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Title: La Poupée Sanglante
Author: Leroux, Gaston
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "La Poupée Sanglante" ***

GASTON LEROUX



LA

POUPÉE SANGLANTE



ROMAN

D'AVENTURES ET DE MYSTÈRE



Éditions JULES TALLANDIER, PARIS
75, Rue Dareau (XIVe)



Copyright

by Gaston Leroux 1924

Tous droits de traduction, de reproduction et
d'adaptation réservés pour tous pays.



TABLE DES MATIÈRES

Chapitre

I. Derrière les rideaux
II. Où Bénédict Masson n'est pas au bout de ses étonnements
III. N'aurait-elle qu'un métronome sous son corsage?
IV. La rouge goutte de sang pèse plus que la mer en
colère
V. Tu viens t'asseoir et tu lances des œillades minaudières
VI. La marquise de Coulteray
VII. Le marquis
VIII. Où l'on reparle de Gabriel
IX. Dorga
X. L'autre chose
XI. «Priez pour elle!»
XII. L'homme aux bras rouges
XIII. Une mystérieuse blessure
XIV. Veillée
XV. La catastrophe
XVI. La maison de campagne de Bénédict Masson
XVII. La septième
XVIII. Des nouvelles de la marquise
XIX. La preuve
XX. Ce qu'il advint de la septième
XXI. «Je suis innocent!»
XXII. Dernières nouvelles de la marquise
XXIII. Le château de Coulteray
XXIV. Drouine, gardien des morts
XXV. Minuit
XXVI. L'échafaud



LA POUPÉE SANGLANTE



I

DERRIÈRE LES RIDEAUX


Bénédict Masson avait sa boutique dans un des coins les plus retirés,
les plus paisibles et aussi les plus vieillots de l'Ile-Saint-Louis.
Bénédict Masson était relieur d'art, ce qui ne l'empêchait pas de
vendre des cartes postales et de se livrer à un petit commerce de
papeterie dans ce quartier désuet, manière de province dans la
capitale, qui semble défendue par sa ceinture d'eau de cette éternelle
bacchanale que l'on est convenu d'appeler la vie parisienne.

Dans cette rue, dont le nom a été changé depuis, et qui
s'appelait--il n'y a pas bien longtemps encore--la rue du
Saint-Sacrement-en-l'Isle, à l'ombre de vieux hôtels qui furent, il y
a deux siècles, le rendez-vous de tous les beaux esprits, se sont
ouverts ou plutôt entr'ouverts une demi-douzaine de boutiques, quelques
débits, un modeste magasin d'horlogerie, dans la prétention
exorbitante d'y entretenir un semblant de vie... Eh bien! c'est de cette
petite rue, habitée par notre relieur, c'est de ce quartier qui
semblait ne devoir plus exister que par ses propres souvenirs qu'est
sortie l'une des plus prodigieuses aventures de cette époque et, à
tout prendre, la plus sublime! Sublime, l'aventure de Bénédict Masson
l'a été assurément, car elle fut une Date (avec un grand D) dans
l'histoire de l'Humanité, mais en même temps que sublime, elle fut
aussi épouvantable... et Paris, qui n'en a surtout connu que
l'épouvante, en tressaille encore.

Pour la juger à bon escient, il faut la prendre à son origine.
Traversons le pont Marie et regardons autour de nous. Si nous admettons
que la vie ne se traduit exclusivement point par le mouvement, nous
pouvons envisager cette vérité que dans l'Ile-Saint-Louis, plus que
partout ailleurs, il y a toujours eu une vie intense, mais dans le
domaine intellectuel. Sans évoquer les ombres lointaines de Voltaire et
de Mme Du Châtelet, les peintres, les poètes, les écrivains y ont, de
tout temps, élu domicile: George Sand, Baudelaire, Théophile Gautier,
Gérard de Nerval, Daubigny, Corot, Barye, Daumier y installèrent leurs
pénates. À l'angle de la rue Le Regrattier, qui, autrefois, était la
rue de la Femme-sans-Tête, se dresse, au fond d'une niche, une Vierge
mutilée, qui a vu défiler toute la pléiade romantique. Notre
Bénédict Masson, qui n'était pas seulement relieur d'art, mais
poète,--un étrange poète, comme on en a vu quelques-uns en ces
temps-ci qui sont troubles,--prétendait habiter la chambre même où
avait vécu quelque temps--et souffert--l'auteur des _Fleurs du mal!_

Naturellement il en concevait, dans son humilité, un singulier orgueil.

Mais nous ne saurions mieux connaître Bénédict Masson que par
lui-même. Comme tous ceux qui croient être agités par quelque démon
supérieur, il se complaisait à tenir registre des moindres
événements d'une existence qui, _apparemment_, semblait s'être
déroulée, jusqu'au jour où nous sommes arrivés--Bénédict Masson
pouvait avoir dans les trente-cinq ans--dans la plus terne monotonie. Je
souligne le mot _apparemment_ parce qu'il s'est trouvé des gens pour
prétendre que ces sortes de Mémoires, tracés au jour le jour, avaient
été rédigés dans un but des plus intéressés, ne relatant que ce
qui pouvait faire croire à l'innocence d'un monstre qui vivait dans la
crainte perpétuelle que l'on ne découvrît ses crimes. Ceux qui ont
prétendu cela avaient bien des excuses et peut-être même bien des
raisons, mais avaient-ils raison? C'est ce que nous verrons un jour.

Pour moi, j'ai toujours été frappé de l'accent de sincérité qui se
trouve dans les Mémoires de Bénédict Masson, même et surtout, dans
leurs passages les plus désordonnés.

À la date qui nous occupe, nous sommes fin mai. La journée avait été
chaude; le printemps, cette année-là, était l'un des plus précoces
qu'on eût vus depuis longtemps à Paris.

Il est neuf heures du soir; dans ce coin de rue déserte, noyée
d'ombre, le dernier bruit qui s'est fait entendre a été le timbre de
la porte du magasin de Mlle Barescat, mercière, qu'elle fermait
elle-même après avoir mis le volet...

De la lumière encore à deux vitres, celle du relieur et celle de
l'horloger...

La boutique de Bénédict Masson faisait face, ou à peu près, à celle
du vieux Norbert que l'on ne voyait guère sortir que le dimanche pour
aller à l'office à Saint-Louis-en-l'Ile, avec sa fille et son neveu.

Le reste du temps, il restait caché derrière ses rideaux de serge
verte, penché sur ses outils, travaillant fort mystérieusement à des
travaux qui, au surplus, dans la partie, l'avaient déjà rendu
célèbre. Il avait inventé une sorte de régulateur qui eût pu faire
sa fortune, mais qui n'avait réussi qu'à le dégoûter à jamais des
hommes d'affaires. Maintenant, il ne semblait plus travailler que pour
l'art, à la poursuite d'une chimère où d'autres, avant lui, avaient
laissé leur raison.

Ses confrères, avec lesquels il avait rompu tout commerce,
s'entretenaient de lui avec une condescendance attristée; les plus
renseignés parlaient d'une sorte «d'échappement» contraire à toutes
les lois connues de la mécanique et grâce auquel le malheureux
prétendait réaliser le mouvement perpétuel. C'était tout dire!

En attendant, on pouvait voir à sa devanture un fort curieux ouvrage
d'horlogerie dont les engrenages extérieurs prenaient des formes
jusqu'alors inconnues. Il y avait là, entre autres pièces bizarres,
des roues carrées. Cependant les habitants de l'île affirmaient que ce
«mouvement» durait depuis des années et qu'il ne le remontait jamais.
Mlle Barescat, la mercière, en eût mis «sa main au feu». Bref, entre
le pont Marie et le pont Saint-Louis, le vieux Norbert faisait figure
d'un personnage un peu diabolique.

Ce soir-là, Bénédict Masson n'avait d'yeux, derrière ses rideaux,
que pour la boutique de l'horloger, et nous pouvons dire tout de suite
que ce n'était point la vue du vieux Norbert qui l'empêchait de
travailler. Sa fille venait de pénétrer dans l'atelier.

Parcourons maintenant les Mémoires un peu désordonnés de Bénédict
Masson. Nous serons immédiatement renseignés sur bien des choses.

La voilà, dit Bénédict dans ces Mémoires, la voilà telle que je me
la suis toujours imaginée, celle à qui je dois donner ma vie; la
voilà telle que Dieu l'a faite pour mon cœur d'homme avide de beauté
et de mystère. Non, non, en vérité, il n'y a rien de plus beau au
monde ni de plus mystérieux que cette Christine. Rien de plus calme au
monde. Qu'y a-t-il de plus mystérieux que le calme et de plus profond
et de plus insondable? Les flots en furie m'intéressent, mais une mer
calme m'épouvante. Les yeux calmes de cette Christine m'effrayent et
m'attirent. On peut se perdre dans des yeux pareils, c'est l'abîme.

Mais les imbéciles ne comprennent pas cela... Qui comprendrait
Christine? Pas son vieil abruti d'horloger de père, assurément,
toujours penché sur ses roues carrées et qui n'a peut-être pas _vu_
sa fille depuis des années, ni son godiche de cousin de fiancé de
Jacques, le phénomène de l'École de médecine, oui: un sujet
exceptionnel, paraît-il, et qui est quelque chose comme prosecteur à
la Faculté, oh! un bûcheur, un brave garçon qui fait les quatre
volontés de la demoiselle, qui passe son temps en dehors des travaux de
l'amphithéâtre à la regarder, mais qui ne la _voit_ pas! Il y en a
des tas, comme celui-là, qui la regardent parce qu'elle est belle, mais
je suis le seul à la _voir_, moi, Bénédict Masson!

Cette fille-là n'a rien à faire avec les poulettes d'aujourd'hui: la
taille et l'air d'une archiduchesse, ni plus ni moins, plutôt plus que
moins, une nuque de déesse, au-dessus de laquelle se tord une chevelure
aux reflets de vieux cuivre; quand elle suspend à la patère le chapeau
dont elle vient de se défaire, comme en ce moment, elle a la cambrure
et tout le mouvement du bras de l'amazone du Capitole, ce qui n'est pas
peu dire à mon goût, car je n'ai jamais vu, dans tous mes voyages,
d'aussi belle Diane. Ce que doivent être ses jambes, ses nobles jambes,
la pensée ne peut s'y attacher sans être en flamme, pour peu qu'on
l'ait vue marcher, se déplacer: c'est à baiser la trace de ses pas.

Quant au visage, il est d'un ovale parfait, mais le nez a heureusement
une courbe légère qui enlève de la froideur à toute cette
régularité; le dessin de la bouche est d'une pureté angélique, la
lèvre n'est point charnue. Là est la beauté idéale et vivante. Cette
belle personne, qui est une artiste, et qui donne des leçons de
modelage pour vivre, ne devrait avoir d'autre modèle qu'elle-même.

Mais tout cela, tout le monde le voit. Ce qu'on ne voit pas, c'est qu'il
y a au fond de son calme et fatal regard, au fond de ses yeux vert
sombre pailletés d'or... il y a, au fond de ces yeux-là, il y a--je
vais vous le dire--l'étonnement immense, prodigieux et qui ne cessera
jamais: de vivre--elle qui était faite pour l'Olympe--au fond de cette
misérable boutique de l'Ile-Saint-Louis, entre cet horloger et ce
carabin! Ceci dit, elle aime bien son père et son cousin avec qui elle
se mariera un jour, dit-on, le plus tard possible, espérons-le. Ah!
misère! comment ne se suicide-t-elle pas?... C'est qu'elle est en même
temps la Beauté et la Vertu! Magnifique comme une statue païenne, sage
comme une image de missel! Ah! il n'y a rien à dire! C'est la madone de
l'Ile-Saint-Louis!... Eh bien! écoutez! voilà ce qui m'est arrivé, ce
soir...

Le vieux Norbert, sa fille et son neveu n'habitent pas sur la rue. Il
n'y a là que la boutique. Ils logent dans un pavillon qui est séparé
de la boutique par un jardin. Ce pavillon, je ne l'avais jamais vu. À
l'exception d'une femme de ménage qui vient chez eux le matin, personne
ne pénètre jamais là dedans. Or, voilà que j'ai trouvé le moyen
d'apercevoir le pavillon... Oui, cette nuit même, après que les
lumières furent éteintes sur la rue, je me suis introduit par une
échelle dans le grenier de la maison que j'habite et, par une lucarne,
j'ai vu!

Le pavillon a deux étages... le deuxième étage est transformé en une
sorte d'atelier vitré auquel on accède par un escalier de bois
extérieur. L'horloger et le neveu couchent au premier, Christine couche
dans l'atelier. Il faisait un clair de lune éblouissant. Christine
resta plus d'une heure, accoudée à la rampe qui court tout le long de
l'atelier, formant balcon. Quelle nuit pour un poète et pour un
amoureux! Soudain, elle quitta le balcon et, d'un pas furtif, descendit
quelques marches de l'escalier. Puis elle s'arrêta et prêta l'oreille
du côté de l'appartement de son père et de son fiancé. Enfin, elle
remonta, toujours avec de grandes précautions; elle pénétra dans
l'atelier, se dirigea vers un énorme bahut qui en occupe le fond,
sortit une clef de sa poche, ouvrit la porte de l'armoire. Et je vis
sortir de cette armoire un homme, qu'elle embrassa. Et puis je ne vis
plus rien, car elle s'était empressée de fermer la porte-fenêtre et
de tirer les rideaux.



II

OÙ BÉNÉDICT MASSON N'EST PAS AU BOUT
DE SES ÉTONNEMENTS


La nuit que je passai, il est facile de l'imaginer! Moi qui avais tout
vu dans le regard de Christine, je n'avais pas prévu cela: un monsieur
caché dans une armoire! Décidément je ne serai jamais qu'un poète,
c'est-à-dire la plus pauvre chose qui existe au monde: «--Tu étais
tout pour moi, mon amour; pour toi mon âme languissait--tout pour moi:
une île verte dans la mer,--une fontaine et un autel tout enguirlandé
de fruits et de fleurs féeriques!--Mais je n'avais pas prévu cela: le
monsieur dans l'armoire!--Désormais la coupe d'or est brisée! que le
glas sonne! Encore une âme sainte qui flotte sur le flot noir!... Une
de plus!... Ah! les filles de Satan!...»

Eh bien! je vais vous dire: cette nuit d'insomnie ne fut pas remplie
seulement par le désespoir, la rage contre ma stupidité innée, mais
aussi par une espèce d'allégresse diabolique, et vous allez comprendre
tout de suite ce sentiment complexe. J'adorais Christine non seulement
comme un ange que je continuerai toute ma vie de pleurer, mais je
l'aimais aussi comme une femme, comme la plus belle des femmes... et là
était mon supplice, car cette femme, je savais qu'elle ne serait jamais
à moi, qu'elle ne m'aimerait jamais, que je ne pourrais peut-être
jamais en approcher; mais l'atrocité de cette absolue certitude était
encore doublée par l'idée que ce joyau de Dieu, un beau jour, le
carabin d'en face, le prosecteur modèle, le menuisier de la chirurgie,
se le passerait au doigt et irait trouver monsieur le maire, pour les
justes noces!

Or, le monsieur de l'armoire, que j'aurais tué comme un chien,
l'occasion s'en présentant, tout de même, je lui en voulais moins
qu'à l'autre, car il me vengeait et comment!...

Et voici qu'il est temps que je vous dise pourquoi je n'avais aucun
espoir du côté de Christine; cela tient en trois mots:

... _Je suis laid!_

Le cousin non plus n'est pas beau: il est quelconque, ce qui, à mes
yeux, est pire... son Jacques--je l'ai bien observé quand il passe sous
mes fenêtres--a la taille plutôt épaisse; c'est un petit homme court,
dans les vingt-huit ans, myope, au large front blanc, aux pommettes
saillantes, à la bouche saine, mais trop grande, entourée d'une courte
barbe blonde qui semble avoir la douceur et la faiblesse des cheveux des
tout petits enfants; quand il se découvre, il montre un crâne déjà
dénudé par l'étude. Voilà le héros! Ça n'est pas grand'chose; mais
enfin, ça n'est pas un monstre, et avec un titre à la Faculté, ça
peut faire un mari sortable, mais moi, je suis un monstre!... je suis
d'une laideur terrible. Pourquoi terrible? _Parce que toutes les femmes
me fuient!_

Y a-t-il au monde quelque chose de plus terrible que cela? Jamais mes
bras ne se sont refermés sur une femme! Elles n'ont pas pu! L'idée que
je pourrais les embrasser, la seule idée de cela les épouvante! C'est
comme je vous le dis... je n'exagère rien!... Ah! misère! misère!
comme dit l'autre: «Une vie de feu bout dans mes veines!... Chaque
femme serait pour moi le don d'un monde!... j'entends à la fois mille
rossignols. Au banquet de la vie, je pourrais dévorer tous les
éléphants de l'Hindoustan et prendre pour cure-dents la flèche de la
cathédrale de Strasbourg! La vie est le bien suprême!» Et moi je ne
puis pas vivre!...

Pourquoi cette affreuse gaine autour de mon cerveau? Pourquoi cette
asymétrie entre les deux côtés de mon visage? (mon visage!), cette
proéminence effrayante des sourcils, cette avancée subite de la
mâchoire inférieure? Pourquoi ce chaos? _L'Homme qui rit_ était bien
heureux. Au moins, il riait! il riait pour les autres!... Mais moi,
qu'est-ce que je suis pour les autres? Ni celui qui rit, ni celui qui
pleure! Ma face est un mystère épouvantable!

Vais-je me résoudre à avouer une chose qui m'entraînera peut-être
plus loin que je ne le désirerais?...

Ma foi! dans l'état d'esprit où je suis, qu'ai-je à craindre?
qu'ai-je à redouter? La pire aventure, la plus extraordinaire aventure
peut m'arriver, elle ne dépasserait pas celle de cette nuit!... Je
n'avais plus qu'une raison de vivre: voir Christine!... Depuis que je
l'ai vue embrasser un monsieur qu'elle cache dans une armoire, comme
disent les matelots: «À Dieu vat!»...

Eh bien! il n'y a pas très, très longtemps que je me vois aussi laid
que cela! Il y a encore deux ans, je m'imaginais que ma figure n'était
point, nécessairement, pour tout le monde un objet d'horreur! Je savais
bien, hélas! que je ne pouvais plaire aux femmes, mais j'avais encore
des illusions... Réfugié dans ma tour d'ivoire, devant ma glace, je me
prenais à qualifier ma laideur de sublime. Je me regardais de profil,
de trois quarts, je me faisais des mines, j'essayais différentes
façons de me coiffer, je cherchais des modèles de laideur dont il
n'eût pas été déshonorant de se rapprocher... J'en étais arrivé à
me dire, par exemple, que je n'étais pas beaucoup plus laid que
Verlaine... qui a été aimé, qui a su ce que c'est que l'amour, tout
l'amour, si on l'en croit...

«Ah! les beaux jours de bonheur indicible où nous joignions nos
bouches!... qu'il était bleu le ciel, et grand l'espoir!» etc...

Ah! la bouche de Verlaine! Paix à ses cendres, c'est _mon_ plus grand
poète!...

Tout de même, je me disais: S'il a été aimé, ça n'est certes pas
pour sa beauté! Il y a donc des femmes capables de se laisser séduire
uniquement par le rêve, par le rêve d'un poète, par ce que contient
de divine liqueur le vase grossier créé, dans un jour cruel, par une
nature ironique et marâtre. Le tout est d'avoir l'occasion de se faire
comprendre! Cette occasion, voilà comme je la fis naître...

À la dernière exposition des maîtres de la reliure, j'avais eu un
joli succès. Mes reliures romantiques avaient obtenu un premier prix.
Je fis paraître des annonces dans les journaux pour demander des
élèves femmes. Je n'eus pas longtemps à attendre. Dès le lendemain,
une jeune fille se présentait: Mlle Henriette Havard, charmante,
paraissant fort intelligente, disant qu'elle avait perdu mes parents,
qu'elle était à charge à une vieille tante et qu'elle voulait gagner
sa vie. Elle me proposait d'être en même temps mon élève et mon
employée. L'affaire fut vite conclue. Je possède aux environs de Paris
une petite villa, à l'orée d'un bois, à quelques pas d'un étang,
dans un endroit assez désert; mais j'aime la solitude; j'imaginai sans
peine que je l'aimerais davantage avec cette jolie fille. C'est là, du
reste, que je travaillais tous les étés. J'y donnai rendez-vous à
Henriette pour le lendemain.

Ce soir-là, je m'étais tenu dans la pénombre. Le lendemain, à la
campagne, elle put me voir, au grand jour. Tant est que le surlendemain,
je ne la revis plus!... Je l'attendis trois jours. Elle m'avait donné
l'adresse de sa tante. J'allai chez cette tante et lui demandai des
nouvelles de sa nièce, elle me répondit avec assez d'indifférence, du
reste, qu'elle ne l'avait pas revue. Je n'insistai pas. Je ne voulais
pas avoir l'air plus inquiet qu'elle-même.

Sur ces entrefaites, une autre élève femme vint se présenter, Mme
Claire Thomassin, une veuve, jeune également et jolie... Elle resta
chez moi un jour... Cette fois, ce fut un monsieur dans les cinquante
ans, qui vint, quarante-huit heures plus tard, me poser des questions
sur Mme Claire. Je lui répondis que je n'avais plus eu de ses nouvelles
depuis son départ de chez moi. Il s'en alla, fort triste.

Eh bien, j'ai encore eu quatre élèves femmes... L'une est restée cinq
jours, deux autres pas plus de vingt-quatre heures, la dernière est
restée trois semaines. Avec celle-ci, j'ai pu croire que le miracle
allait s'accomplir; eh bien, au dernier moment, elle s'est éclipsée,
comme les autres!

Pour cette dernière, j'ai voulu en avoir le cœur net et j'ai fait une
enquête... je n'ai pu savoir, nul n'a pu savoir ce qu'elle était
devenue! Cette fois, je ne cacherai pas qu'une angoisse sourde,
démesurée, commença de m'étreindre... _Je n'osai pas faire remonter
mon enquête plus haut_, redoutant d'apprendre que les trois autres
aussi avaient disparu! Il y en avait déjà trois, à ma connaissance,
c'était suffisant!...

Que les femmes me fuient parce que je suis laid, je comprends cela, mais
qu'elles me fuient jusqu'au bout du monde, qu'elles me fuient jusqu'à
disparaître, qu'elles me fuient jusqu'au suicide, cela dépasse tout!
tout! Qu'imaginer? qu'imaginer en dehors de ces hypothèses?...
Mettez-vous à ma place! C'est épouvantable!... Encore si, pour une
raison ou pour une autre, _pour six autres raisons_, elles s'étaient
toutes suicidées, on aurait retrouvé leurs cadavres, mais _on ne les a
retrouvées ni mortes, ni vivantes!_

Mon Dieu! je parle comme si j'étais sûr du sort des trois autres!...
Eh bien oui! au fond de moi-même, je crois que le même mystère les
lie toutes les six... le même mystère de mort!... Et personne ne se
doute de cela, que moi!... Heureusement!... Tout cela est tellement
formidable et tellement absurde, que je ne veux plus y penser!...
J'avais trouvé un très bon moyen de ne plus y penser, c'était de
m'absorber dans la vision et dans l'amour de Christine!... Et
maintenant!...

Maintenant je ne quitte plus des yeux la porte de l'horloger... C'est
aujourd'hui dimanche, _elle_ va sortir tout à l'heure pour aller à la
messe, entre son père et le carabin!... La voilà! la voilà avec son
grand air d'archiduchesse, et son front de madone et son calme regard!
Le carabin lui porte son livre de messe!... Ah! moi aussi j'irais bien
à confesse, pour elle!... Mais aujourd'hui je ne les suivrai pas!... Je
reste derrière mes rideaux... Assurément je vais voir sortir l'homme
de cette nuit! Je veux savoir qui est son amant! Après on verra ce
qu'on en fera!

Voilà une demi-heure que j'attends qu'il sorte... et toujours rien!
Aujourd'hui dimanche, la devanture de la boutique montre visage de bois.
Tous les volets sont mis, même à la porte vitrée. Et cette porte ne
s'ouvre pas!... Qu'attend-il?... La rue est déserte, tout à fait
déserte... Et il ne peut sortir que par cette porte... Cette partie de
l'immeuble habité par cette étrange famille est ainsi faite qu'elle
n'offre pas d'autre issue que celle que je surveille. En vérité, ils
vivent enfermés là dedans comme dans une prison, et le jardin
intérieur, si tant est que l'on puisse donner ce nom à un
quadrilatère planté de trois arbres, m'a produit l'effet d'un préau,
entre ses deux hauts murs qui l'étreignent et le défendent du regard.
Ce coin de bâtisse et de jardin, habité par l'horloger et sa
famille, avait fait partie jadis du fameux hôtel de Coulteray,
dont l'entrée principale donne encore quai de Béthune et appartient
toujours--événement unique dont tous les anciens hôtels de
l'Ile-Saint-Louis ne sauraient offrir d'autre exemple--au dernier
représentant d'une famille illustre, comme on sait, à bien des titres,
au marquis actuel Georges-Marie-Vincent de Coulteray, marié assez
récemment, à la suite d'un voyage qu'il fit aux Indes anglaises, à la
fille cadette du gouverneur de Delhi, miss Bessie Clavendish.

J'ai aperçu une seule fois, en passant un soir sur le quai, le marquis
et la marquise au moment où ils sortaient dans leur magnifique auto,
qu'éclairait une lampe électrique intérieure: la marquise est une
toute jeune personne qui me parut assez languissante, mais non dénuée
d'intérêt, à cause d'une certaine beauté diaphane propre à quelques
Anglaises, mais qui tend de plus en plus à disparaître en cette
époque de sports.

À côté de cette héroïne de Walter Scott, le marquis, en dépit de
ses cheveux précocement blanchis, faisait figure solide et bien
vivante; dans sa face rose où circule un sang généreux, brille un
regard bleu d'acier, étonnamment jeune encore et émouvant pour un
homme de cinquante ans et plus. Georges-Marie-Vincent est
l'arrière-petit-fils du célèbre marquis de Coulteray qui, sous Louis
XV, entre autres fantaisies, se sépara de sa femme, laquelle ne voulait
point entendre parler de divorce ni quitter le domicile conjugal, s'en
sépara, dis-je, par ce haut mur qui coupe encore maintenant la
propriété en deux, laissant à la malheureuse ce petit pavillon où
elle s'était réfugiée et où elle mourut, séquestrée volontaire.
C'est là que la nuit, quand son père et son fiancé reposent, la
vertueuse Christine reçoit son amant.

Celui-ci, dont je continue de surveiller l'apparition sur le seuil qu'il
doit forcément franchir pour sortir de sa prison d'amour me fait bien
attendre derrière mes rideaux. Et, ma foi, l'heure se passe sans que
j'aie vu s'entr'ouvrir la porte de l'horloger. Et l'horloger lui-même
revient de la messe avec la fière Christine et l'intrépide fiancé.

Alors, le monsieur va passer encore toute sa journée dans son armoire
en attendant la nuit prochaine et les revanches qu'il s'en promet!

Cette idée, dois-je l'avouer, ne contribue point beaucoup à calmer mes
esprits, d'autant que je pense à une chose, c'est que si je n'ai point
vu sortir le mystérieux hôte de Christine, je ne l'ai point vu entrer
non plus, et tout ceci fait que je dois me demander depuis combien de
temps dure cette étrange idylle au fond d'une armoire!

Je me surprends à rire férocement en pensant aux femmes en général
et à celle-ci en particulier. Cette divine Christine, dont mon cœur
est plein, je lui souhaite quelque bonne catastrophe, pour le
soulagement de mon âme et de la conscience universelle! Je ne sortirai
pas d'aujourd'hui!...

_Cinq heures._--Ce qui vient de m'arriver est bien la dernière des
choses à laquelle je m'attendais! Elle est venue! Elle est venue ici!
Mais n'anticipons pas, car tout vaut la peine d'être raconté et je
sens que je ne suis pas au bout de mes étonnements!

D'ordinaire, l'après-midi du dimanche, les Norbert, père et fille, et
Jacques Cotentin (le fiancé) sortent tous trois pour une petite
promenade; aujourd'hui, le vieux et Jacques sont partis tout seuls; la
fille les a accompagnés jusque sur le seuil, leur a adressé quelques
bonnes paroles qu'elle soulignait de son sourire de souveraine, puis
elle a refermé la porte de la boutique et moi je n'ai fait qu'un bond
jusqu'à mon observatoire, là-haut, sous les toits.

Je suis arrivé à temps pour la voir traverser le petit jardin, et
gravir l'escalier extérieur qui conduit à l'atelier, au dernier étage
du pavillon du fond; la porte-fenêtre en était déjà grande ouverte
sur le balcon et j'apercevais l'armoire; elle l'ouvrit sans hésitation
et l'homme en sortit.

Elle le prit par la main et lui murmura quelque chose à l'oreille; sans
doute lui apprenait-elle que la maison était délivrée de toute
fâcheuse présence et qu'elle leur appartenait pour quelques heures,
car il se dirigea immédiatement sur le balcon à la rampe duquel il
s'appuya, regardant en bas dans le jardin avec un air de profonde
méditation.

Cette fois, je le voyais bien et en détail. Matin! elle sait les
choisir, ses amants, la belle Christine! En voilà un tout à fait à sa
taille et tel que je n'imagine point qu'une fille d'Ève puisse en
désirer de plus beau au monde! Ah! quand j'ai vu cette royale figure,
ce magnifique morceau d'humanité, je jure que j'ai maudit le Créateur
qui m'a fait ce qu'il m'a fait et qui a réservé pour celui-ci cette
face de victoire!

Cet homme est dans toute la force de l'âge; une harmonie parfaite
dirige ses mouvements; rien ne semble l'émouvoir; à côté de lui
Christine qui m'en a toujours imposé par ses beaux airs impassibles me
paraît une petite folle; il est vrai que je ne la reconnais plus et
qu'elle a comme changé de nature. Avec son plus radieux sourire, elle
l'appelle avec des gestes enfantins: Gabriel!

Ma foi! il est beau comme l'ange Gabriel ce jeune homme de trente ans!
Ah! comme ils sont beaux tous les deux! quel couple!

Il faut que je vous dise maintenant comment Gabriel est habillé, car
c'est bien encore là une chose pas ordinaire du tout! Il est enveloppé
des pieds à la tête dans une cape à collets comme on en voyait au
temps de la Révolution, et il porte, suivant la mode d'alors, de
petites bottes à revers. Si bien qu'en le voyant sortir de cette
armoire, au fond de cette vieille demeure cachée de l'Ile-Saint-Louis,
on eût pu croire assister à quelqu'une des aventures du chevalier de
Fersen, venu mystérieusement dans la capitale pour aider à l'évasion
de la royale prisonnière; il n'est point jusqu'à l'accoutrement de
Christine qui se prête à l'illusion, avec ce fichu Marie-Antoinette
qu'elle a croisé sur son sein demi-nu.

Quelle comédie se jouent-ils là? Comment cela a-t-il commencé?
Comment cela finira-t-il? Où sommes-nous? Je n'y comprends plus rien!

Cet homme ne lui a pas encore adressé la parole, mais il a obéi à son
appel. Gabriel descend l'escalier devant Christine...

Les voilà tous les deux maintenant dans le jardin. Il s'est assis sous
le platane, devant une petite table garnie d'une nappe où se trouvent
encore des fruits et des flacons. Je le vois mal, je la vois mieux,
elle; elle tourne autour de lui, elle lui parle, elle s'assied près de
lui, elle met sa tête sur son épaule, je les vois de dos et l'arbre me
gêne. Ils ne bougent plus; ils restent ainsi tendrement l'un près de
l'autre pendant des minutes que je ne saurais compter et qui ont été
des plus cruelles de ma vie.

Ah! une tête de femme sur mon épaule! Et la tête de Christine!

Si je pouvais lui manger le cœur, à l'autre!

Enfin ils se sont levés, ils se tenaient par la main; ils ont gravi
l'escalier et elle lui tenait toujours la main, et c'est elle qui l'a
entraîné dans l'atelier et qui en a refermé la porte.

Je suis redescendu comme un fou, dans mon atelier, à moi! Et j'ai
pleuré! oui! j'ai pleuré! Ces idiots de poètes disent qu'on pleure
des larmes de sang. Je le saurais bien!

Tout à coup on a frappé à la vitre du magasin. C'était elle. Elle!
Elle! Elle qui ne m'avait jamais adressé la parole! Elle qui avait
toujours passé à côté de moi comme si je n'existais pas!

J'ouvris en m'accrochant à la porte pour ne pas tomber. Elle me vit
chancelant, hagard, les yeux rouges. Je suis horrible. Je devais être
hideux!

Elle eut cette pitié suprême de ne s'apercevoir de rien! Elle me dit
avec cet air de noblesse calme qui tour à tour m'enchante, m'écrase ou
m'horripile: «Monsieur Bénédict Masson, vous êtes un artiste; je
viens vous confier ce que j'ai de plus précieux dans ma bibliothèque,
ces cinq Verlaine que vous arrangerez à votre goût qui est parfait!
Vous aurez seulement la bonté de me montrer un de ces jours vos
maroquins que je veux choisir de couleur différente pour chaque
ouvrage.»

Et comme je me précipitais gauchement sur un petit stock de peaux qui
me restait, elle leva sa belle main pâle: «Non, pas aujourd'hui...
Excusez-moi, je suis un peu pressée!» Et elle s'en fut avec son regard
céleste et son front d'ange.

Je n'avais pas prononcé une parole. J'étais comme anéanti. Tout
équilibre était rompu en moi. Mais elle, elle en avait de reste, de
l'équilibre! Il lui en fallait pour naviguer aussi tranquillement dans
une histoire pareille.

_Deux heures du matin._--Effroyable!... Cette comédie ne pouvait
décemment durer. Je viens d'assister au plus rapide et au plus sombre
des drames. Il était un peu plus de minuit; j'étais là-haut,
souffrant tous les supplices, tandis qu'une lumière, au dernier étage
du pavillon, témoignait que Christine ne reposait pas encore, et tout
à coup, en bas, dans la clarté lunaire qui inondait le jardin, j'ai vu
paraître le vieux Norbert qui se mit à escalader l'escalier comme un
chat, et puis d'un coup d'épaule, défonça la porte et il y eut la
clameur de Christine: «Papa!»

Mais Norbert dressait déjà au-dessus de sa tête une arme formidable,
quelque chose comme un chenet de bronze qui s'abattit, tandis que
Christine suppliait: «_Ne le tue pas! Ne le tue pas!_» Il y eut une
forme bondissante--l'homme--qui vint crouler jusque sur le balcon en
étendant les bras, tandis que l'arme terrible continuait à le
fracasser.

Et il ne bougea plus! Christine, délirante, s'était jetée sur sa
poitrine.

Et puis, il y eut un silence extraordinaire.

Le vieux, qui avait croisé les bras, montrait une figure de fou.

À ce moment, Jacques sortit à son tour de son appartement et vint se
mêler à la scène. Alors, Christine se releva et dit: «Papa l'a
tué!»

Le vieux prononça distinctement: «_Il ne m'obéissait plus! et
c'était de ta faute! j'aurais dû m'en douter!_»

Quant au fiancé, il ne dit mot, il ramassa le cadavre, le poussa dans
l'atelier où ils s'enfermèrent tous et où ils sont encore au moment
où j'écris ces lignes.



III

N'AURAIT-ELLE QU'UN MÉTRONOME
SOUS SON CORSAGE?


Gabriel est mort! Gabriel est mort! Le vieux en a fait de la charpie!
Moi, je ne considère plus que cela qui est capital. Le reste
s'expliquera après, si c'est absolument nécessaire, mais pour moi, il
n'y a de nécessaire que la mort de Gabriel. Il n'est plus entre moi et
Christine! En serai-je beaucoup plus avancé? Peu importe! Mon cœur est
rafraîchi de tout le sang que le vieux a répandu!

Elle ne posera plus sa tête sur l'épaule de ce jeune homme, beau comme
un demi-dieu, et je ne les verrai plus s'embrasser. Que vont-ils faire
du cadavre? J'ai attendu toute la nuit, mais la porte de l'atelier ne
s'est pas rouverte.

Alors, n'en pouvant plus de fatigue et d'émotion, je suis redescendu
chez moi, je me suis jeté sur mon lit et je me suis endormi dans une
allégresse immense. Au réveil, j'avais l'âme encore en fête: Gabriel
est mort!

Oh! ce cri de triomphe au seuil de la vie retrouvée!

Ce cœur est grave et joyeux qui saigne dans ma poitrine! Comment
osé-je écrire de tels mots de feu! Me réjouir d'un lâche assassinat!
Ah bah! moi aussi j'opte pour le principe de Schelling: «Les esprits
supérieurs sont au-dessus des lois!» Suis-je un esprit supérieur?
Peut-être oui? Peut-être non? Mais à coup sûr, _je suis un maudit
supérieur!_

Et cela comporte des droits que ne comprennent point les autres
créatures... depuis que je suis au monde, Dieu m'a tenté! Attention!
assez divagué!... assez se vautrer dans le sacrilège... Redescendons
sur la terre... Voici la femme de ménage qui vient frapper à la porte
de la boutique.

D'ordinaire, à cette heure,--huit heures,--le vieux est déjà
derrière ses rideaux, penché sur ses roues carrées et Mme Langlois
n'a qu'à pousser la porte. Mais, aujourd'hui, les volets sont encore en
place. La mère Langlois--que je connais bien puisqu'elle me sert, comme
femme de ménage, moi aussi--est toute désemparée. Elle frappe. Elle
frappe de son poing desséché et impatient. Enfin on lui ouvre. C'est
le vieux. Elle entre et M. le prosecteur sort toute de suite dans la
rue, presque en courant! Il doit être en retard pour son cours. Je le
regarde bien au passage. À part ses sourcils froncés, il me paraît
aussi insignifiant que tous les jours.

La porte de la boutique est restée entr'ouverte; je n'aperçois plus le
vieux! Ah! entrer là dedans! Moi qui sais! moi qui pourrais voir!...
car on s'arrangera bien pour que la mère Langlois ne voie rien, elle!
mais, moi!... Et tout à coup, sans plus réfléchir, je saisis mon
stock de peaux et je traverse la rue et j'entre dans la maison du
crime... Je traverse la boutique, la petite salle à manger qui se
trouve derrière cette première pièce et dans laquelle la mère
Langlois accomplit déjà les gestes de sa fonction. Le balai en main,
elle m'interpelle au passage, mais je suis déjà dans le jardin.

Là, je me heurte au vieux Norbert stupéfait, anéanti devant cet
événement extraordinaire: un audacieux a osé franchir les cinq
mètres carrés de sa boutique et se promène dans son jardin comme chez
lui!

--Que voulez-vous, monsieur? finit-il par marmotter en fixant sur moi
des yeux gris d'une hostilité aiguë.

--Monsieur, je suis le relieur.

--Mais je croyais que ma fille s'était entendue avec vous?

Et il a ajouté quelques paroles entre ses dents d'après lesquelles je
crus comprendre que Christine avait donné à la visite qu'elle m'avait
faite une importance _qui lui avait servi de prétexte à ne pas
accompagner l'horloger et son neveu dans la promenade du dimanche._

À ce moment, la voix de Christine se fit entendre derrière nous:

--Laisse monter monsieur, papa!...

Je ne me le fis pas dire deux fois et sans attendre la permission du
vieux, que je laissai un peu désemparé, je gravis en hâte l'escalier
qui conduisait à l'atelier sur le balcon duquel Christine restait
penchée.

Elle était aussi calme que je l'avais vue la veille chez moi et rien
dans son air, dans sa physionomie, ne présentait le moindre reflet du
terrible drame de la nuit.

Quelles étaient mes pensées alors? Aurais-je pu le dire? J'allais me
trouver dans cette pièce où je savais que nul ne pénétrait jamais
qu'elle, Christine, son père et son fiancé--et leur victime--et cela
quelques heures après l'assassinat! et c'était Christine elle-même
qui, du geste le plus naturel, m'en poussait la porte.

Mes yeux étaient allés tout de suite aux solives du balcon, au
plancher de l'atelier, à la table, au bahut, comme si je devais
fatalement y trouver les traces sanglantes du crime. C'était enfantin!
Du moment qu'elle me recevait là, c'est que le _nécessaire_ avait
été fait! Le nécessaire? Le plancher ne paraissait même pas
balayé... Rien, rien, rien dans cette longue pièce où le jour
pénétrait à flots n'eût pu retenir le regard le plus averti--le
mien--_qui avait vu assassiner Gabriel!_

Bien mieux: je savais, par les demi-confidences de la mère Langlois,
que le vieux et sa fille et le fiancé s'enfermaient là des heures et
des heures, tous rideaux tirés sur les vitres, pour une besogne de
mystère qui--je l'ai déjà fait entendre--commençait à troubler
quelques pauvres cervelles dans le quartier; or, on pouvait, en
vérité, se demander après un coup d'œil sur ce banal atelier si la
mère Langlois n'avait pas rêvé!

Un vaste divan dans un coin, des tentures, quelques toiles, des études,
des modelages d'après l'antique accrochés au mur, deux sellettes,
supportant une vague glaise entourée de linges desséchés, une
bibliothèque vitrée dans laquelle il n'y avait même pas de livres
mais quelques statuettes polychromes qui me rappelèrent que deux ans
auparavant Mlle Christine Norbert avait exposé aux Indépendants un
Antinoüs d'étagère, d'une singulière beauté, mais qui avait fait
surtout parler de lui par la matière toute nouvelle dont il était fait
et à laquelle on cherchait à donner un nom, quand l'artiste avait, un
beau matin, sans explications, retiré son envoi.

Au fond de la pièce, une portière à demi soulevée donnant sur une
petite chambre qui était certainement la chambre de Christine.

Mes yeux, qui ne pouvaient s'arrêter sur rien, retournèrent au bahut.

Mais Christine me rappela tranquillement l'objet de ma visite en me
priant de m'asseoir dans le fauteuil où, l'avant-dernière nuit,
j'avais vu s'asseoir Gabriel.

Si elle était calme, je ne l'étais pas! Ma cervelle était en feu, mes
mains tremblaient.

Elle s'assit en face de moi; je n'osais pas la regarder. On lui avait
assassiné, la nuit dernière, son amant, et elle s'intéressait au
grain et à la couleur de mes peaux!

Elle me dit qu'elle me fournirait quelques dessins d'après lesquels
j'aurais à établir une mosaïque.

--C'est donc une reliure de grand luxe? demandai-je.

--Oui, me répondit-elle, et je vais vous avouer que ces livres ne sont
pas à moi et qu'ils ne sont pas pour moi. C'est un secret que je
trahis, mais je suis sûre que vous ne me vendrez pas! Ils appartiennent
à M. le marquis de Coulteray, notre propriétaire, que j'ai vu
dernièrement et qui cherche un relieur d'art qui veuille bien se
consacrer à sa bibliothèque dans des conditions assez exceptionnelles,
du reste, mais qui ne vous gêneraient peut-être pas, vous, qui êtes
son voisin! Je lui ai parlé de vous et il s'est servi de moi pour vous
mettre à l'épreuve. Vous m'excuserez!

Je remerciai en balbutiant comme un enfant timide et confus. Cette
histoire de livres m'intéressait peu, mais l'idée qu'elle avait pensé
à moi! que j'existais pour elle! qu'elle avait fait un geste pour me
rendre service! J'étais comme enivré. Tout à l'heure, j'avais abordé
cette belle fille avec horreur, me demandant quel impassible métronome
battait sous son corsage, et maintenant j'aurais baisé le bas de sa
robe comme à la déesse de la Pitié.

Oui, oui, celle-là était adorable de bien vouloir se pencher sur mon
abomination, de sourire à ma hideur! car elle me sourit! Ô ange!...

Tout de même, la nuit dernière, à cette place même, on lui a
assassiné son amant!

Cette idée, resurgie tout à coup, me fait chanceler. Mon regard
stupide fait encore une fois le tour de cette pièce maudite qui ne me
livre rien de son secret, et puis s'arrête encore sur le bahut! Le
bahut d'où il est sorti et où ils l'ont peut-être rejeté en
attendant qu'ils lui fassent une autre tombe!... car il est peut-être
encore là, le mort magnifique!...

Je suis sûr qu'il y est!...

Une force dont je ne suis pas le maître dirige mes pas vers le meuble
fatal. «Où allez-vous, monsieur?»... Cette fois il me semble que sa
voix est moins sûre et que le geste avec lequel elle m'arrête a été
un peu hâtif.

C'est à mon tour d'avoir pitié. Je me ressaisis... je dis n'importe
quoi:

--C'est un vieux bahut normand!...

--Ce n'est pas un bahut, monsieur, c'est une vieille armoire de la
Renaissance provençale, tout ce qu'il y a de plus authentique... le
seul meuble qui me reste de ma mère, monsieur, qui le tenait de sa
grand'mère!... Il y a eu là dedans de bien beau linge et solide comme
on n'en fait plus à présent!

Je m'incline pour prendre congé... Elle me tend la main. Je sens que si
je touche cette main de mes lèvres, je vais faire des folies et je me
sauve!... Après tout, il est mort! il est mort! Et c'est le
principal!... Le vieux Norbert était dans son droit! le droit romain,
le seul! droit de vie et de mort sous son toit!... Il est vrai que s'il
a tué le monsieur à la cape, il n'a pas touché à un cheveu de sa
fille... Il a bien fait! Une créature pareille, c'est sacré, quoi
qu'elle fasse! Brave _pater familias!_ Je lui serre la main dans sa
boutique avant de courir m'enfermer dans la mienne. Tout cela est
horrible!...



IV

LA ROUGE GOUTTE DE SANG PÈSE PLUS QUE LA MER
EN COLÈRE


--Oui, môssieu Bénédique, oui, c'est comme je vous le dis, il se
passe là des choses qu'est pas naturelles; quand je vous ai aperçu ce
matin traversant leur salle à manger, j'ai voulu me jeter sur vous pour
que vous ne passiez pas, tant je craignais un malheur! J'ai cru un jour
qu'ils allaient me dévorer parce que je m'étais rendue dans le jardin
sans leur permission! Pire que des sauvages, je vous dis! Pire que des
sauvages!

»Ils ne veulent personne, personne autour d'eux! J'suis même étonnée
qu'ils fassent venir une femme de ménage, mais il y a des choses que la
demoiselle peut pas faire; elle ne peut pas laver la vaisselle, par
exemple! ça la répugne, c'te poupée aux mains de grande madame qui
n'a pas le sou! car ça n'a pas le sou! et c'est fier comme si ça
n'avait pas tout vendu, pièce par pièce! J'ai vu filer l'argenterie,
moi! des morceaux qui ne dataient pas d'hier, pour sûr! des souvenirs
de famille, et des tableaux, et des meubles! Depuis trois ans, ça se
vide là dedans, et comment, et pourquoi?

»On dit que le vieux cherche le mouvement perpétuel! Qu'est-ce que
c'est que ça, «le mouvement perpétuel»? Je l'ai trouvé, moi, le
mouvement perpétuel! C'est-y point que je ne remue pas tout le temps?
Jamais une minute de repos pour le pauvre monde.

»Mais s'il est toqué, le père Norbert, est-ce que les deux autres ne
devraient pas avoir de la raison pour lui? Ma parole! le médecin
paraît aussi «maboule» dans son petit laboratoire du fond du jardin
que le vieux et la demoiselle dans leur atelier! je le disais encore
tout à l'heure à c'te bonne mam'zelle Barescat; quand il sort de là
dedans au matin que j'arrive et qu'il court à son amphithéâtre, c'est
lui qui a une figure de macchabée! À quoi donc qu'il a passé la nuit?

»Quant à la demoiselle, par exemple, elle a toujours l'air de se
promener dans le paradis! Elle passe auprès de vous comme si on
n'était pas plus qu'une puce!

»Tout de même, depuis deux jours, je lui ai vu les yeux rouges.

»Voyez-vous, môssieu Bénédique, c'te maison-là me fait peur! J'ai
eu bien souvent envie de ne plus y retourner... Sans Mlle Barescat,
qu'est aussi curieuse que moi, il y a beau temps que je leur aurais
tiré ma révérence!...»

C'est dans l'arrière-boutique de Mlle Barescat, la mercière, centre de
tous les potins du quartier, que cette conversation a eu lieu; c'est là
que je suis venu trouver, sous un prétexte quelconque, la mère
Langlois. Le bavardage de ces deux femmes me paraît redoutable _pour
les autres!_...

Mlle Barescat écoute la mère Langlois en hochant la tête et en
caressant son chat... Pour rien au monde, Mlle Barescat ne consentirait
à se séparer de son chat: la mort seule peut les désunir, mais
l'absence ne les séparera jamais: ils reçoivent toutes les confidences
de compagnie, reconduisant les gens à la porte, et, restés seuls,
trament de petits complots qui peuvent conduire les personnages les plus
tranquilles au déménagement ou au suicide.

Tout de même, j'essaie de me rassurer; les propos chez la mercière ne
dépassent point la limite ordinaire du commérage. Enfin, je fais une
déclaration destinée dans mon esprit à apaiser les inquiétudes de
Mme Langlois.

--L'imagination est une belle chose, madame Langlois, elle pare les
intelligences les plus ternes et donne à votre conversation, en
particulier, une couleur que j'apprécie, car j'ai toujours aimé les
contes qui font un peu peur et, à ce point de vue, je suis resté très
enfant; ainsi je ne me lasserai point de vous entendre parler du vieux
Norbert, de son neveu et de sa fille et de l'étrange existence qu'ils
mènent; enfin, je ne vous cacherai rien en vous disant que c'est
beaucoup à cause de vos histoires, que j'ai pénétré si brusquement
dans le jardin défendu et que j'ai gravi avec tant de hâte l'escalier
qui conduit à l'atelier mystérieux. La vérité me force à vous dire,
madame Langlois, que je n'ai rien trouvé chez les Norbert qui pût
justifier l'angoisse avec laquelle vous servez ces braves gens.
L'atelier n'a rien que de très banal, j'en ai vu vingt comme celui-là
dans ma vie.

--Eh ben alors! m'interrompit-elle en lançant à Mlle Barescat un coup
d'œil sournois, pourquoi en font-ils un pareil mystère qu'ils ne
veulent seulement point que j'aille y fiche un coup de balai?

--Les artistes ont de ces lubies! fis-je.

