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Title: Emile et les autres
Author: Derennes, Charles
Language: French
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  CHARLES DERENNES

  LE BESTIAIRE SENTIMENTAL

  III

  EMILE ET
  LES AUTRES


  ALBIN MICHEL, ÉDITEUR
  PARIS--22, RUE HUYGHENS, 22,--PARIS



DU MÊME AUTEUR:


ROMANS

    Le Renard bleu (Albin Michel).
    Les Bains dans le Pactole (Albin Michel).
    Le Pou et l’Agneau (Ferenczi).
    Mon Gosse (Baudinière).
    Etc., etc.

_En préparation_:

    Gaby, mon amour... (Albin Michel).
    L’Ile flottante.

LE BESTIAIRE SENTIMENTAL

    Vie de Grillon (Albin Michel).
    La Chauve-Souris (Albin Michel).

_En préparation_:

    Les Porte-Bonheur (Kiki, Filon, etc.).
    L’Etre qui viendra.
    La Société des Fourmis.

EN MARGE DU BESTIAIRE

    _Pour paraître prochainement_ (Collection Colette):
    L’Enfant dans l’herbe.

POÈMES

    Perséphone.
    La Fontaine Jouvence (Garnier Frères).
    La Princesse (Les Amis d’Edouard, Champion).

_En préparation_:

    La Matinée du Faune.



Il a été tiré de cet ouvrage:

7 exemplaires sur Papier du Japon numérotés à la presse de 1 à 7

15 exemplaires sur Papier de Hollande numérotés à la presse de 1 à 15

35 exemplaires sur Vergé pur fil des Papeteries Lafuma numérotés à la
presse de 1 à 35


Droits de traduction et reproduction réservés pour tous pays.

_Copyright 1924 by Albin Michel._



  A CLAUDE FARRÈRE
  A CAUSE DE
  CHAT COMME ÇA,
  ET
  A PAUL LÉAUTAUD
  A CAUSE
  DE CHATI, DE PETITE CAFÉ, DE MINNE
  ET DE RIQUET, ET DE BIBI, ET DE PITOU
  ... ET DE GOLO ET D’ÉMILE
  ... ET DES AUTRES



PRÉFACE

DE L’AMITIÉ ET DE L’ÉTUDE MAL ENTENDUES DES ANIMAUX


Je reçois constamment des lettres: «Vous qui aimez les bêtes...»

J’y réponds rarement, parce que je n’aurais plus le temps de m’occuper
d’autre chose, et qu’elles dénotent, huit fois sur dix, une étrange
inintelligence du but que je poursuis en faisant paraître de petites
études naturelles, comme _Vie de Grillon_ ou _la Chauve-souris_.

Tranchons le mot, soyons cyniques: j’aime les bêtes d’une façon
intéressée, pour la joie que me valent l’observation et
l’expérimentation exercées à propos d’elles, en savant d’occasion, donc
en égoïste, et non pas, en la plupart des membres de la Société
protectrice des animaux... Certes, j’approuve de tout cœur cette Société
et la loi Grammont; j’ai envie d’étrangler, aussi bien que le roulier
qui brutalise ses chevaux sous l’influence d’un coup de vin, le
charcutier qui pratique la vivisection intensive sous prétexte
d’inspiration scientifique...

Mais...

                   *       *       *       *       *

... Mais je connais une charmante vieille dame qui, jusqu’à sa mort, a
juré de porter, éternellement fixé à son poignet par un bracelet de
cuir, le portrait sous médaillon d’un caniche qu’elle perdit il y a eu
vingt ans aux pommes.

J’en sais une autre,--celle-ci beaucoup plus jeune, ma foi!--qui va
chaque mois au moins orner de fleurs la tombe d’un bull dans le
cimetière canin d’Asnières, où il dort son dernier sommeil...

Tant pis pour moi si l’on m’en veut de protester contre de pareilles
marques d’affection! J’estime que, s’il faut aimer les bêtes, qui sont,
en effet, infiniment aimables, il faut aussi que notre intérêt pour
elles soit digne de nous et qu’il soit surtout--ce dont le prétendu ami
des bêtes ne semble guère, à l’accoutumée, se douter--digne d’elles.

Par exemple, il est entendu que, ce qu’il y a de meilleur dans l’homme,
c’est le chien. Soit! Mais pourquoi ne pas _transposer_, quand il s’agit
d’animaux domestiques? Pourquoi ne pas dire: ce qu’il y a de plus
mauvais dans le chien, c’est l’homme? Le malheureux toutou, auquel nous
devrions, par convenance pour nous et par amitié pour lui, concéder une
_valeur_ plus désintéressée, ne nous plaît en général que dans la mesure
où il flatte notre orgueil, ou quelque autre de nos défauts.

Ainsi, les caresses serviles qu’il octroie si volontiers aux bipèdes
permettent aux plus misérables de ceux-ci de posséder un serviteur et un
courtisan. Mais il y a pire: ces pauvres bêtes, façonnées depuis des
millénaires par une hérédité d’esclavage, parodient les tares (ou les
vertus, mais c’est moins fréquent!), les allures et jusqu’aux grimaces
de ceux dont elles ont fait leurs dieux Lares. Elles reflètent
fidèlement, avec une facilité déplorable, celles des manies, ceux des
tics, ceux des instincts qui nous sont les plus coutumiers. Je
commenterai plus loin l’histoire de deux chiens que j’ai connus dans mon
enfance: le dogue du boucher du coin ressemblait, museau et caractère, à
son patron. Pourquoi? Parce que celui-ci cultivait sa férocité et son
goût professionnel de l’odeur du sang, ceci sans le savoir, peut-être,
mais un peu comme Dieu fit quand il nous créa à son image (flatteur pour
lui!)... Cependant, la levrette de la gentille modiste d’en face
sautillait tout le long du jour sur le trottoir avec une coquetterie un
peu niaise et tellement jumelle de celle même que sa patronne
pratiquait!

Et le boucher du coin disait de son gros chien camus:

--Un travailleur, messieurs... et un gaillard!

Et la modiste d’en face disait de sa grêle chienne au museau pointu:

--Un amour, et si sensible, mesdames!

Ainsi n’admiraient-ils qu’eux-mêmes dans leurs frères inférieurs, ou
prétendus tels. Une admiration de ce genre me semble, à le déclarer net,
aussi peu flatteuse pour l’être humain qui l’éprouve et la chante à tout
venant que pour l’animal qui la subit.

Il est vrai que ce dernier n’en peut mais. Et, «en l’espèce», je juge
que, dans le cas du boucher et du bouledogue, de la modiste et de la
levrette, les «frères inférieurs» n’étaient pas nécessairement ceux
qu’on aurait cru pouvoir désigner de prime abord, sans hésitation
possible.

                   *       *       *       *       *

La Science ne va plus aujourd’hui jusqu’à décider péremptoirement que
l’homme descend du singe; elle transige et explique que l’homme est un
singe qui a réussi. Je me suis attiré toutes sortes de foudres pour
avoir énoncé qu’il fallait aller plus loin, que l’homme était un singe
qui avait mal tourné,--puisqu’il avait été obligé d’inventer le feu, et
réalisé par la suite diverses autres conséquences du «Progrès» qui
rendent les guerres et l’existence actuelles, la mort et la vie, si
séduisantes dans leur ensemble...

Mais tenons-nous-en aux toutous. Car il en est aussi de «progressistes»,
ou plutôt de «perfectionnables».

On dit d’eux qu’ils sont de luxe. Je les considère plutôt comme des
loups qui ont mal tourné; ceux-ci, par notre faute, ont partagé le
mieux, presque à l’égal de nous, la male-chance des hommes par rapport à
la chance,--relative, car tout est relatif!--des singes et surtout des
grands anthropomorphes...

                   *       *       *       *       *

A la vérité, ce qui fait le mérite des bêtes, c’est la valeur de
l’intérêt que nous leur portons; mais il ne faut pas les aimer bêtement,
anthropomorphiquement: _il faut les comprendre_.

Ceci, au point de vue intellectuel.

Et, _au point de vue moral_: il faut que nous fassions tout pour que ces
esclaves, _qui ne sont esclaves que par notre faute, restent auprès de
nous aussi rapprochés que possible de ce qu’ils seraient si nous
n’existions pas_.

Voilà, je crois, la vraie maxime de ceux qui s’intéressent aux bêtes
autrement que d’une façon «anthropomorphique» et sensiblarde.

Je me souviens d’un jour de l’hiver dernier, où, près d’une fenêtre
provinciale, je relisais je ne sais plus quelle page féroce, splendide
(et cependant moins _hallucinée_ qu’à l’ordinaire) de Mirbeau. Or, voici
qu’à quelques pas de la maison maternelle, sur le trottoir, retentit
soudain un miaulement lamentable.

Je regarde: c’était un malheureux chaton, sous la pluie, dans la boue;
un affreux petit animal, maigre, affamé, égaré. Et moi, je croyais
comprendre très bien tout ce que son miaulement éperdu contenait de
détresse. Je croyais comprendre... Que dis-je? Je traduisais à mesure:

«Je suis terrifié, j’ai faim, j’ai froid... Je n’y suis pour rien, ce
n’est pas de ma faute!... Si les hommes n’avaient pas domestiqué mes
ancêtres, je serais déjà capable, même si petit, de chercher ma pitance
dans quelque fourré lointain. Mais je suis dans la ville où il m’a fallu
naître, devant ces divinités qui disposent de tout et qui vont
certainement encore me chasser à coups de bottes ou de balai.»

Comme pour confirmer les sentiments que mon imagination prêtait à la
bestiole (mais mon imagination s’égarait-elle beaucoup?), une voisine
s’écria:

--Il est encore là?... C’est celui qui, ce matin, maraudait dans ma
cuisine!... Sale bête!

Le petit chat miaula plus fort, supplia, ce qui parut irriter davantage
encore la commère. Elle cria tant et si bien que son mari surgit sur le
seuil...

--Flanque-lui donc _Ravachol_ aux trousses! glapit-elle.

L’homme eut un bon gros rire, siffla, puis:

--Au chat, _Ravachol_, au chat!

Un chien, un superbe berger alsacien (?), accourut... «Au chat!...»
Ça ne traîna pas: deux ou trois bonds joyeux, un coup de
mâchoire,--crac!...--et il n’y eut plus sur la chaussée, sous la pluie,
dans la boue, qu’une petite boule de fourrure grise et sale qui gisait,
les reins brisés, avec une fine langue rose recroquevillée aux bords des
gencives brunes et des dents blanches. La femme montra un visage
épanoui, triomphant: l’homme eut de nouveau son bon gros rire placide;
le chien revint vers ses Dieux Lares, satisfait, avec des aboiements
victorieux, fit le beau, reçut des caresses... (Oui, Mirbeau eût
admirablement conté cette histoire-là!)

C’était pourtant un bon chien... C’étaient pourtant de braves gens...

                   *       *       *       *       *

Non, sous aucun prétexte, il ne faut aimer les animaux en ce qu’ils nous
rappellent de notre propre nature: tout esprit clair et débarrassé des
préjugés ordinaires sait que nous risquerions d’apprécier presque
uniquement en eux les sentiments que les moins intéressants de nos
semblables ne constatent pas sans inquiétude dans leur propre cœur.

Il faut comprendre ce que le Pauvre des pauvres appelait, en ses
Fioretti, l’adorable Sainteté des Bêtes. Les bêtes ont leur sainteté,
que je nommerai, moins dévotement, leur dignité. Mais qu’est la dignité
d’un animal domestique (oh! non par sa faute, encore une fois!), à côté
de celle d’une bête sauvage? C’est à l’état sauvage que doivent, des ans
et des ans, ceux qui prétendent chérir leurs frères inférieurs, les
observer.

Les observer, oui, car on ne chérit véritablement pas une créature,
quelle qu’elle soit, que l’on n’a pas longtemps _observée et comprise_.
Il faut voir les animaux à l’œuvre, à leur œuvre; et non à la
nôtre--car, lorsque notre collaboration leur fait défaut, l’œuvre, je
vous prie de le croire, n’en est pas moins belle et noble pour cela.

                   *       *       *       *       *

Quant aux «petits chienchiens à leurs mémères», ils ne seront jamais,
d’ailleurs,--en plus sympathique généralement,--que les caricatures de
ces dames.

Mais je n’aime plus guère à m’occuper d’humaine et surtout de féminine
psychologie.



I

ÉMILE OU DE LA PERSONNALITÉ CHEZ LES BÊTES



_LIVRE PREMIER_

PSYCHOLOGIE HUMAINE ET PSYCHOLOGIE ANIMALE


1

Quiconque tente une étude de ce genre, et même aussi modeste
d’intentions et d’effets que celle que voici, se doit de noter d’abord à
quel point est impropre le terme _psychologie_, lorsqu’il s’agit de
projeter quelques lueurs sur les mystères de l’âme animale.

D’autres écriraient: de ce qui sert d’âme aux bêtes ou leur constitue un
semblant d’âme. Je préfère dire âme tout court, et ceux qui ont pris
quelque intérêt à mes précédents essais du même genre[1] doivent
connaître (même s’ils ne partagent point tout à fait mon avis), que,
concédant une âme aux bêtes, ou plutôt ne voyant pas très clairement où
finit l’instinct et où commence l’intelligence, je ne m’exprime pas de
la sorte pour des motifs uniquement sentimentaux.

  [1] _La Vie de Grillon_ et _La Chauve-Souris_.

Terme impropre--dis-je,--que celui de psychologie appliqué à l’âme des
animaux, terme non seulement impropre, mais dangereux, puisqu’il
risquerait de nous inviter à étudier l’âme des bêtes comme nous faisons
celle de nos semblables: méthode qui, dès le principe, serait
défectueuse.

Mais, au fait, en quoi consiste l’œuvre de l’observateur de ses
semblables, du psychologue _humain_?

Nous sommes à peu près assurés que, pour la plupart des hommes, deux et
deux font quatre et que la somme des angles d’un triangle est égale à
deux droits; les phénomènes intellectuels, leur processus et leur
exercice, grâce à la possibilité de communes mesures d’homme à homme,
sont donc susceptibles d’être étudiés à peu près objectivement et de
donner lieu à des lois provisoirement indiscutables. Mais, dès qu’il
s’agit de phénomènes sensoriels ou sentimentaux, l’abîme déjà se creuse
entre individus d’une même espèce, voire de la même famille, et l’on
doit se rabattre, pour tenter d’y voir clair, sur la méthode
introspective, faire de soi-même son objet d’expérience, l’objet
d’expérience par excellence, celui à propos duquel on a le plus de
chance de ne pas trop se tromper.

Nous pouvons parfaitement côtoyer toute notre vie des gens qui appellent
le vert rouge, et réciproquement, sans nous en douter et sans qu’ils
s’en doutent eux-mêmes.

Les miroirs des sens sont loin de refléter le monde extérieur de la même
manière, et, si n’importe qui d’entre nous se trouvait logé brusquement
dans la peau de son meilleur ami ou de son frère, et pourvu à
l’improviste de ses machines à interpréter le monde, il y aurait chance
qu’il se crût soudain éberlué, ou devenu dément, ou transporté dans une
autre planète que cette terre.


2

Quand nous disons des autres hommes «nos semblables», c’est une
expression qui a sans conteste son charme social, mais qui est
indubitablement inexacte et insuffisante dès qu’il s’agit de la vie
psychique. Chaque homme est aux autres hommes un monde clos et mes
semblables peuvent bien me raconter ce qui se passe en eux-mêmes, que je
les y invite ou non, sans que je me juge obligé de les croire pour cela.

Non que l’on soit tenu par principe de suspecter leur bonne foi. Mais,
pour les croire _scientifiquement_, il faudrait, comme l’on dit, pouvoir
y aller voir... Les erreurs que nous faisons sur notre compte sont
fréquentes, et si un mur opaque et infranchissable nous sépare des
autres âmes, combien de fois des nuées et des voiles ne
s’interposent-ils pas, fallacieux, entre notre intelligence condamnée à
l’impuissance et nos sentiments devenus pour elle étrangement confus et
obscurs?

Freud, étudiant avec la précision et la subtile logique que l’on sait
les phénomènes si troublants du sommeil et du songe, n’attribue aux
expériences faites sur les autres ou aux informations documentaires
bénévolement fournies par ceux-ci, qu’une valeur très relative.

Il est bien évident qu’en pareil cas le sujet peut, non seulement se
tromper en toute sincérité, se souvenir mal, défectueusement
s’expliquer, mais aussi conter d’énormes blagues au plus savant, au plus
averti des spécialistes... Bref, l’humaine psychologie, pour une immense
part de l’ordre d’études qu’elle embrasse, est condamnée à se fonder sur
une base subjective, presque uniquement subjective, à laquelle on ne
saurait dénier quelque incertitude et quelque instabilité.


3

La psychologie animale se heurte, bien entendu, à des difficultés de
méthode encore plus considérables.

Elles proviennent d’abord de ce fait que le mur, si souvent opaque et
infranchissable d’homme à homme, devient encore plus décourageant
d’homme à bête.

En second lieu, il ne saurait être question ici, sinon
exceptionnellement, de ces phénomènes intellectuels auxquels je faisais
allusion tout à l’heure, et grâce auxquels certaines échelles peuvent
être lancées par-dessus le mur, quelques fenestrelles pratiquées en lui:
l’âme de l’animal est avant tout un monde de sentiments et de sensations
qui ne sauraient naître et se développer d’une manière analogue aux
nôtres qu’à titre d’exception et absolument par hasard. Entre ses
sentiments ou sensations et nos sensations, il n’y a même pas une
apparence de possibilité de commune mesure.

Nous voici donc dans l’obligation d’inférer, de traduire,--de traduire
avec des chances perpétuelles de trahir.


4

Le pire des écueils que ménage aux hommes qui s’intéressent aux bêtes
l’étude de leur mentalité et de leur moralité, écueil que je tenterai
d’éviter avec le plus de soin, est celui vers lequel tend
perpétuellement à nous conduire ou nous ramener la manie invétérée de
juger nos «frères inférieurs», ou prétendus tels, selon nous-mêmes.

Lorsque Buffon, à propos du cheval, parle de noblesse, il n’y a là
qu’association d’idées assez puériles, en tout cas superficielles et peu
solides, dans l’esprit et sous la plume du pompeux écrivain; l’idée de
cheval a évoqué pour lui d’autres idées ou images nobles et brillantes,
que désignent des mots comme chevalerie, chevauchée, cavalerie,
cavalcade.

Ajoutez à cela l’expression d’une reconnaissance égoïste, l’exposé des
services que rend à l’homme «sa plus noble conquête», la louange de son
endurance au labeur, de sa fidélité à son maître, de sa reconnaissance
envers celui qui le nourrit et le caresse, et Buffon ne doutera pas de
nous avoir suffisamment éclairés sur la psychologie hippique.

Ainsi d’ailleurs le voyons-nous, d’un bout à l’autre de la part
descriptive de son œuvre,--et qui en est bien la plus caduque,--juger
toutes bêtes sauvages ou domestiquées en raison de considérations
strictement humaines, d’ordre plutôt esthétique quand ce sont les bêtes
sauvages et surtout les grands fauves qui sont en cause, d’ordre plutôt
utilitaire et vaguement moral quand il traite d’animaux devenus nos
auxiliaires ou nos familiers.

Mais, pour nous en tenir au cheval, et à ne le juger qu’en hommes, nous
aurions pu tout aussi justement dire de lui qu’il est un animal assez
stupide, gourmand, sujet à des épouvantements ridicules, volontiers
capricieux ou têtu. Certes, nous n’en serions pas plus avancés dans la
connaissance foncière et profonde de son être, et, probablement, au lieu
de verser dans cet anthropomorphisme que j’ai maintes fois dénoncé, dans
cette infirmité intellectuelle de ramener à nous toutes les créatures,
aurions-nous agi avec plus de logique et de raison en nous demandant,
par exemple, si les vertus que nous lui attribuons ne sont pas des
défauts ou de navrants pis-aller, selon lui, et si, au contraire, il ne
conçoit pas quelque fierté obscure de cette stupidité et de cette
poltronnerie qui le caractérisent également?



_LIVRE DEUXIÈME_

DU PLAGIAT OU DE LA «SINGERIE» CHEZ LA PLUPART DE NOS FAMILIERS


1

Il faudra donc nous débarrasser de cet anthropomorphisme tel que je
viens une fois de plus de le définir.

Ceci posé, je m’empresse de reconnaître, que, lorsqu’il s’agit d’animaux
domestiques, et c’est ici le cas, ceux-ci ne nous facilitent guère une
besogne déjà compliquée et scabreuse. Car la domestication leur fait
adopter quantité de nos manières et même de nos manies.

Il n’y a pas que les romanciers, les poètes et les planteurs de choux à
se plagier les uns les autres, parfois bien involontairement.
L’imitation est une grande loi naturelle, une loi universelle, une loi
générale; et tout objet ou tout être pour qui cette loi resterait par
hasard lettre morte serait considéré justement comme une anomalie, une
monstruosité.

Chacun de nous, dans la vie courante, et tout aussi longtemps qu’il
respire, regarde, écoute, touche, goûte et sent, chacun de nous est
plagiaire sans qu’il s’en doute, un peu de la même façon que M. Jourdain
était prosateur.

Qu’est-ce en effet qui saurait mieux qu’un miroir répondre à la
définition du plagiaire?

Or, tout homme, grâce aux modestes miroirs des sens par lesquels il
reflète le monde, est le plagiaire partiel d’une réalité dont l’ensemble
lui échappe.

Dieu créa l’homme à son image, dit la Genèse. Nous, nous nous créons et
recréons perpétuellement à l’image de Pan, pourrait-on dire aussi.

L’une de ces formules est sacrée, l’autre profane; mais, en fin de
compte, toutes deux s’accordent et concordent admirablement.


2

Traitant des dons d’imitation dont font preuve les bêtes, je ne
m’attarderai pas sur ces phénomènes de mimétisme, aujourd’hui bien
connus de tous, qui font le caméléon varier de teintes selon celles des
lieux ou des heures où il promène sa pataude paresse, qui imposent à mon
amie Zompette, la grenouille verte, de passer par toute la gamme des
verts selon qu’on garnit son bocal de sombre laurier ou de pâle mimosa.

Il est généralement admis que cette faculté que possèdent certains êtres
de changer de couleur comme à volonté est une arme naturelle à eux
concédée pour leur permettre de se dérober plus facilement aux yeux de
leurs ennemis...

