apparu sur mes lèvres.

Personne ne remarqua ou ne sembla remarquer que je restais et mon ami
Charles, qui était au bas de l’escalier, ne remonta pas pour me rappeler
que nous devions aller ensemble à Montmartre.

Henriette L... me conduisit dans un petit boudoir bleu. Elle était
décolletée et elle enleva ses bagues qu’elle déposa dans un écrin. Elle
n’avait rien de particulier à me dire, je le compris aisément. De plus,
elle avait perdu cette raideur d’attitude de la femme qui se dit qu’elle
va être embrassée d’un instant à l’autre et qui ne veut pas y consentir.

Mais comment aurais-je pu goûter le charme de cet imprévu, les parfums
mélangés, le vertige d’après minuit, le sourire encourageant, les
paroles à double sens, puis enfin les lèvres abandonnées? Comment, en
répétant machinalement des phrases tendres, en donnant au petit bonheur
de conventionnels baisers, n’aurais-je pas eu comme but suprême de
partir rapidement sans déshonneur? Comment, au lieu de me laisser aller
au plaisir, n’aurais-je pas simulé une factice ivresse plus sentimentale
que sensuelle? Car tout mon corps était dévoré par une flamme
pénétrante. Je sentais sur moi la tunique de Nessus me brûler. Nouvelle
Déjanire, ma femme de ménage, trop prudente ou trop perfide, craignant
pour moi le froid à cause du gilet ouvert de mon habit, m’avait tendu,
le soir même, un tricot que j’avais mis sous ma chemise. Ce tricot était
d’un tissu grossier. J’estimais que les yeux d’une femme ne pouvaient le
voir sans honte pour moi. Je crois maintenant que j’avais tort et que
nous ne valons que par nos actions. Mais quoiqu’il en soit, ce tricot me
brûlait et me paralysait. Il était le principal acteur de cette soirée.
Au lieu de jouir de mon bonheur, je pensais à sa forme odieuse, à ses
manches étroites. Je me souvenais avec douleur de l’instant où j’avais
hésité pour savoir si je le mettrais ou non et où un mauvais génie
m’avait poussé à m’en revêtir.

Évidemment, mille choses pouvaient s’accomplir sans que l’existence du
tricot fût même soupçonnée. Mais l’idée qu’une action inattendue
pourrait le faire apparaître, me glaçait d’épouvante.

Après d’invraisemblables hypothèses par lesquelles je me serais
dépouillé en secret de ce fatal tricot, mais dont je vis rapidement
l’impossibilité, je me décidai à mêler habilement le respect à la
volupté, j’expliquai combien il était délicieux de prolonger le désir et
de retarder le moment de posséder la femme qu’on aime.

Henriette L... n’osa pas ne pas m’approuver. Même, malgré la décision
que j’avais lue dans ses yeux, elle se défendit d’avoir pensé à se
donner, pour ne pas montrer une délicatesse moins grande que la mienne.

Et je la quittai, à l’heure la plus favorable pour l’amour, ayant
traversé avec un cœur torturé un sommet divin, comprenant pour la
première fois le sens du vieux proverbe ainsi modifié:

L’homme heureux n’a pas de tricot.



MÉTHODE SENTIMENTALE:

THÉORIE DES AMES-SŒURS; DANGER DU PARAPLUIE, ETC.


Le procédé sentimental est, pour séduire les femmes, le plus employé,
mais en province seulement.

Alphonse Daudet fait dire quelque part à un de ses personnages que pour
s’assurer définitivement l’amour d’une femme, il suffit de se servir de
trois mots magiques, soit dans une lettre, soit dans une conversation.
Ces trois mots qui font s’ouvrir les bras des maîtresses comme le Sésame
d’Ali-Baba faisait s’ouvrir la caverne des voleurs, sont: âme, fleur,
étoile...

Mon ami le poète L... avec qui j’allais jadis dans des réunions
mondaines fut, pendant un temps, très recherché des femmes du milieu que
nous fréquentions. Il devint même l’amant de celle qu’il désirait et qui
était la plus jolie. Les moyens qu’il employait pour arriver à ses fins
étaient très simples. Il arrivait dans une soirée, même quand tout le
monde était en habit, revêtu d’une longue redingote noire serrée à la
taille. Il avait des cheveux longs et une cravate flottante. Il ne
prononçait, sous aucun prétexte, la moindre parole. Il s’asseyait dans
un coin, tout seul, et inclinait sa tête sur sa main comme si elle était
pesante d’un poids d’amour infini. Si j’allais lui parler, il ne me
répondait pas et ses yeux exprimaient une tristesse inexplicable, car il
était d’un naturel joyeux et peu d’instants avant, dans la rue, avec
moi, il s’était livré à mille plaisanteries. Mais un sûr instinct, car
il n’était pas assez intelligent pour raisonner sa méthode,
l’avertissait que là était le bon moyen de triompher.

Il représentait dans ce milieu bourgeois l’idéal romantique. Il en avait
le visage et le costume. Cela suffisait. Les discours n’étaient pas
nécessaires. Il était un ornement de ces soirées. On briguait l’honneur
de le posséder. Et tandis que je rougissais du silence stupide de mon
ami, de l’ennui qu’il répandait autour de lui, je ne m’apercevais pas
qu’il se gagnait toutes les sympathies par sa mélancolie affectée et que
toutes les paroles aimables que je prononçais pour compenser étaient
considérées comme un bavardage insupportable à côté de sa noble
méditation.

                   *       *       *       *       *

Mon ami R..., qui remporta avant son mariage de grands succès auprès de
modistes, de dactylographes et d’élèves du Conservatoire, employait,
consciemment du reste, un moyen qu’il déclarait excellent. Il faisait la
théorie des âmes-sœurs. Cela consistait à expliquer qu’il n’existait sur
toute la surface de la terre qu’une seule femme dont l’âme était
semblable à la sienne, pouvait le comprendre et l’aimer. Le bonheur dans
l’amour était fait de la rencontre de deux êtres créés l’un pour
l’autre. Mais cette rencontre, vu la grandeur du monde et la mauvaise
volonté de la divinité qui mêlait au hasard les individus, était
infiniment rare.

Cela posé, il déclarait à la femme surprise et ravie qu’une coïncidence
inouïe avait eu lieu, qu’il en était averti par une intuition certaine,
qu’il formait avec elle le groupe unique des âmes-sœurs.

Comment une jeune fille qui a vendu des rubans toute la journée ne
serait-elle pas profondément émue par la pensée qu’un si rare bonheur
l’attend devant la porte de son magasin et qu’elle est favorisée d’une
telle chance?

Et il s’ajoutait pour elle à cela le prestige d’avoir gagné le gros lot
à une invisible loterie dont le billet ne lui avait rien coûté.

Ce même R... comptait moins pour plaire sur ses qualités de cœur, sa
fidélité, ou sa beauté physique, que sur le manteau violet d’un seigneur
de la Renaissance qui formait, avec une épée damasquinée, un loup de
velours noir et un éventail, une panoplie sentimentale disposée dans sa
chambre à coucher.

Si une femme lui demandait quel était ce manteau, il répondait
invariablement:

--C’est le manteau de Roméo.

R... affirmait que ces simples paroles déterminaient chez les femmes des
transports de tendresse et je le crois volontiers.

                   *       *       *       *       *

Ceux qui emploient la méthode sentimentale marchent avec noblesse,
s’accoudent volontiers aux cheminées, sont plus ou moins poètes ou
musiciens. Ils redoutent le ridicule. Si un de leurs parents meurt, ils
puisent une petite consolation dans le fait qu’ils s’habilleront de noir
et qu’ainsi leur costume sera en harmonie avec celui du personnage idéal
qu’ils ont inventé pour plaire.

Ils préfèrent se mouiller que de porter un parapluie. Ils ont raison.
Étant donné l’idée noble qu’ils donnent d’eux-mêmes, le parapluie, avec
son aspect bourgeois et pratique, ne peut que leur nuire.

Du reste il convient d’observer que le parapluie apporte toujours une
petite diminution à l’admiration qu’on a pour quelqu’un, même s’il
s’agit d’une femme.

Il n’est utile que dans un seul cas, un jour de pluie naturellement,
pour faire la connaissance dans la rue d’une femme qui a oublié le sien
et qui craint de mouiller les plumes de son chapeau. Encore est-il
vraisemblable que la femme utilisera le parapluie pour gagner un omnibus
ou une voiture et vous quittera avec des paroles vagues de remerciement.

Ceux qui emploient la méthode sentimentale ne plairont jamais à toute
une catégorie assez nombreuse de femmes. Dans cette catégorie il y a
celles qui sont vénales par nature ou par métier, celles qui aiment les
paroles cyniques, celles qui allient une extrême sensualité à un
caractère très pratique. Les actrices particulièrement sont peu
sensibles au sentimentalisme; leur cœur est vieux et le sentiment est
une poésie propre à la jeunesse.

                   *       *       *       *       *

Il ne faut jamais écrire, soit quand on fait la cour à une femme, soit
au début d’une liaison, de longues lettres élégiaques où l’on peint un
tendre amour. Les termes de ces lettres prennent malgré soi un caractère
suranné et rococo. Elles font penser à des mèches de cheveux conservées
dans un vieux coffret. Un souffle lamentable les anime. Quelque
allégresse que l’on porte dans son cœur, elles laissent percer le dégoût
de la vie, une tristesse immense. Or cette tristesse est la plus grande
ennemie de l’amour. On mêle vainement à tout cela la poésie dont on est
capable. On ne fait qu’aggraver son cas. Les énumérations de fleurs, les
descriptions de sites charmants dans lesquels on s’est promené, où on
voudrait se promener à deux, produisent toujours un effet de ridicule et
de désenchantement.

La femme qui lit une lettre écrite dans ce sens a le sentiment d’une
chose grave, ennuyeuse et poétique qui pèse sur elle.

                   *       *       *       *       *

Mon ami Charles, qui est un bon vivant dont la présence sème
l’allégresse, eut naguère en Suisse, durant l’été, une sorte de flirt
avec une femme mariée jeune et jolie. Il l’accompagnait dans la
montagne, jouait au tennis et canotait avec elle. Le soir, quand on
était assis sur la terrasse de l’hôtel, il l’égayait de ses bons mots,
de même qu’il égayait tous les amis de la jeune femme, et ainsi il était
paré à ses yeux du prestige de la gaieté et des divertissements.

Elle l’aima pour cette raison qui en valait bien une autre. Elle lui
promit d’être à lui, les vacances terminées, à Paris. Ils se quittèrent
durant un mois.

Mais mon ami Charles eut la folie de lui écrire pendant ce temps de
longues lettres d’amour contraires à son génie joyeux. Il lui peignit
les tristesses de l’absence, non parce qu’il les éprouvait mais parce
qu’il pensait qu’il était convenable de les éprouver. Il donna à ses
rêves et à ses désirs une atmosphère douloureuse qu’il estimait propice
à ses desseins et devant ajouter de la noblesse à un amour trop sportif.

Il perdit ainsi la possibilité d’une maîtresse charmante. En effet, la
jeune femme qu’il aimait ne fut jamais à lui. Elle eut raison. Elle
avait eu du penchant pour un homme joyeux, elle n’en avait plus pour un
triste.

Et ce fut un juste châtiment pour mon ami Charles qui avait sacrifié sa
vraie personnalité au profit d’un absurde idéal littéraire.



MÉTHODE DE LA DISSIMULATION


Le mensonge n’est pas d’une essence sublime. Il n’est pas tout-puissant.
En tout cas, pour avoir quelque vertu, il doit reposer sur une base de
vérité.

Plaire aux femmes est un art comme la peinture ou la sculpture. Il y a
une palette et mille couleurs. Il faut corriger la nature, mais il ne
faut pas la déformer.

Chaque femme se fait un idéal de l’amant. Il convient de se conformer à
cet idéal, d’augmenter certains défauts que l’on a naturellement, de se
parer de certaines qualités que l’on n’a jamais eues. Mais il y a une
mesure. L’imposteur de tous les instants est confondu à la fin. Puis,
s’il pense sans cesse à son rôle, il ne jouit pas de la comédie.

Le problème, au début, est de savoir s’il faut laisser voir tout son
amour, ou le cacher. Stendhal donne à Julien Sorel une pleine victoire
sur mademoiselle de La Môle. A chaque mouvement de tendresse qu’il
laisse échapper, correspond un mouvement de recul, de reprise
d’elle-même, de la part de son orgueilleuse maîtresse. Il trouve assez
d’empire sur lui-même pour lutter contre l’orgueil par un orgueil plus
grand. Il est aimé précisément parce que, toutes les fois qu’il va
s’abandonner, il a la force de dissimuler ses vrais sentiments; quand il
est sur le point de dire qu’il aime, il dit qu’il n’aime pas.

L’indifférence attire, mais elle éloigne aussi. Elle est comme ces
poisons qui sont des remèdes à petite dose mais donnent la mort si on en
abuse.

Stendhal dit du reste ailleurs: «Tout l’art d’aimer se réduit, ce me
semble, à dire exactement ce que le degré d’ivresse du moment comporte,
c’est-à-dire, en d’autres termes, à écouter son âme.»

Beaucoup de gens parlent comme ils croient qu’ils devraient parler. Ils
dissimulent ainsi leur vraie personnalité. Ils plaisent moins.

                   *       *       *       *       *

Étant enfant, mes parents m’amenèrent pour la première fois à Paris
visiter l’exposition de 1889. J’étais à cette époque dépourvu de toute
curiosité. Je ne m’intéressai nullement à cette grande ville. Je
regardai d’un œil morne les monuments qui me parurent sinistres de
laideur. Je fus déçu de voir que Notre-Dame était une si petite église;
les magasins du Louvre et du Bon-Marché me parurent d’infimes magasins à
côté de ce que je croyais qu’ils étaient; les rues étaient obscures, les
boulevards étroits. Je me mis à pleurer quand on voulut me faire
pénétrer pour la seconde fois dans l’enceinte de l’exposition, tant la
vue des pavillons exotiques, des nègres et des Chinois me paraissait
dépourvue d’intérêt.

Je n’aimai véritablement que les bouquinistes et leurs étalages où je
trouvai une variété inconnue en province et où je pus faire, avec mes
petites économies, l’achat de maint volume que je désirais.

A mon retour, mon professeur au lycée, à l’estime duquel je tenais
par-dessus tout, parce qu’il m’éveillait aux choses de l’esprit, me
demanda ce que j’avais le mieux aimé à Paris. Je me troublai et, guidé
par le sentiment stupide qu’il fallait penser comme les autres enfants
de mon âge, je répondis que c’était le musée de marine, au Louvre. Or,
j’étais passé dans ce musée de marine sans le regarder, mais deux de mes
camarades qui avaient visité Paris avant moi m’avaient représenté ce
musée, où il y a la reproduction en petit des navires de tous les temps
et de tous les pays, comme la plus belle chose qui existât au monde.

Je fus puni par le haussement d’épaules de mon professeur qui murmura:

--Les enfants sont tous les mêmes!

Ainsi nous faisons faire souvent aux femmes cette réflexion désastreuse:
«les hommes sont tous les mêmes!» uniquement parce que nous nous sommes
dissimulés nous-mêmes, que nous nous sommes enveloppés sous un voile de
banalité.

Il faut se méfier du mensonge. C’est un traître. Il vous tend une main
gantée de velours, il s’incline obséquieusement et il affirme qu’il va
vous mener au but par un chemin obscur et détourné. On le suit et
soudain il vous renverse pour vous mordre ou il vous jette dans un trou.



MÉTHODE DE LA PROPHÉTIE ET DE LA MAGIE


Ami, toi qui cherches une aventure pleine de poésie et d’imprévu avec
une femme délicate appartenant à cette bourgeoisie que tu fréquentes,
n’hésite pas à aller t’asseoir à côté de cette jeune dame blonde,
distraite et presque méprisante.

Elle semble une exilée dans cette soirée où tu la rencontres pour la
première fois. Ni les chants de la jeune fille qu’on veut marier, ni les
orangeades qui passent, ni les politesses des hommes ne peuvent retenir
sa pensée.

Mais tu peux sans crainte, en la regardant bien en face, lui dire:

--Voulez-vous me permettre de lire dans les lignes de votre main?

Un intérêt subit animera son visage. Si elle manifestait le moindre
étonnement, tu te hâterais de dire une phrase dans le genre de celle-ci:

--J’ai vu à votre regard que vous étiez marquée pour une étrange
destinée.

Et aussitôt elle se tournera vers toi avec amitié, reconnaissant que tu
es une nature d’élite, le seul être fraternel parmi la foule de
médiocres qui encombre le salon.

Elle ôtera son gant et te tendra sa main avec une légère confusion et en
s’excusant par avance que cette main ne soit pas d’une propreté absolue.
Il est du reste à remarquer que les mains humaines ne demeurent vraiment
propres que pendant les cinq minutes qui suivent le moment où l’on les a
lavées.

A peine as-tu pris cette main dans les tiennes en affectant de ne pas
profiter de la circonstance pour jouir de sa finesse par une longue
pression, à peine as-tu jeté un rapide coup d’œil sur sa forme, que tu
dois pousser un cri d’admiration et de surprise.

Il y a sur cette main un signe rare, unique, extraordinaire, tel qu’on
n’en a presque jamais vu de semblable dans l’histoire de la chiromancie.
Plusieurs lignes, dis-tu, forment une étoile, et cette étoile est placée
de telle façon, par exemple à la conjonction de la ligne du cœur et du
mont de Jupiter, que sa signification est immense.

Les yeux de la dame blonde sont devenus brillants et animés; elle tend
son autre main afin que tu puisses voir si le signe étonnant est
confirmé. Il l’est en effet. Tu peux dire sur le sens de ce signe ce qui
te plaira dans le domaine des succès artistiques, de la fortune, de
l’amour. Pour ce qui est des lignes en général, tu n’auras qu’à te
laisser aller à ta fantaisie du moment. Tu ne risques plus de te
tromper. Par le fait que tu as vu le signe unique, tu es revêtu d’une
grande autorité et tes erreurs deviendront des vérités. Si tu lui dis
qu’elle est orgueilleuse et si elle est modeste, elle songera:

--C’est donc que j’étais orgueilleuse sans m’en douter.

Du reste le désir d’intéresser sans danger te poussera à parler surtout
de l’avenir.

Ne manque pas d’affirmer que la dame blonde est soumise à l’influence de
la planète Vénus, c’est-à-dire à l’influence de l’amour, et ajoute, si
tu le juges à propos, qu’à cette influence s’ajoute celle d’Apollon, le
goût des arts. Quand tu auras prédit en outre une grande passion
prochaine, tu pourras laisser retomber la petite main qui contenait tant
de grands secrets.

A cause de ton étrange clairvoyance, par la vertu de ce génie
prophétique tu seras invité à te rendre dans la semaine chez la dame
blonde.

Tu trouveras vraisemblablement dans ce milieu plusieurs personnes
laides, intellectuelles et s’occupant de spiritisme, une ancienne
actrice russe, un professeur, un pauvre homme vaguement fondateur d’une
religion, un fumeur d’opium et peut-être un jeune homme venu là pour
trouver une maîtresse et affectant imprudemment des airs sceptiques. Le
mari de la dame blonde sera silencieux et admiratif pour les choses de
la pensée qui seront traitées autour de lui.

La principale occupation sera de faire tourner des tables. Insoucieux de
l’ironie du jeune homme sceptique, déclare immédiatement que tu es un
médium de premier ordre, que tu fais, comme il te plaît, venir les
esprits, que la magie n’a pas de secrets pour toi. Tu n’as pas à
craindre d’être confondu si tu affirmes avec audace. Là, un besoin de
crédulité possède toutes les âmes. Le fondateur de religion te
reconnaîtra tout de suite pour un des siens; le mari te respectera comme
un maître; une des personnes laides et intellectuelles verra dans
l’obscurité du fluide sortir de tes mains.

Du reste, ta surprise sera grande de constater que les tables tournent à
merveille, se lèvent sur un pied, frappent des coups à ta voix. Les
esprits des hommes célèbres t’obéiront docilement, parleront comme il te
plaira. Le jeune homme sceptique n’aura qu’à bien se tenir car il te
sera très aisé d’empêcher qu’il soit désormais invité en déclarant que
Napoléon ou que Louis XIV se refusent à venir en sa présence. Comment
une maîtresse de maison un peu avisée hésiterait-elle un instant entre
un jeune homme quelconque et d’aussi grands personnages?

Et comment aussi une jeune dame blonde, quand elle donne à la vie future
plus d’importance qu’à la vie présente, peut-elle ne pas désirer, de
toute son ardeur, avoir pour amant sur cette terre d’exil, quelqu’un qui
a un rayonnement astral, qui est prophète, en communication avec les
esprits et qui peut faire mourir ses ennemis en enfonçant une aiguille
dans une petite figure de cire?



MÉTHODE DE LA PUISSANCE D’ATTRACTION


J’allai voir un jour mon ami B... C’était un garçon fin, intelligent,
mais timide et n’ayant pas de confiance en lui. Appelé par sa situation
dans le monde et ses facultés à jouer un rôle important, il avait laissé
sa volonté se désagréger et était considéré par tous comme un incapable.
Il était trop riche et il avait trop de parents. Étant de beaucoup le
plus intelligent de sa famille, une ligue occulte s’était formée parmi
ces parents pour déclarer qu’il était stupide. Il l’avait cru, ou il
avait laissé croire qu’il le croyait.

Mais à cause de sa réputation une jeune fille qu’il aimait et qu’il
avait demandée en mariage avait refusé de l’épouser.

J’aimais beaucoup B... pour sa vision comique de la vie qui est la
revanche de tous les faibles. Nous parlâmes de mademoiselle X... et des
déceptions qu’elle lui avait causées. Je pensais qu’il avait renoncé à
tout espoir et j’essayai doucement de la déprécier, pensant le consoler
un peu.

Mais il protesta vivement. Il me déclara que rien n’était perdu pour lui
et que, malgré le refus formel de mademoiselle X... et de ses parents,
il n’avait jamais été en aussi bonne posture. Je lui en demandai
l’explication et ce qu’il comptait faire pour que ses projets
réussissent.

--J’ai fait une grande découverte, me dit-il, qui me permettra d’être
aimé. L’amour est une attraction s’exerçant entre deux êtres. Chacun de
nous possède une certaine puissance d’attraction. Il faut pour être aimé
développer en soi sa puissance d’attraction et le moyen de la dégager.
C’est ce que je fais en ce moment.

