Home
  By Author [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Title [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Language
all Classics books content using ISYS

Download this book: [ ASCII ]

Look for this book on Amazon


We have new books nearly every day.
If you would like a news letter once a week or once a month
fill out this form and we will give you a summary of the books for that week or month by email.

Title: Esthétique de la langue française
Author: Gourmont, Remy de
Language: French
As this book started as an ASCII text book there are no pictures available.


*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Esthétique de la langue française" ***

This book is indexed by ISYS Web Indexing system to allow the reader find any word or number within the document.

FRANÇAISE ***



  REMY DE GOURMONT

  Esthétique
  de la langue française

  LA DÉFORMATION--LA MÉTAPHORE
  LE CLICHÉ
  LE VERS LIBRE--LE VERS POPULAIRE

  PARIS
  SOCIÉTÉ DV MERCVRE DE FRANCE
  XV, RVE DE L’ÉCHAVDÉ-SAINT-GERMAIN, XV

  M DCCC XCIX



DU MÊME AUTEUR:


CRITIQUE

  _Le Latin mystique_ (Etude sur la poésie latine du moyen
    âge) (3e édition), 1 vol. in-8º raisin                     10 fr.  »

  _L’Idéalisme_, 1 vol. in-12 écu                               2 fr. 50

  _Le Livre des Masques_ (Ier et IIe) (gloses et documents
    sur les écrivains d’hier et d’aujourd’hui), avec 53
    portraits, par F. Vallotton (2e édition), 2 vol. gr.
    in-18. Chaque volume                                        3 fr. 50

ROMAN, THÉATRE, POÈMES

  _Sixtine_ (2e édition), 1 vol. gr. in-18                      3 fr. 50

  _Le Pèlerin du silence_ (2e édition), 1 vol. gr. in-18        3 fr. 50

  _Les chevaux de Diomède_ (2e édition), 1 vol. gr. in-18       3 fr. 50

  _D’un Pays lointain_, 1 vol. gr. in-18                        3 fr. 50

  _Lilith_ (2e édition), 1 vol. in-8º écu                       3 fr.  »

  _Histoires magiques_ (2e édition), 1 vol. in-12               3 fr. 50

  _Proses moroses_ (2e édition), 1 vol. in-24                   3 fr.  »

  _Théodat_, 1 vol. in-12                                       2 fr. 50

  _Les Saintes du Paradis_, petits poèmes avec 29 bois
    originaux de G. d’Espagnat, 1 vol. in-12 cavalier           6 fr.  »



IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE

_Douze exemplaires sur papier de Hollande numérotés de 1 à 12._


JUSTIFICATION DU TIRAGE


Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays, y
compris la Suède, la Norvège et le Danemark.



PRÉFACE


Esthétique de la langue française, cela veut dire: examen des conditions
dans lesquelles la langue française doit évoluer pour maintenir sa
beauté, c’est-à-dire sa pureté originelle. Ayant constaté, il y a déjà
bien des années, le tort que fait à notre langue l’emploi inconsidéré
des mots exotiques ou grecs, des mots barbares de toute origine, de
toute fabrique, je fus amené à raisonner mes impressions et à découvrir
que ces intrus étaient laids exactement comme une faute de ton dans un
tableau, comme une fausse note dans une phrase musicale. Il me sembla
donc que, sans rejeter inconsidérément les observations (qualifiées mal
à propos de règles) grammaticales, il fallait du moins ajouter un
nouveau principe à ceux qui guident l’étude des langues, le principe
esthétique. Voilà toute la première partie de ce livre, y comprises les
notes sur la Déformation.

Le chapitre des métaphores pourrait tenir en vingt lignes, si on ôtait
les exemples; si on y mettait tous les exemples possibles, il
demanderait vingt gros volumes. Il ne faut donc le regarder que comme
une indication: il dira la possibilité d’un dictionnaire sémantique des
langues de civilisation européenne. L’excuse de sa longueur, car il
paraîtra long à beaucoup, c’est qu’en ces sortes de travaux il est
défendu de demander à être cru sur parole; cette nécessité justifie
encore l’aridité d’une nomenclature empruntée à différentes langues
étrangères.

Je pense d’ailleurs qu’il ne faut jamais hésiter à faire entrer la
science dans la littérature ou la littérature dans la science; le temps
des belles ignorances est passé; on doit accueillir dans son cerveau
tout ce qu’il peut contenir de notions et se souvenir que le domaine
intellectuel est un paysage illimité et non une suite de petits
jardinets clos des murs de la méfiance et du dédain.

Je désire ajouter que ces études, car sans être de la philologie elles
s’appuient constamment sur la philologie romane et sur la linguistique
générale, ont été aperçues de ceux dont l’approbation m’était
nécessaire, alors que, sans préparation apparente, je me hasardais à des
questions auxquelles il est d’usage, entre littérateurs, de ne pas
répondre. Ce n’est pas comme caution que je dis le nom de l’illustre Max
Muller, maître des mythologies et des métaphores, ni celui de M. Gaston
Paris, dont nous sommes tous les disciples, ce qui n’est pas une raison
pour qu’il ait approuvé autre chose dans mon Esthétique que le soin avec
lequel j’ai défendu les principes que m’ont donnés ses travaux; c’est
plutôt en manière de dédicace, et alors je n’oublierais pas M. Antoine
Thomas, qui aime passionnément la langue française et qui l’a suivie
jusqu’en ses plus mystérieuses métamorphoses. M. Gaston Paris me
permettra de citer ici quelques lignes de son écriture, car elles sont
une critique et elles disent ma pensée même, depuis que je les ai lues:
«Sur quelques points (comme ce qui regarde l’orthographe) je ne serais
pas tout à fait d’accord avec vous, et en thèse générale je ne sais si
dans l’évolution linguistique on peut faire autre chose qu’observer les
faits; mais après tout dans cette évolution même toute volonté est une
force et la vôtre est dirigée dans le bon sens.» Ma pensée c’est cela
même, c’est que je ne suis qu’une force, aussi petite que l’on voudra,
qui voudrait se dresser contre la coalition des mauvaises forces
destructives d’une beauté séculaire. Je n’ai à ma disposition ni lois,
ni règles, ni principes peut-être; je n’apporte rien qu’un sentiment
esthétique assez violent et quelques notions historiques: voilà ce que
je jette au hasard dans la grande cuve où fermente la langue de demain.

R. G.

23 mars 1899.



ESTHÉTIQUE

DE LA LANGUE FRANÇAISE


        Le caractère est le style d’une langue. Chaque langue a son
        caractère qui se révèle par les sonorités, par les formes
        verbales; c’est dans les mots qu’il met d’abord son empreinte
        obscure et profonde.

        GUILLAUME DE HUMBOLDT.

        Je défendrai toujours la pureté de la langue française.

        MALHERBE.



CHAPITRE PREMIER

Beauté physique des mots.--Origines des mots français.--Les
doublets.--Le vieux français et la langue scolastique.--Le latin
réservoir naturel du français.


On ne s’est guère intéressé jusqu’ici aux mots du dictionnaire que pour
en écrire l’histoire, sans prendre garde à leur beauté propre, de forme,
de sonorité, d’écriture. C’est qu’on a cru sans doute que, dégagés de
l’image ou de l’idée qu’ils contiennent, les mots n’existeraient plus
qu’à l’état d’articulations vaines. La phonétique elle-même n’a pu
rester complètement indifférente à la signification des mots dont elle
analysait les éléments, et c’est ainsi qu’elle est arrivée à établir
l’origine et la filiation de presque tous les vocables de la langue
française. Mais on conçoit très bien, et il y a une phonétique pure qui,
faisant abstraction de toute sémantique, constate simplement la
généalogie des sons, leurs mutations, leurs influences réciproques.
L’esthétique du mot, telle que j’essaierai de la formuler pour la
première fois, aura d’abord ce point de contact avec la phonétique
qu’elle ne s’occupera que par surcroît du sens verbal, tout à fait
insignifiant dans une question de beauté physique: la signification d’un
mot ni l’intelligence d’une femme n’ajoutent rien ni n’enlèvent rien à
la pureté de leur forme. Pureté: voilà le déterminatif[1].

  [1] Vaugelas, qui ne pouvait avoir qu’un sens instinctif de la pureté
    des mots, a le sens de leur beauté. Il loue en ces termes
    _insidieux_: «il est beau et doux à l’oreille.»

Il y a dans la langue française et dans toutes les langues novo-latines,
trois sortes de mots: les mots de formation populaire, les mots de
formation savante, les mots étrangers importés brutalement; _maison_,
_habitation_, _home_, sont les trois termes d’une même idée, ou de trois
idées fort voisines; ils sont bien représentatifs des trois castes
d’inégale valeur qui se partagent les pages du vocabulaire français.
Notre langue serait pure si tous ses mots appartenaient au premier type,
mais on peut supposer, sans prétendre à une exactitude bien rigoureuse,
que plus de la moitié des mots usuels ont été surajoutés, barbares et
intrus, à ce que nous avons conservé du dictionnaire primitif: la
plupart de ces vocables conquérants, fils bâtards de la Grèce ou
aventuriers étrangers, sont d’une laideur intolérable et demeureront la
honte de notre langue si l’usure ou l’instinct populaire ne parviennent
pas à les franciser. Leur nombre croissant pourrait faire craindre que
le français fût en train de perdre son pouvoir d’assimilation, jadis si
fort, si impérieux; il n’en est rien, mais la demi-instruction, si
malheureusement répandue, oppose à cette vieille force l’inertie de
plusieurs sophismes.

Cependant les mots du second et du troisième type peuvent avoir acquis,
par le hasard des formations ou des déformations, une certaine beauté
analogique; ils peuvent être tels qu’ils aient l’air d’être les frères
véritables des véritables mots français; cette pureté extérieure, qui ne
fait point illusion au phonétiste, doit désarmer le littérateur; il nous
est parfaitement indifférent, en vérité, que _hélice_, _agonie_, _gamme_
soient des mots grecs; rien ne les différencie des plus purs mots
français; ils se sont naturellement pliés aux lois de la race et leur
fraternité est parfaite avec _lice_, _dénie_, _flamme_, véridiques
témoins. Il y a aussi un grand nombre de termes abstraits qui, quoique
d’une physionomie assez barbare, nous sont indispensables, tant que le
vocabulaire n’aura pas subi une réforme radicale; dès qu’on touche aux
abstractions, il faut écrire en gréco-français; cet essai sera, et est
déjà plein de mots que je répudie comme écrivain, mais sans lesquels je
ne puis penser. On ne peut les supprimer, mais on peut tenter de les
rendre moins laids: cela sera l’objet d’un des chapitres que j’ai le
dessein d’écrire.

Pareillement, et avec moins d’hésitation encore, il faut respecter la
plupart des mots latins qui sont entrés dans la langue sans passer par
le gosier populaire, ce terrible laminoir. Ils sont mal formés; on n’a
pas tenu compte, en les transposant, des modifications spontanées que la
prononciation leur aurait fait subir si le peuple les avait connus et
parlés; on les jeta brutalement dans la langue, sans écouter aucun des
conseils de l’analogie et on infesta ainsi le français de la finale
_ation_, qui peu à peu a détruit le pouvoir de _aison_, finale normale,
moins lourde et plus définitive. De _potionem_ le peuple a fait _poison_
et les savants _potion_; le peuple fut plus ingénieux et plus personnel,
étant ignorant. Mais _potion_ était utile, l’idée générale contenue dans
_potionem_ ayant disparu du mot populaire[2]. La nécessité qui a fait
doubler _émoi_ par _émotion_ est beaucoup moins évidente, et l’on ne
voit pas bien que la langue qui avait _émouvoir_ ait fait, en acceptant
_émotionner_, une acquisition très importante ni très belle.

  [2] Elle a également disparu de _potion_ pour se partager entre
    _breuvage_ et _boisson_.

_Poison_ et _potion_; on appelle _doublets_ ces mots de forme différente
et de souche unique; le second est venu doubler le premier soit à une
époque assez ancienne, soit au cours des siècles ou tout récemment. Ils
n’ont jamais la même signification et c’est l’excuse du mauvais; excuse
assez faible, car, comme je l’expliquerai plus loin, un seul mot peut,
sans qu’aucune confusion soit à craindre, porter jusqu’à dix ou douze
sens différents.

C’est ainsi que la langue ayant tiré du latin _capitale_ la forme
_cheptel_ a fait, avec le même mot, la forme _capital_. Voici quelques
exemples de doublets que je n’emprunte pas à l’opuscule de Brachet,
quoiqu’ils s’y trouvent certainement:

  Latin            Vieux français    Français moderne
  _Monasterium_    Moutier           Monastère
  _Ministerium_    Métier            Ministère
  _Paradisus_      Parvis            Paradis
  _Hospitale_      Hôtel             Hôpital
  _Augurium_       Heur              Augure
  _Unionem_        Oignon            Union[3]
  _Crypta_         Grotte            Crypte
  _Decima_         Dîme              Décime
  _Articulum_      Orteil            Article
  _Navigare_       Nager             Naviguer

  [3] Il y a deux _unio-nem_, l’un disant oignon, l’autre union. Ce
    n’est donc pas là un doublet véritable; mais si le vieux français
    avait tiré un mot de _unionem_ (unir), nous dirions, sans rire:
    _L’oignon fait la force._

Souvent, le sens s’étant perdu de la fécondité naturelle du français, un
savant en quête d’un qualificatif, d’un dérivé est remonté au mot latin
au lieu d’interroger le mot français:

  _Natalis_          Noël           Natalité
  _Ostrea_           Huître         Ostréiculture
  _Ranuncula_        Grenouille     Renonculacées
  _Oxalia_           Oseille        Oxalique
  _Medulla_          Moëlle         Médullaire[4]
  _Auricula_         Oreille        Auriculaire
  _Gracile_          Grêle          Gracilité
  _Dies dominica_    Dimanche       Dominical
  _Pediculum_        Pou            Pédiculaire
  _Pneuma_           Neume          Pneumatique

  [4] Il n’est pas très rare de lire: la _moëlle médullaire_. Il ne faut
    pas trop rire, ni trop blâmer cela. Le langage d’usage n’a pas à
    tenir compte du sens étymologique des mots. Voir plus loin, à la fin
    du chapitre II.

On doit avoir l’impression rien qu’à parcourir ces deux listes très
écourtées, que si les mots de la seconde colonne sont français, ceux de
la troisième ne le sont pas, ou très peu; ils ne sont pas davantage
latins, puisque jamais en aucun pays ils n’ont été prononcés tels que le
dictionnaire nous les offre aujourd’hui. Ils n’en sont pas moins, sauf
le dernier, fort estimables; leur présence dans la langue est devenue
presque un ornement en même temps qu’une garantie de solidité depuis que
tant d’autres causes de destruction sont venues l’assaillir et,
partiellement, la vaincre.

Nous ne comprenons plus, sans études préalables, le vieux français; la
tradition a été rompue le jour où les deux littératures, française et
latine, se trouvèrent réunies aux mains des lettrés; les hommes qui
savent deux langues empruntent nécessairement, quand ils écrivent la
plus pauvre, les termes qui lui manquent et que l’autre possède en
abondance. Or, à ce moment le français paraissait aussi pauvre en termes
abstraits que le latin classique, tandis que le latin du moyen âge,
enrichi de toute la terminologie scolastique, était devenu apte à
exprimer, avec la dernière subtilité, toutes les idées; ce latin
médiéval a versé dans le français toutes ses abstractions; la
philosophie et toutes les sciences adjacentes s’écrivent toujours dans
la langue de Raymond Lulle. _Identité_, _priorité_, _actualité_ sont des
mots scolastiques. Cet apport, continué par les siècles, a presque
submergé le vieux français. On en était arrivé à croire, avant la
création de la linguistique rationnelle, que ces mots latins étaient les
seuls légitimes et que les autres représentaient le résidu d’une
corruption extravagante; mais la corruption elle-même a des lois et
c’est pour ne pas les avoir observées qu’on a si fort gâté la langue
française.

Il n’est pas bien certain, en effet, que le vieux français fût aussi
dénué qu’on l’a cru: si les innovateurs avaient connu leur propre langue
aussi bien qu’ils connaissaient le latin, auraient-ils négligé
_afaiture_ pour _construction_, ou _semblance_ pour _représentation_? La
nécessité n’explique pas tous ces emprunts; la vanité en explique
quelques autres: il a toujours paru aux savants de tous les temps qu’ils
se différenciaient mieux de la foule en parlant une langue fermée à la
foule. Dans l’histoire du français il faut tenir compte du pédantisme.
Sur près de deux mille mots purement latins en _sion_ et _tion_, il n’y
en a pas vingt qui puissent entrer dans une belle page de prose
littéraire; il y en a moins encore qu’un poète osât insérer dans un
vers. Ces mots, et une quantité d’autres, appartiennent moins à la
langue française qu’à des langues particulières qui ne se haussent que
fort rarement jusqu’à la littérature, et si on ne peut traiter certaines
questions sans leur secours, on peut se passer de la plupart d’entre eux
dans l’art essentiel, qui est la peinture idéale de la vie.

D’ailleurs les mots les plus servilement latins sont les moins
illégitimes parmi les intrus du dictionnaire. Il était naturel que le
français empruntât au latin, dont il est le fils, les ressources dont il
se jugeait dépourvu et, d’autre part, quelques-uns de ces emprunts sont
si anciens qu’il serait fort ridicule de les vouloir réprouver. Il y a
des mots savants dans la _Chanson de Roland_. Au point de vue
esthétique, si _imperméabilisation_ et _prestidigitateur_, par exemple,
manquent vraiment de beauté verbale, il y a moins d’objections contre
beaucoup de leurs frères latins, et d’autres, fort nombreux, sont très
beaux et très innocents[5]. Tout en regrettant que le français se serve
de moins en moins de ses richesses originales, je ne le verrais pas sans
plaisir se tourner exclusivement du côté du vocabulaire latin chaque
fois qu’il se croit le besoin d’un mot nouveau, s’il voulait bien, à ce
prix, oublier qu’il existe des langues étrangères, oublier surtout le
chemin du trop fameux _Jardin des Racines grecques_. Le mal que ce petit
livre a fait depuis deux siècles aux langues novo-latines est
incalculable et peut-être irréparable.

  [5] _Innocent_ est un mot de formation savante, qui remonte au XIe
    siècle. Du latin _innocentem_ le peuple aurait fait _ennuisant_.



CHAPITRE II

Le sens du mot déterminé par sa fonction et non par son étymologie.--Les
mots détournés de leur sons premier.--Les mots à sens nul et les mots à
sens multiples.--Le mot est un signe et non une définition.


Sans compter les dérivés, la langue française contient environ quatre
mille mots latins de formation populaire; il n’y a qu’à contempler le
Dictionnaire de Godefroy pour apprendre que ces quatre mille mots ne
sont que des témoins échappés à un grand naufrage. Les mots primitifs
d’origine germanique sont encore dans le vocabulaire au nombre de plus
de quatre cents; on compte dans la même couche ancienne, mais tout à
fait à la surface, une vingtaine de mots grecs importés par les Croisés,
au XIIIe siècle; la langue française ayant à ce moment un grand pouvoir
d’assimilation, leur origine est méconnaissable; radicalement francisés,
ils sont devenus _chaland_, _chicane_, _gouffre_, _accabler_, _avanie_.
La part du grec dans la langue française originale est équivalente à
celle du celtique, nulle; elle est au contraire importante, autant que
déplorable, dans le français moderne.

On a fort bien dit que le nom n’a pas pour fonction de définir la chose,
mais seulement d’en éveiller l’image. C’est pourquoi le souci des
fabricateurs de tant d’inutiles mots gréco-français apparaît infiniment
ridicule[6]. Lorsqu’on inventa les bateaux à vapeur, il se trouva
aussitôt un professeur de grec pour murmurer _pyroscaphe_; le mot n’a
pas été conservé, mais il figure encore dans les dictionnaires.
N’importe quel assemblage de syllabes était apte à signifier _bateau à
vapeur_ aussi bien que _pyroscaphe_, puisque, même avec la connaissance
du grec, il nous est impossible de découvrir dans cette agglutination de
termes l’idée de «bateau qui marche au moyen d’une machine à vapeur»;
trouvé dans les papyrus calcinés d’Herculanum, il serait légitimement
traduit par _brûlot_[7]. Ces équivoques sont inévitables lorsqu’on veut
substituer au procédé légitime de la composition ou de la dérivation le
procédé, tout à fait enfantin, de la traduction. Tous ces mots empruntés
au grec ont d’abord été pensés et combinés en français; et absurdes en
français, ils ne le sont pas moins en grec.

  [6] M. Antoine d’Abbadie imaginant un nouveau _théodolite_ l’appela
    _aba_, «mot qui a l’avantage d’être court et sans étymologie».
    (_Bulletin de la Société de Géographie_, sept. 1878.)--A propos de
    _théodolite_, notons qu’il se trouve dans les dictionnaires entre
    _théodicée_ et _théogoniste_; cela donne envie de le traduire par
    _route de Dieu_.

  [7] Les indigènes du Gabon, qui ne savent pas le grec, ont nommé le
    bateau à vapeur _bateau fumée_, ce qui est fort joli. (_Voyages_
    d’Alfred Marche.)

La filiation d’un mot, même du latin au français, n’est presque jamais
immédiatement perceptible; très souvent le mot français a une
signification tout à fait différente de celle qu’il supportait en latin;
bien plus, à quelques siècles, et même à quelque cinquante ans de
distance, un mot français change de sens, devient contradictoire à son
étymologie, sans que nous nous en apercevions, sans que cela nous gêne
dans l’expression de nos idées; d’identiques sonorités expriment des
objets entièrement différents, soit qu’elles aient une origine
divergente, soit qu’un mot ait assumé à lui seul la représentation
d’images ou d’actes disparates[8]. Il n’y a que des rapports vagues,
purement métaphoriques, entre un grand nombre de mots français anciens
et le mot latin dont ils sont la transposition populaire: de _frigorem_
(froid) à _frayeur_, de _rugitus_ (rugissement) à _rut_, ou de _pedonem_
(piéton) à _pion_, de _gurges_ (gouffre) à _gorge_, de _marcare_
(marteler) à _marcher_, il y a si loin que la phonétique seule a pu
identifier ces vocables divergents[9]. Les mots _chapelet_ et _rosaire_
ont passé du sens de _chapeau_ et de _couronne de roses_ à celui de
_grains enfilés_, et c’est de ce dernier sens brut que dérivent
nécessairement, aujourd’hui, toutes leurs significations métaphoriques,
amoureuses ou pieuses. _Chapelle_ provient de la même racine que
chapelet et signifie proprement un petit chapeau; _poutre_ vient de
_pulletrum_ et Ronsard l’employa encore dans le sens de _cavale_.

  [8] Les trois mots _poële_ du français viennent de trois mots latins
    différents, _petalum_, _patellam_ et _pensiles_. Les trois mots
    _grâce_ (pitié, don, beauté) représentent le seul mot _gratia_. On
    compterait en français environ quinze cents mots dont le son se
    retrouve, avec des variantes orthographiques, dans un ou plusieurs
    autres mots. Le même son a quelquefois jusqu’à huit ou dix sens
    différents, de sorte qu’avec quinze cents sons la langue a fait au
    moins six mille mots.

    Appelés jadis homonymes, ces mots sont dits maintenant homophones.
    Il y a un très riche _Nouveau dictionnaire des mots homonymes_ par
    le sieur Delion-Baruffa (A Sedan, an XIII).

  [9] Voir plus loin l’étude sur _la Métaphore_.

Certains écrivains, amateurs d’étymologies, sont très fiers quand ils
ont fait rétrograder un mot français vers la signification stricte qu’il
avait en latin; c’est un plaisir dangereux dont on abusa au seizième
siècle. Des mots tels que _montre_, _règle_, ne possèdent d’autre sens
que ceux que leur donne la phrase où ils figurent; _cahier_, voulant
dire un assemblage de quatre choses, n’est représentatif d’un objet
déterminé que parce que nous ignorons son origine; le mot d’où il est
né, _quaternus_, a reparu en français moderne sous la forme médiocre de
_quaterne_. M. Darmesteter a analysé dans sa _Vie des Mots_ douze
significations du mot _timbre_, qui vient de _tympanum_; il y en a
d’autres[10], mais quel qu’en soit le nombre, nous ne les confondons
jamais, pas plus que nous ne sommes troublés par la distance qu’il y a
entre _calmar_, au sens de plumier, et _calmar_, au sens de seiche
monstrueuse: quel travail s’il nous fallait retrouver dans les douze ou
quinze significations de _timbre_ l’idée de _tambour_ et dans _calmar_
l’idée de _roseau_. Le mot arrive quelquefois à un sens absolument
contradictoire avec son étymologie: un exemple assez connu mais curieux
est celui de _cadran_, venu de _quadrantem_, qui avait pris la
signification de _carré_. Le verbe _tuer_ vient littéralement du latin
_tutari_ (protéger)[11].

  [10] Par exemple, celle de: coffre où l’on conserve les carafes
    frappées.

  [11] _Tutari_, _tutari focum_ (protéger, puis étouffer le feu),
    _étouffer_, _tuer_; ainsi a-t-on reconstitué l’histoire singulière
    de ce mot qui dit exactement le contraire de ses syllabes
    primitives. On dit encore en Normandie, _tuer le feu_; dans le
    centre de la France et au Canada, _tuer la chandelle_. Malherbe a
    écrit:

        C’est que la terre était brûlée
        S’ils n’eussent tué ce flambeau.

    _Défendre_ (il en était déjà de même du latin _defendere_) veut dire
    à la fois _repousser_ et _protéger_.

Il faut donc sourire de la prétention de certains savants. Un mot n’a
pas besoin de contenir sa propre définition. Dans l’instrument nommé
_télescope_, l’idée de _voir de loin_ n’est aucunement essentielle, mais
si on la croyait nécessaire, le mot _longue-vue_ était bien suffisant,
et capable de porter, comme _lunette_, une double ou une triple
signification. Le _télescope_ aurait pu encore, sans aucun danger, être
appelé _tube_ ou _tuyau_; c’est ce dernier nom qu’il eût sans doute
reçu, si le peuple avait été appelé à le baptiser[12]. Comme _jumelles_,
mot populaire, presque argotique, est joli, comparé à _microscope_,
_stéréoscope_, d’une barbarie si savante et si triste! Au pédant qui
invente _binocle_, l’instinct heureux de l’ignorant répond par
_lorgnon_; à _cycle_, _tricycle_, _bicycle_ et tous leurs dérivés
l’ouvrier qui forge ces machines oppose _bécane_: il n’a point besoin du
grec pour lancer un mot d’une forme agréable, d’une sonorité pure et
conforme à la tradition linguistique[13].

  [12] Par _peuple_, en linguistique, il faut entendre, sans distinction
    de classe, de caste, ou de couche, l’ensemble du public, tel que
    livré à lui-même et usant de la parole sans réflexion analytique.

  [13] _Bécane_, mot de la langue des serruriers, semble parallèle à
    _béquille_ (quille à bec, canne à bec). _Bécane_ serait la forme
    contractée de _bec-de-cane_, également terme de serrurerie.



CHAPITRE III

Le gréco-français.--Les mots à combinaisons étymologiques.--Les mots
composés français.--Le grec industriel et commercial.--Le grec
médical.--Le grec et la dérivation française.--Le grec et le français
dans la botanique, l’histoire naturelle, la sociologie.--Les dieux
grecs.


Le grec, assez peu senti pour qu’on ose y toucher sans scrupule, offre
aux fabricants de mots nouveaux une facilité vraiment excessive.

Au lieu d’interroger la langue française, d’étudier le jeu de ses
suffixes, le mécanisme de ses mots composés, on a recours à un lexique
dont la tolérance est infinie et qui se prête aux combinaisons
agglutinatives les plus illogiques et les plus inutiles. Avec deux
signes (un peu retors, il est vrai), avec, par exemple, le mot _chum_
(cloche) et un déterminatif, les Chinois disent: «Son que produit une
cloche dans le temps de la gelée blanche;» avec trois signes ils disent:
«Son d’une cloche qui se fait entendre à travers une forêt de
bambous[14].» Voilà sans doute l’idéal de tous ceux qui ignorent que,
grâce à ce délicieux système, il faut une quarantaine d’années pour
s’assimiler les «finesses» de ce langage immense mais immobile. Tout est
prévu également par le gréco-français; à la cloche chinoise il peut
opposer, dans un genre plus sévère, _icthyotypolite_ ou
_épiplosarcomphale_.

  [14] Callery, _Dictionnaire de La langue chinoise_. Spécimen. 1842.

Il est très mauvais, même dans la plupart des sciences, d’avoir des mots
qui disent trop de choses à la fois; ces mots finissent par ne plus
correspondre à rien de réel, les mêmes combinaisons ne se représentant
que fort rarement à l’état identique; s’il s’agit de phénomènes stables
il faut les qualifier soit par un mot net et simple, soit par un
ensemble de mots ayant un sens évident dans la langue que l’on parle.
L’abondance des termes distincts est une pauvreté, par la difficulté que
tant de sonorités étrangères trouvent à se loger dans une mémoire et
aussi parce que chacun de ces mots, réduit à une signification unique,
est en lui-même bien pauvre et bien fragile. On arrive à ne coordonner
qu’un assemblage énorme et disparate de vases de terre presque
entièrement vides. Les langues viriles maniées par de solides
intelligences tendent au contraire à restreindre le nombre des mots en
attribuant à chaque mot conservé, outre sa signification propre, une
signification de position. Ainsi le langage devient plus clair, plus
maniable, plus sûr; il donne, avec le moindre effort, le rendement le
plus haut. Il ne s’agit pas de bannir les termes techniques, il s’agit
de ne pas traduire en grec les mots légitimes de la langue française et
de ne pas appeler _céphalalgie_ le _mal de tête_[15].

  [15] Noter que l’expression française, avec ses trois mots, est plus
    courte que l’unique mot grec.

Le français, tout aussi bien que le grec et certaines langues modernes,
se prête volontiers aux mots composés; on en relève plus de douze cents
dans les dictionnaires usuels qui ne les contiennent pas tous, et il
s’en forme tous les jours de nouveaux. Plusieurs méthodes ont été
employées pour joindre deux idées au moyen de deux mots qui prennent un
rapport constant; celle qui semble aujourd’hui le plus en usage consiste
à unir deux substantifs en donnant au second la valeur d’un adjectif;
elle est infiniment vieille et sans doute contemporaine des langues les
plus lointaines que nous connaissions. On peut se figurer un langage
sans adjectifs; alors pour dire un homme _rapide_ (qui-court-vite) on
dit un homme _cheval_ (un coureur jadis reçut ce sobriquet); si le
second terme passe définitivement à l’idée générale de rapidité, la
langue, pour exprimer l’idée de cheval, lui substitue un autre mot; les
langues bien vivantes ne sont jamais embarrassées pour si peu. Certains
noms de couleurs en sont restés à la phase mixte, tantôt substantifs,
tantôt adjectifs: teint _brique_, cheveux _acajou_, la Revue
_saumon_[16]; mais tout substantif français peut être employé
adjectivement: le champ de la composition des mots selon ce système est
donc illimité[17]. On forme encore beaucoup de nouveaux mots en faisant
suivre d’un nom un verbe à l’impératif singulier ou un substantif
verbal; cette méthode a enrichi la langue française depuis l’origine:
_coupe-gorge_, _tire-laine_, _pèse-goutte_, _hache-paille_. Les
combinaisons sont nombreuses par lesquelles se façonnent les mots
composés; ce n’est pas ici le lieux de les expliquer, mais on peut
conseiller, en principe, à tous les innovateurs d’avoir toujours sous la
main les deux livres admirables de Darmesteter sur la formation actuelle
des mots nouveaux et des mots composés. On vient d’inventer un appareil
que l’on a bien voulu dénommer _cinézootrope_; que nos aïeux n’ont-ils
su le grec aussi bien que les photographes (encore un joli mot) et le
_tournebroche_ s’appellerait pompeusement l’_obéliscotrope_[18]!

  [16] Cavallotti avait fondé un journal appelé _Gazzettino rosa_, nous
    disons de même une _femme châtain_. M. Daudet, dans ce cas, écrivait
    _châtaine_; aurait-il dit une barbe _acajoue_? Il faut rester dans
    l’analogie.

  [17] Mots récents ainsi formés: _cheval-vapeur_, _idées-forces_.

  [18] Οβελισκος veut dire broche ou brochette.

_Cinézootrope_ appartient au grec industriel et commercial: c’est une
langue fort répandue, qui se parle au Marais et qui s’écrit dans les
prospectus. Selon cet idiome, un _empailleur_ devient un _taxidermiste_
et un vitrier un _vitrologue_; le _papier-cuir_ devient du papier
_skytogène_[19] et toute pommade est _philocome_[20] comme tout élixir
_odontalgique_[21]. Beaucoup de ces barbarismes sont assez fugitifs,
mais il en demeure assez pour infecter même la langue commerciale qu’on
aurait pu croire à l’abri du _delirium græcum_. C’est que l’auteur d’une
invention souvent insignifiante croit ennoblir son œuvre en la
qualifiant d’un mot qu’il achète et qu’il ne comprend pas[22]; c’est
aussi que les commerçants connaissent le goût du peuple pour les mots
savants; en prononçant des bribes de patois grec ou latin, la commère se
rengorge et la femme du monde sourit, pleines de satisfaction. Un
marchand d’appareils photographiques a baptisé sa boutique,
_Photo-Emporium_; il vend des _vitagraphes_ et des _kromskopes_! Tel
industriel se vante d’être le créateur du cuir _pantarote_. Celui-ci
trafique orgueilleusement d’huiles qu’il dénomme: _enginer-auto_ et
_moto-naphta_! Voilà les résultats de l’instruction vulgarisée sans
goût. Il y a là quelque chose de honteux, mais le grand point est de
parler français le moins possible et d’avoir l’air, en prononçant des
syllabes barbares, d’avouer un secret.

  [19] Sans doute pour _scytogène_ (σκυτος).

  [20] Littéralement _qui-soigne-sa-chevelure_; le mot est donc absurde.

  [21] Même remarque: le sens direct est:
    _qui-fait-mal-aux-dents_.--Pour dire l’art de restaurer les livres,
    Nodier conseille sérieusement _bibliuguiancie_.

  [22] L’inventeur qui a décoré sa lanterne du nom de _biographe_
    ignorait peut-être l’existence antérieure de ce mot dans l’usage
    français; il ignorait encore bien plus que βιος signifie surtout la
    vie _humaine_ et ne possède pas l’idée générale de vie qui est tenue
    par ζωη ou φυσις.--Le mot français _biologie_ veut dire en grec
    _biographie_.

Les médecins de Molière parlaient latin, les nôtres parlent grec. C’est
une ruse, qui augmente plutôt leur prestige que leur science. Ils
commencèrent à user sérieusement de ce stratagème au dix-huitième
siècle; du moins ne voit-on, avant cette époque, même dans Furetière,
que peu de termes médicaux tirés du grec. Peu à peu ils se mirent à
divaguer dans une langue qu’ils croyaient celle d’Hippocrate et qui
n’est qu’un jargon d’officine. Les vieux noms des maladies, tels que
_pourpre_, _grenouillette_, _poil_[23], _taupe_, _écrouelles_,
_échauboulures_, _tortue_, _ongle_, _clou_, _fer-chaud_, _fic_, _thym_
(verrue) furent chassés; chassées aussi les appellations populaires
comme: _mal S. Antoine_, _mal rose_, _mal des Ardents_, trois noms de
l’érysipèle; comme _mal d’aventure_, pour panaris, _mal S. Main_, pour
la gale, _mal de mère_, pour hystérie; comme _mal caduc_, _haut mal_ et
_mal S. Jean_, pour épilepsie. Cependant Villars les cite encore[24]
ainsi que les noms vulgaires des instruments de chirurgie; _bec de
cygne_, _bec de cane_, _bec de grue_, _bec de lézard_[25], _bec de
perroquet_, _bec de corbeau_, _bec de bécasse_, _pélican_, _érigne_,
_feuille de myrte_, etc. Il nous apprend que le sieur Mauriceau,
accoucheur, ayant inventé un instrument, l’appela _tire-teste_. Ce
médecin osait encore parler français. J’ignore le nom de l’actuel
_tire-tête_, mais je suis sûr que ce nom commence par _céphalo_[26].
Malgré ce retardataire la nomenclature médicale s’ornait de vocables
décisifs. On avait décidé de nommer _acrochordons_ les verrues,
_emprosthotonos_ les convulsions, _lipothymie_ la pâmoison,
_alexipharmaques_ les contre-poisons, _anacathartiques_ les
expectorants, _eccoprotiques_ les purgatifs, _anaplérotiques_ les
cicatrisants; il y eut des médicaments _antihypocondriaques_, à savoir:
l’ellébore noir, la scolopendre, l’hépatique, le senné, le safran de
mars, les capillaires et l’extrait _panchimagogue_. Ce fut un grand
progrès d’avoir appelé _histérotomotocie_ l’opération césarienne,
_scolopomacherion_ le bec de bécasse et _méningophylax_ un couteau à
pointe mousse pour la chirurgie de la tête!

  [23] Maladie du sein dont le nom était, il est vrai, dû à une erreur
    assez ridicule.

  [24] _Dictionnaire françois-latin des termes de médecine et de
    chirurgie_ par Elie Col de Villars; Paris, 1753.--Il cite aussi de
    curieux noms de _bandages_: _épi_, _doloire_, _fanons_, _œil_,
    _épervier_, etc.

  [25] Comme on se figure difficilement le _bec_ d’un lézard, voici
    l’article de Col de Villars: «_Bec de lézard_, s. m. _Rostrum
    lacertinum_, i. s. n. C’est aussi [comme le bec de grue] une espèce
    de tire-balle ou de pincettes dont les lames qui forment la partie
    antérieure sont applaties.»

  [26] Nom médical de _tête_, en composition. _Cerveau_, _cervelle_,
    trop clairs, de trop bonne langue, sont remplacés par _encéphale_,
    en composition, _encéphalo_.

Les médecins modernes n’ont presque rien inventé de plus absurde, mais
ils ont inventé davantage, et renouvelé à la fois leur science et l’art
d’en voiler la faiblesse au vulgaire. Le Dr Bazin, qui avait du mérite,
aurait rougi de ne pas appeler un cor, _tylosis_[27]. La petite maladie
des paupières qu’Ambroise Paré nommait ingénument des _grêles_, ses
héritiers l’ont baptisée _chalazion_; ce mot était technique dans la
médecine grecque, mais grêles (χαλαζα) le traduit fort bien, image pour
image. «Les médecins, dit avec sagesse M. Brissaud, sont coupables de
conserver--et surtout d’inventer des formes bâtardes, métissées de grec
et de latin, dans les cas où le fond de notre langue suffirait
amplement»; et il cite le mot excellent de _cailloute_, nom d’une
phtisie particulière aux casseurs de _cailloux_, ou provoquée par des
poussières minérales; les _nosographes_, le trouvant trop clair et trop
français, l’ont biffé pour écrire _pneumochalicose_. Mais n’avaient-ils
pas déjà substitué _phlébotomie_ à _saignée_! Voici sans observations
une liste de mots français avec leur nom correspondant en patois
médical; on jugera de quel côté sont la raison et la beauté:

  [27] Le Professeur Brissaud, _Histoire des expressions populaires
    relatives à la médecine_ (1888), livre fort intéressant et qui m’a
    été des plus utiles pour ce chapitre sur le grec médical.

  Adéphagie    Fringale
  Adénoïde     Glanduleux
  Agrypnie     Insomnie
  Adynamie     Faiblesse
  Omoplate     Palette, Paleron (restés comme termes de boucherie)
  Ombilic      Nombril
  Pharynx      Avaloir (_vieux français_)
  Zygoma       Pommette
  Thalasie     Mal de mer
  Epilepsie    Haut-mal
  Asthme       Court-vent
  Ephélides    Son (taches)
  Ictère       Jaunisse
  Naevi        Envies
  Phlyctène    Ampoule
  Ecchymose    Bleu, Meurtrissure, Sang-meurtri (_vieux français_)
  Myodopsie    Berlue (latin: _bislucere_)
  Diplopique   Bigle
  Apoplexie    Coup de sang

On pourrait continuer, car le vocabulaire gréco-français est fort
abondant. Les lexiques spéciaux contiennent environ trois mille cinq
cents mots français tirés du grec, mais ils sont tous incomplets; il est
vrai que l’un de ces ouvrages attribue au grec la paternité d’une
quantité de vocables purement latins, ou allemands, comme _pain_ et
_balle_. L’auteur, pour l’amour du grec, fait venir _bogue_, une sorte
de poisson, de Βοαω, qui veut dire crier: c’est peut-être aller un peu
loin! Mais le nombre exact de ces mots importe peu; il y en aura
toujours trop, bien qu’ils meurent assez rapidement. Rien ne se fane
plus vite dans une langue que les mots sans racines vivantes: ils sont
des corps étrangers que l’organisme rejette, chaque fois qu’il en a le
pouvoir, à moins qu’il ne parvienne à se les assimiler. _Prosthèse_,
terme grammatical,--élégante traduction de _greffe_!--a échoué sous la
forme _prothèse_ chez les dentistes qui bientôt n’en voudront plus. Déjà
les médecins qui ont de l’esprit n’osent plus guère appeler _carpe_ le
_poignet_ ni décrire une écorchure au pouce en termes destinés sans
doute à rehausser l’état de duelliste, mais aussi à ridiculiser l’état
de chirurgien. Si beaucoup de mots nécessaires à la médecine et à
l’anatomie (celui-ci même, par exemple) sont irremplaçables, il faut
tout de même tenter de les rendre moins laids en les francisant
complètement et non plus seulement du bout de la plume; nous examinerons
ce point.

De l’usage des termes grecs dans les sciences médicales, on donne cette
explication qu’il est impossible de tirer tel dérivé nécessaire de tel
mot français. Que faire de _oreille_, par exemple, ou de _œil_? Mais du
mot _œil_ l’ancienne langue a tiré _œillet_, _œillade_, _œillère_[28];
de _oreille_, elle a tiré _oreillon_ (_orillon_, dans Furetière),
_oreillard_, _oreiller_, _oreillette_, _oreillé_ (terme de blason).
_Oreillon_, c’est pour le peuple toute maladie interne de l’oreille;
cela vaut bien _otite_, il semble. _Œil_ était tout disposé à donner
bien d’autres rejetons: _œiller_, _œilliste_, _œillage_, _œillon_,
_œillard_, etc.; et _oreille_: _oreilliste_, _oreilleur_, _oreillage_.
Qui même peut affirmer que ces termes ne sont pas usités en quelque
métier?

  [28] _Œillette_, anciennement _oliette_, se rattache à _oleum_,
    _olium_, huile.

Mais le médecin des yeux eût rougi de s’appeler _œilliste_, comme le
médecin des dents s’appelle _dentiste_; déjà la qualification
d’_oculiste_, insuffisamment barbare, humilie ses prétentions: il est
_ophtalmologue_. Il y a aussi des _otologues_, des _glossologues_ et
peut-être des _onyxologues_.

Comme la médecine, la botanique, dont les éléments premiers, les noms
vrais des plantes, sont pourtant de forme populaire, a été ravagée par
le latin et par le grec. Là, il n’y a aucune excuse, car toutes les
plantes ont un nom original et rien n’obligeait les botanistes français
à accepter la ridicule nomenclature de Linné, alors que la nomenclature
populaire est d’une richesse admirable. Pour le seul mot _clematis
vitalba_ ou _clématite_, en véritable français, _viorne_, du latin
_viburnum_, il n’y a pas dans la langue et dans les dialectes moins
d’une centaine de noms[29]; en voici quelques-uns, parmi lesquels on
pouvait choisir: _aubevigne_, _vigne blanche_, _vignolet_, _fausse
vigne_, _veuillet_, _vioche_, _vigogne_, _viorne_, _vienne_, _vianne_,
_viaune_, _liaune_, _liane_, _viène_, _vène_, _liarne_, _iorne_,
_rampille_, et des mots composés très pittoresques: _barbe de chèvre_,
_barbe au bon Dieu_, _cheveux de la Vierge_, _cheveux de la Bonne Dame_,
_consolation des voyageurs_[30]. A quoi bon alors le mot clématite (qui
n’est d’ailleurs pas laid)? Quel est son rôle si ce n’est celui de
négateur de tous ceux qu’il a l’orgueil de remplacer? Elle est
singulière la légendaire pauvreté d’une langue où l’on pourrait dans
l’écriture d’un paysage nommer trente fois une plante sans répéter deux
fois le même nom! Mais une langue est toujours pauvre pour les
demi-savants[31]. Que d’images pleines de grâce dans ces noms que le
peuple donna aux fleurs! Ainsi l’_adonis aestivalis_ ou _autumnalis_ est
appelé: _goutte de sang_, _sang de Vénus_, _sang de Jésus_; l’_anémone
nemorosa_ est la _pâquerette_, la _demoiselle_, la _Jeannette_, la
_fleur des dames_; la _pulsatilla vulgaris_ est la _coquelourde_, la
_coquerelle_, le _coqueret_, la _coquerette_, la _clochette_, le
_passe-velours_, la _fleur du vent_. Cette _coquerelle_, des botanistes
ont osé la dénommer _alkékange_, mot dont j’ignore l’origine[32], mais
dont la laideur est trop évidente. L’_ortie de mer_ est devenue
l’_acalèphe_; le _chardon_, une _acanthe_, et l’_épine-vinette_, une
_oxyachante_; l’âne qui broute en remuant les oreilles reçoit la
qualification pompeuse d’_acanthophage_.

  [29] E. Rolland, _Flore populaire_, tome Ier.

  [30] Les Anglais disent aussi: _Traveller’s joy_, parce que la viorne
    annonce un village prochain.

  [31] Il ne faut pas confondre cette opulence imaginative ou verbale,
    qui témoigne de la vitalité d’une langue, avec l’indigente richesse
    dont on a parlé plus haut, qui ne met en circulation que de la
    fausse monnaie.

  [32] C’est sans doute de l’arabe d’officine. Hadrianus Junius le cite
    comme synonyme de _halicacabus_ et lui donne pour correspondants en
    français (XVIe siècle): _coquerets_, _coulebobes_, _alquequanges_,
    _baguenaudes_.