Explication qui sent un peu bien son Bernardin de Saint-Pierre, lequel
voyait en toutes choses la sollicitude d’une Providence vraiment
précautionneuse, tatillonne et en tout cas romanesque à l’excès.

A la vérité, ce mimétisme doit être d’ordre esthétique plutôt que
pratique. Je n’y vois point l’effet d’une sollicitude supérieure, encore
moins un procédé de défense, mais art instinctif, coquetterie
involontaire ou jeu inconscient.

Oui, un jeu que l’animal se donne à lui-même pour son plaisir obscur,
une fête dans son royaume clos, une satisfaction à cet appétit
d’imitation que je signalais tout au long de l’échelle des êtres, une
récréation analogue à celle de la parure masculine ou féminine, à quoi
l’on voit que se complaisent tant de bêtes, de préférence dans la saison
des amours, mais maintes fois aussi de la manière la plus désintéressée.

Ceci, du reste, est une autre histoire...


3

--Car, parlant d’imitation de la part de nos familiers, j’entends ici
imitation voulue, consciente, exécutée par commodité naturelle, par
obéissance à la loi générale, mais aussi dans un but agréable ou
profitable à l’individu.

Cette tendance à l’imitation est observable déjà chez quantité d’animaux
sauvages. Je n’en citerai qu’un exemple, que j’ai d’ailleurs apporté en
d’autres circonstances et pour illustrer une suite de raisons d’ordre
différent.

Contrairement à ce que nous pourrions croire, tous les castors ne sont
pas ces étonnants constructeurs de huttes et de cités lacustres qu’on
nous apprit à admirer dès notre enfance: il en est de vagabonds, gîtant
et fondant famille au hasard, en des logements de fortune offerts par la
nature; mais si ces vagabonds rencontrent des congénères plus civilisés,
plus avisés et laborieux, «on les voit», nous conte Buffon parfaitement
informé (pour une fois), par un de ses correspondants, «on les voit qui
les observent et qui ne tardent pas à faire de même...»

Notons au passage qu’une telle adaptation, précédée d’observation,
implique incontestablement le raisonnement dans l’esprit du castor, et
une éducation rapide, vivement menée, ne participant en rien de cette
science et de cette habileté héréditaires et routinières, par quoi l’on
a coutume de séparer l’animal de l’homme et l’instinct de
l’intelligence... Mais, ceci aussi est une autre histoire, pour le
moment du moins.


4

Comme il est facile de le prévoir, en passant des animaux sauvages ou
libres aux domestiques, on constatera un notable accroissement des
facultés de plagiat, et, bien entendu, le modèle choisi par ces
imitateurs résolus sera de préférence l’homme, le patron, le maître.

Non pas toujours, néanmoins.

Un de mes amis me contait l’hiver dernier que ses poules, dont il
possède une fort remarquable collection, lorsqu’il les logeait dans
l’enclos des pintades, ne tardaient pas à imiter l’allure et les
manières particulières à celles-ci, comme si elles les avaient jugées
plus imposantes ou distinguées.

Je me suis méfié un peu, cet ami étant Gascon,--comme moi-même,--mais
j’ai constaté par la suite l’exactitude absolue de la chose et il est
facile à n’importe qui d’en faire autant.

D’autre part, divers journaux ont mentionné il y a quelques mois une
chatte allaitant et, par la suite, chérissant un rat blanc devenu le
compagnon de jeu de ses fils.

Je savais de tels faits parfaitement possibles, les ayant expérimentés
moi-même de la part de ma siamoise Nique, ainsi que je l’ai conté
ailleurs[2], de Nique dont on trouvera plus loin la biographie
détaillée. Si je parle ici de rats, c’est du reste pour cette seule
raison que j’ai connu un autre rongeur, un lapin, qui, nourri, lui
aussi, par une chatte et ayant grandi avec les chatons, ne procéda
jamais par bonds, à la façon des autres Jeannots. Non!... Il s’insinuait
d’une allure féline, avisée et réfléchie, le long des murs ou entre les
caisses du vaste grenier qu’on lui avait assigné pour domicile, copiant
ainsi les manières de ses frères de lait.

  [2] _La Chauve-Souris_ (A. Michel).


5

Quand c’est le bipède prétendu supérieur que plagient les animaux
familiers, cela se dénomme singerie; mais, comme nous venons de le voir,
on aurait tort de croire que la singerie est le fait des seuls singes.
Il y a dans les _Lettres de mon moulin_ d’Alphonse Daudet une bien jolie
phrase à propos de deux très vieux époux: «Chose touchante, ils se
ressemblaient...» Encore cette grande loi naturelle de l’imitation, ou,
pour mieux dire, du modelage réciproque, dont l’individualisme humain
atténue maintes fois les effets, mais auquel se prête beaucoup mieux la
plasticité animale... Qu’on me permette de revenir ici sur tels
souvenirs d’enfance que j’ai utilisés déjà dans ma préface: le boucher
du coin possédait un dogue bordelais, la modiste d’en face une levrette;
celle-ci allait et venait d’un trottinement dansant, un peu prétentieux,
faisant mille coquetteries ou minauderies en l’honneur de tout et de
rien; celui-là demeurait assis de longues heures sur le seuil de son
patron, les babines retroussées sur ses crocs féroces, le gosier
grondant, les prunelles sanglantes...

De ma fenêtre, admirant combien le bouledogue ressemblait au boucher, la
levrette à la modiste, j’imaginais vaguement qu’il était fatal, prévu,
ordonné qu’il en fût ainsi, partout et toujours, entre les êtres humains
et leurs familiers.

Mon opinion actuelle n’est pas évidemment si absolue. Pourtant, que nos
familiers adoptent volontiers, non seulement nos tics et nos manies,
mais notre allure, nos façons d’agir et jusqu’à certains traits de nos
caractères, cela me semble incontestable. Laisse-moi observer ton chien,
et déjà j’en saurai long sur ton compte. Un bon chien peut être la
propriété d’un bandit, mais il est rare qu’un mâtin hargneux appartienne
à un homme courtois. Oui, ce qu’il y a de meilleur dans l’homme, c’est
le chien... peut-être, après tout!... Mais, à coup sûr, ce qu’il y a
maintes fois de pire chez le chien, c’est l’homme, le maître qu’il
plagie, dont il s’inspire et qu’il nous révèle innocemment,--le don de
se dissimuler aux autres et, par occasion, à soi-même, demeurant jusqu’à
nouvel ordre notre apanage exclusif.



_LIVRE TROISIÈME_

INDIVIDUALITÉ ET PERSONNALITÉ


1

Aux difficultés que présente l’abord de la psychologie animale (et il
demeure bien entendu que j’emploie ce mot de psychologie par paresse,
commodité ou faute de mieux), s’en adjoint donc une nouvelle, dont il me
semble qu’on ne s’était pas encore suffisamment méfié: croyant étudier
une bête familière, c’est encore de nous que nous nous occupons, comme
reproduits et réédités à sa manière, caricaturés,--ou embellis.

Nous ne nous sommes débarrassés de notre naïf anthropomorphisme que pour
devenir les jouets de nos objets d’étude, qui nous bernent sans le
vouloir, en versant eux-mêmes, à leur façon, dans un anthropomorphisme
instinctif.

Autre conclusion assez troublante à ce que j’ai tenté de dégager
jusqu’ici: cette personnalité, cette différenciation d’être à être d’une
même race qui rend précaires les bases de toute psychologie, mais sans
laquelle il ne serait plus de psychologie possible, ne devient-elle pas
dès lors illusoire?

Il est sûr que, si les animaux qui nous approchent ne témoignaient d’une
personnalité propre que dans la mesure où ils obéissent à la loi
d’imitation, il n’y aurait plus lieu de parler du caractère propre à tel
chien ou à tel chat; et, par un chemin détourné, nous les ramènerions à
cet état de machines où, d’autorité, les a relégués Descartes; ils ne
seraient plus des automates, mais des appareils enregistreurs, et la
psychologie animale en serait, une fois de plus, simplifiée, certes, et
éclaircie, mais bornée aussi à un point qui offense la raison.


2

Chez le dogue bordelais du boucher, comme chez la levrette de la
modiste, comme chez la plupart des chiens, des chats, des animaux du
foyer, de l’écurie, des étables et même de la basse-cour, il y a une
personnalité naturelle qui continue de vivre et de se développer à côté
de la personnalité occasionnelle ou de pastiche.

Je disais tout à l’heure qu’un bon chien, un chien honnête, peut être la
propriété d’un bandit... Kroumir, le chien du vieux Piocq, un chemineau
qui vagabondait jadis entre Dax et Mugron-en-Chalosse, imitait
(personnalité occasionnelle) les allures louches et sournoises de son
maître, se faufilait au long des venelles, chérissait l’approche de la
nuit et de passer inaperçu, était à la fois piteux, arrogant, et, en
outre, sale et puant comme le Piocq lui-même.

Mais, alors que Piocq passait, à juste titre, pour un fieffé maraudeur,
Kroumir, dans les instants où il travaillait pour son compte, faisait
preuve d’une amabilité modeste et d’une scrupuleuse honnêteté; jamais il
ne serait entré qu’on ne l’y eût dûment convié dans la cuisine où les
servantes de mon oncle préparaient les repas, toutes portes et fenêtres
ouvertes sur la rue qu’illuminaient les beaux soleils d’août et de
septembre. Il apparaissait sur le seuil, et s’arrêtait là humblement,
avec de légers frétillements de queue et des yeux qui parlaient
(personnalité naturelle ou, tout au moins, effets d’expériences acquises
au cours de sa vie propre, particulière). Quelques rogatons et quelques
croûtons engloutis, il remerciait à sa manière, d’un curieux petit
hochement de tête et d’une sorte de glapissement que je n’ai jamais
entendu que de sa part, avant d’aller poursuivre l’accomplissement de
son devoir auprès du Piocq, endormi, digérant ou cuvant son vin dans un
fossé du voisinage.

Et c’était ce même Kroumir qui n’avait pas son pareil pour pénétrer sans
crier gare dans une basse-cour, y étrangler sans fracas une volaille et
la rapporter toute chaude et pantelante encore à son maître, lequel
allait la plumer et la cuisiner dans quelque bois ou boqueteau peu
fréquenté du pays!

En quoi Kroumir continuait de faire son devoir, de se comporter en chien
honnête, sous les injonctions obscures de la double personnalité
évidente chez la plupart de ses pareils...

C’est bien l’homme qui représente ce qu’il y a de plus mauvais dans le
chien, je ne me lasserai pas de le répéter...


3

--Si j’attache une telle importance à la personnalité animale, c’est
que, si simple à définir et si commode à élucider que soit cette notion,
ceux qui s’intéressent aux bêtes, sentimentalement ou scientifiquement,
n’en ont guère tenu compte jusqu’à ce jour.

Toute étude de ce genre s’inspirant d’une méthode sensée se doit de
différencier d’abord, pour classer et cataloguer ensuite, ce qui revient
à dire: à unifier.

J’ai dit que les notions d’instinct et d’intelligence me semblaient
insuffisantes à diviser l’animalité en deux grands groupes élémentaires,
et que ces mots me choquaient à cause de leur infime signification ou,
ce qui revient au même, à cause du peu de différenciation que l’on peut
faire entre les phénomènes, si souvent confondus et enchevêtrés dans la
réalité, qu’ils sont censés caractériser l’un et l’autre.

Ils me choquent encore de ce fait qu’ils semblent ériger l’espèce
humaine, dans une solitude orgueilleuse (et imaginaire), en face de tous
les autres êtres qui naissent, respirent, et meurent, en face de cet
_omne genus animantium_ auquel, dès le début de son poème, Lucrèce
reconnaissait plus lucidement tant de consanguinité avec les créatures
exceptionnelles que nous ne sommes qu’en apparence, ou par la vertu
d’une superbe, mais bien puérile et désuète illusion.

C’est pourquoi, méditant ces questions qui désormais m’intéressent plus
que tout au monde, je me demande depuis quelques années si la notion de
personnalité ne contribuerait pas à nous renseigner sur la vie psychique
des bêtes mieux que celle de l’intelligence opposée à l’instinct,
celui-ci fût-il ou non complété par le _tropisme_, forme d’activité
psychique ou psycho-organique qui est, selon la théorie à laquelle je
pense, au-dessous de l’instinct comme celui-ci est au-dessous de
l’intelligence. Une récente étude de Lucien Fabre[3], très avertie et
très poussée, a largement tenu compte des excellents travaux poursuivis
par Georges Bohn sur le tropisme, que les amibes et même les végétaux
sont capables de manifester.

  [3] _Revue Universelle_ (1923).

Mais, cette troisième forme d’activité interne parmi les êtres qui
naissent et meurent, ajoute-t-elle une bougie de plus à la lampe qui se
doit d’être hautement illuminante?

Et nous, qui nous demandons avec une angoisse quelque peu mêlée
d’agacement où finit l’instinct, où commence l’intelligence, ne
sommes-nous pas les victimes de cette décevante lumière, laquelle
n’éclaire qu’un point d’interrogation de plus: où finit le tropisme, où
commence l’instinct?


4

Je n’entends point tenter en cet ordre d’études une révolution qui
serait bien au-dessus de mes forces. Si je m’habitue peu à peu à classer
les êtres vivants en deux grandes catégories, selon que les individus
des diverses espèces sont ou non capables de montrer de la personnalité
ou de n’en montrer point, c’est sans la moindre prétention ambitieuse,
c’est une petite invention à mon usage personnel, une commodité pour
mettre quelque ordre dans mes pensées et dans mes raisonnements
familiers.

Révolution qui ne saurait d’ailleurs être radicale et qui n’aurait, pour
conséquence, que la nouveauté de ne pas laisser l’homme absolument isolé
parmi les autres êtres de ce monde: à la notion clairement définie de la
possibilité de caractères distincts chez tels ou tels individus de telle
ou telle espèce viennent s’adjoindre naturellement les notions de
responsabilité, de choix, de libre arbitre, de discernement, de
raisonnement, d’intelligence que nous accueillons si fièrement quand il
s’agit de nous et de nos semblables.

Un cheval vicieux ou un chien méchant (et il en est de foncièrement
tels, sans que le pastiche que fait l’animal du maître ou l’éducation
que celui-ci impose à celui-là y soient intervenus pour rien), nous
pouvons dès lors ne plus les considérer comme irresponsables.

Nous possédons, nous aussi, de mauvais sujets et des assassins qui,
lorsqu’on les juge, font couler beaucoup de salive: il est alors
fortement question d’hérédité fâcheuse, de mauvais instincts; je ne
prends parti ni pour le ministère public ni pour la défense; je constate
qu’on parle en pareil cas d’instinct ou d’instincts à propos de l’homme
encombrant pour la société, exactement en la même manière--et c’est
justice!--que lorsqu’il s’agit d’une mauvaise bête dont le propriétaire
tient à se débarrasser provisoirement ou pour toujours.


5

Pour mieux connaître les animaux et nous connaître nous-mêmes, ce qui
demeure le but essentiel de la science générale, de celle que le Démon
de Socrate appelait _musique_ en son langage, il conviendra donc moins
d’étudier les origines de l’intelligence sur «l’échelle des êtres»,--sur
l’échelle sans commencement ni fin et qui, par conséquent, n’en est pas
une...--que de rechercher à quel échelon, à quel stade, où et dans
quelles conditions, commencent à se manifester chez les êtres vivants la
personnalité et l’individualité[4].

  [4] Ce sera l’objet principal d’une prochaine série de portraits de
    bêtes: _Les Porte-Bonheur_.

Quand nous regardons passer un de nos semblables dans la rue, son image
est accompagnée inévitablement en notre esprit d’autres images
accessoires que traduisent des épithètes comme vieux ou jeune, beau ou
laid, antipathique ou sympathique, etc. S’il s’agit de quelqu’un que
nous connaissons bien, surtout d’une personne intimement liée à notre
propre existence, c’est à l’infini que se multiplient des épithètes de
ce genre pour lui constituer, dans un des innombrables casiers de notre
mémoire, une fiche personnelle et nettement distinctive, qui le classe
et le mette à part avec d’autant plus ou moins de rigueur que notre
cerveau est plus ou moins bien organisé pour un travail de ce genre.

En revanche, considérez une prairie ou une cage peuplée de grillons...
Aucune épithète les départageant et les distinguant ne viendra corser
l’intérêt que vous prenez à observer leur vie et leurs manèges: ils se
ressemblent tous, manifestent les mêmes goûts; ils se portent tous
également bien, accidents ou mutilations à part; dans leurs combats
singuliers, ce n’est pas leur force personnelle, mais leur position sur
le terrain, leur chance et le hasard qui provoquent la victoire; pour
comble, il ne saurait être question, à propos d’eux, de vieillesse ou de
jeunesse: ils sont nés à la même époque, ils mourront en même temps et
dans les mêmes conditions; raisonneraient-ils par ailleurs d’une façon
absolument identique à la nôtre, l’idée de jeunesse et de vieillesse
leur serait aussi inintelligible que doit être pour eux, logiquement,
l’idée de mort[5].

  [5] Cf. _Vie de Grillon_, liv. III, chap. III.

Personnalité chez l’homme, absence de personnalité absolue chez
l’insecte. Si j’ai choisi ces deux catégories d’êtres dont l’une est
infiniment plus évoluée que la nôtre et a réalisé cette égalité dont
certains d’entre nous souhaitent l’avènement, mais qui n’est
momentanément proclamable qu’aux frontons des monuments publics et
notamment de la Morgue, c’est afin de mieux montrer, en opposant deux
extrêmes, combien la différenciation que je veux établir entre les
divers animaux terrestres risque d’être plus précise et raisonnable que
celle qui se base sur une intelligence et un instinct indéfinissables,
ou du moins bien mal définis jusqu’à ces jours.


6

En outre, l’existence ou la non-existence de la personnalité chez les
individus d’une espèce est un fait d’expérience, à la portée des esprits
les plus humbles.

L’observation suffit à la reconnaître ou à la nier; de la sorte, la
première différenciation dans la foule des animaux s’appuie sur une
donnée en quelque sorte palpable, tangible, et non plus sur les
brouillards d’un don sublime fait par Dieu à sa créature privilégiée.

Je ne négligerai jamais de remettre le «parvenu orgueilleux» à sa place,
laquelle ne devient honorable que lorsqu’il prend conscience de ce
qu’elle est exactement. Si je supposais que nous sommes réellement à
part des autres êtres, j’en serais peiné à la fois pour mes convictions
scientifiques et pour mes croyances religieuses, lesquelles n’ont
d’ailleurs rien à voir ensemble: mais Dieu, en sauvant Noé, ne lui
enjoignit-il pas de placer dans l’Arche des couples de toutes les
espèces d’animaux, prouvant ainsi qu’il s’intéressait à eux aussi bien
qu’aux hommes?

Je craindrais même de douter par instant de mon âme immortelle,
j’entends de ma survivance _personnelle_, si les animaux susceptibles de
_personnalité_ étaient condamnés à ne point partager cette espérance
avec moi... Béni soit donc ici Francis Jammes d’avoir conçu un Paradis
des Bêtes, encore qu’il l’ait par endroit édifié à leur usage selon
l’esthétique traditionnelle des images d’Epinal, et assez lourdement
entaché de cet anthropomorphisme que je réprouve de la part de quiconque
prétend aimer ses «frères inférieurs».

En outre, si l’intelligence (opposée à l’instinct) ne demeure en
définitive explicable que par l’existence en nous d’un reflet divin, on
n’en saurait dire autant de la personnalité dont l’origine n’est pas de
celles qui se dissimulent dans les mystères de la création ou des
ténébreuses volontés d’un _Deus ex machina_. Mais avant d’expliquer la
personnalité chez certaines bêtes, d’élucider les raisons qui en
provoquent l’avènement, poursuivons, comme il sied, la constatation de
son existence, en essayant, au passage, de sourire amicalement,
fraternellement à ses manifestations.


7

On peut dès à présent se demander les raisons pourquoi j’ai élu l’animal
Chat comme parangon et comme témoin en pareil sujet. Je m’explique en
hâte, soucieux d’en arriver vite aux faits et aux documents.

Je l’ai élu, je le dis en toute simplicité, parce que je n’en connais
pas d’autre mieux que lui. Nul instant de ma vie ne s’est passé que je
n’aie eu un ami, ou des connaissances de cette sorte.

Je l’ai élu aussi parce qu’il est celui de nos familiers chez lequel la
personnalité _naturelle_ se laisse observer le plus facilement et, pour
ainsi dire, à l’état pur. Non qu’il ne subisse en aucune manière notre
influence: il est bien évident que le chat d’une dévote ou celui de
Sylvestre Bonnard n’ont pas le même caractère qu’un chat pauvre,
vagabond dans les villes, ou braconnier aux champs, et que c’est la
personnalité de pastiche (ou occasionnelle) qui est la cause de cette
différence; mais il n’en demeure pas moins que la domestication et
l’hérédité n’ont presque pas d’influence sur lui et sur sa descendance;
chaque individu chat est bien _lui-même_: il naît, vit et meurt sans se
corriger des vertus ou des vices que la nature et son étoile lui ont
donnés en lot.

C’est ce qui fait dire des chats, par de bonnes et sensibles personnes,
sur un ton d’affectueux reproche, qu’ils sont indifférents, égoïstes,
sournois; qu’ils ne connaissent pas leur maître, tandis que le chien est
affectueux, tendre, franc et se laisse volontiers mourir de faim sur la
tombe de celui qui l’a nourri. Je ne peux entendre porter de pareils
jugements et écouter de tels propos sans penser à des choses comme:
«Corneille est plus moral, Racine est plus naturel...» ou encore: «Le
vrai fumeur ne fume que du caporal.»

Vérités premières... Tendons nos rouges tabliers, à tout hasard, mais ne
redoutons pas trop le poids dont nous accablera le butin ainsi
recueilli, tandis que nous l’emporterons à notre domicile, ni
l’encombrement de la manne intellectuelle à emmagasiner en notre esprit.
Avant de l’installer dans ces greniers ou réserves, nous en aurons, Dieu
merci, laissé tomber une bonne part en chemin, pour peu que nous soyons
pourvus d’un grain de sens critique ou tout simplement de bon sens.

Les vérités premières ressemblent aux femmes faciles et aux plats
abondants et frustes: il y a toujours, évidemment, quelque chose à
prendre en elles, sans grande peine, mais encore plus à en laisser, ce
qui est d’ailleurs moins commode, puisqu’ici l’effort et la réflexion
doivent intervenir.



_LIVRE QUATRIÈME_

ÉMILE ET...