--Avez-vous obtenu quelque résultat? lui demandai-je.

--Aucun, pour l’instant, s’écria-t-il. Je n’ai plus revu mademoiselle
X... C’est dans la solitude et par l’effort de la volonté que la
puissance d’attraction se développe. Je ne sors plus de ma chambre. Il
viendra un moment où je serai aimé de mademoiselle X... sans que je
l’aie revue. Je ris de mon ami Paul U... qui fait la cour à mademoiselle
X... et qui se donne pour lui plaire un mal infini. Il croit avoir des
avantages sur moi parce qu’il a une importante situation à la banque de
son oncle, parce qu’il est agréé de la famille, parce qu’il joue au
tennis avec mademoiselle X... et qu’il flirte avec elle dans les bals où
ils se rencontrent régulièrement.

--Cependant il me semble, hasardai-je timidement...

--Non, non! reprit B..., je triompherai de Paul U... avec une certitude
d’autant plus grande que je ferai moins de démarches. C’est le résultat
d’un calcul, c’est mathématique. Ma cousine m’a, l’autre jour, invité à
un thé où je pouvais rencontrer mademoiselle X... Je n’ai eu garde
d’accepter!

--Pourtant.

--Cela m’aurait détourné de développer ma puissance d’attraction. C’est
seul, entre ces quatre murs, que je dois décider de ma victoire.

J’appris à quelque temps de là que mademoiselle X... venait d’épouser
Paul U... Mon ami B... n’avait-il pas suivi point par point sa méthode?
Ou le fait d’être dans une banque, d’avoir l’estime des parents, d’être
habile au tennis, vaut-il mieux pour conquérir une jeune fille que la
plus grande puissance d’attraction? Je laisse au lecteur le soin de le
décider.



MÉTHODE DU VIOL


On voit dans les journaux que des êtres instinctifs et grossiers
renversent des femmes sur des chemins déserts et parfois les mettent à
mort. Ces tentatives criminelles inspirent évidemment l’horreur. Mais
comment se défendre d’une certaine admiration en songeant que ces
personnages aux nerfs peu délicats accomplissent l’amour en quelques
secondes, sans les défaillances habituelles aux imaginatifs?

Jadis, j’entendais un certain R..., qui depuis trois ans était aimé
follement par une toute jeune personne au visage ingénu, dire qu’il
n’avait obtenu cet amour que parce qu’il avait pris de force cette
maîtresse. Il racontait qu’il l’avait fait venir dans sa chambre d’une
façon d’autant plus aisée qu’il avait été jusqu’alors poli et
respectueux à son égard. Il s’était alors jeté brusquement sur elle. Une
lutte s’était engagée qui ne s’était terminée qu’au bout d’une heure de
temps par sa victoire que je n’ai jamais pu m’expliquer.

Il y a, en effet, des femmes qui aiment la sensation de voir un être
charmant, raisonnable et doux se transformer brusquement en un
inconscient sauvage qui les brutalise. Mais l’on ne peut pas jouer le
personnage du sauvage. Il faut l’être réellement. Qu’arriverait-il et de
quelle confusion ne serait-on pas saisi si l’on faisait tous les gestes
du viol et si, à la dernière minute, au moment où la victime se résigne
avec curiosité, on n’avait ni l’autorité ni l’absence d’émotion
indispensables?

Ces battements du cœur, ces tremblements, cette fébrilité qu’occasionne
une étrange faiblesse, peuvent être à la rigueur excusés par une femme
qui a l’habitude de l’amour, si on les met sur le compte d’un excès de
désir, d’une immense tendresse. Ils couvriront d’un juste ridicule celui
qui aura voulu se parer du prestige de la brutalité et qui n’aura pu en
donner les bienfaits.



MÉTHODE DU CYNISME

(ART DE TROMPER)


J’avais jadis un excellent camarade qui s’appelait Henri D... Il était
intelligent, il avait une jolie femme et surtout il m’admirait beaucoup.
Je me plaisais infiniment en sa compagnie.

Nous nous voyions assez souvent et un jour il m’invita à dîner. Son
intérieur était très agréable, j’étais de bonne humeur et tout faisait
prévoir que j’allais passer une très heureuse soirée. Je vis aux
préparatifs que l’on avait faits que cette invitation à dîner était un
événement important. L’on se réjouissait beaucoup de m’avoir.

--Ma femme et ma belle-mère, me dit Henri D..., vous ont fait un plat
spécial qu’elles ne font que dans les grandes occasions et pour les gens
qu’elles aiment beaucoup.

On se mit à table et la conversation porta uniquement sur le point de
savoir si j’aimerais ou non le plat en question. Il vint enfin. J’y
goûtai au milieu de l’anxiété générale. Le plat était pour moi une chose
effroyable dont la seule odeur me soulevait le cœur. Je déclarai en
souriant que c’était un plat délicieux et je félicitai les auteurs. Je
fis un effort sur moi-même et je me forçai à manger ce qu’on m’avait
servi. Toute ma soirée fut empoisonnée.

Quelques semaines s’écoulèrent et je revins dîner chez mon ami Henri
D...:

--Il y a une surprise pour vous, me dit tout de suite madame Henri D...

--On sait que vous êtes gourmand, ajouta la belle-mère de mon ami.

--On ne me gâte pas comme ça, dit Henri D...

La surprise était le terrible plat. J’eus assez de présence d’esprit
pour parler d’une atroce migraine et d’un manque total d’appétit. Je ne
mangeai pas et sortis à jeun.

J’eus l’imprudence de dîner une troisième fois chez Henri D... Rien ne
pouvait me faire supposer, sauf l’œil brillant de sa femme, que le plat
me guettait encore. Il apparut sans que j’aie pu me défendre de lui. On
m’en servit une assiette toute pleine parce que, disait-on, il fallait
rattraper mon manque d’appétit de la fois précédente.

Je ne revins plus chez Henri D... Il m’écrivit à plusieurs reprises pour
m’inviter à nouveau, mais je déchirai ses lettres sans y répondre, car
il ajoutait toujours en _post-scriptum_:

«Il y aura le plat que vous aimez.»

J’ai perdu cette charmante relation à cause de ce plat. Je n’ai plus
jamais parlé à mon ami Henri D... et, l’ayant aperçu une fois sur les
boulevards, je me suis enfui au plus vite, croyant sentir monter à mes
narines l’odeur fatale du plat.

Ainsi, pour ne pas vouloir avouer nos goûts et nos dégoûts, dès le
début, pour manquer de sincérité, nous nous trouvons vis-à-vis des
femmes dans d’insolubles situations qui quelquefois nous obligent à ne
plus les voir.

Celui qui n’entend rien à la musique et qui, en présence d’une
musicienne, au lieu de dire cette phrase si commode: «Je n’entends rien
à la musique, mais je l’aime cependant», se flatte d’être un musicien
accompli, s’expose à bien des périls s’il devient l’amant de cette
musicienne, ou si seulement il entre davantage dans son intimité.

Il faudra qu’il l’accompagne dans des concerts dont il aura à supporter
l’ennui, il faudra qu’il complimente avec un enthousiasme simulé des
personnages jeunes et inspirés dont le violon aura rendu des sons
divins; il faudra qu’il se prononce sur la musique moderne et s’il
condamne tel musicien, il faudra qu’il se le rappelle, pour ne pas le
porter aux nues quelques jours après. Comment son ignorance ne
transpirera-t-elle pas à la fin et quelle miraculeuse distraction
sera-t-il obligé de feindre si on lui demande de venir près du piano
pour tourner les pages d’un morceau?

Il faut tout dire, tout avouer, avec franchise, avec cynisme même. Les
paroles sont comme un feu qui brûle les pensées et les actes. Ce qu’on a
de mauvais en soi, devient, sinon excellent, du moins neutre, par le
fait qu’on l’exprime, qu’on lui donne la vie des mots.

Le mal est dans le silence. La mobilité des paroles le transforme. Le
cynique donne de la beauté à ses vices et les fait admettre en les
proclamant.

Les femmes qui ont une horreur native de la vérité, en présence de celui
qui leur oppose une sincérité absolue, sont comme ces nègres très
sauvages des îles de l’Océanie qui n’ont jamais vu un blanc. Ils croient
d’abord qu’il est peint en blanc et que, si on frotte sa peau avec
vigueur, la couleur noire qui est la couleur normale va reparaître.
Quand ils s’aperçoivent de leur erreur, ils tombent aux genoux du blanc
et l’adorent comme un Dieu.

Quand votre maîtresse vous demande: «A quoi penses-tu?» il ne faut pas
lui répondre comme tous les amants qui existent: «A toi.» Et si on lui
dit qu’on ne pense à rien, ce qui arrive la plupart du temps, on grandit
aussitôt dans sa pensée, car ce néant qui lui est familier a pour elle
une valeur.

                   *       *       *       *       *

De même, pour bien tromper sa maîtresse, il faut lui dire en riant la
vérité. On ne craint que les choses inconnues. La femme n’aura pas peur
d’une aventure présentée sous un jour plaisant, invraisemblable. On aura
beau jurer que ce qu’on dit est vrai, toujours en riant bien entendu,
elle n’y ajoutera pas foi.

Si cependant ses soupçons se sont précisés et si, par une série de
plaintes, de scènes intolérables, de violences de langage, d’objets
brisés, elle vous oblige à apporter une solution à cet état de choses,
il faut opter entre deux partis:

Dire simplement et gravement:

«Tu sais bien, au fond, que je suis incapable de te tromper.»

Cette parole est, je ne sais pourquoi, revêtue d’une grande force; en
tout cas, quand les femmes nous la disent, elle est toujours
irrésistible.

Ou bien, s’écrier: «Eh bien! oui, je t’ai trompée!» et en expliquer,
avec une sincérité véritable, les causes et les circonstances.

Le deuxième parti est le meilleur. L’aveu est puissant. Il a l’éclat de
tout ce qui correspond à un fait vrai. Si on aime, on peut se faire
pardonner. Si on n’aime plus, grâce à cet aveu, on a fait un pas en
avant qui sera, hélas! suivi de pas en arrière, sur le chemin escarpé,
hérissé de cailloux et d’épines aiguës, qui conduit à la rupture.

Mais, seul, celui qui a une âme haut placée a le courage de la sincérité
absolue.



LES COMPARAISONS


Après deux mois de séparation je retrouve ma maîtresse à la gare où elle
est venue m’attendre. J’ai mis ma tête à la portière pour la voir de
loin. Elle est là. Nous faisons tous les deux le même geste de joie
conventionnelle. En réalité nous nous trouvons l’un l’autre changés,
moins beaux que nous ne le pensions. Nous sommes déçus. A vivre à côté
de quelqu’un, on s’efforce de le parer de mille qualités et on y
parvient. Si l’on se quitte un peu et si l’on se retrouve, on se voit
tel qu’on est, parce qu’on a oublié le mensonge de son imagination.

Qui des deux prendra l’initiative de tomber dans les bras de l’autre? Il
faut dissimuler mon impression et j’esquisse un tendre geste. Elle me
tend simplement la main. Je la lui serre; elle se reprend à son tour
mais au moment où je soulève de terre ma valise, renonçant à tout
baiser.

Alors, je me dis pour m’excuser que rien n’est plus factice que ces
étreintes sur des quais de gare, qu’il ne convient pas de donner sa
tendresse en spectacle à des étrangers, que les véritables marques de la
sympathie sont au fond du cœur.

Près de moi, cependant, des êtres spontanés se sont embrassés en criant
et en gesticulant. Dissimulaient-ils? Ils n’en avaient pas l’air. Ce
sont des natures vulgaires, pensai-je.

J’attends mes bagages. Il y a à côté de moi une femme bien plus jolie
que ma maîtresse. Ses cheveux, au lieu d’être teints en blond, sont
d’une couleur naturelle. Elle n’a pas sur le cou cet imperceptible pli,
si visible pour moi, que je remarque avec tristesse sur le cou de
Paulette. Comme elle s’habille avec goût! Elle a une taille élancée et
la couleur des yeux qui me plaît. Il me semble qu’elle a jeté un coup
d’œil ironique sur le chapeau de na maîtresse. Je considère ce chapeau à
mon tour. Il est bizarre et compliqué. Il vient sans doute de quelque
toute petite modiste. C’est le plus beau chapeau de Paulette, j’en suis
sûr, et elle l’a mis pour venir m’attendre à la gare et frapper ainsi un
grand coup sur mon imagination. Comme cette toque très simple dans un
cercle de cheveux blonds est préférable!

J’appelle un employé avec toute l’autorité dont je suis capable. La très
jolie femme est de plus en plus dédaigneuse. Et quand on apporte ma
malle, je ne sais pas si je suis plus honteux de son aspect minable de
malle de famille à côté de l’élégante malle de cuir de l’étrangère, ou
du chapeau de mon amie auprès de cette toque très simple.

La comparaison suscite le désir et nous sommes d’autant plus forts que
nous désirons beaucoup.



L’HOMME QUI N’A QU’UNE FEMME


Il y a dans l’appartement qui donne en face du mien, sur la cour, un
monsieur qui habite avec une dame. Il vit avec elle et il ne vit qu’avec
elle. Jamais il n’invite personne à dîner. Jamais on ne voit chez lui
aucun autre homme ni aucune autre femme.

Le monsieur et la dame sortent ensemble. Ils rentrent de même. Ils sont
oisifs. Ils n’ont pas l’air de s’aimer passionnément. Ils n’ont pas
l’air de s’ennuyer. La dame est maigre. Elle a un grand nez, l’air d’un
oiseau étonné et sans ailes. Le matin elle ouvre sa fenêtre et, revêtue
d’une camisole grisâtre, elle se livre à des travaux d’intérieur. Elle
met pour cela, sans doute afin de ne pas salir ses mains, de vieux gants
blancs.

Comment le monsieur, qui est bien de sa personne et qui pourrait avoir
d’autres femmes, a-t-il le courage de vivre avec une femme qui met des
gants blancs à huit heures du matin?

Je pourrais croire qu’il m’envie, qu’il m’admire de voir chez moi des
femmes jolies et élégantes. Il n’en est rien. Même je sens une
réprobation dans son regard. Il juge que je ne suis pas sérieux. Et la
sincérité de cette réprobation se dégage de son attitude correcte, quand
il me salue dans l’escalier.

Cet homme n’a qu’une femme et une femme laide. Est-ce possible? C’est un
cas unique, monstrueux. Peut-être est-ce un fou. Mais il paraît assez
raisonnable. Il ne crie pas, il ne se livre pas à des danses saugrenues.

Peut-être est-ce cette femme au nez pointu qui lui a persuadé qu’il n’y
a pas d’établissements de thé, de grands magasins où passent des êtres
séduisants avec de belles robes et des formes gracieuses. Il a un
bandeau sur les yeux ou il est victime d’un sortilège. Peut-être
aime-t-il cet objet de tristesse, cette source de pensées amères, et en
est-il aimé. Mais un cœur, une délicieuse affection peuvent-ils habiter
une poitrine si maigre? Peut-il y avoir de l’amour sans une petite
flamme de beauté?



PLAISIRS PHYSIQUES

(LES SIMULACRES)


Les femmes aiment les titres honorifiques, les situations importantes,
l’argent, la beauté physique, la distinction, le prestige que donne
l’admiration des autres hommes. Mais elles renonceront volontiers, et
même avec orgueil, à tout ce qu’elles aiment pour un homme qui n’a rien
que le don rare de leur donner, dans l’intimité de la nuit, du plaisir
physique.

Une légende absurde montre les femmes du monde se livrant à leurs
domestiques pour la seule joie de leurs sens. Rien ne semble
prédisposer, ni leurs travaux, ni leur éducation, les gens de maison à
l’habileté dans l’art de donner des caresses physiques.

Celui qui donne le plus de plaisir n’est pas le plus vigoureux ou celui
dont le tempérament est conforme au tempérament de la femme. C’est celui
qui en a le plus le goût imaginatif. Il donne une valeur inattendue à
chaque caresse par l’amour avec lequel il la donne. Il multiplie à
l’infini dans le domaine subtil des nerfs ces rayonnements de volupté si
précieux aux natures sensibles.

Les femmes le reconnaissent à son regard, à ses silences, à ses
timidités, à un je ne sais quoi qui se dégage de lui. Il porte dans ses
mouvements une beauté qui n’obéit pas aux lois ordinaires de la beauté,
et qui n’est perceptible que pour les voluptueuses.

Et celui-là est un grand maître qui possède assez de richesse pour
donner à la fois la tendresse du cœur et le plaisir des sens; même
auprès des femmes les plus honnêtes, il peut se passer d’être estimé et
toute mauvaise action lui est permise car l’homme le plus estimable pour
les femmes est celui qui apporte la plus grande somme de plaisir.

                   *       *       *       *       *

Une femme dit: «Je veux être respectée.»

On doit se garder de se méprendre sur le sens de ces paroles. Elle fait
allusion à un respect de forme, de détail, qui donne plus de prix au
manque de respect ardemment sollicité par toutes les forces puissantes
d’humiliation qui sont dans l’instinct de la femme. Elle a un grand
désir de défaite. Sa défaite lui sera d’autant plus chère que nous lui
aurons donné l’illusion de la victoire par notre politesse dans les
conversations générales devant d’autres personnes, par notre galanterie
tendre quand nous sommes seuls, mais seuls dans des endroits comme le
théâtre ou les promenades, où le manque de respect ne peut pas se
manifester librement.

Dès que nous sommes séparés du monde extérieur par une porte fermée et
que grâce à une entente inavouée, mais certaine, nous sommes réunis avec
la délicate bien-aimée pour nous consacrer à l’amour, nous pouvons nous
permettre impunément des actes d’une irrévérence sans mesure. Des gestes
dont l’audace dépassera la nôtre nous assureront aussitôt que nous
sommes loin d’avoir atteint les limites permises.

Le respect est pour le monde ou pour le domaine de la convention
sentimentale. Il faut, pensent les femmes, changer de ton selon l’heure
qui convient, et elles ne sont nullement gênées de leur brusque
transformation, tandis que nous nous croyons obligés, à leur égard, à
des réticences et à des excuses.

                   *       *       *       *       *

Beaucoup de plaisirs physiques sont des simulacres. Cela tient à ce que
la nature est avare des joies qu’elle nous donne. Nous avons honte de
cette avarice. Nous nous flattons d’une capacité de bonheur que nous
n’avons pas.

Il ne faut pas laisser aux femmes le privilège de ces simulacres de
plaisir. L’on aime d’autant plus que l’on croit dispenser une immense
volupté. A tout instant, dans l’amour physique, la femme donne les
signes d’un bonheur qui n’est pas croyable. Ce n’est qu’à la réflexion
que nous cessons d’en être dupe. Mais un doute plane et nous l’aimons
davantage pour cela. Faisons comme elle.

Il est vain pourtant, quand on est dans les bras l’un de l’autre, à une
heure tardive de la nuit, si votre maîtresse vous demande: «As-tu
sommeil?» de lui répondre: «Certes non!» avec une intonation exaltée
pour lui faire croire qu’on passera toute la nuit dans une extase divine
de volupté, surtout si, quelques instants après, une respiration
régulière trahit le sommeil profond dont on est frappé.



UNE FEMME EN ATTIRE UNE AUTRE


Je n’aime plus ma maîtresse. Son caractère est devenu désagréable et
bien qu’elle soit jolie, j’ai trop pris l’habitude de sa beauté pour en
tirer du plaisir.

Cependant elle m’aime. M’aime-t-elle? Oui, puisqu’elle ne veut pas que
j’aille dîner en ville, et qu’elle est de mauvaise humeur, pendant
plusieurs jours, si elle apprend que j’ai pris le thé avec une autre
femme qu’elle. Cette jalousie est-elle un signe d’amour ou simplement la
manifestation de sa vanité? Et comment pourrai-je trouver la ligne qui
partage le désir et l’amour-propre?

Si elle m’aime, je dois respecter son affection, j’ai des devoirs
formels vis-à-vis de ce noble sentiment. Je ne dois pas faire souffrir
celle qui m’aime. Mais puisque je ne l’aime pas, dois-je le lui dire à
cause de la vertu de la vérité, ou dois-je le lui cacher par pitié? Si
je lui dis que je ne l’aime pas, je suis cruel et elle ne me croira pas,
du reste. Si je mens, si je simule un amour que je n’éprouve plus,
j’éternise une situation sans issue.

Dans l’hypothèse, au contraire, où elle ne m’aime pas, ma conduite
semble tracée. Je dois lui dire que je ne l’aime pas, que nous ne nous
aimons ni l’un ni l’autre, je dois rompre avec elle.

Mais alors je vais être sans maîtresse. Comment supporterai-je cet état
de choses? Que ferai-je, le soir, seul? Je n’ai plus l’habitude de la
solitude. J’ai, il est vrai, des amis. Mais il y a des soirées
terribles, marquées par la destinée, où tous vos amis sont malades,
invités à dîner, en voyage, où les billets de théâtre qu’ona demandés ne
sont pas arrivés, où un concours de circonstances vous contraint à dîner
tout seul dans un restaurant où justement les plats sont mauvais, les
dîneurs hostiles et les garçons peu polis.

Et puis un homme qui n’a pas une maîtresse attitrée a moins de puissance
de rayonnement sympathique que les autres. Il est privé d’un double
charmant qui le complète et l’embellit. Une femme en attire une autre.
Le charme et l’amour sont les aimants qui appellent le charme et
l’amour. Une femme jolie et qui a le goût du plaisir s’entoure bien
rarement d’amies laides.

Ma maîtresse est le centre d’un petit milieu où j’ai mille profits. Si
je la quitte, ce milieu se dissoudra, s’éparpillera. Je resterai seul,
privé de cette atmosphère d’amour où j’ai pris l’habitude de vivre et
qui m’est nécessaire.

Je me dis d’autre part que chacun a en soi une force amoureuse limitée.
J’use quotidiennement cette force en conversations stériles, en
affection simulée, en résistance à des scènes sans cause sérieuse. Je
m’amoindris quand je me promène avec elle. D’admirables possibilités
restent dans l’ombre par le seul fait que cette maîtresse existe. Je
suis classé, casé, j’appartiens à une catégorie qui n’est pas
disponible. Je suis aux femmes ce que sont aux gens qui veulent louer
une propriété, les villas où il n’y a pas d’écriteau. Elles jettent un
regard rapide. Elles songent: «Cela ferait peut-être l’affaire», mais
elles passent et ne visitent pas.