Sous le nom de _zoologie_, l’histoire naturelle s’est glorifiée, comme
la botanique, d’un mépris complet pour la langue populaire et
raisonnable: l’_espadon_ est promu à la dignité de _xiphias_ et le
_raveçon_ devient un _uranoscope_, de sorte qu’on doute si ce poisson
n’est pas plutôt une lunette d’approche; les _fourmiliers_ sont des
_oryctéropes_; les _crabes_, des _ocypodes_; les _chauves-souris_, des
_chéiroptères_; traduit bien soigneusement en gréco-français, le
_fourmi-lion_[33] devient le _myrméléon_.

  [33] Sur ce mot voir plus loin, page 205.

Il y a un oiseau que Buffon appelle _courlis de terre_ ou _grand
pluvier_; Belon, pour le mieux caractériser, adopte le terme populaire,
_jambe enflée_, lequel est fort juste, puisque ce pluvier est
remarquable par un renflement particulier de la jambe au-dessus du
genou. Une telle bonhomie a choqué les naturalistes modernes et ils ont
traduit soigneusement en grec _jambe enflée_, ce qui a donné le mot
charmant _œdicnème_. Ce sont les mêmes ravageurs qui baptisèrent
brutalement _orthorrhyngue_ le miraculeux _oiseau-mouche_, la petite
chose ailée par excellence, et dont on disait jadis qu’il vole sans
jamais se reposer, qu’on croyait dénué de pattes, parce que les Indiens
qui le capturaient les enlevaient si adroitement que toute trace de la
blessure avait disparu! Une histoire naturelle pour les enfants commence
ainsi un chapitre: «Le nom du _chœropotamos_ vient de deux mots grecs,
_choiros_, porc, et _potamos_, rivière.» N’est-elle pas amusante cette
explication, qui répète sans doute littéralement le raisonnement du
savant inventeur de ce mot grotesque? Mais ni le savant ni personne
n’ont jamais songé combien il serait simple, clair et logique, et
économique de dire, avec naïveté: _porc de rivière_. Ensuite les Grecs
pourront traduire cela en grec, les Anglais en anglais, les Allemands en
allemand; cela ne nous regarde pas.

Outre sa nomenclature, où je veux encore relever quelques mots galants
tels que _chondroptérygien_ et _macrorrhynque_ (comment des créatures
humaines ont-elles pu émettre de tels sons[34], volontairement?),
l’histoire naturelle possède une langue générale dont elle a
malheureusement imposé l’usage aux historiens et aux critiques. En voici
un aperçu:

  [34] En astronomie, le terrible _sizygie_ est à peu près impossible à
    prononcer; on le croirait inventé pour quelque «jeu
    de société», comme _Gros gras grain d’orge, quand te
    dégrogragraindorgeriseras-tu?_

    Anthropozoologique[35]
    Morphologie
    Anthropomorphique
    Anthropolologie (?)
    Anthropopithèque
    Dolichocéphale
    Mésaticéphale
    Brachycéphale
    Hvperdolychocéphalique
    Brachychéphalisante
    Bi-zygomatique
    Eugénésique
    Microorganisme
    Microbiologie
    Bio-sociologique
    Chorographie.
    Sociologiquement
    Paléoethnologie
    Mammologique
    Leptorrhinienne
    Néolithique
    Néanderthaloïdes
    Protohistorique
    Troglodytes
    Mégalithiques
    Métazoaire
    Protozoaire
    Hyperzoaire

  [35] J’ai relevé ce mot et le suivant, car il s’agit de les prendre en
    des livres de littérature, dans une étude de M. Faguet sur les
    fables de La Fontaine. Je prends la plupart des autres dans un
    excellent livre de M. Jean Laumonier, _la Nationalité française. II.
    les Hommes_. On les trouverait également épars en des centaines, en
    des milliers d’ouvrages récents et jusque dans les romans à
    prétentions scientifiques. Beaucoup sont usuels: ils n’en sont pas
    meilleurs. Cette liste montrera l’étendue et la gravité du mal qui
    opprime la langue française. Nodier disait déjà, en 1828: «La langue
    des sciences est devenue une espèce d’argot moitié grec, moitié
    latin... Il faut prendre garde de l’introduire dans la littérature
    pure et simple...» Le mal est fait. Le même Nodier fait remarquer,
    quoique bien respectueux du grec, combien il est ridicule et
    impropre de dire en français _alphabet_ au lieu de _abécé_ ou
    _abécédaire_, selon les cas. (_Examen critique des Dictionnaires._)

Quelques-uns de ces mots sont d’une laideur neutre et bête; les autres
sont hideux à dégoûter de la science et de toute science. Buffon
cependant, qui avait du génie, a écrit sur l’homme tout un volume,
encore scientifiquement valable, et dans une langue qu’un enfant de
douze ans comprend à la première lecture. La notion contenue dans
_hyperdolychocéphale_ n’est pas de celles dont l’importance puisse
justifier la méchanceté du mot.

Le grec admettait des combinaisons de lettres que nous ne pouvons plus
juger, la prononciation ancienne nous étant inconnue ou mal connue.
C’est pourquoi aucun mot grec, ni même les noms propres, ne peut être
transposé littéralement en français. J’ignore comment les Grecs
articulaient Ἡρακλης, mais certainement ils ne disaient pas _Hèraklès_.
Hercule n’est pas une transcription beaucoup moins exacte. Du XIVe au
XVIIe siècle, le français, alors si puissant, avait dompté et réduit au
son de son oreille presque tous les noms grecs historiques. C’est de
cette époque que datent _Troie_, _Ulysse_, _Hélène_, _Achille_,
_Cléopâtre_, _Thèbes_, qu’on a voulu réformer plus tard et arracher de
la langue en les écrivant _Troiè_, _Odysseus_, _Hélénè_, _Akhilleus_,
_Cléopatrè_, _Thébè_. Quant à la nécessité de différencier Ποσειδων
d’avec Neptunus, elle est certaine; là, on pourra peut-être innover,
mais en se souvenant que notre langue est latine et que la transcription
latine de Ποσειδων est _Posidion_[36]. Il faut beaucoup de tact et
beaucoup de prudence pour franciser des mots grecs, sans offenser à la
fois le grec et le français.

  [36] Nom de plusieurs villes et, en particulier, nom ancien de
    Catomeria, dans l’île de Chio: Posidion.



CHAPITRE IV

La langue française et la Révolution.--Le jargon du système
métrique.--La langue traditionnelle des poids et mesures.--La langue des
métiers: la maréchalerie, le bâtiment, etc.--Beauté de la langue des
métiers, dont l’étude pourrait remplacer celle du grec.


Victor Hugo se vantait d’avoir libéré tous les mots du dictionnaire. Il
songeait aux mots anciens qui sont beaux comme des plantes sauvages et
de même origine naturelle et spontanée. Mais son génie d’anoblir les
moindres syllabes eût échoué devant les monstres créés par la
Révolution[37]; il eût échoué et il eût reculé devant _millilitre_,
_décistère_ et _kilo_!

  [37] Il y a une création contemporaine de la Révolution qui a
    généralement échappé à toute critique, c’est, dans le Calendrier
    républicain, les noms des mois de l’année. Et en effet la beauté de
    ces douze mots est vraiment originale; on ne peut rien reprendre
    dans leur sonorité et presque rien dans leur forme. Ce presque rien
    concerne _nivôse_, _vendémiaire_, _messidor_ et _thermidor_, mots
    qui n’ont aucun sens en français, tandis que _brumaire_, par
    exemple, ou _prairial_, ou _ventôse_ sont de tout point parfaits.
    Ah! que l’auteur de cette merveille n’a-t-il été chargé de la
    nomenclature du système métrique! Peut-être, aussi bien, n’avait-il
    que cela à dire dans sa vie, car si c’est le même Fabre d’Églantine
    qui imagina les _primidi_, _duodi_, _tridi_, il faut avouer que là
    il ne fut pas très heureux. D’ailleurs, malgré leur grâce ou leur
    langueur, ni _prairial_, ni _brumaire_ n’auraient pu, de longtemps,
    évoquer tout ce qu’il y a pour nous dans le triste octobre ou dans
    le clair mai:

    Tunc etiam mensis madius florebat in herbis. (XIIe siècle.)

Je n’ai pas qualité pour juger des avantages offerts par le système
métrique, ni pour affirmer que la routine des Anglais ait entravé leur
développement commercial et restreint leur expansion dans le monde. Il
ne s’agit en cette étude que de la beauté verbale et je dois me borner à
chercher si le mot _grain_ est moins beau que le mot _décigramme_, si
l’extraordinaire _kilo_ n’est pas une perpétuelle insulte au
dictionnaire français[38].

  [38] Francis Wey s’est amusé à substituer, en des phrases de
    conversation, certains de ces mots aux mots traditionnels,
    _décagramme_, par exemple, à _once_: «Elle ne pèse pas un
    décagramme!»

Cette abréviation, plus laide encore que le mot complet, est fort
usitée; _kilo_ et _kilomètre_ sont même à peu près les deux seuls termes
usuels que le système métrique ait réussi à introduire dans la langue,
puisque _litre_ sous cette forme et sous celle de _litron_ existait déjà
en français[39]. En 1812, devant la répugnance bien naturelle du peuple,
on dut permettre le retour des anciens mots proscrits qui s’adaptèrent
désormais à des poids et à des mesures conformes à la loi nouvelle. Il
restait à adoucir la théorie, comme on avait adouci la pratique et à
faire rentrer dans l’enseignement primaire les termes français chassés
au profit du grec; on ne l’a pas osé et l’on continue à enseigner dans
les écoles toute une terminologie très inutile et très obscure.
Aujourd’hui comme durant tous les siècles passés, le vin se vend à la
_chopine_, au _demi-setier_, au _verre_; et dans les provinces les vieux
mots _pots_, _pinte_, _poisson_, _roquille_, _demoiselle_ et bien
d’autres sont toujours en usage; _pièce_, _foudre_, _velte_, _queue_,
_baril_, _pipe_, _feuillette_, _muid_, _tonneau_, _quartaut_ n’ont point
capitulé devant _hectolitre_, ni _boisseau_, ni _barrique_, ni _hotte_.
En Normandie le mot _hectare_ est tout à fait incompris, hormis des
instituteurs primaires: là, comme sans doute dans les autres provinces,
le champ du paysan s’évalue en _acres_, _arpents_, _journaux_,
_perches_, _toises_, _verges_ et _vergées_. Les marins en sont restés à
la _lieue_, à la _brasse_, au _mille_, au _nœud_, et plusieurs corps de
métier, notamment les imprimeurs, pratiquent uniquement le système
duodécimal, soit sous les noms de _point_, _ligne_, _pouce_ et _pied_,
soit au moyen d’un vocabulaire spécial. Qui entendit jamais prononcer le
mot _stère_? Les bûcherons qui mesurent encore le bois au lieu de le
peser se servent plus volontiers de la _corde_, et les auvergnats, de la
_voie_. Cette racine inusitée n’en a pas moins fructifié: elle a donné
_stéréotomie_, _stéréoscope_, _stéréotypie_, mots élégants et qui ont le
mérite de prouver qu’il ne peut y avoir aucun rapport rationnel entre la
signification et l’étymologie. Les pauvres enfants auxquels on a fait
croire que les syllabes du mot _stère_ contiennent l’idée de _solide_ ne
sont-ils pas tout disposés à comprendre _stéréoscope_? Heureusement que,
moins respectueux que leurs maîtres, ils oublient bientôt ces mots
absurdes; les ouvriers _stéréotypeurs_ n’ont pas tardé à imposer
_clichage_ et _cliché_.

  [39] _Litre_, au sens de bande de couleur noire, est identique à
    _liste_ (anciennement _listre_, du vieux haut-allemand _lista_). Le
    _litron_ était la seizième partie du boisseau; son étymologie est
    incertaine.

En dehors du système officiel, _mètre_ a été d’une terrible fécondité;
allié tantôt à un mot grec, tantôt à un mot latin, car tout est bon aux
barbares qui méprisent la langue française, il donna une quantité de
termes inutiles et déconcertants tels que _chronomètre_,
_microchronomètre_, _célérimètre_ (que l’instinct a tout de même éliminé
pour prendre _compteur_), _anthropométrie_. Ce dernier mot est d’autant
plus mauvais qu’il ne dit rien de plus que _mensuration_, doublet du
vieux _mesurage_, malheureusement dédaigné. On prépare pour l’Exposition
une grande carte des récifs et des profondeurs des côtes de France; ce
titre donnerait une bien médiocre idée des talents de l’auteur; aussi
a-t-il dénommé sa carte _lithologico-isboathométrique_. Voilà qui est
sérieux.

Le système métrique pouvait très bien se concilier avec le vocabulaire
traditionnel; c’est ce qui est advenu dans la pratique de la vie, et
encore que les lois (singulières tracasseries!) défendent d’imprimer le
mot _sou_ dans une indication de prix, peu de gens se sont encore
résignés à appeler ce pauvre sou proscrit autrement que par son nom
unique et vénérable. Comme les Poids et Mesures, la plupart des métiers
ont eu à subir l’assaut du gréco-français, mais la plupart ont assez
bien résisté, opposant au pédantisme la richesse de leurs langues
spéciales créées bien avant la vulgarisation du grec. Sauf quelques mots
par lesquels d’académiques vétérinaires voulurent glorifier leur
profession, la maréchalerie se sert d’un dictionnaire entièrement
français, ou francisé selon les bonnes règles et les justes analogies;
parmi les plus jolis mots de ce répertoire peu connu figurent les termes
qui désignent les qualités, les vices ou la couleur des chevaux; _azel_,
_aubère_, _balzan_, _alzan_, _bégu_, _cavecé_, _fingart_, _oreillard_,
_rouan_, _zain_. Récemment la racine ἵππος est venue donner naissance,
d’abord à l’_hippologie_ (qui n’est autre que la _maréchalerie_), puis à
l’_hippophagie_; les palefreniers sont devenus très probablement des
_hippobosques_ et enfin, ceci est plus certain, la colle faite avec la
peau du cheval a pris le nom magnifique d’_hippocolle_. Ce mot n’est-il
pas un peu trop gai pour sa signification?

La vénerie et le blason possèdent des langues entièrement pures et d’une
beauté parfaite; mais il m’a semblé plus curieux de choisir comme type
de vocabulaire entièrement français celui d’une science plus humble,
mais plus connue, celui de l’ensemble des corps de métier nécessaires à
la construction d’une maison. Que l’on parcoure donc «le Dictionnaire du
constructeur, ou vocabulaire des maçons, charpentiers, serruriers,
couvreurs, menuisiers, etc.[40]», et l’on verra que tous les outils,
tous les travaux de tous ces ouvriers ont trouvé dans la langue
française des syllabes capables de les désigner clairement. La lente
organisation d’une telle langue fut un travail admirable auquel tous les
siècles ont collaboré. Elle est faite d’images, de mots détournés d’un
sens primitif et choisis pour un motif qu’il est souvent difficile
d’expliquer. Voici quelques-uns de ces termes dont plusieurs sont
familiers à tous sous leur double signification: _marron_, _talon_,
_barbe_, _jet-d’eau_, _valet_, _chevron_, _poutre_, _dos-d’âne_,
_poitrail_, _corbeau_, _œil-de-bœuf_, _gueule-de-loup_, _tête-de-mort_,
_queue-de-carpe_, et tous noms d’engins destinés à soulever des
fardeaux: _bélier_, _mouton_, _moufle_, _grue_, _chèvre_, _vérin_[41].
Le nom de _jet-d’eau_ donné à une sorte de rabot est fort joli par
l’image évoquée des copeaux qui surgissent au-dessus du contre-fer; il
semble nouveau dans cette signification[42], mais la langue des métiers
toujours vivante et si inconnue est en perpétuelle transformation. Je ne
suis pas éloigné de songer qu’il serait plus utile de faire apprendre
aux enfants les termes de métier que les racines grecques[43]; leur
esprit s’exercerait mieux sur une matière plus assimilable, et si l’on
joignait à cela des exercices sur les mots composés et les suffixes,
peut-être prendraient-ils plus de goût et quelque respect pour une
langue dont ils sentiraient la chaleur, les mouvements, les
palpitations, la vie.

  [40] Par L.-Pernot (1829).

  [41] S’il faut le rattacher au latin _verrem_.

  [42] Il figure avec un autre sens dans le dictionnaire de Pernot,
    ainsi que _gueule-de-loup_ et _riflard_, autres outils de menuisier.

  [43] «Furetières avait raison de regretter le nom énergique
    d’_orgueil_, employé par les ouvriers pour désigner l’appui qui fait
    dresser la tête du levier, et que les savants appelaient du beau nom
    d’_hypomoclion_.» Marty-Laveaux, _De l’enseignement de notre langue_
    (1872).--On se souvient des conseils donnés par Ronsard dans son
    _Art poétique_: «Tu practiqueras bien souvent les artisans de tous
    mestiers...»



CHAPITRE V

Les mots gréco-français jugés d’après leur forme et leur
sonorité.--Comment le peuple s’assimile ces mots.--Rejet des principes
étymologiques.--L’orthographe et le «fonétisme».


Tout n’est pas mauvais dans les récents langages techniques. Naguère,
obligée à des abréviations par la longueur hostile de certains vocables,
la chimie a dû adopter, pour signifier tout un ensemble de combinaisons
complexes, tel suffixe assez heureux. Sur l’analogie de _vitriol_ nous
avons vu naître _aristol_, _formol_, _menthol_, _goménol_, mots très
acceptables et d’une bonne sonorité. Ainsi, après avoir réprouvé les
très anciens termes _couperose_, _nitre_, _esprit-de-sel_, _vitriol_,
pour leur substituer sulfate de cuivre, azotate de potasse, acide
chlorhydrique, acide sulfurique, les chimistes ont dû, tout comme les
alchimistes, négliger dans le mot nouveau la notation des éléments
combinés dans la matière nouvelle. Ce retour à l’instinct est un grand
progrès linguistique. Des suffixes en _ose_, la chimie et la médecine
ont créé les mots dont _glucose_, _amaurose_ sont des types assez bons
et qui démontrent qu’avec un peu de goût la formation savante serait
maniable sans danger pour la langue. Enfin tous les vocabulaires
techniques ont trouvé dans le grec des mots faciles à franciser et
immédiatement acceptables; je citerai _glène_, _galène_, _malacie_,
_lycée_, _mélisse_, en renvoyant aux premières pages de cette étude où
l’on trouvera les raisons de leur beauté analogique.

Ils ont une forme heureuse, mais par hasard; et pourtant tout mot grec
aurait pu devenir français si l’on avait laissé au peuple le soin de
l’amollir et de le vaincre.

_Asthme_ figure dans la langue depuis plusieurs siècles, ainsi que la
_phthisie_ (ou _phtisie_, avec une incorrection), mais l’usage les avait
très heureusement déformés en _asme_ et en _tésie_[44]; c’est d’ailleurs
pour nos organes une nécessité que cet adoucissement. Les almanachs de
l’école de Salerne avaient encore popularisé _apoplexie_, _paralysie_,
_épilepsie_, _anthrax_, mais la langue ne les avait admis qu’avec des
modifications considérables: _popelisie_, _palacine_, _épilencie_,
_antras_, mots excellents et très aptes à signifier clairement les
maladies qu’ils représentent[45].

  [44] _Etique_, déformation de _hectique_, est resté dans la langue. On
    trouve aussi _tisie_. Hadrianus Junius traduit _tabes_ par
    _l’éticque_ ou _tisie_. La _térébenthine_ était devenue joliement
    _tourmentine_ (_Dictionnaire_ de Wailly).

  [45] Au XVIIe siècle, le français tendait à s’assimiler même certains
    mots maniés par les seuls lettrés. Une mazarinade porte ce titre:
    Rymaille des plus célèbres _Bibliotières_ (bibliothèques). On a dit
    et on dit encore, en Normandie, au Canada: _Eclipe_ pour éclipse,
    _catéchime_, pour catéchisme. Le peuple de Paris essaie de donner
    une forme aux mots grecs; il prononce: _chirugie_ et _chérugie_,
    _panégérique_, _farmacerie_, _plurésie_, _rachétique_, _rumatisse_,
    _cangrène_, _cataplâsse_, _cataclisse_, etc. La tendance à réduire
    les finales _isme_ et _asme_ à _ime_ ou _isse_ et _âme_ ou _asse_
    est toujours active en français.

Nous sommes devenus trop respectueux et trop timides pour que l’on
puisse conseiller aujourd’hui de soumettre à ce traitement radical les
mots gréco-français du répertoire verbal; il faut cependant trouver à
leur laideur quelques palliatifs.

Le premier remède sera de rejeter tous les principes de l’orthographe
étymologique et de soulager les mots empruntés au grec de leurs vaines
lettres parasites. Un mot étranger ne peut devenir entièrement français
que si rien ne rappelle plus son origine; on devra, autant que possible,
en effacer toutes les traces. Les mots latins francisés par le peuple
n’ont souvent gardé aucun signe de leur naissance; on n’aperçoit pas, au
premier coup d’œil, _libella_ dans _niveau_, _catellus_ dans _cadeau_,
_muscionem_ dans _moineau_[46], _patella_ dans _poële_, _aboculus_ dans
_aveugle_. Ces déformations, qui sont très régulières, si elles ne
peuvent plus servir d’exemples pour l’incorporation actuelle des mots
étrangers, enseigneront cependant le mépris de ce qu’on appelle les
lettres étymologiques.

  [46] Généalogie de _moineau_: _musca_ (mouche), _muscio [ne]_,
    _moisson_, _moissonnel_, _moisnel_, _moineau_. Le mot n’a,
    contrairement à l’opinion populaire, aucun rapport avec _moine_ (du
    latin _monachus_). _Moine_ a donné son diminutif, _moinillon_, sur
    l’analogie de _oisillon_. _Moineau_ signifie proprement
    _oiseau-mouche_.

Je ne crois pas qu’il soit possible ni utile de modifier la forme des
mots latins anciennement francisés par les érudits, ni, sous prétexte
d’alignement, de biffer certaines lettres doubles, de remplacer les _g_
doux et les _ge_ par les _j_, ni enfin de faire subir à l’orthographe
aucune des modifications radicales et maladroites préconisées par les
«fonétistes». Il faut accepter la langue sous l’aspect que lui ont donné
quatre siècles d’imprimerie, et que le journal vulgarise depuis
cinquante ans. Nul ne peut consentir, qui aime la langue française, à
écrire _fam_, _ten_, _cor_, _om_, pour _femme_, _temps_, _corps_,
_homme_. Si l’on voulait réaliser la prétention des réformistes et
écrire les mots exactement comme ils se prononcent, chaque lettre
n’ayant qu’une valeur et chaque son étant représenté par une lettre
unique, il ne faudrait pas moins de 50 signes différents attribués à 27
consonnes et à 23 voyelles pures; sans compter les voyelles nasales, ce
qui porterait à 58 le chiffre total des lettres de l’alphabet français.
M. Paul Passy se sert de 42 signes dans sa _Méthode phonétique_
élémentaire; c’est suffisant, mais non scientifique[47]. Une analyse un
peu minutieuse des sons de la langue française ne pourrait s’établir à
moins d’une centaine de lettres; et il faudrait constamment refondre cet
alphabet modèle, car les sons changent: tantôt une lettre perd un son,
tantôt elle en gagne un autre. Le bref alphabet latin, par ses
combinaisons infinies, est apte à rendre toute les nuances de la voix et
toutes les demi-nuances d’une prononciation infiniment variable: on ne
fait pas entendre les deux _tt_ dans _littéral_, _littérature_, mais on
en fait peut-être entendre un peu plus d’un seul, un et une fraction
impondérable. Quel signe pourra fixer l’insaisissable nuance? Est-on sûr
que _bèle_ soit l’exact équivalent phonétique de _belle_, que _frè_
remplace _frais_? L’_e_ muet, quoiqu’il ne se prononce plus dans la
plupart des cas, a gardé une valeur de position; il est impossible,
comme le veulent les phonétistes, de le supprimer de la langue
française. L’orthographe ne doit pas plus se conformer à la
prononciation que la prononciation à l’orthographe.

  [47] Poussée à l’extrême, cette analyse minutieuse révèle en français
    43 nuances différentes de son pour la seule voyelle _o_.



CHAPITRE VI

Réforme des mots grecs-français.--Les lettres parasites et les groupes
arbitraires (ph, ch).--Liste de mots grecs réformés.--La Cité verbale et
les mots insolites.--Dernier mot sur le «fonétisme».--La liberté de
l’orthographe.


Il n’y a à cette heure que deux réformes à faire dans l’orthographe:
l’une concerne les mots grecs; l’autre, les mots étrangers.

Les deux questions sont distinctes. Je parlerai des mots étrangers dans
un autre chapitre.

Les mots grecs imposés au dictionnaire français perdraient une partie de
leur laideur pédante si on les soumettait à une simple opération de
nettoyage.

Il faut supprimer: toutes les lettres qui ne se prononcent pas; toutes
celles qui aspirent inutilement la consonne qu’elles précèdent; il faut
aussi remplacer les _ph_ par des _f_, les _y_ par des _i_ et écrire par
_qu_ les _k_ et les _ch_ durs[48].

  [48] Sur le _ch_ dur, Vaugelas, très respectueux de l’étymologie, est
    cependant intraitable. Il veut que «chaque lettre soit maîtresse
    chez soi», c’est-à-dire qu’on n’écrive pas _ché_ une syllabe qui
    doit se prononcer _qué_, parce que le _ch_ français n’a qu’un seul
    et unique son. L’honnête Vaugelas appelle le _ch_ dur un piège tendu
    à toutes les femmes et à tous ceux qui ne savent pas le grec.

La suppression des lettres purement parasitaires est en train depuis la
seconde moitié du XVIIe siècle. M. Gréard l’a reconnu dans un rapport
sur la réforme de l’orthographe: si l’on écrit _rapsode_, _trésor_,
_trône_, il n’y a aucun motif raisonnable d’écrire _chrome_,
_rhododendron_, _thésauriser_[49].

  [49] A Paris, le peuple a résolu la question, en ce qui touche à ce
    dernier mot; il dit _trésoriser_, sans malice, mais qu’elle est
    bonne, cette leçon de l’instinct!

Les consonnes aspirantes seraient plus difficiles à éliminer. Cependant
_phtisie_ est inadmissible et _ftisie_ ne l’est guère moins; il faudrait
ici se guider sur l’analogie, sur l’italien, sur l’ancienne langue[50],
et dire _tisie_.

  [50] Voir la note 44.

Remplacer _ph_ par _f_: la réforme est faite pour _fantôme_,
_fantaisie_; elle s’appliquera à tous les mots analogues avec la même
facilité. Les _y_ deviendront très aisément des _i_, et l’on écrira
_sinfonie_, _sinonime_, _stile_, comme on écrit déjà _cimaise_.

J’ose à peine dire que _kilo_, _kyste_ deviendraient français sous la
forme _quiste_, _quilot_; cela est trop évident et trop simple pour
qu’on l’admette. Peut-être redoutera-t-on pareillement d’écrire
_arquiépiscopal_. Devant _a_, _o_, _u_, le _qu_ deviendrait
naturellement _c_: _arcange_.

Voilà toutes mes propositions touchant la réforme des mots grecs.
J’estime qu’en diminuant la laideur de ces mots elles augmenteraient
d’autant la beauté de la langue française[51].

  [51] Sur le principe même des modifications orthographiques, se
    reporter à la _Préface_.

Quel rajeunissement pour ces vocables barbares (j’en nommerai quarante)
d’avoir été taillés comme des vieux arbres trop chargés de bois mort!
Souvent il suffira d’une lettre de moins pour que le mot rentre dans les
conditions normales de la beauté linguistique. Sans doute aucun élagage,
si rigoureux qu’il soit, ne donnera aux mots grecs la pureté de lignes
qu’ils auraient acquise en passant par la forge populaire. De
φυλακτηριον nous ne pouvons plus faire sortir que _filactère_, qui garde
un air un peu gauche, surtout si on le compare au vieux _filatire_[52]
que le pèlerin Richard avait au XIIe siècle tiré des mêmes syllabes:

    A crois, a filatires, a estavels de cire,
    Les encensiers aportent, si vont le messe dire.

  [52] _Reliquaire_, venu de l’idée de préservation. De la même idée le
    gréco-français a fabriqué _prophylaxie_.

Voici des mots, avec leur état en italien:

  Thyrse          Tirse              Tirso
  Porphyre        Porfire            Porfirio
  Nymphe          Nimfe, Ninfe[53]   Ninfa
  Zéphyr          Zéfir              Zèfiro Zèffiro
  Saphique        Safique            Saffico
  Symphyse        Sinfise, Simfise   Sinfisi
  Sympathique     Sinpatique         Simpatico
  Typographie     Tipografie         Tipografia
  Orthographe     Ortografe[54]      Ortografia
  Esthétique      Estétique          Estetica
  Technique       Tecnique           Tecnico
  Thrasybule      Trasibule
  Typhon          Tifon              Tifone
  Polythéisme     Politéisme         Politeismo
  Philosophie     Filosofie          Filosofia
  Phosphore       Fosfore            Fosforo
  Phtisie         Tisie              Tisi
  Gymnosophiste   Gimnosofiste       Ginnosofista
  Hydrophobie     Hidrofobie[55]     Idrofobia
  Hydrothérapie   Hidrotérapie       Idroterapia
  Ichthyophage    Ictiofage          Ittiofago
  Isthme          Isme               Ismo
  Asthme          Asme               Asma
  Kilogramme      Quilogramme        Chilogrammo[56]
  Lycanthropie    Licantropie        Licantropia
  Métaphysique    Métafisique        Metafisica
  Mythologie      Mitologie          Mitologia
  Ophthalmie      Oftalmie           Oftalmia
  Autochtone      Autoctone          Autoctono
  Chlorose        Clorose            Clorosi
  Chrysanthème    Crisantème         Crisantemo
  Christianisme   Cristianisme       Cristianismo
  Cynocéphale     Cinocéfale         Cinocefalo
  Syllabe         Sillabe            Sillaba
  Dithyrambe      Ditirambe          Ditirambo
  Ecchymose       Equimose           Ecchimosi
  Euphrosyne      Eufrosine          Eufrosina
  Phrase          Frase              Frase
  Thym            Tym[57]            Timo

  [53] On peut conserver l’_m_. Voir la note 57.

  [54] Les phonétistes emploient le mot _grafie_.

  [55] On peut conserver l’_h_ initiale de ces mots commençant en grec
    par ὑ, non par respect pour le grec, mais pour varier les formes.

  [56] _Ch_ italien équivaut à notre _qu_ (dans _qualité_).

  [57] L’_y_ n’est pas inutile dans ces mots très courts dont il
    consolide la forme un peu frêle. Il était indispensable à _lys_,
    qu’il faut toujours écrire ainsi, quoiqu’il vienne régulièrement du
    bas latin _lilius_. _Nymfe_ peut aussi garder son _y_, et aussi
    _Tyrse_.

On voit qu’il s’agit seulement de franciser des mots insolites, de les
achever au moyen de retouches, de les polir par le sacrifice de quelques
excroissances. Il y a loin de ces petits travaux de jardinage au
bouleversement entrepris par certains réformateurs que l’ignorance du
vieux français rend tout à fait impropres à concilier la beauté
traditionnelle avec la beauté d’utilité. Le mot étant un signe, et rien
de plus, doit avoir les caractères du signe, la diversité et la fixité
des formes. Sans doute on peut écrire _poto_, _rato_, _gato_, _morso_,
_nivo_, sous prétexte que dans ces mots le son final est rendu plus
nettement et plus clairement par _o_ que par _eau_. Dans l’absolu, c’est
vrai; mais les langues ne sont pas dans l’absolu, puisqu’elles vivent,
se meuvent, s’accroissent, meurent.

Il y a dans les langues une beauté visible que l’on diminue en
introduisant dans la cité verbale des figures étrangères, des voix
dissonantes. Les mots grecs: il semble que, vomis par les cartons de
Flaxman, des guerriers vêtus d’un seul casque à balai fassent la cour à
des marquises ou à des grisettes; qu’ils rentrent dans leurs cartons,
qu’ils réintègrent leurs musées et continuent, rouges autour des vases
noirs, leurs éternels gestes, ou que, résignés à la loi du milieu, ils
se fassent, par le costume et par l’accent, les fils du peuple où ils se
sont introduits. Mais cette beauté du vocabulaire, on ne la diminue pas
moins en proscrivant la variété individuelle dans la permanence du type,
et c’est là l’erreur des phonétistes[58] et le danger de leurs théories.
Si, pour ne pas changer d’exemple, tous les sons en _o_ étaient rendus
par l’unique lettre _o_, outre que la langue perdrait un de ses
caractères particuliers qui est de ne posséder aucune syllabe finale
terminée par un _o_, il en résulterait une monotonie insupportable. Il
faut encore observer que le signe _eau_ contient une force secrète
rigoureusement attachée au groupe des trois lettres qui le déterminent;
il représente à la fois le son _o_ et le son _el_[59]. _Niveau_ est,
tout aussi bien que l’italien _livello_, la figure exacte du latin
_libella_; il a été _nivel_, et, comme tel, a donné _niveler_; mais sa
forme _niveau_ l’aurait donné tout aussi bien, comme _taureau_ a suggéré
récemment _taurelle_.

  [58] Il ne s’agit pas des savants qui étudient la phonétique.

  [59] Sauf exception.

Il y a des réformateurs plus modérés et dont le but, purement
utilitaire, est de rendre le français plus accessible aux étrangers;
leurs principes sont ceux qui ont guidé jadis l’Académie espagnole quand
elle simplifia la vieille orthographe; j’ai donné les motifs à la fois
de science et d’esthétique qui ne me permettent pas de les accepter. Je
considère comme intangibles la forme et la beauté de la langue
française, et si je livre à la serpe la plupart des mots grecs et des
mots étrangers, c’est précisément pour leur donner la beauté qui leur
manque.

Une orthographe fixe est nécessaire. La permanence des signes imprimés a
certainement été un grand progrès. Il est évident que cette permanence
n’est pas grandement troublée quand on supprime un des _p_
d’_appréhension_ ou quand on transforme en _è_ le second _é_
d’_événement_; le seul danger est qu’une licence n’en amène une autre et
que l’orthographe ne devienne tellement personnelle que la moindre
lecture exige un travail de déchiffrement. M. Anatole France a défendu
le droit à la «faute d’orthographe» sous toutes ses formes et avec
toutes ses fantaisies: c’est une question absolument différente. Il est
aussi déraisonnable d’exiger de tous la connaissance de l’orthographe
que la connaissance du contre-point ou de l’anatomie comparée. L’étude
des formes verbales n’en est pas moins légitime, ainsi que le souci de
la conservation de la pureté qui détermine leur caractère et leur race.



CHAPITRE VII

Le latin, tuteur du français.--Son rôle de chien de garde vis-à-vis des
mots étrangers.--Les peuples qui imposent leur langue et les peuples qui
subissent les langues étrangères.--Peuples et cerveaux bilingues.


Le français, depuis son origine, a vécu sous la tutelle du latin. Sa
naissance a été latine; son éducation a été latine; et jusque pendant sa
maturité, si on doit supposer qu’il la vit depuis trois siècles, l’appui
et les conseils du latin l’ont suivi pas à pas: le latin a toujours été
la réserve et le trésor où il a puisé les ressources qu’il n’osait pas
toujours demander à son propre génie. C’est un fait, mais non une
nécessité. Les langues une fois formées peuvent se suffire à
elles-mêmes; quoique l’on n’ait pas d’exemple certain, parmi les parlers
civilisés, d’une telle scission et d’un tel isolement, on supposera très
logiquement que le dialecte de l’Ile-de-France, tout d’un coup privé du
latin, se soit développé et ait atteint sa parfaite virilité à l’abri de
l’influence extérieure. Si le latin avait péri au Xe siècle, le
français, sans être radicalement différent de la langue que nous parlons
aujourd’hui, tout en possédant le même fonds de mots usuels, tout en
usant d’une pareille syntaxe, aurait cependant évolué selon d’autres
principes. Il est très probable qu’il serait devenu presque entièrement
monosyllabique, suivant sa tendance initiale toujours combattue par la
présence du latin, et d’un latin particulier dont la tendance contraire
allongeait les mots par l’accumulation des suffixes.

Sous cette forme supposée, la langue française aurait eu un caractère
très original, très pur, et peut-être faut-il regretter la longue
tutelle qu’elle a subie au cours des siècles. Peut-être; à moins que la
présence du latin n’ait été au contraire particulièrement bienfaisante;
à moins que, comme un vigilant chien de garde, le latin, posté au seuil
du palais verbal, n’ait eu pour mission d’étrangler au passage les mots
étrangers et d’arrêter ainsi l’invasion qui, à l’heure actuelle, menace
très sérieusement de déformer sans remède et d’humilier au rang de
patois notre parler orgueilleux de sa noblesse et de sa beauté.

Je crois vraiment qu’en face de l’anglais et de l’allemand le latin est
un chien de garde qu’il faut soigner, nourrir et caresser. Ou bien
l’enseignement du latin sera maintenu et même fortifié par l’étude des
textes de la seconde et de la troisième latinité; ou bien notre langue
deviendra une sorte de _sabir_ formé, en proportions inégales, de
français, d’anglais, de grec, d’allemand, et toutes sortes d’autres
langues, selon leur importance, leur utilité, ou leur popularité. Nous
avons de tout temps emprunté des mots aux divers peuples du monde, mais
le français possédait alors une volonté d’assimilation qu’il a négligée
en grande partie. Aujourd’hui le mot étranger qui entre dans la langue,
au lieu de se fondre dans la couleur générale, reste visible comme une
tache. L’enseignement des langues étrangères nous a déjà inclinés au
respect d’orthographes et de prononciations qui sont de vilains
barbarismes pour nos yeux et nos oreilles. Si à dix ans de latin on
substituait dans les collèges dix ans d’anglais et d’allemand; si ces
deux langues devenaient familières et aux lettrés de ce temps-là et aux
fonctionnaires et aux commerçants; si, par l’utilité retirée tout
d’abord de ces études, nous étions parvenus à l’état de peuple bilingue
ou trilingue; si encore nous faisions participer les femmes et--pourquoi
pas?--les paysans et les ouvriers à ces bienfaits linguistiques, la
France s’apercevrait un jour que ce qu’il y a de plus inutile en France,
c’est le français. Cependant, chacune des quatre régions frontières
ayant choisi de penser dans la langue du peuple voisin, peut-être
resterait-il vers le centre, aux environs de Guéret et de Châteauroux,
quelques familles farouches où se conserveraient, à l’état de patois,
les mots les plus usuels de Victor Hugo.

Ce serait la seconde fois que pareille aventure aurait pour théâtre le
sol de la Gaule. Comme les contemporains de M. Jules Lemaître, les
petits-fils de Vercingétorix s’avisèrent que le celte était une langue
sans utilité commerciale; ils apprirent le latin très volontiers. Ceux
qui résistèrent à l’esprit du siècle se retirèrent dans l’Armorique;
leur entêtement a légué au français environ vingt mots[60]: c’est tout
ce qui reste des dialectes celtiques parlés en Gaule, puisque les
Bretons d’aujourd’hui sont des immigrés gallois.

  [60] Et une quantité assez considérable de noms de lieux, fleuves et
    monts.

Une langue n’a pas d’autre raison de vie que son utilité. Diminuer
l’utilité d’une langue, c’est diminuer ses droits à la vie. Lui donner
sur son propre territoire des langues concurrentes, c’est amoindrir son
importance dans des proportions incalculables.

Il y a deux sortes de peuples: ceux qui imposent leur langue et ceux qui
se laissent imposer une langue étrangère. La France a été longtemps le
peuple de l’Europe qui imposait sa langue; un Français d’alors, comme un
Anglais d’aujourd’hui, ignorait volontairement les autres langues
d’Europe; tout mot étranger était pour lui du jargon et quand ce mot
s’imposait au vocabulaire, il n’y entrait qu’habillé à la française.
Allons-nous, sur les conseils des comités coloniaux, devenir une nation
polyglotte, sans même nous apercevoir que cela serait un véritable
suicide linguistique, et demain un suicide intellectuel?

Je n’ai pas le courage de défendre avec enthousiasme, comme M. Jules
Lemaître, «le règne définitif de l’industrie, du commerce et de
l’argent»[61]; je ne saurais calculer ce que vaut--valeur marchande--la
parfaite connaissance de l’anglais, de l’allemand ou de l’espagnol; ma
vocation est de défendre, par des œuvres ou par des traités, la beauté
et l’intégrité de la langue française, et de signaler les écueils vers
lesquels des mains maladroites dirigent la nef glorieuse. Vilipender les
langues étrangères n’est pas mon but, non plus que de déprécier le grec;
mais il faut que les domaines linguistiques soient nettement délimités:
les mots grecs sont beaux dans les poètes grecs et les mots anglais dans
Shakespeare ou dans Carlyle.

  [61] Opinions à répandre: Contre l’Enseignement classique.--_Le
    Figaro_, 25 février 1898.

Un homme intelligent et averti peut savoir plusieurs langues sans avoir
la tentation d’entremêler leurs vocabulaires; c’est au contraire la joie
du vulgaire de se vanter d’une demi-science, et le penchant des
inattentifs d’exprimer leurs idées avec le premier mot qui surgit à
leurs lèvres. La connaissance d’une langue étrangère est en général un
danger grave pour la pureté de l’élocution et peut-être aussi pour la
pureté de la pensée. Les peuples bilingues sont presque toujours des
peuples inférieurs.

M. Jules Lemaître juge ainsi que du temps perdu les années passées au
collège à «ne pas apprendre le latin»; mais il ne s’agit pas d’apprendre
le latin: il s’agit de ne pas désapprendre le français. Il vaut mieux
perdre son temps que de l’employer à des exercices de déformation
intellectuelle. On a récemment insinué qu’un bon moyen pour inculquer
aux Français une langue étrangère serait de les envoyer faire leurs
études à l’étranger. Les «petits Français» seraient remplacés en France
par des petits Anglais, par des petits Allemands; ainsi chaque peuple,
oubliant sa langue maternelle, irait patoiser chez son voisin: système
excellent, grâce auquel les Européens, sachant toutes langues, n’en
sauraient parfaitement aucune.

Je résumerai en un mot ma pensée: le peuple qui apprend les langues
étrangères, les peuples étrangers n’apprennent plus sa langue.

Mais ces considérations, sans être absolument en dehors de mon sujet,
s’éloignent de l’esthétique verbale: il me faut maintenant étudier,
comme je l’ai fait pour le grec, l’intrusion en français des mots
étrangers, des mots anglais en particulier.



CHAPITRE VIII

Comment le peuple s’assimile les mots étrangers.--Liste de mots
allemands, espagnols, italiens, etc., anciennement francisés.--Rapports
linguistiques anglo-français.--Le français des Anglais et l’anglais des
Français.--Les noms des jeux.--La langue de la marine.


Il est indifférent que des mots étrangers figurent dans le vocabulaire
s’ils sont naturalisés. La langue française est pleine de tels mots:
quelques-uns des plus utiles, des plus usuels, sont italiens, espagnols
ou allemands.

Voici une nomenclature très abrégée des principaux emprunts directs de
la langue française aux parlers les plus divers. Outre les mots venus à
l’origine de l’ancien allemand, par l’intermédiaire du latin médiéval,
l’allemand moderne a donné au français _flamberge_, _fifre_, _sabre_,
_vampire_, _rosse_, _hase_, _bonde_, _gamin_; le flamand: _bouquin_; le
portugais: _fétiche_, _bergamote_, _caste_, _mandarin_, _bayadère_;
l’espagnol: _tulipe_, _limon_, _jasmin_, _jonquille_, _vanille_,
_cannelle_, _galon_, _mantille_, _mousse_ (marine), _récif_, _transe_,
_salade_, _liane_, _créole_, _nègre_, _mulâtre_; l’italien: _riposte_,
_représaille_, _satin_, _serviette_, _sorte_, _torse_, _tare_,
_tarif_[62], _violon_, _valise_, _stance_, _zibeline_, _baguette_,
_brave_, _artisan_, _attitude_, _buse_, _bulletin_, _burin_, _cabinet_,
_calme_, _profil_, _modèle_, _jovial_, _lavande_, _fougue_, _filon_,
_cuirasse_, _concert_, _carafe_, _carton_, _canaille_; le provençal:
_badaud_, _corsaire_, _vergue_, _forçat_, _caisse_, _pelouse_; le
polonais: _calèche_; le russe: _cravache_; le mongol: _horde_; le
hongrois: _dolman_; l’hébreu: _gêne_; l’arabe: _once_, _girafe_,
_goudron_, _amiral_, _jupe_, _coton_, _taffetas_, _matelas_, _magasin_,
_nacre_, _orange_, _civette_, _café_; le turc: _estaminet_; le cafre:
_zèbre_; les langues de l’Inde: _bambou_, _cornac_, _mousson_; les
langues américaines: _tabac_, _ouragan_; le chinois: _thé_.

  [62] Venu de l’arabe par l’italien; peut-être de la ville de _Tarifa_,
    port que les Arabes d’Espagne avaient ouvert au commerce des
    chrétiens. _Tarif_ était, encore au siècle dernier, un terme spécial
    de douane.

Voilà des mots (et il y en a beaucoup d’autres) sans lesquels il serait
difficile de parler français, et auxquels le puriste le plus exigeant
n’oserait adresser aucun reproche; ils sont presque tous entrés
anciennement dans la langue, et c’est ce qui explique la parité de leurs
formes avec celles des mots français primitifs. Si l’on descend au XIXe
siècle, la figure des mots étrangers, même les plus usuels, change et se
barbarise. L’italien avait donné _brave_, il redonne _bravo_; il donne:
_imbroglio_, _fiasco_; l’allemand ne nous communique plus que de féroces
assemblages de consonnes: _kirsch_[63], _block-haus_[64]; l’espagnol
demeure trop visible dans _embargo_; le russe dans _knout_ et le
hongrois dans _shako_[65]. Mais c’est en étudiant l’anglais dans le
français que l’on comprendra le mieux les dommages que peut causer à une
langue devenue respectueuse, un vocabulaire étranger.

  [63] Aurait donné jadis: _Quirche_.

  [64] Doublure inutile de _fortin_.

  [65] Ces mots auraient donné au français d’il y a deux siècles _Noute_
    et _chacot_.