1

Au printemps de l’an 1913, le café Vachette, local «en angle», avait
déjà cédé la place à une banque, et le bruissement du papier vil, où se
mêlaient encore quelques tintements d’argent ou d’or, avait remplacé en
ces lieux longtemps chéris des Muses le murmure intérieur du laurier
dans quelques jeunes cœurs, la «voix de cigale cuivrée» de Moréas, les
nigauderies voulues de l’ineffable garçon Isidore, les doctes ou
spirituelles conversations de quelques-uns, et les braîments plus
fréquents de beaucoup d’autres.

Cette fermeture avait quelque peu désaxé et désorienté la compagnie qui
avait pris coutume de se reformer là presque quotidiennement, pour
agiter vers la treizième heure les plus graves questions philosophiques,
esthétiques, grammaticales,--ou pour (plus sagement, à tout prendre)
s’adonner de 20 à 2 heures aux distractions du bridge et du poker,
gentiment accompagnées d’un petit souper au Tavel dont les frais étaient
à la charge des gagnants.

Le Vachette relégué au rang de souvenir littéraire, l’existence de cette
compagnie devint errante. Nous fûmes quelques-uns à tenter l’hospitalité
de divers autres endroits publics bien tranquilles, de tout repos.

Hélas! ce n’était plus cela! Je ne crois pas avoir été le seul à
pressentir, vers cette époque, que quelque chose finissait, qu’une
douceur de vivre et une joie de jeunesse se disposaient à nous dire
adieu pour toujours. Les vieillards de la bande n’avaient pas de
beaucoup dépassé la trentaine, et ce n’était pas la guerre encore; mais
nous nous surprenions, dès ce jour, à mesurer le passé, à compter nos
disparus et nos morts.


2

... Le printemps n’était pas lointain, mais l’hiver s’obstinait encore à
Paris, avec cet air bougon et décidé de gérontocrate qui ne veut pas
prendre sa retraite, non que l’envie lui en manque, mais par horreur de
faire place à un jeune.

La rue Falguière, assez morose en toute saison (on y frôle un Institut
qui nous rappelle que nos meilleurs amis peuvent nous communiquer la
rage), l’était particulièrement ce soir-là.

Un jeune ami m’accompagnait vers mon assez lointain domicile, et,
comptant l’un et l’autre, comme j’ai dit que c’en était déjà la mode,
nos disparus et nos morts, nous parlions d’un disparu qui ne devait
trouver que deux ans plus tard un trépas héroïque à la guerre: Emile
Despax.

--En somme, me disait le jeune homme qui me faisait escorte, il était le
plus grand poète de ce temps-ci... Crois-tu qu’il écrira encore des
vers?

Les chemins du songe m’avaient déjà conduit très loin,--et bien au delà
d’un article d’Ernest-Charles disant: «Charles Derennes et Emile Despax
sont deux jeunes poètes charmants, mais ils se ressemblent trop et il
faut à toute force que l’un d’eux entre dans l’administration...» ou
quelque chose comme ça.

La conséquence de cette plaisanterie, en principe bien innocente, fut
que Despax, sous les galeries de l’Odéon, me dit un jour:

--Sois content, j’entre dans l’administration et je te ficherai la paix.

Il partit effectivement pour l’Indochine, non pas à la manière d’un
Curnonsky ou d’un Toulet, toutes voiles au vent, mais en jeune bourgeois
soucieux d’une humble carrière.

C’est de ceci que j’avais, que nous avions le cœur déchiré, mon ami qui
m’accompagnait au long de la rue Falguière et moi, en pensant que
l’adolescent délicieux, qui était non point poète, mais la poésie même,
avec tous ses éblouissements et ses perfidies, ses blandices et ses
trahisons, allait nous revenir sous-préfet, en récompense d’une
quelconque servitude coloniale auprès des dieux lares d’un très vague
proconsul.


3

--Je te connaissais devant que de t’avoir vu, me disait l’ami qui
m’accompagnait le long de la rue Falguière, puisque Despax était ton ami
et le mien. Il est triste que nos temps contraignent de telles
possibilités musicales à cet «autre métier» dont les résultats d’une
enquête un peu superflue proclameront l’obligation d’ici quelque dix
ans. L’anarchisme littéraire a permis le droit à l’existence de tant de
médiocres, qu’on confond volontiers dans la même grandeur un Samain,
cette oie, avec un Charles Guérin, ce cygne, et qu’on ne comprend pas
qu’en nommant Despax sous-préfet, on est en train de guillotiner une
fois de plus André Chénier. Parlons de lui: comme il sied à toute jeune
âme digne de ce nom, il a, dès son avènement au monde sensible, rêvé
d’amour et de gloire, séduit des femmes avec des roueries de courtisane,
ce que lui permettait son beau visage... Mais il a reçu au cœur
l’effroyable blessure de cette gloire qui, sous la troisième République,
était encore plus courtisane que lui... Et, en disant courtisane, je
suis poli... Il n’aimait qu’elle, pourtant et l’aimait d’une manière
désintéressée, presque sublime: pour l’amour et l’orgueil du langage de
France, comme le dit un de ses vers qui, entre quelques autres, restera
immortel aussi longtemps qu’il existera un parler français et des gens
capables d’écrire ou de penser à l’aide de ses mots et de ses tournures.
Dieu nous aide, Charles! Il a pris probablement la meilleure part; ni la
gloire _ni même la célébrité_ ne sont pour aucun de notre âge...

J’étais tellement de son avis!

Je lui répondis:

--Bien sûr.

Le jeune ami qui m’accompagnait le long de la rue Falguière, en cette
nuit d’avant-guerre, s’appelait Pierre Benoit.


4

Il y a toujours des ombres qui nous font escorte quand nous ne sommes
pas satisfaits de nous et du destin (c’est la même chose!)--et que l’on
se sent vieillir avant que de s’être épanoui. Toutes les espérances,
toutes les possibilités nous reviennent avec d’invisibles figures de
larves, font derrière nous un bruit de pas qui ne s’entend que dans le
silence, de par son indicible mollesse de chose avortée et déjà pourrie,
de virtualité avide de prendre sa place au soleil,--toutes choses qui me
font beaucoup moins plaindre les morts que ceux qui sont encore à
naître!

Pierre Benoit ne m’apprit pas grand’chose en me disant:

--On nous suit.

Je lui répondis:

--Avant même que détourner la tête, je puis te le dépeindre: c’est un
type dans le genre des poètes sous la troisième République. Beau ou
laid, sympathique ou antipathique, bien doué ou non, cela n’a aucune
importance. Il est jeune, né de cet hiver sans doute; sans le voir, je
sens qu’il a cette attitude résolue, prête à tout, que manifestent,
inquiètes d’un repas ou d’un gîte, les plus superbes des bêtes, dont il
est. Ne te détourne pas. C’est un petit garçon qui a rêvé trop tôt de
vagabondage, de folles équipées et qui maintenant n’aspire qu’à devenir
sous-préfet, ou quelque chose d’approchant. S’il nous suit jusque chez
moi, c’est entendu: je l’adopte, et même si mon chat Golo, qui est,
selon Larguier, aussi célèbre que Magre, doit en mourir de dépit...

--Comment l’appelleras-tu?

--Comme tu voudras...

--Ma grand’mère en avait un qui s’intitulait Adolphe... J’aime beaucoup
les prénoms d’hommes pour les chats...

--J’en ai connu un, à Chelles, qu’on avait nommé Jacques, et cela lui
allait, ma foi, comme un gant!

--Nous appellerons donc celui-ci: Emile.

--S’il me suit jusque chez moi.

Il me suivit jusque chez moi. Et voilà comment Emile eut pour parrain un
écrivain illustre.


5

Golo, à propos de qui Léon Lafage me demandait volontiers: «Vous êtes
sûr que ce n’est pas un tigre?...» reçut fort mal cet intrus, lui
administra une tripotée mémorable, et tout se passa comme si cet animal
aussi célèbre que Magre avait été offusqué par la réputation naissante
d’un Jean Cocteau. Il mourut d’une maladie de foie, dans un âge encore
tendre, et dont le nouveau venu supporte allégrement le double, au jour
que j’écris.

Emile était, dès ce moment, _lui-même_: patience et sapience,
résignation et bonté. Il accepta sans broncher la correction du tigre en
miniature et dévora placidement les reliefs d’un poulet et un morceau
d’omelette froide.

Il est devenu beaucoup plus difficile par la suite...

Mais ce sont là des façons d’agir qui ouvrent à n’importe qui une belle
carrière de sous-préfet.



_LIVRE CINQUIÈME_

... LES AUTRES


1

J’entends par là tous ceux qui, depuis que je suis né à ce monde, ont
été mes protégés, amis, connaissances. Traitant ici de la personnalité
chez les bêtes, que puis-je faire de mieux que d’esquisser quelques
biographies, de façon fruste, mais avec la plus scrupuleuse exactitude?

Pauvres âmes des bêtes, auxquelles, avant Francis Jammes, nul paradis
n’était promis après la mort! Où êtes-vous à présent, où
m’attendez-vous? La nuit tombe. Comptant les disparus une fois encore,
je ne peux ne point penser à vous, si mêlés à une race dont je m’honore
d’être, mais à laquelle je n’ai pas demandé d’appartenir!

Vous êtes dans le présent et dans ma mémoire des êtres à part; vous êtes
le jeu griffu et la caresse péremptoire, le charme des mauvaises heures;
vous êtes ceux avec qui l’on s’explique quand on n’a rien à dire ou à
penser; une tiédeur contre la main; un ronronnement au bord de
l’oreille; un égoïsme qui nous fait trouver le nôtre charmant; un
exemple de fierté, vertu dont nous avons toujours que faire et dont nous
ne trouvons pas à nous approvisionner à chaque coin de rue.

Je ne saurais concevoir ma vie sans la compagnie d’un des vôtres.


2

J’en étais à peu près là, dans mon esprit sinon encore par l’écriture,
de mes réflexions concernant la personnalité chez les bêtes, lorsque
j’éprouvai à la lecture du numéro d’août 1922 de la _Nouvelle Revue
française_ une forte sensation de plaisir et (tous les gens du métier me
comprendront...) d’horreur, presque de détresse...

Sensation de plaisir parce que la prose de Maurice Boissard est de
celles dont l’éloge n’est plus à faire; d’horreur parce qu’il était en
train d’exprimer, excellemment et sans user d’aucun point et
virgule,--ce qu’on sait qu’il a en dégoût,--toutes sortes d’idées qui me
paraissaient à divulguer, parce qu’assez peu courantes et pourtant
justes; et, alors que leur forme ne s’imposait pas encore à mon esprit,
je les voyais brusquement jetées sous mes yeux, réalisées par un autre!

Ceci, notamment:

  «_Il n’y a pas un animal qui ressemble à un autre. Ce sont les serins
  ou les gens qui les ignorent totalement qui se figurent que toutes les
  bêtes sont pareilles. Pour eux, un chat ou un chien sont ni plus ni
  moins qu’un autre chat ou un autre chien. Les animaux sont comme nous.
  Ils ont chacun leur individualité. Celui-ci n’est pas celui-là, qui, à
  son tour, n’est pas cet autre. Je le vois bien dans ma petite troupe
  de chats. Il y a les vagabonds et les sédentaires, les indifférents et
  les démonstratifs, les hardis et les timides, ceux qui vont par groupe
  et ceux qui préfèrent être seuls--même pour manger. J’ai de mes chats,
  par exemple, qui, d’eux-mêmes, entièrement libres et toutes les portes
  ouvertes, ne sont jamais montés au premier étage du pavillon que
  j’habite, d’autres qui m’y suivent aussitôt que j’arrive. Je vous
  nommerai, par exemple, la chatte Mme Minne, la doyenne, qui a de
  l’esprit plein sa frimousse, la chatte Lolotte, une petite pimbêche,
  qui ne connaît que moi, ne quitte pas mon cabinet de travail, ne
  fréquente personne, me suit partout, bavarde sans cesse, avec des
  manières de petite précieuse, les chats Riquet, Laurent, Bibi et
  Pitou, ce dernier que j’ai ramassé au marché Saint-Germain, gros comme
  le poing, sachant à peine boire tout seul, et qui arrivé à la maison,
  quand je l’eus posé sur un canapé, _soufflait_ après tout le monde. Je
  les ai tous six depuis bientôt dix ans. A cause de ce temps, et
  d’eux-mêmes, ils ont pris des habitudes plus intimes. Ils m’attendent,
  rangés sur la table de l’antichambre, à l’heure à laquelle j’arrive.
  Ils sont sur la table, autour de mon assiette, quand je dîne. Ils se
  tiennent avec moi, dans mon cabinet, quand je lis, paresse, ou écris.
  Rien ne pourrait faire, quand je suis là, qu’ils ne soient pas autour
  de moi, sur mes genoux, mes épaules, me prodiguant leurs
  démonstrations affectueuses, si je ne fais rien, en parlant,--car les
  animaux, et surtout les chats, ont un langage et parlent,--ou me
  regardant, immobiles et silencieux, si je suis occupé. Je parle là du
  caractère. Il en est de même pour le physique. Sur ce point encore,
  les animaux sont comme nous. Ils ont comme nous, deux yeux, un nez,
  une bouche et des oreilles, mais quelque chose dans l’expression les
  différencie chacun. Trois chats,--puisque je parle de chats,--noirs,
  tigrés, blancs ou jaunes, ne sont pas du tout, quand on regarde bien
  leur physionomie, trois chats noirs, tigrés, blancs ou jaunes, mais
  bien un chat, un autre chat, et encore un autre chat noir, tigré,
  blanc ou jaune. Des gens riront de ce que j’écris là, peut-être? Ce
  sont des gens qui passent sans rien voir à rien._»


3

On concevra que je me sois quelques minutes senti enclin au
découragement et tenté de me débarrasser, comme de coureuses se frottant
à d’autres que moi, des réflexions avec qui je vivais en amitié et
familiarité depuis bon nombre de semaines.

C’eût été lâche, peu courtois et, surtout, profondément illogique.

Maurice Boissard, certes, m’a fait aimer Chati et Petite Café, à présent
partis pour le Paradis des Bêtes, et Minne la doyenne, et Lolotte qui se
nomme comme une de mes cousines, et Riquet, Laurent, Bibi et Pitou, qui,
bien que leurs noms ne soient pas classés par ordre alphabétique et
inscrits sur le cahier de correspondance, m’apparaissent désormais comme
des camarades de Lycée...

Mais... mais ses chats n’étaient pas les miens, morts ou vifs, et les
miens sont _autres_; comme moi-même, en dépit de sympathies communes
évidentes, je suis autre que Maurice Boissard, lequel n’a peut-être rien
de commun, après tout, avec Paul Léautaud.



_LIVRE SIXIÈME_

LES AUTRES... ET ÉMILE


1

LA VIEILLE.--Elle n’avait jamais eu de nom et n’avait plus d’âge,
lorsque ce sobriquet lui fut attribué avec la complicité des temps.

Dès celui où mon grand-père Cassan vint habiter à Villeneuve-en-Agenois
la maison que lui léguait Vidalone Vidal, fille de son grand-oncle Vidal
(Calixte), _la Vieille_ était déjà là, protégeant caves et greniers de
la gent ratonne, et donnant à téter, comme il lui arrivait deux fois
l’an au moins, à une bonne demi-douzaine d’enfants-chats...

Or, la servante, dont mon grand-père héritait en même temps que de la
maison, et qui gardait au moins un chaton de chaque portée de _la
Vieille_, lui donnait déjà ce titre, à ce que j’ai appris par la suite.

Car je ne devais naître à ce monde que sept ans plus tard et j’étais
déjà en âge de sourire aux jeunes filles quand mourut _la Vieille_:
c’est le plus curieux exemple de longévité que j’aie constaté, sans
tromperie possible, chez un animal de cette espèce. Il suffit à nous
démontrer deux erreurs nouvelles de nos naturalistes classiques dont un
(Buffon), énonce que la durée de la vie, pour les animaux, est en
proportion directe--et ceci à peu près absolument--de la durée de la
gestation de la mère; d’autres déclarent: les animaux qui vivent le plus
longtemps sont ceux dont les femelles sont les moins fécondes ou portent
le plus rarement. On ne sait en vérité où des esprits loyalement résolus
à être scientifiques sont allés chercher des rapports ou proportions de
ce genre, que tout contredit, à commencer par l’expérience quotidienne
d’un humble, ou l’observation élémentaire d’un enfant.

J’en avais pour des ans encore à ignorer en quelle façon les mammifères
(dont je suis au même titre que les chats), se reproduisent; mais
j’éprouvais déjà une sorte d’effarement à penser que _la Vieille_,
depuis qu’elle était née et à raison d’une bonne dizaine de petits par
an, en avait produit pour le moins «vingt fois gros comme elle»...

Comme il arrive, en pareil cas, aux âmes sans détours et toutes neuves,
j’avais fini par en faire presque un mérite à _la Vieille_, l’admiration
pour un tour de force se substituant en moi à la stupéfaction provoquée
par les prodiges.

Les prodiges sont certains postulats que les amateurs d’études
naturelles établissent quand ils n’ont pas envie d’aller voir les faits
de trop près, et qu’ils invoquent ensuite à peu près constamment hors de
propos, comme si tout, dans les études naturelles, ne devait pas d’abord
se réclamer de la Nature! Mais on croit faire hommage à celle-ci, en
dépit du nom qui l’honore, en laissant entendre qu’elle a du goût pour
l’extraordinaire, trouble domaine où naissent pourtant et se fixent la
plupart des inventions industrielles et intellectuelles des hommes.

_La Vieille_ mit au monde vingt fois gros comme elle de petits, sans
pour cela croire insulter à des ombres glorieuses, et ne devint ombre à
son tour que passé le double de la limite d’âge à elle assignée par les
compétences.

C’était une créature timide et tendre, d’une remarquable humilité. Elle
se montrait volontiers, comme il arrive à tant de chats, en compassion
momentanée ou durable avec certaines souffrances des gens de sa maison.
Quand j’avais l’âge où certains jeunes hommes peuvent sans trop de
mauvaise grâce chagriner celles qui les aiment, cette brute féroce de
Golo devenait tendre en leur faveur et leur prodiguait toutes les
consolations qu’il savait: ce tigre manqué avait le cœur amolli par une
larme de femme... Ce doit être qu’il leur ressemblait.

_La Vieille_, elle, ressemblait à mon arrière grand-père, au _pépé_
Cassan, et ne s’humanisait guère que sur ses genoux, les rares fois où
elle se sentait l’audace d’y grimper. J’ai la conviction qu’il y avait
alors entre eux d’immenses bavardages silencieux, une communion de
sentiments profonde, ce que j’ai tenté tout à l’heure de signifier par
un mot comme _compassion_, faute de mieux.


2

_Pépé_ Cassan avait ruiné les siens après lui-même, pour avoir conjugué
la manie bien innocente de jouer du violon sur les toits, par les nuits
de lune (afin d’évoquer les Elémentals), à celle de vouloir accaparer la
production de blé de l’Europe, manie beaucoup plus dangereuse, celle-ci,
et surtout en un temps où le mot _trust_, n’ayant pas même été inventé
dans le Nouveau Monde, avait encore moins de raison de rien signifier
dans l’ancien.

Manies contradictoires, et dont l’une l’avait dégoûté de l’autre,
contrairement à ce qui advient à l’accoutumée...

Il renonça à jouer du violon sur les toits dans l’époque même de sa vie
où cette occupation, de sa part, eût pu, somme toute, être tenue pour
admissible, raisonnable... Ce grand enfant était nonagénaire et _la
Vieille_ avait plus de vingt ans... Elle aussi avait cessé d’aller faire
à sa manière de la musique sur les toits, les nuits de lune ou autres.
Ils avaient atteint tous deux cet âge où la somme des espérances se
montre cruellement inégale à balancer le poids des souvenirs, et où,
hommes et chats, femmes et chattes, nous n’adressons plus de secrets
recours qu’à la grande Amie ténébreuse qui est là pour remettre les
choses en place, rééquilibrer la balance en supprimant les souvenirs et
l’espérance, ou en renforçant celle-ci sans enlever aucun prix à
ceux-là, en nous priant d’avoir confiance en Elle ou en nous invitant
goguenardement à nous aller faire pendre ailleurs.

_La Vieille_ mourut comme d’autres entreprennent une série de pensées ou
inaugurent un rêve, sans en avoir trop l’air, en s’immobilisant et en se
repliant sur elle-même. Ce fut même pourquoi on ne la porta très
longtemps que comme disparue. Elle avait tant procréé qu’elle semblait,
quand on retrouva son cadavre auprès d’une pile de vieux sacs, n’avoir
ajouté que sa propre vie aux innombrables autres dont le monde avait été
accru par elle...

Elle était «exténuée», comme l’on dit, un peu au sud de chez nous, des
vieux pins saignés à blanc et dont la résine est désormais tarie. Nulle
putréfaction. Sa dépouille ressemblait à un sac mince et plat de
fourrure miteuse, râpée, qui avait--ô ironie du sort pour les animaux
comme pour les hommes!--servi de gîte confortable à un ménage de souris
et à leurs souriceaux aveugles encore...

Ceux-ci furent jetés à l’égout en même temps que la carcasse pelucheuse
de _la Vieille_...

Durant les jours qui suivirent cet événement, je fis une assez piteuse
figure, à cause de ce massacre d’innocents souriceaux; les miens s’en
inquiétèrent; mais j’ai toujours eu, du ridicule, un sentiment aigu, et
qui m’en a inspiré une inguérissable horreur: il me parut bien plus
honorable, puisque j’étais dans l’âge où l’on se doit d’aimer les
sourires des filles, de laisser vaguement soupçonner dans mon entourage
que je souffrais d’une passion contrariée.


3

ROUSSOTTE.--Des innombrables descendants de _la Vieille_, une seule
chatte demeurait dans la maison, les autres ayant été sacrifiés aux
nymphes du Lot; ou bien, n’ayant pas été soupçonnés, ils s’étaient
offert la fantaisie de récupérer l’état sauvage, tout au moins vagabond.

Ce fut un peu par hasard que la Roussotte tenta de franchir, dans son
monde, _l’étape_, telle que l’a définie M. Paul Bourget; fille d’une
misérable et touchante pauvresse, elle était devenue le jouet de deux
petits enfants très gâtés et très capricieux; elle dédaigna la chasse
aux rats et connut l’usage des lits et des fauteuils... Une pimbêche,
dans le fond, et une mijaurée!

Mais elle était bonne mère, même avec les petits des autres chattes, et
je lui en garde beaucoup de tendresse.