Une voix me dit: «Il faut rompre. Il faut être seul pour avoir beaucoup
de femmes. La rue avec les devantures des magasins où l’on s’arrête, les
omnibus avec leur choix de visages alignés, les entrées des
métropolitains avec leurs souffles chauds où se mêlent les parfums et
les poussières, appartiennent à celui qui n’est pas impatiemment attendu
par sa maîtresse et qui fait tourner sa canne, ayant l’aisance d’un
homme qui ne sait pas où il va.»

Mais une autre voix me dit: «Quand on a une maîtresse, on en a
plusieurs. Les femmes ont le goût des confidences. Entre elles, elles se
disent tout. L’amie tente volontiers son amie par les paroles flatteuses
qu’elle prononce sur le compte de son amant. Il est aisé de profiter des
qualités dont elle a bien voulu vous parer. Garde ta maîtresse; si tu la
perds, tu ne pourras plus la tromper et tu ne recevras plus de louanges
d’une bouche si autorisée.»



L’INSISTANCE ET L’OCCASION


Un homme qui vient vous demander de l’argent et qui, dès les premières
paroles qu’on prononce, dit: «Bon! Ne vous dérangez pas! Je vous demande
pardon! Je reviendrai un autre jour!» n’obtiendra rien de vous, même si
vous avez l’intention de lui accorder ce qu’il demande.

Ce n’est pas de l’argent que nous sollicitons des femmes, c’est de la
tendresse et du plaisir. C’est là la fortune dont elles disposent. Elles
la considèrent comme très précieuse et elles commencent par la refuser.
L’imprudent, le peu clairvoyant qui se laisse impressionner par un
visage hautain, une attitude dédaigneuse, est un pauvre solliciteur.

Vous avez quelquefois prêté cent francs, apitoyé par un discours, après
avoir déclaré que vous étiez dans la plus grande misère. L’affirmation
même que la femme aime follement un autre homme n’est pas mauvaise, est
quelquefois excellente. Il ne faut pas oublier que l’amour peut être une
transposition. Shakespeare voulant peindre le plus passionné des amants
montre Roméo amoureux, au premier acte de _Roméo et Juliette_, d’une
femme qui n’est pas Juliette. Il voit Juliette, il l’aime et il reporte
sur elle toute la somme de passion que la précédente maîtresse avait
développée en lui.

Ainsi on peut bénéficier auprès de certaines femmes exaltées de l’effort
d’amour accompli par un autre homme. La femme transpose sa passion. Il
ne faut pas bien entendu qu’il y ait d’habitude physique. On est alors
comme un voyageur qui prend possession d’une maison qu’il croit
abandonnée et trouve le feu allumé, une collation servie, un livre de
chevet.

Il faut donc insister, mais il faut insister au bon moment, saisir
l’occasion.

L’occasion, c’est le moment où la femme manque de tendresse.

Toute la vie est une poursuite de la tendresse. On périt parce qu’on en
manque, on périt parce qu’on la cherche, on périt parce qu’on en a trop.
L’absence de tendresse cause la plupart de nos actes. Celui qui, la
nuit, au moment de regagner son appartement solitaire, fait signe à une
fille de la rue, a moins, pour but, la volupté, qu’un vague geste tendre
de cette fille qu’il ne paie pas trop cher avec cinq francs. On s’étonne
souvent de voir un homme distingué épouser sa bonne. La raison en est
presque toujours que c’est la seule femme qui lui a donné de la
tendresse.

La femme qui manque de tendresse est toujours à prendre. Quelle que soit
son éducation, son rang, sa fierté, si elle est incomprise de son mari
ou de son amant, méconnue de sa famille et de ses amies, si elle est
seule ou se croit seule dans le domaine supérieur du sentiment, elle se
donnera le premier soir à celui qui par un invisible signe lui aura fait
comprendre qu’il apporte de la tendresse à son cœur.



LES FEMMES GROSSES


Les femmes qui engraissent et souffrent d’engraisser rencontrent chaque
jour des amis qui leur disent:

--Comme vous avez maigri!

Elles suscitent les paroles de ces amis en leur disant:

--N’est-ce pas que j’ai maigri?

Par le même moyen elles obligent leur couturière complaisante à évaluer
leur diminution par un chiffre de centimètres. Ainsi elles ont acquis la
tranquillité de l’esprit. Elles se sont donné l’illusion qu’elles
n’engraissaient pas; elles mangent désormais sans remords les plats
qu’elles aiment et qu’elles savent susceptibles de les faire engraisser.

Les femmes grosses deviennent de plus en plus grosses de même que les
maigres maigrissent sans cesse. Il est donc insensé de dire avec orgueil
d’une femme grosse: «Je la ferai maigrir!» On voit dans la nature les
arbres se développer, donner des feuilles et des branches, mais quel est
le chêne qui, devenu majestueux, se rapetisse et reprend les proportions
du gland primitif?

Il ne faut pas attendre des femmes grosses cette bonhomie, cette
jovialité indulgente qui caractérise les hommes gros. Les femmes grosses
sont pleines de duplicité et de ruse. Leur esprit s’est rétréci à mesure
que leurs formes croissaient. Elles ont violé la loi de beauté de la
nature, elles le sentent confusément, mais elles ne l’avoueront jamais;
elles sont les apologistes de la grosseur et préféreront pour toute
chose la quantité à la qualité.

Elles sont immobiles. C’est à la fois leur force et leur perte. Elles se
dressent devant l’amour comme un obstacle insurmontable. Elles défendent
les idées bourgeoises, la vertu conventionnelle: elles sont les
instruments des préjugés.

Il convient de contourner les femmes grosses comme le vaisseau contourne
le rocher.



FORCE QUE DONNENT LA CRÉDULITÉ ET L’IGNORANCE


De même qu’il existe infiniment plus de laissés pour compte des grands
bottiers que de bottines produites par les grands bottiers, de même il y
a parmi les femmes beaucoup plus de laissés pour compte des grandes
familles qu’il n’y a en réalité de grandes familles.

Les femmes ont une facilité naturelle à embellir la vie, à l’agrandir
dans un sens honorifique pour elles. Que de généraux en chef qui n’ont
pas existé, ont été dépeints avec un caractère rude et un grand sens de
l’honneur par des filles qui prétendaient descendre d’eux! Que de beaux
châteaux où nos maîtresses se sont ennuyées et qui n’ont dressé leurs
tourelles que dans le royaume de l’imagination! Que de Voyages en Italie
décrits avec de minutieux détails, des aventures plaisantes ou
amoureuses, qui n’ont pas été faits!

Il convient d’accueillir avec crédulité et favorablement ces
embellissements de cœurs épris de beauté. L’homme qui voit tout, qui
pénètre tous les mensonges, est vite odieux. Aucune illusion n’est
possible avec lui. On est condamné à la froide médiocrité de la vie. Et
cet effort de perspicacité est d’autant plus inutile qu’on n’arrivera
jamais à une perspicacité absolue.

En effet, l’invention des femmes n’a aucune base raisonnable. Elles ne
sont pas toujours guidées par l’intérêt. Elles ne sont pas toujours
guidées par le désir de briller. Il arrive qu’elles mentent sans motif,
même sans motif caché, au petit bonheur, pour l’art. Quelquefois ces
mensonges sont à leur désavantage, les montrent sous un jour fâcheux. On
pourrait croire qu’elles ont un intérêt provisoire à se diminuer ainsi.
Il n’en est rien.

Il vaut mieux croire, tout croire également. La femme se plaît avec cet
aimable aveugle qui l’admire de confiance.

                   *       *       *       *       *

Yvonne T... prétendait s’être battue en duel, déguisée en homme, avec un
officier italien, à Naples, au bord de la mer. (Il est à remarquer que
c’est pour beaucoup d’esprits, même sensés, un idéal désirable de se
battre en duel, au bord de la mer et en Italie. Déjà à deux reprises,
j’avais entendu deux amis raconter des duels analogues dont ils avaient
été les héros. La seule différence est que l’un avait placé la scène
dans une île.)

Yvonne T... ajoutait, sans pudeur pour la vraisemblance, un orage et des
éclairs. Elle faisait un récit détaillé qui est dans _Le Vicomte de
Bragelonne_, roman qui l’avait beaucoup impressionnée quand elle l’avait
lu.

Cette histoire ne rencontrait que scepticisme et rires. Mais elle y
tenait tellement qu’elle bravait l’opinion et qu’elle la racontait sans
cesse et sans se décourager.

Je me souviens de sa joie quand je lui demandai l’âge approximatif de
l’officier italien--il avait trente ans environ--et les noms des
témoins--ils étaient tous titrés.--J’acquis subitement une grande
importance aux yeux d’Yvonne T... J’étais celui qui croyait à son
glorieux récit, un être presque unique, et elle m’aima quelque temps
pour son propre héroïsme, parce qu’elle voyait au fond de mes yeux
admiratifs son duel imaginaire, un ciel d’orage, un paysage d’Italie.

                   *       *       *       *       *

Il est à remarquer que les femmes se donnent fort peu de mal pour
concilier leurs inventions et la vraisemblance. Un mensonge est comme
une balle qu’elles lancent, il atteint son but ou il ne l’atteint pas,
peu importe. Quand elles sont convaincues d’avoir faussé la vérité,
elles se contentent de sourire et n’en éprouvent nul embarras.

Une jeune actrice de mes amies raconte volontiers des aventures inouïes
qu’elle eut au Caire et à Alexandrie. Durant un court voyage qu’elle fit
en réalité, elle se maria avec un Turc, fut enlevée, enfermée tour à
tour dans un harem et dans un couvent de sœurs, joua un grand nombre de
pièces sur divers théâtres orientaux, fut enlevée à nouveau, fit
naufrage, eut ses bijoux volés, visita à son retour toute l’Italie où il
lui arriva encore mille choses. Elle s’était absentée de Paris environ
deux mois.

Mais elle manque de mémoire. Elle oublie complètement certaines
aventures qu’elle a contées avec un grand souci de détails et pour
remédier à ces oublis elle en improvise de nouvelles. Prise en flagrant
délit de contradiction, elle s’en tire avec une assurance et une gaîté
parfaites.

J’ai observé, du reste, qu’elle n’avait cette assurance que pour les
mensonges et que toutes les fois qu’elle rapportait un petit fait
véritable, elle le faisait avec timidité, et comme s’il n’était pas
véritable.

Il faut aussi être ignorant. Les questions sont dangereuses. Même si
l’on n’est pas trompé, on ne peut retirer que déboires, soupçons,
tristesses, de la connaissance exacte de ce que votre maîtresse a fait
dans l’après-midi.

Elle dit qu’elle va chez le photographe, à trois heures. On doit se
garder de téléphoner, vers cette heure-là, à ce photographe en
prétextant une chose urgente qu’on a oublié de lui dire. On serait puni
par l’ironie lointaine qu’on croirait entendre dans la voix du
photographe; votre maîtresse ne serait pas dupe, elle se sentirait
surveillée, tyrannisée, l’irritation qu’elle en concevrait lui donnerait
une autorité qu’elle n’avait pas, aggravée de votre faiblesse dévoilée.

Il vaut mieux ne rien savoir; il vaut mieux être comme le sage qui
reçoit la richesse sans en demander l’origine. Si nous nous
préoccupions, quand on nous donne des pièces d’or, de toutes les mains
qui les ont touchées, avant nous, de la façon dont elles ont été maniées
dans leur carrière de pièces d’or, nous les rejetterions peut-être avec
dégoût, quitte à nous mettre ensuite à genoux dans la boue pour les
retrouver.

A quoi bon fouiller dans les tiroirs? Les lettres qui traînent sont
toujours des lettres de fournisseurs, ou si elles émanent d’un jeune
homme, elles ne parlent que de respectueuse amitié.

A quoi bon aller trouver l’ancien inspecteur de la Sûreté qui dirige une
agence de renseignements? Cet homme, par son regard fixe, son attitude
sévère, donnera tout d’abord la sensation qu’on fait auprès de lui une
démarche coupable, qui tombe sous le coup des lois, et qu’il va vous
mettre tout de suite en état d’arrestation. Il consent à écouter, puis
dit avec simplicité:

--Va-t-elle dans les maisons de passe?...

On est partagé entre l’envie de lui cracher au visage pour cette
impudente hypothèse ou de se mettre à pleurer en lui disant qu’on a peur
qu’elle y aille en effet.

L’ancien inspecteur de la Sûreté fait payer ses services fort cher, et
comment ajouter foi au témoignage de ce personnage lamentable auquel il
confie votre destin, de ce déclassé qui a pour profession de suivre et
d’espionner et qui prend dans ses mains sales la photographie de la
charmante infidèle?

A quoi bon attendre soi-même dans un fiacre aux stores baissés, devant
des portes dont le vrai mystère ne s’éclaircira jamais? A quoi bon
imaginer l’être cher auprès d’un inconnu, avec ce même abandon qu’on
croyait être seul à provoquer, dans une pose dont l’audace et le détail
vous affolent? A quoi bon guetter si la poudre est absente, si les
lèvres sont trop rouges, si la coiffure a été défaite et refaite? A quoi
bon empoisonner son bonheur de chaque jour?

Il vaut mieux fermer les yeux, et, si l’on voit quand les paupières sont
baissées, se jurer à soi-même qu’on ne voit pas.



LA MAITRESSE ET LES AMIS


Charles me dit:

--J’ai à te parler. Du reste je ne te vois plus. Viens au Pousset,
demain, à cinq heures.

Je fus très inquiet et le lendemain j’étais exact.

Charles m’attendait et je cherchai en vain dans son regard l’expression
de satisfaction qu’il avait d’ordinaire quand nous devions passer une
heure ensemble.

Quand deux amis sont en présence, ils luttent pour s’imposer l’un à
l’autre les choses qui les intéressent personnellement. Le plus tenace
est vainqueur et fait une énumération détaillée de tout ce qu’il a fait
depuis le dernier jour où il a vu son ami. L’amitié ne repose très
souvent que sur l’indulgence avec laquelle on écoute des pensées et des
récits qui vous permettront par réciprocité de dire vos propres pensées
et de raconter les récits où vous avez joué un rôle brillant.

--Il faut que je te parle sérieusement.

Je me résignai et jurai sur sa demande de ne pas me fâcher de ce qu’il
allait me dire, augurant fort mal de ce serment et prévoyant déjà toute
la difficulté que j’aurais à le tenir.

--Voilà, dit-il. Je crois que ta maîtresse te fait beaucoup de tort et
j’ai voulu t’en prévenir. D’abord, tu n’es plus le même, tu changes. Tu
es inquiet, irritable. Puis tu es toujours pressé. Bien que tu n’aies
rien à faire, tu ne peux pas rester en place. Il te semble toujours que
tu seras mieux ailleurs. Et puis ta maîtresse l’attend. Elle t’attend
toujours, à toutes les heures. Et si elle ne t’attend pas, par hasard,
tu es inquiet de ne pas être attendu. Tu vas dans des endroits bizarres,
parce que tu as le soupçon que tu pourras l’y trouver sans qu’elle l’ait
prévenu et qu’ainsi tu auras l’avantage de lui faire une scène le
premier, quand tu la reverras. Tu ne vois plus personne, tu négliges
toutes les relations, tu vis presque seul.

Je sentais profondément la vérité de ces paroles et cette vérité me
remplissait d’une amertume inexplicable pour l’ami qui ne me la cachait
pas.

Je répondis sans croire à ce que je disais que mes relations n’étaient
pas intéressantes, que c’était une perte de temps de voir des gens dont
on ne tire aucun profit, que ma demi-solitude me permettait de réfléchir
davantage, qu’enfin j’étais heureux.

--Non, répondit Charles, avec une grande autorité qu’il n’avait pas
d’ordinaire et qu’il puisait dans la certitude de ne pas se tromper.
Non, car tu es jaloux et tu te sens parfois un peu ridicule. Sous
prétexte de liberté, tu permets à Paulette d’aller au bois de Boulogne,
au théâtre, avec des jeunes gens de ses amis, avec le docteur V..., en
particulier...

Comme je souriais avec un geste pour exprimer à ce sujet une
tranquillité d’âme que je n’avais pas, Charles se hâta de s’écrier:

--Je suis persuadé qu’il ne s’est rien passé entre Paulette et le
docteur V...

Et je lisais avec une netteté absolue dans son regard qu’il était
certain qu’elle était la maîtresse du docteur V...

Il reprit:

--Mais beaucoup de gens le disent. On les voit souvent ensemble. Cela
paraît vraisemblable. Et puis, de toi à moi, veux-tu que je te parle
franchement?...

Je fis faiblement signe que oui, sentant que j’allais entendre des
paroles qu’il aurait mieux valu ne pas entendre.

--Paulette n’est pas la maîtresse qu’il te faut. Tu as les désavantages
et tu n’as pas les avantages. Si encore elle était jolie!...

Il se reprit aussitôt:

--Elle est jolie... je veux dire... si elle était très jolie, enfin, une
beauté...

Je ne l’écoutais plus. Une flèche empoisonnée était dans mon cœur. Ainsi
Charles ne trouvait pas Paulette jolie! Mais non! C’était impossible! Il
disait cela pour la dénigrer, par un bas sentiment de jalousie, de
haine.

J’entendis vaguement qu’il énumérait divers défauts, des torts que
Paulette avait eus et qui à tout autre moment m’auraient paru réels.

Je répondais:

--C’est vrai, tu as peut-être raison, en hochant la tête.

Mais en moi-même je songeais que sans doute Charles avait fait la cour à
ma maîtresse et que celle-ci l’avait durement repoussé. Je me la
représentais, luttant contre le désir de tous mes amis, de tous les
hommes, et devenant l’objet de la colère générale à cause de sa vertu,
de son noble amour pour moi. Je faisais le serment de la défendre contre
tant d’injustice. Une multitude de souvenirs charmants que je croyais
morts revivaient à ma mémoire avec des couleurs éclatantes et faisaient
pâlir tous les griefs. Je l’aimais davantage parce qu’on ne la trouvait
ni jolie ni agréable.

Telle est toujours en ces matières l’erreur de l’amitié.

--Je t’admire, me dit un jour le peintre F..., homme perpétuellement
illuminé par la joie de vivre.

Je le regardai, étonné. Son visage exprimait en effet une admiration
dont je m’enorgueillis aussitôt.

Comme beaucoup de peintres, F... avait une finesse excessive
d’intelligence pour certaines choses mais était complètement fermé à
d’autres.

--Oui, je t’admire d’avoir un tempérament si peu jaloux.

--Comment?

--Moi, je suis d’une nature toute différente. Je suis violent malgré
moi. La seule idée que ma maîtresse me trompe, m’affole. Je la battrais
volontiers. Et en somme, c’est toi qui as raison.

--Que veux-tu dire?

--Tu es dans la vérité; tu as pris le bon côté de la vie. Tu veux ta
maîtresse à telle heure, tu l’as. Le reste du temps, elle peut te
tromper mille fois, cela t’est bien égal. Moi qui te connais, je vois
bien que tu es au courant de tout et que tu t’en moques. Je t’admire et
je t’envie.

L’admiration la plus joyeuse était peinte sur sa physionomie. J’aurais
voulu avoir l’énergie de le gifler. Mais il parlait avec une grande
sincérité amicale.

--Ah! je voudrais bien être comme toi, mais non, je suis un instinctif,
une brute.

Et je songeai qu’il avait raison.



L’INDISCRÉTION, LES CONFIDENTS, LES BONNES


Il est indispensable de passer pour discret et pourtant il faut donner à
ses amours, quand ils sont brillants, une certaine publicité afin d’en
retirer tout le bénéfice moral. Il y a une conciliation difficile à
trouver.

Un homme dont les femmes seraient assurées de la discrétion, aurait une
multitude de bonnes fortunes. Une liaison officiellement reconnue, mais
que l’on tient cachée en apparence avec un soin très visible, est encore
la meilleure chose.

Mais nous avons un irrésistible besoin de raconter nos peines et nos
joies. Une force mystérieuse oblige les hommes à parler. Aussi tout se
sait. On n’est jamais assez persuadé de cette vérité. Les confidences
faites sous le sceau du secret et après un serment, volent de bouche en
bouche. Les plus forts résistent une heure, puis ils disent. Les plus
faibles vous écrivent et vous font venir. Pour avoir l’occasion de
parler ils font des visites et des démarches.

De même que l’homme qui a pris un fiacre et qui n’en a pas l’habitude,
en fait claquer la portière pour que les gens chez qui il arrive sachent
qu’il est arrivé en fiacre et ensuite laisse tomber négligemment dans la
conversation que le fiacre l’attend à la porte, de même l’homme qui a
une maîtresse fait claquer aux oreilles de son interlocuteur les
souvenirs de sa nuit, il livre les détails charmants ou voluptueux de
l’intimité avec le même orgueil que l’homme au fiacre met à dire qu’il a
donné un franc de pourboire au cocher.

Le héros de l’aventure parle par vanité, pour montrer qu’il est heureux,
qu’il joue un rôle dans la vie, qu’il éprouve les émotions habituelles
de l’amour; le confident parle pour montrer qu’on lui a confié quelque
chose, par goût naturel de trahir, ou seulement pour voir briller une
flamme d’intérêt dans l’œil de la personne à laquelle il s’adresse.

Ainsi, les mots qu’une femme a dits avec tout son cœur, même au plus
amoureux des amants, sont divulgués, répandus, commentés. On sait si
elle a, ou non, le goût physique de l’amour et quels sont ses gestes
préférés. L’indiscrétion est quelquefois en raison directe de l’amour
que l’homme éprouve. Il veut qu’on soit jaloux de lui, que tout le monde
sache de quelle richesse inestimable il dispose.

                   *       *       *       *       *

Les femmes se confient très souvent à leurs bonnes. Ces personnages
simples et familier jouent un grand rôle dans les liaisons amoureuses.
Elles habillent, elles peignent, elles déshabillent, elles sont juges
des déceptions, des espoirs, des cas de conscience. Elles placent un
conseil, et ce conseil a beaucoup de poids parce qu’il a l’air de venir
d’un cœur fruste et sincère. Elles apportent le petit déjeuner au lit,
et elles sont les témoins involontaires et indulgents de quelque baiser
matinal, de quelque caresse attardée. Leur désapprobation, leur visage
sévère est un supplice; leur inimitié systématique est presque toujours
fatale.