--Je vois que les artistes aiment la poussière!... C'est d'autant plus
incompréhensible que la belle Christine est toujours propre comme un
sou neuf... Ah! c'est pas elle qui balaie, bien sûr!... Tenez, il n'y a
qu'un homme que j'aie vu, avant vous, pénétrer dans l'atelier, en
dehors bien entendu du vieux Norbert et de son neveu. C'était, _il y a
de cela deux mois_... j'en ai parlé à Mlle Barescat... oh! un drôle
de type... _il était habillé avec un manteau qui l'enfermait des pieds
à la tête, et il avait des bottes_...

--Eh bien! vous voyez qu'ils reçoivent des étrangers, dis-je en
essayant de conserver à ma voix le ton le plus naturel, bien que je
fusse singulièrement ému par la dernière déclaration de la femme de
ménage.

--Pour étranger, ça se pourrait bien qu'il soit étranger... Il en
avait l'air... On ne s'habille plus comme ça chez nous... Il avait un
chapeau noir à boucle, comme on en voit au cinéma dans les drames du
temps de la Révolution... Ma foi! on aurait dit un comédien... un beau
garçon du reste, mais je n'ai pas eu le temps de le voir beaucoup...
C'était un après-midi où j'étais venue par hasard et comme ils ne
m'attendaient pas... Ils l'ont fait filer tout de suite... Il était
assis dans le jardin... Mlle Christine l'a entraîné dare-dare dans
l'atelier... le neveu les a suivis là-haut... Quant au vieux, il
m'avait déjà saisie par le poignet et me ramenait dans sa boutique, et
j'aurai toujours dans l'oreille le ton sur lequel il m'a demandé: «Eh
bien! que voulez-vous, mère Langlois?» Et là-dessus, quel coup d'œil!

»Je lui ai répondu: «Je vous demande bien pardon de vous avoir
dérangé, m'sieur Norbert!... je ne savais pas que vous aviez de la
visite!»

»Il a grogné je ne sais quoi entre ses dents, je lui ai dit ce que
j'avais à lui dire et j'ai fichu le camp!... Vous vous en rappelez,
mademoiselle Barescat?»

Si Mlle Barescat «s'en rappelait»! Le chat aussi avait l'air de «s'en
rappeler». Ils ronronnaient tous deux en signe d'assentiment, l'une
caressant l'autre.

--Nous avons même attendu qu'_il_ ressorte! mais il n'est pas
ressorti!... ajouta la mère Langlois... Et cet homme-là, je ne l'ai
jamais revu!

--Je ne l'ai même jamais vu entrer! exprima la mercière en faisant
glisser ses lunettes sur son front et en me fixant de ses yeux couleur
de poussière.

Alors je dis:

--Je sais de qui vous voulez parler!... c'est un ami de la famille...
moi, je l'ai vu entrer quelquefois et je me rappelle très bien l'avoir
vu sortir, il y a deux mois environ, vers les dix heures du soir!...

Je mens! je mens!... je me fais leur complice!... je veux la sauver!...
quoi qu'elle ait fait! quoi qu'ils aient fait!...

Je passe une fin de journée assez trouble... J'essaie de ramener ma
pensée autour du drame dont j'ai été le témoin... de l'éclairer aux
quelques lueurs des propos entendus chez la mercière...

Ainsi... il y a deux mois, Gabriel était déjà dans la maison de
l'horloger!... Et je n'en savais rien!... Et il avait toute la famille
autour de lui!... Christine ne le recevait donc pas en cachette?...
Non!... Mais elle le gardait en cachette, dans l'armoire! Dame!...
Évidemment!... dame!...

Les autres le croyaient parti!... Et il était dans l'armoire!

Tout cela est bien extraordinaire... car enfin! il n'était pas depuis
deux mois dans ce meuble, quand on l'a assassiné!...

Comment a-t-il échappé à l'attention _soutenue_, à l'espionnage
continuel de la mercière, de la femme de ménage, et de moi, Bénédict
Masson, toujours à l'affût derrière mes rideaux!...

Quand je me rappelle la scène atroce, en vérité, je suis bien obligé
de considérer que les deux hommes n'ont pas été absolument surpris
par l'événement...

Les paroles du père, qui depuis chantent à mon oreille une singulière
musique à laquelle je m'efforce en vain de donner un sens, attestent
bien ceci, au moins, qu'il n'était pas absolument surpris de trouver sa
fille en compagnie du mystérieux visiteur: «_Il ne m'obéissait plus!
et c'était de ta faute! j'aurais dû m'en douter!_»

Quelles paroles bizarres dans un pareil moment! tandis que Christine,
éperdue, suppliait le vieux: «_Ne le tue pas! Ne le tue pas!_»

Et le vieux l'avait tué tout de même!... Pourquoi?... Pourquoi?...
Est-ce parce qu'il l'avait trouvé avec sa fille?... Est-ce parce qu'il
ne lui obéissait plus! Peut-être à cause des deux choses!... Mais en
quoi l'autre ne lui obéissait-il plus?... Qu'est-ce que le vieux
exigeait de ce malheureux jeune homme que j'ai vu massacrer avec une
furie si soudaine?...

Quant au fiancé, il devait savoir aussi, lui, de quoi «il
retournait» car si quelqu'un conserva son sang-froid dans cette affaire,
ce fut bien lui!

Norbert, après avoir tué, avait l'air d'un fou! Christine poussait des
soupirs à rendre l'âme! mais, lui, Jacques Cotentin, avait ramassé le
cadavre sans émoi apparent et l'avait poussé dans l'atelier sans dire
un mot...

Et maintenant, qu'ont-ils fait du cadavre?... Ils ne l'ont pas encore
enfoui dans le jardin... ce sera peut-être pour cette nuit!... je
passerai la nuit à ma lucarne... j'ai le pressentiment que, cette nuit,
je verrai quelque chose!... Les deux hommes ont l'air trop préoccupé!
Je devine bien ce qui les gêne... «La rouge goutte de sang pèse plus
que la mer en colère!...» Lady Macbeth en a fait l'expérience avant
mes voisins de l'Ile-Saint-Louis...»

_Cette nuit-là_... oui, cette nuit-là pèsera encore sur ma mémoire,
nuit lourde avec ses nuages de suie, son eau de plomb, car il a plu un
peu, il a plu des larmes brûlantes, et des lueurs de soufre.

C'est par cette nuit-là que la «Vierge» s'est encore levée, m'est
encore apparue avec son harmonieuse douleur.

C'est de Christine que je parle. Pourquoi ne continuerais-je pas à
l'appeler la «Vierge»? Parce que mes yeux ont vu! ont vu quoi? Est-ce
que je sais ce que mes yeux ont vu? Est-ce qu'ils le savent? Toute
réflexion faite... on peut cacher un monsieur dans une armoire et
rester pure! Il me plaît de penser cela!... Je trouve Boubouroche
sublime et plus intéressant que tous les Sganarelles qui rient au
parterre... Il me plaît que l'affreux drame--dont j'ignore tout--n'ait
pas diminué ma Divinité!...

Écoutez! écoutez bien ceci! moi aussi, j'ai mon drame--dont j'ignore
tout également--un drame qui m'étreint de ses tentacules invisibles,
mais qui, peu à peu, finiront pas sucer toute ma pensée... un drame au
bout duquel, _si le hasard le veut, il y a peut-être l'échafaud!_...
Et cependant, moi aussi, je suis pur!

Seigneur Dieu, ne jugeons personne!... Ayons peur des formes que
prennent les choses en nous frôlant et ne disons point tout haut avec
le triste orgueil de la créature qui ne dispose que de ses cinq sens
«ceci est» ou «ceci n'est pas»... Méfions-nous! méfions-nous!
l'Univers est autour de nous comme une immense embûche... d'autres
avant moi ont prononcé le mot: Farce!

Je n'irai pas jusqu'à ce mot-là tant que je croirai en Christine.

La nuit est si lourde et si basse autour de l'île, que celle-ci semble
plus isolée que jamais de la ville.

Elle est comme sous une cloche qui m'étouffe.

C'est à peine si je puis respirer...

Tout d'un coup, j'ai entendu la voix qui remplissait l'effrayant
silence.

C'est la première fois que j'entends sa voix à cette distance, et,
peut-être, après tout, me suis-je imaginé l'avoir entendue?... Non!
c'est bien elle qui a prononcé ces mots... je n'aurais pas pu les
inventer... je veux dire que je n'avais aucune raison pour les
inventer... C'étaient des mots très simples. Elle disait: «Au revoir,
Gabriel!»

Elle ne bougeait pas. Elle était sur le balcon. Sa voix remplissait
solennellement l'air si lourd, la nuit soufrée... Et devant elle, passa
le cortège... C'étaient le vieux Norbert et son neveu qui portaient,
roulé dans une couverture, le cadavre!

L'armoire était ouverte derrière eux... Ainsi, j'avais bien deviné...
Le cadavre était encore là quand j'étais monté dans l'atelier!

Eh bien! cette Christine est surhumaine!... Non! Non!... Tu n'es pas une
poupée sans cœur, ô céleste créature!...

Maintenant que j'ai entendu ta voix d'or dans cette affreuse nuit de
silence, ta voix qui disait «au revoir» aux restes ensanglantés de
l'un des plus beaux des fils des hommes, j'ai compris ton impassibilité
de statue... Au revoir! tu es donc décidée à le rejoindre au fond de
cet inconnu où il y a promesse d'union des âmes, mais où peut être
aussi règne le grand Pan de jadis, revêtu de sa peau de léopard! ô
païenne Christine!...

Disparais donc et moi aussi je disparaîtrai de cette terre au sein de
laquelle j'ai hâte de déposer mon abominable défroque.

Je voudrais être ce cadavre que tu pleures... et qu'ils descendent dans
le jardin...

Toi, tu n'as pas voulu en voir davantage et tu t'es redressée dans la
nuit jaune et tu as disparu tandis qu'ils s'enfonçaient dans le puits
d'ombre...

Mais rien ne remue plus au fond de l'ombre... s'ils creusaient une
fosse, je verrais leurs gestes noirs...

Le rez-de-chaussée du pavillon a toujours été pour moi quelque chose
d'obscur et de mal défini. Trois portes étroites et cintrées donnant
sur le jardin et ne s'ouvrant jamais, toutes clouées de planches. Deux
fenêtres, une à chaque extrémité, bouchées de persiennes. Deux ou
trois fois, pendant ma faction, il y a eu comme un éclair intérieur
qui traversait tout cela, comme une immense étincelle électrique
entr'aperçue par les interstices des cloisons mal jointes... et puis
tout retombait à la nuit...

C'est là que le neveu travaille quand il n'est pas renfermé là-haut
dans l'atelier avec Christine et le vieux Norbert... Sans doute doit-il
se livrer à des expériences de radiographie... De nos jours, il n'y a
plus de médecin ni de chirurgien sans électricité... Je sais aussi
(bavardages de Mme Langlois) qu'à ce rez-de-chaussée, à droite, il y
a un immense fourneau avec toutes sortes d'instruments, de cornues, de
ballons de verre (comme dans les laboratoires de sorciers du temps
jadis, au cinéma).

Et, cette nuit, à travers les persiennes, c'est de là que vient la
lueur... et non pas un étincellement électrique... mais une lueur de
flamme ardente qui semble intérieurement lécher les murs et puis qui
s'éteint tout d'un coup... pour reprendre soudain et s'éteindre
encore... Combustion bizarre, désordonnée, activée sans doute par le
jet de quelque liquide inflammable...

Et puis, tout à coup, au-dessus du toit, dans la nuit jaune et basse...
bouillonne un tourbillon sombre, épais, funèbre, qui hésite dans la
direction à suivre et finalement s'étale sur l'île, rabat ses scories
jusque sur les quais déserts, nous enveloppe d'un voile de deuil
sinistre en même temps que d'une atmosphère inquiétante... où
persiste une horrifiante odeur!...

Ah! les imprudents!



V

TU VIENS T'ASSEOIR ET TU LANCES DES ŒILLADES
MINAUDIÈRES


_Mercredi._--Bon! Christine n'est pas morte de désespoir! Elle est dans
mon atelier et bien vivante, je vous l'assure! _C'est vraiment gentil à
elle d'être venue me rassurer!_... car c'est bien pour moi, cette fois,
qu'elle a franchi mon seuil, comme si elle avait deviné que sa
présence seule pouvait calmer mon angoisse, comme si elle savait que je
savais!

Elle est venue, mais où veut-elle en venir? où veut-elle en venir?

Elle est pleine de grâces et sa toilette est charmante: une nouvelle
robe de printemps, qu'elle s'est confectionnée elle-même assurément,
mais avec ses doigts d'artiste _et qui ne prévoyaient pas le deuil!_...

Ce qu'une jolie fille peut faire avec du linon blanc et bleu et un peu
de broderie au point de croix!...

Certes! ce n'est point à mon intention que cette robe a été faite,
mais je ne saurais douter que c'est pour moi qu'on l'a mise!

Si vraiment son cœur est en deuil, ce vêtement de clarté est bien
redoutable!... Quel est donc son dessein pour que Christine soit
coquette avec le monstre?

Question à laquelle j'essaie de me raccrocher éperdument pour ne point
perdre pied à ce nouveau tournant de l'inexplicable aventure! Et puis
j'abandonne ma question, je lâche tout et je me sens tourner au fond du
gouffre, heureux affreusement de m'y enfoncer pour elle, sous son regard
qui me sourit, qui a besoin de moi--car elle ne serait pas là avec
toute sa coquetterie si elle n'avait pas besoin de moi--besoin de moi,
_dans son crime!_...

Qu'elle fasse de moi ce qu'elle voudra!... Je suis prêt à prendre
toutes les responsabilités!...

Je ne saurais concevoir que le moindre danger menace cette admirable
enfant, dont les longues mains nues jouent entre les pages de Verlaine.

Pour qui, comme moi, a regardé passer pendant plus de deux ans cette
méprisante archiduchesse, il faut qu'il se soit produit quelque chose
de fabuleux pour que cette grâce minaudière soit venue s'asseoir, en
face de moi, devant mon comptoir!...

Ce crime, je le bénis!... et cette horrible odeur qui me faisait
râler, cette nuit, sous mon toit... la maudite odeur de l'holocauste
qui devait me poursuivre toute la vie... je ne la sens déjà plus...
car son parfum à elle est venu!...

Ah! l'odeur de sa chair vivante et nue sous les linons cerclés de
petits points de croix!

La vie est plus forte que la mort!

Va, mon enfant, parle!...

Attends un peu, d'abord je vais envoyer en course l'apprenti qui rôde
en reniflant comme un phoque au fond de l'atelier... et puis je vais
fermer la porte pour que la rue n'entre pas chez nous!... car la rue est
chez moi!... Voilà une histoire qui fournira les veillées de
l'île!... Le museau pointu de Mlle Barescat s'est avancé entre les
hublots inquiétants de ses lunettes et sous l'arc de triomphe de son
bonnet tuyauté; la face plate de la mère Langlois reflète un coucher
de soleil, là-bas, à l'horizon borné par la boutique de la
charcutière... Derrière les vitres, les rideaux frémissent sous
d'agiles mitaines...

--Monsieur, je viens à vous comme à un ami!...

J'essaie de sourire:

--Un ami? Mais vous ne me connaissez pas!

--Si, monsieur, je vous connais!... D'abord vous êtes mon voisin depuis
des années et, comme je suis curieuse, j'ai voulu savoir qui était mon
voisin...

--Un pauvre relieur, mademoiselle...

--Un grand poète, monsieur!

Je n'ai pas bronché. Mon silence ne l'a pas embarrassée le moins du
monde. Elle a appuyé son coude d'ivoire (car les manches de cette
blouse de linon sont très courtes) sur les volumes qui traînaient
devant elle, a posé doucement sa tête adorable dans les pétales de sa
main que ne déshonorait aucun bijou et, en me regardant--_en me
regardant_--elle prononça:

«Dédié à celle qui passe.--Pour l'amour de Dieu, ne remue pas les
sourcils quand tu passes près de moi; que ton regard reste glacé dans
son lac immobile; les minauderies de tes yeux, si tu voulais, boiraient
le sang de bien des gens. Au nom de ta jeunesse, douce aimée, ne me
fais pas pleurer!... Je suis orphelin, je suis enfant!... Rien ne
pourrait me retenir!... Ne m'attire pas dans ton feu!... Ton amour m'a
rendu pareil aux nuages déchirés par l'orage.»

--Assez! interrompis-je dans une agitation qui touchait à l'attaque de
nerfs... Assez! ce sont de très mauvais vers! Vous oubliez que si la
reliure qui les parait, à la dernière exposition des maîtres, a
obtenu le prix, eux n'ont eu aucun succès... ce qui est justice, car,
après tout, ils n'étaient signés d'aucun nom connu!...

--Ils n'étaient pas signés du tout! laissa-t-elle tomber sans
s'émouvoir autrement de l'état où elle me voyait, mais j'ai bien
pensé qu'ils étaient de vous!...

Je pâlis atrocement sans oser la regarder. À l'ivresse de tout à
l'heure succédait une rage qui m'étouffait... Sans aucun doute cette
fille se moquait de moi! et avec quelle tranquille audace! Enfin je pus
m'exprimer et je lui jetai:

--Vous êtes cruelle!... Du reste, j'ai toujours pensé que vous étiez
trop belle pour n'être point la cruauté même et peut-être sans que
vous en doutiez, ce qui est votre seule excuse!...

--Continuez donc; fit-elle lentement, je ne suis point venue chercher
ici des compliments!

--_Qu'êtes-vous venue chercher?_...

Ces mots terribles, j'aurais voulu les rattraper. Mais j'étais comme
forcené. Et ainsi qu'il arrive aux plus timides quand ils donnent un
essor inattendu à leur hardiesse, je perdis toute mesure. Sans attendre
sa réponse, je l'accablai de reproches stupides comme si elle m'avait
donné quelque droit sur elle, par sa conduite antérieure vis-à-vis de
moi...

Eh bien! oui, j'avais fait des vers, mais pour moi tout seul, et il
n'appartenait à personne au monde, pas même à elle, de venir railler
ma solitude et ma détresse!...

--Vous prétendez me connaître, lui dis-je encore, et vous n'avez rien
trouvé de mieux, avant de pénétrer ici, que de prendre pour complice
ma vanité d'auteur! Si vous soupçonniez le mépris que j'ai pour moi
et pour les autres, _pour tous les autres_, vous seriez abstenue
d'apprendre par cœur un méchant sonnet que j'avais depuis longtemps
oublié!

Elle ne broncha pas, mais quand j'eus fini, elle se remit tranquillement
à dire de mes vers et même de ma prose, qui est assez rare,--où? dans
quelle boîte, sur les quais, avait-elle pu dénicher les misérables
opuscules?--elle connaissait toute mon œuvre, ma pauvre, déchirante,
blasphématoire, attendrissante, révoltante œuvre... aussi bien que
moi!... mieux que moi... car sa façon de dire attestait qu'elle
ajoutait quelquefois un sens supérieur à un texte dont toute la valeur
ne m'était pas encore apparue...

Décidément l'intelligence de Christine est prodigieuse. Je dis cela
naïvement, sincèrement, parce que je suis très difficile à
comprendre et qu'elle est à peu près la seule à m'avoir compris. En
tout cas, je suis anéanti devant cette révélation! Depuis un temps
que je ne saurais apprécier, cette fille qui passait près de moi sans
me regarder jamais, vivait avec mes pensées!...

Pourquoi a-t-elle tant attendu pour me révéler cela? Pourquoi?
Pourquoi aujourd'hui plutôt qu'hier?...

Sans doute lit-elle en moi comme en un livre, car elle répond sans plus
tarder:

--Monsieur, vous m'avez demandé tout à l'heure: «Qu'êtes-vous venue
chercher?» Monsieur, je suis venue vous demander un grand service!...
Mon père, mon cousin et moi nous traversons en ce moment une crise
atroce... (Ah! ah! pensais-je encore, nous y voilà! Elle sait que je
sais! que j'ai vu! Elle éprouve le besoin de s'expliquer, elle plie
sous la nécessité d'entrer en pourparlers avec le voisin d'en face!
Quel mensonge vais-je entendre?...)

»Oui, atroce! répéta-t-elle (et elle baissa la tête, et ses yeux me
quittèrent, et la salle se remplit d'une ombre opaque)... Nous sommes
ruinés... Nous avons mangé depuis longtemps l'héritage de ma mère...
et ce que nous gagnons est insignifiant!... Monsieur, je vois sur ce
rayon, derrière vous, les _Études philosophiques_ de Balzac. Avez-vous
lu la _Recherche de l'absolu?_ Oui, naturellement, vous l'avez lu. Je ne
sais si vous êtes de mon avis, mais j'estime que ce roman est, avec
_Louis Lambert_, la plus belle œuvre de Balzac, la plus noble et aussi
la plus dramatique. Quoi de plus angoissant, en vérité, que le sort de
cette famille bourgeoise et prospère et peu à peu ruinée par l'idée
de génie? Rien ne résiste à la folie sublime de l'inventeur, et les
enfants sont obligés de subir la débâcle du vieux Claës, comme...
Vous m'avez comprise, monsieur! Seulement, en ce qui concerne l'horloger
Norbert de l'Ile-Saint-Louis, il y a une petite différence... Les
enfants du héros de Balzac ne croient pas à son génie, sa femme non
plus du reste (et elle n'en apparaît que plus touchante dans son
dévouement), tandis que les enfants de Norbert--je veux parler de son
pupille et de moi, monsieur--ont la foi la plus absolue dans l'idée et
n'auraient pas hésité, si cela avait été nécessaire, à mettre leur
père sur la paille dans le cas où il eût hésité!...

--Mâtin! fis-je... tout cela pour le mouvement perpétuel!

--Pour cela, ou pour autre chose, monsieur!

--Oh! ne me croyez pas indiscret! Je savais qu'en vous parlant au
mouvement perpétuel, je ne vous apprendrais rien des bruits qui courent
dans les arrière-boutiques du quartier.

Christine releva la tête et sourit; tout fut de nouveau illuminé _a
giorno._

--Reparlons sérieusement, je vous prie... Sur la paille, nous le sommes
donc!... et je vais vous dire tout de suite de quoi nous vivons... Je
vous ai déjà prouvé que je vous connaissais mieux que vous ne
l'imaginiez... je vais vous prouver maintenant que je vous considère
comme un ami... (sa figure devint extraordinairement grave)... oui, je
vais vous parler comme à un ami, _comme à un frère!_ (c'est cela! je
m'y attendais!... comme à un frère!... c'est toujours comme à un
frère que ces dames me parlent)...

»... Nous sommes à l'entière disposition de notre propriétaire... le
marquis de Coulteray... Nous lui devons plusieurs termes... il peut, si
bon lui semble, nous mettre à la porte demain! S'il ne le fait pas,
c'est à cause de moi!... _le marquis de Coulteray me fait la cour!_...
(Comment! encore un! Et elle est venue pour me dire cela!... Il me
semble que la madone de l'Ile-Saint-Louis est bien occupée entre son
fiancé, le cadavre de son Gabriel, son marquis et _son frère_: le
relieur d'art de l'Ile-Saint-Louis! Ô Christine! énigme de plus en
plus indéchiffrable!)... une cour très convenable... du moins jusqu'à
présent... Ma présence chez lui lui plaît... il prétend même
qu'elle lui est nécessaire... Je passe quelques heures tous les jours
dans son hôtel, sous prétexte de petits travaux à effectuer... des
étains... de la ferronnerie pour de vieux lutrins... des ciselures pour
antiphonaires. Sa bibliothèque est unique... vous verrez!

--Ah! je verrai cela!... fis-je pour dire quelque chose et d'un air tout
à fait désemparé.

--Mon Dieu, oui! du moins, je l'espère, sans quoi il n'y aurait aucune
raison pour que je vienne vous faire de telles confidences...

--Bien!... bien!... je vous écoute... continuez!...

--À l'extrémité de cette bibliothèque se trouve une petite pièce de
quelques mètres carrés que le marquis a fait transformer pour moi en
atelier et qui vous servira à vous aussi si... mon Dieu! si vous le
voulez bien! si vous consentez à donner une suite à ma proposition de
l'autre jour!... Monsieur Bénédict Masson, j'ai confiance en vous!...
je vous dis tout! (Oh! ce que les femmes peuvent mentir!) Venez à mon
secours!... Si je romps avec le marquis... non seulement je perds la
petite pension qui nous fait vivre, mais je suis sûre qu'il n'hésitera
pas à nous mettre à la porte!... _Or, nous ne pouvons quitter notre
domicile de l'Ile-Saint-Louis sans une véritable catastrophe!_

Là-dessus, un silence. Cette fois, nous y voilà! Il est toujours
dangereux de quitter un endroit encore tout chaud d'un assassinat! Un
cadavre laisse souvent des traces, même quand on l'a fait passer par un
poêle! La chronique judiciaire ne nous en apporte que trop
d'exemples!... Ainsi pensai-je, car enfin, pendant qu'elle m'entretenait
de cette nouvelle histoire à laquelle je ne m'attendais pas, je ne
songeais qu'au drame, moi, que j'avais vu, et dont elle avait l'air de
ne plus se souvenir!... Mais, comme on dit au Palais, nous allons entrer
_dans le vif du débat_, si tant est que l'on puisse s'exprimer ainsi en
parlant d'un mort... Eh bien! je me suis encore trompé! Gabriel, ni de
près, ni de loin, ne fera les frais de cette conversation. Christine,
en effet, continue, attristée...

--Oui, une véritable catastrophe... _pour nos travaux!_ Nous ne pouvons
les transporter ailleurs... cela nous est impossible, matériellement et
financièrement... Ce serait la fin de tout!... _Ce serait la fin de
trois vies, et peut-être davantage!_

Alors, c'est bien vu, bien entendu? De Gabriel, pas question! Elle
s'imagine que je ne sais rien... Tout de même, elle sait, elle, et cela
ne semble aucunement la préoccuper! Après tout, qu'est-ce que je
m'imagine? Elle ne pense peut-être qu'à cela, avec sa figure vermeille
et cette parure de clarté!... Alors, un monstre?... Pourquoi pas?...
Avec elle je navigue du ciel à l'enfer avec une rapidité d'onde
hertzienne. Nous sommes deux monstres, bien faits pour nous entendre...

--Si je vous comprends bien, vous me demandez d'accepter tout de suite
d'être quelque chose comme le bibliothécaire-relieur de M. le marquis
de Coulteray, et cela parce que vous craignez de rester seule avec
lui!...

--C'est cela, monsieur!... vous voyez la confiance...

--Parfaitement! la confiance!... la confiance!... Compris!... Mais le
marquis, lui, ne pourra me voir venir que comme un ennemi!...

--Non! car j'ai posé mes conditions!... Il vaut mieux que vous sachiez
tout... Je voulais partir... enfin je faisais celle qui voulait
partir... ne plus revenir chez lui!... Il m'avait dit des choses qui
m'avaient déplu... Il est très grand seigneur... extrêmement poli et
parfois incroyablement audacieux... Il a pu croire que je ne reviendrais
plus!... Il m'a suppliée... Je lui ai dit que je ne resterais que si,
désormais, il y avait un tiers entré nous... Il a accepté... La chose
s'est passée tout récemment... ce matin même... et je suis venue vous
voir... j'ai pensé à vous tout de suite...

--Oui, comme à un vieil ami, comme à un frère... je sais!... Mais la
marquise, demandai-je tout à coup, qu'est-ce qu'elle fait dans tout
cela?

--_Dans tout cela_, répondit Christine en fronçant ses beaux sourcils,
_dans tout cela, la marquise m'a suppliée de rester, elle aussi!_
(C'est toujours ainsi, pensai-je.)



VI

LA MARQUISE DE COULTERAY


Christine me conduira où elle voudra. J'accepte tout ce qu'elle me
propose. Je suis le dernier des lâches, car maintenant je sais pourquoi
elle est venue me trouver, elle, et pourquoi il me subira auprès
d'elle, lui!... je suis laid!...

Je le crois bien qu'ils ont pensé à moi tout de suite, quand la
nécessité de mettre un tiers dans leur intimité leur est apparue. Ne
suis-je pas «le tiers» idéal? Ni l'un ni l'autre n'auront rien à
craindre de mes entreprises pensent-ils,--mais, entre nous, le monstre
n'aime pas qu'on le taquine.

Nous allons bien voir. Laissons-nous conduire, puisque je ne puis faire
autrement.

Nous voici tous les deux dans la petite rue qui conduit au quai, la
petite rue qui n'est à l'ordinaire qu'un courant d'air et qui, ce
matin, est ravagée par un vent qui nettoie furieusement toute l'île
des scories de la nuit! Ah! poussière des nuits! odeur funèbre! Autant
en emporte le vent! Je ne vois plus, moi, dans le vent, que les jambes
de Christine gantées de soie, tapant leurs petits talons Louis XV sur
le vieux pavé du roi--«sous tes souliers de satin--sous tes charmants
pieds de soie--moi je mets ma grande joie--mon génie et mon destin!»

Elle a encore bien grande allure, cette demeure décrépite qui se
dresse devant nous comme une ombre fastueuse du passé... L'hôtel
Coulteray est assurément, avec l'hôtel Lauzun, l'un des plus beaux de
l'île, sinon le plus beau, en tout cas l'un des mieux conservés dans
sa vieillotterie, celui qui a été le moins retouché par nos
architectes modernes... Nous avons pénétré sous sa voûte, que ferme
l'énorme porte cloutée à double vantail, par un portillon derrière
lequel nous avons trouvé un noble vieillard (coiffé d'une casquette
galonnée) qui semblait nous attendre. Le portillon rendit derrière
nous un bruit sourd et nous entrâmes dans une ombre lourde de plusieurs
siècles.

Puis ce fut la cour d'honneur que Christine me fit traverser rapidement
sur un pavé encadré de mousse où elle était la seule à ne pas
chanceler...

Elle ne me donna point le temps d'admirer la courbe harmonieuse du
perron... nous étions déjà dans le haut et grand vestibule où nous
fûmes accueillis, sortant de je ne sais quelle niche, par une espèce
de chat humain dont la figure de bronze poli, trouée de deux yeux
énormes de jade, s'enturbannait d'une soie immaculée...

--Sing-Sing! me souffla Christine, le petit valet de pied hindou du
marquis... un très gentil garçon et très serviable, mais un peu
encombrant, trop souvent fourré dans vos pattes, ou s'allongeant sur
une corniche, se balançant au-dessus d'une porte «histoire de vous
faire peur pour rire»... Chassez-le en claquant dans les mains, comme
pour un petit animal qu'il est... Sauve-toi, Sing-Sing!

Sing-Sing nous quitte et en trois bonds va rejoindre une sorte de niche
rembourrée, qui tient de la corbeille et de la guérite où, sous des
couvertures, il attend des ordres en méditant ses petites farces.

Christine a poussé une porte, nous traversons plusieurs salons aux
incomparables boiseries, aux vieilles dorures, aux meubles garnis de
housses laissant passer leurs pieds écaillés... Ah! glorieux passé!
glorieux et intact passé! Mais pourquoi, tout à coup surgie, dans le
cadre d'une porte au trumeau Louis XV, cette statue du Pendjab, cet
hercule indien qui froidement nous salue en nous ouvrant, d'un geste
auguste, la porte de la bibliothèque?

--Celui-ci, dit Christine, c'est Sangor, le premier valet de chambre du
marquis, son domestique de confiance. Sangor le fait un peu à la
divinité. Il a toujours l'air de sortir d'une conférence avec
Bouddha... et il vous apporte un verre d'eau sucrée comme s'il vous
faisait présent de tous les trésors de Golconde. Faire bien attention
à lui... On le prendrait facilement pour une brute et je le crois très
intelligent. On ne sait jamais s'il vous comprend, mais il vous devine!
Avec cela, fort comme une cariatide!

--Mais il n'y a donc que des domestiques indiens, ici?

--Non, vous avez déjà vu le portier, il est Français. C'est le seul.
La domesticité de la marquise est anglaise. Les gens du marquis sont
indiens... Vous savez qu'il s'est marié là-bas en Hindoustan...

--Oui, je sais... Mais dites-moi, elle est prodigieuse cette
bibliothèque, vous n'aviez rien exagéré.

--Je n'exagère jamais rien!...

Dans cette bibliothèque pâle, pâle, aux vieux bois effacés, aux
moulures effritées derrière des treillis dédorés et légers comme
les premiers enlacements d'une corbeille destinée au boudoir d'une
coquette... il y avait là des milliers et des milliers de volumes dans
leurs reliures centenaires... Sur les tables, sur les lutrins, je
soupçonnai, du premier coup d'œil, des merveilles...

--Vous verrez! vous verrez! me dit Christine... il y a là des livres
sans prix! des autographes rarissimes comme n'en possède pas l'Arsenal:
tenez, dans ce coffret fleurdelisé, voici le livre d'heures de Blanche
de Castille qu'elle légua à son petit saint de fils... Lisez: «C'est
le psautier de Monseigneur Loys, lequel fut à sa mère»; il provient
des trésors dispersés de la Sainte-Chapelle; puis la bible de Charles
V, portant de la main même du roi: «Ce livre à moy, roy de
France»... et ce missel dont chaque feuille est encadrée d'une
incomparable guirlande due au pinceau du «maître aux fleurs», ce
grand artiste dont on ignore le nom... Ah! cher relieur d'art, mon
voisin, quels trésors pour vous ici, quelles inspirations... Voici
encore, dans ce coffret, la lettre d'amour de Henri IV embrassant «un
mylion de fois» la marquise de Verneuil... Le marquis veut faire un
recueil d'autographes s'il trouve un relieur digne de les réunir.
Tenez-vous bien, monsieur Bénédict Masson.

J'étais transporté. Il n'y avait plus en moi que l'artiste...
l'amoureux lui-même semblait avoir fui... quand, tout à coup, dans
cette grande pièce pâle où glissait une lumière avare, je sentis que
le drame (que j'avais oublié un instant) pénétrait avec cette figure
de rêve, emmitouflée de fourrures blanches, qui s'acheminait vers
nous... quel drame?... celui d'à côté que j'avais vu, en partie, se
dérouler sous mes yeux?... celui d'ici que je ne connaissais pas
encore?... Peut-être bien les deux à la fois.

Oui, quand je me rappelle cette première heure singulière, passée
dans le vieil hôtel de Coulteray, ce qui domine en moi, c'est
l'impression que l'un de ces drames pourrait peut-être un jour
s'expliquer par l'autre, en tout cas qu'ils n'étaient pas étrangers
l'un à l'autre... et que ce mur, bâti jadis pour séparer l'antique
demeure, ne séparait plus rien du tout depuis que Christine en faisait
si facilement le tour.

Qu'y avait-il de vrai dans tout ce qu'elle m'avait raconté le matin
même? J'allais peut-être le savoir de la bouche de ce fantôme pâle
qui s'avançait vers nous... c'était la marquise; je l'avais reconnue,
bien qu'elle m'apparût encore plus exsangue que lorsque je l'avais vue
pour la première fois. Son apparition me plongea immédiatement dans
cette indéfinissable rêverie que nous cause une musique douce et
triste, apportée à nos oreilles par une brise lointaine à travers un
grand silence... quel souffle de l'au-delà soulevait cette fragile
image? Autant Christine semblait la réalisation idéale de la vie, par
sa ressemblance avec les plus suaves figures de la Renaissance
italienne, autant le visage de la marquise avait un air de songe aux
transparences si délicates qu'on eût craint de les profaner par
l'examen. Je ne me lassais pas de regarder Christine, mais devant cette
langoureuse lady, on ne pouvait que baisser les yeux par crainte de
l'effleurer ou peut-être même par pitié... d'autant que cette forme
fugitive était éclairée doucement par le triste flambeau d'un regard
plein d'inquiétude et de douleur.

Je pus constater tout de suite que j'étais attendu, car Christine ne
m'eut pas plus tôt présenté que la marquise me remercia presque avec
effusion d'être venu, et assez hâtivement du reste, comme si elle eût
craint d'être surprise... D'une voix qui rappelait le pépiement
craintif d'un petit oiseau tombé du nid, elle me dit:

--Mlle Norbert nous a parlé de vous... Vous êtes le bienvenu... Le
marquis a besoin d'un homme comme vous pour ses collections, auxquelles
il attache un si grand prix... Figurez-vous que Mlle Norbert voulait
nous quitter!... C'est si triste ici!... Elle prendra patience dans la
compagnie d'un artiste comme vous!... Moi aussi, j'aime les livres... je
viendrai vous voir de temps en temps. Je m'ennuie... si vous saviez
comme je m'ennuie! Il faut me pardonner... J'ai été élevée aux
Indes, n'est-ce pas? Il ne faut pas me quitter! Il ne faut pas me
quitter!...

Là-dessus, elle s'en alla ou plutôt se sauva... disparut au bout de la
pièce comme si elle passait à travers les murs, en répétant ces
mots: «Il ne faut pas me quitter!»...

Christine ne m'avait donc pas menti. Et c'était peut-être moins pour
le marquis que pour la marquise qu'elle restait, et par charité... si
elle avait mené une véritable intrigue avec cet homme, elle ne m'en
eût certes point averti!... elle murmura:

--Pauvre femme!

Nous restâmes un instant silencieux. À travers la vitre je regardais
le jardin qui s'étendait derrière l'hôtel et qui me parut un peu
négligé, ce qui n'était point pour me déplaire. L'été tout proche
paraissait déjà en vainqueur dans le fouillis de verdure et la libre
éclosion des fleurs... Je me tournai vers Christine:

--La santé de la marquise me paraît bien précaire.

Elle me répondit, en appuyant son front à la vitre:

--Cela dépend des jours. Parfois on la croirait près d'expirer... et
puis, avec quelques bons jus de viande, elle reprend des forces... elle
paraît normale alors!...

--Comment, normale?... Que voulez-vous dire?

--Rien... _seulement je crois que la marquise a beaucoup
d'imagination_... Oui, il y a des jours où elle se croit plus malade
qu'elle ne l'est... cela suffit pour qu'elle le devienne tout à fait...

Et, sans transition, Christine continua:

--Ah! monsieur Masson... je voulais vous dire une chose... Vous voyez
cette petite porte là-bas, au fond du jardin... elle donne sur la rue
que nous avons suivie pour venir jusqu'ici... Elle est à quelque
cinquante mètres de chez vous... Il vous serait donc beaucoup plus
commode de venir directement ici par cette porte et d'entrer par la
porte de la bibliothèque qui donne sur le jardin que de faire le tour
par la grande entrée, et d'avoir à attendre la bonne volonté du
«suisse», comme on dit encore ici!... Je demanderai donc au marquis
qu'il vous en donne la clef!

--Et vous croyez que le marquis la donnera à un inconnu?

D'abord, vous n'êtes pas un inconnu... et puis le marquis ne refusera
pas cette clef, du moment que c'est moi qui la demande pour vous!
Seulement, quand vous l'aurez, vous me la donnerez... à moi!

--À vous?

--Oui, à moi! Oh! n'ouvrez pas ces yeux étonnés... et qui attestent
les plus méchantes pensées. Monsieur Bénédict Masson, si j'ai besoin
de cette clef, ce n'est point pour venir ici en cachette, je vous prie
de le croire... c'est pour m'enfuir, si c'est nécessaire!

J'en pouvais à peine croire mes oreilles!

--Ce marquis est donc bien redoutable? fis-je...

--Vous le verrez!

Encore un silence... Je le verrai si je veux, car, enfin, rien encore
n'est décidé, mais cette opinion, je me garde bien de l'exprimer, la
jugeant, du reste, vaine et inutile à cause du peu de cas que je fais
de ma volonté en face de celle de Christine... Cependant, je ne puis
dissimuler mon inquiétude; depuis quelques minutes, la marquise et
Christine m'ont promené dans une atmosphère tellement incertaine... La
fille de l'horloger comprend mon hésitation:

--Il ne se passe pas autre chose ici que ce que je vous ai dit, et qui
n'a rien de tout à fait exceptionnel!...

--Le marquis, on ne le verra pas?

--Peut-être pas aujourd'hui!... J'avais espéré... mais il est encore
un peu honteux après la scène de ce matin...

--Ah! c'est ce matin...

--Oui, il a voulu m'embrasser!... C'est tout ce qu'il y a eu de grave
entre nous... C'est pardonnable!...

--Comment donc!

Et je lui pardonne!... Mais je prends mes précautions pour l'avenir,
voilà tout!

--Oui, la clef... la clef... _et moi!_

Elle a compris mon égarement, et alors il s'est passé cette chose
stupéfiante: elle m'a pris la main et l'a gardée dans la sienne, comme
si cette main lui appartenait, d'un geste qui prenait possession
définitivement de ma personne, et m'a dit:

--Soyez mon ami!... _Il y a longtemps que je le désire!_

Longtemps!... Et cependant, quand elle était passée près de moi
pendant des mois, des années, elle n'avait pas «remué les
sourcils» et son regard était resté «glacé dans son lac
immobile»... Ah! pitié, pitié, Christine!... «Ne me fais pas
pleurer!» comme disent mes pauvres vers... Je suis orphelin... Je suis
enfant! Ne m'attire pas dans ton feu! _Rien ne pourrait me retenir!_ Et
peut-être, ne me pardonnerais-tu pas aussi facilement que tu as
pardonné au marquis.

J'étais sans voix et je n'osais bouger de peur d'une catastrophe, d'une
bévue de ma part, d'une maladresse, d'une caresse qui, si humblement se
fût-elle présentée, ne pouvait être, venant de moi, qu'une forme de
la brutalité... (j'étais payé, je vous le jure, pour savoir
là-dessus à quoi m'en tenir)... ma main dut cependant la brûler, car
elle la quitta soudain comme on quitte un fer rouge; cependant à son
geste trop prompt, elle trouva une excuse:

--La marquise!

Moi, je n'avais rien entendu. Les fourrures blanches étaient en effet
revenues... Elles étaient derrière nous, enveloppant une figure
inquiète et souriante et lointaine, comme un vieux pastel.

--Vous nous restez, monsieur Bénédict Masson?

Oui, oui! je leur reste!... je leur reste! Elles peuvent bien être
tranquilles!



VII

LE MARQUIS


_1er juin._--J'ai vu le marquis; c'est un bon vivant. Mais auparavant,
j'avais vu _ses portraits._ C'est une anecdote assez bizarre qu'il faut
que je rapporte ici, car elle a été pour moi l'occasion de la
première lueur projetée sur la singulière intellectualité de la
marquise.

Christine n'était pas là et j'étais assez embarrassé de ma personne;
c'était la seconde fois que je venais sans rencontrer âme qui vive,
car je ne compte point pour des âmes le petit chat Sing-Sing et la
cariatide Sangor; je n'osais encore toucher à rien, et pour calmer mon
impatience, j'essayai de fixer mon attention sur quatre portraits
représentant le père, le grand-père, l'arrière-grand-père et le
trisaïeul de mon hôte, enfin toute la série des Coulteray jusqu'à
Louis XV... Les autres se trouvaient, paraît-il, dans la galerie du
premier étage... Mais ceux-ci me suffisaient pour le moment.

Ces quatre images me présentaient l'histoire du costume masculin en
France pendant une période de cent cinquante ans, avec cette
particularité bizarre que ces différents accoutrements semblaient
habiller le même personnage, tant les Coulteray se ressemblaient de
père en fils.

Il n'était point jusqu'aux manières, jusqu'au ton, si j'ose dire, qui
ne se répétassent; bref, sous les dentelles et les basques de l'habit
Louis XV, sous la cravate à la Garat, l'habit et les guêtres à
l'anglaise de l'an IX, sous la redingote à large collet du temps de
Charles X, sous l'habit à la française du second empire, on retrouvait
le même Coulteray haut en couleur, au nez fort, à la bouche charnue,
mais dont le dessin ne manquait point de finesse, aux yeux pleins d'un
feu bizarre et troublant, à la mâchoire dure, au front un peu étroit,
mais volontaire, souligné de sourcils réunis à leur racine, et, sur
tout cela un grand air d'audace un peu insolente qui semblait dire: le
monde m'appartient!

La vision que j'avais eue du marquis actuel, au fond d'une voiture
rapide, avait été trop fugitive pour que je pusse dire qu'il
continuait d'aussi près que les autres la ressemblance avec le
trisaïeul. Je prononçai tout haut:

--Ici, manque le portrait de Georges-Marie-Vincent.

Or, j'avais à peine fini d'exprimer ma pensée que, derrière moi, une
voix se fit entendre:

--Il y est!

Je me retournai.

La marquise était là, toujours grelottant dans ses fourrures... je
m'inclinai.

--Vous ne le voyez pas? demanda-t-elle.

--Où donc? fis-je un peu étonné de l'air dont elle me disait cela...
car elle paraissait parler comme dans un rêve, et ses yeux étaient
immenses...

--Où? mais là!...

Et du doigt elle me désignait les quatre portraits.

--Lequel? interrogeai-je encore, et de plus en plus stupéfait.

--_N'importe lequel!_... me répliqua-t-elle dans un souffle.

Et, comme vaincue par un grand effort, elle se laissa glisser dans un
fauteuil.

C'est là-dessus que la porte s'ouvrit et que le marquis fit son
entrée.

Je ne sais s'il vit sa femme. Je crois qu'il ne l'aperçut pas. Elle
était placée de telle sorte qu'il pouvait très bien ne pas la voir.
En tout cas, elle ne fit aucun mouvement. Elle resta tapie dans son
coin, comme une petite bête blanche, peureuse, retenant son souffle...

Dès que je vis de près le marquis, je compris ce qu'elle avait voulu
dire avec son «n'importe lequel». C'était vrai qu'il ressemblait à
n'importe lequel de ceux qui étaient alignés sur le mur.

--Ah! monsieur Bénédict Masson, sans doute!... Oui! Eh bien, je suis
on ne peut plus heureux de vous rencontrer! Mlle Norbert m'a souvent
parlé de vous, et je suis tout à fait votre obligé puisque vous
voulez bien me consacrer un peu de votre temps!... Vous verrez que vous
aurez de quoi l'occuper ici!...

»Ah! vous étiez en contemplation devant les Coulteray! C'est un
spectacle qui en vaut bien un autre! Croyez-vous qu'ils n'ont pas l'air
de s'ennuyer, les gaillards! De fait, ils ont toujours eu une très
mauvaise réputation... Je ne leur en veux pas pour cela!... Une belle
lignée, n'est-ce pas, monsieur?... Et toujours fidèle à son roy. Vous
connaissez notre devise: «_Plus que de raison!_»

»Belle devise! toujours plus que de raison, dans le bien comme dans le
mal, à la guerre comme dans les plaisirs! Je parle du temps où il y
avait des plaisirs!... Ces gaillards-là ont connu ce temps-là!... Je
les envie!... Aujourd'hui, nous n'avons plus que quelques distractions,
et encore on ne peut même plus chasser!... Vous imaginez-vous
Georges-Marie-Vincent se faisant la main comme son trisaïeul en
abattant un couvreur sur un toit?... Non, n'est-ce pas? Ni moi non plus!
Tout de même, dans ce temps-là, il ne s'est pas trouvé un garde
champêtre pour lui dresser procès-verbal!...

»Ah! c'était un type que Louis-Jean-Marie-Chrysostome, premier écuyer
de Sa Majesté!... nous avons fait du beau!... nous avons fait du
beau!... Monsieur, nous sommes maudits dans tous les manuels de
l'histoire de France, rédigés par les francs-maçons d'aujourd'hui...
parce que les francs-maçons d'autrefois!... nous avons tous été plus
ou moins francs-maçons... je me rappelle--la chose est arrivée à mon
grand-père, qui était le premier gentilhomme de la chambre de Louis
XVIII--_je me rappelle que ce soir-là on a bien ri_... c'était un soir
d'initiation, mon arrière-grand-père a passé «pour de bon» son
épée à travers le corps de l'initié qui avait tenu, en ville, des
propos fort désagréables pour l'honneur d'une dame qui avait celui
d'être à la fois la maîtresse de Sa Majesté et de mon bisaïeul:
«Ça, c'était _une épreuve!_» Le pauvre garçon en est mort, comme de
juste; et il y a eu contre Marie-Joseph-Gaspard une levée de truelles.
Il ne s'en est pas plus mal porté, comme vous voyez!...

Et, en prononçant ces derniers mots, il se tournait vers moi, de telle
sorte que, ma parole, on ne savait au juste de qui il parlait quand il
disait ce «comme vous voyez»... du portrait de Marie-Joseph-Gaspard ou
de lui-même!...

Et il riait, il riait de tout son cœur et de toute sa bouche aux dents
éclatantes, aux canines aiguës... Ah! c'était un homme de belle
humeur, et qui devait boire sec et manger saignant...

--Vous avez remarqué comme nous nous ressemblons tous?... Ah! on
continue la lignée! on continue la lignée!... (M'est avis que ce
jour-là le marquis avait dû boire, pour faire honneur à sa devise:
«Plus que de raison!»--_plus æquo_, comme nous disons en latin). En
tout cas, celui-là était sans mystère... et ne vous donnait point
comme la marquise «des idées de fantôme», pour parler comme les
bonnes femmes...

Et il nous planta là, cependant que Sing-Sing courait devant lui,
ouvrant les portes, et que nous entendions son rire énorme qui semblait
la seule chose réellement vivante dans ce vieil hôtel endormi.

Puis, tout retomba au silence, tout s'effaça à nouveau, et la petite
nuée blanche, derrière moi, prononça:

--Ne trouvez-vous pas qu'il est effrayant?

--Pas le moins du monde, répondis-je en souriant... je trouve que M. le
marquis est en bonne santé...

--_Il le peut! il le peut!_ dit-elle dans un souffle... C'est justement
ce que je vous disais: «_Il est effrayant de bonne santé!_»

Ce qu'elle me disait, je le comprenais de moins en moins, et l'air de
mystère avec lequel elle me disait cela me parut tout à fait puéril.
Que pouvait-elle vouloir me faire entendre avec ce: _il le peut, il le
peut!_...

Elle reprit, en remontant d'un geste frileux sa fourrure sur son épaule
nue:

--Avez-vous remarqué que le marquis, quand il parle des Coulteray, de
celui-ci, de celui-là ou d'un autre, dit souvent: _je?_...

--Mon Dieu, madame, sans doute, dit-il _je_ comme il dirait nous...
nous, les Coulteray...

--Non! non!... ce n'est pas cela!... ce n'est pas cela!... il dit:
_je... je me rappelle_... et ainsi il raconte l'anecdote _comme si la
chose lui était arrivée à lui-même_...

Où voulait-elle en venir?... Elle avait toujours ses yeux immenses,
reflétant une pensée qu'elle était seule à voir...

--Madame, quand M. le marquis m'a dit: «Je me rappelle», il faut
évidemment comprendre: «Je me rappelle que l'on m'a raconté»... Il
ne saurait en être autrement... M. le marquis ne saurait se rappeler
une chose qui s'est passée lorsqu'il n'était même pas né...