Quand elle devint «sale», ce qui n’est permis qu’aux hommes et aux chats
vagabonds, il fallut bien se débarrasser de cette parvenue, de cette
personne qui s’était cru trop tôt permis l’abord et la fréquentation des
lits et des fauteuils.

Un client campagnard de mon grand-père lui dit qu’elle ferait
parfaitement son affaire, car elle avait l’air d’être _bouno ratairo_...

Mon grand-père, qui était un ironiste, lui expliqua qu’elle avait en
effet toutes les caractéristiques de la parfaite pourchasseuse et
destructrice de rats, et qu’elle tenait cette physionomie de sa mère,
laquelle avait été connue et tenue pour la meilleure _ratairo_ de
l’arrondissement.

Ainsi, à franchir _l’étape_ quand on n’en est pas digne, perd-on des
qualités sans en acquérir d’autres, et devient-on une sorte de néant
sans intérêt pour soi-même et pour les autres êtres. Mais Roussotte
n’était pas de notre race, et elle eut du moins le mérite de me prouver
quelques réalités que je tenais pour des légendes, et que je tiendrais
pour telles à ce jour encore, si cette pimbêche ne me les avait
démontrées.

Emportée dans un panier clos au lieu dit Romas par le client de mon
grand-père, lieu distant de trois bons kilomètres de chez nous, elle
s’était réinstallée dès l’aurore du lendemain sur notre seuil, le ventre
au soleil, et pleinement contente d’elle-même, à la façon des gens qui
accomplissent des miracles sans se douter qu’ils ont ce pouvoir-là.

Miracle pour nous, et qui se renouvela par trois fois. Après quoi, le
client fut découragé et mon grand-père ému. Et la mijaurée acheva
paisiblement sa vie en notre maison. Miracle pour nous que ce don
d’orientation des animaux, puisqu’il force notre intelligence et notre
raison à admettre chez certains d’entre eux des sens que nous ne pouvons
définir ou nommer qu’à l’aide de niaises pétitions de principes, ainsi
que je viens de le faire moi-même.

Qu’est-ce que nous savons? Les chats «entendent» peut-être les lignes et
les couleurs, «touchent» la chaleur et «goûtent» la lumière; cela
expliquerait ce nom de «petits sphinx» que tant de leurs plus
intelligents amis leur ont donné et ces attitudes qui parfois, quand
nous les regardons attentivement, font trébucher nos pensées comme des
ivrognesses dans une nuit noire...

Je n’ai rien éprouvé de plus déconcertant pour mon amour de connaître et
d’y voir clair avec des mots (tout récemment, dans une calme maison
provinciale), que le spectacle d’un gros chat, choyé et gâté, qui,
couché jusque-là devant un beau feu de corsier, se leva soudain, hérissa
ses poils, et s’en fut dans un coin sombre cracher au visage du vide.

Il n’y avait là que moi à m’occuper, dans l’ordinaire de l’existence, de
travaux d’imagination et de pensée, travaux qui font suspecter, parfois
non sans raison, les sensations les plus sincères de ceux qui ne se
veulent pas ou ne se connaissent pas d’autre métier sur la terre... Mais
j’affirme que le gentilhomme-campagnard, le député et deux charmantes
femmes, avec qui je perpétrais ce soir-là un petit poker honnête, se
sentirent froid dans le dos, comme s’ils étaient devenus poètes tout à
coup...

On parla spiritisme (ce qui d’ailleurs n’était indiqué par les
événements en aucune manière)... Et l’on ne joua pas plus avant au
poker.


4

LA JAUNE ET LA BLANCHE.--La Jaune et la Blanche, si je parle ici
d’elles, c’est que, données dans les mêmes conditions que la Roussotte,
elles ne revinrent jamais chez nous. En fait de personnalité, elles ne
montrèrent que celle de ne pas me reconnaître ou de me dédaigner, et de
témoigner ce dédain ostensiblement, les fois où il m’advint de les
rencontrer en leurs nouvelles demeures.

La Jaune eut un malheur.

Un jour qu’elle somnolait sur la grand’route, en face de la maison de
ses nouveaux maîtres, la roue d’un muletier qui dormait sur son bros (on
sait que c’est là l’essentiel, et comme la noblesse du métier de
muletier, entre deux auberges) lui passa sur le corps et la laissa
presque aussi plate que l’était la Vieille quand on la retrouva morte.

Contrairement à toute prévision, elle survécut, après avoir durant des
semaines promené un pitoyable arrière-train de paralytique.

Elle guérit pourtant, à la longue, mais n’enfanta plus dès lors que des
chatons morts; elle était touchante à la regarder les lécher
désespérément, comme acharnée à les ranimer; mais, avec le genre humain,
elle était devenue méchante et c’était toute une affaire que de lui
enlever ses pitoyables rejetons. Ses maîtres durent se résigner à la
supprimer. Il faut craindre beaucoup des gens qui ont eu des malheurs et
des vieux poètes qui ne sont plus créateurs que de poèmes mort-nés.


5

PIERROT, lui, était un drôle de bonhomme; un rustique, mais un malin. Il
connaissait le secret de toutes les serrures, et seuls les moyens
matériels lui manquaient pour ouvrir une porte de buffet fermée à clef.

Il vivait à Jolibeau, en cet endroit où je parvins un soir à capturer
Noctu[6] dans un remous des bas-fonds du ciel. Il avait l’air blafard et
hagard de l’amoureux de Colombine, et c’est là, sans doute, ce qui lui
avait valu son nom, mais je ne crois pas avoir jamais connu un animal
aussi _intelligent_ que lui. J’emploie cette épithète dans son sens
fort, et strictement comme s’il s’agissait d’un de mes semblables. Il
comprenait de manière incontestable d’assez subtiles nuances dans
l’expression des physionomies humaines, et, plutôt sauvage à
l’ordinaire, s’empressait de sauter sur mes genoux si je simulais une
silencieuse douleur.

  [6] _La Chauve-souris_.

Il donnait aussi l’impression de savoir compter et d’effectuer divers
raisonnements élémentaires, notamment quand je lâchais en terrain clos
et en sa présence quelques-unes de mes souris. Sa tactique et sa
stratégie différaient du tout au tout selon que les souris étaient plus
ou moins nombreuses.

Il ne jouait d’ailleurs pas avec elles pour les martyriser puis s’en
nourrir, mais simplement pour les réduire à sa merci, comme pour se
prouver à lui-même son adresse. Il les immobilisait sous ses pattes
antérieures et ne témoignait aucun regret quand je les lui enlevais pour
les replacer dans leur cage,--intactes.

Un artiste. Un étrange bonhomme, je vous dis! Ainsi il adorait la salade
bien vinaigrée... Vous imaginez ce qu’on pouvait penser de lui dans un
pays où l’on appelle une platée de viande ou un fastueux rôti «une
salade de chat»!


6

KIKI vivait vers la même époque, mais «en ville», comme nous disions
dans notre famille, par opposition avec la maison déjà campagnarde de
Jolibeau.

Kiki, physiquement, ressemblait comme un frère à cet Emile qui, durant
que j’écris, ronronne à mes pieds; mais, moralement, quelle différence!
Un mauvais sujet... un don Juan de bas étage! Et, avec cela, fourbe,
gourmand, voleur.

Ma grand’mère l’appelait _le Coureur_ et--pauvre chère femme, si pieuse
et sainte!--elle passait de bien cruels moments, quand il disparaissait,
vers février, pour aller «faire carnaval avec le diable», comme on dit
chez nous des chats dans la saison pré-printanière de leurs amours.

Ma grand’mère avait cependant une affection particulière pour cet agneau
égaré; dans les discours qu’elle lui tenait, après l’avoir maintes fois
cru perdu, corps et biens et moralement en outre, son indignation
dissimulait mal une infinie tendresse. Ce chat magnifique, coiffé de
stricts et quasi virginaux bandeaux noirs,--à la Cléo, comme on disait
alors...--revenait affamé, sordide, les oreilles déchiquetées, traînant
sur lui comme l’affreux relent de tous les péchés du monde.

Il n’y avait pas que ma grand’mère à s’inquiéter de lui: il y avait
encore Mitte, sa mère à lui...

Quel obscur instinct avertissait celle-ci du retour de l’enfant
prodigue, dans la nursery où, vers cette époque, elle s’occupait déjà,
presque toujours, d’autres bébés? A peine ma grand’mère avait-elle crié
triomphalement: «Le voilà!» que Mitte apparaissait, comme si son cœur et
ses sens plus affinés que les nôtres avaient discerné à distance, le
long des trottoirs ou des gouttières, l’approche feutrée du mauvais
sujet.

Alors, elle lui parlait doucement, léchait ses plaies, lui faisait sa
toilette... Et l’on put, plusieurs printemps de suite, assister à
l’effarant spectacle de ce voyou de deux ans ou plus qui revenait téter
sa maman ravie...

--Au fond, disait ma grand’mère, il n’est pas si mauvais qu’il en a
l’air...


7

EMILE, _encore_.--Que d’autres histoires j’aurais à conter! Est-ce par
peur d’importuner que je me borne? N’est-ce point plutôt par une sorte
de pudeur de parler de moi, tant ces charmantes et moelleuses vies me
semblent se mêler à la mienne?...

Regagnez le paradis des bêtes, petits disparus à quatre pattes que je
m’honore d’avoir compris et chéris. Tous les humains qui vous ont aimés
connaissent à propos de vous des faits et des traits encore plus
émouvants et _personnels_ que ceux que je pourrais raconter encore.

Adieu donc, ou au revoir, Nique, petite siamoise qui étranglais tes
enfants quand ils n’étaient pas les fils de Sim, ton mari légitime; et
toi, Poupée, qui prenais les tiens pour des jouets, et les détruisais à
force de t’amuser d’eux, comme si ton nom avait influé sur tes goûts; et
toi, Golo-le-Tigre qui, gavé comme un seigneur, refusais les plats que
tu adorais pour voler ceux dont tu faisais fi, quand ils étaient offerts
par nous...

Ces bêtes-là sont comme nous autres... «_Aucun chat ne ressemble à un
autre chat_», et, je le répète, il en est parmi eux à propos desquels on
ne saurait parler de manque de franchise, d’ingratitude, etc. Celui qui
somnole à mes pieds n’est que fidélité et loyauté.

Je l’appelle:

--Emile!

Il me regarde bien en face et miaule avec une tendresse enrouée. On ne
saurait dire de lui qu’il est un félin de luxe. Il est important par la
taille, plaisant par l’embonpoint et confortable par la fourrure, mais
il n’a rien de rare, louche quand il rêve et offre à mon observation un
angle facial aussi dénué d’importance que celui d’un cochon d’Inde.
C’est peut-être parce qu’il a un sentiment très exact de sa piètre
valeur qu’il se montre, dans l’ordinaire de l’existence, humble,
tendre,--et d’une scrupuleuse honnêteté.

Sa joie, lorsque je le nomme et que je lui parais avoir des loisirs,
c’est, éveillé de son perpétuel demi-sommeil de vieux chat, de prendre
des poses d’enfant gâté... Puis, s’étant étiré, il grimpe le long de mon
bras et va s’installer--tour-de-cou au bruit de rouet ou de bouilloire,
dit Tristan Derème--sur mes épaules qu’il pétrirait sans jamais se
lasser, voluptueusement, surtout si je voulais bien le véhiculer et lui
faire faire une petite promenade d’une pièce à l’autre...

Personnellement, je me lasse de ce jeu assez vite, mais, quand je
_sacque_ Emile, j’éprouve presque du remords, tant il me semble
reconnaissant de l’honneur que je lui ai fait.

Il n’a jamais volé, jamais griffé, jamais mordu; et, avant d’attaquer
son repas, il manifeste un véhément désir de se voir confirmer que c’est
bien pour lui. Il faut que quelqu’un de nous lui porte son assiette sous
le nez, encore, avant qu’il se risque, voyons-nous que ses yeux verts
nous interrogent.

Une nuit qu’une panne d’auto nous avait retenus à la campagne, se
sentant affamé, il développa, dans l’office, le paquet qui contenait son
repas du soir, en mangea une bouchée, puis, pris de scrupules ou
terrifié de son audace, il alla se cacher dans le sommier d’un lit, d’où
il ne sortit qu’au bout de quelque vingt-quatre heures, et comme nous
commencions à le pleurer...

C’est à coup sûr un chat d’origine très modeste... Bien que devenu
nouveau riche dans son monde, il manifeste sa mauvaise humeur à la façon
des pauvres honnêtes, en allant bouder ou grogner tout seul dans un
coin. Quand il nous suivit, Pierre et moi, le long de la rue Falguière,
sa toison contenait des poux de poules, ce qui m’oblige à croire--les
poux des gallinacés ne vivant qu’un temps infime dans les toisons des
mammifères--qu’il était né et avait été nourri jusque-là, chichement et
sévèrement, dans l’arrière-boutique d’une marchande de volaille ou d’un
rôtisseur du quartier.

Ce n’est pas sans préméditation que je montre ici un chat en face d’une
pâtée.

Jamais vous n’en verrez aucun se comporter comme son voisin, à la
différence des chiens d’un même chenil ou d’une même maison.

Avec l’âge, Emile est devenu à la fois difficile et sobre. Il aime les
caresses à la condition de les rendre, le feu et le sommeil. Jadis, il a
été un étonnant chasseur; maintenant, il ne regarde même plus les
moineaux qui viennent sur mes fenêtres.

Mais, contrairement à ce qui advient pour la plupart de nos familiers,
il s’intéresse vivement à tous les quadrupèdes qui passent sous les
fenêtres de mon rez-de-chaussée, converse avec eux, chien ou chat, et,
quand il le peut, leur témoigne une sympathie touchante. Il n’a aucune
jalousie et cela doit se sentir si bien, dans le monde de ceux qui vont
à quatre pattes et la tête penchée vers le sol, que jamais un chien ne
lui a dit de sottises...



_LIVRE SEPTIÈME_

LE TEMPS ET LES BÊTES


1

Emile a environ douze ans.

C’est un âge beaucoup moins auguste qu’on ne le croit en général, pour
ceux de sa race. _La Vieille_, dont j’ai esquissé plus haut la
biographie, sa longévité fut probablement exceptionnelle; mais les chats
et surtout les chattes qui soutiennent avec honneur le poids de trois ou
quatre lustres ne sont pas rares.

Là aussi s’impose cette idée de «différenciation» qui les rend tellement
ressemblants à nous, et qui m’a fait çà et là, en dépit de tous mes
efforts, retomber dans cet «anthropomorphisme» que je redoute.

Pour eux comme pour nous, la longévité est fonction de leur hygiène et
de leur moralité. A dix ans, n’importe quel chien est vieux; à quatre
ans, n’importe quelle chauve-souris est épuisée... Mais ce mauvais
diable de Golo-le-Tigre fut emporté à six ans par une maladie de foie
due à son incomparable gloutonnerie, tandis qu’Emile, âgé du double, a
des chances de ne mourir que dans douze ans encore,--et peut-être après
moi.

Dieu me garde de tirer de ces faits des conclusions qui voudraient être
à notre utilité. Ni Golo, ni Emile n’ont jamais lu de traités de morale,
écouté de conférences, ni adhéré à des ligues végétariennes ou contre
l’alcool...

Les animaux nous donnent d’ailleurs sur ce point une grande leçon: les
progrès des thérapeutes n’ont pas fait varier depuis des siècles la
durée de la vie humaine et, plus que tous les traitements ou régimes, ce
sont certaines qualités _personnelles_ d’esprit et de cœur,
d’intelligence ou de moralité qui font durer ou abrègent notre étape en
ce monde. Je ne sais plus qui disait: «On ne meurt que quand on le veut
bien...» Et je crois que c’est une vérité, une réalité _hygiénique_ à
méditer dès notre enfance.

Emile n’est pas vieux, puisqu’il est très loin de vouloir mourir...

Je le regarde, sur la chaise trop étroite pour lui qu’il a adoptée je ne
sais pourquoi, depuis quelque temps, et d’où ses pattes et sa queue
pendent, comme à la dérive du navire-sommeil. Ne nous y trompons pas:
sommeil n’est qu’un mot humain, et dormir, pour un chat, c’est simuler
de le faire,--et méditer, et réfléchir.

Sur quoi?...

A propos de quoi?...

Quel rideau sombre se déroule aussitôt devant qui, tâchant de penser
clairement, se pose de pareilles interrogations à lui-même.


2

Le passé existe pour les bêtes, et surtout pour celles dont je parle,
comme pour nous, mieux que pour nous, car leur mémoire est formidable
comparée à la nôtre, car nous n’avons, à côté d’elles, que de très
précaires facilités dans cette «dimension» ou dans ce «sens» du temps.

Celui-ci est un monstre à trois têtes dont nous regardons plus
volontiers, nous autres hommes, celles qui sont les plus inconsistantes
et les plus vaines: le présent et l’avenir. Au contraire, la méditation
d’un chat est un substantiel festin de souvenances.

Je ne rêve point ici, ni ne m’exprime par métaphore: mille expériences,
si simples qu’elles ne paraîtraient pas avoir d’intérêt, m’en ont fourni
la preuve... Ainsi, un bruit de papier froissé tire de sa torpeur un
vieillard gris et roux à qui j’allais porter, voici bien dix ans, des os
et d’humbles pitances, alors qu’il était misérable, avant que des amis
landais se fussent chargés de lui...

--Il n’y a qu’à froisser du papier pour qu’il s’éveille, me disent mes
amis landais...

Après dix ans!

Un coup de fusil (ou le bruit qu’on provoque avec un sac gonflé et crevé
d’un coup de poing) faisait bondir Golo hors de son fauteuil, non point
par terreur, mais avec une sorte d’allégresse avide. Jadis,--et c’était
sur quoi était en train de _méditer_ ce vorace,--je livrais à sa
gourmandise les agaçantes corneilles qui avaient cru devoir s’installer
aux environs de ma bicoque sylvestre et maritime, et que j’abattais sans
pitié vaine dès que l’occasion m’en était donnée.

Vous me lisez bien: il _méditait_; et je n’aurais pu écrire décemment
_il se souvenait_.

Pour nous, l’esprit et les années défuntes représentent un magasin en
désordre, une provision au hasard entassée de ces pelotes de fil, de
soie ou de laine multicolore que nous appelons, faute de mieux,
«associations d’idées» ou «d’images», et dont les bouts, fil, soie ou
laine, et quelle que soit leur valeur ou leur couleur, traînent un peu à
l’aventure, hors des tiroirs, hors du comptoir, souvent même hors du
magasin, sur le trottoir...

Les animaux et surtout les chats ont, au contraire, l’esprit en ordre;
et cet esprit, je l’entrevois (le Temps n’existant guère en la façon
dont nous le concevons pour des êtres qui ne vivent que dans une des
«dimensions» de cette catégorie de l’entendement), je l’entrevois assez
bien sous l’espèce d’une carte d’état-major soignée, riche en cotes et
en points de repère... Ou bien sous celle d’un «état» perpétré par un
adjudant plein de génie, et où tout ce que l’on a à savoir ou à faire
connaître pour que les choses aillent bien et que l’existence soit
belle, serait calligraphié et disposé harmonieusement sur une
considérable, mais _unique_ et _étale_ page de beau papier...


3

Le _présent_ n’est pour Emile qu’un ensemble de phénomènes _à côté_, un
détail, un accessoire plaisant ou haïssable...

Il ne fait pas partie de la pensée, de la vie spirituelle; il s’y ajoute
un peu comme une distinction de laurier en papier peint ou un bonnet
d’âne à la tête d’un enfant; qu’il soit désir de nourriture, d’amour ou
de jeu, il n’est que _désir_; il va même plus loin: il annihile
momentanément la vie spirituelle et la pensée, qui ne reprendront leur
cours réel que tout à l’heure, quand nous recommencerons, sur notre
chaise élue, pattes et queue flottantes dans le vide, à faire croire à
ce bon nigaud d’homme que nous sommes en train de dormir...

Quant à l’avenir, qui n’est fondé pour nous que grâce à des séries
d’inductions scabreuses, issues des plus mesquins événements de la vie,
il est probable qu’il est à peu près inexistant pour les bêtes même les
plus rapprochées de nous.

En tout cas, il n’y a aucune raison (humaine) de croire à la réalité
chez les bêtes de cette dimension de la catégorie Temps. La soupe qu’on
flaire de loin et l’oiseau qu’on guette sont eux-mêmes du présent,--du
passé peut-être,--avant que d’être goûtés ou capturés. Et pourtant,
comme nous, les bêtes se savent mortelles sur cette terre. En la même
façon que nous? c’est peu vraisemblable... Elles sentent que le passé
n’est pas infiniment enrichissable et que le présent n’est pas
éternel...

Mais sous quel aspect la notion de vieillesse et de mort leur
apparaît-elle?


4

Cela doit commencer par une impression de détresse et d’injustice comme
nous n’en éprouverons jamais,--trop compliqués que nous sommes!--et cela
si rigoureux que se montre notre destin personnel.

Mais il n’est pas très difficile d’imaginer et de reproduire les
sentiments qu’un animal familier doit ressentir en face de la maladie et
des déchéances qu’elle comporte. La satisfaction de sa faim étant, dans
la fleur de sa jeunesse et la prospérité de sa santé, le remède sûr à
toutes ses souffrances physiques et morales, il _généralise_ à sa
manière et devient d’autant plus vorace qu’il souffre davantage, même et
surtout quand la diète serait l’unique traitement qui pourrait empêcher
la progression du mal.

Ainsi en alla-t-il de Golo-le-Tigre.

Il avait le foie volumineux, comme les oies que l’on gave pour leur
infliger cette maladie, au profit de notre gourmandise. Souffrant
cruellement, il dévorait en proportion, pensant que cela apporterait un
soulagement à ses misères.

Ce qui prouve que les bêtes familières sont intelligentes au point de
perpétrer des sophismes, comme nous-mêmes!

Un sophisme d’induction, de la catégorie _fallacia accidentis_, laquelle
comporte encore une plus grande subtilité de «raisonnement dévoyé» que
ceux de la catégorie _non causa pro causa_. Golo concluait de l’essence
à l’accident, peut-être même de l’accident à l’essence, ce qui me
paraîtrait plus troublant encore:

_Un tel est bon médecin, donc il guérira tel malade..._

Ou:

_Un tel a guéri tel malade, donc il est un bon médecin._

Ainsi, exactement, raisonnait Golo:

_L’apaisement de la faim est un remède à tous les maux, donc je dois
manger d’autant plus que je souffre davantage._

Ou bien:

_L’apaisement de ma faim ayant de tout temps (c’est-à-dire dans la
dimension PASSÉ), provoqué mon bien-être, je dois manger plus que jamais
puisque j’ai davantage à lutter contre la douleur._

Il en mourut.