Les bonnes, c’est là leur principal titre de gloire, sont pour l’amour
désintéressé. Elles le défendent en toute occasion avec ardeur. Les
bonnes des femmes entretenues favorisent contre leur intérêt les amants
de cœur qui ne leur donnent que des étrennes médiocres mais ont pour
elles des paroles joyeuses et familières. Elles prennent l’argent du
riche amant et ouvrent avec d’autant plus d’allégresse la porte de
l’escalier de service ou indiquent une heure favorable à celui qui n’a
pour raison d’être que le plaisir qu’il apporte.

Les bonnes des femmes mariées endorment l’attention des enfants,
reçoivent des lettres ou vont à la poste restante, aident à tromper le
mari. Pour la beauté de l’amour elles risquent leur situation et
montrent parfois un réel héroïsme.

D’instinct, elles considèrent le jeune amant qui ne donne pas d’argent,
comme un allié, quelqu’un qui lutte comme elles, avec des moyens
différents, contre les puissances des préjugés et de la richesse.

Je me rappelle qu’à V... une certaine Anna se levait la nuit et courait
dans les rues désertes jusqu’à la gare pour me rapporter quelque
insignifiante parole de sa maîtresse. Je sais que la fidèle Hortense
grondait Gaby C... parce qu’elle me négligeait, et un jour que celle-ci
refusa de me recevoir à cause de l’ennui que je lui inspirais, je vis
dans le regard d’Hortense, debout sur la porte, une tristesse bien plus
grande que la mienne.

Anna, Hortense, ou Marie, avec vos mains déformées par l’eau de
vaisselle, sous le tablier blanc de votre uniforme, dans les parfums de
la cuisine, ou sous la lucarne de la petite chambre du sixième, vous
nourrissez un impérissable idéal. Je vous ai toujours vues passer dans
mon bonheur et vous y avez joué un rôle bienveillant et familier. C’est
vous qui avez jeté le télégramme où l’on me disait d’accourir. C’est
vous qui m’avez dit ces paroles merveilleuses: «Madame vous attend.»
Vous avez apporté le café; vous êtes sorties avec une discrétion
exagérée qui ajoutait un mystère plus grand, et votre regard semblait
affirmer:

«Je veille sur vous; je souris à présent, mais si l’on sonne, je
deviendrai pour garder la porte un intraitable Cerbère.»

Vous m’avez défendu et protégé, vous avez été pour moi des anges
gardiens, et si vous avez triché sur le prix des légumes ou des fruits
qu’il vous soit pardonné car vous n’étiez pas capables de me dérober la
moindre minute d’amour.



FORCE QUE DONNE L’ABSENCE DE JALOUSIE


Je me persuadai que la jalousie est un sentiment misérable et qu’il y a
du mérite à être trompé.

J’avais éprouvé cette accélération des battements du cœur, ce
tremblement des mains, cette immobilité de tous les motifs de vivre, que
procure l’idée que la femme qu’on aime pourrait être à un autre. Mais la
monotonie de la vie, l’ennui, la crainte d’une éternelle fidélité, la
fatigue et la certitude du plaisir avaient usé peu à peu toutes mes
velléités de jalousie.

Je me représentai que peut-être une trahison évidente, inattendue, à
laquelle ma volonté ne contribuerait pas, serait une fin excellente à
une liaison dont je commençais à sentir le poids.

L’irrémédiable mal était la régularité de mes rapports avec ma
maîtresse. Être trompé apporterait de toute façon un élément de
nouveauté. Ce serait un fait, une chose qui trouble les rapports
quotidiens, cause la pensée et le retour sur soi-même.

La jalousie fait naître comme mouvement réflexe la jalousie. Ma
maîtresse était jalouse, je l’étais aussi, inconsciemment ou par devoir.
Cette jalousie systématique et nullement ressentie était une petite
barrière qui m’empêchait d’être trompé. Je travaillai avec ardeur à la
supprimer. Ce fut moins aisé que je ne le croyais tout d’abord.

Il me fut difficile les premiers jours de ne pas demander à Paulette ce
qu’elle avait fait dans l’après-midi, où elle était allée, etc. J’y
parvins pourtant. Je supprimai toutes les questions qui pouvaient faire
supposer que je m’intéressais à sa vie, quand elle était loin de moi.
Elle en fut surprise. Elle m’énuméra toutes ses actions sans que je
l’interroge, tandis qu’auparavant elle gardait malicieusement le silence
et jouissait de ma curiosité qu’elle ne satisfaisait qu’à demi.

Mais je fus distrait, absent, je fis semblant de ne pas écouter. Cette
indifférence l’affecta à un point que je n’aurais pu croire.

Toutes les fois qu’une petite discussion surgissait entre Paulette et
moi, elle me menaçait d’un certain docteur V..., qui la soignait, qui
lui avait fait la cour et dont j’avais été très jaloux.

--Je dîne avec le docteur V..., me dit un soir Paulette.

Je répondis:

--Tant mieux! je suis moi-même invité par des amis.

Et le lendemain, quand je la revis, je lui parlai tout de suite de
petites choses indifférentes sans faire la moindre allusion à la soirée
avec le docteur V...

Pendant quelques jours je n’entendis parler que de ce docteur V... Il
accompagnait mon amie en voiture, il lui écrivait, il allait lui écrire.
Mais je gardai une inattention obstinée pour toutes les paroles qui le
concernaient; j’approuvai tous les rendez-vous pris avec lui et je ne
consentis à prononcer son nom que pour dire l’estime que je lui portais.

Il sembla, un jour, que le docteur V... avait disparu de la terre. Il
n’attendait pas Paulette au thé; il ne l’avait pas invitée au théâtre.
Je demandai de ses nouvelles; il n’était pas en voyage. Il était
simplement rentré dans l’ombre d’où la jalousie l’avait fait sortir un
instant.

Il y eut en moi un mouvement irraisonné de satisfaction et de victoire.
Ma maîtresse m’était revenue avec une inaltérable fidélité, un
redoublement d’amour. Mais j’eus la sensation de perdre un ami en
perdant ce docteur V..., que je ne connaissais pas. Il avait été pour
moi un occulte allié; nous nous comprenions sans nous entendre; je lui
devais mes soirées de liberté. Il n’avait reçu aucun remerciement pour
tant de bienfaits.

Je connus la force terrible que donne l’absence de jalousie et que celui
qui sait se mettre au-dessus de ce commun sentiment peut faire avec
l’humiliation et l’étonnement de sa maîtresse un amour d’autant plus
grand qu’il ne rencontre pas les bornes habituelles pour le contenir.

Car la surprise, le sentiment que les règles ordinaires de l’instinct et
du cœur sont violées, voilà de puissants attraits pour les femmes.



LES RENDEZ-VOUS


Toutes les fois qu’on a ordonné le matin à sa femme de ménage de mettre
des draps neufs au lit, toutes les fois qu’on a disposé des fleurs dans
les vases, qu’on a acheté du porto et des gâteaux, la femme qu’on attend
ne vient pas.

On a dit d’abord en souriant:

«Les femmes sont toujours en retard!»

On se rappelle d’autres rendez-vous où la même maîtresse arriva une
heure après l’instant fixé. Mais elle avait poussé brusquement la porte
à peine entr’ouverte pour tomber dans vos bras, et vous embrasser
passionnément, insoucieuse des gens qui pouvaient passer dans l’escalier
et la voir. Charmante compensation qui évite les paroles inutiles et
supprime les premières hésitations, la gêne inhérente à la minute où
l’on enlève les gants et le chapeau!

Mais quand il y a une heure écoulée, l’inquiétude grandit. On récapitule
tous les événements plausibles, toutes les causes sérieuses qui peuvent
motiver cette absence. L’ennui qu’on peut inspirer à la femme aimée est
le seul motif auquel on ne veut pas s’arrêter. On souhaite plutôt
qu’elle soit très malade.

On se dit que ce sont les préparatifs qu’on a faits qui vous ont porté
malheur. Pour attendre, on mange un biscuit et l’on boit un peu: puis,
ainsi, ces achats ne seront pas tout à fait perdus. Mais le goût est
amer du porto que l’on boit tout seul, dans sa chambre, vers cinq heures
et demie de l’après-midi. La superstition vous aide. Ce rendez-vous a
été pris un mauvais jour. On se rappelle complaisamment que le mercredi,
par exemple, on n’a jamais eu que des déboires et ainsi on attribue le
mal présent à une fatalité supérieure au lieu d’en chercher la terrible
cause dans les mouvements d’un cœur qu’on veut croire immuable.

Soudain une idée vous saisit brusquement et vous remplit à la fois du
regret de la soirée perdue et de l’allégresse qu’elle ne soit perdue que
par la faute des choses. Votre amie est venue. Elle a monté l’escalier à
l’heure dite, elle a sonné, elle est repartie. C’est que la sonnette ne
marche pas. Cela est arrivé déjà une ou deux fois jadis. On se
précipite. On presse le bouton; la sonnette retentit allègrement, même
avec plus d’éclat que d’habitude, comme s’il y avait une ironie dans son
bruit.

Il a pu arriver autre chose. Elle s’est trompée d’étage, s’est arrêtée
au troisième au lieu du quatrième: si les locataires ne sont pas là,
personne n’a répondu et elle s’en est allée croyant que c’était vous qui
aviez manqué le rendez-vous.

On attend encore. Mais on se jette sur son chapeau et l’on descend
quatre à quatre l’escalier. Le concierge sait! Elle possède le secret de
votre bonheur! Elle a vu passer certainement celle que l’on attend. Puis
par erreur, malveillance ou folie naturelle, elle a peut-être affirmé
que vous n’étiez pas là.

Le visage de la concierge est lourd de mystère. Il est revêtu d’une
importance sans égale. Elle parle enfin. Un arrêt irrévocable tombe de
sa bouche. Elle n’a vu personne. Elle en est bien sûre.

On remonte l’escalier, le long escalier sans fin. Une odeur de cuisine
s’échappe d’une porte ouverte. Il est plus de sept heures; tout espoir
est perdu. On écrit une lettre. Quand elle est terminée, on s’aperçoit
de son absurdité éclatante. Ce sont des reproches amers, l’expression
d’une souffrance exagérée, d’un amour différent de celui qu’on éprouve.
On la déchire. On en commence une autre sur un ton léger et badin, où
l’on affecte une grande indifférence. On est perplexe. La sonnette
retentit.

C’est un télégraphiste. Il tend le petit bleu où l’on a reconnu une
chère écriture, comme si c’était là un petit bleu ordinaire. On l’ouvre,
on le lit à la clarté de l’escalier. Il y a trois mots aimables, une
vague excuse. C’est bien assez. Un grand besoin d’expansion vous saisit.
Le télégraphiste est toujours là. Il a l’air intelligent, il semble
s’intéresser à cette aventure. On a envie de tout lui dire, de lui
montrer le télégramme, de lui demander son avis.

Le télégraphiste attend deux sous. On les lui donne. Il part en
sifflotant. Il faut recommencer une troisième lettre. On se dit: «Cette
excuse est très valable. Comme elle a été gentille! Tout va bien.»

Mais au fond on n’en est pas bien sûr. On se sent seul...



ABSURDITÉ DE LA PITIÉ


On prend toujours une femme à quelqu’un, Il faut se résigner à faire de
la peine à ce quelqu’un.

C’est d’ordinaire un homme charmant pour lequel on a une grande
sympathie. Il en a moins pour vous car il a compris dès l’origine de vos
rapports que vous allez lui prendre sa maîtresse.

Quelque attrait qu’exerce sur vous cet homme charmant, il faut être
impitoyable avec lui, le dénigrer, le trouver laid et stupide parce
qu’il sera impitoyable avec vous, vous trouvera laid et stupide.

Du reste, une femme qui rompt le fait toujours sans ménagements, avec le
maximum possible de la cruauté. Comment comprendrait-elle, au lieu de la
jalousie qu’elle espère, une étrange pitié de son nouvel amant?

Je me trouvai une après-midi chez Henriette L... avec Pierre T..., homme
fin et lettré qui aimait encore éperdument Henriette et qu’Henriette
avait aimé. Nous causâmes. Nous fûmes l’un pour l’autre d’une excessive
politesse. Henriette aurait pu se conduire de même, être neutre.

Elle eut des trésors d’invention pour cribler Pierre T..., résigné à
tout, de paroles désagréables et blessantes. En vain j’essayai de les
atténuer. Il ne se révolta jamais même quand Henriette L... me prit la
main devant lui en le regardant avec une délicieuse ingénuité, comme
pour le prendre à témoin.

Il était sur le chemin désolé du renoncement. Il demanda en partant à
Henriette quand il pourrait la revoir. Celle-ci répondit qu’elle était
trop occupée pour que ce soit possible et il s’excusa de sa demande en
déclarant qu’il était tout naturel qu’elle soit très occupée.

Il partit. Son pas était si pesant dans l’escalier que je pris mon
chapeau, de fort mauvaise humeur, et que je descendis après lui. Je le
suivis quelques instants dans la rue en admirant la supériorité physique
qu’il avait sur moi et en m’admirant moi-même d’en avoir triomphé, par
des paroles, des actions habiles, de l’amour.

Je lui frappai sur l’épaule, il se retourna et je lui dis:

--Je ne voudrais pas que vous m’en vouliez...

Son visage exprima une telle surprise et une telle tristesse que je
m’arrêtai. Il répondit en rougissant:

--Mais pourquoi?

A ce moment un arroseur dirigea vers nous le tuyau qu’il tenait à la
main et des gouttes d’eau mélangées de poussière nous éclaboussèrent.
L’arroseur prononça en même temps des injures que nous comprîmes mal et
que motivait notre immobilité.

Nous dîmes en même temps, Pierre T... et moi, une phrase à peu près
semblable qui équivalait à ceci:

--Ces arroseurs sont d’une grossièreté!...

Nous étions l’un en face de l’autre, nous nous regardions
silencieusement et l’arroseur continuait à nous menacer.

Pierre T... me tendit la main pour mettre un terme à cette inepte
situation, en disant:

--Alors, au revoir et je vous remercie.

Je répondis stupidement:

--Mais c’est moi...

Je revins sur mes pas, très mécontent de moi-même, ayant le sentiment
d’avoir violé, par une inexplicable pitié, des lois imprescriptibles de
jalousie et de haine vis-à-vis de l’homme qui a aimé avant vous une
femme qu’on aime.

Je sentis, quand je rentrai chez Henriette et qu’elle me demanda
pourquoi j’étais parti brusquement, que je devais lui répondre que
c’était pour frapper au visage Pierre T... Je n’en eus pas le courage.
Je lui dis la vérité et elle m’en voulut pendant plusieurs jours.



LES MAITRESSES LAIDES


Il y a des hommes modestes qui s’appliquent à conquérir une maîtresse
laide parce qu’ils croient que c’est plus facile que de conquérir une
maîtresse jolie.

C’est une erreur. La longue habitude d’être désirée, les regards qui
l’ont suivie, des paroles bizarres prononcées par des hommes qui l’ont
croisée dans la rue, ont, dès l’enfance, prédisposé la jolie à se
donner. Elle sait qu’il y a en elle une fatalité de plaisir.

La laide au contraire croit à la vertu. Elle craint tout de l’amour. Son
instinct l’avertit qu’elle subira des avanies à cause de sa laideur,
qu’elle inspirera la tristesse et peut-être le dégoût.

Un génie pitoyable anime la laide. Elle est sottement tendre,
ridiculement maternelle. Elle a peur des mots exacts, elle emploie des
diminutifs qui exaspèrent, elle donne à toute chose la couleur terne de
ses yeux. Quand on sort, elle vous recommande de ne pas vous faire
écraser par les automobiles. Si elle est croyante, elle prie pour vous.
La laide songe que votre chapeau n’est pas brossé. Elle se met de la
poudre de riz en cachette. Pour peu que sa vue soit faible, elle porte
sans honte des lorgnons ou même des lunettes, car la laide a une
facilité inouïe à s’enlaidir encore. La laide est un ange gardien qui a
peu de cheveux, des mains vulgaires et une robe qui lui va mal.

Malheur à vous, maîtresses maigres qui avez un long nez et de petits
yeux. Malheur à vous, corps déformés, trop courts, trop gros. Votre
pudeur est une offense, une menace terrible, permanente; on veut en
triompher, car la laideur exerce une attraction aussi grande que la
beauté et l’on pleure sur cette victoire sans récompense. Votre impudeur
est plus cruelle que votre pudeur. Cette forme dérisoire, inharmonieuse,
qui se dresse brusquement dans la lumière bleue de la chambre et
s’impose au rêve que l’on formait est comme un encrier jeté sur le
visage de la Joconde.

O laides, pourquoi ne vous adonnez-vous pas uniquement aux travaux de
l’aiguille, à la littérature, à la dactylographie? Jouez du piano, on
peut vous écouter les yeux fermés. Faites de la bicyclette, on peut
regarder quand vous passez les arbres et le ciel.

O laides aux pieds immenses, aux oreilles en éventail, aux doigts
carrés, renoncez à l’amour, il ne vous donne aucun plaisir. Celui que
vous semblez y prendre, que vos cris et que vos larmes trahissent, est
un plaisir simulé et vous essayez d’en donner l’illusion parce que vous
avez entendu dire, ô laides, que les jolies font ainsi...

Malheur à vous, amants des maîtresses laides qui avez cédé au hasard, au
brusque désir, à la tristesse de rentrer seuls à minuit, car chaque
heure passée auprès d’un corps affreux, d’un visage sans grâce, est un
pas en arrière sur le chemin de sa propre réalisation.



ÉTRANGE PRESTIGE DES ACTRICES


On ne saurait expliquer l’étrange prestige des actrices. Pourquoi
suppose-t-on que des femmes qui jouent des pièces de théâtre, qui
dansent ou qui chantent, sont des amoureuses exceptionnelles? Elles
passent leur vie à simuler une reproduction conventionnelle de l’amour;
comment pourraient-elles interrompre cette contrefaçon et donner de
l’amour véritable? Va-t-on acheter des diamants chez quelqu’un qui vend
du strass?

Leur amour ressemble aussi peu à l’amour que la chicorée au café. La
couleur est la même, le goût est plus amer; il y en a davantage mais
cela fait mal à l’estomac et n’éveille pas le cerveau.

Les actrices ont les mêmes défauts que les autres femmes:

Elles ont le matin les cheveux tirés. Quand elles dorment, une
expression stupide dépare leur visage. Elles manquent sans mesure de
pitié pour leurs ennemis. Elles sont tour à tour trop sévères et trop
familières avec les bonnes. Elles se laissent parler dans la rue par des
gens qu’elles ne connaissent pas et qui sont toujours des gens très
importants. Elles racontent à leur amant des rêves incongrus où
paraissent d’autres hommes qu’eux. Leurs bas noirs déteignent ou se sont
troués justement cinq minutes avant qu’elles enlèvent leurs bottines,
etc.

Et elles ont en outre des défauts qui leur sont personnels:

La vue d’un jeune homme au visage rasé les trouble immodérément, elles
brûlent de savoir à quel théâtre il appartient et ce désir se trahit par
des signes et des sourires à l’adresse du jeune homme. Des êtres
grossiers et inabordables qui sont directeurs de théâtre ont sur elles
une autorité absolue et elles citent avec admiration et respect les
injures que ces demi-dieux ont bien voulu leur adresser. Elles donnent à
certains mots tels que «feux», «panoufle», «four» un sens qu’ils n’ont
pas dans le langage ordinaire et elles les font revenir sans cesse dans
la conversation. Elles reçoivent de leurs habilleuses des conseils sur
la direction générale de leur vie, les relations qu’elles peuvent se
faire et elles en sont profondément impressionnées. Elles ont horreur de
la nature parce qu’elles trouvent que c’est une imitation mal peinte et
inhabile des décors de théâtre. Elles sont persécutées par leurs
camarades qui embusquent dans la salle une foule d’amis et de gens à
gages avec mission de murmurer et de hausser les épaules quand elles
parleront. Elles ne lisent jamais rien, même pas les pièces dans
lesquelles elles jouent, dont elles ne connaissent que leur rôle. Elles
ont des mères et si elles n’en ont pas, elles paient des sortes de
fonctionnaires féminins pour en tenir lieu. Elles tutoient avec orgueil
le régisseur, le souffleur et le chef d’orchestre. Elles ne se sentent
vraiment bien, chez elles, à leur aise, que dans leur loge où l’air est
irrespirable, où il n’y a pas de siège confortable et où tout le monde
peut entrer quand elles se déshabillent.

Amant des femmes de théâtre, je t’ai vu plusieurs fois te glisser avec
fierté par la porte qui donne accès sur les coulisses. Tu salues très
poliment la concierge et les machinistes que tu rencontres, avec
l’espoir de te les concilier. Tu as le sentiment que tu es dans un
endroit d’élection, un rare séjour de fantaisie, d’art et de plaisir.
Là, tout est revêtu de beauté, le couloir sinistre devient par une grâce
d’état une magique galerie, la poussière est excusable de salir et
l’injure qu’échangent les figurants a, dans sa grossièreté, toute la
saveur de la vie. Tu ne peux savoir à quel point tes bonbons et tes
fleurs sont inutiles, combien ton habit correct, ton camélia à la
boutonnière, ton air d’homme du monde ajoutent peu à tes chances de
succès. Tu ne le sauras jamais. Tes doigts gantés frapperont
éternellement à la porte de bois de la loge; timide et élégant, tu
baiseras une petite main donnée avec indifférence. L’idéal que tu t’es
fait au collège te condamne pour toute la vie aux amours de théâtre.
Grâce à ta vanité et à ta fortune un imberbe élève du Conservatoire
goûtera cette première ivresse que donne une maîtresse luxueuse.



DUFAYEL


Tu as acheté des meubles à crédit. Tu en jouis, tu les paies, par
petites sommes, tous les mois à un employé et cependant tu n’as pas fait
la connaissance de Dufayel lui-même, grâce auquel tu as des rideaux qui
t’abritent, une table où tu travailles, un tapis et des coussins qui te
donnent à l’aide de ton imagination la sensation du luxe.

Agis de même pour le mari ou l’amant sérieux de la femme que tu aimes.
Ignore sa forme et son visage. Laisse-le dans cette ombre inconnue où
sont les puissances dont dépendent notre bonheur.