--C'est la raison même!... prononça-t-elle avec un soupir... c'est la
raison même...

Elle se leva...

--Il est parti tout de suite, expliqua-t-elle, parce que Christine
n'était pas là!... Je vous en prie, monsieur Masson, quand Christine
est là, ne la quittez sous aucun prétexte... Au revoir, monsieur
Masson!... Ah! Sing-Sing était derrière nous, qui nous écoutait!...

Je me retournai... En effet, le petit singe indien montrait ses yeux de
jade derrière la porte entr'ouverte... Et je le chassai en claquant des
mains, comme Christine me l'avait recommandé.

Avant de me quitter, la marquise me tendit la main d'un geste
extrêmement las...

--J'ai la plus grande confiance en vous, monsieur Masson... Je vous dis
des choses... des choses... dont vous ne comprendrez l'importance que
plus tard... _Christine ne veut pas comprendre, elle!_... je suis bien
heureuse de vous savoir ici!

Elle glissa, disparut... pauvre petite chose grelottante, par cette
belle journée de juin tiède... Par une fenêtre entr'ouverte, le
jardin embaumé entrait dans la bibliothèque, comme la vie entre dans
un tombeau privé de sa momie... Et ce fut encore de la vie qui entra
avec Christine, rayonnante de jeunesse... les joues de pourpre, la
bouche en fleur...

Elle me donna ses deux mains:

--Vous ne vous êtes pas trop ennuyé sans moi?...

Je ne lui répondis pas, qu'eus-je pu lui dire? Qu'il n'y avait de vie
pour moi que près d'elle?... Mon cœur tumultueux m'étouffait.

Vit-elle mon trouble?... Oui, sans doute... Elle n'en fit rien paraître
en tout cas...

Elle défit son chapeau d'un geste adorable, de ce geste qui lui était
particulier et qui mettait autour de sa tête la couronne lumineuse de
son bras rose...

--Allons travailler! me dit-elle... En bien, vous avez vu la marquise?

--Oui! Et le marquis aussi... le marquis ne m'a pas l'air bien
compliqué... mais la marquise!...

--Ah! oh! _cela a déjà commencé?_... Racontez-moi ce qu'elle vous a
dit...

Je lui fis une narration complète de l'entrevue...

--Pauvre femme!... soupira-t-elle, elle me vous a pas paru... un peu...
un peu folle?...

--En tout cas, elle est bizarre... Comment se fait il qu'elle ait
toujours froid?...

--Je vous dis que c'est une femme pleine d'imagination... elle s'imagine
qu'elle a froid... et elle a froid!... Savez-vous son idée?... l'idée
qui la transit?... l'idée qui la fait se promener comme une ombre dans
cet hôtel de la Belle au Bois dormant... C'est à ne pas croire... et
je ne l'aurais pas cru si le marquis lui-même ne m'avait ouvert les
yeux sur l'étrange monomanie de sa femme... dont il a été le premier
à souffrir, car il a beaucoup aimé sa femme... Eh bien! mon cher
monsieur Masson, la marquise s'imagine que tous les marquis que vous
voyez sur la muraille et celui d'aujourd'hui Georges-Marie-Vincent...
_c'est le même!_...

--Ah! je comprends!... je comprends maintenant!...

--N'est-ce pas? vous comprenez son «n'importe lequel»? qu'elle m'a
déjà servi à moi et que j'ai répété au marquis qui m'a tout
expliqué avec une grande tristesse...

--En effet, elle est folle!

--Oui, pour elle, le marquis Louis XV que vous voyez là, sur le mur, le
fameux Louis-Jean-Marie-Chrysostome... n'est pas mort!... pas plus que
les autres!... et le Georges-Marie-Vincent d'aujourd'hui, c'est encore
et toujours Louis-Jean-Marie-Chrysostome!... Je dis: et toujours! parce
qu'elle est persuadée que, maintenant, il ne peut plus mourir!... _à
moins... à moins_...

--À moins?...

--Ah! fit Christine, cette fois, vous m'en demandez trop long. Ce serait
entrer dans un ordre d'idées que je n'ai pas encore le droit d'aborder
avec vous!... Le marquis, que vous voyez si gai, si bon vivant, _ne
tient pas à ce que l'on connaisse toutes ses misères_... Du reste,
quand je le vois trop exubérant, je me doute bien qu'il cherche à les
oublier!... Je vous dis qu'il a beaucoup aimé sa femme... et je suis
certaine qu'il l'aime encore... et même qu'il n'aime qu'elle!...

»Il essaye parfois de rire avec moi de ce qui lui arrive... mais je ne
me trompe pas au faux éclat de sa raillerie... «Regardez-moi! me
fait-il, et dites-moi si j'ai l'air d'un Cagliostro... d'un comte de
Saint-Germain... La farce est drôle! Eh bien, cette idée est venue
tout d'un coup à ma femme... et elle ne peut plus s'en détacher!...
Jusqu'alors, elle me regardait avec amour... maintenant, elle ne peut
plus me voir sans épouvante! C'est tellement drôle, Christine, qu'il
faut que je vous embrasse!...»

»Voilà le genre, cher monsieur Bénédict Masson, seulement moi, je ne
veux pas que le marquis m'embrasse... parce que, moi, je suis
fiancée...

--C'est vrai, vous êtes fiancée!... Il y a même longtemps que vous
êtes fiancée, je crois...

--Oui, assez longtemps.

--Et pour longtemps encore? osai-je demander.

Elle ne me répondit pas. Elle revint à notre conversation.

--La marquise est une petite Anglaise sentimentale, élevée aux Indes,
où les théories spirites les plus extravagantes ravagent les salons de
la haute société. Elle a certainement assisté à des séances d'un
fakirisme qui bouleverse les cervelles incertaines... et la marquise est
une cervelle incertaine.

»De plus, elle lit beaucoup! Elle se bourre de romans de
«l'au-delà». D'un autre côté, le marquis, exubérant de vie, n'a
peut-être pas su comprendre qu'il fallait traiter avec la plus extrême
délicatesse cette fragilité suspendue entre deux mondes. Bref, la
rupture est complète aujourd'hui... ou est bien près de le devenir. Il
y a des histoires bizarres sur le célèbre compagnon d'orgies du
Parc-aux-Cerfs; sur le fameux Louis-Jean-Marie-Chrysostome qui, comme
tous les seigneurs de son temps, pratiquait plus ou moins l'occultisme.
La pauvre petite les a lues... elle a vu ici les quatre portraits qui
sont, en effet, si étrangement ressemblants. Et voilà! Maintenant vous
connaissez la marquise. Tâchez de la guérir de son idée fixe si vous
le pouvez, monsieur Bénédict Masson.

--J'ai encore une question à vous poser, mademoiselle Christine...
Est-ce que... est-ce que la marquise est jalouse?

--Non, pourquoi?

--Parce qu'elle m'a dit en s'en allant: «Surtout lorsque Christine sera
ici, ne la quittez sous aucun prétexte.»

--Oui, je sais pourquoi elle vous a dit cela! La jalousie n'a rien à
faire là dedans, et cela n'a aucune importance... mais, autant que
possible, je préfère en effet que vous soyez là quand j'y suis.

Tout de même Christine ne m'a pas dit pourquoi la marquise m'avait dit
cela.



VIII

DU L'ON REPARLE DE GABRIEL


_4 juin._--Si je m'étendais à celle-là!

D'abord, il est bon que l'on sache que «mon aventure» a causé dans le
quartier une petite révolution.

Ce n'est pas sans émoi que l'Ile-Saint-Louis a appris que Mlle Norbert me
rendait de fréquentes visites, et quand on a su que j'accompagnais la
fille de l'horloger chez le marquis de Coulteray et que nous passions
des heures ensemble, en tête à tête dans sa bibliothèque
(indiscrétion du noble vieillard à la casquette galonnée, promu à la
garde du grand portail), toutes les boutiques, de la rue De Regrattier
au pont Sully et du quai d'Anjou au quai de Béthune, entrèrent en
rumeur. On savait que je ne fréquentais point la messe; aussi quand on
m'aperçut, un dimanche, pénétrant sous les voûtes de
Saint-Louis-en-l'Ile, sur les talons de la famille Norbert, on en
conclut que j'étais un garçon perdu!

Pour tout le monde, l'archiduchesse avec ses grands airs, m'avait
«réduit à zéro!» Elle m'avait pris «sous le charme». Je n'en
mangeais plus, je n'en dormais plus, je n'en parlais plus.

De fait, j'avais deux ou trois fois négligé de répondre aux questions
insidieuses de Mme Langlois: événement grave. J'imagine que, dans le
même moment, l'arrière-boutique de Mlle Barescat ne chômait pas et
que l'on devait dresser des plans pour me sauver des maléfices de «la
famille du sorcier».

Moi, un garçon si tranquille, si rangé, si ponctuel et qui était
toujours si poli avec sa femme de ménage!

Mme Langlois s'était juré de me prouver qu'elle existait encore... et
voici comment elle y parvint.

Hier, vers les onze heures du matin, je rentrais dans ma chambre, venant
de l'hôtel de Coulteray où Christine n'avait pas paru, ce qui m'avait
mis de la plus méchante humeur du monde, ma conversation prolongée
avec le marquis (qui, lui aussi, semblait attendre Christine) n'ayant pu
calmer mon impatience... je trouvai Mme Langlois qui devait avoir fini
mon ménage depuis longtemps, mais qui, inlassablement, le
recommençait.

Je vis tout de suite que la brave femme avait quelque chose à me dire.
La façon dont elle ferma la porte derrière moi, dont elle se planta
les poings sur les hanches, enfin, toute l'émotion qui la gonflait
m'annonçaient que j'allais apprendre du nouveau. Je ne me trompais pas.

--Eh bien, commença-t-elle, elle va un peu fort, _votre_ princesse!...
Vous ne l'avez pas vue ce matin chez _votre_ marquis, n'est-ce pas?...

--Pardon, madame Langlois, pardon... Je pense que c'est de Mlle Norbert
qu'il s'agit... Sachez donc, une fois pour toutes, que Mlle Norbert fait
ce qu'elle veut... et je vous dirai même que ce qu'elle a fait ou ne
fait pas ne m'intéresse en aucune façon!... Au revoir, madame
Langlois, et rappelez-moi au bon souvenir de Mlle Barescat!...

La bonne femme devint cramoisie, puis passa au violet foncé, se mordit
les lèvres, croisa fébrilement son fichu sur sa poitrine plate, enfin
se dirigea vers la porte... mais avant de me quitter elle se retourna:

--C'était pour vous dire que le beau jeune homme est revenu!

Je ne pus m'empêcher de lui demander:

--Quel beau jeune homme?

--Le jeune homme en manteau avec des bottes et le chapeau à boucle...

Je sentis que tout chavirait autour de moi... Je balbutiai:

--Celui que...

--Oui, celui dont je vous ai parlé un jour chez Mlle Barescat... eh
bien! il est revenu!... _Le beau Gabriel est revenu!_...

Je la fixai d'un œil hagard.

Étant tout à fait dans l'impossibilité de cacher mon émotion, la
mère Langlois jouissait amplement de l'effet qu'elle produisait.

--Ah! ah! vous ne me chassez pas, maintenant!... Ah! c'est qu'il lui en
faut à la petite, vous savez!... Avec ses grands airs... avec ses
grands airs!

J'avais envie d'étrangler cette horrible femme. Je me retenais pour ne
point lui sauter à la gorge...

Par un prodigieux effort sur moi-même, j'arrivai à prononcer d'une
voix à peu près normale, cependant que j'essuyais la sueur qui me
coulait des tempes:

--Vous m'étonnez, madame Langlois... Je savais que ce jeune homme
était très malade...

--Oh! il a l'air bien démoli... ça, c'est vrai... mais voilà la bonne
saison... avec les soins de la jeune personne, il sera vite rétabli!...

--Vous l'avez vu rentrer chez les Norbert?

--Rentrer?... Non, je ne l'ai point vu rentrer... ce particulier-là, je
vous ai déjà dit que personne ne l'a jamais vu entrer ni ressortir...
On ne sait pas par où il passe, bien sûr?... On dirait qu'ils le
cachent chez eux!... Il est peut-être poursuivi par la police!... Je
l'ai toujours dit: c'est sûrement un étranger pour être habillé
comme ça!... Si vous trouvez que tout ça est naturel... Enfin, je vais
vous dire une chose... Voilà trois jours qu'ils m'ont remerciée...

--Ah! oui, madame Langlois, ils vous ont remerciée? Mais alors comment
savez-vous?...

--Comment je sais!... comment je sais... Quand la mère Langlois veut
savoir quelque chose, elle ferait la pige à la Tour Pointue, vous
pouvez en être assuré!... C'est comme je vous le dis! et je le
prouve!... Quand ils m'ont eu fichue à la porte, je m'ai écrié dans
mon intérieur: «Celle-là, vous ne l'emporterez pas en paradis!...»
Faut vous dire que j'avais remarqué que, du haut d'une lucarne de votre
bâtisse, il aurait été facile de voir ce qui se passait chez eux!...
Je me l'avais dit plusieurs fois... Ce matin, j'ai vu partir le carabin
qui s'en allait à son école comme tous les matins... puis ça a été
le tour du vieux Norbert... Je m'attendais à voir sortir à son heure
la Christine pour aller chez son marquis, où elle est maintenant tout
le temps fourrée, ça n'est un secret pour personne... pas même pour
vous, soit dit sans vous offenser!... Mais les minutes, les quarts
d'heure passent: pas de Christine!... Je m'ai dit: «Qu'est-ce qu'elle
peut bien faire là dedans toute seule?... À moins qu'elle ne mette en
train une autre femme de ménage?... Faudrait voir!»

»Bref, je ne fais ni une ni deux... je grimpe tout là-haut par une
petite échelle, j'arrive dans le grenier... Me voilà à la lucarne...
Et qu'est-ce que je vois?... La Christine et le beau jeune homme qui se
baladaient tous les deux!... Ils faisaient tout doucement le tour du
jardin... Elle l'avait à son bras et lui disait des Gabriel par-ci...
des Gabriel par-là!...

»Lui, il ne paraissait pas aussi faraud que la première fois que je
l'avais vu... quand il se tenait si droit, si droit qu'on aurait cru
qu'il avait avalé un manche à balai... Il était un peu raplapla... et
elle lui parlait doucement comme quelqu'un qui encourage un malade...
Ils sont allés s'asseoir derrière l'arbre. Là, il s'est laissé
tomber dans le fauteuil de bois... et elle... eh bien! elle l'a
embrassé!

--Si c'est un parent... fis-je, la voix blanche... il n'y a rien
d'extraordinaire à cela!

--Oh! elle ne l'embrasse pas comme un parent, vous savez! et elle a une
façon de le regarder!

--Allons, allons, madame Langlois, ne soyez pas une mauvaise langue.
Mlle Norbert est une honnête fille à la conduite de laquelle on n'a
rien à reprocher.

--Oh! moi, je veux bien! moi, je veux bien!... Tout de même, elle ne
vous a pas raconté que, pendant que vous l'attendiez chez le marquis,
elle soigne si bien le petit parent en question chez elle, un parent que
personne ne connaît ni d'Ève, ni d'Adam!

--Elle m'en parlera peut-être cet après-midi! Et ne craignez rien,
madame Langlois, je m'empresserai aussitôt de vous en faire part, car
je vois que l'on ne peut rien vous cacher!

--Je crois que vous m'en voulez, monsieur Masson!...

--Moi?... Et de quoi donc, ma brave femme? Mais dites-moi, ils sont
restés longtemps dans le jardin?

--Non, pas même une demi-heure... Elle s'est levée la première et
elle lui a dit:

»--Rentrons! Papa ne va pas tarder à revenir!

»Oh! il est docile... Elle doit, sûr, faire des hommes ce qu'elle
veut, cette fille-là!... Elle s'est penchée... elle lui a pris le
bras, et ils sont rentrés tout doucement en faisant le tour du
pavillon, sur la droite... Vous savez que la porte du laboratoire de M.
Jacques donne sur le côté... dans la petite allée, en face du mur...
Ils sont rentrés par là... J'ai encore attendu... Elle est sortie du
pavillon au bout d'un quart d'heure environ... et elle est allée
s'enfermer tout là-haut dans son atelier!... Quelle drôle d'existence
ils ont, ces gens-là!...

--Pourquoi?... Ce jeune homme est malade... il a pris pension chez celui
qui le soigne... et s'il est de la famille...

--Oh! je suis tranquille!... Pour être de la famille, il en est!...

Là-dessus, pour que je n'aie aucun doute sur l'allusion, Mme Langlois
ajoute:

--Et quand on pense que ça se dit fiancée!... Bien du plaisir,
monsieur Masson! À propos, vous me donnerez quelques sous pour acheter
du «brillant belge»...

Et elle est partie, triomphante...

Ainsi Gabriel n'est pas mort!... Eh bien, pour Christine, j'aime mieux
ça!...

Il faut donc en conclure que, suivant l'expression de la mère Langlois,
ce jeune homme avait été simplement _démoli_... et ce sont les soins
de Christine et de Jacques Cotentin qui l'ont sauvé.

Dès la nuit même de l'affaire, le prosecteur avait dû rassurer
Christine et le père Norbert lui-même sur les suites de l'accès de
rage qui avait jeté comme un fou l'horloger sur son hôte
mystérieux...

Ce n'était pas un cadavre que dans la nuit du lendemain on avait
descendu sous mes yeux, dans une couverture, mais un malade, un démoli
auquel on avait dû faire les premiers pansements dans la chambre de
Christine, et que l'on avait transporté dès qu'on l'avait pu, chez le
prosecteur, où il était encore!...

Et moi, je m'étais imaginé des choses... J'avais respiré une
odeur!...

L'esprit va loin sur la mauvaise route... Ce n'est pas la première fois
que je m'en aperçois depuis... Henriette Havard... et les autres...
toutes les autres qui ne sont pas revenues... Je suis porté à voir des
drames partout... alors que, le plus souvent, il n'y a que de la
comédie!...

Ce que je venais d'apprendre n'éclairait point les ténèbres qui
entourent ce singulier personnage de Gabriel, ne me renseignait point
sur sa présence dans l'armoire, sur la façon dont il pénètre chez
les Norbert, ni sur l'attitude de toute la famille à son égard... Mais
au moins Christine, que j'avais vue si tranquille au lendemain du drame,
ne m'apparaît plus comme un monstre inexplicable, comme une poupée
sans cœur et sans pitié, comme une froide figure de la beauté que
j'adorais _quand même_, mais à laquelle je ne pouvais songer, dans le
moment que je n'étais point sous le joug de son regard, sans une
déchirante horreur!...

Tout cela est très bien! très bien!... Seulement!... seulement Gabriel
vit et elle l'aime!...

Ah! que mes lèvres brûlaient quand je l'ai revue cet après-midi...
comme j'étais près de lui dire: «Eh bien, Gabriel va-t-il
mieux?» Mais je me suis tu au bord de l'abîme... Oui, j'ai senti
nettement que ce mot-là, «Gabriel», je n'avais pas le droit de le
prononcer!... C'est son secret!... le secret de son cœur! comme on dit
dans les romans... c'est, son roman... Et moi, je suis hors de son
roman... je suis hors de son cœur... Je suis seulement près d'elle...
Si je veux rester près d'elle, tâchons d'oublier Gabriel!...

Elle est toute joie... Ainsi s'explique le rayonnement de ces derniers
jours... Gabriel va mieux, Gabriel sort à son bras dans le jardin...
Tâchons d'oublier Gabriel!... Hélas! je ne pense qu'à lui!
Heureusement que le drame d'ici me reprend avec une certaine
brutalité...

Nous nous trouvions, Christine et moi, dans la petite pièce que l'on a
mise à notre disposition au fond de la bibliothèque, quand nous vîmes
arriver la marquise dans une agitation qui faisait pitié... Sing-Sing
accourait derrière elle... Elle murmura, comme si le souffle allait lui
manquer:

--Chassez cette petite bête immonde!... Je chassai Sing-Sing, qui ne
protesta pas...

--Que vous a-t-il fait, madame? demandai-je... Vous devriez vous
plaindre au marquis.

Elle eut un pâle sourire.

--Sing-Sing ne me fait rien que de me suivre partout, et il n'y a rien
là que je puisse apprendre au marquis...

Elle était en proie à un tremblement singulier, des plus pénibles à
voir. Elle se tourna du côté de Christine:

--Je vous en supplie, fit-elle, protégez-moi!... Vous qui avez de
l'influence sur le marquis, dites-lui qu'il faut me laisser en paix...
que ma pauvre tête s'égare... et que ce docteur finira par me rendre
tout à fait folle!...

--Quel docteur? demandai-je.

À ce moment, la porte de notre cabinet s'ouvrit et la cariatide de
bronze apparut dans l'embrasure... L'hercule indien courbait la tête et
les épaules comme s'il soutenait toute la maison:

--M. le marquis fait prier Madame la marquise de se rendre dans ses
appartements, où le docteur l'attend.

Je regardais la pauvre femme; elle claquait des dents... Rodin, pour sa
porte de l'enfer, n'a pas inventé une figure où l'effroi de ce qui va
arriver creusât des rides plus cruelles... Ravagée par l'épouvante,
elle nous regarda tour à tour éperdument... En vérité, je ne savais
quelle contenance tenir, ignorant en somme de ce dont il était
question... Mais toute ma pitié allait à cet oiseau blessé qui
cherchait un refuge...

Christine lui dit avec tristesse:

--Allez, madame, vous savez bien que c'est pour votre santé!

Elle entr'ouvrit ses lèvres exsangues, mais les mots ne sortirent
point... Elle tremblait de plus en plus... Elle me regarda de ses yeux
immenses et glacés...

--Mon Dieu! fis-je... mon Dieu!.;.

Je ne trouvais pas autre chose à dire.

Sangor répéta encore sa phrase... les épaules de plus en plus
courbées, comme si, sous le poids, il allait laisser choir toute la
bâtisse... et, plus il était courbé, plus il paraissait formidable
dans son épaisseur musclée. Enfin, comme cette scène semblait ne
devoir pas avoir de fin, l'hercule se déplaça, se courba encore,
allongea vers la marquise un bras redoutable. Celle-ci fut debout en une
seconde, statuette de l'horreur, devant cette statue de la force, et ils
disparurent tous deux, tandis que l'on entendait rire Sing-Sing
derrière les portes refermées.

Ce que je venais de voir m'avait brisé. Certainement si je n'avais vu
Christine si calme, je serais intervenu. Comme je la regardais et
qu'elle ne disait rien.

--Mais enfin! m'écriai-je, vous, vous savez ce qu'on va lui faire!
Pourquoi cette épouvante? Quel est ce docteur dont la seule évocation
semble épuiser sa vie?

--Sans ce docteur-là, elle serait déjà morte! répondit Christine.
Vous la verrez dans huit jours, elle ne sera plus reconnaissable!
Aujourd'hui, ce n'est plus qu'une ombre! Elle est sans forces... sans
couleurs! Vous serez stupéfait de la voir agir à nouveau avec tous les
gestes de la vie et toutes les grâces de la jeunesse.

--Qui donc est cet homme qui accomplit un pareil miracle?

--C'est un médecin hindou qui a une grande réputation en Angleterre et
qui vient souvent à Paris, où il a aussi son cabinet, avenue
d'Iéna... oh! il est bien connu... Vous avez dû en entendre parler...
le docteur Saïb Khan...

--Oui, je crois... N'a-t-on pas publié dernièrement son portrait dans
le _Royal Magazine?_...

--Parfaitement, c'est lui!...

--Et qu'est-ce qu'il lui ordonne?

--Oh! la chose la plus naturelle du monde... des sérums... des jus de
viande...

--Et pour que la marquise prenne un peu de viande, on a besoin de faire
venir le docteur Saïb Khan, qu'elle a en si profonde horreur?

--Vous m'avouerez, Christine, que tout cela est de plus en plus
incompréhensible...

--Pourquoi donc?... Si vous la voyez dans cet état, c'est qu'elle se
refuse à prendre quoi que ce soit avec une obstination qu'on ne
retrouve que chez les grévistes de la faim!... Or, Saïb Khan est le
seul qui puisse la faire manger!

--Comment cela?

--Il l'hypnotise!... Vous connaissez son système... on en a assez
parlé... Agir sur l'esprit pour guérir la matière!... Ça n'est pas
une nouveauté, mais l'Inde possède depuis des siècles une
thérapeutique de l'esprit auprès de laquelle la science de nos
Charcots modernes est un balbutiement d'enfant nouveau-né...
Évidemment, quand Saïb Khan a affaire à une cliente difficile comme
la marquise... une cliente qui se refuse... il doit agir avec un
brutalité psychique dont je n'ai même pas une idée et qui, à
l'avance, anéantit la pauvre femme... Vous comprenez maintenant
pourquoi son égarement ne me donnait que de la tristesse... pourquoi
j'encourageais la malheureuse... pourquoi je lui disais que «c'était
pour son bonheur!...»

--Et tout cela parce qu'elle s'imagine qu'elle est mariée à...

Christine me regarda fixement.

--Mariée à qui?... Dites toute votre pensée, insista-t-elle.

--Eh bien, mariée à un phénomène _qui est plus fort que la mort_...
Est-ce bien cela?

Elle hocha la tête d'une façon qui ne me satisfit qu'à moitié.
J'insistai à mon tour.

--Tout cela ne tient pas debout... Elle pourrait s'imaginer cela et ne
pas se laisser mourir de faim!

--Qu'est-ce que vous voulez que je vous dise?... Qu'est-ce que vous
voulez que je vous dise?

Je repris, au bout d'un instant:

--Si je vous entends bien, ce Saïb Khan ne peut la guérir que pour
quelques semaines...

Sans me regarder, Christine me répondit:

--Hélas! _Il est étrange même de voir avec quelle régularité de
pendule la marquise glisse de la vie à la mort pour remonter de la
mort à la vie et redescendre ensuite!_ Au bout d'un certain temps, chez
elle, l'idée réapparaît, l'idée qui finira par la tuer si on ne l'en
guérit pas... Le marquis n'a plus d'espoir qu'en Saïb Khan.

--En dehors de l'idée, pour tout le reste, elle est lucide?

--Très lucide et même remarquablement intelligente.

--Alors il est inimaginable que l'on ne puisse lui faire toucher du
doigt l'absurdité de son idée!... je dis bien toucher du doigt... car
enfin, pour tous ces Coulteray, depuis Louis-Jean-Marie-Chrysostome
jusqu'à Georges-Marie-Vincent, on a bien dressé des actes de naissance
et de décès... des actes authentiques?

--Pas pour tous! et c'est bien là ce qui fait le malheur du marquis...
Il y a deux Coulteray qui sont morts assez mystérieusement à
l'étranger... vous savez qu'ils étaient grands coureurs d'aventures...
Certains sont nés à l'étranger et il est exact que certains papiers
ne sont pas d'une authenticité absolue, mais vous savez qu'aux deux
siècles passés, c'était là chose courante, même en France, et que
les naissances, les mariages, les morts étaient prouvés, surtout dans
les grandes familles, moins par des documents que l'on négligeait
d'établir ou que les révolutions avaient pu faire disparaître que par
le témoignage des contemporains... La marquise est au courant de cette
particularité... On n'a pas pu lui prouver la mort des Coulteray, ni
leur naissance... d'une façon formelle à ses yeux... car j'ai toutes
ses confidences... et le marquis, d'autre part, a mis à ma disposition
tous les documents dont il disposait... Voilà où nous en sommes...
C'est inimaginable...

--Mais enfin, si elle était saine d'esprit... comment la première
idée d'une chose pareille lui est-elle venue?...

--La première idée... la première idée... Mon Dieu! mon cher
monsieur Bénédict Masson, je ne pourrais pas vous dire... je n'en sais
rien, moi!...

Il y avait de l'hésitation dans sa réponse... Sans doute avais-je
fait, sans le savoir, allusion à _cette autre chose_ dont elle ne
m'avait encore rien dit et qui était au nombre de ces grandes misères
dont le marquis ne faisait point part à tout le monde et dont, au
surplus, il paraissait fort bien se consoler...

Pendant toute la fin de cette conversation Christine avait eu la tête
penchée sur un ouvrage de ciselure assez délicat et semblait très
absorbée par le trait que son stylet creusait, avec une aisance
singulière, dans la plaque toute préparée... Je me penchai au-dessus
d'elle, pour voir.

--C'est pour vous que je travaille, fit-elle de sa voix harmonieuse et
calme... Vous incrusterez cette plaque dans votre reliure des _Dialogues
socratiques_...

Alors je reconnus certain profil apollonien, l'œil fendu en amande, le
dessin de la bouche, l'ovale parfait du type qui avait peut-être été
celui d'Alcibiade ou de quelque autre disciple se promenant sous les
ombrages du dieu Académos, mais qui ressemblait «comme deux gouttes
d'eau» à Gabriel...



IX

DORGA


_8 juin._--Christine avait encore raison. J'ai revu la marquise. Elle
est méconnaissable.

Trois jours ont suffi pour cette transformation. Maintenant, c'est bien
une personne vivante. En tout cas, elle semble reprendre goût à la
vie...

Elle sort... ou _on la sort_ en voiture découverte, une voiture
attelée... Elle adore, paraît-il, les chevaux... Elle revient du Bois
les joues fleuries... Son regard cependant est toujours triste, inquiet,
mais le sang circule à nouveau dans ses veines... L'esprit est toujours
malade... mais le corps va mieux...

Elle sort avec sa dame de compagnie anglaise... Sangor conduit. Il a à
côté de lui Sing-Sing... Elle ne reçoit jamais de visite...Christine
me dit que c'est elle qui ne veut recevoir personne... Elle refuse
d'aller dans le monde... Et le monde n'insiste pas... Le bruit a
commencé à se répandre que la pauvre jeune femme n'avait pas une
cervelle très, très solide... Ses silences, ses bizarreries... son air
de plus en plus lointain ont détaché d'elle, peu à peu, toute la
société du marquis.

Dans les premiers mois de son retour en France, le marquis a donné
quelques fêtes dans son hôtel et puis tout ce mouvement qui
ressuscitait le quai de Béthune a cessé assez brusquement. On plaint
Georges-Marie-Vincent.

Néanmoins, ses amis se félicitent qu'il ait «pris le dessus» sur ses
malheurs domestiques.

Je tiens naturellement tous ces détails de Christine. Elle est très
renseignée.

--Le sang des Coulteray est plus fort que tout! me dit-elle. Ils en ont
vu bien d'autres!... Un petit bourgeois serait écrasé par cette
infortune. Lui, il prend des maîtresses. Il aurait voulu me mettre dans
sa collection... ça n'a pas réussi. Il est déjà consolé, ou du
moins je l'espère. Je ne suis, je ne puis être que son amie et l'amie
de la marquise: ils ont besoin de moi entre eux deux. Vous avez le
secret de ma situation ici.

Sur ces entrefaites, le marquis est entré, un flacon et des gobelets
d'argent à la main. Ses yeux brillaient.

--Il faut que je vous fasse goûter, dit-il, ce que Saïb Khan vient de
trouver pour la marquise. Elle y a goûté. Elle a déclaré cela
excellent! Je vous crois, on dirait du cocktail!... Et savez-vous ce que
c'est? Un mélange de sang de cheval, d'hémoglobine, de je ne sais
quoi!... Goûtez-moi cela, je vous dis!... aucune fadeur... au
contraire... une saveur capiteuse... et chaud à l'estomac comme un
vieil armagnac!... Ça réveillerait un mort!... Et ça vous donne un
appétit!

Nous bûmes. C'était, en effet, tout ce que disait le marquis:

--Avec cela, ma petite Christine, nous la remettrons debout en quinze
jours!...

Il se tourna vers moi:

--Vous étiez là quand on est venu la chercher pour le docteur?...
Christine vous a raconté?... Vous êtes un ami... La pauvre enfant! si
nous pouvions la sauver!... Bah! que le corps se porte bien et la tête
ira mieux!...

Il s'est frappé le front et s'en est allé avec son flacon et ses
gobelets, enchanté, rayonnant!...

--C'est chaque fois la même chose! me dit Christine... chaque fois il
s'imagine que sa femme est sauvée!... En attendant, il va aller ce soir
rejoindre sa Dorga!

--Sa Dorga?

--Oui, la danseuse hindoue!...

--Décidément, il a beau en être revenu, il ne sort pas de l'Inde, cet
homme-là!...

--Il l'a ramenée de là-bas en même temps que sa femme...

--Vous m'aviez dit qu'il adorait la marquise!

--Êtes-vous naïf!... Un Coulteray peut adorer sa femme et avoir dix
maîtresses... Celle-ci lui fait honneur... elle fait courir tout
Paris...

_9 juin._--J'ai vu Dorga... Oui, moi qui ne sors pas le soir dix fois
par an, j'ai eu la curiosité d'assister aux danses de la belle
Hindoue... Je suis allé au music-hall. Il y avait, comme on dit dans le
jargon des communiqués de théâtre, une salle «resplendissante».

Je m'attendais à une petite danseuse demi-nue, avec quelques bijoux sur
la peau, des disques aux seins, une ceinture de métal et de lourds
bracelets aux chevilles; je m'attendais encore à quelques
déhanchements rythmés dans un décor de pagode, enfin «le genre» si
ennuyeux qui a débarqué en Europe avec la dernière exposition. J'ai
vu apparaître une superbe créature, au teint à peine ambré, dans une
toilette de gala à la dernière mode.

Mâtin! le marquis aime les contrastes! La marquise et Dorga, c'est le
jour et la nuit, un jour blême, à son déclin, à son dernier rayon
sous un ciel du nord au crépuscule anémique, et voici la nuit chaude,
brûlante, fabuleuse où flambent tous les feux de l'Orient; mais plus
que les bijoux qui l'étoilent, plus que la ferronnière qui étincelle
sur son front dur, éclatent les yeux de cruelle volupté de Dorga.

L'Orient dans une robe de la rue de la Paix, les jambes de la déesse
Kali dans des bas de soie et dansant un shimmy que l'on écoute dans un
silence oppressé.

Après la dernière danse, quand la salle put respirer, une foudroyante
acclamation a attesté la satisfaction des spectateurs qui «en
voulaient encore»... Mais la belle danseuse avait disparu, assez
méprisante, et ne revint plus...

Les lumières jaillirent sur les visages pâles ou cramoisis, au gré
des tempéraments, et j'aperçus le marquis, écarlate, qui sortait
d'une loge avec Saïb Khan...

Il daigna me reconnaître:

--Vous avez vu? me jeta-t-il... hein, vous avez vu?... Quelle
merveille!...

Et, à ma grande stupéfaction, il me prit sous le bras:

--Allons la féliciter!...

Je me laissai entraîner. Nous fûmes bientôt dans sa loge, assiégée,
mais qui ne s'ouvrit que pour nous... Cette fois, elle était demi-nue
au milieu des fleurs.

Le marquis me présenta:

--M. Bénédict Masson, un grand poète!

Je ne protestai pas... J'eusse été incapable de dire un mot. Je la
regardais à la dérobée, honteusement et l'air mauvais... un air que
je prends souvent avec les femmes pour masquer ma timidité. Quant à
elle, elle m'avait jeté un coup d'œil dans la glace et ne s'était
même pas retournée... Quelques vagues paroles de politesse. Elle
devait me trouver très mal habillé. Elle réclama du champagne, passa
derrière un paravent, et je m'enfuis, la tête chaude, les oreilles
sonnantes...

Je me sentais une haine farouche pour le marquis... et pour tous les
hommes riches, qui n'ont qu'à se baisser et à se ruiner pour ramasser
de pareilles femmes!...

Et moi! moi! qu'est-ce que j'aurai jamais?... L'image de Christine en
moi... charmante et subtile effigie!...


Ah! Seigneur Dieu! j'ai envie de me tatouer la peau comme un
colonial... comme un «joyeux»... Un cœur avec une flèche, et,
autour: «J'aime Christine!»... Quand je me regarderai dans la
glace de mon armoire, je croirai peut-être que c'est arrivé!...



X

L'AUTRE CHOSE...


_10 juin._--Le spectacle que me donnait Dorga m'avait empêché de
prêter la moindre attention au médecin hindou, au fameux Saïb Khan,
qui se trouvait dans la loge avec le marquis. C'est à peine si je me
rappelai ses yeux de femme, des yeux noirs de houri dans un masque
barbu. Mais le marquis est descendu aujourd'hui dans la bibliothèque
avec Saïb Khan, et j'ai pu observer celui-ci tout à mon aise.

Saïb Khan a plutôt le type afghan. Il est beau. Ils sont très beaux
dans ce pays-là. Il est moins bronzé que les princes indiens des bords
du Gange. Son visage sévère est entouré d'une barbe de jais, très
soignée, qui se termine en pointe. Il a une stature puissante qui
rappelle celle de Sangor, de larges épaules, une taille fine. Il est
admirablement habillé, chaussé: élégance simple, impeccable. Je
comprends sa puissance sur les femmes, le trouble qu'il inspire. Il
paraît si sûr de lui qu'il est à peu près impossible que l'on reste
sans inquiétude en face du double mystère de ces yeux de femme et de
cette bouche carnassière...

Où donc ai-je déjà vu ce dangereux sourire, aux dents de tigre?...
Eh! mais _dans les portraits!_... surtout, surtout dans celui de
Louis-Jean-Marie-Chrysostome, le premier des quatre... et ce sourire,
toujours un peu féroce, mais à une moindre puissance, il erre encore
de temps à autre sur les lèvres de ce bon vivant de
Georges-Marie-Vincent!...

Tous deux se sont intéressés à mes travaux qui consistent pour le
moment à faire un relevé des documents les plus rares, les plus
précieux qui se trouvent accumulés, en pagaïe, dans un coin de la
bibliothèque, et qu'il faudra classer, réunir, suivant un plan que je
suis libre d'établir à mon gré et suivant mes goûts...

Le marquis est loin d'être une brute. J'ai trouvé en lui non un
collectionneur «averti», car cette collection ne lui doit rien, ou à
peu près, mais un véritable érudit, très au courant du mouvement
littéraire depuis deux siècles: ceci, je ne puis le nier, je ne puis
le nier... un homme qui, dans ses voyages, s'est toujours intéressé
aux bibliothèques... Nous avons eu une longue discussion sur celle de
Florence et sur le manuscrit de Longus et sur la fameuse tache d'encre
de Paul-Louis Courier... Il ne donne pas raison à Paul-Louis, qui
traite bien à la légère _un pareil crime!_... Je ne savais pas le
marquis si amoureux de Daphnis et de Chloé. Mais tout cela, c'est de la
littérature... la réalité, c'est Dorga!...

Ainsi pensai-je et telle était aussi sans doute la pensée de Saïb
Khan, dont le sourire s'élargit sur l'éclatante menace de sa mâchoire
de bête fauve...

Ils s'en allèrent et ils durent quitter aussitôt l'hôtel, car
j'entendis le bruit d'une auto qui s'éloignait dans la cour
d'honneur...

Presque aussitôt, la porte qui donnait sur le petit vestibule s'ouvrit
et la marquise parut:

--Où a-t-il appris tout cela? me souffla-t-elle... Où a-t-il appris
cela?... Pourriez-vous me le dire? Georges-Marie-Vincent a eu une
instruction très négligée... d'après même ce qu'il raconte. Il n'a
jamais su me dire le nom de son précepteur... Alors?...

Elle avait écouté derrière la porte... C'est donc en vain que,
physiquement, elle se portait mieux! _L'idée_ était toujours là...
cette idée absurde qui me faisait la regarder maintenant avec une
tristesse infinie... Elle ne se méprit point à mon air:

--Je vous fais de la peine, n'est-ce pas? Christine a dû exciter votre
pitié!...

Et plus bas:

--Elle n'est pas ici, Christine?

--Non! elle vient de partir!...

--Oh! tant mieux, fit-elle, nous allons pouvoir causer... Elle vous a
dit, bien entendu, «l'idée»... Ils me croient tous folle ici... Il y
a des moments où je voudrais être morte!... oui, morte!... mais j'ai
peur même de la mort!... Oui, il y a des moments où j'ai peur de la
mort plus que de tout!... et je vous dirai pourquoi, un jour... à moins
que vous ne le deviniez d'ici-là!... j'ai peur de la mort; j'ai peur de
la vie, j'ai peur de Saïb Khan!... Celui-là est tout-puissant... Il
peut tout ce qu'il est possible de pouvoir... s'il avait pu m'arracher
l'idée du corps comme on arrache une dent, ce serait chose faite depuis
longtemps... je l'ai connu aux Indes... aucune idée ne lui résiste!...
Pourquoi n'a-t-il pas réussi avec moi?... parce que, chez moi, l'idée
n'est pas seulement une idée, c'est le reflet de la réalité... Vous
comprenez bien... ce n'est pas une imagination sur laquelle un homme
comme Saïb Khan puisse agir... c'est la vérité vivante et
naturelle... contre laquelle il n'y a rien à faire... Saïb Khan
commanderait à une montagne de disparaître que l'Himalaya n'en serait
point remué sur sa base, n'est-ce pas?... Eh bien! il n'est pas plus en
son pouvoir de disperser le bloc inséparable, indestructible...
jusqu'à ce jour... le bloc des Coulteray!... M'avez-vous compris?...
M'avez-vous compris?...

Elle posa sur ma main sa main brûlante: «_Je vous dis que c'est le
même!_»

Ses yeux immenses cherchaient les miens... je n'osais la regarder pour
qu'elle ne vît pas toute la pitié qu'elle m'inspirait.

--Madame! madame! comment pouvez-vous! comment une femme comme vous, de
votre intelligence!... Madame, prenez garde! Il n'y a rien de plus
redoutable au monde que le merveilleux. C'est un domaine où se sont
perdus les esprits les plus solides. Il y a des idées, madame, avec
lesquelles il ne faut pas jouer!

--Jésus-Marie! s'écria-t-elle, ai-je l'air de jouer? Je parle
sérieusement. Ceci est un fait. Georges-Marie-Vincent n'a reçu aucune
instruction. Seul, le premier des quatre, disons des cinq, avec celui
d'aujourd'hui... Seul Louis-Jean-Marie-Chrysostome, qui était l'un des
plus débauchés seigneurs de la cour de Louis XV, fut aussi une sorte
de savant.

--Je sais, fis-je, avec cela beau parleur. Il tenait tête à Duclos. Il
brillait chez d'Holbach. Il a écrit des articles pour la Grande
Encyclopédie.

--Je ne vous apprends donc rien de nouveau, acquiesça-t-elle. Il avait
été élevé par les soins de son oncle, l'évêque de Fréjus. Eh
bien! monsieur Masson, je vous affirme que la conversation que vous avez
eue tout à l'heure avec Georges-Marie-Vincent n'aurait pas été
possible si Louis-Jean-Marie-Chrysostome n'avait pas reçu cette
éducation-là!

Je sursautai.

--Tout de même, madame, permettez-moi de vous dire que Paul-Louis
Courier n'avait pas encore taché d'encre le manuscrit de Longus au
temps de Louis XV!

Elle pinça les lèvres.

--Il ne me manquait plus que vous me prissiez pour une sotte!
laissa-t-elle tomber. J'ai voulu dire que, sans cette éducation-là,
sans les souvenirs classiques qu'elle comporte, Georges-Marie-Vincent ne
s'intéresserait guère aux trésors de la bibliothèque de Florence.

--Excusez-moi, madame!... Il y a une chose en tout cas que je puis vous
dire et qui m'a, en effet, toujours étonné... c'est la solidité de
cette instruction classique chez le marquis.

--N'est-ce pas?...

De nouveau ses yeux brillèrent... de nouveau elle me prit la main...

--Ah! si vous vouliez être mon ami... mon ami!...

Je prononçai quelques paroles de dévouement... Son agitation subite
m'inquiétait... Je regrettais d'être seul avec elle... J'aurais voulu
voir apparaître Sangor et même Sing-Sing...

--Oui!... je le sens!... vous me comprendrez, vous, vous!... Il le faut
ou je ne suis plus que la plus misérable chose du monde, entre la vie
et la mort!... Ni Saïb Khan, ni Christine ne veulent me comprendre!...
Christine me prend pour une folle... Saïb Khan pour une malade... et il
me ressuscite... malgré moi!... Ah! pourquoi me ressuscite-t-il?...
_Pourquoi me ressusciter pour l'autre?_... À moins qu'il ne soit son
complice!... ce que je finirai bien par croire... car enfin... J'ai
horreur de toute la vie que Saïb Khan me redonne, au prix de quelles
douleurs!... Et cependant il m'est _défendu de mourir!_ Ah! mon ami,
mon ami!... Êtes-vous jamais allé au château de Coulteray?... Vous ne
l'avez pas visité, non?... C'est un château, comme on dit:
historique... là-bas, entre la Touraine et la Sologne... La chapelle
est un chef-d'œuvre comparable à l'église de Brou... Mais je vous
prie de croire que ce ne sont point ses dentelles gothiques qui m'ont
attirée... non... il faut descendre dans la crypte... Là sont les
tombeaux des Coulteray... Monsieur Bénédict Masson, le tombeau de
Louis-Jean-Marie-Chrysostome est vide!... Vide, je vous dis!...
Comprenez-vous?

--Mais non, je ne comprends pas!

Elle parut excédée de mon insistance à ne pas comprendre:

--Vide! et c'est le dernier tombeau des Coulteray!... Il n'y en a plus
d'autre. On ne meurt plus chez les Coulteray...

--Mais, madame, s'ils sont morts à l'étranger!...

--Évidemment! Évidemment!... Mais je vous répète que le tombeau est
vide!...

--En bien... la Révolution est passée par là... et combien de
tombeaux...

--Ce n'est pas cela! ce n'est pas cela!... La Révolution n'a rien à
faire là-dedans... Le lendemain du jour où l'on a descendu le corps de
Louis-Jean-Marie-Chrysostome dans la crypte, on a trouvé la pierre
déplacée et le tombeau vide!...

--Et alors?

--Comment et alors?... Mais vous ne connaissez donc pas l'histoire des
Coulteray?... Je vous croyais plus renseigné sur
Louis-Jean-Marie-Chrysostome... Vous me disiez tout à l'heure qu'il
avait écrit des articles pour la Grande Encyclopédie... Il n'a écrit
qu'un article... un seul... et vous ne savez pas sur quoi?... Vous n'en
connaissez pas le sujet?... Attendez-moi ici, je vais vous le chercher!

Elle se sauva et je restai là, étourdi par cette conversation
ahurissante et qui me choquait par son manque de liaison... Que cette
femme fût tout à fait folle, cela ne faisait plus maintenant pour moi
l'ombre d'un doute!...

Elle revint quelques minutes plus tard, haletante:

--Vite! vite! me jeta-t-elle... emportez tout cela chez vous! Dissimulez
ce paquet!... Lisez! et vous saurez tout!... Sing-Sing est dans
l'escalier!... Sangor arrive!... Adieu!

Elle m'avait laissé sur la table, devant moi, un petit paquet
enveloppé dans un journal de modes et noué d'un ruban noir... Je le
glissai sous mon veston et je rentrai chez moi... J'étais persuadé que
j'allais enfin savoir ce que c'était que _l'autre chose_...



XI

«PRIEZ POUR ELLE!»


À dix heures du soir, derrière les volets clos de mon atelier, je
lisais encore... Maintenant je sais ce que c'est que _l'autre chose_...
C'est inimaginable à notre époque!... Maintenant je comprends pourquoi
elle me répétait de cet air hagard... _j'ai peur de la mort!_... elle
qui a déjà si peur de la vie!... Je comprends le sens qu'elle
attachait à cette phrase: _Il m'est défendu de mourir!_...

On a frappé à mes volets... j'entends la voix de Christine... Comment
ose-t-elle me faire une visite, à une heure pareille? Et pourquoi?...
Je vais ouvrir... Elle est accompagnée de son fiancé Jacques Cotentin,
qu'elle me présente... Ils sont allés, par cette tiède soirée de
juin, faire un tour sur les quais et, en rentrant, elle a aperçu de la
lumière chez moi!... Alors elle est venue me dire «un petit
bonsoir» en passant.

... Et ils entraient tous deux comme chez un vieil ami de la famille.

Jamais je n'avais vu de si près le prosecteur et je m'en serais fort
bien passé, mais l'idée que Christine ne l'aimait pas et qu'elle le
trompait, tout au moins moralement, avec Gabriel, me le rendait
supportable.

Je vis qu'il avait de grands yeux bleus de myope, intelligents et
pensifs, sous son air bourru. Je ne sais pas s'il se rendait bien compte
qu'il était chez moi. Il me parut voyager dans la lune comme bien des
savants, mais, à son âge, c'était peut-être un genre.

--Eh bien! fit Christine en s'asseyant. Elle vous a donné le paquet?
Vous avez lu. Je viens de la part du marquis vous prier de garder tout
cela chez vous, ou de le détruire; en tout cas, de ne pas le lui
rendre. Ce sont ces papiers-là qui l'ont rendue malade, la pauvre
femme! Vous connaissez maintenant le point de départ de toutes ses
imaginations?

--Si je ne m'abuse, le voilà! fis-je en mettant la main sur un opuscule
intitulé: _Les plus célèbres Broucolaques._ «Broucolaque» est le mot
dont se servaient les Grecs pour désigner ce que la superstition
moderne désigne sous le nom de «vampires»!

Cet ouvrage, imprimé à Paris sous la Révolution, parlait le plus
sérieusement du monde de ces êtres que l'on croit morts et qui ne le
sont pas, et qui sortent la nuit de leurs tombeaux pour se nourrir du
sang des vivants pendant leur sommeil... Quelques-uns de ces vampires
dont on citait les noms retournent repus dans leur sépulture. C'est là
qu'on a pu en surprendre un certain nombre, surtout en Hongrie et dans
l'Allemagne du Sud: _ils avaient un coloris vermeil, leurs veines
étaient encore gonflées de tout le sang qu'ils avaient sucé, on
n'avait qu'à les ouvrir pour voir ce sang couler aussi frais que celui
d'un jeune homme de vingt ans_... Certains ne reviennent jamais dans leur
tombeau, dont ils ont l'horreur... ce sont, évidemment, les plus
dangereux... parce qu'il n'y a aucune raison pour que l'on s'en
débarrasse jamais... on ne sait plus où les trouver... Ils se
confondent avec le reste des mortels, dont ils épuisent la vie au
profit de la leur indéfiniment prolongée...

La seule façon à peu près sûre que l'on a de détruire un
«broucolaque» est de réduire sa dépouille en cendres après lui avoir
préalablement tranché la tête...