Pour nous aussi, la mort prématurée ou non accidentelle est presque
uniquement une conséquence tragique ou non de nos sophismes familiers,
moraux ou viscéraux...



_LIVRE HUITIÈME_

LA MORT


1

Nombre de légendes courent sur la façon dont nos bêtes amies accueillent
la sombre Déesse. On conte volontiers qu’elles en ont la pudeur, alors
que la plupart des hommes n’en éprouvent que l’effroi.

Ceci est les ennoblir vainement et de manière perfide, car il n’en est
rien. Je ne puis jamais penser sans sourire à un poème du cher François
Coppée, qui, s’étonnant d’errer dans les bois avec son amoureuse de
l’année sans y trouver de «délicats squelettes» d’oisillons, se
demandait:

    Est-ce que les oiseaux se cachent pour mourir?

Le bon poète ignorait, ainsi que je l’ai noté ailleurs[7], l’existence
des nécrophores, de ces macabres mais prévoyants insectes pour qui toute
bestiole morte, emplumée ou velue, est une trouvaille si précieuse que,
faute de cette rencontre, il ne saurait être question pour eux de se
perpétuer,--de _prévoir_ pour leurs larves, ce qui est leur façon à eux
de croire à l’immortalité, ou plutôt d’estimer absurde l’idée de mort.

  [7] _Vie de Grillon_.

Non, les oiseaux ne se cachent pas pour mourir, non plus que les mulots,
les musaraignes et les taupes; mais leur mort, par une industrie
subtile, sert immédiatement à préparer de la vie. Un menu cadavre, pour
un nécrophore, c’est la même chose que de l’air respirable autour des
berceaux de nos nouveau-nés.


2

Revenons-en à nos familiers, chiens ou autres et surtout chats, puisque
je les ai choisis en exemple.

La mort, ils la reniflent de très loin, de beaucoup plus loin que nous
ne la pressentons nous-mêmes.

Il est curieux d’observer chez les hommes, je parle de ceux qui ont
conquis quelque tranquillité intellectuelle et morale, combien la
présence de la sombre Déesse, quand elle les guette avec des chances de
succès et dans les conditions normales (vieillesse ou maladie), leur est
insoupçonnée ou leur semble insignifiante.

J’en parle par expérience personnelle, n’ayant peut-être jamais éprouvé
plus de bien-être que lorsque je manquai de mourir, voici trois ans. Je
n’ignorais rien de la gravité de ma grippe compliquée de congestion
pulmonaire et d’urémie. Un prêtre était venu: je savais pourquoi...

On m’a dit depuis que j’avais souffert beaucoup, et je n’ai gardé
pourtant aucun souvenir de souffrance, bien qu’en ayant manifesté les
signes extérieurs pour tant de sollicitudes attentives et empressées à
mon chevet. On m’a conté que je grattais mon drap et tentais de le
ramener sur ma face, comme on le fait quand il s’agit de s’accoutumer au
linceul, mais aucune de mes facultés de sentir ou de comprendre n’était
amoindrie; je jouissais au contraire d’un repos actif et conscient, si
je puis dire, et absolument pareil à ceux dont on se délecte lorsque
l’on a quinze ans et que l’on se laisse, quelque splendide jour d’été,
flotter en «faisant la planche» au gré de sa rivière natale...

Ma vie passée ne redéfilait pas frénétiquement et comme
cinématographiquement devant moi, ainsi que racontent tant de gens qui
ne sont pas allés y voir ou qui n’ont pas su regarder. Je me baignais
dans le Lot, j’avais quinze ans... C’était pour toujours que je me
baignais,--sans avoir l’ennui de me rhabiller et de risquer une
gronderie si j’arrivais en retard chez nous.

Nos souffrances physiques, en pareil cas, n’existent probablement plus
que pour les nôtres et, tout en gardant d’elles, dans nos attitudes et
nos gestes, les expressions et les traductions ordinaires, nous nous en
sommes déjà débarrassés, comme d’une vêture inutile, ou comme un
musulman dépose ses babouches au seuil de la mosquée où il s’est rendu
de loin en pèlerinage.

La mosquée est belle et flatteuse...

O chère rivière où je me baignais au printemps de la vie et dans l’été
de l’année!


3

Parmi les bêtes familières dont il n’est pas dans nos coutumes de nous
nourrir, et qui n’ont jamais été maltraitées ou négligées par leurs
maîtres ou leurs hôtes, je n’ai jamais constaté cette pudeur devant la
mort qui nous fait ramener le drap devant notre face, comme si nous
redoutions de ne pas être assez beaux vis-à-vis de semblable douceur.

Tous les chats ou chiens qui furent miens, en leurs derniers instants,
se sont pour ainsi dire cramponnés à moi; ils estimaient sans doute que,
dispensateur de leur vie, distributeur de nourriture et de joie, je
pouvais quelque chose pour eux en cet instant critique, en cette épreuve
qu’ils estiment à coup sûr moins définitive que nous ne le faisons pour
la plupart, mais qui les inquiète de plus loin que nous.

Crainte qui s’ajoute aux «accessoires» détestables du présent (et qui ne
saurait provoquer chez eux la réalité _in extremis_ de la dimension
_avenir_ du Temps); crainte qui les rend affectueux jusqu’à se montrer
importuns, ce dont résulte pour eux, qui nous agacent, le fait de subir
sous une autre apparence encore cette injustice dont l’âge ou la maladie
leur a déjà fourni la notion; crainte qui semble les inciter alors à
exagérer leurs défauts ou à caricaturer leurs vertus, en guise de
protestation contre les injustices dont ils accusent le destin et
nous-mêmes, qui représentons sans doute le destin à leurs yeux...

Encore un sophisme de leur part? Mais ceci serait décidément raisonner
en homme... Et, peut-être, renforçant à l’approche de la mort leur
personnalité, leurs tics, leurs petites manières, se montrent-ils non
pas pratiquement, mais métaphysiquement plus malins que nous. En effet,
par «immortalité de l’âme», le _consensus omnium_, le jugement des
non-croyants comme des croyants de toute confession, entend ou veut dire
la prolongation d’une personnalité au delà de ce monde, selon des
catégories de l’espace et du temps que nous ne pouvons scientifiquement
entrevoir ou définir ici-bas à notre usage, sur lesquelles pourtant
l’observation de nos frères inférieurs, vus non pas d’en haut (car il
n’y a ici ni haut ni bas), mais d’en face, peut et doit projeter quelque
lumière.



_LIVRE NEUVIÈME_

IMMORTALITÉ ET PERSONNALITÉ


1

Une créature respirante n’existe pas réellement, au sens humain du mot,
si faculté ne lui est concédée de se réaliser à part, d’acquérir des
signes qui la différencient des autres créatures de sa race. Elle
«n’existe pas», au sens courant de cette expression, n’existe pas plus
dans le langage du raisonnement humain que ne le font individuellement
l’atome ou la cellule.

Où il n’y a pas d’existence, il ne saurait y avoir d’immortalité
concevable. Où l’immortalité devient absurde, l’idée de mort l’est déjà!

Les insectes ont atteint ce stade égalitaire et cette organisation
mécanique dont quelques hommes rêvent intempestivement encore pour leurs
semblables,--sinon pour eux-mêmes. Il n’y a donc, _logiquement_, pour un
grillon par exemple, ni possibilité d’idée de mort, ni entrevision
d’immortalité. Notre personnalité est le lien mystérieux par quoi sont
réunis les atomes et les cellules qui nous composent; le resserrement
volontaire de ce lien, qu’un grand écrivain appela naguère culte du moi,
et que je nommerais ici plus volontiers «désir quasi religieux de
personnalisation», est l’acte indispensable _pour vivre ici, puis
ailleurs_.

A quel degré de l’échelle sans commencement ni fin le resserrement du
lien devient-il possible pour une créature respirante? Ici, je
redescends avec joie vers les plus humbles expériences et les faits que
n’importe qui peut constater... La personnalité commence chez les êtres
dont les physionomies et les attitudes ou les accentuations de la voix
sont capables d’exprimer des sentiments que nous puissions, humainement,
à peu près homologuer[8].

  [8] Ceci sera plus longuement étudié dans le prochain volume du
    _Bestiaire_: _Les Porte-Bonheur_.


2

Je voudrais aussi éclairer rapidement (et il serait vain de tenter de le
faire mieux et plus subtilement qu’en me rappelant les leçons de vieux
maîtres en logique formelle) la notion de personnalité, de
différenciation, de distinction.

Autant qu’il m’en souvienne, ils accordaient en logique une importance
capitale à la considération de généralité. Entre _Emile_ et _les
Autres_, il y a la même opposition qu’entre un terme concret et un terme
abstrait. A première vue, certes, il semble, même en dehors de toute
étude de psychologie animale, que pareille distinction ne doive pas
s’imposer, puisque ce que l’on entend par terme concret représente une
réalité matérielle, corporelle--un ensemble défini par l’usage ordinaire
de nos cinq sens. Mais envisageons (entre autres!) des termes comme
_âme_ ou _île enchantée_; ils désignent bien des réalités ou des
possibilités, en tout cas des ensembles; mais des ensembles qui n’ont
aucune existence dans le domaine de nos sens.

Le mieux, pour éclairer ici notre lanterne, c’est d’en revenir
décidément à ce qu’on m’apprenait jadis en ce qui concerne l’idée et le
terme, à _leur connotation_ et à _leur dénotation_, comme écrivait
Stuart Mill qui avait l’excuse de n’être pas Français. Traduisons
classiquement: compréhension et extension des idées. Exemple: _Homme_.

A ce substantif, on peut immédiatement adjoindre certaines épithètes,
comme _bipède_ ou encore comme _raisonnable_ (je ne prends ce dernier
attribut qu’avec quelque méfiance... mais passons!). De ces idées de
_bipède_ ou de _raisonnable_, plus simple que l’idée d’_Homme_, apparaît
la signification même du mot compréhension: la compréhension d’une idée
correspond à l’ensemble des idées simples, mais constructives, qui
servent de fondement, de forme et de couleur à une idée plus générale.

Passons à l’extension: l’idée d’_Homme_ (ou le substantif _Homme_) peut
recevoir à son tour l’attribut ou l’épithète de Français ou de Prussien,
et dès lors chacune des idées que suggèrent ces derniers termes est plus
complexe que celle qui se reflète dans le mot Homme...

a) L’extension ou l’étendue d’une idée est l’ensemble des idées plus
complexes desquelles cette idée peut être affirmée à titre d’attribut.

b) L’extension des idées et des termes est en raison inverse de leur
compréhension.--_Homme_ a plus d’extension que _français_, puisqu’il y a
des hommes qui ne sont pas des Français, mais _français_ a plus de
compréhension qu’_homme_, puisque le Français possède tous les attributs
par quoi l’on a coutume de définir l’homme, et en plus tous ceux qui le
distinguent des bipèdes qui ne sont pas français.


3

Qu’y a-t-il de plus étendu, mais d’aussi peu compréhensif que l’idée de
L’ÊTRE? Même quand certains inventeurs lui ont adjoint l’attribut
_suprême_, ils sont demeurés dans une étrange imprécision à côté de ce
qu’explique, à propos de l’idée de Dieu et d’éternité, le plus humble
des catéchismes entre les mains d’un petit villageois.

Un jour, peut-être, tenterai-je une introduction à la méthode en
sciences naturelles; mais qu’on ne croie pas que j’aie voulu un peu plus
haut faire du fleuret avant de batailler pour de bon.

J’ai--je le répète--tenu simplement à éclairer de mon mieux la notation
de personnalité, essentielle pour qui s’intéresse aux bêtes, aux hommes
et à lui-même.

Il ne faut voir dans les considérations scolastiques qui précèdent qu’un
côté du diptyque que figure toujours une métaphore. Emile est concret,
les Autres sont abstraits; et voilà tout,--pour m’exprimer «en
raccourci», et provisoirement.

Pour _être_, il faut rechercher l’extension et non la compréhension.
Pour _être_, c’est-à-dire pour ne pas mourir, même quand notre dépouille
sera retournée à la terre. Certes, les créatures impersonnelles ne
meurent pas, ou du moins elles ne vivent pas davantage qu’elles ne
meurent: la vie sans la possibilité de la mort ou la mort sans la
certitude d’une autre vie sont deux zéros additionnés, et qui en égalent
un autre.

Pourquoi y aurait-il sur la terre, ou ailleurs dans l’espace ou le
temps, des créatures intelligentes, pourvues d’âmes immortelles, et
d’autres qui ne seraient qu’instinctives et vouées à l’abolition
définitive?

Ici, le paradis des bêtes, qu’il soit imaginé par Francis Jammes ou par
n’importe qui, ressemble à celui dont nous rêvons pour notre usage
personnel, nous autres hommes, et dont nous avons tous le pouvoir d’être
assurés. La religion et la science (qui n’ont nul besoin de se
rejoindre) n’ont pas du moins à prendre la peine de s’opposer, de se
considérer hostilement.

Comme le Pauvre entre les pauvres, allons demander leur avis aux
animaux, qui voient Dieu face à face, comme ils voient peut-être la mort
lorsqu’ils sont chats et qu’ils témoignent de la terreur ou de la
colère, dans des coins d’ombre où, pour nos yeux, il n’y a personne ni
rien.


4

Croire aux choses, c’est les rendre réelles.

Je ne voudrais point, parlant de bêtes, avoir l’air d’ajouter ici une
moralité à une fable; mais l’exemple d’Emile, et des _Autres_,--de
beaucoup d’autres, et qui n’étaient pas nécessairement chats,--me
convainc chaque jour davantage que notre immortalité doit dépendre
surtout de nous-mêmes, et de la réalisation plus ou moins heureuse que
nous faisons de notre personne, patiemment.

Certaines races animales n’y ont plus droit. La nôtre et celle d’Emile
peuvent escompter ce privilège sur la planète Terre, aussi longtemps que
nous sauvegarderons cette personnalité sans laquelle une créature
vivante n’a plus l’orgueil de soi-même et perd la croyance, qui est le
souverain passeport pour notre prochain voyage.

Vivre et mourir ne devraient avoir de sens pour nous que tout à fait
provisoirement. C’est sur des trésors dont nous pouvons à chaque instant
nous enrichir, arbre ou minéral, chat ou homme, que se fonde notre
future fortune, notre licence à durer et même à ne plus jamais mourir...
La mort n’est qu’une association en enfilade d’images sinistres,
momentanément valables pour nous, qui vont de l’image souffrance à celle
d’un pourrissement où nous ne sommes plus pour rien.

La mort, c’est un mot qui ne devrait pour nous correspondre à rien,
comme pour tant d’_Autres_, comme pour la plupart des autres.

A plus forte raison ne me semble-t-il _encore_ impliquer ni l’enfer,
qui, pour les êtres sans individualité, doit être quelque chose
d’horrible comme un néant dont on aurait conscience, ni le paradis, où
ceux qui tentèrent loyalement d’être eux-mêmes obtiennent, j’imagine, un
délai hors du temps pour se réaliser et se personnifier encore mieux...

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Oui, viens sur mes genoux, Emile, pauvre bête honnête et tendre, puisque
ce geste te ressemble, te réalise, te personnifie; voici l’heure où les
feux achèvent de se consumer, où les chars des maraîchers, d’un
roulement ininterrompu, annoncent le lugubre avènement sur Paris d’une
aurore d’arrière-automne...

Viens sur mes genoux, grimpe contre mon bras, installe-toi sur mes
épaules... C’est la place que tu as choisie, la meilleure part de ce que
je puis t’offrir... Tes griffes s’enfoncent terriblement dans ma peau,
mais que m’importe à moi, puisque tu continues à m’instruire?

                   *       *       *       *       *

Tout à l’heure, j’irai comme font mes semblables m’instruire de la mort
à l’école du sommeil, du sommeil qu’un réveil a toujours suivi jusqu’ici
pour M. de la Palisse et pour moi... Mais il est certainement, ailleurs,
des réveils qui valent mieux que ceux de cette vie; je le comprends dans
tes yeux verts qui louchent un peu et qui, pour l’instant, me
signifient:

--C’est entendu; dans trois heures la bonne arrivera et je lui
réclamerai ma pitance, avec fracas, s’il le faut... C’est entendu,
j’écourterai ton précaire sommeil, mais tu n’as qu’à dormir comme nous
le faisons, nous autres, dans notre monde: d’un œil. Je suis Emile, et
fier de moi en dépit de mon apparente humilité... Dépêche-toi, la
bouillotte de ton lit--et j’en aime la tiédeur autant, sinon plus, que
celle de tes épaules,--va être froide...

... Viens donc, pauvre vieux chat, et éveille-moi dès qu’il te plaira...
comme il me serait doux qu’on m’éveillât un jour ou l’autre,--pour tout
de bon, ailleurs!

... Viens. Je suis sûr que vous avez encore infiniment de choses à
m’apprendre, Toi et les Autres...



II

COCO, CACATOIS


Des gens content que nous vieillissons ou mourons? Quelle blague! Nous
sommes arrivés hier à Jolibeau et tout était en place, et Noctu dans le
ciel, et Filon le Gris dans sa lézarde de la troisième marche du seuil,
et son cousin Filon le Vert dans le trou de taupe du talus d’en face
qu’il a accommodé à l’usage de sa paresse, comme chaque an. Evidemment,
ce ne sont plus les mêmes... Et après? Suis-je moi-même identique à ce
que j’étais, durant que j’écrivais la précédente ligne?

                   *       *       *       *       *

Toutes les bêtes sont là: la soixantaine de pigeons, les cinq ou six
chats, les lapins bleus et gris, et les noirs, et la petite ânesse
poilue et frisée, dont il semble que la mère ait trompé le père avec un
épagneul. La chienne, hier hostile, se rappelle soudain que celle dont
elle est née m’adorait, et la voici qui vient vers moi en rampant, un
bout de satin rose entre ses babines de négresse. Midi bientôt. Seul le
maître à danser des poules n’est plus là: il est allé leur enseigner la
musique au paradis des bêtes. Et M. l’aumônier, autre voisin, a beaucoup
vieilli: son mécréant de docteur en est réduit à réciter pour lui des
chapelets.

Les rossignols sont certainement, eux, les mêmes. En tout cas leur voix
n’a pas changé, ni mes oreilles, à cela près que quelques crins blancs
du plus charmant effet frisent au-dessus de leurs ourlets... Mais il y a
incontestablement du neuf devant ma vieillesse en herbe.

                   *       *       *       *       *

Ce neuf s’appelle Coco et d’après les estimations les plus sérieuses, il
doit avoir tout près de deux cents ans.

Un perroquet. Non. Un kakatoès, un cacatois comme on écrivait quand il
est né. C’est la femme de mon cousin qui l’a emmené de Languedoc en
Aquitaine gasconne; là-bas, dans sa famille, on ne se souvenait pas de
ne point l’avoir vu. Un cacatois blanc, dont la huppe arbore des
brindilles rouges lorsqu’on le caresse ou l’agace, lorsqu’il est heureux
ou furieux. Enorme. Des gamins qui ont dû depuis beau temps aller voir
comment on fume la pipe de l’autre côté de la vie, lui ont, jadis, crevé
un œil et cassé une aile. Ce borgne compliqué de manchot ne s’en porte
pas plus mal pour cela. Il a un appétit charmant, un cœur tendre, et
tient des discours pleins d’intérêt.

                   *       *       *       *       *

Car, ne nous y trompons pas: il se peut qu’un jeune perroquet répète
sans y rien entendre les mots et les sons qu’on lui serine; mais il n’en
saurait être de même pour un patriarche de l’importance de Coco.

Un patriarche, je m’explique mal, car Coco est une femelle cacatois, qui
pond de temps en temps un bel œuf blond et le déguste suavement,
n’ignorant pas qu’elle est veuve depuis deux siècles bientôt et que les
qualités de l’objet sont uniquement nutritives.

Mais avant de manger son œuf, Coco s’extasie et répète: «C’est bon!
C’est bon!... Viens me voir, papa!...» Aujourd’hui, il (ou elle) m’a
accueilli avec une gravité inaccoutumée: «Temps orageux, monsieur...»
Et, le comble, c’est que c’est vrai!... Allez parler de psittacisme à
propos d’un animal qui, lorsqu’on lui offre un biscuit, vous déclare
froidement: «Non, j’ai soif... Une orange, bien tirée, une orange!...»
Et il ne se trompe jamais sur la pronostication du temps... Ce matin, il
m’a dit: «Prends ton pépin...» Une ondée est tombée, comme j’allais
sortir. Durant que j’écris, il grommelle,--j’allais dire: entre ses
dents!--il grommelle: «Charmante journée. Beau temps pour la
campagne!...» Et, cette fois encore, il a raison. Tout va bien. Tout est
dans l’ordre. L’ondée n’aura pas de conséquences graves; à peine suis-je
aspergé quand je secoue les lilas et les cognassiers pour en faire choir
les hannetons, régal des poules. Les libellules célèbrent leurs noces
au-dessus des bassins; les petits escargots noirs et roses ou jaunes et
bruns sont tous dehors, lustrés, repeints à neuf,--comme la tortue qui
vient me regarder sous le nez avec une déplorable insolence, un manque
de timidité qui semble écœurant à mon orgueil humain.

Tout est dans l’ordre, ai-je dit... Toujours à l’excès optimiste! Midi
vient de sonner à la tour rose de l’église; j’admettais le caquetage des
passereaux, les coassements des grenouilles... Mais ce rossignol, à
pareille heure. Que nous veut-il? Et c’est qu’il en met! Nous n’y
couperons pas, c’est une ode!...

                   *       *       *       *       *

Je regarde: avec une pierre dans l’arbre, je pourrais sans doute envoyer
ce troubadour se faire pendre ailleurs. Impossible de le repérer. Et,
tout à coup, une stupéfaction énorme m’immobilise. Le rossignol, c’est
Coco... Coco qui s’est reconnu poète sur le tard et qui imite les
maîtres au point de les surpasser en virtuosité. Il peine, il travaille,
il y va fort, il est beau. Son œil crevé a l’air d’un monocle posé sur
un œil normal... Je n’y tiens plus. J’applaudis. Il me rappelle
quelqu’un ou quelque chose...

Il me sourit (il n’y a pas d’autre mot), puis, de son accent le plus
tendre:

--Si vous ne la savez pas, je vous la copierai.

... J’en suis retombé le derrière dans l’herbe, comme au temps où j’y
verdissais mes pantalons de coutil blanc.