L’anglais nous a fourni un grand nombre de mots qui se comportent dans
notre langue selon des modes assez différents. Les uns, en petit nombre,
entrés par l’oreille, ont été naturellement francisés puisque leur
écriture figurative était ignorée; celui qui les transcrivit le premier
méconnut sans doute leur origine et les considéra comme des termes de
métier. Aujourd’hui même la phonétique n’arrive pas toujours à retrouver
leur source. Tels sont: _héler_, _poulie_, _taquet_, _toueur_,
_beaupré_, _comité_. D’autres avaient été jadis donnés à l’Angleterre
par la France; ils ont repris assez facilement une forme française;
ainsi _trousse_, substantif verbal de _trousser_ (_tortiare_), est
devenu en anglais _truss_ et nous est revenu _drosse_ (terme de marine).

Les rapports linguistiques ont toujours été un peu tendus entre les deux
pays. Ni un Français ne peut prononcer un mot anglais, ni un Anglais un
mot français, et souvent les déformations sont extraordinaires. Lorsque
le mot entre par l’écriture, il se francise à la fois de forme et de
prononciation, ou de prononciation seulement. Le premier mode donne des
mots d’un français parfois médiocre, mais tolérable: _boulingrin_,
_bastringue_, _chèque_, _gigue_, _guilledin_[66], _bouledogue_. Quelques
mots sont sur la limite de la naturalisation: les dictionnaires donnent
déjà: _ponche_, _poudingue_. D’autres enfin s’écrivent en anglais et se
prononcent en français: _club_, _cottage_, _tunnel_, _jockey_,
_dogcart_; il est très probable qu’ils auraient fini par devenir
_clube_[67], _cotage_, _tunel_, _joquet_, _docart_, si la Demi-Science
et le Respect n’étaient d’accord pour s’opposer à leur déformation. Mais
il y a de plus graves injures. Toute une série de mots anglais ont gardé
en français et leur orthographe et leur prononciation, ou du moins une
certaine prononciation affectée qui suffit à réjouir les sots et à leur
donner l’illusion de parler anglais. Rien de plus amusant alors que de
rebrousser le poil du snobisme[68] et de prononcer, comme un brave
ignorant, _tranvé_ et _métingue_. Ces mots sont d’ailleurs sur la limite
et on ne sait encore ce qu’ils deviendront: _tramway_ semble s’acheminer
vers _tramoué_ plutôt que vers _tranvé_[69], quant à _meeting_, le
peuple prononce résolument _métingue_, entraîné par l’analogie. Mais
_steamer_, _sleeping_, _spleen_, _water-proof_, _groom_, _speech_, et
tant d’autres assemblages de syllabes, sont de véritables îlots anglais
dans la langue française. Il est inadmissible qu’on me demande de
prononcer _prouffe_ un mot écrit _proof_. Les architectes ont imité en
France les fenêtres appelées par les Anglais _bow-window_; voilà un mot
dont je ne sais rien faire. Jadis il serait devenu aussitôt
_beauvindeau_[70]; sa lourdeur aurait pu choquer, mais non sa forme. Il
était d’ailleurs bien inutile, puisque, d’après Viollet-Leduc, il a un
exact correspondant en vrai français, _bretêche_.

  [66] _Gilding_ (hongre).

  [67] _Club_, prononcé à l’anglaise, est en train de mourir; l’instinct
    revient à _cercle_.

  [68] _Snob_ (qui devrait s’écrire _snobe_) et _snobisme_ sont assez
    bien naturalisés. La signification française de _snob_ est inconnue
    des Anglais. _Snob_, qui veut dire _cordonnier_, a pris pour eux le
    sens péjoratif qu’avait il y a quelques années le mot _épicier_.

  [69] On a signalé récemment à Paris, en la réprouvant, la forme
    _tramevère_; elle serait excellente.

  [70] Comme de _bowsprit_ les marins firent _beaupré_.

Des vocabulaires entiers sont gâtés par l’anglais. Tous les jeux, tous
les _sports_ sont devenus d’une inélégance verbale qui doit les faire
entièrement mépriser de quiconque aime la langue française. _Coaching_,
_yachting_, quel parler! Des journalistes français ont fondé il y a un
an ou deux un cercle qu’ils baptisèrent _Artistic-cycle-club_; ont-ils
honte de leur langue ou redoutent-ils de ne pas la connaître assez pour
lui demander de nommer un fait nouveau? Cette niaiserie est d’ailleurs
internationale, et le français joue chez les autres peuples, y compris
l’Angleterre, le rôle de langue sacrée que nous avons dévolu à
l’anglais. Il y a à Londres un jargon mondain et diplomatique: _thé
dansante_, _landau sociable_, _style blasé_, _morning-soirée_; _solide_
s’exprime par _solidaire_, _bon morceau_ par _bonne-bouche_ et _de pied
en cap_ par _cap à pie_[71]. Notre anglais vaut ce français-là et il est
souvent pire. Son inutilité est évidente. _Sleeping-car_,
_garden-party_, _steamer_, _rail-way_, _rail-road_, _steeple-chase_,
_dead-heat_, _warrant_, _reporter_, _interview_, _bond-holder_,
_rocking-chair_, _sportsman_ et son féminin _sportswoman_, _snowboot_,
_smoking_, _music-hall_, _select_, _leader_, _authoresse_: aucun de ces
mots, dont la liste est inépuisable, n’ont même l’excuse d’avoir pris la
langue française au dépourvu; aucun qui ne pût trouver dans notre
vocabulaire son exacte et claire contre-partie.

  [71] _S’intimer_. «Elle s’_intime_ avec tout le monde.» C’est du
    français créé par un Russe; il n’est pas mauvais. La tendance au
    néologisme est assez forte chez les étrangers parlant français et
    n’ayant naturellement qu’un vocabulaire restreint à leur
    disposition.

Un journal discourait naguère sur _authoresse_, et, le proscrivant avec
raison, le voulait exprimer par _auteur_. Pourquoi cette réserve, cette
peur d’user des forces linguistiques? Nous avons fait _actrice_,
_cantatrice_, _bienfaitrice_, et nous reculons devant _autrice_[72], et
nous allons chercher le même mot latin grossièrement anglicisé et orné,
comme d’un anneau dans le nez, d’un grotesque _th_. Autant avouer que
nous ne savons plus nous servir de notre langue et qu’à force
d’apprendre celles des autres peuples nous avons laissé la nôtre
vieillir et se dessécher. Cet aveu ne nous coûte rien: nous avons permis
à l’industrie, au commerce, à la politique, à la marine, à toutes les
activités nouvelles ou renouvelées en ce siècle, d’adopter un
vocabulaire où l’anglais, s’il ne domine pas encore, tend à prendre au
moins la moitié de la place.

  [72] _Autrice_ est français depuis au moins le XVIIIe siècle:
    «AUTRICE. _Une dame Autrice_, se trouve dans une pièce du _Mercure_
    de juin 1726.» _Dictionnaire néologique à l’usage des Beaux Esprits
    du siècle_ (1727), par l’abbé Desfontaines.

L’histoire linguistique des jeux de plein air est curieuse. On en
trouverait difficilement un seul, parmi ceux qui ont été réimportés
d’Angleterre, qui ne fût connu et toujours pratiqué en France par les
enfants. Ainsi la _balle à la crosse_ nous est revenue sous le nom de
_cricket_; la _paume_, sous le nom de _tennis_; le _ballon_[73], sous le
nom de _foot-ball_; le _mail_[74], sous le nom de _crocket_. Il
suffirait évidemment de donner un nom anglais aux _boules_, à la
_marelle_, ou au _cerceau_ pour voir ces jeux innocents faire leur
entrée dans le monde[75].

  [73] En Bretagne, la _soule_.--Emile Souvestre, dans le _Figaro_,
    Supplément du 1er juillet 1877.

  [74] C’est le mot latin tout vif, _malleus_ (_mail_, _maillet_).--Ce
    jeu est appelé _le Jeu du Palle-Mail_ dans _la Maison des jeux
    académiques, etc._; à Paris, chez Estienne Loyson, 1665. Son
    vocabulaire technique comprenait les mots: _passe_, _débutter_,
    _archet_, _roüet_, _boule_, _ais_, _mettre au beau_; _boule fendue_,
    _dérobée_, _qui tient de la pierre_, _du fer_, etc.; _crocheter_,
    _lever_, _lève_, _porte-lève_, etc.

  [75] M. Michel Bréal (_Revue des Revues_, 1er juin 1897) trouve tout
    naturel que le _crocket_ ait amené avec lui d’Angleterre son
    vocabulaire. Est-il vraiment si naturel que le même jeu se joue en
    anglais sur les plages et en français dans les cours de collège?

La langue de la marine s’est fort gâtée en ces derniers temps, j’entends
la langue écrite par certains romanciers, car la langue orale a dû se
maintenir intacte. M. Jules Verne mérite ce reproche d’avoir abusé des
mots anglais dans ses merveilleux récits; un seul de ses tomes me
fournit les mots suivants: _anchor-boat_, _steam-ship_, _main-mast_,
_mizzenne-mast_, _fore-gigger_, _engine-screw_, _patent-log_, _skipper_,
sans compter _dining-room_ et _smoking-room_, qui sont de la langue
générale. Nul lexique cependant n’est plus pittoresque que celui de la
marine française, et M. Jules Verne, qui le connaît mieux que personne,
devrait l’employer toujours et ne pas laisser croire qu’il le juge
inférieur en netteté et en beauté au lexique anglais. Que de mots, que
de locutions d’une pureté de son admirable: _étrave_, _étambot_,
_misaine_, _hauban_, _bouline_, _hune_, _beaupré_, _artimon_, _amarres_,
_amures_, _laisser en pantenne_, _haler en douceur_; voici deux lignes
de vraie langue marine[76]: «On cargue la brigantine, on assure les
écoutes de gui; une caliourne venant du capelage d’artimon est frappée
sur une herse en filin...» Très peu de mots marins appartiennent au
français d’origine; ils ont été empruntés aux langues germaniques et
scandinaves, au provençal, à l’italien; mais leur naturalisation est
parfaite, et presque tous peuvent servir de modèle pour le traitement
auquel une langue jalouse de son intégrité doit soumettre les mots
étrangers.

  [76] _La pêche à bord des longs-courriers_, par Bouquart.
    _L’Illustration_, 11 septembre 1897.



CHAPITRE IX

Naissance d’un mot.--Réformes possibles dans l’orthographe des mots
étrangers.--Liste de mots anglais réformés.--Liste de mots anglais
francisés par les Canadiens.


J’ai vu naître un mot; c’est voir naître une fleur. Ce mot ne sortira
peut-être jamais d’un cercle étroit, mais il existe; c’est _lirlie_.
Comme il n’a jamais été écrit, je suppose sa forme: _lir_ ou _lire_, la
première syllabe ne peut être différente; la seconde, phonétiquement
_li_, est sans doute, par analogie, _lie_, le mot étant conçu au
féminin. J’entendais donc, à la campagne, appeler des pommes de terre
roses hâtives, des _lirlies_ roses; on ne put me donner aucune autre
explication, et, le mot m’étant inutile, je l’oubliai. Dix ans après, en
feuilletant un catalogue de grainetier, je fus frappé par le nom
d’_early rose_ donné à une pomme de terre, et je compris les syllabes du
jardinier. _Lirlie_, outre son phénomène de nationalisation, offre un
fait récent de soudure de l’article (les exemples anciens sont assez
nombreux, _lierre_, _luette_, _loriot_), la forme première ayant
certainement été _irlie_.

Voilà un bon exemple et un mot agréable formé par l’heureuse ignorance
d’un jardinier. C’est ainsi qu’il faut que la langue dévore tous les
mots étrangers qui lui sont nécessaires, qu’elle les rende
méconnaissables: qui, sans un tel hasard, en supposant que le mot eût
vécu, aurait jamais retrouvé _early_ dans _lirlie_?

Ce _lirlie_ peut servir de type des mots étrangers qui entrent dans une
langue à la fois par la parole et par l’écriture. Dans ce cas, il ne
faut jamais hésiter à sacrifier l’orthographe au son. Le jardinier eût
écrit _lirlie_; un autre aurait pu sentir la présence de l’article et
adopter _irlie_; les deux mots seraient excellents, et _early_ est très
mauvais. Quand le mot est entré par la parole seule (ce qui est rare
maintenant), on transcrira le son tel qu’il est perçu. Si le mot est
venu par l’écriture seule, il faut le réformer et l’écrire comme le
prononcerait un paysan ou un ouvrier tout à fait étranger à l’anglais ou
à telle autre langue. Je formulerais donc volontiers ainsi les mots
suivants, bien connus sous leur aspect barbare; je mets à côté un des
mots qui peuvent servir d’étalon analogique:

    _Higuelife_--High Life
    Calife

    _Fivocloque_--Five o’clock
    Colloque

    _Vaterprouffe_--Water-proof
    Esbrouffe

    _Starteur_--Starter[77]
    _Stimeur_--Steamer
    Rameur

  [77] Voilà la prononciation ou usuelle ou individuelle à
    Paris de quelques termes de courses: _starter_–starteur;
    _broken-down_–brocandeau; _flyer_–flieur; _steaple_–stiple;
    _stayer_–stayeur; _dead-heat_–didide; _handicap_–andicape;
    _betting_–bétin (ou bétingue); _ring_–rin (ou ringue).--Dans
    _didide_ il y a d’abord la confusion de _heat_ avec _head_, alors
    prononcé _hide_,--et tout cela est charivaresque!

    _Autoresse_[78]--authoress
    Maîtresse

  [78] Si on ne veut pas d’_autrice_.

    _Blocausse_--Block-hauss[79]
    Chausse

  [79] Allemand. A déjà donné _blocus_ au XVIe siècle.--Tous les mots
    sans renvoi sont anglais.

    _Groume_--Groom[80]
    Doume[81]

  [80] _Groume_ a déjà existé en français, venu d’une forme germanique
    (_grom_, garçon). _Grom_ devint _groume_, puis _groumet_ nom donné
    aux garçons marchands de vins. De là l’idée de dégustation conservé
    dans _gourmet_, qui est une déformation de _groumet_. Finalement
    _groom_ est un mot français emprunté par l’anglais. Il y a de ces
    emprunts anglais, réempruntés par le français, qui ont pris au cours
    de ce double voyage une forme bien curieuse. De _soie de Padoue_,
    les marchands anglais avaient fait jadis Padousoy; le mot est revenu
    en France sous les apparences inattendues de _pou-de-soie_. Le mot
    _mohair_, récemment importé d’Angleterre, n’est autre chose que
    notre _moire_!--Les Français appelaient _Fond de baie_ un littoral
    canadien. Les Anglais en ont fait _Fundy bay_, ce que nos géographes
    traduisent courageusement par _baie de Fundy_.

  [81] Sorte de palmier.

    _Spline_--Spleen[82]
    Discipline

  [82] _Splénétique_ est venu du grec.

    _Smoquine_--Smoking
    Molesquine

    _Yaute_--Yacht[83]
    Faute

  [83] L’italien a emprunté le mot à la forme écrite: _iachetto_. Cette
    forme également usitée en français s’écrirait _yaque_.

    _Docart_--Dogcart
    ou _Doquart_
    Trocart
    Trois-quarts[84]

  [84] Mots identiques: _trois-quarts_ a été le premier nom du
    _trocart_.

    _Snobe_--Snob
    Robe

    _Bismute_--Bismuth[85]
    Jute

  [85] All. La vraie forme est _bissmuth_.

    _Zingue_--Zinc[86]
    (Voyez _Chirtingue_)

  [86] All. Italien: _zinco_.

    _Malte_--Malt[87]
    Malte

  [87] Italien: _malto_.

    _Boucmacaire_--Book-maker[88]
    _Valcovère_--Walk-over
    Sévère
    Macaire

  [88] Tend, dit-on, à disparaître devant le mot français _donneur_.

    _Chirtingue_--Shirting
    _Métingue_--Meeting
    _Cotingue_--Coating
    _Poudingue_[89]--Pudding

  [89] Le mot est francisé; cependant les dictionnaires font une
    distinction d’orthographe entre _pouding_, gâteau, et _poudingue_,
    agglomérat de cailloux. J’ai fait prononcer à diverses personnes le
    mot _plum-pudding_; voici les sons entendus: _Plum_, _pleum_,
    _plome_, _ploume_; _poudigne_, _poudinegue_, _poudine_, _poudingue_.
    Les combinaisons variables des deux mots donnent seize vocables
    différents.--La francisation en _in_ serait préférable: Exemple:
    _sterlin_, jadis _esterlin_, pour _sterling_.

    _Clube_--Club
    Tube

    _Quirche_--Kirsch[90]
    _Spiche_--Speech
    Niche

  [90] Allemand.

    _Colbaque_--Kolbak[91]
    _Codaque_--Kodak[92]
    Chabraque

  [91] Turc.

  [92] ?

    _Railoué_--Railway
    _Tramoué_--Tramway
    Avoué

    _Ponche_--Punch[93]
    Bronche

  [93] Italien: _ponce_.--Ou _ponge_. Cette forme est en effet française
    depuis le XVIIe siècle. On appelait _ponge_, à la cour du grand roi,
    ce que nous nommons _grog_.

    _Grogue_--Grog
    Dogue

    _Copèque_--Kopeck[94]
    _Quipesèque_--Keepsake
    _Bifetèque_
    _Romestèque_[95]
    Chèque

  [94] Russe. Italien: _copecco_.

  [95] Ces deux mots sont à demi francisés; les dictionnaires donnent:
    _bifteck_ et _romsteck_, formes qui ne sont d’aucune
    langue.--_Romestèque_ est entré pour la première fois en français au
    XVIIe siècle. C’était le nom d’un jeu de cartes apporté de Hollande
    (_la Maison des Jeux_).

    _Sloupe_--Sloop
    Chaloupe

    _Spencère_--Spencer
    Sincère

    _Stoque_--Stock
    Toque

    _Stope_--Stop[96]
    Chope

  [96] A donné _stopper_, bien francisé.

    _Lunche_--Lunch
    Embrunche[97]

  [97] _Embruncher_, terme de maçonnerie.

    _Chacot_--Shako
    Tricot

    _Coltare_--Coaltar
    Tare

    _Stoute_--Stout
    Toute

    _Strasse_--Strass
    Strasse[98]

  [98] _Bourre_, terme de métier.

    _Carrique_--Carrick
    Barrique

On sait que le français du Canada a subi l’influence de l’anglais. Cette
pénétration, d’ailleurs réciproque[99], est beaucoup moins profonde
qu’on ne le croit et notre langue garde, au delà des mers, avec sa force
d’expansion, sa vitalité créatrice et un pouvoir remarquable
d’assimilation. Des mots qu’elle a empruntés à l’anglais, les uns,
demeurés à la surface de la langue, ont conservé leur forme étrangère;
les autres, en grand nombre, ont été absorbés, sont devenus réellement
français. Il serait même souvent impossible de reconnaître leur origine,
sans documents historiques. C’est ainsi que _township_ est devenu
_trompechipe_; _Sommerset_, _Sainte-Morisette_; _Standford_,
_Sainte-Folle_. On ne peut guère pousser plus loin l’absorption; les
syllabes anglaises, surtout pour les deux noms propres, n’ont vraiment
été qu’un prétexte sonore à composer des mots agréables. Voici quelques
déformations moins hardies et qui pourront, mieux encore que le
précédent tableau, nous servir de guide en des circonstances analogues.
On y a compris les mots dont la déformation, invisible pour les yeux,
est cependant réelle puisque les Canadiens les prononcent à la
française.

  [99] Les Anglo-Canadiens jouent au cricket, par exemple, sous le nom
    de _Lacrosse-game_.

  _Bacon_        _Bacon_        lard
  _Bargain_      _Bargain_      marché
  _Postage_      _Postage_      frais de port
  _Coercion_     _Coercion_     coercition
  _Drive_        _Drave_        flotter
  _Driver_       _Draver_       flotteur
  _Drave_        _Draveur_      flottage du bois
  _Shirting_   { _Cheurtine_ }
               { _Chatine_   }  toile
  _Bother_       _Bâdrer_       ennuyer, raser
  _Boat_         _Baute_        bateau
  _Promissory_   _Promissoire_
  _Boom_         _Bôme_         barrage
  _Bun_          _Bonne_        brioche
  _Log_          _Logue_        tronc d’arbre
  _Runner_       _Ronneur_      coureur
  _Safe_         _Saîfe_        coffre-fort[100]
  _Shave_        _Shéver_       raser   }
  _Shaver_       _Shéveur_      usurier }[101]
  _Shape_        _Shaipe_       forme   }
  _Clear_        _Clairer_ (ce verbe a pris plusieurs des sens de
                   _to clear_, _to clear up_, etc.)
  _Copper_       _Coppe_        sou
  _Copy_         _Copie_        exemplaire
  _Tea-Board_    _Thébord_      cabaret
  _Cook_         _Couque_       cuisinier
  _Voter_        _Voteur_       électeur
  _Grocer_       _Groceur_      épicier
  _Grocery_      _Grocerie_     épicerie
  _Rail_         _Rèle_         rail[102]
  _Sample_       _Simple_       échantillon
  _Yoke_         _Iouque_     }
  _Neck-Yoke_    _Néquiouque_ } joug
  _Peppermint_   _Papermane_    menthe
  _Pudding_      _Poutine_      poudingue

  [100] Sens particulier du mot francisé. _Saîfe_, et il en est de même
    des autres mots, n’a qu’une des significations du mot anglais
    _safe_. La naturalisation limite à un seul les pouvoirs divers et
    souvent nombreux d’un mot. _Smart_, qui veut dire en anglais, selon
    les cas, alerte, souple, habile, fin, actif, intrigant, roué,
    élégant, etc., a perdu en français, du moment qu’on a voulu l’y
    introduire, toutes ces valeurs, pour en gagner une seule, vague et
    très certainement passagère.

  [101] La vraie déformation serait _chaipe_, _chéver_, _chéveur_. Il
    n’y a pas de _sh_ en français.

  [102] On se sert plus communément du mot français _lisse_. Également,
    pour _wagon_ et _tramway_, les Canadiens disent _char_.

Ces listes suffiront; on n’a voulu donner que des indications. C’est une
clef que l’on peut compléter et alors consulter lorsqu’on aura un doute
sur la forme française que doit revêtir le mot étranger. Si le mot se
refuse à la naturalisation, il faut l’abandonner résolument, le traduire
ou lui chercher un équivalent. Très souvent, après une brève réflexion,
on le jugera tout à fait inutile: _steamer_ est un doublet infiniment
puéril de _vapeur_; et quel besoin de _smoking-room_ pour un parler qui
possède _fumoir_ ou de _skating_, quand, comme au Canada, il pourrait
dire _patinoir_[103]? C’est un devoir strict envers notre langue de
n’ouvrir les portes sévères de son vocabulaire qu’à des termes nouveaux
qui apportent avec eux une idée nouvelle et qui prennent au dépourvu nos
propres ressources linguistiques.

  [103] Quant aux noms propres historiques ou géographiques, il faut, je
    crois, s’en rapporter à l’usage. Un géographe a conseillé de
    conserver aux noms de lieu leur orthographe nationale, d’écrire
    _London_, _Kœln_, _Firenze_, _Tong-King_, et aussi sans doute
    d’apprendre au moins la prononciation de toutes les langues du
    globe. Cet estimable savant ne prend pas garde que la nomenclature
    française est internationale et que tous les noms géographiques dont
    la notoriété est européenne ne sont populaires que sous leur nom
    français. Les atlas anglais disent comme nous: Cologne, Florence,
    Turin, Rome, Naples, _Venice_, Mayence, Aix-la-Chapelle.



CHAPITRE X

Une Académie de la beauté verbale.--La formation savante et la
déformation populaire.--La vitalité linguistique.--Innocuité des
altérations syllabiques.--La race fait la beauté d’un mot.--Le patois
européen et la langue de l’avenir.


Une académie serait utile, composée d’une vingtaine d’écrivains--si on
en trouvait vingt--ayant à la fois le sens phonétique[104] et le sens
poétique de la langue. Au lieu de rendre des arrêts par prétention, au
lieu de se borner à omettre, dans un dictionnaire inconnu du public et
déjà démodé quand il paraît, les mots de figure trop étrangère, elle
agirait dans le présent, et les formes refusées ou bannies par elle
seraient proscrites de l’écriture et du parler. Elle serait chargée de
baptiser les idées nouvelles; elle trouverait les mots nécessaires dans
le vieux français, dans les termes inusités, quoique purs, dans le
système de la composition et dans celui de la dérivation. Son rôle
serait, non pas d’entraver la vie de la langue, mais de la nourrir au
contraire, de la fortifier et de la préserver contre tout ce qui tend à
diminuer sa forme expansive. Elle agirait dans le sens populaire, contre
le pédantisme et contre le snobisme; elle serait, en face des écorcheurs
du journalisme et de la basse littérature, la conservatrice de la
tradition française, la tutrice de notre conscience linguistique, la
gardienne de notre beauté verbale[105].

  [104] On voudra bien remarquer que je sursois volontairement aux
    corrections conseillées par moi-même et que je n’écris ni
    _fonétique_ ni _estétique_. Tant que l’exemple ne sera pas donné par
    cinq ou six revues et journaux importants, tout particularisme
    «ortografique» ne serait qu’une manifestation gênante et inutile.

  [105] A défaut de cette chimérique assemblée, il serait à souhaiter
    qu’un _Bulletin de la langue française_ fût publié selon ces
    principes, et répandu dans le monde des écrivains et des
    professeurs.

Indulgente pour les déformations spontanées, œuvre de l’ignorance, sans
doute, mais d’une ignorance heureuse et instinctive, elle admettrait
avec joie les innovations du parler populaire; elle n’aurait peur ni de
_gosse_, ni de _gobeur_ et elle n’userait pas de phrases où figure
_kaléidoscope_[106] pour réprouver les innovations telles que
_ensoleillé_ et _désuet_[107]. Épouvantée par _psycho-physiologie_, par
_splanchnologie_[108], par _conchyliologie_, elle n’aurait d’objections
ni contre _gaffe_, ni contre _écoper_, mots très français, très purs, le
premier l’une des rares épaves du celtique (_gaf_, croc), le second,
anciennement _escope_, venu sans doute d’une forme _scoppa_, doublet
latin de _scopa_[109].

  [106] Il n’y a plus de _k_ en français. Cette lettre d’origine
    allemande a été usitée jadis, puis rejetée comme inutile. Le _c_ et
    le _qu_ suffisent à noter tous les sons qui peuvent incomber au _k_
    ou au _ch_ dur. Sans doute le _k_ remplirait à lui tout seul le rôle
    des deux signes usuels, mais, puisqu’on ne peut songer à unifier
    l’écriture au point d’écrire _ki ke ce soit_, _kelkonke_, _kitte_,
    _kalité_, le _k_ n’est plus qu’une complication inadmissible. Le
    _ch_ dur, nous l’avons expliqué, doit être également proscrit.

  [107] Comme le fait M. Emile Deschanel, _les Déformations de la langue
    française_ (1898). Les deux mots sont excellents, bien formés, le
    premier sur des analogies multiples, le second d’après _muet_ et
    _fluet_.--Le vieux français avait _asoleillé_.

  [108] Il y a aussi _splanchnique_, qui ne veut pas dire autre chose
    que _viscéral_.

  [109] _Scopa_ a donné en vieux français _escouve_, _écouve_, dont il
    est resté _écouvillon_. Et quand même la vraie origine d’_écope_
    serait la forme anglaise _scoope_, le mot n’en serait pas plus
    mauvais. _Scoope_ est identique à _escouve_. Le sens abstrait
    d’_écoper_ dérive tout naturellement du sens concret primitif: la
    corvée de vider l’eau qui s’amasse au fond d’un bateau. M. Deschanel
    recule scandalisé devant _écoper_.

Livrées à elles-mêmes, soustraites aux influences étrangères ou
savantes, les langues ne peuvent se déformer, si on donne à ce mot un
sens péjoratif. Elles se transforment, ce qui est bien différent. Que
ces changements atteignent la signification des mots ou leur apparence
syllabique, ils sont pareillement légitimes et inoffensifs. Si beaucoup
de mots latins n’ont pas gardé en français leur sens originaire, bien
des mots du vieux français n’ont plus exactement en français moderne
leur signification ancienne. M. Deschanel observe que _mièvre_,
_émérite_, _truculent_, ne disent plus les mêmes idées que voilà un ou
deux siècles; mais c’est l’histoire même du dictionnaire. _Paillard_
signifia jadis misérable, homme qui couche sur la paille; _paître_,
nourrir,

    Dex est preudom, qui nos gouverne et pest[110];

_souffreteux_, besoigneux; _labourer_, travailler, souffrir; et tous les
mots indiquant la condition: _valet_, autrefois écuyer; _garce_,
autrefois jeune fille. Il y a transformation de sens; il n’y a pas
déformation, puisque le mot reste identique à lui-même et n’a rien perdu
de sa beauté plastique.

  [110] _Couronnement de Louis._

L’altération syllabique, intérieure ou finale, n’est pas plus
dangereuse: ni la soudure de l’article ou du pronom, _loriot_ pour
_l’oriot_, _l’oriol_ (_aureolum_), _ma mie_ pour _m’amie_; ni
_casserole_ pour _cassole_; ni _palette_ (de sang) pour _poëlette_; ni
_bibelot_ pour _bimbelot_ ne sont des accidents graves dans l’évolution
d’une langue. Je suis même moins choqué par le populaire de _l’eau
d’ânon_ que par _microphotographie_ ou _bio-bibliographie_; les deux
mots par quoi les bonnes femmes s’expliquent à elles-mêmes le mystérieux
_laudanum_ ont au moins le mérite de leur sonorité française; d’ailleurs
_laudanum_ n’est lui-même qu’une corruption dont il a été impossible
d’analyser les éléments primitifs[111].

  [111] Voir le chapitre suivant.

La beauté d’un mot est tout entière dans sa pureté, dans son
originalité, dans sa race; je veux le dire encore en achevant ce tableau
des mauvaises mœurs de la langue française et des dangers où la jettent
le servilisme, la crédulité et la défiance de soi-même. Devenus les
esclaves de la superstition scientifique, nous avons donné aux pédants
tout pouvoir sur une activité intellectuelle qui est du domaine absolu
de l’instinct; nous avons cru que notre parler traditionnel devait
accueillir tous les mots étrangers qu’on lui présente et nous avons pris
pour un perpétuel enrichissement ce qui est le signe exact d’une
indigence heureusement simulée. Il n’est pas possible qu’une langue
littérairement aussi vivante ait perdu sa vieille puissance verbale; il
suffira sans doute que l’on proscrive à l’avenir tout mot grec, tout mot
anglais, toutes syllabes étrangères à l’idiome, pour que, convaincu par
la nécessité, le français retrouve sa virilité, son orgueil et même son
insolence. Il vaut mieux, à tout prendre, renoncer à l’expression d’une
idée que de la formuler en patois. Il n’est pas nécessaire d’écrire;
mais si l’on écrit il faut que cela soit en une langue véridique et de
bonne couleur.

Ou bien résignons-nous; laissons faire et considérons les premiers
mouvements d’une formation linguistique nouvelle. Un patois européen
sera peut-être la conséquence inévitable d’un état d’esprit européen, et
aucun idiome n’étant assez fort pour dominer, ayant absorbé tous les
autres, un jargon international se façonnera, mélange obscur et rude de
tous les vocabulaires, de toutes les prononciations, de toutes les
syntaxes. Déjà il n’est pas très rare de rencontrer une phrase qui se
croit française et dont plus de la moitié des mots ne sont pas français.
C’est un avant-goût de la langue de l’avenir.



LA DÉFORMATION

        Il faudrait être insensé pour vouloir dicter des lois dans une
        langue vivante.

        Observations de l’Académie française sur les _Remarques_ de
        Vaugelas (1704).



I


Nous ne connaissons pas dans leur texte vrai les écrits latins
antérieurs au IVe siècle, car ils furent, à cette époque, récrits en
langage moderne, purgés de tout ce qui semblait archaïque dans les mots,
dans la syntaxe. Il est très probable que le Virgile que nous lisons
ressemble à ce qu’aurait pu être Villon réduit au style et au goût de
Malherbe, ou à ce qu’est devenu sous la plume des copistes du XVe siècle
le rude Joinville du XIIIe. Ainsi l’on nous habitua à considérer comme
les chefs-d’œuvre de la littérature latine des œuvres retouchées et qui
doivent leur forme pure et agréable à la collaboration commerciale des
libraires du temps de saint Jérôme. Mais, comme cette duperie dure
depuis environ quinze siècles, nous y sommes si bien asservis que si,
par hasard, on retrouvait en quelque Pompéi un authentique manuscrit de
Cicéron, les épigraphistes seuls en voudraient tenir compte: la majorité
des humanistes continuerait à cataloguer les nuances qui donnent une
suprématie incontestable de langue à des œuvres entièrement remises à
neuf, vers un moment où il est convenu que la décadence de la langue
latine est déjà très avancée.

Jusqu’à ce qu’elles aient atteint leur plus haut point de valeur
commerciale, les langues littéraires se transforment avec une grande
rapidité. Mais dès que la littérature d’une époque se répand au point de
devenir quasi universelle, la transformation de la langue tend à se
ralentir, parce que les œuvres écrites dans le ton déjà connu de tous
sont celles qui doivent être le mieux accueillies par le plus grand
nombre des lecteurs. C’est vers le IVe siècle que la littérature latine
acquit sa plus large expansion; c’était une époque d’inquiétudes et de
controverses; deux grandes idées luttaient pour la conquête du monde, et
quand deux idées sont en lutte, elles combattent au moyen de l’écriture.
Des gens se mirent à lire qui n’avaient jamais lu; Rome expédiait le
pour et le contre dans tout le monde civilisé. Alors seulement commença
pour le latin cet état de fixité qui dura jusqu’à sa mort définitive,
après la longue traversée du moyen âge: il y a beaucoup moins loin de
Prudence à Adam de Saint-Victor que de Plaute à Prudence.

La langue française, après plusieurs crises dont elle était sortie
renouvelée et dégagée, s’éleva à une telle fortune littéraire qu’elle en
fut immobilisée pendant plus d’un siècle, pendant cent cinquante ans,
puisque les poètes de l’an 1819 sont encore sous la domination exclusive
de Racine et de Boileau. A ce moment, le romantisme a rouvert les canaux
de la sève,--et le romantisme dure encore. Nous sommes donc dans une
période de vie linguistique et peut-être à un moment très critique, car
il s’agit de savoir si le peuple d’aujourd’hui a assez de souplesse et
de curiosité d’esprit pour suivre une évolution qui se fait au-dessus de
lui et que nos gérontes et nos mandarins lui cachent avec une jalousie
de censeurs et de jésuites. Il est à craindre que la littérature,
devenue un art d’autant plus hardi qu’il trouve en autrui moins
d’accueil, d’autant plus insolent qu’il voit diminuer ses chances de
plaire, d’autant plus ésotérique qu’il sent se raréfier autour de lui
l’air intellectuel, il est à craindre qu’au lieu de tendre toujours vers
de nouvelles frontières la littérature ne soit destinée à se resserrer
en de petites enceintes ponctuées dans le monde, comme un semis d’oasis.

Mais il s’agit de la langue plus que de la littérature, de l’instrument
et non des œuvres de l’ouvrier, et je voudrais rechercher, puisque
l’occasion s’en présente[112], si l’instrument est toujours bon, et si,
parmi ce que M. Deschanel appelle des déformations, on ne pourrait pas
trouver, aussi bien que des signes de vermoulure, des marques de
vitalité et tout un système de feuilles et de fleurs.

  [112] _Les Déformations de la langue française_, par Emile Deschanel
    (1898).

La langue française, qui ne semble pas destinée à subir prochainement de
graves transformations, est cependant loin de la grande époque de
stabilité que certaines langues atteignent avant de mourir. Elle vit,
donc elle se différencie constamment. Si on la considère à des moments
distants d’un demi-siècle, on trouve toujours que le dernier moment est
en état de transformation, ou, puisqu’on pose le mot en principe, de
déformation; comparée au moment précédent, la période ultime semble bien
plus bouillonnante, bien plus désordonnée. C’est que toute nouveauté
verbale n’acquiert que lentement et souvent après de très longues années
sa place définitive dans les habitudes linguistiques. Ce qui était
déformation en 1850 est devenu aujourd’hui le principe d’une règle par
quoi nous jugeons des déformations actuelles. L’histoire d’une langue
n’est que l’histoire de déformations successives, presque toujours
monstrueuses, si on les juge d’après la logique de la raison;--mais la
faculté du langage est réglée par une logique particulière: c’est-à-dire
par une logique qui oublie constamment, dès qu’elle a pris son parti,
les termes mêmes du problème qui lui était posé. Du conflit des idées
elle tire une idée nouvelle, qui ne doit aux idées d’où elle sort que
parfois les lettres qui forment leur commune armature; la langue
transporte à volonté l’idée de _rouge_ au mot _noir_, ou l’idée de
_tuer_ au mot _protéger_: et cela est très clair[113].

  [113] Pour _tuer_, voir page 28.--L’italien _vino nero_ correspond au
    français _vin rouge_.

On peut d’ailleurs, d’une façon générale, accepter l’idée de déformation
et l’identifier à l’idée de création. La déformation est, du moins, une
des formes de la création. Créer une idée nouvelle, une figure nouvelle,
c’est déformer une idée ou une figure connue des hommes sous un aspect
général, fixe et indécis. La déformation est une précision, en ce sens
qu’elle est une appropriation, qu’elle détermine, qu’elle régit, qu’elle
stigmatise. Tout art est déformateur et toute science est déformatrice,
puisque l’art tend à rendre le particulier tellement particulier qu’il
devienne incomparable, et puisque la science tend à rendre la règle
tellement universelle qu’elle se confonde avec l’absolu. La biologie ne
déforme pas moins la vie pour expliquer la vie que la sculpture ne
déforme Moïse pour expliquer Moïse. A vrai dire, nous ne connaissons que
des déformations; nous ne connaissons que la forme particulière de nos
esprits particuliers.

Pour qu’il fût permis de considérer comme véritablement déformés
certains modes verbaux, il nous faudrait d’abord instituer les règles
d’une faculté que nous ne connaissons que par ses résultats. Ne portant
que sur les différences, nos règles sont nécessairement caduques; nous
comparons infatigablement l’orange nouvelle au fruit de l’an passé et
nous sommes portés à condamner comme incongrue celle qui est encore à
moitié verte et qui agace les dents. Mais l’homme spontané, peuple ou
poète, a d’autres goûts que les grammairiens, et, en fait de langage, il
use de tous les moyens pour atteindre à l’indispensable, à l’inconnu, à
l’expression non encore proférée, au mot vierge. L’homme éprouve une
très grande jouissance à déformer son langage, c’est-à-dire à prendre de
son langage une possession toujours plus intime et toujours plus
personnelle. L’imitation fait le reste: celui qui ne peut créer partage
à demi, en imitant le créateur, les joies de la création.

Le mot nouveau, l’assemblage inédit de syllabes, l’expression neuve ont
un tel charme pour l’homme inculte ou moyennement lettré que cela a
toujours été une des charges de l’aristocratie de modérer la
transformation du langage. En l’absence d’une autorité sociale et
littéraire à la fois, les langues se modifient si rapidement que le
vieillard ne comprend plus ses petits-enfants. Nous ne sommes pas
exempts, dans notre société, de malentendus analogues, et il y a des
mots qui, prononcés par deux générations éloignées de quelque vingt ans,
se prononcent selon des significations absolument divergentes. Cela est
inévitable et cela est bien, puisque c’est conforme aux lois du
mouvement et de la vie. Mais chez les peuples enrichis d’une
littérature, la langue est d’autant plus stable que la littérature est
plus forte, qu’elle nourrit un plus grand nombre de loisirs et de
plaisirs; à un certain moment, la tendance à l’immobilité ou les
ondulations rétrogrades d’un langage rendent parfois nécessaire une
intervention directrice dans un sens opposé, et l’aristocratie
intellectuelle, au lieu de restreindre la part du nouveau dans la
langue, doit au contraire souffler au peuple abruti par les écoles
primaires les innovations verbales qu’il est désormais inapte à
imaginer.

Un peuple qui ne connaît que sa propre langue et qui l’apprend de sa
mère, et non des tristes pédagogues, ne peut pas la déformer, si l’on
donne à ce mot un sens péjoratif. Il est porté constamment à la rendre
différente; il ne peut la rendre mauvaise. Mais en même temps que les
enfants apprennent dans les prisons scolaires ce que la vie seule leur
enseignait autrefois et mieux, ils perdent sous la peur de la grammaire
cette liberté d’esprit qui faisait une part si agréable à la fantaisie
dans l’évolution verbale. Ils parlent comme les livres, comme les
mauvais livres, et dès qu’ils ont à dire quelque chose de grave, c’est
au moyen de la phraséologie de cette basse littérature morale et
utilitaire dont on souille leurs cerveaux tendres et impressionnables.
L’homme du peuple ne diffère pas de l’enfant, mais plus hardi il se
réfugie dans l’argot et c’est là qu’il donne cours à son besoin de mots
nouveaux, de tours pittoresques, d’innovations syntaxiques.
L’instruction obligatoire a fait du français, dans les bas-fonds de
Paris, une langue morte, une langue de parade que le peuple ne parle
jamais et qu’il finira par ne plus comprendre; il aime l’argot qu’il a
appris tout seul, en liberté; il hait le français qui n’est plus pour
lui que la langue de ses maîtres et de ses oppresseurs.

Cependant cette situation est loin d’être générale et, à défaut du bas
peuple, il reste assez de bouches françaises pour que l’envahissement de
l’argot ne puisse, de longtemps, être considéré comme un danger. Il ne
faut pas d’ailleurs mépriser absolument l’argot; la vie argotique d’un
mot n’est souvent qu’un stage à la porte de la langue littéraire;
quelques-uns des mots les plus «nobles» du vocabulaire français n’ont
pas d’autre origine; en trente ans une partie notable du dictionnaire de
Lorédan Larchey a passé dans les dictionnaires classiques.

M. Deschanel trouve donc que «la langue française, si belle, va se
corrompant». C’est assez juste, mais il a négligé d’appuyer son opinion
d’exemples solides; il ne fait allusion ni à l’invasion grecque, ni à
l’invasion étrangère; la déformation, telle qu’il l’a sentie, est tout à
fait bénigne et parfois bienfaisante. Sa délicatesse de vieux lettré
plein de belles-lettres classiques est un peu craintive et vraiment
pessimiste. Il répète trop volontiers la plainte timorée de Lamennais:
«On ne sait presque plus le français, on ne l’écrit plus, on ne le parle
plus»,--plainte qui ne veut rien dire, sinon: le français étant une
langue vivante se modifie périodiquement et aujourd’hui, en 1852, on ne
lit plus et on n’entend plus le même langage qu’en 1802, alors que
j’avais vingt ans. Il paraît que M. Scherer s’est, lui aussi, lamenté
sur «la déformation de la langue française», mais la langue française,
de son côté, n’a pas toujours eu à se louer de ses rapports avec M.
Scherer,--et tout cela est un peu ridicule.

La déformation par changement de sens, que M. Deschanel réprouve, est
quelquefois défavorable et quelquefois utile. C’est un moyen dont la
langue se sert pour utiliser un mot qui vient de se trouver sans emploi.
Ainsi quand le mot _retraité_ eut remplacé le mot _émérite_, celui-ci
prit la signification de _habile_, _expert_, et Balzac la vulgarisa.
Quel mal y a-t-il à ce que _excessivement_ ait pris le sens de
_extrêmement_, ou que le mot _potable_ s’achemine vers la signification
générale de _convenable_? Les mots ne sont en eux-mêmes que des sons
indifférents, rudes ou amènes; ils n’ont qu’une valeur esthétique; ils
sont aptes à se charger de toutes les significations que l’on voudra
bien leur imposer. Nous sommes habitués à lier certains sons à certains
sens et à croire qu’il y a entre eux un rapport nécessaire. La
connaissance de quelques langues un peu éloignées suffit à purger
l’esprit de cette croyance naïve; l’étude de la transformation du latin
en français est encore assez bonne pour nous détromper; et il n’est pas
mauvais, si l’on veut acquérir un bon degré de scepticisme sur ce point,
d’apprendre résolument la langue française elle-même. Il ne faudrait pas
sourire si l’on prédisait que le mot _pied_, quelque jour, signifiera
_tête_. Cela est déjà arrivé. M. Deschanel en donne lui-même un exemple
lorsqu’il rappelle que _dais_ a d’abord voulu dire _table_, conformément
à une des significations de son mot d’origine, le latin _discus_. Ce
changement de sens rentre encore dans la série des utilisations:
dépouillé de sa signification, _dais_ aurait péri devant _table_ si on
ne lui avait assigné une autre fonction. C’est là un phénomène de
conservation et non de déformation, et même de conservation créatrice,
car empêcher un mot de périr, c’est le créer une seconde fois.

Les changements de prononciation et de forme ne sont pas moins
fréquents, ni moins inévitables. La prononciation des mots français a
beaucoup varié depuis l’origine de la langue; on a écrit cette histoire
qui n’est pas toujours très sûre. Alors que nous ne savons pas bien
nous-mêmes et que la question est discutée de savoir si _oi_ équivaut
soit à _oua_, soit à _oa_, il est difficile de déterminer la valeur de
ce signe, et de plusieurs autres, le long des siècles passés. M.
Deschanel a relevé dans la manière d’aujourd’hui quelques prononciations
défectueuses des lettres doubles; il y a une tendance à les faire
sentir, comme il y a une tendance à faire sentir les consonnes finales;
mais là encore M. Deschanel insiste trop peu, sans doute pour n’être pas
forcé de blâmer le rôle, alors vraiment odieux, de l’école primaire, du
maître hâtivement fabriqué par les méthodes artificielles de
l’Université. On m’a cité un professeur de géographie d’un collège
d’Algérie qui, en l’ignorance de toute tradition orale, affirmait à ses
élèves l’existence de villes françaises telles que Le Mance, Cahan,
Moulince, Foicse. Les noms communs ne sont pas toujours mieux traités
et, comme l’a remarqué M. Anatole France, si on n’apprend pas encore aux
enfants à compter sur leurs _doiktes_, c’est que la science des
instituteurs primaires est encore neutralisée par la délicieuse
ignorance des mères et des nourrices. N’est-elle pas très curieuse cette
civilisation qui fait enseigner le français à un enfant de
l’Isle-de-France par un paysan auvergnat ou provençal muni de diplômes?
On entend à Paris des gens ornés de gants et peut-être de rubans violets
dire: _sette sous_, _cinque francs_: le malheureux sait l’orthographe,
hélas! et il le prouve.