Quel qu’il soit, ta maîtresse t’aura confié, avec un sourire, qu’il est,
par une curieuse pauvreté de sa nature, incapable de tout plaisir
physique. Tu auras accueilli avec une bienveillance infinie cette
affirmation d’autant plus certaine à tes yeux qu’elle n’était pas
vérifiable. Tu sauras que ta maîtresse ne reste avec lui que par pitié,
parce qu’il se tuerait sans doute, si elle le quittait; et aussi à cause
de quelques considérations matérielles.

Fuis donc cet homme impuissant pour ne pas être choqué par son apparente
vigueur et ne pas avoir à t’émerveiller des contradictions de la nature.

Puis, quelque défectuosité que tu remarquerais, une hypothèse suggérée
par son allure pourrait t’hypnotiser soudain et empoisonner désormais
tes nuits avec la vision d’une image trop réelle.

Résiste aux ruses de ton amie qui n’aspire qu’à voir réunis autour
d’elle deux êtres qui lui sont chers pour des raisons différentes et
dont le rapprochement lui permettrait de développer son génie de
tromper.

Le mari est un compagnon qui abuse de son autorité. Il emploierait
souvent pour parler à sa femme des termes qui te choqueraient et tu ne
pourrais intervenir sans que cette intervention soit déplacée.

Il ne manquerait pas de dire, quand vous auriez passé une soirée
ensemble: «Allons nous coucher!» avec un geste tendre et familier pour
prendre le bras de ta maîtresse et tu sentirais peut-être dans ce geste
une affectation victorieuse. Tu serais assez lâche pour les accompagner
jusqu’à leur porte et une solitude épouvantable pèserait alors sur toi.

Profite du lit, étends-toi sur les coussins, foule le tapis, paie
l’employé, mais ne demande pas à voir Dufayel.



LA CONFIANCE EN SOI


La confiance en soi est comme l’inspiration du poète. C’est le don d’une
matinée où l’on s’éveille de bonne humeur après avoir bien dormi.

L’on songe immédiatement que l’on a, en somme, une situation importante
que beaucoup de gens doivent envier, que l’on se porte bien, que l’on a
un physique suffisant et une intelligence plus grande que celle de tous
les gens que l’on connaît.

L’on sort dans la rue et l’on remarque tout de suite et sans étonnement
que les femmes qui passent vous regardent avec sympathie.

L’on peut avec la presque certitude de la victoire se livrer à des
démarches qui seraient à tout autre moment prématurées ou dangereuses.

Il n’est pas essentiel ce jour-là d’avoir mis le costume qui va le
mieux, ni même d’être rasé de frais. La confiance en soi supplée à ces
apprêts qui ne sont absolument nécessaires que les jours où manque la
confiance en soi.

Le magnétisme des regards, prélude des liaisons qui s’ébauchent dans les
omnibus, le métropolitain ou dans la rue, n’est pas inutile, malgré le
ridicule qui s’y attache, s’il est accompagné d’une grande confiance.
Par les yeux se transmettent les désirs sensuels et ces désirs sont
contagieux. Mais il ne faut pas alors qu’un battement de paupière trop
rapide trahisse une hésitation, une faiblesse.

Avec la confiance, on peut aborder dans la rue plus de femmes
distinguées qu’on ne croit d’ordinaire. Mais il faut, quand on pose ces
questions banales, quand on émet ces généralités vaines qui sont les
habituelles entrées en matière, ne pas avoir dans la voix le plus léger
frémissement qui pourrait faire croire à une crainte.

De même lorsque l’on dit à une femme: «Voulez-vous faire avec moi un
tour en fiacre?», il ne faut pas rougir comme si l’on proposait
d’accomplir une mauvaise action.

Une femme qui accepte de s’isoler dans ce petit cube de bois à toujours
l’arrière-pensée d’être embrassée.

Il faut dire au cocher: «A l’heure!» avec beaucoup d’autorité et le
regarder d’un regard sévère, afin qu’il ne mâchonne pas des paroles
plaisantes sur «les amoureux» ou qu’il ne se mette pas à rire
solitairement en fouettant son cheval.

Baisser les stores est une formalité qu’il faut éviter. Celui qui a
confiance ne craint ni d’être vu, ni de compromettre, il est emporté par
sa passion et l’absence de toute réflexion est un signe d’assurance
irrésistible. Beaucoup de femmes croient du reste vaguement que lorsque
les stores d’un fiacre sont baissés, les agents de police ont le droit
d’intervenir pour voir ce qui se passe derrière et cette pensée diminue
leur liberté d’action.

Il faut beaucoup oser.

Que de femmes à l’allure fière, aux paupières baissées, qui espèrent
ardemment des gestes audacieux sans que rien dans leur attitude puisse
trahir cette espérance!

Il n’y a pas de geste inconvenant, de brusque proposition qui ne soient
pardonnés, quand ils sont attribués à un irrésistible amour.



RÉUSSIT-ON PAR LES FEMMES,

OU VOUS EMPÊCHENT-ELLES DE RÉUSSIR?


C’est une légende surannée de croire que l’on peut réussir par les
femmes. Au contraire elles vous empêchent de réussir.

Ceux qui triomphent dans les affaires du monde ne sont d’ordinaire pas
les vrais maîtres des femmes. Ils n’arrivent à l’être que par leur
argent, leur pouvoir. Ils n’ont qu’un don superficiel. Les femmes
réservent le meilleur d’elles-mêmes, l’essence subtile de leur amour
pour des gens incapables de réussir dans la vie parce qu’ils ont tourné
toute leur puissance d’effort vers les femmes.

Les femmes sont un obstacle à la réussite, un obstacle frêle
d’apparence, fait de chair, mais qui a la dureté et le poids de la
pierre.

Je ne parle pas des épouses de ces fonctionnaires qui sollicitent dans
les ministères un avancement pour leur mari et l’obtiennent en prenant
rendez-vous avec un chef de bureau ou un directeur du personnel. Il est
évident que la beauté de la femme étant une valeur, on peut obtenir ce
que l’on désire par voie d’échange.

Du reste, quand on dit en ricanant de quelqu’un qu’il a obtenu divers
avantages matériels grâce à sa femme, c’est le plus souvent grâce au
seul prestige qu’a un homme qui est marié à une jolie femme sans que
celle-ci ait rien fait pour cela.

Les femmes sont un obstacle quand elles ne vous aiment pas, parce
qu’alors elles vous trompent et vous font soupçonner d’être un amant ou
un mari complaisant ou stupide et que la réputation de complaisance et
de stupidité vous diminue.

Les femmes sont un obstacle quand elles vous aiment. Alors, une lutte
sourde et impitoyable éclate entre elles et tout ce qui n’est pas elles.

Ma maîtresse m’a toujours empêché d’aller dîner en ville. Quand j’ai
prétexté des invitations de gens très importants, elle s’est d’abord
efforcée de me persuader qu’ils n’étaient pas importants et qu’ils ne
pourraient me servir à rien. Si je citais des noms tels qu’elle était
obligée de s’incliner, elle abondait dans mon sens, même se réjouissait
avec moi d’une telle aubaine, mais déclarait aussitôt qu’elle avait
besoin de se distraire et citait parmi les gens avec qui elle comptait
passer la soirée ceux qui pouvaient m’être désagréables ou susciteraient
ma jalousie.

La maîtresse oblige l’amant, quand il est loin d’elle, à regarder
l’heure fiévreusement, à écourter tous les entretiens, à se jeter dans
une voiture, malgré le peu d’argent qu’il a sur lui, parce qu’elle lui a
inspiré par ses scènes la terreur de la faire attendre.

Elle accomplit, chaque jour, un lent et méthodique travail pour user,
effriter les relations et les amitiés. Elle a des impolitesses qu’on
ignore et qui exilent de chez vous telle personne qu’elle n’aime pas.
Ces relations, inutiles en apparence, sont un soutien, un rayonnement
amical, créent autour d’un homme une atmosphère bienveillante. Les
femmes détruisent cela, comme elles voudraient détruire les livres qu’on
lit, les pensées qu’elles ne connaissent pas.

Elles vous condamnent à une solitude stérile et l’on est comme un arbre
dans un désert, qui n’a pour compagnon que le vent qui le caresse et le
secoue et le brisera un jour.

Les femmes ne sont pas créatrices et ne peuvent susciter l’activité,
qu’au début, quand on ne les a pas encore et qu’on veut briller à leurs
yeux par des actions éclatantes.



LES AVENTURES EN CHEMIN DE FER


Un wagon à couloir est une petite ville mouvante longée par un étroit
chemin. Les quelques personnes qui habitent cette ville sont oisives,
dépossédées de leurs habitudes, énervées par le mouvement. Ce sont là
des conditions très favorables à l’amour.

Que faire lorsqu’on est assis en face d’une jeune femme blonde qui vous
regarde avec une grande sympathie?

Il y a plusieurs méthodes. On peut imaginer un amour spontané,
irrésistible, le coup de foudre. Il faut, dans ce cas, rougir et pâlir
tour à tour, écrire fiévreusement des choses avec un crayon, sur un
morceau de papier, montrer avec des yeux brillants cette lettre
improvisée, pliée en quatre. On peut aussi, plus simplement, offrir le
journal, ou dire qu’il fait chaud, lever ou baisser le store, selon le
soleil. Il y en a qui simulent un personnage bonhomme et joyeux, qui
parlent à tout le monde et font des réflexions sur tout à haute voix. Il
y en a qui jouent l’indifférence. Mon ami Léon, dont j’admire et envie
les succès féminins, prétend profiter du moindre tunnel pour faire un
geste très audacieux.

Je délibérais en moi-même, plein d’inquiétude. A l’autre extrémité du
compartiment une dame âgée et distinguée jetait parfois, de mon côté, un
coup d’œil sournois.

Que pensait-elle? Sans doute elle devinait mes intentions et elle
attendait un geste ou une parole de moi pour laisser paraître sur son
visage une expression de mépris et de pitié.

Cependant je m’efforçais de jeter à la jeune femme blonde les regards
les plus brûlants, je choisissais la pose la plus séduisante, un air à
la fois tendre et rêveur.

Mais voilà que la jeune femme blonde se pencha gracieusement vers moi et
me dit en souriant:

--Vous ne me reconnaissez donc pas, monsieur Hubert?

Ce nom m’était inconnu. Il y avait une méprise. Une idée de génie
traversa mon cerveau. Je répondis:

--Je vous reconnais parfaitement.

La conversation s’engagea. Je jouai à merveille le personnage de M.
Hubert et m’étonnai de ma propre adresse.

C’était une femme du plus grand monde et qui avait, depuis très
longtemps, un faible pour M. Hubert. C’est du moins ce que devinait ma
perspicacité.

«Quelle admirable coïncidence! pensai-je. Quelle merveilleuse méprise!»

Je parlai avec délicatesse et réserve, mais en laissant apparaître une
passion contenue de mon amour antérieur.

Je fus accueilli par une moue favorable.

J’allais à Luchon, elle aussi. Le train s’arrêta. Je jetai à la dame
âgée et distinguée un regard de triomphe et je vis, sur son visage, le
regret qu’un incident ridicule pour moi ne soit pas survenu.

Ma nouvelle amie descendait dans un hôtel qui me sembla fort coûteux
pour ma bourse. Il n’importe! Tous les sacrifices étaient nécessaires
pour mener à bien une telle aventure.

Le repas fut gai. Des miracles de sous-entendus, des prodiges de
souvenirs compris à demi-mot me permirent de jouer mon rôle de M.
Hubert.

Elle était fatiguée, nous montâmes de bonne heure dans nos chambres qui
étaient contiguës. Elle défit ses cheveux qui lui donnaient mal à la
tête, nous respirâmes l’air du soir à la fenêtre, et j’eus alors sur les
montagnes, la nature, nos cœurs, l’amour, des paroles sentimentales et
spontanées qui déterminèrent le sens de la soirée. Je connus un bonheur
plus honorifique que réel.

Au matin, j’allai me promener seul et regardai les femmes sur les
quinconces avec une suffisance qui ne m’était pas habituelle.

Ma conception de l’humanité était changée. La vie était, pour les
audacieux, une série d’aventures joyeuses et imprévues.

Quand je rentrai, mon amie avait reçu un télégramme d’un de ses oncles
malade qu’elle appelait «le général» et qui l’obligeait à partir pour
Ostende.

Nous nous précipitâmes à la gare. Je pris son billet. Il y a loin
d’Ostende à Luchon. Presque tout mon argent s’en alla en échange d’un
petit morceau de carton.

Sur le quai, un peu d’amertume me vint et aussi l’envie confuse de
montrer que je l’avais dupée.

--Et si je n’étais pas M. Hubert? dis-je.

Elle se mit à rire comme s’il s’agissait d’une plaisanterie que nous
avions faite à deux.

--N’est-ce pas que c’était un bon moyen? fit-elle.

Le train s’éloigna et seulement alors je compris.



LES BIENFAITS


L’amour de celle que l’on aime fait toujours défaut au moment où nous en
avons le plus besoin.

Toutes les fois qu’il m’est arrivé un grand ennui, par une curieuse
coïncidence, il en est arrivé un plus grand à ma maîtresse, qui a
relégué le mien au deuxième plan, comme une chose tout à fait
négligeable, et j’ai été obligé de m’excuser de mon propre souci afin de
la mieux consoler.

Lorsque j’ai été un peu malade, j’ai senti que ma maîtresse m’aimait
moins parce que j’étais un compagnon moins agréable, moins brillant.
Elle a eu cette semaine-là plus de robes à essayer et plus d’invitations
à dîner qu’elle n’a pu refuser. Quand elle s’est décidée à me soigner,
elle a mis tellement d’ostentation à sa sollicitude que j’ai eu la
sensation d’être un pauvre infirme et que j’ai eu honte de moi-même. A
ces quelques heures de soins elle a fait une immense publicité auprès de
ses amis et des miens et beaucoup la considèrent comme une véritable
sœur de charité qui m’a sauvé la vie.

Et puis subitement, comme si elle avait reconnu l’excellence de cette
méthode, ma maîtresse m’a accablé de bienfaits.

Elle m’a souhaité la fête d’une façon inattendue, restaurant sans raison
cette habitude perdue de souhaiter la fête; elle a disposé des fleurs
dans les vases de ma cheminée et mis de l’ordre sur ma table; elle m’a
apporté une photographie d’elle quand elle avait quinze ans, que je
désirais beaucoup avoir; elle a fait diverses recommandations à ma femme
de ménage; elle a recopié des vers que j’avais écrits, et bien que son
écriture soit presque illisible, j’ai été obligé de déclarer qu’elle
était parfaite. Quand j’ai voulu acheter un chapeau, elle m’a sauvé
d’une erreur capitale en m’empêchant d’acheter un chapeau gris que mon
mauvais goût naturel me poussait irrésistiblement à acheter. Elle a
remédié à mon manque de jugement en m’écartant de plusieurs amis qui
auraient pu me faire beaucoup de tort. C’est grâce à ses conseils que
j’ai fait plusieurs démarches utiles et elle en a fait, elle-même,
quelques-unes qui, par un enchaînement de circonstances prévu et
combiné, ont eu une grande et heureuse influence sur ma destinée. Sa
surveillance, pendant les repas, m’a empêché d’avoir une maladie
d’estomac. Sans elle, à cause de ma ridicule distraction, j’aurais été
écrasé mille fois par des automobiles. Sans elle, j’aurais été brouillé
avec ma concierge, sans elle je n’aurais pas eu de relations, sans elle,
sans son sourire aimable, j’aurais été mal placé au théâtre, et grâce à
sa présence les cochers consentaient à me porter.

Il était notoire que j’avais appris à lire et à écrire dès l’âge de cinq
ans, sans cela le bruit aurait couru que j’avais reçu d’elle ces
modestes connaissances.

Elle m’a suggéré toutes mes pensées, a dirigé toutes mes déterminations
et quand j’ai acheté une boîte d’allumettes, ç’a été avec son
assentiment.

Enfin quand il fut bien évident que je ne pouvais plus mettre mon
pardessus sans son secours, ouvrir la fenêtre à mon gré, admirer un
livre qu’elle n’admirait pas, je pensai avec allégresse qu’il restait
encore une action qu’il m’était possible d’accomplir seul: c’était
d’ouvrir la porte et de me sauver en courant, très loin...



SUPÉRIORITÉ DES FEMMES ROSSES


Les femmes rosses sont de beaucoup les femmes les plus intéressantes.
Dans chaque femme rosse il y a une amoureuse éperdue. Ce sont des fleurs
de tendresse qui se sont séchées. Mais cette sécheresse n’est
qu’apparente; il y a un secret pour leur redonner la couleur et le
parfum.

Elles ont une volonté terrible de trouver ceux en présence de qui elles
sont, faibles et dominés. Elles imposent, elles suggèrent cette
faiblesse et cette domination. Et elles n’ont aucun scrupule à faire du
mal à ces vaincus.

Mais elles sont comme le guerrier Achille, invulnérables, sauf par un
point. Ce point est variable et déconcertant. Ces triomphatrices qui
passent, et jettent sur les hommes de froids regards, sous leur
chevelure qui semble un casque, sont à la merci d’une flèche habilement
lancée.

De ces âmes fermées peut jaillir une source inattendue. De même que
l’audacieux est un ancien timide, le cœur sec cache des trésors
d’émotion. Il a craint d’être trop tendre et il s’est enveloppé sous un
vêtement d’ironie et de dédain.

Je vous aime, femmes rosses, vous qui lisez d’un œil distrait les
lettres d’amour que vous recevez, vous qui vous plaisez à conter à votre
amant du jour les plaisirs pris avec l’amant de la veille pour voir dans
ses yeux la jalousie et la souffrance, vous qui haussez les épaules si
l’on parle de se tuer pour vous, et qui n’auriez peut-être pas un
battement du cœur si on le faisait, je vous aime parce que votre
indifférence présente a pour cause votre sensibilité de jadis, parce que
ce sont des larmes cristallisées qui donnent à vos yeux ce reflet
d’acier dur, parce que le jour où vous ouvrez vos bras, vous seules
savez vous donner toutes avec amour.



LA LIGUE CONTRE LE BONHEUR


Les avantages acquis dans la vie ne le sont jamais définitivement. Il
faut perpétuellement lutter pour les conserver. Celui qui est immobile,
celui qui dort, perd du terrain par le seul fait de cette immobilité et
de ce sommeil. Le mouvement des hommes, les événements, sont
destructifs. Il faut, pour obtenir et pour garder, une volonté active.

Ce qu’on acquiert dans le domaine de l’amour est ce qui est le plus
susceptible d’être attaqué et emporté. L’amour est la richesse la plus
précieuse, celle qui excite le plus de jalousie et d’indignation.

Le possesseur d’une grande fortune s’installe dans une ville où il est
inconnu. Personne ne le considère _à priori_ comme un voleur. Il est
honoré spontanément comme un riche personnage. Deux amants au contraire
seront vus d’un œil soupçonneux; je parle bien entendu du cas où la
femme est jolie et où tous deux donnent le sentiment d’être heureux.
Leur bien, c’est-à-dire leur bonheur, est, jusqu’à preuve du contraire,
un bien mal acquis, il a pour base l’adultère ou une vie déréglée. Ils
sont en butte à l’ironie des serviteurs, à l’hostilité des familles, à
une vague malveillance générale.

De suite que dans un milieu donné une liaison s’établit, une ligue
obscure se crée autour de ceux qui s’aiment pour entraver leur amour,
les faire se séparer.

L’amant voit venir l’ami psychologue qui par sa fine pénétration a
discerné qu’il ne doit pas continuer à aimer une femme si peu faite pour
lui. Il doit rompre pour éviter de grands malheurs, en vertu d’une loi
sur les caractères rigoureusement établie. Puis il y a l’ami qui dit
tout, à cause de la sincérité irrésistible qui est en lui. Il nomme à
son ami les amants que sa maîtresse a eus avant lui et il donne tous les
détails qu’il sait, poussé par la force de la vérité.

La maîtresse de son côté entend des choses plus terribles parce que les
femmes osent plus que les hommes mêler la calomnie à leurs paroles et
faire un habile mélange d’une petite chose vraie avec beaucoup de
mensonge.

Cette ligue d’amis trouve des auxiliaires inattendus, la concierge, les
locataires d’en face, les bonnes, qui apportent le poids de leur
désapprobation. Et il y a même des personnes absolument inconnues des
amants qui s’en occupent, vont les unes chez les autres pour s’en
entretenir, affectent d’être scandalisées, tâchent de leur nuire.

Le bonheur doit être armé pour vivre; il devrait même, s’il était sage,
porter les premiers coups, afin de ne pas être enseveli sous le flot
incessant des critiques, des offenses, des insinuations calomnieuses.



RAPPORTS ENTRE LES FEMMES ET LES CHOSES DE LA PENSÉE


Il m’est arrivé à plusieurs reprises d’aller faire une visite avec mon
ami Charles X... Il sonnait et il disait à la bonne:

--Dites que c’est M. X...

Et il omettait complètement de mentionner ma présence. J’en étais
toujours vexé et une fois, étant de mauvaise humeur, j’ajoutai d’une
voix éclatante qu’il fallait dire que M. M... aussi était là.

Quand on parle d’un livre, d’une pièce de théâtre, quand on émet une
idée, il faut être vis-à-vis des femmes comme mon ami Charles vis-à-vis
de moi quand nous faisons une visite, négliger leur opinion, comme il
négligeait ma présence.

Il n’y a aucun danger qu’elles s’écrient:

--Mon avis est différent du vôtre!

Elles écoutent et acceptent docilement. Car la qualité qu’elles
reconnaissent le plus facilement à l’homme, si celui-ci déclare qu’il la
possède, c’est la supériorité intellectuelle. Mais il ne doit pas
montrer alors le plus léger scepticisme et il doit se parer d’une
supériorité universelle, tout savoir. Un poète ne peut pas ignorer la
chimie, par exemple, sans paraître un médiocre poète.

Du reste les choses de l’esprit ont pour elles une importance
secondaire.

Comme j’avais la folie de causer des poètes de l’antiquité avec
mademoiselle E..., je vis au bout de quelques minutes qu’elle pensait
qu’Homère et Virgile étaient un seul et même homme, appelé différemment
dans des pays différents. Je lui fis remarquer avec toutes les
précautions qu’exigeait la plus élémentaire délicatesse combien elle
était dans l’erreur. Elle n’en eut point la moindre confusion et dit:

--C’est vrai. Je n’y avais plus pensé.

Puis elle ajouta:

--Comment faites-vous donc pour ne jamais vous tromper?

C’est une erreur de l’adolescence d’attribuer à la poésie un pouvoir
infini.