Pauvre vieux qu’il y a là! Personne n’osera plus le gronder, s’il se
tache...



III

ZOMPETTE

LA GRENOUILLE VERTE



PROLOGUE


Il faut savoir entendre les conseils de l’Automne et se rendre aux lieux
où il tient le plus somptueusement ses assises. De longs ans, ce
fut,--pour moi,--en un coin de la forêt landaise que n’avait pas encore
saccagé la stupidité de quelques nouveaux riches... Il y avait là, aux
temps lointains dont je parle et dont nous sépare un affreux abîme de
boue et de sang, il y avait là, dès la fin de septembre, une douceur de
vivre perpétuellement exaltée par le prodigieux concert d’odeurs, de
couleurs et de sons dont se veut accompagné le prince Automne aux lieux
où il passe.

Le prince Automne, comme il est dit dans un conte gascon recueilli par
J.-F. Bladé. Appellation qui est, me semble-t-il, une vraie trouvaille
de poète. Faites résonner avec soin dans votre esprit et votre cœur
l’harmonie de ces syllabes, et dites-moi si vous n’imaginez pas tout de
suite un adolescent royal, plein de mélancolie et de langueur, qui passe
sur un fastueux tapis de feuilles mortes?

Donc, ce n’était pas encore la guerre, et la France n’y pensait pas plus
que chacun de nous ne pense à sa propre mort dans l’ordinaire des
jours... Un matin, Paris se réveilla sous une vilaine brume, terne,
rougeâtre, tragique, une brume à couper au couteau, et qu’on eût
effectivement coupée et tailladée comme pour la rendre sanglante...
Depuis huit jours, je mourais d’envie de partir et j’inventais cent
mille motifs de ne le point faire. Bénie fut la brume qui fit
brusquement la balance pencher dans le sens que je souhaitais, sans oser
me l’avouer à moi-même!...



I

LA FORÊT A L’AUTOMNE


Comment, si bonne que lui soit la vie à Paris, quelqu’un de notre
Sud-Ouest peut-il respirer sans nostalgie, ailleurs que chez lui,
l’_odeur_ de l’automne? L’odeur de l’automne! Voici une expression qui
aurait besoin d’être définie, mais par modestie ou par lâcheté, j’aime
mieux ici n’en rien faire et me contenter d’en parler pour ceux qui,
l’ayant éprouvée ou subie eux-mêmes, comprendront tout naturellement la
sensation dont il s’agit.

Je retrouvai donc _ma forêt_, et le vent y respirait, avec l’odeur des
mousses reverdissantes, une senteur, promenée sur des lieues et des
lieues, de taillis détrempés, de fumée de bois vert et de pommes de pins
en train de pourrir. Alors, les champignons émergent du sol sans crier
gare et semblent quintessencier au pied des arbres le goût même de la
forêt en menus sachets comestibles, gonflés de toutes les sèves du sol,
riches de tout l’arome des feuillages. Voici les cèpes aux airs joufflus
et cossus, au costume de velours sombre doublé de clair; les
chanterelles biscornues, en accoutrement de mardi gras; les oreilles de
loups, les bidaüs et les coulemelles qu’on appelle aussi sanguins,
serins, coucoumetz ou encore pignatons, jaunets et morts de froid, et
qui ne se plaisent que sous les pins; les rougets couleur de trogne
d’ivrogne; les oronges, pareilles quand elles naissent à un œuf oublié
sous le bois par une poule vagabonde, à un œuf dont le jaune ferait
éclater la coque et s’épanouirait végétalement en ombelle quelques
heures plus tard...

Il était inévitable qu’autour d’eux l’imagination campagnarde cultivât
un opulent jardin de légendes. Les vieux paysans, qui savent le temps et
la peine nécessaires à faire venir à bien les récoltes, ne pouvaient
guère voir ces hôtes des prés et des bois naître et grandir en une seule
nuit sans conclure qu’il y avait de la sorcellerie là-dessous.

Dans les pacages qui bordent les rivières du Sud-Ouest, quand les
champignons des prés étoilent, au matin, la verdure de taches blanches,
c’est que les _fatilières_, un peu plus tôt, ont déroulé leur ronde en
cet endroit. Ces _fatilières_ sont des déités bien originales de ma
petite patrie et qu’il serait malséant de confondre avec de vulgaires
sorcières: celles-ci sont de vilaines femmes, des mortelles promises aux
feux éternels et qui, bonnes amies du général Satan, lui constituent en
ce monde un régiment d’Amazones. Mais les fatilières, comme l’étymologie
du mot l’indique (_fatum_), s’apparentent davantage aux fées et, par
suite, à leurs lointaines cousines, les oréades, les dryades, les
napées, les nymphes champêtres et bocagères. Ce sont des génies qui se
montrent bienfaisants ou malfaisants au gré de leur humeur, mais qui
travaillent toujours pour leur compte et sans qu’aucun pacte les lie à
l’Ange déchu... Seulement, trait bien caractéristique de la race
gasconne, plus amoureuse encore de comique que de beauté, loin de se
présenter aux humains sous les espèces de belles et gracieuses jeunes
femmes, les _fatilières_ sont de burlesques carabosses avec lesquelles
on ne sait trop sur quel pied danser, mais qui, elles, dansent toujours.

Dansent et plus que jamais aux nuits où les brumes d’octobre se
déploient au-dessus des ruisselets. Alors, quelque enchanteur,
commerçant bien avisé, déroule devant elles ses brouillards, merveilleux
coupons de mousselines et de gazes, et c’est à son étalage que les
vieilles coquettes vont choisir leurs robes de soirée... Les crapauds
préludent sur leur flûte, la brise salée fait vibrer chaque être
végétal, du plus majestueux au plus humble; les chats-huants, sur un ton
invariable et obstiné de pochards tristes, scandent inlassablement le
refrain de la grande chanson... C’est le beau moment du bal, et, demain,
en tout endroit où se seront appuyés les talons des cocasses ballerines,
un champignon blanc dessus et rose dessous apparaîtra, baigné de rosée,
saupoudré de sable et de brins de mousse.

Quantité de mes amis rustiques ont vu les fatilières comme je vous vois.
Je me console de ne les point avoir vues en me sentant à peu près
incapable de douter de leur existence.

C’est qu’à l’automne la nature déclinante est un peu comme ces bonnes
vieilles en qui persistent seuls les souvenirs de leur toute petite
enfance, et qui les racontent intarissablement; par ces pâles et
diaphanes journées qu’on prendrait volontiers pour les fantômes de leurs
sœurs printanières, les légendes, qui furent la fraîche naïveté de la
nature et l’adorable puérilité de l’esprit humain, ressuscitent. Leurs
âmes mêmes semblent s’exhaler du sol toutes vivantes, avec l’odeur de
l’herbe mouillée et du bois mort. Nul doute que le peuple des menus
génies forestiers qui dansaient jadis avec les fées et les fatilières ne
retrouve alors une fugitive existence, analogue à celle que les contes
accordaient aux trépassés durant que sonnaient les douze coups de
minuit.

Je ne vais jamais à la cueillette des champignons sans un vague espoir
de découvrir, sous la coupole d’un de ces frustes et primitifs végétaux,
quelque fadet ou quelque lutin qui, selon qu’il sera bon ou mauvais,
aura, par sa présence, insufflé à la plante une succulence innocente ou
une mortelle malignité.



II

RENCONTRE DE ZOMPETTE


«_Celle-avec-qui-je-me-promenais-dans-la-Forêt_» vit quelque chose de
vert bondir à son approche, et grimper pataudement contre sa robe
claire. Elle poussa un cri:

--Un crapaud!

Puis, ayant examiné la bestiole:

--Ce n’est pas un crapaud... c’est un bijou.

Ce n’était pas un crapaud, ce n’était pas un bijou; c’était ZOMPETTE,
grenouille verte, rainette. Pourquoi Zompette? A cause que certains
visages évoquent quasi fatalement certains prénoms ou surnoms et que le
visage de la bestiole nous avait rappelé presque en même temps à l’un et
à l’autre l’appellation de l’héroïne d’un conte d’Henri Duvernois qui
nous avait fait bien rire le même matin.

Ainsi fut baptisée cette nouvelle petite amie qui, ce jour-là, aurait pu
aussi avoir nom «légion» dans la forêt landaise. Ce n’est pas en vain
que j’ai parlé de champignons, de leur pullulement mystérieux et
équivoque pour les simples, quand le prince Automne entre dans son
sylvestre palais. Zompette, ce jour-là, était aussi fréquente sur nos
pas que le sont, en mai, les sauterelles dans les prés, où l’herbe croît
et commence de mûrir, et cela n’allait pas sans provoquer en moi un
étonnement assez légitime.

Car toutes ces Zompettes étaient visiblement des bébés-rainettes au plus
tendre de leur âge, d’une superficie moindre que celle d’un jeton de
vingt sous, évidemment très maladroites encore à procéder sur le sol par
bonds ou autrement, tout de suite essoufflées et comme décontenancées
d’avoir pris brusquement contact avec une vie qu’elles n’entrevoyaient
la veille encore qu’à travers le partiel aveuglement larvaire de tous
leurs sens... Oui, certainement, quelques heures plus tôt, Zompette et
ses sœurs n’étaient que des têtards, habitants de mares ou de sources
qu’elles ne retrouveraient désormais qu’adultes et dans la seule saison
de leurs amours, petites choses équivoques et mal finies, pourvues de
leurs quatre pattes, déjà, certes, mais aussi d’un reste de queue qui
leur rappelait désobligeamment (j’imagine) leur cousinage avec les
tritons et les salamandres, créatures vaseuses, fangeuses, dépourvues de
toute aspiration vers les arbres et le ciel.

Or, ni mare, ni source n’existent là, à deux bonnes lieues à la ronde;
nulle provision d’eau douce dans cette longue presqu’île que bornent, au
nord, des landes sèches et, par ailleurs, l’océan gascon sujet aux
grands délires, ou le bel et vaste étang marin qu’un chenal fait
communiquer avec lui.

Mystère qui déjà me rendait ma nouvelle pensionnaire sympathique! Ainsi,
un certain romanesque flottait autour de son origine... L’histoire de
Zompette, mon héroïne, commence, somme toute, comme fait si souvent
celle d’une héroïne humaine dans un roman-feuilleton construit selon les
règles de l’art. On me concédera qu’il serait prématuré de faire, dès à
présent, la lumière sur sa naissance à la vie, lumière dont je ne devais
être éclairé moi-même que beaucoup plus tard.



III

PORTRAIT DE ZOMPETTE


Pour l’exposer au mieux, il ne le faut point isoler, mais le situer
parmi d’autres qui seront, pour elle et le lecteur, comme ses portraits
de famille. Puisqu’on l’appelle couramment la grenouille verte, notons
tout de suite qu’elle est bien de la famille des batraciens, mais
qu’elle appartient à un autre genre de cette catégorie de créatures et
qu’elle est non point sœur autrement vêtue, mais tout juste cousine de
la grenouille commune, immortalisée littérairement par Aristophane et
comestiblement inoubliable à certains gourmets. De la grenouille commune
et de la vraie sœur de celle-ci, la grenouille rousse,--la délicieuse
hôtesse, satinée et aux bésicles d’or, des fossés forestiers, feuillus,
moussus et _secs_,--Zompette se distingue essentiellement en ceci
qu’elle est une raine (raine verte, _hyla viridis seu vulgaris_).

Sa vie ordinaire n’est pas aquatique ou marécageuse, comme celle de la
grenouille comestible, ni sylvestre et pratiquée au ras du sol, comme
celle de la grenouille rousse: elle est aérienne, un peu, mon Dieu, à la
manière de celle des oiseaux. Zompette, sauf en diverses circonstances
que nous découvrirons au cours de ce récit, vit «de branche en branche».
En liberté, ses petites manières, ses procédés de chasse, ses ruses, ses
embuscades, provoqueraient, pour nos yeux, une fête aussi charmante que
le manège des oiseaux. Aussi charmante, mais bien plus difficile à
observer, tant sa couleur se marie à celle des feuillages.

Ce qui a permis à Zompette cette existence, non plus de naïade, mais de
dryade, ce qui lui a autorisé partiellement le domaine de l’air, alors
que ses cousines vertes ou brunes sont condamnées au sol, et à ne s’en
séparer qu’à l’occasion d’un bond, c’est une particularité minuscule, où
d’aucuns pourraient voir un privilège, où d’autres--dont je suis--ne
déplorent qu’un navrant pis-aller, tout de même que dans les ailes
précaires de la chauve-souris, ou les ailes et autres organes
artificiels qu’a cru devoir s’inventer l’homme.

C’est un naturaliste du nom de Catesby qui s’aperçut que la rainette
verte a, ainsi que toutes les autres _raines_, de petites plaques
«visqueuses» sous ses doigts, lesquelles plaques lui permettent de
s’attacher aux branches ou aux feuilles des arbres. Si j’ai mis le mot
«visqueux» entre guillemets, c’est que Lacépède l’interpréta de la
sorte, tout en accordant à son devancier que son interprétation à lui
était excellente, ou, du moins, non pas à dédaigner.

Voici ce que dit Lacépède de la rainette, au chapitre intitulé:
«Deuxième genre [de batraciens], _quadrupèdes ovipares qui n’ont point
de queue et qui ont sous chaque doigt une petite pelote visqueuse_.

«_Sa peau est si gluante et ses petites pelottes visqueuses se collent
avec tant de facilité à tous les corps, quelque polis qu’ils soient_
(notez bien ce: «quelque polis»), _que la raine n’a qu’à se poser sur la
branche la plus unie, même sur la surface inférieure des feuilles, pour
s’y attacher de manière à ne pas tomber_...»

Jusqu’ici, une grenouille aux pattes enduites d’un de ces produits
modernes qui collent tout, même le fer, ne se comporterait pas autrement
que sa cousine et pourrait, elle aussi, devenir de vaseuse aérienne, et
chasser aussi ses proies de branche en branche et de feuille en feuille.

Poursuivons:

«_Catesby dit qu’elle a la faculté de rendre ces pelotes concaves, et de
former par là un petit vide qui l’attache plus fortement à la surface
qu’elle touche_...»

On ne saurait expliquer mieux, sinon plus brièvement, que maman Nature a
pourvu les doigts de Zompette, moins favorisée à d’autres points de vue
que Brékex, sa cousine des marais, de petites ventouses quasi
automatiques, qui lui permettent, d’où qu’elle chute ou saute, de rester
fixe à l’endroit,--je ne dis pas qu’elle avait visé, mais où elle a
abouti, après le happement aérien d’une proie ailée ratée ou conquise...

Prenez une pièce de dix centimes en bronze, qui ne soit pas trop usagée,
entre le pouce et l’index; faites-la glisser de haut en bas, vivement,
sur n’importe quelle boiserie parfaitement plane, arrêtez cette descente
en plaquant brusquement l’objet contre la paroi lisse (qu’elle soit de
bois, de marbre ou de verre), et le décime y demeurera comme collé.
C’est un phénomène de pneumatique si simple qu’il ne vaut pas la peine
qu’on en fournisse l’explication: les «pelotes visqueuses» de Zompette
et de ses sœurs européennes ou exotiques agissent ainsi contre les
feuilles, et d’autant plus facilement que celles-ci sont _absolument
lisses_, en la même manière que le décime traité comme j’ai dit: par la
force de l’air comprimé. Pelotes visqueuses? Non point. Mais ventouses.

J’ai promis un portrait de Zompette, à présent différenciée de ses
cousines et installée à la place qui lui est due. En saurais-je prendre
le soin, quand je le vois tracé sous mes yeux de main de maître.

Ecoutez, regardez: c’est signé Lacépède et pourrait être sous-intitulé:
A la manière de mon maître M. de Buffon...

«_Tout ce que nous avons dit de l’instinct (?), de la souplesse, de
l’agilité de la grenouille commune appartient encore davantage à la
raine verte; et, comme sa taille est toujours beaucoup plus petite que
celle de la grenouille commune, elle joint plus de gentillesse à toutes
les qualités de cette dernière. La couleur du dessus de son corps est
d’un beau vert; le dessous, où l’on voit de petits tubercules, est
blanc_... (N’imaginez aucun tubercule, grand ou petit, et ne voyez là
que soie _granitée_ de la couleur indiquée par le maître...) _Une raie
jaune, bordée de violet, s’étend de chaque côté de la tête et du dos,
depuis le museau jusqu’aux pieds de derrière, et une raie semblable
règne_ (ce n’est pas moi, en cet instant, qui écris!) _depuis la
mâchoire supérieure jusqu’aux pieds de devant_...»

(Ceci n’est vrai que pour les adultes et dans les mois de l’an qui vont
d’un avril à un octobre normaux.)

Mais le complément du portrait est admirable, irrétouchable:

_La tête est courte, aussi large que le corps, un peu rétrécie
par-devant; les mâchoires sont arrondies, les yeux élevés. Le corps est
court, presque triangulaire, très élargi vers la tête, convexe
par-dessus et plat par-dessous. Les pieds de devant, qui n’ont que
quatre doigts, sont assez courts et épais; ceux de derrière, qui en ont
cinq, sont au contraire déliés et très longs; les ongles sont plats et
arrondis_...

_La raine verte saute avec plus d’agilité que les grenouilles, parce
qu’elle a les pattes de derrière plus longues en proportion de la
grandeur du corps_...

Irrétouchable, ai-je dit; mais, à peine quelques lignes plus loin
Lacépède ajoute, citant de nouveau Catesby: _Les raines vertes
franchissent quelquefois un intervalle de douze pieds_...

... Outre que vous me feriez dire!...



IV

POURQUOI SI PEU DE RÉVÉRENCE VIS-A-VIS DE MES ILLUSTRES DEVANCIERS


Car il faut bien que je réponde à ceux qui m’ont accusé, dans l’ordre
d’études que je poursuis ici, d’avoir _dénigré_ tour à tour Buffon et
Fabre dans les deux premiers volumes de mon _Bestiaire_: _Vie de
Grillon_ et _la Chauve-Souris_[9]. Je n’ai dénigré ni l’un ni l’autre;
j’ai relevé, chapeau bas, quelques erreurs. J’ai dit: «Vérité dans
l’hermas de Sérignan, erreur parfois au delà...» Ou encore: «Le savant
aux manchettes ne reproduisit guère que des relations de
correspondants... ou de correspondants de correspondants...» C’est même
miracle qu’il ait pu bâtir de la sorte une œuvre qui s’est imposée comme
un monument aux fondements inébranlables et sur lesquels toute
l’histoire naturelle, en France et à l’étranger aussi, semble s’être
assise soudain, une fois pour toutes, comme atteinte d’irrémédiable
infirmité: des noms de bêtes et un semblant de style... et allez-y! La
science enregistrera et perpétuera les erreurs que vous avez pu
commettre de bonne foi ou par négligence. Tenons-nous-en à la bonne foi.
Comme il est rare qu’elle rende ici ce que son plus fervent amoureux
attend d’elle! Car nous sommes ici en face d’un désert survolé de
légendes (c’est même ce côté légendaire qui m’a, dès mon enfance,
inspiré l’envie «d’y aller voir»...) et où, d’autre part, foisonnent les
mauvaises herbes de l’ignorance. Fabre fut un prodigieux défricheur,
dans la partie entomologique du désert sus-indiqué. Les moyens lui ont
manqué, d’autant plus qu’il voulut embrasser trop, et il ne demeure plus
à nos yeux déjà qu’un charmeur par le style et les roueries de parlage
(comme Buffon!); les petits enfants provençaux l’ont contredit par
devers moi en ce qu’il conte de maintes bestioles; et moi-même, qui n’ai
rien tant aimé, depuis que je suis né à ce monde, que de me pencher vers
la terre ou de contempler les bas-fonds du ciel, je savais, par avance,
que le véridique, entre le vieillard admirable et le groupe des petits
enfants dont les yeux attisaient une innocente et perspicace lumière, ce
n’était pas toujours, hélas! celui-là, mais celui-ci.

  [9] Albin Michel, éditeur.

Il est triste que notre pays n’ait rendu les honneurs au héros de
Sérignan qu’au moment où, nonagénaire, sourd et à demi aveugle, il parut
ne comprendre qu’à peine (j’étais là!) tout ce que ce beau monde, venu
de Paris ou d’ailleurs, semblait réclamer de lui... Heure pénible! Heure
atroce! Mais l’homme aux manchettes mourut comblé de fortune et de
gloire, et en somme, c’est bien plus la méthode que les régimes ou les
époques qu’on doit ici incriminer.

Il ne faut pas lire... Il faut voir. Il ne faut pas voir une fois, mais
mille, mais dix mille, et encore n’est-on pas sûr alors que l’on ait vu
vrai... Il ne faut pas rêver de connaître toutes les bêtes, mais se
contenter d’en aimer une dizaine, d’être familier avec elles, et de
relater aussi nûment que possible ce que l’on croit savoir d’elles, et
avec pudeur, et avec prudence, et avec une modestie sans défaut.

Voilà ce que je me disais à peu près, tandis que je rapportais Zompette
vers ma maison.

_Celle-qui-était-avec-moi-dans-la-forêt_ me dit tout à coup:

--Comme tu vas lentement!... Tu rumines... A quoi penses-tu? Et cette
pauvre bête, entre ta tête et ton chapeau... Elle va mourir! Si on lui
rendait la liberté?

--C’est notre fille, répliquai-je, et tu as dit toi-même que Zompette
serait son nom. On va tâcher de la rendre heureuse.

Il n’y avait rien à répondre à d’aussi fortes paroles. Zompette demeura
captive sur mes cheveux, herbage étrange, au-dessous de la ridicule
voûte céleste que lui infligeait momentanément le dôme ajouré d’un vieux
panama...



V

DE L’HABITAT QUI SIED A ZOMPETTE CAPTIVE


De même que, pour répondre à la question et aux reproches de
_Celle-qui-se-promenait-dans-la-forêt_, j’interrompis, voici bientôt
quinze ans, une esquisse mentale de méthodologie en sciences naturelles,
de même en ferai-je sur le papier, pour le moment du moins...