Voilà une série de déformations sur laquelle on aurait aimé que
s’exerçât l’autorité de M. Émile Deschanel, et un péril pour l’intégrité
de la langue qu’il aurait dû signaler avec véhémence, puisqu’il a
entrepris une telle campagne. Il reste dans l’anodin et dans l’anecdote,
vitupère _castrole_ et note que, remplacé par _gerbe_, le mot _bouquet_
tombe en désuétude. Ses remarques sont intéressantes, mais il n’a pas su
les relier par des idées générales, comme l’a fait, par exemple, M.
Michel Bréal dans sa récente _Sémantique_.

Cependant il n’est pas loin de considérer le jeu des suffixes comme un
principe de déformation. Si c’est déformer un nom que d’en façonner un
verbe, voilà encore une déformation singulièrement féconde et vénérable.
Pour _recruter_ formé de _recrue_, il a l’autorité de Racine écrivant à
son fils qui lui avait parlé de la _Gazette de Hollande_: «Vous y
apprendrez certains termes qui ne valent rien, comme celui de
_recruter_, dont vous vous servez; au lieu de quoi il faut dire _faire
des recrues_.» Mais Racine avait la même opinion sur à peu près tous les
mots du dictionnaire de Furetière et aucune timidité linguistique ne
peut surprendre de la part du poète dont l’indigence verbale, imposée
par la mode, stérilisa pendant un siècle et demi la poésie française. Sa
lettre fut peut-être écrite hier, encore une fois, par quelque vieil
académicien effaré à son fils enclin aux mauvaises lectures: «Vous y
apprendrez certains termes qui ne valent rien, comme celui de _pédaler_,
dont vous vous servez; au lieu de quoi il faut dire _aller à
bicyclette_.» _Pédaler_ doit sembler monstrueux à M. Deschanel; pourtant
le mot est excellent de ton et de forme.

Parmi les mots récemment obtenus par dérivation, il en est de mauvais,
mais qui le sont surtout à cause de leur inutilité. Un mot de forme
française et qui répond à un besoin est presque toujours bon. Je puis
partager l’_émoi_ que cause _émotionner_ à M. Deschanel, mais
_arrestation_ ne me trouble pas, parce que je ne saurais le remplacer
par rien. Il me serait difficile, malgré le désir de M. Deschanel,
d’utiliser _imprimer_ dans tous les cas où _impressionner_ me vient sous
la plume; _imprimer_ est meilleur et possède un sens concret[114] qui
lui donne plus de force dans la métaphore, mais vraiment: «Ce spectacle
m’a impressionné», si cela peut se traduire par «ce spectacle m’a ému»,
cela n’a jamais pu, à aucun moment de la langue, se dire par «ce
spectacle m’a imprimé». Malgré les citations de M. Deschanel, ni Molière
ni La Bruyère n’ont employé _imprimer_ au sens d’_impressionner_; l’un
et l’autre lui donnent le sens purement latin de «frapper» et ne
l’emploient qu’avec un adverbe: «... si bien imprimé»; «le plus
fortement imprimés!» Dans les deux phrases citées par M. Deschanel,
_frapper_ le remplacerait fort bien; _impressionner_ le remplacerait
fort mal.

  [114] _Impressionner_ a d’ailleurs pris un sens concret dans la
    photographie, où il serait malaisé, même à M. Deschanel, de le
    remplacer par _imprimer_.

L’Académie n’admet pas l’_animation_ des rues, mais l’opinion
linguistique de l’Académie n’a pas de valeur pour le présent, puisque
son dictionnaire représente déjà le passé, quand il paraît; ensuite, nul
concile, même académique, ne saurait prévaloir contre l’usage. Que M.
Deschanel condamne des innovations telles que _pourcentage_, _épater_,
_terroriser_, _bénéficier_, _différencier_, _socialiser_, _méridional_,
cela surprend, car tous ces mots sont du français véritable et tous
répondent à un besoin réel, même _terroriser_, qui semble avoir un sens
plus actif, plus décisif, peut-être à cause de sa nouveauté, que
_effrayer_ ou _épouvanter_. En est-il de même de _clamer_, de
_perturber_, de _ululer_, et de tout le groupe des latinismes récemment
introduits dans la langue? C’est assez douteux, car il ne faut demander
directement au latin, grenier légitime de la langue française, que des
mots réellement utiles et que nos propres ressources linguistiques ont
été impuissantes à imaginer.

M. Deschanel signale enfin quelques déformations réelles; elles sont
vénielles. Sans doute _herboriste_ est la corruption d’_arboriste_; sans
doute il peut sembler fâcheux qu’on ait confondu _confrairie_ et
_confrérie_, _palette_ avec _poëlette_, _chère_ avec _chair_, que le
féminin de _sacristain_ soit _sacristine_, qu’_ornement_ ait donné
_ornemaniste_ et _fusain_, _fusiniste_, et que, dans le vocabulaire des
injures politiques, on oublie, en écrivant _salaud_, que le féminin de
cette délicieuse épithète est _salope_, mais avant de condamner des
formes qui, malgré les grammairiens, se permettent de dévier un peu de
la logique apparente, il faudrait peut-être les examiner avec quelque
minutie et quelque bienveillance. On découvrirait alors que _fusiniste_
et _ornemaniste_, par exemple, étant des formations orales, apparues à
une époque où la langue prononce identiquement _in_ et _ain_, _an_ et
_ent_, ne pouvaient prendre, en se dérivant, une prononciation que ne
contiennent pas leurs radicaux; l’aspect de ces deux mots décèle leur
origine, qui est récente et populaire. Des professeurs eussent forgé
_ornementiste_, comme ils ont forgé _goncourtiste_, qu’ils opposent à
_goncouriste_, forme vraie puisqu’elle est la seule qui ne déforme pas
la sonorité du radical. De _fusain_ ils auraient fait _fusainniste_,
mais comment marquer la nasalisation de _ain_? _Fusainniste_, c’est
_fusainiste_, lequel tend à _fuséniste_, lequel était destiné à devenir
_fusiniste_, selon la gamme implacable _a e i o u_. Il est possible que
le mot actuel ait passé par ces diverses étapes, lentement ou
rapidement; nous n’en savons rien. Quant au mot _sacristine_, il est
probable qu’il vient de _sacristie_ et non de _sacristain_. Tout cela
d’ailleurs est insignifiant et il semblera puéril d’indiquer que
_salope_ est un substantif et _salaud_, un adjectif, et que, loin d’être
le masculin et le féminin l’un de l’autre, les deux mots semblent
d’origine différente[115].

  [115] Le dernier chapitre du livre de M. Deschanel est une petite
    excursion étymologique qui ne semble pas toujours très heureuse. On
    ne peut vraiment lui concéder que _exaucer_ vienne de _exaudire_;
    _bal_, _pompe_ et _marmot_ du grec βαλλω, πομπη, μορμω. Le grec
    classique n’a rien donné directement et n’a rien pu donner au vieux
    français. _Contre-danse_ n’est pas la corruption l’anglais
    _country-dance_,--au contraire. _Gosse_ n’est aucunement l’apocope
    du mot problématique _bégosse_. _Gosse_ est l’abrégé de _gosselin_
    et cela est tellement évident que son féminin, demeuré intact, est
    _gosseline_. «Le mot _budget_ est notre ancien mot _pouchette_,
    _bougette_»; nullement; _pouchette_ et _bougette_ sont deux mots
    très différents: l’un est venu en français de l’anglo-saxon _pocca_,
    _poche_, _pouche_, _pochette_, _pouchette_; l’autre est le latin
    _bulga_ qui a fourni _bouge_, _bougette_, et ce dernier mot, au sens
    de sac, bourse, magasin, trésor, est entré légitimement en anglais
    avec le dialecte normand. Le verbe _bouger_ est d’une autre famille:
    il est né du latin _bullicare_, pendant que _bullire_ donnait
    _bouillir_. Tout cela est bien élémentaire, mais l’histoire des mots
    a son importance et contient sa philosophie, quand elle est exacte.

M. Deschanel demande: A quoi sert _baser_, puisque l’on possède
_fonder_? «S’il entre, je sors», dit Royer-Collard, quand on discuta la
venue au dictionnaire de ce verbe excellent et de forme élégante. Voilà
une parole et un geste que nous ne pouvons plus comprendre.
Royer-Collard ne savait pas que beaucoup des mots dont il protégeait
l’aristocratisme contre cet intrus ingénu n’étaient eux-mêmes que des
parvenus que le XVIIe siècle avait méprisés. Le _Dictionnaire
néologique_ de l’abbé Desfontaines raille comme prétentieux, ridicules
et outrecuidants, une quantité de mots alors nouveaux dans le bel usage.
L’opuscule est précédé d’une lettre de Jean-Baptiste Rousseau qui est
curieuse parce qu’elle est éternelle comme la plainte du vieillard: «Il
règne aujourd’hui dans le langage une affectation si puérile, que le
jargon des _Précieuses_ de MOLIÈRE n’en a jamais approché. Le style
frivole et recherché passe des Caffés, jusqu’aux tribunaux les plus
graves, et si Dieu n’y met la main, la Chaire des Prédicateurs sera
bientôt infectée de la même contagion. Rien ne peut mieux réussir à en
préserver le Public, que quelque Ouvrage qui en fasse sentir le
ridicule: et pour cela il n’y a autre chose à faire que de lui
présenter, dans un Extrait fidèle, toutes ces phrases vuides et
alambiquées, dont les nouveaux SCUDÉRIS de notre temps ont farci leurs
ouvrages, même les plus sérieux.» On n’est pas très surpris en lisant ce
dictionnaire d’y trouver voués à la réprobation des honnêtes gens des
mots tels que: Agreste, amplitude, arbitraire, assouplir, avenant;
«_aviser_, pour dire _découvrir de loin_, est un mot bas et de la lie du
peuple»; broderie, coûteux, coutumier, découdre défricher, sont tenus
pour des termes incompatibles avec la littérature, et on rejette encore:
détresse, émaillé, enhardir, équipée, germe, geste, etc. Ce n’est
qu’après avoir consulté la liste de l’abbé Desfontaines que l’on
comprend bien la question de M. Deschanel. A quoi sert _baser_? A quoi
sert _enhardir_? demandait l’abbé Desfontaines.

Francis Wey, en 1844, se posait d’analogues questions. A quoi bon,
disait-il, _imagé_, _aisance_, _exorable_, _inepte_, _injouable_,
_invendu_, _insuccès_? _Clarifier_, au figuré, est «une lourde faute» et
il faut répudier encore _incuit_, _motiver_ et _chevalin_. Mais son goût
pur ne lui inspirait aucune répugnance pour _phlébotomiser_! Nodier,
plein de grec, affirme que _déraison_ est un barbarisme; les
grammairiens de son temps écartent comme incongrus _aventureux_,
_valeureux_, _vaillance_.

Après et malgré toutes mes objections, il m’est très facile de
reconnaître l’intérêt du livre de M. Deschanel et la justesse de
beaucoup de ses remarques. Il ne lui a vraiment manqué qu’un principe
pour faire une œuvre solide et qui fût autre chose qu’un «Dites et Ne
Dites pas». Il accueille _cercleux_ et refuse _moyenâgeux_, il consent à
_télescoper_ et recule devant _écoper_. On ne sait pourquoi. C’est le
sentiment introduit dans la linguistique; les mots sont jugés bons ou
mauvais selon qu’il plaît et sans que l’on soit tenu à fournir un motif
valable et discutable. Si l’on n’admet pas, comme jadis, l’autorité
absolue de l’usage, du bel usage, on n’a pour guide que son propre goût;
mais on aurait plus de chances de le faire prévaloir, à écrire en beau
style quelques livres de forte littérature qu’à recueillir des anecdotes
philologiques. L’opinion de Voltaire ou même celle de Littré, ou même
celle de M. Bréal, m’importe peu si elle n’est qu’une opinion. «Le
langage actuel de telles écoles littéraires serait-il compris de nos
écrivains du XVIIe et du XVIIIe siècle? On en peut douter...» Il faut
qu’on en puisse douter, car nous écririons en vain, plagiaires
misérables, si nous n’écrivions différemment non seulement de Fénelon,
mais de Jean-Jacques et de Chateaubriand. Et Villehardouin aurait-il
compris Bossuet et Villon aurait-il compris Racine? Le rêve de M.
Deschanel, c’est donc l’imitation et l’immobilité? Il reconnaît
cependant lui-même que les langues se modifient sans cesse; mais il
ajoute: «Ce n’est pas toujours en bien.» Rien de plus juste, mais
comment reconnaîtrons-nous le bien et le mal?

Quels que soient les changements et, si l’on veut, les déformations que
l’usage lui impose, une langue reste belle tant qu’elle reste pure. Une
langue est toujours pure quand elle s’est développée à l’abri des
influences extérieures. C’est donc du dehors que sont venues
nécessairement toutes les atteintes portées à la beauté et à l’intégrité
de la langue française. Elles sont venues de l’anglais: après avoir
souillé notre vocabulaire usuel, il va, si l’on n’y prend garde,
influencer la syntaxe, qui est comme l’épine dorsale du langage; du
grec, manipulé si sottement par les pédants de la science, de la
grammaire et de l’industrie; du grossier latin des codes que les avocats
amenèrent avec eux dans la politique, dans le journalisme, et dans tout
ce que l’on qualifie science sociale. Ces ruisseaux si lourdement
chargés de sable et de bois mort ont encombré la langue française: il
suffirait de les dessécher ou de les dériver pour rendre au large fleuve
toute sa pureté, toute sa force et toute sa transparence.



II


Pour blâmer la déformation linguistique, M. Deschanel s’est placé au
point de vue de l’usage et de la correction académique. C’est aussi ce
qui a guidé le colligeur de l’_Almanach Hachette_ pour la présente année
1899. Ce modeste et anonyme défenseur du beau langage a recueilli
environ trois cents fautes (à ce qu’il écrit) de français, et il les a
redressées courageusement. Il ne donne pas d’explications; il enjoint.
C’est un _Dites, Ne dites pas_ dans toute la sécheresse brutale de ces
sortes de manuels et intitulé avec fermeté: _Si nous parlions français?_
Il fallait peut-être plus de modération, car l’opinion de Malherbe sur
l’excellence du parler de la place Maubert a toujours sa valeur, et il y
a un usage obscur qui souvent sera l’usage universel, demain. Vaugelas
dit innocemment: «Dans les doutes de la langue, il vaut mieux pour
l’ordinaire consulter les femmes et ceux qui n’ont point étudié que ceux
qui sont bien sçavans en la langue Grecque et en la Latine.» Et
Vaugelas, vraiment, ne trompe jamais.

Trois cents déformations populaires; voilà un répertoire curieux et qui
va peut-être nous permettre de reconnaître quelques-unes des tendances
auxquelles obéissent les déformateurs. Il est très certain que les lois
qui ont présidé à la naissance du français continuent de guider sa vie
et que l’_Almanach_ Hachette lui-même est impuissant à modifier le
gosier d’une race[116]. Nous disons _statue_ par politesse et par peur;
pour ne pas contrarier nos maîtres et pour ne pas déchoir dans l’estime
de nos contemporains. Mais dès que la politesse ou la peur n’ont plus de
prises sur nous, nous disons _estatue_ avec délices. C’est pourquoi je
voudrais passer en revue presque toutes ces trois cents déformations et
me rendre compte si, dans tous les cas, le déformateur est bien du côté
que croit M. Deschanel, avec tout le monde et avec le précieux Anonyme.

  [116] Au tome II de son _Origine et formation de la langue française_,
    Chevallet a montré la permanence des lois linguistiques qui ont
    formé le français.

Il ne s’agit pas de contester l’usage (l’usage est comme l’âme et la vie
des mots, dit encore Vaugelas), ni de donner de pernicieux conseils:
l’Anonyme a toujours raison; il s’agit seulement de montrer que la
déformation est beaucoup moins capricieuse que ne le croient les
professeurs d’orthographe.


_Estatue_

Aucun mot français véritable, c’est-à-dire d’origine populaire, ne
commence par _st_, _sc_, _sp_, non plus que deux consonnes quelconques,
à l’exception des liquides _l_, _r_ précédées de _b_, _c_, _g_, _p_,
etc. Pour _st_ en particulier, tous les mots de cette sorte venus de
l’italien ont pris la forme initiale _est_, à l’exception de _stance_,
_stuc_ et _stylet_, qui ne descendirent jamais, ou descendirent trop
tard, à l’usage populaire:

  _Stoccata_     Estocade
  _Saffetta_     Estafette
  _Staffiere_    Estafier
  _Staffilata_   Estafilade
  _Stampa_       Estampe
  _Strada_       Estrade (route, batteur d’estrade)
  _Strato_       Estrade (plancher)
  _Stramazzone_  Estramaçon
  _Steccata_     Estacade
  _Stroppiare_   Estropier.

Ces mots ne sont pas de formation populaire originale; ils ont seulement
été remaniés par le peuple à mesure qu’ils arrivaient à sa portée. La
vraie formation populaire se trouve dans les mots de cette sorte venus
anciennement du latin: _esturgeon_, de _sturionem_; _estragon_, de
_draconem_; _étape_ (autrefois _estaple_), de _stapula_, flamand
_stapel_; _étain_ (autrefois _estain_), de _stannum_ ou _stagnum_. Dès
le Ve siècle, on relève dans les inscriptions de la Gaule: _iscala_,
_ispiritus_, _ispes_, _ischola_, _istudium_, etc.[117].

  [117] Le Blant, _Epigraphie_.

Celui qui dit: des _estampes_ et des _estatues_ parle-t-il plus mal, en
théorie, que celui qui dirait: des _stampes_ et des _statues_?


_Fanferluche_. _Palfernier_. _Pimpernelle_. _Sersifis_.

Le trait commun aux trois premiers de ces mots populaires c’est la
transposition de l’_r_ et de l’_e_, _re_ devenu _er_. C’est le
contre-courant de la tendance normale, qui est le changement de _er_ en
_re_. _Berbis_, latin _berbicem_, a donné _brebis_; _beryllare_ a donné
_briller_. _Fanfreluche_ vient de l’italien _fanfalucca_; _palefrenier_,
de _paraveredus_; _pimprenelle_, de _pimpinella_. Ils devraient donc
être: _fanfeluche_, _palefredier_ et _pimpenelle_; les trois formes
correctes sont des corruptions.

Quant à _sersifis_ pour _salsifis_, l’original étant l’italien
_sassefrica_, le mot le plus déformé est évidemment celui qui a passé
dans la langue générale. _Sersifis_ n’est pas plus irrégulier que
_breuvage_, de _biberaticum_, ou _frange_, de _fimbria_. _Salsifis_ est
sans doute plus récent que _sersifis_; on y trouve, comme dans les mots
suivants, _l_ remplaçant _r_.


_Angola_. _Colidor_. _Flanquette_.

Ainsi l’italien _garbo_ a donné _garbe_, encore employé par Ronsard,
lequel est devenu _galbe_; ainsi _bureter_ est devenu _buleter_, puis
_bluter_; ainsi _carandrion_, _calandre_; _peregrinus_, _pèlerin_, etc.

_Angola_ est la déformation naturelle de _Angora_. Tout le monde connaît
le titre du petit roman écrit au dernier siècle, _Angola, histoire
indienne_.


_Nentilles_. _Esquilancie_

Ainsi _liveau_, latin _libella_, est devenu _niveau_; ainsi _colucula_ a
donné _quenouille_; ainsi _marle_ de _margula_, _pesle_, de _pessula_,
_posterle_, de _posterula_ sont devenus _marne_, _pène_, _poterne_.

Dans _esquilancie_, c’est le changement contraire: _n_ est devenu _l_.
Rien de plus raisonnable; en effet:

  _Orphaninus_     Orphelin
  _Quaternionem_   Carillon
  _Bononia_        Bologne
  _Intranea_       Entrailles

L’ancien français _fanot_ est devenu _falot_.


_Cangrène_. _Franchipane_. _Reine-Glaude_. _Cintième_.

Ce sont des changements:

1º de _g_ en _c_. En beaucoup de mots d’origine commune aux trois
langues, le _g_ de l’italien et de l’espagnol est représenté en français
par un _c_. _Crier_: _gritar_, _gridare_; _Crèche_: ital. _greppia_. Le
_g_ et le _z_ italiens deviennent souvent _c_ en français: _Gabineto_,
cabinet; _zagrin_ (vénitien), chagrin. Cela se rencontre également au
passage du latin au français: _mergus_, marcotte, anciennement
_margotte_. Il y a un exemple de _g_ latin devenu _ch_: _pergamenum_,
parchemin.

2º de _c_ en _g_. C’est le changement normal;

  _Aquila_     Aigle
  _Ciconia_    Cigogne
  _Cicala_     Cigale
  _Cicuta_     Ciguë

Nodier signale la prononciation _Glaude_; tous les dictionnaires, à
_second_, indiquent avec le mot et ses dérivés se disent _segond_;
_secret_ a eu la même tendance.

3º du _c_ dur ou _q_ en _t_. Il y a des exemples du contraire:
_craindre_ vient de _temere_; carquois était jadis _tarquois_ venu du
grec de Byzance, ταρκασιον (turc, _turkash_). Le _t_ pour le _c_ dur se
trouve en latin: _quinque_, _quintus_, ce qui correspond à la
déformation française; _taberna_ et _caverna_; _torquere_, _tortura_,
l’italien _busto_ a donné _buste_ et _busc_. En français on peut noter
_tabatière_ pour _tabaquière_, peut-être _abricotier_ pour _abricoquier_
et, plus sûrement, la forme populaire parisienne, _chartutier_ pour
_charcutier_, et l’argot _patelin_ (pays), au XVIe siècle _pacquelin_.


_Sesque_. _Prétexe_. _Esquis_.

L’_x_ latin se change volontiers en _sc_, _sq_, au lieu de _s_ et _ss_.
_Lâcher_, de _laxare_, est dans la _Chanson de Roland_ sous la forme
_lasquer_; _myxa_ a donné _mesche_, devenu _mèche_.

_Prétexte_, que le peuple dit _prétèxe_, deviendra peut-être _prétesque_
ou _prétesse_. La forme actuelle est particulièrement hostile.

Rien de plus normal que _esquis_:

  _Exagium_     Essai       _Examen_   Essaim
  _Excorrigata_ Escourgée   _Axiculum_ Essieu
  _Excussa_     Escousse    _Exaurare_ Essorer


_Vermichelle_.

Exemple d’une forme orale qui s’est transmise intacte, concurremment
avec une forme écrite. En effet, l’original italien s’écrit _vermicelli_
et se prononce _vermichelle_ (ou _tchelle_).


_Castrole_.

Ce mot, en effet très vulgaire, indigna M. Deschanel. Il se plaint que
_cassole_ ait déjà été déformé en _casserole_, quoique _cassole_
appartienne à une autre série, que _cassolette_ vienne de l’espagnol et
que _casserole_ soit un dérivé direct de _casse_, poëlon. Il y a en
français un diminutif en _role_; exemples:

  Ligne    _Lignerole_    (Ficelle)
  Mouche   _Moucherolle_  (Oiseau)
  Museau   _Muserolle_    (Partie de la bride)
  Roux     _Rousserolle_  (Fauvette)
  Fève     _Fèverole_
  Flamme   _Flammerolle_
  Feu      _Furolles_     (Feux-follets)
  Fusée  { _Fusarolle_    (Terme d’architect.)
         { _Fuserolle_    (Terme de tissage)
  Bande    _Banderole_
  Barque   _Barquerolle_  (Petit bateau, coffre, pâtisserie).
  Bout     _Bouterolle_   (Terme de serrur.)

A cela on ajoute sans surprise aucune:

  Casse    _Casserole_[118]

  [118] Quant à savoir pourquoi de ces mots les uns ont un _l_ et les
    autres deux, c’est le secret des grammairiens.

_Castrole_ n’est pas plus mystérieux. Phonétiquement, _casserole_
équivaut à _cas’role_. Or une dentale s’intercale normalement entre _s_
et _r_ au passage du latin en français; c’est ainsi que se sont formés,
par l’adjonction d’un _t_ ou d’un _d_, nombre de mots qui, dans
l’original latin, n’ont aucune dentale:

  _Croistre_ }  _Crescere_
  Croître    }

  _Ancestre_ }  _Antecessor_, _ancessor_
  Ancêtre    }

  _Estre_    }  _Essere_
  Etre       }

  _Cousdre_  }  _Consuere_
  Coudre     }

Le latin faisait ces intercalations de dentales; on trouve dans les
graffiti de Pompéi _sudit_ pour _suit_, ce qui suppose _sudere_ et
_consudere_ pour _suere_ et _consuere_.

Brachet cite: _tonstrix_ pour _tonsorix_ et même _Istraël_ pour
_Israël_. Il ajoute, ce qui me dispense d’un plus long commentaire: «Le
peuple, toujours fidèle à l’instinct, continue cette transformation
euphonique et dit _castrole_ pour _casserole_.»


_Eléxir_. _Gérofle_. _Géroflée_. _Gengembre_. _Gigier_.

Déformations de déformations, ces mots ne doivent pas inspirer une
horreur sans mélange. _Elixir_ est une adaptation de l’arabe _al-aksir_,
quintessence; _gingembre_, anciennement _gingibre_, puis _gingimbre_,
vient de _zinziber_; _girofle_ représente le gréco-latin _caryophillum_,
d’abord _chériofle_, puis _gériofle_; _gésier_, qui est le latin
_gigerium_, est plus anormal que _gigier_, et ne l’est pas moins que
_gisier_ et _jugier_, formes que donne encore l’abrégé de Richelet de
1761.


_Chaircutier_.

Cette manière de dire qui a précédé la manière actuelle, et qui est
celle que J.-J. Rousseau emploie, est elle-même une déformation de
_chaircuitier_, marchand de _chair cuite_. Le mot aujourd’hui en usage
est assez récent, et récent aussi le verbe _charcuter_, qui n’a pu être
fait qu’à un moment où ses éléments n’avaient plus de sens direct.


_Crusocale_. _Poturon_.

Tous les traités vous diront que _y_ se transforme naturellement en _u_;
le bas latin écrit _bursa_ et _byrsa_, _crypta_ et _crupta_. Mais nous
n’avons plus à différencier _i_ et _y_ et il suffira de noter que l’_i_
latin, lui aussi, s’est changé jadis assez volontiers en _u_[119]:

  [119] «J’ai appelé _perriches_ celles de l’Amérique, pour les
    distinguer des _perruches_ de l’ancien continent; ce nom de
    _perriche_ est assez en usage.» Buffon, _Lettre à l’abbé Bexon_.

  _Affiblare_  Affubler
  _Sibilare_   Subler[120]
  _Fimarium_   Fumier
  _Piperata_   Purée
  _Casibula_ }
  _Casib’la_ } Chasuble
  _Zizyphum_   Jujube

  [120] En bourguignon. Ce «biau marle qui _subloit_ tant haut». _Le
    Pédant Joüé._

Ce dernier mot est à lui tout seul la justification de nos deux monstres
modernes.


_Lévier_.

_Évier_ rappelle le lointain moment de la langue où _aqua_ était devenu
_eve_. Dunn, dans son _Glossaire canadien_, cite la forme agglutinée
_lévier_ (pour l’évier) comme champenoise; au Canada on dit aussi
_lavier_ et même _lavoir_. L’agglutination de l’article s’est faite sous
l’influence de ce dernier mot. Cette corruption curieuse est aujourd’hui
répandue à Paris, où le peuple dit _le lévier_. Elle est, on le sait,
tout à fait dans les habitudes de la langue[121].

  [121] Voir pages 93 et 183.


_Pariure_.

Excellent mot qui a plusieurs analogues dans la langue. _Pariure_, pour
_pari_, est tout aussi légitime que _parure_ ou que le vieux français
_parléure_, malheureusement perdu sans compensation. Il y a cinq ou six
cents mots en _ure_ dans le dictionnaire; de quel droit les grammairiens
veulent-ils condamner _pariure_ quand ils respectent _reliure_,
_sciure_, _pliure_ et même _chiure_ de mouches?


_Mairerie_. _Seigneurerie_. _Chrétienneté_.

Ne dites pas... Sans doute, mais si nous disions: _sucrie_, _trésorie_,
_verrie_, _serrurie_, que diraient les grammairiens? Là encore le peuple
a raison; le suffixe est bien _rie_ et non _ie_: _toile-rie_,
_tapisse-rie_, _tanne-rie_, _poudre-rie_, _maire-rie_[122].

  [122] Ou du moins il est devenu _rie_, la finale _ie_ s’ajoutant
    presque toujours à l’infinitif du verbe.

Il y a des mots en _té_ de deux sortes: ceux qui viennent directement du
latin, _fierté_, de _feritatem_, _chrétienté_, de _christianitatem_; et
ceux où _té_ est précédé d’un _e_ et qui semblent des formations
analogiques postérieures au moyen de l’adjectif féminin. Sauf
exceptions, puisque _puritatem_ a donné _pureté_; _chrétienneté_ n’est
pas plus extraordinaire, mais il est inutile.


_Nage_. _Consulte_. _Purge_.

_Nage_, pour _natation_; _consulte_, pour _consultation_; _purge_, pour
_purgation_: il suffit d’écrire ces mots successivement pour rejeter les
mauvais,--ceux qui sont en usage. Ce sont des substantifs verbaux, comme
il y en a des milliers en français. _Purge_ est d’ailleurs resté comme
terme de droit et _nage_ vit dans une locution.


_Se revenger_. _Rancuneux_. _Enchanteuse_. _Corrompeur_.

Pour n’être pas admis par les arbitres, ces mots n’en sont pas moins de
bonnes formes françaises.

_Venger_ appelle _revenger_.

_Rancuneux_ fait penser à la querelle du XVIIe siècle sur _matineux_ et
_matinier_, à propos du sonnet de la «Belle Matineuse».

_Enchanteuse_, qui était inévitable, n’est pas déplaisant. Quant à la
logique des féminins attribués aux mots en _eur_, il suffit de citer
_cantatrice_, _enchanteresse_ et _chanteuse_ pour montrer que, dans cet
ordre de finales, la langue se permet toutes ses fantaisies.

_Corrompeur_, rapproché de _corrompu_, est très logique.


_Regaillardir_.

Au lieu de la forme usitée _ragaillardir_. Il y a _rebouter_ et
_rabouter_; _radoter_ fut d’abord _redoter_.


_Cambuis_.

Richelet (1680) constate que l’on dit du _buis_ et, plus généralement,
du _bouis_; ces deux formes ont sans doute été aussi en usage pour la
finale du mot que le vieux français écrivait _cambois_.


_Comparition_.

Étant donnés _apparitio_ et _comparitio_, il eût été sage de ne pas
faire de l’un _apparition_ et de l’autre, _comparution_. Mais
_comparution_ et _parution_, tout court, que l’on commence à rencontrer,
prouvent du moins qu’il n’est pas nécessaire d’être du bas peuple pour
changer les _i_ en _u_.

_Parution_ est le _poturon_ des grammairiens.


_Contrevention_.

Ne se dit pas. Sans doute, mais dirons-nous _contrabande_,
_contracarrer_, _contradire_?


_Coutumace_.

Écrit ainsi, le mot est un peu moins mauvais; il rentre dans la logique
de la vieille langue, au moins pour sa première syllabe:

  _Constare_        Coûter
  _Consuetudinem_   Coutume
  _Conventum_       Couvent


_Dinde_. _Nacre_.

Il est convenu que le premier est exclusivement féminin. Mais comme
_dinde_ est l’abrégé de _coq d’Inde_ aussi bien que de _poule d’Inde_,
la décision des grammairiens est un peu hardie. Il est vrai qu’il y a
_dindon_, mais seulement dans les basses-cours. _Dinde_ est un exemple,
peut-être unique, de la préposition _de_ s’agglutinant avec un
substantif pour former un autre substantif[123].

  [123] Du moins dans la période moderne de la langue.

Le peuple dit du _nacre_; ce mot, qui semble venir du persan _nakar_,
est entré en français par l’intermédiaire de l’espagnol, où il est
masculin, _nacar_.


_e_ devenant _i_.

Une des tendances de l’_e_ long latin est de se transformer en _i_.
Déjà, aux temps mérovingiens, on écrivait _ecclisia_, _mercidem_,
_possedire_, _permanire_; au passage du latin en français, ce fait se
retrouve constamment: _cire_ (_cera_), _fleurir_ (_florere_), _raisin_
(_racemus_). Il se perpétue et le peuple dit: _fainiant_, _moriginer_,
_pipie_, _recipissé_, _resida_, _sibile_, _batiau_, _siau_. Ce dernier
mot n’est pas plus étonnant que _fabliau_, jadis _fableau_.


_Pomme d’orange_. _Jardin des Olives_.

Les fruits dont les arbres sont inconnus portent le même nom que cet
arbre. Dans le nord de la France, il n’y avait jadis qu’un mot pour dire
_orange_ et _oranger_, _olive_ et _olivier_, et ce mot était celui qui
est demeuré pour désigner le fruit. Pomme d’orange, fleur d’orange,
plantation de café, jardin des Olives: toutes ces expressions sont fort
logiques. Nous disons de même, et sans être blâmés par les grammairiens:
noix de coco, noix de kola, fleur de cassis, clou de girofle, etc. Mais
il est plus facile de blâmer que d’expliquer et de comprendre.


_Bivouaquer_.

_Bivac_, de l’allemand _beiwache_, étant devenu _bivouac_, il est
fâcheux que _bivaquer_ ait été arrêté en chemin par la fantaisie des
arbitres.


_Airé_.

Bien meilleur que _aéré_. Il faudrait oser s’en servir.


_Laideronne_.

Par ce féminin, le peuple achève de faire vivre le mot _laideron_.


_Fortuné_.

Fortuné prend le sens de _riche_; il suit l’évolution de _fortune_, et
les grammairiens n’y peuvent rien. C’est un barbarisme, disait Nodier en
1828; mais les mots qui veulent vivre sont tenaces. _Incarnat_, que les
dictionnaires définissent: entre rose et rouge, ne contenait pour
Voltaire que l’idée de _carnation_: «Votre peau, dit Cunégonde à
Candide, est encore plus blanche et d’un incarnat plus parfait que celle
de mon capitaine.»


_Carbonate_.

Voilà des années que les grammairiens font la chasse à ce mot. «Dites:
du carbonate de soude!» De tous les carbonates, un seul est usuel et son
usage est constant; on le tire de la foule, on le spécifie, et avec
quelle simplicité de moyens: par un changement de genre. _La_, au lieu
de _le_, et voilà un mot nouveau, clair, vrai. Il sera dans les
dictionnaires avant dix ans.


_Jor_. _Jornal_. _Ojord’hui_.

Ce sont des prononciations archaïques.

_Jour_ a d’abord été _jorn_, puis _jor_; _journal_ a été _jornal_. Au
XVIIe siècle, on prononçait _ojord’hui_.


_Écale_. _Écaille_.

Ce sont deux orthographes d’un même mot. Le peuple avoue ne pouvoir les
distinguer. En fait, la répartition de deux sens différents aux deux
orthographes est absolument arbitraire. _Écale de noix_ exige _écale
d’huître_; et, d’autre part, il y a loin des _écailles_ d’une carpe à
l’_écaille_ de la tortue. Ici encore l’intervention des grammairiens a
été mauvaise. _Écale_ est le mot primitif; il vient de l’allemand, où la
forme ancienne était _schalja_. Aujourd’hui _schale_ veut dire
indifféremment _écale_ et _écaille_; en français les deux formes ont des
sens tellement voisins qu’on les confond dès que l’on sort des locutions
usuelles. On a voulu réserver _écaille_ pour les poissons et _écale_
pour les végétaux; c’est d’après le même principe de répartition
enfantine et hiérarchique qu’un grammairien avait décidé jadis de
n’accorder au bouillon que des _œils_: _yeux_ lui semblait trop noble
pour une constatation aussi vulgaire. Peut-être même assignait-il à ces
_œils_ une étymologie particulière; ainsi le plus répandu des petits
dictionnaires manuels a soin de spécifier que _écaille_ vient du latin
_squama_, ce qui est absurde[124].

  [124] Il y a peut-être à ces pluriels, _œils_, _ciels_, etc., une
    raison véritable. Changer un mot à une signification nouvelle,
    c’est, en somme, un autre mot. Or la langue ne peut plus à cette
    heure attribuer à un mot nouveau un signe du pluriel autre que
    l’_s_. Cela est très sensible à _ciel_, qui fait son pluriel en _s_
    dans toutes ses significations métaphoriques, celle de paradis
    exceptée; mais elle est très ancienne.

_Ecale_ et _écaille_ sont des formes parallèles à _métal_ et _métail_,
entre lesquels on avait voulu aussi faire une distinction[125]. _Métail_
a disparu.

  [125] Victor Hugo, dans un _erratum_ du tome II de la Légende du beau
    Pécopin: «Le _métal_ est la substance métallique pure; l’argent est
    un _métal_. Le _métail_ est une substance métallique composée; le
    bronze est un _métail_.» Pure imagination. _Métail_ et _métal_ sont
    des doublets du latin _metallum_. La forme populaire se retrouve
    dans _médaille_, venu de l’italien; de _metallia_, le vieux français
    avait tiré _maille_ (monnaie).


_Maline_. _Echigner_.

L’usage impose _échiner_ et _maligne_; il impose aussi _cligner_, mais
_clin_ (d’œil) témoigne qu’à un moment de la langue on a dit _cliner_.
_Peigne_ a d’abord été _peine_. _Maline_, qui est dans La Fontaine, est
une forme plus ancienne que _maligne_, refait sur le latin écrit.
_Echigne_, de _skina_, est identique à _cligner_ de _clinare_. Du temps
de Vaugelas, on disait à la cour _preigne_ et _viegne_ pour _prenne_ et
_vienne_. La langue n’a pas encore choisi un son unique pour cette
finale; il serait bien prématuré de poser des règles.


_Farce_. _Flegme_[126].

  [126] _Flegme_ est d’un langage bien académique. Il y a longtemps que
    le peuple, avec raison, dit _flemme_, _flemmard_, etc. On trouve
    _flemme_ et _fleume_, au XVIe siècle.

Ces mots sont devenus des adjectifs parmi le peuple. Rien de plus
normal. Il en est de même de _colère_. J’ai entendu cette phrase: «Vous
avez agi d’une façon _cruche_.» Le substantif qui implique une idée de
qualité, de manière d’être, tend naturellement à devenir un adjectif;
c’est le passage du particulier au général. L’inverse est tout aussi
fréquent; une idée générale de qualité se particularise en substantif:
de là des mots comme _baudet_, _renard_, qui signifiaient d’abord, _gai_
et _rusé_. Pour expliquer _cruche_, il suffit de citer _bête_, _butor_,
_andouille_, _brute_, _pioche_, _daim_, _tourte_, _jocrisse_, mots qui,
avant d’être à la fois des adjectifs et des substantifs, furent d’abord
exclusivement des substantifs.


_Dompeteur_.

Cette prononciation absurde est un des méfaits de l’orthographe
enseignée à des enfants du peuple. On ne sait d’ailleurs où des
humanistes ont pris le _p_ dont ils ornèrent ce mot. L’ancienne langue
disait _donter_, ce qui représente le latin _domitare_.


_Le cheval à mon père_.

C’est une des tristesses des grammairiens que, malgré leurs
objurgations, on continue à marquer la possession par _à_ aussi bien que
par _de_. «Ce chien est à moi, dirent des enfants.» Ils autorisent: _ce
cheval est à mon père_; ils défendent: _le cheval à mon père_. Hélas!
cette faute remonte exactement au Ve siècle, puisqu’on lit sur un marbre
de cette époque _membra ad duos fratres_, pour _membra duorum
fratrum_[127]. Voilà un solécisme qui a de belles lettres de noblesse.

  [127] Le Blant, _Epigraphie_.


_Mésentendu_.

Prohibé par les grammairiens, quoique excellent, de même que
_mésaventure_, _mésestime_, et d’autres.


_Perclue_.

Une langue ressemble à un jardin où il y a des fleurs et des fruits, des
feuilles vertes et des feuilles tombées, où, à côté du définitif, il y a
la vie, la croissance, le devenir. On a cherché depuis trois siècles à
figer ce jardin dans cette attitude contradictoire; de là, ces
incohérences qui permettent de rédiger des grammaires en quatre volumes.
Il faut bien justifier _inclus_ et _exclu_, _reclus_ et _conclu_,
_incluse_ et _conclue_, _recluse_ et _exclue_. Je sais: les uns sont des
participes français et les autres des adjectifs latins mal francisés.
Laissons le peuple dire _perclue_, puisqu’il le veut bien. La tendance
est bonne.


_Eclairer_. _Allumer_.

On entend assez souvent cette expression qui semble bizarre: _éclairer
le gaz_. Elle nous choque, quoiqu’elle soit identique à _allumer le
gaz_, puisque _allumer_, c’est _adluminare_, donner de la lumière à...,
comme _éclairer_, c’est donner de la clarté à... Il est curieux de
retrouver, à tant de siècles de distance, la même méthode linguistique
aboutissant au même résultat.


_A fur et à mesure_.

Cette déformation reproduit exactement le latin _ad forum et ad
mensuram_, au prix et à mesure. Ce _forum_ est le même qui figure dans
_forfait_, prix fait, marché fait, _forum factum_.


_Secoupe_.

Et même _s’coupe_. Ainsi _succussare_ a donné _secouer_, qui maintenant
est assez souvent _s’couer_. _Secourir_, c’est _succurrere_. _Soucoupe_,
malgré son sens très clair, devait devenir _secoupe_.


_Vous faisez_.

Ceci représente brutalement la tendance de la langue française à ramener
tous ses verbes à la première conjugaison. L’Anonyme cite _agoniser_
pour _agonir_ (de sottises); il y en a bien d’autres, et on les
constaterait surtout dans le langage des enfants. J’ai entendu: _buver_,
_cuiser_, _romper_, _pleuver_, _mouler_, _chuter_ pour _boire_, _cuire_,
_rompre_, _pleuvoir_, _moudre_, _choir_. Aujourd’hui, il est impossible
de créer un verbe français qui ne se conjugue sur _aimer_. On a
abandonné depuis longtemps _tistre_ pour _tisser_, _semondre_ pour
_semoncer_; _imbiber_ remplace _imboire_, qui devient archaïque; on
oublie _émouvoir_ et l’on abuse d’_émotionner_.


_Prévu d’avance_.

On connaît par ses affiches la société des «Prévoyants de l’Avenir». Ce
pléonasme apparent s’explique par l’affaiblissement de la signification
de certains mots. _Prévoir_ n’a plus un sens absolu pour le peuple; mais
nous-mêmes ne disons-nous pas, sans rougir, _prédire l’avenir_?

C’est encore à ce besoin de renforcement que répondent les expressions:
_monter en haut_, _dépêchez-vous vite_, et les locutions plus
populaires, _regardez voir_, _voyez voir_. Vaugelas disait, à propos de
certains pléonasmes d’usage, que «la parole n’est pas seulement une
image de la pensée, mais la chose même», laquelle se représente d’autant
plus nettement que la phrase est plus descriptive de l’acte.


_Promener_.

Il y a une tendance à supprimer le pronom réfléchi dans les phrases: je
vais me promener,--me coucher,--me baigner, etc. L’expression toute
récente, _se cavaler_, est déjà devenue _cavaler_. J’entendis hier les
enfants abandonnant un camarade dire: _Cavalons, il nous rejoindra._

Cependant, Vaugelas écrivait au mot _promener_: «Tantôt il est neutre,
comme quand on dit: Allons promener; il est allé promener; je vous
enverrai bien promener.» Il est donc possible que la manière populaire
de traiter _promener_ soit un archaïsme[128].

  [128] Vaugelas revient souvent ici parce que son livre est toujours
    précieux. On a suivi l’édition de 1662: _Remarques sur la langue
    françoise utiles à ceux qui veulent bien parler et bien escrire_.
    Vaugelas fut un observateur de premier ordre.


_Raisons_.

Le peuple emploie ce mot, au pluriel, comme synonyme de discussion,
difficultés, querelle et même injures. Quelque jour, ce sens passera
dans les dictionnaires. _Mots_ et _paroles_ ont également ces mêmes
significations, peut-être atténuées.


_Voix de Centaure_.

C’est un exemple amusant d’étymologie populaire. On exprime par ce terme
la tendance du peuple à ramener l’inconnu au connu.

Il ignore _Stentor_; _centaure_ lui est moins étranger: cela suffit pour
influencer son oreille, ensuite sa langue. Quel rôle cette habitude
a-t-elle joué dans la formation du français? On n’a jamais tenté de
l’établir et cela serait peut-être impossible. Cependant, c’est sans
doute ainsi qu’on expliquerait certains mots tels que: _marjolaine_,
_échalotte_, _ancolie_, _érable_, _camomille_, _étincelle_, _licorne_,
et d’autres que l’on a signalés parmi ceux qui échappent aux
explications phonétiques. Si c’est _amaracana_ qui est l’original de
_marjolaine_, il faut que le mot français ait subi une influence
analogue à celle qui a transformé récemment _olénois_ en _à la noix_ et
jadis _galatine_ en _galantine_. Quoi qu’il en soit, voici quelques-unes
des explications que se donne à cette heure le peuple, des mots qu’il ne
comprend pas:

  Voix de Centaure   (Stentor)
  Cresson à la noix  (Alénois, _ollenois_, _orlenois_, _orléanois_)
  Dernier adieu      (Denier à Dieu)
  Souguenille        (Souquenille)
  Soupoudrer         (Saupoudrer)
  Trois-pieds        (Trépied)
  Ruelle de veau     (Rouelle)
  Semouille          (Semoule)
  Tête d’oreiller    (Taie)
  Bien découpé       (Découplé)
  Écharpe            (Écharde)

Cette dernière mutation est due à _écharper_, verbe qui n’a aucun
rapport de sens, ni d’origine, avec _écharpe_; mais il en a avec
_charpie_, avec l’idée de déchirer (_carpire_), par conséquent blesser.
Il est donc possible que _écharpe_, au sens de blessure, soit très
ancien.


_Venimeux_. _Vénéneux_.