Certes des jeunes filles gardent pieusement le sonnet d’Arvers ou des
poésies de Musset que des jeunes gens leur ont glissés en cachette, en
s’en attribuant la paternité.

Le fait d’être poète n’est pas pour les femmes une vertu en soi.

Elles y voient, ou y croient voir, le signe d’une âme tendre,
l’assurance que celui qui a écrit ces choses est prêt à perdre son temps
pour se consacrer à elles, et donnera à l’amour un caractère sublime
dont leur vanité féminine sera satisfaite.

Mais on peut arriver à ce résultat par des paroles qui ne sont pas
rimées. Et ainsi on a les avantages de la poésie sans en avoir les
inconvénients.

Ces inconvénients sont grands. Celui qui se flatte d’être poète devient
immédiatement, pour les femmes, triste, bon et sans assurance. Ne pas
faire rire, ne pas laisser flotter la vague menace d’une méchanceté
inattendue, manquer d’autorité vis-à-vis des cochers et des garçons de
café, voilà de terribles défauts que ne compensent pas les pensées
élégiaques qu’on est susceptible d’écrire.

Il vaut mieux triompher dans toute autre partie, comme l’agilité au
tennis, l’art de conduire une automobile, la déclamation.



DIVERS


Tu périras d’être trop sensible. Il ne suffit pas de ne pas pleurer. Les
femmes savent voir même les larmes qui ne coulent pas et elles se
sentent plus fortes de cette faiblesse cachée.

                   *       *       *       *       *

Il y a un grand danger à ne pas donner la sensation qu’on va arriver
d’un instant à l’autre au plus haut degré dans la carrière qu’on a
embrassée. Si tu fais de la politique, donne-toi sans crainte comme un
futur président de la République. Si tu t’occupes de Bourse ou de
banque, parle en souriant de la fortune de Rothschild comme d’une petite
fortune, à côté de ce que sera la tienne plus tard.

                   *       *       *       *       *

On a toujours avantage à n’employer dans la conversation que des mots
choisis, à ne pas se laisser aller à ces grossièretés de langage qui
sont la caractéristique des propos d’hommes. Si les mots vulgaires
prennent parfois quelque saveur quand ils sont placés à leur heure,
cette saveur est d’autant plus grande qu’elle a le mérite de la rareté.

Il convient cependant de faire une exception pour les femmes et les
filles d’officier qui emploient volontiers des mots crus. On peut sans
crainte de les choquer appeler toute chose par son nom.

                   *       *       *       *       *

On ne doit battre une femme qu’avec une fleur. C’est alors une manière
de caresser poétiquement. Mais rien ne peut faire croire qu’une gifle
donnée à sa maîtresse amène chez elle une recrudescence d’amour.

                   *       *       *       *       *

La plus jolie femme, soit parce qu’elle est sous l’empire d’une pensée
inattendue, soit parce que le repos provoque un affaissement de ses
traits, devient laide tout d’un coup, à certaines minutes. La beauté est
fuyante. Il faut s’y résigner et attendre son retour en détournant la
tête et en s’efforçant d’effacer de son esprit la mauvaise image.

                   *       *       *       *       *

La question la plus importante est de savoir d’une femme si elle a des
sens ou si elle n’en a pas. Les femmes qui en ont le cachent souvent. Si
on les questionne, elles demeurent muettes. Celles qui n’en ont pas au
contraire se flattent de n’en pas avoir, comme d’une qualité. Et c’est
là une chose extraordinaire; car on n’a jamais vu un poète dire que ses
poésies sont stupides ou un bijoutier louer ses diamants en affirmant
qu’ils ne brillent pas.

                   *       *       *       *       *

On ne tient une femme que par les sens; mais ces sens eux-mêmes, on
n’arrive à s’en emparer qu’en vertu d’une harmonie naturelle qu’on n’est
pas le maître de créer.



LA FOURMI AILÉE


Quand on prend une fourmi dans sa main, il est très difficile de l’y
garder quelques minutes. Elle a peur, court affolée et glisse entre vos
doigts. Si on serre la main, on l’écrase, si on l’ouvre, elle tombe.
Comment la retrouver alors parmi les grains uniformes de la terre ou les
herbes d’une prairie? Il arrive aussi qu’elle monte audacieusement dans
votre manche et je ne parle pas du cas où il s’agit d’une fourmi ailée
et armée d’un dard aigu.

L’affection des femmes est pareille à la fourmi captive. Quand on l’a
saisie une fois entre ses deux mains, si on ne l’écrase pas par un excès
d’amour, elle fuit, elle se dérobe, elle tombe, elle s’envole,
quelquefois après vous avoir cruellement piqué le cœur.

De même qu’il y a des gens qui cachent une immense stupidité sous un
sourire fin et sceptique, de même, il y a des femmes qui cachent une
totale absence d’affection à l’aide de certaines formalités de
sensibilité.

Elles ont brusquement cessé d’aimer, et, surprises elles-mêmes d’un tel
changement, elles continuent quelque temps encore à donner des marques
d’amour simulé.

Combien la clairvoyance est alors un don déplorable! On s’est aperçu que
la main joyeusement tendue à l’arrivée, le long regard qui accompagne le
départ, ne sont que les aspects conventionnels d’une sympathie qui
décroît. Alors on pèse, on scrute, on compare, on se souvient. On voit
que la tête aimée se détourne légèrement quand on veut baiser les lèvres
et que ces lèvres quittent aussitôt les vôtres dès que cela est possible
sans injure. Le moindre geste familier froisse le corsage, abîme la
jupe, tandis qu’avant il n’y avait pas de robe qui ne soit saccagée avec
allégresse, dans l’oubli d’une étreinte. Chaque effort que l’on fait,
chaque geste de tendresse, chaque parole trahit désormais un excès
d’amour et parce qu’on a perdu du terrain on en perd encore davantage.

Malheur à celui qui a laissé avant l’heure s’échapper de sa main la
fourmi ailée! Il s’agenouillera sur la terre pour chercher la trace de
ses pattes menues ou il courra comme un fou pour poursuivre dans l’air
le petit être au vol capricieux.

Malheur à lui, surtout s’il attribue à ses propres fautes la perte de
l’amour! Il se rappellera amèrement ses attitudes, ses paroles, il se
redira mille fois les phrases habiles qu’il aurait dû prononcer et dont
il trouve trop tard la force séduisante.

Puis il sera hypnotisé par une vision précise et cruelle. Les moments
les plus heureux qu’il aura passés avec sa maîtresse reviendront à son
esprit avec une puissante netteté. Il reverra des gestes d’abandon, des
élans vers lui dont il n’avait pas goûté sur le moment tout le charme,
de même que l’homme qui a un bel appartement ne jouit pas du luxe de ses
meubles et en comprend l’agrément lorsqu’il en est privé. Telle caresse,
qui lorsqu’elle fut donnée et reçue était une menue monnaie de la
tendresse, devient par le souvenir une merveilleuse richesse.

La plus grande douleur de l’amour est faite avec le sentiment du bonheur
perdu. Mais comment te garder, délice insaisissable, fluide élément, toi
qu’use le frottement discret de la vie, que brûle le petit rayon d’un
regard, qu’émiette le frôlement d’une main inconnue?...



RUPTURE


Après un long silence, Henriette L... me dit en me prenant la main,
comme dans un élan d’affection irrésistible:

--Nous devrions nous voir moins souvent. Il y a quelque temps déjà que
je voulais te le dire. Dans l’intérêt de notre amour il serait
préférable que tu fasses un voyage sans moi, un voyage assez long. Tu
sais quel plaisir nous avons à nous retrouver quand nous nous sommes
quittés pendant deux ou trois jours seulement. Eh bien! songe à ce que
serait ce plaisir au bout d’un mois. Il vaut la peine, rien que pour
l’éprouver, que nous nous quittions.

Elle me regardait attentivement pour voir l’effet que produisait sur moi
un raisonnement aussi logique.

Nous étions en voiture, au Bois de Boulogne, et le soir tombait. Le dos
du cocher était prodigieux; le taximètre annonçait de temps en temps par
un petit bruit sec le prix de la promenade.

Je compris sur-le-champ que ces paroles marquaient une ère nouvelle,
qu’il s’était produit dans l’esprit de ma maîtresse un déclenchement
analogue à celui du taximètre. Et de même qu’après 2 fr. 20 le chiffre
qui doit apparaître n’est jamais 2 fr. 10, il était certain qu’après ce
qu’elle avait dit, ma maîtresse ne souhaiterait pas ne plus me quitter.

Des mots de protestation se pressaient sur mes lèvres. J’avais envie de
lui répondre que moi je n’aspirais qu’à vivre toujours auprès d’elle et
que ses gestes, la couleur de sa peau, sa conversation étaient tout mon
bonheur.

Mais je me tus; le paysage se revêtit autour de moi d’une grande
importance. Un passant s’arrêta et nous regarda longuement comme s’il
avait compris le caractère décisif de notre entretien.

Je déclarai, sur un ton que j’essayai de rendre enjoué, qu’en effet une
séparation d’un mois ou un mois et demi serait excellente pour notre
amour et je la comparai même, afin de donner un caractère plaisant à ma
pensée, à un vin tonique qui reconstituerait les forces de cet amour.

L’œil d’Henriette L... était devenu plus brillant à un mot que j’avais
dit pour lui tendre un piège et que je regrettai amèrement d’avoir
prononcé.

--Un mois et demi! tu as raison, il faut que nous nous séparions au
moins un mois et demi!

Je lui demandai où elle comptait aller, mais je sentis que l’accent de
ma voix était altéré.

Il m’était indifférent, puisque je ne serais pas avec elle, qu’elle
aille en n’importe quel endroit de la vaste terre. La Suisse avec ses
lacs et ses montagnes peintes, les Pyrénées et leurs gorges espagnoles,
les rivages de Normandie et de Bretagne étaient d’agréables séjours où
j’aurais volontiers songé qu’était mon amie. Il n’y avait qu’un petit
point au bord de la mer, une plage entre toutes les plages où je
souhaitais avec toutes les forces de mon âme qu’elle ne se rendît pas.
Ce petit point était Royan; je savais que monsieur X... dont j’étais
jaloux y passait son été. Or c’était justement cet unique petit point de
la terre qu’elle avait choisi.

Je ne parlais plus à cause de la trahison de ma voix.

Nous passâmes auprès d’un pavillon, en face d’une croix de pierre où
nous étions venus dans les premiers soirs de notre amour et où nous nous
étions embrassés, dans la demi-obscurité, avec l’anxiété charmante que
d’autres consommateurs pourraient nous apercevoir. Nous vîmes de loin le
lac et ses cygnes; nous ne leur avions jamais jeté de mies de pain, ma
maîtresse et moi; mais je pensai que nous aurions pu le faire et je
m’attendris en les voyant.

Henriette L... disait des choses telles que ceci:

--Dans un mois et demi ou deux mois, lorsque nous nous retrouverons, tu
aimeras peut-être une autre femme. Tu es si léger! Deux mois c’est
beaucoup pour un homme... Je ne t’écrirai pas trop souvent, je t’écrirai
même rarement parce que je veux t’éprouver et savoir quelle confiance tu
as en moi. Qu’est-ce que tu dirais si tu restais plusieurs mois sans
lettres?

La voiture était sortie du Bois; l’Arc de triomphe était près de nous,
mais je n’avais pour horizon que le dos du cocher qui me semblait à
mesure que nous avancions plus considérable et plus pesant, comme la
fatalité de l’amour.

Enfin le cheval s’arrêta, le dos se déplaça; nous étions debout,
silencieux, devant la porte. Je pensais à une bergère de son appartement
où elle avait coutume de s’asseoir, à une robe de tussor qu’elle mettait
le matin, à ses livres, à son piano, à tout ce qui était elle, à tout ce
que j’avais perdu.

Et quand elle m’eut tendu sa petite main, je me mis à marcher vite, très
vite, comme si pour me rendre à l’endroit où j’allais je n’avais pas eu
désormais toute la vie.



LE PLUS GRAND ENNEMI


Quand on a triomphé d’une femme, de sa vanité, de sa jalousie, de sa
dissimulation, et qu’on croit avoir saisi le bonheur, il faut triompher
de soi-même.

Le plus grand ennemi est caché dans notre cœur. «Chacun tue ce qu’il
aime...[1]» Aucune parole plus belle n’a été dite sur l’amour.

  [1] Oscar Wilde.

Nous sommes comme les coureurs qui vont vers le but, les bras tendus, et
qui mourraient pour l’atteindre. Lorsqu’ils sont arrivés, ils s’assoient
dans la poussière et ils regardent avec mélancolie le chemin parcouru.

La femme tendre est trop tendre: ses bras autour de notre cou, ses
paroles d’amour toujours semblables répandent une fadeur sur notre vie;
la femme voluptueuse nous fatigue: nous lui reprochons en secret la
grossièreté de son instinct et nous nous disons qu’elle ne nous aime que
pour la satisfaction de ses sens. La femme très belle n’est pas assez
belle et une petite imperfection de son corps nous gâte tout le plaisir
de sa beauté.

Nous sommes avides de destruction. Nous tenons un vase précieux et le
frappons pour éprouver sa solidité jusqu’à ce qu’il soit brisé.

Avant qu’elle nous appartienne, un sourire de la bien-aimée, une
pression de main comblait tous nos vœux. Parce qu’elle s’est donnée à
nous, nous devenons tyranniques, nous épions ses démarches, nous nous
croyons le droit de fouiller son passé, d’exiger des aveux humiliants,
de la tourmenter et de l’offenser.

Au lieu de cette délicieuse entente qui règne dans les premiers temps de
l’amour et qui fait par une bienveillante et occulte concession qu’on a
la même opinion sur les livres, qu’on se moque des mêmes personnes, on
crée un état de colère et de discussion.

On se persuade qu’on doit être jaloux des moindres choses, on interprète
des regards, on se jette sur des lettres, ou on les exige par des
paroles violentes.

Généreux avec les autres, nous sommes égoïstes avec notre maîtresse.
Nous prodiguons notre gaîté à nos amis et n’avons pour elle qu’un
accueil glacial, un visage préoccupé. Nous prenons l’habitude de ne plus
lui faire part que de nos soucis et nous nous affligeons qu’elle nous
entretienne des siens.

La mauvaise humeur amène la mauvaise humeur, une scène amène une scène.

Or, une scène est comme un acide rongeur de l’amour; elle entraîne une
usure définitive que rien ne pourra réparer.

L’amour est un arbre qui ne donne qu’une fois son feuillage et ses
fleurs. Si on cueille les fleurs, si on émonde les branches, il ne
restera qu’un tronc desséché qu’aucun printemps ne verdira plus.

Mais une force inexplicable nous pousse à frapper ce que nous
chérissons. A peine avons-nous juré un amour éternel que nous voulons
nous prouver à nous-même notre mensonge et notre folie. Par une
incompréhensible contradiction nous tournons en dérision ce que nous
avons loué. Nous détruisons l’édifice du bonheur et même quand nous
pleurons de le voir détruit, nous travaillons encore à en achever la
destruction.



LE DÉSIR


On n’a jamais les femmes.

Nous avons beau les serrer de toutes nos forces sur notre poitrine,
elles nous échappent. On dirait qu’elles sont faites d’une substance
légère qui n’est pas susceptible d’être possédée.

Dans la maison d’amour que nous avons bâtie et que nous estimons bien
fermée, il y a toujours des portes dérobées par où les femmes sortent
pour aller voir sans nous le soleil et les hommes.

Elles gardent toujours des relations, des amitiés que nous ignorons.
Elles font des confidences--et quelles confidences intimes!--avec plus
d’ardeur et de sincérité, à leur amie, à leur bonne, à leur concierge, à
un monsieur inconnu rencontré par hasard en chemin de fer, qu’à l’amant
qui les aime.

Elles sont tourmentées par le génie inexplicable de la trahison. Elles
aspirent parfois à livrer un secret aussi fortement qu’elles aspirent à
d’autres moments au sacrifice.

On n’est jamais le premier amant d’une femme; à quelque âge qu’on la
prenne, il y a toujours une caresse qui a précédé votre caresse, ne
serait-ce qu’un baiser d’enfant.

Et quel insensé pourrait penser qu’il est le dernier amant? C’est une
trop célèbre illusion que celle qui consiste à croire l’amour éternel.

Un jour, le monde s’est mis à tourner autour de tel numéro de telle rue.
Une ordinaire maison rangée entre les autres est devenue sublime de
poésie à cause de l’ovale d’un visage qui pouvait apparaître
merveilleusement à la fenêtre du premier au-dessus de l’entresol et
sourire. Tout ce qui entourait cet étonnant édifice a été transformé.
L’omnibus qui passait au coin de la rue avait les allures d’un char de
conte de fée et quand on arrivait sur son impériale, on commandait à
l’univers. Le bureau de tabac lui-même avait un je ne sais quoi
d’exceptionnel, de distingué, de rare; c’était le plus beau de tous les
bureaux de tabac de Paris. Elle y prenait ses timbres.

On est venu là, avec le cœur battant; on en est sorti triste ou joyeux.
On a donné à d’absurdes paroles une importante infinie, on a écrit des
lettres, on a attendu à des rendez-vous, on a cessé de lire, d’aller à
la campagne voir les amis qui vous invitaient, on n’a plus donné de
nouvelles à ses parents, on a aimé, on a souffert.

Puis la bien-aimée a cessé de vous aimer. Alors l’inutilité des choses
de la vie est apparue avec une netteté parfaite. On s’est dit que les
nominations à des postes importants, les succès artistiques, l’argent
gagné n’avaient plus aucun intérêt, puisque le but n’existait plus,
qu’il n’y avait plus de bonne nouvelle, puisque les yeux charmants ne
s’éclaireraient pas en l’apprenant. On a juré à ses amis que désormais
on ne s’intéressait plus à rien: on a pris dans les cafés des poses
nobles et tristes, on a souhaité d’être pâle, et même, comme on bravait
la mort, on a traversé la rue sans se presser, malgré l’automobile qui
arrivait au loin à toute vitesse.

On ignorait que plus on aime, plus on a envie d’aimer, et que le désir
se renouvelle perpétuellement en nous comme l’eau de la mer se
renouvelle sur la plage avec la marée.

O désir, c’est toi qui effaces peu à peu le visage adoré qui veille
encore dans le souvenir: c’est toi qui fais penser, au théâtre ou dans
la rue, combien est enviable le talent du magnétiseur s’il permet de
faire défaillir une femme d’un seul regard; c’est à cause de toi qu’on
descend dans le métropolitain à des stations inconnues pour suivre une
femme charmante qui disparaît dans un couloir juste à l’instant où l’on
allait lui parler et vous laisse, perdu et désemparé, dans un quartier
très éloigné. Par toi, les hommes les plus vulgaires affectent des
allures mondaines, et les mains rouges se revêtent de gants blancs. Tu
donnes aux gens élégants un air compassé: tu as empesé leur col, verni
leurs bottines, arrangé leurs cravates. O désir, quand tu troubles notre
sang, tu fais trouver jolies des femmes médiocres: c’est pour t’obéir
qu’on fait des visites, qu’on boit des sirops dans les soirées de
famille, qu’on se livre à l’exercice de la danse, qu’on joue au tennis.
Ta puissance est telle que les femmes les plus honnêtes font tes
commissions amoureuses, favorisent tes unions les plus illégitimes, par
un goût naturel de s’entremettre. O désir, tu es le geste du salut, la
flamme fixe des regards, l’audace des mains, tu es dans le bruissement
du thé qui coule à cinq heures, dans le balancement des robes et tu
guides, sous la table, pendant le repas, les genoux humains, les uns
vers les autres; tu permets à l’amant, quand il regarde sa maîtresse, de
ne pas voir que le sein tombe légèrement, de ne point prêter d’attention
à la plaisante mobilité de ses doigts de pied; tu fais croire aux
larmes, aux soupirs simulés, tu endors, tu enivres, tu charmes, tu
répands l’illusion, tu donnes le goût de la réalité et l’homme pieux qui
respecte ce qu’il aime, ne doit pas négliger de dire chaque matin:
«Amour, donne-moi aujourd’hui mon désir quotidien...»



Conseils à un jeune homme pauvre qui vient faire de la littérature à
Paris



DE L’HOTEL GARNI


O jeune homme qui viens faire de la littérature à Paris, qui as peu
d’argent et pour la première fois apparais à la gare d’Orsay, arrête. Il
est temps encore. Tu pourrais, ayant contemplé les quais mélancoliques,
le Louvre bas, reprendre un train qui te remporterait vers la ville d’où
tu viens. Tu gagnerais ainsi, peut-être, dix années de ta vie.

Mais non! Tu te diriges allègrement vers le quartier latin, à pied, car
une légende provinciale représente les cochers de fiacres, pauvres
esclaves errants, comme des personnages injurieux et redoutables.

Le choix d’un logis est une chose grave. Il faut payer d’avance le
propriétaire de l’hôtel garni et tu seras condamné à rester un mois
entier dans une chambre misérable, si tu cèdes à ta timidité et si tu
acceptes la première venue, à cause de l’œil narquois du garçon qui te
la fait visiter.

Veille à ce que le numéro de cette chambre ne soit pas marqué sur la
porte par un chiffre énorme. Tu entendras assez souvent dans l’hôtel des
phrases telles que celles-ci:

«Les lettres du huit! Le huit a sonné! Une visite pour le huit!»

Tu souffriras de sentir ton nom dédaigné et tu ne peux te douter combien
il te serait amer de voir, à minuit, à la lueur de ta bougie qui
vacille, se dresser encore ce numéro fatidique comme le symbole de ton
existence, désormais anonyme, dans la grande ville.

Veille encore à ce que cette chambre renferme une cheminée. Cela n’est
point négligeable. Tes écrits se ressentiraient de cette absence. Ils
seraient chétifs et grelottants, car il y a de grands vides sous les
portes, et les fenêtres laissent passer l’air abondamment.

N’examine pas les meubles. Ils sont laids et dégagent une odeur
indéfinissable de vieilleries. Accoutume-toi à leur médiocrité. Seule la
table mérite quelque intérêt. Si tu en soulèves le tapis, peut-être y
trouveras-tu une curieuse inscription, attestant le passage d’un autre
jeune homme semblable à toi.