Mais comment être sûr que l'on a bien affaire à un broucolaque, à
moins qu'on ne le trouve rose et vermeil dans son tombeau?...

Le dernier nom de broucolaque cité par l'opuscule était celui du
marquis Louis-Jean-Marie-Chrysostome de Coulteray, dont la vie, surtout
dans les dernières années du règne de Louis XV, avait été une
épouvante pour les pères de famille qui avaient de jolies filles à
marier. Ces honnêtes bourgeois avaient bien cru être débarrassés du
monstre à sa mort, mais, dès le lendemain, on apprenait que
Louis-Jean-Marie-Chrysostome avait quitté son sépulcre, où il
n'était jamais revenu.

Nombreux étaient les témoignages de gens qui prétendaient l'avoir vu,
depuis, rôder, la nuit, autour de leurs demeures... des jeunes filles,
des jeunes femmes qui avaient eu l'imprudence de dormir la fenêtre de
leur chambre ouverte étaient retrouvées le lendemain matin dans un
état de dépérissement absolu, et l'on n'avait pas tardé à acquérir
la preuve (par la découverte que l'on faisait d'une petite blessure
derrière l'oreille) que le vampire avait passé par là!...

Enfin l'opuscule ajoutait que le destin de ces jeunes personnes était
d'autant plus funeste qu'il est avéré depuis la plus haute antiquité
_que les victimes deviennent vampires elles-mêmes après leur mort!_...

Tous les ouvrages que j'avais trouvés dans le paquet noué d'un ruban
noir traitaient du même sujet. C'étaient des «Histoires horribles et
épouvantables de ce qui s'est fait et passé aux faubourg S. Marcel à
la mort d'un misérable broucolaque»; des «Revenants, des fantômes et
autres qui ne veulent mie quitter la terre»; des «Comment se
nourrissent les vampires», un «Traité sur la façon de vivre des
broucolaques dans leur sépulcre et hors de leur sépulcre»; enfin le
fameux article de Chrysostome de Coulteray qui avait paru dans la
première édition de la Grande Encyclopédie et dans lequel l'auteur
parlait des vampires avec une assurance et une science qui eussent
effrayé si elles n'avaient fait sourire...

On y lisait ceci, entre bien d'autres choses:

«On donne, comme on sait, le nom de vampire à un mort qui sort de son
tombeau pour venir tourmenter les vivants. Il leur suce le sang...
_Quelquefois il les serre à la gorge comme pour les étrangler; toute
espèce d'attachement, tout lien d'affection paraît rompu chez les
vampires, car ils poursuivent de préférence leurs amis et leurs
parents!_...», etc.

--Vous comprenez, exprima Christine avec un triste sourire, pourquoi le
marquis désirait tant voir la marquise se livrer à un autre genre de
lecture?... Maintenant, vous connaissez toutes ses misères, mais la
pire de toutes est bien celle-ci, pour laquelle il vous demande le
secret le plus absolu... _Il ne tient pas à être ridicule!_

--Ridicule?

--Un vampire, de nos jours, ferait la joie de Paris... Si on
apprenait jamais que la marquise croit que son mari passe ses nuits à
lui sucer le sang... on ne s'ennuierait pas dans les salons, ni à
Montmartre, ni aux revues de fin d'année, je vous prie de le croire!...
Voilà pourquoi on la surveille tant... Un mot imprudent et
Georges-Marie-Vincent n'a plus qu'à retourner au Thibet!...

Comme je ne disais rien, elle continua:

--_Elle ne vous a jamais montré le bobo qu'elle a dans le cou?_ Non!...
c'est peut-être qu'il est guéri pour le moment!... mais je suis
tranquille! au premier bouton qui lui poussera sur l'épaule, «vous n'y
couperez pas!...» Mon ami, vous passez maintenant par les étapes
qu'elle m'a infligées... Elle vous montrera la petite piqûre par le
truchement de laquelle cet affreux marquis lui prend son sang et sa
vie!... vous ne riez pas?

--Ma foi, non!... répondis-je... Le marquis a sans doute raison de
craindre le ridicule, mais la plus à plaindre, c'est encore elle,
assurément!...

--Vous avez raison!... répliqua Christine en reprenant son air le plus
sérieux... il n'y a plus qu'à prier pour elle!

--Priez pour elle! répéta une voix qui jusqu'alors ne s'était guère
fait entendre...

Je fus surpris du ton sur lequel M. le prosecteur avait prononcé ces
quelques paroles:

--Vous ne croyez pas aux vampires, monsieur? demandai-je en souriant,
cette fois...

--Monsieur, me répondit Jacques Cotentin, je crois à tout et je ne
crois à rien. Nous vivons dans un temps où le miracle d'hier crée
l'industrie de demain. Dans tous les domaines nous nous heurtons à des
hypothèses contradictoires, La science se promène incertaine dans ce
chaos de points d'interrogation qu'est notre petit univers. Y a-t-il
plusieurs mondes? Edgar Poe, l'un de nos plus grands philosophes--je
parle sérieusement--a prouvé par une série d'équations qui en valent
bien d'autres, qu'il y a plusieurs mondes et par conséquent plusieurs
dieux. D'autres ont non moins prouvé qu'il n'y en a qu'un seul, mais
ils ne sont point d'accord sur lequel. Le Dieu de Socrate, de Descartes,
n'a rien à faire avec celui de Pascal, ni surtout avec celui de
Spinoza!... Déisme? Panthéisme? Où est la vérité?... Et vous me
demandez s'il y a des vampires? S'il est possible qu'un seul Coulteray
ait vécu cent cinquante ou deux cents ans?

»Mais je n'en sais rien, moi, monsieur! continua-t-il de sa voix un peu
professorale et qu'enrouait une laryngite chronique... mais ceci est le
secret de la vie et de la mort que nous n'avons pas encore pénétré,
mais que nous ne désespérons pas de violer un jour!... Où commence la
vie?... où commence la mort?... Partout! nulle part! Ni commencement,
ni fin! Que voyons-nous? Qu'observons-nous? Des transformations, des
mouvements qui recommencent... que nous pouvons appeler: _les pulsations
du cœur de Dieu!_... Voilà ce que l'expérience déjà nous a
appris!... _Une chose que l'on croit morte n'est que de la vie en
sommeil_... La science, un jour, monsieur, comme nous l'avons fait pour
l'électricité avec la bouteille de Leyde, arrivera à mettre en flacon
les éléments de cette vie épars dans ce que nous croyons être
aujourd'hui de la mort!... Et ce jour-là nous aurons recréé de la
vie!... Nous aurons tiré la vie de la mort comme on pourrait tirer, en
principe, du radium de cette table!... En attendant, monsieur, je ne
puis dire qu'une chose à Christine: «Priez! Priez pour la marquise!...
Priez pour ceux qui croient aux vampires!... pour ceux qui ne croient à
rien!... Priez pour moi et que Jésus, la Bonté même, comme répètent
les petits enfants, ait pitié de tout le monde...

--Priez pour moi aussi, fis-je en me tournant vers Christine...

--Ainsi soit-il! laissa-t-elle tomber, de cet air grave et religieux
qu'elle avait quand elle se rendait à la messe à
Saint-Louis-en-l'Ile!...

Ils me serrèrent la main et me quittèrent.



XII

L'HOMME AUX BRAS ROUGES


Décidément, pas banal, le fiancé. C'est un cerveau, cet homme-là! Ce
qu'il raconte est fameux! Christine, telle que je la connais maintenant,
ne doit pas s'ennuyer entre son horloger de père qui cherche le
mouvement perpétuel et son prosecteur qui cherche, lui aussi, quelque
chose comme ça avec ses études sur les pulsations du cœur de Dieu!

Et moi qui la plaignais! Ils doivent mener une vie morale d'une
intensité singulière entre leurs quatre murs! et je ne compte pas
Gabriel!.

Non! mais je ne cesse d'y penser!

Gabriel--est-il besoin de le dire?--m'intéresse autrement que la
marquise! Son secret me touche de plus près!

Naturellement je ne puis séparer la pensée de Gabriel et celle de
Christine.

Depuis les confidences de la mère Langlois, j'ai essayé de les
surprendre tous les deux... en tous les cas, d'assister de loin à leurs
chastes effusions!...

Mais mes veilles ont été inutiles...

Gabriel ne m'est apparu qu'au bout du stylet de Christine, dans cette
figure qu'elle caresse avec amour, sur la plaque d'argent.

Je suis habitué à souffrir et à ce que l'on ne s'aperçoive pas de
mes souffrances... mais un jour je crierai! oui, il faudra que je
crie!...

Mon Dieu! faites que ce soit le plus tard possible, car, ce jour-là, ce
sera la fin...

Évidemment!...

Depuis deux jours que la marquise m'a remis tous ses petits recueils et
traités pour «Broucolaques», je ne l'ai pas revue...

Et j'en suis enchanté...

Je la plains, mais elle m'excède!...

Je voudrais qu'elle me laissât un peu seul avec mes pensées,
qui appartiennent maintenant exclusivement au trio
Christine-Jacques-Gabriel...

J'essaye de démêler la _figure du rôle_ de Christine dans cette
étrange comédie sanglante, qui tient du burlesque et du crime.

Et je n'arrive point à en isoler la ligne.

Christine m'apparaît bien douce avec son fiancé de Jacques et... et
bien tendre avec _son quoi de Gabriel?_

Oui «_quid_» _de Gabriel?_

Et quid de moi aussi (après tout)!

De cette histoire de cœur, en suis-je?... Eh bien, oui!... je crois que
j'en suis!... Ah! _il y a des moments où je crois que j'en suis!_...
très peu! oh! très peu! mais enfin... je ne suis pas difficile!... il
me faudrait si peu de chose!... J'imagine que je compte tout de même
dans cette affaire-là! que je ne suis pas simplement un spectateur pour
elle!...

Est-ce que «je déménage»? Tout à l'heure, j'écrivais qu'elle ne
s'apercevait de rien... et qu'un jour je crierais!... Alors? alors?...

Alors, tout bien réfléchi, comment concevoir qu'une fille intelligente
comme Christine n'a absolument, absolument rien vu du drame qui se
passait sous mon masque?

Eh bien! admettons... Mais alors pourquoi grave-t-elle le profil de
l'autre devant moi?...

Niais que tu es!... est-ce qu'elle sait que tu le connais, l'autre?

Qu'importe!... Un si beau profil devant ta hideur, n'est-ce pas à te
faire crier?...

Eh! mon bonhomme! _elle attend peut-être que tu cries!_

En fin de compte, je constate que je suis bien malade... Je n'ose pas
regarder vers la fin de cette maladie-là... Je m'empoisonne avec une
joie!... Je sais que la guérison n'est pas possible et je n'en veux
pas!... Je retourne à l'air qu'elle respire et qu'elle veut bien
partager avec moi comme un intoxiqué court à son stupéfiant... Je
suis souvent le premier arrivé et je l'attends!... je l'attends!...

Je ne l'ai pas vue de la journée; ça, c'est un peu fort!

Je n'ai vu du reste personne!

Oh! je suis bien décidé, ce soir, à aller monter ma garde à ma
petite lucarne!... Si je ne revois pas Gabriel, je la verrai peut-être,
elle!... Chose singulière, je n'ai pas vu ce matin, avant de partir,
l'horloger derrière sa vitre, ni sortir le prosecteur... ni
Christine... On n'a vu sortir personne.

Seulement le soir, vers neuf heures, j'ai vu arriver un personnage
nouveau...

Ce qu'il y a de certain, c'est que c'est la première fois que
j'aperçois ce drôle de bonhomme, trapu, à cou de taureau, au front
bas qui glisse le long des murs comme s'il avait honte de respirer l'air
de tout le monde. Il est coiffé d'une casquette ronde sans visière,
vêtu d'un costume informe que l'on dirait taillé dans un sac.

Il porte sous le bras une grande boîte enveloppée dans une gaine de
cuir...

Il a l'air de l'aide du bourreau.

On devait l'attendre chez les Norbert, car il n'a pas eu à frapper à
la porte, qui s'est ouverte devant lui et qui a été refermée
aussitôt...

Vous pensez si j'ai grimpé là-haut!

On a l'air très affairé dans la maison... Plusieurs fois j'ai vu
Christine traverser le jardin. Elle était vêtue d'une grande blouse
blanche comme une infirmière... Elle s'entretenait vivement et à voix
basse avec son fiancé qui, lui aussi, avait la blouse des infirmiers.

Jacques avait l'air de la réconforter, car elle paraissait très
agitée...

Ils disparurent derrière le petit pavillon à droite.

Je n'aperçus point le nouveau personnage, pas plus que le vieux
Norbert, du reste.

Une heure se passa ainsi, dans le plus grand silence; de la lumière
brillait à droite, au rez-de-chaussée du pavillon, entre les lamelles
des persiennes...

Soudain le même tourbillon noir que j'avais vu sortir de la cheminée,
certain soir, et se répandre comme un voile funèbre sur tout l'île
monta au-dessus du toit... et la même épouvantable odeur vint
affreusement me surprendre à ma lucarne.

Cette nuit-ci, il n'y avait pas de vent. La chaleur était étouffante
et cette odeur maudite s'appesantissait sur vous à vous faire pâmer
d'horreur.

Tout à coup les persiennes s'ouvrirent au rez-de-chaussée du pavillon
et, dans une lueur de sang creusée d'ombres comme une gravure de Goya,
surgit devant moi un spectacle que je n'oublierai jamais.

Le grand fourneau aux expériences, sur la droite, semblait brûler d'un
feu d'enfer; à côté de là, près d'une table où, sur une nappe
blanche s'étalaient des débris d'humanité, l'homme trapu se tenait,
un tablier aux reins, la poitrine quasi nue, les bras retroussés
jusqu'au coude, des bras rouges comme s'ils avaient plongé dans des
entrailles sanglantes.

Le prosecteur était penché sur le fourneau, faisant rougir des
tenailles dont il examinait, de temps à autre, les pinces
incandescentes.

Le père Norbert et Christine, plus près de la fenêtre, étaient
penchés de chaque côté d'une table d'opération que j'apercevais en
raccourci et sur laquelle était étendu Gabriel dont je ne voyais bien
que le front et les yeux clos surélevés de mon côté.

Le reste du visage disparaissait vaguement sous des linges, sous une
accumulation blanchâtre qui lui cachait le nez et la bouche; quant au
corps, Norbert et Christine me le cachaient et ce n'est que
bien imparfaitement que j'assistai, de mon petit observatoire,
à une intervention chirurgicale qui devait être tout à fait
exceptionnelle...

Je répète tout à fait exceptionnelle car, bien que, de toute
évidence, Gabriel fût endormi, cela n'empêcha point le patient, à
diverses reprises, de se soulever à demi dans une espèce de
bondissement désordonné et farouche pour retomber presque aussitôt
entre l'horloger et sa fille qui lui tenaient les mains et les bras et
le rétablissaient dans sa position première.

Par trois fois les pinces incandescentes avaient accompli leur office!

Quel office?

Il ne s'agissait point là simplement des «pointes de feu», ni même
de quelque chose d'approchant, comme l'on pense bien.

C'était l'intérieur du corps que l'on travaillait et que j'entendais
grésiller de ma fenêtre.

Et puis Jacques jeta ses tenailles et, aidé de l'homme aux bras rouges,
resta penché sur Gabriel pendant un temps qui me parut infiniment long.

Christine me tournait le dos; j'imaginais facilement que, de la façon
dont elle était placée et dont elle tenait le poignet du patient, elle
ne cessait de tâter le pouls de celui-ci, précaution primordiale dans
une intervention qui me paraissait se prolonger au delà des bornes
ordinaires...

Enfin l'opérateur et son aide se relevèrent.

Ils étaient rouges de la tête aux pieds, effrayants à voir.

Jacques jeta ses petits outils d'acier, instruments de torture et de
salut, sur la table où se trouvaient tout à l'heure les débris
d'humanité que je ne voyais plus et qui devaient brûler dans le
fourneau du laboratoire, car l'épouvantable odeur persistait...

Et, distinctement, j'entendis Jacques qui disait:

--_En voilà assez pour cette fois. Il faut faire disparaître tout ce
sang... et maintenant du sérum, du sérum, du sérum!_...

Sur quoi Christine se retourna et vint fermer la fenêtre.

Elle avait un visage tout à fait rassuré et une sorte d'allégresse
semblait rayonner sur son beau front calme.

C'est en vain que je cherchai sur ses traits adorés la trace de
l'émotion au moins physique qui avait dû «lui soulever le
cœur» pendant ces horribles minutes...

Rien!...

Elle que j'avais vue si inquiète, dans le jardin, quelques instants
auparavant, elle avait su se faire un cœur chirurgical, pendant une
opération d'où dépendait la vie de celui qu'elle aimait; et elle
avait assisté à cette tragédie du scalpel et des pinces de feu, en
professionnelle.

Ah! c'est «une nature» fortement équilibrée.

Une femme, comme on dit aujourd'hui, dans l'argot de Paname, «bien
balancée», moi je parle au point de vue moral comme au point de vue
physique!

Et je suis sûr qu'elle se tirera «avec le sourire» de cette aventure
qui aurait pu n'être qu'un assassinat!

Gabriel sera aimé, Jacques sera marié, le vieux Norbert, heureux entre
sa fille et les deux hommes qui assureront le bonheur de cette charmante
enfant, retournera tranquillement à ses roues carrées.

Et moi!... et moi!...

Moi, me voici sur la piste de l'homme aux bras rouges et au cou de
taureau qui vient de sortir.

Peut-être, par lui, saurai-je enfin qui est Gabriel!

Il a emporté cette espèce de boîte gainée de cuir d'une couleur
indéfinissable que je lui avais déjà vue sous le bras à sa première
apparition.

Il remonta vers la cité et j'attendis qu'il eût traversé le pont pour
le franchir à mon tour. Maintenant il passe devant la Morgue, toujours
la tête penchée, avec son air peureux, honteux et de son pas lourd et
solide.

La nuit est belle; il y a des familles qui se promènent autour du
square Notre-Dame.

Il traverse la Seine, enfile le boyau noir de la rue des Bernardins,
débouche sur le boulevard Saint-Germain, glisse le long des murs de
Saint-Nicolas-du-Chardonnet et tourne à gauche dans la rue
Saint-Victor.

Là il pénètre dans la boutique d'un marchand de vin et dès qu'il
apparaît sur le seuil j'entends plusieurs voix qui le saluent par ces
mots: «_Tiens! v'là le père Macchabée!_»

Ce mastroquet donne à manger... Il y a là une clientèle qui soupe...
Des clients habituels, certainement... Mon entrée là dedans va faire
sensation... Je ne suis pas mis avec une extrême élégance... Bah!...
on me prendra pour un étudiant en médecine nouvellement installé dans
le quartier...

Le principal est que je ne perde pas de vue mon _père Macchabée!_...

Il n'a, du reste, rien répondu à ce sinistre sobriquet, il est allé
s'installer à une table dans un coin.

Je vois tout ce qui se passe par la porte grande ouverte sur la tiédeur
de la nuit.

J'entre à mon tour, et la bande des soupeurs fait silence. Et soudain,
une voix:

--Eh ben! mon vieux!

Et j'entends des rires étouffés...

J'y suis habitué... je n'y fais pas attention... Ma vie ne serait qu'un
pugilat... Ce n'est pas mon élégance très «relative» qui a fait
sensation, c'est naturellement ma laideur... Et pour que je n'en doute
pas:

--Dis donc, Chariot, ta femme qui cherche un amoureux!...

Cette fois, on s'esclaffe...

Seul, Chariot, le patron, reste digne... Il vient me demander ce qu'il
faut me servir...

Je n'ai pas dîné... je ne sais pas comment je vis... je ne sais pas si
j'ai faim, je ne sais pas si je pourrai manger... Je demande comme le
«père Macchabée», un morceau de gruyère, du pain et une canette.

Les «joyeux soupeurs» essayent plusieurs fois d'entrer en conversation
avec mon homme.

--Eh ben! père Macchabée, ça a été, aujourd'hui, _la distribution?_

Le père Macchabée finit par s'énerver et, pliant son journal du soir
qu'il lisait tout en mangeant, toise son interlocuteur du haut en bas,
semble apprécier sa structure squelettique à sa juste valeur et lui
jette d'une voix douce, du reste, qui contraste avec son aspect rude et
sauvage...

--Toi, mon vieux, à _la distribution_, je ne donnerais pas dix francs
de ta carcasse, même au prix qu'est le change!

Plus de doute, le père Macchabée est garçon d'amphithéâtre ou
quelque chose d'approchant:

--Te fâche pas, Baptiste, fait l'autre en se levant. S'il n'y a plus
moyen de plaisanter!...

J'attends que Baptiste soit parti... et par la conversation des «joyeux
soupeurs», qui sont eux aussi «de la partie», employés dans les
hôpitaux de la rive gauche, j'apprends que Baptiste est un ours, jamais
à la rigolade... Paraît que c'est un ancien maraîcher ruiné par la
grêle et les usuriers, recueilli par _Monsieur_ Jacques Cotentin (ils
parlent de M. Jacques Cotentin sur le ton du plus grand respect), qui
l'a fait entrer aux «travaux pratiques», puis qui s'est mis à s'en
servir pour ses travaux particuliers... C'est lui qui lui met de côté
les pièces anatomiques dont le prosecteur a besoin pour ses
expériences personnelles...

On a mis, à l'école, à la disposition du prosecteur, et à de
certaines heures qui ne gênent personne, un pavillon dans lequel
Jacques Cotentin et le père Macchabée s'enferment... Tout cela en
marge des règlements... Mais personne ne réclame... Tout est permis à
Jacques Cotentin... Ce Jacques Cotentin est donc un génie?...



XIII

UNE MYSTÉRIEUSE BLESSURE


_25 juin._--Non! je ne demanderai pas à M. Baptiste (le père
Macchabée) dont je connais maintenant l'adresse--qui est Gabriel.

Je ne lui demanderai ni cela ni autre chose!

D'abord, parce qu'il y a des chances pour qu'il n'en sache rien
lui-même et puis parce que je suis à peu près sûr qu'il ne répondra
rien du tout!

Il faut que cet homme soit dévoué corps et âme à Jacques Cotentin
pour que celui-ci, qui ne veut même pas un «aide», le fasse assister
à ses travaux où il ne lui rend que des services de manœuvre.

La figure, si banale (vous savez qu'il n'est même pas laid) de Jacques
Cotentin a pris subitement dans mon esprit des proportions immenses.
J'ai voulu lire quelques-uns des articles qu'il publie de temps à autre
dans la nouvelle Revue d'anatomie et de physiologie humaines. C'est tout
à fait remarquable.

Il y a là une hauteur et une audace de vues qui bouleversent toutes les
vieilles théories. En d'autres temps, je ne doute point que toute
l'antique école en eût frémi. Mais maintenant on se passionne pour
l'inconnu. La guerre a passé par là, creusant un abîme entre le
passé et l'avenir, ou le comblant, à votre gré.

J'ai sous les yeux un article sur «la dégradation de l'énergie dans
l'être vivant» où, à propos des théories si intéressantes de
Bernard Brunhes, je relève ces phrases dont la dernière me fit
sursauter:

«En une semblable thermodynamique, on pourrait rencontrer des corps qui
se transformeraient dans un certain sens, alors que la thermodynamique
classique annonce leur équilibre ou leur transformation en sens
inverse... Un système pourrait, en une transformation isothermique,
_fournir un effet utile supérieur à sa perte d'énergie utilisable_:
LE MOUVEMENT PERPÉTUEL NE SERAIT PLUS IMPOSSIBLE.»

M. Duhem, à la fin de son ouvrage sur la viscosité, le frottement, et
les faux équilibres chimiques n'a rien écrit de plus fort... et nous
nous trouvons en face de l'hypothèse d'Helmholtz réalisée,
l'hypothèse d'une _restauration possible de l'énergie utilisable dans
les êtres vivants!_...

C'est-à-dire la mort vaincue!...

Toujours le mouvement perpétuel!...

Ainsi, c'est la même pensée qui les anime, le vieil horloger et le
jeune prosecteur, le premier au point de vue mécanique, le second au
point de vue physiologique...

Ah! certes oui! la vie des cerveaux doit être intense, derrière ce mur
le long duquel je me promène en attendant Christine... et qui sépare
les deux drames étranges dont je n'ai pas encore la clef...

En attendant, j'ai celle de la petite porte qui donne sur le jardin des
Coulteray, dans lequel je me trouve en ce moment. Le marquis n'a fait
aucune difficulté pour me donner cette clef, paraît-il, car je
n'étais pas là quand elle la lui a demandée... Il me l'a remise à
moi, le plus naturellement du monde:

--Comme cela, vous viendrez quand vous voudrez!... Vous êtes chez
vous.

Ceci se passait hier... Je dois remettre la clef à Christine
aujourd'hui... Mais il est cinq heures du soir et elle n'est pas encore
arrivée... Depuis quelques jours, elle se fait plus rare et j'imagine
que Gabriel doit réclamer ses soins...

La santé de ce cher mystérieux garçon doit être meilleure, si j'en
crois les belles couleurs de Christine...

L'intervention chirurgicale l'aura définitivement sauvé... et je ne
désespère pas de le revoir se promener dans le petit enclos des
Norbert, au bras de sa belle infirmière...

Chose inouïe! Il me semble maintenant que je vais haïr Christine!...
et savez-vous pourquoi?... Ô mystère du cœur humain! comme dit
l'autre... parce qu'elle trompe, pour ce bellâtre, un Jacques
Cotentin!...

Maintenant que j'ai pénétré un peu dans ce cerveau-là, oui, oui,
Christine ne m'apparaît plus que comme une poupée haïssable,
méprisable, odieuse!... Si elle ne l'aime pas, elle n'avait qu'à ne
rien lui promettre! ou si elle ne l'aime plus, elle n'a qu'à le lui
dire! Mais tromper un homme pareil!... Attention!... la voilà!...
Quelle jeunesse!... Comment Gabriel ne guérirait-il pas avec ce sourire
à son chevet? Cette belle main tirerait un mort du tombeau!

À propos de mort et de tombeau, je n'ai toujours pas revu la
marquise... et par conséquent je n'ai pas eu à me préoccuper de
prétextes plausibles pour ne point lui rendre toutes ses vieilles
petites histoires de broucolaques que j'ai continué à feuilleter, du
reste, et qui ont fini par me rebuter par leur stupidité.

Christine l'aurait vue, elle. Où? Quand? Comment? Je n'en sais rien.

Elle m'a dit que la marquise était redevenue languissante, et que Saïb
Khan la voyait presque tous les jours.

--Vous êtes bien en retard? fis-je à Christine en la regardant bien
dans les yeux.

--Pourquoi me regardez-vous toujours ainsi? me répondit-elle en
accentuant son sourire. On dirait que vous avez toujours quelque chose
à me reprocher.

--Eh! je n'ai pas autre chose à vous reprocher que votre absence,
n'est-ce rien que cela?

--Monsieur est galant! laisse-t-elle tomber en me regardant d'un air un
peu narquois par-dessus son épaule et tout en se dirigeant vers la
bibliothèque.

J'avais rougi jusqu'à la racine des cheveux. Voilà où j'en suis, moi,
Bénédict Masson!... à de pareilles fadeurs! Penses-tu que cela
prenne, Adonis?

Quand nous fûmes dans la bibliothèque et que je lui eus donné la clef
du jardin, elle me dit:

--Nous sommes maintenant tout à fait chez nous, ici! Nous arrivons par
le jardin, nous partons quand nous voulons! Nous n'avons pas affaire au
noble vieillard costumé en suisse, nous n'avons plus à traverser tout
l'hôtel sous les regards inquisiteurs de Sangor et parmi les
bondissements de ouistiti de Sing-Sing.

--Parlez pour vous, fis-je. Moi je n'ai pas de clef.

--J'en aurai fait faire une demain pour vous. C'est entendu avec le
marquis! Il tient à ce que nous soyons chez nous, à ce que nous ne
soyons dérangés par personne.

--Ah! oui!

--Il tient si bien à cela, fit-elle en se dirigeant vers la porte qui
donnait de la bibliothèque sur le petit vestibule, que cette porte est
fermée, condamnée... Il n'y a plus que lui qui puisse pénétrer
ici...

--Vraiment? fis-je un peu étonné... Voilà bien des précautions!

--_Il ne veut pas que la marquise vienne vous ennuyer!_

--Oh! j'ai compris!

J'aurais dû me réjouir de cet isolement dans lequel on nous laissait
désormais, Christine et moi; cependant les circonstances assez obscures
dans lesquelles l'événement se produisait... et la pensée de cette
autre isolée qui agonisait là-haut, épuisée par une folle
imagination, me causèrent une sorte de malaise que je n'aurais su
définir, mais que l'on éprouve généralement à la veille de quelque
malheur dont on a le vague pressentiment... De fait, un bien singulier
et même tragique incident vint, quelques minutes plus tard, nous
bouleverser, Christine et moi, à un point que je ne saurais dire...

Nous avions commencé de travailler, une fenêtre ouverte sur le jardin,
quand, tout à coup, nous fûmes surpris par un grand cri de douleur qui
emplit tout l'hôtel...

Christine et moi nous nous étions dressés, aussi pâles l'un que
l'autre... Nous avions reconnu la voix de la marquise...

Et puis ce furent des gémissements, des appels, les cris gutturaux de
Sangor, le miaulement de Sing-Sing et, par-dessus tout, les ordres
brefs, répétés, rageurs du marquis:

--Courez! mais courez donc!...

Enfin, dans le vestibule, dans l'escalier, dans tout l'hôtel, un
tumulte de galopade et de meubles bousculés, renversés...

Je me précipitai sur la porte qui résiste. Christine m'appela:

--Par le jardin!... par le jardin!...

Et nous nous jetâmes dans le jardin qui communiquait par une petite
allée latérale avec la cour d'honneur dans laquelle nous arrivâmes,
haletants...

Sur le seuil de la voûte sombre, dont la porte était fermée, se
tenait le noble vieillard, qui paraissait fort ému et restait là,
planté sur ses pieds, comme s'il eût été incapable de faire un
mouvement.

Aussitôt qu'il nous aperçut, il nous cria:

--Ne vous mêlez pas de ça!... Ne vous mêlez pas de ça!... C'est
encore madame la marquise qui a une de ses crises!...

Mais nous passâmes outre et, gravissant quatre à quatre le perron,
nous entrâmes dans l'hôtel.

Tout le bruit était maintenant au premier étage.

Dirigés par le tumulte, par un grand bruit de porte brisée,
défoncée... nous fûmes bientôt dans un corridor qui donnait sur les
appartements de la marquise... Une porte gisait là, crevée comme par
une catapulte. La chambre de la marquise...

La malheureuse gémissait, se débattait entre les mains du marquis...
Elle avait une toilette de demi-gala en lambeaux... Ses éternelles
fourrures gisaient sur le parquet, à ses pieds, comme un tapis de
neige... Et elle était plus blanche que ses fourrures, aussi blanche
que la neige...

Sing-Sing, dont les yeux de jade brûlaient d'un éclat insupportable,
aidait le marquis à la maintenir.

Dès que la malheureuse nous aperçut, elle jeta un grand cri, où elle
mettait je ne sais quel espoir:

--_Cette fois, c'est au bras!_ nous cria-t-elle... Tenez!

Et elle leva son bras, et nous vîmes, non loin de l'épaule, une petite
blessure qui laissait couler abondamment un sang vermeil...

--Ah! _vous étiez ici!_ fit le marquis (paroles qui me frappèrent...
il ne nous croyait donc pas dans l'hôtel)... Tant mieux! vous allez
m'aider à la calmer... Ça n'est rien du tout... moins que rien!...
Elle s'est fait une petite blessure... _je parie qu'elle s'est piquée
au rosier!_... et voilà dans quel état nous la trouvons!...

Pendant qu'il parlait ainsi, la marquise ne cessait de répéter dans
une espèce de hoquet:

--Ne me quittez pas!... Surtout ne me quittez pas!...

Là-dessus Sangor accourut... Il parut aussi surpris que son maître de
nous trouver là... Il avait à la main un flacon sur l'étiquette
duquel je lus: _citrate de soude._

Le marquis, aussitôt qu'il vit le flacon, cria à Sangor:

--Imbécile! ce n'est pas ce flacon-là!... Je t'ai demandé _le
chlorure de calcium!_

Sangor s'inclina, s'en alla et revint presque aussitôt avec le chlorure
de calcium demandé.

Le sang qui coulait de la petite plaie s'arrêta bientôt sous l'action
du chlorure... Le marquis prodiguait ses soins à sa femme avec une
grande douceur et des paroles d'encouragement, tandis qu'elle se
pâmait...

Je regardai la blessure, elle n'était pas plus grande qu'une grosse
piqûre d'aiguille.

Sur ces entrefaites, le docteur hindou se présenta.

Le marquis lui dit:

--Elle s'est blessée au bras... et naturellement, une nouvelle crise!

Sur quoi Saïb Khan nous pria de le laisser seul avec sa malade.

Celle-ci rouvrit les yeux et nous regarda d'un air tellement suppliant
que j'en eus le cœur malade. Cependant, sous le regard de Saïb Khan,
et aussi sous celui du marquis, elle n'eut pas la force de prononcer une
parole. Ses lèvres tremblantes ne laissèrent passer qu'un faible
gémissement. Il fallut la quitter.

Le marquis nous faisait déjà signe. Nous sortîmes de la chambre.
Sangor et Sing-Sing marchaient derrière nous.

Le marquis nous montra la porte brisée:

--Vous voyez, nous expliqua-t-il, j'ai dû enfoncer la porte! Nous ne
pouvons la laisser seule pendant ses crises. Elle se tuerait, se
jetterait par la fenêtre, se ferait éclater le front sur les murs!

--Comment cela est-il arrivé? demanda Christine.

Quant à moi, je ne demandai rien. J'étais affreusement troublé et
j'osais à peine regarder le marquis, tant j'avais peur qu'il pût lire
dans ma pensée. Dans ma très hésitante mais effroyablement inquiète
pensée.

Il nous conduisit dans un petit salon qui était réservé à la
marquise, au rez-de-chaussée, et dont la fenêtre était encore
ouverte sur le jardin. Contre cette fenêtre grimpait un rosier.

--Elle respirait l'air du soir à cette fenêtre, nous expliqua-t-il...
Moi, je ne l'ai point vue, mais Sing-Sing, qui sortait du garage,
l'aperçut au moment où elle jetait son cri de la crise! Et aussitôt,
dans une clameur désespérée que je ne lui avais pas entendue depuis
longtemps, elle courait au premier étage s'enfermer dans sa chambre...
Moi, j'étais dans mon bureau quand tout ce tumulte éclata... Je
n'avais pas besoin d'explications... _Je savais de quoi il était encore
question_... Nous courions déjà tous derrière elle... Il fallut
forcer sa porte... Vous en savez maintenant autant que moi, ajouta-t-il
en se tournant de mon côté, _puisque personne n'ignore plus rien de
mon malheur!_...

Christine et moi, nous regagnâmes notre bibliothèque, elle très
attristée, moi de plus en plus agité...

--Que vous semble de tout ceci? me demanda-t-elle.

Je lui dis:

--Christine, quand nous sommes entrés dans la chambre, avez-vous
remarqué la figure du marquis?

--Non! je ne regardais que la marquise!...

--Eh bien! moi, j'ai regardé le marquis... Il n'était pas beau à
voir, vous savez!... Ses yeux sanguinolents paraissaient prêts à
jaillir de ses orbites comme deux billes de rubis, sa bouche s'ouvrait
sur une dentition ardente, féroce et toute sa figure ressemblait à un
de ces masques japonais fabriqués pour terrifier l'ennemi! Je n'ai
jamais rien vu de comparable à cette vision si ce n'est l'air
férocement joyeux du buste du marquis de Gonzague que l'on cache
soigneusement à Mantoue, au rez-de-chaussée du _Muséo Patrio_, dans
une petite salle de débarras, recevant le jour par la place Dante... Ce
marquis-là avait cet air, paraît-il, la veille de Fornoue, le jour où
il paya dix ducats la première tête française coupée par ses
stradiots, et il baisa sur la bouche l'homme qui la lui apportait... Ce
n'était pas un vampire, mais c'était tout de même un buveur de sang
à sa manière!...

--Précisez votre pensée... me fit Christine d'une voix sourde,
croyez-vous que nous ayons réellement surpris «notre marquis à
nous» la _veille de Fornoue?_

--Ce serait tellement formidable, que, justement, je n'ose préciser ma
pensée...

»Il n'y avait peut-être là qu'une apparence», m'empressai-je
d'ajouter.

--En tout cas, murmura-t-elle, si la veille de Fornoue, Gonzague croyait
se repaître de notre sang, son attente a été bien déçue le
lendemain...

--Oui! quelqu'un est venu qui a troublé la fête...

--Mon impression également, acquiesça-t-elle, est que nous avons en
effet dérangé tous ces gens-là!... Mais en supposant les choses _au
naturel_, il ne faut pas nous étonner que le marquis ait été
désagréablement surpris par notre arrivée...

--_Et si c'était vrai?_... fis-je.

--Quoi? si c'était vrai?... quoi, si c'était vrai? répéta-t-elle.

--Oui! laissons toutes les autres histoires de côté! Il n'est pas
besoin d'avoir vécu deux cents ans pour avoir des instincts de bête
fauve!...

--Alors vous croyez?... vous pouvez croire?...

--Écoutez, Christine, vous rappelez-vous que Sangor, lorsqu'il est
arrivé la première fois dans la chambre, apportait un flacon?

--Oui, un flacon contenant du _citrate de soude_, il me semble?

--C'est bien cela!

--Et le marquis lui a dit de le reporter et de revenir avec du _chlorure
de calcium?_

--Parfait! Et qu'est-ce qu'il a fait avec le chlorure de calcium,
Christine, pouvez-vous me le dire?

--Eh bien, il a arrêté le sang!...

--C'est cela même... mais savez-vous, Christine, ce que l'on fait avec
le _citrate de soude?_

--Non!...

--Eh bien! _avec le citrate de soude, on le fait couler!_

Elle me regarda comme si je devenais fou, à mon tour.

--On le fait couler? répéta-t-elle.

--Oui, en ce sens qu'on _le laisse couler_, en empêchant de se former
le caillot de sang qui fermerait la blessure... Frottez la blessure, ou
la piqûre, avec du citrate de soude et la veine continuera à se vider
de son sang comme l'eau coule d'un robinet... Enfin, ce n'est pas
tout!... _Une bouche qui aspirerait ce sang et qui serait frottée de
citrate de soude n'aurait pas à redouter la coagulation avec laquelle
il faut toujours compter_...

--Mais c'est effrayant, ce que vous me dites là! Où avez-vous appris
tout cela?

--Mais dans les livres de la médecine la plus sommaire... vous n'avez
donc pas chez vous le Labosse illustré?... Quand on est relieur,
Christine, et qu'on ne s'intéresse pas seulement à la reliure... on
finit par apprendre bien des petites choses.

Elle me regardait toujours et je vis bien que maintenant elle était au
moins aussi agitée que moi... Elle me répéta encore: «Mais c'est
effrayant!... La science à l'usage du vampirisme!...»

--De nos jours, fis-je en manière de conclusion, le vampirisme--si
vampirisme il y a--ne peut être que scientifique.

Nous nous surprîmes à regarder les quatre portraits des quatre
Coulteray qui, là-haut, sur le mur, nous souriaient d'une façon si
énigmatique et si troublante--très troublante--dans le jour qui
tombait, ne laissant au contour des choses qu'une ligne indécise, une
sorte d'effacement de pastel.

--C'est vrai qu'ils se ressemblent tout à fait étrangement, très
étrangement, dit-elle.

--Eh! si c'est le même! repris-je en essayant de mettre dans le ton
dont je disais cela un peu d'ironie et de désinvolture... _il a eu le
temps de perfectionner sa méthode!_

Mais nous cessâmes bientôt de plaisanter... car il y avait encore des
gémissements là-haut!...

Et comme ces gémissements se prolongeaient, nous ne pûmes nous
empêcher de frissonner.

--Tout de même, fis-je, il serait bon de savoir comment cette blessure
est arrivée... Après tout, le marquis peut nous raconter ce qu'il
veut!...



XIV

VEILLÉE


Il était tard maintenant, l'heure du dîner était passée depuis
longtemps... nous ne nous décidions point à quitter ces lieux habités
par une si mystérieuse douleur... On devait nous croire partis...

Notre dessein n'était point de nous dissimuler: cela eût été indigne
de nous, mais en de telles circonstances on pouvait peut-être avoir
besoin de notre secours; en tout cas, c'est ce que nous pouvions
répondre à qui s'étonnerait de nous trouver encore là...

Dans notre cabinet de travail, nous avions allumé la petite lampe
électrique portative dont la lueur dessinait un carré clair dans la
nuit du jardin.

Un grand silence s'était fait soudain dans l'hôtel, silence qui nous
pesait peut-être encore plus que le gémissement lugubre et monotone
qui nous tenait dans une angoisse si aiguë tout à l'heure...

Une demi-heure se passa ainsi; nous travaillions vaguement à je ne sais
quoi, livrés, Christine et moi, à des pensées que nous n'osions sans
doute pas nous communiquer... Enfin je lui demandai:

--Et vous, Christine, le marquis vous laisse-t-il tranquille maintenant?

Elle fut toute surprise par ce «_et vous?_»

--Comment, _et moi?_ Pourquoi _et moi?_ fit-elle, assez émue...
Croyez-vous qu'il y ait un rapprochement quelconque à faire entre...
entre les imaginations de là-haut... et ce qui s'est passé ici?

--Enfin il n'a pas renouvelé sa tentative?

Elle sembla hésiter une seconde et puis:

--Non... je me suis arrangée pour cela!...

--Au fait, je dois constater que le marquis s'est toujours montré
devant moi d'une correction parfaite à votre égard!... On dirait qu'il
n'ose pas vous regarder, même quand il vous parle.

--Sans doute est-il un peu honteux, expliqua-t-elle avec simplicité, de
s'être laissé aller à... à ce que nous pouvons appeler la violence
de son tempérament... C'est vrai que, dans ces moments-là, il n'était
pas beau à voir... On n'aurait su dire s'il voulait m'embrasser ou me
mordre!...

--Ou vous mordre? répétai-je en la regardant...

--Oh! mais attention! fit-elle en me souriant... c'est une façon de
parler... je ne crois pas aux vampires, moi!... mais tout de même, il
m'a fait peur!...

--C'est extraordinaire que vous soyez restée ici, Christine!

--Je vous ai déjà expliqué pourquoi, monsieur Bénédict Masson!...

Elle me jeta cette réplique comme si je l'avais outragée...

Ce fut elle qui rompit le silence pénible qui avait suivi...

--Dites-moi, mon ami, c'est vrai que vous avez une charmante maison de
campagne?

Je m'attendais si peu à cette question que j'en fus tout bouleversé...

--Pourquoi, pourquoi me demandez-vous cela?

Elle me considéra avec un étonnement profond:

--Mais... qu'est-ce qui vous trouble ainsi?... Ma question n'a rien que
de très naturel...

--Pourquoi me parlez-vous de ma maison de campagne?...

--Mon Dieu, si j'avais su... vous voilà tout pâle!... C'est le marquis
qui m'a dit: «M. Bénédict Masson a une charmante maison de
campagne... je m'étonne qu'il ne vous y ait pas encore invitée!...»

--Comment sait-il que j'ai une «charmante» maison de campagne?
Christine! Christine!... ma maison de campagne n'est pas charmante,
c'est la plus triste, la plus mélancolique demeure que l'on puisse
rencontrer entre la lisière d'un bois et un étang noir, limoneux, aux
eaux de plomb!... Christine, je ne vous y inviterai jamais!... _et n'y
venez jamais!_...

Elle était de plus en plus stupéfaite:

--Quel drôle de garçon vous faites! finit-elle par dire... Si je
m'attendais à cette... véhémence!... bien, bien, mon ami, je
n'insiste pas...

--Le marquis ne vous a pas dit comment il savait?

--Mais si... Il a eu, un moment, l'intention d'acheter d'immenses
terrains du côté de Corbillères-les-Eaux... C'est bien par là,
n'est-ce pas?

--Oui... moi, je suis sur l'étang... tout au bord de l'étang... de
l'étang noir!...

--Eh bien! le marquis, qui a visité le pays et qui a dû se renseigner
sur les propriétaires des terrains qu'il voulait acheter pour les
réunir en une seule propriété... le marquis trouva votre villa
charmante, voilà tout.

J'étais tellement agité que j'allai à la fenêtre que j'ouvris...
j'avais besoin de respirer... j'essayai de reprendre mon calme... Je
m'en voulais mortellement ne n'avoir pas su me contenir...

À ce moment, dans le carré de lumière qui s'allongeait devant moi,
sur la pelouse, une forme blanche glissa, légère et silencieuse comme
un fantôme.

Je n'eus que le temps de me précipiter à la porte qui était restée
ouverte sur le jardin pour recevoir dans les bras cette pauvre chose
agonisante, et qui déjà ne pesait pas plus qu'une ombre... Son souffle
expirait sur ses lèvres exsangues; l'ovale de son visage s'était
allongé en une ligne plus idéale encore, la mort semblait déjà fixer
cette fragile image pour l'éternité et la lueur qui errait au fond de
ses orbites creusées comme deux abîmes n'appartenait plus aux feux de
ce monde...

C'est en regardant des choses que nous ne pouvions pas voir, nous autres
qui n'étions point comme elle sur la frontière du néant, qu'elle nous
dit à tous deux (car Christine, elle aussi, s'était précipitée):

--Eh bien! _êtes-vous convaincus, cette fois. Ils ne m'ont laissé que
l'âme!_...

Nous la déposâmes dans un fauteuil avec d'infinies précautions; sa
tête renversée sur le dossier était belle comme un marbre sur une
tombe, elle semblait considérer une dernière fois (et cette fois sans
épouvante, car elle espérait lui échapper en franchissant les portes
de la mort) le _monstre en quatre images_ qui, du haut du mur, lui
adressait sans se lasser son redoutable sourire:

--Vous avez vu aujourd'hui, fit-elle avec effort, sa cinquième figure
au moment où il va boire ma vie!... Dites-moi s'il ne vous a pas
épouvantés!... Et maintenant il est parti... il est parti avec tout
mon sang... et je vais mourir, _car je n'ai plus peur de la mort!_

»Oui, je me suis entendue avec Sangor, qui fait tout ce que l'on veut,
pourvu que ce ne soit pas défendu par sa religion... quand je serai
morte, il viendra, dans ma tombe, me couper la tête, et ainsi, il n'y
aura pas de danger que je revienne, comme le monstre, boire le sang des
vivants...

»Les vivants peuvent être tranquilles, bien tranquilles!

»C'est un fait!... C'est la seule manière qu'il a de me sauver de la
vie et de la mort...

»Oh! je suis bien heureuse! je suis sûre de Sangor! il me coupera la
tête comme c'est ordonné dans le livre _contre la résurrection!_...

»Monsieur Bénédict Masson, vous avez lu mes livres!... Alors, vous
savez bien qu'il faudra qu'on me coupe la tête!...

»Je suis sûre de Sangor... je lui ai donné un collier de perles
magnifique!...»

Elle prononçait ces bouts de phrase comme si elle allait mourir après
chaque mot...

Et moi, j'aurais bien voulu lui poser une question pendant qu'il en
était temps _encore_...

Je profitai d'un moment où elle se tut, la tête renversée, les
paupières lourdes, la gorge tendue comme si elle s'offrait déjà au
couteau de Sangor...

Je dis:

--Le marquis nous a conté que vous preniez l'air à la fenêtre du
boudoir et que vous veniez de vous piquer le bras aux épines du rosier
qui monte contre le mur... et que c'est alors que vous avez poussé ce
grand cri...

Les paupières se relevèrent pour laisser passer une petite flamme qui,
presque aussitôt, s'éteignit entre les cils rapprochés.

--Je ne me suis point piquée au rosier, on ne crie point à la mort
quand on se pique à un rosier... j'ai crié quand il m'a _mordue!_...»

--Il était avec vous dans le boudoir?

--Mais non!...

--Alors il était dans le jardin?

--Mais non!... je ne sais pas où il était!...

--Comment! il n'était pas avec vous et il vous a mordue?

--Certes!... Il mord comme il veut! quand il veut! C'est en vain que je
m'entoure de fourrures!

--Mais, enfin, _il ne mord pas à distance?_

--Si!...

Il n'y avait plus rien à dire... L'affaire était jugée...

Nous étions là tous les trois, accablés sous des idées différentes,
quand Sangor parut.

Il emporta dans ses bras puissants la malheureuse dont la tête roula
sur son épaule, sa tête que je voyais déjà détachée du tronc, dans
un rêve d'horreur et de folie...

Du reste, tout ne m'apparaît plus que sous ces affreuses couleurs... Et
il n'est pas jusqu'au regard de Christine que je ne trouve un peu
trouble, quand, restés seuls, je lui demande encore: «Eh bien!... que
dites-vous de tout cela?...»

Chose singulière, c'est la première fois que je ne lui entends pas
dire en parlant de la marquise: «Elle est folle!»



XV

LA CATASTROPHE


_30 juin._--C'est fini! tout est fini! et c'est bien de ma faute! Comme
on dit dans les romans populaires: «J'en pleurerai longtemps des larmes
de sang!» J'ai perdu Christine et me voilà exilé à nouveau dans ma
sinistre petite maison de campagne de Corbillères, auprès de l'étang
aux eaux de plomb!»

«Corbillères, corbillard»... je passe mes journées à mener le deuil
de mes dernières illusions et de mon fol amour...

Cette dernière phrase insipide me soulève le cœur... Illusion? fol
amour? Est-ce avec cette eau de rose que je vais pouvoir écrire ce qui
est arrivé?... J'étais devenu comme une bête ensorcelée autour de
Christine.

Il faut vous dire que, depuis huit jours, nous étions seuls dans
l'hôtel.

Le marquis avait emporté la marquise expirante à son vieux château de
Coulteray, sans doute pour qu'elle fût plus près de son tombeau qui
l'y attendait.

Toute la domesticité avait suivi.

Seul, avec Christine!...

Et voici ce qui est arrivé.

C'était un soir... après dîner... dans le jardin où nous revenions
quelquefois, Christine et moi, sans nous être donné rendez-vous...

Depuis les dernières scènes auxquelles nous avions assisté, quelque
chose d'assez mystérieux semblait nous avoir rapprochés davantage, du
moins je me l'imaginais, car jamais encore je n'avais vu Christine aussi
confiante, ni aussi simple avec moi, ni aussi près de moi...