Le peuple confond ces deux mots, mais sa préférence va au premier, qui
est de meilleure lignée. _Vénéneux_, c’est le latin tout cru,
_venenosus_. _Venimeux_ a été formé de _venin_; on commença par
_venineux_, puis le second _n_ s’est dissimilé; en des parlers
provinciaux l’_n_ est devenu _l_ et on dit _velimeux_; en italien, il y
a deux formes: _veneno_ et _veleno_.

La répartition des deux mots a été tentée, comme pour _écaille_ et
_écale_, d’après des principes étrangers à la logique linguistique: l’un
est bon pour les bêtes; l’autre, pour les plantes et les minéraux. Ces
distinctions sont nécessairement absurdes, la nature étant plus variée
que ne peut le concevoir le cerveau d’un grammairien. Nombre de plantes
sont _venimeuses_ et nombre d’animaux sont _vénéneux_, si on s’en
rapporte aux définitions des dictionnaires.

La répartition des mots très voisins de forme se fait lentement et
difficilement. Désespérant de jamais sentir la différence trop profonde
qu’il y a entre _colorer_ et _colorier_, le peuple s’en tire en
fabricant _couleurer_ qui répond à tous ses besoins dans cet ordre
d’idées. Il prendra long-temps encore l’un pour l’autre: _croire_ et
_accroire_, _envers_ et _revers_, _coulé_ et _coulis_[129], _épurer_ et
_apurer_, _étuvée_ et _étouffée_, _des fois_ et _parfois_, _recouvrer_
et _recouvrir_, _passager_ et _passant_, _neuf_ et _nouveau_, _gradé_ et
_gradué_, enfin _autour_ et _alentour_.

  [129] Il s’agit de cuisine. Il y a un autre mot de même son écrit
    _coly_ par Thévenot (1684), _couli_ par B. de Saint-Pierre et que
    les anglomanes, ignorant toute la littérature française, ont
    vulgarisé sous la forme absurde _coolie_ (Cf. le _Dictionnaire_ de
    Hatzfeld).--Voir la note 80.

Cette dernière répartition est toute récente et particulièrement
arbitraire; elle a devancé l’usage. A ce propos, il faut noter la
certitude plaisante des dictionnaires à cataloguer les mots sous les
vieilles rubriques scolastiques, à les figer dans une fonction unique.
Cela est très délicat. Les mots sont souvent des signes à tout faire,
tantôt verbes et tantôt substantifs, ici adverbes, et là adjectifs; et à
mesure qu’une langue se dépouille, cela devient plus visible. Les mots
anglais ont ainsi acquis une très grande liberté d’allures, peut-être
parce qu’ils ont été moins tyrannisés qu’en France. Pour _autour_ et
_alentour_, ce ne sont ni des adverbes, ni des prépositions, à moins que
n’en soient aussi _au pied_, _au fond_, _au cœur_, _au bas_. _Tour_ est
un substantif et _entour_ un de ses dérivés, comme _atour_ et
_pourtour_. Au lieu de définir et de classifier, les dictionnaires
devraient se borner à décomposer de tels mots: _au tour_, _à l’entour_;
cela serait plus clair et moins compromettant.


_Iniation_.

Cette déformation d’apparence bizarre, que j’ai recueillie
personnellement, est des plus caractéristiques comme preuve de la
perpétuité des lois qui ont guidé la création du français. Elle
représente le mot _initiation_, tel que prononcé et écrit à plusieurs
reprises (des centaines de fois) par un commis de librairie. C’est tout
simplement la règle de la chute du _t_ médial; avec encore un effort, on
aurait un mot pareil à tant de vieux mots français[130]:

  Abba-t-ia    Ini-t-iation    Inia-t-ion
  Abba--ye     Ini--iation     Iniai--son

  [130] Comparez avec _iniation_ l’anglais _coercion_ pour _coercition_.

Cette manifestation de l’instinct est une grande leçon.

Voilà. J’ai seulement voulu montrer que la déformation n’est pas du tout
cahotique; que le mauvais français du peuple est toujours du français et
parfois du meilleur français que celui des grammairiens.



LA MÉTAPHORE

LES BÊTES ET LES FLEURS


Dans l’état actuel des langues européennes, presque tous les mots sont
des métaphores. Beaucoup demeurent invisibles, même à des yeux
pénétrants; d’autres se laissent découvrir, offrant volontiers leur
image à qui la veut contempler. Des actes, des bêtes, des plantes
portent des noms dont la signification radicale ne leur fut pas destinée
primitivement; et cependant ces noms métaphoriques ont été choisis,
assez souvent sur toute la surface de l’Europe, comme d’un commun
accord. Il y a là une sorte de nécessité psychologique parfois
inexplicable ou même que l’on voudrait ne pas expliquer pour lui laisser
son caractère même de nécessité, c’est-à-dire de mystère.


_Roitelet_.

Telle métaphore semble vraiment s’imposer au nomenclateur. Ayant à
nommer l’oiseau appelé _roitelet_, l’idée de _petit roi_ est celle qui
vient à l’esprit de l’homme: grec, il dit βασιλισκος; latin,
_regaliolus_[131]; allemand, _zaunkœnig_ (roi des haies)[132]; anglais,
_kinglet_; suédois, _kungsfagel_ (l’oiseau roi); espagnol, _reyezuelo_;
italien, _reattino_; hollandais, _koningje_; flamand, _kuningsken_;
polonais, _krolik_[133]. Pourquoi? Peut-être parce que le tout petit
oiseau porte sur la tête une huppe qui semble l’ironie d’une couronne.
Il faut que cela suffise, car on ne peut invoquer ni la phonétique, ni,
sans doute, une langue antérieure où toutes les langues auraient puisé,
ni les communications interlinguistiques. Il y a bien un conte populaire
très répandu où le roitelet joue un rôle important, mais qui ne contient
aucune allusion pouvant faire croire que ce soit là l’origine de ce
surnom royal. Il reste que le paysan français, devant le minuscule
oiseau, a été obligé de dire: _petit roi_, tout comme, vingt siècles
plus tôt, le paysan grec.

  [131] _Regaliolus_ est le mot de Pline. _Philomela_, le petit poème
    latin où sont cités tant de noms d’animaux, dit _regulus_:

        Regulus atque Merops et rubro pectore Progne.

    (Édition Nodier, 43.)

  [132] L’idée d’habitant des haies, qui se cache dans les haies,
    subsiste seule dans le danois, _gierdesmutte_, le français
    _fourre-buisson_, et l’allemand _zaunschlupfer_; celle de petit,
    dans le vieux hollandais _Dume_, le petit poucet. Voici encore
    quelques autres noms du _roitelet_: allemand, _Dornkœnig_, roi des
    épines; saxon, _Nesselkonig_, roi des orties; vieux hollandais,
    _winterconincsken_ et _muijskonincsken_, roi de l’hiver et roi des
    souris; piémontais, _reatél_ et _pcit-re_.

  [133] _Kral_, roi.--Dans la transcription des mots suédois et
    polonais, nous avons dû omettre les signes et les accents inconnus à
    l’alphabet romain.

Cependant si le cas de _roitelet_ était unique ou rare; si l’on ne
trouvait dans les langues européennes que trois ou quatre exemples de
cette sorte, on pourrait imaginer une chanson, un conte, une de ces
traditions populaires qui traversent les siècles, les montagnes, et les
océans; mais, au contraire, à la moindre recherche les exemples se
multiplient et l’on est forcé de ramener la plupart des causes à une
seule, la nécessité psychologique. Quelques-uns de ces phénomènes
linguistiques sont moins obscurs; c’est quand l’objet nommé ou surnommé
est très caractéristique de forme ou de couleur: ainsi l’_able_ ou
_ablette_ (_albula_) est dite poisson blanc par les Hollandais, les
Anglais, les Polonais: _witfisch_, _white bait_, _bialoryb_; ainsi le
chou-cabus (à tête; _caput_, chabot[134], caboche) est aussi pour les
Allemands, _kopfkohl_, et pour les Italiens, _capuccio_; ainsi le
phénicoptère des Grecs, l’oiseau aux ailes de _flamme_, est pour nous le
_flamant_.

  [134] _Chabot_, poisson à grosse tête, en grec, κεφαλος; en latin
    _capito_; en latin mérovingien, _cabo_. Cf. chevène ou _juène_
    (dialecte de Paris), _chabot_ de rivière. (Voyez _Essais de
    Philologie française_, par Antoine Thomas, p. 261, pour la filiation
    phonétique). On trouve, au XVIe siècle, _testard_, _munier_,
    _vilain_.


_Lézard_.

M. Michel Bréal, dans sa récente _Sémantique_[135], écrit, à propos de
la singularité de certaines métaphores: «Si l’on disait qu’il existe un
idiome où le même mot qui désigne le lézard signifie aussi un bras
musculeux, parce que le tressaillement des muscles sous la peau a été
comparé à un lézard qui passe, cette explication serait accueillie avec
doute, ou bien croirait-on qu’il est parlé des imaginations de quelque
peuple sauvage. Cependant il s’agit du mot latin _lacertus_, lequel veut
dire lézard, et que les poètes ont maintes fois employé pour désigner le
bras d’un héros ou d’un athlète.» Mais s’il est surprenant déjà qu’une
telle image ait été formée une fois, car elle est très étrange, quoique
très juste, et elle aurait pu, certes, ne jamais sortir du réservoir
profond des sensations, quel étonnement de la voir périodiquement
retrouvée, qu’il s’agisse de _lézard_ ou de _souris_, au cours des
siècles et des langues! M. Bréal, lui-même, la signale, en grec moderne,
où _mys pontikos_, rat d’eau, et par abréviation _pontikos_, signifie
aussi _muscle_; _musculus_ en latin, et souris en français, ont, comme
on le sait, une double et parallèle signification; il en est encore de
même en polonais où souris se dit _mysz_ et où le muscle du bras est la
petite souris: _myszka_; en suédois et en hollandais, où _mus_ et _muis_
ont les deux sens. Le hollandais spécifie les muscles de la main.
Cependant je viens de lire: «Elle agite ses petits bras de lézard et me
dit»[136]...; alors je suis assuré qu’appeler _lézard_ le bras est,
aujourd’hui comme il y a des siècles, une idée qui peut entrer
spontanément au cerveau par l’œil, car je connais l’auteur: il est de
ceux qui tiennent à créer leurs images, et s’il a refait la métaphore
latine elle-même, c’est qu’elle s’est imposée à lui, comme elle s’imposa
jadis à un poète ou à un paysan romain.

  [135] Page 320.

  [136] Jules Renard, _Bucoliques_ (1899).


_Grue_. _Chevalet_. _Chèvre_. _Singe_. _Mule_, _etc._

On a souvent noté que les noms des instruments de force ou des bois de
charpente sont empruntés aux animaux; cette habitude est universelle.
Comme nous disons _grue_ un oiseau et une machine, les Grecs appelaient
γερανιος l’oiseau et la «gloire»[137], et γερανιν notre machine vulgaire
à lever les fardeaux; les Allemands appellent l’oiseau _kranich_ et la
machine, _krahn_; les Polonais disent _zorav_ (grue), dans les deux
sens; notre _chevron_, petite chèvre, répond au _capreolus_ des Latins;
les Portugais, pour chevron disent _asna_ (ânesse); notre _poutre_[138],
notre _poutrelle_, notre _chevalet_, notre _poulain_ correspondent à
_equleus_ et le _chevalet_ est ιππαιον en grec moderne; _horse_ en
anglais veut dire cheval et _chevalet_; les Allemands et les Danois
disent un bouc (_bock_, _buk_), les Flamands et les Hollandais, un âne
(_ezel_), ce qui correspond à notre _bourriquet_; le Portugais a _potro_
au sens de _poulain_ et de _chevalet_. _Chevalet_ se retrouve
naturellement en espagnol, en italien, en portugais, _cabalette_,
_cavalletto_, _cavallete_. _Hebebock_ est le nom allemand de la _chèvre_
mécanique que les Anglais confondent avec la grue (_crane_); _chèvre_
revient en espagnol, _cabria_, et en portugais, _cabrite_. Le chevron se
dit en polonais _koziel_, bouc. Beaucoup de ces mots ont également servi
à former des dérivés dont le sens, tout métaphorique, est identique en
beaucoup de langues. Un animal qui a échappé à la métamorphose en
machine[139], le _singe_, a fourni presque partout un verbe qui est le
péjoratif d’imiter et que le grec n’avait pas, ni le latin, malgré la
parenté syllabique de _simius_ à _simulare_. A côté du français
_singe–singer_, il y a l’allemand _affe–nachaffen_; le suédois
_apa–esterapa_; le danois _abe–esterabe_; le flamand _aep–waapen_;
l’anglais _ape–ape_; l’italien _scimio–scimiottare_; le portugais:
_macaco–macaquear_; le polonais _malpa–malpowac_; le grec moderne
μαϊμου–μαϊμουδια (singerie). C’est une belle progéniture. «_Bâton_, dit
Brachet, origine inconnue.» C’est assurément le _petit bât_; la relation
directe entre l’ancien français _bast_ et _baston_ semble évidente.
L’Espagnol dit _basto_, bât, et _baston_, bâton. Le bâton a été
considéré tantôt comme le _bât_, tantôt comme la bête de somme tout
entière; c’est ce dernier sens qu’il prend lorsqu’on se sert du mot
_bourdon_ (latin _burdonem_), qui est proprement le bardot, variété du
mulet. _Muleta_ signifie béquille en espagnol et en portugais, et
_mula_, bâton en italien. Les paysans qui marchent à pied appellent
volontiers leur bâton, mon cheval; plaisanterie qui se retrouve un peu
partout. Ainsi, comme on voyait toujours les franciscains marcher à
pied, on avait jadis surnommé le bâton des voyageurs _el caballo de S.
Francisco_, en Espagne, et en France, _la haquenée des Cordeliers_[140].

  [137] Argot des théâtres. Machine à soulever les personnages dans les
    apothéoses.

  [138] _Poutre_, c’est pouliche; on se souvient des «poutres
    hennissantes» de Ronsard.

  [139] Je laisse ceci pour pouvoir dire en note qu’il ne faut jamais
    affirmer l’inexistence d’une métaphore de ce genre. En effet, pris
    d’un doute, je cherche et je trouve dans un dictionnaire technique:
    «_Singe_, machine composée d’un treuil horizontal qui sert à élever
    ou à descendre des fardeaux.» On a également appelé _singe_, et cela
    rentre dans la série _singe–singer_, le pantographe, appareil à
    copier les dessins.

  [140] Brachet, au mot _Bourdon_.


_Chien_. _Chenet_. _Chiendent_. _Chenille_.

Le _chenet_ est le petit chien du foyer, _chiennet_; le portugais dit
_caes da chamine_, les chiens de la cheminée; le provençal, _cafuec_, et
l’anglais, _fire-dog_, le chien du feu; l’allemand, _feuerbock_, et le
danois, _ildbuk_, le bouc du feu; l’espagnol, _morillo_, le petit Maure
du feu, et l’idée est bien espagnole, de faire rôtir éternellement
l’ennemi national; mais il est probable que la métaphore n’est plus
comprise, pas plus que celle, plus douce, qui a fait chez nous du chien
le fidèle gardien du foyer. Il est possible que le _fire-dog_ des
Anglais vienne de France; le _bouc_ des pays germaniques représentait
peut-être une des figures du diable.

_Chien_ (de fusil) ne se retrouve guère qu’en italien, _cane_, où il
s’appliquait déjà au rouet de l’arquebuse; les Espagnols et les
Portugais disent _petit chat_, _gatillo_, _gatilho_; dans les langues
non latines, le _chien_ de fusil est un _coq_; allemand, _hahn_;
hollandais, _haen_; danois et suédois, _hane_; polonais, _kurek._

Le nom de la plante appelée _chiendent_, parce que le chien la mordille
volontiers, se retrouve littéralement en allemand, _hundszahn_; le
danois, le flamand et l’anglais disent herbe au chien, _hundegroes_,
_hondsgras_, _dog’s grass_. Le chien a encore donné son nom à la
_chenille_, en latin vulgaire _canicula_, la petite chienne. Cette
manière de voir n’est guère répandue en Europe; on trouve cependant
_cagnon_, petit chien, dans l’italien dialectal qui fournit aussi _gata_
et _gattola_, petite chatte. L’idée de _chat_ semble d’abord se
retrouver dans le mot anglais si singulier _caterpillar_; cela, devient
peu probable si l’on rapproche le mot anglais de la forme normande
_carpleuse_ (on trouve aussi les variantes _charpleuse_, _chapleuse_,
_chaplouse_). En effet _carpleuse_ et _charpleuse_ semblent dérivés de
l’ancien verbe _charpir_, qui nous a légué _charpie_. La _charpleuse_,
ce serait la faiseuse de charpie, la dépeceuse, et cela qualifie bien la
chenille et sa voracité. Mais le français du XVIe siècle est formel; il
dit _chattepelue_ et _chattepeleuse_[141]. Est-ce une déformation? Les
Portugais l’appellent _lézard_, _lagarta_; pour les Polonais, c’est une
_petite oie_, _gasienica_. Ces appellations répondent au besoin de
transférer les noms d’un animal à l’autre, le plus souvent d’un gros à
un petit. Le cloporte en est un exemple amusant, car rien ne ressemble
moins à un cochon qu’un cloporte.

  [141] Hadrianus Junius, _Nomenclator_; Francfort, 1596.--Les _chatons_
    des arbres sont en anglais _catkin_ et _cat-tail_.


_Cloporte_.

Son nom est cependant clair; du moins, malgré la phonétique, il est
permis de supposer que _cloporte_ est une altération de _claus-porc_
(_clausus-porcus_). C’est l’opinion de Brachet. Elle serait bizarre, si
la même image ne se retrouvait en plusieurs langues ou dialectes et si
le français du XVIe siècle ne nous donnait la forme inattendue
_closeporte_, déformation à laquelle correspond peut-être le vieux
hollandais _dorworm_. _Porcellio_ est un des noms latins du _cloporte_;
c’est le nom populaire opposé à _oniscus_; en Italie on appelle aussi
les cloportes, _porcellini_, les petits cochons; en Champagne, c’est:
_cochon de S. Antoine_; en Dauphiné: _kaïon_ (cochon), et en Anjou:
_tree_ (truie). Le _Glossaire du Centre_ donne: _cochon_, cloporte. La
forme _porcelet_ est assez répandue dans une partie de la France[142].
Enfin, rapprochement inattendu, le cloporte s’appelle, en suédois, le
cochon gris, _grasugga_. L’idée de _cochon_ pour nommer le cloporte a eu
à lutter avec l’idée d’_âne_, qui n’est pas plus explicable par les
logiques ordinaires: l’_oniscus_ latin est l’ονισκος grec (petit âne),
mais les paysans romains connaissaient aussi le mot _asellus_, et
l’allemand _assel_ doit sans doute être rapproché de _esel_ (âne). On
sait que le cochon a encore donné son nom au petit ver qui se rencontre
dans les noisettes; ce _petit cochon_ se retrouve en anglais,
_pig-nut_[143]. Les Anglais appellent également _pig_ le lingot que nous
disons _saumon_ et les allemands, _salm_.

  [142] Le charançon est appelé _varkentor_ en flamand (_varken_,
    cochon).

  [143] En polonais la métaphore est des plus singulières:
    _orzechowiec_, brebiette de la noix (_owka_, brebis).


_Fauvette_. _Bergeronnette_. _Linotte_. _Loriot_. _Chardonneret_.

Que la fauvette à tête noire ait été nommée en grec μελαγκορυφος[144],
en latin _atracapilla_; qu’elle soit, en italien, la _capinera_, et en
portugais _toutinegra_ (chignon noir) cela n’a rien que de fort logique;
on ne sera pas surpris davantage que des petits oiseaux aient été
comparés à des mouches: notre moineau est littéralement l’oiseau mouche
(_muscionem_, de _musca_) et la fauvette, alors désignée d’après sa
petitesse et sa légèreté, devient la _mouche d’herbe_ (all.: _grasmuch_;
flam.: _grasmuch_). Il ne faut d’ailleurs être surpris de rien au pays
des métaphores; les Grecs n’appelaient-ils pas du même mot, στρουθος, le
moineau et l’autruche?

  [144] On traduit également ce mot par _becfigue_.

La jolie métaphore qui a transformé en petite bergère l’oiseau qui vit
dans les prés et voltige autour des troupeaux ne se trouve, il semble,
qu’en français: les mœurs de la _bergeronnette_ n’ont frappé que nos
bergers[145]. Les Anglais, qui lui ont laissé son autre nom,
_hoche-queue_ (_wagtail_)[146], ont cependant fort bien remarqué la
fraternité du bouvreuil et du bœuf; ils le nomment _bull-finch_, le
pinson du bœuf; mais que ce nom est loin d’être joli comme le nôtre qui
signifie le petit bouvier (_bovariolus_)! La _linotte_, c’est l’oiseau
au lin; les Latins s’étaient décidés pour un nom pareil et disaient
_linaria_; les Allemands et les Polonais appellent la linotte, l’oiseau
du chanvre, _haenfling_, _konopka_, et les Flamands lui donnent le même
nom qu’au chanvre femelle, _kemphaen_[147]. Ce passage du _lin_ au
_chanvre_ est tout à fait extraordinaire, car si les deux plantes sont
d’un usage identique, elles diffèrent absolument pour le reste et il ne
semble pas que même une linotte puisse les confondre, ni leurs graines
qui n’ont pas précisément les mêmes propriétés. Il faut peut-être voir
là une confusion de noms, pour parité d’usage, entre le _lin_ et le
_chanvre_[148].

  [145] Dans le centre de la France la bergeronnette se dit _bergère_ et
    l’on en distingue une variété appelée _bergère jaune_ ou
    _lavandière_ (_Glossaire_ du comte Jaubert).--_Palearia_ est un des
    noms latins de ce petit oiseau, et Palès étant la déesse des
    bergers, on peut lui donner un sens voisin de _bergeronnette_,
    quoique l’idée de paille (_paille-en-queue_) soit plus probable.

  [146] Mot qui correspond bien à l’autre nom latin de la bergeronnette,
    _motacilla_. Cette idée se retrouve, sous les formes les plus
    amusantes, dans les dialectes italiens où on l’appelle
    _codratremola_, _codacinciola_, _squazzacoa_, _cotretola_, et enfin
    _balarina_, la _ballerine_. Le français du XVIe siècle dit
    _guingne-queue_. En Espagne et à Venise, c’est l’oiseau de la neige,
    parce qu’on le voit sautiller sur la neige.

  [147] Holl.: _kemphaan_. Cependant les dictionnaires traduisent ces
    mots par _huppe_.

  [148] En portugais la confusion va très loin: _linhaça_ signifie à la
    fois graine de _lin_ et _chènevis_, mais _chènevis_ se dit aussi
    _linhaça do canamo_ (chanvre); _linhal_ veut dire à la fois
    _linière_ et _chanvrière_.

Du mot _aureolus_ le français à fait _oriol_[149], puis par
agglutination de l’article (_l_’), _loriol_, devenu _loriot_; c’est
l’oiseau d’or, et les Allemands appellent également le loriot
_goldamsel_, le merle doré; les Anglais lui ont donné le beau nom de
marteau d’or, _gold hammer_; pour les Polonais c’est la plume d’or,
_zlotopior_ (_zloto_, or): les Portugais le nomment _oriolo_ et
_oropendula_, l’horloge d’or. Mais pourquoi les Danois l’appellent-ils
_le Suédois_ (_Swenske_) et les Flamands, _le Wallon_[150]? Peut-être
parce qu’ils donnent au loriot le nom de leurs meilleurs amis. Les
Flamands possèdent également la métaphore allemande: merle doré
(_goudmeerle_).

  [149] L’anglais nous a pris jadis et a conservé _oriole_ et _oriel_.

  [150] Littér., le _veuf wallon_ (_weduwael_).

Comme le lin a donné son nom à la linotte, le chardon a servi à désigner
le _chardonneret_ (anc. fr.: _chardonnet_[151], c’est proprement
l’oiseau au chardon). L’idée de cette relation se retrouve dans presque
toutes les langues de l’Europe et dans les deux langues classiques:
ακανθις[152], _carduelis_, l’italien _cardellino_ traduisent exactement
_chardonnet_; la branche germanique se sert de l’expression pinson du
chardon; en allemand, _distelfink_; en flamand, _distelvink_; en
suédois, _tistelfink_; en anglais _thistle-finch_. L’Anglais l’appelle
aussi _goldfinch_, pinson doré.

  [151] Cf. _Glossaire du Centre_: _chardonnet_, _échardonnet_,
    _échardonnette_.

  [152] Grec moderne: καρδελι et καρδερίνα.


_Brochet_. _Bélier_.

Le latin _lucius_ ne s’est perpétué qu’en italien, _luccio_; à ce mot le
français a substitué l’idée d’une pique, d’une broche, d’où
_brochet_[153]; simultanément l’anglais adoptait le mot _pike_ (pique).
Cette idée semble d’origine germanique; les noms du brochet en allemand,
_hecht_, et en danois, _giedde_, semblent la contenir; elle est évidente
dans le suédois _gadda_ (_gadd_, aiguillon).

  [153] L’ancien français disait _broche_.

L’_églantier_ doit son nom à une comparaison analogue; c’est proprement
l’arbuste couvert d’_aiglants_ (_aculenta_), de piquants. Je n’ai pu
retrouver dans les langues européennes de formes analogues, comme pour
brochet, mais le procédé est connu, logique, et très ancien, puisqu’en
sanscrit le _lion_ est proprement le _chevelu_ et l’éléphant le _dentu_.
L’hébreu est plein de noms analogues: le bouc est le _poilu_; l’ours, le
_barbu_; le loup, le _jaunet_; l’hyène, la _bringée_[154].

  [154] Mot normand qui correspond à l’ancien français _vair_ (latin
    _varius_); _bringé_ n’est guère employé que pour désigner les vaches
    et les bœufs.

Cependant _lucius_ a vécu dans _merluche_ (brochet de mer), expression
qui, avec des mots de sens identiques, se retrouve dans l’allemand
_seehecht_. Ce qui montre bien l’incohérence de la plupart de ces
dénominations, c’est que les Romains donnaient à la merluche exactement
le même nom qu’au cloporte, _asellus_. C’est ce que font encore les
Vénitiens, disant _nasello_. Le poisson que le latin appelait _mustela_,
l’italien l’appelle _donnola_, et nous allons voir plus loin que ces
deux noms se retrouvent appliqués à la _belette_.

L’idée de nommer l’_aries_, mouton à clochette, mouton bélier[155],
_bélier_, se constate en français, en anglais et en hollandais
(_bell-wether_, _belhamel_); les moutons des vagues sont des brebis en
italien, _pecorelle_; et dans toutes les langues, depuis le grec, la
machine de guerre à heurter les murailles s’est dite du même nom
d’animal, _bélier_ ou _mouton_, κριος, _aries_, _ram_ (ang.), _stormram_
(holl.), _ariete_ (esp.).

  [155] De l’ancien français _bele_, cloche, mot venu lui-même du
    bas-allemand par la forme latine _bella_.



_Belette._

La _belette_ est peut-être l’animal qui pourrait donner lieu à la plus
curieuse dissertation sémantique. Dans presque toutes les langues son
nom est une antiphrase. C’est une bête fort redoutée des paysans, comme
le renard, comme la fouine, dont elle est parente. Or, on l’appelle à
l’envi la jolie, la belle, la douce! Son nom français vient du vieux mot
_bele_, du latin _bella_; la _belette_, cela veut dire la petite belle.
Les Anglais la nomment[156] la jolie ou la fée, _fairy_: les Bavarois,
la jolie petite bête, _schoenthierlein_; les Danois[157], la jolie,
_kjoenne_; les Suédois, la joueuse _lekatt_; les Italiens et les
Portugais, la petite dame, _donnola_, _doninha_; les Espagnols, la
petite commère, _comadreja_; les Grecs d’aujourd’hui, la petite bru
(νυμφιτζα). A cette liste, il faut peut-être joindre son nom allemand,
passé en hollandais, en anglais, en danois, _wiesel_; on y trouverait
_la blanche_. La même idée, ou celle de douceur, s’imaginerait dans le
grec γαλη, _la blanche_, _la douce_[158], et ce serait encore _la douce_
dans le latin _mustela_. Ces rapprochements paraîtront moins
invraisemblables lorsqu’on saura que les idées de beau, de blanc, de
doux sont, dans la tradition populaire, les antiphrases naturelles de
l’idée de mauvais. En Roumanie, les _malae divae_, les mauvaises fées,
les lèlé, ne sont jamais appelées que les Bonnes, les Puissantes, les
_Belles_, les _Blanches_, les _Douces_[159]. L’explication des
folkloristes est que la belette, étant un animal dont on a peur, on ne
prononce jamais son nom, car, croyance universelle, quand on parle du
loup, on en voit la queue, quand on invoque le diable, le diable paraît;
prononcer le vrai nom de la belette, c’est attirer la méchante bête et
c’est aussi, par cela même, la contrarier, puisqu’on la dérange,
l’exciter à la dévastation. Mais si on lui donne des noms d’amitié,
c’est comme si on la caressait, et elle devient--ce qu’on la nomme. Il
m’est agréable de rencontrer l’idéalisme verbal à l’état de tradition
populaire et j’admets d’autant plus volontiers l’explication qu’elle
n’explique rien,--en ce sens qu’il reste à nous faire comprendre comment
le même euphémisme se retrouve dans les temps et les pays les plus
éloignés; il reste aussi à découvrir les _vrais noms_ de la belette, si
nous n’en sommes plus, comme les Grecs, à la confondre avec le chat. En
somme, ici comme devant le roitelet, nous constatons un phénomène
psychologique. L’euphémisme est, d’ailleurs, assez fréquent dans la
nomenclature populaire, mais il règne avec une grande fantaisie. Si
l’inoffensive couleuvre qui, au pire, mangera quelques œufs, est parfois
nommée, elle aussi, _la jolie_, elle est la vermine en Portugal
(_bicha_), et on voit, dans nos dialectes provinciaux, l’épervier
redoutable nommé tout crûment _le voleur_; il est le _laire_ en Auvergne
et le _laron_ en Dauphiné, et sans doute y reconnaît-il facilement le
latin _latro_[160].

  [156] Ou l’ont nommée jadis, car le mot maintenant en usage est
    _weasel_.

  [157] Même remarque; le mot actuel est _vœsel_.

  [158] Mais le nom grec de la _belette_ était plutôt ικτια (qui se
    glisse); γαλη aurait été la fouine, qui s’apprivoise comme un chat
    (Hœfer, _Histoire de la Zoologie_).

  [159] _La Veillée._ Douze contes roumains, traduits par Jules Brun,
    _Introduction_, par Lucile Kitzo, page XXX.

  [160] Antoine Thomas, _ouvrage cité_, p. 27.


_Pic_. _Plongeon_. _Pélican_. _Rouget_. _Dormiliouse_.

Le _pic_, _espec_, _pivert_, est dit aussi _bêche-bois_, mot qui se
trouve exactement en anglais, _wood-pecker_; le _plongeon_ (en latin
_mergus_) est le plongeur en allemand, _taucher_; le _pélican_ (en latin
_platea_) s’appelle en allemand l’oie à cuillère, _loffler_,
_loffelgans_; ce qui correspond aux vieux noms français de cet oiseau,
_pale_, _pelle_, _pelle creuse_, _truble_, et à son nom populaire
anglais, _shovelard_. L’idée de rouge ou de lumière a toujours servi à
caractériser le _rouget_; le grec disait ερυθρινος; le latin,
_rubellio_; et pour les Hollandais, c’est le coq de mer, _zee haen_, et
pour les Italiens, la lanterne, _lucerna_. Il y a un poisson volant ou
sautant qu’on appelle _hirondelle de mer_ ou le _volant_, le _papillon_;
c’est le χελιδων et l’_hirundo_ des anciens, le _volador_ des Espagnols,
le _zee swaluwe_ des Hollandais. Un autre poisson à gros yeux est appelé
par Pline, _oculata_; c’est l’_ochiado_ du populaire, à Rome, et le
_nigr’oil_ du même populaire, à Marseille où l’on appelait aussi dans le
même temps (au XVIe siècle) la torpille une _dormiliouse_, ce qui
traduit délicieusement _torpedo_. La _rainette_, _raine verte_,
_verdier_, en ancien français, c’est, en allemand, la _grenouille
feuille_, _laubfrosch_.



_Tournesol_.

Les noms de fleurs, qui sont parfois si étranges, témoignent
particulièrement de la nécessité de certaines métaphores. Il est
impossible que l’idée de soleil n’entre pas dans le nom de la grande
fleur jaune appelée _tournesol_; elle ressemble exactement aux faces du
soleil dans les vieilles gravures et, de plus, elle se tourne
sensiblement vers l’astre qu’elle semble suivre avec inquiétude: ses
deux noms français, _tournesol_ et _soleil_[161], traduisent cette
double impression. C’est une fleur relativement nouvelle en Europe; elle
fut apportée du Pérou, au XVIe siècle. Le _tournesol_ des Latins,
_solsequia_, c’est notre _souci_, diminutif ou ébauche de la grande
solanée américaine. La forme italienne de _tournesol_ est _girasole_ et
l’espagnole, _girasol_: elles rappellent les trois mots grecs
ἡλιοτροπιος, ἡλιοτροπιον, ἡλιοπους, dont le dernier désigne
particulièrement le souci. Car une fleur bien différente, la
_verrucaire_[162], en gréco-français _héliotrope_, tourne aussi selon le
soleil ses odorantes fleurs violettes, et il semble qu’ἡλιοτροπιον ait
été traduit littéralement en allemand et en hollandais par _sonnenwende_
et _zonnewende_; ces deux langues possèdent, en effet, les formes
_sonnenblume_ et _zonnebloem_ qui s’appliquent bien au _soleil_[163]; le
suédois dit _solrose_[164]; le danois, _solsikke_; l’anglais,
_sunflower_; le polonais, _slonecznic_. Les langues sémitiques ont des
expressions pareilles: en arabe _chems_, soleil, et _echchems_,
tournesol.

  [161] En Savoie, dans le Centre et au Canada, _tourne-soleil_.--On
    trouve dans les dialectes (Centre, Canada), _sourci_, pour _souci_.
    Les formes les plus anciennes sont la _solcie_, la _soucie_. Sous
    l’influence de _souci_ (soucier), le mot changea de genre.

  [162] En ital. et esp.: _verrucaria_ et _verruguera_. C’est l’herbe
    aux verrues, mais il est préférable de ne pas la confondre avec une
    autre herbe aux verrues, l’éclaire.

  [163] Malheureusement le _soleil_ est appelé aussi _héliotrope_ et
    l’héliotrope, _tournesol_; confusion absurde dont il faut encore
    accuser le grec,--et dont on trouvera sans doute des traces dans ce
    paragraphe. Il y a encore un autre nom grec, _hélianthe_. En somme,
    trois fleurs: le _souci_, la _verrucaire_, le _soleil_, pour leur
    donner les seuls noms qu’elles puissent porter en français.

  [164] Et aussi _solblomister_ (fleur soleil).


_Coquelicot._

Au latin _papaver_ qui a fourni en français tant de formes singulières,
pavot, pavon, papon, paveux, pavoir--le goût populaire substitua en
plusieurs régions l’idée de _rouge_, et le latin du moyen âge appelle
_rubiola_, la plante que la science qualifie de _papaver rubeum_;
cependant l’idée de rouge se fixa sur la crête de coq, puis sur le coq
et enfin sur le chant du coq que rendait l’onomatopée _coquelicot_ ou
_coquericot_. Cette idée était, d’ailleurs, contenue soit directement,
soit par confusion, dans le nom même du _coq_ (latin: _coccum_)[165]; et
c’est ainsi que les mêmes syllabes ont pu désigner deux choses aussi
différentes qu’une fleurette et le chant d’un oiseau. L’exemple n’est
pas unique, puisque la même aventure, mais pour d’autres motifs, est
arrivée, comme on sait, au mot _coucou_[166], fleur et oiseau, tous les
deux de printemps et de la même heure; on a cru que la fleur naissait
pour l’oiseau et pour le nourrir,--c’est une croyance générale que rien
dans la création ne saurait être inutile; mais cette fleur ou cette
herbe, dédaignées des hommes et des bêtes domestiques, ou ces baies qui
mûrissent loin dans les bois, à quoi servent-elles donc? La réponse est
écrite dans ces termes: herbe au loup, herbe à la vierge, herbe au
diable. Elles servent à Dieu, à ses saints, au diable,--ou au loup; les
Arabes disent: ou au chacal; elles servent aux animaux que nous ne
voyons pas manger et qui vivent; elles servent aux êtres surnaturels qui
descendent pendant les nuits claires et à ceux qui rôdent pendant les
nuits sans lune. Outre leurs noms distinctifs, presque toutes les
plantes sauvages ont ainsi un surnom qui souvent est commun à des
espèces fort différentes; la flore populaire se meut dans l’heureuse
imprécision de la poésie et de la nonchalance.

  [165] Venu lui-même du verbe qui disait le chant du coq:

        Cucurrire solet Gallus, Gallina gracillat.

    (_Philomela_, 25.)

  [166]

        Et Cuculi cuculant...

    (_Phil_. 35.)

Il ne faut pas s’attendre à retrouver _coquelicot_, ou l’une des formes
diverses de cette onomatopée, en dehors du domaine roman: la plus
lointaine est le roumain _kukuriek_, et en France même elle s’est
partagé les dialectes avec _papaver_. Cependant le coquelicot éveilla
aussi, en Angleterre, l’idée de crête de coq et l’on y rencontre _cocks
head_, _cock’s comb_, _cockrose_ (écossais). Les langues germaniques se
contentent en général de l’expression rose ou fleur des blés qu’elles
appliquent, d’ailleurs, avec indifférence, à la fois, au coquelicot et
au bleuet.


_Renoncule_. _Joubarbe_. _Fumeterre_.

La renoncule, connue sous le nom de _bouton d’or_, a reçu dans les
langues et les dialectes d’Europe[167] deux séries de noms; les uns la
désignent d’après la forme de sa feuille, les autres d’après la couleur
de sa fleur. Les noms qui veulent expliquer sa feuille contiennent
presque tous l’idée de pied de poule (ou de coq), ou l’idée de patte de
grenouille[168], cette dernière idée souvent abrégée en l’idée de
grenouille; ceux qui veulent peindre sa fleur, l’idée d’or ou de jaune.

  [167] Ici et dans plusieurs des paragraphes suivants, nous nous
    servons de la riche moisson de termes populaires recueillis par M.
    E. Rolland dans sa _Flore populaire_. Malheureusement, comme il ne
    traduit pas, une partie de sa nomenclature, dialectes étrangers et
    «petites langues», est souvent inutilisable dans un travail de
    sémantique.--Au cours d’une excellente notice sur cette _Flore_, M.
    Louis Denise avait déjà exprimé le même regret. De même il avait
    constaté avec soin l’incohérence de la nomenclature populaire: «Les
    mêmes noms empruntés à des similitudes de couleur, à de grossières
    ressemblances de port ou de forme, à de prétendues propriétés
    identiques, s’appliquent indifféremment et dans les mêmes lieux à
    des plantes de familles très éloignées: l’ellébore est l’_herbe
    d’enfer_ dans l’Aube, mais en Provence l’_erbo d’infer_; c’est le
    nénuphar.» (_Polybiblion_, 1897.)

  [168] On relève, mais moins souvent et pêle-mêle, les termes: pas,
    pied ou patte de loup, de lion, de corbeau, d’oie, de canard. De
    cette imprécision inévitable, il n’y a pas à tenir compte.

«Pied de poule» se rencontre en letton, _gaila pehdas_; en allemand,
_hahnenfuss_; en hollandais, _haanevaet_; en danois, _hanefod_. Le latin
_pulli pedem_ a donné à nos dialectes de nombreuses formes dont les
types sont _piépou_ et _poupié_; ce dernier mot est devenu le français
_pourpier_.

La «patte de grenouille» figure dans l’anglo-saxon, _lodewort_ (herbe au
crapaud); dans le moyen haut allemand, _froscfusz_, que traduit
l’appellation normande, _patte de raine_. La «grenouille» toute seule,
c’est le grec βατραχιον; le latin, _ranunculus_[169]; le roumain,
_ranunchiu_; le sarde, _erbo de ranas_; l’ancien français,
_grenouillette_; le polonais, _zabiniek_[170].

  [169] Qui a directement passé en français, en italien, en espagnol, en
    portugais. Il y a la forme _ranouncles_, en provençal, mais c’est la
    renoncule d’eau.

  [170] _Zaba_, grenouille. Le mot s’applique peut-être plutôt à la
    renoncule d’eau.

L’idée de jaune s’exprime en français par _bouton d’or_, _jaunet_,
_bassin d’or_, _fleur au beurre_, idées que l’on retrouve dans le
suédois et le danois, _smorblomster_ (_smœr_, beurre), dans l’allemand
dialectal, _botterblum_ (fleur de beurre), dans l’anglais,
_butter-rose_, _golden cup_, _horse-gold_: cette dernière image, qui
appelle les fleurs de la renoncule l’_or du cheval_, est
particulièrement curieuse. Un dialecte suédois et l’islandais appellent
le bouton d’or _fleur du soleil_ (_solœga_ et _soley_): c’est encore
l’idée d’or ou de couleur jaune.

Ce partage de métaphores est assez fréquent; ainsi la _renouée_, en
latin _centinodia_ (herbe aux cent nœuds), porte le même nom (herbe aux
nœuds) en anglais, _knot-grass_; en flamand, _knoopgras_; tandis que les
langues Scandinaves la dénomment herbe du chemin (danois: _weigraes_;
suédois: _trampgraes_). C’est le _plantain_ que les Allemands disent
_wegerich_. Cependant Hœfer[171] cite d’après le _De physica_ de S.
Hildegarde le mot _weggrass_, le traduit par _traînasse_ et l’identifie
au _polygonum aviculare_, lequel est bien la _renouée_. Burbaun[172]
traduit _centinodia_ par _wegetritt_.

  [171] _Histoire de la Botanique_.

  [172] _Enumeratio plantarum_; Halle, 1721.

Une renonculacée est appelée populairement _queue de souris_; c’est
aussi le nom que lui ont donné les paysans dans une grande partie de
l’Europe: _cola de raton_ (Espagne); _mauseschwans_ (Suisse); _mouse
tail_ (Angleterre); _musehale_ (Danemark); _musrumpa_ (Suède); _myszy
ogon_ (Pologne); _myschei kvost_ (Russie).

Dans _joubarbe_ on retrouve _jovis barba_; c’est la barbe du dieu du
tonnerre, parce que cette herbe garantit les maisons du tonnerre,
d’après Opilius, qui l’appelle _vesuvium_. Cette idée se rencontre en
Allemagne et en Hollande, où la _joubarbe_ est _donderbaert_. Il n’y a
pas trace de l’image conservée par le français du XVIe siècle, _patte de
cheval_, dans les noms actuels du _populage_ ou _tussilage_, mais
l’allemand dit _rosshuf_, sabot de cheval, le hollandais _hoesbladen_,
herbe sabot, l’italien _unghia di cavallo_, l’espagnol _una de asno_;
c’est le latin officinal _ungula caballina_. Le _fumeterre_, _fumus
terrae_, a le même nom en allemand, _erdrauch_ et _eerderoock_. Enfin la
petite _serpentaire_ a reçu en Allemagne et en France les mêmes vilains
noms[173].

  [173] Traductions exactes de _Sacerdotis virilia_ (Hadrianus Junius,
    _Nomenclator_).


_Adonis_. _Nielle_.

La _fleur d’Adonis_ n’est plus rougie par le sang du jeune dieu oublié,
mais tantôt par celui de Vénus, tantôt par celui de Jésus: _sang de
Jésus_, _sang de Vénus_, les deux grandes religions unies une fois de
plus dans le geste de cueillir la même fleur. L’idée de sang semble
inséparable de cette renonculacée[174] et son nom populaire français,
_goutte de sang_, lui est donné en beaucoup de pays. On trouve en Italie
_gozze de sangue_ (Vérone), _gioze de sangue_ (Trévise); en Espagne,
_gota de sangre_; en Suisse, _bluatstrœfli_ et _blutstrœpfli_; en
Carinthie, _bluetstrœpflan_; en Suède, _bloddroppar_. L’idée toute nue
de rouge, mais d’une petite chose rouge, encore d’une goutte de pourpre,
se rencontre dans l’ancien français _rubitz_; dans le dialectal
_rougeotte_ (Vosges); dans l’avignonnais _roubisso_; dans l’anglais
_pheasant’s eye_ (œil de faisan) et _rose-a-ruby_ (rouge rubis); dans le
sicilien _russulida_ et dans le roumain, _rushcutça_.

  [174] Son nom grec αργεμονη lui venait de ce qu’elle servait, d’après
    Dioscoride, à guérir l’αργεμον; l’idée de blanc est contenue dans le
    nom du mal (ulcère blanc) et non dans celui de la fleur.

_Nielle_, c’est la «petite Noire», _nigella_; les Grecs disaient de même
μελανθιον et ils disent encore μελαντι. Le français _nielle_ n’a, sans
doute, jamais contenu l’idée qui est évidente dans _nigella_; pour la
retrouver, il faut aller chercher les formes verbales où la nielle est
appelée l’herbe au poivre[175], et voici la _poivrette_, la _piperelle_,
les _spezii_, les épices (Parme), l’_alipivre_ (portugais); on trouve en
allemand _Schwarz kümmel_, (le carvi noir), mais les langues modernes
ont surtout baptisé la nielle d’après sa très vague ressemblance avec
des cheveux, de la barbe, de la laine, une toile d’araignée et,
rencontre assez curieuse, la _nielle_ et _l’agnelle,_ si différentes
sémantiquement, ont fraternisé sur le terrain phonétique: on trouve dans
le domaine d’oc, les formes _niella_, _gniella_, _niello_, _aniello_,
_aniella_ et, en Piémont, _agnela_. Le vieux français disait _barbute_
et _barbue_; à Parme, c’est comme en Normandie la _barbe de capucin_,
_barba de fra_; en Roumanie, la barbe de boyard, _barba boïarului_; en
Allemagne, la chevelure de Vénus, _Venushaar_ et, image plus
pittoresque, la fille de crin, _braut in haren_; en Angleterre, la barbe
blanche, _oldman’s beard_; en Catalogne, _aranyas_, image que se disent
nos patois avec _arogne_ et _irogné_ (toile d’araignée).