N’aie pas honte de la pauvreté de ton hôtel. Affecte au contraire d’en
tirer vanité. Si quelque ami t’accompagne par la suite jusqu’à ta porte,
raconte des anecdotes pittoresques sur ces vieux murs dont ton
imagination te fournira les thèmes variés; parle des personnages
illustres qui les ont habités. Ainsi tu seras aisément comparé à un
héros de Balzac et même celui qui a un riche appartement enviera
peut-être la fantaisie de ta vie.

Crains cette grosse dame trop aimable et trop familière, cette gérante
curieuse et bavarde. Elle te tend chaque soir ta bougie avec quelques
paroles de bienveillance. Hâte-toi par un sourire complaisant de flatter
la bonne tenue de sa maison, loue son esprit et même sa beauté, si elle
y prétend encore.

Car cette grosse dame jouit d’un pouvoir terrible et discrétionnaire.
Elle peut te faire crédit des vingt francs que tu lui donnes tous les
quinze jours pour la chambre où tu vis; elle peut au contraire
empoisonner ton existence en te les réclamant âprement, elle peut
t’obliger à t’enfuir de chez toi, le matin, avant qu’elle ne soit levée,
pour ne rentrer que dans la nuit, quand elle dort.

Crains-la aussi parce que, sous le prétexte de faire ta chambre, elle
compte ton linge, lit tes lettres, connaît ton existence aussi bien que
toi.

Et pourtant, souviens-toi aussi que lorsque le grand poète Oscar Wilde
mourut dans un misérable hôtel de la rue des Beaux-Arts, un seul homme
l’avait veillé à sa dernière heure, un seul homme suivit son enterrement
et cet homme, c’était son propriétaire.

Sur le cercueil de l’auteur de _De Profundis_ il n’y avait qu’une
couronne et sur cette couronne était écrit: «A mon locataire!»

Qu’il soit beaucoup pardonné à la race persécutrice, avide du prix des
chambres, en souvenir de celui qui apporta, au grand homme abandonné de
tous, le présent d’une suprême amitié.



LA QUESTION D’ARGENT


L’argent! Tel est le problème quotidien et inexorable qui se posera
d’abord à toi.

Tu t’apercevras vite qu’à Paris, plus qu’ailleurs, les hommes sont
divisés en deux catégories: ceux qui ont de l’argent et ceux qui n’en
ont pas.

Dans l’œil de ton interlocuteur, tu liras cette question: «Comment
vivez-vous? De quelle somme disposez-vous par mois?»

L’argent est en apparence bien caché dans la poche du gilet, dans le
portefeuille. Et pourtant on le voit. La qualité de la cravate, la
finesse du parapluie, la forme du chapeau parlent de lui, disent qu’il
est là avec sa grande puissance. Mais si ta main porte un gant troué,
cache-la bien dans ta poche. Par le petit trou du gant s’enfuirait toute
l’illusion de la richesse.

L’homme riche se reconnaît aussi à l’assurance. Il ose s’impatienter
bruyamment dans les restaurants si on ne le sert pas assez vite. Il ose
entrer dans un magasin, examiner mille objets et s’en aller sans en
avoir acheté un seul, tandis que l’homme pauvre au contraire préfère
prendre et payer un livre dont il n’a pas besoin, un chapeau qui ne lui
va pas, plutôt que d’être jugé pauvre par l’œil sévère du marchand.
L’homme riche ose donner un pourboire de deux sous à un cocher, en
prétextant qu’il n’a justement pas de monnaie pour lui donner davantage,
insoucieux de l’injure et du mépris du cocher, parce qu’il est riche.

Quand tu comparaîtras devant un concierge, un jour de pluie, la boue de
tes souliers ne sera considérée comme un danger pour l’escalier que si
tu as l’air timide et minable. La boue du riche ne tache pas. Dans le
métropolitain, quand tu monteras en première avec un billet de seconde,
l’employé, pour te réclamer dix centimes, sera insolent si tu sembles
pauvre, obséquieux si ton aspect est élégant. Le riche est censé ne
jamais duper.

Il faut donc que tu paraisses avoir de l’argent, de même que, si l’on
veut conserver un ami, il faut paraître heureux, simuler la joie.

Pour cela, utilise ton argent avec sagesse, bien plus pour le superflu
que pour le nécessaire.

Ce n’est pas pour tes plaisirs que tu auras besoin d’argent. Après
t’être étonné de la difficulté que l’on a à se procurer le moindre
billet de théâtre et après avoir admiré en secret ces innombrables gens
qui disent «avoir leurs entrées partout», tu verras vite qu’en somme à
Paris les plaisirs sont gratuits pour un jeune homme intelligent, parce
qu’au lieu d’être la satisfaction de désirs immédiats ils sont faits du
sentiment que l’individu progresse et s’agrandit.

Les omnibus, le métropolitain, les consommations que tu prendras à côté
des grands poètes des cafés constitueront presque toutes tes dépenses.
Les modestes ressources dont tu disposes disparaîtront bien vite par la
lente usure des petites sommes. N’hésite pas à manger mal dans des
endroits obscurs et parmi des humbles, car les œufs et les légumes sont
bons partout et ce superflu qu’est un fiacre, si tu te l’offres à
propos, peut avoir une portée infinie sur l’ensemble de ta vie.

Arrange-toi pour que tu n’aies pas sensiblement moins d’argent à la fin
du mois qu’au commencement. Sans doute un de tes amis, étudiant ou
écrivain, se flattera de manger en trois jours la pension de sa famille.
C’est un prestige très grand qui tient à la fois de la splendeur des
orgies et de l’attrait de la générosité. Ne t’y laisse pas prendre. Cet
ami a certainement un oncle très riche auquel il peut écrire, ou bien il
ment: il n’a reçu aucune pension et il n’a, par conséquent, aucune peine
à ne pas avoir d’argent.

Tu serais forcé de porter ta montre au mont-de-piété et l’on ne peut se
passer d’une montre à cause de l’exactitude aux rendez-vous qui est
indispensable. De plus tu négligerais de la retirer et ainsi tu serais
volé, n’ayant eu que le quart de sa valeur.

A la dernière extrémité, vends plutôt les livres que tu possèdes. Mais
s’ils t’ont été offerts par quelque grand homme désireux de popularité
parmi la jeunesse, gratte avec soin et habileté la dédicace.

Au café, ne permets jamais à un plus pauvre que toi de payer les
consommations. Mais, si tu peux, laisse ce soin à plus riche.

Aie toujours sur toi un sou neuf et même fais-le reluire chaque matin
avant de sortir. Car avec ce sou neuf que tu tireras tardivement de ta
poche, tu peux faire le geste de payer en laissant croire à la présence
d’un louis.

Tu n’es pas l’obligé de celui qui t’invite à déjeuner. Le sentiment de
sa générosité, le plaisir de ta conversation ont largement dédommagé ton
hôte des quelques francs qu’il a dépensés pour toi. Évite ce mouvement
spontané qui te poussera à louer le choix et l’abondance inusitée des
mets. Il te sera ainsi épargné un fin sourire sur le visage de ton
interlocuteur.

Sache-le bien. Il n’y a pas de question d’argent pour qui méprise
l’argent. Si tu as un ami millionnaire, ne sois pas, vis-à-vis de lui,
arrogant comme certains orgueilleux, flatteur comme un parasite. Sois
son égal, exactement comme si la formidable différence de la richesse
n’existait pas.



IMPORTANCE DES HABITS


Il ne faut jamais vendre ses habits.

Dîne plutôt seul dans ta chambre, d’un morceau de pain et d’un peu
de charcuterie sur un journal,--ce qui est le comble de
l’horreur,--adresse-toi plutôt, si tu as trop besoin d’argent, à un
gérant de café, en simulant pour cette occasion une personnalité joviale
et familière, mais ne vends jamais tes habits.

Ce sont eux qui te donnent ton assurance et ta fierté, qui te permettent
de regarder le soir, à la lueur des becs de gaz, marcher à côté de toi
ton ombre, une ombre honorable et connue dont tu admires l’aisance et
qui, elle, n’a pas l’air de ne pas avoir d’argent. Tu sais bien quelle
triste allure ont les vieux complets qu’on a trop mis, dont les coudes
luisent et où il y a des taches imparfaitement nettoyées. On est humble
sous un costume humble. On est un jeune homme instruit, plein d’avenir,
dans un complet neuf.

On est aussi un jeune homme distingué et élégant, ce qui est très
important pour l’amour, pour les merveilleuses possibilités de la rue.

Les conducteurs d’omnibus, les domestiques, les garçons de café sont
tous sensibles au costume. Tu devras mille petites faveurs de la vie à
ton apparence extérieure.

Un de mes amis vécut plus d’un an à Paris avec cinquante francs par
mois. Il habitait une mansarde dont le plafond était moins haut que sa
taille; il n’avait pas de meubles et il couchait sur des journaux
froissés. Il dut sa force de résistance et son salut à une cape
espagnole. Que lui importaient en effet les privations, le froid, la
misère! Il avait le sentiment d’être le jeune homme le plus beau et le
plus romantique du monde.



LES MAITRESSES


Tu t’émerveilleras de la grande quantité de femmes que renferme Paris.
Les coupés qui glissent vers le Bois de Boulogne, le frémissement des
dessous luxueux, les visages ennuyés des grandes courtisanes,
t’impressionneront profondément.

Renonce d’abord à une illusion trop répandue. Tu n’auras pour maîtresse
ni une femme du monde, ni une actrice célèbre. Ne demande pas pourquoi.
Considère cela comme une vérité supérieure qu’il ne faut pas discuter.

Il est vain d’importuner Liane de Pougy ou la belle Otero de lettres
élégiaques. Sache bien que les lettres d’amour, quelle que soit leur
beauté, n’ont aucune espèce d’influence sur cet ordre de femme. Seules,
des actions inattendues et audacieuses pourraient te servir. Mais tu as
encore trop de timidité provinciale en toi pour en être capable.

Tu connaîtras, dans des concerts, des jeunes filles qui sortent du
Conservatoire, qui sont à l’Odéon et tu feras même dire des vers par
l’une d’elles. Mais ne lui écris pas des lettres d’amour, surtout ne
l’aime pas. Tu ne seras jamais qu’un étranger pour cette personne qui,
vivant dans la compagnie de héros littéraires nourris d’un idéal
sublime, n’a pas gardé pour elle-même la moindre parcelle d’un idéal
quelconque.

Elle ne saurait aimer qu’un maître dans son art, un de ces hommes rasés
et simples qui ont vingt ans de théâtre derrière eux et assez d’autorité
pour la tutoyer, la première fois qu’ils la voient.

Tu auras donc les femmes des cafés, les modèles de tes camarades
peintres, peut-être une couturière dont tu feras connaissance au
restaurant, les maîtresses de tes amis. Mais les femmes des cafés sont
vénales, et quand elles sont désintéressées, toute l’ambition de leur
génie consiste à boire une quantité illimitée de boissons américaines
jusqu’à une heure très tardive. Les modèles sont mal faits et épris des
seuls peintres. Un abîme d’ennui te séparera de la couturière; les
maîtresses de tes amis seront toutes laides.

Résigne-toi donc à vivre sans maîtresse, profitant seulement de
l’aventure amenée par le hasard. Regarde les portes qui s’ouvrent quand
tu montes l’escalier, les fenêtres qui sont en face des tiennes, la
boutique derrière les vitres de laquelle rêve peut-être un visage
charmant. En choisissant ta chambre, tu as décidé de ta vie
sentimentale, car pour une femme ordinaire le prestige d’être un voisin
est plus grand que celui d’être beau et illustre. Souviens-toi, du
reste, que ceux qui passent leur temps à chercher des femmes n’en ont
guère plus que ceux qui ne s’en occupent pas.

Prends souvent le métropolitain. Ce lieu est favorable à des rencontres
fortuites. Est-ce le sentiment de la vitesse, l’air irrespirable, la
chaleur, la proximité des corps? il n’importe! Mais le regard des femmes
est plus bienveillant qu’ailleurs, les moyens d’entrer en conversation
sont plus aisés.

Évite les grands magasins: on y fait des achats. Ne crains pas d’offrir
le thé et les gâteaux: tu seras un homme distingué.

Si tu invites à dîner, parle de suite d’un curieux petit restaurant où
il y a des peintres et où la cuisine est exceptionnelle. Tu peux alors
aller chez n’importe quel modeste marchand de vins dont les prix sont en
rapport avec tes ressources. Il te suffira de demander en entrant si M.
Villette n’est pas venu ce soir, pour parer cet endroit, aux yeux de ta
compagne, de tout le charme de la vie des artistes.

Ces sortes de liaison commencent dans les fiacres. Elles sont éphémères
comme une course à deux francs l’heure.

Il vaut mieux. La vie à deux sans argent est un abîme de tristesse, même
quand on aime. Sacrifie l’amour dès l’origine. Il te paralyserait,
limiterait ton action et tu le verrais mourir tout de même, à cause des
draps qu’on ne change pas assez souvent, de l’odeur de la cuisine qu’on
fait chez soi, du repas pris parmi tes livres, à cause de cette rancune
qu’engendre la pauvreté à deux.

Reste seul, travaille davantage, applique-toi à conquérir les hommes, ce
qui est bien plus important que de conquérir les femmes.

Et dis-toi qu’il y a, avec une immense mélancolie, quelque douceur
pourtant, dans le souvenir d’une main qui t’a échappé sans t’avoir donné
toute sa chaleur, dans le souvenir d’un beau et cher visage disparu...



MANIÈRE DE SE CONDUIRE AVEC LES HOMMES INFLUENTS


Étant sans maîtresse attitrée, tes jours seront libres. Le plus grand
danger qui te guettera est celui des cafés où il fait chaud, l’hiver, où
il y a des amis joyeux qui causent et boivent. N’y demeure qu’autant que
cela sera nécessaire à resserrer des liens précieux d’amitié. Va dans la
vie, n’importe où, au hasard, il y a une récolte dans chaque milieu.

Tu verras des êtres divers; des antipathies et des sympathies naîtront
autour de toi. Tu feras un choix et ta personnalité trouvera son chemin
comme une rivière creuse son lit dans une montagne qu’elle descend.

Ne va pas juger si un homme est important d’après son costume. A une
certaine hauteur l’artifice du vêtement est inutile. L’homme important
sait bien que sa puissance se dégage naturellement autour de lui comme
une atmosphère. Tu seras même bien étonné un jour, si tu vas aux
courses, quand on te désignera un homme très modestement vêtu et qu’on
te dira: C’est un Rothschild.

Du reste l’estime d’un honorable pauvre est plus précieuse quelquefois
que l’amitié d’un ministre.

Mais songe que tes plus grands ennemis sont en toi. Ils sont cet afflux
de sang à tes joues, cette paralysie déplorable qui te fera bégayer, te
donnera une apparence humble et modeste, quand tu seras en présence du
directeur du _Figaro_, ou de celui de l’Odéon. Tu serais jugé d’un coup
d’œil, classé pour la vie, et sans que ce jugement soit susceptible
d’appel, dans la catégorie des personnages de troisième plan, qu’on fait
attendre, qu’on reçoit debout, auxquels on n’accorde que quelques
minutes, qu’on ne croira jamais susceptibles de grandes choses.

Résiste à cette voix qui te pousse à dire tout de suite à l’homme
influent que tu vas solliciter:

--Mais oui, ma demande est exagérée et absurde. Il est légitime que vous
la repoussiez. Excusez-moi de vous avoir dérangé.

Ne tombe pas dans un excès contraire d’audace simulée; ne te flatte pas
d’une influence illusoire sur tes camarades, ou d’une ambition démesurée
que tu n’as pas: ce serait plus fâcheux encore; tu serais considéré
comme un de ces dangereux arrivistes dont il faut refréner l’ardeur,
dont on peut tout craindre.

Ne sois pas trop aimable; ne sois pas timide, là est l’essentiel. Songe
que toutes les fois que tu seras en présence d’un homme dont dépendra ta
destinée, auquel tu viendras demander quelque chose, un combat obscur se
livrera. Tu seras comme un guerrier désarmé qui attaque seul une immense
ville fortifiée. Pour ne pas mourir, ne perds jamais de vue la
conscience favorable que tu as de toi-même.



LE PRESTIGE DU MONDE


Tu seras invité certainement à quelque soirée, chose très honorifique
dans ta situation. Cela te permettra d’écrire à tes parents: «Je vais
beaucoup dans le monde, ces temps-ci.» Et la vision qu’ils auront
aussitôt de toi, récitant des vers devant une cheminée, sous les
lustres, parmi les acclamations de femmes couvertes de bijoux, sera
douce à ces cœurs simples.

Il se peut, il est vraisemblable que tu aies un habit. Si tu n’en
possédais pas cependant, sache qu’il est, rue Saint-André-des-Arts, une
boutique modeste où tu pourras en faire achat, moyennant une somme
dérisoire. Là, une foule d’habits reposent, couchés les uns sur les
autres. Certainement il en sera un à ta taille. Tu l’essaieras dans la
boutique même. Veille pendant cette minute à ce qu’on ne t’aperçoive pas
de la rue. Mais ce serait un bien grand hasard si mademoiselle Sorel ou
la comtesse de Noailles passaient justement par là et regardaient à
travers les carreaux.

Tu entreras dans le monde, ivre de fierté et tremblant de peur. Tu
t’émerveilleras d’abord que tout aille si bien, que tu puisses saluer
avec autant d’élégance, être présenté à des gens importants, prononcer
des paroles suffisantes, serrer la main à droite et à gauche. Le sourire
de la maîtresse de maison aura eu l’air de te marquer une estime
particulière. La médiocrité incroyable des propos que tu entendras te
rassurera peu à peu, te rendra l’estime de toi-même perdue dans la
détresse du début.

Alors, tu verras, dans un coin, un homme semblable à toi, mais plus
modeste, plus timide, plus épouvanté, avec un habit frère du tien. Son
œil triste, son attitude gênée, quelques mots prononcés à voix basse sur
l’extrême chaleur, mendieront une parole de toi. Tu pourrais lui donner
ce que tu cherches toi-même, un appui, le sentiment qu’il n’est pas
absolument seul. Mais non! dans ta folie orgueilleuse, tu le mépriseras,
tu pactiseras avec les hommes élégants, au nœud de cravate impeccable,
avec la foule des ennemis.

Plein de ta confiance en toi retrouvée, tu feras quelque démarche
hardie, tu traverseras le salon, tu apercevras ta silhouette dans une
glace et tu n’en seras pas mécontent.

Cela durera jusqu’à la minute où tu auras regardé trop attentivement une
jeune fille, une jeune fille dont le costume compliqué, les cheveux
fins, la grâce délicate résumeront pour toi tous les charmes du monde
parisien. Tu verras son regard froid et attentif, plein de curiosité,
longuement fixé sur tes pieds. Ce regard sera sans mépris, sans ironie
même, ce sera un regard qui constate, qui enregistre. Il enregistrera la
forme surannée de tes bottines, la chute maladroite de ton pantalon.

Pour la première fois de ta vie tu penseras à tes pieds et à leur grande
importance.

Avec une moue imperceptible, le visage charmant se sera détourné pour
jamais. Tu regarderas autour de toi et tu t’apercevras que toutes les
bottines voisines sont vernies et semblent neuves, tandis que les
tiennes sont seulement cirées avec soin et déformées par des marches
anciennes.

Un horrible génie de comparaison naîtra tout d’un coup dans ton âme. Tu
auras honte de tes cheveux trop longs, de ton col trop large, de ton
gilet trop étroit. Ton pantalon te sera odieux parce qu’il n’aura pas de
pli. Tu haïras ta mère ou ta sœur parce qu’elle t’aura donné tes boutons
de manchettes. Ton habit se sera soudain fané sur ton dos; une tache que
tu n’avais pas vue, se mettra à briller comme un phare. Le parfum de la
benzine s’élèvera de tes gants nettoyés.

Tu chercheras en vain celui que tu avais reconnu comme un homme de ta
race, pour t’affliger avec lui de la stupidité immense des gens du
monde. Trop tard! il aura déjà fui.

Crois-moi. Gagne alors le buffet. Ces petits avantages que sont le vin
et les gâteaux t’y attendent. L’être grossier qui est en toi pourra se
dire que la soirée n’a pas été absolument perdue si le champagne était
bon. C’est une curieuse illusion qui te fait croire que le maître
d’hôtel te suit de l’œil et compte ce que tu prends. Cet homme solennel
est sans ironie, et pourquoi serait-il avare de richesses dont il
dispose, mais qui ne sont pas les siennes?

Il sera deux ou trois heures du matin quand tu sortiras. Les voitures,
la nuit, coûtent un prix exorbitant. Tu rentreras tristement à pied.
Mais, à mesure que tu t’éloigneras, tu t’apercevras que ton pas résonne
avec autorité dans la rue vide, ton habit retrouvera son prestige perdu,
tu entr’ouvriras même ton pardessus pour qu’un passant l’aperçoive et
ait une haute idée de cette élégance.

La fatigue, le champagne et ta jeune imagination te donneront le
sentiment d’une vie mondaine de plaisirs. Et malgré tes déboires, quand
tu arriveras à ta porte, tu sonneras avec un certain orgueil et la
négligence du noceur blasé.



POSSIBILITÉ DE FAIRE FORTUNE PAR LE JEU


Les déceptions du monde inclineront ton esprit à des réflexions amères.
Vers cette époque, longeant le fleuve d’or, de billets de théâtre et
d’amour qui coule entre la Madeleine et la Porte Saint-Martin, tu
rencontreras un ami peu connu de toi, qui te tutoiera et t’offrira de te
protéger. Tu lui raconteras tes ennuis et il rira, te tapera sur
l’épaule en t’affirmant qu’il peut te faire gagner beaucoup d’argent. Il
te conduira dans des cercles. En ne jouant que sur certains coups sûrs,
l’homme patient et qui a de la volonté gagne sans aucun risque, te
dira-t-il.

Tu glisseras, plein d’anxiété sur son sort, une pièce de cinq francs sur
un de ces coups. Un hasard très rare voudra justement que tu perdes
malgré toutes ses prévisions. Une somme plus importante, confiée à ton
nouvel ami partant pour les courses, disparaîtra de la même manière,
contrairement au calcul et à la raison.

Cela vaut mieux. Seuls, peuvent vivre du jeu, des personnages passagers,
sans autre but précis que celui d’avoir de l’argent, sans foi en
eux-mêmes. Tu n’es pas de ceux-là. Ne regrette ni l’illusion du luxe que
donne le cercle, ni le dîner qui ne coûte rien, mais qu’il faut payer de
conversations avec des vieillards, épaves de tous les mondes, que l’on
ne trouve que là.