C'était un soir d'une douceur ineffable après la grosse chaleur du
jour... je n'avais jamais été aussi heureux; nous étions assis l'un
près de l'autre; un même attendrissement--qui n'était peut-être,
hélas! que de l'apaisement chez Christine--nous tenait silencieux...
Mes pensées tournaient à la romance... autour de nous les murailles
grises se fondaient dans le repos; un chêne solitaire vacillait
d'ivresse en se penchant au-dessus de l'abîme obscur de nos cœurs...
Ma main se posa sur sa main--geste inconscient s'il en fut jamais--et sa
main tiède resta dans la mienne.

Évidemment, évidemment, quand je pense encore à cette minute
précieuse, c'est vers toi que je me retourne, nuit, ténèbre propice,
voile sacré derrière lequel s'oublia ma laideur!

De ce que Christine n'avait pas retiré sa main, je concluais volontiers
que mon contact ne lui déplaisait point--et cela pouvait déjà passer
pour la plus grande victoire de ma vie--quand elle me demanda sur le ton
de la plus sournoise confidence: «_Est-elle vraiment folle?_»

--Qui donc! interrogeai-je, assez dépité de constater que, dans le
moment même, sa pensée était si loin de moi que je ne la rejoignais
pas.

--Mais... la marquise?

--Je vous avouerai, fis-je, avec un peu d'humeur, que je ne pensais plus
à cette malheureuse... Pourquoi me demandez-vous cela?...

--Parce que...

--Parce que... quoi? N'étions-nous pas d'accord là-dessus?...
Pouvons-nous autre chose pour elle que la plaindre?

--Oui, oui!... la plaindre!... répéta-t-elle avec sa voix de rêve...
Elle n'a pas su résister, elle!... résister à l'ambiance!...

--Que voulez-vous dire? Expliquez-vous, Christine?

--Mon cher Bénédict, si je vous dis cette chose à laquelle j'étais
cependant résolue à n'attacher aucune importance, c'est à cause d'une
certaine coïncidence dont je ne laisse pas d'être assez troublée, je
l'avoue...

--Vous m'intriguez, Christine... (Pendant ce temps sa main était
toujours dans la mienne et cela m'inspirait des pensées telles que
j'avais le plus grand mal à la suivre.)

--_Eh bien! moi aussi, j'ai été piquée!_...

--Seigneur Dieu!... Expliquez-vous, Christine, expliquez-vous!

--_Oui, j'ai été piquée par le rosier_... Oh! il y a quelque temps de
cela!... _Et au bras, comme elle, et au même endroit qu'elle!... Et avant
elle!_...

J'essayais de voir son visage, mais elle le tenait penché et détourné
de moi...

--En vérité! en vérité!... voilà une bien grande aventure!
déclarai-je assez froidement... Vous vous êtes penchée à la même
fenêtre, comme elle s'y est penchée elle-même et vous avez été
piquée par le même rosier!... C'est là quelque chose de tout à fait
extraordinaire!...

--Non! releva-t-elle doucement, toujours de sa lointaine voix, non... ce
n'est pas tout à fait extraordinaire... mais figurez-vous qu'à la
suite de cette piqûre, je me suis sentie comme engourdie, sinon
empoisonnée, enfin dans un état de faiblesse cérébrale telle que,
rentrée dans la bibliothèque, je me suis étendue sur le divan tout
juste pour fermer les paupières et pour avoir le plus douloureux des
rêves...

--Quel rêve?

--J'ai vu le marquis, avec cette figure atroce que vous lui avez
découverte l'autre soir quand vous avez pénétré chez la marquise
après l'accident... Il s'est approché de moi... et malgré tous mes
efforts pour l'éloigner, il s'est emparé de mon bras et, collant ses
lèvres à ma blessure, il aspirait tout mon sang... toute ma vie!...

--Vous avez eu vraiment ce rêve-là?...

--Vraiment!...

--La marquise vous avait déjà raconté toutes ses histoires de
broucolaque?...

--Oui!...

--Et vous, vous étiez endormie sur le divan, au-dessous des quatre
portraits des quatre Coulteray?

--C'est cela même.

--Alors concluez vous-même, Christine!...

--J'ai conclu! j'ai conclu!... Oh!... Oh!... j'ai conclu!... mais alors
je n'avais pas vu la marquise piquée comme moi au bras, en se penchant
à la même fenêtre, et je ne l'avais pas vue revenir comme un fantôme
nous crier: «_Eh bien, êtes-vous convaincus cette fois, ils ne m'ont
laissé que l'âme!_...»

--Ah çà! mais, Christine...

--Évidemment... «Ah çà! mais!...» c'est bien ce que je me dis...

--Enfin, comment cela a-t-il fini pour vous? repris-je, assez
impatienté du ton plaintif et un peu inquiétant qu'elle prenait pour
me raconter son rêve...

--Eh bien! cela a fini quand je me suis réveillée...

--Étiez-vous seule, quand vous vous êtes réveillée?...

--Oui!...

--Le marquis n'était pas là?

--Non. La première chose que mes yeux rencontrèrent fut l'image des
quatre Coulteray, là-haut, dans leurs cadres.

--Et comment vous sentiez-vous?

--Brisée!

--Et qu'avez-vous fait?

--Je suis allée trouver le marquis, pour lui dire que l'air de sa
maison ne me valait rien du tout... et que, me sentant un peu
souffrante, je serais peut-être quelque temps sans revenir...

--Lui avez-vous raconté votre rêve?

--Oui!...

--Et qu'a-t-il dit?

--Que sa femme nous rendrait tous fous, ici!... Et il me conseilla
d'aller me reposer une semaine ou deux à la campagne... _c'est même la
première fois qu'il me parla de Corbillères-les-Eaux!_

Je tressaillis, mais elle ne s'en aperçut même pas...

--Et vous n'êtes pas allée à la campagne?...

--Non!... je ne pouvais alors quitter ni papa, ni Jacques... (je pensai:
ni Gabriel.)

Il y eut un silence, puis:

--Vous me prenez sans doute pour une sotte... et j'ai peut-être eu tort
de vous montrer que cette maison, avec ses singuliers habitants et leurs
airs de mystère a fait entrer en moi un étrange sentiment
d'inquiétude... depuis l'accident de l'autre jour...

--_Et cependant, vous n'y êtes jamais venue plus souvent!_ murmurai-je
en me rapprochant d'elle... (nos mains étaient toujours unies)... Ah!
Christine! Christine! ma pauvre chère âme... chaque maison, comme
chaque cœur a son mystère (ce fut à son tour de tressaillir)... je
vous jure, Christine, que votre piqûre de rosier dont a saigné votre
bras n'est rien à côté de certaines autres affreuses blessures par
lesquelles s'épanche, se répand, coule jusqu'à la dernière goutte la
vie d'un cœur. Pourquoi donner aux vampires la figure des morts? Le
plus grand broucolaque du monde est un tout petit enfant aux joues roses
avec un carquois et des flèches... et il s'appelle l'Amour!

--Vous avez raison, mon ami! fit Christine dans un souffle en baissant
tout à fait la tête...

Quel silence suivit ces dernières paroles!... J'osai murmurer enfin à
l'oreille de celle qui se taisait près de moi... j'osai murmurer le
commencement d'une complainte de ma fabrication qu'elle avait dû
goûter particulièrement, puisqu'elle l'avait apprise par cœur:

«Ô dame douce! comment es-tu venue ici?--étranges sont tes
paupières--étrange ton vêtement--et étrange la longueur glorieuse de
tes tresses!»

Elle ne me laissa pas continuer, mais sa main serra nerveusement la
mienne et cette pression précipita le cours de ma vie jusqu'à la
sensation de l'étouffement.

--Remettez-vous, mon cher Bénédict, me fit-elle, en se levant et en me
rendant ma main. Vous avez tort de dire toutes ces belles choses pour
moi! Mon vêtement n'est pas étrange, vous n'avez jamais vu se
dérouler ma chevelure, car je ne suis ni excentrique, ni coquette, et
si je viens ici plus souvent que de coutume, c'est que le marquis n'y
est plus!

Là-dessus, elle rentra dans la bibliothèque et moi je retombai,
assommé, sur mon banc.

Ce n'est que quelques instants plus tard que je me relevai vacillant et
prêt aux injures. Mais je retrouvai Christine dans notre petit atelier.
Elle pleurait...

Oubliant déjà ma fureur, je m'apprêtais à prononcer quelques bonnes
paroles où, naturellement, je n'aurais point manqué de me donner tous
les torts, quand je m'aperçus que les larmes de Christine coulaient sur
l'image burinée (à laquelle elle avait travaillé avec une assiduité
qui déjà m'avait fait tant souffrir) du beau Gabriel.

Aussitôt, je sentis en moi un fleuve d'amertume d'où je laissai tomber
quelques gouttes:

--Certes! fis-je... si j'étais aussi beau que celui-là!...

J'avais cru l'embarrasser; quelle erreur! Elle levait sur moi des yeux
brillants d'une indéniable sympathie et elle me dit, sans gêne:

--Oh! oui!... si vous aviez été aussi beau que lui!...

C'était à pouffer de rire, si je n'avais été aussi amoureux et si
j'avais pu oublier une seconde que j'étais la première victime de
cette situation ridicule.

Le plus inouï, qui commença de m'ouvrir d'étranges horizons, fut que
Christine tenta immédiatement de prendre cette place (de première
victime) pour elle!...

--Oh! mon ami, mon cher grand ami!... gémit-elle, je suis bien
malheureuse!...

--Eh bien, et moi, m'écriai-je... croyez-vous que je me promène dans
les Champs Élysées?...

--Vous êtes beaucoup moins à plaindre que moi! m'expliqua-t-elle avec
cette logique spontanée, candide et irréfutable que l'on trouve à peu
près chez toutes les femmes... oui, beaucoup moins à plaindre puisque
c'est par ma faute que vous êtes malheureux!... Et _s'il n'y avait que
vous!_...

--Ah! oui! fis-je de plus en plus abasourdi, il y a encore le
prosecteur!... Mais pourquoi ne l'épousez-vous pas?...

J'éprouvais une joie funeste à me déchirer et à la déchirer, elle
aussi, autant qu'il était dans mes moyens de le faire, moyens que
j'espérais bien pousser jusqu'au bout, maintenant que nous avions
entrepris cette marche à l'abîme.

--Parce que je ne l'aime pas! m'avoua-t-elle avec un gros soupir, et en
continuant de laisser couler ses libres larmes sur l'image que
j'abhorrais!...

--Et comment, ne l'aimant pas, lui avez-vous promis le mariage,
pourriez-vous m'expliquer cela, Christine?

--Fort honnêtement, répondit-elle... Jacques ne vit que pour moi,
depuis sa plus tendre enfance. Le peu que vous en connaissez maintenant
vous permettra d'apprécier mes paroles sans sourire, quand je vous
aurai dit qu'il est en train de devenir l'un des premiers, peut-être le
premier savant de ce siècle. Eh bien! Jacques se moque de la gloire, de
la fortune et de tout ce qui se rattache à l'humanité en général! Il
ne vit que pour moi! Ce génie, que l'on ne peut entendre dix minutes
sans en être ébloui, n'a qu'un but: me serrer dans ses bras et me
faire la mère de ses enfants!... Et vous auriez voulu que, d'un mot, je
souffle sur cette flamme, que je fasse de la cendre de ce foyer où
viendra peut-être se réchauffer l'humanité future!... Non!... Je lui
appartiens!... Il le sait!... C'est ce qui fait sa force!... S'il avait
voulu, j'aurais déjà été à cet homme-là!... mais il a son idée,
lui aussi, et son orgueil... Il veut m'apporter sa dot: quelque chose
que l'on n'a point déposé encore dans une corbeille de mariage:

»_La chaîne d'or avec laquelle les hommes, devenus créateurs de la
vie, tiendront à leur tour la Divinité vaincue!_

--C'est un beau bijou, en effet, répliquai-je sans sourciller, mais
lent à forger, et puisque vous n'aimez pas le forgeron...

--Bénédict Masson! quand je vous dis, à vous, _à vous seul au
monde_, que je ne l'aime pas, cela signifie que je ne l'aime pas autant
qu'un cerveau comme celui-là mériterait d'être aimé... _Vous abusez
de mes sentiments pour vous, et vous êtes en train de trahir ma
confiance!_...

Mais les coups qu'elle me décochait ainsi de droite et de gauche, tout
en ayant l'air de me caresser avaient achevé de m'étourdir, et c'est
alors que, perdant toute direction du combat, je laissai tout haut
parler la brute:

--Vous avez des sentiments pour lui! Vous avez des sentiments pour moi!
_En attendant, c'est celui-ci que vous embrassez!_...

D'abord, elle ne comprit pas... mais elle dut sentir passer sur elle
quelque chose de redoutable, car elle leva sur moi une figure de
noyée... Ah! la pauvre enfant faisait pitié sous le voile de ses
pleurs... mais il était trop tard pour la sauver du supplice que je lui
imposais: ma main désignait encore l'image de Gabriel qui, lui aussi,
pleurait les mêmes larmes qu'elle...

Quand elle eut compris, toute sa douleur, qui s'épanchait librement
devant moi comme devant un ami, se trouva glacée du coup... Elle se
leva en frissonnant et elle alla s'enfoncer dans la nuit de la
bibliothèque où je n'osai tout d'abord la suivre...

Combien de minutes s'écoulèrent ainsi? voilà ce que je ne saurais
dire.

Dans son isolement, j'étais sûr qu'elle ne pensait qu'à lui... et la
preuve de cela, elle finit par me la donner.

Elle m'appela près d'elle. Sa voix était loin d'être hostile.
Était-elle naturelle? Faisait-elle un effort sur elle-même parce
qu'elle avait quelque chose à me demander? Je n'essayai point de
résoudre ce problème... ses nerfs étaient à bout, à moi aussi...
Elle n'avait qu'à me laisser dans mon coin... Elle aurait dû
comprendre qu'il y a certaines heures lourdes, chargées d'une volupté
insupportable, pendant lesquelles il est dangereux d'appeler près de
soi les poètes, avec une voix de miel.

Je m'assis à l'autre bout du divan, par une dernière précaution qui
touchait à la plus haute vertu et à cause de laquelle je réclame le
bénéfice des circonstances atténuantes dans la scène fatale qui m'a
privé pour toujours de Christine.

--Mon ami, me dit-elle avec un soupir où palpitait tout son amour (pas
pour moi, certes!) et toute sa peur... mon ami, _seriez-vous jaloux
d'une image?_

--Cessons de nous mentir, fis-je brusquement... Je vous adore et je vous
hais à la façon du maudit qui est à l'autre pôle de Dieu et dont le
tourment ne cessera que le jour où le Beau et le Laid se rapprocheront
pour s'anéantir. En ce qui nous concerne, nous n'en sommes pas là!...
Votre douce voix qui m'appelle me rend malade de fureur si elle est un
piège... mais plus mou qu'Hercule aux pieds d'Omphale si elle vibre
d'une véritable tendresse, comme parfois, j'ai osé l'espérer et
_comme je veux le croire, ce soir!_... Ou vous allez me chasser avec des
mots rudes, ou vous allez avoir pitié d'un damné!... Oh! je
m'entends... et rassurez-vous!... Vous avez promis de justes noces à un
homme que vous n'aimez pas... et vous lui apporterez un corps vierge!
c'est sublime!... Mais puisque vous avez des _sentiments pour moi_
(parole naïve, populaire et charmante, qui a la douceur de la rose sur
le gril où se tord le prince des Aztèques), vous allez cesser de me
mentir! Christine! Christine! ce n'est pas un profil d'argent que je
vous ai vu embrasser!... _Cette belle image a un nom; elle s'appelle
Gabriel!_...

L'effet fut foudroyant. L'ombre de Christine se dressa dans
l'encadrement de la fenêtre... Et elle se pencha sur moi, si près que
je sentis son souffle haletant sur mon front baigné de sueur...

--Comment savez-vous?... comment savez-vous?...

Alors, je lui dis tout... Je ne voulus rien lui cacher de mon honteux
espionnage... je lui retraçai, assez crûment, du reste, les scènes
auxquelles j'avais assisté...

Elle me donnait à peine le temps de respirer: «Et après?... Et
après?...» me pressait-elle...

Après, je lui dis comment j'avais cru à la mort du mystérieux
étranger, comment il m'était apparu convalescent... enfin ce fut
l'horreur de l'opération et son dévouement à elle! et son angoisse...

--J'espère, terminai-je sur le ton de la plus triste ironie, qu'il est
maintenant hors de danger!

Elle ne répondit point à ces dernières paroles... Elle était
retombée tout près de moi... et ce fut elle qui, cette fois, posa sa
main sur la mienne (et combien étaient-elles brûlantes toutes les
deux)... Ma bien-aimée paraissait affreusement accablée... Enfin, elle
prononça avec effort:

--Et qu'avez-vous pensé en voyant mon père?...

--Votre père, fis-je, a été violent et j'ai bien cru que c'en était
fait de Gabriel!... Toutefois, cet acte sauvage avait une excuse...
tandis que le fait pour une jeune fille, qui a tous les dehors de la
vertu, de cacher le beau Gabriel dans son armoire...

--Assez! assez! murmura-t-elle... Et si vous ne voulez point que je vous
haïsse, non seulement vous allez cesser cette raillerie infâme, mais
encore vous allez me jurer d'oublier tout ce que vous avez vu, vous!...
Ne vous demandez même pas ce que Gabriel fait chez nous, ni le sens du
drame auquel vous avez assisté... D'autres que vous ont entrevu notre
hôte... notre femme de ménage, par exemple, et je sais qu'on en a
parlé chez Mlle Barescat... Aux dernières nouvelles, on dit que c'est
un étranger proscrit et condamné par le parti qu'il aurait trahi... Ce
sont des histoires... nous n'avons de renseignements à fournir à
personne, qu'à la police... si elle nous en demande, mais je ne vous
cache pas que nous avons un intérêt immense à ce que la police ne
franchisse notre seuil que le plus tard possible... Si cela arrivait,
à elle aussi nous demanderions le secret jusqu'au jour... jusqu'au
jour, mon ami, qui n'est peut-être pas très lointain, où je pourrai
tout vous dire!... _Puis-je compter sur vous, mon ami?_

--Mais comment donc?... mais comment donc? Cet homme, après tout, n'est
pas à plaindre, bien qu'il ait été fort malmené... par votre
père... Tout compte fait, je voudrais être à la place de votre
séquestré, moi!

--Vous continuez à me faire souffrir, Bénédict!... d'un mot, je
pourrais vous faire taire, mais ceci n'est point mon secret... et j'ai
juré à Jacques... (elle s'arrêta et je ne sus jamais ce qu'elle avait
pu bien jurer à Jacques). Finissons-en en ce qui concerne Gabriel!...
Je puis vous jurer à vous, mon cher et tendre ami, je puis vous jurer
que mon affection pour ce bel étranger n'a jamais dépassé les limites
d'un amical abandon. Oui, ma tête a porté sur son épaule. Oui, mes
lèvres se sont posées sur sa joue. Oui, j'ai embrassé sa beauté!...
Hélas! hélas! celui-là non plus, je ne peux plus l'aimer!... Il n'a
que sa beauté pour lui! C'est une tête vide, comprenez-vous?

--Les imbéciles sont bien heureux! répliquai-je dans un rire
diabolique... Fichtre! Christine, s'il vous faut, pour être heureuse,
le profil de l'Apollon Pythien, la pensée d'un Jacques Cotentin...

--Et le cœur embrasé de Bénédict Masson! acheva-t-elle à mi-voix.

--Tout cela dans un même homme! repartis-je sur un ton de plus en plus
sauvage... Peste, ma chère, nous ne sommes près, ni les uns, ni les
autres, du paradis!...

--Bénédict, Bénédict, calmez-vous!... vous ne m'avez jamais parlé
ainsi!... vous m'effrayez!

--J'envie l'homme à la tête vide!... fis-je, et là-dessus j'éclatai
à mon tour en sanglots comme un enfant de dix ans...

Elle eut encore le tort, le grand tort de se rapprocher davantage dans
un mouvement qui n'était, qui ne pouvait être que de pitié et qui
acheva d'exalter en moi un romantisme effréné, cette espèce de
frénésie de la parole qui cache, sous ses oripeaux de foire et son
clinquant de parade, la très humble et très simple douleur d'un pauvre
être qui n'a jamais senti se poser sur ses lèvres les lèvres d'une
femme...

Elle me la baillait belle avec son tendre et chaste abandon sur
l'épaule du bel être à la tête vide!... On nous a appris, sur les
bancs de l'école, l'histoire d'une femme, reine par le rang, la beauté
et l'intelligence, qui apportait son baiser au poète endormi, si laid
fût-il... Et je servis à Christine notre Alain Chartier avec ce luxe
de vocables derrière lequel je dissimule autant que possible ma
terrible timidité...

Pour les uns, je suis un grand poète, pour les autres un saltimbanque,
pour moi, je suis un mendiant. Sous mes sanglots gonflés de
rhétorique, une femme qui m'aimerait vraiment lirait tout de suite ces
deux mots: «Embrasse-moi!»

Misère de ma vie, je ne puis pas les prononcer!...

Mais Christine les a entendus tout de même... La voilà, la divine, qui
se penche sur moi; son souffle, son haleine embrasait mes artères,
cependant que le cœur rouge de sa bouche s'entr'ouvrait sur la
mienne... Allais-je mourir de joie, m'éteindre du coup, consumé par la
flamme sacrée?... Pourquoi n'ai-je pas fermé les yeux?... Alain
Chartier dormait, lui!... Oui, mais Marguerite avait les yeux grands
ouverts sur cette sublime laideur qu'elle honorait d'un baiser royal!...

Pourquoi as-tu fermé les yeux, toi, Christine?... Est-ce parce que
cette nuit est trop claire encore?... Est-ce par pudeur?... Je veux le
savoir, Christine!...

Soulève donc tes paupières closes et embrasse ton poète!... Eh bien!
allons, du courage!...

Sois satisfait, Bénédict, elle a ouvert les yeux par ton ordre
stupide, ta Christine!... _et elle a eu un soupir de dégoût!_

La pauvre a fait ce qu'elle a pu! et toi, tu t'es conduit comme un
misérable!... Si tu ne l'as pas étranglée, c'est tout juste!... Elle
a roulé sous tes coups et tu t'es enfui jusqu'ici, jusqu'aux bords du
petit étang sinistre aux eaux de plomb!

C'est la première fois que tu brutalises une femme! tu n'as qu'un
excuse: c'est que tu n'en as jamais aimé une autre comme celle-là!...



XVI

LA MAISON DE CAMPAGNE DE BÉNÉDICT MASSON


Ici se terminent les mémoires de Bénédict Masson.

Grâce à eux, nous sommes entrés dans cette grande misère morale,
dans ce drame intérieur créé par la laideur. C'était nécessaire. Le
flambeau, allumé par lui-même et â la lueur duquel nous avons
examiné ce paria: l'homme laid--va nous aider à éclairer certains
coins du drame extérieur dont il fut l'effrayant héros.

Voyons d'abord ce qui se passe dans sa petite maison de campagne. Ce que
nous en connaissons déjà n'est guère rassurant.

Corbillères-les-Eaux est à une heure, en express, de Paris. On descend
à une petite gare qui donne directement sur la place du bourg qui
compte au plus huit cents habitants. Il y a vingt ans, il n'y avait là
qu'une halte! c'est la halte qui a créé cette agglomération
villageoise, au milieu de cette vaste plaine aquatique et traîtresse
dont l'aspect ne rappelle en rien les paysages aimables, ombreux,
touffus, si accueillants de l'Ile-de-France.

Marais et marécages, étangs couverts de plantes d'eau, gardés par des
saulaies désolées, par des boqueteaux sauvages, domaine immense du
gibier d'eau et des poissons, et cependant peu fréquenté des chasseurs
et des pêcheurs parisiens qui aiment la joie du décor et les gaietés
de la guinguette.

Pour se rendre chez Bénédict Masson en quittant la gare, on suivait
d'abord la route communale, puis on la quittait pour des sentiers
étroits, humides et bourbeux, même au temps des chaleurs, et, après
avoir cheminé une demi-heure environ entre des rives mal définies,
entrevues à travers une muraille de roseaux, dissimulées sous le cœur
flottant des nénuphars, on entrait dans une espèce de cirque fermé
par un petit coteau sombre et boisé qui se reflétait dans les eaux
noires d'un étang.

La maison était entre l'étang et le bois.

Elle eût, du reste, été assez coquette, avec ses briques et son toit
d'ardoise, si elle eût été moins délabrée, si son jardin de curé
avait été bien tenu, si son potager avait été cultivé... Mais
depuis qu'elle appartenait à Bénédict Masson fils, celui-ci n'en
prenait guère soin, se refusant à toutes réparations, ne voulant
point d'homme de peine chez lui, pas même de domestique à demeure...

Il tenait cette petite propriété de son père qui avait été un
pêcheur et un chasseur enragé et qui avait fait élever cette bicoque
dans un pays qui, pour lui, était une contrée de rêve, où il venait
passer ses vacances et s'installer sitôt qu'il avait vingt-quatre
heures de liberté.

Le père de Bénédict Masson avait fait de bonnes petites affaires dans
la reliure populaire et laissé à son fils une somme assez rondelette
avec laquelle celui-ci s'était payé le luxe de parcourir le monde en
artiste, et suivant une fantaisie romantique qui le faisait prendre
souvent pour fantasque, alors qu'il n'était que poète. Bénédict
était revenu de ses voyages presque pauvre, et nous connaissons sa
manière de vivre.

Il avait conservé la maison de Corbillères, parce que cette solitude
et cette désolation lui plaisaient. Plusieurs fois, de gros
propriétaires des environs qui avaient loué les chasses et la pêche
sur tout le domaine des marécages, avaient voulu la lui racheter pour y
installer un garde, mais il avait refusé toutes les offres.

Quand il quittait l'Ile-Saint-Louis, c'était pour venir se réfugier
là, vivre en sauvage, avec délices, travaillant vaguement à quelques
reliures d'art, des travaux méticuleux qui demandaient un temps infini,
des mosaïques où finissait toujours par apparaître quelque figure de
femme qui, dans les derniers temps, ressemblait singulièrement à
Christine, de même que, de son côté, Christine reproduisait
inlassablement l'image de Gabriel.

Et puis, tout d'un coup, il était pris de dégoût pour son œuvre, la
rejetait avec rage ou même l'anéantissait dans le petit atelier qu'il
s'était créé là pour sa satisfaction personnelle et en dehors de
tout esprit commercial... et il sortait, habillé en boucanier, rêvant
pendant des jours et des nuits la vie de la prairie comme il l'avait
connue, lorsqu'il était enfant, dans les livres de Gustave Aimard,
faisant cuire quelques morceaux de bidoche sur des sarments, entre deux
pierres, suspendant, les nuits, un hamac qu'il avait fabriqué dans un
ancien épervier trouvé dans la succession du père et qu'il attachait
aux arbres...

Chose bizarre, ce boucanier ne chassait ni ne pêchait, n'avait ni fusil
ni engin d'aucune sorte... mais il avait dans ses poches un carnet et un
crayon, et il faisait des vers... il faisait des vers sur l'amour... Il
ne pensait qu'à cela, l'amour!

Hideux, il détestait les femmes, mais il les eût voulues toutes...

L'aventure qu'il venait d'avoir avec Christine, et qui ne faisait que
commencer, avait un peu discipliné sa frénésie cérébrale, mais
auparavant, chaque fois qu'il se trouvait en face d'une femme, il avait
envie de la mordre autant que de l'embrasser, tout de suite...
Cependant, il n'en avait jamais touché aucune (disait-il), et elles
n'avaient jamais couru aucun danger avec lui (affirmait-il), à cause
d'une timidité qui le paralysait, dès le premier geste, jusqu'à
l'anéantissement.

Ce que nous avons reproduit de ses Mémoires semble assez en rapport
avec ce Bénédict Masson (en dehors de la dernière scène avec
Christine, scène sur la brutalité de laquelle il glisse, du reste,
dans les mêmes Mémoires; assez rapidement). Malheureusement pour lui,
il y avait... _il y avait ces six femmes qui étaient venues chez lui
dans son désert et qu'on n'avait plus revues nulle part!_



XVII

LA SEPTIÈME


Cette succession de disparitions avait frappé plus d'un esprit dans le
pays; on s'en était d'abord amusé, puis on avait jasé assez
sournoisement; enfin, comme depuis de longs mois on ne revoyait plus
Bénédict Masson, on avait parlé d'autre chose. Mais il y avait
quelqu'un qui y pensait toujours, à ces disparitions-là. C'était le
père Violette.

Le père Violette était garde-chasse de son métier, tant qu'on lui
faisait l'honneur de le charger de ces importantes fonctions...
Malheureusement, il y avait des années où les sociétés de chasseurs
se désintéressaient tout à fait des marécages de Corbillères;
alors, le père Violette devenait braconnier. De toute façon, c'était
un homme précieux. Avec lui, on était toujours sûr d'avoir du gibier.

Le père Violette n'avait rien en lui qui rappelât la fleur
printanière dont il portait le nom; il n'en avait ni la fraîcheur, ni
le parfum, ni la modestie. C'était le plus grand hâbleur de chasse et
de pêche que l'on pût entendre; avec cela, le pays lui appartenait; on
ne pouvait le traverser, sans qu'il eût l'œil sur l'audacieux qui
pénétrait dans son domaine.

On l'avait toujours vu habillé de la même façon: vieille culotte de
velours à côtes qui n'avait plus de couleur, toujours botté, une
veste qui était tout en poches, et dont il sortait des kilomètres de
cordelettes, d'extraordinaires engins de pêche, une carnassière qui ne
quittait point son épaule même quand on ne lui voyait point de fusil
(dans ces cas-là on pouvait être sûr que le fusil n'était jamais
très loin), un brûle-gueule, qui semblait ne plus être qu'un morceau
de braise entre ses lèvres desséchées, sous sa moustache jaunie,
calcinée par ce charbon ardent; un visage taillé à coup de serpe, de
grandes oreilles qui remuaient, des narines toujours au vent, tout du
chien d'arrêt... de petits yeux vert clair entre des longs cils albinos
et qui voyaient d'incroyablement loin.

Il n'y en avait pas deux comme lui pour lancer l'épervier ou démolir
une bande de canards sauvages à l'affût, vers lequel il les attirait
avec son équipe de poupées de bois flottantes, par les nuits claires,
au moment des grands passages...

Il habitait une hutte au milieu des _têtards_, comme il appelait les
saules pâles qui dressaient leurs troncs entr'ouverts, égorgés, sur
deux rangs au bord des marais. Il vivait là dans un domaine
mi-terrestre, mi-aquatique, parmi les glaïeuls, les sagittaires, les
roseaux... Il y avait son bachot, son vivier barbu, autour duquel
rôdait la perche noire, où passaient, rapides, les folles escadres
d'ablettes argentées...

Il détestait Bénédict Masson pour bien des raisons. L'une des plus
fortes était que celui-ci lui avait fait manquer une occasion
extraordinaire de devenir presque un bourgeois, un vrai garde-chasse
établi dans une vraie maison... un chalet comme il convient à un vrai
garde, et cela en refusant sa propre maison, celle de Bénédict Masson
lui-même, à un «gros bonnet», qui ne demandait pas mieux que de
louer tout le pays environnant, chasse et pêche, et qui aurait fait du
père Violette son homme, et qui l'aurait installé là jusqu'à la fin
de ses jours, assurément, car le marquis de Coulteray (c'est de lui
qu'il s'agit) semblait avoir alors sur cette contrée des desseins bien
arrêtés...

Comme en vrai seigneur du temps jadis, il tenait à dominer tout le
pays, à n'être gêné par personne autour de la grande propriété
qu'il avait achetée de l'autre côté du vallon, par delà le bois, et
où sa maîtresse, une danseuse célèbre, paraît-il, une Indienne
nommée Dorga, donnait chaque année, à des dates fixes, des fêtes
auxquelles on venait de loin, de très loin, même d'Angleterre... Mais
cette brute de Bénédict Masson, qui ignorait tous ces détails,
n'avait rien voulu savoir.

Le père Violette était allé un jour chez le relieur pour le tâter.
Il avait été mis à la porte comme un voleur. Il n'avait pas même eu
à prononcer le nom du marquis. On ne lui avait pas laissé prononcer
dix paroles... Et le marquis s'était tout de suite désintéressé de
l'affaire... l'ancien garde ne l'avait même plus revu...

Eh bien! cette raison que le père Violette avait de détester
Bénédict Masson, raison qui avait bien son importance, n'était point
la plus forte. La première de toutes et la plus lointaine était que
cet affreux garçon, laid comme les sept péchés capitaux, lui gâtait
son marécage, non point parce que Bénédict Masson était repoussant
à voir, _mais parce que le père Violette ne pouvait comprendre ce que
l'autre était venu y faire._

Bien avant l'histoire de la disparition des femmes, laquelle pouvait
fort bien s'expliquer après tout par l'effroi que lui inspirait cet
être misérable et «disgracié de la nature», Bénédict Masson
était pour le père Violette le plus grand mystère du monde.
Longtemps, l'ancien garde, devenu braconnier, l'avait observé avec une
inquiétude grandissante, et encore maintenant ce n'était pas sans
effroi qu'il passait à côté de lui comme à côté d'un fou dangereux
dont il faut tout craindre... Songez donc!... Bénédict Masson vivait
dans le marais, comme un vrai sauvage, comme le père Violette
lui-même, plus mal vêtu que lui (quand les femmes n'étaient pas là)
couchant à la belle étoile, passant des heures sans remuer, accroupi
entre les roseaux, comme qui dirait à l'affût... _et il ne pêchait ni
ne chassait jamais!_... Ça, c'était une énigme!...

Le père Violette en était positivement malade!... jamais, jamais un
fusil, jamais un engin, jamais un bout de fil, un collet, un bout de
gaule... Alors, quoi?... qu'est-ce qu'il faisait là, pendant des
journées et des nuits entières, se traînant de-ci de-là, furetant,
les mains dans les poches, ou s'arrêtant les yeux fixes, pendant des
heures, comme s'il attendait quelque chose, comme s'il chassait quoi! ou
comme s'il pêchait! Et il ne pêchait et il ne chassait jamais!

Et, parfois, il «causait» tout haut, tout seul!... Ça! le père
Violette l'avait entendu!...

Qu'est-ce qu'il avait donc dans la cervelle, «cet oiseau-là», s'il
n'était pas fou?... _Il avait tout du crime!_...

Le père Violette s'en était tenu là! Depuis le moment où il avait
été bien sûr que Bénédict Masson ne braconnait pas dans un pays
comme celui-là, où il n'y avait rien à faire qu'à braconner, il
avait dit: «Voilà un garçon qui a tout du crime!»

Cela, une fois admis, on comprend facilement l'impression produite sur
l'esprit du père Violette, par cette bizarre disparition des femmes qui
s'étaient succédé si étrangement chez notre relieur...

Il y avait déjà plus d'une semaine que Bénédict Masson était revenu
s'installer à Corbillères, où il avait repris ses habitudes de
trappeur mélancolique, quand le père Violette, certain soir, pénétra
dans la cuisine de «l'Arbre Vert», de l'autre côté du coteau, sur le
versant, d'où l'on découvrait un pays qui n'avait plus rien à faire
avec la plaine aquatique de Corbillères, et où apparaissait, entre les
boqueteaux verdoyants, de-ci de-là, le vaste mur d'enceinte qui
entourait le parc des «Deux-Colombes», la propriété que le marquis
de Coulteray avait achetée pour sa maîtresse Dorga, un don royal...

L'auberge était en lisière de forêt, regardant le soleil se coucher
au bout de la plaine découverte, abritée du nord par un hêtre
magnifique (l'arbre vert); un porche, une cour, une écurie, un hangar
qui servait au besoin de garage; un enclos palissadé, soigneusement
cultivé de légumes, de pommes de terre; quelques arbres fruitiers;
au-dessus de la porte, la vigne pendait en grappes encore vertes: un cep
nerveux festonnait en l'ombrageant l'espèce de tonnelle qui entoure le
vieux puits. Une bonne hôtesse, la mère Muche, tout en largeur et
toujours de bonne humeur depuis qu'un heureux trépas l'a débarrassée
de son gredin d'époux, qui passait son temps à boire son fonds avec
son revenu, et qui en est mort...

Le père Violette est toujours bien reçu là dedans; c'est le
pourvoyeur occulte de certains repas clandestins où l'on mange ce qui
est généralement défendu par les justes lois. On vient d'assez loin
faire des parties fines à l'Arbre Vert. Spécialités de matelotes,
gibelottes et surtout un certain brochet farci, rôti, arrosé d'un
vouvray encore un peu agressif qui a fait la renommée de la mère
Muche. Et puis de la discrétion. On peut venir avec une dame, on ne
vous demande pas de contrat de mariage et l'on n'écoute pas derrière
les portes. Ça n'est pas le genre de la maison.

Quand le père Violette entra dans la cuisine, la mère Muche était à
ses fourneaux. Il ne dit même pas bonjour ni bonsoir, ni rien. Il se
laissa tomber sur un banc, au coin de l'âtre, et ralluma sa pipe avec
une braise au bout des pincettes, et puis il cracha dans le foyer et
regarda la flamme.

--Eh bien? finit par dire la mère Muche, en se retournant, ton
Bénédict t'a-t-il enfin «débarrassé le plancher»?

Le plancher! drôle de façon de désigner les marécages de
Corbillères! Mais la mère Muche n'y regarderait pas de si près, et
puis, elle était tout à fait excusable de s'exprimer ainsi, car elle
ignorait ces marécages-là. Elle ne les avait jamais vus. On lui avait
toujours dit que le pays d'où le père Violette rapportait de si bonnes
choses était si laid, qu'elle n'avait jamais eu le courage de grimper
à travers bois jusqu'en haut du coteau pour savoir comment il était
fait.

Mais depuis des années, elle entendait parler du seul homme au monde
qui voulût bien habiter cette contrée-là avec le père Violette, et
malgré le père Violette!... Ah! le garde ne lui laissait rien ignorer
du monstre de laideur qui _avait choisi cette solitude pour y attirer
des femmes et les assassiner!_ Ça, c'était le fonds, le tréfonds de
la pensée du père Violette, et il ne l'avait pas caché à la mère
Muche, sous le sceau du plus grand secret, bien entendu. Celle-ci ne
faisait qu'en rire. La mère Muche riait de tout depuis que le père
Muche était mort.

--Quelle drôle de tête tu fais, Violette! reprit la mère Muche...
c'est-y qu'il y aurait du nouveau du côté de ta hutte? T'as l'air tout
retourné... Un verre de piot bien frais, hein, ça te remettrait
peut-être bien!...

--Donnez donc «à bouère» et vous saurez tout, mère Muche! _La
septième est arrivée!_...

--Quelle septième?...

L'autre haussa les épaules.

--Vous vous f... encore de moi!... Vous savez bien de quoi je parle!...
Eh bien! oui, je suis retourné à l'idée que cette pauvre petite-là y
passera comme les autres!... et qu'il n'en sera pas plus question que si
elle n'avait jamais existé!... Ah! mais, cette fois, ça n'ira pas tout
seul!... J'suis là!...

La mère Muche continuait à rire:

--Oui! t'es là! t'es toujours là!... Faudrait peut-être qu'il te
demande la permission, vieux jaloux!...

Et elle lui versa à boire, mais le père Violette repoussa le verre,
événement grave:

--Nous verrons bien si vous rigolerez comme ça le jour où je vous
apporterai la preuve... une seule preuve... ça se rencontre!...

--Sûr! répliqua-t-elle... il faut bien qu'il les mette quelque part,
à moins qu'il ne les mange!...

--Vous blaguez!... je vous dis _qu'elles n'ont point toutes repris le
train!_... Ça, c'est déjà une preuve!...

--Eh bien! elles sont reparties par la route!... du moment que tu me dis
qu'il est si laid, je ne vois point ce qui les aurait retenues à son
service dans un endroit assez désolé... et puis aussi elles ont
peut-être eu peur!... Alors, elles se sont sauvées!...

--Peur!... je vous crois qu'elles ont eu peur!

--Elles te l'ont dit?

--La dernière me l'a dit! (là-dessus il ressaisit son verre et le vida
d'un trait pour se donner du courage ou s'éclaircir les idées), la
dernière qui est restée près de trois semaines... Oui, j'ai pu lui
parler à celle-là!... et elle m'en a raconté, allez, sur le
Bénédict!...

--Et elle avait peur!... et elle est restée trois semaines!...

--Elle est restée justement à cause de ça!

--Elle est restée parce qu'elle avait peur?

--Oui, que je vous dis!... Ah! c'était une drôle de fille! allez!...
et on aurait pu croire qu'ils étaient bien faits tous deux pour
s'entendre!... Eh bien! elle a disparu comme les autres!... envolée,
volatisée!... c'est à ne pas croire!...

--Elle est peut-être simplement retournée à Paris!...

--Non! j'ai fait mon enquête... Celle-là, je connaissais son nom et
j'avais pu savoir où elle habitait!... On ne l'a jamais plus revue!...
Elle s'appelait Catherine Belle! et belle elle l'était, en effet!...
Ah! un sacré brin de fille! .. Si elle avait voulu, je l'aurais bien
débarrassée de son Bénédict, mais voilà, moi, je ne lui faisais pas
peur!... Je vous dis que c'est inexplicable!... La première fois que je
lui ai parlé, c'était un soir... je rôdais autour du chalet!... Je
vois une ombre qui s'en échappe en courant; puis la porte se rouvre et
le Bénédict paraît! appelant d'une voix suppliante: «Catherine!...
Catherine!...»

»Mais Catherine était restée immobile, cachée derrière une haie de
roseaux, à quelques pas de moi, dont elle ne soupçonnait pas la
présence... Maintenant Bénédict l'appelait d'une voix de colère, et
comme Catherine ne répondait toujours pas, il referma la porte avec
fureur.

»Alors, Catherine se releva et courut dans la direction de la gare. Je
la suivis et la rejoignis dans un moment où elle s'était égarée dans
l'obscurité:

»--Ne craignez rien! lui dis-je... je suis là!... c'est moi le garde,
le père Violette... qu'est-ce qu'il vous a encore fait le misérable?

»--Mais rien, me dit-elle... seulement il me fait peur!... Il a, au
contraire, été très gentil!...

»Je ricanai...

»--Vous êtes la sixième, fis-je, avec qui il est très gentil... et
elles s'en vont toutes!

»--C'est ce qu'il m'a dit.

»--Elles s'en vont toutes au bout de vingt-quatre heures... de deux
jours... de trois jours... Vous, voilà huit jours que vous êtes
là!... Vous avez de la patience!...

»--Il m'a encore dit ça!...

»--Pourquoi restez-vous?...

»--Parce qu'il est très malheureux!... Il est à plaindre, le pauvre
garçon!... Il pleure... j'ai eu pitié de lui!...

»--Et vous en avez assez maintenant?

»Elle ne me répondit pas...

»--Pourquoi vous êtes-vous enfuie ce soir?...

»--Parce qu'il a voulu m'embrasser!...

»--Il n'est pas dégoûté, fis-je, mais vous, je comprends que vous le
soyez un peu...

»Là-dessus, elle garda le silence. Et, comme elle s'était arrêtée,
je lui dis:

»--Si vous voulez prendre le train de dix heures quarante, vous n'avez
pas de temps à perdre!

»--Non, me répliqua-t-elle brusquement... C'est de l'enfantillage...
je retourne...

»--Où?

»--Mais chez lui!

»--Chez Bénédict Masson?

»--Oui!...

»J'étais abasourdi...

»--Écoutez, fis-je... vous avez tort!... vous avez tout à fait
tort!... C'est moi qui vous le dis... vous vous en repentirez! Ce
garçon-là a tout du crime!...

»Elle réfléchit un instant et elle répéta:

»--C'est vrai qu'il y a des moments où je me suis dit ça, moi
aussi!...

»--Et vous y retournez?

»--Oui!... pour voir!... Mais bah!... ça finit toujours par les
larmes... Au fond, il n'est pas bien dangereux, allez!

»Et elle rentra au chalet... Tout ce que j'ai pu lui dire... c'est
comme si j'avais chanté... Ce qui l'amusait, celle-là, c'est qu'il lui
faisait peur!... Décidément, on ne sait jamais avec les femmes!...

»Les jours suivants, vous pensez si j'étais à l'affût... à l'affût
de mes deux tourtereaux. C'était à crever de rigolade!... Le monsieur
faisait toilette... Il se faisait beau, le monstre!... Il mettait ses
habits de la ville... une cravate, un chapeau... et il lui en
racontait!...

»Elle, visiblement, se jouait de lui, tout en ayant peur, mais elle
voulait savoir jusqu'où ça pourrait bien aller, cette histoire-là!...
M'est avis qu'elle l'a appris à ses dépens et que sa curiosité ne lui
a pas porté bonheur!...

»Une dizaine de jours plus tard, il était de nouveau tout seul,
tantôt se promenant dans le marais avec une figure épouvantable,
tantôt se jetant dans son hamac avec des grognements de bête enragée,
mordant les cordes... C'est pas un chrétien, ça!... J'avais envie de
l'abattre d'un coup de fusil...

--Père Violette, pas de bêtises!... interrompit la mère Muche.
Qu'est-ce que c'est que cette petite qui vient d'arriver?...

--Une enfant!... Ça n'a pas plus de dix-sept ans!... Ah! mais
celle-là, faut pas qu'il y touche! ou je fais le gendarme!... Riez pas,
mère Muche; cette fois, à la première alerte, je le dénonce!... Il
faudra bien qu'il s'explique...

--D'où qu'elle vient, la petite?...

--Elle doit être Berrichonne... c'est une fille de la campagne... elle
l'appelle: mon oncle!...

--Ce serait-il que ce serait vraiment son oncle?

--Paraîtrait!... Du reste, il n'a pas fait de frais pour celle-là...
il ne s'est pas déguisé en gentleman... Il a plutôt l'air de la
traiter comme une petite servante... Il lui fait faire ses courses...
Ça n'est plus le boulanger qui apporte les provisions... Personne ne
vient plus au chalet... Il a même remercié le souillon qui venait deux
heures tous les matins faire le ménage... Ils vivent tout seuls, tous
les deux, loin de tout, sûrs de n'y être dérangés par personne... La
petite n'est ni belle ni laide... elle s'appelle Anie.

--Tu lui as parlé?

--Oui... tantôt... je lui ai demandé si elle se plairait dans nos
marais... Elle m'a répondu:

»--Pourquoi donc que je ne m'y plairais pas? mon oncle est si bon!...
Textuel...

»--Tant mieux s'il est si bon pour toi, que je lui ai répliqué... il
ne l'a pas été pour toutes celles qui sont venues là avant toi, sans
quoi elles y seraient encore!...

»Elle a paru surprise de ce que je lui disais là et elle est partie
toute pensive, sans rien ajouter. Alors je lui ai crié de loin:

»--Demande-lui donc, à ton oncle, où elles sont passées!...

»Là-dessus, elle s'est sauvée et ne s'est arrêtée qu'au chalet.

--Tout ça finira entre vous par du vilain!... conclut la mère Muche.
Tu te mêles de ce qui ne te regarde pas et t'as peut-être bien tort,
père Violette... En attendant, vide ton piot!...

--N... d... D...! le voilà!

--Qui?

--Notre paroissien!...

Et le père Violette sauta sur son bâton comme s'il avait à se
défendre contre quelque animal redoutable...

La mère Muche allongea le nez à la fenêtre:

--Bon sang! fit-elle... c'est vrai qu'il n'est pas beau!

Bénédict Masson traversait la cour. L'apparition de cet homme, dans le
soir qui tombait, était sinistre.

Il sortait du bois comme une bête de sa tanière et la façon qu'il
avait de tourner son mufle de tous côtés, comme s'il cherchait une
proie à dévorer, donnait le frisson.

Il aperçut soudain la cabaretière et, derrière, le garde qui le
considéraient, la première avec effroi, le second avec son habituelle
hostilité.

Sans hésitation il pénétra dans la cuisine.

--Vous! j'ai à vous parler! fit-il au garde, tout de suite... Si vous
voulez me suivre, ça ne sera pas long!...

Le père Violette se rassit sur son banc, affectant une tranquillité
méprisante.

--Moi, je n'ai rien à vous dire! déclara-t-il.

La mère Muche était loin d'être à son aise... Elle avait un dîner
à préparer pour des gens des «Deux Colombes» qui arrivaient, le soir
même, à la villa, où rien n'était prêt pour les recevoir et elle
eût voulu voir les deux hommes «aux cinq cents diables»... Enfin,
comme à tant d'autres, Bénédict lui faisait peur.

--Allez vous expliquer sous la tonnelle! leur suggéra-t-elle.

Mais le père Violette ne bronchait pas. Il redemanda même un piot.

--Écoutez, père Violette!... fit Bénédict Masson, si vous voulez
qu'on trinque ensemble, il ne tiendra qu'à vous!... mais il faut qu'on
s'explique une fois pour toutes. Le pays est assez grand pour nous deux.
Nous ne pouvons pas continuer à vivre comme ça, en nous gênant!

--Je vous gêne donc? releva l'autre.

Bénédict Masson s'assit sur un escabeau et, la tête basse, sombre et
taciturne, cessant de le regarder, il répondit:

--Oui!

--Faudrait-il que je disparaisse, moi aussi?... émit hardiment le
garde.

Mais il se tut, car il n'avait pas achevé sa phrase que l'autre avait
relevé la tête et le brûlait de son regard de feu. Puis cette flamme
finit par s'éteindre... la tête retomba sur la poitrine et Bénédict
reprit d'une voix sourde:

--Je sais ce que vous racontez partout! Faut vous taire, père Violette!
Moi, j'en ai assez!... Eh bien oui, elles sont parties!... je ne peux
pas garder une ouvrière!... je ne peux garder personne auprès de
moi... je fais peur à tout le monde!... Tout à l'heure, j'ai fait peur
à Madame!... ah! laissez-moi parler, madame!... je suis si content de
m'expliquer devant vous!... Vous ferez peut-être entendre au père
Violette qu'il faut qu'il tienne sa langue... Ma vie n'a rien de
mystérieux... Je n'ai jamais fait de mal à personne!... On n'a qu'à
me regarder pour comprendre que je n'ai pas besoin de leur faire du mal
pour qu'elles fichent le camp!... Je ne suis pas venu ici pour faire le
malin, je suis venu ici pour dire au père Violette: «J'en ai une, en
ce moment, une enfant, une petite nièce, une orpheline que j'ai
recueillie et que je ne dégoûte pas trop!... et qui veut bien me
servir de bonne... qui a été malheureuse, toute petite et qui m'est
reconnaissante de ce que je peux faire pour elle... eh bien! père
Violette, faut pas la dégoûter de moi!...