  [175] «Graine noire» est le nom de la nielle dans beaucoup de
    dialectes arabes.


_Violette de chien_. _Hépatique_. _Anémone_.

Il y a une violette sauvage, très pâle et sans odeur, qui s’appelle dans
une grande partie de la France _violette de chien_, c’est-à-dire bonne
pour les chiens. Cette expression se retrouve en Wallonie _viyolette de
tchin_; en Galicie, _viola de can_; en Allemagne, _hundsveilchen_; en
Luxembourg, _honzfeiol_; en Flandre, _hondsvioletten_; en Angleterre,
_dog’s violet_; en Suède et en Danemarck, _hundefiol_. Le latin de
nomenclature _viola canina_ est la traduction de ces appellations
populaires; peut-être cependant l’a-t-il propagée dans quelques
langues[176].

  [176] Le latin d’officine a certainement eu une très grande influence
    sur les noms même populaires des plantes; il en a encore. Cela
    s’explique par les relations des pharmaciens et des cueilleuses de
    simples. M. E. Rolland a rencontré une de ces femmes connaissant les
    noms de _toutes_ les plantes de son pays; dans la liste que j’ai vue
    beaucoup de mots sont des déformations évidentes des noms du
    Formulaire (Mars 1899).

L’_hépatique_ ne semble pas avoir[177] de nom français, et on ne connaît
pas son nom populaire latin. Sans qu’on puisse les soupçonner d’avoir
littéralement traduit le latin savant _trifolium hepaticum_, les divers
dialectes méridionaux lui ont, cependant, donné le nom d’herbe au foie,
_erba del fetje_, _d’aou fégé_, _au fedzo_, etc.; en italien, c’est
aussi la _fegatella_; en catalan, l’_erba fetgera_; en espagnol, la
_higadela_. Les langues germaniques, Scandinaves et slaves constatent la
même relation: anglais, _liver-wort_; hollandais, _leverkruid_;
allemand, _leberblume_ et _leberkraut_; transylvanien, _liewerkrockt_;
islandais, _lifrarurt_; suédois, _lefverrœt_ et _levferblad_; danois,
_leverurt_; polonais, _watrobnik_.

  [177] Le _Nomenclator_ lui donne le nom bizarre de _porcorau_.

L’histoire de l’anémone est pareille et tout aussi concluante. Son nom
français le plus répandu semble _coquelourde_, où il est peut-être
possible de reconnaître _clocca lurida_; du moins l’idée de cloche se
retrouve-t-elle clairement dans plusieurs des noms donnés à cette fleur:
_clochette_, en certaines parties de la France; _kuhschelle_[178]
(clochette de vache) et _osterschelle_ (clochette de Pâques), en
Allemagne; _klockenblome_ (fleur à la cloche), aux environs de Brême;
_Coventry bells_ (cloches de Coventry), dans le centre de
l’Angleterre[179]. Mais il était particulièrement intéressant de savoir
si la valeur du mot grec ανεμονη se rencontrait dans les noms véritables
de l’anémone ou dans ses surnoms populaires. Or, partout, en Europe,
l’anémone est l’herbe au vent, la fleur ou la rose du vent[180]: _erba
del vent_ (Gard), _erba de vent_ (Milanais), _erba do vento_ (Galicie),
_flor del viento_ (Espagne); c’est, en Allemagne: _windroschen_ (la rose
du vent); en Flandre, _windkruid_ (herbe au vent); en Danemarck,
_windrose_; en Russie, _wetrezina_, la fleur du vent.

  [178] Pour le passage de l’idée de cloche (_clocca_) à l’idée de
    coquille (_concha_), on peut comparer l’allemand _schelle_
    (clochette) et l’anglais _shell_ (coquille). De _cloque_ à _coque_
    et réciproquement des interpositions sont fort possibles, surtout
    dans une région de la langue où la transmission des sons n’a jamais
    été fixée par l’écriture.

  [179] Ou les _cloches du couvent_.

  [180] Et même jusque dans le centre de la France et dans la
    Haute-Marne.


_Aubépine_. _Chèvre-feuille_. _Rouge-Gorge_. _Fourmi-lion_.

Il est tout simple que l’aubépine (_albispina_), la blanche épine, porte
ce même nom en presque toutes les langues, depuis l’italien
_biancospino_ jusqu’au danois _hvidtorn_. De même on s’explique assez
facilement la fréquence linguistique du chèvrefeuille (ital.:
_caprifoglio_; all.: _geissblatt_; holl.: _geitenblad_; dan.:
_giedeblad_; suéd.: _getblad_); tous ces noms modernes ne sont peut-être
que la traduction de _caprifolium_. Quand le mot latin est très
explicite et quand toutes les formes linguistiques sont identiques,
l’hypothèse de la traduction est admissible. Les dictionnaires donnent
du mot _chèvrefeuille_ cette plaisante interprétation: ainsi appelé
parce que les chèvres aiment à brouter ses feuilles. Comme si les
chèvres n’aimaient pas à brouter tout ce qui est vert! Le chèvrefeuille,
c’est la plante-chèvre, la plante grimpante, tout simplement. Varron
appelle _caprea_ la vrille de la vigne et l’italien dit dans le même
sens _capreolo_. Le mot latin s’est substitué, sans qu’on en comprenne
le sens, aux noms indigènes qui avaient sans doute été faits, comme en
Angleterre, avec l’idée de fleur qui a goût de miel, _honey sukkle_, ou
celle de lien sauvage, lien des bois, _wood bine_[181]. Il en a
peut-être été de même pour le _rouge-gorge_. Dans toutes les autres
langues, de l’italien, _pettirosso_, à l’allemand, _rothkehlchen_, au
danois, _rotkielke_, au polonais _czerwonogardl_, on soupçonne des mots
latins et ces mots nous en avons l’écho dans le vers déjà cité à propos
du roitelet:

    ... _Et rubro pectore Progne_[182].

  [181] Ou _bind_. Hadrianus Junius donne plusieurs noms de
    chèvre-feuille en allemand du XVIe siècle; les uns semblent vouloir
    dire la nourriture de la chèvre: _speckgilgen_; les autres
    correspondent bien à la comparaison de la plante avec l’animal qui
    grimpe: _waldgilgen_. En vieux hollandais son nom est: les chèvres,
    _gheyten_.

  [182] «Je regarde ce mot (_Progne_) comme employé ici pour désigner
    génériquement une famille de petits oiseaux, analogues à ceux qui
    sont nommés dans le même vers, et spécialement le rouge-gorge qui y
    est caractérisé très naïvement par ses propres attributs.»
    _Philomela_, XXXIIe remarque.

Cependant, il est fort possible et bien conforme au mécanisme de
l’esprit humain que la trouvaille _rouge-gorge_ ou _rodkielke_ soit
spontanée dans chacune des langues où on la rencontre. Le vieux français
disait: _rubéline_.

Mais pour le _fourmi-lion_, aucun doute n’est possible, puisque ce mot
n’est que le résultat d’une trop bonne prononciation de l’_l_ mouillée
ou d’une mauvaise lecture du mot latin. _Formica-leo_ est, en effet,
soit une forme bâtarde calquée sur notre _fourmi-lion_, soit une
déformation, par étymologie trop savante, du bas-latin _formiculo_,
_formiculonem_, diminutif de _formica_. _Formiculonem_ a donné en
français _fourmillon_. Comme l’idée de _fourmi-lion_ se retrouve dans
beaucoup de langues d’Europe, son absurdité doit sans doute être mise à
la charge des latinisants. L’anglais _ant-lion_, l’allemand
_ameiselawe_, le flamand _mierenleeuw_, le danois _myrelove_, le suédois
_myrlejon_, le polonais _mrowkolew_ se traduisent tous avec une
exactitude singulière par _formica-leo_, mais si _fourmi-lion_ veut bien
dire en français «fourmi qui est comme un lion», _ant-lion_ signifie en
anglais «lion qui est comme une fourmi», ou «lion qui mange les
fourmis», etc.; c’est _lion-ant_ qu’il faudrait pour rendre
_formica-leo_. L’idée plaisante que le _fourmi-lion_ est le «lion des
fourmis» égaie quelques dictionnaires: que de mal ont pris les
grammairiens pour expliquer logiquement les mœurs d’un insecte par une
déformation linguistique!


_Autres mots_: _Corset_. _Clairon_. _Amadou_. _Navette_. _Béryl_.
_Railler_.

La formation de métaphores, durables ou passagères, est dominée par un
ensemble de lois psychologiques que nous ne pouvons connaître que par la
trace qu’elles laissent dans les combinaisons verbales. Ainsi l’idée de
petit corps se retrouve dans presque tous les mots qui signifient
aujourd’hui _corset_[183], comme Brachet l’a constaté ingénieusement,
mais sans analyser le phénomène. Voici, semble-t-il, la marche de cette
métaphore qui n’a pu naître qu’avec le costume moderne des femmes,
lorsque, l’«ajustement» remplaçant la draperie, la robe dut se partager
en deux moitiés, le haut et le bas. Considérée en son ensemble, vide et
dressée comme une armure, la robe se compose de la jupe et du buste ou
_corps de la jupe_: ensuite toutes les femmes ayant la prétention d’être
minces, le corps de la jupe[184] est devenu par courtoisie un petit
corps ou corset et il deviendra sans doute un corselet. Dans cet exemple
c’est aux lois de l’analogie que l’esprit a obéi; une expression
intermédiaire nous le certifie.

  [183] Angl.: _bodice_; all.: _leibchen_; dan.: _livstykke_; ital.:
    _corpetto_; etc.

  [184] _Corps_, pour _corset_, est resté en usage dans beaucoup de
    provinces, notamment dans le centre (_Glossaire_ de Jaubert). J.-J.
    Rousseau l’emploie, mais son français est parfois un peu dialectal.

Certaines métaphores sont si singulières qu’on hésite même devant
l’évidence. Pour identifier plus sûrement les deux mots du provençal,
_perna_, qui veulent dire l’un _jambon_ et l’autre _bavolette_, M.
Antoine Thomas rappelle fort à propos que de πετασος, chapeau, les Grecs
avaient formé πετασων, jambon: «Ce serait un rapport inverse qui aurait
fait baptiser _perna_, bavolette, par les Gallo-Romains[185].» Le mot
latin _gracilis_[186] avait pris le sens de trompette au son grêle ou
clair; c’est exactement notre mot _clairon_. Nous ne pouvons reconnaître
dans _amadou_ le sens primitif d’appât, puisque la racine de ce mot est
scandinave, mais nous trouvons réunies les deux significations dans
l’_esca_ des Latins, dans l’_adescare_ des Italiens, dans l’εναυσμα des
Grecs modernes. L’amadou, c’est la nourriture et l’appât du feu[187]. Il
y a loin, semble-t-il, de l’idée de navire à celle de navette de
tisserand; on serait tenté de séparer les deux mots, si l’italien
_navicella_, nacelle, et l’allemand _schiff_, bateau, ne couraient
également sur l’eau et sur la trame des métiers. On a déterminé
l’origine du mot _briller_; c’est _beryllare_, scintiller comme le
béryl[188]. Que ne diraient pas les professeurs de belles-lettres si
quelque «décadent» forgeait, briller n’ayant vraiment plus qu’un sens
abstrait, _émerauder_ ou _topazer_! Le mot _railler_ a la même origine
latine que _raser_ (_radere_, _rasus_, _raticulare_) qui a pris lui-même
récemment un sens péjoratif; on trouve en allemand _scheren_, raser, et
_scherzen_, railler, en flamand _scheren_, raser, et _scherts_,
raillerie.

  [185] _Essais de Philologie française_, page 350.

  [186] Qui était devenu _graile_ en ancien français. Le verbe
    _grailler_, sonner du cor, est resté comme terme de vénerie, mais il
    a pris d’autre part le sens second et contradictoire de «parler
    d’une voix enrouée».

  [187] Les Canadiens ont étendu le sens de _boitte_, appât, au sens de
    nourriture pour les bestiaux.

  [188] Et du même _béryl_ vient aussi _bésicles_, anciennement
    _bericles_ (_Beryenlus_)!


_Compter et conter_. _Dessein et Dessin_. _Pupille_. _Prunelle_.

On sait avec quel soin les grammairiens distinguent l’un de l’autre
_compter_ et _conter_. A les entendre il n’y aurait pas deux mots plus
éloignés, malgré leurs sonorités identiques, et il a fallu pour les
confondre l’ignorance et la barbarie du moyen âge. Or il se trouve
précisément que les deux ne sont qu’un: compter et conter, mot unique né
du latin _computare_. Pour l’homme de tous les temps et de tous les
climats, _compter_ et _conter_ représentent une seule et même opération;
un mot les traduit tous les deux: _énumérer_. Des chiffres ou des faits,
on les énumère, on les compte. L’italien et l’espagnol sont d’accord en
cela avec l’allemand et avec le danois: _contare_ et _contar_ ont, dans
les deux premières langues, la double signification de nos deux mots; en
allemand compter, c’est _zahlen_, et conter, _erzalen_; en danois
compter, c’est _toele_ et conter, _fortoelle_. Ce _toele_ nous rappelle
que l’anglais _tale_ (conter) a eu primitivement la signification de
_compter_; il l’a perdue en partie, quand le mot _account_ est entré
dans la langue; mais _account_ a gardé, en partie, un peu du sens de
_tale_. Il en est de même de notre mot _compte_, malgré tous les
grammairiens; dans _compte-rendu d’un livre_, on voit le mot _computare_
au point mort où il ne signifie plus _compte_ et ne veut pas encore dire
_conte_. En différenciant les deux mots, la grammaire nous oblige à
toutes sortes de petits mensonges, car il nous est réellement impossible
parfois de savoir si nous _comptons_ ou si nous _contons_. On ne devrait
pas laisser les cuistres toucher à des organismes aussi délicats que le
langage: du moins pourra-t-on désormais leur enseigner que les «tropes»
sont une branche de la psychologie générale et qu’il faut réfléchir très
longtemps avant que d’oser couper en deux morceaux et tailler à arêtes
vives un bloc verbal que l’esprit humain laisse volontairement informe.
Ils ont opéré la même scission entre _dessin_ et _dessein_ sans
s’apercevoir, les pauvres gens, que la langue, incorrigible,
recommençait exactement avec le mot _plan_ les mêmes et indispensables
confusions sans lesquelles les hommes cesseraient bientôt de se
comprendre. Comme le mot _conte_, le mot _dessin_ est unique; le latin
_designare_ avait déjà tous les sens concrets et abstraits que comporte
l’idée de _dessiner_. Le mot anglais _design_ porte sans peine, avec une
légère restriction (_drawing_ lui ayant enlevé quelques-unes de ses
nuances), la plupart des significations contenues dans notre double mot;
il en est de même en suédois avec _utkast_, en italien avec _disegno_ et
dans presque toutes les langues.

Bien d’autres mots seraient à noter que les dictionnaires séparent
arbitrairement, quoique l’un ne soit que la métaphore de l’autre.
_Pupille_ est dans ce cas: qu’il signifie l’orpheline pourvue d’un
tuteur ou la prunelle de l’œil, c’est toujours le latin _pupilla_,
diminutif de _pupa_, petite fille (_pupata_, de la même famille, a donné
_poupée_). La _pupille_ de l’œil, c’est si bien la _fille de l’œil_ que
l’expression se retrouve tout entière en portugais où la _pupille_ se
dit _menina do olho_. Pareillement la _prunelle_ des haies et la
_prunelle_ des yeux ne font qu’un. Le centre de l’œil a été comparé à la
petite prune d’un noir bleu ou violacé qui mûrit parfois après les
gelées; par une métaphore analogue, mais bien moins jolie et bien moins
juste, les Anglais appellent la prunelle de l’œil _eye-apple_ et les
Flamands, _oogappel_, la pomme de l’œil. Le polonais qui a le verbe
_zrzeniac_, commencer à mûrir, appela _zrzenica_ la prunelle de l’œil;
je ne sais dans quel ordre il faut établir les rapports de ces deux
mots[189].

  [189] L’œil a pu être comparé à un charbon. Se souvenir du latin
    _pruna_.

Un des inconvénients de la liberté prise avec _dessin_, _conte_,
_pupille_, _prunelle_ et tels autres mots par les grammairiens, c’est de
rendre invisible la métaphore et ainsi d’engrisailler la langue. Séparé
de l’idée qu’il représente, _dessein_ n’est plus qu’une de ces
abstractions verbales à moitié mortes dès le jour qu’elles sont nées et
destinées à disparaître bien avant la langue dont elles ont fait partie.
L’abstraction est une des causes de la mort des mots.

On voit donc que si le mécanisme de la métaphore est quelquefois
mystérieux, ses oscillations n’en sont pas moins assez régulières et que
la différence des langues n’implique pas une différence de marche ou de
méthode[190]. Méthode, s’il fallait voir dans le choix des images
l’influence d’une intelligence volontaire, comme le désire M. Michel
Bréal; marche, s’il s’agit le plus souvent, et c’est notre avis,
d’associations passives d’idées. Sans doute, quelle que soit la
métaphore, son âge ou son habitat, elle a toujours été une création
personnelle; ni les mots ni les idées ne peuvent être sérieusement
considérés comme le produit naturel de cet être mythique qu’on appelle
le Peuple. Pas plus que les contes ou les chansons populaires les mots
métaphoriques ne sont une végétation sporadique analogue à la crue
matinale des champignons dans les forêts; les contes ont un auteur, les
images verbales ont un auteur. Mais le même conte ou le même mot ont pu
être créés plusieurs fois et même simultanément; pour les mots nous en
avons la certitude par la coexistence des mêmes combinaisons d’images
dans des langues très différentes; pour les contes, cela est fort
vraisemblable. Je crois que cela revient à dire que tous les cerveaux
humains sont des horloges très compliquées et très fragiles, mais toutes
construites sur le même plan et douées des mêmes rouages. La banalité de
cette conclusion nécessaire me réjouit, car une étude de ce genre doit,
pour avoir son intérêt, aboutir, quoique par un chemin détourné et
nouveau, à la vieille route royale piétinée par les longues caravanes.

  [190] On tentera peut-être d’établir des groupes sémantiques comme on
    a établi des groupes linguistiques. D’après cette étude qui n’est
    qu’un essai rudimentaire, les groupes se répartiraient ainsi par
    rapport au français: d’abord l’anglais et l’allemand; ensuite le
    hollandais (ou flamand), l’italien, le polonais; enfin le suédois,
    le danois, l’espagnol et le portugais. Les langues sont nommées dans
    l’ordre de la fréquence de leurs métaphores identiques aux
    métaphores françaises. Les Anglais et les Allemands seraient de
    beaucoup, et à peu près au même degré, nos plus proches voisins
    sémantiques.



LE VERS LIBRE


I

«Si j’étais encore assez jeune et assez osé, je violerais à dessein
toutes lois de fantaisie; j’userais des allitérations, des assonances,
des fausses rimes, et de tout ce qui me semblerait commode...» Gœthe
disait cela en 1831[191], au moment même où les vieilles lois du vers
français n’allongeaient leurs bras que pour mieux étreindre la liberté
du poète. Victor Hugo désarticulait l’alexandrin, parfois jusqu’à la
disgrâce, mais sans briser les liens d’airain qui maintenaient droite sa
forme traditionnelle; agrandissant très peu le geste, il ajoutait aux
membres des ornements nouveaux et obligatoires: après lui, la césure
demeure et les douze syllabes que l’œil compte et que l’oreille cherche;
l’entrave inédite est la rime riche.

  [191] Eckermann, II, 242.

Pas plus que Ronsard ou que Malherbe, Hugo n’a modifié essentiellement
le vers français.

Une telle modification est-elle possible? Si elle est possible,
doit-elle se faire dans le sens du vers libre ou dans le sens du vers
rythmique, dans le sens de la mélodie ou dans le sens de la mélopée?

Jusqu’aux premières tentatives d’il y a dix ans, le vers français n’a
jamais cessé (dans les bonnes pages des bons poètes) d’être, de huit, de
douze ou de vingt-quatre syllabes, une phrase mélodique, limitée par le
nombre même de ses syllabes, et, par cette limite, acquérant une forme
précise, une vie individuelle. Ce vers, en son mode type, l’alexandrin,
est vieux comme le monde français et comme le monde latin et comme le
monde grec, où son nom était l’asclépiade.

L’alexandrin est fort antérieur à Alexandre de Bernay et à Lambert li
Tors; ces deux grands poètes le rendirent populaire par leur génie à
l’heure où l’antiquité enivrait le moyen âge, où Alexandre et Énée,
Œdipe et Hélène étaient populaires autant que Berthe et Charlemagne;
leur vers est le nôtre:

    Amer nule puciele | ne degna par amor

    Les biaux chevax d’Arabe, | les mules de Syrie,
    Les siglatons d’Espagne, | les pales d’Aumarie.

Près d’un siècle avant, le _Voyage de Charlemagne_ avait amusé Paris et
l’Ile-de-France; c’est un poème, presque parodique, d’une belle langue
et d’une versification sûre: douze syllabes et la césure médiale:

    Trancherai les halbers | et les helmes gemez

Aux mêmes époques, un vers latin était fort usité par les poètes de
cloître ou de grand chemin:

    Plena meridie | lux solis radiat.

(ABAILARD)

    Est lingua gladius | in ore feminae.

(Satire goliarde)

C’est un des vers familiers à Prudence:

    Inventor rutili | dux bone luminis

et enfin à Horace:

    Sic Fratres Helenae, lucida sidera.

Il est toujours inutile, pour les questions de langue ou de littérature,
d’en référer à la Grèce, puisque rien ne nous est venu de là que par
l’intermédiaire de Rome; cependant, pour achever cette histoire, il faut
donner le patron de l’asclépiade latin:

    Φαῖσι δἠποτα Λἠδαν ὐακίνθινον.

(SAPHO)

Si donc il s’agit de rénover «essentiellement» l’alexandrin, il s’agit
de briser une tradition aussi vieille que la civilisation
occidentale[192], et nous voilà en même temps assez loin de ce que dit
trop légèrement Théodore de Banville dans sa Prosodie: «Le vers de douze
syllabes, ou vers alexandrin, qui correspond à l’hexamètre des Latins, a
été inventé au XIIe siècle par un poète normand...»

  [192] Voir la note sur le _vers libre latin_ à la fin de ce chapitre.

Il ne faut pas citer cela sans correction. L’alexandrin n’a aucun
rapport, ni de filiation, ni de parenté, vers syllabique, avec
l’hexamètre, vers métrique, disparu avec la métrique latine elle-même,
lors de la formation des langues novo-latines, où les mots, trop
contractés (_latrocinium_–larcin), se refusent aux jeux savants de la
prosodie. Comme la langue française, le vers français est un vers
d’origine populaire, c’est-à-dire traditionnelle, et il ne pouvait
emprunter au latin que des éléments assimilables à sa propre nature. Dès
l’origine il fut fondé sur le nombre et sur la césure; le vers de huit
syllabes lui-même, qui se trouve tout fait dans les hymnes de saint
Ambroise, est coupé par la césure (_Chanson de Saint Léger_). De ces
deux règles absolues la seconde seulement a été niée (à peine) par les
romantiques, puis par Verlaine, parnassien de transition. Aujourd’hui un
poète, même s’il n’admet pas le vers libre, consent non au vers sans
césure (il n’y en a pas), mais au vers à césure variable.

La rime est aussi ancienne que le vers français et presque aussi
ancienne que le vers latin syllabique; c’est le troisième élément. Dès
le XIIe siècle, Benoît de Sainte-More rime très soigneusement,
dédaigneux de la simple assonance qui avait déroulé sa musique assourdie
le long des laisses de la grande épopée des premiers cycles; au XIIIe
siècle, Rutebeuf rime comme Banville, avec autant de virtuosité et de
désinvolture. L’affaiblissement de la rime aux deux derniers siècles ne
fut qu’un signe de lassitude ou de décadence: le vers classique à rimes
pauvres n’est que le produit d’un art anémié et titubant. Après les
excès contraires du Parnasse, la rime en ces derniers temps s’est
rénovée; elle s’adresse d’abord à l’oreille, admettant ainsi des finales
jumelles de son, quoique différentes à l’œil; elle s’affaiblit même
volontiers en assonances qui, par leur nouveauté, sonnent parfois plus
haut que les vieilles rimes usées au duo prévu. C’est un retour très
heureux à la poésie orale.

La poésie est faite pour être récitée, comme la musique pour être jouée.
Il est certain qu’à l’origine la parole, la musique et la danse
concouraient équitablement à la poésie: la danse pourrait être l’origine
du rythme. Le type de cette poésie primitive, c’est la ronde. On peut
facilement jouir d’une représentation modeste de cet art antique et
«intégral», un soir, dans une rue calme du vieux Paris. Des petites
filles tournent enchaînées par les mains; elles chantent; elles sautent;
elles miment; et, au printemps, l’odeur des acacias se mêle au jeu et
tous les sens sont pris et charmés.

De ces éléments la poésie en a dédaigné un, tout d’abord, celui qui
exigeait du poète des grâces physiques, une éducation spéciale et le
concours de plusieurs compagnons. Elle a sans doute été plus longtemps
exclusivement fidèle à la musique, mais en séparant, pour ne les
rejoindre que dans l’effet produit, deux arts déjà trop perfectionnés
pour se confondre. Les trouvères allaient par deux, comme encore les
chanteurs des rues (les coutumes se superposent sans se détruire): l’un
jouait de quelque viole, l’autre chantait ou psalmodiait. Dans _Aucassin
et Nicolette_ il y a une part de chant et, alternée, une part de
récitation rédigée en prose.

Les vers cessèrent bientôt d’être chantés et même d’être récités; depuis
l’imprimerie ils sont composés pour les yeux (hormis les exceptions que
l’on sait). Or, le désaccord n’a cessé de s’aggraver entre l’écriture et
la parole; l’une est restée à peu près fixe, l’autre s’est modifiée
assez profondément par le fatal affaiblissement des voyelles et
l’assourdissement prévu des consonnes. Mais on ne lit pas que par les
yeux; on lit par les oreilles, on lit avec le souvenir de la parole et
surtout les vers auxquels on demande des sensations musicales en même
temps que des impressions sentimentales. Peu à peu l’absurdité des rimes
pour l’œil a été perçue; des oreilles ont en vain cherché à différencier
tels sons masculins, _mer_, de tels sons féminins, _mère_: on a connu
que les _e_ muets n’étaient plus (hormis en un petit nombre de
circonstances) que la vibration d’une consonne. Dès lors la
classification des rimes masculines et féminines apparaissait erronée.
En fait, il n’y a plus guère en français qu’une seule catégorie de
rimes, les féminines, _replet_, _plaie_; _régale_, _régal_; _seuil_,
_feuille_, etc.; les seules rimes masculines sont désormais celles que
donnent les mots terminés par une voyelle nasalisée: _ent_, _in_, _on_,
_ant_, _oin_, etc.[193],--toutes les autres rimes dites masculines
pouvant s’accoupler en parfaite parité de son avec des rimes dites
féminines, c’est-à-dire ornées du traditionnel _e_ muet[194].

  [193] Ajouter les quelques mots en _ot_, auxquels ne correspondent
    nulles finales en _oe_ (le vieux français en avait beaucoup), en
    _oc_, _os_, en _at_, _ac_, _as_, quand la consonne finale n’est pas
    prononcée; autrement les rimes seraient féminines.

  [194] Sur un total d’environ trente mille mots français, il n’y aurait
    qu’un tiers au plus de rimes purement masculines, et encore il faut
    compter tous les adverbes, tous les participes présents, et tous les
    mots en _tion_, si laids.


II

Ce bref résumé de l’histoire de la versification française permettra
plus facilement de discuter la théorie du vers libre, de juger si la
réforme que l’on propose, et qui a déjà été tentée par deux ou trois
poètes contemporains, est dirigée dans le sens traditionnel de la langue
et de la poésie de France.

Il y a quelques vers libres intercalés dans les poèmes de Victor Hugo:

    Ce qu’on prend pour un mont est une hydre;
    Ces arbres sont des bêtes;
    Ces rocs hurlent avec fureur;
    Le feu chante;
    Le sang coule aux veines des marbres.

(_Les Contemplations_.)

Typographiés, ces cinq vers font trois alexandrins, mais il faut nous
méfier de la typographie; elle joue dans l’histoire du vers libre un
rôle trop souvent prépondérant. Jadis il ne s’agissait pour un mauvais
poète que de couper de la prose toutes les douze syllabes et d’orner les
finales de quelconques rimes; aujourd’hui, le hachoir est moins mesuré,
et il coupe non plus selon l’arithmétique, mais selon des intentions
difficilement appréciables. Nous supposerons donc que tous les vers sur
lesquels portera notre critique sont récités et non pas écrits.

Dès après cet exemple, on pourrait clore la discussion et dire: le vers
libre n’est autre chose que le vers familier romantique. Le poète, qui
se croyait tenu à de certaines règles typographiques, s’est dégagé de
ces règles et aussi de la rime obligatoire; au lieu de chercher, par la
rime, à donner l’illusion qu’il perpétuait la tradition de l’alexandrin,
il se libère et d’un usage absurde et du souci de duper l’oreille;
maintenant il coupe le vers, non plus au commandement du nombre Douze,
mais quand le sens s’y prête, d’accord avec un rythme secret et propre à
dire une émotion particulière; s’il use de la rime ou de l’assonance,
c’est en vue soit de renforcer le rythme, soit de donner à la pensée une
signification plus musicale.

On établirait aussi que telles suites de vers libres ne sont que des
alexandrins décomposés; on donnerait comme exemples, sinon comme
preuves:

    Car vois | les marbres d’or aux cannelures fines |
    Sont riches du soleil qui décline, | versant
    Avec sa joie la soif des vins | qu’elle mûrit; |

fragment qui dans l’original forme cinq vers de 2, 10, 9, 10, 4
syllabes;

    Oui c’est l’orfroi, | ce sont les pourpres constellées |

    Des rêves orgueilleux comme des nefs | s’inclinent |

    Ma gloire, à moi, | c’est d’embrasser tes deux genoux |

    Ramenant vers leur cou | leur tunique défaite, |
    Protégeant de leurs mains leurs regards aveuglés |
    Baissent la tête | autour de nous, | silencieux |
    Tu ris! | faisons un hymne alors qui sonne au large |

    Ris donc! | disons que toute aurore est dans ta chair. |

(_La Clarté de Vie_.)

Ainsi Douze, le vieux nombre traditionnel et donc sacré s’impose à ceux
même qui le nient et il s’assied à leur foyer, invisible pour eux seuls.
M. de Régnier a parfois reçu aussi sa visite secrète et il lui est
arrivé, croyant faire des vers libres, de tracer le dessin vague de la
strophe de Malherbe et de Lamartine, à condition que l’on ne compte pas
certains _e_ muets:

    A la fontaine où l’eau goutte à goutte pleurait |
    Avant l’aube et que vinssent les filles de la plaine, |
    A l’heure où pâlissent les étoiles, | à la fontaine, |
        Y laver leurs pièces de toiles |

et encore:

    De la maison où l’âtre en cendre | croule en décombres; |
    Ferme la porte | et que la paix du soir apporte |
        Son ombre sur ton ombre

    Et les soirs | apaisés ou tragiques ou calmes |
    Se reflétaient avec mon âme, | en ton miroir |

(_Poèmes_.)

Cependant, si, après ces jeux, on venait à conclure que le vers libre
n’est une nouveauté qu’en typographie, la conclusion serait injuste. Le
vrai vers libre est conçu comme tel, c’est-à-dire comme fragment musical
dessiné sur le modèle de son idée émotive, et non plus déterminé par la
loi fixe du nombre. Il est certain qu’on essaierait en vain de dépecer
cette strophe de M. Vielé-Griffin; elle est solide et souple ainsi
qu’une corbeille de jonc.

    Dans les foins où les fleurs qui meurent
    Sont douces comme un vain regret;
    Sous les saules qui pleurent et effleurent
    L’eau qui dort comme une morte à leurs pieds;
    Elles vont vers l’automne et babillent
    Avec des mots de poète:
    La vie est faite et défaite
    Comme un bouquet aux mains d’une fille.

Ces vers si simples n’ont l’air d’exiger aucun commentaire et ne
semblent nés d’aucune théorie; cependant ils diffèrent de ceux que l’on
fait apprendre par cœur aux petits enfants. En quoi exactement et qu’en
pensent les théoriciens?

Voici ce que dit M. Gustave Kahn.

Dans l’alexandrin, tel que manié par les maîtres, il n’y a pas de césure
fixe; il y a, selon le vers une, deux, trois, quatre césures. Ces deux
vers de Racine se coupent ainsi:

    Oui je viens | dans son temple | adorer | l’Éternel
    Je viens | selon l’usage | antique | et solennel

«Leur unité vraie n’est pas le _nombre_ conventionnel du vers, mais un
arrêt simultané du sens et du rythme sur toute fraction organique du
vers et de la pensée.» En d’autres termes, le distique est formé de huit
petits vers de trois, trois, trois, trois; deux, quatre, deux, quatre
syllabes,--le vers étant «un fragment le plus court possible figurant un
arrêt de voix et un arrêt de sens».

Ces vers minuscules, M. Kahn les appelle des «unités», et il s’agit de
les apparenter, de leur donner par des allitérations, des assonances, la
cohésion qui en fera des vers véritables, «possédant leur existence
propre et intérieure»[195].

  [195] Préface des _Premiers Poèmes_.

On admettrait cela volontiers, si la première partie du raisonnement ne
semblait pas inexacte. En analysant le vers français, M. Kahn confond la
déclamation et la versification, et il donne à déclamation une fixité
absolument arbitraire, car quelle objection à noter ainsi les vers de
Racine:

    Oui | je viens dans son temple adorer l’Éternel
    Je viens | selon l’usage antique et solennel

Pourquoi détacher chaque membre de phrase? Est-ce que

    Je viens dans son temple adorer l’Éternel

mis pour

    Je viens adorer l’Éternel dans son temple

ne forme pas une phrase «indéchirable», au triple point de vue
grammatical, rythmique et sémantique? Et le

    Oui

ici purement proclitique et lié au verbe dont il renforce le sens,
«oui--je--viens», par quel moyen lui donnerons-nous une valeur, s’il
reste seul, séparé de l’acte qu’il affirme? En somme ce vers n’est qu’un
seul mot,--

    Oui--je--viens--dans--son--temple--adorer--l’Éternel

car il est un vers, et s’il n’était pas un seul mot, il ne serait pas un
vers.

Et voilà ce qui est le vers: un mot.

Dans ce mot de six, huit, douze syllabes, la césure n’est que l’accent
inhérent à un mot. L’accent reste fixe ou se déplace selon des règles
qui n’ont jamais été étudiées, mais que le poète applique
inconsciemment. Dans l’alexandrin ancien, l’accent est toujours en
principe à la sixième syllabe; et, si cet accent principal doit être
déplacé, si l’affirmation de la pensée exige un temps fort avant ou
après la sixième syllabe, cette sixième syllabe garde néanmoins un
accent second. Dans le vers classique, ce déplacement n’est pas très
rare:

    Mais vous || qui me parlez | d’une voix menaçante

(_Iphigénie_)

    Vous ne répondez point | mon fils || mon propre fils

(_Phèdre_)

Il est très fréquent dans le vers romantique,

    Ils marchaient à côté | l’un de l’autre || des danses

    Penchés || et s’y versant | dans l’ombre goutte à goutte

(_Contemplations_)

qui admet jusqu’à deux ou trois accents indépendants de l’accent
principal:

    Qui || des vents ou des cœurs | et le plus sûr || Les vents.

(_Contemplations_)

De tous les éléments du vers français, la césure fixe est le plus caduc
et le moins regrettable; il faut au moins un temps fort sur un mot, sur
un mot de douze syllabes, il en faut plusieurs; sur un mot à voyelles
variables, comme le vers, il est insensé d’exiger un accent fixe.

    Beauté des femmes || leur faiblesse || et ces mains pâles

(_Verlaine_)

Ce vers admirable n’a, à la sixième syllabe, aucun accent ni fort ni
moyen; il n’a même que onze syllabes. Le vers de Victor Hugo, qui lui a
servi de patron, a bien ses douze syllabes et, en dehors des deux
césures après quatre et neuf, un accent très léger, mais que la diction
peut fortifier, sur la syllabe traditionnelle:

    Chair de la femme || argile | idéale || ô merveille.

Jusqu’ici, quoique par des principes différents, nous sommes d’accord
avec M. Kahn: le vers est un; il ne comporte pas de césure fixe; le
rythme doit tendre à faire coïncider ses temps forts avec les temps
forts de la pensée.

Il est plus facile encore, sans doute, de s’entendre sur la numération.

Depuis le XVIIe siècle, la plupart des vers français contenant des _e_
muets sont faux. Reprenons Racine:

    11. Il sort. Quel_le_ nouvelle a frappé mon oreille.
    11. Au moment où je parle, oh, mortel_le_ pensée.
    11. Et des cri_mes_, peut-être inconnus aux enfers.
    10. Malheureu_se_! voilà com_me_ tu m’as perdue.

(_Phèdre._)

    10. Cel_les_ mê_me_ du Parthe et du Scythe indompté.
     9. Tou_te_ plei_ne_ du feu de tant _de_ saints prophètes.

(_Esther._)

Mais Racine écrivait pour les oreilles; son vers est remarquablement
plein; la faute de l’_e_ muet est rare dans son œuvre; il voulait douze
syllabes et savait les trouver. D’ailleurs de son temps, l’_e_ féminin
parlait peut-être encore un peu, surtout dans la déclamation.

Victor Hugo:

    10. Ils lut_tent_; l’ombre emplit len_te_ment leurs yeux d’ange.
     9. El_le_ se sentit mère u_ne_ secon_de_ fois.
     9. Sa mè_re_ l’aime, et rit; el_le_ le trou_ve_ beau.
     9. La bel_le_ lai_ne_ d’or que _le_ safran jaunit.
    10. Les fem_mes_, les songeurs, les sa_ges_, les amants.

(_Contemplations_.)

Le vers de dix syllabes se rencontre à chaque pas parmi les alexandrins
de Hugo; celui de neuf syllabes, çà et là; de même chez Verlaine:

     9. Tel_le_ la vieil_le_ mer sous le jeu_ne_ soleil.
    10. Sages_se_ d’un Louis Raci_ne_, je t’envie.
    10. Sur tes ai_les_ de pierre, ô fol_le_ cathédrale.
    10. Des étoi_les_ de sang sur des cuiras_ses_ d’or.

(_Sagesse_.)

Mais ce qui donne à son alexandrin un ton si nouveau, c’est qu’il est
presque toujours incomplet; dans la si belle prière _C’est la fête du
blé_, si on laisse de côté la dernière strophe volontairement écrite en
vers pleins, sur seize vers il y en a deux de dix syllabes, cinq de
douze, et neuf de onze; dans la pièce XVI (_Sagesse_) sur douze vers, il
n’y en a que trois de réguliers.

L’alexandrin traditionnel n’est qu’une superstition.

M. Kahn dit, de l’_e_ muet: «Une autre différence entre la sonorité du
vers régulier et du vers nouveau découle de la façon différente dont on
y évalue les _e_ muets. Le vers régulier compte l’_e_ à valeur entière,
quoiqu’il ne s’y prononce pas tout à fait, sauf à la fin d’un vers. Pour
nous qui considérons, non la finale rimée, mais les divers éléments
assonancés et allitérés qui constituent le vers, nous n’avons aucune
raison de ne pas le considérer comme final de chaque élément et de le
scander alors comme à la fin d’un vers régulier. Qu’on veuille bien
remarquer que, sauf le cas d’élision, cet élément, l’_e_ muet, ne
disparaît jamais même à la fin du vers; on l’entend fort peu, mais on
l’entend.»

Il a fallu citer ce passage pour montrer combien l’analyse des sons est
difficile puisqu’un poète tel que M. Kahn, aussi savant et aussi
réfléchi, y échoue complètement. L’_e_ muet à la fin du vers, «on
l’entend fort peu, mais on l’entend». En effet,--et on l’entend même,
nous l’avons expliqué plus haut, quand il n’est pas figuré; on l’entend
dans _mol_, dans _seuil_, dans _trésor_, dans _impair_, dans _nef_, dans
_jamais_, dans _désir_, etc.,--mots identiques pour la prononciation
finale à: _molle_, _feuille_, _encore_, _impaire_, _greffe_, _ivraie_,
_désire_, etc. Si, selon le système de M. Kahn, on décompose le vers en
éléments, chaque élément terminé par une muette perdra une syllabe. Il
n’y a point de prononciation intermédiaire, quant au son, entre _eu_ et
_e_ (nul); les différences sont d’intensité, en hauteur ou en durée.
L’_e_ muet, qu’il faut appeler féminin, se prononce après ou avant
certains groupes de consonnes contenant une liquide ou une sifflante:
les prêtres frivoles,--et encore à condition que la récitation soit
oratoire et non familière. Nul dans: lettre, il est marqué dans: lettre
patente. Quelques autres exceptions sont admissibles, par exemple pour
les monosyllabes, _de_, _ne_, _je_, etc.,--mais seulement s’ils
précèdent ou suivent une voyelle atone; si deux de ces monosyllabes se
suivent l’une des muettes disparaît: je _le_ veux.

Il en est de notre _e_ muet actuel comme de celui qu’on rencontre en
certains mots de l’ancien français, virg_e_ne, ang_e_le, apost_e_les,
an_e_me, vierge, ange, apôtre, âme, dont la valeur était purement
étymologique et qui ne se prononçait jamais, tandis que l’_e_ féminin
qui ne se prononçait pas à la fin du vers ou à la césure se prononçait
en position:

      1    2   3  4  5 6
    Sains Andrieu li Apost_eles_ | li ot raison aprise

(_Chanson d’Antioche_)

    1     2   3   4
    Filz, la toe an_eme_ | seit el ciel absolude

(_Chanson de Saint Alexis_)

Toute cette partie de sa rythmique, que M. Kahn emprunte à l’ancienne
versification, est donc erronée; mais cette erreur, dans le vers libre,
n’est pas essentielle. S’il nous est égal que les alexandrins de
Verlaine n’aient que onze syllabes, nous accepterons volontiers qu’un
vers que M. Kahn compte pour vingt-et-une ou même peut-être vingt-deux
syllabes (dont quelques-unes très faibles) n’en ait en réalité que
dix-huit:

             6                      5                    4
    Dans les épithalames | les forêts de piques | et les cavales
                                                                3
                                                         | dans l’arène.

Il est même, les muettes rayées, fort curieusement combiné, ce vers,
avec ses groupes en nombres décroissants, six, cinq, quatre, trois, et
bien conforme aux principes que le poète s’est à lui-même posés.

M. Henri de Régnier, malgré qu’il aime les mourantes muettes, oublie
aussi leur existence, parfois, car est-il bien sûr qu’en écrivant:

    Qu’ils portent en grappes aux pans de leur robe écarlate

il ait voulu un vers de quatorze syllabes? Dans la pièce V du _Fol
Automne_[196], les vers, nominalement de treize syllabes (presque tous)
n’en ont que douze et souvent moins. Cela ne choque pourtant aucune
oreille musicale, puisque nous sommes, depuis plusieurs siècles,
accoutumés à ces brisures du rythme. Mais le vers de M. de Régnier, même
s’il a un air de «vers libre», demeure, avec des innovations purement
musicales, le vers syllabique: après Verlaine, nul liseur de vers ne
peut chez lui se trouver dépaysé. Il en advient tout différemment chez
M. Vielé-Griffin et chez M. Kahn; l’un semble être parti du vers
romantique familier, à rejet et à césure variable pour aboutir à un
système complexe de rythmes entrecroisés; l’autre, M. Kahn, imagina le
système que nous avons indiqué et dont nous avons critiqué le principe.
Admettons-le, cependant, mais pourvu qu’il s’agisse des vers de M. Kahn,
et seuls, car il serait malhonnête de juger une œuvre d’après les règles
qui n’ont pas guidé son élaboration.

  [196] _Poèmes anciens et romanesques_.


III

Il s’agit donc de savoir comment M. Kahn groupe les périodes de pensée
musicale qu’il appelle les éléments du vers.

Nous avons déjà le vers à nombre décroissant. En voici un à trois
éléments égaux:

    Les allégresses | ô sœurs si pâles | s’appellent et meurent.

Un autre, formé encore de trois éléments, six, quatre et quatre, ce qui
donne l’impression d’un alexandrin à deux accents prolongé comme par un
geste qui se maintient.

    Les Tigres si lointains | qu’ils en sont doux | aux bras d’Assur.

Dix-sept syllabes bien unies peuvent faire un vers qui réponde encore à
la définition: n’être qu’un seul mot:

    Dans les brassées d’épis joyeux et les tapis de fleurs lumineuses.

Mais il est imprudent de dépasser seize syllabes (non compris les
muettes):

    Ni les épouses de tes vizirs | qui s’entr’ouvrent sous tes regards

Encore ce vers n’est-il que l’accouplement de deux vers de 8 syllabes.
Celui-ci est d’un rythme plus savant (trois, quatre, trois, six):

    Aux margelles des puits profonds qui s’ignorent en ses yeux inconnus

(_Chansons d’amant_)

En groupe, le vers libre de M. Kahn apparaît surtout tel que libéré de
la tyrannie du nombre symétrique. Il serait puéril alors de vouloir
compter les syllabes. Nous sommes en présence d’une phrase coupée en
fragments analytiques plutôt même que rythmiques. Ces vers sont régis
par le mouvement intérieur de la pensée, et non plus par un mouvement
extérieur et imposé d’avance. L’alexandrin s’allonge et s’accourcit
selon que l’idée a besoin d’ampleur ou de resserrement et le rejet,
comme un rejeton de rosier planté en bonne terre, pousse et verdoie
selon sa vie propre: l’allitération et les assonances internes ou
finales rejoignent les deux vies et les parent de leurs feuillages.

Ou bien ce sera un rythme dont les brisures multipliées sembleront à
merveille adoptées à une idée de légèreté et de grâce:

    L’universel baiser court sur les hautes tiges
      comme un menu vol de papillons,
        tendresse brève, espoir long
      sur la plaine humaine voltigent
        coquelicots, pivoines, pavots,
      l’heur est léger, longue est la peine
        mais partout partent les pollens
      pour de futurs étés toujours beaux.