Une heure plus tard, Zompette était installée dans sa nouvelle demeure.
Celle où elle vivra aussi heureuse qu’en liberté, plus heureuse
peut-être, est peu coûteuse à établir. Vous rincez soigneusement un de
ces grands bocaux de verre blanc où l’on conserve traditionnellement, de
mère en fille, en Gascogne ma patrie, les piments, les cornichons, les
oignons et les aulx dans le vinaigre, les cerises, les pruneaux ou de
beaux grains de raisin de malaga dans l’eau-de-vie; deux centimètres
d’eau, tout au fond du bocal, suffisent; et encore est-ce un luxe, une
concession à cette habitude mentale qui nous fait considérer Zompette
comme une grenouille; un tapis de mousse humide, en cette place,
suffirait parfaitement à son bonheur; après quoi, vous coupez à
n’importe quel arbre une branche dont vous étêtez les ramifications de
telle façon que celles-ci puissent ensuite, leurs bouts coincés contre
les parois du bocal, maintenir l’ensemble en équilibre stable; vous
laissez autant de feuilles qu’il plaît à votre fantaisie, non point
trop, toutefois, car vous risqueriez de ne plus commodément observer
votre pensionnaire, mais sans oublier que ce sera là son perchoir
habituel, son fauteuil, son lit de repos, et qu’il sied qu’il soit
confortable... C’est tout, à cela près que vous donnerez comme clôture à
cet aimable asile, afin que votre pensionnaire ne s’en évade pas en
sautant après une mouche, ou par distraction, un lambeau de mousseline,
de tulle ou d’étamine, fixé par une ficelle circulaire à l’orifice du
bocal.

Un trou aménagé dans cette clôture en écartant les mailles du tissu vous
permettra d’introduire et d’emprisonner dans la maison de Zompette les
mouches dont elle fera sa plus ordinaire alimentation.

C’est bien simple, vous dis-je! J’ajoute qu’on vend, chez les
naturalistes des quais, de gentils papillons de verre, de style
vaguement chinois, au toit pointu de toile métallique, qui sont de
véritables cages à rainettes et où celles-ci vivent également dans une
captivité heureuse. Le fond est compris de façon à contenir les quelques
centimètres cubes que je vous conseillais tout à l’heure de verser dans
le bocal; les commerçants qui vous vendront cet article ajouteront:

--Quelques tiges de cresson qui continueront à pousser, les pieds dans
l’eau... Votre raine sera là-dedans heureuse... comme une reine. Et,
par-dessus le marché, voici la petite échelle, monsieur...



VI

RÉPUTATION USURPÉE DE ZOMPETTE


C’est la minuscule échelle de bois, soi-disant barométrique, à larges
échelons plats, où se peut installer confortablement l’hôtesse de céans,
occupant son temps à de mystérieuses méditations, ou guettant les
mouches que la générosité de son gardien lui dispense. Les bonnes gens
vous diront que, si Zompette grimpe vers le sommet de l’échelle, c’est
que le temps va se mettre au beau, et tout le contraire, si elle
s’installe sur un des bas échelons, qu’il vaudrait mieux, du reste, en
l’espèce, dénommer paliers.

Les bonnes gens vous diront cela, ou vous l’ont dit et nombreux sont
ceux qui leur demeurent crédules. En dépit du chagrin que j’ai à
détruire une innocente légende, les bonnes gens ont tort, et nous
aurions tort d’attribuer un caractère utilitaire à l’encagement de
Zompette; sa grâce, sa couleur, son aspect de bijou animé et sa
gentillesse méritent que nous l’aimions pour elle-même, et sans qu’il
soit besoin de lui attribuer des compétences météorologiques dont, soit
dit à son excuse, je ne sache pas qu’elle se soit jamais targuée
personnellement.

Zompette n’annonce pas le temps par ses allées et venues au long de
l’échelle, mais profite de lui dans sa cage exactement en la même
manière que le ferait un humble retraité plein de loisirs; à cela près
que c’est le soleil qui attire le vieux homme au banc de son seuil, la
brume et le froid qui le font se confiner à l’âtre, tandis que, pour
Zompette, il en va un peu différemment: j’ai dit qu’elle pouvait se
passer d’eau dans sa cage, mais le climat idéal est pour elle une
atmosphère gorgée de vapeur aqueuse et ensoleillée tout ensemble.
Lorsque le temps est beau et qu’un rayon de soleil frappe sa demeure,
c’est évidemment dans la partie supérieure de celle-ci que son idéal se
trouve, hygrométriquement, réalisé pour le mieux; quand le temps est
mauvais ou quelconque, quiconque connaît bien Zompette avouera qu’elle
s’installe un peu au hasard en tel ou tel endroit de sa demeure.

Zompette n’annonce pas le soleil en gagnant les étages supérieurs; elle
le suit aux lieux où ses effets lui paraîtront particulièrement
agréables.

Elle prendra, de temps à autre, volontiers, un bain, surtout dans les
premiers jours, lorsque votre approche l’épouvante encore et qu’elle
n’est pas accoutumée à votre aspect ou à vos gestes.



VII

LES MENUS DE ZOMPETTE


C’est le gibier ailé, avons-nous dit, qui constitue en captivité la base
de l’alimentation de Zompette, la plus agréable pour elle et la plus
commode pour son gardien. Deux à trois mouches par jour lui suffisent
largement; c’est une méditatrice, une contemplative qui ne fait pas
beaucoup d’exercice physique, qui, en conséquence, ne brûle pas beaucoup
de graisse et qui, surtout dans la sécurité de la cage, se contente de
très peu. Mais elle est aussi une prévoyante, et si la fantaisie vous
prend de faire bourdonner en son bocal une poignée de mouches, vous la
verrez en gober une quantité qui vous paraîtra prodigieuse pour un si
petit estomac: on ne sait pas de quoi demain sera fait, profitons de
l’instant présent!... Et notre amie de bondir en tous sens,
frénétiquement, dardant sa langue qu’enduit une sorte de glu naturelle
dont ne peut se dépêtrer le «volatile ailé», si peu qu’il en ait été
atteint.

La précision des bonds de Zompette chassant est d’ailleurs remarquable,
et impayable sa mimique, lorsqu’elle tourne sa tête dans la direction du
bourdonnement. Il lui arrive pourtant de manquer son coup et de retomber
pesamment n’importe où, sans en paraître d’ailleurs affectée ou vexée
outre mesure... En liberté, ces chutes peuvent parfois être
considérables, ce qui justifierait en partie cet intervalle de douze
pieds dont Catesby fait mention à propos de ses facultés de saut. Mais,
à ce compte-là, un homme prenant son élan du sommet de la tour Eiffel
serait parfaitement capable de battre tous les records, y compris celui
du saut en longueur, étant donnée l’importance du tremplin et de la
trajectoire.

Il faut noter, à propos de l’alimentation de Zompette, un fait qui a son
intérêt au point de vue de la façon dont fonctionnent ses organes
visuels. Zompette ne s’attaque pas aux proies immobiles, d’où la plupart
des naturalistes concluent que toute proie autre que vivante lui
répugne. Cela est parfaitement inexact; plus tard, quand Zompette n’aura
plus peur de vous, ou, pour mieux dire, de votre main, installez-la sur
le dos de celle-ci et, de l’autre, avancez sous ses narines une mouche
écrasée, voire une parcelle de viande crue, et vous constaterez que les
papilles gustatives de Zompette, après les olfactives, agréeront et
apprécieront bel et bien votre présent. La conclusion à tirer du fait
que la bestiole ne bondit jamais sur une proie immobile est autrement
plus importante et troublante pour quiconque s’intéresse à la
psychologie comparée; les yeux, les beaux yeux de Zompette, à peu près
aveugles aux formes et aux couleurs telles que nous les percevons, sont
surtout, sinon uniquement, _sensibles au mouvement_.

Imaginez dès lors ce que peut être l’univers aux yeux de Zompette: une
immensité désertique, incolore ou grise, de temps en temps rayée ou
marquée par des lignes et des points alimentaires... Tels sont les
horizons que peuvent ouvrir parfois nos humbles études. Ces yeux, qui
sont pour la plupart de nous les organisateurs de tant de belles fêtes,
devant les merveilles artistiques ou naturelles de notre monde, ne sont
plus chez Zompette (et d’ailleurs chez tous les autres batraciens) que
des guides, des indicateurs, des viseurs, des instruments de chasse, des
armes.

En dehors des mouches, Zompette avalera tout ce que vous lui présenterez
de remuant et de proportionné à la dimension de ses mâchoires, tout et y
compris un fragment de chiffon rouge ou jaune au bout d’un fil balancé.
On sait que de la sorte, et à la condition de dissimuler sous le
fragment de chiffon un hameçon à trois becs, les pêcheurs adroits
peuvent attraper maintes cousines de Zompette, des grenouilles
comestibles,--pêche autrement amusante, du reste, que celles qui se
pratiquent au filet ou à la chandelle, et qui sont interdites aux
rhumatisants... Donc, Zompette n’est pas difficile sur la qualité des
mets qu’on lui présente: un ver de terre, un papillonnet, un moustique,
une petite limace exciteront également son appétit. Nous parlions de la
dimension, ou plutôt de la faculté d’absorption de ses mâchoires (et, en
conséquence, de son gosier et de son estomac); celle-ci est relativement
considérable: Zompette adulte peut engloutir d’un coup un grillon, qui
représente pour son estomac une pièce au moins aussi importante que le
serait pour le nôtre un mouton de moyenne taille. La belle indigestion
qui s’ensuivrait! Mais qu’on ne croie pas Zompette à l’abri
d’incommodités de ce genre, et que ses véritables amis se gardent bien
de la gaver à l’excès. A la suite de débauches alimentaires, on la voit
perdre sa vivacité, son entrain à aller d’un point à l’autre de son
bocal, et qui est le même que celui d’un fifi sautant de perchoir en
perchoir dans sa cage; elle somnole lourdement, comme un goinfre repu;
le rythme de sa respiration, qui se décèle si bien sur sa blanche gorge,
devient irrégulier, saccadé, pénible.

Et elle vomit... «comme un homme», ainsi que disait alors en la
considérant une de mes domestiques. Pas tout à fait comme un homme, car
ce qu’elle évacue de la sorte, ce ne sont point des fragments de la bête
trop grosse avalée, mais des filaments blanchâtres, visqueux, qu’un
spirite traiterait volontiers d’ectoplasme, et dont elle se hâte de se
dépêtrer avec ses petites mains à quatre doigts, si préhensiles et
presque humainement conformées; elle s’en dépêtre avec un dégoût
manifeste... Sucs gastriques formés à l’excès dans sa poche stomacale,
sucs de réaction nettement acides, appelés en hâte par la présence d’une
nourriture excessive, qui demeurent eux-mêmes excessifs et dont il
convient de se débarrasser au plus tôt...

Contrairement à ce qui arrive chez les goinfres, on voit, après des
événements aussi déplorables que ceux que je conte, Zompette résister à
toutes les tentations alimentaires et observer, trois ou quatre jours de
suite, un jeûne résolu.



VIII

L’AUTOMNE ET LE SOMMEIL


Maintenant, c’était bien la superficie d’un jeton de 2 francs ou d’une
pièce d’argent de 40 sous, qu’eût pour le moins, au repos, occupée
Zompette. Et je ne trouverai jamais occasion plus belle de vous parler
de sa naissance et de sa vie qu’à ce propos...

Les rainettes ne sont aériennes et amies des arbres, parfois les plus
hauts, que pendant le printemps et l’été,--saisons où elles vivent en
oisives, dépourvues de tous sentiments, et uniquement occupées de
méditer à leur manière et de se nourrir. Mai passé, elles délaissent les
ruisseaux, les étangs et les mares où elles sont allées consommer leurs
amours, puis se hâtent, en personnes sages, de rejoindre les habitacles
des arbres, comme si elles désiraient plus vite, de la fange, regagner
les hauteurs.

... Mais Zompette n’est encore qu’une toute jeune personne, jouvenceau
ou demoiselle, quand vient le temps, pour moi, de regagner Paris. Elle
est installée dans une petite caisse tapissée de coton hydrophile bien
imbibé, et mise aux bagages, comme mes papiers et mes manuscrits
eux-mêmes. N’oublions pas que c’est la première fois que je l’observe et
que j’apprends à l’aimer... Je n’ai jamais si mal dormi dans un train
qu’en cette nuit d’automne de 1913, où j’emmenais, comme un colis,
Zompette vers Paris, depuis Dax, dans un wagon de bagages... De vagues
remords s’appesantissaient sur moi; j’aurais pu, devant que de quitter
la forêt landaise, lui rendre sa liberté, comme j’avais fait pour tout
un clan de musaraignes et diverses tribus d’insectes... Mais Zompette
était Zompette, et je l’aimais, ce qui ne va jamais sans cruauté,
surtout de la part de qui aime.

Un grave souci me sollicitait en outre: comment allais-je désormais
pourvoir à sa nourriture? Les mouches étaient bien rares dans ma maison
de Paris, et la cuisinière aurait-elle vraiment la chance de rencontrer
à peu près quotidiennement un ver de terre ou une limace en épluchant
les légumes ou la salade? Cet automne fut le plus beau de ceux que j’ai
connus. Les mouches abondèrent dans mon rez-de-chaussée, et les limaces
dans les salades... Zompette embellissait comme on dit en Gascogne, ou
forcissait, comme on dit en Avignon, pour parler d’une jeune personne
qui profite. Un jour, je me décidai à fabriquer avec une règle, un bout
de fil de fer et un capuchon de tulle, une réduction de filet à
papillons, destiné à capturer pour ma captive les dernières mouches.
Jean Giraudoux et Francis Carco n’hésitaient pas, munis de cet engin, à
les pourchasser jusques au boulevard Pasteur. Loués soient-ils ici pour
cela! Ils faisaient, ma foi, bonne chasse, et attrapaient bien les
mouches.

_Celle-qui-s’était-promenée-avec-moi-dans-la-forêt_--c’était l’hiver, et
Giraudoux nous avait quittés pour l’Amérique, et Carco pour des
destinations ou des destinées inconnues--me dit un soir:

--Il vaudrait mieux porter au Bois cette pauvre bête. Elle saura se
débrouiller...

Je crois que c’est la première fois que j’ai lu des livres traitant
d’animaux; j’appris, d’après ces livres, et pour ne pas entrer dans des
détails oiseux, que les raines, «quand le ciel leur refuse leur pâture»,
vont s’engourdir dans la vase des étangs. Je n’avais pas un étang sous
la main. Je n’avais qu’un pot de vieux rouen garni de mousse encore
vivante, tout au moins susceptible d’être arrosée; et ce fut là que
j’installai Zompette, quand il n’y eut décidément plus moyen de la
nourrir.

Peu après, il fallut bien reconnaître ceci, que Zompette criait
famine,--simple façon de parler,--s’agitait, poursuivait d’inexistantes
ombres de mouches; ceci de ce fait seul que mon appartement gardait une
température où, décemment, les insectes eussent dû pulluler. Il n’y
avait pas de solution autre que de prier ma concierge de colloquer le
vase de Zompette à côté de ceux qui servaient de piédestal aux plantes
vertes de divers locataires, en plein air, dans la cour... Plantes
vertes et grenouille verte...

En plein air, dans la cour... Alors, Zompette, bien qu’élevée en
captivité depuis sa naissance à sa vraie vie, comprit ce qui se passait
sous le ciel et ne se comporta pas autrement que si elle avait de tout
temps été libre et à elle-même livrée. Le vase de vieux rouen était
circulaire, haut d’environ vingt centimètres, garni de sable sec et de
mousse mourante. Zompette fit ce qu’elle eût fait en pareille saison
dans la forêt landaise, lorsque les insectes sont morts et que le froid
va venir: elle s’installa pour dormir entre la mousse et le sable...

Un matin, ma concierge vint me dire:

--On ne voit plus votre grenouille... Ça ne m’étonnerait pas que le
petit chat du 4, qui est si malin...

L’avant-veille, j’avais aperçu encore, dans une fissure du tapis de
mousse, Zompette et son museau triangulaire et ses deux mains quasi
humaines en dépit qu’elles n’aient que quatre doigts. La veille, une
seule de ces mains apparut au bord de la lacune moussue... Le jour où la
concierge m’entretint en la manière que j’ai dit, il faisait très froid
et, dans le pot en vieux rouen, il n’y avait visiblement plus ni
Zompette, ni son museau, ni ses mains à quatre doigts, ni rien, ni
personne...

--Ce chat du 4, qui est si malin..., reprenait ma concierge...

Vaines paroles! J’avais déjà, comme Zompette entre la mousse et le
sable, une si solide impression de sécurité!...



IX

LE PRINTEMPS


Au contraire de l’automne, qui semble tomber des branches, le printemps
paraît monter du sol. Le thermomètre n’accuse pas une température plus
élevée qu’hier, les servantes s’affairent encore autour des foyers, et,
cependant, il est là. Il s’annonce par une odeur qui n’est qu’à lui, et
que les végétaux, qui l’ont perçue avant nous, consentent à nous
transmettre après s’en être voluptueusement imprégnés.

Zompette, qui participait entre la mousse et le sable à une vie alanguie
et comme végétative, a éprouvé le retour du jeune dieu à la manière des
plantes. Ses sens, depuis des semaines inutilisés, s’éveillent et se
recréent; le monde visuel va être riche de lignes, de points et de
mouvements alimentaires; les oreilles aussi se préparent à entendre le
concert immense, et une humeur visqueuse suinte abondamment sur la
membrane qui les recouvre, les dérouillant, pour ainsi dire, les
nettoyant de la terre et du sable qui s’y sont collés durant
l’hibernation; ces organes auditifs renferment dans leurs cavités une
corde élastique que Zompette peut tendre à volonté et qui doit lui
transmettre, avec une précision inimaginable pour nous, les vibrations
aériennes et les sonorités terrestres.

Dans le grand concert printanier, c’est l’enfant amour qui est chef
d’orchestre; mais Zompette ne se préoccupera guère de ses gestes avant
un an encore; car, à en croire les compétences, l’entier développement
des raines, comme d’ailleurs celui des grenouilles et des crapauds, ne
s’effectue qu’avec lenteur. Citons Lacépède, dont les observations, sur
ce point, me semblaient exactes: «_De même qu’elles demeurent longtemps
dans leurs véritables œufs, c’est-à-dire sous l’enveloppe qui leur fait
porter le nom de têtards..._»

Arrêtons. Ceci est d’un analyste précis et clairvoyant; car il n’y a
guère de rapprochements à faire entre les métamorphoses des batraciens
et celles des insectes, par exemple. Les transformations de ces derniers
représentent véritablement des vies successives, aux buts différents,
certes, mais qui n’en sont pas moins des existences parfaites, nettement
caractérisées: la chenille mange, rampe, mais possède son _modus
vivendi_, tout un jeu d’actions et de réactions qui lui sont propres,
bref, une personnalité qui se suffit à elle-même et à qui manque seule
la possibilité de perpétuer l’espèce; il en est de même du papillon,
avec cette différence que c’est justement cette possibilité qui le
distingue, et qu’il aime et vole, au lieu de manger et de ramper.

Considérons, au contraire, des œufs de rainette nouvellement pondus et
fécondés: nous y verrons un petit globule noir d’un côté et blanchâtre
de l’autre, placé au centre d’un autre globule, dont la substance
glutineuse et hyaline doit servir de nourriture à l’embryon; deux
enveloppes membraneuses et concentriques le contiennent: ce sont ces
membranes qui représentent à peu de chose près la coque de l’œuf.

Après un temps plus ou moins long, suivant la température, et qui varie
aussi, nous le verrons en éclaircissant le mystère de la naissance de
mon héroïne, quand la nécessité l’exige, le globule noirâtre d’un côté
et blanchâtre de l’autre se développe et prend le nom de têtard; cet
embryon déchire alors les enveloppes qui l’emprisonnaient mollement; il
nage dans la liqueur hyaline qui l’environne et qui s’étend et se délaie
peu à peu dans l’eau. Il conserve pendant quelques jours son cordon
ombilical, lequel est attaché à sa tête. Il sort de temps en temps de la
matière gluante, comme pour essayer ses forces, mais, au début, ne
s’aventure guère et se hâte de rentrer dans cette petite masse
flottante, qui peut le soutenir; il y revient non seulement pour se
reposer, mais pour s’y nourrir; comme le futur poussin dans sa coquille,
il a là le couvert et le gîte...

Je passe rapidement sur les métamorphoses, dont tant de livres scolaires
ou de vulgarisation scientifique ont popularisé l’aspect et le progrès:
c’est en général au bout d’un mois et demi que le têtard se débarrasse
de sa dernière enveloppe pour prendre sa forme définitive. La peau
extérieure se fend sur le dos, près de la _véritable_ tête, laquelle
surgit de la fente qui vient ainsi de s’ouvrir. La membrane qui servait
de bouche au têtard se retire en arrière et fait partie de la dépouille,
comme les branchies qui lui servaient de poumons, et chose plus
prodigieuse encore, comme les instruments qui lui servaient d’yeux et
qui étaient apparus une semaine environ après l’animation de la frêle
chose! Alors, les pattes de devant commencent à sortir et à se déployer;
et la dépouille, toujours repoussée en arrière, laisse enfin à découvert
le corps, les pattes postérieures et la queue qui, diminuant de jour en
jour de volume, finit par disparaître complètement, d’une façon vraiment
mystérieuse: car elle ne tombe pas d’un coup, mais tout se passe, en
vérité, comme si elle se fondait dans l’élément qui l’entoure, fait
absolument déconcertant pour l’observateur, fait probablement unique
dans la nature et qui est cause qu’on excuse le bon vieux Pline d’avoir
raconté sans sourciller que la queue des jeunes batraciens se fendait en
deux pour former les pattes de derrière...

Le têtard n’est donc en somme qu’un _œuf animé_, pourvu de moyens
sensoriels et locomoteurs provisoires; l’on comprend dans une certaine
mesure l’abbé Spallanzani qui voulait rattacher pour ce motif les
batraciens aux vivipares; et il est de fait que, dès la fécondation,
l’œuf est en effet animé, est déjà têtard. Mais, puisque le têtard n’est
qu’un œuf animé...