--Mais ça ne me regarde pas, moi, tout ça!... grogna le garde.

La cabaretière avait glissé un verre devant Bénédict Masson.

--Monsieur a raison, déclara-t-elle, en vidant le reste du pot dans le
verre... Il n'y a pas de bon sens à vivre comme ça sur la même terre
en se faisant la mine... Trinquez et serrez-vous la main et qu'il ne
soit plus question de rien!

Mais le père Violette, têtu, répétait encore:

--Tout ça, ça ne me regarde pas... tout ça, ça ne me regarde pas!

Bénédict Masson repoussa le verre, se leva, se planta devant le garde
et lui dit, la voix rauque:

--Si ça ne vous regarde pas, quand la petite passera près de vous,
gardez votre langue... gardez votre langue, père Violette!... parce que
je vais vous dire... si celle-là s'en va, comme les autres qui sont
peut-être parties aussi à cause de vos ragots... eh bien! c'est vous
que j'en rends responsable!... Moi, vous savez, la vie, je m'en f..., et
je vous crèverais comme un chien!

Là-dessus il s'en alla, après un bref salut à l'hôtesse, traversa la
cour, gagna le bois qui le reprit dans son ombre.

--Vous l'avez entendu! Vous l'avez entendu, le sauvage! fit entendre le
père Violette quand l'autre fut déjà loin.

--Écoute! dit la mère Muche... cet homme-là me paraît à bout!...
_Je souhaite pour toi que la septième, elle reste!_



XVIII

LES NOUVELLES DE LA MARQUISE


«Ma chère Christine, je vous écris parce que je n'ai plus
d'espérance qu'en vous, en vous et en M. Bénédict Masson, espérance
bien faible, hélas!...

»Maintenant que je suis loin de vous, comment vous convaincrais-je de
ma trop réelle infortune, vous qui n'y avez pas cru quand j'étais
frappée sous vos yeux?

»Non, Christine, ce n'est pas une folle qui vous écrit, ce n'est pas
une monomane qui se meurt d'une idée fixe, comme vous l'avez pensé
longtemps, comme vous le pensez sûrement encore (sans quoi vous ne
m'eussiez pas laissée partir; vous ne m'eussiez pas, vous et M.
Bénédict Masson, abandonnée à mon bourreau), c'est la plus
malheureuse des créatures à qui l'on vole sa vie chaque jour, chaque
nuit, goutte à goutte, c'est la victime d'un monstre _qui a déjà
dévoré_ des générations et qui vient chercher sa nourriture dans des
veines épuisées par son insatiable morsure!...

»Ah! ne souriez pas, Christine, comme je vous ai vue déjà si
tristement sourire... Pourquoi ne pas me croire, vous qui m'avez vue?...
Pourquoi ne pas accepter mon mourant témoignage?...

»Ce mot de vampire, quand je le prononçai pour la première fois
devant vous, n'évoquait qu'un vague fantôme né de mon imagination
malade... et pourtant!... et pourtant!... Il était là; entre nous, en
chair et en os!...

»Christine! Christine! cela a existé les vampires!... J'admets qu'ils
aient disparu peu à peu de la surface de la terre, poursuivis, traqués
jusqu'au fond de leurs funèbres repaires, mais pourquoi ne
voudriez-vous pas qu'au moins l'un d'eux ait survécu à cette race
maudite?...

»Quelquefois, les matelots qui reviennent des mers lointaines nous
racontent qu'ils ont soudain vu sortir du sein des flots les replis
formidables de l'un de ces monstres qui, au témoignage de l'histoire
naturelle, peuplaient la mer aux premiers temps du monde... Le serpent
de la baie d'Along est peut-être le dernier de cette espèce redoutable
comme celui que vous savez est peut-être le dernier vampire vomi par
les tombeaux!...

»Son tombeau! son tombeau vide d'où il est sorti il y a plus de deux
cents ans pour se repaître du sang des vivants; j'ai voulu le voir; je
l'ai vu... j'en ai soulevé la pierre!... Guidée par un homme, par le
plus humble des hommes à qui mon sort a inspiré quelque pitié et qui,
en cachette, vous fait parvenir ces lettres, je suis descendue dans la
crypte mortuaire de la chapelle de Coulteray dont cet homme est le
gardien...

»Là, sont les tombeaux de la famille... Le premier de la
seconde rangée à droite... c'est celui-là!... «Cy-gît
Louis-Jean-Marie-Chrysostome, marquis de Coulteray, premier écuyer de
Sa Majesté...» et une plaque, sous la date, où l'on trouve cette
mention: «Les restes de Louis-Jean-Marie-Chrysostome ont été
dispersés en 1793, par la Révolution.»

»Dispersés!... dispersés!... Je sais où ils sont, moi, les restes de
Louis-Jean-Marie-Chrysostome!... Et vous aussi, Christine, qui ne me
croyez pas, vous le saurez un jour!... _Ils se portent fort bien!_...

»Quelle vision que cette crypte!... Cette tombe vide m'attire!...
quelque chose me dit qu'une nuit, je me réveillerai sous cette
pierre... et que, moi aussi, à mon tour, je me lèverai, _pâle
fantôme qui cherchera sa vie!_...

»Qu'un pareil destin me soit épargné, Seigneur!... Vous savez à quel
prix, Christine!... Vous savez ce que l'on doit faire de nos cadavres
pour qu'ils ne soient plus redoutables après la mort!...

»Qu'au moins mon tourment cesse avec ma vie!... Sangor m'a promis de ne
point m'épargner quand je serai morte... Moi morte, il n'a aucune
raison de me tromper... et puis, ce sera son intérêt, ce dernier geste
qui me libérera à jamais des horribles festins de la terre!... _Je me
suis arrangée pour cela!_... Vous allez me croire plus folle que
jamais!... Christine! Christine!... j'espère avoir bientôt l'occasion
de vous convaincre de ce qui se passe ici!... de vous fournir une preuve
décisive... irréfutable... et alors, vous accourrez, n'est-ce pas,
vous et Bénédict Masson!... Vous me sauverez, s'il en est temps
encore!...

»Le marquis ne me quitte plus!... depuis que je ne suis plus qu'un
souffle, jamais il ne m'a autant aimée!... C'en est fini de cette
liberté relative dont je jouissais encore à Paris... Il a renoncé à
m'abuser sur la nature de son mortel amour. Il ne cherche plus à
tromper personne!... à me faire croire à moi-même que je ne suis
qu'une malade! c'est fini cette étape-là!... Je suis prisonnière de
l'époux qui me dévore!... Ses lèvres ne me quitteront que lorsque
j'aurai rendu le dernier soupir... Le voilà bien tranquille pour boire
sans remords le sang pâle que l'ingéniosité diabolique de Saïb Khan
parvient encore à faire couler dans mes veines...

»Je ne sais comment je puis encore me traîner!... Ce médecin hindou
ressusciterait les morts!...

»Christine, je vais vous dire comment j'ai voulu profiter des forces
que, je ne sais par quel sortilège, il m'avait redonnées, pour
m'échapper au cours du dernier voyage... mais assez pour
aujourd'hui!... assez! ils viennent!... Je les entends! Ils rentrent de
la promenade et _ils viennent prendre des nouvelles de ma santé!_...
Sing-Sing leur ouvre déjà la porte!...»


DEUXIÈME LETTRE.--«Ma chère Christine, vous savez comment on m'a fait
quitter Paris, à la suite de quelle scène entrevue par vous et
Bénédict Masson... On ne comptait pas sur vous, je puis vous
l'affirmer... On se croyait seuls à l'hôtel.

»Quand vous êtes accourus à mes cris, quand vous avez pénétré dans
cette chambre où j'étais déjà sa proie, me débattant vainement
contre sa morsure, sa figure penchée sur moi et qu'envahissait déjà
l'ivresse de sa passion du sang, de mon sang... sa figure est devenue
terrible... Je me suis dit: «Ils sont perdus!»

»Mais c'est moi qui étais perdue! Vous, on vous a laissés là-bas...
Vous supprimer, cela pouvait devenir trop grave... beaucoup trop
compliqué... Après tout, qu'est-ce que vous aviez vu? Rien!...
Qu'est-ce que vous aviez entendu?... Un cri de folle? Toujours de
folle!... Mes confidences antérieures? Imaginations d'un cerveau
endolori!

»Tout de même, après une telle scène, il y avait de quoi troubler
les plus sceptiques. On a compris cela!... Il n'y avait plus qu'à en
finir avec moi, _jusqu'à plus soif!_...

»Et l'on m'a emportée!...

»Ah! je savais bien que c'était la fin!... Ce sentiment affreux d'une
pareille mort, _suivie de je ne sais quoi de plus horrible peut-être
encore_, m'a fait me traîner une dernière fois jusqu'à vous dans le
moment qu'ils pouvaient me croire incapable d'un mouvement!...
Christine! Christine! Il m'a semblé que, dans cette dernière
entrevue-là, l'équilibre trop bien établi de votre esprit calme, trop
calme, a chancelé... J'ai vu passer dans vos yeux non seulement cette
pitié coutumière que j'y lisais avec désespoir, mais quelque chose de
plus, quelque chose que je pourrais peut-être formuler ainsi: «Si, par
hasard, la folle avait raison?» et chez Bénédict Masson j'ai trouvé
aussi quelque chose de nouveau!... Eh bien, accourez! accourez vite si
vous ne voulez pas me trouver morte!...

»Je vous disais dans ma dernière lettre que j'avais voulu me sauver au
cours du voyage. Oui, j'avais résolu cela!... j'étais décidée à
risquer le cabanon, la maison de folles dont on m'a plus d'une fois
menacée, plutôt que de continuer cette agonie!... mais eux, ils
m'avaient devinée!... Ils devinent tout!... Sangor, Sing-Sing devinent
tous les gestes que je vais faire!... Saïb Khan, qui était du voyage,
comme vous pensez bien, devine toutes mes pensées!... Et le marquis
peut être tranquille: on lui garde bien sa proie!...

»Tout de même, j'ai tenté l'impossible aventure!... Dans l'auto, je
ne pouvais rien espérer!... Nous étions encore dans Paris que cette
auto se transformait en cage de fer... les volets se rabattaient sur les
rideaux... je pouvais crier là dedans!...

»Mais je ne criai pas!... J'attendis une occasion... Elle se
présenta... À l'aurore, nous eûmes une panne... Il fallait travailler
à la voiture... Je faisais celle qui dormait, épuisée de vie, je
faisais la morte... On me transporta dans une chambre de l'hôtel qui
donnait de plain-pied sur la cour où l'on réparait l'auto et, par
derrière, sur un jardin qui ouvrait sur la campagne...

»À quelques centaines de mètres, j'aperçus la lisière d'une forêt.
Ah! gagner ces bois!... m'enfouir dans les arbres, dans les feuilles,
dans la terre!... leur échapper!...

»Du lit où l'on m'avait étendue, j'apercevais dans la clarté même
du matin le petit espace qu'il me fallait parcourir... Par la pensée,
je le traversais déjà, je glissais, délivrée, jusqu'à ce bois
sauveur!...

»Mais, en réalité, comment faire?... Devant ma porte se tenait
Sangor... Un peu plus loin, le marquis, qui se promenait avec Saïb
Khan, tandis que les employés du garage, que l'on avait réveillés, se
hâtaient de remettre la voiture en état... sous ma fenêtre dans le
jardin, Sing-Sing.

»Je savais combien celui-ci était voleur, chapardeur, fureteur, ne
pouvant rester en place... À l'hôtel, on l'attachait quelquefois dans
sa niche comme une mauvaise bête de garde, sur laquelle on ne peut
compter que la chaîne au cou... Mon espoir était là... Déjà, agile
comme un chat, je l'avais vu grimper dans un arbre pour y croquer je ne
sais quel fruit vert... Qu'aperçut-il du haut de cet arbre?... Toujours
est-il que, se balançant de branche en branche, il sautait sur le bord
d'une fenêtre entr'ouverte au premier étage et disparaissait dans le
bâtiment.

»En une seconde, je fus debout!... j'ouvris la fenêtre!... Depuis bien
longtemps, je ne m'étais sentie aussi forte!... Je ne pesais pas plus
qu'une plume... Mes jambes allaient me porter comme le vent... Je me
laissai glisser dans le jardin... et déjà je m'élançais... Tout à
coup, je poussai un cri terrible! _J'avais senti la morsure!_...»


TROISIÈME LETTRE.--«Ma chère Christine, je vous écris quand je peux,
comme je peux... le plus souvent la nuit, à la lueur de ma veilleuse...
au moindre bruit je cache mon chiffon. Je sens qu'il faut que je vous
écrive, pour vous convaincre, _je veux que vous veniez!_ Montrez mes
lettres à Bénédict Masson. J'y compte bien. Je compte sur vous deux.
Je vous le répète, je ne cesserai de vous le répéter... _Et si vous
arrivez trop tard, eh bien, mes lettres serviront peut-être à en
sauver d'autres!_... car il n'est point possible que la vérité ne se
découvre pas un jour... il n'est pas possible que _le monstre qui mord
à distance_ continue à se promener pendant des siècles encore, au
milieu de ses victimes _qui peuvent croire quelquefois qu'elles se sont
piquées à un rosier et qui en meurent!_...

»Ma chère Christine, je reprends mon récit au point où je l'ai
laissé la nuit dernière... Je me sentis donc mordue par le monstre,
par ce monstre qui était quelque part derrière moi!

»Ah! l'horrible sensation!... je la connaissais!... Au moment où je
m'y attends le moins... toujours au moment où je m'y attends le moins,
je sens sa dent aiguë qui me pénètre la veine et qui se retire après
y avoir laissé son venin!...

»Oui!... du venin!... j'imagine que les vampires ont, comme les
vipères, une dent creuse pleine de venin... d'un certain poison qui se
répand dans tout votre corps avec une rapidité _et avec une douceur à
laquelle il est impossible de résister_... Vous sentez immédiatement
vos forces vous fuir comme par une porte ouverte... qui est ce petit
trou de la morsure!... c'est un engourdissement qui surprend plus qu'il
ne fait souffrir... et qui en est d'autant plus terrible, lorsque, comme
moi, on en connaît la suite!...

»La suite, c'est le monstre lui-même qui arrive!...

»Car les vampires ont cette particularité que n'ont point les
vipères: ils mordent à distance!...

»Je savais qu'il était là...

»Je ne me retournai même pas!... J'essayai, en un effort suprême, de
lutter contre l'anéantissement qui déjà me gagnait.

»Je parvins à me traîner jusqu'à la barrière qui fermait le
jardin...

»Et puis, vaincue, je tournai sur moi-même... Alors j'aperçus le
marquis à la fenêtre de la chambre, qui riait!...


QUATRIÈME LETTRE.--«Se doute-t-on de quelque chose? Drouine, le
sacristain, le gardien des morts dont je vous ai parlé, un brave homme
dans toute l'acception du mot, m'a dit de me méfier de tout... Si l'on
surprend son dévouement pour moi, il perdra sa place qui le fait vivre,
mais ce n'est pas ce qui l'arrête, il ne craint que pour moi.

»Le bon serviteur, je lui revaudrai cela! En attendant, nous prenons
mille précautions, je feins une grande dévotion (vous savez que je
suis catholique) et sous prétexte d'aumônes pour la chapelle, je
glisse dans le tronc mes bouts de lettres... Sing-Sing lui-même, qui
suit la traîne de mon manteau comme un mauvais lutin, n'y voit que du
feu!... Et Drouine ouvre le tronc et vous fait parvenir ces chiffons...

»À la suite de ma dernière escapade, on m'avait jetée dans la
voiture comme un paquet et je ne suis sortie de là que dans la cour du
château...

»Coulteray est une vraie prison!... Des fossés, des murs qui datent du
moyen âge, la chapelle est dans la cour ainsi que ce qui reste du
donjon. On me laisse me promener dans cette cour, qu'ils appellent
encore «la baille», comme au temps jadis et qui est à moitié
transformée en verger.

»La chapelle a un ossuaire, un petit cimetière qui l'entoure avec des
parterres de fleurs.

»En cette saison, toutes ces pierres qui appartiennent au passé et à
la mort n'ont rien de particulièrement lugubre, sous la parure
printanière qui les masque. La verdure triomphe partout, mange les
murs, bouche toutes les plaies. La vie déborde de toutes parts pendant
qu'elle me fuit.

»De ma fenêtre, située au premier étage, j'aperçois par une brèche
un paysage enchanté qui se mire aux eaux calmes de la rivière qui se
jette, là-bas, dans la Loire. Et moi, je me meurs!

»Je suis venue ici pour mourir! Je sens, je sais qu'on ne quittera ces
lieux que lorsque je serai morte!

»On ne m'y a amenée que pour aspirer en paix mon dernier souffle!

»Jamais le marquis n'a été aussi doux, aussi aimable, aussi plein de
petits soins! Il s'est fait mon valet! Il veut être seul à me servir!
Jamais il ne m'a dit d'aussi douces choses! Il me jure qu'il n'a jamais
aimé que moi! Ah! comme il m'aime! comme il m'aime! Comme il m'offre
son bras _pour y sentir ma faiblesse._ Son amour m'a tout pris!...

»C'est le grand vampire!... Le monde est plein de petits vampires. Il
n'y a guère de couples ici-bas qui ne se dévorent. Il faut que l'un
mange l'autre! que l'un _profite_ au détriment de l'autre! Tantôt
c'est le mâle, tantôt c'est la femelle... Un égoïsme plus fort
réduit peu à peu l'être qui vit dans son ombre à zéro!... Il n'est
point nécessaire pour cela que l'on se perce les veines et que l'on se
suce le sang... c'est l'histoire de presque tous les ménages, mais
celle du nôtre, c'est autre chose!...

»C'est l'histoire du grand vampire qui est sorti de sa tombe, il y a
plus de deux cents ans et qui ne compte plus ses victimes... je n'ai
rien inventé, je ne vous le répéterai jamais assez! ce n'est pas une
histoire, c'est de l'histoire! Et Drouine ne l'ignorait pas. Drouine
croit, lui, comme beaucoup d'autres, du reste, au village, qui fuient
quand passe le grand vampire...

»Nous nous sommes confessés devant le tombeau vide et je lui ai tout
dit!...

»Mais il ne peut rien pour moi, _rien avant ma mort!_ Mais vous,
Christine, vous Bénédict Masson, vous pouvez me sauver _avant ma
mort!... je vous attends!_...»


CINQUIÈME LETTRE.--«Cette nuit, il m'a accompagnée jusqu'à ma porte
comme un amant soumis... et il s'est retiré très triste... Alors, j'ai
vivement fermé la porte... j'ai poussé le verrou, et j'ai couru à la
fenêtre, et j'ai fermé la fenêtre... Car, tant que la fenêtre est
ouverte, il peut me mordre à distance!...

»Maintenant, je suis plus tranquille... je sens que je vais avoir une
nuit tranquille...

»Quelle paix sur la terre!... enfin!... enfin!... Une lune
éblouissante apparaît par la brèche du rempart... Un paysage d'argent
m'entoure. Je me sens la légèreté d'un ange. J'ai des ailes. Si
j'ouvrais la fenêtre, j'imagine que je pourrais me balancer au-dessus
des eaux miroitantes de la Loire.

»J'y regarderais une dernière fois mon image terrestre et je filerais
vers les étoiles, détachée à jamais des liens de sang qui me rivent
à cette terre maudite.

»Mais je n'ouvrirai pas la fenêtre, car c'est trop dangereux.

»La blessure pourrait entrer par la fenêtre!

»Horreur! Oh! Horreur! Je suis blessée!

»Je suis blessée!

»Mais par où est entrée la blessure? Qui le dira jamais?

»Pitié, mon Dieu!»


SIXIÈME LETTRE.--«Concevez-vous cela?... Oui! tout était fermé!...
_Il me mord maintenant à travers les murs!_...Et vous n'accourez
pas?...»


SEPTIÈME LETTRE.--«Je vais vous prouver que je ne suis pas folle!...
Aucun livre au monde n'a jamais dit qu'un vampire pouvait mordre à
travers les murs!... Et cependant j'ai été mordue!... j'ai
cherché!... j'ai cherché partout!... et j'ai fini par découvrir un
petit trou, large d'un doigt, dans le mur, en face de mon prie-Dieu!...
_C'est par ce petit trou-là que le monstre m'a mordue pendant que je
faisais ma prière!_»


HUITIÈME LETTRE.--«Ah! je veux savoir!... je veux savoir comment il
mord à distance!... je le saurai s'il m'en laisse le temps!... Non, je
ne suis pas folle!... non, je ne suis pas folle!»


NEUVIÈME LETTRE.--«Horreur de sa bouche ensanglantée quand elle
quitte ma veine inépuisable et qu'il relève son front de démon indien
pour me dire: «Je t'aime!»


DIXIÈME LETTRE.--«Ainsi aimaient les démons indiens, les _Assouras_
domestiqués par Saïb Khan... les premiers vampires du monde connus!...
Non loin de Bénarès, dans une île du Gange, il y a un cimetière
plein de leurs victimes sacrées... Le grand vampire européen devait
rendre visite à ses ancêtres... et là il a connu Saïb Khan, qui est
un médecin très moderne (là-bas, la colonie anglaise raffolait de
lui, littéralement), ce qui ne l'empêche pas d'être en communication
directe avec les _Assouras_; aux Indes, c'était un fait que personne ne
mettait en doute et qui faisait du reste sa réputation.

»Moi, j'en riais!

»Je le traitais de charlatan!... Je ne croyais pas aux vampires, dans
ce temps-là!... j'avais tort!... j'ai eu le temps de m'instruire depuis
et je voudrais bien instruire les autres qui doutent encore!...

»Mais je sens que la preuve va venir!...

»J'ai autant de lucidité qu'un Sherlock Holmes, croyez-moi!... Et il
en faut pour une enquête pareille!...

»Mais je veux savoir comment il mord de loin!...»


ONZIÈME LETTRE.--«Hier, j'ai presque touché la preuve!... la preuve
que je ne suis pas folle!...»


DOUZIÈME ET DERNIÈRE LETTRE.--«J'ai la preuve... je vous l'envoie! et
maintenant accourez! car il va me tuer si je ne meurs pas assez
vite!...»

À ce dernier griffonnage que lui apporta la poste, un petit paquet
recommandé était joint, dont Christine fit sauter les cachets avec une
angoisse, une inquiétude dont elle ne se défendait plus...



XIX

LA PREUVE


La mère Langlois, la femme de ménage, que, _par politique_, les
Norbert avaient reprise à leur service, a raconté et même
«déposé» depuis:

--C'est à la tournée de dix heures du matin que le facteur des objets
recommandés a apporté la petite boîte à Mlle Christine, qui a signé
sur le registre...

»Mlle Christine était seule dans la boutique. Je dois dire, du reste,
que, depuis deux jours, je n'avais vu qu'elle. Elle restait là pour
répondre aux clients quand, par hasard, il s'en présentait, ce qui
était plutôt rare...

»Elle paraissait très agitée, tourmentée, elle aurait bien voulu,
vis-à-vis de moi, «tenir le coup», mais on ne trompe pas la mère
Langlois.

»Ses grands airs ne portaient plus. Je voyais bien qu'il y avait
«quelque chose qui ne marchait pas». Et ça n'était pas difficile de
deviner qu'il s'agissait encore du _cousin Gabriel!_ Car maintenant ils
étaient tous parents dans cette maison-là... le cousin Jacques... le
cousin Gabriel...

»On ne me cachait plus que le cousin Gabriel habitait la maison et
qu'il était très malade, qu'il avait fallu lui faire une opération de
toute urgence et qu'on ignorait encore comment tout cela se terminerait
malgré la science et le savoir-faire du carabin qui passait près de
lui ses jours et ses nuits.

»Mon Dieu! m'en avait-on donné des détails sur le cousin Gabriel!...
que c'était le fils d'une sœur aînée du vieux Norbert, qu'il avait
été condamné par tous les médecins, qu'on tentait l'impossible pour
le sauver, etc.

»Au fond, moi, je m'en fichais qu'ils aient le cousin Gabriel ou non à
la maison!... Mon ouvrage n'en était pas augmenté, c'était le
principal!... Le malade restait enfermé au rez-de-chaussée de
l'appartement du fond du jardin dans lequel je ne pénétrais jamais!...
C'est tout juste si, de temps à autre, on ouvrait les persiennes et un
peu les fenêtres pour donner de l'air... Un jour, j'avais aperçu, sous
un drap, le corps d'un homme étendu, avec une figure tournée de mon
côté qui n'avait pas l'air à la noce... Il me regardait de ses yeux
Axes, comme si je lui devais quelque chose... Sûr, il n'en menait pas
large!...

»Pour être malade, cet homme-là est malade! que je me dis!... Mais
qu'est-ce qui a bien pu l'arranger comme ça?... Je l'ai vu autrefois,
beau gars et dispos, _du temps qu'on ne m'en parlait pas!_... _du temps
qu'on le cachait à tout le monde!_

»Je vous le dis entre nous, je pensais bien qu'il y avait eu du drame
là-dessous!... Mais à chacun ses misères... Il faut bien que le
pauvre monde vive!... Motus! que je me dis! Ils sont capables de me
rejeter sur le pavé! Et je me suis remise à la besogne comme si de
rien n'était!...

»Quand la Christine me racontait quelque chose, j'empochais avec un air
bête... Ça ne m'empêchait pas de penser: «Toi, ma belle, t'as pas la
conscience tranquille!...»

»Pour en revenir à l'affaire de la boîte, je vous disais donc que
mademoiselle était seule dans la boutique quand elle l'a ouverte...
Moi, j'étais dans la salle à manger, je voyais bien ce qui se passait
dans la boutique par la porte entr'ouverte, mais je ne voyais pas dans
la boîte... Mais elle, elle avait déjà les yeux dedans!...

»Ce qu'elle regardait, c'est rien de le dire! Elle s'est approchée de
la fenêtre. Elle a soulevé un objet qui était tout entortillé de fil
d'argent _et qui avait quasi la forme d'un pistolet!_...

»Elle semblait n'y rien comprendre; elle a tout replacé dans la
boîte; après un moment d'hésitation, elle a ouvert la porte du jardin
et s'est dirigée vers le bâtiment du fond que le vieux Norbert et M.
Cotentin ne quittaient quasi plus!...

»Et elle est allée frapper à la porte du laboratoire.

»Le vieux Norbert est sorti sur le seuil.

»Il avait les cheveux ébouriffés comme je ne lui ai jamais vus... les
yeux lui sortaient de la tête:

»Quoi? Qu'est-ce que tu veux encore? Tu sais bien que nous ne voulons
pas de toi! Tu es trop nerveuse! Laisse-nous tranquilles!

»Il avait l'air furieux.

»--Écoute, papa, lui dit l'autre, j'ai encore reçu une lettre de
cette malheureuse...

»--Ah! fiche-nous la paix avec ta vieille folle!

»Mais l'autre insistait: «Et puis, un objet recommandé que je
voudrais montrer à Jacques!...

»--Tu ne veux tout de même pas que je dérange Jacques!...

»--Dis-lui qu'elle m'a envoyé la preuve! ou «l'épreuve», je ne sais
plus...

»Mais le vieux Norbert, impatient, ne fit que hausser les épaules et
lui referma la porte sur le nez.

»Moi, je ne comprenais rien à ce qui se passait, mais je voyais bien
qu'on n'était pas à la rigolade dans la maison et j'étais sur des
charbons ardents.

»Mademoiselle, toujours en regardant dans sa petite boîte, se laissa
tomber sur une chaise dans le jardin.

»Elle n'y était pas depuis cinq minutes que le carabin la rejoignait.

»--Qu'y a-t-il, Christine? lui demanda-t-il tout de suite.

»--Tiens! fit-elle, voilà ce qu'elle vient de m'envoyer. Et elle lui
passa la boîte.

»Ils me tournaient le dos, ils regardaient dans la boîte; moi, je ne
voyais rien!... Le docteur dut prendre l'objet en main... Il écartait
les bras, les repliait et répétait:

»--C'est curieux, c'est très curieux!...

»--Mais enfin, qu'est-ce que c'est? demanda Christine.

»--Eh bien, ça, ma chérie, c'est un _trocard!_...

»--Oui! il a bien dit: _trocard_, et même il l'a répété:

»--_C'est une espèce de trocard!_

»--Et qu'est-ce qu'un trocard?

»Mais l'autre n'a pas répondu tout de suite. Il examinait encore
l'objet, paraissait réfléchir, et tout d'un coup s'écria:

»--Ah! la malheureuse!... la malheureuse! la malheureuse!... Non, ça
n'est pas une folle!... c'est elle qui avait raison!

»Et il ajouta:

»--Ah! le bandit!

»La Christine s'était levée, toute pâle:

»--Mais, explique-toi! supplia-t-elle... qu'est-ce qu'un trocard?

»--Un trocard, que lui explique l'autre, c'est une aiguille creuse, et
le pistolet à trocard, c'est une espèce d'instrument de chirurgie qui
ressemble à un petit pistolet... enfin qui fait fonction de pistolet et
qui nous sert à envoyer à travers les chairs de l'abdomen une aiguille
creuse, quand nous voulons savoir...

»--Ah! je comprends!... je comprends! s'écria Christine...

»--Comprends-tu, reprenait l'autre. L'instrument que voilà part du
même principe... Il envoie cette aiguille creuse... remplie
préalablement de liquide nocif... Il a dit «nocif»... j'ai encore le
mot dans l'oreille...

»--Oui! oui! je comprends! faisait la Christine, qui paraissait
atterrée..

»--Mais il l'envoie à distance, expliquait toujours l'autre... même
à une assez grande distance!... regarde ce ressort... et cette autre
disposition de ressort qui accompagne l'aiguille creuse et qui se
déclenche aussitôt qu'elle a touché et laissé son venin...

»--Je comprends!... Je comprends!...

»--C'est ce dernier ressort qui renvoie l'aiguille jusqu'à l'arme qui
la projetée...

»--Oui! Oui!

»--Tu vois comme l'aiguille est retenue par ce fil de métal!...
Comprends-tu?... Comprends-tu?

»Si elle comprenait!... Du reste, ce n'était pas difficile; moi aussi
je comprenais comment il était fait c't'instrument, sans même l'avoir
vu!... Ça on peut le dire! Le carabin, pour ce qui est d'expliquer...
il explique bien!... Elle avait pris sa tête toute pâle entre ses
mains:

»--Mais il faut la sauver!... Mais il faut la sauver!

»--Sans doute! obtempéra le Cotentin, redevenu très calme, il faut la
sauver! Seulement, moi, je ne puis m'absenter en ce moment... Non! je ne
puis pas quitter Gabriel bien que tout aille pour le mieux, mais je ne
puis pas quitter le travail pendant qu'il est encore tout chaud!

»--Alors? Alors? Alors?

»--C'est une affaire de cinq à six jours.

»--Mais nous n'avons pas le droit d'attendre six jours!

»--C'est bien mon avis! Tu vas donc aller trouver tout de suite
Bénédict à sa campagne et tu me le ramèneras ici, sans perdre une
heure! Nous causerons et nous déciderons.

»Là-dessus, il se leva, en lui rendant la boîte.

»Je me sauvai... mon service était fini!... J'en avais trop entendu,
sans y rien comprendre du reste... _Ça n'est qu'après l'histoire de la
septième que j'ai commencé à y comprendre quelque chose!_...



XX

CE QU'IL ADVINT DE LA SEPTIÈME


Christine ne put prendre le train pour Corbillères qu'à deux heures de
l'après-midi, et encore elle prit un mauvais train. Elle avait confondu
le rapide avec l'express. Elle était dans le rapide qui «brûlait»
Corbillères. Elle ne put s'arrêter qu'à Laroche et y attendre un
train omnibus qui remontât vers Paris.

Quand elle descendit à Corbillères, il était sept heures du soir...
Elle comptait y rester trois heures et ramener avec elle Bénédict
Masson par le rapide de dix heures. À onze heures, ils seraient à
Paris; la nuit même, ils décideraient avec Jacques du plan à suivre,
et le lendemain matin (puisque Jacques ne pouvait pas dans le moment
quitter Gabriel) elle partirait avec Bénédict Masson pour Coulteray.

Elle était bien décidée à sauver la malheureuse qui, tant de fois,
s'était adressée à elle sans être parvenue à se faire entendre.
Elle s'accusait d'aveuglement. Elle ne comprenait pas comment elle avait
pu subir si longtemps l'influence néfaste du marquis et, à un point
tel, qu'elle avait failli, elle aussi, devenir sa victime! car enfin!
elle aussi avait _été visée!_ c'était le cas de le dire!... et même
atteinte! Elle aussi avait été _mordue de loin_ par le monstre!...
Elle n'avait pas fait une rêve, quand elle l'avait vu penché sur elle
et aspirant son sang, de ses lèvres gloutonnes, _par la piqûre du
rosier!_... Baiser si hideux qu'elle n'avait pas voulu y croire, au
réveil!... Crime d'une autre âge qu'elle avait rejeté dans le domaine
du cauchemar!...

Oui, mais il y avait eu le _chlorure de calcium_ qui arrête le sang et
_le citrate de soude_ qui le fait couler! Et il y avait le _trocard_ qui
mordait à distance, empoisonnait à distance, annihilait à distance!
Cela était bien de notre temps! La science, la science à l'usage du
vampirisme! ce vampirisme-là n'était plus un rêve!...

Ce n'était plus cette chose funèbre, fantomatique et légendaire que
les petits esprits modernes repoussaient d'emblée avec dédain,
c'était la plus monstrueuse des passions et la plus ancienne--celle du
sang humain--servie par la chimie et par la mécanique!...

Et elle se rappelait la parole de Jacques Cotentin qui, lui, s'exprimait
toujours avec une circonspection et une prudence qui l'avaient plus
d'une fois trop fait sourire: «Le mensonge est moins dans les choses
que l'on nous rapporte et que nous ne comprenons pas que _dans nos
connaissances!_ Les ténèbres nous enveloppent si impitoyablement que,
même en tâtonnant, nous bronchons à chaque pas...»

Corbillères-les-Eaux!... Quand elle sortit de la petite gare et qu'elle
se trouva sur la place déserte, entre les quatre platanes d'où l'on
découvrait toute la plaine marécageuse sur laquelle couraient, dans le
moment, de gros nuages noirs bousculés par le vent d'ouest, derniers
lambeaux de l'orage de pluie qui, tout l'après-midi, avait mêlé les
eaux du ciel aux eaux de la terre, Christine comprit enfin ou crut
comprendre pourquoi Bénédict Masson, chaque fois qu'elle lui parlait
de Corbillères-les-Eaux, lui avait dit: «Surtout, n'y venez pas!»

Elle n'avait jamais rien vu d'aussi triste au monde.

Et c'est là qu'il vivait!...

C'est dans cette mortelle solitude qu'il était allé se réfugier
après la scène brutale, presque tragique, qui les avait séparés.

Elle ne lui en voulait pas.

Au contraire, elle se condamnait. Tout avait été de sa faute. Pourquoi
s'était-elle montrée si tendre avec Bénédict, ce soir fatal?...

Certes, elle n'avait aucune coquetterie à se reprocher. Elle s'était
laissée aller très naturellement à des confidences qu'elle n'eût
point faites à un autre, parce qu'elle éprouvait pour celui-ci, pour
son caractère si particulièrement sauvage, pour son talent si ardent,
qu'elle n'hésitait point à le qualifier de génie, pour tout son
individu moral, une sympathie, une attirance presque irrésistible...

Seulement, voilà! elle n'avait pas pu surmonter un mouvement de
dégoût à son approche physique!

Ce baiser de l'homme laid, elle n'avait pas été assez forte pour le
subir!

Eh bien, elle aurait dû prévoir cela et ne pas mettre, par son
attitude imprudente, Bénédict Masson en droit de le lui demander!...

La scène de rage, d'imprécations qui s'en était suivie, elle voulait
l'oublier... Elle avait été insultée--même frappée--enfin rejetée
loin de lui comme un objet de haine qu'il eût voulu réduire en
miettes!... et il était venu s'enfouir ici!

Où? Dans quel coin?

Qui la conduirait chez lui?

La nuit venait. Ce soir-là, elle ne se sentait pas très brave.

Vraiment, ce pays l'impressionnait, lui mettait déjà sur les épaules
comme un suaire humide et glacé.

Elle pensa à retourner à Paris par le premier train; elle reviendrait
le lendemain au grand jour, avec Jacques...

Mais voilà que la triste, angoissante, désespérée figure de la
marquise lui apparut dans l'agonie du jour et lui montra son agonie, à
elle, au fond du château de Coulteray. La pauvre femme, une fois de
plus, l'aurait-elle appelée vainement? Christine n'arriverait-elle que
lorsqu'il serait trop tard? La dernière phrase de la dernière lettre
lui passa devant les yeux: «Et maintenant accourez! _car il va me tuer
si je ne meurs pas assez vite!_...»

Un gamin, sorti de l'unique auberge, examinait sournoisement cette belle
dame qui semblait ne savoir où se diriger. Elle lui demanda:

--Sais-tu où demeure M. Bénédict Masson?

--Le _Peau-Rouge?_ fit-il. Bien sûr que je le sais... c'est encore moi
qui lui faisais ses provisions, il y a huit jours... _avant Anie!_...

--Qui c'est ça, Anie?

--Eh bien, c'est sa dernière!... Il raconte que c'est sa
petite-nièce!... C'est elle qui vient faire ses provisions maintenant...
Mais voilà deux jours qu'on ne l'a pas vue!... Encore une qu'a dû se
sauver comme les autres! sans demander son reste!...

--Veux-tu me conduire chez M. Bénédict Masson?...

Et elle lui tendait une pièce de quarante sous. Le gamin sauta sur le
pourboire et dit simplement:

--Suivez-moi, j'm'appelle Philippe!

Avant d'aller plus loin, il est peut-être nécessaire, pour
l'intelligence de la chose qui va suivre, de jeter un coup d'œil sur ce
qui s'est passé _ou sur ce qui à pu se passer_ à Corbillères depuis
la scène de l'Arbre Vert qui avait mis aux prises le père Violette et
Bénédict Masson... Nous nous rappelons que ce dernier avait menacé le
garde de le rendre responsable du départ de sa petite-nièce Anie, _si
celle-ci s'en allait comme les autres_... Là-dessus, la mère Muche
avait conseillé la prudence au père Violette, mais celui-ci n'était
pas homme à se laisser intimider.

Il ne changea rien à ses habitudes, tournant autour du pavillon habité
par le relieur et guettant Anie quand elle allait aux provisions.

Alors il se risquait à montrer sa figure entre les roseaux, mais elle
passait son chemin, hâtant le pas, évitant toute conversation avec
l'ancien garde, obéissant certainement à la consigne que Bénédict
Masson lui imposait...

Cependant le surlendemain, comme il était en train de nettoyer son
bachot, devant sa hutte, il vit apparaître la jeune fille qui avait un
air fort effrayé...

--Oh! monsieur! soupira-t-elle... Vous n'auriez pas vu, par hasard, ses
clefs?...

--De quoi? fit l'autre en fronçant les sourcils...

--Ses clefs!... Il les a perdues!... Il les cherche partout! Il était
dans un état à faire frémir!... Je ne l'ai jamais vu comme ça!...
Ah! on croit connaître les gens!... Pour un trousseau de clefs!... j'ai
pensé qu'il allait me briser!... mais je ne les ai pas vues, moi, ses
clefs!... Et maintenant il les cherche dehors!... Il est dans la petite
saulaie à fureter partout, comme un chien, le nez entre les herbes...

Le père Violette était très intéressé par ce que lui disait Anie.
Il alluma son brûle-gueule et laissa entendre un gros rire:

--Pour ce qu'il y a à voler chez lui, il pourrait bien laisser les
portes ouvertes... qu'est-ce qu'il veut qu'on en fasse de ses clefs, et
à quoi ça lui sert-il? Il s'imagine peut-être qu'il a un trésor!...

--Ah! monsieur, il ferme tout derrière lui, et je n'ai pas le droit de
descendre à la cave!... Il a des manies incompréhensibles!... Ça
n'est pourtant pas un méchant garçon!...

--Tout à l'heure tu me disais qu'il a failli te mettre en morceaux!...
Il faudrait tout de même s'entendre!...

--Assurément, il est coléreux quand ça ne va pas à son idée!...

--Et qu'est-ce que c'est que son idée?... Pourrais-tu me le dire? T'en
sais peut-être bien plus long que moi là-dessus!... émit l'autre avec
un coup d'œil en dessous vers Anie.

Mais celle-ci ne comprit pas ou fit celle qui ne comprenait pas... On
n'est jamais sûr de rien avec ces gamines... Elle répondit naïvement:

--Pour le moment, son idée c'est de ravoir les clefs!

On entendit alors la voix de Bénédict au lointain: «Anie! Anie!»

--Je me sauve! S'il savait que je vous ai parlé, j'en entendrais de
toutes les couleurs!

Le lendemain, le père Violette eut l'occasion de reparler à Anie... ou
plutôt ce fut elle qui lui adressa encore la parole:

--Il les a retrouvées, ses clefs!

--Où qu'elles étaient?

--Je ne sais pas!... Il ne me l'a pas dit... Il m'a dit seulement qu'il
les avait retrouvées et il avait un regard, du reste, que je
n'oublierai jamais!... Qu'est-ce que j'ai bien pu lui faire?... Il n'est
plus du tout avec moi comme dans les premiers jours!

--Oui! oui! on connaît ça!... ricana le père Violette... Les premiers
jours, tout nouveau, tout beau!...

--Dites donc, monsieur Violette, comment qu'elles sont parties, les
autres?

--Ah! ma petite, ça, on ne sait pas!...

--Enfin, quand elles sont parties, on a bien dû les voir passer!...
Moi, je suis venue avec une malle... je ne dois pas être la seule!...
Si je voulais m'en aller, il me faudrait bien un charreton!...

--Tu veux donc t'en aller, Anie?

--Eh bien, oui! là, mais je n'ose pas lui dire!... J'ai peur ici!... Il
sait que je vous ai reparlé... Il m'a fait une scène!... Attention! le
voilà qui sort de la maison.

Et elle se glissa derrière une haie comme une couleuvre.

Le jour suivant, le père Violette se trouvait à sept heures du matin
à l'orée du village, caché derrière un vieux mur, attendant la
petite. Il savait qu'elle allait venir aux provisions. Quand elle passa,
il montra le bout de son museau barbu. Elle courut le rejoindre,
haletante:

--Ah! je vous cherchais!... Je ne veux plus rester là!... Je ne veux
plus rester là!...

--Eh bien, f... le camp tout de suite!

--Mais je ne veux pas partir sans ma malle!...

--S'il n'y a que ça, j'irai la chercher, moi, ta malle!

--Non! ne faites pas ça!... Il arriverait un malheur!... Ah! ce qu'il
est monté contre vous!... Mais voilà ce que vous pourriez faire...
Envoyez-moi Bicot, le garçon de l'auberge, avec un charreton, vers les
trois heures... Le _Peau-Rouge_ (c'est bien comme ça qu'on l'appelle à
Corbillères) sort tous les jours après déjeuner et va rôder dans les
herbes, je ne sais où... faire sa sieste... On ne le revoit pas avant
quatre heures... Bicot prendra ma malle et je le suivrai... Vous
surveillerez de loin!... Mais ne vous montrez pas, je vous dis, car il
pourrait y avoir du vilain... et ce n'est pas vous qui arrangeriez les
affaires, je vous le dis!...

Le soir même, à l'Arbre Vert, le père Violette rapportait à la mère
Muche la dernière conversation qu'il avait eue avec Anie.

--J'ai fait ce qu'elle a voulu, lui expliqua-t-il, j'ai prévenu
Bicot... À trois heures, je me tenais prêt à tout derrière la petite
saulaie, Bicot est arrivé avec son charreton. Il a sifflé... la
fenêtre de la chambre s'est ouverte, mais c'est le Bénédict Masson
qui a montré sa sale gueule.

»--Qu'est-ce que vous voulez? a-t-il demandé rudement à Bicot.

»--Ben m'sieur, je viens chercher la malle d'Anie! a répondu l'autre
qu'était pas à la noce.

»--Anie a changé d'avis!... Elle ne part plus! lui a jeté le
Bénédict et il a refermé la fenêtre... et le Bicot est rentré au
village avec son charreton.

»J'avais bien envie de me montrer, mais je me suis dit: «À quoi bon?
Ça pourrait tout gâter!» Vaut mieux attendre la petite!» Mais la
petite n'est pas ressortie, pas plus que le Bénédict, du reste!
Qu'est-ce que vous en pensez, mère Muche?

--Je te répète ce que je t'ai dit un jour. J'ai vu la figure de cet
homme-là une fois! Je m'en souviendrai toute ma vie. Quand il est
arrivé avec son bâton dans la cour et qu'il était mis comme un
sauvage, un vrai Peau-Rouge, qu'est le cas de le dire, et qu'il te
cherchait partout! Je te répète donc que ce que je souhaite pour toi
c'est que celle-là ne disparaisse pas, comme les autres!

--N... de D...! si c'est lui pourtant qui les fait disparaître!

--Raison de plus!

--À demain, mère Muche. Je viendrai vous dire ce qu'il en est,
«'guetterai la petite à Corbillères quand elle viendra aux
provisions.

Mais la mère Muche ne revit pas le père Violette le lendemain ni les
jours suivants. Elle ne devait plus le revoir jamais!

Enfin, comme l'avait dit le gamin qui conduisait Christine dans les
sentiers bourbeux du marécage, quand Mlle Norbert arriva à
Corbillères, on n'avait pas revu la petite Anie depuis l'avant-veille.

Et maintenant continuons notre chemin avec Christine vers la demeure de
Bénédict Masson qui, dans le soir tombant, mêlait son ombre triste
aux reflets funèbres de l'étang aux eaux de plomb.

»Le vent soufflait de plus en plus fort, humide et glacé, échevelant
les saules pâles et tordus, fantômes frissonnants au-dessus des roseaux
courbés qui faisaient entendre leur plainte chantante, hululante,
tantôt horriblement sifflante comme si elle avait passé par mille et
mille chalumeaux, tantôt douce comme le dernier souffle de la terre et
des eaux pour reprendre aussitôt avec une fureur déchaînée.

Il y avait un quart d'heure qu'ils marchaient, le jeune Philippe roulant
dans la boue comme dans son élément, Christine essayant d'éviter les
flaques, la jupe claquant comme un drapeau, les deux mains à sa toque
de voyage, luttant avec le vent qui semblait avoir pris le parti
définitif de la lui arracher quand, soudain, ils s'arrêtèrent.

Au-dessus de la demeure funèbre de Bénédict venait de s'élever un
tourbillon de feu. Flammes, cendres, flammèches s'échappaient avec un
ronflement sinistre d'un des tuyaux qui surplombaient le toit et cet
embrasement rabattu de part et d'autre par les brusques sautes du vent
paraissait prêt à dévorer le chalet tout entier.

--C'est un feu de cheminée! s'écria le gamin, et il ne s'en doute
peut-être pas!

Alors, ils se mirent à courir et se trouvèrent bientôt sur un petit
pont de bois qui dressait son pilotis au milieu des roseaux et auquel
ils s'accrochèrent un instant pour ne pas être emportés par la
bourrasque.

L'étang avait de vraies vagues gonflées de courants qui traversaient
les marais environnants et venaient bouillonner là comme dans une
cuve... Or, sur les eaux noires de cette cuve, il y eut soudain comme
une traînée de sang, reflet de la flamme qui ronflait au-dessus du
toit... et dans ce reflet, il y eut un cadavre!...

Il arriva du fond de la nuit porté par les eaux en tumulte et se jeta
au-devant de Christine et de l'enfant qui l'accompagnait, comme s'ils
pouvaient encore quelque chose pour lui... Muet d'horreur, tous deux le
regardèrent glisser sous le pont, les bras étendus, sa face déjà
décomposée, ouvrant une bouche d'où semblait sortir un dernier appel
dans la plus horrible grimace.

--Le père Violette!... put enfin s'écrier le petit Philippe, quand il
eut retrouvé son souffle.

Et il se reprit à courir, mais, cette fois, dans la direction
contraire, laissant là Christine, rentrant à Corbillères de toute
l'agilité de ses petites jambes, décuplée par la terreur... Quant à
Mlle Norbert, se voyant abandonnée, elle n'hésita pas à courir comme
à un refuge vers le chalet où il lui fallait, du reste, avertir
Bénédict Masson du danger qu'il courait avec ce feu de cheminée qui
ne cessait pas, bien au contraire...

Heureusement que le vent venant de s'établir au sud-ouest rejetait tout
le panache incendiaire loin du toit, du côté de la petite saulaie dont
les arbres accroupis surgissaient de temps à autre de la nuit tragique
avec des bras tordus, torturés, suppliants.

Il est facile de se rendre compte de l'état d'esprit dans lequel
Christine arriva à la porte du chalet. L'aspect sinistre du pays
qu'elle venait de traverser, la vision de ce cadavre que des eaux
bouillonnantes avaient apporté à ses pieds comme l'offrande diabolique
de ces lieux funestes, ces flammes qui s'échappaient de ce toit, cet
enfant qui s'enfuyait en hurlant d'horreur: tout contribuait à la jeter
pantelante sur ce seuil où elle n'avait plus d'espoir qu'en Bénédict
Masson!

Son poing eut à peine la force de frapper, mais un grand cri s'échappa
de ses lèvres:

--Bénédict! Bénédict!

Auquel un autre cri, derrière la porte, répondit d'une façon
terrible.

Un cri? disons plutôt un hurlement qui était en même temps un
monstrueux blasphème, une clameur effrayante qui se continuait en
imprécations délirantes et qui frappa Christine au cœur.

Et la porte ne s'ouvrait, pas...

Contre cette porte, Christine agonisait maintenant d'horreur à cause de
ce cri plus affreux encore que tout ce qu'elle avait vu et entendu
depuis qu'elle avait mis le pied sur cette terre maudite.

Sa bouche gémissait encore: «Bénédict! Bénédict!...» mais comme si
elle demandait grâce à son bourreau!...

Et la porte enfin s'ouvrit... et il y eut la vision fulgurante d'un
monstre qui emportait une jeune femme au fond de son enfer.