C’est là un art agréable, mais ce mouvement est-il vraiment nouveau dans
la versification française? N’est-ce pas refaire en libre ébauche ce qui
fut déjà strictement dessiné? Trop strictement, peut-on répondre, et
nous voulons rendre les estampes non pas moins nettes, mais plus claires
et qu’entre les traits noirs se joue plus de soleil, et aussi que les
traits soient un peu tremblés comme, fabriquées par la nature, les
feuilles sont découpées, quoique uniformes, selon un tel caprice, que
l’on ne vit jamais deux feuilles pareilles. Peut-être, mais il reste
contre les vers libres (les vers trop libres) de M. Kahn une objection
que M. Kahn nous expose lui-même, sans s’en douter et sans en avoir
l’air, c’est que ses vers réguliers (ou qui le semblent) sont meilleurs
que les autres.

En tous il y a une grande richesse d’images, la preuve d’une réelle
force de création, des variations heureuses sur des thèmes variés, et le
souci de rendre sa pensée poétique à la fois comme spectacle et comme
musique; les images chantent et les musiques se dessinent. Cela est
assez particulier dans la poésie contemporaine. Mais, pour atteindre
cette harmonie complexe, M. Kahn use d’une trop grande discontinuité de
rythmes, et parfois cela blesse. Les airs commencés ne sont jamais
finis. A peine s’est-on laissé aller à un bercement, que l’on se
réveille secoué par une brusque volte du mouvement; cette discontinuité
du rythme entraîne la discontinuité du ton: il y a tangage et il y a
roulis. Quand ces heurts nous sont épargnés, aucune des objections qui
se lèvent à l’arrivée des vers libres ne sont plus valables. Si un vers
défaille et manque d’une ou de deux syllabes, si tel autre dépasse le
nombre qui donne au poème son allure, la marche du rythme emporte ces
récalcitrants dans sa procession. C’est la foule qui entraîne d’un pas
égal le boiteux et le géant; les disparates se fondent dans l’unité. Je
crois que l’art suprême est de donner des illusions d’harmonie. Au lieu
d’attirer l’attention sur des discontinuités même voulues et
nécessaires, il faut les voiler et les rendre invisibles au premier coup
d’œil; que la note en discord aille par des harmoniques imperceptibles
s’absorber dans l’accord des notes fondamentales.

Voici une strophe, ou une laisse, qui fera comprendre qu’un vers de
neuf, de dix, de onze syllabes peut s’apparier, sans briser le rythme,
avec une pluralité d’alexandrins:

    Ils virent les pins sévères de la mélancolie
    barrer les blancheurs septentrionales.
    Ils virent les nefs dorées s’amarrer à l’aval
    du pont où veillent les statues de saints,
    puis ils virent l’eau couler et les hommes passer,
    dans les chaudes clairières, sous le soleil d’été
    les fées et les lutins qui leur baisaient les seins,
    et ils entendirent le cor enchanté
    par les forêts en source et les fleurs des taillis.

Il faut estimer que tous les vers de cette laisse sont de même _nombre_;
il ne faut plus, ici moins que jamais, compter les syllabes, il faut les
nombrer. Des deux premiers vers, le plus _long_, si l’on nombrait avec
une précision chimique, serait peut-être le second. Même observation
pour:

    Des torses de vaincus, fixés avec des chaînes
    au socle de la statue pyramidale.

et pour:

    On eût dit que chantaient flûtes et violons
    sur la largeur douce de la plaine.

C’est là un résultat et, en définitive, un gain.

La rime est traitée avec sagesse. L’on voit volontiers accouplées
ces sonorités identiques, hier ennemies, _cuir_--_buires_,
_roi_--_voix_--_joie_ au mépris de la vaine habitude des yeux; des
assonances fort délicates, telles que: _ciel_--_hirondelle_,
_quête_--_verte_, _guimpe_--_limbe_; d’agréables rimes intérieures qui
rappellent, avec beaucoup plus d’art, les jeux des poètes latins du
XIIIe siècle:

    O Méditerranée, salut; voici Protée
    qui lève de tes vagues son front couronné d’algues.

Qu’elle devient discrète, la vieille rime tyrannique qui faisait sonner
son bâton sur les dalles comme un suisse de cathédrale! Si discrète
qu’il faut la chercher, redevenue fleur, sous le feuillage des mots.

Il ne suffit pas d’avoir de bons sentiments, un cœur doux et d’aimer
bien sa tendre amie, pour écrire de bons vers libres; il faut aussi
beaucoup de talent et même beaucoup de science. Il est improbable que le
commun des poètes s’approprie les secrets de cet art aussi facilement
que les procédés parnassiens; mais, quels que soient l’avenir et la
destinée de cette poétique, il reste que par Moréas, Gustave Kahn,
Vielé-Griffin, Verhaeren, Henri de Régnier (car les recherches et les
résultats furent parallèles) un vers plus libre est possible en France
et, avec ce vers, des laisses d’aspect nouveau, et avec ces laisses, des
poèmes assez différents, en ce qu’ils ont d’acceptable et de très bon,
pour justifier des espoirs qui n’avaient paru d’abord que d’obscurs
désirs.


NOTE SUR UN VERS LIBRE LATIN

Vers le neuvième siècle, en même temps que le vers latin, de mélodique,
se faisait syllabique, la prose oratoire subissait la même
transformation, les syllabes aiguës étant devenues les syllabes fortes.
La prose rythmique et la poésie syllabique ont la même origine et sans
doute le même âge.

La prose rythmique tient à la fois de la prose et du vers; c’est ce que
nous dit l’auteur d’une ancienne _Vie de Saint-Wulfram_: elle tend à
quelque similitude avec la douce cadence du vers, _ad quamdam tinuli
rhythmi similitudinem_[197]; elle ne se compose pas absolument de vers,
puisque ses vers ou versets n’ont pas un nombre fixe d’accents; elle
n’est point de la prose pure, puisque l’accent y joue un rôle sans doute
prépondérant, quoique obscur. La rime ou l’assonance achèvent de la
différencier d’avec la prose ordinaire. Ses éléments sont donc, je ne
dis pas, _le_ vers libre, mais _un_ vers libre.

  [197] Édélestant du Méril, _Latina quæ medium per ævum carmina_, etc.;
    Evreux, 1847; p. 62.

Le début du _Speculum humanæ Salvationis_ est un exemple de ce vers
libre latin, mais fort médiocre; il ne tient plus que par la rime, qui
est lourde et banale; ce sont des versets dont la nudité est vraiment
sans aucun mystère; les accents sont difficiles à situer et le rythme
est nul: c’est loin de toute poésie. La _Vie de Saint-Chef_[198] a plus
de mouvement:

  [198] Loc. cit.--Chef ou Cherf est Theodoricus ou Teudericus. Dans le
    passage que nous citons, il s’agit d’abord de saint Remi.

    _Cujus tunc temporis candidissima fama,
    Famosissima claritudo,
    Clarissima miraculorum coruscatio,
    Non solum vicina quaeque loca,
    Verum etiam totius Europae terminos
    Adusque Oceani limbos
    Illustrabat._

Il serait encore assez laborieux de compter les accents en ces phrases
mal déterminées; cependant on se sent en présence de vers évidents.

Mabillon a recueilli une curieuse pièce rythmique. C’est une description
de Vérone, écrite au temps où Pépin, fils de Charlemagne, était roi des
Lombards[199].

  [199] Mabillon, _Vetera Analecta_, 1675, t. I.

    _Magna et praeclara pollet urbs haec in Italia,
    In partibus Venetiarum,
    Ut docet Hidorus,
    Quae Verona vocitatur olim antiquitus.
    Per quadrum est compaginata,
    Murificata firmiter,
    Quadraginta et octo turres praefulgent per circuitum:
    Ex quibus octo sunt excelsae,
    Quae eminent omnibus..._

Là encore l’intention rythmique est très sensible et nul ne confondra un
poème de ce ton avec de la prose pure.

Mais le véritable vers libre latin doit être cherché dans la séquence.
Selon la définition de M. Léon Gautier la séquence est une prose divisée
en périodes ou phrases musicales[200]. Or il semble que le vers nouveau,
le vers libre, peut aussi se dire tout simplement: une période musicale;
et cette période, demeurant liée harmoniquement à toutes les autres
périodes du poème, doit cependant pouvoir en être séparée et alors vivre
d’une vie propre, une, absolue. En un tel système le nombre des syllabes
accentuées n’est déterminé que par le pouvoir auditif d’une oreille: au
delà d’un certain nombre de syllabes, il n’y a plus de vers, parce que
l’oreille ne sait plus les placer instantanément. Tout vers pour lequel
il y a des doutes sur la place des accents n’est pas un vers; ou est un
mauvais vers; ou est un vers qui ne prendra sa forme et sa valeur que
lorsque cette place aura été, par l’étude ou par la diction, nettement
déterminée.

  [200] Œuvres d’Adam de Saint-Victor; 1re édition.--Nous avons étudié
    la séquence avec quelque détail, mais surtout au point de vue
    littéraire, dans le _Latin mystique_, chapitres VII et VIII.

Les vers des séquences ne paraissent pas toujours d’excellents vers;
c’est que la rythmique en est difficile et que, composées pour ou sur de
la musique, elles boitent sans cet appui. Il faut cependant les
comprendre et les aimer telles qu’elles sont et selon leur écriture
tronquée. Même sans la musique le _Victimae pascali laudes_ est un
admirable poème en vers libres.

Ce vers latin, ce vers des séquences, presque sans rime, a un nombre
variable de syllabes, d’accents; comme il diffère de l’idée que nous
pouvons nous faire d’un vers latin, français, ou allemand[201], il faut
bien lui donner un nom nouveau et admettre qu’à la suite du vers
mélodique et en même temps que le vers syllabique il y eut en latin un
vers libre. Quoique nous ne le comprenions pas très bien, il existe; il
fut cultivé pendant trois ou quatre siècles; il satisfaisait les
oreilles délicates accoutumées aux nuances du chant neumatique; il se
chantait d’abord, mais il se lisait, puisqu’on en faisait des recueils
en le séparant de sa mélodie. Qu’un tel vers nous paraisse plus près de
la prose qu’il n’y est en vérité, cela vient sans doute de notre
ignorance; mais aujourd’hui même et s’il s’agit de notre littérature, il
semble plus facile de sentir que de définir la nuance qui sépare tels
vers libres de telle prose rythmique.

  [201] Cependant l’influence des chants populaires allemands est
    possible. Voir l’_Histoire de l’Ecole de Chant de Saint-Gall_, par
    le P. Schubiger; Paris, 1865.

A vrai dire, M. Léon Gautier a expliqué le vers des séquences par le
parallélisme syllabique; la séquence se compose d’une préface d’un vers,
d’une finale d’un vers, et d’un nombre illimité de vers simples ou
redoublés, vers appelés alors _versiculi_ ou _clausulæ_. Mais ceci nous
donne le mécanisme de la séquence et non l’essence du vers. D’ailleurs
la prose rythmique autre que la séquence échappe à cette définition.

Dans la séquence quand les _clausulæ_ sont doubles, la seconde est
calquée sur la première: cela donne une strophe très élémentaire. Quant
au nombre des syllabes, d’une clausule à l’autre, il varie de quatre ou
cinq à vingt-cinq syllabes et même davantage. Il en est de même dans la
prose rythmique, où un certain parallélisme syllabique ou d’accent se
laisse aussi parfois deviner; à cela s’ajoutent la rime ou l’assonance,
extérieures ou intérieures, parfois l’allitération. Ce qu’il y a de
permanent dans ce vers n’est pas caractéristique du vers même; ce qu’il
comporte d’accidents ou d’ornements pourrait plutôt servir de point de
départ pour une définition, mais esthétique et non prosodique. Donc
maintenons, quoique inexacte ou peut-être absurde, l’expression: vers
libre.

Vers libre: je ne prétends ni à une assimilation ni même à une
comparaison entre le vers de l’école de Saint-Gall et le vers
d’aujourd’hui, quoique l’un comme l’autre soient obscurs. J’ai seulement
voulu montrer qu’à huit siècles de distance on retrouve, en des
circonstances peu analogues, la présence d’un vers qui souffre mal
l’analyse prosodique, et qui est essentiellement différent de toutes les
formes du vers, latines ou françaises. Si le vers des séquentiaires fut
légitime, le nôtre n’a pas des droits moindres, car sa valeur esthétique
est très souvent supérieure.



LE VERS POPULAIRE


Il y a dans les traditions littéraires un double fleuve. Le premier
coule à découvert; le second, occulte, fut jusqu’en ces dernières années
insoupçonné. Ces deux littératures roulent sur le même fond de sable:
l’homme et ses vieux malheurs; très souvent, ils s’en vont, parallèles,
l’un à fleur de terre, l’autre dedans,--portant au même but, le
définitif oubli, d’identiques barques.

Voici un antique sujet «à mettre en vers»: _Héro et Léandre_. Ovide le
broda, et Musée, et d’autres, et hier encore, _sans aucun doute_, tel
poète. Or, en même temps qu’Ovide, en même temps que Musée, en même
temps, _sans aucun doute_, que tel poète d’aujourd’hui,--un rapsode
inconnu, ignorant Ovide, Musée et tout ce qui est écrit, puisant dans
une tradition strictement _orale_, chantait, lui aussi, mais pour un
autre public, «Héro et Léandre».

Allez en France, allez en Flandre, en Allemagne ou en Suède, priez la
vieille qui tricote ou la jeune fille qui bêche de vous chanter
«l’histoire de l’amoureux qui se noya en nageant vers sa belle,
l’histoire où il y a une tour et dans la tour un flambeau»: si elle
daigne ou si elle ose, la vieille ou la jeune vous chantera, version
flamande[202]:

  [202] _Recueil de Chansons populaires_, par E. Rolland. Paris,
    1883-1890, 6 vol. in-8.

«Ils étaient deux enfants de roi, ils s’aimaient si tendrement. Ils ne
pouvaient se rejoindre. L’eau était trop profonde. Que fit-elle? Elle
alluma trois flambeaux, le soir, quand le jour eut disparu.

--«O mon ami, viens, viens et nage vers moi! Ainsi fit le fils du roi,
il était jeune.

«Une vieille femme le vit, bien mauvaise mégère. Elle alla souffler les
lumières et le jeune brave fut noyé.--O mère, mère chérie, ma tête me
fait si mal, laissez-moi aller me promener quelque temps, me promener le
long de la mer.

--«O fille, ma fille chérie, seule tu n’iras point là, mais éveille ta
jeune sœur, qu’elle aille se promener avec toi.--O mère, ma jeune sœur
est encore une si jeune enfant, elle cueille toutes les fleurs qu’elle
trouve sur le chemin.

«Elle cueille toutes les fleurs, elle laisse les feuilles. Alors, les
gens se plaignent et disent: voilà ce qu’ont fait les enfants du roi!--O
fille, ô ma fille chérie, seule tu n’iras point là, mais éveille ton
plus jeune frère, qu’il aille se promener avec toi.

--«O mère, mon jeune frère est encore un si jeune enfant! Il court après
tous les oiseaux qu’il trouve sur son chemin.--La mère alla à l’église,
la fille se mit en chemin, jusqu’à ce que, au bord de l’eau, un pêcheur,
le pêcheur de son père elle trouva.

--«O pêcheur, dit-elle, pêcheur, pêcheur de mon père, pêche donc une
fois pour moi, tu en seras récompensé.--Il jeta ses filets dans l’eau,
les plombs touchaient le fond. En un instant, il pêcha le fils du roi,
il était jeune.

--«Que retira-t-elle de sa main? Une bague d’or rouge.--Prends,
dit-elle, brave pêcheur, cette bague d’or rouge.--Alors, elle prit son
amant dans ses bras et le baisa à la bouche.--O bouche, si tu pouvais
parler, ô cœur, si tu étais en vie!

«Elle retint son amant dans ses bras et sauta avec lui dans la
mer.--Adieu, dit-elle, beau monde, vous ne me reverrez plus. Adieu, ô
mes père et mère, adieu tous mes amis, je m’en vais au ciel.»

Une telle ballade ne provient ni des latins, ni des grecs, ni des poètes
d’académie, ni d’aucune littérature écrite; l’art en est très spécial,
si spécial que nul poète, même un poète allemand, n’en pourrait faire un
pastiche acceptable. La ballade de _Lénore_ si médiocrement sentimentale
chez Burger, se révèle, au contraire, dans sa forme orale, telle qu’une
admirable vision fantastique; et _le Plongeur_,--une des plus populaires
des chansons connues, comme il y a loin de celle de Schiller,
qu’apprennent les écoliers, à celles que chantent les vieilles «le soir
à la chandelle»!

Une poésie non écrite doit avoir des règles de versification toutes
différentes des règles de la poésie littéraire, naguère admises sans
révolte, aujourd’hui, il est vrai, presque démodées.

Le vers populaire français est un vers syllabique. Les plus communs
comportent quatre, cinq, six, sept, huit, dix syllabes:

    (4) La belle Hélène
    (6) Dans la mer est tombée...

    (5) Il n’a pas vaillant
        La fleur d’une épine...

    (5) Tu n’es plus fillette
        A l’âge de quinze ans...

    (6) Tambour, joli tambour,
        Donne-moi ta fleur de rose...

    (7) Il la mène sous une ente.
        Oh! qui graine sans fleurir.
        Quand ils furent sous cette ente:
        --C’est ici qu’il faut mourir!

    (8) Le Rossignol prend sa volée,
    (7) Au château d’Amour s’en va.

    (8) J’ai vu passer la belle Hélène
        Qui paît ses moutons dans la plaine.

    (10) J’ai bien aussi des châteaux par douzaines
        Et sur la mer deux ou trois cents navires.

C’est une question de savoir s’il ne faut pas considérer comme ne
faisant qu’un vers ou deux vers les strophes ou couplets composés de
deux ou de quatre petits vers. M. Doncieux dans ses savantes études
critiques[203] sur la chanson populaire va jusqu’à ne considérer que
comme un couplet de deux vers, la suite de quatre vers de huit syllabes,
dont deux sans rimes. Il a restitué ainsi un curieux _chant monorime de
la Passion_:

  [203] Publiées dans _Mélusine_; la dernière est de février 1899.

    La passion du doux Jésus, | qu’est moult triste et dolente,
    Écoutez-la, petits et grands, | s’il vous plaît de l’entendre.

L’hiatus n’est jamais évité; très souvent des liaisons inattendues le
suppriment:

    Mon bon ami de cœur
    S’en va-t-aller en guerre...

Le rejet est inconnu: la répétition le remplace, soit formée d’un mot,
soit d’un vers entier:

    _Beau pommier, beau pommier_
    Aussi chargé de fleurs,
    Que mon cœur l’est d’amour...

Ces vers ne sont strictement rimés que par hasard:

    Vous avez pâle _mine_,
    Je vois à vos jolis yeux bleus
    Que l’amour vous _domine_,

L’assonance remplace la rime.

    Va me porter cette _lettre_
    A ma mie qui est _seulette_...
    J’ai laissé tomber mon _panier_,
    Un beau monsieur l’a _ramassé_.

_Montagne_ et _langage_ sont des assonances; _serpe_ et _veste_;
_chèvre_ et _mère_; _souci_, _jalousie_; _logis_, _famille_; _mise_,
_mille_; _ville_, _fille_; _noces_, _homme_; _morte_, _folle_; _gorge_,
_rose_; _œuf_, _pleut_, etc.

On rencontre des pièces entières sans rime, ni assonance, ainsi la
ballade qui commence ainsi:

    J’ai fait l’amour sept ans,
    Sept ans sans en rien dire,
    O beau rossignolet,
    J’ai fait l’amour sept ans,
    Sept ans sans en rien dire.

On voit cependant que, dans ce cas, la répétition y supplée.

La synérèse se rencontre à chaque instant: quand une syllabe muette gêne
pour la mesure, on la laisse tomber dans la prononciation;

    (6) Il ne faut qu’un _pe_tit vent
    (6) Pour envoler les fleurs...

    (8) El_le_ fait l’hiver, el_le_ fait l’été
    (6) Sous le pli de sa mante...

    (8) El_le_ fait le rossignol chanter
    (6) A minuit dans sa chambre
    (8) El_le_ fait la terre reverdir
    (6) Sous ses pieds, quand el_le_ danse...
    (5) Gentil co_que_licot
                Mesdames
    (5) Gentil co_que_licot
                Nouveau

(Les syllabes soulignées ne comptent pas dans la mesure du vers.)

Si le vers manque d’une syllabe on y supplée:

    J’irai me plaindre
    J’irai me plaindre
    (6) Au duc de Bourbon (_duque_)

Mais de par la musique ces trois derniers petits vers n’en forment en
réalité qu’un seul de 15 syllabes:

    J’irai me plaindre, j’irai me plaindre au duque de Bourbon[204].

  [204] Voir plus haut le chapitre sur le vers libre. La chanson
    populaire et la ronde justifient assurément les vers de 13, 14, 15
    syllabes et plus. Je consigne ici ce rapprochement qui m’avait
    échappé tout d’abord.

Je crois que l’on peut noter, d’après les derniers vers cités, deux
rythmes particuliers dans la poésie populaire, l’un binaire, rythme de
marche, l’autre ternaire, rythme de danse:

    El_le_ fait || l’hiver || el_le_ fait || l’été
    Dans le pli || de sa mante.

En général, le vers populaire est très fortement scandé, et garde, même
sans musique, une allure de chant:

    Je voudrais || que la rose
    Fût encore || au rosier...
    Ma mè || re j’ai || une au || tre sœur,
    Une au || tre sœur || qu’est tant jolie...

Les strophes ou couplets varient de un jusqu’à huit vers, le refrain y
joue un grand rôle, mais c’est une étude trop spéciale, trop intimement
liée à la musique des chansons pour qu’il soit possible de l’introduire
ici: au premier abord, la question paraît inextricable de savoir si
paroles et musiques sont nées ensemble, si la musique, dans tel ou tel
cas, a été faite pour les paroles, ou les paroles pour la musique.

La poésie populaire est le pays de la licence, de toutes les licences:
on pourrait même dire que la licence est la seule vraie règle de sa
versification. Nous venons de parler de la synérèse, qui est
fondamentale: en voici bien d’autres. Vous rencontrerez des formes
verbales,--déformations exigées par l’assonance, en des chansons
monorimes, aussi étranges que: je _cherchis_, je me _couchis_, il
_s’endorma_, il _vena_:

    _J’ai descendu_ dans mon jardin
    _Cueillire_ la lavande...

    Je prends mon échalette (_échelle_),
    Mon panier sous mon bras.
    M’en vais de branche en branche,
    Les plus belles, je _cueillas_...

    Il la prit par sa main blanche,
    Dans son jardin la _menit_...

    Vous avez la main _teindue_ (_teinte_)
    De couleur de violette...

Ce n’est pas d’un effet bien désagréable. Un tel procédé se retrouve
dans l’ancienne poésie italienne. Dante, notamment, n’écrit-il pas, en
vue de la rime: _dolve_ pour _dolse_; _vui_ pour _voi_; _morisse_ pour
_morissi_; _soso_ pour _suso_; _diede_ pour _diedi_; _lome_ pour _lume_,
etc.

Pas désagréable, non plus, l’emploi de certains mots désuets ou forgés:

    Le premier mois de l’année,
    Que me donnerez-vous, ma mie?
    --Une _perdrisolle_ (perdrix),
    Qui va, qui vient, qui vole
    Qui vole dans les bois...

    Il l’envoyait au bois
    Cueillire la _noisille_ (noisette)...

    Il fait virer les _ouailles_
    Quand elles sont dans le blé...

    A toutes les _virées_
    Demande à m’embrasser...

et dans la jolie ronde _Quand Byron voulut danser_:

    Son chapeau fit apporter,
    Son chapeau en _clabot_...

Certaines de ces déformations sont exquises: telle la féminisation du
mot _cœur_:

    Dors-tu, _cœure_ mignonne,
    Dors-tu, _cœure_ jolie?

Des expressions qui semblent de terribles lieux communs reviennent avec
insistance; il faut les comprendre: Dans la bouche des filles, mon cœur
_volage_, mon cœur _en gage_, mon _avantage_, etc., sont toujours un
euphémisme pour un mot trop clair et devenu trop brutal, que le vieux
français traitait avec moins de réserve.

Ce système, d’une simplicité toute barbare et primitive, peut aboutir à
des effets remarquables de rythme, de pas marqué, de mouvement fortement
scandé; il est assez rare qu’une harmonie bien notoire de diction puisse
en sortir. D’ailleurs, presque tout ce qui, de la chanson populaire,
arrive au jour, se compose de fragments informes, pleins de trous, de
grossiers rafistolages; il n’y a, en langue française, du moins, que
très peu de ces ballades entièrement belles et sans bavures[205].
Quelques-unes sont d’une étrange obscurité et l’on s’étonne que la
mémoire les garde aussi fidèlement. En voici une de ce genre qui est
fort agréable:

  [205] C’est à quoi veut remédier M. G. Doncieux en établissant, au
    moyen de versions et de variantes, un texte critique et, en somme,
    très vraisemblable, des chansons populaires.

    Mon père a fait faire un étang,
    _C’est le vent qui va frivolant_,
    Il est petit, il n’est pas grand,
    _C’est le vent qui vole, qui frivole,
    C’est le vent qui va frivolant_.

    Il est petit, il n’est pas grand,
    Trois canards blancs s’y vont baignant.

    Trois canards blancs s’y vont baignant,
    Le fils du roi les va chassant.

    Le fils du roi les va chassant
    Avec un p’tit fusil d’argent.

    Avec un p’tit fusil d’argent
    Tira sur celui de devant.

    Tira sur celui de devant,
    Visa le noir, tua le blanc.

    Visa le noir, tua le blanc,
    O fils du roi, qu’tu es méchant,

    O fils du roi, qu’tu es méchant,
    D’avoir tué mon canard blanc.

    D’avoir tué mon canard blanc,
    Après la plume vint le sang.

    Après la plume vint le sang,
    Après le sang l’or et l’argent.

    Après le sang l’or et l’argent,
    _C’est le vent qui va frivolant_.
    Après le sang, l’or et l’argent,
    _C’est le vent qui vole, qui frivole,
    C’est le vent qui va frivolant_.

Celle-ci peut passer pour une des plus charmantes. Elle appartient au
cycle de _La fille qui fait trois jours la morte pour son honneur
garder_:

    Où sont les rosiers blancs,
    La belle s’y promène,
    Blanche comme la neige,
    Belle comme le jour,
    A qui trois capitaines
    Ont voulu faire l’amour.

    Le plus jeune des trois
    La prit par sa main blanche:
    --Soupez, soupez la belle,
    Ayez bon appétit,
    Entre trois capitaines,
    Vous passerez la nuit.--

    Au milieu du souper
    La belle tombe morte.
    --Sonnez, sonnez trompettes,
    Violonnez doucement,
    Voilà, ma mie est morte,
    J’en ai le cœur dolent.

    --Où l’enterrerons-nous,
    Cette blanche princesse?
    Au logis de son père
    Il y a trois fleurs de lys,
    Nous prierons Dieu pour elle;
    Qu’elle aille en paradis.--

    Au milieu du convoi,
    La belle se réveille,
    Disant:--Courez, mon père,
    Ah, courez me venger,
    J’ai fait trois jours la morte,
    Pour mon honneur garder.

La morale des chansons populaires est à la fois très légère et très
sombre: le peuple y apparaît comme uniquement en quête du plaisir, et
principalement de l’amour. Si l’amour est souvent tragique, le mariage
est grotesque ou terrible: tromper ses parents, voilà l’affaire de la
fille; tromper son mari, voilà l’affaire de la femme; tromper son amant,
tromper sa maîtresse, voilà l’affaire des amantes et des amants. La
vengeance est fréquente, fréquent le suicide. Les passions élémentaires
surgissent violentes et cyniques, comme dans la chanson du _Vieux Mari_,
dont sa femme attend la mort pour en porter au marché la peau, et avec
le prix s’acheter un mari neuf et jeune. C’est partout la candeur et la
férocité de la bête amoureuse. L’impudeur y est parfois charmante et la
passion superbe (_Marion_, _Jean Renaud_). La fillette, spécialement, y
apparaît à nu, tantôt se laissant mourir de désespoir, tantôt _ne disant
pas non_ au cavalier qui passe, _pourvu qu’il ait bourse pleine_, tantôt
victime de sa paresse et de sa mauvaise conduite:

    Les soldats l’ont laissée
    Sans chemise et sans pain...

Telle chanson, comme la _Mal Mariée_, révèle le pessimisme résigné de
gens qui sentent que la vie est mauvaise, et mauvaise sans remède; mais
telle autre dit bellement la joie héroïque de l’amour, comme la _Fille
dans la Tour_, dont voici une version mutilée:

    Le roi Louis est sur son pont,
    Tenant sa fille en son giron.
    Elle lui demande un timbalier
    Qui n’a pas vaillant six deniers.

    --Eh oui, mon père, oui je l’aurai,
    Malgré ma mère qui m’a portée,
    Je l’aime mieux que tous mes parents,
    Vous, père et mère, qui m’aimez tant!

    --Ma fille, il faut changer d’amour,
    Ou bien vous irez dans la tour.
    --J’aime mieux aller dans la tour
    Que de jamais changer d’amour!

    --Qu’on fasse venir mes estafiers,
    Mes geôliers, mes guichetiers!
    Qu’on mette ma fille dans la tour,
    Elle n’y verra jamais le jour.

    Elle est restée dans cette tour
    Sept ans passés sans voir le jour.
    Au bout de sa septième année,
    Son père y vint la visiter.

    --Eh bien, ma fille, comment vous va?
    --Ma foi, mon père, ça va bien bas.
    J’ai les pieds pourris dans la terre
    Et les côtés mangés des vers.

    --Ma fille, il faut changer d’amour
    Ou bien vous resterez dans la tour.
    --J’aime mieux rester dans la tour
    Que de jamais changer d’amour!

La _Triste Noce_, assez peu connue, est, dans sa simplicité tragique,
une des plus mémorables parmi les grandes ballades françaises et, ce qui
est fort rare, elle paraît intacte et complète:

    J’ai fait l’amour sept ans,
    Sept ans sans en rien dire,
    O beau rossignolet,
    J’ai fait l’amour sept ans
    Sept ans sans en rien dire.

    Mais au bout des sept ans
    Voilà que je me marie,
    O beau rossignolet,
    Mais au bout des sept ans
    Voilà que je me marie.

    J’ai cueilli-z-une rose
    Pour porter à ma mie,
    O beau rossignolet,
    J’ai cueilli-z-une rose
    Pour porter à ma mie.

    La rose que j’apporte.
    C’est une triste nouvelle,
    O beau rossignolet,
    La rose que j’apporte,
    C’est une triste nouvelle.

    On veut me marier
    Avec une autre fille,
    O beau rossignolet.
    On veut me marier
    Avec une autre fille.

    La fille que vous prenez,
    Est-elle bien jolie?
    O beau rossignolet.
    La fille que vous prenez
    Est-elle bien jolie?

    Pas si jolie que vous
    Mais elle est bien plus riche.
    O beau rossignolet,
    Pas si jolie que vous
    Mais elle est plus riche.

    La belle, si je me marie,
    Viendrez-vous à la noce?
    O beau rossignolet,
    La belle si je me marie
    Viendrez-vous à la noce?

    Je n’irai pas à la noce
    Mais j’irai-z-à la danse,
    O beau rossignolet,
    Je n’irai pas à la noce
    Mais j’irai-z-à la danse.

    Oh! si vous y venez
    Venez-y bien parée,
    O beau rossignolet,
    Oh! si vous y venez
    Venez-y bien parée.

    Quel habit veux-je prendre
    Est-ce ma robe verte?
    O beau rossignolet,
    Quel habit veux-je prendre
    Est-ce ma robe verte?

    Oh! la couleur violette
    Est encore la plus belle,
    O beau rossignolet,
    Oh! la couleur violette
    Est encore la plus belle.

    Entrant à la maison,
    Salut, les gens de la noce,
    O beau rossignolet,
    Entrant à la maison,
    Salut, les gens de la noce.

    Non pas la mariée,
    Car je la devrais être,
    O beau rossignolet,
    Non pas la mariée,
    Car je la devrais être.

    Le marié la prend
    Pour faire un tour de danse,
    O beau rossignolet,
    Le marié la prend
    Pour faire un tour de danse.

    Au premier tour de danse
    La belle change de couleur,
    O beau rossignolet,
    Au premier tour de danse
    La belle change de couleur.

    Au deuxième tour de danse
    La belle change encore,
    O beau rossignolet.
    Au deuxième tour de danse
    La belle change encore.

    Au troisième tour de danse
    La belle est tombée morte,
    O beau rossignolet,
    Au troisième tour de danse
    La belle est tombée morte.

    Le marié la prend,
    Dessus son lit la porte,
    O beau rossignolet,
    Le marié la prend,
    Dessus son lit la porte.

    Apportez de l’eau de rose
    Aussi de l’eau-de-vie,
    O beau rossignolet,
    Apportez de l’eau de rose
    Aussi de l’eau-de-vie.

    Pour donner à ma mie,
    Car je crois qu’elle est morte,
    O beau rossignolet,
    Pour donner à ma mie,
    Car je crois qu’elle est morte.

    Il va chez le sonneur
    Pour faire sonner les cloches,
    O beau rossignolet,
    Il va chez le sonneur
    Pour faire sonner les cloches.

    Et sonnez-les si bien
    Que chacun les entende,
    O beau rossignolet,
    Et sonnez-les si bien,
    Que chacun les entende.

    S’en va chez le fosseur
    Pour faire creuser la fosse.
    O beau rossignolet.
    S’en va chez le fosseur
    Pour faire creuser la fosse,

    Faites-la profonde et large
    Que trois corps y reposent,
    O beau rossignolet,
    Faites-la profonde et large
    Que trois corps y reposent.

    Celui de ma mie, le mien,
    Celui de l’enfant qu’elle porte,
    O beau rossignolet,
    Celui de ma mie, le mien,
    Celui de l’enfant qu’elle porte.

    Il rentra dans sa chambre
    Et se coupa la gorge,
    O beau rossignolet,
    Il rentra dans sa chambre
    Et se coupa la gorge.

    Les gens de la noce disent:
    Grand Dieu! quelle triste noce,
    O beau rossignolet,
    Les gens de la noce disent:
    Grand Dieu! quelle triste noce.

    Les jeunes gens qui s’aiment
    Mariez-les ensemble,
    O beau rossignolet,
    Les jeunes gens qui s’aiment
    Mariez-les ensemble.

Que l’émotion esthétique que donne une telle complainte soit d’une
nature un peu spéciale, je le veux bien; mais il ne faut pas la dire
vulgaire, car, après tout, il s’agit ici du drame humain élémentaire et
nu.



LE CLICHÉ


Il n’y a pas de différence essentielle entre la phrase et le vers; le
vers n’est qu’un mot, comme le mur n’est qu’un bloc. Ni du mur, ni du
vers, ni de la phrase on ne peut retirer une pierre ni un mot, que le
bloc ne se fende et croule. Sans pousser la règle à l’absolu et sans
requérir le secours précaire des comparaisons, on dira plus nettement
que la phrase est une suite de mots liés entre eux par un rapport
logique. Le mot constate l’existence d’un être, d’un acte, d’une idée;
la phrase constate les relations multiples, directes ou inverses, des
idées, des êtres, des actes. Ces relations peuvent être fugitives,
uniques, rares; elles peuvent être permanentes ou, malgré leur
diversité, considérées selon leur état le plus fréquent, le plus
visible, le plus connu: une phrase faite une fois pour toutes exprime
parfaitement ces rapports vulgaires au retour rythmique ou périodique.
Par allusion à une opération de fonderie élémentaire usitée dans les
imprimeries, on a donné à ces phrases, à ces blocs infrangibles et
utilisables à l’infini, le nom de clichés. Certains pensent avec des
phrases toutes faites et en usent exactement comme un écrivain original
use des mots tout faits du dictionnaire.

Il faut ici différencier le cliché d’avec le lieu commun. Au sens, du
moins, où j’emploierai le mot, cliché représente la matérialité même de
la phrase; lieu commun, plutôt la banalité de l’idée. Le type du cliché,
c’est le proverbe, immuable et raide; le lieu commun prend autant de
formes qu’il y a de combinaisons possibles dans une langue pour énoncer
une sottise ou une incontestable vérité.

Des hommes peuvent parler une journée entière, et toute leur vie, sans
proférer une phrase qui n’ait pas été dite. On a écrit des tomes
compacts où pas une ligne ne se lit pour la première fois. Cette faculté
singulière de penser par clichés est quelquefois développée à un degré
prodigieux et sans doute pathologique. Peut-être que des réflexions sur
ces phénomènes seront utiles à ceux qui observent curieusement le
mécanisme de la pensée humaine.

Il y a, de jadis, un opuscule grotesque, maintes fois réimprimé et
encore colporté; c’est un _Sermon en proverbes_, ordonné pour satiriser
soit les gens qui évoquent trop, par la sagesse des nations, leur propre
niaiserie, soit les prédicateurs qui répétaient toujours les mêmes
exhortations vaines comme le vent qui égrène l’herbe des cimetières; le
pauvre auteur enfile donc avec un certain soin les proverbes les plus
connus, jusqu’à faire quatre pages dont le sens est fort bien suivi et
que l’on comprend, pourvu qu’on ne soit pas devenu hébété dès la
première: «Prenez garde, n’éveillez pas le chat qui dort; l’occasion
fait le larron, mais les battus paieront l’amende; fin contre fin ne
vaut rien pour doublure; ce qui est doux à la bouche est amer au cœur,
et à la chandeleur sont les grandes douleurs. Vous êtes aises comme des
rats en paille; vous avez le dos au feu et le ventre à table; on vous
prêche et vous n’écoutez pas; je le crois bien, ventre affamé n’a point
d’oreilles; mais aussi rira bien qui rira le dernier. Tout passe, tout
casse, tout lasse: ce qui vient de la flûte retourne au tambour, et on
se trouve le cul entre deux selles; on veut recourir aux branches, mais
alors il n’est plus temps, l’arbre est abattu; c’est de la moutarde
après dîné; il est trop tard de fermer l’écurie quand les chevaux sont
dehors.» Tel livre d’hier n’est pas rédigé selon un système différent,
si l’on admet que l’écriture par clichés puisse être un acte raisonnable
et volontaire. Dans le discours du colporteur boiteux, on trouve encore
quelques traces du vieux burlesque; dans certains tomes modernes offerts
aux loisirs démocratiques, on ne découvrira rien qui émerge au-dessus de
la platitude. C’est le vide rigoureux des légendes interplanétaires, le
_nihil in tenebris_ de l’imagination scolastique.

Que l’on se figure donc un atelier typographique où les casses,
organismes géants, contiennent non pas des lettres, non pas des mots
entiers, comme on l’a expérimenté, mais des phrases; cela sera l’image
de certains cerveaux: «A..., destiné à la noble carrière des armes,
recevait une éducation virile, et se préparait à porter dignement le nom
de son père.--B..., toujours traité en enfant gâté, dont la volonté et
les caprices sont des ordres, ne quittait guère le foyer paternel, où il
prenait des habitudes d’oisiveté et de paresse.--N’ayant eu pour le
soutenir ni l’affection, ni les conseils de sa mère; mal surveillé, mal
dirigé par un père trop faible qui, toujours en admiration devant son
fils, lui passait tous ses caprices, excusait toutes ses fantaisies, à
dix-huit ans B... était sceptique et frondeur, ne croyant ni à Dieu ni à
diable.--Il était homme à ne reculer devant rien, à n’être arrêté par
aucun scrupule.--Aveuglé par son amour paternel, C... ne suivit pas les
progrès incessants du mal, cette gangrène morale qui s’empare du cerveau
d’abord pour descendre ensuite au cœur.--Il faut que jeunesse se passe.»
Voilà le genre. J’en ai pris l’exemple dans un vieux journal et j’estime
que, de telles phrases ayant, sous leurs diverses variantes syntaxiques,
été imprimées, depuis quarante ans, des centaines de fois, il est à peu
près impossible de découvrir le feuilleton où je les ai copiées. Mais
cela n’importe pas, puisque précisément elles ont été choisies pour
donner l’impression d’un cerveau anonyme et du parfait servilisme
intellectuel.

Ce cerveau anonyme est pourtant doué de deux ou trois qualités ou
affections particulières: d’une mémoire spéciale, très étendue; d’une
faculté abstractive qui semble en corrélation avec une cécité cérébrale
presque absolue.

La mémoire est un phénomène très complexe et tout mécanique. Il
s’emmagasine dans notre cerveau une multitude de petits «négatifs» qui,
à l’occasion, se reproduisent instantanément en exemplaires plus ou
moins nets. Un cerveau conserve plus volontiers tels de ces négatifs; il
y a par exemple la mémoire visuelle et la mémoire verbale; elles peuvent
coïncider, elles peuvent s’exclure. Littérairement, ces deux mémoires
réunies sont la condition d’un talent original; isolée, la première est
représentative de ces hommes qui ont vu, senti, pensé et qui ne peuvent
cependant se traduire clairement; la seconde répond à ce qu’on appelle
vulgairement la «mémoire» en style pédagogique; elle ne peut produire
qu’un talent purement oratoire ou abstrait, nécessairement limité,
superficiel et sans vie. Cette seconde mémoire semble pouvoir se
subdiviser, quand il s’agit du style ou de l’écriture[206] en mémoire
des mots et mémoires des groupes de mots, locutions, proverbes, clichés.
Il y a des aphasiques qui n’ont perdu que la mémoire du mot et qui
peuvent désigner la chose par une périphrase; on retrouverait les traces
d’une telle maladie dans certains écrits vulgaires, et avec cette
aggravation qu’alors la périphrase n’a souvent aucun sens, ne correspond
qu’à une intention et ne pourrait être remplacée par un mot. Ainsi dans
une des phrases citées, le passage: «... cette gangrène morale qui
s’empare du cerveau d’abord pour descendre ensuite au cœur». Cela est
peut-être d’un degré au-dessous de l’aphasique qui, pour «couteau», dit
«ce qui sert à couper»; c’est un bruit, mais à peine labial, le
soufflement de l’asthmatique.

  [206] On ne tente ici que des insinuations, laissant à d’autres le
    soin d’en vérifier ou d’en nier la valeur scientifique, d’après les
    principes de M. Ribot, _les Maladies de la Mémoire_.

Cependant, il s’agit de mémoire, et d’une mémoire étendue et sûre,
quoique bornée d’un côté. Les amnésiques du verbe oublient d’abord ce
qu’il y a de plus particulier dans le langage, les noms propres, les
substantifs, les adjectifs; les parties du langage qui ont la vie la
plus dure sont les phrases toutes faites, les locutions usuelles. Des
malades, incapables d’articuler un mot, retrouvent leur langue pour
expectorer des «clichés»! La sorte de style qui nous occupe serait donc
une des formes de l’amnésie verbale élevée à la puissance littéraire. On
suppose que dans la formation des langues l’ordre d’apparition des mots
a été inverse de l’ordre de disparition constaté dans certaines
maladies, les mots précis ayant été trouvés ou fixés les derniers, quand
les esprits ont été capables d’idées nettes bien délimitées, tandis que
les mots abstraits, appris d’abord, tels grands mots de la religion, de
la philosophie, de la politique, restent dans les lobes, et témoignent
jusqu’à la dernière heure de la puérilité d’une intelligence. Ce
mécanisme explique les conversions tardives, le goût des vieillards pour
les formules morales, ainsi que la psychologie des fanatiques qui n’ont
jamais pu atteindre le mot net correspondant à un fait nu; l’emploi du
cliché, en particulier, accuse une indécision qui est un signe certain
d’inattention et de déchéance. Mais certaines mémoires même tronquées
peuvent, selon l’expression de M. Ribot, s’exalter dans leur portion
saine: et ceci fait comprendre l’état de l’homme qui ne pense que par
clichés; il y a là un phénomène très curieux d’exaltation de la mémoire
partielle. Pour l’expliquer, il n’est besoin que de la théorie de
l’association; un proverbe en amène un autre; un cliché traîne après lui
toutes ses conséquences et toutes ses guenilles verbales. C’est un long
cortège dont le défilé surprend, même après qu’on en a compris le
mécanisme.

Voici. Un homme est doué à un bon degré de la mémoire visuelle et de la
mémoire verbale simple; s’il décrit un paysage, même imaginaire, même
fantastique, même irréel, c’est qu’il le voit. Le schéma de ses gestes
serait alors identique chez lui et chez le dessinateur qui
alternativement lève la tête et crayonne. Pour réaliser sa description
il n’a besoin que des mots et de l’usage familier de la langue; la
construction de sa phrase est déterminée par sa vision; il ne pourrait
employer des clichés que si ces clichés concordaient parfaitement avec
la vision mentale qu’il évoque intérieurement. Les clichés ne
concorderaient que si la vision était exactement celle qui a déterminé
la première fois le choix des mots particuliers, ensuite répétés et
arrivés à l’état de cliché. Cela est impossible, du moment qu’on suppose
que l’écrivain est sincère et qu’il est doué, comme cela fut d’abord
convenu, des deux mémoires, visuelle et verbale.

Dans l’autre cas, au contraire, le paysage écrit n’est pas une
description, mais une construction de logique élémentaire; les mots
échouent à prendre des postures nouvelles, qu’aucune réalité intérieure
ne détermine; ils se présentent nécessairement dans l’ordre familier où
la mémoire les a reçus: ainsi depuis cinq siècles les poètes français
inférieurs chantent, avec les mêmes phrases nulles, le printemps
virgilien.

Tous les écrivains dénués de la mémoire visuelle n’ont pas
nécessairement une excellente mémoire des signes, ou plutôt des groupes
de signes. Dans leur cerveau inactif, les associations de clichés se
font difficilement. Pour ces amputés de tous les membres on rédigea des
dictionnaires. L’un, le plus beau, a pour titre _le Génie de la langue
française_[207]; on y trouve la plupart des mots du vocabulaire et, à
leur suite, la série des phrases toutes faites et comme cristallisées
autour de l’idée qu’ils représentent. On ouvre et l’on voit aussitôt:
«l’abeille diligente butiner sur les fleurs--voltiger de fleur en
fleur--errer dans la plaine fleurie--ravir le miel que renferme la
fleur--dormir sur le sein d’une rose--charger son vol léger du suc des
fleurs--piller le thym et le serpolet--se rouler dans le calice des
fleurs», et cela, comme le dit si bien l’auteur ingénu, «selon toutes
les délicatesses de l’élocution la plus recherchée». Si l’on franchit
quinze cents colonnes, voici «les bras--la coupe--les pièges--le
siège--le trône de la volupté; voici des yeux noirs comme du jais--des
yeux à demi-voilés par de longues paupières--des yeux dont on arrache le
bandeau fatal--des yeux qui se détachent--des yeux qui se
repaissent--des yeux qui se fondent en pleurs--des yeux qui lancent des
éclairs», et plusieurs de ces images furent belles, mais elles ne le
sont plus, puisqu’elles ne sont pas nouvelles.