Nous parlions de printemps et je citais Lacépède: qu’on m’excuse; avant
de conter le roman amoureux de Zompette, il m’a paru logique de la
montrer dans son mouvant berceau. Ceci fait, je laisse de nouveau, bien
volontiers, la parole au comte: [_Zompette_], _de même qu’elle demeure
longtemps dans son véritable œuf, ne devient qu’après un temps assez
long en état de perpétuer son espèce: ce n’est qu’au bout de trois ou
quatre ans qu’elle s’accouple. Jusqu’à cette époque, elle est presque
muette; les mâles mêmes... ne se font point entendre, comme si leurs
cris n’étaient propres qu’à exprimer des désirs qu’ils ne ressentent pas
encore et à appeler des compagnes vers lesquelles ils ne sont point
encore entraînés..._

... Je me rappelle; c’était l’été de 1914, un bel été précoce, vite
devenu trop chaud, orageux, tourmenté. Du pot en vieux rouen, j’avais
depuis quelques jours retiré Zompette un peu éblouie, un peu ahurie, un
peu «pâlotte», pour tout dire, et je l’avais réinstallée dans son bocal
et j’avais conclu un traité avec un négociant en articles de pêche qui
me fournissait tous les huit jours de petits vers rouges bien gaillards,
et il y avait des limaces dans les salades et ni Giraudoux ni Carco
n’oubliaient leur amie; bref, pour Zompette comme pour nous tous, ce fut
un temps où l’on éprouva véritablement cette douceur de vivre, que
d’aucuns disent qu’on ne connaîtra jamais plus. Une nuit où, cherchant
uniquement à me renseigner sur les mœurs et coutumes de ma pensionnaire,
j’en étais peut-être tout juste au passage de Lacépède que je viens de
citer, je m’aperçus d’un certain remue-ménage dans le bocal. Zompette, à
l’ordinaire si réfléchie et méditative une fois gavée, ne tenait plus en
place, gambadait, sautait, heurtant parfois de son museau camus le tulle
de sa clôture. Sachant que la lumière artificielle a le don d’énerver ou
d’abrutir ses congénères, je la portai dans un coin obscur, et...

... Et ce fut alors tandis que je continuais ma lecture, que retentit
pour la première fois, imprévu, lamentable et formidable, une sorte de
cri désespéré:

--Kô-ô-ô-ax!!!



X

LE RAPPEL DE L’ONDE


Cette nuit-là, je ne lus pas plus avant l’œuvre de M. de Lacépède et
conçus pour la première fois de ma vie quelques doutes vis-à-vis de
l’infaillibilité des savants officiels... Car, enfin, à croire ce que je
venais d’apprendre en lisant, Zompette, née à la vie durant le précédent
automne, n’aurait dû encore être qu’un bébé. Je l’examinai: deux petites
plaques brunes tachaient à présent, de chaque côté, la blanche soie
granitée de sa gorge, ce qui est l’insigne de la puberté chez les mâles
de sa race... J’ajoute sans plus tarder que M. de Lacépède n’avait
pourtant pas aussi tort qu’il peut y paraître: j’ai depuis lors, en
effet, acquis la certitude qu’une rainette captive, bien soignée,
régalée de mouches par des hommes de lettres d’un grand talent et de
vers rouges acquis à prix d’or par son maître, atteint plus vite à son
complet développement que celles de ses sœurs soumises aux incertitudes
alimentaires de la complète liberté. Accommodation aux circonstances qui
n’a rien qui puisse surprendre outre mesure, et que nous retrouverons
tout à l’heure dans un cas autrement intéressant et troublant au point
de vue scientifique.

Le dimanche suivant, je le passai à Chelles, comme il m’arrivait
fréquemment en ces temps heureux. Juin. Les sœurs de Zompette, ou plutôt
les mâles de sa race, poursuivirent ce soir-là, dans les arbres du
jardin de l’auberge, un concert rauque et discord. Car, il faut bien le
reconnaître, à côté de la flûte mélodieuse du crapaud et du brékex
discrètement grinçant de la grenouille comestible, le _kô-ô-ô-ax_ de
Zompette est quelque chose de purement exaspérant, affreux, déchirant.
Déjà, on m’avait averti, en mon domicile parisien, que les locataires
voisins se plaignaient de la chanson de ma pensionnaire. Il me fallut
donc penser à lui chercher une compagne digne d’elle, ou à partir pour
les champs; ce fut cette dernière solution que j’adoptai pour des motifs
dictés au reste infiniment plus par mon égoïsme et mon envie personnelle
que par sollicitude pour les oreilles de mes voisins...

C’est à la fin d’un mois d’avril normal que le roman amoureux de
Zompette commence; mais ce n’est pas dans les arbres qu’elle et ses
sœurs en goûtent les plaisirs; est-ce de la pudeur? Peu probable...
Est-ce, comme pourrait parfaitement l’affirmer un Bernardin de
Saint-Pierre, parce qu’elles veulent se soustraire à tous les regards et
se mettre à l’abri de tous les dangers, pour s’occuper plus pleinement,
sans distraction et sans trouble, de l’objet avec lequel elles vont
s’unir?...

Non, l’onde les appelle parce qu’elles y sont nées, qu’elles savent que
cet élément sera indispensable à la première vie de leur progéniture et
il n’y a là qu’un des plus simples des mille miracles de l’instinct...
C’est la récréation, au sens multiple et fort du mot, dans l’élément
originel... Noces assez brèves, du reste: les femelles sont délivrées en
moins de quarante-huit heures des œufs qu’elles portent et, très
souvent, le mâle, lassé ou impatient de reprendre sa vie aérienne,
abandonne sa femelle qui ne pond plus alors que des œufs voués à la
stérilité.



XI

ÉCLAIRCISSEMENT D’UN MYSTÈRE


Je ne vous conseille pas de faire prendre un bain de mer à une
grenouille ou à une rainette; certes, elles n’en meurent pas, comme
feraient des poissons d’eau douce, mais cela les dégoûte d’étrange
sorte, elles n’ont qu’une envie, celle de regagner le sol, et je vous
assure qu’elles s’y emploient promptement. Ce n’était donc pas dans la
mer salée ou dans l’étang non moins salé d’Hossegor que les pères et
mères des innombrables bébés-rainettes qui pullulaient en octobre 1913
dans ce coin de la forêt landaise avaient consommé leurs noces, ce
n’était pas dans cette onde hostile que leurs têtards avaient pu se
développer.

Alors, où et comment? Car, c’est le moment de le répéter, nulle source
ni nulle mare douce à deux bonnes lieues à la ronde... Fallait-il
imaginer, comme on l’a cru jadis dans les campagnes, que les grenouilles
vertes ou brunes, et les raines et les crapauds tombaient du ciel avec
les orages, lesquels se contentent de les mettre en bonne humeur et de
les exciter au vagabondage? Evidemment non... Mais, si fort que ces
petites et un peu puériles recherches agacent ma curiosité, il est fort
probable que je ne serais jamais arrivé à allumer à ce propos ma
lanterne, si le hasard n’avait soulevé la question au cours d’une
conversation que j’eus, voici deux ans, avec M. Georges Bohn, éminent
biologiste et distingué chroniqueur scientifique au _Mercure de France_.

Justement, à cette époque, son laboratoire de la rue Cuvier était peuplé
de têtards. Et ce fut de batraciens que nous causâmes... Or, quand j’eus
parlé de Zompette et du mystère de sa naissance au plus aimable et au
plus accueillant des hôtes:

--Il existe, me dit-il, des raines autres que la rainette verte ou
commune: la _bossue_, de Lemnos; la _brune_ et la _couleur-de-lait_,
américaines; la _flûteuse_, qui doit être très rare et peut-être
inexistante; et l’_orangée_ de Surinam... En les étudiant, peut-être
trouveriez-vous une solution à votre problème... Mais je vous signale
surtout une grenouille, la _rana rufa_ de Java, qui s’accouple
volontiers, quand il n’y a pas d’eau douce dans les environs, au creux
des souches ou des vieux arbres: il y aurait peut-être pour vous
quelques indices utiles à tirer de là.

Je ne saurais trop remercier M. Georges Bohn; ses prévisions n’étaient
point trompeuses; ma Zompette, contrairement à la plupart de ses sœurs
ou frères des contrées riches en sources et en viviers, n’était pas née
dans l’onde, mais au creux de quelque vieux pin. Là, les pluies
s’amassant, entretenant des mares précaires, de l’humidité en tout cas,
et cela suffit aux noces de ses parents qui--nous l’avons noté--n’aiment
pas, mâles ou femelles, à s’éloigner des arbres et ont toujours hâte d’y
aller reprendre leur vie pensive et gourmande, si fortes que soient les
sollicitations de l’amour.

Avec un peu de patience, j’ai pu découvrir trois ou quatre de ces
_nids_, car il n’y a pas de mot convenant mieux à ces réceptacles d’œufs
d’une race aussi arboricole que celle des oiseaux; dans la pluie ou
l’humidité demeurées au creux de l’arbre, la substance glutineuse et
hyaline se comporte comme elle ferait au fond d’une mare, et, en elle,
les têtards n’évoluent pas autrement qu’ils ne le faisaient dans les
cuvettes de verre blanc du laboratoire de la rue Cuvier.

Mais il est hors de doute que, dans ces conditions, l’évolution de
l’_œuf animé_ aquatique vers sa forme terrestre, aérienne et définitive,
est infiniment plus rapide que lorsque la ponte a eu lieu dans une mare
importante ou un intarissable ruisseau. On assigne aux têtards des
grenouilles et des rainettes un mois et demi ou deux mois pour
devenir--en plus petit--tels qu’ils demeurent le reste de leur
existence, mais, dans les conditions exceptionnelles dont je parle,
trois semaines suffisent, je l’ai constaté et je l’affirme, à dépouiller
notre héroïne de sa défroque provisoire et à la lancer vers sa nouvelle
vie, armée de ses pattes à ressort et de la teinte qui lui confère une
invisibilité herbeuse ou bocagère...



XII

SUITE ET FIN DES ANNALES DE ZOMPETTE


Les gens les plus indifférents ou les plus distraits ne sauraient avoir
oublié encore que divers événements de quelque gravité se déroulèrent à
la fin de juillet de 1914. Nous nous trouvions dans l’île bretonne de
Bréhat, et, les trains étant momentanément réservés aux mobilisés, ce
fut par mer que je résolus de me rendre vers des destinées militaires
encore vagues, mais qui, selon moi, ne pouvaient tarder à se préciser,
dès que j’aurais rallié mon centre de recrutement, dans mon Sud-Ouest
natal. Nous nous embarquâmes donc à Brest, sur un cargo en partance pour
Bordeaux, avec divers familiers que je comptais bien hospitaliser dans
la maison maternelle, aussi longtemps que durerait la guerre,
c’est-à-dire, ainsi que le proclamaient le bon sens, le sens commun et,
en outre, les gens bien informés, pour une période dont la durée ne
devait excéder cinq ou six mois...

                   *       *       *       *       *

L’histoire de la rainette verte, et le rapport des quelques
particularités dans l’histoire de ma Zompette, à moi, qui peuvent jeter
quelques lueurs sur sa race tout entière, touchent ici à leur fin.

Tandis que les hasards de la servitude militaire me ballottaient sans
trêve d’un bout à l’autre de la France, employé aux fonctions les plus
ahurissantes et les plus dépourvues d’intérêt, Zompette demeura dans la
maison maternelle, vivant aux beaux jours dans son bocal, dormant entre
mousse et sable quand les rigueurs de la saison avaient fait passer de
vie à trépas les derniers insectes, vouée à l’affection et à la grande
sollicitude des miens.

Ils aiment comme moi les animaux, mais non pas tous, et il faut bien
reconnaître qu’il n’y a pas grand mérite à s’intéresser à cette petite
créature peu encombrante, d’entretien nul, et pleine de gentillesse. Je
le répète: Zompette ne s’apprivoise pas, comme peut le faire un être
tout voisin de nous, la chauve-souris, par exemple, ou même un être
infiniment lointain, mais rendu subtil par quelques millions de siècles
de plus que nous, plus évolué, mieux organisé: par exemple, un grillon.
Elle ne s’apprivoise pas dans le sens que, dans la chauve-souris,
j’attribue à ce terme et qui revient à donner à apprivoisement la
quasi-synonymie du beau mot d’amitié... Mais elle s’habitue à nous, à
notre face et à nos regards, à nos mains et à nos gestes, et quand elle
nous connaît bien, saute volontiers sur un de nos doigts, comme un
moineau privé, pour s’emparer de la mouche qu’on lui tend.

En revanche, n’imaginez pas qu’elle saurait, comme le moineau privé,
regagner sa cage, après avoir conquis cette menue offrande. Elle est
charmante, mais elle est stupide. Je me rappelle à ce propos que, voici
quelque quinze ans, un brave type en redingote, cravaté de noir,
surmonté d’un chapeau haut de forme, arriva de sa province pour
expliquer aux Parisiens que l’homme «descendait», non point du singe,
mais de la grenouille, et avec l’intention, j’en ai bien peur, de fonder
sur cette sensationnelle découverte tout un système philosophique,
sociologique, et peut-être même religieux. Prévenue par quelques «pays»
facétieux de ce savant obscur jusque-là, la jeunesse des écoles lui fit
un accueil grandiose, l’acclama... Il y eut, en l’hôtel des Sociétés
savantes, un banquet somptueux, suivi d’une profusion de discours, d’où
il était à conclure que, véritablement, un nouvel ordre de choses était
né.

Je m’en voudrais de contrister ce sympathique savant, s’il est encore de
ce monde, et si un mauvais sort veut qu’il lise ma prose, mais je me
vois obligé de le contredire en cet endroit. Stupide, mais charmante,
ai-je écrit tout à l’heure. Ceux qui se sont intéressés à mes
précédentes études naturelles savent que, certes, j’ai maintes fois
énoncé qu’_instinct_ et _intelligence_ sont des mots, ne sont rien que
des mots,--que je ne suis même pas loin de supposer que, «peut-être,
après tout, l’intelligence n’est que l’instinct en herbe...» Pourtant,
je me vois bien obligé d’écrire de mon amie Zompette qu’elle est
stupide, du moins dans le sens que notre «intelligence» attribue à
stupidité... Bref, c’est un de ces animaux que nous convenons d’appeler
inférieurs.

Animal inférieur. Oh! sur ce point aussi, entendons-nous... De la
prétendue _Echelle des êtres_, laquelle est sans commencement ni fin,
nous ne connaissons qu’une minime étendue; nous n’en demeurons pas moins
persuadés qu’il doit exister, vers l’infiniment petit, des microbes pour
les microbes et qu’au delà du bipède-roi, dans l’avenir de la planète
Terre ou dans d’autres mondes de l’espace, peuvent ou pourront dominer
des créatures aux yeux desquelles nous sommes ou serons, comme dit Wells
à propos de ses Marsiens, ce que sont, à nos propres yeux, «les bêtes
qui périssent»...

Animal inférieur, déjà très simplifié organiquement, sur la parcelle par
nous à peu près connue de l’échelle infinie, et bien plus proche déjà,
pour les actions et réactions sensorielles, du mollusque gastéropode, de
ce nigaud d’escargot, par exemple, que du reptile infiniment plus élevé
au point de vue de la personnalité et de la compréhension. Le cœur de
Zompette est conformé de manière à pouvoir battre sans être mis en
activité par les poumons; il fonctionne assez durablement quand la
bestiole est placée sous la cloche de la machine pneumatique; si vous
avez le courage de lui arracher ce cœur en pleine vie, vous verrez ce
viscère conserver son battement une dizaine de minutes; et la rainette,
privée de son cœur, continuera de vivre près d’une demi-heure, ou même
plus longtemps, si vous entretenez par des injections de sérum une
circulation artificielle. Toutes choses sur lesquelles il serait
pédantesque d’insister ici, mais qu’il convient de signaler,
puisqu’elles prouvent que, chez les batraciens, les centres nerveux
n’obéissent qu’à moitié encore à un ganglion cardinal, et qu’un
régionalisme excessif de la sensibilité et de la vie leur permet de
vivre ou de donner des apparences de vie en dépit des mutilations les
plus atroces. Un ver de terre est sectionné en son milieu, et, en voici
deux au lieu d’un; un mammifère est décapité, et il n’en reste plus que
deux lambeaux inégaux de chair et d’os aussitôt voués à la pourriture.

Or, à tort ou à raison, force nous est bien, momentanément tout au
moins, de considérer comme lointains pour nous, sinon inférieurs à nous,
des êtres chez qui la sensibilité et la faculté de vie se comportent de
façon si autre qu’en nous-mêmes.

Amputée soigneusement de son cerveau, dûment pansée et bien guérie de
cette opération, Zompette, après avoir manifesté quelques troubles
passagers, n’en continuera pas moins à sauter après les mouches à peu
près aussi habilement que ses sœurs intactes, ce qui prouve que ses
nerfs optiques et auditifs ont des ramifications qui n’aboutissent pas
nécessairement toutes au ganglion cardinal. S’il en est autrement, c’est
que l’opérateur aura maladroitement endommagé les nerfs optiques ou
auditifs au lieu de se borner à enlever ou à détruire la matière
cérébrale...

Charmante, mais stupide...

Mais que lui demandons-nous d’autre que d’être charmante, d’être vêtue
de la plus belle tunique verte que nous puissions concevoir et dont sa
coquetterie ira jusqu’à modifier la nuance selon la teinte des feuilles
de la branche que nous lui offrirons comme perchoir? Car Zompette est
une admirable--encore qu’inconsciente--artiste en fait de mimétisme.
Selon la couleur du feuillage dont vous meublerez son bocal, celle aussi
de sa vêture se modifiera; les feuillages sensibles du mimosa
l’inviteront à la pâleur, ceux de l’arbousier à une verdure d’or ou de
bronze; cette dernière robe est, selon moi, celle qui convient le mieux
à sa personnalité pensive et vorace.

Dans une autre étude, où j’essayerai de situer l’échelon où commence la
_personnalité_ chez les bêtes, il ne me sera pas très difficile de
démontrer qu’elle n’existe et ne peut se développer que lorsqu’il s’agit
d’animaux dont les «visages» peuvent se modifier selon la différence
quantitative ou qualitative des émotions subies. Les insectes d’une même
race sont totalement dépourvus de personnalité et, qu’on les torture ou
qu’on les flatte, présentent une identique face qui, chez le grillon ou
la fourmi, est aussi peu expressive, aussi dépourvue de physionomie
qu’un seau à charbon, par exemple. Il en va autrement déjà chez les
reptiles, et je vous assure, ayant eu pour amies diverses couleuvres,
qu’elles n’ont pas du tout la même tête selon qu’on les caresse ou les
irrite... Zompette est déjà à l’étage, à l’échelon au-dessous. Son
visage ne traduit ni la douleur, ni la joie, ni la tension du désir, ni
l’apaisement de la satisfaction; seule la forme de ses mains à quatre
doigts, presque préhensiles, ai-je dit, et la façon dont elle s’en sert
parfois, notamment pour bien enfoncer dans sa bouche une proie
considérable et mal happée, a pu faire illusion au bon savant provincial
dont j’ai parlé tout à l’heure, sur sa parenté avec nous et sa relative
«humanité».

Pas plus de physionomie qu’un grillon ou une fourmi, à cela près que la
face de ceux-ci fait penser, si l’on veut, à un seau à charbon, tandis
que la sienne évoque plutôt l’idée d’un bijou bien ciselé ou d’un
fragment de jade: «On aura presque autant de plaisir à les observer qu’à
considérer le plumage, les manœuvres et le vol de plusieurs espèces
d’oiseaux...» Et Lacépède, cité pour la dernière fois, a parfaitement
raison quand il s’exprime de la sorte. Car, si Buffon et ses disciples
immédiats accueillent l’erreur avec une immense indulgence lorsqu’il
s’agit des faits particuliers, on ne saurait leur contester la faculté
d’ouvrir larges leurs tabliers quand il pleut des vérités premières et
des considérations générales.

Le printemps de 1917 me retrouva en congé de convalescence dans ma ville
natale. Printemps seigneurial, épanoui, généreux, qui succédait au plus
rigoureux des hivers. Ma sœur et moi, penchés vers le vase de vieux
rouen, guettions le réveil de Zompette. Elle allait entrer dans la
cinquième année de sa vie.

Je ne savais pas alors qu’elle ni ses pareilles ne vivent guère plus de
quatre ans.



XIII

SALTAVIT ET PLACUIT


Charmante, mais stupide... Stupide, mais charmante... Une figure
dépourvue de toute expression, mais ravissante. Je pense à ces _sisters_
de music-hall, aux visages aussi _impersonnels_ que celui de Zompette,
mais à qui nous sommes reconnaissants, maquillés qu’ils sont par les
lumières de la rampe comme Zompette par le reflet du feuillage, de
flatter un instant nos yeux.

Je pense encore aux dernières phrases de la préface que Pierre Louÿs
consacra à la biographie de sa fictive Bilitis, laquelle avait chanté et
dansé sa vie, et plu aussi longtemps que sa frêle personnalité compta
aux registres de ce bas monde.

Le printemps! Les mouches abondaient, tous les insectes s’étaient
réveillés, les grillons allaient prendre leur costume nuptial, le dieu
archer crépitait lumineusement de toutes ses flèches contre le vase de
vieux rouen. Et Zompette, sourde aux appels de la lumière et de l’amour,
persistait à ne point surgir de son abri entre sable et mousse...

Comme mon congé allait finir, je me décidai à enlever la mousse avec
précaution... Il n’y avait plus, sur le sable clair, qu’un petit
squelette aplati, minutieusement intact, mais curieusement réductible en
poudre menue, dès que mes doigts voulurent le toucher.

Je vidai le contenu du vase de vieux rouen sur le balcon.

Le vent y laissa le sable et emporta dans sa danse les restes de
Zompette.


FIN



TABLE DES MATIÈRES


                                                                   Pages

  Préface                                                              7

  I. Emile ou de la Personnalité chez les Bêtes                       19

    Livre premier: Psychologie humaine et Psychologie animale         25
    Livre deuxième: Du Plagiat ou de la «Singerie» chez la
      plupart de nos familiers                                        37
    Livre troisième: Individualité et Personnalité                    51
    Livre quatrième: Emile et...                                      73
    Livre cinquième: ... les Autres                                   87
    Livre sixième: Les Autres... et Emile                             97
    Livre septième: Le Temps et les Bêtes                            125
    Livre huitième: La Mort                                          139
    Livre neuvième: Immortalité et Personnalité                      148

  II. Coco, cacatois                                                 163

  III. Zompette, la Grenouille verte                                 173

    Prologue                                                         175
    La Forêt à l’Automne                                             177
    Rencontre de Zompette                                            183
    Portrait de Zompette                                             186
    Pourquoi si peu de révérence vis-à-vis de mes illustres
      devanciers?                                                    195
    De l’Habitat qui sied à Zompette captive                         199
    Réputation usurpée de Zompette                                   203
    Les Menus de Zompette                                            206
    L’Automne et le Sommeil                                          213
    Le Printemps                                                     219
    Le Rappel de l’Onde                                              229
    Eclaircissement d’un Mystère                                     232
    Suite et Fin des Annales de Zompette                             237
    _Saltavit et placuit_                                            249



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52, Avenue du Maine, 52

PARIS




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