Et puis la forte fut refermée tandis que, tout là-haut, le panache de
flammes se redressait avec une fureur nouvelle, tourbillonnante,
dévoratrice... semant sur les arbres agenouillés de la saulaie ses
cendres et ses scories funèbres... les enveloppant d'une odeur de
mort...

Pendant ce temps, le petit Philippe était arrivé au village et y avait
répandu l'alarme. Philippe était fils du bourrelier, mais il ne courut
point en arrivant à la boutique de son père.

Instinctivement, il se précipita dans l'auberge où il était à peu
près sûr, à cette heure, celle de l'apéritif, de rencontrer tout ce
qui comptait de force défensive dans le pays: le garde champêtre, le
tambour de ville ou appariteur, deux ou trois gars qui faisaient plus ou
moins métier de braconniers dans le marécage et qui gardaient toujours
leur poudre sèche, tous gens qui faisaient bon ménage, s'entendant
comme larrons en foire, et qui depuis longtemps avaient accepté la
tutelle dominatrice du père Violette, bon maître du domaine que le
Seigneur lui avait départi et y laissant de quoi vivre à ses sujets,
pourvu que ceux-ci ne lui marchandassent ni leur admiration ni son
autorité; tous d'accord, du reste, dans la même haine, celle de
l'intrus, de ce sauvage, de ce Peau-Rouge qui semblait n'être venu là
que pour les narguer, pour les gêner dans leurs habitudes et pour les
mépriser, puisqu'il n'aimait ni la chasse, ni la pêche dont ils
vivaient.

Quand le gamin leur eut appris, dans un langage entrecoupé par
l'épouvante, que le cadavre du père Violette naviguait entre deux eaux
sous les pilotis du pont près de l'étang, ils se levèrent tous,
unanimes:

--C'est le Peau-Rouge!

Du reste, il n'en était pas à son premier coup! Il y avait beau temps
que dans le pays il faisait figure d'assassin! De l'Arbre Vert à
Corbillères, nul n'ignorait non plus l'animosité qui existait entre
les deux hommes... sans compter que, dans ces derniers temps, le père
Violette n'était pas le seul à se demander ce qu'était devenue la
petite Anie...

Cinq minutes plus tard, ils étaient une vingtaine du village, tous
armés, qui, de fusils, qui de bâtons, de fourches, prêts à entrer en
campagne contre le Peau-Rouge.

L'appariteur était allé chercher son tambour et on avait eu toutes les
peines du monde à l'empêcher de battre sa caisse... Il n'en prit pas
moins la tête de l'expédition, une baguette dans chaque main, décidé
à faire entendre une charge héroïque dans le cas où sa petite troupe
faillirait au moment de l'assaut.

Le petit Philippe trottait à côté de lui...

De l'un à l'autre on se recommandait le silence et l'on arriva ainsi à
la queue leu leu, à cause de l'étroitesse du sentier, jusqu'aux
pilotis du petit pont où le père Violette les attendait, avec sa
figure de papier déjà à mi-mâchée par la mort, par l'humidité, par
la morsure des poissons et avec le trou noir de sa gueule ouverte qui
leur criait: «Vengeance!»

Une sourde exclamation courut tout le long de la file indienne.

Deux d'entre les gars descendirent dans l'eau clapotante, éclairée
seulement par le fanal sinistre qui brûlait plus fort que jamais
au-dessus de la demeure du brigand. Ils tirèrent le corps sur la berge.

--Pour sûr, il y a bien vingt-quatre heures qu'il boit plus qu'à sa
soif.

Il y eut un court conciliabule. Ce feu violent, inexplicable, qui
sortait en rugissant de la maison maudite, leur faisait peur.

--Ce serait-il qu'il voudrait se brûler... Il a peut-être f... le feu
à sa bicoque avant de f... le camp!

Enfin, ils décidèrent d'entourer le chalet et résolurent de s'y
précipiter tous à la fois à un signal.

--Le signal, c'est moi qui le donnerai! souffla l'appariteur...

Et, tout à coup, on entendit un roulement de tambour, puis des cris de
sauvages... et ce fut une ruée.

La porte fut enfoncée sans résistance...

Les premiers s'arrêtèrent sur le seuil, comme médusés.

Cependant, sans s'occuper d'eux, Bénédict Masson, à genoux,
répandait de l'eau sur le visage de marbre de Christine évanouie...
Près de là, dans un panier, un tas informe de débris attendait
d'aller rejoindre dans la «cuisinière», d'où s'échappait une
épouvantable odeur de graisse brûlée, les autres restes d'Anie qui se
consumaient dans une flamme attisée par le pétrole.

_Bénédict Masson, tranquillement, soignait l'une de ces dames, pendant
qu'il brûlait l'autre!_...



XXI

«JE SUIS INNOCENT!»


Il fut quasi assommé. Ce n'est que lorsqu'il ne remua plus que les gars
de Corbillères cessèrent de frapper de leurs bâtons et de leurs
fourches, et encore le bourrelier, le père du petit Philippe,
proposa-t-il d'en faire des morceaux, comme Bénédict Masson avait fait
de la petite Anie, et de les jeter dans la «cuisinière».

Sans l'arrivée des gendarmes, c'est peut-être bien ce qui serait
survenu, tant la fureur des campagnards était extrême et, tout bien
considéré, fort excusable.

--Ne le sauvez pas de la guillotine! Qu'il respire au moins jusque-là!
prononça le brigadier.

Alors ils laissèrent Bénédict pour s'occuper de Christine qui
n'ouvrait toujours pas les yeux.

--Encore une qui l'a échappé belle! fit entendre le tambour de ville.

Et chacun fut de cet avis.

Ce n'est que dehors, sous le coup du grand air et de l'humidité, que
Christine donna quelque signe de vie. On était allé chercher une
charrette et tous deux y furent hissés. À Corbillères, Christine fut
mise dans une chambre de l'auberge. Elle avait une forte fièvre et elle
délirait.

Quant à Bénédict, que l'on avait jeté sur une botte de paille dans
l'écurie et que les gendarmes veillaient moins dans la crainte qu'il ne
s'échappât que pour qu'on ne l'achevât point, il poussa un profond
soupir vers les deux heures du matin, se dressa sur son séant, se passa
la main sur son front moulu par les coups, sembla, à la lueur de la
lanterne accrochée à la muraille, chercher quelqu'un qu'il n'aperçut
point, découvrit enfin sur le seuil, assis sur des sacs, les deux
gendarmes qui le regardaient et dit fort distinctement et sans émotion
apparente:

--Je suis innocent!

Les représentants de la maréchaussée ne le contredirent point. Alors,
il demanda de l'eau.

--Il me semble que je boirais une cuve! fit-il.

Un gendarme lui apporta de l'eau dans un seau qui servait pour les
chevaux. Il but à même, à sa soif qui était longue, puis il se mit
le torse nu et lava ses plaies.

--Ils n'y vont pas de main morte les gars de Corbillères!
déclara-t-il.

Et il se mit à rire.

Les gendarmes en avaient «froid dans le dos». Ils l'ont dit depuis:
jamais ils n'avaient entendu un rire pareil... C'était à abattre ce
monstre sur place, à coups de revolver, pour ne plus l'entendre...

Ce fut bien autre chose quand il se mit à railler...

--J'espère qu'on a pris soin de ma belle visiteuse, fit-il... C'est une
jeune fille de famille qui n'a pas l'habitude des marécages... Elle
aura pris froid!... _tandis que l'autre avait trop chaud!_

Ils se jetèrent sur lui, lui passèrent les menottes. Ils lui auraient
mis un bâillon. L'autre se laissait faire, sans résistance aucune,
bien qu'il parût avoir recouvré toutes ses forces. Il hochait
simplement la tête en ayant l'air de les approuver:

--Prenez vos précautions!... On ne sait jamais!... _Je comprends que je
ne vous sois pas sympathique!_...

Dans la grange, on avait mis le corps du père Violette, que la
charrette était allée chercher dans un second voyage... Le brigadier
avait bien demandé qu'on le laissât sur le sentier où il avait été
tiré et où le trouverait la justice, mais ses amis de Corbillères
s'étaient refusés à le laisser passer encore une nuit sous la pluie
et on l'avait apporté là, dans une bâche. De temps en temps, ils
sortaient de la salle commune et allaient le voir, et ils juraient de le
venger!...

La sous-préfecture avait été prévenue... On attendait les
autorités, la police, «tout le tremblement»... Ah! que c'était une
affaire!... Tout le monde était d'accord là-dessus!... Une affaire
dont on parlerait longtemps, dans les quatre parties du monde!... Un
sacré procès!... On ne savait pas, après tout, combien il en avait
assassiné, le Peau-Rouge!... On ne lui connaissait que sept victimes,
sept pauvres petites femmes, qu'il avait ainsi découpées en morceaux,
jetées au feu de sa cuisinière... mais il y en avait assurément bien
davantage!...

Au matin, ils étaient si excités qu'ils voulaient ficher le feu à
l'écurie, brûler le satyre! Heureusement, les autorités arrivèrent.
Il n'était que temps!

Menacé par tout ce tumulte, ces cris de mort, Bénédict restait calme,
d'un calme formidable qui impressionnait ses gardiens, lesquels se
demandaient s'ils seraient assez forts pour le sauver une deuxième fois
du lynchage.

--Ouvrez-leur la porte! leur dit-il... _s'ils veulent me découper,
moi aussi, il ne faut pas les contrarier!_

Il avait donné l'adresse de Christine pour que l'on prévînt son
père.

--La pauvre «demoiselle», ça lui a porté un coup!... Elle ne
s'attendait pas à ce qu'elle a vu, bien sûr!... Mais aussi pourquoi
est-elle venue?... _Je lui avais tant recommandé de ne pas mettre les
pieds dans ce pays!_

Tout ce qu'il disait semblait être un aveu de ses forfaits ou tout au
moins conduire à cette conclusion qu'il n'y avait aucun doute possible
à émettre sur sa culpabilité, et cependant il prononçait souvent ces
paroles qui revenaient comme un leitmotiv: «Ben oui!... mais tout cela
n'empêche pas que je sois innocent!»

Se moquait-il des autres?... Se moquait-il de lui-même?... Le ton avec
lequel il disait cela n'était pas très éloigné de la farce!
Voulait-il se faire passer pour fou?...

Aux premières questions, ou plutôt à ses premières réponses, le
juge d'instruction déclara:

--Nous sommes en face du genre cynique.

Cynique, ça il l'était!... Il semblait prendre un plaisir sadique à
l'horreur qu'il inspirait; et il faisait tout pour la décupler!

Pendant la première nuit, on avait laissé le garde champêtre et
l'appariteur au chalet, où ils avaient surveillé le feu _sans y
toucher_, jusqu'à ce qu'il fût éteint... Les magistrats retrouvèrent
tout en l'état: les restes d'Anie dans le panier, ses petits os
carbonisés dans le poêle... On découvrit cependant des débris dans
la cave... C'est là qu'il l'avait «sectionnée». On retrouva bien
d'autres choses, _les malles et les valises, enfin tout le bagage des
sept femmes disparues!_

--Eh bien, quoi! qu'est-ce que cela prouve? répliqua-t-il quand on lui
opposa ce trop éloquent témoignage... que je suis un homme d'ordre!...
et qu'on peut avoir confiance en moi!... _Quand elles reviendront, elles
seront bien contentes de retrouver leurs petites affaires telles
qu'elles les ont laissées!_...

--Nous saurons retrouver leurs cendres! s'écria le juge, et peut-être
ce jour-là mettrons-nous fin à une attitude qui vous égale aux pires
monstres qui aient déshonoré le nom de l'homme!

--Je comprends votre indignation, monsieur le juge, et la fièvre
qu'elle vous inspire! Mais, croyez-moi, il n'est pas bien sûr que vous
retrouviez toutes ces demoiselles à l'état de cendres!... Ce n'est pas
une raison parce que j'en ai brûlé une pour que j'aie fait flamber les
autres...

--Mais enfin, pour celle-là, vous avouez?

--J'avoue quoi?... Je n'avoue rien du tout!... J'ai toujours été trop
ami de la vérité pour vous faire le plaisir d'avouer un crime que je
n'ai pas commis!... _Ça n'est pas une raison parce qu'on découpe une
femme en morceaux et qu'on la met dans son poêle pour qu'on l'ait
tuée!_...

--Mais enfin, prouvez-nous que vous ne l'avez pas tuée!

--_Ça, monsieur le juge, ça, ce n'est pas mon affaire!_... Je ne suis
pas magistrat, moi!... je ne suis pas payé par le gouvernement pour
faire des enquêtes tendant à établir l'innocence ou la culpabilité
des citoyens! Pour rien au monde, je ne voudrais empiéter sur vos
prérogatives... _Travaillez!_

Ainsi parlait Bénédict Masson... Nous n'entrerons point dans le
détail d'une instruction qui, en effet, a occupé le monde entier et
qui est présente encore à toutes les mémoires... Plus les
témoignages et les faits semblaient l'accabler, plus Bénédict
semblait en concevoir une joie farouche. Jamais son masque n'avait été
plus puissant ni, naturellement, plus odieux.

En ce qui concerne le père Violette, il reconnut tous les propos
menaçants qu'on lui prêtait; il rendit hommage à la mémoire de Mme
Muche, qui raconta avec force détails la visite du Peau-Rouge à
l'Arbre Vert et son entrevue avec l'ancien garde.

Mme Muche avait trop prévu l'événement qui devait s'ensuivre pour
n'en pas tirer un juste orgueil: «Si le père Violette m'avait
écouté, il amorcerait encore ses lignes et poserait ses nasses.»

L'examen du cadavre du père Violette avait établi qu'il avait été
pris comme au lasso, étranglé par une cordelette, puis jeté dans
l'étang avec une pierre aux pieds; mais la pierre devait avoir été
choisie trop lourde car elle avait rompu le lien qui l'attachait à la
victime.

--Évidemment, faisait entendre Bénédict Masson quand on lui
présentait les résultats de l'enquête, évidemment!... Un Peau-Rouge
doit savoir lancer le lasso!... Je vous dirais que je ne sais pas lancer
le lasso, que je ne parviendrais pas à vous convaincre, monsieur le
juge! Tout de même, j'attends que vous déposiez ce sacré lasso sur la
table des pièces à conviction, à côté _de mon petit panier à
transporter_ «_les restes_» et de ma «cuisinière»!

On était allé interroger Christine chez elle et, sur l'avis des
médecins, on put, du moins pour le moment, lui éviter une pénible
confrontation.

Aussi bien, elle eût été inutile, l'inculpé ne contredisant en rien
les dépositions de Mlle Norbert.

Celle-ci fit son «mea culpa». Son grand tort avait été d'avoir
pitié d'un être particulièrement disgracié de la nature et qui, à
cause de cette infortune même, lui avait paru intéressant. La
misanthropie du relieur d'art de l'Ile-Saint-Louis, sa sauvagerie, ses
extravagances, la sombre poésie de ses élucubrations, son langage
tantôt enthousiaste jusqu'au plus désordonné lyrisme, tantôt brutal
comme celui d'un portefaix: elle avait mis tout cela sur le compte d'une
laideur qui isolait Bénédict Masson de l'humanité. Elle s'était
penchée sur cette douleur, elle s'était heurtée à un bourreau!...

Quand la porte du chalet de Corbillères s'était ouverte, elle avait eu
en face d'elle une espèce de fou, couvert de sang comme un garçon
d'abattoir et qui finissait de lancer dans les flammes les restes
déchiquetés d'un corps humain!... Et puis elle ne se rappelait plus
rien! Elle se demandait seulement comment elle n'était point morte de
cette vision exécrable!...

--Assurément! soupira Bénédict Masson quand on lui rapporta les
termes de cette déposition, assurément, la pauvre enfant n'a pas été
gâtée!... Elle ne méritait pas ça!...

--Misérable! ne put s'empêcher de lui répliquer le juge, vous
prévoyiez qu'elle pouvait vous surprendre au milieu de vos forfaits,
quand vous lui défendiez de venir vous voir à Corbillères-les-Eaux...

--Non, monsieur le juge, non, je ne prévoyais point «mes forfaits»,
pour parler, comme vous, un langage dont la noblesse ne se rencontre
plus guère que dans les tragédies classiques!... Si je n'invitais pas
Mlle Norbert à faire un petit tour à Corbillères-les-Eaux... c'est
que le paysage n'y est pas joli, joli!...



XXII

DERNIÈRES NOUVELLES DE LA MARQUISE


Tant de cynisme, de truculence, une si évidente application à
augmenter chez tous l'horreur inspirée par une série de crimes dont
Bénédict Masson ne se déclarait innocent qu'en des termes et sur un
ton qui ôtaient par avance toute valeur à une déclaration qu'il ne
semblait pas lui-même prendre au sérieux, avaient eu pour résultat
d'inspirer à Jacques Cotentin, le fiancé de Christine, des réflexions
qui ne pouvaient naître que dans un esprit aussi scientifiquement,
c'est-à-dire logiquement ouvert que le sien et préparé par une
méthode sévère à ne se point laisser influencer par les
contingences...

«Cet homme court à la mort comme à une délivrance! se disait le
prosecteur. Voilà surtout ce que prouvent ses réponses! S'il pouvait
lui-même prouver ses crimes, il le ferait! Ne le pouvant point, il
déchaîne contre lui, par son attitude, la fureur des juges et du
public, qu'il méprise... En même temps, il se venge par avance de
Terreur qui va le livrer au bourreau en criant: «Je suis innocent!...»
mais c'est tout juste s'il n'ajoute pas: «Je vous défie de me le
prouver!»... Tout cela est du Bénédict Masson tout pur!... En
attendant, on n'a retrouvé aucune trace des six autres victimes et pour
ce qui est de la septième, il n'a pas tort quand il dit: «Ce n'est pas
une raison parce qu'on découpe une femme en morceaux et qu'on la met
dans son poêle, pour qu'on l'ait tuée!»

Ces réflexions, Jacques Cotentin les gardait pour lui. Il n'aimait
point les discussions oiseuses. Il savait qu'il ne parviendrait à
ébranler aucun esprit au monde sur le fait d'une culpabilité qui
«sautait aux yeux». Surtout il avait grand soin de cacher le fond de
sa pensée à Christine, qui, elle, _en avait trop vu_ pour pouvoir
admettre une seconde que Bénédict Masson ne fût point un abominable
criminel. Sur ces entrefaites, la fille du vieil horloger reçut un
court message de Coulteray: «Adieu, Christine... tout est fini!»

Le drame fabuleux sur lequel elle était tombée à Corbillères, la
prostration physique et morale qui s'en était suivie lui avait fait
oublier cette autre tragédie non moins sombre, non moins macabre qui se
passait dans un autre coin de la France et qui, cependant, avait été
la cause déterminante de sa visite à Bénédict Masson.

Jacques Cotentin de son côté, qui avait pu craindre un instant pour la
vie ou pour la raison de Christine, n'avait plus pensé à la marquise
ni à son appel désespéré.

Enfin, les premières exigences de l'instruction, les pénibles
interrogatoires qui laissaient Christine accablée sous le poids du plus
affreux souvenir, auraient contribué à rejeter dans l'ombre de leur
pensée, si par hasard elle était venue les tourmenter, l'aventure
fantomatique au fond de laquelle se débattait cette pauvre lady si
pâle, si pâle, que le terrible marquis avait ramenée des Indes.

Un malheur présent est égoïste; il exige tous vos soins, vous courbe
sur ses plaies et ne vous permet de regarder autour de vous que lorsque
celles-ci commencent à se refermer... Enfin, il ne faut pas oublier non
plus qu'à tout prendre, la réalité de l'infortune de la marquise de
Coulteray était encore à démontrer... Certes, le «trocard» avait
produit son effet; restait à savoir si on ne lui avait pas accordé une
importance exagérée ou départi un rôle qui était bien le sien!...

Quoi qu'il en fût, dans le tumulte sanglant de l'affaire de
Corbillères, le «trocard» que Christine avait emporté dans son sac
pour le montrer à Bénédict avait disparu! Où? quand? comment?...

Sans doute au moment où Christine courait dans le marécage, à demi
soulevée par la terreur et par le vent? Alors le sac se serait ouvert
et le pistolet chirurgical s'en serait échappé?

Ces questions, Christine et Jacques ne se les posèrent que lorsque le
mot si bref et si lugubre de la marquise leur fut parvenu.

La vision de la petite Anie brûlant dans la «cuisinière» de
Bénédict Masson avait si bien effacé tout ce qui ne se rapportait pas
directement _ou semblait ne pas se rapporter_ aux crimes de Corbillères
que Christine n'avait parlé de ce singulier trocard à quiconque.

... Aussi bien il n'avait été retrouvé par personne, en dépit de
toutes les investigations de la police judiciaire, qui fouillait tout
Corbillères et son marécage, à la recherche des restes des six
victimes manquantes... Si les agents de la Sûreté générale avaient
découvert un objet aussi curieux, ils en auraient certes fait état.

--Partons! dit tout de suite Christine à Jacques Cotentin... Nous
n'avons que trop attendu! C'est moi qui, par mon scepticisme, mon
orgueil, ma «suffisance» aurai peut-être été la cause de la mort de
cette malheureuse!... Si nous avons encore une chance de la sauver, né
la laissons pas échapper!... Mes remords sont déjà immenses!... Je me
suis crue très intelligente et je ne suis qu'une sotte, d'une sottise
criminelle!... Mon calme à juger les gens et les choses, l'équilibre
tant vanté de mon esprit n'étaient que l'armature d'une bêtise qui
m'épouvante... Est-ce que tu es calme, toi?... Oui, peut-être aux yeux
des imbéciles!... Mais j'ai toujours vu ton esprit inquiet!... Rien ne
t'a jamais paru impossible!... Je me suis étonnée de ne pas te voir
sourire lorsque pour la première fois je t'ai parlé de la maladie de
vampirisme qui sévissait à l'hôtel de Coulteray... Quand moi, sur un
ton qu'eussent pu m'envier tous les Joseph Prud'homme de la terre, je
prononçais le mot: science! toi, tu répondais: «Mystère!»... J'ai
pris mon vieux père pour un monomane et il a du génie; _j'ai aimé
Gabriel sans y croire!... Je l'aime 'peut-être encore et je n'y crois
peut-être pas encore_...

--Oh! Christine! protesta Jacques avec une infinie tristesse.

--Pardon, Jacques, mais je ne veux avoir rien de caché pour toi!...
Vous avez tous été trop à mes genoux! J'ai vu le marquis à mes
genoux! J'y ai vu Bénédict Masson! Mais ce que je n'ai pas vu, moi qui
croyais tout connaître, tout deviner: c'est que c'étaient deux
monstres!... Jacques! courons à Coulteray!

--Tu es encore bien faible, Christine!

--Voilà une raison toute trouvée pour un voyage à la campagne. Les
médecins m'ordonneront le séjour de la Touraine, climat doux,
tempéré, qui me remettra de mes dernières émotions. Nul ne
s'étonnera de mon absence et les magistrats ne pourront s'y opposer. Du
reste, l'enquête est bien près d'être terminée. On ne retrouve pas
les six autres victimes parce qu'il en a fait de la fumée! Ah! le
bandit! Quand je pense qu'il me dédiait des vers... et qu'il pleurait
sur ma main! Tu viens, Jacques?

--Tu sais bien que je fais tout ce que tu veux! et puis, tu as raison...
notre présence peut être utile là-bas!

--Que le ciel t'entende! Hélas! elle nous écrit: «Adieu, c'est
fini!»

--Ça n'est jamais fini, Christine, tant qu'on peut l'écrire.

--Eh bien, préviens mon père. Gabriel ne souffrira pas de ton départ?

--Non!... maintenant, je puis m'absenter... m'absenter même
longtemps... pourvu que ton père reste et veille!...

--Oh! il ne le quitte pas!... Tu n'as pas remarqué qu'il l'a à peine
quitté pour venir me voir... de temps en temps... et vite!... Aucun
être au monde n'aura été soigné comme Gabriel!... Pauvre cher
papa!... _Gabriel, c'est un peu sa vie... c'est aussi la tienne,
Jacques!_

--Non, la mienne, c'est toi, Christine.

--Eh bien, en route! fuyons ce quartier, cette île où il me semble
entendre encore le misérable rôder autour de moi... avec son sourire
si affreusement mélancolique... et ses vers... ses vers qu'il
chuchotait sur un ton liturgique! «Pour l'amour de Dieu, ne remue pas
les sourcils quand tu passes près de moi, que ton regard reste glacé
dans son lac immobile...» etc..., etc..., et autres du même acabit qui
me remplissaient d'aise sous mes dehors de statue... car, au fond, je
suis une sentimentale... Oui! en vérité, quelque chose comme Jenny
l'ouvrière... seulement ce ne sont pas des fleurs qu'il me faut, ce
sont des poèmes!...

--Ne raille pas!... Ne raille pas, Christine, tu es une sentimentale...
On n'est grand que par les sentiments... et par la bonté!... Tu as
été bonne!

--Bonne pour toi, bonne pour lui, bonne pour tout le monde! et je vous
fais tous souffrir!... _Ah! est-ce que je sais ce que je veux?_
acheva-t-elle en poussant un grand cri qui s'acheva dans un sanglot.

Il l'emmena le soir même. Oui, il fallait lui faire quitter Paris!...
Et il résolut, une fois en Touraine, de la soigner comme une enfant, au
milieu des champs et des fleurs, dans la douceur rayonnante de l'été
sur son déclin.

Ce fut avec une joie dont il se défendit mal qu'en arrivant à Tours,
il apprit par les journaux du soir le décès, survenu le matin même,
de Bessie-Anne-Élisabeth, marquise de Coulteray, née Clavendish...



XXIII

LE CHÂTEAU DE COULTERAY


Cette joie fut de courte durée. Christine, à qui l'on ne put cacher la
nouvelle, voulait partir immédiatement pour Coulteray. Toute langueur,
chez elle, avait disparu:

--Si elle est morte par ma faute, disait-elle, si elle est morte parce
que je n'ai pas su l'entendre, je la vengerai!... Je lui dois bien
ça!... je sens que son ombre ne me pardonnera qu'à cette condition!

Elle était dans une agitation qui ne cessa qu'à la première heure du
jour quand elle se vit avec Jacques dans une auto qui devait les
déposer à Coulteray à dix heures du matin.

--Il faut que je me calme, disait-elle, car il faut le surprendre, lui,
et qu'il ne se doute de rien!

Tout ce qu'avait pu dire Jacques n'avait servi de rien. Elle ne
l'écoutait plus. Toute sa pensée était dirigée contre le marquis.
Elle ne prononça pas dix mots jusqu'à Coulteray.

En d'autres circonstances, pour des amoureux, ce voyage eût été un
enchantement. C'est ce que se disait Jacques, à qui Christine
échappait toujours pour une raison ou pour une autre dans le moment
qu'il croyait s'en être rapproché le plus.

Jamais la nature n'avait été aussi belle, ni aussi douce. On touchait
à la fin septembre. Un soleil doré répandait sa tendresse vaporeuse
sur le royaume de la Loire. Corot n'eût pas mieux fait. Jacques posa sa
main sur celle de Christine: elle était glacée. Lui, dans le paysage
aimable et joyeux, ne pensait qu'à la vie. Elle, ne songeait qu'à la
morte vers laquelle ils couraient à quatre-vingts à l'heure.

Quand ils arrivèrent à Coulteray, les cloches de la petite église du
village et celle de la chapelle du château se mirent à sonner leur
glas funèbre:

--On va sans doute l'inhumer aujourd'hui, fit Christine, dont les yeux
se mouillèrent. Ah! je voudrais la revoir une dernière fois: je sais
bien ce que je lui murmurerais à l'oreille!... Pourvu que nous
arrivions avant la cérémonie!

Quant à Jacques, il lui était de plus en plus impossible de se mettre
à l'unisson de ces tristes pensées. Il en voulait à la défunte de lui
ravir le charme de l'heure. La vision de ce petit bourg à flanc de
coteau, apparu dans la verdure et mirant ses murs blancs, ses toits
pointus, ses champs et ses vignes dans la belle nappe de diamant de la
rivière qui, quelques kilomètres plus loin, allait se jeter ou plutôt
se perdre dans la Loire, ce beau ciel, cette fluidité de l'atmosphère,
la joie accueillante des visages rencontrés jusqu'alors sur le bord du
chemin, sur le seuil des maisonnettes qui s'ouvraient sans mystère sur
leur bonheur domestique, ne l'avaient pas préparé à entendre cette
lugubre litanie du bronze que se renvoyaient les deux clochers, lesquels
semblaient n'avoir été bâtis que pour annoncer noces et baptêmes.

Le village était désert. L'auto le traversa et passa devant l'auberge
de la Grotte aux Fées sans avoir rencontré âme qui vive. On l'eût
dit abandonné.

La voiture franchit alors le pont de briques, où vient aboutir la route
serpentine qui conduit, sous les ramures d'un boqueteau, au château
debout sur le coteau, en face.

Les œuvres du moyen âge et de la Renaissance abondent dans ce pays et
en rehaussent partout la beauté... Il n'est pas un voyageur qu'un
sentiment d'admiration n'ait arrêté devant les ruines imposantes ou
les magnifiques fragments des anciens châteaux du Châtelier, de la
Guerche, de Roche-Corbon, de l'Isle-Bouchard, de Montbazon, de Chinon,
d'Amboise, de Loches, d'Azay-le-Rideau... Le château de Coulteray ne
dépare pas cette collection.

Il n'est pas moins remarquable par son architecture de guerre, ses
créneaux, ses mâchicoulis, ses tours, que par les frises et les
bas-reliefs si délicatement taillés sur sa façade... La légende
affirme que Diane de Poitiers fut pour beaucoup dans les enjolivements
de cette redoutable demeure et que Catherine de Médicis travailla à la
transformer en un confortable manoir... Au surplus, le moyen âge
lui-même paraît gai dans ce charmant pays.

«Il fallait que cette pauvre Bessie-Anne-Élisabeth, née Clavendish,
fût bien malade pour ne point guérir ici!» se disait Jacques.

À la porte de la première enceinte du château, ou plutôt de ce qui
restait de la première enceinte (des pierres, des plantes grimpantes et
des fleurs), ils descendirent d'auto. Il y avait foule dans «la
baille». Toute la contrée environnante était là. On était venu aux
obsèques par curiosité, par superstition... car on est très
curieusement superstitieux dans le pays de Coulteray... plus peut-être
que dans tout le reste de la Touraine et certainement autant qu'en
Bretagne, mais d'une autre manière.

Ils étaient venus non pour voir la morte, mais pour voir le vampire,
qu'ils appelaient couramment entre eux _l'empouse_ (ce qui est tout
comme, là-bas)... sans beaucoup y croire, mais sans rejeter tout à
fait la légende avec laquelle on leur avait fait peur quand ils
étaient petits et qu'ils n'étaient pas sages.

La funèbre aventure de Louis-Jean-Marie-Chrysostome s'échappant de sa
tombe pour venir, la nuit, dévorer les vivants, remplaçait
avantageusement pour les petits gars de Coulteray les histoires du
loup-garou en honneur dans d'autres contrées.

Quand, en l'absence des châtelains, le concierge faisait visiter la
crypte de la chapelle, il ne manquait point de raconter à l'étranger
ce que l'on disait, depuis deux siècles, de ce tombeau vide.

--Y croyez-vous? demandait en souriant le visiteur.

--Ben! répondait l'autre en hochant la tête, on y croit sans y
croire!...

Quoi de plus mobile que le caractère tourangeau, avec son pétulant bon
sens, son inconséquence, son esprit fin, sa philosophie moqueuse, son
scepticisme et son imagination folle? Quoi de plus intéressant que ce
génie d'une si merveilleuse souplesse qui, du moment où il se prend au
sérieux, passe sans effort de la bouffonnerie aux sujets les plus
graves, de la futilité aux considérations les plus sérieuses et
quelquefois les plus inattendues dans leur audace?...

Tout ceci n'est point d'une digression inutile, sur le seuil du château
de Coulteray, dans le moment que la tombe va se refermer sur la figure
de cire de Bessie-Anne-Élisabeth Clavendish, femme du dernier des
Coulteray, de ce Georges-Marie-Vincent qui ne serait autre lui-même que
Louis-Jean-Marie-Chrysostome, l'_empouse_ de la légende, _et cela
quelques heures avant des évènements extraordinaires qui allaient
bouleverser toute une contrée_...

N'oublions pas que nous sommes dans un pays où il y a une auberge qui
s'appelle la _Grotte-aux-Fées_, dont l'enseigne rappelle un dolmen qui
est visité des plus aimables lutins; non loin de ce dolmen s'en trouve
un autre, de proportions gigantesques, appelé le _Palais de Gargantua_;
à quelques kilomètres de là, il y a encore la brette du taillis
Saint-Nicolas, tertre bâti de pierres brutes, qui appartient, lui
aussi, aux temps celtiques où l'enchanteur Orfon aurait entassé
d'immenses richesses qu'il se plaît à faire résonner avec fracas dans
la nuit de Noël...

Toute cette superstition est gracieuse, plaisante, poétique, propre à
une terre où l'on est heureux de vivre, et ne rappelant en rien les
épouvantes bretonnes; mais enfin elle est au fond des mœurs, liée
encore à de certaines coutumes, occasion de certaines fêtes auxquelles
les plus incrédules auraient garde de ne point se mêler... N'oubliant
point cela, nous serons moins étonnés de ce qui va se passer.

Et d'abord, nous ne pourrions mieux nous rendre un compte approximatif
de la situation morale--à ce point de vue--de la population de
Coulteray, qu'en rapportant très succinctement ici la façon dont, à
différentes reprises, y fut accueilli le marquis. Nous avons déjà dit
qu'il était né à l'étranger. Il ne vint à Coulteray que dans la
force de l'âge; aussi quand il apparut, ce fut un événement; disons
tout de suite que cet événement fut plutôt joyeux.

Georges-Marie-Vincent semblait réaliser en tout le type du gentilhomme
campagnard tourangeau, bon vivant, haut en couleur, et faisant
volontiers sa société des gais lurons. Avec cela, il n'était pas
fier. Il donnait des fêtes champêtres, faisait danser les filles,
payait des banquets mémorables à la _Grotte aux fées_, aux grandes
fêtes annuelles.

L'_empouse_, comme on continuait à l'appeler entre soi, «histoire de
rire», avait un gros succès. Tout le monde en raffolait. On disait:
«Notre _empouse_ se porte bien! souhaitons que le diable nous le
conserve encore pendant deux ou trois cents ans.»

Puis il partit. Il était retourné à l'étranger. On n'entendit plus
parler de lui pendant des années. Quand il revint, il n'avait pas
changé. Il était toujours gaillard, avec la même figure, la même
bonne humeur, le même «allant». Les paysans, eux, avaient vieilli.

Il avait ramené des Indes une toute jeune femme, «belle comme le
jour», digne de la Grotte aux fées. Il était fort galant avec elle.
Ils paraissaient s'adorer.

Il y eut encore des fêtes données en son honneur et aussi à propos de
la visite de quelques hauts seigneurs d'outre-Manche qui n'engendraient
pas, eux non plus, la mélancolie. Tout ce monde repartit pour Paris en
laissant des regrets.

Quand, quelques mois plus tard, Georges-Marie-Vincent revint à
Coulteray avec la marquise, il était toujours le même, immuable dans
sa façon d'être, de se bien porter, de voir gaiement la vie; _mais
déjà on ne reconnaissait plus sa femme._

Elle avait perdu ses fraîches couleurs; ses yeux, qui, naguère,
reflétaient le ciel, s'étaient voilés d'une ombre funèbre; elle, que
l'on avait vue, légère comme une Diane chasseresse, courir dans les
bois, passait maintenant alanguie au fond d'une voiture d'où elle
répondait tristement et d'un geste épuisé aux saluts respectueux des
campagnards.

Sur ces entrefaites, une femme du pays qui faisait fonction de lingère
au château, mariée à un brigadier de gendarmerie, Mme Gérard, se vit
remerciée pour un motif futile.

Ce fut la première qui répandit le bruit qu'il se passait à Coulteray
des choses «pas ordinaires du tout!»

Elle prétendait avoir reçu des confidences de la marquise, que
celle-ci était fort à plaindre, et que, si personne ne s'en mêlait,
la pauvre femme n'en avait plus pour longtemps! Alors, le gendarme, lui,
s'en mêla pour faire taire sa bavarde moitié, et il y réussit si
bien, par des moyens dont elle ne se vanta pas, qu'il ne fut plus
possible de tirer un mot de Mme Gérard à ce sujet.

Mais la curiosité des paysans était éveillée; ils guettaient les
sorties de la marquise et soupiraient sur son passage:

--Voilà ce que c'est que de se marier à un empouse...

D'autre part, ils n'étaient plus les mêmes avec le seigneur de
Coulteray.. Ils se détournaient de lui, hochaient la tête quand il
était passé, se regardaient entre eux tantôt avec une sorte de
consternation inquiète, tantôt en se souriant, à cause de ce qu'ils
pensaient «qui, tout de même, n'était pas possible à notre
époque».

Le marquis n'insista pas. Il repartit avec sa femme.

Deux ans plus tard, il la ramenait à toute extrémité, et aujourd'hui
on l'enterrait...

Christine et Jacques tombèrent en pleine cérémonie. Il y avait là
cinq ou six cents personnes, les hommes nu-tête, la plupart des femmes
à genoux, tandis que s'avançait le cortège mortuaire, précédé du
clergé, suivi du maire, des adjoints, de tout ce qui comptait dans le
pays environnant.

Les «filles de Marie», tout en blanc, et les «dames du Feu», dans
leur curieux costume sylvestre enguirlandé des feuillages et des fleurs
de la forêt, entouraient le cercueil ouvert selon l'antique coutume de
la maison de Coulteray, où l'on scelle les morts dans leur tombe devant
tout le populaire appelé comme témoin.

Les «dames du Feu», parmi lesquelles on voyait de bonnes vieilles à
cheveux blancs, et de belles et jeunes personnes encore à l'aurore de
leur printemps, formaient une confrérie dont l'origine se perdait dans
la nuit des siècles, et qui était née de l'usage druidique de
célébrer le retour du solstice d'été par des démonstrations de
joie, des feux dans les clairières. Ces «dames» dansaient autour des
pyramides de bois enflammées, comme il arrive, du reste, dans plusieurs
autres provinces de France, la nuit de la Saint-Jean. Au pays de
Coulteray, il n'était point de village, point de hameau, de ferme, qui,
à cette occasion, n'eût son bûcher. On prie les curés de campagne de
les bénir, et, lorsque le feu a accompli son œuvre, on en conserve
soigneusement les tisons comme un préservatif contre l'orage.

Ainsi la religion et la superstition se rejoignent-elles le plus
joliment du monde dans ce charmant pays. Ce jour-là, elles s'étaient
encore réunies pour conduire à sa dernière demeure celle qui avait
été condamnée par un méchant destin à partager la couche de
«l'empouse».

Mais, derrière le cercueil, porté par quatre forts gars du village,
«l'empouse» montrait une telle figure de malheur, arrosée de tant de
larmes, un gémissement si affreux secouait son grand corps courbé sous
la douleur que la réalité de ce désespoir conjugal n'avait pas tardé
à faire reculer bien loin dans tous les esprits la cruelle légende
dont, après tout, ce pauvre Georges-Marie-Vincent était peut-être la
première victime.

On se rappelait de quels soins on l'avait toujours vu entourer la
marquise. On ne vit plus qu'un mari qui pleurait sa femme, et l'on
pleura avec lui, non seulement sur elle, mais sur lui-même!

Un incident, qui se passa au moment où le cortège quittait «la
baille» pour entrer dans la petite enceinte du cimetière qui
précédait la chapelle, souleva même tout ce peuple en sa faveur. La
veuve Gérard se tenait là, appuyée à un pan de mur, à demi
dissimulée derrière un chèvrefeuille, mais pas si bien toutefois que
le marquis ne l'aperçût, malgré son désespoir. Il se redressa,
menaçant, terrible: ses yeux, tout à l'heure embués de larmes,
parurent comme desséchés par le feu qui en jaillit; son bras
s'étendit sur la Gérard, comme poussé par un ressort qui était
assurément celui de l'indignation arrivée à sa dernière puissance;
sa bouche remua, mais elle n'eut pas à prononcer le «va-t'en!» dont
elle était pleine. Comme soulevée de terre par l'épouvante, la veuve
était déjà partie, se jetant hors du château et dévalant vers la
«prée» (la prairie) comme pierre qui roule.

C'est tout juste si l'on n'applaudit pas!

Chacun comprenait cette sainte colère... Après tout, le pauvre homme
devait en avoir assez de toutes ces histoires! Il n'ignorait pas toutes
les stupidités que la Gérard avait colportées, puisqu'il avait été
obligé de la mettre à la porte de chez lui!... Et elle avait eu le
toupet de se montrer dans un moment pareil!...

Cette exécution terminée, à la satisfaction de tous, le cortège
pénétra dans la chapelle... Christine et Jacques eurent toutes les
peines du monde à en approcher, et Jacques aurait facilement renoncé
à y entrer si Christine, dont l'émotion était à son comble, ne
l'avait entraîné par la main avec une force irrésistible.

--Je veux la voir, elle!... je veux la voir!...

De fait, elle ne l'avait pas encore vue, bien que le cercueil fût
ouvert. C'est en vain qu'elle avait essayé de percer les premiers
rangs, elle avait été repoussée et elle n'avait aperçu que des
gerbes de fleurs, dont on avait fait à la morte une couche embaumée...

La chapelle était déjà pleine, quand Christine avisa devant le porche
un homme en surplis qui distribuait des coups de sa baguette noire et
plate dont les extrémités étaient garnies d'une armature d'argent;
ainsi faisait-il reculer les fidèles trop pressés qui le
bousculaient...

Ce ne pouvait être que le sacristain.

«Drouine!» prononça-t-elle.

Celui-ci se tourna vers elle et l'aperçut qui tenait toujours Jacques
par la main... Elle se nomma: Christine Norbert, et présenta son
cousin.

--Mon Dieu, soupira Drouine en levant les yeux au ciel, vous arrivez
bien tard! si vous saviez comme elle vous a attendue!...

--Peut-on encore la voir? demanda Christine.

--Suivez-moi! répondit-il...

Et il les fit descendre tout de suite par un petit escalier souterrain
qui conduisait à la crypte.

Celle-ci était encore déserte.

--Tenez, placez-vous dans ce coin; après la messe, on va la descendre
ici... Vous la verrez tout à votre aise. Elle n'a jamais été si
belle, on dirait un ange... On va la mettre provisoirement dans le
tombeau de «l'empouse» qui est vide, comme vous le savez certainement,
et d'où elle ne sortira que pour être ensevelie définitivement dans
un tombeau magnifique que M. le marquis va lui faire et qui sera
édifié là-bas... auprès de celui du comte François II, dit
Bras-de-Fer, mort en terre sainte. M. le marquis a bien du chagrin!

Il les quitta, car on avait besoin de lui, là-haut...

Ils se trouvaient dans une espèce de niche creusée dans la muraille,
et d'où ils dominaient le tombeau de «l'empouse», lequel était
ouvert, attendant sa nouvelle proie...

On avait glissé la pierre qui le recouvrait (et sur laquelle on pouvait
lire encore l'inscription relative à Louis-Jean-Marie-Chrysostome,
écuyer de Sa Majesté) sur un tombeau voisin...

Jacques sentit la main de Christine qui se crispait dans la sienne...
Tout cet appareil de mort, ces chants funèbres qui leur paraissaient
dans leur retraite souterraine comme la plainte même des trépassés,
jaillie des entrailles de la terre, ces figures de pierre étendues sur
les sépulcres, les mains jointes dans un dernier geste de supplication
et de prière avant le jugement dernier, toute cette scène, éclairée
assez lugubrement par quelques rayons tombés des soupiraux gothiques
qui prenaient jour au ras du sol envahi par les nonces du cimetière
était bien faits pour impressionner un esprit qui eût été moins
ébranlé que celui de Christine.

Quant à Jacques, il maudissait comme toujours sa propre faiblesse qui
aboutissait à ce cul-de-sac de la mort dans lequel il était venu
s'enfermer avec Christine, dans le moment même qu'il rêvait pour sa
fiancée la renaissance de toutes les forces vitales dans le rayonnement
d'une nature triomphante...

Lui, si fort avec les autres et avec lui-même, lui, l'intelligence
même, il n'existait pas, il n'avait jamais existé devant elle que par
elle!... Il s'en rendait compte une fois de plus, il y avait beau temps
qu'il ne luttait plus; un instant, il avait essayé de se ressaisir, il
avait senti qu'elle le laisserait s'évader avec sa belle tranquillité
et son doux sourire triste, sans autre protestation... «_De profundis
clamavi ad te, domine!_». Chaque esprit, ici-bas, et sans doute
là-haut, a son maître... Il ne sied pas, même au plus orgueilleux de
faire le malin... On a vu de prodigieux cerveaux à la remorque de
repoussantes gotons; et Christine était belle et bonne... «_Dies iræ,
dies illa!_»

La grille ouvragée qui était derrière le tombeau du comte François,
dit Bras-de-Fer, s'ouvrait, et le cortège des filles de Marie et des
dames du Feu se répandit dans la crypte, précédant le cercueil que
les gars apportèrent et soulevèrent pour l'enchâsser provisoirement
dans le tombeau de «l'empouse»...

On eût dit qu'ils y déposaient une merveilleuse corbeille de fleurs,
où reposait une vierge endormie...

Christine ne quittait plus cette figure idéale de ses yeux agrandis par
l'angoisse et la douleur...

Ah! oui! qu'elle était belle dans la mort, Bessie-Anne-Élisabeth!...
Belle comme Juliette au tombeau, quand elle fut descendue dans la
fraîcheur religieuse du sanctuaire embaumé qui efface tous les
tourments et rend à l'enveloppe terrestre sa pureté d'aurore, belle
comme Ophélie ornée de sa guirlande de plantes sauvages et les cheveux
humides encore de la flore des eaux... et comme elle, échappée enfin
à l'outrage d'un insensé auquel elle avait livré un cœur pur avec
toutes ses espérances et ses naïfs désirs!... évadée d'un cercle
d'horreurs qu'elle n'avait pu comprendre et où sa raison avait
succombé avant qu'elle exhalât son dernier soupir!...

«Dors! dors donc ton dernier sommeil que rien ne viendra plus troubler,
je te le jure!» murmura dans un sanglot et en s'affaissant sur ses
genoux défaillants Christine à demi pâmée.

À ce gémissement répond un cri de désespoir, et
Georges-Marie-Vincent s'effondre, lui aussi, devant ce cercueil qu'il a
peut-être ouvert!...

La cérémonie s'achève, les dernières prières sont dites, la pierre
est glissée sur celle qui ne verra plus la douce lumière du jour...

On soulève le marquis qui se laisse emporter comme s'il avait été
soudain frappé de paralysie... Il ne recouvre un peu l'usage de ses
membres qu'à la fraîcheur du dehors et quand il aperçoit Christine et
Jacques qui sortent les derniers de la crypte... Il fait quelques pas
vers la jeune fille, lui saisit les mains avec une effusion qui la
glace...

--Ah! merci! merci d'être venue, vous qui étiez son amie!...

Elle présente Jacques, son fiancé... Il ne leur quitte plus les
mains... Ce sont eux qui doivent l'accompagner jusqu'au château...

--Ne me quittez pas!... ne me quittez pas! Je suis si malheureux... si
vous saviez!... si vous saviez!... Mais vous savez tout, vous,
Christine!... Je n'ai rien à vous apprendre!... Vous seule ici pouvez
comprendre toute l'étendue de ma misère!... Ah! je suis le plus
misérable des hommes!...

Et pendant que la foule s'écoule, émue, silencieuse, vide la baille,
regagne la campagne, les villages, il les retient dans l'ombre de ce
château de la mort, aux volets clos...

--Je vais partir! fait-il d'une voix brisée. Je vais partir loin, très
loin!... Où?... je n'en sais rien encore!... mais je ne puis rester un
instant de plus ici!... Trop de souvenirs!... trop de souvenirs!... trop
de douleurs!...

Une porte est poussée... une portière se soulève... Une ombre que
Christine reconnaît... C'est Saïb Khan lui-même, le médecin indien.
Il ne prononce pas une parole...

À sa vue, Georges-Marie-Vincent s'est soulevé.

--Adieu! soupire-t-il dans une sorte de râle, adieu peut-être pour
toujours!... Ah! _comme je l'aimais!_

Il est parti!... Le bruit de l'auto qui l'emporte... Il est parti!...

Tous deux sont restés là, encore sous le coup de _cet extraordinaire
désespoir_... Ce «_ah! comme je l'aimais!_» leur restera longtemps
dans l'oreille...

--Cet homme aimait peut-être vraiment cette femme! prononça Jacques,
après quelques instants d'un affreux silence.

--Comment peux-tu dire?... Comment peux-tu dire?... Ugolin aussi aimait
ses enfants!...

--Justement, dit Jacques... qui, pour rien au monde, n'eût voulu la
contrarier dans un moment pareil... Et maintenant, ma petite Christine,
fit-il en se levant, nous aussi allons quitter ce pays... nous n'avons
plus rien à y faire!... et nous allons essayer de l'oublier!...

--Va-t'en donc! lui répliqua-t-elle d'un air sombre... Moi, je reste!

--Tu restes ici?... mais pourquoi?...

Elle s'était approchée de la fenêtre et, à travers les persiennes,
considérait quelque chose, ou quelqu'un, avec une attention farouche.

--Vois! dit-elle.

Il pencha la tête..

--Je t'en ai assez parlé pour que tu les reconnaisses!

--Sangor et Sing-Sing.

--Oui, Sangor et Sing-Sing!... Ils ne sont pas partis, eux!... et tu
veux que je m'en aille!... ajouta-t-elle frémissante...

--Christine! explique-toi... je ne te comprends pas!...

Elle haussa les épaules.

Et, dès lors, elle agit comme s'il n'était pas là!...

Elle quitta ce salon, passa dans une autre salle... Il la suivait,
renonçant à l'interroger... Ils traversèrent ainsi une partie du
rez-de-chaussée... Le château paraissait désert, abandonné... Toute
la domesticité quelque part, dans les sous-sols, devait faire ripaille,
comme il est de coutume après ce genre de cérémonie...

Ils parcoururent des pièces immenses qui avaient conservé le cachet
des siècles, meublés de bahuts d'un prix inestimable, de coffrets
sculptés, aux ferrures ciselées, de hautes chaises datant du règne de
François Ier, d'immenses cheminées Renaissance, merveilles à peine
éclairées par le demi-jour qui glissait à travers les persiennes, et
ils arrivèrent dans un vestibule dont elle gravit, avec une hâte que
Jacques ne pouvait s'expliquer, l'escalier aux larges dalles de marbre
usé, à la rampe de fer forgé, descellée par endroits, et qui n'avait
peut-être pas été réparée depuis l'_autre_ Coulteray...
Louis-Jean-Marie-Chrysostome...