  [207] _Le Génie de la langue française, ou Dictionnaire du langage
    choisi, contenant la science du bien dire, toutes les richesses
    poétiques, toutes les délicatesses de l’élocution la plus
    recherchée, etc._, par Goyer-Linguet; 1846.

Ce dictionnaire ne semble pas avoir été goûté; il contient trop
d’expressions qui n’ont été dites qu’une fois; le cliché ne s’y
rencontre pas du premier coup et il faut aller chercher parmi un taillis
épineux d’expressions déconcertantes, puisque le souvenir ne les
reconnaît pas. L’homme qui écrit par clichés est difficile à tromper; à
défaut de mémoire, il a de l’instinct et on ne le ferait pas coucher
avec une phrase qui ne se serait pas prostituée à plusieurs générations
de grimauds.

Un recueil du même genre fut publié au siècle dernier, mais la
littérature était modeste alors; l’on se contentait d’un dictionnaire
d’épithètes[208], livre misérable et qui n’a d’intérêt que comme
représentant psychologique d’une basse époque. Non que le révérend père
fût prude ou timoré; il note les épithètes de Voltaire et des poètes
galants et la grossièreté même ne le rebuta pas, mais c’est précisément
parce qu’il est bien de son temps qu’il est épouvantable. Son livre est
glacial; ses clichés sont des grêlons tombant sur un toit de plomb. En
reprenant les mots abeille, volupté et yeux, on trouve dans le catalogue
du prieur des Célestins: Abeille: badine--bourdonnante--diligente--
importune--imprudente (Voltaire)--industrieuse--laborieuse--ménagère--
mouchetée--ouvrière--piquante--prévoyante--vagabonde; Volupté: douce--
efféminée--enfantine--étudiée--fine (Voltaire)--folâtre--grossière--
lâche--obscène--prodigue--profane--pure--riante--sévère--subtile--
sucrée; Yeux: abusés--assassins--attendris--bandés--bouchés--chassieux--
cruels--délicats--ébaubis--éblouissants--éloquents--ennemis--éplorés--
fistuleux--fondus--gémissants--homicides--hypocrites--impudiques--
langoureux--noyés--pochés, etc.

  [208] _Les Epithètes françaises rangées sous leurs substantifs,
    ouvrage utile aux poètes, aux orateurs, etc._, par le R. P. Daire,
    sous-prieur des Célestins de Lyon. A Lyon, M.DCC.LIX.--Ce livre a
    été refait récemment et, le croira-t-on, pour guider dans les
    sentiers de la vertu littéraire les jeunes disciples de l’Apollon
    noir. Je ne sais si je m’explique clairement; le volume a pour
    titre: _Album poétique ou la Nature et l’Homme_ et il a été publié à
    Cap-Haïtien par un magistrat de couleur, M. Ch. Anselin. Rien de
    plus réjouissant que le choix des épithètes, par exemple celles du
    mot gorge: plantureuse, grasse, magnifique, énorme, etc.

Il y a là un moment triste. On voit la poésie malade poussée dans une
petite voiture par un vieux Célestin jovial et méticuleux qui la mène à
l’hôpital. Le vers français se fait par le procédé que les régents
enseignent avec fruit pour le vers latin; on a des principes; on sait
que «les épithètes sont destinées à rendre le discours plus énergique»
et «qu’elles produisent un ornement sensible dans le style, pourvu
qu’elles soient bien ménagées et qu’on en use avec discrétion, sans
émousser le goût en les multipliant trop». La discipline du collège a
incliné les esprits à ne considérer que les idées les plus générales;
l’abstrait domine la vie. L’abeille plane immobile dans l’espace, sans
relations avec les choses que selon le caprice du rhétoricien; on use de
l’abeille, non comme d’un être, mais comme d’un signe, qu’une ficelle
incline. La poésie du dix-huitième siècle et, malgré Buffon, sa prose
donnent l’impression d’une littérature d’aveugles; non seulement la
mémoire visuelle semble partout abolie, mais on dirait que même la
vision oculaire est un sens rare ou encore en enfance. Il est difficile
de voir; c’est une faculté animale et c’est un don humain. Des hommes
voient avec génie: rien de ce qui a passé sous leurs yeux ne leur est
impossible à évoquer. Victor Hugo était un de ces voyants. Chaque fois
qu’il levait les yeux, un monde nouveau entrait en lui et n’en sortait
plus qu’au jour des incantations imaginaires. La poésie, en somme, et
l’art, quel qu’il soit, a pour outil premier l’œil. Sans l’œil, il n’y a
que des raisonneurs.

L’éducation, telle qu’elle est pratiquée depuis trois siècles sans
modifications sérieuses, développe particulièrement le goût de la phrase
toute faite; et il importe peu qu’elle soit latine ou seulement
française, puisque les auteurs français dont on «orne la mémoire» des
enfants sont des succédanés des auteurs latins et leurs meilleurs
traducteurs. Dans l’un ou l’autre ordre, le principe est de cultiver la
mémoire verbale aux dépens de la mémoire visuelle. On n’enseigne pas à
regarder, mais à écouter; il semble que les enfants ne devraient avoir
des yeux que pour lire, des yeux postiches qu’ils remettraient dans leur
poche, la leçon sue, comme le professeur, ses lunettes. L’oreille est la
baie favorite; le Saint-Esprit entre toujours par l’oreille; mais sous
la forme de mots et de phrases qui s’inscrivent au cerveau tels qu’ils
sont prononcés, tels qu’ils ont été entendus; et ils en ressortiront un
jour, identiques en sonorité et peut-être nuls en signification. Ce qui
entre par l’œil, au contraire, ne peut sortir par les lèvres qu’après un
travail original de transposition; raconter ce qu’on a vu, c’est
analyser une image, opération complexe et laborieuse; dire ce que l’on a
entendu, c’est répéter des sons, peut-être comme un mur.

Cependant pour certains cerveaux, toute lecture, tout discours se
transforme en images; le souvenir sonore de la phrase n’est pas
conservé. C’est l’opération inverse de la réduction de l’image visuelle
en paroles. Michelet ou Flaubert ont puisé en des écritures antérieures
des visions aussi intenses que celles qu’auraient pu leur donner le
spectacle même des mœurs et des tragédies de jadis. De tels esprits sont
assez souvent inaptes à traduire exactement une langue en une autre; ils
perçoivent une image et la transposent par des phrases, au lieu de
calquer directement la phrase sur la phrase: ils le sont plus souvent
encore à répéter textuellement des mots; la mémoire littérale accompagne
rarement la mémoire visuelle.

La mémoire visuelle rend les hommes indociles; la mémoire littérale
dispose à la passivité. Il est donc tout naturel que ce soit cette
faculté que les écolâtres aient le plus volontiers labourée avec la
charrue de leur méthode. Le latin fut un des meilleurs socs de rechange
de cette charrue traditionnelle; il a creusé un bon sillon dans les
cerveaux et préparé une moisson baroque: la citation. La citation est
latine, essentiellement. Elle est, comme dit le prieur des Célestins, un
ornement et une béquille; elle pare le discours et elle le renforce.
Elle est la moisissure des styles rances et l’argument des raisonnements
illogiques. Quels clichés plus vénérables que les centons de Virgile et
d’Horace, et quels coins plus faciles à enfoncer! Leur sens douteux ou
vain permet de les insérer partout où il y a un trou. Sait-on ce que
veut dire le _Sunt lacryrmæ rerum_? A peine. «Expression tirée de
l’Énéide, affirme un guide-âne populaire, et qui sert à faire entendre
que la vue d’une grande infortune excite la pitié: _les choses
elles-mêmes arrachent des larmes_.» Et la banalité de cette pensée, en
effet, incite à pleurer. Alors on se demande par quel miracle ces trois
mots, enlevés comme trois brins de fil à la robe admirable d’un poème,
ont pu se conserver pendant des siècles dans le musée de la mémoire?
C’est sans doute que leur obscurité fait leur grâce et leur force; ils
disent ce que l’écrivain ne sait pas dire, quoi qu’il sente; ils font
croire à celui qui en est ému que celui qui les profère abrège par un
signe connu la longue litanie de ses émotions, tandis que celui qui les
écrit revêt placidement son impuissance d’une forme dont il connaît,
pour l’avoir éprouvée, la vertu communicative et tyrannique. Le
guide-âne allégué encadre volontiers dans un exemple d’écriture chacune
des fleurs dont il est l’herbier; il y en a de délicieux: «_Dulces
reminiscitur Argos_ (Il revoit en souvenir sa chère Argos). Expression
dont Virgile se sert pour rendre plus touchante la douleur d’un jeune
guerrier qui meurt loin de sa patrie. _Nous vîmes au Jardin des plantes
une jeune girafe dont l’air mélancolique rappelait le _dulces
reminiscitur Argos_._»

Quelles sont les sources des clichés? Naturellement les œuvres qui ont
eu un succès durable et dont l’influence s’est étendue sur plusieurs
générations, sinon sur plusieurs siècles. L’histoire du cliché serait
l’histoire même des littératures dans leurs rapports avec la mode. Comme
il y a toujours eu des écrivains privés de la mémoire visuelle, et que
la mémoire verbale est un des signes les plus apparents de la vocation
littéraire, l’usage des phrases toutes faites se retrouve à toutes les
époques; tout auteur célèbre traîne après lui un cortège équivoque qui
répète ses mots et ses gestes. Le zèle de ces imitateurs est redoutable,
non pour la réputation, sans doute, mais pour le charme futur des
chefs-d’œuvre. Ils avilissent promptement, en les insérant dans leurs
pages, les plus belles images des livres dont le succès les grise et les
surexcite; de ces panneaux vulgaires, les tableaux déjà troués et
décolorés passent dans les loges, se font vignettes pour orner les
lettres, sornettes pour égayer les conversations. L’imitation est la
souillure inévitable et terrible qui guette les livres trop heureux: ce
qui était original et frais semble une collection ridicule d’oiseaux
empaillés; les images nouvelles sont devenues des clichés. Il faut très
longtemps pour que l’œuvre ainsi tuée par une sorte d’envoûtement
renaisse à la vie littéraire; il faut que toute la littérature
intermédiaire et imitatrice disparaisse dans l’oubli; alors l’œuvre
primitive, lavée et réhabilitée, s’offre à nouveau dans sa grâce
première. Des livres ne virent ou ne verront jamais cette heure-là:
_Télémaque_, l’œuvre la plus imitée, phrase à phrase, de toutes les
littératures, est pour cela même, définitivement illisible. C’est
dommage, peut-être, et c’est injuste, mais comment goûter encore «les
gazons fleuris--ces beaux lieux--qu’elle arrosait de ses larmes--un
silence modeste--une simplicité rustique--les doux zéphirs--une
délicieuse fraîcheur--le doux murmure des fontaines»? Voici la fameuse
grotte tapissée de vigne, de cette vigne devenue vierge au cours des
années; voici les mille fleurs naissantes qui émaillent toujours les
vertes prairies; voici le doux nectar, la vie lâche et efféminée, la
jeunesse présomptueuse; voici «le serpent sous les fleurs». Oui, _latet
anguis in herba_: tout cela en somme est traduit du latin. Sans doute,
mais _Télémaque_ eut cependant une grâce qu’il eût conservée si les
imitateurs avaient été moins empressés à effacer sous leurs grossières
caresses le velouté du fruit.

Ici, il y a une objection qui se dresse grave et ironique. N’est-il pas
possible, au contraire, que le zèle des imitateurs ait été à la fois
l’ensevelisseur et l’embaumeur de _Télémaque_ et de toutes les œuvres
dont le sort fut pareil? Cela est très possible. C’est parce que les
images de _Télémaque_ sont devenues des clichés que nous ne pouvons plus
les aimer; mais si elles étaient restées en leur état original, nous ne
les comprendrions peut-être plus et nous n’aurions même pas l’idée
d’entr’ouvrir le livre pour nous réjouir à des visions énigmatiques.
Ainsi les œuvres de littérature, toutes condamnées à la mort,
périraient, les unes étouffées par l’oubli, les autres étouffées par
l’admiration. L’oubli serait préférable si l’admiration ne laissait du
moins surnager, après le naufrage, deux mots: le nom de l’auteur; le
titre du livre. Les privilégiés de la gloire sont peut-être les
écrivains dont les œuvres se transmettent de ferveur en ferveur comme le
secret d’Isis; le peuple de la littérature n’est point tenté pour elles
d’un amour irrespectueux, et une élite de fidèles, où il y a des
prêtres, récite, en guise de prières, les pages adorées du livre défendu
à la foule. Il semble que Verlaine, Villiers, Hello, Mallarmé soient
destinés à cette gloire qui n’est limitée qu’en étendue et qui est celle
de Villon, de Théophile, de Tristan, de Beckford, de Vigny, de
Baudelaire. Seuls, les Shakespeare, plus faciles à compter, résistent à
la prostitution du génie, parce que, redevenus pareils à la nature
qu’ils représentent, ils offrent aux hommes moins une source d’imitation
qu’une source d’art, un monde nouveau et second où l’on peut puiser sans
honte et sans peur, éternellement.

Parfois les écrivains illustres, après des années ou des siècles, se
délivrent de la meute des imitateurs parasites; c’est l’interrègne, puis
la résurrection de la gloire et d’une influence désormais restreinte,
mais profonde. Racine, obscurci par des générations de copistes, a
resplendi de nouveau. Chateaubriand renaîtra bientôt de son bûcher, à
moins que de fougueux zélateurs ne ridiculisent encore, pour un
demi-siècle, une œuvre qui fut éblouissante.

On ne s’occupe pas assez des mauvais écrivains; je veux dire qu’on les
devrait châtier d’une main plus ferme. Certains devraient se donner
cette fonction d’annuler, par une critique impitoyable, le travail des
imitateurs, grattage et lavage. L’effort, même d’un pauvre d’esprit, à
dire ingénuement son âme inachevée, est touchant comme la lutte d’un
brin d’herbe contre une pierre; la pierre est parfois vaincue. Le labeur
trop persévérant des truqueurs doit être détruit, comme une toile
d’araignée, jusqu’à ce que la vilaine bête soit morte dans son trou. A
moins qu’on ne se borne (c’est la méthode scientifique) à observer les
mœurs littéraires avec le désintéressement de Swammerdam ou de Réaumur;
à constater les dégâts que font les hommes dans l’idée de beauté et dans
toutes les idées générales, comme l’entomologiste suit curieusement la
trace d’une invasion de chenilles vertes sur les fleurs de son jardin.
Cette méthode est difficile à concilier avec la sensibilité esthétique,
et nul, qui aime l’art, ne peut répondre qu’il n’en déviera jamais,
l’ayant adoptée: on en laisse le choix aux volontés, selon leurs
tendances.

Un style original est le signe infaillible du talent, puisque, en art,
tout ce qui n’est pas nouveau est négligeable. Hors de l’art,
c’est-à-dire dans les œuvres qui n’ont plus pour but la transposition de
la vie en écritures, en formes, en sonorités; dans les œuvres abstraites
ou dans celles où l’auteur doit s’astreindre à l’exactitude
historique[209], le style se passe de cette nouveauté sans laquelle un
poème, par exemple, est inexcusable: un poème, un roman ou toute
fiction, car en littérature il n’y a que des poèmes. Riche d’images, le
style tend à l’obscurité; une image nouvelle, étant la représentation
presque directe d’un fragment de vie, est beaucoup moins péremptoire que
le cliché, lequel est, si l’on ose dire, une image abstraite.
Schopenhauer, Taine et Nietzsche ont fait de la métaphysique ou de la
psychologie en un style plein d’images expressément créées par eux pour
expliquer leurs visions; tous les trois furent de grands visionnaires
devant lesquels l’Abstraction elle-même, comme au regard d’un démiurge,
se mettait à vivre et à remuer sous ses longs voiles gelés par les
hivers philosophiques. C’est la mentalité de Platon et, poussée au
génie, la méthode d’Hermas, de Jean de Meung et de Palafox. Mais Kant,
avant sa triste conversion, a proféré des choses éternelles, et
peut-être la seule vérité, avec les phrases toutes faites, pâles,
froides, de la vieille scolastique.

  [209] Pour comprendre Balzac, il faut: 1º le considérer comme un
    historien, soucieux avant tout d’être exact, et de bien expliquer la
    vie; 2º en référer à sa méthode de travail: «En travaillant trois
    jours et trois nuits, j’ai fait un volume in-18 intitulé: _Le
    Médecin de Campagne_. (Correspondance, 23 sept. 1892); 3º étudier
    son style, qui est souvent admirable, plein d’images neuves et
    évocatrices, qui n’est très mauvais que si, emporté par sa fougue,
    il le modèle, instinctivement, sur la vulgarité d’un épisode; 4º
    noter que Balzac a été l’écrivain le plus imité depuis soixante ans.

On a dit qu’il y a des écrivains dont le style, entièrement purgé
d’images, n’est qu’une suite de propositions grammaticales demeurées à
l’état d’armatures ou de lignes; c’est une illusion. Presque tous les
mots, même isolés, sont des métaphores: tout groupe de mots détermine
nécessairement une image: elle est neuve et concrète, si les mots n’ont
pas encore été groupés selon ces rapports; elle est abstraite ou
parvenue à l’état de cliché, si ce groupement des mots a lieu selon des
rapports usuels ou connus. Ni le style de Stendhal, ni celui de Mérimée,
ni le style même du Code ne sont exempts d’images; seulement ces images
sont tellement usées, elles ont si longtemps roulé dans les vagues de la
parole que voilà des galets unis et ronds où il semble que nul regard
mental ne puisse découvrir les linéaments du paysage ancien. «Tout
condamné à mort, dit le Code, aura la tête tranchée»; cela est net, sec
et froid; cela ne laisse à l’entendement aucune alternative; ce n’est
plus une image, c’est une idée, mais une idée qui, à peine comprise,
redevient l’image que les mots, sans le savoir, ont tracée avec du sang.
Le style le plus décharné est parfois vivant; une goutte d’eau
ressuscite le rotifère desséché; une lueur d’imagination restitue aux
mots glacés leur valeur émotionnelle.

Il y a donc deux classes de clichés, ceux qui représentent des images
dont l’évolution, entièrement achevée, les a menés à l’abstraction pure;
et ceux dont la marche vers l’état abstrait s’est arrêtée à moitié
chemin,--parce qu’ils n’avaient reçu à l’origine qu’un organisme
inférieur et une forme médiocre, parce qu’ils manquaient d’énergie et de
beauté. C’est pour ceux-là qu’il faudrait réserver le mot «cliché»; les
autres seraient mieux nommés «images abstraites».

Sans images abstraites, la littérature, identique à la vie, serait,
comme la vie, incompréhensible; elles représentent les points lumineux
d’un poème, d’un paysage ou d’une figure. Le style de Mallarmé doit
précisément son obscurité, parfois réelle, à l’absence quasi totale de
clichés, de ces petites phrases ou locutions ou mots accouplés que tout
le monde comprend dans un sens abstrait, c’est-à-dire unique. Les
abstractions sont bien vraiment les lumières du style. Mais que de génie
pour les disposer, ces lumières que tous les jeux reconnaissent, guider
les esprits vers une seule maison, étoiles! Car c’est la nuit, ou bien
ce clair de lune éternel mélancolique d’avoir touché tant de fronts
polis par la sottise--_per amica silentia lunæ!_

Peut-être y a-t-il aussi des images inusables, des clichés en diamant,
des phrases toutes faites depuis sans doute le commencement du monde et
encore belles et jeunes. Trois ou quatre émotions particulièrement
chères à l’homme se peuvent dire avec les mots les plus simples, les
plus frustes, avec des locutions qui, proférées une fois, sont devenues
définitives et comme pareilles à ces roses fées qu’on n’effeuillait pas
sans punition.

En somme, puisqu’il s’agit de littérature, il y a des images qui sont
belles; il y en a qui sont laides; il y en a de délicates et de
vulgaires; il en a que leur nouveauté ne sauve pas d’être ridicules; il
y en a d’immortellement jolies. Il y en a peu. Ensuite, de même que
certaines fleurs qui se veulent seules pour briller, elles pâlissent et
se rident, dès qu’elles sont deux ou trois--dissemblables des Grâces. Il
faut les aimer et les craindre: on peut toujours les sous-entendre;
elles sont le filigrane du papier où l’on écrit, quand on sait écrire.

On a enseigné l’art d’écrire[210]. On l’enseigne encore, mais avec une
foi plus faible. L’art d’écrire est nécessairement l’art d’écrire mal;
c’est l’art de combiner, selon un dessin préconçu, les clichés, cubes
d’un jeu de patience. Le cube a six faces. Jetez les dés. Le nombre des
combinaisons possibles (il y a peut-être cent mille clichés dans
Goyer-Linguet) touche à l’infini dans l’absolu; elles sont toutes
mauvaises, et le jeu est dangereux qui habitue l’esprit à recevoir, sans
travail et sans lutte, la becquée. Peu à peu, et nécessairement, une
idée, une sensation, telle émotion vitale ou intellectuelle, se trouve
associée à l’expression toute faite dont la lecture évoqua jadis dans le
cerveau cette même idée, cette même sensation, cette même émotion. Il
faut une grande force de réaction personnelle, une grande énergie
cellulaire pour résister à la douce facilité d’ouvrir la main sous le
fruit qui tombe: il est si agréable et si naturel à l’homme de se
nourrir du jardin qu’il n’a bêché, ni semé, ni planté. Les écrivains
enclins à cette paresse, et ce ne sont pas toujours ceux de la moindre
intelligence, doivent prendre soin de n’employer au moins que des
clichés arrivés enfin à l’état abstrait, dont les images usées n’ont
plus aucune signification visuelle: cela pourra donner à leurs œuvres un
air de froideur extrême; cela les sauvera du ridicule.

  [210] J’ignorais, en rédigeant ce chapitre, le livre de M. Albalat,
    _l’Art d’écrire enseigné en vingt leçons_, lequel paraissait à
    peine. Il est bien meilleur que son titre, en ce sens qu’il soulève
    toutes sortes de questions de psychologie linguistique, alors qu’on
    aurait pu s’attendre à un simple manuel scolaire. Le but a gâté
    l’œuvre, mais elle garde des parties excellentes (_février 1899_).

Les clichés définitifs, en effet, avant de mourir dans l’abstraction,
passent par la phase du ridicule. Il en est de même des mots, et cette
rencontre est un argument de plus pour démontrer que les clichés sont de
véritables mots à sens complexe. Arsène Darmesteter a noté la situation
humble où l’ironie a réduit des mots jadis nobles, tels que
«déconfit--occire--preux--sire--castel». Ce malheur échoit
principalement aux mots «poétiques», à ces mots dont abusent les mauvais
vers et que telle rime annonce avec une redoutable certitude. Cela se
représente à toutes les époques de la langue française et de toutes les
langues, mais en atteignant surtout les mots d’origine étrangère. Ainsi:
«rosse--lippe--reître--hâbleur--duègne--matamore--donzelle--bizarre» ont
en allemand, en espagnol, en italien un sens fort honnête[211]. Passé en
anglais, le mot «beau» prit le sens de «fat», et, passé en français, le
mot «dandy (élégant)» se trouva très vite chargé d’une acception
ironique. L’étude des clichés donnerait d’analogues résultats, mais plus
curieux encore et bien plus concluants, parce que les exemples seraient
innombrables de ces images jadis charmantes et qui ont aujourd’hui le
ridicule des vieux visages fardés. Pour en cueillir aussitôt plusieurs
paniers, il suffit d’ouvrir encore une fois _Télémaque_, ce témoin
précieux d’un moment de la langue française: «les pavots du sommeil--une
joie innocente--à la sueur de leur front--secouer le joug de la
tyrannie--fouler aux pieds les idoles--l’espérance renaît dans son
cœur», sont des expressions qui exigent le sourire et qui ne peuvent
plus se proférer qu’avec ironie, mais elles furent jeunes, éloquentes et
sérieuses.

  [211] _Bizarro_, par exemple, voulait dire, en espagnol, vaillant.

Les professions qui comportent l’usage constant de la parole ou de
l’écriture sont des conservatoires tenaces de clichés. On sait le rôle
politique de la Sphère, de l’Hydre, du Spectre. Les sphères sont
nombreuses et leur nombre augmente à mesure que, dans les médiocres
foules parlementaires, s’accroît, par défaut d’intelligence, le besoin
de l’imitation. Nous avons «la sphère d’influence--la sphère
diplomatique--les sphères politiques--une sphère plus étendue--la sphère
intellectuelle--la sphère morale--la sphère d’activité--une sphère plus
élevée--la sphère des idées--la sphère des progrès démocratiques--la
sphère des intérêts matériels, etc.», toutes locutions où «sphère»
n’évoque plus aucune image, sinon en certains esprits irrespectueux; non
seulement le mot est arrivé au dernier période de l’abstraction, mais il
semble même, la plupart du temps, n’avoir qu’une valeur de redondance
oratoire, ne correspondre à rien. Il en est de même des hydres et des
spectres, deux mots tellement dénués de valeur visuelle qu’ils sont
presque toujours interchangeables dans les locutions chères au
parlementarisme. Cependant on rencontre le plus souvent: «le spectre
clérical--le spectre de 93--le spectre du moyen âge--le spectre du
passé--le spectre du despotisme--l’hydre des révolutions--l’hydre de
l’anarchie»; en 1848, on invitait le pouvoir à «bâillonner l’hydre des
rues». La politique partage avec la morale l’usage des principes et des
bases et pendant que les uns se placent «sous la sauvegarde de nos
immortels principes», d’autres, sans vergogne, «sapent les bases de
l’édifice social». Quels jolis tableaux pour les théâtres mécaniques de
la foire au pain d’épice! Le répertoire politique est si riche en
abstractions qu’on serait tenté de croire que les intérêts dont on
charge un député sont tout à fait immatériels et semblables à ceux que
défendent dans leurs discours les rhétoriciens du concours général. Ces
malheureux, dévorés par le verbalisme, possèdent encore, outre ceux qui
sont immortels, toute une série de principes, tels que: «le principe sur
lequel tout roule--le principe solidement assis--le principe posé trop
légèrement--le principe inflexible--le principe qui a germé d’une
manière féconde»; ils détiennent aussi «l’hommage rendu aux principes,
l’étrange aberration de principes, les principes sacrés, et les
principes consacrés». Voici encore «le progrès des lumières--les progrès
de notre décomposition sociale--le progrès incessant vers l’avenir»;
dans ce monde-là il n’est question que de «mettre le fer rouge sur nos
plaies--sur le chancre qui nous dévore--sur la gangrène du
parlementarisme»; en 1840, on conseillait «d’extirper la gangrène
jésuitique qui ronge la société». Quel jour se passe sans qu’on nous
informe «du flot montant de la démocratie, de l’invasion de la
démocratie, de la nécessité de se retremper dans le sein du suffrage
universel», sans qu’on flétrisse ces patrons inhumains «qui
s’engraissent de la sueur du peuple»? Ce dernier cliché, ridicule pour
celui qui «voit» les images écrites par les paroles, est tout à fait
abstrait pour ceux qui l’emploient; c’est un juron; il est abstrait
comme un juron et signifie, non pas les mots qu’il contient, mais la
colère de celui qui profère les mots.

Les clichés du patriotisme professionnel sont difficiles à citer dans
une étude où l’on ne veut ni indigner, ni faire rire. Un des plus bénins
est celui-ci: «depuis nos malheurs,» phrase doucereuse où on assimile la
France à une vieille dame à cabas «qui a connu de meilleurs jours».
Telle que la suggère l’ensemble des clichés patriotiques, l’idée de
patrie est étroitement liée dans le peuple à l’idée de revanche, de
bataille, d’armée; cela ne va pas plus loin. Le battu guette son
vainqueur--avec prudence. Quant à l’idée historique, une et complexe,
qu’évoque ce mot--succédané du mot royaume, dans les hommes de race,
elle n’a pas produit de clichés. Elle n’est pas populaire; elle n’est
pas «sortie de l’intimité».

Ces exemples peuvent suffire, car chacun, maintenant, achèvera
facilement, s’il lui plaît, un tableau psychologique des professions
dessiné avec les clichés familiers.

Tels clichés, abstraits pour celui qui écrit, gardent pour celui qui lit
une valeur d’image; si donc plusieurs métaphores de ce genre se
rencontrent liées ensemble par un rapport maladroit, il en résulte un
effet de comique assez amusant. Une phrase d’Albert Wolf disait:
«Plongez le scalpel dans ce talent tout en surface, que restera-t-il, en
dernière analyse? une pincée de cendre[212].» Le P. Didon a écrit dans
un livre récemment loué: «Celui qui vous parle s’est plongé jusqu’à la
moelle dans son siècle et dans son pays.» On a recueilli dans un journal
grave ceci: «Anéantir les fruits du passé, c’est enlever à l’avenir son
piédestal.» Où donc ai-je lu: «C’est avec le fer rouge qu’il faut
nettoyer ces écuries d’Augias!» et: «Un vent d’apaisement souffle enfin
sur l’hydre des factions»? Les ai-je lues? Il est plus commode
d’imaginer ces incohérences que d’aller en rechercher de véritables dans
la littérature des imbéciles; car là, il y a imbécillité, il y a absence
de toute sensibilité littéraire. La phrase authentique: «Cent mille
hommes égorgés à coups de fusil», est moins choquante, le mot «égorger»
étant évidemment de ceux qui sont en marche vers l’abstraction.

  [212] Cité, il y a quelques années, ainsi que deux ou trois autres
    absurdités, dans les Echos du _Mercure_. Francis Wey a recueilli un
    certain nombre de ces cacographies dans ses médiocres _Remarques sur
    la langue française_ (1845); on en trouvera un grand nombre dans un
    livre beaucoup plus médiocre encore, mais plus curieux, de P.
    Poitevin, _la Grammaire des écrivains et des typographes_ (1863).

«Le char de l’État est entravé dans les flots d’une mer orageuse», cela
fut dit à la tribune, tandis que la phrase où ce même char «navigue sur
un volcan» est une invention d’Henry Monnier: on voit combien elle était
inutile. «C’est en vain, crie un orateur, que nous ferons une bonne
constitution, si la clef de la voie sociale nous manque.» Cormenin, qui
avait de la verve et aucun sens littéraire, écrivait ainsi: «Par la
trempe étendue et souple de son esprit, il jette de vives lumières sur
toutes les questions», ou bien: «J’ai modéré le feu de mes pinceaux.» Il
fit un tel abus des «lambris dorés» qu’on lui attribua cette petite
création ridicule[213]. Que de «parfums inouïs», que de «rougeurs
candides», que de «voix visiblement émues»! Presque tout le théâtre de
Casimir Delavigne, d’Émile Augier, de Ponsard est rédigé dans ce style,
qui est aussi celui des Janin, des About, des Méry, des Feuillet.
«C’était, dit About, comme un roseau fêlé qui plie sous la main du
voyageur.» Ici le copiste a mis une date au bas de sa sottise; elle est
certainement contemporaine de la vogue du «Vase brisé». Méry s’écrie
avec feu: «Un cri de désespoir, un cri surhumain et corrosif comme un
tamtam!»

  [213] Il semble bien cependant que l’extravagance d’un Cormenin soit
    moins pénible que la correcte platitude de tant d’écrivains estimés.
    Je relève dans les quinze premières lignes du feuilleton d’un homme
    qui, toutes les semaines, se fait le juge de la littérature, ces
    expressions: «Un gouvernement sans gloire et une paix sans
    dignité.--Se consolaient de leur misère présente en songeant aux
    splendeurs du passé--Effort surhumain--Univers émerveillé--la
    magnificence de ces souvenirs--vulgarité régnante--chambre servile,
    etc.» C’est l’union parfaite du cliché et du lieu commun,--d’où
    l’impression inattendue de convenance et de correction. Le genre
    admis, s’il était possible, il n’y aurait rien à reprendre.

Il ne faudrait pas d’ailleurs presser trop étroitement les métaphores
qui se gonflent, souvent avec trop d’orgueil, dans les meilleurs styles.
L’absurde est partout. Nous vivons dans l’absurde. Soyons donc
indulgents pour nos plaisirs et goûtons dans les images nouvelles ce
qu’elles ont de beau, leur nouveauté. L’homme est ainsi organisé qu’il
ne peut exprimer directement ses idées et que ses idées, d’autre part,
sont si obscures que c’est une question de savoir si la parole trahit
l’idée ou au contraire la clarifie. Aucun mot ne possède un sens unique
ni ne correspond exactement à un objet déterminé, exception faite pour
les noms propres. Tout mot a pour envers une idée générale, ou du moins
généralisée. Quand nous parlons, nous ne pouvons être compris que si nos
paroles sont admises comme les représentantes non de ce que nous disons,
mais de ce que les autres croient que nous disons; nous n’échangeons que
des reflets. Dès que le mot et l’image gardent dans le discours leur
valeur concrète, il s’agit de littérature: la beauté n’est plus tout
entière dans la raison, elle est aussi dans la musique.

Proscrit de la littérature, le cliché a son emploi légitime dans tout le
reste; c’est dire que son domaine est à peu près universel.
Figurons-nous la même langue parlée dans l’univers entier,--sauf dans la
république d’Andorre.



NOTES COMPLÉMENTAIRES


Page 18.--_Renonculacées_ a plutôt été tiré directement de _renoncule_.

Page 20.--Sur ce que le français doit au latin scolastique, voir
l’introduction du _Dictionnaire général_ de Hatzfeld et Darmesteter.

Page 32.--_Céphalalgie_. Les Grecs, qui avaient ce mot, l’écrivaient
κεφαλαργια, ce qui est beaucoup moins difficile à prononcer. Le
gréco-français raffine sur le grec classique. Les dictionnaires donnent
la forme étymologique; _céphalargie_ est cité par Max Muller, qui le
compare à _léthargie_ (_Nouvelles leçons_, I, p. 225 de l’édition
française), à propos des changements de _l_ en _r_.

Page 34.--La formation de l’impératif a donné une quantité de surnoms
devenus des noms propres, dont _Boileau_, _Boivin_ sont les types.

Page 39.--Les anciennes sages-femmes avaient un vocabulaire anatomique
d’une incroyable richesse; rien que pour les détails des organes qui
étaient leur domaine, on a relevé, sans toutefois pouvoir les clairement
identifier, les mots suivants, de vieux et bon français: _les barres_,
_le haleron_, _la dame du milieu_, _le ponnant_, _les toutons_,
_l’enchenart_, _la babole_, _l’entrepont_, _l’arrière-fosse_, _le
guilboquet_, _le lippon_, _le barbidaut_ _le guillevard_, _les
balunaux_, etc. (E. Brissaud, _Expressions populaires_.)

Page 65.--Voltaire écrivait _autentique_.

Page 69.--Les affiches du _Lys Rouge_ ont heureusement popularisé à
nouveau cette orthographe.

Page 86.--_Bretèche_, loge avec vues latérale et de face faisant saillie
sur une façade. Le _window_ anglais est une véritable bretèche
(Viollet-Leduc, _Histoire d’une maison_).

Page 135.--Malherbe ne faisait que répéter Ramus: «Le peuple est
souverain seigneur de sa langue, il la tient comme un fief de franc
alleu, et n’en doit recognoissance à aulcun seigneur. L’escolle de ceste
doctrine n’est point es auditoires des professeurs hébreux, grecs et
latins en l’Université de Paris: elle est au Louvre, au Palais, aux
Halles, en Grève, à la place Maubert.» (Cité par J. Tell, _les
Grammairiens français_).

Page 175.--Les noms populaires du singe, _babouin_, _monin_, _marmot_,
ont fourni un grand nombre de dérivés linguistiques ou métaphoriques. M.
E. Rolland les signale dans le Supplément de sa _Faune populaire_, en ce
moment sous presse (Avril 1899).

Page 177.--M. Max Muller (_Nouvelles leçons_, I, Ve leçon) montre que
l’épervier et le tiercelet, délaissés comme instruments de chasse,
donnèrent leurs noms à des armes à feu: l’épervier, _muscatus_, devint
le _mosquet_ ou _mousquet_; en italien le _tiercelet_, _terzuolo_,
devint un petit pistolet, _terzeruolo_. En anglais le _sacre_, _saker_,
désigna une sorte de canon. Il semble bien qu’il faille joindre à ces
exemples l’_arquebuse_, italien, _archibuso_; le sens des _arcs-buse_ me
paraît plus probable que celui de _arc creux_, _arco bugio_.

Page 184.--Le brochet est appelé selon l’âge: _lançon_ et _lanceron_,
_poignard_, _carreau_, _brochet_.--Le chien de mer, _pike-dog_, en
anglais, est l’_aiguillat_, en Provence.--_Lucius_ se retrouve sans
doute dans _luts_ et _lieu_, noms donnés à un poisson appelé aussi
colin.

Page 190.--La torpille a toujours son joli nom populaire _dormilleuse_;
on la nomme aussi _tremble_.

Page 193.--De même tous les poissons qui ne se mangent pas, ils sont
généralement très laids, sont appelés par les marins, _crapaud de mer_,
_diable de mer_.

Page 290.--Le plus ancien ouvrage de ce genre est le _Dictionnaire des
Epithètes_, par Maurice de la Porte, 1575.



TABLE-INDEX


_ESTHÉTIQUE DE LA LANGUE FRANÇAISE._

  CHAPITRE Ier.--Beauté physique des mots, 13.--Origine des mots
  français, 14.--Les doublets, 17.--Le vieux français et la langue
  scolastique, 20.--Le latin, réservoir naturel du français, 22.

  CHAPITRE II.--Le sens du mot déterminé par sa fonction et non par son
  étymologie, 24.--Les mots détournés de leur sens premier, 25.--Les
  mots à sens nul et les mots à sens multiples, 27.--Le mot est un signe
  et non une définition, 28.

  CHAPITRE III.--Le gréco-français, 30.--Les mots à combinaison
  étymologique, 31.--Les mots composés français, 32.--Le grec industriel
  et commercial, 34.--Le grec médical, 36.--Le grec et la dérivation
  française, 41.--Le grec et le français dans la botanique,
  42;--l’histoire naturelle, 44;--la sociologie, 46.--Les dieux grecs,
  48.

  CHAPITRE IV.--La langue française et la Révolution, 50.--Le jargon du
  système métrique, 51.--La langue traditionnelle des poids et mesures,
  52.--La langue des métiers: la maréchalerie, 55;--le bâtiment,
  56.--Beauté de la langue des métiers, dont l’étude pourrait remplacer
  celle du grec, 57.

  CHAPITRE V.--Les mots gréco-français jugés d’après leur forme et leur
  sonorité, 58.--Comment le peuple s’assimile ces mots, 59.--Rejet des
  principes étymologiques, 60.--L’orthographe et le «fonétisme», 61.

  CHAPITRE VI.--Réforme des mots gréco-français, 64.--Les lettres
  parasites et les groupes arbitraires (ph, ch), 65.--Liste de mots
  grecs réformés, 67.--La cité verbale et les mots insolites,
  69.--Dernier mot sur le «fonétisme», 70.--La liberté de l’orthographe,
  71.

  CHAPITRE VII.--Le latin, tuteur du français, 73.--Son rôle de chien de
  garde vis-à-vis des mots étrangers, 74.--Les peuples qui imposent leur
  langue et les peuples qui subissent les langues étrangères,
  77.--Peuples et cerveaux bilingues, 78.

  CHAPITRE VIII.--Comment le peuple s’assimile les mots étrangers,
  81.--Liste de mots allemands, espagnols, italiens, etc., anciennement
  francisés, 81.--Rapports linguistiques anglo-français, 84.--Le
  français des Anglais et l’anglais des Français, 87.--Les noms des
  jeux, 88.--La langue de la marine, 89.

  CHAPITRE IX.--Naissance d’un mot, 92.--Réformes possibles dans
  l’orthographe des mots étrangers, 93.--Liste de mots anglais réformés,
  94.--Liste de mots anglais francisés par les Canadiens, 99.

  CHAPITRE X.--Une Académie de la beauté verbale, 102.--La formation
  savante et la déformation populaire, 103.--La vitalité linguistique,
  104.--Innocuité des altérations syllabiques, 105.--La race fait la
  beauté d’un mot, 106.--Le patois européen et la langue de l’avenir,
  107.


_LA DÉFORMATION._

  I.--La littérature et la langue, à Rome et en France, 111.--Rôle de la
  déformation, 115.--L’école et l’argot, 118.--La corruption et la vie
  du langage, 120.--Déformation par changement de sens,
  121.--Déformation de prononciation et de forme, 122.--Le mouvement
  dans le langage, 124.--Corruptions réelles, mais vénielles,
  127.--Quelques étymologies, 129.--Le _Dictionnaire néologique_,
  130.--La peur du mot nouveau, 131.--La bonne et la mauvaise
  déformation, 133.

  II.--Dites. Ne dites pas, 134.--Une liste de déformations populaires,
  135.--Son examen: statue, 136;--fanferluche, palfernier, pimpernelle,
  sersifis, 138;--Angola, colidor, flanquette, 139;--nentilles,
  esquilancie, 139;--cangrène, franchipane, reine-glaude, cintième,
  140;--sesque, prétexe, esquis, 141;--vermichelle, 142;--castrole,
  142;--éléxir, gérofle, géroflée, gengembre, gigier, 144;--chaircutier,
  145;--crusocale, poturon, 145;--lévier, 146;--pariure, 146;--mairerie,
  seigneurerie, chrétienneté, 147;--nage, consulte, purge, 147;--se
  revenger, rancuneux, enchanteuse, corrompeur, 148;--regaillardir,
  149;--cambuis, 149;--comparition, 149;--contrevention,
  150;--contumace, 150;--dinde, nacre, 150;--_e_ devenant _i_,
  151;--pomme d’orange, jardin des olives, 151;--bivouaquer, 152;--airé,
  152;--laideronne, 152;--fortuné, 152;--carbonate, 153;--jor, jornal,
  ojord’hui, 153;--écale, écaille, 153;--maline, échigner, 155;--farce,
  flegme, 156; dompeteur, 156;--le cheval à mon père, 157;--mésentendu,
  157;--perclue, 157;--éclairer, allumer, 158;--à fur et à mesure,
  158;--secoupe, 159;--vous faisez, 159;--prévu d’avance,
  160;--promener, 160;--raisons, 161;--voix de centaure, 161;--venimeux,
  vénéneux, 163;--iniation, 165.


_LA MÉTAPHORE_: LES BÊTES ET LES FLEURS.

  Presque tous les mots sont des métaphores, 169.--Examen de quelques
  mots: roitelet, 169;--lézard, 172;--grue, chevalet, chèvre, singe,
  mule, bâton, bourdon, 174;--chien, chenet, chiendent, chenille,
  177;--cloporte, 179;--fauvette, bergeronnette, linotte, loriot,
  chardonneret, 180;--brochet, bélier, 184;--belette, 186;--pic,
  plongeon, pélican, rouget, dormiliouse, 189;--tournesol,
  190;--coquelicot, 192;--renoncule, joubarbe, fumeterre, 194;--adonis,
  nielle, 198;--violette de chien, hépatique, anémone, 200;--aubépine,
  chèvre-feuille, rouge-gorge, fourmi-lion, 203;--autres mots: corset,
  clairon, amadou, navette, béryl, railler, 206;--compter et conter,
  dessein et dessin, pupille, prunelle, 208;--groupes sémantiques, 213.


_LE VERS LIBRE._

  I.--Résumé de l’histoire de la versification, 218.--Nouvelle
  classification des rimes masculines et féminines, 224.

  II.--Origines du vers libre, 225.--Le vers libre, d’après M. Gustave
  Kahn, 229.--Le vers faux des classiques et des romantiques, 234.--L’e
  muet, 236.

  III.--Le vers libre de M. Gustave Kahn, 240.--Avenir du vers libre,
  246.

  NOTE SUR UN VERS LIBRE LATIN, 247.


_LE VERS POPULAIRE._

  Les deux courants de la poésie, 257.--Héro et Léandre dans la
  tradition populaire, 258.--Règles de la versification populaire,
  260.--L’hiatus, la répétition, l’assonance, 262.--la synérèse et son
  contraire, 264.--Rythme, 265.--Déformations verbales, 266.--Mots
  forgés, 267.--Obscurité des chansons populaires, 271.--Types de
  chansons populaires: la _Fille dans la tour_, et la _Triste noce_,
  272.


_LE CLICHÉ._

  Les phrases faites une fois pour toutes, 279.--Les proverbes,
  281.--Phrases maniées comme si elles étaient des mots, 282.--La
  mémoire visuelle et la mémoire verbale, 284.--Les mots abstraits et
  les mots concrets, 286.--Mécanisme de la description, 287.--Les
  épithètes, 289.--De la vision en littérature, 292.--Culture scolaire
  de l’oreille, au détriment de l’œil, 293.--Transformation des images
  en mots et des mots en images, 294.--La citation latine, 295.--Source
  des clichés dans les livres célèbres: _Télémaque_, 296.--Nul style
  n’est exempt d’images, 303.--Les deux classes de clichés: le cliché et
  l’image abstraite, 304.--Utilité des clichés dans le style,
  304.--L’ironie tue les mots et les images, 307.--Les clichés
  professionnels, 309.--La Sphère, l’Hydre et le Spectre, 309.--Clichés
  célèbres, 313.--Le domaine légitime du cliché, 316.


NOTES COMPLÉMENTAIRES, 317.


FIN



  ACHEVÉ D’IMPRIMER
  le quatre mai mil huit cent quatre-vingt-dix-neuf.
  PAR
  BLAIS ET ROY
  A POITIERS
  pour le
  MERCVRE
  DE
  FRANCE



NOTE DU TRANSCRIPTEUR


On a corrigé le décalage systématique de quatre pages des numéros de
page (par exemple lorsque l’original mentionne la page 24, il s’agit en
réalité de la page 20).





*** End of this LibraryBlog Digital Book "Esthétique de la langue française" ***

Copyright 2023 LibraryBlog. All rights reserved.



Home