Renonce au salon solennel où il y a tous les journaux illustrés, à
l’orgueil d’être connu par des domestiques en uniforme.

Les cartes à jouer ont un double visage. Pour avoir tes quelques sous,
elles te tendent des billets de banque. Ne te laisse pas prendre à cette
ruse grossière.



LES PETITES ANNONCES:

EMPRUNTS, BEAUX MARIAGES, MAITRESSES DÉSINTÉRESSÉES


En lisant le journal, un samedi, tu découvriras que la vie est riche et
qu’elle s’offre à toi dans son infinie variété.

Petites annonces du journal, vous êtes le paradis des espérances! Après
t’être émerveillé de l’extraordinaire prospérité du commerce des vieux
dentiers, tu liras avec allégresse l’offre d’un monsieur qui offre à
n’importe qui de prêter n’importe quelle somme d’argent.

Paris est plein de philanthropes qui ne demandent pas mieux que de
favoriser de jeunes écrivains comme moi, te diras-tu. Le tout est d’être
en relation avec eux; le journal est pour cela un commode intermédiaire.

Ce philanthrope habite très loin, dans un faubourg. Sa maison est une
misérable maison ouvrière. C’est sa femme qui vient ouvrir la porte et
elle regarde anxieusement celui qui arrive comme si on venait l’arrêter.
Le philanthrope est derrière un petit bureau; il est mal vêtu et mal
rasé; il demande sévèrement au visiteur ce qu’il veut.

Tu crains de t’être trompé, tu balbuties, tu parles confusément d’un
emprunt possible. Alors l’homme sourit; il a vu d’un coup d’œil que tu
es honorable, il comprend que tu as de l’avenir; il demande de quelle
somme tu as besoin. Tu dis un chiffre: cinq cents francs par exemple. Il
rit aussitôt parce que c’est une toute petite somme très facile à
prêter.

Tu le suis des yeux; l’argent est là dans un tiroir, il va te le donner
tout de suite. Quel philanthrope!

Il te promet en effet de te le donner, mais dans trois jours seulement.
Il a une absolue confiance en toi, mais les affaires sont les affaires.
Il faut qu’il ait d’ici là une fiche de renseignements: c’est une simple
formalité, l’usage de la maison. Les frais de cette fiche que donne une
agence sont à la charge de l’emprunteur, bien entendu. Tu trouves cela
trop légitime et tu lui donnes avec joie une somme qui varie entre trois
et quinze francs. Vous vous quittez les meilleurs amis du monde et il
doit t’écrire le surlendemain.

Tu n’en entends plus jamais parler.

Si tu en conçois quelque regret, console-toi en songeant que le
philanthrope prêteur d’argent n’aurait peut-être pas dîné ce soir-là,
ainsi que sa femme et ses enfants, sans l’argent de ta fiche. Et il ne
t’a trompé en somme qu’à demi. Il a des renseignements sur toi: il sait
désormais que tu es un homme honorable. Celui qui vous offre à dîner
n’est-il pas toujours honorable?

Il y a aussi, dans les petites annonces, de beaux mariages et des
maîtresses désintéressées. Tu pourras te dire, qu’en effet, une foule
d’admirables jeunes filles sans relations, d’étrangères aux yeux
langoureux, de femmes désireuses de nouveauté mettent des annonces dans
le journal.

Cette distraction est inoffensive. Elle ne coûte qu’une boîte de papier
à lettre élégant, des timbres, des démarches à la poste restante. Tu
iras dans des kiosques d’omnibus, tenant à la main soit un bouquet de
fleurs, soit un numéro du journal, comme signe de reconnaissance. Il
t’arrivera d’y trouver une femme ayant passé la cinquantaine qui te fera
fuir aussitôt. Il t’arrivera de te tromper, d’aller parler à des dames
qui attendent simplement l’omnibus et d’être fort mal accueilli. Il
t’arrivera d’être en butte à la moquerie de plusieurs jeunes gens,
auteurs des lettres que tu as reçues et qui seront venus guetter ta
déconvenue.

Peut-être un jour, sur l’offre d’une dot de plusieurs millions, iras-tu
dans une agence matrimoniale. Mais quand une personne âgée, en te
regardant bien en face, te demandera combien tu gagnes par an, tu te
troubleras, tu diras qu’il ne s’agit pas de toi, que tu viens de la part
d’un de tes amis fort riche et tu t’en iras en maudissant les petites
annonces, ce marché trompeur de l’espoir, à un franc soixante-quinze la
ligne.



FAUT-IL AVOIR UNE SITUATION?


Tu chercheras une situation et voilà le plus grand danger qui te guette,
ta vie ou ta mort, selon ton étoile bonne ou mauvaise.

Sur les dix personnes auxquelles tu te seras adressé, amis de ton père,
députés de ton pays, vieilles dames qui ont beaucoup de relations, il y
en aura neuf qui te promettront de faire des démarches et de t’écrire
bientôt et dont tu n’entendras plus parler. Tu n’en seras qu’à demi
fâché, l’état de celui qui cherche une situation est agréable parce
qu’il est au bord de l’imprévu.

Mais la dixième personne, un homme bienveillant, oisif et protecteur,
sera saisi pour toi d’une mystérieuse activité, d’un inquiétant désir de
te voir casé. De quelle reconnaissance ne devras-tu pas être chargé à
l’égard de ce terrible ami! Il fera des visites avec toi, écrira des
lettres élogieuses sur ton compte, et cela sans raison, à cause de la
sympathie personnelle que tu lui auras inspirée. Il t’annoncera enfin
qu’il a trouvé une situation sérieuse, un poste sûr.

C’est alors qu’il te faudra un grand courage.

Ce poste sûr, tu dois le refuser, si quelque espérance est en toi, si
quelque vertu t’anime. Mieux vaut déjeuner encore pour quelques sous,
être un sujet de colère pour ta repasseuse, courir dans la rue lorsqu’il
fait trop froid, ne plus revoir l’ami de ton père actif et bon.

Tout jeune homme qui vient à Paris trouve cette situation. C’est une
machine quelconque aux rouages inexorables, société industrielle, grande
maison d’édition, compagnie d’assurances où il est jeté et broyé pour
cent cinquante francs par mois avec la certitude d’en avoir deux cents
dans dix ans.

N’accepte pas, meurs plutôt.

Surtout ne te dupe pas toi-même en acceptant à titre d’essai pour deux
ou trois mois. La servitude dans laquelle tu tomberais, l’amitié de tes
compagnons médiocres, les petits bonheurs du dimanche feraient
rapidement de toi un lâche dont les désirs sont bornés. Tu perdrais
l’habitude de l’effort véritable, qu’on accomplit pour soi-même,
librement. Peut-être finirais-tu par croire que tes sept heures
d’écriture constituent un louable travail. Tu serais invité dans de
petits appartements par d’autres employés où des femmes laides mais
laborieuses font le ménage, préparent le dîner. Le charme de la pauvreté
propre et honnête te saisirait. Tu te trouverais des prétextes pour
attendre les cent cinquante francs du mois suivant. Il te faudrait plus
de force pour vaincre l’espérance misérable de ces cent cinquante
francs, qu’il ne t’en a fallu pour vaincre ta province coalisée et venir
à Paris.

N’accepte que des situations incertaines. Les nouveaux journaux, les
théâtres qui se fondent, les cabinets des ministres, si cela t’est
possible, doivent être plus désignés à ton ambition, parce qu’ils sont
passagers par leur nature. Tes maîtres n’exigeront pas trop de toi pour
que tu n’exiges pas trop d’eux-mêmes. Ce seront des hommes dans ton
genre avec quelques années de plus.

Ne prête pas d’attention au mépris apparent que pourront te témoigner
des médiocres, parce que tu ne gagnes pas un argent régulier.

Si tu rencontres un ami arrivé, jadis semblable à toi, aujourd’hui bon
fonctionnaire, richement marié, et s’il te prend en pitié à cause de ton
état instable, appuie-toi, pour résister à son hypocrite sympathie, sur
l’amour de toi-même, comme sur une colonne de marbre. Pardonne-lui
l’excès de bonté qu’il te témoigne puisqu’il ne soupçonne même pas
quelle hauteur tu veux atteindre.



LA RICHESSE QUI DONNE L’AMITIÉ


Tâche d’avoir des amis.

On les acquiert d’abord par son visage bienveillant, la facilité qu’on a
à saluer des gens peu connus, à serrer des mains qui se tendent. Le goût
des conversations sympathiques, l’amour qu’on a des autres et de
soi-même font vite que beaucoup de gens ont du plaisir à vous voir.

Mais ce n’est pas assez. Il faut choisir. Ne laisse pas au hasard d’une
rencontre, à un voisinage, le soin de te donner des amis.

Une fois que tu auras élu un ami dans ton cœur, ne crains pas de
l’importuner par des visites inattendues, des politesses excessives. Ne
te laisse pas rebuter par sa froideur. Tu lui apportes, avec la
prédilection de ta sympathie, une immense richesse, la même que tu
attends de lui. Il comprendra forcément à la longue quel avantage vous
avez tous deux à ce commerce idéal.

Ce n’est jamais une aide matérielle que tu dois attendre de l’amitié.
Garde-toi par exemple d’emprunter de l’argent à ton ami, même si tu l’as
entendu déclarer plusieurs fois que l’argent est une chose méprisable,
que lorsque l’un en a, l’autre doit en avoir, etc. On ne sait jamais
jusqu’où plongent les racines de l’intérêt. Observe une semblable
réserve si ton ami est très riche.

Les biens de l’amitié sont plus précieux que n’importe quelle somme
d’argent. Ils sont le sentiment que l’effort est partagé, que l’action
solitaire qu’on accomplit est agrandie par la sympathie de l’ami, que
l’injure qu’on reçoit, l’échec qu’on éprouve est diminué, rendu
insignifiant ou plaisant par les commentaires favorables qu’en fait
l’ami.

Rends avec soin ce qui t’est donné dans ce domaine. Intéresse-toi aux
moindres faits de la vie de ton ami, au récit de ses amours, aux détails
de son budget, à ses souvenirs de service militaire.

Ne dis jamais de mal de lui, car tout se sait. Surtout n’en pense pas
quoi qu’il fasse. Aie pour lui la même indulgence que pour toi.

S’il a une maîtresse, ne lui fais pas la cour. Elle se hâterait de l’en
prévenir, en amplifiant ton audace, en transformant en perfidie ton goût
naturel des femmes. Ne va pas non plus être trop froid à son égard, ne
la regarde pas avec une complète indifférence. Elle te considérerait
alors comme un mortel ennemi, elle t’accuserait de vouloir la faire
rompre avec son amant et il lui serait très aisé de te brouiller avec
lui: l’amour a toujours le pas sur l’amitié.

Fais donc entendre une bonne fois à cette maîtresse par quelque parole à
double sens que c’est elle que tu aurais aimée si l’amitié sacrée ne
vous avait pas séparés irrévocablement. N’en parle jamais ensuite. Sa
vanité sera satisfaite et elle attribuera tes indifférences pour elle à
un scrupule sublime.

N’attends aucun service de tes amis. Quand ils demanderont quelque chose
pour toi, ce ne seront que des choses très modestes, bien au-dessous de
ta valeur. Tu t’étonneras que des êtres qui t’aiment, dont tu as éprouvé
les sentiments, te méconnaissent ainsi, ne te jugent digne que
d’avantages tellement médiocres que tu ne pourrais les accepter sans
honte.

Cela tient à ce qu’ils ne te situent pas dans la vie. L’amitié leur a
révélé tes faiblesses. Ce sont elles qu’ils voient, plutôt que tes
qualités.

Seuls, des hommes que tu connais à peine oseront te rendre de vrais
services. Tu auras à leurs yeux le prestige d’un talent qu’ils ignorent,
dont ils ne savent pas les petits côtés.

Tes amis ne peuvent t’offrir que la douceur de la main tendue, des
projets qu’on fait ensemble, des espérances qu’on partage, le plaisir
inestimable de se raconter l’un à l’autre.

Et c’est bien assez.

Mais, crois-moi, garde-toi de t’enorgueillir d’amitiés puissantes ou
illustres. Ta force est dans les liens qui t’unissent à ceux qui sont
semblables à toi, seraient-ils plus humbles même, à la troupe famélique
de ceux que la vie n’a pas favorisés, aux poètes des hôtels garnis à
deux francs, aux écrivains qui habitent au sixième étage, aux auteurs
dramatiques qui se font comédiens pour vivre.

Sache bien que ces modestes compagnons avec leurs redingotes usées,
leurs bottines où passe l’eau, leurs cheveux longs, ont une influence
plus véritable que tous les hommes arrivés avec leurs paroles
conventionnelles. Car leur désintéressement les précède et les défend,
car seuls les cris qui partent d’en bas peuvent monter très haut et être
entendus très loin.



LA FORCE DE L’HOMME JOYEUX


Il faut une grande force d’âme pour sentir, quand il fait froid, les
bouffées chaudes des cafés devant lesquels on passe, où il y a des
nappes blanches, des boissons qui miroitent et où l’on ne peut pas
s’arrêter.

Il est ennuyeux de ne pas manger à sa faim, dans le petit restaurant où
l’on paie, d’être privé de dessert comme quand on était enfant et qu’on
était puni, de regretter les vingt centimes que le café coûte en
supplément.

Il est ennuyeux de répondre à ses amis qui s’en vont en bande à Bullier
qu’on est fatigué, qu’on a mal à la tête, alors qu’on a une envie folle
de participer aux élégances de ce lieu, parce qu’on ne peut disposer de
la petite somme que coûte l’entrée!

Réclamations du propriétaire et du tailleur, papier qu’apporte l’employé
de Dufayel, serviettes trouées, bottines ressemelées, odeurs de bois
moisi, vous brisez le courage des cœurs les mieux trempés.

O jeune homme, développe en toi ton allégresse, ta gaîté; sois, en dépit
des événements et de la mauvaise fortune, un homme joyeux.

L’homme joyeux est fort, même s’il est laid et mal vêtu, parce qu’il rit
de celui qui est beau et élégant. L’homme joyeux regarde bien en face,
serre la main très fort et fait comprendre tout de suite qu’il est
joyeux.

Lorsqu’il va dîner dans la maison du riche, il n’est pas sensible à
l’ironie discrète, mais réelle, du laquais rasé qui prend
obséquieusement son pardessus et qui en regarde la doublure déchirée,
parce que, par son geste, par son attitude, il a montré qu’il savait
bien que la doublure était déchirée, que cela lui était égal, qu’il en
riait, et que par-dessus le marché il riait du laquais rasé et de son
pauvre métier. L’homme joyeux n’a pas de fausse honte si le riche offre
de lui prêter de l’argent, même s’il le fait à la manière habituelle des
riches, d’une façon ostensible, humiliante, comme une aumône. Il accepte
et il a raison, car il sait que ce riche est un médiocre oisif, tandis
que lui travaille de sa pensée. Il considère que c’est là un bienfait
général que cette richesse, au lieu d’être jouée aux cartes, au lieu de
payer des livrées, des tapis, des bijoux, au lieu de servir à entretenir
un luxe criard, lui permette d’acheter des livres, un chapeau, des
souliers, de donner vingt francs à une petite femme qui passe et qui n’a
pas d’argent et il rit de l’humiliation qui lui est imposée par ce
passage de la richesse d’une main dans l’autre, qui est une forme de la
justice.

Il n’aura qu’à se souvenir de Baudelaire et de ses créanciers, de
Verlaine dans les cafés du quartier latin. Il pourra se dire, en voyant
passer des voitures élégantes, que les biens les plus charmants, la
lumière, la richesse des visages, la beauté de la ville sont à tous,
qu’on voit mieux Paris quand on est à pied. Ainsi il ne connaîtra pas de
la vie seulement la forme extérieure, la surface: il pénétrera jusqu’à
son cœur par les ruelles tortueuses où il y a plus d’hommes qui vivent à
mesure qu’elles deviennent plus étroites. Il saura plus de choses parce
qu’il aura eu moins d’argent.

L’homme joyeux rira de l’avarice des puissants, de leur soif de garder
jalousement ce qu’ils ont acquis; il rira des conventions modernes, des
efforts immenses vers des buts mesquins, des décorations, des honneurs,
de la gloire dérisoire d’être directeur de quelque chose, préfet ou
ministre: il rira des poètes officiels, des cuistres assermentés, des
gérontes orgueilleux, des académiciens, des pontifes, de tous les mornes
adorateurs de la médiocrité, de tout ce qui est immobile, figé, esclave.

Y a-t-il une fin à ta course? Le petit appartement que tu conquerras par
bien des efforts, les meubles de Dufayel, les livres achetés un à un,
les portraits d’actrices dans des cadres à bon marché, résisteront-ils à
l’assaut des créanciers, ou seront-ils emportés ou dispersés? Ne
seras-tu pas débordé par l’étrenne de la concierge, la feuille bleue de
l’impôt, le fiacre imprudemment offert, le prix du pétrole et du
charbon? Ne sentiras-tu pas, un soir, un immense écœurement pour la
nourriture des bouillons Chartier, ton escalier où il y a des pots de
lait à chaque étage, ton logis mal éclairé et trop étroit?

As-tu vraiment du talent? Chacun le saura-t-il un jour? Ou ta maîtresse
et un ou deux amis qui fondent avec toi des revues, en seront-ils seuls
persuadés? Cette théorie est-elle bien vraie qui dit que la chance passe
tôt ou tard pour chacun et qu’il suffit de l’attendre et de l’aider?

Trouveras-tu ton repas quotidien, loup de la fable? Ne regretteras-tu
pas le collier du chien? Atteindras-tu le but, coureur?

O jeune homme, ô mon frère, ici s’arrête ce que je sais.

Plusieurs fois déjà je t’ai vu passer, je t’ai guetté et suivi dans la
rue, afin de presser ta main. Et j’avais envie de m’élancer vers toi et
de te dire:

«Je sais. Comme la mienne autrefois, ta lampe fume à cause de la mèche
qu’une femme de ménage négligente mouche mal. Il y a des cendres sur le
foyer, une légère odeur de suie, une déchirure dans le tapis et
peut-être aussi redis-tu, le soir, comme je l’ai fait, ces vers
admirables:

    La maîtresse a quitté l’amant
    A cause de l’appartement[2].

  [2] Ces vers sont du poète GABRIEL DE LAUTREC.

«Mais va, il y a des poèmes meilleurs encore et plus joyeux et une foule
de tapis neufs dans les grands magasins. Du reste, la meilleure beauté
n’est pas plus dans le luxe de l’endroit où l’on vit que dans le regard
d’une maîtresse. Une belle lumière peut briller, même si la femme de
ménage n’a pas nettoyé la lampe et si la mèche fume, tachant de
poussière noire les portraits aimés...»

Mais je n’ai pas osé. Devant toi, jeune homme pauvre, une grande
timidité m’a saisi, je me serais nommé et tu m’aurais dit:

«Qui êtes-vous?»

Et puis, par la puissance d’une invraisemblable espérance, n’aurais-tu
pas souri de mes paroles?

Et puis, quand je t’aurais dit la nécessité d’un effort patient et
quotidien pour résister à tous tes protecteurs et ne pas obtenir les
palmes académiques, peut-être, écartant ton pardessus et me montrant ta
boutonnière, m’aurais-tu répondu avec orgueil.

«Je les ai.»

Aussi je t’ai regardé t’éloigner, chétif et mince, parmi les omnibus
terribles, les maisons immenses. Tu n’avais pas l’air de connaître ta
petitesse; tu tenais ta canne comme une épée. Et j’ai admiré avec quelle
autorité peut résonner sur le pavé de la rue une bottine où il y a un
trou.



TABLE DES MATIÈRES


  La conquête des femmes.

  Préface                                                              3
  Grande importance des femmes                                         9
  Prestige d’une mauvaise réputation                                  15
  Facilité des femmes                                                 21
  Est-il indispensable d’être riche?                                  27
  Choix du milieu                                                     33
  Recherche de la femme idéale                                        39
  La première impression                                              43
  Rapports du bonheur et des vêtements qu’on porte au moment où
    on est heureux                                                    47
  Méthode sentimentale: théorie des âmes-sœurs: danger du
    parapluie, etc.                                                   55
  Méthode de la dissimulation                                         65
  Méthode de la prophétie et de la magie                              71
  Méthode de la puissance d’attraction                                77
  Méthode du viol                                                     81
  Méthode du cynisme (art de tromper)                                 85
  Les comparaisons                                                    93
  L’homme qui n’a qu’une femme                                        97
  Plaisirs physique (les simulacres)                                 101
  Une femme en attire une autre                                      107
  L’insistance et l’occasion                                         113
  Les femmes grosses                                                 117
  Force que donnent la crédulité et l’ignorance                      121
  La maîtresse et les amis                                           129
  L’indiscrétion, les confidents, les bonnes                         137
  Force que donne l’absence de jalousie                              143
  Les rendez-vous                                                    149
  Absurdité de la pitié                                              155
  Les maîtresses laides                                              159
  Étrange prestige des actrices                                      163
  Dufayel                                                            169
  La confiance en soi                                                173
  Réussit-on par les femmes, ou vous empêchent-elles de réussir?     177
  Les aventures en chemin de fer                                     181
  Les bienfaits                                                      187
  Supériorité des femmes rosses                                      191
  La ligue contre le bonheur                                         195
  Rapports entre les femmes et les choses de la pensée               199
  Divers                                                             203
  La fourmi ailée                                                    207
  Rupture                                                            211
  Le plus grand ennemi                                               217
  Le désir                                                           221

  Conseils à un jeune homme pauvre qui vient faire de la
  littérature à Paris.

  De l’hôtel garni                                                   229
  La question d’argent                                               235
  Importance des habits                                              241
  Les maîtresses                                                     243
  Manière de se conduire avec les hommes influents                   249
  Le prestige du monde                                               253
  Possibilité de faire fortune par le jeu                            259
  Les petites annonces: emprunts, beaux mariages, maîtresses
    désintéressées                                                   261
  Faut-il avoir une situation?                                       267
  La richesse qui donne l’amitié                                     271
  La force de l’homme joyeux                                         277



ÉMILE COLIN ET Cie--IMPRIMERIE DE LAGNY

E. GREVIN, SUCCr



Extrait du Catalogue de la BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER

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EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR, 11, RUE DE GRENELLE


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ENVOI FRANCO PAR POSTE CONTRE MANDAT

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