Arrivée au premier étage, elle se dirigea comme guidée par un sûr
instinct vers une grande porte à double battant qu'elle ouvrit.

L'odeur spéciale des chambres mortuaires les saisit tout de suite...

C'était la fameuse chambre de Diane de Poitiers. Sur une estrade, le
grand lit aux piliers tors était encore jonché de fleurs... Aux
quatre coins de l'estrade, les cierges à peine éteints exhalaient
encore leur funèbre parfum...

Elle alla à la fenêtre, l'ouvrit d'un geste large, repoussa les
persiennes et le jour entra à flots.

Elle regarda tout de suite les murs tendus de tapisseries de Flandre de
haute lice représentant des sujets tirés des romans de chevalerie.

Avec une stupéfaction grandissante, Jacques vit Christine s'intéresser
méticuleusement à ces figures qui faisaient revivre les hauts faits
des chevaliers de la Table ronde. Elle passait de l'un à l'autre après
un examen d'une minutie exaspérante... Tantôt elle se baissait,
tantôt elle se dressait sur la pointe des pieds, tantôt elle montait
sur un tabouret...

Elle se retourna enfin en poussant un soupir et le visage contracté.
Elle regardait Jacques, mais apparemment sans le voir et certainement
sans l'entendre, car, comme il s'était risqué à lui poser une
question qui éclairât ce manège pour lui tout à fait
incompréhensible, elle passa près de lui sans lui répondre, et,
soudain, comme obéissant à une idée nouvelle, elle sortit de cette
chambre, et, par le corridor, entra dans la pièce adjacente.

Celle-ci était une pièce Louis XV... En face du lit, un portrait en
pied de Louis-Jean-Marie-Chrysostome, assez reconnaissable dans la
pénombre... car, là aussi, les volets étaient tirés... Jacques
était entré derrière elle. Ils étaient certainement dans la chambre
du _marquis actuel._

Il ferma la porte, et aussitôt Christine poussa un cri.

Près du lit, qui était adossé au mur qui séparait cette pièce de la
chambre de la marquise, _un rayon de soleil allongeait sa baguette d'or
qui semblait avoir troué le mur_... c'était la lumière de la chambre
voisine qui arrivait là par ce trou... que l'on eût difficilement
trouvé dans les arabesques du trumeau où il se dissimulait, ou, de
l'autre côté, parmi les personnages de la tapisserie...

Christine courut y coller son visage... et quand elle eut fini de
regarder.

--Vois à ton tour! dit-elle à Jacques... Vois le trou par lequel le
monstre lançait sa flèche empoisonnée!...

Il vit, et lui aussi, qui avait eu en mains le «trocard» fut
convaincu... mais ne l'avait-il pas été à moitié déjà?... et que
pouvaient-ils faire maintenant qu'_elle_ était morte?

Cette question, il ne la posa pas à Christine, mais elle y répondit
tout de même:

Ô Bessie!... prononça-t-elle d'une voix profonde, j'ai été une
mauvaise gardienne de ta vie, _mais je veillerai sur ta mort!_...



XXIV

DROUINE, GARDIEN DES MORTS


Cette phrase sibylline, qui semblait les attacher à Coulteray pour
l'éternité, laissa Jacques assez perplexe... Christine l'inquiétait
de plus en plus, elle avait la fièvre. Elle ne pouvait tenir en place.
Où le conduisait-elle maintenant? Droit chez le sacristain qui habitait
un petit carré de pierres troué d'une porte et de deux fenêtres
Renaissance, adossé à ce qui restait de rempart et disparaissant à
demi sous la vigne vierge et les plantes grimpantes. C'était une loge,
d'où il pouvait surveiller l'entrée du château, et c'était presque
un tombeau d'où il pouvait surveiller les morts.

Drouine était Solognot. Il n'était ni vif ni impressionnable comme le
Tourangeau, et l'on eût pu croire, à le voir si avare de ses
mouvements, qu'il manquait d'activité. Il n'en était rien. Il
travaillait quinze heures par jour. Le plus souvent le château était
désert et lui appartenait. Le service de la chapelle, le cimetière, au
fond, l'occupaient peu. Il ne creusait pas quatre tombes par an. Il
passait son temps à remuer la terre, le long des anciens remparts, sur
une bande de terrain qu'on lui avait abandonnée et où il faisait
pousser des légumes. Enfin, il cultivait tout seul sa vigne qui
dévalait hors le rempart, vers «la prée», et dont le marquis,
propriétaire, lui abandonnait tous les bénéfices. Les visites
archéologiques, les touristes remplissaient également son escarcelle.

Son rêve, qui était près de se réaliser, était de quitter ce
merveilleux pays pour aller s'enfouir en Sologne, dans la sauvagerie,
où il était né.

Si ce n'était déjà fait, c'est que la veuve Gérard, à laquelle il
faisait une cour muette depuis dix ans, et à qui il ne s'était ouvert
de ses projets que depuis deux mois, ne tenait pas du tout à quitter la
Touraine...

Avec ses économies de fourmi, il était parvenu à acheter la petite
propriété qui les attendait là-bas, toute prête. Il avait toujours
pensé que le gendarme ne ferait pas de vieux os, car il fréquentait
trop les cabarets, et que sa veuve ne le pleurerait pas longtemps parce
qu'il la battait comme plâtre. Lui, il était doux et bon, et patient.
Elle serait heureuse avec lui. Elle le savait.

Quand Christine et Jacques pénétrèrent chez lui, il était attablé,
tout pensif, devant son écuelle. Il laissa là son morceau de lard et
se leva.

Avec ses cheveux de crin, sa peau d'ivoire, ses membres trapus, ses
épaules courbées par l'incessant labeur, il eût pu passer pour une
brute s'il n'y avait eu les yeux qui étaient bleu de Marie et brillants
de la plus tendre candeur. À quarante ans, il avait conservé le regard
d'un enfant de chœur qui débute dans le saint parvis.

Cependant, il n'était ni timide ni gauche. Il leur avança deux chaises
et leur demanda tout de suite s'ils avaient vu Sangor et si celui-ci
avait fait la commission de M. le marquis.

--Nous l'avons aperçu, dit Christine, mais nous ne l'avons pas encore
rencontré. De quelle commission s'agit-il donc?

--M. le marquis est parti bien précipitamment! répliqua Drouine en
hochant la tête, et il n'a pas eu le temps de vous dire que vous
pouviez rester au château tant qu'il vous plairait, y coucher et vous y
faire servir comme s'il était là. Sangor et moi, nous sommes à votre
disposition.

--Notre intention était de repartir aujourd'hui même! interrompit
Jacques.

--Mais nous profiterons de la bonne grâce du marquis, acheva Christine.

--Si tu veux absolument rester quelques jours à Coulteray, reprit le
prosecteur, descendons à l'auberge, ce sera plus gai que de nous
installer dans ce château désert!

--Je ne suis pas venue ici pour être gaie! fit la jeune fille avec
tristesse et en prenant la main de Jacques comme pour se faire pardonner
sa réplique un peu vive... je suis venue pour y pleurer une amie.

--Mme la marquise vous aimait bien! soupira Drouine.

--Parlez-nous d'elle, demanda Christine à voix basse... il faut tout
nous dire: nous sommes préparés à tout entendre... Elle me parlait de
vous dans toutes ses lettres... Elle avait la plus grande confiance en
vous... Cette affaire est si extraordinaire que nous avons eu tort de ne
pas y croire... ce misérable a trompé tout le monde!...

--Je n'en sais rien! déclara Drouine.

Christine le regarda, stupéfaite...

Tranquillement, Drouine reprit la parole:

--Moi, mademoiselle, vous savez, je n'ai jamais donné dans les
«giries» de ce pays-ci... Je suis Solognot: là-bas, on a la tête
dure... ma mère était servante chez le curé... je servais la messe à
sept ans; je ne crois qu'au catéchisme.. L'histoire de «l'empouse»,
c'est des contes de fées... Tenez! il y a ici une femme qui n'est pas
méchante, mais qui est un peu bavarde, et qui a été durement chassée
tantôt par le marquis; c'est la veuve Gérard! Eh bien! dans le temps,
la veuve Gérard a peut-être trop raconté cette histoire-là à Mme la
marquise, qui, entre nous, n'avait point la tête bien solide... Aussi,
moi, je ne l'ai jamais contrariée dans ce qu'elle disait. J'étais le
seul à bien vouloir l'écouter quand elle me geignait en cachette, dans
la chapelle ou à la sacristie. Moi, je lui disais: «Oui, madame la
marquise!... oui, madame la marquise!» mais je la plaignais!... Un
vampire?... Vous avez jamais vu un vampire, vous?... Moi, je suis
gardien du cimetière depuis quinze ans... eh ben, vampire ou non, je
n'ai jamais vu les morts sortir de leur trou une fois qu'on les y avait
mis! Pour cela, il faut attendre le Jugement dernier!...

--Tout ce que dit cet homme est plein de bon sens! prononça Jacques...

Christine se retourna vers lui dans un mouvement d'hostilité aiguë:

--Il n'empêche que nous avons eu la preuve de l'infamie du marquis, la
preuve de son crime! lui jeta-t-elle... Tout est là, et tu le sais
bien, Jacques!... Ton attitude me peine au delà de ce que je pourrais
dire.

--Quelle preuve? demanda Drouine.

--Eh bien! le trou, le trou dans le mur de sa chambre, elle ne vous en a
pas parlé!

--Si! si!... Elle m'en a parlé et je l'ai vu!... Eh bien! il ne date
pas d'hier, le trou!...

--_Georges-Marie-Vincent, s'il faut en croire la légende, ne date pas
d'hier, non plus!_ laissa tomber Christine.

--Ah ça! mais, est-ce que tu deviens folle, toi aussi? s'écria
Jacques...

--Et le pistolet que vous nous avez envoyé? savez-vous ce que c'est?
reprit Christine haletante... Monsieur pourrait vous l'expliquer!

--Christine! Christine!... supplia Jacques... tais-toi, je t'en
supplie... tais-toi!... d'abord, nous ne sommes sûrs de rien!... Et
puis en ce moment tu oublies, tu oublies... (il lui avait pris les mains
et les lui serrait avec une force dont elle ne se défendait pas). _Tu
oublies que nous avons autre chose à faire que de nous occuper des
morts!_

Elle ne lui répondit pas, mais elle fondit en larmes...

Soit parce que les devoirs de sa fonction l'appelaient dehors, soit par
discrétion, Drouine sortit dans l'instant, sans prononcer une parole.
Jacques essaya aussitôt de calmer Christine qui se montrait de plus en
plus nerveuse.

--Ma chérie, lui dit-il, je t'accorde tout ce que tu voudras! Le
marquis est un monstre et la marquise une martyre. Tant qu'on pouvait
encore espérer la sauver, tu sais que j'ai été le premier à vouloir
que tu agisses! mais maintenant, je t'en supplie, détournons-nous de
tout ce qui n'est pas _ce que tu sais bien!_... Oublie le drame de
Coulteray, comme il nous faut oublier celui de Corbillères!... Il fut
un temps où tu n'aurais pas eu besoin de tant de discours!... _Encore
une fois, ne songeons plus qu'à Gabriel!_

Elle sécha soudain ses larmes...

--Tu le veux?... Eh bien! que ta volonté soit faite!... dit-elle d'une
voix sourde... _et ce sera peut-être épouvantable!_...

--Que veux-tu dire?

--Ah! çà! mon cher, tu m'en demandes trop!...

--Es-tu enfin décidée à partir?...

--Oui, tranquillise-toi, nous serons bientôt à Paris.

--Mais je ne te demande pas de retourner tout de suite à Paris... En ce
moment, Gabriel peut attendre.

--Eh bien! nous attendrons ici.

Il ne put retenir un geste d'impatience; assurément, elle se moquait de
lui, mais il n'eut pas le temps de manifester sa mauvaise humeur. Un
bruit singulier leur venait du dehors... comme d'une course, d'une
poursuite, accompagnée de petits cris perçants d'oiseau traqué par le
chasseur... Ils sortirent sur le seuil... De là, ils apercevaient une
partie du cimetière qui entourait la chapelle... Drouine, comme un fou,
courait de tombe en tombe, derrière une ombre qui s'enfuyait en criant,
en piaulant, et qui finit par disparaître derrière la chapelle.

Ils rejoignirent le sacristain au moment où il montrait le poing à un
petit être grimaçant et ricaneur qui sautait par-dessus le mur bas,
dans un bond suivi d'une curieuse pirouette: «Sing-Sing!» prononça
Christine.

--Oui, Sing-Sing, répéta Drouine en s'essuyant le front... Il ne me
laisse pas un instant de repos!... je l'ai surpris écoutant derrière
la porte... c'est Sangor qui me l'envoie!... J'aurais voulu lui
administrer une bonne raclée pour la bile qu'il m'a fait faire depuis
qu'ils sont arrivés ici... C'est toute cette clique qui rendait Mme la
marquise si malade!...

--À propos de Sangor, je voudrais vous dire un mot, Drouine, fit
entendre Christine en jetant sur l'homme un singulier regard.

--Je m'en doute bien! répondit Drouine... suivez-moi... nous serons
mieux pour causer dans la sacristie...

Quand ils y furent, toutes portes closes, Christine prit la parole. Elle
ne quittait pas Drouine des yeux. Celui-ci paraissait déjà fort
occupé à ranger quelques vêtements sacerdotaux dans une vieille
armoire du quinzième siècle qui tenait tout le fond de la pièce.

--Drouine, la marquise avait de beaux bijoux... dont elle a disposé
avant sa mort, je le sais!

--Les voici! fit Drouine, sans marquer le moindre embarras.

Et il sortit de l'armoire un vieux coffret en noyer sculpté, fermé à
clef, qu'il ouvrit et d'où il tira de merveilleuses broches à
plusieurs plans en or ciselé et émaillé, travail italien du seizième
siècle qui eussent suffi à la gloire d'une collection. C'était peu de
chose cependant à côté d'un diadème composé de lames d'or
travaillé, enrichi de pâtes de verre du plus curieux effet et fermé
par deux diamants gros comme de petites noisettes.

--Ce sont des bijoux de famille qui étaient bien à elle, en toute
propriété, reprit Christine, elle me les a montrés souvent...
C'était son droit d'en faire don à qui elle voulait... Vous pouvez
donc me répondre sans embarras, Drouine... _De même que la marquise a
donné son collier de perles à Sangor_, elle a pu vous donner à vous
ces merveilleux bijoux.

--Elle me les a donnés et voici un papier qui l'atteste! répondit le
sacristain en sortant un document du coffret.

Christine lut: «Je donne ces bijoux (énumération des bijoux) à
Jean-Joseph Drouine, gardien de la chapelle de Coulteray, chargé de
veiller sur le repos de mon âme!»

--C'est bien cela!... fit la jeune fille en repliant le papier et en le
rendant à Drouine... et maintenant, Drouine, vous allez nous dire
comment la marquise entendait que l'on veillât sur le repos de son
âme?

Drouine rangea les bijoux, le papier, referma le coffret, le plaça dans
l'armoire, ferma celle-ci et dit:

--Ça, c'est mon affaire!

--C'est aussi la mienne!... Drouine!... et je ne suis venue ici que pour
cela!... Je connaissais la volonté de la marquise... je savais les
arrangements qu'elle avait déjà pris avec Sangor... Et elle m'a
écrit, quelques jours avant sa mort, qu'elle s'était arrangée non
seulement avec Sangor, mais encore avec vous!... Parlez, Drouine!... Il
le faut!...

--Que voulez-vous que je vous dise?...

--Si les dernières volontés de la marquise seront accomplies?...

--La dernière volonté de Mme la marquise était celle-ci,
mademoiselle: que je donne le diadème à Sangor, quand elle serait
morte!...

--_Et qu'il lui aurait coupé la tête!_... s'exclama Christine.

--Quant aux broches, elles sont bien pour moi! continua l'autre sans
broncher.

--Gardez le tout, Drouine! mais qu'on ne touche pas à la dépouille de
ma pauvre amie!... Elle a été assez torturée pendant sa vie pour
qu'elle goûte le repos sacré des trépassés!...

--Je ne garderai rien du tout, mademoiselle, je donnerai le tout à
Sangor pour qu'il s'en aille tout de suite, qu'on ne le revoie plus! Je
le connais assez!... il n'en demandera pas davantage!... Et ma pauvre
maîtresse dormira en paix, tout entière, comme une honnête
chrétienne, dans son tombeau, foi de Drouine!...

--Vous êtes un brave homme, mon ami!

--Oui, mademoiselle!... Mais vous m'avez bien fait peur!... j'ai cru un
moment que vous étiez venue, vous aussi, _pour tuer la nouvelle_
«_empouse_»...

--Allons prier pour elle, Drouine!...



XXV

MINUIT...


Christine voulut passer la nuit au château. On mit â la disposition
des deux jeunes gens le premier étage de l'aile du nord, c'est-à-dire
deux chambres séparées par un salon, qui avaient été autrefois
l'appartement particulier de Catherine de Médicis et que
Louis-Jean-Marie-Chrysostome avait fait transformer, le trouvant
particulièrement lugubre, dans le goût du jour (celui de la Pompadour)
pour le réserver aux invités de marque.

Nous ne pourrions dire si, dans leur rococo tout neuf, ces pièces, qui
avaient eu jadis leur caractère quand on ne les avait pas encore
déguisées sous une parure aussi inattendue, présentaient à l'œil un
aspect souriant et, comme on devait commencer à dire dans le premier
tiers du XIXe siècle, «confortable», mais il est permis d'affirmer
que, pour les visiteurs de nos jours, il n'est rien de plus triste que
ces chicorées, ces palmettes et ces lauriers qui tombent en
poussière... que tout ce tortillis de rosaces plaqué sur des murs de
donjon... tout cela apparaît aussi maussade, ridicule et flétri que
des oripeaux qui ont passé sous la pluie, au lendemain du carnaval.

--Ah! murmura Jacques, les quatre murs blanchis à la chaux d'une
chambre d'auberge!

L'idée qu'on allait leur apporter leur dîner dans cette demeure de
fée Carabosse fit faire une telle grimace au prosecteur que Christine
finit par avoir pitié.

--Allons donc prendre notre repas à l'auberge, dit-elle à Jacques,
puisque cela te fait un si grand plaisir!

Et elle ajouta:

--Sois persuadé que cela ne m'amuse pas plus que toi de rester ici...
Cependant je ne quitterai pas Coulteray avant Sangor et tu sais
pourquoi!... Avec ces Hindous, il faut s'attendre à tout, dès que la
superstition est en jeu!...

--J'ai confiance dans la vertu des bijoux de la marquise! émit Jacques
en se permettant de sourire.

--Que la marquise nous pardonne!...

En descendant, ils eurent l'heureuse surprise de trouver dans la cour
Sangor et Sing-Sing qui montaient dans une torpédo en emportant leur
petit bagage.

Sangor salua fort dignement, et Sing-Sing, qui était accroché au
volant comme un petit singe qui joue avec une roue, fit entendre un
piaulement d'adieu et démarra.

Ils disparurent.

Drouine survint.

--C'est fait! dit-il... Oh! il n'y a pas eu la moindre difficulté... Il
avait apporté un sabre. Il m'en a fait cadeau. Je lui ai donné tous
les bijoux. Bon voyage!

Christine poussa un profond soupir... Et elle répéta:

--Que la marquise nous pardonne!

Ils étaient en face du garage... Elle avisa soudain la dernière
voiture qui s'y trouvait. Elle l'avait vue quelquefois à Paris à
l'hôtel du quai de Béthune... cette auto servait assez souvent à la
marquise quand on la conduisait faire une promenade au Bois ou dans les
environs... Elle s'en approcha et la considéra de près. C'était une
forte limousine, d'une carrosserie solide et copieusement capitonnée à
l'intérieur... Christine examina les portières, les glaces... Jacques
comprit son idée et lui aussi chercha. Ils trouvèrent, près du
chauffeur, le petit bouton sur lequel il fallait appuyer pour faire
jouer automatiquement les volets. Instantanément, la voiture fut
transformée en une cage hermétiquement close...

Drouine les regardait faire.

--C'est dans cette voiture qu'elle est arrivée? demanda Jacques.

--Oui! répondit Drouine... pauvre femme!...

--Quelle martyre! soupira encore Christine, les larmes aux yeux.

--Le Bon Dieu en a eu pitié! reprit Drouine en hochant la tête...
_maintenant elle est bien tranquille!_

Quand Jacques et Christine arrivèrent à l'auberge de la
Grotte-aux-Fées, ils furent assez surpris de l'allégresse générale qui y
régnait. Ils ne connaissaient point les mœurs. Il n'y a rien qui donne
appétit... et soif comme un enterrement. Par une pente naturelle de
l'esprit, les vivants se comparent au mort qu'ils viennent de conduire
à sa dernière demeure, se félicitent intérieurement de pouvoir
goûter encore aux joies de la vie et s'empressent d'autant plus d'en
jouir que l'exemple qui leur a frappé récemment les yeux, quelquefois
jusqu'aux larmes, leur a fait mesurer la brièveté des jours...

Depuis la funèbre cérémonie, la ripaille n'avait pas cessé. On
s'était bien levé un instant pour faire une partie de boules, mais on
se retrouvait toujours à table pour un repas qui semblait ne pas devoir
avoir de fin. La domesticité, doublée pour la circonstance, était sur
les dents. La veuve Gérard servait en extra. Elle en avait entendu des
plaisanteries sur son aventure du matin, sur le geste du marquis qui
l'avait fait fuir!... Ça lui apprendrait à raconter des histoires
«d'empouse»!...

On avait voulu la faire boire:

--Trinquons à l'empouse, mère Gérard! si vous ne voulez pas qu'elle
vienne vous tirer par les pieds!

Elle ne répondait rien, le front têtu, l'œil mauvais, les dents
serrées...

--Ne la blaguons plus, finirent-ils par dire. Elle commence à avoir le
mauvais œil!...

On croit au mauvais œil à Coulteray. Ils la laissèrent tranquille...
Ils se mirent à chanter des vieilles chansons du pays...

--Ils en ont comme cela jusqu'à demain matin, dit Jacques quand
Christine et lui eurent fini de dîner dans un coin de tonnelle, tu as
eu raison d'accepter l'hospitalité du marquis... Ici nous n'eussions
pas fermé l'œil!

Ils rentrèrent au château, s'embrassèrent, se souhaitèrent une bonne
nuit. Jacques se coucha et dormit tout de suite.

Christine ne se coucha pas... Elle se laissa tomber, pensive, dans un
fauteuil.

Sa fenêtre était restée ouverte... Un paysage lunaire s'étendait
devant elle, d'une grande étendue et d'une grande beauté... D'abord,
c'étaient les bâtiments du château avec leurs ombres crues sur la
terra déserte, silencieuse, qu'aucun bruit ne venait troubler... puis
le long trou noir des douves qui séparaient la cour d'honneur de la
baille, puis le vaste espace blanc de la baille, et à l'extrémité du
plateau, au delà d'un petit mur bas, le cimetière avec ses croix
penchées ou droites... ses dalles moussues et quelques-unes, luisant
sous la lune, comme des glaces... Derrière, la silhouette élancée de
la fine chapelle du XVIe siècle, au fond de laquelle dormait pour
toujours, _tranquillement_, cette pauvre Bessie-Anne-Élisabeth...

Combien de temps Christine resta-t-elle ainsi à rêver? et à rêver à
quoi?

Soudain elle tressaillit... Là-bas, dans la vallée, la vieille église
romane de Coulteray faisait entendre les douze coups de minuit...

Christine se leva, poussa sa fenêtre, car elle avait froid et commença
de se dévêtir.

Elle revint à la fenêtre pour en tirer le rideau... mais elle poussa
une sourde exclamation et s'accrocha au mur pour ne point tomber.

Elle avait vu... très distinctement vu, là-bas, entre les tombes des
cimetières... une forme blanche, toute blanche qui glissait... se
déplaçait avec la légèreté d'un fantôme...

Cette forme flottante et indécise, que semblaient traverser comme un
cristal les rayons de la lune, fit le tour de la chapelle et disparut
dans la direction de la demeure de Drouine.

Christine eût voulu crier; elle ne le pouvait pas. Sa gorge se refusait
à laisser échapper le moindre son. La terreur, maîtresse de ses sens
et de ses organes, la tenait là, anéantie entre ce coin de mur et
cette fenêtre... Et puis, soudain, elle glissa, ses jambes se
dérobèrent sous elle, sa tête frappa brusquement le parquet et la
douleur qu'elle ressentit lui restitua la force physique nécessaire
pour appeler. Alors elle appela Jacques désespérément, sourdement,
lugubrement, dans un râle de femme qui se noie.

Jacques accourut, la trouva se traînant à terre, dans un désordre qui
l'eût laissée demi-nue, sans son admirable chevelure qui s'était
déroulée et l'enveloppait de sa vague protectrice. Il put croire
qu'elle avait roulé de sa couche, poursuivie par un affreux cauchemar
auquel elle était encore en proie. Et il n'en douta point, quand il
l'entendit prononcer, entre deux hoquets de terreur, cependant que son
bras rigide désignait la fenêtre et la lointaine campagne lunaire:

--Elle! Elle! je l'ai vue!... Elle se promenait dans le cimetière!...
Mon Dieu! que va-t-elle faire? que va-t-elle faire?

Il enveloppa Christine, chastement, dans un manteau et la déposa sur le
lit.

Il essaya de la calmer par de bonnes paroles.

--Voyons, Christine, réveille-toi, ma chérie!... Sors de ce mauvais
rêve!

Mais, âprement, elle lui répliquait:

--Je ne dors pas!... je ne rêve pas!... Je te dis que je l'ai vue...
comme je te vois!... Elle a glissé le long du mur de la chapelle...
Elle allait chez Drouine, c'est sûr!

Ainsi quelques minutes se passèrent tandis qu'ils essayaient de se
convaincre l'un et l'autre.

--C'était à prévoir... ça devait finir comme ça! gronda Jacques...
du moment que nous restions ici, impressionnable comme tu l'es
maintenant!... Cette crise est aussi logique que le développement d'un
panaris.

Il avait à peine achevé que des coups sourds, répétés,
retentissaient au rez-de-chaussée. Il voulut courir à la fenêtre,
l'ouvrir pour savoir ce que c'était... Mais elle lui avait jeté ses
bras autour du cou et le retenait avec une force invincible:

--Non! non! n'y va pas!... n'y va pas!... C'est elle! je suis sûre que
c'est elle!...

Et puis ils se turent, car les coups avaient cessé, mais il leur
semblait entendre maintenant un bruit dans le château. Une porte ou une
fenêtre avait été ouverte... et d'autres portes claquaient... et des
pas... une course... une espèce de bondissement dans l'escalier...
Jacques s'était redressé... Elle l'étouffait contre elle!

--N'y va pas!... n'y va pas!...

--Laisse-moi au moins aller fermer la porte à clef!

Elle l'abandonna un instant avec un sourire d'agonisante. Il courut à
la porte et l'ouvrit.

Ils se trouvèrent en face d'une figure de revenant qui agitait son
ombre immense sous la projection de la lampe... C'était Drouine...

Il entra, se jeta contre la porte, la referma de tout son poids et y
prit équilibre, pour pouvoir enfin souffler, haleter à son aise...

Alors il aperçut Christine qui avait l'air aussi égarée que lui.

--Vous l'avez vue?... Vous l'avez vue?... demanda-t-il.

Christine hocha la tête... Elle l'avait vue... oui! oui!... Et lui! lui
aussi, n'est-ce pas?

Alors il raconta, par bribes, par morceaux, tandis que soufflait son
âme épouvantée, au fond de sa forge intérieure:

--Je dormais... je venais de m'endormir... à peine... j'ai entendu sa
voix qui m'appelait... Je n'ai pas eu peur d'abord... une voix si
douce!... si douce!... que j'ai cru que je rêvais... Mais une petite
pierre vint frapper contre ma vitre... alors je me rendis compte que je
ne rêvais pas... Et je commençai à trembler... j'allai à la
fenêtre... et comme je ne voyais rien... que _le cimetière me
paraissait bien tranquille_... j'ai ouvert la fenêtre... Alors j'ai
entendu la voix qui reprenait avec plus de force: «Drouine!
Drouine!»... Alors je l'ai aperçue debout contre le mur du rempart.
«Tu ne me reconnais donc pas? dit-elle... c'est moi, ta maîtresse, la
marquise de Coulteray, la femme de l'empouse... _Qu'as-tu fait de moi,
Drouine?_»

»Je tombai à genoux, en faisant un grand signe de croix. Ah! c'était
elle!... c'était bien elle!... c'était bien sa voix, ses manières si
douces et si tristes, tout!... Elle reprit: «Qu'as-tu fait de moi,
Drouine... qu'as-tu fait de moi?... Pourquoi ne m'as-tu pas livrée à
Sangor?... _Ma gorge l'attendait!_ Et maintenant, ma gorge a soif!»

»Oui, elle a dit cela, je suis sûr qu'elle l'a dit! Elle parlait
très distinctement... On entendait sa petite voix claire comme
une clochette d'argent dans la nuit... Sa voix n'était pas méchante,
mais ce qu'elle disait était terrible: «Tu as fait de moi l'épouse de
Louis-Jean-Marie-Chrysostome pour l'éternité!»

»Là-dessus, elle a disparu par la brèche, elle a glissé tout le long
de «la prée»... Elle s'est retournée un instant pour me faire un
signe d'adieu et elle est entrée sous le bois... Qu'Orfon ait mon âme,
si j'ai menti!...»

Drouine s'était mis à genoux et se signait et se donnait de grands
coups sourds dans la poitrine comme pour son _mea culpa_, comme si tout
ce qui arrivait là était bien de sa faute.

Il répéta dans un sanglot:

--C'est épouvantable!... C'est moi qui l'ai livrée au démon!... Que
Jésus ait pitié de nous!

Christine pleurait comme une Madeleine. Jacques était allé à la
fenêtre, regardait le paysage paisible, qui semblait immuable dans sa
solidité matérielle, sous les cieux clairs et le regard froid de
l'astre des nuits... le paysage sans fantômes.

--Vous deviendrez tous fous dans ce pays avec votre histoire d'empouse!
leur dit-il... Voici ce que tu vas faire, Drouine!... Tu vas venir avec
moi... Nous descendrons dans la crypte...

--Non! non! j'en reviens! j'en reviens!

--Comment! tu en reviens?

--Oui!... Quand elle a été partie... je me suis trouvé mieux... je ne
la voyais plus... l'air froid du dehors sur mon front... enfin je me
suis dit que j'avais peut-être rêvé... et puis je me suis dit aussi
que la crypte était fermée, que les murs en étaient bien épais,
même pour une «empouse»... Enfin ça a été plus fort que ma peur...
j'ai voulu savoir... j'ai passé un pantalon, j'ai pris les clefs de la
chapelle et je suis descendu... Alors je me suis rendu compte tout de
suite que, si les grandes grilles de la crypte, derrière le tombeau de
Bras-de-Fer, étaient bien fermées, j'avais oublié de refermer la
petite porte qui s'ouvre dans le pied de la tour... C'est par là que je
vous ai fait descendre, vous savez!... _Eh bien, c'est par là qu'elle
était sortie f... Oh! il n'y avait pas à s'y tromper!... La pierre
était déplacée... le tombeau ouvert et le cercueil aussi... et il n'y
avait plus rien dedans!_...

--Reste ici avec Christine et attendez-moi tous les deux!

Jacques était déjà dehors malgré le cri de la jeune fille...

Par la fenêtre, ils le virent traverser en courant la cour d'honneur,
puis, d'un pas tranquille, toute la largeur de la baille... Évidemment,
il essayait de se dominer... d'arriver là-bas avec tout son
sang-froid... Ce n'était pas lui qui se laisserait entraîner par la
folie ambiante...

Soudain, Christine et Drouine firent entendre un gémissement rauque, en
même temps... La jeune fille avait saisi le bras de Drouine et le lui
serrait à le faire crier... Jacques venait de pénétrer dans le
cimetière et, dans le même moment, la forme flottante était apparue
à nouveau, glissant le long du mur de la chapelle, revenant dans le
cimetière, le fantôme pâle de Bessie-Anne-Élisabeth...

Elle passa devant le porche, arriva à la petite tour et disparut par la
porte basse qui menait à la crypte.

Jacques, qui s'était arrêté un instant, prit le même chemin et
pénétra, derrière elle, dans le monument...

Accrochés l'un à l'autre, le front à la vitre, ni Christine ni
Drouine ne prononcèrent une parole... Toute leur vie, c'est-à-dire
tout ce qui leur restait de force vitale, s'était réfugiée dans leur
regard qui ne quittait point le cimetière, la chapelle et ce petit trou
noir de la porte par lequel Bessie et Jacques étaient descendus dans la
terre des morts...

De longues, longues minutes s'écoulèrent ainsi... Enfin ils virent
réapparaître Jacques... Christine laissa échapper un long soupir.

Elle était couverte d'une sueur glacée et ses dents
s'entrechoquaient.

Drouine, lui, ne remuait pas plus qu'une pierre.

Jacques était sorti du cimetière, traversait la baille de son pas
tranquille. Il franchit la cour d'honneur, leva la tête vers la
fenêtre et leur fit un signe amical.

Quand il entra dans la chambre, ils le considérèrent comme s'il
revenait, lui aussi, de l'autre monde.

--Eh bien, vous êtes des enfants, leur dit-il, et vous avez rêvé!...
La même pensée vous habitait tous les deux et vous avez eu la même
vision!... Je reviens de la crypte, et quoi que vous en disiez, Drouine,
rien n'a bougé!... La pierre est toujours à sa place... on n'a pas
touché au tombeau.

--Tu mens! s'écria Christine... Tu l'as vue aussi bien que nous!... Tu
t'es même arrêté en la voyant!... et tu es descendu derrière elle
dans la crypte!...

--C'est vrai! fit Drouine d'une voix rude. C'est la vérité du Bon
Dieu, sur ma part de paradis!...

Et il se signa de nouveau.

--Alors, vous me prenez pour un imposteur... Drouine, vous, vous êtes
un homme! Eh bien! accompagnez-moi! revenez avec moi dans la crypte! et
vous reconnaîtrez votre erreur!...

--Non! je reste ici! déclara-t-il de son air le plus sombre... demain,
il fera jour!...

Il s'installa dans le couloir, roulé dans une couverture... Christine
ne voulut point que Jacques ta quittât et elle finit par s'endormir
dans un fauteuil aux approches de l'aube... Jacques lui-même
commençait à fermer les yeux quand un bruit de voix, une rumeur venue
du dehors les sortit de leur première somnolence. Un groupe de
villageois se montrait autour de la chapelle... d'autres accouraient
dans la baille en appelant Drouine... et l'on voyait, à chaque instant,
des paysans qui traversaient la «prée», se dirigeant vers le château
avec de grands gestes...

Pour comprendre tout cet émoi du pays de Coulteray, il est nécessaire
de préciser ici les événements qui s'étaient déroulés pendant la
nuit, dans le village, alors que Christine, Jacques et Drouine passaient
des minutes d'angoisse que nous avons rapportées, dans le château...

La petite fête s'était prolongée à l'auberge de la Grotte aux Fées.
Il y a toujours, dans ce genre de réjouissances, que ce soit à propos
d'une mort ou d'un mariage, des «enragés» qui ne se décident jamais
à quitter la table. D'autant que les cartes finissent toujours par
fixer les plus hésitants, ceux qui, tout de même, ne demanderaient pas
mieux que s'aller coucher... À minuit, ils étaient encore quatre à se
disputer leurs sous en vidant les pots. C'étaient Birouste, le
forgeron; Verdeil, qui tenait un garage et vendait de l'essence au coin
du pont, au carrefour des trois routes, l'esprit fort de Coulteray;
l'épicier Nicole et Tamisier, le plus gros marchand de vin du bourg et
des environs. Avec Achard, l'aubergiste, un type qui avait fait danser
trois générations, qui n'avait jamais voulu être quoi que ce fût
dans la municipalité, histoire de rester l'ami de tout le monde, mais
qui n'en était pas moins, de fait, le chef de la localité, comme qui
dirait la clef de voûte du pays; il y avait là cinq fortes têtes
auxquelles il était bien difficile de faire prendre, comme on dit
vulgairement, des vessies pour des lanternes.

Or, environ un quart d'heure après minuit, ces cinq hommes entendirent
un grand cri poussé par la veuve Gérard qui était restée à
l'auberge pour aider au service et qui, ayant achevé sa tâche,
traversait la cour pour rentrer chez elle, une petite maison à un
étage située à l'orée du bourg, un peu avant le pont, presque en
face Verdeil.

Ce cri était si affreux que les cinq qui étaient là en frissonnèrent
et se levèrent, d'un seul mouvement, pour savoir ce qui arrivait...

Ils trouvèrent la veuve Gérard dans la cour, comme changée en statue,
la bouche grande ouverte du cri qu'elle venait de pousser et regardant
comme une illuminée devant elle, dans la campagne... Instinctivement,
ils suivirent la direction de ce regard de folle et ils virent une forme
blanche qui descendait «la prée» enveloppée d'un long voile...

La clarté était si vive, la lumière de la pleine lune si éclatante
que l'on pouvait distinguer la guirlande de fleurs qui couronnait la
tête du fantôme et tombait avec ses cheveux sur ses épaules.

Ils n'hésitèrent pas. Du premier coup, ils comprirent que c'était
_elle_, elle la nouvelle «empouse» qui venait de s'échapper du
tombeau et marchait sur Coulteray.

Ils n'étaient pas six à avoir la berlue!... Ils entraînèrent la
veuve Gérard et s'engouffrèrent dans l'auberge... On ferma portes et
fenêtres, on avertit les servantes... on se barricada... Tout le monde
se réunit dans la même salle... La veuve Gérard se mit à réciter
l'_Ave Maria._ Les servantes lui donnaient la réplique... Les hommes ne
disaient rien... Ils étaient très pâles... Ils avaient honte de leur
peur...

--Tout de même, prononça Achard l'aubergiste, nous sommes idiots! ça
n'est pas possible!

Mais les autres protestèrent. Ils l'avaient bien vue! Elle sortait du
«meur» (le mur) du château!...

--Sûr! fit entendre le forgeron, nous sommes victimes d'un alquemiste
(alchimiste, jeteur de mauvais sort)... Eh bien! je ne l'aurais jamais
cru!... Des choses pareilles «annui» (aujourd'hui).

--Qu'est-ce qu'elle vient faire par ici, c'te «drôlière»?

Achard ne tenait plus en place... Très agacé, il fit taire les femmes,
qui recommençaient indéfiniment leur _Ave Maria._

--Non!... ça n'est pas possible! Ce qu'on va nous «fabuler» demain
(se moquer de nous)... Et il sortit de la salle.

On lui cria de se tenir tranquille... mais c'était plus fort que lui...
Il rouvrit une fenêtre et aussitôt il appela les autres, qui se
levèrent sans entrain...

Les femmes ne bougèrent pas... mais elles entendirent:

--La r'v'là... c'est elle!... Elle remonte!... Elle rentre au
château!... Tenez!... la v'là près du «meur»!... Elle retourne au
cimetière... Eh bien! qu'elle y rentre et qu'elle n'en sorte plus!...
_Les empouses, paraît que ça ne travaille que la nuit!... Ça a peur
du jour!... Eh bien, alors, et le marquis?_

Les femmes reprirent: _Ave Maria!_... _Ave Maria!_... avec une sorte de
fureur sacrée... Mais les hommes les firent encore taire dès qu'ils
rentrèrent dans la salle: ils étaient déjà familiarisés avec
l'idée de l'empouse... Ils l'avaient vue rentrer chez elle... Ils
étaient plus rassurés... Ils avaient toute une journée devant eux
pour décider de ce qu'il y avait à faire...

Ce qui les tracassait par-dessus tout, c'était la pensée qu'on ne les
croirait pas... qu'on les «fabulerait».

Crainte chimérique, car, aux premiers rayons du jour, quand on osa se
montrer dans les rues, tout Coulteray fut debout!

Les gens de l'auberge n'avaient pas été les seuls à apercevoir
l'«empouse»... Il y en avait même qui l'avaient entendue... Par
exemple, les deux voisines de la veuve Gérard, qui habitaient près du
pont... Elles avaient été réveillées par des appels: «Adolphine!
Adolphine!...» (c'était le petit nom de la veuve Gérard). Elles
s'étaient levées et avaient reconnu la marquise, telle qu'elles
l'avaient vue le matin même, dans son cercueil...

Elle était restée quelques instants au milieu de la route, la tête
levée vers la chambre d'Adolphine, qui ne pouvait lui répondre
puisqu'elle était à l'auberge; c'était là un renseignement que les
deux voisines juraient absolument exact. Quant à l'«empouse», elle
était repartie en poussant un gros soupir.

Les deux voisines avaient passé le reste de la nuit en prière... On
comprendra facilement qu'il n'en fallait pas tant pour mettre le pays
«sens dessus dessous»...

Quand on sut ce qui était arrivé à Drouine, les plus incrédules
s'inclinèrent, sauf trois: le maire, le médecin et le curé.

Le médecin, M. Moricet, expliqua scientifiquement un événement aussi
extraordinaire... Ce n'était pas la première fois que l'on se trouvait
en face d'une «hallucination collective». Elle s'expliquait par la
légende solidement établie dans ce pays de l'«empouse». Les gars de
l'auberge devaient être à moitié ivres... Jacques Cotentin,
consulté, fut naturellement de l'avis de ces messieurs... Lui, il
n'avait rien vu!... rien qu'une tombe à laquelle on n'avait pas
touché!...

Cependant, on était en face d'une population soulevée par la
superstition et qu'il fallait calmer.

Voici ce qui se disait: «Si le tombeau n'avait pas été provisoire, si
la pierre en avait été scellée, cimentée comme il convient, si le
cercueil de plomb avait été bien rivé (car c'était un cercueil à
rivets pour qu'on pût facilement l'ouvrir lors de la cérémonie
définitive), l'empouse n'aurait pas pu s'échapper, venir se promener
la nuit dans Coulteray... Eh bien! on allait donner satisfaction au
populaire... On allait ouvrir la tombe, montrer à tous la dépouille
mortelle de Bessie-Anne-Élisabeth et, devant tous, refermer cercueil et
tombeau et cimenter la pierre qui le recouvrait.

»Enfin, le curé viendrait en grande cérémonie prononcer les paroles
d'exorcisme.

Ainsi fut fait et tout le monde pour le moment fut calmé. Christine
revit encore une fois son amie et, en vérité, qu'une morte si bien
morte se fût offert, la nuit précédente, une promenade qui avait tant
fait parler d'elle, voilà ce qui acheva de lui brouiller les idées!
Elle ne savait plus ce qu'elle avait vu!... ni si elle avait vu!...
quant à Drouine, il était plus sombre que jamais et il ne fallait pas
lui parler d'hallucination, ni particulière, ni collective... Il avait
vu la morte sous ses fenêtres! Il avait vu le tombeau vide!... Jacques
dut le faire taire...

Christine, dont l'état de faiblesse était extrême, eût voulu partir
le soir même de ce jour qui comptera à jamais dans les annales de
Coulteray et où la légende de l'«empouse» reprit une force qui
rayonna jusque dans les provinces limitrophes si bien que les visiteurs
affluèrent dans le pays dans des proportions telles que la fortune
d'Achard, l'aubergiste, fut faite et aussi celle du successeur de
Drouine, qui ne manquait pas de raconter l'histoire de l'«empouse»
comme si elle lui était arrivée, à lui...

Pour en revenir à Christine, elle fut prise, le soir même, en rentrant
au château, après la cérémonie de l'exorcisme, d'une étrange
torpeur qui provenait peut-être simplement de son état de faiblesse.
Elle fut se coucher et ne sortit de cet état que le lendemain matin
pour voir rentrer dans la cour du château la fameuse limousine aux
volets de fer qu'elle n'avait pas vu partir.

Ce matin-là, la voiture n'avait rien de mystérieux, elle était
ouverte; seulement elle était conduite par Jacques, ce qui ne laissa
pas d'étonner Christine.

--D'où reviens-tu donc, lui demanda-t-elle, avec cette limousine?

--J'ai eu pitié de ce pauvre Drouine qui voulait déménager tout de
suite!... Comme la veuve Gérard voulait aussi quitter le pays et qu'ils
doivent se marier, je les ai, sur leur prière, conduits cette nuit
même en Sologne, où Drouine possède un petit bien et où il a
décidé de finir ses jours... j'ai pris cette voiture parce qu'il n'y
en avait plus d'autres au château... Les malheureux seraient devenus
fous, je crois, s'ils étaient restés une heure de plus dans ce
pays!...

--Ma foi, je comprends ça maintenant! fit Christine... Allons-nous-en,
nous aussi, et tout de suite!...

Pendant le voyage, elle resta quelques heures sans parler... On ne
savait si elle dormait ou si elle réfléchissait... Un moment, elle
rouvrit les yeux et dit à Jacques:

--C'est tout de même extraordinaire que tu m'aies laissée comme cela,
sans me prévenir, dans ce château... car enfin, pendant que tu
conduisais Drouine et cette veuve Gérard en Sologne, moi, j'étais
restée toute seule...

--Non! répondit Jacques, tu n'étais pas toute seule... Le docteur
Moricet, sur ma prière, a passé la nuit au château...

Le soir même, ils étaient à Tours... Ils y recevaient une dépêche
du vieux Norbert: «Rentrez de suite... Gabriel me donne des
inquiétudes!»



XXVI

L'ÉCHAFAUD


Le procès de Bénédict Masson eut lieu au commencement de novembre, à
Melun. Il fut tel que l'avait fait prévoir l'enquête. Et même le
cynisme de l'accusé semblait avoir augmenté si possible. Ses réponses
étaient un mélange de Jean Hiroux et d'Émile Henry, de stupidité
voulue et d'audacieuse menace, dans une langue qui tantôt était celle
d'un charretier pour s'élever brusquement à l'âpreté souveraine et
redoutable d'un prophète biblique, tantôt fleurie comme une page de
Bernardin de Saint-Pierre que terminait le plus souvent une phrase
d'abominable argot.

Le jury servit de cible à ses pires facéties. Il répéta au
président de la cour ce qu'il avait dit au juge d'instruction, qu'il
n'était point payé pour faire sa besogne, que c'était à la justice
de découvrir ce qu'étaient devenues les demoiselles qui avaient passé
à Corbillères, qu'en ce qui le concernait, leur sort ne l'intéressait
en aucune façon et qu'enfin si on l'avait trouvé en train de brûler
une petite fille découpée en morceaux, c'était là un accident
regrettable, _surtout pour elle_, mais qui ne prouvait en rien sa
culpabilité à lui.

Nous n'insisterons pas sur une attitude qui souleva, comme on dit, le
cœur de tous les honnêtes gens. Le réquisitoire de l'avocat général
fut, comme on le pense bien, implacable. Bénédict Masson pouvait
d'autant moins compter sur l'indulgence du représentant du ministère
public qu'il avait traité cet honorable magistrat dont le visage était
grêlé des suites de la petite vérole de «moule à pilules»!...

L'instant le plus sensationnel de ces honteux débats fut, sans
contredit, celui où Christine Norbert s'avança à la barre... Alors la
façon d'être de l'accusé changea du tout au tout. Il perdit sa
superbe, s'affala sur son banc et se cacha la tête dans ses bras. La
déposition de Christine fut courte et terrible.

Mlle Norbert ne regarda pas une seule fois du côté de Bénédict,
mais, tournée du côté des jurés, elle semblait leur dicter leur
devoir. Ceux-ci n'y manquèrent point. Bénédict Masson fut condamné
à mort.

Il refusa de signer son pourvoi en grâce. Le 2 décembre, la sinistre
machine (style de la _Gazette des Tribunaux_) fut dressée à Melun
devant la porte du cimetière. Il faisait un froid sévère. Tout le
monde grelottait. Seul, le condamné, quand il descendit de la voiture
qui ramenait de la prison, ne tremblait pas. Il portait haut cette tête
qu'on allait lui trancher, il considéra l'assemblée sans émoi. On
s'attendait à une dernière insulte à l'adresse de la société sur
laquelle, pendant tout le procès, il avait répandu sa bave amère. Il
n'en fut rien. Il embrassé le christ, que lui tendait le prêtre, en
prononçant ces mots:

--Celui-là, c'est un frère!

Et il se livra aux aides du bourreau.

Le couteau tomba. M. de Paris a dit souvent depuis qu'il n'avait jamais
présidé à une exécution pareille. D'ordinaire, le condamné, dès
qu'il est sur la planche et qu'on lui introduit le cou dans la lunette,
semble se resserrer sur lui-même, rentrant la tête dans les
épaules... Bénédict Masson, lui, se jeta sur cette planche comme sur
un lit de repos longtemps attendu... et sa tête, projetée d'elle-même
en avant, semblait déjà chercher le panier où elle allait rouler.

Le cimetière était à deux pas... La fosse était creusée. Il y eut
un simulacre d'inhumation, mais la tête fut livrée aussitôt à un
aide de la faculté de médecine de Paris, qui disparut immédiatement
avec son sanglant trophée... (style des faits divers)...

Le même jour, le défenseur de ce malheureux faisait parvenir à Mlle
Christine Norbert le seul papier laissé par son client. Elle put y lire
ces vers de la _Promenade sentimentale_:


Le couchant dardait ses rayons suprêmes
Et le vent berçait les nénuphars blêmes;
Les grands nénuphars entre les roseaux
Tristement luisaient sur les calmes eaux...
Moi, j'errais tout seul, promenant ma plaie
Au long de l'étang, parmi la saulaie...
Parmi la saulaie où j'errais tout seul
Promenant ma plaie, et l'épais linceul
Des ténèbres vint noyer les suprêmes
Rayons du couchant dans les ondes blêmes...


Sous ces vers, cette ligne: «_Pourquoi êtes-vous venue?_»

Et, maintenant que Bénédict Masson est guillotiné, on pourra se
demander pourquoi celui qui a rapporté ici cette affreuse aventure l'a
qualifiée de «sublime»? Elle est horrible, elle est «abominable»
mais sublime?... Eh bien, oui, l'aventure de Bénédict Masson est
sublime! _Elle est sublime en ce qu'elle ne fait que commencer_...[1]



FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE


[Note 1: Lire la suite dans: _La Machine à assassiner._]



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